uniyersit
connecj
librarr
UNIVERSITY of
CONNECTICUT
LIBRARY
[
&w'x £3i
B
8
S
I 3
c
o
*
te
c3
,1% K\^
W.
Ite J
Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
University of Connecticut Libraries
http://www.archive.org/details/uvresdeblaisepas13pasc
LES
GRANDS ÉCRIVAINS
DE LA FRANCE
A LA MÊME LIBRAIRIE
Pascal (Biaise) : OEuvres complètes, édition des Grands Écri-
vains de la France, publiées suivant l'ordre chronologique,
avec documents, introductions et notes. 14 vol. in-8° brochés.
Chaque volume 20 fr.
// a été lire 200 exemplaires de chaque volume sur papier grand vélin,
à 25 francs le volume.
PREMIÈRE SÉRIE :
Œuvres jusqu'au Mémorial de 1654, par MM. Léon Brunschvicg et Pierre
Boutroux, 3 vol. Chaque vol. in-8°, br., 20 fr.
I : Biographies. — Pascal depuis son arrivée à Paris (1647).
II : Pascal depuis son arrivée à Paris (1647) jusqu'à l'entrée de
Jacqueline à Port-Royal (i65a).
III : Pascal depuis l'entrée de Jacqueline à Port-Royal (1602) jus-
qu'au Mémorial (i654).
DEUXIÈME SÉRIE :
Œuvres depuis le Mémorial de f 654. Lettres provinciales. Traité delà Bou-
lette, etc., par MM. Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix
Gazier, 8 vol. Chaque vol. in-8°, br. 20 fr.
IV : Depuis le mémorial du 23 novembre i654 jusqu'au miracle
de la Sainte-Epine (fin mars 1606).
V : Depuis le 10 avril 1606 (sixième Provinciale) jusqu'à la fin de
septembre i656.
VI : Depuis le 3o septembre i656 (treizième Provinciale) jusqu'en
février 1607.
Vil : Depuis le 24 mars 1607 (dix-huitième Provinciale) jusqu'en
juin 1608.
VIII : Depuis juin i658 jusqu'en décembre 1608.
IX : Depuis décembre 1608 jusqu'en mai 1660.
X : Pascal depuis juillet 1660 jusqu'à sa mort (19 août 1662).
XI : Abrégé de la vie de Jésus-Christ et écrits sur la grâce.
TROISIÈME SÉRIE :
Pensées, par M. Léon Brunschvicg, 3 vol. Chaque vol. in-8°, br., 20 fr.
XII : Sections I et II.
XIII : Sections III à VIL
XIV : Sections VIII à XIV.
Pascal : Pensées et Opuscules, publiés avec une introduction,
des notices et des notes, par M. Brunschvicg. — 1 vol. petit
in-16, cartonné. 8 fr. (majoration temporaire de 25 °/0).
Édition couronnée par l'Académie française.
Reproduction en phototypie du Manuscrit des Pensées de
Blaise Pascal. N° 9 202 fonds français de la Bibliothèque
Nationale (Paris) avec le texte imprimé en regard et des
notes, par M. Léon Brunschvicg. — Un volume in-folio
(45 x 32) comprenant environ 260 planches en phototypie
et 260 pages de texte et variantes : 200 fr.
Pascal, par M. E. Boutroux, membre de l'Institut (Collection
des Grands Jbcrivains français). — 1 vol. in-16, br. 4 *r-
OEUVRES
DE
BLAISE PASCAL
XIII
COULOMMIERS
Imprimerie Paul BRODARD.
OEUVRES
OE
DE
BLAISE MSCAL
PUBLIÉES
SUIVANT L'ORDRE CHRONOLOGIQUE
AVEC DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES, INTRODUCTIONS ET NOTES
Léon BRUNSCHVICG
XIII
PENSÉES (il)
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1921
Tous droits réservés.
PENSÉES
SECTION II
(suite)
Imagination. — C'est cette partie décevante dans
l'homme1, cette maîtresse2 d'erreur et de fausseté0,
et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours;
car elle serait règle infaillible * de vérité, si elle l'était
infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent
fausse, elle5 ne donne aucune marque de sa qualité6,
marquant du même caractère le vrai et le faux.
-4
Cf.B.,8 bis; C, »'»; P. R., XXV, A, 7,8, 10, 11, 12, 1',; Bos., T, vi,
3, 10, 11, 1/1, iG, i-, 27; irAUG., II, 47 J Ha.v., 11/, 3; Mol., I, 70 ;
(A jSIigh., Goi.
1. [Cause de tour les, ]
^1 '2. [Pièce.]
3. [Si insigne fourbe] et [de la plus insigne.] — Correction de la Copie
qui se retrouve dans l'édition de ifi^o : que Von appelle fantaisie et
opinion.
h. Infaillible, deux fois en surcharge.
5. [Est quelque.]
6. [Imprimant sur la même marque les opinions vraies et fausses. C'est
elle qui] a le grand don.
PENSÉES. II. — 1
en-
<3--
2 PENSEES.
Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages;
et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don
de persuader les hommes. La raison a beau crier,
elle ' ne peut mettre le prix aux choses \
Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui
se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer
combien elle peut en toutes choses, a établi dans
Thomme une seconde nature 3. Elle a ses heureux, ses
malheureux, ses sains, ses4 malades6, ses riches,
1. [Met]
2. [Elle juge souverainement du bien, du vrai, du juste.] — Cf. l'ex-
pression de Montaigne (I, 4o) : « iSostre opinion donne prix aux
choses. » — La Piochefoueauld : « Il faut que la raison et le bon sens
mettent le prix aux choses. » (Réflexions diverses, xm.)
3. Tout ce fragment est plein de souvenirs de Montaigne: « On
s'apperceoit ordinairement, aux actions du monde, que la fortune,
pour nous apprendre combien elle peuit en toutes choses, et qui prend
plaisir à rabattre notre presumption, n'ayant peu faire les malhabiles
sages, elle les faict heureux, à l'envy de la vertu... » (III, 8). « Au de-
mourant rien ne me despite tant en la sottise que de quoy elle se plaist
plus que aulcune raison ne se peult raisonnablement plaire. C'est
malheur que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de
de vous, et vous renvoyé tousiours mal content et craintif ; là où
l'opiniastreté et la témérité remplissent leurs hostes d'esjouïssance et
d'asseurance. C'est aux plus malhabiles de regarder les aultres hommes
par dessus l'espaule, s'en retournants tousiours du combat pleins de
gloire et d'alaigresse ; et, le plus souvent encores, cette oultrecuidcnce
de langage et gayeté de visage leur donne gaigné, à l'endroict de
l'assistance qui est communément foible et incapable de bien juger
et discerner les vrais advantages. L'obstination et ardeur d'opinion
est la plus seure preuve de bestise : est-il rien certain, résolu, desdai-
gneux, contemplatif, grave, sérieux, comme l'asne? » (Ibid.)
l\. [Sages.] De malades à sages; et rieii en marge.
5. Mont. Apol. : « Combien en a rendu de malades la seule force
de l'imagination ? Nous en voyons ordinairement se faire saigner, pur-
ger et modeciner, pour guarir des maulx qu'ils ne sentent qu'en leur
discours. »
SECTION IL 3
ses pauvres ; elle fait croire, douter, nier la raison1 ;
elle2 suspend les sens, elle les fait sentir ; elle a ses
fous et ses sages ; et rien ne nous dépite davantage
que de voir3 qu'elle remplit ses 4 hôtes d'une b satisfac-
tion bien autrement pleine et entière que la raison.
Les habiles par imagination se plaisent tout autre-
ment à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent
raisonnablement plaire 6. Ils regardent les gens avec
empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les'
autres, avec crainte et défiance ; et cette gaîté de vi-
sage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des
écoutants, tant les sages imaginaires ont de 7 faveur
auprès des juges de même nature8. Elle ne peut rendre
sages les fous ; mais elle les rend heureux, à l'envi
de la raison qui ne peut9 rendre ses amis que mi-
sérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de
honte.
Qui dispense la réputation ? qui donne le respect
et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux
lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante?10
,' i. Dans V Apologie de Raymond Sebond Montaigne nous fait « veoir'
combien nostre raison est flexible à toutes sortes d'images. » Cf. fr. 2F]f\.
2. [Fait agir] les sens ; elle suspend [à son.]
3. [Que ceux qui ne sont.]
4. [Sectateurs.]
5. [Joie.]
6. Plaire, en surcharge. ..„ ,
7. [Sympathie avec] . r- •- - ,'■
S. [On s'aperçoit ordinairement.] .
9. [Que les rendre.]
10. Pascal avait écrit : [Quel pouvoir exerce-t-eîle sur les âmes, sur
les corps! Combien de malades lui sont redevables de la santé, combien
de sains de la maladie ! [Combien de maladies guéries, combien de santés
4 PENSÉES.
Toutes les richesses Je la terre insuffisantes sans son
consentement1 !
Ne diriez- vous pas que ce2 magistrat, dont la vieil-
lesse vénérable impose le respect à tout un peuple,
se gouverne par une 3 raison pure et sublime, et qu'il 4
juge des choses dans" leur nature sans s'arrêter
à de vaines circonstances qui ne blessent que l'ima-
gination des faibles ? voyez-le entrer dans un sermon6
où il apporte un zèle tout dévot, renforçant7 la soli-
dité cle sa raison par 8 l'ardeur de sa charité9 ; le voilà
prêt à l'ouïr avec un respect 10 exemplaire. Que le
prédicateur11 vienne à paraître, que la nature lui ait
donné une voix enrouée et un tour dévisage bizarre12,
que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore
barbouillé de surcroît, quelque grandes 13 vérités qu'il
altérées! combien.] Il a barré cette phrase inspirée d'exemples rap-
portés par Montaigne (I, 20), et où il y a le pressentiment de la théo-
rie moderne sur la suggestion hypnotique et sur les maladies nerveuses.
1. Première rédaction qui prépare et explique la seconde: [Combien
de richesses inutiles à celui qui s'imagine n'en avoir pas assez ! Je ne sais
d'où vient que le plus grand homme.]
2. [Sénateur] dont la [mine a une gravité qui] impose.
3. Une, en surcharge.
■ 4. Qu'il, en surcharge.
5. Page 362 du manuscrit. — [Le fond, sans.]
G. Pascal avait d'abord écrit [dans une église]; c'est peut-être ce qui
explique l'emploi de dans, qui '"ailleurs au xvnc siècle était encore
usité là où nous mettons aujourd'hui à.
7. [L'égalité.]
8. [La] charité [de sa foi.]
g. Le voilà à exemplaire, en surcharge.
10. [Plein et sincâre.]
11. [Monte [ait la barbe mal faite.] ,
12. Que son à rasé, surcharge.
i3. [GftoMs] qu'il [prononce.]
SECTION II. 5
annonce, je parie la perte de la gravité de notre
sénateur.
Le plus grand philosophe du monde, sur une
planche plus large l qu'il ne faut, s'il y a au-dessous
un précipice, quoique sa raison le convainque 2 de sa
sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en
sauraient soutenir la pensée sans3 pâlir et suer4.
Je ne veux pas rapporter tous ses effets.
s Qui ne sait que la vue de chats, de rats, Técra-
i. [Que le chemin qu'il occupe en marchant a son ordinaire, quelque
sûrement soutenue qu'elle soit.]
2. [Je mets en fait que.]
3. [Suer et.]
4. Pascal avait recueilli ces exemples dans l'Apologie de Raymond
Sebond : « Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets
de fer clair-semez, qui soit suspendue au hault des tours Nostre-Dame
cte Paris ; il verra, par raison évidente, qu'il est impossible qu'il en
tumbe ; et si ne se sçauroit garder (s'il n'a accoustumé le mestier des
couvreurs) que la veue de cette haulteur extrême ne l'espovante et ne
le transisse : car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries
qui sont en nos clochiers, si elles sont façonnées k iour, encores qu'elles
soient de pierre ; il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la
pensée. Qu'on iecte une poultre entre ces deux tours, d'une grosseur
telle qu'il nous la fault à nous promener dessus, il n'y a sagesse phi-
losophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y
marcher comme nous ferions si elle estoit ù terre... Le3 médecins
tiennent qu'il y a certaines complexious qui s'agitent, par aulcuns sons
et instruments, jusques à la fureur. I en ay veu qui ne pouvoient ouïr
ronger un os soubs leur table, sans perdre patience • et n'est gueres
homme qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant que font les
limes en raclant le fer ; comme, à ouïr mascher près de nous, ou ouïr
parler quelqu'un qui ayt le passage du gosier ou du nez empesché,
plusieurs s'en esmeuvent iusques à la cholere et la haine. ». Cf. dans
le livre t, l'Essai xx : de la force de l'imagination : « Nous tressuons,
nous tremblons, nous paslissons, et rougissons aux secousses de nos
imaginations. »
5. Les deux paragraphes suivants eu surcharge.
6 PENSÉES.
sèment d'un charbon \ etc., emportent la raison hors
des gonds2? Le tonde voix impose aux plus sages, et
change un discours et un poème de force3.
L'affection ou la haine changent la justice de face.
Et combien un avocat bien payé par avance trouve-
t-il plus juste la cause qu'il plaide4! combien son
geste hardi la fait-il paraître" meilleure aux juges,
dupés par cette apparence ! Plaisante raison qu'un
vent manie, et6 à tout sens ' !
Je rapporterais 8 presque toutes les actions des
hommes 9 qui ne branlent presque que par ses se-
I . [Le son d'une vis [le son que fait.]
1. [Un son fait grincer les dents.]
o. « On m'a voulu faire accroire qu'un homme, que touts nous
nul très François cognoissons, m'avoit imposé en me recitant des vers
qu'il avoit faicts ; qu'ils n'estoient pas tels sur le papier qu'en l'air, et
que mes yeulx en l'eroient contraire iugement à mes aureilles : tant la
prononciation a de crédit à donner prix et façon aux ouvrages qui
passent à sa mercy. » (Ibid..')
[\. « Vous recitez simplement une cause à l'advocat : il vous y res-
pond chancellant et doubteux ; vous sentez qu'il luy est indiffèrent de
prendre à soustenir l'un ou l'aultre party : l'avez vous bien payé pour
y mordre et pour s'en formaliser, commence il d'en estre intéressé, y
a il eschauffé sa volonté ? sa raison et sa science s'y eschauffent quand
et quand j voylà une apparente et indubitable vérité qui se présente
à son entendement ; il y descouvre une toute nouvelle lumière, et le
croit à bon escient, et se le persuade ainsi. » (Ibid.) -t
5. [Plus.] V
G. [Service.]
7. Montaigne avait employé vis-à-vis du jugement une expression
semblable : « Yrayement il y a bien de quoy faire une si grande feste
de la fermeté de cette belle pièce qui se laisse manier et changer au
bransle et accident d'un si legier vent I » (Ibid.)
8. Pascal avait écrit cette phrase immédiatement après celle-ci : je
ne veux pas rapporter tous ses effets.
9. [Qui n'agissent presque que.]
SECTION II. 7
cousses. Car la raison a été obligée de céder, et1 la
plus sage prend pour ses principes ceux crue l'ima-
gination des hommes a témérairement introduits en
chaque lieu.
[Qui voudrait ne suivre que la raison serait fou au
jugement du commun des hommes2. Il faut juger
au jugement de la plus grande partie3 du monde. Il
faut, puisqu'il lui a plu, travailler tout le jour et se fati-
guer, pour des biens 4 reconnus pour imaginaires, et
quand5 le sommeil nous a délassés des fatigues de notre
raison, il faut incontinent se lever en sursautpour aller
courir après les fumées et 6 essuyer les impressions
de cette maîtresse du monde. — Voilà un des principes
d'erreur, mais ce n'est pas le seul. L'homme a eu bien
raison d'allier du vrai au faux, quoique dans cette
paix l'imagination ait bien amplement l'avantage ; car
dans la guerre elle l'a bien plus : jamais la raison ne
surmonte7 l'imagination alors que l'imagination dé-^
monte souvent tout à fait la raison de son siège.]
8 Nos magistrats ont bien connu9 ce mystère10.
I. [Prend pour les principes.]
i. Cf. fr. !\\l\ : « Les hommes sont si nécessairement fous, que ce
serait être fou par un autre tour de folie, de n'être pas fou. »
3. [Des hommes.]
[\. [Imaginaires [Quoiqu'imaginaires.]
5. [La raison [la nature] nous a délassés des [impressions] de notre"
[imagination et mis dans un calme admirable.]
G. [Suivre.]
7. [Jamais [tout.]
8. A la paye 36g du manuscrit.
9. \Cela.]
10. Pour l'emploi remarquable de ce mot, cf. La Rochefoucauld :
« La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts
de l'esprit. » Qlax.} 267).
8 PENSÉES.
Leurs robes rouges, leurs hermines1, dont ils s'em-
mailloltent en chais fourrés 2, les palais où ils jugent,
les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort
nécessaire ; et si les médecins n'avaient des soutanes
et des mules, et que les docteurs n'eussent des bon-
nets carrés et des robes trop amples de quatre parties,
jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut ré-
sister à cette montre si authentique. S'ils avaient la
véritable justice et si les médecins avaient le vrai
art de guérir, ils n'auraient que faire de bonnets
carrés ; la majesté de ces sciences serait assez véné-
rable d'elle-même. Mais n'ayant que des sciences
imaginaires, il faut qu'ils prennent ces vains instru-
ments qui frappent l'imagination à laquelle ils ont
affaire : et par là, en effet, ils s'attirent le respect \
Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de
la sorte, parce qu'en effet leur4 part est plus essen-
tielle, ils s'établissent par la force, les autres par gri-
mace".
i. [Toute leur chafourrure.] — Souvenir d'un fameux chapitre de
Rabelais: Pantagruel, V, il.
2. [Font trembler le peuple en qui l'imagination abonde : ils ne peuvent
pas croire qu'un homme qui n'a pas de soutane soit aussi grand médecin;
les eschevins sont en habit court; mais la pompe des rois est encore plus
éclatante [étonnante.] — Ces réflexions ont été reprises et développées
en rnarije. Nous lisons pompe et non pourpre, d'ailleurs la suite des
idées l'exige (cf. le paragraphe suivant).
3. « Qu'il este son chapperon, sa robe et son latin, qu'il ne batte
pas nos aureillcs d'Aristote tout pur et tout crud : vous le prendrez
pour l'un d'entre nous, ou pis. » (À/on£., III, 8.)
/|. [Force.]
5. Pascal dit dans un autre fragment : « Quand la force attaque
la grimace, quand un simple soldat prend le bonnet carré d'un pre-
mier président, et le fait voler par la fenêtre » (1 r. 3iO.)
SECTION II. 9
C'est ainsi que nos rois n'ont pas recherché ces
déguisements. Ils ne se sont pas1 masqués d'hahits
extraordinaires pour paraître tels ; mais ils se sont ac-
compagnés de gardes2, de hallebardes. Ces trognes
armées qui n'ont de mains et de force que pour eux,
les trompettes etles tambours qui marchent au-devant,
et ces légions qui les3 environnent, font trembler les
plus fermes; ils n'ont pas l'habit seulement, ils ont la
force. Il faudrait avoir une4 raison bien épurée pour
regarder comme un autre homme le Grand s Seigneur
environné, dans son superbe sérail, de quarante mille
janissaires 6.
Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat \
1 . [Couverts.]
2. [De troupes, de forces.]
3. [Suivent.]
[y. [imagination.]
5. [Turc au milieu de] son sérail [et].
G. Cf. ce que dit Pascal lui-même (fi*. 807) : « Le chancelier est
prave et revêtu d'ornements, car son poste est faux et non le roi : il
a la force, il n'a que faire de l'imagination. Les juges, médecins, etc.
n'ont que l'imagination », et le fragment 3o8 : « La coutume de
voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d'officiers, et de
toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur,
fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompa-
gnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce
qu'on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d'avec leurs
suites, qu'on y voit d'ordinaire jointes. Et le monde, qui ne sait pas
que cet effet vient de cette coutume, croit qu'il vient d'une force
naturelle ; et de là viennent ces mots : « Le caractère de la Divinité
est empreint sur son visage, etc ». Ce fragment est intéressant à rap-
procher du passage que nous commentons, parce qu'il montre com-
ment par l'intermédiaire de la coutume (nous dirions de l'association
des idées), la force qui est effective peut donner naissance à la vanité
de l'imagination, et comment se concilient les deux puissances que
Pascal oppose ici.
T. [Le bonnet.]
!iO PENSÉES.
en soutane et le bonnet en tête, sans une ' opinion2
avantageuse de sa suffisance3.
L'imagination 'dispose de tout ; elle fait la beauté,
la justice 5, et le bonheur, qui est le tout du monde.
'Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont
je ne connais que le titre 6, qui vaut lui seul bien
des livres: Dell' opinione regina del mondo\ J'y
souscris sans le connaître, sauf le mal, s'il y en a.
Voilà à peu près 8 les effets de cette faculté trom-
peuse qui semble nous être donnée exprès pour nous
induire à une erreur nécessaire. Nous en avons bien
d'autres principes. Les impressions anciennes ne
sont pas seules capables de nous abuser9 : les char-
mes de la nouveauté ont le même pouvoir10. De là
viennent toutes les disputes des hommes11, qui se
i. [Prévention.]
2. De [science.]
3. Suffisance avait au xvne siècle un sens favorable qu'il n'a plus
aujourd'hui. Cf. Mol. : Mariage forcé, 6 : « Homme de suffisance^
homme de capacité. »
[\, [Fait.] — La Copie corrige, (comme écrit l'édition de 1670) : V opi-
nion, afin de mieux préparer le titre du livre italien. Le rapprochement
de l'imagination et de l'opinion semble d'ailleurs inspiré à Pascal par
Charron : De la sagesse, I, xvi.
5. [Le bien.]
6. Qui... livres surcharge.
7. On ne sait a quel ouvrage Pascal fait allusion : on a seulement
signalé un traité de Carlo Flosi qui a un titre à peu près semblable j
m:iis la date, sinon de l'ouvrage, du moins des exemplaires connus,
c.3t de presque trente ans postérieure à la mort de Pascal.
8. [La nature.]
9. [La nouveauté a ses] charmes.
10. Tacite avait dit : omne ignotumpromagnijîco. La Bruyère dira de
même : « Deux choses toutes contraires nous proviennent également,
l'habitude et la nouveauté. » (Des Jugements.)
11. [Les uns reprenant les autres [exposés.]
SECTION II. H
reprochent ou de suivre leurs fausses impressions
de l'enfance, ou de courir témérairement après les
nouvelles. Qui tient le juste milieu? Qu'il paraisse,
et qu'il le prouve. Il n'y a principe, quelque naturel
qu'il puisse être, môme depuis l'enfance, [qu'on ne]
lasse passer pour une fausse impression, soit de
l'instruction, soit des sens1.
2 Parce, dit-on, que avez cru3 dès l'enfance qu'un
coffre était vide lorsque vous n'y voyez rien, vous'
avez cru le vide possible; c'est une illusion de vos
sens, fortifiée par la coutume4, qu'il faut que la
science corrige. — Et les autres disent : Parce qu'on
vous a dit dans l'Ecole qu'il n'y a point de vide, on
a corrompu votre sens commun, qui le comprenait
si nettement avant cette mauvaise impression, qu'il
faut corriger en recourant 3 à votre première nature5. »j
i. « Que cette raison, qui se manie à nostre poste, trouvant tou-
siours quelque diversité et nouvelleté, ne laisse chez nous aulcune
trace apparente de la nature ; et en ont faict les hommes, comme les
parfumiers de l'huile ; ils l'ont sophistiquée de tant d'argumentations
et de discours appelez du dehors qu'elle en est devenue variable et
particulière à chascun, et a perdu son propre \isage, constant et uni-
versel. » (Mont., III, 12.) —•— —
2. Page 370 du manuscrit. - :
3. [Voir des coffres] vides.
4. Qu'il faut... corrige en surcharge.
5. [A ia\ nature.
6. Pascal se souvient de ses recherches et de ses polémiques sur le
vide. La première thèse est commune à la scolastique et à Descartes qui,'
invoquant, l'une « le sens commun des physiciens », l'autre l'évidence
rationnelle, croient pouvoir établir a priori l'impossibilité du vide.'
L'autre thèse a été celle de Pascal : la négation des vues artificielles
et le retour à l'observation directe de la nature nous conduisent à
admettre le vide, sinon comme réel, du moins comme possible, ce Mais, /
Monsieur, je vous laisse à juger, lorsqu'on ne voit rien, et que les
12 PENSÉES.
Qui a donc trompé ? les sens ou l'instruction1 ?
Nous avons un autre principe d'erreur, les mala-
dies: elles nous gâtent le jugement et le sens 2; et si
les grandes l'altèrent sensiblement, je ne doute pas que
les petites n'y fassent impression, à leur proportion s.
Notre propre intérêt est encore un merveilleux
instrument pour nous4 crever les yeux agréablement.
Il n'est pas permis au plus équitable homme du
monde d'être juge en sa cause ; j'en sais qui, pour
ne pas tomber dans cet amour-propre, ont été les plus
injustes du monde à contre-biais 5 : le moyen sûr de
sens n'aperçoivent rien dans un lieu, lequel est mieux fondé, ou de
celui qui affirme qu'il y a quelque chose, quoiqu'il n'aperçoive rie»,
ou de celui qui pense qu'il n'y a rien, parce qu'il ne voit aucune
chose. » (Lettre de Pascal à M. Le Pailleur. Œuvres, éd. Lahure,
t. III, p. 56).
i. Mont., Apol. : « Si c'est un enfant qui iuge, il ne sçait ce que
c'est; si c'est un sçavant, il est préoccupé. » De l'instruction suit par-
fois, comme dit Charron dans la Préface du livre de la Sagesse, la
« prévention acquise ».
2. Cf. ..lonL, Apol. : « Cculx qui ont la iaunisse, ils voient toutes
choses iaunastres et plu: pasles que nous. »
3. « Et ne fault pas doubter, encores que nous ne le sentions pas,
que si la fiebvre continue peult altérer nostre ame, que la tierce n'y
apporte quelque altération selon sa mesure et proportion... Si ma
santé me rid et la clarté d'un beau jour, me voylà honneste homme;
si j'ay un cor qui me presse l'orteil, me voylà renfrongné, mal plaisant
,et inaccessible. » (Mont., Apol.')
l\. [Avoir crevé.)
5. liavet a fort heureusement rappelé à ce propos le passage
'suivant de Balzac : « J'ai vu de ces faux justes deçà et delà les munis.
J'en ai vu qui, pour faire admirer leur intégrité, et pour obliger le
monde de dire que la faveur ne peut rien sur eux-, prenaient l'intérêt
d'un étranger contre celui d'un parent ou d'un ami, encore que la
raison fût du côté du parent ou de l'ami. Ils étaient ravis de faire
perdre la cause qui leur avait été recommandée par leur neveu ou par
icur cousin germain ; et le plus mauvais office qui se pouvait rendre
à une bonne affaire était une semblable recommandation. Lorsque plu-
SECTION II. 13
perdre une affaire toute juste était de la leur faire
recommander par leurs proches parents.
La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles,
que nos instruments sont trop mousses pour y tou-
cher exactement1. S'ils y arrivent, ils en écachent la
pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que
sur le vrai.
[L'homme est donc si heureusement fabriqué qu'il
n'a2 aucun principe juste du vrai et plusieurs excel-
lents du faux. Voyons maintenant combien... Mais
la plus plaisante cause de ces erreurs est la guerre
qui est entre les sens et la raison.]
37o] 83
Il jaai commencer par là le chapitre des puiscan-
sieurs compétiteurs prétendaient à une même charge, ils la demandaient
pour celui qu'ils ne connaissaient point, et non pas pour celui qu'ils
jugeaient digne. » (Arislippc, Disc. VI.) — La Bruyère a repris cette
même pensée: « Il se trouve desjagea auprès de qui la faveur, l'autorité,
les droits de l'amitié et de l'alliance, nuisent ù une bonne cause, et
qu'une trop grande affectation de passer pour incorruptibles expose à être
injustes. » (De quelques usages.') Renan, qui s'attribue ce travers
dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, rapporte le mot qui lui fut
dit par un de ses amis : « Je vais vous faire quelque mauvais trait ;
par impartialité, vous voterez pour moi. »
1 . [ils brisent.] — La troisième Provinciale contient une application de
cette pensée à la censure prononcée contre Àrnauld: « Il ne faudrait
rien pour rendre cette censure hérétique. La vérité est si délicate que,
pour peu qu'on s'en retire, on tombe dans l'erreur ; mais cette erreur
est si déliée que, pour peu qu'on s'en éloigne, on se trouve dans la
vérité. Il n'y a qu'un point imperceptible entre cette proposition et la
foi » (Ed. Faug., I, 61.)
2. [Aucune touche.]
S3
Cr. B.,i3; C, 29; Bos., î, via, 9; Faug., II, £7; Hav., III, 19;
IvIoL., ï, 70 ; iVlicn., Coi.
14 PENSÉES.
ces trompeuses1. L'homme n'est qu'un sujet plein
d'erreur2, naturelle et ineffaçable sans la3 grâce4.
Rien no lui montre la vérité. Tout l'abuse ; ces deux
principes de vérités, la raison et les sens, outre
qu'ils manquent chacun de sincérité, s'abusent réci-
proquement l'un l'autre3. Les sens abusent la raison
par de fausses apparences 6 ; et cette même piperie
qu'ils apportent à la raison, ils la reçoivent d'elle à
leur tour : elle s'en revanche. Les passions de l'âme
en troublent les sens et leur font des impressions
fausses7. Ils mentent et se trompent à l' envi8.
Mais outre ces erreurs qui viennent par accident
et par le manque d'intelligence, avec ses facultés hé-
térogènes...
1. En marge. — Ce fragment suit immédiatement dans le manus-
crit le fragment qui précède. Pascal est amené par le cours de son
développement à des conclusions importantes qu'il se proposait de
mieux mettre en lumière, en en faisant le début de son chapitre. La
transposition pourrait être faite, comme le demande M. Michaut,
mais dans une restauration de V Apologie, non dans une édition des
fragments posthumes.
2. [Et d'ignorance.]
3. Grâce en surcharge.
!+. [il n'a point de prise pour saisir la vérité quand elle viendra à lui;
mais.]
5. La phrase suivante en marge.
6. [Elle ne peut les croire et les suivre.]
7. [Et cette même piperie que les sens.]
8. Mont., Apol. : « Cette mesme piperie que les sens apportent à
nostre entendement, ils la receoivent à leur tour j nostre ame parfois
s'en revenche de mesme : ils mentent et se trompent à Penv]r. » —
Cf. Charron, Sagesse, ch. x, par. 6 : « Que les sens soient faux ou
non, pour le moins il est certain qu'ils trompent, Yoire forcent ordi-
nairement et le discours et la raison, et en eschange sont trompez par
elle... ces parties principales, outils essentiels de la science, se trom-
pent l'un l'autre. » " -v"'
SECTION II. 15
127] 84
L'imagination grossit les petits objets jusqu'à en
remplir notre âme, par une estimation fantastique ;
et, par une insolence téméraire, elle amoindrit les
grands jusqu'à sa mesure, comme en parlant de
Dieu1.
142] 85
Les choses qui nous tiennent le plus, comme de
cacher2 son peu de bien3, ce n'est souvent presque
84
Cf. B., 355; P. R., ult., XXV, 12; Bos., I, vi, i5; Faug.,T, 200; Hat.,
III, 11; Mol., I, 84; Mich., 323.
1. Mont., Apol. : « Il m'a tousiours semblé qu'à un homme chres-
tien cette sorte de parler est pleine d'indiscrétion et d'irrévérence :
« Dieu ne peult mourir, Dieu ne se peult desdire ; Dieu ne peult faire
cecy ou cela. » le ne treuve pas bon d'enfermer ainsi la puissance
divine soubs les Ioix de nostre parole : et l'apparence qui s'offre à nous
en ces propositions, il la faudroilt représenter plus reveremment
et plus religieusement. » Cf. I, 56 ; et Charron, Sagesse, II, v, 23 et
Discours chrétiens, I, De la divinité. — G'est une grande règle de
piété suivant Port-Royal de parler de Dieu divinement, et non humai-
nement. « Il est bien difficile, écrit Jacqueline Pascal dans une lettre
à sa sœur, de parler de Dieu comme de Dieu. » Pascal tire de la
façon dont les Evangiles ont parlé de Dieu une preuve de leur authen-
ticité. (Cf. fragments 798 et 799.)
85
Cf. B., 329; C, 280; P. R., XXIX, 9; Bos., I, vin, 5g; Faug., I, 199 ;
Hav., V, 18; Mol., I, 85; Mien., o50.
2. [Sa nécessité.]
3. M. Michaut remarque qu'il pourrait y avoir dans cette réflexion
un souvenir des embarras d'argent dont Pascal a eu à souffrir, pen-
dant les années i053-i654, lorsqu'il était en relation constante a\ec
le duc de Roanne^ et le chevalier de Méré.
16 PENSÉES.
rien1; c'est un néant que notre imagination grossit
en montagne : un autre tour d'imagination nous le
fait découvrir sans peine.
[Ma fantaisie me fait haïr un croasseur2 et un qui
sonfïle en mangeant a ; la fantaisie a grand poids ; que
profiterons-nous de là? que nous suivrons ce poids
à cause qu'il est naturel ? Non ; mais que nous y
résisterons*...]
269] 87
Nae iste magno conatu magnas nu g as dixerit*.
1. « L'aysance donc et l'indigence despendent de l'opinion d'un
chascun. » Mont., I, [±o.
36
Cf. B., 90; C, 11G; Faug., I, a3G; Mol., I, 85 et lï, 3G4 ; Mien., 127
2. Conjecture ingénieuse et -vraisemblable de M. Salomon Ileinach
qui a le premier examiné le fragment autographe ; les Copies avaient
passé le mot, qui devait en effet être plutôt deviné que lu.
3. Allusion au passade de Montaigne qui avait déjà inspiré le long
développement sur l'imagination: « à ouïr mascher près de nous, ou
ouïr parler quelqu'un qui ayt le passage du gosier ou du nez empesché,
plusieurs s'en esmeuvent iusques à la cholere et la haine » (Apologie,
cf. note du fr. 80).
4- Ajoutons: à cause qu'il est de fantaisie. La fantaisie, comme le
sentiment, se manifeste en nous par une impulsion irréfléchie, d'ap-
parence instinctive; mais elle correspond à une association artificielle,
et c'est pourquoi, loin de la suivre comme une loi fondée en nature,
il convient de savoir y résister.
87
Cf. B., 3ii; Faug., N, ^o3 ; Micu., 55r et 94i.
5. Mont. III, 1 : « Personne n'est exempt de dire des fadaises, le
malheur est de les dire curieusement. » Suit ie vers de Térence
(llcaut. III, v, 8).
SECTION 1T. |7
^ 583. Quasi quidquam injeliclm sit homine cul sua
figmenta dominantur1. (Plin.)
l69] S8
Les enfants qui s'effrayent du visage qu'ils ont
barbouillé, ce sont des enfants ; mais le moyen que
ce qui est si faible, étant enfant, soit bien fort étant
plus âgé2 ! On ne fait que changer de fantaisie ; tout
ce qui se perfectionne par progrès 8 périt aussi par
progrès, tout ce qui a été faible ne peut jamais être
absolument fort. On a beau dire: il est crû, il est
changé; il est aussi le même.
8J 89
La coutume est notre nature4 : qui s'accoutume a'
i. La citation de Pline, II, 7, est extraite de V Apologie de Ray-
mond bebon, où elle est précédée des lignes suivantes : « C'est pitié
que nous nous pipons de nos propres singeries et inventions :
Quod finxere, timent [Lucain, I, ^86.]
comme les enfants qui s'effroyent de ce mesme visage qu'ils ont bar-
bouillé et noircy à leur compagnon ». - Sénècpe écrit d'autre part •
« Ce que tu vois arriver aux enfants, cela nous arrive aussi à uous '
qui ne sommes que des enfants un peu plus grands : ceux qu'ils aiment'
auxquels ,1s sont accoutumés, avec qui ils ont Joué, dès qu'ils les
voient masqués, il« sont épouvantés. » (Lettre XXIV.)
oo
C *.!,% ; M^; ET ' "' 88 ; ="- XXIY' *6 et XXIV> 96 *ï
2. « Ce qui commence à naistre ne parvient iamais iusque à per-
fection d'estre » (Mont. Apol). -
3. [Finit d'être]
89
CM?c„.:t; C"'l6; FAtfG" "' l69; IlAr'' XXV'91' M°^ T' **'>
k. Le rôle de la coutume est nettement indiqué dans ces fragments:
PENSÉES. „
AS . PENSÉES.
la foi, la croit, et ne peut plus1 ne pas craindre l'enfer,
et ne croit autre chose \ Qui s'accoutume à croire
que le roi est terrible..., etc. Qui doute donc que,
notre âme étant accoutumée à voir nombre, espace,
mouvement, croie cela et rien que cela3?
269] 90
Quod crebro videt non miratur, etiamsi cur fiât
nescit; quod ante non viderit, id si evcnerit, ostentam
esse censet. (Cic. \)
;4a3] 91
Spongia solis. — Quand nous voyons un effet
une croyance est à l'origine possible, au même titre que d'autres
croyances • l'habitude, en augmentant la force de cette croyance, la
rend prédominante, puis exclusiAre ; par suite elle apparaît comme
nécessaire, elle devient inhérente à notre nature.
1. M.Molinier donne même; la leçon ne pas nous semble à la fois
plausible sur le manuscrit, et conforme au sens.
2. Cf. fr. 3o8 : « La coutume de voir les rois... Et le monde, qui
ne sait pas que cet effet vient de cette coutume, croit qu'il vient d'une
force naturelle. »
3. Cf. le fragment 233 (le Parï) au milieu duquel celui-ci est
comme enclavé : « Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve
nombre, temps, dimensions • elle raisonne là-dessus, et appelle cela
nature, nécessité, et ne peut croire autre chose.
Cf. B.,*3i4; C, 4oG et 106; Faug., II, 4o3 ; Micu., 55o
4- Passage de Gicéron de Divin., II, 22 cité par Montaigne (II, xxx),
qui le fait suivre de ces réflexions : « Nous appelons contre nature ce
qui advient contre la coustume : rien n'est que selon elle, quel qu'il
soit. Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l'erreur
et i'estonnement que la nouvelleté nous apporte. »
91
Cf. B., 36g; C, 326; Bos., I, vi, 22; Faug., I, 200; Hav., III, iG;
Mol., I, 127; Migh., 687.
SECTION II. 19
arriver toujours de même, nous en concluons une
nécessité naturelle, comme qu'il sera demain
jour, etc.1. Mais souvent la nature nous dément, et
ne s'assujettit pas à ses propres règles.
i63] 92
Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos
principes accoutumés \ et dans les enfants ceux
qu'ils ont reçus de la coutume de leurs pères, comme
la chasse dans les animaux ?
Une différente coutume nous3 donnera d'autres
principes naturels, cela se voit par expérience k ; et
1. Gomme l'a expliqué Havet, les spongia solis sont les taches
du soleil. Pascal y voit un commencement d'obscurcissement pour le
soleil, et en tire cette conclusion que le soleil pourrait s'éteindi*e,
malgré la confiance que l'habitude nous a donnée dans la perpétuité
de sa lumière.
92
Cf. B., /,6; C, G7; P. R., XXV, i5; Bos., I, vf, 19; Faug., II, i3i ;
Hav., 111, i3; Mol., I, 96; Micu., 3gS.
2. « Les communes imaginations que nous trouvons en crédit
autour de nous, et infuses en nostre ame par la semence de nos pères,1
il semble que ce soyent les générales et naturelles. » (Mont., I, 22.)
3. Le signe tracé par Pascal permet de conjecturer nous, aussi bien,
que en, lu par les précédents éditeurs, et qui est bien moins satisfaisant.!
4- L'expérience inverse est aussi invoquée par Montaigne : « Ceux!
qui ont essayé de r'adviser les mœurs du monde, de mon temps, par'
de nouvelles opinions, reforment les vices de l'apparence; ceulx de
l'essence, ils les laissent là, s'ils ne les augmentent: et l'augmenta-!
tion y est à craindre ; on se seiourne volontiers de tout aultre bien-
faire, sur ces reformations externes, arbitraires, de moindre coust et
de plus grand mérite • et satisfuict on à bon marché, par là, les aultres
vices naturels, consubstantiels et intestins. Regardez un peu comment'
s'en porte nostre expérience : il n'est personne, s'il s'escoute, qui ne
descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte
contre l'institution, et contre la tempeste des passions qui luy sont
contraires. » (Ess., III, 11.) Pascal va d'ailleurs le reconnaître. On voit
20 PENSEES.
s'il y en a d'ineffaçables à la coutume1, il y en a
aussi de la coutume contre la nature, ineffaçables 2 à
la nature, et à une seconde coutume. Cela dépend
de la disposition.
'i95] 93
Les pères craignent que l'amour naturel des en-
fants ne s'efFace ; quelle est donc cette nature,
sujette à être effacée ? la coutume est une seconde
nature, qui détruit la première3. Mais qu'est-ce que
nature? pourquoi la coutume n'est-elle pas natu-
la fidélité minutieuse avec laquelle Pascal se proposait d'exposer les
idées de Montaigne, tenant compte des exceptions que Montaigne
signalait à sa thèse favorite sur la toute-puissance de la coutume.
ï. A la coutume, en surcharge.
2. [A une seconde coutume.]
93
Cf. B., 47; C, 67; P. R., XXV, i5; Bos., I, vi, 19; Faits., 1T, i3a ;
Hat., III, i3; Mol., I, 96; Mien., lab.
3. « L'accoustumance est une seconde nature et non moins puis-
sante. » (Montaigne, III, x). Pascal se souvient aussi de l'Essai De la
coustume, I, 22. «En somme, à ma fantasie, il n'est rien qu'elle ne face,
ou qu'elle ne puisse; et avecques raison l'appelle Pindarus, à ce qu'on
m'a dict : « la royne et emperiere du monde ». Geluy qu'on rencontra
battant son père, respondit que c'estoit la coustume de sa maison j
que son père avoit ainsi battu son ayeul ; son ayeul, son bisayeul ; et,
montrant son fils, cettuy-ci me battra quand il sera venu au terme de
l'aage où ie suis : et le père, que son fils tirassoit et sabouloit
emmy la rue, luy commanda de s'arrester à certains huis, car luy
n'avoit traisné son père que iusque là; que c'estoit la borne des iniu-
rieux traictements héréditaires, que les enfants avoient en usage de
l'aire aux pères, en leur famille... Les loix t!e la conscience, que
nous disons naistre de nature, naissent de la coustume. » Cf. le cha-
pitre où Charron avait repris et développé ces vues de Montaigne :
(Sayesse, II, tih.) — Voltaire, dans ses Remorques de 1770, note
que Pascal devance ici la doctrine einpiriste. et il écrit : « Cette idée
a été adoptée par Locke. »
SECTION II. 21
relie? J'ai grand'peur que cette nature ne soit elle-
même qu'une première coutume, comme la coutume
est une seconde nature *•
47] 94
La nature de l'homme est tout nature, omne ani-
mal*.
Il n'y a rien qu'on ne rende naturel ; il n'y a na-
turel qu'on ne fasse perdre.
Première Copie 370] 94 bis
L'homme est proprement omne animal.
*44i] 95
3 La mémoire, la joie sont des sentiments ; et
1. En retournant la formule cl'Àristote, Pascal s'est trouvé donner
la formule la plus claire et la plus profonde de la doctrine évolution-
niste à laquelle Lamarck devait donner droit de cité dans la science,
près de cent cinquante ans après Pascal.
94
Cf. B., 3Go; G., 3i7; Faug., II, i3i; Hav., XXV, 83; Mol., I, 68 ;
Mien., 119.
2. L'expression omne animal (signifiant d'ailleurs toute espèce
d'animal et non pas comme l'entend Pascal ici, entièrement animal)
se retrouve deux fois dans la Vulg-ate. i° Gen., VII, i4 : Ipsi et omne
animal secundum genus suum; 2° Ecclésiastique: XIII, 19: Omne
animal diligit similc sibi ; sic et omnis homo proximum sibi. C'est sans
doute d'un rapprochement entre l'homme et l'animal que Pascal se
souvient en rappelant l'expression latine.
94 bis
Cf. C, 327; Faug., II, i3i notj; Mica., 9^9.
95
Cf. B., 3G6; C, 323; Faug., T, 2i3; Hav., VIII, 7; Mot., II, i4a ;
Micu , foc,.
3. Les Copies donnent le titre: Sentiment.
22 PENSÉES.
même les propositions géométriques deviennent
sentiments, car la raison rend les sentiments naturels
et les sentiments naturels s'effacent par la raison1.
*20l] 90
Lorsqu'on est accoutumé a se servir de mauvaises
raisons pour prouver des effets de la nature, on ne
veut plus recevoir les bonnes lorsqu'elles sont décou-
vertes. L'exemple qu'on en donna fut sur la circu-
lation du sang, pour rendre raison pourquoi la
veine enfle au-dessous de la ligature 2.
3] 97
La chose la plus importante à toute la vie, est le
1. Cette réflexion ne s'entend que si l'on se souvient du sens très
spécial que Pascal donnait aux expression'; qu'il emploie ici. La rai-
son, c'est la culture de l'intelligence, ce qu'il appelle ailleurs l'ins-
truction (fr. 72) ; le sentiment, c'est ce qui nous paraît être l'objet
d'une intuition immédiate (fr. 282). Or tout ce qui nous fait plaisir,
tout ce qui nous revient dans la mémoire, jusqu'aux propositions géo-
métriques, tout cela nous croyons le sentir immédiatement, et nous le
regardons comme fondé en nature ; mais, comme cela est évident
pour les propositions géométriques, ce prétendu sentiment naturel
a une origine rationnelle et artificielle ; inversement, la raison peut
faire disparaître les sentiments naturels.
96
Cf. B., 3go; C, 35;; Faug., I, ao3; Hat., XXV, 121; Mol., II, i£3 ;
MlGH., 43/j.
2. C'est probablement l'horreur du vide qui est ici la mauvaise
raison à laquelle pense Pascal. Harvey nous apprend en effet qu'on
lui opposait, pour expliquer l'afflux de sang au-dessous de la ligature,
l'horreur du vide, concurremment avec la douleur et la chaleur (De
motu cordis et sanguinis in animalibus, Cap. xi).
97
Cf. B.,~36i; C, 3i8; P. K., XXIV, S; Bas., T, ti, '. ; Faug., II, 56
Hav., III, h- Mol., *
SECTION II. 23
choix du métier: le hasard en dispose. La coutume
fait les maçons, soldais, couvreurs1. C'est un excel-
lent couvreur, dit-on ; et, en parlant des soldats :
Ils sont bien fous, dit-on ; et les autres au con-
traire. Il n'y a rien de grand que la guerre ; le reste
des hommes sont des coquins2. À force d'ouïr louer
en l'enfance ces métiers, et mépriser tous les autres,
on choisit3 ; car naturellement on aime la vérité, et
on hait la folie ; ces mots nous émeuvent 4 : on ne
pèche qu'en l'application5. Tant est grande la force
de la coutume, que de ceux que la nature n'a faits
qu'hommes, on fait toutes les conditions des
hommes6 ; car des pays sont tous de maçons, d'autres
tous de soldats, etc. Sans doute que la nature n'est
pas si uniforme. C'est la coutume qui fait donc
cela, car elle contraint la nature ; et quelquefois 7 la
nature la surmonte, et retient l'homme dans son
instinct, malgré toute coutume, bonne ou mau-
vaise.
1. [Et tant est grande la force de la coutume que.]
2. Au xvie siècle, coquin a le sens de gueux : « Je pensais lors
estre le plus grand seigneur de la troupe, et à la fin je me trouvai le
plus coquin. » Montluc, Mém.f t. I, p. 48. — «Coquin, c'est un men-
diant volontaire, qui haleine ordinairement les cuisines que les latins
appellent coquincis. Pasquier, Rcch., VIII, p. 718, apud Littré. C'est
le sens où Pascal l'emploie lui-même : « Grâce pour les grands, grâce
pour les coquins. » (ir. 920.)
3. On choisit , en surcharge.
4. Ces mois nous émeuvent, en surcharge.
5. Cf. fr. 38o : «Toutes les bonnes maximes sont dans le monde;
on ne manque qu'à les appliquer. »
6. [Néanmoins il faut pour réussir que la nature et la coutume.]
7. [Elle ne peut néanmoins point faire [pas faire.]
21 PENSEES.
61] 98
La prévention induisant en erreur. — C'est une
chose déplorable de * oir tous les hommes ne * déli-
bérer (]ue des moyens, et point de la iîn. Chacun
songe comme il s'acquittera de sa condition ; mais
pour le choix de la condition, et de la patrie, le sort
nous le donne.
C'est une chose pitoyable, de voir tant de Turcs,
d'hérétiques, d'infidèles, suivre le train de leurs
pères, par cette seule raison qu'ils ont été prévenus
chacun que c'est le meilleur ; et c'est ce qui déter-
mine chacun à chaque condition, de serrurier,
soldat, etc.
C'est par là que les sauvages n'ont que faire de la
Provence 2.
i4il 99
Il y a une différence universelle et essentielle entre
les actions de la volonté et" toutes les autres.
93
Cf. B., 89; C, n5; Faug., II, 55; Hat., XXV, 80; Mol., I, 85 ; Mien.,
164.
1. [Point.]
2. Cette dernière phrase s'explique comme un souvenir de Mon-
taigne : a C'est par l'entremise de la ccustume que chascun est con-
tent du lieu où nature l'a planté ; et les sauvages d'Escosse n'ont que
faire de la Touraine, ny les Scythes, de la Thessalie. » (I, 22.)
99
Cf. B., 33j ; C, 283 ; P. R.,uft., XXV, 10; Bos.,I, vi, i3; Facq.,1, 223;
Hav., LU, 10; Mol., 11, iSg note et ï, igG; Aiicu., '6lt$.
3. [Celles.]
SECTION IL 23
La volonté1 est un des principaux organes de la
créance ; non qu'elle forme la créance, mais parce
que les choses sont vraies ou fausses, selon la face
par où on les regarde. La volonté qui se plaît à l'une
plus qu'à l'autre 2, détourne l'esprit de considérer
les qualités de celles qu'elle n'aime pas à voir; et
ainsi l'esprit, marchant d'une pièce avec la volonté3,
s'arrête à regarder la face qu'elle aime : et ainsi il
en juge par ce qu'il y voit 4.
Manuscrit petit in-8° de Sainte-Beuve] ioo
3 Amour-propre. — La nature de Famour-propre
et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne
considérer que soi6. Mais que fera-t-il? il ne saurait
1. [Aide.]
2. [Empêche.]
3. Expression de Montaigne : « le fois coustumiereinent entier ce
que ie fois, et marche tout d'une pièce. » (III, n.)
/[. La volonté s'oppose à l'esprit, c'est-à-dire à l'intelligence propre-
ment dite ; le sens où Pascal prend ce mot est assez différent de
l'usage ordinaire, comme de l'usage de Descartes qui attribuait ie
jugement à la volonté. La volonté n'est pas une Faculté abstraite de
choix ; elle est déterminée par son contenu, elle est un intérêt pra-
tique, un désir. Or l'intérêt et le désir ne se prononcent pas directe-
ment sur la question de vérité ; mais ils décident de la direction de
l'attention qui, à son tour, entraîne le jugement.
zoo
Cf. Bos., I, v, 8; Faug., ÎI, 56; Hav., II, S; Mol., I, 129; Mich., 075.
5. Faugère a eu communication du manuscrit petit in-8°. Sainte-
Beuve possédait également une copie de ce moiccau dans le manus-
crit de VHisioire littéraire de Port-Royal, qui est aujourd'hui à la
Bibliothèque de l'Histoire du protestantisme. Dom Glémencet en fait,
comme le P. Dcsmolets (Inirod. p. xx), un ouvrage séparé de Pascal :
Rcjlexions sur V amour-propre et ses effets.
6. Ce fragment appelle naturellement la comparaison avec le célèbre
développement de La Rochefoucauld : « L'amour-propre est l'amour
2fi PENSÉES.
empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de
défauts et de misères : il veut être grand, et il se voit
petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il
veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections ;
il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des
hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que
leur aversion et leur mépris. *Cet embarras où il se
trouve produit en lui la plus injuste et la plus crimi-
nelle passion qu'il soit possible de s'imaginer ; car il
conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le
reprend, et qui le convainc de ses défauts2. Il dési-
rerait de l'anéantir, et, ne pouvant la détruire en
de soi-même et de toutes choses pour soi... Il ne se repose jamais hors
de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles
sur les fleurs pour en tirer ce qui lui est propre. » (Maximes, 583.)
i. Cf. le traité de Xicole de la Connaissance de soi-même où le sou-
venir de Pascal est perpétuellement présent, en particulier le cha-
pitre ii de la première partie : « Comment les hommes allient l'inclina-
tion qu'ils ont à se regarder en tout avec celle qu'ils ont à éviter la vue
d'eux-mêmes. »
2. Comparer les trois sermons que Bossuet a écrits pour le Dimanche
de la Passion, les deux premiers sur ce texte de saint Jean : « Si je
vous dis la vérité, pourquoi refusez-AOus de me croire ? » le troisième
sur ce texte : « Le monde ne peut pas vous haïr; et il me hait parce
que je rends témoignage de lui, que ses œuvres sont mauvaises. »
(Sf Jean, VII, 7.) Ce dernier sermon, Sur la haine des hommes pour
la vérité, commence ainsi : « Les hommes, presque toujours injustes,
le sont en ceci principalement que la vérité leur est odieuse, et qu'ils
ne peuvent souffrir ses lumières. Ce n'est pas qu'ils ne pensent tous
avoir de l'amour pour elle... mais lorsque ce même éclat, qui ravit
nos yeux, met au jour nos imperfections et nos défauts, et que la
vérité, non contente de nous montrer ce qu'elle est, vient à nous
manifester ce que nous sommes; alors, comme si elle avait perdu
toute sa beauté en nous découvrant notre laideur, nous commençons
a la haïr, et ce beau miroir nous déplaît à cause qu'il est trop
fidèle.» -
SECTION II. 27
elle-même, il la détruit, autant qu'il peut, dans sa
connaissance et dans celle des autres ; c'est-à-dire
qu'il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux
autres et à soi-même, et qu'il ne peut souffrir qu'on
les lui fasse voir, ni qu'on les voie.
C'est sans doute un mal que d'être plein de dé-
fauts ; mais c'est encore un plus grand mal que d'en
être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puis-
que c'est y ajouter encore celui d'une illusion volon-
taire. Nous ne voulons pas que les autres nous trom-
pent ; nous ne trouvons pas juste qu'ils veuillent être
estimés de nous plus qu'ils ne méritent : il n'est
donc pas juste aussi que nous les trompions et que
nous voulions qu'ils nous estiment plus que nous ne
méritons.
Ainsi, lorsqu'ils ne découvrent que des imperfec-
tions et des vices que nous avons en effet, il est
visible qu'ils ne nous font point de tort, puisque ce
ne sont pas eux qui en sont cause ; et qu'ils nous
font un bien, puisqu'ils nous aident à nous délivrer
d'un mal, qui est l'ignorance de ces imperfections.
Nous ne devons pas être faciles qu'ils les connaissent,1
et qu'ils nous méprisent : étant juste et qu'ils nous
connaissent pour ce que nous sommes, et qu'ils nous
méprisent, si nous sommes méprisables.
Voilà les sentiments qui naîtraient d'un cœur qui
serait plein d'équité et de justice. Que devons-nous
donc dire1 du nôtre, en y voyant une disposition
i. Donc dire est la leeon de do m Clémeucet ; Faugère donne dire
donc.
28 PENSÉES.
toute contraire ? car n'est-il pas vrai que nous haïs-
sons la vérité et ceux qui nous la disent l, et que nous
aimons qu'ils se trompent à notre avantage, et que
nous voulons être estimés d'eux autres que nous ne
sommes en effet ?
En voici une preuve qui me fait horreur. La reli-
gion catholique n'oblige pas à découvrir ses péchés
indifféremment à tout le inonde : elle souffre qu'on
demeure caché à tous les autres hommes ; mais elle
en excepte un seul, à qui elle commande de découvrir
le fond de son cœur, et de se foire voir tel qu'on est2.
il n'y a que ce seul homme au monde qu'elle nous3
ordonne de désabuser, et elle l'oblige à un secret
inviolable, qui fait que cette connaissance est dans
lui comme si elle n'y était pas. Peut-on s'imaginer
i. Cf. Nicole: « Le principe général de l'amour-propre, c'est
qu'on ne peut rien condamner en nous par i\n mouvement d'équité et
de justice. Ainsi, dès lorsque quelqu'un fait voir qu'il ne nous
approuve pas en tout, on lui attache l'idée de prévention, de jalousie,
ou quelque autre encore moins favorable » (ibid., Ve part., ch. v).
2. Bossuet: « Quelque front qu'aient les pécheurs, ie péché est tou-
jours timide et honteux. C'estv^ourquoi qui médite un crime, médite
pour l'ordinaire une excuse : c'est surprise, c'est fragilité, c'est une
rencontre imprévue ; il se cache ainsi à lui-même plus de la moitié de
son crime. Dieu lui suscite un censeur charitable, qui, perçant toutes
ses défenses, lui fait sentir que c'est par sa faute, et iui étant tous les
vains prétextes, ne lui laisse que son péché avec sa honte.... Si la
vérité se rend odieuse, c'est principalement dans la fonction dont je
'parle. Les pécheurs, toujours superbes, ne peuvent endurer qu'on
les reprenne, quelque véritables que soient l'es reproches, ils ne man-
quent point d'artifices pour les éluder; et après ils se tourneront
contre vous : c'est pourquoi le grand saint Grégoire les comparait à
des hérissons. » Ibid.
3. Dom Clémencet donne oblige qui semble une erreur de copie,
amenée par le verbe suivant.
SECTION II. 29
rien de plus charitable et de plus douxp Et néan-
moins la corruption de l'homme est telle qu'il trouve
encore de la dureté dans cette loi ; et c'est une des
principales raisons qui a fait révolter contre l'Eglise
une grande partie de l'Europe.
Que le cœur de l'homme est injuste et déraison-
nable, pour trouver mauvais qu'on l'oblige de faire
à l'égard d'un homme ce qu'il serait juste, en quel-
que sorte, qu'il fit1 à l'égard de tous les hommes I
Car est-il juste que nous les trompions?
Il y a différents degrés dans cette aversion pour la
vérité ; mais on peut dire qu'elle est dans tous en
quelque degré, parce qu'elle est inséparable de
l'amour-propre. C'est cette mauvaise délicatesse2 qui
oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre
les autres, de choisir tant de détours et de tempéra-
ments pour éviter de les choquer. Il faut qu'ils dimi-
nuent nos défauts, qu'ils fassent semblant de les
excuser, qu'ils y mêlent des louanges et des témoi-
gnages d'affection et d'estime. Avec tout cela, cette
médecine ne laisse pas d'être amère à l'amour-
propre. Il en prend le moins qu'il peut, et toujours
1. Dom Glémencet supprime qu'il fît.
2. Le mot est expliqué par Nicole diins le Traité de la connaissance
de soi-même, 2e part., chap. xi. Défauts qu'il faut éviter pour donner la
liberté aux autres de nous dire leurs sentiments : « Il ne faut que deux
ou {rois rencontres de oette nature pour s'attirer la réputation de déli-
catesse, et pour passer dans l'esprit de ceuxqwi nous connaissent, pour
gens qui n'aiment pas qu'on leur parle librement. Or, dès que cette
impression est formée, c'est une barrière invincible contre la vérité.
Chacun a ses prétextes pour s'exempter de la dire à des gens si déli-
cats. » Cf. Du moyen de conserver la paix avec les /tommes, 2° part.,
ch. i.
30 PENSÉES.
avec dégoût, et souvent même avec un secret dépit
contre ceux qui la lui présentent.
Il arrive de là que, si on a quelque intérêt d'être
aimé de nous, on s'éloigne de nous rendre un office
qu'on sait nous être désagréable ; on nous traite
comme nous voulons être traités : nous haïssons la
vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés,
on nous (latte ; nous aimons à être trompés, on nous
trompe.
C'est ce qui fait que chaque degré de bonne for-
tune qui nous élève dans le monde nous éloigne
davantage delà vérité, parce qu'on appréhende plus
de blesser ceux dont l'affection est plus utile et
l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable
de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien1. Je ne
m'en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à
qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent,
parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec
les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du
prince qu'ils servent ; et ainsi, ils n'ont garde de lui
procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordi-
naire dans les plus grandes fortunes ; mais les
moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il y a
toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes.
i. « C'est avec raison, dit Nicole, que l'on plaint les grands et les
princes de ce que leur grandeur fait que la vérité n'ose approcher
d'eux, et qu'ils passent ainsi toute leur vie dans l'illusion. Mais cer-
tainement on n'a guère moins sujet de plaindre sur ce point la plupart
de ceux qui sont en quelque considération dans le monde. Car s'ils ne
sont princes par naissance, ils se font princes par humeur» (Ibid.,
ch. \\).
SECTION II. 31
Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpé-
tuelle ; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-
flatter. Personne ne parle de nous en notre présence
comme il en parle en notre absence. L'union qui est
entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle
tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun
savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas,
quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.
L'homme n'est donc que déguisement, que men-
songe et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des
autres \ Il ne veut pas qu'on lui dise la vérité, il évite
de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si
éloignées de la justice et delà raison, ont une racine
nalurellc dans son cœur.
Je mets en fait que, si2 tous les hommes savaient
ce qu'ils disent3 les uns des autres, il n'y aurait pas
quatre amis dans le monde ; cela paraît par les
querelles que causent les rapports indiscrets qu'on
en fait quelquefois" [Je dis bien plus, tous les
hommes seraient...]
1 . « Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres, qu'enfi n
nous nous déguisons ù nous-mêmes. » (La Rochefoucauld , Maximes,
«90
IOI
Cf. 13., 4og; C, 385; Bos., I, ix, 6o; Fauc, 1, 210; Hat., VI, 57 ;
Mol., 1, 120 ; Micu., 2G8.
2. [On avait dit.]
3. [L'un de l'autre.]
4. Le dénoûment du Misanthrope est comme la traduction scénique
de celle observation.
32 PENSEES.
107] 102
Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par
d'autres, et qui, en ôtant le tronc, s'emportent
comme des branches.
227] 103
L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant
fait de continents que celui de son ivrognerie a fait
d'intempérants1. Il n'est pas honteux de n'être pas
aussi vertueux que lui, et il semble excusable de
n'être pas plus vicieux que lui. On2 croit n'être pas
tout à fait dans3 les vices du commun des hommes,
quand on se voit dans les vices de ces grands
hommes ; et cependant on ne prend pas garde qu'ils
sont en cela du commun des hommes. On tient à
eux par le bout par où ils tiennent au peuple4 ; car
102
Cf. B., 33i; C, 280; P. U., XXIX, 10; Bo<., T, ix, i4; Faug., T, 209 ;
Hav., VI, ii ; Mol., I, 11C; Mien., 343.
103
Cf. B., 4oi; G., 375; P. R., XXIX, 28; Bos., I, ix, 33; Faug., I, 211;
Hav., VI, 3o; Mol., I, 112; Mic;i., A81.
1. Pascal oppose la délicatesse avec laquelle Alexandre traita la
femme et les filles de Darius, et les accès de fureur causés chez lui
par l'ivresse, qui l'entraînètent à tuer Clitus et furent sans cloute la
cause de sa mort. Cf. les allusions de Montaigne : II, 19, et II, I.
2. [Fait.]
3. [Ceux] des hommes, quand on [se voit assisté dans ses vices par]
ces grands hommes.
4. Au peuple, c'est-à-dire au commun des hommes. — La Bruyère a
reproduit cette réflexion, en l'appliquant non plus aux grands hommes,
mais aux grands de la cour, par opposition aux gens sans naissance.
« Le fond, encore une lois, dit-il en parlant de la cour, y est le même
que dans les conditions les plus ravalées; tout le bas, tout le faible et
SECTION II. &
quelque élevés qu'ils soient, si sont-ils unis aux
moindres clés hommes par quelque endroit. Ils ne
sont pas suspendus en l'air, tout abstraits1 de notre
société. Non, non ; s'ils sont plus grands que nous,
c'est qu'ils ont la tête plus2 élevée ; mais ils ont les
pieds aussi bas que les nôtres. Ils y sont tous à
même niveau, et s'appuient sur la même terre; et
par cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous,
que les plus petits3, que les enfants, que les bêtes.
io3] 104
Quand notre passion nous porte à faire quelque
chose, nous oublions notre devoir : comme on aime
un livre, on le lit, lorsqu'on devrait faire autre chose.
Mais, pour s'en souvenir, il faut se proposer de faire
quelque chose qu'on hait ; et lors on s'excuse sur ce
tout l'indigne s'y trouvent. Ces hommes si grands ou par leur nais-
sance, ou par leur faveur, ou par leurs dignités, ces tètes si fortes et
si habiles, ces femmes si polies et si spirituelle?, tous méprisent le
peuple, et ils sont peuple. » Et il ajoute, en montrant lui-même les
deux sens où le mot peuple peut être pris : « Qui dit le peuple dit
plus d'une chose : c'est une vaste expression, et l'on s'étonnerait de
voir ce qu'elle embrasse, et jusque? où elle s'étend. Il y a le peuple
qui est opposé aux grands : c'est la populace et la multitude ; il y a le
peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux : ce sont
les grands comme les petits. » (Des Grands.)
i. Littré rapproche de celle expression un passage de La Mothe-
Le Yayer : « Les choses immortelles, universelles, abstraites de la
matière. » — La Bruyère emploie le mot d'une façon absolue dans le
portrait de Théocrine : <c II est abstrait, dédaigneux, et il semble tou-
jours rire en lui-même de ceux qu'il croit ne le valoir pas » (Des
ouvrages de l'esprit, n° 2 5).
2. [Haute.) ' ■■■
3. [Du peuple.]
- - 104
Cf. Faug., I, 177; Hav., XXV, 1 ; Mor,., I, 46; Mich., 26G.
PENSÉES. II — 3
34 PENSÉES.
qu'on a autre chose a faire, et on se souvient de
son devoir par ce moyen.
i34] 105
Qu'il est difficile de proposer une chose au juge-
ment d'un autre, sans corrompre son jugement par
la manière de la lui proposer ! Si on dit : Je le
trouve beau ; je le trouve obscur, ou autre chose
semblable, on entraîne l'imagination à ce jugement,
ou on l'irrite au contraire1. Jl vaut mieux ne rien
dire ; et alors il juge selon ce qu'il est, c'est-à-dire
selon ce qu'il est alors, et selon que les autres circon-
stances dont on n'est pas auteur y auront mis. Mais
au moins on n'y aura2 rien mis; si ce n'est que ce
silence n'y fasse aussi son effet, selon le tour et l'in-
terprétation qu'il sera en humeur de lui donner, ou
selon qu'il le conjecturera des mouvements et air du
visage, ou du ton de voix, selon qu'il sera physio-
nomiste : tant il est difficile de ne point démonter
un jugement de son assiette naturelle, ou plutôt,
tant il en a peu de ferme et stabie-I
081] iofl
En sachent la passion dominante de chacun, on
105
Cf. B., 829; C, 279; P. R., XXIX, 39; Bos.,1. ix, &a : Faug., II, 54 :
IIav., VI, 3y; Mol., I, 39 ; Mien., 3>,o.
1. Cf. fr. 57.
2. [Peul-Civc]
ïo6
Cf. B., 4i9; C, 3g3; P. R., XXXI. ai- Bos.. I, x, 1/,; Faug., I, 201;
IIat.,V1I, z/,; Mol., 1, ',(J;M;cu, Gio.
SECTION II. 3o
est sûr de lui plaire ; et néanmoins chacun a ses
fantaisies, contraires à son propre bien, dans l'idée
même qu'il a du bien ; et c'est une bizarrerie qui met
hors de gamme1. .......
127] 107
Lustravit lampa.de terras2. Le temps et mon
humeur3 ont peu de liaison ; j'ai mes brouillards et
mon beau temps au dedans de moi4 ; le bien, et le
mal de mes affaires même, y fait peu. Je m'efforce
quelquefois de moi-même contre la fortune ; la gloire
de la dompter me la fait dompter gaîment ; au lieu
1. Cf. Montaigne : « Et est impossible de voir deux opinions sem-
blables exactement, non seulement en divers hommes, mais en mesme
homme à diverses heures. » (III, i3.) — «Le caprice de notre humeur,
a dit La Rochefoucauld, est encore plus bizarre que celui de la for-
tune. » (Max.} 45.)
107
Cf. B., 335; C, 280; P.R., u!t., XXXI, 20; Bos., ï, it, 5o; Faug.,I,
200; Iïav., VI, 4;; Mot., i, 03; Mica., 324.
2. Mont., II, 1 : « Et se meuvent nos humeurs avecques les mou-
vements du temps :
Taies sunt hominam mentes, quali pater ipse
Iappiler auctlfcras lustravit lumine terras. »
Et Apol.: « L'air mesme et la sérénité du ciel nous apporte quelque
mutation, comme dict ce vers grec, en Gicero,
Talcs sunt hominum mentes quali pater ipse
Iuppiter auctiferas lustravit lampade terras. »
Les vers grecs appartiennent à V Odyssée d'IIomèrq (xvm, i35).
Charron les cite également (De la Sagesse, liv. I, eh. xiv, § îi).
o. [N'ont rien de.]
k- « La mutation d'air et de climat naine touche point; tout ciel
m'est ua ; ie me suis battu que de, altérations internes que ie produis
en moy. » (Mont., III, ix.)
% PENSÉES,
que je fais quelquefois le ' dégoûté dans la? bonne
fortune.
*203] 103
Quoique les personnes n'aient point d'intérêt à ce
qu'elles disent, il ne faut pas conclure de là absolu-
ment qu'ils ne mentent point ; car il y a des gens
qui mentent simplement pour mentir.
*44i] 109
Quand on se porte bien, on admire comment on
pourrait faire si on était malade ; quand on l'est, on
prend médecine gaîment : le mal y résout ; on n'a
plus les passions et les désirs de divertissements et
de promenades, que la santé donnait, et qui sont
incompatibles avec les nécessités de la maladie ; la
nature donne alors des passions et des désirs con-
formes à l'état présent 2. Il n'y a que les craintes, que
[Difficile]
io3
Cf. 13., 39o; C, 350; P. R., XXIX, 27; Bos.,1, h, Zi ; Faug , I, 196;
Hat., VI, 29; Mol., I, 118; Mien., Mo.
109
Cf. B., 365; C, 3ai; P.R., XXIX, i5; Bos., I, ix, 19 et I, vu, 5;
Faug., I, 19'j et II, 43; Hav., VI, 16 et IV, 0; Moi.., I, ni et I, 112;
Mien., "jô.'i et 755.
2. Ces réflexions sur les maladies paraîtraient au premier abord
empruntées à l'expérience personnelle de Pascal j pourtant c'est à
Montaigne, plus encore qu'à lui-même, que Pascal songeait en les
écrivant: « Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagi-
nation que par effet : i'ay ptvssé une bonne partie de mon asge en une
parfaicte et entière santé... cet estât... me faisoit trouver si horrible
la considération des maladies, que quand ie suis venu à les expéri-
menter, i'ay trouvé leurs ijoinctui es molles et lasches au prix de ma
SECTION II. 37
nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la
nature, qui nous troublent1, parce qu'elles joignent à
fétat où nous sommes les passions de l'état où nous
ne sommes pas.
La nature nous rendant toujours malheureux en
tous états, nos désirs nous figurent un état heureux,
parce qu'ils joignent à l'état où nous sommes les
plaisirs de l'état où nous ne sommes pas ; et, quand
nous arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas
heureux pour cela, parce que nous aurions d'autres
désirs conformes à ce nouvel état2, . ;..,;.! ,; ,
erninte... Lors de mn santé je plaignois les malades beaucoup plus
que ie ne me trouve a plaindre, quand i'en suis. » (II, 6.) Ailleurs :
« le les avois conceues, par imagination, si insupportables, qu'à la
vérité, i'en avois plus de peur, que ie n'y ay trouvé de mal. »«(H, 37.)
Et encore : « l'ai treuvé que sain i'avois eu les maladies beaucoup
plus en horreur que lors que ie les ay senties. L'alaigresse où ie suis,
le plaisir et la force, me font paroistre l'aullre état si disproportionné
à celuy là, que par imagination ie grossis ces incommoditez de la
moitié, et les conceoy plus poisantes que ie ne les treuve quand ie'
les ay sur les espaules. » (I, xix.) — La Bruyère a généralisé cette ré-
flexion : « Il y a des maux effroyables et d'horribles malheurs où l'on
n'ose penser, et dont la seule vue fait frémir. S'il arrive que l'on y
tombe, l'on se trouve des ressources que l'on ne se connaissait point,
l'on se roidit contre son infortune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espé-
rait. » (La Bruyère, De l'Homme.)
1. Le Manuel d'Épictète contient cette maxime célèbre : « Ce qui
trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu'ils
ont sur les choses. » (V.)
2. Malgré l'autorité des éditeurs qui depuis Bossut ont divisé ce
fragment en deux pensées, il nous semble que cette seconde remarque
est à la fois l'inverse et le complément de la remarque précédente.
Quand nous sommes heureux, nous ne savons comment nous suppor-
terions le malheur ; quand nous sommes malheureux, nous croyons
que nous serions heureux par le plaisir. Deux illusions nées de la même
cause: nous projetons nos désirs actuels dans un état futur, qui exclut
ces désirs. Cf. le développement de Nicole, Pensées diverses, XXXIII j
Ce qui nous trompe en comparant les avantages des conditions. La Roche-
38 PENSÉES.
Il faut particulariser celte proposition générale...
69] 110
Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents,
et l'ignorance de la vanité des plaisirs absents causent
l'inconstance.
65] ni
Inconstance. — On croit toucher des orgues ordi-
naires, en touchant l'homme1. Ce sont des orgues
à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables
[dont les tuyaux ne se suivent pas par degrés con-
joints. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires]
ne feraient pas d'accords sur celles-là. Il faut savoir
où sont les [marches]*.
foucauld rencontre à peu près la conclusion de Pascal dans cette
maxime : « On n'est jamais ni si heureux ni si malheureux qu'on
s'imagine. » (}[ax. !\ g.)
110
Cf. B., 11; C, fto; P. R., XXXI, 16; Bo? , T, ne, 48; Favg., T, 191 ;
Hat., VI, ^5; Mol., ï, '-,;; Mica., ig5.
ni
Cf. B., i5; C., 33; Faug., I, 191 ; Bat., XXV, 118; Mol., 1,38; Mien.,
iS5.
1. La métaphore est de Montaigne, daus l'Essai intitulé de l'In-
constance de nos actions (II, 1) : « ... Gomme il se veoid du jeune Ca-
ton : qui en a touché une marche, a tout touché ; c'est une harmonie
de sons tres-aceorditnts, qui ne se peult desmentir. » Marche signifie
exactement touche dif clavier des orgues.
3. Marches, qui est le mot de Montaigne (ou touclics que propose
M. Michaut dans le même sens), nous semhle nécessaire pour com-
pléter l'idée de Pascal : dans un orgue les tuyaux se suivent dans
un ordre régulier, de telle sorte que nous savons exactement la note
qui correspond à une touche déterminée. Quand nous touchons le
SECTION II. 39
67] 112
Inconstance. — Les choses ont diverses qualités,
et lame diverses inclinations \ car rien n'est simple
de ce qui s'offre à l'àme, et l'âme ne s'offre jamais
simple à aucun sujet ; de là vient qu'on pleure et
qu'on rit d'une môme chose 2.
79] 113
3 Inconstance et bizarrerie. — Ne vivre que de son
travail, et 4 régner sur le plus puissant État du monde,
sont choses très opposées ; elles sont unies dans la
personne du Grand Seigneur des Turcs5.
cœur humain, il n'en est plus de même ; il n'y a pas de loi régulière
et n'importe quelle note peut nous répondre selon le moment et les
circonstances.
lia
Hav., VI, 3G; Mol., I, laijMicu., iyi. ' ' J '
1. « Certes, c'est un subiect merveilleusement vain, divers et
ondoyant, que l'homme. » (Mont., I, 1.)
2. bouvenir de l'Essai de Montaigne qui a pour titre : Comme nous
pleurons et rions d'une mesmfi chose : « Nous avons poursuyvi avecques
résolue volonté la vengeance d'une iniure, et ressenti un singulier con-
tentement de la victoire ; nous en pleurons pourtant. Ce n'est pas de
ceh. que nous pleurons; il n'y a rien de changé : mais nostre ame
regarde la chose d'un aultre œil, et se le représente par un aultre
visage ; car chaque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres. » (I,
37. — Charron avait déjà imité ce passage dans un chapitre de la
Sagesse intitulé Inconstance (1, 38).
113
Gf.B., ô; G., 17; Faug., II, 335; Hav., XXV, 102; Mor.., I, i23 •
iUICU., 225. 7 7 1
3. [Gagner sa vie et.]
4. [Être.]
5. Suivant une tradition dont on retrouve la trace dans VÉmile,
40 PENSÉES.
no] 114
La diversité est si ample que tous les tons de voix,
tous les marchers, toussers, mouchers, éternuers...
On distingue des fruits les raisins, et, entre eux tous,
les muscats 1 et puis Condrieu2, et puis Desargues3,
et puis cette ente. Est-ce tout? en a-t-elle jamais pro-
duit deux grappes pareilles ? et une grappe a-t-elle
deux grains pareils ? etc.4,
vers la fin du livre III. M. Havet a signalé un passage de Guillaume
Postel qui dès i5Go met en garde contre cette légende : « Et n'est
pas ainsi que disent quelques-uns, qu'il laboure, puis envoie une poire
ou autre fruit à un beschia, et lui donne mille écus. » (De la Répu-
blique des Turcs, 3e partie.) L'exemple choisi donnerait à supposer
que la légende est née d'une confusion avec la cérémonie chinoise,
où l'empereur laboure la terre une fois par an.
114
Cf. B., 536; G., 287; Faug., I, 189 et I, 207; Hav., XXV, 63 ; Mot.
I, 47; Mien., 290.
1. Je conserve avec Faugère la lecture de la Copie. Mobilier et
Micbaut lisent on les appelle que je ne retrouve pas dans le manuscrit.
2. On connaît l'effet du « cariant de muscat » dans les Plaideurs
(Act II, se. xi); M. Micbaut cite ces vers de Crressct (Ln Chartreuse) :
là donnerait, je ie pane
L'histoire, les héros, les dieux
Et toute la mythologie
Pour un quartaut de Condrieux.
3. Desargues, qui était Lyonnais, avait sa maison de campagne à
Condrieu.
4. Mont., II, xxxvji, sub fine : « Et ne feut iamais au monde deux
opinions pareilles, non plus que deux poils, ou deux grains : leur plus
universelle qualité, c'est la diversité et 111, xm : « 11 n'est aulcune
qualité si universelle, en cette image des choses que la diversité et la
variété. » — Cette pensée contient déjà en germe la théorie leibni-
zienne des indiscernables : il n'y a pas deux choses dans la nature
qui soient identiques. Leibniz raconte lui-même qu'un jour, se trou-
vant dans les jardins de la duchesse Sophie, il mit l'assistance au défi
de lui montrer deux feuilles qui n'eussent entre elles quelque différence.
SECTION II. 41
Je ne saurais juger d'une même chose exacte-
ment de même ; je ne puis juger de mon ouvrage en
le faisant; il faut que je fasse comme les peintres,
et que je m'en éloigne ; mais non pas trop. De com-
bien donc ? devinez.
73J "5~
Diversité. — La théologie est une science, mais
en même temps combien est-ce de sciences ! Un
homme est un suppôt1; mais si on l'anatomise,
sera-ce la tête, le2 cœur, l'estomac, les veines,
chaque veine, chaque portion de veine, le sang,
chaque humeur du sang ?
Une ville, une campagne de loin est une ville et
une campagne; mais, à mesure qu'on s'approche,
ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des
feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de four-
mis, à l'infini: tout cela s'enveloppe sous le nom
de campagne.
394] 116
Pensées. — Tout est un, tout est divers. Que de
natures en celle de l'homme ! que de vacations î et
Cf. B., 19; C, 38; Faih:., I, 189; Hat., XXV, G3; Mol., I, 48 ; Mien.,
198.
1. Suppôt, c'est-à-dire unité substantielle. Cf. Descaries : «Encore
que l'Homme et Socrate ne soient pas deux divers suppôts. » Lettre
du 21 avril iG4i, traduite par Glerselier. Leibniz emploie encore l'ex-
pression : « L'àme et le corps composent un même suppôt, ou ce
qu'on appelle une personne. » Théodicce. î} Tig.
2. [Bras.]
42 PENSÉES.
par quel hasard chacun prend d'ordinaire ce qu'il a
ouï estimer! Talon bien tourné1.
Si] 117
Talon de soulier. — Oh ! que cela est bien
tourné ! que voilà un habile ouvrier ! que ce soldat
est hardi ! — Voilà la source de nos inclinations, et
du choix des conditions. Que celui-là boit bien I ~
que celui là boit peu ! ; voilà ce qui fait les gens
sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.
423] 118
Talent principal, qui règle tous les autres.
116
Cf. B., 48; C, 68; Faug., II, 55; Hav., XXV, 80 bis; Mol., I, 80
MlGH., 624.
1. Y aurait-il excès de subtilité à rappeler que cet exemple du
talon de soulier ne serait pas pris absolument au hasard? Les Solitaires
de Port-Royal s'astreignirent à des travaux manuels j quelques-uns,
M. de la Petitière par exemple, firent des souliers pour les religieuses.
(Sainte-Beuve. Port-Royal, 5e édit., tome II, p. r>35.) « On sait, au
reste, dit ailleurs Sainte-Beuve, la réponse du chanoine Boileau, digne
frère du satirique, a un 'ésuite qui soutenait que Pascal lui-même
avait fait des souliers : « Je ne sais pas s'il a fait des souliers, mais
convenez, mon Révérend Père, qu'il vous a porté de fameuses
bottes. » (Ibid.} tome I, p. 5oo, noïc.)
117
Cf. B.,9; C, 32; Faug., 11,55; Hat., XXV, 80 ter; Mol., I, 86 ;
MlCU., 23l.
!>. [Qu'i'ZS.]
Cf. B., 382; C, 34i: Faug., I 35a; Hat., XXV, 129; Mot., II, ï3G ;
}.hcu., 683,
SECTION II. 43
433] . ng
La nature s'imite1 : une graine, jetée en bonne2
terre, produit; un principe, jeté3 dans un bon es-
prit, produit ; les nombres imitent l'espace, qui sont
de nature si différente4.
Tout est fait5 et conduit par un môme maître : la
racine, les brandies, les fruits6; les principes, les
conséquences 7.
ug
Cf. B., 378; G., 336; Faug., T, 202; Hav., XXV, 65; Mot., I, 127;'
Mien., 720.
1. « On comprendra mieux, écrit Piavaisson, l'intérêt que Pascal
dut attacher à l'idée de l'imitation, si l'on se rappelle que sa théorie
des sections coniques, ouvrage de sa jeunesse, admiré de Descartes et
de Leihnitz, et où dut se trouver déjà en germe toute sa manière de
comprendre les mathématiques, paraît avoir été fondée sur cette con-
ception, mise en avant par le profond géomètre Desargues, que les
propriétés d'une figure compliquée peuvent être considérées comme
des modifications et ressemblances d'une figure plus simple ; que, par
exemple, la section conique qui est l'ellipse n'est qu'une perspective du
cercle que le cône a pour base ; théorie d'après laquelle le secret des
mathématiques serait, comme l'est celui de la nature, telle que l'ont con-
çue Aristote, Goethe, Geoffroy Saint-Iiilaire, la métamorphose; théorie
d'universelle similitude, ayant pour fond une idée d'identité radi-
cale. » (Philosophie de Pascal, Rev. des Deux Mondes i5 mars 1S87.):
2. Bonne, en surcharge.
3. [En 1'} esprit.
h. Epigraphe de l'ouvrage de Cournot, De l'origine et des limites djf
la correspondance entre l'algèbre et la géométrie. Cf. Conclusion, p. 397.'
« Les nombres et l'étendue figurée manifestent h leur manière les
mêmes idées fondamentales dont le type est dans la théorie générale;
de l'ordre, ce qui nous met sur la voie du sens voilé, mais profond,
de ce mot de Pascal: « La nature s'imilo... » (Voir aussi Couturat,
de l'Infini mathématique, i8qG, p. 17O).
5. [Par.]
G. Cf. Montaigne : « L'humeur que succela racine d'un arbre, elle
se faict tronc, feuille et fruict. » (Apol.)
7. La source de celle pensée doit être cherchée dans le chapitre 57
14 PENSEES.
i4a] 120
[Nature diversifie et imite1, artifice imite et diver-
sifie2.]
4a3] 12:
La nature recommence toujours les mêmes choses :
les ans, les jours, les heures ; les espaces, de même,
et les nombres sont bout à bout à la suite l'un de
l'autre. Ainsi se fait une espèce d'infini et d'éter-
de la Théologie naturelle de Raymond Sebon : « Comparaison de l'homme
avec les clioses de la seconde marche... (comme arbres, plantes et
herbes.) — D'un bien petit grain qui est quasi tout par tout semblable
ù soy-mesme, au moins qui ne reçoit nulle différence remarquable ;
nous voyons tant de diverses choses estre produites : les racines, le
tronc, l'escorce, la moelle, les branches, les feuilles, les fleurs et les
fruicts... Tout ainsi qu'entre nous celuy qui entreprend une besongne
par ordre et par prudence, la conduit sans violence jusques au but
et fin parfaite de son intention : ainsi les arbres à la mode d'un bon
ouvrier produisent proportionnellement l'une chose après l'autre... »
De lu Raymond Sebon conclut que tout est fait et conduit par un
même maître : « Car veu que nous lisons en l'ope-ration des arbres la
conduite et le progrez tout pareil à celui que fait nostre intelligence,
et qu'ils n'ont pas en eux un particulier entendement qui les guide :
il faut sans doute que celuy-là et non autre dresse leurs opérations
qui nous a donné l'entendement que nous auons. » (Ch. 69.) .
120
Cf. B., 333; C, 284; Faug., T, 12Ô; Mol., II, i5i ; Mien., 35o.
1. [Hasard.]
2. M. Dimier a finement commenté cette opposition dans ses Prolé-
gomènes à l'esthétique : « Dans la nature la variété fait le fond : ses
symétries et ses ressemblances ne sont qu'une illusion jetée sur une
diversité essentielle. Du pareil et du même, au contraire, variés seule-
ment par des mélanges convenables, se constituent les ouvrages de
l'art. » (Revue de Métaphysique et de Morale, 1900, p. 443).
Cf. B., 37o; C, 327; Faug., I, 201; Hat., XXV, 9; Mot., I, 127;
Micu., Gijù.
SECTION tl. 45
iiei ; ce n'est pas qu'il y ait rien de tout cela qui soit
infini et éternel ; mais ces êtres terminés se multi-
plient infiniment1. Ainsi il n'y a, ce me semble, que
le nombre qui les multiplie2 qui soit infini.
38l] Ï22
Le temps guérit les douleurs et les querelles,
parce qu'on change 3 : on n'est plus la même per-
sonne ; ni l'offensant, ni l'offensé, ne sont plus
eux-mêmes. C'est comme un peuple qu'on a irrité,
et qu'on reverrait après deux générations ; ce sont
encore4 les Français, mais non les mêmes.
427] T23
Ils n'aime plus cette personne qu'il aimait il y a
1. Cf. la formule de Leibniz : « La considération de l'infini vient
de celle de la similitude » (Nouveaux essais, 1. Il, ch. xvn,§ 2).
2. Qui les multiplie, eu surcharge.
Cf. B., 4iS; C, 3q3 ; P. R., XXIX, £a ; Bos., I, it, 45; Faug., I, 190;
Hat., VI, &2 ; Mol., I, 122; Mica., G07.
3. L'expression se retrouve, comme l'a remarqué M. Gidcl, au
début de la Jeune Veuve :
Sur les ailes du Temps la tristesse s'envole
Le Temps ramène les plaisirs. r
Entre la veuve d'une année
Et la veuve d'une journée, (
La différence est grande. On ne croirait jamais
Que ce fût la même personne.
La Fontaine (Fables, liv. VI, fab. xxi.)
[\. [Ces.]
123
Cf. B.,371; C, 328; Faug., I, 191; Hav., XXV, 57; Mol., I, A7 ;
Mien., Gyg. — ■ ... .... , .
5. [Ne l'aime.]
46 PENSÉES.
dix ans. Je crois bien : elle n'est plus la même, ni
lui non plus; il était jeune et elle aussi ; elle est tout
autre1. Il l'aimerait peut-être encore, telle qu'elle
était alors.
4ao] 124
Non seulement nous regardons les choses par
d'autres côtés2, mais avec d'autres yeux: nous
n'avons garde de les trouver pareilles0.
3g3] 125
Contrariétés. — L'homme est naturellement v cré-_
dulc, incrédule; timide, téméraire5.
1. « Ce n'est pas merveille si le voylù devenu aultre, par aultres
circonstances contraires » (Mont., II, 1).
124
Cf. B., 37i; C, 328; Faug., I, 190; Hav., XXV, /, ; Moi., I, ^7;
Mien., GSi.
2. Mont., II, 1 : « le donne à mon ame tantosi un visage, tantost
un aultre selon le costé où ie la couche. » Apol. : « Les subjects ont
divers lustres et diverses considérations ; c'est de là que s'engendre
principalement la diversité d'opinions : une nation regarde un subiect
par un visage, et s'arreste à celuy-là ; l'aultre par un aultre. »
3. Mont., III, ri : « Il fault accommoder mon histoire à l'heure ;
ie pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi
d'intention. C'est nn contre roole de divers et muables accidents, et
d'imaginations irrésolues, et quand il y eschet, contraires • soit que ie
sois aultre moi mesme, soit que ie saisisse les subiects par aultre:; cir-
constances et considérations. »
125
Cf. B., 4G; C, 67; Faug., II, 89; Kav., VIII, 10 et XXV, 11G; Mol..
I, 68; Mien., Gai.
4. [Plein de.)
6. Au chapitre de la Présomption, Charron note v deux vices con-
traires, qui sont ordinaires en la condition humaine, l'un et plus con-
SECTION II. il
Si] 126
Description de l'homme : dépendance, désir d'in-
dépendance, hesoin.
79] 127
Condition de l'homme : inconstance1 , ennui, in-
quiétude.
4G9] 128
L'ennui qu'on a de quitter les occupations ou
l'on s'est attaché : un homme vit avec plaisir en son
ménage ; qu'il voie une femme qui lui plaise, qu'il
joue cinq ou six jours avec plaisir, le voilà misé-
rable s'il retourne à sa première occupation. Rien
n'est plus ordinaire que cela.
snme une légèreté... et trop grande facilité à croire et recevoir tout
ce qu'on leur propose... l'autre vice contraire est une sotte et auda-
cieuse témérité de condamner et rejeter, comme fausses, toutes choses
que î'on-n'entend pas. » (Sagesse, I, xi, 6.)
126
Cf. B., 27; C, 45; Faug., II, 79; Hat., XXV, 81 ; Mot.,1, 67; Mien.,
23o.
127
Cf. B., 6; C, 19; Bos., I, «, 46; Faug., ÎT, .',i ; Hav., VI, 43 ; Mot.,
I, 89; Mich., 217.
1. Cf. Montaigne, II, 1 : « Ce que nous avons à cette heure pro-
posé, nous le changeons tantost, et tantost encores retournons sur nos
pas : ce n'est que hransle et inconstance, » et III, iv : « Nature pro-
cède ainsi, par le bénéfice de l'inconstance », etc. Charron consacre
dans sa « générale peinture de l'homme » un court chapitre à 17/;-
constance. (De la Sagesse, I, xxxviii.)
123
Cf. B., 27; C, 45; Faug., II, 42 ; Hav., XXV, 79 ; Mot., I, 03 ; Mien ,
48 PENSÉES.
*44o] 129
Notre nature est dans le mouvement1 ; le repos
entier est la mort.
+^] 130
Agitation2. — Quand un soldat se plaint de la
peine qu'il a, ou un laboureur, etc., qu'on les mette
sans rien faire.
47] 131
Ennui. — Rien n'est si insupportable à l'homme
que d'être3 dans un plein repos, sans passions, sans
affaire, sans divertissement, sans application. Il
sent alors son néant, son abandon, son insuffisance,
sa dépendance, son impuissance, son vide4. Incon-
tinent il sortira du fond de son àmc° l'ennui, la
129
Cf. B., 3GG; C, 022; Faug., I, 19Ô ; Hat., XXV, 7; Mor., T, m ;
MlGH., 7^0.
1. « Nostre vie n'est que mouvement. » (Montaigne, III, xm.)Cf.
II, vin : « Estre consiste en mouvement et action. »
130
Cf. C, 199; G., 10; Faug., II, 43 ; Hav., XXV, 26 bis; Mot., I, 61 ;
Mich., S5C.
2. Mont., III, S : « L'agitation et la chasse est proprement cle
notre gibbier. »
131
Cf. B., 359; C, 3i5; Faug., Il, ^2; Hav., XXV, sG ; Mot., I, Ci ;
Micu., 121. ...
3. [Abandonné.]
4. Phrase en surcharge. *
5. [Un sujet [nn.]
SECTION IL 49
noirceur1, la tristesse2, le chagrin, le dépit, le déses-
poir3.
ai] 132
César était trop vieil, ce me semble, pour s'aller
amuser à conquérir le monde ; cet amusement était
bon à Auguste ou à Alexandre, c'étaient des jeunes
gens, qu'il est difficile d'arrêter, mais César devait
être plus mûr4.
1. [une.]
3. [Le dépit.]
3. Montaigne s'exprime de même dans Y Apologie : « Car de là naist
la source principale des maulx qui le pressent : péché, maladie, irré-
solution, trouble, desespoir », et encore : « Nous avons pour nostre part
l'inconstance, l'irrésolution, l'incertitude, le dueil, la superstition, la
solicitude des choses à Tenir, voire aprez nostre vie, l'ambition, l'ava-
rice, la ialousie, l'envie, les appétits desreglez, forcenez et indompta-
bles, la guerre, le mensonge, la desloyauté, la detraction et la curio-
sité. » — Bossuet écrit dans le Traité de la concupiscence (chap. xi) :
« L'homme n'a plus trouvé dans lui-même que ce qu'il peut avoir
sans Dieu ; c'est-à-dire l'erreur et le mensonge, l'illusion, le péché,
le désordre de ses passions, sa propre révolte contre la raison, la
tromperie de son espérance, les horreurs de son désespoir affreux, des
colères, des jalousies, des aigreurs envenimées contre ceux qui le trou-
blent dans le bien particulier qu'il a préféré au bien général, que
personne ne peut nous ôter que par nous-mêmes, et qui seul suffît à
tous. » Eufin La Bruyère a repris cette pensée dans une réflexion qui
paraîtra bien faible à côté de celle de Pascal : « L'homme semble quel-
quefois ne pas se suffire à soi-même : les ténèbres, la solitude le
troublent, le jettent dans des craintes frivoles et dans de vaines
erreurs ; le moindre mal alors qui puisse lui arriver est de s'ennuyer. »
(De l'Homme.')
132
Cf. B., i4; C, 02; P. 11., XXXI, i4; Bos., I, ix, 47 ; Faug., I, 211 i
Hav., VI, 44; Mol., I, 03; Mien., 46.
4. Cette réflexion répond à un passage de Montaigne. « Je le
trouve un peu plus retenu et considéré en ses entreprinses qu'Alexandre :
car celuy-cy semble rechercher et courir à force les dangiers, comme
un impétueux torrent qui choque et attaque sans distinction et sans
pensées. 11 — 4
50 PENSEES.
83] • 133
1 Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en
particulier, font rire ensemble par leur ressemblance.
21] 134
Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admi-
ration par la ressemblance des ' choses dont on n'ad-
mire point les originaux !
chois tout ce qu'il rencontre... Aussi estoit il embesoigné en la fleur
et première chaleur de son ame ; là où César s'y prinst estant desia
meur et bien advancé... » (II, xxxiv.) César était le héros, non seu-
lement de Montaigne, mais aussi de Méré ; c'est à Méré surtout que
Pascal pense, lorsqu'il montre la vanité d'un César ou d'une Cléopâtre.
Cf. dans le Cinquième discours sur le commerce du monde le passage où
Méré sacrifie à César « ce jeune conquérant » d'Alexandre dont il
dit: « Je m'étonne qu'une dame de nos jours, qui avait tant de goût et
d'esprit l'eût choisi pour son galant. » — La Bruyère a répliqué a Pascal :
« César n'était point trop vieux pour penser à la conquête de l'uni-
vers ; il n'avait point d'autre béatitude à se faire que le cours d'une
belle vie et un grand nom après sa mort ; né fier, ambitieux, et se
portant bien comme il faisait, il ne pouvait mieux employer son temps
qu'à conquérir le inonde. Alexandre était bien jeune pour un dessein
si sérieux, il est étonnant que dans ce premier âge les femmes ou le
vin n'aient plus tôt rompu son entreprise. » {Des Jugements.*) Ajoutons
qu'Alexandre est mort à trente-trois ans, comme le rappelle Mon-
taigne (I, xtx), et César à cinquante-six. Quant à Auguste il avait
dix-huit ans à la mort de César, trente-deux ans lorsque la bataille
d'Actium lui assura l'empire du monde romain.
133
Cf. B., 5; C, 17; Bos., î, x, 39; Faug., I, 20G ; Hat., VII, 38; Mol.,
I, 85 ; Mich., 202.
1. Tïtre ajouté par la première Copie: Vanité.
134
Cf. B., 8 bis; C, 23; Bos., I, x, 3i ; Faug., I, 20G ; H.vy., VU, 3i ;
Mol., II, i5o; Mich., 44-
2. Molinier lit de.
SECTION II. SI
Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas
la victoire : on aime à voir les combats des ani-
maux, non le vainqueur acharné sur le vaincu; que
voulait-on voir, sinon la fin de la victoire? et dès
qu'elle arrive, on en est saoul. Ainsi dans le jeu,
ainsi dans la recherche de la vérité : on aime à voir,
dans les disputes, le combat des opinions ; mais, de
contempler la vérité trouvée, point du tout ; pour
la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir
naître de la dispute, De même, dans les passions, il
y a du plaisir à voir deux contraires se heurter ;
mais, quand l'une est maîtresse, ce n'est plus que
brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses,
mais la recherche des choses . Ainsi , dans les comédies ,
les scènes contentes sans crainte1 ne valent rien, ni
les extrêmes misères sans espérance, ni les amours
brutaux, ni les sévérités âpres.
*23] 136
Peu de chose nous console parce que peu de chose.
nous afflige2.
135
Cf. B., 4oa; C, 376; P. R., XXIX, 29; Bos , I, ix, 34 J Faug., I, 2o5;
Hav., VI, 3i; Mol., I, Go; Mien., 622.
1. Sans crainte en surcharge.
135
Cf. B., 8 bis; G., 23; P. II., XXIV, n; Bos., I, ix, 25; Faug., I, ai5;
Hav., VI, 22 bis] Mor,., I, Go; Migh., 55.
2. Pascal emprunte à Montaigne cette réflexion : « Peu de chose
52 PENSEES.
Première Copie 2$j] 137
Sans examiner toutes les occupations particu-
lières, il suffît de les comprendre sous le divertisse-
ment.
4oi] 138
Hommes naturellement couvreurs ' et de toutes
vocations, hormis en chambre2.
**i39] 139
3 Divertissement*. — Quand je m'y suis mis qucl-
nous divertit et destourne ; car peu de chose nous tient. » (III, iv, de
la Diversion.)
137
Cf. C.,473; Faug., II, 86; Mol., II, 65; Mich., 935.
138
Cf. B., 46a; C, 269; Faug., II, 56; Hav., III, 11; Moi.,1, 119; Mien.,
63i.
1. Allusion à l'exemple du fragment 97 : « C'est un excellent cou-
vreur, dit-on. » Naturellement, c'est-à-dire qui se croient appelés par
la nature à être couvreurs. C'est Montaigne qui a, semble-t-il, attiré
l'attention de Pascal sur les couvreurs que la coutume a guéris du
vertige dont ne peuvent se défendre les philosophes. (Cf. dans Y Apo-
logie de Raymond Sebond, le passage cité en note du fr. 80.)
2. Cette vocation, qui serait de rester en chambre , est décrite dans
les premières lignes du fragment suivant.
139
Cf. B , 53; C, 76; P. R., XXVI, 1, 2 et 3; Bos., I, vu, 1, 2 et 3 ; F.uc,
11, 3i; Hav., IV, 2; Mol., 1, ky , Mien., 335.
3. Port-Royal avait tiré de ces fragments sur le Divertissement un
chapitre sur la misère de l'homme remanié et complété par le duc
deRoannez ou par Nicole, et qui fournit le type de l'édition telle qu'on
l'avait projetée en second lieu. (Cf. Introduction, p. vr, sqq.). Voici
SECTION II. S3
quefois, à considérer les diverses agitations des
hommes, elles périls et les peines l où Us s'exposent,
dans la cour, dans la guerre3, d'où naissent tant de
querelles, dépassions, d'entreprises hardies et souvent
mauvaises, etc., j'ai découvert que tout le malheur
des hommes vient3 d'une seule chose, qui est de ne
savoir pas4 demeurer en repos, dans une chambre.
Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait
les paragraphes ajoutés au début : « Rien n'est plus capable de nous
faire entrer dans la connaissance de la misère des hommes que de
considérer la cause véritable de l'agitation perpétuelle dans laquelle
ils passent leur vie.
« L'âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de
durée. Elle sait que ce n'est qu'un passage à un voyage éternel, et
qu'elle n'a que le peu de temps que dure la vie pour s'y préparer. Les
nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne
lui en reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui
lui reste l'incommode si fort et l'embarrasse si étrangement, qu'elle
ne songe qu'à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d'être
obligée de vivre avec soi et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de
s'oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux
sans réflexion, en s'occupaut des choses qui l'empêchent d'y penser.
« C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des
hommes, et de tout ce qu'on appelle divertissement ou passe-temps,
dans lesquels on n'a, en effet, pour but que d'y laisser passer le temps
sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi-même; et d'éviter, en per-
dant celte partie de la vie, l'amertume et le dégoût intérieur qui
accompagnerait nécessairement l'attention que Ton ferait sur soi-même
durant ce temps-là. L'àme ne trouve rien en elle qui la contente; elle
n'y voit rien qui ne l'afflige, quand elle y pense. C'est ce qui la con-
traint de se répandre au dehors, et de chercher dans l'application aux
choses extérieures à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie
consiste dans cet oubli ; et il suffît, pour la rendre misérable, de
l'obliger de se voir et d'être avec soi» (cf. fr. 171).
