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Full text of "Oeuvres de Blaise Pascal; publiées suivant l'ordre chronologique, avec documents complémentaires, introductions et notes"

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CONNECTICUT 

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Connecticut  Libraries 


http://www.archive.org/details/uvresdeblaisepas13pasc 


LES 

GRANDS   ÉCRIVAINS 

DE    LA    FRANCE 


A  LA  MÊME   LIBRAIRIE 


Pascal  (Biaise)  :  OEuvres  complètes,  édition  des  Grands  Écri- 
vains de  la  France,  publiées  suivant  l'ordre  chronologique, 
avec  documents,  introductions  et  notes.  14  vol.  in-8°  brochés. 
Chaque  volume 20  fr. 

//  a  été  lire  200  exemplaires  de  chaque  volume  sur  papier  grand  vélin, 
à  25  francs  le  volume. 

PREMIÈRE    SÉRIE    : 

Œuvres  jusqu'au  Mémorial  de  1654,  par  MM.  Léon  Brunschvicg  et  Pierre 
Boutroux,  3  vol.  Chaque  vol.  in-8°,  br.,  20  fr. 

I  :  Biographies.  —  Pascal  depuis  son  arrivée  à  Paris  (1647). 
II  :  Pascal  depuis  son  arrivée  à  Paris  (1647)  jusqu'à  l'entrée  de 
Jacqueline  à  Port-Royal  (i65a). 

III  :  Pascal  depuis  l'entrée  de  Jacqueline  à  Port-Royal  (1602)  jus- 
qu'au Mémorial  (i654). 

DEUXIÈME    SÉRIE    : 

Œuvres  depuis  le  Mémorial  de  f  654.  Lettres  provinciales.  Traité  delà  Bou- 
lette, etc.,  par  MM.  Léon  Brunschvicg,  Pierre  Boutroux  et  Félix 
Gazier,  8  vol.  Chaque  vol.  in-8°,  br.  20  fr. 

IV  :  Depuis  le  mémorial  du   23   novembre  i654  jusqu'au   miracle 
de  la  Sainte-Epine  (fin  mars  1606). 

V  :  Depuis  le  10  avril  1606  (sixième  Provinciale)  jusqu'à  la  fin  de 

septembre  i656. 
VI  :  Depuis  le  3o  septembre  i656  (treizième  Provinciale)  jusqu'en 

février  1607. 
Vil  :   Depuis  le  24  mars   1607  (dix-huitième  Provinciale)  jusqu'en 

juin  1608. 
VIII  :  Depuis  juin  i658  jusqu'en  décembre  1608. 
IX  :  Depuis  décembre  1608  jusqu'en  mai  1660. 
X  :  Pascal  depuis  juillet  1660  jusqu'à  sa  mort  (19  août  1662). 

XI  :  Abrégé  de  la  vie  de  Jésus-Christ  et  écrits  sur  la  grâce. 

TROISIÈME    SÉRIE    : 

Pensées,  par  M.  Léon  Brunschvicg,  3  vol.  Chaque  vol.  in-8°,  br.,  20  fr. 

XII  :  Sections  I  et  II. 

XIII  :  Sections  III  à  VIL 

XIV  :  Sections  VIII  à  XIV. 


Pascal  :  Pensées  et  Opuscules,  publiés  avec  une  introduction, 
des  notices  et  des  notes,  par  M.  Brunschvicg.  —  1  vol.  petit 
in-16,  cartonné.       8  fr.  (majoration  temporaire  de  25  °/0). 
Édition  couronnée  par  l'Académie  française. 


Reproduction  en  phototypie  du  Manuscrit  des  Pensées  de 
Blaise  Pascal.  N°  9  202  fonds  français  de  la  Bibliothèque 
Nationale  (Paris)  avec  le  texte  imprimé  en  regard  et  des 
notes,  par  M.  Léon  Brunschvicg.  —  Un  volume  in-folio 
(45  x  32)  comprenant  environ  260  planches  en  phototypie 
et  260  pages  de  texte  et  variantes  :  200  fr. 


Pascal,  par  M.  E.  Boutroux,  membre  de  l'Institut  (Collection 
des   Grands  Jbcrivains  français).  —  1  vol.  in-16,  br.       4  *r- 


OEUVRES 


DE 


BLAISE   PASCAL 


XIII 


COULOMMIERS 
Imprimerie  Paul  BRODARD. 


OEUVRES 


OE 


DE 


BLAISE   MSCAL 

PUBLIÉES 

SUIVANT  L'ORDRE    CHRONOLOGIQUE 

AVEC    DOCUMENTS    COMPLÉMENTAIRES,    INTRODUCTIONS    ET    NOTES 


Léon  BRUNSCHVICG 


XIII 

PENSÉES      (il) 


PARIS 
LIBRAIRIE      HACHETTE 

79,  BOULEVARD   SAINT-GERMAIN,  79 


1921 

Tous  droits  réservés. 


PENSÉES 


SECTION  II 

(suite) 


Imagination.  —  C'est  cette  partie  décevante  dans 
l'homme1,  cette  maîtresse2  d'erreur  et  de  fausseté0, 
et  d'autant  plus  fourbe  qu'elle  ne  l'est  pas  toujours; 
car  elle  serait  règle  infaillible  *  de  vérité,  si  elle  l'était 
infaillible  du  mensonge.  Mais,  étant  le  plus  souvent 
fausse,  elle5 ne  donne  aucune  marque  de  sa  qualité6, 
marquant  du  même  caractère  le  vrai  et  le  faux. 


-4 


Cf.B.,8  bis;  C,  »'»;  P.  R.,  XXV,  A,  7,8,  10,  11,  12,  1',;  Bos.,  T,  vi, 
3,  10,  11,  1/1,  iG,  i-,  27;    irAUG.,  II,  47  J    Ha.v.,  11/,  3;  Mol.,  I,  70  ; 
(A  jSIigh.,  Goi. 

1.  [Cause  de  tour  les,  ] 
^1         '2.  [Pièce.] 

3.  [Si  insigne  fourbe]  et  [de  la  plus  insigne.]  —  Correction  de  la  Copie 
qui  se  retrouve  dans  l'édition  de  ifi^o  :  que  Von  appelle  fantaisie  et 
opinion. 

h.  Infaillible,  deux  fois  en  surcharge. 

5.  [Est  quelque.] 

6.  [Imprimant  sur  la  même  marque  les  opinions  vraies  et  fausses.  C'est 
elle  qui]  a  le  grand  don. 

PENSÉES.  II.    —     1 

en- 

<3-- 


2  PENSEES. 

Je  ne  parle  pas  des  fous,  je  parle  des  plus  sages; 
et  c'est  parmi  eux  que  l'imagination  a  le  grand  don 
de  persuader  les  hommes.  La  raison  a  beau  crier, 
elle  '  ne  peut  mettre  le  prix  aux  choses \ 

Cette  superbe  puissance,  ennemie  de  la  raison,  qui 
se  plaît  à  la  contrôler  et  à  la  dominer,  pour  montrer 
combien  elle  peut  en  toutes  choses,  a  établi  dans 
Thomme  une  seconde  nature 3.  Elle  a  ses  heureux,  ses 
malheureux,  ses  sains,  ses4  malades6,    ses  riches, 


1.  [Met] 

2.  [Elle  juge  souverainement  du  bien,  du  vrai,  du  juste.]  —  Cf.  l'ex- 
pression de  Montaigne  (I,  4o)  :  «  iSostre  opinion  donne  prix  aux 
choses.  »  — La  Piochefoueauld  :  «  Il  faut  que  la  raison  et  le  bon  sens 
mettent  le  prix  aux  choses.  »  (Réflexions  diverses,  xm.) 

3.  Tout  ce  fragment  est  plein  de  souvenirs  de  Montaigne:  «  On 
s'apperceoit  ordinairement,  aux  actions  du  monde,  que  la  fortune, 
pour  nous  apprendre  combien  elle  peuit  en  toutes  choses,  et  qui  prend 
plaisir  à  rabattre  notre  presumption,  n'ayant  peu  faire  les  malhabiles 
sages,  elle  les  faict  heureux,  à  l'envy  de  la  vertu...  »  (III,  8).  «  Au  de- 
mourant  rien  ne  me  despite  tant  en  la  sottise  que  de  quoy  elle  se  plaist 
plus  que  aulcune  raison  ne  se  peult  raisonnablement  plaire.  C'est 
malheur  que  la  prudence  vous  deffend  de  vous  satisfaire  et  fier  de 
de  vous,  et  vous  renvoyé  tousiours  mal  content  et  craintif  ;  là  où 
l'opiniastreté  et  la  témérité  remplissent  leurs  hostes  d'esjouïssance  et 
d'asseurance.  C'est  aux  plus  malhabiles  de  regarder  les  aultres  hommes 
par  dessus  l'espaule,  s'en  retournants  tousiours  du  combat  pleins  de 
gloire  et  d'alaigresse  ;  et,  le  plus  souvent  encores,  cette  oultrecuidcnce 
de  langage  et  gayeté  de  visage  leur  donne  gaigné,  à  l'endroict  de 
l'assistance  qui  est  communément  foible  et  incapable  de  bien  juger 
et  discerner  les  vrais  advantages.  L'obstination  et  ardeur  d'opinion 
est  la  plus  seure  preuve  de  bestise  :  est-il  rien  certain,  résolu,  desdai- 
gneux,  contemplatif,  grave,  sérieux,  comme  l'asne?  »  (Ibid.) 

l\.  [Sages.]  De  malades  à  sages;  et  rieii  en  marge. 

5.  Mont.  Apol.  :  «  Combien  en  a  rendu  de  malades  la  seule  force 
de  l'imagination  ?  Nous  en  voyons  ordinairement  se  faire  saigner,  pur- 
ger et  modeciner,  pour  guarir  des  maulx  qu'ils  ne  sentent  qu'en  leur 
discours.  » 


SECTION  IL  3 

ses  pauvres  ;  elle  fait  croire,  douter,  nier  la  raison1  ; 
elle2  suspend  les  sens,  elle  les  fait  sentir  ;  elle  a  ses 
fous  et  ses  sages  ;  et  rien  ne  nous  dépite  davantage 
que  de  voir3  qu'elle  remplit  ses 4  hôtes  d'une b  satisfac- 
tion bien  autrement  pleine  et  entière  que  la  raison. 
Les  habiles  par  imagination  se  plaisent  tout  autre- 
ment  à  eux-mêmes  que  les  prudents  ne  se  peuvent 
raisonnablement  plaire 6.  Ils  regardent  les  gens  avec 
empire  ;  ils  disputent  avec  hardiesse  et  confiance  ;  les' 
autres,  avec  crainte  et  défiance  ;  et  cette  gaîté  de  vi- 
sage leur  donne  souvent  l'avantage  dans  l'opinion  des 
écoutants,  tant  les  sages  imaginaires  ont  de  7  faveur 
auprès  des  juges  de  même  nature8.  Elle  ne  peut  rendre 
sages  les  fous  ;  mais  elle  les  rend  heureux,  à  l'envi 
de  la  raison  qui  ne  peut9  rendre  ses  amis  que  mi- 
sérables, l'une  les  couvrant  de  gloire,  l'autre  de 
honte. 

Qui  dispense  la  réputation  ?  qui  donne  le  respect 
et  la  vénération  aux  personnes,  aux  ouvrages,  aux 
lois,  aux  grands,  sinon  cette  faculté  imaginante?10 


,'  i.  Dans  V Apologie  de  Raymond  Sebond  Montaigne  nous  fait  «  veoir' 
combien  nostre  raison  est  flexible  à  toutes  sortes  d'images.  »  Cf.  fr.  2F]f\. 

2.  [Fait  agir]  les  sens  ;  elle  suspend  [à  son.] 

3.  [Que  ceux  qui  ne  sont.] 

4.  [Sectateurs.] 

5.  [Joie.] 

6.  Plaire,  en  surcharge.     ..„  , 

7.  [Sympathie  avec]  .  r-  •-  - ,'■ 
S.   [On  s'aperçoit  ordinairement.]  . 

9.   [Que  les  rendre.] 
10.  Pascal  avait  écrit  :    [Quel  pouvoir  exerce-t-eîle  sur  les  âmes,  sur 
les  corps!  Combien   de   malades  lui  sont  redevables  de  la  santé,  combien 
de  sains  de  la  maladie  !  [Combien   de  maladies  guéries,  combien  de  santés 


4  PENSÉES. 

Toutes  les  richesses  Je  la  terre  insuffisantes  sans  son 
consentement1  ! 

Ne  diriez- vous  pas  que  ce2  magistrat,  dont  la  vieil- 
lesse vénérable  impose  le  respect  à  tout  un  peuple, 
se  gouverne  par  une 3  raison  pure  et  sublime,  et  qu'il 4 
juge  des  choses  dans"  leur  nature  sans  s'arrêter 
à  de  vaines  circonstances  qui  ne  blessent  que  l'ima- 
gination des  faibles  ?  voyez-le  entrer  dans  un  sermon6 
où  il  apporte  un  zèle  tout  dévot,  renforçant7  la  soli- 
dité cle  sa  raison  par 8  l'ardeur  de  sa  charité9  ;  le  voilà 
prêt  à  l'ouïr  avec  un  respect 10  exemplaire.  Que  le 
prédicateur11  vienne  à  paraître,  que  la  nature  lui  ait 
donné  une  voix  enrouée  et  un  tour  dévisage  bizarre12, 
que  son  barbier  l'ait  mal  rasé,  si  le  hasard  l'a  encore 
barbouillé  de  surcroît,  quelque  grandes 13  vérités  qu'il 


altérées!  combien.]  Il  a  barré  cette  phrase  inspirée  d'exemples  rap- 
portés par  Montaigne  (I,  20),  et  où  il  y  a  le  pressentiment  de  la  théo- 
rie moderne  sur  la  suggestion  hypnotique  et  sur  les  maladies  nerveuses. 

1.  Première  rédaction  qui  prépare  et  explique  la  seconde:  [Combien 
de  richesses  inutiles  à  celui  qui  s'imagine  n'en  avoir  pas  assez  !  Je  ne  sais 
d'où  vient  que  le  plus  grand  homme.] 

2.  [Sénateur]  dont  la  [mine  a  une  gravité  qui]  impose. 

3.  Une,  en  surcharge. 

■  4.   Qu'il,  en  surcharge. 

5.  Page  362  du  manuscrit.  —  [Le  fond,  sans.] 

G.  Pascal  avait  d'abord  écrit  [dans  une  église];  c'est  peut-être  ce  qui 
explique  l'emploi  de  dans,  qui  '"ailleurs  au  xvnc  siècle  était  encore 
usité  là  où  nous  mettons  aujourd'hui  à. 

7.  [L'égalité.] 

8.  [La]  charité  [de  sa  foi.] 

g.   Le  voilà  à  exemplaire,  en  surcharge. 

10.  [Plein  et  sincâre.] 

11.  [Monte  [ait  la  barbe  mal  faite.]  , 

12.  Que  son  à  rasé,  surcharge. 
i3.   [GftoMs]  qu'il  [prononce.] 


SECTION  II.  5 

annonce,  je  parie  la  perte  de  la  gravité  de  notre 
sénateur. 

Le  plus  grand  philosophe  du  monde,  sur  une 
planche  plus  large  l  qu'il  ne  faut,  s'il  y  a  au-dessous 
un  précipice,  quoique  sa  raison  le  convainque  2  de  sa 
sûreté,  son  imagination  prévaudra.  Plusieurs  n'en 
sauraient  soutenir  la  pensée  sans3  pâlir  et  suer4. 

Je  ne  veux  pas  rapporter  tous  ses  effets. 

s  Qui  ne  sait  que  la  vue  de  chats,  de  rats,  Técra- 


i.  [Que  le  chemin  qu'il  occupe  en  marchant  a  son  ordinaire,  quelque 
sûrement  soutenue  qu'elle  soit.] 

2.  [Je  mets  en  fait  que.] 

3.  [Suer  et.] 

4.  Pascal  avait  recueilli  ces  exemples  dans  l'Apologie  de  Raymond 
Sebond  :  «  Qu'on  loge  un  philosophe  dans  une  cage  de  menus  filets 
de  fer  clair-semez,  qui  soit  suspendue  au  hault  des  tours  Nostre-Dame 
cte  Paris  ;  il  verra,  par  raison  évidente,  qu'il  est  impossible  qu'il  en 
tumbe  ;  et  si  ne  se  sçauroit  garder  (s'il  n'a  accoustumé  le  mestier  des 
couvreurs)  que  la  veue  de  cette  haulteur  extrême  ne  l'espovante  et  ne 
le  transisse  :  car  nous  avons  assez  affaire  de  nous  asseurer  aux  galeries 
qui  sont  en  nos  clochiers,  si  elles  sont  façonnées  k  iour,  encores  qu'elles 
soient  de  pierre  ;  il  y  en  a  qui  n'en  peuvent  pas  seulement  porter  la 
pensée.  Qu'on  iecte  une  poultre  entre  ces  deux  tours,  d'une  grosseur 
telle  qu'il  nous  la  fault  à  nous  promener  dessus,  il  n'y  a  sagesse  phi- 
losophique de  si  grande  fermeté  qui  puisse  nous  donner  courage  d'y 
marcher  comme  nous  ferions  si  elle  estoit  ù  terre...  Le3  médecins 
tiennent  qu'il  y  a  certaines  complexious  qui  s'agitent,  par  aulcuns  sons 
et  instruments,  jusques  à  la  fureur.  I  en  ay  veu  qui  ne  pouvoient  ouïr 
ronger  un  os  soubs  leur  table,  sans  perdre  patience  •  et  n'est  gueres 
homme  qui  ne  se  trouble  à  ce  bruit  aigre  et  poignant  que  font  les 
limes  en  raclant  le  fer  ;  comme,  à  ouïr  mascher  près  de  nous,  ou  ouïr 
parler  quelqu'un  qui  ayt  le  passage  du  gosier  ou  du  nez  empesché, 
plusieurs  s'en  esmeuvent  iusques  à  la  cholere  et  la  haine.  ».  Cf.  dans 
le  livre  t,  l'Essai  xx  :  de  la  force  de  l'imagination  :  «  Nous  tressuons, 
nous  tremblons,  nous  paslissons,  et  rougissons  aux  secousses  de  nos 
imaginations.  » 

5.  Les  deux  paragraphes  suivants  eu  surcharge. 


6  PENSÉES. 

sèment  d'un  charbon  \  etc.,  emportent  la  raison  hors 
des  gonds2?  Le  tonde  voix  impose  aux  plus  sages,  et 
change  un  discours  et  un  poème  de  force3. 

L'affection  ou  la  haine  changent  la  justice  de  face. 
Et  combien  un  avocat  bien  payé  par  avance  trouve- 
t-il  plus  juste  la  cause  qu'il  plaide4!  combien  son 
geste  hardi  la  fait-il  paraître"  meilleure  aux  juges, 
dupés  par  cette  apparence  !  Plaisante  raison  qu'un 
vent  manie,  et6  à  tout  sens  '  ! 

Je  rapporterais 8  presque  toutes  les  actions  des 
hommes  9  qui  ne  branlent  presque  que  par  ses  se- 


I .   [Le  son  d'une  vis  [le  son  que  fait.] 

1.   [Un  son  fait  grincer  les  dents.] 

o.  «  On  m'a  voulu  faire  accroire  qu'un  homme,  que  touts  nous 
nul  très  François  cognoissons,  m'avoit  imposé  en  me  recitant  des  vers 
qu'il  avoit  faicts  ;  qu'ils  n'estoient  pas  tels  sur  le  papier  qu'en  l'air,  et 
que  mes  yeulx  en  l'eroient  contraire  iugement  à  mes  aureilles  :  tant  la 
prononciation  a  de  crédit  à  donner  prix  et  façon  aux  ouvrages  qui 
passent  à  sa  mercy.  »  (Ibid..') 

[\.  «  Vous  recitez  simplement  une  cause  à  l'advocat  :  il  vous  y  res- 
pond  chancellant  et  doubteux  ;  vous  sentez  qu'il  luy  est  indiffèrent  de 
prendre  à  soustenir  l'un  ou  l'aultre  party  :  l'avez  vous  bien  payé  pour 
y  mordre  et  pour  s'en  formaliser,  commence  il  d'en  estre  intéressé,  y 
a  il  eschauffé  sa  volonté  ?  sa  raison  et  sa  science  s'y  eschauffent  quand 
et  quand  j  voylà  une  apparente  et  indubitable  vérité  qui  se  présente 
à  son  entendement  ;  il  y  descouvre  une  toute  nouvelle  lumière,  et  le 
croit  à  bon  escient,  et  se  le  persuade  ainsi.  »  (Ibid.)     -t 

5.    [Plus.]  V 

G.    [Service.] 

7.  Montaigne  avait  employé  vis-à-vis  du  jugement  une  expression 
semblable  :  «  Yrayement  il  y  a  bien  de  quoy  faire  une  si  grande  feste 
de  la  fermeté  de  cette  belle  pièce  qui  se  laisse  manier  et  changer  au 
bransle  et  accident  d'un  si  legier  vent  I  »  (Ibid.) 

8.  Pascal  avait  écrit  cette  phrase  immédiatement  après  celle-ci  :  je 
ne  veux  pas  rapporter  tous  ses  effets. 

9.  [Qui  n'agissent  presque  que.] 


SECTION  II.  7 

cousses.  Car  la  raison  a  été  obligée  de  céder,  et1  la 
plus  sage  prend  pour  ses  principes  ceux  crue  l'ima- 
gination des  hommes  a  témérairement  introduits  en 
chaque  lieu. 

[Qui  voudrait  ne  suivre  que  la  raison  serait  fou  au 
jugement  du  commun  des  hommes2.  Il  faut  juger 
au  jugement  de  la  plus  grande  partie3  du  monde.  Il 
faut,  puisqu'il  lui  a  plu,  travailler  tout  le  jour  et  se  fati- 
guer, pour  des  biens 4  reconnus  pour  imaginaires,  et 
quand5  le  sommeil  nous  a  délassés  des  fatigues  de  notre 
raison,  il  faut  incontinent  se  lever  en  sursautpour  aller 
courir  après  les  fumées  et 6  essuyer  les  impressions 
de  cette  maîtresse  du  monde.  — Voilà  un  des  principes 
d'erreur,  mais  ce  n'est  pas  le  seul.  L'homme  a  eu  bien 
raison  d'allier  du  vrai  au  faux,  quoique  dans  cette 
paix  l'imagination  ait  bien  amplement  l'avantage  ;  car 
dans  la  guerre  elle  l'a  bien  plus  :  jamais  la  raison  ne 
surmonte7  l'imagination  alors  que  l'imagination  dé-^ 
monte  souvent  tout  à  fait  la  raison  de  son  siège.] 

8  Nos    magistrats    ont  bien  connu9  ce  mystère10. 


I.    [Prend  pour  les  principes.] 

i.  Cf.  fr.  !\\l\  :  «  Les  hommes  sont  si  nécessairement  fous,  que  ce 
serait  être  fou  par  un  autre  tour  de  folie,  de  n'être  pas  fou.    » 

3.   [Des  hommes.] 

[\.   [Imaginaires  [Quoiqu'imaginaires.] 

5.  [La  raison  [la  nature]  nous  a  délassés  des  [impressions]  de  notre" 
[imagination  et  mis  dans  un  calme  admirable.] 

G.   [Suivre.] 

7.  [Jamais  [tout.] 

8.  A  la  paye  36g  du  manuscrit. 

9.  \Cela.] 

10.  Pour  l'emploi  remarquable  de  ce  mot,  cf.  La  Rochefoucauld  : 
«  La  gravité  est  un  mystère  du  corps  inventé  pour  cacher  les  défauts 
de  l'esprit.  »  Qlax.}  267). 


8  PENSÉES. 

Leurs  robes  rouges,  leurs  hermines1,  dont  ils  s'em- 
mailloltent  en  chais  fourrés  2,  les  palais  où  ils  jugent, 
les  fleurs  de  lis,  tout  cet  appareil  auguste  était  fort 
nécessaire  ;  et  si  les  médecins  n'avaient  des  soutanes 
et  des  mules,  et  que  les  docteurs  n'eussent  des  bon- 
nets carrés  et  des  robes  trop  amples  de  quatre  parties, 
jamais  ils  n'auraient  dupé  le  monde  qui  ne  peut  ré- 
sister à  cette  montre  si  authentique.  S'ils  avaient  la 
véritable  justice  et  si  les  médecins  avaient  le  vrai 
art  de  guérir,  ils  n'auraient  que  faire  de  bonnets 
carrés  ;  la  majesté  de  ces  sciences  serait  assez  véné- 
rable d'elle-même.  Mais  n'ayant  que  des  sciences 
imaginaires,  il  faut  qu'ils  prennent  ces  vains  instru- 
ments qui  frappent  l'imagination  à  laquelle  ils  ont 
affaire  :  et  par  là,  en  effet,  ils  s'attirent  le  respect  \ 
Les  seuls  gens  de  guerre  ne  se  sont  pas  déguisés  de 
la  sorte,  parce  qu'en  effet  leur4  part  est  plus  essen- 
tielle, ils  s'établissent  par  la  force,  les  autres  par  gri- 
mace". 


i.  [Toute  leur  chafourrure.] —  Souvenir  d'un  fameux  chapitre  de 
Rabelais:  Pantagruel,  V,  il. 

2.  [Font  trembler  le  peuple  en  qui  l'imagination  abonde  :  ils  ne  peuvent 
pas  croire  qu'un  homme  qui  n'a  pas  de  soutane  soit  aussi  grand  médecin; 
les  eschevins  sont  en  habit  court;  mais  la  pompe  des  rois  est  encore  plus 
éclatante  [étonnante.]  —  Ces  réflexions  ont  été  reprises  et  développées 
en  rnarije.  Nous  lisons  pompe  et  non  pourpre,  d'ailleurs  la  suite  des 
idées  l'exige  (cf.  le  paragraphe  suivant). 

3.  «  Qu'il  este  son  chapperon,  sa  robe  et  son  latin,  qu'il  ne  batte 
pas  nos  aureillcs  d'Aristote  tout  pur  et  tout  crud  :  vous  le  prendrez 
pour  l'un  d'entre  nous,  ou  pis.  »  (À/on£.,  III,  8.) 

/|.    [Force.] 

5.  Pascal  dit  dans  un  autre  fragment  :  «  Quand  la  force  attaque 
la  grimace,  quand  un  simple  soldat  prend  le  bonnet  carré  d'un  pre- 
mier président,  et  le  fait  voler  par  la  fenêtre  »  (1  r.  3iO.) 


SECTION  II.  9 

C'est  ainsi  que  nos  rois  n'ont  pas  recherché  ces 
déguisements.  Ils  ne  se  sont  pas1  masqués  d'hahits 
extraordinaires  pour  paraître  tels  ;  mais  ils  se  sont  ac- 
compagnés de  gardes2,  de  hallebardes.  Ces  trognes 
armées  qui  n'ont  de  mains  et  de  force  que  pour  eux, 
les  trompettes  etles  tambours  qui  marchent  au-devant, 
et  ces  légions  qui  les3  environnent,  font  trembler  les 
plus  fermes;  ils  n'ont  pas  l'habit  seulement,  ils  ont  la 
force.  Il  faudrait  avoir  une4  raison  bien  épurée  pour 
regarder  comme  un  autre  homme  le  Grand s  Seigneur 
environné,  dans  son  superbe  sérail,  de  quarante  mille 
janissaires  6. 

Nous  ne  pouvons  pas  seulement  voir  un  avocat  \ 


1 .  [Couverts.] 

2.  [De  troupes,  de  forces.] 

3.  [Suivent.] 

[y.   [imagination.] 

5.   [Turc  au  milieu  de]  son  sérail  [et]. 

G.  Cf.  ce  que  dit  Pascal  lui-même  (fi*.  807)  :  «  Le  chancelier  est 
prave  et  revêtu  d'ornements,  car  son  poste  est  faux  et  non  le  roi  :  il 
a  la  force,  il  n'a  que  faire  de  l'imagination.  Les  juges,  médecins,  etc. 
n'ont  que  l'imagination  »,  et  le  fragment  3o8  :  «  La  coutume  de 
voir  les  rois  accompagnés  de  gardes,  de  tambours,  d'officiers,  et  de 
toutes  les  choses  qui  ploient  la  machine  vers  le  respect  et  la  terreur, 
fait  que  leur  visage,  quand  il  est  quelquefois  seul  et  sans  ces  accompa- 
gnements, imprime  dans  leurs  sujets  le  respect  et  la  terreur,  parce 
qu'on  ne  sépare  point  dans  la  pensée  leurs  personnes  d'avec  leurs 
suites,  qu'on  y  voit  d'ordinaire  jointes.  Et  le  monde,  qui  ne  sait  pas 
que  cet  effet  vient  de  cette  coutume,  croit  qu'il  vient  d'une  force 
naturelle  ;  et  de  là  viennent  ces  mots  :  «  Le  caractère  de  la  Divinité 
est  empreint  sur  son  visage,  etc  ».  Ce  fragment  est  intéressant  à  rap- 
procher du  passage  que  nous  commentons,  parce  qu'il  montre  com- 
ment par  l'intermédiaire  de  la  coutume  (nous  dirions  de  l'association 
des  idées),  la  force  qui  est  effective  peut  donner  naissance  à  la  vanité 
de  l'imagination,  et  comment  se  concilient  les  deux  puissances  que 
Pascal  oppose  ici. 

T.   [Le  bonnet.] 


!iO  PENSÉES. 

en  soutane  et  le  bonnet  en  tête,  sans  une  '  opinion2 
avantageuse  de  sa  suffisance3. 

L'imagination  'dispose  de  tout  ;  elle  fait  la  beauté, 
la  justice  5,  et  le  bonheur,  qui  est  le  tout  du  monde. 
'Je  voudrais  de  bon  cœur  voir  le  livre  italien,  dont 
je  ne  connais  que  le  titre  6,  qui  vaut  lui  seul  bien 
des  livres:  Dell'  opinione  regina  del  mondo\  J'y 
souscris  sans  le  connaître,  sauf  le  mal,  s'il  y  en  a. 

Voilà  à  peu  près 8  les  effets  de  cette  faculté  trom- 
peuse qui  semble  nous  être  donnée  exprès  pour  nous 
induire  à  une  erreur  nécessaire.  Nous  en  avons  bien 
d'autres  principes.  Les  impressions  anciennes  ne 
sont  pas  seules  capables  de  nous  abuser9  :  les  char- 
mes de  la  nouveauté  ont  le  même  pouvoir10.  De  là 
viennent  toutes  les  disputes  des  hommes11,  qui  se 


i.   [Prévention.] 

2.  De  [science.] 

3.  Suffisance  avait  au  xvne  siècle  un  sens  favorable  qu'il  n'a  plus 
aujourd'hui.  Cf.  Mol.  :  Mariage  forcé,  6  :  «  Homme  de  suffisance^ 
homme  de  capacité.  » 

[\,  [Fait.]  —  La  Copie  corrige,  (comme  écrit  l'édition  de  1670)  :  V opi- 
nion, afin  de  mieux  préparer  le  titre  du  livre  italien.  Le  rapprochement 
de  l'imagination  et  de  l'opinion  semble  d'ailleurs  inspiré  à  Pascal  par 
Charron  :  De  la  sagesse,  I,  xvi. 

5.  [Le  bien.] 

6.  Qui...  livres  surcharge. 

7.  On  ne  sait  a  quel  ouvrage  Pascal  fait  allusion  :  on  a  seulement 
signalé  un  traité  de  Carlo  Flosi  qui  a  un  titre  à  peu  près  semblable  j 
m:iis  la  date,  sinon  de  l'ouvrage,  du  moins  des  exemplaires  connus, 
c.3t  de  presque  trente  ans  postérieure  à  la  mort  de  Pascal. 

8.  [La  nature.] 

9.  [La  nouveauté  a  ses]  charmes. 

10.  Tacite  avait  dit  :  omne  ignotumpromagnijîco.  La  Bruyère  dira  de 
même  :  «  Deux  choses  toutes  contraires  nous  proviennent  également, 
l'habitude  et  la  nouveauté.  »  (Des  Jugements.) 

11.  [Les  uns  reprenant  les  autres  [exposés.] 


SECTION    II.  H 

reprochent  ou  de  suivre  leurs  fausses  impressions 
de  l'enfance,  ou  de  courir  témérairement  après  les 
nouvelles.  Qui  tient  le  juste  milieu? Qu'il  paraisse, 
et  qu'il  le  prouve.  Il  n'y  a  principe,  quelque  naturel 
qu'il  puisse  être,  môme  depuis  l'enfance,  [qu'on  ne] 
lasse  passer  pour  une  fausse  impression,  soit  de 
l'instruction,  soit  des  sens1. 

2  Parce,  dit-on,  que  avez  cru3  dès  l'enfance  qu'un 
coffre  était  vide  lorsque  vous  n'y  voyez  rien,  vous' 
avez  cru  le  vide  possible;  c'est  une  illusion  de  vos 
sens,  fortifiée  par  la  coutume4,  qu'il  faut  que  la 
science  corrige.  —  Et  les  autres  disent  :  Parce  qu'on 
vous  a  dit  dans  l'Ecole  qu'il  n'y  a  point  de  vide,  on 
a  corrompu  votre  sens  commun,  qui  le  comprenait 
si  nettement  avant  cette  mauvaise  impression,  qu'il 
faut  corriger  en  recourant 3  à  votre  première  nature5.  »j 


i.  «  Que  cette  raison,  qui  se  manie  à  nostre  poste,  trouvant  tou- 
siours  quelque  diversité  et  nouvelleté,  ne  laisse  chez  nous  aulcune 
trace  apparente  de  la  nature  ;  et  en  ont  faict  les  hommes,  comme  les 
parfumiers  de  l'huile  ;  ils  l'ont  sophistiquée  de  tant  d'argumentations 
et  de  discours  appelez  du  dehors  qu'elle  en  est  devenue  variable  et 
particulière  à  chascun,  et  a  perdu  son  propre  \isage,  constant  et  uni- 
versel. »  (Mont.,  III,  12.)  —•— — 

2.  Page  370  du  manuscrit.  -      : 

3.  [Voir  des  coffres]  vides. 

4.  Qu'il  faut...  corrige  en  surcharge. 

5.  [A  ia\  nature. 

6.  Pascal  se  souvient  de  ses  recherches  et  de  ses  polémiques  sur  le 
vide.  La  première  thèse  est  commune  à  la  scolastique  et  à  Descartes  qui,' 
invoquant,  l'une  «  le  sens  commun  des  physiciens  »,  l'autre  l'évidence 
rationnelle,  croient  pouvoir  établir  a  priori  l'impossibilité  du  vide.' 
L'autre  thèse  a  été  celle  de  Pascal  :  la  négation  des  vues  artificielles 
et  le  retour  à  l'observation  directe  de  la  nature  nous  conduisent  à 
admettre  le  vide,  sinon  comme  réel,  du  moins  comme  possible,  ce  Mais,  / 
Monsieur,  je  vous  laisse   à  juger,  lorsqu'on  ne  voit  rien,   et  que  les 


12  PENSÉES. 

Qui  a  donc  trompé  ?   les    sens    ou   l'instruction1  ? 

Nous  avons  un  autre  principe  d'erreur,  les  mala- 
dies: elles  nous  gâtent  le  jugement  et  le  sens  2;  et  si 
les  grandes  l'altèrent  sensiblement,  je  ne  doute  pas  que 
les  petites  n'y  fassent  impression,  à  leur  proportion s. 

Notre  propre  intérêt  est  encore  un  merveilleux 
instrument  pour  nous4  crever  les  yeux  agréablement. 
Il  n'est  pas  permis  au  plus  équitable  homme  du 
monde  d'être  juge  en  sa  cause  ;  j'en  sais  qui,  pour 
ne  pas  tomber  dans  cet  amour-propre,  ont  été  les  plus 
injustes  du  monde  à  contre-biais  5  :  le  moyen  sûr  de 


sens  n'aperçoivent  rien  dans  un  lieu,  lequel  est  mieux  fondé,  ou  de 
celui  qui  affirme  qu'il  y  a  quelque  chose,  quoiqu'il  n'aperçoive  rie», 
ou  de  celui  qui  pense  qu'il  n'y  a  rien,  parce  qu'il  ne  voit  aucune 
chose.  »  (Lettre  de  Pascal  à  M.  Le  Pailleur.  Œuvres,  éd.  Lahure, 
t.  III,  p.  56). 

i.  Mont.,  Apol.  :  «  Si  c'est  un  enfant  qui  iuge,  il  ne  sçait  ce  que 
c'est;  si  c'est  un  sçavant,  il  est  préoccupé.  »  De  l'instruction  suit  par- 
fois, comme  dit  Charron  dans  la  Préface  du  livre  de  la  Sagesse,  la 
«  prévention  acquise  ». 

2.  Cf.  ..lonL,  Apol.  :  «  Cculx  qui  ont  la  iaunisse,  ils  voient  toutes 
choses  iaunastres  et  plu:  pasles  que  nous.  » 

3.  «  Et  ne  fault  pas  doubter,  encores  que  nous  ne  le  sentions  pas, 
que  si  la  fiebvre  continue  peult  altérer  nostre  ame,  que  la  tierce  n'y 
apporte  quelque  altération  selon  sa  mesure  et  proportion...  Si  ma 
santé  me  rid  et  la  clarté  d'un  beau  jour,  me  voylà  honneste  homme; 
si  j'ay  un  cor  qui  me  presse  l'orteil,  me  voylà  renfrongné,  mal  plaisant 
,et  inaccessible.  »  (Mont.,  Apol.') 

l\.   [Avoir  crevé.) 

5.  liavet  a  fort  heureusement  rappelé  à  ce  propos  le  passage 
'suivant  de  Balzac  :  «  J'ai  vu  de  ces  faux  justes  deçà  et  delà  les  munis. 
J'en  ai  vu  qui,  pour  faire  admirer  leur  intégrité,  et  pour  obliger  le 
monde  de  dire  que  la  faveur  ne  peut  rien  sur  eux-,  prenaient  l'intérêt 
d'un  étranger  contre  celui  d'un  parent  ou  d'un  ami,  encore  que  la 
raison  fût  du  côté  du  parent  ou  de  l'ami.  Ils  étaient  ravis  de  faire 
perdre  la  cause  qui  leur  avait  été  recommandée  par  leur  neveu  ou  par 
icur  cousin  germain  ;  et  le  plus  mauvais  office  qui  se  pouvait  rendre 
à  une  bonne  affaire  était  une  semblable  recommandation.  Lorsque  plu- 


SECTION  II.  13 

perdre  une  affaire  toute  juste  était  de  la  leur  faire 
recommander  par  leurs  proches  parents. 

La  justice  et  la  vérité  sont  deux  pointes  si  subtiles, 
que  nos  instruments  sont  trop  mousses  pour  y  tou- 
cher exactement1.  S'ils  y  arrivent,  ils  en  écachent  la 
pointe,  et  appuient  tout  autour,  plus  sur  le  faux  que 
sur  le  vrai. 

[L'homme  est  donc  si  heureusement  fabriqué  qu'il 
n'a2  aucun  principe  juste  du  vrai  et  plusieurs  excel- 
lents du  faux.  Voyons  maintenant  combien...  Mais 
la  plus  plaisante  cause  de  ces  erreurs  est  la  guerre 
qui  est  entre  les  sens  et  la  raison.] 

37o]  83 

Il  jaai  commencer  par  là  le  chapitre  des  puiscan- 


sieurs  compétiteurs  prétendaient  à  une  même  charge,  ils  la  demandaient 
pour  celui  qu'ils  ne  connaissaient  point,  et  non  pas  pour  celui  qu'ils 
jugeaient  digne.  »  (Arislippc,  Disc.  VI.) —  La  Bruyère  a  repris  cette 
même  pensée:  «  Il  se  trouve  desjagea  auprès  de  qui  la  faveur,  l'autorité, 
les  droits  de  l'amitié  et  de  l'alliance,  nuisent  ù  une  bonne  cause,  et 
qu'une  trop  grande  affectation  de  passer  pour  incorruptibles  expose  à  être 
injustes.  »  (De  quelques  usages.')  Renan,  qui  s'attribue  ce  travers 
dans  ses  Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse,  rapporte  le  mot  qui  lui  fut 
dit  par  un  de  ses  amis  :  «  Je  vais  vous  faire  quelque  mauvais  trait  ; 
par  impartialité,  vous  voterez  pour  moi.  » 

1 .  [ils  brisent.]  —  La  troisième  Provinciale  contient  une  application  de 
cette  pensée  à  la  censure  prononcée  contre  Àrnauld:  «  Il  ne  faudrait 
rien  pour  rendre  cette  censure  hérétique.  La  vérité  est  si  délicate  que, 
pour  peu  qu'on  s'en  retire,  on  tombe  dans  l'erreur  ;  mais  cette  erreur 
est  si  déliée  que,  pour  peu  qu'on  s'en  éloigne,  on  se  trouve  dans  la 
vérité.  Il  n'y  a  qu'un  point  imperceptible  entre  cette  proposition  et  la 
foi  »  (Ed.  Faug.,  I,  61.) 

2.  [Aucune  touche.] 

S3 
Cr.  B.,i3;    C,  29;    Bos.,   î,   via,  9;    Faug.,    II,   £7;   Hav.,  III,   19; 
IvIoL.,  ï,  70  ;  iVlicn.,  Coi. 


14  PENSÉES. 

ces  trompeuses1.  L'homme  n'est  qu'un  sujet  plein 
d'erreur2,  naturelle  et  ineffaçable  sans  la3  grâce4. 
Rien  no  lui  montre  la  vérité.  Tout  l'abuse  ;  ces  deux 
principes  de  vérités,  la  raison  et  les  sens,  outre 
qu'ils  manquent  chacun  de  sincérité,  s'abusent  réci- 
proquement l'un  l'autre3.  Les  sens  abusent  la  raison 
par  de  fausses  apparences  6  ;  et  cette  même  piperie 
qu'ils  apportent  à  la  raison,  ils  la  reçoivent  d'elle  à 
leur  tour  :  elle  s'en  revanche.  Les  passions  de  l'âme 
en  troublent  les  sens  et  leur  font  des  impressions 
fausses7.  Ils  mentent  et  se  trompent  à  l' envi8. 

Mais  outre  ces  erreurs  qui  viennent  par  accident 
et  par  le  manque  d'intelligence,  avec  ses  facultés  hé- 


térogènes... 


1.  En  marge.  —  Ce  fragment  suit  immédiatement  dans  le  manus- 
crit le  fragment  qui  précède.  Pascal  est  amené  par  le  cours  de  son 
développement  à  des  conclusions  importantes  qu'il  se  proposait  de 
mieux  mettre  en  lumière,  en  en  faisant  le  début  de  son  chapitre.  La 
transposition  pourrait  être  faite,  comme  le  demande  M.  Michaut, 
mais  dans  une  restauration  de  V Apologie,  non  dans  une  édition  des 
fragments  posthumes. 

2.  [Et  d'ignorance.] 

3.  Grâce  en  surcharge. 

!+.  [il  n'a  point  de  prise  pour  saisir  la  vérité  quand  elle  viendra  à  lui; 
mais.] 

5.  La  phrase  suivante  en  marge. 

6.  [Elle  ne  peut  les  croire  et  les  suivre.] 

7.  [Et  cette  même  piperie  que  les  sens.]       

8.  Mont.,  Apol.  :  «  Cette  mesme  piperie  que  les  sens  apportent  à 
nostre  entendement,  ils  la  receoivent  à  leur  tour  j  nostre  ame  parfois 
s'en  revenche  de  mesme  :  ils  mentent  et  se  trompent  à  Penv]r.  »  — 
Cf.  Charron,  Sagesse,  ch.  x,  par.  6  :  «  Que  les  sens  soient  faux  ou 
non,  pour  le  moins  il  est  certain  qu'ils  trompent,  Yoire  forcent  ordi- 
nairement et  le  discours  et  la  raison,  et  en  eschange  sont  trompez  par 
elle...  ces  parties  principales,  outils  essentiels  de  la  science,  se  trom- 
pent l'un  l'autre.  »  " -v"' 


SECTION  II.  15 

127]  84 

L'imagination  grossit  les  petits  objets  jusqu'à  en 
remplir  notre  âme,  par  une  estimation  fantastique  ; 
et,  par  une  insolence  téméraire,  elle  amoindrit  les 
grands  jusqu'à  sa  mesure,  comme  en  parlant  de 
Dieu1. 

142]  85 

Les  choses  qui  nous  tiennent  le  plus,  comme  de 
cacher2  son  peu  de  bien3,  ce  n'est  souvent  presque 


84 

Cf.  B.,  355;  P.  R.,  ult.,  XXV,  12;  Bos.,  I,  vi,  i5;  Faug.,T,  200;  Hat., 
III,  11;  Mol.,  I,  84;  Mich.,  323. 

1.  Mont.,  Apol.  :  «  Il  m'a  tousiours  semblé  qu'à  un  homme  chres- 
tien  cette  sorte  de  parler  est  pleine  d'indiscrétion  et  d'irrévérence  : 
«  Dieu  ne  peult  mourir,  Dieu  ne  se  peult  desdire  ;  Dieu  ne  peult  faire 
cecy  ou  cela.  »  le  ne  treuve  pas  bon  d'enfermer  ainsi  la  puissance 
divine  soubs  les  Ioix  de  nostre  parole  :  et  l'apparence  qui  s'offre  à  nous 
en  ces  propositions,  il  la  faudroilt  représenter  plus  reveremment 
et  plus  religieusement.  »  Cf.  I,  56  ;  et  Charron,  Sagesse,  II,  v,  23  et 
Discours  chrétiens,  I,  De  la  divinité.  —  G'est  une  grande  règle  de 
piété  suivant  Port-Royal  de  parler  de  Dieu  divinement,  et  non  humai- 
nement. «  Il  est  bien  difficile,  écrit  Jacqueline  Pascal  dans  une  lettre 
à  sa  sœur,  de  parler  de  Dieu  comme  de  Dieu.  »  Pascal  tire  de  la 
façon  dont  les  Evangiles  ont  parlé  de  Dieu  une  preuve  de  leur  authen- 
ticité. (Cf.  fragments  798  et  799.) 

85 

Cf.  B.,  329;  C,  280;  P.  R.,  XXIX,  9;  Bos.,  I,  vin,  5g;  Faug.,  I,  199  ; 
Hav.,  V,  18;  Mol.,  I,  85;  Mien.,  o50. 

2.  [Sa  nécessité.] 

3.  M.  Michaut  remarque  qu'il  pourrait  y  avoir  dans  cette  réflexion 
un  souvenir  des  embarras  d'argent  dont  Pascal  a  eu  à  souffrir,  pen- 
dant les  années  i053-i654,  lorsqu'il  était  en  relation  constante  a\ec 
le  duc  de  Roanne^  et  le  chevalier  de  Méré. 


16  PENSÉES. 

rien1;  c'est  un  néant  que  notre  imagination  grossit 
en  montagne  :  un  autre  tour  d'imagination  nous  le 
fait  découvrir  sans  peine. 

[Ma  fantaisie  me  fait  haïr  un  croasseur2  et  un  qui 
sonfïle  en  mangeant a  ;  la  fantaisie  a  grand  poids  ;  que 
profiterons-nous  de  là?  que  nous  suivrons  ce  poids 
à  cause  qu'il  est  naturel  ?  Non  ;  mais  que  nous  y 
résisterons*...] 

269]  87 

Nae  iste  magno  conatu  magnas  nu  g  as  dixerit*. 

1.  «  L'aysance  donc  et  l'indigence  despendent  de  l'opinion  d'un 
chascun.  »  Mont.,  I,  [±o. 

36 
Cf.  B.,  90;  C,  11G;  Faug.,  I,  a3G;  Mol.,  I,  85  et  lï,  3G4  ;  Mien.,  127 

2.  Conjecture  ingénieuse  et  -vraisemblable  de  M.  Salomon  Ileinach 
qui  a  le  premier  examiné  le  fragment  autographe  ;  les  Copies  avaient 
passé  le  mot,  qui  devait  en  effet  être  plutôt  deviné  que  lu. 

3.  Allusion  au  passade  de  Montaigne  qui  avait  déjà  inspiré  le  long 
développement  sur  l'imagination:  «  à  ouïr  mascher  près  de  nous,  ou 
ouïr  parler  quelqu'un  qui  ayt  le  passage  du  gosier  ou  du  nez  empesché, 
plusieurs  s'en  esmeuvent  iusques  à  la  cholere  et  la  haine  »  (Apologie, 
cf.  note  du  fr.  80). 

4-  Ajoutons:  à  cause  qu'il  est  de  fantaisie.  La  fantaisie,  comme  le 
sentiment,  se  manifeste  en  nous  par  une  impulsion  irréfléchie,  d'ap- 
parence instinctive;  mais  elle  correspond  à  une  association  artificielle, 
et  c'est  pourquoi,  loin  de  la  suivre  comme  une  loi  fondée  en  nature, 
il  convient  de  savoir  y  résister. 

87 
Cf.  B.,  3ii;  Faug.,  N,  ^o3  ;  Micu.,  55r  et  94i. 

5.  Mont.  III,  1  :  «  Personne  n'est  exempt  de  dire  des  fadaises,  le 
malheur  est  de  les  dire  curieusement.  »  Suit  ie  vers  de  Térence 
(llcaut.  III,  v,  8). 


SECTION  1T.  |7 

^  583.  Quasi  quidquam  injeliclm  sit  homine  cul  sua 
figmenta  dominantur1.  (Plin.) 

l69]  S8 

Les  enfants  qui  s'effrayent  du  visage  qu'ils  ont 
barbouillé,  ce  sont  des  enfants  ;  mais  le  moyen  que 
ce  qui  est  si  faible,  étant  enfant,  soit  bien  fort  étant 
plus  âgé2  !  On  ne  fait  que  changer  de  fantaisie  ;  tout 
ce  qui  se  perfectionne  par  progrès  8  périt  aussi  par 
progrès,  tout  ce  qui  a  été  faible  ne  peut  jamais  être 
absolument  fort.  On  a  beau  dire:  il  est  crû,  il  est 
changé;  il  est  aussi  le  même. 

8J  89 

La  coutume  est  notre  nature4  :  qui  s'accoutume  a' 


i.  La  citation  de  Pline,  II,  7,  est  extraite  de  V Apologie  de  Ray- 
mond bebon,  où  elle  est  précédée  des  lignes  suivantes  :  «  C'est  pitié 
que  nous  nous  pipons  de  nos  propres  singeries  et  inventions  : 

Quod  finxere,  timent  [Lucain,  I,  ^86.] 
comme  les  enfants  qui  s'effroyent  de  ce  mesme  visage  qu'ils  ont  bar- 
bouillé et  noircy  à  leur  compagnon  ».  -  Sénècpe  écrit  d'autre  part  • 
«  Ce  que  tu  vois  arriver  aux  enfants,  cela  nous  arrive  aussi  à  uous  ' 
qui  ne  sommes  que  des  enfants  un  peu  plus  grands  :  ceux  qu'ils  aiment' 
auxquels  ,1s  sont  accoutumés,  avec  qui  ils  ont  Joué,  dès  qu'ils  les 
voient  masqués,  il«  sont  épouvantés.  »  (Lettre  XXIV.) 

oo 

C  *.!,%  ;  M^;  ET  '  "'  88  ;  ="-  XXIY'  *6  et  XXIV>  96  *ï 

2.  «  Ce  qui  commence  à  naistre  ne  parvient  iamais  iusque  à  per- 
fection d'estre  »  (Mont.  Apol).  - 

3.  [Finit  d'être] 

89 

CM?c„.:t;    C"'l6;   FAtfG"  "'    l69;    IlAr''  XXV'91'    M°^  T'  **'> 
k.  Le  rôle  de  la  coutume  est  nettement  indiqué  dans  ces  fragments: 

PENSÉES.  „ 


AS  .  PENSÉES. 

la  foi,  la  croit,  et  ne  peut  plus1  ne  pas  craindre  l'enfer, 
et  ne  croit  autre  chose  \  Qui  s'accoutume  à  croire 
que  le  roi  est  terrible...,  etc.  Qui  doute  donc  que, 
notre  âme  étant  accoutumée  à  voir  nombre,  espace, 
mouvement,  croie  cela  et  rien  que  cela3? 

269]  90 

Quod  crebro  videt  non  miratur,  etiamsi  cur  fiât 
nescit;  quod  ante  non  viderit,  id  si  evcnerit,  ostentam 
esse  censet.  (Cic.  \) 

;4a3]  91 

Spongia  solis.   —  Quand  nous  voyons  un  effet 


une  croyance  est  à  l'origine  possible,  au  même  titre  que  d'autres 
croyances  •  l'habitude,  en  augmentant  la  force  de  cette  croyance,  la 
rend  prédominante,  puis  exclusiAre  ;  par  suite  elle  apparaît  comme 
nécessaire,  elle  devient  inhérente  à  notre  nature. 

1.  M.Molinier  donne  même;  la  leçon  ne  pas  nous  semble  à  la  fois 
plausible  sur  le  manuscrit,  et  conforme  au  sens. 

2.  Cf.  fr.  3o8  :  «  La  coutume  de  voir  les  rois...  Et  le  monde,  qui 
ne  sait  pas  que  cet  effet  vient  de  cette  coutume,  croit  qu'il  vient  d'une 
force  naturelle.  » 

3.  Cf.  le  fragment  233  (le  Parï)  au  milieu  duquel  celui-ci  est 
comme  enclavé  :  «  Notre  âme  est  jetée  dans  le  corps  où  elle  trouve 
nombre,  temps,  dimensions  •  elle  raisonne  là-dessus,  et  appelle  cela 
nature,  nécessité,  et  ne  peut  croire  autre  chose. 

Cf.  B.,*3i4;  C,  4oG  et  106;  Faug.,  II,  4o3  ;  Micu.,  55o 

4-  Passage  de  Gicéron  de  Divin.,  II,  22  cité  par  Montaigne  (II,  xxx), 
qui  le  fait  suivre  de  ces  réflexions  :  «  Nous  appelons  contre  nature  ce 
qui  advient  contre  la  coustume  :  rien  n'est  que  selon  elle,  quel  qu'il 
soit.  Que  cette  raison  universelle  et  naturelle  chasse  de  nous  l'erreur 
et  i'estonnement  que  la  nouvelleté  nous  apporte.  » 

91 

Cf.  B.,  36g;  C,  326;   Bos.,  I,  vi,   22;  Faug.,    I,  200;  Hav.,  III,  iG; 
Mol.,  I,  127;  Migh.,  687. 


SECTION  II.  19 

arriver  toujours  de  même,  nous  en  concluons  une 
nécessité  naturelle,  comme  qu'il  sera  demain 
jour,  etc.1.  Mais  souvent  la  nature  nous  dément,  et 
ne  s'assujettit  pas  à  ses  propres  règles. 

i63]  92 

Qu'est-ce  que  nos  principes  naturels,  sinon  nos 
principes  accoutumés  \  et  dans  les  enfants  ceux 
qu'ils  ont  reçus  de  la  coutume  de  leurs  pères,  comme 
la  chasse  dans  les  animaux  ? 

Une  différente  coutume  nous3  donnera  d'autres 
principes  naturels,  cela  se  voit  par  expérience k  ;  et 

1.  Gomme  l'a  expliqué  Havet,  les  spongia  solis  sont  les  taches 
du  soleil.  Pascal  y  voit  un  commencement  d'obscurcissement  pour  le 
soleil,  et  en  tire  cette  conclusion  que  le  soleil  pourrait  s'éteindi*e, 
malgré  la  confiance  que  l'habitude  nous  a  donnée  dans  la  perpétuité 
de  sa  lumière. 

92 

Cf.  B.,  /,6;  C,  G7;  P.  R.,   XXV,  i5;  Bos.,   I,  vf,  19;  Faug.,  II,  i3i  ; 
Hav.,  111,  i3;  Mol.,  I,  96;  Micu.,  3gS. 

2.  «  Les  communes  imaginations  que  nous  trouvons  en  crédit 
autour  de  nous,  et  infuses  en  nostre  ame  par  la  semence  de  nos  pères,1 
il  semble  que  ce  soyent  les  générales  et  naturelles.  »  (Mont.,  I,  22.) 

3.  Le  signe  tracé  par  Pascal  permet  de  conjecturer  nous,  aussi  bien, 
que  en,  lu  par  les  précédents  éditeurs,  et  qui  est  bien  moins  satisfaisant.! 

4-  L'expérience  inverse  est  aussi  invoquée  par  Montaigne  :  «  Ceux! 
qui  ont  essayé  de  r'adviser  les  mœurs  du  monde,  de  mon  temps,  par' 
de  nouvelles  opinions,  reforment  les  vices  de  l'apparence;  ceulx  de 
l'essence,  ils  les  laissent  là,  s'ils  ne  les  augmentent:  et  l'augmenta-! 
tion  y  est  à  craindre  ;  on  se  seiourne  volontiers  de  tout  aultre  bien- 
faire,  sur  ces  reformations  externes,  arbitraires,  de  moindre  coust  et 
de  plus  grand  mérite  •  et  satisfuict  on  à  bon  marché,  par  là,  les  aultres 
vices  naturels,  consubstantiels  et  intestins.  Regardez  un  peu  comment' 
s'en  porte  nostre  expérience  :  il  n'est  personne,  s'il  s'escoute,  qui  ne 
descouvre  en  soy  une  forme  sienne,  une  forme  maistresse,  qui  luicte 
contre  l'institution,  et  contre  la  tempeste  des  passions  qui  luy  sont 
contraires.  »  (Ess.,  III,  11.)  Pascal  va  d'ailleurs  le  reconnaître.  On  voit 


20  PENSEES. 

s'il  y  en  a  d'ineffaçables  à  la  coutume1,  il  y  en  a 
aussi  de  la  coutume  contre  la  nature,  ineffaçables 2  à 
la  nature,  et  à  une  seconde  coutume.  Cela  dépend 
de  la  disposition. 

'i95]  93 

Les  pères  craignent  que  l'amour  naturel  des  en- 
fants ne  s'efFace  ;  quelle  est  donc  cette  nature, 
sujette  à  être  effacée  ?  la  coutume  est  une  seconde 
nature,  qui  détruit  la  première3.  Mais  qu'est-ce  que 
nature?  pourquoi   la  coutume  n'est-elle   pas  natu- 


la  fidélité  minutieuse  avec  laquelle  Pascal   se  proposait  d'exposer  les 
idées  de  Montaigne,    tenant  compte   des   exceptions   que  Montaigne 
signalait  à  sa  thèse  favorite  sur  la  toute-puissance  de  la  coutume. 
ï.  A  la  coutume,  en  surcharge. 

2.  [A  une  seconde  coutume.] 

93 

Cf.  B.,  47;    C,  67;  P.  R.,  XXV,  i5;  Bos.,  I,  vi,  19;  Faits.,  1T,  i3a  ; 
Hat.,  III,  i3;  Mol.,  I,  96;  Mien.,  lab. 

3.  «  L'accoustumance  est  une  seconde  nature  et  non  moins  puis- 
sante. »  (Montaigne,  III,  x).  Pascal  se  souvient  aussi  de  l'Essai  De  la 
coustume,  I,  22.  «En  somme,  à  ma  fantasie,  il  n'est  rien  qu'elle  ne  face, 
ou  qu'elle  ne  puisse;  et  avecques  raison  l'appelle  Pindarus,  à  ce  qu'on 
m'a  dict  :  «  la  royne  et  emperiere  du  monde  ».  Geluy  qu'on  rencontra 
battant  son  père,  respondit  que  c'estoit  la  coustume  de  sa  maison  j 
que  son  père  avoit  ainsi  battu  son  ayeul  ;  son  ayeul,  son  bisayeul  ;  et, 
montrant  son  fils,  cettuy-ci  me  battra  quand  il  sera  venu  au  terme  de 
l'aage  où  ie  suis  :  et  le  père,  que  son  fils  tirassoit  et  sabouloit 
emmy  la  rue,  luy  commanda  de  s'arrester  à  certains  huis,  car  luy 
n'avoit  traisné  son  père  que  iusque  là;  que  c'estoit  la  borne  des  iniu- 
rieux  traictements  héréditaires,  que  les  enfants  avoient  en  usage  de 
l'aire  aux  pères,  en  leur  famille...  Les  loix  t!e  la  conscience,  que 
nous  disons  naistre  de  nature,  naissent  de  la  coustume.  »  Cf.  le  cha- 
pitre où  Charron  avait  repris  et  développé  ces  vues  de  Montaigne  : 
(Sayesse,  II,  tih.)  —  Voltaire,  dans  ses  Remorques  de  1770,  note 
que  Pascal  devance  ici  la  doctrine  einpiriste.  et  il  écrit  :  «  Cette  idée 
a  été  adoptée  par  Locke.  » 


SECTION  II.  21 

relie?  J'ai  grand'peur  que  cette  nature  ne  soit  elle- 
même  qu'une  première  coutume,  comme  la  coutume 
est  une  seconde  nature  *• 

47]  94 

La  nature  de  l'homme  est  tout  nature,  omne  ani- 
mal*. 

Il  n'y  a  rien  qu'on  ne  rende  naturel  ;  il  n'y  a  na- 
turel qu'on  ne  fasse  perdre. 

Première  Copie  370]  94  bis 

L'homme  est  proprement  omne  animal. 

*44i]  95 

3 La  mémoire,  la  joie   sont   des  sentiments  ;   et 

1.  En  retournant  la  formule  cl'Àristote,  Pascal  s'est  trouvé  donner 
la  formule  la  plus  claire  et  la  plus  profonde  de  la  doctrine  évolution- 
niste  à  laquelle  Lamarck  devait  donner  droit  de  cité  dans  la  science, 
près  de  cent  cinquante  ans  après  Pascal. 

94 
Cf.  B.,  3Go;  G.,  3i7;  Faug.,  II,   i3i;  Hav.,  XXV,  83;   Mol.,  I,  68  ; 
Mien.,   119. 

2.  L'expression  omne  animal  (signifiant  d'ailleurs  toute  espèce 
d'animal  et  non  pas  comme  l'entend  Pascal  ici,  entièrement  animal) 
se  retrouve  deux  fois  dans  la  Vulg-ate.  i°  Gen.,  VII,  i4  :  Ipsi  et  omne 
animal  secundum  genus  suum;  2°  Ecclésiastique:  XIII,  19:  Omne 
animal  diligit  similc  sibi  ;  sic  et  omnis  homo  proximum  sibi.  C'est  sans 
doute  d'un  rapprochement  entre  l'homme  et  l'animal  que  Pascal  se 
souvient  en  rappelant  l'expression  latine. 

94  bis 
Cf.  C,  327;  Faug.,  II,  i3i  notj;  Mica.,  9^9. 

95 

Cf.  B.,  3G6;   C,  323;  Faug.,  T,  2i3;    Hav.,  VIII,  7;    Mot.,  II,    i4a  ; 
Micu  ,  foc,. 

3.  Les  Copies  donnent  le  titre:  Sentiment. 


22  PENSÉES. 

même  les  propositions  géométriques  deviennent 
sentiments,  car  la  raison  rend  les  sentiments  naturels 
et  les  sentiments  naturels  s'effacent  par  la  raison1. 

*20l]  90 

Lorsqu'on  est  accoutumé  a  se  servir  de  mauvaises 
raisons  pour  prouver  des  effets  de  la  nature,  on  ne 
veut  plus  recevoir  les  bonnes  lorsqu'elles  sont  décou- 
vertes. L'exemple  qu'on  en  donna  fut  sur  la  circu- 
lation du  sang,  pour  rendre  raison  pourquoi  la 
veine  enfle  au-dessous  de  la  ligature 2. 

3]  97 

La  chose  la  plus  importante  à  toute  la  vie,  est  le 

1.  Cette  réflexion  ne  s'entend  que  si  l'on  se  souvient  du  sens  très 
spécial  que  Pascal  donnait  aux  expression';  qu'il  emploie  ici.  La  rai- 
son, c'est  la  culture  de  l'intelligence,  ce  qu'il  appelle  ailleurs  l'ins- 
truction (fr.  72)  ;  le  sentiment,  c'est  ce  qui  nous  paraît  être  l'objet 
d'une  intuition  immédiate  (fr.  282).  Or  tout  ce  qui  nous  fait  plaisir, 
tout  ce  qui  nous  revient  dans  la  mémoire,  jusqu'aux  propositions  géo- 
métriques, tout  cela  nous  croyons  le  sentir  immédiatement,  et  nous  le 
regardons  comme  fondé  en  nature  ;  mais,  comme  cela  est  évident 
pour  les  propositions  géométriques,  ce  prétendu  sentiment  naturel 
a  une  origine  rationnelle  et  artificielle  ;  inversement,  la  raison  peut 
faire  disparaître  les  sentiments  naturels. 

96 
Cf.  B.,  3go;  C,  35;;  Faug.,  I,  ao3;  Hat.,  XXV,  121;    Mol.,  II,  i£3  ; 

MlGH.,     43/j. 

2.  C'est  probablement  l'horreur  du  vide  qui  est  ici  la  mauvaise 
raison  à  laquelle  pense  Pascal.  Harvey  nous  apprend  en  effet  qu'on 
lui  opposait,  pour  expliquer  l'afflux  de  sang  au-dessous  de  la  ligature, 
l'horreur  du  vide,  concurremment  avec  la  douleur  et  la  chaleur  (De 
motu  cordis  et  sanguinis  in  animalibus,  Cap.  xi). 

97 

Cf.  B.,~36i;   C,  3i8;   P.  K.,  XXIV,  S;  Bas.,  T,  ti,  '.  ;   Faug.,  II,  56 
Hav.,  III,  h-  Mol.,  * 


SECTION   II.  23 

choix  du  métier:  le  hasard  en  dispose.  La  coutume 
fait  les  maçons,  soldais,  couvreurs1.  C'est  un  excel- 
lent couvreur,  dit-on  ;  et,  en  parlant  des  soldats  : 
Ils  sont  bien  fous,  dit-on  ;  et  les  autres  au  con- 
traire. Il  n'y  a  rien  de  grand  que  la  guerre  ;  le  reste 
des  hommes  sont  des  coquins2.  À  force  d'ouïr  louer 
en  l'enfance  ces  métiers,  et  mépriser  tous  les  autres, 
on  choisit3  ;  car  naturellement  on  aime  la  vérité,  et 
on  hait  la  folie  ;  ces  mots  nous  émeuvent 4  :  on  ne 
pèche  qu'en  l'application5.  Tant  est  grande  la  force 
de  la  coutume,  que  de  ceux  que  la  nature  n'a  faits 
qu'hommes,  on  fait  toutes  les  conditions  des 
hommes6  ;  car  des  pays  sont  tous  de  maçons,  d'autres 
tous  de  soldats,  etc.  Sans  doute  que  la  nature  n'est 
pas  si  uniforme.  C'est  la  coutume  qui  fait  donc 
cela,  car  elle  contraint  la  nature  ;  et  quelquefois  7  la 
nature  la  surmonte,  et  retient  l'homme  dans  son 
instinct,  malgré  toute  coutume,  bonne  ou  mau- 
vaise. 


1.  [Et  tant  est  grande  la  force  de  la  coutume  que.] 

2.  Au  xvie  siècle,  coquin  a  le  sens  de  gueux  :  «  Je  pensais  lors 
estre  le  plus  grand  seigneur  de  la  troupe,  et  à  la  fin  je  me  trouvai  le 
plus  coquin.  »  Montluc,  Mém.f  t.  I,  p.  48.  — «Coquin,  c'est  un  men- 
diant volontaire,  qui  haleine  ordinairement  les  cuisines  que  les  latins 
appellent  coquincis.  Pasquier,  Rcch.,  VIII,  p.  718,  apud  Littré.  C'est 
le  sens  où  Pascal  l'emploie  lui-même  :  «  Grâce  pour  les  grands,  grâce 
pour  les  coquins.  »  (ir.  920.) 

3.  On  choisit ,  en  surcharge. 

4.  Ces  mois  nous  émeuvent,  en  surcharge. 

5.  Cf.  fr.  38o  :  «Toutes  les  bonnes  maximes  sont  dans  le  monde; 
on  ne  manque  qu'à  les  appliquer.  » 

6.  [Néanmoins  il  faut  pour  réussir  que  la  nature  et  la  coutume.] 

7.  [Elle  ne  peut  néanmoins  point  faire  [pas  faire.] 


21  PENSEES. 

61]  98 

La  prévention  induisant  en  erreur.  —  C'est  une 
chose  déplorable  de  *  oir  tous  les  hommes  ne *  déli- 
bérer (]ue  des  moyens,  et  point  de  la  iîn.  Chacun 
songe  comme  il  s'acquittera  de  sa  condition  ;  mais 
pour  le  choix  de  la  condition,  et  de  la  patrie,  le  sort 
nous  le  donne. 

C'est  une  chose  pitoyable,  de  voir  tant  de  Turcs, 
d'hérétiques,  d'infidèles,  suivre  le  train  de  leurs 
pères,  par  cette  seule  raison  qu'ils  ont  été  prévenus 
chacun  que  c'est  le  meilleur  ;  et  c'est  ce  qui  déter- 
mine chacun  à  chaque  condition,  de  serrurier, 
soldat,  etc. 

C'est  par  là  que  les  sauvages  n'ont  que  faire  de  la 
Provence 2. 

i4il  99 

Il  y  a  une  différence  universelle  et  essentielle  entre 
les  actions  de  la  volonté  et"  toutes  les  autres. 


93 

Cf.  B.,  89;  C,  n5;  Faug.,  II,  55;  Hat.,  XXV,  80;  Mol.,  I,  85  ;  Mien., 
164. 

1.  [Point.] 

2.  Cette  dernière  phrase  s'explique  comme  un  souvenir  de  Mon- 
taigne :  a  C'est  par  l'entremise  de  la  ccustume  que  chascun  est  con- 
tent du  lieu  où  nature  l'a  planté  ;  et  les  sauvages  d'Escosse  n'ont  que 
faire  de  la  Touraine,  ny  les  Scythes,  de  la  Thessalie.  »  (I,  22.) 

99 
Cf.  B.,  33j  ;  C,  283  ;  P.  R.,uft.,  XXV,  10;  Bos.,I,  vi,  i3;  Facq.,1,  223; 
Hav.,  LU,  10;  Mol.,  11,  iSg  note  et  ï,  igG;  Aiicu.,  '6lt$. 

3.  [Celles.] 


SECTION  IL  23 

La  volonté1  est  un  des  principaux  organes  de  la 
créance  ;  non  qu'elle  forme  la  créance,  mais  parce 
que  les  choses  sont  vraies  ou  fausses,  selon  la  face 
par  où  on  les  regarde.  La  volonté  qui  se  plaît  à  l'une 
plus  qu'à  l'autre  2,  détourne  l'esprit  de  considérer 
les  qualités  de  celles  qu'elle  n'aime  pas  à  voir;  et 
ainsi  l'esprit,  marchant  d'une  pièce  avec  la  volonté3, 
s'arrête  à  regarder  la  face  qu'elle  aime  :  et  ainsi  il 
en  juge  par  ce  qu'il  y  voit 4. 

Manuscrit  petit  in-8°  de  Sainte-Beuve]     ioo 

3  Amour-propre.  —  La  nature  de  Famour-propre 
et  de  ce  moi  humain  est  de  n'aimer  que  soi  et  de  ne 
considérer  que  soi6.  Mais  que  fera-t-il?  il  ne  saurait 

1.  [Aide.] 

2.  [Empêche.] 

3.  Expression  de  Montaigne  :  «  le  fois  coustumiereinent  entier  ce 
que  ie  fois,  et  marche  tout  d'une  pièce.  »  (III,  n.) 

/[.  La  volonté  s'oppose  à  l'esprit,  c'est-à-dire  à  l'intelligence  propre- 
ment dite  ;  le  sens  où  Pascal  prend  ce  mot  est  assez  différent  de 
l'usage  ordinaire,  comme  de  l'usage  de  Descartes  qui  attribuait  ie 
jugement  à  la  volonté.  La  volonté  n'est  pas  une  Faculté  abstraite  de 
choix  ;  elle  est  déterminée  par  son  contenu,  elle  est  un  intérêt  pra- 
tique, un  désir.  Or  l'intérêt  et  le  désir  ne  se  prononcent  pas  directe- 
ment sur  la  question  de  vérité  ;  mais  ils  décident  de  la  direction  de 
l'attention  qui,  à  son  tour,  entraîne  le  jugement. 

zoo 
Cf.  Bos.,  I,  v,  8;  Faug.,  ÎI,  56;  Hav.,  II,  S;  Mol.,  I,  129;  Mich.,  075. 

5.  Faugère  a  eu  communication  du  manuscrit  petit  in-8°.  Sainte- 
Beuve  possédait  également  une  copie  de  ce  moiccau  dans  le  manus- 
crit de  VHisioire  littéraire  de  Port-Royal,  qui  est  aujourd'hui  à  la 
Bibliothèque  de  l'Histoire  du  protestantisme.  Dom  Glémencet  en  fait, 
comme  le  P.  Dcsmolets  (Inirod.  p.  xx),  un  ouvrage  séparé  de  Pascal  : 
Rcjlexions  sur  V amour-propre  et  ses  effets. 

6.  Ce  fragment  appelle  naturellement  la  comparaison  avec  le  célèbre 
développement  de  La  Rochefoucauld  :  «  L'amour-propre  est  l'amour 


2fi  PENSÉES. 

empêcher  que  cet  objet  qu'il  aime  ne  soit  plein  de 
défauts  et  de  misères  :  il  veut  être  grand,  et  il  se  voit 
petit  ;  il  veut  être  heureux,  et  il  se  voit  misérable  ;  il 
veut  être  parfait,  et  il  se  voit  plein  d'imperfections  ; 
il  veut  être  l'objet  de  l'amour  et  de  l'estime  des 
hommes,  et  il  voit  que  ses  défauts  ne  méritent  que 
leur  aversion  et  leur  mépris.  *Cet  embarras  où  il  se 
trouve  produit  en  lui  la  plus  injuste  et  la  plus  crimi- 
nelle passion  qu'il  soit  possible  de  s'imaginer  ;  car  il 
conçoit  une  haine  mortelle  contre  cette  vérité  qui  le 
reprend,  et  qui  le  convainc  de  ses  défauts2.  Il  dési- 
rerait de  l'anéantir,  et,  ne  pouvant  la  détruire  en 


de  soi-même  et  de  toutes  choses  pour  soi...  Il  ne  se  repose  jamais  hors 
de  soi,  et  ne  s'arrête  dans  les  sujets  étrangers  que  comme  les  abeilles 
sur  les  fleurs  pour  en  tirer  ce  qui  lui   est  propre.  »  (Maximes,  583.) 

i.  Cf.  le  traité  de  Xicole  de  la  Connaissance  de  soi-même  où  le  sou- 
venir de  Pascal  est  perpétuellement  présent,  en  particulier  le  cha- 
pitre ii  de  la  première  partie  :  «  Comment  les  hommes  allient  l'inclina- 
tion qu'ils  ont  à  se  regarder  en  tout  avec  celle  qu'ils  ont  à  éviter  la  vue 
d'eux-mêmes.  » 

2.  Comparer  les  trois  sermons  que  Bossuet  a  écrits  pour  le  Dimanche 
de  la  Passion,  les  deux  premiers  sur  ce  texte  de  saint  Jean  :  «  Si  je 
vous  dis  la  vérité,  pourquoi  refusez-AOus  de  me  croire  ?  »  le  troisième 
sur  ce  texte  :  «  Le  monde  ne  peut  pas  vous  haïr;  et  il  me  hait  parce 
que  je  rends  témoignage  de  lui,  que  ses  œuvres  sont  mauvaises.  » 
(Sf  Jean,  VII,  7.)  Ce  dernier  sermon,  Sur  la  haine  des  hommes  pour 
la  vérité,  commence  ainsi  :  «  Les  hommes,  presque  toujours  injustes, 
le  sont  en  ceci  principalement  que  la  vérité  leur  est  odieuse,  et  qu'ils 
ne  peuvent  souffrir  ses  lumières.  Ce  n'est  pas  qu'ils  ne  pensent  tous 
avoir  de  l'amour  pour  elle...  mais  lorsque  ce  même  éclat,  qui  ravit 
nos  yeux,  met  au  jour  nos  imperfections  et  nos  défauts,  et  que  la 
vérité,  non  contente  de  nous  montrer  ce  qu'elle  est,  vient  à  nous 
manifester  ce  que  nous  sommes;  alors,  comme  si  elle  avait  perdu 
toute  sa  beauté  en  nous  découvrant  notre  laideur,  nous  commençons 
a  la  haïr,  et  ce  beau  miroir  nous  déplaît  à  cause  qu'il  est  trop 
fidèle.»         - 


SECTION  II.  27 

elle-même,  il  la  détruit,  autant  qu'il  peut,  dans  sa 
connaissance  et  dans  celle  des  autres  ;  c'est-à-dire 
qu'il  met  tout  son  soin  à  couvrir  ses  défauts  et  aux 
autres  et  à  soi-même,  et  qu'il  ne  peut  souffrir  qu'on 
les  lui  fasse  voir,  ni  qu'on  les  voie. 

C'est  sans  doute  un  mal  que  d'être  plein  de  dé- 
fauts ;  mais  c'est  encore  un  plus  grand  mal  que  d'en 
être  plein  et  de  ne  les  vouloir  pas  reconnaître,  puis- 
que c'est  y  ajouter  encore  celui  d'une  illusion  volon- 
taire. Nous  ne  voulons  pas  que  les  autres  nous  trom- 
pent ;  nous  ne  trouvons  pas  juste  qu'ils  veuillent  être 
estimés  de  nous  plus  qu'ils  ne  méritent  :  il  n'est 
donc  pas  juste  aussi  que  nous  les  trompions  et  que 
nous  voulions  qu'ils  nous  estiment  plus  que  nous  ne 
méritons. 

Ainsi,  lorsqu'ils  ne  découvrent  que  des  imperfec- 
tions et  des  vices  que  nous  avons  en  effet,  il  est 
visible  qu'ils  ne  nous  font  point  de  tort,  puisque  ce 
ne  sont  pas  eux  qui  en  sont  cause  ;  et  qu'ils  nous 
font  un  bien,  puisqu'ils  nous  aident  à  nous  délivrer 
d'un  mal,  qui  est  l'ignorance  de  ces  imperfections. 
Nous  ne  devons  pas  être  faciles  qu'ils  les  connaissent,1 
et  qu'ils  nous  méprisent  :  étant  juste  et  qu'ils  nous 
connaissent  pour  ce  que  nous  sommes,  et  qu'ils  nous 
méprisent,  si  nous  sommes  méprisables. 

Voilà  les  sentiments  qui  naîtraient  d'un  cœur  qui 
serait  plein  d'équité  et  de  justice.  Que  devons-nous 
donc  dire1  du  nôtre,   en  y  voyant  une  disposition 


i.   Donc  dire  est  la  leeon  de  do  m  Clémeucet  ;  Faugère  donne  dire 
donc. 


28  PENSÉES. 

toute  contraire  ?  car  n'est-il  pas  vrai  que  nous  haïs- 
sons la  vérité  et  ceux  qui  nous  la  disent l,  et  que  nous 
aimons  qu'ils  se  trompent  à  notre  avantage,  et  que 
nous  voulons  être  estimés  d'eux  autres  que  nous  ne 
sommes  en  effet  ? 

En  voici  une  preuve  qui  me  fait  horreur.  La  reli- 
gion catholique  n'oblige  pas  à  découvrir  ses  péchés 
indifféremment  à  tout  le  inonde  :  elle  souffre  qu'on 
demeure  caché  à  tous  les  autres  hommes  ;  mais  elle 
en  excepte  un  seul,  à  qui  elle  commande  de  découvrir 
le  fond  de  son  cœur,  et  de  se  foire  voir  tel  qu'on  est2. 
il  n'y  a  que  ce  seul  homme  au  monde  qu'elle  nous3 
ordonne  de  désabuser,  et  elle  l'oblige  à  un  secret 
inviolable,  qui  fait  que  cette  connaissance  est  dans 
lui  comme  si  elle  n'y  était  pas.  Peut-on  s'imaginer 


i.  Cf.  Nicole:  «  Le  principe  général  de  l'amour-propre,  c'est 
qu'on  ne  peut  rien  condamner  en  nous  par  i\n  mouvement  d'équité  et 
de  justice.  Ainsi,  dès  lorsque  quelqu'un  fait  voir  qu'il  ne  nous 
approuve  pas  en  tout,  on  lui  attache  l'idée  de  prévention,  de  jalousie, 
ou  quelque  autre  encore  moins  favorable  »  (ibid.,  Ve  part.,  ch.  v). 

2.  Bossuet:  «  Quelque  front  qu'aient  les  pécheurs,  ie  péché  est  tou- 
jours timide  et  honteux.  C'estv^ourquoi  qui  médite  un  crime,  médite 
pour  l'ordinaire  une  excuse  :  c'est  surprise,  c'est  fragilité,  c'est  une 
rencontre  imprévue  ;  il  se  cache  ainsi  à  lui-même  plus  de  la  moitié  de 
son  crime.  Dieu  lui  suscite  un  censeur  charitable,  qui,  perçant  toutes 
ses  défenses,  lui  fait  sentir  que  c'est  par  sa  faute,  et  iui  étant  tous  les 
vains  prétextes,  ne  lui  laisse  que  son  péché  avec  sa  honte....  Si  la 
vérité  se  rend  odieuse,  c'est  principalement  dans  la  fonction  dont  je 
'parle.  Les  pécheurs,  toujours  superbes,  ne  peuvent  endurer  qu'on 
les  reprenne,  quelque  véritables  que  soient  l'es  reproches,  ils  ne  man- 
quent point  d'artifices  pour  les  éluder;  et  après  ils  se  tourneront 
contre  vous  :  c'est  pourquoi  le  grand  saint  Grégoire  les  comparait  à 
des  hérissons.  »  Ibid. 

3.  Dom  Clémencet  donne  oblige  qui  semble  une  erreur  de  copie, 
amenée  par  le  verbe  suivant. 


SECTION  II.  29 

rien  de  plus  charitable  et  de  plus  douxp  Et  néan- 
moins la  corruption  de  l'homme  est  telle  qu'il  trouve 
encore  de  la  dureté  dans  cette  loi  ;  et  c'est  une  des 
principales  raisons  qui  a  fait  révolter  contre  l'Eglise 
une  grande  partie  de  l'Europe. 

Que  le  cœur  de  l'homme  est  injuste  et  déraison- 
nable, pour  trouver  mauvais  qu'on  l'oblige  de  faire 
à  l'égard  d'un  homme  ce  qu'il  serait  juste,  en  quel- 
que sorte,  qu'il  fit1  à  l'égard  de  tous  les  hommes  I 
Car  est-il  juste  que  nous  les  trompions? 

Il  y  a  différents  degrés  dans  cette  aversion  pour  la 
vérité  ;  mais  on  peut  dire  qu'elle  est  dans  tous  en 
quelque  degré,  parce  qu'elle  est  inséparable  de 
l'amour-propre.  C'est  cette  mauvaise  délicatesse2  qui 
oblige  ceux  qui  sont  dans  la  nécessité  de  reprendre 
les  autres,  de  choisir  tant  de  détours  et  de  tempéra- 
ments pour  éviter  de  les  choquer.  Il  faut  qu'ils  dimi- 
nuent nos  défauts,  qu'ils  fassent  semblant  de  les 
excuser,  qu'ils  y  mêlent  des  louanges  et  des  témoi- 
gnages d'affection  et  d'estime.  Avec  tout  cela,  cette 
médecine  ne  laisse  pas  d'être  amère  à  l'amour- 
propre.  Il  en  prend  le  moins  qu'il  peut,  et  toujours 


1.  Dom  Glémencet  supprime  qu'il  fît. 

2.  Le  mot  est  expliqué  par  Nicole  diins  le  Traité  de  la  connaissance 
de  soi-même,  2e  part.,  chap.  xi.  Défauts  qu'il  faut  éviter  pour  donner  la 
liberté  aux  autres  de  nous  dire  leurs  sentiments  :  «  Il  ne  faut  que  deux 
ou  {rois  rencontres  de  oette  nature  pour  s'attirer  la  réputation  de  déli- 
catesse, et  pour  passer  dans  l'esprit  de  ceuxqwi  nous  connaissent,  pour 
gens  qui  n'aiment  pas  qu'on  leur  parle  librement.  Or,  dès  que  cette 
impression  est  formée,  c'est  une  barrière  invincible  contre  la  vérité. 
Chacun  a  ses  prétextes  pour  s'exempter  de  la  dire  à  des  gens  si  déli- 
cats. »  Cf.  Du  moyen  de  conserver  la  paix  avec  les  /tommes,  2°  part., 
ch.  i. 


30  PENSÉES. 

avec  dégoût,  et  souvent  même  avec  un  secret  dépit 
contre  ceux  qui  la  lui  présentent. 

Il  arrive  de  là  que,  si  on  a  quelque  intérêt  d'être 
aimé  de  nous,  on  s'éloigne  de  nous  rendre  un  office 
qu'on  sait  nous  être  désagréable  ;  on  nous  traite 
comme  nous  voulons  être  traités  :  nous  haïssons  la 
vérité,  on  nous  la  cache  ;  nous  voulons  être  flattés, 
on  nous  (latte  ;  nous  aimons  à  être  trompés,  on  nous 
trompe. 

C'est  ce  qui  fait  que  chaque  degré  de  bonne  for- 
tune qui  nous  élève  dans  le  monde  nous  éloigne 
davantage  delà  vérité,  parce  qu'on  appréhende  plus 
de  blesser  ceux  dont  l'affection  est  plus  utile  et 
l'aversion  plus  dangereuse.  Un  prince  sera  la  fable 
de  toute  l'Europe,  et  lui  seul  n'en  saura  rien1.  Je  ne 
m'en  étonne  pas  :  dire  la  vérité  est  utile  à  celui  à 
qui  on  la  dit,  mais  désavantageux  à  ceux  qui  la  disent, 
parce  qu'ils  se  font  haïr.  Or,  ceux  qui  vivent  avec 
les  princes  aiment  mieux  leurs  intérêts  que  celui  du 
prince  qu'ils  servent  ;  et  ainsi,  ils  n'ont  garde  de  lui 
procurer  un  avantage  en  se  nuisant  à  eux-mêmes. 

Ce  malheur  est  sans  doute  plus  grand  et  plus  ordi- 
naire dans  les  plus  grandes  fortunes  ;  mais  les 
moindres  n'en  sont  pas  exemptes,  parce  qu'il  y  a 
toujours  quelque  intérêt  à  se  faire  aimer  des  hommes. 


i.  «  C'est  avec  raison,  dit  Nicole,  que  l'on  plaint  les  grands  et  les 
princes  de  ce  que  leur  grandeur  fait  que  la  vérité  n'ose  approcher 
d'eux,  et  qu'ils  passent  ainsi  toute  leur  vie  dans  l'illusion.  Mais  cer- 
tainement on  n'a  guère  moins  sujet  de  plaindre  sur  ce  point  la  plupart 
de  ceux  qui  sont  en  quelque  considération  dans  le  monde.  Car  s'ils  ne 
sont  princes  par  naissance,  ils  se  font  princes  par  humeur»  (Ibid., 
ch.  \\). 


SECTION  II.  31 

Ainsi  la  vie  humaine  n'est  qu'une  illusion  perpé- 
tuelle ;  on  ne  fait  que  s'entre-tromper  et  s'entre- 
flatter.  Personne  ne  parle  de  nous  en  notre  présence 
comme  il  en  parle  en  notre  absence.  L'union  qui  est 
entre  les  hommes  n'est  fondée  que  sur  cette  mutuelle 
tromperie  ;  et  peu  d'amitiés  subsisteraient,  si  chacun 
savait  ce  que  son  ami  dit  de  lui  lorsqu'il  n'y  est  pas, 
quoiqu'il  en  parle  alors  sincèrement  et  sans  passion. 
L'homme  n'est  donc  que  déguisement,  que  men- 
songe et  hypocrisie,  et  en  soi-même  et  à  l'égard  des 
autres  \  Il  ne  veut  pas  qu'on  lui  dise  la  vérité,  il  évite 
de  la  dire  aux  autres  ;  et  toutes  ces  dispositions,  si 
éloignées  de  la  justice  et  delà  raison,  ont  une  racine 
nalurellc  dans  son  cœur. 


Je  mets  en  fait  que,  si2  tous  les  hommes  savaient 
ce  qu'ils  disent3  les  uns  des  autres,  il  n'y  aurait  pas 
quatre  amis  dans  le  monde  ;  cela  paraît  par  les 
querelles  que  causent  les  rapports  indiscrets  qu'on 
en  fait  quelquefois"  [Je  dis  bien  plus,  tous  les 
hommes  seraient...] 


1 .  «  Nous  sommes  si  accoutumés  à  nous  déguiser  aux  autres,  qu'enfi  n 
nous  nous  déguisons  ù  nous-mêmes.  »   (La  Rochefoucauld ,   Maximes, 

«90 

IOI 

Cf.  13.,  4og;    C,   385;  Bos.,   I,  ix,  6o;    Fauc,  1,  210;   Hat.,  VI,  57  ; 
Mol.,  1,  120  ;  Micu.,  2G8. 

2.  [On  avait  dit.] 

3.  [L'un  de  l'autre.] 

4.  Le  dénoûment  du  Misanthrope  est  comme  la  traduction  scénique 

de  celle  observation. 


32  PENSEES. 

107]  102 

Il  y  a  des  vices  qui  ne  tiennent  à  nous  que  par 
d'autres,  et  qui,  en  ôtant  le  tronc,  s'emportent 
comme  des  branches. 

227]  103 

L'exemple  de  la  chasteté  d'Alexandre  n'a  pas  tant 
fait  de  continents  que  celui  de  son  ivrognerie  a  fait 
d'intempérants1.  Il  n'est  pas  honteux  de  n'être  pas 
aussi  vertueux  que  lui,  et  il  semble  excusable  de 
n'être  pas  plus  vicieux  que  lui.  On2  croit  n'être  pas 
tout  à  fait  dans3  les  vices  du  commun  des  hommes, 
quand  on  se  voit  dans  les  vices  de  ces  grands 
hommes  ;  et  cependant  on  ne  prend  pas  garde  qu'ils 
sont  en  cela  du  commun  des  hommes.  On  tient  à 
eux  par  le  bout  par  où  ils  tiennent  au  peuple4  ;  car 


102 

Cf.  B.,  33i;  C,  280;  P.  U.,  XXIX,  10;  Bo<.,  T,  ix,  i4;  Faug.,  T,  209  ; 
Hav.,  VI,  ii  ;  Mol.,  I,  11C;  Mien.,  343. 

103 
Cf.  B.,  4oi;  G.,  375;  P.  R.,  XXIX,  28;  Bos.,  I,  ix,  33;  Faug.,  I,  211; 
Hav.,  VI,  3o;  Mol.,  I,  112;  Mic;i.,  A81. 

1.  Pascal  oppose  la  délicatesse  avec  laquelle  Alexandre  traita  la 
femme  et  les  filles  de  Darius,  et  les  accès  de  fureur  causés  chez  lui 
par  l'ivresse,  qui  l'entraînètent  à  tuer  Clitus  et  furent  sans  cloute  la 
cause  de  sa  mort.  Cf.  les  allusions  de  Montaigne  :  II,  19,  et  II,  I. 

2.  [Fait.] 

3.  [Ceux]  des  hommes,  quand  on  [se  voit  assisté  dans  ses  vices  par] 
ces  grands  hommes. 

4.  Au  peuple,  c'est-à-dire  au  commun  des  hommes.  — La  Bruyère  a 
reproduit  cette  réflexion,  en  l'appliquant  non  plus  aux  grands  hommes, 
mais  aux  grands  de  la  cour,  par  opposition  aux  gens  sans  naissance. 
«  Le  fond,  encore  une  lois,  dit-il  en  parlant  de  la  cour,  y  est  le  même 
que  dans  les  conditions  les  plus  ravalées;  tout  le  bas,  tout  le  faible  et 


SECTION  II.  & 

quelque  élevés  qu'ils  soient,  si  sont-ils  unis  aux 
moindres  clés  hommes  par  quelque  endroit.  Ils  ne 
sont  pas  suspendus  en  l'air,  tout  abstraits1  de  notre 
société.  Non,  non  ;  s'ils  sont  plus  grands  que  nous, 
c'est  qu'ils  ont  la  tête  plus2  élevée  ;  mais  ils  ont  les 
pieds  aussi  bas  que  les  nôtres.  Ils  y  sont  tous  à 
même  niveau,  et  s'appuient  sur  la  même  terre;  et 
par  cette  extrémité  ils  sont  aussi  abaissés  que  nous, 
que  les  plus  petits3,  que  les  enfants,  que  les  bêtes. 

io3]  104 

Quand  notre  passion  nous  porte  à  faire  quelque 
chose,  nous  oublions  notre  devoir  :  comme  on  aime 
un  livre,  on  le  lit,  lorsqu'on  devrait  faire  autre  chose. 
Mais,  pour  s'en  souvenir,  il  faut  se  proposer  de  faire 
quelque  chose  qu'on  hait  ;  et  lors  on  s'excuse  sur  ce 


tout  l'indigne  s'y  trouvent.  Ces  hommes  si  grands  ou  par  leur  nais- 
sance, ou  par  leur  faveur,  ou  par  leurs  dignités,  ces  tètes  si  fortes  et 
si  habiles,  ces  femmes  si  polies  et  si  spirituelle?,  tous  méprisent  le 
peuple,  et  ils  sont  peuple.  »  Et  il  ajoute,  en  montrant  lui-même  les 
deux  sens  où  le  mot  peuple  peut  être  pris  :  «  Qui  dit  le  peuple  dit 
plus  d'une  chose  :  c'est  une  vaste  expression,  et  l'on  s'étonnerait  de 
voir  ce  qu'elle  embrasse,  et  jusque?  où  elle  s'étend.  Il  y  a  le  peuple 
qui  est  opposé  aux  grands  :  c'est  la  populace  et  la  multitude  ;  il  y  a  le 
peuple  qui  est  opposé  aux  sages,  aux  habiles  et  aux  vertueux  :  ce  sont 
les  grands  comme  les  petits.  »  (Des  Grands.) 

i.  Littré  rapproche  de  celle  expression  un  passage  de  La  Mothe- 
Le  Yayer  :  «  Les  choses  immortelles,  universelles,  abstraites  de  la 
matière.  »  — La  Bruyère  emploie  le  mot  d'une  façon  absolue  dans  le 
portrait  de  Théocrine  :  <c  II  est  abstrait,  dédaigneux,  et  il  semble  tou- 
jours rire  en  lui-même  de  ceux  qu'il  croit  ne  le  valoir  pas  »  (Des 
ouvrages  de  l'esprit,  n°  2 5). 

2.  [Haute.)  '    ■■■ 

3.  [Du  peuple.] 

-  -  104 

Cf.  Faug.,  I,  177;  Hav.,  XXV,  1  ;  Mor,.,  I,  46;  Mich.,  26G. 

PENSÉES.  II   —  3 


34  PENSÉES. 

qu'on  a  autre  chose  a   faire,  et  on   se  souvient  de 
son  devoir  par  ce  moyen. 

i34]  105 

Qu'il  est  difficile  de  proposer  une  chose  au  juge- 
ment d'un  autre,  sans  corrompre  son  jugement  par 
la  manière  de  la  lui  proposer  !  Si  on  dit  :  Je  le 
trouve  beau  ;  je  le  trouve  obscur,  ou  autre  chose 
semblable,  on  entraîne  l'imagination  à  ce  jugement, 
ou  on  l'irrite  au  contraire1.  Jl  vaut  mieux  ne  rien 
dire  ;  et  alors  il  juge  selon  ce  qu'il  est,  c'est-à-dire 
selon  ce  qu'il  est  alors,  et  selon  que  les  autres  circon- 
stances dont  on  n'est  pas  auteur  y  auront  mis.  Mais 
au  moins  on  n'y  aura2  rien  mis;  si  ce  n'est  que  ce 
silence  n'y  fasse  aussi  son  effet,  selon  le  tour  et  l'in- 
terprétation qu'il  sera  en  humeur  de  lui  donner,  ou 
selon  qu'il  le  conjecturera  des  mouvements  et  air  du 
visage,  ou  du  ton  de  voix,  selon  qu'il  sera  physio- 
nomiste :  tant  il  est  difficile  de  ne  point  démonter 
un  jugement  de  son  assiette  naturelle,  ou  plutôt, 
tant  il  en  a  peu  de  ferme  et  stabie-I 

081]  iofl 

En  sachent  la  passion  dominante  de  chacun,  on 


105 

Cf.  B.,  829;  C,  279;  P.  R.,  XXIX,  39;  Bos.,1.  ix,  &a  :  Faug.,  II,  54  : 
IIav.,  VI,  3y;  Mol.,  I,  39  ;  Mien.,  3>,o. 

1.  Cf.  fr.  57. 

2.  [Peul-Civc] 

ïo6 
Cf.  B.,  4i9;  C,  3g3;  P.  R.,  XXXI.  ai-  Bos..  I,  x,  1/,;  Faug.,  I,  201; 
IIat.,V1I,  z/,;  Mol.,  1,  ',(J;M;cu,  Gio. 


SECTION  II.  3o 

est  sûr  de  lui  plaire  ;  et  néanmoins  chacun  a  ses 
fantaisies,  contraires  à  son  propre  bien,  dans  l'idée 
même  qu'il  a  du  bien  ;  et  c'est  une  bizarrerie  qui  met 
hors  de  gamme1.   ....... 

127]  107 

Lustravit  lampa.de  terras2.  Le  temps  et  mon 
humeur3  ont  peu  de  liaison  ;  j'ai  mes  brouillards  et 
mon  beau  temps  au  dedans  de  moi4  ;  le  bien,  et  le 
mal  de  mes  affaires  même,  y  fait  peu.  Je  m'efforce 
quelquefois  de  moi-même  contre  la  fortune  ;  la  gloire 
de  la  dompter  me  la  fait  dompter  gaîment  ;  au  lieu 


1.  Cf.  Montaigne  :  «  Et  est  impossible  de  voir  deux  opinions  sem- 
blables exactement,  non  seulement  en  divers  hommes,  mais  en  mesme 
homme  à  diverses  heures.  »  (III,  i3.)  —  «Le  caprice  de  notre  humeur, 
a  dit  La  Rochefoucauld,  est  encore  plus  bizarre  que  celui  de  la  for- 
tune. »  (Max.}  45.) 

107 

Cf.  B.,  335;  C,  280;  P.R.,  u!t.,  XXXI,  20;  Bos.,  ï,  it,   5o;  Faug.,I, 
200;  Iïav.,   VI,  4;;  Mot.,  i,  03;  Mica.,  324. 

2.  Mont.,  II,  1  :  «  Et  se  meuvent  nos  humeurs  avecques  les  mou- 
vements du  temps  : 

Taies  sunt  hominam  mentes,  quali  pater  ipse 
Iappiler  auctlfcras  lustravit  lumine  terras.  » 

Et  Apol.:  «  L'air  mesme  et  la  sérénité  du  ciel  nous  apporte  quelque 
mutation,  comme  dict  ce  vers  grec,  en  Gicero, 

Talcs  sunt  hominum  mentes  quali  pater  ipse 
Iuppiter  auctiferas  lustravit  lampade  terras.  » 

Les  vers  grecs  appartiennent  à  V Odyssée  d'IIomèrq  (xvm,  i35). 
Charron  les  cite  également  (De   la   Sagesse,  liv.   I,  eh.  xiv,  §  îi). 

o.   [N'ont  rien  de.] 

k-  «  La  mutation  d'air  et  de  climat  naine  touche  point;  tout  ciel 
m'est  ua  ;  ie  me  suis  battu  que  de,  altérations  internes  que  ie  produis 
en  moy.  »  (Mont.,  III,  ix.) 


%  PENSÉES, 

que  je  fais  quelquefois  le  '  dégoûté  dans  la?  bonne 
fortune. 

*203]  103 

Quoique  les  personnes  n'aient  point  d'intérêt  à  ce 
qu'elles  disent,  il  ne  faut  pas  conclure  de  là  absolu- 
ment qu'ils  ne  mentent  point  ;  car  il  y  a  des  gens 
qui  mentent  simplement  pour  mentir. 

*44i]  109 

Quand  on  se  porte  bien,  on  admire  comment  on 
pourrait  faire  si  on  était  malade  ;  quand  on  l'est,  on 
prend  médecine  gaîment  :  le  mal  y  résout  ;  on  n'a 
plus  les  passions  et  les  désirs  de  divertissements  et 
de  promenades,  que  la  santé  donnait,  et  qui  sont 
incompatibles  avec  les  nécessités  de  la  maladie  ;  la 
nature  donne  alors  des  passions  et  des  désirs  con- 
formes à  l'état  présent 2.  Il  n'y  a  que  les  craintes,  que 


[Difficile] 

io3 


Cf.  13.,  39o;  C,  350;  P.  R.,  XXIX,  27;  Bos.,1,  h,  Zi  ;  Faug  ,  I,  196; 
Hat.,  VI,  29;  Mol.,  I,  118;  Mien.,  Mo. 

109 

Cf.  B.,  365;  C,  3ai;  P.R.,  XXIX,  i5;  Bos.,  I,  ix,  19  et  I,  vu,  5; 
Faug.,  I,  19'j  et  II,  43;  Hav.,  VI,  16 et  IV,  0;  Moi..,  I,  ni  et  I,  112; 
Mien.,  "jô.'i  et  755. 

2.  Ces  réflexions  sur  les  maladies  paraîtraient  au  premier  abord 
empruntées  à  l'expérience  personnelle  de  Pascal  j  pourtant  c'est  à 
Montaigne,  plus  encore  qu'à  lui-même,  que  Pascal  songeait  en  les 
écrivant:  «  Plusieurs  choses  nous  semblent  plus  grandes  par  imagi- 
nation que  par  effet  :  i'ay  ptvssé  une  bonne  partie  de  mon  asge  en  une 
parfaicte  et  entière  santé...  cet  estât...  me  faisoit  trouver  si  horrible 
la  considération  des  maladies,  que  quand  ie  suis  venu  à  les  expéri- 
menter, i'ay  trouvé  leurs  ijoinctui  es  molles  et  lasches  au  prix  de  ma 


SECTION  II.  37 

nous  nous  donnons  nous-mêmes,  et  non  pas  la 
nature,  qui  nous  troublent1,  parce  qu'elles  joignent  à 
fétat  où  nous  sommes  les  passions  de  l'état  où  nous 
ne  sommes  pas. 

La  nature  nous  rendant  toujours  malheureux  en 
tous  états,  nos  désirs  nous  figurent  un  état  heureux, 
parce  qu'ils  joignent  à  l'état  où  nous  sommes  les 
plaisirs  de  l'état  où  nous  ne  sommes  pas  ;  et,  quand 
nous  arriverions  à  ces  plaisirs,  nous  ne  serions  pas 
heureux  pour  cela,  parce  que  nous  aurions  d'autres 
désirs  conformes  à  ce  nouvel  état2,         . ;..,;.! ,;  , 


erninte...  Lors  de  mn  santé  je  plaignois  les  malades  beaucoup  plus 
que  ie  ne  me  trouve  a  plaindre,  quand  i'en  suis.  »  (II,  6.)  Ailleurs  : 
«  le  les  avois  conceues,  par  imagination,  si  insupportables,  qu'à  la 
vérité,  i'en  avois  plus  de  peur,  que  ie  n'y  ay  trouvé  de  mal.  »«(H,  37.) 
Et  encore  :  «  l'ai  treuvé  que  sain  i'avois  eu  les  maladies  beaucoup 
plus  en  horreur  que  lors  que  ie  les  ay  senties.  L'alaigresse  où  ie  suis, 
le  plaisir  et  la  force,  me  font  paroistre  l'aullre  état  si  disproportionné 
à  celuy  là,  que  par  imagination  ie  grossis  ces  incommoditez  de  la 
moitié,  et  les  conceoy  plus  poisantes  que  ie  ne  les  treuve  quand  ie' 
les  ay  sur  les  espaules.  »  (I,  xix.)  —  La  Bruyère  a  généralisé  cette  ré- 
flexion :  «  Il  y  a  des  maux  effroyables  et  d'horribles  malheurs  où  l'on 
n'ose  penser,  et  dont  la  seule  vue  fait  frémir.  S'il  arrive  que  l'on  y 
tombe,  l'on  se  trouve  des  ressources  que  l'on  ne  se  connaissait  point, 
l'on  se  roidit  contre  son  infortune,  et  l'on  fait  mieux  qu'on  ne  l'espé- 
rait. »  (La  Bruyère,  De  l'Homme.) 

1.  Le  Manuel  d'Épictète  contient  cette  maxime  célèbre  :  «  Ce  qui 
trouble  les  hommes,  ce  ne  sont  pas  les  choses,  mais  les  opinions  qu'ils 
ont  sur  les  choses.  »  (V.) 