[\. [Misère de l'homme.]
1. Et les peines en surcbarge. ~
2. [Sur la mer] j'ai découvert.
3. D'une seule chose, qui est en surcharge.
4. [Vivre.] ■
34 PENSEES.
demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour
aller sur la mer1 ou au siège d'une place. On2
n'achètera une charge à l'armée si cher 3, crue parce
qu'on trouverait insupportable de ne bouger de la
ville ; et on ne recherche les conversations et les di-
vertissements des jeux que parce qu'on ne peut de-
meurer chez soi avec plaisir *.
Mais quand j'ai pensé de plus près5, et qu'après
avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu
en découvrir la raison0, j'ai trouvé qu'il y en a une
bien effective, qui consiste dans le malheur naturel7
de notre condition faible et mortelle, et si misérable,
que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pen-
sons de près8.
i. [Voir une ville étrangère ou aller chercher du poivre.]
2. [N'irait point se laisser [n'irait pas.]
3. [Pour aller tous les ans se faire blesser et assommer.]
l\. [C'est pour éviter ce mal insupportable qu'on achète des charges
pour, etc. Mais que. [Toutes les peines qu'on souffre ne viennent donc
que de cela seulement qu'on ne sait pas demeurer chez soi en repos et en
[avec plaisir.] — « Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls :
de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les femmes, l'ignorance,
la médisance, l'envie, l'oubli de soi-même et de I>ieu. » (La Bruyère,
De l'Homme.}
5. [J'ai trouvé.]
6. C'est-à-dire la raison de la cause de tous nos malheurs, ce pour-
quoi les hommes s'exposent aux agitations et aux périls, au lieu de
rester dans la chambre.
7. Naturel en surcharge.
8. [Au lieu.] — Addition de l'édition de 1670 : « Je ne parle que
de ceux qui regardent sans aucune vue de religion. Car il est vrai que
c'est une des merveilles de la religion chrétienne de réconcilier
l'homme avec soi-même, en le réconciliant avec Dieu ,* de lui rendre
la vue de soi-même supportable, et de faire que la solitude et le repos
soient plus agréables à plusieurs que l'agitation et le commerce des
hommes. Aussi n'est-ce pas en arrêtant l'homme dans lui-même qu'elle
produit tous ces effets merveilleux : ce n'est qu'en le portant jusqu'à
SECTION II. 55
Quelque condition qu'on se figure, si l'on assemble
tous les biens qui peuvent nous appartenir1, la
royauté est le plus beau poste du monde, et cependant
qu'on s'en2 imagine, accompagné de toutes les satis-
factions qui peuvent le toucher, s'il est sans divertis-
sement, et qu'on le laisse considérer et faire réflexion
sur ce qu'il est3, cette félicité languissante ne le sou-
tiendra point, il tombera par nécessité dans les vues ;
qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver,
et enfin de la mort et des maladies qui sont inévi-
tables ; de sorte que, s'il est sans ce qu'on appelle
divertissement, le voilà malheureux, et [plus] mal-
heureux que le moindre de ses 5 sujets, qui joue et
qui se divertit6.
Dieu, et en le soutenant dans le sentiment de ses misères par l'espé-
rance d'une autre vie, qui doit entièrement l'en délivrer.
« Mais pour ceux qui ^'agissent que par les mouvements qu'ils
trouvent en eux et dans leur nature, il est impossible qu'ils subsistent
dans ce repos, qui leur donne lieu de se considérer et de se voir, sans
être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L'homme qui
n'aime que soi ne haït rien tant que d'être seul avec soi. Il ne re-
cherche rien que pour soi, et ne fuit rien tant que soi : parce que,
quand il se voit, il ne se voit pas tel qu'il se désire, et qu'il trouve en
soi-même un amas de misères inévitables et un vide de biens réels et
solides qu'il est incapable de remplir. »
1. [Qu'on s'imagine un roi.}
2. Syllepse qui s'explique naturellement par la première rédaction
de Pascal.
3. Cette félicité... point en surcharge.
[\. [Des maladies.]
5. [Officiers, quelque peu de fortune qu'il ait, s'il est à la chaste on
au jeu [ou s'il joue avec quelque bonheur. L'unique bien des hommes
consiste donc à être divertis de penser à leur condition ou par une occu-
pation qui les en détourne, ou par quelque passion aimable et nouvelle
qui les occupe, ou par le jeu, la danse [la chasse, quelque spectacle atta-
chant, enfin ce qu'ils appellent divertissement. Et de là vient que.]
6. Dans ses Remarques de 1778 Voltaire lui-même avait rapproché
56 PENSÉES.
1 De là vient que le jeu el la conversation des
femmes, la guerre, les grands emplois sont si recher-
chés ; ce n'est pas qu'il y ait en ellel du bonheur, ni
qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit d'avoir
l'argent qu'on peut gagner au jeu2, ou dans le lièvre
qu'on court : on n'en voudrait pas s'il était olïert*;
ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous
laisse penser à notre malheureuse condition, qu'on
recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine
des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne
d'y penser et nous divertit.
Raisons pourquoi on aime mieux la chasse que la
prise4. . - -.: z'i
de ces fragments les vers de son poème : De l'égalité des conditions
(i734):
« Etre heureux comme un roi ! » dit le peuple hébété j
Hélas, pour le bonheur que fait la majesté ?
En vain sur ses grandeurs un monarque s'appuie ;
Il gémit quelquefois, et bien souvent s'ennuie
Mais, comme on l'a remarqué, dans l'épître xc (i^ôi), il se ravise ;
il est vrai qu'il s'adresse à Frédéric :
Biaise Pascal a tort, il en faut convenir ;
Ce pieux misanthrope, Heraclite sublime,
Qui pense qu'ici-bas tout est misère et crime,
Dans ses tristes accès ose nous maintenir
Qu'un roi que l'on amuse, et même un roi qu'on aime,
Dès qu'il n'est plus environné,
Dès qu'il est réduit à lui-même,
Est de tous les mortels, le plus infortuné.
Il est le plus heureux s'il s'occupe et s'il pense.
1. À la page 210 du manuscrit.
2. [On n'aurait pas.]
3. [Ce n'est pas cette possession languissante.]
4. En marge. — Mont., Apol. : « 11 ne fouit pas trouver estrange
si gents désespérez de la prinse n'ont pas laissé d'avoir plaisir à la
SECTION II. Ï>1
De là vient que les hommes aiment tant le bruit
et le remuement ; de là vient que la prison est un
supplice si horrible ; de là vient que le plaisir de la
solitude est une chose incompréhensible ; et c'est
enfin le plus grand sujet1 de félicite de la condition
des rois, de [ce] qu'on essaie sans cesse à les divertir
et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.
2 Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à
divertir le roi, et à l'empêcher de penser à lui; car
il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour
se rendre heureux; et ceux qui font sur cela les phi-
losophes, et qui3 croient que le monde est bien peu
raisonnable de passer tout le jour à courir après un
lièvre qu'ils ne voudraient pas avoir acheté, ne con-
naissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garan-
tirait pas de la vue de la mort et des misères, mais
la chasse — qui nous ; en détourne 5 — nous en garan-
tit. Et ainsi6...
chiite. » El ce passage, déjà cite en note du fr. l3o : « L'agitation
et la chasse est proprement de notre gibbier. » (III, 8.) — Cf. Char-
ron : « Le monde est une eschole d'inquisition : l'agitation et la
chasse est proprement de nostre gibier ; prendre ou faillir à la prin.se,
c'est autre chose. » (Sagesse, liv. I, ch. xiv; p. 8.)
1. [Du bonheur.]
2. Ce paragraphe en marge.
3. [Méprisent.]
[\. [Empêche.]
5. Dans le manuscrit qui nous en détourne est écrit entre misères et
nous en garantit.
G. [Ces philosophes sottement nous disent que les rois ne sont
pas heureux parce que les choses qu'ils possèdent ne.] La reprise du
développement, marquée par un signe de renvoi, se retrouve plus bas:
Et ainsi* quand on leur reproche (page 09, ligne 17).
58 PENSÉES.
Le conseil qu'on donnait à Pyrrhus, de1 prendre
Le repos qu'il allait chercher par tant de fatigues, re-
cevait bien des difficultés2.
[Dire à un homme qu'il3 vive en repos, c'est lui
dire qu'il vive heureux * ; c'est lui conseiller 5
d'avoir une condition tout heureuse et laquelle il
puisse considérer à loisir6, sans y trouver sujet
I. [Vivre en.]
i. [Et ne fut pas digne.] — « Quand le roy Pyrrhus entreprenoit de
passer en Italie, Gineas, son sage conseiller, luy voulant faire sentir
la vanité de son ambition : « Eh bien ! sire, luy demanda il, à quelle
fin dressez-vous cette grande entreprinse ? — Pour me faire maistre
de l'Italie, respondit il soudain. — Et puis, suyvit Gineas, cela faict?
— le passeray, dict l'aultre, en Gaule et en Espaigne. — Et aprez ?
— le m'en iray subjuguer l'Afrique; et enfin, quand i'auray mis le
monde en ma subiection, je me reposeray et vivray content et à mon
ayse. — Pour Dieu ! sire, rechargea lors Gineas, dictes moy à quoy il
tient que vous ne soyez dez à présent, si voulez, en cest estât ? pour-
quoi ne vous logez vous dez cette heure où vous dictes aspirer, et
vous espargnez tant de travail et de hazard que vous iectez entr»
deux ? » (Montaigne, I, 42.) Montaigne a pris ce dialogue dans Plu-
tarque (Vie de Pyrrhus). On le retrouve chez Rabelais, liv. I, ch.
xxm et chez Boileau, ire Epître. Voici enfin comment Port-Royal
éclairait et développe ce passage: « C'est pourquoi, lorsque Gineas
disait à Pyrrhus, qui se proposait de jouir du repos avec ses amis
après avoir conquis une grande partie du monde, qu'il ferait mieux
d'avancer lui-même son bonheur en jouissant dès lors de ce repos
sans l'aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil
qui recevait de grandes difficultés et qui n'était guère plus raison-
nable que le dessein de ce jeune ambitieux. L'un et l'autre supposait
que l'homme se pût contenter de soi-même et de ses biens présents
sans remplir le vide de son cœur d'espérances imaginaires, ce qui est
faux. Pyrrhus ne pouvait être heureux ni devant ni après avoir
conquis le monde. Et peut-être que la vie molle que lui conseillait
son ministre était encore moins capable de le satisfaire que l'agitation
de tant de guerres et de tant de voyages qu'il méditait. »
3. [Soit.]
II. [Dire à un.]
5. Page 209 du manuscrit.
6. A loisir en surcharge.
SECTION II. 59
d'affliction1. Ce n'est donc pas entendre la nature.
Aussi les hommes qui sentent naturellement leur
condition n'évitent rien tant que le repos, il n'y a
rien qu'ils ne fassent pour chercher le trouble. Ce
n'est pas qu'ils n'aient un instinct qui leur fait con-
naître que la vraie béatitude...] — La vanité, le
plaisir de le montrer aux autres 2.
3 [Ainsi on se prend mal pour les blâmer 4 ; leur
faute n'est pas en ce qu'ils cherchent le3 tumulte,
s'ils ne le cherchaient que comme un divertissement;
mais le mal est qu'ils le recherchent comme si la pos- \
session des choses qu'ils recherchent les devait rendre
véritablement heureux, et c'est en quoi on a raison
d'accuser leur recherche de vanité : de sorte qu'en
tout cela et ceux qui blâment et ceux qui sont blâ-
més n'entendent la véritable nature de l'homme.]
Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu'ils re-
cherchent avec tant d'ardeur ne saurait les satisfaire,
s'ils répondaient, comme ils devraient le faire s'ils
y pensaient bien, qu'ils ne recherchent en cela
qu'une occupation violente el impétueuse qui les dé-
tourne de penser à soi, et que c'est pour cela qu'ils
se proposent un objet attirant qui les charme et les
attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires
sans repartie. Mais c ils ne répondent pas cela, parce
i. [C'est lui conseiller.]
2. Cette dernière ligne en marge.
3. Ce paragraphe, d'une main étrangère.
4. [Mais on a quelque raison, en ce que les hommes eux.]
5. [Divertissement, empêchement.]
G. [En croyant comme ils font qu'ils seront ensuite dans un heureux
repos, ils se donnent du cœur à se faire battre.]
00 PENSÉES.
qu'ils ' ne se connaissent pas eux-mêmes ; ils ne
savent pas que ce n'est que la chasse, et non pas la
prise, qu'ils recherchent2.
La danse : il faut bien penser où l'on mettra ses
pieds. — Le gentilhomme croit sincèrement que la
chasse est un plaisir grand et un plaisir royal ; mais
son piqueur n'est pas de ce senliment-ià 3.
Ils s'imaginent que, s'ils avaient obtenu cette
charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir, et
ne sentent pas la nature insatiable de leur cupidité ;
ils croient chercher sincèrement le repos, et ne
cherchent en effet que l'agitation4.
Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher
le divertissement et l'occupation au dehors 3, qui
vient du ressentiment de leurs misères continuelles6;
et ils ont un autre instinct secret7, qui reste de la 8
grandeur de noire première nature, qui leur fait
connaître que le bonheur n'est en effet que dans le
i. [Sont trompés eux-mêmes et qu'ils ont d'autres principes ; ils croient
que ce qu'ils cherchaient est capable de les satisfaire; mais dans la vérité
on ne combat que [l'objet qu'ils s'imaginent et non pour le [avoir [et non
pour celui qu'ils ont en effet et qui se cache et se dérobe à leur vue
dans le fond de leur cœur ; car.]
1. Montaigne avait déjà remarqué que « de touts les plaisirs que
nous cognoissons, la poursuitte mesme en est plaisante : l'entreprinse
se sent de la qualité de la chose qu'elle regarde ; car c'est une bonne
portion de l'ellect, et consubstantielle. » (I, 19.)
3. Paragraphe en marge.
4- Paragraphe en marge.
5. [Et comme ils sont.]
G. [Et de la nature corrompue.]
7. Qui reste à nature, surcharge,
t>. Nature [sacrée.]
SECTION II. 61
repos, et non pas dans1 le tumulte; et de ces deux
instincts contraires, il se forme en eux un pro-
jet confus2, qui se cache à leur vue dans le fond de
leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agita-
tion, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils
n'ont point leur arrivera, si3, en surmontant quel-
ques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ou-
vrir par là la porte au repos.
Ainsi s'écoule toute la vie : on cherche le repos
en combattant quelques obstacles ; et si on les a sur-
montés, le repos devient insupportable * ; car, ou
l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles qui nous
menacent. Et quand on se verrait même assez à
l'abri de toutes parts, l'ennui, de son autorité pri-
vée 5, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur,
où il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit
de son venin.
6 Ainsi l'homme est si malheureux, qu'il s'en-
nuierait même sans aucune cause d'ennui7, par
l'état propre de sa complexion ; et il est si vain,
qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui,
1. [La recherche:]
2. Qui se cache... âme en surcharge.
3. [Après avoir.]
4. [Par l'ennui qu'il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte.
Nulle condition n'est heureuse sans bruit et sans divertissement, et toute
condition est heureuse tandis qu'on jouit de quelque divertissement. Mais
qu'on juge quel est ce bonheur qui consiste à être diverti de penser à soi .']
5. Mont., Apol. : « ... Et de son auctorité privée, à cett' heure le
chagrin prédomine en rao/, à cett' heure l'alaigresse. »
6. Page 217 du manuscrit. — Paragraphe d'une main étrangère.
7. Les mots suivants sont une surcharge de Pascal qui avait d'abord
écrit : [par sa propre complexion.]
02 PENSÉES.
la moindre chose, comme1 un billard et une balle2
qu'il pousse, suffisent pour le divertir3.
4 Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela 5 ?
Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu'il
a mieux joué qu'un autre. Ainsi, les autres suent
dans leur cabinet pour montrer aux savants qu'ils
ont résolu une question d'algèbre6 qu'on n'aurait
pu trouver jusqu'ici ; et tant d'autres s'exposent aux
derniers périls pour se vanter ensuite d'une place
qu'ils auront prise, et aussi sottement, à mon gré ;
et enfin 7 les autres se tuent pour remarquer toutes
ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais
seulement pour montrer qu'ils les savent, et ceux-là
sont les plus sots de la bande8, puisqu'ils le sont
i. [Un chien] la correction est autographe.
2. [Un lièvre.]
3. [D'où vient que coi homme qui a perdu son fils unique depuis peu
de mois et qui était tout est accablé de procès et de querelles et du scuci
d'affaires importantes qui le rendaient tantôt si chagrin, n'y pense plus à
présent. Ne vous en étonnez pas ; il est tout occupé à savoir par où pas-
sera ce sanglier que ses chiens poursuivent. Il n'en faut pas davantage
pour chasser tant de pensées importantes. Voilà l'esprit de ce maître du
monde tout rempli de ce seul souci.] (Importantes n'est écrit qu'à moitié,
et on pourrait également compléter le mot par importunes, qui offrirait
encore un sens satisfaisant, moins adapté cependant à l'aliure de la
phrase.)
4- Page i33 du manuscrit.
5. [Le divertissement. Car quoi objet a celui-ci qui se tue à la cha^c
aujourd'hui sinon] de se vanter demain entre ses amis [de ce sanglier qu'il
aura pris. Et un] autre sue en [son] cabinet pour montrer aux savants
une question [de chiffres qu'il aura résolue, et tant d'autres se font
blesser en une campagne pour se vanter l'hiver dos danjerz qu'il a
courus, aussi sottement.]
G. [Impénétrable à tout auire.]
7. Enfin en surcharge.
8. [Car puisqu'ils ne iafsscsxt.]
SECTION II. 63
avec connaissance, au lieu * qu'on peut penser des
autres qu'ils ne le seraient plus, s'ils2 avaient celte
connaissance.
Tel homme passe sa vie3 sans ennui, en jouant
tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les
matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à la
charge qu'il ne joue point: vous le rendez malheu-
reux, 4. On dira peut-être que c'est qu'il recherche
l'amusement du jeu, et non pas le gain. Faites-le
donc jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas et s'y
ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il
recherche 5 : un amusement languissant et sans pas-
sion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe et qu'il se
pipe lui-même, en s'imaginant qu'il serait heureux
de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnât
à condition de ne point jouer, afin qu'il se forme un
sujet de passion, et qu'il excite6 sur cela son désir,1
sa colère7, sa crainte, pour l'objet qu'il s'est formé,
comme les enfants qui s'effrayent du visage qu'ils
ont barbouillé.
D'où vient que cet homme, qui a perdu depuis
i . [Que les autres.]
a. [Le [savaient qu'ils le sont.]
3. [Heureusement avec]
4. [il.]
5. La fin de la phrase en surcharge. — [Ses passions sur cela pour
ne point sentir passer le temps pour empêcher l'ennui de se répandre,
et la misère de paraître à sa pensée.]
6. [Pour l'objet.]
7. Cf. fr. 88.
8. [L'homme, sans divertissement, quelque heureux qu'on l'imagine,
séchera de chagrin et d'ennui [les conditions [et l'homme, quelque plein de
tristesse qu'il soit, si on peut gagner sur lui de le divertir, le voilà heureux.]
61 PENSÉES.
peu de mois son fils unique, et qui1, accablé de
procès et de querelles, était ce matin si troublé, n'y
pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez point :
il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier
que les ~ chiens poursuivent 3 avec tant d'ardeur de-
puis six heures. Il n'en faut pas davantage4. L'homme,
quelque plein de tristesse qu'il soit, si on peut gagner
sur lui de le faire entrer en quelque divertissement,
le voilà heureux pendant ce temps-là ; et l'homme,
quelque heureux qu'il soit, s'il n'est diverti et occupé
par quelque passion ou quelque amusement 5 qui
empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt chagrin
et malheureux. Sans divertissement il n'y a point
de joie ; avec le divertissement il n'y a point de
tristesse. Et c'est aussi ce qui forme le bonheur
des personnes 6 de grande condition qu'ils ont un
nombre de personnes qui les divertissent, et qu'ils
ont le pouvoir de se maintenir en cet état.
"Prenez-y garde. Qu'est-ce autre chose d'être sur-
intendant, chancelier, premier président, sinon
1 . [Était ce matin si troublé.]
2. [Limiers.]
3. Avec... heures surcharge.
U* [Pour reléguer.]
5. [Sera chagrin et malheui'eux.]
G. Page 217 du manuscrit.
7. Ecrit d'une main étrangère, avec corrections de Pascal a la
première rédaction : [Car pour parler selon la vérité des diverses condi-
tions des hommes, ceux que nous appelons de grande qualité comme un]
surintendant [un] chancelier [un] premier président [ne sont autre chose
que des personnes qui ont] dès le matin un grand nomhre de gens
[chez eux pour les entretenir de diverses affaires dès à leur réveil et] ne
leur laisser une heure en la journée [pour] penser à eux-mêmes.
SECTION II. 65
d'être en une condition où l'on a dès le matin un
grand nombre de gens qui viennent de tous côtés
pour ne leur laisser pas une heure en la journée où
ils puissent penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont
dans la disgrâce et qu'on les renvoie à leurs maisons
des champs, où ils ne manquent ni de biens1, ni de
domestiques pour les assister dans leur besoin , ils ne
laissent pas d'être misérables et abandonnés, parce
que personne ne les empêche de songer à eux.
2 [Le divertissement est une chose si nécessaire aux
gens du monde qu'ils sont misérables3 sans cela4 ;
tantôt un accident leur arrive, tantôt ils pensent à
ceux qui leur peuvent arriver, ou même quand ils
n'y penseraient pas et qu'ils n'auraient aucun sujet
de chagrin, l'ennui de son autorité privée ne laisse
pas de sortir du fond du cœur où il a une racine
naturelle et [de] remplir tout3 l'esprit de son venin6.]
1. [Pour leur nourriture et leur logement.]
2. Ce dernier paragraphe est écrit d'une main étrangère, et corrigé
par Pascal qui a fini par le rayer après l'avoir utilisé dans le cours de
son développement.
3. [En.]
4. [Car quand même ils ne penseraient pas] [ou ils pensent aux misères
de leurs conditions ou [ce qui les porte dans l'ennui.]
5. Tout surcharge autographe.
6. Havet a relevé sur ce fragment les commentaires de Nicole,
curieux par leur diversité : « Nicole s'appuie sur ces idées de Pascal
dans son traité de la Connaissance de soi-même, chap. i : « C'est ce qui
« a donné lieu à un grand esprit de ce siècle de faire voir dans un
« excellent discours que ce désir d'éviter la vue de soi-même est la
« source de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et sur-
« tout de ce qu'ils appellent divertissement; qu'ils ne cherchent en
« tout cela qu'à ne penser point à eux, qu'il suffit pour rendre un
a homme misérable de l'obliger d'arrêter la vue sur soi, et qu'il n'y
« a point de félicité humaine qui la puisse soutenir. Qu'ainsi l'homme
pensées. n — 5
HQ PENSÉES.
no] 140
[Cet homme si affligé de la mort de sa femme et
de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le
tourmente, d'où vient qu'à ce moment il n'est pas
triste, et qu'on le voit si exempt de toutes ces pensées
pénibles et inquiétantes ? Une faut pas s'en étonner1 ;
on vient de lui servir une balle, et il faut qu'il la
rejette à son compagnon, il est occupé à la prendre
ce sans la grâce est un grand supplice à lui-même, qu'il ne tend qu'à
« se fuir, qu'il se regarde en quelque sorte comme son plus grand
« ennemi, et qu'il fait consister son bonheur à s'oublier soi-même, et
« à se noyer dans cet oubli. » Plus loin cependant (chap. m), il
n'adopte pas sans réserve ce que dit Pascal, que l'ennui qui accable
ceux qui ont été dans de grandes places, quand on les réduit à vivre
en repos dans leur maison, vient de ce qu'ils se voient trop, et que
personne ne les empêche de songer à eux. « Peut-être que c'est une
a des causes de leur chagrin ; mais ce n'est pas la seule. C'est aussi
« parce qu'ils ne se voient pas assez, et qu'il y a moins de choses
« qui renouvellent l'idée de leur moi », etc. Mais dans sa lettre au
marquis de Sévigné (Cf. Pièces justificatives, p. ccli), Nicole combat
très vivement le fond même de ce qu'il appelait tout à l'heure un
excellent discours : « Il suppose, dans tout le discours du divertissement
« ou de la misère de l'homme, que l'ennui vient de ce que l'on pense à
« soi, et que le bien du divertissement consiste en ce qu'il nous ôte
« cette pensée. Cela est peut-être plus subtil que solide... Le plaisir
« de l'âme consiste à penser, et à penser vivement et agréablement.
« Elle s'ennuie sitôt qu'elle n'a plus que des pensées languissantes...
« C'est pourquoi ceux qui sont bien occupés d'eux-mêmes peuvent
« s'attrister, mais ne s'ennuient pas. La tristesse et l'ennui sont des
« mouvements différents... M. Pascal confond tout cela... » Voir
aussi Traité de l'Education d'un Prince, iie part., ch. xxxviii.
140
Cf. B., 3a6; C, 377; Faug., II, 37 note; Hat., IV, a note; Moi., I, 57;
Mich., a85.
1. [Il voit venir) une balle.
SECTION IL 67
à la chute du toit, pour gagner une chasse ' ; com-
ment voulez-vous qu'il pense à ses affaires, ayant
cette autre affaire à manier ? Voilà un soin digne
d'occuper cette grande âme, et de lui ôter toute
autre pensée de l'esprit. Cet homme, né pour con-
naître l'univers, pour juger de toutes choses, pour
régir tout un Etat, le voilà occupé et tout rempli du
soin de prendre un lièvre. Et s'il ne s'abaisse à cela
et veuille toujours être tendu, il n'en sera que plus
sot, parce qu'il voudra s'élever au-dessus de l'hu-
manité, et il n'est qu'un homme, au bout du compte,
c'est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et
de rien : il est ni ange ni bête, mais homme 2.]
23] 141
Les hommes 3 s'occupent à suivre une balle et un
lièvre ; c'est le plaisir même des rois.
*i46] 142
Divertissement, — La dignité royale n'est- elle pas
assez grande d'elle-même, pour celui qui la possède,
1. Terme du jeu de paume d'où est venue cette expression chasse
morte, synonyme de coup perdu (Littré).
2. On verra dans le célèbre fragment 358 quel parti Pascal a tiré
de cette expression, qu'il avait rencontrée daps Montaigne et dans
Balzac.
141
Cf. B., 9; C., 23; Faub., II, 4i; Mot., I, 63; Mich., 48..
3. [Songent.]
142
Cf. B., 58; C, 8a; P. R., XXVI, i;Bos.,I, vu, 1; Faug., II, 38;Hav.,
IV, 3; Mol., I, 61; Mich., 365.
68 PENSÉES.
pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu'il
est? faudra-t-il le divertir de cette pensée, comme
les gens du commun? Je vois bien que c'est rendre
un homme heureux de le divertir de la vue de ses
misères domestiques pour remplir toutes ses pensées
du soin de bien danser ; mais en sera-t-il de même
d'un roi, et sera-t-il plus heureux en s 'attachant à
ces vains amusements qu'à la vue de sa grandeur1?
et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à
son esprit? ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie,
d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la
cadence d'un air, ou à placer adroitement une
barre2, au lieu de le laisser jouir en repos3 de la
contemplation de la gloire majestueuse qui l'envi-
ronne ? Qu'on en fasse l'épreuve, qu'on laisse un
roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans
aucun soin dans l'esprit, sans compagnie \ penser à
lui tout à loisir ; et l'on verra qu'un roi sans diver-
tissement est un homme plein de misères. Aussi on
évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y
1. « La plupart des plus grands rois, après avoir rendu leurs sujets
heureux, ne pensent guère qu'à se voir eu de beaux palais richement
meublés et sur des jardins agréables , à goûter la bonne chère et la
musique, avec les plus belles femmes de leur temps, à se divertir, à
jouer, à chasser, à la comédie, dans les bals et dans les ballets. »
(Méré, de ÏEsprit, p. 55.)
2. Balte serait peut-être plus attendu, car le jeu de balle est
l'exemple choisi ailleurs par Pascal j mais il y avait aussi un jeu qui
consistait à jeter une barre, et il n'y a donc pas lieu de recùfîer, comme
fait M. Michaut, ce qui a été écrit sous la dictée de Pascal.
3. En repos, surcharge.
4. [Et sans divertissement.]
SECTION II. 69
avoir auprès des personnes des rois i un grand nom-
bre de gens qui 2 veillent à faire succéder le diver-
tissement à leurs affaires 3, et qui observent tout le
temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et
des jeux4, en sorte qu'il n'y ait point de vide ; c'est-
à-dire qu'ils sont environnés de personnes 5 qui ont
un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne
soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu'il
sera6 misérable, tout roi qu'il est, s'il y pense.
Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens
comme chrétiens, mais seulement comme rois7.
217]
143
^ Divertissement — On charge les hommes, dès
l'enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de
leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de
leurs amis. On les accable d'affaires8, de l'appren-
tissage des langues et d'exercices, et on leur fait
entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans 9 que
1. [Pour.]
2. [Sont.]
3. [Pour remplir.]
4. [Pour faire.]
5. [Admirablement soigneuses.]
6. [Bien.]
7. Port-Royal développe et généralise cette réserve. (Cf. la note
du fr. i3g, page 54, n° 8).
143
8. [Afin qu'ils soient tellement occupés a toutes ces pensées qu'ils ne
songent pas.]
9. Sans, en surcharge.
70 PENSÉES.
leur santé, leur honneur, leur fortune et celles de
leurs amis soient en bon état, et1 qu'une seule chose
qui manque les rendrait malheureux2. Ainsi on leur
donne des charges et des affaires qui les font tra-
casser dès la pointe du jour3. — Voilà, direz -vous,
une étrange manière de les rendre heureux ! Que
pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheu-
reux ? — Gomment ! ce qu'on pourrait faire ? Il ne
faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors * ils
se verraient, ils penseraient3 à ce qu'ils sont, d'où
ils6 viennent, où ils vont ; et ainsi on ne peut trop
les occuper et les détourner. Et c'est pourquoi, après
leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque
temps de relâche, on leur conseille de l'employer à
se divertir, à jouer, et à s'occuper toujours7 tout
entiers.
Que le cœur de l'homme est creux et plein d'or-
dure 8 !
£29] 144
J'avais passé longtemps dans l'étude des sciences
1. Etf en surcharge.
2. Mont., I, 38, De la solitude : « Nos affaires ne nous donnoient
pas assez de peine; prenons encores, à nous tormenter et rompre la
teste, de ceulx de nos voisins et amis. »
3. [Et s'ils ont quelque relâche.]
[\. [La pensée de ce que.]
5. [D'où ils.]
6. [Sont.]
7. Toujours, en surcharge.
S. Cette phrase en marge.
144
Cf. B., 376; C, 332; P. R., XXIX, 21 ; Bos., I, 11, 26; Faug., I, 199
Uav., VI, 23; Mol., I, ia5; Mien., 708.
SECTION II. 7f
abstraites ; et le peu de communication ! qu'on en
peut avoir m'en avait dégoûté. Quand j'ai com-
mencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences
abstraites ne sont pas propres à l'homme, et que je
m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que
les autres en les ignorant. J'ai pardonné aux autres
d'y peu savoir; mais j'ai cru trouver au moins bien
des compagnons en l'étude de l'homme, et que c'est
la vraie étude qui lui est propre2. J'ai été trompé ; il
y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie.
Ce n'est que manque de savoir étudier cela qu'on
cherche le reste ; mais n'est-ce pas que ce n'est pas
encore là la science que l'homme doit avoir, et qu'il
lui est meilleur de s'ignorer pour être heureux ?
no] i45
[Une seule pensée nous occupe, nous ne pouvons
pensera deux choses à la fois ; dont bien nous prend,
selon le monde, non selon Dieu3.]
i. Expression familière à Pascal. Cf. lettre du 26 janvier i648:
« J'aurais pour cela besoin de la communication de personnes savantes
et de personnes désintéressées. » Ici le mot est pris au sens absolu,
pour signifier le peu de personnes avec qui on peut communiquer. —
Saint Gyran écrivait de \ incennes à Arnauld: « Le principal me
manque qui est la communication », et Méré définira l'honnêteté:
« Cette science est proprement celle de l'homme, parce qu'elle consiste
à vivre et à se communiquer d'une manière humaine et raison-
nable. » (De la vraie Honnêteté, dise. I, p. 6.)
2. « Bref c'est la vraye science de l'homme. » (Charron, Préface
de lu Sagesse.) — « La vraye science et la vraye estude de l'homme,
c'est l'homme. » (Jd., préface du Premier livre.)
145
Cf. Fatjg., II, 37 (note); Hav., IV (note); Mot.., I, 58; Mich., 286.
3. Opposition qui est déjà dans Montaigne : « Nous n'avons garde
72 PENSEES.
4] M6
L'homme est visiblement fait pour penser ; c'est
toute sa dignité ' ; et tout son mérite et tout son
devoir est de penser comme il faut. Or l'ordre de la
pensée est de commencer par soi, et par son auteur
et sa fin.
Or à quoi pense le monde ? jamais à cela ; mais
à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des
vers, à courir la bague, etc., à se battre, à se faire
roi, sans penser à ce que c'est qu'être roi, et qu'être
homme.
3S2] 147
Nous ne nous contentons pas de la vie que nous
avons en nous et en notre propre être : nous vou-
lons vivre dans l'idée des autres d'une vie imagi-
naire, et nous nous efforçons pour cela de paraître2.
d'estre gents de bien selon Dieu ; nous ne le sçaurions estre selon
nous » (III, 9). Voir le fragment 906. — Nicole écrit dans ses Pensées
diverses, LVII : « La raison des faux jugements que l'on fait est que
l'on a deux règles pour juger des choses. Cela est bon, dit-on, selon
le monde, mais mauvais selon Dieu. »
146
Cf. B., 358; C, 3i5; P. R., IX, 1; Bos., II, xtii, 64; Faug., II, 86;
Hav., XXIV, 53; Mol., I, 72; Mien., 17.
1. [Cependant.] — Cf. fr. 3^7 et 365.
147
Cf. B., 419; P. R., XXIV, 1; Bos., V, 1; Hat., II, 1 ; Mor.., T, 87;
MlCH., 611.
2. « Moy, ie tiens que ie ne suis que chez moyj et de cette
aultre mienne vie, qui loge en la cognoissance de mes amis, à la con-
sidérer nue et simplement en soy, ie sens bien que ie n'en sens fruict
SECTION II. 73
Nous travaillons incessamment à embellir et con-
server notre être imaginaire, et négligeons le véri-
table1. Et2 si nous avons ou la tranquillité, ou la
générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de
le faire savoir, afin d'attacher ces vertus-là à notre
autre être, et les détacherions plutôt de nous pour
les joindre à l'autre ; nous serions de bon cœur
poltrons pour en acquérir la réputation d'être vail-
lants3. Grande marque4 du néant de notre propre
être, de n'être pas satisfait de l'un sans l'autre, et
d'échanger souvent l'un pour l'autre ! Car qui ne
mourrait pour conserver son honneur5, celui-là serait
infâme.
ni iouïssance que par la vanité d'une opinion fantastique. » (Mont.,
II, xvi.) — Cf. Nicole : « il [l'homme] ne se regarde pas moins selon un
certain être qu'il a dans l'imagination des autres que selon ce qu'il est
effectivement, » etc. (De la Connaissance de soi-même, ire part., ch. iv).
1. « Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette
condition de vivre par la relation à aultruy, nous faict beaucoup plus
de mal que de bien : nous nous defraudrons de nos propres utilitez,
pour former les apparences à l'opinion commune; il ne nous chault
pas tant quel soit notre estre en nous et en effect, comme quel il soit
en la cognoissance publique » (Mont., III, ix). Gbarron a reproduit ce
passage : « Nous ne vivons que par relation à aultruy. Nous ne nous
soucions pas tant quels nous soyons en nous en effet et en vérité,
comme quels nous soyons en la cognoissance publique, tellement que
nous nous defaudrons souvent, et nous privons de nos commodités et
biens, et nous nous gehennons pour former les apparences à l'appa-
rence commune » (De la Sagesse, I, xxxvi, 4)'
2. [Nous serions bien fâchés d'avoir] la tranquillité.
3. « De toutes les resveries du monde, la plus receue et la plus
universelle est le soing de la réputation et de la gloire, que nous
espousons iusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé,
qui sont bien effectuels et substantiaux, pour suyvre cette vaine image
et cette simple voix qui n'a ni corps ni prinse » (Mont.; I; 4i)«
4. [De 2a.]
5 [Serait.]
74 PENSEES.
4i6] 148
Nous sommes si présomptueux que nous vou-
drions être connus de toute la terre, et même des
gens qui viendront quand nous ne serons plus ; et
nous sommes si vains, que1 l'estime de cinq ou six
personnes qui nous environnent, nous amuse et nous
contente 2.
83] 149
Les villes par où on passe, on ne se soucie pas
d'y être estimé ; mais, quand on y doit demeurer un
peu de temps, on s'en soucie. Combien de temps
faut-il ? un temps proportionné à notre durée vaine
et chétive.
49] 150
La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme
148
Cf. B., 45; G., 45 ; P. R., XXIV, 7 ; Bos., I, t, 5; Faug., I, 208; Hat.,
II, 5; Mol., I, 88; Mien., 673.
1. « Nous cherchons notre bonheur hors de nous-mêmes, et dans
l'opinion des hommes que nous connaissons flatteurs, peu sincères,
sans équité, pleins d'envie, de caprices et de préventions. Quelle
bizarrerie ! » (La Bruyère, De l'Homme.}
2. [Nous nous.]
149
Cf. B., 8; C.,21; P. R., XXIV. 10; Bos., I, t, 7; Faug., I, 308; Hat.,
II, 7; Mol., I, 89; Mich., a38.
I50
Cf. B., 36o;C.,3i6; P. R., XXIV, 5: Bos., I, t: Faug., I, 208; Hat.,
II, 3; Mol., 1,88 j Mich., 124.
SECTION II. 75
qu'un soldat, un goujat, un cuisinier, uncrocheteur1
se vante et veut avoir ses admirateurs ; et les philo-
sophes mêmes en veulent ; et ceux qui écrivent
contre veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit 2 ; et
ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de l'avoir
lu ; et moi qui écris ceci, ai peut-être cette envie3 ;
et peut-être que ceux qui le liront...
69] 151
La gloire. — L'admiration gâte tout dès l'enfance :
Oh ! que cela est bien dit ! oh! qu'il a bien fait! qu'il
est sage ! etc. 4.
Les enfants de Port-Royal, auxquels" on ne donne
1. « Goujat, valet d'armée. Cf. La Fontaine, Matrone d'Ephèse :
Mieux vaut goujat debout qu'empereur couronné.
CrocheLeur, portefaix qui fait usage de crochets. Cf. Régnier,
Satire Y :
Et qu'il n'est crocheteur ni courtaud de boutique
Qui n'estime à vertu l'art où sa main s'applique.
Et Balzac, le Barbon : « Il n'a écrit que pour la lie de Romulus et
pour les crocheteurs du marché de Rome. » (Littré.)
2. C'est une pensée de Cicéron, dans le plaidoyer pour Archias,
que Pascal a connue par Montaigne : « Car, comme dict Cicero,
ceulx mesmes qui la [la gloire] combattent, encores veulent ils que les
livres qu'ils en escrivent portent au front leur nom, et se veulent
rendre glorieux de ce qu'ils ont mesprisé la gloire. » (Essais, liv. I,
ch. xli : De ne communiquer sa gloire.^) Tacite dit également:
« Chez les sages mêmes la passion de la gloire est la dernière dont ils
se défont. » (Hist., IV, 6.)
3. Cf. Montaigne : III, ix : De la vanité. « Il n'en est, à l'adven-î
ture, aulcune plus expresse que d'en escrire si vainement. »
Cf. B., 19; G., 33; Facg., I, 20/4; Hay., XXV, GG; Mol., I, 86; Mien.,
196.
4. [Le talon de soulier.]
5. [iVous.J
76 PENSÉES.
point cet aiguillon d'envie et de gloire1, tombent
dans la2 nonchalance8.
75] i5«
Orgueil1*. — Curiosité n'est que vanité : le plus
souvent on ne veut savoir que pour en parler6 ; au-
trement on ne voyagerait pas sur la mer, pour ne
jamais en rien dire, et pour le seul plaisir de voir,
sans espérance d'en jamais communiquer.
*49] i53
Du désir d'être estimé de ceux avec qui on est6. —
1. « Qui est-ce qui voudrait courir seul aux jeux olympiques?
ôtez l'émulation, vous ôtez la gloire, vous ôtez l'éperon à la vertu. »
(Du Yair, La philosophie morale des Stoïques, éd. i6o3, p. 3o.)
2. [Par] sans doute paresse.
3. Havet a judicieusement rappelé à ce propos le conseil de
M. de Saci à Fontaine : « Quand il y avait quelque bien dans quel-
qu'un de ces enfants, il me conseillait toujours de n'en point parler
et d'étouffer cela dans le secret : « Sx Dieu y a mis quelque bien,
disait-il, « il l'en faut louer, et garder le silence, se contentant de lui
en rendre dans le fond du cœur sa reconnaissance, a (Sainte-Beuve,
Port-Royal, 5e édit., t. III, p. 45o.)
15a
Cf. B., 27; G., 45; P. R., XXIV, 9; Bos.,I, v, 6; Facc, I, ao8; Hav.,
H, G; Mot., I, 90; Mich., an.
l\. Le titre d'une main étrangère.
5. Pascal avait lu dans Montaigne (I, 38) ces vers de Perse (Sa*.,
1,23):
Usque adeone
Scire tuum nihil est nisi te scire hoc sciât alter,
153
Cf. B., 36o; G., 3i7; P. R., XXIV, 4; Bos., I, v, a; Fabg., I, 209;
Hat., II, 2 bis; XXV, 122; Mot., I, 90; Mien., 124.
6. « Nous voulons que l'on nous trouve et sente partout, que l'on
nous estime et tout ce que nous estimons. » Gbarron, Sagesse, I, xxxv.
SECTION II. 77
L'orgueil nous tient d'une possession si naturelle au
milieu de nos misères, erreurs, etc. ; nous perdons
encore la vie avec1 joie, pourvu qu'on en parle2.
Vanité: jeu, chasse, visite, comédies, fausse per-
pétuité de nom3.
a3] i54
[Je n'ai point d'amis [à votre avantage]4.
Un vrai ami est une chose si avantageuse, même
pour les plus grands seigneurs, afin qu'il dise du bien
d'eux, et qu'il les soutienne en leur absence même,
qu'ils doivent tout faire pour en avoir5. Mais qu'ils
1. Correction de Pascal au texte dicté qui portait : et les joies.
2. « Nous consentons peut-estre d'eschapper à la vie, mais non h
la vanité. » (Ibid., I, xxxvi, 3.)
3. Souvenir du chapitre de Charron sur la Vanité (Sagesse, I,
xxxvi) : « Nous desirons estre louez aprez nostre mort ; quelle plus,
grande vanité? » (§ 3). Le paragraphe 5 signale la Vanité de la
comédie, et le par. 6 celle des visites : « Quelle vanité et perte de
temps aux visites, salutations, accueils et entretiens mutuels ! » etc. —
Cf. Nicole, Pensées diverses, XXX: Vanité, assaisonnement de la plu-
part des choses.
154
Cf. Migh., 5a, note.
4. Ces mots, barrés dans le manuscrit, s'expliquent par le fragment
qui suit ; voir l'application fort importante que Pascal en fait aux
Apôtres (Fragment, 798).
155
Cf. B., 354; C, 3io; Bos., I, 11, 58; Faug., I, ig5; Hat., VI, 55;
Mol., II, i5a; Mien., 22.
5. La Bruyère a développé cette pensée : « Un homme en place
doit aimer son prince, sa femme, ses enfants, et après eux les gens.
78 PENSÉES.
choisissent bien ; car, s'ils font tous leurs efforts
pour des sots, cela leur sera inutile, quelque bien
qu'ils disent d'eux; et même ils n'en diront pas du
bien, s'ils se trouvent les plus faibles1, car ils n'ont
pas d'autorité ; et ainsi ils en médiront par compa-
gnie.
83] 156
Ferox gens, nullam essevitam sine armis rati2. Ils
aiment mieux la mort que la paix ; les autres aiment
mieux la mort que la guerre.
Toute opinion peut être préférable à la vie, dont
l'amour parait si fort et si naturel3.
d'esprit... Quels petits bruits ne dissipent-ils pas? quelles histoires ne
réduisent-ils pas à la fable et à la fiction? Ne savent-ils pas justifier
les mauvais succès par les bonnes intentions ; prouver la bonté d'un
dessein et la justesse des mesures par le bonheur des événements ;
s'élever contre la malignité et i'envie pour accorder à de bonnes
entreprises de meilleurs motifs ; donner des explications favorables à
des apparences qui étaient mauvaises ; détourner les petits défauts, ne
montrer que les vertus, et les mettre dans leur jour ; semer en mille
occasions des faits et des détails qui seront avantageux, et tourner le
ris et la moquerie contre ceux qui oseraient en douter ou avancer des
faits contraires?... » {Des Grands.)
1 . [Mangue.]
156
Cf. B., 8; C, 20; P. R., XXIX, 38; Bos., I, îx, &i; Faug., î, 2i5 ;
Hav., VI, 38; Mol., I, 86; Mich., 2^0.
2. [Gloire.] — On lit dans Montaigne : « Caton, consul, pour s'asseurer
d'aulcunes villes en Espaigne, ayant seulement interdict aux habitants
d'icelles de porter les armes, grand nombre se tuèrent : ferox gens}
nullam vitam rati sine armis esse » (I, 4o). La citation est de Tite-Live,
XXXIV, i7.
3. « Toute opinion est assez forte pour se faire espouser au prix
de la vie. » (Mont., I, 4o.)
SECTION II. 79
*U2] i57
Contradiction: mépris de notre être, mourir pour
rien, haine de notre être*
21] 15s
Métiers. — La douceur de la gloire est si grande1,
qu'à quelque objet qu'on l'attache, même à la mort,
on l'aime2.
*44o] 159
Les belles actions cachées sont les plus estima-
bles3: quand j'en vois quelques-unes dans l'histoire
comme page i84*, elles me plaisent fort; mais enfin
157
Cf. B., 46; C, 67; Faug., II, 89; Mot., I, 67; Mich., 761.
158
Cf. B., 9; G., a3; P. R., XXIV, 2; Bos., I, v, 1; Faug., I, 209; Hav.,
II, 1 bis; Mol., I, 88; Mich., 45.
1 . [Puisque.]
2. [Qui y tient.]
159
Cf. B., 366; C, 3a2 ; P. R., ult., XXIX, 25; Bos., T, ix, 21 ; Faug., I,
205; Hat., VI, 18; Mol., I, 87; Mich., 748.
3. « La parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu'on serait
capable de faire devant tout le monde. » (La Rochefoucauld, Max.7
216.)
4. « On est porté à croire, dit Havet, que Pascal renvoie ici à
la page i84 de l'édition des Essais de Montaigne dont il se servait. Je
trouve en effet à la page i84 de l'édition de i635 en un volume in-
folio (celle que Mlle de Gournay a dédiée au cardinal de Richelieu),
des traits qui paraissent être ceux que Pascal avait en vue : « Cette
« belle et noble femme de Sabinus, patricien romain, pour l'interest
« d'auitruy supporta seule sans secours, et sans voix et gémissement,
« l'enfantement de deux iumeaux. Un simple garsonnet de Lacede-
80 PENSÉES.
elles n'ont pas été tout à fait cachées, puisqu'elles
ont été sues ; et quoiqu'on ait fait ce qu'on ait pu pour
les cacher, ce peu par où elles ont paru gâte tout ;
car c'est là le plus beau, de les avoir voulu cacher1.
i5g] 160
L'éternuement absorbe toutes les fonctions de
l'âme, aussi bien que la besogne2 ; mais on n'en tire
pas les mêmes conséquences contre3 la grandeur de
« mone ayant desrobbé un regnard..., et l'ayant mis sous sa cappe,
« endura plustost qu'il luy eust rongé le ventre que de se descouvrir.
« Et un aultre, donnant de l'encens à un sacrifice, se laissa brusler
« iusques à l'os par un charbon tumbé dans sa manche, pour ne trou-
« bler le mystère... » (I, XL.) Voilà trois belles actions cachées,
et pas assez cachées pourtant au gré de Pascal. Voir encore Mont.,
III, x : ce A mesure qu'un bon effect est plus esclatant, ie rabbats de
« sa bonté le souspeçon en quoy i'entre, qu'il soit produict plus pour
« estre esclatant que pour estre bon; estalé, il est à demi vendu. Ce
« actions là ont bien plus de grâce, qui eschappent de la main de
« l'ouvrier, nonchalamment et sans bruict, et que quelque honneste
« homme choisit aprez et r'esleve de l'umbre, pour les poulser en
« lumière à cause d'elles mesmes. »
i. C'était la règle que Pascal s'était imposée à lui-même dans ses
actions de charité (cf. la Vie écrite par Mme Périer, apud Opuscules et
Pensées de Pascal, Hachette, 1897, p. 29).
160
Cf. B., &iz; G., 387; Faug., I, i93; Hat., XXV, 5; Mol., I, 46 et I,
45; Mich., 384.
2. La première Copie corrige: le plaisir. Allusion à un passage de
Montaigne (III, v) qui se termine ainsi : « Le sommeil suffoque et
supprime les facultez de nostre ame : la besongne les absorbe et dissipe
de mesme; certes, c'est une marque non seulement de nostre corruption
originelle, mais aussi de nostre vanité et desformité. » — Au début
de l'Essai suivant, Montaigne écrit : « Me demandez-vous d'où vient
cette coustume de bénir ceulx qui esternuent?... Parce qu'il [l'éter-
nument] vient de la teste et est sans blâme, nous luy faisons cet hon-
neste recueil. »
3. [L'homme.]
SECTION II. 81
l'homme, parce que c'est contre son gré. Et quoi-
qu'on se le procure, néanmoins c'est contre son gré
qu'on se le procure ; ce n'est pas en vue de la chose
même, c'est pour une autre fin1 : et ainsi ce n'est
pas une marque de la faiblesse de l'homme, et de sa
servitude sous cette action.
2 II n'est pas honteux à l'homme de succomber
sous la douleur, et il lui3 est honteux de succomber
sous le plaisir. Ce qui ne vient pas de ce que la dou-
leur nous vient d'ailleurs, et que nous recherchons
le plaisir ; car on peut rechercher la douleur, et y
succomber à dessein4, sans ce genre de bassesse5.
D'où vient donc qu'il est glorieux à la raison de suc-
comber sous l'effort de la douleur, et qu'il lui est
honteux de succomber sous l'effort du plaisir6? c'est
que ce n'est pas la douleur qui nous tente et nous
attire ; c'est nous-mêmes qui volontairement la
choisissons et voulons la faire dominer sur nous ;
de sorte que nous sommes maîtres de la chose ; et
en cela c'est l'homme qui succombe à soi-même ;
mais, dans le plaisir, c'est l'homme qui succombe
au plaisir. Or il n'y a que la maîtrise et l'empire
qui fasse la gloire, et que la servitude qui fasse [la]
honte.
1. Audition ultérieure.
2. [D'où vient qu'il] n'est pas honteux à l'homme [de succomber sous
le plaisir.]
3. [Lui] en surcharge.
[\. A dessein en surcharge.
5. La phrase suivante à la marge.
6. [Mais.]
PENSÉES. II — 6
82 PENSÉES.
Vanité. — Qu'une chose aussi visible qu'est la
vanité du monde soit si peu connue que ce soit
une chose étrange et surprenante de dire que c'est
une sottise de chercher les grandeurs, cela est admi-
rable !
487] x6a
Qui voudra connaître à plein la vanité de l'homme
n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour.
La cause en est un je ne sais quoi (Corneille)1, et
les effets en2 sont effroyables. Ce je ne sais quoi3,
si peu de chose qu'on ne peut le reconnaître, re-
mue toute la terre, les princes, les armées, le monde
entier.
161
Cf. B., 5; C, 17; Bos., I, ix, 62; Faug., I, 207; Hav., VI, 59; Mol.,
I, (53 ; Mica., 222.
1Ô2
Cf. B., 197; C, 9; Bos., I, ix, 46; Faug , I, 207; Hav., VI, 43 bis ;
Mol., I, 89; Mich., 862.
1. Voir Médêe, Ii, 6 :
Souvent je ne sais quoi qu'on ne peut exprimer
Nous surprend, nous emporte, et nous force d'aimer.
Rodogune, I, 5 : Les âmes
S'attachent l'une à l'autre et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.
On avait discuté le je ne sais quoi dans l'entourage de Mme de Sablé,
témoin cette pensée de l'abbé d'Àilly : « Ces mots de sympathie, de
je ne sais quoi, de qualités occultes, et mille autres, ne signifient
rien » (V. Cousin, Madame de Sablé, i854, p- 86; cf. p. 90).
2. En surcharge.
3. [Qu'on en peut.]
SECTION II. 83
Le nez de Cléopâtre1 : s'il eût été plus court, toute
la face de la terre aurait changé.
79] 163
Vanité. — La cause et les euets de l'amour : Cléo-
pâtre.
Première Copie 90] 163 bis
[Rien ne montre mieux la vanité des hommes
que de considérer quelle cause et quels effets de
l'amour ; car tout l'univers en est changé : le nez de
Cléopâtre.]
23] 164
Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain
lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes
gens qui sont tous dans le bruit et dans le divertis-
sement, dans la pensée de l'avenir? Mais, ôtez leur
divertissement, vous les verrez se sécher d'ennui ;
ils sentent alors leur néant2 sans le connaître: car
1. Le nom de Cléopâtre n'est pas prononcé tout à fait au hasard.
Cléopâtre était l'héroïne de Méré, comme César était son héros. (Cf.
en particulier le discours des Agréments, p. 127.)
163
Cf. B., i3; C, 3o; Faug., I, 207; Mol., I, 89; Mich., 219.
163 bis
Cf. C, 11G; Faug., I, 23G; Mol., I, 89; Mich., 888.
164
Cf. B., 9; C, 23; Bos., I, ix, 62; Faug., II, lu; Hav., VI, 59 Us ;
Mol., 1, 63; Mien., 67.
2. [Qa'iis ne connaissent.]
84 PENSÉES.
c'est bien être * malheureux que d'être dans une s
tristesse insupportable3, aussitôt qu'on est réduit à
se considérer, et à n'en être point diverti.
4i5] 165
Pensées. — In omnibus requiem quœsivi*. Si notre
condition était véritablement heureuse, il ne nous
faudrait pas divertir d'y penser pour nous 5 rendre
heureux.
73] i65 bis
Si notre condition était véritablement heureuse,
il ne faudrait pas nous divertir d'y penser.
U2] j66
Divertissement6. — La mort est plus aisée à
1. [Dans le néant que d'être en telle condition que [en une condition si
malheureuse.]
2. [Dernière.]
3. Insupportable, en surcharge.
165
Cf. B, 464; C, 2o3; P. R., XXIX, 20; Bo« , T, ix, 25; Faug., IT, 4a ;
H.w., VI, 22; Mol., I, 60; Mien , 6(35.
4- Ecclésiastique, XXIV, 11 : Et omnium excAlentium et humilium
corda virtule calcavi : et in his omnibus requiem qusesivi, et in hereditate
Domini morabor.
5 . [Réjouir.]
165 bis
Cf. B., ai; C, 4o; Bos., ix, 25; Faug., II, 42 note; Mien., 199.
166
Cf. B., 5g; C, 82; P. R., XXXI, 3; Bos., I, ix, 61; Faug., II, 4o ;
Hav., VI, 58 ; Mol , I, 58; M1Ch., 354.
G. Ce titre général est un souvenir de Montaigne : L'Essai IV du
livre III est intitulé de la Diversion; les idées sont déjà celles que
Pascal reprend dans les fragments qui précèdent.
SECTION II. 85
supporter sans y penser, que la pensée de la mort
sans péril1.
27] 167
Les misères de la vie humaine ont fondé tout cela ;
comme ils ont vu cela, ils ont pris le divertissement 2.
1. Voici ce qu'on trouve dans Montaigne d'une part: « ie trouve
par expérience que c'est plustost l'impatience de l'imagination de la
mort qui nous rend impatients de la douleur, et que nous la sentons
doublement griesve de ce qu'elle nous menace de mourir. » (I, 4o).
Cf. I, 17 : « Tant de gents qui, de l'impatience des poinctures de la
peur, se sont pendus, noyez et précipitez, nous ont bien apprins qu'elle
est encores plus importune et plus insupportable que la mort. » Et
d'autre part: « le me plonge, la teste baissée, stupidement dans laj
mort, sans la considérer et recognoistre. » (Cf. III, xn et Charron,,
Sagesse, I, xxxix, 9.) La même idée se trouve exprimée par Méré :•
« La crainte de la mort est plus sensible que la mort même. » (Max.,
76) ; ce qui, d'ailleurs, est une traduction de Publius Syrus :
Mortem timere crudelius est quam mori.
La Rochefoucauld a développé à son tour ce lieu commun sous diffé-
rentes formes, par exemple (Max. 21): « Ceux qu'on condamne aui
supplice affectent quelquefois une constance et un mépris de la morti
qui n'est en effet que la crainte de l'envisager : de sorte qu'on peut!
dire que cette constance et ce mépris sont à leur esprit ce que le ban-:
deau est à leurs yeux. » Cf. la Maxime 5o/i, la dernière du livre, sur,
la fausseté du mépris de la mort, qui est comme le couronnement du
livre des Maximes. On trouve enfin dans La Bruyère deux variantes
de cette pensée : « La mort n'arrive qu'une fois, et se fait sentir à!
tous les moments de la vie : il est plus dur de l'appréhender que de la'
souffrir. — C'est plus tôt fait de céder à la nature et de craindre la
mort, que de faire de continuels efforts, s'armer de raisons et de ré-
flexions, et être continuellement aux prises avec soi-même, pour ne la
pas craindre. » (De l'Homme.}
167
Cf. B., 2; C, i5; Faug., II, Ui ; Mol., I, 58; Mien., G5.
2. Mont., III, iv : « Quand les médecins ne peuvent purger le
catharre, ils le divertissent et desvoyent à une aultre partie moins
dangereuse : le m'apperceois que c'est aussi la plus ordinaire recepte
aux maladies de l'ame : on luy faict peu chocquer les maulx de droit
86 PENSÉES,
lai] 168
1 Divertissement. — Les hommes n'ayant pu guérir
la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés,
pour se rendre heureux % de n'y point penser 3.
I2l] 169
Nonobstant ces misères, il veut être heureux, et
fil • on ne luy en faict ny soutenir ny rabattre l'altaincte, on la luy
faict décliner et gauchir. (De la diversion). »
ïûS
CI". B., 53; C, 75; P. R., XXVI, h; Bos., I, tu, h; Facg., II, 39 ;
Hat., IV, 5; Mol., I, 58; Micu., 010.
1 . [Les hommes, peur se.]
2. [Pour se rendre heureux] en surcharge.
3. Port-Royal fait suivre cette phrase du développement suivant,
qui termine le chapitre sur la Misère de l'homme et qui en fait, dans
l'esprit des éditeurs, un tout littérairement et moralement achevé :
« C'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux.
Mais c'est une consolation bien misérable, puisqu'elle va non pas à
guérir le mal, mais à le eacher simplement pour un peu de temps, et
qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas à le guérir véritablement.
Ainsi, par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se
trouve que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, est en quelque sorte
son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toutes choses
à lui faire chercher sa véritable guérison, et que le divertissement,
qu'il regarde comme son plus grand bien, est en effet son plus grand
mal, parce qu'il l'éloigné plus que toute chose de chercher le remède
à ses maux. Et l'un et l'autre sont une preuve admirable de la misère
et de la corruption de l'homme, et en même temps de sa grandeur ;
puisque l'homme ne s'ennuie de tout, et ne cherche cette multitude
d'occupations, que parce qu'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu :
lequel, ne trouvant point en soi, il le cherche inutilement dans les
choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu'il
n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul. »
(XXVI, 4.)
169
Cf. B., 53; C, 75; Faug., II, 42; Mol., I, 58; Mich., 3ii.
SECTION II. 87
ne veut être qu'heureux, et ne peut ne vouloir pas
l'être ; mais comment s'y prendra- t-il ? Il faudrait,
pour bien faire, qu'il se rendît immortel ; mais,
ne le pouvant, il s'est avisé de s'empêcher d'y pen-
Premiere Copve 53] 170
Divertissement» — Si l'homme était heureux, il le
serait d'autant plus qu'il serait moins diverti, comme
les saints et Dieu. — Oui ; mais n'est-ce pas être
heureux que de pouvoir être réjoui par le divertis-
sement? — Non ; car il vient d'ailleurs et de dehors;
et ainsi il est dépendant, et partant, sujet à être
troublé par mille accidents qui font les afflictions
inévitables2.
1 . « Le but de nostre carrière, c'est la mort ; c'est l'obiect neces-'
saire de nostre visée : si elle nous effroye, comme est il possible
d'aller un pas sans fiebvre? Le remède du vulgaire, c'est de n'y penser
pas : mais de quelle brutale stupidité luy peult venir un si grossier
aveuglement? » (Mont., I, 19.) — La Rochefoucauld : « Il faut éviter
de l'envisager [la mort] avec toutes ses circonstances, si on ne veut
pas croire qu'elle soit le plus grand de tous les maux. Les plus habiles
et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes
pour s'empêcher de la considérer; mais tout homme qui la sait voir
telle qu'elle est, trouve que c'est une chose épouvantable. » (Frag-
ment de la maxime 5o4«)
170
Cf. C, 75 ; P. R., XXIX, 13; Bos., I, iy, 16; Faug., II, 4o; Hav., VI,
i3; Mol., I, 58; Mica., 886.
2. Dans Montaigne lui-même, — et il est inutile de dire combien
il en a dû être frappé — Pascal avait rencontré la critique du diver-
tissement : « Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent ; de mort,
nulles nouvelles: tout cela est beau; mais aussi, quand elle arrive ou
à eulx, ou à leurs femmes, enfants et amis, les surprenant en dessous
ou à descouvert, quels torments; quels cris, quelle rage et quel de-
88 PENSEES.
79l !7t
Misère. — La seule chose qui nous console1 de
nos misères est le divertissement, et cependant c'est
la plus grande de nos misères ; car c'est cela qui
nous empêche principalement de songer à nous, et
qui nous fait perdre2 insensiblement. Sans cela,
nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous pousse-
rait à chercher un moyen plus solide d'en sortir ;
mais le divertissement nous amuse, et nous fait arri-
ver insensiblement à la mort 3.
21] 172
4 Nous ne nous tenons jamais au temps présent5.
Nous anticipons l'avenir comme trop lent6 à venir,
sespoir les accable? vistes vous iamais rien si rabàaissé, si changé, si
confus? Il y fault pourveoir de meilleure heure : et cette nonchalance
bestiale, quand elle pouvoit loger en la teste d'un homme d'enten-
dement, ce que ie treuve entièrement impossible, nous vend trop cher
ses denrées. » (I, xix.)
171
Cf. B., 198; C, 99; Bos.,1, vu, 3; Faug., II, 4o; Hav., II, 4; Mol., I,
5g ; Mien., 21 G.
1. De nos misères, en surcharge.
2. Nous dirions aujourd'hui nous fait nous perdre.
3. Cf. le développement de Port-Royal pour son chapitre xxvr, que
nous avons cité en note du fragment i3(), page 53.
17a
Cf. B., i3; C, Si; P. R., XXIV, ia; Bos., I, vi, 5; Faug., II, 43 ;
Hav., III, 5; Mol., I, 110; Mich., 4a.
l\. [Le temps qui nous a portés jusqu'ici par sa succession continuelle
nous a plus accoutumés au branle que.]
5. [Nous appelons l'avenir [le passé.]
t). [Ou rappelons.]
SECTION IL 89
comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le
passe, pour l'arrêter comme trop prompt1 : si im-
prudents, que nous errons dans les temps qui ne
sont pas nôtres 2 et ne pensons point au seul qui
nous appartient, et si vains que3 nous songeons à
ceux qui ne sont rien, et échappons4 sans réflexion
le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordi-
naire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue,
parce qu'il nous afflige; et s'il nous3 est agréable,
nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons
de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les
choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un
temps où nous n'avons aucune assurance d'ar-
river.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera
toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pen-
sons 6 presque point au présent ; et, si nous y pen-
sons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour
disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre
fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul
1. [L'avenir, et voyons.]
2. [Et qui sont [et sommes si imprudents que.]
3. Si vains que, en surcharge.
4. Échapper, employé comme actif n'était plus guère usité au
xvne siècle, que dans le sens d'éviter. Aussi la Copie corrige-t-elle
laissons échapper, mais au xvie siècle échapper s'emploie avec le com-
plément direct dans le sens de laisser échapper : « Ce lévrier n'es-
chappoyt ni lièvres ni renards devant lui. » (Rabelais apud LittréX,
Cf. Montaigne : « Qui ne pensent point avoir meilleur compte de
leur vie que de la couler et eschapper. »
5. [Plaît.]
6. [Presque jamais.]
90 PENSÉES.
avenir est notre fin1. Ainsi2 nous ne vivons jamais,
mais nous espérons de vivre; et3, nous disposant
toujours à être heureux*, il est inévitable que nous
ne le sovons jamais 5.
i. Pascal s'est souvenu du troisième chapitre du Ier livre désossais,
qui débute ainsi : <c Ceulx qui accusent les hommes d'aller tousiours
béants aprez les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des
biens présents et nous rasseoir en ceulx là, comme n'ayants aulcune
prinse sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n'avons sur
ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs, s'ils
osent appeler erreur chose à quoy nature mesme nous achemine pour
le service de la continuation de son ouvrage : nous impriment, comme
assez d'aultres, cette imagination faulse, plus ialouse de nostre action
que de nostre science.
« Nous ne sommes iamais chez nous ; nous sommes tousiours au
delà : la crainte, le désir, l'espérance, nous eslancent vers l'advenir,
et nous desrobbent le sentiment et la considération de ce qui est,
pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons
plus. »
La Bruyère a dit également : ce La vie est courte et ennuyeuse ; elle
se passe toute à désirer. L'on remet à l'avenir son repos et ses joies,
à cet âge souvent où les meilleurs biens ont déjà disparu, la santé et
la jeunesse. Ce temps arrive, qui nous surprend encore dans les dé-
sirs : on en est là, quand la fièvre nous saisit et nous éteint ; si l'on
eût guéri, ce n'était que pour désirer plus longtemps. » (La Bruyère,
De l'Homme.') Enfin on connaît le vers de Voltaire auquel renvoyait
déjà Condorcet :
Nous ne vivons jamais, nous attendons la vie.
a. [Notre.]
3. [Jamais nous ne pouvons jouir d'une heure.]
4. \Nous ne le sommes.]
5. On trouve dans les Lettres à Mlle de Roannez (VIII, olim. 7) une
transposition religieuse de ces remarques psychologiques : « Le présent
est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons
user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent être principalement
comptées. Cependant le monde est si inquiet, qu'on ne pense presque
jamais à la vie présente et à l'instant où l'on vit ; mais à celui où l'on
vivra. De sorte qu'on est toujours en état de vivre à l'avenir, et jamais
de vivre maintenant. »
SECTION IL 91
127] 173
Ils disent que les éclipses présagent malheur,
parce1 que les malheurs sont ordinaires, de sorte
qu'il arrive si souvent du mal, qu'ils devinent sou-
vent ; au lieu que s'ils disaient qu'elles présagent
bonheur, ils mentiraient souvent. Ils ne donnent
le bonheur qu'à des rencontres du ciel rares ; ainsi
ils manquent peu souvent à deviner 2.
*77] i74
Misère. — Salomon3 et Job ont le mieux connu
et le mieux parlé de la misère de l'homme : l'un le
plus heureux, et l'autre le plus malheureux ; Tua
connaissant la vanité des plaisirs par expérience,
l'autre la vérité des maux.
173
Cf. B., 337; C., 289; Faug., I, 210; Hat., XXV, i3; Mot., I, n4 '
Mien., 325.
1. [Qu'elles sont ordinaires et.]
2. C'est l'exemple que la Logique de Port-Royal reprend, pourillus-'
trer le sophisme post hoc ercjo propter hoc : « Que s'il arrive quelquefois
des guerres, des mortalités, des pestes et la mort de quelque prince
après des comètes ou des éclipses, il en arrive aussi sans comètes et
sans éclipses ; et d'ailleurs ces effets sont si généraux et si communs,
qu'il est bien difficile qu'ils n'arrivent tous les ans en quelque endroit
du monde : de sorte que ceux qui disent en l'air que cette comète
menace quelque grand de la mort, ne se hasardent pas beaucoup. »
(Troisième partie, ch. XIX, sect. 3.)
174
Cf. B., 196; C, 7; P. R., XXVIII, 45; Bos , II, xvn, 58; Faug., II, 79;
Hav., XXIV, 48; Mol., I, 68; Mien., 2i5.
3. C'est-à-dire, pour Pascal, l'auteur de YEcclésiaste.
9â PENSÉES,
ai] 174 bis
Misère. Job et Salomon.
43i] 175
Nous nous connaissons si peu que plusieurs pen-
sent aller mourir quand ils se portent bien ; et plu-
sieurs pensent se porter bien quand ils sont proches
de mourir, ne sentant pas la fièvre prochaine, ou
l'abcès prêt à se former1,
229] 176
Cromwell allait ravager toute la chrétienté ; la
famille royale était perdue, et la sienne à jamais
puissante, sans un petit grain de sable qui se mit
dans son uretère. Rome même2 allait trembler sous
174 bis
Cf. B., 30; C, Ao; Facg., II, 79; Mien., 4i.
175
Cf. B., 38o; C, 339; Faug., I, 199; Hat., XXV, 8; Mot., I, 43;
Mich., 717.
I. Pascal se souvient iei d'un passage de Montaigne : « Combien a
a mort de façons de surprinse ?
Quid quisque vitet, nunquam homini satis
Cautum est in horas 1
le laisse à part les fiebvres et les pleurésies, » etc. (I, 19).
176
Cf. B., 393; C, a63; P. R., XXIV, i4; Bos., I, ti, 7; Faug., T, i85 ;
Hat., III, 7; Mol., I, n5; Mich., 485.
7. Même en surcharge.
SECTION IL 93
lui ; mais ce petit gravier s'étant mis là, il est
mort, sa famille abaissée1, tout en paix, et le roi
rétabli2.
73] 177
[Trois hôtes.] Qui aurait eu l'amitié du roi d'An-
gleterre3, du roi de Pologne et de la reine de
Suède, aurait-il cru manquer de retraite et d'asile
au monde?
49] 178
Macrobe : des innocents tués par Ilérode*.
1. [Et.]
2. Olivier Cromwell est mort en septembre i658 (d'une fièvre
maligne et non de la gravelle, fait remarquer Havet). Son fils
Piichard lui succéda comme protecteur, mais il ne garda le pouvoir
que quelques mois ; en mai 1660 Monk fit rendre le trône au fils de
Charles Ier. Le fragment a été écrit au plus tôt en mai 1660.
177
Cf. B., 19; C, 33; P. R , XXIX, 34; Bos., I, ix, 38; Faug., I, 187;
Hav., Vl, 35; Mol., I, n3; Micu., ao5.
3. Charles Ier fut décapité, comme on sait, en 1649 ; la reine
Christine abdiqua en i654- Quant au roi de Pologne, Jean Casimir,
il fut dépossédé de son royaume en i656, mais il le reprit dans le
coux^s même de l'année ; c'est probablement, comme le remarque
Havet, en i656 que ce fragment a été écrit. Pascal inaugure le thème
des Rois en exil que Voltaire a développé d'une façon si brillante et
qui est un lieu commun de la littérature contemporaine. Ces trois
noms que réunit Pascal sont rapprochés également par La Roche-
foucauld dans des Réflexions diverses, XVII : Des événements de ce
siècle.
178
Cf. B., i64; C, 194 ; Faug., II, 384; Mol., II, i4; Mich., i3o.
- li. « Cumaudisset interpueros quosin SyriaHerodes rex Judaeorum
intra bimatum jussit interfici, filium quoque ejus occisum, ait Mallem
Herodis porcus esse quam Jilius . » (Saturnales, IV, 4, p. 11).
94 PENSÉES.
Première Copie 3o,4] 17g
Quand Auguste eut appris qu'entre les enfants
qu'Hérode avait fait mourir au-dessous de l'âge de
deux ans, était son propre fils, il dit qu'il était
meilleur d'être le pourceau d'Hérode, que son fils1.
Macrobe, livre II, Sat.f chap. iv.
*442] 180
Les grands et les petits ont mêmes accidents, et
mêmes fâcheries, et mêmes passions ; mais l'un est
au haut de la roue, et l'autre près du centre, et ainsi
moins agité par les mêmes mouvements 2.
179
Cf. C, 365; Faug., II, 384;Hav., XXV, 198; Mol., II, i4; Mich., 955.
1. Un mot analogue se retrouve dans la vie de Diogènele Cynique:
« Ayant remarqué à Mégare que les moutons y étaient gras et cou-
verts de bonne laine au lieu que les enfants y étaient presque tous
nus : ce J'aimerais mieux, dit-il, être mouton que fils d'un Mégarien. »
(Traduction de Racine, Ed. Mesnard, t. V, p. 5 16.)
180
Cf. B., 379; C, 339; P. R., XXIX, 25; Bos., I, iv, 3i;Faug., I, 187;
Hat., VI, 28 ; Mol., I, n3; Mich., 766.
2. Pascal s'est souvenu de Montaigne : « Les âmes des empereurs
et des savatiers sont iectees a mesme moule : considérants l'importance
des actions des princes, et leur poids, nous nous persuadons qu'elles
soient produictes par quelques causes aussi poisantes et importantes ;
nous nous trompons: ils sont menez et ramenez en leurs mouvements
par les mesmes ressorts que nous sommes aux nostres ; la mesme
raison, qui nous faict tanser avecques un voisin, dresse entre les
princes une guerre ; la mesme raison, qui nous faict fouetter un
laquay, tumbant en un roy, luy faict ruyner une province ; ils veulent
aussi legierement que nous, mais ils peuvent plus j pareils appétits
agitent un ciron et un éléphant. » (Apol.)
SECTION II. 95
67] 181
Nous sommes si malheureux que nous ne pou-
vons prendre plaisir à une chose qu'à condition de
nous fâcher si elle réussit mal1 ; ce que mille choses
peuvent faire, et font, à toute heure. [Qui] 2 aurait
trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher
du mal contraire, aurait trouvé le point ; c'est le
mouvement perpétuel3.
*44o] 182
Ceux qui, dans de fâcheuses affaires, ont toujours
bonne espérance, et se réjouissent des aventures
heureuses, s'ils ne s'affligent également des mau-
Cf. B., i5; C, 33; P. R., XXIX, 36; Bos., I, ix, 66; Faug., I, i94 ;
Hat., VI, 63; Mol., I, m; Mich., 189.
1. Dans une lettre qui paraît écrite à Domat vers 166 1, Pascal
condamne cette disposition chez ses amis de Paris : « Ils croient
rendre service à Dieu en murmurant contre les empêchements, comme
si c'était une autre puissance qui suscitât leur piété, et une autre qui
donnât vigueur à ceux qui s'y opposent. C'est ce que fait l'esprit
propre. Quand nous vouions par notre propre mouvement que quel-
que chose réussisse, nous nous irritons contre les obstacles, parce
que nous sentons dans ces empêchements ce que le motif qui nous
fait agir n'y a pas mis, et nous y trouvons des choses que l'esprit
propre qui nous fait agir n'y a pas formées. »
2. Le mot manque dans le manuscrit.
3. C'est-à-dire que l'idéal proposé ici est aussi incompatible avec
les conditions de l'activité humaine que l'idéal de la perpétuité est
incompatible avec les conditions du mouvement terrestre.
182
Cf. B., 365; G., 3a4; Faug., I, ig4; Hav., XXV, 6; Mol., I, i*h\
Mich., 7/46.
96 PENSÉES.
vaises, sont suspects d'être bien aises de la perte de
l'affaire ; et sont ravis de trouver ces prétextes d'es-
pérance pour montrer qu'ils s'y intéressent, et cou-
vrir par la joie qu'ils feignent d'en concevoir celle
qu'ils ont de voir l'affaire perdue1.
37] 183
Nous courons sans souci dans le précipice2, après
que nous avons mis quelque chose devant nous 3 pour
nous empêcher de le voir4.
1 . Cette pensée subtile semble compléter la précédente, en répondant
à une exception qu'elle présente. Que faut-il penser de ceux qui sont
toujours disposés à prendre le bon côté des cboses et à faire contre
mauvaise fortune bon cœur ? Tant qu'on reste dans les conditions
bumaines, leur conduite ne veut être interprétée que comme une
marque de dissimulation et d'intérêt secret.
183
Ci. B., 80; G., io5; P. R„ I, 1; Bos., II, n, 1 ; Faug., II, 18; Hay.,
IX, 5; Mol., I, 16; Micu., GG.
2. [Pourvu qu'il y ait.]
3. [Qui] nous [empêche.]
A. [Et si.)
SECTION III
39] l84
Lettre1 pour portera rechercher Dieu.
Et puis le faire chercher chez les philosophes,
pyrrhoniens et dogmatistes, qui travaillent celui
qui les recherche.
409] 185
La2 conduite de Dieu, qui dispose toutes choses
avec douceur3, est de mettre la4 religion dans l'esprit
par les raisons, et dans le cœur par la grâce; mais
de la vouloir mettre dans l'esprit et dans le cœur
par la force et par les menaces, ce n'est pas y mettre
184
Cf. 13., 1; C, i3; Faug., II, 3qo; Hav., XXV, 108 bis'} Mol., II, Gi ;
Mien., 72.
1. [De.]
185
Cf. B., 82; C, 107; Bos., IT, xvn, 4; Faug., II, 178; Hat., XXIV, 3;
Mol., II, 6o;*Mich., G»2.
2. [Religion.]
3. Qui dispose... douceur en surcharge.
4. [venté.]
PENSÉES. n — 7
DS PENSÉES.
la religion, mais la terreur, terrorem potius quam
religionem* .
i4^ 186
Ne, si terrerentur et non docerenlar, improba quasi
dominatio vicier etur (Aug. Ep. 48 ou Ao,2).
iv tom : Contra mendacium — ad Consentium3.
27] 187
Ordre. — Les hommes ont mépris pour la reli-
gion ; ils en ont haine, et peur qu'elle soit vraie.
Pour guérir cela, il faut commencer * par montrer
1 . Cf. le développement de Grotius contre les Mahomélans auxquels
il reproche leur prosélytisme belliqueux : ita ut nihil armis obtendere
possint, nisi solam religionem, quod maxime est irreligiosum. Nom cultus
Dci mdhis est, nisi ab animo volente procédât. Volunlas autem docendo et
suadendo elicitur, non minis, non vi » (De verit. rel. christ., VI, 7).
186
Cf. B., 346; C, 000; Faug., II, 4o4; Mien., 35;.
2. [Si J.-C.] — Il s'agit de la lettre 48 selon l'ancien ordre; elle
est au tome II de l'édition de Bâle sous ce titre : De vi corrigendis
hœreticis contra Donatistas, Epistola ad Vincenlium : « Si enim terre-
rentur, et non docerentur, improba quasi dominatio videretur. Rursus
docerentur, et non terrerentur, vetustate consuetudinis obdurati ad
cnpessendam viam salutis pigrius moverentur. »
3. Renvoi probable à l'édition de Saint-Augustin publiée à Bàle
en 1028; le tome IV s'ouvre par deux opuscules: De mendacio ad
Consentium liber unus, — Contra mendacium ad eumdem liber unus. :
187
Cf. B., 3; C, i5; P. R., XXVIII, 38; Bos., II, xvn, 36; Faug., II,
387; Hat., XXIV, 26; Mol., II, 63; Mich., 69.
4. Commencer était dans la première rédaction le début du frag-
SECTION III. 99
que la religion n'est point contraire à la raison1,
vénérable, en donner respect ; la rendre ensuite
aimable, faire souhaiter aux bons qu'elle fût vraie ;
et puis montrer qu'elle est vraie. Vénérable, parce
qu'elle a bien connu l'homme ; aimable, parce
qu'elle promet le vrai bien 2.
427] . • 188
Il faut, en tout dialogue et discours s, qu'on puisse
dire à ceux qui s'en offensent : de quoi vous plai-
gnez-vous?
18g
Commencer par plaindre les incrédules, ils sont
assez malheureux par leur condition ; il ne les fau-
drait injurier qu'au cas que cela servît, mais cela
leur nuit*.
1 . [Ensuite qu'elle est au.]
2. « Il y. a deux clroses clans les vérités de notre religion; une
beauté divine qui les rend aimables et une sainte majesté qui les rend
vénérables. » (XIe Provinciale.)
188
Cf. B., 370; C, 328; Faug., I, 248; Hav., XXIV, o5 ; Mot., II, i53;'
Micir., C98.
3. [Qu'il y ait.]
189
Cf. B., 79; C, io4; Bos., II, xvii, (x ; Faug., II, 387; Hav., XXIV^
3 bis ; Mol., II, 02 j Mien., 5G.
[\. Pascal faisait peut-être allusion au fameux livre du père Garasse
contre qui saint Cyran avait engagé une polémique : la Doctrine cu-
rieuse des Beaux Esprits de ce temps, où les atbéistes sont traités per-
pétuellement de bélîtres, déjeunes veaux, etc. Cf. Introd, p. lxxx.
iOO PENSEES
63] igo
Plaindre les athées qui cherchent1, car ne sont-ils
pas assez malheureux ? — invectiver contre ceux qui
en l'ont vanité.
io4] igi
Et celui-là se moquera de l'autre? qui se doit
moquer ? et cependant, celui-ci ne se moque pas de
l'autre , mais en a pitié.
46l] ig2
Reprocher à Miton de ne point se remuer, quand
Dieu le reprochera 2.
igo
Cf. B., 78; C, io4; Faug., II, 19; Mol., II, 61; Mich., 173.
1. Car... malheureux, en surcharge.
igi
Cf. Faug., I, 291; Mol., II, 116; Mich., 371.
192
Cf. B., &5i; G., a5o; Faug., II, 225 note; Hav., XXV, 92 ter; Mol.,
I, iO; Mich., 818.
a. C'est-à-dire puisque, comme le quando latin. Puisque Dieu le
reprochera plus tard, il est bon, dans l'intérêt de Miton lui-même, de
e reprocher dès maintenant. M. Michaut propose de ponctuer autre-
ment : Reprocher à Miton de ne pas se remuer. Quand Dieu le repro-
chera— La conjecture est ingénieuse; mais rien n'indique dans le
manuscrit que le fragment soit inachevé. — Arnauld écrivait a saint
Cyran, dans la lettre où il le prie « de le recevoir sous sa conduite » :
|« Je suis obligé de me reprocher à moi-même, afin que Jésus-Christ
ne me le reproche pas un jour, à la face de ses anges, que j'ai retenu
tant de temps la vérité eu injustice ^{Lettre du 2I déc. i638).<
SECTION III. 101
39l 193
Qaid Jîet hominibus qui minima contemnunt, ma-
jora non credunt1?
Première copie 209] 194
... Qu'ils apprennent au moins quelle est la reli-
gion qu'ils combattent, avant que de la combattre.
Si cette religion se vantait d'avoir une vue claire de
Dieu, et de la posséder à découvert et sans voile, œ
serait la combattre que de dire qu'on ne voit rien
dans le monde qui la montre avec cette évidence2.
Mais puisqu'elle dit au contraire que les hommes
sont dans les ténèbres et dans l'éloignementde Dieu,
qu'il s'est caché à leur connaissance, que c'est même
le nom qu'il se donne dans les Écritures, Deus abs-
conditus '; et enfin, si elle travaille également à éta-
blir ces deux choses, que Dieu a établi des marques
sensibles dans l'Eglise pour se faire reconnaître à
ceux qui le chercheraient sincèrement, et qu'il les a
couvertes néanmoins de telle sorte qu'il ne sera
ï93
Cf. B., 420; C, 3g5; Fado., II, 4o3; Mich., 97.
1. Cf. Charron, Sagesse, H, v, 6: « L'esprit humain n'est capable
que des choses médiocres, méprise et dédaigne les petites, s'étonne et
se transit des grandes. »
194
Cf. C, 419; P. R-, I, 1; Bos., II, n, 1; Faug., II, 5; Hat., IX, 1;
Mol., I, 1; Mich., 898.
2. Cf. Sect. VIII, et particulièrement fr. 556 et 585.
il. l'ère tu es Deus absconditus, Deus Israël salvator, Isaïe, XLV,
i5. — Cf. l'r. 24a.
102 PENSÉES.
aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur
cœur, quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque dans
la négligence où ils font profession d'être de cher-
cher la vérité, ils crient que rien ne la leur montre,
puisque cette obscurité où ils sont, et qu'ils objec-
tent à l'Eglise, ne fait qu'établir une des choses
qu'elle soutient, sans toucher à l'autre, et établit sa
doctrine, bien loin de la ruiner?
Il faudrait, pour la combattre, qu'ils criassent
qu'ils ont fait tous leurs efforts pour chercher
partout, et même dans ce que l'Eglise propose pour
s'en instruire, mais sans aucune satisfaction. S'ils
parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une
de ses prétentions. Mais j'espère montrer ici qu'il
n'y a personne raisonnable 1 qui puisse parler de la
sorte, et j'ose même dire que jamais personne ne
L'a fait. On sait assez de quelle manière agissent ceux
qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de
grands efforts pour s'instruire, lorsqu'ils ont employé
quelques heures à la lecture de quelque livre de
l'Ecriture, et qu'ils ont interrogé quelque ecclésias-
tique sur les vérités de la foi. Après cela, ils se
vantent d'avoir cherché sans succès dans les livres 2
et parmi les hommes. Mais, en vérité, je leur dirai3
ce que j'ai dit souvent, que cette négligence n'est
1. Littré cite un autre exemple de personne suivi d'un qualificatif:
« Gela me console un peu de ce larcin où personne de bon sens ne
peut reconnaître mon ouvrage. »(J.-J. Rousseau, Lettre à Lalliaud;
17 mars 1769.)
2. A la page 210 de la Première copie.
3. Lecture de la copie : dirais.
SECTION III. 103
pas supportable. Il ne s'agit pas ici de l'intérêt léger
de quelque personne étrangère, pour en user de
cette façon ; il s'agit de nous-même, et de notre
tout.
L'immortalité de l'âme est une chose qui nous
importe si fort, qui nous touche si profondément,
qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans
Fin différence de savoir ce qui en est1. Toutes nos
actions et nos pensées doivent prendre des routes si
différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à
espérer ou non, qu'il est impossible de faire une
démarche avec sens et jugement qu'en la réglant par
la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.
Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir
est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend toute
notre conduite ; et c'est pourquoi, entre ceux qui n'en
sont pas persuadés, je fais une extrême différence de
ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en ins-
truire, à ceux qui vivent sans s'en mettre en peine
et sans y penser2.
Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux
qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le
regardent comme le dernier des malheurs, et qui
n'épargnant rien pour en sortir, font de cette recher-
che leurs principales et leurs plus sérieuses occu-
pations.
8 Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à
i. Cf. le fr. 219.
a. Cf. Section IV et en particulier fr. 257.
3. A la page 211 de la Première copie.
i04 PENSEES.
cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule
raison qu'ils ne trouvent pas eux-mêmes les lumières
qui les en persuadent, négligent de les chercher
ailleurs, et d'examiner à fond si cette opinion est de
celles que le peuple reçoit par une simplicité cré-
dule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-
mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et
inébranlable, je les considère d'une manière toute
différente1.
Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-
mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus
qu'elle ne m'attendrit ; elle m'étonne et m'épou-
vante, c'est un monstre pour moi ; je ne dis pas ceci
par le zèle pieux d'une dévotion spirituelle2; j'en-
tends au contraire qu'on doit avoir ce sentiment par
un principe d'intérêt humain et par un intérêt
d'amour-propre ; il ne faut pour cela que voir ce que
voient les personnes les moins éclairées.
Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour com-
prendre qu'il n'y a point ici de satisfaction véritable
et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité,
que nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort, qui
nous menace à chaque instant, doit infailliblement
nous mettre dans peu d'années dans l'horrible néces-
sité d'être éternellement ou anéanti ou malheureux.
Il n'y a rien de plus réel que cela ni de plus ter-
rible. Faisons tant que nous voudrons les braves ;
1. Voir f'r. iç4 bis (i).
2. \ oir ir. io/i bis (2).
SECTION III. 105
voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde1.
Qu'on fasse réflexion là -dessus et qu'on dise ensuite
s'il n'est pas indubitable qu'il n'y a2 de bien en cette
vie qu'en l'espérance d'une autre vie, qu'on n'est
heureux qu'à mesure qu'on s'en approche, et que,
comme il n'y aura plus de malheurs pour ceux qui
avaient une entière assurance de l'éternité, il n'y
a point aussi de bonheur pour ceux qui n'en ont
aucune lumière.
C'est donc assurément un grand mal que d'être
dans ce doute ; mais c'est au moins un devoir indis-
pensable de chercher, quand on est dans ce doute ;
et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout
ensemble et bien malheureux et bien injuste ; que
s'il est avec cela tranquille et satisfait, qu'il en fasse
profession, et enfin qu'il en fasse vanité, et que ce
soit de cet état même qu'il fasse le sujet de sa joie et
de sa vanité, je n'ai point de termes pour qualifier
une si extravagante créature 3.
Où peut-on prendre ces sentiments? quel sujet
de joie trouve-t-on à n'attendre plus que des misères
sans ressource4? quel sujet de vanité de se voir
dans des obscurités impénétrables s, et comment se
peut-il faire que ce raisonnement se passe dans un
homme raisonnable ?
i. Cf. fr. 3io.
2. Page 212 de la Première copie.
3. Voir fr. ig4 bis (3).
4. Voir fr. ig4 bis (h).
5. Ces dernières lignes se retrouvent dans les papiers de Domat
qui les avait copiées • Faugère les a publiées parmi les Pensées de
Domat.
106 PENSÉES.
(( Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que
c'est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans
une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais
ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon
aine et cette partie même de moi qui pense ce que
je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même,
et ne se connaît non plus que le reste, je vois ces
effroyables1 espaces de l'univers qui2 m'enferment,
et je me trouve attaché à un coin de cette vaste
étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt
placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu
de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce
point plutôt qu'en un autre de toute l'éternité qui
m'a précédé et de toute celle qui me suit3. Je ne vois
que des infinités de toutes parts, qui m'enferment
comme un atome et comme une ombre qui ne dure
qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais
est que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le
plus est cette mort même que je ne saurais éviter.
« Gomme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais
où je vais ; et je sais seulement qu'en sortant de ce
monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou
dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle
de ces deux conditions je dois être éternellement en
partage ; voilà mon état, plein de faiblesse et d'in-
certitude ; et de tout cela, je conclus que je dois donc
passer tous les jours de ma vie sans songer à cher-
i. Cf. fr. 206: ce Le silence éternel de ces espaces infinis m'ef-
fraie. »
2. A la pane 2i3 de la Première copie.
3. Cf. fr. 2o5.
SECTION III. 107
cher ce qui doit m'arriver. Peut-être que je pour-
rais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ;
mais je n'en veux pas prendre la peine, ni faire un
pas pour le chercher, et après, en traitant avec mé-
pris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux
aller sans prévoyance et sans crainte, tenter un si
grand événement, et me laisser mollement1 conduire
à la mort, dans l'incertitude de l'éternité de ma con-
dition future. » (Quelque certitude qu'ils eussent,
c'est un sujet de désespoir plutôt que de vanité)2.
3 Qui souhaiterait d'avoir pour ami un homme
qui discourt de cette manière? qui le choisirait entre
les autres pour lui communiquer ses affaires? qui
aurait recours à lui dans ses afflictions ? Et enfin à
quel usage de la vie on le pourrait destiner?
En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour
ennemis des hommes si déraisonnables4, et leur op-
position lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au
contraire à rétablissement de ses vérités ; car la foi
chrétienne ne va presque qu'à établir ces deux choses :
la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus-
Christ b; or, je soutiens que s'ils ne servent pas à
montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de
leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à
i. L'expression vise les libertins, particulièrement peut-être
Montaigne qui « ne pense qu'à mourir lâchement et mollement par
tout son livre ». (1t. 63.)
2. La parenthèse est transcrite en marge sur la Copie qui reproduit,
habituellement, l'aspect du manuscrit original.
3. A la page 2i4 de la Première copie.
4. Cf. fr. 194 bis(b)} 194 ter (1).
5. Cf. fr. 5:>3.
108 PENSÉES.
montrer la corruption de la nature par des senti-
ments si dénaturés1.
Rien n'est si important à l'homme que son état2,
rien ne lui est si redoutable que l'éternité ; et ainsi,
qu'il se trouve des hommes indifférents à la perte de
leur être et au péril d'une éternité de misères, cela
n'est point naturel : ils sont tout autres à l'égard de
toutes les autres choses, ils craignent jusqu'aux plus
légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même
homme qui passe tant de jours et de nuits dans la
rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge
ou pour quelque offense imaginaire à son honneur,
c'est celui-là même qui sait qu'il va tout perdre
par la mort, sans inquiétude et sans émotion3.
C'est une chose-4 monstrueuse de voir dans un même
cœur et en même temps cette sensibilité pour les
moindres choses et cette étrange insensibilité pour
les plus grandes5. C'est un enchantement G incom-
i. Cette pensée est développée dans les fragments 200, 201 et
202 ; elle est interprétée dans la section VIII (fr. 556-568).
2. Voir fr. 194 ter, 2.
3. Voir fr. 194 bis (6). — Cf. La Bruyère: « D'où vient que les
mêmes hommes qui ont un flegme tout prêt pour recevoir indiffé-
remment les plus grands désastres s'échappent, et ont une bile inta-
rissable sur les plus petits inconvénients ? Ce n'est pas sagesse en eux
qu'une telle conduite, car la vertu est égale et ne se dément point :
c'est donc un vice • et quel autre que la vanité, qui ne se réveille et
ne se recherche que dans les événements où il y a de quoi faire parler
le monde et beaucoup à gagner pour elle, mais qui se néglige sur tout
le reste ? (De l'Homme.)
4. x\ la page 2i5 de la Première copie.
5. Voir fr. 194 bis (7); 194 ter (3)j 197, et 198.
6. Enchantement est pris dans son sens original : incantation, mi-
racle.
SECTION III. 109
préliensible, et un assoupissement surnaturel, qui
marque une force loute-puissante qui le cause.
Il faut qu'il y ait un étrange renversement1 clans
la nature de l'homme pour faire gloire2 d'être dans
cet état, dans lequel il semble incroyable qu'une
seule personne puisse être. Cependant l'expérience
m'en fait voir en si grand nombre que cela serait
surprenant, si nous ne savions que la plupart de
ceux qui s'en mêlent se contrefont et ne sont pas
tels en effet 3 ; ce sont des gens qui ont ouï dire que
les belles manières du monde consistent à faire ainsi
l'emporté 4 ; c'est ce qu'ils appellent avoir secoué le
joug, et qu'ils essayent d'imiter. Mais il ne serait pas
1. L'expression se retrouve dans le fr. 198. Cf. fr. 3a8.
2. Tournure conforme à l'usage général du xvne siècle, et de
Pascal lui-même: « Pour moi, écrivait-il à la reine Christine, n'étant
pas né sous le premier de vos empires, je veux que tout le monde
sache que je fais gloire de vivre sous le second. »
o. « L'atheïsme estant une proposition comme desnaturee et mon-
strueuse, difficile aussi et malaysee d'establir en l'esprit humain, pour
insolent et desreglé qu'il puisse estre, il s'en est veu assez, par vanité
et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires et reformatrices
du monde, en affecter la profession par contenance ; qui, s'ils sont
assez fols, ne sont pas assez forts pour l'avoir plantée en leur con-
science. » (Mont., ApolS)
4. Voir fr. 194 bis (S). — Voici un passage de Bossuet qui éclaire
cette acception du mot emporta : « Nous les voyons, ces emportés, qui
se plaisent à faire les grands par leurs licences, qui s'imaginent
s'élever bien haut au-dessus des choses humaines par le mépris des
lois, à qui la pudeur même semble une faiblesse indigne d'eux parce
qu'elle montre dans sa retenue quelque apparence de crainte. » Sermon
de 16O9 sur le Jugement dernier. Cf. Massillon : « Combien de maisons à
demi-éteintes voient tous les jours finir dans les débauches et dans la
santé ruinée d'un emporté toute l'espérance de leur postérité et toute
la gloire des titres qu'une longue suite de siècles avait amassés sur
leur tête. » (Sermon pour le vendredi de la ac semaine du carême.)
110 PENSÉES.'
difficile de leur faire entendre combien ils s'abusent
en cherchant par là de l'estime. Ce n'est pas le
moyen d'en acquérir, je dis même parmi les per-
sonnes du monde cpii jugent sainement des choses
et qui savent que la seule voie d'y réussir est de se
faire paraître honnête, fidèle, judicieux et capable de
servir utilement son ami, parce que les hommes
n'aiment naturellement que ce qui peut leur être
utile. Or, quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr
dire à un homme1 qu'il a donc secoué le joug, qu'il
ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses
actions, qu'il se considère comme seul maître de sa
conduite, et qu'il ne pense en rendre compte qu'à
soi-même 2 ? pense-t-il nous avoir porté par là à
avoir désormais bien de la confiance en lui et en
attendre des consolations, des conseils et des secours
dans tous les besoins de la vie3? prétendent-ils
nous avoir bien réjoui, de nous dire qu'ils tiennent
que notre âme n'est qu'un peu de vent et de fumée,
et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et
content? Est-ce donc une chose à diregaîment? et
n'est-ce pas une chose à dire tristement, au con-
traire, comme la chose du monde la plus triste 4?
5 S'ils y pensaient sérieusement, ils verraient
i. La copie qui nous a conservé ce fragment porte : à ouïr dire à
un homme qui nous dit qu'il a secoué ; il y a manifestement confusion
entre deux tournures successives que devait contenir le manuscrit :
ouïr un homme qui nous dit qu'il o, et ouïr dire à un homme qu'il a.
2. Voir fragment 194 bis (9).
3. Voir fragment iq4 bis (10) et iqG.
[\. Voir fr. ig4 bis (il).
ô. A la puge a 16 du manuscrit.
SECTION III. iii
que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si
opposé à l'honnêteté* et si éloigné en toutes manières
de ce bon air " qu'ils cherchent, qu'ils seraient
plutôt capables de redresser que de corrompre ceux
qui auraient quelque inclination à les suivre. Et en
effet, faites-leur rendre compte de leurs sentiments
et des raisons qu'ils ont de douter de la religion ; ils
vous diront des choses si faibles et si basses, qu'ils
vous persuaderont du contraire ; c'était ce que leur
disait un jour fort à propos une personne : si vous
continuez à discourir de la sorte, leur disait-il, en
vérité vous me convertirez2 ; — et il avait raison J
car qui n'aurait horreur de se voir dans des senti-
ments où l'on a pour compagnons des personnes si
méprisables ?
Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments
seraient bien malheureux de contraindre leur naturel
pour se rendre les plus impertinents des hommes3.
S'ils sont fâchés dans le fond de leur cœur de n'avoir
pas plus de lumière, qu'ils ne le dissimulent pas:
cette déclaration ne sera point honteuse ; il n'y a de
honte qu'à n'en point avoir. Rien n'accuse davantage
une extrême faiblesse d'esprit que de ne pas con-
i. Voir fr. iç)\ 6«s(i2) et iq4 ter (4). — Dans le Discours des agré-
ments : Méré fait une dissertation sur le bon air : « Le bon air qui me
semble très difficile est tout à fait nécessaire aux agréments, et c'est
même une espèce d'agrément que le bon air : car il plaît toujours. »
2. Voir fr. 194 bis (i3). — Ilavet voit dans ce trait l'original du
mot attribué à Duclos : « Ils en feront tant qu'ils me feront aller à
confesse. »
3. Cf. Montaigne, Apologie: «Hommes bien misérables et escer-
tellez, qui taschent d'estre pires qu'ils ne peuvent. »
112 PENSEES.
naître quel est le malheur d'un homme sans Dieu 1 :
rien ne marque davantage une mauvaise disposition
du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des pro-
messes éternelles ; rien n'est plus lâche que de faire
le brave contre Dieu2. Qu'ils laissent donc ces im-
piétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être
véritablement capables; qu'ils soient au moins hon-
nêtes gens s'ils ne peuvent être chrétiens, et qu'ils
reconnaissent eniîn qu'il n'y a que deux sortes
de personnes qu'on puisse appeler raisonnables ; ou
ceux qui servent Dieu de tout leur 3 cœur parce qu'ils
le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout
leur cœur, parce qu'ils ne le connaissent pas4.
Mais pour ceux qui vivent sans le connaître et
sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes si peu
dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du
soin des autres, et qu'il faut avoir toute la charité de
la religion qu'ils méprisent, pour ne les pas mépriser
jusqu'à les abandonner dans leur folie0. Mais, parce
que cette religion nous oblige de les regarder tou-
jours, tant qu'ils seront en cette vie, comme capa-
bles de la grâce qui peut les éclairer, et de croire
qu'ils peuvent être dans peu de temps plus remplis
de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons
au contraire tomber dans l'aveuglement où ils sont,
1. Voir fï. 194 bis (i4).
2. Yoirfr. 194 bis (i5). Cf. Montaigne: « que peult on imaginer
plus vilain que d'estre couai
'endroiet de Dieu ? » (JI} 18).
3. A la page 217 de la Première copie,
k. Voir fir. ig4 ter (5) et 257.
5. Voir fr. 194 bis (i(5 et 17).
SECTION lit. Ho
il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu'on
fît pour nous si nous étions à leur place1, et les
appeler à avoir pitié d'eux-mêmes, et à faire au
moins quelques pas pour tenter s'ils ne trouveront
pas de lumières. Qu'ils donnent à cette lecture
quelques-unes de ces heures qu'ils emploient si inu-
tilement ailleurs ; quelque aversion qu'ils y appor-
tent, peut-être rencontreront-ils quelque chose, et
pour le moins ils n'y perdront pas beaucoup ; mais
pour ceux qui y apporteront une sincérité parfaite
et un véritable désir de rencontrer la vérité, j'espère
qu'ils auront satisfaction, et qu'ils seront convaincus
des preuves d'une religion si divine, que j'ai ramas-
sées ici, et dans lesquelles j'ai suivi à peu près cet
ordre...
**ao5] 194 bis
[On doit avoir pitié des uns et des autres ;
mais on doit avoir pour les uns une pitié qui naît
1. Voir fr. 194 bis (18).
194 bis
Cf. B., 426; C, 899; Facg., II, 20; Mjch., /J45. (Pour les éditions
Bôssirr, Havet, Molisier, voir, s'il y a lieu, à chaque paragraphe). —
La page 2o5 du manuscrit (complétée par la page 321 de la copie) con-
tient une série de courtes notes, jetées sans ordre, aucun, remarquables
parce qu'elles nous ouvrent un jour sur les procédés de travail familiers à
Pascal. Au sortir de sa méditation, il marquait d'un mot ou d'un tuait
saillant le souvenir et la place de chacun des paragraphes qui devaient
entrer dans le développement de sa prclace; le plus souvent, à mesure
qu'il les avait utilisées, il barrait ces notes, quelques-unes sont dictées J
nous les indiquons par un astérisque. On trouvera dans le commentaire
du fragment 194 l'indication des renvois.
(0
Cf. Mol., I, 16.
114 PENSÉES.
de tendresse, et, pour les autres, une pitié qui naît
de mépris.]
r»)
[Je ne prends point cela par système, mais
par la manière dont le cœur de l'homme est fait
non par un zèle de dévotion et de détachement,
mais par un principe purement humain, et par un
mouvement d'intérêt et d'amour-propre, et parce
que c'est une chose qui nous intéresse assez pour
nous en émouvoir, d'être assurés qu'après tous les
maux de la vie, une mort inévitable, qui nous
menace à chaque instant, doit infailliblement dans
peu d'années... dans l'horrible nécessité...]
(**3)
[11 est sans doute qu'il n'y a point de bien sans
la connaissance de Dieu, qu'à mesure qu'on en
approche1 on est heureux, et que le dernier bonheur
est de le connaître avec certitude, qu'à mesure qu'on
s'en éloigne on est malheureux, et que le dernier
malheur serait la certitude du contraire.
C'est donc un malheur que de douter, mais c'est
un devoir indispensable de chercher dans le doute ;
0)
Cf. Mol., i6. — Lignes autographes dispersées à travers la page
du manuscrit. La Première copie donne à la page 217 le complément
de ce fragment, à partir du mot amour-propre.
(3)
Cf. Mol., I, i55 et I, i5.
1. Qu'on en approche : addition autographe au texte dicté.
SECTION III. US
et ainsi, celui qui doute et qui ne cherche pas, est
tout ensemble malheureux et injuste; que s'il est
avec cela gai et présomptueux, je n'ai point de
terme pour qualifier une si extravagante créature.]
[Quel sujet de joie, de ne plus attendre que des
misères sans ressources ! quelle consolation, dans
le désespoir de tout consolateur !]
(5)
Mais f ceux-là mêmes qui semblent les plus
opposés à la gloire de la religion n'y seront pas inu-
tiles pour les autres ; nous en ferons le premier argu-
ment, qu'il y a quelque chose de surnaturel : car un
aveuglement de cette" sorte n'est pas une chose natu-
relle;3 et si leur folie les rend si contraires à leur
propre bien, elle servira à en garantir les autres par
l'horreur d'un4 exemple si déplorable et d'une folie
si digne de compassion.
(6)
Est-ce qu'ils sont si fermes qu'ils soient insen-
(4)
Cf. Mol., I, i5.
(5)
Cf. Bos., II, xvit, 8; R\v., xxiVj 8 bis; Mol., I, 3n.
i. [...Us ne seront pas inutiles.]
2. [Nature.]
o. [A/jisi.]
h. [si.]
C6)
Cf. Mol., I, A3.
116 PENSÉES.
sibles à tout ce qui les touche ? éprouvons-le dans la
perte des biens ou de l'honneur : quoi ! c'est un
enchantement. . .
(7)
Cependant il est certain que l'homme est si
dénaturé qu'il y a dans son cœur une semence de
joie en cela.
(8)
[Les gens de cette sorte sont académistes, éco-
liers1, et c'est le plus méchant caractère d'homme que
je connaisse.]
(9)
Le bon air va à n'avoir pas de complaisance, et
Cf. Mol., I, i5.
(8)
Cf. Mol., I, 16.
entendu parler. — Académistes, c'est-à-dire sceptiques de parti pris. Le
mot se retrouve employé comme synonyme de libertin, dans cette
phrase curieuse de Saint-Simon que cite Littré : « Avec un extérieur
austère, il (Harley fils) était aussi parfaitement débauché et aussi
ouvertement qu'un jeune académiste ». Sainte-Beuve cite un passage
d'une lettre de saint Cyran à Arnauld d'Andilly où se retrouve ce
mot d? Académiste, mais plutôt comme synonyme d'Académicien : « Je
vous avoue que vos langages et vos tempéraments que vous donnez
aux paroles, je dis les Académistes, ne s'accordent point avec l'élo-
quence des pensées, des actions et des mouvements que donne la
vérité divine à celui qui la connaît et qui l'aime » (Port-Royal,
5e édit., t. II, p. 20).
(9)
Cf. rkv., XXV, i35; Mol., II, 88.
SECTION III. 117
la bonne piété à avoir complaisance pour les autres.
(**io)
[Le beau sujet de se réjouir, et de se vanter, la
tête levée en cette sorte : Donc, réjouissons-nous,
vivons sans crainte et sans inquiétude, et attendons
la mort puisqu'il est incertain, et nous verrons
alors ce qu'il arrivera de nous... Je n'en vois pas
la conséquence]1.
Est-ce une chose à dire avec joie2? c'est une
chose qu'on doit donc dire tristement.
Cela n'est point du bon air.
(i3)
Vous me convertirez.
(IO)
Cf. Mol., I, i5.
i. M. Molinier imprime : Donc réjouissons-nous ; je n'en vois pas la
conséquence, puisqu'il est incertain; et nous verrons alors ce qui arrivera
de nous. — M. Michaut lit : attendons le reste, puisqu'il est incertain,
et nous verrons alors ce qui arrivera de nous. Je n'en vois pas la consé-
quence. »
(»)
Cf. Mol., I, 16.
2. [Et si nous avons un aussi profond.]
(ta)
Cf. Mor., II, 89.
H8 PENSÉES.
(i4)
[N'en être pas fâche et ne pas aîmer à... est un
effet de faiblesse d'esprit, et non1 de malice dans la
volonté.]
[Est-ce courage à un homme mourant, d'aller2
dans la faiblesse et dans l'agonie, affronter un Dieu
tout-puissant et éternel?]
(*i 6)
[Gela montre qu'il n'y a rien à leur dire : non
par mépris, mais parce qu'ils n'ont pas le sens com-
mun; il faut que Dieu les touche.]
[Il faut bien être dans la religion qu'ils mépri-
sent, pour ne les pas mépriser.]
(*i8)
[Que je serais heureux, si j'étais en cet état, qu'on
04)
i. Non lecture douteuse.
(i5)
Cf. Bos., II, xvii, 85; Hav., XXIV, 45; Mol., I, i5.
2. Mourant, d'aller eu surcharge.
(16)
Cf. Mol., I, 16.
Cf. Mol., I, 16.
(17)
Cf. Mol., I, i5.
(18)
SECTION III. 119
i
eût pitié de ma sottise, et qu'on eût la bonté de m'en
tirer malgré moi ! j
(19)
N'est-ce pas assez qu'il se fasse des miracles en
un lieu, et que la Providence paraisse sur un peuple?
Première Copie 217] 194 1%
(0
Je leur demanderais s'il n'est pas vrai qu'ils véri-
fient par eux-mêmes ce fondement de la foi qu'ils
combattent, qui est que la nature de l'homme est dans
la corruption1.
00
Rien n'est important que cela, et on ne néglige
que cela.
(3)
C'est tout ce que pourrait faire un homme qui
serait assuré de la fausseté de cette nouvelle; encore
09)
Cf. Hav., XXV, i34j Mol., II, 88.
194 ter
Cf. G., 433; Fauo., II, ao; Mich., 445. — Pour l'édition Molinier, yoir
à chaque paragraphe.
(0
Cf. Mol., I, 253.
I. Cf. fr. 202.
Cf. Mol., I, 16.
0)
Cf. Mol., I, 16.
(3)
120 PENSEES.
ne devrait-il pas être dans la joie, mais dans l'abat-
tement.
(4)
Il ne faut pas dire de cela que c'est une marque
de raison.
(5)
Les trois conditions1.
Première Copie 217] 195
Avant que d'entrer dans les preuves de la religion
chrétienne, je trouve nécessaire de représenter l'in-
justice des hommes qui vivent dans l'indifférence de
chercher la vérité d'une chose qui leur est si impor-
tante et qui les touche de si près.
De tous leurs égarements, c'est sans doute celui
qui les convainc le plus de folie et d'aveuglement, et
dans lequel il est le plus facile de les confondre par
les premières vues du sens commun 2 et par les
sentiments de la nature. Car il est indubitable que
le temps de cette vie n'est qu'un instant, que l'état
Cf. Mol., I, 17.
Cf. Mol., I, 17.
(5)
1. Ces trois conditions sont décrites dans le fragment 2D7 : « II n'y
a que trois sortes de personnes, les unes qui servent Dieu, l'ayant
trouvé; les autres qui s'emploient à le chercher, ne l'ayant pas trouvé;
les autres qui vivent sans le chercher ni l'avoir trouvé. »
195
Cf .C, 4a7; P. R., I, ,; Fadc, II, i5; Hat., IX, a; Mol., I, 12 ;
Mich., 8gg.
2, A la page m 8 de la Première copie.
SECTION III. 121
de la mort est éternel, de quelque nature qu'il puisse
être, et qu'ainsi toutes nos actions et nos pensées
doivent prendre des routes si différentes selon l'état
de cette éternité, qu'il est impossible de faire une
démarche avec sens et jugement qu'en la réglant par
la vérité de ce point qui doit être notre dernier
objet.
Il n'y a rien de plus visible que cela et qu'ainsi,
selon les principes de la raison, la conduite des
hommes est tout à fait déraisonnable, s'ils ne pren-
nent une autre voie. Que l'on juge donc là-dessus de
ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de
la vie, qui se laissent conduire à leurs inclinations et
à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et,
comme s'ils pouvaient anéantir l'éternité1 en en
détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heu-
reux que dans cet instant seulement.
Cependant cette éternité subsiste, et la mort, qui
la doit ouvrir et qui les menace à toute heure, les
doit mettre infailliblement dans peu de temps dans
l'horrible nécessité d'être éternellement ou anéantis
ou malheureux, sans qu'ils sachent laquelle de ces
éternités leur est à jamais préparée 2.
Voilà un doute d'une terrible conséquence. Ils
sont dans le péril d'une éternité de misères ; et sur
cela, comme si la chose n'en valait pas la peine, ils
négligent d'examiner si c'est de ces opinions que le
peuple reçoit avec une facilité trop crédule, ou de
1. Voir la variante fr. 190 bis.
2. Voir fr. iq4 bis (2).
122 PENSÉES.
celles qui, étant obscures d'elles-mêmes, ont un fon-
dement très solide quoique caché. Ainsi ils ne savent
s'il y a vérité ou fausseté dans la chose, ni s'il y a
force ou faiblesse dans les preuves; ils les ont devant
les yeux, et ils refusent d'y regarder, et dans cette
ignorance ils prennent le parti de faire tout ce qu'il
faut pour tomber dans ce malheur au cas qu'il soit,
d'attendre à en faire l'épreuve à la mort, d'être cepen-
dant fort satisfaits en cet état, d'en faire profession
et enfin d'en faire vanité. Peut-on penser sérieuse-
ment à l'importance de cette affaire sans avoir hor-
reur d'une conduite si extravagante P
Ce repos dans cette ignorance est une chose mon-
strueuse, et dont il faut faire sentir l'extravagance
et la stupidité à ceux qui y passent leur vie1, en la
leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre
par la vue de leur folie. Car voici comme raison-
nent les hommes, quand ils choisissent de vivre
dans cette ignorance de ce qu'ils sont et sans recher-
cher d'éclaircissement. « Je ne sais », disent-ils...
Première Copie 221] 195 bis
[Notre imagination nous grossit si fort le temps
présent, à force d'y faire des réflexions continuelles,
! et amoindrit tellement l'éternité, manque d'y faire
1. Expression de Montaigne : « Le remède du vulgaire, c'est de n'y
penser pas; mais de quelle brutale stupidité luy peult venir un si
grossier aveuglement ? » (I, 19).
195 bis
Cf. G., 433; P. R., XXIV, i3; Bos., I, vi, 6; Faug., II, 20 ; Hat., III,
G; Mot., I, 84; Mich., 445 (28).
SECTION III. 123
réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, et
du néant une éternité ; et tout cela a ses racines si
vives en nous, que toute notre raison ne peut nous
en défendre, et que...]
412] I95
Les gens manquent de cœur; on n'en ferait pas
son ami1.
Première Copie 191] 197
D'être insensible à2 mépriser les choses intéres-
santes, et devenir insensible au point qui nous inté-
resse le plus.
65] 198
La sensibilité de l'homme aux petites choses et
l'insensibilité 'pour les grandes choses \ marque d'un
étrange renversement.
196
Cf. B., 385; G., 347; Faug., I, aGi ; Hav., XXV, 117; Mol., II, n5;
Mien., 6.O0.
1. Cf. fr. 3o : « Je hais également le bouffon et l'enflé; on ne
ferait son ami ni de l'un ni de l'autre. »
197 , .
Cf. C, 1; Faug., II, 384; Mol., I, 17; Mich., 895.
2. Mont., III, v: « L'application aux legieres choses nous retire
des iustes. »
198
Cf. B., 3Gi; C, 3i8; P. R., I, 1; Faug., II, 19; Mol., I, 16; Mich.,
182.
3. Lecture de la Première copie: aux plus grandes clioses.
4. Charron avait écrit, commentant un passage de l'Évangile selon
saint Mathieu (XXIII, 20 sqq.) : « Je leur dis ce que dit le Sauveur à
124 PENSEES.
Première Copie 2 23] 199
Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les
chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns
étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux
qui restent voient leur propre condition dans celle
de leurs semblables, et, se regardant les uns et les
autres avec douleur et sans espérance, attendent à
leur tour \ C'est l'image de la condition des hommes.
61] 200
Un homme dans un cachot, ne sachant si son
arrêt est donné, n'ayant plus qu'une heure pour l'ap-
prendre, cette heure suffisant, s'il sait qu'il est donné,
pour le faire révoquer, il est contre nature qu'il em-
ploie cette heure-là, non à s'informer si l'arrêt est
donné, mais à jouer au piquet. Ainsi, il est surna-
turel que l'homme, etc. 2; c'est un appesantissement
gens de pareil esprit: 0 hypocritx excolantes culicem et camehim
degluticnlcs qui minima curalis, graviora spernitis. » (De la Sagesse, II,
1", 90
199
Cf. G., 435; P. R., uft., XXVIII, 30; Bos , I, vu, G; Faug., II, a3 ; IIav.,
IV, 7; Mol., I, 1 54 ; Mien., 904.
I. La dernière phrase a été ajoutée dans la Copie} vraisemblable-
ment en vue de l'impression.
Cf. B., 79 ; C, io5; P. R., I, 1; Bos., II, n, 1; Faug., II, 18; Hav.,
XI, 4; Mol., I, i5; Mich., iG5.
2. Il est aisé de suppléer la phrase que Pascal laisse en suspens: il
est surnaturel que l'homme passe sa vie à se divertir, sans se soucier du
jugement qui est tout proche; car, comme il le dit plus bas: Si on doit
donner huit jours on doit donner toute la vie. Tout homme qui vit est
SECTION III. 425
de la main de Dieu. Ainsi, non seulement le zèle de
ceux qui le cherchent prouve Dieu, mais l'aveugle-
ment de ceux qui ne le cherchent pas.
Première Copie 226] 201
Toutes les objections des uns et des autres ne vont
que contre eux-mêmes, et point contre la religion
— Tout ce que disent les impies...
Première Copie 35o] 202
[*Par ceux qui sont dans le déplaisir de se voir sans
foi, on voit que Dieu ne les éclaire pas; mais les
autres, on voit qu'il y a un Dieu qui les aveugle.]
489] 203
Fascinatio nugacitatis* '. — Afin que la passion ne
à la veiHe de mourir. Remarquez que contre nature dans le pre-
mier exemple devient surnaturel dans le second ; Pascal interprète la
dérogation à la loi de la nature comme l'effet d'une cause supérieure
à la nature.
201
Cf. C, 438; Faug., II, 157; Mich., 911.
202
Cf. C, 3o4; Faug., II, 283; Mien., 944.
1. En marge de la Copie.
203
Cf. B., igi; C, 1 ; Faug., I, a3o; Mol., I, i54; Mich., 872.
2. Sag., IV, 12. — N'y a-t-il pas un souvenir de la lettre écrite
par Arnauld à saint Gyran pour le prier de le recevoir sous sa con-
duite, lettre mémorable que devaient connaître les amis de Port-
Royal : « Je suis demeuré tant d'années dans une perpétuelle léthargie
voyant le bien et ne le faisant pas j et j'ai reconnu par une misé-
rable expérience, la vérité de cette parole du Saint-Esprit : fascinatio
126 PENSÉES.
nuise point, faisons comme s'il n'y avait que huit
jours de vie1.
*63] 204
Si on doit donner huit jours de la vie, on doit
donner cent ans.
"ig 1] 204 bis
Si on doit donner huit jours, on doit donner
toute la vie.
67] 205
Quand je considère la petite durée de ma vie,
absorbée2 dans l'éternité précédente et suivante, le
petit espace que je 3 remplis et même que je vois,
abîmé dans l'infinie immensité des espaces quej 'ignore
et qui m'ignorent, je m'effraie et m'étonne de me
nugacitalis obscurat bona » ? (Àrnauld, Œuvres, 1775, t. I, p. 3).
Lancelot écrit dans ses Mémoires sur saint Cyran: « Il savait qu'il y a
Aans l'âme de l'homme, une niaiserie qui l'ensorcelle, fascinatio nuga-
citalis, comme dit l'Ecriture, qui fait rue, quelque séparé qu'il soit,
il s'occupe de lui-même, se multiplie et se divise, et que souvent il est
moins seul que s'il était au milieu d'une multitude » (t. II, p. 106,
apud Sainte-Beuve, Port-Royal, 5e édit., t. II, p. 83).
1. Réflexion écrite au crayon par Pascal, recopiée d'une autre
main.
204
Cf. B., 78; G., io4; Fauo., II, 37G; Mich., 175.
204 bis
Cf. B., i54; C, i8/»; Faog., I, a3o; Mol., I, i54; Mich., 874.
205
Cf. B., 3o ; C, 39; Faug., I, aa4; Hat., XXV, 16; Mol., I, fr; Mich.
188.
2. [Par.] " . -
3. [Vois et que je.]
SECTION III. i27
voir ici plutôt que là, car il n'y a point de raison
pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt
que lors : qui m'y a mis ? par Tordre et la conduite
de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi?
Memoria hospitis unius diei prœtereuntis*.
Première Copie 101] 206
Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie2.
*2o] 207
Combien de royaumes nous ignorent !
1 . En marge dans le manuscrit. — Quoniam spes impii tanquam lanugo
est, qusc a vento tollitur; et tanquam spuma gracilis quse a proceïla dis-
pergitur; et tanquam fumus qui a vento diffusus est: et tanquam memo-
ria hospitis unius diei prsetereuntis. Sagesse, V, xv.
206
Cf. C, 139; Fàtjg., I, 334; Hav., XXV, 17 bis; Moi., I, 4i ; MicH.,889/
3. Ce cri pénétrant est d'un savant et d'un chrétien. Pour le géo-
mètre l'univers offre l'image de l'infinité et de l'éternité : il semble
participer ainsi aux attributs de la divinité. Mais le Dieu du chrétien
est un être moral, il est « sensible au cœur ». Or cet univers infini est
« muet » (fr. G93), il est destitué de toute vie morale, il ne parle pas'
au cœur et il ne témoigne pas de Dieu. Ce monde qui emplit l'esprit du1
savant est comme un désert pour celui qui cherche Dieu. A la parole,
de Pascal il convient d'opposer la célèbre pensée de Kant qui'
exprime le sentiment contraire, la satisfaction de l'être capable de>
comprendre l'univers, d'unir sa destinée individuelle au sort du
monde entier, égalée à la révélation de la loi morale qui l'élève à!
Dieu : « Deux choses remplissent l'àme d'une admiration et d'un
respect toujours renaissants et qui s'accroissent à mesure que la'
pensée y revient plus souvent et s'y applique davantage : le ciel étoile
au-dessus de nous, la loi morale au dedans. » (Critique de la Raison
pratique, Conclusion.)
207
Cf. B., 8 bis; C, a3; Faug., I, 324; Hav., XXV, 17 ; Mot., I, lu ;'
Mich., 54.
128 PENSEES.
49] ao8
Pourquoi ma connaissance est-elle bornée ? ma
taille? ma durée à cent ans plutôt qu'à mille? Quelle
raison a eue la nature de me la donner telle, et de
choisir ce nombre plutôt qu'un autre, dans l'infinité
desquels il n'y a pas plus de raison de choisir l'un
que l'autre, rien ne tentant plus que l'autre ?
i63] 209
Es-tu moins esclave, pour être aimé et flatte de ton
maître? Tu as bien du bien, esclave; ton maître te
flatte, il te battra tantôt1.
63] 210
Le dernier acte2 est sanglant, quelque belle que
208
Cf. B., 89; C., n5; Faug., I, 325; Hat., XXV, 16 bis ; Mol., I, 43;
MlCH., 125.
209
Cf. B., 179; G., an; Faug., I, a35; Hav., XXV, 23; Mot., II, 121 ;
Mich., 394.
1. Apostrophe au libertin qui s'est fait l'esclave du plaisir ; il se
rante d'être flatté par un maître, qui inévitablement le quittera.
Cf. B.,8o;C, io5; P. R., XXIX, 44: Bos., II, xvn, G9 ; Faug., I, 2i4;
Hav., XXIV, 58; Mol., I, n4; Mich., 171.
2. Montaigne avait dit: le bonheur ne se doit « iamais attribuer
à l'homme qu'on ne lui ayt veu iouer le dernier acte de sa comédie,
et sans doubte le plus difficile » (I, xvm); et ailleurs il reparle ainsi
de la mort : « Cette partie n'est pas du roole de la société, c'est l'acte
à un seul personnage. » (III, ix.)
SECTION III. 129
soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la
terre sur la tète, et en voilà pour1 jamais.
G3] 211
Nous sommes plaisants de nous reposer dans la
société de nos semblables, misérables comme nous2,
impuissants comme nous : ils ne nous aideront pas ;
on mourra seul. Il faut donc faire comme si on
était seul3; et alors4, bâtirait-on des maisons super-
bes, etc.5? on chercherait la vérité sans hésiter; et,
si on le refuse, on témoigne estimer plus l'estime
des hommes, que la recherche de la vérité.
229] 212
Écoulement. — C'est une chose horrible de sentir
écouler tout ce qu'on possède6.
1. [L'éternité.]
211
Cf. B., 77 ; C, io3; P. R., VIII, 1; Fauo., II, 19; Hat., XIV, 1; Mol.,
I, n4; Mien., 179.
2. [On mourra seul]
3. Et alors sans hésiter en surcharge.
4. [ach] — peut-être achèterait-on.
5. Y a-t-il clans cet exemple un souvenir de la lettre autrefois
écrite à Mme Périer pour détourner M. Périer du « dessein de sa
maison P » La lettre signée de Pascal et de sa sœur Jacqueline se ter-
minait ainsi : « Nous te prions d'y penser sérieusement, de t'en
résoudre et de l'en conseiller de peur qu'il arrive qu'il ait bien plus
de prudence et qu'il donne bien plus de soin et de peine au bâtiment
d'une maison qu'il n'est pas obligé de faire qu'à celui de cette tour
mystique, dont tu sais que saint Augustin parle dans une de ses lettres,
qu'il s'est engagé d'achever dans ses entretiens. » (5 nov. i048.)
212
Cf. B., 395; C, 3G7; P. R., XXVIII, 16; Bos., II, xvii, 18; Faug., II,
80; Hat., XXIV, i(3 bis] Mol., I, i53; Mien., A92.
G. « C'est ainsi que ie fonds, et eschappe à moy », dit Montaigne,
PENSÉES. 11 — 9
130 PENSEES.
63] 2x3
Entre nous, et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie
entre deux, qui est la chose du monde la plus fra-
gile.
4g] 2I4
Injustice. — Que la présomption soit jointe à1 la
misère, c'est une extrême injustice 2.
437] 2I5
Craindre la mort hors du péril, et non dans le
péril ; car il faut être homme3.
parlant des infirmités de sa vieillesse, et plus loin : « Il fault bien
bander l'âme, pour lui faire sentir comme elle s'escoule. » (III, i3.)
213
Cf. B., 77 ; C, io3; P. R., I, 1 ; Faug., II, t8 ; Hw., IX, 3; Mot., I,
l6; MlGU., 176.
214
Cf. B., 35q; C, 3iG ; Faug., II, 80; Mol., I, 102; Mich., 128.
1. [L'injustice.]
2. Ecrit de la main de Pascal et transcrit immédiatement au-dessous
par une main étrangère.
215
Cf. B., 383; C, 34i; Faug., I, 2ih\ Hat., XXV, 58; Mot., I, 43 ;
Mich., 735.
3. Le chrétien craint la mort, parce qu'elle le conduit à Dieu,
pour l'épreuve du jugement, mais dans le péril il se retrouve homme,
faisant face aux; dangers qui se présentent, et accomplissant coura-
geusement son devoir d'homme. Comparer le passage où Pascal com-
menta la façon dont les Evangélistes parlent de Jésus : : « Ils le font
donc capable de crainte, avant que la nécessité de mourir soit arrivée,
et ensuite tout fort. » (En 600.)
SECTION III. 131
2° man. Guerrier] 216
Mort soudaine seule à craindre, et c'est pourquoi
les confesseurs demeurent chez les grands.
2^7] 217
C'est un héritier qui Irouve les titres de sa maison;
dira-t-il : peut-être qu'ils sont faux? — et négli-
gera-t-il de les examiner?
27] 218
Cachot l. — Je trouve bon qu'on n'approfondisse
pas l'opinion de Copernic 2 : mais ceci ; il importe à
216
Cf. Faug., I, ai'i; Hav , XXV, 5g; Mol., I, 43; Mich., q6î>. j
217
Cf. R, 4a8; C, Aoo; P. R., XXVIII, 21 ; Bos., II, xvn, 20; Faug., II,
iS; Hav., XXIV, 18 ter; Mol., I, 17; Mich., 5i8.
218
Cf. B., 79; C, 10',; P. R., XXVIII, 19; Bos., II, xvn, 19; Faug., II,
18; Hav., XXIV, 17 bis; Mol., I, i54; Mich., 67,
1. Ce titre de Cachot s'explique par le fragment 200. L'homme
est clans un cachot, attendant sa condamnation à mort ; ne s'enquerra-
t-il pas de ce qui l'attend après la mort?
2. On voit que le système de Copernic est considère par Pascal
comme une opinion. Ce n'est point seulement parce que toutejdoctrîïiè
de philosophie naturelle est à ses yeux inutile et incertaine^ comme il
dit du cartésianisme ; mais sur ce point particulier il n'a pas pris
parti. Dans son fragment sur l'Infini il parle du mouvement des astres
autour de la terre, et Descartes lui-même, au moins dans ses écrits où
il ne perd jamais de vue la condamnation de Galilée, s'en tient aux
théories de Tycho-Brahé qui, comme on sait, avait cru possible de
maintenir .'.près Copernic {'immobilité de la terre. Cf. La Lettre de
Pascal au Père Noël: « Quand on discourt humainement du mouve-
i32 Censées.
loulc la Yie de savoir si l'âme est mortelle ou immor-
telle.
73] 219
Il est indubitable que, que l'âme soit mortelle ou
immortelle, cela doit mettre une différence entière
dans la morale1. Et cependant les philosophes ont
conduit leur morale indépendamment de cela : ils
délibèrent de passer une heure2.
ment, ou de la stabilité de la terre, tous les phénomènes du mouve-
ment et des rétrogradations des planètes, s'ensuivent parfaitement des
hypothèses de Ploléméc, de TycJiO, de Copernic et de beaucoup d'autres
qu'on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut être véritable.
Mais qui osera faire un si gxaud discernement, et qui pourra, sans
danger d'erreur, soutenir l'une au préjudice des autres? » (Œuvres,
éd. Lahure, t. III, p. 16.)
219
Cf. 13., 356; G., 3ia; P. R., XXIX, 43; Bos., II, xvn, G0; Faug., II,
(ji ; Hav., XXIV, 07 ter] Mol., I, 172 ; Mich., 200.
1. Dans un article remarquable: La morale ancienne et la morale
moderne, M. V. Brochard écrit: « Enfin, et plus que tout le reste,
ce qui creuse un abîme entre les deux morales, c'est que, dans la
morale grecque, l'idée de l'immortalité ou de la vie future ne joue
aucun rôle. Il ne pouvait en être autrement puisque le problème
essentiel, on doit mnme aller jusqu'à dire le problème unique, est celui
du bonbeur, entendons le bonheur terrestre et dans les conditions de
la vie présente... Il n'est pas exagéré de dire que la morale telle
qu'on l'enseigne le plus souvent aujourd'hui repose tout entière sur
la croyance à la vie future. Cette croyance disparue, elle s'effon-
drerait. » (Revue philosophique, janvier 1901.)
2. « La mort est moins à craindre que rien, s'il y avait quelque
chose de moins que rien :
Mullo... morlem minus ad nos esse pulandum
Si minus esse polest, quam quod nihil esse videmus.
Elle ne vous concerne ni mort, ni vif: vif, parce que vous cste3 ;
mort, parce que vous n'estes pas... Où que vostre vie finisse, elle y
est toute. L'utilité du vivre n'est pas en l'espace : elle est en l'usage. »
(Mont., f; 19.)
SECTION III. 133
Platon, pour disposer au christianisme1.
4S9] 220
Fausseté des philosophes qui ne2 discutaient pas
l'immortalité de l'âme; fausseté de leur dilemme
dans Montaigne3.
63] 221
Les athées doivent dire des choses parfaitement
claires 4 : or il n'est point parfaitement clair que l'âme
soit matérielle.
1. Allusion à un passage de Grotius. De Verit. Relirj. chr. , IV,
xi : « Plato, de Republica II, quasi prœscius, ait, ut vere justus exhi-
beatur, opus esse ut virtus ejus omnibus ornamentis spolietur, ita
ut ille babeatur ab aliis pro sceleste, illudatur, suspendatur denique.
Et certo summœ patientai exemplum ut exstaret, aliter obtineri non
poterat. » Ailleurs (II, 2), Grotius invoque le mytbe de Er, fils
d'Arménios, pour prouver que Platon admettait la résurrection.
Cf. B., 197; C, 8; Faug., II, o,3; Hat., IX, 6; Mol., I, 171; Mien.,
867.
2. [Pensaient.]
3. Pascal fait allusion à ce passage de V Apologie : « Les philosophes'
... ont ce dilemme tousiours en la bouche, pour consoler nostre mor-
telle condition : « Ou l'aine est mortelle, ou immortelle : Si mortelle,
elle sera sans peine ; Si immortelle, elle ira s'amendant. » Montaigne
lui-même indique la fausseté: « Ils ne touchent iamais l'aultre
branche: <c Quoy, si elle va en empirant? » et laissent aux poètes
les menaces des peines futures ; mais par là ils se donnent un beau
ieu. Ce sont deux omissions qui s'offrent à moy souvent en leurs
discours. »
221
Cf. B., 79 ;C, io4; P. R., XXVIII, 19; Bos.,ÏI, xvn, 19 ; Faug., I, 321;
Hav., XXIV, 98; Mol., I, 172 ; Mien., 172.
II. [Mais.] — « J'exigerai de ceux qui vont contre le train commun
et les grandes règles, qu'ils sussent plus que 'es autres, qu'ils eiusent
des raisons claires, et de ces arguments qui emportent conviction, »
(La Bruyère, Des esprits Jorls.)
134 PENSEES.
4l6] 222
Athées. — Quelle raison ont-ils de dire qu'on ne
peut ressusciter? quel1 est plus difficile, de naître ou
de ressusciter, que ce qui n'a jamais été soit, ou que
ce qui a été soit encore ? est-il plus difficile de venir
en être que d'y revenir? La coutume nous rend l'un
facile, le manque de coutume rend l'autre impos-
sible2 : populaire façon déjuger !
Pourquoi une vierge ne peut-elle enfanter ? une
poule ne fait-elle pas des œufs sans coq? qui les
distingue par dehors d'avec les autres ? et qui nous a
dit que la poule n'y peut former ce germe aussi
bien que le coq3 ?
45] 223
4 Qu'ont-ils à dire contre la résurrection, et contre
l'enfantement de la Vierge? qu'est-il plus difficile,
Cf. B., 463; G., 262; Faug., II, 323 ; Hav., XXIV, 20 bis-, Mot., II,
16 ; Mien., 068.
1. Quel était encore employé en ce sens au xvac siècle. Cf. Rotrou
(Ycnccslas, II, 2).
Quel des deux voulez-vous, ou mon cœur, ou ma cendre ?
2. Cf. les fragments sur la coutume. Sect. II, 89-93.
3. Havet a rapproché de ce fragment un texte de Tertullien :
« Miraris haec! Et gallina sortita est de suo parire » (Adversus Valen-
tinianos, 10).
223
Cf. B., n7; C, 1 ', 3 ; P. R., XXVIII, 22; Bos., II, xvn, 22 ; Faug., II,
323; H.w., XXIV, 28; Mot.., II, 17; Mich., ii3.
[\. Titre de la Première copie: Fondement de la religion. Réponse aux
objections.
SECTION III. 13S
de produire un homme ou un animal, que de le
reproduire ? et s'ils n'avaient jamais vu une espèce
d'animaux, pourraient-ils deviner s'ils se produisent
sans 1 la compagnie les uns des autres 2 ?
4oa] 224
Que je hais ces sottises, de ne pas croire l'Eucha-
ristie \ etc. ! si l'Evangile est vrai, si Jésus-Christ
est Dieu4, quelle difficulté y a-t-il là ?
61] 225
Athéisme marque de force d'esprit5, mais jusqu'à
un certain degré seulement6.
1. Pascal avait écrit d'abord : sans compagnie.
2. C'est la question à laquelle répond la notion moderne de la par-
thénogenèse. — Cf. Nicole, Pensées diverses, XVII: difficile à juger
de ce qui est possible ou impossible.
224
Cf. B., 81; C, 107, Faug., II, 372; Hav., XXV, 53; Mol., II, 17;
Mich., 638.
3. Dans une lettre à Mlle de Roannez (V, olim, 2), Pascal parle de
l'Eucharistie comme du secret « le plus étrange et plus obscur. ».
4. « Il n'est pas plus difficile au Fils de Dieu de faire que son
corps soit clans l'Eucharistie, en disant: Ceci est mon corps, que de
faire qu'une femme soit délivrée de sa maladie en disant : Femme, tu
es délivrée de la maladie. » (Bossuet, Exposition de la doctrine catho-
lique.)
225
Cf. B., 78; C, io',; Faug., I, 321; Hav., XXIV, 101 ; Mot., I, 172;
Micu., iGG.
5. En même temps que de Charron, Pascal se souvient peut-être,
pour s'y opposer, de la formulé employée par le P. Garasse : « Cette
maxime des athéistes vient de stolidité d'esprit » (Doctrine curieuse
des Beaux Esprits, liv. IV, seet. XX).
0. Le P. Desmolets a publié pour la première fois cette pensée, en
la modifiant d'une façon singulière : « Quelquefois, écrit Viclor Cousin,
136 PENSÉES.
25] 226
Les impies, qui font profession de suivre la rai-
son, doivent être étrangement forts en raison. Que
disent-ils donc1? ne voyons-nous pas, disent-ils,
mourir et vivre les bêtes comme les hommes, et les
Turcs comme les Chrétiens ? ils ont leurs cérémo-
nies, leurs prophètes, leurs docteurs, leurs saints,
leurs religieux, comme nous, etc. — Gela est-il con-
traire à l'Ecriture? ne dit-elle pas tout cela2?
Desmolets, faute de comprendre Pascal ou n'osant lui imputer des
énormités, lui attribue des pensées bien vagues. Desmolets (p. 009.) —
Mémoires de littérature et d'histoire, tome V — : « Athéisme, manque
« de force d'esprit, mais jusqu'à un certain point seulement. » On ne voit
pas bien ce que cela signifie. Pascal a écrit de sa propre main, et en
caractères très lisibles (ms. p. 61): Athéisme, marque de force
« d'esprit, mais jusqu'à un certain degré seulement. — C'est-à-dire que
c'est force d'esprit de rejeter l'existence de Dieu au nom de la raison,
pourvu qu'ensuite on l'accepte des mains de la révélation. Pascal est
là tout entier. Desmolets n'a pas osé le montrer tel qu'il est, et Bos-
sut, reculant également devant le vrai et devant le faux, ne redresse
ni ne maintient la citation de Desmolets: il la supprime. » (\ . Cousin,
Rapport sur les Pensées} 2e partie.) — Charron avait été plus loin
que Pascal dans son traité des Trois Vérités: « Cette espèce d'athéisme,
première, insigne, formée et universelle, ne peut loger qu'en une
âme extrêmement forte et hardie. — Illi robur (jes et triplex circa
pectus erat) — forcenée et maniacle. Certes il semble bien qu'il faut
autant et peut-être plus de force et de roideur d'âme à rebuter et
résolument se dépouiller de l'appréhension et crt'imce de Dieu comme
à bien et constamment se tenir ferme à lui. » (iie Vérité. 3e chap.)
La Bruyère conclut au contraire: « L'esprit fort, c'est l'esprit faible. »
(Des esprits forts.)
226
Cf. B., 77; G., 102; P. R., XXVIII, i5; Bos., II, ira, iS ; Falg., II,
i46; Hat., XXIV, iG; Mol., I, 323 ; Mica., 57.
1. Le fragment commençait d'abord ici.
2. Réflexion ajoutée en marge. Havet cite parmi les passages aux-
quels songe Pascal les réflexions de Y Ecclésiasle (111, 18, 29)5 les
SECTION III. 137
Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité,
en voilà assez pour vous laisser en repos ; mais si
vous désirez de tout votre cœur de la connaître, ce
n'est pas assez: regardez au détail. C'en serait assez
pour une question de philosophie : mais ici où il va
de tout1. Et cependant, après une réflexion légère de
cette sorte, on s'amusera, etc. Qu'on s'informe de
cette religion même si elle ne rend pas raison de
cette obscurité ; peut-être cpi'ellc nous l'apprendra.
29] 227
Ordre par dialogues. — Que dois-je faire ? Je ne
vois partout qu'obscurités. Groirai-je que je ne sais
rien ? croirai-je que je suis Dieu ?
Toutes choses changent et se succèdent. — Vous
vous trompez, il y a... 2.
45] 228
Objection des athées : Mais nous n'avons nulle
lumière.
déclarations de l'Evangile selon saint Mathieu sur les faux prophètes
(VII, l5), sur la confusion de l'ivraie et du bon grain (XIII, 3o).
1. Cf. fr. 194.
227
Cf. B., 1; C, i3; Faug., II, 3S9; Hav., XXV, 109; Mol., II, Ci;
MlCH., 7I.
2. Faugère et M. Michaut comprennent dans le même fragment que
ces deux paragraphes le fragment 2^4 qui suit immédiatement dans
le manuscrit, et qui contient également une esquisse de dialogue.
Mais, comme ce dernier fragment porte sur un tout autre point de la
discussion, il est possible de maintenir la séparation établie par Havet
et Molinier.
228
Cf. B., ia3; G., 1^9; Faug., H, i55; Mich., 109.
138 PENSÉES.
Première Copie 319] 229
Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je
regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu'obscu-
rité. La nature ne m'offre rien qui ne soit matière
de doute et d'inquiétude ; si je n'y voyais rien qui
marquât une Divinité, je me déterminerais à la né-
gative1 ; si je voyais partout les marques d'un Créa-
teur, je reposerais en paix dans la foi ; mais, voyant
trop pour nier et trop peu pour m'assurer, je suis
en un état à plaindre, et où j'ai souhaité cent fois
que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans
équivoque ; et que, si les marques qu'elle en donne
sont trompeuses2, elle les supprimât tout à fait;
qu'elle dit tout ou rien, a(in que je visse quel parti
je dois suivre3 ; au lieu qu'en l'état où je suis, igno-
rant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne con-
nais ni ma condition, ni mon devoir. Mon cœur tend
tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le
22g
Cf. C, 4ag; P. R., VIII, 1; Bos., II, vu, 1; Faug., II, nS; I, 325 ;
Hav., XIV, 2; XXV, 18; Mol., I, 109; II, 5;; Mien., 000.
1. Ce mot, pris comme substantif, avait au xvne siècle un sens
absolu qu'il n'a plus aujourd'hui, \oirles exemples cités par Littré,
en particulier Bossuet : « On apprend (par la pénitence) : à dire non,
à dire je ne puis plus, à payer le monde de négatives sèches et vigou-
reuses. » (Sermons, Vérit. convers., 1) et Saint-Simon : « Le chance-
lier pétillait, interrompait, faisait des négatives sèches », 3i5, 3i 3.
2. La Copie répète [qu')elle les supprimât.
3. Voltaire a rapproché de ces mots les vers de Corneille (Heraclius,
IV, ,v) :
Que veux lu donc, nature, et que prétends-tu faire?
De quoi parle à mon cœur ton murmure imparfait?
Ne me dis rien du tout, on parle tout à fait.
SECTION III. 139
suivre ; rien ne me serait trop cher pour l'éter-
nité.
Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre
avec tant de négligence, et qui usent si mai d'un
don duquel il me semble que je ferais un usage si
différent1.
17] 230
Incompréhensible que Dieu soit, et incompréhen-
sible qu'il ne soit pas ; que Famé soit avec le corps,
que nous n'ayons point d'âme; que le monde soit
créé, qu'il ne le soit pas, etc. ; que le péché originel
soit2, et qu'il ne soit pas3.
1. Le dernier paragraphe a été publié isolé par les éditeurs mo-
dernes. Ainsi présenté, il pouvait être interprété comme un aveu de
Pascal, se désespérant de se sentir abandonné delà grâce et condamné
à vivre hors de la foi. Mais la Copie qui nous l'a conservé en fait
manifestement la suite du paragraphe précédent, et de toute évidence
le fragment tout entier développe les objections des Athées. La phrase
est placée par Pascal dans la bouche du libertin, et la véritable portée
en est déterminée par là.
230
Cf. B., 420; C, 395; Faug., II, 181; Hav., XXIV, 97; Mol., I, 3i5;
Mich., 34.
2. Soit, en surcharge.
3. Pascal énonce quatre thèses et quatre antithèses, quatre antino-
mies, comme dira Kant. Il importe de remarquer qu'il y a une diffé-
rence essentielle entre l'inco'mpréhensibilité des thèses et l'incom-
préhensibilité des antithèses. Les thèses sont intrinsèquement
incompréhensibles • nous ne pouvons concevoir par raison ni l'exis-
tence de Dieu, ni l'union de l'àme et du corps, ni la création du
monde, ni le péché originel. Les antithèses sont incompréhensibles
en fait, parce que des effets nous sont donnés dans la nature qui ne
peuvent s'expliquer si l'on n'admet Dieu, l'àme, la création, le péché.
Aous avons des témoignages \isibles et palpables de ces réalités dont
la raison nous refuse une conception claire. Or, entre la raison et le
iiO PENSÉES.
8J 231
Croyez- vous qu'il soit impossible que Dieu soit
infini, sans parties? — Oui. — Je vous veux donc
faire voir une chose infinie et indivisible1. C'est un
point2 se mouvant partout d'une vitesse infinie ; car
il est un3 en tous lieux et est tout entier en chaque
endroit.
Que cet effet de nature*, qui vous semblait im-
fait, en philosophie comme en physique, Pascal n'hésite pas ; c'est
pourquoi, s'élevant au-dessus des objections de la raison qui réclame
en vain l'évidence, et s'appuyant sur la foi, il conclura à la vérité des
thèses, non justifiées directement par une affirmation rationnelle,
mais fondées indirectement sur une double négation.
231
Cf. B , 206; C, 417; Bos., II, xvii, 3; Fabg., II, 170; Hav., XXIV, 2 ;
Mol., I, 3i4; Mich., 18.
1. [Une image de Dieu en son immensité]. Le début de la phrase en
surcharge.
2. [Remuant.]
3. Un, en surcharge.
4. Les réflexions contenues dans le traité inachevé De l'esprit géo-
métrique expliquent comment Pascal peut donner à cet exemple la
valeur d'un fait naturel. Les deux infinis existent objectivement ; il est
possible d'en réaliser la combinaison dans un mobile qui serait infini-
ment petit et qui aurait une vitesse infiniment grande • même en géo-
métrie, Pascal retrouve cette vérité fondamentale pour lui, que le fait
concret est supérieur à la raison abstraite. Cf. fr. 43o et la Logique
de Port-Royal (IV, 1). — Voltaire avait critiqué cette pensée lors de
sa publication, et il est assez curieux que Condorcet ait consacré cette
critique, en citant ce fragment parmi ceux qu'il convient de suppri-
mer par égard à la mémoire de Pascal. Pourtant la conception de
Pascal se retrouve — à titre de conception, il est vrai, et non comme
« effet de nature » — ■ dans l'esprit des savants contemporains : « Si
nous réduisons la masse sur laquelle agit une force donnée, si petite
qu'elle soit, à sa limite zéro — ou en termes mathématiques, à l'infini-
SECTION III. *41
possible auparavant, vous fasse connaître qu'il peut
y en avoir d'autres cpie vous ne connaissez pas en-
core. Ne tirez pas cette conséquence de votre appren-
tissage, qu'il ne vous reste rien à savoir ; mais qu'il
vous reste infiniment à savoir.
4a5] 232
Le mouvement infini ; le point qui remplit tout,
le moment de repos1: infini sans quantité, indivi-
sible et infini 2.
3] «33
lnfini _ rien*. — Notre âme est jetée dans le
corps, où elle trouve nombre, temps, dimensions;
ment petit — la conséquence est que la « chose » (si dans ce cas
nous pouvons parler d'une chose) est, non pas ici ni là mais partout. »
(Stallo, La matière et la physique moderne, p. ia3). —Cf. Couturat,
L'infini mathématique, p. 299 : « Le plan infini est, à certains égards,:
analogue à un point, c'est pour ainsi dire un point immense. »
232
Cf. B., 373; C, 33o; Faug., II, 170 noie; Mien., 6o4.
1. Les copies lisent: mouvement en repos.
2. Résumé de l'exemple développé au fragment précédent: si un
point se meut avec une vitesse infinie, il remplit tout et son mouve-
ment qui est infini et qui pourtant demeure indivisible équivaut au
repos.
233
Cf. B., ioi;'C., 4o9; P. R., VII, 1, 2; XXVIII, G9; Bos., II, m, r, 4,
5; Faug., II, iG3; Hat., X, 1 et X, 1 bis' Mol., 1, 1*6; Mien., 0. -
Cf. Appendice.
3. Ce titre devait rappeler à Pascal l'idée fondamentale de tout le
développement : le fini comparé à l'infini devient exactement égal à
rien.
142 PENSEES.
elle raisonne là-dessus, et appelle cela nature, néces-
sité \ et ne J peut croire autre chose.
L'unité jointe à l'infini ne l'augmente de rien, non
plus qu'un pied à une mesure infinie 3 ; le fini
s'anéantit en présence de l'infini, et devient un pur
néant*. Ainsi notre esprit devant Dieu ; ainsi notre
justice devant la justice divine K. Il n'y a pas si grande
disproportion entre notre justice et celle de Dieu,
qu'entre l'unité et l'infini6. Il faut que la justice de
Dieu soit énorme comme sa miséricorde ; or, la jus-
tice envers les réprouvés est moins énorme et doit
1. Cette nature est un produit de l'habitude, cette nécessité est née
d'une rencontre accidentelle entre l'âme et une substance hétérogène
telle que le corps. Ce n'est pas Kant que Pascal annonce ici, car la
nécessité pour Kant a un fondement dans les lois intérieures de l'es-
prit, c'est Hume et c'est Stuart Mill, ce sont les conclusions les plus
hardies de cet empirisme que \oltaire avait déjà signalé chez Pascal,
en lui comparant Locke. (Cf. fr. S9).
2. [Veut.]
3. Conséquence nécessaire de la définition mathématique de
l'infini : 00 -+- a = 00 comme co — a = 00 • ce qui permet d'égaler a à
oc — ^0 , c'est-à-dire à o.
4- Après néant Pascal avait immédiatement écrit : Nous connaissons.
C'est ensuite qu'il est revenu sur ce paragraphe pour montrer à quelle
conséquence d'ordre religieux l'esprit est conduit par un principe tout
mathématique.
5. Cf. Spinoza : IntcllccUis et voluntas, qui Dei essentiam constitue-
ront, a nostro intcl'ectu et vohintate toto cœlo diffère deberent, nec in
ulla re prœterquam in nominc convenire possent: non aliter scilicet quam
interse conveniunt canis , signum cœleste} et canis} animal lalrans (Ethique,
p. I, p. XVII, Sch.).
G. La Première copie renverse la proportion en vue de l'édition de
Port-Royal (Cf. l'observation d'Urbain dans le Bulletin des Humanistes
français, n° 10, séance du 12 mai 1897). Mais Pascal veut faire
accepter la disproportion morale de la justice humaine et de la justice
divine : il la montre moindre qr.e la disproportion mathématique de
l'unité et de l'infini devant laquelle il faut bien que la raison s'incline.
SECTION III. 143
moins choquer que la miséricorde envers les élus1.
Nous connaissons qu'il y a un infini, et ignorons
sa nature ; comme nous savons qu'il est faux que les
nombres soient finis, donc il est vrai qu'il y a un
infini en nombre 2 ; mais nous ne savons ce qu'il est :
il est faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair3 ;
car, en ajoutant l'unité, il ne change point de nature ;
cependant c'est un nombre, et tout nombre est pair
ou impair (il est vrai que cela s'entend de tout nombre
fini). Ainsi on peut bien connaître qu'il y a un Dieu
sans savoir ce qu'il est *.
i. On retrouve la même doctrine chez tous les Chrétiens (cf. Bos-
suet, Disc, sur l'Histoire universelle, part. II, chap. i, et un sermon
de Saurin cité par Havet, Second sermon sur le renvoi de la Con-
version). La justice envers les réprouvés a une cause, quoique choquante
pour la raison et pour la justice de l'homme, c'est le péché du pre-
mier homme et le jugement de Dieu qui, dit Bossuetj « regarde tous les
hommes comme un seul homme ». La miséricorde de Dieu qui « de
deux hommes également coupables, sauve celui-ci et non pas celui-là,1
sans aucune vue de leurs œuvres» (comme s'exprime Pascal lui-même
à la fin de la lettre sur les Commandements de Dieu), est le mystère par
excellence, parce qu'elle n'a pas de cause naturelle ou rationnelle.
2. Cf. Réflexions sur l'Esprit géométrique : « Toutes les fois qu'une
proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement, et ne
pas le nier à cette marque, mais en examiner le contraire • et si on lé
trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première,1
tout incompréhensible qu'elle est. »
3. Cf. Descartes : « Nous ne nous embarrasserons jamais dans les dis !
putes de l'infini, d'autant qu'il serait ridicule que nous, qui sommes
finis, entreprissions d'en déterminer quelque chose, et par ce moyen
le supposer fini, en tâchant de le comprendre ; c'est pourquoi nous ne
nous soucierons pas de répondre a ceux qui. demandent si la moitié
d'une ligne infinie est infinie, et si le nombre infini est pair ou non
pair » {Principes de la philosophie, I, xxvi).
4. Charron, dans le chapitre v du Ier livre des Trois Vérités: Dis-
cours de la Cognoissancc de Dieu, oppose aux Athées « l'autorité de
nature qui dicte à tous et un chacun des hommes qu'il y a un Dieu »,
mais leur accorde en même temps « qu'il n'y a aucune démonstration
144 PENSEES.
N'y a-l-il point une vérité substantielle, voyant
tant de choses vraies qui ne sont point la vérité
même i ?
2 Nous connaissons donc l'existence et la nature
du fini \ parce que nous sommes finis et étendus
comme lui. Nous connaissons l'existence de l'infini4
et ignorons sa nature, parce B qu'il a étendue comme
nous, mais non pas des bornes comme nous. Mais
nous ne connaissons ni l'existence ni la nature de
Dieu, parce qu'il n'a ni étendue ni bornes B.
Mais par la foi nous connaissons son existence ;
par la gloire nous connaîtrons7 sa nature. Or, j'ai
déjà montré qu'on peut bien connaître l'existence
d'une chose, sans connaître sa nature8.
suffisante pour expliquer ce que c'est que Dieu... les effects montrent
bien qu'il y a une cause, encore qu'ils n'enseignent pas assez qu'est-ce
que cette cause. »
i. Cette phrase est dans le manuscrit en marge des paragraphes
précédents.
2. [Mais.]
3. [Mais.]
l\. [Dieu.]
5. [Que nous avons rapport à lui par l'étendue et disproportion avec
lui par les limites.]
G. a Connaître une chose, c'est la définir, borner, savoir ses con-
frontations, son étendue, ses causes, ses fins, ses commencements, son
milieu, sa fin, son fondement, son bord. Or n'y a-t-il rien plus con-
traire à l'infinité que ces choses? Il n'y a donc rien plus contraire à
l'infini que d'être connu. Il faudrait être infini et être Dieu pour con-
naître Dieu. » (Les Trois Vérités, I, v.)
7. Nous connaîtrons, en surcharge. — ■ La foi est l'adhésion de
l'homme à ce qui dépasse l'homme, l'affirmation d'une existence qu'il
ne comprend pas; la gloire, méritée parla foi, transporte l'âme immor-
telle dans le rayonnement de Dieu et dans la jouissance de la lumière.
8. Le manuscrit porte un renvoi au verso de la main de Pascal :
Tourner. La suite est à la page 4 du manuscrit.
SECTION III. 145
Parlons maintenant selon les lumières naturelles.
S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhen-
sible, puisque, n'ayant ni parties ni bornes, il n'a nul
rapport à nous. Nous sommes donc incapables de
connaître ni ! ce qu'il est, ni s'il est ; cela étant, qui
osera entreprendre de résoudre cette question? ce
n'est pas nous, qui n'avons aucun rapport à lui.
2 Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir
rendre raison de leur créance, eux qui professent une
religion dont ils ne peuvent rendre raison? Ils dé-
clarent, en l'exposant au monde, que c'est une sot-
tise, stultitiam3 ; et puis, vous vous plaignez de ce
qu'ils ne la prouvent pas ! S'ils la prouvaient, ils ne
tiendraient pas parole : c'est en manquant de preuves
qu'ils ne manquent pas de sens4. — Oui; mais en-
core que cela excuse ceux qui l'offrent telle, et que
cela les ôte de blâme de la produire sans raison, cela
i. [S'il est.]
2. fout le développement jusqu'à Dieu est ou n'est pas a été ajouté
plus tard par Pascal au bas de la page /J.
3. Saint Paul, I, Cor., 1,19, Quia in Dei sapientia non cognovit mundus f
non cojnovit mundus per sapienliam Deum, placuit Deo per stultitiam
prœdicationis salvos facere credcntes. Montaigne a traduit le passage
dans Y Apologie : « Car, comme il estescript : le destruiray la sapience
des sages, et abbatray la prudence des prudents : où est le sage ? où
est l'escrivain ? où est le disputateur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas
abesty la sapience de ce monde ? Car, puisque le monde n'a point
eogneu Dieu par sapience, il luy a pieu par l'ignorance et simplesse
de la prédication, sauver les croyants. » C'est peut-être à cette tra-
duction que Pascal emprunte le mot abêtir, dont il se servira dans la
suite de ce fragment, et que Montaigne avait déjà employé pour son
propre compte dans Y Apologie : « 11 nous fault abestir, pour nous
assagir. »
4. [Dans cette infime.]
pensées. n — 10
146 PENSÉES.
n'excuse pas ceux qui la reçoivent. — Examinons
donc ce point, et disons : Dieu est, ou il n'est pas.
Mais de quel côté pencherons-nous? La raison n'y
peut rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous
sépare. Il se joue un jeu \ à l'extrémité de cette dis-
tance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gage-
rez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l'un ni
l'autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des
deux.
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris
un choix ; car vous n'en savez rien. — Non ; mais
je les blâmerai d'avoir fait, non ce choix, mais un
choix ; car, encore que celui qui prend croix et l'autre
soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute :
le juste est de ne point parier2.
— Oui ; mais il faut parier ; cela n'est pas volon-
taire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc?
Voyons. Puisqu'il faut choisir3, voyons ce qui vous
intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre:
le vrai et le bien, et deux choses 4 à engager : votre
1. Souvenir de V Apologie * « C'est aux chrestiens une occasion de
croire que de rencontrer une chose incroyable ; elle est d'autant plus
selon raison qu'elle est contre l'humaine raison. » Montaigne ne
pensait-il pas lui-même au fameux passage de Tertullien (de Came
Christi, n° 5)? Bossuet le traduit en ces termes : «Le Fils de Dieu
est ressuscité ; je le crois d'autant plus que selon la raison humaine
il paraît entièrement impossible. » (Sermon sur la vertu de la croix de
Jésus-Christ, ap. Droz, op. cit., p. 3o2.)
2. Souvenir d'un argument de Montaigne : « Prenez le plus fameux
party, iamais il ne sera si seur, qu'il ne vous faille, pour le deffendre,
attaquer et combattre cent et cent contraires partis : vault il pas mieux
se tenir hors de cette meslee » (Apol.J.
3. [Votre.]
4. Le vrai et le bien, et deux choses, en surcharge.
SECTION III. 147
raison et votre volonté, votre connaissance et votre
béatitude ; et votre nature 1 a deux choses à fuir : l'er-
reur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée,
puisqu'il faut nécessairement choisir en choisissant
l'un que l'autre. Voilà un point vidé. Mais votre
béatitude2? Pesons le gain et la perte, en prenant
croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous
gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne
perdez rien 3. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. —
Cela est admirable. Oui, il faut gager ; mais je gage
peut-être trop. — Voyons \ Puisqu'il y a pareil
hasard de gain et de perte, si vous n'aviez qu'à gagner
deux vies pour une, vous pourriez encore gager ;
mais s'il y en avait trois à gagner, il3 faudrait jouer
(puisque vous êtes dans la nécessité déjouer), et vous
seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer, de
i. Et votre nature jusqu'à la misère, en surcharge.
2. [Voyons, si vous prenez] croix que Dieu est [et que vous perdiez,
que perdez...]
o. Rien en comparaison de l'infini, et rien absolument comme le
dira Pascal au terme de son développement ; mais pour celui qui n'est
pas sûr que l'infini existe, ce rien est encore trop. Nous empruntons à
une note inédite sur le pari que M. Louis Couturat a bien voulu nous
communiquer le tableau des cas différents que Pascal envisage succes-
sivement. Deux grandeurs sont à considérer, les chances de gain (ou
probabilité proprement dite) et les enjeux. Le produit du gain espéré
par les chances qu'on a de l'obtenir définit l'avantage ou l'espérance
mathématique du joueur. Voici le tableau du premier cas:
Dieu est Dieu n'est pas.
Probabilité. ... — —
'2 2
Enjeux co o
Avantages. co o
4. [Quand.]
5. Renvoi à la page 7 du manuscrit.
148 PENSÉES.
ne pas 1 hasarder votre vie pour en gagner trois à un
jeu où il y a un pareil hasard de perte et de gain2.
Mais il y a une éternité de vie et de bonheur3 ; et cela
étant, quand il y aurait une infinité de hasards dont
1. [Jouer.]
2. En traduisant suivant le système qu'on vient d'indiquer les
termes de la proposition de Pascal, on obtient le tableau suivant :
Dieu est Dieu n'est pas.
Probabilité. ... — —
a 2
Enjeux 2,3 i
A 3 i
Avantages. . . . i , — — .
2 2
Ce tableau ne rend pas compte de la distinction que Pascal fait entre
vous pourriez et il faudrait. Peut-être convient-il d'ajouter une condition
(jue Pascal n'exprime pas, mais qu'il aurait présents à la pensée; c'est
que les deux vies, c'est-à-dire la double durée de vie, à gagner sont
aléatoires, tandis que la vie à risquer est certainement exposée; l'enjeu
de l'alternative : Dieu n'est pas ne serait donc pas soumis à la probabi-
lité ; il reste en tout état de cause égal à l'unité ; il est donc équilibré
par l'espérance de gagner deux vies, surpassé par celle d'en gagner trois.
En d'autres termes, avec une chance sur deux de gagner, on peut ris-
quer un pour avoir deux, mais cela n'est que possible, car dans l'équi-
libre absolu des partis l'attitude contraire est également raisonnable.
Avec une chance sur deux de gagner il faut risquer un pour gagner
trois, hasarder une vie pour avoir une existence d'une durée triple,
car alors l'équilibre est rompu en faveur du pari : « Trois vies à gagner
avec une chance de gain sur deux en valent une et demie ; si donc
nous ne payons que d'une vie le billet qui peut nous en faire gagner
trois, nous serons plus riches de la moitié d'une en prenant ce billet
qu'en ne le prenant pas. » (Lachelier, Notes sur le pari de Pascal,
Uevue Philosophique, juin iqoi, p. 627).
o. Tableau :
Probabilité.
Enjeux.
Avantages. ... 00 — (ou encore I d'après la
2
note précédente).
ieo est
Dieu n'est pas.
1
1
2
2
00
1
SECTION III. 149
un seul serait pour vous, vous auriez encore raison
de gager un pour avoir deux, et vous 1 agiriez de mau-
vais sens, étant obligé à jouer, de refuser de jouer
une vie contre trois à un jeu où d'une infinité de ha-
sards il y en a un pour vous, s'il y avait une infinité
de 2 vie infiniment heureuse à gagner3. Mais il y a ici
1. [Auriez tort de.]
2. [Lien.]
3. MM. Dugas et Riquier (Rev. PhiL, sept. 1900) et M. Lachelier
ont signalé avec raison l'incohérence apparente de cette phrase que
Port-Royal avait supprimée. Pascal veut reproduire en la transposant
dans le calcul de l'infini la double hypothèse, d'un pari qu'il serait seu-
lement possible de faire, les chances étant exactement égales des deux
côtés, et d'un pari qu'il serait nécessaire de faire, auquel il ne serait
pas raisonnable de se refuser, parce qu'il y a un parti mathématique-
ment plus avantageux que l'autre, et dans la proportion de trois à
deux. La première alternative se comprend sans peine ; on risque une
vie de bonheur pour une éternité de bonheur, avec une chance de
gain parmi une infinité de hasards; de part et d'autre est l'unité
multipliée par l'infini. Nous retrouvons l'équilibre des partis. Gom-
ment l'équilibre se déplace-t-il dans la seconde alternative qui semble
reproduire les termes de la première ? Le texte ne permet qu'une
interprétation : il faut distinguer, avec M. Lachelier, « l'éternité de
vie et de bonheur », et « l'infinité de vie infiniment heureuse ».
Dans le premier cas Pascal nous promettait l'infinie durée d'un bonheur
fini; il y ajoute dans le second cas l'infinité de ce bonheur lui-même :
Ce nouvel infini fait exactement ce que faisait tout à l'heure la troi-
sième vie, il s'adjoint comme un lot supplémentaire aux conditions
strictement équitables du pari et rend nécessaire pour la raison ce
qui n'était que possible et indifférent. Il semble donc qu'encore ici
pour avoir la pensée vraie de Pascal il faille apporter quelques cor-
rections à l'expression littérale de ces cas de pari. Voici en effet ce
que nous donne le tableau rigoureusement dressé :
Dieu est Dieu n'est pas.
Chances I - - 00
Enjeux 2,0, 00 1 -.
Avantages. ... 2,3, 00 00.
Or selon Pascal l'espérance de la première alternative est dans le
premier cas égal à l'espérance de la seconde, quelque peu supérieure
dans le deuxième, infiniment supérieure dans le dernier. Il est donc
150 PENSEES.
une infinité de vie infiniment heureuse à gagner1,
un hasard de gain contre un nombre fini de hasards
de perte 2, et ce que vous jouez est fini 3. Cela ôte tout
parti* : partout où est l'infini, et où il n'y a point infi-
certain qu'il faut faire intervenir dans la première colonne un second
coefficient de qualité s'ajoutant au coefficient de durée, et qui y
introduise l'infini. Nous aurions finalement pour la troisième hypo-
thèse un rapport tel que -~# Ce rapport d'ailleurs donne-t-il une
espérance mathématique qui soit infinie? ou ne faut-il pas dire, en
toute rigueur, que l'espérance est seulement indéterminée ? (Riquier,
Le pari sur Dieu, Revue Occidentale, sept. 1901.) En fait, pour Pascal,
la forme mathématique du problème ne fait que fournir une base à
une intuition métaphysique de l'infini. Cf. fr. 793 : « La distance
infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie
des esprits a la charité » — et la distinction établie par Spinoza entre
l'infinité simple des attributs et l'infinie infinité de la substance.
I. [Et autant de hasard de gain.]
a. [Cela dte tout.]
3. Voici enfin le tableau définitif:
Dieu est Dieu n'est pas.
Chances 1 n
Enjeux 00 1
Avantages. ... 00 n. __.
4. Ote est deux fois dans le manuscrit. Nous nous croyons sûr de
notre lecture, et nous la substituons à la leçon des Copies : cela est
tout parti (dans le sens de tout réparti). Gela supprime tout partage
et toute probabilité ; il n'y a point de parti, comme Pascal avait d'abord
écrit deux lignes plus bas, puisque le fini s'anéantit devant l'infini.
Nous devions parla règle des partis risquer notre vie pour l'enjeu fini
de trois vies, à supposer chance égale de perte et de gain; nous
devions risquer notre vie pour une infinie durée de bonheur infini,
à supposer une seule chance de gain sur une infinité. Voici mainte-
nant la thèse définitive ; nous y réunissons les avantages des deux hypo-
thèses provisoires, en les multipliant l'un par l'autre : nous hasardons
une vie finie pour une infinité de vie infiniment heureuse, et il y a
pareil hasard de gain et de perte, puisque de part et d'autre l'igno-
rance est supposée absolue ; le postulat du pari de Pascal est, comme
il a soin de l'indiquer dans les considérations préliminaires, un scep-
ticisme irrémédiable et universel ; le libertin n'a pas la moindre rai-
son pour affirmer son athéisme, le chrétien n'a pas la inoindre raison
pour affirmer sa religion. (Cf. Appendice.)
SECTION III. 151
nité de hasards de perte contre celui de gain, il n'y
a point1 à balancer, il faut tout donner. Et ainsi2,
quand on est forcé à jouer, il faut3 renoncer à la rai-
son pour garder4 la vie, plutôt que de la hasarder
pour le gain infini aussi prêt à 5 arriver que la perte
du néant. 6
Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si
on gagnera, et qu'il est certain qu'on hasarde, et que
l'infinie distance qui est entre la certitude de ce qu'on '
i . [De parti.]
2. Ainsi, en surcharge.
o. [Avoir.]
d. [Choisir.]
5. Prêt à clans le sens de sur le point de (cf. fr. 471) comme l'em-'
ploie La Fontaine (Fables, III, 12) :
L'oiseau, prêt à mourir, se plaint en son ramage.
6. Ainsi la vie éternelle et l'anéantissement final sont pour Pascal
deux événements également probables, et cette égalité même est la clé
du pari : de ce qu'il est impossible de prouver avec certitude que la reli-
gion n'est pas, il est possible de croire qu'elle est, et le refus systé-
matique de rien affirmer devient un parti aussi risqué que l'affirmation
elle-même.
7. Hasarde.] — Pascal a corrigé par s'expose (et non expose , comme
a écrit Port-Royal) afin de bien marquer le caractère et la portée de
l'objection : il s'agit non de la quantité de ce qu'on expose, mais du
fait même que l'on expose, c'est-à-dire que l'on hasarde quelque chose
d'effectif pour un gain éventuel, que l'on passe du plan de la réalité
dans le plan du simple possible, ou comme disent les métaphysiciens
de l'être au non-être. Or de l'être au non-être, d'une quantité finie a
rien, il y a une distance infinie, de telle sorte que l'équilibre serait;
rétabli entre les partis, et l'hésitation légitime: un infini incertain
n'est pas plus que le fini certain. — Mais l'objection n'a de valeur que
si le choix nous était donné entre jouer et ne pas jouer; or Pascal
nous interdit cette hypothèse, puisque l'athéisme lui paraît une néga-j
tion aussi aventureuse que l'affirmation, et de conséquences pratiques
non moins graves. ÎNous ne sommes pas vis-à-vis de Dieu comme
l'homme qui se demande s'il viendra ou non s'asseoira la table de jeu;',
nous nous y trouvons assis, force nous est de suivre les lois du jeu.
132 PENSEES.
s'expose, et Y Incertitude de ce qu'on gagnera, égale le
bien fini qu'on1 expose certainement, à l'infini, qui
est incertain2. Gela n'est pas ainsi: tout3 joueur ha-
sarde avec certitude pour gagner avec incertitude ;
et néanmoins il hasarde certainement le fini pour
gagner incertainement 4 le fini, sans pécher contre la
raison E. Il n'y a pas infinité de distance entre celte
certitude de ce qu'on s'expose et l'incertitude du gain ;
cela est faux. Il y a, à la vérité 6, infinité entre la cer-
titude de gagner et la certitude de perdre 7. Mais l'in-
certitude de gagner est proportionnée à la certitude
de ce qu'on hasarde, selon la proportion des hasards
de gain et de perte ; et de là vient que, s'il y a 8 au-
tant de hasards d'un côté que de l'autre, le parli est
à jouer égal contre égal ; et 9 alors la certitude de ce
qu'on s'expose est égale à l'incertitude du gain : tant
s'en faut qu'elle en soit infiniment distante. Et ainsi,
notre proposition est dans une force infinie, quand il
y a 10 le fini à hasarder 1! à un jeu où il y a pareils ha-
sards de gain que de perte, et l'infini à gagner. Cela
est démonstratif ; et si les hommes sont capables de
i. [Hasarde.]
2. [N'est.]
S. [Jeu.]
k. [L'infini.]
5. Sans pécher contre la raison, en surcharge.
6. A la vérité, en surcharge.
7. f L'incertitude est ce qui fait [à démontrer [au parti qui détermine
notre [et qui répartira.]
8. [Des.]
9. [Ainsi.]
10. [L'infini à gagner.]
11. [Autant.]
SECTION 111. dfJ3
quelque vérité, celle-là l'est. — Me le confesse, je
l'avoue. Mais encore n'y a-t-il point moyen de voir le
dessous du jeu ? — Oui, l'Ecriture, et le reste, etc.
— Oui; mais j'ai les mains liées et la bouche2
muette ; on me force à parier, et je ne suis pas en
liberté ; on ne me relâche3 pas, et4 je suis fait d'une
telle sorte que je ne puis croire. Que voulez- vous
donc que je fasse ?
— Il est vrai. Mais apprenez au moins que votre
impuissance à croire, puisque la raison vous y porte,
et que néanmoins vous ne le pouvez, [ne vient que
du défaut de vos passions] B. Travaillez donc, non
pas à c vous convaincre par l'augmentation des preu-
ves de Dieu, mais par la diminution de vos pas-
sions. Vous voulez aller à la foi, et vous n'en savez
pas le cheminj vous voulez vous guérir de l'infi-
délité, et vous en demandez le remède : apprenez de
ceux7 qui ont été liés comme vous, et qui parient main-
tenant tout leur bien ; ce sont gens qui savent ce che-
min que vous voudriez suivre, et guéris d'un mal
dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où
ils ont commencé : c'est en faisant tout comme s'ils
croyaient, en prenant de l'eau bénite, en faisant dire
i. Renvoi à la page 4, en marge. — [Ma/s.]
2. [Sans.] j
3. Renvoi à la page 8 du manuscrit.
l\. [Vous ne pouvez croire.]
5. Pascal a rayé, par erreur sans doute, ces derniers mots, enrayant
la phrase suivante : [Vpus ne renversez [renverseriez pas la raison en
croyant, puisqu'on est obligé à croire ou à nier.J
6. [Chercher.]
7. A. la page 4 du manuscrit.
134 PENSÉES.
des messes, etc. Naturellement même cela vous fera
croire et vous abêtira1. — Mais c'est ce que je
crains. — Et pourquoi? qu'avez-vous à perdre?
Mais pour vous montrer que cela y mène, c'est
que cela diminuera les passions, qui sont vos grands
obstacles, etc. 2 Fin de ce discours. — Or, quel mal
vous arrivera-t-il en prenant ce parti? Vous serez
fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant,
ami3, sincère, véritable4. À la vérité, vous ne serez
point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans
i. Port-Royal n'avait pas osé reproduire ce mot; Victor Cousin
qui l'a publié le premier l'a accompagné du commentaire éloquent
que l'on connaît : « Quel langage! Est-ce donc là le dernier mot de
la sagesse humaine? La raison n'a-t-elle été donnée à l'homme que
pour en faire le sacrifice, et le seul moyen de croire à la suprême
intelligence est-il, comme le veut et le dit Pascal, de nous abêtir*!
Comme si, lorsqu'on a hébété l'homme, il en était plus près de Dieu. »
Victor Cousin exagère sans doute la pensée de Pascal : Pascal
demande au libertin le sacrifice d'une « fausse raison » qui n'est
capable de le mener ni à la science ni au bonheur, qui n'est qu'une
somme de préjugés. S'abêtir c'est renoncer aux croyances auxquelles
« l'instruction » et l'habitude ont donné la force de la nécessité natu-
relle, mais qui sont démontrées par le raisonnement même, impuis-
santes et vaines. S'abêtir, c'est retourner à l'enfance pour atteindre
les vérités supérieures qui sont inaccessibles à la courte sagesse des
demi-savants. « Rien n'est plus conforme à la raison que ce désaveu
de la raison » : la parole de Pascal est d'un croyant, elle n'est pas
d'un sceptique.
3. Renvoi à la marge de la page 7.
3. Le manuscrit porte une virgule.
k. Ce n'est pas l'idéal chrétien que Pascal définit, c'est l'idéal de
l'honnête homme dans le monde. Or cet idéal le libertin y aspire en
vain; il reconnaît que le moi est haïssable, il le « couvre » par un
sentiment de bienséance sociale, de convenance mondaine, mais pour
arriver à le supprimer, il faut se donner un point d'attache en dehors
Je l'humanité, et c'est pourquoi le christianisme seul donne l'honnê-
teté véritable, faite d'humilité, de sincérité, de fidélité. Cf. fr. 55o :
« J'essaie d'être juste, véritable, sincère, et fidèle à tous les hommes. »
SECTION III. 155
les délices ; mais n'en aurez-yous point d'autres ? Je
vous dis que vous y gagnerez en cette vie ; et qu'à
chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez
tant de certitude du gain, et tant de néant de ce que
vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous
avez parié pour une chose certaine, infinie, pour la-
quelle vous n'avez rien donné.
4] — « Oh! ce discours me transporte, me ravit,
etc., etc. »
— Si ce discours vous plaît et vous semble fort,
sachez qu'il est fait par un homme qui s'est mis à ge-
noux auparavant et après, pour prier cet Etre infini
et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se
soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et
pour sa gloire ; et qu'ainsi la force s'accorde avec
cette bassesse1.
i3o] 234
S'il ne fallait rien faire que2 pour le certain, on ne
devrait rien faire pour la religion ; car elle n'est pas
certaine. Mais combien de choses lait-on pour lin-
1. La force du discours s'accorde avec la soumission de l'homme
qui s'agenouille. Bassesse est pris au sens absolu, et pour ainsi
dire scientifique : dans un Fragment relatif aux usages du baromètre,
Pascal emploie ainsi ce mot de bassesse : « Il y a un certain degré
de hauteur et un certain degré de bassesse que le mercure n'outre-
passe presque jamais. » (3e section, Ed. Lahure, t. III, p. i32).
234
Cf. B., 34i; C, 29/,; P. R.,XXXÏ, i5; Bos., I, vin, 10; Fauc, II, i73
et I, 217; Hav., XXIV, 88 et Y, 9 bis; Moi-., 1, i55 et 1,121; Mich.,
33i.
2. [De.]
15ti PENSÉES.
certain, les voyages sur mer, les batailles ! Je dis donc
qu'il ne faudrait rien faire du tout, car rien n'est
certain; et qu'il y a plus de certitude à la religion,
que non pas1 que nous voyions le jour de demain:
car il n'est pas certain2 que nous voyions demain,
mais il est certainement possible que nous ne le voyions
pas. On n'en peut pas dire autant de la religion. Il
n'est pas certain qu'elle soit ; mais qui osera dire qu'il
est certainement possible qu'elle ne soit pas? Or,
quand on travaille pour demain, et pour l'incertain,
on agit avec raison ; car on doit travailler pour Tin-
certain, par la règle des partis qui est démontrée3.
Saint Augustin a vu qu'on travaille pour l'incertain,
sur mer, en bataille, etc. 4 ; mais il n'a pas vu la règle
des partis5, qui démontre qu'on le doit. Montaigne a
1. [Qu'il soit demain jour.]
2. [Qu'il soit] demain [;'our.]
3. Allusion à la démonstration du fr. 233.
4. Havet cite ce passage d'un sermon : « Que des choses sup-
portent les voleurs pour leur iniquité, les marchands pour leur ava-
rice, traversant les mers, confiant aux vents et aux tempêtes leur
corps et leur àme, abandonnant ce qui est à eux, courant ù l'in-
connu I » — Et M. Pichon, dans une étude remarquable sur Lactance
donne ce texte du De utilitaie credendi : iMhil omnino societatis Jiumanœ
incolume rémunère si nihil credere statueriinus quod non possumus tenere
perceptum (xn, 66) en le rapprochant d'Arnohe (Ado. NaL, II, S):
Estne operis in vita negotiosum aliquod atque acluosum genus quod non
jide prœeunte suscipiant, sumunt alque uggrcdiuntur uuc tores ? (Naviga-
teurs, marchands, etc. ») (Cf. Pichon, Lactance, p. 5i.)
5. Sur cette expression voir l'usage dutriungle urithmétique pour déter-
miner les partis qu'on doitjaire entre deux joueurs qui jouent en plusieurs
parties : « Dans le cas où les joueurs décident d'interrompre le jeu, le
règlement de ce qui doit leur appartenir doit être tellement propor-
tionné à ce qu'ils avoient droit d'espérer de la fortune, que chacun d'eux
trouve entièrement égal de prendre ce qu'on lui assigne, ou de conti-
nuer l'aventure du jeu : et cette juste distribution s'appelle le parti, »
SECTION III. 157
vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux1, et que la
coutume peut tout2; mais il n'a pas vu la raison de
cet effet.
Toutes ces personnes ont vu les effets, mais ils
n'ont pas vu les causes3; ils sont à l'égard de ceux
qui ont découvert les causes comme ceux qui n'ont
que les yeux à l'égard de ceux qui ont l'esprit ; car les
effets sont comme sensibles, et les causes sont visibles
seulement à l'esprit4. Et quoique ces effets-là se voient
par l'esprit, cet esprit est à l'égard de l'esprit qui voit
les causes comme les sens corporels à l'égard de l'esprit.!
467] 235
Rem viderunt, causant non viderunt*.
65] 236
Par les partis, vous devez vous mettre en peine de
1. Cf. Essais, III, 8, passage déjà commenté par Pascal au fr. 80.
2. Thèse commentée par Pascal au IV. 294, et discutée au fr. 3a5.
o. [Et quoique.]
l\. [ils sont.]
235
Cf. B., io3; C, i3o; Mich., 829.
5. Pascal avait d'.ibord pensé à écrire non [sciverunt]. Cf. Saint
Augustin, Contr. JuJ. Pelag.y IY, 60: Rem vidit, causam nescivit; il
parle de Gicéron qui aurait dénoncé la misère de l'homme au oe livre
de la République, sans en connaître la cause c'est-à-dire le péché ori-
ginel. — L'antithèse se trouve aussi dans Montaigne mais avec une
toute autre intention : « Ils laissent les choses, et courent aux causes.
Plaisants causeurs! La cognoissance des causes touche seulement celuy
qui a la conduicte des choses. » (III, xi.)
236
Cf. B., 78; C, io4; P. R., XXVIII, 18; Bos., TT, xth, 19; Faug., II,
173; Hat., XXIV, 17; Mol., I, i53; Mien., 180.
158 PENSÉES.
rechercher la vérité, car si vous mourez sans adorer
le vrai principe, vous êtes perdu. — Mais, dites-
vous, s'il avait voulu que je l'adorasse, il m'aurait
laissé des signes de sa volonté. — Aussi a-t-il fait;
mais vous les négligez. Cherchez-les donc ; cela ie
vaut bien.
63] 237
Partis. — Il faut vivre autrement dans le monde
selon ces diverses suppositions1 : i° Si on pouvait y
être toujours ; 5° s'il est sûr qu'on n'y sera pas long-
temps 2 et incertain si on y sera une heure : cette der-
nière supposition est la nôtre.
;*63] 238
Que me promettez-vous enfin (car dix ans est le
parti)3, sinon dix ans d'amour-propre, a bien essayer
237
Cf. B., 78; C, io3; P. R., XXVIII, 17 ; Bos., II, xvn, 18; Faug., II,
172; Hav., XXIV, iG ter; Mol., I, i5o; Mien., iGg.
1. Ces diverses suppositions étaient d'abord au nombre de 5, et
c'est pourquoi Pascal a laissé subsister le chiffre 5 pour désigner celle
qui est devenue définitivement la seconde. Voici comment étaient
présentées les quatre premières que Pascal a barrées en écrivant en
gros: faux. i. S'il est sûr qu'on y sera toujours; 2. S'il est incertain si
on y sera toujours ou non; 3. S'il est sûr qu'on n'y sera pas toujours, mais
qu'on soit assuré d'y être longtemps ; 4- S'il est certain qu'on n'y sera
pa3 toujours et incertain qu'on n'y sera pas longtemps [si on y scrz long-
temps.]
2. [Mais.]
238
Cf. B.,78; C, io3; Faug., II, i74; Hav, XXV, n3 ; Mol., I, i54 ;
Mich., 178.
3. Parenthèse en surcharge.
SECTION III. 159
de plaire sans y réussir, outre les peines certaines ?
235] 339
Objection. — Ceux qui espèrent leur salut sont
heureux en cela, mais ils ont pour contrepoids la
crainte de l'enfer.
Réponse. — Qui a plus de sujet de craindre l'enfer,
ou celui qui1 est dans l'ignorance s'il y a un enfer,
et dans la certitude de damnation, s'il y en a ; ou
celui qui est dans une certaine persuasion qu'il y a
un2 enfer, et dans l'espérance d'être sauvé, s'il est?
4i] 240
— J'aurais bientôt quitté les plaisirs, disent-ils,
si j'avais la foi. — Et moi, je vous dis : Vous auriez
bientôt la foi, si vous aviez quitté les plaisirs3. — Or,
c'est à vous à commencer. Si je pouvais, je vous don-
nerais la foi4 ; je ne puis 5 le faire, ni partant éprouver
239
Cf. B., 3q3j C, 36a; P. R., VII, 2; Bos., II, m, 5; Fauc, II, 17A ;
Hav., X, 2; Mol., I, i5o.
1. [Ignore] s'il y a un [Dieu.]
2. [Dieu.]
240
Cf. B., 422; C, 897; P. R., VII, 2; Bos., II, m, 5; Faug., II, 1S1 ;
Hav., X, 3; Mol , 1, i53; Mien., 99.
3. Saint Augustin expose à maintes reprises ce principe, par exem-
ple : «Tu veux voir. Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront
Dieu. Songe donc d'abord à purifier ton cœur. » « Quand vous aurez
lui les ténèbres des passions fumeuses, vous verrez la lumière » (Voir
VArjustinus de Jansénius, tome II, liv. prélim., cli. vu).
A- [Vous.]
5. [Éprouver.]
160 PENSÉES.
la vérité de ce que vous dites. Mais vous pouvez bien
quitter les plaisirs et éprouver si ce que je dis est
vrai
485] - 241
Ordre. — J'aurais bien plus de peur de me trom-
per, et de trouver que la religion chrétienne soit
vraie, que non pas de me tromper en la croyant
vraie 1 .
241
Cf. B., 191 ; C, 1 ; P. R., XXVIII, 4o ; Bos., II, xvn, 36; Faug., II, 387
Hat., XXIV, 26 1er; Mol., II, 64; Mich., 854.
I, Cette pensée résume la dialectique préliminaire à V Apologie : le
libertin est » retourné ;>, il avait surtout peur de se tromper en
croyant la religion vraie, maintenant il a peur de se tromper en la
croyant fausse, et de trouver par la suite qu'elle est vraie. Le lecteur
de Pascal désire que la religion soit vraie ; il s'agit de lui prouver
qu'elle l'est en effet.
SECTION III. 101
APPENDICE POUR LE FR . 233.
1
Pascal avait lu la Théologie naturelle de Raymond Sebon ; il y avait
trouvé une démonstration qui remplit trois chapitres, 66, 67 et 68.
Le premier a pour titre : Chaque chose doit naturellement pourchasser
son bien et éviter son dommage. Sebon appuie ce principe sur des
exemples empruntés aux éléments, aux arbres et aux plantes : « Puis
donc que l'homme est du nombre des choses naturelles et la plus noble
d'entre elles, d'autant plus il est obligé à obéir et à suivre ce com-
mandement exprez de nature et ù se prévaloir à son utilité, bien et
proufit, en tant qu'il est en lui, des forces et facultez qui lui ont
esté données... Il s'ensuit donc par nécessité, veu que outre les
autres animaux, il a l'entendement et la volonté, et que ces pièces là
le font homme, qu'il est tenu naturellement d'en user à son proufit
et avantage, c'est-à-dire pour s'acquérir le plus qu'il peut de joie,
de liesse, d'espérance, de consolation, de paix, de repos et de con-
fiance... »
Le second chapitre tire de ce principe la règle de ce que l'homme a
à croire ou à mescroire quant à son salut : « Il n'y a point de doute,
par ce que nous venons de dire, que l'homme ne soit tenu d'accepter,
d'affirmer et de croire celle-là, qui lui apporte plus d'utilité, de com-
modité, de perfection et de dignité, en tant qu'il est homme, par
laquelle il peult engendrer en soi du contentement, de la consolation,,
de l'espérance, de la confiance, de la sûreté, et en esloigner le de-
plaisir et le desespoir : et par conséquent qu'il doit embrasser celle
qui est plus aimable et plus désirable de sa naiure, et en laquelle il
y a plus d'estre et plus de bien. Là où, s'il faict au rebours, il abuse
contre soi-mesme de son entendement, il renverse entièrement la règle
générale de la nature, il combat et soi mesme et l'ordre universel des
choses : puisque, là où toutes les aultres créatures inférieures em-
ployent leurs forces et moyens à leur bien et advantage, cestuy cy
s'en acquiert sa ruyne et le desespoir : et à la vérité il a son enten-
dement merveilleusement dépravé et corrompu : voire il ne mérite
point d'estre appelé homme, puisqu'il combat l'homme. Or, s'il me
PENSÉES. 11 — 11
4G2 PENSÉES.
dict qu'il n'y a pas d'apparence qu'il croye ce qu'il n'entend pas, et
qu'il advoue pour véritable ce de quoy il ne veoit pas la raison, veu
<ju'à ce compte il pourroit bien prendre le mensonge pour la certi-
tude : ie luy respond, que son ignorance ne luy peult servir d'excuse,
et que ceste seule intention d'approuver ce qui est à son proufit et à
son utilité, luy sert d'une suffisante et iuste occasion de croire :
attendu que ce que nous faisons selon la reigle de nature ne nous
peult estre imputé à faulte, et nostre intelligence faict son devoir et
le proufit de soy et de la volonté, toutes fois et quantes qu'elle con-
sent à ce qui est son grand bien, et à „j qui est entièrement con-
traire à la ruyne de l'homme : voire elle est obligée d'en user ainsi,
parce qu'elle ne nous a esté donnée que pour nostre service et com-
modité ; ainsi il nous doibt suffire de nous ioindre tousiours à la part
qui est de nostre costé et à nostre advantage, bien que nous ne sça-
chions pas comme elle est. Car s'il nous advenoit de choisir le con-
traire et la privation de nostre bien, nous logerions et recevrions chez
nous nostre ennemi qui en déplacerait coulx qui font pour nous ; nous
serions adversaires et traîtres à nous mesmes, et en bon escient in-
sensés tresdignesd'estre haïs et chasties par toutes les aultres créatures.
Aussi c'est un signe évident que l'homme est possédé par son ennemy
mortel, quand il ne veult pas croire ce qui luy est de plus advan-
tageux • par un ennemi qui tyrannise sa volonté et son entendement,
et qui les tient lies et garrotes estroitement pour les empescher de
faire leur deA-oir, et pour les renger par contrainte à employer leurs
effets au dommage de leur maistre, à sa ruine contre tout ordre de
nature. »
Ce second chapitre devait être cité presque intégralement, car il
peut avoir suggéré à Pascal l'idée de ce mouvement tournant qui était
nécessaire pour donner force probante à l'argument du pari. Ray-
mond Sebon prend soin d'écarter toute question de certitude ou de
vérité : l'intelligence de l'homme est traitée comme une faculté pra-
tique, utilitaire, et ce serait là, suivant l'auteur de la Théologie
naturelle, la destination même que la nature lui a donnée. Cette vue
hardie, que Schopenhauer a réintroduite dans la philosophie moderne,
était propre, nous semble-t-il, à faire impression sur Pascal et à rete-
nir son attention sur les conséquences que Sebon en tire au chapitre 68 :
l'usage de la règle précédente par divers exemples. Pour exemple : « on
nous propose, Il y a un Dieu : il nous faut soudain imaginer son con-
traire, Il n'y a point de Dieu, et puis assortir ces choses l'une à l'autre,
pour veoir laquelle d'elles convient plus à l'estre et au bien, et
SECTION III. 103
Inquelle y convient le moins. Or colle-là, Il y a un Dieu, nous pré-
sente une essence infinie, un bien incompréhensible : car Dieu est
tout cecy. Le contraire, 11 n'y a point de Dieu, apporte avec soy pri-
vation d'un estre infiny, et d'un infiny bien. À ce compte, par leur
comparaison, il y a autant à dire entre elles, qu'il y a entre le bien
et le mal. Passant outre, accommodons les à l'homme. La première luy
apporte de la fiance, du bien, de la consolation et de l'espérance ; la
seconde, du mal et de la misère, il croira donc et recevra, par nostre
reigle de la nature, celle qui est et meilleure de soi et plus proufitable
pour lui ; et refusera celle qui est reietable d'elle-même, et qui lui
apporterait toutes incommoditez : aultrement il abuserait de son intel-
ligence, et s'en servirait à son dam ; ce qu'il ne peut ny ne doibt
faire en tant qu'il est homme. Mais quel bien pourrait-il espérer de
croire que Dieu ne fust pas ? quel fruict en pourrait il recueillir ? »
Et Raymond Sebon conclut : « Par quoi il est tenu de croire que
Dieu est » ajoutant : « Nature mesme le lui commande et ne peut
faillir de l'en croire : car il est certain... que toute obligation natu-
relle nous pousse à la vérité, non au mensonge. Voilà la manière de
convier à la foi les mescreants, d'apprendre à l'homme d'affirmer ce
qu'il n'entend point et de renforcer et roidir nos entendemens à
croire plus ferme1. »
Ces dernières lignes sont particulièrement significatives ; en nous
montrant à quel point Raymond Sebon avait conscience de la portée
qu'il attribuait à son argument, elles font prévoir le détour qui don-
nera une valeur apologétique à l'argument du pari, le levier de l'in-
térêt qui soulèvera celui qui ne veut pas se remuer et conduira jus-
qu'à l'affirmation pratique celui qui renonce à toute conception
théorique, à toute certitude rationnelle.
Raymond Sebon de son côté connaissait-il Arnobe ? avait-il été
frappé du passage du livre contre les Nations où Bayle a retrouvé
l'origine du pari de Pascal ? « Ce père, écrit Bayle, avoue aux païens
que les promesses de Jésus-Christ ne peuvent être prouvées, puis-
qu'elles regardent un bien à venir ; mais il ajoute qu'entre deux
choses incertaines il vaut mieux choisir celle qui vous donne des
espérances, que celles qui ne yous en donnent point. On verra plus
i. Nous reproduisons la traduction de Montaigne. — Ces pages
avaient déjà été citées par M. Droz dans son Étude sur le scepticisme
de Pascal (p. 71). M. Droz avait également insisté sur le rapport de
l'argument à des personnalités telles que Miton ou Méré.
164 PENSEES.
clairement la forme de cette raison dans les paroles originales : Scd
ipse (Ghristus) quœ pollicetur non probat. Ita est. Nulla enim ut dixi
futurorum potest existere comprobatio. Cum ergo hsec sit conditio futuro-
rum, ut teneri et comprehendi nulliuspossit anticipationis attractu ; nonne
purior ratio est ex duobus incertis et in ambigua expectatione pendentibus
id potius credere quod aliquas spes ferat quam omnino quod nullas ? In
illo enim periculi nihil est, si quod dicitur imminere cassumjiat ac vacuum;
in hoc damnum est maximum, id est salutis amissio, si quum tempus
advenerit, aperiatur non fuisse mendacium i. »
L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable à en juger par les nombreux
passages des premiers apologistes, de saint Augustin en particulier,
que Raymond Sebon imite ou reproduit sans prévenir. Si le texte
d'Arnobe a eu quelque part dans l'argument du pari, l'érudition de
Raymond Sebon, bien plus considérable que celle de Pascal, expli-
querait plus naturellement cette relation.
II
Mais Arnobe et Raymond Sebon ne rendraient pas compte de
l'argument, tel qu'il est développé par Pascal ; non seulement
la démonstration est renouvelée par la précision et la rigueur
qu'y apporte un géomètre de génie, mais il y a autre chose dans
le pari de Pascal qu'une alternative spéculative. Il a été vécu
par Pascal, non pour son propre compte certes, mais pour le compte
de l'homme qui a été l'objet de sa plus vive admiration et que
sa charité impérieuse associe étroitement à sa propre vie : Pascal
s'adresse au chevalier de Méré, et il applique à la lettre ses maximes
sur l'art d'agréer: « Quoiqu'on veuille persuader, il faut avoir égard
à la personne a qui on en veut, dont il faut connaître l'esprit et le
cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime j et ensuite
remarquer, dans la chose dont il s'agit, quels rapports elle a avec les
principes avoués, ou avec les objets délicieux par les charmes qu'on
lui donne. » Le secret du pari, qui est aussi le secret des fausses
interprétations et des discussions vaines auxquelles il a donné lieu,
c'est qu'il est une arme forgée à l'intention et sur le modèle d'un cer-
tain esprit. Il s'agit d'une àme à conquérir, et que Pascal veut péné-
trer par où il la sait pénétrable. Pascal avait connu le chevalier de
. II, 4. Cf. I,
SECTION 111. 163
Méré par le duc de lloannez. Peut-être le duc de Roannez a-t-ii
inspiré l'argument du Pari lorsqu'au lendemain de la découverte for-
tuite de la cycloïde il engagea Pascal à montrer aux athées « qu'il en
savait plus qu'eux tous en ce qui regarde la géométrie et ce qui est
sujet à la démonstration ; et qu'ainsi s'il se soumettait à ce qui regarde
la foi, c'est qu'il savait jusques où devaient porter les démonstra-
tions... * »; peut-être est-ce de ce conseil que Pascal se souvenait
lorsqu'il écrit « qu'ainsi la force s'accorde avec cette bassesse ». En tout
cas Pascal n'a jamais cessé de voir le chevalier de Méré, de discuter
avec lui les choses de la vie et de la religion. Dans la querelle des
Provinciales Méré devient comme l'arbitre ; et c'a été le triomphe de
Pascal d'assurer aux Jansénistes contre les décisions des autorités
ecclésiastiques l'appui des honnêtes gens ; c'est vraisemblablement lui,
« l'homme sans religion » auquel Pascal annonce et promet le mi-
racle 2. Maintenant Méré n'est plus le témoin, il est l'enjeu même du
combat. Voilà pourquoi Pascal s'agenouille dans sa cellule d'ascète ;
rappelant les années où il rêva la gloire des inventions scientifiques,
où les plaisirs mondains, le jeu en particulier, le séduisirent, il
s'humilie dans le sentiment de son double égarement ; mais il veut du
moins que l'expérience de ces erreurs soit efficace pour le service de
la foi, il prie Dieu d'accorder à son repentir la conversion qui est à la
fois la plus désirable et la plus difficile, la conversion de celui qui a
renoncé à toute certitude religieuse, à tout espoir de béatitude éter-
nelle, pour vivre dans les limites étroites de la raison naturelle et de
l'honnêteté mondaine.
Alors Pascal se souvient de ses anciennes conversations avec
Méré, de l'intérêt qu'il prenait aux difficultés sur l'infini 3, des scan-
dales intellectuels qu'il rencontrait à chaque pas dans les mathéma-
tiques, et auxquels Pascal fait allusion, selon toute vraisemblance
dans ce passage du fragment sur les Deux Infinis : « Trop de vérité
nous étonne ; j'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte
4 il reste zéro » ; c'est de ces souvenirs qu'il tire un point de départ
pour l'argumentation du pari. De même que le zéro arithmétique est le
néant de toute grandeur, que le néant demeure néant quelle que
i. Marguerite Périer, apud Faugère, Lettres et opuscules, etc., p. 458.
2. Recueil d'Utrecht, 1740, p. 3oo.
3. Voir les passages d'une lettre à Fermât du 29 juillet i654, des
Réflexions sur l'Esprit géométrique, et d'une lettre de Méré lui-même,
cités dans les notes du fr. 1 et du fr. 72.
100 PEN&ÉES.
soit la somme que l'on prétende en retrancher, de même, « l'unité
jointe à l'infini ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied à une
mesure infinie » ; toute quantité finie équivaut exactement à rien en
comparaison de l'infini : Infini-rien. Pascal se souvient encore du pro-
blème que lui avait posé Méré, pour la répartition des enjeux au cas
où la partie aurait été interrompue. Cette question qui avait été pour
Pascal l'occasion de jeter les bases du calcul des probabilités, avait
été pour Méré un prétexte à se proclamer mathématicien avec une
suffisance qui amusait Leibniz : « Vous avez écrit sur mes inventions,
écrivait-il à Pascal, aussi bien que M. Hughens, M. de Fermât, et
tant d'autres qui les ont admirées1. » Pascal n'a pas oublié cette lettre,
de là cette tentative hardie de faire rentrer la religion dans le cadre
des inventions que Méré s'attribue et pour lesquelles il s'admire tant
lui-même.
Qu'on ne soit donc pas choqué de voir les vérités de la foi ainsi trans-
posées dans le vocabulaire du jeu, Pascal parle la langue de son inter-
locuteur; il propose de parier sur l'existence de Dieu et sur l'immortalité
de Pâme, mais c'est à un joueur. Un scepticisme radical et universel
est la condition du par: ; mais c'est le scepticisme de Méré, non celui
de Pascal. Méré, qui est le pur disciple de Montaigne, n'est pas de ceux
qui nient brutalement au nom d'une méthode autoritaire, car ils seraient
rationalistes et optimistes; la négation absolue serait encore une certi-
tude, Méré se l'interdit autant que l'affirmation elle-même. Il est donc
placé entre deux incertitudes; malgré lui sa façon de vivre est une façon
i. « J'ai appris, raconte Leibniz, de M. des Billettes, ami de
M. Pascal, excellent dans les Mécaniques, ce que c'est que cette décou-
verte, dont le chevalier se vante ici dans sa lettre. C'est qu'estant
grand joueur, il donna les premières ouvertures sur l'estime des
paris. » Réponse à Bayle (1702) dans l'édition Gehrardt des Œuvres
philosophiques, t. IV, 1880, p. 670, et supra, t. IX, p. 225. Voici
d'autre part, ce que pensait Pascal : « J'admire bien davantage,
écrit-il à Fermât, la méthode des partis que celle des dés : j'avais
vu plusieurs personnes trouver celle des dés, comme M. le cheva-
lier de Méré, qui est celui qui m'a proposé ces questions, et aussi
M. de Roberval; mais M. de Méré n'avait jamais pu trouver la juste
valeur des partis, ni de biais pour y arriver : de sorte que je me
trouvais seul qui eusse connu cette proportion. » Lettre du 29 juillet
i65Z», t. III, p. 38i, Cf. t. IX, 2i5, la lettre où Méré parle, comme dit
Leibniz, de haut en bas à M. Pascal,
SECTION III. 107
de parier ; il faut donc, puisqu'il est au jeu, qu'il observe les règles
du jeu, qu'il se laisse éclairer par la lumière naturelle ; il lui doit ces
inventions dont il s'émerveillait jadis, il va la retrouver, appliquée
cette fois à une partie dont la béatitude éternelle est l'enjeu. Il faut1
renoncer à la raison, ou se laisser conduire par la force invincible du
calcul jusqu'à recevoir d'un cœur soumis la discipline de l'Eglise.;
Que Méré plie les genoux, qu'il dise des messes, qu'il prenne de
l'eau bénite, et l'honnêteté véritable, dont il n'a que les apparences,;
lui apparaîtra dans sa réalité ; le dessous du jeu, qui se laisse voir
aux élus de Dieu, deviendra manifeste à ses yeux. Le pari ne sera
même plus un pari, tant le risque de perdre diminue, tant le bien
hasardé se réduit au néant ; le pessimisme auquel aboutit la philo-
sophie de Méré, et dont Miton son ami faisait si nettement profession,
achève la victoire que le scepticisme avait commencée ; si la vie dans
le monde est misérable autant qu'elle est mauvaise, celui-là seul est
heureux qui a eu la force de « se remuer », qui est devenu capable
de juger la nature de l'homme avec les clartés que Dieu peut donner.
La démonstration ainsi comprise ne saurait être érigée en méthode
d'apologétique universelle ; encore moins est-elle le remède désespéré au-
quel Pascal aurait eu recours pour dompter la révolte de son esprit et
l'incliner sous le joug de l'Eglise. Mais Pascal a écrit : « Il faut avoir
ces trois qualités : pyrrhonien, géomètre, chrétien soumis » ; il prend un
homme qui est pyrrhonien et qui se vante d'être géomètre, il lui
fait voir que géométriquement doit sortir du pyrrhonisme la troisième
qualité, comme la suite nécessaire des deux autres. Celui qui sait
douter où il faut, démontrer où il faut, saura aussi se soumettre où il
faut. En d'autres termes un pyrrhonien géomètre doit être un chrétien
soumis, telle est la formule qui nous paraît donner le sens de l'argu-
ment et mesurer la portée du pari.