2.  Malgré  l'autorité  des  éditeurs  qui  depuis  Bossut  ont  divisé  ce 
fragment  en  deux  pensées,  il  nous  semble  que  cette  seconde  remarque 
est  à  la  fois  l'inverse  et  le  complément  de  la  remarque  précédente. 
Quand  nous  sommes  heureux,  nous  ne  savons  comment  nous  suppor- 
terions le  malheur  ;  quand  nous  sommes  malheureux,  nous  croyons 
que  nous  serions  heureux  par  le  plaisir.  Deux  illusions  nées  de  la  même 
cause:  nous  projetons  nos  désirs  actuels  dans  un  état  futur,  qui  exclut 
ces  désirs.  Cf.  le  développement  de  Nicole,  Pensées  diverses,  XXXIII j 
Ce  qui  nous  trompe  en  comparant  les  avantages  des  conditions.  La  Roche- 


38  PENSÉES. 

Il  faut  particulariser  celte  proposition  générale... 

69]  110 

Le  sentiment  de  la  fausseté  des  plaisirs  présents, 
et  l'ignorance  de  la  vanité  des  plaisirs  absents  causent 
l'inconstance. 

65]  ni 

Inconstance.  —  On  croit  toucher  des  orgues  ordi- 
naires, en  touchant  l'homme1.  Ce  sont  des  orgues 
à  la  vérité,  mais  bizarres,  changeantes,  variables 
[dont  les  tuyaux  ne  se  suivent  pas  par  degrés  con- 
joints. Ceux  qui  ne  savent  toucher  que  les  ordinaires] 
ne  feraient  pas  d'accords  sur  celles-là.  Il  faut  savoir 
où  sont  les  [marches]*. 


foucauld  rencontre  à  peu  près  la  conclusion  de  Pascal  dans  cette 
maxime  :  «  On  n'est  jamais  ni  si  heureux  ni  si  malheureux  qu'on 
s'imagine.  »  (}[ax.  !\ g.) 

110 

Cf.  B.,  11;  C,  fto;  P.  R.,  XXXI,   16;  Bo?  ,  T,  ne,  48;    Favg.,  T,  191  ; 
Hat.,  VI,  ^5;  Mol.,  ï,  '-,;;  Mica.,  ig5. 

ni 

Cf.  B.,  i5;  C., 33;  Faug.,  I,  191  ;  Bat., XXV,  118;  Mol.,  1,38;  Mien., 
iS5. 

1.  La  métaphore  est  de  Montaigne,  daus  l'Essai  intitulé  de  l'In- 
constance de  nos  actions  (II,  1)  :  «  ...  Gomme  il  se  veoid  du  jeune  Ca- 
ton  :  qui  en  a  touché  une  marche,  a  tout  touché  ;  c'est  une  harmonie 
de  sons  tres-aceorditnts,  qui  ne  se  peult  desmentir.  »  Marche  signifie 
exactement  touche  dif  clavier  des  orgues. 

3.  Marches,  qui  est  le  mot  de  Montaigne  (ou  touclics  que  propose 
M.  Michaut  dans  le  même  sens),  nous  semhle  nécessaire  pour  com- 
pléter l'idée  de  Pascal  :  dans  un  orgue  les  tuyaux  se  suivent  dans 
un  ordre  régulier,  de  telle  sorte  que  nous  savons  exactement  la  note 
qui  correspond  à  une  touche   déterminée.   Quand  nous  touchons  le 


SECTION  II.  39 


67]  112 

Inconstance.  —  Les  choses  ont  diverses  qualités, 
et  lame  diverses  inclinations  \  car  rien  n'est  simple 
de  ce  qui  s'offre  à  l'àme,  et  l'âme  ne  s'offre  jamais 
simple  à  aucun  sujet  ;  de  là  vient  qu'on  pleure  et 
qu'on  rit  d'une  môme  chose  2. 

79]  113 

3  Inconstance  et  bizarrerie.  —  Ne  vivre  que  de  son 
travail,  et 4  régner  sur  le  plus  puissant  État  du  monde, 
sont  choses  très  opposées  ;  elles  sont  unies  dans  la 
personne  du  Grand  Seigneur  des  Turcs5. 


cœur  humain,  il  n'en  est  plus  de  même  ;  il  n'y  a  pas  de  loi  régulière 
et  n'importe  quelle  note  peut  nous  répondre  selon  le  moment  et  les 
circonstances. 


lia 

Hav.,  VI,  3G;  Mol.,  I,  laijMicu.,   iyi.  '     '     J    ' 

1.  «  Certes,  c'est  un  subiect  merveilleusement  vain,  divers  et 
ondoyant,  que  l'homme.  »  (Mont.,  I,  1.) 

2.  bouvenir  de  l'Essai  de  Montaigne  qui  a  pour  titre  :  Comme  nous 
pleurons  et  rions  d'une  mesmfi  chose  :  «  Nous  avons  poursuyvi  avecques 
résolue  volonté  la  vengeance  d'une  iniure,  et  ressenti  un  singulier  con- 
tentement de  la  victoire  ;  nous  en  pleurons  pourtant.  Ce  n'est  pas  de 
ceh.  que  nous  pleurons;  il  n'y  a  rien  de  changé  :  mais  nostre  ame 
regarde  la  chose  d'un  aultre  œil,  et  se  le  représente  par  un  aultre 
visage  ;  car  chaque  chose  a  plusieurs  biais  et  plusieurs  lustres.  »  (I, 
37.  —  Charron  avait  déjà  imité  ce  passage  dans  un  chapitre  de  la 
Sagesse  intitulé  Inconstance  (1,  38). 

113 
Gf.B.,  ô;   G.,  17;   Faug.,    II,   335;   Hav.,   XXV,  102;  Mor..,   I,  i23  • 

iUICU.,     225.  7        7  1 

3.  [Gagner  sa  vie  et.] 

4.  [Être.] 

5.  Suivant  une  tradition    dont  on   retrouve  la    trace  dans  VÉmile, 


40  PENSÉES. 

no]  114 

La  diversité  est  si  ample  que  tous  les  tons  de  voix, 
tous  les  marchers,  toussers,  mouchers,  éternuers... 
On  distingue  des  fruits  les  raisins,  et,  entre  eux  tous, 
les  muscats  1  et  puis  Condrieu2,  et  puis  Desargues3, 
et  puis  cette  ente.  Est-ce  tout?  en  a-t-elle jamais  pro- 
duit deux  grappes  pareilles  ?  et  une  grappe  a-t-elle 
deux  grains  pareils  ?  etc.4, 


vers  la  fin  du  livre  III.  M.  Havet  a  signalé  un  passage  de  Guillaume 
Postel  qui  dès  i5Go  met  en  garde  contre  cette  légende  :  «  Et  n'est 
pas  ainsi  que  disent  quelques-uns,  qu'il  laboure,  puis  envoie  une  poire 
ou  autre  fruit  à  un  beschia,  et  lui  donne  mille  écus.  »  (De  la  Répu- 
blique des  Turcs,  3e  partie.)  L'exemple  choisi  donnerait  à  supposer 
que  la  légende  est  née  d'une  confusion  avec  la  cérémonie  chinoise, 
où  l'empereur  laboure  la  terre  une  fois  par  an. 

114 

Cf.  B.,  536;  G.,  287;  Faug.,  I,  189  et  I,  207;    Hav.,   XXV,  63  ;  Mot. 
I,  47;  Mien.,  290. 

1.  Je  conserve  avec  Faugère  la  lecture  de  la  Copie.  Mobilier  et 
Micbaut  lisent  on  les  appelle  que  je  ne  retrouve  pas  dans  le  manuscrit. 

2.  On  connaît  l'effet  du  «  cariant  de  muscat  »  dans  les  Plaideurs 
(Act  II,  se.  xi);  M.  Micbaut  cite  ces  vers  de  Crressct  (Ln  Chartreuse)  : 

là  donnerait,  je  ie  pane 
L'histoire,  les  héros,  les  dieux 
Et  toute  la  mythologie 
Pour  un  quartaut  de  Condrieux. 

3.  Desargues,  qui  était  Lyonnais,  avait  sa  maison  de  campagne  à 
Condrieu. 

4.  Mont.,  II,  xxxvji,  sub  fine  :  «  Et  ne  feut  iamais  au  monde  deux 
opinions  pareilles,  non  plus  que  deux  poils,  ou  deux  grains  :  leur  plus 
universelle  qualité,  c'est  la  diversité  et  111,  xm  :  «  11  n'est  aulcune 
qualité  si  universelle,  en  cette  image  des  choses  que  la  diversité  et  la 
variété.  »  —  Cette  pensée  contient  déjà  en  germe  la  théorie  leibni- 
zienne  des  indiscernables  :  il  n'y  a  pas  deux  choses  dans  la  nature 
qui  soient  identiques.  Leibniz  raconte  lui-même  qu'un  jour,  se  trou- 
vant dans  les  jardins  de  la  duchesse  Sophie,  il  mit  l'assistance  au  défi 
de  lui  montrer  deux  feuilles  qui  n'eussent  entre  elles  quelque  différence. 


SECTION  II.  41 

Je  ne  saurais  juger  d'une  même  chose  exacte- 
ment de  même  ;  je  ne  puis  juger  de  mon  ouvrage  en 
le  faisant;  il  faut  que  je  fasse  comme  les  peintres, 
et  que  je  m'en  éloigne  ;  mais  non  pas  trop.  De  com- 
bien donc  ?  devinez. 

73J  "5~ 

Diversité.  —  La  théologie  est  une  science,  mais 
en  même  temps  combien  est-ce  de  sciences  !  Un 
homme  est  un  suppôt1;  mais  si  on  l'anatomise, 
sera-ce  la  tête,  le2  cœur,  l'estomac,  les  veines, 
chaque  veine,  chaque  portion  de  veine,  le  sang, 
chaque  humeur  du  sang  ? 

Une  ville,  une  campagne  de  loin  est  une  ville  et 
une  campagne;  mais,  à  mesure  qu'on  s'approche, 
ce  sont  des  maisons,  des  arbres,  des  tuiles,  des 
feuilles,  des  herbes,  des  fourmis,  des  jambes  de  four- 
mis, à  l'infini:  tout  cela  s'enveloppe  sous  le  nom 
de  campagne. 

394]  116 

Pensées.  —  Tout  est  un,  tout  est  divers.  Que  de 
natures  en  celle  de  l'homme  !   que  de  vacations  î  et 


Cf.  B.,  19;  C,  38;  Faih:.,  I,  189;  Hat.,  XXV,  G3;  Mol.,  I,  48  ;  Mien., 

198. 

1.  Suppôt,  c'est-à-dire  unité  substantielle.  Cf.  Descaries  :  «Encore 
que  l'Homme  et  Socrate  ne  soient  pas  deux  divers  suppôts.  »  Lettre 
du  21  avril  iG4i,  traduite  par  Glerselier.  Leibniz  emploie  encore  l'ex- 
pression :  «  L'àme  et  le  corps  composent  un  même  suppôt,  ou  ce 
qu'on  appelle  une  personne.  »  Théodicce.  î}  Tig. 

2.  [Bras.] 


42  PENSÉES. 

par  quel  hasard  chacun  prend  d'ordinaire  ce  qu'il  a 
ouï  estimer!  Talon  bien  tourné1. 

Si]  117 

Talon  de  soulier.  —  Oh  !  que  cela  est  bien 
tourné  !  que  voilà  un  habile  ouvrier  !  que  ce  soldat 
est  hardi  !  —  Voilà  la  source  de  nos  inclinations,  et 
du  choix  des  conditions.  Que  celui-là  boit  bien  I  ~ 
que  celui  là  boit  peu  !  ;  voilà  ce  qui  fait  les  gens 
sobres  et  ivrognes,  soldats,  poltrons,  etc. 

423]  118 

Talent  principal,  qui  règle  tous  les  autres. 


116 

Cf.  B.,  48;   C,  68;   Faug.,  II,   55;    Hav.,  XXV,  80  bis;   Mol.,  I,  80 

MlGH.,    624. 

1.  Y  aurait-il  excès  de  subtilité  à  rappeler  que  cet  exemple  du 
talon  de  soulier  ne  serait  pas  pris  absolument  au  hasard?  Les  Solitaires 
de  Port-Royal  s'astreignirent  à  des  travaux  manuels  j  quelques-uns, 
M.  de  la  Petitière  par  exemple,  firent  des  souliers  pour  les  religieuses. 
(Sainte-Beuve.  Port-Royal,  5e  édit.,  tome  II,  p.  r>35.)  «  On  sait,  au 
reste,  dit  ailleurs  Sainte-Beuve,  la  réponse  du  chanoine  Boileau,  digne 
frère  du  satirique,  a  un  'ésuite  qui  soutenait  que  Pascal  lui-même 
avait  fait  des  souliers  :  «  Je  ne  sais  pas  s'il  a  fait  des  souliers,  mais 
convenez,  mon  Révérend  Père,  qu'il  vous  a  porté  de  fameuses 
bottes.  »  (Ibid.}  tome  I,  p.  5oo,  noïc.) 

117 
Cf.  B.,9;    C,   32;    Faug.,    11,55;    Hat.,  XXV,  80  ter;  Mol.,  I,  86  ; 

MlCU.,    23l. 
!>.    [Qu'i'ZS.] 


Cf.  B.,  382;  C,  34i:  Faug.,  I    35a;  Hat.,  XXV,  129;   Mot.,  II,  ï3G  ; 
}.hcu.,  683, 


SECTION  II.  43 

433]  .  ng 

La  nature  s'imite1  :  une  graine,  jetée  en  bonne2 
terre,  produit;  un  principe,  jeté3  dans  un  bon  es- 
prit, produit  ;  les  nombres  imitent  l'espace,  qui  sont 
de  nature  si  différente4. 

Tout  est  fait5  et  conduit  par  un  môme  maître  :  la 
racine,  les  brandies,  les  fruits6;  les  principes,  les 
conséquences 7. 


ug 

Cf.  B.,  378;   G.,  336;   Faug.,  T,  202;  Hav.,  XXV,  65;    Mot.,   I,    127;' 
Mien.,  720. 

1.  «  On  comprendra  mieux,  écrit  Piavaisson,  l'intérêt  que  Pascal 
dut  attacher  à  l'idée  de  l'imitation,  si  l'on  se  rappelle  que  sa  théorie 
des  sections  coniques,  ouvrage  de  sa  jeunesse,  admiré  de  Descartes  et 
de  Leihnitz,  et  où  dut  se  trouver  déjà  en  germe  toute  sa  manière  de 
comprendre  les  mathématiques,  paraît  avoir  été  fondée  sur  cette  con- 
ception, mise  en  avant  par  le  profond  géomètre  Desargues,  que  les 
propriétés  d'une  figure  compliquée  peuvent  être  considérées  comme 
des  modifications  et  ressemblances  d'une  figure  plus  simple  ;  que,  par 
exemple,  la  section  conique  qui  est  l'ellipse  n'est  qu'une  perspective  du 
cercle  que  le  cône  a  pour  base  ;  théorie  d'après  laquelle  le  secret  des 
mathématiques  serait,  comme  l'est  celui  de  la  nature,  telle  que  l'ont  con- 
çue Aristote,  Goethe,  Geoffroy  Saint-Iiilaire,  la  métamorphose;  théorie 
d'universelle  similitude,  ayant  pour  fond  une  idée  d'identité  radi- 
cale. »  (Philosophie  de  Pascal,  Rev.  des  Deux  Mondes  i5  mars  1S87.): 

2.  Bonne,  en  surcharge. 

3.  [En  1'}  esprit. 

h.  Epigraphe  de  l'ouvrage  de  Cournot,  De  l'origine  et  des  limites  djf 
la  correspondance  entre  l'algèbre  et  la  géométrie.  Cf.  Conclusion,  p.  397.' 
«  Les  nombres  et  l'étendue  figurée  manifestent  h  leur  manière  les 
mêmes  idées  fondamentales  dont  le  type  est  dans  la  théorie  générale; 
de  l'ordre,  ce  qui  nous  met  sur  la  voie  du  sens  voilé,  mais  profond, 
de  ce  mot  de  Pascal:  «  La  nature  s'imilo...  »  (Voir  aussi  Couturat, 
de  l'Infini  mathématique,  i8qG,  p.  17O). 

5.  [Par.] 

G.  Cf.  Montaigne  :  «  L'humeur  que  succela  racine  d'un  arbre,  elle 
se  faict  tronc,  feuille  et  fruict.  »  (Apol.) 

7.  La  source  de  celle  pensée  doit  être  cherchée  dans  le  chapitre  57 


14  PENSEES. 

i4a]  120 

[Nature  diversifie  et  imite1,  artifice  imite  et  diver- 
sifie2.] 

4a3]  12: 

La  nature  recommence  toujours  les  mêmes  choses  : 
les  ans,  les  jours,  les  heures  ;  les  espaces,  de  même, 
et  les  nombres  sont  bout  à  bout  à  la  suite  l'un  de 
l'autre.  Ainsi  se  fait  une  espèce  d'infini  et  d'éter- 


de  la  Théologie  naturelle  de  Raymond  Sebon  :  «  Comparaison  de  l'homme 
avec  les  clioses  de  la  seconde  marche...  (comme  arbres,  plantes  et 
herbes.)  —  D'un  bien  petit  grain  qui  est  quasi  tout  par  tout  semblable 
ù  soy-mesme,  au  moins  qui  ne  reçoit  nulle  différence  remarquable  ; 
nous  voyons  tant  de  diverses  choses  estre  produites  :  les  racines,  le 
tronc,  l'escorce,  la  moelle,  les  branches,  les  feuilles,  les  fleurs  et  les 
fruicts...  Tout  ainsi  qu'entre  nous  celuy  qui  entreprend  une  besongne 
par  ordre  et  par  prudence,  la  conduit  sans  violence  jusques  au  but 
et  fin  parfaite  de  son  intention  :  ainsi  les  arbres  à  la  mode  d'un  bon 
ouvrier  produisent  proportionnellement  l'une  chose  après  l'autre...  » 
De  lu  Raymond  Sebon  conclut  que  tout  est  fait  et  conduit  par  un 
même  maître  :  «  Car  veu  que  nous  lisons  en  l'ope-ration  des  arbres  la 
conduite  et  le  progrez  tout  pareil  à  celui  que  fait  nostre  intelligence, 
et  qu'ils  n'ont  pas  en  eux  un  particulier  entendement  qui  les  guide  : 
il  faut  sans  doute  que  celuy-là  et  non  autre  dresse  leurs  opérations 
qui  nous  a  donné  l'entendement  que  nous  auons.  »  (Ch.  69.)    . 

120 

Cf.  B.,  333;  C,  284;  Faug.,  T,  12Ô;  Mol.,  II,  i5i  ;  Mien.,  35o. 

1.  [Hasard.] 

2.  M.  Dimier  a  finement  commenté  cette  opposition  dans  ses  Prolé- 
gomènes à  l'esthétique  :  «  Dans  la  nature  la  variété  fait  le  fond  :  ses 
symétries  et  ses  ressemblances  ne  sont  qu'une  illusion  jetée  sur  une 
diversité  essentielle.  Du  pareil  et  du  même,  au  contraire,  variés  seule- 
ment par  des  mélanges  convenables,  se  constituent  les  ouvrages  de 
l'art.  »  (Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  1900,  p.  443). 


Cf.  B.,  37o;  C,  327;   Faug.,  I,  201;    Hat.,  XXV,  9;    Mot.,   I,    127; 
Micu.,  Gijù. 


SECTION  tl.  45 

iiei  ;  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  rien  de  tout  cela  qui  soit 
infini  et  éternel  ;  mais  ces  êtres  terminés  se  multi- 
plient infiniment1.  Ainsi  il  n'y  a,  ce  me  semble,  que 
le  nombre  qui  les  multiplie2  qui  soit  infini. 

38l]  Ï22 

Le  temps  guérit  les  douleurs  et  les  querelles, 
parce  qu'on  change  3  :  on  n'est  plus  la  même  per- 
sonne ;  ni  l'offensant,  ni  l'offensé,  ne  sont  plus 
eux-mêmes.  C'est  comme  un  peuple  qu'on  a  irrité, 
et  qu'on  reverrait  après  deux  générations  ;  ce  sont 
encore4  les  Français,  mais  non  les  mêmes. 

427]  T23 

Ils  n'aime  plus  cette  personne  qu'il  aimait  il  y  a 

1.  Cf.  la  formule  de  Leibniz  :  «  La  considération  de  l'infini  vient 
de  celle  de  la  similitude  »  (Nouveaux  essais,  1.  Il,  ch.  xvn,§  2). 

2.  Qui  les  multiplie,  eu  surcharge. 


Cf.  B.,  4iS;  C,  3q3  ;  P.  R.,  XXIX,  £a  ;  Bos.,  I,  it,  45;  Faug.,  I,  190; 
Hat.,  VI,  &2  ;  Mol.,  I,  122;  Mica.,  G07. 

3.   L'expression    se   retrouve,    comme  l'a  remarqué  M.    Gidcl,   au 
début  de  la  Jeune  Veuve  : 

Sur  les  ailes  du  Temps  la  tristesse  s'envole 

Le  Temps  ramène  les  plaisirs.  r 

Entre  la  veuve  d'une  année 
Et  la  veuve  d'une  journée,  ( 

La  différence  est  grande.  On  ne  croirait  jamais 
Que  ce  fût  la  même  personne. 

La  Fontaine  (Fables,  liv.  VI,  fab.  xxi.) 
[\.  [Ces.] 

123 
Cf.  B.,371;    C,  328;    Faug.,   I,    191;  Hav.,   XXV,  57;    Mol.,   I,    A7  ; 
Mien.,   Gyg.  —  ■  ... .... ,     . 

5.  [Ne  l'aime.] 


46  PENSÉES. 

dix  ans.  Je  crois  bien  :  elle  n'est  plus  la  même,  ni 
lui  non  plus;  il  était  jeune  et  elle  aussi  ;  elle  est  tout 
autre1.  Il  l'aimerait  peut-être  encore,  telle  qu'elle 
était  alors. 

4ao]  124 

Non  seulement  nous  regardons  les  choses  par 
d'autres  côtés2,  mais  avec  d'autres  yeux:  nous 
n'avons  garde  de  les  trouver  pareilles0. 

3g3]  125 

Contrariétés.  —  L'homme  est  naturellement v  cré-_ 
dulc,  incrédule;  timide,  téméraire5. 


1.  «  Ce  n'est  pas  merveille  si  le  voylù  devenu  aultre,  par  aultres 
circonstances  contraires  »  (Mont.,  II,  1). 

124 

Cf.  B.,  37i;    C,  328;    Faug.,  I,  190;    Hav.,   XXV,  /,  ;    Moi.,  I,  ^7; 
Mien.,   GSi. 

2.  Mont.,  II,  1  :  «  le  donne  à  mon  ame  tantosi  un  visage,  tantost 
un  aultre  selon  le  costé  où  ie  la  couche.  »  Apol.  :  «  Les  subjects  ont 
divers  lustres  et  diverses  considérations  ;  c'est  de  là  que  s'engendre 
principalement  la  diversité  d'opinions  :  une  nation  regarde  un  subiect 
par  un  visage,  et  s'arreste  à  celuy-là  ;  l'aultre  par  un  aultre.  » 

3.  Mont.,  III,  ri  :  «  Il  fault  accommoder  mon  histoire  à  l'heure  ; 
ie  pourray  tantost  changer,  non  de  fortune  seulement,  mais  aussi 
d'intention.  C'est  nn  contre  roole  de  divers  et  muables  accidents,  et 
d'imaginations  irrésolues,  et  quand  il  y  eschet,  contraires  •  soit  que  ie 
sois  aultre  moi  mesme,  soit  que  ie  saisisse  les  subiects  par  aultre:;  cir- 
constances et  considérations.  » 

125 

Cf.  B.,  4G;  C,  67;  Faug.,  II,  89;  Kav.,  VIII,  10  et  XXV,  11G;  Mol.. 
I,  68;  Mien.,  Gai. 

4.  [Plein  de.) 

6.  Au  chapitre  de  la  Présomption,  Charron  note  v  deux  vices  con- 
traires, qui  sont  ordinaires  en  la  condition  humaine,  l'un  et  plus  con- 


SECTION  II.  il 

Si]  126 

Description  de  l'homme  :  dépendance,  désir  d'in- 
dépendance, hesoin. 

79]  127 

Condition  de  l'homme  :  inconstance1 ,  ennui,  in- 
quiétude. 

4G9]  128 

L'ennui  qu'on  a  de  quitter  les  occupations  ou 
l'on  s'est  attaché  :  un  homme  vit  avec  plaisir  en  son 
ménage  ;  qu'il  voie  une  femme  qui  lui  plaise,  qu'il 
joue  cinq  ou  six  jours  avec  plaisir,  le  voilà  misé- 
rable s'il  retourne  à  sa  première  occupation.  Rien 
n'est  plus  ordinaire  que  cela. 


snme  une  légèreté...  et  trop  grande  facilité  à  croire  et  recevoir  tout 
ce  qu'on  leur  propose...  l'autre  vice  contraire  est  une  sotte  et  auda- 
cieuse témérité  de  condamner  et  rejeter,  comme  fausses,  toutes  choses 
que  î'on-n'entend  pas.  »  (Sagesse,  I,  xi,  6.) 

126 

Cf.  B.,  27;  C,  45;  Faug.,  II,  79;  Hat.,  XXV,  81  ;  Mot.,1,  67;  Mien., 
23o. 

127 

Cf.  B.,  6;  C,  19;  Bos.,  I,  «,  46;  Faug.,  ÎT,  .',i  ;  Hav.,  VI,  43  ;   Mot., 
I,  89;  Mich.,  217. 

1.  Cf.  Montaigne,  II,  1  :  «  Ce  que  nous  avons  à  cette  heure  pro- 
posé, nous  le  changeons  tantost,  et  tantost  encores  retournons  sur  nos 
pas  :  ce  n'est  que  hransle  et  inconstance,  »  et  III,  iv  :  «  Nature  pro- 
cède ainsi,  par  le  bénéfice  de  l'inconstance  »,  etc.  Charron  consacre 
dans  sa  «  générale  peinture  de  l'homme  »  un  court  chapitre  à  17/;- 
constance.  (De  la  Sagesse,  I,  xxxviii.) 

123 

Cf.  B.,  27;  C,  45;  Faug.,  II,  42  ;  Hav.,  XXV,  79  ;  Mot.,  I,  03  ;  Mien  , 


48  PENSÉES. 


*44o]  129 


Notre  nature  est  dans  le  mouvement1  ;  le  repos 
entier  est  la  mort. 

+^]  130 

Agitation2.  —  Quand  un  soldat  se  plaint  de  la 
peine  qu'il  a,  ou  un  laboureur,  etc.,  qu'on  les  mette 
sans  rien  faire. 

47]  131 

Ennui.  —  Rien  n'est  si  insupportable  à  l'homme 
que  d'être3  dans  un  plein  repos,  sans  passions,  sans 
affaire,  sans  divertissement,  sans  application.  Il 
sent  alors  son  néant,  son  abandon,  son  insuffisance, 
sa  dépendance,  son  impuissance,  son  vide4.  Incon- 
tinent il  sortira  du  fond  de  son   àmc°  l'ennui,    la 


129 

Cf.   B.,  3GG;   C,  022;  Faug.,  I,   19Ô  ;   Hat.,  XXV,  7;   Mor.,  T,  m  ; 

MlGH.,    7^0. 

1.  «  Nostre  vie  n'est  que  mouvement.  »  (Montaigne,  III,  xm.)Cf. 
II,  vin  :  «  Estre  consiste  en  mouvement  et  action.  » 

130 

Cf.  C,  199;  G.,  10;  Faug.,  II,  43  ;  Hav.,  XXV,  26  bis;  Mot.,  I,  61  ; 
Mich.,  S5C. 

2.  Mont.,   III,    S  :    «  L'agitation   et  la  chasse   est  proprement  cle 
notre  gibbier.  » 

131 

Cf.  B.,  359;   C,  3i5;   Faug.,  Il,  ^2;   Hav.,  XXV,   sG  ;    Mot.,  I,   Ci  ; 
Micu.,  121.  ... 

3.  [Abandonné.] 

4.  Phrase  en  surcharge.  * 

5.  [Un  sujet  [nn.] 


SECTION  IL  49 

noirceur1,  la  tristesse2,  le  chagrin,  le  dépit,  le  déses- 
poir3. 

ai]  132 

César  était  trop  vieil,  ce  me  semble,  pour  s'aller 
amuser  à  conquérir  le  monde  ;  cet  amusement  était 
bon  à  Auguste  ou  à  Alexandre,  c'étaient  des  jeunes 
gens,  qu'il  est  difficile  d'arrêter,  mais  César  devait 
être  plus  mûr4. 


1.   [une.] 

3.    [Le  dépit.] 

3.  Montaigne  s'exprime  de  même  dans  Y  Apologie  :  «  Car  de  là  naist 
la  source  principale  des  maulx  qui  le  pressent  :  péché,  maladie,  irré- 
solution, trouble,  desespoir  »,  et  encore  :  «  Nous  avons  pour  nostre  part 
l'inconstance,  l'irrésolution,  l'incertitude,  le  dueil,  la  superstition,  la 
solicitude  des  choses  à  Tenir,  voire  aprez  nostre  vie,  l'ambition,  l'ava- 
rice, la  ialousie,  l'envie,  les  appétits  desreglez,  forcenez  et  indompta- 
bles, la  guerre,  le  mensonge,  la  desloyauté,  la  detraction  et  la  curio- 
sité. »  —  Bossuet  écrit  dans  le  Traité  de  la  concupiscence  (chap.  xi)  : 
«  L'homme  n'a  plus  trouvé  dans  lui-même  que  ce  qu'il  peut  avoir 
sans  Dieu  ;  c'est-à-dire  l'erreur  et  le  mensonge,  l'illusion,  le  péché, 
le  désordre  de  ses  passions,  sa  propre  révolte  contre  la  raison,  la 
tromperie  de  son  espérance,  les  horreurs  de  son  désespoir  affreux,  des 
colères,  des  jalousies,  des  aigreurs  envenimées  contre  ceux  qui  le  trou- 
blent dans  le  bien  particulier  qu'il  a  préféré  au  bien  général,  que 
personne  ne  peut  nous  ôter  que  par  nous-mêmes,  et  qui  seul  suffît  à 
tous.  »  Eufin  La  Bruyère  a  repris  cette  pensée  dans  une  réflexion  qui 
paraîtra  bien  faible  à  côté  de  celle  de  Pascal  :  «  L'homme  semble  quel- 
quefois ne  pas  se  suffire  à  soi-même  :  les  ténèbres,  la  solitude  le 
troublent,  le  jettent  dans  des  craintes  frivoles  et  dans  de  vaines 
erreurs  ;  le  moindre  mal  alors  qui  puisse  lui  arriver  est  de  s'ennuyer.  » 
(De  l'Homme.') 

132 
Cf.  B.,  i4;   C,  02;  P.  11.,  XXXI,  i4;  Bos.,  I,  ix,  47  ;  Faug.,  I,  211  i 
Hav.,  VI,  44;  Mol.,  I,  03;  Mien.,  46. 

4.  Cette  réflexion  répond  à  un  passage  de  Montaigne.  «  Je  le 
trouve  un  peu  plus  retenu  et  considéré  en  ses  entreprinses  qu'Alexandre  : 
car  celuy-cy  semble  rechercher  et  courir  à  force  les  dangiers,  comme 
un  impétueux  torrent  qui  choque  et  attaque  sans  distinction  et  sans 

pensées.  11  —  4 


50  PENSEES. 

83]  •     133 

1  Deux  visages  semblables,  dont  aucun  ne  fait  rire  en 
particulier,  font  rire  ensemble  par  leur  ressemblance. 

21]  134 

Quelle  vanité  que  la  peinture,  qui  attire  l'admi- 
ration par  la  ressemblance  des  '  choses  dont  on  n'ad- 
mire point  les  originaux  ! 


chois  tout  ce  qu'il  rencontre...  Aussi  estoit  il  embesoigné  en  la  fleur 
et  première  chaleur  de  son  ame  ;  là  où  César  s'y  prinst  estant  desia 
meur  et  bien  advancé...  »  (II,  xxxiv.)  César  était  le  héros,  non  seu- 
lement de  Montaigne,  mais  aussi  de  Méré  ;  c'est  à  Méré  surtout  que 
Pascal  pense,  lorsqu'il  montre  la  vanité  d'un  César  ou  d'une  Cléopâtre. 
Cf.  dans  le  Cinquième  discours  sur  le  commerce  du  monde  le  passage  où 
Méré  sacrifie  à  César  «  ce  jeune  conquérant  »  d'Alexandre  dont  il 
dit:  «  Je  m'étonne  qu'une  dame  de  nos  jours,  qui  avait  tant  de  goût  et 
d'esprit  l'eût  choisi  pour  son  galant.  »  —  La  Bruyère  a  répliqué  a  Pascal  : 
«  César  n'était  point  trop  vieux  pour  penser  à  la  conquête  de  l'uni- 
vers ;  il  n'avait  point  d'autre  béatitude  à  se  faire  que  le  cours  d'une 
belle  vie  et  un  grand  nom  après  sa  mort  ;  né  fier,  ambitieux,  et  se 
portant  bien  comme  il  faisait,  il  ne  pouvait  mieux  employer  son  temps 
qu'à  conquérir  le  inonde.  Alexandre  était  bien  jeune  pour  un  dessein 
si  sérieux,  il  est  étonnant  que  dans  ce  premier  âge  les  femmes  ou  le 
vin  n'aient  plus  tôt  rompu  son  entreprise.  »  {Des  Jugements.*)  Ajoutons 
qu'Alexandre  est  mort  à  trente-trois  ans,  comme  le  rappelle  Mon- 
taigne (I,  xtx),  et  César  à  cinquante-six.  Quant  à  Auguste  il  avait 
dix-huit  ans  à  la  mort  de  César,  trente-deux  ans  lorsque  la  bataille 
d'Actium  lui  assura  l'empire  du  monde  romain. 

133 

Cf.  B.,  5;  C,  17;  Bos.,  î,  x,  39;  Faug.,  I,  20G  ;  Hat.,  VII,  38;  Mol., 
I,  85  ;  Mich.,  202. 

1.  Tïtre  ajouté  par  la  première  Copie:  Vanité. 

134 
Cf.  B.,  8  bis;  C,  23;   Bos.,  I,  x,  3i  ;  Faug.,   I,  20G  ;   H.vy.,  VU,  3i  ; 
Mol.,  II,  i5o;  Mich.,  44- 

2.  Molinier  lit  de. 


SECTION  II.  SI 

Rien  ne  nous  plaît  que  le  combat,  mais  non  pas 
la  victoire  :  on  aime  à  voir  les  combats  des  ani- 
maux, non  le  vainqueur  acharné  sur  le  vaincu;  que 
voulait-on  voir,  sinon  la  fin  de  la  victoire?  et  dès 
qu'elle  arrive,  on  en  est  saoul.  Ainsi  dans  le  jeu, 
ainsi  dans  la  recherche  de  la  vérité  :  on  aime  à  voir, 
dans  les  disputes,  le  combat  des  opinions  ;  mais,  de 
contempler  la  vérité  trouvée,  point  du  tout  ;  pour 
la  faire  remarquer  avec  plaisir,  il  faut  la  faire  voir 
naître  de  la  dispute,  De  même,  dans  les  passions,  il 
y  a  du  plaisir  à  voir  deux  contraires  se  heurter  ; 
mais,  quand  l'une  est  maîtresse,  ce  n'est  plus  que 
brutalité.  Nous  ne  cherchons  jamais  les  choses, 
mais  la  recherche  des  choses .  Ainsi ,  dans  les  comédies , 
les  scènes  contentes  sans  crainte1  ne  valent  rien,  ni 
les  extrêmes  misères  sans  espérance,  ni  les  amours 
brutaux,  ni  les  sévérités  âpres. 

*23]  136 

Peu  de  chose  nous  console  parce  que  peu  de  chose. 
nous  afflige2. 


135 

Cf.  B.,  4oa;  C,  376;  P.  R.,  XXIX,  29;  Bos  ,  I,  ix,  34 J   Faug.,  I,  2o5; 
Hav.,  VI,  3i;  Mol.,  I,  Go;  Mien.,  622. 


1.  Sans  crainte  en  surcharge. 


135 


Cf.  B.,  8  bis;  G.,  23;  P.  II.,  XXIV,  n;  Bos.,  I,  ix,  25;  Faug.,  I,  ai5; 
Hav.,  VI,  22  bis]  Mor,.,  I,  Go;  Migh.,  55. 

2.  Pascal  emprunte  à  Montaigne  cette  réflexion  :  «  Peu   de  chose 


52  PENSEES. 

Première  Copie  2$j]  137 

Sans  examiner  toutes  les  occupations  particu- 
lières, il  suffît  de  les  comprendre  sous  le  divertisse- 
ment. 

4oi]  138 

Hommes  naturellement  couvreurs  '  et  de  toutes 
vocations,  hormis  en  chambre2. 

**i39]  139 

3 Divertissement*.  —  Quand  je  m'y  suis  mis  qucl- 


nous  divertit  et  destourne  ;   car  peu  de  chose  nous  tient.  »  (III,  iv,  de 
la  Diversion.) 

137 

Cf.  C.,473;  Faug.,  II,  86;  Mol.,  II,  65;  Mich.,  935. 

138 

Cf.  B.,  46a;  C,  269;  Faug.,  II,  56;  Hav.,  III,  11;  Moi.,1,  119;  Mien., 
63i. 

1.  Allusion  à  l'exemple  du  fragment  97  :  «  C'est  un  excellent  cou- 
vreur, dit-on.  »  Naturellement,  c'est-à-dire  qui  se  croient  appelés  par 
la  nature  à  être  couvreurs.  C'est  Montaigne  qui  a,  semble-t-il,  attiré 
l'attention  de  Pascal  sur  les  couvreurs  que  la  coutume  a  guéris  du 
vertige  dont  ne  peuvent  se  défendre  les  philosophes.  (Cf.  dans  Y  Apo- 
logie de  Raymond  Sebond,  le  passage  cité  en  note  du  fr.  80.) 

2.  Cette  vocation,  qui  serait  de  rester  en  chambre ,  est  décrite  dans 
les  premières  lignes  du  fragment  suivant. 

139 
Cf.  B  ,  53;  C,  76;  P.  R.,  XXVI,  1,  2  et  3;  Bos.,  I,  vu,  1,  2  et  3  ;  F.uc, 
11,  3i;  Hav.,  IV,  2;  Mol.,  1,  ky ,  Mien.,  335. 

3.  Port-Royal  avait  tiré  de  ces  fragments  sur  le  Divertissement  un 
chapitre  sur  la  misère  de  l'homme  remanié  et  complété  par  le  duc 
deRoannez  ou  par  Nicole,  et  qui  fournit  le  type  de  l'édition  telle  qu'on 
l'avait  projetée  en  second  lieu.  (Cf.  Introduction,  p.  vr,  sqq.).  Voici 


SECTION  II.  S3 

quefois,  à  considérer  les  diverses  agitations  des 
hommes,  elles  périls  et  les  peines  l  où  Us  s'exposent, 
dans  la  cour,  dans  la  guerre3,  d'où  naissent  tant  de 
querelles,  dépassions,  d'entreprises  hardies  et  souvent 
mauvaises,  etc.,  j'ai  découvert  que  tout  le  malheur 
des  hommes  vient3  d'une  seule  chose,  qui  est  de  ne 
savoir  pas4  demeurer  en  repos,  dans  une  chambre. 
Un  homme  qui  a  assez  de  bien  pour  vivre,  s'il  savait 


les  paragraphes  ajoutés  au  début  :  «  Rien  n'est  plus  capable  de  nous 
faire  entrer  dans  la  connaissance  de  la  misère  des  hommes  que  de 
considérer  la  cause  véritable  de  l'agitation  perpétuelle  dans  laquelle 
ils  passent  leur  vie. 

«  L'âme  est  jetée  dans  le  corps  pour  y  faire  un  séjour  de  peu  de 
durée.  Elle  sait  que  ce  n'est  qu'un  passage  à  un  voyage  éternel,  et 
qu'elle  n'a  que  le  peu  de  temps  que  dure  la  vie  pour  s'y  préparer.  Les 
nécessités  de  la  nature  lui  en  ravissent  une  très  grande  partie.  Il  ne 
lui  en  reste  que  très  peu  dont  elle  puisse  disposer.  Mais  ce  peu  qui 
lui  reste  l'incommode  si  fort  et  l'embarrasse  si  étrangement,  qu'elle 
ne  songe  qu'à  le  perdre.  Ce  lui  est  une  peine  insupportable  d'être 
obligée  de  vivre  avec  soi  et  de  penser  à  soi.  Ainsi  tout  son  soin  est  de 
s'oublier  soi-même,  et  de  laisser  couler  ce  temps  si  court  et  si  précieux 
sans  réflexion,  en  s'occupaut  des  choses  qui   l'empêchent  d'y   penser. 

«  C'est  l'origine  de  toutes  les  occupations  tumultuaires  des 
hommes,  et  de  tout  ce  qu'on  appelle  divertissement  ou  passe-temps, 
dans  lesquels  on  n'a,  en  effet,  pour  but  que  d'y  laisser  passer  le  temps 
sans  le  sentir,  ou  plutôt  sans  se  sentir  soi-même;  et  d'éviter,  en  per- 
dant celte  partie  de  la  vie,  l'amertume  et  le  dégoût  intérieur  qui 
accompagnerait  nécessairement  l'attention  que  Ton  ferait  sur  soi-même 
durant  ce  temps-là.  L'àme  ne  trouve  rien  en  elle  qui  la  contente;  elle 
n'y  voit  rien  qui  ne  l'afflige,  quand  elle  y  pense.  C'est  ce  qui  la  con- 
traint de  se  répandre  au  dehors,  et  de  chercher  dans  l'application  aux 
choses  extérieures  à  perdre  le  souvenir  de  son  état  véritable.  Sa  joie 
consiste  dans  cet  oubli  ;  et  il  suffît,  pour  la  rendre  misérable,  de 
l'obliger  de  se  voir  et  d'être  avec  soi»  (cf.  fr.  171). 

[\.   [Misère  de  l'homme.] 

1.  Et  les  peines  en  surcbarge.       ~ 

2.  [Sur  la  mer]  j'ai  découvert. 

3.  D'une  seule  chose,  qui  est  en  surcharge. 

4.  [Vivre.]  ■ 


34  PENSEES. 

demeurer  chez  soi  avec  plaisir,  n'en  sortirait  pas  pour 
aller  sur  la  mer1  ou  au  siège  d'une  place.  On2 
n'achètera  une  charge  à  l'armée  si  cher  3,  crue  parce 
qu'on  trouverait  insupportable  de  ne  bouger  de  la 
ville  ;  et  on  ne  recherche  les  conversations  et  les  di- 
vertissements des  jeux  que  parce  qu'on  ne  peut  de- 
meurer chez  soi  avec  plaisir  *. 

Mais  quand  j'ai  pensé  de  plus  près5,  et  qu'après 
avoir  trouvé  la  cause  de  tous  nos  malheurs,  j'ai  voulu 
en  découvrir  la  raison0,  j'ai  trouvé  qu'il  y  en  a  une 
bien  effective,  qui  consiste  dans  le  malheur  naturel7 
de  notre  condition  faible  et  mortelle,  et  si  misérable, 
que  rien  ne  peut  nous  consoler,  lorsque  nous  y  pen- 
sons de  près8. 


i.   [Voir  une  ville  étrangère  ou  aller  chercher  du  poivre.] 

2.  [N'irait  point  se  laisser  [n'irait  pas.] 

3.  [Pour  aller  tous  les  ans  se  faire  blesser  et  assommer.] 

l\.  [C'est  pour  éviter  ce  mal  insupportable  qu'on  achète  des  charges 
pour,  etc.  Mais  que.  [Toutes  les  peines  qu'on  souffre  ne  viennent  donc 
que  de  cela  seulement  qu'on  ne  sait  pas  demeurer  chez  soi  en  repos  et  en 
[avec  plaisir.]  —  «  Tout  notre  mal  vient  de  ne  pouvoir  être  seuls  : 
de  là  le  jeu,  le  luxe,  la  dissipation,  le  vin,  les  femmes,  l'ignorance, 
la  médisance,  l'envie,  l'oubli  de  soi-même  et  de  I>ieu.  »  (La  Bruyère, 
De  l'Homme.} 

5.  [J'ai  trouvé.] 

6.  C'est-à-dire  la  raison  de  la  cause  de  tous  nos  malheurs,  ce  pour- 
quoi les  hommes  s'exposent  aux  agitations  et  aux  périls,  au  lieu  de 
rester  dans  la  chambre. 

7.  Naturel  en  surcharge. 

8.  [Au  lieu.]  —  Addition  de  l'édition  de  1670  :  «  Je  ne  parle  que 
de  ceux  qui  regardent  sans  aucune  vue  de  religion.  Car  il  est  vrai  que 
c'est  une  des  merveilles  de  la  religion  chrétienne  de  réconcilier 
l'homme  avec  soi-même,  en  le  réconciliant  avec  Dieu  ,*  de  lui  rendre 
la  vue  de  soi-même  supportable,  et  de  faire  que  la  solitude  et  le  repos 
soient  plus  agréables  à  plusieurs  que  l'agitation  et  le  commerce  des 
hommes.  Aussi  n'est-ce  pas  en  arrêtant  l'homme  dans  lui-même  qu'elle 
produit  tous  ces  effets  merveilleux  :  ce  n'est  qu'en  le  portant  jusqu'à 


SECTION  II.  55 

Quelque  condition  qu'on  se  figure,  si  l'on  assemble 
tous  les  biens  qui  peuvent  nous  appartenir1,  la 
royauté  est  le  plus  beau  poste  du  monde,  et  cependant 
qu'on  s'en2  imagine,  accompagné  de  toutes  les  satis- 
factions qui  peuvent  le  toucher,  s'il  est  sans  divertis- 
sement, et  qu'on  le  laisse  considérer  et  faire  réflexion 
sur  ce  qu'il  est3,  cette  félicité  languissante  ne  le  sou- 
tiendra point,  il  tombera  par  nécessité  dans  les  vues  ; 
qui  le  menacent,  des  révoltes  qui  peuvent  arriver, 
et  enfin  de  la  mort  et  des  maladies  qui  sont  inévi- 
tables ;  de  sorte  que,  s'il  est  sans  ce  qu'on  appelle 
divertissement,  le  voilà  malheureux,  et  [plus]  mal- 
heureux que  le  moindre  de  ses 5  sujets,  qui  joue  et 
qui  se  divertit6. 


Dieu,  et  en  le  soutenant  dans  le  sentiment  de  ses  misères  par  l'espé- 
rance d'une  autre  vie,  qui  doit  entièrement  l'en  délivrer. 

«  Mais  pour  ceux  qui  ^'agissent  que  par  les  mouvements  qu'ils 
trouvent  en  eux  et  dans  leur  nature,  il  est  impossible  qu'ils  subsistent 
dans  ce  repos,  qui  leur  donne  lieu  de  se  considérer  et  de  se  voir,  sans 
être  incontinent  attaqués  de  chagrin  et  de  tristesse.  L'homme  qui 
n'aime  que  soi  ne  haït  rien  tant  que  d'être  seul  avec  soi.  Il  ne  re- 
cherche rien  que  pour  soi,  et  ne  fuit  rien  tant  que  soi  :  parce  que, 
quand  il  se  voit,  il  ne  se  voit  pas  tel  qu'il  se  désire,  et  qu'il  trouve  en 
soi-même  un  amas  de  misères  inévitables  et  un  vide  de  biens  réels  et 
solides  qu'il  est  incapable  de  remplir.  » 

1.  [Qu'on  s'imagine  un  roi.} 

2.  Syllepse  qui  s'explique  naturellement  par  la  première  rédaction 
de  Pascal. 

3.  Cette  félicité...  point  en  surcharge. 
[\.   [Des  maladies.] 

5.  [Officiers,  quelque  peu  de  fortune  qu'il  ait,  s'il  est  à  la  chaste  on 
au  jeu  [ou  s'il  joue  avec  quelque  bonheur.  L'unique  bien  des  hommes 
consiste  donc  à  être  divertis  de  penser  à  leur  condition  ou  par  une  occu- 
pation qui  les  en  détourne,  ou  par  quelque  passion  aimable  et  nouvelle 
qui  les  occupe,  ou  par  le  jeu,  la  danse  [la  chasse,  quelque  spectacle  atta- 
chant, enfin  ce  qu'ils  appellent  divertissement.  Et  de  là  vient  que.] 

6.  Dans  ses  Remarques  de  1778  Voltaire  lui-même  avait  rapproché 


56  PENSÉES. 

1  De  là  vient  que  le  jeu  el  la  conversation  des 
femmes,  la  guerre,  les  grands  emplois  sont  si  recher- 
chés ;  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  en  ellel  du  bonheur,  ni 
qu'on  s'imagine  que  la  vraie  béatitude  soit  d'avoir 
l'argent  qu'on  peut  gagner  au  jeu2,  ou  dans  le  lièvre 
qu'on  court  :  on  n'en  voudrait  pas  s'il  était  olïert*; 
ce  n'est  pas  cet  usage  mol  et  paisible,  et  qui  nous 
laisse  penser  à  notre  malheureuse  condition,  qu'on 
recherche,  ni  les  dangers  de  la  guerre,  ni  la  peine 
des  emplois,  mais  c'est  le  tracas  qui  nous  détourne 
d'y  penser  et  nous  divertit. 

Raisons  pourquoi  on  aime  mieux  la  chasse  que  la 
prise4.  .  -  -.:  z'i 


de  ces  fragments  les  vers   de   son  poème  :  De  l'égalité  des  conditions 
(i734): 

«  Etre  heureux  comme  un  roi  !  »  dit  le  peuple  hébété  j 
Hélas,  pour  le  bonheur  que  fait  la  majesté  ? 
En  vain  sur  ses  grandeurs  un  monarque  s'appuie  ; 
Il  gémit  quelquefois,  et  bien  souvent  s'ennuie 

Mais,  comme  on  l'a  remarqué,  dans  l'épître  xc  (i^ôi),  il  se  ravise  ; 
il  est  vrai  qu'il  s'adresse  à  Frédéric  : 

Biaise  Pascal  a  tort,  il  en  faut  convenir  ; 

Ce  pieux  misanthrope,  Heraclite  sublime, 

Qui  pense  qu'ici-bas  tout  est  misère  et  crime, 

Dans  ses  tristes  accès  ose  nous  maintenir 

Qu'un  roi  que  l'on  amuse,  et  même  un  roi  qu'on  aime, 

Dès  qu'il  n'est  plus  environné, 

Dès  qu'il  est  réduit  à  lui-même, 
Est  de  tous  les  mortels,  le  plus  infortuné. 
Il  est  le  plus  heureux  s'il  s'occupe  et  s'il  pense. 

1.  À  la  page  210  du  manuscrit. 

2.  [On  n'aurait  pas.] 

3.  [Ce  n'est  pas  cette  possession  languissante.] 

4.  En  marge.  —  Mont.,  Apol.  :  «  11  ne  fouit  pas  trouver  estrange 
si  gents  désespérez  de  la  prinse  n'ont  pas  laissé   d'avoir  plaisir  à  la 


SECTION  II.  Ï>1 

De  là  vient  que  les  hommes  aiment  tant  le  bruit 
et  le  remuement  ;  de  là  vient  que  la  prison  est  un 
supplice  si  horrible  ;  de  là  vient  que  le  plaisir  de  la 
solitude  est  une  chose  incompréhensible  ;  et  c'est 
enfin  le  plus  grand  sujet1  de  félicite  de  la  condition 
des  rois,  de  [ce]  qu'on  essaie  sans  cesse  à  les  divertir 
et  à  leur  procurer  toutes  sortes  de  plaisirs. 

2  Le  roi  est  environné  de  gens  qui  ne  pensent  qu'à 
divertir  le  roi,  et  à  l'empêcher  de  penser  à  lui;  car 
il  est  malheureux,  tout  roi  qu'il  est,  s'il  y  pense. 

Voilà  tout  ce  que  les  hommes  ont  pu  inventer  pour 
se  rendre  heureux;  et  ceux  qui  font  sur  cela  les  phi- 
losophes, et  qui3  croient  que  le  monde  est  bien  peu 
raisonnable  de  passer  tout  le  jour  à  courir  après  un 
lièvre  qu'ils  ne  voudraient  pas  avoir  acheté,  ne  con- 
naissent guère  notre  nature.  Ce  lièvre  ne  nous  garan- 
tirait pas  de  la  vue  de  la  mort  et  des  misères,  mais 
la  chasse  —  qui  nous ;  en  détourne 5  —  nous  en  garan- 
tit. Et  ainsi6... 


chiite.  »  El  ce  passage,  déjà  cite  en  note  du  fr.  l3o  :  «  L'agitation 
et  la  chasse  est  proprement  de  notre  gibbier.  »  (III,  8.)  —  Cf.  Char- 
ron :  «  Le  monde  est  une  eschole  d'inquisition  :  l'agitation  et  la 
chasse  est  proprement  de  nostre  gibier  ;  prendre  ou  faillir  à  la  prin.se, 
c'est  autre  chose.  »  (Sagesse,   liv.  I,  ch.  xiv;  p.  8.) 

1.  [Du  bonheur.] 

2.  Ce  paragraphe  en  marge. 

3.  [Méprisent.] 
[\.    [Empêche.] 

5.  Dans  le  manuscrit  qui  nous  en  détourne  est  écrit  entre  misères  et 
nous  en  garantit. 

G.  [Ces  philosophes  sottement  nous  disent  que  les  rois  ne  sont 
pas  heureux  parce  que  les  choses  qu'ils  possèdent  ne.]  La  reprise  du 
développement,  marquée  par  un  signe  de  renvoi,  se  retrouve  plus  bas: 
Et  ainsi*  quand  on  leur  reproche  (page  09,  ligne  17). 


58  PENSÉES. 

Le  conseil  qu'on  donnait  à  Pyrrhus,  de1  prendre 
Le  repos  qu'il  allait  chercher  par  tant  de  fatigues,  re- 
cevait bien  des  difficultés2. 

[Dire  à  un  homme  qu'il3  vive  en  repos,  c'est  lui 
dire  qu'il  vive  heureux  *  ;  c'est  lui  conseiller 5 
d'avoir  une  condition  tout  heureuse  et  laquelle  il 
puisse   considérer    à  loisir6,    sans   y   trouver  sujet 


I.   [Vivre  en.] 

i.  [Et  ne  fut  pas  digne.]  —  «  Quand  le  roy  Pyrrhus  entreprenoit  de 
passer  en  Italie,  Gineas,  son  sage  conseiller,  luy  voulant  faire  sentir 
la  vanité  de  son  ambition  :  «  Eh  bien  !  sire,  luy  demanda  il,  à  quelle 
fin  dressez-vous  cette  grande  entreprinse  ?  —  Pour  me  faire  maistre 
de  l'Italie,  respondit  il  soudain.  —  Et  puis,  suyvit  Gineas,  cela  faict? 

—  le  passeray,    dict  l'aultre,  en  Gaule  et  en  Espaigne.  —  Et  aprez  ? 

—  le  m'en  iray  subjuguer  l'Afrique;  et  enfin,  quand  i'auray  mis  le 
monde  en  ma  subiection,  je  me  reposeray  et  vivray  content  et  à  mon 
ayse.  —  Pour  Dieu  !  sire,  rechargea  lors  Gineas,  dictes  moy  à  quoy  il 
tient  que  vous  ne  soyez  dez  à  présent,  si  voulez,  en  cest  estât  ?  pour- 
quoi ne  vous  logez  vous  dez  cette  heure  où  vous  dictes  aspirer,  et 
vous  espargnez  tant  de  travail  et  de  hazard  que  vous  iectez  entr» 
deux  ?  »  (Montaigne,  I,  42.)  Montaigne  a  pris  ce  dialogue  dans  Plu- 
tarque  (Vie  de  Pyrrhus).  On  le  retrouve  chez  Rabelais,  liv.  I,  ch. 
xxm  et  chez  Boileau,  ire  Epître.  Voici  enfin  comment  Port-Royal 
éclairait  et  développe  ce  passage:  «  C'est  pourquoi,  lorsque  Gineas 
disait  à  Pyrrhus,  qui  se  proposait  de  jouir  du  repos  avec  ses  amis 
après  avoir  conquis  une  grande  partie  du  monde,  qu'il  ferait  mieux 
d'avancer  lui-même  son  bonheur  en  jouissant  dès  lors  de  ce  repos 
sans  l'aller  chercher  par  tant  de  fatigues,  il  lui  donnait  un  conseil 
qui  recevait  de  grandes  difficultés  et  qui  n'était  guère  plus  raison- 
nable que  le  dessein  de  ce  jeune  ambitieux.  L'un  et  l'autre  supposait 
que  l'homme  se  pût  contenter  de  soi-même  et  de  ses  biens  présents 
sans  remplir  le  vide  de  son  cœur  d'espérances  imaginaires,  ce  qui  est 
faux.  Pyrrhus  ne  pouvait  être  heureux  ni  devant  ni  après  avoir 
conquis  le  monde.  Et  peut-être  que  la  vie  molle  que  lui  conseillait 
son  ministre  était  encore  moins  capable  de  le  satisfaire  que  l'agitation 
de  tant  de  guerres  et  de  tant  de  voyages  qu'il  méditait.  » 

3.  [Soit.] 

II.   [Dire  à  un.] 

5.  Page  209  du  manuscrit. 

6.  A  loisir  en  surcharge. 


SECTION  II.  59 

d'affliction1.  Ce  n'est  donc  pas  entendre  la  nature. 
Aussi  les  hommes  qui  sentent  naturellement  leur 
condition  n'évitent  rien  tant  que  le  repos,  il  n'y  a 
rien  qu'ils  ne  fassent  pour  chercher  le  trouble.  Ce 
n'est  pas  qu'ils  n'aient  un  instinct  qui  leur  fait  con- 
naître que  la  vraie  béatitude...]  —  La  vanité,  le 
plaisir  de  le  montrer  aux  autres 2. 

3  [Ainsi  on  se  prend  mal  pour  les  blâmer 4  ;  leur 
faute  n'est  pas  en  ce  qu'ils  cherchent  le3  tumulte, 
s'ils  ne  le  cherchaient  que  comme  un  divertissement; 
mais  le  mal  est  qu'ils  le  recherchent  comme  si  la  pos-  \ 
session  des  choses  qu'ils  recherchent  les  devait  rendre 
véritablement  heureux,  et  c'est  en  quoi  on  a  raison 
d'accuser  leur  recherche  de  vanité  :  de  sorte  qu'en 
tout  cela  et  ceux  qui  blâment  et  ceux  qui  sont  blâ- 
més n'entendent  la  véritable  nature  de  l'homme.] 

Et  ainsi,  quand  on  leur  reproche  que  ce  qu'ils  re- 
cherchent avec  tant  d'ardeur  ne  saurait  les  satisfaire, 
s'ils  répondaient,  comme  ils  devraient  le  faire  s'ils 
y  pensaient  bien,  qu'ils  ne  recherchent  en  cela 
qu'une  occupation  violente  el  impétueuse  qui  les  dé- 
tourne de  penser  à  soi,  et  que  c'est  pour  cela  qu'ils 
se  proposent  un  objet  attirant  qui  les  charme  et  les 
attire  avec  ardeur,  ils  laisseraient  leurs  adversaires 
sans  repartie.  Mais  c  ils  ne  répondent  pas  cela,  parce 


i.  [C'est  lui  conseiller.] 

2.  Cette  dernière  ligne  en  marge. 

3.  Ce  paragraphe,  d'une  main  étrangère. 

4.  [Mais  on  a  quelque  raison,  en  ce  que  les  hommes  eux.] 

5.  [Divertissement,  empêchement.] 

G.  [En  croyant  comme  ils  font  qu'ils  seront  ensuite  dans  un  heureux 
repos,  ils  se  donnent  du  cœur  à  se  faire  battre.] 


00  PENSÉES. 

qu'ils  '  ne  se  connaissent  pas  eux-mêmes  ;  ils  ne 
savent  pas  que  ce  n'est  que  la  chasse,  et  non  pas  la 
prise,  qu'ils  recherchent2. 

La  danse  :  il  faut  bien  penser  où  l'on  mettra  ses 
pieds.  —  Le  gentilhomme  croit  sincèrement  que  la 
chasse  est  un  plaisir  grand  et  un  plaisir  royal  ;  mais 
son  piqueur  n'est  pas  de  ce  senliment-ià  3. 

Ils  s'imaginent  que,  s'ils  avaient  obtenu  cette 
charge,  ils  se  reposeraient  ensuite  avec  plaisir,  et 
ne  sentent  pas  la  nature  insatiable  de  leur  cupidité  ; 
ils  croient  chercher  sincèrement  le  repos,  et  ne 
cherchent  en  effet  que  l'agitation4. 

Ils  ont  un  instinct  secret  qui  les  porte  à  chercher 
le  divertissement  et  l'occupation  au  dehors 3,  qui 
vient  du  ressentiment  de  leurs  misères  continuelles6; 
et  ils  ont  un  autre  instinct  secret7,  qui  reste  de  la  8 
grandeur  de  noire  première  nature,  qui  leur  fait 
connaître  que  le  bonheur  n'est  en  effet  que  dans  le 


i.  [Sont  trompés  eux-mêmes  et  qu'ils  ont  d'autres  principes  ;  ils  croient 
que  ce  qu'ils  cherchaient  est  capable  de  les  satisfaire;  mais  dans  la  vérité 
on  ne  combat  que  [l'objet  qu'ils  s'imaginent  et  non  pour  le  [avoir  [et  non 
pour  celui  qu'ils  ont  en  effet  et  qui  se  cache  et  se  dérobe  à  leur  vue 
dans  le  fond  de  leur  cœur  ;  car.] 

1.  Montaigne  avait  déjà  remarqué  que  «  de  touts  les  plaisirs  que 
nous  cognoissons,  la  poursuitte  mesme  en  est  plaisante  :  l'entreprinse 
se  sent  de  la  qualité  de  la  chose  qu'elle  regarde  ;  car  c'est  une  bonne 
portion  de  l'ellect,  et  consubstantielle.  »  (I,  19.) 

3.   Paragraphe  en  marge. 

4-   Paragraphe  en  marge. 

5.    [Et  comme  ils  sont.] 

G.    [Et  de  la  nature  corrompue.] 

7.   Qui  reste  à  nature,  surcharge, 

t>.   Nature  [sacrée.] 


SECTION   II.  61 

repos,  et  non  pas  dans1  le  tumulte;  et  de  ces  deux 
instincts  contraires,  il  se  forme  en  eux  un  pro- 
jet confus2,  qui  se  cache  à  leur  vue  dans  le  fond  de 
leur  âme,  qui  les  porte  à  tendre  au  repos  par  l'agita- 
tion, et  à  se  figurer  toujours  que  la  satisfaction  qu'ils 
n'ont  point  leur  arrivera,  si3,  en  surmontant  quel- 
ques difficultés  qu'ils  envisagent,  ils  peuvent  s'ou- 
vrir par  là  la  porte  au  repos. 

Ainsi  s'écoule  toute  la  vie  :  on  cherche  le  repos 
en  combattant  quelques  obstacles  ;  et  si  on  les  a  sur- 
montés, le  repos  devient  insupportable  *  ;  car,  ou 
l'on  pense  aux  misères  qu'on  a,  ou  à  celles  qui  nous 
menacent.  Et  quand  on  se  verrait  même  assez  à 
l'abri  de  toutes  parts,  l'ennui,  de  son  autorité  pri- 
vée 5,  ne  laisserait  pas  de  sortir  du  fond  du  cœur, 
où  il  a  des  racines  naturelles,  et  de  remplir  l'esprit 
de  son  venin. 

6  Ainsi  l'homme  est  si  malheureux,  qu'il  s'en- 
nuierait même  sans  aucune  cause  d'ennui7,  par 
l'état  propre  de  sa  complexion  ;  et  il  est  si  vain, 
qu'étant  plein  de  mille  causes   essentielles  d'ennui, 


1.  [La  recherche:] 

2.  Qui  se  cache...  âme  en  surcharge. 

3.  [Après  avoir.] 

4.  [Par  l'ennui  qu'il  engendre.  Il  en  faut  sortir  et  mendier  le  tumulte. 
Nulle  condition  n'est  heureuse  sans  bruit  et  sans  divertissement,  et  toute 
condition  est  heureuse  tandis  qu'on  jouit  de  quelque  divertissement.  Mais 
qu'on  juge  quel  est  ce  bonheur  qui  consiste  à  être  diverti  de  penser  à  soi .'] 

5.  Mont.,  Apol.  :  «  ...  Et  de  son  auctorité  privée,  à  cett'  heure  le 
chagrin  prédomine  en  rao/,  à  cett'  heure  l'alaigresse.  » 

6.  Page  217  du  manuscrit.  —  Paragraphe  d'une  main  étrangère. 

7.  Les  mots  suivants  sont  une  surcharge  de  Pascal  qui  avait  d'abord 
écrit  :  [par  sa  propre  complexion.] 


02  PENSÉES. 

la  moindre  chose,  comme1  un  billard  et  une  balle2 
qu'il  pousse,  suffisent  pour  le  divertir3. 

4 Mais,  direz-vous,  quel  objet  a-t-il  en  tout  cela  5  ? 
Celui  de  se  vanter  demain  entre  ses  amis  de  ce  qu'il 
a  mieux  joué  qu'un  autre.  Ainsi,  les  autres  suent 
dans  leur  cabinet  pour  montrer  aux  savants  qu'ils 
ont  résolu  une  question  d'algèbre6  qu'on  n'aurait 
pu  trouver  jusqu'ici  ;  et  tant  d'autres  s'exposent  aux 
derniers  périls  pour  se  vanter  ensuite  d'une  place 
qu'ils  auront  prise,  et  aussi  sottement,  à  mon  gré  ; 
et  enfin  7  les  autres  se  tuent  pour  remarquer  toutes 
ces  choses,  non  pas  pour  en  devenir  plus  sages,  mais 
seulement  pour  montrer  qu'ils  les  savent,  et  ceux-là 
sont  les  plus  sots  de  la   bande8,  puisqu'ils  le  sont 


i.   [Un  chien]  la  correction  est  autographe. 

2.  [Un  lièvre.] 

3.  [D'où  vient  que  coi  homme  qui  a  perdu  son  fils  unique  depuis  peu 
de  mois  et  qui  était  tout  est  accablé  de  procès  et  de  querelles  et  du  scuci 
d'affaires  importantes  qui  le  rendaient  tantôt  si  chagrin,  n'y  pense  plus  à 
présent.  Ne  vous  en  étonnez  pas  ;  il  est  tout  occupé  à  savoir  par  où  pas- 
sera ce  sanglier  que  ses  chiens  poursuivent.  Il  n'en  faut  pas  davantage 
pour  chasser  tant  de  pensées  importantes.  Voilà  l'esprit  de  ce  maître  du 
monde  tout  rempli  de  ce  seul  souci.]  (Importantes  n'est  écrit  qu'à  moitié, 
et  on  pourrait  également  compléter  le  mot  par  importunes,  qui  offrirait 
encore  un  sens  satisfaisant,  moins  adapté  cependant  à  l'aliure  de  la 
phrase.) 

4-  Page  i33  du  manuscrit. 

5.  [Le  divertissement.  Car  quoi  objet  a  celui-ci  qui  se  tue  à  la  cha^c 
aujourd'hui  sinon]  de  se  vanter  demain  entre  ses  amis  [de  ce  sanglier  qu'il 
aura  pris.  Et  un]  autre  sue  en  [son]  cabinet  pour  montrer  aux  savants 
une  question  [de  chiffres  qu'il  aura  résolue,  et  tant  d'autres  se  font 
blesser  en  une  campagne  pour  se  vanter  l'hiver  dos  danjerz  qu'il  a 
courus,   aussi  sottement.] 

G.   [Impénétrable  à  tout  auire.] 

7.  Enfin  en  surcharge. 

8.  [Car  puisqu'ils  ne  iafsscsxt.] 


SECTION  II.  63 

avec  connaissance,  au  lieu  *  qu'on  peut  penser  des 
autres  qu'ils  ne  le  seraient  plus,  s'ils2  avaient  celte 
connaissance. 

Tel  homme  passe  sa  vie3  sans  ennui,  en  jouant 
tous  les  jours  peu  de  chose.  Donnez-lui  tous  les 
matins  l'argent  qu'il  peut  gagner  chaque  jour,  à  la 
charge  qu'il  ne  joue  point:  vous  le  rendez  malheu- 
reux, 4.  On  dira  peut-être  que  c'est  qu'il  recherche 
l'amusement  du  jeu,  et  non  pas  le  gain.  Faites-le 
donc  jouer  pour  rien,  il  ne  s'y  échauffera  pas  et  s'y 
ennuiera.  Ce  n'est  donc  pas  l'amusement  seul  qu'il 
recherche  5  :  un  amusement  languissant  et  sans  pas- 
sion l'ennuiera.  Il  faut  qu'il  s'y  échauffe  et  qu'il  se 
pipe  lui-même,  en  s'imaginant  qu'il  serait  heureux 
de  gagner  ce  qu'il  ne  voudrait  pas  qu'on  lui  donnât 
à  condition  de  ne  point  jouer,  afin  qu'il  se  forme  un 
sujet  de  passion,  et  qu'il  excite6  sur  cela  son  désir,1 
sa  colère7,  sa  crainte,  pour  l'objet  qu'il  s'est  formé, 
comme  les  enfants  qui  s'effrayent  du  visage  qu'ils 
ont  barbouillé. 

D'où  vient  que  cet  homme,  qui  a  perdu  depuis 


i .   [Que  les  autres.] 

a.    [Le  [savaient  qu'ils  le  sont.] 

3.  [Heureusement  avec] 

4.  [il.] 

5.  La  fin  de  la  phrase  en  surcharge.  —  [Ses  passions  sur  cela  pour 
ne  point  sentir  passer  le  temps  pour  empêcher  l'ennui  de  se  répandre, 
et  la  misère  de  paraître  à  sa  pensée.] 

6.  [Pour  l'objet.] 

7.  Cf.  fr.  88. 

8.  [L'homme,  sans  divertissement,  quelque  heureux  qu'on  l'imagine, 
séchera  de  chagrin  et  d'ennui  [les  conditions  [et  l'homme,  quelque  plein  de 
tristesse  qu'il  soit,  si  on  peut  gagner  sur  lui  de  le  divertir,  le  voilà  heureux.] 


61  PENSÉES. 

peu  de  mois  son  fils  unique,  et  qui1,  accablé  de 
procès  et  de  querelles,  était  ce  matin  si  troublé,  n'y 
pense  plus  maintenant  ?  Ne  vous  en  étonnez  point  : 
il  est  tout  occupé  à  voir  par  où  passera  ce  sanglier 
que  les  ~  chiens  poursuivent 3  avec  tant  d'ardeur  de- 
puis six  heures.  Il  n'en  faut  pas  davantage4.  L'homme, 
quelque  plein  de  tristesse  qu'il  soit,  si  on  peut  gagner 
sur  lui  de  le  faire  entrer  en  quelque  divertissement, 
le  voilà  heureux  pendant  ce  temps-là  ;  et  l'homme, 
quelque  heureux  qu'il  soit,  s'il  n'est  diverti  et  occupé 
par  quelque  passion  ou  quelque  amusement 5  qui 
empêche  l'ennui  de  se  répandre,  sera  bientôt  chagrin 
et  malheureux.  Sans  divertissement  il  n'y  a  point 
de  joie  ;  avec  le  divertissement  il  n'y  a  point  de 
tristesse.  Et  c'est  aussi  ce  qui  forme  le  bonheur 
des  personnes  6  de  grande  condition  qu'ils  ont  un 
nombre  de  personnes  qui  les  divertissent,  et  qu'ils 
ont  le  pouvoir  de  se  maintenir  en  cet  état. 

"Prenez-y  garde.  Qu'est-ce  autre  chose  d'être  sur- 
intendant,   chancelier,     premier    président,     sinon 


1 .  [Était  ce  matin  si  troublé.] 

2.  [Limiers.] 

3.  Avec...  heures  surcharge. 
U*   [Pour  reléguer.] 

5.   [Sera  chagrin  et  malheui'eux.] 

G.   Page  217  du  manuscrit. 

7.  Ecrit  d'une  main  étrangère,  avec  corrections  de  Pascal  a  la 
première  rédaction  :  [Car  pour  parler  selon  la  vérité  des  diverses  condi- 
tions des  hommes,  ceux  que  nous  appelons  de  grande  qualité  comme  un] 
surintendant  [un]  chancelier  [un]  premier  président  [ne  sont  autre  chose 
que  des  personnes  qui  ont]  dès  le  matin  un  grand  nomhre  de  gens 
[chez  eux  pour  les  entretenir  de  diverses  affaires  dès  à  leur  réveil  et]  ne 
leur  laisser  une  heure  en  la  journée  [pour]  penser  à  eux-mêmes. 


SECTION  II.  65 

d'être  en  une  condition  où  l'on  a  dès  le  matin  un 
grand  nombre  de  gens  qui  viennent  de  tous  côtés 
pour  ne  leur  laisser  pas  une  heure  en  la  journée  où 
ils  puissent  penser  à  eux-mêmes  ?  Et  quand  ils  sont 
dans  la  disgrâce  et  qu'on  les  renvoie  à  leurs  maisons 
des  champs,  où  ils  ne  manquent  ni  de  biens1,  ni  de 
domestiques  pour  les  assister  dans  leur  besoin ,  ils  ne 
laissent  pas  d'être  misérables  et  abandonnés,  parce 
que  personne  ne  les  empêche  de  songer  à  eux. 

2  [Le  divertissement  est  une  chose  si  nécessaire  aux 
gens  du  monde  qu'ils  sont  misérables3  sans  cela4  ; 
tantôt  un  accident  leur  arrive,  tantôt  ils  pensent  à 
ceux  qui  leur  peuvent  arriver,  ou  même  quand  ils 
n'y  penseraient  pas  et  qu'ils  n'auraient  aucun  sujet 
de  chagrin,  l'ennui  de  son  autorité  privée  ne  laisse 
pas  de  sortir  du  fond  du  cœur  où  il  a  une  racine 
naturelle  et  [de]  remplir  tout3  l'esprit  de  son  venin6.] 


1.  [Pour  leur  nourriture  et  leur  logement.] 

2.  Ce  dernier  paragraphe  est  écrit  d'une  main  étrangère,  et  corrigé 
par  Pascal  qui  a  fini  par  le  rayer  après  l'avoir  utilisé  dans  le  cours  de 
son  développement. 

3.  [En.] 

4.  [Car  quand  même  ils  ne  penseraient  pas]  [ou  ils  pensent  aux  misères 
de  leurs  conditions  ou  [ce  qui  les  porte  dans  l'ennui.] 

5.  Tout  surcharge  autographe. 

6.  Havet  a  relevé  sur  ce  fragment  les  commentaires  de  Nicole, 
curieux  par  leur  diversité  :  «  Nicole  s'appuie  sur  ces  idées  de  Pascal 
dans  son  traité  de  la  Connaissance  de  soi-même,  chap.  i  :  «  C'est  ce  qui 
«  a  donné  lieu  à  un  grand  esprit  de  ce  siècle  de  faire  voir  dans  un 
«  excellent  discours  que  ce  désir  d'éviter  la  vue  de  soi-même  est  la 
«  source  de  toutes  les  occupations  tumultuaires  des  hommes,  et  sur- 
«  tout  de  ce  qu'ils  appellent  divertissement;  qu'ils  ne  cherchent  en 
«  tout  cela  qu'à  ne  penser  point  à  eux,  qu'il  suffit  pour  rendre  un 
a  homme  misérable  de  l'obliger  d'arrêter  la  vue  sur  soi,  et  qu'il  n'y 
«  a  point  de  félicité  humaine  qui  la  puisse  soutenir.  Qu'ainsi  l'homme 

pensées.  n  —  5 


HQ  PENSÉES. 

no]  140 

[Cet  homme  si  affligé  de  la  mort  de  sa  femme  et 
de  son  fils  unique,  qui  a  cette  grande  querelle  qui  le 
tourmente,  d'où  vient  qu'à  ce  moment  il  n'est  pas 
triste,  et  qu'on  le  voit  si  exempt  de  toutes  ces  pensées 
pénibles  et  inquiétantes  ?  Une  faut  pas  s'en  étonner1  ; 
on  vient  de  lui  servir  une  balle,  et  il  faut  qu'il  la 
rejette  à  son  compagnon,  il  est  occupé  à  la  prendre 


ce  sans  la  grâce  est  un  grand  supplice  à  lui-même,  qu'il  ne  tend  qu'à 
«  se  fuir,  qu'il  se  regarde  en  quelque  sorte  comme  son  plus  grand 
«  ennemi,  et  qu'il  fait  consister  son  bonheur  à  s'oublier  soi-même,  et 
«  à  se  noyer  dans  cet  oubli.  »  Plus  loin  cependant  (chap.  m),  il 
n'adopte  pas  sans  réserve  ce  que  dit  Pascal,  que  l'ennui  qui  accable 
ceux  qui  ont  été  dans  de  grandes  places,  quand  on  les  réduit  à  vivre 
en  repos  dans  leur  maison,  vient  de  ce  qu'ils  se  voient  trop,  et  que 
personne  ne  les  empêche  de  songer  à  eux.  «  Peut-être  que  c'est  une 
a  des  causes  de  leur  chagrin  ;  mais  ce  n'est  pas  la  seule.  C'est  aussi 
«  parce  qu'ils  ne  se  voient  pas  assez,  et  qu'il  y  a  moins  de  choses 
«  qui  renouvellent  l'idée  de  leur  moi  »,  etc.  Mais  dans  sa  lettre  au 
marquis  de  Sévigné  (Cf.  Pièces  justificatives,  p.  ccli),  Nicole  combat 
très  vivement  le  fond  même  de  ce  qu'il  appelait  tout  à  l'heure  un 
excellent  discours  :  «  Il  suppose,  dans  tout  le  discours  du  divertissement 
«  ou  de  la  misère  de  l'homme,  que  l'ennui  vient  de  ce  que  l'on  pense  à 
«  soi,  et  que  le  bien  du  divertissement  consiste  en  ce  qu'il  nous  ôte 
«  cette  pensée.  Cela  est  peut-être  plus  subtil  que  solide...  Le  plaisir 
«  de  l'âme  consiste  à  penser,  et  à  penser  vivement  et  agréablement. 
«  Elle  s'ennuie  sitôt  qu'elle  n'a  plus  que  des  pensées  languissantes... 
«  C'est  pourquoi  ceux  qui  sont  bien  occupés  d'eux-mêmes  peuvent 
«  s'attrister,  mais  ne  s'ennuient  pas.  La  tristesse  et  l'ennui  sont  des 
«  mouvements  différents...  M.  Pascal  confond  tout  cela...  »  Voir 
aussi  Traité  de  l'Education  d'un  Prince,  iie  part.,  ch.  xxxviii. 

140 

Cf.  B.,  3a6;  C,  377;  Faug.,  II,  37  note;  Hat.,  IV,  a  note;  Moi.,  I,  57; 

Mich.,  a85. 

1.  [Il  voit  venir)  une  balle. 


SECTION  IL  67 

à  la  chute  du  toit,  pour  gagner  une  chasse  '  ;  com- 
ment voulez-vous  qu'il  pense  à  ses  affaires,  ayant 
cette  autre  affaire  à  manier  ?  Voilà  un  soin  digne 
d'occuper  cette  grande  âme,  et  de  lui  ôter  toute 
autre  pensée  de  l'esprit.  Cet  homme,  né  pour  con- 
naître l'univers,  pour  juger  de  toutes  choses,  pour 
régir  tout  un  Etat,  le  voilà  occupé  et  tout  rempli  du 
soin  de  prendre  un  lièvre.  Et  s'il  ne  s'abaisse  à  cela 
et  veuille  toujours  être  tendu,  il  n'en  sera  que  plus 
sot,  parce  qu'il  voudra  s'élever  au-dessus  de  l'hu- 
manité, et  il  n'est  qu'un  homme,  au  bout  du  compte, 
c'est-à-dire  capable  de  peu  et  de  beaucoup,  de  tout  et 
de  rien  :  il  est  ni  ange  ni  bête,  mais  homme 2.] 

23]  141 

Les  hommes 3  s'occupent  à  suivre  une  balle  et  un 
lièvre  ;  c'est  le  plaisir  même  des  rois. 

*i46]  142 

Divertissement,  —  La  dignité  royale  n'est- elle  pas 
assez  grande  d'elle-même,  pour  celui  qui  la  possède, 


1.  Terme  du  jeu  de  paume  d'où  est  venue  cette  expression  chasse 
morte,  synonyme  de  coup  perdu  (Littré). 

2.  On  verra  dans  le  célèbre  fragment  358  quel  parti  Pascal  a  tiré 
de  cette  expression,  qu'il  avait  rencontrée  daps  Montaigne  et  dans 
Balzac. 

141 
Cf.  B.,  9;  C.,  23;  Faub.,  II,  4i;  Mot.,  I,  63;  Mich.,  48.. 

3.  [Songent.] 

142 

Cf.  B.,  58;  C,  8a;  P.  R.,  XXVI,  i;Bos.,I,  vu,  1;  Faug.,  II,  38;Hav., 
IV,  3;  Mol.,  I,  61;  Mich.,  365. 


68  PENSÉES. 

pour  le  rendre  heureux  par  la  seule  vue  de  ce  qu'il 
est?  faudra-t-il  le  divertir  de  cette  pensée,  comme 
les  gens  du  commun?  Je  vois  bien  que  c'est  rendre 
un  homme  heureux  de  le  divertir  de  la  vue  de  ses 
misères  domestiques  pour  remplir  toutes  ses  pensées 
du  soin  de  bien  danser  ;  mais  en  sera-t-il  de  même 
d'un  roi,  et  sera-t-il  plus  heureux  en  s 'attachant  à 
ces  vains  amusements  qu'à  la  vue  de  sa  grandeur1? 
et  quel  objet  plus  satisfaisant  pourrait-on  donner  à 
son  esprit?  ne  serait-ce  donc  pas  faire  tort  à  sa  joie, 
d'occuper  son  âme  à  penser  à  ajuster  ses  pas  à  la 
cadence  d'un  air,  ou  à  placer  adroitement  une 
barre2,  au  lieu  de  le  laisser  jouir  en  repos3  de  la 
contemplation  de  la  gloire  majestueuse  qui  l'envi- 
ronne ?  Qu'on  en  fasse  l'épreuve,  qu'on  laisse  un 
roi  tout  seul,  sans  aucune  satisfaction  des  sens,  sans 
aucun  soin  dans  l'esprit,  sans  compagnie  \  penser  à 
lui  tout  à  loisir  ;  et  l'on  verra  qu'un  roi  sans  diver- 
tissement est  un  homme  plein  de  misères.  Aussi  on 
évite  cela  soigneusement,  et  il  ne  manque  jamais  d'y 


1.  «  La  plupart  des  plus  grands  rois,  après  avoir  rendu  leurs  sujets 
heureux,  ne  pensent  guère  qu'à  se  voir  eu  de  beaux  palais  richement 
meublés  et  sur  des  jardins  agréables  ,  à  goûter  la  bonne  chère  et  la 
musique,  avec  les  plus  belles  femmes  de  leur  temps,  à  se  divertir,  à 
jouer,  à  chasser,  à  la  comédie,  dans  les  bals  et  dans  les  ballets.  » 
(Méré,  de  ÏEsprit,  p.  55.) 

2.  Balte  serait  peut-être  plus  attendu,  car  le  jeu  de  balle  est 
l'exemple  choisi  ailleurs  par  Pascal  j  mais  il  y  avait  aussi  un  jeu  qui 
consistait  à  jeter  une  barre,  et  il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  recùfîer,  comme 
fait  M.  Michaut,  ce  qui  a  été  écrit  sous  la  dictée  de  Pascal. 

3.  En  repos,  surcharge. 

4.  [Et  sans  divertissement.] 


SECTION  II.  69 

avoir  auprès  des  personnes  des  rois i  un  grand  nom- 
bre de  gens  qui 2  veillent  à  faire  succéder  le  diver- 
tissement à  leurs  affaires  3,  et  qui  observent  tout  le 
temps  de  leur  loisir  pour  leur  fournir  des  plaisirs  et 
des  jeux4,  en  sorte  qu'il  n'y  ait  point  de  vide  ;  c'est- 
à-dire  qu'ils  sont  environnés  de  personnes 5  qui  ont 
un  soin  merveilleux  de  prendre  garde  que  le  roi  ne 
soit  seul  et  en  état  de  penser  à  soi,  sachant  bien  qu'il 
sera6  misérable,  tout  roi  qu'il  est,  s'il  y  pense. 

Je  ne  parle  point  en  tout  cela  des  rois  chrétiens 
comme  chrétiens,  mais  seulement  comme  rois7. 


217] 


143 


^  Divertissement  —  On  charge  les  hommes,  dès 
l'enfance,  du  soin  de  leur  honneur,  de  leur  bien,  de 
leurs  amis,  et  encore  du  bien  et  de  l'honneur  de 
leurs  amis.  On  les  accable  d'affaires8,  de  l'appren- 
tissage des  langues  et  d'exercices,  et  on  leur  fait 
entendre  qu'ils  ne  sauraient  être  heureux  sans 9   que 


1.  [Pour.] 

2.  [Sont.] 

3.  [Pour  remplir.] 

4.  [Pour  faire.] 

5.  [Admirablement  soigneuses.] 

6.  [Bien.] 

7.  Port-Royal  développe  et  généralise  cette  réserve.  (Cf.   la  note 
du  fr.  i3g,  page  54,  n°  8). 

143 

8.  [Afin  qu'ils  soient  tellement  occupés  a  toutes  ces  pensées  qu'ils  ne 
songent  pas.] 

9.  Sans,  en  surcharge. 


70  PENSÉES. 

leur  santé,  leur  honneur,  leur  fortune  et  celles  de 
leurs  amis  soient  en  bon  état,  et1  qu'une  seule  chose 
qui  manque  les  rendrait  malheureux2.  Ainsi  on  leur 
donne  des  charges  et  des  affaires  qui  les  font  tra- 
casser dès  la  pointe  du  jour3.  —  Voilà,  direz -vous, 
une  étrange  manière  de  les  rendre  heureux  !  Que 
pourrait-on  faire  de  mieux  pour  les  rendre  malheu- 
reux ?  —  Gomment  !  ce  qu'on  pourrait  faire  ?  Il  ne 
faudrait  que  leur  ôter  tous  ces  soins  ;  car  alors  *  ils 
se  verraient,  ils  penseraient3  à  ce  qu'ils  sont,  d'où 
ils6  viennent,  où  ils  vont  ;  et  ainsi  on  ne  peut  trop 
les  occuper  et  les  détourner.  Et  c'est  pourquoi,  après 
leur  avoir  tant  préparé  d'affaires,  s'ils  ont  quelque 
temps  de  relâche,  on  leur  conseille  de  l'employer  à 
se  divertir,  à  jouer,  et  à  s'occuper  toujours7  tout 
entiers. 

Que  le  cœur  de  l'homme  est  creux  et  plein  d'or- 
dure 8  ! 

£29]  144 

J'avais  passé  longtemps  dans  l'étude  des  sciences 

1.  Etf  en  surcharge. 

2.  Mont.,  I,  38,  De  la  solitude  :  «  Nos  affaires  ne  nous  donnoient 
pas  assez  de  peine;  prenons  encores,  à  nous  tormenter  et  rompre  la 
teste,  de  ceulx  de  nos  voisins  et  amis.  » 

3.  [Et  s'ils  ont  quelque  relâche.] 
[\.   [La  pensée  de  ce  que.] 

5.  [D'où  ils.] 

6.  [Sont.] 

7.  Toujours,  en  surcharge. 
S.  Cette  phrase  en  marge. 

144 

Cf.  B.,  376;  C,  332;  P.  R.,  XXIX,  21  ;  Bos.,  I,  11,  26;  Faug.,  I,  199 
Uav.,  VI,  23;  Mol.,  I,  ia5;  Mien.,  708. 


SECTION  II.  7f 

abstraites  ;  et  le  peu  de  communication !  qu'on  en 
peut  avoir  m'en  avait  dégoûté.  Quand  j'ai  com- 
mencé l'étude  de  l'homme,  j'ai  vu  que  ces  sciences 
abstraites  ne  sont  pas  propres  à  l'homme,  et  que  je 
m'égarais  plus  de  ma  condition  en  y  pénétrant  que 
les  autres  en  les  ignorant.  J'ai  pardonné  aux  autres 
d'y  peu  savoir;  mais  j'ai  cru  trouver  au  moins  bien 
des  compagnons  en  l'étude  de  l'homme,  et  que  c'est 
la  vraie  étude  qui  lui  est  propre2.  J'ai  été  trompé  ;  il 
y  en  a  encore  moins  qui  l'étudient  que  la  géométrie. 
Ce  n'est  que  manque  de  savoir  étudier  cela  qu'on 
cherche  le  reste  ;  mais  n'est-ce  pas  que  ce  n'est  pas 
encore  là  la  science  que  l'homme  doit  avoir,  et  qu'il 
lui  est  meilleur  de  s'ignorer  pour  être  heureux  ? 

no]  i45 

[Une  seule  pensée  nous  occupe,  nous  ne  pouvons 
pensera  deux  choses  à  la  fois  ;  dont  bien  nous  prend, 
selon  le  monde,  non  selon  Dieu3.] 


i.  Expression  familière  à  Pascal.  Cf.  lettre  du  26  janvier  i648: 
«  J'aurais  pour  cela  besoin  de  la  communication  de  personnes  savantes 
et  de  personnes  désintéressées.  »  Ici  le  mot  est  pris  au  sens  absolu, 
pour  signifier  le  peu  de  personnes  avec  qui  on  peut  communiquer.  — 
Saint  Gyran  écrivait  de  \ incennes  à  Arnauld:  «  Le  principal  me 
manque  qui  est  la  communication  »,  et  Méré  définira  l'honnêteté: 
«  Cette  science  est  proprement  celle  de  l'homme,  parce  qu'elle  consiste 
à  vivre  et  à  se  communiquer  d'une  manière  humaine  et  raison- 
nable. »  (De  la  vraie  Honnêteté,  dise.  I,  p.  6.) 

2.  «  Bref  c'est  la  vraye  science  de  l'homme.  »  (Charron,  Préface 
de  lu  Sagesse.)  —  «  La  vraye  science  et  la  vraye  estude  de  l'homme, 
c'est  l'homme.  »  (Jd.,  préface  du  Premier  livre.) 

145 
Cf.  Fatjg.,  II,  37  (note);  Hav.,  IV  (note);  Mot..,  I,  58;  Mich.,  286. 

3.  Opposition  qui  est  déjà  dans  Montaigne  :  «  Nous  n'avons  garde 


72  PENSEES. 

4]  M6 

L'homme  est  visiblement  fait  pour  penser  ;  c'est 
toute  sa  dignité  '  ;  et  tout  son  mérite  et  tout  son 
devoir  est  de  penser  comme  il  faut.  Or  l'ordre  de  la 
pensée  est  de  commencer  par  soi,  et  par  son  auteur 
et  sa  fin. 

Or  à  quoi  pense  le  monde  ?  jamais  à  cela  ;  mais 
à  danser,  à  jouer  du  luth,  à  chanter,  à  faire  des 
vers,  à  courir  la  bague,  etc.,  à  se  battre,  à  se  faire 
roi,  sans  penser  à  ce  que  c'est  qu'être  roi,  et  qu'être 
homme. 

3S2]  147 

Nous  ne  nous  contentons  pas  de  la  vie  que  nous 
avons  en  nous  et  en  notre  propre  être  :  nous  vou- 
lons vivre  dans  l'idée  des  autres  d'une  vie  imagi- 
naire, et  nous  nous  efforçons  pour  cela  de  paraître2. 


d'estre  gents  de  bien  selon  Dieu  ;  nous  ne  le  sçaurions  estre  selon 
nous  »  (III,  9).  Voir  le  fragment  906.  —  Nicole  écrit  dans  ses  Pensées 
diverses,  LVII  :  «  La  raison  des  faux  jugements  que  l'on  fait  est  que 
l'on  a  deux  règles  pour  juger  des  choses.  Cela  est  bon,  dit-on,  selon 
le  monde,  mais  mauvais  selon  Dieu.  » 

146 

Cf.  B.,  358;  C,  3i5;    P.  R.,  IX,  1;  Bos.,  II,  xtii,  64;    Faug.,  II,  86; 
Hav.,  XXIV,  53;  Mol.,  I,  72;  Mien.,  17. 

1.  [Cependant.] —  Cf.  fr.  3^7  et  365. 

147 
Cf.  B.,  419;  P.  R.,  XXIV,    1;  Bos.,  V,   1;  Hat.,  II,  1  ;   Mor..,  T,  87; 

MlCH.,  611. 

2.  «  Moy,  ie  tiens  que  ie  ne  suis  que  chez  moyj  et  de  cette 
aultre  mienne  vie,  qui  loge  en  la  cognoissance  de  mes  amis,  à  la  con- 
sidérer nue  et  simplement  en  soy,  ie  sens  bien  que  ie  n'en  sens  fruict 


SECTION  II.  73 

Nous  travaillons  incessamment  à  embellir  et  con- 
server notre  être  imaginaire,  et  négligeons  le  véri- 
table1. Et2  si  nous  avons  ou  la  tranquillité,  ou  la 
générosité,  ou  la  fidélité,  nous  nous  empressons  de 
le  faire  savoir,  afin  d'attacher  ces  vertus-là  à  notre 
autre  être,  et  les  détacherions  plutôt  de  nous  pour 
les  joindre  à  l'autre  ;  nous  serions  de  bon  cœur 
poltrons  pour  en  acquérir  la  réputation  d'être  vail- 
lants3. Grande  marque4  du  néant  de  notre  propre 
être,  de  n'être  pas  satisfait  de  l'un  sans  l'autre,  et 
d'échanger  souvent  l'un  pour  l'autre  !  Car  qui  ne 
mourrait  pour  conserver  son  honneur5,  celui-là  serait 
infâme. 


ni  iouïssance  que  par  la  vanité  d'une  opinion  fantastique.  »  (Mont., 
II,  xvi.)  —  Cf.  Nicole  :  «  il  [l'homme]  ne  se  regarde  pas  moins  selon  un 
certain  être  qu'il  a  dans  l'imagination  des  autres  que  selon  ce  qu'il  est 
effectivement,  »  etc.  (De  la  Connaissance  de  soi-même,  ire  part.,  ch.  iv). 

1.  «  Qui  que  ce  soit,  ou  art,  ou  nature,  qui  nous  imprime  cette 
condition  de  vivre  par  la  relation  à  aultruy,  nous  faict  beaucoup  plus 
de  mal  que  de  bien  :  nous  nous  defraudrons  de  nos  propres  utilitez, 
pour  former  les  apparences  à  l'opinion  commune;  il  ne  nous  chault 
pas  tant  quel  soit  notre  estre  en  nous  et  en  effect,  comme  quel  il  soit 
en  la  cognoissance  publique  »  (Mont.,  III,  ix).  Gbarron  a  reproduit  ce 
passage  :  «  Nous  ne  vivons  que  par  relation  à  aultruy.  Nous  ne  nous 
soucions  pas  tant  quels  nous  soyons  en  nous  en  effet  et  en  vérité, 
comme  quels  nous  soyons  en  la  cognoissance  publique,  tellement  que 
nous  nous  defaudrons  souvent,  et  nous  privons  de  nos  commodités  et 
biens,  et  nous  nous  gehennons  pour  former  les  apparences  à  l'appa- 
rence commune  »  (De  la  Sagesse,  I,  xxxvi,  4)' 

2.  [Nous  serions  bien  fâchés  d'avoir]  la  tranquillité. 

3.  «  De  toutes  les  resveries  du  monde,  la  plus  receue  et  la  plus 
universelle  est  le  soing  de  la  réputation  et  de  la  gloire,  que  nous 
espousons  iusques  à  quitter  les  richesses,  le  repos,  la  vie  et  la  santé, 
qui  sont  bien  effectuels  et  substantiaux,  pour  suyvre  cette  vaine  image 
et  cette  simple  voix  qui  n'a  ni  corps  ni  prinse  »  (Mont.;  I;  4i)« 

4.  [De  2a.] 
5    [Serait.] 


74  PENSEES. 

4i6]  148 

Nous  sommes  si  présomptueux  que  nous  vou- 
drions être  connus  de  toute  la  terre,  et  même  des 
gens  qui  viendront  quand  nous  ne  serons  plus  ;  et 
nous  sommes  si  vains,  que1  l'estime  de  cinq  ou  six 
personnes  qui  nous  environnent,  nous  amuse  et  nous 
contente 2. 

83]  149 

Les  villes  par  où  on  passe,  on  ne  se  soucie  pas 
d'y  être  estimé  ;  mais,  quand  on  y  doit  demeurer  un 
peu  de  temps,  on  s'en  soucie.  Combien  de  temps 
faut-il  ?  un  temps  proportionné  à  notre  durée  vaine 
et  chétive. 

49]  150 

La  vanité  est  si  ancrée  dans  le  cœur  de  l'homme 


148 

Cf.  B.,  45;  G.,  45  ;  P.  R.,  XXIV,  7  ;  Bos.,  I,  t,  5;  Faug.,  I,  208;  Hat., 
II,  5;  Mol.,  I,  88;  Mien.,  673. 

1.  «  Nous  cherchons  notre  bonheur  hors  de  nous-mêmes,  et  dans 
l'opinion  des  hommes  que  nous  connaissons  flatteurs,  peu  sincères, 
sans  équité,  pleins  d'envie,  de  caprices  et  de  préventions.  Quelle 
bizarrerie  !  »  (La  Bruyère,  De  l'Homme.} 

2.  [Nous  nous.] 

149 

Cf.  B.,  8;  C.,21;  P.  R.,  XXIV.  10;  Bos.,  I,  t,  7;  Faug.,  I,  308;  Hat., 
II,  7;  Mol.,  I,  89;  Mich.,  a38. 

I50 

Cf.  B.,  36o;C.,3i6;  P.  R.,  XXIV,  5:  Bos.,  I,  t:  Faug.,  I,  208;  Hat., 
II,  3;  Mol.,  1,88  j  Mich.,  124. 


SECTION  II.  75 

qu'un  soldat,  un  goujat,  un  cuisinier,  uncrocheteur1 
se  vante  et  veut  avoir  ses  admirateurs  ;  et  les  philo- 
sophes mêmes  en  veulent  ;  et  ceux  qui  écrivent 
contre  veulent  avoir  la  gloire  d'avoir  bien  écrit 2  ;  et 
ceux  qui  les  lisent  veulent  avoir  la  gloire  de  l'avoir 
lu  ;  et  moi  qui  écris  ceci,  ai  peut-être  cette  envie3  ; 
et  peut-être  que  ceux  qui  le  liront... 

69]  151 

La  gloire.  —  L'admiration  gâte  tout  dès  l'enfance  : 
Oh  !  que  cela  est  bien  dit  !  oh!  qu'il  a  bien  fait!  qu'il 
est  sage  !  etc.  4. 

Les  enfants  de  Port-Royal,  auxquels"  on  ne  donne 

1.  «  Goujat,  valet  d'armée.  Cf.  La  Fontaine,  Matrone  d'Ephèse  : 

Mieux  vaut  goujat  debout  qu'empereur  couronné. 

CrocheLeur,  portefaix  qui  fait  usage  de  crochets.  Cf.  Régnier, 
Satire  Y  : 

Et  qu'il  n'est  crocheteur  ni  courtaud  de  boutique 
Qui  n'estime  à  vertu  l'art  où  sa  main  s'applique. 

Et  Balzac,  le  Barbon  :  «  Il  n'a  écrit  que  pour  la  lie  de  Romulus  et 
pour  les  crocheteurs  du  marché  de  Rome.  »  (Littré.) 

2.  C'est  une  pensée  de  Cicéron,  dans  le  plaidoyer  pour  Archias, 
que  Pascal  a  connue  par  Montaigne  :  «  Car,  comme  dict  Cicero, 
ceulx  mesmes  qui  la  [la  gloire]  combattent,  encores  veulent  ils  que  les 
livres  qu'ils  en  escrivent  portent  au  front  leur  nom,  et  se  veulent 
rendre  glorieux  de  ce  qu'ils  ont  mesprisé  la  gloire.  »  (Essais,  liv.  I, 
ch.  xli  :  De  ne  communiquer  sa  gloire.^)  Tacite  dit  également: 
«  Chez  les  sages  mêmes  la  passion  de  la  gloire  est  la  dernière  dont  ils 
se  défont.  »  (Hist.,  IV,  6.) 

3.  Cf.  Montaigne  :  III,  ix  :  De  la  vanité.  «  Il  n'en  est,  à  l'adven-î 
ture,  aulcune  plus  expresse  que  d'en  escrire  si  vainement.  » 

Cf.  B.,  19;  G.,  33;  Facg.,  I,  20/4;  Hay.,  XXV,  GG;  Mol.,  I,  86;  Mien., 
196. 

4.  [Le  talon  de  soulier.] 

5.  [iVous.J 


76  PENSÉES. 

point  cet  aiguillon  d'envie  et  de  gloire1,    tombent 
dans  la2  nonchalance8. 

75]  i5« 

Orgueil1*.  —  Curiosité  n'est  que  vanité  :  le  plus 
souvent  on  ne  veut  savoir  que  pour  en  parler6  ;  au- 
trement on  ne  voyagerait  pas  sur  la  mer,  pour  ne 
jamais  en  rien  dire,  et  pour  le  seul  plaisir  de  voir, 
sans  espérance  d'en  jamais  communiquer. 

*49]  i53 

Du  désir  d'être  estimé  de  ceux  avec  qui  on  est6.  — 


1.  «  Qui  est-ce  qui  voudrait  courir  seul  aux  jeux  olympiques? 
ôtez  l'émulation,  vous  ôtez  la  gloire,  vous  ôtez  l'éperon  à  la  vertu.  » 
(Du  Yair,  La  philosophie  morale  des  Stoïques,  éd.  i6o3,  p.  3o.) 

2.  [Par]  sans  doute  paresse. 

3.  Havet  a  judicieusement  rappelé  à  ce  propos  le  conseil  de 
M.  de  Saci  à  Fontaine  :  «  Quand  il  y  avait  quelque  bien  dans  quel- 
qu'un de  ces  enfants,  il  me  conseillait  toujours  de  n'en  point  parler 
et  d'étouffer  cela  dans  le  secret  :  «  Sx  Dieu  y  a  mis  quelque  bien, 
disait-il,  «  il  l'en  faut  louer,  et  garder  le  silence,  se  contentant  de  lui 
en  rendre  dans  le  fond  du  cœur  sa  reconnaissance,  a  (Sainte-Beuve, 
Port-Royal,  5e  édit.,  t.  III,  p.  45o.) 

15a 

Cf.  B.,  27;  G.,  45;  P.  R.,  XXIV,  9;  Bos.,I,  v,  6;  Facc,  I,  ao8;  Hav., 
H,  G;  Mot.,  I,  90;  Mich.,  an. 

l\.  Le  titre  d'une  main  étrangère. 

5.  Pascal  avait  lu  dans  Montaigne  (I,  38)  ces  vers  de  Perse  (Sa*., 
1,23): 

Usque  adeone 
Scire  tuum  nihil  est  nisi  te  scire  hoc  sciât  alter, 

153 

Cf.  B.,   36o;  G.,  3i7;  P.  R.,  XXIV,  4;  Bos.,  I,  v,  a;  Fabg.,  I,  209; 
Hat.,  II,  2  bis;  XXV,   122;  Mot.,  I,  90;  Mien.,  124. 

6.  «  Nous  voulons  que  l'on  nous  trouve  et  sente  partout,  que  l'on 
nous  estime  et  tout  ce  que  nous  estimons.  »  Gbarron,  Sagesse,  I,  xxxv. 


SECTION  II.  77 

L'orgueil  nous  tient  d'une  possession  si  naturelle  au 
milieu  de  nos  misères,  erreurs,  etc.  ;  nous  perdons 
encore  la  vie  avec1  joie,  pourvu  qu'on  en  parle2. 

Vanité:  jeu,  chasse,  visite,  comédies,  fausse  per- 
pétuité de  nom3. 

a3]  i54 

[Je  n'ai  point  d'amis  [à  votre  avantage]4. 

Un  vrai  ami  est  une  chose  si  avantageuse,  même 
pour  les  plus  grands  seigneurs,  afin  qu'il  dise  du  bien 
d'eux,  et  qu'il  les  soutienne  en  leur  absence  même, 
qu'ils  doivent  tout  faire  pour  en  avoir5.  Mais  qu'ils 


1.  Correction  de  Pascal  au  texte  dicté  qui  portait  :  et  les  joies. 

2.  «  Nous  consentons  peut-estre  d'eschapper  à  la  vie,  mais  non  h 
la  vanité.  »  (Ibid.,  I,  xxxvi,  3.) 

3.  Souvenir  du  chapitre  de  Charron  sur  la  Vanité  (Sagesse,  I, 
xxxvi)  :  «  Nous  desirons  estre  louez  aprez  nostre  mort  ;  quelle  plus, 
grande  vanité?  »  (§  3).  Le  paragraphe  5  signale  la  Vanité  de  la 
comédie,  et  le  par.  6  celle  des  visites  :  «  Quelle  vanité  et  perte  de 
temps  aux  visites,  salutations,  accueils  et  entretiens  mutuels  !  »  etc.  — 
Cf.  Nicole,  Pensées  diverses,  XXX:  Vanité,  assaisonnement  de  la  plu- 
part des  choses. 

154 

Cf.  Migh.,  5a,  note. 

4.  Ces  mots,  barrés  dans  le  manuscrit,  s'expliquent  par  le  fragment 
qui  suit  ;  voir  l'application  fort  importante  que  Pascal  en  fait  aux 
Apôtres  (Fragment,  798). 

155 

Cf.  B.,  354;  C,  3io;   Bos.,  I,  11,  58;    Faug.,   I,  ig5;   Hat.,  VI,  55; 
Mol.,  II,  i5a;  Mien.,  22. 

5.  La  Bruyère  a  développé  cette  pensée  :  «  Un  homme  en  place 
doit  aimer  son  prince,  sa  femme,   ses  enfants,  et  après  eux  les  gens. 


78  PENSÉES. 

choisissent  bien  ;  car,  s'ils  font  tous  leurs  efforts 
pour  des  sots,  cela  leur  sera  inutile,  quelque  bien 
qu'ils  disent  d'eux;  et  même  ils  n'en  diront  pas  du 
bien,  s'ils  se  trouvent  les  plus  faibles1,  car  ils  n'ont 
pas  d'autorité  ;  et  ainsi  ils  en  médiront  par  compa- 
gnie. 

83]  156 

Ferox  gens,  nullam  essevitam  sine  armis  rati2.  Ils 
aiment  mieux  la  mort  que  la  paix  ;  les  autres  aiment 
mieux  la  mort  que  la  guerre. 

Toute  opinion  peut  être  préférable  à  la  vie,  dont 
l'amour  parait  si  fort  et  si  naturel3. 


d'esprit...  Quels  petits  bruits  ne  dissipent-ils  pas?  quelles  histoires  ne 
réduisent-ils  pas  à  la  fable  et  à  la  fiction?  Ne  savent-ils  pas  justifier 
les  mauvais  succès  par  les  bonnes  intentions  ;  prouver  la  bonté  d'un 
dessein  et  la  justesse  des  mesures  par  le  bonheur  des  événements  ; 
s'élever  contre  la  malignité  et  i'envie  pour  accorder  à  de  bonnes 
entreprises  de  meilleurs  motifs  ;  donner  des  explications  favorables  à 
des  apparences  qui  étaient  mauvaises  ;  détourner  les  petits  défauts,  ne 
montrer  que  les  vertus,  et  les  mettre  dans  leur  jour  ;  semer  en  mille 
occasions  des  faits  et  des  détails  qui  seront  avantageux,  et  tourner  le 
ris  et  la  moquerie  contre  ceux  qui  oseraient  en  douter  ou  avancer  des 
faits  contraires?...  »  {Des  Grands.) 

1 .  [Mangue.] 

156 

Cf.   B.,  8;    C,  20;   P.  R.,  XXIX,  38;   Bos.,  I,  îx,  &i;  Faug.,  î,  2i5  ; 
Hav.,  VI,  38;  Mol.,  I,  86;  Mich.,  2^0. 

2.  [Gloire.]  —  On  lit  dans  Montaigne  :  «  Caton,  consul,  pour  s'asseurer 
d'aulcunes  villes  en  Espaigne,  ayant  seulement  interdict  aux  habitants 
d'icelles  de  porter  les  armes,  grand  nombre  se  tuèrent  :  ferox  gens} 
nullam  vitam  rati  sine  armis  esse  »  (I,  4o).  La  citation  est  de  Tite-Live, 
XXXIV,  i7. 

3.  «  Toute  opinion  est  assez  forte  pour  se  faire  espouser  au  prix 
de  la  vie.  »  (Mont.,  I,  4o.) 


SECTION  II.  79 

*U2]  i57 

Contradiction:  mépris  de  notre  être,  mourir  pour 
rien,  haine  de  notre  être* 

21]  15s 

Métiers.  —  La  douceur  de  la  gloire  est  si  grande1, 
qu'à  quelque  objet  qu'on  l'attache,  même  à  la  mort, 
on  l'aime2. 

*44o]  159 

Les  belles  actions  cachées  sont  les  plus  estima- 
bles3: quand  j'en  vois  quelques-unes  dans  l'histoire 
comme  page  i84*,  elles  me  plaisent  fort;  mais  enfin 

157 

Cf.  B.,  46;  C,  67;  Faug.,  II,  89;  Mot.,  I,  67;  Mich.,  761. 

158 

Cf.  B.,  9;  G.,  a3;  P.  R.,  XXIV,  2;  Bos.,  I,  v,  1;  Faug.,  I,  209;  Hav., 
II,  1  bis;  Mol.,  I,  88;  Mich.,  45. 

1 .  [Puisque.] 

2.  [Qui  y  tient.] 

159 
Cf.  B.,  366;  C,  3a2  ;  P.  R.,  ult.,  XXIX,  25;  Bos.,  T,  ix,    21  ;  Faug.,  I, 
205;  Hat.,  VI,  18;  Mol.,  I,  87;  Mich.,  748. 

3.  «  La  parfaite  valeur  est  de  faire  sans  témoins  ce  qu'on  serait 
capable  de  faire  devant  tout  le  monde.  »  (La  Rochefoucauld,  Max.7 
216.) 

4.  «  On  est  porté  à  croire,  dit  Havet,  que  Pascal  renvoie  ici  à 
la  page  i84  de  l'édition  des  Essais  de  Montaigne  dont  il  se  servait.  Je 
trouve  en  effet  à  la  page  i84  de  l'édition  de  i635  en  un  volume  in- 
folio  (celle  que  Mlle  de  Gournay  a  dédiée  au  cardinal  de  Richelieu), 
des  traits  qui  paraissent  être  ceux  que  Pascal  avait  en  vue  :  «  Cette 
«  belle  et  noble  femme  de  Sabinus,  patricien  romain,  pour  l'interest 
«  d'auitruy  supporta  seule  sans  secours,  et  sans  voix  et  gémissement, 
«  l'enfantement  de  deux  iumeaux.  Un  simple  garsonnet  de  Lacede- 


80  PENSÉES. 

elles  n'ont  pas  été  tout  à  fait  cachées,  puisqu'elles 
ont  été  sues  ;  et  quoiqu'on  ait  fait  ce  qu'on  ait  pu  pour 
les  cacher,  ce  peu  par  où  elles  ont  paru  gâte  tout  ; 
car  c'est  là  le  plus  beau,  de  les  avoir  voulu  cacher1. 

i5g]  160 

L'éternuement  absorbe  toutes  les  fonctions  de 
l'âme,  aussi  bien  que  la  besogne2  ;  mais  on  n'en  tire 
pas  les  mêmes  conséquences  contre3  la  grandeur  de 


«  mone  ayant  desrobbé  un  regnard...,  et  l'ayant  mis  sous  sa  cappe, 
«  endura  plustost  qu'il  luy  eust  rongé  le  ventre  que  de  se  descouvrir. 
«  Et  un  aultre,  donnant  de  l'encens  à  un  sacrifice,  se  laissa  brusler 
«  iusques  à  l'os  par  un  charbon  tumbé  dans  sa  manche,  pour  ne  trou- 
«  bler  le  mystère...  »  (I,  XL.)  Voilà  trois  belles  actions  cachées, 
et  pas  assez  cachées  pourtant  au  gré  de  Pascal.  Voir  encore  Mont., 
III,  x  :  ce  A  mesure  qu'un  bon  effect  est  plus  esclatant,  ie  rabbats  de 
«  sa  bonté  le  souspeçon  en  quoy  i'entre,  qu'il  soit  produict  plus  pour 
«  estre  esclatant  que  pour  estre  bon;  estalé,  il  est  à  demi  vendu.  Ce 
«  actions  là  ont  bien  plus  de  grâce,  qui  eschappent  de  la  main  de 
«  l'ouvrier,  nonchalamment  et  sans  bruict,  et  que  quelque  honneste 
«  homme  choisit  aprez  et  r'esleve  de  l'umbre,  pour  les  poulser  en 
«  lumière  à  cause  d'elles  mesmes.  » 

i.  C'était  la  règle  que  Pascal  s'était  imposée  à  lui-même  dans  ses 
actions  de  charité  (cf.  la  Vie  écrite  par  Mme  Périer,  apud  Opuscules  et 
Pensées  de  Pascal,  Hachette,  1897,  p.  29). 

160 

Cf.  B.,  &iz;  G.,  387;  Faug.,  I,  i93;  Hat.,  XXV,  5;    Mol.,  I,  46  et  I, 
45;  Mich.,  384. 

2.  La  première  Copie  corrige:  le  plaisir.  Allusion  à  un  passage  de 
Montaigne  (III,  v)  qui  se  termine  ainsi  :  «  Le  sommeil  suffoque  et 
supprime  les  facultez  de  nostre  ame  :  la  besongne  les  absorbe  et  dissipe 
de  mesme;  certes,  c'est  une  marque  non  seulement  de  nostre  corruption 
originelle,  mais  aussi  de  nostre  vanité  et  desformité.  »  —  Au  début 
de  l'Essai  suivant,  Montaigne  écrit  :  «  Me  demandez-vous  d'où  vient 
cette  coustume  de  bénir  ceulx  qui  esternuent?...  Parce  qu'il  [l'éter- 
nument]  vient  de  la  teste  et  est  sans  blâme,  nous  luy  faisons  cet  hon- 
neste recueil.  » 

3.  [L'homme.] 


SECTION  II.  81 

l'homme,  parce  que  c'est  contre  son  gré.  Et  quoi- 
qu'on se  le  procure,  néanmoins  c'est  contre  son  gré 
qu'on  se  le  procure  ;  ce  n'est  pas  en  vue  de  la  chose 
même,  c'est  pour  une  autre  fin1  :  et  ainsi  ce  n'est 
pas  une  marque  de  la  faiblesse  de  l'homme,  et  de  sa 
servitude  sous  cette  action. 

2 II  n'est  pas  honteux  à  l'homme  de  succomber 
sous  la  douleur,  et  il  lui3  est  honteux  de  succomber 
sous  le  plaisir.  Ce  qui  ne  vient  pas  de  ce  que  la  dou- 
leur nous  vient  d'ailleurs,  et  que  nous  recherchons 
le  plaisir  ;  car  on  peut  rechercher  la  douleur,  et  y 
succomber  à  dessein4,  sans  ce  genre  de  bassesse5. 
D'où  vient  donc  qu'il  est  glorieux  à  la  raison  de  suc- 
comber sous  l'effort  de  la  douleur,  et  qu'il  lui  est 
honteux  de  succomber  sous  l'effort  du  plaisir6?  c'est 
que  ce  n'est  pas  la  douleur  qui  nous  tente  et  nous 
attire  ;  c'est  nous-mêmes  qui  volontairement  la 
choisissons  et  voulons  la  faire  dominer  sur  nous  ; 
de  sorte  que  nous  sommes  maîtres  de  la  chose  ;  et 
en  cela  c'est  l'homme  qui  succombe  à  soi-même  ; 
mais,  dans  le  plaisir,  c'est  l'homme  qui  succombe 
au  plaisir.  Or  il  n'y  a  que  la  maîtrise  et  l'empire 
qui  fasse  la  gloire,  et  que  la  servitude  qui  fasse  [la] 
honte. 


1.  Audition  ultérieure. 

2.  [D'où  vient  qu'il]  n'est  pas  honteux  à  l'homme  [de  succomber  sous 
le  plaisir.] 

3.  [Lui]  en  surcharge. 

[\.  A  dessein  en  surcharge. 

5.  La  phrase  suivante  à  la  marge. 

6.  [Mais.] 

PENSÉES.  II   —    6 


82  PENSÉES. 

Vanité.  —  Qu'une  chose  aussi  visible  qu'est  la 
vanité  du  monde  soit  si  peu  connue  que  ce  soit 
une  chose  étrange  et  surprenante  de  dire  que  c'est 
une  sottise  de  chercher  les  grandeurs,  cela  est  admi- 
rable ! 

487]  x6a 

Qui  voudra  connaître  à  plein  la  vanité  de  l'homme 
n'a  qu'à  considérer  les  causes  et  les  effets  de  l'amour. 
La  cause  en  est  un  je  ne  sais  quoi  (Corneille)1,  et 
les  effets  en2  sont  effroyables.  Ce  je  ne  sais  quoi3, 
si  peu  de  chose  qu'on  ne  peut  le  reconnaître,  re- 
mue toute  la  terre,  les  princes,  les  armées,  le  monde 
entier. 


161 

Cf.  B.,  5;  C,  17;  Bos.,  I,  ix,  62;  Faug.,  I,  207;  Hav.,  VI,  59;  Mol., 
I,  (53  ;  Mica.,  222. 

1Ô2 

Cf.  B.,  197;  C,  9;  Bos.,  I,  ix,  46;  Faug  ,   I,   207;  Hav.,   VI,  43  bis  ; 
Mol.,  I,  89;  Mich.,  862. 

1.  Voir  Médêe,  Ii,  6  : 

Souvent  je  ne  sais  quoi  qu'on  ne  peut  exprimer 
Nous  surprend,  nous  emporte,   et  nous  force  d'aimer. 

Rodogune,  I,  5  :  Les  âmes 

S'attachent  l'une    à    l'autre  et  se  laissent  piquer 
Par  ces  je  ne  sais  quoi  qu'on  ne  peut  expliquer. 

On  avait  discuté  le  je  ne  sais  quoi  dans  l'entourage  de  Mme  de  Sablé, 
témoin  cette  pensée  de  l'abbé  d'Àilly  :  «  Ces  mots  de  sympathie,  de 
je  ne  sais  quoi,  de  qualités  occultes,  et  mille  autres,  ne  signifient 
rien  »  (V.  Cousin,  Madame  de  Sablé,  i854,  p-  86;  cf.  p.  90). 

2.  En  surcharge. 

3.  [Qu'on  en  peut.] 


SECTION  II.  83 

Le  nez  de  Cléopâtre1  :  s'il  eût  été  plus  court,  toute 
la  face  de  la  terre  aurait  changé. 

79]  163 

Vanité.  —  La  cause  et  les  euets  de  l'amour  :  Cléo- 
pâtre. 

Première  Copie  90]  163  bis 

[Rien  ne  montre  mieux  la  vanité  des  hommes 
que  de  considérer  quelle  cause  et  quels  effets  de 
l'amour  ;  car  tout  l'univers  en  est  changé  :  le  nez  de 
Cléopâtre.] 

23]  164 

Qui  ne  voit  pas  la  vanité  du  monde  est  bien  vain 
lui-même.  Aussi  qui  ne  la  voit,  excepté  de  jeunes 
gens  qui  sont  tous  dans  le  bruit  et  dans  le  divertis- 
sement, dans  la  pensée  de  l'avenir?  Mais,  ôtez  leur 
divertissement,  vous  les  verrez  se  sécher  d'ennui  ; 
ils  sentent  alors  leur  néant2  sans  le  connaître:   car 


1.  Le  nom  de  Cléopâtre  n'est  pas  prononcé  tout  à  fait  au  hasard. 
Cléopâtre  était  l'héroïne  de  Méré,  comme  César  était  son  héros.  (Cf. 
en  particulier  le  discours  des  Agréments,  p.  127.) 

163 

Cf.  B.,  i3;  C,  3o;  Faug.,  I,  207;  Mol.,  I,  89;  Mich.,  219. 

163  bis 
Cf.  C,  11G;  Faug.,  I,  23G;  Mol.,  I,  89;  Mich.,  888. 

164 

Cf.  B.,  9;  C,  23;   Bos.,  I,  ix,  62;    Faug.,  II,  lu;   Hav.,   VI,   59  Us  ; 

Mol.,  1,  63;  Mien.,  67. 

2.  [Qa'iis  ne  connaissent.] 


84  PENSÉES. 

c'est  bien  être  *  malheureux  que  d'être  dans  une  s 
tristesse  insupportable3,  aussitôt  qu'on  est  réduit  à 
se  considérer,  et  à  n'en  être  point  diverti. 

4i5]  165 

Pensées.  —  In  omnibus  requiem  quœsivi*.  Si  notre 
condition  était  véritablement  heureuse,  il  ne  nous 
faudrait  pas  divertir  d'y  penser  pour  nous 5  rendre 
heureux. 

73]  i65  bis 

Si  notre  condition  était  véritablement  heureuse, 
il  ne  faudrait  pas  nous  divertir  d'y  penser. 

U2]  j66 

Divertissement6.  —    La   mort    est    plus   aisée   à 


1.  [Dans  le  néant  que  d'être  en  telle  condition  que  [en  une  condition  si 
malheureuse.] 

2.  [Dernière.] 

3.  Insupportable,  en  surcharge. 

165 
Cf.  B,  464;  C,  2o3;  P.  R.,  XXIX,  20;  Bo«  ,  T,  ix,  25;  Faug.,  IT,  4a  ; 
H.w.,  VI,  22;  Mol.,  I,  60;  Mien  ,  6(35. 

4-  Ecclésiastique,  XXIV,  11  :  Et  omnium  excAlentium  et  humilium 
corda  virtule  calcavi  :  et  in  his  omnibus  requiem  qusesivi,  et  in  hereditate 
Domini  morabor. 

5 .   [Réjouir.] 

165  bis 

Cf.  B.,  ai;  C,  4o;  Bos.,  ix,  25;  Faug.,  II,  42  note;  Mien.,  199. 

166 
Cf.  B.,  5g;    C,   82;  P.  R.,  XXXI,   3;  Bos.,  I,  ix,   61;  Faug.,  II,  4o  ; 
Hav.,  VI,  58  ;  Mol  ,  I,  58;  M1Ch.,  354. 

G.  Ce  titre  général  est  un  souvenir  de  Montaigne  :  L'Essai  IV  du 
livre  III  est  intitulé  de  la  Diversion;  les  idées  sont  déjà  celles  que 
Pascal  reprend  dans  les  fragments  qui  précèdent. 


SECTION  II.  85 

supporter  sans  y  penser,  que  la  pensée  de  la  mort 
sans  péril1. 

27]  167 

Les  misères  de  la  vie  humaine  ont  fondé  tout  cela  ; 
comme  ils  ont  vu  cela,  ils  ont  pris  le  divertissement 2. 

1.  Voici  ce  qu'on  trouve  dans  Montaigne  d'une  part:  «  ie  trouve 
par  expérience  que  c'est  plustost  l'impatience  de  l'imagination  de  la 
mort  qui  nous  rend  impatients  de  la  douleur,  et  que  nous  la  sentons 
doublement  griesve  de  ce  qu'elle  nous  menace  de  mourir.  »  (I,  4o). 
Cf.  I,  17  :  «  Tant  de  gents  qui,  de  l'impatience  des  poinctures  de  la 
peur,  se  sont  pendus,  noyez  et  précipitez,  nous  ont  bien  apprins  qu'elle 
est  encores  plus  importune  et  plus  insupportable  que  la  mort.  »  Et 
d'autre  part:  «  le  me  plonge,  la  teste  baissée,  stupidement  dans  laj 
mort,  sans  la  considérer  et  recognoistre.  »  (Cf.  III,  xn  et  Charron,, 
Sagesse,  I,  xxxix,  9.)  La  même  idée  se  trouve  exprimée  par  Méré  :• 
«  La  crainte  de  la  mort  est  plus  sensible  que  la  mort  même.  »  (Max., 
76)  ;  ce  qui,  d'ailleurs,  est  une  traduction  de  Publius  Syrus  : 

Mortem  timere  crudelius  est  quam  mori. 

La  Rochefoucauld  a  développé  à  son  tour  ce  lieu  commun  sous  diffé- 
rentes formes,  par  exemple  (Max.  21):  «  Ceux  qu'on  condamne  aui 
supplice  affectent  quelquefois  une  constance  et  un  mépris  de  la  morti 
qui  n'est  en  effet  que  la  crainte  de  l'envisager  :  de  sorte  qu'on  peut! 
dire  que  cette  constance  et  ce  mépris  sont  à  leur  esprit  ce  que  le  ban-: 
deau  est  à  leurs  yeux.  »  Cf.  la  Maxime  5o/i,  la  dernière  du  livre,  sur, 
la  fausseté  du  mépris  de  la  mort,  qui  est  comme  le  couronnement  du 
livre  des  Maximes.  On  trouve  enfin  dans  La  Bruyère  deux  variantes 
de  cette  pensée  :  «  La  mort  n'arrive  qu'une  fois,  et  se  fait  sentir  à! 
tous  les  moments  de  la  vie  :  il  est  plus  dur  de  l'appréhender  que  de  la' 
souffrir.  —  C'est  plus  tôt  fait  de  céder  à  la  nature  et  de  craindre  la 
mort,  que  de  faire  de  continuels  efforts,  s'armer  de  raisons  et  de  ré- 
flexions, et  être  continuellement  aux  prises  avec  soi-même,  pour  ne  la 
pas  craindre.  »  (De  l'Homme.} 

167 

Cf.  B.,  2;  C,  i5;  Faug.,  II,  Ui  ;  Mol.,  I,  58;  Mien.,  G5. 

2.  Mont.,  III,  iv  :  «  Quand  les  médecins  ne  peuvent  purger  le 
catharre,  ils  le  divertissent  et  desvoyent  à  une  aultre  partie  moins 
dangereuse  :  le  m'apperceois  que  c'est  aussi  la  plus  ordinaire  recepte 
aux  maladies  de  l'ame  :  on  luy  faict  peu  chocquer  les  maulx  de  droit 


86  PENSÉES, 

lai]  168 

1  Divertissement.  —  Les  hommes  n'ayant  pu  guérir 
la  mort,  la  misère,  l'ignorance,  ils  se  sont  avisés, 
pour  se  rendre  heureux  %  de  n'y  point  penser 3. 

I2l]  169 

Nonobstant  ces  misères,  il  veut  être  heureux,  et 


fil  •  on  ne  luy  en  faict  ny  soutenir  ny   rabattre   l'altaincte,  on    la   luy 
faict  décliner  et  gauchir.  (De  la  diversion).  » 

ïûS 

CI".  B.,  53;   C,  75;  P.  R.,  XXVI,  h;   Bos.,  I,  tu,  h;   Facg.,  II,  39  ; 
Hat.,  IV,  5;  Mol.,  I,  58;  Micu.,  010. 

1 .  [Les  hommes,  peur  se.] 

2.  [Pour  se  rendre  heureux]  en  surcharge. 

3.  Port-Royal  fait  suivre  cette  phrase  du  développement  suivant, 
qui  termine  le  chapitre  sur  la  Misère  de  l'homme  et  qui  en  fait,  dans 
l'esprit  des  éditeurs,  un  tout  littérairement  et  moralement  achevé  : 
«  C'est  tout  ce  qu'ils  ont  pu  inventer  pour  se  consoler  de  tant  de  maux. 
Mais  c'est  une  consolation  bien  misérable,  puisqu'elle  va  non  pas  à 
guérir  le  mal,  mais  à  le  eacher  simplement  pour  un  peu  de  temps,  et 
qu'en  le  cachant  elle  fait  qu'on  ne  pense  pas  à  le  guérir  véritablement. 
Ainsi,  par  un  étrange  renversement  de  la  nature  de  l'homme,  il  se 
trouve  que  l'ennui,  qui  est  son  mal  le  plus  sensible,  est  en  quelque  sorte 
son  plus  grand  bien,  parce  qu'il  peut  contribuer  plus  que  toutes  choses 
à  lui  faire  chercher  sa  véritable  guérison,  et  que  le  divertissement, 
qu'il  regarde  comme  son  plus  grand  bien,  est  en  effet  son  plus  grand 
mal,  parce  qu'il  l'éloigné  plus  que  toute  chose  de  chercher  le  remède 
à  ses  maux.  Et  l'un  et  l'autre  sont  une  preuve  admirable  de  la  misère 
et  de  la  corruption  de  l'homme,  et  en  même  temps  de  sa  grandeur  ; 
puisque  l'homme  ne  s'ennuie  de  tout,  et  ne  cherche  cette  multitude 
d'occupations,  que  parce  qu'il  a  l'idée  du  bonheur  qu'il  a  perdu  : 
lequel,  ne  trouvant  point  en  soi,  il  le  cherche  inutilement  dans  les 
choses  extérieures,  sans  se  pouvoir  jamais  contenter,  parce  qu'il 
n'est  ni    dans   nous,    ni   dans   les   créatures,    mais    en    Dieu    seul.  » 

(XXVI,  4.) 

169 
Cf.  B.,  53;  C,  75;  Faug.,  II,  42;  Mol.,  I,  58;  Mich.,  3ii. 


SECTION  II.  87 

ne  veut  être  qu'heureux,  et  ne  peut  ne  vouloir  pas 
l'être  ;  mais  comment  s'y  prendra- t-il ?  Il  faudrait, 
pour  bien  faire,  qu'il  se  rendît  immortel  ;  mais, 
ne  le  pouvant,  il  s'est  avisé  de  s'empêcher  d'y  pen- 


Premiere  Copve  53]  170 

Divertissement»  —  Si  l'homme  était  heureux,  il  le 
serait  d'autant  plus  qu'il  serait  moins  diverti,  comme 
les  saints  et  Dieu.  —  Oui  ;  mais  n'est-ce  pas  être 
heureux  que  de  pouvoir  être  réjoui  par  le  divertis- 
sement? —  Non  ;  car  il  vient  d'ailleurs  et  de  dehors; 
et  ainsi  il  est  dépendant,  et  partant,  sujet  à  être 
troublé  par  mille  accidents  qui  font  les  afflictions 
inévitables2. 


1 .  «  Le  but  de  nostre  carrière,  c'est  la  mort  ;  c'est  l'obiect  neces-' 
saire  de  nostre  visée  :  si  elle  nous  effroye,  comme  est  il  possible 
d'aller  un  pas  sans  fiebvre?  Le  remède  du  vulgaire,  c'est  de  n'y  penser 
pas  :  mais  de  quelle  brutale  stupidité  luy  peult  venir  un  si  grossier 
aveuglement?  »  (Mont.,  I,  19.)  —  La  Rochefoucauld  :  «  Il  faut  éviter 
de  l'envisager  [la  mort]  avec  toutes  ses  circonstances,  si  on  ne  veut 
pas  croire  qu'elle  soit  le  plus  grand  de  tous  les  maux.  Les  plus  habiles 
et  les  plus  braves  sont  ceux  qui  prennent  de  plus  honnêtes  prétextes 
pour  s'empêcher  de  la  considérer;  mais  tout  homme  qui  la  sait  voir 
telle  qu'elle  est,  trouve  que  c'est  une  chose  épouvantable.  »  (Frag- 
ment de  la  maxime  5o4«) 

170 

Cf.  C,  75  ;  P.  R.,  XXIX,  13;  Bos.,  I,  iy,  16;  Faug.,  II,  4o;  Hav.,  VI, 
i3;  Mol.,  I,  58;  Mica.,  886. 

2.  Dans  Montaigne  lui-même,  —  et  il  est  inutile  de  dire  combien 
il  en  a  dû  être  frappé  —  Pascal  avait  rencontré  la  critique  du  diver- 
tissement :  «  Ils  vont,  ils  viennent,  ils  trottent,  ils  dansent  ;  de  mort, 
nulles  nouvelles:  tout  cela  est  beau;  mais  aussi,  quand  elle  arrive  ou 
à  eulx,  ou  à  leurs  femmes,  enfants  et  amis,  les  surprenant  en  dessous 
ou  à  descouvert,  quels  torments;  quels  cris,  quelle  rage  et  quel  de- 


88  PENSEES. 

79l  !7t 

Misère.  —  La  seule  chose  qui  nous  console1  de 
nos  misères  est  le  divertissement,  et  cependant  c'est 
la  plus  grande  de  nos  misères  ;  car  c'est  cela  qui 
nous  empêche  principalement  de  songer  à  nous,  et 
qui  nous  fait  perdre2  insensiblement.  Sans  cela, 
nous  serions  dans  l'ennui,  et  cet  ennui  nous  pousse- 
rait à  chercher  un  moyen  plus  solide  d'en  sortir  ; 
mais  le  divertissement  nous  amuse,  et  nous  fait  arri- 
ver insensiblement  à  la  mort 3. 

21]  172 

4 Nous  ne  nous  tenons  jamais  au  temps  présent5. 
Nous  anticipons  l'avenir  comme  trop  lent6  à  venir, 


sespoir  les  accable?  vistes  vous  iamais  rien  si  rabàaissé,  si  changé,  si 
confus?  Il  y  fault  pourveoir  de  meilleure  heure  :  et  cette  nonchalance 
bestiale,  quand  elle  pouvoit  loger  en  la  teste  d'un  homme  d'enten- 
dement, ce  que  ie  treuve  entièrement  impossible,  nous  vend  trop  cher 
ses  denrées.  »  (I,  xix.) 

171 

Cf.  B.,  198;  C,  99;  Bos.,1,  vu,  3;  Faug.,  II,  4o;  Hav.,  II,  4;  Mol.,  I, 
5g  ;  Mien.,  21  G. 

1.  De  nos  misères,  en  surcharge. 

2.  Nous  dirions  aujourd'hui  nous  fait  nous  perdre. 

3.  Cf.  le  développement  de  Port-Royal  pour  son  chapitre  xxvr,  que 
nous  avons  cité  en  note  du  fragment  i3(),  page  53. 

17a 

Cf.  B.,  i3;  C,  Si;  P.  R.,  XXIV,    ia;  Bos.,  I,  vi,  5;    Faug.,  II,  43  ; 
Hav.,  III,  5;  Mol.,  I,  110;  Mich.,  4a. 

l\.  [Le  temps  qui  nous  a  portés  jusqu'ici  par  sa  succession  continuelle 
nous  a  plus  accoutumés  au  branle  que.] 
5.   [Nous  appelons  l'avenir  [le  passé.] 
t).   [Ou  rappelons.] 


SECTION  IL  89 

comme  pour  hâter  son  cours  ;  ou  nous  rappelons  le 
passe,  pour  l'arrêter  comme  trop  prompt1  :  si  im- 
prudents, que  nous  errons  dans  les  temps  qui  ne 
sont  pas  nôtres  2  et  ne  pensons  point  au  seul  qui 
nous  appartient,  et  si  vains  que3  nous  songeons  à 
ceux  qui  ne  sont  rien,  et  échappons4  sans  réflexion 
le  seul  qui  subsiste.  C'est  que  le  présent,  d'ordi- 
naire, nous  blesse.  Nous  le  cachons  à  notre  vue, 
parce  qu'il  nous  afflige;  et  s'il  nous3  est  agréable, 
nous  regrettons  de  le  voir  échapper.  Nous  tâchons 
de  le  soutenir  par  l'avenir,  et  pensons  à  disposer  les 
choses  qui  ne  sont  pas  en  notre  puissance,  pour  un 
temps  où  nous  n'avons  aucune  assurance  d'ar- 
river. 

Que  chacun  examine  ses  pensées,  il  les  trouvera 
toutes  occupées  au  passé  et  à  l'avenir.  Nous  ne  pen- 
sons 6  presque  point  au  présent  ;  et,  si  nous  y  pen- 
sons, ce  n'est  que  pour  en  prendre  la  lumière  pour 
disposer  de  l'avenir.  Le  présent  n'est  jamais  notre 
fin  :  le  passé  et  le  présent  sont  nos  moyens  ;  le  seul 


1.  [L'avenir,  et  voyons.] 

2.  [Et  qui  sont  [et  sommes  si  imprudents  que.] 

3.  Si  vains  que,  en  surcharge. 

4.  Échapper,  employé  comme  actif  n'était  plus  guère  usité  au 
xvne  siècle,  que  dans  le  sens  d'éviter.  Aussi  la  Copie  corrige-t-elle 
laissons  échapper,  mais  au  xvie  siècle  échapper  s'emploie  avec  le  com- 
plément direct  dans  le  sens  de  laisser  échapper  :  «  Ce  lévrier  n'es- 
chappoyt  ni  lièvres  ni  renards  devant  lui.  »  (Rabelais  apud  LittréX, 
Cf.  Montaigne  :  «  Qui  ne  pensent  point  avoir  meilleur  compte  de 
leur  vie  que  de  la  couler  et  eschapper.  » 

5.  [Plaît.] 

6.  [Presque  jamais.] 


90  PENSÉES. 

avenir  est  notre  fin1.  Ainsi2  nous  ne  vivons  jamais, 
mais  nous  espérons  de  vivre;  et3,  nous  disposant 
toujours  à  être  heureux*,  il  est  inévitable  que  nous 
ne  le  sovons  jamais  5. 


i.  Pascal  s'est  souvenu  du  troisième  chapitre  du  Ier  livre  désossais, 
qui  débute  ainsi  :  <c  Ceulx  qui  accusent  les  hommes  d'aller  tousiours 
béants  aprez  les  choses  futures,  et  nous  apprennent  à  nous  saisir  des 
biens  présents  et  nous  rasseoir  en  ceulx  là,  comme  n'ayants  aulcune 
prinse  sur  ce  qui  est  à  venir,  voire  assez  moins  que  nous  n'avons  sur 
ce  qui  est  passé,  touchent  la  plus  commune  des  humaines  erreurs,  s'ils 
osent  appeler  erreur  chose  à  quoy  nature  mesme  nous  achemine  pour 
le  service  de  la  continuation  de  son  ouvrage  :  nous  impriment,  comme 
assez  d'aultres,  cette  imagination  faulse,  plus  ialouse  de  nostre  action 
que  de  nostre  science. 

«  Nous  ne  sommes  iamais  chez  nous  ;  nous  sommes  tousiours  au 
delà  :  la  crainte,  le  désir,  l'espérance,  nous  eslancent  vers  l'advenir, 
et  nous  desrobbent  le  sentiment  et  la  considération  de  ce  qui  est, 
pour  nous  amuser  à  ce  qui  sera,  voire  quand  nous  ne  serons 
plus.  » 

La  Bruyère  a  dit  également  :  ce  La  vie  est  courte  et  ennuyeuse  ;  elle 
se  passe  toute  à  désirer.  L'on  remet  à  l'avenir  son  repos  et  ses  joies, 
à  cet  âge  souvent  où  les  meilleurs  biens  ont  déjà  disparu,  la  santé  et 
la  jeunesse.  Ce  temps  arrive,  qui  nous  surprend  encore  dans  les  dé- 
sirs :  on  en  est  là,  quand  la  fièvre  nous  saisit  et  nous  éteint  ;  si  l'on 
eût  guéri,  ce  n'était  que  pour  désirer  plus  longtemps.  »  (La  Bruyère, 
De  l'Homme.')  Enfin  on  connaît  le  vers  de  Voltaire  auquel  renvoyait 
déjà  Condorcet  : 

Nous  ne  vivons  jamais,  nous  attendons  la  vie. 

a.    [Notre.] 

3.  [Jamais  nous  ne  pouvons  jouir  d'une  heure.] 

4.  \Nous  ne  le  sommes.] 

5.  On  trouve  dans  les  Lettres  à  Mlle  de  Roannez  (VIII,  olim.  7)  une 
transposition  religieuse  de  ces  remarques  psychologiques  :  «  Le  présent 
est  le  seul  temps  qui  est  véritablement  à  nous,  et  dont  nous  devons 
user  selon  Dieu.  C'est  là  où  nos  pensées  doivent  être  principalement 
comptées.  Cependant  le  monde  est  si  inquiet,  qu'on  ne  pense  presque 
jamais  à  la  vie  présente  et  à  l'instant  où  l'on  vit  ;  mais  à  celui  où  l'on 
vivra.  De  sorte  qu'on  est  toujours  en  état  de  vivre  à  l'avenir,  et  jamais 
de  vivre  maintenant.  » 


SECTION  IL  91 

127]  173 

Ils  disent  que  les  éclipses  présagent  malheur, 
parce1  que  les  malheurs  sont  ordinaires,  de  sorte 
qu'il  arrive  si  souvent  du  mal,  qu'ils  devinent  sou- 
vent ;  au  lieu  que  s'ils  disaient  qu'elles  présagent 
bonheur,  ils  mentiraient  souvent.  Ils  ne  donnent 
le  bonheur  qu'à  des  rencontres  du  ciel  rares  ;  ainsi 
ils  manquent  peu  souvent  à  deviner 2. 

*77]  i74 

Misère.  —  Salomon3  et  Job  ont  le  mieux  connu 
et  le  mieux  parlé  de  la  misère  de  l'homme  :  l'un  le 
plus  heureux,  et  l'autre  le  plus  malheureux  ;  Tua 
connaissant  la  vanité  des  plaisirs  par  expérience, 
l'autre  la  vérité  des  maux. 


173 

Cf.  B.,  337;    C.,  289;   Faug.,  I,  210;  Hat.,  XXV,  i3;   Mot.,  I,   n4  ' 
Mien.,  325. 

1.  [Qu'elles  sont  ordinaires  et.] 

2.  C'est  l'exemple  que  la  Logique  de  Port-Royal  reprend,  pourillus-' 
trer  le  sophisme  post  hoc  ercjo  propter  hoc  :  «  Que  s'il  arrive  quelquefois 
des  guerres,  des  mortalités,  des  pestes  et  la  mort  de  quelque  prince 
après  des  comètes  ou  des  éclipses,  il  en  arrive  aussi  sans  comètes  et 
sans  éclipses  ;  et  d'ailleurs  ces  effets  sont  si  généraux  et  si  communs, 
qu'il  est  bien  difficile  qu'ils  n'arrivent  tous  les  ans  en  quelque  endroit 
du  monde  :  de  sorte  que  ceux  qui  disent  en  l'air  que  cette  comète 
menace  quelque  grand  de  la  mort,  ne  se  hasardent  pas  beaucoup.  » 
(Troisième  partie,  ch.  XIX,  sect.  3.) 

174 

Cf.  B.,  196;  C,  7;  P.  R.,  XXVIII,  45;  Bos  ,  II,  xvn,  58;  Faug.,  II,  79; 
Hav.,  XXIV,  48;  Mol.,  I,  68;  Mien.,  2i5. 

3.  C'est-à-dire,  pour  Pascal,  l'auteur  de  YEcclésiaste. 


9â  PENSÉES, 

ai]  174  bis 

Misère.  Job  et  Salomon. 

43i]  175 

Nous  nous  connaissons  si  peu  que  plusieurs  pen- 
sent aller  mourir  quand  ils  se  portent  bien  ;  et  plu- 
sieurs pensent  se  porter  bien  quand  ils  sont  proches 
de  mourir,  ne  sentant  pas  la  fièvre  prochaine,  ou 
l'abcès  prêt  à  se  former1, 

229]  176 

Cromwell  allait  ravager  toute  la  chrétienté  ;  la 
famille  royale  était  perdue,  et  la  sienne  à  jamais 
puissante,  sans  un  petit  grain  de  sable  qui  se  mit 
dans  son  uretère.  Rome  même2  allait  trembler  sous 


174  bis 
Cf.  B.,  30;  C,  Ao;  Facg.,  II,  79;  Mien.,  4i. 

175 
Cf.  B.,  38o;    C,   339;    Faug.,  I,  199;    Hat.,   XXV,    8;   Mot.,  I,  43; 
Mich.,  717. 

I.  Pascal  se  souvient  iei  d'un  passage  de  Montaigne  :  «  Combien  a 
a  mort  de  façons  de  surprinse  ? 

Quid  quisque  vitet,  nunquam  homini  satis 
Cautum  est  in  horas  1 

le  laisse  à  part  les  fiebvres  et  les  pleurésies,  »  etc.  (I,  19). 

176 

Cf.  B.,  393;  C,  a63;  P.  R.,  XXIV,  i4;  Bos.,  I,  ti,  7;  Faug.,  T,  i85  ; 
Hat.,  III,  7;  Mol.,  I,  n5;  Mich.,  485. 

7.  Même  en  surcharge. 


SECTION  IL  93 

lui  ;  mais  ce  petit  gravier  s'étant  mis  là,  il  est 
mort,  sa  famille  abaissée1,  tout  en  paix,  et  le  roi 
rétabli2. 

73]  177 

[Trois  hôtes.]  Qui  aurait  eu  l'amitié  du  roi  d'An- 
gleterre3, du  roi  de  Pologne  et  de  la  reine  de 
Suède,  aurait-il  cru  manquer  de  retraite  et  d'asile 
au  monde? 

49]  178 

Macrobe  :  des  innocents  tués  par  Ilérode*. 


1.  [Et.] 

2.  Olivier  Cromwell  est  mort  en  septembre  i658  (d'une  fièvre 
maligne  et  non  de  la  gravelle,  fait  remarquer  Havet).  Son  fils 
Piichard  lui  succéda  comme  protecteur,  mais  il  ne  garda  le  pouvoir 
que  quelques  mois  ;  en  mai  1660  Monk  fit  rendre  le  trône  au  fils  de 
Charles  Ier.  Le  fragment  a  été  écrit  au  plus  tôt  en  mai  1660. 

177 

Cf.  B.,  19;  C,  33;  P.  R  ,  XXIX,  34;    Bos.,  I,  ix,  38;  Faug.,  I,  187; 
Hav.,  Vl,  35;  Mol.,  I,  n3;  Micu.,  ao5. 

3.  Charles  Ier  fut  décapité,  comme  on  sait,  en  1649  ;  la  reine 
Christine  abdiqua  en  i654-  Quant  au  roi  de  Pologne,  Jean  Casimir, 
il  fut  dépossédé  de  son  royaume  en  i656,  mais  il  le  reprit  dans  le 
coux^s  même  de  l'année  ;  c'est  probablement,  comme  le  remarque 
Havet,  en  i656  que  ce  fragment  a  été  écrit.  Pascal  inaugure  le  thème 
des  Rois  en  exil  que  Voltaire  a  développé  d'une  façon  si  brillante  et 
qui  est  un  lieu  commun  de  la  littérature  contemporaine.  Ces  trois 
noms  que  réunit  Pascal  sont  rapprochés  également  par  La  Roche- 
foucauld dans  des  Réflexions  diverses,  XVII  :  Des  événements  de  ce 
siècle. 

178 
Cf.  B.,  i64;  C,  194  ;  Faug.,  II,  384;  Mol.,  II,  i4;  Mich.,  i3o. 

-  li.  «  Cumaudisset  interpueros  quosin  SyriaHerodes  rex  Judaeorum 
intra  bimatum  jussit  interfici,  filium  quoque  ejus  occisum,  ait  Mallem 
Herodis  porcus  esse  quam  Jilius  .  »  (Saturnales,  IV,  4,  p.  11). 


94  PENSÉES. 

Première  Copie  3o,4]  17g 

Quand  Auguste  eut  appris  qu'entre  les  enfants 
qu'Hérode  avait  fait  mourir  au-dessous  de  l'âge  de 
deux  ans,  était  son  propre  fils,  il  dit  qu'il  était 
meilleur  d'être  le  pourceau  d'Hérode,  que  son  fils1. 
Macrobe,  livre  II,  Sat.f  chap.  iv. 

*442]  180 

Les  grands  et  les  petits  ont  mêmes  accidents,  et 
mêmes  fâcheries,  et  mêmes  passions  ;  mais  l'un  est 
au  haut  de  la  roue,  et  l'autre  près  du  centre,  et  ainsi 
moins  agité  par  les  mêmes  mouvements 2. 


179 

Cf.  C,  365;  Faug.,  II,  384;Hav.,  XXV,  198;  Mol.,  II,  i4;  Mich.,  955. 

1.  Un  mot  analogue  se  retrouve  dans  la  vie  de  Diogènele  Cynique: 
«  Ayant  remarqué  à  Mégare  que  les  moutons  y  étaient  gras  et  cou- 
verts de  bonne  laine  au  lieu  que  les  enfants  y  étaient  presque  tous 
nus  :  ce  J'aimerais  mieux,  dit-il,  être  mouton  que  fils  d'un  Mégarien.  » 
(Traduction  de  Racine,  Ed.  Mesnard,  t.  V,  p.  5 16.) 

180 

Cf.  B.,  379;  C,  339;  P.  R.,  XXIX,  25;  Bos.,  I,  iv,  3i;Faug.,  I,  187; 
Hat.,  VI,  28  ;  Mol.,  I,  n3;  Mich.,  766. 

2.  Pascal  s'est  souvenu  de  Montaigne  :  «  Les  âmes  des  empereurs 
et  des  savatiers  sont  iectees  a  mesme  moule  :  considérants  l'importance 
des  actions  des  princes,  et  leur  poids,  nous  nous  persuadons  qu'elles 
soient  produictes  par  quelques  causes  aussi  poisantes  et  importantes  ; 
nous  nous  trompons:  ils  sont  menez  et  ramenez  en  leurs  mouvements 
par  les  mesmes  ressorts  que  nous  sommes  aux  nostres  ;  la  mesme 
raison,  qui  nous  faict  tanser  avecques  un  voisin,  dresse  entre  les 
princes  une  guerre  ;  la  mesme  raison,  qui  nous  faict  fouetter  un 
laquay,  tumbant  en  un  roy,  luy  faict  ruyner  une  province  ;  ils  veulent 
aussi  legierement  que  nous,  mais  ils  peuvent  plus  j  pareils  appétits 
agitent  un  ciron  et  un  éléphant.  »  (Apol.) 


SECTION  II.  95 

67]  181 

Nous  sommes  si  malheureux  que  nous  ne  pou- 
vons prendre  plaisir  à  une  chose  qu'à  condition  de 
nous  fâcher  si  elle  réussit  mal1  ;  ce  que  mille  choses 
peuvent  faire,  et  font,  à  toute  heure.  [Qui] 2  aurait 
trouvé  le  secret  de  se  réjouir  du  bien  sans  se  fâcher 
du  mal  contraire,  aurait  trouvé  le  point  ;  c'est  le 
mouvement  perpétuel3. 

*44o]  182 

Ceux  qui,  dans  de  fâcheuses  affaires,  ont  toujours 
bonne  espérance,  et  se  réjouissent  des  aventures 
heureuses,  s'ils  ne  s'affligent  également  des  mau- 


Cf.  B.,  i5;  C,  33;  P.  R.,  XXIX,  36;    Bos.,  I,  ix,  66;  Faug.,  I,  i94  ; 
Hat.,  VI,  63;  Mol.,  I,  m;  Mich.,  189. 

1.  Dans  une  lettre  qui  paraît  écrite  à  Domat  vers  166 1,  Pascal 
condamne  cette  disposition  chez  ses  amis  de  Paris  :  «  Ils  croient 
rendre  service  à  Dieu  en  murmurant  contre  les  empêchements,  comme 
si  c'était  une  autre  puissance  qui  suscitât  leur  piété,  et  une  autre  qui 
donnât  vigueur  à  ceux  qui  s'y  opposent.  C'est  ce  que  fait  l'esprit 
propre.  Quand  nous  vouions  par  notre  propre  mouvement  que  quel- 
que chose  réussisse,  nous  nous  irritons  contre  les  obstacles,  parce 
que  nous  sentons  dans  ces  empêchements  ce  que  le  motif  qui  nous 
fait  agir  n'y  a  pas  mis,  et  nous  y  trouvons  des  choses  que  l'esprit 
propre  qui  nous  fait  agir  n'y  a  pas  formées.  » 

2.  Le  mot  manque  dans  le  manuscrit. 

3.  C'est-à-dire  que  l'idéal  proposé  ici  est  aussi  incompatible  avec 
les  conditions  de  l'activité  humaine  que  l'idéal  de  la  perpétuité  est 
incompatible  avec  les  conditions  du  mouvement  terrestre. 

182 

Cf.  B.,  365;   G.,  3a4;   Faug.,  I,   ig4;   Hav.,  XXV,  6;    Mol.,  I,  i*h\ 
Mich.,  7/46. 


96  PENSÉES. 

vaises,  sont  suspects  d'être  bien  aises  de  la  perte  de 
l'affaire  ;  et  sont  ravis  de  trouver  ces  prétextes  d'es- 
pérance pour  montrer  qu'ils  s'y  intéressent,  et  cou- 
vrir par  la  joie  qu'ils  feignent  d'en  concevoir  celle 
qu'ils  ont  de  voir  l'affaire  perdue1. 

37]  183 

Nous  courons  sans  souci  dans  le  précipice2,  après 
que  nous  avons  mis  quelque  chose  devant  nous 3  pour 
nous  empêcher  de  le  voir4. 


1 .  Cette  pensée  subtile  semble  compléter  la  précédente,  en  répondant 
à  une  exception  qu'elle  présente.  Que  faut-il  penser  de  ceux  qui  sont 
toujours  disposés  à  prendre  le  bon  côté  des  cboses  et  à  faire  contre 
mauvaise  fortune  bon  cœur  ?  Tant  qu'on  reste  dans  les  conditions 
bumaines,  leur  conduite  ne  veut  être  interprétée  que  comme  une 
marque  de  dissimulation  et  d'intérêt  secret. 

183 

Ci.  B.,  80;  G.,  io5;    P.  R„  I,  1;   Bos.,  II,  n,  1  ;  Faug.,  II,  18;  Hay., 
IX,  5;  Mol.,  I,  16;  Micu.,  GG. 

2.  [Pourvu  qu'il  y  ait.] 

3.  [Qui]  nous  [empêche.] 
A.  [Et  si.) 


SECTION   III 


39]  l84 

Lettre1  pour  portera  rechercher  Dieu. 

Et  puis  le  faire  chercher  chez  les  philosophes, 
pyrrhoniens  et  dogmatistes,  qui  travaillent  celui 
qui  les  recherche. 

409]  185 

La2  conduite  de  Dieu,  qui  dispose  toutes  choses 
avec  douceur3,  est  de  mettre  la4  religion  dans  l'esprit 
par  les  raisons,  et  dans  le  cœur  par  la  grâce;  mais 
de  la  vouloir  mettre  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur 
par  la  force  et  par  les  menaces,  ce  n'est  pas  y  mettre 


184 

Cf.  13.,  1;  C,  i3;   Faug.,  II,  3qo;  Hav.,  XXV,  108  bis'}  Mol.,  II,  Gi  ; 
Mien.,  72. 

1.  [De.] 

185 

Cf.  B.,  82;  C,  107;  Bos.,  IT,  xvn,  4;   Faug.,  II,  178;  Hat.,  XXIV,  3; 
Mol.,  II,  6o;*Mich.,  G»2. 

2.  [Religion.] 

3.  Qui  dispose...  douceur  en  surcharge. 

4.  [venté.] 

PENSÉES.  n  —  7 


DS  PENSÉES. 

la  religion,    mais  la  terreur,   terrorem  potius  quam 
religionem* . 

i4^  186 

Ne,  si  terrerentur  et  non  docerenlar,  improba  quasi 
dominatio  vicier etur  (Aug.  Ep.  48  ou  Ao,2). 
iv  tom :  Contra  mendacium  —  ad  Consentium3. 

27]  187 

Ordre.  —  Les  hommes  ont  mépris  pour  la  reli- 
gion ;  ils  en  ont  haine,  et  peur  qu'elle  soit  vraie. 
Pour  guérir  cela,   il  faut  commencer  *  par  montrer 


1 .  Cf.  le  développement  de  Grotius  contre  les  Mahomélans  auxquels 
il  reproche  leur  prosélytisme  belliqueux  :  ita  ut  nihil  armis  obtendere 
possint,  nisi  solam  religionem,  quod  maxime  est  irreligiosum.  Nom  cultus 
Dci  mdhis  est,  nisi  ab  animo  volente  procédât.  Volunlas  autem  docendo  et 
suadendo  elicitur,  non  minis,  non  vi  »  (De  verit.  rel.  christ.,  VI,  7). 

186 
Cf.  B.,  346;  C,  000;  Faug.,  II,  4o4;  Mien.,  35;. 

2.  [Si  J.-C.] — Il  s'agit  de  la  lettre  48  selon  l'ancien  ordre;  elle 
est  au  tome  II  de  l'édition  de  Bâle  sous  ce  titre  :  De  vi  corrigendis 
hœreticis  contra  Donatistas,  Epistola  ad  Vincenlium  :  «  Si  enim  terre- 
rentur, et  non  docerentur,  improba  quasi  dominatio  videretur.  Rursus 

docerentur,  et  non  terrerentur,  vetustate  consuetudinis  obdurati  ad 
cnpessendam  viam  salutis  pigrius  moverentur.  » 

3.  Renvoi  probable  à  l'édition  de  Saint-Augustin  publiée  à  Bàle 
en  1028;  le  tome  IV  s'ouvre  par  deux  opuscules:  De  mendacio  ad 
Consentium  liber  unus,  —  Contra  mendacium  ad  eumdem  liber  unus.  : 

187 

Cf.  B.,  3;   C,  i5;   P.  R.,  XXVIII,  38;  Bos.,  II,  xvn,  36;    Faug.,  II, 
387;  Hat.,  XXIV,  26;  Mol.,  II,  63;  Mich.,  69. 

4.  Commencer  était  dans  la  première   rédaction  le  début  du  frag- 


SECTION  III.  99 

que  la  religion  n'est  point  contraire  à  la  raison1, 
vénérable,  en  donner  respect  ;  la  rendre  ensuite 
aimable,  faire  souhaiter  aux  bons  qu'elle  fût  vraie  ; 
et  puis  montrer  qu'elle  est  vraie.  Vénérable,  parce 
qu'elle  a  bien  connu  l'homme  ;  aimable,  parce 
qu'elle  promet  le  vrai  bien 2. 

427] .  •    188 

Il  faut,  en  tout  dialogue  et  discours  s,  qu'on  puisse 
dire  à  ceux  qui  s'en  offensent  :  de  quoi  vous  plai- 
gnez-vous? 


18g 


Commencer  par  plaindre  les  incrédules,  ils  sont 
assez  malheureux  par  leur  condition  ;  il  ne  les  fau- 
drait injurier  qu'au  cas  que  cela  servît,  mais  cela 
leur  nuit*. 


1 .  [Ensuite  qu'elle  est  au.] 

2.  «  Il  y. a  deux  clroses  clans  les  vérités  de  notre  religion;  une 
beauté  divine  qui  les  rend  aimables  et  une  sainte  majesté  qui  les  rend 
vénérables.  »  (XIe  Provinciale.) 

188 

Cf.  B.,  370;  C,  328;   Faug.,  I,  248;  Hav.,  XXIV,  o5  ;  Mot.,  II,  i53;' 
Micir.,   C98. 

3.  [Qu'il  y  ait.] 

189 

Cf.  B.,  79;  C,  io4;   Bos.,  II,  xvii,  (x  ;    Faug.,   II,  387;   Hav.,  XXIV^ 
3  bis  ;  Mol.,  II,  02  j  Mien.,  5G. 

[\.  Pascal  faisait  peut-être  allusion  au  fameux  livre  du  père  Garasse 
contre  qui  saint  Cyran  avait  engagé  une  polémique  :  la  Doctrine  cu- 
rieuse des  Beaux  Esprits  de  ce  temps,  où  les  atbéistes  sont  traités  per- 
pétuellement de  bélîtres,  déjeunes  veaux,  etc.  Cf.  Introd,  p.  lxxx. 


iOO  PENSEES 

63]  igo 

Plaindre  les  athées  qui  cherchent1,  car  ne  sont-ils 
pas  assez  malheureux  ?  —  invectiver  contre  ceux  qui 
en  l'ont  vanité. 

io4]  igi 

Et  celui-là  se  moquera  de  l'autre?  qui  se  doit 
moquer  ?  et  cependant,  celui-ci  ne  se  moque  pas  de 
l'autre ,  mais  en  a  pitié. 

46l]  ig2 

Reprocher  à  Miton  de  ne  point  se  remuer,  quand 
Dieu  le  reprochera 2. 


igo 
Cf.  B.,  78;  C,  io4;  Faug.,  II,  19;  Mol.,  II,  61;  Mich.,  173. 

1.   Car...  malheureux,  en  surcharge. 

igi 

Cf.  Faug.,  I,  291;  Mol.,  II,  116;  Mich.,  371. 

192 

Cf.  B.,  &5i;  G.,  a5o;   Faug.,  II,  225  note;  Hav.,  XXV,  92  ter;   Mol., 
I,  iO;  Mich.,  818. 

a.  C'est-à-dire  puisque,  comme  le  quando  latin.  Puisque  Dieu  le 
reprochera  plus  tard,  il  est  bon,  dans  l'intérêt  de  Miton  lui-même,  de 
e  reprocher  dès  maintenant.  M.  Michaut  propose  de  ponctuer  autre- 
ment :  Reprocher  à  Miton  de  ne  pas  se  remuer.  Quand  Dieu  le  repro- 
chera—  La  conjecture  est  ingénieuse;  mais  rien  n'indique  dans  le 
manuscrit  que  le  fragment  soit  inachevé.  —  Arnauld  écrivait  a  saint 
Cyran,  dans  la  lettre  où  il  le  prie  «  de  le  recevoir  sous  sa  conduite  »  : 
|«  Je  suis  obligé  de  me  reprocher  à  moi-même,  afin  que  Jésus-Christ 
ne  me  le  reproche  pas  un  jour,  à  la  face  de  ses  anges,  que  j'ai  retenu 
tant  de  temps  la  vérité  eu  injustice  ^{Lettre  du  2I  déc.  i638).< 


SECTION  III.  101 

39l  193 

Qaid  Jîet  hominibus  qui  minima  contemnunt,  ma- 
jora non  credunt1? 

Première  copie  209]  194 

...  Qu'ils  apprennent  au  moins  quelle  est  la  reli- 
gion qu'ils  combattent,  avant  que  de  la  combattre. 
Si  cette  religion  se  vantait  d'avoir  une  vue  claire  de 
Dieu,  et  de  la  posséder  à  découvert  et  sans  voile,  œ 
serait  la  combattre  que  de  dire  qu'on  ne  voit  rien 
dans  le  monde  qui  la  montre  avec  cette  évidence2. 
Mais  puisqu'elle  dit  au  contraire  que  les  hommes 
sont  dans  les  ténèbres  et  dans  l'éloignementde  Dieu, 
qu'il  s'est  caché  à  leur  connaissance,  que  c'est  même 
le  nom  qu'il  se  donne  dans  les  Écritures,  Deus  abs- 
conditus  ';  et  enfin,  si  elle  travaille  également  à  éta- 
blir ces  deux  choses,  que  Dieu  a  établi  des  marques 
sensibles  dans  l'Eglise  pour  se  faire  reconnaître  à 
ceux  qui  le  chercheraient  sincèrement,  et  qu'il  les  a 
couvertes  néanmoins  de   telle   sorte   qu'il  ne  sera 


ï93 

Cf.  B.,  420;  C,  3g5;  Fado.,  II,  4o3;  Mich.,  97. 

1.  Cf.  Charron,  Sagesse,  H,  v,  6:  «  L'esprit  humain  n'est  capable 
que  des  choses  médiocres,  méprise  et  dédaigne  les  petites,  s'étonne  et 
se  transit  des  grandes.  » 

194 

Cf.  C,  419;    P.  R-,  I,  1;    Bos.,  II,  n,  1;  Faug.,  II,  5;   Hat.,  IX,  1; 
Mol.,  I,  1;  Mich.,  898. 

2.  Cf.  Sect.  VIII,  et  particulièrement  fr.  556  et  585. 

il.  l'ère  tu  es  Deus  absconditus,  Deus  Israël  salvator,  Isaïe,  XLV, 
i5.  —  Cf.  l'r.  24a. 


102  PENSÉES. 

aperçu  que  de  ceux  qui  le  cherchent  de  tout  leur 
cœur,  quel  avantage  peuvent-ils  tirer,  lorsque  dans 
la  négligence  où  ils  font  profession  d'être  de  cher- 
cher la  vérité,  ils  crient  que  rien  ne  la  leur  montre, 
puisque  cette  obscurité  où  ils  sont,  et  qu'ils  objec- 
tent à  l'Eglise,  ne  fait  qu'établir  une  des  choses 
qu'elle  soutient,  sans  toucher  à  l'autre,  et  établit  sa 
doctrine,  bien  loin  de  la  ruiner? 

Il  faudrait,  pour  la  combattre,  qu'ils  criassent 
qu'ils  ont  fait  tous  leurs  efforts  pour  chercher 
partout,  et  même  dans  ce  que  l'Eglise  propose  pour 
s'en  instruire,  mais  sans  aucune  satisfaction.  S'ils 
parlaient  de  la  sorte,  ils  combattraient  à  la  vérité  une 
de  ses  prétentions.  Mais  j'espère  montrer  ici  qu'il 
n'y  a  personne  raisonnable 1  qui  puisse  parler  de  la 
sorte,  et  j'ose  même  dire  que  jamais  personne  ne 
L'a  fait.  On  sait  assez  de  quelle  manière  agissent  ceux 
qui  sont  dans  cet  esprit.  Ils  croient  avoir  fait  de 
grands  efforts  pour  s'instruire,  lorsqu'ils  ont  employé 
quelques  heures  à  la  lecture  de  quelque  livre  de 
l'Ecriture,  et  qu'ils  ont  interrogé  quelque  ecclésias- 
tique sur  les  vérités  de  la  foi.  Après  cela,  ils  se 
vantent  d'avoir  cherché  sans  succès  dans  les  livres 2 
et  parmi  les  hommes.  Mais,  en  vérité,  je  leur  dirai3 
ce  que  j'ai  dit  souvent,  que  cette  négligence   n'est 


1.  Littré  cite  un  autre  exemple  de  personne  suivi  d'un  qualificatif: 
«  Gela  me  console  un  peu  de  ce  larcin  où  personne  de  bon  sens  ne 
peut  reconnaître  mon  ouvrage.  »(J.-J.  Rousseau,  Lettre  à  Lalliaud; 
17  mars  1769.) 

2.  A  la  page  210  de  la  Première  copie. 

3.  Lecture  de  la  copie  :  dirais. 


SECTION  III.  103 

pas  supportable.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  l'intérêt  léger 
de  quelque  personne  étrangère,  pour  en  user  de 
cette  façon  ;  il  s'agit  de  nous-même,  et  de  notre 
tout. 

L'immortalité  de  l'âme  est  une  chose  qui  nous 
importe  si  fort,  qui  nous  touche  si  profondément, 
qu'il  faut  avoir  perdu  tout  sentiment  pour  être  dans 
Fin  différence  de  savoir  ce  qui  en  est1.  Toutes  nos 
actions  et  nos  pensées  doivent  prendre  des  routes  si 
différentes,  selon  qu'il  y  aura  des  biens  éternels  à 
espérer  ou  non,  qu'il  est  impossible  de  faire  une 
démarche  avec  sens  et  jugement  qu'en  la  réglant  par 
la  vue  de  ce  point,  qui  doit  être  notre  dernier  objet. 

Ainsi  notre  premier  intérêt  et  notre  premier  devoir 
est  de  nous  éclaircir  sur  ce  sujet,  d'où  dépend  toute 
notre  conduite  ;  et  c'est  pourquoi,  entre  ceux  qui  n'en 
sont  pas  persuadés,  je  fais  une  extrême  différence  de 
ceux  qui  travaillent  de  toutes  leurs  forces  à  s'en  ins- 
truire, à  ceux  qui  vivent  sans  s'en  mettre  en  peine 
et  sans  y  penser2. 

Je  ne  puis  avoir  que  de  la  compassion  pour  ceux 
qui  gémissent  sincèrement  dans  ce  doute,  qui  le 
regardent  comme  le  dernier  des  malheurs,  et  qui 
n'épargnant  rien  pour  en  sortir,  font  de  cette  recher- 
che leurs  principales  et  leurs  plus  sérieuses  occu- 
pations. 

8  Mais  pour  ceux  qui  passent  leur  vie  sans  penser  à 


i.  Cf.  le  fr.  219. 

a.  Cf.  Section  IV  et  en  particulier  fr.  257. 

3.  A  la  page  211  de  la  Première  copie. 


i04  PENSEES. 

cette  dernière  fin  de  la  vie,  et  qui,  par  cette  seule 
raison  qu'ils  ne  trouvent  pas  eux-mêmes  les  lumières 
qui  les  en  persuadent,  négligent  de  les  chercher 
ailleurs,  et  d'examiner  à  fond  si  cette  opinion  est  de 
celles  que  le  peuple  reçoit  par  une  simplicité  cré- 
dule, ou  de  celles  qui,  quoique  obscures  d'elles- 
mêmes,  ont  néanmoins  un  fondement  très  solide  et 
inébranlable,  je  les  considère  d'une  manière  toute 
différente1. 

Cette  négligence  en  une  affaire  où  il  s'agit  d'eux- 
mêmes,  de  leur  éternité,  de  leur  tout,  m'irrite  plus 
qu'elle  ne  m'attendrit  ;  elle  m'étonne  et  m'épou- 
vante, c'est  un  monstre  pour  moi  ;  je  ne  dis  pas  ceci 
par  le  zèle  pieux  d'une  dévotion  spirituelle2;  j'en- 
tends au  contraire  qu'on  doit  avoir  ce  sentiment  par 
un  principe  d'intérêt  humain  et  par  un  intérêt 
d'amour-propre  ;  il  ne  faut  pour  cela  que  voir  ce  que 
voient  les  personnes  les  moins  éclairées. 

Il  ne  faut  pas  avoir  l'âme  fort  élevée  pour  com- 
prendre qu'il  n'y  a  point  ici  de  satisfaction  véritable 
et  solide,  que  tous  nos  plaisirs  ne  sont  que  vanité, 
que  nos  maux  sont  infinis,  et  qu'enfin  la  mort,  qui 
nous  menace  à  chaque  instant,  doit  infailliblement 
nous  mettre  dans  peu  d'années  dans  l'horrible  néces- 
sité d'être  éternellement  ou  anéanti  ou  malheureux. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  réel  que  cela  ni  de  plus  ter- 
rible. Faisons  tant  que  nous  voudrons  les  braves  ; 


1.  Voir  f'r.  iç4  bis  (i). 

2.  \  oir  ir.   io/i  bis  (2). 


SECTION  III.  105 

voilà  la  fin  qui  attend  la  plus  belle  vie  du  monde1. 
Qu'on  fasse  réflexion  là -dessus  et  qu'on  dise  ensuite 
s'il  n'est  pas  indubitable  qu'il  n'y  a2  de  bien  en  cette 
vie  qu'en  l'espérance  d'une  autre  vie,  qu'on  n'est 
heureux  qu'à  mesure  qu'on  s'en  approche,  et  que, 
comme  il  n'y  aura  plus  de  malheurs  pour  ceux  qui 
avaient  une  entière  assurance  de  l'éternité,  il  n'y 
a  point  aussi  de  bonheur  pour  ceux  qui  n'en  ont 
aucune  lumière. 

C'est  donc  assurément  un  grand  mal  que  d'être 
dans  ce  doute  ;  mais  c'est  au  moins  un  devoir  indis- 
pensable de  chercher,  quand  on  est  dans  ce  doute  ; 
et  ainsi  celui  qui  doute  et  qui  ne  cherche  pas  est  tout 
ensemble  et  bien  malheureux  et  bien  injuste  ;  que 
s'il  est  avec  cela  tranquille  et  satisfait,  qu'il  en  fasse 
profession,  et  enfin  qu'il  en  fasse  vanité,  et  que  ce 
soit  de  cet  état  même  qu'il  fasse  le  sujet  de  sa  joie  et 
de  sa  vanité,  je  n'ai  point  de  termes  pour  qualifier 
une  si  extravagante  créature 3. 

Où  peut-on  prendre  ces  sentiments?  quel  sujet 
de  joie  trouve-t-on  à  n'attendre  plus  que  des  misères 
sans  ressource4?  quel  sujet  de  vanité  de  se  voir 
dans  des  obscurités  impénétrables  s,  et  comment  se 
peut-il  faire  que  ce  raisonnement  se  passe  dans  un 
homme  raisonnable  ? 


i.   Cf.  fr.  3io. 

2.  Page  212  de  la  Première  copie. 

3.  Voir  fr.  ig4  bis  (3). 

4.  Voir  fr.  ig4  bis  (h). 

5.  Ces  dernières  lignes  se  retrouvent  dans  les  papiers  de  Domat 
qui  les  avait  copiées  •  Faugère  les  a  publiées  parmi  les  Pensées  de 
Domat. 


106  PENSÉES. 

((  Je  ne  sais  qui  m'a  mis  au  monde,  ni  ce  que 
c'est  que  le  monde,  ni  que  moi-même  ;  je  suis  dans 
une  ignorance  terrible  de  toutes  choses  ;  je  ne  sais 
ce  que  c'est  que  mon  corps,  que  mes  sens,  que  mon 
aine  et  cette  partie  même  de  moi  qui  pense  ce  que 
je  dis,  qui  fait  réflexion  sur  tout  et  sur  elle-même, 
et  ne  se  connaît  non  plus  que  le  reste,  je  vois  ces 
effroyables1  espaces  de  l'univers  qui2  m'enferment, 
et  je  me  trouve  attaché  à  un  coin  de  cette  vaste 
étendue,  sans  que  je  sache  pourquoi  je  suis  plutôt 
placé  en  ce  lieu  qu'en  un  autre,  ni  pourquoi  ce  peu 
de  temps  qui  m'est  donné  à  vivre  m'est  assigné  à  ce 
point  plutôt  qu'en  un  autre  de  toute  l'éternité  qui 
m'a  précédé  et  de  toute  celle  qui  me  suit3.  Je  ne  vois 
que  des  infinités  de  toutes  parts,  qui  m'enferment 
comme  un  atome  et  comme  une  ombre  qui  ne  dure 
qu'un  instant  sans  retour.  Tout  ce  que  je  connais 
est  que  je  dois  bientôt  mourir,  mais  ce  que  j'ignore  le 
plus  est  cette  mort  même  que  je  ne  saurais  éviter. 

«  Gomme  je  ne  sais  d'où  je  viens,  aussi  je  ne  sais 
où  je  vais  ;  et  je  sais  seulement  qu'en  sortant  de  ce 
monde  je  tombe  pour  jamais  ou  dans  le  néant,  ou 
dans  les  mains  d'un  Dieu  irrité,  sans  savoir  à  laquelle 
de  ces  deux  conditions  je  dois  être  éternellement  en 
partage  ;  voilà  mon  état,  plein  de  faiblesse  et  d'in- 
certitude ;  et  de  tout  cela,  je  conclus  que  je  dois  donc 
passer  tous  les  jours  de  ma  vie  sans  songer  à  cher- 


i.   Cf.    fr.    206:  ce  Le  silence  éternel  de  ces  espaces  infinis  m'ef- 
fraie. » 

2.  A  la  pane  2i3  de  la  Première  copie. 

3.  Cf.  fr.  2o5. 


SECTION  III.  107 

cher  ce  qui  doit  m'arriver.  Peut-être  que  je  pour- 
rais trouver  quelque  éclaircissement  dans  mes  doutes  ; 
mais  je  n'en  veux  pas  prendre  la  peine,  ni  faire  un 
pas  pour  le  chercher,  et  après,  en  traitant  avec  mé- 
pris ceux  qui  se  travailleront  de  ce  soin,  je  veux 
aller  sans  prévoyance  et  sans  crainte,  tenter  un  si 
grand  événement,  et  me  laisser  mollement1  conduire 
à  la  mort,  dans  l'incertitude  de  l'éternité  de  ma  con- 
dition future.  »  (Quelque  certitude  qu'ils  eussent, 
c'est  un  sujet  de  désespoir  plutôt  que  de  vanité)2. 

3  Qui  souhaiterait  d'avoir  pour  ami  un  homme 
qui  discourt  de  cette  manière?  qui  le  choisirait  entre 
les  autres  pour  lui  communiquer  ses  affaires?  qui 
aurait  recours  à  lui  dans  ses  afflictions  ?  Et  enfin  à 
quel  usage  de  la  vie  on  le  pourrait  destiner? 

En  vérité,  il  est  glorieux  à  la  religion  d'avoir  pour 
ennemis  des  hommes  si  déraisonnables4,  et  leur  op- 
position lui  est  si  peu  dangereuse,  qu'elle  sert  au 
contraire  à  rétablissement  de  ses  vérités  ;  car  la  foi 
chrétienne  ne  va  presque  qu'à  établir  ces  deux  choses  : 
la  corruption  de  la  nature,  et  la  rédemption  de  Jésus- 
Christ b;  or,  je  soutiens  que  s'ils  ne  servent  pas  à 
montrer  la  vérité  de  la  rédemption  par  la  sainteté  de 
leurs  mœurs,  ils  servent  au  moins  admirablement  à 


i.  L'expression  vise  les  libertins,  particulièrement  peut-être 
Montaigne  qui  «  ne  pense  qu'à  mourir  lâchement  et  mollement  par 
tout  son  livre  ».  (1t.  63.) 

2.  La  parenthèse  est  transcrite  en  marge  sur  la  Copie  qui  reproduit, 
habituellement,  l'aspect  du  manuscrit  original. 

3.  A  la  page  2i4  de  la  Première  copie. 

4.  Cf.  fr.  194  bis(b)}  194  ter  (1). 

5.  Cf.  fr.  5:>3. 


108  PENSÉES. 

montrer  la  corruption  de  la  nature  par  des  senti- 
ments si  dénaturés1. 

Rien  n'est  si  important  à  l'homme  que  son  état2, 
rien  ne  lui  est  si  redoutable  que  l'éternité  ;  et  ainsi, 
qu'il  se  trouve  des  hommes  indifférents  à  la  perte  de 
leur  être  et  au  péril  d'une  éternité  de  misères,  cela 
n'est  point  naturel  :  ils  sont  tout  autres  à  l'égard  de 
toutes  les  autres  choses,  ils  craignent  jusqu'aux  plus 
légères,  ils  les  prévoient,  ils  les  sentent  ;  et  ce  même 
homme  qui  passe  tant  de  jours  et  de  nuits  dans  la 
rage  et  dans  le  désespoir  pour  la  perte  d'une  charge 
ou  pour  quelque  offense  imaginaire  à  son  honneur, 
c'est  celui-là  même  qui  sait  qu'il  va  tout  perdre 
par  la  mort,  sans  inquiétude  et  sans  émotion3. 
C'est  une  chose-4  monstrueuse  de  voir  dans  un  même 
cœur  et  en  même  temps  cette  sensibilité  pour  les 
moindres  choses  et  cette  étrange  insensibilité  pour 
les  plus  grandes5.  C'est  un  enchantement G  incom- 


i.  Cette  pensée  est  développée  dans  les  fragments  200,  201  et 
202  ;  elle  est  interprétée  dans  la  section  VIII  (fr.  556-568). 

2.  Voir  fr.   194  ter,  2. 

3.  Voir  fr.  194  bis  (6).  — Cf.  La  Bruyère:  «  D'où  vient  que  les 
mêmes  hommes  qui  ont  un  flegme  tout  prêt  pour  recevoir  indiffé- 
remment les  plus  grands  désastres  s'échappent,  et  ont  une  bile  inta- 
rissable sur  les  plus  petits  inconvénients  ?  Ce  n'est  pas  sagesse  en  eux 
qu'une  telle  conduite,  car  la  vertu  est  égale  et  ne  se  dément  point  : 
c'est  donc  un  vice  •  et  quel  autre  que  la  vanité,  qui  ne  se  réveille  et 
ne  se  recherche  que  dans  les  événements  où  il  y  a  de  quoi  faire  parler 
le  monde  et  beaucoup  à  gagner  pour  elle,  mais  qui  se  néglige  sur  tout 
le  reste  ?  (De  l'Homme.) 

4.  x\  la  page  2i5  de  la  Première  copie. 

5.  Voir  fr.  194  bis  (7);  194  ter  (3)j  197,  et  198. 

6.  Enchantement  est  pris  dans  son  sens  original  :  incantation,  mi- 
racle. 


SECTION  III.  109 

préliensible,  et  un   assoupissement    surnaturel,  qui 
marque  une  force  loute-puissante  qui  le  cause. 

Il  faut  qu'il  y  ait  un  étrange  renversement1  clans 
la  nature  de  l'homme  pour  faire  gloire2  d'être  dans 
cet  état,  dans  lequel  il  semble  incroyable  qu'une 
seule  personne  puisse  être.  Cependant  l'expérience 
m'en  fait  voir  en  si  grand  nombre  que  cela  serait 
surprenant,  si  nous  ne  savions  que  la  plupart  de 
ceux  qui  s'en  mêlent  se  contrefont  et  ne  sont  pas 
tels  en  effet 3  ;  ce  sont  des  gens  qui  ont  ouï  dire  que 
les  belles  manières  du  monde  consistent  à  faire  ainsi 
l'emporté 4  ;  c'est  ce  qu'ils  appellent  avoir  secoué  le 
joug,  et  qu'ils  essayent  d'imiter.  Mais  il  ne  serait  pas 


1.  L'expression  se  retrouve  dans  le  fr.  198.  Cf.  fr.  3a8. 

2.  Tournure  conforme  à  l'usage  général  du  xvne  siècle,  et  de 
Pascal  lui-même:  «  Pour  moi,  écrivait-il  à  la  reine  Christine,  n'étant 
pas  né  sous  le  premier  de  vos  empires,  je  veux  que  tout  le  monde 
sache  que  je  fais  gloire  de  vivre  sous  le  second.  » 

o.  «  L'atheïsme  estant  une  proposition  comme  desnaturee  et  mon- 
strueuse, difficile  aussi  et  malaysee  d'establir  en  l'esprit  humain,  pour 
insolent  et  desreglé  qu'il  puisse  estre,  il  s'en  est  veu  assez,  par  vanité 
et  par  fierté  de  concevoir  des  opinions  non  vulgaires  et  reformatrices 
du  monde,  en  affecter  la  profession  par  contenance  ;  qui,  s'ils  sont 
assez  fols,  ne  sont  pas  assez  forts  pour  l'avoir  plantée  en  leur  con- 
science. »  (Mont.,  ApolS) 

4.  Voir  fr.  194  bis  (S).  —  Voici  un  passage  de  Bossuet  qui  éclaire 
cette  acception  du  mot  emporta  :  «  Nous  les  voyons,  ces  emportés,  qui 
se  plaisent  à  faire  les  grands  par  leurs  licences,  qui  s'imaginent 
s'élever  bien  haut  au-dessus  des  choses  humaines  par  le  mépris  des 
lois,  à  qui  la  pudeur  même  semble  une  faiblesse  indigne  d'eux  parce 
qu'elle  montre  dans  sa  retenue  quelque  apparence  de  crainte.  »  Sermon 
de  16O9  sur  le  Jugement  dernier.  Cf.  Massillon  :  «  Combien  de  maisons  à 
demi-éteintes  voient  tous  les  jours  finir  dans  les  débauches  et  dans  la 
santé  ruinée  d'un  emporté  toute  l'espérance  de  leur  postérité  et  toute 
la  gloire  des  titres  qu'une  longue  suite  de  siècles  avait  amassés  sur 
leur  tête.  »  (Sermon  pour  le  vendredi  de  la  ac  semaine  du  carême.) 


110  PENSÉES.' 

difficile  de  leur  faire  entendre  combien  ils  s'abusent 
en  cherchant  par  là  de  l'estime.  Ce  n'est  pas  le 
moyen  d'en  acquérir,  je  dis  même  parmi  les  per- 
sonnes du  monde  cpii  jugent  sainement  des  choses 
et  qui  savent  que  la  seule  voie  d'y  réussir  est  de  se 
faire  paraître  honnête,  fidèle,  judicieux  et  capable  de 
servir  utilement  son  ami,  parce  que  les  hommes 
n'aiment  naturellement  que  ce  qui  peut  leur  être 
utile.  Or,  quel  avantage  y  a-t-il  pour  nous  à  ouïr 
dire  à  un  homme1  qu'il  a  donc  secoué  le  joug,  qu'il 
ne  croit  pas  qu'il  y  ait  un  Dieu  qui  veille  sur  ses 
actions,  qu'il  se  considère  comme  seul  maître  de  sa 
conduite,  et  qu'il  ne  pense  en  rendre  compte  qu'à 
soi-même 2  ?  pense-t-il  nous  avoir  porté  par  là  à 
avoir  désormais  bien  de  la  confiance  en  lui  et  en 
attendre  des  consolations,  des  conseils  et  des  secours 
dans  tous  les  besoins  de  la  vie3?  prétendent-ils 
nous  avoir  bien  réjoui,  de  nous  dire  qu'ils  tiennent 
que  notre  âme  n'est  qu'un  peu  de  vent  et  de  fumée, 
et  encore  de  nous  le  dire  d'un  ton  de  voix  fier  et 
content?  Est-ce  donc  une  chose  à  diregaîment?  et 
n'est-ce  pas  une  chose  à  dire  tristement,  au  con- 
traire, comme  la  chose  du  monde  la  plus  triste 4? 
5  S'ils    y   pensaient    sérieusement,    ils    verraient 


i.  La  copie  qui  nous  a  conservé  ce  fragment  porte  :  à  ouïr  dire  à 
un  homme  qui  nous  dit  qu'il  a  secoué  ;  il  y  a  manifestement  confusion 
entre  deux  tournures  successives  que  devait  contenir  le  manuscrit  : 
ouïr  un  homme  qui  nous  dit  qu'il  o,  et  ouïr  dire  à  un  homme  qu'il  a. 

2.  Voir  fragment  194  bis  (9). 

3.  Voir  fragment  iq4  bis  (10)  et  iqG. 
[\.   Voir  fr.  ig4  bis  (il). 

ô.   A  la  puge  a  16  du  manuscrit. 


SECTION  III.  iii 

que  cela  est  si  mal  pris,  si  contraire  au  bon  sens,  si 
opposé  à  l'honnêteté*  et  si  éloigné  en  toutes  manières 
de  ce  bon  air  "  qu'ils  cherchent,  qu'ils  seraient 
plutôt  capables  de  redresser  que  de  corrompre  ceux 
qui  auraient  quelque  inclination  à  les  suivre.  Et  en 
effet,  faites-leur  rendre  compte  de  leurs  sentiments 
et  des  raisons  qu'ils  ont  de  douter  de  la  religion  ;  ils 
vous  diront  des  choses  si  faibles  et  si  basses,  qu'ils 
vous  persuaderont  du  contraire  ;  c'était  ce  que  leur 
disait  un  jour  fort  à  propos  une  personne  :  si  vous 
continuez  à  discourir  de  la  sorte,  leur  disait-il,  en 
vérité  vous  me  convertirez2  ;  —  et  il  avait  raison J 
car  qui  n'aurait  horreur  de  se  voir  dans  des  senti- 
ments où  l'on  a  pour  compagnons  des  personnes  si 
méprisables  ? 

Ainsi  ceux  qui  ne  font  que  feindre  ces  sentiments 
seraient  bien  malheureux  de  contraindre  leur  naturel 
pour  se  rendre  les  plus  impertinents  des  hommes3. 
S'ils  sont  fâchés  dans  le  fond  de  leur  cœur  de  n'avoir 
pas  plus  de  lumière,  qu'ils  ne  le  dissimulent  pas: 
cette  déclaration  ne  sera  point  honteuse  ;  il  n'y  a  de 
honte  qu'à  n'en  point  avoir.  Rien  n'accuse  davantage 
une  extrême   faiblesse  d'esprit  que  de  ne  pas  con- 


i.  Voir  fr.  iç)\  6«s(i2)  et  iq4  ter  (4).  —  Dans  le  Discours  des  agré- 
ments :  Méré  fait  une  dissertation  sur  le  bon  air  :  «  Le  bon  air  qui  me 
semble  très  difficile  est  tout  à  fait  nécessaire  aux  agréments,  et  c'est 
même  une  espèce  d'agrément  que  le  bon  air  :  car  il  plaît  toujours.  » 

2.  Voir  fr.  194  bis  (i3).  —  Ilavet  voit  dans  ce  trait  l'original  du 
mot  attribué  à  Duclos  :  «  Ils  en  feront  tant  qu'ils  me  feront  aller  à 
confesse.  » 

3.  Cf.  Montaigne,  Apologie:  «Hommes  bien  misérables  et  escer- 
tellez,  qui  taschent  d'estre  pires  qu'ils  ne  peuvent.  » 


112  PENSEES. 

naître  quel  est  le  malheur  d'un  homme  sans  Dieu 1  : 
rien  ne  marque  davantage  une  mauvaise  disposition 
du  cœur  que  de  ne  pas  souhaiter  la  vérité  des  pro- 
messes éternelles  ;  rien  n'est  plus  lâche  que  de  faire 
le  brave  contre  Dieu2.  Qu'ils  laissent  donc  ces  im- 
piétés à  ceux  qui  sont  assez  mal  nés  pour  en  être 
véritablement  capables;  qu'ils  soient  au  moins  hon- 
nêtes gens  s'ils  ne  peuvent  être  chrétiens,  et  qu'ils 
reconnaissent  eniîn  qu'il  n'y  a  que  deux  sortes 
de  personnes  qu'on  puisse  appeler  raisonnables  ;  ou 
ceux  qui  servent  Dieu  de  tout  leur 3  cœur  parce  qu'ils 
le  connaissent,  ou  ceux  qui  le  cherchent  de  tout 
leur  cœur,  parce  qu'ils  ne  le  connaissent  pas4. 

Mais  pour  ceux  qui  vivent  sans  le  connaître  et 
sans  le  chercher,  ils  se  jugent  eux-mêmes  si  peu 
dignes  de  leur  soin,  qu'ils  ne  sont  pas  dignes  du 
soin  des  autres,  et  qu'il  faut  avoir  toute  la  charité  de 
la  religion  qu'ils  méprisent,  pour  ne  les  pas  mépriser 
jusqu'à  les  abandonner  dans  leur  folie0.  Mais,  parce 
que  cette  religion  nous  oblige  de  les  regarder  tou- 
jours, tant  qu'ils  seront  en  cette  vie,  comme  capa- 
bles de  la  grâce  qui  peut  les  éclairer,  et  de  croire 
qu'ils  peuvent  être  dans  peu  de  temps  plus  remplis 
de  foi  que  nous  ne  sommes,  et  que  nous  pouvons 
au  contraire  tomber  dans  l'aveuglement  où  ils  sont, 


1.  Voir  fï.  194  bis  (i4). 

2.  Yoirfr.  194  bis  (i5).  Cf.  Montaigne:  «  que  peult  on  imaginer 
plus  vilain   que   d'estre  couai 
'endroiet  de  Dieu  ?  »  (JI}  18). 

3.  A  la  page  217  de  la  Première  copie, 
k.  Voir  fir.  ig4  ter  (5)  et  257. 
5.   Voir  fr.  194  bis  (i(5  et  17). 


SECTION  lit.  Ho 

il  faut  faire  pour  eux  ce  que  nous  voudrions  qu'on 
fît  pour  nous  si  nous  étions  à  leur  place1,  et  les 
appeler  à  avoir  pitié  d'eux-mêmes,  et  à  faire  au 
moins  quelques  pas  pour  tenter  s'ils  ne  trouveront 
pas  de  lumières.  Qu'ils  donnent  à  cette  lecture 
quelques-unes  de  ces  heures  qu'ils  emploient  si  inu- 
tilement ailleurs  ;  quelque  aversion  qu'ils  y  appor- 
tent, peut-être  rencontreront-ils  quelque  chose,  et 
pour  le  moins  ils  n'y  perdront  pas  beaucoup  ;  mais 
pour  ceux  qui  y  apporteront  une  sincérité  parfaite 
et  un  véritable  désir  de  rencontrer  la  vérité,  j'espère 
qu'ils  auront  satisfaction,  et  qu'ils  seront  convaincus 
des  preuves  d'une  religion  si  divine,  que  j'ai  ramas- 
sées ici,  et  dans  lesquelles  j'ai  suivi  à  peu  près  cet 
ordre... 

**ao5]  194  bis 

[On    doit    avoir  pitié   des  uns    et    des   autres  ; 
mais  on  doit  avoir  pour  les  uns  une  pitié  qui  naît 


1.  Voir  fr.  194  bis  (18). 


194  bis 


Cf.  B.,  426;  C,  899;  Facg.,  II,  20;  Mjch.,  /J45.  (Pour  les  éditions 
Bôssirr,  Havet,  Molisier,  voir,  s'il  y  a  lieu,  à  chaque  paragraphe).  — 
La  page  2o5  du  manuscrit  (complétée  par  la  page  321  de  la  copie)  con- 
tient une  série  de  courtes  notes,  jetées  sans  ordre,  aucun,  remarquables 
parce  qu'elles  nous  ouvrent  un  jour  sur  les  procédés  de  travail  familiers  à 
Pascal.  Au  sortir  de  sa  méditation,  il  marquait  d'un  mot  ou  d'un  tuait 
saillant  le  souvenir  et  la  place  de  chacun  des  paragraphes  qui  devaient 
entrer  dans  le  développement  de  sa  prclace;  le  plus  souvent,  à  mesure 
qu'il  les  avait  utilisées,  il  barrait  ces  notes,  quelques-unes  sont  dictées  J 
nous  les  indiquons  par  un  astérisque.  On  trouvera  dans  le  commentaire 
du  fragment  194  l'indication  des  renvois. 

(0 

Cf.  Mol.,  I,  16. 


114  PENSÉES. 

de  tendresse,  et,  pour  les  autres,   une  pitié  qui  naît 
de  mépris.] 

r») 

[Je  ne  prends  point  cela  par  système,  mais 
par  la  manière  dont  le  cœur  de  l'homme  est  fait 
non  par  un  zèle  de  dévotion  et  de  détachement, 
mais  par  un  principe  purement  humain,  et  par  un 
mouvement  d'intérêt  et  d'amour-propre,  et  parce 
que  c'est  une  chose  qui  nous  intéresse  assez  pour 
nous  en  émouvoir,  d'être  assurés  qu'après  tous  les 
maux  de  la  vie,  une  mort  inévitable,  qui  nous 
menace  à  chaque  instant,  doit  infailliblement  dans 
peu  d'années...  dans  l'horrible  nécessité...] 

(**3) 

[11  est  sans  doute  qu'il  n'y  a  point  de  bien  sans 
la  connaissance  de  Dieu,  qu'à  mesure  qu'on  en 
approche1  on  est  heureux,  et  que  le  dernier  bonheur 
est  de  le  connaître  avec  certitude,  qu'à  mesure  qu'on 
s'en  éloigne  on  est  malheureux,  et  que  le  dernier 
malheur  serait  la  certitude  du  contraire. 

C'est  donc  un  malheur  que  de  douter,  mais  c'est 
un  devoir  indispensable  de  chercher  dans  le  doute  ; 


0) 

Cf.  Mol.,  i6.  — Lignes  autographes  dispersées  à  travers  la  page 
du  manuscrit.  La  Première  copie  donne  à  la  page  217  le  complément 
de  ce  fragment,  à  partir  du  mot  amour-propre. 

(3) 
Cf.  Mol.,  I,  i55  et  I,   i5. 

1.  Qu'on  en  approche  :  addition  autographe  au  texte  dicté. 


SECTION  III.  US 

et  ainsi,  celui  qui  doute  et  qui  ne  cherche  pas,  est 
tout  ensemble  malheureux  et  injuste;  que  s'il  est 
avec  cela  gai  et  présomptueux,  je  n'ai  point  de 
terme  pour  qualifier  une  si  extravagante  créature.] 

[Quel  sujet  de  joie,  de  ne  plus  attendre  que  des 
misères  sans  ressources  !  quelle  consolation,  dans 
le  désespoir  de  tout  consolateur  !] 

(5) 
Mais f  ceux-là  mêmes  qui  semblent  les  plus 
opposés  à  la  gloire  de  la  religion  n'y  seront  pas  inu- 
tiles pour  les  autres  ;  nous  en  ferons  le  premier  argu- 
ment, qu'il  y  a  quelque  chose  de  surnaturel  :  car  un 
aveuglement  de  cette"  sorte  n'est  pas  une  chose  natu- 
relle;3 et  si  leur  folie  les  rend  si  contraires  à  leur 
propre  bien,  elle  servira  à  en  garantir  les  autres  par 
l'horreur  d'un4  exemple  si  déplorable  et  d'une  folie 
si  digne  de  compassion. 

(6) 
Est-ce  qu'ils  sont  si  fermes  qu'ils   soient  insen- 

(4) 
Cf.  Mol.,  I,  i5. 

(5) 
Cf.  Bos.,  II,  xvit,  8;  R\v.,  xxiVj  8  bis;  Mol.,  I,  3n. 

i.  [...Us  ne  seront  pas  inutiles.] 
2.   [Nature.] 
o.   [A/jisi.] 
h.  [si.] 

C6) 

Cf.  Mol.,  I,  A3. 


116  PENSÉES. 

sibles  à  tout  ce  qui  les  touche  ?  éprouvons-le  dans  la 
perte  des  biens  ou  de  l'honneur  :  quoi  !  c'est  un 
enchantement. . . 

(7) 

Cependant  il  est  certain  que  l'homme  est  si 
dénaturé  qu'il  y  a  dans  son  cœur  une  semence  de 
joie  en  cela. 

(8) 
[Les  gens  de  cette   sorte  sont  académistes,    éco- 
liers1, et  c'est  le  plus  méchant  caractère  d'homme  que 
je  connaisse.] 

(9) 
Le  bon  air  va  à  n'avoir  pas  de  complaisance,  et 


Cf.  Mol.,  I,  i5. 

(8) 

Cf.  Mol.,  I,  16. 

entendu  parler.  — Académistes,  c'est-à-dire  sceptiques  de  parti  pris.  Le 
mot  se  retrouve  employé  comme  synonyme  de  libertin,  dans  cette 
phrase  curieuse  de  Saint-Simon  que  cite  Littré  :  «  Avec  un  extérieur 
austère,  il  (Harley  fils)  était  aussi  parfaitement  débauché  et  aussi 
ouvertement  qu'un  jeune  académiste  ».  Sainte-Beuve  cite  un  passage 
d'une  lettre  de  saint  Cyran  à  Arnauld  d'Andilly  où  se  retrouve  ce 
mot  d?  Académiste,  mais  plutôt  comme  synonyme  d'Académicien  :  «  Je 
vous  avoue  que  vos  langages  et  vos  tempéraments  que  vous  donnez 
aux  paroles,  je  dis  les  Académistes,  ne  s'accordent  point  avec  l'élo- 
quence des  pensées,  des  actions  et  des  mouvements  que  donne  la 
vérité  divine  à  celui  qui  la  connaît  et  qui  l'aime  »  (Port-Royal, 
5e  édit.,  t.  II,  p.  20). 

(9) 
Cf.  rkv.,  XXV,  i35;  Mol.,  II,  88. 


SECTION  III.  117 

la  bonne  piété  à  avoir  complaisance  pour  les  autres. 

(**io) 

[Le  beau  sujet  de  se  réjouir,  et  de  se  vanter,  la 
tête  levée  en  cette  sorte  :  Donc,  réjouissons-nous, 
vivons  sans  crainte  et  sans  inquiétude,  et  attendons 
la  mort  puisqu'il  est  incertain,  et  nous  verrons 
alors  ce  qu'il  arrivera  de  nous...  Je  n'en  vois  pas 
la  conséquence]1. 

Est-ce  une  chose  à  dire  avec  joie2?  c'est  une 
chose  qu'on  doit  donc  dire  tristement. 

Cela  n'est  point  du  bon  air. 

(i3) 

Vous  me  convertirez. 


(IO) 

Cf.  Mol.,  I,  i5. 

i.  M.  Molinier  imprime  :  Donc  réjouissons-nous  ;  je  n'en  vois  pas  la 
conséquence,  puisqu'il  est  incertain;  et  nous  verrons  alors  ce  qui  arrivera 
de  nous.  —  M.  Michaut  lit  :  attendons  le  reste,  puisqu'il  est  incertain, 
et  nous  verrons  alors  ce  qui  arrivera  de  nous.  Je  n'en  vois  pas  la  consé- 
quence. » 

(») 

Cf.  Mol.,  I,  16. 


2.   [Et  si  nous  avons  un  aussi  profond.] 

(ta) 

Cf.  Mor.,  II,  89. 


H8  PENSÉES. 

(i4) 

[N'en  être  pas  fâche  et  ne  pas  aîmer  à...  est  un 
effet  de  faiblesse  d'esprit,  et  non1  de  malice  dans  la 
volonté.] 

[Est-ce  courage  à  un  homme  mourant,  d'aller2 
dans  la  faiblesse  et  dans  l'agonie,  affronter  un  Dieu 
tout-puissant  et  éternel?] 

(*i  6) 

[Gela  montre  qu'il  n'y  a  rien  à  leur  dire  :  non 
par  mépris,  mais  parce  qu'ils  n'ont  pas  le  sens  com- 
mun; il  faut  que  Dieu  les  touche.] 

[Il  faut  bien  être  dans  la  religion  qu'ils  mépri- 
sent, pour  ne  les  pas  mépriser.] 

(*i8) 
[Que  je  serais  heureux,  si  j'étais  en  cet  état,  qu'on 

04) 

i.  Non  lecture  douteuse. 

(i5) 

Cf.  Bos.,  II,  xvii,  85;  Hav.,  XXIV,  45;  Mol.,  I,  i5. 

2.  Mourant,  d'aller  eu  surcharge. 

(16) 


Cf.  Mol.,  I,   16. 

Cf.  Mol.,  I,  16. 

(17) 

Cf.  Mol.,  I,  i5. 

(18) 

SECTION  III.  119 

i 

eût  pitié  de  ma  sottise,  et  qu'on  eût  la  bonté  de  m'en 
tirer  malgré  moi  !  j 

(19) 

N'est-ce  pas  assez  qu'il  se  fasse  des  miracles  en 
un  lieu,  et  que  la  Providence  paraisse  sur  un  peuple? 

Première  Copie  217]  194  1% 

(0 

Je  leur  demanderais  s'il  n'est  pas  vrai  qu'ils  véri- 
fient par  eux-mêmes  ce  fondement  de  la  foi  qu'ils 
combattent,  qui  est  que  la  nature  de  l'homme  est  dans 
la  corruption1. 

00 

Rien  n'est  important  que  cela,  et  on  ne  néglige 
que  cela. 

(3) 
C'est  tout  ce  que  pourrait  faire  un  homme   qui 
serait  assuré  de  la  fausseté  de  cette  nouvelle;  encore 


09) 
Cf.  Hav.,  XXV,   i34j  Mol.,  II,  88. 

194  ter 

Cf.  G.,  433;  Fauo.,  II,  ao;  Mich.,  445.  —  Pour  l'édition  Molinier,  yoir 
à  chaque  paragraphe. 

(0 


Cf.  Mol.,  I,  253. 

I.   Cf.  fr.  202. 

Cf.  Mol.,  I,  16. 

0) 

Cf.  Mol.,  I,  16. 

(3) 

120  PENSEES. 

ne  devrait-il  pas  être  dans  la  joie,  mais  dans   l'abat- 
tement. 

(4) 

Il  ne  faut  pas  dire  de  cela  que  c'est  une  marque 
de  raison. 

(5) 
Les  trois  conditions1. 

Première  Copie  217]  195 

Avant  que  d'entrer  dans  les  preuves  de  la  religion 
chrétienne,  je  trouve  nécessaire  de  représenter  l'in- 
justice des  hommes  qui  vivent  dans  l'indifférence  de 
chercher  la  vérité  d'une  chose  qui  leur  est  si  impor- 
tante et  qui  les  touche  de  si  près. 

De  tous  leurs  égarements,  c'est  sans  doute  celui 
qui  les  convainc  le  plus  de  folie  et  d'aveuglement,  et 
dans  lequel  il  est  le  plus  facile  de  les  confondre  par 
les  premières  vues  du  sens  commun 2  et  par  les 
sentiments  de  la  nature.  Car  il  est  indubitable  que 
le  temps  de  cette  vie  n'est  qu'un  instant,  que  l'état 


Cf.  Mol.,  I,  17. 

Cf.  Mol.,  I,  17. 

(5) 

1.  Ces  trois  conditions  sont  décrites  dans  le  fragment  2D7  :  «  II  n'y 
a  que  trois  sortes  de  personnes,  les  unes  qui  servent  Dieu,  l'ayant 
trouvé;  les  autres  qui  s'emploient  à  le  chercher,  ne  l'ayant  pas  trouvé; 
les  autres  qui  vivent  sans  le  chercher  ni  l'avoir  trouvé.  » 

195 
Cf .C,  4a7;  P.  R.,   I,  ,;    Fadc,    II,  i5;  Hat.,  IX,    a;    Mol.,  I,  12  ; 
Mich.,  8gg. 

2,  A  la  page  m  8  de  la  Première  copie. 


SECTION  III.  121 

de  la  mort  est  éternel,  de  quelque  nature  qu'il  puisse 
être,  et  qu'ainsi  toutes  nos  actions  et  nos  pensées 
doivent  prendre  des  routes  si  différentes  selon  l'état 
de  cette  éternité,  qu'il  est  impossible  de  faire  une 
démarche  avec  sens  et  jugement  qu'en  la  réglant  par 
la  vérité  de  ce  point  qui  doit  être  notre  dernier 
objet. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  visible  que  cela  et  qu'ainsi, 
selon  les  principes  de  la  raison,  la  conduite  des 
hommes  est  tout  à  fait  déraisonnable,  s'ils  ne  pren- 
nent une  autre  voie.  Que  l'on  juge  donc  là-dessus  de 
ceux  qui  vivent  sans  songer  à  cette  dernière  fin  de 
la  vie,  qui  se  laissent  conduire  à  leurs  inclinations  et 
à  leurs  plaisirs  sans  réflexion  et  sans  inquiétude,  et, 
comme  s'ils  pouvaient  anéantir  l'éternité1  en  en 
détournant  leur  pensée,  ne  pensent  à  se  rendre  heu- 
reux que  dans  cet  instant  seulement. 

Cependant  cette  éternité  subsiste,  et  la  mort,  qui 
la  doit  ouvrir  et  qui  les  menace  à  toute  heure,  les 
doit  mettre  infailliblement  dans  peu  de  temps  dans 
l'horrible  nécessité  d'être  éternellement  ou  anéantis 
ou  malheureux,  sans  qu'ils  sachent  laquelle  de  ces 
éternités  leur  est  à  jamais  préparée 2. 

Voilà  un  doute  d'une  terrible  conséquence.  Ils 
sont  dans  le  péril  d'une  éternité  de  misères  ;  et  sur 
cela,  comme  si  la  chose  n'en  valait  pas  la  peine,  ils 
négligent  d'examiner  si  c'est  de  ces  opinions  que  le 
peuple  reçoit  avec  une  facilité  trop  crédule,    ou  de 


1.  Voir  la  variante  fr.  190  bis. 

2.  Voir  fr.   iq4  bis  (2). 


122  PENSÉES. 

celles  qui,  étant  obscures  d'elles-mêmes,  ont  un  fon- 
dement très  solide  quoique  caché.  Ainsi  ils  ne  savent 
s'il  y  a  vérité  ou  fausseté  dans  la  chose,  ni  s'il  y  a 
force  ou  faiblesse  dans  les  preuves;  ils  les  ont  devant 
les  yeux,  et  ils  refusent  d'y  regarder,  et  dans  cette 
ignorance  ils  prennent  le  parti  de  faire  tout  ce  qu'il 
faut  pour  tomber  dans  ce  malheur  au  cas  qu'il  soit, 
d'attendre  à  en  faire  l'épreuve  à  la  mort,  d'être  cepen- 
dant fort  satisfaits  en  cet  état,  d'en  faire  profession 
et  enfin  d'en  faire  vanité.  Peut-on  penser  sérieuse- 
ment à  l'importance  de  cette  affaire  sans  avoir  hor- 
reur d'une  conduite  si  extravagante  P 

Ce  repos  dans  cette  ignorance  est  une  chose  mon- 
strueuse, et  dont  il  faut  faire  sentir  l'extravagance 
et  la  stupidité  à  ceux  qui  y  passent  leur  vie1,  en  la 
leur  représentant  à  eux-mêmes,  pour  les  confondre 
par  la  vue  de  leur  folie.  Car  voici  comme  raison- 
nent les  hommes,  quand  ils  choisissent  de  vivre 
dans  cette  ignorance  de  ce  qu'ils  sont  et  sans  recher- 
cher d'éclaircissement.  «  Je  ne  sais  »,  disent-ils... 

Première  Copie  221]  195  bis 

[Notre  imagination  nous  grossit  si  fort  le  temps 

présent,  à  force  d'y  faire  des  réflexions  continuelles, 

!  et  amoindrit  tellement  l'éternité,  manque  d'y  faire 


1.  Expression  de  Montaigne  :  «  Le  remède  du  vulgaire,  c'est  de  n'y 
penser  pas;  mais  de  quelle  brutale  stupidité  luy  peult  venir  un  si 
grossier  aveuglement  ?  »  (I,  19). 

195  bis 
Cf.  G.,  433;  P.  R.,  XXIV,  i3;  Bos.,  I,  vi,  6;  Faug.,  II,  20  ;  Hat.,  III, 

G;  Mot.,  I,  84;  Mich.,  445  (28). 


SECTION  III.  123 

réflexion,  que  nous  faisons  de  l'éternité  un  néant,  et 
du  néant  une  éternité  ;  et  tout  cela  a  ses  racines  si 
vives  en  nous,  que  toute  notre  raison  ne  peut  nous 
en  défendre,  et  que...] 

412]  I95 

Les  gens  manquent  de  cœur;  on  n'en  ferait  pas 
son  ami1. 

Première  Copie  191]  197 

D'être  insensible  à2  mépriser  les  choses  intéres- 
santes, et  devenir  insensible  au  point  qui  nous  inté- 
resse le  plus. 