A vrai dire nous ne savons si l'argument fut présenté à Méré, soit
sous sa forme écrite, soit dans une conversation ; et nous n'avons pas
à rechercher l'accueil que lui aurait fait Méré. Une remarque em-,
pruntée aux OEuvres Posthumes du Chevalier, est pourtant intéressante
à relever ici : Méré reproche à César de rebattre « volontiers une
même pensée, sans qu'elle serve à son sujet, comme ce qu'il dit en
quatre ou cinq endroits, qu'on se persuade aisément ce qu'on souhaite * ».
Et il ajoute : « Je ne sais même si cette maxime est bien certaine, et
i. De la Vraie Honnêteté , 2tf discours.
168 PENSEES.
je croirais aussitôt que plus on désire une chose, et plus on a de peine
à s'en assurer. » Sans exagérer la portée de cette boutade, nous
pouvons présumer que Méré et Miton auraient eu quelque peine à
prendre l'attitude à laquelle Pascal les pressait de se plier; ils n'étaient
pas assez détachés de la vérité, conçue au moins comme idéal, ni
assez désespérés de ne pouvoir l'atteindre • ils n'étaient pas aussi scep-
tiques, aussi pessimistes surtout que les supposait Pascal, toujours
prêt à interpréter une thèse ou un homme dans un sens absolu ; ils se
seraient « roidis contre ».
Nous ne pouvons pas décider non plus si l'argument du pari eût
été incorporé à V Apologie que Pascal méditait d'écrire. Dans le compte
rendu que Filleau de la Chaise et Etienne Périer nous ont transmis
de la conférence tenue à Port-Royal il n'y est fait aucune allusion.
D'autre part M. Lanson qui le juge, comme nous, « destiné à faire effet
sur quelque géomètre libertin * », doute que Pascal eût fuit rentrer de
pareilles considérations dans le cadre de son ouvrage. Et à coup sûr il
serait « étrange » que le pari formât le centre et comme le noyau de
l'apologie pascalienne, le procédé de démonstration serait un peu trop
simpliste, et pour parler avec M. Lanson « assez grossier » • mais si l'on
pense que V Apologie devait être (comme les Provinciales se sont trouvées
le devenir), divisée en plusieurs actes où paraissent des personnages
différents, et disposée en quelque sorte sur plusieurs plans, il paraît
naturel d'admettre que le pari devait intervenir au seuil de V Apologie
proprement dite, en dehors d'elle, si on veut, et pourtant y introduisant:
il marque le moment où le libertin qui, jusque-là, résistait à toutes les
démonstrations purement abstraites, se détourne des plaisirs du
monde, accepte la discipline des habitudes catholiques, pour ouvrir
enfin son cœur à la lumière que Dieu seul peut envoyer. Le libertin,
auquel s'adresse le pari, n'est-il pas visé dans les longs fragments
qui nous sont parvenus et dont on a voulu faire la préface générale
de l'ouvrage *2? N'est-ce pas lui que Pascal devait mettre en scène
comme il avait mis en scène dans les premières Provinciales le Jésuite
ou le Thomiste, témoin ces titres de fragments : « Ordre par dialogues,
objections des athées, conversation3. » Si l'argument du pari est avant
tout un effort d'adaptation psychologique pour amener certaines âmes
i. Art. Pascal de la Grande Encyclopédie (p. 39 6).
2. Fr. 194 et 190.
3. Fr. 227, 228, 391.
SECTION III. 109
au contact de la religion, nous n'avons pas de raison pour écarter l'hy-
pothèse suivant laquelle Pascal se proposait de suivre à travers une des
parties de son Apologie le lent progrès de cette adaptation, et de
donner ainsi une place au pari.
III
Port-Royal ne nous semble pas avoir trahi l'intention de Pascal
lorsqu'il a publié la plus grande partie de l'argument dans le cha-
pitre vu des Pensées, sous ce titre : Qu'il est plus avantageux de croire
que de ne pas croire ce qu'enseigne la Religion chrétienne. Fort judi-
cieusement aussi les premiers éditeurs ont été au-devant des scrupules
du lecteur, et ils ont cherché à prévenir les fausses interprétations
qu'ils prévoyaient, en le préparant par un Avis qui souligne la portée
restrictive et pour ainsi dire nominative de la démonstration: « Pres-
que tout ce qui est contenu dans ce chapitre ne regarde que certaines
sortes de personnes qui, n'étant pas convaincues des preuves de la
Religion, et encore moins des raisons des athées, demeurent en un
état de suspension entre la foi et la fidélité. L'auteur prétend seule-
ment leur montrer par leurs propres principes, et par les simples
lumières de la raison, qu'ils doivent juger qu'il leur est avantageux
de croire, et que ce serait le parti qu'ils devraient prendre, si ce choix
dépendait de leur volonté. D'où il s'ensuit qu'au moins en attendant
qu'ils aient trouvé la lumière nécessaire pour se convaincre de la
vérité, ils doivent faire tout ce qui les y peut disposer, et se dégager
de tous les empêchements qui les détournent de cette foi, qui sont prin-
cipalement les passions et les vains amusements. »
Si justifiée qu'elle fût, la précaution devait rester inutile. Dès 1671
parut, dans un livre de forme moitié sérieuse, moitié plaisante, un
dialogue consacré à la discussion de V Apologie de Pascal. L'auteur
anonyme, l'abbé de Villars, prend vivement à partie Pascal qu'il
appelle Paschase : « Taisez-vous, Paschase, je perds patience de vous
entendre traiter la plus haute de toutes les matières, et appuyer la
plus importante vérité du monde, et le principe de toutes les vérités,
par une idée si basse et si puérile, par une comparaison du jeu de
croix et pile plus capable de faire rêver que de persuader, et par un
raisonnement si défectueux, et appuyé sur des fondements incertains,
et peut-être entièrement faux... J'avais ouï dire que vous étiez si
grand ennemi des casuistes relâchés ; d'où vient que non seulement
vous ne condamnez pas le jeu, mais que yous voulez faire dépendre
17) PENSEES.
la religion et la divinité du jeu de croix et pile1. » Bayle trouve sans
doute que « cette réfutation est faible et ne mérite pas d'être exami-
née » ; mais il la cite tout au long, et nul doute qu'il l'ait fait agréer
sans peine de ses innombrables lecteurs du xvme siècle. C'est par les
lecteurs de Bayle surtout que l'argument du pari s'est trouvé trans-
formé en une Petite Apologie qui apparaît désormais comme la réduc-
tion des Pensées, et qui en prend peu à peu la place — Apologie rendue
populaire par le raccourci saisissant de l'argumentation, par l'autorité
scientifique, parle génie littéraire de Pascal, mais populaire aussi parce
que cette transposition familière et mondaine d'une démonstration
religieuse prêtait à la réplique et au sarcasme 2. Cette substitution, qui
conduit à considérer l'argument comme un tout séparé, ramenait inévi-
tablement l'esprit à la préoccupation que Pascal suppose écartée par un
accord préalable avec son interlocuteur : la préoccupation de vérité
intrinsèque. C'est ainsi que l'entendent des réflexions attribuées
à Fontenelle, et où Locke se trouve visé en même temps que
Pascal pour avoir fait place à l'idée d'un pari dans son Essai sur
l'Entendement humain*. C'est ainsi que l'interprète Craig dans la
bizarre doctrine suivant laquelle la vérité de la religion diminue
en quelque sorte à mesure que le temps s'écoule et qu'on est plus
éloigné des origines 4. C'est ainsi que Laplace fait rentrer l'argument
de Pascal dans le cadre du calcul des probabilités : « Il suffit de
représenter par les numéros de l'urne tous les nombres possibles de
vies heureuses, ce qui rend le nombre de ces numéros infinis, et
d'observer que si les témoins trompent, ils ont le plus grand intérêt
pour accréditer leur mensonge, à promettre une éternité de bonheur.
L'expression de la probabilité de leur témoignage devient alors infi-
niment petite. En la multipliant par le nombre infini de vies heureuses
promises, l'infini disparaît du produit qui exprime l'avantage résultant
1. De la Délicatesse, 1671, p. 354, sqq. — Il est juste d'ajouter
que Bayle fait aussi mention du Traité de Religion contre les Athées,
les Déistes et les Nouveaux Pyrrhoniens, 1677. L'auteur, le P. Mauduit,
y reprend la thèse de Pascal dont il vante l'efficacité pratique.
2. Voltaire, qui ne plaisante pas en pareille matière, est effarouché
par la désinvolture de Pascal : « Cet article, écrit-il, paraît un peu
indécent et puéril : cette idée de jeu, de perte et de gain, ne convient
point à la gravité du sujet. » (Remarques de 1778).
3. Livre II, ch. xxi, § 70.
A* Cf. Theologiae Christianae principia mathematica, 1699.
SECTION III. 171
de cette probabilité, ce qui détruit l'argument de Pascal1. » Et
d'autre part si on arrive, comme le fait Lescœur, à justifier la dialec-
tique du pari, c'est en invoquant un postulat du même ordre, en
montrant le christianisme tellement entouré de garanties historiques
et morales, tellement enraciné clans la nature de l'homme que le
fardeau de la preuve incombe à celui qui le nie -.
Mais, à prendre ainsi la question, le pari en tant que pari n'a plus
qu'une importance secondaire : l'essentiel est de savoir quel est le
fondement de l'hypothèse sur laquelle il porte, et aussi de quel droit
Pascal choisit, entre tant de conceptions diverses, l'unique doctrine
chrétienne pour l'opposer au scepticisme. S'il faut absolument engager
sa vie dans une alternative, n'y a-t-il qu'une seule alternative : ou
l'Église ou le néant? Accordons que l'affirmation libre où nous
engageons notre volonté tout entière et notre personnalité morale,
soit à la base de toute certitude ; encore faudrait-il, comme le demande
M. Renouvier, « élargir le pari », c'est-à-dire le dégager du lien
étroit que Pascal avait établi entre l'acceptation nécessaire d'une réalité
morale et la soumission à l'Église catholique, en faire un procédé
général pour l'établissement de vérités supérieures et retrouver ainsi
une position voisine de celle que Rousseau avait adoptée dans la
Profession de foi du Vicaire Savoyard 3.
Enfin la critique va plus loin : elle n'objecte pas seulement à
Pascal que l'alternative est arbitrairement choisie entre une série
d'alternatives également plausibles, elle lui conteste l'existence même
de l'alternative. Pour se décider entre deux partis, il faut qu'ils soient
tous deux possibles : qui nous garantit que la béatitude éternelle est
chose possible ? On invoquera que la notion n'implique pas contradic-
tion ; mais la pensée moderne ne voit plus dans cette possibilité
logique qu'une forme vide, elle refuse d'y chercher un point de
départ vers la vérité • c'est sur le modèle du réel qu'elle imagine le
possible, car l'expérience du réel peut seule donner quelque valeur
positive à la notion de possibilité '*. En définitive c'est à la critique
i . Essai philosophique sur les probabilités. Œuvres, tome VII, p. 83.
2. De l'ouvrage de Pascal contre les athées, i85o.
3. Cf. Philosophie analytique de l'histoire, liv. XIV, ch. iv (t. IV,
p. 65, sqq.).
4. Voir à ce sujet la magistrale dissertation de M. Lachelier à
laquelle nous devons beaucoup pour le commentaire et pour l'histoire
du pari. Revue Philosophique, juin 1901.
i7!2 PENSEES.
de Kant que l'argument du pari vient se heurter, parce qu'il implique
une série de postulats métaphysiques que cette critique a dévoilés et
rendus désormais impossibles.
Qu'on se reporte en effet au texte de Pascal. L'argument est rigou-
reux au point de vue mathématique : nous sommes obligés de parier,
le gain et la perte sont également incertains; la seule grandeur dont
la raison puisse faire état est la grandeur des enjeux. Il est irrépro-
chable au point de vue moral : car il n'est pas juste de dire que Pascal
nous propose un calcul ordinaire d'intérêts (comme fait par exemple
La Bruyère dans le paragraphe des Esprits forts où il résume et
affaiblit l'argument du pari) ; Pascal nous demande le sacrifice de
tous nos intérêts sensibles, en vue d'une transformation totale de
l'être qui nous obtienne, avec la vertu, la lumière et la béatitude ; il
nous somme de tout subordonner à l'intérêt moral, l'homme ne
connaît pas une forme plus haute de désintéressement. Cette dialec-
tique de la raison et de la volonté aurait donc une force invincible si
elle trouvait en elle-même son point de départ, c'est-à-dire si elle
s'adressait, comme Pascal le prétend, à un sceptique effectif, sans faire
appel à aucune donnée préalable, à aucune certitude venue d'ailleurs.
Or en est-il bien ainsi? Le sceptique doit choisir entre les plaisirs de
la vie et la béatitude de l'éternité. L'expérience lui suffit pour con-
cevoir, certains ou incertains, les plaisirs de la vie; mais la béatitude
de l'éternité, comment appartiendra-t-elle jamais à une nature telle
que la sienne ? Pour se représenter la chose comme possible, pour que
le mot même de béatitude ait un minimum de sens, il faut que le moi
ne consiste pas tout entier dans les manifestations particulières par
lesquelles il apparaît aux autres et il s'apparaît à lui-même, il faut qu'il
résiste à l'analyse qui le dépouille peu à peu de toutes les qualités
qu'il s'attribuait comme proprement siennes. « Qu'est-ce que le moi?
demande Pascal lui-même ? Comment aimer le corps ou l'àme sinon
pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles
sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'àme d'une personne
abstraitement, et quelques qualités qui y fussent *. » Ou il n'y a pas
de lien entre la personne que je suis aujourd'hui et l'être que Dieu
appellera un jour à la félicité des élus, et toute possibilité de vérité
religieuse disparaît; ou, par delà les qualités changeantes qui semblent
le constituer, le moi demeure une substance identique, permanente,
I. Fr. 3a3.
SECTION III. 173
qui est la base de son individualité dans le inonde et qui est aussi le
siège de la vie éternelle dans l'autre. En un mot, pour que notre
sceptique entende seulement les termes de l'argument que présente
Pascal, il faut qu'il consente à parler le langage de la métaphysique
substantialiste, c'est-à-dire qu'il professe une de ces doctrines de phi-
losophie dont Pascal a si superbement rejeté le concours. A plus forte
raison faut-il qu'il parle le langage du dogmatisme ontologique, lors-
qu'il invoque l'Etre infini qui sert de garant à l'immortalité de l'âme :
il ne suffit pas au sceptique que l'homme ne puisse pas trancher le
problème de l'existence de Dieu, il lui apparaît qu'il ne peut même
pas poser le problème, parce qu'il ne sait pas d'où il attribuerait à
ses concepts la capacité de porter l'existence et comment de pures
notions pourraient soudain être revêtues de l'être. Bref Pascal, qui
est si profondément et si essentiellement dogmatique, s'est fait illu-
sion sur son propre scepticisme ; il ne s'est pas rendu aussi pyrrhonien
qu'il se l'imaginait. Ou plutôt, il s'adressait dans une civilisation chré-
tienne à des hommes qui avaient reçu une éducation chrétienne : la
dialectique du pari devait rencontrer, pour s'y appuyer, le reste de
ce premier état que la corruption du péché n'avait pas tout à fait
effacé, dont le sacrement du baptême avait réveillé le souvenir ; elle
devait ouvrir la voie au repentir, et peut-être devenir le véhicule
mystérieux de la grâce qui seule pourvoit à tout: Deus est qui operatur
velle et perficere.
SECTION IV
200 1 242
Préface de la seconde partie : Parler de ceux qui
ont traité de cette matière1.
J'admire avec quelle hardiesse ces personnes en-
treprennent de parler de Dieu2. En adressant leurs
discours aux impies, leur premier chapitre est de
prouver la Divinité par les ouvrages de la nature3.
242
Cf. B., 4o5; C, 3So; P. R., XX, 1; Bos., II, xv, 1; Faug., II, n3 ;
Hav., XXII, 2 ; Mol., I, 107; Mich., 447-
1. Développement correspondant au fragment 62. : «Préface de la
ire partie. — Parler de ceux qui ont traité de la connaissance de soi-
même... » Les deux fragments figurent sur la même page du manu-
scrit, ils ont dû être dictés en même temps.
2. La ponctuation que nous suivons nous semble indiquée par le
manuscrit. M. Michaut préfère ponctuer ainsi : parler de Dieu, en
adressant leurs discours aux impies. Leur premier chapitre...
3. Sur les difficultés qu'a soulevées ce début, voir les Pièces justifi-
catives, p. clxxvi, et Nicole : Discours contenant en abrégé les preuves
actuelles de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme : « Il y en a
d'abstraites et de métapbysiques, comme j'ai dit, et je ne vois pas
qu'il soit raisonnable de prendre plaisir à les décrier. » — La preuve
de l'existence de Dieu par l'ordre de la nature a été introduite dans
la pbilosopliie occidentale par Socrate. Cicéron dans le De Natura
170 PENSEES.
Je ne m'étonnerais pas de leur entreprise s'ils adres-
saient leurs discours aux fidèles, car il est certain
[que ceux] ' qui ont la foi vive dedans le cœur voient
incontinent que tout ce qui est n'est autre chose que
l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent. Mais pour ceux
en qui cette lumière s'est éteinte, et dans lesquels
on a dessein de la faire revivre, ces personnes desti-
tuées de foi et de grâce, qui, recherchant de toute
leur lumière tout ce qu'ils voient dans la nature qui
les peut mener à cette connaissance, ne trouvent
qu'obscurité et ténèbres ; dire à ceux-là qu'ils n'ont
qu'à voir la moindre des choses qui les environnent,
et qu'ils verront Dieu à découvert, et leur donner,
pour toute preuve de ce grand et important sujet, le
cours de la lune et des planètes, et prétendre avoir
achevé sa preuve2 avec un tel discours, c'est leur don-
ner sujet de croire que les preuves de notre religion
sont bien faibles ; et je vois par raison et par expé-
rience que rien n'est plus propre à leur en faire naître
le mépris.
Ce n'est pas de cette sorte que l'Ecriture, qui con-
naît mieux les choses qui sont de Dieu, en parle.
Elle dit au contraire que Dieu est un Dieu caché ;
et que, depuis la corruption de la nature, il les a
deorum, Sénèque dans le De Bcneficiis l'ont développée amplement,
et elle est reprise par Fénelon du point de vue chrétien, par Bernardin
de Saint-Pierre du poiut de vue déiste. Pascal la trouvait plus parti-
culièrement chez les trois apologistes dont il se proposait de parler
ici : Raymond Sebon, Charron et Grotius. — Cf. fr. 556.
i. Ces mots ne sont pas dans le manuscrit.
2. Correction ; la phrase écrite d'abord sous la dictée de Pascal
était : [Prétend de l'avoir achevée sans preuve.]
SECTION IV. 177
laissés dans un aveuglement dont ils ne peuvent sor-
tir que par Jésus-Christ, hors duquel toute commu-
nication avec Dieu est ôtée : Nemo novit Patrem,
nisi Filius, et cui voluerit Fillus revelare1.
C'est ce que l'Ecriture nous marque, quand elle dit
en tant d'endroits que ceux qui cherchent Dieu le
trouvent2. Ce n'est point de cette lumière qu'on
parle, comme le jour en plein midi. On ne dit
point que ceux qui cherchent le jour en plein midi,
ou de l'eau dans la mer, en trouveront ; et ainsi il
faut bien que l'évidence de Dieu ne soit pas telle
dans la nature ; aussi elle nous dit ailleurs : Vere ta
es Deus absconditus3.
Première copie 254] 243
C'est une chose admirable que jamais auteur ca-
nonique ne s'est servi de la nature pour prouver
Dieu. Tous tendent à le faire croire4. David, Salo-
1. Omnia mihi iradita sunt a Pâtre meo. Et nemo novit Filium, nisi
Pater : neque Patrem quis novit, nisi Filius, et cui voluerit Filius reve-
lare. Matth., XI, 27.
2. Petite et dabitur vobis : quœrite, et invenielis : pulsate, et aperietur
vobis. Matth., VII, 7.
3. Cf. fr. 194, 5i8et585.
243
Cf. G., /,7o; Bos., II, m, 3; Faug., II, 116; Hav., X, 6; Mol., I, 3i3;
Mich., 926.
4. A le faire croire, mais non à le prouver. Pascal connaît le
Psaume XVIII, Cœli enarrant gloriam Dei; il reproduit à diverses
reprises la conception de saint Paul qui fait de la nature l'image de
la grâce. Mais il se refuse à y voir des preuves, au sens philosophique
du mot; il oppose avec netteté la croyance d'ordre pratique et la
démonstration d'ordre spéculatif, le Glauben et le Wissen, suivant
pensées. 11 — 12
178 PENSEES.
mon, olc, jamais n'ont dit : Il n'y a point de vide,
donc il y a un Dieu1. Il fallait qu'ils fussent plus
habiles que les plus habiles gens qui sont venus
depuis, qui s'en sont tous servis. Cela est très consi-
dérable.
29] 244
Eh quoi ! ne dites-vous pas vous-même que le
ciel2 et les oiseaux prouvent Dieu ? — Non. — Et
votre religion ne le dit-elle pas ? — Non3. Car en-
core que cela est4 vrai en un sens pour quelques
âmes5 à qui Dieu donne cette lumière, néanmoins
cela est faux à l'égard delà plupart.
les expressions employées par Kant clans un passage célèbre de la
seconde préface de la Critique de la raison pure spéculative.
1. Grotius, V. R. C, I, vu : « Neque vero singula tantum ad
peculiarem suura fi ne m ordinantur, sed et ad communera Universi;
ut apparet in aqua, quae contra naturam sibi propriam sursum move-
tur, ne inani interposito biet Universi compages : ita facta ut continua
partium cobaesione sernet sustineat. »
244
Cf. B., 1; C, i3; Faug., II, 389; Hat., XXV, 200; Mol., I, 3i4 ;
Migh., 71 (avec le i'r. 227, voir la note du fr. 227).
2. Pascal vise ici les démonstrations traditionnelles dont il retrou-
vait le développement au début du traité de Grotius (I, vu).
3. [Au contraire.]
4. Au xvne siècle l'usage est de construire encore que avec le sub-
jonctif, et Pascal s'y conforme : « Encore qu'ils soient fort opposés à
ceux qui commettent des crimes » (VIIIe Prov.*). Au xvic siècle on
trouve des exemples de l'indicatif. Littré cite ces vers de la Boétie
(478):
Encor qu'Homère est le premier compté,
De s'arrêter les autres n'ont eu garde.
5. [Que.]
SECTION IV. 179
17] 245
Il y a trois moyens de croire : la raison1, la cou-
tume2, l'inspiration. La religion chrétienne, qui
seule a la raison, n'admet pas pour ses vrais enfants
ceux qui croient sans inspiration ; ce n'est pas
qu'elle exclue la raison et la coutume, au contraire ;
mais il faut ouvrir son esprit3 aux preuves, s'y4 con-
firmer3 par la coutume, mais s'offrir par les hu-
miliations aux inspirations, qui seules peuvent
faire le vrai et salutaire effet : Ne evacaetar crux
Christi*.
245
Cf. B., 420; G., 3o/4 ; P. R-, XXVIII, 59; Bos., II, xvu, 5a; Faug., IL
177; Hav., XXIV, 4a; Mol., II, 58; Migh., 33.
1. Au début de l'Apologie, Montaigne s'exprime ainsi : « Nous ne
nous contentons point de servir Dieu d'esprit et d'ame ; nous luy
debvons encores, et rendons, une révérence corporelle ; nous appli-
quons nos membres mesmes, et nos mouvements, et les choses externes,
à l'bonorer : ii ea fault faire de mesme, et accompaigner nostre foy
de toute ia raison qui est en nous. »
2. [La révélation.] — Le terme de révélation que Pascal avait
employé d'abord s'oppose nettement à la raison et ia coutume ; pour-
tant il a préféré le mot d'inspiration, c'est sans doute qu'il lui a paru
caractériser mieux la source intérieure qui vivifie la foi; la révélation
est un fait, elle émane d'une autorité extérieure ; pour avoir son effi-
cacité, pour engendrer le salut, elle demande l'inspiration du cœur.
3. [Aie.]
4. [Disposer.]
5. La machine, en ôtant les obstacles, permet quelquefois cette
lr?tnsformation totale de l'âme qui paraît d'abord impossible.
6. I Cor. I, 17. Non enim misit me Chris tus baptizare sed evangelizare :
non in sapientia verbi, sed ul non evacuetur crux Christi. Pascal, en
même temps qu'à saint Paul, pense au commentaire que saint Augustin
a donné dans son livre de La Nature et de la Grâce, écrit contre Pe-
lage : « La croix du Christ est devenue vaine, si l'on dit qu'il est
possible de parvenir à la justice et à ia vie éternelle en croyant au Dieu
180 PENSÉES.
a5] 246
Ordre. — Après la lettre qu'on doit chercher Dieu
faire la lettre d'ôter les obstacles, qui est le discours
de la machine \ de préparer la machine, de chercher
par raison2.
25] 247
Ordre. — Une lettre 3 d'exhortation à un ami pour
qui a fait le ciel et la terre, et de remplir sa volonté en vivant bien,
sans être pénétré de la foi en la passion du Christ et en sa résurrec-
tion. » Jansénius, Augustinus, tome I, liv. III, eh. xxiv, cite ce passage
et en fait le thème principal du jansénisme.
246
Cf. B., 2; G., i5; Faug., II, 391; Hav., X, 10; Mol., II, 62; Mich.,
O2.
1. Pascal avait déjà employé cette expression d'une façon remar-
quable dans le passage suivant du Discours sur les Passions de l'Amour:
ce L'on a ôté mal à propos le nom de raison à l'amour, et on les a
opposés sans un bon fondement, car l'amour et la raison n'est qu'une
même chose. C'est une précipitation de pensées qui se porte d'un côté
sans bien examiner tout, mais c'est toujours une raison, et l'on ne
doit et on ne peut pas souhaiter que ce soit autrement, car nous serions
des machines très désagréables. » La machine, c'est la partie de notre
être qui est soustraite à l'autorité de la raison et qui agit en vertu des
lois qui lui sont propres, c'est notre corps considéré comme semblable
aux automates construits par l'industrie. Le mécanisme cartésien avait
au xvne siècle répandu et popularisé la conception de l'automatisme
corporel, et la doctrine des animaux-machines avait répandu et popu-
larisé l'expression de machine.
2. Les obstacles, c'est le double libertinage de la vie et de la pen-
sée. Préparer la machine à recevoir la foi, c'est prendre l'attitude et
pratiquer les œuvres du chrétien, c'est quitter les plaisirs et chasser
les passions. Chercher par raison} c'est se guérir du scepticisme en
comprenant la relation que la raison soutient avec la foi.
247
Cf. B., 1 ; C, 1/,; Faug., II, 3go ; Hat., X, 9; Mol., II, 62; Mich., 61.
3. [Où un ami dit.]
SECTION IV. ISf
le porter à chercher. — Et il répondra : mais à quoi
me servira de chercher ? rien ne paraît. — Et lui ré-
pondre : ne désespérez pas. — Et il répondrait qu'il
serait heureux de trouver quelque lumière, mais
que, selon cette religion même, quand il croirait
ainsi, cela ne lui servirait de rien, et qu'ainsi il
aime autant ne point chercher1. — Et à cela lui ré-
pondre : la machine2.
25] 248
Lettre qui marque V utilité des preuves par la ma-
chine. — La foi est différente de la preuve : l'une
est humaine, l'autre est un don de Dieu. Justus ex
fide vivit3 : c'est de cette foi que Dieu lui-même met
dans le cœur4, dont la preuve est souvent l'instru-
1. Cette objection n'est pas seulement celle des libertins, elle est
aussi celle des catholiques non jansénistes contre l'interprétation jan-
séniste du christianisme. La doctrine de la grâce, entendue à la
rigueur, ne laisse pas d'espoir à l'homme, puisque c'est à Dieu de
prendre l'initiative et d'accomplir en ses élus le miracle de la foi. Les
incrédules accordent à Pascal que sou dogme est vrai j s'ils ne peuvent
croire pourtant, c'est que Dieu ne les a pas prédestinés au salut. Et
c'est en ce sens que les adversaires du jansénisme lui reprochaient de
favoriser la mollesse et l'indifférence des libertins. (Cf. une curieuse
lettre de Mme de Ghoisy à la comtesse de Mauves, déc. i655, citée en
note du fr. 781.)
•2. M. Droz a signalé un développement de ces thèses de Pascal
dans le traité de Nicole : De la soumission à la volonté de Dieu, en par-
ticulier le ch. vu de la Première partie : « Si l'on n'a pas encore les
sentiments que l'on doit, il ne faut pas laisser de faire ce que l'on
doit. »
248
Cf. B.,a; C., i&; Faug., II, 39i ; Hav., X, n; Mol., 11,62; Mich , 58
3. Saint Paul, Boni., I, 18 et Gai, III, 11.
4. [Qui fait.]
182 PENSÉES.
ment, fides ex auditu1 ; mais cette foi est dans le
cœur, et fait dire2 non scio, mais credo*.
2G5] 249
C'est être superstitieux4, de mettre son espérance
dans les formalités ; mais c'est être superbe, de ne
vouloir s'y soumettre.
90] 250
Il faut que l'extérieur soit joint à l'intérieur pour
obtenir8 de Dieu; c'est-à-dire que l'on se mette à
genoux, prie des lèvres, etc., afin que l'homme or-
gueilleux, qui n'a voulu se soumettre à Dieu, soit
maintenant soumis à la créature6. Attendre de cet
1. Ergo fides ex auditu, auditus autem per verbum Chrlsti. Rom.,
A., I7.
2. [Credo.]
3. Dans V Apologie, Montaigne rapproche un texte de saint Augustin'
(de Ordine, II, 16) : Melius scilur Deus nesciendo, et un texte de Tacite
(de Mor. Germon., XXXIV) : Sanctius est ac reverentius de actis deo-t
rum credere, quam scire.
249
Cf. B., 179; C, 212 ; P. R., XXVIII, 57 ; Bo?., II, xvn, 5o; Faug., II,
34g; Hav., XXIV, 4o; Mol., II, 102; Mich., 538.
4. [D'espérer quelque [le salut par les,]
250
Cf. Faug., II, 35o; Hat., XI, 3 bis; Mot., II, 5o; Mich., 253.
5. Pascal emploie obtenir dans un sens absolu, comme il emploie
obtention au fr. 5i4- Cf. Duclos : « Pour obtenir du peuple, il vaut
mieux exagérer ses prétentions que de les borner » (OEuv., t. II,
p. 167). ^
0. Créature s'oppose ici à homme, c'est ce qui resterait de l'homme
si on en retranchait tout ce qui porte la marque de Dieu. Cf. Bour-
daloue : « Qu'est-ce que leur vie [des mondains]... un assujettissement
SECTION IV. 183
extérieur le secours est être1 superstitieux, ne vouloir
pas le joindre à l'intérieur est être superbe.
45i] «51
Les autres religions, comme les païennes 2, sont
plus populaires3, car elles sont en extérieur ; mais
elles ne sont pas pour les gens habiles. Une religion
purement intellectuelle 4 serait plus proportionnée
aux habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple. La
seule religion chrétienne est proportionnée à tous,
étant mêlée d'extérieur et d'intérieur5. Elle élève
le peuple à l'intérieur, et abaisse les superbes à
l'extérieur; et n'est pas parfaite sans les deux6, car
servile à la créature, c'est-à-dire au caprice, à la vérité, à la légèreté,
à l'infidélité même ? » (Carême, Sur la paix chrétienne.)
Cf. B., no ; C, i35; P. R., II, 3; Bos., II, iv, 3; Faug , II, 34g
Hat., XI, 3 ; Mol., I, 290; Mich., 792.
2. Comme les païennes surcharge.
3. Car... extérieur surcharge.
4- Intellectuelle doit être entendu, non pas au sens restreint qu'on
-donne aujourd'hui quand on oppose l'intelligence au sentiment ou à
la volonté, mais comme synonyme de spirituel. Il s'oppose à corporel,
comme chez Descartes : « Préparer les esprits des lecteurs à consi-
dérer les choses intellectuelles et les distinguer des corporelles » (Ftép.
flux 3es obj., 1, trad. du duc de Luynes).
5. « La chrétienté comme au milieu a bien le tout tempéré, îe sen-
sible et l'externe avec l'insensible et l'interne, servant Dieu d'esprit
et de corps, et s'accommode aux grands et aux petits. » (Charron,
Sagesse, II, v, 16.)
6. Application du principe pascalien : « Les deux raisons contraires.
Il faut commencer par là : sans cela on n'entend rien, et tout est héré-
tique ; et même, à la fin de chaque vérité, il faut ajouter qu'on se
souvient de la vérité opposée. » (Fr. 567.)
184 PENSEES.
il faut que le peuple entende l'esprit de la lettre, et
que les habiles soumettent leur esprit à la lettre.
i95] 252
Car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes
automate1 autant qu'esprit; et de là vient que2 l'ins-
trument par lequel la persuasion se fait n'est pas la
seule 3 démonstration. Combien y a-t-il peu de cho-
ses démontrées î Les preuves ne convainquent que
l'esprit4 ; la coutume fait nos preuves les plus fortes
et les plus crues 3 ; elle incline l'automate, qui en-
traîne l'esprit sans qu'il y pense. Qui a démontré
qu'il sera demain jour, et que nous mourrons? et
qu'y a-t-il de plus cru ? C'est donc la coutume qui
nous en persuade 6 ; c'est elle qui fait tant de chré-
tiens 7, c'est elle qui fait les Turcs, les païens, les
métiers, les soldats, etc. (Il y a la foi reçue dans le
252
Cf. B., 4a5 et 3a5 ; G., 399 ; P, U., VII, 3 ; XXVIII, G8 ; Bos., II, m, 6 ;j
II, xvii, O2 ; Faug., II, 17/i; IIav., X, 6 et XXIV, 02; Mol., I, 116;
II, i4o; Micu., l\ik.
1. Exactement synonyme de machines. La Bruyère a décrit l'homme
qui est plus automate qu'esprit : « Le sot est automate, il est machine,
il est ressort : le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et
toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité, il est fixé et
déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce. » (De lliomme.')
2. Depuis nous sommes automates en surcharge.
3. Seule en surcharge.
4. Réflexion en surcharge.
5. La fin de la phrase en surcharge.
6. Cf. fr. 200.
7. Cf. fr. 98, G10 — et Charron : Sagesse, IT, v, 9 : « L'on est
circoncis, baptisé, juif et chrétien, avant que l'on sache que l'on est
homme. »
SECTION IV. 185
baptême aux Chrétiens de plus qu'aux païens ' .) Enfin
il faut avoir recours à elle quand une fois 2 l'esprit a
vu où est la vérité, afin de nous abreuver et nous
teindre de cette créance, qui nous échappe à toute
heure ; car d'en avoir toujours les preuves présentes,
c'est trop d'affaire. Il faut acquérir une créance plus
facile, qui est celle de l'habitude, qui, sans violence,
sans art, sans argument, nous fait croire3 les choses,
et incline toutes nos puissances à cette croyance, en
sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand
on ne croit que par la force de la conviction, et que
l'automate est incliné à croire le contraire, ce n'est
pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces :
l'esprit, par 4 les raisons, qu'il suffît d'avoir vues une
fois en sa vie 5 ; et l'automate, par la coutume, et en
i. Parenthèse en marge.
2. [Nous avons.]
3. [Toutes.]
4. [Démonstrations.]
5. Dans une lettre du 5 novembre i648 écrite en commun par
Biaise et Jacqueline Pascal, on trouve la même distinction, mais faite
entre l'esprit et la grâce (et non entre l'esprit et la coutume). Ils
écrivent à Mme Périer et se plaignent qu'elle ne mette pas assez de
différence entre les choses dont elle parle « et celles dont le siècle
parle, puisqu'il est sans doute qu'il suffît d'avoir appris une fois
celles-ci et de les avoir bien retenues, pour n'avoir plus besoin d'en
être instruit, au lieu qu'il ne suffit pas d'avoir une fois compris celles
de l'autre sorte, et de les avoir connues de la bonne manière, c'est-à-
dire par le mouvement intérieur de Dieu, pour en conserver la connais-
sance de la même sorte, quoique l'on en conserve bien le souvenir ».
— Cf. Descartes : « Gomme je crois qu'il est très nécessaire d'avoir
bien compris une fois en sa vie les principes de la métaphysique, à
cause que ce sont ceux qui nous donnent la connaissance de Dieu et
de notre âme, je crois aussi qu'il serait très nuisible d'occuper souvent
son entendement à les méditer... mais que le meilleur est de se con-
186 PENSEES.
ne lui permettant pas de s'incliner au contraire. In-
clina cor meum, Deus\
La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues,
sur tant de principes, lesquels il faut qu'ils soient
toujours présents, qu'à toute heure elle s'assoupit ou
s'égare, manque d'avoir tous ses principes présents.
Le sentiment n'agit pas ainsi : il agit en un intant,
et toujours est prêt à agir. Il faut donc 2 mettre notre
foi dans le sentiment ; autrement elle sera toujours
vacillante.
169] 253
Deux excès3 : exclure la raison, n'admettre que la
raison.
i63] 254
4 Ce n'est pas une chose rare qu'il faille reprendre
tenter de retenir en sa mémoire et en sa créance les conclusions qu'on
en a une fois tirées... » (Lettre à la princesse Elisabeth, 18 juin
i643.)
1. Inclina cor meum in tcsiimonia tua, et non in avaritiam (Psaumes
CXVIII, 36).
2. [Faire.]
253
Cf. B., 84; G., 110; P. R., V, 6; Bos., II, n, 3; Faug., 11,348; Hat.,
XIII, 7; Mol., II, 59; Migh., 4i6.
3. La Copie corrige : « Ce sont deux excès également dangereux,
d'exclure la raison, de n'admettre que la raison » pour en faire la
conclusion du fr. 273.
254
Cf. B., 84; C, m; Faug., II, 34q; Hat., XIII, 5 bis et XXV, 4G rejeté;
Mol., il, 4y; Mien., 3^5.
4. [C'est.]
SECTION IV. 187
le monde de trop de docilité ; c'est un vice naturel
comme l'incrédulité et aussi pernicieux. Supersti-
tion.
398] 255
La piété est différente de la superstition .
Soutenir la piété jusqu'à la superstition, c'est la
détruire.
Les hérétiques nous reprochent cette soumission
superstitieuse; c'est faire ce qu'ils nous reprochent1.
Impiété, de ne pas croire l'Eucharistie, sur ce qu'on
ne la voit pas2.
Superstition3 de croire des propositions, etc.
Foi, etc.
244] 256
Il y a peu de vrais Chrétiens, je dis même pour
la foi ; il y en a bien qui croient, mais par supers ti-
255
Cf. B., 83; G., 110; Bos., II, vi, 3; Faug., II, 34g; II, 347; Hav.,
XIII, 5; XXV, i83; Mol., II, 59; II, 17 et II, ia5; Mich , 628.
1. Faugère a relevé clans la Première copie ces compléments:
« qne d'exiger cette soumission dans les choses qui ne sont pas ma-
tière de soumission. »
2. Commentaire: « sur ce qu'on n'y voit Jésus-Christ; car on ne
le doit point voir, quoiqu'il y soit. »
3. « De croire que des propositions sont dans un livre, quoiqu'on
ne les y voie pas (parce qu'on doit les y voir si elles y sont). » Ces
additions (comme on le voit par celles desfr. 253 et 272) étaient faites
en vue de la publication; mais le fragment n'a pas été compris dans
l'édition de Port-Royal.
256
Cf. B., 82; C, 109; Faug., II, 35o; Hav., XXV, 47; Mol., II, 46;
Mich., 5i5.
188 PENSEES.
tion ; il y en a bien qui ne croient pas, mais par
libertinage : peu sont entre deux l.
Je ne comprends pas en cela2 ceux qui sont dans
la véritable piété de mœurs \ et tous ceux qui croient
par un sentiment du cœur.
M 257
4 II y a trois sortes de personnes : les uns qui ser-
vent Dieu, l'ayant trouvé ; les autres qui s'emploient
à le chercher, ne l'ayant pas trouvé ; les autres qui
vivent sans le chercher ni l'avoir trouvé. Les 8 pre-
1. Cette pensée est loin d'être claire. Tout d'abord, en ne se rap-
porte pas à vrais chrétiens, mais à l'idée indéterminée d'hommes qui
y est contenue. Parmi les hommes, les uns croient mais par excès de
docilité (fragment 254), sans rien mettre dans leur foi de leur vie
intérieure, de leur cœur; les autres ne croient pas mais par liberti-
nage, c'est-à-dire par un défaut de docilité qui est lié au dérèglement
des mœurs. Quel est ce peu qui est entre les deux ? Ce sont les chré-
tiens, à la fois dégagés de toute superstition et de tout libertinage,
qui ont réfléchi sur la religion, qui soumettent leur esprit, parce que
la raison leur a montré qu'il était raisonnable de désavouer la raison.
2. Cela se rapporte non pas au peu qui est entre les deux, mais aux
deux catégories extrêmes, dans lesquelles ne sont compris ni i° les
incrédules qui ne sont pas libertins, qui cherchent Dieu et ne de-
meurent dans le doute que parce que la grâce leur manque, « ceux du
milieu, malheureux et raisonnables », comme il est dit au fragment
suivant ; ni 2° les chrétiens qui croient sans raisonnement, mais sans
superstition, parce qu'ils ont la « connaissance » du cœur (voir les
fragments 282 et 284).
3. Ceux-[ià] croient par.
257
Cf. B., 78; C, ioi; P. R., XXVIII, 67; Bos., IT, rvn, Gi ; Faoc, II,
182; Hav., XXIV, 5o; Mol., I, i55; Mich., 167.
4. Il n'y a [que deux sortes de personnes raisonnables.] — Pascal a
négligé de barrer la négation dont la suppression est devenue indis-
pensable dans la nouvelle rédaction.
5. [Deux.]
SECTION IV. 189
miers sont raisonnables et heureux, les derniers sont
fous et malheureux, ceux du milieu sont malheureux
et raisonnables.
**i63] 258
Unusquisque sibi Deum fingit *.
Le dégoût.
ai) 259
Le monde ordinaire a le pouvoir de ne pas songer
à ce qu'il ne veut pas songer : ne pensez pas aux
passages du Messie, disait le Juif à son fils. — Ainsi
font les nôtres souvent ; ainsi se conservent les fausses
religions, et la vraie même, à l'égard de beaucoup
de gens.
Mais il y en a qui n'ont pas le pouvoir de s'empê-
cher ainsi de songer, et qui songent d'autant plus
qu'on l'aura défendu. Ceux-là se défont des fausses
religions, et de la vraie même, s'ils ne trouvent
des discours solides.
258
Cf. B., 3g/i ; C, 3G5 ; Mien., 397.
1. Cette ligne latine résumait sans doute pour Pascal le chapitre
sur les faux dieux du Livre de la Sagesse. En particulier: Et cum
labore vano Deumfingil de eodem lato, Me qui paulo ante de terra fac-
tus fuerat..., XV, 8. — Homo enim fecit illos [nationum Deos] : et gui
spiritum mutuatus est, is finxit illos. Nemo enim sibi similem homo poterit
Deumfingere, XV, 16.
259
Cf. B., 422; G., 397; Faug., î, 228; Hav., XXV, 20; Mol., 1, i55 ;
Miche., 98.
190 PENSÉES.
273] 260
Us se cachent dans la presse 1, et appellent le nom-
bre à leur secours2. Tumulte3.
L'autorité. — Tant s'en faut que d'avoir ouï-dire
une chose soit la règle de votre créance, que vous ne
devez rien croire sans vous mettre en l'état comme
si jamais vous ne l'aviez ouï.
C'est le consentement de vous à vous*-même, et la
voix constante de votre raison, et non des autres,
qui vous doit faire croire.
Le croire est si important ! Cent5 contradictions
seraient vraies6.
260
Cf. B , 3i3; C, /io5; Faug., I, 291 et II, 35i; Hav., XXV, ^9; Mol.,'
II, io4 et II, 142 ; Mien., 56o et 56i.
1. Cf. fr. g3 1. — Chose curieuse, l'expression est reprise dans la Lo-
gique de Port-Royal à l'éloge des personnes sages qui « fuient de se
présenter en face et de se faire envisager en particulier, et tâchent
plutôt de se cacher dans la presse pour n'être pas remarquées, afin
qu'on ne voie dans leurs discours que la vérité qu'elles proposent. »
(IIIe partie, ch. 1, immédiatement avant le passage sur Pascal qui
évitait le je.)
2. « Il y a du malheurd'en estre là, que la meilleure touche de la
vérité ce soit la multitude des croyants, en une presse où les fols sur-
passent de tant les sages en nombre. » (Mont., III, xr).
3. L'expression se retrouve dans la Lettre de Pascal à M. le PaU-
lenr, faisant allusion aux divergences des partisans du plein: « Ce
n'est pas dans cet embarras, dans ce tumulte qu'on doit la chercher
[la vérité]. » (Œuvres, éd. Lahure, t. III, p. 61.)
4- Vous en surcharge.
5. [Absurdités.]
6. S'il n'y avait pas de règle pour la croyance, cent choses contra-
dictoires entre elles pourraient être vraies en même temps.
SECTION IV. 131
Si l'antiquité était la règle de la créance, les anciens
étaient donc sans règle ? Si le consentement général1 ,
si les hommes étaient péris 2 ?
Fausse humilité 3, orgueil.
Levez le rideau. Vous aurez beau faire ; si faut-il ou
croire, ou nier, ou douter. N'aurons -nous donc pas
de règle 4 ? Nous jugeons des animaux qu'ils font
bien ce qu'ils font5. N'y aura-t-il point une règle
pour juger des hommes ?
Nier, croire, et douter bien, sont a l'homme ce
que le courir est au cheval.
Punition de ceux qui6 pèchent, erreur7.
i. L'expression se trouve dans Charron: « Le plus grand argument
de la vérité, c'est le général consentement du monde. » (Sagesse, I,
xvi, 3.)
2. -Si le consentement général était la règle, que serait-il arrivé siles
hommes étaient péris ? — Pascal vise ici les critères externes de la
vérité, autorité et consentement universel, qui étaient acceptés par la
scolastique et que Descartes condamne définitivement.
3. Cf. fr. o,3i. Cette fausse humilité consiste à ne pas vouloir juger
par soi-même, à se retrancher derrière le jugement des autres ; au fond,
c'est de l'orgueil ; c'est de peur de douter, de se tromper, d'être con-
vaincu d'erreur, qu'on renonce à faire usage de sa pensée propre, à
faire son devoir d'homme. Cf. Montaigne : « Il est certaine façon
d'humilité subtile, qui naist de la presumption. » (II, 37.) — Dans
un discours sur la Perfection des Arts, André Chénier, qui ne con-
naissait pas le fragment, applique précisément à Pascal cette anti-
thèse : « Homme arrogant et orgueilleux sous les formules de l'humi-
lité, indigné qu'aucun mortel se crût permis de secouer son joug-
qu'il voulait porter lui-même. » (OEuvres inédites. Revue de Paris,
i5 oct. 1899, p. 676.)
4. [-Les animaux. ]
5. [Ne jugerons-nous point des hommes?]
6. [Cherchent.]
7. Réflexion en marge.
192 PENSÉES.
270] 261
1 Ceux qui n'aiment pas la vérité prennent le pré-
texte de la contestation en la multitude de ceux qui
la nient ; et ainsi leur erreur ne vient que de ce qu'ils
n'aiment pas la vérité ou la charité, et ainsi ils ne s'en
sont pas excusés.
344] 362
Superstition et concupiscence.
Scrupules, désirs mauvais.
Crainte mauvaise : crainte, non celle qui vient
de ce qu'on croit Dieu, mais celle de ce qu'on doute
s'il est ou non". La bonne crainte vient de la foi, la
261
Cf. B., 82; C, 10S; Faug., II, 35i; Hav., XXV, 48; Mol., I, 3a3;
Micu., ôô^.
1. [La vérité.] — Cf. fr. 384 et 902.
262
Cf. B., 471; G., 271; P. R., XXVIII, G/,; Bos., II, xvu, 57; Faug., I,
a3o; Hav., XXIV, /,7; Mol., II, 5g; Micu., 5g5.
2. Si la fin de ce fragment est très claire, il n'en est pas de même
des lignes du début. A quoi tend le parallèle établi entre la superstition
et les scrupules d'une part, la concupiscence et les désirs mauvais, de
l'autre? sans doute à cette conclusion qu'il y a place, à l'intérieur de
la religion, pour un excès qui est symétrique de la concupiscence et
des désirs mauvais, en ce sens qu'il est aussi une exaltation de la
passion bumaine. La religion ordonne de craindre un Dieu, tandis
que la superstition nous fait craindre en nous séparant de lui, et pour
ainsi dire contre lui, comme s'il devait être cause du mal — Cbarron
insiste longuement sur les rapports de la superstition et de la crainte :
« Il n'y a rien qui fasse plus belle mine, et prenne plus de peine à res-
sembler la vraie piété et religion, mais qui lui soit plus contraire et
ennemi que la superstition... La religion aime et bonore Dieu, met
SECTION IV. 193
fausse crainte vient du doute. La bonne crainte, jointe
à l'espérance, parce qu'elle naît de la foi, et qu'on
espère au Dieu que Ton croit ; la mauvaise, jointe au
désespoir, parce qu'on craint le Dieu auquel on n'a
point de foi. Les uns craignent de le perdre ; les autres
craignent de le trouver1.
109] 263
Un miracle, dit-on, affermirait ma créance. On
le dit quand on ne le voit pas 2. Les raisons qui,
étant vues de loin, paraissent borner notre vue3,
mais quand on y est arrivé, on commence à voir en-
core au delà ; rien n'arrête la volubilité de notre
esprit. Il n'y a point, dit-on*, de règle qui n'ait quel-
que exception, ni de vérité si générale qui n'ait
quelque face par où elle manque. Il suffit B qu'elle
l'homme en paix et en repos, et loge en une âme libre, franche et
généreuse ; la superstition trouble et effarouche l'homme, et injurie
Dieu, apprenant à le craindre avec horreur et effroi, se cacher et s'en-
fuir de lui, s'il est possible, c'est maladie d'âme faible, vile et peu-
reuse. » (Sagesse, II, v, 9.) Et Charron ajoute cette citation de
saint Augustin (Cité de Dieu, VI, 9) qui paraît avoir inspiré direc-
tement Pascal: Varroait Deum a religioso vereri, a super stitioso timeri.
Cf. id. Les Trois Vérités, I, 12, sub jine.
1. Voir les chapitres de Jansénius sur la crainte (Augustinus, de
Grat. Chr. Salv., tit. V, ch. xxi-xxxiv.)
263
Cf. B,, 34o; C, 293 ; P. R., XXVIII, 49; Bos.,II, xvii, kk\ Faug., II,
202; Mav., XXIV, 34; Mol., I, 3ai; Mich., 288.
2. [Mais quand.] — Cf. fr. 470.
3. [On les.]
4. Dit-on en surcharge.
5. [Qu'il y ait.]
PENSÉES. II — 13
J94 PENSEES.
ne soit pas absolument universelle l, pour nous don-
ner sujet d'appliquer l'exception au sujet présent, et
de dire : cela n'est pas toujours vrai ; donc il y a des
cas où cela n'est pas. Il ne reste plus qu'à montrer
que celui-ci en est ; et c'est à quoi on est bien mala-
droit ou bien malheureux si on ne trouve quelque
jour.
io4] 264
On ne s'ennuie point de manger et dormir 2 tous
les jours, car la faim renaît, et le sommeil ; sans cela
on s'en ennuierait. Ainsi, sans la faim des choses
spirituelles, on s'en ennuie : faim de la justice, béa-
titude huitième3.
409] 265
La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais
1. On sait quelie importance Kant a donnée dans son système de
morale à l'universalité du devoir et avec quel soin il a distingué
cette universalité rigoureuse, exclusive de toute exception, et la
simple généralité qui permet à l'homme, tout en reconnaissant la loi,
de l'atténuer en sa faveur et pour une fois.
264
Cf. Faug., I, 216; Hav., XXV, 70; Mol., II, 60; Mich., 373.
2. Et dormir en surcharge.
3. La béatitude huitième est ainsi énoncée dans l'Evangile de saint
Mathieu : Beati qui persecutionem patiuntur propter justitiam : quoniam
ipsorum est regnum cœlorum (V, 10). — La béatitude quatrième parle
de la faim de la justice : Beati qui esuriunt et sitiunt justitiam : quoniam
ipsi saturabuntur (V, 6).
265
Cf. B.,84; C, m ; P. R., V, 7; Bos., II, vi, 4; Fa.ug., II, 34o; Hav.,
XIII, 8- Mol,, II, 57; Mich., 65o.
SECTION IV. 195
non pas le contraire de ce qu'ils voient ; elle est au-
dessus, et non pas contre.
225] 266
Combien les lunettes nous ont-elles découvert
d'astres qui n'étaient point pour nos philosophes d'au-
paravant ! On entreprenait franchement l'Ecriture
sainte sur le grand nombre des étoiles, en disant :
Il n'y en a que mille vingt-deux, nous le savons1.
Il y a des herbes sur la terre ; nous les voyons.
— De la lune on ne les verrait pas. — Et sur
ces herbes des poils ; et dans ces poils de petits ani-
maux ; mais après cela, plus rien. — 0 présomp-
tueux ! — Les mixtes sont composés d'éléments ;
et les éléments, non. — 0 présomptueux, voici un
trait délicat 2. — Il ne faut pas dire qu'il y a ce qu'on
ne voit pas. — Il faut donc dire comme les autres,
mais ne pas penser comme eux 3.
256
Cf. B., 4o6; C, 38i; Bos., II, xvn, 46: Faug., I, 190; Hav., XXIV,
36 et XXV, 3; Mol., I, 197 et I, 126; Migh., 47o.
1. 1022, c'est le chiffre donné par le catalogue de Ptolémée, qui
résume la science astronomique de l'antiquité.
2. L'expression se retrouve au début du fragment sur les deux in-
finis, 72.
3. Cette pensée fait évidemment partie d'un dialogue : nous avons
dû, pour en rendre intelligible la lecture, y pratiquer des divisions
qui ne figurent pas dans le manuscrit. L'interlocuteur imaginaire de
Pascal soutient la thèse du fini : Pascal remarque combien cette thèse,
en apparence toute simple et fondée sur la nécessité naturelle de s'ar-
rêter quelque part que la philosophie a tant de fois invoquée depuis
Aristote, suppose de présomption métaphysique, puisqu'elle prête à
l'homme la faculté d'atteindre les éléments absolus des choses. Il faut
parler avec le peuple et dire que ce qu'on ne voit pas n'existe pas ;
mais le géomètre a une autre pensée de derrière la tête (Cf. fr. 336).
m PENSÉES.
3*7] 267
La dernière démarche de la raison est de recon-
naître qu'il y a une infinité de choses qui la sur-
passent 1 ; elle n'est que faible, si elle ne va jusqu'à
connaître cela.
Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-
t-on des surnaturelles ?
161] 268
2 Soumission. — Il faut savoir douter où il faut,
assurer où il faut, et se [soumettre] où il faut3. Qui
ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison4. Il y
[en] 3 a qui taillent contre ces trois principes, ou en
267
Cf. B., 84; C, ni ; P. R., V, 1 ; Bos., I, ix, 34 ; Faug., I, 2o5; Hat.,
XI11, 1; Mol., II, 57; Mich., 5a 1.
1. [Elle est iaible si elle ne va là. Même dans les choses.]
268
Cf. B., 81 ; G., 107 ; P. R., V, 3 ; Bos., II, vi, 1 ; Faug., II, 347 ; Hav.,
XIII, 2; Mol., H, 57; Mich., 388.
2. [Miscell.]
3. Pascal avait d'abord écrit : « Il faut [avoir ces trois qualités
pyrrhonien, géomètre, chrétien soumis; et elles s'accordent et ce tem-
pèrent en doutant où] il faut, [eu assurant] où il faut [en] se soumettant. »
Pascal a corrigé les mots nécessaires pour rétablir la nouvelle rédac-
tion, sauf soumettant qu'il fallait remplacer par soumettre. La Copie
ajoute : « pyrrhonien, géomètre, cbrétien ; doute, assurance, soumis-
sion. »
4. Cf. la Réponse de Pascal au P. Noël : « Nous réservons pour le
mystères de la foi, que le Saint-Esprit lui-même a révélés, cette soumis-
sion d'esprit qui porte notre croyance à des mystères cachés aux sens
et à la raison. » (Œuvres, éd. Lahure, t. III, p. i3.)
5. En n'est pas dans le manuscrit.
SECTION IV. 197
assurant tout comme démonstratif, manque de se con-
naître en démonstration ; ou en doutant de tout,
manque de savoir où il faut se soumettre ; ou en se
soumettant en tout, manque de savoir où il faut ju-
ger1.
2^7] 26g
Soumission et usage de la raison, en quoi consiste
le vrai christianisme2.
/jo6] 270
Saint Augustin * : la raison ne se soumettrait ja-
1. Charron ea faisant de Vuniversclle et pleine liberté de l'esprit, la
seconde disposition à la sagesse, en posant que « le vrai office de
l'homme, son plus propre et plus naturel exercice, sa plus digne
occupation est de juger », réserve « les vérités divines qui nous ont
été révélées, lesquelles il faut recevoir humblement avec toute humi-
lité et soumission, sans entrer en division ni discussion ». De la
sagesse, II, 2.
269
Cf. B., 81; G., 107; Faug.,11, 347; Hav., XIII, 2 6w, et XXV, 182;
Mol., II, 57 ; Micu., 620.
2. « Je me ploie et je me captive sous les paroles magistrales du Sau-
veur Jésus: dans celles que j'entends, j'y vois des instructions admi-
rables ; dans celles que je n'entends pas, j'y adore une autorité infail-
lible. Si je ne mérite pas de les comprendre, elles méritent que je les
croie; et j'ai cet avantage dans son école, qu'une humble soumission
me conduit à l'intelligence plutôt qu'une recherche laborieuse. » Bos-
suet, Sermon sur la Loi de Dieu, Ier point.
270
Cf. B., 82: C, 108; P. R., V, 4; Bos., II, vi, 2; Faug., II, 348; Hat.,
XIII, k\ Mol., II, 5g; Mich., 640.
3. La référence est donnée par la Logique de Port-Royal, en même
temps que le commentaire de ce fragment : « Que si l'on compare
ensemble les deux voies générales qui nous font croire qu'une chose
est, la raison et la foi, il est certain que la foi suppose toujours
198 PENSEES.
mais, si elle ne jugeait qu'il y a des occasions où elle
se doit soumettre. Il est donc juste qu'elle se sou-
mette, quand elle juge qu'elle se doit soumettre l.
i65] 271
La Sagesse nous envoie à. l'enfance : Nisi efficia-
mini sicut parvuli \
214] 272
Il n'y a rien de si conforme à la raison que ce dé-
saveu de la raison3.
quelque raison ; car, comme dit saint Augustin dans sa Lettre cxxu,
et en beaucoup d'autres lieux, nous ne pourrions pas nous porter à
croire ce qui est au-dessus de notre raison, si la raison même ne nous
avait persuadés qu'il y a des choses que nous faisons bien de croire,
quoique nous ne soyons pas encore capables de les comprendre : ce
qui est principalement vrai à l'égard de la foi divine, parce que la
vraie raison nous apprend que Dieu étant la vérité même, il ne peut
nous tromper en ce qu'il nous révèle de sa nature ou de ses mys-
tères. » {Quatrième partie, ch. xn.)
1. Addition de la ire Copie: et qu'elle ne se soumette pas quand
elle juge qu'elle ne doit pas le faire.
271
Cf. B., 3i; C, /,7; Faug., II, i35; Hat., XXV, 86; Mol., I, 3ai ;
Mien., 4o5.
2. Molth., XVIII, 33: Nisi conversi fueritis, et efficiamini sicut
parvuli, non intrabitis in regnum cœlorum. Ce texte est familier à
Port-Royal. Saint-Cyran en fait clans ses lettres de fréquents
commentaires à l'usage des grands à qui pesaient parfois la rigueur de
la confession et « la soumission totale au directeur ». Il est à noter
que Bacon l'avait appliqué à la méthode inductive, qui nous apprend
à nous faire petits enfants devant la nature et ù nous soumettre ù elle
pour mieux la vaincre.
272
Cf. B., 84; C, 110; P. R., V, 6; Bos., II, vi, 3; Faug., II, 348; H.vv.,
XIII, 6; Mol., II, 5g; Mich., 457.
3. Addition de la Première copie en vue de l'édition de Poi-L-Hoyal.-
SECTION IV. 19$
2l3] 273
1 Si on soumet tout à la raison , notre religion n'aura
rien de mystérieux et de surnaturel ; si 2 on choque
les principes de la raison, notre religion sera absurde
et ridicule.
i3o] 274
Tout notre raisonnement se réduit à céder au sen-
timent.
Mais la fantaisie est semblable et contraire 3 au
sentiment, de sorte qu'on ne peut distinguer entre
ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fan-
taisie, l'autre que4 sa fantaisie est sentiment. Il fau-
drait avoir une règle ; la raison s'ofïre, mais elle est
ployable à tous sens 3, et ainsi il n'y en a point.
« Dans les choses de la foi, et rien de si contraire à la raison que ce
désaveu de la raison dans ce qui n'est pas de foi », pour relier le
fragment au 253 qui a été également, modifié.
273
Cf. B., 8a; C, 108; P. R., V, 3; Bos., II, vi, 2;Faug., II, 348; Hav.,
XIII, 3; Mol., II, 58; Mich., 453.
1. Écrit d'abord au crayon.
2. [Notre religion.]
274
Cf. B., 3a9; C, 280; P. R., XXXI, 6; Bos., ï, x, 4; Faug., I, 224 ;
Hat., VII, 4; Mol., II, i43; Mich., 333.
3. Semblable par son caractère irréfléchi, irrationnel, immédiat;
contraire par ce que le sentiment est une vue naturelle, profonde et
vraie, tandis que la fantaisie née du hasard de l'association est arti-
ficielle, superficielle et fausse. — Cf. Nicole, Pensées diverses, LUI :
Sentiment, fantaisie, raisonnement, raisonnaillerie.
4. [Ma.]
5. Mont., Apol. : « l'appelle tousiours raison cette apparence de
discours que chascun forjje en soy : cette raison, de la condition de
200 PENSEES.
p. n. (1G78) xxvni] 275
Les hommes prennent souvent leur imagination
pour leur cœur; etils croient être convertis dès qu'ils
pensent à se convertir.
2e Man. Guerrier] 276
M. de Roannez disait : Les raisons me viennent
après, mais d'abord la chose m'agrée ou me choque
sans en savoir la raison, et cependant cela me cho-
que par cette raison que je ne découvre qu'ensuite. —
Mais je crois, non pas que cela choquait par ces rai-
sons qu'on trouve après, mais qu'on ne trouve ces
raisons que parce que cela choque \
laquelle il y en peult avoir cent contraires, autour d'un mesme subiect,
c'est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ploya ble, et
accommodable à touts biais et à toutes mesures ; il ne reste que la
suffisance de le sçavoir contourner. »
275
Cf. Bos., II, xvii, 62; Faug., I, 229; Hat., XXIV, 5i ; Mol., II, i4i ;
Mien., 983.
276
Cf. Faug., I, 177; Kav., XXV, 56; Moi.., II, i43; Mich., 964.
1. On voit par cet exemple comment les pensées naissaient chez
Pascal à l'occasion des incidents de sa vie ordinaire. Cette réflexion
met en lumière l'influence de nos sentiments cachés sur les raison-
nements auxquels nous les rapportons après coup j c'est une applica-
tion à un cas particulier de la maxime de la Rochefoucauld : L'esprit
est toujours la dupe du cœur. Ajoutons que la science contemporaine a
confirmé par de curieuses expériences la vérité de cette remarque ;
une personne à qui l'on a suggéré pendant le sommeil hypnotique
d'exécuter un acte déterminé à son réveil, l'exécute en effet et trouve,
pour justifier cet acte commandé, des raisons parfois subtiles. —
On trouve dans les pensées de Domat publiées par Faugère cette réflexion
qui est peut-être l'écho d'une conversation avec Pascal : « Nous n'agis-
sons pas par raison, mais par amour, parce que ce n'est pas l'esprit qui
SECTION IV. 201
8] 277
Le cœur a ses raisons1, que la raison ne connaît
point2: on le sait en mille choses. Je dis que le
cœur aime3 l'être universel4 naturellement, et soi-
même naturellement, selon qu'il s'y adonne ; et il se.
durcit contre l'un ou l'autre, à son choix. Vous avez
rejeté l'un et conservé l'autre : est-ce par raison que
vous vous aimez ?
S] 278
C'est le cœur qui sent Dieu, et non la raison : voilà
ce que c'est que la foi : Dieu sensible au cœur8, non
à la raison 6.
agit, mais le cœur qui gouverne ; et toute la déférence qu'a le cœur
pour l'esprit est que s'il n'agit pas par raison, il fait au moins accroire
qu'il agit par raison (XX). » M. Droz cite dans son excellente Etude
sur le scepticisme de Pascal (p. 52) cette phrase de Bayle : « Le cœur
ne se voulant point rendre fait que l'esprit, qui est ordinairement sa
dupe, cherche des armes pour se maintenir. » (Pensées sur la Comète,
§ m.)
277
Cf. B., 207; C, 4i8; P. R., XXVIII, 5i ; Bos., II, xvn, 5; Faug., II,
172; Hat., XXIV, 5; Mol., II, i/jo; Mich., ii.
1. [Le cœur [on.]
2. Que la raison ne connaît point en surcharge.
3. [Naturellement.]
l\. [Quand il s'y adonne.]
278
Cf. B., 207 ; C, 4i8 ; P. R., XXVIII, 5i ; Faug., II, 172 ; Hat., XXIV,
5; Mol., II, i^o; Mien., i3.
5. « Dieu sensible au cœur, voilà votre bienheureux état. Je n'ai
jamais vu une telle parole, mais elle est aussi de M. Pascal. » Lettre
de Mme de Sévigné à Mme de Guitaut, 29 oct. 1692.
6. La doctrine exposée par Pascal dans la fin de ces fragments se
retrouve chez M. de Barcos, neveu de Saint-Cyran : « Consentir sim-
_ : PENSEES.
i4a] 279
La foi est un don de Dieu ; ne croyez pas que nous
disions que c'est un don de raisonnement1. Les au^
très religions ne disent pas cela de leur foi2; elles ne
donnaient que le raisonnement pour y arriver, qui
n'y mène pas néanmoins 3.
plement à une vérité et avouer une chose dont on est persuadé, est une
action qui appartient à l'entendement, lequel est seulement capable
de vérité ou d'erreur, et non de bonté ou de malice. Mais la fin que
Dieu demande de nous et par laquelle nous sommes chrétiens, vient
principalement du cœur et est toujours accompagnée d'amour et d'af-
fection envers Dieu, et sa vérité qui est lui-même. Ce que saint Paul
nous apprend quand il dit : Corde creditur ad justitiam. C'est donc par
le cœur que nous croyons comme il faut, et que nous acquérons la
vraie justice et la vraie piété, dont la foi est le fondement. Toute autre
manière de croire qui n'est pas accompagnée au moins de quelque'
commencement d'amour, est inutile pour le salut, et dépend plus de
la lumière de l'esprit que de la bonté du cœur, et elle n'est point
capable d'approcher l'homme de Dieu, ni de le rendre fidèle. » (Expli-
cation du symbole publiée en 1701, p. i5.) — M. Droz cite d'autre part
ces lignes de Saint-Cyran : « Il n'y a point d'autre moyen de com-
prendre Dieu en ce monde que par le silence de la langue et le res-
sentiment du cœur. » (Œuvres chrétiennes et spirituelles, t. II, 1. 7^,
p. 33) et ce passage de M. de Saci : « Je souhaite que Dieu vous fasse
comprendre par un sentiment du cœur plus que par la pensée de l'es-
prit que c'est lui qui est le père. » (Lettres chrétiennes et spirituelles,
vol. II, t. III, lettre 5o, p. 600. Cf. Étude sur le scepticisme de
Pascal, p. 112.)
279
Cf. B., 345; C, 299; Faug., II, 178; Hav., XXV, 4o; Mol., II, 56;
MlGH., 809.
1. Cf. Domat : « Il est impossible d'avoir des démonstrations de la
vérité de notre religion, car il arriverait deux choses : l'une que tout
le monde l'embrasserait, l'autre qu'il n'y aurait pas de foi qui est la
voie par laquelle Dieu a voulu nous unir à lui » (Pensées, XVIII).
2. [Et cependant.]
3. On sait avec quelle vivacité, dès i646, Pascal avait pris parti
contre les doctrines du frère Saint-Ange qui prétendait démontrer
SECTION IV. 203
£89] 23o
Qu'il y a loin de la connaissance de Dieu à l'ai-
mer !
63] 2S1
Cœur, instinct, principes1.
**igi] 282
Nous connaissons la vérité, non seulement par la
raison, mais encore par le cœur; c'est de cette der-
nière sorte que nous connaissons les premiers prin-
cipes, et c'est en vain que le raisonnement2, qui n'y
a point départ3, essaye de les combattre. Les pyr-
par le raisonnement les vérités de la foi. Et cependant aux yeux de
Port-Royal, il était encore suspect de faire trop grande la part du
raisonnement. Il effraie M. Rebours, en lui disant : « que l'on pou-
vait, suivant les principes mêmes du sens commun, démontrer beau-
coup de cboses que les adversaires disent lui être contraires, et que
le raisonnement bien conduit portait à les croire, quoiqu'il les faille
croire sans l'aide du raisonnement. » (Lettre du 26 janv. i648.)
Cf. B., i85; C, 217; Faug., I, 23o; Hav., XXV, 21; Mol., II, 60;
Migh., 868.
281
Cf. B., 7S; Faug., II, i73; Migh,, 170.
1. Mots écrits les uns au-dessous des autres, en marge du fragment
287 à côté d'une ligne brisée ^ qui était peut-être destinée à les
joindre.
2 82
Cf. B., 38; C, 58 ; P. R., XXVIII, i3; Bos., II, 1, 1 et II, xvn, 77 ;
Faug., II, 10S et II, 352; Hav., VIII, 6; Mol., I, i5G et I, 1 58 ;
Mica., 420.
2. [La raison.] La correction est autographe.
3. [Veut.]
204 PENSÉES.
rhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent
inutilement; nous savons que nous ne rêvons point,
quelque ' impuissance où nous soyons de le prouver
par raison : cette impuissance ne conclut autre chose
que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incer-
titude de toutes nos connaissances, comme ils pré-
tendent. Car la connaissance des premiers prin-
cipes, comme qu'il y a3 espace, temps, mouvement,
nombres, [est] 4 aussi ferme qu'aucune de celles que
nos raisonnements ë nous donnent. Et c'est sur ces
connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que
la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son dis-
cours. Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans
l'espace, et que les nombres sont infinis ; et la rai-
son démontre ensuite 6 qu'il n'y a point deux nom-
bres carrés 7 dont l'un soit double de l'autre. Les prin-
cipes se sentent, les propositions se concluent ; et le
tout avec certitude, quoique par différentes voies.
Et il est aussi inutile 8 et aussi ridicule que la raison
demande au cœur des preuves de ces premiers prin-
cipes, pour9 vouloir y consentir, qu'il serait ridicule
que le cœur demandât à la raison un sentiment de
i . [Défaut de raison que nous ayons.]
•2. [Nos connaissances sont.]
3. [Un] espace [un] temps.
'a. Le manuscrit donne sont qui n'a pas été corrigé lorsque Pascal
substitué la connaissance à nos connaissances.
5. [Tirent des suppositions qu'on a faites.]
G. [Gue le carré de l'hypoténuse.]
7. LG'Ji soient.]
ci. [Cotte impuissance.]
<j. [Les suivre.]
SECTION IV. 203
toutes les propositions qu'elle démontre, pour vou-
loir les recevoir.
Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humi-
lier la raison1, qui voudrait juger de tout, mais non
pas à combattre notre certitude, comme s'il n'y avait
que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu
que nous n'en eussions au contraire jamais besoin,
et que nous connussions toutes choses par instinct
et par sentiment I Mais la nature nous a refusé ce
bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu
de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne
peuvent être acquises que par raisonnement.
Et c'est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la reli-
gion par sentiment du cœur sont bien heureux et
bien légitimement persuadés. Mais [à]2 ceux qui ne
l'ont pas, nous ne pouvons la donner que par rai-
sonnement, en attendant que Dieu la leur donne par
sentiment de cœur, sans quoi la foi 3 n'est qu'hu-
maine, et inutile pour le salut4.
5g] 233
L'ordre; contre V objection que V Ecriture ri a pas
i. De qui à tout en surcharge.
2. à n'est pas dans le texte écrit sous la dictée de Pascal.
3. La foi a été ajouté par Pascal en relisant.
4. Arnauld dans son Apologie pour saint Cyran (IVe part., art. XVI)
cite cette parole remarquable qu'il lui a entendu dire : « Les plus
grandes vérités de la religion catholique ne font qu'éblouir l'esprit,
lorsqu'on les recherche, ainsi que l'on fait souvent, comme l'objet
d'une curieuse et stérile spéculation » (OEuvres, éd. de Lausanne,
t. XXIX, p. 36i).
283
Cf. B., 167 ;C, 187; P. R., XXXI, 26, Bos., I, x, 19; Faug., II, 2G0 ;
Hav., Vil, 19; Mol., 1, 195; Mien., i5o.
200 PENSEES.
d'ordre1. — Le cœur a son ordre ; l'esprit a le sien,
qui est par principe et démonstration, le cœur en a
un autre 2. On ne prouve pas qu'on3 doit être aimé,
en exposant d'ordre les causes de l'amour : cela
serait ridicule \
Jésus-Christ, saint Paul ont Tordre de la charité,
non de l'esprit b ; car ils voulaient échauffer, non
instruire6 ; Saint Augustin de même7 : cet ordre con-
siste principalement à la digression sur chaque point
qu'on rapporte à la lin, pour la montrer toujours8.
485] 284
Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples
1. Le titre était d'abord simplement : l'ordre.
1. « Le cœur a son langage comme l'esprit a le sien, et cette
expression du cœur fait souvent les plus grands effets. » (Méré, Con-
versation, I, 261.)
3. Qu'on [aime.]
4- Amor ordinem nescit, a dit saint Jérôme (Lettre à Chromatius
sub fine'), que Montaigne cite. (III, 5.) — « Quelqu'un disait à une
dame : « Que faut-il que je fasse pour vous persuader que je vous
aime ? — Il me faut aimer, lui dit-elle, et je n'en douterai pas. »
(Méré, Discours de l'Esprit, I, 20).
5. Pour l'ordre de l'esprit voir le frag. 61.
6. Vauvenargues a précisé cette antithèse dans cette maxime : « Les
conseils de la vieillesse éclairent sans échauffer, comme le soleil de
l'hiver. » Max., i5g.
7. M. Droz a retrouvé l'origine de ce fragment dans l'avertisse-
ment qu'Arnauld d'Andilly a placé en tête des Œuvres chrétiennes et
spirituelles, de Saint-Cyran. Saint-Cyran « à l'imitation de saint Paul
et de saint Augustin, a beaucoup plus suivi l'ordre du cœur, qui est
celui de la charité, que non pas l'ordre de l'esprit, parce que son
dessein n'a pas été tant d'instruire que d'échauffer l'âme. » (Elude
sur le scepticisme de Pascal, p. 378.)
8. Voir l'introduction, p. lvi.
2S4
Cf. B., i85; C, 217; P. R., VI, 2; Bos., II, vi, 0; Faug., II, 177
Hat., XIII, io; Mol., II, 5G ; -dieu., 855.
SECTION IV. 207
croire sans raisonner; Dieu leur donne l'amour de
soi et la haine d'eux-mêmes, il incline leur cœur à
croire. On ne croira jamais1 d'une créance utile et
de foi, si Dieu n'incline le cœur; et on croira dès
qu'il l'inclinera ; et c'est ce que David connaissait
bien : Inclina cor meum, in,.»
447J' 285
La religion est proportionnée à toutes sortes d'es-
prits ; les premiers s'arrêtent au seul établissement ;
et cette religion est telle que son seul établissement
est suffisant pour en prouver la vérité. Les autres
vont jusques aux apôtres. Les plus instruits vont
jusqu'au commencement du monde. Les anges la
voient encore mieux, et de plus loin.
■*48i] 286
Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments,
c'est parce qu'ils ont une disposition intérieure toute
sainte, et que ce qu'ils entendent dire de notre reli-
gion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a
faits2 ; ils ne veulent aimer que Dieu ; ils ne veulent
1. D'une... de foi en surcharge.
285
Cf. B., 466; C, 265 ; P.R., XXVIII, 12; Bos., II, xxvn, 17; Faug.,
II, 179; Hav., XXIV, i5 bis; Mol., II, 82; Migh., 779.
286
Cf. B., i85; C, 217; P. R., VI, 3 ; Bos., II, vi, 7 ; Faug., II, 176; Hav.,
XIII, n ; Mol., II, 55; Migh., 843.
2. [ils n'aiment que Dieu.]
208 PENSÉES.
haïr qu'eux-mêmes. Ils sentent qu'ils n'en ont pas la
force d'eux-mêmes, qu'ils sont incapables d'aller à
Dieu, et que si Dieu ne vient à eux ils sont incapa-
bles d'aucune communication avec lui. Et ils enten-
dent dire dans notre religion qu'il ne faut aimer
que Dieu, et ne haïr que soi-même, mais qu'étant
tous corrompus, et incapables de Dieu, Dieu s'est fait
homme pour s'unir à nous. Il n'en faut pas davan-
tage pour persuader des hommes qui ont cette dis-
position dans le cœur, et qui ont cette connaissance
de leur devoir et de leur incapacité.
**483] 287
Ceux que nous voyons Chrétiens sans la connais-
sance des prophéties et des preuves ne laissent pas d'en
juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance.
Ils en jugent par le cœur, comme les autres en jugent
par l'esprit1. C'est Dieu lui-même qui les incline à
croire ; et ainsi ils sont très efficacement persuadés2.
287
Cf. B., 186; G., 217; P. R.,VI, 4; Bos.,II, vi, 8; Faug.,II, 179; Hav.,
XIII, 12 ; Mol., II, 55; Migh., 8/17.
1. [On dira que cette manière d'en juger n'est pas certaine et que
c'est en la suivant que les hérétiques et les infidèles s'égarent.]
2. [On répondra que [les hérétiques et [les infidèles disent la même
chose; mais je réponds à cela que nous avons des preuves que Dieu im-
prime [incline véritablement]... de ceux qui l'aiment [qu'il aime à croire
la religion chrétienne et que les infidèles n'ont aucune preuve de ce qu'ils
disent, et ainsi nos propositions étant semblables dans les termes elles
diffèrent en ce que l'une est sans aucune preuve et l'autre est très solide-
ment prouvée.] Ce paragraphe a été rayé par Pascal et remplacé par
la courte phrase qui termine le premier paragraphe. Il est à remarquer
que sous la dictée de Pascal, et sans doute par erreur, on avait écrit
u'ahord ceux qui l'aiment, et que Pascal a corrigé ceux qu'il aime. A
SECTION IV. 209
J'avoue bien qu'un de ces Chrétiens qui croient
sans preuves n'aura peut-être pas de quoi convaincre
un infidèle qui en dira autant de soi 1 ; mais ceux qui
savent les preuves de la religion prouveront sans
difficulté que ce 2 fidèle est véritablement inspiré de
Dieu, quoiqu'il ne pût le prouver lui-même.
Car Dieu ayant dit dans ses prophéties (qui sont
indubitablement prophéties) que dans le règne de
Jésus-Christ il répandrait son esprit sur les nations,
et que les fils, les filles et les enfants de l'Eglise pro-
phétiseraient, il est sans doute que l'esprit de Dieu
est sur ceux-là, et qu'il n'est point sur les autres.
48 1] 288
Au lieu de vous plaindre de ce que Dieu s'est
caché, vous lui rendrez grâces de ce qu'il s'est tant
découvert ; et vous lui rendrez grâces encore 3 de ce
qu'il ne s'est pas découvert aux sages superbes, in-
dignes de connaître un Dieu si saint.
cette correction se rattachent les mots écrits en marge par Pascal et
rayés : [eorum qui amant, Dieu incline le cœur de ceux qu'il aime, Deus in-
clinât cor eorum, celui qui l'aime, celui qu'il aime.] Dans la distinction
entre ces deux tournures de prononciation semblable se trouve con-
tenue toute la doctrine janséniste, Dieu prévenant l'homme dans
l'amour, au lieu d'être prévenu par lui, et c'est ce qui avait attiré
l'attention de Pascal. Cf. fr. 5i3.
1. Qui en dira autant de soi, addition autographe de Pascal.
2. [Chrétien.]
288
Cf. B., i93; G., 4; P. R., XVIII, 16 et ait. xxvm, 26 ; Bos., II, xin,
8 et II, xvii, 21; Faug., II, 179; Hav., XXIV, 19; Mol., I, 32oj
Mich., 842.
3. De ce en surcharge.
PENSÉES. 11 — 14
210 PENSÉES.
Deux sortes de personnes connaissent : ceux qui
ont le cœur humilié, et qui aiment la bassesse, quel-
que 1 degré d'esprit qu'ils aient, haut ou bas ; ou
ceux qui ont assez d'esprit pour voir la vérité, quel-
que opposition qu'ils y aient.
Première Copie a58] zSg
Preuve. — i° La religion chrétienne, par son
établissement2, si fortement, si doucement, étant si
contraire à la nature. — 2° La sainteté, la hauteur et
l'humilité d'une âme chrétienne. — 3° Les merveilles
de l'Ecriture sainte. — !\° Jésus-Christ en particu-
lier. — 5° Les apôtres en particulier. — 6° Moïse
et les prophètes en particulier. — 70 Le peuple juif.
— 8° Les prophéties. — 90 La perpétuité : nulle reli-
gion n'a la perpétuité. — io° La doctrine, qui rend
raison de tout. — n°La sainteté de cette loi. —
12° Par la conduite du monde.
Il est indubitable qu'après cela on ne doit pas
refuser, en considérant ce que c'est que la vie, et
que cette religion, de suivre l'inclination de la suivre,
si elle nous vient dans le cœur; et il est certain
qu'il n'y a nul lieu de se moquer de ceux qui la
suivent.
1. [Esprit qu'ils.]
28g
Cf. G., 474; Bos., II, iv, 13; Faug., II, 364; Hav., XI, 12; Mol.,1,
3io; Migh., 939.
2. La Copie écrit en marge pour la correction de la phrase : par
elle-même établie.
SECTION IV. 211
48i] 290
Preuves de la religion: Morale — Doctrine —
Miracles — Prophéties — Figures.
290
Cf. B., 196; C, 7; Faug., II, 364; Mot., I, 3io; Mich., 845.'
SECTION V
25] 291
Dans la lettre De l'injustice* peut venir la plaisan-
terie des aînés qui ont tout : Mon ami, vous êtes
291
Cf. B., 2; C, i5; Facg., II, 3ga ; Hat., XXV, 110; Mot., II, 6a;
Mich., 5g.
I. D'après cette indication, la partie de l'Apologie qui concerne le
fondement de la justice devait être traitée par lettres ; il ne nous est
pas dit par quel lien ces lettres se rattachaient à l'ensemble du sujet.
Cependant, si on ose former une conjecture, il est possible que Pascal
y visait l'objection que le libertin tire naturellement contre la doctrine
janséniste des principes de la justice humaine, à savoir que la récom-
pense des élus et le châtiment des damnés sont également iniques,
puisque la grâce a été arbitrairement donnée aux uns et refusée aux
autres. Or Pascal nie que la justice humaine puisse juger la justice
divine, car la justice humaine est impuissante à se justifier : « notre
justice s'anéantit devant la justice divine. » Alors les mystères de la
prédestination et de la grâce n'ont plus rien de choquant pour nous,
puisque nous avons renoncé à mesurer les choses divines avec nos
moyens humains de comprendre. En montrant que seuls les Chrétiens
atteignent à la véritable raison des institutions humaines, Pascal a en
quelque sorte retourné la situation : la justice vraie n'est pas dans
l'humanité, c'est en Dieu que nous pouvons espérer de la trouver.
214 PENSÉES.
né de ce côté de la montagne ; il1 est2 donc juste que
votre aîné ait tout.
Pourquoi me tuez-vous?
79, iai] 292
Il demeure au delà de l'eau.
a3] 293
Pourquoi me tuez- vous 3 ? — Eh quoi ! ne de-
meurez-vous pas de l'autre côté de l'eau? Mon ami,
si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin4,
et cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais
puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un
brave, et cela est juste.
69] 294
sSurcruoi la fondera-t-il6, l'économie du monde
1. [Faut que.]
2. [Juste.]
292
Cf. B., 5; C, 18; Faug., II, 392; Mich., aai.
293
Cf. B., i4; C, 3a; Bos., I, 11, 3; Faug., II, 392 ; Hat., VI, 3; Mol.,
I, 99; Mich., 02.
3. [Parce que vous] demeurez [de l'autre.]
4. [Mais.]
294
Cf. B., 16; C, 35; P. R., XXV, 5 et 6; Bos., I, 11, 8 et 9 ; I, n, i5;
Faug., II, 126; Hav., III, 8; Mol., I, 91; Mich., 193.
5. Avant ce fragment le manuscrit laisse voir les dernières lignes
d'un développement qui est rayé : [eu voit la vanité, et lors il s'en
débarrasse; il est donc utile de l'abuser.] Pascal avait d'abord continué :
Sur quoi la jondera-t-il ? sera-ce sur ? En barrant le début, il a ajouté
l'économie da monde, et il n'a pas rayé la.
6. La fin de la phrase en surcharge.
SECTION V. 215
qu'il veut gouverner1 ? Sera-ce sur le caprice de cha-
que particulier? quelle confusion! Sera-ce sur la
justice? il l'ignore.
Certainement s'il la connaissait, il n'aurait pas
établi cette maxime, la plus générale de toutes celles
qui sont parmi les hommes 2 : que chacun suive les
mœurs de son pays 3 ; l'éclat de la véritable équité
aurait4 assujetti tous les peuples, et les législateurs
n'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette jus-
tice constante, les fantaisies et les caprices des5 Perses
et Allemands. On la verrait plantée par tous les Etats
du monde et dans tous les temps, au lieu6 qu'on ne
1. [Sera-ce sur la véritable justice, il ne. [Qu'il confesse franchement
que si ce n'est sur la vérité ni la justice [forcé juste [force sans injus-
tice [et comment peut la force se régler sur l'essentielle [sur la justice
qu'il ignore.]
2. « Car c'est la règle des règles et générale loy des loix, que chas-
cun observe celle du lieu où il est » (Mont., I, 22). Cf. III, ix :
« Non par opinion, mais en vérité, l'excellente et meilleure police est,
à chacune nation, celle soubs laquelle elle s'est maintenue : sa forme
et commodité essentielle despend de l'usage. »
3. [La véritable.] — Dans ce fragment Pascal s'est constamment
souvenu de Montaigne : « Au demourant, si c'est de nous que nous
tirons le règlement de nos mœurs, à quelle confusion nous reiectons
nous ? car ce que nostre raison nous y conseille de plus vraysemblable,
c'est généralement à chascun d'obeïr aux lois de son pais, comme
porte l'advis de Socrates, inspiré, dict il, d'un conseil divin ; et par là
que veult elle dire, sinon que nostre debvoir n'a autre règle que for-
tuite ? La vérité doibt avoir un visage pareil et universel : la droicture
et la justice, si l'homme en cognoissoit qui eust corps et véritable
essence, il ne l'attacheroit pas à la condition des coustumes de cette
contrée, ou de celle-là ; ce ne seroit pas de la fantasie des Perses ou
des Indes que la vertu prendroit sa forme. Il n'est rien subiect à plus
continuelle agitation que les loix... » (Apol.)
4. [Communiqué.]
5. [Allemands, [Gascons et] Allemands, [et des Indiens.]
6. [Qu'aujourd'hui.]
21G PENSÉES.
voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de
qualité, en changeant de climat. Trois degrés d'éléva-
tion du pôle renversent toute la jurisprudence1, un
méridien décide de la vérité2; en peu d'années de
possession, les lois fondamentales changent; le droit
a ses époques3, l'entrée de Saturne au Lion nous
marque l'origine d'un tel4 crime. Plaisante justice5
qu'une rivière borne! Vérité au décades6 Pyrénées,
erreur au delà7.
Ils confessent que la justice n'est pas dans ces cou-
tumes, mais qu'elle réside dans les lois naturelles,
connues en tout pays8. Certainement ils le soutien-
draient opiniâtrement, si la9 témérité du hasard qui
a semé les lois humaines10 en avait rencontré au
moins une qui fût universelle; mais la plaisanterie
est telle que le caprice des hommes11 s'est si bien
diversifié qu'il n'y en a point12.
i. [Et la vertu d'un.]
2. [Plaisante justice que.]
3. [Depuis que Saturne est entré.]
4. [Droit.]
5. [Que le trajet d'une] rivière [rend injuste [criminelle.]
6. [Monts.]
7. « Quelle bonté est ce, que je veoyois hier en crédit, et demain
ne l'estre plus ; et que le traiect d'une rivière faict crime ? Quelle
vérité est ce que ces montaignes bornent, mensonge au monde qui se
tient au delà. » Ibid. (Cf. Voltaire, Dialogues philosophiques , 2edial.)
8. [Mais ils sont si. [Mais.]
9. [Fortune.]
10. A la page 365 du manuscrit. — [Avait permis qu'] au moins une
[fût] universelle.
11. [A iouJeverse*.]
12. [De générale.] — « Mais ils sont plaisants, quand, pour donner
quelque certitude aux loix, ils disent qu'il y en a auculnes fermes, per-
pétuelles et immuables, qu'ils nomment naturelles, qui sont empreintes
SECTION V. 217
Le larcin, l'inceste, le meurtre des' enfants et des
pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses2.
Se peut-il rien de plus plaisant, qu'un homme ait
droit de me tuer parce qu'il demeure 3 au delà de l'eau,
et que son prince a querelle contre le mien, quoique
je n'en aie aucune avec lui?
Il y a sans doute des lois naturelles; mais cette
belle raison4 corrompue a tout corrompu5; Nihil
amplius nostrum est; quod nostrum dicimus, artis
est6. Ex senatus consultis et plebiscitis criminel excr-
en l'humain genre par la condition de leur propre essence ; et de celles-là,
qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins : signe
que c'est une marque aussi doubteuse que le reste. Or ils sont si desfor-
tunez(car comment puis-je nommer cela, sinon desfortune, que d'un
nombre de loix si infiny, il ne s'en rencontre pas au moins une que
la fortune et témérité du sort ayt permis estre universellement receue
par le consentement de toutes les nations ?), ils sont, dis-ie, si misé-
rables, que de ces trois ou quatre loix choisies, il n'y en a une seule
qui ne soit contredicte et desadvouee, non par une nation, mais par
plusieurs. » (/6«i.) Cf. VEntretien avec M. de Saci.
i. [Pères.]
2. « Il n'est chose en quoy le monde soit si divers qu'en coustumes
et loix : telle chose est icy abominable, qui apporte recommandation
ailleurs, comme en Lacedemone la subtilité de desrobber,' les mariages
entre les proches sont capitalement deffendus entre nous, ils sont ail-
leurs en honneur... le meurtre des enfants, meurtre des pères... il
n'est rien en somme si extrême qui ne se trouve reçeu par l'usage de
quelque nation. » (Ibid.~) Pascal avait lu également dans Charron :
<c Combien y a-t-il de livres, de disputes, d'opinions contraires en la
science des loix et des polices? Y a-t-il chose si vitieuse, difforme et
condamnée en un lieu, fust-ce perfidie, larrecin, inceste, parricide
qu'elle ne soit licite, voire légitime en un autre?» Les Trois Vérités,
II, 12 ; Cf. Sagesse, lil, io.
3. [A l'autre.]
4. [Dogmatisante.]
5. [Elle a tout examiné et gâté.]
6. « Il est croyable qu'il y a des loix naturelles, comme il se veoid
ez aultres créatures : mais en nous elles sont perdues j cette belle
218 PENSÉES.
centur1. Ut olim vitiis, sic nunc legibus laboramus2 .
3 De cette confusion arrive que l'un dit4 que l'es-
sence de la justice est l'autorité du législateur, l'autre
la commodité du souverain5, l'autre la coutume pré-
sente6; et c'est le plus sûr: 7rien, suivant la seule
raison, n'est juste de soi ; tout branle avec le temps 8.
La coutume fait toute l'équité, par cette seule rai-
son9 qu'elle est reçue; c'est le fondement mystique
de son autorité10. Qui la ramène à son principe,
raison humaine s'ingerant par tout de maistriser et commander,
brouillant et confondant le visage des choses, selon sa vanité et
inconstance; nihil itaque amplius nostrum est ; quod nostrum dico , artis
est. » Çlbid.') La citation latine est empruntée à un passage de Gicéron
{de Fin. , V, 21) qui, rétabli avec sa vraie ponctuation, a un sens
directement opposé : Sed virtutem ipsam [natura] inchoavit : nihil am-
plius. Itaque nostrum est (quod nostrum dico, artis est) ad ea prin-
cipia, quse accepimus, consequentia exquirere...
1. Sen., Ep. q5, ap. Mont., III, 1, Cf. fr. 362 et 363.
2. Mont., III, i3 : « Nous avons en France plus de loix que tout
le reste du monde ensemble, et plus qu'il ne fauldroit à régler touts
les mondes d'Épicurus. » Suit la citation de Tacite (Ann., III, 26).
3. [Les uns.]
4. [Qu'il n'y a aucune.]
5. « Protagoras et Ariston ne donnoient aultre essence à la iustice
des loix, que l'auctorité et opinion du législateur ; et que, cela mis à
part, le bon et l'honneste perdoient leurs qualitez, et demeuroient des
noms vains de choses indifférentes : Tbrasymachus, en Platon (Rep. I,
338) estime qu'il n'y a point d'aultre droict que la commodité du
supérieur. » (Apol.)
6. « Et de ce que tiennent aussi les cyrenaïques, qu'il n'y a rien
de iuste de soy ; que les coustumes et loix forment la iustice. »
(Essais, III, xiir.)
7. [Rien n'est juste [plus juste de soi; le temps,] — Charron avait
déjà reproduit le mot de Montaigne (Sagesse, II, vin, 2).
8. [Les lois.]
9. [Qu'elles sont.]
10. Expression ironique, empruntée d'ailleurs à Montaigne. « Or les
loix se maintiennent en crédit, non parce qu'elles sont iusles, mais
parce qu'elles sont loix : c'est le fondement mystique de leur aucto-
SECTION V. 219
l'anéantit. Rien n'est si fautif que ces lois qui re-
dressent les fautes ; qui leur obéit parce qu'elles sont
justes1, obéit à la justice qu'il imagine, mais non pas
à l'essence de la loi : elle est toute ramassée2 en soi ;
elle est loi, et rien davantage. Qui voudra en exa-
miner le motif le trouvera si faible et si léger, que,
s'il n'est accoutumé à contempler les prodiges de
l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle lui
ait tant acquis de pompe et de révérence. L'art de
fronder3, bouleverser les Etats4, est5 d'ébranler les
coutumes établies6, en sondant jusque dans leur,
rite, elles n'en ont point d'aultre ; qui bien leur sert... Il n'est rie»
si lourdement et largement faultier, que les loix ; ni si ordinairement.
Quiconque leur obéît parce qu'elles sont iustes, ne leur obéît pas
îustement par où il doibt. » (III, xnr.) Cf. Apol. « Les loix prennent
leur auctorité de la possession et de l'usage ; il est dangereux de les
ramener à leur naissance ; elles grossissent et s'annoblissent en
roulant, comme nos rivières ; suyvez les contremont iusques à leur
source, ce n'est qu'un petit sourgeon d'eau à peine recognoissable,
qui s'enorgueillit ainsin et se fortifie en vieillissant. Veoyez les anciennes
considérations qui ont donné le premier bransle à ce fameux torrent,
plein de dignité, d'horreur et révérence; vous les trouverez si legieres
et si délicates, que ces gents icy, qui poisent tout et le ramènent à la.
raison, et qui ne receoivent rien par auctorité et à crédit, il n'est pas
merveille s'ils ont leurs iugements souvent très esloingnez des iuge-
mentspublicques. »
1. [Ne leur.]
2. Ramassée en surcharge.
3. Fronder , surcharge. Fronder est ici le diminutif de boule-
verser. Cf. Scarron : « Rincy, méprisant la soupe de village, entame
un pain, le trouve dur et trop rassis, en fronde un abricotier voisin. »
(Lett. OEuv., I, 3 io, apud Littré). Retz explique par un motdeBachau-
mont l'origine de l'application qui a été faite de la métaphore à l'op-
position politique, et qui est demeurée dans la langue.
4. [Est [et de fronder.]
5. [De reproduire [rechercher les lois fondamentales.]
6. [Pour.]
220 PENSÉES.
source1, pour marquer leur défaut d'autorité et de
justice2. Il faut, dit-on, recourir aux lois fonda-
mentales et primitives de l'Etat3, qu'une coutume
injuste a abolies \ C'est un jeu sûr pour tout perdre ;
rien ne sera juste à cette balance5. Cependant le
peuple prête aisément6 l'oreille à ces discours7.
Ils secouent le joug8 dès qu'ils le reconnaissent9 ; et
1. [Leur mangue] d'autorité.
2. [Elles.] La phrase suivante en surcharge.
3. [Pour.]
4- On, ce sont les Parlementaires. Cf. le discours du président
Le Coigneux dans la conférence d'août 1647: « Sous couleur de res-
pecter la coutume, on changeait la loi fondamentale de l'Etat » (apud
Sainte-Aulaire, Histoire de la Fronde, ire éd., t. I, p. 161). Le
i3 août i648 le duc de Valençay promet, au nom de Mazarin, de « rap-
peler bientôt toutes les anciennes lois de la monarchie que le malheur
des temps et la corruption des siècles avaient injustement violées. »
5. Cette pensée de Pascal va rejoindre directement le fameux
passage des Mémoires du cardinal de Retz. (Ed. Feuillet, t. I, p. 294.)
« Il [le Parlement] gronda sur l'édit du tarif ; et aussitôt qu'il eut seu-
lement murmuré, tout le monde s'éveilla. On chercha, en s'éveillant,
comme à tâtons, les lois, on ne les trouva plus. L'on s'effara, l'on
cria, l'on se les demanda, et, dans cette agitation, les questions que
les explications firent naître, d'obscures qu'elles étaient et vénérables
par leur antiquité, devinrent problématiques, et de là, à l'égard de la
moitié du monde, odieuses. Le peuple entra dans le sanctuaire ; il
leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l'on peut dire, tout
ce que l'on peut croire du droit des peuples et de celui des rois, qui
ne s'accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. La salle du
palais profana ces mystères. »
6. A la page 366 du manuscrit.
7. [Les...]
8. [Quand.]
9. Expression de Montaigne au début de V Apologie : « Le vulgaire. ..
aprez qu'on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contre-
rooller les opinions qu'il avoit eues en extrême révérence... il iecte
tantost aprez ayseement en pareille incertitude toutes les aultres pièces
de sa créance... et secoue, comme un ioug tyrannique, toutes les
impressions qu'il avoit receues par l'auctorité des lois ou révérence
de l'ancien usage. » Cf. fr. iq4.
SECTION V. 221
les1 grands en profitent à sa ruine, et à celle de
ces curieux examinateurs2 des coutumes reçues3.
C'est pourquoi le plus sage des4 législateurs disait
que, pour le bien des6 hommes, il faut souvent les
piper 6 ; et un autre bon politique : Cum verita-
tem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur1 .
Il ne faut pas qu'il sente la vérité de l'usurpation8,
elle a été introduite autrefois sans raison, elle est de-
1 . [Princes.]
2. [Du fondement] des coutumes reçues [et des lois fondamentales
d'autrefois.] — Association de mots qui se trouvent dans Montaigne
(III, il): « Ils examinent curieusement les conséquences. »
3. Port-Royal avait tiré de ce long fragment deux courts extraits.
L'un sur les variations de la justice, l'autre contre la Fronde, qui
commence à L'art de bouleverser et qui se termine par la condamnation
des curieux examinateurs des coutumes reçues. Il avait ajouté, en
guise de conclusion, une réflexion qui a passé de là dans toutes les
éditions, sauf celle de M. Molinier : « Mais, par un défaut contraire,
les hommes croient pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas
sans exemple. »
4. [Politiques.]
5. [Peuples.]
6. Platon — que Bossuet appellera de même le plus sage des philo-
sophes— : « il dit tout destrousseement, en sa Republique « que pour
le proufît des hommes, il est souvent besoing de les piper. » (Mont.
Apol.) Charron rappelle ce souvenir dans la Sagesse (III, II, 9).
7. Souvenir d'une citation que fait Montaigne d'après saint Augustin.
(Cité de Dieu, IV, 27.) « Voicy l'excuse que nous donnent, sur la
considération de ce subject, Scevola, grand pontife, et Yarron, grand
théologien en leur temps : « Qu'il est besoing que le peuple ignore
beaucoup de choses vrayes, et en croye beaucoup de faulses : Cum
veritatem, qua liberetur, inquirat ; credatur ei expedire, quod fallitur . »
(ApolJ) — Gomme le fait remarquer Havet, Montaigne attribue à
Yarron une réflexion ironique de saint Augustin : « Prœclara religio
quo confugi at liberandus infirmus, et cum veritatem, qua liberetur,
inquirat, credatur ei expedire quod fallitur. »
8. [De telle coutume] introduite autrefois sans raison [il est main-
tenant] devenu raisonnable [de l'observer.]
222 PENSÉES.
venue raisonnable; il faut la faire regarder comme*
authentique, éternelle, et2 en cacher le commence-
ment si on ne veut qu'elle ne prenne bientôt fin.
Mien, tien3. Ce chien est à moi, disaient ces
pauvres enfants4; c'est là ma place au soleil. —
Voilà le commencement et l'image de l'usurpation
de toute la terre5.
1. [Éternelle sans origine.]
2. \Sans] commencement.
295
Cf. B., 19; C, 38; P. R., XXXI, a5; Bos., I, rx, 53; Faug., I, 186 •
Hav., VI, 5o; Mol., I, io3 ; Mich., 2o3.
3. (( Platon escrit que la cité est bien heureuse et bien ordonnée
là où on n'entend point dire : « Cela est mien, cela n'est pas
mien. » (Plutarque, Préc. du mariage, XX, trad. Amyot). CL
Régnier, Sat. VI, n5 :
Lors ùu tien et du mien, naquirent les procès.
iVoir aussi La Fontaine (Fables, VI, 20) et Boileau (Sat. XI, 168).