65]  198 

La  sensibilité  de  l'homme  aux  petites  choses  et 
l'insensibilité 'pour  les  grandes  choses  \  marque  d'un 
étrange  renversement. 


196 

Cf.  B.,  385;  G.,  347;  Faug.,  I,  aGi  ;  Hav.,  XXV,  117;  Mol.,  II,  n5; 
Mien.,  6.O0. 

1.  Cf.  fr.  3o  :  «  Je   hais  également  le    bouffon    et  l'enflé;  on  ne 
ferait  son  ami  ni  de  l'un  ni  de  l'autre.  » 

197  ,    . 

Cf.  C,  1;  Faug.,  II,  384;  Mol.,  I,  17;  Mich.,  895. 

2.  Mont.,  III,  v:   «  L'application  aux  legieres  choses  nous  retire 
des  iustes.  » 

198 

Cf.  B.,  3Gi;  C,  3i8;  P.  R.,  I,  1;  Faug.,  II,  19;    Mol.,   I,  16;  Mich., 

182. 

3.  Lecture  de  la  Première  copie:  aux  plus  grandes  clioses. 

4.  Charron  avait  écrit,  commentant  un  passage  de  l'Évangile  selon 
saint  Mathieu  (XXIII,  20  sqq.)  :  «  Je  leur  dis  ce  que  dit  le  Sauveur  à 


124  PENSEES. 

Première  Copie  2  23]  199 

Qu'on  s'imagine  un  nombre  d'hommes  dans  les 
chaînes,  et  tous  condamnés  à  la  mort,  dont  les  uns 
étant  chaque  jour  égorgés  à  la  vue  des  autres,  ceux 
qui  restent  voient  leur  propre  condition  dans  celle 
de  leurs  semblables,  et,  se  regardant  les  uns  et  les 
autres  avec  douleur  et  sans  espérance,  attendent  à 
leur  tour  \  C'est  l'image  de  la  condition  des  hommes. 

61]  200 

Un  homme  dans  un  cachot,  ne  sachant  si  son 
arrêt  est  donné,  n'ayant  plus  qu'une  heure  pour  l'ap- 
prendre, cette  heure  suffisant,  s'il  sait  qu'il  est  donné, 
pour  le  faire  révoquer,  il  est  contre  nature  qu'il  em- 
ploie cette  heure-là,  non  à  s'informer  si  l'arrêt  est 
donné,  mais  à  jouer  au  piquet.  Ainsi,  il  est  surna- 
turel que  l'homme,  etc. 2;  c'est  un  appesantissement 


gens  de  pareil  esprit:  0  hypocritx  excolantes  culicem  et  camehim 
degluticnlcs  qui  minima  curalis,  graviora  spernitis.  »  (De  la  Sagesse,  II, 
1",  90 

199 

Cf.  G.,  435;  P.  R.,  uft.,  XXVIII,  30;  Bos  ,  I,  vu,  G;  Faug.,  II,  a3  ;  IIav., 
IV,  7;  Mol.,  I,  1 54  ;   Mien.,  904. 

I.  La  dernière  phrase  a  été  ajoutée  dans  la   Copie}  vraisemblable- 
ment en  vue  de  l'impression. 


Cf.  B.,  79  ;    C,  io5;  P.  R.,  I,  1;  Bos.,  II,  n,   1;   Faug.,  II,   18;  Hav., 
XI,  4;  Mol.,  I,   i5;  Mich.,  iG5. 

2.  Il  est  aisé  de  suppléer  la  phrase  que  Pascal  laisse  en  suspens:  il 
est  surnaturel  que  l'homme  passe  sa  vie  à  se  divertir,  sans  se  soucier  du 
jugement  qui  est  tout  proche;  car,  comme  il  le  dit  plus  bas:  Si  on  doit 
donner  huit  jours  on  doit  donner  toute  la  vie.  Tout  homme  qui  vit  est 


SECTION  III.  425 

de  la  main  de  Dieu.  Ainsi,  non  seulement  le  zèle  de 
ceux  qui  le  cherchent  prouve  Dieu,  mais  l'aveugle- 
ment de  ceux  qui  ne  le  cherchent  pas. 

Première  Copie  226]  201 

Toutes  les  objections  des  uns  et  des  autres  ne  vont 
que  contre  eux-mêmes,  et  point  contre  la  religion 
—  Tout  ce  que  disent  les  impies... 

Première  Copie  35o]  202 

[*Par  ceux  qui  sont  dans  le  déplaisir  de  se  voir  sans 
foi,  on  voit  que  Dieu  ne  les  éclaire  pas;  mais  les 
autres,  on  voit  qu'il  y  a  un  Dieu  qui  les  aveugle.] 

489]  203 

Fascinatio  nugacitatis* '.  —  Afin  que  la  passion  ne 


à  la  veiHe  de  mourir.  Remarquez  que  contre  nature  dans  le  pre- 
mier exemple  devient  surnaturel  dans  le  second  ;  Pascal  interprète  la 
dérogation  à  la  loi  de  la  nature  comme  l'effet  d'une  cause  supérieure 
à  la  nature. 

201 
Cf.  C,  438;  Faug.,  II,  157;  Mich.,  911. 

202 
Cf.  C,  3o4;  Faug.,  II,  283;  Mien.,  944. 

1.  En  marge  de  la  Copie. 

203 

Cf.  B.,  igi;  C,  1  ;  Faug.,  I,  a3o;  Mol.,  I,  i54;  Mich.,  872. 

2.  Sag.,  IV,  12.  —  N'y  a-t-il  pas  un  souvenir  de  la  lettre  écrite 
par  Arnauld  à  saint  Gyran  pour  le  prier  de  le  recevoir  sous  sa  con- 
duite, lettre  mémorable  que  devaient  connaître  les  amis  de  Port- 
Royal  :  «  Je  suis  demeuré  tant  d'années  dans  une  perpétuelle  léthargie 
voyant  le  bien  et  ne  le  faisant  pas  j  et  j'ai  reconnu  par  une  misé- 
rable expérience,  la  vérité  de  cette  parole  du  Saint-Esprit  :  fascinatio 


126  PENSÉES. 

nuise  point,  faisons  comme  s'il  n'y  avait  que  huit 
jours  de  vie1. 

*63]  204 

Si  on  doit  donner  huit  jours  de  la  vie,  on  doit 
donner  cent  ans. 

"ig  1]  204  bis 

Si  on  doit  donner  huit  jours,  on  doit  donner 
toute  la  vie. 

67]  205 

Quand  je  considère  la  petite  durée  de  ma  vie, 
absorbée2  dans  l'éternité  précédente  et  suivante,  le 
petit  espace  que  je  3  remplis  et  même  que  je  vois, 
abîmé  dans  l'infinie  immensité  des  espaces  quej  'ignore 
et  qui  m'ignorent,  je  m'effraie  et  m'étonne  de  me 

nugacitalis  obscurat  bona  »  ?  (Àrnauld,  Œuvres,  1775,  t.  I,  p.  3). 
Lancelot  écrit  dans  ses  Mémoires  sur  saint  Cyran:  «  Il  savait  qu'il  y  a 
Aans  l'âme  de  l'homme,  une  niaiserie  qui  l'ensorcelle,  fascinatio  nuga- 
citalis, comme  dit  l'Ecriture,  qui  fait  rue,  quelque  séparé  qu'il  soit, 
il  s'occupe  de  lui-même,  se  multiplie  et  se  divise,  et  que  souvent  il  est 
moins  seul  que  s'il  était  au  milieu  d'une  multitude  »  (t.  II,  p.  106, 
apud  Sainte-Beuve,  Port-Royal,  5e  édit.,  t.  II,  p.  83). 

1.  Réflexion  écrite   au   crayon  par  Pascal,    recopiée   d'une    autre 
main. 

204 
Cf.  B.,  78;  G.,  io4;  Fauo.,  II,  37G;  Mich.,  175. 

204  bis 
Cf.  B.,  i54;  C,  i8/»;  Faog.,  I,  a3o;  Mol.,  I,  i54;  Mich.,  874. 

205 

Cf.  B.,  3o ;  C,  39;  Faug.,  I,  aa4;  Hat.,  XXV,  16;  Mol.,  I,  fr;  Mich. 

188. 

2.  [Par.]  "    .     - 

3.  [Vois  et  que  je.] 


SECTION  III.  i27 

voir  ici  plutôt  que  là,  car  il  n'y  a  point  de  raison 
pourquoi  ici  plutôt  que  là,  pourquoi  à  présent  plutôt 
que  lors  :  qui  m'y  a  mis  ?  par  Tordre  et  la  conduite 
de  qui  ce  lieu  et  ce  temps  a-t-il  été  destiné  à  moi? 
Memoria  hospitis  unius  diei  prœtereuntis*. 

Première  Copie  101]  206 

Le  silence  éternel  de  ces  espaces  infinis  m'effraie2. 

*2o]  207 

Combien  de  royaumes  nous  ignorent  ! 


1 .  En  marge  dans  le  manuscrit.  —  Quoniam  spes  impii  tanquam  lanugo 
est,  qusc  a  vento  tollitur;  et  tanquam  spuma  gracilis  quse  a  proceïla  dis- 
pergitur;  et  tanquam  fumus  qui  a  vento  diffusus  est:  et  tanquam  memo- 
ria hospitis  unius  diei  prsetereuntis.  Sagesse,  V,  xv. 

206 

Cf.  C,  139;  Fàtjg.,  I,  334;  Hav.,  XXV,  17  bis;  Moi.,  I,  4i  ;  MicH.,889/ 

3.  Ce  cri  pénétrant  est  d'un  savant  et  d'un  chrétien.  Pour  le  géo- 
mètre l'univers  offre  l'image  de  l'infinité  et  de  l'éternité  :  il  semble 
participer  ainsi  aux  attributs  de  la  divinité.  Mais  le  Dieu  du  chrétien 
est  un  être  moral,  il  est  «  sensible  au  cœur  ».  Or  cet  univers  infini  est 
«  muet  »  (fr.  G93),  il  est  destitué  de  toute  vie  morale,  il  ne  parle  pas' 
au  cœur  et  il  ne  témoigne  pas  de  Dieu.  Ce  monde  qui  emplit  l'esprit  du1 
savant  est  comme  un  désert  pour  celui  qui  cherche  Dieu.  A  la  parole, 
de  Pascal  il  convient  d'opposer  la  célèbre  pensée  de  Kant  qui' 
exprime  le  sentiment  contraire,  la  satisfaction  de  l'être  capable  de> 
comprendre  l'univers,  d'unir  sa  destinée  individuelle  au  sort  du 
monde  entier,  égalée  à  la  révélation  de  la  loi  morale  qui  l'élève  à! 
Dieu  :  «  Deux  choses  remplissent  l'àme  d'une  admiration  et  d'un 
respect  toujours  renaissants  et  qui  s'accroissent  à  mesure  que  la' 
pensée  y  revient  plus  souvent  et  s'y  applique  davantage  :  le  ciel  étoile 
au-dessus  de  nous,  la  loi  morale  au  dedans.  »  (Critique  de  la  Raison 
pratique,  Conclusion.) 

207 

Cf.  B.,  8  bis;  C,  a3;   Faug.,  I,  324;  Hav.,  XXV,  17  ;    Mot.,  I,  lu  ;' 
Mich.,  54. 


128  PENSEES. 

49]  ao8 

Pourquoi  ma  connaissance  est-elle  bornée  ?  ma 
taille?  ma  durée  à  cent  ans  plutôt  qu'à  mille?  Quelle 
raison  a  eue  la  nature  de  me  la  donner  telle,  et  de 
choisir  ce  nombre  plutôt  qu'un  autre,  dans  l'infinité 
desquels  il  n'y  a  pas  plus  de  raison  de  choisir  l'un 
que  l'autre,  rien  ne  tentant  plus  que  l'autre  ? 

i63]  209 

Es-tu  moins  esclave,  pour  être  aimé  et  flatte  de  ton 
maître?  Tu  as  bien  du  bien,  esclave;  ton  maître  te 
flatte,  il  te  battra  tantôt1. 

63]  210 

Le  dernier  acte2  est  sanglant,  quelque  belle  que 


208 

Cf.  B.,  89;  C.,  n5;   Faug.,  I,  325;  Hat.,  XXV,  16  bis  ;  Mol.,  I,  43; 

MlCH.,    125. 

209 

Cf.  B.,  179;  G.,  an;  Faug.,  I,  a35;  Hav.,  XXV,  23;   Mot.,   II,   121  ; 
Mich.,  394. 

1.  Apostrophe  au  libertin  qui  s'est  fait  l'esclave  du  plaisir  ;   il  se 
rante  d'être  flatté  par  un  maître,  qui  inévitablement  le  quittera. 


Cf.  B.,8o;C,  io5;  P.  R.,  XXIX,  44:  Bos.,  II,  xvn,  G9  ;  Faug.,  I,  2i4; 
Hav.,  XXIV,  58;  Mol.,  I,  n4;  Mich.,  171. 

2.  Montaigne  avait  dit:  le  bonheur  ne  se  doit  «  iamais  attribuer 
à  l'homme  qu'on  ne  lui  ayt  veu  iouer  le  dernier  acte  de  sa  comédie, 
et  sans  doubte  le  plus  difficile  »  (I,  xvm);  et  ailleurs  il  reparle  ainsi 
de  la  mort  :  «  Cette  partie  n'est  pas  du  roole  de  la  société,  c'est  l'acte 
à  un  seul  personnage.  »  (III,  ix.) 


SECTION  III.  129 

soit  la  comédie  en  tout  le  reste  :  on  jette  enfin  de  la 
terre  sur  la  tète,  et  en  voilà  pour1  jamais. 

G3]  211 

Nous  sommes  plaisants  de  nous  reposer  dans  la 
société  de  nos  semblables,  misérables  comme  nous2, 
impuissants  comme  nous  :  ils  ne  nous  aideront  pas  ; 
on  mourra  seul.  Il  faut  donc  faire  comme  si  on 
était  seul3;  et  alors4,  bâtirait-on  des  maisons  super- 
bes, etc.5?  on  chercherait  la  vérité  sans  hésiter;  et, 
si  on  le  refuse,  on  témoigne  estimer  plus  l'estime 
des  hommes,  que  la  recherche  de  la  vérité. 

229]  212 

Écoulement.  —  C'est  une  chose  horrible  de  sentir 
écouler  tout  ce  qu'on  possède6. 


1.  [L'éternité.] 

211 
Cf.  B.,  77  ;  C,  io3;  P.  R.,  VIII,  1;  Fauo.,  II,  19;  Hat.,  XIV,  1;  Mol., 
I,  n4;  Mien.,  179. 

2.  [On  mourra  seul] 

3.  Et  alors  sans  hésiter  en  surcharge. 

4.  [ach]  —  peut-être  achèterait-on. 

5.  Y  a-t-il  clans  cet  exemple  un  souvenir  de  la  lettre  autrefois 
écrite  à  Mme  Périer  pour  détourner  M.  Périer  du  «  dessein  de  sa 
maison  P  »  La  lettre  signée  de  Pascal  et  de  sa  sœur  Jacqueline  se  ter- 
minait ainsi  :  «  Nous  te  prions  d'y  penser  sérieusement,  de  t'en 
résoudre  et  de  l'en  conseiller  de  peur  qu'il  arrive  qu'il  ait  bien  plus 
de  prudence  et  qu'il  donne  bien  plus  de  soin  et  de  peine  au  bâtiment 
d'une  maison  qu'il  n'est  pas  obligé  de  faire  qu'à  celui  de  cette  tour 
mystique,  dont  tu  sais  que  saint  Augustin  parle  dans  une  de  ses  lettres, 
qu'il  s'est  engagé  d'achever  dans  ses  entretiens.  »  (5  nov.  i048.) 

212 

Cf.  B.,  395;  C,  3G7;  P.  R.,  XXVIII,  16;  Bos.,  II,  xvii,  18;  Faug.,  II, 
80;  Hat.,  XXIV,  i(3  bis]  Mol.,  I,  i53;  Mien.,  A92. 

G.    «  C'est  ainsi  que  ie  fonds,  et  eschappe  à  moy  »,  dit  Montaigne, 

PENSÉES.  11    —    9 


130  PENSEES. 


63]  2x3 


Entre  nous,  et  l'enfer  ou  le  ciel,  il  n'y  a  que  la  vie 
entre  deux,  qui  est  la  chose  du  monde  la  plus  fra- 
gile. 

4g]  2I4 

Injustice.  —  Que  la  présomption  soit  jointe  à1  la 
misère,  c'est  une  extrême  injustice  2. 

437]  2I5 

Craindre  la  mort  hors  du  péril,  et  non  dans  le 
péril  ;  car  il  faut  être  homme3. 


parlant  des  infirmités   de    sa  vieillesse,  et  plus  loin  :  «  Il  fault  bien 
bander  l'âme,  pour  lui  faire  sentir  comme  elle  s'escoule.  »  (III,  i3.) 

213 
Cf.  B.,  77 ;  C,  io3;  P.  R.,  I,  1  ;  Faug.,  II,  t8  ;  Hw.,  IX,  3;  Mot.,  I, 

l6;     MlGU.,     176. 

214 

Cf.  B.,  35q;  C,  3iG  ;  Faug.,  II,  80;  Mol.,  I,  102;  Mich.,  128. 

1.  [L'injustice.] 

2.  Ecrit  de  la  main  de  Pascal  et  transcrit  immédiatement  au-dessous 
par  une  main  étrangère. 

215 
Cf.  B.,  383;  C,  34i;    Faug.,   I,  2ih\  Hat.,   XXV,  58;  Mot.,  I,  43  ; 
Mich.,  735. 

3.  Le  chrétien  craint  la  mort,  parce  qu'elle  le  conduit  à  Dieu, 
pour  l'épreuve  du  jugement,  mais  dans  le  péril  il  se  retrouve  homme, 
faisant  face  aux;  dangers  qui  se  présentent,  et  accomplissant  coura- 
geusement son  devoir  d'homme.  Comparer  le  passage  où  Pascal  com- 
menta la  façon  dont  les  Evangélistes  parlent  de  Jésus  :  :  «  Ils  le  font 
donc  capable  de  crainte,  avant  que  la  nécessité  de  mourir  soit  arrivée, 
et  ensuite  tout  fort.  »  (En  600.) 


SECTION  III.  131 


2°  man.  Guerrier]  216 

Mort  soudaine  seule  à  craindre,  et  c'est  pourquoi 
les  confesseurs  demeurent  chez  les  grands. 

2^7]  217 

C'est  un  héritier  qui  Irouve  les  titres  de  sa  maison; 
dira-t-il  :  peut-être  qu'ils  sont  faux?  —  et  négli- 
gera-t-il  de  les  examiner? 

27]  218 

Cachot l.  —  Je  trouve  bon  qu'on  n'approfondisse 
pas  l'opinion  de  Copernic 2  :  mais  ceci  ;  il  importe  à 


216 

Cf.  Faug.,  I,  ai'i;  Hav  ,  XXV,  5g;  Mol.,  I,  43;  Mich.,  q6î>.  j 

217 

Cf.  R,  4a8;  C,  Aoo;  P.  R.,  XXVIII,  21  ;  Bos.,  II,  xvn,  20;  Faug.,  II, 
iS;  Hav.,  XXIV,  18  ter;  Mol.,  I,  17;  Mich.,  5i8. 

218 

Cf.  B.,  79;  C,  10',;  P.  R.,   XXVIII,   19;  Bos.,  II,  xvn,  19;  Faug.,  II, 
18;  Hav.,  XXIV,  17  bis;  Mol.,  I,  i54;  Mich.,  67, 

1.  Ce  titre  de  Cachot  s'explique  par  le  fragment  200.  L'homme 
est  clans  un  cachot,  attendant  sa  condamnation  à  mort  ;  ne  s'enquerra- 
t-il  pas  de  ce  qui  l'attend  après  la  mort? 

2.  On  voit  que  le  système  de  Copernic  est  considère  par  Pascal 
comme  une  opinion.  Ce  n'est  point  seulement  parce  que  toutejdoctrîïiè 
de  philosophie  naturelle  est  à  ses  yeux  inutile  et  incertaine^  comme  il 
dit  du  cartésianisme  ;  mais  sur  ce  point  particulier  il  n'a  pas  pris 
parti.  Dans  son  fragment  sur  l'Infini  il  parle  du  mouvement  des  astres 
autour  de  la  terre,  et  Descartes  lui-même,  au  moins  dans  ses  écrits  où 
il  ne  perd  jamais  de  vue  la  condamnation  de  Galilée,  s'en  tient  aux 
théories  de  Tycho-Brahé  qui,  comme  on  sait,  avait  cru  possible  de 
maintenir  .'.près  Copernic  {'immobilité  de  la  terre.  Cf.  La  Lettre  de 
Pascal  au  Père  Noël:  «  Quand  on  discourt  humainement  du  mouve- 


i32  Censées. 

loulc  la  Yie  de  savoir  si  l'âme  est  mortelle  ou  immor- 
telle. 

73]  219 

Il  est  indubitable  que,  que  l'âme  soit  mortelle  ou 
immortelle,  cela  doit  mettre  une  différence  entière 
dans  la  morale1.  Et  cependant  les  philosophes  ont 
conduit  leur  morale  indépendamment  de  cela  :  ils 
délibèrent  de  passer  une  heure2. 


ment,  ou  de  la  stabilité  de  la  terre,  tous  les  phénomènes  du  mouve- 
ment et  des  rétrogradations  des  planètes,  s'ensuivent  parfaitement  des 
hypothèses  de  Ploléméc,  de  TycJiO,  de  Copernic  et  de  beaucoup  d'autres 
qu'on  peut  faire,  de  toutes  lesquelles  une  seule  peut  être  véritable. 
Mais  qui  osera  faire  un  si  gxaud  discernement,  et  qui  pourra,  sans 
danger  d'erreur,  soutenir  l'une  au  préjudice  des  autres?  »  (Œuvres, 
éd.  Lahure,  t.  III,  p.  16.) 

219 

Cf.  13.,  356;  G.,  3ia;  P.  R.,  XXIX,  43;  Bos.,  II,  xvn,  G0;  Faug.,  II, 
(ji  ;  Hav.,  XXIV,  07  ter]  Mol.,  I,  172  ;  Mich.,  200. 

1.  Dans  un  article  remarquable:  La  morale  ancienne  et  la  morale 
moderne,  M.  V.  Brochard  écrit:  «  Enfin,  et  plus  que  tout  le  reste, 
ce  qui  creuse  un  abîme  entre  les  deux  morales,  c'est  que,  dans  la 
morale  grecque,  l'idée  de  l'immortalité  ou  de  la  vie  future  ne  joue 
aucun  rôle.  Il  ne  pouvait  en  être  autrement  puisque  le  problème 
essentiel,  on  doit  mnme  aller  jusqu'à  dire  le  problème  unique,  est  celui 
du  bonbeur,  entendons  le  bonheur  terrestre  et  dans  les  conditions  de 
la  vie  présente...  Il  n'est  pas  exagéré  de  dire  que  la  morale  telle 
qu'on  l'enseigne  le  plus  souvent  aujourd'hui  repose  tout  entière  sur 
la  croyance  à  la  vie  future.  Cette  croyance  disparue,  elle  s'effon- 
drerait. »  (Revue  philosophique,  janvier  1901.) 

2.  «  La  mort  est  moins  à  craindre  que  rien,  s'il  y  avait  quelque 
chose  de  moins  que  rien  : 

Mullo...  morlem  minus  ad  nos  esse  pulandum 

Si  minus  esse  polest,  quam  quod  nihil  esse  videmus. 

Elle  ne  vous  concerne  ni  mort,  ni  vif:  vif,  parce  que  vous  cste3  ; 
mort,  parce  que  vous  n'estes  pas...  Où  que  vostre  vie  finisse,  elle  y 
est  toute.  L'utilité  du  vivre  n'est  pas  en  l'espace  :  elle  est  en  l'usage.  » 
(Mont.,  f;  19.) 


SECTION  III.  133 

Platon,  pour  disposer  au  christianisme1. 

4S9]  220 

Fausseté  des  philosophes  qui  ne2  discutaient  pas 
l'immortalité  de  l'âme;  fausseté  de  leur  dilemme 
dans  Montaigne3. 

63]  221 

Les  athées  doivent  dire  des  choses  parfaitement 
claires 4  :  or  il  n'est  point  parfaitement  clair  que  l'âme 
soit  matérielle. 


1.  Allusion  à  un  passage  de  Grotius.  De  Verit.  Relirj.  chr. ,  IV, 
xi  :  «  Plato,  de  Republica  II,  quasi  prœscius,  ait,  ut  vere  justus  exhi- 
beatur,  opus  esse  ut  virtus  ejus  omnibus  ornamentis  spolietur,  ita 
ut  ille  babeatur  ab  aliis  pro  sceleste,  illudatur,  suspendatur  denique. 
Et  certo  summœ  patientai  exemplum  ut  exstaret,  aliter  obtineri  non 
poterat.  »  Ailleurs  (II,  2),  Grotius  invoque  le  mytbe  de  Er,  fils 
d'Arménios,  pour  prouver  que  Platon  admettait  la  résurrection. 


Cf.  B.,  197;  C,  8;  Faug.,  II,  o,3;  Hat.,  IX,  6;   Mol.,  I,  171;    Mien., 
867. 

2.  [Pensaient.] 

3.  Pascal  fait  allusion  à  ce  passage  de  V Apologie  :  «  Les  philosophes' 
...  ont  ce  dilemme  tousiours  en  la  bouche,  pour  consoler  nostre  mor- 
telle condition  :  «  Ou  l'aine  est  mortelle,  ou  immortelle  :  Si  mortelle, 
elle  sera  sans  peine  ;  Si  immortelle,  elle  ira  s'amendant.  »  Montaigne 
lui-même  indique  la  fausseté:  «  Ils  ne  touchent  iamais  l'aultre 
branche:  <c  Quoy,  si  elle  va  en  empirant?  »  et  laissent  aux  poètes 
les  menaces  des  peines  futures  ;  mais  par  là  ils  se  donnent  un  beau 
ieu.  Ce  sont  deux  omissions  qui  s'offrent  à  moy  souvent  en  leurs 
discours.  » 

221 

Cf.  B.,  79 ;C,  io4;  P.  R.,  XXVIII,  19;  Bos.,ÏI,  xvn,  19  ;  Faug.,  I,  321; 
Hav.,  XXIV,  98;  Mol.,  I,  172  ;  Mien.,  172. 

II.  [Mais.]  —  «  J'exigerai  de  ceux  qui  vont  contre  le  train  commun 
et  les  grandes  règles,  qu'ils  sussent  plus  que  'es  autres,  qu'ils  eiusent 
des  raisons  claires,  et  de  ces  arguments  qui  emportent  conviction,  » 
(La  Bruyère,  Des  esprits  Jorls.) 


134  PENSEES. 

4l6]  222 

Athées.  —  Quelle  raison  ont-ils  de  dire  qu'on  ne 
peut  ressusciter?  quel1  est  plus  difficile,  de  naître  ou 
de  ressusciter,  que  ce  qui  n'a  jamais  été  soit,  ou  que 
ce  qui  a  été  soit  encore  ?  est-il  plus  difficile  de  venir 
en  être  que  d'y  revenir?  La  coutume  nous  rend  l'un 
facile,  le  manque  de  coutume  rend  l'autre  impos- 
sible2 :  populaire  façon  déjuger  ! 

Pourquoi  une  vierge  ne  peut-elle  enfanter  ?  une 
poule  ne  fait-elle  pas  des  œufs  sans  coq?  qui  les 
distingue  par  dehors  d'avec  les  autres  ?  et  qui  nous  a 
dit  que  la  poule  n'y  peut  former  ce  germe  aussi 
bien  que  le  coq3  ? 

45]  223 

4 Qu'ont-ils  à  dire  contre  la  résurrection,  et  contre 
l'enfantement  de  la  Vierge?  qu'est-il  plus  difficile, 


Cf.  B.,  463;  G.,  262;  Faug.,  II,  323  ;  Hav.,  XXIV,  20  bis-,   Mot.,   II, 
16  ;  Mien.,  068. 

1.  Quel  était  encore  employé  en  ce  sens  au  xvac  siècle.  Cf.  Rotrou 
(Ycnccslas,  II,  2). 

Quel  des  deux  voulez-vous,  ou  mon  cœur,  ou  ma  cendre  ? 

2.  Cf.  les  fragments  sur  la  coutume.  Sect.  II,  89-93. 

3.  Havet  a  rapproché  de  ce  fragment  un  texte  de  Tertullien  : 
«  Miraris  haec!  Et  gallina  sortita  est  de  suo  parire  »  (Adversus  Valen- 
tinianos,  10). 

223 
Cf.  B.,  n7;  C,  1  ', 3  ;  P.  R.,  XXVIII,  22;  Bos.,  II,  xvn, 22  ;  Faug.,  II, 
323;  H.w.,  XXIV,  28;  Mot..,  II,  17;  Mich.,  ii3. 

[\.  Titre  de  la  Première  copie:  Fondement  de  la  religion.  Réponse  aux 
objections. 


SECTION  III.  13S 

de  produire  un  homme  ou  un  animal,  que  de  le 
reproduire  ?  et  s'ils  n'avaient  jamais  vu  une  espèce 
d'animaux,  pourraient-ils  deviner  s'ils  se  produisent 
sans 1  la  compagnie  les  uns  des  autres 2  ? 

4oa]  224 

Que  je  hais  ces  sottises,  de  ne  pas  croire  l'Eucha- 
ristie \  etc.  !  si  l'Evangile  est  vrai,  si  Jésus-Christ 
est  Dieu4,  quelle  difficulté  y  a-t-il  là  ? 

61]  225 

Athéisme  marque  de  force  d'esprit5,  mais  jusqu'à 
un  certain  degré  seulement6. 


1.  Pascal  avait  écrit  d'abord  :  sans  compagnie. 

2.  C'est  la  question  à  laquelle  répond  la  notion  moderne  de  la  par- 
thénogenèse. —  Cf.  Nicole,  Pensées  diverses,  XVII:  difficile  à  juger 
de  ce  qui  est  possible  ou  impossible. 

224 

Cf.  B.,   81;   C,  107,    Faug.,  II,  372;   Hav.,  XXV,  53;   Mol.,  II,  17; 
Mich.,  638. 

3.  Dans  une  lettre  à  Mlle  de  Roannez  (V,  olim,  2),  Pascal  parle  de 
l'Eucharistie  comme  du  secret  «  le  plus  étrange  et  plus  obscur.  ». 

4.  «  Il  n'est  pas  plus  difficile  au  Fils  de  Dieu  de  faire  que  son 
corps  soit  clans  l'Eucharistie,  en  disant:  Ceci  est  mon  corps,  que  de 
faire  qu'une  femme  soit  délivrée  de  sa  maladie  en  disant  :  Femme,  tu 
es  délivrée  de  la  maladie.  »  (Bossuet,  Exposition  de  la  doctrine  catho- 
lique.) 

225 

Cf.  B.,  78;  C,  io',;  Faug.,  I,  321;    Hav.,  XXIV,   101  ;  Mot.,  I,  172; 
Micu.,   iGG. 

5.  En  même  temps  que  de  Charron,  Pascal  se  souvient  peut-être, 
pour  s'y  opposer,  de  la  formulé  employée  par  le  P.  Garasse  :  «  Cette 
maxime  des  athéistes  vient  de  stolidité  d'esprit  »  (Doctrine  curieuse 
des  Beaux  Esprits,  liv.  IV,  seet.  XX). 

0.  Le  P.  Desmolets  a  publié  pour  la  première  fois  cette  pensée,  en 
la  modifiant  d'une  façon  singulière  :  «  Quelquefois,  écrit  Viclor  Cousin, 


136  PENSÉES. 

25]  226 

Les  impies,  qui  font  profession  de  suivre  la  rai- 
son, doivent  être  étrangement  forts  en  raison.  Que 
disent-ils  donc1?  ne  voyons-nous  pas,  disent-ils, 
mourir  et  vivre  les  bêtes  comme  les  hommes,  et  les 
Turcs  comme  les  Chrétiens  ?  ils  ont  leurs  cérémo- 
nies, leurs  prophètes,  leurs  docteurs,  leurs  saints, 
leurs  religieux,  comme  nous,  etc.  —  Gela  est-il  con- 
traire à  l'Ecriture?  ne  dit-elle  pas  tout  cela2? 


Desmolets,  faute  de  comprendre  Pascal  ou  n'osant  lui  imputer  des 
énormités,  lui  attribue  des  pensées  bien  vagues.  Desmolets  (p.  009.)  — 
Mémoires  de  littérature  et  d'histoire,  tome  V  —  :  «  Athéisme,  manque 
«  de  force  d'esprit,  mais  jusqu'à  un  certain  point  seulement.  »  On  ne  voit 
pas  bien  ce  que  cela  signifie.  Pascal  a  écrit  de  sa  propre  main,  et  en 
caractères  très  lisibles  (ms.  p.  61):  Athéisme,  marque  de  force 
«  d'esprit,  mais  jusqu'à  un  certain  degré  seulement.  —  C'est-à-dire  que 
c'est  force  d'esprit  de  rejeter  l'existence  de  Dieu  au  nom  de  la  raison, 
pourvu  qu'ensuite  on  l'accepte  des  mains  de  la  révélation.  Pascal  est 
là  tout  entier.  Desmolets  n'a  pas  osé  le  montrer  tel  qu'il  est,  et  Bos- 
sut,  reculant  également  devant  le  vrai  et  devant  le  faux,  ne  redresse 
ni  ne  maintient  la  citation  de  Desmolets:  il  la  supprime.  »  (\  .  Cousin, 
Rapport  sur  les  Pensées}  2e  partie.)  —  Charron  avait  été  plus  loin 
que  Pascal  dans  son  traité  des  Trois  Vérités:  «  Cette  espèce  d'athéisme, 
première,  insigne,  formée  et  universelle,  ne  peut  loger  qu'en  une 
âme  extrêmement  forte  et  hardie.  —  Illi  robur  (jes  et  triplex  circa 
pectus  erat)  —  forcenée  et  maniacle.  Certes  il  semble  bien  qu'il  faut 
autant  et  peut-être  plus  de  force  et  de  roideur  d'âme  à  rebuter  et 
résolument  se  dépouiller  de  l'appréhension  et  crt'imce  de  Dieu  comme 
à  bien  et  constamment  se  tenir  ferme  à  lui.  »  (iie  Vérité.  3e  chap.) 
La  Bruyère  conclut  au  contraire:  «  L'esprit  fort,  c'est  l'esprit  faible.  » 
(Des  esprits  forts.) 

226 
Cf.  B.,  77;  G.,  102;  P.  R.,  XXVIII,  i5;   Bos.,   II,  ira,  iS  ;  Falg.,  II, 
i46;  Hat.,  XXIV,  iG;  Mol.,  I,  323  ;  Mica.,  57. 

1.  Le  fragment  commençait  d'abord  ici. 

2.  Réflexion  ajoutée  en  marge.  Havet  cite  parmi  les  passages  aux- 
quels songe  Pascal    les  réflexions   de  Y Ecclésiasle  (111,    18,  29)5  les 


SECTION   III.  137 

Si  vous  ne  vous  souciez  guère  de  savoir  la  vérité, 
en  voilà  assez  pour  vous  laisser  en  repos  ;  mais  si 
vous  désirez  de  tout  votre  cœur  de  la  connaître,  ce 
n'est  pas  assez:  regardez  au  détail.  C'en  serait  assez 
pour  une  question  de  philosophie  :  mais  ici  où  il  va 
de  tout1.  Et  cependant,  après  une  réflexion  légère  de 
cette  sorte,  on  s'amusera,  etc.  Qu'on  s'informe  de 
cette  religion  même  si  elle  ne  rend  pas  raison  de 
cette  obscurité  ;  peut-être  cpi'ellc  nous  l'apprendra. 

29]  227 

Ordre  par  dialogues.  —  Que  dois-je  faire  ?  Je  ne 
vois  partout  qu'obscurités.  Groirai-je  que  je  ne  sais 
rien  ?  croirai-je  que  je  suis  Dieu  ? 

Toutes  choses  changent  et  se  succèdent.  —  Vous 
vous  trompez,  il  y  a... 2. 

45]  228 

Objection  des  athées  :  Mais  nous  n'avons  nulle 
lumière. 


déclarations  de   l'Evangile   selon  saint  Mathieu  sur  les  faux  prophètes 
(VII,  l5),  sur  la  confusion  de  l'ivraie  et  du  bon  grain  (XIII,  3o). 

1.  Cf.  fr.  194. 

227 
Cf.  B.,  1;   C,    i3;    Faug.,  II,   3S9;    Hav.,  XXV,    109;  Mol.,  II,  Ci; 

MlCH.,     7I. 

2.  Faugère  et  M.  Michaut  comprennent  dans  le  même  fragment  que 
ces  deux  paragraphes  le  fragment  2^4  qui  suit  immédiatement  dans 
le  manuscrit,  et  qui  contient  également  une  esquisse  de  dialogue. 
Mais,  comme  ce  dernier  fragment  porte  sur  un  tout  autre  point  de  la 
discussion,  il  est  possible  de  maintenir  la  séparation  établie  par  Havet 
et  Molinier. 

228 
Cf.  B.,  ia3;  G.,  1^9;  Faug.,  H,  i55;  Mich.,  109. 


138  PENSÉES. 


Première  Copie  319]  229 


Voilà  ce  que  je  vois  et  ce  qui  me  trouble.  Je 
regarde  de  toutes  parts,  et  je  ne  vois  partout  qu'obscu- 
rité. La  nature  ne  m'offre  rien  qui  ne  soit  matière 
de  doute  et  d'inquiétude  ;  si  je  n'y  voyais  rien  qui 
marquât  une  Divinité,  je  me  déterminerais  à  la  né- 
gative1 ;  si  je  voyais  partout  les  marques  d'un  Créa- 
teur, je  reposerais  en  paix  dans  la  foi  ;  mais,  voyant 
trop  pour  nier  et  trop  peu  pour  m'assurer,  je  suis 
en  un  état  à  plaindre,  et  où  j'ai  souhaité  cent  fois 
que,  si  un  Dieu  la  soutient,  elle  le  marquât  sans 
équivoque  ;  et  que,  si  les  marques  qu'elle  en  donne 
sont  trompeuses2,  elle  les  supprimât  tout  à  fait; 
qu'elle  dit  tout  ou  rien,  a(in  que  je  visse  quel  parti 
je  dois  suivre3  ;  au  lieu  qu'en  l'état  où  je  suis,  igno- 
rant ce  que  je  suis  et  ce  que  je  dois  faire,  je  ne  con- 
nais ni  ma  condition,  ni  mon  devoir.  Mon  cœur  tend 
tout  entier  à  connaître  où  est  le  vrai  bien,  pour  le 


22g 

Cf.  C,  4ag;  P.  R.,  VIII,    1;    Bos.,  II,  vu,  1;  Faug.,  II,  nS;  I,  325  ; 
Hav.,  XIV,  2;  XXV,  18;  Mol.,  I,  109;  II,  5;;  Mien.,  000. 

1.  Ce  mot,  pris  comme  substantif,  avait  au  xvne  siècle  un  sens 
absolu  qu'il  n'a  plus  aujourd'hui,  \oirles  exemples  cités  par  Littré, 
en  particulier  Bossuet  :  «  On  apprend  (par  la  pénitence)  :  à  dire  non, 
à  dire  je  ne  puis  plus,  à  payer  le  monde  de  négatives  sèches  et  vigou- 
reuses. »  (Sermons,  Vérit.  convers.,  1)  et  Saint-Simon  :  «  Le  chance- 
lier pétillait,  interrompait,    faisait  des  négatives  sèches  »,  3i5,  3i 3. 

2.  La  Copie  répète  [qu')elle  les  supprimât. 

3.  Voltaire  a  rapproché  de  ces  mots  les  vers  de  Corneille  (Heraclius, 
IV,  ,v)  : 

Que  veux  lu  donc,  nature,  et  que  prétends-tu  faire? 
De  quoi  parle  à  mon  cœur  ton  murmure  imparfait? 
Ne  me  dis  rien  du  tout,  on  parle  tout  à  fait. 


SECTION  III.  139 

suivre  ;    rien    ne  me    serait  trop  cher  pour   l'éter- 
nité. 

Je  porte  envie  à  ceux  que  je  vois  dans  la  foi  vivre 
avec  tant  de  négligence,  et  qui  usent  si  mai  d'un 
don  duquel  il  me  semble  que  je  ferais  un  usage  si 
différent1. 

17]  230 

Incompréhensible  que  Dieu  soit,  et  incompréhen- 
sible qu'il  ne  soit  pas  ;  que  Famé  soit  avec  le  corps, 
que  nous  n'ayons  point  d'âme;  que  le  monde  soit 
créé,  qu'il  ne  le  soit  pas,  etc.  ;  que  le  péché  originel 
soit2,  et  qu'il  ne  soit  pas3. 


1.  Le  dernier  paragraphe  a  été  publié  isolé  par  les  éditeurs  mo- 
dernes. Ainsi  présenté,  il  pouvait  être  interprété  comme  un  aveu  de 
Pascal,  se  désespérant  de  se  sentir  abandonné  delà  grâce  et  condamné 
à  vivre  hors  de  la  foi.  Mais  la  Copie  qui  nous  l'a  conservé  en  fait 
manifestement  la  suite  du  paragraphe  précédent,  et  de  toute  évidence 
le  fragment  tout  entier  développe  les  objections  des  Athées.  La  phrase 
est  placée  par  Pascal  dans  la  bouche  du  libertin,  et  la  véritable  portée 
en  est  déterminée  par  là. 

230 

Cf.  B.,  420;  C,  395;  Faug.,  II,  181;  Hav.,  XXIV,  97;  Mol.,  I,  3i5; 
Mich.,  34. 

2.  Soit,  en  surcharge. 

3.  Pascal  énonce  quatre  thèses  et  quatre  antithèses,  quatre  antino- 
mies, comme  dira  Kant.  Il  importe  de  remarquer  qu'il  y  a  une  diffé- 
rence essentielle  entre  l'inco'mpréhensibilité  des  thèses  et  l'incom- 
préhensibilité  des  antithèses.  Les  thèses  sont  intrinsèquement 
incompréhensibles  •  nous  ne  pouvons  concevoir  par  raison  ni  l'exis- 
tence de  Dieu,  ni  l'union  de  l'àme  et  du  corps,  ni  la  création  du 
monde,  ni  le  péché  originel.  Les  antithèses  sont  incompréhensibles 
en  fait,  parce  que  des  effets  nous  sont  donnés  dans  la  nature  qui  ne 
peuvent  s'expliquer  si  l'on  n'admet  Dieu,  l'àme,  la  création,  le  péché. 
Aous  avons  des  témoignages  \isibles  et  palpables  de  ces  réalités  dont 
la  raison  nous  refuse  une  conception  claire.  Or,  entre  la  raison  et  le 


iiO  PENSÉES. 

8J  231 

Croyez- vous  qu'il  soit  impossible  que  Dieu  soit 
infini,  sans  parties?  —  Oui.  —  Je  vous  veux  donc 
faire  voir  une  chose  infinie  et  indivisible1.  C'est  un 
point2  se  mouvant  partout  d'une  vitesse  infinie  ;  car 
il  est  un3  en  tous  lieux  et  est  tout  entier  en  chaque 
endroit. 

Que  cet  effet  de  nature*,  qui  vous  semblait  im- 


fait,  en  philosophie  comme  en  physique,  Pascal  n'hésite  pas  ;  c'est 
pourquoi,  s'élevant  au-dessus  des  objections  de  la  raison  qui  réclame 
en  vain  l'évidence,  et  s'appuyant  sur  la  foi,  il  conclura  à  la  vérité  des 
thèses,  non  justifiées  directement  par  une  affirmation  rationnelle, 
mais  fondées  indirectement  sur  une  double  négation. 

231 

Cf.  B  ,  206;  C,  417;  Bos.,  II,  xvii,  3;  Fabg.,  II,  170;  Hav.,  XXIV,  2  ; 
Mol.,  I,  3i4;  Mich.,  18. 

1.  [Une  image  de  Dieu  en  son  immensité].  Le  début  de  la  phrase  en 
surcharge. 

2.  [Remuant.] 

3.  Un,  en  surcharge. 

4.  Les  réflexions  contenues  dans  le  traité  inachevé  De  l'esprit  géo- 
métrique expliquent  comment  Pascal  peut  donner  à  cet  exemple  la 
valeur  d'un  fait  naturel.  Les  deux  infinis  existent  objectivement  ;  il  est 
possible  d'en  réaliser  la  combinaison  dans  un  mobile  qui  serait  infini- 
ment petit  et  qui  aurait  une  vitesse  infiniment  grande  •  même  en  géo- 
métrie, Pascal  retrouve  cette  vérité  fondamentale  pour  lui,  que  le  fait 
concret  est  supérieur  à  la  raison  abstraite.  Cf.  fr.  43o  et  la  Logique 
de  Port-Royal  (IV,  1).  —  Voltaire  avait  critiqué  cette  pensée  lors  de 
sa  publication,  et  il  est  assez  curieux  que  Condorcet  ait  consacré  cette 
critique,  en  citant  ce  fragment  parmi  ceux  qu'il  convient  de  suppri- 
mer par  égard  à  la  mémoire  de  Pascal.  Pourtant  la  conception  de 
Pascal  se  retrouve  —  à  titre  de  conception,  il  est  vrai,  et  non  comme 
«  effet  de  nature  »  — ■  dans  l'esprit  des  savants  contemporains  :  «  Si 
nous  réduisons  la  masse  sur  laquelle  agit  une  force  donnée,  si  petite 
qu'elle  soit,  à  sa  limite  zéro  —  ou  en  termes  mathématiques,  à  l'infini- 


SECTION  III.  *41 

possible  auparavant,  vous  fasse  connaître  qu'il  peut 
y  en  avoir  d'autres  cpie  vous  ne  connaissez  pas  en- 
core. Ne  tirez  pas  cette  conséquence  de  votre  appren- 
tissage, qu'il  ne  vous  reste  rien  à  savoir  ;  mais  qu'il 
vous  reste  infiniment  à  savoir. 

4a5]  232 

Le  mouvement  infini  ;  le  point  qui  remplit  tout, 
le  moment  de  repos1:  infini  sans  quantité,  indivi- 
sible et  infini 2. 

3]  «33 

lnfini  _  rien*.  —  Notre  âme  est  jetée  dans  le 
corps,  où  elle  trouve  nombre,  temps,  dimensions; 


ment  petit  —  la  conséquence  est  que  la  «  chose  »  (si  dans  ce  cas 
nous  pouvons  parler  d'une  chose)  est,  non  pas  ici  ni  là  mais  partout.  » 
(Stallo,  La  matière  et  la  physique  moderne,  p.  ia3).  —Cf.  Couturat, 
L'infini  mathématique,  p.  299  :  «  Le  plan  infini  est,  à  certains  égards,: 
analogue  à  un  point,  c'est  pour  ainsi  dire  un  point  immense.  » 

232 

Cf.  B.,  373;  C,  33o;  Faug.,  II,  170  noie;  Mien.,  6o4. 

1.  Les  copies  lisent:  mouvement  en  repos. 

2.  Résumé  de  l'exemple  développé  au  fragment  précédent:  si  un 
point  se  meut  avec  une  vitesse  infinie,  il  remplit  tout  et  son  mouve- 
ment qui  est  infini  et  qui  pourtant  demeure  indivisible  équivaut  au 
repos. 

233 
Cf.  B.,  ioi;'C.,  4o9;  P.  R.,  VII,  1,  2;  XXVIII,  G9;  Bos.,  II,  m,  r,  4, 
5;  Faug.,  II,  iG3;  Hat.,  X,  1  et  X,  1  bis'  Mol.,  1,  1*6;  Mien.,  0.  - 
Cf.  Appendice. 

3.  Ce  titre  devait  rappeler  à  Pascal  l'idée  fondamentale  de  tout  le 
développement  :  le  fini  comparé  à  l'infini  devient  exactement  égal  à 
rien. 


142  PENSEES. 

elle  raisonne  là-dessus,  et  appelle  cela  nature,  néces- 
sité \  et  ne  J  peut  croire  autre  chose. 

L'unité  jointe  à  l'infini  ne  l'augmente  de  rien,  non 
plus  qu'un  pied  à  une  mesure  infinie 3  ;  le  fini 
s'anéantit  en  présence  de  l'infini,  et  devient  un  pur 
néant*.  Ainsi  notre  esprit  devant  Dieu  ;  ainsi  notre 
justice  devant  la  justice  divine K.  Il  n'y  a  pas  si  grande 
disproportion  entre  notre  justice  et  celle  de  Dieu, 
qu'entre  l'unité  et  l'infini6.  Il  faut  que  la  justice  de 
Dieu  soit  énorme  comme  sa  miséricorde  ;  or,  la  jus- 
tice envers  les  réprouvés  est  moins  énorme  et  doit 


1.  Cette  nature  est  un  produit  de  l'habitude,  cette  nécessité  est  née 
d'une  rencontre  accidentelle  entre  l'âme  et  une  substance  hétérogène 
telle  que  le  corps.  Ce  n'est  pas  Kant  que  Pascal  annonce  ici,  car  la 
nécessité  pour  Kant  a  un  fondement  dans  les  lois  intérieures  de  l'es- 
prit, c'est  Hume  et  c'est  Stuart  Mill,  ce  sont  les  conclusions  les  plus 
hardies  de  cet  empirisme  que  \oltaire  avait  déjà  signalé  chez  Pascal, 
en  lui  comparant  Locke.  (Cf.  fr.  S9). 

2.  [Veut.] 

3.  Conséquence  nécessaire  de  la  définition  mathématique  de 
l'infini  :  00  -+-  a  =  00  comme  co  —  a  =  00  •  ce  qui  permet  d'égaler  a  à 
oc  —  ^0  ,  c'est-à-dire  à  o. 

4-  Après  néant  Pascal  avait  immédiatement  écrit  :  Nous  connaissons. 
C'est  ensuite  qu'il  est  revenu  sur  ce  paragraphe  pour  montrer  à  quelle 
conséquence  d'ordre  religieux  l'esprit  est  conduit  par  un  principe  tout 
mathématique. 

5.  Cf.  Spinoza  :  IntcllccUis  et  voluntas,  qui  Dei  essentiam  constitue- 
ront, a  nostro  intcl'ectu  et  vohintate  toto  cœlo  diffère  deberent,  nec  in 
ulla  re  prœterquam  in  nominc  convenire  possent:  non  aliter  scilicet  quam 
interse  conveniunt  canis ,  signum  cœleste}  et  canis}  animal  lalrans  (Ethique, 
p.  I,  p.  XVII,  Sch.). 

G.  La  Première  copie  renverse  la  proportion  en  vue  de  l'édition  de 
Port-Royal  (Cf.  l'observation  d'Urbain  dans  le  Bulletin  des  Humanistes 
français,  n°  10,  séance  du  12  mai  1897).  Mais  Pascal  veut  faire 
accepter  la  disproportion  morale  de  la  justice  humaine  et  de  la  justice 
divine  :  il  la  montre  moindre  qr.e  la  disproportion  mathématique  de 
l'unité  et  de  l'infini  devant  laquelle  il  faut  bien  que  la  raison  s'incline. 


SECTION  III.  143 

moins  choquer  que  la  miséricorde  envers  les  élus1. 
Nous  connaissons  qu'il  y  a  un  infini,  et  ignorons 
sa  nature  ;  comme  nous  savons  qu'il  est  faux  que  les 
nombres  soient  finis,  donc  il  est  vrai  qu'il  y  a  un 
infini  en  nombre 2  ;  mais  nous  ne  savons  ce  qu'il  est  : 
il  est  faux  qu'il  soit  pair,  il  est  faux  qu'il  soit  impair3  ; 
car,  en  ajoutant  l'unité,  il  ne  change  point  de  nature  ; 
cependant  c'est  un  nombre,  et  tout  nombre  est  pair 
ou  impair  (il  est  vrai  que  cela  s'entend  de  tout  nombre 
fini).  Ainsi  on  peut  bien  connaître  qu'il  y  a  un  Dieu 
sans  savoir  ce  qu'il  est  *. 


i.  On  retrouve  la  même  doctrine  chez  tous  les  Chrétiens  (cf.  Bos- 
suet,  Disc,  sur  l'Histoire  universelle,  part.  II,  chap.  i,  et  un  sermon 
de  Saurin  cité  par  Havet,  Second  sermon  sur  le  renvoi  de  la  Con- 
version). La  justice  envers  les  réprouvés  a  une  cause,  quoique  choquante 
pour  la  raison  et  pour  la  justice  de  l'homme,  c'est  le  péché  du  pre- 
mier homme  et  le  jugement  de  Dieu  qui,  dit  Bossuetj  «  regarde  tous  les 
hommes  comme  un  seul  homme  ».  La  miséricorde  de  Dieu  qui  «  de 
deux  hommes  également  coupables,  sauve  celui-ci  et  non  pas  celui-là,1 
sans  aucune  vue  de  leurs  œuvres»  (comme  s'exprime  Pascal  lui-même 
à  la  fin  de  la  lettre  sur  les  Commandements  de  Dieu),  est  le  mystère  par 
excellence,  parce  qu'elle  n'a  pas  de  cause  naturelle  ou  rationnelle. 

2.  Cf.  Réflexions  sur  l'Esprit  géométrique  :  «  Toutes  les  fois  qu'une 
proposition  est  inconcevable,  il  faut  en  suspendre  le  jugement,  et  ne 
pas  le  nier  à  cette  marque,  mais  en  examiner  le  contraire  •  et  si  on  lé 
trouve  manifestement  faux,  on  peut  hardiment  affirmer  la  première,1 
tout  incompréhensible  qu'elle  est.  » 

3.  Cf.  Descartes  :  «  Nous  ne  nous  embarrasserons  jamais  dans  les  dis  ! 
putes  de  l'infini,  d'autant  qu'il  serait  ridicule  que  nous,  qui  sommes 
finis,  entreprissions  d'en  déterminer  quelque  chose,  et  par  ce  moyen 
le  supposer  fini,  en  tâchant  de  le  comprendre  ;  c'est  pourquoi  nous  ne 
nous  soucierons  pas  de  répondre  a  ceux  qui.  demandent  si  la  moitié 
d'une  ligne  infinie  est  infinie,  et  si  le  nombre  infini  est  pair  ou  non 
pair  »  {Principes  de  la  philosophie,  I,  xxvi). 

4.  Charron,  dans  le  chapitre  v  du  Ier  livre  des  Trois  Vérités:  Dis- 
cours de  la  Cognoissancc  de  Dieu,  oppose  aux  Athées  «  l'autorité  de 
nature  qui  dicte  à  tous  et  un  chacun  des  hommes  qu'il  y  a  un  Dieu  », 
mais  leur  accorde  en  même  temps  «  qu'il  n'y  a  aucune  démonstration 


144  PENSEES. 

N'y  a-l-il  point  une  vérité  substantielle,  voyant 
tant  de  choses  vraies  qui  ne  sont  point  la  vérité 
même i  ? 

2  Nous  connaissons  donc  l'existence  et  la  nature 
du  fini  \  parce  que  nous  sommes  finis  et  étendus 
comme  lui.  Nous  connaissons  l'existence  de  l'infini4 
et  ignorons  sa  nature,  parce  B  qu'il  a  étendue  comme 
nous,  mais  non  pas  des  bornes  comme  nous.  Mais 
nous  ne  connaissons  ni  l'existence  ni  la  nature  de 
Dieu,  parce  qu'il  n'a  ni  étendue  ni  bornes  B. 

Mais  par  la  foi  nous  connaissons  son  existence  ; 
par  la  gloire  nous  connaîtrons7  sa  nature.  Or,  j'ai 
déjà  montré  qu'on  peut  bien  connaître  l'existence 
d'une  chose,  sans  connaître  sa  nature8. 


suffisante  pour  expliquer  ce  que  c'est  que  Dieu...  les  effects  montrent 
bien  qu'il  y  a  une  cause,  encore  qu'ils  n'enseignent  pas  assez  qu'est-ce 
que  cette  cause.  » 

i.  Cette  phrase  est  dans  le  manuscrit  en  marge  des  paragraphes 
précédents. 

2.  [Mais.] 

3.  [Mais.] 
l\.   [Dieu.] 

5.  [Que  nous  avons  rapport  à  lui  par  l'étendue  et  disproportion  avec 
lui  par  les  limites.] 

G.  a  Connaître  une  chose,  c'est  la  définir,  borner,  savoir  ses  con- 
frontations, son  étendue,  ses  causes,  ses  fins,  ses  commencements,  son 
milieu,  sa  fin,  son  fondement,  son  bord.  Or  n'y  a-t-il  rien  plus  con- 
traire à  l'infinité  que  ces  choses?  Il  n'y  a  donc  rien  plus  contraire  à 
l'infini  que  d'être  connu.  Il  faudrait  être  infini  et  être  Dieu  pour  con- 
naître Dieu.  »  (Les  Trois  Vérités,  I,  v.) 

7.  Nous  connaîtrons,  en  surcharge.  — ■  La  foi  est  l'adhésion  de 
l'homme  à  ce  qui  dépasse  l'homme,  l'affirmation  d'une  existence  qu'il 
ne  comprend  pas;  la  gloire,  méritée  parla  foi,  transporte  l'âme  immor- 
telle dans  le  rayonnement  de  Dieu  et  dans  la  jouissance  de  la  lumière. 

8.  Le  manuscrit  porte  un  renvoi  au  verso  de  la  main  de  Pascal  : 
Tourner.  La  suite  est  à  la  page  4  du  manuscrit. 


SECTION  III.  145 

Parlons  maintenant  selon  les  lumières  naturelles. 

S'il  y  a  un  Dieu,  il  est  infiniment  incompréhen- 
sible, puisque,  n'ayant  ni  parties  ni  bornes,  il  n'a  nul 
rapport  à  nous.  Nous  sommes  donc  incapables  de 
connaître  ni !  ce  qu'il  est,  ni  s'il  est  ;  cela  étant,  qui 
osera  entreprendre  de  résoudre  cette  question?  ce 
n'est  pas  nous,  qui  n'avons  aucun  rapport  à  lui. 

2  Qui  blâmera  donc  les  chrétiens  de  ne  pouvoir 
rendre  raison  de  leur  créance,  eux  qui  professent  une 
religion  dont  ils  ne  peuvent  rendre  raison?  Ils  dé- 
clarent, en  l'exposant  au  monde,  que  c'est  une  sot- 
tise, stultitiam3  ;  et  puis,  vous  vous  plaignez  de  ce 
qu'ils  ne  la  prouvent  pas  !  S'ils  la  prouvaient,  ils  ne 
tiendraient  pas  parole  :  c'est  en  manquant  de  preuves 
qu'ils  ne  manquent  pas  de  sens4.  —  Oui;  mais  en- 
core que  cela  excuse  ceux  qui  l'offrent  telle,  et  que 
cela  les  ôte  de  blâme  de  la  produire  sans  raison,  cela 


i.  [S'il  est.] 

2.  fout  le  développement  jusqu'à  Dieu  est  ou  n'est  pas  a  été  ajouté 
plus  tard  par  Pascal  au  bas  de  la  page  /J. 

3.  Saint  Paul,  I,  Cor.,  1,19,  Quia  in  Dei  sapientia  non  cognovit  mundus  f 
non  cojnovit  mundus  per  sapienliam  Deum,  placuit  Deo  per  stultitiam 
prœdicationis  salvos  facere  credcntes.  Montaigne  a  traduit  le  passage 
dans  Y  Apologie  :  «  Car,  comme  il  estescript  :  le  destruiray  la  sapience 
des  sages,  et  abbatray  la  prudence  des  prudents  :  où  est  le  sage  ?  où 
est  l'escrivain  ?  où  est  le  disputateur  de  ce  siècle  ?  Dieu  n'a-t-il  pas 
abesty  la  sapience  de  ce  monde  ?  Car,  puisque  le  monde  n'a  point 
eogneu  Dieu  par  sapience,  il  luy  a  pieu  par  l'ignorance  et  simplesse 
de  la  prédication,  sauver  les  croyants.  »  C'est  peut-être  à  cette  tra- 
duction que  Pascal  emprunte  le  mot  abêtir,  dont  il  se  servira  dans  la 
suite  de  ce  fragment,  et  que  Montaigne  avait  déjà  employé  pour  son 
propre  compte  dans  Y  Apologie  :  «  11  nous  fault  abestir,  pour  nous 
assagir.  » 

4.  [Dans  cette  infime.] 

pensées.  n  —  10 


146  PENSÉES. 

n'excuse  pas  ceux  qui  la  reçoivent.  —  Examinons 
donc  ce  point,  et  disons  :  Dieu  est,  ou  il  n'est  pas. 
Mais  de  quel  côté  pencherons-nous?  La  raison  n'y 
peut  rien  déterminer  :  il  y  a  un  chaos  infini  qui  nous 
sépare.  Il  se  joue  un  jeu  \  à  l'extrémité  de  cette  dis- 
tance infinie,  où  il  arrivera  croix  ou  pile.  Que  gage- 
rez-vous  ?  Par  raison,  vous  ne  pouvez  faire  ni  l'un  ni 
l'autre  ;  par  raison,  vous  ne  pouvez  défendre  nul  des 
deux. 

Ne  blâmez  donc  pas  de  fausseté  ceux  qui  ont  pris 
un  choix  ;  car  vous  n'en  savez  rien.  —  Non  ;  mais 
je  les  blâmerai  d'avoir  fait,  non  ce  choix,  mais  un 
choix  ;  car,  encore  que  celui  qui  prend  croix  et  l'autre 
soient  en  pareille  faute,  ils  sont  tous  deux  en  faute  : 
le  juste  est  de  ne  point  parier2. 

—  Oui  ;  mais  il  faut  parier  ;  cela  n'est  pas  volon- 
taire, vous  êtes  embarqué.  Lequel  prendrez-vous  donc? 
Voyons.  Puisqu'il  faut  choisir3,  voyons  ce  qui  vous 
intéresse  le  moins.  Vous  avez  deux  choses  à  perdre: 
le  vrai  et  le  bien,  et  deux  choses 4  à  engager  :  votre 


1.  Souvenir  de  V Apologie  *  «  C'est  aux  chrestiens  une  occasion  de 
croire  que  de  rencontrer  une  chose  incroyable  ;  elle  est  d'autant  plus 
selon  raison  qu'elle  est  contre  l'humaine  raison.  »  Montaigne  ne 
pensait-il  pas  lui-même  au  fameux  passage  de  Tertullien  (de  Came 
Christi,  n°  5)?  Bossuet  le  traduit  en  ces  termes  :  «Le  Fils  de  Dieu 
est  ressuscité  ;  je  le  crois  d'autant  plus  que  selon  la  raison  humaine 
il  paraît  entièrement  impossible.  »  (Sermon  sur  la  vertu  de  la  croix  de 
Jésus-Christ,  ap.  Droz,  op.  cit.,  p.  3o2.) 

2.  Souvenir  d'un  argument  de  Montaigne  :  «  Prenez  le  plus  fameux 
party,  iamais  il  ne  sera  si  seur,  qu'il  ne  vous  faille,  pour  le  deffendre, 
attaquer  et  combattre  cent  et  cent  contraires  partis  :  vault  il  pas  mieux 
se  tenir  hors  de  cette  meslee  »  (Apol.J. 

3.  [Votre.] 

4.  Le  vrai  et  le  bien,  et  deux  choses,  en  surcharge. 


SECTION  III.  147 

raison  et  votre  volonté,  votre  connaissance  et  votre 
béatitude  ;  et  votre  nature  1  a  deux  choses  à  fuir  :  l'er- 
reur et  la  misère.  Votre  raison  n'est  pas  plus  blessée, 
puisqu'il  faut  nécessairement  choisir  en  choisissant 
l'un  que  l'autre.  Voilà  un  point  vidé.  Mais  votre 
béatitude2?  Pesons  le  gain  et  la  perte,  en  prenant 
croix  que  Dieu  est.  Estimons  ces  deux  cas  :  si  vous 
gagnez,  vous  gagnez  tout  ;  si  vous  perdez,  vous  ne 
perdez  rien  3.  Gagez  donc  qu'il  est,  sans  hésiter.  — 
Cela  est  admirable.  Oui,  il  faut  gager  ;  mais  je  gage 
peut-être  trop.  —  Voyons  \  Puisqu'il  y  a  pareil 
hasard  de  gain  et  de  perte,  si  vous  n'aviez  qu'à  gagner 
deux  vies  pour  une,  vous  pourriez  encore  gager  ; 
mais  s'il  y  en  avait  trois  à  gagner,  il3  faudrait  jouer 
(puisque  vous  êtes  dans  la  nécessité  déjouer),  et  vous 
seriez  imprudent,  lorsque  vous  êtes  forcé  à  jouer,  de 


i.  Et  votre  nature  jusqu'à  la  misère,  en  surcharge. 

2.  [Voyons,  si  vous  prenez]  croix  que  Dieu  est  [et  que  vous  perdiez, 
que  perdez...] 

o.  Rien  en  comparaison  de  l'infini,  et  rien  absolument  comme  le 
dira  Pascal  au  terme  de  son  développement  ;  mais  pour  celui  qui  n'est 
pas  sûr  que  l'infini  existe,  ce  rien  est  encore  trop.  Nous  empruntons  à 
une  note  inédite  sur  le  pari  que  M.  Louis  Couturat  a  bien  voulu  nous 
communiquer  le  tableau  des  cas  différents  que  Pascal  envisage  succes- 
sivement. Deux  grandeurs  sont  à  considérer,  les  chances  de  gain  (ou 
probabilité  proprement  dite)  et  les  enjeux.  Le  produit  du  gain  espéré 
par  les  chances  qu'on  a  de  l'obtenir  définit  l'avantage  ou  l'espérance 
mathématique  du  joueur.  Voici  le  tableau  du  premier  cas: 

Dieu  est         Dieu  n'est  pas. 

Probabilité.      ...         —  — 

'2  2 

Enjeux co  o 

Avantages.  co  o 

4.  [Quand.] 

5.  Renvoi  à  la  page  7  du  manuscrit. 


148  PENSÉES. 

ne  pas  1  hasarder  votre  vie  pour  en  gagner  trois  à  un 
jeu  où  il  y  a  un  pareil  hasard  de  perte  et  de  gain2. 
Mais  il  y  a  une  éternité  de  vie  et  de  bonheur3  ;  et  cela 
étant,  quand  il  y  aurait  une  infinité  de  hasards  dont 


1.  [Jouer.] 

2.  En  traduisant  suivant  le  système  qu'on  vient  d'indiquer  les 
termes  de  la  proposition  de  Pascal,  on  obtient  le  tableau  suivant  : 

Dieu  est  Dieu  n'est  pas. 

Probabilité.     ...  —  — 

a  2 

Enjeux 2,3  i 

A  3  i 

Avantages.    .     .     .       i  ,  —  — . 

2  2 

Ce  tableau  ne  rend  pas  compte  de  la  distinction  que  Pascal  fait  entre 
vous  pourriez  et  il  faudrait.  Peut-être  convient-il  d'ajouter  une  condition 
(jue  Pascal  n'exprime  pas,  mais  qu'il  aurait  présents  à  la  pensée;  c'est 
que  les  deux  vies,  c'est-à-dire  la  double  durée  de  vie,  à  gagner  sont 
aléatoires,  tandis  que  la  vie  à  risquer  est  certainement  exposée;  l'enjeu 
de  l'alternative  :  Dieu  n'est  pas  ne  serait  donc  pas  soumis  à  la  probabi- 
lité ;  il  reste  en  tout  état  de  cause  égal  à  l'unité  ;  il  est  donc  équilibré 
par  l'espérance  de  gagner  deux  vies,  surpassé  par  celle  d'en  gagner  trois. 
En  d'autres  termes,  avec  une  chance  sur  deux  de  gagner,  on  peut  ris- 
quer un  pour  avoir  deux,  mais  cela  n'est  que  possible,  car  dans  l'équi- 
libre absolu  des  partis  l'attitude  contraire  est  également  raisonnable. 
Avec  une  chance  sur  deux  de  gagner  il  faut  risquer  un  pour  gagner 
trois,  hasarder  une  vie  pour  avoir  une  existence  d'une  durée  triple, 
car  alors  l'équilibre  est  rompu  en  faveur  du  pari  :  «  Trois  vies  à  gagner 
avec  une  chance  de  gain  sur  deux  en  valent  une  et  demie  ;  si  donc 
nous  ne  payons  que  d'une  vie  le  billet  qui  peut  nous  en  faire  gagner 
trois,  nous  serons  plus  riches  de  la  moitié  d'une  en  prenant  ce  billet 
qu'en  ne  le  prenant  pas.  »  (Lachelier,  Notes  sur  le  pari  de  Pascal, 
Uevue  Philosophique,  juin  iqoi,   p.  627). 

o.  Tableau  : 


Probabilité. 
Enjeux. 

Avantages.    ...         00  —  (ou  encore  I  d'après  la 

2 
note  précédente). 


ieo  est 

Dieu  n'est  pas. 

1 

1 

2 

2 

00 

1 

SECTION  III.  149 

un  seul  serait  pour  vous,  vous  auriez  encore  raison 
de  gager  un  pour  avoir  deux,  et  vous  1  agiriez  de  mau- 
vais sens,  étant  obligé  à  jouer,  de  refuser  de  jouer 
une  vie  contre  trois  à  un  jeu  où  d'une  infinité  de  ha- 
sards il  y  en  a  un  pour  vous,  s'il  y  avait  une  infinité 
de 2  vie  infiniment  heureuse  à  gagner3.  Mais  il  y  a  ici 


1.  [Auriez  tort  de.] 

2.  [Lien.] 

3.  MM.  Dugas  et  Riquier  (Rev.  PhiL,  sept.  1900)  et  M.  Lachelier 
ont  signalé  avec  raison  l'incohérence  apparente  de  cette  phrase  que 
Port-Royal  avait  supprimée.  Pascal  veut  reproduire  en  la  transposant 
dans  le  calcul  de  l'infini  la  double  hypothèse,  d'un  pari  qu'il  serait  seu- 
lement possible  de  faire,  les  chances  étant  exactement  égales  des  deux 
côtés,  et  d'un  pari  qu'il  serait  nécessaire  de  faire,  auquel  il  ne  serait 
pas  raisonnable  de  se  refuser,  parce  qu'il  y  a  un  parti  mathématique- 
ment plus  avantageux  que  l'autre,  et  dans  la  proportion  de  trois  à 
deux.  La  première  alternative  se  comprend  sans  peine  ;  on  risque  une 
vie  de  bonheur  pour  une  éternité  de  bonheur,  avec  une  chance  de 
gain  parmi  une  infinité  de  hasards;  de  part  et  d'autre  est  l'unité 
multipliée  par  l'infini.  Nous  retrouvons  l'équilibre  des  partis.  Gom- 
ment l'équilibre  se  déplace-t-il  dans  la  seconde  alternative  qui  semble 
reproduire  les  termes  de  la  première  ?  Le  texte  ne  permet  qu'une 
interprétation  :  il  faut  distinguer,  avec  M.  Lachelier,  «  l'éternité  de 
vie  et  de  bonheur  »,  et  «  l'infinité  de  vie  infiniment  heureuse  ». 
Dans  le  premier  cas  Pascal  nous  promettait  l'infinie  durée  d'un  bonheur 
fini;  il  y  ajoute  dans  le  second  cas  l'infinité  de  ce  bonheur  lui-même  : 
Ce  nouvel  infini  fait  exactement  ce  que  faisait  tout  à  l'heure  la  troi- 
sième vie,  il  s'adjoint  comme  un  lot  supplémentaire  aux  conditions 
strictement  équitables  du  pari  et  rend  nécessaire  pour  la  raison  ce 
qui  n'était  que  possible  et  indifférent.  Il  semble  donc  qu'encore  ici 
pour  avoir  la  pensée  vraie  de  Pascal  il  faille  apporter  quelques  cor- 
rections à  l'expression  littérale  de  ces  cas  de  pari.  Voici  en  effet  ce 
que  nous  donne  le  tableau  rigoureusement  dressé  : 

Dieu   est  Dieu  n'est  pas. 

Chances I  -  -     00 

Enjeux 2,0,  00  1  -. 

Avantages.    ...     2,3,  00  00. 

Or  selon  Pascal  l'espérance  de  la  première  alternative  est  dans  le 
premier  cas  égal  à  l'espérance  de  la  seconde,  quelque  peu  supérieure 
dans  le  deuxième,  infiniment  supérieure  dans  le  dernier.  Il  est  donc 


150  PENSEES. 

une  infinité  de  vie  infiniment  heureuse  à  gagner1, 
un  hasard  de  gain  contre  un  nombre  fini  de  hasards 
de  perte  2,  et  ce  que  vous  jouez  est  fini 3.  Cela  ôte  tout 
parti*  :  partout  où  est  l'infini,  et  où  il  n'y  a  point  infi- 


certain  qu'il  faut  faire  intervenir  dans  la  première  colonne  un  second 
coefficient  de  qualité  s'ajoutant  au  coefficient  de  durée,  et  qui  y 
introduise  l'infini.  Nous  aurions  finalement  pour  la  troisième  hypo- 
thèse un  rapport  tel  que  -~#  Ce  rapport  d'ailleurs  donne-t-il  une 
espérance  mathématique  qui  soit  infinie?  ou  ne  faut-il  pas  dire,  en 
toute  rigueur,  que  l'espérance  est  seulement  indéterminée  ?  (Riquier, 
Le  pari  sur  Dieu,  Revue  Occidentale,  sept.  1901.)  En  fait,  pour  Pascal, 
la  forme  mathématique  du  problème  ne  fait  que  fournir  une  base  à 
une  intuition  métaphysique  de  l'infini.  Cf.  fr.  793  :  «  La  distance 
infinie  des  corps  aux  esprits  figure  la  distance  infiniment  plus  infinie 
des  esprits  a  la  charité  »  —  et  la  distinction  établie  par  Spinoza  entre 
l'infinité  simple  des  attributs  et  l'infinie  infinité  de  la  substance. 

I.  [Et  autant  de  hasard  de  gain.] 

a.  [Cela  dte  tout.] 

3.  Voici  enfin  le  tableau  définitif: 

Dieu  est  Dieu  n'est  pas. 

Chances 1  n 

Enjeux 00  1 

Avantages.    ...  00  n.  __. 

4.  Ote  est  deux  fois  dans  le  manuscrit.  Nous  nous  croyons  sûr  de 
notre  lecture,  et  nous  la  substituons  à  la  leçon  des  Copies  :  cela  est 
tout  parti  (dans  le  sens  de  tout  réparti).  Gela  supprime  tout  partage 
et  toute  probabilité  ;  il  n'y  a  point  de  parti,  comme  Pascal  avait  d'abord 
écrit  deux  lignes  plus  bas,  puisque  le  fini  s'anéantit  devant  l'infini. 
Nous  devions  parla  règle  des  partis  risquer  notre  vie  pour  l'enjeu  fini 
de  trois  vies,  à  supposer  chance  égale  de  perte  et  de  gain;  nous 
devions  risquer  notre  vie  pour  une  infinie  durée  de  bonheur  infini, 
à  supposer  une  seule  chance  de  gain  sur  une  infinité.  Voici  mainte- 
nant la  thèse  définitive  ;  nous  y  réunissons  les  avantages  des  deux  hypo- 
thèses provisoires,  en  les  multipliant  l'un  par  l'autre  :  nous  hasardons 
une  vie  finie  pour  une  infinité  de  vie  infiniment  heureuse,  et  il  y  a 
pareil  hasard  de  gain  et  de  perte,  puisque  de  part  et  d'autre  l'igno- 
rance est  supposée  absolue  ;  le  postulat  du  pari  de  Pascal  est,  comme 
il  a  soin  de  l'indiquer  dans  les  considérations  préliminaires,  un  scep- 
ticisme irrémédiable  et  universel  ;  le  libertin  n'a  pas  la  moindre  rai- 
son pour  affirmer  son  athéisme,  le  chrétien  n'a  pas  la  inoindre  raison 
pour  affirmer  sa  religion.  (Cf.  Appendice.) 


SECTION  III.  151 

nité  de  hasards  de  perte  contre  celui  de  gain,  il  n'y 
a  point1  à  balancer,  il  faut  tout  donner.  Et  ainsi2, 
quand  on  est  forcé  à  jouer,  il  faut3  renoncer  à  la  rai- 
son pour  garder4  la  vie,  plutôt  que  de  la  hasarder 
pour  le  gain  infini  aussi  prêt  à 5  arriver  que  la  perte 
du  néant.  6 

Car  il  ne  sert  de  rien  de  dire  qu'il  est  incertain  si 
on  gagnera,  et  qu'il  est  certain  qu'on  hasarde,  et  que 
l'infinie  distance  qui  est  entre  la  certitude  de  ce  qu'on  ' 


i .  [De  parti.] 

2.  Ainsi,  en  surcharge. 

o.   [Avoir.] 

d.  [Choisir.] 

5.  Prêt  à  clans  le  sens  de  sur  le  point  de  (cf.  fr.  471)  comme  l'em-' 
ploie  La  Fontaine  (Fables,  III,  12)  : 

L'oiseau,  prêt  à  mourir,  se  plaint  en  son  ramage. 

6.  Ainsi  la  vie  éternelle  et  l'anéantissement  final  sont  pour  Pascal 
deux  événements  également  probables,  et  cette  égalité  même  est  la  clé 
du  pari  :  de  ce  qu'il  est  impossible  de  prouver  avec  certitude  que  la  reli- 
gion n'est  pas,  il  est  possible  de  croire  qu'elle  est,  et  le  refus  systé- 
matique de  rien  affirmer  devient  un  parti  aussi  risqué  que  l'affirmation 
elle-même. 

7.  Hasarde.]  —  Pascal  a  corrigé  par  s'expose  (et  non  expose ,  comme 
a  écrit  Port-Royal)  afin  de  bien  marquer  le  caractère  et  la  portée  de 
l'objection  :  il  s'agit  non  de  la  quantité  de  ce  qu'on  expose,  mais  du 
fait  même  que  l'on  expose,  c'est-à-dire  que  l'on  hasarde  quelque  chose 
d'effectif  pour  un  gain  éventuel,  que  l'on  passe  du  plan  de  la  réalité 
dans  le  plan  du  simple  possible,  ou  comme  disent  les  métaphysiciens 
de  l'être  au  non-être.  Or  de  l'être  au  non-être,  d'une  quantité  finie  a 
rien,  il  y  a  une  distance  infinie,  de  telle  sorte  que  l'équilibre  serait; 
rétabli  entre  les  partis,  et  l'hésitation  légitime:  un  infini  incertain 
n'est  pas  plus  que  le  fini  certain.  —  Mais  l'objection  n'a  de  valeur  que 
si  le  choix  nous  était  donné  entre  jouer  et  ne  pas  jouer;  or  Pascal 
nous  interdit  cette  hypothèse,  puisque  l'athéisme  lui  paraît  une  néga-j 
tion  aussi  aventureuse  que  l'affirmation,  et  de  conséquences  pratiques 
non  moins  graves.  ÎNous  ne  sommes  pas  vis-à-vis  de  Dieu  comme 
l'homme  qui  se  demande  s'il  viendra  ou  non  s'asseoira  la  table  de  jeu;', 
nous  nous  y  trouvons  assis,  force  nous  est  de  suivre  les  lois  du  jeu. 


132  PENSEES. 

s'expose,  et  Y  Incertitude  de  ce  qu'on  gagnera,  égale  le 
bien  fini  qu'on1  expose  certainement,  à  l'infini,  qui 
est  incertain2.  Gela  n'est  pas  ainsi:  tout3  joueur  ha- 
sarde avec  certitude  pour  gagner  avec  incertitude  ; 
et  néanmoins  il  hasarde  certainement  le  fini  pour 
gagner  incertainement 4  le  fini,  sans  pécher  contre  la 
raison  E.  Il  n'y  a  pas  infinité  de  distance  entre  celte 
certitude  de  ce  qu'on  s'expose  et  l'incertitude  du  gain  ; 
cela  est  faux.  Il  y  a,  à  la  vérité  6,  infinité  entre  la  cer- 
titude de  gagner  et  la  certitude  de  perdre  7.  Mais  l'in- 
certitude de  gagner  est  proportionnée  à  la  certitude 
de  ce  qu'on  hasarde,  selon  la  proportion  des  hasards 
de  gain  et  de  perte  ;  et  de  là  vient  que,  s'il  y  a  8  au- 
tant de  hasards  d'un  côté  que  de  l'autre,  le  parli  est 
à  jouer  égal  contre  égal  ;  et 9  alors  la  certitude  de  ce 
qu'on  s'expose  est  égale  à  l'incertitude  du  gain  :  tant 
s'en  faut  qu'elle  en  soit  infiniment  distante.  Et  ainsi, 
notre  proposition  est  dans  une  force  infinie,  quand  il 
y  a 10  le  fini  à  hasarder 1!  à  un  jeu  où  il  y  a  pareils  ha- 
sards de  gain  que  de  perte,  et  l'infini  à  gagner.  Cela 
est  démonstratif  ;  et  si  les  hommes  sont  capables  de 


i.  [Hasarde.] 
2.  [N'est.] 
S.  [Jeu.] 
k.  [L'infini.] 

5.  Sans  pécher  contre  la  raison,  en  surcharge. 

6.  A  la  vérité,  en  surcharge. 

7.  f L'incertitude  est  ce  qui  fait  [à  démontrer  [au  parti  qui  détermine 
notre  [et  qui  répartira.] 

8.  [Des.] 

9.  [Ainsi.] 

10.  [L'infini  à  gagner.] 

11.  [Autant.] 


SECTION  111.  dfJ3 

quelque  vérité,  celle-là  l'est.  —  Me  le  confesse,  je 
l'avoue.  Mais  encore  n'y  a-t-il  point  moyen  de  voir  le 
dessous  du  jeu  ?  —  Oui,  l'Ecriture,  et  le  reste,  etc. 

—  Oui;  mais  j'ai  les  mains  liées  et  la  bouche2 
muette  ;  on  me  force  à  parier,  et  je  ne  suis  pas  en 
liberté  ;  on  ne  me  relâche3  pas,  et4  je  suis  fait  d'une 
telle  sorte  que  je  ne  puis  croire.  Que  voulez- vous 
donc  que  je  fasse  ? 

—  Il  est  vrai.  Mais  apprenez  au  moins  que  votre 
impuissance  à  croire,  puisque  la  raison  vous  y  porte, 
et  que  néanmoins  vous  ne  le  pouvez,  [ne  vient  que 
du  défaut  de  vos  passions]  B.  Travaillez  donc,  non 
pas  à c  vous  convaincre  par  l'augmentation  des  preu- 
ves de  Dieu,  mais  par  la  diminution  de  vos  pas- 
sions. Vous  voulez  aller  à  la  foi,  et  vous  n'en  savez 
pas  le  cheminj  vous  voulez  vous  guérir  de  l'infi- 
délité, et  vous  en  demandez  le  remède  :  apprenez  de 
ceux7  qui  ont  été  liés  comme  vous,  et  qui  parient  main- 
tenant tout  leur  bien  ;  ce  sont  gens  qui  savent  ce  che- 
min que  vous  voudriez  suivre,  et  guéris  d'un  mal 
dont  vous  voulez  guérir.  Suivez  la  manière  par  où 
ils  ont  commencé  :  c'est  en  faisant  tout  comme  s'ils 
croyaient,  en  prenant  de  l'eau  bénite,  en  faisant  dire 


i.   Renvoi  à  la  page  4,  en  marge.  —  [Ma/s.] 

2.  [Sans.]  j 

3.  Renvoi  à  la  page  8  du  manuscrit. 
l\.  [Vous  ne  pouvez  croire.] 

5.  Pascal  a  rayé,  par  erreur  sans  doute,  ces  derniers  mots,  enrayant 
la  phrase  suivante  :  [Vpus  ne  renversez  [renverseriez  pas  la  raison  en 
croyant,  puisqu'on  est  obligé  à  croire  ou  à  nier.J 

6.  [Chercher.] 

7.  A.  la  page  4  du  manuscrit. 


134  PENSÉES. 

des  messes,  etc.  Naturellement  même  cela  vous  fera 
croire  et  vous  abêtira1.  —  Mais  c'est  ce  que  je 
crains.  —  Et  pourquoi?  qu'avez-vous  à  perdre? 
Mais  pour  vous  montrer  que  cela  y  mène,  c'est 
que  cela  diminuera  les  passions,  qui  sont  vos  grands 
obstacles,  etc.  2 Fin  de  ce  discours.  —  Or,  quel  mal 
vous  arrivera-t-il  en  prenant  ce  parti?  Vous  serez 
fidèle,  honnête,  humble,  reconnaissant,  bienfaisant, 
ami3,  sincère,  véritable4.  À  la  vérité,  vous  ne  serez 
point  dans  les  plaisirs  empestés,  dans  la  gloire,  dans 


i.  Port-Royal  n'avait  pas  osé  reproduire  ce  mot;  Victor  Cousin 
qui  l'a  publié  le  premier  l'a  accompagné  du  commentaire  éloquent 
que  l'on  connaît  :  «  Quel  langage!  Est-ce  donc  là  le  dernier  mot  de 
la  sagesse  humaine?  La  raison  n'a-t-elle  été  donnée  à  l'homme  que 
pour  en  faire  le  sacrifice,  et  le  seul  moyen  de  croire  à  la  suprême 
intelligence  est-il,  comme  le  veut  et  le  dit  Pascal,  de  nous  abêtir*! 
Comme  si,  lorsqu'on  a  hébété  l'homme,  il  en  était  plus  près  de  Dieu.  » 
Victor  Cousin  exagère  sans  doute  la  pensée  de  Pascal  :  Pascal 
demande  au  libertin  le  sacrifice  d'une  «  fausse  raison  »  qui  n'est 
capable  de  le  mener  ni  à  la  science  ni  au  bonheur,  qui  n'est  qu'une 
somme  de  préjugés.  S'abêtir  c'est  renoncer  aux  croyances  auxquelles 
«  l'instruction  »  et  l'habitude  ont  donné  la  force  de  la  nécessité  natu- 
relle, mais  qui  sont  démontrées  par  le  raisonnement  même,  impuis- 
santes et  vaines.  S'abêtir,  c'est  retourner  à  l'enfance  pour  atteindre 
les  vérités  supérieures  qui  sont  inaccessibles  à  la  courte  sagesse  des 
demi-savants.  «  Rien  n'est  plus  conforme  à  la  raison  que  ce  désaveu 
de  la  raison  »  :  la  parole  de  Pascal  est  d'un  croyant,  elle  n'est  pas 
d'un  sceptique. 

3.  Renvoi  à  la  marge  de  la  page  7. 

3.   Le  manuscrit  porte  une  virgule. 

k.  Ce  n'est  pas  l'idéal  chrétien  que  Pascal  définit,  c'est  l'idéal  de 
l'honnête  homme  dans  le  monde.  Or  cet  idéal  le  libertin  y  aspire  en 
vain;  il  reconnaît  que  le  moi  est  haïssable,  il  le  «  couvre  »  par  un 
sentiment  de  bienséance  sociale,  de  convenance  mondaine,  mais  pour 
arriver  à  le  supprimer,  il  faut  se  donner  un  point  d'attache  en  dehors 
Je  l'humanité,  et  c'est  pourquoi  le  christianisme  seul  donne  l'honnê- 
teté véritable,  faite  d'humilité,  de  sincérité,  de  fidélité.  Cf.  fr.  55o  : 
«  J'essaie  d'être  juste,  véritable,  sincère,  et  fidèle  à  tous  les  hommes.  » 


SECTION  III.  155 

les  délices  ;  mais  n'en  aurez-yous  point  d'autres  ?  Je 
vous  dis  que  vous  y  gagnerez  en  cette  vie  ;  et  qu'à 
chaque  pas  que  vous  ferez  dans  ce  chemin,  vous  verrez 
tant  de  certitude  du  gain,  et  tant  de  néant  de  ce  que 
vous  hasardez,  que  vous  connaîtrez  à  la  fin  que  vous 
avez  parié  pour  une  chose  certaine,  infinie,  pour  la- 
quelle vous  n'avez  rien  donné. 

4]  —  «  Oh!  ce  discours  me  transporte,  me  ravit, 
etc.,  etc.  » 

—  Si  ce  discours  vous  plaît  et  vous  semble  fort, 
sachez  qu'il  est  fait  par  un  homme  qui  s'est  mis  à  ge- 
noux auparavant  et  après,  pour  prier  cet  Etre  infini 
et  sans  parties,  auquel  il  soumet  tout  le  sien,  de  se 
soumettre  aussi  le  vôtre  pour  votre  propre  bien  et 
pour  sa  gloire  ;  et  qu'ainsi  la  force  s'accorde  avec 
cette  bassesse1. 

i3o]  234 

S'il  ne  fallait  rien  faire  que2  pour  le  certain,  on  ne 
devrait  rien  faire  pour  la  religion  ;  car  elle  n'est  pas 
certaine.  Mais  combien  de  choses  lait-on  pour  lin- 


1.  La  force  du  discours  s'accorde  avec  la  soumission  de  l'homme 
qui  s'agenouille.  Bassesse  est  pris  au  sens  absolu,  et  pour  ainsi 
dire  scientifique  :  dans  un  Fragment  relatif  aux  usages  du  baromètre, 
Pascal  emploie  ainsi  ce  mot  de  bassesse  :  «  Il  y  a  un  certain  degré 
de  hauteur  et  un  certain  degré  de  bassesse  que  le  mercure  n'outre- 
passe presque  jamais.  »  (3e  section,  Ed.  Lahure,  t.  III,  p.  i32). 

234 

Cf.  B.,  34i;  C,  29/,;  P.  R.,XXXÏ,  i5;  Bos.,  I,  vin,  10;  Fauc,  II,  i73 
et  I,  217;  Hav.,  XXIV,  88  et  Y,  9  bis;  Moi-.,  1,  i55  et  1,121;  Mich., 
33i. 

2.  [De.] 


15ti  PENSÉES. 

certain,  les  voyages  sur  mer,  les  batailles  !  Je  dis  donc 
qu'il  ne  faudrait  rien  faire  du  tout,  car  rien  n'est 
certain;  et  qu'il  y  a  plus  de  certitude  à  la  religion, 
que  non  pas1  que  nous  voyions  le  jour  de  demain: 
car  il  n'est  pas  certain2  que  nous  voyions  demain, 
mais  il  est  certainement  possible  que  nous  ne  le  voyions 
pas.  On  n'en  peut  pas  dire  autant  de  la  religion.  Il 
n'est  pas  certain  qu'elle  soit  ;  mais  qui  osera  dire  qu'il 
est  certainement  possible  qu'elle  ne  soit  pas?  Or, 
quand  on  travaille  pour  demain,  et  pour  l'incertain, 
on  agit  avec  raison  ;  car  on  doit  travailler  pour  Tin- 
certain,  par  la  règle  des  partis  qui  est  démontrée3. 

Saint  Augustin  a  vu  qu'on  travaille  pour  l'incertain, 
sur  mer,  en  bataille,  etc. 4  ;  mais  il  n'a  pas  vu  la  règle 
des  partis5,  qui  démontre  qu'on  le  doit.  Montaigne  a 


1.  [Qu'il  soit  demain  jour.] 

2.  [Qu'il  soit]  demain  [;'our.] 

3.  Allusion   à  la  démonstration  du  fr.  233. 

4.  Havet  cite  ce  passage  d'un  sermon  :  «  Que  des  choses  sup- 
portent les  voleurs  pour  leur  iniquité,  les  marchands  pour  leur  ava- 
rice, traversant  les  mers,  confiant  aux  vents  et  aux  tempêtes  leur 
corps  et  leur  àme,  abandonnant  ce  qui  est  à  eux,  courant  ù  l'in- 
connu I  »  — Et  M.  Pichon,  dans  une  étude  remarquable  sur  Lactance 
donne  ce  texte  du  De  utilitaie  credendi  :  iMhil  omnino  societatis  Jiumanœ 
incolume  rémunère  si  nihil  credere  statueriinus  quod  non  possumus  tenere 
perceptum  (xn,  66)  en  le  rapprochant  d'Arnohe  (Ado.  NaL,  II,  S): 
Estne  operis  in  vita  negotiosum  aliquod  atque  acluosum  genus  quod  non 
jide  prœeunte  suscipiant,  sumunt  alque  uggrcdiuntur  uuc tores  ?  (Naviga- 
teurs, marchands,  etc.  »)  (Cf.  Pichon,  Lactance,  p.  5i.) 

5.  Sur  cette  expression  voir  l'usage  dutriungle  urithmétique  pour  déter- 
miner les  partis  qu'on  doitjaire  entre  deux  joueurs  qui  jouent  en  plusieurs 
parties  :  «  Dans  le  cas  où  les  joueurs  décident  d'interrompre  le  jeu,  le 
règlement  de  ce  qui  doit  leur  appartenir  doit  être  tellement  propor- 
tionné à  ce  qu'ils  avoient  droit  d'espérer  de  la  fortune,  que  chacun  d'eux 
trouve  entièrement  égal  de  prendre  ce  qu'on  lui  assigne,  ou  de  conti- 
nuer l'aventure  du  jeu  :  et  cette  juste  distribution  s'appelle  le  parti,  » 


SECTION  III.  157 

vu  qu'on  s'offense  d'un  esprit  boiteux1,  et  que  la 
coutume  peut  tout2;  mais  il  n'a  pas  vu  la  raison  de 
cet  effet. 

Toutes  ces  personnes  ont  vu  les  effets,  mais  ils 
n'ont  pas  vu  les  causes3;  ils  sont  à  l'égard  de  ceux 
qui  ont  découvert  les  causes  comme  ceux  qui  n'ont 
que  les  yeux  à  l'égard  de  ceux  qui  ont  l'esprit  ;  car  les 
effets  sont  comme  sensibles,  et  les  causes  sont  visibles 
seulement  à  l'esprit4.  Et  quoique  ces  effets-là  se  voient 
par  l'esprit,  cet  esprit  est  à  l'égard  de  l'esprit  qui  voit 
les  causes  comme  les  sens  corporels  à  l'égard  de  l'esprit.! 

467]  235 

Rem  viderunt,  causant  non  viderunt*. 

65]  236 

Par  les  partis,  vous  devez  vous  mettre  en  peine  de 


1.  Cf.  Essais,  III,  8,  passage  déjà  commenté  par  Pascal  au  fr.  80. 

2.  Thèse  commentée  par  Pascal  au  IV.  294,  et  discutée  au  fr.  3a5. 
o.    [Et  quoique.] 

l\.   [ils  sont.] 

235 
Cf.  B.,  io3;  C,  i3o;  Mich.,  829. 

5.  Pascal  avait  d'.ibord  pensé  à  écrire  non  [sciverunt].  Cf.  Saint 
Augustin,  Contr.  JuJ.  Pelag.y  IY,  60:  Rem  vidit,  causam  nescivit;  il 
parle  de  Gicéron  qui  aurait  dénoncé  la  misère  de  l'homme  au  oe  livre 
de  la  République,  sans  en  connaître  la  cause  c'est-à-dire  le  péché  ori- 
ginel. —  L'antithèse  se  trouve  aussi  dans  Montaigne  mais  avec  une 
toute  autre  intention  :  «  Ils  laissent  les  choses,  et  courent  aux  causes. 
Plaisants  causeurs!  La  cognoissance  des  causes  touche  seulement  celuy 
qui  a  la  conduicte  des  choses.  »  (III,  xi.) 

236 

Cf.  B.,  78;  C,   io4;    P.  R.,  XXVIII,  18;  Bos.,  TT,  xth,  19;  Faug.,  II, 
173;  Hat.,  XXIV,  17;  Mol.,  I,  i53;  Mien.,  180. 


158  PENSÉES. 

rechercher  la  vérité,  car  si  vous  mourez  sans  adorer 
le  vrai  principe,  vous  êtes  perdu.  —  Mais,  dites- 
vous,  s'il  avait  voulu  que  je  l'adorasse,  il  m'aurait 
laissé  des  signes  de  sa  volonté.  —  Aussi  a-t-il  fait; 
mais  vous  les  négligez.  Cherchez-les  donc  ;  cela  ie 
vaut  bien. 

63]  237 

Partis.  —  Il  faut  vivre  autrement  dans  le  monde 
selon  ces  diverses  suppositions1  :  i°  Si  on  pouvait  y 
être  toujours  ;  5°  s'il  est  sûr  qu'on  n'y  sera  pas  long- 
temps 2  et  incertain  si  on  y  sera  une  heure  :  cette  der- 
nière supposition  est  la  nôtre. 

;*63]  238 

Que  me  promettez-vous  enfin  (car  dix  ans  est  le 
parti)3,  sinon  dix  ans  d'amour-propre,  a  bien  essayer 


237 

Cf.  B.,  78;    C,  io3;  P.  R.,  XXVIII,  17  ;  Bos.,    II,  xvn,  18;   Faug.,  II, 
172;  Hav.,  XXIV,  iG  ter;  Mol.,  I,  i5o;  Mien.,  iGg. 

1.  Ces  diverses  suppositions  étaient  d'abord  au  nombre  de  5,  et 
c'est  pourquoi  Pascal  a  laissé  subsister  le  chiffre  5  pour  désigner  celle 
qui  est  devenue  définitivement  la  seconde.  Voici  comment  étaient 
présentées  les  quatre  premières  que  Pascal  a  barrées  en  écrivant  en 
gros:  faux.  i.  S'il  est  sûr  qu'on  y  sera  toujours;  2.  S'il  est  incertain  si 
on  y  sera  toujours  ou  non;  3.  S'il  est  sûr  qu'on  n'y  sera  pas  toujours,  mais 
qu'on  soit  assuré  d'y  être  longtemps  ;  4-  S'il  est  certain  qu'on  n'y  sera 
pa3  toujours  et  incertain  qu'on  n'y  sera  pas  longtemps  [si  on  y  scrz  long- 
temps.] 

2.  [Mais.] 

238 

Cf.  B.,78;    C,    io3;    Faug.,  II,  i74;    Hav,  XXV,  n3  ;    Mol.,  I,   i54  ; 
Mich.,  178. 

3.  Parenthèse  en  surcharge. 


SECTION  III.  159 

de  plaire  sans  y  réussir,  outre  les  peines  certaines  ? 

235]  339 

Objection.  —  Ceux  qui  espèrent  leur  salut  sont 
heureux  en  cela,  mais  ils  ont  pour  contrepoids  la 
crainte  de  l'enfer. 

Réponse.  —  Qui  a  plus  de  sujet  de  craindre  l'enfer, 
ou  celui  qui1  est  dans  l'ignorance  s'il  y  a  un  enfer, 
et  dans  la  certitude  de  damnation,  s'il  y  en  a  ;  ou 
celui  qui  est  dans  une  certaine  persuasion  qu'il  y  a 
un2  enfer,  et  dans  l'espérance  d'être  sauvé,  s'il  est? 

4i]  240 

—  J'aurais  bientôt  quitté  les  plaisirs,  disent-ils, 
si  j'avais  la  foi.  —  Et  moi,  je  vous  dis  :  Vous  auriez 
bientôt  la  foi,  si  vous  aviez  quitté  les  plaisirs3.  —  Or, 
c'est  à  vous  à  commencer.  Si  je  pouvais,  je  vous  don- 
nerais la  foi4  ;  je  ne  puis 5  le  faire,  ni  partant  éprouver 


239 

Cf.  B.,  3q3j  C,  36a;   P.  R.,   VII,  2;  Bos.,  II,  m,  5;  Fauc,  II,  17A  ; 
Hav.,  X,  2;  Mol.,  I,  i5o. 

1.  [Ignore]  s'il  y  a  un  [Dieu.] 

2.  [Dieu.] 

240 

Cf.  B.,  422;   C,  897;  P.  R.,  VII,  2;    Bos.,  II,  m,  5;  Faug.,  II,  1S1  ; 
Hav.,  X,  3;  Mol  ,  1,  i53;  Mien.,  99. 

3.  Saint  Augustin  expose  à  maintes  reprises  ce  principe,  par  exem- 
ple :  «Tu  veux  voir.  Heureux  ceux  qui  ont  le  cœur  pur,  car  ils  verront 
Dieu.  Songe  donc  d'abord  à  purifier  ton  cœur.  »  «  Quand  vous  aurez 
lui  les  ténèbres  des  passions  fumeuses,  vous  verrez  la  lumière  »  (Voir 
VArjustinus  de  Jansénius,  tome  II,  liv.  prélim.,  cli.  vu). 

A-   [Vous.] 
5.  [Éprouver.] 


160  PENSÉES. 


la  vérité  de  ce  que  vous  dites.  Mais  vous  pouvez  bien 
quitter  les  plaisirs  et  éprouver  si  ce  que  je  dis  est 


vrai 


485]  -  241 

Ordre.  —  J'aurais  bien  plus  de  peur  de  me  trom- 
per, et  de  trouver  que  la  religion  chrétienne  soit 
vraie,  que  non  pas  de  me  tromper  en  la  croyant 
vraie 1 . 


241 

Cf.  B.,  191  ;  C,  1  ;  P.  R.,  XXVIII,  4o  ;  Bos.,  II,  xvn,  36;  Faug.,  II,  387 
Hat.,  XXIV,  26  1er;  Mol.,  II,  64;  Mich.,  854. 

I,  Cette  pensée  résume  la  dialectique  préliminaire  à  V Apologie  :  le 
libertin  est  »  retourné  ;>,  il  avait  surtout  peur  de  se  tromper  en 
croyant  la  religion  vraie,  maintenant  il  a  peur  de  se  tromper  en  la 
croyant  fausse,  et  de  trouver  par  la  suite  qu'elle  est  vraie.  Le  lecteur 
de  Pascal  désire  que  la  religion  soit  vraie  ;  il  s'agit  de  lui  prouver 
qu'elle  l'est  en  effet. 


SECTION  III.  101 


APPENDICE    POUR    LE  FR .    233. 


1 


Pascal  avait  lu  la  Théologie  naturelle  de  Raymond  Sebon  ;  il  y  avait 
trouvé  une  démonstration  qui  remplit  trois  chapitres,  66,  67  et  68. 
Le  premier  a  pour  titre  :  Chaque  chose  doit  naturellement  pourchasser 
son  bien  et  éviter  son  dommage.  Sebon  appuie  ce  principe  sur  des 
exemples  empruntés  aux  éléments,  aux  arbres  et  aux  plantes  :  «  Puis 
donc  que  l'homme  est  du  nombre  des  choses  naturelles  et  la  plus  noble 
d'entre  elles,  d'autant  plus  il  est  obligé  à  obéir  et  à  suivre  ce  com- 
mandement exprez  de  nature  et  ù  se  prévaloir  à  son  utilité,  bien  et 
proufit,  en  tant  qu'il  est  en  lui,  des  forces  et  facultez  qui  lui  ont 
esté  données...  Il  s'ensuit  donc  par  nécessité,  veu  que  outre  les 
autres  animaux,  il  a  l'entendement  et  la  volonté,  et  que  ces  pièces  là 
le  font  homme,  qu'il  est  tenu  naturellement  d'en  user  à  son  proufit 
et  avantage,  c'est-à-dire  pour  s'acquérir  le  plus  qu'il  peut  de  joie, 
de  liesse,  d'espérance,  de  consolation,  de  paix,  de  repos  et  de  con- 
fiance... » 

Le  second  chapitre  tire  de  ce  principe  la  règle  de  ce  que  l'homme  a 
à  croire  ou  à  mescroire  quant  à  son  salut  :  «  Il  n'y  a  point  de  doute, 
par  ce  que  nous  venons  de  dire,  que  l'homme  ne  soit  tenu  d'accepter, 
d'affirmer  et  de  croire  celle-là,  qui  lui  apporte  plus  d'utilité,  de  com- 
modité, de  perfection  et  de  dignité,  en  tant  qu'il  est  homme,  par 
laquelle  il  peult  engendrer  en  soi  du  contentement,  de  la  consolation,, 
de  l'espérance,  de  la  confiance,  de  la  sûreté,  et  en  esloigner  le  de- 
plaisir  et  le  desespoir  :  et  par  conséquent  qu'il  doit  embrasser  celle 
qui  est  plus  aimable  et  plus  désirable  de  sa  naiure,  et  en  laquelle  il 
y  a  plus  d'estre  et  plus  de  bien.  Là  où,  s'il  faict  au  rebours,  il  abuse 
contre  soi-mesme  de  son  entendement,  il  renverse  entièrement  la  règle 
générale  de  la  nature,  il  combat  et  soi  mesme  et  l'ordre  universel  des 
choses  :  puisque,  là  où  toutes  les  aultres  créatures  inférieures  em- 
ployent  leurs  forces  et  moyens  à  leur  bien  et  advantage,  cestuy  cy 
s'en  acquiert  sa  ruyne  et  le  desespoir  :  et  à  la  vérité  il  a  son  enten- 
dement merveilleusement  dépravé  et  corrompu  :  voire  il  ne  mérite 
point  d'estre  appelé  homme,    puisqu'il  combat   l'homme.    Or,  s'il  me 

PENSÉES.  11  —  11 


4G2  PENSÉES. 

dict  qu'il  n'y  a  pas  d'apparence  qu'il  croye  ce  qu'il  n'entend  pas,  et 
qu'il  advoue  pour  véritable  ce  de  quoy  il  ne  veoit  pas  la  raison,  veu 
<ju'à  ce  compte  il  pourroit  bien  prendre  le  mensonge  pour  la  certi- 
tude :  ie  luy  respond,  que  son  ignorance  ne  luy  peult  servir  d'excuse, 
et  que  ceste  seule  intention  d'approuver  ce  qui  est  à  son  proufit  et  à 
son  utilité,  luy  sert  d'une  suffisante  et  iuste  occasion  de  croire  : 
attendu  que  ce  que  nous  faisons  selon  la  reigle  de  nature  ne  nous 
peult  estre  imputé  à  faulte,  et  nostre  intelligence  faict  son  devoir  et 
le  proufit  de  soy  et  de  la  volonté,  toutes  fois  et  quantes  qu'elle  con- 
sent à  ce  qui  est  son  grand  bien,  et  à  „j  qui  est  entièrement  con- 
traire à  la  ruyne  de  l'homme  :  voire  elle  est  obligée  d'en  user  ainsi, 
parce  qu'elle  ne  nous  a  esté  donnée  que  pour  nostre  service  et  com- 
modité  ;  ainsi  il  nous  doibt  suffire  de  nous  ioindre  tousiours  à  la  part 
qui  est  de  nostre  costé  et  à  nostre  advantage,  bien  que  nous  ne  sça- 
chions  pas  comme  elle  est.  Car  s'il  nous  advenoit  de  choisir  le  con- 
traire et  la  privation  de  nostre  bien,  nous  logerions  et  recevrions  chez 
nous  nostre  ennemi  qui  en  déplacerait  coulx  qui  font  pour  nous  ;  nous 
serions  adversaires  et  traîtres  à  nous  mesmes,  et  en  bon  escient  in- 
sensés tresdignesd'estre  haïs  et  chasties  par  toutes  les  aultres  créatures. 
Aussi  c'est  un  signe  évident  que  l'homme  est  possédé  par  son  ennemy 
mortel,  quand  il  ne  veult  pas  croire  ce  qui  luy  est  de  plus  advan- 
tageux  •  par  un  ennemi  qui  tyrannise  sa  volonté  et  son  entendement, 
et  qui  les  tient  lies  et  garrotes  estroitement  pour  les  empescher  de 
faire  leur  deA-oir,  et  pour  les  renger  par  contrainte  à  employer  leurs 
effets  au  dommage  de  leur  maistre,  à  sa  ruine  contre  tout  ordre  de 
nature.  » 

Ce  second  chapitre  devait  être  cité  presque  intégralement,  car  il 
peut  avoir  suggéré  à  Pascal  l'idée  de  ce  mouvement  tournant  qui  était 
nécessaire  pour  donner  force  probante  à  l'argument  du  pari.  Ray- 
mond Sebon  prend  soin  d'écarter  toute  question  de  certitude  ou  de 
vérité  :  l'intelligence  de  l'homme  est  traitée  comme  une  faculté  pra- 
tique, utilitaire,  et  ce  serait  là,  suivant  l'auteur  de  la  Théologie 
naturelle,  la  destination  même  que  la  nature  lui  a  donnée.  Cette  vue 
hardie,  que  Schopenhauer  a  réintroduite  dans  la  philosophie  moderne, 
était  propre,  nous  semble-t-il,  à  faire  impression  sur  Pascal  et  à  rete- 
nir son  attention  sur  les  conséquences  que  Sebon  en  tire  au  chapitre  68  : 
l'usage  de  la  règle  précédente  par  divers  exemples.  Pour  exemple  :  «  on 
nous  propose,  Il  y  a  un  Dieu  :  il  nous  faut  soudain  imaginer  son  con- 
traire, Il  n'y  a  point  de  Dieu,  et  puis  assortir  ces  choses  l'une  à  l'autre, 
pour   veoir   laquelle    d'elles   convient   plus   à    l'estre    et   au  bien,  et 


SECTION   III.  103 

Inquelle  y  convient  le  moins.  Or  colle-là,  Il  y  a  un  Dieu,  nous  pré- 
sente une  essence  infinie,  un  bien  incompréhensible  :  car  Dieu  est 
tout  cecy.  Le  contraire,  11  n'y  a  point  de  Dieu,  apporte  avec  soy  pri- 
vation d'un  estre  infiny,  et  d'un  infiny  bien.  À  ce  compte,  par  leur 
comparaison,  il  y  a  autant  à  dire  entre  elles,  qu'il  y  a  entre  le  bien 
et  le  mal.  Passant  outre,  accommodons  les  à  l'homme.  La  première  luy 
apporte  de  la  fiance,  du  bien,  de  la  consolation  et  de  l'espérance  ;  la 
seconde,  du  mal  et  de  la  misère,  il  croira  donc  et  recevra,  par  nostre 
reigle  de  la  nature,  celle  qui  est  et  meilleure  de  soi  et  plus  proufitable 
pour  lui  ;  et  refusera  celle  qui  est  reietable  d'elle-même,  et  qui  lui 
apporterait  toutes  incommoditez  :  aultrement  il  abuserait  de  son  intel- 
ligence, et  s'en  servirait  à  son  dam  ;  ce  qu'il  ne  peut  ny  ne  doibt 
faire  en  tant  qu'il  est  homme.  Mais  quel  bien  pourrait-il  espérer  de 
croire  que  Dieu  ne  fust  pas  ?  quel  fruict  en  pourrait  il  recueillir  ?  » 
Et  Raymond  Sebon  conclut  :  «  Par  quoi  il  est  tenu  de  croire  que 
Dieu  est  »  ajoutant  :  «  Nature  mesme  le  lui  commande  et  ne  peut 
faillir  de  l'en  croire  :  car  il  est  certain...  que  toute  obligation  natu- 
relle nous  pousse  à  la  vérité,  non  au  mensonge.  Voilà  la  manière  de 
convier  à  la  foi  les  mescreants,  d'apprendre  à  l'homme  d'affirmer  ce 
qu'il  n'entend  point  et  de  renforcer  et  roidir  nos  entendemens  à 
croire  plus  ferme1.  » 

Ces  dernières  lignes  sont  particulièrement  significatives  ;  en  nous 
montrant  à  quel  point  Raymond  Sebon  avait  conscience  de  la  portée 
qu'il  attribuait  à  son  argument,  elles  font  prévoir  le  détour  qui  don- 
nera une  valeur  apologétique  à  l'argument  du  pari,  le  levier  de  l'in- 
térêt qui  soulèvera  celui  qui  ne  veut  pas  se  remuer  et  conduira  jus- 
qu'à l'affirmation  pratique  celui  qui  renonce  à  toute  conception 
théorique,  à  toute  certitude  rationnelle. 

Raymond  Sebon  de  son  côté  connaissait-il  Arnobe  ?  avait-il  été 
frappé  du  passage  du  livre  contre  les  Nations  où  Bayle  a  retrouvé 
l'origine  du  pari  de  Pascal  ?  «  Ce  père,  écrit  Bayle,  avoue  aux  païens 
que  les  promesses  de  Jésus-Christ  ne  peuvent  être  prouvées,  puis- 
qu'elles regardent  un  bien  à  venir  ;  mais  il  ajoute  qu'entre  deux 
choses  incertaines  il  vaut  mieux  choisir  celle  qui  vous  donne  des 
espérances,  que  celles  qui  ne  yous  en  donnent  point.    On   verra  plus 

i.  Nous  reproduisons  la  traduction  de  Montaigne.  —  Ces  pages 
avaient  déjà  été  citées  par  M.  Droz  dans  son  Étude  sur  le  scepticisme 
de  Pascal  (p.  71).  M.  Droz  avait  également  insisté  sur  le  rapport  de 
l'argument  à  des  personnalités  telles  que  Miton  ou  Méré. 


164  PENSEES. 

clairement  la  forme  de  cette  raison  dans  les  paroles  originales  :  Scd 
ipse  (Ghristus)  quœ  pollicetur  non  probat.  Ita  est.  Nulla  enim  ut  dixi 
futurorum  potest  existere  comprobatio.  Cum  ergo  hsec  sit  conditio  futuro- 
rum,  ut  teneri  et  comprehendi  nulliuspossit  anticipationis  attractu  ;  nonne 
purior  ratio  est  ex  duobus  incertis  et  in  ambigua  expectatione  pendentibus 
id  potius  credere  quod  aliquas  spes  ferat  quam  omnino  quod  nullas  ?  In 
illo  enim  periculi  nihil  est,  si  quod  dicitur  imminere  cassumjiat  ac  vacuum; 
in  hoc  damnum  est  maximum,  id  est  salutis  amissio,  si  quum  tempus 
advenerit,  aperiatur  non  fuisse  mendacium  i.  » 

L'hypothèse  n'a  rien  d'invraisemblable  à  en  juger  par  les  nombreux 
passages  des  premiers  apologistes,  de  saint  Augustin  en  particulier, 
que  Raymond  Sebon  imite  ou  reproduit  sans  prévenir.  Si  le  texte 
d'Arnobe  a  eu  quelque  part  dans  l'argument  du  pari,  l'érudition  de 
Raymond  Sebon,  bien  plus  considérable  que  celle  de  Pascal,  expli- 
querait plus  naturellement  cette  relation. 

II 

Mais  Arnobe  et  Raymond  Sebon  ne  rendraient  pas  compte  de 
l'argument,  tel  qu'il  est  développé  par  Pascal  ;  non  seulement 
la  démonstration  est  renouvelée  par  la  précision  et  la  rigueur 
qu'y  apporte  un  géomètre  de  génie,  mais  il  y  a  autre  chose  dans 
le  pari  de  Pascal  qu'une  alternative  spéculative.  Il  a  été  vécu 
par  Pascal,  non  pour  son  propre  compte  certes,  mais  pour  le  compte 
de  l'homme  qui  a  été  l'objet  de  sa  plus  vive  admiration  et  que 
sa  charité  impérieuse  associe  étroitement  à  sa  propre  vie  :  Pascal 
s'adresse  au  chevalier  de  Méré,  et  il  applique  à  la  lettre  ses  maximes 
sur  l'art  d'agréer:  «  Quoiqu'on  veuille  persuader,  il  faut  avoir  égard 
à  la  personne  a  qui  on  en  veut,  dont  il  faut  connaître  l'esprit  et  le 
cœur,  quels  principes  il  accorde,  quelles  choses  il  aime  j  et  ensuite 
remarquer,  dans  la  chose  dont  il  s'agit,  quels  rapports  elle  a  avec  les 
principes  avoués,  ou  avec  les  objets  délicieux  par  les  charmes  qu'on 
lui  donne.  »  Le  secret  du  pari,  qui  est  aussi  le  secret  des  fausses 
interprétations  et  des  discussions  vaines  auxquelles  il  a  donné  lieu, 
c'est  qu'il  est  une  arme  forgée  à  l'intention  et  sur  le  modèle  d'un  cer- 
tain esprit.  Il  s'agit  d'une  àme  à  conquérir,  et  que  Pascal  veut  péné- 
trer par  où  il  la  sait  pénétrable.    Pascal    avait  connu    le  chevalier  de 


.  II,  4.  Cf.  I, 


SECTION  111.  163 

Méré  par  le  duc  de  lloannez.  Peut-être  le  duc  de  Roannez  a-t-ii 
inspiré  l'argument  du  Pari  lorsqu'au  lendemain  de  la  découverte  for- 
tuite de  la  cycloïde  il  engagea  Pascal  à  montrer  aux  athées  «  qu'il  en 
savait  plus  qu'eux  tous  en  ce  qui  regarde  la  géométrie  et  ce  qui  est 
sujet  à  la  démonstration  ;  et  qu'ainsi  s'il  se  soumettait  à  ce  qui  regarde 
la  foi,  c'est  qu'il  savait  jusques  où  devaient  porter  les  démonstra- 
tions... *  »;  peut-être  est-ce  de  ce  conseil  que  Pascal  se  souvenait 
lorsqu'il  écrit  «  qu'ainsi  la  force  s'accorde  avec  cette  bassesse  ».  En  tout 
cas  Pascal  n'a  jamais  cessé  de  voir  le  chevalier  de  Méré,  de  discuter 
avec  lui  les  choses  de  la  vie  et  de  la  religion.  Dans  la  querelle  des 
Provinciales  Méré  devient  comme  l'arbitre  ;  et  c'a  été  le  triomphe  de 
Pascal  d'assurer  aux  Jansénistes  contre  les  décisions  des  autorités 
ecclésiastiques  l'appui  des  honnêtes  gens  ;  c'est  vraisemblablement  lui, 
«  l'homme  sans  religion  »  auquel  Pascal  annonce  et  promet  le  mi- 
racle 2.  Maintenant  Méré  n'est  plus  le  témoin,  il  est  l'enjeu  même  du 
combat.  Voilà  pourquoi  Pascal  s'agenouille  dans  sa  cellule  d'ascète  ; 
rappelant  les  années  où  il  rêva  la  gloire  des  inventions  scientifiques, 
où  les  plaisirs  mondains,  le  jeu  en  particulier,  le  séduisirent,  il 
s'humilie  dans  le  sentiment  de  son  double  égarement  ;  mais  il  veut  du 
moins  que  l'expérience  de  ces  erreurs  soit  efficace  pour  le  service  de 
la  foi,  il  prie  Dieu  d'accorder  à  son  repentir  la  conversion  qui  est  à  la 
fois  la  plus  désirable  et  la  plus  difficile,  la  conversion  de  celui  qui  a 
renoncé  à  toute  certitude  religieuse,  à  tout  espoir  de  béatitude  éter- 
nelle, pour  vivre  dans  les  limites  étroites  de  la  raison  naturelle  et  de 
l'honnêteté  mondaine. 

Alors  Pascal  se  souvient  de  ses  anciennes  conversations  avec 
Méré,  de  l'intérêt  qu'il  prenait  aux  difficultés  sur  l'infini  3,  des  scan- 
dales intellectuels  qu'il  rencontrait  à  chaque  pas  dans  les  mathéma- 
tiques, et  auxquels  Pascal  fait  allusion,  selon  toute  vraisemblance 
dans  ce  passage  du  fragment  sur  les  Deux  Infinis  :  «  Trop  de  vérité 
nous  étonne  ;  j'en  sais  qui  ne  peuvent  comprendre  que  qui  de  zéro  ôte 
4  il  reste  zéro  »  ;  c'est  de  ces  souvenirs  qu'il  tire  un  point  de  départ 
pour  l'argumentation  du  pari.  De  même  que  le  zéro  arithmétique  est  le 
néant  de  toute    grandeur,   que  le    néant  demeure   néant  quelle   que 

i.  Marguerite  Périer,  apud  Faugère,  Lettres  et  opuscules,  etc.,  p.  458. 

2.  Recueil  d'Utrecht,  1740,  p.  3oo. 

3.  Voir  les  passages  d'une  lettre  à  Fermât  du  29  juillet  i654,  des 
Réflexions  sur  l'Esprit  géométrique,  et  d'une  lettre  de  Méré  lui-même, 
cités  dans  les  notes  du  fr.  1  et  du  fr.  72. 


100  PEN&ÉES. 

soit  la  somme  que  l'on  prétende  en  retrancher,  de  même,  «  l'unité 
jointe  à  l'infini  ne  l'augmente  de  rien,  non  plus  qu'un  pied  à  une 
mesure  infinie  »  ;  toute  quantité  finie  équivaut  exactement  à  rien  en 
comparaison  de  l'infini  :  Infini-rien.  Pascal  se  souvient  encore  du  pro- 
blème que  lui  avait  posé  Méré,  pour  la  répartition  des  enjeux  au  cas 
où  la  partie  aurait  été  interrompue.  Cette  question  qui  avait  été  pour 
Pascal  l'occasion  de  jeter  les  bases  du  calcul  des  probabilités,  avait 
été  pour  Méré  un  prétexte  à  se  proclamer  mathématicien  avec  une 
suffisance  qui  amusait  Leibniz  :  «  Vous  avez  écrit  sur  mes  inventions, 
écrivait-il  à  Pascal,  aussi  bien  que  M.  Hughens,  M.  de  Fermât,  et 
tant  d'autres  qui  les  ont  admirées1.  »  Pascal  n'a  pas  oublié  cette  lettre, 
de  là  cette  tentative  hardie  de  faire  rentrer  la  religion  dans  le  cadre 
des  inventions  que  Méré  s'attribue  et  pour  lesquelles  il  s'admire  tant 
lui-même. 

Qu'on  ne  soit  donc  pas  choqué  de  voir  les  vérités  de  la  foi  ainsi  trans- 
posées dans  le  vocabulaire  du  jeu,  Pascal  parle  la  langue  de  son  inter- 
locuteur; il  propose  de  parier  sur  l'existence  de  Dieu  et  sur  l'immortalité 
de  Pâme,  mais  c'est  à  un  joueur.  Un  scepticisme  radical  et  universel 
est  la  condition  du  par:  ;  mais  c'est  le  scepticisme  de  Méré,  non  celui 
de  Pascal.  Méré,  qui  est  le  pur  disciple  de  Montaigne,  n'est  pas  de  ceux 
qui  nient  brutalement  au  nom  d'une  méthode  autoritaire,  car  ils  seraient 
rationalistes  et  optimistes;  la  négation  absolue  serait  encore  une  certi- 
tude, Méré  se  l'interdit  autant  que  l'affirmation  elle-même.  Il  est  donc 
placé  entre  deux  incertitudes;  malgré  lui  sa  façon  de  vivre  est  une  façon 


i.  «  J'ai  appris,  raconte  Leibniz,  de  M.  des  Billettes,  ami  de 
M.  Pascal,  excellent  dans  les  Mécaniques,  ce  que  c'est  que  cette  décou- 
verte, dont  le  chevalier  se  vante  ici  dans  sa  lettre.  C'est  qu'estant 
grand  joueur,  il  donna  les  premières  ouvertures  sur  l'estime  des 
paris.  »  Réponse  à  Bayle  (1702)  dans  l'édition  Gehrardt  des  Œuvres 
philosophiques,  t.  IV,  1880,  p.  670,  et  supra,  t.  IX,  p.  225.  Voici 
d'autre  part,  ce  que  pensait  Pascal  :  «  J'admire  bien  davantage, 
écrit-il  à  Fermât,  la  méthode  des  partis  que  celle  des  dés  :  j'avais 
vu  plusieurs  personnes  trouver  celle  des  dés,  comme  M.  le  cheva- 
lier de  Méré,  qui  est  celui  qui  m'a  proposé  ces  questions,  et  aussi 
M.  de  Roberval;  mais  M.  de  Méré  n'avait  jamais  pu  trouver  la  juste 
valeur  des  partis,  ni  de  biais  pour  y  arriver  :  de  sorte  que  je  me 
trouvais  seul  qui  eusse  connu  cette  proportion.  »  Lettre  du  29  juillet 
i65Z»,  t.  III,  p.  38i,  Cf.  t.  IX,  2i5,  la  lettre  où  Méré  parle,  comme  dit 
Leibniz,  de  haut  en  bas  à  M.  Pascal, 


SECTION  III.  107 

de  parier  ;  il  faut  donc,  puisqu'il  est  au  jeu,  qu'il  observe  les  règles 
du  jeu,  qu'il  se  laisse  éclairer  par  la  lumière  naturelle  ;  il  lui  doit  ces 
inventions  dont  il  s'émerveillait  jadis,  il  va  la  retrouver,  appliquée 
cette  fois  à  une  partie  dont  la  béatitude  éternelle  est  l'enjeu.  Il  faut1 
renoncer  à  la  raison,  ou  se  laisser  conduire  par  la  force  invincible  du 
calcul  jusqu'à  recevoir  d'un  cœur  soumis  la  discipline  de  l'Eglise.; 
Que  Méré  plie  les  genoux,  qu'il  dise  des  messes,  qu'il  prenne  de 
l'eau  bénite,  et  l'honnêteté  véritable,  dont  il  n'a  que  les  apparences,; 
lui  apparaîtra  dans  sa  réalité  ;  le  dessous  du  jeu,  qui  se  laisse  voir 
aux  élus  de  Dieu,  deviendra  manifeste  à  ses  yeux.  Le  pari  ne  sera 
même  plus  un  pari,  tant  le  risque  de  perdre  diminue,  tant  le  bien 
hasardé  se  réduit  au  néant  ;  le  pessimisme  auquel  aboutit  la  philo- 
sophie de  Méré,  et  dont  Miton  son  ami  faisait  si  nettement  profession, 
achève  la  victoire  que  le  scepticisme  avait  commencée  ;  si  la  vie  dans 
le  monde  est  misérable  autant  qu'elle  est  mauvaise,  celui-là  seul  est 
heureux  qui  a  eu  la  force  de  «  se  remuer  »,  qui  est  devenu  capable 
de  juger  la  nature  de  l'homme  avec  les  clartés  que  Dieu  peut  donner. 
La  démonstration  ainsi  comprise  ne  saurait  être  érigée  en  méthode 
d'apologétique  universelle  ;  encore  moins  est-elle  le  remède  désespéré  au- 
quel Pascal  aurait  eu  recours  pour  dompter  la  révolte  de  son  esprit  et 
l'incliner  sous  le  joug  de  l'Eglise.  Mais  Pascal  a  écrit  :  «  Il  faut  avoir 
ces  trois  qualités  :  pyrrhonien,  géomètre,  chrétien  soumis  »  ;  il  prend  un 
homme  qui  est  pyrrhonien  et  qui  se  vante  d'être  géomètre,  il  lui 
fait  voir  que  géométriquement  doit  sortir  du  pyrrhonisme  la  troisième 
qualité,  comme  la  suite  nécessaire  des  deux  autres.  Celui  qui  sait 
douter  où  il  faut,  démontrer  où  il  faut,  saura  aussi  se  soumettre  où  il 
faut.  En  d'autres  termes  un  pyrrhonien  géomètre  doit  être  un  chrétien 
soumis,  telle  est  la  formule  qui  nous  paraît  donner  le  sens  de  l'argu- 
ment et  mesurer  la  portée  du  pari. 

A  vrai  dire  nous  ne  savons  si  l'argument  fut  présenté  à  Méré,  soit 
sous  sa  forme  écrite,  soit  dans  une  conversation  ;  et  nous  n'avons  pas 
à  rechercher  l'accueil  que  lui  aurait  fait  Méré.  Une  remarque  em-, 
pruntée  aux  OEuvres  Posthumes  du  Chevalier,  est  pourtant  intéressante 
à  relever  ici  :  Méré  reproche  à  César  de  rebattre  «  volontiers  une 
même  pensée,  sans  qu'elle  serve  à  son  sujet,  comme  ce  qu'il  dit  en 
quatre  ou  cinq  endroits,  qu'on  se  persuade  aisément  ce  qu'on  souhaite  *  ». 
Et  il  ajoute  :  «  Je  ne  sais  même  si  cette  maxime  est  bien  certaine,  et 


i.  De  la  Vraie  Honnêteté ,  2tf  discours. 


168  PENSEES. 

je  croirais  aussitôt  que  plus  on  désire  une  chose,  et  plus  on  a  de  peine 
à  s'en  assurer.  »  Sans  exagérer  la  portée  de  cette  boutade,  nous 
pouvons  présumer  que  Méré  et  Miton  auraient  eu  quelque  peine  à 
prendre  l'attitude  à  laquelle  Pascal  les  pressait  de  se  plier;  ils  n'étaient 
pas  assez  détachés  de  la  vérité,  conçue  au  moins  comme  idéal,  ni 
assez  désespérés  de  ne  pouvoir  l'atteindre  •  ils  n'étaient  pas  aussi  scep- 
tiques, aussi  pessimistes  surtout  que  les  supposait  Pascal,  toujours 
prêt  à  interpréter  une  thèse  ou  un  homme  dans  un  sens  absolu  ;  ils  se 
seraient  «  roidis  contre  ». 

Nous  ne  pouvons  pas  décider  non  plus  si  l'argument  du  pari  eût 
été  incorporé  à  V Apologie  que  Pascal  méditait  d'écrire.  Dans  le  compte 
rendu  que  Filleau  de  la  Chaise  et  Etienne  Périer  nous  ont  transmis 
de  la  conférence  tenue  à  Port-Royal  il  n'y  est  fait  aucune  allusion. 
D'autre  part  M.  Lanson  qui  le  juge,  comme  nous,  «  destiné  à  faire  effet 
sur  quelque  géomètre  libertin  *  »,  doute  que  Pascal  eût  fuit  rentrer  de 
pareilles  considérations  dans  le  cadre  de  son  ouvrage.  Et  à  coup  sûr  il 
serait  «  étrange  »  que  le  pari  formât  le  centre  et  comme  le  noyau  de 
l'apologie  pascalienne,  le  procédé  de  démonstration  serait  un  peu  trop 
simpliste,  et  pour  parler  avec  M.  Lanson  «  assez  grossier  »  •  mais  si  l'on 
pense  que  V Apologie  devait  être  (comme  les  Provinciales  se  sont  trouvées 
le  devenir),  divisée  en  plusieurs  actes  où  paraissent  des  personnages 
différents,  et  disposée  en  quelque  sorte  sur  plusieurs  plans,  il  paraît 
naturel  d'admettre  que  le  pari  devait  intervenir  au  seuil  de  V Apologie 
proprement  dite,  en  dehors  d'elle,  si  on  veut,  et  pourtant  y  introduisant: 
il  marque  le  moment  où  le  libertin  qui,  jusque-là,  résistait  à  toutes  les 
démonstrations  purement  abstraites,  se  détourne  des  plaisirs  du 
monde,  accepte  la  discipline  des  habitudes  catholiques,  pour  ouvrir 
enfin  son  cœur  à  la  lumière  que  Dieu  seul  peut  envoyer.  Le  libertin, 
auquel  s'adresse  le  pari,  n'est-il  pas  visé  dans  les  longs  fragments 
qui  nous  sont  parvenus  et  dont  on  a  voulu  faire  la  préface  générale 
de  l'ouvrage  *2?  N'est-ce  pas  lui  que  Pascal  devait  mettre  en  scène 
comme  il  avait  mis  en  scène  dans  les  premières  Provinciales  le  Jésuite 
ou  le  Thomiste,  témoin  ces  titres  de  fragments  :  «  Ordre  par  dialogues, 
objections  des  athées,  conversation3.  »  Si  l'argument  du  pari  est  avant 
tout  un  effort  d'adaptation  psychologique  pour  amener  certaines  âmes 


i.  Art.  Pascal  de  la  Grande  Encyclopédie  (p.  39  6). 

2.  Fr.  194  et  190. 

3.  Fr.  227,  228,  391. 


SECTION  III.  109 

au  contact  de  la  religion,  nous  n'avons  pas  de  raison  pour  écarter  l'hy- 
pothèse suivant  laquelle  Pascal  se  proposait  de  suivre  à  travers  une  des 
parties  de  son  Apologie  le  lent  progrès  de  cette  adaptation,  et  de 
donner  ainsi  une  place  au  pari. 

III 

Port-Royal  ne  nous  semble  pas  avoir  trahi  l'intention  de  Pascal 
lorsqu'il  a  publié  la  plus  grande  partie  de  l'argument  dans  le  cha- 
pitre vu  des  Pensées,  sous  ce  titre  :  Qu'il  est  plus  avantageux  de  croire 
que  de  ne  pas  croire  ce  qu'enseigne  la  Religion  chrétienne.  Fort  judi- 
cieusement aussi  les  premiers  éditeurs  ont  été  au-devant  des  scrupules 
du  lecteur,  et  ils  ont  cherché  à  prévenir  les  fausses  interprétations 
qu'ils  prévoyaient,  en  le  préparant  par  un  Avis  qui  souligne  la  portée 
restrictive  et  pour  ainsi  dire  nominative  de  la  démonstration:  «  Pres- 
que tout  ce  qui  est  contenu  dans  ce  chapitre  ne  regarde  que  certaines 
sortes  de  personnes  qui,  n'étant  pas  convaincues  des  preuves  de  la 
Religion,  et  encore  moins  des  raisons  des  athées,  demeurent  en  un 
état  de  suspension  entre  la  foi  et  la  fidélité.  L'auteur  prétend  seule- 
ment leur  montrer  par  leurs  propres  principes,  et  par  les  simples 
lumières  de  la  raison,  qu'ils  doivent  juger  qu'il  leur  est  avantageux 
de  croire,  et  que  ce  serait  le  parti  qu'ils  devraient  prendre,  si  ce  choix 
dépendait  de  leur  volonté.  D'où  il  s'ensuit  qu'au  moins  en  attendant 
qu'ils  aient  trouvé  la  lumière  nécessaire  pour  se  convaincre  de  la 
vérité,  ils  doivent  faire  tout  ce  qui  les  y  peut  disposer,  et  se  dégager 
de  tous  les  empêchements  qui  les  détournent  de  cette  foi,  qui  sont  prin- 
cipalement les  passions  et  les  vains  amusements.  » 

Si  justifiée  qu'elle  fût,  la  précaution  devait  rester  inutile.  Dès  1671 
parut,  dans  un  livre  de  forme  moitié  sérieuse,  moitié  plaisante,  un 
dialogue  consacré  à  la  discussion  de  V Apologie  de  Pascal.  L'auteur 
anonyme,  l'abbé  de  Villars,  prend  vivement  à  partie  Pascal  qu'il 
appelle  Paschase  :  «  Taisez-vous,  Paschase,  je  perds  patience  de  vous 
entendre  traiter  la  plus  haute  de  toutes  les  matières,  et  appuyer  la 
plus  importante  vérité  du  monde,  et  le  principe  de  toutes  les  vérités, 
par  une  idée  si  basse  et  si  puérile,  par  une  comparaison  du  jeu  de 
croix  et  pile  plus  capable  de  faire  rêver  que  de  persuader,  et  par  un 
raisonnement  si  défectueux,  et  appuyé  sur  des  fondements  incertains, 
et  peut-être  entièrement  faux...  J'avais  ouï  dire  que  vous  étiez  si 
grand  ennemi  des  casuistes  relâchés  ;  d'où  vient  que  non  seulement 
vous  ne  condamnez  pas  le  jeu,  mais  que  yous  voulez  faire  dépendre 


17)  PENSEES. 

la  religion  et  la  divinité  du  jeu  de  croix  et  pile1.  »  Bayle  trouve  sans 
doute  que  «  cette  réfutation  est  faible  et  ne  mérite  pas  d'être  exami- 
née »  ;  mais  il  la  cite  tout  au  long,  et  nul  doute  qu'il  l'ait  fait  agréer 
sans  peine  de  ses  innombrables  lecteurs  du  xvme  siècle.  C'est  par  les 
lecteurs  de  Bayle  surtout  que  l'argument  du  pari  s'est  trouvé  trans- 
formé en  une  Petite  Apologie  qui  apparaît  désormais  comme  la  réduc- 
tion des  Pensées,  et  qui  en  prend  peu  à  peu  la  place  — Apologie  rendue 
populaire  par  le  raccourci  saisissant  de  l'argumentation,  par  l'autorité 
scientifique,  parle  génie  littéraire  de  Pascal,  mais  populaire  aussi  parce 
que  cette  transposition  familière  et  mondaine  d'une  démonstration 
religieuse  prêtait  à  la  réplique  et  au  sarcasme  2.  Cette  substitution,  qui 
conduit  à  considérer  l'argument  comme  un  tout  séparé,  ramenait  inévi- 
tablement l'esprit  à  la  préoccupation  que  Pascal  suppose  écartée  par  un 
accord  préalable  avec  son  interlocuteur  :  la  préoccupation  de  vérité 
intrinsèque.  C'est  ainsi  que  l'entendent  des  réflexions  attribuées 
à  Fontenelle,  et  où  Locke  se  trouve  visé  en  même  temps  que 
Pascal  pour  avoir  fait  place  à  l'idée  d'un  pari  dans  son  Essai  sur 
l'Entendement  humain*.  C'est  ainsi  que  l'interprète  Craig  dans  la 
bizarre  doctrine  suivant  laquelle  la  vérité  de  la  religion  diminue 
en  quelque  sorte  à  mesure  que  le  temps  s'écoule  et  qu'on  est  plus 
éloigné  des  origines  4.  C'est  ainsi  que  Laplace  fait  rentrer  l'argument 
de  Pascal  dans  le  cadre  du  calcul  des  probabilités  :  «  Il  suffit  de 
représenter  par  les  numéros  de  l'urne  tous  les  nombres  possibles  de 
vies  heureuses,  ce  qui  rend  le  nombre  de  ces  numéros  infinis,  et 
d'observer  que  si  les  témoins  trompent,  ils  ont  le  plus  grand  intérêt 
pour  accréditer  leur  mensonge,  à  promettre  une  éternité  de  bonheur. 
L'expression  de  la  probabilité  de  leur  témoignage  devient  alors  infi- 
niment petite.  En  la  multipliant  par  le  nombre  infini  de  vies  heureuses 
promises,  l'infini  disparaît  du  produit  qui  exprime  l'avantage  résultant 


1.  De  la  Délicatesse,  1671,  p.  354,  sqq.  —  Il  est  juste  d'ajouter 
que  Bayle  fait  aussi  mention  du  Traité  de  Religion  contre  les  Athées, 
les  Déistes  et  les  Nouveaux  Pyrrhoniens,  1677.  L'auteur,  le  P.  Mauduit, 
y  reprend  la  thèse  de  Pascal  dont  il  vante  l'efficacité  pratique. 

2.  Voltaire,  qui  ne  plaisante  pas  en  pareille  matière,  est  effarouché 
par  la  désinvolture  de  Pascal  :  «  Cet  article,  écrit-il,  paraît  un  peu 
indécent  et  puéril  :  cette  idée  de  jeu,  de  perte  et  de  gain,  ne  convient 
point  à  la  gravité  du  sujet.  »  (Remarques  de  1778). 

3.  Livre  II,  ch.  xxi,  §  70. 

A*  Cf.  Theologiae  Christianae  principia  mathematica,  1699. 


SECTION  III.  171 

de  cette  probabilité,  ce  qui  détruit  l'argument  de  Pascal1.  »  Et 
d'autre  part  si  on  arrive,  comme  le  fait  Lescœur,  à  justifier  la  dialec- 
tique du  pari,  c'est  en  invoquant  un  postulat  du  même  ordre,  en 
montrant  le  christianisme  tellement  entouré  de  garanties  historiques 
et  morales,  tellement  enraciné  clans  la  nature  de  l'homme  que  le 
fardeau  de  la  preuve  incombe  à  celui  qui  le  nie  -. 

Mais,  à  prendre  ainsi  la  question,  le  pari  en  tant  que  pari  n'a  plus 
qu'une  importance  secondaire  :  l'essentiel  est  de  savoir  quel  est  le 
fondement  de  l'hypothèse  sur  laquelle  il  porte,  et  aussi  de  quel  droit 
Pascal  choisit,  entre  tant  de  conceptions  diverses,  l'unique  doctrine 
chrétienne  pour  l'opposer  au  scepticisme.  S'il  faut  absolument  engager 
sa  vie  dans  une  alternative,  n'y  a-t-il  qu'une  seule  alternative  :  ou 
l'Église  ou  le  néant?  Accordons  que  l'affirmation  libre  où  nous 
engageons  notre  volonté  tout  entière  et  notre  personnalité  morale, 
soit  à  la  base  de  toute  certitude  ;  encore  faudrait-il,  comme  le  demande 
M.  Renouvier,  «  élargir  le  pari  »,  c'est-à-dire  le  dégager  du  lien 
étroit  que  Pascal  avait  établi  entre  l'acceptation  nécessaire  d'une  réalité 
morale  et  la  soumission  à  l'Église  catholique,  en  faire  un  procédé 
général  pour  l'établissement  de  vérités  supérieures  et  retrouver  ainsi 
une  position  voisine  de  celle  que  Rousseau  avait  adoptée  dans  la 
Profession  de  foi  du  Vicaire  Savoyard 3. 

Enfin  la  critique  va  plus  loin  :  elle  n'objecte  pas  seulement  à 
Pascal  que  l'alternative  est  arbitrairement  choisie  entre  une  série 
d'alternatives  également  plausibles,  elle  lui  conteste  l'existence  même 
de  l'alternative.  Pour  se  décider  entre  deux  partis,  il  faut  qu'ils  soient 
tous  deux  possibles  :  qui  nous  garantit  que  la  béatitude  éternelle  est 
chose  possible  ?  On  invoquera  que  la  notion  n'implique  pas  contradic- 
tion ;  mais  la  pensée  moderne  ne  voit  plus  dans  cette  possibilité 
logique  qu'une  forme  vide,  elle  refuse  d'y  chercher  un  point  de 
départ  vers  la  vérité  •  c'est  sur  le  modèle  du  réel  qu'elle  imagine  le 
possible,  car  l'expérience  du  réel  peut  seule  donner  quelque  valeur 
positive  à  la  notion  de  possibilité  '*.    En  définitive  c'est  à  la  critique 


i .  Essai  philosophique  sur  les  probabilités.  Œuvres,  tome  VII,  p.  83. 

2.  De  l'ouvrage  de  Pascal  contre  les  athées,  i85o. 

3.  Cf.  Philosophie  analytique  de  l'histoire,  liv.  XIV,  ch.  iv  (t.  IV, 
p.  65,  sqq.). 

4.  Voir  à  ce  sujet  la  magistrale  dissertation  de  M.  Lachelier  à 
laquelle  nous  devons  beaucoup  pour  le  commentaire  et  pour  l'histoire 
du  pari.  Revue  Philosophique,  juin  1901. 


i7!2  PENSEES. 

de  Kant  que  l'argument  du  pari  vient  se  heurter,  parce  qu'il  implique 
une  série  de  postulats  métaphysiques  que  cette  critique  a  dévoilés  et 
rendus  désormais  impossibles. 

Qu'on  se  reporte  en  effet  au  texte  de  Pascal.  L'argument  est  rigou- 
reux au  point  de  vue  mathématique  :  nous  sommes  obligés  de  parier, 
le  gain  et  la  perte  sont  également  incertains;  la  seule  grandeur  dont 
la  raison  puisse  faire  état  est  la  grandeur  des  enjeux.  Il  est  irrépro- 
chable au  point  de  vue  moral  :  car  il  n'est  pas  juste  de  dire  que  Pascal 
nous  propose  un  calcul  ordinaire  d'intérêts  (comme  fait  par  exemple 
La  Bruyère  dans  le  paragraphe  des  Esprits  forts  où  il  résume  et 
affaiblit  l'argument  du  pari)  ;  Pascal  nous  demande  le  sacrifice  de 
tous  nos  intérêts  sensibles,  en  vue  d'une  transformation  totale  de 
l'être  qui  nous  obtienne,  avec  la  vertu,  la  lumière  et  la  béatitude  ;  il 
nous  somme  de  tout  subordonner  à  l'intérêt  moral,  l'homme  ne 
connaît  pas  une  forme  plus  haute  de  désintéressement.  Cette  dialec- 
tique de  la  raison  et  de  la  volonté  aurait  donc  une  force  invincible  si 
elle  trouvait  en  elle-même  son  point  de  départ,  c'est-à-dire  si  elle 
s'adressait,  comme  Pascal  le  prétend,  à  un  sceptique  effectif,  sans  faire 
appel  à  aucune  donnée  préalable,  à  aucune  certitude  venue  d'ailleurs. 
Or  en  est-il  bien  ainsi?  Le  sceptique  doit  choisir  entre  les  plaisirs  de 
la  vie  et  la  béatitude  de  l'éternité.  L'expérience  lui  suffit  pour  con- 
cevoir, certains  ou  incertains,  les  plaisirs  de  la  vie;  mais  la  béatitude 
de  l'éternité,  comment  appartiendra-t-elle  jamais  à  une  nature  telle 
que  la  sienne  ?  Pour  se  représenter  la  chose  comme  possible,  pour  que 
le  mot  même  de  béatitude  ait  un  minimum  de  sens,  il  faut  que  le  moi 
ne  consiste  pas  tout  entier  dans  les  manifestations  particulières  par 
lesquelles  il  apparaît  aux  autres  et  il  s'apparaît  à  lui-même,  il  faut  qu'il 
résiste  à  l'analyse  qui  le  dépouille  peu  à  peu  de  toutes  les  qualités 
qu'il  s'attribuait  comme  proprement  siennes.  «  Qu'est-ce  que  le  moi? 
demande  Pascal  lui-même  ?  Comment  aimer  le  corps  ou  l'àme  sinon 
pour  ces  qualités,  qui  ne  sont  point  ce  qui  fait  le  moi,  puisqu'elles 
sont  périssables  ?  car  aimerait-on  la  substance  de  l'àme  d'une  personne 
abstraitement,  et  quelques  qualités  qui  y  fussent  *.  »  Ou  il  n'y  a  pas 
de  lien  entre  la  personne  que  je  suis  aujourd'hui  et  l'être  que  Dieu 
appellera  un  jour  à  la  félicité  des  élus,  et  toute  possibilité  de  vérité 
religieuse  disparaît;  ou, par  delà  les  qualités  changeantes  qui  semblent 
le  constituer,  le  moi  demeure  une  substance  identique,  permanente, 


I.  Fr.  3a3. 


SECTION  III.  173 

qui  est  la  base  de  son  individualité  dans  le  inonde  et  qui  est  aussi  le 
siège  de  la  vie  éternelle  dans  l'autre.  En  un  mot,  pour  que  notre 
sceptique  entende  seulement  les  termes  de  l'argument  que  présente 
Pascal,  il  faut  qu'il  consente  à  parler  le  langage  de  la  métaphysique 
substantialiste,  c'est-à-dire  qu'il  professe  une  de  ces  doctrines  de  phi- 
losophie dont  Pascal  a  si  superbement  rejeté  le  concours.  A  plus  forte 
raison  faut-il  qu'il  parle  le  langage  du  dogmatisme  ontologique,  lors- 
qu'il invoque  l'Etre  infini  qui  sert  de  garant  à  l'immortalité  de  l'âme  : 
il  ne  suffit  pas  au  sceptique  que  l'homme  ne  puisse  pas  trancher  le 
problème  de  l'existence  de  Dieu,  il  lui  apparaît  qu'il  ne  peut  même 
pas  poser  le  problème,  parce  qu'il  ne  sait  pas  d'où  il  attribuerait  à 
ses  concepts  la  capacité  de  porter  l'existence  et  comment  de  pures 
notions  pourraient  soudain  être  revêtues  de  l'être.  Bref  Pascal,  qui 
est  si  profondément  et  si  essentiellement  dogmatique,  s'est  fait  illu- 
sion sur  son  propre  scepticisme  ;  il  ne  s'est  pas  rendu  aussi  pyrrhonien 
qu'il  se  l'imaginait.  Ou  plutôt,  il  s'adressait  dans  une  civilisation  chré- 
tienne à  des  hommes  qui  avaient  reçu  une  éducation  chrétienne  :  la 
dialectique  du  pari  devait  rencontrer,  pour  s'y  appuyer,  le  reste  de 
ce  premier  état  que  la  corruption  du  péché  n'avait  pas  tout  à  fait 
effacé,  dont  le  sacrement  du  baptême  avait  réveillé  le  souvenir  ;  elle 
devait  ouvrir  la  voie  au  repentir,  et  peut-être  devenir  le  véhicule 
mystérieux  de  la  grâce  qui  seule  pourvoit  à  tout:  Deus  est  qui  operatur 
velle  et  perficere. 


SECTION  IV 


200 1  242 

Préface  de  la  seconde  partie  :  Parler  de  ceux  qui 
ont  traité  de  cette  matière1. 

J'admire  avec  quelle  hardiesse  ces  personnes  en- 
treprennent de  parler  de  Dieu2.  En  adressant  leurs 
discours  aux  impies,  leur  premier  chapitre  est  de 
prouver  la  Divinité  par  les  ouvrages  de  la  nature3. 


242 

Cf.  B.,  4o5;  C,  3So;  P.  R.,  XX,  1;  Bos.,  II,  xv,  1;  Faug.,  II,  n3  ; 
Hav.,  XXII,  2  ;  Mol.,  I,  107;  Mich.,  447- 

1.  Développement  correspondant  au  fragment  62.  :  «Préface  de  la 
ire partie.  —  Parler  de  ceux  qui  ont  traité  de  la  connaissance  de  soi- 
même...  »  Les  deux  fragments  figurent  sur  la  même  page  du  manu- 
scrit, ils  ont  dû  être  dictés  en  même  temps. 

2.  La  ponctuation  que  nous  suivons  nous  semble  indiquée  par  le 
manuscrit.  M.  Michaut  préfère  ponctuer  ainsi  :  parler  de  Dieu,  en 
adressant  leurs  discours  aux  impies.  Leur  premier  chapitre... 

3.  Sur  les  difficultés  qu'a  soulevées  ce  début,  voir  les  Pièces  justifi- 
catives, p.  clxxvi,  et  Nicole  :  Discours  contenant  en  abrégé  les  preuves 
actuelles  de  l'existence  de  Dieu  et  de  l'immortalité  de  l'âme  :  «  Il  y  en  a 
d'abstraites  et  de  métapbysiques,  comme  j'ai  dit,  et  je  ne  vois  pas 
qu'il  soit  raisonnable  de  prendre  plaisir  à  les  décrier.  »  —  La  preuve 
de  l'existence  de  Dieu  par  l'ordre  de  la  nature  a  été  introduite  dans 
la  pbilosopliie  occidentale   par   Socrate.    Cicéron  dans  le  De  Natura 


170  PENSEES. 

Je  ne  m'étonnerais  pas  de  leur  entreprise  s'ils  adres- 
saient leurs  discours  aux  fidèles,  car  il  est  certain 
[que  ceux]  '  qui  ont  la  foi  vive  dedans  le  cœur  voient 
incontinent  que  tout  ce  qui  est  n'est  autre  chose  que 
l'ouvrage  du  Dieu  qu'ils  adorent.  Mais  pour  ceux 
en  qui  cette  lumière  s'est  éteinte,  et  dans  lesquels 
on  a  dessein  de  la  faire  revivre,  ces  personnes  desti- 
tuées de  foi  et  de  grâce,  qui,  recherchant  de  toute 
leur  lumière  tout  ce  qu'ils  voient  dans  la  nature  qui 
les  peut  mener  à  cette  connaissance,  ne  trouvent 
qu'obscurité  et  ténèbres  ;  dire  à  ceux-là  qu'ils  n'ont 
qu'à  voir  la  moindre  des  choses  qui  les  environnent, 
et  qu'ils  verront  Dieu  à  découvert,  et  leur  donner, 
pour  toute  preuve  de  ce  grand  et  important  sujet,  le 
cours  de  la  lune  et  des  planètes,  et  prétendre  avoir 
achevé  sa  preuve2  avec  un  tel  discours,  c'est  leur  don- 
ner sujet  de  croire  que  les  preuves  de  notre  religion 
sont  bien  faibles  ;  et  je  vois  par  raison  et  par  expé- 
rience que  rien  n'est  plus  propre  à  leur  en  faire  naître 
le  mépris. 

Ce  n'est  pas  de  cette  sorte  que  l'Ecriture,  qui  con- 
naît mieux  les  choses  qui  sont  de  Dieu,  en  parle. 
Elle  dit  au  contraire  que  Dieu  est  un  Dieu  caché  ; 
et  que,   depuis  la  corruption  de  la  nature,  il  les  a 


deorum,  Sénèque  dans  le  De  Bcneficiis  l'ont  développée  amplement, 
et  elle  est  reprise  par  Fénelon  du  point  de  vue  chrétien,  par  Bernardin 
de  Saint-Pierre  du  poiut  de  vue  déiste.  Pascal  la  trouvait  plus  parti- 
culièrement chez  les  trois  apologistes  dont  il  se  proposait  de  parler 
ici  :  Raymond  Sebon,  Charron  et  Grotius.  —  Cf.  fr.  556. 

i.   Ces  mots  ne  sont  pas  dans  le  manuscrit. 

2.  Correction  ;  la  phrase  écrite  d'abord  sous  la  dictée  de  Pascal 
était  :  [Prétend  de  l'avoir  achevée  sans  preuve.] 


SECTION  IV.  177 

laissés  dans  un  aveuglement  dont  ils  ne  peuvent  sor- 
tir que  par  Jésus-Christ,  hors  duquel  toute  commu- 
nication avec  Dieu  est  ôtée  :  Nemo  novit  Patrem, 
nisi  Filius,  et  cui  voluerit  Fillus  revelare1. 

C'est  ce  que  l'Ecriture  nous  marque,  quand  elle  dit 
en  tant  d'endroits  que  ceux  qui  cherchent  Dieu  le 
trouvent2.  Ce  n'est  point  de  cette  lumière  qu'on 
parle,  comme  le  jour  en  plein  midi.  On  ne  dit 
point  que  ceux  qui  cherchent  le  jour  en  plein  midi, 
ou  de  l'eau  dans  la  mer,  en  trouveront  ;  et  ainsi  il 
faut  bien  que  l'évidence  de  Dieu  ne  soit  pas  telle 
dans  la  nature  ;  aussi  elle  nous  dit  ailleurs  :  Vere  ta 
es  Deus  absconditus3. 

Première  copie  254]  243 

C'est  une  chose  admirable  que  jamais  auteur  ca- 
nonique ne  s'est  servi  de  la  nature  pour  prouver 
Dieu.  Tous  tendent  à  le  faire  croire4.  David,  Salo- 


1.  Omnia  mihi  iradita  sunt  a  Pâtre  meo.  Et  nemo  novit  Filium,  nisi 
Pater  :  neque  Patrem  quis  novit,  nisi  Filius,  et  cui  voluerit  Filius  reve- 
lare. Matth.,  XI,  27. 

2.  Petite  et  dabitur  vobis  :  quœrite,  et  invenielis  :  pulsate,  et  aperietur 
vobis.  Matth.,  VII,  7. 

3.  Cf.  fr.  194,  5i8et585. 

243 

Cf.  G.,  /,7o;  Bos.,  II,  m,  3;  Faug.,  II,  116;  Hav.,  X,  6;  Mol.,  I,  3i3; 
Mich.,  926. 

4.  A  le  faire  croire,  mais  non  à  le  prouver.  Pascal  connaît  le 
Psaume  XVIII,  Cœli  enarrant  gloriam  Dei;  il  reproduit  à  diverses 
reprises  la  conception  de  saint  Paul  qui  fait  de  la  nature  l'image  de 
la  grâce.  Mais  il  se  refuse  à  y  voir  des  preuves,  au  sens  philosophique 
du  mot;  il  oppose  avec  netteté  la  croyance  d'ordre  pratique  et  la 
démonstration   d'ordre   spéculatif,   le  Glauben   et  le    Wissen,   suivant 

pensées.  11  —  12 


178  PENSEES. 

mon,  olc,  jamais  n'ont  dit  :  Il  n'y  a  point  de  vide, 
donc  il  y  a  un  Dieu1.  Il  fallait  qu'ils  fussent  plus 
habiles  que  les  plus  habiles  gens  qui  sont  venus 
depuis,  qui  s'en  sont  tous  servis.  Cela  est  très  consi- 
dérable. 

29]  244 

Eh  quoi  !  ne  dites-vous  pas  vous-même  que  le 
ciel2  et  les  oiseaux  prouvent  Dieu  ?  —  Non.  —  Et 
votre  religion  ne  le  dit-elle  pas  ?  —  Non3.  Car  en- 
core que  cela  est4  vrai  en  un  sens  pour  quelques 
âmes5  à  qui  Dieu  donne  cette  lumière,  néanmoins 
cela  est  faux  à  l'égard  delà  plupart. 


les  expressions  employées  par  Kant  clans   un  passage    célèbre   de    la 
seconde  préface  de  la  Critique  de  la  raison  pure  spéculative. 

1.  Grotius,  V.  R.  C,  I,  vu  :  «  Neque  vero  singula  tantum  ad 
peculiarem  suura  fi  ne  m  ordinantur,  sed  et  ad  communera  Universi; 
ut  apparet  in  aqua,  quae  contra  naturam  sibi  propriam  sursum  move- 
tur,  ne  inani  interposito  biet  Universi  compages  :  ita  facta  ut  continua 
partium  cobaesione  sernet  sustineat.  » 

244 

Cf.  B.,  1;  C,  i3;    Faug.,  II,  389;    Hat.,  XXV,   200;   Mol.,  I,   3i4  ; 
Migh.,  71  (avec  le  i'r.  227,  voir  la  note  du  fr.  227). 

2.  Pascal  vise  ici  les  démonstrations  traditionnelles  dont  il  retrou- 
vait le  développement  au  début  du  traité  de  Grotius  (I,  vu). 

3.  [Au  contraire.] 

4.  Au  xvne  siècle  l'usage  est  de  construire  encore  que  avec  le  sub- 
jonctif, et  Pascal  s'y  conforme  :  «  Encore  qu'ils  soient  fort  opposés  à 
ceux  qui  commettent  des  crimes  »  (VIIIe  Prov.*).  Au  xvic  siècle  on 
trouve  des  exemples  de  l'indicatif.  Littré  cite  ces  vers  de  la  Boétie 
(478): 

Encor  qu'Homère  est  le  premier  compté, 
De  s'arrêter  les  autres  n'ont  eu  garde. 

5.  [Que.] 


SECTION  IV.  179 

17]  245 

Il  y  a  trois  moyens  de  croire  :  la  raison1,  la  cou- 
tume2, l'inspiration.  La  religion  chrétienne,  qui 
seule  a  la  raison,  n'admet  pas  pour  ses  vrais  enfants 
ceux  qui  croient  sans  inspiration  ;  ce  n'est  pas 
qu'elle  exclue  la  raison  et  la  coutume,  au  contraire  ; 
mais  il  faut  ouvrir  son  esprit3  aux  preuves,  s'y4  con- 
firmer3 par  la  coutume,  mais  s'offrir  par  les  hu- 
miliations aux  inspirations,  qui  seules  peuvent 
faire  le  vrai  et  salutaire  effet  :  Ne  evacaetar  crux 
Christi*. 


245 

Cf.  B.,  420;  G.,  3o/4  ;  P.  R-,  XXVIII,  59;  Bos.,  II,  xvu,  5a;  Faug.,  IL 
177;  Hav.,  XXIV,  4a;  Mol.,  II,  58;  Migh.,  33. 

1.  Au  début  de  l'Apologie,  Montaigne  s'exprime  ainsi  :  «  Nous  ne 
nous  contentons  point  de  servir  Dieu  d'esprit  et  d'ame  ;  nous  luy 
debvons  encores,  et  rendons,  une  révérence  corporelle  ;  nous  appli- 
quons nos  membres  mesmes,  et  nos  mouvements,  et  les  choses  externes, 
à  l'bonorer  :  ii  ea  fault  faire  de  mesme,  et  accompaigner  nostre  foy 
de  toute  ia  raison  qui  est  en  nous.  » 

2.  [La  révélation.]  —  Le  terme  de  révélation  que  Pascal  avait 
employé  d'abord  s'oppose  nettement  à  la  raison  et  ia  coutume  ;  pour- 
tant il  a  préféré  le  mot  d'inspiration,  c'est  sans  doute  qu'il  lui  a  paru 
caractériser  mieux  la  source  intérieure  qui  vivifie  la  foi;  la  révélation 
est  un  fait,  elle  émane  d'une  autorité  extérieure  ;  pour  avoir  son  effi- 
cacité, pour  engendrer  le  salut,  elle  demande  l'inspiration  du  cœur. 

3.  [Aie.] 

4.  [Disposer.] 

5.  La  machine,  en  ôtant  les  obstacles,  permet  quelquefois  cette 
lr?tnsformation  totale  de  l'âme  qui  paraît  d'abord  impossible. 

6.  I  Cor.  I,  17.  Non  enim  misit  me  Chris  tus  baptizare  sed  evangelizare  : 
non  in  sapientia  verbi,  sed  ul  non  evacuetur  crux  Christi.  Pascal,  en 
même  temps  qu'à  saint  Paul,  pense  au  commentaire  que  saint  Augustin 
a  donné  dans  son  livre  de  La  Nature  et  de  la  Grâce,  écrit  contre  Pe- 
lage :  «  La  croix  du  Christ  est  devenue  vaine,  si  l'on  dit  qu'il  est 
possible  de  parvenir  à  la  justice  et  à  ia  vie  éternelle  en  croyant  au  Dieu 


180  PENSÉES. 

a5]  246 

Ordre.  —  Après  la  lettre  qu'on  doit  chercher  Dieu 
faire  la  lettre  d'ôter  les  obstacles,  qui  est  le  discours 
de  la  machine  \  de  préparer  la  machine,  de  chercher 
par  raison2. 

25]  247 

Ordre.  —  Une  lettre 3  d'exhortation  à  un  ami  pour 

qui  a  fait  le  ciel  et  la  terre,  et  de  remplir  sa  volonté  en  vivant  bien, 
sans  être  pénétré  de  la  foi  en  la  passion  du  Christ  et  en  sa  résurrec- 
tion. »  Jansénius,  Augustinus,  tome  I,  liv.  III,  eh.  xxiv,  cite  ce  passage 
et  en  fait  le  thème  principal  du  jansénisme. 

246 

Cf.  B.,  2;  G.,  i5;  Faug.,   II,  391;   Hav.,  X,  10;   Mol.,   II,  62;  Mich., 

O2. 

1.  Pascal  avait  déjà  employé  cette  expression  d'une  façon  remar- 
quable dans  le  passage  suivant  du  Discours  sur  les  Passions  de  l'Amour: 
ce  L'on  a  ôté  mal  à  propos  le  nom  de  raison  à  l'amour,  et  on  les  a 
opposés  sans  un  bon  fondement,  car  l'amour  et  la  raison  n'est  qu'une 
même  chose.  C'est  une  précipitation  de  pensées  qui  se  porte  d'un  côté 
sans  bien  examiner  tout,  mais  c'est  toujours  une  raison,  et  l'on  ne 
doit  et  on  ne  peut  pas  souhaiter  que  ce  soit  autrement,  car  nous  serions 
des  machines  très  désagréables.  »  La  machine,  c'est  la  partie  de  notre 
être  qui  est  soustraite  à  l'autorité  de  la  raison  et  qui  agit  en  vertu  des 
lois  qui  lui  sont  propres,  c'est  notre  corps  considéré  comme  semblable 
aux  automates  construits  par  l'industrie.  Le  mécanisme  cartésien  avait 
au  xvne  siècle  répandu  et  popularisé  la  conception  de  l'automatisme 
corporel,  et  la  doctrine  des  animaux-machines  avait  répandu  et  popu- 
larisé l'expression  de  machine. 

2.  Les  obstacles,  c'est  le  double  libertinage  de  la  vie  et  de  la  pen- 
sée. Préparer  la  machine  à  recevoir  la  foi,  c'est  prendre  l'attitude  et 
pratiquer  les  œuvres  du  chrétien,  c'est  quitter  les  plaisirs  et  chasser 
les  passions.  Chercher  par  raison}  c'est  se  guérir  du  scepticisme  en 
comprenant  la  relation  que  la  raison  soutient  avec  la  foi. 

247 
Cf.  B.,  1  ;  C,  1/,;  Faug.,  II,  3go  ;  Hat.,  X,  9;  Mol.,  II,  62;  Mich., 61. 

3.  [Où  un  ami  dit.] 


SECTION  IV.  ISf 

le  porter  à  chercher.  —  Et  il  répondra  :  mais  à  quoi 
me  servira  de  chercher  ?  rien  ne  paraît.  —  Et  lui  ré- 
pondre :  ne  désespérez  pas.  —  Et  il  répondrait  qu'il 
serait  heureux  de  trouver  quelque  lumière,  mais 
que,  selon  cette  religion  même,  quand  il  croirait 
ainsi,  cela  ne  lui  servirait  de  rien,  et  qu'ainsi  il 
aime  autant  ne  point  chercher1.  —  Et  à  cela  lui  ré- 
pondre :  la  machine2. 

25]  248 

Lettre  qui  marque  V utilité  des  preuves  par  la  ma- 
chine. —  La  foi  est  différente  de  la  preuve  :  l'une 
est  humaine,  l'autre  est  un  don  de  Dieu.  Justus  ex 
fide  vivit3  :  c'est  de  cette  foi  que  Dieu  lui-même  met 
dans  le  cœur4,  dont  la  preuve  est  souvent  l'instru- 


1.  Cette  objection  n'est  pas  seulement  celle  des  libertins,  elle  est 
aussi  celle  des  catholiques  non  jansénistes  contre  l'interprétation  jan- 
séniste du  christianisme.  La  doctrine  de  la  grâce,  entendue  à  la 
rigueur,  ne  laisse  pas  d'espoir  à  l'homme,  puisque  c'est  à  Dieu  de 
prendre  l'initiative  et  d'accomplir  en  ses  élus  le  miracle  de  la  foi.  Les 
incrédules  accordent  à  Pascal  que  sou  dogme  est  vrai  j  s'ils  ne  peuvent 
croire  pourtant,  c'est  que  Dieu  ne  les  a  pas  prédestinés  au  salut.  Et 
c'est  en  ce  sens  que  les  adversaires  du  jansénisme  lui  reprochaient  de 
favoriser  la  mollesse  et  l'indifférence  des  libertins.  (Cf.  une  curieuse 
lettre  de  Mme  de  Ghoisy  à  la  comtesse  de  Mauves,  déc.  i655,  citée  en 
note  du  fr.  781.) 

•2.  M.  Droz  a  signalé  un  développement  de  ces  thèses  de  Pascal 
dans  le  traité  de  Nicole  :  De  la  soumission  à  la  volonté  de  Dieu,  en  par- 
ticulier le  ch.  vu  de  la  Première  partie  :  «  Si  l'on  n'a  pas  encore  les 
sentiments  que  l'on  doit,  il  ne  faut  pas  laisser  de  faire  ce  que  l'on 
doit.  » 

248 

Cf.  B.,a;  C.,  i&;  Faug.,  II,  39i  ;  Hav.,  X,  n;  Mol.,  11,62;  Mich  ,  58 

3.  Saint  Paul,  Boni.,  I,  18  et  Gai,  III,  11. 

4.  [Qui  fait.] 


182  PENSÉES. 

ment,  fides  ex  auditu1  ;  mais  cette  foi  est  dans  le 
cœur,  et  fait  dire2  non  scio,  mais  credo*. 

2G5]  249 

C'est  être  superstitieux4,  de  mettre  son  espérance 
dans  les  formalités  ;  mais  c'est  être  superbe,  de  ne 
vouloir  s'y  soumettre. 

90]  250 

Il  faut  que  l'extérieur  soit  joint  à  l'intérieur  pour 
obtenir8  de  Dieu;  c'est-à-dire  que  l'on  se  mette  à 
genoux,  prie  des  lèvres,  etc.,  afin  que  l'homme  or- 
gueilleux, qui  n'a  voulu  se  soumettre  à  Dieu,  soit 
maintenant  soumis  à  la  créature6.  Attendre  de  cet 


1.  Ergo  fides  ex  auditu,  auditus  autem  per  verbum  Chrlsti.  Rom., 

A.,     I7. 

2.  [Credo.] 

3.  Dans  V Apologie,  Montaigne  rapproche  un  texte  de  saint  Augustin' 
(de  Ordine,  II,  16)  :  Melius  scilur  Deus  nesciendo,  et  un  texte  de  Tacite 
(de  Mor.  Germon.,  XXXIV)  :  Sanctius  est  ac  reverentius  de  actis  deo-t 
rum  credere,  quam  scire. 

249 

Cf.  B.,  179;  C,  212  ;  P.  R.,  XXVIII,  57  ;  Bo?.,  II,  xvn,  5o;  Faug.,  II, 
34g;  Hav.,  XXIV,  4o;  Mol.,  II,   102;  Mich.,  538. 

4.  [D'espérer  quelque  [le  salut  par  les,] 

250 

Cf.  Faug.,  II,  35o;  Hat.,  XI,  3  bis;  Mot.,  II,  5o;  Mich.,  253. 

5.  Pascal  emploie  obtenir  dans  un  sens  absolu,  comme  il  emploie 
obtention  au  fr.  5i4-  Cf.  Duclos  :  «  Pour  obtenir  du  peuple,  il  vaut 
mieux  exagérer  ses  prétentions  que  de  les  borner  »  (OEuv.,  t.  II, 
p.  167).  ^ 

0.  Créature  s'oppose  ici  à  homme,  c'est  ce  qui  resterait  de  l'homme 
si  on  en  retranchait  tout  ce  qui  porte  la  marque  de  Dieu.  Cf.  Bour- 
daloue  :  «  Qu'est-ce  que  leur  vie  [des  mondains]...  un  assujettissement 


SECTION  IV.  183 

extérieur  le  secours  est  être1  superstitieux,  ne  vouloir 
pas  le  joindre  à  l'intérieur  est  être  superbe. 

45i]  «51 

Les  autres  religions,  comme  les  païennes  2,  sont 
plus  populaires3,  car  elles  sont  en  extérieur  ;  mais 
elles  ne  sont  pas  pour  les  gens  habiles.  Une  religion 
purement  intellectuelle 4  serait  plus  proportionnée 
aux  habiles  ;  mais  elle  ne  servirait  pas  au  peuple.  La 
seule  religion  chrétienne  est  proportionnée  à  tous, 
étant  mêlée  d'extérieur  et  d'intérieur5.  Elle  élève 
le  peuple  à  l'intérieur,  et  abaisse  les  superbes  à 
l'extérieur;  et  n'est  pas  parfaite  sans  les  deux6,  car 


servile  à  la  créature,  c'est-à-dire  au  caprice,  à  la  vérité,  à  la  légèreté, 
à  l'infidélité  même  ?  »  (Carême,  Sur  la  paix  chrétienne.) 


Cf.  B.,  no  ;  C,  i35;  P.  R.,  II,  3;   Bos.,  II,    iv,  3;    Faug  ,    II,    34g 
Hat.,  XI,  3  ;  Mol.,  I,  290;  Mich.,  792. 

2.  Comme  les  païennes  surcharge. 

3.  Car...  extérieur  surcharge. 

4-  Intellectuelle  doit  être  entendu,  non  pas  au  sens  restreint  qu'on 
-donne  aujourd'hui  quand  on  oppose  l'intelligence  au  sentiment  ou  à 
la  volonté,  mais  comme  synonyme  de  spirituel.  Il  s'oppose  à  corporel, 
comme  chez  Descartes  :  «  Préparer  les  esprits  des  lecteurs  à  consi- 
dérer les  choses  intellectuelles  et  les  distinguer  des  corporelles  »  (Ftép. 
flux  3es  obj.,  1,  trad.  du  duc  de  Luynes). 

5.  «  La  chrétienté  comme  au  milieu  a  bien  le  tout  tempéré,  îe  sen- 
sible et  l'externe  avec  l'insensible  et  l'interne,  servant  Dieu  d'esprit 
et  de  corps,  et  s'accommode  aux  grands  et  aux  petits.  »  (Charron, 
Sagesse,  II,  v,  16.) 

6.  Application  du  principe  pascalien  :  «  Les  deux  raisons  contraires. 
Il  faut  commencer  par  là  :  sans  cela  on  n'entend  rien,  et  tout  est  héré- 
tique ;  et  même,  à  la  fin  de  chaque  vérité,  il  faut  ajouter  qu'on  se 
souvient  de  la  vérité  opposée.  »  (Fr.  567.) 


184  PENSEES. 

il  faut  que  le  peuple  entende  l'esprit  de  la  lettre,  et 
que  les  habiles  soumettent  leur  esprit  à  la  lettre. 

i95]  252 

Car  il  ne  faut  pas  se  méconnaître  :  nous  sommes 
automate1  autant  qu'esprit;  et  de  là  vient  que2 l'ins- 
trument par  lequel  la  persuasion  se  fait  n'est  pas  la 
seule  3  démonstration.  Combien  y  a-t-il  peu  de  cho- 
ses démontrées  î  Les  preuves  ne  convainquent  que 
l'esprit4  ;  la  coutume  fait  nos  preuves  les  plus  fortes 
et  les  plus  crues  3  ;  elle  incline  l'automate,  qui  en- 
traîne l'esprit  sans  qu'il  y  pense.  Qui  a  démontré 
qu'il  sera  demain  jour,  et  que  nous  mourrons?  et 
qu'y  a-t-il  de  plus  cru  ?  C'est  donc  la  coutume  qui 
nous  en  persuade 6  ;  c'est  elle  qui  fait  tant  de  chré- 
tiens 7,  c'est  elle  qui  fait  les  Turcs,  les  païens,  les 
métiers,  les  soldats,  etc.  (Il  y  a  la  foi  reçue  dans  le 


252 

Cf.  B.,  4a5  et  3a5  ;  G.,  399  ;  P,  U.,  VII,  3  ;  XXVIII,  G8  ;  Bos.,  II,  m,  6  ;j 
II,  xvii,  O2  ;  Faug.,  II,  17/i;  IIav.,  X,  6  et  XXIV,  02;  Mol.,  I,  116; 
II,  i4o;  Micu.,  l\ik. 

1.  Exactement  synonyme  de  machines.  La  Bruyère  a  décrit  l'homme 
qui  est  plus  automate  qu'esprit  :  «  Le  sot  est  automate,  il  est  machine, 
il  est  ressort  :  le  poids  l'emporte,  le  fait  mouvoir,  le  fait  tourner,  et 
toujours,  et  dans  le  même  sens,  et  avec  la  même  égalité,  il  est  fixé  et 
déterminé  par  sa  nature,  et  j'ose  dire  par  son  espèce.  »  (De  lliomme.') 

2.  Depuis  nous  sommes  automates  en  surcharge. 

3.  Seule  en  surcharge. 

4.  Réflexion  en  surcharge. 

5.  La  fin  de  la  phrase  en  surcharge. 

6.  Cf.  fr.  200. 

7.  Cf.  fr.  98,  G10  —  et  Charron  :  Sagesse,  IT,  v,  9  :  «  L'on  est 
circoncis,  baptisé,  juif  et  chrétien,  avant  que  l'on  sache  que  l'on  est 
homme.   » 


SECTION  IV.  185 

baptême  aux  Chrétiens  de  plus  qu'aux  païens  ' .)  Enfin 
il  faut  avoir  recours  à  elle  quand  une  fois 2  l'esprit  a 
vu  où  est  la  vérité,  afin  de  nous  abreuver  et  nous 
teindre  de  cette  créance,  qui  nous  échappe  à  toute 
heure  ;  car  d'en  avoir  toujours  les  preuves  présentes, 
c'est  trop  d'affaire.  Il  faut  acquérir  une  créance  plus 
facile,  qui  est  celle  de  l'habitude,  qui,  sans  violence, 
sans  art,  sans  argument,  nous  fait  croire3  les  choses, 
et  incline  toutes  nos  puissances  à  cette  croyance,  en 
sorte  que  notre  âme  y  tombe  naturellement.  Quand 
on  ne  croit  que  par  la  force  de  la  conviction,  et  que 
l'automate  est  incliné  à  croire  le  contraire,  ce  n'est 
pas  assez.  Il  faut  donc  faire  croire  nos  deux  pièces  : 
l'esprit,  par 4  les  raisons,  qu'il  suffît  d'avoir  vues  une 
fois  en  sa  vie  5  ;  et  l'automate,  par  la  coutume,  et  en 


i.   Parenthèse  en  marge. 

2.  [Nous  avons.] 

3.  [Toutes.] 

4.  [Démonstrations.] 

5.  Dans  une  lettre  du  5  novembre  i648  écrite  en  commun  par 
Biaise  et  Jacqueline  Pascal,  on  trouve  la  même  distinction,  mais  faite 
entre  l'esprit  et  la  grâce  (et  non  entre  l'esprit  et  la  coutume).  Ils 
écrivent  à  Mme  Périer  et  se  plaignent  qu'elle  ne  mette  pas  assez  de 
différence  entre  les  choses  dont  elle  parle  «  et  celles  dont  le  siècle 
parle,  puisqu'il  est  sans  doute  qu'il  suffît  d'avoir  appris  une  fois 
celles-ci  et  de  les  avoir  bien  retenues,  pour  n'avoir  plus  besoin  d'en 
être  instruit,  au  lieu  qu'il  ne  suffit  pas  d'avoir  une  fois  compris  celles 
de  l'autre  sorte,  et  de  les  avoir  connues  de  la  bonne  manière,  c'est-à- 
dire  par  le  mouvement  intérieur  de  Dieu,  pour  en  conserver  la  connais- 
sance de  la  même  sorte,  quoique  l'on  en  conserve  bien  le  souvenir  ». 
—  Cf.  Descartes  :  «  Gomme  je  crois  qu'il  est  très  nécessaire  d'avoir 
bien  compris  une  fois  en  sa  vie  les  principes  de  la  métaphysique,  à 
cause  que  ce  sont  ceux  qui  nous  donnent  la  connaissance  de  Dieu  et 
de  notre  âme,  je  crois  aussi  qu'il  serait  très  nuisible  d'occuper  souvent 
son  entendement  à  les  méditer...  mais  que  le  meilleur  est  de  se  con- 


186  PENSEES. 

ne  lui  permettant  pas  de  s'incliner  au  contraire.  In- 
clina cor  meum,  Deus\ 

La  raison  agit  avec  lenteur,  et  avec  tant  de  vues, 
sur  tant  de  principes,  lesquels  il  faut  qu'ils  soient 
toujours  présents,  qu'à  toute  heure  elle  s'assoupit  ou 
s'égare,  manque  d'avoir  tous  ses  principes  présents. 
Le  sentiment  n'agit  pas  ainsi  :  il  agit  en  un  intant, 
et  toujours  est  prêt  à  agir.  Il  faut  donc  2  mettre  notre 
foi  dans  le  sentiment  ;  autrement  elle  sera  toujours 
vacillante. 

169]  253 

Deux  excès3  :  exclure  la  raison,  n'admettre  que  la 
raison. 

i63]  254 

4  Ce  n'est  pas  une  chose  rare  qu'il  faille  reprendre 


tenter  de  retenir  en  sa  mémoire  et  en  sa  créance  les  conclusions  qu'on 
en  a  une  fois  tirées...  »  (Lettre  à  la  princesse  Elisabeth,  18  juin 
i643.) 

1.  Inclina  cor  meum  in  tcsiimonia  tua,  et  non  in  avaritiam  (Psaumes 
CXVIII,  36). 

2.  [Faire.] 

253 

Cf.  B.,  84;  G.,  110;  P.  R.,  V,  6;  Bos.,  II,  n,  3;  Faug.,  11,348;  Hat., 
XIII,  7;  Mol.,  II,  59;  Migh.,  4i6. 

3.  La  Copie  corrige  :  «  Ce  sont  deux  excès  également  dangereux, 
d'exclure  la  raison,  de  n'admettre  que  la  raison  »  pour  en  faire  la 
conclusion  du  fr.  273. 

254 

Cf.  B.,  84;  C,  m;  Faug.,  II,  34q;  Hat.,  XIII,  5  bis  et  XXV,  4G  rejeté; 
Mol.,  il,  4y;  Mien.,  3^5. 


4.    [C'est.] 


SECTION  IV.  187 

le  monde  de  trop  de  docilité  ;  c'est  un  vice  naturel 
comme  l'incrédulité  et  aussi  pernicieux.  Supersti- 
tion. 

398]  255 

La  piété  est  différente  de  la  superstition . 

Soutenir  la  piété  jusqu'à  la  superstition,  c'est  la 
détruire. 

Les  hérétiques  nous  reprochent  cette  soumission 
superstitieuse;  c'est  faire  ce  qu'ils  nous  reprochent1. 

Impiété,  de  ne  pas  croire  l'Eucharistie,  sur  ce  qu'on 
ne  la  voit  pas2. 

Superstition3  de  croire  des  propositions,  etc. 

Foi,  etc. 

244]  256 

Il  y  a  peu  de  vrais  Chrétiens,  je  dis  même  pour 
la  foi  ;  il  y  en  a  bien  qui  croient,  mais  par  supers ti- 


255 

Cf.  B.,  83;   G.,  110;   Bos.,  II,   vi,  3;  Faug.,  II,  34g;   II,  347;   Hav., 
XIII,  5;  XXV,  i83;  Mol.,  II,  59;  II,  17  et  II,  ia5;  Mich  ,  628. 

1.  Faugère  a  relevé  clans  la  Première  copie  ces  compléments: 
«  qne  d'exiger  cette  soumission  dans  les  choses  qui  ne  sont  pas  ma- 
tière de  soumission.  » 

2.  Commentaire:  «  sur  ce  qu'on  n'y  voit  Jésus-Christ;  car  on  ne 
le  doit  point  voir,  quoiqu'il  y  soit.  » 

3.  «  De  croire  que  des  propositions  sont  dans  un  livre,  quoiqu'on 
ne  les  y  voie  pas  (parce  qu'on  doit  les  y  voir  si  elles  y  sont).  »  Ces 
additions  (comme  on  le  voit  par  celles  desfr.  253  et  272)  étaient  faites 
en  vue  de  la  publication;  mais  le  fragment  n'a  pas  été  compris  dans 
l'édition  de  Port-Royal. 

256 
Cf.  B.,  82;    C,  109;    Faug.,  II,  35o;    Hav.,  XXV,  47;  Mol.,  II,   46; 
Mich.,  5i5. 


188  PENSEES. 


tion  ;  il  y  en  a  bien  qui  ne  croient  pas,  mais  par 
libertinage  :  peu  sont  entre  deux  l. 

Je  ne  comprends  pas  en  cela2  ceux  qui  sont  dans 
la  véritable  piété  de  mœurs  \  et  tous  ceux  qui  croient 
par  un  sentiment  du  cœur. 


M  257 


4  II  y  a  trois  sortes  de  personnes  :  les  uns  qui  ser- 
vent Dieu,  l'ayant  trouvé  ;  les  autres  qui  s'emploient 
à  le  chercher,  ne  l'ayant  pas  trouvé  ;  les  autres  qui 
vivent  sans  le  chercher  ni  l'avoir  trouvé.  Les  8  pre- 


1.  Cette  pensée  est  loin  d'être  claire.  Tout  d'abord,  en  ne  se  rap- 
porte pas  à  vrais  chrétiens,  mais  à  l'idée  indéterminée  d'hommes  qui 
y  est  contenue.  Parmi  les  hommes,  les  uns  croient  mais  par  excès  de 
docilité  (fragment  254),  sans  rien  mettre  dans  leur  foi  de  leur  vie 
intérieure,  de  leur  cœur;  les  autres  ne  croient  pas  mais  par  liberti- 
nage, c'est-à-dire  par  un  défaut  de  docilité  qui  est  lié  au  dérèglement 
des  mœurs.  Quel  est  ce  peu  qui  est  entre  les  deux  ?  Ce  sont  les  chré- 
tiens, à  la  fois  dégagés  de  toute  superstition  et  de  tout  libertinage, 
qui  ont  réfléchi  sur  la  religion,  qui  soumettent  leur  esprit,  parce  que 
la  raison  leur  a  montré  qu'il  était  raisonnable  de  désavouer  la  raison. 

2.  Cela  se  rapporte  non  pas  au  peu  qui  est  entre  les  deux,  mais  aux 
deux  catégories  extrêmes,  dans  lesquelles  ne  sont  compris  ni  i°  les 
incrédules  qui  ne  sont  pas  libertins,  qui  cherchent  Dieu  et  ne  de- 
meurent dans  le  doute  que  parce  que  la  grâce  leur  manque,  «  ceux  du 
milieu,  malheureux  et  raisonnables  »,  comme  il  est  dit  au  fragment 
suivant  ;  ni  2°  les  chrétiens  qui  croient  sans  raisonnement,  mais  sans 
superstition,  parce  qu'ils  ont  la  «  connaissance  »  du  cœur  (voir  les 
fragments  282  et  284). 

3.  Ceux-[ià]  croient  par. 

257 

Cf.  B.,  78;  C,  ioi;  P.  R.,  XXVIII,  67;  Bos.,   IT,  rvn,  Gi  ;  Faoc,  II, 
182;  Hav.,  XXIV,  5o;  Mol.,  I,  i55;  Mich.,  167. 

4.  Il  n'y  a  [que  deux  sortes  de  personnes  raisonnables.]  —  Pascal  a 
négligé  de  barrer  la  négation  dont  la  suppression  est  devenue  indis- 
pensable dans  la  nouvelle  rédaction. 

5.  [Deux.] 


SECTION  IV.  189 

miers  sont  raisonnables  et  heureux,  les  derniers  sont 
fous  et  malheureux,  ceux  du  milieu  sont  malheureux 
et  raisonnables. 

**i63]  258 

Unusquisque  sibi  Deum  fingit  *. 
Le  dégoût. 

ai)  259 

Le  monde  ordinaire  a  le  pouvoir  de  ne  pas  songer 
à  ce  qu'il  ne  veut  pas  songer  :  ne  pensez  pas  aux 
passages  du  Messie,  disait  le  Juif  à  son  fils.  —  Ainsi 
font  les  nôtres  souvent  ;  ainsi  se  conservent  les  fausses 
religions,  et  la  vraie  même,  à  l'égard  de  beaucoup 
de  gens. 

Mais  il  y  en  a  qui  n'ont  pas  le  pouvoir  de  s'empê- 
cher ainsi  de  songer,  et  qui  songent  d'autant  plus 
qu'on  l'aura  défendu.  Ceux-là  se  défont  des  fausses 
religions,  et  de  la  vraie  même,  s'ils  ne  trouvent 
des  discours  solides. 


258 

Cf.  B.,  3g/i  ;  C,  3G5  ;  Mien.,  397. 

1.  Cette  ligne  latine  résumait  sans  doute  pour  Pascal  le  chapitre 
sur  les  faux  dieux  du  Livre  de  la  Sagesse.  En  particulier:  Et  cum 
labore  vano  Deumfingil  de  eodem  lato,  Me  qui  paulo  ante  de  terra  fac- 
tus  fuerat...,  XV,  8.  —  Homo  enim  fecit  illos  [nationum  Deos]  :  et  gui 
spiritum  mutuatus  est,  is  finxit  illos.  Nemo  enim  sibi  similem  homo  poterit 
Deumfingere,  XV,  16. 

259 

Cf.  B.,  422;    G.,  397;  Faug.,  î,  228;   Hav.,  XXV,    20;   Mol.,  1,  i55  ; 
Miche.,  98. 


190  PENSÉES. 

273]  260 

Us  se  cachent  dans  la  presse  1,  et  appellent  le  nom- 
bre à  leur  secours2.  Tumulte3. 

L'autorité.  —  Tant  s'en  faut  que  d'avoir  ouï-dire 
une  chose  soit  la  règle  de  votre  créance,  que  vous  ne 
devez  rien  croire  sans  vous  mettre  en  l'état  comme 
si  jamais  vous  ne  l'aviez  ouï. 

C'est  le  consentement  de  vous  à  vous*-même,  et  la 
voix  constante  de  votre  raison,  et  non  des  autres, 
qui  vous  doit  faire  croire. 

Le  croire  est  si  important  !  Cent5  contradictions 
seraient  vraies6. 


260 

Cf.  B  ,  3i3;  C,  /io5;  Faug.,  I,  291  et  II,  35i;  Hav.,  XXV,  ^9;  Mol.,' 
II,  io4  et  II,  142  ;  Mien.,  56o  et  56i. 

1.  Cf.  fr.  g3 1. — Chose  curieuse,  l'expression  est  reprise  dans  la  Lo- 
gique de  Port-Royal  à  l'éloge  des  personnes  sages  qui  «  fuient  de  se 
présenter  en  face  et  de  se  faire  envisager  en  particulier,  et  tâchent 
plutôt  de  se  cacher  dans  la  presse  pour  n'être  pas  remarquées,  afin 
qu'on  ne  voie  dans  leurs  discours  que  la  vérité  qu'elles  proposent.  » 
(IIIe  partie,  ch.  1,  immédiatement  avant  le  passage  sur  Pascal  qui 
évitait  le  je.) 

2.  «  Il  y  a  du  malheurd'en  estre  là,  que  la  meilleure  touche  de  la 
vérité  ce  soit  la  multitude  des  croyants,  en  une  presse  où  les  fols  sur- 
passent de  tant  les  sages  en  nombre.  »  (Mont.,  III,  xr). 

3.  L'expression  se  retrouve  dans  la  Lettre  de  Pascal  à  M.  le  PaU- 
lenr,  faisant  allusion  aux  divergences  des  partisans  du  plein:  «  Ce 
n'est  pas  dans  cet  embarras,  dans  ce  tumulte  qu'on  doit  la  chercher 
[la  vérité].  »  (Œuvres,  éd.  Lahure,  t.  III,  p.  61.) 

4-    Vous  en  surcharge. 

5.  [Absurdités.] 

6.  S'il  n'y  avait  pas  de  règle  pour  la  croyance,  cent  choses  contra- 
dictoires entre  elles  pourraient  être  vraies  en  même  temps. 


SECTION  IV.  131 

Si  l'antiquité  était  la  règle  de  la  créance,  les  anciens 
étaient  donc  sans  règle  ?  Si  le  consentement  général1 , 
si  les  hommes  étaient  péris  2  ? 

Fausse  humilité  3,  orgueil. 

Levez  le  rideau.  Vous  aurez  beau  faire  ;  si  faut-il  ou 
croire,  ou  nier,  ou  douter.  N'aurons -nous  donc  pas 
de  règle  4  ?  Nous  jugeons  des  animaux  qu'ils  font 
bien  ce  qu'ils  font5.  N'y  aura-t-il  point  une  règle 
pour  juger  des  hommes  ? 

Nier,  croire,  et  douter  bien,  sont  a  l'homme  ce 
que  le  courir  est  au  cheval. 

Punition  de  ceux  qui6  pèchent,  erreur7. 


i.  L'expression  se  trouve  dans  Charron:  «  Le  plus  grand  argument 
de  la  vérité,  c'est  le  général  consentement  du  monde.  »  (Sagesse,  I, 
xvi,  3.) 

2.  -Si  le  consentement  général  était  la  règle,  que  serait-il  arrivé  siles 
hommes  étaient  péris  ?  —  Pascal  vise  ici  les  critères  externes  de  la 
vérité,  autorité  et  consentement  universel,  qui  étaient  acceptés  par  la 
scolastique  et  que  Descartes  condamne  définitivement. 

3.  Cf.  fr.  o,3i.  Cette  fausse  humilité  consiste  à  ne  pas  vouloir  juger 
par  soi-même,  à  se  retrancher  derrière  le  jugement  des  autres  ;  au  fond, 
c'est  de  l'orgueil  ;  c'est  de  peur  de  douter,  de  se  tromper,  d'être  con- 
vaincu d'erreur,  qu'on  renonce  à  faire  usage  de  sa  pensée  propre,  à 
faire  son  devoir  d'homme.  Cf.  Montaigne  :  «  Il  est  certaine  façon 
d'humilité  subtile,  qui  naist  de  la  presumption.  »  (II,  37.)  —  Dans 
un  discours  sur  la  Perfection  des  Arts,  André  Chénier,  qui  ne  con- 
naissait pas  le  fragment,  applique  précisément  à  Pascal  cette  anti- 
thèse :  «  Homme  arrogant  et  orgueilleux  sous  les  formules  de  l'humi- 
lité, indigné  qu'aucun  mortel  se  crût  permis  de  secouer  son  joug- 
qu'il  voulait  porter  lui-même.  »  (OEuvres  inédites.  Revue  de  Paris, 
i5  oct.  1899,  p.  676.) 

4.  [-Les  animaux.  ] 

5.  [Ne  jugerons-nous  point  des  hommes?] 

6.  [Cherchent.] 

7.  Réflexion  en    marge. 


192  PENSÉES. 

270]  261 

1  Ceux  qui  n'aiment  pas  la  vérité  prennent  le  pré- 
texte de  la  contestation  en  la  multitude  de  ceux  qui 
la  nient  ;  et  ainsi  leur  erreur  ne  vient  que  de  ce  qu'ils 
n'aiment  pas  la  vérité  ou  la  charité,  et  ainsi  ils  ne  s'en 
sont  pas  excusés. 

344]  362 

Superstition  et  concupiscence. 

Scrupules,  désirs  mauvais. 

Crainte  mauvaise  :  crainte,  non  celle  qui  vient 
de  ce  qu'on  croit  Dieu,  mais  celle  de  ce  qu'on  doute 
s'il  est  ou  non".  La  bonne  crainte  vient  de  la  foi,  la 


261 

Cf.  B.,  82;  C,    10S;  Faug.,  II,   35i;   Hav.,  XXV,  48;   Mol.,  I,  3a3; 
Micu.,  ôô^. 

1.  [La  vérité.]  —   Cf.   fr.  384  et  902. 

262 

Cf.  B.,  471;  G.,  271;  P.  R.,  XXVIII,  G/,;  Bos.,  II,  xvu,  57;  Faug.,  I, 
a3o;  Hav.,  XXIV,  /,7;  Mol.,  II,  5g;  Micu.,  5g5. 

2.  Si  la  fin  de  ce  fragment  est  très  claire,  il  n'en  est  pas  de  même 
des  lignes  du  début.  A  quoi  tend  le  parallèle  établi  entre  la  superstition 
et  les  scrupules  d'une  part,  la  concupiscence  et  les  désirs  mauvais,  de 
l'autre?  sans  doute  à  cette  conclusion  qu'il  y  a  place,  à  l'intérieur  de 
la  religion,  pour  un  excès  qui  est  symétrique  de  la  concupiscence  et 
des  désirs  mauvais,  en  ce  sens  qu'il  est  aussi  une  exaltation  de  la 
passion  bumaine.  La  religion  ordonne  de  craindre  un  Dieu,  tandis 
que  la  superstition  nous  fait  craindre  en  nous  séparant  de  lui,  et  pour 
ainsi  dire  contre  lui,  comme  s'il  devait  être  cause  du  mal  —  Cbarron 
insiste  longuement  sur  les  rapports  de  la  superstition  et  de  la  crainte  : 
«  Il  n'y  a  rien  qui  fasse  plus  belle  mine,  et  prenne  plus  de  peine  à  res- 
sembler la  vraie  piété  et  religion,  mais  qui  lui  soit  plus  contraire  et 
ennemi  que  la  superstition...  La  religion  aime  et  bonore   Dieu,  met 


SECTION  IV.  193 

fausse  crainte  vient  du  doute.  La  bonne  crainte,  jointe 
à  l'espérance,  parce  qu'elle  naît  de  la  foi,  et  qu'on 
espère  au  Dieu  que  Ton  croit  ;  la  mauvaise,  jointe  au 
désespoir,  parce  qu'on  craint  le  Dieu  auquel  on  n'a 
point  de  foi.  Les  uns  craignent  de  le  perdre  ;  les  autres 
craignent  de  le  trouver1. 

109]  263 

Un  miracle,  dit-on,  affermirait  ma  créance.  On 
le  dit  quand  on  ne  le  voit  pas  2.  Les  raisons  qui, 
étant  vues  de  loin,  paraissent  borner  notre  vue3, 
mais  quand  on  y  est  arrivé,  on  commence  à  voir  en- 
core au  delà  ;  rien  n'arrête  la  volubilité  de  notre 
esprit.  Il  n'y  a  point,  dit-on*,  de  règle  qui  n'ait  quel- 
que exception,  ni  de  vérité  si  générale  qui  n'ait 
quelque  face  par  où  elle  manque.  Il  suffit B  qu'elle 


l'homme  en  paix  et  en  repos,  et  loge  en  une  âme  libre,  franche  et 
généreuse  ;  la  superstition  trouble  et  effarouche  l'homme,  et  injurie 
Dieu,  apprenant  à  le  craindre  avec  horreur  et  effroi,  se  cacher  et  s'en- 
fuir de  lui,  s'il  est  possible,  c'est  maladie  d'âme  faible,  vile  et  peu- 
reuse. »  (Sagesse,  II,  v,  9.)  Et  Charron  ajoute  cette  citation  de 
saint  Augustin  (Cité  de  Dieu,  VI,  9)  qui  paraît  avoir  inspiré  direc- 
tement Pascal:  Varroait  Deum  a  religioso  vereri,  a  super stitioso  timeri. 
Cf.  id.  Les  Trois  Vérités,  I,  12,  sub  jine. 

1.  Voir  les  chapitres  de  Jansénius  sur  la  crainte  (Augustinus,  de 
Grat.  Chr.  Salv.,  tit.  V,  ch.  xxi-xxxiv.) 

263 

Cf.  B,,  34o;  C,  293  ;  P.  R.,  XXVIII,  49;  Bos.,II,  xvii,  kk\  Faug.,  II, 
202;  Mav.,  XXIV,  34;  Mol.,  I,  3ai;  Mich.,  288. 

2.  [Mais  quand.] —  Cf.  fr.  470. 

3.  [On  les.] 

4.  Dit-on  en  surcharge. 

5.  [Qu'il  y  ait.] 

PENSÉES.  II    —    13 


J94  PENSEES. 

ne  soit  pas  absolument  universelle  l,  pour  nous  don- 
ner sujet  d'appliquer  l'exception  au  sujet  présent,  et 
de  dire  :  cela  n'est  pas  toujours  vrai  ;  donc  il  y  a  des 
cas  où  cela  n'est  pas.  Il  ne  reste  plus  qu'à  montrer 
que  celui-ci  en  est  ;  et  c'est  à  quoi  on  est  bien  mala- 
droit ou  bien  malheureux  si  on  ne  trouve  quelque 
jour. 

io4]  264 

On  ne  s'ennuie  point  de  manger  et  dormir  2  tous 
les  jours,  car  la  faim  renaît,  et  le  sommeil  ;  sans  cela 
on  s'en  ennuierait.  Ainsi,  sans  la  faim  des  choses 
spirituelles,  on  s'en  ennuie  :  faim  de  la  justice,  béa- 
titude huitième3. 

409]  265 

La  foi  dit  bien  ce  que  les  sens  ne  disent  pas,  mais 


1.  On  sait  quelie  importance  Kant  a  donnée  dans  son  système  de 
morale  à  l'universalité  du  devoir  et  avec  quel  soin  il  a  distingué 
cette  universalité  rigoureuse,  exclusive  de  toute  exception,  et  la 
simple  généralité  qui  permet  à  l'homme,  tout  en  reconnaissant  la  loi, 
de  l'atténuer  en  sa  faveur  et  pour  une  fois. 

264 
Cf.  Faug.,  I,  216;  Hav.,  XXV,  70;  Mol.,  II,  60;  Mich.,  373. 

2.  Et  dormir  en  surcharge. 

3.  La  béatitude  huitième  est  ainsi  énoncée  dans  l'Evangile  de  saint 
Mathieu  :  Beati  qui  persecutionem  patiuntur  propter  justitiam  :  quoniam 
ipsorum  est  regnum  cœlorum  (V,  10).  —  La  béatitude  quatrième  parle 
de  la  faim  de  la  justice  :  Beati  qui  esuriunt  et  sitiunt  justitiam  :  quoniam 
ipsi  saturabuntur  (V,  6). 

265 

Cf.  B.,84;  C,  m  ;  P.  R.,  V,  7;  Bos.,  II,  vi,  4;  Fa.ug.,  II,  34o;  Hav., 
XIII,  8-  Mol,,  II,  57;  Mich.,  65o. 


SECTION  IV.  195 

non  pas  le  contraire  de  ce  qu'ils  voient  ;  elle  est  au- 
dessus,  et  non  pas  contre. 

225]  266 

Combien  les  lunettes  nous  ont-elles  découvert 
d'astres  qui  n'étaient  point  pour  nos  philosophes  d'au- 
paravant !  On  entreprenait  franchement  l'Ecriture 
sainte  sur  le  grand  nombre  des  étoiles,  en  disant  : 
Il  n'y  en  a  que  mille  vingt-deux,  nous  le  savons1. 

Il  y  a  des  herbes  sur  la  terre  ;  nous  les  voyons. 
—  De  la  lune  on  ne  les  verrait  pas.  —  Et  sur 
ces  herbes  des  poils  ;  et  dans  ces  poils  de  petits  ani- 
maux ;  mais  après  cela,  plus  rien.  —  0  présomp- 
tueux !  —  Les  mixtes  sont  composés  d'éléments  ; 
et  les  éléments,  non.  —  0  présomptueux,  voici  un 
trait  délicat 2.  —  Il  ne  faut  pas  dire  qu'il  y  a  ce  qu'on 
ne  voit  pas.  —  Il  faut  donc  dire  comme  les  autres, 
mais  ne  pas  penser  comme  eux  3. 


256 

Cf.  B.,  4o6;    C,  38i;  Bos.,  II,  xvn,  46:   Faug.,  I,  190;  Hav.,  XXIV, 
36  et  XXV,  3;  Mol.,  I,  197  et  I,  126;  Migh.,  47o. 

1.  1022,  c'est  le  chiffre  donné  par  le  catalogue  de  Ptolémée,  qui 
résume  la  science  astronomique  de  l'antiquité. 

2.  L'expression  se  retrouve  au  début  du  fragment  sur  les  deux  in- 
finis, 72. 

3.  Cette  pensée  fait  évidemment  partie  d'un  dialogue  :  nous  avons 
dû,  pour  en  rendre  intelligible  la  lecture,  y  pratiquer  des  divisions 
qui  ne  figurent  pas  dans  le  manuscrit.  L'interlocuteur  imaginaire  de 
Pascal  soutient  la  thèse  du  fini  :  Pascal  remarque  combien  cette  thèse, 
en  apparence  toute  simple  et  fondée  sur  la  nécessité  naturelle  de  s'ar- 
rêter quelque  part  que  la  philosophie  a  tant  de  fois  invoquée  depuis 
Aristote,  suppose  de  présomption  métaphysique,  puisqu'elle  prête  à 
l'homme  la  faculté  d'atteindre  les  éléments  absolus  des  choses.  Il  faut 
parler  avec  le  peuple  et  dire  que  ce  qu'on  ne  voit  pas  n'existe  pas  ; 
mais  le  géomètre  a  une  autre  pensée  de  derrière  la  tête  (Cf.  fr.  336). 


m  PENSÉES. 

3*7]  267 

La  dernière  démarche  de  la  raison  est  de  recon- 
naître qu'il  y  a  une  infinité  de  choses  qui  la  sur- 
passent 1  ;  elle  n'est  que  faible,  si  elle  ne  va  jusqu'à 
connaître  cela. 

Que  si  les  choses  naturelles  la  surpassent,  que  dira- 
t-on  des  surnaturelles  ? 

161]  268 

2  Soumission.  —  Il  faut  savoir  douter  où  il  faut, 
assurer  où  il  faut,  et  se  [soumettre]  où  il  faut3.  Qui 
ne  fait  ainsi  n'entend  pas  la  force  de  la  raison4.  Il  y 
[en] 3  a  qui  taillent  contre  ces  trois  principes,  ou  en 


267 

Cf.  B.,   84;  C,  ni  ;  P.  R.,  V,  1  ;  Bos.,  I,  ix,  34  ;  Faug.,  I,  2o5;  Hat., 
XI11,  1;  Mol.,  II,  57;  Mich.,  5a  1. 

1.  [Elle  est  iaible  si  elle  ne  va  là.  Même  dans  les  choses.] 

268 

Cf.  B.,  81  ;  G.,  107  ;  P.  R.,  V,  3  ;  Bos.,  II,  vi,  1  ;  Faug.,  II,  347  ;  Hav., 
XIII,  2;  Mol.,  H,  57;  Mich.,  388. 

2.  [Miscell.] 

3.  Pascal  avait  d'abord  écrit  :  «  Il  faut  [avoir  ces  trois  qualités 
pyrrhonien,  géomètre,  chrétien  soumis;  et  elles  s'accordent  et  ce  tem- 
pèrent en  doutant  où]  il  faut,  [eu  assurant]  où  il  faut  [en]  se  soumettant.  » 
Pascal  a  corrigé  les  mots  nécessaires  pour  rétablir  la  nouvelle  rédac- 
tion, sauf  soumettant  qu'il  fallait  remplacer  par  soumettre.  La  Copie 
ajoute  :  «  pyrrhonien,  géomètre,  cbrétien  ;  doute,  assurance,  soumis- 
sion. » 

4.  Cf.  la  Réponse  de  Pascal  au  P.  Noël  :  «  Nous  réservons  pour  le 
mystères  de  la  foi,  que  le  Saint-Esprit  lui-même  a  révélés,  cette  soumis- 
sion d'esprit  qui  porte  notre  croyance  à  des  mystères  cachés  aux  sens 
et  à  la  raison.  »  (Œuvres,  éd.  Lahure,  t.  III,  p.  i3.) 

5.  En  n'est  pas  dans  le  manuscrit. 


SECTION  IV.  197 

assurant  tout  comme  démonstratif,  manque  de  se  con- 
naître en  démonstration  ;  ou  en  doutant  de  tout, 
manque  de  savoir  où  il  faut  se  soumettre  ;  ou  en  se 
soumettant  en  tout,  manque  de  savoir  où  il  faut  ju- 
ger1. 

2^7]  26g 

Soumission  et  usage  de  la  raison,  en  quoi  consiste 
le  vrai  christianisme2. 

/jo6]  270 

Saint  Augustin  *  :  la  raison  ne  se  soumettrait  ja- 


1.  Charron  ea  faisant  de  Vuniversclle  et  pleine  liberté  de  l'esprit,  la 
seconde  disposition  à  la  sagesse,  en  posant  que  «  le  vrai  office  de 
l'homme,  son  plus  propre  et  plus  naturel  exercice,  sa  plus  digne 
occupation  est  de  juger  »,  réserve  «  les  vérités  divines  qui  nous  ont 
été  révélées,  lesquelles  il  faut  recevoir  humblement  avec  toute  humi- 
lité et  soumission,  sans  entrer  en  division  ni  discussion  ».  De  la 
sagesse,  II,  2. 

269 

Cf.  B.,  81;  G.,  107;  Faug.,11,  347;  Hav.,  XIII,  2 6w,  et  XXV,  182; 
Mol.,  II,  57  ;  Micu.,   620. 

2.  «  Je  me  ploie  et  je  me  captive  sous  les  paroles  magistrales  du  Sau- 
veur Jésus:  dans  celles  que  j'entends,  j'y  vois  des  instructions  admi- 
rables ;  dans  celles  que  je  n'entends  pas,  j'y  adore  une  autorité  infail- 
lible. Si  je  ne  mérite  pas  de  les  comprendre,  elles  méritent  que  je  les 
croie;  et  j'ai  cet  avantage  dans  son  école,  qu'une  humble  soumission 
me  conduit  à  l'intelligence  plutôt  qu'une  recherche  laborieuse.  »  Bos- 
suet,  Sermon  sur  la  Loi  de  Dieu,  Ier  point. 

270 

Cf.  B.,  82:  C,  108;  P.  R.,  V,  4;  Bos.,  II,  vi,  2;  Faug.,  II,  348;  Hat., 
XIII,  k\  Mol.,  II,  5g;  Mich.,  640. 

3.  La  référence  est  donnée  par  la  Logique  de  Port-Royal,  en  même 
temps  que  le  commentaire  de  ce  fragment  :  «  Que  si  l'on  compare 
ensemble  les  deux  voies  générales  qui  nous  font  croire  qu'une  chose 
est,    la    raison    et    la  foi,    il  est   certain   que  la  foi  suppose  toujours 


198  PENSEES. 

mais,  si  elle  ne  jugeait  qu'il  y  a  des  occasions  où  elle 
se  doit  soumettre.  Il  est  donc  juste  qu'elle  se  sou- 
mette, quand  elle  juge  qu'elle  se  doit  soumettre  l. 

i65]  271 

La  Sagesse  nous  envoie  à.  l'enfance  :  Nisi  efficia- 
mini  sicut  parvuli \ 

214]  272 

Il  n'y  a  rien  de  si  conforme  à  la  raison  que  ce  dé- 
saveu de  la  raison3. 

quelque  raison  ;  car,  comme  dit  saint  Augustin  dans  sa  Lettre  cxxu, 
et  en  beaucoup  d'autres  lieux,  nous  ne  pourrions  pas  nous  porter  à 
croire  ce  qui  est  au-dessus  de  notre  raison,  si  la  raison  même  ne  nous 
avait  persuadés  qu'il  y  a  des  choses  que  nous  faisons  bien  de  croire, 
quoique  nous  ne  soyons  pas  encore  capables  de  les  comprendre  :  ce 
qui  est  principalement  vrai  à  l'égard  de  la  foi  divine,  parce  que  la 
vraie  raison  nous  apprend  que  Dieu  étant  la  vérité  même,  il  ne  peut 
nous  tromper  en  ce  qu'il  nous  révèle  de  sa  nature  ou  de  ses  mys- 
tères. »  {Quatrième  partie,  ch.  xn.) 

1.  Addition  de  la  ire  Copie:  et  qu'elle  ne  se  soumette  pas  quand 
elle  juge  qu'elle  ne  doit  pas  le  faire. 

271 

Cf.  B.,  3i;  C,  /,7;   Faug.,   II,    i35;   Hat.,   XXV,   86;  Mol.,  I,   3ai  ; 

Mien.,  4o5. 