4« [Voilà le commencement et l'image.]
5. Le texte de cette pensée est assez incohérent ; cela paraît tenir,
d'après l'examen du manuscrit, à ce que Pascal aurait en écrivant
ajouté à sa première phrase : ce chien est à moi, qui était d'abord
suivie de celle-ci : voilà le commencement, un second membre : c'est là
ma place au soleil. L'incohérence disparaîtrait si l'on substituait au
chien le mot coin ; mais l'auteur de cette très ingénieuse conjecture,
M. Salomon Reinach, a le premier reconnu qu'en l'état du manu-
scrit l'éditur ede Pascal n'avait pas le droit d'opérer une telle substi-
tution. — Quant au fond, Chateaubriand y a vu avec raison le germe
des idées développées par Rousseau dans le Discours sur l'inégalité des
conditions humaines : « Le premier qui, ayant enclos un terrain,
s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour
le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de
guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épar-
gnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant ie
SECTION V. 223
67] 296
Quand il est question de juger si on doit faire la
guerre et tuer tant d'hommes1, condamner tant
d'Espagnols à la mort, c'est un homme seul qui en
juge, et encore intéressé: ce devrait être un tiers
indifférent2.
4o6] 397
Verijuris*. Nous n'en avonsplus : si nous en avions,
nous ne prendrions pas pour règle de justice de*
fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur ;
vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la
terre n'est à personne. » Mais il faut prendre garde aussi que ce
rapprochement ne nous entraîne à forcer la pensée de Pascal ::
Rousseau s'indigne contre une injustice préméditée ; Pascal constate
une nécessité sociale ; pour lui la propriété n'est pas de droit absolu,
mais elle est liée à la condition humaine, puisque les plus misé-
rables commettent cette « usurpation » de vivre et d'avoir leur place
au soleil. — Il est à noter que cette pensée figure dans l'édition de,
Port-Royal.
2g6
Cf. B., 16; C, 35; Bos., I, ix, 12; Faug., I, 187; Hav., VI, 9; Mol.,
I, 99; Migh., 190.
1. Condamner... mort ajouté à la marge au crayon.
2. Cette pensée profonde, que Pascal jette ici en passant et par;
manière de boutade, contient le principe de l'arbitrage international
qui a déjà reçu de notre temps d'éclatantes consécrations et qui est
appelé à transformer le cours de la civilisation.
297
Cf. B., 33; C, 4g; Faog., II, ia9; Mol., I, 98; Mich., 645.
3. « La iustice en soy, naturelle et universelle, est aultrement
réglée, et plus noblement que n'est cette aultre iustice spéciale^
nationale, contraincte au besoing de nos polices. Veri iuris germanœque
iustitiœ solidam et expressam effigiem nullam tenemus ; umbra et imagi-
nibus utimur. » (Montaigne, III, i.)La citation latine est de Cicéron,
de OJJlclis III, 17, Guarron l'avait reprise dans la Sagesse (III, v, 3.)
4. [Faire.]
22i PENSEES.
suivre les mœurs de son pays. C'est là que ne pou-
vant1 trouver le juste, on a trouvé le fort, etc.
169] 298
Justice, force. — Il est juste que ce qui est juste
soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort
soit suivi2. La justice sans la force est impuissante ;
la force sans la justice est tyrannique. La justice sans
force est contredite3, parce qu'il y a toujours des
méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut
donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour
cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui
est fort soit juste*.
La justice est sujette à dispute ; la force est très
reconnaissante et sans dispute. Ainsi on n'a pu
donner la force à la justice, parce que la force a con-
tredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit
que c'était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant
faire5 que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce
qui est fort fût juste.
i651 299
Les seules règles universelles sont les lois du pays
1. [Faire] le juste [fort.]
298
Cf. B., 36 bis; C, 55; Bos., I, ix, 9; Faug., II, i3A ; Hat., VI, 8;
Mol., I, 100; Mich., 4n.
2. [Si la justice était.]
3. [Par les] méchants.
[\ . [Mais la 7'ustioe.J
5. [Croire.]
299
Cf. B., 3i; C, 47; Bos., I, ix, 7 et 8 ; Faug., II, i34; Hav., VI, 7;
Mol., I, ioo; Mich., Uok-
SECTION V. 225
aux choses ordinaires, et la pluralité aux autres.
D'où vient cela ? de la force qui y est. Et de là vient
que les rois, qui ont la force d'ailleurs, ne suivent
pas la pluralité de leurs ministres.
Sans doute, l'égalité des biens est juste ; mais1, ne
pouvant faire qu'il soit force d'obéir à2 la justice, on
a fait qu'il soit juste d'obéir à la force ; ne pouvant
fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le
juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fût,1
qui est le souverain bien.
453] 300
(( Quand le fort armé possède son bien5, ce qu'il
possède est en paix4. »
429] 301
5 Pourquoi suit-on la pluralité? est-ce à cause qu'ils
ont plus de6 raison? non, mais plus de force.
Pourquoi suit-on les anciennes lois et anciennes
opinions? est-ce qu'elles sont les plus saines? non,
1. Le début du paragraphe en surcharge.
2. A, en surcharge.
300
Cf. Faug., ÎI, i34; Mol., II, i53; I.Iicn., 8o3.
3. [Son bien sera.]
4. S. Luc, XI, 21 : Cum forlis armaius custodit atrium suum, in pace
surit ea quse possidet.
301
Cf. B., 38i; C., 34o; Bos., I, vin, 5; Faug., TT, i33; Hat., V, h ; Mol.,
I, 101 ; Mica., 711.
5. Les Copies donnent en titre : Force.
6. De en surcharge.
PENSÉES. Il — 15
226 PENSÉES.
mais elles sont1 uniques, et nous ôtent la racine de
la diversité \
**44i] 302
... C'est l'effet de la force, non de la coutume;
car ceux qui sont capables d'inventer sont rares ;
les plus forts en nombre ne veulent que suivre, et
refusent la gloire à ces inventeurs qui la cherchent
par leurs inventions ; et s'ils s'obstinent à la vouloir
obtenir, et à mépriser ceux qui n'inventent pas, les
autres3 leur donneront des noms ridicules, leur don-
neraient des coups de bâton. Qu'on ne4 se pique
donc pas de cette subtilité, ou qu'on se contente en
soi-même.
143] 303
La force est la reine du monde, et non pas l'opi-
nion % — Mais l'opinion est celle qui use de la
1. [Les.]
2. Voir au fr. 878 (section XIY) l'application que Pascal fait de ce
principe au pouvoir civil et au pouvoir religieux.
302
Cf. B., 33; G., 3o; P. R., XXXI, 11; Bos., I, vm, 20; Faug., I, 3i3;
Hat., V, 19; Mol.,1, io3; Mich., 758.
3. Leur... ridicules, addition de la main de Pascal.
[\. Se pique donc pas de cette subtilité, correction de Pascal qui avait
d'abord dicté : [qu'on ne change donc rien].
303
Cf. B., 335; G., 287; Faug., I, 2i3; IIay., XXIV, 91; Mot., I, 83;
Mich., 355.
5. Nous introduisons dans ce fragment des tirets que les éditeurs
précédents ont jugés inutiles ; niais, comme ils n'ont pas expliqué la
SECTION V. 227
force1. — C'est la force qui fait l'opinion: la mol-
lesse est belle, selon notre opinion; pourquoi? parce
que qui voudra danser sur la corde sera seul2 ; et je
ferai une cabale3 plus forte, de gens qui diront que
cela n'est pas beau4.
269] 304
Les cordes qui [attachent] 5 le respect des uns envers
les autres, en général, sont cordes de nécessité; car
il faut qu'il y ait différents degrés 6, tous les hommes
voulant dominer, et tous ne le pouvant pas. mais
quelques-uns le pouvant.
Figurons-nous donc que nous les voyons commen-
pensée de Pascal, nous ne savons quel sens ils lui donnaient. La
seconde phrase nous semble en contradiction à la fois avec celle qui
précède et avec celle qui suit : il faut donc qu'elle soit une objec-
tion à la première affirmation, objection à laquelle il est ensuite
répondu.
1. [Contre.]
2. Souvenir d'Épictète, Diss., III, 12 : « Se promener sur la corde
est chose difficile et dangereuse. Faut-il me promener sur la corde? »
3. Pascal qui emploie ailleurs (fr. 6/12) le mot au sens technique
l'avait déjà pris dans son acception vïflgaire pour désigner Port-Royal
lui-même : « Vous soutenez que Port-Royal forme une cabale secrète
pour ruiner le mystère de l'Incarnation. » (Seizième Provinciale.)
l\. MM. Molinier et Michaut lisent séant.
304
Cf. B., 429; G., floo; Bos., I, ix, 65; Faug., I, 182; Hav., VI, 62 ;
Mol., I, 83; Mich., 548.
5. [Ce qui] attache. — En remplaçant ce par les cordes, Pascal n'a pas
corrigé le verbe. M. Molinier lit qu'attache ; mais il semble qu'il faille
avec M. Michaut conserver l'ancien texte. Le respect est, non cause,
mais effet du lien qui est fondé sur la nécessité ; cordes de nécessité
veut dire : cordes nées de la nécessité. Cf. le dernier paragraphe de
ce fragment.
6. [Mais puisque.]
228 PENSÉES.
cer à se former. Il est sans douté qu'ils se battront
jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus
faible, et qu'enfin il y ait un parti dominant. Mais
quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres,
qui ne veulent pas que la guerre continue, ordon-
nent que la force qui est entre leurs mains succé-
dera1 comme il leur plaît ; les uns la remettent à
l'élection des peuples, les autres à la succession de
naissance, etc.
Et c'est là où l'imagination commence à jouer son
rôle. Jusque-là le pouvoir foroe le fait : ici c'est la
force qui se tient par l'imagination en un certain
parti, en France des gentilshommes, en Suisse des
roturiers, etc.
Ces2 cordes qui attachent donc le respect à tel et à
tel en particulier, sont des cordes d'imagination3.
*i] 305
Les Suisses s'offensent d'être dits gentilshommes4,
1 . [Non aux plus vertueux.]
2. [Liens.]
3. Il faut qu'il y ait une hiérarchie entre les hommes, il faut que je
respecte quelqu'un ; mais qui respecterai-je ? c'est ce que la nécessité
ne suffît pas à déterminer. Elle m'impose, à moi sujet, le devoir du
respect, comme condition de la paix sociale ; elle ne donne à per-
sonne le droit au respect ; ce droit ne peut être établi qu'arbitraire-
ment, par l'imagination, et la coutume finit par lui donner une
apparente nécessité, dont le peuple est dupe. Et il est bon qu'il soit
dupe si, apercevant la fragilité des liens d'imagination, il était tenté
de briser en même temps les liens de nécessité. '
305
Cf. B., a; C, 3s ; Bos., I, tiii, 9; Facg., I, i85 ; Hav., V, 8; Mol.,
I, 99 ; Mich., /,3.
4. Quoique Voltaire dans ses Remarques de 1778 accuse Pascal d'être
SECTION V. 229
et prouvent leur roture de race pour être jugés dignes
des grands emplois.
167] 306
Gomme les duchés et royautés et magistratures '
sont réelles 2 et nécessaires (à cause de ce que la force
règle tout), il y en a partout et toujours; mais
parce que ce n'est que fantaisie qui fait qu'un tel
ou tel le soit, cela n'est pas constant, cela est sujet
à varier, etc.
a83] 307
Le chancelier est grave et revêtu d'ornements, car
son poste est faux ; et non le roi : il a la force, il
n'a que faire de l'imagination. Les juges, méde-
cins, etc., n'ont que l'imagination3.
très mal informé à cet égard, il confirme le fait par ces mots : « Il
faut même à Bàle renonoer à sa noblesse pour entrer dans le Sénat. »
Cf. Essais sur les mœurs, ch. sur la Noblesse. — M. Gidel cite une note
d'un contemporain de Pascal, secrétaire des commandements de la
reine Christine, Urbain Chevreau : « Dans quelques royaumes et
dans quelques républiques un noble n'est point déshonoré par le com-
merce, et dans certaines villes d'Allemagne, pour être reçu premier
magistrat, on est obligé de justifier sa roture de quatre ou cinq races
de père et de mère. » (Chevrœana, p. 33g.)
306
Cf. B., 397; C, 37i; Faog., II, i35; Hav., VI, 6a bis; Mol., I, n5;
Mich., Â07.
1 . Et magistratures en surcharge.
2. Réelles, c'est-à-dire donnant un pouvoir réel.
307
Cf. B.} 33; C, 29; Faug., II, 91 note; Hav., III, 3 bis; Mot,., I, 83;
Mich., 58o.
3. Cf. fr. 82.
230 PENSÉES.
*8i] 308
La coutume de voir les rois accompagnés de
gardes, de tambours, d'officiers, et de toutes les choses
qui ploient la machine vers le respect et la ter
reur, [Jait] l que leur visage, quand il est quelquefois
seul et sans ces accompagnements, imprime2 dans
leurs sujets le respect et la terreur, parce qu'on ne
sépare point dans la pensée leurs personnes d'avec
leurs suites, qu'on y voit d'ordinaire jointes. Et le
monde, qui ne sait pas que cet effet vient de cette
coutume, croit qu'il vient dune force naturelle ; et
de là viennent ces mots : Le caractère de la Divi-
nité3 est empreint sur son visage, etc.4
308
Cf. B., 6; G., 19; Bos., I., vm, 8; Fadg., I, 182 ; Hav., V, 7 ; Mol.,
I, S 2 ; Mich., 229.
1. Font a été écrit sous la dictée de Pascal. — Cf. Mont., III, vm :
« Ce que i'adore moy mesme aux roys, c'est la foule de leurs adora-
teurs : toute inclination et soubmission leur est deue, sauf celle de l'en-
tendement ; ma raison n'est pas duicte à se courber et fléchir, ce sont
mes genoux. » Et dans le même Essai : « Les sens sont mes propres
et premiers iuges, qui n'apperceoivent les choses que parles accidents
externes: et n'est pas merveille, si, en toutes les pièces du service de
nostre société, il y a un si perpétuel et universel meslange de cerimo-
nies et apparences superficielles j si que la meilleure et plus effectuelle
part des polices consiste en cela. C'est tousiours à l'homme que nous
avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle. »
2. [Dans ceux qui ont.]
3. L'expression se trouve dans Montaigne : « Le créateur a laissé
en ces haults ouvrages le charactere de la divinité. » Cf. Bossuet :
« Elle porte le caractère de la main de Dieu. » Disc, sur i'liisL.
uni»., II, i3 (Cf. Littré). Voir le fr. 44i.
4. Pascal qui a suivi de près la Fronde parlementaire se rappelait-il
ces mots (consignés dans le Journal publié en 1649) d'une harangue
du premier président de la Cour des Aides Jacques Amelot au prince
SECTION V. 23*
♦73] 309
Justice. — Comme la mode fait l'agrément1,
aussi fait-elle la justice.
iC3] 3xo
Roi et tyran.
de Gonti ? « Dieu ne leur [aux princes] avait pas donné seulement là
conduite de la terre... mais il avait encore imprimé dans leurs visages
une certaine majesté qui les élève au-dessus du commun des hommes,
et qui les fait respecter. Qu'ils devaient prendre garde de ne pas
effacer cette image et ce caractère... » (Histoire du temps, p. 44).
309
Cf. B., 19: G., 37; Bos., I, k, 5; Facg., II, i3a; Hav., VI, 5 ; Mol.,
I, 96; MlCH , 304.
1. Cf. Discours sur les passions de l'amour. « Il y a un siècle pour
les blondes, un autre pour les brunes, et le partage qu'il y a entre
les femmes sur l'estime des unes ou des autres fait aussi le partage
entre les hommes dans un même temps sur les unes et sur les autres.
La mode même et les pays règlent souvent ce que l'on appelle beauté.;
C'est une chose étrange que la coutume se mêle si fort de nos pas-
sions. » Par cette expression : la mode et les pays, on voit que Pascal
distingue la mode qui varie avec les années et la coutume qui varie
avec lespavs. On sait quel parti un sociologue contemporain, M. Tarde,;
a tiré dans les lois de l'Imitation de cette distinction entre la coutum^
qui est une imitation des ancêtres, une propagation de l'habitude à,
travers les générations dans le temps, et la mode qui est une imita-
tion des contemporains, une propagation de l'habitude à travers les
peuples dans l'espace. L'attrait de la nouveauté fait l'agrément de la
mode ; mais le respect de l'antiquité et de la stabilité s'attachent à la
coutume qui prend ainsi une sorte de valeur morale ; la coutume
paraîtra plus facilement juste que la mode. Cependant il y a des
modes pour les idées, qui font concevoir la justice de telle façon par-
ticulière ou de telle autre, et ainsi Pascal complète ses réflexions
précédentes sur la toute-puissance de la coutume.
310
Cf. B., 4»; C, 38q; Faug., I, 234; Hav., XXV, 206; XXIV, 90 bis*
XXV, 119 et XXV, 22; Mol., I, 109; I, 121 et I, xo4 ; Mica., 392.
232 PENSÉES.
J'aurai aussi mes pensées de derrière la tête.
Je prendrai garde à chaque voyage.
Grandeur d'établissement, respect d'établisse-
ment ' .
Le plaisir des grands est de pouvoir faire des
heureux.
Le propre de la richesse est d'être donnée libéra-
lement2.
i. Ces lignes sont peut-être des notes en vue des Discours sur la
condition des Grands: ils sont en tout cas commentés dans le déve-
loppement que nous en a conservé Nicole. L'homme qui a été pris
par erreur pour le roi de l'île inconnue « songeait, en même temps
qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas ce roi que ce peuple cher-
chait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une
double pensée : l'urne par laquelle il agissait en roi, l'autre par
laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n'était que le
hasard qui l'avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière
pensée, et il découvrait l'autre. C'était par la première qu'il traitait
avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soi-même ».
(iop discours). Il traitait avec le peuple comme s'il avait été un
roi légitime, tandis qu'avec lui-même il se considérait comme un
tyran. (Pour cette distinction, cf. le fr. 336). — La ligne suivante :
« Je prendrai garde à chaque voyage » n'est-elle pas également une
indication pour les Discours, l'esquisse des recommandations que le
personnage introduit par Pascal devait se faire à lui-même? — Enfin
les mots «. Grandeur d'établissement, respect d'établissement » sont lon-
guement expliqués dans ce premier Discours : « Il y a dans le monde
deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d'établissement et
des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établissement dépendent de
la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer cer-
tains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse
[sont de ce genre. Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons
'des respects d'établissement, c'est-à-dire certaines cérémonies exté-
rieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison,
d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui
ne nous font pas concevoir quelque réalité réelle en ceux que nous
honorons de cette sorte. » Cf. le Traité de la Grandeur de Nicole, en
particulier ire part., ch. iv.
2. Cf. 3e Discours : « Ce n'est point votre force et votre puis-
SECTION V. 233
Le propre de chaque chose doit être cherché. Le
propre de la puissance est de protéger.
Quand la1 force attaque la grimace, quand un
simple 2 soldat 3 prend le honnet carré d'un premier
président, et le fait voler par la fenêtre *.
*i64] 310 bis
Obéissance — de fantaisie8.
427] 311
L'empire fondé sur 6 l'opinion et l'imagination
sance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez
donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Con-
tentez leurs justes désirs; soulagez leurs nécessités; mettez votre
plaisir à être bienfaisant, avancez-les autant que yous le pourrez, et
vous agirez en vrai roi de concupiscence. »
1. [Grimace.]
2. Simple en surcharge.
3. [Fait voler par.]
4. Souvenir de la Satire Ménippée. « Il n'y a ni bonnet quarré,
ni bourrelet que je ne fasse voler. » Passage de la harangue du sieur
de Rieux, cité par M. Molinier. — Quand la force attaque la gri-
mace, elle fait bien voir que la puissance de la grimace est empruntée
et tout imaginaire, mais en même temps elle excède sa puissance
propre, qui est de protéger, et c'est pourquoi l'ordre de la société est
détruit.
3x0 bis
5. Note que nous avons retrouvée au verso de la page i63 où est le
fragment 010. « Un autre tour d'imagination dans ceux qui ont fait
les lois vous aurait rendu pauvre : et ce n'est que cette rencontre du
hasard qui vous a fait naître, avec la fantaisie des lois favorables à
votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens. » (icr Dis-
cours.*)
3"
Cf. B., 37o; G., 3a7 ; Bos.,T, vm, G; Faug., II, i33; Hav., V, 5; Mol.,
I, 83; Micu., G97.
6. L'opinion et en surcharge.
234 PENSÉES.
règne quelque temps, et cet empire est doux et
volontaire ; celui de la force règne toujours. Ainsi
l'opinion est comme la reine du monde, mais la
force en est le tyran *.
Première copie 366] 31a
La justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos
lois établies seront nécessairement tenues pour justes
sans être examinées, puisqu'elles sont établies2.
1. A comparer cette conclusion avec les deux assertions, l'une du
fr. i5 : « Eloquence qui persuade par douceur, non par empire, en
tyran, non en roi », l'autre du fr. 3o3 : « La force est la reine du
monde, et non pas l'opinion », il semble que la distinction pascalienne
entre roi et tyran, qui s'y trouve impliquée, ait subi quelque variation
dans l'application. La force, qui est ici le tyran, est considérée ailleurs
comme la reine, et l'empire de l'opinion qui est doux et volontaire
deviendrait dans le domaine de l'éloquence une tyrannie. Mais Pascal
lui-même fournit aisément la solution de la difficulté : « La tyrannie
est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une
autre. On rend différents devoirs aux différents mérites : devoir
d'amour à l'agrément ; devoir de crainte à la force ; devoir de créance
à la science. » (Fr. 332.) L'éloquence, qui emporte par l'agrément
la créance due à la science seule, qui fait aimer au lieu de faire
comprendre, est donc tyrannique. Quant à la force, elle est la
reine du monde, en ce sens que son pouvoir est effectif, essentiel, par
opposition à la vanité du respect fondé sur la coutume j mais elle est
le tyran si l'empire du monde doit être la domination des cœurs, le
consentement volontaire des gouvernés aux gouvernants.
312
Cf. C, 3a3; Bos., I, ix, 6; Faug., II, i32; Hat., VI, 6; Mol., I, 96;
Mien., 9^8.
2. « En un pays on bonore les nobles, en l'autre les roturiers; en
celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? parce qu'il
a plu aux bommes. La cbose était indifférente avant l'établissement :
après l'établissement elle devient juste, parce qu'il est injuste de la
troubler. » (Second Discours sur la condition des Grands.")
SECTION V. 235
a44] 313
Opinions du peuple saines. — Le plus grand des
maux est les guerres civiles ! ; elles sont sûres, si on
veut récompenser les mérites, car tous diront qu'ils
méritent ; le mal à craindre d'un sot, qui succède
par droit de naissance, n'est ni si grand, ni si sûr2.
161] 3x4
Dieu a créé tout pour soi, a donné puissance de
peiue et de bien pour soi.
Vous pouvez l'appliquer à Dieu ou à vous. Si à
Dieu, l'Evangile est la règle. Si à vous, vous tiendrez
la place de Dieu. Gomme Dieu est environné de
gens pleins de charité, qui lui demandent les biens
de la charité qui sont en sa puissance, ainsi...
313
Cf. B., 35; G., 5a; Bos., I, vin, 4; Fauq., I, 179; Hat., V, 3; Mol.,
I, 106.
1. Pascal avait été témoin de la Fronde; il se souvient en outre
de ce que Montaigne a écrit des guerres civiles. « Mais est-il quelque
mal en une police, qui vaille estre combattu par une drogue si mor-
telle ? Non pas, disait Favonius, l'usurpation de la possession tyran-
nique d'une republique. Platon, de mesme, ne consent pas qu'on face
violence au repos de son pais, pour le guarir, et n'accepte pas l'amen-
dement qui trouble et bazarde tout, et qui couste le sang et ruyne des
citoyens ; establissant l'office d'un homme de bien, en ce cas, de
laisser tout là. » (Essais, III, xi.) Cf. Descartes, Disc, de la Mêth.,
part. II.
2. Gliarron : « Tout remuement et changement des lois, créances,
coutumes et observances est très dangereux, et qui produit toujours
plutôt mal que bien, il apporte des maux tout certains et présents
pour un bien à venir et incertain (Sagesse, III, vin, 2).
314
Cf. B., .',12; C, 388; Faug., I, 38o ; Hat., XXV, 119; Mich., 38g.
236 PENSÉES.
Connaissez-vous donc et sachez que vous n'êtes
qu'un roi de concupiscence, et prenez les voies de la
concupiscence *.
23i] 315
Raison des effets. — Cela est admirable : on ne
veut pas que j'honore un homme vêtu de2 brocatelle
et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! il me fera
donner les étrivières, si je ne le salue ; cet habit,
c'est une force. C'est bien de même qu'un cheval
bien enharnaché à l'égard d'un autre ! Montaigne est
plaisant de 3 ne pas voir quelle différence il y a, et
d'admirer qu'on y en trouve, et d'en demander la
raison. « Devrai, dit-il, d'où vient \ etc.. »
1. Cf. Nicole dans les Discours sur la condition des Grands. « Dieu
est environné de gens pleins de charité qui lui demandent les biens
de la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de
la charité. Vous êtes de même environné d'un petit nombre de per-
sonnes, sur qui vous régnez en votre manière. Cei gens sont pleins
de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupis-
cence; c'est la concupiscence qui les attache à vous. Votre royaume
est de peu d'étendue; mais vous êtes égal en cela aux plus grands
rois de la terre : ils sont comme vous des rois de concupiscence.
C'est la concupiscence qui fait leur force, cest-à-dire la possession
des choses que la cupidité des hommes désire » (3* Discours).
315
Cf. B., 33; C, 5o; Bos., I, vm, i4; Faug., I, 331 ; Hav., V, i3; Mol.,
I, 10/4 ; Mich., /i 0/4.
2. [Velours.] — Brocatelle a-t-il été préféré comme souvenir de
Montaigne ? « Certes les perles et le brocadel y confèrent quelque
chose, et les tiltres et le train. » (III, 3).
3. [S'en.]
4. Le passage de Montaigne auquel il fait allusion est au /j2e cha-
pitre du livre Ier. De l'inequalité qui est entre nous : « A propos de l'es-
SECTION V. 237
a3a] 316
Opinions du peuple saines. — Etre brave1 n est
pas trop vain ; car c'est montrer qu'un grand nom-
bre de gens travaillent pour soi ; c'est montrer par
ses cheveux qu'on a un valet de chambre, un parfu-
meur, etc. ; par son rabat, le fil, le passement, etc.
Or, ce n'est pas une simple superficie, ni un simple
harnais 2, d'avoir plusieurs bras. Plus on a de
bras, plus on est fort. Etre brave est 3 montrer sa
force.
timation des hommes, c'est merveille que, sauf nous, aulcune chose
ne s'estime que par ses propres qualitez : nous louons un cheval de ce
qu'il est vigoureux et adroict... non de son harnois ; un lévrier de sa
vistesse, non de son collier; un oyseau, de son aile, non de ses longes
et sonnettes : pourquoy de mesme n'estimons-nous un homme par ce
qui est sien ? Il a un grand train, un beau palais, tant de crédit, tant
de rente ; tout cela est autour de luy, non en luy. » Ce passage de
Montaigne rappelle à son tour un fragment d'Epictète : « Le cheval ne
dit pas au cheval : Je vaux mieux que toi..., j'ai des brides d'or et de
beaux harnais, mais je suis plus rapide » (apud Stobée, Floril, IV, 98).
316
Cf. B., 35; G., 5a; Bos., I, vui, i3; Faug., I, 179; Hav., V, 12 ; Mot.,
I, 106; Mich., 5oi.
1. Brave, c'est-à-dire de mise recherchée et raffinée. Cf. Boursault
(Ésope à la Cour, III, 5) : « J'ai loué cet habit pour paraître un peu
brave » ; et Molière (Amour méd., I, 1) : « Est-ce que tu es jalouse de
quelqu'une de tes compagnes que tu vois plus brave que toi ?» A la
fin des Précieuses Ridicules, Jodelet qui avait fait montre de ses che-
veux et de son rabat s'écrie, lorsqu'on donne l'ordre de le dépouiller :
« Adieu! notre braverie » (Scène 16).
2. Ce n'est ni une simple apparence, ni un ornement emprunté,
comme le harnais du cheval, qui appartient au propriétaire. (Allusion
au passage de Montaigne cité en note du fragment précédent.)
3. M. Michaut lit c'est.
238 PENSEES.
4o6] 317
I Le respect est : Incommodez-vous. Cela est vain
en apparence, mais très juste ; car 2 c'est dire : Je
m'incommoderais bien si vous en aviez besoin,
puisque je le fais bien sans que cela vous serve. —
Outre que le respect est pour distinguer les grands :
or, si le respect était d'être en fauteuil, on respecte-
rait tout le monde, et ainsi on ne distinguerait pas ;
mais, étant incommodé, on distingue fort bien3.
83] 317 bis
Vanité. Le respect signifie : Incommodez- vous.
79; I2I1 318
II a quatre laquais.
P. l\. XXIX, £l] 319
Que l'on a bien fait de distinguer les hommes par
l'extérieur, plutôt que par les qualités intérieures !
3J7
Cf. B., 3i ; G., 47;Bos., I, vm, 12; Faug., I, i84; Hav., V, ii; Mol.
I, 108 ; Micu., 644.
1. Les Copies donnent en titre : Raisons des effets.
2. De c'est dire à si le respect était, surcharge.
3. Cf. Nicole, de la Grandeur, Part. V; ch. v.
317 bis
Cf. B., 8; C , 21; Faug., I, i85note; Mien , 235.
3i8
Cf. B., 5; C, 18; Faug., T, i84 note; Mich., 318.
319
Cf. Ilos., I, vm, 7; Faug.,I, 18/,; Hav., V, G; Mol., T, 10S ; Mien.,
984.
SECTION V. 239
Qui passera de nous deux? qui cédera la place à
l'autre ? Le moins habile? mais je suis aussi habile
que lui, il faudra se battre sur cela1. Il a quatre la-
quais 2, et je n'en ai qu'un : cela est visible ; il n'y a
qu'à compter; c'est à moi à céder, et je suis un sot
si je le conteste. Nous voilà en paix par ce moyen ; ce
qui est le plus grand des biens.
83] 320
On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau
celui des voyageurs qui est de la meilleure maison.
Portefeuille V allant, t. VI, fol. 56.] 320 bis
3 Les choses du monde les plus déraisonnables de-
viennent les plus raisonnables à cause du dérégle-
1. Cf. le 2e Discours sur la condition des Grands. « M. N. est un
plus grand géomètre que moi; en cette qualité il veut passer devant
moi : je lui dirai qu'il n'y entend rien. La géométrie est une gran-
deur naturelle ; elle demande une préférence d'estime ; mais les
hommes n'y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai
donc devant lui; et l'estimerai plus que moi, en qualité de géomètre. »
2. Les dernières lignes de cette pensée ressemblent à la fin du frag-
ment 320 bis. Cela donnerait à croire que la pensée a été rédigée par
les éditeurs de Port-Royal avec les mots de l'autographe : « Il a
quatre laquais. »
320
Cf. B., 8 ; C, 21 ; Bos., I, tiii, 10 ; Faug., I, 178 note ; Hat., V, 9 note;
Migh., a34.
320 bis
Cf. Faug., I, 177, Hav., V, 9 note; Mol., I, g&; Mich., 97^.
3. Cette pensée figure dans un Recueil de Pensées de Pascal qui ont
été conservées parmi les papiers du Dr Vallant (Bibl. Nat. n° 170^9
f. fr.). Toutes les pensées transcrites appartiennent bien à Pascal ;
d'ailleurs Nicole a reproduit tout le fragment dans le Traité de la
Grandeur, iVQ partie, chap. v (avec quelques « arrangements » de
détail), et il écrit en marge : Cette pensée est de M. Pascal.
240 PENSÉES.
ment des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable
que de choisir, pour gouverner un Etat, le premier
lils d'une reine? l'on ne choisit pas pour gouverner
un bateau celui des voyageurs qui est de meilleure
maison1. Cette loi serait ridicule et injuste. Mais
parce qu'ils le sont et le seront toujours, elle devient
raisonnable et juste, car qui choisira-t-on, le plus
vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent
aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et
ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quel-
que chose d'incontestable. C'est le fils aîné du roi ;
cela est net, il n'y a point de dispute. La raison ne
peut mieux faire, car la guerre civile est le plus
grand des maux.
*444] 3*i
Les enfants étonnés voient leurs camarades res-
pectés 2.
397] 322
Que la noblesse est un grand avantage, qui, dès
1. Cette pensée se trouve dans les Mémorables de Xénophon, et
peut-être Pascal l'avait-il recueillie de la bouche de Méré qui la cite :
« Il me vient dans l'esprit ce que disait Socrate ou Platon que ceux
qui s'embarquent dans un voyage de long cours, ne prennent pas les
mieux établis pour les conduire, et qu'ils jettent les yeux sur le plus
excellent pilote » (De la vraie honnêteté, 1er Disc).
321
Cf. B., a54; C, £71; Faug., II, 96 noie; Mich., 775.
2 . [respectueux,]
322
Cf. B., BQbis; C, 56 J P. R., XXIX, 7; Bos.,I,vm, 16; Faug., I, 184
Hay., V, i5; Mol., I, io3; Mich., 027.
SECTION V. CM
dix-huit ans, met un homme en passe1, connu et
respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à
cinquante ans ; c'est trente ans gagnés sans peine.
Première copie S^b] 323
Qu'est-ce que le moi2?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les
passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est
mis là pour me voir? non, car il ne pense pas à moi
en particulier ; mais celui qui aime quelqu'un à cause
de sa beauté, l'aime-t-il ? non, car la petite vérole
qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu'il
ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma
mémoire, m'aime-t-on, moi? non, car je puis perdre
ces qualités sans me perdre moi-même3. Où est donc
ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme? et
comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces
qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puis-
qu'elles sont périssables? car aimerait-on la substance
1. Métaphore tirée du jeu de mail. Cf. Mme de Sévigné : « Nous
songeons tous les jours à lui dans ce mail, et avec quelle bonne grâce
il irait en passe en deux coups et demi » ap. Littré.
3*3
Cf. C, 333 ; P. R., ult., XXIX, xh ; Bos., I, vm, 18 et I, 11, 60 ; Faug.,
I, 19G ; Hav., V, 17; Mol., I, 122; Mien., gôo.
2. Moi. Pour bien entendre la portée de ce fragment, il faut noter
que Pascal définit ici le moi vu du dehors, notre individualité dans sa
relation avec les autres individualités. Or, l'essence du mot ne peut
être qu'intime, et c'est pourquoi le bien véritable de l'homme sera
l'Être, à la fois indépendant de l'individu, et pourtant intérieur à lui
(Voir fragment 483).
3. Même', ajouté ultérieurement à la Copie.
PENSÉES. II — 16
242 PENSÉES.
de Famé d'une personne abstraitement, et quelques
qualités qui y fussent? cela ne se peut et serait in-
juste. On n'aime donc jamais personne, mais seu-
lement des qualités1.
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font
honorer pour des charges et des offices2, car on n'aime
personne que pour des qualités empruntées.
221] 324
Le peuple a les opinions très saines : par exem-
ple :
i° d'avoir choisi le divertissement et la chasse
plutôt que la poésie3 ; les demi-savants s'en moquent,
et4 triomphent à montrer là-dessus la folie du6
monde, mais par une raison qu'ils ne pénètrent
pas on a raison6 ;
20 d'avoir distingué les hommes par le dehors,
comme par la noblesse ou le bien ; le monde triomphe
encore à montrer combien cela est déraisonnable ;
1. Ce fragment n'était pas dans l'édition de 1670; en le publiant,
Port-Royal supprime le titre, et remplace le dernier paragraphe par
une pensée de conciliation : « Ou, si on aime la personne, il faut dire
que c'est l'assemblage des qualités qui fait la personne. »
2. On, c'esten particulier Montaigne : « Pourquoi... n'estimons-nous
un homme parce qui est sien ?... Mesurez le sans ses eschasses ; qu'il
mette à part ses richesses et honneurs ; qu'il se présente en chemise »
(I, 42; cf. note dufr. 3i5).
324
Cf. B., 37; C, 55; P. R , XXIV, G; Bos., I, thi, i5; Faug., I, 175;
BU.T., V, i4; Mol., I, io5; Micu., 405.
3. Cf. Section II, fr. i3()-i45.
!\. [Montrent.]
5. [Peuple.]
6. Fr. 1G8-171.
SECTION V. 243
mais cela est très raisonnable — cannibales se rient
d'un enfant roi 1 ;
3° De s'offenser pour avoir reçu un soufflet, ou de
tant désirer la gloire ; mais cela est très souhaitable, à
cause des autres biens essentiels qui y sont joints,
et un homme qui a reçu un soufflet sans s'en res-
sentir est accablé d'injures et de nécessités ;
4° Travailler pour l'incertain ; aller sur la mer ;
passer sur une planche2.
i34] 325
Montaigne a3 tort : la coutume ne doit être suivie
1. Addition à la rédaction primitive, qui est un souvenir de Mon-
taigne, parlant d'une visite que firent des sauvages en Europe : « Ils
l'eurent à Rouan du temps que le feu roy Charles neufviesme y estoit...
Quelqu'un... voulut savoir d'eulx ce qu'ils y avoient trouvé de plus
admirable... Ils dirent qu'ils trouvoient en premier lieu fort estrange
que tant de grands hommes portant barbe, forts et armez, qui estoient
autour du roy (il est vraysemblable qu'ils parloient des Souisses de sa
garde) se soubmissent à obei'r à un enfant, et qu'on ne choisissoit plus-
tost quelqu'un d'entre eulx pour commander. » (I, 3o.)
2. Voir le développement de cette idée au fr. a34.
325
Cf. B, 337; C, 277; P. R , ult., XXIX, 5i; Bos., I, ne, 43 et n;
Faug., 11, i3o; Hav., VI, l\o\ Mol., I, 96; Mien., 336.
3. La publication de ces premières lignes a toute une histoire.
Victor Cousin reproduit clans son Rapport sur les Pensées de Pascal
(2e partie, 5e édit. des études sur Pascal, p. i63) un passage intéres-
sant d'une lettre écrite par Louis et Biaise Périer à leur mère :
« Nous avons parlé à M. Arnauld de la Pensée de Montaigne, en lui
montrant les endroits de Montaigne qui ont rapport à cela. Voici
comme il l'a corrigée : Montaigne n'a pas tort quand il dit que la
coutume doit être suivie dès là qu'elle est coutume, etc., pourvu qu'on
n'étende pas cela à des choses qui seraient contraires au droit naturel
ou divin. Il est vrai, etc.
« Comme M. Arnauld est toujours fort occupé et qu'il n'a pas eu
244 PENSÉES.
que parce qu'elle est coutume *, et non parce qu'elle
soit2 raisonnable ou juste ; mais le peuple la suit par
cette seule raison qu'il la croit juste. Sinon, il ne la
suivrait plus, quoiqu'elle fût cjoutume ; car on ne
veut être assujetti qu'à la raison ou à la justice. La
coutume, sans cela, passerait pour tyrannie; mais3
l'empire de la raison et de la justice n'est non plus
tyrannique que celui de la délectation : ce sont les
principes naturels à l'homme.
4 II serait donc bon qu'on obéît aux lois et cou-
tumes, parce qu'elles sont lois5; qu'il sût qu'il
n'y en a aucune vraie et juste à introduire, que nous
n'y connaissons rien, et qu'ainsi il faut seulement
suivre les reçues : par ce moyen, on ne les quitte-
rait jamais. Mais le peuple n'est pas susceptible de
cette doctrine; et ainsi, comme il croit que la vé-
rité se peut trouver, et qu'elle est dans les lois et
coutumes, il les croit et prend leur antiquité comme
le loisir de beaucoup examiner cela, si mon frère pouvait se donner
la peine d'y penser un peu, il y aurait encore assez de temps pour
recevoir la réponse avant qu'on imprime. »
Port-Royal donne ce début : « Montaigne a raison : la coutume
doit être suivie dès là qu'elle est coutume, et qu'on la trouve établie,
sans examiner si elle est raisonnable ou non ; cela s'entend toujours
de ce qui n'est point contraire au droit naturel ou divin. Il est vrai
que le peuple ne la suit que par cette seule raison qu'il la croit
juste... »
1. [Mais.]
2. Raison.
3. [La justice.]
(\. [Le peuple.]
5. [Par là on ne se révolterait jamais, mais on ne s'y voudrait peut-être
pas soumettre, on chercherait toujours la vraie.]
SECTION V. 245
une preuve de leur vérité (et non de leur seule ' au-
torité2 sans8 vérité). Ainsi il y obéit; mais il est
sujet à se révolter dès qu'on lui montre qu'elles ne
valent rien; ce qui se peut faire voir de toutes, en
les regardant d'un certain côté.
*7o] 3*6
Injustice. — Il est dangereux de dire au peuple
que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à
cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il lui faut
dire en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles
sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs.
non pas parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils
sont supérieurs. Par là, voila toute sédition préve-
nue si on peut faire entendre cela, et [ce] que
[c'estf]4 proprement que la définition de la justice.
i5i] 327
Le monde juge bien des choses, car il est dans
l'ignorance naturelle, qui est le vrai siège8 de
1. Seule en surcharge.
2. [Volontaire.]
3. [fia/son.]
326
Cf. B., 20; G., 3g; Bos., I, ix, 10; Fatjg., IT, i3o; Hav., VI, 60 bis]
Mol., I, 98; Mich., 197.
4. Le manuscrit porte, écrit sous la dictée de Pascal : et que propre-
ment que la définition.
327
Cf. B., Si; C, 67; P. R., XXIX, 1; Bos., I, vi, a5; Faug., I, 180;
Hav., III, 18; Mol., 1, 126; Mich., 370.
5. Le manuscrit ne nous semble pas autoriser la leçon sagesse qu'a
proposée M. Molinier ; nous sommes d'ailleurs confirmés dans notre
246 PENSÉES.
l'homme1. Les sciences ont deux extrémités qui se
touchent; la première est la pure ignorance natu-
relle où se trouvent tous les hommes en naissant,
l'autre extrémité est celle où arrivent les grandes
âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes
peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien et se
opinion par le texte de Montaigne, dont Pascal s'est inspiré de très
près dans les derniers Fragments de cette Section : « Il se peult dire,
avecques apparence, qu'il y a ignorance abécédaire qui va devant la
science : une aultre doctorale, qui vient aprez la science ; ignorance
que la science faict et engendre, tout ainsi comme elle desfaict et
destruict la première. Des esprits simples, moins curieux et moins
instruicts, il s'en faict de bons chrestiens, qui, par révérence et obéis-
sance, croyent simplement, et se maintiennent soubs les loix. En la
moyenne vigueur des esprits et moyenne capacité, s'engendre l'erreur
des opinions ; ils suyvent l'apparence du premier sens, et ont quelque
tiltre d'interpréter à niaiserie et bestise que nous soyons arrestez en
l'ancien train, regardants à nous qui n'y sommes pas instruicts par
estude. Les grands esprits, plus rassis et clairvoyants, font un aultre
genre de biencroyants ; lesquels, par longue et religieuse investigation,
pénètrent une plus profonde et abstruse lumière ez Escriptures, et
sentent le mystérieux et divin secret de nostre police ecclésiastique ;
pourtant en veoyons nous aulcuns estre arrivez à ce dernier estage
par le second, avecques merveilleux fruict et confirmation, comme à
l'extrême limite de la cbrestienne intelligence, et iouïr de leur victoire
avecques consolation, actions de grâces, reformation de mœurs, et
grande modestie. Et en ce reng n'entends re pas loger ces aultres qui,
pour se purger du souspeçon de leur erreur passée, et pour nous
asseurer d'eulx, se rendent extrêmes, indiscrets et iniustes à la con-
duicte de nostre cause, et la tachent d'infinis reproches de violence.
Les païsans simples sont honnestes gents ; et honnestes gents, les phi-
losophes, ou, selon que nostre temps les nomme, des natures fortes et
claires, enrichies d'une large instruction de sciences utiles : les mestis,
qui ont desdaigné le premier siège de l'ignorance des lettres, et n'ont
peu joindre l'aultre (le cul entre deux selles, desquels ie suis et tant
d'aultres), sont dangereux, ineptes, importuns; ceulx-cy troublent le
monde. Pourtant, de ma part, ie me recule tant que ie puis dans le
premier et naturel siège, d'où ie me suis pour néant essayé de partir s
(Essais, liv. I, ch. liv). Cf. Charron, Saaesse3 \} xlii^ i,
j. [il y a des âmes fortes qui.]
SECTION V. 247
rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient
partis1 ; mais c'est une ignorance savante qui se
connaît2. Ceux d'entre deux3, qui sont sortis de l'igno-
rance naturelle4, et n'ont pu arriver à l'autre, ont
quelque teinture de cette science suffisante2, et font
les entendus; ceux-là troublent le monde, et jugent
mal de tout. Le peuple et les habiles composent le
train du monde ; ceux-là le méprisent et sont mépri-
sés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en
juge bien.
a3i] 328
Raison des effets. — Renversement continuel du
pour au contre.
Nous avons donc montré6 que l'homme est vain,
par l'estime qu'il fait des choses qui ne sont point
essentielles ; et toutes ces opinions sont détruites.
Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions
1. La fin de la phrase en surcharge.
2. [Et se montre.[ — « L'ignorance qui se sçait, qui se iuge et qui
se condamne, ce n'est pas une entière ignorance » (Apol.). Cf.1
Nicolas de Cusa, de Docta ignorantia, et particulièrement le premier
chapitre où M. Jovy a signalé des textes tels que celui-ci : Tanto
quis doctior erit, quanto »e magis sciveril ignorantem.
3. Expression que Montaigne applique aux historiens : « Geulx
d'entre deux (qui est la plus commune faoon) nous gastent tout »
(II, x).
4. Naturelle en surcharge.
5. [Le monde en est plein.]
328
Cf. B., 34; C, 5i ; Bos., I, yih, i; Faug., I, 219; Hav., V, 2 bis ;
Mol., I, 107; Mich., 497.
Ç. M. Michaut imprime démontré.
248 PENSÉES.
sont très saines, et qu'ainsi, toutes ces vanités étant
très bien fondées, le peuple n'est pas si vain qu'on
dit ; et ainsi nous avons détruit l'opinion qui détrui-
sait celle du peuple.
Mais il faut détruire maintenant cette dernière pro-
position, et montrer qu'il demeure toujours vrai
que le peuple est vain, quoique ses opinions soient
saines : parce qu'il n'en sent pas la vérité où elle est,
et que, la mettant où elle n'est pas, ses opinions sont
toujours très fausses et très mal saines l.
23a] 329
Raison des effets. — La faiblesse de l'homme2 est
la cause de tant de beautés qu'on établit3, comme
de * savoir bien 5 jouer du luth 6.
1. Eadem quae populus, sed non eodejn modo, nec eodem proposito
faciet sapiens, citation que Charron développe dans son Traité de la
Sagesse, II, vin, 2. L'origine de cette citation est dans un fragment
des Exhortations de Sénèque que Lactance nous a conservé (Institt.,
III, i5). Charron substitue populus à luxuriosi et à imperiti.
329
Cf. B., 36; G., 5a; Faug., I, 220; Mol., I, 109; Mich., 699.
2. [Fait.]
3. Au sens fort d'établissement artificiel, de pure convention
•sociale.
k. [Ne point.)
5. Pascal avait d'abord écrit ne point savoir : il a ensuite corrigé
pour faire correspondre la seconde partie de sa phrase à la première :
c'est une beauté de savoir bien jouer du luth. Mais la seconde phrase
ne s'explique que par cette première rédaction : ce qui est un mal,
c'est de ne point savoir jouer du luth.
6. Cf. Montaigne : « C'est un tesmoignage merveilleux de la foi-
blesse de nostre iugement, qu'il recommende les choses par la rareté
SECTION V. 249
Ce n'est un mal qu'à cause de notre faiblesse.
79] 330
La puissance des rois est fondée sur la raison et
sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La
plus grande et importante chose du monde 1 a pour
fondement la faiblesse, et ce fondement-là est admi-
rablement sûr ; car il n'y a rien de plus [sûr] *
que cela, que le peuple sera faible. Ce qui est fondé
sur la saine raison est bien mal fondé, comme F es-
time de la sagesse3.
ou nouvelleté, ou encores, par la difficulté, si la bonté et utilité n'y
sont ioinctes » (I, 54).
330
Cf. B., 7; C, 19; Bos., I, vm, 8; Faoo., I, 178; Hav., V, 7 bis; Mol.,
I, 82 ; Mich., 223.
1. [Est plus fondée.]
2. Pascal a écrit : rien de plus que cela.
3. Les , fragments qui précèdent permettent d'interpréter cette
pensée, qui au premier abord est singulièrement obscure. La puissance
des rois est fondée sur la raison, car le peuple qui a des opinions
saines reconnaît la nécessité d'un maître qui assure la paix de la
société — et sur la folie, en ce sens que le peuple croit qu'un individu
déterminé a plus de droit qu'un autre à être le maître, qu'une supé-
riorité naturelle et intrinsèque légitime sa puissance. Et la folie est
un fondement plus sûr que la raison : car si on savait seulement qu'il
est nécessaire d'avoir un roi, cela n'empêcherait pas qu'on ne disputât,
puisque chacun voudrait être ce roij et si, comme cela était raison-
nable, on décidait de donner la royauté au plus sage, on disputerait
pour savoir quel est le plus sage. Mais la faiblesse du peuple, persuadé
par l'imagination que la naissance donne droit à la royauté, est un
fondement admirablement sûr pour la puissance des rois, et c'est
grâce à cette faiblesse que la paix de la société est maintenue. —
Au verso de la page où est cette pensée, quelques mots écrits par
Pascal se lisent encore, mais ce ne sont que des fragments mutilés :
« Vous avez tant... point, et vous devez... comme Adam (?) le spirituel. »
2oO PEKSÊES.
l37l 33i
On ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de
grandes robes de pédants1. C'étaient des gens hon-
nêtes et, comme les autres, riant avec leurs amis; et,
quand ils se sont divertis à faire leurs Lois et leur
Politique, ils l'ont fait en se jouant2 ; c'était la partie
la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie,
la plus philosophe était de vivre simplement et tran-
quillement3. S'ils ont écrit de politique, c'était
comme pour régler un hôpital de fous ; et s'ils ont
fait semblant d'en parler comme d'une grande chose,
c'est qu'ils savaient que les fous à qui ils parlaient
pensaient être rois et empereurs. Ils entraient dans
leurs principes pour modérer leur folie au moins
mal qu'il se pouvait.
331
Cf. B., 33o; C, 2S0 ; P. R., XXXI, 27; Bos., I, vm et I, n, 55; Faug.,
II, 96; Hav., VI, 5a; Mol., I, 118; Mien., 34i.
1. Pédant a ici sou sens professionnel, c'est le pédagogue en
costume. Cf. Malebranche : « Je ne parle pas ici de pédant à longue
robe, la robe ne peut pas faire Je pédant. ?Jontaigne qui a tant d'ad-
version pour la pédanterie pouvait bien ne porter jamais robe longue,
mais il ne pouvait pas de même se défaire de ses propres défauts. »
2. Pascal avait lu dans l'Apologie de Montaigne ce passage qui
d'ailleurs interprète à faux un texte de lJlutarque (De Stoïcorum re-
pugnantiis, XXIV): « Cbrysippus disoit que ce que Platon et Aristote
avoient escript de la logique, ils l'avoient escript par ieu et par exer-
cice ; et ne pouvoit croire qu'ils eussent parlé à certes d'une si vaine
matière. » Cf. Méré (Discours de la conversation) : « Ces auteurs
qu'on trouve si graves ne l'étaient pas toujours, comme on le croirait
par leurs écrits. »
3. Cf. Montaigne : « Toute la gloire que ie prétends de ma vie,
c'est de l'avoir vescue tranquille » (II, xvi).
SECTION V. 25i
67l 33»
La* tyrannie consiste au désir de domination,
universel et hors de son ordre.
Diverses chambres2, de forts, de beaux3, de bons
esprits, de pieux, dont chacun règne chez soi, non
ailleurs ; et quelquefois ils se rencontrent, et le fort et
le beau se battent, sottement, à qui sera le maître l'un
de l'autre ; car leur maîtrise est de divers genre. Ils
ne s'entendent pas, et leur faute est de vouloir régner
partout. Rien ne le peut, non pas même la force :
elle ne fait rien au royaume des savants4 ; elle n'est
maîtresse que des actions extérieures 5.
Tyrannie. — ...Ainsi ces discours sont faux6 et
tyranniques : Je suis beau, donc on doit me crain-
dre. — Je suis fort, donc on doit m'aimer. — Je
suis...
La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce
qu'on ne peut avoir que par une autre. On rend dif-
332
Cf. B , i5 et 16; C, 34; P. K., XXIX, 37; Bos., T, iv, ho et i3; Faug.,
I, 188; Hav., VI, 37 et VI, 10; Mol., I, 102 ; Mich., 192.
1 . [Corruption de la nature paraît.]
2. Chambre, au sens où au x\c siècle dans les Pays-Bas on parlait
de Chambres de rhétorique, et par allusion peut-être aux diverses
Chambres du Parlement. Port-Royal imprime classes.
3. De beaux en surcharge.
4. Cf. la lettre a la reine Christine (i65a) et le fragment 793 sur
les différents ordres de grandeur.
5. [Ainsi ces discours sont faux.] La pensée a été reprise sur une
autre feuille de papier qui a été collée à la même page du recueil,
6. Et tyranniques en surcharge, "•" ? '•
258 PENSÉES.
férents devoirs aux différents mérites : devoir d'amour
à l'agrément ; devoir de crainte à la force ; devoir de
créance à la science '.
On doit rendre ces devoirs là, on est injuste de les
refuser, et injuste d'en demander d'autres. Et c'est de
même être faux et tyrannique de dire: 11 n'est pas
fort, donc je ne l'estimerai pas ; il n'est pas habile,
donc je ne le craindrai pas.
*44o] 333
N'avez- vous jamais vu des gens qui, pour se
plaindre du peu d'état que vous faites d'eux, vous
étalent l'exemple de gens de condition qui les esti-
ment ? Je leur répondrais à cela : Montrez-moi le
mérite par où vous avez charmé ces personnes, et je
vous estimerai de même \
1. L'injustice de la tyrannie est expliquée de la manière suivante
dans les Discours sur la condition des Grands : « Il n'est pas nécessaire,
parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire
que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce
que je dois à l'une et à l'autre de ces qualités. Je ne vous refuserai
point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l'estime que
mérite celle d'honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être hon-
nête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les
devoirs extérieurs que l'ordre des hommes a attachés à votre naissance,
je ne manquerais pas d'avoir pour vous le mépris intérieur que méri-
terait la bassesse de votre esprit. Voilà en quoi consiste la justice de
ces devoirs. Et l'injustice consiste à attacher les respects naturels aux
grandeurs d'établissement, ou à exiger les respects d'établissement pour
les grandeurs naturelles. » (2e Discours.) Cf. Nicole, Pensées diverses,
VIII: Respects exigibles et non exigibles.
333
Cf. B., 368; P. R., XXIX, 8; Bos., I, vin, 17; Paug., I, ao4;IUv., V,
16; Mol., II, i5o; Migh., 761.
2. Cf. le second Discours sur la condition des Grands : « Si, étant
SECTION V. 253
23a] 334
Raison des effets. — La concupiscence1 et la force
sont les sources de toutes nos actions : la concu-
piscence fait les volontaires; la force, les involon-
taires.
a3i] 335
Raison des effets. — Il est donc vrai de dire que2
tout le monde est dans l'illusion: car, encore que
les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont
pas dans sa tête, car il pense que la vérité est où
elle n'est pas. La vérité est bien dans leurs opinions,
mais non pas au point où ils se figurent ; il est vrai
qu'il faut honorer les gentilshommes, mais non pas
parce que la naissance est un avantage effectif, etc.
duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne découvert
devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je
vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si
vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne pourrais vous la refuser
avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me
la demander, et assurément vous n'y réussiriez pas, fuasiez-vous le
plus grand prince du inonde. » Cf. Nicole, Pensées diverses, IX:
Connaître le mérite avant que de l'estimer.
334
Cf. B., 36; G., 52 ; P. R., XXIV, 4; Bos., II, xvn, 70; Falc, I, 220;
Hav., XXIV, 61 ; Mol., 1, io5; Micu., 5oo.
1. [Est la source de.]
335
Cf. B., 34; C, 5i; P. R., XXI, 10; Bos., I, vm, 3; Faug., I, 219;
Hav., V, 2 ter; Mol., I, 107; Mien., 4g6.
2. Les premiers mots en surcharge.
2oi PENSEES.
a3i] 336
Raison des effets. — Il faut avoir une pensée de
derrière1, et juger de tout par là, en parlant cepen-
dant comme le peuple 2.
a3i] 337
Raison des effets. — Gradation. Le peuple honore
les personnes de grande naissance. Les demi-habiles
les méprisent, disant que la naissance n'est pas un
avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles
les honorent, non par la pensée du peuple, mais par
la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle
que de science les méprisent, malgré cette considé-
ration qui les fait honorer par les habiles, parce qu'ils
en jugent par3 une nouvelle lumière que la piété
336
Cf. B., 34; G., 5i; Fauo., I, aao; Hav., XXIV, 90; Mol., I, 209;
Mien., Z198.
1. Cf. fr. 3io.
2. Réflexion suggérée par Charron : « Je veux bien que l'on vive,
que l'on parle, l'on fasse comme les autres et le commun ; mais non
que l'on juge comme le commun, voire je veux que l'on juge le com-
mun. » (De la Sagesse, liv. II, ch. 11, second paragraphe, intitulé :
Juger de tout). Dans ses Portraits littéraires, Sainte-Beuve a signalé
une lettre de Méré qui rapporte une conversation avec la Rochefou-
cauld. L'auteur des Maximes s'y exprime ainsi : « Nous devons quel-
que chose aux coutumes des lieux où nous Arivons, pour ne pas choquer
la révérence publique, quoique ces coutumes soient mauvaises ; mais
nous ne leur devons que de l'apparence ; il faut les en payer et se
bien garder de les approuver dans son cœur, de peur d'oil'enser la
raison universelle qui les condamne. » (La Rochefoucauld. OEuvres,
éd. Gilbert, t. I, p. 098.)
337
Cf. B., 34; C, 5o; P. R., XXIX, 2; Bos., I, vin, 3; Faug., I, 21S;
Mien., 4go.
3. [un principe nouveau de] la piété.
SECTION V. 255
leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent
par1 une autre lumière supérieure2. Ainsi se vont les
opinions succédant du pour au contre, selon qu'on
a de lumière.
81] 338
Les3 vrais chrétiens obéissent aux folies4 néan-
moins ; non pas qu'ils respectent les folies, mais
l'ordre de Dieu, qui, pour la punition des hommes,
les a asservis à ces folies ° : Otnnis creatura subjecta
est vanitaii. Liberahitur* . Ainsi saint Thomas7 explique
1. Un autre [principe plus intérieur.]
2. C'est ce que Pascal explique dans les Discours sur la condition des
grands ; il accorde au riche qu'il se « distingue tin peu de cet homme'
qui ne posséderait son royaume que par l'erreur du peuple ; parce que
Dieu n'autoriserait pas cette possession et l'obligerait à y renoncer,!
au lieu qu'il autorise la vôtre » (ier Discours),
338
Cf. B., 5; C, 17; Faug,, II, 353; Hav., XXV, io3; Mol., II, 53 ;ï
Micu., 227.
i
3. [Sages néanmoins y.]
[\. Aux folies en surcharge.
5. C'est la doctrine que Pascal exposait dans la Quatorzième Pro-
vinciale : « Rendre à chacun ce qu'en lui doit, honneur, tribut, sou-
mission ; obéir aux magistrats et aux supérieurs, même injustes, parce'
qu'on doit toujours respecter en eux la puissance de Dieu qui les a
établis sur nous. » Cf. la Pensée LXXXI1I des Pensées diverses où
Nicole développe, avec des expressions empruntées à Pascal, cette
thèse: La Religion chrétienne attache sans erreur la justice à la force.
(Essais de Morale, t. VI, p. 292.)
(3. « Vanitati enim creatura subjecta est non volens, sed propler eum
qui suhjecit cam in spe quia et ipsa creatura liberabitur a servitute cor-
ruptionis, in libertatem glorisc jiliorum Dei. » Rom., VIII, 20-21. La
première ligne de saint Paul est elle-même un souvenir de l'Ecclé-
siaste : Idcirco unus est interitus hominis et jumentorum. . . et nihil
habet homo jumento amplius : cuncta subjacent vanitati (III, 19).
7. Dans son commentaire sur l'épître de saint Jacques. Voici le
266 PENSÉES.
le lieu de saint Jacques sur la préférence des riches,
que, s'ils ne le font dans la vue de Dieu, ils sortent
de l'ordre de la religion.
lieu auquel Pascal fait allusion : Jac, II, i : « Mes frères, ne faites
point entrer en l'acception de personnes la foi en la gloire de
N. S. J.-G. Car s'il entre dans votre assemblée un homme avec un
anneau d'or et une robe blanche, et qu'il y entre aussi un pauvre avec
un méchant habit, si vous faites attention à celui qui est ricbement
vêtu, et que vous lui disiez : Toi, prends ici ce siège d'honneur,
tandis que vous dites au pauvre : Toi, reste là debout, ou assieds-toi
au-dessous de mon marchepied, est-ce qu'en vous-mêmes vous ne
faites une différence de jugement, et est-ce que vous ne vous êtes faits
des juges de pensées iniques ? » La Logique de Port-Royal rappelle à
son tour le commentaire de saint Thomas : « Saint Thomas croit que
c'est ce regard d'estime et d'admiration pour les riches qui est con-
damné sévèrement par l'apôtre saint Jacques, lorsqu'il défend de
donner un siège plus élevé aux riches qu'aux pauvres dans les assem-
blées ecclésiastiques; car ce passage ne pouvant s'entendre à la
lettre d'une défense de rendre certains devoirs extérieurs plutôt aux
riches qu'aux pauvres, puisque l'ordre du monde, que la religion ne
trouble point, souffre ces préférences, et que les saints mêmes les ont
pratiquées, il semble qu'on doive l'entendre de cette préférence inté-
rieure qui fait regarder les pauvres comme sous les pieds des riches,
et les riches comme étant infiniment élevés au-dessus des pauvres. »
{Première partie , ch. x.)
SECTION VI
222] 339
Je puis bien concevoir un homme sans mains,
pieds, tête1 (car ce n'est que l'expérience qui nous
apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds).
Mais je ne puis concevoir l'homme sans pensée : ce
serait une pierre ou une brute2.
339
Cf. B., 39; C, 6o; P. R., XXIII, i; Bos., I, ir, a; Faug., II, 83;^
Hav., I, 2; Mol., I, 72; Mien., 46g.
1. [Corps.]
2. Port-Royal ajoute: « C'est donc la pensée qui fait l'être de
l'homme, et sans quoi on ne le peut concevoir. » — Il est superflu de
faire remarquer que c'est là une conception cartésienne : « Je pouvais
feindre, dit Descartes, dans le Discours de la Méthode, que je n'avais
aucun corps. Je me considérai moi-même comme n'ayant point de
mains, point d'yeux, point de chair, point de sang-. » î,e Médit. Mais
par le fait même de cette fiction, j'existe en tant qu'être pensant. La
pensée est l'essence de l'homme. Havet a même signalé un texte
posthume de Descartes dont les expressions sont presque semblables
à celles de Pascal (il ne fut publié d'ailleurs qu'en 1701) : « H m'a
été nécessaire, pour me considérer simplement tel que je me sais être,
de rejeter toutes ces parties ou tous ces membres qui constituent la
machine humaine, c'est-à-dire il a fallu que je me considérasse sans
bras, sans jambes, sans tête, en un mot sans corps. » (Recherche de la
Vérité par la Lumière naturelle.)
pensées. n — 17
258 PENSÉES.
Première Copie 37 bis] 33g bis
Qu'est-ce qui sent du plaisir en nous? est-ce la
main? est-ce le bras? est-ce la chair? est-ce le sans:?
on verra qu'il faut que ce soit quelque chose d'im-
matériel.
*20l] 340
La machine d'arithmétique fait des effets1 qui
approchent plus de la pensée que tout ce que font
les animaux; mais elle ne fait rien qui2 puisse faire
dire qu'elle a de la volonté, comme les animaux.
339 bis
Cf. C, 57 ; P. R., XXIII, 2 ; Bos., I, it, 3 ; Facg., II, 83 ; Mol., I, 72 ;
Micu., 883.
340
Cf. B., 3gi; C, 35g; Bos., snppl., I; Faug., I, 2a3; Hat., XXV, 67;
Mot , II, 1^9; Mirât., 439.
1. Voici ces effets décrits dans le privilège accordé le 22 mai 16^9
à la machine arithmétique de Pascal : « Louis, par la grâce de Dieu,
roi de France et de Navarre, etc. j salut. Notre très-cher et bien-amé
Je sieur Pascal nous a l'ait remontrer qu'à l'imitation du sieur Pascal,
son père, notre conseiller en nos couseils, et président en notre cour
des aides d'Auvergne, il aurait eu, dès ses plus jeunes années, une
inclination particulière aux sciences mathématiques, dans lesquelles,
par ses études et ses observations, il a inventé plusieurs choses, et
particulièrement une machine, par le moyen de laquelle on peut l'aire
toutes sortes de supputations, additions, soustractions, multiplications,
divisions, et toutes les autres règles arithmétiques, tant en nombres
entiers que rompus, sans se servir de plume ni jetons, par une méthode
beaucoup plus simple, plus facile à apprendre, plus prompte à l'exé-
cution, et moins pénible à l'esprit que les autres façons de calculer
qui ont été en usage jusqu'à présent ; et qui, outre ces avantages, a
celui d'être hors de tout danger d'erreur qui est la condition la plus
importante de toutes dans les calculs. »
2. A la page 202 du manuscrit.
SECTION VI. 259;
*20l] 341
L'histoire du brochet et de la grenouille de
Liancourt : ils le font toujours, etjamais autrement,;
ni autre chose d'esprit1.
229] 34a
Si un animal faisait par esprit ce qu'il fait par
instinct, et s'il parlait par esprit ce qu'il parle par
instinct, pour la chasse, et pour avertir ses cama-
rades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait
341
Cf. B., S91; Ç., 357; Faug., I, ao3; Hat., XXV, a bis) Mot., II, 149;
Mich., 436.
1. On ne connaît pas autrement l'histoire à laquelle Pascal fait'
allusion. On soupçonne seulement qu'elle était destinée à défendre'
« l'esprit des bêtes » contre les partisans de l'automatisme. Le duc de
Liancourt, après une jeunesse brillante et orageuse, avait été ramené
à la religion par sa Femme, il était devenu un des plus fermes sou-
tiens de Port-Royal : ce fut même lui qui, pour avoir logé chez lui un
janséniste, l'abbé Bourzeis, essuya le refus d'absolution qui devint le
point de départ de l'affaire des Provinciales. Fontaine nous le repré-
sente opposant son expérience de chasseur au cartésianisme d'Arnauld:
« j'ai lù-bas deux chiens qui tournent la broche chacun leur jour. L'un,
s'en trouvant embarrassé, se cacha lorsqu'on l'allait prendre, et on
eut recours ù son camarade pour tourner en sa place. Le camarade
cria, et fit signe de sa queue qu'on le suivît : il alla dénicher l'autre
dans le grenier et le houspilla. Sont-ce là des horloges ? dit-il à
M. Arnauld qui trouva cela si plaisant qu'il ne put s'empêcher d'en
rire. » Pascal répondrait à un récit semblable de Liancourt par le second
des arguments invoqués par Descartes dans la Ve partie du Discours
de la Méthode : la raison est un instrument universel ; l'instinct est
spécial, il correspond à une habitude particulière de la machine.
342
Cf. B., 37 bis; C., 57; Faug., I, 2o3; Hav., XXV, 11; Mot., II, i48
Mich., /ig3.
260 . PENSÉES.
bien aussi pour des choses où il a plus d'affection ,
comme pour dire : Rongez cette corde qui me
blesse, et où je ne puis atteindre1.
Première Copie S'] bis] 343
Le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit
net.
Prcmkrc Copie 3 9] 344
Instinct et raison, marques de deux natures3.
1. Le fragment doit avoir pour but de répondre à une objection
présentée par un adversaire des animaux-machines, un cbasseur comme
le duc de Liancourt, contre ie premier argument cartésien, à savoir
que les animaux n'ont point de langage. Les chiens de chasse ont une
façon de parler entre eux. Mais ce langage, réplique Pascal, ne tra-
duit pas une pensée véritable • autrement ils seraient capables d'ex-
primer ce qui devrait leur tenir le plus au cœur. S'ils ne le peuvent
pas, c'est qu'il n'y a point d'universalité dans le langage des bêtes; et
là où il n'y a pas universalité, il n'y a pas d'esprit.
343
Cf. C, 57; Faug., T, 2G0; Hvr., XXV, 74; Mol., I, .'17; Mien., 882.
344
Cf. C, 60; Faug., I, 223; Hav., XXV, i5; Mol., T, 67; Mien., 884.
2. Ce court fragment est susceptible de deux interprétations : la
'première, et la plus générale, est expliquée par Pascal lui-même dans
son Fragment de Préface pour le Traité du Vide : « N'est-ce pas là
traiter indignement la raison de l'homme, et la mettre en parallèle
avec l'instinct des animaux, puisqu'on en ôte la principale différence,
qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans
cesse, au lieu que l'instinct demeure toujours dans un état égal ?» —
La seconde se réfère au titre du fragment 3g5 : « Instinct, Raison »,
et au fragment 3g6 : « Deux choses instruisent l'homme de toute
sa nature : l'instinct et l'expérience. » Dans ces fragments, Pascal
entend par instinct le souvenir de la perfectior originelle, l'aspiration
au vrai et au bien dont les constations de l'expérience ou les argu-
ments de la raison montrent la vanité. L'instinct et la raison seraient
ainsi les marques des deux natures qui coexistent dans l'homme même.
SECTION Yl. 261
*2 7°1 345
La raison nous commande bien plus impérieu-
sement qu'un maître ; car en désobéissant à l'un on
est malheureux, et en désobéissant à l'autre on est
un sot.
ifi9] 346
Pensée fait la grandeur de l'homme1.
63] 347
H. 3. L'homme2 n'est qu'un roseau, le plus faible
345
Cf. 13. 397 ; C, 371 ; Bos., I, ix, a; Faug., I, 212 ; Hay., VI, 2 ; Mol ,
II, i43; Mich., 552.
346
Cf. B., 3g5; C, 367; Faug., II, 83; Mol., I, 70; Mien., /,i8.
1. Mont., III, in : « Le méditer est un puissant estude et plein, à
qui sçait se taster et employer vigoureusement : i'aime mieux forger
mon ame que la meubler. Il n'est point d'occupation ny plus faible,
ny plus forte, que celle d'entretenir ses pensées, selon l'ame que
c'est ; les plus grandes en font leur vacation, quibus vivere est coyi-
tare : aussi l'a nature favorisée de ce privilège, qu'il n'y a rien que
nous puissions faire si longtemps, ny action à laquelle nous nous
adonnions plus ordinairement et facilement. C'est la besongne des
dieux, dict Aristote, de laquelle naist et leur béatitude et la nostre. »
Le Discours sur les passions de l'amour commence par ces mots :
« L'homme est né pour penser. »
347
Cf. B., 100; C, 129; P. R., XXIII, 6; Bos., I, iv, 6; Faug., II, 8i;
H.vv., I, 6; Mol., I, 70; Mich., 17^.
2. Les signes H. 3 paraissent ultérieurement ajoutés. On peut
conjecturer que H est l'indication du titre Homme, et 3 le numéro du
chapitre ou du paragraphe. Cf. fr. 72, et l'indication du fr. 6û3,
,262 PENSÉES.
de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut
pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une
vapeur, une goutte d'eau, suffît pour le tuer1. Mais,
quand l'univers l'écraserait, Y homme serait encore
plus noble2 que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il
meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui ; l'univers
n'en sait rien.
3 Toute notre dignité consiste donc en la pensée.
C'est de là qu'il faut nous relever et non de l'espace
et de la durée, que nous ne saurions remplir. Tra-
i. Souvenir de Montaigne : « C'est tousiours l'homme, foible, cala-
miteux et misérable... un souffle de vent contraire... un signe, une
brouee matiniere, suffisent à le renverser et porter par terre. » Apol.
2. [Puisque.] — Noble, c'est-à-dire d'un genre plus élevé. Cf. fr.
■-g3 : « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses
royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout
cela, et soi ; et les corps, rien. » Cette pensée qui portera pour les
siècles l'empreinte du génie de Pascal a pourtant son origine dans une
suggestion de Ray moud Sebon : « Il y a une autre manière de différer
spéciale et particulière à l'homme qui ne se prend pas comme l'autre
pour avoir, mais pour cognoistre qu'on a. . . L'homme a reçeu de son créa-
teur non seulement l'excellence sur le reste, mais encore la suffisance
de l'appercevoir. Il n'a pas seulement plus de dignité et de noblesse,
mais en outre il le soait et le cognoist et cognoist que les autres créa-
tures ont ce défaut de ne se pouvoir pas cognoistre et que luy seul est
capable de le faire » (Théologie naturelle, ch. q3). Montaigne avait
fait allusion à cet argument dans l'Apologie et l'avait réfuté : « Qui
luy a scellé ce privilège ? Qu'il nous monstre lettres de cette belle et
grande charge. » — On trouvera un piquant commentaire daus ce pas-
sage de la Vie et l'esprit de M. de Tille mont : « Il demandait quelque-
fois à de jeunes enfants qui gardaient des vaches comment de si gros
animaux se laissaient conduire par eux qui étaient si petits. Il tâchait
ensuite de leur faire comprendre par là qu'il fallait donc qu'il y eût
en eux quelque chose de plus noble et de plus élevé qu'en ces bêtes,
et que c'était leur âme ; qu'elle était plus excellente que le soleil, et
que tout ce qu'il y a de plus beau au monde. » (ïronchai, apud
Sainte-Beuve, Port-Royal, 5e édit., t. IV, p. 22.)
3. Ce second paragraphe est donné seulement par les copies.
SECTION VI. 263
vaillons donc à bien penser1 : voilà le principe de la
morale.
i65] 348
Roseaupensant. — Ce n'est point de l'espace que je
dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement2 de
ma pensée. Jen'auraipas davantage en possédant des
terres : par l'espace3, l'univers me comprend et
m'engloutit comme un point4 ; par la pensée, je le
comprends5.
393] 349
Immatérialité de l'âme. — Les philosophes qui ont
dompté leurs passions, quelle matière Fa pu faire6?
i. « Il faut s'attacher principalement à bien penser. » (Mère,
OEuvres, t. I, p. 262.)
348
Cf. B., 3g; C, 60; Faug., II, 84; Hat., I, 6 bis; Mol., I, 70; Mich.,
399-
2. Du règlement en surcharge.
3. Par l'espace en surcharge.
4. [Au.]
5. Pascal oppose ici le sens propre et le sens figuré du mot com-
prendre. Matériellement mon individu est une partie de l'univers ;
mais spirituellement ma pensée s'étend à l'univers. Je suis contenu
dans l'univers, et l'univers est contenu en moi. C'est cette oppo-
sition qui résume tout le problème philosophique de la connaissance.
349
Cf. B., 4i; C, 60; Faug., II, 94 ; Hav., XXV, 3i ; Mot., I, 17; Mien.
620.
6. Charron montre à diverses reprises comment les philosophes ont
triomphé des passions, en particulier dans la Sagesse (II, 1, 10), où
il loue l'impassibilité « forte, noble et glorieuse » des Sages guidés
par la raison. Les Sages7 ce sont les Stoïciens. Ils enseignaient que
2t>4 CENSEES.
a55] 350
Stoïques. — Ils concluent qu'on peut toujours ce
qu'on peut quelquefois, et que, puisque le désir de
la gloire fait bien faire à ceux qu'il possède quelque
chose, les autres le pourront bien aussi. — Ce sont des
mouvements fiévreux, que la santé ne peut imiter.
Epictète conclut de ce qu'il y a des chrétiens con-
stants, que chacun le peut bien être1.
les images, et les tendances irrationnelles qui sont associées à ces
images, n'ont de pouvoir sur nous qu'autant que nous leur donnons
notre assentiment. Or nous sommes absolument libres de notre juge-
ment, entièrement libres par suite de nous abandonner à nos passions
ou de faire de notre être un système harmonieux dont les passions
sont exclues. Aussi, quoique les Stoïciens fussent matérialistes puis-
qu'ils considéraient l'àme et Dieu même comme un feu subtil, la mo-
rale stoïcienne, aux yeux de Pascal, atteste l'immatérialité de l'àme
par cela qu'elle atteste l'indépendance de la volonté interne vis-à-vis
des tendances issues du monde extérieur.
350
Cf. R., 6a; C, 87; P. R., XXI, 1 ; Bos., II, 1, 1; Facg.,11, 92; Hat.,
VIII, 4; Mol., I, i75; Mica., 535.
1. Voici le passage auquel Pascal fait allusion : « Qu'est-ce qui fait
qu'on a peur du tyran? ses gardes, dites-vous, et leurs épées, ses valets
d'antichambre, et ceux qui repoussent les personnes qui veulent péné-
trer jusqu'à lui. Pourquoi donc un enfant, si vous l'amenez devant le
tyran entouré de ses gardes, n'a-t-il pas peur ? Est-ce parce qu'il ne
comprend pas ce qu'il voit? Mais si un homme comprenant bien qu'il
y a là des gardes, et qu'ils ont des épées, se présente devant le tyran
pour cela même, désirant la mort pour quelque raison particulière, et
cherchant quelqu'un qui la lui procure sans qu'il s'en donne la peine,
celui-là aura-t-il peur des gardes ? Mais ce qui fait peur en eux est
précisément ce qu'il désire. Et si un autre se présente, qui n'ait envie
ni de mourir ni de vivre, mais qui soit prêt à l'un ou à l'autre suivant
l'occurrence, qui l'empêchera de se présenter sans crainte ? Rien sans
doute. Maintenant supposez un homme détaché de la fortune comme
celui-là de la vie, détaché aussi de ses enfants et de sa femme, amené
SECTION VI. 265
369] 35i
Ces grands efforts d'esprit, où l'âme touche quel-
quefois, sont choses où elle ne se tient pas; elle y
saute seulement, non comme sur le trône, pour tou-
jours; mais pour un instant seulement1.
par je ne sais quelle folie ou quel désespoir à tenir pour indifférent
de conserver tout cela ou de le perdre. De même que des enfants qui
jouent avec des coquilles s'intéressent vivement au jeu, mais ne se
soucient pas des coquilles, supposez que cet homme ne fasse non plus
aucun cas de la matière sur laquelle il s'exerce, et ne s'attache unique-
ment qu'à bien jouer le jeu qu'il a à jouer : où est le tyran alors, où
sont les gardes, où sont les épées qui pourront faire peur à un tel
homme ? Si on peut entrer dans ces sentiments par un transport
furieux, ou comme les Galilêens par la force de la coutume, ne pourra-
t-on pas par le raisonnement et la démonstration se pénétrer de ces
vérités? » (Epictète, Entretiens IV, vu.) Ce sont les chrétiens qu'Epic-
tète désigne par ce mot galilêens.
35*
Cf. B., 43o; G., 4oi ; P. R., XXXI, 20; Bos., I, 1, ï2;Facg.,I, i83;
Hav., VII, 12; Mol., I, Ixh) Migh., 5^9.
I. Mont., II, 11: « Quand nous arrivons à ces saillies stoïques...
qui ne juge que ce sont boutées d'un courage eslancé hors de son
giste? » et surtout le début de l'essai De la vertu. « le treuve par expé-
rience qu'il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l'ame ou
une résolue et constante habitude : et veois bien qu'il n'est rien que
nous ne puissions, voire iusques à surpasser la Divinité mesme, dict
quelqu'un, d'autant que c'est plus de se rendre impassible, de soy,
que d'estre tel, de sa condition originelle, et iusques à pouvoir ioindre
à l'imbecilité de l'homme une resolution et asseurance de Dieu ; mais
c'est par secousses : et ez vies de ces héros du temps passé, il y a
quelques fois des traicts miraculeux, et qui semblent, de bien loing
surpasser nos forces naturelles ; mais ce sont traicts, à la vérité ; et
est dur à croire que de ces conditions ainsin eslevees, on en puisse
teindre et abbruver l'ame en manière qu'elles lui deviennent ordinaires
et comme naturelles. Il nous escheoit à nous mesmes, qui ne sommes
qu'avortons d'hommes, d'esiancer parfois nostre aine, esveillee parles
discours ou exemples d'aultruy, bien loing au delà de son ordinaire :
266 PENSEES.
43g] 35»
Ce que peut la vertu d'un homme ne se doit pas
mesurer par ses efforts, mais par son ordinaire1.
4a5] 353
Je n'admire point l'excès d'une vertu, comme de
mais c'est une espèce de passion, qui la poulse et agite, et qui la ravit
aulcunement hors de soy ; car, ce tourbillon franchi, nous veoyons
que, sans y penser, elle se desbande et relasche d'elle-mesme, sinon
iusques à la dernière touche, au moins iusques à n'estre plus celle
là ; de façon que lors, à toute occasion, pour un oyseau perdu, ou un
verre cassé, nous nous laissons esmouvoir à peu prez comme l'un du
vulgaire. Sauf l'ordres la modération et la constance, i'estime que
toutes choses soient faisables par un homme bien manque et défaillant
en gros. À cette cause, disent les sages, il fault, pour iuger bien à
poinct d'un homme, principalement contrerooller ses actions commu-
nes et le surprendre en son à touts les jours. » (II, xxix.) Pascal avait
également lu dans Charron : « Ces grandes et esclatantes eslevations
et efforts de vertu qui se trouvent en auscuns philosophes Stoïciens et
Epicuriens qui cherchent, morguent et gourmandent les dangers, les
douleurs, la nécessité, la mort sont plustôt saillies, excès et accès
d'aines esmues, fieureuses, malades et auscunement inhumaines qu'ac-
tions rassises et meures d'âmes bien formées et bien nées, sans façon
ni artifice. » {Les Trois Vérités, II, xr, Cf., Sagesse, II, m, i5.)
352
Cf. B., 383; G., 343; P. R., XXIX, 24; Bos., I, ix, 3o;Fauo.,I, 191;
IIav., VI, 27; Mol., I, 44; Mich., 742.
1. Son ordinaire, expression employée par Montaigne dans le pas-
sage cité au fragment précédent. — « Un faict courageux ne doibt
pas conclure un homme vaillant; celuy qui le seroit bien à poinct, il
le seroit tousiours et à toutes occasions. » (Mont., II, 1). — « Le
prix de l'ame ne consiste pas à aller hault, mais ordonneement : sa
grandeur ne s'exerce pas en la grandeur, c'est en médiocrité. » {Id.,
III, „.)
353
Cf. B., 372; C, 33o; P. R., XXIX, 19; Bos., I, ix, 24; Faug., I, 192;
Hat., VI, ai; Mot., I, 44; Mich., 6g3.
SECTION VI. 267
la valeur, si je ne vois en même temps l'excès de la
vertu opposée, comme en Epaminondas, qui avait
l'extrême valeur et l'extrême bénignité !. Car'2, autre-
ment, ce n'est pas monter, c'est tomber3. On ne.
i. Ce jugement est emprunté à Montaigne qui célèbre Epaminondas:
dans son essai Des plus excellents hommes. « L'ancienneté iugea qu'ai
espelucher par le menu touts les aultres grands capitaines, il se treuvei
en chascun quelque spéciale qualité qui le rend illustre : en cettuy
cy seul, c'est une vertu et suffisance pleine partout et pareille, qui,
en touts les offices de la vie humaine, ne laisse rien à désirer de soy,
soit en occupation publique ou privée, ou paisible, ou guerrière, soit
à vivre, soit à mourir grandement et glorieusement : ie ne cognois
nulle ny forme ny fortune d'homme que ie regarde avecques tant
d'honneur et d'amour. » (£1, xxxvi.) Dans le premier chapitre du
livre III, Montaigne revient sur cet éloge : « I'ay aultrefois logé
Epaminondas au premier rang des hommes excellents, et ne m'en
desdis pas. Iusques où montoit il la considération de sen particulier
debvoir ? qui ne tua iamais homme qu'il eust vaincu ; qui, pour ce
bien inestimable de rendre la liberté à son pais, faisoit conscience de
tuer un tyran, ou ses complices, sans les formes de la iustice ; et qui
iugeoit meschant homme, quelque bon citoyen qu'il feust, celuy qui,
entre les ennemis et en la battaille, n'espargnoit son amy et son hoste.
Voylà une aine de riche composition : il marioit aux plus rudes et
violentes actions humaines la bonté et l'humanité, voire mesme la
plus délicate qui se treuve en l'escbole de la philosophie. Ce courage
si gros, enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauvreté,
estoit ce nature, ou art, qui l'eust attendry iusques au poinct d'une
si extrême douceur et debonnaireté de complexion ? Horrible de fer
et de sang, il va fracassant et rompant une nation invincible contre
tout aultre que luy seul ; et gauchit, au milieu d'une telle meslee, au
rencontre de son hoste et de son amy. Vrayment celuy là commandoit
bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le mors de la bénignité, sur,
le poinct de sa plus forte chaleur, ainsin enflammée qu'elle estoit, et
toute escumeuse de fureur et de meurtres. C'est miracle de pouvoir
mesler à telles actions quelque image de iustice ; mais il n'appar-
tient qu'à la roideur d'Epaminondas d'y pouvoir mesler la doulceur
et la facilité des mœurs les plus molles et la pure innocence. » On
comprend la vive impression qu'une telle page a produite sur Pascal,
2. [De se porter vers une extrémité. \
3. [D'aller vers une extrémité ce n'est.]
MB PENSEES
montre pas sa grandeur pour être à une extrémité,
mais bien en touchant les deux à la fois, et remplis-
sant tout l'entre-deux1. Mais peut-être que ce n'est
qu'un soudain mouvement de l'âme 2 de l'un à
l'autre de ces extrêmes, et qu'elle n'est jamais en
effet qu'en un point, comme le tison de feu3. Soit,
mais au moins cela marque l'agilité de l'âme, si cela
n'en marque l'étendue.
83l 354
La nature de l'homme n'est pas d'aller toujours,
elle a ses allées et venues.
La fièvre 4 a ses frissons et ses ardeurs 5 ; et le
froid montre aussi bien la grandeur de l'ardeur de
la fièvre que le chaud même.
Les inventions des hommes de siècle en siècle vont
de même. La bonté et la malice du monde en géné-
ral en est de même : Plerumque gratœ principibus
1. Sur l'entre-deux de Pascal voir le développement très brillant de
Sainte-Beuve et l'application qu'il en fait à saint François de Sales.
(Port-Royal, 5e édit., t. I, p. 249.)
2. [Tantôt un.]
3. [Mais.] — Les copies ajoutent : qu'on tourne. On sait qu'en vertu
de la persistance des images sur la rétine, il suffît qu'un tison enflammé
fasse plus de dix tours à la seconde pour représenter a l'oeil une circon-
férence de feu. La succession rapide- produit l'illusion de la simulta-
néité.
354
Cf. B., 7; C, 20; Faog.,I, 3o3; Hav., XXIV, 89; Mol., I, 43; Mien.,
236.
k. Mont., Apol. : « Les fiebvres ont leur chauld et leur froid. »
0. [Le flux et le reflux.]
6. « Ce sont délices aux princes, c'est leur feste, de se pouvoir
SECTION VI. 2G9
»5i] 355
L'éloquence continue ennuie.
Les princes et les rois jouent quelquefois; ils ne
sont pas toujours sur leurs trônes, ils s'y ennuient :
la grandeur a besoin d'être qui ttéepour être sentie1; la
continuité dégoûte en tout", le froid est agréable pour
se chauffer.
La nature agit par progrès3, itus et reditus. Elle
quelquefois travestir et desmettre à la façon de vivre busse et popu-
laire :
Plerumque gratae principibus vices,
Mundaxjue parvo sub lare pauperum
Cœnae, sine aulaeis et ostro
iSollicitam explicuere fronteni.
Il n'est rien si empeschant, si degousté que l'abondance» (Mont., I,
49.) Pascal a reproduit le premier vers (vers i3 de l'ode d'Horace,
III, xxix), d'après la citation de Montaigne qui substitue principibus
h divitibus.
355
Cf. B., /loi ; C, 375; P. R., XXXI, 18; Bos., I, ix, 19 ; Faug., I, 2*7;!
I, -îoa; Hay., VI, 1x6 ; XXIV, 89 bis; Mol., I, 61; I, 128; Mich.,J
5a8.
1. Cf. Montaigne, III, vu : De l'incommodité de la grandeur : « Elle'
se ravalle quand il luy plaist. » — « Le plaisir d'un roi qui mérite de
l'être est de l'être moins quelquefois, de sortir du théâtre, de quitter
le bas de saye et les brodequins et de jouer avec une personne de
confiance un rôle plus familier. » (La Bruyère, du Souverain ou de la
République.)
2. « La satiété engendre le desgoust. » (Mont., II, xv.)
3. « Dans les concerts on use de prélude, et on finit par les tons
les plus approchants du silence. C'est que le cœur et l'esprit tiennent
cela des instructions de la nature, qui se conduit insensiblement et par
des progrès insensibles. » (Méré, œuvres, t. II, p. 16.) r— A considérer
ce que nous appellerions aujourd'hui l'évolution de l'individu ou du
inonde, Pascal pense que cette évolution ne s'accomplit pas néces-
sairement dans un sens unique. Ce qui est tout à fait remarquab'e
ici, c'est que la vue pénétrante de Pascal rejoigne, par delà les théo-
ries d'un progrès uniforme et continu qui ont eu tant de faveur au
270 PENSÉES.
passe et revient1, puis va plus loin, puis deux fois
moins, puis plus que jamais, etc.
Le flux delà mer se fait ainsi, le soleil semble mar-
cher ainsi :
^9] 356
La nourriture du corps est peu à peu. Plénitude
de nourriture et peu de substance 2.
2 25] 357
Quand on veut poursuivre les vertus jusqu'aux
extrêmes départ et d'autre3, il se présente des vices
xvme siècle et dans la première moitié du xixe, les conceptions des
évolutionistes contemporains. Pour M. Herbert Spencer l'évolution
universelle est soumise à la loi du rythme ; de même, parmi les pen-
seurs qui ont étudié les conditions des transformations des sociétés,
quelques-uns arrivent à cette conclusion que l'évolution sociale est
susceptible de regrès aussi bien que de progrès.
1. « Le monde va et vient, croît et décroît, ebange en connais-
sance, apprend et désapprend tous les jours. » (Gbarron, Les Trois
Vérités, I, 5.)
356
Cf. B., 3a3; C, 4o4; Faug., T, aa3; Hav., XXV, ia4; Mol., II, i3o;
Mich., /(i3.
2. Ces derniers mots ont un sens clair : si on mange trop, on ne
s'assimile presque rien. Il faut procéder avec lenteur, pour se fortifier
véritablement. Cf. Montaigne : « Que nous sert-il d'avoir la panse
pleine de viande, si elle ne digère, si elle ne se transforme en nous ? »
a, 24.)
357
Cf. B., 406; C, 38i; Faug., I, i83; Hav., XXV, 63; Mol., I, 45;
Mich., £71,
3. Mont., I, i4 : « La vaillance a ses limites, comme les aultres
vertus; lesquelles franchies, on se trouve dans le train du vice: enma-
niare que par cbez elle on se peult rendre à la témérité, obstination et
folie, qui n'en sçait bien les bornes, malaisées en vérité à choisir sur
SECTION VI. 271
qui s'y insinuent insensiblement, dans leurs routes
insensibles, du côté 1 du petit infini ; et il s'en pré-
sente, des vices, en foule du côté du grand infini,
de sorte qu'on se perd dans les vices 2, et on ne voit
plus les vertus 3. On se prend à la perfection même\
tel] 358
L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut
que qui veut faire l'ange fait la bête 5.
leurs confins. » Et I, 29 : « Nous pouvons saisir la vertu de façon
qu'elle en deviendra vicieuse, si nous l'embrassons d'un désir trop
aspre et violent... l'immoderation vers le bien mesme, si elle ne
m'offense, elle m'estonne, et me met en peine de la baptizer. »
1. [De la.]
2. [Au lieu de suivre.]
o. On ne comprend pas exactement à quoi s'appliquent ces notions
de petit infini et de grand infini. Voici pourtant un essai d'interpréta-
tion. Poursuivre les vertus de part et d'autre, c'est-à-dire dans la direc-
tion des deux infinis à la fois, c'est sans doute les poursuivre dans
leur plus petit détail et en même temps dans leur plus vaste étendue.
Gomment les vices sortent-ils de cette poursuite ? Soit par exemple la
vertu de la justice. Celui qui veut être juste à la rigueur et dans les
moindres circonstances de la vie, en arriverait insensiblement à deve-
nir indifférent au sort de ceux que sa justice atteint, peu charitable
et parfois même cruel. Celui qui aspire à faire régner partout la jus-
tice universelle n'est-il pas amené, d'autre part, à intervenir dans les
affaires des autres, à entreprendre la réforme de la société, etc. ? et
voici l'ambition avec le cortège de vices qu'elle entraîne.
4. En marge.
358
Cf. B., 872; C, 329; P. R., ait., XXXI, 24; Faug., I, i83; II.vv.,
VII, i3; Mol., 1,67; Mien., 70^1.
5. Cette réflexion qui figure également dans une première rédac-
tion du fragment i4o paraît inspirée à Pascal par la fin du dernier
chapitre des Essais qui forme comme la profession de foi philoso-
phique de Montaigne : « Moy, qui ne manie que terre à terre, hais cette
inhumaine sapience qui nous veult rendre desdaigneux et ennemis de la
culture du corps ; i'estime pareille iniustice, prendre à ç mtrecœur les
voluptez naturelles, que de les prendre trop à cœur. . . . '1 j hais qu'on
272 3PENSEES.
427] 359
Nous ne nous soutenons pas clans la vertu par
notre propre force, mais par le contrepoids de deux
vices opposés, comme nous demeurons debout1 entre
deux vents contraires2 : ôtez un de ces vices, nous
tombons dans l'autre3.
nous ordonne d'avoir l'esprit aux nues, pendant que nous avons le
corps à table.... Il n'est rien si beau et légitime que de faire bien
l'homme et deument; ny science si ardue que de bien et naturelle-
ment sçavoir vivre cette vie.... Pour moy doncques, j'ayme la vie, et
la cultive, telle qu'il a pieu à Dieu nous l'octroyer.... l'accepte de
bon cœur et recognoissant ce que nature a faict pour moy ; et m'en
agrée et m'en loue. On faict tort à ce grand et tout puissant Donneur
de refuser son don, l'annuller et desfigurer.... Ils veulent se mettre
hors d'eulx, et escbapper à l'homme ; c'est folie ; au lieu de se trans-
former en anges, ils se transforment en bestes ; au lieu de se haulser,
ils s'abbattent. Ces humeurs transcendentes m'effrayent, comme les
lieux haultains et inaccessibles. » (III, xm.) — Cf. le passage de
Balzac, cité en note du fr. 4i2, et d'autre part ce texte cité par
M. Delboulle (Revue de la Société d'histoire littéraire, année 1S98,
p. 828 : « Socrates... jugea bien que ce qui estoit premièrement
nécessaire à l'homme c'estoit de savoir bien faire l'homme, de peur
qu'en voulant faire l'ange il ne fist enfin la beste. » La phrase est
d'Artus Thomas, commentaire sur la Vie d'Apollonius, traduite par
Vi génère, I, 86, édit. 161 1.
359
Cr. B., 37i; G., 328; Faug., I, 209; Hat., XXV, 12; Mot., I, 44;
MlCH., '-OO.
1. Xous demeurons debout, en surcharge.
2. La Rochefoucauld a dit : « Les vices entrent dans la composition
des vertus, comme les poisons entrent dans la composition des remè-
des : la prudence les assemble et les tempère, et elle s'en sert utile-
ment contre les maux et la vie. » (M. 182.) Il donnera lui-môme plus
d'une explication : « Les passions en engendrent souvent qui leur sont
contraires : l'avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodiga-
lité l'avarice ; ou est souvent ferme par faiblesse et audacieux par
timidité. » (M. n.)
3. Montaigne: «Nous appelons sagesse la difficulté de nos humeurs,
SECTION VI. 273
374] 360
Ce que les Stoïques proposent est si difficile et si
vain !
Les Stoïques posent : Tous ceux qui ne sont point
au haut degré de sagesse sont également fous1 et
vicieux, comme ceux qui sont à deux doigts dans
1> 2
eau .
le desgoust des choses présentes; mais, à la vérité, nous ne quittons
pas tant les vices, comme nous les changeons, et, à mon opinion, en
pis. a (III, 11). — Cf. La Rochefoucauld : « Il y a dans le cœur humain
une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l'une
est presque toujours l'établissement de l'autre. » (M. 10.)
360
Cf. B., 63; G., 86; P. R., XXT, 1; Bos., II, 1, 1; Faug., II, 93; rkr.,
XXV, 10G; Mol., I, 176 ; Mich., 6o3.
1. Ut vicieux, en surcharge.
2. « Il y en a qui se noient à deux doigts d'eau », écrit Charron
(Sagesse, III, xxxvn, a). Cette comparaison devait être reprise pas
Pascal, contre le paradoxe de la morale stoïcienne déjà comhattu par
Montaigne, II, 11 : « que celuy qui a franchi de cent pas les limites,
ne soit de oire condition que celuy qui n'en est qu'à dix pas, il n'est
pas croyable. » La vertu est un absolu, une diathese • elle n'est par
susceptible de degrés, et celui qui n'a pas la vertu, en est totalement
privé, comme ceux qui font une chute au bord de l'eau ou au bord
d'un précipice tombent également, que l'écart qui amène leur chute
soit très petit ou soit très grand. Cette métaphore stoïcienne se retrou-
vera clans la doctrine chrétienne de la voie étroite, à laquelle Pascal
adhère si fortement. Il faut ajouter cependant que les stoïciens finirent,
par admettre que dans la multitude des fous (et qui étaient à peu près
tous les hommes puisqu'ils ne pouvaient décider s'il y avait eu depuis
Hercule un sage véritable), il y avait lieu de faire des distinctions ;
sans être parvenu à la vertu, on pouvait accomplir un certain progrè;
vers la vertu, et la théorie de ce progrès prit avec le temps de plus
en plus d'importance dans la morale stoïcienne.
pensées. 11 — 48
27A PENSÉES.
Première Copie 65] 36X
Le souverain bien. Dispute du souverain bien. —
Ut sis contentus temetipso et ex te nascentibus bonis1.
Il y a contradiction, car ils conseillent enfin de se
tuer2. Oh! quelle vie heureuse, dont on se délivre
comme de la peste 3 !
361
Cf. C, 87; Facg., II, 96; Hat., XXV, 33; Mot.., I, i74; Mich., 887.
1. Hue ergo cogitationes tuae tendant, hoc cura hoc opta, omnia
alia vota deo remissurus, ut contentus sis temet ipso et ex te nascenti-
bus bonis. Quae potest esse félicitas propior? (Sénèque, Lettre, XX, 8
de Hœr. Pelag. V. 1.) Jansénius, dansun autre chapitre où il dénonce
la a superbe philosophique et pélagienne », rappelle la supériorité
que Sénèque attribue au sage sur Dieu : « unde hortatur alibi ut homo
contentus sit semet ipso et ex se nascentibus bonis. » Cette citation va re-
joindre ce que Pascal connaissait de l'idéal stoïcien par Epictète et Du
Vair, et aussi par Montaigne : « La vertu se contente de soy, sans
disciplines, sans paroles, sans effects » et plus loin : « ie ne laisse pas,
en pleine iouïssance de supplier Dieu, pour ma souveraine requeste,
qu'il me rende content de moy mesme et des biens qui naissent de
moy. » (I, 38.) Cf. Charron, Sagesse, IV, vi.
a. Pascal avait lu le chapitre des Essais (II, ni) où Montaigne
résume la lettre 70 de Sénèque qui est une longue apologie du suicide.
Les Stoïciens considéraient que le suicide était toujours permis :
« Les Stoïciens disent que c'est vivre convenablement à la nature,
pour le sage, de se despartir de la vie, eneores qu'il soit en plein
heur, s'il le faict opportunément. » Le suicide était même recom-
mandé lorsqu'il s'agissait de rendre service à sa patrie, de se soustraire
à un crime, à la pauvreté, à la maladie ou à la folie. Cette théorie
n'était pas pour les Stoïciens incompatible avec l'optimisme, parce
qu'ils étaient panthéistes : l'harmonie intérieure de l'homme qui défi-
nissait le bonheur du sage est une partie et une image de l'harmonie
cosmique, et la mort réunit l'homme au monde dont Dieu est l'âme. Le
souvenir de Montaigne s'unit ainsi dans l'esprit de Pascal à celui de
Jansénius pour condamner du point de vue de l'expérience et du monde,
comme du point de vue de la religion, le naturalisme des Stoïciens.
3. O vitam seiîicet beatissimam sapientis, qua ut fruaturmortis quserit
auxilium. (Jansénius, De statu purse naturx, II, vin.)
SECTION VI. 275
397] 362
Ex senafus-consultis et plebiscitis\..
Demander des passages pareils2.
2i4] 363
3 Ex senatus-consultis et plebiscitis scelera exer'
centur. Sen., 588 \
Nihil tant absurde dici poiest quod non dicatur ab
aliquo philosophorum. Divin5.
362
Cf. Facg., I, 3o5; Hat., Prou., 398 et 29g; Moi., Prov., n4; Mich.,,
6a5.
1. « Le sage Danclarais, oyant reciter les vies de Socrates, Pytha-j
goras, Diogenes, les iugea grands personnages en toute aultre chose
mais trop asservis à la révérence des loix : pour lesquelles auctoriser
et seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur
originelle ; et non seulement par leur permission plusieurs actions
vicieuses ont lieu, mais encore à leur suasion : ex senatus consultis
plebisquescitis scelera exercentur. (Mont., III, 1. La citation latine est
de Sénèque,Ep. g5.) — Cf. Charron, Sagesse, I, xxxvn, 7 et le fr. 294. !
2. Ce fragment est enclavé dans le fr. 921 qui contient une.
série de réflexions relatives à la querelle des Provinciales. Il nous
semble que les passages pareils, ce sont ceux des fragments suivants,!
empruntés à Montaigne. Nous reproduisons les passages de Montaigne
qui les commentent, et qui expliquent l'intérêt que Pascal y avait
trouvé.