2.  Molth.,  XVIII,  33:  Nisi  conversi  fueritis,  et  efficiamini  sicut 
parvuli,  non  intrabitis  in  regnum  cœlorum.  Ce  texte  est  familier  à 
Port-Royal.  Saint-Cyran  en  fait  clans  ses  lettres  de  fréquents 
commentaires  à  l'usage  des  grands  à  qui  pesaient  parfois  la  rigueur  de 
la  confession  et  «  la  soumission  totale  au  directeur  ».  Il  est  à  noter 
que  Bacon  l'avait  appliqué  à  la  méthode  inductive,  qui  nous  apprend 
à  nous  faire  petits  enfants  devant  la  nature  et  ù  nous  soumettre  ù  elle 
pour  mieux  la  vaincre. 

272 
Cf.  B.,  84;  C,  110;  P.  R.,  V,  6;  Bos.,  II,  vi,  3;  Faug.,  II,  348;  H.vv., 
XIII,  6;  Mol.,  II,  5g;  Mich.,  457. 

3.  Addition  de  la  Première  copie  en  vue  de  l'édition  de  Poi-L-Hoyal.- 


SECTION  IV.  19$ 

2l3]  273 

1  Si  on  soumet  tout  à  la  raison ,  notre  religion  n'aura 
rien  de  mystérieux  et  de  surnaturel  ;  si 2  on  choque 
les  principes  de  la  raison,  notre  religion  sera  absurde 
et  ridicule. 

i3o]  274 

Tout  notre  raisonnement  se  réduit  à  céder  au  sen- 
timent. 

Mais  la  fantaisie  est  semblable  et  contraire  3  au 
sentiment,  de  sorte  qu'on  ne  peut  distinguer  entre 
ces  contraires.  L'un  dit  que  mon  sentiment  est  fan- 
taisie, l'autre  que4  sa  fantaisie  est  sentiment.  Il  fau- 
drait avoir  une  règle  ;  la  raison  s'ofïre,  mais  elle  est 
ployable  à  tous  sens  3,  et  ainsi  il  n'y  en  a  point. 


«  Dans  les  choses  de  la  foi,  et  rien  de  si  contraire  à  la  raison  que  ce 
désaveu  de  la  raison  dans  ce  qui  n'est  pas  de  foi  »,  pour  relier  le 
fragment  au  253  qui  a  été  également,  modifié. 

273 

Cf.  B.,  8a;  C,  108;  P.  R.,  V,  3;  Bos.,  II,  vi,  2;Faug.,  II,  348;  Hav., 
XIII,  3;  Mol.,  II,  58;  Mich.,  453. 

1.  Écrit  d'abord  au  crayon. 

2.  [Notre  religion.] 

274 
Cf.  B.,  3a9;   C,  280;    P.  R.,  XXXI,   6;  Bos.,  ï,  x,  4;  Faug.,  I,  224  ; 
Hat.,  VII,  4;  Mol.,  II,  i43;  Mich.,  333. 

3.  Semblable  par  son  caractère  irréfléchi,  irrationnel,  immédiat; 
contraire  par  ce  que  le  sentiment  est  une  vue  naturelle,  profonde  et 
vraie,  tandis  que  la  fantaisie  née  du  hasard  de  l'association  est  arti- 
ficielle, superficielle  et  fausse.  —  Cf.  Nicole,  Pensées  diverses,  LUI  : 
Sentiment,  fantaisie,  raisonnement,  raisonnaillerie. 

4.  [Ma.] 

5.  Mont.,  Apol.  :  «  l'appelle  tousiours  raison  cette  apparence  de 
discours  que  chascun  forjje  en  soy  :  cette  raison,  de  la  condition  de 


200  PENSEES. 

p.  n.  (1G78)  xxvni]  275 

Les  hommes  prennent  souvent  leur  imagination 
pour  leur  cœur;  etils  croient  être  convertis  dès  qu'ils 
pensent  à  se  convertir. 

2e  Man.  Guerrier]  276 

M.  de  Roannez  disait  :  Les  raisons  me  viennent 
après,  mais  d'abord  la  chose  m'agrée  ou  me  choque 
sans  en  savoir  la  raison,  et  cependant  cela  me  cho- 
que par  cette  raison  que  je  ne  découvre  qu'ensuite.  — 
Mais  je  crois,  non  pas  que  cela  choquait  par  ces  rai- 
sons qu'on  trouve  après,  mais  qu'on  ne  trouve  ces 
raisons  que  parce  que  cela  choque  \ 


laquelle  il  y  en  peult  avoir  cent  contraires,  autour  d'un  mesme  subiect, 
c'est  un  instrument  de  plomb  et  de  cire,  alongeable,  ploya  ble,  et 
accommodable  à  touts  biais  et  à  toutes  mesures  ;  il  ne  reste  que  la 
suffisance  de  le  sçavoir  contourner.  » 

275 
Cf.  Bos.,  II,  xvii,  62;  Faug.,  I,  229;  Hat.,  XXIV,  5i  ;    Mol.,    II,  i4i  ; 
Mien.,   983. 

276 

Cf.  Faug.,  I,  177;  Kav.,  XXV,  56;  Moi..,  II,  i43;  Mich.,  964. 

1.  On  voit  par  cet  exemple  comment  les  pensées  naissaient  chez 
Pascal  à  l'occasion  des  incidents  de  sa  vie  ordinaire.  Cette  réflexion 
met  en  lumière  l'influence  de  nos  sentiments  cachés  sur  les  raison- 
nements auxquels  nous  les  rapportons  après  coup  j  c'est  une  applica- 
tion à  un  cas  particulier  de  la  maxime  de  la  Rochefoucauld  :  L'esprit 
est  toujours  la  dupe  du  cœur.  Ajoutons  que  la  science  contemporaine  a 
confirmé  par  de  curieuses  expériences  la  vérité  de  cette  remarque  ; 
une  personne  à  qui  l'on  a  suggéré  pendant  le  sommeil  hypnotique 
d'exécuter  un  acte  déterminé  à  son  réveil,  l'exécute  en  effet  et  trouve, 
pour  justifier  cet  acte  commandé,  des  raisons  parfois  subtiles.  — 
On  trouve  dans  les  pensées  de  Domat  publiées  par  Faugère  cette  réflexion 
qui  est  peut-être  l'écho  d'une  conversation  avec  Pascal  :  «  Nous  n'agis- 
sons pas  par  raison,  mais  par  amour,  parce  que  ce  n'est  pas  l'esprit  qui 


SECTION  IV.  201 

8]  277 

Le  cœur  a  ses  raisons1,  que  la  raison  ne  connaît 
point2:  on  le  sait  en  mille  choses.  Je  dis  que  le 
cœur  aime3  l'être  universel4  naturellement,  et  soi- 
même  naturellement,  selon  qu'il  s'y  adonne  ;  et  il  se. 
durcit  contre  l'un  ou  l'autre,  à  son  choix.  Vous  avez 
rejeté  l'un  et  conservé  l'autre  :  est-ce  par  raison  que 
vous  vous  aimez  ? 

S]  278 

C'est  le  cœur  qui  sent  Dieu,  et  non  la  raison  :  voilà 
ce  que  c'est  que  la  foi  :  Dieu  sensible  au  cœur8,  non 
à  la  raison  6. 


agit,  mais  le  cœur  qui  gouverne  ;  et  toute  la  déférence  qu'a  le  cœur 
pour  l'esprit  est  que  s'il  n'agit  pas  par  raison,  il  fait  au  moins  accroire 
qu'il  agit  par  raison  (XX).  »  M.  Droz  cite  dans  son  excellente  Etude 
sur  le  scepticisme  de  Pascal  (p.  52)  cette  phrase  de  Bayle  :  «  Le  cœur 
ne  se  voulant  point  rendre  fait  que  l'esprit,  qui  est  ordinairement  sa 
dupe,  cherche  des  armes  pour  se  maintenir.  »  (Pensées  sur  la  Comète, 

§  m.) 

277 

Cf.  B.,  207;  C,  4i8;   P.  R.,  XXVIII,  5i  ;  Bos.,  II,  xvn,  5;  Faug.,  II, 
172;  Hat.,  XXIV,  5;  Mol.,  II,  i/jo;  Mich.,  ii. 

1.  [Le  cœur  [on.] 

2.  Que  la  raison  ne  connaît  point  en  surcharge. 

3.  [Naturellement.] 

l\.   [Quand  il  s'y  adonne.] 

278 

Cf.  B.,  207  ;  C,  4i8  ;  P.  R.,  XXVIII,  5i  ;  Faug.,  II,  172  ;  Hat.,  XXIV, 
5;  Mol.,  II,  i^o;  Mien.,  i3. 

5.  «  Dieu  sensible  au  cœur,  voilà  votre  bienheureux  état.  Je  n'ai 
jamais  vu  une  telle  parole,  mais  elle  est  aussi  de  M.  Pascal.  »  Lettre 
de  Mme  de  Sévigné  à  Mme  de  Guitaut,  29  oct.  1692. 

6.  La  doctrine  exposée  par  Pascal  dans  la  fin  de  ces  fragments  se 
retrouve  chez  M.  de  Barcos,  neveu  de  Saint-Cyran  :  «  Consentir  sim- 


_  :  PENSEES. 

i4a]  279 

La  foi  est  un  don  de  Dieu  ;  ne  croyez  pas  que  nous 
disions  que  c'est  un  don  de  raisonnement1.  Les  au^ 
très  religions  ne  disent  pas  cela  de  leur  foi2;  elles  ne 
donnaient  que  le  raisonnement  pour  y  arriver,  qui 
n'y  mène  pas  néanmoins  3. 


plement  à  une  vérité  et  avouer  une  chose  dont  on  est  persuadé,  est  une 
action  qui  appartient  à  l'entendement,  lequel  est  seulement  capable 
de  vérité  ou  d'erreur,  et  non  de  bonté  ou  de  malice.  Mais  la  fin  que 
Dieu  demande  de  nous  et  par  laquelle  nous  sommes  chrétiens,  vient 
principalement  du  cœur  et  est  toujours  accompagnée  d'amour  et  d'af- 
fection envers  Dieu,  et  sa  vérité  qui  est  lui-même.  Ce  que  saint  Paul 
nous  apprend  quand  il  dit  :  Corde  creditur  ad  justitiam.  C'est  donc  par 
le  cœur  que  nous  croyons  comme  il  faut,  et  que  nous  acquérons  la 
vraie  justice  et  la  vraie  piété,  dont  la  foi  est  le  fondement.  Toute  autre 
manière  de  croire  qui  n'est  pas  accompagnée  au  moins  de  quelque' 
commencement  d'amour,  est  inutile  pour  le  salut,  et  dépend  plus  de 
la  lumière  de  l'esprit  que  de  la  bonté  du  cœur,  et  elle  n'est  point 
capable  d'approcher  l'homme  de  Dieu,  ni  de  le  rendre  fidèle.  »  (Expli- 
cation du  symbole  publiée  en  1701,  p.  i5.) —  M.  Droz  cite  d'autre  part 
ces  lignes  de  Saint-Cyran  :  «  Il  n'y  a  point  d'autre  moyen  de  com- 
prendre Dieu  en  ce  monde  que  par  le  silence  de  la  langue  et  le  res- 
sentiment du  cœur.  »  (Œuvres  chrétiennes  et  spirituelles,  t.  II,  1.  7^, 
p.  33)  et  ce  passage  de  M.  de  Saci  :  «  Je  souhaite  que  Dieu  vous  fasse 
comprendre  par  un  sentiment  du  cœur  plus  que  par  la  pensée  de  l'es- 
prit que  c'est  lui  qui  est  le  père.  »  (Lettres  chrétiennes  et  spirituelles, 
vol.  II,  t.  III,  lettre  5o,  p.  600.  Cf.  Étude  sur  le  scepticisme  de 
Pascal,  p.  112.) 

279 
Cf.  B.,   345;   C,  299;   Faug.,  II,  178;    Hav.,  XXV,  4o;  Mol.,  II,  56; 

MlGH.,    809. 

1.  Cf.  Domat  :  «  Il  est  impossible  d'avoir  des  démonstrations  de  la 
vérité  de  notre  religion,  car  il  arriverait  deux  choses  :  l'une  que  tout 
le  monde  l'embrasserait,  l'autre  qu'il  n'y  aurait  pas  de  foi  qui  est  la 
voie  par  laquelle  Dieu  a  voulu  nous  unir  à  lui  »  (Pensées,  XVIII). 

2.  [Et  cependant.] 

3.  On  sait  avec  quelle  vivacité,  dès  i646,  Pascal  avait  pris  parti 
contre  les  doctrines  du  frère  Saint-Ange  qui  prétendait  démontrer 


SECTION  IV.  203 

£89]  23o 

Qu'il  y  a  loin  de  la  connaissance  de  Dieu  à  l'ai- 
mer ! 

63]  2S1 

Cœur,  instinct,  principes1. 

**igi]  282 

Nous  connaissons  la  vérité,  non  seulement  par  la 
raison,  mais  encore  par  le  cœur;  c'est  de  cette  der- 
nière sorte  que  nous  connaissons  les  premiers  prin- 
cipes, et  c'est  en  vain  que  le  raisonnement2,  qui  n'y 
a  point  départ3,  essaye  de  les  combattre.  Les  pyr- 


par  le  raisonnement  les  vérités  de  la  foi.  Et  cependant  aux  yeux  de 
Port-Royal,  il  était  encore  suspect  de  faire  trop  grande  la  part  du 
raisonnement.  Il  effraie  M.  Rebours,  en  lui  disant  :  «  que  l'on  pou- 
vait, suivant  les  principes  mêmes  du  sens  commun,  démontrer  beau- 
coup de  cboses  que  les  adversaires  disent  lui  être  contraires,  et  que 
le  raisonnement  bien  conduit  portait  à  les  croire,  quoiqu'il  les  faille 
croire  sans  l'aide  du  raisonnement.  »  (Lettre  du  26  janv.  i648.) 


Cf.  B.,  i85;  C,  217;  Faug.,  I,  23o;  Hav.,  XXV,  21;  Mol.,  II,  60; 
Migh.,  868. 

281 
Cf.  B.,  7S;  Faug.,  II,   i73;  Migh,,  170. 

1.  Mots  écrits  les  uns  au-dessous  des  autres,  en  marge  du  fragment 
287  à  côté  d'une  ligne  brisée  ^  qui  était  peut-être  destinée  à  les 
joindre. 

2  82 

Cf.  B.,  38;  C,  58  ;  P.  R.,  XXVIII,  i3;  Bos.,  II,  1,  1  et  II,  xvn,  77  ; 
Faug.,  II,  10S  et  II,  352;  Hav.,  VIII,  6;  Mol.,  I,  i5G  et  I,  1 58  ; 
Mica.,  420. 

2.  [La  raison.]  La  correction  est  autographe. 

3.  [Veut.] 


204  PENSÉES. 

rhoniens,  qui  n'ont  que  cela  pour  objet,  y  travaillent 
inutilement;  nous  savons  que  nous  ne  rêvons  point, 
quelque  '  impuissance  où  nous  soyons  de  le  prouver 
par  raison  :  cette  impuissance  ne  conclut  autre  chose 
que  la  faiblesse  de  notre  raison,  mais  non  pas  l'incer- 
titude de  toutes  nos  connaissances,  comme  ils  pré- 
tendent. Car  la  connaissance  des  premiers  prin- 
cipes, comme  qu'il  y  a3  espace,  temps,  mouvement, 
nombres,  [est] 4  aussi  ferme  qu'aucune  de  celles  que 
nos  raisonnements  ë  nous  donnent.  Et  c'est  sur  ces 
connaissances  du  cœur  et  de  l'instinct  qu'il  faut  que 
la  raison  s'appuie,  et  qu'elle  y  fonde  tout  son  dis- 
cours. Le  cœur  sent  qu'il  y  a  trois  dimensions  dans 
l'espace,  et  que  les  nombres  sont  infinis  ;  et  la  rai- 
son démontre  ensuite  6  qu'il  n'y  a  point  deux  nom- 
bres carrés 7  dont  l'un  soit  double  de  l'autre.  Les  prin- 
cipes se  sentent,  les  propositions  se  concluent  ;  et  le 
tout  avec  certitude,  quoique  par  différentes  voies. 
Et  il  est  aussi  inutile 8  et  aussi  ridicule  que  la  raison 
demande  au  cœur  des  preuves  de  ces  premiers  prin- 
cipes, pour9  vouloir  y  consentir,  qu'il  serait  ridicule 
que  le  cœur  demandât  à  la  raison  un  sentiment  de 


i .  [Défaut  de  raison  que  nous  ayons.] 

•2.  [Nos  connaissances  sont.] 

3.  [Un]  espace  [un]  temps. 

'a.  Le  manuscrit  donne  sont  qui  n'a  pas  été  corrigé  lorsque  Pascal 

substitué  la  connaissance  à  nos  connaissances. 

5.  [Tirent  des  suppositions  qu'on  a  faites.] 

G.  [Gue  le  carré  de  l'hypoténuse.] 

7.  LG'Ji  soient.] 

ci.  [Cotte  impuissance.] 

<j.  [Les  suivre.] 


SECTION  IV.  203 

toutes  les  propositions  qu'elle  démontre,  pour  vou- 
loir les  recevoir. 

Cette  impuissance  ne  doit  donc  servir  qu'à  humi- 
lier la  raison1,  qui  voudrait  juger  de  tout,  mais  non 
pas  à  combattre  notre  certitude,  comme  s'il  n'y  avait 
que  la  raison  capable  de  nous  instruire.  Plût  à  Dieu 
que  nous  n'en  eussions  au  contraire  jamais  besoin, 
et  que  nous  connussions  toutes  choses  par  instinct 
et  par  sentiment  I  Mais  la  nature  nous  a  refusé  ce 
bien  ;  elle  ne  nous  a  au  contraire  donné  que  très  peu 
de  connaissances  de  cette  sorte  ;  toutes  les  autres  ne 
peuvent  être  acquises  que  par  raisonnement. 

Et  c'est  pourquoi  ceux  à  qui  Dieu  a  donné  la  reli- 
gion par  sentiment  du  cœur  sont  bien  heureux  et 
bien  légitimement  persuadés.  Mais  [à]2  ceux  qui  ne 
l'ont  pas,  nous  ne  pouvons  la  donner  que  par  rai- 
sonnement, en  attendant  que  Dieu  la  leur  donne  par 
sentiment  de  cœur,  sans  quoi  la  foi 3  n'est  qu'hu- 
maine, et  inutile  pour  le  salut4. 

5g]  233 

L'ordre;  contre   V  objection  que  V  Ecriture  ri  a  pas 

i.   De  qui  à  tout  en  surcharge. 

2.  à  n'est  pas  dans  le  texte  écrit  sous  la  dictée  de  Pascal. 

3.  La  foi  a  été  ajouté  par  Pascal  en  relisant. 

4.  Arnauld  dans  son  Apologie  pour  saint  Cyran  (IVe  part.,  art.  XVI) 
cite  cette  parole  remarquable  qu'il  lui  a  entendu  dire  :  «  Les  plus 
grandes  vérités  de  la  religion  catholique  ne  font  qu'éblouir  l'esprit, 
lorsqu'on  les  recherche,  ainsi  que  l'on  fait  souvent,  comme  l'objet 
d'une  curieuse  et  stérile  spéculation  »  (OEuvres,  éd.  de  Lausanne, 
t.  XXIX,  p.  36i). 

283 

Cf.  B.,  167  ;C,  187;  P.  R.,  XXXI,  26,  Bos.,  I,  x,  19;  Faug.,  II,  2G0  ; 
Hav.,  Vil,   19;  Mol.,  1,  195;  Mien.,  i5o. 


200  PENSEES. 

d'ordre1.  — Le  cœur  a  son  ordre  ;  l'esprit  a  le  sien, 
qui  est  par  principe  et  démonstration,  le  cœur  en  a 
un  autre  2.  On  ne  prouve  pas  qu'on3  doit  être  aimé, 
en  exposant  d'ordre  les  causes  de  l'amour  :  cela 
serait  ridicule  \ 

Jésus-Christ,  saint  Paul  ont  Tordre  de  la  charité, 
non  de  l'esprit b  ;  car  ils  voulaient  échauffer,  non 
instruire6  ;  Saint  Augustin  de  même7  :  cet  ordre  con- 
siste principalement  à  la  digression  sur  chaque  point 
qu'on  rapporte  à  la  lin,  pour  la  montrer  toujours8. 

485]  284 

Ne  vous  étonnez  pas  de  voir  des  personnes  simples 

1.   Le  titre  était  d'abord  simplement  :  l'ordre. 

1.  «  Le  cœur  a  son  langage  comme  l'esprit  a  le  sien,  et  cette 
expression  du  cœur  fait  souvent  les  plus  grands  effets.  »  (Méré,  Con- 
versation, I,  261.) 

3.   Qu'on  [aime.] 

4-  Amor  ordinem  nescit,  a  dit  saint  Jérôme  (Lettre  à  Chromatius 
sub  fine'),  que  Montaigne  cite.  (III,  5.)  —  «  Quelqu'un  disait  à  une 
dame  :  «  Que  faut-il  que  je  fasse  pour  vous  persuader  que  je  vous 
aime  ?  —  Il  me  faut  aimer,  lui  dit-elle,  et  je  n'en  douterai  pas.  » 
(Méré,  Discours  de  l'Esprit,  I,  20). 

5.  Pour  l'ordre  de  l'esprit  voir  le  frag.  61. 

6.  Vauvenargues  a  précisé  cette  antithèse  dans  cette  maxime  :  «  Les 
conseils  de  la  vieillesse  éclairent  sans  échauffer,  comme  le  soleil  de 
l'hiver.  »  Max.,  i5g. 

7.  M.  Droz  a  retrouvé  l'origine  de  ce  fragment  dans  l'avertisse- 
ment qu'Arnauld  d'Andilly  a  placé  en  tête  des  Œuvres  chrétiennes  et 
spirituelles,  de  Saint-Cyran.  Saint-Cyran  «  à  l'imitation  de  saint  Paul 
et  de  saint  Augustin,  a  beaucoup  plus  suivi  l'ordre  du  cœur,  qui  est 
celui  de  la  charité,  que  non  pas  l'ordre  de  l'esprit,  parce  que  son 
dessein  n'a  pas  été  tant  d'instruire  que  d'échauffer  l'âme.  »  (Elude 
sur  le  scepticisme  de  Pascal,  p.  378.) 

8.  Voir  l'introduction,  p.  lvi. 

2S4 
Cf.  B.,   i85;    C,  217;  P.  R.,  VI,  2;   Bos.,    II,    vi,   0;   Faug.,  II,  177 
Hat.,  XIII,  io;  Mol.,  II,  5G  ;  -dieu.,  855. 


SECTION    IV.  207 

croire  sans  raisonner;  Dieu  leur  donne  l'amour  de 
soi  et  la  haine  d'eux-mêmes,  il  incline  leur  cœur  à 
croire.  On  ne  croira  jamais1  d'une  créance  utile  et 
de  foi,  si  Dieu  n'incline  le  cœur;  et  on  croira  dès 
qu'il  l'inclinera  ;  et  c'est  ce  que  David  connaissait 
bien  :  Inclina  cor  meum,  in,.» 

447J'  285 

La  religion  est  proportionnée  à  toutes  sortes  d'es- 
prits ;  les  premiers  s'arrêtent  au  seul  établissement  ; 
et  cette  religion  est  telle  que  son  seul  établissement 
est  suffisant  pour  en  prouver  la  vérité.  Les  autres 
vont  jusques  aux  apôtres.  Les  plus  instruits  vont 
jusqu'au  commencement  du  monde.  Les  anges  la 
voient  encore  mieux,  et  de  plus  loin. 

■*48i]  286 

Ceux  qui  croient  sans  avoir  lu  les  Testaments, 
c'est  parce  qu'ils  ont  une  disposition  intérieure  toute 
sainte,  et  que  ce  qu'ils  entendent  dire  de  notre  reli- 
gion y  est  conforme.  Ils  sentent  qu'un  Dieu  les  a 
faits2  ;  ils  ne  veulent  aimer  que  Dieu  ;  ils  ne  veulent 


1.  D'une...  de  foi  en  surcharge. 

285 

Cf.  B.,  466;  C,  265  ;  P.R.,   XXVIII,   12;   Bos.,  II,   xxvn,  17;  Faug., 
II,  179;  Hav.,  XXIV,  i5  bis;  Mol.,  II,  82;  Migh.,  779. 

286 

Cf.  B.,  i85;  C,  217;  P.  R.,  VI,  3  ;  Bos.,  II,  vi,  7  ;  Faug.,  II,  176;  Hav., 
XIII,  n  ;  Mol.,  II,  55;  Migh.,  843. 

2.  [ils  n'aiment  que  Dieu.] 


208  PENSÉES. 

haïr  qu'eux-mêmes.  Ils  sentent  qu'ils  n'en  ont  pas  la 
force  d'eux-mêmes,  qu'ils  sont  incapables  d'aller  à 
Dieu,  et  que  si  Dieu  ne  vient  à  eux  ils  sont  incapa- 
bles d'aucune  communication  avec  lui.  Et  ils  enten- 
dent dire  dans  notre  religion  qu'il  ne  faut  aimer 
que  Dieu,  et  ne  haïr  que  soi-même,  mais  qu'étant 
tous  corrompus,  et  incapables  de  Dieu,  Dieu  s'est  fait 
homme  pour  s'unir  à  nous.  Il  n'en  faut  pas  davan- 
tage pour  persuader  des  hommes  qui  ont  cette  dis- 
position dans  le  cœur,  et  qui  ont  cette  connaissance 
de  leur  devoir  et  de  leur  incapacité. 

**483]  287 

Ceux  que  nous  voyons  Chrétiens  sans  la  connais- 
sance des  prophéties  et  des  preuves  ne  laissent  pas  d'en 
juger  aussi  bien  que  ceux  qui  ont  cette  connaissance. 
Ils  en  jugent  par  le  cœur,  comme  les  autres  en  jugent 
par  l'esprit1.  C'est  Dieu  lui-même  qui  les  incline  à 
croire  ;  et  ainsi  ils  sont  très  efficacement  persuadés2. 


287 

Cf.  B.,  186;  G.,  217;  P.  R.,VI,  4;  Bos.,II,  vi,  8;  Faug.,II,  179;  Hav., 
XIII,  12  ;  Mol.,  II,  55;  Migh.,  8/17. 

1.  [On  dira  que  cette  manière  d'en  juger  n'est  pas  certaine  et  que 
c'est  en  la  suivant  que  les  hérétiques  et  les  infidèles  s'égarent.] 

2.  [On  répondra  que  [les  hérétiques  et  [les  infidèles  disent  la  même 
chose;  mais  je  réponds  à  cela  que  nous  avons  des  preuves  que  Dieu  im- 
prime [incline  véritablement]...  de  ceux  qui  l'aiment  [qu'il  aime  à  croire 
la  religion  chrétienne  et  que  les  infidèles  n'ont  aucune  preuve  de  ce  qu'ils 
disent,  et  ainsi  nos  propositions  étant  semblables  dans  les  termes  elles 
diffèrent  en  ce  que  l'une  est  sans  aucune  preuve  et  l'autre  est  très  solide- 
ment prouvée.]  Ce  paragraphe  a  été  rayé  par  Pascal  et  remplacé  par 
la  courte  phrase  qui  termine  le  premier  paragraphe.  Il  est  à  remarquer 
que  sous  la  dictée  de  Pascal,  et  sans  doute  par  erreur,  on  avait  écrit 
u'ahord  ceux  qui  l'aiment,  et  que  Pascal  a  corrigé  ceux  qu'il  aime.  A 


SECTION  IV.  209 

J'avoue  bien  qu'un  de  ces  Chrétiens  qui  croient 
sans  preuves  n'aura  peut-être  pas  de  quoi  convaincre 
un  infidèle  qui  en  dira  autant  de  soi 1  ;  mais  ceux  qui 
savent  les  preuves  de  la  religion  prouveront  sans 
difficulté  que  ce 2  fidèle  est  véritablement  inspiré  de 
Dieu,  quoiqu'il  ne  pût  le  prouver  lui-même. 

Car  Dieu  ayant  dit  dans  ses  prophéties  (qui  sont 
indubitablement  prophéties)  que  dans  le  règne  de 
Jésus-Christ  il  répandrait  son  esprit  sur  les  nations, 
et  que  les  fils,  les  filles  et  les  enfants  de  l'Eglise  pro- 
phétiseraient, il  est  sans  doute  que  l'esprit  de  Dieu 
est  sur  ceux-là,  et  qu'il  n'est  point  sur  les  autres. 

48 1]  288 

Au  lieu  de  vous  plaindre  de  ce  que  Dieu  s'est 
caché,  vous  lui  rendrez  grâces  de  ce  qu'il  s'est  tant 
découvert  ;  et  vous  lui  rendrez  grâces  encore  3  de  ce 
qu'il  ne  s'est  pas  découvert  aux  sages  superbes,  in- 
dignes de  connaître  un  Dieu  si  saint. 


cette  correction  se  rattachent  les  mots  écrits  en  marge  par  Pascal  et 
rayés  :  [eorum  qui  amant,  Dieu  incline  le  cœur  de  ceux  qu'il  aime,  Deus  in- 
clinât cor  eorum,  celui  qui  l'aime,  celui  qu'il  aime.]  Dans  la  distinction 
entre  ces  deux  tournures  de  prononciation  semblable  se  trouve  con- 
tenue toute  la  doctrine  janséniste,  Dieu  prévenant  l'homme  dans 
l'amour,  au  lieu  d'être  prévenu  par  lui,  et  c'est  ce  qui  avait  attiré 
l'attention  de  Pascal.  Cf.  fr.  5i3. 

1.  Qui  en  dira  autant  de  soi,  addition  autographe  de  Pascal. 

2.  [Chrétien.] 

288 

Cf.  B.,  i93;  G.,  4;  P.  R.,  XVIII,  16  et  ait.  xxvm,  26  ;  Bos.,  II,  xin, 
8  et  II,  xvii,  21;  Faug.,  II,  179;  Hav.,  XXIV,  19;  Mol.,  I,  32oj 
Mich.,  842. 

3.  De  ce  en  surcharge. 

PENSÉES.  11   —   14 


210  PENSÉES. 

Deux  sortes  de  personnes  connaissent  :  ceux  qui 
ont  le  cœur  humilié,  et  qui  aiment  la  bassesse,  quel- 
que 1  degré  d'esprit  qu'ils  aient,  haut  ou  bas  ;  ou 
ceux  qui  ont  assez  d'esprit  pour  voir  la  vérité,  quel- 
que opposition  qu'ils  y  aient. 

Première  Copie  a58]  zSg 

Preuve.  —  i°  La  religion  chrétienne,  par  son 
établissement2,  si  fortement,  si  doucement,  étant  si 
contraire  à  la  nature.  —  2°  La  sainteté,  la  hauteur  et 
l'humilité  d'une  âme  chrétienne.  —  3°  Les  merveilles 
de  l'Ecriture  sainte.  —  !\°  Jésus-Christ  en  particu- 
lier. —  5°  Les  apôtres  en  particulier.  —  6°  Moïse 
et  les  prophètes  en  particulier.  —  70  Le  peuple  juif. 
—  8°  Les  prophéties.  — 90  La  perpétuité  :  nulle  reli- 
gion n'a  la  perpétuité.  —  io°  La  doctrine,  qui  rend 
raison  de  tout.  —  n°La  sainteté  de  cette  loi.  — 
12°  Par  la  conduite  du  monde. 

Il  est  indubitable  qu'après  cela  on  ne  doit  pas 
refuser,  en  considérant  ce  que  c'est  que  la  vie,  et 
que  cette  religion,  de  suivre  l'inclination  de  la  suivre, 
si  elle  nous  vient  dans  le  cœur;  et  il  est  certain 
qu'il  n'y  a  nul  lieu  de  se  moquer  de  ceux  qui  la 
suivent. 


1.  [Esprit  qu'ils.] 

28g 

Cf.  G.,  474;  Bos.,  II,  iv,  13;  Faug.,  II,  364;  Hav.,  XI,  12;  Mol.,1, 
3io;  Migh.,  939. 

2.  La  Copie  écrit  en  marge  pour  la  correction  de  la  phrase  :  par 

elle-même  établie. 


SECTION  IV.  211 

48i]  290 

Preuves  de  la  religion:  Morale  —  Doctrine  — 
Miracles  —  Prophéties  —  Figures. 


290 

Cf.  B.,  196;  C,  7;  Faug.,  II,  364;  Mot.,  I,  3io;  Mich.,  845.' 


SECTION  V 


25]  291 

Dans  la  lettre  De  l'injustice*  peut  venir  la  plaisan- 
terie des  aînés  qui  ont  tout  :  Mon  ami,   vous  êtes 


291 

Cf.  B.,   2;   C,   i5;  Facg.,   II,   3ga  ;    Hat.,  XXV,   110;  Mot.,  II,  6a; 
Mich.,  5g. 

I.  D'après  cette  indication,  la  partie  de  l'Apologie  qui  concerne  le 
fondement  de  la  justice  devait  être  traitée  par  lettres  ;  il  ne  nous  est 
pas  dit  par  quel  lien  ces  lettres  se  rattachaient  à  l'ensemble  du  sujet. 
Cependant,  si  on  ose  former  une  conjecture,  il  est  possible  que  Pascal 
y  visait  l'objection  que  le  libertin  tire  naturellement  contre  la  doctrine 
janséniste  des  principes  de  la  justice  humaine,  à  savoir  que  la  récom- 
pense des  élus  et  le  châtiment  des  damnés  sont  également  iniques, 
puisque  la  grâce  a  été  arbitrairement  donnée  aux  uns  et  refusée  aux 
autres.  Or  Pascal  nie  que  la  justice  humaine  puisse  juger  la  justice 
divine,  car  la  justice  humaine  est  impuissante  à  se  justifier  :  «  notre 
justice  s'anéantit  devant  la  justice  divine.  »  Alors  les  mystères  de  la 
prédestination  et  de  la  grâce  n'ont  plus  rien  de  choquant  pour  nous, 
puisque  nous  avons  renoncé  à  mesurer  les  choses  divines  avec  nos 
moyens  humains  de  comprendre.  En  montrant  que  seuls  les  Chrétiens 
atteignent  à  la  véritable  raison  des  institutions  humaines,  Pascal  a  en 
quelque  sorte  retourné  la  situation  :  la  justice  vraie  n'est  pas  dans 
l'humanité,  c'est  en  Dieu  que  nous  pouvons  espérer  de  la  trouver. 


214  PENSÉES. 

né  de  ce  côté  de  la  montagne  ;  il1  est2  donc  juste  que 
votre  aîné  ait  tout. 

Pourquoi  me  tuez-vous? 

79,  iai]  292 

Il  demeure  au  delà  de  l'eau. 

a3]  293 

Pourquoi  me  tuez- vous 3  ?  —  Eh  quoi  !  ne  de- 
meurez-vous pas  de  l'autre  côté  de  l'eau?  Mon  ami, 
si  vous  demeuriez  de  ce  côté,  je  serais  un  assassin4, 
et  cela  serait  injuste  de  vous  tuer  de  la  sorte  ;  mais 
puisque  vous  demeurez  de  l'autre  côté,  je  suis  un 
brave,  et  cela  est  juste. 

69]  294 

sSurcruoi  la  fondera-t-il6,  l'économie  du  monde 


1.  [Faut  que.] 

2.  [Juste.] 

292 
Cf.  B.,  5;  C,  18;  Faug.,  II,  392;  Mich.,  aai. 

293 

Cf.  B.,  i4;  C,  3a;  Bos.,  I,  11,  3;  Faug.,  II,  392  ;  Hat.,  VI,  3;  Mol., 
I,  99;  Mich.,   02. 

3.  [Parce  que  vous]  demeurez  [de  l'autre.] 

4.  [Mais.] 

294 
Cf.  B.,  16;  C,  35;  P.  R.,  XXV,  5  et  6;  Bos.,   I,  11,  8  et  9  ;  I,  n,  i5; 
Faug.,  II,  126;  Hav.,  III,  8;  Mol.,  I,  91;  Mich.,  193. 

5.  Avant  ce  fragment  le  manuscrit  laisse  voir  les  dernières  lignes 
d'un  développement  qui  est  rayé  :  [eu  voit  la  vanité,  et  lors  il  s'en 
débarrasse;  il  est  donc  utile  de  l'abuser.]  Pascal  avait  d'abord  continué  : 
Sur  quoi  la  jondera-t-il  ?  sera-ce  sur  ?  En  barrant  le  début,  il  a  ajouté 
l'économie  da  monde,  et  il  n'a  pas  rayé  la. 

6.  La  fin  de  la  phrase  en  surcharge. 


SECTION  V.  215 

qu'il  veut  gouverner1  ?  Sera-ce  sur  le  caprice  de  cha- 
que particulier?  quelle  confusion!  Sera-ce  sur  la 
justice?  il  l'ignore. 

Certainement  s'il  la  connaissait,  il  n'aurait  pas 
établi  cette  maxime,  la  plus  générale  de  toutes  celles 
qui  sont  parmi  les  hommes 2  :  que  chacun  suive  les 
mœurs  de  son  pays 3  ;  l'éclat  de  la  véritable  équité 
aurait4  assujetti  tous  les  peuples,  et  les  législateurs 
n'auraient  pas  pris  pour  modèle,  au  lieu  de  cette  jus- 
tice constante,  les  fantaisies  et  les  caprices  des5  Perses 
et  Allemands.  On  la  verrait  plantée  par  tous  les  Etats 
du  monde  et  dans  tous  les  temps,  au  lieu6  qu'on  ne 


1.  [Sera-ce  sur  la  véritable  justice,  il  ne.  [Qu'il  confesse  franchement 
que  si  ce  n'est  sur  la  vérité  ni  la  justice  [forcé  juste  [force  sans  injus- 
tice [et  comment  peut  la  force  se  régler  sur  l'essentielle  [sur  la  justice 
qu'il  ignore.] 

2.  «  Car  c'est  la  règle  des  règles  et  générale  loy  des  loix,  que  chas- 
cun  observe  celle  du  lieu  où  il  est  »  (Mont.,  I,  22).  Cf.  III,  ix  : 
«  Non  par  opinion,  mais  en  vérité,  l'excellente  et  meilleure  police  est, 
à  chacune  nation,  celle  soubs  laquelle  elle  s'est  maintenue  :  sa  forme 
et  commodité  essentielle  despend  de  l'usage.  » 

3.  [La  véritable.]  —  Dans  ce  fragment  Pascal  s'est  constamment 
souvenu  de  Montaigne  :  «  Au  demourant,  si  c'est  de  nous  que  nous 
tirons  le  règlement  de  nos  mœurs,  à  quelle  confusion  nous  reiectons 
nous  ?  car  ce  que  nostre  raison  nous  y  conseille  de  plus  vraysemblable, 
c'est  généralement  à  chascun  d'obeïr  aux  lois  de  son  pais,  comme 
porte  l'advis  de  Socrates,  inspiré,  dict  il,  d'un  conseil  divin  ;  et  par  là 
que  veult  elle  dire,  sinon  que  nostre  debvoir  n'a  autre  règle  que  for- 
tuite ?  La  vérité  doibt  avoir  un  visage  pareil  et  universel  :  la  droicture 
et  la  justice,  si  l'homme  en  cognoissoit  qui  eust  corps  et  véritable 
essence,  il  ne  l'attacheroit  pas  à  la  condition  des  coustumes  de  cette 
contrée,  ou  de  celle-là  ;  ce  ne  seroit  pas  de  la  fantasie  des  Perses  ou 
des  Indes  que  la  vertu  prendroit  sa  forme.  Il  n'est  rien  subiect  à  plus 
continuelle  agitation  que  les  loix...  »  (Apol.) 

4.  [Communiqué.] 

5.  [Allemands,  [Gascons  et]  Allemands,  [et  des  Indiens.] 

6.  [Qu'aujourd'hui.] 


21G  PENSÉES. 

voit  rien  de  juste  ou  d'injuste  qui  ne  change  de 
qualité,  en  changeant  de  climat.  Trois  degrés  d'éléva- 
tion du  pôle  renversent  toute  la  jurisprudence1,  un 
méridien  décide  de  la  vérité2;  en  peu  d'années  de 
possession,  les  lois  fondamentales  changent;  le  droit 
a  ses  époques3,  l'entrée  de  Saturne  au  Lion  nous 
marque  l'origine  d'un  tel4  crime.  Plaisante  justice5 
qu'une  rivière  borne!  Vérité  au  décades6  Pyrénées, 
erreur  au  delà7. 

Ils  confessent  que  la  justice  n'est  pas  dans  ces  cou- 
tumes, mais  qu'elle  réside  dans  les  lois  naturelles, 
connues  en  tout  pays8.  Certainement  ils  le  soutien- 
draient opiniâtrement,  si  la9  témérité  du  hasard  qui 
a  semé  les  lois  humaines10  en  avait  rencontré  au 
moins  une  qui  fût  universelle;  mais  la  plaisanterie 
est  telle  que  le  caprice  des  hommes11  s'est  si  bien 
diversifié  qu'il  n'y  en  a  point12. 


i.   [Et  la  vertu  d'un.] 

2.  [Plaisante  justice  que.] 

3.  [Depuis  que  Saturne  est  entré.] 

4.  [Droit.] 

5.  [Que  le  trajet  d'une]  rivière  [rend  injuste  [criminelle.] 

6.  [Monts.] 

7.  «  Quelle  bonté  est  ce,  que  je  veoyois  hier  en  crédit,  et  demain 
ne  l'estre  plus  ;  et  que  le  traiect  d'une  rivière  faict  crime  ?  Quelle 
vérité  est  ce  que  ces  montaignes  bornent,  mensonge  au  monde  qui  se 
tient  au  delà.  »  Ibid.  (Cf.  Voltaire,  Dialogues  philosophiques ,  2edial.) 

8.  [Mais  ils  sont  si.  [Mais.] 

9.  [Fortune.] 

10.  A  la  page  365  du  manuscrit. — [Avait  permis  qu']  au  moins  une 
[fût]  universelle. 

11.  [A  iouJeverse*.] 

12.  [De  générale.]  —  «  Mais  ils  sont  plaisants,  quand,  pour  donner 
quelque  certitude  aux  loix,  ils  disent  qu'il  y  en  a  auculnes  fermes,  per- 
pétuelles et  immuables,  qu'ils  nomment  naturelles,  qui  sont  empreintes 


SECTION  V.  217 

Le  larcin,  l'inceste,  le  meurtre  des'  enfants  et  des 
pères,  tout  a  eu  sa  place  entre  les  actions  vertueuses2. 
Se  peut-il  rien  de  plus  plaisant,  qu'un  homme  ait 
droit  de  me  tuer  parce  qu'il  demeure 3  au  delà  de  l'eau, 
et  que  son  prince  a  querelle  contre  le  mien,  quoique 
je  n'en  aie  aucune  avec  lui? 

Il  y  a  sans  doute  des  lois  naturelles;  mais  cette 
belle  raison4  corrompue  a  tout  corrompu5;  Nihil 
amplius  nostrum  est;  quod  nostrum  dicimus,  artis 
est6.  Ex  senatus  consultis  et  plebiscitis  criminel  excr- 


en  l'humain  genre  par  la  condition  de  leur  propre  essence  ;  et  de  celles-là, 
qui  en  fait  le  nombre  de  trois,  qui  de  quatre,  qui  plus,  qui  moins  :  signe 
que  c'est  une  marque  aussi  doubteuse  que  le  reste.  Or  ils  sont  si  desfor- 
tunez(car  comment  puis-je  nommer  cela,  sinon  desfortune,  que  d'un 
nombre  de  loix  si  infiny,  il  ne  s'en  rencontre  pas  au  moins  une  que 
la  fortune  et  témérité  du  sort  ayt  permis  estre  universellement  receue 
par  le  consentement  de  toutes  les  nations  ?),  ils  sont,  dis-ie,  si  misé- 
rables, que  de  ces  trois  ou  quatre  loix  choisies,  il  n'y  en  a  une  seule 
qui  ne  soit  contredicte  et  desadvouee,  non  par  une  nation,  mais  par 
plusieurs.  »  (/6«i.)  Cf.  VEntretien  avec  M.  de  Saci. 
i.   [Pères.] 

2.  «  Il  n'est  chose  en  quoy  le  monde  soit  si  divers  qu'en  coustumes 
et  loix  :  telle  chose  est  icy  abominable,  qui  apporte  recommandation 
ailleurs,  comme  en  Lacedemone  la  subtilité  de  desrobber,'  les  mariages 
entre  les  proches  sont  capitalement  deffendus  entre  nous,  ils  sont  ail- 
leurs en  honneur...  le  meurtre  des  enfants,  meurtre  des  pères...  il 
n'est  rien  en  somme  si  extrême  qui  ne  se  trouve  reçeu  par  l'usage  de 
quelque  nation.  »  (Ibid.~)  Pascal  avait  lu  également  dans  Charron  : 
<c  Combien  y  a-t-il  de  livres,  de  disputes,  d'opinions  contraires  en  la 
science  des  loix  et  des  polices?  Y  a-t-il  chose  si  vitieuse,  difforme  et 
condamnée  en  un  lieu,  fust-ce  perfidie,  larrecin,  inceste,  parricide 
qu'elle  ne  soit  licite,  voire  légitime  en  un  autre?»  Les  Trois  Vérités, 
II,  12  ;  Cf.  Sagesse,  lil,  io. 

3.  [A  l'autre.] 

4.  [Dogmatisante.] 

5.  [Elle  a  tout  examiné  et  gâté.] 

6.  «  Il  est  croyable  qu'il  y  a  des  loix  naturelles,  comme  il  se  veoid 
ez   aultres  créatures  :    mais  en  nous  elles  sont  perdues  j   cette  belle 


218  PENSÉES. 

centur1.  Ut  olim  vitiis,  sic  nunc  legibus  laboramus2 . 
3  De  cette  confusion  arrive  que  l'un  dit4  que  l'es- 
sence de  la  justice  est  l'autorité  du  législateur,  l'autre 
la  commodité  du  souverain5,  l'autre  la  coutume  pré- 
sente6; et  c'est  le  plus  sûr:  7rien,  suivant  la  seule 
raison,  n'est  juste  de  soi  ;  tout  branle  avec  le  temps 8. 
La  coutume  fait  toute  l'équité,  par  cette  seule  rai- 
son9 qu'elle  est  reçue;  c'est  le  fondement  mystique 
de  son  autorité10.    Qui  la    ramène  à  son  principe, 


raison  humaine  s'ingerant  par  tout  de  maistriser  et  commander, 
brouillant  et  confondant  le  visage  des  choses,  selon  sa  vanité  et 
inconstance;  nihil  itaque  amplius  nostrum  est  ;  quod  nostrum  dico ,  artis 
est.  »  Çlbid.')  La  citation  latine  est  empruntée  à  un  passage  de  Gicéron 
{de  Fin. ,  V,  21)  qui,  rétabli  avec  sa  vraie  ponctuation,  a  un  sens 
directement  opposé  :  Sed  virtutem  ipsam  [natura]  inchoavit  :  nihil  am- 
plius. Itaque  nostrum  est  (quod  nostrum  dico,  artis  est)  ad  ea  prin- 
cipia,  quse  accepimus,  consequentia  exquirere... 

1.  Sen.,  Ep.  q5,  ap.  Mont.,  III,  1,  Cf.  fr.  362  et  363. 

2.  Mont.,  III,  i3  :  «  Nous  avons  en  France  plus  de  loix  que  tout 
le  reste  du  monde  ensemble,  et  plus  qu'il  ne  fauldroit  à  régler  touts 
les  mondes  d'Épicurus.  »  Suit  la  citation  de  Tacite  (Ann.,  III,  26). 

3.  [Les  uns.] 

4.  [Qu'il  n'y  a  aucune.] 

5.  «  Protagoras  et  Ariston  ne  donnoient  aultre  essence  à  la  iustice 
des  loix,  que  l'auctorité  et  opinion  du  législateur  ;  et  que,  cela  mis  à 
part,  le  bon  et  l'honneste  perdoient  leurs  qualitez,  et  demeuroient  des 
noms  vains  de  choses  indifférentes  :  Tbrasymachus,  en  Platon  (Rep.  I, 
338)  estime  qu'il  n'y  a  point  d'aultre  droict  que  la  commodité  du 
supérieur.  »  (Apol.) 

6.  «  Et  de  ce  que  tiennent  aussi  les  cyrenaïques,  qu'il  n'y  a  rien 
de  iuste  de  soy  ;  que  les  coustumes  et  loix  forment  la  iustice.  » 
(Essais,  III,  xiir.) 

7.  [Rien  n'est  juste  [plus  juste  de  soi;  le  temps,]  —  Charron  avait 
déjà  reproduit  le  mot  de  Montaigne  (Sagesse,  II,  vin,  2). 

8.  [Les  lois.] 

9.  [Qu'elles  sont.] 

10.  Expression  ironique,  empruntée  d'ailleurs  à  Montaigne.  «  Or  les 
loix  se  maintiennent  en  crédit,  non  parce  qu'elles  sont  iusles,  mais 
parce  qu'elles  sont  loix  :   c'est  le  fondement  mystique  de  leur  aucto- 


SECTION  V.  219 

l'anéantit.  Rien  n'est  si  fautif  que  ces  lois  qui  re- 
dressent les  fautes  ;  qui  leur  obéit  parce  qu'elles  sont 
justes1,  obéit  à  la  justice  qu'il  imagine,  mais  non  pas 
à  l'essence  de  la  loi  :  elle  est  toute  ramassée2  en  soi  ; 
elle  est  loi,  et  rien  davantage.  Qui  voudra  en  exa- 
miner le  motif  le  trouvera  si  faible  et  si  léger,  que, 
s'il  n'est  accoutumé  à  contempler  les  prodiges  de 
l'imagination  humaine,  il  admirera  qu'un  siècle  lui 
ait  tant  acquis  de  pompe  et  de  révérence.  L'art  de 
fronder3,  bouleverser  les  Etats4,  est5  d'ébranler  les 
coutumes  établies6,    en  sondant  jusque   dans  leur, 


rite,  elles  n'en  ont  point  d'aultre  ;  qui  bien  leur  sert...  Il  n'est  rie» 
si  lourdement  et  largement  faultier,  que  les  loix  ;  ni  si  ordinairement. 
Quiconque  leur  obéît  parce  qu'elles  sont  iustes,  ne  leur  obéît  pas 
îustement  par  où  il  doibt.  »  (III,  xnr.)  Cf.  Apol.  «  Les  loix  prennent 
leur  auctorité  de  la  possession  et  de  l'usage  ;  il  est  dangereux  de  les 
ramener  à  leur  naissance  ;  elles  grossissent  et  s'annoblissent  en 
roulant,  comme  nos  rivières  ;  suyvez  les  contremont  iusques  à  leur 
source,  ce  n'est  qu'un  petit  sourgeon  d'eau  à  peine  recognoissable, 
qui  s'enorgueillit  ainsin  et  se  fortifie  en  vieillissant.  Veoyez  les  anciennes 
considérations  qui  ont  donné  le  premier  bransle  à  ce  fameux  torrent, 
plein  de  dignité,  d'horreur  et  révérence;  vous  les  trouverez  si  legieres 
et  si  délicates,  que  ces  gents  icy,  qui  poisent  tout  et  le  ramènent  à  la. 
raison,  et  qui  ne  receoivent  rien  par  auctorité  et  à  crédit,  il  n'est  pas 
merveille  s'ils  ont  leurs  iugements  souvent  très  esloingnez  des  iuge- 
mentspublicques.  » 

1.  [Ne  leur.] 

2.  Ramassée  en  surcharge. 

3.  Fronder ,  surcharge.  Fronder  est  ici  le  diminutif  de  boule- 
verser. Cf.  Scarron  :  «  Rincy,  méprisant  la  soupe  de  village,  entame 
un  pain,  le  trouve  dur  et  trop  rassis,  en  fronde  un  abricotier  voisin.  » 
(Lett.  OEuv.,  I,  3 io,  apud  Littré).  Retz  explique  par  un  motdeBachau- 
mont  l'origine  de  l'application  qui  a  été  faite  de  la  métaphore  à  l'op- 
position politique,  et  qui  est  demeurée  dans  la  langue. 

4.  [Est  [et  de  fronder.] 

5.  [De  reproduire  [rechercher  les  lois  fondamentales.] 

6.  [Pour.] 


220  PENSÉES. 

source1,  pour  marquer  leur  défaut  d'autorité  et  de 
justice2.  Il  faut,  dit-on,  recourir  aux  lois  fonda- 
mentales et  primitives  de  l'Etat3,  qu'une  coutume 
injuste  a  abolies  \  C'est  un  jeu  sûr  pour  tout  perdre  ; 
rien  ne  sera  juste  à  cette  balance5.  Cependant  le 
peuple  prête  aisément6  l'oreille  à  ces  discours7. 
Ils  secouent  le  joug8  dès  qu'ils  le  reconnaissent9  ;  et 


1.  [Leur  mangue]  d'autorité. 

2.  [Elles.]  La  phrase  suivante  en  surcharge. 

3.  [Pour.] 

4-  On,  ce  sont  les  Parlementaires.  Cf.  le  discours  du  président 
Le  Coigneux  dans  la  conférence  d'août  1647:  «  Sous  couleur  de  res- 
pecter la  coutume,  on  changeait  la  loi  fondamentale  de  l'Etat  »  (apud 
Sainte-Aulaire,  Histoire  de  la  Fronde,  ire  éd.,  t.  I,  p.  161).  Le 
i3  août  i648  le  duc  de  Valençay  promet,  au  nom  de  Mazarin,  de  «  rap- 
peler bientôt  toutes  les  anciennes  lois  de  la  monarchie  que  le  malheur 
des  temps  et  la  corruption  des  siècles  avaient  injustement  violées.  » 

5.  Cette  pensée  de  Pascal  va  rejoindre  directement  le  fameux 
passage  des  Mémoires  du  cardinal  de  Retz.  (Ed.  Feuillet,  t.  I,  p.  294.) 
«  Il  [le  Parlement]  gronda  sur  l'édit  du  tarif  ;  et  aussitôt  qu'il  eut  seu- 
lement murmuré,  tout  le  monde  s'éveilla.  On  chercha,  en  s'éveillant, 
comme  à  tâtons,  les  lois,  on  ne  les  trouva  plus.  L'on  s'effara,  l'on 
cria,  l'on  se  les  demanda,  et,  dans  cette  agitation,  les  questions  que 
les  explications  firent  naître,  d'obscures  qu'elles  étaient  et  vénérables 
par  leur  antiquité,  devinrent  problématiques,  et  de  là,  à  l'égard  de  la 
moitié  du  monde,  odieuses.  Le  peuple  entra  dans  le  sanctuaire  ;  il 
leva  le  voile  qui  doit  toujours  couvrir  tout  ce  que  l'on  peut  dire,  tout 
ce  que  l'on  peut  croire  du  droit  des  peuples  et  de  celui  des  rois,  qui 
ne  s'accordent  jamais  si  bien  ensemble  que  dans  le  silence.  La  salle  du 
palais  profana  ces  mystères.  » 

6.  A  la  page  366  du  manuscrit. 

7.  [Les...] 

8.  [Quand.] 

9.  Expression  de  Montaigne  au  début  de  V Apologie  :  «  Le  vulgaire. .. 
aprez  qu'on  luy  a  mis  en  main  la  hardiesse  de  mespriser  et  contre- 
rooller  les  opinions  qu'il  avoit  eues  en  extrême  révérence...  il  iecte 
tantost  aprez  ayseement  en  pareille  incertitude  toutes  les  aultres  pièces 
de  sa  créance...  et  secoue,  comme  un  ioug  tyrannique,  toutes  les 
impressions  qu'il  avoit  receues  par  l'auctorité  des  lois  ou  révérence 
de  l'ancien  usage.  »  Cf.  fr.  iq4. 


SECTION  V.  221 

les1  grands  en  profitent  à  sa  ruine,  et  à  celle  de 
ces  curieux  examinateurs2  des  coutumes  reçues3. 
C'est  pourquoi  le  plus  sage  des4  législateurs  disait 
que,  pour  le  bien  des6  hommes,  il  faut  souvent  les 
piper 6  ;  et  un  autre  bon  politique  :  Cum  verita- 
tem  qua  liberetur  ignoret,  expedit  quod  fallatur1 . 
Il  ne  faut  pas  qu'il  sente  la  vérité  de  l'usurpation8, 
elle  a  été  introduite  autrefois  sans  raison,  elle  est  de- 


1 .  [Princes.] 

2.  [Du  fondement]  des  coutumes  reçues  [et  des  lois  fondamentales 
d'autrefois.]  —  Association  de  mots  qui  se  trouvent  dans  Montaigne 
(III,  il):  «  Ils  examinent  curieusement  les  conséquences.  » 

3.  Port-Royal  avait  tiré  de  ce  long  fragment  deux  courts  extraits. 
L'un  sur  les  variations  de  la  justice,  l'autre  contre  la  Fronde,  qui 
commence  à  L'art  de  bouleverser  et  qui  se  termine  par  la  condamnation 
des  curieux  examinateurs  des  coutumes  reçues.  Il  avait  ajouté,  en 
guise  de  conclusion,  une  réflexion  qui  a  passé  de  là  dans  toutes  les 
éditions,  sauf  celle  de  M.  Molinier  :  «  Mais,  par  un  défaut  contraire, 
les  hommes  croient  pouvoir  faire  avec  justice  tout  ce  qui  n'est  pas 
sans  exemple.  » 

4.  [Politiques.] 

5.  [Peuples.] 

6.  Platon  —  que  Bossuet  appellera  de  même  le  plus  sage  des  philo- 
sophes—  :  «  il  dit  tout  destrousseement,  en  sa  Republique  «  que  pour 
le  proufît  des  hommes,  il  est  souvent  besoing  de  les  piper.  »  (Mont. 
Apol.)  Charron  rappelle  ce  souvenir  dans  la  Sagesse  (III,  II,   9). 

7.  Souvenir  d'une  citation  que  fait  Montaigne  d'après  saint  Augustin. 
(Cité  de  Dieu,  IV,  27.)  «  Voicy  l'excuse  que  nous  donnent,  sur  la 
considération  de  ce  subject,  Scevola,  grand  pontife,  et  Yarron,  grand 
théologien  en  leur  temps  :  «  Qu'il  est  besoing  que  le  peuple  ignore 
beaucoup  de  choses  vrayes,  et  en  croye  beaucoup  de  faulses  :  Cum 
veritatem,  qua  liberetur,  inquirat  ;  credatur  ei  expedire,  quod  fallitur .  » 
(ApolJ) — Gomme  le  fait  remarquer  Havet,  Montaigne  attribue  à 
Yarron  une  réflexion  ironique  de  saint  Augustin  :  «  Prœclara  religio 
quo  confugi  at  liberandus  infirmus,  et  cum  veritatem,  qua  liberetur, 
inquirat,  credatur  ei  expedire  quod  fallitur.  » 

8.  [De  telle  coutume]  introduite  autrefois  sans  raison  [il  est  main- 
tenant] devenu  raisonnable  [de  l'observer.] 


222  PENSÉES. 

venue  raisonnable;  il  faut  la  faire  regarder  comme* 
authentique,  éternelle,  et2  en  cacher  le  commence- 
ment si  on  ne  veut  qu'elle  ne  prenne  bientôt  fin. 

Mien,  tien3.  Ce  chien  est  à  moi,  disaient  ces 
pauvres  enfants4;  c'est  là  ma  place  au  soleil.  — 
Voilà  le  commencement  et  l'image  de  l'usurpation 
de  toute  la  terre5. 


1.  [Éternelle  sans  origine.] 

2.  \Sans]  commencement. 


295 


Cf.  B.,  19;  C,  38;  P.  R.,  XXXI,  a5;  Bos.,  I,  rx,  53;    Faug.,  I,  186  • 
Hav.,  VI,  5o;  Mol.,  I,  io3  ;  Mich.,  2o3. 

3.  ((  Platon  escrit  que  la  cité  est  bien  heureuse  et  bien  ordonnée 
là  où  on  n'entend  point  dire  :  «  Cela  est  mien,  cela  n'est  pas 
mien.  »  (Plutarque,  Préc.  du  mariage,  XX,  trad.  Amyot).  CL 
Régnier,  Sat.  VI,  n5  : 

Lors  ùu  tien  et  du  mien,  naquirent  les  procès. 

iVoir  aussi  La  Fontaine  (Fables,  VI,  20)  et  Boileau  (Sat.  XI,  168). 

4«   [Voilà  le  commencement  et  l'image.] 

5.  Le  texte  de  cette  pensée  est  assez  incohérent  ;  cela  paraît  tenir, 
d'après  l'examen  du  manuscrit,  à  ce  que  Pascal  aurait  en  écrivant 
ajouté  à  sa  première  phrase  :  ce  chien  est  à  moi,  qui  était  d'abord 
suivie  de  celle-ci  :  voilà  le  commencement,  un  second  membre  :  c'est  là 
ma  place  au  soleil.  L'incohérence  disparaîtrait  si  l'on  substituait  au 
chien  le  mot  coin  ;  mais  l'auteur  de  cette  très  ingénieuse  conjecture, 
M.  Salomon  Reinach,  a  le  premier  reconnu  qu'en  l'état  du  manu- 
scrit l'éditur  ede  Pascal  n'avait  pas  le  droit  d'opérer  une  telle  substi- 
tution. —  Quant  au  fond,  Chateaubriand  y  a  vu  avec  raison  le  germe 
des  idées  développées  par  Rousseau  dans  le  Discours  sur  l'inégalité  des 
conditions  humaines  :  «  Le  premier  qui,  ayant  enclos  un  terrain, 
s'avisa  de  dire  :  Ceci  est  à  moi,  et  trouva  des  gens  assez  simples  pour 
le  croire,  fut  le  vrai  fondateur  de  la  société  civile.  Que  de  crimes,  de 
guerres,  de  meurtres,  que  de  misères  et  d'horreurs  n'eût  point  épar- 
gnés au  genre  humain  celui  qui,  arrachant  les  pieux  ou  comblant  ie 


SECTION  V.  223 

67]  296 

Quand  il  est  question  de  juger  si  on  doit  faire  la 
guerre  et  tuer  tant  d'hommes1,  condamner  tant 
d'Espagnols  à  la  mort,  c'est  un  homme  seul  qui  en 
juge,  et  encore  intéressé:  ce  devrait  être  un  tiers 
indifférent2. 

4o6]  397 

Verijuris*.  Nous  n'en  avonsplus  :  si  nous  en  avions, 
nous  ne  prendrions  pas  pour  règle  de  justice  de* 

fossé,  eût  crié  à  ses  semblables  :  Gardez-vous  d'écouter  cet  imposteur  ; 
vous  êtes  perdus  si  vous  oubliez  que  les  fruits  sont  à  tous,  et  que  la 
terre  n'est  à  personne.  »  Mais  il  faut  prendre  garde  aussi  que  ce 
rapprochement  ne  nous  entraîne  à  forcer  la  pensée  de  Pascal  :: 
Rousseau  s'indigne  contre  une  injustice  préméditée  ;  Pascal  constate 
une  nécessité  sociale  ;  pour  lui  la  propriété  n'est  pas  de  droit  absolu, 
mais  elle  est  liée  à  la  condition  humaine,  puisque  les  plus  misé- 
rables commettent  cette  «  usurpation  »  de  vivre  et  d'avoir  leur  place 
au  soleil.  —  Il  est  à  noter  que  cette  pensée  figure  dans  l'édition  de, 
Port-Royal. 

2g6 

Cf.  B.,  16;  C,  35;  Bos.,  I,  ix,  12;  Faug.,  I,  187;  Hav.,  VI,  9;  Mol., 
I,  99;  Migh.,  190. 

1.  Condamner...  mort  ajouté  à  la  marge  au  crayon. 

2.  Cette  pensée  profonde,  que  Pascal  jette  ici  en  passant  et  par; 
manière  de  boutade,  contient  le  principe  de  l'arbitrage  international 
qui  a  déjà  reçu  de  notre  temps  d'éclatantes  consécrations  et  qui  est 
appelé  à  transformer  le  cours  de  la  civilisation. 

297 

Cf.  B.,  33;  C,  4g;  Faog.,  II,  ia9;  Mol.,  I,  98;  Mich.,  645. 

3.  «  La  iustice  en  soy,  naturelle  et  universelle,  est  aultrement 
réglée,  et  plus  noblement  que  n'est  cette  aultre  iustice  spéciale^ 
nationale,  contraincte  au  besoing  de  nos  polices.  Veri  iuris  germanœque 
iustitiœ  solidam  et  expressam  effigiem  nullam  tenemus  ;  umbra  et  imagi- 
nibus  utimur.  »  (Montaigne,  III,  i.)La  citation  latine  est  de  Cicéron, 
de  OJJlclis  III,  17,  Guarron  l'avait  reprise  dans  la  Sagesse  (III,  v,  3.) 

4.  [Faire.] 


22i  PENSEES. 

suivre  les  mœurs  de  son  pays.  C'est  là  que  ne  pou- 
vant1 trouver  le  juste,  on  a  trouvé  le  fort,  etc. 

169]  298 

Justice,  force.  —  Il  est  juste  que  ce  qui  est  juste 
soit  suivi,  il  est  nécessaire  que  ce  qui  est  le  plus  fort 
soit  suivi2.  La  justice  sans  la  force  est  impuissante  ; 
la  force  sans  la  justice  est  tyrannique.  La  justice  sans 
force  est  contredite3,  parce  qu'il  y  a  toujours  des 
méchants  ;  la  force  sans  la  justice  est  accusée.  Il  faut 
donc  mettre  ensemble  la  justice  et  la  force  ;  et  pour 
cela  faire  que  ce  qui  est  juste  soit  fort,  ou  que  ce  qui 
est  fort  soit  juste*. 

La  justice  est  sujette  à  dispute  ;  la  force  est  très 
reconnaissante  et  sans  dispute.  Ainsi  on  n'a  pu 
donner  la  force  à  la  justice,  parce  que  la  force  a  con- 
tredit la  justice  et  a  dit  qu'elle  était  injuste,  et  a  dit 
que  c'était  elle  qui  était  juste.  Et  ainsi  ne  pouvant 
faire5  que  ce  qui  est  juste  fût  fort,  on  a  fait  que  ce 
qui  est  fort  fût  juste. 

i651  299 

Les  seules  règles  universelles  sont  les  lois  du  pays 


1.  [Faire]  le  juste  [fort.] 

298 

Cf.  B.,   36  bis;   C,   55;  Bos.,  I,  ix,    9;    Faug.,  II,    i3A  ;  Hat.,  VI,  8; 
Mol.,  I,  100;  Mich.,  4n. 

2.  [Si  la  justice  était.] 

3.  [Par  les]  méchants. 
[\ .  [Mais  la  7'ustioe.J 

5.  [Croire.] 

299 

Cf.  B.,  3i;  C,  47;  Bos.,  I,   ix,  7  et  8  ;   Faug.,  II,  i34;  Hav.,  VI,  7; 
Mol.,  I,  ioo;  Mich.,  Uok- 


SECTION  V.  225 

aux  choses  ordinaires,  et  la  pluralité  aux  autres. 
D'où  vient  cela  ?  de  la  force  qui  y  est.  Et  de  là  vient 
que  les  rois,  qui  ont  la  force  d'ailleurs,  ne  suivent 
pas  la  pluralité  de  leurs  ministres. 

Sans  doute,  l'égalité  des  biens  est  juste  ;  mais1,  ne 
pouvant  faire  qu'il  soit  force  d'obéir  à2  la  justice,  on 
a  fait  qu'il  soit  juste  d'obéir  à  la  force  ;  ne  pouvant 
fortifier  la  justice,  on  a  justifié  la  force,  afin  que  le 
juste  et  le  fort  fussent  ensemble,  et  que  la  paix  fût,1 
qui  est  le  souverain  bien. 

453]  300 

((  Quand  le  fort  armé  possède  son  bien5,  ce  qu'il 
possède  est  en  paix4.  » 

429]  301 

5 Pourquoi  suit-on  la  pluralité?  est-ce  à  cause  qu'ils 
ont  plus  de6  raison?  non,  mais  plus  de  force. 

Pourquoi  suit-on  les  anciennes  lois  et  anciennes 
opinions?  est-ce  qu'elles  sont  les  plus  saines?  non, 

1.  Le  début  du  paragraphe  en  surcharge. 

2.  A,  en  surcharge. 

300 
Cf.  Faug.,  ÎI,  i34;  Mol.,  II,  i53;  I.Iicn.,  8o3. 

3.  [Son  bien  sera.] 

4.  S.  Luc,  XI,  21  :  Cum  forlis  armaius  custodit  atrium  suum,  in  pace 
surit  ea  quse  possidet. 

301 

Cf.  B.,  38i;  C.,  34o;  Bos.,  I,  vin,  5;  Faug.,  TT,  i33;  Hat.,  V,  h  ;  Mol., 
I,  101  ;  Mica.,  711. 

5.  Les  Copies  donnent  en  titre  :  Force. 

6.  De  en  surcharge. 

PENSÉES.  Il  —  15 


226  PENSÉES. 

mais  elles  sont1  uniques,  et  nous  ôtent  la  racine  de 
la  diversité  \ 

**44i]  302 

...  C'est  l'effet  de  la  force,  non  de  la  coutume; 
car  ceux  qui  sont  capables  d'inventer  sont  rares  ; 
les  plus  forts  en  nombre  ne  veulent  que  suivre,  et 
refusent  la  gloire  à  ces  inventeurs  qui  la  cherchent 
par  leurs  inventions  ;  et  s'ils  s'obstinent  à  la  vouloir 
obtenir,  et  à  mépriser  ceux  qui  n'inventent  pas,  les 
autres3  leur  donneront  des  noms  ridicules,  leur  don- 
neraient des  coups  de  bâton.  Qu'on  ne4  se  pique 
donc  pas  de  cette  subtilité,  ou  qu'on  se  contente  en 
soi-même. 

143]  303 

La  force  est  la  reine  du  monde,  et  non  pas  l'opi- 
nion %   —  Mais  l'opinion  est  celle  qui  use  de   la 


1.  [Les.] 

2.  Voir  au  fr.  878  (section  XIY)  l'application  que  Pascal  fait  de  ce 
principe  au  pouvoir  civil  et  au  pouvoir  religieux. 

302 

Cf.  B.,  33;  G.,  3o;  P.  R.,  XXXI,  11;  Bos.,  I,  vm,  20;  Faug.,  I,  3i3; 
Hat.,  V,  19;  Mol.,1,  io3;  Mich.,  758. 

3.  Leur...  ridicules,  addition  de  la  main  de  Pascal. 

[\.  Se  pique  donc  pas  de  cette  subtilité,  correction  de  Pascal  qui  avait 
d'abord  dicté  :  [qu'on  ne  change  donc  rien]. 

303 
Cf.  B.,  335;  G.,  287;  Faug.,  I,  2i3;    IIay.,   XXIV,  91;  Mot.,   I,  83; 
Mich.,  355. 

5.  Nous  introduisons  dans  ce   fragment  des  tirets  que  les  éditeurs 
précédents  ont  jugés  inutiles  ;  niais,  comme  ils  n'ont  pas  expliqué  la 


SECTION  V.  227 

force1.  —  C'est  la  force  qui  fait  l'opinion:  la  mol- 
lesse est  belle,  selon  notre  opinion;  pourquoi?  parce 
que  qui  voudra  danser  sur  la  corde  sera  seul2  ;  et  je 
ferai  une  cabale3  plus  forte,  de  gens  qui  diront  que 
cela  n'est  pas  beau4. 

269]  304 

Les  cordes  qui  [attachent] 5  le  respect  des  uns  envers 
les  autres,  en  général,  sont  cordes  de  nécessité;  car 
il  faut  qu'il  y  ait  différents  degrés  6,  tous  les  hommes 
voulant  dominer,  et  tous  ne  le  pouvant  pas.  mais 
quelques-uns  le  pouvant. 

Figurons-nous  donc  que  nous  les  voyons  commen- 


pensée  de  Pascal,  nous  ne  savons  quel  sens  ils  lui  donnaient.  La 
seconde  phrase  nous  semble  en  contradiction  à  la  fois  avec  celle  qui 
précède  et  avec  celle  qui  suit  :  il  faut  donc  qu'elle  soit  une  objec- 
tion à  la  première  affirmation,  objection  à  laquelle  il  est  ensuite 
répondu. 

1.  [Contre.] 

2.  Souvenir  d'Épictète,  Diss.,  III,  12  :  «  Se  promener  sur  la  corde 
est  chose  difficile  et  dangereuse.  Faut-il  me  promener  sur  la  corde?  » 

3.  Pascal  qui  emploie  ailleurs  (fr.  6/12)  le  mot  au  sens  technique 
l'avait  déjà  pris  dans  son  acception  vïflgaire  pour  désigner  Port-Royal 
lui-même  :  «  Vous  soutenez  que  Port-Royal  forme  une  cabale  secrète 
pour  ruiner  le  mystère  de  l'Incarnation.  »  (Seizième  Provinciale.) 

l\.  MM.  Molinier  et  Michaut  lisent  séant. 

304 

Cf.  B.,  429;    G.,  floo;   Bos.,  I,  ix,  65;   Faug.,  I,  182;   Hav.,  VI,  62  ; 
Mol.,  I,  83;  Mich.,  548. 

5.  [Ce  qui]  attache.  —  En  remplaçant  ce  par  les  cordes,  Pascal  n'a  pas 
corrigé  le  verbe.  M.  Molinier  lit  qu'attache  ;  mais  il  semble  qu'il  faille 
avec  M.  Michaut  conserver  l'ancien  texte.  Le  respect  est,  non  cause, 
mais  effet  du  lien  qui  est  fondé  sur  la  nécessité  ;  cordes  de  nécessité 
veut  dire  :  cordes  nées  de  la  nécessité.  Cf.  le  dernier  paragraphe  de 
ce  fragment. 

6.  [Mais  puisque.] 


228  PENSÉES. 

cer  à  se  former.  Il  est  sans  douté  qu'ils  se  battront 
jusqu'à  ce  que  la  plus  forte  partie  opprime  la  plus 
faible,  et  qu'enfin  il  y  ait  un  parti  dominant.  Mais 
quand  cela  est  une  fois  déterminé,  alors  les  maîtres, 
qui  ne  veulent  pas  que  la  guerre  continue,  ordon- 
nent que  la  force  qui  est  entre  leurs  mains  succé- 
dera1 comme  il  leur  plaît  ;  les  uns  la  remettent  à 
l'élection  des  peuples,  les  autres  à  la  succession  de 
naissance,  etc. 

Et  c'est  là  où  l'imagination  commence  à  jouer  son 
rôle.  Jusque-là  le  pouvoir  foroe  le  fait  :  ici  c'est  la 
force  qui  se  tient  par  l'imagination  en  un  certain 
parti,  en  France  des  gentilshommes,  en  Suisse  des 
roturiers,  etc. 

Ces2  cordes  qui  attachent  donc  le  respect  à  tel  et  à 
tel  en  particulier,  sont  des  cordes  d'imagination3. 

*i]  305 

Les  Suisses  s'offensent  d'être  dits  gentilshommes4, 

1 .  [Non  aux  plus  vertueux.] 

2.  [Liens.] 

3.  Il  faut  qu'il  y  ait  une  hiérarchie  entre  les  hommes,  il  faut  que  je 
respecte  quelqu'un  ;  mais  qui  respecterai-je  ?  c'est  ce  que  la  nécessité 
ne  suffît  pas  à  déterminer.  Elle  m'impose,  à  moi  sujet,  le  devoir  du 
respect,  comme  condition  de  la  paix  sociale  ;  elle  ne  donne  à  per- 
sonne le  droit  au  respect  ;  ce  droit  ne  peut  être  établi  qu'arbitraire- 
ment, par  l'imagination,  et  la  coutume  finit  par  lui  donner  une 
apparente  nécessité,  dont  le  peuple  est  dupe.  Et  il  est  bon  qu'il  soit 
dupe  si,  apercevant  la  fragilité  des  liens  d'imagination,  il  était  tenté 
de  briser  en  même  temps  les  liens  de  nécessité.  ' 

305 
Cf.  B.,  a;  C,  3s  ;  Bos.,  I,  tiii,  9;  Facg.,  I,  i85  ;  Hav.,  V,  8;  Mol., 
I,  99  ;  Mich.,  /,3. 

4.  Quoique  Voltaire  dans  ses  Remarques  de  1778  accuse  Pascal  d'être 


SECTION  V.  229 

et  prouvent  leur  roture  de  race  pour  être  jugés  dignes 
des  grands  emplois. 

167]  306 

Gomme  les  duchés  et  royautés  et  magistratures  ' 
sont  réelles 2  et  nécessaires  (à  cause  de  ce  que  la  force 
règle  tout),  il  y  en  a  partout  et  toujours;  mais 
parce  que  ce  n'est  que  fantaisie  qui  fait  qu'un  tel 
ou  tel  le  soit,  cela  n'est  pas  constant,  cela  est  sujet 
à  varier,  etc. 

a83]  307 

Le  chancelier  est  grave  et  revêtu  d'ornements,  car 
son  poste  est  faux  ;  et  non  le  roi  :  il  a  la  force,  il 
n'a  que  faire  de  l'imagination.  Les  juges,  méde- 
cins, etc.,  n'ont  que  l'imagination3. 


très  mal  informé  à  cet  égard,  il  confirme  le  fait  par  ces  mots  :  «  Il 
faut  même  à  Bàle  renonoer  à  sa  noblesse  pour  entrer  dans  le  Sénat.  » 
Cf.  Essais  sur  les  mœurs,  ch.  sur  la  Noblesse.  —  M.  Gidel  cite  une  note 
d'un  contemporain  de  Pascal,  secrétaire  des  commandements  de  la 
reine  Christine,  Urbain  Chevreau  :  «  Dans  quelques  royaumes  et 
dans  quelques  républiques  un  noble  n'est  point  déshonoré  par  le  com- 
merce, et  dans  certaines  villes  d'Allemagne,  pour  être  reçu  premier 
magistrat,  on  est  obligé  de  justifier  sa  roture  de  quatre  ou  cinq  races 
de  père  et  de  mère.  »  (Chevrœana,  p.  33g.) 

306 

Cf.  B.,  397;  C,  37i;  Faog.,  II,  i35;  Hav.,  VI,  6a  bis;  Mol.,  I,  n5; 
Mich.,  Â07. 

1 .  Et  magistratures  en  surcharge. 

2.  Réelles,  c'est-à-dire  donnant  un  pouvoir  réel. 

307 

Cf.  B.}  33;  C,  29;  Faug.,  II,  91  note;  Hav.,   III,  3  bis;  Mot,.,   I,  83; 
Mich.,  58o. 

3.  Cf.  fr.  82. 


230  PENSÉES. 

*8i]  308 

La  coutume  de  voir  les  rois  accompagnés  de 
gardes,  de  tambours,  d'officiers,  et  de  toutes  les  choses 
qui  ploient  la  machine  vers  le  respect  et  la  ter 
reur,  [Jait]  l  que  leur  visage,  quand  il  est  quelquefois 
seul  et  sans  ces  accompagnements,  imprime2  dans 
leurs  sujets  le  respect  et  la  terreur,  parce  qu'on  ne 
sépare  point  dans  la  pensée  leurs  personnes  d'avec 
leurs  suites,  qu'on  y  voit  d'ordinaire  jointes.  Et  le 
monde,  qui  ne  sait  pas  que  cet  effet  vient  de  cette 
coutume,  croit  qu'il  vient  dune  force  naturelle  ;  et 
de  là  viennent  ces  mots  :  Le  caractère  de  la  Divi- 
nité3 est  empreint  sur  son  visage,  etc.4 


308 

Cf.  B.,  6;  G.,  19;  Bos.,  I.,  vm,  8;  Fadg.,  I,  182  ;   Hav.,  V,  7  ;   Mol., 
I,  S  2  ;  Mich.,  229. 

1.  Font  a  été  écrit  sous  la  dictée  de  Pascal.  —  Cf.  Mont.,  III,  vm  : 
«  Ce  que  i'adore  moy  mesme  aux  roys,  c'est  la  foule  de  leurs  adora- 
teurs :  toute  inclination  et  soubmission  leur  est  deue,  sauf  celle  de  l'en- 
tendement ;  ma  raison  n'est  pas  duicte  à  se  courber  et  fléchir,  ce  sont 
mes  genoux.  »  Et  dans  le  même  Essai  :  «  Les  sens  sont  mes  propres 
et  premiers  iuges,  qui  n'apperceoivent  les  choses  que  parles  accidents 
externes:  et  n'est  pas  merveille,  si,  en  toutes  les  pièces  du  service  de 
nostre  société,  il  y  a  un  si  perpétuel  et  universel  meslange  de  cerimo- 
nies  et  apparences  superficielles  j  si  que  la  meilleure  et  plus  effectuelle 
part  des  polices  consiste  en  cela.  C'est  tousiours  à  l'homme  que  nous 
avons  affaire,  duquel  la  condition  est  merveilleusement  corporelle.  » 

2.  [Dans  ceux  qui  ont.] 

3.  L'expression  se  trouve  dans  Montaigne  :  «  Le  créateur  a  laissé 
en  ces  haults  ouvrages  le  charactere  de  la  divinité.  »  Cf.  Bossuet  : 
«  Elle  porte  le  caractère  de  la  main  de  Dieu.  »  Disc,  sur  i'liisL. 
uni».,  II,  i3  (Cf.  Littré).  Voir  le  fr.  44i. 

4.  Pascal  qui  a  suivi  de  près  la  Fronde  parlementaire  se  rappelait-il 
ces  mots  (consignés  dans  le  Journal  publié  en  1649)  d'une  harangue 
du  premier  président  de  la  Cour  des  Aides  Jacques  Amelot  au  prince 


SECTION  V.  23* 

♦73]  309 

Justice.  —   Comme   la  mode   fait    l'agrément1, 
aussi  fait-elle  la  justice. 

iC3]  3xo 

Roi  et  tyran. 


de  Gonti  ?  «  Dieu  ne  leur  [aux  princes]  avait  pas  donné  seulement  là 
conduite  de  la  terre...  mais  il  avait  encore  imprimé  dans  leurs  visages 
une  certaine  majesté  qui  les  élève  au-dessus  du  commun  des  hommes, 
et  qui  les  fait  respecter.  Qu'ils  devaient  prendre  garde  de  ne  pas 
effacer  cette  image  et  ce  caractère...  »  (Histoire  du  temps,  p.  44). 

309 
Cf.  B.,  19:  G.,  37;  Bos.,  I,  k,  5;  Facg.,  II,  i3a;  Hav.,  VI,  5  ;  Mol., 

I,   96;    MlCH  ,    304. 

1.  Cf.  Discours  sur  les  passions  de  l'amour.  «  Il  y  a  un  siècle  pour 
les  blondes,   un   autre  pour  les  brunes,  et  le  partage  qu'il  y  a  entre 
les  femmes  sur  l'estime  des  unes  ou  des  autres  fait  aussi  le  partage 
entre  les  hommes  dans  un  même  temps  sur  les  unes  et  sur  les  autres. 
La  mode  même  et  les  pays  règlent  souvent  ce  que  l'on  appelle  beauté.; 
C'est  une  chose  étrange  que  la  coutume  se  mêle  si  fort  de  nos  pas- 
sions. »  Par  cette  expression  :  la  mode  et  les  pays,  on  voit  que  Pascal 
distingue  la  mode  qui  varie  avec  les  années  et  la  coutume  qui  varie 
avec  lespavs.  On  sait  quel  parti  un  sociologue  contemporain,  M.  Tarde,; 
a  tiré  dans  les  lois  de  l'Imitation  de  cette  distinction  entre  la  coutum^ 
qui  est  une  imitation  des  ancêtres,  une  propagation  de  l'habitude  à, 
travers  les   générations  dans   le  temps,  et  la  mode  qui  est  une  imita- 
tion des  contemporains,    une  propagation  de   l'habitude  à  travers  les 
peuples  dans  l'espace.  L'attrait  de  la  nouveauté  fait  l'agrément  de  la 
mode  ;  mais  le  respect  de  l'antiquité  et  de  la  stabilité  s'attachent  à  la 
coutume   qui   prend  ainsi   une  sorte    de  valeur  morale  ;  la  coutume 
paraîtra   plus  facilement  juste   que  la   mode.   Cependant  il  y  a  des 
modes  pour  les  idées,  qui  font  concevoir  la  justice  de  telle  façon  par- 
ticulière ou  de  telle  autre,  et  ainsi  Pascal  complète  ses  réflexions 
précédentes  sur  la  toute-puissance  de  la  coutume. 

310 

Cf.  B.,  4»;  C,  38q;  Faug.,  I,  234;  Hav.,  XXV,  206;  XXIV,  90  bis* 
XXV,  119  et  XXV,  22;  Mol.,   I,  109;  I,  121  et  I,  xo4  ;  Mica.,  392. 


232  PENSÉES. 

J'aurai  aussi  mes  pensées  de  derrière  la  tête. 

Je  prendrai  garde  à  chaque  voyage. 

Grandeur  d'établissement,  respect  d'établisse- 
ment ' . 

Le  plaisir  des  grands  est  de  pouvoir  faire  des 
heureux. 

Le  propre  de  la  richesse  est  d'être  donnée  libéra- 
lement2. 


i.  Ces  lignes  sont  peut-être  des  notes  en  vue  des  Discours  sur  la 
condition  des  Grands:  ils  sont  en  tout  cas  commentés  dans  le  déve- 
loppement que  nous  en  a  conservé  Nicole.  L'homme  qui  a  été  pris 
par  erreur  pour  le  roi  de  l'île  inconnue  «  songeait,  en  même  temps 
qu'il  recevait  ces  respects,  qu'il  n'était  pas  ce  roi  que  ce  peuple  cher- 
chait, et  que  ce  royaume  ne  lui  appartenait  pas.  Ainsi  il  avait  une 
double  pensée  :  l'urne  par  laquelle  il  agissait  en  roi,  l'autre  par 
laquelle  il  reconnaissait  son  état  véritable,  et  que  ce  n'était  que  le 
hasard  qui  l'avait  mis  en  la  place  où  il  était.  Il  cachait  cette  dernière 
pensée,  et  il  découvrait  l'autre.  C'était  par  la  première  qu'il  traitait 
avec  le  peuple,  et  par  la  dernière  qu'il  traitait  avec  soi-même  ». 
(iop  discours).  Il  traitait  avec  le  peuple  comme  s'il  avait  été  un 
roi  légitime,  tandis  qu'avec  lui-même  il  se  considérait  comme  un 
tyran.  (Pour  cette  distinction,  cf.  le  fr.  336).  —  La  ligne  suivante  : 
«  Je  prendrai  garde  à  chaque  voyage  »  n'est-elle  pas  également  une 
indication  pour  les  Discours,  l'esquisse  des  recommandations  que  le 
personnage  introduit  par  Pascal  devait  se  faire  à  lui-même?  —  Enfin 
les  mots  «.  Grandeur  d'établissement,  respect  d'établissement  »  sont  lon- 
guement expliqués  dans  ce  premier  Discours  :  «  Il  y  a  dans  le  monde 
deux  sortes  de  grandeurs  ;  car  il  y  a  des  grandeurs  d'établissement  et 
des  grandeurs  naturelles.  Les  grandeurs  d'établissement  dépendent  de 
la  volonté  des  hommes,  qui  ont  cru  avec  raison  devoir  honorer  cer- 
tains états  et  y  attacher  certains  respects.  Les  dignités  et  la  noblesse 
[sont  de  ce  genre.  Aux  grandeurs  d'établissement,  nous  leur  devons 
'des  respects  d'établissement,  c'est-à-dire  certaines  cérémonies  exté- 
rieures qui  doivent  être  néanmoins  accompagnées,  selon  la  raison, 
d'une  reconnaissance  intérieure  de  la  justice  de  cet  ordre,  mais  qui 
ne  nous  font  pas  concevoir  quelque  réalité  réelle  en  ceux  que  nous 
honorons  de  cette  sorte.  »  Cf.  le  Traité  de  la  Grandeur  de  Nicole,  en 
particulier  ire  part.,  ch.  iv. 

2.  Cf.  3e  Discours  :  «   Ce   n'est  point   votre  force  et  votre  puis- 


SECTION  V.  233 

Le  propre  de  chaque  chose  doit  être  cherché.  Le 
propre  de  la  puissance  est  de  protéger. 

Quand  la1  force  attaque  la  grimace,  quand  un 
simple 2  soldat 3  prend  le  honnet  carré  d'un  premier 
président,  et  le  fait  voler  par  la  fenêtre  *. 

*i64]  310  bis 

Obéissance  —  de  fantaisie8. 

427]  311 

L'empire   fondé    sur 6  l'opinion  et  l'imagination 

sance  naturelle  qui  vous  assujettit  toutes  ces  personnes.  Ne  prétendez 
donc  point  les  dominer  par  la  force,  ni  les  traiter  avec  dureté.  Con- 
tentez leurs  justes  désirs;  soulagez  leurs  nécessités;  mettez  votre 
plaisir  à  être  bienfaisant,  avancez-les  autant  que  yous  le  pourrez,  et 
vous  agirez  en  vrai  roi  de  concupiscence.  » 

1.  [Grimace.] 

2.  Simple  en  surcharge. 

3.  [Fait  voler  par.] 

4.  Souvenir  de  la  Satire  Ménippée.  «  Il  n'y  a  ni  bonnet  quarré, 
ni  bourrelet  que  je  ne  fasse  voler.  »  Passage  de  la  harangue  du  sieur 
de  Rieux,  cité  par  M.  Molinier.  —  Quand  la  force  attaque  la  gri- 
mace, elle  fait  bien  voir  que  la  puissance  de  la  grimace  est  empruntée 
et  tout  imaginaire,  mais  en  même  temps  elle  excède  sa  puissance 
propre,  qui  est  de  protéger,  et  c'est  pourquoi  l'ordre  de  la  société  est 
détruit. 

3x0  bis 

5.  Note  que  nous  avons  retrouvée  au  verso  de  la  page  i63  où  est  le 
fragment  010.  «  Un  autre  tour  d'imagination  dans  ceux  qui  ont  fait 
les  lois  vous  aurait  rendu  pauvre  :  et  ce  n'est  que  cette  rencontre  du 
hasard  qui  vous  a  fait  naître,  avec  la  fantaisie  des  lois  favorables  à 
votre  égard,  qui  vous  met  en  possession  de  tous  ces  biens.  »  (icr  Dis- 
cours.*) 

3" 

Cf.  B.,  37o;  G.,  3a7  ;  Bos.,T,  vm,  G;  Faug.,  II,  i33;  Hav.,  V,  5;  Mol., 
I,  83;  Micu.,  G97. 

6.  L'opinion  et  en  surcharge. 


234  PENSÉES. 

règne  quelque  temps,  et  cet  empire  est  doux  et 
volontaire  ;  celui  de  la  force  règne  toujours.  Ainsi 
l'opinion  est  comme  la  reine  du  monde,  mais  la 
force  en  est  le  tyran  *. 

Première  copie  366]  31a 

La  justice  est  ce  qui  est  établi  ;  et  ainsi  toutes  nos 
lois  établies  seront  nécessairement  tenues  pour  justes 
sans  être  examinées,  puisqu'elles  sont  établies2. 


1.  A  comparer  cette  conclusion  avec  les  deux  assertions,  l'une  du 
fr.  i5  :  «  Eloquence  qui  persuade  par  douceur,  non  par  empire,  en 
tyran,  non  en  roi  »,  l'autre  du  fr.  3o3  :  «  La  force  est  la  reine  du 
monde,  et  non  pas  l'opinion  »,  il  semble  que  la  distinction  pascalienne 
entre  roi  et  tyran,  qui  s'y  trouve  impliquée,  ait  subi  quelque  variation 
dans  l'application.  La  force,  qui  est  ici  le  tyran,  est  considérée  ailleurs 
comme  la  reine,  et  l'empire  de  l'opinion  qui  est  doux  et  volontaire 
deviendrait  dans  le  domaine  de  l'éloquence  une  tyrannie.  Mais  Pascal 
lui-même  fournit  aisément  la  solution  de  la  difficulté  :  «  La  tyrannie 
est  de  vouloir  avoir  par  une  voie  ce  qu'on  ne  peut  avoir  que  par  une 
autre.  On  rend  différents  devoirs  aux  différents  mérites  :  devoir 
d'amour  à  l'agrément  ;  devoir  de  crainte  à  la  force  ;  devoir  de  créance 
à  la  science.  »  (Fr.  332.)  L'éloquence,  qui  emporte  par  l'agrément 
la  créance  due  à  la  science  seule,  qui  fait  aimer  au  lieu  de  faire 
comprendre,  est  donc  tyrannique.  Quant  à  la  force,  elle  est  la 
reine  du  monde,  en  ce  sens  que  son  pouvoir  est  effectif,  essentiel,  par 
opposition  à  la  vanité  du  respect  fondé  sur  la  coutume  j  mais  elle  est 
le  tyran  si  l'empire  du  monde  doit  être  la  domination  des  cœurs,  le 
consentement  volontaire  des  gouvernés  aux  gouvernants. 

312 

Cf.  C,  3a3;   Bos.,  I,  ix,  6;  Faug.,  II,  i32;  Hat.,  VI,  6;  Mol.,   I,  96; 
Mien.,  9^8. 

2.  «  En  un  pays  on  bonore  les  nobles,  en  l'autre  les  roturiers;  en 
celui-ci  les  aînés,  en  cet  autre  les  cadets.  Pourquoi  cela  ?  parce  qu'il 
a  plu  aux  bommes.  La  cbose  était  indifférente  avant  l'établissement  : 
après  l'établissement  elle  devient  juste,  parce  qu'il  est  injuste  de  la 
troubler.  »  (Second  Discours  sur  la  condition  des  Grands.") 


SECTION  V.  235 

a44]  313 

Opinions  du  peuple  saines.  —  Le  plus  grand  des 
maux  est  les  guerres  civiles !  ;  elles  sont  sûres,  si  on 
veut  récompenser  les  mérites,  car  tous  diront  qu'ils 
méritent  ;  le  mal  à  craindre  d'un  sot,  qui  succède 
par  droit  de  naissance,  n'est  ni  si  grand,  ni  si  sûr2. 

161]  3x4 

Dieu  a  créé  tout  pour  soi,  a  donné  puissance  de 
peiue  et  de  bien  pour  soi. 

Vous  pouvez  l'appliquer  à  Dieu  ou  à  vous.  Si  à 
Dieu,  l'Evangile  est  la  règle.  Si  à  vous,  vous  tiendrez 
la  place  de  Dieu.  Gomme  Dieu  est  environné  de 
gens  pleins  de  charité,  qui  lui  demandent  les  biens 
de  la  charité  qui  sont  en  sa  puissance,  ainsi... 


313 

Cf.  B.,  35;  G.,  5a;  Bos.,  I,  vin,    4;  Fauq.,  I,  179;  Hat.,  V,  3;  Mol., 
I,  106. 

1.  Pascal  avait  été  témoin  de  la  Fronde;  il  se  souvient  en  outre 
de  ce  que  Montaigne  a  écrit  des  guerres  civiles.  «  Mais  est-il  quelque 
mal  en  une  police,  qui  vaille  estre  combattu  par  une  drogue  si  mor- 
telle ?  Non  pas,  disait  Favonius,  l'usurpation  de  la  possession  tyran- 
nique  d'une  republique.  Platon,  de  mesme,  ne  consent  pas  qu'on  face 
violence  au  repos  de  son  pais,  pour  le  guarir,  et  n'accepte  pas  l'amen- 
dement qui  trouble  et  bazarde  tout,  et  qui  couste  le  sang  et  ruyne  des 
citoyens  ;  establissant  l'office  d'un  homme  de  bien,  en  ce  cas,  de 
laisser  tout  là.  »  (Essais,  III,  xi.)  Cf.  Descartes,  Disc,  de  la  Mêth., 
part.  II. 

2.  Gliarron  :  «  Tout  remuement  et  changement  des  lois,  créances, 
coutumes  et  observances  est  très  dangereux,  et  qui  produit  toujours 
plutôt  mal  que  bien,  il  apporte  des  maux  tout  certains  et  présents 
pour  un  bien  à  venir  et  incertain  (Sagesse,  III,  vin,  2). 

314 

Cf.  B.,  .',12;  C,  388;  Faug.,  I,  38o  ;  Hat.,  XXV,  119;  Mich.,  38g. 


236  PENSÉES. 

Connaissez-vous  donc  et  sachez  que  vous  n'êtes 
qu'un  roi  de  concupiscence,  et  prenez  les  voies  de  la 
concupiscence  *. 

23i]  315 

Raison  des  effets.  —  Cela  est  admirable  :  on  ne 
veut  pas  que  j'honore  un  homme  vêtu  de2  brocatelle 
et  suivi  de  sept  ou  huit  laquais  !  Eh  quoi  !  il  me  fera 
donner  les  étrivières,  si  je  ne  le  salue  ;  cet  habit, 
c'est  une  force.  C'est  bien  de  même  qu'un  cheval 
bien  enharnaché  à  l'égard  d'un  autre  !  Montaigne  est 
plaisant  de  3  ne  pas  voir  quelle  différence  il  y  a,  et 
d'admirer  qu'on  y  en  trouve,  et  d'en  demander  la 
raison.  «  Devrai,  dit-il,  d'où  vient  \  etc..  » 


1.  Cf.  Nicole  dans  les  Discours  sur  la  condition  des  Grands.  «  Dieu 
est  environné  de  gens  pleins  de  charité  qui  lui  demandent  les  biens 
de  la  charité  qui  sont  en  sa  puissance  :  ainsi  il  est  proprement  le  roi  de 
la  charité.  Vous  êtes  de  même  environné  d'un  petit  nombre  de  per- 
sonnes, sur  qui  vous  régnez  en  votre  manière.  Cei  gens  sont  pleins 
de  concupiscence.  Ils  vous  demandent  les  biens  de  la  concupis- 
cence; c'est  la  concupiscence  qui  les  attache  à  vous.  Votre  royaume 
est  de  peu  d'étendue;  mais  vous  êtes  égal  en  cela  aux  plus  grands 
rois  de  la  terre  :  ils  sont  comme  vous  des  rois  de  concupiscence. 
C'est  la  concupiscence  qui  fait  leur  force,  cest-à-dire  la  possession 
des  choses  que  la  cupidité  des  hommes  désire  »  (3*  Discours). 

315 
Cf.  B.,  33;  C,  5o;  Bos.,  I,  vm,  i4;  Faug.,  I,  331  ;  Hav.,  V,  i3;  Mol., 
I,   10/4  ;  Mich.,  /i 0/4. 

2.  [Velours.]  —  Brocatelle  a-t-il  été  préféré  comme  souvenir  de 
Montaigne  ?  «  Certes  les  perles  et  le  brocadel  y  confèrent  quelque 
chose,  et  les  tiltres  et  le  train.  »  (III,  3). 

3.  [S'en.] 

4.  Le  passage  de  Montaigne  auquel  il  fait  allusion  est  au  /j2e  cha- 
pitre du  livre  Ier.  De  l'inequalité  qui  est  entre  nous  :  «  A  propos  de  l'es- 


SECTION  V.  237 

a3a]  316 

Opinions  du  peuple  saines.  —  Etre  brave1  n  est 
pas  trop  vain  ;  car  c'est  montrer  qu'un  grand  nom- 
bre de  gens  travaillent  pour  soi  ;  c'est  montrer  par 
ses  cheveux  qu'on  a  un  valet  de  chambre,  un  parfu- 
meur, etc.  ;  par  son  rabat,  le  fil,  le  passement,  etc. 
Or,  ce  n'est  pas  une  simple  superficie,  ni  un  simple 
harnais 2,  d'avoir  plusieurs  bras.  Plus  on  a  de 
bras,  plus  on  est  fort.  Etre  brave  est 3  montrer  sa 
force. 


timation  des  hommes,  c'est  merveille  que,  sauf  nous,  aulcune  chose 
ne  s'estime  que  par  ses  propres  qualitez  :  nous  louons  un  cheval  de  ce 
qu'il  est  vigoureux  et  adroict...  non  de  son  harnois  ;  un  lévrier  de  sa 
vistesse,  non  de  son  collier;  un  oyseau,  de  son  aile,  non  de  ses  longes 
et  sonnettes  :  pourquoy  de  mesme  n'estimons-nous  un  homme  par  ce 
qui  est  sien  ?  Il  a  un  grand  train,  un  beau  palais,  tant  de  crédit,  tant 
de  rente  ;  tout  cela  est  autour  de  luy,  non  en  luy.  »  Ce  passage  de 
Montaigne  rappelle  à  son  tour  un  fragment  d'Epictète  :  «  Le  cheval  ne 
dit  pas  au  cheval  :  Je  vaux  mieux  que  toi...,  j'ai  des  brides  d'or  et  de 
beaux  harnais,  mais  je  suis  plus  rapide  »  (apud  Stobée,  Floril,  IV,  98). 

316 

Cf.  B.,  35;  G.,  5a;  Bos.,  I,  vui,  i3;  Faug.,  I,  179;  Hav.,  V,  12  ;  Mot., 
I,  106;  Mich.,  5oi. 

1.  Brave,  c'est-à-dire  de  mise  recherchée  et  raffinée.  Cf.  Boursault 
(Ésope  à  la  Cour,  III,  5)  :  «  J'ai  loué  cet  habit  pour  paraître  un  peu 
brave  »  ;  et  Molière  (Amour  méd.,  I,  1)  :  «  Est-ce  que  tu  es  jalouse  de 
quelqu'une  de  tes  compagnes  que  tu  vois  plus  brave  que  toi  ?»  A  la 
fin  des  Précieuses  Ridicules,  Jodelet  qui  avait  fait  montre  de  ses  che- 
veux et  de  son  rabat  s'écrie,  lorsqu'on  donne  l'ordre  de  le  dépouiller  : 
«  Adieu!  notre  braverie  »  (Scène  16). 

2.  Ce  n'est  ni  une  simple  apparence,  ni  un  ornement  emprunté, 
comme  le  harnais  du  cheval,  qui  appartient  au  propriétaire.  (Allusion 
au  passage  de  Montaigne  cité  en  note  du  fragment  précédent.) 

3.  M.  Michaut  lit  c'est. 


238  PENSEES. 

4o6]  317 

I  Le  respect  est  :  Incommodez-vous.  Cela  est  vain 
en  apparence,  mais  très  juste  ;  car 2  c'est  dire  :  Je 
m'incommoderais  bien  si  vous  en  aviez  besoin, 
puisque  je  le  fais  bien  sans  que  cela  vous  serve.  — 
Outre  que  le  respect  est  pour  distinguer  les  grands  : 
or,  si  le  respect  était  d'être  en  fauteuil,  on  respecte- 
rait tout  le  monde,  et  ainsi  on  ne  distinguerait  pas  ; 
mais,  étant  incommodé,  on  distingue  fort  bien3. 

83]  317  bis 

Vanité.  Le  respect  signifie  :  Incommodez- vous. 

79;  I2I1  318 

II  a  quatre  laquais. 

P.    l\.    XXIX,    £l]  319 

Que  l'on  a  bien  fait  de  distinguer  les  hommes  par 
l'extérieur,  plutôt  que  par  les  qualités  intérieures  ! 


3J7 
Cf.  B.,  3i  ;  G.,  47;Bos.,  I,  vm,  12;  Faug.,  I,  i84;  Hav.,  V,  ii;  Mol. 
I,  108  ;  Micu.,  644. 

1.  Les  Copies  donnent  en  titre  :  Raisons  des  effets. 

2.  De  c'est  dire  à  si  le  respect  était,  surcharge. 

3.  Cf.  Nicole,  de  la  Grandeur,  Part.  V;  ch.  v. 

317  bis 

Cf.  B.,  8;  C  ,  21;   Faug.,  I,   i85note;  Mien  ,  235. 

3i8 

Cf.  B.,  5;  C,    18;  Faug.,  T,  i84  note;  Mich.,   318. 

319 
Cf.   Ilos.,  I,  vm,  7;    Faug.,I,  18/,;   Hav.,   V,  G;  Mol.,    T,    10S  ;  Mien., 
984. 


SECTION  V.  239 

Qui  passera  de  nous  deux?  qui  cédera  la  place  à 
l'autre  ?  Le  moins  habile?  mais  je  suis  aussi  habile 
que  lui,  il  faudra  se  battre  sur  cela1.  Il  a  quatre  la- 
quais 2,  et  je  n'en  ai  qu'un  :  cela  est  visible  ;  il  n'y  a 
qu'à  compter;  c'est  à  moi  à  céder,  et  je  suis  un  sot 
si  je  le  conteste.  Nous  voilà  en  paix  par  ce  moyen  ;  ce 
qui  est  le  plus  grand  des  biens. 

83]  320 

On  ne   choisit  pas  pour  gouverner  un  vaisseau 
celui  des  voyageurs  qui  est  de  la  meilleure  maison. 