363
Cf. B., 2i4; C, 3i4; C, 4o6; Faug., II, 4oa; Hat., XXV, 201; Mol.,
I, 171 ; Mich., /|58.
3. [Nihil turpius est.]
4. Mont. III, 1, p. 588 de l'édition de i65a.
5. [Sen] « Elle [la philosophie] a tant de visages et de variété, et a
tant dict, que touls nos songes et resveries s'y treuvent; l'humaine
fantasie ne peult rien concevoir, en bien et en mal, qui n'y soit; nihil
tant absurde dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. »
Mont., Apol. La citation est de Cicéron, de Divin, II, 58. — Cf. Des-
276 PENSÉES.
Quibusdam destinatis sententiis consecratl quœ non
probant coguntur dejendere. Cic1.
Ut omnium rerum sic liUerarum quoque intempe-
rantia laboramus. Senec2.
Id maxime quemque decet, quod est 3 cujusque saum
maxime*. Sen. 588.
Hos natura modos primum dédit* . Georg.
cartes, Disc, de laméth., II: « Ayant appris dès le collège qu'on ne
saurait rien imaginer de si étrange et si peu croyable qu'il n'ait été
dit par quelqu'un des philosophes. »
i. « La liberté doncques et gaillardise de ces esprits anciens pro-
duisoit, en la philosophie et sciences humaines, plusieurs sectes d'opi-
nions différentes ; chascun entreprenant de iuger, et de choisir, pour
prendre party. Mais à présent que les hommes vont touts un train,
qui certis quibusdam destinatisque sententiis addicti et consecrati sunt, ut
eiiam, quse non probant, cogantur defendere..., on ne regarde plus ce
que les monnoyes poisent et valent, mais chascun à son tour les rece-
vra selon le prix que l'approbation commune et le cours leur donne. »
(Mont. Apol.) — La citation est de Cicéron, Tiisc, II, 3.
2. « En aulcune chose l'homme ne sçait s'arrester au poinct de son
besoing... il se taille de la besongne bien plus qu'il n'en peult faire,
et bien plus qu'il n'en a affaire, estendant l'utilité du sçavoir, autant
qu'est sa matière : ut omnium rerum, sic litterarum quoque intemperaniia
laboramito', et Tacitus a raison de louer la mère d'Agricola, d'avoir
bridé en son fils un appétit trop bouillant de science. » Mont., III,
xii. — La citation (Sénèque, Ep. 106) se retrouve chez Charron
(Sagesse, III, *u, i3.)
3. [Suum.]
4. « La voye de la vérité est une et simple'; celle du proufit particulier,
et de la commodité des affaires qu'on a en charge double, ineguale et
fortuite. I'ay veu souvent en usage ces libertez contrefaictes et arti-
ficielles, mais le plus souvent sans succez : elles sentent volontiers
leur asne dVEsope, lequel, par émulation du chien, veint à se iecter
tout gayement, à deux pieds, sur les espaules de son maistre • mais
autant que le chien recevoit de caresses, de pareille feste, le pauvre
asne en receut deux fois autant de bastonnades : id maxime quemque
decet, quod est cuiusque suum maxime. » (Mont., III, i. La citation est
de Cic. de Off. I, Si.)
5. Montaigne fait l'éloge des «nations» qu'on appelle « barbares»
SECTION VI. 277
Paucis opus est litteris ad bonam mentemi.
Si quanclo turpe non sit*, tamen non est non turpe
quum id a multitudine laudetur3.
Mihi sic usus est, tibi ut opus est facto, Jac. Ter4.
295] 364 : ; ?
Rarum est enim utsatis sequisque vereatur0.
Tôt circa unum caput tumiilluantes deos6.
et qui ne connaissent rien de notre civilisation : « Combien trouveroit il
[Plalon] la republique qu'il a imaginée, esloingnee de cette perfec-
tion
Hos natura modos primum dédit, »
(I, 3o. — Citation de Virgile, Georg., II, 20.)
1. « Il ne nous fault guère de doctrine pour vivre à notre ayse :
et Socrates nous apprend qu'elle est en nous, et la manière de l'y
trouver et de s'en ayder. Toute cette nostre suffisance, qui est au delà
de la naturelle, est à peu prez vaine et superflue ; c'est beaucoup si
elle ne nous charge et trouble plus qu'elle ne nous sert : paucis opus
est litteris ad mentem bonam. » (Moat., III, xn. — La citation est de
Sénèque, Ep. 106 ; elle a été reprise par Charron, Sagesse, III, xiv, 16.)
2. [Non.]
3. « Est-ce raison de faire despendre la vie d'un sage, du iugement
des fols?... Ego hoc iudico, si quando turpe non sit, tamen non esse non
turpe, quum id a multitudine laudetur. » Mont., II, xvi (Citation de
Cicéron, de Fin., II, i5).
4. « le ne me mesle pas de dire ce qu'il fault faire au monde,
d'aultres assez s'en meslent, mais ce que i'y fois.
Mihi sic usus est : tibi, ut opus est facto, face. »
Mont. I, xxvii. — Le vers cité est de Térence : Heautont., I, i, 28.
364
Cf. B., 3i4; Faug., II, 4o4; Mich., 583.
5. [SeM.] _ « La plus grande chose du monde, c'est de savoir estrc
à soy... qu'il se flatte et se caresse, et surtout se régente, respectant
et craignant sa raison et sa conscience, si bien qu'il ne puisse sans
honte bruncher en leur présence. Rarum est enim ut satis se qmsque verea-
tur. » (Mont., I, xxxvm.) — La citation est de Quintilien, X, 7 j
elle a été reprise par Charron, Sagesse, III, vi, 6.)
6. « Nous entraisnons tout avecques nous; d'où il s'ensuit que nous
Î78 PENSÉES.
Nihïl turpius quam cognilioni assertionem prœcur-
rere. Gic1.
Necmepudet, ut istos , fateri nescire quid nesciam2.
Melius non incipient3.
229] 365
Pensée. — Toute la dignité de l'homme est en la
pensée. Mais qu'est-ce que cette pensée? Qu'elle est
sotte 4 !
La pensée est donc une chose admirable et incom-
parable par sa nature. Il fallait qu'elle eût d'étranges
estimons grande chose nostre mort, et qui ne passe pas si ayseement,
ny sans solenne consultation des astres ; tôt circa unum caput tumul-
tuantes deos. » (Mont. II, xm.) — La citation est de Sénèque le
Rhéteur, Suasor., I, l\. — Cf. Charron, Sagesse, I, xl, 3.
1. « Oyez les régenter ; les premières sottises qu'ils mettent en
avant, c'est au style qu'on establit les religions et les loix. Nihil est
turpius, quam cognilioni et perceptioni assertionem approbationemque
prsecurrere... L'affirmation et l'opiniastreté sont signes exprez de
bestise. » (Mont., III, xm. — La citation est tirée des Académiques,
I, xui, 45.)
2. « C'est par manière de devis que ie parle de tout, et de rien
par manière d'advis, nec me pudet, ut islos, fateri nescire quid nesciam :
ie ne serois pas si hardy à parler, s'il m'appartenoit d'en estre
creu. » (Mont., III, xi. La citation est de Cicéron, Tusc., I, 25.)
3. « le fuysles complexions tristes et les hommes hargneux, comme
les empestez; et aux propos que ie ne puis traicter sans interest et
sans esmotion, ie ne m'y mesle, si le debvoir ne m'y force : melius non
incipient quam desinent. » (Mont., III, x.) — La citation est de Sé-
nèque (Ep., 72), traduite plus loin par Montaigne lui-même :« De
combien il est plus aysé de n'y entrer pas, que d'en sortir l »
365
Cf. B., 3g4; C. 365; P. R., IX, 2; Bos., II, xvn, 64; Faog., II, 85;
Hav., XXIV, 53 bis; Mol., I, 73 ; Mich., 491.
4- Le titre et le premier paragraphe ont été écrits postérieurement
au second qui commençait ainsi : Lu pensée est une chose.
SECTION VI. 279
défauts pour être méprisable ; mais elle en a de tels
que rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande par
sa nature ! qu'elle est l basse par ses défauts !
79] 366
2L,espritde ce souverain juge du monde n'est pas
si indépendant, qu'il ne soit sujet à être troublé par
le premier tintamarre qui se fait3 autour de lui Ml
ne faut 5 pas le bruit d'un canon pour empêcher ses
pensées : il ne faut que le bruit d'une girouette ou
d'une poulie6. Ne vous étonnez pas s'il ne raisonne
pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses
oreilles7 ; c'en est assez pour le rendre incapable de
bon conseil8. Si vous voulez qu'il puisse trouver la
1. [FaiMe.]
366
Cf. B., i4; C.,3i;P.R., XXV, 9; Bos., I, n, 12 ; Faog., 11,53; Hat.,
III, 9 ; Mol., I, 4o; Mich., 224.
2. [La souveraine intelligence de] ce [monarque de l'univers se trou-
ble.]
o. [Dans le voisinage.]
4. « Ce ne sont pas seulement les fiebvres, les bruvages, et les
grands accidents qui renversent nostre iugeinent, les moindres choses
du monde le tournevirent. » (Mont., Apol.)
5. [Que le bruit d'une girouette, cloche ou.]
6. [Pour interrompre.]
7. [Il n'en faut pas davantage ; attendez qu'elle soit loin de lui pour
lui parler ; sa raison n'est pas en liberté, chasses la mouche qui bour-
donne à ses oreilles.] — Cf. Montaigne : « I'ay l'esprit tendre et facile à
prendre l'essor : quand il est empesché a part soy, le moindre bour-
donnement de mouche l'assassine. » (III, xiii.)
8. Bon conseil, c'est-à-dire décision saga. Cf. Régnier, Elégie I :
Et quel sage conseil en mon àme puis-je prendre?
Et Corneille, Cinna, IV, 4 :
Hélas ! de quel conseil est capable mon âme ?
280 PENSÉES.
vérité1, chassez cet animal qui tient sa raison en '
échec et trouble cette puissante intelligence qui
gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant dieu
que voilà ! 0 ridicolosissimo eroe I :
83] 367
La puissance des mouches : elles gagnent des
batailles2, empêchent notre âme d'agir, mangent
notre corps 3.
433] 368
Quand on 4 dit que le chaud n'est que le mouve-
I. [il n'en faut pas davantage pour tenir] sa raison en échec et trou-
bler cette puissante intelligence [qui se rend [il ne saura trouver la
vérité si vous ne la chassez.]
367
Cf. B., 6; C, 18; Faug., XXV, iao; Mol., I, 4o; Mich., 23q.
a. « Qu'on descouple mesine de nos mouches aprez, elles auront
et la force et le courage de le dissiper [l'homme]. De fresche mémoire
les Portugais assiégeants la ville de Tamly, au territoire de Xiatine,
les habitants d'icelle portèrent sur la muraille grand'quantité de
ruches, de quoy ils sont riches ; et avec du feu chassèrent les abeilles
si visvement sur leurs ennemis, qu'ils abandonnèrent leur entreprinse
ne pouvants soutenir leurs assaults et piqueures : ainsi demeura la vic-
toire et liberté de leur ville à ce nouveau secours. » (Mont., ApoL~)
3. « Quant à la force, il n'est animal au monde en butte de tant
d'offenses, que l'homme : il ne nous fault point une baleine, un élé-
phant et un crocodile, ny tels aultres animaux, desquels un seul est
capable de desfaire un grand nombre d'hommes ; les pouils sont suffi-
sants pour faire vacquer la dictature de Sylla : c'est le desieusner d'un
petit ver, que le cœur et la vie d'un grand et triumphant empe-
reur. » (76td.)
368
Cf. B., 374; C, 33a; Faug., I, aoi ; Hav., XXV, 10; Mol., II, i49;
Mich., 719
4- On, c'est Descartes. D'une part, Descartes fait consister la
pensée uniquement dans la réflexion consciente, et il est ainsi amené
SECTION VI. 281
ment de quelques globules, et la lumière le conalus
recedendi que nous sentons, cela nous étonne. Quoi !
que le plaisir ne soit autre chose que le ballet des
esprits ? Nous en avons conçu une si différente idée !
et ces sentiments-là nous semblent si éloignés de ces
autres que nous disons1 être les mêmes que ceux que
nous leur comparons ! Le sentiment du feu, cette
chaleur qui nous affecte d'une manière tout autre
que l'attouchement, la réception du son et de la
lumière, tout cela nous semble mystérieux, et
cependant cela est grossier comme un coup de
pierre. Il est vrai que la petitesse des esprits qui
à attribuer au corps toutes les fonctions de l'homme qui ne portent
pas la marque de cette réflexion, où il est passif plutôt qu'actif,
comme les différentes espèces de sensations. D'autre part tout ce qui
est matériel se réduit pour lui au mouvement, et il est amené ainsi à
tenter une explication purement mécaniste des sensations. Toutes les
sensations dérivent donc d'un choc primitif, et les différences de
nature que nous croyons discerner entre elles, se réduisent à des dif-
férences de grandeur et de rapidité. Le conalus recedendi est la force
centrifuge dont sont animés « tous les corps qui se meuvent en rond
pour s'éloigner des corps autour desquels ils se meuvent. » (Les Prin-
cipes de la Philosophie. Partie III, ch. 54). Les esprits animaux sont
ce des parties du sang très subtiles et qui se meuvent très vite, car,
dit Descartes, ce que je nomme ici des esprits ne sont que des corps ».
(Traité des Passions, ire partie, art. X.) — La science moderne semble
avoir confirmé cette vue cartésienne suivant laquelle les différents
sens seraient des modifications et des raffinements du toucber pri-
mitif; en revanche, le passage des conditions physiologiques de la
sensation au sentiment que nous en prenons et qui la constitue en
tant que fait de conscience, semble être demeuré tout à fait
mystérieux malgré l'affirmation de. Pascal. Du point de vue scien-
tifique au moins, le progrès aurait consisté à considérer comme
une énigme ce que Descartes croyait pouvoir poser comme une
solution.
i . La Copie donne en marge qu'on nous dit, qui serait en effet mieux
attendu.
282 PENSÉES.
entrent dans les pores touche d'autres nerfs, mais ce
sont toujours des nerfs touchés.
/l20] 369
La mémoire est nécessaire pour toutes1 les opéra-
tions de la raison2.
**i£
142J 370
[Hasard donne les pensées, et hasard les ôte :
point d'art pour conserver ni pour acquérir3.
369
Cf. B., 368; C, 3a4; Faug., I, aa3; Hat., XXV, ih; Mol., II, i/j2 ;
Mich., 679.
1. Toutes en surcharge.
2. Pour concevoir la portée de cette remarque, il faut se référer à
la doctrine cartésienne. Selon Descartes les moments du temps étaient
réellement indépendants les uns des autres; à chaque moment du
temps correspondait une création nouvelle du monde, et des vérités
nécessaires qui sont pour Descartes des créatures de Dieu. Dès lors,
il n'y a aucune garantie pour que la proposition reconnue vraie à un
moment donné le soit encore à un autre moment, ni même pour
qu'elle ait subsisté telle quelle dans l'esprit. Il n'y a donc de certi-
tude éibsolue que dans l'intuition immédiate, dans l'évidence. Mais
l'évidence est inhérente aux seules idées simples. C'est pourquoi
Descartes recommandera, dans toute démonstration complexe, de par-
courir aussi rapidement que possible les différentes étapes de la
déduction afin de se rapprocher autant qu'il se peut de l'unité de
l'intuition et de se mettre en garde contre les défaillances et les
surprises de la mémoire. Par ces quelques mots, on voit où Pascal
voulait en venir : si la mémoire est nécessaire à toutes les opérations
de la raison, il faut dire que la raison « loge son ennemi avec elle »,
et que toutes ses opérations sont ainsi frappées d'incertitude et mena-
cées d'erreur.
370
Cf. B., 333; C, 284; Faos., I, 216; Hat., XXIV, 92 et VI, 48 note;
Mol., I, lu ; Mien., 35i.
3. « Mon ame me desplaist, de ce qu'elle produict ordinairement ses
SECTION VI. 283
Pensée échappée, je la voulais écrire; j'écris, au
lieu, qu'elle m'est échappée.]
[Digression] \
i46] 371
[Quand j'étais petit, je serrais mon livre : et parce
qu'il m'arrivait quelquefois de... 2 en croyant l'avoir
serré, je me défiais..,]
437] 37a
En écrivant ma pensée elle m'échappe 3 quelque-
fois4; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse,
que j'oublie à toute heure ; ce qui m'instruit autant
que ma pensée oubliée, car je ne tends qu'à connaître
mon néant.
plus profondes resveries, plus folles et qui me plaisent le mieulx, à
l'improuveu et lorsque ie les cherche moins, lesquelles s'esvanouissent
soubdain, n'ayant sur le champ où les attacher. » (Montaigne, III, 5.)
1. Ce dernier mot est dicté; il est suivi dans le manuscrit de deux
lignes écrites d'une main étrangère et qui n'ont pas été déchiffrées.
371
Cf. Faug., T, 25o note; Mich., 302.
2. M. Faugère comble la lacune par les mots me tromper qui
donnent en effet le sens de la remarque de Pascal. Ce souvenir d'en-
fance ne laisse pas d'être intéressant parce qu'il nous indique à quel
point était naturel chez Pascal l'esprit de défiance et de scrupule qui
devait l'amener au jansénisme, et que le jansénisme ne pouvait encore
que développer.
372
Cf. B.,369; C, 324; P. R., XXVIII, 35; Bos., I, ix, 5i ; Faug., I.,ai6;
Hav., VI, 48; Mol., I, 4a; Mich., 733.
3. [Mais.]
4. [Mais... j'apprends au moins de là] ma faiblesse.
284' PENSEES.
137] 373
Pyrrhonisme. — J'écrirai ici mes pensées sans
ordre, et1 non pas peut-être dans une confusion sans
dessein : c'est le véritable ordre, et qui marquera
toujours mon objet par le désordre même. Je ferais 2
trop d'honneur à mon sujet, si je le traitais avec
ordre, puisque je veux montrer qu'il en est inca-
pable 3.
"81] 374:
Ce qui m'étonne le plus est de voir que tout le
monde n'est pas étonné de sa faiblesse. On agit
sérieusement; et chacun suit sa condition, non pas
parce qu'il est bon en effet de la suivre puisque la
mode en est, mais4 comme si chacun savait certaine-
ment où est la raison et la justice5. On se trouve
déçu à toute heure ; et, par une plaisante humilité,
on croit que c'est sa faute, et non pas celle de l'art,
373
Cf. B., 33o; G., 380; P. R., XXXI, 27; Bos., I, thi, i et I, ix, 55 ;
Faug., II, 96; Hat., VI, 1; Mol., I, 167; Mich., 34i.
1. Et en surcharge
2. [Honneur.]
3. Mont., III, v: « Nostre vie est partie en folie, partie en pru-
dence : qui n'en escript que reveerement et régulièrement, il en laisse
en arrière plus de la moitié. »
374
Cf. B., 8; G., ai; P. R., XXV, 1; Bos., I, ti, i; Faug., II, 98; Hat.»
III, 1; Mol., I, 4i ; I, 169; Mich., 228.
4. De non pas à mais addition en marge de la main de Pascal,
5. Cf. fr. 207 sqq.
SECTION VI. 285
qu'on se vante toujours d'avoir1. Mais il est bon qu'il
y ait tant de ces gens-là au monde, qui ne soient pas
pyrrhoniens, pour la gloire du pyrrhonisme, afin de
montrer que l'homme est bien capable des plus
extravagantes opinions, puisqu'il est capable de
croire qu'il n'est pas dans cette faiblesse naturelle et
inévitable, et de croire2 qu'il est, au contraire, dans
la sagesse naturelle.
Rien ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu'il
y en a qui ne sont point pyrrhoniens : si tous
l'étaient, ils auraient tort3.
no] 375
4 [J'ai passé longtemps de ma vie en croyant qu'il
y avait une justice6, et en cela je ne me trompais
pas ; car il y en a, selon que Dieu nous l'a voulu
révéler. Mais je ne le prenais pas ainsi, et c'est en
quoi je me trompais ; car je croyais que notre jus-
tice était essentiellement juste6 et que j'avais de quoi
la connaître et en juger. Mais je me suis trouvé tant
i. Cf. fr. 425.
3. De croire, ajouté par Pascal à ce qu'il avait dicté.
3. C'est-à-dire qu'ils auraient tort de dénoncer la faiblesse et la
présomption de l'espèce humaine, puisque tous les hommes se seraient
élevés à ce qui est pour eux la sagesse suprême.
375
Cf. B., 326; C, 33a; P. R., XXIX, éd. 1669, p. 293 ; Faug., II, 129;
Mol., I, 94; Mich., 283.
4. C'est cette pensée qui a été retranchée de l'édition déjà impri-
mée des Pensées (Cf. Pièces justificatives, p. clxii et p. clxxviii.)
5. [Mais déjà j'ai tant changé [croyais.]
6. La fin de la phrase en surcharge.
286 PENSEES.
de fois en faute de jugement droit, qu'enfin je suis
entré en défiance de moi et puis des autres. J'ai vu
tous les pays et hommes changeants ; et ainsi, après
bien des changements de jugement touchant la véri-
table justice 1 , j'ai connu que notre nature n'était
qu'un continuel changement, et je n'ai plus changé
depuis; et si je changeais, je confirmerais mon
opinion.
Le pyrrhonien Arcésilas qui redevint dogma-
tique2.]
*83] 376
Cette secte se fortifie par ses ennemis plus que par
ses amis ; car la faiblesse de l'homme parait bien da-
1. [Je n'ai plus changé.]
2. En redevenant dogmatique, Arcésilas aurait prouvé par son revi-
rement même l'inconstance de i'esprit humain et la fragilité de toute
philosophie, fut-ce du scepticisme lui-même. Maintenant est-il vrai
qu'Arcésilas était redevenu dogmatique ? L'avait-il été ? Il avait quitté
l'école de Théophraste pour celle de Crantor, et il succéda à Cratès
dans la direction de l'Académie qui devint avec lui une école de dia-
lectique négative, tournée en particulier contre le dogmatisme de
Zenon le Stoïcien. En ce sens Arcésilas devint pyrrhonien : Platon par
devant, Pyrrhon par derrière, telle était la devise attribuée à la Nouvelle
Académie. Mais ce scepticisme lui-même a-t-il fini par n'être qu'une
apparence, ne recouvrait-i! pas une doctrine mystérieuse réservée
aux initiés? C'est ce que semble insinuer une allusion de Gicéron
clans les Académiques (II, xvm, 60), et ce que développe, avec trop
de précision peut-être, saint Augustin dans un texte du Contra Aca-
demicos (I, xvn, 38) qui aura sans doute renseigné Pascal. La cri-
tique moderne fait sur cette tradition les réserves les plus justifiées.
(Cf. Brochard, Les Sceptiques grecs, p. 11 4, sqq.)
376
Cf. B., 0; C, 2a; Bos., I, vi, 3; Faug., II, 9S ; IIav., III, 2; Mol., I,
1G9; Mien., a4i.
SECTION VI. *8?
vantage en ceux qui ne la connaissent pas qu'en ceux
qui la connaissent1.
437] 377
Les discours d'humilité sont matière d'orgueil aux2
gens glorieux, et d'humilité aux humbles. Ainsi
ceux du pyrrhonisme sont matière d'affirmation
aux affirmatifs3; peu parlent de l'humilité humble
ment; peu, de la chasteté chastement ; peu, du pyr-
rhonisme en doutant4. Nous ne sommes que men-
1. « L'ignorance qui se sçait, qui se juge, et qui se condamne, ce
n'est pas une entière ignorance ; pour l'estre, il fault qu'elle s'ignore
soy-mesme. » (Mont., ApoL). Cf. fr. 327.
377
Cf. B., 308; C, 326; P. R., XXIX, 16; Bos., I, it, 20; Facg., I, 207;
Hav., VI, 17; Mol., I, 116; Mich., 732.
2. [Superbes et.]
3. Mont., Apol. : « Quiconque imaginera une perpétuelle confes-
sion d'ignorance, un iugement sans pente et sans inclination, à quel-
que occasion que ce puisse estre, il conceoit le pyrrhonisme. l'ex-
prime cette fantasie autant que ie puis, parce que plusieurs la
trouvent difficile à concevoir, et les aucteurs mesmes la représentent,
un peu obscurément et diversement. »
4. « le veois les philosophes pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer'
leur générale conception en aucune manière de parler; car il leur
fauldroit un nouveau langage : le nostre est tout formé de propositions
affirmatives, qui leur sont du tout ennemies ; de façon que, quand ils
disent : « le doubte », on les tient incontinent à la gorge, pour leur
faire avouer qu'au moins assurent et sçavent ils cela, qu'ils doub-
lent » (Mont., Apol). — Cf. le commentaire qui nous est rapporté
dans l'entretien avec M. de Saci : « Il [Montaigne] met toutes choses
dans un doute universel et si général, que ce doute s'emporte soi-
même, c'est-à-dire s'il doute, et doutant même de cette dernière sup-
position, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel;
et sans repos, s'opposant également à ceux qui assurent que tout est
incertain et à ceux qui assurent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne
veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi et dans cette
288 PENSÉES.
songe1, duplicité, contrariété, et nous cachons et
nous déguisons à nous-mêmes 2.
109] 378
Pyrrhonisme. — L'extrême esprit est accusé de
folie \ comme l'extrême défaut ; rien que la médio-
crité n'est bon. G est la pluralité qui a établi cela, et
qui mord quiconque1 s'en échappe par quelque bout
que ce soit. Je ne m'y obstinerai pas, je consens bien
qu'on m'y mette, et me refuse d'être au bas bout,
non pas parce qu'il est bas, mais parce qu'il est bout ;
ignorance qui s'ignore, et qu'il appelle sa maîtresse forme, qu'est l'es-
sencedeson opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif. »
1. {Fausseté.] — Omnis homo mendax, Rom., III, /*.
2. Cf. !a fi i» du fr. 100, et la maxime de la Rochefoucaud citée
eu noie.
378
Cf. B., 47o; C, 375; P. R., uît., XXIX, si; Bos., I, a, 17; Faug.,
II, 99; Hat., VI, 1/4; Mol., I, n5; Mich., 281.
3. « De quoy se faict la plus subtile folie, que de la plus subtile
sagesse ? Comme des grandes amitiez naissent des grandes inimitiez :
des santez vigoreuses, les mortelles maladies : ainsi des rares et visves
agitations de nos âmes, les plus excellentes manies et plus destrac-
quees; il n'y a qu'un demi tour de cheville à passer de l'un à l'aultre.
Aux actions des hommes insensez, nous veoyons combien proprement
la folie convient avecques les plus vigoreuses opérations de nostre
ame. Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage d'entre la
folie avec les gaillardes eslevations d'un esprit libre, et les effects
'd'une vertu suprême et extraordinaire ? Platon dict les melancholiques
plus disciplinables et excellents : aussi n'en est-il point qui ayent tant
de propension à la folie » (Mont., Apol). Cf. Charron, De la Sarjesse,
|liv. I, ch. xiv, part. i5. On lit dans la Rochefoucauld: « La plus
subtile folie se fait de la plus subtile sagesse. » (Ed. iGG5, n° i34,
^supprimée depuis); et l'on sait qu'une école d'aliénistes contemporains,
l'école de Moreau de Tours, a repris la même thèse : le génie est une
névrose, et il y a une parenté étroite entre le génie et la folie.
!\. [Veut.]
SECTION VI. 289
car je refuserais de même qu'on me mît au haut1.
C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu.
La grandeur de l'âme humaine consiste à savoir s'y
tenir2; tant s'en faut que la grandeur soit à en sortir,
qu'elle est à n'en point sortir3.
*$l] 379
Il n'est pas bon d'être trop libre ; il n'est pas bon
d'avoir toutes les nécessités \
i4i] 380
Toutes les bonnes maximes sont dans le monde ;
1. « Nous secouons icy les limites et dernières clostures des
sciences, ausquelles l'extrémité est vicieuse, comme en la vertu. Tenez
vous dans la route commune ; il ne fait pas bon estre si subtil et si:
fin... le vous conseille en vos opinions et en vos discours, autant qu'en
vos mœurs et en toute aultre cbose, la modération et l'attrempance »'
(76id.). — LaBruyère exprime dans un ordre différent de considéra-
tions, une pensée analogue : « Tienne qui voudra contre desigrandes
extrémités ; je ne veux être, si je le puis, ni malheureux, ni heureux ;;
je me jette et me réfugie dans la médiocrité » (Des biens de Fortune^).
2. [Non à en savoir.]
3. « Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rengent au
modèle commun et humain avecques ordre, mais sans miracle, sans
extravagance. » (Montaigne.)
379
Cf. B , i5; C, 33;Faug., I, 223; Hav., XXV, 72; Mol., I, tu ; Mich.,
18G.
[\. C'est-à-dire tout ce qui est nécessaire à la vie. Littré cite ce
passage de Bossuet : « Ceux qui le plaignaient [l'homme qui criait
malheur à Jérusalem], ceux qui le maudissaient, ceux qui lui don-
naient ses nécessités, n'entendirent jamais de lui que ces terribles
paroles. » Disc, sur l'Hist. univ., II, 8.
380
Cf. B., 33i; C, 282; P. B., XXIX, i3 ; Bos., I, ix, 1; Faug., I, ao5 ;
I, 187 ; Hav., VI, 1 ; VI, 1 bis; Mol., II, 25i ; I, io3; Mien., 34g.
PENSÉES. II — 19
290 PENSÉES.
on ne manque qu'à les appliquer1. Par exemple, on
ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour
défendre le bien public, et plusieurs le font; mais
pour la religion, point.
Il est nécessaire qu'il y ait de l'inégalité parmi les
hommes, cela est vrai ; mais cela étant accordé, voilà
îa porte ouverte, non seulement à la plus haute do-
mination, mais à la plus haute tyrannie.
Il est nécessaire de relâcher un peu l'esprit ; mais
cela ouvre la porte aux plus grands débordements 2.
Qu'on en marque les limites. Il n'y a point de bor-
nes dans les choses : les lois y en veulent mettre 3,
et l'esprit ne peut le souffrir \
S3] 381
Si on est trop jeune, on ne juge pas bien3; trop
vieil, de même.
Si on n'y songe pas assez6, si on y songe trop,
on s'entête, et on s'en coiffe.
1. Cf. fr. 97 : « on ne pèche qu'en l'application. »
2. Débordement commençait à s'employer d'une façon absolue. Cf.
Corneille, Cinna, V, 2:
Pour ses débordements, j'en ai chassé Julie.
3. Les lois... mettre en surcharge.
4. « Il est malaysé de donner bornes à nostre esprit » (Mont. Apol.).
■ — Pascal avait lu aussi dans un Discours de Balzac adressé à Des-
cartes : « C'est ôter dans la morale les bornes que la raison y a mises
pour marquer la différence de chaque chose » (Troisième Discours).
38i
Cf. B., 5; C, 18; P. R, XXV, 3; Bos., I, yi, 2; Faug., II, 75 ; Hav.,
III, 2 bis; Mol., I, 4o; Mien., 38i.
5. Si c'est un enfant qui iuge, il ne sçait que c'est. » (Mont.,
Apol.). — « Tandis qu'on est jeune, on ne juge sainement de rien »
(Méré, Œuvres, t. I, p. 24o).
6. M. Havet conjecture ici une lacune : « Il n'est pas vrai qu'on
SECTION VI. 291
Si on considère son ouvrage incontinent après
l'avoir fait, on en est encore tout prévenu ; si trop
longtemps après, on [V^y entre plus.
Ainsi les tableaux vus de trop loin — et de trop
près ; et il n'y a qu'un point indivisible2 qui soit le
véritable lieu : les autres sont trop près, trop loin,
trop haut ou trop bas. La perspective l'assigne dans
l'art de la peinture ; mais dans la vérité et dans la
morale, qui l'assignera3?
433] 382
Quand tout se remue également, rien ne se remue
s'entête et qu'on s'encoiffe en n'y songeant pas assez. » Nous devions
soumettre cette opinion au lecteur ; il nous semble pourtant que les
natures primesautières et ardentes s'engouent aisément et s'obstinent
dans leur goût, parce qu'elles ne considèrent pas assez les objets et ne
réflécbissent pas suffisamment à leurs imperfections. La ponctuation
du manuscrit doit donc être suivie ici, comme l'a fait déjà observer
M. Molinier.
1 . Pascal a écrit : on y entre.
2. Indivisible en surcharge.
3. Pascal avait lu dans l'Apologie ces réflexions qui terminent la
partie où est exposée la diversité des impressions sensibles : « Au de-
mourant, qui sera propre à iuger de ces différences ? Gomme nous
disons, aux débats de la religion, qu'il nous fault un iuge non attaché
à l'un ny à l'aultre party, exempt de choix et d'affection ; ce qui ne se
peult parmy les chrestiens : il advient de mesme en cecy : car s'il est
vieil, il ne peult juger du sentiment de la vieillesse, estant luy
mesme partie en ce débat ; s'il est ieune, de mesme ; sain, de mesme ;
de mesme malade, dormant et veillant : il nous fauldroit quelqu'un
exempt de toutes ces qualitez, afin que, sans préoccupation de juge-
ment, il iugeast de ces propositions comme à luy indifférentes ; et, à
ce compte, il nous fauldroit un iuge qui ne feust pas. » Cf. fr. n4.
382
Cf. B., 378; C, 337; P. R., XXIX, 22 ; Bos., 1, ne, 37; Faug., I, 192;
Hav., VI, 2/i; Mol., ï, q5; Mien., 721.
292 PENSÉES.
en apparence1, comme en un vaisseau. Quand tous
vont vers le débordement, nul n'y 2 semble aller ;
celui qui s'arrête fait remarquer l'emportement 3 des
autres, comme un point fixe.
43i] 383
Ceux qui sont dans le dérèglement * disent a ceux
qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent °
de la nature, et ils la croient suivre : comme ceux
qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont
au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il
faut avoir un point fixe 6 pour en juger. Le port juge
ceux qui sont dans un vaisseau ; mais où prendrons-
nous un port dans la morale 7 ?
1. Pascal avait écrit d'abord : Quand tout se remue, rien ne se
renia"; ou voit qu'en se relisant il a renoncé à cet effet de style, qui
était acheté au prix de la clarté.
2. [Va.]
3. À propos de ce terme emportement, Littré cite cette remarque
du P. Bouhours : « Nous avons vu naître ce mot sans que nous
sachions précisément qui en est l'auteur. Il naquit durant les guerres
civiles ; et on ne le prit d'abord que pour un mouvement et un trans-
port de colère. » — Pour le sens général où il est employé ici, voir
le fr. 194 et la note au mot emporté, supra. , p. 109.
383
Cf. B., 377; G., 336; P. R., XXIX, 3a, Bos., I, ix, 4; Faug., I, 192;
Hav., VI, k\ Mol., I, g5 ; Mich., 714.
4. Bourdaloue emploie également ce mot au sens absolu : « N'en-
tend-on pas dire sans cesse que tout est renversé dans le monde, que
le dérèglement y est général, qu'il n'y a ni âge, ni sexe, ni état qui
en soit exempt? » Pensées, t. I, p. i36, ap. Littré.
5. De la nature et ils la croient suivre, surcharge.
6. [Comme le port.}
7. M. Lanson rapproche de ce fragment un chapitre des entretiens
d'Epictète (II, xi) où Épictète proposa comme « le commencement,
SECTION VI. 293
229I 384
Contradiction f est une mauvaise marque de vérité.
Plusieurs choses certaines sont contredites ; plusieurs
fausses passent sans contradiction. Ni la contradic-
tion n'est marque de fausseté, ni l'incontradiction
n'est marque de vérité.
343] 385
Pyrrhonisme. — Chaque chose est ici vraie en
partie, fausse en partie. La vérité essentielle n'est pas
ainsi : elle est toute pure et toute vraie 2 ; ce mélange
de la philosophie l'invention d'une certaine règle, comme la balance
pour les corps pesants ou le cordeau pour les corps droits ou courbes...
Il y a une règle... pourquoi ne la cherchons-nous pas et ne la trou-
vons-nous pas » ?
384
Cf. B., 82; G., 109; P. R., XXXI, i3; Bos., I, vi, a3 ; Faug., I, 2i5;
Hav., III, 17; Mol., I, 32a; Mien., 489.
1. Est une mauvaise, surcharge. — Sur la première copie on lit la
correction suivante : Contradiction est une mauvaise marque de fausseté.
La rédaction de Pascal crée en effet une équivoque. Marque de vérité
veut dire moyen de discerner le vrai, et non pas comme plus bas,
signe positif de vérité. D'autre part la contradiction n'est pas la
contradiction logique, régie par le principe d'identité, mais le dé-
menti de fait, la négation opposée à l'affirmation. Ainsi entendue, la
contradiction ne saurait constituer, aux yeux de Pascal, un critérium
delà vérité. Cf. fr. 260, 261 et 902.
385
Cf. B., 335; C, 271; Bos., II, 1 et 53; Faug., II, 97; Hav., VI, 60;
Mol., I, 168; Mich., 592.
2. « La voye de la vérité est une et simple. » (Montaigne, III,
1.) « Toute cette justice usuelle et de pratique n'est point vraiment
et parfaitement justice, et l'humaine nature n'en est pas capable non
plus que de toute autre chose en sa pureté » (Charron, Saf)esse} III,
294 PENSÉES.
la déshonore et l'anéantit. Rien n'est purement vrai ;
et ainsi rien n'est vrai, en1 l'entendant du pur vrai.
On dira qu'il est vrai que 2 l'homicide est mauvais ;
oui, car nous connaissons bien le mal et le faux3.
Mais que dira-t-on qui soit bon?4 la chasteté ? je dis
crue non, car le monde finirait. — Le mariage ? non :
la continence vaut mieux5. — De ne point tuer?
non, car les désordres seraient horribles, etG les
méchants tueraient tous les bons7. — De tuer ?
non, car cela détruit la nature. — Nous n'avons ni
vrai ni bien qu'en partie, et mêlé de mal et de
faux8.
1. [Prenant Je.]
2. [L'adultère.]
3. « C'est une maladie naturelle à l'homme de croire qu'il possède
la vérité directement... au lieu qu'en effet il ne connaît naturellement
que le mensonge, et qu'il ne doit prendre pour véritables que les
choses dont le contraire lui paraît faux. » Réflexions sur l'Esprit
géométrique. Les exemples que cite ici Pascal à l'appui de sa
thèse sont empruntés à une conception de la vie morale qui rappelle
celle d'Àristote : la vertu est un juste milieu entre des extrêmes qui
sont des vices. Seulement Aristote admettait une vertu qui n'était pas
susceptible d'excès, et c'était précisément la contemplation de la
vérité. Pour un pvrrhonien, cette vertu spéculative est une chimère.
4. « Choisissons la plus nécessaire et plus utile [action] de l'humaine
société ; ce sera le mariage : si est ce que le conseil des saincts
trouve le contraire party plus honneste. » (Mont., III, i.)
5. Cf. au fr. 93 1, l'application de cette maxime à la morale relâ-
chée des Casuistes.
6. [L'on tuerait.]
7. Réponse anticipée à l'interprétation de l'Évangile fondés sur ce
précepte : ne résiste pas au méchant, que Tolstoï a rendue célèbre de
nos jours.
8. Cf. Montaigne : II, xx. « Nous ne goustons rien de pur. La fai-
blesse de nostre condition faict que les choses, en leur simplicité et
pureté naturelle, ne puissent pas tumber en nostre usage. »
SECTION VI. 29#
38i] 385
Si nous rêvions toutes les nuits la même chose,
elle nous affecterait autant que les objets que nous
voyons tous les jours; et si1 un artisan était sûr de
rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est
roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un
roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant,,
qu'il serait artisan.
Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes
poursuivis par des ennemis, et agités par ces fan-
tômes pénibles2, et qu'on passât tous les jours en
diverses occupations, comme quand on fait voyage,
on souffrirait presque autant que si 3 cela était véri-
table, et on appréhenderait le dormir, comme on
appréhende le réveil quand on craint d'entrer dans
de tels malheurs en effet4. Et en effet il ferait 5 à peu
près les mêmes maux que la réalité.
Mais parce que6 les songes sont tous différents, et
qu'un même se diversifie, ce qu'on y voit affecte
bien moins que ce qu'on voit en7 veillant, à cause
de la continuité, qui n'est pourtant pas si continue
et égale qu'elle ne change aussi, mais moins brusque^
335
Cf. B., 418; C, 39.; P. R-, XXI 17; Bos I ti, 3o; Facg, II, 1»
note; Hat., III, i4; Mol., I, 168; Mica., 608.
1. [On.]
2. Et qu'on... voyage en surcharge.
3. [On.]
4. La phrase suivante en surcharge.
5. [Presque.]
6. [Le sommeil change de fantaisie.]
7. [Effet.]
296 PENSEES.
ment1, si ce n'est rarement, comme quand on voyage ;
et alors on dit : Il me semble que je rêve ; car
la vie est un songe un peu moins inconstant2.
no] 387
3 [11 se peut faire qu'il y ait de vraies démonstra-
1. Si ce ri1 est... voyage surcharge.
2. « Ceux qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la rai-
son, à l'adventure, plus qu'ils ne pensoient. Quand nous songeons,
nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins que
quand elle veiile ; mais si plus mollement et obscurément, non de tant,
certes, que la différence y soit comme de la nuict à une clarté visvej
ouy, comme de la nuict à l'ambre : là elle dort, icy elle sommeille ;
plus et moins, ce sont tousiours ténèbres, et ténèbres cimmeriennes.
Nous veillons dormants, et veillants dormons. le ne veois pas si clair
dans le sommeil ; mais quant au veiller, ie ne le treuve iamais assez
pur et sans nuage : encores le sommeil, en sa profondeur, endort par
fois les songes ; mais nostre veiller n'est iamais si esveillé qu'il purge
et dissipe bien à poinct les resveries, qui sont les songes des veillants,
et pires que songes. Nostre raison et nostre ame recevant les fantaisies
et opinions qui luy naissent en dormant, et auctorisant les actions de
nos songes de pareille approbation qu'elle faict celles du iour, pour-
quoi ne mettons nous en doubte si nostre penser, nostre agir, est pas
un aultre songer, et nostre veiller quelque espèce de dormir ? » (Mont.
Apol.) — Pour le dogmatisme antique l'objet perçu dans la veille avait
une réalité intrinsèque, tandis que l'objet du rêve était imaginaire.
11 suffisait au scepticisme de montrer que nous ne pouvons démontrer
que nous ne rêvons pas dans notre prétendu état de veille, pour en
Itirer une conclusion ruineuse pour le dogmatisme. Aussi Descartes
se servira-t-il d'un semblable argument pour nier la réalité immédiate
du monde extérieur. Mais en même temps la doctrine cartésienne per-
mettra de distinguer d'une autre façon la réalité perçue des illusions du
jrêve : les rêves sont incohérents tandis que l'objet de la pensée normale
forme un système cohérent; la réalité, selon la formule de Leibniz,
est un ensemble de rêves bien liés, et c'est ce qu'indique déjà Pascal,
quoiqu'à vrai dire il insiste surtout sur le côté négatif de la thèse.
387
Cf. B., 326; C, 276; Faug., II, 98; Mot., I, 171; Mich., a84.
3. Le fragment est mutilé dans le manuscrit, les premiers mots se
trouvent dans la copie seulement.
SECTION VI. 297
tions; mais cela n'est pas certain. Ainsi, cela ne
montre autre chose, sinon qu'il n'est pas certain que
tout soit incertain1, à la gloire du pyrrhonisme2.]
23] 388
Le bon sens. — Us sont contraints de dire : Vous
n'agissez pas de bonne foi ; nous ne dormons
pas, etc. — Que j'aime à voir cette superbe raison
humiliée et suppliante3! Car ce n'est pas là le lan-
gage d'un homme à qui on dispute son droit et qui
le défend les armes et la force à la main. Il4 ne
s'amuse pas à dire qu'on n'agit pas de bonne foi,
mais il punit cette mauvaise foi par la force.
73] 389
L'Ecclésiaste montre que l'homme sans Dieu est
1. [Tant le pyrrhonisme. [univ... [puissant.]
2. Dans l'Entretien avec M. de Saci, Montaigne est présenté
comme le pur pyrrhonien : « Il y détruit insensiblement tout ce qui passe
pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le con-
traire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour
faire voir seulement que, les apparences étant égales de part et d'autre,
on ne sait où asseoir sa créance. » Cf. Apol. : « Ils se sont réservé un
merveilleux advantage au combat, s'estant deschargez du soin de se cou-
vrir : il ne leur importe qu'on les frappe, pourveu qu'ils frappent j et
font leurs besongues de tout. »
388
Cf. B., i4; C, 3a; Faug., II, i35; Hav, XXV, 36; Mol., I, i7o;
Mich., 5o.
3. « Je vous avoue, Monsieur, que je ne puis voir sans joie dans
cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres
armes. » (Entretien avec M. de Saci.)
£. [Ne dira pas.]
389
Cf. B., ,1; C, 4o; Faug., II, i35; H.v., XXV, 37; Mol, I, i59 ;
Micu., 20O.
293 PENSÉES.
dans l'ignorance de tout1, et dans un malheur iné-
vitable ; car c'est être malheureux que de vouloir2
et ne pouvoir. Or il veut être heureux, et assuré
de quelque vérité ; et cependant il ne peut ni sa-
voir, ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même
douter.
447] 390
Mon Dieu ! que ce sont de sots discours : Dieu
aurait-il fait le monde pour le damner? demanderait-
il tant de gens si faibles ? etc. — Pyrrhonisme est
le remède à ce mal3, et rabattra cette vanité4.
1. Pascal se réfère en particulier au verset 17 du chap. vm : « Et
j'ai compris que l'homme ne peut trouver la raison d'aucun des ouvrages
divins qui sont sous le soleil ; et plus il aura travaillé pour trouver,
moins il aura trouvé : le sage eût-il dit qu'il connaît, il ne pourra
trouver. »
3. [Sans.]
390
Cf. B., 46G; C, a65; Faug., II, 99; Hat., XXV, 3/,; Mol., I, 3i5 ;
Micu., 780.
3. Pascal vise ici les plus fortes objections qu'on puisse faire, du
point de vue rationaliste, au christianisme et surtout au jansénisme.
Dieu est-il juste quand il destine tant de créatures à la damnation
alors qu'il leur a refusé la force nécessaire au salut ? Mais juger de la
justice de Dieu, c'est supposer qu'on possède une définition de la jus-
tice absolue ; voilà la vanité que rabat le pyrrhonisme ; le pyrrhonisme
empêche l'homme de se soulever contre Dieu.
4. Pascal se souvient de Y Apologie de R. Sebond : « Le moyen
que ie prends pour rabattre cette frénésie, et qui me semble le plus
propre, c'est de froisser et fouler aux pieds l'orgueil et l'humaine
fierté ; leur faire sentir l'inanité, la vanité et deneantise de l'homme ;
leur arracher des poings les chestives armes de leur raison ; leur faire
baisser la teste et mordre la terre soubs l'autorité et révérence de la
muiesté divine. » Cf. V Entretien avec M. de Saci.
SECTION VI. 29S
423] 391
Conversation. — Grands mots : la Religion, je la
nie1.
Conversation. — Le pyrrhonisme sert à la Reli-
gion2.
*97] 39a
3 Contre le pyrrhonisme. — [...C'est donc une
chose étrange qu'on ne peut définir ces choses sans
les obscurcir4. Nous en parlons en toute sûreté.]
Nous supposons que tous les conçoivent de même
391
Cf. B., 36g; C, 3a6; Faug., II, 160; Hav , XXV, Blibis; Mot., I, 17^;
Micu., 685.
1. Les copies lisent : Grands mois à la religion, je la nie. La lec-
ture que nous donnons a été déjà proposée par M. Molinier.
2. Cf. le jugement de Montaigne sur le pyrrhonisme : « Combien,
et aux loix de la religion, et aux loix politiques, se trouvent plus
dociles, et aysez à mener, les esprits simples et incurieux, que ces
esprits surveillants et paidagogues des causes divines et humaines ! Il
n'est rien en l'humaine invention où il y ayt tant de verisimilitude et
d'utilité. » (Apol.J.
392
Cf. B., 37 bis ; CL, 57 ; P. R., XXXI, 5 ; Bos., II, vi, 21 ; Faug., II, 107;
Hav., III, i5; Mol., I, 170; Mich., 427.
3. [Ordre.]
4. [Éclaircir.] — « C'est ce que la géométrie enseigne parfaitement.
Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement,
nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce
que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu'ils signi-
fient, à ceux qui entendent la langue, que l'éclaircissement qu'on en
voudrait faire apporterait plus d'obscurité que d'instruction. » {Ré-
flexions sur l'Esprit géométrique.)
300 PENSÉES.
sorte ; mais nous le supposons bien gratuitement,
car nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien
qu'on applique ces mots dans les mêmes occasions,
et que toutes les fois ! que deux hommes voient un
corps changer de place, ils expriment tous deux la
vue de ce même objet par le même mot, en disant,
l'un et l'autre, qu'il s'est mû; et2 de cette confor-
mité d'application on tire une puissante conjecture
d'une conformité d'idées : mais cela n'est pas abso-
lument convaincant 3, de la dernière conviction,
quoiqu'il y ait bien à parier pour l'affirmative, puis-
qu'on sait4 qu'on tire souvent les mêmes consé-
quences de suppositions 6 différentes 6.
Cela suffit pour embrouiller au moins la matière,
non que cela éteigne absolument la clarté naturelle
qui nous assure de ces choses7, les académiciens
auraient gagé8; mais cela la ternit, et trouble les
1. [Qu'un corps change] de place [nous disons tous qu'il se remue.]
2. Cette conformité d'application [fournit bien.]
3. De la dernière à puisqu'on sait en surcharge.
k. [Qu'en bonne logique [que des choses vraies et fausses se tirent sou-
vent les mêmes conséquences.]
5. [Contraires.]
6. Nous ne nous entendons jamais sur les choses, mais sur l'expres-
sion des choses ; car les hommes communiquent par le langage, et non
directement par la pensée. Or l'expression est un rapport de signe à
chose signifiée, et c'est évidemment courir le risque de se tromper
que de conclure de l'identité du signe à l'identité de la chose signi-
fiée. Un quiproquo peut se prolonger longtemps avant d'être dissipé :
il n'est donc pas contradictoire d'imaginer un quiproquo assez bien
réglé pour qu'il ne puisse jamais être éclairci, et cela suffit aux scep-
tiques.
7. [Mais cela la ternit.]
S. C'est-à-dire auraient parié. Voici comment la Logique de Port-
Royal expose la différence des académiciens et des pyrrhoniens : « Les
SECTION VI. 30i
dogmatistes, à la gloire de la cabale pyrrhonienne,
qui consiste à cette ambiguïté ambiguë, et dans1 une
certaine obscurité2 douteuse, dont nos doutes ne
peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières natu-
relles en chasser toutes les ténèbres 3.
*i57] 393
4 C'est une plaisante chose à considérer, de ce
qu'il3 y a des gens dans le monde qui, ayant renoncé
à toutes les lois de Dieu et de la nature, s'en sont
fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement,
comme par exemple les soldats de Mahomet0, les
voleurs, les hérétiques, etc.7. Et ainsi les logiciens.
uns se sont contentés de nier la certitude en admettant la vraisem-
blance, et ce sont les nouveaux académiciens : les autres, qui sont les
pyrrhoniens, ont même nié cette vraisemblance, et ont prétendu que
toutes choses étaient également obscures et incertaines. » (4e partie,
ch. Ier.) Cf. Montaigne, Apologie de R. Sebond.
1. [Un certain jour sombre.]
2. [Que nos lumières naturelles ne sauraient éclaircir à plein.]
3. Au verso de ce fragment le titre i. La Raison et la fin d'une
phrase barrée [d'une chose et [de cette nature. Dieu est le commencement
et la fin. Eccl. Eccli.] — (Cf. Apocal. XXI, 6, Ego sum A et Q : initium
et finis).
393
Cf. B., 4io; C, 3S7; P. R., XXXI, 19; Bos., I, ix, 5a; Hat., VI, 49 ;
Mol., I, 99; Mich., 38o.
4. Ecrit par Mme Périer.
5. Expression conforme à l'usage du xvne siècle : « Ce n'est pas
tant la mort qui me trouble que de ce qu'il est fâcheux d'être pendu. »
(Molière, M. de Pourceaugnac, III, 2.) — Le fragment commençait
d'abord par : Il y a des gens.
6. [Etc.]
7. « Le roi Philippus feit un amas des plus meschants hommes et
incorrigibles qu'il peut trouver, et les logea tous en une ville qu'il
leur feit bastir, qui en portoit le nom : j'estime qu'ils dressèrent, des
302 PENSÉES.
Il semble que leur licence doive être sans aucunes
bornes, ni barrières, voyant qu'ils en ont1 franchi
tant de si justes et de si saintes.
8] 394
Tous leurs principes sont vrais, des pyrrhoniens,
des stoïques, des athées, etc. Mais leurs conclusions
sont fausses, parce que les principes opposés sont vrais
aussi.
**A89] 395
Instinct, Raison^. — Nous avons une impuissance
de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous
avons une idée de la vérité, invincible à tout le
pyrrhonisme3.
vices mesnies, une contexture politique entre eulx, et une commode
et iuste société. » (Montaigne. III, iv). — « Si j'avais, écrit Voltaire à
d'Alembert, des citoyens h persuader de la nécessité des lois, je leur
ferais voir qu'il y en a partout, même au jeu, qui est un commerce
de fripons ; même chez les voleurs. » Les logiciens qui sont assi-
milés aux janissaires et aux voleurs, ce sont les sceptiques qui sont des
raisonneurs à outrance : seulement s'ils acceptent les lois du raison-
nement, c'est provisoirement et afin de montrer que tout raisonnement
supposant des principes admis sans démonstration est arbitraire et
incertain.
] . [Tant.]
Hay., XXV, 29; Mol., I, i73
II, 1, 2; Faug., II, 99; Hav.,
2. Cf. fr. 344 : « Instinct et raison, marques de deux natures. »
o. La première phrase a été écrite, la seconde phrase a été dictée
par Pascal.
394
Cf. B.,
MiCH
358;
., 20,
c,
3i4 ; Faug., Il
> T92;
395
Cf. B.,
VIII,
i96;G,
9 ; Mol.
7;P.B.
j 1, i69;
, XXI,
MiCH.,
2 ; Bos,
8G6.
SECTION VI. 303
^73] 396
Deux choses instruisent l'homme de toute sa na-
ture : l'instinct et l'expérience '.
i65] 397
La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se
connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misé-
rable.
C'est donc être misérable que2 de [se] connaître
misérable ; mais c'est être grand que de connaître
qu'on est misérable.
3g4] 398
Toutes ces misères-làmêmesprouvcntsagrandeur3;
ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi
dépossédé *.
396
Cf. B., 47; C, 68; Bos., I, iv, 10; Faug., I, 226 ; Hav., I, 10 bis; Mol.,
I, 38; Mich., 562.
1. L'instinct semble être l'aspiration au bien, souvenir de notre
perfection primitive ; l'expérience est la connaissance de notre misère
et de notre chute.
397
Cf. B., 4o;C, 60; P. R., XXIIT, 3 ; Bos., I, iv, 3; Faug., II, 82 ; Hav.,
I, 3 ; Mol., I, 71 ; Mich., âoo.
2. [D'être] remplacé par de connaître.
398
Cf. B., 4o; G., 60; P. R., XXIII, 3; Bos., I, iv, 3; Faug., II, 82;
Hav., I, 3; Mol., I, 71; Mich., 622.
3. [Et toutes ces grandeurs prouvent.]
4. Allusion à Persée, fr. 409 et k 10.
304 PENSÉES.
Première copie 225] 399
On n'est pas misérable sans, sentiment : une mai-
son ruinée ne Test pas; il n'y a que l'homme de mi-
sérable: Ego virvidensi.
75] 400
Grandeur de l'homme. — Nous avons une si grande
idée de l'âme de l'homme, que nous ne pouvons
souffrir2 d'en être méprisés, et de n'être pas dans l'es-
time d'une âme ; et toute la félicité des hommes con-
siste dans cette estime 3.
429] 401
Gloire. — Les bêtes ne s'admirent point. Un che-
val n'admire point son compagnon ; ce n'est pas qu'il
n'y ait entre eux de l'émulation à la course, mais
c'est sans conséquence ; car, étant à l'étable, le plus
pesant et plus mal taillé n'en cède pas son avoine à
399
Cf. C, 433; Faug., II, 82; Hat., XXV, 82; Mol., I, 72; Mich., 907.
1. Début du troisième chapitre des Lamentations de Jérémie : Ego
vir videns paupertatem meam in virga indignationis ejus. Me minavit,
et adduxit in tenebras, et non in lucem.
400
Cf. B., 97 ; G., 9; P. R., XXIII, 5; Bos., I, iv, 5; Fadg., II, 80; Hav.,
I, 5; Mol.,I, 06; Mich., 212.
2. [D'jêtre.
3. Cf. fr. i48.
401
Cf. B.,374;C, 33r; P. R.,uZt.,XXXÏ, a5; Bos.,I,x, i5 ; Faug.,I,3o4^
Hav., VII, i5; Mol., I, 87; Mich., 706.
SECTION VI. 305'
l'autre, comme les hommes veulent qu'on leur fasse.
Leur vertu se satisfait d'elle-même1.
4o5j 402
Grandeur del'homme dans sa concupiscence même,
d'en avoir su2 tirer un règlement admirable, et d'en
avoir fait un tableau de la charité 3.
419] 403
Grandeur. — Les raisons des effets 4 marquent la
1. Cf. fr. 36 1 et les notes. Port-Royal éclaircit ainsi les deux der-
nières lignes: a II n'en est pas de même parmi les hommes; leur
vertu ne se satisfait pas d'elle-même; et ils ne sont point contents, s'ils
n'en tirent avantage contre les autres. »
402
Cf. B., 45; C, 65; Facg., I, 226; Hav., XXIV, 80 ter ; Mol., I, io4 ,
Mich., 64 1.
2. [Faire.]
3. Cette pensée de Pascal est longuement et ingénieusement déve-
loppée par Nicole, dans un chapitre du Traité de la Grandeur (Pre-
mière partie, ch. vi) : Que la cupidité prend dans le monde la place de
la charité pour remplir les besoins des hommes, et que c'est l'ordre poli-
tique qui la règle, et qui l'applique au service des hommes. « Quelle
charité serait-ce que de bâtir une maison tout entière pour un autre,
de la meubler, de la tapisser, de la lui rendre la clé à la main? la
cupidité le fera gaîment... Il a donc fallu un art pour régler la cupi-
dité, et cet art consiste dans l'ordre politique, qui la retient par la
crainte de la peine, et qui l'applique aux choses qui sont utiles à la
société. » — Cf. le Traité de la charité et de l'amour -propre.
403
Cf. B., 376is; C, 57; Faug., I, 220; Hav., XXIV, 80 bis, Mol., I, 10/I ;
Mich., 675.
/J. Voir les derniers fragments de la section V (328-337) qui
définissent le fondement de l'ordre politique
TENSÉES II — 20
306 PENSÉES.
grandeur de l'homme, d'avoir tiré de la concupiscence
un si bel ordre1.
Première copie 2 5 5] 404
La plus grande bassesse de l'homme est la recherche
de la gloire, mais c'est cela même qui est la plus
grande marque de son excellence ; car, quelque pos-
session qu'il ait sur la terre, quelque santé et commo-
dité essentielle qu'il ait, il n'est pas satisfait, s'il n'est
dans l'estime des hommes. Il estime si grande la rai-
son de l'homme, que, quelque avantage qu'il ait sur
la terre, s'il n'est placé avantageusement aussi dans
la raison de l'homme, il n'est pas content. C'est la
plus belle place du monde, rien ne le peut détourner
de ce désir, et c'est la qualité la plus ineffaçable du
cœur de l'homme.
Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et les
égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés
et crus, et se contredisent à eux-mêmes par leur
propre sentiment 2 ; leur nature, qui est plus forte
1. Cf. Charron : « Le désir d'honneur et de gloire, et la queste
de l'approbation d'autrui est une passion vicieuse, violente, puissante,
de laquelle a été parlé en la passion d'ambition ; mais très utile au
public, à contenir les hommes en leur devoir, à les éveiller et échauffer
aux telles actions, témoignage de la faiblesse et insuffisance humaine,
qui à faute de bonne monnaie emploie la courte et la fausse. » (Sagesse,
I, LX.)
404
Cf. C, 47i , P. R., XXIIÏ, 5; Dos., I, iv, 5, Faug., II, 80; Hay., I,
5 bis ; Mol., I, 67 ; Mich., 927
2. « Veoyons les dernières paroles d'Epicurus, et qu'il dicten mou-
rant, elles sont grandes, et dignes d'un tel philosopbe, mais si ont
elles quelque marque de la recommendation de son nom, et de cette
humeur qu'il avait descriee par ses préceptes » (Mont. II, xvi.)
SECTION VI. 307
que tout1 , les convainquant de la grandeur de l'homme
plus fortement que la raison ne les convainc de leur
bassesse.
7:;l 405
Contradiction2. — Orgueil, contrepesant3 toutes
les misères : ou il cache ses misères ; ou, s'il les dé-
couvre, il se glorifie de les connaître4.
Première copie 267] 406
L'orgueil contrepèse et emporte 5 toutes les
1. Nous empruntons la note suivante à M. Droz (Etude sur le scepti-
cisme de Pascal, 1886, p. 211) : « La « nature, qui est plus forte que
tout », cela est peut-être emprunté à Grégoire de Naziance, Second
discours sur la paix, p. 1 : « t\ epu-aiç, f(ç oùosv [i'.aid-s;ov. » Grégoire
de Naziance était un des auteurs favoris de M. Hermant, qui en a
même traduit quelques ouvrages. »
405
Cf. B., 2i ; C, 4o; P. R , XXIV, 3; Bos., I, v, a ; Facg., II, 89; Hav.,
II, 2; Mol., I, 90; Mica., 201.
2. [Désir de vérité, justice.]
3. L'emploi de ce verbe est peut-être chez Pascal une réminiscence
de ses écrits scientifiques : « II faudrait toujours un même poids pour
contrepeser l'eau. » Équilibre des liqueurs, I.
£. « 0 malheur de l'homme, où ce qu'il y a de plus épuré, de plus
sublime, de plus vrai dans la vertu, devient naturellement la pâture
de l'orgueil ! Et à cela quel remède, puisqu'encore on se glorifie du
remède même? En un mot, on se glorifie de tout, puisque, même on
se glorifie de la connaissance qu'on a de son indigence, et de son
néant ; et que les retours sur soi-même se multiplient jusqu'à l'infini. »
(Bossuet, Traité de la Concupiscence.rch.. xxm.)
406
Cf. G., 473; Bos., II, xvii, 10; Faug., II, 86; Ha.V., XXIV, 10 bis;
Mol., I, 90; Mich., 934.
5. Contreptser c'est faire équilibre; emporter c'est déplacer l'équi-
308 PENSÉES.
misères1. Voilà un étrange monstre, et un égarement
bien visible : le voilà tombé de sa place, il la cherche
avec inquiétude ; c'est ce que tous les hommes font,
voyons qui l'aura trouvée.
i4i] 407
Quand la malignité2 a la raison de son côté,
elle devient fière, et étale la raison en tout son
lustre.
libre, en faisant pencher le plateau de la balance. Cf. Amyot :
« Démosthène, l'ayant soupesée, s'esmerveilla du poids qui estoit
grand, et demanda combien de poids elle emportoit; et Harpelus en
se riant lui répondit : elle t'emportera vingt talents. » Vie de Démos-
thène, 36, apud Littré.
1. « La presumption est nostre maladie naturelle et originale. La
plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c'est l'homme et
quand et quand la plus orgueilleuse. » (Mont., Apol.) — Cf. Char-
ron : « Ce sont deux choses qui semblent bien se heurter et empes-
cher, que misère et orgueil, vanité et présomption : voilà une
estrangement monstrueuse nature que l'homme. » (Sagesse, I, pré-
face au chap. xxxvi.)
407
Cf. P., 33i; C, 282; P. R., XXIX, n;Bos., I, ix, i5 ; Fmjg., I, 209;
Hav., VI, 12; Mol., I, 124; Mich., 340.
2. La malignité, c'est d'une façon générale l'esprit mauvais, la
nature pervertie par Pégoïsme. Or le fond de cette malignité, c'est
l'orgueil ; aussi tout lui est-il occasion d'orgueil, la force d'abord
quand la raison est de son côté, et la faiblesse aussi : l'homme qui n'a
pas réussi à vaincre la nature, s'en fait un titre de gloire, comme
s'il recouvrait par là son indépendance, et devenait plus grand en se
soustrayant à la loi de Dieu. Cette interprétation serait éclairée par
ce passage de Bossuet : « L'orgueil dont nous parlons consiste dans
une certaine fausse force, qui rend Pâme indocile et fière, et ennemie
de toute crainte ; et qui, par un amour excessif de sa liberté, le fait
aspirer à une espèce d'indépendance : ce qui est cause qu'elle trouve
un certain plaisir particulier à désobéir, et que la défense l'irrite. »
(Traité de la Concupiscence, ch. xiv.)
SECTION VI. 30D
Quand l'austérité ou le choix sévère n'a pas réussi
au vrai bien, et qu'il faut revenir à suivre la nature,
elle devient Hère par ce retour.
i34] 40(8
Le mal est aisé, il y en a une infinité; le bien
presque unique 1 ; mais un certain genre de mal est
aussi difficile à trouver que ce qu'on appelle bien, et
souvent on2 fait passer pour bien à cette marque ce
mal particulier3. Il faut même une grandeur extraor-
dinaire d'âme pour y arriver, aussi bien qu'au
bien4.
43
Cf. B., 3a8; C, 278; Bos., I, ix, 64; Faug., I, i93; Hav., VI, 61;
Mol., I, 88; Mien., 337.
1. [Il arrive souvent.] — « Les Pythagoriciens, dit Montaigne,
font le bien certain et finy, le mal infiny et incertain. Mille routes
desvoyent du blanc, une y va. » (Essais, I, ix, cf. Charron, Sagesse,
III, ix, 4.) — Saint-Cyran écrit (Lettres spirituelles, LVI) « Il y a
mille moyens de nous perdre et, il n'y a qu'un pour nous sauver,
qui est l'humilité. »
a. [Le.]
3. La fin du fragment en surcharge.
4. Mont. : « Nos forces ne sont non plus capables de les ioindre
[les anciens] en ces parties là vicieuses qu'aux vertueuses ; car les unes
et les aultres partent d'une vigueur d'esprit qui estoit sans comparai-
son plus grande en eulx qu'en nous : et lès âmes, à mesure qu'elles
sont moins fortes, elles ont d'autant moins de moyen de faire ny fort
bien ny fort mal. » (I, xlix) Et ailleurs : « le veois, non une action,
ou trois, ou cent, mais des mœurs, en usage commun et receu, si
farouches, en inhumanité surtout et desloyauté, qui est pour moy la
pire espèce des vices, que ie n'ay point le courage de les concevoir
sans horreur; et les admire, quasi autant que ie les déteste : l'exercice
de ces meschancelez insignes porte marque de vigueur et force
d'âme, autant que d'erreur et desréglement. » (III, IX.) — Cf. fr. 225.
310 PENSÉES.
157] 409
La grandeur de l'homme . — La grandeur de l'homme
est si visible qu'elle1 se tire même de sa misère. Car
ce qui est nature aux animaux, nous l'appelons misère
en l'homme 2 ; par 011 nous reconnaissons que sa na ture
étant aujourd'hui pareille à celle des animaux, il est
déchu d'une meilleure nature, qui lui était propre
autrefois. Car qui se trouve malheureux de n'être pas
roi , sinon un roi dépossédé 3 ? Trouvait-on Paul Emile 4
malheureux de n'être plus consul ? Au contraire,
tout le monde trouvait qu'il était heureux de l'avoir
été, parce que sa condition n'était pas de l'être tou-
jours. Mais on trouvait Persée si malheureux de
n'être plus roi, parce que sa condition était de Fêtre
toujours, qu'on trouvait étrange de ce qu'il suppor-
tait la vie5. Qui6 se trouve malheureux de n'avoir
qu'une bouche 7 ? et qui ne se trouvera malheureux de
n'avoir qu'un œil? On ne s'est peut-être jamais avisé
<c g
Cf. B., 60; G., 61; P. R., XXIII, 4; Bw.,-1, iv, 4; Faug., II, Bx; Hat.,
I, k ; Mol., I, 71 ; Mich , 38i.
1. Est si visible quelle en surcharge.
2. [Ce n'est pas.]
3. [Quand.]
4- [Est-il.]
5. Souvenir de Montaigne : « Paulus .Emilius respondit à ce'uy
-que ce misérable roy de Macédoine, son prisonnier, lui envoyait
pour le prier de ne le mener pas en son triomphe : « Qu'il en face la
requeste à soy mesrae. » (I, xix.) L'anecdote est empruntée à Cicé-
j-on (Tusculanes, V, 4o) et à Plutarque (Vie de Paul-Émile, ch. xvn.)
G. [Est.\
7. [Et un.]
SECTION VI. 311
de 1 s'affliger de n'avoir pas trois yeux, mais on est
inconsolable de n'en point avoir2.
83] 410
Persée, roi de Macédoine, Paul Emile. — On repro-
chait à Persée, de ce qu'il ne se tuait pas.
Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous tou-
chent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un
instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous
élève.
1] 412
Guerre intestine de l'homme entre la raison et les
passions3.
1 . [Se fâcher.]
2. Cf. Spinoza : « Sic etiani videmus quod nemo miseretur infantis,
proplerea quod nescit loqui, ambulare, ratiocinari et quod denique tôt
annos quasi sui inscius vivat. At si plerique adulti, et unus aut alter'
infans nascerentur, tum unumquenique niisereret infantuœ, quia tum
ipsam infantiam, non ut rem nature cm et necessariam, sedut naturœ
vitium seu peccatum consideraret » (Ethique, Part. V, Prop. VI, Scliofie).
410
Cf. B., 5; C, 17; Faog., I, 235 et II, 8a note; Hat., I, 4 bis; Mol.,
ï, 72 ; Mien., ao3.
411
Cf. B., 3!3i ; C, 3i8; P. R., XXIV, 6; Bos., I, v, h ; Faug., II, Si;
Hav., II, k ; Mol., I, 0(3; Mictf., 120.
412
•Cf. B., 358; C, 3x5; P. B., IX, 8; Bos., II, xvn, G8 ; Faug., II, 79 ;
Hav., XXIV, 57; Mol., I, 82; Mien., 2.
3. « De qui pensez-vous, écrit Balzac dans une page célèbre, que
soient celles-ci? ces [paroles]: Nous sommes composés de deux en-
312 PENSEES.
S'il n'avait que la raison sans passions...
S'il n'avait que les passions sans raison...
Mais ayant l'un et l'autre1, il ne peut être sans
guerre, ne pouvant avoir paix avec l'un qu'ayant
guerre avec l'autre: ainsi2 il est toujours divisé et
contraire à lui-même.
48g] 413
Cette guerre intérieure de la raison contre les pas-
sions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont,
partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer3
aux passions et devenir dieux ; les autres ont voulu
renoncer à la raison et devenir bêtes brutes: Des4
nemis qui ne s'accordent jamais : la partie sublime de notre àme est
toujours en guerre avec la partie inférieure, l'homme est fait d'un Dieu
et d'une bête qui sont attachés ensemble. Si vous devinez l'auteur de ces
quatre lignes, je tous estimerai aussi grand usage que ceux qui pré-
dirent la naissance du roi Sapor. » (Dissertation au R. P. Domandre,
de Saint-Denis).
1. Etre sans guerre, ne pouvant en surcharge dans le manuscrit.
2. M. Michaut donne aussi.
413
Cf. B., i97; G., 8; P. R., XXI, a ; Bos., II, 1, 2; Facg., II, 91; Hat.,
VIII, 8; Mol., I, 175; Mich., 865.
3. [A la.]
4. Pascal avait d'abord écrit Barreaux, il ajoute le des, ce qui
tendrait à prouver que Pascal ne le connaissait qu'indirectement.
— Tallemant signale des Barreaux allant passer à Saint-Cloud la
semaine sainte pour faire, disait-il, son carnaval « avec Miton, grand
joueur » et il nous indique ainsi comment le nom de Des Barreaux
vient sous la plume de Pascal. Tallemant ajoute : « il prêche l'athéisme
partout où il se trouve... Bien loin de s'amender en vieillissant {Des
Barreaux était né en 1602) il fit une chr.uson où il y a :
« Et par ma raison ;e butte
A. devenir bête brute. »
SECTION VI. 313
Barreaux. Mais ils ne l'ont pu, ni les uns ni les
autres ; et la raison demeure toujours, qui1 accuse la
bassesse et l'injustice des passions, et qui trouble le
repos de ceux qui s'y abandonnent ; et les passions
sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent re-
noncer.
483] 414
Les hommes sont si nécessairement5 fous que ce
serait être fou par un autre tour de folie de n'être pas
fou3.
201] 415
La nature de l'homme se considère en deux ma-
nières : l'une selon sa fin4, et alors il est grand et
1. [Trouble le repos de ceux qui s'abandonnent.]
414
Cf. B., 197; C, 9; Bos., suppl., 10; Faug., I, 180; Hat., XXIV, 71 ;
Mol., I, 118; Mich., 848.
2. Nécessairement en surcharge.
3. Souvenir de Montaigne : a II fault avoir un peu de folie, qui ne
veult avoir plus de sottise, disent et les préceptes de nos maistres, et
encores plus leurs exemples » (III, ix) ; et ailleurs : « toute sapience
est insipide, qui ne s'accommode à l'insipience commune. » (III, ni.)
On cite encore ce mot d'Antonio Perez : Sois plutôt fou avec tous que
sage tout seul ; si tous sont fous, tu n'y perdras rien ; mais si tu restes
sage tout seul, ta sagesse passera pour folie, » qu'on peut rapprocher
des maximes de la Rochefoucauld: « C'est une grande folie de vou-
loir être sage tout seul » (23 1) et: « Qui vit sans folie n'est pas si
sage qu'il croit » (209).
415
Cf. B., 47; C, 68; Bos., I, iv, 10; Faug., II, 93; Hav., I, 10; Mot.,
î, 38; Mich., Ma.
4- [L'antre selon.]
314 PENSEES.
incomparable ; l'autre selon la multitude, comme on
iuge de la nature du cheval et du chien, par la mul-
titude1, d'y voir la course et animum arcendi2 ; et
alors l'homme est abject et vil. Et voilà les deux voies
qui en font juger diversement et qui font tant disputer
les philosophes.
Car l'un nie la supposition de l'autre ; l'un dit : Il
n'est pas né à cette fin : car toutes ses actions3 y ré-
pugnent ; l'autre dit* : Il s'éloigne de la fin quand il
fait ces basses actions.
161] 416
A. P. R. Grandeur et misère. — La misère5 se
concluant de la grandeur, et la grandeur de la misère,
les uns ont conclu la misère d'autant plus qu'ils
1. M. Gidel et M. Michaut proposent habitude d'y voir. M. Le
Goupils, ancien professeur de rhétorique au lycée de Rouen, m'a
donné l'interprétation grammaticale de la phrase. D'y voir la course
tombe directement sur on juge (Cf. Corneille, Cid, III, 1 ;
Je mérite la mort, de mériter sa haine.
Et Molière, Sganarellc
J'avais tout cru perdu, de crie:- de la sorte.)
L'opposition de la fin et de la multitude est l'opposition de la nature
idéale, conforme a la véritable destinée de l'être, et de la nature
réelle, conforme à la valeur effective du plus grand nombre des
êtres. Cette dualité de sens se retrouve aujourd'hui dans le mot
normal. L'homme normal, c'est tantôt l'homme moyen, et tantôt
l'bomme qui est exactement ce qu'il devrait être.
•'. Animum arcendi semble désigner l'instinct du cliien de garde.
3. [S'en éloignent.]
4. [il ne fait pas.]
41-6
Cf. B., 46; C, 66; P. R., X\T. '■: Bcs., II, 1, 'A et 5 ; F.ug, II, 83;
Hat., VIII, io; Mol., I, G5; Mien., 867.
5. [Tirant
SECTION VI. 315
en ont pris pour preuve la grandeur, et les autres
concluant la grandeur avec d'autant plus de force
qu'ils l'ont conclue de la misère même, tout ce1 que
les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n'a
servi que d'un argument aux autres pour conclure
la misère 2, puisque c'est être d'autant plus misérable
qu'on est tombé de plus haut ; et les autres3, au con-
traire. Ils se sont portés les uns sur les autres par un
cercle sans fin : étant certain qu'à mesure que les
hommes ont de lumière, ils trouvent et grandeur et
misère en l'homme. En un mot, l'homme connaît
qu'il est misérable : il est donc misérable, puisqu'il
l'est; mais il est bien grand4, puisqu'il le connaît.
47] 417
Cette duplicité3 de l'homme est si visible, qu'il y
en a qui ont pensé que nous avions deux âmes. Un
I. [Qii'j'Js ont.]
a. « li est bien vraiment misérable. Mais ce qui r'engrège encore
son mal et enchérit sa misère, c'est qu'il est tout plein du désir du
contraire : car il désire tant qu'il peut son bien aise, la béatitude,
l'immortalité, ce désir lui être planté au cœur, de nature même, dont
il ne peut se défaire. » (Charron, Discours I de la Rédemption du
monde.}
3. [Se servant des premiers.]
l\. [De connaître.]
417
Cf. B., 36o; C, 3i7; P. R., III, i3; Bos., II, v, 5;Faug., II, 81; Hat.,
XII, 8; -Mol., 1, 284 ; Mien., 122.
5. Duplicité est pris au sens propre ; formé de deux natures. Cf.
Amyot : « Toutefois qu'il y ait encore quelque duplicité et nieslange
en l'âme mesme, et quelque diversité de nature et différence entre la
partie raisonnable et Pirraisonnable. » De la vertu morale, apud Littré.
Dans l'examen de Cinna, Corneille parle de la « duplicité de lieu ».
316 PENSEES.
sujet simple leur paraissait incapable de telles et si
soudaines variétés d'une présomption démesurée à
un horrible abattement de cœur \
a35] 418
Il est dangereux de trop faire voir à l'homme
combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa
grandeur2. Il est encore dangereux de lui trop faire
voir sa grandeur3 sans sa bassesse. Il est encore
plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre.
Mais il est très avantageux de lui représenter l'un et
l'autre.
4 II ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux
bêtes, ni" aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre,
mais qu'il sache l'un et l'autre6.
1. « Cette variation et contradiction qui se veoid en nous, si sou-
ple, a faict que aulcuns nous songent deux âmes, d'aultres deux puis-
sances, qui nous accompaignent et agitent chascune à sa mode, vers
le bien l'une, l'aultre vers le mal ; une si brusque diversité ne se
pouvant bien assortir à un subiect simple. » {Essais, liv. II, ch. 1.) —
Un philosophe matérialiste du xvme siècle, La Mettrie, après avoir
rapporté la légende sur le vertige de Pascal (l'hallucination constante
d'un abîme à gauche), ajoute : « Grand homme d'un côté, il était à
moitié fou de l'autre. La sagesse avait chacun leur département ou
leur Lobe séparé par la faux. De quel côté tenait-il si fort attaché à
MM. de Port-Pioyal ? » {L'homme-machine. )
4x8
Cf. B., 45; G., 65; P. R., XXIII, 7;Bos., I, ir, 7; Faug., II, 85; Hav.,
I, 7; Mol., I, 68; Mich., 507.
2. Sans... grandeur, en surcharge.
3. [Mais il ne peut être.]
4- Ce second paragraphe est une addition, ou une variante, donnée
par les copies.
5. La seconde copie corrige : qu'il croie qu'il est égal aux anges.
6. Cf. Bossuet : « Il ne faut pas permettre à l'homme de se mé-
SECTION VI. 317
*444] 4*9
Je ne souffrirai1 point qu'il se repose en l'un, ni
en l'autre, afin qu'étant sans assiette et sans repos...
*44a] 420
S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le
vante ; et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il
comprenne qu'il est un monstre incompréhensible2.
487] 421
Je blâme également, et ceux qui prennent parti
priser tout entier, de peur que, croyant avec les impies que notre vie
n'est qu'un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans
conduite au gré de ses aveugles désirs... Tout est vain en l'homme, si
nous regardons ce qu'il donne au monde ; mais, au contraire, tout est
important si nous considérons ce qu'il doit à Dieu. Encore une fois
tout est vain, si nous regardons le cours de sa vie mortelle ; mais
tout est précieux, si nous contemplons le terme où elle aboutit. »
(Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre.')
419
Cf. B., a54; G., 470; Faug., II, 96; Mol., I, 70; Mich., 774.
1. [Pas.]
420
Cf. B., 48; C, 68; P. R., XXI, 4; Bos., II, 1, 4; Faug., II, 89; Hav.,
VIII, i4; Mol., I, 70; Mich., 760.
a. Cf. Bossuet. : « 0 mort ! nous te rendons grâces des lumières
que tu répands sur notre ignorance I Toi seule nous convaincs de
notre bassesse, toi seule nous fais connaître notre dignité. Si l'homme
s'estime trop, tu sais déprimer son orgueil ; si l'homme se méprise
trop, tu sais relever son courage ; et pour réduire toutes ses pensées
à un juste tempérament, tu lui apprends ces deux vérités... » (Sermon
sur la mort, 1662.)
421
Cf. B., 196; C, 7; Bos., I, iv, 9; Faug., II, 19; Hav., I, 9; Mol., I,
74; Mich., 860.
318 PENSÉES.
de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le
blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir ; et
je ne puis approuver que ceux qui cherchent en
gémissant.
63] 422
Il est bon d'être lassé et fatigué par l'inutile
recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au
Libérateur1.
Première Copie 45] 423
Contrariétés. Après avoir montré la bassesse et la
grandeur de V homme. — Que l'homme maintenant
s'estime son prix ; qu'il s'aime, car il y a en lui une
nature capable de bien ; mais qu'il n'aime pas pour
cela les bassesses qui y sont. Qu'il se méprise, parce
que cette capacité est vide ; mais qu'il ne méprise
pas pour cela cette capacité naturelle. Qu'il se haïsse,
qu'il s'aime : il a en lui la capacité de connaître la
vérité et d'être heureux ; mais il n'a point de vérité,
ou constante, ou satisfaisante.
Je voudrais donc porter l'homme à désirer d'en
422
Cf. B., 36i; C, 3i8; Faug., II, 9G; Hav., XXV, 33 bis ; Mol., I, i74 ;
MlCH., l68.
1. Cf. fr. i84 : « Lettre pour porter à rechercher Dieu. Et puis le
faire chercher chez les philosophes, pyrrhoniens et dogmatistes, qui
travaillent celui qui les recherche. » Et fr. 787 : « Ainsi je tends les
bras à mon Libérateur. »
423
Cf. C, 65; P. R., XXIII, 8; Bos., I, it, S; Faug., II, 90; Hav., I, 3;
Mol., I, 70.
SECTION VI. 31&
trouver, à être prêt, et dégagé de passions, pour la
suivre où il la trouvera, sachant combien sa con-
naissance s'est obscurcie par les passions ; je vou-
drais bien qu'il haït en soi la concupiscence qui le
détermine d'elle-même, afin qu'elle ne l'aveuglât
point pour faire son choix, et qu'elle ne l'arrêtât
point quand il aura choisi.
487] 424
Toutes ces contrariétés, qui semblaient le plus
m'éloigner de la connaissance, delà1 religion, est
ce qui m'a2 le plus tôt conduit à la véritable.
424
Cf. B., 196; C, 7; P. R., III, i4; Bos., II, iv, 5; Faug., IT, i46
Hat., XII, 9; Mol., I, 2$5; Mich., 8G1,
1. [Vraie.]
SECTION VII
377] 425
Seconde partie. Que l'homme sans la fol ne peut1
connaître1 le vrai bien, ni la justice. — Tous les
hommes recherchent d'être heureux; cela est sans
exception; quelques différents moyens qu'ils y em-
ploient, ils tendent tous à ce but3. Ce qui4 fait que
425
Cf. B., 65 ; C, 91 ; P. R-, XXI, 1 et III, 7 ; Bos., II, 1, 1 et II, v. 3 ;
Faug., Il, i3i ; Hav., Vili, 2; Mol., I, 1 43 ; Mich., Go5,
1. [JH.]
2. [Ni.]
3. C'est l'opinion commune de Jansénius et de Montaigne : « Veris-
sima estilla sententia beatam vitam onmcs velle. » (Augustinus, De Statu
purse naturœ, liv. II, ch. 7) — « Toutes les opinions du monde en
sont là, que le plaisir est nostre but; quoiqu'elles en prennent divers
moyens; aultrement on les chasseroit d'arrivée; car qui cscoutcroit
celuy qui, pour sa fin, establiroit nostre peine et mesaise ?.. Quoy
qu'ils dient, en la vertu mesine, le dernier but de nostre visée, c'est
la volupté. » (Essais, I, 19). Méré dit de même que « ebacun veut
être heureux. » (Disc, de la Conversation, p. i5.)
4. [Oblige] les uns [d' aller.]
PP.NSKES. II — -I
322 PENSÉES.
les uns vont à la guerre, et que les autres n'y vont
pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux,
accompagné de différentes vues1. La volonté [ne]
fait jamais la moindre démarche que vers cet objet.
C'est le motif de toutes les actions de tous les hom-
mes, jusqu'à ceux qui vont se pendre.
Et cependant, depuis un si grand nombre d'années,
jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point
où tous visent continuellement. Tous se plaignent2 :
princes, sujets; nobles, roturiers; vieux, jeunes:
forts, faibles; savants, ignorants; sains, malades3;
de tous pays, de tous 4 les temps, de tous âges et de
toutes conditions.
Une épreuve si longue, si continuelle et si uni-
forme3, devrait bien6 nous convaincre de notre im-
puissance d'arriver au bien par nos efforts7. Mais
l'exemple nous instruit peu: il n'est jamais si8 par-
faitement semblable, qu'il n'y ait quelque9 délicate
différence ; et c'est de là que nous attendons que
i. [Je n'écris ces lignes et on ne les lit que parce que je me procure
plus [on y trouve plus de satisfaction qu'à [on ne],
2. Tous se plaignent en surcharge. — Cf. du Vair: « La voix
commune de tous les hommes qui vivent, n'est-ce pas une plainte
continuelle de leur misère et infortune?» (La Sainte Philosophie, éd.
i6o3, p. i3.)
3. [Vicieux, vertueux ; fous, sages, bons.]
4- [Ages.]
5. [Le l'impuissance des hommes.]
G. Bien en surcharge.
7. [Mais quand vient l'occasion dont nous l'attendons à présent, qui
bien que très conforme à cette entre qui n'a point satisfait celui a qui elle
a réussi à son gré.]
8. [Exactement.]
9. [Petite.]
SECTION VII. 323
notre attente ne sera pas déçue en cette occasion
comme1 en l'autre2. Et ainsi3, le présent ne nous
satisfaisant jamais, l'expérience* nous pipe, et de
malheur en malheur, nous mène jusqu'à la mort,
qui en est un comble éternel.
Qu'est-ce donc que nous crie cette6 avidité et cette
impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme
un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant
que la marque et la trace toute vide, et qu'il essaye6
inutilement de remplir de tout ce qui l'environne,
recherchant des choses absentes le secours qu'il
n'obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes
incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être
rempli que par un objet7 infini et immuable, c'est-à-
dire que par Dieu même?
1 . [Elle l'a été dans.]
2. « Nous prenons toujours de nouveaux desseins, espérant que les
derniers réussiront mieux ; et partout notre espérance est frustrée. »
Bossuet. Sermon sur la loi de Dieu.
3. [L'expérience.]
4. Port-Royal, suivi par Havet, a substitué à expérience espé-
rance, qui peut sembler au premier abord plus naturel et mieux
attendu. Cependant si on réfléchit, c'est bien expérience qui est la
véritable leçon. Elle est d'ailleurs deux fois dans le manuscrit, et la
correction doit être écartée. Pascal veut dire en effet que l'expérience,
ou l'épreuve, qui devrait nous convaincre, nous trompe parce que
nous l'interprétons toujours de manière à. y trouver quelque motif
d'espérer mieux à l'avenir. Et ainsi nous sommes à la fois et malheu-
reux dans le présent et incapables de tirer profit de notre expérience :
« La raison, dit Montaigne, a tant d3 formes que nous ne sçavons à
laquelle nous prendre : l'expérience n'en a pas moins ; la conséquence
que nous voulons tirer de la conférence des événements est mal seure,
d'autant qu'ils sont tousiours dissemblables. » (lll; l3.),
5. [impuissance.]
6. A la page 378 du manuscrit.
7. [Éternel et.]
324 PENSÉES.
1 Lui seul est son véritable bien2, et depuis qu'il
l'a3 quitté c'est une chose étrange, qu'il n'y a rien
dans la nature qui n'ait été capable de lui en tenir la
place : astres, ciel, terre4, éléments6, plantes, choux,
poireaux6, animaux7, insectes, veaux, serpents, fiè-
vre8, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste9.
i . [C'est le.]
.2. [Mais.]
3. [Perdu.]
4. Cf. Montaigne, Apologie, et en particulier ce qu'il dit de Platon :
« Ailleurs, en ces mesmes livres, il faict le monde, le ciel, les astres,
la terre, et nos âmes, dieux. »
5. D'après Grotius. De Verit. Rel. Chr., IV, 5 : « Vetustior fuit cullus
astrorum et quse elementa dicimus, ignis, aquse, abris, terras. »
6. D'après Juvénal (xx, 9):
Porrum et cèpe nefas violare et frengere morsu.
O sanctas gentes quibus haec nascuntur in hortis
Numina I
7. [Bœufs.] — Cf. Montaigne : « J'eusse encores plustot suyvi
ceulx qui adoroient le serpent, le chien et le bœuf» (Apol.); et aussi
Grotius, ibid., IV, 6.
8. Le culte de la fièvre est cité par Montaigne (Apologie"), et par
Grotius (IV, 7) qui renvoie en note à Gicéron, de Legibus, 11 : Nam
sœva illa Febrim, Impudentiam et similia omittam. Pascal avait égale-
ment lu dans les Entretiens d'Epictète ce fragment de dialogue :
« J'oubliais qu'il faut te rendre hommage comme à la fièvre et à la
bile, comme à Rome on a élevé un autel à la fièvre. » (I, xix.)
9. Voir Grotius, IV, 3. —Cf. Corneille, Polyeucte, V, 3:
Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux j
Vous n'en punissez point qui n'ait son maître aux cieux ;
La prostitution, l'adultère et l'inceste,
Le vol, l'assassinat, et tout ce qu'on déteste.
C'est l'exemple qu'à suivre offrent vos immortels.
On connaît enfin le développement de Bossuet : « On adorait jus-
qu'aux bètes et jusqu'aux reptiles. Tout était Dieu, excepté Dieu
même, et le monde que Dieu avait fait pour manifester sa puissance
semblait être devenu un temple d'idoles. Le genre humain s'égara
jusqu'à adorer ses vices et ses passions ; et il ne faut pas s'en étonner.
Il n'y avait point de puissance plus inévitable ni plus tyrannique que
la leur. » (Discours sur l'Histoire universelle, II11 partie, ch. m).
SECTION VIL 32S
Et depuis qu'il a perdu le vrai1 bien, tout2 égale-
ment peut lui paraître tel3, jusqu'à sa destruction
propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à
la nature tout ensemble4.
Les uns le cherchent dans5 l'autorité, les autres
dans les curiosités et dans les sciences, les autres
dans les voluptés0. D'autres, qui en ont en effet plus
approché, ont considéré qu'il est nécessaire que le
bien universel, que tous les hommes désirent, ne
soit dans aucune des choses particulières qui ne peu-
vent être possédées que par un seul, et qui, étant
partagées, afïligentplus leur possesseur, parle manque
de la partie qu'[i7] n'[a]7 pas, qu'elles ne le contentent
par la jouissance de celle8 qu'elles lui apportent9.
Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous
pussent le posséder à la fois, sans diminution et sans
envie, et que personne ne le pût perdre contre son
gré10. Et leur raison est que11 ce désir étant naturel
i. Vrai surcharge.
2. [Lui en peut.]
3. [Que trouble, paix ; richesse, pauvreté; science, ignorance; oisiveté,
travail ; estime, obscurité].
4. [Aussi 2a vérité [Toutes les choses [Tous les sujets où ils recher-
chent leur bien sont aussi bien contre les principes de la raison même, car
il est bien évident que.]
5. [La grandeur, dans.]
6. [Suivant l'un des trois principes de la corruption ou deux à la fois
ou tous trois ensemble.] — Gf. fï. 73.
7. Ils n'ont pas dans le manuscrit.
8. [Avec ce défaut.]
9. Leçon, d'ailleurs plausible, des Copies et des éditeurs : qui lui
appartient.
10. C'est une qualité essentielle du souverain bien, dit Paseal dans
son écrit sur la Conversion du pécheur « qu'il ne puisse lui être ôté sans
son consentement ».
1 1 . [Peut être dans les.]
326 PENSÉES.
à l'homme, puisqu'il est nécessairement dans tous,
et qu'il ne peut pas ne le pas avoir1; ils en con-
cluent2...
Première Copie 193] 426
La vraie nature étant perdue, tout devient sa na-
ture; comme, le véritable bien étant perdu, toul de-
vient son véritable bien.
465] 4*7
L'homme ne sait3 à quel rang se mettre; il est
visiblement égaré, et tombé de son vrai heu sans
le pouvoir retrouver; il le cherche partout avec
inquiétude et sans succès dans des ténèbres impé-
nétrables.
*444] 4*8
Si c'est une marque de faiblesse, de prouver* Dieu
1. [La nature n'aurait pas donné ce désir à l'homme.]
3. [il est certain.]
426
Cf. C, 5; Faug., II, i3i; Hav., XXV, 84; Mol., I, 68; Mich., 897.
427
Cf. B., i95 ; G., 6; P. R., XXI, 4; Boa., II, i, 4; Faug., II, 87; Hav.
VIII, 13; Mol.,1, 66; Mich., 8a4.
3. [Où] se mettre [ni à quel.]
428
Cf. B., 254; C., /I71; Bos., II, m, 3; Faug, II, 116; Hav., X, 7; Mol.,
I, 3i4 ; Mich., 776.
4- [Cela.]
SECTION VII. 327
par la nature, n'en méprisez point l'Ecriture1; si
! c'est une marque de force d'avoir connu ces contra-
riétés, estimez-en l'Ecriture2.
23] 429
3 Bassesse de l'homme, jusques4àse soumettre aux
bêtes, jusques à les adorer8.
3 17] 430
A. P. R. 6 {Commencement, après avoir expliqué
ï incompréhensibilitéy . — Les grandeurs et les mi-
sères de l'homme sont tellement visibles, qu'il faut
nécessairement que la véritable religion nous en-
seigne et qu'il y a quelque grand principe de gran-
1. Cf. fr. 242 et a44.
a. Cf. fr. 424 et 43o.
429
Cf. B., i5; C, 33; Faug., II, 89; Hat., XXV, a8; Mol., I, 67 ; Mien.,
49.
3. Titre donné par les Copies : Misère.
4. [Avoir.]
5. Grotius, V. R. G., IV, 6 ; Illud vero indignissimum quod et ad
besliarum cullum delapsi sunt homines, JEgyptii prxsertim.
430
Cf. B., 69 et iai; G., 95 ot i47; P. R., III, 1, 2, 3, 10, 11. i3;
XVIII, 1 ; IV, 1 ; XXVIII, 6G; Bos., II, v, 1, 2, 5, 12 ; 11, xvir, 60 ;
II, xni, 1 ; Faug , II, i52 ; II, 1/17; Hav., XII, 1, 2, 3, 4, ô, 20 ; XX,
1; Mol., 1, 274; I, a85; I, 278; I, 3iG; Mien., 147.
G. A Port-Royal, comme au fr. 4i6; vraisemblablement ces lettres
indiquent les notes rédigées en vue de la conférence où Pascal expose
le plan de son ouvrage (Cf. Pièc. justif., p. clxxxii et cxcix.)
Cette indication se trouve répétée deux fois, à la page 32 1 et à la
page 57 du manuscrit, ce qui permet de rétablir l'unité du fragment.
7. Renvoi au fr. 4 16, qui lui aussi est précédé du signe A. P. R.
328 PENSÉES.
denr en l'homme, et qu'il y a un grand principe de
misère. 11 faut donc1 qu'elle nous rende raison de
ces étonnantes contrariétés.
Il faut que, pour rendre l'homme heureux, elle
kii2 montre qu'il y a un Dieu; qu'on est obligé de
l'aimer ; que notre vraie félicité est d'être en lui, et
notre unique mal d'être séparé de lui ; qu'elle recon-
naisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous
empêchent de le connaître et de l'aimer ; et qu'ainsi
nos devoirs nous obligeant d'aimer Dieu, et nos
concupiscences nous en détournant, nous sommes
pleins d'injustice. Il faut qu'elle nous rende raison
de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre
propre bien. 11 faut qu'elle nous enseigne les remèdes
à nos impuissances, et les moyens d'obtenir ces re-
mèdes3. Qu'on examine sur cela toutes les religions4
du monde, et qu'on voie s'il y en a une autre que
la chrétienne qui y satisfasse.
Sera-ce les philosophes, qui nous proposent pour
tout bien les biens qui sont en nous? Est-ce le vrai
bien ? ;; ont-ils trouvé le remède à nos maux ? est-ce
avoir guéri la présomption de l'homme que de l'avoir
mis à l'égal de Dieu6? Ceux qui nous ont égalés
i. Donc en surcharge.
2. [Apprenne.]
3. [Il faut [et c'est.]
/|. [Et les sectes.]
;>. [Est-ce apporter.]
t>. Montaigne rapporte dans V Apologie « ce sot tiltre qu'Aristote
nous preste « de dieux mortels » [Cic, de Fin., II, i3], et ce iugeuient
deChrysippus », que « Dion estoit aussi vertueux que Dieu » [Plut
de comm. notit., xxx] ; « et mon Seneca recognoist, dict-il, que Di<
îeu
SECTION Vil. 329
aux botes, et1 les mahométans qui nous ont donné
les plaisirs de la terre pour tout bien, même dans
l' éternité, ont-ils apporté le remède à nos concu-
piscences"? Quelle religion nous enseignera donc à
guérir3 l'orgueil et la concupiscence ? Quelle religion
enfin nous enseignera notre bien, nos devoirs, les
faiblesses qui nous en détournent, la cause de ces
faiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir, et le
moyen d'obtenir ces remèdes ?
Toutes les autres religions ne Font pu. Voyons ce
que fera la ' Sagesse de Dieu :
N'attendez pas, dit-elle5, ni vérité, ni consolation
des nommes. Je suis celle qui vous ai formés, et qui
puis seule vous apprendre qui vous êtes. Mais vous
luy a donné le vivre, mais qu'il a de soy le bien vivre... que le
sage a la fortitude pareille à Dieu, mais en l'humaine foiblesse, par
où il le surmonte. Il n'est rien si ordinaire que de rencontrer des
traicts de pareille témérité : il n'y a aulcun de nous qui s'offense
tant de se veoir apparier à Dieu, comme il faict de se veoir déprimer
au reng des aultres animaulx. » Cf. Jansénius, de Hœresi Pelagiana,
lib. V, cap. I et 2.
i. [Nous ont déclarés incapables de toute comparaison [communication
]divine.]
2. « C'est pourquoi les sages du monde, voyant l'homme d'un
icôté si grand, de l'autre si méprisable, n'ont su ni que penser ni que
dire d'une si étrange composition. Demandez aux philosophes pro-
fanes ce que c'est que l'homme ; les uns en feront un Dieu; les autres
en feront un rien • les uns diront que la nature le chérit comme une
mère et qu'elle en fait ses délices ; les autres, qu'elle l'expose comme
une marâtre, et qu'elle eu fait son rebut. Et un troisième parti, ne
sachant plus que deviner touchant la cause de ce grand mélange,
répondra qu'elle s'est jouée en unissant deux pièces qui n'ont nul
rapport, et ainsi que par une espèce de caprice, elle a formé ce pro-
dige qu'on appelle l'homme. » (Bossuet, Sermon sur la mort, 1662).
3. [Notre] orgueil et [noire] concupiscence.
4. [Notre.]
5. [0 hommes.]
330 PENSEES.
n'êtes plus1 maintenant en l'état où je vous ai for-
més2. J'ai créé l'homme saint, innocent, parfait; je
l'ai rempli de lumière et d'intelligence; je lui ai
communiqué ma gloire et mes merveilles. L'œil de
l'homme voyait alors la majesté de Dieu3. Il n'était
pas alors dans les ténèbres qui l'aveuglent, ni dons
la mortalité et dans les misères qui l'affligent4. Mais
il n'a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la
présomption ; il a voulu se rendre centre de lui-même,
et indépendant de mon secours6; il s'est soustrait de
ma domination ; et, s 'égalant à moi par le désir de
trouver sa félicité en lui-même, je l'ai abandonné à
lui; et, révoltant les créatures, qui lui étaient sou-
mises6, je les lui ai rendues ennemies : en sorte qu'au-
jourd'hui l'homme est devenu semblable aux bêtes,
et dans un tel éloigneraient de moi, qu'à peine lui
reste-t-il une lumière confuse de son auteur: tant
toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées î
i. Maintenant en surcharge.
2. ]Je vous ai créés saints.]
3. \Mais il n'a pu supporter.]
t\. A la page 3i8 du manuscrit.
5. « 11 y a un désir d'indépendance gravé dans le fond de l'âme,
et caché dans les replis les plus cachés de la volonté, par lequel elle se
plaît à n'être qu'à soit, et à n'être point soumise à un autre, non pas
même à Dieu. Si nous n'avions point cette inclination, nous n'aurions
point de difficulté à remplir ses commandements ; l'homme eût rejeté
sans peine ce désir d'indépendance lorsqu'il le conçut pour la pre-
mière fois : étant visible qu'il n'a désiré autre chose dans son péché,
sinon de n'être plus dominé de personne, puisque la seule défense de
Dieu qui avait la domination sur lui, devait l'empêcher de commettre
le crime qu'il a commis. » Disc, de la Réfornmlion de l'homme intérieur
par Jau.sénius. (Trad. Arnauld d'Àndilly. 3e partie, de l'orgueil.)
6. [Elles se.]
SECTION VII. 331
Les sens, indépendants de la raison, et souvent maî-
tres delà raison, l'ont emporté à la recherche des
plaisirs. Toutes les créatures ou l'affligent ou le ten-
tent, et dominent sur lui, ou1 en le soumettant par
leur force, ou en le charmant par leur douceur, ce qui
est une domination plus terrible et plus impérieuse2.
Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il
leur reste quelque instinct impuissant du bonheur
de leur première nature, et ils sont plongés dans les
misères de leur aveuglement et de leur concupiscence,
qui est devenue leur seconde nature.
De3 ce principe que je vous ouvre, vous pouvez
reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont
étonné tous les hommes, et qui les ont partagés en4
de si divers sentiments. 5 Observez maintenant tous
les mouvements de grandeur et de c gloire que
l'épreuve de tant de misères ne peut étouffer, et
voyez 7 s'il ne faut pas que la cause en soit en une
autre nature8.
1 . [Ou par leur force ou par.]
2. Sur la tyrannie de la douceur, cf. fr. l5.
3. [Cette loi.}
[\. [Tant de divisions.]
5. [Suivez.]
6. [Bien.]
7. [Si on peut.]
S. Ce sont les termes mêmes que Pascal employait dans l'Entretien
avec M. de Saci pour parler de la vérité de l'Evangile : « C'est elle qui
accorde les contrariétés par un art tout divin, et, unissant tout ce qui
est de vrai et chassant tout ce qui est de faux, elle en fait une
sagesse véritablement céleste où s'accordent ces opposés, qui étaient
incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces
sages du monde placent les contraires dans un même sujet; car l'un
attribuait la grandeur à la nature et l'autre la faiblesse ù cette même
P. R. pomr éemmJM yProsopoptr — C'est
ï: i.: : ~: :/-- :_ ..« :ir:::^: :-r- .:-
le remède à vos misères i. Toutes vos ra-
Li : f :vri: i:. . r: :^ i : : ^^:::~ ru :-r :: fi:
point dus Tous-mêmes que tous trouverez ni là vé-
rité ni le bien. Les philosophes tous l'ont promis,
et ik n'ont pu le nnre. Ds ne savent ni qoel est rotre
véritable bien- ni quel est [votre véritable é
Comnient auraient-ils donné des remèdes à vos maux.
- - i-f—fz:- ;::.:-: - ..._.-
principales sont rorsueil*. qui vous soustrait de*
Dieu, la eonenpiseenee qui vous attache à la ter:
-' _i i :l: :_." i_ :f :^:?t - -:. ;-"f::._ iu — •"*-■=
pour objetr ce n'a été que pour exercer votre superbe :
. - : - - - : : - -. : i . - ; . - . - z __;■:•
- - ---'^ - z :-; : : t\: z^-z-zzzz^ •_;-*. .-. ri _ i : _ii.: zz- •::!_•-
r : - - : . l i.i' :;r :: :t ri _ i i: ;:j;^: i::L"::::r. i j
- . - *:_i . :l~_:i - :-: :.- ï : .-•:_•: ri: _•.:: :■- 1_ ;■; :-i_:
- . : i - z : : i . i_z_ ; 2 - z -. : -. : -. - z.z __i ^t.i Li__^ _i ::i: ; - • .■ _ i -
.TIOK VIL
ils vous ont fait penser que tous fan étiez semblables
et conformes par votre nature. El ceux qui ont ' tu
la vanité de cette prétention vous ont jeté dans 1 antre
précipice ous faisant entendre que votre nature
était pareille à celle des bête* \ et vous ont porté à
chercher votre hien dams les concupiscences qui «ont
le partage des anima m. C e n'est pas là le moyen de
g rir de vos injustices \ que ces sages n'ont
point connues. Je puis seule tous nire entendre qui
; 1... \
--
S on tous unit à Die — -on nar
natn Si ou vous abaisse, c'est par pénitence, non
par nature.
nsi cette double capacité .
es pas dans l'état de votre créa*
rtats étant ourerb 3 est impossible que
xvnnaissiez pas . SufvezTos mourem H
a - - ::m-
• . . ..
i
: - -
7; ;
334 PENSÉES.
Tant de contradictions se trouveraient-elles dans
un sujet simple?
— Incompréhensible. — Tout ce qui est incom-
préhensible ne laisse pas d'être1 : Le nombre infini.
Un espace infini, égal au Uni2.
— Incroyable que Dieu s'unisse à nous. — Cette
considération n'est tirée que de la vue de notre
bassesse. Mais si vous l'avez bien sincère, suivez-la
aussi loin que moi, et reconnaissez que nous sommes
en effet si bas, que nous sommes par nous-mêmes
incapables de3 connaître si4 sa miséricorde ne
peut pas nous rendre capables de lui. Car je vou-
drais savoir d'où 5 cet animal, qui se reconnaît si fai-
ble, a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu, et
d'y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. Il6
sait si peu ce que c'est que Dieu, qu'il ne sait pas ce
[. Cf. /|3o bis et fr. 233. ■ — La Logique de Port-Royal reprend la
thèse de Pascal : « Il faut remarquer qu'il y a des choses qui sont
incompréhensibles dans leur manière, et qui sont certaines dans leur
existence. On ne peut concevoir comment elles peuvent être, et il est
certain néanmoins qu'elles sont. » (IV, i.)
2. L'emploi du nombre infini et l'égalité de l'infini au fini sont des
allusions à la Géométrie des indivisibles de Cavelieri et de Roberval,
qui conçoit une figure finie comme la somme d'une infinité d'éléments.
Par exemple Pascal définit la somme des ordonnées comme «la somme
d'un nombre indéfini de rectangles faits de chaque ordonnée avec
chacune des petites portions égales du diamètre, dont la somme est
certainement un plan, qui ne diffère de l'espace du demi-eercle que
d'une quantité moindre qu'aucune donnée. » — Cf. La Logique de
Port-Royal, IV; i : « C'est par cette diminution infinie de l'étendue
qu'on peut prouver ces problèmes qui semblent impossibles dans les
tenues : trouver un espace infini égal à un espace fini, etc. »
3. A la page 325 du manuscrit.
[\. [Nous sommes incapables de Dieu.]
5. [L'on prend l'assurance.]
0. [Ne] sait ce qu'il est lui-même
SECTION VIL 335
qu'il est lui-même ; et, tout troublé delà vue de son
propre état, il ose dire que Dieu ne le peut pas
rendre capable de1 sa communication.
Mais je voudrais lui demander 2 si Dieu demande
autre chose de lui, sinon qu'il l'aime en le connais-
sant ; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se ren-
dre connaissable et aimable à lui, puisqu'il est natu-
rellement capable d'amour et de connaissance. Il est
sans doute qu'il connaît au moins qu'il est, et qu'il
aime3 quelque chose. Donc, s'il voit quelque chose
dans les ténèbres où il est, et s'il trouve quelque sujet
d'amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si
Dieu lui donne quelque rayon de son essence, ne
sera-t-il pas capable de4 le connaître et de l'aimer en
la manière qu'il lui plaira se communiquer à nous ?
il y a donc sans doute une présomption insupporta-
ble dans ces sortes de raisonnements, quoiqu'ils pa-
raissent fondés sur une humilité apparente, qui n'est
ni sincère, ni raisonnable, si elle ne nous fait confes-
ser que, ne sachant5 de nous-mêmes qui nous som-
mes, nous ne pouvons l'apprendre que de Dieu.
Je n'entends pas que vous soumettiez votre
créance à moi sans raison, et ne prétends pas vous
assujettir avec tyrannie; je ne prétends pas aussi
1. [S'uii/r à lui.]
2. [S'il n'est pas] capable d'amour et de connaissance. — La seconde
rédaction en surcharge.
o. [Des] choses si peu aimables, pourquoi il ne pourra pas connaître
Dieu qui est le.]
[\. [Aimer.]
5. [Rien] de nous-mêmes, nous ne pouvons.
336 PENSEES.
vous rendre raison de loutes choses. Et pour accor-
der ces contrariétés, j'entends vous iaire voir claire-
ment, par des preuves convaincantes, des marques
divines en moi, qui vous convainquent de ce que je
suis1, et m'attirent autorité par des merveilles et des
preuves que vous ne puissiez refuser ; et qu'ensuite
vous croyiez sans2... les choses que je vous enseigne,
quand vous n'y trouverez autre sujet de les refuser,
sinon que vous ne pouvez par vous-mêmes connaître
si elles sont ou non.
3 Dieu 4 a voulu racheter les hommes, et j
ouvrir le salut à ceux qui le cherchaient6 ; mais les
hommes s'en rendent si indignes ' qu'il est juste que
Dieu refuse à quelques-uns, à cause de leur endur-
cissement, ce qu'il accorde aux autres par une misé-
ricorde qui ne leur est pas due8. S'il eût voulu sur-
monter i'ohstination des plus endurcis, il l'eût pu,
en se découvrant si manifestement à eux qu'ils n'eus-
sent pu douter de la vérité de son essence9, comme
il paraîtra au dernier jour, avec un tel éclat de fou-
i. De et m'attirent jusqu'à rejuser, en marge.
2. Je lis dans le manuscrit sans, Pascal a dû renoncer à cette tour-
nure et a oublié de barrer l'adverbe. La Copie complète : sans
hésiter. Faugère donne sûrement et M. Molinier sciemment, qui ne
sont ni l'un ni l'autre très satisfaisants, et que je ne puis retrouver
dans le manuscrit.
3. A la page 3a6 du manuscrit.
4. [Ayant.]
5. [Produire.]
6. [N'a pas.]
7. [Et si injustes.]
S. [Ils n'est donc pas juste, [il est conforme à la raison qu'il a voulu
que sa vérité ne fût pas.]
9. [Mais.]
SECTION VII. 337
dres et un tel renversement de la nature, que les 1
morts ressusciteront, et les plus aveugles le verront.
Ce n'est pas en cette sorte qu'il a voulu paraître2,
dans son avènement de douceur ; parce que tant
d'hommes se rendant indignes de sa clémence, il a
voulu les laisser dans la privation du bien qu'ils ne
veulent pas3. 11 n'était donc pas juste qu'il parut
d'une manière manifestement divine, et absolument
capable de convaincre tous les hommes ; mais il
n'était pas juste aussi qu'il vint d'une manière ; si
cachée, qu'il ne pût être reconnu de ceux qui le cher-
cheraient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaite-
ment connaissable à ceux-là ; et ainsi, voulant pa-
raître à découvert à ceux qui le cherchent de tout
leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur
coeur, il tempère" sa connaissance, en sorte qu'il
a donné des marques 6 de soi visibles ' à ceux qui le
cherchent, et 8 non à ceux qui ne le cherchent pas.
Il y a assez de lumière pour ceux qui 9 ne désirent que
de voir, et assez d'obscurité pour ceux qui10 ont une
disposition contraire11.
1. [Plus.]
2. [C'est dans une.]
3. [Rechercher.]
4- [Capable de.]
5. A la page 57 du manuscrit et avec ce titre: A Poil-Royal pour
demain.
6. [Visibles.]
7. [Aux uns.]
8. [Invisible] à ceux.
9. [Veulent voir.]
10. [Ne désirent] [n'ont pas.]
1 1 . [En quoi Dieu se rend.]
pensées. n ~ 22
is PENSÉES.
I7] 4-30 Wa
Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas
d'être.
Première copie aao] 431
Nul autre n'a connu que l'homme es( la plus excel-
lente créature. Les uns. qui ont bien connu la réa-
lité do son excellence, ont pris pour Lâcheté et pour
ingratitude les sentiments bas que les homme son! na-
turellement d'eux-mêmes ; et les autres, qui ont bien
connu combien cette bassesse est effective, ont traité
d'une superbe ridicule ces sentiments de grandeur,
qui sont aussi naturels à l'homme.
Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns : voyez
celui auquel vous ressemblez, et qui vous a fait pour
L'adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui ;
la sagesse vous v égalera, si vous voulez le suivre1.
v( Haussez la tète, hommes libres », dit Epictète*. Et
les autres lui disent : Baissez les yeux vers la terre,
430 bis
Cf. B., 11S; C, 1 4 j ; Faug., II, l4g note; Mien., 116.
43i
Cf., C. &3i ; P. R., II, 5; III, 1 ; Bos., II, ir, A; Faug., II, i^i ; II.vv.,
XI, .'j bis] Mol., I, 2S(>i; Mien., 901.
1. C'est la conclusion d'Epictète, suivant l'entretien avec M. de
Saci : ce que l'homme pont parfaitement... connaître Dieu, l'aimer, lui
obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices, acquérir toutes les vertus,
se rendre saint ainsi et compagnon de Dieu. »
a. Réflexion en marge de la Copie, empruntée aux Entreliens,
I, xviii.
StiCTlON Vil. 339
chétif ver que vous e*tes, et regardez les botes dont
vous êtes le compagnon.
Que deviendra donc l'homme? sera-t-il égal à
Dieu ou aux betes? quelle effroyable distance ! Que
serons-nous donc? qui ne voit par tout cela que
l'homme est égare, qu'il est tombé de sa place, qu'il
la cherche avec inquiétude, qu'il ne la peut plus
retrouver? Et qui l'y adressera donc ? les plus grands
hommes ne l'ont pu.
4a5] 432
Le pyrrhonisme est le vrai t ; car, après tout, les
hommes, avant Jésus-Christ, ne savaient où ils en
étaient, ni s'ils étaient grands ou petits. Et ceux qui
ont dit l'un ou l'autre n'en savaient rien, et devi-
naient sans raison et par hasard ; et même ils erraient
toujours, en excluant l'un ou l'autre 2.
Quod ergo ignorantes, quœritis, religio annunlial
vobis 3.
43a
Cf. B., 376; C, 334; Bos., II, xvh, 1 ; Faoo., II, 100; Hav , XXIV, 1;
Mol., II, 20; Micii., 6q5.
1. Mont., Apol: « tout ce que nous veoyons sans la lampe de sa
grâce, ce n'est que vanité et folie. » Cf. Entretien avec M. de Saci:
« Ainsi ces deux états qu'il fallait connaître ensemble pour voir toute
la vérité, étant connus séparément, conduisent nécessairement à l'un
de ces deux vices, l'orgueil et la paresse, où sont infailliblement
tous les hommes avant la grâce, puisque, s'ils ne demeurent dans
leurs désordres par lâcbeté, ils en sortent par vanité. »
2. Réminiscence du discours de saint Paul à l'Aréopage : Prête-
rions, et vldens simulacra vestra, inveni et aram in qua scriptum erat :
ignoto deo. Quod ergo ignorantes colitis, hoc ego annuntio vobis. Act.
Apost., XVII, 23.
3. Victor Cousin a fait de cette affirmation la clé de son interpré-
340 PENSÉES.
465] 433
Après avoir entendu toute la nature de l'homme. —
II1 faut, pour faire qu'une religion soit vraie, qu'elle
ait connu notre nature2. Elle doit avoir connu la
tation de Pascal : « Comprenez bien cette sentence décisive. Pascal
ne dit pas : Il y a du vrai dans le pyrrhonisme, mais : Le pyrrho-
nisme est le vrai. Et le pyrrhonisme n'est pas le doute sur tel ou tel
point de la connaissance humaine, c'est le doute universel, c'est la
négation radicale de tout pouvoir naturel de connaître. » (Préface de
la Seconde Edition du Rapport sur les Pensées de Pascal, Etudes sur
Pascal, p. [\2). — Mais, comme le remarque M. Droz (Etude sur le
Scepticisme de Pascal, p. i83), le contexte, que Victor Cousin cite
pourtant à l'appui de sa thèse, lui répond suffisamment: le pyrrhonisme
serait le vrai si l'homme ne devait attendre la vérité que de la philo-
sophie ; avant Jésus-Christ les sceptiques avaient donc raison contre
tous les dogmatiques de l'antiquité. C'est déjà ce que Balzac avait
dit à la fin du premier discours du Socrate chrétien : « Com-
ment eussent-ils pu trouver la vérité qu'ils cherchaient, puisqu'elle
n'était pas encore née?... Cette vérité n'est autre que Jesus-Christ,
et c'est ce Jesus-Christ qui a fait cesser les doutes et les irrésolu-
tions de l'Académie, qui a même assuré le pyrrhonisme. Il est venu
arrêter les pensées vagues de l'esprit humain et fixer ses raisonnements
en l'air. Après plusieurs siècles d'agitation et de trouble, il est venu
faire prendre terre à la philosophie, et donner des ancres et un port à
une mer qui n'avait ni fond ni rive, etc. » (Cité par Havet). — Ainsi
se justifie le mot de Vinet : on a dit que le scepticisme « fait Pascal
chrétien • il serait peut-être plus vrai de dire que le christianisme l'a
rendu sceptique». M. Droz rappelle ce mot, et le corrobore par un
passage intéressant de M. Singlin : << Avant l'incarnation du Christ,
les plus sages d'entre les hommes qui ont voulu se mêler d'éclairer les
autres, tels qu'ont été les philosophes païens, n'ont été proprement,
pour user des termes de notre Evangile, que des guides aveugles qui,
conduisant d'autres aveugles, sont tombés tous ensemble dans la
fosse. » {Instructions chrétiennes sur les Mystères, t. I, p. 720.)
433
Cf. B., 109; G., i34; P. R., II, 2; Bos., II, iv, 2; Faug., II, i/li ;
Hav., XI, 2 bis; Mol., I, 279; Mich., 823.
1. [En] faut [trouver la raison].
2. Cette phrase en marge.
SECTION VIL 341
grandeur et la petitesse, et la raison de l'une et de
l'autre. Qui l'a connue, que la chrétienne ?
257] 434
Les1 principales forces des pyrrhoniens, je laisse
les moindres2, sont : que nous n'avons aucune cer-
titude de la vérité de ces principes, hors la foi et la
révélation3, sinon en [ce]4 que nous les sentons natu-
rellement en nous. Or ce sentiment naturel n'est
pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque3
n'y ayant point de certitude, hors la foi, si l'homme
est créé par un Dieu 6 bon, par un démon méchant7,
434
Cf. B., 48; C, 69; P. R., XXI, 1, 4; III, 5, 6, 8 ; Bos., II, 1, 4; II, y,
3, 4; II, xvn, a3; Faug., II, 100; II, i58; Hat., VIII, 1; Mol., I,
161; I, 392; Mien., 536.
1 . L'édition de Port-Royal contient ce paragraphe d'introduction :
« Rien n'est plus étrange, dans la nature de l'homme, que les contra-
riétés qu'on y découvre à l'égard de toutes choses. Il est fait pour
connaître la vérité ; il la désire ardemment, il la cherche ; et cepen-
dant, quand il tâche de la saisir, il s'éblouit et se confond de telle
sorte, qu'il donne sujet de lui en disputer la possession. C'est ce qui
a fait naître les deux sectes de pyrrhoniens et de dogmatistes, dont
les uns ont voulu ravir à l'homme toute connaissance de la vérité, et
les autres tâchent de la lui assurer ; mais chacun avec des raisons si
peu vraisemblables, qu'elles augmentent la confusion et l'embarras de
l'homme, lorsqu'il n'a point d'autre lumière que celle qu'il trouve
dans sa nature. »
2. [Est] que [ces principes],
3. Hors la foi et la révélation, en surcharge.
4. Mais en que.
5. [La nature peut nous les avoir donnés faux et que puisque hors la toi
on n'est point assuré [mais on peut dire ou qu'on est créé au hasard et
que les principes sont ou.]
6. [Véritable.]
7. « Je supposerai donc, non pas que Dieu, qui est très bon et qui
est la souveraine source de vérité, mais qu'un certain mauvais génie,
342 PENSEES.
ou à l'aventure1, il est en doute si ces principes
nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incer-
tains — selon notre origine 2. De plus, que personne
n'a d'assurance, hors de la foi3, s'il veille ou s'il
dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi
fermement que nous faisons ; on 4 croit voir les
espaces, les figures, les mouvements ; on sentb couler
le temps, on le mesure ; et enfin on agit de même
qu'éveillé ; de sorte que, la moitié de la vie se pas-
sant en sommeil, par notre propre aveu, où, quoi
qu'il nous en paraisse, nous n'avons aucune idée du
vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions,
qui sait 6 si cette autre moitié de la vie où nous pen-
non moins rusé et trompeur que puissant a employé toute son indus-
trie à me tromper. » (Descartes, Première méditation.')
1. [Suivant que ces principes peuvent être [qui ne voit que suivant [selon
un de ces.]
2. Cf. Entretien avec M. de Saci : « Et puisque nous ne savons que
par la seule foi qu'un Etre tout bon nous les a donnés véritables, en
nous créant pour connaître la vérité, qui saura sans cette lumière,
si, étant formés à l'aventure, ils ne sont pas incertains, ou si, étant
formés par un être faux et méchant, il ne nous les a pas donnés faux
afin de nous séduire ? montrant par là que Dieu et le vrai sont insépa-
rables, et que si l'un est ou n'est pas, s'il est certain ou incertain,
l'autre est nécessairement de même. »
3. Hors de la foi , en surcharge. — «lime semble bien à présent que
ce n'est pas avec des yeux endormis que je regarde ce papier... Mais
en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir souvent été
trompé en dormant par de semblables illusions j et en m'airêtant sur
cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices cer-
tains par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le som-
meil que j'en suis tout étonné, et mon étonnement est tel qu'il est
presque capable de me persuader que je dors. » (Descartes, Première
méditation.)
l\. [Voit.]
5. [Fuir.]
6. [Donc]
SECTION Y IL 343
sons veiller n'est pas un autre sommeil un peu dif-
férent du premier1, dont nous nous éveillons quand
nous pensons dormir 2 ?
[Et qui doute que, si on rêvait en compagnie, et
que par hasard les songes s'accordassent, ce qui est
assez 3 ordinaire, et qu'on veillât en solitude4, on ne
crût les choses renversées^? Enfin, comme on rêve
souvent qu'on rêve, entassant un songe6 sur l'autre,
7 la vie n'est elle-même qu'un songe8, sur lequel les
autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort,
pendant laquelle nous avons aussi peu les principes
du vrai et da bien que pendant le sommeil naturel9:
ces différentes pensées qui nous y agitent10 n'étant
peut-être que des illusions, pareilles à l'écoulement
du temps et aux11 vaines fantaisies de nos songes ?]
Voilà les principales forces de part et d'autre.
1. [En lequel au songe, sont [qui dou'.e.]
2. Cf. Bossuet, Sermon sur la mort, 1662 : « ...je doute quelquefois
avec Arnobe, si je dors ou si je veille : Vigilemus aliquando, an ipsum
vvjilare, quod dicitur, somni sit perpetul portio. Je ne sais si ce que j'ap-
pelle veiller n'est peut-être pas une partie un peu plus excitée d'un
sommeil profond ; et si je vois des choses réelles, ou si je suis seule-
ment troublé par des fantaisies et par de vains simulacres. » (Premier
point.)
3. Assez , en surcharge.
l\. [Qu'on cro/rait.]
5. [En quoi.]
6. [Dans.]
7. [Il se peut aussi bien faire [ne se peut-il faire que cette moitié de
la vie où nous pensons veiller est.]
8. Sur lequel... entés, eu surcharge.
9. [Tous les écoulements du temps, de la vie et les divers corps que
nous sentons] ne sont.
10. [Ne sont.]
11. [Imaginations.]
344 PENSÉES.
Je laisse les1 moindres, comme les discours que
font2 les pyrrhoniens contre les impressions de la
coutume3, de l'éducation, des mœurs des pays, et
les autres choses semblables qui, quoiqu'elles entraî-
nent la plus grande partie des hommes communs
qui4 ne dogmatisent que sur ces vains fondements,
sont renversés par le moindre sou file des pyrrho-
niens5. On n'a qu'à voir leurs livres, si l'on n'en est
pas assez persuadé; on le deviendra bien vite, et peut-
être trop.
Je m'arrête à l'unique fort des dogmatistes, qui
estc qu'en parlant de bonne foi et sincèrement, on
ne peut douter des principes naturels7. Contre quoi
les pyrrhoniens opposent en un mot8 l'incertitude
de notre origine, qui enferme celle de notre nature9;
1. [Niaiseries.]
2. [Contre.]
3. [Des préventions.]
4. Ne... que, en surcharge.
5. La phrase suivante, en surcharge.
6. [Que de bonne foi.]
7. Cette thèse est développée avec une vivacité qui a dû faire im-
pression sur Pascal dans un chapitre des Entretiens d'Epictète, inti-
tulé Contre les Epicuriens et les Académiciens : ce Il est impossible que
l'homme perde entièrement les sentiments humains... Quelle abomi-
nation ! Avoir reçu de la nature des mesures et des règles pour con-
naître la vérité, et ne pas se donner la peine de les appliquer à ce qui
s'en écarte. » (II, xx.)
8. En un mot, surcharge.
9. Nouvelle allusion à l'argument cartésien du malin génie. Nos
principes naturels sont-ils vrais ? nous avons une inclination natu-
relle à le croire ; mais cette inclination n'a de valeur que si l'auteur
de notre nature n'a pas voulu nous tromper. C'est la véracité divine
qui seule nous permet de nous confier à nous-mème, d'admettre la
réalité du monde extérieur et la vérité de la science mathématique.
Seulement, pour Descartes, la véracité divine peut être démontrée par
SECTION VIL 345
à quoi les dogmatistes sont encore à répondre depuis
que le monde dure.
1 Voilà la guerre ouverte entre les hommes, où il
faut que chacun prenne parti, et se range néces-
sairement ou au dogmatisme, ou au pyrrhonisme.
Car2 qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien
par excellence3; cette neutralité est4 l'essence de la
cabale: qui n'est pas contre eux est excellemment pour
eux [en quoi paraît leur avantage]. Ils ne sont pas
pour eux-mêmes : ils sont neutres, indifférents, sus-
pendus à tout, sans s'excepter.
Que fera donc l'homme en cet état ? Doutera-t-il
de tout? doutera-t-il s'il veille, si on le pince, si on
le brûle6 ? doutera-t-il s'il doute? doutera-t-il s'il est6?
On n'en peut venir là ; et je mets en fait qu'il n'y a
jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature
soutient7 la raison impuissante, et l'empêche d'ex-
travaguer8 jusqu'à ce point.
la métaphysique, et le doute est ainsi rationnellement levé au sein de la
métaphysique. Pour Pascal la foi et le sentiment seuls nous mènent à
Dieu, parce que seuls ils viennent de Dieu.
i. Page 2 58 du manuscrit. — [Qui voudra s'éclairer plus au long des
pyrrhoniens, voir leurs livres, il en sera bientôt persuadé et peut-être trop.]
2. Cette phrase avait été barrée et remplacée en marge par celle-ci :
La neutralité qliï est le parti des sages est le plus ancien dogme de la cabale
pyrrhonienne ; ensuite Pascal l'a rayée pour rétablir son premier texte.
3. [Puisque.]
4. [Leur] essence.
5. [S'il sent du mal.]
6. Allusion à l'argument de saint Augustin (de Triait., X, io), qui
est devenu avec Descartes le Cogito erejo sum. Cf. les Réflexions sur
l'Esprit géométrique.
7. [A défaut de] la raison, et.
8. M. Droz remarque l'analogie de l'expression avec celles dont se
sert Descartes dans le Discours de la méthode , où il relève « les extra-
340 PENSÉES.
Dira-t-il donc1, au contraire, qu'i] possède cer-
tainement la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse,
ne peut en montrer aucun titre, et est2 forcé de
lâcher prise ?
Quelle chimère est-ce donc que l'homme? Quelle
nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de
contradiction3, quel prodige4 ! Juge de toutes choses,
imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, cloaque5
d'incertitude et d'erreur ; gloire et rebut de l'univers.
Qui démêlera cet embrouillement6? La nature
confond les pyrrhoniens7, et la raison confond les
valantes opinions des sceptiques... Il semble qu'à moins d'être extra-
vagant on ne peut douter... » (Cf. Etude sur le scepticisme de Pascal }
1887, p. i58, note.)
1. Jilussi.]
2. [Obligé.]
3. [Quel paradoxe.]
t\. Bossuet : « 0 Dieu ! qu'est-ce donc que l'homme ? Est-ce un pro-
dige ? Est-ce un composé monstrueux de choses incompatibles ? ou
bien est-ce une énigme inexplicable ? » (Sermon pour la profession de
Mme de La Y allier ey 1675.)
5. Cf. Ronsard :
Bref ils t'ont fait la cloaque d'erreur.
6. Ce terme à' embrouillement se retrouve chez Bossuet : « On a à
craindre des embrouillements sur l'affaire. » (Lettres sur le quiétisme).
— [Certainement cela passe le dogmatisme et pyrrhonisme et toute la
philosophie humaine. L'homme passe l'homme. Qu'on accorde donc aux
pyrrhoniens ce qu'ils ont tant crié : que la vérité n'est pas de notre portée
ni de notre gibier, qu'elle ne demeure pas en terre, qu'elle est domestique
du ciel, qu'elle loge dans le sein de Dieu, et que l'on ne la peut connaître
qu'à mesure qu'il lui plaît de la révéler. Apprenons donc de la vérité
incréée et incarnée notre véritable nature, on ne psut être pyrrhonien ni
académicien sans étouffer la nature ; on ne peut être dogmatique par la
force de [sans renoncer à la raison. On conclut [Qu'est-ce donc ? On ne
peut éviter en cherchant la vérité par la raison d'entrer en une de ces
trois sectes [éviter une de ces trois sectes ni.]
7. [Et les académiciens.]
SECTION VIL 347
dogmatiques. Que deviendrez- vous donc, ô hommes
qui cherchez ! quelle esl voire véritable condition
par votre raison naturelle? Vous ne pouvez fuir une
de ces 2 sectes, ni subsister dans aucune 3.
Connaissez donc, superbe4, quel paradoxe vous
êtes à vous-même. Humiliez-vous, raison impuis-
sante ; taisez-vous, nature imbécile5: apprenez que
l'homme passe infiniment l'homme, etG entendez de
votre maître votre condition véritable que vous
ignorez. Ecoutez Dieu.
7 Car enfin, si l'homme n'avait jamais été cor-
rompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité
et de la félicité avec assurance ; et si l'homme n'avait
jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni
de la vérité ni de la béatitude. Mais, malheureux que
nous sommes, et plus que8 s'il n'y avait point de
grandeur dans notre condition, nous avons une idée
du bonheur, et ne pouvons y arriver ; nous sentons
1. [La vérité [votre véritable.]
2. [Trois.]
3. Cf. Bossuet, Sermon sur fia mort, 1662 : « Demandez aux philo-
sophes profanes ce que c'est que l'homme : les uns en feront un Dieu,
les autres un rien ; les uns diront que la nature le chérit comme une
mère, et qu'elle en fait ses délices • les autres, qu'elle l'expose comme
une marâtre et qu'elle en fait son rebut ; et un troisième parti, ne
sachant plus que deviner touchant la cause de ce mélange, répondra
qu'elle s'est jouée en unissant deux pièces qui n'ont nul rapport, et
ainsi que par une espèce de caprice, elle en a fait ce prodige qu'on
appelle l'homme... » (Second point.)
[\. [Que l'homme.]
5. [Sachez.]
6. [Apprenez [connaissez.]
n. Page 261 du manuscrit. — [N'est-il donc pas clair comme le jour
que la condition de l'homme est double? Certainement] si l'homme.
8. [Si nous étions malheureux simplement.]
348 PENSEES.
une image de la vérité, et ne possédons que le men-
songe ; incapables d'ignorer absolument et de savoir
certainement, tant il est manifeste que nous avons
été dans un degré de perfection dont nous sommes 1
malheureusement déchus2!
Chose étonnante, cependant, que le mystère le
plus éloigné de notre connaissance 3, qui est celui de
la; transmission du péché5, soit6 une chose sans
laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance
de nous-mêmes ! Car il est sans doute qu'il n'y a rien
qui7 choque plus notre raison que de dire que le
péché du premier homme ait rendu coupables ceux
qui, étant si éloignés de cette source, semblent inca-
pables d'y participer8. Cet écoulement ne nous9
paraît pas seulement impossible, il nous semble même
très injuste ; car qu'y a-t-il de plus contraire aux
règles de notre misérable justice que de damner
éternellement un enfant incapable de volonté, pour
un péché où il10 paraît avoir si peu de part, qu'il est
commis six mille ans avant qu'il fût en être ? Certai-
i. [A présent.]
i. [Concevons donc que la condition de l'homme est double. Concevons
donc que l'homme passe infiniment l'homme, et qu'il était inconcevable à
lui-môme sans le secours de la foi. Car qui ne voit que sans la connais-
sance de cette double condition de la nature, on était dans une ignorance
invincible de la vérité de sa nature ?]
3. [Soit.]
t\. [Corruption.]
5. [Sans lequel.]
6. [Celui.]
rj. [Blesse]
S. [Cela ne nous.]
9. [Est pas seulement inconcevable.] \
10. [A si peu.]
SECTION VII. 349
nenient rien ne nous heurte plus rudement que cette
doctrine; et cependant, sans ce mystère, le plus
incompréhensible de tous1, nous sommes incom-
préhensibles à nous-mêmes2. Le nœud3 de notre
condition4 prend ses replis et ses tours5 dans cet
abîme6; de sorte que l'homme est plus inconcevable
sans ce mystère que ce mystère n'est inconcevable à
l'homme7.
1. [L'homme est] incompréhensible ù [îu/-htémè.]
2. [De sorte qu'il est beaucoup plus aisé de le concevoir que de con-
cevoir la condition de l'homme sans cette connaissance et qu'ainsi [de
sorte qu'il [que l'homme ne peut se connaître que par un mystère incon-
cevable [est lui-môme un prodige [une merveille pins incompréhensible que
le mystère incompréhensible par lequel seul il peut comprendre sa nature.
■ — C'est.]
3. [Qui.]
[\. [Y est caché.]
5. Dans cet abîme, en surcharge.
6. La métaphore est dans Montaigne : «Le nœud qui debvroit atta-
cher nostre iugement et nostre volonté,... ce debvroit estre un nœud pre-
nant ses replis et ses forces, non pas de nos considérations, de nos rai-
sons et passions, mais d'une estreincte divine et supernaturelle. » (A/>oZ.)
7. Voici comment Bossuet, dans son Sermon pour la profession de
Mme de LaV allier e, répondu la question posée en termes si semblables
à ceux de Pascal : « Nous avons expliqué l'énigme. Ce qu'il y a de si
grand dans l'homme est un reste de sa première institution ; ce qu'il
y a de si bas, et qui paraît si mal assorti avec ses premiers principes,
c'est le malheureux effet de sa chute. Il ressemble à un édifice ruiné
qui, dans ses masures renversées, conserve encore quelque chose de
la beauté et de la grandeur de son premier plan. Fondé dans son
origine sur la connaissance de Dieu et sur son amour, par sa volonté
dépravée il est tombé en ruine ; Je comble s'est abattu sur les mu-
railles, et les murailles sur le fondement. Mais qu'on remue ces ruines,
on trouvera dans les restes de ce bâtiment renversé et les traces de
ces fondations, et l'idée du premier dessein, et la marque de l'archi-
tecte. L'impression de Dieu reste encore, en l'homme, si forte qu'il
ne peut la perdre, et tout ensemble si faible qu'il ne peut la suivre,
si bien qu'elle semble n'être restée que pour le convaincre de sa fuute
et lui faire sentir sa perte... »
330 PENSEES.
1 [Doù il paraît que Dieu2, voulant nous rendre3
la difficulté de notre être inintelligible à nous-mêmes,
en a caché le nœud si haut, ou, pour mieux dire, si
bas, que nous4 étions bien incapables d'y arriver ", de
sorte que ce n'est pas par les superbes agitations de
notre raison, mais par la simple soumission de la rai-
son, que nous pouvons véritablement nous connaître.
[Ces 6 fondements, solidement établis sur l'autorité
inviolable de la7 religion, nous font connaître qu'il
y a deux8 vérités de foi également constantes : l'une,
que 9 l'homme dans 10 l'état de la création ou dans
celui de la grâce est élevé au-dessus de toute la nature ! 1 ,
rendu comme semblable à Dieu, et participant de sa
divinité, l'autre qu'en l'état de la corruption et de
péché, il12 est déchu de cet état et rendu semblable
aux bêtes.
[Ces deux propositions sont13 également fermes et
certaines. L'Ecriture nous les déclare manifestement,
1. Page 262 du manuscrit. — [Certainement Dieu aurait pu nous
ôter à nous-mêmes.]
2. [Pensant réserver à lui seul le droit de [qui seul pouvait nous in-
struire nous-mêmes, en a caché le nœud dans la chose du monde la plus.]
3. [A nous-mêmes.]
4. [Ne pouvions pas.]
5. [Jamais.]
6. [Vérités inébranlables] solidement [établies.]
7. [Foi.]
f>. [Articles [point de.]
9. [Tout dans la nature est [l'homme est le plus grand des ouvrages de
la nature, que tout est fait pour lui et lui pour Dieu, et l'autre.]
10. [La création a été.j
1 1 . De rendu ù divinité, surcharge.
12. [A été.]
16. [Aussi.]
SECTION VIL 351
lorsqu'elle dit en quelques lieux: Deliciœ meœ esse
cum Jîllis hominum1. Effandam spiritum meum saper
omnem carnem2. DU estis3, etc., et qu'elle dit en
d'autres: Omnis caro fœnuiri' , Homo assimilatus est
jumentis insipientibus , et similis factas est illis °. Dixi
in corde meo de Jiliis hominum, Eccl. III6.
[Par où il paraît clairement que l'homme7, parla
grâce, est8 rendu comme semblable à Dieu et parti-
cipant de sa divinité, et que sans la grâce il est comme
semblable aux bêtes brutes.]
373] 435
9 Sans ces divines connaissances, qu'ont pu faire
les hommes, sinon, ou s'élever dans le sentiment
1. Prov., VIII, 3o : Cum eo eram cuncta componens : et delectabar per
singulos dies, ladens coram eo omni tempore ; (3i) ludens in orbe terra-
rum : et delicise mess, esse cum Jiliis hominum.
2. Joël, II, 28 : Et erit post hoc : EJJundam spiritum meum super
omnem carnem : et prophetabunt fdii veslri, et Jiliœ vestrse : senes vcstri
somnia somniabunt, etjuvenes vcstri visiones videbunt. Gf. Isaïe, XLIV, 3.
3. DU estis, surcharge. — Psaume LXXXI, 6 : Ego dixi, DU estis, et
fdii Excelsi omnes.
l\. Isaïe, XL, 6: Vox dicentis: Clama. Et dixi: Quid clamabo?
Omnis caro fœnum, et omnis gloria ejus quasi jlos agri.
5. Psaume XLVIII, i3 : Et homo, cum in honore esset, non intel-
lexit : comparatus est jumentis insipientibus, et similis factus est illis.
Cf. ibid., 28.
6. \erset 18 : Dixi in corde meo de jiliis hominum, ut probaret eos
Deus, et oslenderet similes esse bcstiis.
7. [En ce qu'il est capable de la grâce de Jésus-Christ.]
8. [Capable d'être.]
435
Cf. B., 106; G., i3i ; P. R., III, 14 et 22 ; Bos., H, v, 5, 11 ; Faug., II,
i3G; IIav., Xll, 11; Moi,., I, 282; Mica., 602.
9. Une croix en tète — [Nous pouvons marcher sainement à la clarté
de ces célestes lumières, et après avoii\]
352 PENSEES.
intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou
s'abattre dans la vue de leur faiblesse présente l ?
Car, ne voyant pas la vérité entière, ils n'ont pu
arriver à 2 une parfaite vertu. Les uns considérant la
nature comme incorrompue, les autres comme irré-
parable, ils n'ont pu fuir, ou l'orgueil, ou la paresse,
qui sont les deux sources de tous les vices ; 3 puis-
qu'[i7s] ne [peuvent]*1 sinon, ou s'y abandonner J par
lâcheté, ou en sortir par l'orgueil. Car, s'ils connais-
saient l'excellence de l'homme, ils en ignoraient la
corruption ; de sorte qu'ils évitaient bien la6 paresse,
mais ils se perdaient dans 7 la superbe : et s'ils
reconnaissaient l'infirmité de la nature, ils en igno-
raient la dignité : de sorte qu'ils pouvaient bien
éviter8 la vanité, mais c'était en se précipitant dans9
le désespoir10. De là viennent les diverses sectes des
i. [Que pouvaient-ils, sinon suivre une de ces routes, égarés et ne
voyant jamais ? [dans leur impuissance de voir la vérité entière ? [Ou con-
naissant [S'ils connaissaient la dignité de notre condition, ils en ignoraient
la corruption; ou, [en connaissant [s'ils en connaissent l'infirmité, ils en'
ignoraient l'excellence; et suivant l'une ou l'autre de ces routes, qui leur
faisait voir la nature, ou comme incorrompue, ou comme irréparable, ils'
se perdaient ou dans la superbe, ou dans le désespoir, selon qu'ils consi-
déraient, et ainsi ce qu'ils voyaient de vérité était [ne voyant de vérité
que confondue avec l'erreur, ils manquaient de vertu. Ainsi s'ils.]
2. [La] vertu.]
3. La fin de la phrase en marge.
[\. Il ne peut, dans le manuscrit.
5. [Lâchement.]
6. [Lâcheté.]
7. [L'orgueil.]
8. [L'orgueil.]
9. [L'abattement.]
10. Cf. Entretien avec M. de Saci : « L'un remarquant quelques traces
de sa première grandeur, et ignorant sa corruption, a traité la nature
comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble
SECTION VII. 353
stoïqucs et des épicuriens , des dogmatistes et des
académiciens, etc.
La seule religion chrétienne a pu1 guérir ces deux
vices, non pas 2 en chassant l'un par l'autre, par la
sagesse de la terre, mais en chassant l'un et l'autre,
par la simplicité de l'Evangile. Car elle apprend aux
justes, qu'elle élevé jusqu'à la participation de la
divinité même, qu'en ce sublime état ils portent
encore la source de4 toute la corruption, qui les
rend durant toute la vie" sujets à l'erreur, à la
misère, à la mort, au péché ; et elle crie aux
plus impies qu'ils sont capables de la grâce de leur
Rédempteur. Ainsi6, donnant à trembler [à] ceux
qu'elle justifie, et7 consolant ceux qu'elle condamne,
elle tempère 8 avec tant de justesse la crainte avec
l'espérance, par cette double capacité qui est com-
de la superbe ; au lieu que l'autre, éprouvant la misère présente et
ignorant la première dignité traite la nature comme nécessairement
infirme et irréparable ce qui le précipite dans le désespoir d'arriver à
un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté. Ainsi ces deux
états qu'il fallait connaître ensemble pour voir toute la vérité, étant
connus séparément, conduiront nécessairement à l'un de ces deux
vices, l'orgueil et la paresse. »
i . [Enseigner de.]
2. [Ce chasser] l'un par l'autre [comme] la sagesse de la terre, mais
[de chasser] l'un et l'autre par la [sagesse.]
3. Jusqu' en surcharge.
4. [Toute] la source de [la] corruption.
5. Page 374 du manuscrit — [Esclaves.]
G. [Faisant] trembler [les uns] ; puis ceux qu'elle. Pascal a négligé
d'ajouter à lorsqu'il a remplacé faisant par donnant.]
7. [Espérance aux autres.]
S. [Toutes choses] avec tant de justesse [par cette capacité commune
à tous et de la grâce et du péché, qu'elle intimide l'élévation ainsi qu'elle
élève [grandeur et sainteté des justes et qu'elle console l'humiliation des
autres [ceux qu'elle humilie par cette double capacité.]
pensées. H — 23
3o4 PENSEES.
mune à tous et de la grâce et du péché1, qu'elle
abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut
faire, mais sans désespérer ; et qu'elle 2 élève 3 infini-
ment plus que l'orgueil de la nature, mais sans
enfler v : faisant bien voir ° par là qu'étant seule
exempte d'erreur et de vice, il n'appartient qu'à elle
et d'instruire et de corriger les hommes.
Qui peut donc refuser à ces célestes lumières de
les c croire et de les adorer ? Car n'est-il pas plus
clair que le jour que nous sentons en nous-mêmes
des caractères ineffaçables d'excellence? et n'est-il
pas aussi véritable que nous éprouvons à toute
heure 7 les effets de notre déplorable condition p Que
nous crie donc ce chaos et cette confusion mons-
trueuse, sinon la vérité de ces deux états, avec une
voix si puissante, qu'il est impossible de résister8 :}
244] 436
Faiblesse. — Toutes les occupations des hommes
sont à avoir du bien ; et ils ne sauraient avoir de
titre pour montrer qu'ils le possèdent par justice,
1. [C'est donc elle seule qui apprend [donne la vérité et la vertu en
préservant d'erreur [et qui donne le vrai principe de vivre, qui humilie
sans abattre [désespoir.]
2. Infiniment à nature en surcharge.
ô. [Et qui donc peut seul nous instruire et nous corriger en vérité.]
4. Par là... vice surcharge.
5. [Seule.]
G. [Voir.] ■
7. [La vérité.]
8. [Et que la [car en.]
436
Cf. B., 7; C, 20; P. II., XXV, i3; Bos., I, vi, 18; Fauc, II, 88;
IIav., J1I, 12; Moi.., I, (J9 ; JNiicu., ôio.
SECTION VIL 355
car ils n'ont que la fantaisie des hommes, ni force
pour le posséder sûrement. Il en est de même de la
science, car la maladie l'ôte1. Nous sommes inca-
pables et de vrai et de bien.
/ji 5] 436 bis
Toutes les occupations des hommes sont à avoir
du bien ; et ils n'ont ni titre pour le posséder jus-
tement, ni force pour le posséder sûrement ; de
même la science, les plaisirs. Nous n'avons ni le
vrai, ni le bien.
487] .437
Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous2
qu'incertitude.
Nous recherchons le bonheur, et ne trouvons que
misère et mort.
Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la
vérité et le bonheur, et sommes incapables ni de
certitude ni de bonheur. Ce désir nous est laissé,
tant pour nous punir, que pour nous faire sentir
d'où nous sommes tombés3.
1. [Et donc nous n'aurons ni le vrai.]
436 bis
Cf. B., 464; C., 263; Bos , I, ti, 18; Faug., II, 88; Mien., 666.
437
Cf. B., i95 ; C, 6 ; P. R., XXI, 2 ; Bos., II, 1, 2 ; Faug., II, SS ; Hat.,
VIII, G; Mol., I, 296; Mich., 858.
2. [Que ténèbres ou mensonges.]
3. M. Molinier donne la leçon effondrés»
356 PENSÉES.
485] 438
Si l'homme n'est fait pour Dieu, pourquoi n'est-
il heureux qu'en Dieu 1 P si l'homme est fait pour
Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu?
377] 439
Nature corrompue. — L'homme n'agit2 point
par la raison, qui fait son être3.
Première copie 35a] 440
La corruption de la raison parait par tant de dif-
férentes et extravagantes mœurs ; il a fallu que la
vérité soit venue, afin que l'homme ne véquit plus
en soi-même.
438
Cf. H., io5; C, G; P. R., XXI, 3; Bos., IT, i,3; Faug., II, 90; H
VIII, 11; Mot.., I, 08; Mich., 853.
vt
1. Souvenir de saint Augustin : «Tu nous as faits pour toi, et notre
cœur est dans l'inquiétude jusqu'à ce qu'il se repose en toi. » (Confes-
sions, I, 1.)
439
Cf. B., 3oi; C, 5a3; Faug., II, 79; Hav., XXV, 27; Mol., I, CS;
Mich., 567.
2. [PlUS.]
3. La raison fait l'être de l'homme, selon Pascal, mais en principe,
dans l'état de nature absolu, c'est-à-dire avant la chute de la créature.
La raison était alors toute droite ; depuis elle est pervertie et aban-
donnée. — La Rochefoucauld a dit : « Nous n'avons pas assez de force
pour suivre îoute notre raison. » (J\Iax.} 62.)
440
Cf. C, 307; Faug., II, 108; Hav., XXV, 90; Mot., I, aS5 ; Mich., 9^6.
SECTION VII. 357
Première Copie 2 56] 441
Pour moi, j'avoue qu'aussitôt que la religion
chrétienne découvre * ce principe, que la nature des
hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela
ouvre les yeux à voir partout le caractère 2 de cette
vérité ; car la nature est telle, qu'elle marque par-
tout un Dieu perdu, et dans l'homme, et hors de
l'homme, et une nature corrompue.
487] 44a
3 La vraie nature de l'homme, son vrai bien, et la
vraie vertu, et la vraie religion, sont choses dont la
connaissance est inséparable.
75J 443
Grandeur, misère*. — A mesure qu'on a de
441
Cf. C, 472; P. R., III, i4; Bos., II, y, 5; Faug., II, i58; Hav., XII,
10; Mol., I, 287; Mich., 928.
1. « Qui découvre mieux la faiblesse humaine que la religion? »
(Charron, De la Sagesse, livre I, ch. xxxvn.)
2. Au sens original d'empreinte et de marque. Cf. Prière pour
demander à Dieu le bon usage des maladies : « Vous seul avez pu créer
mon âme ; vous seul pouvez... y réimprimer votre portrait effacé,
c'est-a-dire Jésus-Christ mon Sauveur, qui est votre image et le carac-
tère de notre substance. » (Ch. iv.) Cf. fr. '608.
442
Cf. B., i93 ; C, 4; P. R., II, 2; Bos., II, iv, a; Faug., II, i^i ; Hav.,
XI, 2; Mol., I, 279; Mich., 863.
3. Fragment écrit d'abord au crayon, et repassé à l'encre.
443
Cf. B., 356; C, 3i2^Faug., 11,86; Mol., I, 65; Mich., 208.
l\. [Deux natures.]
358 PENSÉES.
lumière, on découvre plus de grandeur et plus de
bassesse dans l'homme. Le commun des hommes * — ;
ceux qui sont plus élevés, les philosophes : ils
étonnent le commun des hommes ; — les chrétiens :
ils étonnent les philosophes.
Qui s'étonnera donc de voir que la religion ne fait
que connaître à fond ce qu'on reconnaît d'autant
plus qu'on a plus de lumière?
15] 444
Ce que les hommes, par leurs plus grandes lu-
mières, avaient pu connaître, cette religion l'ensei-
gnait à ses enfants.
Première copie 877] 445
Le péché originel est folie devant les hommes,
mais on le donne pour tel ; vous ne me devez donc
pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine,
puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette
folie est plus sage que toute la sagesse des hommes,
sapienlius est kominibus2 ; car, sans cela, que dira-
t-on qu'est l'homme ? Tout son état dépend de ce
point imperceptible ; et comment s'en fût-il aperçu
1 . [Les philosophes.]
444
Cf. B., 118; C., 194; Faug., II, 369; Hav., XXV, 52; Mot.., I, 390;
MlGH., II 3.
445
Cf. G., 335; P. R., III, 9; Bos., II, y, 4; Faug., II, 106; Hav., XII,
7; Mol., I, 293; Mien., 903.
2. I, Cor., 25 : Quia quod stullum est Dei, sapientius est hominibus ;
<■! quod infwmum est Dei, fortius est Itominibus.
SECTION VIL 359
par sa raison, puisque c'est une chose contre la rai-
son, et que sa raison, bien loin de l'inventer par ses
voies, s'en éloigne quand on le lui présente1 ?
**267] 446
Du péché originel. Tradition ample 2 du péché ori-
ginel selon les juifs.
Sur le mot de la Genèse, vin : la composition du
cœur de l'homme est mauvaise dès son enfance. R.
Moïse Haddavschan : Ce mauvais levain est mis dans
l'homme dès l'heure où il est formé3.
Massechet Succa : Ce mauvais levain a sept noms*
dans l'Ecriture ; il est appelé mal, prépuce, immonde,
ennemi, scandale, cœur de pierre, aquilon : tout cela
signifie la malignité qui est cachée et empreinte dans
le cœur de l'homme5,
1. « C'est aux chrestvens une occasion de croire, que de renoon-
que
trer une chose incroyable ; elle est d'autant plus selon raison, qu'elle
est contre l'humaine raison : si
plus miracle. » (Mont., Apol.)
est contre l'humaine raison : si elle estoit selon raison, ce ne seroit
446
Cf. B., 142; G., 172; Faug., II, 206; Hav., XXV, i44; Mol., I, 297 ;
Mien., 540.
2. Ample addition autographe de Pascal au titre écrit sous sa dictée.
0. Ce fragment nous a conservé las notes dictées d'après le Purjio
Fidei, IIIe partie, dist. II, ch. vi ; De peccaio originali, de multipliai
denominatione et ejj'cctibus ejus. ($ 2) : « Vocatur îiamque fomes
sive originale peccatum, plasma vel iiginentum malum. Unde R. Moseh
Haddarschan dicit in Bereschit rabbe super illud Gènes. VIII, v. 21 :
Quoniam figmentum cordis hominis malum ab adolescentia vel a
pueritia sua. »
4. Dans l'Ecriture, il est appelé addition autographe de Pascal.
5. « Leyiiur quoque in Massechet Succa... Tradidit R. Esra quod
septem nomina habe-t jiy mentaux malum. Suivent les citations dont Pascal
360 PENSÉES.
Misdrach Tillim dit la même chose, et que Dieu déli-
vrera la bonne nature de l'homme de la mauvaise1.
Cette malignité se renouvelle tous les jours con-
tre l'homme, comme il est écrit Ps. xxxvn: « L'im-
pie observe le juste, et cherche à le faire mourir ;
mais Dieu ne l'abandonnera point. » Cette malignité
tente le cœur de l'homme en cette vie, et l'accusera
en l'autre. Tout cela se trouve dans le Talmud2.
Misdrach Tillim sur le Ps. iv : « Frémissez, et vous
ne pécherez point » : Frémissez, et épouvantez votre
concupiscence, et elle ne vous induira point à pé-
cher. Et sur le Ps. xxxvi : « L'impie a dit en son
cœur : Que la crainte de Dieu ne soit point devant
moi » ; c'est-à-dire, que la malignité naturelle à
l'homme a dit cela à l'impie3.
Misdrach cl Kohelet. « Meilleur est l'enfant pau-
vre et sage que le roi vieux et fol qui ne sait pas pré-
voir l'avenir. » L'enfant est la vertu, et le roi est la
traduit le nom caractéristique : maîum (Gen., VIII, 21) ; prssputium
(Deutér., X, 16) ; immundum (Psalm., LI, 12) ; inimicum (Prov., XXV,
21) ; scandalum (Isaïe, LVII, i4) ; Cor lapidis (Ezéch., XXXVI, 26) ;
Aquilorum (Joël, II, 20) : « id est figmentum malum quod est latens>
et stans in corde hominis. » (F. p. 464.)
1. Addition en marge de la main de Pascal.
2. « Dixit [Risch Lakis] fiçmentum hominis quotidie nititur contra'
eum et quaerit mortificare ipsum, sicut dicitur Psal. XXXVII, v. 32 :
Impius observât justum, et quaerit ipsum mortificare... Dominus non
derelinquet illum in manibus ejus... Dixit R. Jonathan : Figmentum
malum instigat hominera in sœculo isto et testatur contra ipsum in
saeculo futuro, sicut dictum est Proverb XXIX , v. 21. »
3. « De praedicta materia etiam legitur in Misdrasch Tillim super
illud Psal. IV, vers. 5 : Fremite et non peccabitis... Scriptum quoque est
super hanc eamdam materiam in Psalm. XXXVI, v. 2. Dixit culpa-
bili impio in medio cordis mei non sit timor Dei coram oculis ejus...
quod culpabilis, id est : figmentum malum dixit impio. »
SECTION VIL 361
malignité de l'homme1. Elle est appelée2 roi, parce
que tous les3 membres lui obéissent, et vieux, parce
qu'il est dans le cœur de l'homme depuis l'enfance
jusqu'à la vieillesse ; et fol, parce qu'il conduit
l'homme dans la voie de [perdition]* qu'il ne prévoit
point3.
La même chose est dans Misdrach Tillim.
Bereschit Rabba sur le Ps. xxxv : « Seigneur, tous
mes os te béniront, parce que tu délivres le pauvre
du tyran » : Et y a-t-il un plus grand tyran que le
mauvais levain ? — Et sur les Prov. xxv : « Si ton
'ennemi a faim, donne-lui à manger» ; c'est-à-dire,
si le mauvais levain a faim, donnez-lui du pain de
la6 sagesse, dont il est parlé Prov. , ix ; et s'il a soif,
donnez-lui de l'eau dont il est parlé Is., lv\
i . [La vieille ; elle est appelée le vieux.]
2. [La vieille [le vieux.]
3. [Hommes.]
(x. Le manuscrit porte condition ; le fragment ayant été dicté, il est
légitime de soupçonner une erreur que Pascal aurait laissé échapper
en relisant, et d'écrire avec Faugère perdition.
5. « Id idem quoque habetur in Midrasch Kohelet super illud Eccle-
siastœ IV, v. i3 : Melior est puer pauper et sapiens quam rex senex et
stultus sive insipiens, qui nescit cavere in posterum. Puer pauper et
sapiens Est figmenium bonum... Quam re-c senex, et insipiens : Hoc est
figmentuni malum. Et cur vocat id regem : qui a omnes obediunt illi.
Et ob quam non vocat id senem quia copulatur homini atque conjun-
gitur ab inlantia ejus usque ad senectutem ipsius. Et quare vocat id
insipientem I Quia docet honiinem viam nialam quam nescit... Adhuc
tlegitur in Midrasch Tillim super Psalm. IX. »
6. [Loi.]
7. « Et ipsum est de quo ait Daniel Psal. XXXV, v. 10 : Omnia
'ossa mea, Domine, dicunt, quis sicut tu ? Eripiens pauperem, vel
humilem a validiore, pauperem scilicet et inopem a direptore suo.
Dixit R. Acha, Et numquid direptor aliquis est major quam figmenium
361 PENSÉES.
Misrfrach Tillim dit la même chose ; et que l'Ecri-
ture en cet endroit, en pariant de notre ennemi, en-
tend le mauvais levain : et qu'en lui [donnant] * ce
pain et cette eau, on lui assemblera des charbons
sur la tête".
Misdrach el Kohelel, sur YEccL, ix : « Un grand
roi a assiégé une petite ville. » Ce grand roi est le
mauvais levain, les grandes machines dont il l'en-
vironne sont les tentations, et il a été trouvé un
homme sage et pauvre qui l'a délivrée, c'est-à-dire
la vertu3.
Et sur le Ps. xli : « Bienheureux qui a égard aux
pauvres4. »
Et sur le Ps. lxxviii : « L'esprit s'en va et ne re-
vient plus » ; d'où quelques-uns ont pris sujet d'er-
rer contre l'immortalité B de l'âme ; mais le sens est
que cet esprit est le mauvais levain, qui s'en va avec
malum? Et super ipso dicit Salomo, Prov. XXXV, v. 21. Si esurïat
hostis tuus, ciba illum pane, îd est pane legis de quo dictum est Prov.
IX, v. 5. Venite, cibate cura pane raeo, etc. Si fuerit sitiens, pota
illum aquis, aquis scilicet legis, de quibus dictum est. Ecc. LV, v. I »
1. Donnant n'est pas dans le manuscrit.
2. Commentaire do il. Samuel sur le passage précité (Prov. XXV) :
« De figmento malo loquitur Scriptura... Diarit R. Samuel: Si steterit
contra le jigmcntum malum pasce ipsum pane legis... quia primas susci-
pies super caput ejus. »
3. « In Misera scb Kobeîet taliter scriptum est super illud Ecclesiastœ,
IX, v. i4 ; Civitas parva est7 et venit ad eam rex magnus et circum-
dedit eam. Hoc estfujmenlum malum... Et aedificavit contra eam muni-
tiones magnas. Hse sunt insidiœ el circumventionesy sive obsidiones in
{yro. Et inventus est in ea vir pauper sapiens, hoc est Jigmentum
malum. »
';. \ ers 1 : « Beatus intelligens ad pauperem. »
o. Le manuscrit porte, écrit sous la dictée de Pascal, les mortalités.
SECTION VII. 363
l'homme jusqu'à la mort, et ne reviendra point en
la résurrection1.
Et sur le Ps. cm2, la même chose.
Et sur le Ps. xvi3.
38i
447
Dira-t-on que pour avoir dit que la justice est par-
tie de la terre, les hommes aient connu le péché ori-
ginel? — Nemo ante obitum beatus est1" ; c'est-à-dire
i. Yers. 39: « Spiritus vadens et non rediens... Opinati sunt quidem
dicentes hinc quod mortui non erunt viventes... Sed hoc est figmentum
inalmn quod vadit cum homine in hora mortis ejus, et non revertetur
eum ipso in hora qua mortui résurgent. »
2. Verset i4 : « Quoniam ipse novit figmentum nostrum. »
3. Verset 2 : « Dixi Domino meus es tu : Bonitas mea niliil ad te. »
— Les Copies ajoutent ce titre : Principes des Rabbins. — Deux Messies.
447
Cf. B., /ji9; C, 393; Faug., H, 101; Hat., XXV, 35; Mol., T, 296;
Mich., 609.
lx. Le chapitre 18 du Premier Livre des Essais, intitulé : Qu'il
ne fault iuger de nostre heur qu'aprez la mort, débute par ces vers
d'Ovide (Métamorphoses, III, i35) :
Scilicet ultima semper
Exspectanda dies homini est ; dicique beatus
Ante obitum nemo supremaque funera débet.
Montaigne dit ailleurs : « Aristote, qui remue toutes choses, s'enquiert
sur le mot de Solon que « Nul avant mourir ne peult estre dict heu-
reux » si celuy la mesme qui a vescu, et qui est mort à souhait, peult
estre dict heureux si sa renommée va mal, si sa postérité est misérable.
Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par préoccupation
où il nous plaist ; mais estant hors de l'estre, nous n'avons aucune
communication avec ce qui est : et serait meilleur de dire à Solon que
iamais homme n'est donc heureux puisqu'il ne l'est qu'aprez qu'il n'est
plus » (I, 3). Pascal avait dû lire également dans VAugustinus (de
Statu naturœ lapsse, lib. II, ch. i)uu fragment de VHortensius de Cicé-
ron, cité d'après saint Augustin : a En punition de crimes commis,
364 PENSÉES.
qu'ils aient connu qu'à la mort la béatitude éternelle
et essentielle commence?
•44o] 448
[Miton] ' voit bien que la nature est corrompue,
et que les bommes sont contraires à l'honnêteté ;
mais il ne sait pas pourquoi ils ne peuvent voler
plus haut.
*442] 449
Ordre. — Après la corruption, dire : il est juste
que tous ceux qui sont en cet état le connaissent,
et2 ceux qui s'y plaisent, et3 ceux qui s'y déplaisent ;
mais il n'est pas juste que tous voient la rédemp-
tion4.
dans une vie antérieure, les hommes subissaient un supplice analogue
à celui qu'avaient imaginé des bandits étrusques ; ils attachaient des
vivants à des morts, et c'est de la même façon que nos âmes sont
attachées à nos corps. » ,
448
Cf. B., 366; C , 3a3; Facg., I, iq5; Hav., XXV, 92 bis\ Mot., I, 293;
MlGH., 747.
1. Le fragment a été dicté, sans doute à un domestique qui a écrit
Marton. M. Faugère a rétabli la vraie leçon.
449
Cf. B., 255; G., 471; Bos., II, xvn, 10; Faog, II, 389; Hav., XXIV,
10 ter; Mol., II, 64; Migh., 769.
2. Et surcharge.
3. Et surcharge.
4. [Mais.] — Cf. fr. 43o : « Il n'était donc pas juste qu'il parût
d'une manière manifestement divine, et absolument capable de con-
vaincre tous les hommes. »
SECTION VU. 365
65] 450
Si Ton ne se connaît plein de superbe, d'ambition,
de concupiscence, de faiblesse, de misère et d'injus-
tice, on est bien aveugle. Et si, en le connaissant1,
on ne désire d'en être délivré, que peut-on dire d'un
homme... ?
Que peut-on donc avoir que de l'estime pour une
religion qui connaît si bien les défauts de l'homme,
et que du désir pour la vérité d'une religion qui y
promet2 des remèdes si souhaitables?
*467] ... 451
Tous les hommes3 se haïssent naturellement1 l'un
l'autre. On s'est servi comme on a pu de la concu-
piscence B pour la faire servir au bien public 6 ; mais
ce n'est que [feinte] 7 et une fausse image de la cha-
rité ; car au fond ce n'est que haine.
450
Cf. B., 35o;C, 3oh; P. R., II, i3;Bos.,IÏ, iv, xi: Fato.,11. 17; II av.,
XI, 11; Mol., 1, 285; Mien., 184.
1. En le connaissant surcharge.
2. [De si heureux.]
451
Cf. B., 108; C, i*23; Bos., suppl., 19"; Faug., I, 225; Hav., XXIV, So;
Moi.., I, io5; Mien., 833.
3. [Naissent.]
[\. [Les uns les autres.]
5. [Voulant.]
G. Cf. f'r. 4o2 et 4o3.
7. Le manuscrit donne feindre, mais le fragme.it ayant été dicté,
il est vraisemblable qu'il y a lieu d'écrire Jeintc, comme ont fait Fau-
gère; Havet et M. Molinier. M. Michaut conserve feindre.
3tH> PENSÉES.
Plaindre les malheureux n'est pas contre la con-
cupiscence ; au contraire, on est bien aise d'avoir à
rendre ce témoignage d'amitié, et à s'attirer la répu-
tation de tendresse, sans rien donner \
465] 453
On a2 fondé et tiré de la concupiscence des règles
admirables de police, de morale et de justice ; mais
dans le fond, ce vilain fond de l'homme, cejîgmentum
malum3, n'est que couvert : il n'est pas ôté4.
452
Cf. B., 36p; G., 3a4; P. R., XXIX, 33; Bos., T, ix, 37; Faus., I, 2o5 ;
Hat., VI, 34; Mol., I, io5; Mica., 738.
1. La Rochefoucauld a exprimé sous trois formes différentes une
pensée analogue : « Dans l'adversité de nos meilleurs amis, nous
trouvons quelque chose qui ne nous déplaît pas. » (ire édit., suppri-
mée dans les suivantes.) « Nous nous consolons aisément des disgrâces
de nos amis, lorsqu'elles servent à signaler notre tendresse pour eux. »
(ire édit. et les suiv.). « Il y a souvent plus d'orgueil que de bonté à
plaindre les malheurs de nos ennemis : c'est pour leur faire sentir que
nous sommes au-dessus d'eux que nous leur donnons des marques de
compassion. » (5e édit.)
453
Cf. B., 108; C, i33; Bos., suppl., 19; Fa*g., I, 325 ; Hat., XXIV, 81;
Mot., I, io5; Micb., 828.
2. [Fait.]
o. Psaume Cil, i3: Quomodo mlseretur pater fdiorum, miser tus est
Dominus timentibus se} i4, quoniam ipse cognovit figmentum nostrum :
recordatus est quoniam pulvis sumus. Cf. les commentaires des Rabbins
recueillis par Pascal au fr. 446.
4. Pascal se souvenait de la définition que Miton donnait de
l'honnêteté- c'est un « amour-propre bien réglé ». Nicole s'est ins-
piré de ces conceptions de Pascal dans son traité de la Civilité chré-
tienne (Essais de Morale, t. II, p. 11G sqq.)
SECTION VII. 367
67] 454
Injustice. — Ils 1 n'ont pas trouvé d'autre moyen
de satisfaire la concupiscence2 sans faire tort aur
autres.
75] 455
Le moi3 est haïssable: vous, Miton, le couvrez,
vous ne Fôtez pas pour cela ; vous êtes donc tou-
jours haïssable. — Point, car en agissant, comme
nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on
454
Cf. B., 21; G., /lo ; Faug., II, i3o; Moi., I, io4; Mich., 1S7.
"ï". Ils s'interprète, ce nous semble, par le rapprochement avec les
fragments 45i, 452, 453 et 455 ; ce sont les honnêtes gens suivant
le monde, qui ont prétendu servir leur concupiscence dans les bornes
de la justice humaine.
2. [Et de ne pas.]
455
Cf. B ,35o; G., 3o5; P. R., XXIX, 18; Bos., I, ne, ia3; Faug., I, 197;
Hav.,. VI, 20; Mol., I, 128; Mich., 207.
3. Port-Royal ajoute ce commentaire : « Le mot mol dont l'auteur
se sert dans la pensée suivante ne signifie que l'amour-propre. C'est
un terme dont il avait accoutumé de se servir avec quelques-uns de
ses amis. » Et la Logique de Port-Royal reprend cette pensée : « Feu
M. Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique que peTsonue en
ait jamais su, portait cette règle [de ne point de parler de sol] jusques à
prétendre qu'un honnête homme devait éviter de se nommer et même
de se servir des mots de Je et de moi, et il avait accoutumé de dire à ce
sujet que la piété chrétienne anéantit le mol humain et que la civilité
humaine le cache et le supprime. » (lil, 19.) C'était un précepte de
V honnêteté suivant Méré et Miton, de ne point dire je, mais on. D'autre
part Saint-Cyran commande : « Ne dites jamais mien} mais nôtre. »
(Lettres II, xvi.) En apparence les deux formules se ressemblent;
mais Pascal marque la différence.
368 PENSÉES.
n'a plus sujet de nous haïr. — Cela est vrai, si on
ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en
revient. Mais si je le hais parce qu'il est injuste, qu'il
se fait centre du tout, je le haïrai toujours.
En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste
en soi, en ce qu'il se fait centre du tout ; il est in-
commode aux autres, en ce qu'il les veut asservir:
car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran
de tous les autres. Vous en ôtez l'incommodité, mais
non pas l'injustice1 ; et ainsi vous ne le rendez2 pas
aimable à ceux qui en haïssent l'injustice : vous ne
le rendez aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent
plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste et
ne pouvez plaire qu'aux injustes 3.
329] 456
Quel dérèglement de jugement, par lequel il n'y a
personne qui ne se mette au-dessus de tout le reste du
monde, et qui n'aime mieux son propre bien4, et la
durée de son bonheur, et de sa vie, que celle de tout
le reste du monde !
1. [Ce qui.]
2. Aimable [<ju'à.]
o. « L'homme, de sa nature, pense hautement et superbement de
lui-même et ne pense ainsi que de lui-même : la modestie ne tend
qu'à faire que personne n'en souffre ; elle est une vertu du dehors,
qui règle ses yeux, sa démarche, ses paroles, son ton de voix, et qui
le fait agir extérieurement avec les autres comme s'il n'était pas vrai
qu'il les compte pour rien. » (La Bruyère, de l'Homme.')
456
362; Faug., I,
A- [Que celui.]
Cf. B., 393; G., 36a; Faug., I, i85; Hav., XXV, a ; Mol.,I, 48; Mich.,'
SECTION VII. 369
4oa] 457
Chacun est un tout à soi-même, car, lui mort, le'
tout est mort pour soi2. Et de là vient que chacun
croit être tout à tous 3. Il ne faut pas juger de la
nature selon nous, mais selon elle.
n5] 458
(( Tout ce qui est au monde est concupiscence de
la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de-
là vie : libido sentiendi, libido sciendi, libido domi-
nandi\ » Malheureuse la terre de malédiction que
457
Cf. B, 37o; C, 327; Faug., 1,226; Hat., XXV, 19; Mot., I, 128;
Mien., U37.
1. Le, en surcharge.
2. « Nous entraisnons tout avecques nous ; d'où il s'ensuit que
nous estimons grande chose nostre mort. » (Mont., II, xm.) Cf. fr. 364-
3. L'expression de tout à tous, au sens où Pascal l'emploie, signifie
exactement le contraire de ce qu'elle signifie dans le fameux passage
de saint Paul : Omnibus omnia factus sum, ut omnes facerem salvos
(J. ad Cor., ix, 22). L'Apôtre se considère comme un moyen tout entier
employé au salut d'autrui ; l'homme se pose naturellement, suivant
Pascal, comme l'unique fin de tous les autres individus.
458
Cf. B., 333; C, s84; P. R., XXVIII, 48; Bos., XVII, 43; Faug., I,
a33; Hat., XXIV, '03; Mol., II, 45; Micii., 297.
4. Quoniam omne quod est in mundo concupiscentia carnis est, et con-
cupiscentia oculorum, et superbia vitse : quse non est ex Pâtre, sed ex
mundo. Pascal traduit ici un verset de la première Epître de saint Jean
(II, 16) qui est devenu le point de départ d'une riche littérature reli-
gieuse. Saint Augustin l'a longuement développé dans les Confessions
et dans le Traité de la véritable religion, traduit par Antoine Arnauld.
— Jansénius, dans le discours sur la Réforme de l'Homme intérieur ,
fENSÊES. II — 24
370 PENSÉES.
ces trois i fleuves de feu embrasent plutôt qu'ils n'ar-
rosent2! Heureux ceux qui, étant3 sur ces fleuves,
non pas4 plongés, non pas entraînés, mais immo-
biles, mais* affermis ; non pas debout, mais assis
dans une assiette basse et 6 sûre, d'où ils ne se relèvent
pas avant la lumière, mais \ après s'y être reposés en
paix, tendent la main à celui qui les doit élever, pour
les faire tenir debout et fermes dans les porches de
la sainte Hiérusalem, où l'orgueil ne pourra plus les
combattre et les abattre ; et qui cependant pleurent,
non pas de voir écouler toutes les choses 8 périssables
que les torrents entraînent, mais 9 dans le souvenir
de leur chère patrie, de 1* Hiérusalem céleste, dont
ils10 se souviennent sans cesse dans la longueur de
leur exil ' l !
que la traduction d'Arnauld d'Andilly répandit parmi les amis de Port-
Royal, et dans son Augustinus (de Statu naturae lapsœ^ 11, vin), où se
trouvent les expressions latines reprises par Pascal : libido excellendi
au lieu de domimndi. — Bossuet enfin dans le Traité de la concu-
piscence.
i. Trois en surcharge.
2. [Malheureuse Babylone.]
3. [Assis.]
4. [Dedans, mais.]
5. [Assis.] — Leçon des Copies : immobilement affermis', lecture de
M. Molinier : immobiles et tout affermis.
6. [Humble.]
7. Ce second mais s'oppose à la négation contenue dans la phrase:
ne se relèvent pas avant la lumière.
8. Périssables, en surcharge.
9. [De voir.]
10. [Sont bannis.]
11. M. Faugère a rapproché ce fragment de la paraphrase que saint
Augustin a écrite sur le psaume CXXXVI : Super jlumina Babylonis,
illic sedimus etjlevimus, cum recordarcmus Sion.
SECTION VIL 371
85] 459
Les fleuves de Babylone coulent, el tombent et
entraînent ' .
O sainte Sion, où tout est stable et où rien ne
tombe 2 !
Il faut s'asseoir sur les fleuves, non sous ou dedans,
mais dessus ; et non debout, mais assis : pour être
humble, étant assis, et en sûreté, étant dessus. Mais
nous serons debout dans les porches de Hiérusalem3.
Qu'on voie si ce plaisir est stable ou coulant : s'il
passe, c'est un fleuve de Babylone4.
85] 460
Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux,
orgueil, etc. — Il ya trois ordres de choses : la
chair, l'esprit, la volonté. Les charnels sont les
riches, les rois : ils ont pour l'objet le corps. Les
459
Cf. Faug., I., a3i; Hat., XXIV, 33 bis ; Mol., II, 46; Migh., a44-
1. Ibid. « Flumina Babylonis sunt omnia quae hic amantur et
transeunt. »
2. Ibid. « O Sancta Sion ubi totum stat et nihil fluit. »
3. Dans le commentaire cité par Faugère (ch. iv), on lit ces
lignes : « Sedeamus super flumina Babylonis, non infra flumina Baby-
lonis : talis sit humilitas nostra ut nos non mergat. Sede super
ilumen, noli in fluminibus, noli sub flumine; sedtamen sede bumilis...
In atriis ergo Jérusalem stantes erant pedes nostri. »
4. Ibid. « Si autem non est certus et videt fluere unde gaudet,
fluvius Babylonius est. »
460
Cf. Fa:jg.,II, 333; Hav., XXV, 181; Mol. II, 45; Mica., 2',7.
372 PENSÉES.
curieux et savants : ils ont pour objet l'esprit. Les
sa^es : ils ont pour objet la justice1.
Dieu doit régner sur tout, et tout se rapporter à
lui. Dans les choses de la chair, règne proprement2
la concupiscence; dans les spirituelles, la curiosité
proprement; dans la sagesse, l'orgueil proprement.
Ce n'est pas qu'on ne puisse être glorieux pour les
biens ou pour les connaissances, mais ce n'est pas le
lieu de l'orgueil : car, en accordant à un homme
qu'il est savant, on ne laissera pas de le convaincre
qu'il a tort d'être superbe 3. Le lieu propre à la su-
perbe est la sagesse, car on ne peut accorder à un
homme qu'il s'est rendu sage, et qu'il a tort d'être
glorieux ; car cela est de justice. Aussi Dieu seul
donne la sagesse ; et c'est pourquoi : Qui gloriatur,
in Domino gloriatur*.
275] . v 461
Les trois concupiscences ont fait trois sectes, et
1. Cf. le développement du fr. 793.
a. Proprement, en surcharge.
3. Commentaire d'un texte de Cicéron (de Nat. deor., II, 36) que
Pascal avait trouvé dans l'Apologie de Montaigne, et dans l'Augustinus
de Jansénius où il est longuement commenté (De hxresi Pelagiana,
VI, 18) : In virtute vero gloriamur : quod non contingeret, si id donum
a Deo, non a nobis haberemus. Ce texte s'oppose naturellement au
verset de l'Ecriture qui termine le fragment.
4. Et quemadmodum scriptum est : [Jér., IX, 23] qui gloriatur, in Do-
mino glorietur, I, Cor., I, 3i. Le texte de saint Paul est commenté,
en particulier, par Jansénius (discours sur la Réformation de l'Homme
intérieur, chap. m.)
4Sl
Cf. B., 6a; G., 87; Faug., II, 92 ; Hav., VIII, 5; Mot., I, 176; Mich.,
564.
SECTION VIL 373
les philosophes Vont fait autre chose que suivre une
des trois concupiscences1.
47] 46a
Recherche du vrai bien. — Le commun des hommes
met le bien dans la fortune et dans les biens du dehors,
ou au moins dans le divertissement. Les philosophes
ont montré la vanité de tout cela, et l'ont mis où ils
ont pu 2.
191] 463
[Contre les philosophes qui ont Dieu sans Jésus-
Christ.]
Philosophes. — Ils croient 3 que Dieu est seul digne
, 1. D'après le sens que Pascal donne au mot philosophe dans un
très grand nombre de fragments, il apparaît que la concupiscence
propre aux philosophes est moins la curiosité que l'orgueil. Les
Stoïciens se sont « perdus dans la présomption de ce que l'on peut » ;
et en rapportant à leurs propres forces l'effort de leur sagesse, ils se
sont révoltés contre Dieu. — La Rochefoucauld émet un jugement
semblable : « Les philosophes, et Sénèque sur tous, n'ont point ôté les
crimes par leurs préceptes : ils n'ont fait que les employer au bâtiment
de l'orgueil. » (Max., supprimée, Ed. Gilbert, 639.)
46a
Cf. B., 359; C, 3i6; Faug., H, o5; Hat., XXV, 3a bis; Mol., I, 17/j ;
MlCH., 118.
2. Fragment écrit d'abord au crayon.
463
Cf. B., 61 ; C, 85; P. R., XXIX, 4o; Bos., II, xvn, 71 ; Faug., II, 9" ;
Hav., XXIV, 61 bis; Mol., I, 172; Mich., 4ai.
3. Dieu [et ne l'aiment pas]. S'ils se sentent. — Port-Royal f;«it
commencer ainsi ce fragment : « Les Platoniciens, et même Epiclète
et ses sectateurs croient... *
374 PENSÉES.
d'être aimé et d'être admiré, et ont désiré d'être
aimés et admirés des hommes1; et ils ne connaissent
pas leur corruption. S'ils se sentent pleins de senti-
ments pour l'aimer et l'adorer, et qu'ils y trouvent
leur joie principale, qu'ils s'estiment bons, à la bonne
heure. Mais s'ils s'y trouvent répugnants, s' [ils]
n'[o/i/]2 aucune pente qu'à se vouloir établir dans
l'estime des hommes, et que, pour toute perfection,
ils lassent3 seulement que4, sans forcer les hommes,
ils 3 leur fassent trouver leur bonheur à les aimer,
je dirai que cette perfection est horrible ,!. Quoi! ils
ont connu Dieu, et n'ont pas désiré uniquement
que les hommes l'aimassent, mais que les hommes
s'arrêtassent à eux7! Ils ont voulu être l'objet du
bonheur volontaire des hommes !
25l] 464
Philosophes. — Nous sommes pleins de choses qui
nous jettent au dehors.
ÏNotre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher
1 . [ils se trouvent pleins.]
a. Le manuscrit porte s'il n'a.
'6. [Que ce soit.\
4. [Les hommes.]
5. [Trouvent leur joie.]
6. [Que c'est ôter à Dieu.]
7. Cf. Jansénius: «QuitS enim egerunt tanto disputationum impelu
Philosophi hujus mundi maxime que Stoïei, nisi ut hominem ipsum
sibi repudiato omni sive Dei sive alterius adjutorio, ad omnem virtu-
teni, sapientiam, felicitatemque sufficere persuadèrent ? » de Hxresi
Pelagiana, Y, 1. Voir • également de Natura lapsa II, 12: AJfeclus
omnis nonpotest sine peccalo hsererc increalura.
464
Cf. B., 61; C, 86; Bos., II, 1, 1; Faug., II, 94; Hav., VIII, 3; Mol.,
1, 174 ; Mien., J37.
SECTION VII. 373
notre bonheur hors de nous ; nos passions nous
poussent au dehors, quand même les objets ne s'of-
iViraient pas1 pour les exciter; les objets du dehors
nous tentent d'eux-mêmes et nous appellent, quand
môme nous n'y pensons pas. Et ainsi les philosophes
ont beau dire: retirez-vous en vous-mêmes2, vous y
trouverez votre bien ; on ne les croit pas, et ceux qui
les croient sont les plus vides et les plus sots,
48i] 465
Les3 Stoïques disent: rentrez au dedans de vous-
mêmes ; c'est là où vous trouverez votre repos : et cela
n'est pas vrai.
Les autres disent : sortez en dehors : recherchez le
bonheur en vous divertissant et cela n'est pas vrai :
les maladies viennent.
Le bonheur n'est ni hors de nous, ni dans nous ;
il est en Dieu'\ et hors et dans nous.
197] 466
Quand Epictète5 aurait vu parfaitement bien6 le
1. Pour les exciter , surcharge.
2. [On ne.]
465
Cf. B., 19G; G., 8; Bos., I, iv, <j; F .vue, II, 93; Hay., I, 9 bis; Mot.,
I, 74; AllGH., 8/| I.
3. [Uns.]
4. [Et n'est ni.]
466
Cf. B., 61; G., 85; Faug., II, 3x5; iiw., XXV, 43; Mol., II, 30; Mich.,
4a&.
5. ÏVous.]
6. [La lumière.]
376 PENSÉES.
chemin, il dit aux hommes : vous en suivez un faux ;
il montre que c'en est un autre, mais il n'y mène pas.
C'est celui de vouloir ce que Dieu veut ; Jésus-Chris!
seul y mène : Via1, vevitas2.
Les vices de Zenon môme3.
161] 467
Raison des effets1*. — Epictète. Ceux qui disent:
Vous avez mal à la tête 5. . . ; ce n'est pas de même. On
est assuré de la santé et non pas de la justice ; et en
effet la sienne était une niaiserie.
1. Dans un sermon prêché à Metz vers iG53 sur la Loi de Dieu,
Bossuet cite ce mot de saint Augustin Ipsa via ad te venit, « la voie
même est venue à nous, car le Sauveur Jésus est la voie ».
2. Saint Jean, XIV, 6: Dicit ei Jésus: Ego sum in'a, et veritas, et
vita: Nemo venit ad Patrem, nisi per me. Epictète a eu, comme avait
d'abord écrit Pascal, la lumière; mais pour arriver au but, il ne suffit
pas de voir le chemin, il fout la force de le parcourir, et pour ce] h,
ce n'est pas assez de le montrer : la volonté est nécessaire, et elle
vient de Dieu.
3. Addition de la copie. — Les vices de Zenon témoignent de l'im-
puissance du stoïcisme à assurer la vertu et le bonheur. D'ailleurs si]
les vices de Zenon font allusion aux anecdotes que Pascal a pu trouver
dans Montaigne sur Zenon, il fout avouer que l'expression est singu-.
lièrementdure. Zenon a vécu au milieu du monde grec, comme Socrate^
mais rien dans sa vie ne semble avoir démenti sa doctrine.
467
Cf. B., 37; G., 54; Faug., I, 216; Mol., I, 109; Migh., 390.
lx. Cf. fr. 334, 335, 336, 337.
5. Allusion à un passage des Entretiens, IV, 6, que Pascal résumé
ainsi, fr. 80: « Epictète demande bien plus fortement : Pourquoi
ne nous fàchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et
que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous raisonnons mal, ou
que nous choisissons mal. — Ce qui cause cela est que nous sommes!
bien certains que nous n'avons pas mal à la tête, et que nous ne
sommes pas boiteux; mais nous ne sommes pas si assurés que nous;
choisissons le vrai. »
SECTION VIL 377
Et cependant il la croyait démonstrative en disant :
« Ou en noire puissance ou non1. » Mais il ne s'aper-
cevait pas qu'il n'est pas en notre pouvoir de régler le
cœur, et il avait tort de le conclure de ce qu'il y avait
des chrétiens2.
465] 468
Nulle autre religion n'a proposé de se haïr. Nulle
autre religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïs-
sent 3 et qui cherchent un être véritablement aimable * .
Et ceux-là 5, s'ils n'avaient jamais ouï parler de la reli-
gion d'un Dieu humilié, l'embrasseraient inconti-
nent.
*i25] 469
Je sens que je puis n'avoir point été, car le moi
1. « Quand donc il se présentera à nous quelque objet, afin que
nous ne nous en troublions point comme d'un bien ou d'un mal,
regardons si c'est cbose qui soit en notre puissance ou non. » (Du
Vair, La philosophie morale des Stoïques, éd. i6o3, p. i4). Du Vair
emploie encore la même expression, p. 16. C'est la première pensée
du manuel'd'Epictète.
2. Cf. fr. 35o : « Epictète conclut de ce qu'il y a des chrétiens
constants que chacun le peut être. » Voir en note le passage des
Entretiens , IV; 7, qui est visé par Pascal.
468
Cf. B., no; C, i36; P. R., II, 4; Bos., II, iv, 4; Faug., II, i4aj Hav.,
XI, 4; Mol., I, 289; Mich., 820.
3. [Et qui cherchent hors d'eux],
[\. [Mais.]
5. [N'ayant.]
469
Cf. B., 53; C, 75; Bos., I, iv, 11; Faug., II, 176; Hat., I, nj Mot.,
I, 1 15 ; Mich., 3ai.
378 PENSEES.
consiste dans ma pensée : donc moi qui pense n'aurais
poinl été, si ma mère eû( été tuée avant que j'eusse
été animé : donc je ne suis pas un être nécessaire1. Je
ne suis pas aussi "éternel, ni infini : mais je vois bien
qu'il y a dans la nature un être nécessaire, éternel el
infini3.
185] 470
Si j'avais vu on miracle, disent-ils, je me con-
vertirais'. — Comment assurent-ils qu'ils feraient ce
qu'ils Ignorent? ils s'imaginent que cette conversion
consiste en une adoration qui se tait de Dieu comme
un commerce et une conversation telle qu'ils se la
figurent. La conversion véritable consistée s'anéantir
devant cet être universel qu'on a irrité tant de l'ois.
1. CF. Nicole : v. Je sens que je suis infiniment pins noble que Mlle
mature ; je la eonnais, et elle ne nie connaît point ; et néanmoins je
sens eu même temps que je ne suis pas éternel. » (Discours de
i'ixistenee de Dieu et de l'immortalité de l'âme.)
a. [lu fini.}
3. u 11 y a quarante ans que je n'étais point, et qu'il n'était pas en
moi Je pouvoir jamais être, eomme il ne dépend pas de moi, qui suis
une fois, de n'être plus. J'ai doue eommeneé, et je eontinue d'être par
quelque chose qui est hors de moi, qui durera après moi, qui est
meilleur et plus puissant que moi. Si ee quelque chose n'est pas c\eu,
qu'on me dise ce que e'est. » (La. Bruyère, Des Esprits forts.)
470
Cf. B , i85; G., 117; P. IV, VI, 1; Bos., 11, n, 5; Fuo, , II, iîa; Hw.,
Mil. 0; Mol, 11,40 : Mica., S40.
1. (..t. ii\ a63, — Peut-être est-ee un souvenir de la eor.versation
que le Recueil J'I'trecht nous rapporte entre Pascal et L'homme sans
religion, et où Pascal aurait formellement affirmé l'approche du
miracle (p. 3oo).
5. IS'/iuzniJier.l
S MOTION VII. 379
et qui peut vous perdre légitimement û toute heure;
ù reconnaître qu'on ne peut rien sans lui, et qu'on n'a
mérité rien de lui que sa disgrâce. Elle consiste à
connaître qu'il y a une opposition Invincible entre
Dieu et nous, et que, sans un médiateur, il ne peut
y avoir de commerce.
'•'Vil 471
il est Injuste qu'on s'attache à moi, quoiqu'on i<*
lasso avec plaisir cl volontairement ; je tromperais
ceux à qui j'en ferais naître le désir1, ear je ne suis la
fin de personne cl n'ai pas de quoi les satisfaire. Ne
suis-je pas prêt à mourir2? et ainsi l'objet de leur
attachement mourra. Donc3, comme je serais cou-
pable de faire croire une fausseté, quoique je la per-
suadasse doucement, et qu'on la crût avec plaisir, et
qu'en cela on me lit plaisir, de même, je suis cou-
pable de me faire aimer. Et si j'attire les gens a s'at-
47»
Cf. B., 194; C, 6; P. II., XXVM, 56; Bos., Il, svii, 49; Faug., I,
iy8; ILw., XXIV, 3<j ter; Moi.., Il, !■ 1 ; Mura., :.i/(.
1. Cf. le développement de ISicole dans le Trailé de la Civilité
chrétienne, chap. Il {Essais de morale, t. Il, p. 120): « Il y ;■ une
injustice ton! viable à vouloir être aimé », etc.
2. Il est nécessaire de remarquer que prêt à n'indique pas une
disposition morale, comme plus lom dans le même fragment. Jl signifie
près de. (Voir fr. nSS supra p. iôi). Cf. La Fontaine, Fables, 111, 12 :
L'oiseau, prêt à mourir, se plaint en son ramage
et Corneille, Atlila7 I, 2 :
Un grand destin commence, un grand destin s'achève,
L'Empire est prêt à choir, et la France s'élève.
6. Faugère ponctue : l'objet de leur attachement mourra donc. Comme
je serais...
380 PENSEES.
tacher à moi1, je dois avertir ceux qui seraient prêts
à consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas
croire, quelque avantage qui m'en revînt ; et, de
même, qu'ils ne doivent pas s'attacher à moi; car il
faut qu'ils passent leur vie et leurs soins à plaire à
Dieu, ou à le chercher2.
i. MM. Molinier et Michaut ponctuent : je suis coupable de mejaire
aimer , et si j'attire les gens... Pourtant il y a bien deux idées dis-
tinctes: i° je suis coupable de me faire aimer. 2° Si j'attire les gens
à s'attacher à moi, je leur demande de se défendre contre ce mensonge
dont je me serais rendu coupable.
2. Le manuscrit ne donne qu'une copie de cette pensée, et ajoute
celte note qui paraît être de la main de Domat : « Mlle Périer a l'ori-
ginal de ce billet. » Mlle Périer est Gilberte Pascal; dans la Vie
de Biaise Pascal, elle cite ce billet qui lui a livré le secret de la con-
duite de son frère à son égard. — Dans l'édition de Port-Royal, moi
et je sont partout remplacés par nous. Port-Royal aurait-il voulu
appliquer à Pascal lui-même la maxime de Pascal: Le moi est haïs-
sable"^ ou a-t-il voulu généraliser le principe d'action qui est ici indi-
qué, et accroître ainsi la portée de la pensée? Mais puisqu'il s'agit
ici non du moi qui se fait injustement le centre de tout, mais
du moi qui s'efface devant Dieu, et se condamne à disparaître, c'est
bien le lieu de dire moi. Et, d'autre part, ce qui rend ces lignes si
touebantes et si pénétrantes, c'est qu'elles ne constituent pas un pré-
cepte d'édification, elles sont comme une profession de foi, où se peint
l'àme ardente de Pascal, se faisant scrupule de la très vive affection
que lui portaient les siens, et luttant contre elle afin de ne pas em-
piéter sur le domaine réservé à Dieu. Dans l'Histoire de l'abbaye
de Port-Royal (t. IV, p. 457), le docteur Besoigne publie sur Pascal
une page qu'il est intéressant de reproduire ici • car il est très
probable que nous sommes en présence d'une source originale
que l'auteur copie sans la citer, vraisemblablement d'un fragment
inédit de la Vie écrite par Mme Périer : « Personne n'a jamais
été plus digne d'être aimé ; et personne n'a jamais su mieux aimer
et ne l'a pratiqué mieux que lui. Mais sa tendresse était toujours
réglée sur les principes du christianisme, que la raison et la foi lui
mettaient devant les yeux. Ainsi elle n'allait jamais jusqu'à ce qu'on
appelle attache du cœur. Il distinguait deux sortes de tendresse,
l'une sensible, l'autre raisonnable. Il n'estimait que la seconde,
et ne trouvait de mérite que dans celle-là. Elle consiste selon
SECTION VU. 381
Première Copie 179] 47a
La volonté propre1 ne se satisfera jamais, quand
elle aurait pouvoir de tout ce qu'elle veut ; mais on
est satisfait dès l'instant qu'on y renonce2. Sans elle,
lui à prendre part à tout ce qui arrive à nos amis, en toutes les
manières que la raison éclairée par la religion veut que nous y pre-
nions part, au dépens de notre commodité, de nos biens, de notre
liberté et même de notre vie, si c'est un sujet qui le mérite : ce qui
se rencontre toujours, quand il s'agit de servir le prochain pour Dieu,
qui doit être l'unique fin de toute la tendresse des chrétiens. « Un
« cœur est dur, disait-il, quand il connaît les intérêts du prochain et
« qu'il résiste à l'obligation qui le presse d'y prendre part ; et au
« contraire un cœur est tendre, quand tous les intérêts du prochain
« entrent en lui facilement par tous les sentiments que la raison veut
« qu'on ait les uns pour les autres en semblables rencontres ) qu'on
« se réjouit, quand il faut se réjouir ; qu'on s'afflige, quand il faut
« s'affliger. » Voilà par où il bannissait de l'amitié non seulement
l'attache, mais encore l'amusement: « parce que la charité n'ayant
« que Dieu pour fin, ne peut s'attacher qu'à lui seul, ni s'arrêter à
« rien qui l'amuse ; sachant qu'il n'y a point de temps à perdre, et
« que Dieu, qui voit et juge tout, nous fera rendre compte de tout ce
« qui dans notre vie ne sera pas un nouveau pas pour avancer dans
« la voie de la perfection. » •
47a
Cf. C, an ; P. R., XXVIII, 55; Bos., II, xvii, /jg; Faug., I, 237; Hat.,
XXIV, 3g; Mol., II, lu ; Mich., 8g3.
1. La volonté propre, au sens pélagien du mot, c'est la volonté
qui vient de nous par opposition à la grâce qui vient de Dieu ;
c'est ici pour Pascal, et par analogie, semble-t-il, avec Yamour-
propre, la volonté qui s'attache à nous. Ces deux sens sont liés l'un
à l'autre dans la doctrine du jansénisme : par suite du péché originel
notre volonté est dépravée, son développement spontané la fait
égoïste et tyrannique.
2. Cf. cette formule de Schopenhauer : « Chacun est heureux
quand il est toutes choses, et malheureux quand il n'est plus qu'un
individu. » Le monde comme volonté et comme représentation, Suppl.
ch. xxx (trad. Burdeau, t. IIlj p. i83).
381 PENSEES.
on ne peut être malcontent ; par elle, on ne peut être
content1.
*i67J 473
Qu'on s'imagine un corps plein de membres pen-
sants.
*265] 474
Membres. Commencer par là. — Pour régler
l'amour qu'on se doit à soi-même, il faut s'imaginer
un corps plein de membres pensants, car nous
sommes membres du tout, et voir comment chaque
membre2 devrait s'aimer, etc..
1. Pascal paraît se souvenir d'un long parallèle de Raymond Sebon :
« Nous tenons donc deux fondements entièrement contraires, l'un de
tout mal, l'autre de tout bien... L'un qui est l'amour de Dien rend
votre volonté commune, universelle et communicable; l'autre, qui est
l'amour de nous, la rend singulière, propre, privée, toute à nous-
mêmes... l'un fait notre volonté reposée, pacifique et aimable; celle
de nous la rend trouble, faroucbe et querelleuse... L'un la met en
toute liberté, bors de la sujétion des créatures, et lui donne entière
maîtrise sur el!e; l'autre la met en prison captive, et la soumet à
toutes les eboses qui lui sont intérieures. » — Cf. Domat : « Il n'y ;«
que deux voies pour se rendre beureux et content : l'une de remplir
tous nos désirs, l'autre de les borner à ce que nous pouvons posséder.
La première est impossible en cette vie ; ainsi c'est une folie d'entre-
prendre de se contenter en ce monde par cette voie. » (Pensée XLlll.)
473
Cf. B., 181; G., ai3; Faug., H, 378 note; Mich., /jio.
474
Cf. B., 180; C, ai3; P. R., uft., XXIK, .'4;Bos., II, xvn, 70; Pàoc, H,
077; Uav., XXIV, Go; Mol., 11, 30; Mich., 539.
2. Membre en surebarge.
SECTION VII. 38i{
265] 475
Si les pieds et les mains avaient une volonté par-
ticulière, jamais ils ne seraient dans leur ordre qu'en
soumettant cette volonté particulière à la volonté
première qui gouverne le corps entier. Hors de là,
ils sont dans le désordre et dans le malheur ; mais
en ne voulant que le bien du corps, ils font leur
propre bien.
199] 476
Il faut n'aimer que Dieu et ne haïr que soi *.
Si le pied avait toujours ignoré qu'il appartint au
corps, et qu'il y eût un corps dont il dépendît, s'il
n'avait eu que la connaissance et l'amour de soi, et
qu'il vînt à connaître qu'il appartient à un corps
duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de
sa vie passée, d'avoir été inutile au corps qui lui a
475
Cf. B., 182; C, 2i5; P. R., u/l,XXIX,6;Faug.,H, 377 ; Hat., XXIV.
00; Mol., il, 36; Mtca., 5/|2.
476
Cf. B., 182; G., ai5; Bos., II, xvn, 70; Faug., II, 38o; Hav., XXIV,
Go bis', Mol., II, 3y ; Mich., 432.
1. « Secernunt civitates duas amores duo, terrenain scilicet
amor sui usque ad contemptum Dei, cœlestcui vero aruor Del usque
ad contemplum sui » (Saint Augustin, de Civil. Dei, XFV , 20. —
Dans la 'inéoloyie naturelle de Raymond Sebou, Pascal avait lu
de longs développements logiques et symétriques sur l'amour et la
haine de Dieu, sur l'amour et la haine de nous (Ch. 170-170) :
« L'amour de Dieu se rapporte à sa haine comme à son opposite et à
la haine de nous, comme à sa chère compagne. »
384 PENSÉES.
influo la vie, qui l'eût anéanti s'il l'eût rejeté et sé-
paré de soi, comme il se séparait de lui î Quelles
prières d'y être conservé ! et avec quelle soumission
se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le
corps, jusqu'à consentir à être retranché s'il le faut!
ou il perdrait sa qualité de membre ; car il faut que
tout membre veuille bien périr pour le corps, qui
est le seul pour qui tout est1.
8] • 477
Il est faux que nous soyons 2 dignes que les autres
nous aiment, il est injuste que nous le voulions. Si
nous naissions raisonnables, et indifférents, et con-
naissant nous et les autres, nous ne donnerions
î. Saint Paul, I Cor., XII, 5 : « Si le pied vient à dire : Puisque;
je ne suis pas la main, je ne suis plus du corps, ne sera-t-il plus du
corps pour cela ? » Comme le fait remarquer Havet, la comparaison se
trouve déjà dans Epictète : « Si je considère le pied, je dirai que sa
nature est d'être propre ; mais si je le prends comme pied, et non
comme détaché du reste, ce pourra être son devoir d'entrer dans la
boue, ou de marcher sur des épines, ou même de se faire couper dans'
l'intérêt du tout. Autrement il ne serait plus le pied. » (Entretiens, II,j
5). La comparaison est essentiellement conforme à l'esprit de la phi-i
losophie stoïcienne. Le monde est un vaste animal dont Dieu est
l'âme ; l'unité de l'organisme est l'image et le produit de l'harmonie
universelle. Notre devoir est de nous comporter vis-à-vis de l'univers
comme la partie vis-à-vis du tout. Totum hoc quo continemur, et unum
est et deus ; et socii sumus ejus et membra (Sen., Ep., XGII, 3o).;
Voir aussi Marc-Aurèle, VIII, 34- Par delà le stoïcisme enfin l'ana-
logie remonte jusqu'à Socrate ; l'amitié de deux frères est comparée
à l'affection mutuelle que se portent les deux mains ou les deux pieds
ou les deux yeux (Mémorables, II, ni, 8). '
477
Cf. B., 206; G., 417; P. R-, IX, 5 et 6; Bos., II, xvii, 67; Faug., II,
171; Hav., XXIV, 56; Mol., II, 3g; Mich., i4.
a. [Plus.]
SECTION VII. 383
point cette inclination à notre volonté. Nous naissons
pourtant avec elle ; nous naissons donc injustes, car
tout tend à soi. Cela est contre tout ordre : il faut
tendre au général ; et la pente vers soi est le com-
mencement de tout désordre, en guerre, en police,
en économie, dans le corps particulier de l'homme.
La volonté est donc dépravée.
Si les membres des communautés naturelles et
civiles tendent au bien du corps, les communautés
elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus
général, dont elles sont membres. L'on doit donc
tendre au général. Nous naissons donc injustes et
dépravés.
*48i] 478
Quand nous voulons penser à Dieu, n'y a-t-il
rien qui1 nous détourne, nous tente de penser ail-
leurs ? Tout cela est mauvais et né avec nous.
7] ■ 479
S'il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui, et non
les créatures passagères. Le raisonnement des im-
pies, dans la Sagesse, n'est fondé que sur ce qu'il
n'y a point de Dieu. Cela posé, dit-il, jouissons
478
Cf. B., i94; C, 4; P. R-, IX, 4; Bos., II, xvn, 66; Faug., T, 228; Hat.,
XXIV, 55; Mot., I, 294; Mien., 844-
1. [Ne.]
479
Cf. B., 357; C, 3i4; P. R., IX, 3; Bos., II, xvn, 65; Faug., II, i43 ;
Hav., XXIV, 54; Mol., II, 4a; Mich., 18.
PENSÉES. II — 25
38G PENSÉES.
donc des créatures '. — C'est le pis aller. Mais s'il y
avait un Dieu à aimer, il n'aurait pas conclu cela,
mais bien le contraire ; et c'est la conclusion des
sages : Il y a un Dieu, ne jouissons donc pas des
créatures.