Portefeuille  V allant,  t.  VI,  fol.  56.]     320  bis 

3 Les  choses  du  monde  les  plus  déraisonnables  de- 
viennent les  plus  raisonnables  à  cause  du  dérégle- 


1.  Cf.  le  2e  Discours  sur  la  condition  des  Grands.  «  M.  N.  est  un 
plus  grand  géomètre  que  moi;  en  cette  qualité  il  veut  passer  devant 
moi  :  je  lui  dirai  qu'il  n'y  entend  rien.  La  géométrie  est  une  gran- 
deur naturelle  ;  elle  demande  une  préférence  d'estime  ;  mais  les 
hommes  n'y  ont  attaché  aucune  préférence  extérieure.  Je  passerai 
donc  devant  lui;  et  l'estimerai  plus  que  moi,  en  qualité  de  géomètre.  » 

2.  Les  dernières  lignes  de  cette  pensée  ressemblent  à  la  fin  du  frag- 
ment 320  bis.  Cela  donnerait  à  croire  que  la  pensée  a  été  rédigée  par 
les  éditeurs  de  Port-Royal  avec  les  mots  de  l'autographe  :  «  Il  a 
quatre  laquais.  » 

320 

Cf.  B.,  8  ;  C,  21  ;  Bos.,  I,  tiii,  10  ;  Faug.,  I,  178  note  ;  Hat.,  V,  9  note; 
Migh.,  a34. 

320  bis 
Cf.   Faug.,  I,  177,  Hav.,  V,  9  note;  Mol.,  I,  g&;  Mich.,  97^. 

3.  Cette  pensée  figure  dans  un  Recueil  de  Pensées  de  Pascal  qui  ont 
été  conservées  parmi  les  papiers  du  Dr  Vallant  (Bibl.  Nat.  n°  170^9 
f.  fr.).  Toutes  les  pensées  transcrites  appartiennent  bien  à  Pascal  ; 
d'ailleurs  Nicole  a  reproduit  tout  le  fragment  dans  le  Traité  de  la 
Grandeur,  iVQ  partie,  chap.  v  (avec  quelques  «  arrangements  »  de 
détail),  et  il  écrit  en  marge  :  Cette  pensée  est  de  M.  Pascal. 


240  PENSÉES. 

ment  des  hommes.  Qu'y  a-t-il  de  moins  raisonnable 
que  de  choisir,  pour  gouverner  un  Etat,  le  premier 
lils  d'une  reine?  l'on  ne  choisit  pas  pour  gouverner 
un  bateau  celui  des  voyageurs  qui  est  de  meilleure 
maison1.  Cette  loi  serait  ridicule  et  injuste.  Mais 
parce  qu'ils  le  sont  et  le  seront  toujours,  elle  devient 
raisonnable  et  juste,  car  qui  choisira-t-on,  le  plus 
vertueux  et  le  plus  habile  ?  Nous  voilà  incontinent 
aux  mains,  chacun  prétend  être  ce  plus  vertueux  et 
ce  plus  habile.  Attachons  donc  cette  qualité  à  quel- 
que chose  d'incontestable.  C'est  le  fils  aîné  du  roi  ; 
cela  est  net,  il  n'y  a  point  de  dispute.  La  raison  ne 
peut  mieux  faire,  car  la  guerre  civile  est  le  plus 
grand  des  maux. 

*444]  3*i 

Les  enfants  étonnés  voient  leurs  camarades  res- 
pectés 2. 

397]  322 

Que  la  noblesse  est  un  grand  avantage,  qui,  dès 


1.  Cette  pensée  se  trouve  dans  les  Mémorables  de  Xénophon,  et 
peut-être  Pascal  l'avait-il  recueillie  de  la  bouche  de  Méré  qui  la  cite  : 
«  Il  me  vient  dans  l'esprit  ce  que  disait  Socrate  ou  Platon  que  ceux 
qui  s'embarquent  dans  un  voyage  de  long  cours,  ne  prennent  pas  les 
mieux  établis  pour  les  conduire,  et  qu'ils  jettent  les  yeux  sur  le  plus 
excellent  pilote  »  (De  la  vraie  honnêteté,  1er  Disc). 

321 

Cf.  B.,  a54;  C,  £71;  Faug.,  II,  96  noie;  Mich.,  775. 

2 .  [respectueux,] 

322 

Cf.  B.,  BQbis;  C,  56  J  P.  R.,  XXIX,  7;  Bos.,I,vm,  16;  Faug.,  I,  184 


Hay.,  V,  i5;  Mol.,  I,  io3;  Mich.,  027. 


SECTION  V.  CM 

dix-huit  ans,  met  un  homme  en  passe1,  connu  et 
respecté,  comme  un  autre  pourrait  avoir  mérité  à 
cinquante  ans  ;  c'est  trente  ans  gagnés  sans  peine. 

Première  copie  S^b]  323 

Qu'est-ce  que  le  moi2? 

Un  homme  qui  se  met  à  la  fenêtre  pour  voir  les 
passants,  si  je  passe  par  là,  puis-je  dire  qu'il  s'est 
mis  là  pour  me  voir?  non,  car  il  ne  pense  pas  à  moi 
en  particulier  ;  mais  celui  qui  aime  quelqu'un  à  cause 
de  sa  beauté,  l'aime-t-il  ?  non,  car  la  petite  vérole 
qui  tuera  la  beauté  sans  tuer  la  personne  fera  qu'il 
ne  l'aimera  plus. 

Et  si  on  m'aime  pour  mon  jugement,  pour  ma 
mémoire,  m'aime-t-on,  moi?  non,  car  je  puis  perdre 
ces  qualités  sans  me  perdre  moi-même3.  Où  est  donc 
ce  moi,  s'il  n'est  ni  dans  le  corps,  ni  dans  l'âme?  et 
comment  aimer  le  corps  ou  l'âme,  sinon  pour  ces 
qualités,  qui  ne  sont  point  ce  qui  fait  le  moi,  puis- 
qu'elles sont  périssables?  car  aimerait-on  la  substance 


1.  Métaphore  tirée  du  jeu  de  mail.  Cf.  Mme  de  Sévigné  :  «  Nous 
songeons  tous  les  jours  à  lui  dans  ce  mail,  et  avec  quelle  bonne  grâce 
il  irait  en  passe  en  deux  coups  et  demi  »  ap.  Littré. 

3*3 

Cf.  C,  333  ;  P.  R.,  ult.,  XXIX,  xh  ;  Bos.,  I,  vm,  18  et  I,  11,  60  ;  Faug., 
I,   19G  ;  Hav.,  V,  17;  Mol.,  I,  122;  Mien.,  gôo. 

2.  Moi.  Pour  bien  entendre  la  portée  de  ce  fragment,  il  faut  noter 
que  Pascal  définit  ici  le  moi  vu  du  dehors,  notre  individualité  dans  sa 
relation  avec  les  autres  individualités.  Or,  l'essence  du  mot  ne  peut 
être  qu'intime,  et  c'est  pourquoi  le  bien  véritable  de  l'homme  sera 
l'Être,  à  la  fois  indépendant  de  l'individu,  et  pourtant  intérieur  à  lui 
(Voir  fragment  483). 

3.  Même',  ajouté  ultérieurement  à  la  Copie. 

PENSÉES.  II   —   16 


242  PENSÉES. 

de  Famé  d'une  personne  abstraitement,  et  quelques 
qualités  qui  y  fussent?  cela  ne  se  peut  et  serait  in- 
juste. On  n'aime  donc  jamais  personne,  mais  seu- 
lement des  qualités1. 

Qu'on  ne  se  moque  donc  plus  de  ceux  qui  se  font 
honorer  pour  des  charges  et  des  offices2,  car  on  n'aime 
personne  que  pour  des  qualités  empruntées. 

221]  324 

Le  peuple  a  les  opinions  très  saines  :  par  exem- 
ple : 

i°  d'avoir  choisi  le  divertissement  et  la  chasse 
plutôt  que  la  poésie3  ;  les  demi-savants  s'en  moquent, 
et4  triomphent  à  montrer  là-dessus  la  folie  du6 
monde,  mais  par  une  raison  qu'ils  ne  pénètrent 
pas  on  a  raison6  ; 

20  d'avoir  distingué  les  hommes  par  le  dehors, 
comme  par  la  noblesse  ou  le  bien  ;  le  monde  triomphe 
encore  à  montrer  combien  cela  est  déraisonnable  ; 


1.  Ce  fragment  n'était  pas  dans  l'édition  de  1670;  en  le  publiant, 
Port-Royal  supprime  le  titre,  et  remplace  le  dernier  paragraphe  par 
une  pensée  de  conciliation  :  «  Ou,  si  on  aime  la  personne,  il  faut  dire 
que  c'est  l'assemblage  des  qualités  qui  fait  la  personne.  » 

2.  On,  c'esten  particulier  Montaigne  :  «  Pourquoi...  n'estimons-nous 
un  homme  parce  qui  est  sien  ?...  Mesurez  le  sans  ses  eschasses  ;  qu'il 
mette  à  part  ses  richesses  et  honneurs  ;  qu'il  se  présente  en  chemise  » 
(I,   42;  cf.  note  dufr.  3i5). 

324 
Cf.  B.,  37;  C,  55;  P.  R  ,  XXIV,  G;  Bos.,  I,  thi,  i5;    Faug.,  I,  175; 
BU.T.,  V,  i4;  Mol.,  I,  io5;  Micu.,  405. 

3.  Cf.  Section  II,  fr.  i3()-i45. 
!\.   [Montrent.] 

5.  [Peuple.] 

6.  Fr.  1G8-171. 


SECTION  V.  243 

mais  cela  est  très  raisonnable  —  cannibales  se  rient 
d'un  enfant  roi 1  ; 

3°  De  s'offenser  pour  avoir  reçu  un  soufflet,  ou  de 
tant  désirer  la  gloire  ;  mais  cela  est  très  souhaitable,  à 
cause  des  autres  biens  essentiels  qui  y  sont  joints, 
et  un  homme  qui  a  reçu  un  soufflet  sans  s'en  res- 
sentir est  accablé  d'injures  et  de  nécessités  ; 

4°  Travailler  pour  l'incertain  ;  aller  sur  la  mer  ; 
passer  sur  une  planche2. 

i34]  325 

Montaigne  a3  tort  :  la  coutume  ne  doit  être  suivie 


1.  Addition  à  la  rédaction  primitive,  qui  est  un  souvenir  de  Mon- 
taigne, parlant  d'une  visite  que  firent  des  sauvages  en  Europe  :  «  Ils 
l'eurent  à  Rouan  du  temps  que  le  feu  roy  Charles  neufviesme  y  estoit... 
Quelqu'un...  voulut  savoir  d'eulx  ce  qu'ils  y  avoient  trouvé  de  plus 
admirable...  Ils  dirent  qu'ils  trouvoient  en  premier  lieu  fort  estrange 
que  tant  de  grands  hommes  portant  barbe,  forts  et  armez,  qui  estoient 
autour  du  roy  (il  est  vraysemblable  qu'ils  parloient  des  Souisses  de  sa 
garde)  se  soubmissent  à  obei'r  à  un  enfant,  et  qu'on  ne  choisissoit  plus- 
tost  quelqu'un  d'entre  eulx  pour  commander.  »  (I,  3o.) 

2.  Voir  le  développement  de  cette  idée  au  fr.  a34. 

325 
Cf.  B,  337;    C,   277;  P.  R  ,   ult.,  XXIX,  5i;  Bos.,  I,  ne,  43  et  n; 
Faug.,  11,  i3o;  Hav.,  VI,  l\o\  Mol.,  I,  96;  Mien.,  336. 

3.  La  publication  de  ces  premières  lignes  a  toute  une  histoire. 
Victor  Cousin  reproduit  clans  son  Rapport  sur  les  Pensées  de  Pascal 
(2e  partie,  5e  édit.  des  études  sur  Pascal,  p.  i63)  un  passage  intéres- 
sant d'une  lettre  écrite  par  Louis  et  Biaise  Périer  à  leur  mère  : 
«  Nous  avons  parlé  à  M.  Arnauld  de  la  Pensée  de  Montaigne,  en  lui 
montrant  les  endroits  de  Montaigne  qui  ont  rapport  à  cela.  Voici 
comme  il  l'a  corrigée  :  Montaigne  n'a  pas  tort  quand  il  dit  que  la 
coutume  doit  être  suivie  dès  là  qu'elle  est  coutume,  etc.,  pourvu  qu'on 
n'étende  pas  cela  à  des  choses  qui  seraient  contraires  au  droit  naturel 
ou  divin.  Il  est  vrai,  etc. 

«  Comme  M.   Arnauld  est  toujours  fort  occupé  et  qu'il  n'a  pas  eu 


244  PENSÉES. 

que  parce  qu'elle  est  coutume  *,  et  non  parce  qu'elle 
soit2  raisonnable  ou  juste  ;  mais  le  peuple  la  suit  par 
cette  seule  raison  qu'il  la  croit  juste.  Sinon,  il  ne  la 
suivrait  plus,  quoiqu'elle  fût  cjoutume  ;  car  on  ne 
veut  être  assujetti  qu'à  la  raison  ou  à  la  justice.  La 
coutume,  sans  cela,  passerait  pour  tyrannie;  mais3 
l'empire  de  la  raison  et  de  la  justice  n'est  non  plus 
tyrannique  que  celui  de  la  délectation  :  ce  sont  les 
principes  naturels  à  l'homme. 

4 II  serait  donc  bon  qu'on  obéît  aux  lois  et  cou- 
tumes, parce  qu'elles  sont  lois5;  qu'il  sût  qu'il 
n'y  en  a  aucune  vraie  et  juste  à  introduire,  que  nous 
n'y  connaissons  rien,  et  qu'ainsi  il  faut  seulement 
suivre  les  reçues  :  par  ce  moyen,  on  ne  les  quitte- 
rait jamais.  Mais  le  peuple  n'est  pas  susceptible  de 
cette  doctrine;  et  ainsi,  comme  il  croit  que  la  vé- 
rité se  peut  trouver,  et  qu'elle  est  dans  les  lois  et 
coutumes,  il  les  croit  et  prend  leur  antiquité  comme 


le  loisir  de  beaucoup  examiner  cela,  si  mon  frère  pouvait  se  donner 
la  peine  d'y  penser  un  peu,  il  y  aurait  encore  assez  de  temps  pour 
recevoir  la  réponse  avant  qu'on  imprime.  » 

Port-Royal  donne  ce  début  :  «  Montaigne  a  raison  :  la  coutume 
doit  être  suivie  dès  là  qu'elle  est  coutume,  et  qu'on  la  trouve  établie, 
sans  examiner  si  elle  est  raisonnable  ou  non  ;  cela  s'entend  toujours 
de  ce  qui  n'est  point  contraire  au  droit  naturel  ou  divin.  Il  est  vrai 
que  le  peuple  ne  la  suit  que  par  cette  seule  raison  qu'il  la  croit 
juste...  » 

1.  [Mais.] 

2.  Raison. 

3.  [La  justice.] 
(\.  [Le  peuple.] 

5.  [Par  là  on  ne  se  révolterait  jamais,  mais  on  ne  s'y  voudrait  peut-être 
pas  soumettre,  on  chercherait  toujours  la  vraie.] 


SECTION  V.  245 

une  preuve  de  leur  vérité  (et  non  de  leur  seule  '  au- 
torité2 sans8  vérité).  Ainsi  il  y  obéit;  mais  il  est 
sujet  à  se  révolter  dès  qu'on  lui  montre  qu'elles  ne 
valent  rien;  ce  qui  se  peut  faire  voir  de  toutes,  en 
les  regardant  d'un  certain  côté. 

*7o]  3*6 

Injustice.  —  Il  est  dangereux  de  dire  au  peuple 
que  les  lois  ne  sont  pas  justes,  car  il  n'y  obéit  qu'à 
cause  qu'il  les  croit  justes.  C'est  pourquoi  il  lui  faut 
dire  en  même  temps  qu'il  y  faut  obéir  parce  qu'elles 
sont  lois,  comme  il  faut  obéir  aux  supérieurs. 
non  pas  parce  qu'ils  sont  justes,  mais  parce  qu'ils 
sont  supérieurs.  Par  là,  voila  toute  sédition  préve- 
nue si  on  peut  faire  entendre  cela,  et  [ce]  que 
[c'estf]4  proprement  que  la  définition  de  la  justice. 

i5i]  327 

Le  monde  juge  bien  des  choses,  car  il  est  dans 
l'ignorance  naturelle,    qui   est  le   vrai    siège8    de 


1.  Seule  en  surcharge. 

2.  [Volontaire.] 

3.  [fia/son.] 

326 

Cf.  B.,  20;  G.,  3g;  Bos.,  I,  ix,  10;  Fatjg.,  IT,  i3o;  Hav.,  VI,  60  bis] 
Mol.,  I,  98;  Mich.,  197. 

4.  Le  manuscrit  porte,  écrit  sous  la  dictée  de  Pascal  :  et  que  propre- 
ment que  la  définition. 

327 

Cf.  B.,   Si;   C,   67;  P.  R.,  XXIX,  1;   Bos.,  I,  vi,  a5;  Faug.,  I,  180; 
Hav.,  III,  18;  Mol.,  1,  126;  Mich.,  370. 

5.  Le  manuscrit  ne  nous  semble  pas  autoriser  la  leçon  sagesse  qu'a 
proposée  M.  Molinier  ;  nous  sommes  d'ailleurs  confirmés  dans  notre 


246  PENSÉES. 

l'homme1.  Les  sciences  ont  deux  extrémités  qui  se 
touchent;  la  première  est  la  pure  ignorance  natu- 
relle où  se  trouvent  tous  les  hommes  en  naissant, 
l'autre  extrémité  est  celle  où  arrivent  les  grandes 
âmes,  qui,  ayant  parcouru  tout  ce  que  les  hommes 
peuvent  savoir,  trouvent  qu'ils  ne  savent  rien  et  se 


opinion  par  le  texte  de  Montaigne,  dont  Pascal  s'est  inspiré  de  très 
près  dans  les  derniers  Fragments  de  cette  Section  :  «  Il  se  peult  dire, 
avecques  apparence,  qu'il  y  a  ignorance  abécédaire  qui  va  devant  la 
science  :  une  aultre  doctorale,  qui  vient  aprez  la  science  ;  ignorance 
que  la  science  faict  et  engendre,  tout  ainsi  comme  elle  desfaict  et 
destruict  la  première.  Des  esprits  simples,  moins  curieux  et  moins 
instruicts,  il  s'en  faict  de  bons  chrestiens,  qui,  par  révérence  et  obéis- 
sance, croyent  simplement,  et  se  maintiennent  soubs  les  loix.  En  la 
moyenne  vigueur  des  esprits  et  moyenne  capacité,  s'engendre  l'erreur 
des  opinions  ;  ils  suyvent  l'apparence  du  premier  sens,  et  ont  quelque 
tiltre  d'interpréter  à  niaiserie  et  bestise  que  nous  soyons  arrestez  en 
l'ancien  train,  regardants  à  nous  qui  n'y  sommes  pas  instruicts  par 
estude.  Les  grands  esprits,  plus  rassis  et  clairvoyants,  font  un  aultre 
genre  de  biencroyants  ;  lesquels,  par  longue  et  religieuse  investigation, 
pénètrent  une  plus  profonde  et  abstruse  lumière  ez  Escriptures,  et 
sentent  le  mystérieux  et  divin  secret  de  nostre  police  ecclésiastique  ; 
pourtant  en  veoyons  nous  aulcuns  estre  arrivez  à  ce  dernier  estage 
par  le  second,  avecques  merveilleux  fruict  et  confirmation,  comme  à 
l'extrême  limite  de  la  cbrestienne  intelligence,  et  iouïr  de  leur  victoire 
avecques  consolation,  actions  de  grâces,  reformation  de  mœurs,  et 
grande  modestie.  Et  en  ce  reng  n'entends  re  pas  loger  ces  aultres  qui, 
pour  se  purger  du  souspeçon  de  leur  erreur  passée,  et  pour  nous 
asseurer  d'eulx,  se  rendent  extrêmes,  indiscrets  et  iniustes  à  la  con- 
duicte  de  nostre  cause,  et  la  tachent  d'infinis  reproches  de  violence. 
Les  païsans  simples  sont  honnestes  gents  ;  et  honnestes  gents,  les  phi- 
losophes, ou,  selon  que  nostre  temps  les  nomme,  des  natures  fortes  et 
claires,  enrichies  d'une  large  instruction  de  sciences  utiles  :  les  mestis, 
qui  ont  desdaigné  le  premier  siège  de  l'ignorance  des  lettres,  et  n'ont 
peu  joindre  l'aultre  (le  cul  entre  deux  selles,  desquels  ie  suis  et  tant 
d'aultres),  sont  dangereux,  ineptes,  importuns;  ceulx-cy  troublent  le 
monde.  Pourtant,  de  ma  part,  ie  me  recule  tant  que  ie  puis  dans  le 
premier  et  naturel  siège,  d'où  ie  me  suis  pour  néant  essayé  de  partir  s 
(Essais,  liv.  I,  ch.  liv).  Cf.  Charron,  Saaesse3  \}  xlii^  i, 
j.  [il  y  a  des  âmes  fortes  qui.] 


SECTION  V.  247 

rencontrent  en  cette  même  ignorance  d'où  ils  étaient 
partis1  ;  mais  c'est  une  ignorance  savante  qui  se 
connaît2.  Ceux  d'entre  deux3,  qui  sont  sortis  de  l'igno- 
rance naturelle4,  et  n'ont  pu  arriver  à  l'autre,  ont 
quelque  teinture  de  cette  science  suffisante2,  et  font 
les  entendus;  ceux-là  troublent  le  monde,  et  jugent 
mal  de  tout.  Le  peuple  et  les  habiles  composent  le 
train  du  monde  ;  ceux-là  le  méprisent  et  sont  mépri- 
sés. Ils  jugent  mal  de  toutes  choses,  et  le  monde  en 
juge  bien. 

a3i]  328 

Raison  des  effets.  —  Renversement  continuel  du 
pour  au  contre. 

Nous  avons  donc  montré6  que  l'homme  est  vain, 
par  l'estime  qu'il  fait  des  choses  qui  ne  sont  point 
essentielles  ;  et  toutes  ces  opinions  sont  détruites. 
Nous  avons  montré  ensuite  que  toutes  ces  opinions 


1.  La  fin  de  la  phrase  en  surcharge. 

2.  [Et  se  montre.[ —  «  L'ignorance  qui  se  sçait,  qui  se  iuge  et  qui 
se  condamne,  ce  n'est  pas  une  entière  ignorance  »  (Apol.).  Cf.1 
Nicolas  de  Cusa,  de  Docta  ignorantia,  et  particulièrement  le  premier 
chapitre  où  M.  Jovy  a  signalé  des  textes  tels  que  celui-ci  :  Tanto 
quis  doctior  erit,  quanto  »e  magis  sciveril  ignorantem. 

3.  Expression  que  Montaigne  applique  aux  historiens  :  «  Geulx 
d'entre  deux  (qui  est  la  plus  commune  faoon)  nous  gastent  tout  » 
(II,  x). 

4.  Naturelle  en  surcharge. 

5.  [Le  monde  en  est  plein.] 

328 

Cf.  B.,  34;   C,  5i  ;  Bos.,  I,  yih,    i;    Faug.,  I,    219;    Hav.,  V,  2  bis  ; 
Mol.,  I,   107;  Mich.,  497. 

Ç.  M.  Michaut  imprime  démontré. 


248  PENSÉES. 

sont  très  saines,  et  qu'ainsi,  toutes  ces  vanités  étant 
très  bien  fondées,  le  peuple  n'est  pas  si  vain  qu'on 
dit  ;  et  ainsi  nous  avons  détruit  l'opinion  qui  détrui- 
sait celle  du  peuple. 

Mais  il  faut  détruire  maintenant  cette  dernière  pro- 
position, et  montrer  qu'il  demeure  toujours  vrai 
que  le  peuple  est  vain,  quoique  ses  opinions  soient 
saines  :  parce  qu'il  n'en  sent  pas  la  vérité  où  elle  est, 
et  que,  la  mettant  où  elle  n'est  pas,  ses  opinions  sont 
toujours  très  fausses  et  très  mal  saines l. 

23a]  329 

Raison  des  effets.  —  La  faiblesse  de  l'homme2  est 
la  cause  de  tant  de  beautés  qu'on  établit3,  comme 
de  *  savoir  bien 5  jouer  du  luth 6. 


1.  Eadem  quae  populus,  sed  non  eodejn  modo,  nec  eodem  proposito 
faciet  sapiens,  citation  que  Charron  développe  dans  son  Traité  de  la 
Sagesse,  II,  vin,  2.  L'origine  de  cette  citation  est  dans  un  fragment 
des  Exhortations  de  Sénèque  que  Lactance  nous  a  conservé  (Institt., 
III,  i5).  Charron  substitue  populus  à  luxuriosi  et  à  imperiti. 

329 

Cf.  B.,  36;  G.,  5a;  Faug.,  I,  220;  Mol.,  I,  109;  Mich.,  699. 

2.  [Fait.] 

3.  Au  sens  fort  d'établissement  artificiel,  de  pure  convention 
•sociale. 

k.   [Ne  point.) 

5.  Pascal  avait  d'abord  écrit  ne  point  savoir  :  il  a  ensuite  corrigé 
pour  faire  correspondre  la  seconde  partie  de  sa  phrase  à  la  première  : 
c'est  une  beauté  de  savoir  bien  jouer  du  luth.  Mais  la  seconde  phrase 
ne  s'explique  que  par  cette  première  rédaction  :  ce  qui  est  un  mal, 
c'est  de  ne  point  savoir  jouer  du  luth. 

6.  Cf.  Montaigne  :  «  C'est  un  tesmoignage  merveilleux  de  la  foi- 
blesse  de  nostre  iugement,  qu'il  recommende  les  choses  par  la  rareté 


SECTION  V.  249 

Ce  n'est  un  mal  qu'à  cause  de  notre  faiblesse. 

79]  330 

La  puissance  des  rois  est  fondée  sur  la  raison  et 
sur  la  folie  du  peuple,  et  bien  plus  sur  la  folie.  La 
plus  grande  et  importante  chose  du  monde 1  a  pour 
fondement  la  faiblesse,  et  ce  fondement-là  est  admi- 
rablement sûr  ;  car  il  n'y  a  rien  de  plus  [sûr]  * 
que  cela,  que  le  peuple  sera  faible.  Ce  qui  est  fondé 
sur  la  saine  raison  est  bien  mal  fondé,  comme  F  es- 
time de  la  sagesse3. 


ou  nouvelleté,  ou  encores,  par  la  difficulté,   si   la  bonté  et  utilité  n'y 
sont  ioinctes  »  (I,  54). 

330 

Cf.  B.,  7;  C,  19;  Bos.,  I,  vm,  8;  Faoo.,  I,  178;  Hav.,  V,  7  bis;  Mol., 
I,  82  ;  Mich.,  223. 

1.  [Est  plus  fondée.] 

2.  Pascal  a  écrit  :  rien  de  plus  que  cela. 

3.  Les ,  fragments  qui  précèdent  permettent  d'interpréter  cette 
pensée,  qui  au  premier  abord  est  singulièrement  obscure.  La  puissance 
des  rois  est  fondée  sur  la  raison,  car  le  peuple  qui  a  des  opinions 
saines  reconnaît  la  nécessité  d'un  maître  qui  assure  la  paix  de  la 
société  —  et  sur  la  folie,  en  ce  sens  que  le  peuple  croit  qu'un  individu 
déterminé  a  plus  de  droit  qu'un  autre  à  être  le  maître,  qu'une  supé- 
riorité naturelle  et  intrinsèque  légitime  sa  puissance.  Et  la  folie  est 
un  fondement  plus  sûr  que  la  raison  :  car  si  on  savait  seulement  qu'il 
est  nécessaire  d'avoir  un  roi,  cela  n'empêcherait  pas  qu'on  ne  disputât, 
puisque  chacun  voudrait  être  ce  roij  et  si,  comme  cela  était  raison- 
nable, on  décidait  de  donner  la  royauté  au  plus  sage,  on  disputerait 
pour  savoir  quel  est  le  plus  sage.  Mais  la  faiblesse  du  peuple,  persuadé 
par  l'imagination  que  la  naissance  donne  droit  à  la  royauté,  est  un 
fondement  admirablement  sûr  pour  la  puissance  des  rois,  et  c'est 
grâce  à  cette  faiblesse  que  la  paix  de  la  société  est  maintenue.  — 
Au  verso  de  la  page  où  est  cette  pensée,  quelques  mots  écrits  par 
Pascal  se  lisent  encore,  mais  ce  ne  sont  que  des  fragments  mutilés  : 
«  Vous  avez  tant...  point,  et  vous  devez...  comme  Adam  (?)  le  spirituel.  » 


2oO  PEKSÊES. 

l37l  33i 

On  ne  s'imagine  Platon  et  Aristote  qu'avec  de 
grandes  robes  de  pédants1.  C'étaient  des  gens  hon- 
nêtes et,  comme  les  autres,  riant  avec  leurs  amis;  et, 
quand  ils  se  sont  divertis  à  faire  leurs  Lois  et  leur 
Politique,  ils  l'ont  fait  en  se  jouant2  ;  c'était  la  partie 
la  moins  philosophe  et  la  moins  sérieuse  de  leur  vie, 
la  plus  philosophe  était  de  vivre  simplement  et  tran- 
quillement3. S'ils  ont  écrit  de  politique,  c'était 
comme  pour  régler  un  hôpital  de  fous  ;  et  s'ils  ont 
fait  semblant  d'en  parler  comme  d'une  grande  chose, 
c'est  qu'ils  savaient  que  les  fous  à  qui  ils  parlaient 
pensaient  être  rois  et  empereurs.  Ils  entraient  dans 
leurs  principes  pour  modérer  leur  folie  au  moins 
mal  qu'il  se  pouvait. 


331 

Cf.  B.,  33o;  C,  2S0  ;  P.  R.,  XXXI,  27;  Bos.,  I,  vm  et  I,  n,  55;  Faug., 
II,  96;  Hav.,  VI,  5a;  Mol.,  I,  118;  Mien.,  34i. 

1.  Pédant  a  ici  sou  sens  professionnel,  c'est  le  pédagogue  en 
costume.  Cf.  Malebranche  :  «  Je  ne  parle  pas  ici  de  pédant  à  longue 
robe,  la  robe  ne  peut  pas  faire  Je  pédant.  ?Jontaigne  qui  a  tant  d'ad- 
version  pour  la  pédanterie  pouvait  bien  ne  porter  jamais  robe  longue, 
mais  il  ne  pouvait  pas  de  même  se  défaire  de  ses  propres  défauts.  » 

2.  Pascal  avait  lu  dans  l'Apologie  de  Montaigne  ce  passage  qui 
d'ailleurs  interprète  à  faux  un  texte  de  lJlutarque  (De  Stoïcorum  re- 
pugnantiis,  XXIV):  «  Cbrysippus  disoit  que  ce  que  Platon  et  Aristote 
avoient  escript  de  la  logique,  ils  l'avoient  escript  par  ieu  et  par  exer- 
cice ;  et  ne  pouvoit  croire  qu'ils  eussent  parlé  à  certes  d'une  si  vaine 
matière.  »  Cf.  Méré  (Discours  de  la  conversation)  :  «  Ces  auteurs 
qu'on  trouve  si  graves  ne  l'étaient  pas  toujours,  comme  on  le  croirait 
par  leurs  écrits.  » 

3.  Cf.  Montaigne  :  «  Toute  la  gloire  que  ie  prétends  de  ma  vie, 
c'est  de  l'avoir  vescue  tranquille  »  (II,  xvi). 


SECTION  V.  25i 

67l  33» 

La*  tyrannie  consiste  au  désir  de  domination, 
universel  et  hors  de  son  ordre. 

Diverses  chambres2,  de  forts,  de  beaux3,  de  bons 
esprits,  de  pieux,  dont  chacun  règne  chez  soi,  non 
ailleurs  ;  et  quelquefois  ils  se  rencontrent,  et  le  fort  et 
le  beau  se  battent,  sottement,  à  qui  sera  le  maître  l'un 
de  l'autre  ;  car  leur  maîtrise  est  de  divers  genre.  Ils 
ne  s'entendent  pas,  et  leur  faute  est  de  vouloir  régner 
partout.  Rien  ne  le  peut,  non  pas  même  la  force  : 
elle  ne  fait  rien  au  royaume  des  savants4  ;  elle  n'est 
maîtresse  que  des  actions  extérieures  5. 

Tyrannie.  —  ...Ainsi  ces  discours  sont  faux6  et 
tyranniques  :  Je  suis  beau,  donc  on  doit  me  crain- 
dre. —  Je  suis  fort,  donc  on  doit  m'aimer.  —  Je 
suis... 

La  tyrannie  est  de  vouloir  avoir  par  une  voie  ce 
qu'on  ne  peut  avoir  que  par  une  autre.  On  rend  dif- 


332 

Cf.  B  ,  i5  et  16;  C,  34;  P.  K.,  XXIX,  37;  Bos.,  T,  iv,  ho  et  i3;  Faug., 
I,  188;  Hav.,  VI,  37  et  VI,  10;  Mol.,  I,  102  ;  Mich.,  192. 

1 .  [Corruption  de  la  nature  paraît.] 

2.  Chambre,  au  sens  où  au  x\c  siècle  dans  les  Pays-Bas  on  parlait 
de  Chambres  de  rhétorique,  et  par  allusion  peut-être  aux  diverses 
Chambres  du  Parlement.  Port-Royal  imprime  classes. 

3.  De  beaux  en  surcharge. 

4.  Cf.  la  lettre  a  la  reine  Christine  (i65a)  et  le  fragment  793  sur 
les  différents  ordres  de  grandeur. 

5.  [Ainsi  ces  discours  sont  faux.]  La  pensée  a  été  reprise  sur  une 
autre  feuille  de  papier  qui  a  été  collée  à  la  même  page  du  recueil, 

6.  Et  tyranniques  en  surcharge,        "•" ?  '• 


258  PENSÉES. 

férents  devoirs  aux  différents  mérites  :  devoir  d'amour 
à  l'agrément  ;  devoir  de  crainte  à  la  force  ;  devoir  de 
créance  à  la  science  '. 

On  doit  rendre  ces  devoirs  là,  on  est  injuste  de  les 
refuser,  et  injuste  d'en  demander  d'autres.  Et  c'est  de 
même  être  faux  et  tyrannique  de  dire:  11  n'est  pas 
fort,  donc  je  ne  l'estimerai  pas  ;  il  n'est  pas  habile, 
donc  je  ne  le  craindrai  pas. 

*44o]  333 

N'avez- vous  jamais  vu  des  gens  qui,  pour  se 
plaindre  du  peu  d'état  que  vous  faites  d'eux,  vous 
étalent  l'exemple  de  gens  de  condition  qui  les  esti- 
ment ?  Je  leur  répondrais  à  cela  :  Montrez-moi  le 
mérite  par  où  vous  avez  charmé  ces  personnes,  et  je 
vous  estimerai  de  même  \ 


1.  L'injustice  de  la  tyrannie  est  expliquée  de  la  manière  suivante 
dans  les  Discours  sur  la  condition  des  Grands  :  «  Il  n'est  pas  nécessaire, 
parce  que  vous  êtes  duc,  que  je  vous  estime  ;  mais  il  est  nécessaire 
que  je  vous  salue.  Si  vous  êtes  duc  et  honnête  homme,  je  rendrai  ce 
que  je  dois  à  l'une  et  à  l'autre  de  ces  qualités.  Je  ne  vous  refuserai 
point  les  cérémonies  que  mérite  votre  qualité  de  duc,  ni  l'estime  que 
mérite  celle  d'honnête  homme.  Mais  si  vous  étiez  duc  sans  être  hon- 
nête homme,  je  vous  ferais  encore  justice  ;  car  en  vous  rendant  les 
devoirs  extérieurs  que  l'ordre  des  hommes  a  attachés  à  votre  naissance, 
je  ne  manquerais  pas  d'avoir  pour  vous  le  mépris  intérieur  que  méri- 
terait la  bassesse  de  votre  esprit.  Voilà  en  quoi  consiste  la  justice  de 
ces  devoirs.  Et  l'injustice  consiste  à  attacher  les  respects  naturels  aux 
grandeurs  d'établissement,  ou  à  exiger  les  respects  d'établissement  pour 
les  grandeurs  naturelles.  »  (2e  Discours.)  Cf.  Nicole,  Pensées  diverses, 
VIII:  Respects  exigibles  et  non  exigibles. 

333 

Cf.  B.,  368;  P.  R.,  XXIX,  8;  Bos.,  I,  vin,  17;  Paug.,  I,  ao4;IUv.,  V, 
16;  Mol.,  II,  i5o;  Migh.,  761. 

2.  Cf.  le  second  Discours  sur  la  condition   des  Grands  :  «  Si,  étant 


SECTION  V.  253 

23a]  334 

Raison  des  effets.  —  La  concupiscence1  et  la  force 
sont  les  sources  de  toutes  nos  actions  :  la  concu- 
piscence fait  les  volontaires;  la  force,  les  involon- 
taires. 

a3i]  335 

Raison  des  effets.  —  Il  est  donc  vrai  de  dire  que2 
tout  le  monde  est  dans  l'illusion:  car,  encore  que 
les  opinions  du  peuple  soient  saines,  elles  ne  le  sont 
pas  dans  sa  tête,  car  il  pense  que  la  vérité  est  où 
elle  n'est  pas.  La  vérité  est  bien  dans  leurs  opinions, 
mais  non  pas  au  point  où  ils  se  figurent  ;  il  est  vrai 
qu'il  faut  honorer  les  gentilshommes,  mais  non  pas 
parce  que  la  naissance  est  un  avantage  effectif,  etc. 


duc  et  pair,  vous  ne  vous  contentez  pas  que  je  me  tienne  découvert 
devant  vous,  et  que  vous  voulussiez  encore  que  je  vous  estimasse,  je 
vous  prierais  de  me  montrer  les  qualités  qui  méritent  mon  estime.  Si 
vous  le  faisiez,  elle  vous  est  acquise,  et  je  ne  pourrais  vous  la  refuser 
avec  justice  ;  mais  si  vous  ne  le  faisiez  pas,  vous  seriez  injuste  de  me 
la  demander,  et  assurément  vous  n'y  réussiriez  pas,  fuasiez-vous  le 
plus  grand  prince  du  inonde.  »  Cf.  Nicole,  Pensées  diverses,  IX: 
Connaître  le  mérite  avant  que  de  l'estimer. 

334 

Cf.  B.,  36;  G.,  52  ;  P.  R.,  XXIV,  4;  Bos.,  II,  xvn,  70;  Falc,  I,  220; 
Hav.,  XXIV,  61  ;  Mol.,  1,  io5;  Micu.,  5oo. 


1.   [Est  la  source  de.] 


335 


Cf.  B.,  34;   C,  5i;  P.  R.,   XXI,   10;   Bos.,  I,  vm,  3;    Faug.,   I,  219; 
Hav.,  V,  2  ter;  Mol.,  I,  107;  Mien.,  4g6. 

2.  Les  premiers  mots  en  surcharge. 


2oi  PENSEES. 

a3i]  336 

Raison  des  effets.  —  Il  faut  avoir  une  pensée  de 
derrière1,  et  juger  de  tout  par  là,  en  parlant  cepen- 
dant comme  le  peuple 2. 

a3i]  337 

Raison  des  effets.  —  Gradation.  Le  peuple  honore 
les  personnes  de  grande  naissance.  Les  demi-habiles 
les  méprisent,  disant  que  la  naissance  n'est  pas  un 
avantage  de  la  personne,  mais  du  hasard.  Les  habiles 
les  honorent,  non  par  la  pensée  du  peuple,  mais  par 
la  pensée  de  derrière.  Les  dévots  qui  ont  plus  de  zèle 
que  de  science  les  méprisent,  malgré  cette  considé- 
ration qui  les  fait  honorer  par  les  habiles,  parce  qu'ils 
en  jugent  par3  une  nouvelle  lumière  que  la  piété 

336 

Cf.  B.,   34;  G.,  5i;    Fauo.,  I,  aao;  Hav.,  XXIV,  90;  Mol.,  I,  209; 
Mien.,  Z198. 

1.  Cf.  fr.  3io. 

2.  Réflexion  suggérée  par  Charron  :  «  Je  veux  bien  que  l'on  vive, 
que  l'on  parle,  l'on  fasse  comme  les  autres  et  le  commun  ;  mais  non 
que  l'on  juge  comme  le  commun,  voire  je  veux  que  l'on  juge  le  com- 
mun. »  (De  la  Sagesse,  liv.  II,  ch.  11,  second  paragraphe,  intitulé  : 
Juger  de  tout).  Dans  ses  Portraits  littéraires,  Sainte-Beuve  a  signalé 
une  lettre  de  Méré  qui  rapporte  une  conversation  avec  la  Rochefou- 
cauld. L'auteur  des  Maximes  s'y  exprime  ainsi  :  «  Nous  devons  quel- 
que chose  aux  coutumes  des  lieux  où  nous  Arivons,  pour  ne  pas  choquer 
la  révérence  publique,  quoique  ces  coutumes  soient  mauvaises  ;  mais 
nous  ne  leur  devons  que  de  l'apparence  ;  il  faut  les  en  payer  et  se 
bien  garder  de  les  approuver  dans  son  cœur,  de  peur  d'oil'enser  la 
raison  universelle  qui  les  condamne.  »  (La  Rochefoucauld.  OEuvres, 
éd.  Gilbert,  t.  I,  p.  098.) 

337 
Cf.  B.,  34;   C,  5o;  P.  R.,   XXIX,  2;  Bos.,  I,  vin,   3;  Faug.,  I,  21S; 

Mien.,    4go. 

3.  [un  principe  nouveau  de]  la  piété. 


SECTION  V.  255 

leur  donne.  Mais  les  chrétiens  parfaits  les  honorent 
par1  une  autre  lumière  supérieure2.  Ainsi  se  vont  les 
opinions  succédant  du  pour  au  contre,  selon  qu'on 
a  de  lumière. 

81]  338 

Les3  vrais  chrétiens  obéissent  aux  folies4  néan- 
moins ;  non  pas  qu'ils  respectent  les  folies,  mais 
l'ordre  de  Dieu,  qui,  pour  la  punition  des  hommes, 
les  a  asservis  à  ces  folies  °  :  Otnnis  creatura  subjecta 
est  vanitaii.  Liberahitur* .  Ainsi  saint  Thomas7  explique 


1.  Un  autre  [principe  plus  intérieur.] 

2.  C'est  ce  que  Pascal  explique  dans  les  Discours  sur  la  condition  des 
grands  ;  il  accorde  au  riche  qu'il  se  «  distingue  tin  peu  de  cet  homme' 
qui  ne  posséderait  son  royaume  que  par  l'erreur  du  peuple  ;  parce  que 
Dieu  n'autoriserait  pas  cette  possession  et  l'obligerait  à  y  renoncer,! 
au  lieu  qu'il  autorise  la  vôtre  »  (ier  Discours), 

338 

Cf.  B.,  5;    C,    17;   Faug,,  II,  353;   Hav.,  XXV,   io3;  Mol.,  II,  53  ;ï 
Micu.,  227. 

i 

3.  [Sages  néanmoins  y.] 

[\.  Aux  folies  en  surcharge. 

5.  C'est  la  doctrine  que  Pascal  exposait  dans  la  Quatorzième  Pro- 
vinciale :  «  Rendre  à  chacun  ce  qu'en  lui  doit,  honneur,  tribut,  sou- 
mission ;  obéir  aux  magistrats  et  aux  supérieurs,  même  injustes,  parce' 
qu'on  doit  toujours  respecter  en  eux  la  puissance  de  Dieu  qui  les  a 
établis  sur  nous.  »  Cf.  la  Pensée  LXXXI1I  des  Pensées  diverses  où 
Nicole  développe,  avec  des  expressions  empruntées  à  Pascal,  cette 
thèse:  La  Religion  chrétienne  attache  sans  erreur  la  justice  à  la  force. 
(Essais  de  Morale,  t.  VI,  p.  292.) 

(3.  «  Vanitati  enim  creatura  subjecta  est  non  volens,  sed  propler  eum 
qui  suhjecit  cam  in  spe  quia  et  ipsa  creatura  liberabitur  a  servitute  cor- 
ruptionis,  in  libertatem  glorisc  jiliorum  Dei.  »  Rom.,  VIII,  20-21.  La 
première  ligne  de  saint  Paul  est  elle-même  un  souvenir  de  l'Ecclé- 
siaste  :  Idcirco  unus  est  interitus  hominis  et  jumentorum. . .  et  nihil 
habet  homo  jumento  amplius  :  cuncta  subjacent  vanitati  (III,  19). 

7.  Dans  son  commentaire  sur  l'épître  de  saint  Jacques.   Voici  le 


266  PENSÉES. 

le  lieu  de  saint  Jacques  sur  la  préférence  des  riches, 
que,  s'ils  ne  le  font  dans  la  vue  de  Dieu,  ils  sortent 
de  l'ordre  de  la  religion. 


lieu  auquel  Pascal  fait  allusion  :  Jac,  II,  i  :  «  Mes  frères,  ne  faites 
point  entrer  en  l'acception  de  personnes  la  foi  en  la  gloire  de 
N.  S.  J.-G.  Car  s'il  entre  dans  votre  assemblée  un  homme  avec  un 
anneau  d'or  et  une  robe  blanche,  et  qu'il  y  entre  aussi  un  pauvre  avec 
un  méchant  habit,  si  vous  faites  attention  à  celui  qui  est  ricbement 
vêtu,  et  que  vous  lui  disiez  :  Toi,  prends  ici  ce  siège  d'honneur, 
tandis  que  vous  dites  au  pauvre  :  Toi,  reste  là  debout,  ou  assieds-toi 
au-dessous  de  mon  marchepied,  est-ce  qu'en  vous-mêmes  vous  ne 
faites  une  différence  de  jugement,  et  est-ce  que  vous  ne  vous  êtes  faits 
des  juges  de  pensées  iniques  ?  »  La  Logique  de  Port-Royal  rappelle  à 
son  tour  le  commentaire  de  saint  Thomas  :  «  Saint  Thomas  croit  que 
c'est  ce  regard  d'estime  et  d'admiration  pour  les  riches  qui  est  con- 
damné sévèrement  par  l'apôtre  saint  Jacques,  lorsqu'il  défend  de 
donner  un  siège  plus  élevé  aux  riches  qu'aux  pauvres  dans  les  assem- 
blées ecclésiastiques;  car  ce  passage  ne  pouvant  s'entendre  à  la 
lettre  d'une  défense  de  rendre  certains  devoirs  extérieurs  plutôt  aux 
riches  qu'aux  pauvres,  puisque  l'ordre  du  monde,  que  la  religion  ne 
trouble  point,  souffre  ces  préférences,  et  que  les  saints  mêmes  les  ont 
pratiquées,  il  semble  qu'on  doive  l'entendre  de  cette  préférence  inté- 
rieure qui  fait  regarder  les  pauvres  comme  sous  les  pieds  des  riches, 
et  les  riches  comme  étant  infiniment  élevés  au-dessus  des  pauvres.  » 
{Première  partie ,  ch.  x.) 


SECTION  VI 


222]  339 

Je  puis  bien  concevoir  un  homme  sans  mains, 
pieds,  tête1  (car  ce  n'est  que  l'expérience  qui  nous 
apprend  que  la  tête  est  plus  nécessaire  que  les  pieds). 
Mais  je  ne  puis  concevoir  l'homme  sans  pensée  :  ce 
serait  une  pierre  ou  une  brute2. 


339 
Cf.  B.,  39;  C,  6o;   P.  R.,  XXIII,  i;   Bos.,  I,   ir,  a;  Faug.,  II,  83;^ 
Hav.,  I,  2;  Mol.,  I,  72;  Mien.,  46g. 

1.  [Corps.] 

2.  Port-Royal  ajoute:  «  C'est  donc  la  pensée  qui  fait  l'être  de 
l'homme,  et  sans  quoi  on  ne  le  peut  concevoir.  »  —  Il  est  superflu  de 
faire  remarquer  que  c'est  là  une  conception  cartésienne  :  «  Je  pouvais 
feindre,  dit  Descartes,  dans  le  Discours  de  la  Méthode,  que  je  n'avais 
aucun  corps.  Je  me  considérai  moi-même  comme  n'ayant  point  de 
mains,  point  d'yeux,  point  de  chair,  point  de  sang-.  »  î,e  Médit.  Mais 
par  le  fait  même  de  cette  fiction,  j'existe  en  tant  qu'être  pensant.  La 
pensée  est  l'essence  de  l'homme.  Havet  a  même  signalé  un  texte 
posthume  de  Descartes  dont  les  expressions  sont  presque  semblables 
à  celles  de  Pascal  (il  ne  fut  publié  d'ailleurs  qu'en  1701)  :  «  H  m'a 
été  nécessaire,  pour  me  considérer  simplement  tel  que  je  me  sais  être, 
de  rejeter  toutes  ces  parties  ou  tous  ces  membres  qui  constituent  la 
machine  humaine,  c'est-à-dire  il  a  fallu  que  je  me  considérasse  sans 
bras,  sans  jambes,  sans  tête,  en  un  mot  sans  corps.  »  (Recherche  de  la 
Vérité  par  la  Lumière  naturelle.) 

pensées.  n  —  17 


258  PENSÉES. 

Première  Copie  37  bis]  33g  bis 

Qu'est-ce  qui  sent  du  plaisir  en  nous?  est-ce  la 
main?  est-ce  le  bras?  est-ce  la  chair?  est-ce  le  sans:? 
on  verra  qu'il  faut  que  ce  soit  quelque  chose  d'im- 
matériel. 

*20l]  340 

La  machine  d'arithmétique  fait  des  effets1  qui 
approchent  plus  de  la  pensée  que  tout  ce  que  font 
les  animaux;  mais  elle  ne  fait  rien  qui2  puisse  faire 
dire  qu'elle  a  de  la  volonté,  comme  les  animaux. 

339  bis 

Cf.  C,  57  ;  P.  R.,  XXIII,  2  ;  Bos.,  I,  it,  3  ;  Facg.,  II,  83  ;  Mol.,  I,  72  ; 
Micu.,  883. 

340 

Cf.  B.,  3gi;  C,  35g;  Bos.,  snppl.,  I;  Faug.,  I,  2a3;  Hat.,  XXV,  67; 
Mot  ,  II,  1^9;  Mirât.,  439. 

1.  Voici  ces  effets  décrits  dans  le  privilège  accordé  le  22  mai  16^9 
à  la  machine  arithmétique  de  Pascal  :  «  Louis,  par  la  grâce  de  Dieu, 
roi  de  France  et  de  Navarre,  etc.  j  salut.  Notre  très-cher  et  bien-amé 
Je  sieur  Pascal  nous  a  l'ait  remontrer  qu'à  l'imitation  du  sieur  Pascal, 
son  père,  notre  conseiller  en  nos  couseils,  et  président  en  notre  cour 
des  aides  d'Auvergne,  il  aurait  eu,  dès  ses  plus  jeunes  années,  une 
inclination  particulière  aux  sciences  mathématiques,  dans  lesquelles, 
par  ses  études  et  ses  observations,  il  a  inventé  plusieurs  choses,  et 
particulièrement  une  machine,  par  le  moyen  de  laquelle  on  peut  l'aire 
toutes  sortes  de  supputations,  additions,  soustractions,  multiplications, 
divisions,  et  toutes  les  autres  règles  arithmétiques,  tant  en  nombres 
entiers  que  rompus,  sans  se  servir  de  plume  ni  jetons,  par  une  méthode 
beaucoup  plus  simple,  plus  facile  à  apprendre,  plus  prompte  à  l'exé- 
cution, et  moins  pénible  à  l'esprit  que  les  autres  façons  de  calculer 
qui  ont  été  en  usage  jusqu'à  présent  ;  et  qui,  outre  ces  avantages,  a 
celui  d'être  hors  de  tout  danger  d'erreur  qui  est  la  condition  la  plus 
importante  de  toutes  dans  les  calculs.  » 

2.  A  la  page  202  du  manuscrit. 


SECTION  VI.  259; 

*20l]  341 

L'histoire  du  brochet  et  de  la  grenouille  de 
Liancourt  :  ils  le  font  toujours,  etjamais  autrement,; 
ni  autre  chose  d'esprit1. 

229]  34a 

Si  un  animal  faisait  par  esprit  ce  qu'il  fait  par 
instinct,  et  s'il  parlait  par  esprit  ce  qu'il  parle  par 
instinct,  pour  la  chasse,  et  pour  avertir  ses  cama- 
rades que  la  proie  est  trouvée  ou  perdue,  il  parlerait 


341 

Cf.  B.,  S91;  Ç.,  357;  Faug.,  I,  ao3;  Hat.,  XXV,  a  bis)  Mot.,  II,  149; 
Mich.,  436. 

1.  On  ne  connaît  pas  autrement  l'histoire  à  laquelle  Pascal  fait' 
allusion.  On  soupçonne  seulement  qu'elle  était  destinée  à  défendre' 
«  l'esprit  des  bêtes  »  contre  les  partisans  de  l'automatisme.  Le  duc  de 
Liancourt,  après  une  jeunesse  brillante  et  orageuse,  avait  été  ramené 
à  la  religion  par  sa  Femme,  il  était  devenu  un  des  plus  fermes  sou- 
tiens de  Port-Royal  :  ce  fut  même  lui  qui,  pour  avoir  logé  chez  lui  un 
janséniste,  l'abbé  Bourzeis,  essuya  le  refus  d'absolution  qui  devint  le 
point  de  départ  de  l'affaire  des  Provinciales.  Fontaine  nous  le  repré- 
sente opposant  son  expérience  de  chasseur  au  cartésianisme  d'Arnauld: 
«  j'ai  lù-bas  deux  chiens  qui  tournent  la  broche  chacun  leur  jour.  L'un, 
s'en  trouvant  embarrassé,  se  cacha  lorsqu'on  l'allait  prendre,  et  on 
eut  recours  ù  son  camarade  pour  tourner  en  sa  place.  Le  camarade 
cria,  et  fit  signe  de  sa  queue  qu'on  le  suivît  :  il  alla  dénicher  l'autre 
dans  le  grenier  et  le  houspilla.  Sont-ce  là  des  horloges  ?  dit-il  à 
M.  Arnauld  qui  trouva  cela  si  plaisant  qu'il  ne  put  s'empêcher  d'en 
rire.  »  Pascal  répondrait  à  un  récit  semblable  de  Liancourt  par  le  second 
des  arguments  invoqués  par  Descartes  dans  la  Ve  partie  du  Discours 
de  la  Méthode  :  la  raison  est  un  instrument  universel  ;  l'instinct  est 
spécial,  il  correspond  à  une  habitude  particulière  de  la  machine. 

342 
Cf.  B.,  37  bis;  C.,  57;  Faug.,  I,  2o3;  Hav.,  XXV,  11;  Mot.,  II,  i48 
Mich.,  /ig3. 


260  .  PENSÉES. 

bien  aussi  pour  des  choses  où  il  a  plus  d'affection , 
comme  pour  dire  :  Rongez  cette  corde  qui  me 
blesse,  et  où  je  ne  puis  atteindre1. 

Première  Copie  S']  bis]  343 

Le  bec  du  perroquet  qu'il  essuie,  quoiqu'il  soit 
net. 

Prcmkrc  Copie  3 9]  344 

Instinct  et  raison,  marques  de  deux  natures3. 

1.  Le  fragment  doit  avoir  pour  but  de  répondre  à  une  objection 
présentée  par  un  adversaire  des  animaux-machines,  un  cbasseur  comme 
le  duc  de  Liancourt,  contre  ie  premier  argument  cartésien,  à  savoir 
que  les  animaux  n'ont  point  de  langage.  Les  chiens  de  chasse  ont  une 
façon  de  parler  entre  eux.  Mais  ce  langage,  réplique  Pascal,  ne  tra- 
duit pas  une  pensée  véritable  •  autrement  ils  seraient  capables  d'ex- 
primer ce  qui  devrait  leur  tenir  le  plus  au  cœur.  S'ils  ne  le  peuvent 
pas,  c'est  qu'il  n'y  a  point  d'universalité  dans  le  langage  des  bêtes;  et 
là  où  il  n'y  a  pas  universalité,  il  n'y  a  pas  d'esprit. 

343 

Cf.  C,  57;  Faug.,  T,  2G0;  Hvr.,  XXV,  74;  Mol.,  I,  .'17;   Mien.,  882. 

344 
Cf.  C,  60;  Faug.,  I,  223;  Hav.,  XXV,  i5;  Mol.,  T,  67;  Mien.,  884. 

2.  Ce  court  fragment  est  susceptible  de  deux  interprétations  :  la 
'première,  et  la  plus  générale,  est  expliquée  par  Pascal  lui-même  dans 
son  Fragment  de  Préface  pour  le  Traité  du  Vide  :  «  N'est-ce  pas  là 
traiter  indignement  la  raison  de  l'homme,  et  la  mettre  en  parallèle 
avec  l'instinct  des  animaux,  puisqu'on  en  ôte  la  principale  différence, 
qui  consiste  en  ce  que  les  effets  du  raisonnement  augmentent  sans 
cesse,  au  lieu  que  l'instinct  demeure  toujours  dans  un  état  égal  ?»  — 
La  seconde  se  réfère  au  titre  du  fragment  3g5  :  «  Instinct,  Raison  », 
et  au  fragment  3g6  :  «  Deux  choses  instruisent  l'homme  de  toute 
sa  nature  :  l'instinct  et  l'expérience.  »  Dans  ces  fragments,  Pascal 
entend  par  instinct  le  souvenir  de  la  perfectior  originelle,  l'aspiration 
au  vrai  et  au  bien  dont  les  constations  de  l'expérience  ou  les  argu- 
ments de  la  raison  montrent  la  vanité.  L'instinct  et  la  raison  seraient 
ainsi  les  marques  des  deux  natures  qui  coexistent  dans  l'homme  même. 


SECTION  Yl.  261 

*2  7°1  345 

La  raison  nous  commande  bien  plus  impérieu- 
sement qu'un  maître  ;  car  en  désobéissant  à  l'un  on 
est  malheureux,  et  en  désobéissant  à  l'autre  on  est 
un  sot. 


ifi9]  346 

Pensée  fait  la  grandeur  de  l'homme1. 

63]  347 

H.  3.  L'homme2  n'est  qu'un  roseau,  le  plus  faible 


345 

Cf.  13.  397 ;  C,  371  ;  Bos.,  I,  ix,  a;  Faug.,  I,  212  ;  Hay.,  VI,  2  ;  Mol  , 
II,  i43;  Mich.,  552. 

346 

Cf.  B.,  3g5;  C,  367;  Faug.,  II,  83;  Mol.,  I,  70;  Mien.,  /,i8. 

1.  Mont.,  III,  in  :  «  Le  méditer  est  un  puissant  estude  et  plein,  à 
qui  sçait  se  taster  et  employer  vigoureusement  :  i'aime  mieux  forger 
mon  ame  que  la  meubler.  Il  n'est  point  d'occupation  ny  plus  faible, 
ny  plus  forte,  que  celle  d'entretenir  ses  pensées,  selon  l'ame  que 
c'est  ;  les  plus  grandes  en  font  leur  vacation,  quibus  vivere  est  coyi- 
tare  :  aussi  l'a  nature  favorisée  de  ce  privilège,  qu'il  n'y  a  rien  que 
nous  puissions  faire  si  longtemps,  ny  action  à  laquelle  nous  nous 
adonnions  plus  ordinairement  et  facilement.  C'est  la  besongne  des 
dieux,  dict  Aristote,  de  laquelle  naist  et  leur  béatitude  et  la  nostre.  » 
Le  Discours  sur  les  passions  de  l'amour  commence  par  ces  mots  : 
«  L'homme  est  né  pour  penser.  » 

347 

Cf.  B.,  100;  C,    129;  P.  R.,  XXIII,  6;  Bos.,  I,  iv,  6;  Faug.,  II,  8i; 
H.vv.,  I,  6;  Mol.,  I,   70;  Mich.,  17^. 

2.  Les  signes  H.  3  paraissent  ultérieurement  ajoutés.  On  peut 
conjecturer  que  H  est  l'indication  du  titre  Homme,  et  3  le  numéro  du 
chapitre  ou  du  paragraphe.  Cf.  fr.  72,  et  l'indication  du  fr.  6û3, 


,262  PENSÉES. 

de  la  nature  ;  mais  c'est  un  roseau  pensant.  Il  ne  faut 
pas  que  l'univers  entier  s'arme  pour  l'écraser  :  une 
vapeur,  une  goutte  d'eau,  suffît  pour  le  tuer1.  Mais, 
quand  l'univers  l'écraserait,  Y  homme  serait  encore 
plus  noble2  que  ce  qui  le  tue,  parce  qu'il  sait  qu'il 
meurt,  et  l'avantage  que  l'univers  a  sur  lui  ;  l'univers 
n'en  sait  rien. 

3  Toute  notre  dignité  consiste  donc  en  la  pensée. 
C'est  de  là  qu'il  faut  nous  relever  et  non  de  l'espace 
et  de  la  durée,  que  nous  ne  saurions  remplir.  Tra- 


i.  Souvenir  de  Montaigne  :  «  C'est  tousiours  l'homme,  foible,  cala- 
miteux  et  misérable...  un  souffle  de  vent  contraire...  un  signe,  une 
brouee  matiniere,  suffisent  à  le  renverser  et  porter  par  terre.  »  Apol. 

2.  [Puisque.]  —  Noble,  c'est-à-dire  d'un  genre  plus  élevé.  Cf.  fr. 
■-g3  :  «  Tous  les  corps,  le  firmament,  les  étoiles,  la  terre  et  ses 
royaumes,  ne  valent  pas  le  moindre  des  esprits  ;  car  il  connaît  tout 
cela,  et  soi  ;  et  les  corps,  rien.  »  Cette  pensée  qui  portera  pour  les 
siècles  l'empreinte  du  génie  de  Pascal  a  pourtant  son  origine  dans  une 
suggestion  de  Ray  moud  Sebon  :  «  Il  y  a  une  autre  manière  de  différer 
spéciale  et  particulière  à  l'homme  qui  ne  se  prend  pas  comme  l'autre 
pour  avoir,  mais  pour  cognoistre  qu'on  a. . .  L'homme  a  reçeu  de  son  créa- 
teur non  seulement  l'excellence  sur  le  reste,  mais  encore  la  suffisance 
de  l'appercevoir.  Il  n'a  pas  seulement  plus  de  dignité  et  de  noblesse, 
mais  en  outre  il  le  soait  et  le  cognoist  et  cognoist  que  les  autres  créa- 
tures ont  ce  défaut  de  ne  se  pouvoir  pas  cognoistre  et  que  luy  seul  est 
capable  de  le  faire  »  (Théologie  naturelle,  ch.  q3).  Montaigne  avait 
fait  allusion  à  cet  argument  dans  l'Apologie  et  l'avait  réfuté  :  «  Qui 
luy  a  scellé  ce  privilège  ?  Qu'il  nous  monstre  lettres  de  cette  belle  et 
grande  charge.  »  —  On  trouvera  un  piquant  commentaire  daus  ce  pas- 
sage de  la  Vie  et  l'esprit  de  M.  de  Tille  mont  :  «  Il  demandait  quelque- 
fois à  de  jeunes  enfants  qui  gardaient  des  vaches  comment  de  si  gros 
animaux  se  laissaient  conduire  par  eux  qui  étaient  si  petits.  Il  tâchait 
ensuite  de  leur  faire  comprendre  par  là  qu'il  fallait  donc  qu'il  y  eût 
en  eux  quelque  chose  de  plus  noble  et  de  plus  élevé  qu'en  ces  bêtes, 
et  que  c'était  leur  âme  ;  qu'elle  était  plus  excellente  que  le  soleil,  et 
que  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  au  monde.  »  (ïronchai,  apud 
Sainte-Beuve,  Port-Royal,  5e  édit.,  t.  IV,  p.  22.) 

3.  Ce  second  paragraphe  est  donné  seulement  par  les  copies. 


SECTION  VI.  263 

vaillons  donc  à  bien  penser1  :  voilà  le  principe  de  la 
morale. 

i65]  348 

Roseaupensant.  — Ce  n'est  point  de  l'espace  que  je 
dois  chercher  ma  dignité,  mais  c'est  du  règlement2  de 
ma  pensée.  Jen'auraipas  davantage  en  possédant  des 
terres  :  par  l'espace3,  l'univers  me  comprend  et 
m'engloutit  comme  un  point4  ;  par  la  pensée,  je  le 
comprends5. 

393]  349 

Immatérialité  de  l'âme.  —  Les  philosophes  qui  ont 
dompté  leurs  passions,  quelle  matière  Fa  pu  faire6? 


i.  «  Il  faut  s'attacher  principalement  à  bien  penser.  »  (Mère, 
OEuvres,  t.  I,  p.  262.) 

348 
Cf.  B.,  3g;  C,  60;  Faug.,  II,  84;  Hat.,  I,  6  bis;  Mol.,  I,  70;  Mich., 
399- 

2.  Du  règlement  en  surcharge. 

3.  Par  l'espace  en  surcharge. 

4.  [Au.] 

5.  Pascal  oppose  ici  le  sens  propre  et  le  sens  figuré  du  mot  com- 
prendre. Matériellement  mon  individu  est  une  partie  de  l'univers  ; 
mais  spirituellement  ma  pensée  s'étend  à  l'univers.  Je  suis  contenu 
dans  l'univers,  et  l'univers  est  contenu  en  moi.  C'est  cette  oppo- 
sition qui  résume  tout  le  problème  philosophique  de  la  connaissance. 

349 
Cf.  B.,  4i;  C,  60;  Faug.,  II,  94 ;  Hav.,  XXV,  3i  ;  Mot.,  I,  17;  Mien. 
620. 

6.  Charron  montre  à  diverses  reprises  comment  les  philosophes  ont 
triomphé  des  passions,  en  particulier  dans  la  Sagesse  (II,  1,  10),  où 
il  loue  l'impassibilité  «  forte,  noble  et  glorieuse  »  des  Sages  guidés 
par  la  raison.  Les  Sages7  ce  sont  les  Stoïciens.  Ils  enseignaient  que 


2t>4  CENSEES. 


a55]  350 


Stoïques.  —  Ils  concluent  qu'on  peut  toujours  ce 
qu'on  peut  quelquefois,  et  que,  puisque  le  désir  de 
la  gloire  fait  bien  faire  à  ceux  qu'il  possède  quelque 
chose,  les  autres  le  pourront  bien  aussi. — Ce  sont  des 
mouvements  fiévreux,  que  la  santé  ne  peut  imiter. 

Epictète  conclut  de  ce  qu'il  y  a  des  chrétiens  con- 
stants, que  chacun  le  peut  bien  être1. 


les  images,  et  les  tendances  irrationnelles  qui  sont  associées  à  ces 
images,  n'ont  de  pouvoir  sur  nous  qu'autant  que  nous  leur  donnons 
notre  assentiment.  Or  nous  sommes  absolument  libres  de  notre  juge- 
ment, entièrement  libres  par  suite  de  nous  abandonner  à  nos  passions 
ou  de  faire  de  notre  être  un  système  harmonieux  dont  les  passions 
sont  exclues.  Aussi,  quoique  les  Stoïciens  fussent  matérialistes  puis- 
qu'ils considéraient  l'àme  et  Dieu  même  comme  un  feu  subtil,  la  mo- 
rale stoïcienne,  aux  yeux  de  Pascal,  atteste  l'immatérialité  de  l'àme 
par  cela  qu'elle  atteste  l'indépendance  de  la  volonté  interne  vis-à-vis 
des  tendances  issues  du  monde  extérieur. 

350 

Cf.  R.,  6a;  C,  87;  P.  R.,  XXI,  1  ;  Bos.,  II,  1,  1;  Facg.,11,  92;  Hat., 
VIII,  4;  Mol.,  I,  i75;  Mica.,  535. 

1.  Voici  le  passage  auquel  Pascal  fait  allusion  :  «  Qu'est-ce  qui  fait 
qu'on  a  peur  du  tyran?  ses  gardes,  dites-vous,  et  leurs  épées,  ses  valets 
d'antichambre,  et  ceux  qui  repoussent  les  personnes  qui  veulent  péné- 
trer jusqu'à  lui.  Pourquoi  donc  un  enfant,  si  vous  l'amenez  devant  le 
tyran  entouré  de  ses  gardes,  n'a-t-il  pas  peur  ?  Est-ce  parce  qu'il  ne 
comprend  pas  ce  qu'il  voit?  Mais  si  un  homme  comprenant  bien  qu'il 
y  a  là  des  gardes,  et  qu'ils  ont  des  épées,  se  présente  devant  le  tyran 
pour  cela  même,  désirant  la  mort  pour  quelque  raison  particulière,  et 
cherchant  quelqu'un  qui  la  lui  procure  sans  qu'il  s'en  donne  la  peine, 
celui-là  aura-t-il  peur  des  gardes  ?  Mais  ce  qui  fait  peur  en  eux  est 
précisément  ce  qu'il  désire.  Et  si  un  autre  se  présente,  qui  n'ait  envie 
ni  de  mourir  ni  de  vivre,  mais  qui  soit  prêt  à  l'un  ou  à  l'autre  suivant 
l'occurrence,  qui  l'empêchera  de  se  présenter  sans  crainte  ?  Rien  sans 
doute.  Maintenant  supposez  un  homme  détaché  de  la  fortune  comme 
celui-là  de  la  vie,  détaché  aussi  de  ses  enfants  et  de  sa  femme,  amené 


SECTION   VI.  265 

369]  35i 

Ces  grands  efforts  d'esprit,  où  l'âme  touche  quel- 
quefois, sont  choses  où  elle  ne  se  tient  pas;  elle  y 
saute  seulement,  non  comme  sur  le  trône,  pour  tou- 
jours; mais  pour  un  instant  seulement1. 


par  je  ne  sais  quelle  folie  ou  quel  désespoir  à  tenir  pour  indifférent 
de  conserver  tout  cela  ou  de  le  perdre.  De  même  que  des  enfants  qui 
jouent  avec  des  coquilles  s'intéressent  vivement  au  jeu,  mais  ne  se 
soucient  pas  des  coquilles,  supposez  que  cet  homme  ne  fasse  non  plus 
aucun  cas  de  la  matière  sur  laquelle  il  s'exerce,  et  ne  s'attache  unique- 
ment qu'à  bien  jouer  le  jeu  qu'il  a  à  jouer  :  où  est  le  tyran  alors,  où 
sont  les  gardes,  où  sont  les  épées  qui  pourront  faire  peur  à  un  tel 
homme  ?  Si  on  peut  entrer  dans  ces  sentiments  par  un  transport 
furieux,  ou  comme  les  Galilêens  par  la  force  de  la  coutume,  ne  pourra- 
t-on  pas  par  le  raisonnement  et  la  démonstration  se  pénétrer  de  ces 
vérités?  »  (Epictète,  Entretiens IV,  vu.)  Ce  sont  les  chrétiens  qu'Epic- 
tète  désigne  par  ce  mot  galilêens. 

35* 

Cf.  B.,  43o;  G.,  4oi  ;  P.  R.,  XXXI,  20;  Bos.,  I,  1,  ï2;Facg.,I,  i83; 
Hav.,  VII,  12;  Mol.,  I,  Ixh)  Migh.,  5^9. 

I.  Mont.,  II,  11:  «  Quand  nous  arrivons  à  ces  saillies  stoïques... 
qui  ne  juge  que  ce  sont  boutées  d'un  courage  eslancé  hors  de  son 
giste?  »  et  surtout  le  début  de  l'essai  De  la  vertu.  «  le  treuve  par  expé- 
rience qu'il  y  a  bien  à  dire  entre  les  boutées  et  saillies  de  l'ame  ou 
une  résolue  et  constante  habitude  :  et  veois  bien  qu'il  n'est  rien  que 
nous  ne  puissions,  voire  iusques  à  surpasser  la  Divinité  mesme,  dict 
quelqu'un,  d'autant  que  c'est  plus  de  se  rendre  impassible,  de  soy, 
que  d'estre  tel,  de  sa  condition  originelle,  et  iusques  à  pouvoir  ioindre 
à  l'imbecilité  de  l'homme  une  resolution  et  asseurance  de  Dieu  ;  mais 
c'est  par  secousses  :  et  ez  vies  de  ces  héros  du  temps  passé,  il  y  a 
quelques  fois  des  traicts  miraculeux,  et  qui  semblent,  de  bien  loing 
surpasser  nos  forces  naturelles  ;  mais  ce  sont  traicts,  à  la  vérité  ;  et 
est  dur  à  croire  que  de  ces  conditions  ainsin  eslevees,  on  en  puisse 
teindre  et  abbruver  l'ame  en  manière  qu'elles  lui  deviennent  ordinaires 
et  comme  naturelles.  Il  nous  escheoit  à  nous  mesmes,  qui  ne  sommes 
qu'avortons  d'hommes,  d'esiancer  parfois  nostre  aine,  esveillee  parles 
discours  ou  exemples  d'aultruy,  bien  loing  au  delà  de  son  ordinaire  : 


266  PENSEES. 

43g]  35» 

Ce  que  peut  la  vertu  d'un  homme  ne  se  doit  pas 
mesurer  par  ses  efforts,  mais  par  son  ordinaire1. 

4a5]  353 

Je  n'admire  point  l'excès  d'une  vertu,  comme  de 


mais  c'est  une  espèce  de  passion,  qui  la  poulse  et  agite,  et  qui  la  ravit 
aulcunement  hors  de  soy  ;  car,  ce  tourbillon  franchi,  nous  veoyons 
que,  sans  y  penser,  elle  se  desbande  et  relasche  d'elle-mesme,  sinon 
iusques  à  la  dernière  touche,  au  moins  iusques  à  n'estre  plus  celle 
là  ;  de  façon  que  lors,  à  toute  occasion,  pour  un  oyseau  perdu,  ou  un 
verre  cassé,  nous  nous  laissons  esmouvoir  à  peu  prez  comme  l'un  du 
vulgaire.  Sauf  l'ordres  la  modération  et  la  constance,  i'estime  que 
toutes  choses  soient  faisables  par  un  homme  bien  manque  et  défaillant 
en  gros.  À  cette  cause,  disent  les  sages,  il  fault,  pour  iuger  bien  à 
poinct  d'un  homme,  principalement  contrerooller  ses  actions  commu- 
nes et  le  surprendre  en  son  à  touts  les  jours.  »  (II,  xxix.)  Pascal  avait 
également  lu  dans  Charron  :  «  Ces  grandes  et  esclatantes  eslevations 
et  efforts  de  vertu  qui  se  trouvent  en  auscuns  philosophes  Stoïciens  et 
Epicuriens  qui  cherchent,  morguent  et  gourmandent  les  dangers,  les 
douleurs,  la  nécessité,  la  mort  sont  plustôt  saillies,  excès  et  accès 
d'aines  esmues,  fieureuses,  malades  et  auscunement  inhumaines  qu'ac- 
tions rassises  et  meures  d'âmes  bien  formées  et  bien  nées,  sans  façon 
ni  artifice.  »  {Les  Trois  Vérités,  II,  xr,  Cf.,  Sagesse,  II,  m,  i5.) 

352 
Cf.  B.,  383;  G.,  343;  P.  R.,  XXIX,  24;  Bos.,  I,  ix,  3o;Fauo.,I,  191; 
IIav.,  VI,  27;  Mol.,  I,  44;  Mich.,  742. 

1.  Son  ordinaire,  expression  employée  par  Montaigne  dans  le  pas- 
sage cité  au  fragment  précédent.  —  «  Un  faict  courageux  ne  doibt 
pas  conclure  un  homme  vaillant;  celuy  qui  le  seroit  bien  à  poinct,  il 
le  seroit  tousiours  et  à  toutes  occasions.  »  (Mont.,  II,  1).  —  «  Le 
prix  de  l'ame  ne  consiste  pas  à  aller  hault,  mais  ordonneement  :  sa 
grandeur  ne  s'exerce  pas  en  la  grandeur,  c'est  en  médiocrité.  »  {Id., 
III,  „.) 

353 

Cf.  B.,  372;  C,  33o;  P.  R.,  XXIX,  19;  Bos.,  I,  ix,  24;  Faug.,  I,  192; 
Hat.,  VI,  ai;  Mot.,  I,  44;  Mich.,  6g3. 


SECTION  VI.  267 

la  valeur,  si  je  ne  vois  en  même  temps  l'excès  de  la 
vertu  opposée,  comme  en  Epaminondas,  qui  avait 
l'extrême  valeur  et  l'extrême  bénignité  !.  Car'2,  autre- 
ment, ce  n'est  pas  monter,   c'est  tomber3.   On  ne. 


i.  Ce  jugement  est  emprunté  à  Montaigne  qui  célèbre  Epaminondas: 
dans  son  essai  Des  plus  excellents  hommes.  «  L'ancienneté  iugea  qu'ai 
espelucher  par  le  menu  touts  les  aultres  grands  capitaines,  il  se  treuvei 
en  chascun  quelque  spéciale  qualité  qui  le  rend  illustre  :  en  cettuy 
cy  seul,  c'est  une  vertu  et  suffisance  pleine  partout  et  pareille,  qui, 
en  touts  les  offices  de  la  vie  humaine,  ne  laisse  rien  à  désirer  de  soy, 
soit  en  occupation  publique  ou  privée,  ou  paisible,  ou  guerrière,  soit 
à  vivre,  soit  à  mourir  grandement  et  glorieusement  :  ie  ne  cognois 
nulle  ny  forme  ny  fortune  d'homme  que  ie  regarde  avecques  tant 
d'honneur  et  d'amour.  »  (£1,  xxxvi.)  Dans  le  premier  chapitre  du 
livre  III,  Montaigne  revient  sur  cet  éloge  :  «  I'ay  aultrefois  logé 
Epaminondas  au  premier  rang  des  hommes  excellents,  et  ne  m'en 
desdis  pas.  Iusques  où  montoit  il  la  considération  de  sen  particulier 
debvoir  ?  qui  ne  tua  iamais  homme  qu'il  eust  vaincu  ;  qui,  pour  ce 
bien  inestimable  de  rendre  la  liberté  à  son  pais,  faisoit  conscience  de 
tuer  un  tyran,  ou  ses  complices,  sans  les  formes  de  la  iustice  ;  et  qui 
iugeoit  meschant  homme,  quelque  bon  citoyen  qu'il  feust,  celuy  qui, 
entre  les  ennemis  et  en  la  battaille,  n'espargnoit  son  amy  et  son  hoste. 
Voylà  une  aine  de  riche  composition  :  il  marioit  aux  plus  rudes  et 
violentes  actions  humaines  la  bonté  et  l'humanité,  voire  mesme  la 
plus  délicate  qui  se  treuve  en  l'escbole  de  la  philosophie.  Ce  courage 
si  gros,  enflé,  et  obstiné  contre  la  douleur,  la  mort,  la  pauvreté, 
estoit  ce  nature,  ou  art,  qui  l'eust  attendry  iusques  au  poinct  d'une 
si  extrême  douceur  et  debonnaireté  de  complexion  ?  Horrible  de  fer 
et  de  sang,  il  va  fracassant  et  rompant  une  nation  invincible  contre 
tout  aultre  que  luy  seul  ;  et  gauchit,  au  milieu  d'une  telle  meslee,  au 
rencontre  de  son  hoste  et  de  son  amy.  Vrayment  celuy  là  commandoit 
bien  à  la  guerre,  qui  luy  faisoit  souffrir  le  mors  de  la  bénignité,  sur, 
le  poinct  de  sa  plus  forte  chaleur,  ainsin  enflammée  qu'elle  estoit,  et 
toute  escumeuse  de  fureur  et  de  meurtres.  C'est  miracle  de  pouvoir 
mesler  à  telles  actions  quelque  image  de  iustice  ;  mais  il  n'appar- 
tient qu'à  la  roideur  d'Epaminondas  d'y  pouvoir  mesler  la  doulceur 
et  la  facilité  des  mœurs  les  plus  molles  et  la  pure  innocence.  »  On 
comprend  la  vive  impression  qu'une  telle  page  a  produite  sur  Pascal, 

2.  [De  se  porter  vers  une  extrémité. \ 

3.  [D'aller  vers  une  extrémité  ce  n'est.] 


MB  PENSEES 

montre  pas  sa  grandeur  pour  être  à  une  extrémité, 
mais  bien  en  touchant  les  deux  à  la  fois,  et  remplis- 
sant tout  l'entre-deux1.  Mais  peut-être  que  ce  n'est 
qu'un  soudain  mouvement  de  l'âme 2  de  l'un  à 
l'autre  de  ces  extrêmes,  et  qu'elle  n'est  jamais  en 
effet  qu'en  un  point,  comme  le  tison  de  feu3.  Soit, 
mais  au  moins  cela  marque  l'agilité  de  l'âme,  si  cela 
n'en  marque  l'étendue. 

83l  354 

La  nature  de  l'homme  n'est  pas  d'aller  toujours, 
elle  a  ses  allées  et  venues. 

La  fièvre 4  a  ses  frissons  et  ses  ardeurs  5  ;  et  le 
froid  montre  aussi  bien  la  grandeur  de  l'ardeur  de 
la  fièvre  que  le  chaud  même. 

Les  inventions  des  hommes  de  siècle  en  siècle  vont 
de  même.  La  bonté  et  la  malice  du  monde  en  géné- 
ral en  est  de  même  :  Plerumque  gratœ  principibus 


1.  Sur  l'entre-deux  de  Pascal  voir  le  développement  très  brillant  de 
Sainte-Beuve  et  l'application  qu'il  en  fait  à  saint  François  de  Sales. 
(Port-Royal,  5e  édit.,  t.  I,  p.  249.) 

2.  [Tantôt  un.] 

3.  [Mais.]  —  Les  copies  ajoutent  :  qu'on  tourne.  On  sait  qu'en  vertu 
de  la  persistance  des  images  sur  la  rétine,  il  suffît  qu'un  tison  enflammé 
fasse  plus  de  dix  tours  à  la  seconde  pour  représenter  a  l'oeil  une  circon- 
férence de  feu.  La  succession  rapide-  produit  l'illusion  de  la  simulta- 
néité. 

354 
Cf.  B.,  7;  C,  20;  Faog.,I,  3o3;  Hav.,  XXIV,  89;  Mol., I,  43;  Mien., 
236. 

k.  Mont.,  Apol.  :  «  Les  fiebvres  ont  leur  chauld  et  leur  froid.  » 

0.  [Le  flux  et  le  reflux.] 

6.    «  Ce  sont  délices  aux  princes,  c'est  leur  feste,  de  se  pouvoir 


SECTION  VI.  2G9 

»5i]  355 

L'éloquence  continue  ennuie. 

Les  princes  et  les  rois  jouent  quelquefois;  ils  ne 
sont  pas  toujours  sur  leurs  trônes,  ils  s'y  ennuient  : 
la  grandeur  a  besoin  d'être  qui  ttéepour  être  sentie1;  la 
continuité  dégoûte  en  tout",  le  froid  est  agréable  pour 
se  chauffer. 

La  nature  agit  par  progrès3,  itus  et  reditus.  Elle 


quelquefois  travestir  et  desmettre  à  la  façon  de  vivre  busse  et  popu- 
laire : 

Plerumque  gratae  principibus  vices, 

Mundaxjue  parvo  sub  lare  pauperum 

Cœnae,  sine  aulaeis  et  ostro 
iSollicitam  explicuere  fronteni. 

Il  n'est  rien  si  empeschant,  si  degousté  que  l'abondance»  (Mont.,  I, 
49.)  Pascal  a  reproduit  le  premier  vers  (vers  i3  de  l'ode  d'Horace, 
III,  xxix),  d'après  la  citation  de  Montaigne  qui  substitue  principibus 
h  divitibus. 

355 
Cf.  B.,  /loi  ;  C,  375;  P.  R.,  XXXI,  18;  Bos.,  I,  ix,  19  ;  Faug.,  I,  2*7;! 
I,  -îoa;  Hay.,  VI,  1x6  ;   XXIV,  89   bis;  Mol.,  I,  61;   I,   128;  Mich.,J 
5a8. 

1.  Cf.  Montaigne,  III,  vu  :  De  l'incommodité  de  la  grandeur  :  «  Elle' 
se  ravalle  quand  il  luy  plaist.  »  —  «  Le  plaisir  d'un  roi  qui  mérite  de 
l'être  est  de  l'être  moins  quelquefois,  de  sortir  du  théâtre,  de  quitter 
le  bas  de  saye  et  les  brodequins  et  de  jouer  avec  une  personne  de 
confiance  un  rôle  plus  familier.  »  (La  Bruyère,  du  Souverain  ou  de  la 
République.) 

2.  «  La  satiété  engendre  le  desgoust.  »  (Mont.,  II,  xv.) 

3.  «  Dans  les  concerts  on  use  de  prélude,  et  on  finit  par  les  tons 
les  plus  approchants  du  silence.  C'est  que  le  cœur  et  l'esprit  tiennent 
cela  des  instructions  de  la  nature,  qui  se  conduit  insensiblement  et  par 
des  progrès  insensibles.  »  (Méré,  œuvres,  t.  II,  p.  16.)  r—  A  considérer 
ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui  l'évolution  de  l'individu  ou  du 
inonde,  Pascal  pense  que  cette  évolution  ne  s'accomplit  pas  néces- 
sairement dans  un  sens  unique.  Ce  qui  est  tout  à  fait  remarquab'e 
ici,  c'est  que  la  vue  pénétrante  de  Pascal  rejoigne,  par  delà  les  théo- 
ries d'un  progrès  uniforme  et  continu  qui  ont  eu  tant  de  faveur  au 


270  PENSÉES. 

passe  et  revient1,  puis  va  plus  loin,  puis  deux  fois 
moins,  puis  plus  que  jamais,  etc. 

Le  flux  delà  mer  se  fait  ainsi,  le  soleil  semble  mar- 
cher ainsi  : 

^9]  356 

La  nourriture  du  corps  est  peu  à  peu.  Plénitude 
de  nourriture  et  peu  de  substance 2. 

2  25]  357 

Quand  on  veut  poursuivre  les  vertus  jusqu'aux 
extrêmes  départ  et  d'autre3,  il  se  présente  des  vices 


xvme  siècle  et  dans  la  première  moitié  du  xixe,  les  conceptions  des 
évolutionistes  contemporains.  Pour  M.  Herbert  Spencer  l'évolution 
universelle  est  soumise  à  la  loi  du  rythme  ;  de  même,  parmi  les  pen- 
seurs qui  ont  étudié  les  conditions  des  transformations  des  sociétés, 
quelques-uns  arrivent  à  cette  conclusion  que  l'évolution  sociale  est 
susceptible  de  regrès  aussi  bien  que  de  progrès. 

1.  «  Le  monde  va  et  vient,  croît  et  décroît,  ebange  en  connais- 
sance, apprend  et  désapprend  tous  les  jours.  »  (Gbarron,  Les  Trois 
Vérités,  I,  5.) 

356 

Cf.  B.,  3a3;  C,  4o4;  Faug.,  T,  aa3;  Hav.,  XXV,  ia4;  Mol.,  II,  i3o; 
Mich.,  /(i3. 

2.  Ces  derniers  mots  ont  un  sens  clair  :  si  on  mange  trop,  on  ne 
s'assimile  presque  rien.  Il  faut  procéder  avec  lenteur,  pour  se  fortifier 
véritablement.  Cf.  Montaigne  :  «  Que  nous  sert-il  d'avoir  la  panse 
pleine  de  viande,  si  elle  ne  digère,  si  elle  ne  se  transforme  en  nous  ?  » 

a,  24.) 

357 

Cf.  B.,   406;    C,   38i;  Faug.,  I,  i83;   Hav.,    XXV,   63;  Mol.,  I,  45; 
Mich.,  £71, 

3.  Mont.,  I,  i4  :  «  La  vaillance  a  ses  limites,  comme  les  aultres 
vertus;  lesquelles  franchies,  on  se  trouve  dans  le  train  du  vice:  enma- 
niare  que  par  cbez  elle  on  se  peult  rendre  à  la  témérité,  obstination  et 
folie,  qui  n'en  sçait  bien  les  bornes,  malaisées  en  vérité  à  choisir  sur 


SECTION  VI.  271 

qui  s'y  insinuent  insensiblement,  dans  leurs  routes 
insensibles,  du  côté  1  du  petit  infini  ;  et  il  s'en  pré- 
sente, des  vices,  en  foule  du  côté  du  grand  infini, 
de  sorte  qu'on  se  perd  dans  les  vices 2,  et  on  ne  voit 
plus  les  vertus  3.  On  se  prend  à  la  perfection  même\ 

tel]  358 

L'homme  n'est  ni  ange  ni  bête,  et  le  malheur  veut 
que  qui  veut  faire  l'ange  fait  la  bête 5. 

leurs  confins.  »  Et  I,  29  :  «  Nous  pouvons  saisir  la  vertu  de  façon 
qu'elle  en  deviendra  vicieuse,  si  nous  l'embrassons  d'un  désir  trop 
aspre  et  violent...  l'immoderation  vers  le  bien  mesme,  si  elle  ne 
m'offense,  elle  m'estonne,  et  me  met  en  peine  de  la  baptizer.  » 

1.  [De  la.] 

2.  [Au  lieu  de  suivre.] 

o.  On  ne  comprend  pas  exactement  à  quoi  s'appliquent  ces  notions 
de  petit  infini  et  de  grand  infini.  Voici  pourtant  un  essai  d'interpréta- 
tion. Poursuivre  les  vertus  de  part  et  d'autre,  c'est-à-dire  dans  la  direc- 
tion des  deux  infinis  à  la  fois,  c'est  sans  doute  les  poursuivre  dans 
leur  plus  petit  détail  et  en  même  temps  dans  leur  plus  vaste  étendue. 
Gomment  les  vices  sortent-ils  de  cette  poursuite  ?  Soit  par  exemple  la 
vertu  de  la  justice.  Celui  qui  veut  être  juste  à  la  rigueur  et  dans  les 
moindres  circonstances  de  la  vie,  en  arriverait  insensiblement  à  deve- 
nir indifférent  au  sort  de  ceux  que  sa  justice  atteint,  peu  charitable 
et  parfois  même  cruel.  Celui  qui  aspire  à  faire  régner  partout  la  jus- 
tice universelle  n'est-il  pas  amené,  d'autre  part,  à  intervenir  dans  les 
affaires  des  autres,  à  entreprendre  la  réforme  de  la  société,  etc.  ?  et 
voici  l'ambition  avec  le  cortège  de  vices  qu'elle  entraîne. 

4.  En  marge. 

358 
Cf.  B.,  872;    C,  329;   P.   R.,  ait.,   XXXI,  24;   Faug.,  I,  i83;   II.vv., 
VII,  i3;  Mol.,  1,67;  Mien.,  70^1. 

5.  Cette  réflexion  qui  figure  également  dans  une  première  rédac- 
tion du  fragment  i4o  paraît  inspirée  à  Pascal  par  la  fin  du  dernier 
chapitre  des  Essais  qui  forme  comme  la  profession  de  foi  philoso- 
phique de  Montaigne  :  «  Moy,  qui  ne  manie  que  terre  à  terre,  hais  cette 
inhumaine  sapience  qui  nous  veult  rendre  desdaigneux  et  ennemis  de  la 
culture  du  corps  ;  i'estime  pareille  iniustice,  prendre  à  ç  mtrecœur  les 
voluptez  naturelles,  que  de  les  prendre  trop  à  cœur. . . .  '1  j  hais  qu'on 


272  3PENSEES. 

427]  359 

Nous  ne  nous  soutenons  pas  clans  la  vertu  par 
notre  propre  force,  mais  par  le  contrepoids  de  deux 
vices  opposés,  comme  nous  demeurons  debout1  entre 
deux  vents  contraires2  :  ôtez  un  de  ces  vices,  nous 
tombons  dans  l'autre3. 


nous  ordonne  d'avoir  l'esprit  aux  nues,  pendant  que  nous  avons  le 
corps  à  table....  Il  n'est  rien  si  beau  et  légitime  que  de  faire  bien 
l'homme  et  deument;  ny  science  si  ardue  que  de  bien  et  naturelle- 
ment sçavoir  vivre  cette  vie....  Pour  moy  doncques,  j'ayme  la  vie,  et 
la  cultive,  telle  qu'il  a  pieu  à  Dieu  nous  l'octroyer....  l'accepte  de 
bon  cœur  et  recognoissant  ce  que  nature  a  faict  pour  moy  ;  et  m'en 
agrée  et  m'en  loue.  On  faict  tort  à  ce  grand  et  tout  puissant  Donneur 
de  refuser  son  don,  l'annuller  et  desfigurer....  Ils  veulent  se  mettre 
hors  d'eulx,  et  escbapper  à  l'homme  ;  c'est  folie  ;  au  lieu  de  se  trans- 
former en  anges,  ils  se  transforment  en  bestes  ;  au  lieu  de  se  haulser, 
ils  s'abbattent.  Ces  humeurs  transcendentes  m'effrayent,  comme  les 
lieux  haultains  et  inaccessibles.  »  (III,  xm.)  —  Cf.  le  passage  de 
Balzac,  cité  en  note  du  fr.  4i2,  et  d'autre  part  ce  texte  cité  par 
M.  Delboulle  (Revue  de  la  Société  d'histoire  littéraire,  année  1S98, 
p.  828  :  «  Socrates...  jugea  bien  que  ce  qui  estoit  premièrement 
nécessaire  à  l'homme  c'estoit  de  savoir  bien  faire  l'homme,  de  peur 
qu'en  voulant  faire  l'ange  il  ne  fist  enfin  la  beste.  »  La  phrase  est 
d'Artus  Thomas,  commentaire  sur  la  Vie  d'Apollonius,  traduite  par 
Vi génère,  I,  86,  édit.  161 1. 

359 
Cr.  B.,  37i;  G.,   328;  Faug.,  I,  209;  Hat.,   XXV,  12;    Mot.,  I,  44; 

MlCH.,    '-OO. 

1.  Xous  demeurons  debout,  en  surcharge. 

2.  La  Rochefoucauld  a  dit  :  «  Les  vices  entrent  dans  la  composition 
des  vertus,  comme  les  poisons  entrent  dans  la  composition  des  remè- 
des :  la  prudence  les  assemble  et  les  tempère,  et  elle  s'en  sert  utile- 
ment contre  les  maux  et  la  vie.  »  (M.  182.)  Il  donnera  lui-môme  plus 
d'une  explication  :  «  Les  passions  en  engendrent  souvent  qui  leur  sont 
contraires  :  l'avarice  produit  quelquefois  la  prodigalité,  et  la  prodiga- 
lité l'avarice  ;  ou  est  souvent  ferme  par  faiblesse  et  audacieux  par 
timidité.  »  (M.  n.) 

3.  Montaigne:  «Nous  appelons  sagesse  la  difficulté  de  nos  humeurs, 


SECTION  VI.  273 

374]  360 

Ce  que  les  Stoïques  proposent  est  si  difficile  et  si 
vain  ! 

Les  Stoïques  posent  :  Tous  ceux  qui  ne  sont  point 
au  haut  degré  de   sagesse   sont  également  fous1  et 

vicieux,  comme  ceux  qui  sont  à  deux  doigts  dans 

1>        2 
eau  . 


le  desgoust  des  choses  présentes;  mais,  à  la  vérité,  nous  ne  quittons 
pas  tant  les  vices,  comme  nous  les  changeons,  et,  à  mon  opinion,  en 
pis.  a  (III,  11).  —  Cf.  La  Rochefoucauld  :  «  Il  y  a  dans  le  cœur  humain 
une  génération  perpétuelle  de  passions,  en  sorte  que  la  ruine  de  l'une 
est  presque  toujours  l'établissement  de  l'autre.  »  (M.  10.) 

360 

Cf.  B.,  63;  G.,  86;  P.  R.,  XXT,  1;  Bos.,  II,  1,  1;  Faug.,  II,  93;  rkr., 
XXV,   10G;  Mol.,  I,  176  ;  Mich.,  6o3. 

1.  Ut  vicieux,  en  surcharge. 

2.  «  Il  y  en  a  qui  se  noient  à  deux  doigts  d'eau  »,  écrit  Charron 
(Sagesse,  III,  xxxvn,  a).  Cette  comparaison  devait  être  reprise  pas 
Pascal,  contre  le  paradoxe  de  la  morale  stoïcienne  déjà  comhattu  par 
Montaigne,  II,  11  :  «  que  celuy  qui  a  franchi  de  cent  pas  les  limites, 
ne  soit  de  oire  condition  que  celuy  qui  n'en  est  qu'à  dix  pas,  il  n'est 
pas  croyable.  »  La  vertu  est  un  absolu,  une  diathese  •  elle  n'est  par 
susceptible  de  degrés,  et  celui  qui  n'a  pas  la  vertu,  en  est  totalement 
privé,  comme  ceux  qui  font  une  chute  au  bord  de  l'eau  ou  au  bord 
d'un  précipice  tombent  également,  que  l'écart  qui  amène  leur  chute 
soit  très  petit  ou  soit  très  grand.  Cette  métaphore  stoïcienne  se  retrou- 
vera clans  la  doctrine  chrétienne  de  la  voie  étroite,  à  laquelle  Pascal 
adhère  si  fortement.  Il  faut  ajouter  cependant  que  les  stoïciens  finirent, 
par  admettre  que  dans  la  multitude  des  fous  (et  qui  étaient  à  peu  près 
tous  les  hommes  puisqu'ils  ne  pouvaient  décider  s'il  y  avait  eu  depuis 
Hercule  un  sage  véritable),  il  y  avait  lieu  de  faire  des  distinctions  ; 
sans  être  parvenu  à  la  vertu,  on  pouvait  accomplir  un  certain  progrè; 
vers  la  vertu,  et  la  théorie  de  ce  progrès  prit  avec  le  temps  de  plus 
en  plus  d'importance  dans  la  morale  stoïcienne. 

pensées.  11  —  48 


27A  PENSÉES. 

Première  Copie  65]  36X 

Le  souverain  bien.  Dispute  du  souverain  bien.  — 
Ut  sis  contentus  temetipso  et  ex  te  nascentibus  bonis1. 
Il  y  a  contradiction,  car  ils  conseillent  enfin  de  se 
tuer2.  Oh!  quelle  vie  heureuse,  dont  on  se  délivre 
comme  de  la  peste 3  ! 

361 

Cf.  C,  87;  Facg.,  II,  96;  Hat.,  XXV,  33;  Mot..,  I,  i74;  Mich.,  887. 

1.  Hue  ergo  cogitationes  tuae  tendant,  hoc  cura  hoc  opta,  omnia 
alia  vota  deo  remissurus,  ut  contentus  sis  temet  ipso  et  ex  te  nascenti- 
bus bonis.  Quae  potest  esse  félicitas  propior?  (Sénèque,  Lettre,  XX,  8 
de  Hœr.  Pelag.  V.  1.)  Jansénius,  dansun  autre  chapitre  où  il  dénonce 
la  a  superbe  philosophique  et  pélagienne  »,  rappelle  la  supériorité 
que  Sénèque  attribue  au  sage  sur  Dieu  :  «  unde  hortatur  alibi  ut  homo 
contentus  sit  semet  ipso  et  ex  se  nascentibus  bonis.  »  Cette  citation  va  re- 
joindre ce  que  Pascal  connaissait  de  l'idéal  stoïcien  par  Epictète  et  Du 
Vair,  et  aussi  par  Montaigne  :  «  La  vertu  se  contente  de  soy,  sans 
disciplines,  sans  paroles,  sans  effects  »  et  plus  loin  :  «  ie  ne  laisse  pas, 
en  pleine  iouïssance  de  supplier  Dieu,  pour  ma  souveraine  requeste, 
qu'il  me  rende  content  de  moy  mesme  et  des  biens  qui  naissent  de 
moy.  »  (I,  38.)  Cf.  Charron,  Sagesse,  IV,  vi. 

a.  Pascal  avait  lu  le  chapitre  des  Essais  (II,  ni)  où  Montaigne 
résume  la  lettre  70  de  Sénèque  qui  est  une  longue  apologie  du  suicide. 
Les  Stoïciens  considéraient  que  le  suicide  était  toujours  permis  : 
«  Les  Stoïciens  disent  que  c'est  vivre  convenablement  à  la  nature, 
pour  le  sage,  de  se  despartir  de  la  vie,  eneores  qu'il  soit  en  plein 
heur,  s'il  le  faict  opportunément.  »  Le  suicide  était  même  recom- 
mandé lorsqu'il  s'agissait  de  rendre  service  à  sa  patrie,  de  se  soustraire 
à  un  crime,  à  la  pauvreté,  à  la  maladie  ou  à  la  folie.  Cette  théorie 
n'était  pas  pour  les  Stoïciens  incompatible  avec  l'optimisme,  parce 
qu'ils  étaient  panthéistes  :  l'harmonie  intérieure  de  l'homme  qui  défi- 
nissait le  bonheur  du  sage  est  une  partie  et  une  image  de  l'harmonie 
cosmique,  et  la  mort  réunit  l'homme  au  monde  dont  Dieu  est  l'âme.  Le 
souvenir  de  Montaigne  s'unit  ainsi  dans  l'esprit  de  Pascal  à  celui  de 
Jansénius  pour  condamner  du  point  de  vue  de  l'expérience  et  du  monde, 
comme  du  point  de  vue  de  la  religion,  le   naturalisme  des  Stoïciens. 

3.  O  vitam  seiîicet  beatissimam  sapientis,  qua  ut  fruaturmortis  quserit 
auxilium.  (Jansénius,  De  statu  purse  naturx,  II,  vin.) 


SECTION  VI.  275 

397]  362 

Ex  senafus-consultis  et  plebiscitis\.. 
Demander  des  passages  pareils2. 

2i4]  363 

3  Ex  senatus-consultis  et  plebiscitis  scelera  exer' 
centur.  Sen.,  588  \ 

Nihil  tant  absurde  dici  poiest  quod  non  dicatur  ab 
aliquo  philosophorum.  Divin5. 


362 

Cf.  Facg.,  I,  3o5;  Hat.,  Prou.,  398  et  29g;  Moi.,  Prov.,  n4;  Mich.,, 
6a5. 

1.  «  Le  sage  Danclarais,  oyant  reciter  les  vies  de  Socrates,  Pytha-j 
goras,  Diogenes,  les  iugea  grands  personnages  en  toute  aultre  chose 
mais  trop  asservis  à  la  révérence  des  loix  :  pour  lesquelles  auctoriser 
et  seconder,  la  vraye  vertu  a  beaucoup  à  se  desmettre  de  sa  vigueur 
originelle  ;  et  non  seulement  par  leur  permission  plusieurs  actions 
vicieuses  ont  lieu,  mais  encore  à  leur  suasion  :  ex  senatus  consultis 
plebisquescitis  scelera  exercentur.  (Mont.,  III,  1.  La  citation  latine  est 
de  Sénèque,Ep.  g5.)  —  Cf.  Charron,  Sagesse,  I,  xxxvn,  7  et  le  fr.  294. ! 

2.  Ce  fragment  est  enclavé  dans  le  fr.  921  qui  contient  une. 
série  de  réflexions  relatives  à  la  querelle  des  Provinciales.  Il  nous 
semble  que  les  passages  pareils,  ce  sont  ceux  des  fragments  suivants,! 
empruntés  à  Montaigne.  Nous  reproduisons  les  passages  de  Montaigne 
qui  les  commentent,  et  qui  expliquent  l'intérêt  que  Pascal  y  avait 
trouvé. 

363 
Cf.  B.,  2i4;  C,  3i4;  C,  4o6;  Faug.,  II,  4oa;  Hat.,  XXV,  201;  Mol., 
I,   171  ;   Mich.,  /|58. 

3.  [Nihil  turpius  est.] 

4.  Mont.  III,  1,  p.  588  de  l'édition  de  i65a. 

5.  [Sen]  «  Elle  [la  philosophie]  a  tant  de  visages  et  de  variété,  et  a 
tant  dict,  que  touls  nos  songes  et  resveries  s'y  treuvent;  l'humaine 
fantasie  ne  peult  rien  concevoir,  en  bien  et  en  mal,  qui  n'y  soit;  nihil 
tant  absurde  dici  potest,  quod  non  dicatur  ab  aliquo  philosophorum.  » 
Mont.,  Apol.  La  citation  est  de  Cicéron,  de  Divin,  II,  58.  —  Cf.  Des- 


276  PENSÉES. 

Quibusdam  destinatis  sententiis  consecratl  quœ  non 
probant  coguntur  dejendere.  Cic1. 

Ut  omnium  rerum  sic  liUerarum  quoque  intempe- 
rantia  laboramus.  Senec2. 

Id  maxime  quemque  decet,  quod  est 3  cujusque  saum 
maxime*.  Sen.  588. 

Hos  natura  modos primum  dédit* .  Georg. 


cartes,  Disc,  de  laméth.,  II:  «  Ayant  appris  dès  le  collège  qu'on  ne 
saurait  rien  imaginer  de  si  étrange  et  si  peu  croyable  qu'il  n'ait  été 
dit  par  quelqu'un  des  philosophes.  » 

i.  «  La  liberté  doncques  et  gaillardise  de  ces  esprits  anciens  pro- 
duisoit,  en  la  philosophie  et  sciences  humaines,  plusieurs  sectes  d'opi- 
nions différentes  ;  chascun  entreprenant  de  iuger,  et  de  choisir,  pour 
prendre  party.  Mais  à  présent  que  les  hommes  vont  touts  un  train, 
qui  certis  quibusdam  destinatisque  sententiis  addicti  et  consecrati  sunt,  ut 
eiiam,  quse  non  probant,  cogantur  defendere...,  on  ne  regarde  plus  ce 
que  les  monnoyes  poisent  et  valent,  mais  chascun  à  son  tour  les  rece- 
vra selon  le  prix  que  l'approbation  commune  et  le  cours  leur  donne.  » 
(Mont.  Apol.)  —  La  citation  est  de  Cicéron,  Tiisc,  II,  3. 