Donc tout ce qui nous incite à nous attacher aux
créatures est mauvais, puisque cela nous empêche,
ou de servir Dieu, si nous le connaissons, ou de le
chercher, si nous l'ignorons. Or nous sommes
pleins de concupiscence ; donc nous sommes pleins
de mal; donc nous devons nous haïr nous-mêmes,
et tout ce qui nous excite à autre attache que Dieu
seul.
199] 480
Pour faire que les membres soient heureux, il
faut qu'ils aient une volonté et qu'ils la conforment
au corps 2.
161] 481
Les exemples des morts généreuses de Lacédémo-
1. Sag. II, 6, Venite ergo et fruamur bonis quœ sunt, et utamur
creatura tanquain in juvénilité celeriter.
480
Cf. B., 181; B.,ai3; Faug.,11, 38o; Hav., XXIV, 60 ter; Mol., 11,39!
Mica., Z,33.
2. Fragment d'abord écrit au crayon.
481
Cf. B.,i78; C.,2io;P. R., ult., XXVIII, 3i ; Faug., I, 227; Hat.,
XXIV, 22 Mol., H, 38; xMich., 3gi.
SECTION VU. 387
nions et autres ne nous touchent guère ; car qu'est-
ce que cela nous apporte ? Mais l'exemple de la mort
des martyrs nous touche ; car ce sont nos mem-
bres \ Nous avons un lien commun avec eux; leur
résolution peut former la nôtre, non seulement par
l'exemple, mais parce qu'elle a peut-être mérité la
nôtre. Il n'est rien de cela aux exemples des païens :
nous n'avons point de liaison à eux ; comme on
ne devient pas riche pour voir un2 étranger qui
l'est, mais bien pour voir son père ou son mari qui
le soient.
149] 482
Morale. — Dieu 3 ayant fait le ciel et la terre, qui
ne sentent point le bonheur de leur être, il a voulu
faire des êtres qui le connussent, et qui composas-
sent un corps de membres pensants. Car nos mem-
bres ne sentent point le bonheur de leur union, de
leur admirable intelligence, du soin que la nature a
d'y influer les esprits, et de les faire croître et durer.
Qu'ils seraient heureux s'ils le sentaient, s'ils le
voyaient I Mais il faudrait pour cela qu'ils eussent
intelligence pour le connaître, et bonne volonté
pour consentir à celle de l'âme universelle. Que si,
1. Rom. XII, 5 : Multi unum corpus sumus in Christo, singuli autem
alter allerius membra.
2. [Homme.]
482
Cf. B., 178; C, 211; P. R., ult.j XXIX, 3;Bos., II, xyii, 7o;Faug., II,
378; Hav., XXIV, 59; Mol., il, 37; Mich., 308.
3. [A voulu faire.]
388 PENSÉES.
ayant reçu l'intelligence, ils s'en servaient à retenir
en eux-mêmes la nourriture, sans la laisser passer
aux autres membres, ils seraient non seulement
injustes, mais encore misérables, et se haïraient
plutôt que de s'aimer ; leur béatitude, aussi bien que
leur devoir, consistant à consentir1 à la conduite de
l'âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime
mieux2 qu'ils ne s'aiment eux-mêmes.
169] ,483
Etre membre, est n'avoir de vie, d'être et de mou-
vement que par3 l'esprit du corps et pour le corps.
Le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel
il appartient, n'a plus qu'un être périssant et mou-
rant ; cependant il croit être un tout, et ne se voyant
point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre
que de soi, et veut se faire centre et corps lui-même.
Mais n'ayant point en soi de principe de vie, il ne
fait que s'égarer, et s'étonne dans l'incertitude de
son ,être*f sentant bien qu'il n'est pas corps, et
1. [Aux].
2. Mieux, en ce sens que l'âme aime les membres parce qu'ils con-
courent à la vie totale de l'être, ce qui est leur véritable destinée;
c'est pourquoi l'amour de l'âme pour les membres est, relativement à
ces membres eux-mêmes, plus légitime et plus profond que ne peut
l'être l'attachement égoïste à leur conservation ou à leur développe-
ment indépendant du tout.
483
Cf. B., 181; G., 2i£; P. R., XXIX, 3;Bos., II, xvn, 7o;Faug.,II, 379;
Hav., XXIV, 59 bis et XXIV, 59 ter; Mot., II, 37 ; Mien., 367.
3. [Le] corps.
4. [Voyant.]
SECTION VIL 389
cependant ne voyant point qu'il soit membre d'un
corps. Enfin, quand il vient à se connaître, il est
comme revenu chez soi, et ne s'aime plus que pour
le corps; il plaint ses égarements passés.
Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre
chose, sinon pour soi-même et pour se l'asservir1,
parce que chaque chose s'aime plus que tout. Mais
en aimant le corps, il s'aime soi-même, parce qu'il
n'a d'être qu'en lui, par lui et pour lui : qui adhœret
Deo unus spiritus est 2.
Le corps aime la main ; et la main, si elle avait
une volonté, devrait s'aimer de la même sorte que
l'âme l'aime. Tout amour qui va au delà est in-
juste3.
Ad/iœrens Deo unus spiritus est. On s'aime, parce
qu'on est membre de Jésus-Christ ; on aime Jésus-
Christ, parce qu'il est le corps dont on est membre.
Tout est un, l'un est en l'autre, comme les trois
Personnes4.
1. [Ma/s.]
2. I. Cor., VI, 17.
3. Addition en marge. '
4. M. Boutroux a donné de ces lignes un commentaire remarquable
dans une conférence sur la Psychologie du mysticisme : « Vous vous
rappelez le mot de Goethe : « Alors se développe en toi la puissance de
« l'âme, et tu entends l'esprit parler à l'esprit. » C'est cette communi-
cation directe des esprits à travers les corps sous l'action de Dieu,
qui est le rêve du mysticisme. Pascal en a bien rendu l'idée par ces
mots très simples et, si je ne me trompe, très riches de sens: « Tout
« est un, l'un est l'autre, comme les trois personnes. » La Trinité
chrétienne est précisément l'expression de cette union propre aux
personnes, où la distinction des consciences subsiste, au sein d'une
étroite et parfaite communauté. » (Revue Bleue , i5 mars 1902^. 324)-
300 PENSEES.
419] 434
Deux lois suffisent pour régler toute la République
chrétienne, mieux cpie toutes les lois politiques '.
11 3] 485
La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car
on est haïssable par sa concupiscence, et de cher-
cher un être véritablement aimable, pour l'aimer.
Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est
hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous,
et qui ne soit pas nous 2, et cela est vrai d'un chacun
de tous les hommes. Or il n'y a que l'Etre universel
qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous3: le
bien universel est en nous, est nous-même, et n'est
pas nous.
434
Cf. B., 182; C, ai5; P. R., XXVIII, 11; Bos., II, xvn, 17; Faug., II,
878; IIat., XXIV, i5; Mol., II, Zj2 ; Mich., 677.
1. « Un docteur de la loi, d'entre les Pharisiens, voulant tenter
Jésus, lui demanda : Maître, quels sont les grands préceptes de la
loi ? Jésus lui répondit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton
cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée. Yoilà le plus grand et le
premier des préceptes. Le second, semblable au premier, est celui-
ci : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ces deux préceptes
comprennent toute la loi et les prophètes ». Matth., XXII, 35. Cf.
Marc, XII, 28.
485
Cf. B., 337; C, 289; P. R., ult., XXVIII; Bos., II, xvn, ftg; Faug., I,.
228; Hat., XXIV, 3g bis; Mol., II, 4i ; Mich., 294.
2. De et cela a or en surcharge.
3. Interrogatus autem a Pharisœis : Quando venit regnum Dei ? res-
pondens eis, dixit : Non venit regnum Dei cum observatione : neque
diccnt : Ecce hic, aut illic. Ecce enim regnum Dei intra vos est. Luc,
"W, 20 et 2i.
SECTION VIL- 391
aa5] 486
La dignité de l'homme consistait, dans son inno-
cence, à user et dominer sur les créatures, mais
aujourd'hui à s'en séparer et s'y assujettir l.
235] 487
Toute religion est fausse, qui2, dans sa foi, n'adore
pas3 un Dieu comme principe de toutes choses, et
qui, dans sa morale, n'aime pas un seul Dieu comme
objet4 de toutes choses.
2e Man. Guerrier] 488
... Mais il est impossible que Dieu soit jamais la
486
Cf B , /,o7: C, 38a ; P. R., XXVIII, 2; Bos., Il, xra, 12; Faug., II,
35o; Hav , XXIV, 11 bis ; Mol., I, 297; Mich., A77.
1. En marge les sens, titre pour le fragment 23 qui est écrit sur la
même page du manuscrit.
487
Cf. B., 439, C, 235; P. R., XXVII, 4; Bos., II, xti, 3; Faug., II,
259; Hav., XXIII, 4; Mol., 1, 280; Mxch., 5o9.
2. Dans sa foi en surcharge.
3. Un en surcharge.
4. C'est-à-dire que toutes choses doivent avoir Dieu pour objet.
C'est le sens où Bossuet emploie le mot dans des passages tels que les
suivants : «Toi qui étais né pour l'éternité et pour unobjetimmortel. »
(Prof.dejoideMad. de la Valliere.) « L'éternité se présentait à
ses yeux comme le digne objet du cœur de l'homme. » (Or. fun. de
Michel le Tellier.)
488
Cf. Faug., I, 23G; Hav., XXV, 78 et Prov., 293; Mot., I, 3i5; Mich.,
97^-
392 PENSÉES.
fin, s'il n'est le principe1. On dirige sa vue en haut,
mais on s appuie sur le sable : et la terre fondra, et
on tombera en regardant le ciel.
557] 489
S'il y a un seul principe de tout, une seule fin de
tout, tout par lui, tout pour lui. Il faut donc que la
vraie religion nous enseigne à n'adorer que lui et à
n'aimer que lui. Mais, comme nous nous trouvons
dans l'impuissance d'adorer2 ce que nous ne con-
naissons pas, et d'aimer autre chose que nous, il
faut que la religion qui instruit de ces devoirs nous
instruise aussi de ces impuissances, et qu'elle nous
apprenne aussi les remèdes. Elle nous apprend que,
par un homme, tout a été perdu, et la liaison rompue
entre Dieu et nous, et que, par un homme, la liaison
est réparée.
Nous naissons si contraires à cet amour de Dieu,,
et il est si nécessaire, qu'il faut que nous naissions
coupables, ou Dieu serait injuste3.
1. Cf. l'écrit de Pascal sur la Conversion dupécheur : «Elle [l'âme] fait'
d'ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que, comme
il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise de la conduire à lui
et lui faire connaître les moyens d'y arriver. Car comme c'est à Dieu
qu'elle aspire, elle aspire encore à n'y arriver que par des moyens qui
viennent de Dieu même, parce qu'elle veut qu'il soit lui-même son
chemin, son objet et sa dernière fin. »
489
Cf. B., io5 ; C, i3o ; P. R , III, 1 ; Bos., II, t, i ; Faug., II, ift* ; Hat.,
XII, 6; Mol., 1, 2S0; Mich., 808.
3. [Et d'aimer.
3. Après avoir défini la doctrine intégrale de la religion, fondée
sur le péché originel et sur la rédemption, Pascal pose avec netteté
SECTION VII. 393
90] 490
Les hommes, n'ayant pas accoutumé de former le
mérite, mais seulement le récompenser où ils le
trouvent formé, jugent de Dieu par eux-mêmes1.
455] 491
La2 vraie religion doit avoir pour marque d'obliger
à aimer son Dieu. Cela est bien juste, et cependant
aucune ne l'a ordonné : la nôtre Ta fait. Elle doit
encore avoir connu la concupiscence et l'impuis-
sance ; la nôtre Fa fait. Elle doit y avoir apporté les
l'alternative la plus profonde que le christianisme puisse soulever :
puisque l'homme est séparé de Dieu qui est son principe et sa fin,
suivant la nature et suivant la raison, c'est qu'un crime a été commis.
Le coupable est Dieu ou l'homme ; et comme il est contradictoire à
l'essence divine que ce soit Dieu, il faut donc que ce soit l'homme ]
le péché originel est nécessaire pour justifier Dieu.
490
Cf. Faug., II, 384; Hav., XXV, 107; Mol., I, 294 ; Mich., 256.
1. Les hommes considèrent la justice divine comme devant donner
une sanction des actions humaines, proportionnellement au mérite de
chacun. Mais la justice de Dieu consiste à former le mérite, c'est-à-
dire à accorder la grâce qui entraînera le salut. Elle s'exerce non ^as
postérieurement, mais antérieurement à notre existence ; elle n'est
pas distributive et régulatrice ; elle est créatrice et constitutive.
Cf. cette phrase de Du Guet dans une lettre citée par Sainte-Beuve:
« Quand nous aimons, nous supposons un bien ; quand Dieu aime, il
le produit » (Port-Royal, 5,! éd., t. V, p. 118).
491
Cf. B., 108; C, i34; P. R., II, 1; Bos., II, iv, i;Faug., II, i44; Hat.,
XI, 1; Mol., I, 279; Mich., 80A.
2. \P1US.]
3i)4 PENSÉES.
remèdes1; l'un est la prière. Nulle religion n'a
demandé à Dieu de l'aimer et de le suivre 2.
ii] 49a
Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet ins-
tinct qui le porte à se faire Dieu 3, est bien aveuglé.
Qui ne voit que rien n'est si opposé à la justice et à
la vérité ? car il est faux que nous méritions cela ; et
il est injuste et impossible d'y arriver, puisque tous
demandent la même chose. C'est donc une manifeste
injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons
nous défaire, et dont il faut nous défaire 4.
Cependant aucune religion n'a remarqué que ce
1. [Le nôtre l'a fait: les couvents des Religieuses, cette foule de péni-
tents, Philon juif.] L'allusion à Philon le juif est expliquée au fr. 724.
2. Cf. l'Ecrit sur la conversion du Pécheur : « Elle se résout de con-
former à ses volontés le reste de sa vie ; mais comme sa faiblesse
naturelle, avec l'habitude qu'elle a aux péchés où elle a vécu, l'ont
réduite dans l'impuissance d'arriver à cette félicité, elle implore de sa
miséricorde les moyens d'arriver à lui, de s'attacher à lui, d'y adhérer
éternellement... »
49a
Cf. B., 357; G. 3i3; P. R., IX, 7; Bos., II, xvh, 67; Faug., II, i43;
Hay., XXIV, 56 bis ; Mol., Il, /,o ; Mien., 24.
3. « Tous les hommes en général ayant secoué le joug de cette
vérité et cette volonté toute-puissante, se plaisent d'abord à être
maîtres d'eux-mêmes, et chacun d'eux désire ensuite, s'il est possible,
d'être seul maître de toutes les autres. Ainsi l'homme violant toutes
les règles de la raison et de la nature, veut irriter la toute-puissance
divine j et au lieu qu'il n'y ait que Dieu seul qui doive dominer sur
toutes les âmes, et dont la domination soit utile et salutaire, l'homme,
dit excellemment saint Augustin (Tract. 43 in Joan.)} veut tenir la place
de Dieu, tant pour soi que pour les autres, autant qu'il lui est pos-
sible. » (Jansénius, Discours sur la Réformalion de l'homme intérieur>
ch. m.)
4. Et dont il faut nous dé/aire} en surcharge.
SECTION VIL 39o
fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que1
nous lussions obligés d'y résister, ni n'a pensé à nous
en donner les remèdes,
465] 493
La vraie religion enseigne nos devoirs, nos im-
puissances : orgueil et concupiscence " ; et les remèdes *
humilité, mortification 3.
Première Copie 282] 494
Il faudrait que la véritable religion enseignât la
grandeur, la misère, portât à l'estime et au mépris
de soi, à l'amour et à la haine.
65] 495
Si c'est un aven dément surnaturel de vivre sans
D
chercher ce qu'on est, c'en est un 4 terrible de vivre
mal, en croyant Dieu.
1. \pieu.\
493
Cf. B., 109; C, i34; Faug., II, 1/41; H,vv., XXV, 87; Mol., I, 279;
Mien., 822.
2. Orgueil et concupiscence, surcharge.
3. Humilité, mortification, surcharge.
494
Cf. G., 445 ; Bos., II, xvii, 9; Faug., II, i/J2 ; Hav., XXIV, 9 bis; Mot.,
I, 279; Mien., 920.
495
Cf. B., 359; G., 3iC; P, R., IX, 9 ; Bos., ÏT, xvii, 68; Faug., I, 226 ^
Hav., XXIV, 07 bis] Mol., I, iG; Mien., uJi.
4. [Horrible.]
39C PENSÉES.
4 12] 496
L'expérience nous fait voir une différence énorme
entre la dévotion et la bonté1.
♦227] 497
2 Contre ceux qui sur la confiance de la miséricorde
de Dieu demeurent dans la nonchalance, sans faire de
bonnes œuvres. — 3 Comme les deux sources de nos
péchés sont l'orgueil et la paresse, Dieu nous a dé-
couvert deux qualités en lui pour les guérir : sa misé-
ricorde et sa justice. Le propre de la justice est
d'abattre l'orgueil, quelque saintes que soient les
œuvres, et non intres injudicium\ etc. ; et le propre
496
Cf B., 179; C, 212; Faug., I, 207; Hat., XXV, 67; Mol., II, 100,
Mien., 05g.
1. « Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable
qu'ingénieuse et subtile, qui persuade aux peuples la religieuse créance
suffire seule, et sans les mœurs, à contenter la divine iustice ! L'usage
nous faict veoir une distinction énorme entre la dévotion et la con-
science. » (Montaigne. Essais, III, xn.) — Cf. Domat : «Aujourd'hui
la dévotion et la vertu sont choses fort différentes. » (Pensée XLII.)
497
Cf. B., 402; C, 376; P. R., XXVIII, 46; Bos., II, xvn, 42; Faug., II,
375; Hat., XXIV, 32 ; Mich., 48i.
2. Ecrit par Mme Périer.
3. [La justice de Dieu et sa miséricorde sont deux choses [qualités que
Dieu nous fait voir en lui pour opposer aux deux sources de tous les péchés
das hommes qui sont l'orgueil et la paresse.] La justice [comfcat] l'orgueil
et la miséricorde [combat] la paresse.
4. Ps. CXLII, 2 : Et non intres in judicium cum servo luo : quia non
justificabitur in conspectu tuo ornnis vivens.
SECTION VII. 397
de la miséricorde est de combattre la paresse en invi-
tant aux bonnes œuvres, selon ce passage : « La
miséricorde de Dieu invite à pénitence1 » ; et cet
autre des Ninivites : « Faisons pénitence, pour voir
si par aventure il aura pitié de nous2. » Et ainsi tant
s'en faut que la miséricorde autorise le relâchement,
que c'est au contraire la qualité qui le combat for-
mellement; de sorte qu'au lieu de dire : S'il n'y
avait point en Dieu de miséricorde, il faudrait faire
toutes sortes d'efforts pour la vertu ; il faut dire, au
contraire, que c'est parce qu'il y a en Dieu de la
miséricorde, qu'il faut faire toutes sortes d'efforts.
9/1] 498
3 11 est vrai qu'il y a de la peine, en entrant 4 dans-
t. Rom., II, 4 : « An divitlas bonitatis ejus, et patientise, et longani-
mitalis contemnis ? ignoras quoniam benignitas Dei ad pœnitentiam te
adducit ?
2. Jonas, III, 9 : Quis scit si convertatur et ignoscat Deus : et rêver-,
latur a furore irœ snœ, et non peribimus ?
498
Cf. Bos., II, xvit, 72; Fauo., II, 180; Hat., XXIV, 6 ter; Mol., II, 4g;
Mien., 259.
3. Ce fragment est-il une première rédaction d'une lettre à made-
moiselle de Roannez ? En tout cas les extraits qui nous sont parvenus
s'en rapprochent singulièrement : « Il est bien assuré qu'on ne se
détache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit
volontairement celui qui entraîne, comme dit saint Augustin ; mais
quand on commence à résister et à marcher en s'éloignant, on souffre
bien ; le lien s'étend et endure toute la violence ; et ce lien est notre
propre corps, qui ne se rompt qu'à la mort. » (Du 2 4 sept. i656, II,
olim. 4).
4. En entrant, en surcharge.
398 PENSÉES.
la piété ; mais cette peine ne vient pas de la piété qui
commence d'être en nous, mais de l'impiété cpii y
est encore. Si nos sens ne s'opposaient pas à la péni-
tence, et que notre corruption ne s'opposât pas à la
pureté de Dieu, il n'y aurait en cela rien de pénible
pour nous. Nous ne souffrons qu'à proportion que
le vice, qui nous est naturel, résiste à la grâce sur-
naturelle * ; notre cœur se sent déchiré entre des
efforts contraires ; mais il serait bien injuste 2 d'im-
puter cette violence à Dieu qui nous attire, au lieu
de l'attribuer au monde qui nous retient. C'est
comme un enfant3, que sa mère arrache d'entre les
bras des voleurs4, doit aimer, dans la peine qu'il
souffre, la violence amoureuse et légitime de5 celle
qui procure sa liberté, et ne détester que la violence
impétueuse et tyrannique de ceux qui le retiennent
injustement6. La plus cruelle guerre que Dieu puisse
faire aux hommes en cette vie est de les laisser sans
cette guerre qu'il est venu apporter. « Je suis venu
apporter la guerre7, » dit-il; et, pour instruire de
i . [A'oas souffrions dans la violence que fait.]
2. [De se plaindre.]
3. [Qui se plaindrait de la.]
h. [Ne] doit [pas blâmer la.]
5. [La mère.]
6. « Car je lui voudrais dire qu'elle se souvienne'que ces inquiétudes
ne viennent pas du bien qui commence d'être en elle, mais du mal
qui y est encore et qu'il faut diminuer continuellement ; et qu'il Faut
qu'elle fasse comme un enfant qui est tiré par des voleurs d'entre les
bras de sa mère, qui ne le veut point abandonner ; car il ne doit pas
accuser de la violence qu'il souffre, la mère qui le retient amoureu-
sement, mais ses injustes ravisseurs. » (Ibid.)
7. Math., X, 34: Non veni paeem mittere, sed gladium.
SECTION VIL 399
cette guerre : « Je suis venu apporter le fer et le
feu1. » Avant lui le monde vivait dans cette fausse
paix 2.
107] 499
Œuvres extérieures. — Il n'y arien de si périlleux
que ce qui plaît à Dieu et aux hommes ; car les états
qui plaisent à Dieu et aux hommes ont une chose
qui plaît à Dieu, et une autre qui plaît aux hommes ;
comme la grandeur de sainte Thérèse: ce qui
plaît a Dieu est sa profonde humilité dans ses
révélations ; ce qui plaît aux hommes sont ses lu-
mières. Et ainsi on se tue d'imiter ses discours,
pensant imiter son état, et pas tant d'aimer ce que
Dieu aime, et de se mettre en l'état que Dieu aime.
Il vaut mieux ne pas jeûner et en être humilié,
que jeûner et en être complaisant. Pharisien, publi-
cain3.
Que me servirait de m'en souvenir, si cela peut
également me nuire et me servir, et que tout dépend
de la bénédiction de Dieu, qu'il ne donne qu'aux
choses faites pour lui, et selon ses règles et dans ses
1. [Et son plus grand désir est qu'il embrasse.] — Luc, XII, 4 9 '•
Ignemveni mitlere in terram, et quidvoïo nisl utaccendatur?
2. « Il faut donc se résoudre ù souffrir cette guerre toute sa vie :
car il n'y a point ici de paix. « Jésus-Christ est venu apporter le cou-
teau, et non pas la paix. » (Jbid.). Cf. fr. 949.
499
Cf. Faug., I, a33; Hav., XXV, 127; Mol., Il, 5o; Mien., 27G.
3. Allusion à la célèbre parabole <jui est dans PÉvangiie de saint
Luc, XVIII, 9-14.
400 PENSÉES.
voies, la manière étant ainsi aussi importante que la
chose, et peut-être plus, puisque Dieu peut du mal
tirer du bien, et que sans Dieu on tire le mal du bien ?
Première Copie a56] 500
L'intelligence des mots de bien et de mal1.
•157] 501
Premier degré : être blâmé en faisant mal, et loué
en faisant bien. Second degré : n'être ni loué ni
blâmé.
2^9] 50a
Abraham ne prit rien pour lui, mais seulement
pour ses serviteurs ~ ; ainsi le juste ne prend rien
pour soi du monde, ni des applaudissements du
inonde ; mais seulement pour ses passions, desquelles
il se sert comme maître, en disant à l'une : Va, et :
500
Cf. C, 673; Faug., II, i58; Mol., I, 3g3; Mien., o3o.
1. Dixit autem serpens ad mulierem... et eritis sicut dii, scientes
bonutn et malum. (Gen., XII, 4-5). Cf. fr. 553 sub fine.
501
Cf. B., 37i; C, a65; Faog., I, aaC; Hat., XXV, ia5 ; Mol., I, 87 ;
Mich., 38a.
50a
Cf. B., 353; C, 3oS; Faug., II, 375 ; Hat., XXV, 10/»; Mol., II, kj't
Mk:h., 5a5.
a. Allusion à la fin du chapitre xiv de la Genèse : Abraham refuse
les richesses du roi de Sodome, « afin qu'il ne dise pas : J'ai enrichi,
Abraham » ; mais il accepte « ce que les jeunes cens ont mangé, eC
la part des hommes qui sont Tenus a>ec lui, Aner, Escol et Mambré ».,
SECTION VII. 401
Viens. Sub te erit appetitus tuus1. Ses passions ainsi
dominées sont vertus : l'avarice, la jalousie, la colère ;
Dieu même se les attribue2, et ce sont aussi bien
vertus que la clémence, la pitié, la constance, qui
sont aussi des passions. Il faut s'en servir comme
d'esclaves3, et, leur laissant leur aliment, empêcher
que l'âme n'y en prenne ; car quand les passions
sont les maîtresses, elles sont vices, et alors elles
donnent a l'âme de leur aliment, et l'âme s'en nour-
rit et s'en empoisonne.
265] 503
Les philosophes ont consacré les vices, en les met-
tant en Dieu même4; les chrétiens ont consacré les
vertus.
1. Genèse, IV, 7 : « (Dieu s'adresse à Caïn) Sin autem maie [egerts],
statim in foribus peecatum aderit? sed sub te appetitus ejus, et tu domi-
naberis illius.
2. Cf. en particulier Exode, XX, 5 : Ego sum Dominus Deus tuus
fortis, zelotes, visitons iniquilatem patrum infdios} in tertiam et quartam
generationem eorum qui oderunt me.
3. [Mais.]
503
Cf. B., 182; C, 2i5; Faug., II, 93 ; Hav , XXV, 3o; Mot., I, 29! ;
Mien., 5/[i.
4- Dans V Apologie, Montaigne reproche ce h l'ancienneté... d'avoir
attribué la divinité non seulement a la foy, à la vertu, à l'honneur,
concorde, liberté, victoire, pieté, mais aussi à la volupté, fraude,
mort, envie, vieillesse, misère, à la peur, à la fiebvre... Puisque
l'homme desiroit tant de s'apparier a Dieu, il cuit mieulx faict, dict
Cicero [Tusc, I, 2] de ramener à soy les conditions divines et les
attirer ça bas, que d'envoyer là hault sa corruption et sa misère ». Cf.
le développement de Grotius sur le même sujet; il rappelle l'ivresse
de Bacchus, la conduite impie de Romulus envers son frère, de Jupi-
ter envers son père, et i! termine ainsi : « Il n'est pas nécessaire de
consacrer le vice pour le faire aimer. » (F. R. C, IV, 4-)
PFNSi'.P'î. II __ Ti
402 PENSÉES.
90] 504
'Le juste agit par foi2 dans les moindres choses :
quand ii reprend ses serviteurs, il souhaite leur con-
version par l'esprit de Dieu, et prie Dieu de les
corriger, et attend autant de Dieu que de ses répré-
hensions, et prie Dieu de bénir ses corrections. Et
ainsi aux autres actions.
107] 505
Tout nous peut être mortel, même les choses
faites pour nous servir ; comme, dans la nature, les
murailles peuvent nous tuer, et les degrés nous tuer,
si nous n'allons avec justesse.
Le moindre mouvement importe à toute la nature ;
la mer entière change pour une pierre3. Ainsi, dans
504
Cf. Faug., II, 376; Hav., XXV, 54; Mol., II, 47 ; Mich., 5o4.
1. Ce fragment est précédé dans Je manuscrit de quelques lignes
barrés qui étaient la fin d'un paragraphe dont le commencement nous
manque (les jambages de la ligne précédente sont encore visibles) :
privation de l'esprit de Dieu. Et ses actions nous trompent à cause de la
parenthèse ou interruption de l'esprit de Dieu en lui, et s'en repent en son
affliction. — M. Michaut fait de ces lignes la fin du fragment qu'il
relie de la façon suivante : « Et ainsi aux autres actions, provenant
de l'esprit de Dieu. »
2. Justusex jidevivit (Rom. jlj 17; Galat., III, 11). Cf. fr. 248.
505
Cf. Bos., suppl, 18; Faug., I, 234; Hav., XXI V, 79; Mol., I, Z,5 et Iît.
162 ; Mien., 27D.
3. Une pierre qui tombe dans l'eau devient en effet le centre d'une
ondulation qui, à parler suivant la rigueur mathématique, se propage
à l'infini. La réflexion scientifique ne fait ici que préparer une vérité
d'ordre religieux. Mais la conception de la nature que Pascal résume
d'une iiiçon si concise n'en est pas moins remarquable par elle-même;
SECTION VIL 403
la grâce, la moindre action importe par ses suites à
tout. Donc tout est important.
En chaque action, il faut regarder, outre l'action V
notre état présent, passé, futur, et des autres à qui
elle importe, et voir les liaisons de toutes ces choses.
Et lors on sera hien retenu.
433] 5o6
Que Dieu ne nous impute pas nos péchés, c'est-
à-dire toutes les conséquences et suites de nos
péchés, qui sont effroyables2, des moindres fautes,
si on veut les suivre sans miséricorde !
429] 507
Les mouvements de grâce, la dureté de cœur, les
circonstances extérieures 3.
elle se rattache à la doctrine cartésienne des tourbillons qui rend
toutes les parties de l'univers solidaires l'une de l'autre, et elle
annonce les infiniment petits de Newton et de Leibniz. Cf. Théo-
dicée : ire partie, § 9 : « L'univers, quel qu'il puisse être, est tout d'une
pièce, comme un océan ; le moindre mouvement y étend son effet à
quelque distance que ce soit. » — Charron avait écrit : « Toutes
choses, tant petites soient-elles, sont pièces de ce grand bâtiment
de l'univers. Il n'y a chose si mince, menue et chétive à nos yeux, qui
ne regarde, ne serve à l'état et perfection, à la tenue de tout ce
monde... la goutte d'eau, la feuille d'arbre, le poil de notre tête, leur
remuement est le remuement de tout l'univers. » Trois Vérités, I, ix, 6.
1. [Ce qui.\
506
Cf. B., 375; C, 337; Mien., 723.
2. [Si on en.]
507
Cf. B., 379; C, 338; Faug.,IT, 3G9; Hav., XXV, 187; Mol., II, ia5 ;
Micu., 712.
3. Toute âme chétienne est partagée entre les mouvements de grâce
404 PENSÉES.
453] 508
Pour faire d'un homme un saint, il faut bien que
ce soit la grâce ; et qui en doute ne sait ce que c'est
que saint et qu'homme1.
4i6] 50g
Philosophes. — La belle chose de crier à un
homme qui2 ne se connaît pas, qu'il aille de lui-
même à Dieu ! Et la belle chose de le dire à un
homme qui se connaît3 !
qu'elle reçoit de Dieu, par les mérites du Rédempteur, et la dureté c!e
cœur, inhérente à la nature corrompue ; les circonstances extérieures
interviennent, qui sont le témoignage de la Providence divine, et qr.i
souvent sont décisives. Ainsi, dans la vie de Pascal, l'accident
d'Etienne Pascal qui amena en 1 646 la conversion de toute la famille
était interprété comme l'action directe de la Providence.
508
Cf. B., 458; C, 357; Faug., ï, 322; Hav., XXIV, 74; Mol., II, ia5;
Mich., 796.
1 . Cette opposition entre l'humanité et la grâce est la doctrine
fondamentale du Jansénisme : « Est-ce qu'il n'apparaît pas, dit Jan-
sénius, à quel point par son propre poids et sa propre pente la nature
tombe dans le vice, et combien il lui faut d'aide pour en être déli-
vrée ? » Augustinus (de Nat. lapsa, II, 2). Au contraire les ennemis
.de la grâce sont ceux qui « déclarent la nature humaine libre, de
façon à ne pas chercher de libérateur, saine, de façon à rendre le
libérateur inutile » (Saint Aug., Ep. 35, cité dans V Augustinus, t. II,
liv. I, ch. 1).
509
Cf B., 61; C, 85; F aug., II, 95; Hav., XXV, 3a ; Mol., I, 176; Mien.,
G73.
2. Se connaît [bien.]
3. Un homme qui se connaît, se connaît par là même incapable
d'atteindre Dieu par les seules forces de sa nature.
SEGTIOxX Vil. 403
27] 510
L'homme n'est pas digne de Dieu, mais il n'est
pas incapable d'en être rendu digne.
Il est indigne de Dieu de se joindre à l'homme
misérable ; mais il n'est pas indigne de Dieu de le
tirer de sa misère.
Si on veut dire que l'homme est trop peu pour
mériter la1 communication avec Dieu, il faut èlre
bien grand pour en juger.
390] 512
2 Elle est toute le corps de Jésus-Christ, en son
patois3, mais il ne peut dire qu'elle est tout le corps
510
Cf. B., 120; C, 1A7; Bos., suppl.j ai; Faug., II, i56; Hav., XXIV,
62; Mol., II, 21 ; Mien., 68.
511
Cf. B., 118; C, i44; Bos., suppl., 20; Faug., II, i5G; Hav., XXIV,
8[ bis; Mol., I, 3iô; Mica., 117.
1. [Compagnie et l'amitié.]
512
Cf. Faug., II, 372 ; Hat., XXV, 190; Mol., II, 129; Mich., 6i6.
2. La première phrase est en surcharge.
3. Qu'est-ce qui parle ainsi en son patois? Ce point n'a pas encore
été éclairci; mais M. Couture a découvert l'origine de la théorie que
Pascal discute. Elle est exposée dans les lettres de Descartes au
P. Mesland que Clerselier possédait à celte époque et fit connaître à
divers correspondants, en particulier à Doin Robert Desgubets qui
406 PENSÉES.
de Jésus-Christ1. L'union de deux choses2 sans
changement ne fait point qu'on puisse dire que
l'une devient l'autre : ainsi l'âme étant unie au corps,
le feu au hois, sans changement; mais il faut chan-
gement qui fasse que la forme de l'une devienne la
forme de l'autre, ainsi l'union du Verhe a l'homme3.
en fit l'origine de son système (voir Descartes, Lettres, Ed. Adam et
Tannera, t. IV, p. 171 sqq. et Lemaire, dom Robert Desgabels, 1902,
p. 100 sqq.). C'est indirectement, par une interprétation écrite, que
Pascal eut connaissance de cette théorie, dont il est possible qu'il
ignorât le véritable auteur; car Descartes avait vivement recommandé
le secret sur ce point. Voir les articles décisifs de M. Couture parus
en novembre et décembre 1898 dans le Bulletin théologique, scienti-
fique et littéraire de l'Institut catholique de Toulouse, et réunis en une
brochure publiée à Paris, chez; Lecoffre : Commentaire d'un frag-
ment de Pascal sur l'Eucharistie. — Cf. la lettre de Nicole contre l'in-
terprétation philosophique de l'Eucharistie (Essais de morale, t. VIII,
p. 2i3, éd. 1733): « ils [les Pères] n'ont jamais pensé à cette autre
unité chimérique qui fait un même corps de plusieurs portions de
matière unies à la même âme... » Plus loin, p. 217, il ajoute, parlant
d'un contradicteur qu'il ne nomme pas et qui doit être Desgabets
(Cf. Lemaire, op. cit., p. 123) : « Vous pouvez y ajouter que feu
M. Pascal qu'il cite comme approbateur de ces principes philosophiques
à l'égard de l'étendue en était si étrangement éloigné que quand il
voulait donner un exemple d'une rêverie qui pouvait être approuvée
par entêtement, il proposait d'ordinaire l'opinion de Descartes sur
la matière et sur l'espace. » Voir le fr. 77.
1. Comme le fait remarquer M. Couture, l'interprète de Descartes
essaie de traduire dans sou système la formule du concile de Trente :
per consecrationem panis et vini conversionem Jîeri totius subslantise
panis in substantiam corporis Christi et totius substantiœ vini in substantiam
sanguinis ejus. Mais l'interprétation du totius est encore équivoque :
associée à l'âme de Jésus-Christ, l'hostie devient tout entière le corps
de Jésus-Christ, mais elle ne devient pas ce corps tout entier, puisque
d'autres corps peuvent être associés à cette âme. Il n'est donc pas
satisfait à la condition de réciprocité qui est impliquée dans la trans-
substantiation.
2. De deux choses, en surcharge.
3. L'incarnation du Verbe transforme en Jésus la substance de
l'humanité; il est le type de la transsubstantiation mystérieuse. L'as-
SECTION VII. 407
Parce que mon corps sans mon âme ne ferait pas *
le corps d'un homme, donc mon âme unie à
quelque matière que ce soit, fera mon corps". Jl ne
distingue la condition nécessaire d'avec la condition
suffisante : l'union est nécessaire, mais non suffi-
sante : le bras gauche n'est pas le droit. L'impéné-
trabilité est une propriété des corps3. Identité de
soe;.ation de l'âme et du corps, que Descartes propose comme exemple,
ou l'association de deux substances matérielles telles que le feu et le
bois, n'a au contraire rien de mystérieux; c'est uue juxtaposition qui
n'altère nullement l'intégrité de substance. Il est donc illégitime de
ramener l'Eucharistie à un phénomène naturel.
1. [Un.]
2. Ce passage ne peut être éclairci que par les citations de Des-
caries : « Ce mot de corps est fort équivoque; car quand nous parlons
d'un corps en général, nous entendons une partie déterminée de la
matière, ...en sorte qu'on ne saurait ...changer aucune particule de
cette matière que nous ne pensions par après que le corps n'est plus tota-
lement le même ou idem numéro. Mais quand nous entendons le corps
d'un homme, nous n'entendons pas une partie déterminée de matière,
ni qui ait une grandeur déterminée, mais seulement nous entendons
toute la matière qui est ensemble unie avec l'àme de cet homme...
Enfin, quelque matière que ce soit, et de quelque quantité ou figure
qu'elle puisse être, pourvu qu'elle soit unie avec la même âme raison-
nable, nous la prenons toujours pour le corps du même homme. »
(Lettre du 9 fév. iC45, éd. Adam, t. IV, p. 167.)
3. La réponse de Pascal à la distinction proposée par Descartes
consiste à admettre les deux significations du corps que Descartes a
énumérées, mais à montrer que la seconde ne dispense pas de la pre-
mière. Sans doute l'identité de l'àme est nécessaire à l'identité du
corps humain, mais elle ne suffit pas pour constituer l'identité de ce
corps en tant que corps. « Nous ne pensons pas, écrit Descarte:, que
celui qui a un bras ou une jambe coupée, soit moins homme qu'un
autre. » — Il ne s'ensuit pourtant pas, répond Pascal, que les différentes
parties du corps se confondent les unes avec les autres. Descartes
définit le corps animé par une condition extrinsèque, l'union avec
l'àme; mais c'est là une conception toute relative qui ne supprime pas
les propriétés intrinsèques de la matière, et en particulier l'impéné-
trabilité. En revenant à ces propriétés, nous voyons réapparaître les
difficultés propres au mystère de la transsubstantiation.
408 PENSÉES.
numéro au regard du même temps exige l'identité
de la matière. Ainsi si Dieu unissait mon âme à un
corps à la Chine, le même corps, idem numéro,
serait à la Chine ; la même rivière qui coule là est idem
numéro que celle qui court en même temps à la
Chine1.
I2l] 513
2 Pourquoi Dieu a établi la prière.
i° Pour communiquer à ses créatures la dignité
de la causalité.
1. Voici la thèse de Descartes: « Le corps de J.-G. étant mis en
la place dn pain, et venant d'autre air en la place de celui qui envi-
ronnait le pain, la superficie qui est entre cet air et le corps de Jésus-
Christ demeure eadem numéro qui était auparavant entre d'autre air
et le pain, parce qu'elle ne prend pas son identité numérique de
l'identité des corps dans lesquels elle existe, mais seulement de l'iden-
tité ou ressemblance des dimensions: comme nous pouvons dire que
la Loire est la même rivière qui était il y a dix ans, bien que ce ne
soit plus la même eau, et que peut-être aussi il n'y ait plus aucune
partie de la même terre qui environnait cette eau » (ibid., p. i65). — j
Pascal marque le défaut de la comparaison; Descartes conclut des
conditions de l'identité à travers le temps aux conditions de l'identité
pour un même temps; ce qui donne des conséquences absurdes: onj
conçoit que mon àme soit unie à mon corps a Paris, puis à un corps
en Chine, mais non pas à la fois; autrement il faudrait admettre
l'identité des corps; je serais le même qui serais en même temps à
Paris et en Chine, la rivière serait la même qui coulerait en même
temps en France et en Chine. Encore une fois il faut sortir des lois
naturelles et du cours ordinaire des choses pour concevoir l'Eu-
charistie. (Voir V Appendice de la Section XIII, t. III, p. 294).
513
Cf. Faug., II, 383 et II, 382 ; Hav., XXV, 55; XXV, 55 bis et XXV,,
197 ; Mol., II, 127 et II, 228 ; Mich., 309.
2. La première ligne de la page 12 1 porte ces mots rayés : « J'ai
reçu de Mademoiselle la présidente Pascal la somme de quatre cents-
livres. -
SECTION VII. 409
2° Pour nous apprendre de qui nous tenons la
vertu.
3° Pour nous faire mériter les autres vertus par
travail.
(Mais pour se conserver la prééminence, il donne
ia prière à qui il lui plaît.)1.
Objection : Mais on croira qu'on tient la prière
de soi.
Cela est absurde ; car, puisque, ayant la foi, on
ne peut pas avoir les vertus, comment aurait-on la
foi ? y a-t-il pas plus de distance de l'infidélité à la
foi que de la foi à la vertu ? 2
Mérite, ce mot est ambigu3.
I. La parenthèse est une addition en marge. Cf. Lettre sur les
commandements de Dieu : « Les pauvres de la grâce ne manquent
jamais du pouvoir d'obtenir, s'ils demandent ; reste donc nécessaire-
ment qu'ils manquent quelquefois de ce pouvoir spécial de demander. »
Dans des extraits d'un écrit de Pascal sur la grâce que dom Glé-
mencet nous a conservés dans son Histoire littéraire (inédite) de Port-
Royal, on lit ces lignes : « Il est question de savoir laquelle des deux
volontés, savoir de la volonté de Dieu ou de la volonté de l'homme,
est la maîtresse, la prédominante, la source, le principe ethi cause de
l'autre. » — Bossuet a développé à son tour cette interprétation de saint
Augustin dans sa Défense de la tradition et des Saints Pères contre Richard
Simon. Voir en particulier liv. VI, ch. x : « Saint Augustin sentait donc
déjà ce grand secret, qu'il a depuis si bien expliqué contre les Péla-
giens, que la prière, par laquelle on nous donne tout, est elle-même
donnée » et au liv. X le ch. x intitulé : On prouve par la prière que
la prière vient de Dieu.
2. La doctrine de la prière est capitale dans le Jansénisme; la
prière est à la fois la marque décisive de la bonne volonté dans la
créature, l'effet de la grâce du Libérateur, et l'aveu par la créature
de la nécessité de grâces nouvelles pour que la bonne volonté passe à
[l'acte, pour que la foi devienne vertu.
3. L'homme a mérité le Rédempteur; mais il y a ambiguïté, car il
pourrait se rapporter ce mérite alors qu'il s'agit uniquement des mé-
rites de Jésus-Christ.
410 PENSÉES.
Meruit habere Redemptorem l.
Meruit tam sacra membra tangere*.
Digno tam sacra membra tangere3.
Non sum dignus \
Qui mandicat indignas*.
Dignus est accipere 6.
Dignare me.
Dieu ne doit que suivant ses promesses. Il a pro-
mis d'aceorder la justice aux prières, jamais il n'a
promis les prières qu'aux enfants de la promesse7.
Saint Augustin a dit formellement que les forces
seraient ôtées au juste8. Mais c'est par hasard qu'il
1. Office du Samedi Saint.
2. Office du Vendredi Saint.
3. Hym. Vexilla régis.
4. Luc, VII, 0: Jésus autem ibatcum Mis. Et cumjam non longe esset
a domo, misit ad eum centurio amicos, dicens: Domine, noli vexari: Non
enim sum dignus ut sub tecium me uni intres.
5. I. Cor., XI, 29: Qui enim manducat et bibit indigne, judicium sibi
manducat et bibit.
6. Apoc, IV, n: Dignus es Domine Deus noster accipere gloriam, et
honorem, et virlulem: quia tu creasti omnia.
7. Expression de saint Paul (Rom., IX, 8). Les fils de la promesse
s'opposent aux fils de la chair. C'est a ceux-là seuls que s'appliquent
les paroles de l'Evangile sur lesquelles Pascal insiste dans le fragment
suivant: «demandez et vous obtiendrez ».
8. Cette doctrine est rappelée et commeit.ée par Pascal dans la
Lettre sur les Commandements de Dieu. Voici un extrait significatif :
« Il arrive que chacun de nous sait quelquefois entreprendre, faire
« et accomplir une bonne œuvre, et quelquefois ne le sait pas; quel-
ce quefois il y sent de la délectation, et quelquefois il n'en sent point :
« afin d'apprendre que ce n'est point par notre puissance, mais par le
« don de Dieu, que nous savons et que nous sentons cette délecta-
« tion, et qu'ainsi nous soyons guéris de la superbe, et que nous
« sachions combien véritablement il est dit que le Seigneur donnera la
« délectation, et que notre terre donnera son fruit. » (Aug., lib. II,
De peccat. merit., cap. xvu.) « jN 'est-il pas visible que dans ce pas-
SECTION VII. 411
l'a dit ; car il pouvait arriver que l'occasion de le
dire ne s'offrît pas. Mais ses principes font voir que,
l'occasion s'en présentant', il était impossible qu'il
ne le dît pas, ou qu'il dit rien de contraire. C'est
donc plus d'être forcé à le dire, l'occasion s'en
offrant, que de l'avoir dit, l'occasion s'étant offerte1 :
l'un étant de nécessité, l'autre de hasard. Mais les
deux sont tout ce qu'on peut demander.
4g5] 514
(( Opérez votre salut avec crainte2. »
Preuves de la prière : Petenti dabitur3. Donc, il
sage saint Augustin établit une sorte d'impuissance où l'on se trouve
d'accomplir quelque bonne œuvre, puisqu'il dit que cette délectation
ne nous est pas toujours présente, afin que nous apprenions à ne point
nous élever? ce qui ne serait pas véritable, si nous avions le pouvoir
prochain de l'accomplir. »
1. L'occasion s'étant offerte, en surcharge. L'expression se retrouve
dans une dissertation sur les Paroles du Concile de Trente (Second
moyen) : « Encore que personne ne parlât de cette erreur, les Pères
n'auraient pas laissé de la condamner, si l'occasion s'en fût offerte. »
5X4
Cf. Mien. 881.
2. Cum metu et tremore salatcm veslram operamini (Philipp., II, 12).
Cf. Lettre sur les commandements de Dieu : « Vous voyez que par ces nou-
veaux dogmes les justes ne doivent plus avoir de crainte ni d'espé-
rance qu'en eux-mêmes. Aussi ils interprètent ce passage : « Opérez
votre salut avec crainte, » c'est-à-dire avec crainte de ne pas bien
user des grâces ; et non pas avec crainte que Dieu vous quitte. Ce
sont leurs termes, comme vous le savez; et partant cette crainte est
fondée sur ce que l'on peut, par sa volonté, user bien de ce pouvoir ;
au lieu que saint Paul la fonde sur ce que c'est Dieu qui opère lui-
même en nous ce vouloir, et il opère ce vouloir, non pas suivant la
disposition de notre volonté, mais suivant sa propre bonne volonté. »
ô. Petite et dabitur vobis : quœrite et invenietis: pulsate et aperietur.
Math., VII, 7.
413 PENSEES.
est en notre pouvoir de demander. Au contraire
du... : il n'y est pas, puisque l'obtention qui le prie-
rait n'y est pas ; car puisque le salut n'y est pas, et
que l'obtention y est, la prière n'y est pas1.
Le juste ne devrait donc plus espérer en Dieu,
car2 il ne doit pas espérer, mais s'efforcer d'obtenir
ce qu'il demande 3.
4 Concluons donc que, puisque l'homme est ini-
quité maintenant depuis le premier péché, et que
Dieu ne veut pas que ce soit parla qu'il ne s'éloigne
pas de lui, ce n'est que par un premier effet qu'ilne
s'éloigne pas 3.
i. Exposé de la doctrine janséniste : la prière donne le salut ; donc,
puisque le salut dépend de Dieu et non de l'homme, il faut que la
prière soit au pouvoir de Dieu et non de l'homme. Pour demander,
il faut avoir obtenu déjà : l'obtention, c'est l'obtention de la prière.
L'initiative de Dieu est déjà dans la prière qui semble aller vers lui;
il est la fin parce qu'il est d'abord le principe.
2. [L'obstacle.]
3. « Se peut-il rien de plus contraire au sens commun et à la vérité?
Leur crainte ne serait pas seulement détruite, mais encore leur espé-
rance; car puisqu'on n'espère pas des choses certaines, ils n'espére-
ront pas la continuation de ce secours, puisqu'il leur est certain; leur
espérance ne sera pas aussi d'obtenir ce qu'ils demandent, puisque
cela est encore certain. Quel sera donc l'objet de leur espérance,
sinon eux-mêmes, de qui ils espéreront le bon usage d'un pouvoir qui
leur est assuré ? » ibid.
k- A la page 496 du manuscrit.
). Telle est suivant Pascal la doctrine de saint Augustin :« c'est ce
qu'il établit dans tous ses livres, et particulièrement dans tout celui De
(a correction et de la grâce, et presque dans tout celui Du don de la
persévérance, dont ce trait suffit: « Car, afin que nous ne nous éloi-
gnions point de Dieu (il montre que cela ne peut nous être donné que'
de Dieu), cela n'est plus en aucune sorte dans les forces du libre
arbitre. Gela a été dans l'homme avant sa chute ; et cette liberté de
la volonté a paru dans l'excellence de cette première condition clans
SECTION VII. 413
Donc, ceux qui s'éloignent n'ont pas ce premier
sans lequel1 on ne s'éloigne pas de Dieu, et ceux
qui ne s'éloignent pas ont ce premier effet . Donc,
ceux qui étaient possédés quelque temps de la grâce
par ce premier effet, cessent de prier, manque de ce
premier effet.
Ensuite Dieu quitte le premier en ce sens... 2.
les anges, qui, lorsque le diable est tombé avec les siens, sont
demeurés fermes dans la vérité, et ont mérité de parvenir à une
assurance éternelle. Mais après la chute de l'homme, Dieu a voulu
qu'il n'appartînt plus qu'à sa grâce que l'homme s'approchât de lui,
et qu'il n'appartînt plus qu'à sa grâce que l'homme ne se retirât
point de lui. » Ibid. Cf. Jansénius, de Gratia Chr. Salv., III, 19:
Quomodo Deus neminem deserit, nisi deseralur.
1. [il] ne s'éloigne pas.
2. Voici l'explication de cette ligne interrompue : « Il se conclut
nécessairement, qu'encore qu'il soit vrai en un sens que Dieu ne
laisse jamais un juste, si le juste ne le laisse le premier, c'est-à-dire que
Dieu ne refuse jamais sa grâce à ceux qui le prient comme il faut, et
qu'il ne s'éloigne jamais de ceux qui le cherchent sincèrement : il est
pourtant vrai en un autre sens que Dieu laisse quelquefois les justes
avant qu'ils l'aient laissé, c'est-à-dire que Dieu ne donne pas toujours
aux justes le pouvoir prochain de persévérer dans la prière, ou, ce qui
est la même chose, la grâce avec laquelle rien n'est plus nécessaire pour
prier effectivement » Lettre sur les commandements de Dieu ; cf. passim.
— 11 semble que ce soit en vue de la Lettre sur les commandements de
Dieu que Pascal a rédigé ces lignes très difficiles à déchiffrer.
Ce texte est écrit sur une feuille qui a été ajoutée au manuscrit en
i864 avec une copie du Mémorial et un fragment de lettre que voici :
« De Paris, le vendredi 6 juin i653, je viens de recevoir votre lettre
où était celle de ma sœur, que je n'ai pas eu loisir de lire et de plus
je crois que cela serait inutile [étant]. »
Au verso: « Ce n'est qu'un abrégé par table pour votre intelligence :
Déclaration de l'état de son bien au 3i décembre i65i. Effets non
liquidés.
5 7293. 4
Il lui est dû par les
Il lui est dû par moi, savoir... parce que je l'ai reçu. »
414 PENSEES.
n5] 515
Les élus ignoreront leurs vertus, et les réprouvés
la grandeur de leurs crimes : Seigneur, quand
t'avons-nous vu avoir faim, soif, etc. P1
*44a] 516
Rom., III, 27 : Gloire exclue : par quelle loi ? des
œuvres? non, mais parla foi". — Donc la foi n'est
pas en notre puissance comme les œuvres de la loi, et
elle nous est donnée d'une autre manière.
63] 517
Consolez- vous : ce n'est pas de vous que vous-
devez l'attendre 3, mais au contraire, en n'attendant
rien de vous, que vous devez l'attendre.
515
Cf. B., 333; C, a85; P. R., XXVIII, 33; Bos., Ii, xvn, 33; Faug., II,
329; Hav., XXIV, 23; Mol., Il, 2O ; Mica., 298.
1. Cf. Matth., chap. xxv : Tune respondebunt ei justi, dicentes:
Domine } quando te vidimus esurientem et pavimus te: sitientem, et dedi-
mus tibi potuin? (87). Et ceux qui sont à gauche, les réprouvés: Tune
respondebunt ei, et ipsi, dicentes: Domine quando te vidimus esurientem,
aut sitientem, aut hospitem, aut nudum, aut injîrmum, aut in carcere et
non ministravimus tibi? (44).
5i6
Cf. B., 379; C, 338; Faug., II, i78; Hav., XXV, i38 ; Mol., II, 56;
Mich., 764.
2. Ubi est ergo gloriatio tua? Exclusa est. Per quam legem ? Facto-
rum? Non, sed per legem jidei.
517
Cf B.,ioi;C, 129; Faug., II, 343; Hav., XXV, 209, 4; Mol., II, 34;
Mich., 177.
3. La grâce de Jésus-Christ.
SECTION VII. 415
*io3] 518
Toute condition et même les martyrs ont à crain-
dre, par l'Ecriture1.
La peine du purgatoire la plus grande est l'incer-
titude du jugement. Deus absconditus 2.
43] 519
Joh., vin : Multi crediderunt in eum. Dicebat ergo
Jésus: Si manseritis . . . , vere mei discipuli eriiis, et
veritas liberabit vos. — Responderunt : Semen
Abrahœ sumus, etnemini servimus unquam 3.
51s
Cf. Mien , 272.
1. A la fin de la Lettre sur les commandements de Dieu, Pascal
expose les « sujets de crainte qui doivent animer continuellement les
saints » et après avoir rappelé Pabandonnement de saint Pierre :
« C'est en cette sorte que tous les hommes doivent toujours s'humilier
sous la main de Dieu en qualité de pauvres, et dire comme David :
Seigneur, je suis pauvre et mendiant. Certainement il ne parlait
pas des biens de la fortune, car il était roi ; il ne parlait pas aussi
des biens de la grâce, car il était prophète et juste. En quoi consistait
donc la pauvreté de cet homme si abondant, sinon en ce qu'il pouvait
perdre à toute heure son abondance, et qu'il n'était pas le maître de
la conserver? » Cf. IVe Provinciale : « Les plus saints doivent toujours
demeurer dans la crainte et le tremblement, quoiqu'ils ne se sentent
coupables d'aucune chose, comme saint Paul dit de lui-même. »
2. iNouvelle application du verset d'Isaie, xlv, i5 (Cf. fr. 194
242 et 585.
5i9
Cf. B., 419 et 420 ; C, 3g4; Faug., II, 329; Hav., XXV, 101 ; Mot,.,
II, 4& ', Mien., io3.
0. Dicebat ergo Jésus ad eos qui crediderunt eiJudseos: SI vos mane-
rltls in sermonc meo, vere discipuli mei erltls (3i) et cognoscetls verl-
taiemf et veritas Uberavit vos Ç62). — liesponderunt el : Semen Abrakae
410 PENSÉES.
Il y a bien de la différence entre les disciples et les
vrais disciples. On les reconnaît en leur disant que
la vérité1 les rendra libres ; car s'ils répondent qu'ils
sont libres et qu'il est en eux de sortir de l'esclavage
du diable 2, ils sont bien disciples, mais non pas
vrais disciples.
85] 520
La loi n'a pas détruit la nature ; mais elle l'a ins-
truite 3 ; la grâce n'a pas détruit la loi ; mais elle la
fait exercer4.
La foi reçue au baptême est la source de toute ia
vie des chrétiens , et des convertis.
sauras, et ncmlni servivimus unquam : quomodo tu clicis : Liberi
estis? (33).
1. [Délivrera.]
2. Respondit ei Jésus : Amen, amen dico vobis : quia omnis qui facil<
peccatum, servus est peccati (34)... Si ergo vos filius liberaverit, vere
liberi eritis(3(i). — Les Pélagiens ne sont donc pas les vrais disciples..
520
Cf. Bos.,II, xvii, 74; Faug., I, a3i; Hav., XXIV, 63 et XXV, 12G;
Mol., II, 57; Mien., 2^5.
3. Mais elle l'a instruite, surcharge. — Quid ergo dicemus? lex pec->
catum est? Absit. Sed peccatum non cognovi, nisi per legem: nam con-
cupiscentiam nesciebam, nisi lex diceret, non concupisces (Rom., VII, 7).
« La loi est venue avant le médecin, pour que la malade qui se
croyait en bonne santé, se reconnût malade » (Jansénius, Augustinus.
De Gratia Christi Salvatoris, I, vu).
4. [La gloire.] — Rom., III, 3i : Legem ergo deslruimus per Jîdem?
Absit, sed legem statuimus. Cf. l'Augustinus, De Gr. Chr. Salv.: «La
grâce nous fait aimer la loi ; mais la loi elle-même sans la grâce ne
fait de nous que des pécheurs. » (III, xi.) « L'amour est l'accomplis-
sement de la loi » (IV, v).
SECTION VII. 417
da3] 521
La grâce sera toujours dans le monde — et aussi
la nature — de sorte qu'elle est en quelque sorte na-
turelle. Et ainsi toujours il y aura des pélagiens,
et toujours des ' catholiques, et toujours combat ;
parce que la première naissance fait les uns, et la
grâce de la seconde naissance fait les autres.
409] 522
La loi obligeait à ce qu'elle ne donnait pas2. La
grâce donne ce à quoi elle oblige \
521
Cf. B., 3G9; C, 326; P. R., XXVIII, 4; Bos., II, xvu, i3; Facg., I,
201 ; H.vv,, XXIV, 12 ter; Mol., II, 126; Migh., G89.
1. [Chrétiens.]
522
Cf. B., /428; C, 4oo; Faug., II, 369; Hav., XXV, 5i ; Mot.., II, 57;
Mich., 653.
2. Pascal, cite à la fin de la Dissertation sur les commandements de
Dieu, ces textes de saint Augustin : « O homme ! reconnais dans le
précepte ce que tu dois ; dans la correction, que c'est par ton vice
que tu ne le fais pas ; et dans la prière, d'où tu peux en avoir le pou-
voir I (Aug., De correpl., cap. ni). Car la loi commande, afin que
l'homme, sentant qu'il manque de force pour l'accomplir, ne s'enfle
pas de superbe, mais étant fatigué, recoure à la grâce, et qu'ainsi la
loi l'épouvantant le mène à l'amour de Jésus-Christ. (Aug., De per-
fect. respons. et ratiocin. XI., cap. v.) » — Cf. la thèse développée si
longuement par Jansénius : « La loi n'a pas été donnée avec le pou-
voir de vivifier, mais pour montrer aux pécheurs leurs péchés ; la loi
fait le péché. » (Augustinus, de Gratia Christi Salvatoris, liv. I,
ch. vu, sqq.)
3. Cf. saint Augustin, apwd Jansénius, ibid., III, 16: « Gratia
vero efficit ut non tantum velimus, sed possimus, non nostris viribus
liberi arbitrii, sed Liberatoris auxilio. » — « Jésus, le débonnaire Jésus,
il plaint nos misères ; mais il les soulage ; ceux qu'il instruit, il les
porte. » (Bossuet, Sermon sur la loi de Dieu, Metz, vers i653.)
pensées. 11 — 27
418 PENSÉES.
45] 523
Toute la foi consiste en Jésus-Christ et en Adam1 ;
et toute la morale en la concupiscence et en la grâce.
4o5] 524
Il n'y a point de doctrine plus propre à l'homme
que celle-là, qui l'instruit de sa double 2 capacité de
recevoir et de perdre la grâce, à cause du double péril
où il est toujours exposé, de désespoir ou d'orgueil.
48i] 525
Les philosophes ne prescrivaient point des senti-
ments proportionnés aux deux états.
523
Cf. B., 117; C, i43; Bos., II, xvn, 4; Faug., II, 36g; Hav., XXIV, 4;
Mol., 1, 296 et II, 101 ; Mien., 107.
1. Cf. fr. 43o. — M. Droz a rapproché de ce fragment un pas-
sage de Saint-Cyran, Œuvres chrétiennes et spirituelles, tome IV,
2e part., p. 87: « Le grand secret et l'abrégé de la religion chré-
tienne consiste à savoir la différence qu'il y a entre la grâce d'Adam
et celle de Jésus-Christ... La grâce d'Adam le mettait en sa propre
conduite ; mais la grâce de Jésus-Christ nous met en la conduite de
Dieu. » (Cf. Élude sur le scepticisme de Pascal, p. 69). — Mais l'Adam
auquel pense ici Pascal n'est pas, semble-t-il, l'Adam de la grâce,
l'Adam d'avant le péché, qui est dans l'état de la nature pure, c'est
l'Adam d'après le péché, l'Adam de la concupiscence, qui est dans
l'état de la nature déchue.
5*4
Cf. B., i77; C, 209; P. R., III, 19; Bos., II, t, 9; Faug., II, i44 ;
Hav.,X1I, 16; Mot.,1, 289; Mich., 643.
2. Double en surcharge.
525
Cf. B., i95 ; C, 5; P. R., III, 20; Bos,, II, v, 10; Faug., II, 91; Hay.,
XII, 17; Mol., 1, 284; Mice., 84o.
SECTION VII. 419
Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure,
et ce n'est pas l'état de l'homme.
Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure,
et ce n'est pas l'état de l'homme *.
Il faut des mouvements de bassesse2, non de
nature, mais de pénitence3, non pour y demeurer,
mais pour aller à la grandeur. Il faut 4 des mouve-
ments de grandeur s, non de mérite, mais de grâce6,
et après avoir passé par la bassesse7.
I. C'est une idée fondamentale de l'Entretien avec M. de Saci
que non-seulement les philosophes se sont partagés en dogmatiques et
sceptiques, entre stoïciens et épicuriens, mais que du point de vue
purement humain il est impossible de concilier ces deux thèses qui
doivent représenter pourtant chacune la moitié de la vérité. La
philosophie montre la nécessité de la synthèse, et elle est incapable
de l'opérer elle-même. La religion seule peut allier ce que pour
l'homme purement homme, il est à la fois nécessaire et impossible
d'unir. Elle seule transforme la bassesse par le contact de la gran-
deur, et la grandeur par le contact de la bassesse : « Il arrive que
l'un, connaissant le devoir de l'homme et ignorant son impuissance,
se perd dans la présomption, et que l'autre connaissant l'impuissance
et non le devoir, il s'abat dans la lâcheté ; d'où il semble que puisque
l'un est la vérité où l'autre est l'erreur, l'on formerait en les alliant
une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il ne résulterait de
îeur assemblage qu'une guerre et qu'une destruction générale : car l'un
établissant la certitude, l'autre le doute, l'un la grandeur de l'homme,
l'autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi bien que la fausseté l'un
de l'autre. De sorte qu'ils ne peuvent subsister seuls à cause de leurs
défauts, ni s'unir à cause de leurs oppositions, et qu'ainsi ils se brisent
et s'anéantissent pour faire place à la vérité de l'Évangile. »
2. Non de nature surcharge.
3. Non... mais surcharge.
4. [Allier.]
5. [Mais.
6. [Non.]
7. Proinde virtus qua hic, ubi superbiri potest, non superbiatur,
in infîrmitate perfîcitur (Saint Augustin, contra Jul. Pelag., IV, ix, 11).
— Cf. le commentaire de Bossuet : « Si nous n'avions que de la fai-
420 PENSEES.
393] 526
La misère persuade le désespoir, l'orgueil persuade
la présomption. L'incarnation montre à l'homme la
grandeur de sa misère, par la grandeur du remède
qu'il a fallu.
4i6] 527
La connaissance de Dieu sans celle de sa misère
fait l'orgueil. La connaissance de sa misère sans celle
de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-
Christ fait le milieu, parce que nous y trouvons et
Dieu et notre misère.
467] 528
Jésus-Christ est un Dieu dont on s'approche
sans orgueil, et sous lequel on s'abaisse sans déses-
poir.
blesse, nous serions toujours abattus, et si nous n'avions que de la
force, nous deviendrions superbes et insupportables. » (Deuxième sermon
pour le jour de Pâques.) '
526
Cf. B., 177; G., 209; P. R., III, 16 et 17; Bos., II, t, 7 et 8; Faug., II,
i45 ; Hav., XII, i4; Mol., I, 289; Migh., 619.
527
Cf. B.,86;C, n3; P. R.,XX, 2; Bos., II, xr, 2 ; Facg., II, 3i5;Hav.,
XXII, 5; Mol., I, i4i ; Migh., 674.
528
Cf. B., 108; C, i33; P. R., ult., XIV, 7; Bos., II, x, 4 ; Faug., II, 3i4;
Hat., XVII, 7; Mol, II, 24; Migh., 83i.
SECTION VIL 421
a65] 529
... Non pas un abaissement qui nous rende inca-
pables de bien, ni une sainteté1 exempte du mal.
439] 530
Une personne me disait un jour qu'il avait une
grande joie et confiance en sortant de confession.
L'autre me disait qu'il restait en crainte. Je pensai, sur
cela , que de ces deux on en ferait un bon , et que chacun
manquait en ce qu'il n'avait pas le sentiment de l'autre.
Cela arrive de même souvent en d'autres choses2.
*4i] 531
Celui qui sait la volonté de son maître 3 sera battu
529
Cf B., 177; C, 209; P. R., III, 18; Bos., II, r, 9; Faug., II, i45 ;
Hav., XII, i5; Mol., I, 289; Micu., 537.
1 . [Qui nous rende incapables.]
530
Cf B., 38i; C, 34o; P. R., XXVIII, 44; Bos., II., xv.:, 4o; Faug., I,
22G; Hav., XXIV, 3o; Mol., II, 60; Mich., 713.
2. Application toute pratique d'une conception qui pour Pascal est
le fondement de la vérité dans l'ordre philosophique comme dans
l'ordre religieux. (Cf. fr. 863.)
531
Cf. B., 332; C, a83; Faug., II, 374; Hat., XXV, ig4; Mol., I, 196 ;
Micu., 347.
3 . Dans un écrit de Pascal sur la Distinction entre la possibilité et le
pouvoir, le pouvoir de connaissance est ainsi expliqué : « On voit que
les chrétiens qui sont instruits de la loi de Dieu, ont par cette con-
naissance, un pouvoir de l'accomplir, qui n'est pas commun à ceux
qui en sont privés, puisque, connaissant la volonté de leur maître, il
ne dépend plus que de leur consentement d'y obéir. »
422 PENSEES.
de plus de coups, à cause du pouvoir qu'il a par la
connaissance1. Qui justus est, justificeiur adhuc'*, à
cause du pouvoir qu'il a par la justice. A celui qui
a le plus reçu, sera le plus grand compte demandé,
à cause du pouvoir qu'il a par le secours.
4ï] 53*
L'Écriture a pourvu de passages pour consoler
toutes les conditions, et pour intimider toutes les
conditions.
La nature semble avoir fait la même chose par ses
deux infinis, naturels et moraux 3 : car nous aurons
toujours du dessus et du dessous, de plus habiles et
de moins habiles, de plus élevés et de plus misé-
rables4, pour abaisser notre orgueil, et relever notre
abjection.
i. Luc, XII, 47 '• Me autem servus qui cognovit voluntatem domini,
sui, et non prœparavit, et non fecit secundwn voluntatem ejus, vapulabil
multis (48) ; qui autem non cognovit} cl Jecit digna plagis, vapulabil pau-
cis. Cf. fr. 897.
2. Qui nocet, noceai adhuc : et qui in sordibus est, sordescat adhuc :
et qui juslus est, justificetur adhuc : et sanctus, sanctificetur adhuc.
ApocaL, XXII, 11.
532
Cf. B., 417; C, 39i; Faog., II, i45; Hav., XXV, 88; Mot, I, i95;
ÎVllCH., IO I.
3. Il faut entendre les deux infinis naturels et les deux infinis
moraux : les deux infinis naturels sont décrits de la façon que l'on
sait, au fragment 72 ; pour les infinis moraux, voir le fr. 357 : cc ^
se présente des vices qui s'y insinuent insensiblement, dans leurs routes
insensibles, du côté du petit infini ; et il s'en présente, des vices, en
foule du côté du grand infini, de sorte qu'on se perd dans les vices,
et on ne voit plus les vertus. »
4. [Pour nous ahajsssr, et nous reiever.l
SECTION VII. 423
447] 533
Comminulum cor1, saint Paul, voilà le caractère
chrétien. Albe vous a nommé2, je ne vous connais
plus, Corneille, voilà le caractère inhumain. Le
caractère humain est le contraire.
i4a] 534
Il n'y a que deux sortes d'hommes : les uns justes,
qui se croient pécheurs ; les autres pécheurs, qui se
croient justes.
4] 535
3 On a bien de l'obligation à ceux qui avertissent
533
Cf. B., 46G; C, 266; Faug., I, 2G0; Hav., XXV, 75 ; Mol., II, 4g;
MlCH., 781.
1. La copie corrige : circumcidentes cor, afin de retrouver la circon-
cision du cœur selon saint Paul. L'expression de Pascal est plutôt,
comme le remarque Havet, un souvenir des Psaumes L, 19 : « Sacri-
ficium Deo spirilus ccntribulatus, cor contrilum et humiliatum Deus non
despicics. »
2. Albe vous a nommé , en surcharge. — Allusion à la célèbre scène
d'Horace (II, 3) ; le jeune Horace représente le caractère inhumain,
Guriace l'humanité, l'honnêteté. Il y a un troisième ordre, qui est
supérieur, c'est l'humilité chrétienne.
534
Cf. B., 337; C, 289; Facg., I, 222; Hat., XXV, 71 ; Mot., II, 44;
Migh., 358.
535
Cf. B., 207; C, 4i«J Faug., II, 171; Hat., XXV, 38; Mol., I, 124 ;
Mien., 7.
3. Cette pensée avait été écrite par Pascal à la suite du fragment
sur le Pari ; à la suite des additions à ce fragment dont Pascal a cou-
vert la page 4 du manuscrit, elle s'y trouve comme enclavée.
424 PENSÉES.
des défauts, car ils mortifient ; ils apprennent qu'on
a été méprisé, ils n'empêchent pas qu'on ne le soil
à l'avenir, car on a bien d'autres défauts pour l'être.
Ils préparent l'exercice de la correction et l'exemption
d'un défaut.
a32] 536
L'homme est ainsi fait, qu'à force de lui dire qu'il
est un sot, il le croit ; et, a force de se le dire à soi-
même, on se le fait croire1 ; car l'homme fait lui seul
une conversation intérieure, qu'il importe de bien
régler : Corrumpunt bonos mores colloquia prava2.
Il faut se tenir en silence autant qu'on peut, et ne
s'entretenir que de Dieu, qu'on sait être la vérité ;
et ainsi on se la persuade à soi-même.
Le christianisme est étrange. Il * ordonne à
A12] 537
3 Le christianisme est 1
l'homme de reconnaître qu'il est vil, et même abo-
536
Cf. B., 36; C, 53; P. R., XXVIII, 53; Bos., II, xth, 47 ; Faug., I,
217; Hav., XXIV, 37; Mol., I, 69; Mich., 5oa.
1. Pascal décrit ce qu'en langage moderne on appellerait le passage
de la suggestion à l'auto-suggestion.
2. Nolitc seduci : Corrumpunt mores colloquia mala (I Cor., XV, 33);
au témoignage de saint Jérôme (Lettre 83), saint Paul cite un vers
de Ménandre. — Cf. fr. 6 : « On se gâte l'esprit et le sentiment par les
conversations. »
537
Cf. B., 177; C, 209; P. R., III, i5; Bos., II, v, 7; Faug., II, i.',5;
Hav., XII, i3; Mol., I, 288; Mich., C58.
3. Les copies donnent ce titre : Le Christianisme.
A. Irait reconnaître.]
SECTION VII. 425
minable, et lui1 ordonne de vouloir être semblable
à Dieu. Sans un tel contrepoids, cette élévation le
rendrait horriblement vain, ou cet abaissement le
rendrait terriblement abject 2.
2 02] 538
Avec combien peu d'orgueil un chrétien 3 se croit-
il uni à Dieu ! avec combien peu d'abjection s'égale-
t-il aux vers de la terre !
La belle manière de recevoir la vie et la mort, les
biens et les maux !
i46] 539
Quelle différence entre un soldat et un chartreux, *
quant à l'obéissance? car ils sont également obéis-
1. [Fait.]
2. « La religion, écrit Charron, est en la connaissance de Dieu et
de soi-même... son office est d'élever Dieu au plus haut de son
effort, et baisser l'homme au plus bas, l'abattre comme perdu ; et puis
lui fournir les moyens de se relever, lui faire sentir ca misère et son
rien, afin qu'en Dieu seul il mette sa confiance et son tout. » (Sa-
gesse, II, v, 14.)
538
Cf. B., 178; C, 210; P. R., III, 21; Bos., II, v, 2;Faug., II, 877;
Hav., XII, 19; Mol., II, 4g; Mich., Ukk.
3. [Dit-il qu'il est.]
539
Cf. B., 177; C, 2io ; P. R., XXVIII, 5A; Bos., II, xvn, /,8 ; Faug., I,
aift; Hav., XXIV, 38; Mol., 1, 112; Mich., 30G.
4. Le chartreux est le type du religieux. Cf. ce passage de l'in-
terrogatoire de M. Le Maître par Laubardemont : « Tant s'en faut
que ledit sieur de Saint-Cyran lui ail parlé de détruire les Ordres
Religieux qu'au contraire il lui avait témoigné qu'il serait extrême-
ment aise que Dieu eût donné à lui Répondant vocation pour être
Chartreux, ou pour être Religieux dans quelque autre Religion
réformée. » (Recueil d'UtrccJtt, i/4o, p. l3.)
423 PENSEES.
sants et dépendants, et dans des1 exercices égale-
ment pénibles. Mais le soldat espère toujours devenir
maître, et ne le devient jamais, car les capitaines et
princes mêmes sont toujours esclaves et dépendants ;
mais il l'espère toujours, et travaille toujours à y
venir ; au lieu que le chartreux fait vœu de n'être
jamais que dépendant. Ainsi ils ne diffèrent pas dans
la servitude perpétuelle, que tous deux ont toujours,
mais dans l'espérance, que l'un a toujours, et l'autre
iamais.
99] 540
L'espérance que les Chrétiens ont de posséder un
bien infini est mêlée de jouissance 2 effective aussi
bien que de crainte ; car ce n'est pas comme ceux
qui espéreraient un royaume, dont ils n'auraient
rien, étant sujets ; mais ils espèrent la sainteté,
l'exemption d'injustice, et ils en ont quelque chose.
4ii] 541
Nul n'est heureux comme un vrai chrétien, ni
raisonnable, ni vertueux, ni aimable3.
1. [Choses.]
540
Cf. Faos., I, a3o; Hat., XXV, 73; Mol., II, 5i ; Mich., a65.
2. Effective, aussi bien que de crainte en marge.
54i
Cf. B., i78; G., 210; P. R., III, ai; Bos., II, v, 11; Facg., Il, 376 ;
Hav., XII, 18; Mol., II, 5a; Mich., 657.
3. « Il n'y a rien de si aimable qu'un homme qui ne s'aime point,
etc. » Nicole, Traité de l'Education d'un Prince, ire partie, ch. xxvi.
SECTION VII. 427
8I 542
Il n'y a que la religion chrétienne qui rende
L'homme aimable et heureux tout ensemble. Dans
l'honnêteté1, on ne peut être aimable et heureux
ensemble \
a65] 543
Préface. — Les preuves de Dieu métaphysiques
sont si éloignées du raisonnement des hommes, et
si impliquées, qu'elles frappent peu ; et quand cela
servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pen-
dant l'instant qu'ils voient cette démonstration ; mais
une heure après ils craignent de s'être trompés.
Quod curiositate cognoverunt superbia amiserunt*.
542
Cf. Faug., II, 172 ; Hav., XXV, 3g bis; Mol., I, 3og; Mien., 12.
1 . [il faut] être [ou haïssable ou malheureux.]
2. L'honnêteté, c'est le règlement de la concupiscence. Or la con-
cupiscence demeure, que nous ne pouvons sacrifier sans nous rendre
malheureux, que nous ne pouvons satisfaire sans nous rendre haïs-
sables, comme avait écrit d'abord Pascal. Cf. fr. 455 : « Le moi est
haïssabley etc. »
543
Cf. B., 85; G., 112; P. R., XX, 2; Bos., II, xv, 2; Faug., II, u4 ;
Hav., X, 5; Mol., 1, i3o,; Mien., 544.
3. Réminiscence de saint Augustin : Quod curiositate invencrunt
superbia perdiderunt (sermon GXLI.) Cf. Contra Jul. Pelag., IV, ni,
17. — Havet indique un développement de Bossuet sur le même texte.
Après avoir parlé des poètes, Bossuet ajoute : « Il en est de même des
autres, qui, enflés de leur vaine philosophie, parce qu'ils seront ou
physiciens, ou géomètres, ou astrologues, croiront exceller en tout,
et soumettront à leur jugement les oracles que Dieu envoie au monde
428 PENSÉES.
C'est ce que produit la connaissance de Dieu qui
se tire sans Jésus-Christ, qui est de communiquer '
sans médiateur avec le Dieu qu'on a connu sans
médiateur ; au lieu que ceux qui ont connu Dieu
par médiateur connaissent leur misère.
Première Copie 2 5 3] 544
Le Dieu des Chrétiens est un Dieu qui fait sentir a
lame qu'il est son unique hien ; que tout son repos
est en lui, qu'elle n'aura de joie qu'à l'aimer; et qui
lui fait en même temps abhorrer les obstacles qui la
retiennent, et l'empêchent d'aimer Dieu de toutes ses
forces. L'amour-propre et la concupiscence, qui
l'arrêtent, lui sont insupportables. Ce Dieu lui fait
sentir qu'elle a ce fonds d'amour-propre qui la perd,
et que lui seul la peut guérir.
29] 545
Jésus-Christ n'a fait autre chose qu'apprendre aux
pour le redresser : la simplicité de l'Écriture causera un dégoût
extrême à leur esprit préoccupé : et autant qu'ils sembleront s'ap-
procher de Dieu par l'intelligence, autant s'en éloigneront-ils par leur
orgueil : Quantum propinquaverant intelligentia, tantum superbia reces-
serunt, dit saint Augustin. Voilà ce que fait dans l'homme la philoso-
phie, quand elle n'est pas soumise à la sagesse de Dieu ; elle n'engen-
dre que des superbes et des incrédules. » (Traité de la Concupiscence }
ch. xviii.)
1. Sans médiateur , en surcharge.
544
Cf. G., 469; P. R., XX, a; Bos., II, xt, a; Faug.,11, 354; Hav., XXII,
4; Mol., I, i4i ; Mich., 923.
545
Cf. B., 126; C, i64; P. R., XIII, 7; Bos., II, ix, 10; Faug., II, 3i5
Hav., XVI, 8; Mol., II, ai; Mich., 75.
SECTION VII. 429
hommes qu'ils s'aimaient eux-mêmes, qu'ils étaient
esclaves, aveugles, malades, malheureux et pécheurs;
qu'il fallait qu'il les délivrât, éclairât, béatifiât et
guérît ; que cela se ferait en se haïssant soi-même, et
en le suivant par la misère et la mort de la croix.
485] 546
1 Sans Jésus-Christ, il faut que l'homme soit dans
le vice et dans la misère ; avec Jésus-Christ, l'homme2
est exempt de vice et de misère. En lui est toute
notre vertu et toute notre félicité. Hors de lui, il
n'y a que vice, misère, erreurs3, ténèbres, mort4,
désespoir.
*5i] 547
5 Dieu par Jésus-Christ6 . Nous ne connaissons Dieu
que par Jésus-Christ. Sans ce Médiateur, est ôtée
toute communication avec Dieu ; par Jésus-Christ,
nous connaissons Dieu. Tous ceux qui ont prétendu
> 546
Cf. B., 198; C, 10; P. R., XX, 2; Bos., II, xv, 2; Faug., II, 3i6;
Hat., XXII, 9; Mol., II, 19; Migh., 857.
1. [Jésus-Christ est toute notre vertu et toute notre félicité.]
2 . [Ne peut être ni.)
3. [Mort.]
4- Mort en surcharge.
547
Cf. B., 85; C, m; Bos., II, xt, a; Faug., II, 3x6; Hat., XXII, 7;
Mol., II, 18; Mica., 369.
5. Titre au verso.
6. [On.]
430 PENSÉES.
connaître Dieu et le prouver sans Jésus-Christ n'a-
vaient que des preuves impuissantes. Mais pour
prouver Jésus-Christ, nous avons les prophéties, qui
sont des preuves solides et palpables. Et1 ces prophé-
ties étant accomplies, et prouvées véritables par l'é-
vénement, marquent la certitude de ces vérités, et
partant, la preuve de la divinité de Jésus-Christ. En
lui et par lui, nous connaissons donc Dieu. Hors
delà et sans l'Ecriture, sans le péché originel, sans
Médiateur nécessaire promis et arrivé, on ne2 peut
prouver absolument Dieu, ni enseigner ni bonne
doctrine ni bonne morale. Mais par Jésus-Christ et
en Jésus-Christ, on prouve Dieu, et on enseigne3 la
morale et la doctrine. Jésus-Christ est donc le véri-
table Dieu des hommes*.
Mais nous connaissons en même temps notre mi-
sère, car ce Dieu-là n'est autre chose que le Répara-
teur de notre misère. Ainsi nous ne pouvons bien
connaître Dieu qu'en connaissant nos iniquités ; aussi
ceux qui ont connu Dieu sans connaître leur misère
ne l'ont pas glorifié, mais s'en sont glorifiés. Quia
non* cognovit per s apientiam plaçait Deo per stalti-
tiam prœdicationis salvos facere 6.
i. [j.-c]
2. [Fait que s'égarer.]
3. On enseigne en surcharge.
4- [Et il n'y en a pas d'autre.]
5. [Placuit.]
6. I Cor., I, 21. Nam quia in Dei sapientia non cognovit muncîus
per sapientiam Deum : placuit Deo per stultiiiam prœdicationis salvos
Jaccre credentes. CL fr. 2û3.
SECTION VIL 431
Non seulement nous ne connaissons Dieu que par
Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-
mêmes que par Jésus-Christ ; nous ne connaissons
la vie, la mort que par Jésus-Christ1. Hors de Jésus-
Christ, nous ne savons ce que c'est ni que notre
vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-
mêmes.
Ainsi, sans l'Ecriture, qui n'a que Jésus-Christ
pour objet, nous ne connaissons rien, et ne voyons
qu'obscurité et confusion dans la nature de Dieu et
dans la propre nature.
374] 549
Il est non seulement impossible, mais inutile de
connaître Dieu sans Jésus-Christ. Ils ne s'en sont
pas éloignés, mais approchés ; ils ne se sont pas abais-
sés, mais...
Quo quisquam optimus est, pessimus, si hoc ipsum,
quod optimus sit, adscribat sibi.
548
Cf. B., 199; G., 10; P. R.,XX, 2; Bos., II, iv, 2; Faug., II, 317: Hav.,
XXII, 6; Mol., II, 19; Migh., S&o.
:. [Notre vie.]
549
Cf. B., 86; G., n3; Faug., II, 3i6; Hav., XXV, i73; Mol , II, 20 ;
JVIicn., Co4.
432 PENSÉES,
io/ij 55°
J'aime la pauvreté, parce qu'il l'a aimée1*. J'aime
les biens, parce qu'ils2 donnent le moyen d'en assis-
ter les misérables. Je garde fidélité à tout le monde,
je [ne] 3 rends pas le mal à ceux qui m'en font ; mais
je leur souhaite une condition pareille à la mienne,
où l'on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des
hommes*. J'essaie d'être juste, véritable, sincère, et
fidèle à tous les hommes ; et j'ai une tendresse5 de
cœur pour ceux à qui Dieu m'a uni6 plus étroite-
ment ; et soit que je sois seul, ou à la vue des hom-
mes, j'ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui les
doit juger, et à qui je les ai toutes consacrées.
Voilà quels sont mes sentiments, et je bénis tous
les jours de ma vie mon Rédempteur qui7 les a mis
en moi et qui, d'un homme plein de faiblesses, de
misères, de concupiscence, d'orgueil et d'ambition,,
a lait un homme exempt de tous ces maux par la
force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due,
n'ayant de moi que la misère et l'erreur.
550
Cf. Bos., sappl, 6; Fauo., I, a43; Hat., XXIV, 69; Mot., II, 34 ^
Mien , 270.
i. Précédé d'une croix — [j'aime tous les hommes comme mes frères
parce qu'ils sont tous rachetés.]
2. [Me.]
3. Ne n'est pas dans le manuscrit.
4. [Je garde fidélité et justice.]
5. [Particulière.]
6. [D'une manière particulière et quand on... n'est pas... [puisqu'il ne
faut.]
7. [A fait de] moi [un.]
SECTION VII. 433
467] 551
Dignior plagis* quam osculis non timeo quia amo.
"9] 55*
Sépulcre de Jésus-Christ. — Jésus-Christ était2
mort, mais vu, sur la croix. Il est mort et3 caché dans
le sépulcre4.
Jésus-Christ n'a été enseveli que par des saints.
Jésus-Christ n'a fait aucuns miracles au sépulcre.
Il n'y a que des saints qui y entrent.
C'est là où Jésus-Christ prend une nouvelle vie,
non sur la croix.
C'est le dernier mystère de la Passion et de la
Rédemption.
551
Cf. B., 108; G., i34; Mich., 83o.
1 . Expression empruntée au texte de saint Luc que Pascal traduit
au fr. 53i : qui [servus] non cognovit [voluntatem domini sui] et fecit
digna plagis, v.apulabit paucis (XII, 48). N'y a-t-il pas aussi un souvenir
de ce texte de saint Augustin. « Si non amas, time ne pereas.. »? De
sancla virginilate, 38, apud Jansénius, Auguslinus, de Grat. Chr.
Salv., V, xxii.
552
Cf. B., 336; C, 388; Faug., II, 343; Hat., XXV, 309, 5; Mol., II, 32;
Mich., 307.
2. Mort mais en surcharge.
3. Mort et, en surcharge.
4. Cf. l'Écrit de Mademoiselle Jacqueline Pascal sur le mystère de
la mort de Notre Seigneur J. C. : « XXVIII. Je vois Jésus mort en
trois lieux différents : à la croix, à la vue de tout le monde ; descendu
de la croix au milieu de ses amis, et dans le tombeau dans une entière
solitude ; et en ces trois lieux il est également mort. » (Faugère,
Lettres et opuscules de la famille Pascal, i845, p. 167).
pensées. 11 — 2b
434 PENSÉES.
[Jésus-Christ enseigne vivant, mort, enseveli, res-
suscité.]
Jésus-Christ n'a point eu où se reposer1 sur la
terre qu'au sépulcre.
Ses ennemis n'ont cessé de le travailler qu'au
sépulcre.
87J 553
Le Mystère de Jésus*. — Jésus8 souffre4 dans sa
passion les tourments que lui font les hommes ; mais
dans l'agonie il souffre les tourments qu'il se donne
à lui-même ; turbare semetipsum° ; c'est un supplice
d'une main non humaine, mais toute-puissante, car
il faut être tout-puissant pour le soutenir.
Jésus cherche quelque consolation au moins dans
ses trois plus chers amis et ils dorment ; il les prie
de soutenir6 un peu avec lui, et ils le laissent avec
1. {Qu'à.}
553
Cf. Faug., II, 338; Hav., XXV, 209, 112, n3, ii/j, n5; Mol., II, 27;
II, kh; I, 98; II, 29; I, 117; II, 32; Mien., 248.
2. Le Mystère de Jésus défie tout commentaire. Nulle part peut-
être n'éclate d'une façon plus profondément touchante le caractère
unique et incomparable du christianisme : la concentration autour
d'une personne réelle des sentiments les plus élevés et les plus uni-
versels qu'il y ait dans le cœur de l'homme, l'esprit de renoncement
et l'esprit de charité.
3. [S'offre.]
4. [L'agonie, la.]
5. Jésus ergo, ut vidit eam plorantem, et Judxos, qui vénérant cum
ea, plorantes, infremuit spiritu, et turbavit seipsum (Joan., XI, 33).
6. Soutenir : traduction littérale de la Vulgate : Tristis est anima
mea usque ad mortcm : sustinete hic et vigilate mecum. Matth., XXVI,
38. — Marc, XIV, 34.
SECTION VIL 435
une négligence entière, ayant si peu de compassion1
qu'elle ne pouvait seulement2 les empêcher de dor-
mir un moment. Et ainsi Jésus était délaissé seul à
la colère de Dieu.
Jésus est seul dans la terre, non seulement qui
ressente et partage sa peine, mais qui la sache : le
ciel et lui sont seuls dans cette connaissance.
Jésus est dans un jardin, non de délices comme
le premier Adam, où il se perdit et tout le genre
humain, mais dans un de supplices, où il s'est sauvé
et tout le genre humain.
Il souffre cette peine et cet abandon dans l'horreur
de la nuit.
Je crois que Jésus ne s'est jamais plaint que cette
seule fois ; mais 3 alors il se plaint comme s'il n'eût
plus pu contenir sa douleur excessive : Mon âme
est triste jusqu'à la mort.
Jésus cherche de la compagnie et du soulagement
de la part des hommes. Gela est unique en toute sa
vie, ce me semble4. Mais il n'en reçoit point, car ses
disciples dorment.
Jésus6 sera en agonie jusqu'à la fin du monde ; il
ne faut pas dormir pendant ce temps-là.
Jésus au milieu de ce délaissement universel et de
ses amis choisis pour veiller avec lui, les trouvant
dormant, s'en fâche à cause du péril où ils exposent,
1. [Qu'ils ne.]
2. [Assister.]
3. [Qu'.J
4. La fin du paragraphe en surcliarg-e,
5. [Est.]
436 PENSÉES.
non lui, mais eux-mêmes, et les avertit de leur propre
salut et de leur bien avec une tendresse cordiale pour ?
eux pendant leur ingratitude, et les avertit que l'es-
prit est prompt et la chair infirme1.
Jésus les trouvant encore dormant, sans que ni
sa considération ni la leur les en eût retenus, il a la
bonté de ne pas les éveiller, et les laisse dans leur
repos2.
Jésus prie dans l'incertitude de la volonté du Père,
et craint la mort ; mais, l'ayant connue, il va au-
devant s'oflrir à elle : Eamus3. Processit (Joannes)*.
Jésus a prié les hommes, et n'en a pas été exaucé.
Jésus, pendant que ses disciples dormaient, a opéré
leur salut. Il l'a fait à chacun des justes pendant qu'ils
dormaient, et dans le néant avant leur naissance, et
dans les péchés depuis leur naissance.
5 II ne prie qu'une fois que le calice passe et encore6
avec soumission, et deux fois qu'il vienne s'il le faut7.
i. Et venit ad discipulos suos : et invenit eos dormientes, et dicitPetro :
Sic non potuistis una hora vigilare mecum? Vigilate, et orate ut non
inlretis in tentationem. Spiritus quidem promptus est, caro autem infirma.
Matth., XXVI, 4o-4i.
2. Et venit iterum, et invenit eos dormientes ; erant enim oculi
eorum gravati. Et relictis illis, iterum abiit, et oravit tertio, eumdem
sermoneni dicens. Matth., XXVI, 43-44.
3. Surgite, eamus: ecce appropinquavit qui me tradet. Matth., XXVI,
46.
4. XVIII, 2: Jésus itaque sciens omnia, qux ventura erant super
eum processit, et dixit eis : Quam quœritis.
5. [Dans saint Mathieu.]
6. Encore en surcharge.
7. Pater mi, si possibile est, transeat a me calix iste, verumtamen non
sicut ego volo, sed sicut tu. Matth., XXVI, 39. — Pater mi, sinonpotest
hic calix transire nisi bibam illum, fiât voluntas tua (ibid., l\2, cf. 44)-
SECTION VII. 437
Jésus dans l'ennui.
1 Jésus, voyant tous ses amis endormis et tous ses
ennemis vigilants, se remet tout entier à son Père.
Jésus ne regarde pas dans Judas2 son inimitié,
mais l'ordre de Dieu qu'il aime, et l'avoue, puisqu'il
l'appelle ami3.
Jésus s'arrache d'avec ses disciples pour entrer
dans l'agonie ; il faut s'arracher de ses plus proches
et des plus intimes pour l'imiter.
Jésus étant dans l'agonie et dans les plus grandes
peines, prions plus longtemps4.
Nous implorons la miséricorde de Dieu, non
afin qu'il nous laisse en paix dans nos vices, mais
afin qu'il nous en délivre5.
Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main,
oh ! qu'il leur faudrait obéir de bon cœur ! La néces-
sité et les événements 6 en sont infailliblement.
i. Les deux paragraphes suivants en surcharge.
2. [Sa malice.]
3. Dixitque Mi Jésus : Amice, ad quid venisti ? Matth., XXVI, 5o.
4. La suite à la page 89 du manuscrit. — Et factus in agonia, pro-
lixius orabat. Luc, XXII, 43.
5. Cette réflexion, et la suivante qui, dans le manuscrit, se trou-
vent ainsi au milieu du Mystère de Jésus, ne semblent pourtant pas en
faire partie intégrante ; peut-être étaient-elles déjà écrites au haut de
la page 89, lorsque Pascal y écrivit la suite de ses méditations sur le
mystère, ou bien ce seraient deux maximes, suggérées à Pascal par le
mystère qu'il médite, et qu'il note en passant pour s'en faire l'appli-
cation à lui-même.
6. La Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies débute
par ces mots : « Seigneur, dont l'esprit est si bon et si doux en toutes
choses, et qui êtes tellement miséricordieux que non seulement les
prospérités, mais les disgrâces mêmes qui arrivent à vos élus sont les
effets de votre miséricorde. » Cf. Lettre à MIIe de Roannez (III,
autrefois 5) : « L'essence du péché consistant à avoir une volonté
438 PENSÉES.
— Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu
ne m'avais trouvé1.
Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé
telles gouttes de sang pour toi.
C'est me tenter plus que t'éprouver, que de
penser si tu ferais bien telle et telle chose absente :
je la ferai en toi si elle arrive.
Laisse-toi conduire à mes règles, vois comme
j'ai bien conduit la Vierge et les saints qui m'ont
laissé agir en eux.
Le Père aime tout ce que je fais.
Veux-tu qu'il me coûte toujours du sang de mon
humanité, sans que tu donnes des larmes ?
C'est mon aflaire que ta conversion ; ne crains
point, et prie avec confiance comme pour moi.
Je te suis présent par ma parole dans l'Ecriture,
par mon esprit dans l'Eglise et par les inspirations,
par ma puissance dans les prêtres, par ma prière
dans les fidèles.
Les médecins ne te guériront pas2 car tu mour-
ras à la fin. Mais c'est moi qui guéris et rends le
corps immortel.
opposée à celle que nous connaissons en Dieu, il est visible, ce me
semble, que, quand il nous découvre sa volonté par les événements,
ce serait un péché de ne s'y pas accommoder. »
i . Cf. l'écrit sur la conversion du pécheur : « Il n'y a rien de plus aimable
que Dieu., et il ne peut être ôté qu'à ceux qui le rejettent, puisque
c'est le posséder que de le désirer, et que le refuser c'est le perdre. »
2. « JV éprouvé la première, écrit à Pascal sa sœur Jacqueline au
lendemain de la seconde conversion, que la santé dépend plus de
Jésus-Christ que d'Hippocrate, et que le régime de l'àme guérit le
corps si ce n'est que Dieu veuille nous éprouver et nous fortifier par
nos infirmités. » {Lettre du iy janvi*- i655).
SECTION VIL 439
Souffre les chaînes et la servitude corporelle; je
ne te délivre que de la spirituelle à présent.
Je te suis plus ami que tel et tel; car j'ai fait
pour toi plus qu'eux, et ils nr souffriraient pas ce
que j'ai souffert de toi et ne mourraient pas pour
toi dans le temps de tes infidélités et cruautés, comme
j'ai fait et comme je suis prêt à faire et fais dans mes
élus et au Saint-Sacrement.
Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur.
— Je le perdrai donc, Seigneur, car je1 crois leur
malice sur votre assurance.
— Non, car moi, par qui tu l'apprends, t'en peux
guérir, et ce que je te le dis est un signe que je te
veux guérir. A mesure que tu les expieras, tu les
connaîtras, et il te sera dit: Vois les péchés qui te
sont remis. Fais donc pénitence pour tes péchés ca-
chés et pour la malice occulte de ceux que tu connais.
— Seigneur, je vous donne tout2.
— Je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé
tes souillures, ut immundus pro luto.
Qu'à moi en soit la gloire et non à toi, ver et terre.
Interroge ton directeur, quand mes propres paroles
1. [Vous.]
2. « Jésus meurt tout nu. Cela m'apprend à me dépouiller de toutes
choses. » C'est le 16e paragraphe de l'Écrit de Jacqueline Pascal sur
le mystère de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ : « Il fut fait en
conséquence d'un billet de chaque mois que la mère Agnès lui avait
envoyé selon l'usage de Port-Royal (i65i). » De ces pensées, qui
furent conservées à Port-Royal et qu'on eut même un instant l'idée
de joindre aux Pensées de Biaise Pascal, ce seul passage peut être
comparé au Mystère de Jésus. Mais il était utile de les rappeler, car
il est vraisemblable que le Mystère de Jésus a une origine analogue à
celle des Méditations de Jacqueline.
440 PENSÉETS.
te sont occasion de mal, et de vanité ou curiosité.
— ! Je vois mon abîme d'orgueil, de curiosité, de
concupiscence. Il n'y a nul rapport de moi à Dieu,
ni à Jésus-Christ juste. Mais il a été fait péché par
moi ; tous vos fléaux sont tombés sur lui. Il est plus
abominable que moi, et, loin de m'abhorrer, il se
tient honoré que j'aille à lui et le secoure.
Mais il s'est guéri lui-même, et me guérira à plus
forte raison.
Il faut ajouter mes plaies aux siennes, et me
joindre à lui, et il me sauvera en se sauvant. Mais il
n'en faut pas ajouter à l'avenir.
Erilis sicut dii scientes bonum et malum*. Tout le
monde fait le dieu en jugeant : Gela est bon ou
mauvais ; et s'aiïligeant ou se réjouissant trop des
événements.
Faire les3 petites choses comme grandes, à cause
de la majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous, et
qui vit notre vie ; et les grandes comme petites et
aisées, à cause de sa toute-puissance.
9°] 554
II me semble que Jésus-Christ ne laisse toucher
que ses plaies après sa résurrection : Noli me tan-
gere!\ Il ne faut nous unir qu'à ses souffrances.
^
1. Page 99 du manuscrit.
2. Gen., III, 5. Cf. fr. 5oo.
3. [Grandes.]
554
Cf. Faug., II, 328; Hat, XX.V, 298 et 209; Mot., II, 33; Mich., rfi.
4. [Sed.] — Joan., XX, 17 : Dicit ei Jésus: Noli me tang ère fondant
enim ascendl ad Pairem rneuin.
SECTION VII. 441
Il s'est donné à communier comme mortel en la
Cène, comme ressuscité aux disciples d'Emmaùs,
comme monté au ciel à toute l'Eglise.
107] 555
Ne te compare point aux autres, mais à moi1.
Si tu ne m'y trouves pas, dans ceux où tu te compares,
tu te compares à un abominable. Si tu m'y trouves,
compare-t'y. Mais qu'y compareras-tu? sera-ce toi,
ou moi dans toi? Si c'est toi, c'est un abominable2.
Si c'est moi, tu compares moi à moi3. Or je suis
Dieu en tout.
Je te parle et te conseille souvent, parce que ton
conducteur ne te peut parler; car je ne veux pas que
tu manques de conducteur.
Et peut-être je le fais à ses prières, et ainsi il te
conduit sans que tu le voies. Tu ne me chercherais
pas si tu ne me possédais.
Ne t'inquiète donc pas.
555
Cf. Faug., I, 233 ; Hav., XXV, 209, 7 et XXV, 209, 6; Mol., II, 33 ;
Mich., 277.
1. [ils ne sont pas.]
2. N'y a t-il pas un souvenir d'un passage de saint Augustin [in.
Ps. 121] que cite Jansénius {de Naiura lapsa, IV, 11): « Qui sibi
placet stulto homini placet quia stultus est ipse qui sibi placet. Solus
securus placet qui Deo placet » ?
3. « Propter Deura enim amat amicum qui Dei amorem amat in
a-mico. » (Saint Augustin, contra Faustum, XX, 78, apud Jansénius,
ibid., II, xvi.)
TABLE DES MATIERES
PENSÉES
Pages.
Section II (suite) i
Section III 97
Appendice pour le fr. 233 161
Section IV 170
Section V 2i3
Section VI 267
Seclion VII 32 1
424 21. — Coulonimiers. Imp. Paul BRODARD. — pJ-21.
\
W}%
University of
Connecticut
Libraries
w*
WS&