2.  «  En  aulcune  chose  l'homme  ne  sçait  s'arrester  au  poinct  de  son 
besoing...  il  se  taille  de  la  besongne  bien  plus  qu'il  n'en  peult  faire, 
et  bien  plus  qu'il  n'en  a  affaire,  estendant  l'utilité  du  sçavoir,  autant 
qu'est  sa  matière  :  ut  omnium  rerum,  sic  litterarum  quoque  intemperaniia 
laboramito',  et  Tacitus  a  raison  de  louer  la  mère  d'Agricola,  d'avoir 
bridé  en  son  fils  un  appétit  trop  bouillant  de  science.  »  Mont.,  III, 
xii.  —  La  citation  (Sénèque,  Ep.  106)  se  retrouve  chez  Charron 
(Sagesse,  III,  *u,  i3.) 

3.  [Suum.] 

4.  «  La  voye  de  la  vérité  est  une  et  simple';  celle  du  proufit  particulier, 
et  de  la  commodité  des  affaires  qu'on  a  en  charge  double,  ineguale  et 
fortuite.  I'ay  veu  souvent  en  usage  ces  libertez  contrefaictes  et  arti- 
ficielles, mais  le  plus  souvent  sans  succez  :  elles  sentent  volontiers 
leur  asne  dVEsope,  lequel,  par  émulation  du  chien,  veint  à  se  iecter 
tout  gayement,  à  deux  pieds,  sur  les  espaules  de  son  maistre  •  mais 
autant  que  le  chien  recevoit  de  caresses,  de  pareille  feste,  le  pauvre 
asne  en  receut  deux  fois  autant  de  bastonnades  :  id  maxime  quemque 
decet,  quod  est  cuiusque  suum  maxime.  »  (Mont.,  III,  i.  La  citation  est 
de  Cic.  de  Off.  I,  Si.) 

5.  Montaigne  fait  l'éloge  des  «nations»  qu'on  appelle  «  barbares» 


SECTION  VI.  277 

Paucis  opus  est  litteris  ad  bonam  mentemi. 
Si  quanclo  turpe  non  sit*,  tamen  non  est  non  turpe 
quum  id  a  multitudine  laudetur3. 

Mihi  sic  usus  est,  tibi  ut  opus  est  facto,  Jac.  Ter4. 

295]  364  :        ;  ? 

Rarum  est  enim  utsatis  sequisque  vereatur0. 
Tôt  circa  unum  caput  tumiilluantes  deos6. 


et  qui  ne  connaissent  rien  de  notre  civilisation  :  «  Combien  trouveroit  il 
[Plalon]  la  republique  qu'il  a  imaginée,  esloingnee  de  cette  perfec- 
tion 

Hos  natura  modos  primum  dédit,  » 

(I,  3o.  —  Citation  de  Virgile,  Georg.,  II,  20.) 

1.  «  Il  ne  nous  fault  guère  de  doctrine  pour  vivre  à  notre  ayse  : 
et  Socrates  nous  apprend  qu'elle  est  en  nous,  et  la  manière  de  l'y 
trouver  et  de  s'en  ayder.  Toute  cette  nostre  suffisance,  qui  est  au  delà 
de  la  naturelle,  est  à  peu  prez  vaine  et  superflue  ;  c'est  beaucoup  si 
elle  ne  nous  charge  et  trouble  plus  qu'elle  ne  nous  sert  :  paucis  opus 
est  litteris  ad  mentem  bonam.  »  (Moat.,  III,  xn.  —  La  citation  est  de 
Sénèque,  Ep.  106  ;  elle  a  été  reprise  par  Charron,  Sagesse,  III,  xiv,  16.) 

2.  [Non.] 

3.  «  Est-ce  raison  de  faire  despendre  la  vie  d'un  sage,  du  iugement 
des  fols?...  Ego  hoc  iudico,  si  quando  turpe  non  sit,  tamen  non  esse  non 
turpe,  quum  id  a  multitudine  laudetur.  »  Mont.,  II,  xvi  (Citation  de 
Cicéron,  de  Fin.,  II,  i5). 

4.  «  le  ne  me  mesle  pas  de  dire  ce  qu'il  fault  faire  au  monde, 
d'aultres  assez  s'en  meslent,  mais  ce  que  i'y  fois. 

Mihi  sic  usus  est  :  tibi,  ut  opus  est  facto,  face.  » 
Mont.  I,  xxvii.  —  Le  vers  cité  est  de  Térence  :  Heautont.,  I,  i,  28. 

364 
Cf.  B.,  3i4;  Faug.,  II,  4o4;  Mich.,  583. 

5.  [SeM.]  _  «  La  plus  grande  chose  du  monde,  c'est  de  savoir  estrc 
à  soy...  qu'il  se  flatte  et  se  caresse,  et  surtout  se  régente,  respectant 
et  craignant  sa  raison  et  sa  conscience,  si  bien  qu'il  ne  puisse  sans 
honte  bruncher  en  leur  présence.  Rarum  est  enim  ut  satis  se  qmsque  verea- 
tur. »  (Mont.,  I,  xxxvm.)  —  La  citation  est  de  Quintilien,  X,  7  j 
elle  a  été  reprise  par  Charron,  Sagesse,  III,  vi,  6.) 

6.  «  Nous  entraisnons  tout  avecques  nous;  d'où  il  s'ensuit  que  nous 


Î78  PENSÉES. 

Nihïl  turpius  quam  cognilioni  assertionem  prœcur- 
rere.  Gic1. 

Necmepudet,  ut  istos ,  fateri  nescire  quid  nesciam2. 
Melius  non  incipient3. 

229]  365 

Pensée.  —  Toute  la  dignité  de  l'homme  est  en  la 
pensée.  Mais  qu'est-ce  que  cette  pensée?  Qu'elle  est 
sotte 4  ! 

La  pensée  est  donc  une  chose  admirable  et  incom- 
parable par  sa  nature.  Il  fallait  qu'elle  eût  d'étranges 


estimons  grande  chose  nostre  mort,  et  qui  ne  passe  pas  si  ayseement, 
ny  sans  solenne  consultation  des  astres  ;  tôt  circa  unum  caput  tumul- 
tuantes  deos.  »  (Mont.  II,  xm.)  —  La  citation  est  de  Sénèque  le 
Rhéteur,  Suasor.,  I,  l\.  —  Cf.  Charron,  Sagesse,  I,  xl,  3. 

1.  «  Oyez  les  régenter  ;  les  premières  sottises  qu'ils  mettent  en 
avant,  c'est  au  style  qu'on  establit  les  religions  et  les  loix.  Nihil  est 
turpius,  quam  cognilioni  et  perceptioni  assertionem  approbationemque 
prsecurrere...  L'affirmation  et  l'opiniastreté  sont  signes  exprez  de 
bestise.  »  (Mont.,  III,  xm.  —  La  citation  est  tirée  des  Académiques, 
I,  xui,  45.) 

2.  «  C'est  par  manière  de  devis  que  ie  parle  de  tout,  et  de  rien 
par  manière  d'advis,  nec  me  pudet,  ut  islos,  fateri  nescire  quid  nesciam  : 
ie  ne  serois  pas  si  hardy  à  parler,  s'il  m'appartenoit  d'en  estre 
creu.  »  (Mont.,  III,  xi.  La  citation  est  de  Cicéron,  Tusc.,  I,  25.) 

3.  «  le  fuysles  complexions  tristes  et  les  hommes  hargneux,  comme 
les  empestez;  et  aux  propos  que  ie  ne  puis  traicter  sans  interest  et 
sans  esmotion,  ie  ne  m'y  mesle,  si  le  debvoir  ne  m'y  force  :  melius  non 
incipient  quam  desinent.  »  (Mont.,  III,  x.)  —  La  citation  est  de  Sé- 
nèque (Ep.,  72),  traduite  plus  loin  par  Montaigne  lui-même  :«  De 
combien  il  est  plus  aysé  de  n'y  entrer  pas,  que  d'en  sortir  l  » 

365 
Cf.  B.,  3g4;  C.  365;  P.  R.,  IX,  2;  Bos.,  II,  xvn,  64;   Faog.,  II,  85; 
Hav.,  XXIV,  53  bis;  Mol.,  I,  73 ;  Mich.,  491. 

4-  Le  titre  et  le  premier  paragraphe  ont  été  écrits  postérieurement 
au  second  qui  commençait  ainsi  :  Lu  pensée  est  une  chose. 


SECTION  VI.  279 

défauts  pour  être  méprisable  ;  mais  elle  en  a  de  tels 
que  rien  n'est  plus  ridicule.  Qu'elle  est  grande  par 
sa  nature  !  qu'elle  est l  basse  par  ses  défauts  ! 

79]  366 

2L,espritde  ce  souverain  juge  du  monde  n'est  pas 
si  indépendant,  qu'il  ne  soit  sujet  à  être  troublé  par 
le  premier  tintamarre  qui  se  fait3  autour  de  lui  Ml 
ne  faut 5  pas  le  bruit  d'un  canon  pour  empêcher  ses 
pensées  :  il  ne  faut  que  le  bruit  d'une  girouette  ou 
d'une  poulie6.  Ne  vous  étonnez  pas  s'il  ne  raisonne 
pas  bien  à  présent,  une  mouche  bourdonne  à  ses 
oreilles7  ;  c'en  est  assez  pour  le  rendre  incapable  de 
bon  conseil8.  Si  vous  voulez  qu'il  puisse  trouver  la 


1.  [FaiMe.] 

366 
Cf.  B.,  i4;  C.,3i;P.R.,  XXV,  9;  Bos.,  I,  n,  12  ;  Faog.,  11,53;  Hat., 
III,  9  ;  Mol.,  I,  4o;  Mich.,  224. 

2.  [La  souveraine  intelligence  de]  ce  [monarque  de  l'univers  se  trou- 
ble.] 

o.   [Dans  le  voisinage.] 

4.  «  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  fiebvres,  les  bruvages,  et  les 
grands  accidents  qui  renversent  nostre  iugeinent,  les  moindres  choses 
du  monde  le  tournevirent.  »  (Mont.,  Apol.) 

5.  [Que  le  bruit  d'une  girouette,  cloche  ou.] 

6.  [Pour  interrompre.] 

7.  [Il  n'en  faut  pas  davantage  ;  attendez  qu'elle  soit  loin  de  lui  pour 
lui  parler  ;  sa  raison  n'est  pas  en  liberté,  chasses  la  mouche  qui  bour- 
donne à  ses  oreilles.]  —  Cf.  Montaigne  :  «  I'ay  l'esprit  tendre  et  facile  à 
prendre  l'essor  :  quand  il  est  empesché  a  part  soy,  le  moindre  bour- 
donnement de  mouche  l'assassine.  »  (III,  xiii.) 

8.  Bon  conseil,  c'est-à-dire  décision  saga.  Cf.  Régnier,  Elégie  I  : 

Et  quel  sage  conseil  en  mon  àme  puis-je  prendre? 

Et  Corneille,  Cinna,  IV,  4  : 

Hélas  !  de  quel  conseil  est  capable  mon  âme  ? 


280  PENSÉES. 

vérité1,   chassez  cet  animal  qui  tient  sa  raison  en  ' 
échec  et  trouble  cette   puissante    intelligence    qui 
gouverne  les  villes  et  les  royaumes.  Le  plaisant  dieu 
que  voilà  !  0  ridicolosissimo  eroe  I  : 

83]  367 

La  puissance  des  mouches  :  elles  gagnent  des 
batailles2,  empêchent  notre  âme  d'agir,  mangent 
notre  corps  3. 

433]  368 

Quand  on 4  dit  que  le  chaud  n'est  que  le  mouve- 

I.  [il  n'en  faut  pas  davantage  pour  tenir]  sa  raison  en  échec  et  trou- 
bler cette  puissante  intelligence  [qui  se  rend  [il  ne  saura  trouver  la 
vérité  si  vous  ne  la  chassez.] 

367 
Cf.  B.,  6;  C,  18;  Faug.,  XXV,  iao;  Mol.,  I,  4o;  Mich.,  23q. 

a.  «  Qu'on  descouple  mesine  de  nos  mouches  aprez,  elles  auront 
et  la  force  et  le  courage  de  le  dissiper  [l'homme].  De  fresche  mémoire 
les  Portugais  assiégeants  la  ville  de  Tamly,  au  territoire  de  Xiatine, 
les  habitants  d'icelle  portèrent  sur  la  muraille  grand'quantité  de 
ruches,  de  quoy  ils  sont  riches  ;  et  avec  du  feu  chassèrent  les  abeilles 
si  visvement  sur  leurs  ennemis,  qu'ils  abandonnèrent  leur  entreprinse 
ne  pouvants  soutenir  leurs  assaults  et  piqueures  :  ainsi  demeura  la  vic- 
toire et  liberté  de  leur  ville  à  ce  nouveau  secours.  »  (Mont.,  ApoL~) 

3.  «  Quant  à  la  force,  il  n'est  animal  au  monde  en  butte  de  tant 
d'offenses,  que  l'homme  :  il  ne  nous  fault  point  une  baleine,  un  élé- 
phant et  un  crocodile,  ny  tels  aultres  animaux,  desquels  un  seul  est 
capable  de  desfaire  un  grand  nombre  d'hommes  ;  les  pouils  sont  suffi- 
sants pour  faire  vacquer  la  dictature  de  Sylla  :  c'est  le  desieusner  d'un 
petit  ver,  que  le  cœur  et  la  vie  d'un  grand  et  triumphant  empe- 
reur. »  (76td.) 

368 

Cf.  B.,  374;  C,  33a;  Faug.,  I,   aoi  ;  Hav.,  XXV,  10;  Mol.,  II,  i49; 
Mich.,  719 

4-  On,  c'est  Descartes.  D'une  part,  Descartes  fait  consister  la 
pensée  uniquement  dans  la  réflexion  consciente,  et  il  est  ainsi  amené 


SECTION  VI.  281 

ment  de  quelques  globules,  et  la  lumière  le  conalus 
recedendi  que  nous  sentons,  cela  nous  étonne.  Quoi  ! 
que  le  plaisir  ne  soit  autre  chose  que  le  ballet  des 
esprits  ?  Nous  en  avons  conçu  une  si  différente  idée  ! 
et  ces  sentiments-là  nous  semblent  si  éloignés  de  ces 
autres  que  nous  disons1  être  les  mêmes  que  ceux  que 
nous  leur  comparons  !  Le  sentiment  du  feu,  cette 
chaleur  qui  nous  affecte  d'une  manière  tout  autre 
que  l'attouchement,  la  réception  du  son  et  de  la 
lumière,  tout  cela  nous  semble  mystérieux,  et 
cependant  cela  est  grossier  comme  un  coup  de 
pierre.  Il  est  vrai  que  la  petitesse  des  esprits  qui 


à  attribuer  au  corps  toutes  les  fonctions  de  l'homme  qui  ne  portent 
pas  la  marque  de  cette  réflexion,  où  il  est  passif  plutôt  qu'actif, 
comme  les  différentes  espèces  de  sensations.  D'autre  part  tout  ce  qui 
est  matériel  se  réduit  pour  lui  au  mouvement,  et  il  est  amené  ainsi  à 
tenter  une  explication  purement  mécaniste  des  sensations.  Toutes  les 
sensations  dérivent  donc  d'un  choc  primitif,  et  les  différences  de 
nature  que  nous  croyons  discerner  entre  elles,  se  réduisent  à  des  dif- 
férences de  grandeur  et  de  rapidité.  Le  conalus  recedendi  est  la  force 
centrifuge  dont  sont  animés  «  tous  les  corps  qui  se  meuvent  en  rond 
pour  s'éloigner  des  corps  autour  desquels  ils  se  meuvent.  »  (Les  Prin- 
cipes de  la  Philosophie.  Partie  III,  ch.  54).  Les  esprits  animaux  sont 
ce  des  parties  du  sang  très  subtiles  et  qui  se  meuvent  très  vite,  car, 
dit  Descartes,  ce  que  je  nomme  ici  des  esprits  ne  sont  que  des  corps  ». 
(Traité  des  Passions,  ire  partie,  art.  X.)  —  La  science  moderne  semble 
avoir  confirmé  cette  vue  cartésienne  suivant  laquelle  les  différents 
sens  seraient  des  modifications  et  des  raffinements  du  toucber  pri- 
mitif; en  revanche,  le  passage  des  conditions  physiologiques  de  la 
sensation  au  sentiment  que  nous  en  prenons  et  qui  la  constitue  en 
tant  que  fait  de  conscience,  semble  être  demeuré  tout  à  fait 
mystérieux  malgré  l'affirmation  de.  Pascal.  Du  point  de  vue  scien- 
tifique au  moins,  le  progrès  aurait  consisté  à  considérer  comme 
une  énigme  ce  que  Descartes  croyait  pouvoir  poser  comme  une 
solution. 

i .  La  Copie  donne  en  marge  qu'on  nous  dit,  qui  serait  en  effet  mieux 
attendu. 


282  PENSÉES. 

entrent  dans  les  pores  touche  d'autres  nerfs,  mais  ce 
sont  toujours  des  nerfs  touchés. 

/l20]  369 

La  mémoire  est  nécessaire  pour  toutes1  les  opéra- 
tions de  la  raison2. 


**i£ 


142J  370 


[Hasard   donne    les    pensées,  et  hasard  les  ôte  : 
point  d'art  pour  conserver  ni  pour  acquérir3. 


369 

Cf.  B.,  368;  C,  3a4;   Faug.,  I,  aa3;  Hat.,  XXV,  ih;  Mol.,  II,  i/j2  ; 
Mich.,  679. 

1.  Toutes  en  surcharge. 

2.  Pour  concevoir  la  portée  de  cette  remarque,  il  faut  se  référer  à 
la  doctrine  cartésienne.  Selon  Descartes  les  moments  du  temps  étaient 
réellement  indépendants  les  uns  des  autres;  à  chaque  moment  du 
temps  correspondait  une  création  nouvelle  du  monde,  et  des  vérités 
nécessaires  qui  sont  pour  Descartes  des  créatures  de  Dieu.  Dès  lors, 
il  n'y  a  aucune  garantie  pour  que  la  proposition  reconnue  vraie  à  un 
moment  donné  le  soit  encore  à  un  autre  moment,  ni  même  pour 
qu'elle  ait  subsisté  telle  quelle  dans  l'esprit.  Il  n'y  a  donc  de  certi- 
tude éibsolue  que  dans  l'intuition  immédiate,  dans  l'évidence.  Mais 
l'évidence  est  inhérente  aux  seules  idées  simples.  C'est  pourquoi 
Descartes  recommandera,  dans  toute  démonstration  complexe,  de  par- 
courir aussi  rapidement  que  possible  les  différentes  étapes  de  la 
déduction  afin  de  se  rapprocher  autant  qu'il  se  peut  de  l'unité  de 
l'intuition  et  de  se  mettre  en  garde  contre  les  défaillances  et  les 
surprises  de  la  mémoire.  Par  ces  quelques  mots,  on  voit  où  Pascal 
voulait  en  venir  :  si  la  mémoire  est  nécessaire  à  toutes  les  opérations 
de  la  raison,  il  faut  dire  que  la  raison  «  loge  son  ennemi  avec  elle  », 
et  que  toutes  ses  opérations  sont  ainsi  frappées  d'incertitude  et  mena- 
cées d'erreur. 

370 

Cf.  B.,  333;  C,  284;   Faos.,  I,  216;  Hat.,  XXIV,  92  et  VI,  48  note; 
Mol.,  I,  lu  ;  Mien.,  35i. 

3.  «  Mon  ame  me  desplaist,  de  ce  qu'elle  produict  ordinairement  ses 


SECTION   VI.  283 

Pensée  échappée,  je  la  voulais  écrire;  j'écris,  au 
lieu,  qu'elle  m'est  échappée.] 
[Digression]  \ 

i46]  371 

[Quand  j'étais  petit,  je  serrais  mon  livre  :  et  parce 
qu'il  m'arrivait  quelquefois  de... 2  en  croyant  l'avoir 
serré,  je  me  défiais..,] 

437]  37a 

En  écrivant  ma  pensée  elle  m'échappe 3  quelque- 
fois4; mais  cela  me  fait  souvenir  de  ma  faiblesse, 
que  j'oublie  à  toute  heure  ;  ce  qui  m'instruit  autant 
que  ma  pensée  oubliée,  car  je  ne  tends  qu'à  connaître 
mon  néant. 


plus  profondes  resveries,  plus  folles  et  qui  me  plaisent  le  mieulx,  à 
l'improuveu  et  lorsque  ie  les  cherche  moins,  lesquelles  s'esvanouissent 
soubdain,  n'ayant  sur  le  champ  où  les  attacher.  »  (Montaigne,  III,  5.) 

1.  Ce  dernier  mot  est  dicté;  il  est  suivi  dans  le  manuscrit  de  deux 
lignes  écrites  d'une  main  étrangère  et  qui  n'ont  pas  été  déchiffrées. 

371 
Cf.  Faug.,  T,  25o  note;  Mich.,  302. 

2.  M.  Faugère  comble  la  lacune  par  les  mots  me  tromper  qui 
donnent  en  effet  le  sens  de  la  remarque  de  Pascal.  Ce  souvenir  d'en- 
fance ne  laisse  pas  d'être  intéressant  parce  qu'il  nous  indique  à  quel 
point  était  naturel  chez  Pascal  l'esprit  de  défiance  et  de  scrupule  qui 
devait  l'amener  au  jansénisme,  et  que  le  jansénisme  ne  pouvait  encore 
que  développer. 

372 
Cf.  B.,369;  C,  324;  P.  R.,  XXVIII,  35;  Bos.,  I,  ix,  5i  ;  Faug.,  I.,ai6; 
Hav.,  VI,  48;  Mol.,  I,  4a;  Mich.,  733. 

3.  [Mais.] 

4.  [Mais...  j'apprends  au  moins  de  là]  ma  faiblesse. 


284'  PENSEES. 

137]  373 

Pyrrhonisme.  —  J'écrirai  ici  mes  pensées  sans 
ordre,  et1  non  pas  peut-être  dans  une  confusion  sans 
dessein  :  c'est  le  véritable  ordre,  et  qui  marquera 
toujours  mon  objet  par  le  désordre  même.  Je  ferais 2 
trop  d'honneur  à  mon  sujet,  si  je  le  traitais  avec 
ordre,  puisque  je  veux  montrer  qu'il  en  est  inca- 
pable 3. 

"81]  374: 

Ce  qui  m'étonne  le  plus  est  de  voir  que  tout  le 
monde  n'est  pas  étonné  de  sa  faiblesse.  On  agit 
sérieusement;  et  chacun  suit  sa  condition,  non  pas 
parce  qu'il  est  bon  en  effet  de  la  suivre  puisque  la 
mode  en  est,  mais4  comme  si  chacun  savait  certaine- 
ment où  est  la  raison  et  la  justice5.  On  se  trouve 
déçu  à  toute  heure  ;  et,  par  une  plaisante  humilité, 
on  croit  que  c'est  sa  faute,  et  non  pas  celle  de  l'art, 


373 

Cf.  B.,  33o;  G.,  380;    P.  R.,  XXXI,  27;  Bos.,  I,  thi,  i  et  I,  ix,  55  ; 
Faug.,  II,  96;  Hat.,  VI,  1;  Mol.,  I,  167;  Mich.,  34i. 

1.  Et  en  surcharge 

2.  [Honneur.] 

3.  Mont.,  III,  v:  «  Nostre  vie  est  partie  en  folie,  partie  en  pru- 
dence :  qui  n'en  escript  que  reveerement  et  régulièrement,  il  en  laisse 
en  arrière  plus  de  la  moitié.  » 

374 
Cf.  B.,  8;  G.,  ai;  P.  R.,  XXV,  1;  Bos.,  I,  ti,  i;  Faug.,  II,  98;  Hat.» 
III,  1;  Mol.,  I,  4i  ;  I,  169;  Mich.,  228. 

4.  De  non  pas  à  mais  addition  en  marge  de  la  main  de  Pascal, 

5.  Cf.  fr.  207  sqq. 


SECTION  VI.  285 

qu'on  se  vante  toujours  d'avoir1.  Mais  il  est  bon  qu'il 
y  ait  tant  de  ces  gens-là  au  monde,  qui  ne  soient  pas 
pyrrhoniens,  pour  la  gloire  du  pyrrhonisme,  afin  de 
montrer  que  l'homme  est  bien  capable  des  plus 
extravagantes  opinions,  puisqu'il  est  capable  de 
croire  qu'il  n'est  pas  dans  cette  faiblesse  naturelle  et 
inévitable,  et  de  croire2  qu'il  est,  au  contraire,  dans 
la  sagesse  naturelle. 

Rien  ne  fortifie  plus  le  pyrrhonisme  que  ce  qu'il 
y  en  a  qui  ne  sont  point  pyrrhoniens  :  si  tous 
l'étaient,  ils  auraient  tort3. 

no]  375 

4  [J'ai  passé  longtemps  de  ma  vie  en  croyant  qu'il 
y  avait  une  justice6,  et  en  cela  je  ne  me  trompais 
pas  ;  car  il  y  en  a,  selon  que  Dieu  nous  l'a  voulu 
révéler.  Mais  je  ne  le  prenais  pas  ainsi,  et  c'est  en 
quoi  je  me  trompais  ;  car  je  croyais  que  notre  jus- 
tice était  essentiellement  juste6  et  que  j'avais  de  quoi 
la  connaître  et  en  juger.  Mais  je  me  suis  trouvé  tant 


i.  Cf.  fr.  425. 

3.  De  croire,  ajouté  par  Pascal  à  ce  qu'il  avait  dicté. 

3.  C'est-à-dire  qu'ils  auraient  tort  de  dénoncer  la  faiblesse  et  la 
présomption  de  l'espèce  humaine,  puisque  tous  les  hommes  se  seraient 
élevés  à  ce  qui  est  pour  eux  la  sagesse  suprême. 

375 
Cf.  B.,  326;  C,  33a;  P.  R.,  XXIX,  éd.  1669,  p.  293  ;  Faug.,  II,  129; 
Mol.,  I,  94;  Mich.,  283. 

4.  C'est  cette  pensée  qui  a  été  retranchée  de  l'édition  déjà  impri- 
mée des  Pensées  (Cf.  Pièces  justificatives,  p.  clxii  et  p.  clxxviii.) 

5.  [Mais  déjà  j'ai  tant  changé  [croyais.] 

6.  La  fin  de  la  phrase  en  surcharge. 


286  PENSEES. 

de  fois  en  faute  de  jugement  droit,  qu'enfin  je  suis 
entré  en  défiance  de  moi  et  puis  des  autres.  J'ai  vu 
tous  les  pays  et  hommes  changeants  ;  et  ainsi,  après 
bien  des  changements  de  jugement  touchant  la  véri- 
table justice 1 ,  j'ai  connu  que  notre  nature  n'était 
qu'un  continuel  changement,  et  je  n'ai  plus  changé 
depuis;  et  si  je  changeais,  je  confirmerais  mon 
opinion. 

Le  pyrrhonien    Arcésilas    qui    redevint   dogma- 
tique2.] 

*83]  376 

Cette  secte  se  fortifie  par  ses  ennemis  plus  que  par 
ses  amis  ;  car  la  faiblesse  de  l'homme  parait  bien  da- 


1.  [Je  n'ai  plus  changé.] 

2.  En  redevenant  dogmatique,  Arcésilas  aurait  prouvé  par  son  revi- 
rement même  l'inconstance  de  i'esprit  humain  et  la  fragilité  de  toute 
philosophie,  fut-ce  du  scepticisme  lui-même.  Maintenant  est-il  vrai 
qu'Arcésilas  était  redevenu  dogmatique  ?  L'avait-il  été  ?  Il  avait  quitté 
l'école  de  Théophraste  pour  celle  de  Crantor,  et  il  succéda  à  Cratès 
dans  la  direction  de  l'Académie  qui  devint  avec  lui  une  école  de  dia- 
lectique négative,  tournée  en  particulier  contre  le  dogmatisme  de 
Zenon  le  Stoïcien.  En  ce  sens  Arcésilas  devint  pyrrhonien  :  Platon  par 
devant,  Pyrrhon  par  derrière,  telle  était  la  devise  attribuée  à  la  Nouvelle 
Académie.  Mais  ce  scepticisme  lui-même  a-t-il  fini  par  n'être  qu'une 
apparence,  ne  recouvrait-i!  pas  une  doctrine  mystérieuse  réservée 
aux  initiés?  C'est  ce  que  semble  insinuer  une  allusion  de  Gicéron 
clans  les  Académiques  (II,  xvm,  60),  et  ce  que  développe,  avec  trop 
de  précision  peut-être,  saint  Augustin  dans  un  texte  du  Contra  Aca- 
demicos  (I,  xvn,  38)  qui  aura  sans  doute  renseigné  Pascal.  La  cri- 
tique moderne  fait  sur  cette  tradition  les  réserves  les  plus  justifiées. 
(Cf.  Brochard,  Les  Sceptiques  grecs,  p.  11 4,  sqq.) 

376 

Cf.  B.,  0;  C,  2a;  Bos.,  I,  vi,  3;  Faug.,  II,  9S  ;  IIav.,   III,  2;  Mol.,  I, 
1G9;  Mien.,  a4i. 


SECTION  VI.  *8? 

vantage  en  ceux  qui  ne  la  connaissent  pas  qu'en  ceux 
qui  la  connaissent1. 

437]  377 

Les  discours  d'humilité  sont  matière  d'orgueil  aux2 
gens  glorieux,  et  d'humilité  aux  humbles.  Ainsi 
ceux  du  pyrrhonisme  sont  matière  d'affirmation 
aux  affirmatifs3;  peu  parlent  de  l'humilité  humble 
ment;  peu,  de  la  chasteté  chastement  ;  peu,  du  pyr- 
rhonisme en  doutant4.  Nous  ne  sommes  que  men- 


1.  «  L'ignorance  qui  se  sçait,  qui  se  juge,  et  qui  se  condamne,  ce 
n'est  pas  une  entière  ignorance  ;  pour  l'estre,  il  fault  qu'elle  s'ignore 
soy-mesme.  »  (Mont.,  ApoL).  Cf.  fr.  327. 

377 

Cf.  B.,  308;  C,  326;  P.  R.,  XXIX,  16;  Bos.,  I,  it,  20;  Facg.,  I,  207; 
Hav.,  VI,  17;  Mol.,  I,  116;  Mich.,  732. 

2.  [Superbes  et.] 

3.  Mont.,  Apol.  :  «  Quiconque  imaginera  une  perpétuelle  confes- 
sion d'ignorance,  un  iugement  sans  pente  et  sans  inclination,  à  quel- 
que occasion  que  ce  puisse  estre,  il  conceoit  le  pyrrhonisme.  l'ex- 
prime cette  fantasie  autant  que  ie  puis,  parce  que  plusieurs  la 
trouvent  difficile  à  concevoir,  et  les  aucteurs  mesmes  la  représentent, 
un  peu  obscurément  et  diversement.  » 

4.  «  le  veois  les  philosophes  pyrrhoniens  qui  ne  peuvent  exprimer' 
leur  générale  conception  en  aucune  manière  de  parler;  car  il  leur 
fauldroit  un  nouveau  langage  :  le  nostre  est  tout  formé  de  propositions 
affirmatives,  qui  leur  sont  du  tout  ennemies  ;  de  façon  que,  quand  ils 
disent  :  «  le  doubte  »,  on  les  tient  incontinent  à  la  gorge,  pour  leur 
faire  avouer  qu'au  moins  assurent  et  sçavent  ils  cela,  qu'ils  doub- 
lent »  (Mont.,  Apol).  —  Cf.  le  commentaire  qui  nous  est  rapporté 
dans  l'entretien  avec  M.  de  Saci  :  «  Il  [Montaigne]  met  toutes  choses 
dans  un  doute  universel  et  si  général,  que  ce  doute  s'emporte  soi- 
même,  c'est-à-dire  s'il  doute,  et  doutant  même  de  cette  dernière  sup- 
position, son  incertitude  roule  sur  elle-même  dans  un  cercle  perpétuel; 
et  sans  repos,  s'opposant  également  à  ceux  qui  assurent  que  tout  est 
incertain  et  à  ceux  qui  assurent  que  tout  ne  l'est  pas,  parce  qu'il  ne 
veut  rien  assurer.  C'est  dans  ce  doute  qui  doute  de  soi  et  dans  cette 


288  PENSÉES. 

songe1,  duplicité,   contrariété,   et   nous  cachons  et 
nous  déguisons  à  nous-mêmes  2. 

109]  378 

Pyrrhonisme.  —  L'extrême  esprit  est  accusé  de 
folie  \  comme  l'extrême  défaut  ;  rien  que  la  médio- 
crité n'est  bon.  G  est  la  pluralité  qui  a  établi  cela,  et 
qui  mord  quiconque1  s'en  échappe  par  quelque  bout 
que  ce  soit.  Je  ne  m'y  obstinerai  pas,  je  consens  bien 
qu'on  m'y  mette,  et  me  refuse  d'être  au  bas  bout, 
non  pas  parce  qu'il  est  bas,  mais  parce  qu'il  est  bout  ; 


ignorance  qui  s'ignore,  et  qu'il  appelle  sa  maîtresse  forme,  qu'est  l'es- 
sencedeson  opinion,  qu'il  n'a  pu  exprimer  par  aucun  terme  positif.  » 

1.  {Fausseté.] —  Omnis  homo  mendax,  Rom.,  III,  /*. 

2.  Cf.  !a  fi i»  du  fr.  100,  et  la  maxime  de  la  Rochefoucaud  citée 
eu  noie. 

378 

Cf.  B.,   47o;  C,  375;  P.  R.,  uît.,  XXIX,  si;  Bos.,  I,   a,   17;  Faug., 
II,  99;  Hat.,  VI,   1/4;  Mol.,  I,  n5;  Mich.,  281. 

3.  «  De  quoy  se  faict  la  plus  subtile  folie,  que  de  la  plus  subtile 
sagesse  ?  Comme  des  grandes  amitiez  naissent  des  grandes  inimitiez  : 
des  santez  vigoreuses,  les  mortelles  maladies  :  ainsi  des  rares  et  visves 
agitations  de  nos  âmes,  les  plus  excellentes  manies  et  plus  destrac- 
quees;  il  n'y  a  qu'un  demi  tour  de  cheville  à  passer  de  l'un  à  l'aultre. 
Aux  actions  des  hommes  insensez,  nous  veoyons  combien  proprement 
la  folie  convient  avecques  les  plus  vigoreuses  opérations  de  nostre 
ame.  Qui  ne  sçait  combien  est  imperceptible  le  voisinage  d'entre  la 
folie  avec  les  gaillardes  eslevations  d'un  esprit  libre,  et  les  effects 
'd'une  vertu  suprême  et  extraordinaire  ?  Platon  dict  les  melancholiques 
plus  disciplinables  et  excellents  :  aussi  n'en  est-il  point  qui  ayent  tant 
de  propension  à  la  folie  »  (Mont.,  Apol).  Cf.  Charron,  De  la  Sarjesse, 
|liv.  I,  ch.  xiv,  part.  i5.  On  lit  dans  la  Rochefoucauld:  «  La  plus 
subtile  folie  se  fait  de  la  plus  subtile  sagesse.  »  (Ed.  iGG5,  n°  i34, 
^supprimée  depuis);  et  l'on  sait  qu'une  école  d'aliénistes  contemporains, 
l'école  de  Moreau  de  Tours,  a  repris  la  même  thèse  :  le  génie  est  une 
névrose,  et  il  y  a  une  parenté  étroite  entre  le  génie  et  la  folie. 

!\.  [Veut.] 


SECTION  VI.  289 

car  je  refuserais  de  même  qu'on  me  mît  au  haut1. 
C'est  sortir  de  l'humanité  que  de  sortir  du  milieu. 
La  grandeur  de  l'âme  humaine  consiste  à  savoir  s'y 
tenir2;  tant  s'en  faut  que  la  grandeur  soit  à  en  sortir, 
qu'elle  est  à  n'en  point  sortir3. 

*$l]  379 

Il  n'est  pas  bon  d'être  trop  libre  ;  il  n'est  pas  bon 
d'avoir  toutes  les  nécessités  \ 

i4i]  380 

Toutes  les  bonnes  maximes  sont  dans  le  monde  ; 


1.  «  Nous  secouons  icy  les  limites  et  dernières  clostures  des 
sciences,  ausquelles  l'extrémité  est  vicieuse,  comme  en  la  vertu.  Tenez 
vous  dans  la  route  commune  ;  il  ne  fait  pas  bon  estre  si  subtil  et  si: 
fin...  le  vous  conseille  en  vos  opinions  et  en  vos  discours,  autant  qu'en 
vos  mœurs  et  en  toute  aultre  cbose,  la  modération  et  l'attrempance  »' 
(76id.).  —  LaBruyère  exprime  dans  un  ordre  différent  de  considéra- 
tions, une  pensée  analogue  :  «  Tienne  qui  voudra  contre  desigrandes 
extrémités  ;  je  ne  veux  être,  si  je  le  puis,  ni  malheureux,  ni  heureux  ;; 
je  me  jette  et  me  réfugie  dans  la  médiocrité  »  (Des  biens  de  Fortune^). 

2.  [Non  à  en  savoir.] 

3.  «  Les  plus  belles  vies  sont,  à  mon  gré,  celles  qui  se  rengent  au 
modèle  commun  et  humain  avecques  ordre,  mais  sans  miracle,  sans 
extravagance.  »  (Montaigne.) 

379 

Cf.  B  ,  i5;  C,  33;Faug.,  I,  223;  Hav.,  XXV,  72;  Mol.,  I,  tu  ;  Mich., 

18G. 

[\.  C'est-à-dire  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  la  vie.  Littré  cite  ce 
passage  de  Bossuet  :  «  Ceux  qui  le  plaignaient  [l'homme  qui  criait 
malheur  à  Jérusalem],  ceux  qui  le  maudissaient,  ceux  qui  lui  don- 
naient ses  nécessités,  n'entendirent  jamais  de  lui  que  ces  terribles 
paroles.  »  Disc,  sur  l'Hist.  univ.,  II,  8. 

380 

Cf.  B.,  33i;  C,  282;  P.  B.,  XXIX,  i3  ;  Bos.,  I,  ix,  1;  Faug.,  I,  ao5  ; 
I,  187  ;  Hav.,  VI,  1  ;  VI,  1  bis;  Mol.,  II,  25i  ;  I,  io3;  Mien.,  34g. 

PENSÉES.  II   —    19 


290  PENSÉES. 

on  ne  manque  qu'à  les  appliquer1.  Par  exemple,  on 
ne  doute  pas  qu'il  ne  faille  exposer  sa  vie  pour 
défendre  le  bien  public,  et  plusieurs  le  font;  mais 
pour  la  religion,  point. 

Il  est  nécessaire  qu'il  y  ait  de  l'inégalité  parmi  les 
hommes,  cela  est  vrai  ;  mais  cela  étant  accordé,  voilà 
îa  porte  ouverte,  non  seulement  à  la  plus  haute  do- 
mination, mais  à  la  plus  haute  tyrannie. 

Il  est  nécessaire  de  relâcher  un  peu  l'esprit  ;  mais 
cela  ouvre  la  porte  aux  plus  grands  débordements 2. 
Qu'on  en  marque  les  limites.  Il  n'y  a  point  de  bor- 
nes dans  les  choses  :  les  lois  y  en  veulent  mettre 3, 
et  l'esprit  ne  peut  le  souffrir  \ 
S3]  381 

Si  on  est  trop  jeune,  on  ne  juge  pas  bien3;  trop 
vieil,  de  même. 

Si  on  n'y  songe  pas  assez6,  si  on  y  songe  trop, 
on  s'entête,  et  on  s'en  coiffe. 

1.  Cf.  fr.  97  :  «  on  ne  pèche  qu'en  l'application.  » 

2.  Débordement  commençait  à  s'employer  d'une  façon  absolue.  Cf. 
Corneille,  Cinna,  V,  2: 

Pour  ses  débordements,  j'en  ai  chassé  Julie. 

3.  Les  lois...  mettre  en  surcharge. 

4.  «  Il  est  malaysé  de  donner  bornes  à  nostre  esprit  »  (Mont.  Apol.). 

■ —  Pascal  avait  lu  aussi  dans  un  Discours  de  Balzac  adressé  à  Des- 
cartes :  «  C'est  ôter  dans  la  morale  les  bornes  que  la  raison  y  a  mises 
pour  marquer  la  différence  de  chaque  chose  »  (Troisième  Discours). 

38i 

Cf.  B.,  5;  C,  18;  P.  R,  XXV,  3;  Bos.,  I,  yi,  2;  Faug.,  II,  75  ;  Hav., 
III,  2  bis;  Mol.,  I,  4o;  Mien.,  38i. 

5.  Si  c'est  un  enfant  qui  iuge,  il  ne  sçait  que  c'est.  »  (Mont., 
Apol.).  —  «  Tandis  qu'on  est  jeune,  on  ne  juge  sainement  de  rien  » 
(Méré,  Œuvres,  t.  I,  p.  24o). 

6.  M.  Havet  conjecture  ici  une  lacune  :  «  Il  n'est  pas  vrai   qu'on 


SECTION  VI.  291 

Si  on  considère  son  ouvrage  incontinent  après 
l'avoir  fait,  on  en  est  encore  tout  prévenu  ;  si  trop 
longtemps  après,  on  [V^y  entre  plus. 

Ainsi  les  tableaux  vus  de  trop  loin  —  et  de  trop 
près  ;  et  il  n'y  a  qu'un  point  indivisible2  qui  soit  le 
véritable  lieu  :  les  autres  sont  trop  près,  trop  loin, 
trop  haut  ou  trop  bas.  La  perspective  l'assigne  dans 
l'art  de  la  peinture  ;  mais  dans  la  vérité  et  dans  la 
morale,  qui  l'assignera3? 

433]  382 

Quand  tout  se  remue  également,  rien  ne  se  remue 


s'entête  et  qu'on  s'encoiffe  en  n'y  songeant  pas  assez.  »  Nous  devions 
soumettre  cette  opinion  au  lecteur  ;  il  nous  semble  pourtant  que  les 
natures  primesautières  et  ardentes  s'engouent  aisément  et  s'obstinent 
dans  leur  goût,  parce  qu'elles  ne  considèrent  pas  assez  les  objets  et  ne 
réflécbissent  pas  suffisamment  à  leurs  imperfections.  La  ponctuation 
du  manuscrit  doit  donc  être  suivie  ici,  comme  l'a  fait  déjà  observer 
M.  Molinier. 

1 .  Pascal  a  écrit  :  on  y  entre. 

2.  Indivisible  en  surcharge. 

3.  Pascal  avait  lu  dans  l'Apologie  ces  réflexions  qui  terminent  la 
partie  où  est  exposée  la  diversité  des  impressions  sensibles  :  «  Au  de- 
mourant,  qui  sera  propre  à  iuger  de  ces  différences  ?  Gomme  nous 
disons,  aux  débats  de  la  religion,  qu'il  nous  fault  un  iuge  non  attaché 
à  l'un  ny  à  l'aultre  party,  exempt  de  choix  et  d'affection  ;  ce  qui  ne  se 
peult  parmy  les  chrestiens  :  il  advient  de  mesme  en  cecy  :  car  s'il  est 
vieil,  il  ne  peult  juger  du  sentiment  de  la  vieillesse,  estant  luy 
mesme  partie  en  ce  débat  ;  s'il  est  ieune,  de  mesme  ;  sain,  de  mesme  ; 
de  mesme  malade,  dormant  et  veillant  :  il  nous  fauldroit  quelqu'un 
exempt  de  toutes  ces  qualitez,  afin  que,  sans  préoccupation  de  juge- 
ment, il  iugeast  de  ces  propositions  comme  à  luy  indifférentes  ;  et,  à 
ce  compte,  il  nous  fauldroit  un  iuge  qui  ne  feust  pas.  »   Cf.  fr.    n4. 

382 

Cf.  B.,  378;  C,  337;  P.  R.,  XXIX,  22  ;  Bos.,  1,  ne,  37;  Faug.,  I,  192; 
Hav.,  VI,  2/i;  Mol.,  ï,  q5;  Mien.,  721. 


292  PENSÉES. 

en  apparence1,  comme  en  un  vaisseau.  Quand  tous 
vont  vers  le  débordement,  nul  n'y 2  semble  aller  ; 
celui  qui  s'arrête  fait  remarquer  l'emportement 3  des 
autres,  comme  un  point  fixe. 

43i]  383 

Ceux  qui  sont  dans  le  dérèglement  *  disent  a  ceux 
qui  sont  dans  l'ordre  que  ce  sont  eux  qui  s'éloignent  ° 
de  la  nature,  et  ils  la  croient  suivre  :  comme  ceux 
qui  sont  dans  un  vaisseau  croient  que  ceux  qui  sont 
au  bord  fuient.  Le  langage  est  pareil  de  tous  côtés.  Il 
faut  avoir  un  point  fixe  6  pour  en  juger.  Le  port  juge 
ceux  qui  sont  dans  un  vaisseau  ;  mais  où  prendrons- 
nous  un  port  dans  la  morale  7  ? 


1.  Pascal  avait  écrit  d'abord  :  Quand  tout  se  remue,  rien  ne  se 
renia";  ou  voit  qu'en  se  relisant  il  a  renoncé  à  cet  effet  de  style,  qui 
était  acheté  au  prix  de  la  clarté. 

2.  [Va.] 

3.  À  propos  de  ce  terme  emportement,  Littré  cite  cette  remarque 
du  P.  Bouhours  :  «  Nous  avons  vu  naître  ce  mot  sans  que  nous 
sachions  précisément  qui  en  est  l'auteur.  Il  naquit  durant  les  guerres 
civiles  ;  et  on  ne  le  prit  d'abord  que  pour  un  mouvement  et  un  trans- 
port de  colère.  »  —  Pour  le  sens  général  où  il  est  employé  ici,  voir 
le  fr.  194  et  la  note  au  mot  emporté,  supra. ,  p.  109. 

383 
Cf.  B.,  377;  G.,  336;  P.  R.,  XXIX,  3a,  Bos.,  I,  ix,  4;  Faug.,  I,  192; 
Hav.,  VI,  k\  Mol.,  I,  g5  ;  Mich.,  714. 

4.  Bourdaloue  emploie  également  ce  mot  au  sens  absolu  :  «  N'en- 
tend-on pas  dire  sans  cesse  que  tout  est  renversé  dans  le  monde,  que 
le  dérèglement  y  est  général,  qu'il  n'y  a  ni  âge,  ni  sexe,  ni  état  qui 
en  soit  exempt?  »  Pensées,  t.  I,  p.  i36,  ap.  Littré. 

5.  De  la  nature  et  ils  la  croient  suivre,  surcharge. 

6.  [Comme  le  port.} 

7.  M.  Lanson  rapproche  de  ce  fragment  un  chapitre  des  entretiens 
d'Epictète  (II,  xi)  où  Épictète  proposa   comme  «   le   commencement, 


SECTION  VI.  293 

229I  384 

Contradiction f  est  une  mauvaise  marque  de  vérité. 
Plusieurs  choses  certaines  sont  contredites  ;  plusieurs 
fausses  passent  sans  contradiction.  Ni  la  contradic- 
tion n'est  marque  de  fausseté,  ni  l'incontradiction 
n'est  marque  de  vérité. 

343]  385 

Pyrrhonisme.  —  Chaque  chose  est  ici  vraie  en 
partie,  fausse  en  partie.  La  vérité  essentielle  n'est  pas 
ainsi  :  elle  est  toute  pure  et  toute  vraie  2  ;  ce  mélange 


de  la  philosophie  l'invention  d'une  certaine  règle,  comme  la  balance 
pour  les  corps  pesants  ou  le  cordeau  pour  les  corps  droits  ou  courbes... 
Il  y  a  une  règle...  pourquoi  ne  la  cherchons-nous  pas  et  ne  la  trou- 
vons-nous pas  »  ? 

384 

Cf.  B.,  82;  G.,  109;  P.  R.,  XXXI,  i3;  Bos.,  I,  vi,  a3  ;  Faug.,  I,  2i5; 
Hav.,  III,  17;  Mol.,  I,  32a;  Mien.,  489. 

1.  Est  une  mauvaise,  surcharge.  —  Sur  la  première  copie  on  lit  la 
correction  suivante  :  Contradiction  est  une  mauvaise  marque  de  fausseté. 
La  rédaction  de  Pascal  crée  en  effet  une  équivoque.  Marque  de  vérité 
veut  dire  moyen  de  discerner  le  vrai,  et  non  pas  comme  plus  bas, 
signe  positif  de  vérité.  D'autre  part  la  contradiction  n'est  pas  la 
contradiction  logique,  régie  par  le  principe  d'identité,  mais  le  dé- 
menti de  fait,  la  négation  opposée  à  l'affirmation.  Ainsi  entendue,  la 
contradiction  ne  saurait  constituer,  aux  yeux  de  Pascal,  un  critérium 
delà  vérité.  Cf.  fr.  260,  261  et  902. 

385 

Cf.  B.,  335;  C,  271;  Bos.,  II,  1  et  53;   Faug.,  II,   97;  Hav.,  VI,  60; 

Mol.,  I,  168;  Mich.,  592. 

2.  «  La  voye  de  la  vérité  est  une  et  simple.  »  (Montaigne,  III, 
1.)  «  Toute  cette  justice  usuelle  et  de  pratique  n'est  point  vraiment 
et  parfaitement  justice,  et  l'humaine  nature  n'en  est  pas  capable  non 
plus  que  de  toute  autre  chose  en  sa  pureté  »  (Charron,  Saf)esse}    III, 


294  PENSÉES. 

la  déshonore  et  l'anéantit.  Rien  n'est  purement  vrai  ; 
et  ainsi  rien  n'est  vrai,  en1  l'entendant  du  pur  vrai. 
On  dira  qu'il  est  vrai  que  2  l'homicide  est  mauvais  ; 
oui,  car  nous  connaissons  bien  le  mal  et  le  faux3. 
Mais  que  dira-t-on  qui  soit  bon?4  la  chasteté  ?  je  dis 
crue  non,  car  le  monde  finirait.  —  Le  mariage  ?  non  : 
la  continence  vaut  mieux5.  —  De  ne  point  tuer? 
non,  car  les  désordres  seraient  horribles,  etG  les 
méchants  tueraient  tous  les  bons7.  —  De  tuer  ? 
non,  car  cela  détruit  la  nature.  —  Nous  n'avons  ni 
vrai  ni  bien  qu'en  partie,  et  mêlé  de  mal  et  de 
faux8. 


1.  [Prenant  Je.] 

2.  [L'adultère.] 

3.  «  C'est  une  maladie  naturelle  à  l'homme  de  croire  qu'il  possède 
la  vérité  directement...  au  lieu  qu'en  effet  il  ne  connaît  naturellement 
que  le  mensonge,  et  qu'il  ne  doit  prendre  pour  véritables  que  les 
choses  dont  le  contraire  lui  paraît  faux.  »  Réflexions  sur  l'Esprit 
géométrique.  Les  exemples  que  cite  ici  Pascal  à  l'appui  de  sa 
thèse  sont  empruntés  à  une  conception  de  la  vie  morale  qui  rappelle 
celle  d'Àristote  :  la  vertu  est  un  juste  milieu  entre  des  extrêmes  qui 
sont  des  vices.  Seulement  Aristote  admettait  une  vertu  qui  n'était  pas 
susceptible  d'excès,  et  c'était  précisément  la  contemplation  de  la 
vérité.  Pour  un  pvrrhonien,   cette  vertu  spéculative  est  une  chimère. 

4.  «  Choisissons  la  plus  nécessaire  et  plus  utile  [action]  de  l'humaine 
société  ;  ce  sera  le  mariage  :  si  est  ce  que  le  conseil  des  saincts 
trouve  le  contraire  party  plus  honneste.  »  (Mont.,  III,  i.) 

5.  Cf.  au  fr.  93 1,  l'application  de  cette  maxime  à  la  morale  relâ- 
chée des  Casuistes. 

6.  [L'on  tuerait.] 

7.  Réponse  anticipée  à  l'interprétation  de  l'Évangile  fondés  sur  ce 
précepte  :  ne  résiste  pas  au  méchant,  que  Tolstoï  a  rendue  célèbre  de 
nos  jours. 

8.  Cf.  Montaigne  :  II,  xx.  «  Nous  ne  goustons  rien  de  pur.  La  fai- 
blesse de  nostre  condition  faict  que  les  choses,  en  leur  simplicité  et 
pureté  naturelle,  ne  puissent  pas  tumber  en  nostre  usage.  » 


SECTION  VI.  29# 

38i]  385 

Si  nous  rêvions  toutes  les  nuits  la  même  chose, 
elle  nous  affecterait  autant  que  les  objets  que  nous 
voyons  tous  les  jours;  et  si1  un  artisan  était  sûr  de 
rêver  toutes  les  nuits,  douze  heures  durant,  qu'il  est 
roi,  je  crois  qu'il  serait  presque  aussi  heureux  qu'un 
roi  qui  rêverait  toutes  les  nuits,  douze  heures  durant,, 
qu'il  serait  artisan. 

Si  nous  rêvions  toutes  les  nuits  que  nous  sommes 
poursuivis  par  des  ennemis,  et  agités  par  ces  fan- 
tômes pénibles2,  et  qu'on  passât  tous  les  jours  en 
diverses  occupations,  comme  quand  on  fait  voyage, 
on  souffrirait  presque  autant  que  si 3  cela  était  véri- 
table, et  on  appréhenderait  le  dormir,  comme  on 
appréhende  le  réveil  quand  on  craint  d'entrer  dans 
de  tels  malheurs  en  effet4.  Et  en  effet  il  ferait 5  à  peu 
près  les  mêmes  maux  que  la  réalité. 

Mais  parce  que6  les  songes  sont  tous  différents,  et 
qu'un  même  se  diversifie,  ce  qu'on  y  voit  affecte 
bien  moins  que  ce  qu'on  voit  en7  veillant,  à  cause 
de  la  continuité,  qui  n'est  pourtant  pas  si  continue 
et  égale  qu'elle  ne  change  aussi,  mais  moins  brusque^ 

335 

Cf.  B.,  418;  C,  39.;   P.  R-,  XXI    17;  Bos     I   ti,  3o;  Facg,  II,  1» 
note;  Hat.,  III,  i4;  Mol.,  I,  168;  Mica.,  608. 

1.  [On.] 

2.  Et  qu'on...  voyage  en  surcharge. 

3.  [On.] 

4.  La  phrase  suivante  en  surcharge. 

5.  [Presque.] 

6.  [Le  sommeil  change  de  fantaisie.] 

7.  [Effet.] 


296  PENSEES. 

ment1,  si  ce  n'est  rarement,  comme  quand  on  voyage  ; 
et  alors  on  dit  :  Il  me  semble  que  je  rêve  ;  car 
la  vie  est  un  songe  un  peu  moins  inconstant2. 

no]  387 

3  [11  se  peut  faire  qu'il  y  ait  de  vraies  démonstra- 

1.  Si  ce  ri1  est...  voyage  surcharge. 

2.  «  Ceux  qui  ont  apparié  nostre  vie  à  un  songe,  ont  eu  de  la  rai- 
son, à  l'adventure,  plus  qu'ils  ne  pensoient.  Quand  nous  songeons, 
nostre  ame  vit,  agit,  exerce  toutes  ses  facultez,  ne  plus  ne  moins  que 
quand  elle  veiile  ;  mais  si  plus  mollement  et  obscurément,  non  de  tant, 
certes,  que  la  différence  y  soit  comme  de  la  nuict  à  une  clarté  visvej 
ouy,  comme  de  la  nuict  à  l'ambre  :  là  elle  dort,  icy  elle  sommeille  ; 
plus  et  moins,  ce  sont  tousiours  ténèbres,  et  ténèbres  cimmeriennes. 
Nous  veillons  dormants,  et  veillants  dormons.  le  ne  veois  pas  si  clair 
dans  le  sommeil  ;  mais  quant  au  veiller,  ie  ne  le  treuve  iamais  assez 
pur  et  sans  nuage  :  encores  le  sommeil,  en  sa  profondeur,  endort  par 
fois  les  songes  ;  mais  nostre  veiller  n'est  iamais  si  esveillé  qu'il  purge 
et  dissipe  bien  à  poinct  les  resveries,  qui  sont  les  songes  des  veillants, 
et  pires  que  songes.  Nostre  raison  et  nostre  ame  recevant  les  fantaisies 
et  opinions  qui  luy  naissent  en  dormant,  et  auctorisant  les  actions  de 
nos  songes  de  pareille  approbation  qu'elle  faict  celles  du  iour,  pour- 
quoi ne  mettons  nous  en  doubte  si  nostre  penser,  nostre  agir,  est  pas 
un  aultre  songer,  et  nostre  veiller  quelque  espèce  de  dormir  ?  »  (Mont. 
Apol.)  —  Pour  le  dogmatisme  antique  l'objet  perçu  dans  la  veille  avait 
une  réalité  intrinsèque,  tandis  que  l'objet  du  rêve  était  imaginaire. 
11  suffisait  au  scepticisme  de  montrer  que  nous  ne  pouvons  démontrer 
que  nous  ne  rêvons  pas  dans  notre  prétendu  état  de  veille,  pour  en 
Itirer  une  conclusion  ruineuse  pour  le  dogmatisme.  Aussi  Descartes 
se  servira-t-il  d'un  semblable  argument  pour  nier  la  réalité  immédiate 
du  monde  extérieur.  Mais  en  même  temps  la  doctrine  cartésienne  per- 
mettra de  distinguer  d'une  autre  façon  la  réalité  perçue  des  illusions  du 
jrêve  :  les  rêves  sont  incohérents  tandis  que  l'objet  de  la  pensée  normale 
forme  un  système  cohérent;  la  réalité,  selon  la  formule  de  Leibniz, 
est  un  ensemble  de  rêves  bien  liés,  et  c'est  ce  qu'indique  déjà  Pascal, 
quoiqu'à  vrai  dire  il  insiste  surtout  sur  le  côté  négatif  de  la  thèse. 

387 
Cf.  B.,  326;  C,  276;  Faug.,  II,  98;  Mot.,  I,  171;  Mich.,  a84. 

3.  Le  fragment  est  mutilé  dans  le  manuscrit,  les  premiers  mots  se 
trouvent  dans  la  copie  seulement. 


SECTION  VI.  297 

tions;  mais  cela  n'est  pas  certain.  Ainsi,  cela  ne 
montre  autre  chose,  sinon  qu'il  n'est  pas  certain  que 
tout  soit  incertain1,  à  la  gloire  du  pyrrhonisme2.] 

23]  388 

Le  bon  sens.  —  Us  sont  contraints  de  dire  :  Vous 
n'agissez  pas  de  bonne  foi  ;  nous  ne  dormons 
pas,  etc.  —  Que  j'aime  à  voir  cette  superbe  raison 
humiliée  et  suppliante3!  Car  ce  n'est  pas  là  le  lan- 
gage d'un  homme  à  qui  on  dispute  son  droit  et  qui 
le  défend  les  armes  et  la  force  à  la  main.  Il4  ne 
s'amuse  pas  à  dire  qu'on  n'agit  pas  de  bonne  foi, 
mais  il  punit  cette  mauvaise  foi  par  la  force. 

73]  389 

L'Ecclésiaste  montre  que  l'homme  sans  Dieu  est 


1.  [Tant  le  pyrrhonisme.  [univ...  [puissant.] 

2.  Dans  l'Entretien  avec  M.  de  Saci,  Montaigne  est  présenté 
comme  le  pur  pyrrhonien  :  «  Il  y  détruit  insensiblement  tout  ce  qui  passe 
pour  le  plus  certain  parmi  les  hommes,  non  pas  pour  établir  le  con- 
traire avec  une  certitude  de  laquelle  seule  il  est  ennemi,  mais  pour 
faire  voir  seulement  que,  les  apparences  étant  égales  de  part  et  d'autre, 
on  ne  sait  où  asseoir  sa  créance.  »  Cf.  Apol.  :  «  Ils  se  sont  réservé  un 
merveilleux  advantage  au  combat,  s'estant  deschargez  du  soin  de  se  cou- 
vrir :  il  ne  leur  importe  qu'on  les  frappe,  pourveu  qu'ils  frappent  j  et 
font  leurs  besongues  de  tout.  » 

388 
Cf.   B.,  i4;   C,  3a;  Faug.,  II,  i35;  Hav,  XXV,  36;  Mol.,  I,  i7o; 

Mich.,  5o. 
3.   «  Je  vous  avoue,  Monsieur,  que  je  ne  puis  voir  sans  joie  dans 
cet  auteur  la  superbe  raison  si  invinciblement  froissée  par  ses  propres 
armes.  »  (Entretien  avec  M.  de  Saci.) 
£.   [Ne  dira  pas.] 

389 
Cf.  B.,  ,1;   C,  4o;    Faug.,   II,  i35;   H.v.,  XXV,  37;   Mol,  I,   i59  ; 
Micu.,  20O. 


293  PENSÉES. 

dans  l'ignorance  de  tout1,  et  dans  un  malheur  iné- 
vitable ;  car  c'est  être  malheureux  que  de  vouloir2 
et  ne  pouvoir.  Or  il  veut  être  heureux,  et  assuré 
de  quelque  vérité  ;  et  cependant  il  ne  peut  ni  sa- 
voir, ni  ne  désirer  point  de  savoir.  Il  ne  peut  même 
douter. 

447]  390 

Mon  Dieu  !  que  ce  sont  de  sots  discours  :  Dieu 
aurait-il  fait  le  monde  pour  le  damner?  demanderait- 
il  tant  de  gens  si  faibles  ?  etc.  —  Pyrrhonisme  est 
le  remède  à  ce  mal3,  et  rabattra  cette  vanité4. 


1.  Pascal  se  réfère  en  particulier  au  verset  17  du  chap.  vm  :  «  Et 
j'ai  compris  que  l'homme  ne  peut  trouver  la  raison  d'aucun  des  ouvrages 
divins  qui  sont  sous  le  soleil  ;  et  plus  il  aura  travaillé  pour  trouver, 
moins  il  aura  trouvé  :  le  sage  eût-il  dit  qu'il  connaît,  il  ne  pourra 
trouver.   » 

3.    [Sans.] 

390 

Cf.  B.,  46G;   C,  a65;    Faug.,   II,  99;    Hat.,  XXV,  3/,;   Mol.,  I,  3i5  ; 
Micu.,  780. 

3.  Pascal  vise  ici  les  plus  fortes  objections  qu'on  puisse  faire,  du 
point  de  vue  rationaliste,  au  christianisme  et  surtout  au  jansénisme. 
Dieu  est-il  juste  quand  il  destine  tant  de  créatures  à  la  damnation 
alors  qu'il  leur  a  refusé  la  force  nécessaire  au  salut  ?  Mais  juger  de  la 
justice  de  Dieu,  c'est  supposer  qu'on  possède  une  définition  de  la  jus- 
tice absolue  ;  voilà  la  vanité  que  rabat  le  pyrrhonisme  ;  le  pyrrhonisme 
empêche  l'homme  de  se  soulever  contre  Dieu. 

4.  Pascal  se  souvient  de  Y  Apologie  de  R.  Sebond  :  «  Le  moyen 
que  ie  prends  pour  rabattre  cette  frénésie,  et  qui  me  semble  le  plus 
propre,  c'est  de  froisser  et  fouler  aux  pieds  l'orgueil  et  l'humaine 
fierté  ;  leur  faire  sentir  l'inanité,  la  vanité  et  deneantise  de  l'homme  ; 
leur  arracher  des  poings  les  chestives  armes  de  leur  raison  ;  leur  faire 
baisser  la  teste  et  mordre  la  terre  soubs  l'autorité  et  révérence  de  la 
muiesté  divine.  »  Cf.  V Entretien  avec  M.  de  Saci. 


SECTION  VI.  29S 

423]  391 

Conversation.  —  Grands  mots  :  la  Religion,  je  la 
nie1. 

Conversation.  —  Le  pyrrhonisme  sert  à  la  Reli- 
gion2. 

*97]  39a 

3 Contre  le  pyrrhonisme.  —  [...C'est  donc  une 
chose  étrange  qu'on  ne  peut  définir  ces  choses  sans 
les  obscurcir4.  Nous  en  parlons  en  toute  sûreté.] 
Nous  supposons  que  tous  les  conçoivent  de  même 


391 

Cf.  B.,  36g;  C,  3a6;  Faug.,  II,  160;  Hav  ,  XXV,  Blibis;  Mot.,  I,  17^; 
Micu.,  685. 

1.  Les  copies  lisent  :  Grands  mois  à  la  religion,  je  la  nie.  La  lec- 
ture que  nous  donnons  a  été  déjà  proposée  par  M.  Molinier. 

2.  Cf.  le  jugement  de  Montaigne  sur  le  pyrrhonisme  :  «  Combien, 
et  aux  loix  de  la  religion,  et  aux  loix  politiques,  se  trouvent  plus 
dociles,  et  aysez  à  mener,  les  esprits  simples  et  incurieux,  que  ces 
esprits  surveillants  et  paidagogues  des  causes  divines  et  humaines  !  Il 
n'est  rien  en  l'humaine  invention  où  il  y  ayt  tant  de  verisimilitude  et 
d'utilité.  »  (Apol.J. 

392 

Cf.  B.,  37  bis  ;  CL,  57  ;  P.  R.,  XXXI,  5  ;  Bos.,  II,  vi,  21  ;  Faug.,  II,  107; 
Hav.,  III,  i5;  Mol.,  I,    170;  Mich.,  427. 

3.  [Ordre.] 

4.  [Éclaircir.]  — «  C'est  ce  que  la  géométrie  enseigne  parfaitement. 
Elle  ne  définit  aucune  de  ces  choses,  espace,  temps,  mouvement, 
nombre,  égalité,  ni  les  semblables  qui  sont  en  grand  nombre,  parce 
que  ces  termes-là  désignent  si  naturellement  les  choses  qu'ils  signi- 
fient, à  ceux  qui  entendent  la  langue,  que  l'éclaircissement  qu'on  en 
voudrait  faire  apporterait  plus  d'obscurité  que  d'instruction.  »  {Ré- 
flexions sur  l'Esprit  géométrique.) 


300  PENSÉES. 

sorte  ;  mais  nous  le  supposons  bien  gratuitement, 
car  nous  n'en  avons  aucune  preuve.  Je  vois  bien 
qu'on  applique  ces  mots  dans  les  mêmes  occasions, 
et  que  toutes  les  fois !  que  deux  hommes  voient  un 
corps  changer  de  place,  ils  expriment  tous  deux  la 
vue  de  ce  même  objet  par  le  même  mot,  en  disant, 
l'un  et  l'autre,  qu'il  s'est  mû;  et2  de  cette  confor- 
mité d'application  on  tire  une  puissante  conjecture 
d'une  conformité  d'idées  :  mais  cela  n'est  pas  abso- 
lument convaincant 3,  de  la  dernière  conviction, 
quoiqu'il  y  ait  bien  à  parier  pour  l'affirmative,  puis- 
qu'on sait4  qu'on  tire  souvent  les  mêmes  consé- 
quences de  suppositions 6  différentes 6. 

Cela  suffit  pour  embrouiller  au  moins  la  matière, 
non  que  cela  éteigne  absolument  la  clarté  naturelle 
qui  nous  assure  de  ces  choses7,  les  académiciens 
auraient  gagé8;   mais  cela  la  ternit,  et  trouble  les 


1.  [Qu'un  corps  change]  de  place  [nous  disons    tous  qu'il   se  remue.] 

2.  Cette  conformité  d'application  [fournit  bien.] 

3.  De  la  dernière  à  puisqu'on  sait  en  surcharge. 

k.  [Qu'en  bonne  logique  [que  des  choses  vraies  et  fausses  se  tirent  sou- 
vent les  mêmes  conséquences.] 

5.  [Contraires.] 

6.  Nous  ne  nous  entendons  jamais  sur  les  choses,  mais  sur  l'expres- 
sion des  choses  ;  car  les  hommes  communiquent  par  le  langage,  et  non 
directement  par  la  pensée.  Or  l'expression  est  un  rapport  de  signe  à 
chose  signifiée,  et  c'est  évidemment  courir  le  risque  de  se  tromper 
que  de  conclure  de  l'identité  du  signe  à  l'identité  de  la  chose  signi- 
fiée. Un  quiproquo  peut  se  prolonger  longtemps  avant  d'être  dissipé  : 
il  n'est  donc  pas  contradictoire  d'imaginer  un  quiproquo  assez  bien 
réglé  pour  qu'il  ne  puisse  jamais  être  éclairci,  et  cela  suffit  aux  scep- 
tiques. 

7.  [Mais  cela  la  ternit.] 

S.  C'est-à-dire  auraient  parié.  Voici  comment  la  Logique  de  Port- 
Royal  expose  la  différence  des  académiciens  et  des  pyrrhoniens  :  «  Les 


SECTION  VI.  30i 

dogmatistes,  à  la  gloire  de  la  cabale  pyrrhonienne, 
qui  consiste  à  cette  ambiguïté  ambiguë,  et  dans1  une 
certaine  obscurité2  douteuse,  dont  nos  doutes  ne 
peuvent  ôter  toute  la  clarté,  ni  nos  lumières  natu- 
relles en  chasser  toutes  les  ténèbres 3. 

*i57]  393 

4  C'est  une  plaisante  chose  à  considérer,  de  ce 
qu'il3  y  a  des  gens  dans  le  monde  qui,  ayant  renoncé 
à  toutes  les  lois  de  Dieu  et  de  la  nature,  s'en  sont 
fait  eux-mêmes  auxquelles  ils  obéissent  exactement, 
comme  par  exemple  les  soldats  de  Mahomet0,  les 
voleurs,  les  hérétiques,  etc.7.  Et  ainsi  les  logiciens. 


uns  se  sont  contentés  de  nier  la  certitude  en  admettant  la  vraisem- 
blance, et  ce  sont  les  nouveaux  académiciens  :  les  autres,  qui  sont  les 
pyrrhoniens,  ont  même  nié  cette  vraisemblance,  et  ont  prétendu  que 
toutes  choses  étaient  également  obscures  et  incertaines.  »  (4e  partie, 
ch.  Ier.)  Cf.  Montaigne,  Apologie  de  R.  Sebond. 

1.  [Un  certain  jour  sombre.] 

2.  [Que  nos  lumières  naturelles  ne  sauraient  éclaircir  à  plein.] 

3.  Au  verso  de  ce  fragment  le  titre  i.  La  Raison  et  la  fin  d'une 
phrase  barrée  [d'une  chose  et  [de  cette  nature.  Dieu  est  le  commencement 
et  la  fin.  Eccl.  Eccli.]  —  (Cf.  Apocal.  XXI,  6,  Ego  sum  A  et  Q  :  initium 
et  finis). 

393 
Cf.  B.,  4io;  C,  3S7;  P.  R.,  XXXI,  19;  Bos.,  I,  ix,  5a;  Hat.,  VI,  49  ; 
Mol.,  I,  99;  Mich.,  38o. 

4.  Ecrit  par  Mme  Périer. 

5.  Expression  conforme  à  l'usage  du  xvne  siècle  :  «  Ce  n'est  pas 
tant  la  mort  qui  me  trouble  que  de  ce  qu'il  est  fâcheux  d'être  pendu.  » 
(Molière,  M.  de  Pourceaugnac,  III,  2.)  —  Le  fragment  commençait 
d'abord  par  :  Il  y  a  des  gens. 

6.  [Etc.] 

7.  «  Le  roi  Philippus  feit  un  amas  des  plus  meschants  hommes  et 
incorrigibles  qu'il  peut  trouver,  et  les  logea  tous  en  une  ville  qu'il 
leur  feit  bastir,  qui  en  portoit  le  nom  :  j'estime  qu'ils  dressèrent,  des 


302  PENSÉES. 

Il  semble  que  leur  licence  doive  être  sans  aucunes 
bornes,  ni  barrières,  voyant  qu'ils  en  ont1  franchi 
tant  de  si  justes  et  de  si  saintes. 

8]  394 

Tous  leurs  principes  sont  vrais,  des  pyrrhoniens, 
des  stoïques,  des  athées,  etc.  Mais  leurs  conclusions 
sont  fausses,  parce  que  les  principes  opposés  sont  vrais 
aussi. 

**A89]  395 

Instinct,  Raison^.  — Nous  avons  une  impuissance 
de  prouver,  invincible  à  tout  le  dogmatisme.  Nous 
avons  une  idée  de  la  vérité,  invincible  à  tout  le 
pyrrhonisme3. 


vices  mesnies,  une  contexture  politique  entre  eulx,  et  une  commode 
et  iuste  société.  »  (Montaigne.  III,  iv).  — «  Si  j'avais,  écrit  Voltaire  à 
d'Alembert,  des  citoyens  h  persuader  de  la  nécessité  des  lois,  je  leur 
ferais  voir  qu'il  y  en  a  partout,  même  au  jeu,  qui  est  un  commerce 
de  fripons  ;  même  chez  les  voleurs.  »  Les  logiciens  qui  sont  assi- 
milés aux  janissaires  et  aux  voleurs,  ce  sont  les  sceptiques  qui  sont  des 
raisonneurs  à  outrance  :  seulement  s'ils  acceptent  les  lois  du  raison- 
nement, c'est  provisoirement  et  afin  de  montrer  que  tout  raisonnement 
supposant  des  principes  admis  sans  démonstration  est  arbitraire  et 
incertain. 
] .    [Tant.] 


Hay.,   XXV,  29;   Mol.,  I,  i73 


II,  1,  2;  Faug.,  II,  99;  Hav., 

2.   Cf.  fr.  344  :  «  Instinct  et  raison,  marques  de  deux  natures.  » 
o.   La  première  phrase  a  été  écrite,  la  seconde  phrase  a  été  dictée 
par  Pascal. 


394 

Cf.  B., 

MiCH 

358; 
.,  20, 

c, 

3i4  ;  Faug.,   Il 

>  T92; 

395 

Cf.  B., 
VIII, 

i96;G, 

9  ;  Mol. 

7;P.B. 

j  1,  i69; 

,  XXI, 

MiCH., 

2  ;   Bos, 
8G6. 

SECTION  VI.  303 

^73]  396 

Deux  choses  instruisent  l'homme  de  toute  sa  na- 
ture :  l'instinct  et  l'expérience  '. 

i65]  397 

La  grandeur  de  l'homme  est  grande  en  ce  qu'il  se 
connaît  misérable.  Un  arbre  ne  se  connaît  pas  misé- 
rable. 

C'est  donc  être  misérable  que2  de  [se]  connaître 
misérable  ;  mais  c'est  être  grand  que  de  connaître 
qu'on  est  misérable. 

3g4]  398 

Toutes  ces misères-làmêmesprouvcntsagrandeur3; 
ce  sont  misères  de  grand  seigneur,  misères  d'un  roi 
dépossédé  *. 


396 

Cf.  B.,  47;  C,  68;  Bos.,  I,  iv,  10;  Faug.,  I,  226  ;  Hav.,  I,  10  bis;  Mol., 
I,  38;  Mich.,  562. 

1.  L'instinct  semble  être  l'aspiration  au  bien,  souvenir  de  notre 
perfection  primitive  ;  l'expérience  est  la  connaissance  de  notre  misère 
et  de  notre  chute. 

397 
Cf.  B.,  4o;C,  60;  P.  R.,  XXIIT,  3  ;  Bos.,  I,  iv,  3;  Faug.,  II,  82  ;  Hav., 
I,  3  ;  Mol.,  I,  71  ;  Mich.,  âoo. 

2.  [D'être]  remplacé  par  de  connaître. 

398 

Cf.  B.,  4o;  G.,  60;  P.  R.,  XXIII,  3;  Bos.,  I,  iv,  3;  Faug.,  II,  82; 
Hav.,  I,  3;  Mol.,  I,  71;  Mich.,  622. 

3.  [Et  toutes  ces  grandeurs  prouvent.] 

4.  Allusion  à  Persée,  fr.  409  et  k  10. 


304  PENSÉES. 

Première  copie  225]  399 

On  n'est  pas  misérable  sans,  sentiment  :  une  mai- 
son ruinée  ne  Test  pas;  il  n'y  a  que  l'homme  de  mi- 
sérable: Ego  virvidensi. 

75]  400 

Grandeur  de  l'homme.  —  Nous  avons  une  si  grande 
idée  de  l'âme  de  l'homme,  que  nous  ne  pouvons 
souffrir2  d'en  être  méprisés,  et  de  n'être  pas  dans  l'es- 
time d'une  âme  ;  et  toute  la  félicité  des  hommes  con- 
siste dans  cette  estime 3. 

429]  401 

Gloire.  —  Les  bêtes  ne  s'admirent  point.  Un  che- 
val n'admire  point  son  compagnon  ;  ce  n'est  pas  qu'il 
n'y  ait  entre  eux  de  l'émulation  à  la  course,  mais 
c'est  sans  conséquence  ;  car,  étant  à  l'étable,  le  plus 
pesant  et  plus  mal  taillé  n'en  cède  pas  son  avoine  à 


399 

Cf.  C,  433;  Faug.,  II,  82;  Hat.,  XXV,  82;  Mol.,  I,  72;  Mich.,  907. 

1.  Début  du  troisième  chapitre  des  Lamentations  de  Jérémie  :  Ego 
vir  videns  paupertatem  meam  in  virga  indignationis  ejus.  Me  minavit, 
et  adduxit  in  tenebras,  et  non  in  lucem. 

400 

Cf.  B.,  97  ;  G.,  9;  P.  R.,  XXIII,  5;  Bos.,  I,  iv,  5;  Fadg.,  II,  80;  Hav., 
I,  5;  Mol.,I,  06;  Mich.,  212. 

2.  [D'jêtre. 

3.  Cf.  fr.   i48. 

401 

Cf.  B.,374;C,  33r;  P.  R.,uZt.,XXXÏ,  a5;  Bos.,I,x,  i5  ;  Faug.,I,3o4^ 
Hav.,  VII,  i5;  Mol.,  I,  87;  Mich.,  706. 


SECTION  VI.  305' 

l'autre,  comme  les  hommes  veulent  qu'on  leur  fasse. 
Leur  vertu  se  satisfait  d'elle-même1. 

4o5j  402 

Grandeur  del'homme  dans  sa  concupiscence  même, 
d'en  avoir  su2  tirer  un  règlement  admirable,  et  d'en 
avoir  fait  un  tableau  de  la  charité 3. 

419]  403 

Grandeur.  —  Les  raisons  des  effets 4  marquent  la 


1.  Cf.  fr.  36 1  et  les  notes.  Port-Royal  éclaircit  ainsi  les  deux  der- 
nières lignes:  a  II  n'en  est  pas  de  même  parmi  les  hommes;  leur 
vertu  ne  se  satisfait  pas  d'elle-même;  et  ils  ne  sont  point  contents,  s'ils 
n'en  tirent  avantage  contre  les  autres.  » 


402 

Cf.  B.,  45;  C,  65;  Facg.,  I,  226;  Hav.,  XXIV,  80  ter  ;  Mol.,  I,  io4  , 
Mich.,  64 1. 

2.  [Faire.] 

3.  Cette  pensée  de  Pascal  est  longuement  et  ingénieusement  déve- 
loppée par  Nicole,  dans  un  chapitre  du  Traité  de  la  Grandeur  (Pre- 
mière partie,  ch.  vi)  :  Que  la  cupidité  prend  dans  le  monde  la  place  de 
la  charité  pour  remplir  les  besoins  des  hommes,  et  que  c'est  l'ordre  poli- 
tique qui  la  règle,  et  qui  l'applique  au  service  des  hommes.  «  Quelle 
charité  serait-ce  que  de  bâtir  une  maison  tout  entière  pour  un  autre, 
de  la  meubler,  de  la  tapisser,  de  la  lui  rendre  la  clé  à  la  main?  la 
cupidité  le  fera  gaîment...  Il  a  donc  fallu  un  art  pour  régler  la  cupi- 
dité, et  cet  art  consiste  dans  l'ordre  politique,  qui  la  retient  par  la 
crainte  de  la  peine,  et  qui  l'applique  aux  choses  qui  sont  utiles  à  la 
société.  »  —  Cf.  le  Traité  de  la  charité  et  de  l'amour -propre. 

403 

Cf.  B.,  376is;  C,  57;  Faug.,  I,  220;  Hav.,  XXIV,  80  bis,  Mol.,  I,  10/I  ; 
Mich.,  675. 

/J.  Voir  les  derniers  fragments  de  la  section  V  (328-337)  qui 
définissent  le  fondement  de  l'ordre  politique 

TENSÉES  II   —   20 


306  PENSÉES. 

grandeur  de  l'homme,  d'avoir  tiré  de  la  concupiscence 
un  si  bel  ordre1. 

Première  copie  2 5 5]  404 

La  plus  grande  bassesse  de  l'homme  est  la  recherche 
de  la  gloire,  mais  c'est  cela  même  qui  est  la  plus 
grande  marque  de  son  excellence  ;  car,  quelque  pos- 
session qu'il  ait  sur  la  terre,  quelque  santé  et  commo- 
dité essentielle  qu'il  ait,  il  n'est  pas  satisfait,  s'il  n'est 
dans  l'estime  des  hommes.  Il  estime  si  grande  la  rai- 
son de  l'homme,  que,  quelque  avantage  qu'il  ait  sur 
la  terre,  s'il  n'est  placé  avantageusement  aussi  dans 
la  raison  de  l'homme,  il  n'est  pas  content.  C'est  la 
plus  belle  place  du  monde,  rien  ne  le  peut  détourner 
de  ce  désir,  et  c'est  la  qualité  la  plus  ineffaçable  du 
cœur  de  l'homme. 

Et  ceux  qui  méprisent  le  plus  les  hommes,  et  les 
égalent  aux  bêtes,  encore  veulent-ils  en  être  admirés 
et  crus,  et  se  contredisent  à  eux-mêmes  par  leur 
propre  sentiment 2  ;  leur  nature,  qui  est  plus  forte 

1.  Cf.  Charron  :  «  Le  désir  d'honneur  et  de  gloire,  et  la  queste 
de  l'approbation  d'autrui  est  une  passion  vicieuse,  violente,  puissante, 
de  laquelle  a  été  parlé  en  la  passion  d'ambition  ;  mais  très  utile  au 
public,  à  contenir  les  hommes  en  leur  devoir,  à  les  éveiller  et  échauffer 
aux  telles  actions,  témoignage  de  la  faiblesse  et  insuffisance  humaine, 
qui  à  faute  de  bonne  monnaie  emploie  la  courte  et  la  fausse.  »  (Sagesse, 
I,   LX.) 

404 

Cf.  C,  47i  ,  P.  R.,  XXIIÏ,  5;   Dos.,  I,  iv,  5,  Faug.,  II,  80;   Hay.,  I, 
5  bis  ;  Mol.,  I,  67  ;  Mich.,  927 

2.  «  Veoyons  les  dernières  paroles  d'Epicurus,  et  qu'il  dicten  mou- 
rant, elles  sont  grandes,  et  dignes  d'un  tel  philosopbe,  mais  si  ont 
elles  quelque  marque  de  la  recommendation  de  son  nom,  et  de  cette 
humeur  qu'il  avait  descriee  par  ses  préceptes    »  (Mont.  II,  xvi.) 


SECTION   VI.  307 

que  tout1 ,  les  convainquant  de  la  grandeur  de  l'homme 
plus  fortement  que  la  raison  ne  les  convainc  de  leur 
bassesse. 

7:;l  405 

Contradiction2.  —  Orgueil,  contrepesant3  toutes 
les  misères  :  ou  il  cache  ses  misères  ;  ou,  s'il  les  dé- 
couvre, il  se  glorifie  de  les  connaître4. 

Première  copie  267]  406 

L'orgueil    contrepèse    et     emporte  5     toutes    les 


1.  Nous  empruntons  la  note  suivante  à  M.  Droz  (Etude  sur  le  scepti- 
cisme de  Pascal,  1886,  p.  211)  :  «  La  «  nature,  qui  est  plus  forte  que 
tout  »,  cela  est  peut-être  emprunté  à  Grégoire  de  Naziance,  Second 
discours  sur  la  paix,  p.  1  :  «  t\  epu-aiç,  f(ç  oùosv  [i'.aid-s;ov.  »  Grégoire 
de  Naziance  était  un  des  auteurs  favoris  de  M.  Hermant,  qui  en  a 
même  traduit  quelques  ouvrages.  » 

405 
Cf.  B.,  2i  ;  C,  4o;  P.  R  ,  XXIV,  3;  Bos.,  I,  v,  a  ;  Facg.,  II,  89;  Hav., 
II,  2;  Mol.,  I,  90;  Mica.,  201. 

2.  [Désir  de  vérité,  justice.] 

3.  L'emploi  de  ce  verbe  est  peut-être  chez  Pascal  une  réminiscence 
de  ses  écrits  scientifiques  :  «  II  faudrait  toujours  un  même  poids  pour 
contrepeser  l'eau.  »  Équilibre  des  liqueurs,  I. 

£.  «  0  malheur  de  l'homme,  où  ce  qu'il  y  a  de  plus  épuré,  de  plus 
sublime,  de  plus  vrai  dans  la  vertu,  devient  naturellement  la  pâture 
de  l'orgueil  !  Et  à  cela  quel  remède,  puisqu'encore  on  se  glorifie  du 
remède  même?  En  un  mot,  on  se  glorifie  de  tout,  puisque,  même  on 
se  glorifie  de  la  connaissance  qu'on  a  de  son  indigence,  et  de  son 
néant  ;  et  que  les  retours  sur  soi-même  se  multiplient  jusqu'à  l'infini.  » 
(Bossuet,  Traité  de  la  Concupiscence.rch..  xxm.) 

406 

Cf.  G.,  473;  Bos.,  II,  xvii,  10;  Faug.,  II,  86;  Ha.V.,  XXIV,  10  bis; 
Mol.,  I,  90;  Mich.,  934. 

5.  Contreptser  c'est  faire  équilibre;  emporter  c'est  déplacer  l'équi- 


308  PENSÉES. 

misères1.  Voilà  un  étrange  monstre,  et  un  égarement 
bien  visible  :  le  voilà  tombé  de  sa  place,  il  la  cherche 
avec  inquiétude  ;  c'est  ce  que  tous  les  hommes  font, 
voyons  qui  l'aura  trouvée. 

i4i]  407 

Quand  la  malignité2  a  la  raison  de  son  côté, 
elle  devient  fière,  et  étale  la  raison  en  tout  son 
lustre. 


libre,  en  faisant  pencher  le  plateau  de  la  balance.  Cf.  Amyot  : 
«  Démosthène,  l'ayant  soupesée,  s'esmerveilla  du  poids  qui  estoit 
grand,  et  demanda  combien  de  poids  elle  emportoit;  et  Harpelus  en 
se  riant  lui  répondit  :  elle  t'emportera  vingt  talents.  »  Vie  de  Démos- 
thène, 36,  apud  Littré. 

1.  «  La  presumption  est  nostre  maladie  naturelle  et  originale.  La 
plus  calamiteuse  et  fragile  de  toutes  les  créatures,  c'est  l'homme  et 
quand  et  quand  la  plus  orgueilleuse.  »  (Mont.,  Apol.)  —  Cf.  Char- 
ron :  «  Ce  sont  deux  choses  qui  semblent  bien  se  heurter  et  empes- 
cher,  que  misère  et  orgueil,  vanité  et  présomption  :  voilà  une 
estrangement  monstrueuse  nature  que  l'homme.  »  (Sagesse,  I,  pré- 
face au  chap.  xxxvi.) 

407 

Cf.  P.,  33i;  C,  282;  P.  R.,  XXIX,  n;Bos.,  I,  ix,  i5  ;  Fmjg.,  I,  209; 
Hav.,  VI,  12;  Mol.,  I,  124;  Mich.,  340. 

2.  La  malignité,  c'est  d'une  façon  générale  l'esprit  mauvais,  la 
nature  pervertie  par  Pégoïsme.  Or  le  fond  de  cette  malignité,  c'est 
l'orgueil  ;  aussi  tout  lui  est-il  occasion  d'orgueil,  la  force  d'abord 
quand  la  raison  est  de  son  côté,  et  la  faiblesse  aussi  :  l'homme  qui  n'a 
pas  réussi  à  vaincre  la  nature,  s'en  fait  un  titre  de  gloire,  comme 
s'il  recouvrait  par  là  son  indépendance,  et  devenait  plus  grand  en  se 
soustrayant  à  la  loi  de  Dieu.  Cette  interprétation  serait  éclairée  par 
ce  passage  de  Bossuet  :  «  L'orgueil  dont  nous  parlons  consiste  dans 
une  certaine  fausse  force,  qui  rend  Pâme  indocile  et  fière,  et  ennemie 
de  toute  crainte  ;  et  qui,  par  un  amour  excessif  de  sa  liberté,  le  fait 
aspirer  à  une  espèce  d'indépendance  :  ce  qui  est  cause  qu'elle  trouve 
un  certain  plaisir  particulier  à  désobéir,  et  que  la  défense  l'irrite.  » 
(Traité  de  la  Concupiscence,  ch.  xiv.) 


SECTION   VI.  30D 

Quand  l'austérité  ou  le  choix  sévère  n'a  pas  réussi 
au  vrai  bien,  et  qu'il  faut  revenir  à  suivre  la  nature, 
elle  devient  Hère  par  ce  retour. 

i34]  40(8 

Le  mal  est  aisé,  il  y  en  a  une  infinité;  le  bien 
presque  unique 1  ;  mais  un  certain  genre  de  mal  est 
aussi  difficile  à  trouver  que  ce  qu'on  appelle  bien,  et 
souvent  on2  fait  passer  pour  bien  à  cette  marque  ce 
mal  particulier3.  Il  faut  même  une  grandeur  extraor- 
dinaire d'âme  pour  y  arriver,  aussi  bien  qu'au 
bien4. 


43 


Cf.  B.,  3a8;  C,  278;  Bos.,  I,  ix,  64;  Faug.,  I,  i93;  Hav.,  VI,  61; 
Mol.,  I,  88;  Mien.,  337. 

1.  [Il  arrive  souvent.]  —  «  Les  Pythagoriciens,  dit  Montaigne, 
font  le  bien  certain  et  finy,  le  mal  infiny  et  incertain.  Mille  routes 
desvoyent  du  blanc,  une  y  va.  »  (Essais,  I,  ix,  cf.  Charron,  Sagesse, 
III,  ix,  4.)  —  Saint-Cyran  écrit  (Lettres  spirituelles,  LVI)  «  Il  y  a 
mille  moyens  de  nous  perdre  et,  il  n'y  a  qu'un  pour  nous  sauver, 
qui  est  l'humilité.  » 

a.  [Le.] 

3.  La  fin  du  fragment  en  surcharge. 

4.  Mont.  :  «  Nos  forces  ne  sont  non  plus  capables  de  les  ioindre 
[les  anciens]  en  ces  parties  là  vicieuses  qu'aux  vertueuses  ;  car  les  unes 
et  les  aultres  partent  d'une  vigueur  d'esprit  qui  estoit  sans  comparai- 
son plus  grande  en  eulx  qu'en  nous  :  et  lès  âmes,  à  mesure  qu'elles 
sont  moins  fortes,  elles  ont  d'autant  moins  de  moyen  de  faire  ny  fort 
bien  ny  fort  mal.  »  (I,  xlix)  Et  ailleurs  :  «  le  veois,  non  une  action, 
ou  trois,  ou  cent,  mais  des  mœurs,  en  usage  commun  et  receu,  si 
farouches,  en  inhumanité  surtout  et  desloyauté,  qui  est  pour  moy  la 
pire  espèce  des  vices,  que  ie  n'ay  point  le  courage  de  les  concevoir 
sans  horreur;  et  les  admire,  quasi  autant  que  ie  les  déteste  :  l'exercice 
de  ces  meschancelez  insignes  porte  marque  de  vigueur  et  force 
d'âme,  autant  que  d'erreur  et  desréglement.  »  (III,  IX.)  —  Cf.  fr.  225. 


310  PENSÉES. 

157]  409 

La  grandeur  de  l'homme .  —  La  grandeur  de  l'homme 
est  si  visible  qu'elle1  se  tire  même  de  sa  misère.  Car 
ce  qui  est  nature  aux  animaux,  nous  l'appelons  misère 
en  l'homme 2  ;  par  011  nous  reconnaissons  que  sa  na  ture 
étant  aujourd'hui  pareille  à  celle  des  animaux,  il  est 
déchu  d'une  meilleure  nature,  qui  lui  était  propre 
autrefois.  Car  qui  se  trouve  malheureux  de  n'être  pas 
roi ,  sinon  un  roi  dépossédé 3  ?  Trouvait-on  Paul  Emile 4 
malheureux  de  n'être  plus  consul  ?  Au  contraire, 
tout  le  monde  trouvait  qu'il  était  heureux  de  l'avoir 
été,  parce  que  sa  condition  n'était  pas  de  l'être  tou- 
jours. Mais  on  trouvait  Persée  si  malheureux  de 
n'être  plus  roi,  parce  que  sa  condition  était  de  Fêtre 
toujours,  qu'on  trouvait  étrange  de  ce  qu'il  suppor- 
tait la  vie5.  Qui6  se  trouve  malheureux  de  n'avoir 
qu'une  bouche 7  ?  et  qui  ne  se  trouvera  malheureux  de 
n'avoir  qu'un  œil?  On  ne  s'est  peut-être  jamais  avisé 


<c  g 

Cf.  B.,  60;  G.,  61;  P.  R.,  XXIII,  4;  Bw.,-1,  iv,  4;  Faug.,  II,  Bx;  Hat., 
I,  k  ;  Mol.,  I,  71  ;  Mich  ,  38i. 

1.  Est  si  visible  quelle  en  surcharge. 

2.  [Ce  n'est  pas.] 

3.  [Quand.] 
4-  [Est-il.] 

5.  Souvenir  de  Montaigne  :  «  Paulus  .Emilius  respondit  à  ce'uy 
-que  ce  misérable  roy  de  Macédoine,  son  prisonnier,  lui  envoyait 
pour  le  prier  de  ne  le  mener  pas  en  son  triomphe  :  «  Qu'il  en  face  la 
requeste  à  soy  mesrae.  »  (I,  xix.)  L'anecdote  est  empruntée  à  Cicé- 
j-on  (Tusculanes,  V,  4o)  et  à  Plutarque  (Vie  de  Paul-Émile,  ch.  xvn.) 

G.   [Est.\ 

7.   [Et  un.] 


SECTION  VI.  311 

de  1  s'affliger  de  n'avoir  pas  trois  yeux,  mais  on  est 
inconsolable  de  n'en  point  avoir2. 

83]  410 

Persée,  roi  de  Macédoine,  Paul  Emile.  —  On  repro- 
chait à  Persée,  de  ce  qu'il  ne  se  tuait  pas. 

Malgré  la  vue  de  toutes  nos  misères,  qui  nous  tou- 
chent, qui  nous  tiennent  à  la  gorge,  nous  avons  un 
instinct  que  nous  ne  pouvons  réprimer,  qui  nous 
élève. 

1]  412 

Guerre  intestine  de  l'homme  entre  la  raison  et  les 
passions3. 


1 .  [Se  fâcher.] 

2.  Cf.  Spinoza  :  «  Sic  etiani  videmus  quod  nemo  miseretur  infantis, 
proplerea  quod  nescit  loqui,  ambulare,  ratiocinari  et  quod  denique  tôt 
annos  quasi  sui  inscius  vivat.  At  si  plerique  adulti,  et  unus  aut  alter' 
infans  nascerentur,  tum  unumquenique  niisereret  infantuœ,  quia  tum 
ipsam  infantiam,  non  ut  rem  nature  cm  et  necessariam,  sedut  naturœ 
vitium  seu  peccatum  consideraret  »  (Ethique,  Part.  V,  Prop.  VI,  Scliofie). 

410 
Cf.  B.,  5;  C,  17;   Faog.,  I,  235  et  II,  8a  note;  Hat.,  I,  4  bis;  Mol., 
ï,  72  ;  Mien.,  ao3. 

411 

Cf.  B.,  3!3i  ;  C,  3i8;   P.  R.,  XXIV,  6;  Bos.,  I,  v,  h  ;  Faug.,    II,  Si; 
Hav.,  II,  k  ;  Mol.,  I,  0(3;  Mictf.,   120. 

412 

•Cf.  B.,  358;    C,  3x5;   P.  B.,  IX,  8;  Bos.,  II,  xvn,  G8  ;  Faug.,  II,  79  ; 
Hav.,  XXIV,   57;  Mol.,  I,  82;  Mien.,  2. 

3.  «  De  qui  pensez-vous,  écrit  Balzac  dans  une  page  célèbre,  que 
soient  celles-ci?   ces  [paroles]:  Nous  sommes  composés  de   deux  en- 


312  PENSEES. 

S'il  n'avait  que  la  raison  sans  passions... 

S'il  n'avait  que  les  passions  sans  raison... 

Mais  ayant  l'un  et  l'autre1,  il  ne  peut  être  sans 
guerre,  ne  pouvant  avoir  paix  avec  l'un  qu'ayant 
guerre  avec  l'autre:  ainsi2  il  est  toujours  divisé  et 
contraire  à  lui-même. 

48g]  413 

Cette  guerre  intérieure  de  la  raison  contre  les  pas- 
sions a  fait  que  ceux  qui  ont  voulu  avoir  la  paix  se  sont, 
partagés  en  deux  sectes.  Les  uns  ont  voulu  renoncer3 
aux  passions  et  devenir  dieux  ;  les  autres  ont  voulu 
renoncer  à  la  raison  et  devenir  bêtes  brutes:  Des4 


nemis  qui  ne  s'accordent  jamais  :  la  partie  sublime  de  notre  àme  est 
toujours  en  guerre  avec  la  partie  inférieure,  l'homme  est  fait  d'un  Dieu 
et  d'une  bête  qui  sont  attachés  ensemble.  Si  vous  devinez  l'auteur  de  ces 
quatre  lignes,  je  tous  estimerai  aussi  grand  usage  que  ceux  qui  pré- 
dirent la  naissance  du  roi  Sapor.  »  (Dissertation  au  R.  P.  Domandre, 
de  Saint-Denis). 

1.  Etre  sans  guerre,  ne  pouvant  en  surcharge  dans  le  manuscrit. 

2.  M.  Michaut  donne  aussi. 

413 
Cf.  B.,  i97;  G.,  8;  P.  R.,  XXI,  a  ;  Bos.,  II,  1,  2;  Facg.,  II,  91;  Hat., 
VIII,  8;  Mol.,  I,  175;  Mich.,  865. 

3.  [A  la.] 

4.  Pascal  avait  d'abord  écrit  Barreaux,  il  ajoute  le  des,  ce  qui 
tendrait  à  prouver  que  Pascal  ne  le  connaissait  qu'indirectement. 
—  Tallemant  signale  des  Barreaux  allant  passer  à  Saint-Cloud  la 
semaine  sainte  pour  faire,  disait-il,  son  carnaval  «  avec  Miton,  grand 
joueur  »  et  il  nous  indique  ainsi  comment  le  nom  de  Des  Barreaux 
vient  sous  la  plume  de  Pascal.  Tallemant  ajoute  :  «  il  prêche  l'athéisme 
partout  où  il  se  trouve...  Bien  loin  de  s'amender  en  vieillissant  {Des 
Barreaux  était  né  en  1602)  il  fit  une  chr.uson  où  il  y  a  : 

«  Et  par  ma  raison  ;e  butte 
A.  devenir  bête  brute.  » 


SECTION  VI.  313 

Barreaux.  Mais  ils  ne  l'ont  pu,  ni  les  uns  ni  les 
autres  ;  et  la  raison  demeure  toujours,  qui1  accuse  la 
bassesse  et  l'injustice  des  passions,  et  qui  trouble  le 
repos  de  ceux  qui  s'y  abandonnent  ;  et  les  passions 
sont  toujours  vivantes  dans  ceux  qui  y  veulent  re- 
noncer. 

483]  414 

Les  hommes  sont  si  nécessairement5  fous  que  ce 
serait  être  fou  par  un  autre  tour  de  folie  de  n'être  pas 
fou3. 

201]  415 

La  nature  de  l'homme  se  considère  en  deux  ma- 
nières :  l'une  selon  sa  fin4,  et  alors  il  est  grand  et 

1.  [Trouble  le  repos  de  ceux  qui  s'abandonnent.] 

414 

Cf.  B.,   197;  C,  9;  Bos.,  suppl.,  10;  Faug.,  I,  180;  Hat.,   XXIV,  71  ; 
Mol.,  I,    118;  Mich.,  848. 

2.  Nécessairement  en  surcharge. 

3.  Souvenir  de  Montaigne  :  a  II  fault  avoir  un  peu  de  folie,  qui  ne 
veult  avoir  plus  de  sottise,  disent  et  les  préceptes  de  nos  maistres,  et 
encores  plus  leurs  exemples  »  (III,  ix)  ;  et  ailleurs  :  «  toute  sapience 
est  insipide,  qui  ne  s'accommode  à  l'insipience  commune.  »  (III,  ni.) 
On  cite  encore  ce  mot  d'Antonio  Perez  :  Sois  plutôt  fou  avec  tous  que 
sage  tout  seul  ;  si  tous  sont  fous,  tu  n'y  perdras  rien  ;  mais  si  tu  restes 
sage  tout  seul,  ta  sagesse  passera  pour  folie,  »  qu'on  peut  rapprocher 
des  maximes  de  la  Rochefoucauld:  «  C'est  une  grande  folie  de  vou- 
loir être  sage  tout  seul  »  (23 1)  et:  «  Qui  vit  sans  folie  n'est  pas  si 
sage  qu'il  croit  »  (209). 

415 

Cf.  B.,  47;  C,  68;  Bos.,  I,  iv,  10;  Faug.,  II,  93;   Hav.,  I,  10;  Mot., 
î,  38;  Mich.,  Ma. 

4-   [L'antre  selon.] 


314  PENSEES. 

incomparable  ;  l'autre  selon  la  multitude,  comme  on 
iuge  de  la  nature  du  cheval  et  du  chien,  par  la  mul- 
titude1, d'y  voir  la  course  et  animum  arcendi2  ;  et 
alors  l'homme  est  abject  et  vil.  Et  voilà  les  deux  voies 
qui  en  font  juger  diversement  et  qui  font  tant  disputer 
les  philosophes. 

Car  l'un  nie  la  supposition  de  l'autre  ;  l'un  dit  :  Il 
n'est  pas  né  à  cette  fin  :  car  toutes  ses  actions3  y  ré- 
pugnent ;  l'autre  dit*  :  Il  s'éloigne  de  la  fin  quand  il 
fait  ces  basses  actions. 

161]  416 

A.  P.  R.  Grandeur  et  misère.  —  La  misère5  se 
concluant  de  la  grandeur,  et  la  grandeur  de  la  misère, 
les  uns   ont  conclu    la  misère    d'autant  plus  qu'ils 


1.  M.  Gidel  et  M.  Michaut  proposent  habitude  d'y  voir.  M.  Le 
Goupils,  ancien  professeur  de  rhétorique  au  lycée  de  Rouen,  m'a 
donné  l'interprétation  grammaticale  de  la  phrase.  D'y  voir  la  course 
tombe  directement  sur  on  juge  (Cf.  Corneille,  Cid,  III,  1  ; 

Je  mérite  la  mort,  de  mériter  sa  haine. 
Et  Molière,  Sganarellc 

J'avais  tout  cru  perdu,  de  crie:-  de  la  sorte.) 

L'opposition  de  la  fin  et  de  la  multitude  est  l'opposition  de  la  nature 
idéale,  conforme  a  la  véritable  destinée  de  l'être,  et  de  la  nature 
réelle,  conforme  à  la  valeur  effective  du  plus  grand  nombre  des 
êtres.  Cette  dualité  de  sens  se  retrouve  aujourd'hui  dans  le  mot 
normal.  L'homme  normal,  c'est  tantôt  l'homme  moyen,  et  tantôt 
l'bomme  qui  est  exactement  ce  qu'il  devrait  être. 

•'.   Animum  arcendi  semble  désigner  l'instinct  du  cliien  de  garde. 

3.  [S'en  éloignent.] 

4.  [il  ne  fait  pas.] 

41-6 

Cf.  B.,  46;  C,  66;  P.  R.,  X\T.  '■:  Bcs.,  II,  1,  'A  et  5  ;  F.ug,  II,  83; 
Hat.,  VIII,  io;   Mol.,  I,  G5;  Mien.,  867. 

5.  [Tirant 


SECTION  VI.  315 

en  ont  pris  pour  preuve  la  grandeur,  et  les  autres 
concluant  la  grandeur  avec  d'autant  plus  de  force 
qu'ils  l'ont  conclue  de  la  misère  même,  tout  ce1  que 
les  uns  ont  pu  dire  pour  montrer  la  grandeur  n'a 
servi  que  d'un  argument  aux  autres  pour  conclure 
la  misère 2,  puisque  c'est  être  d'autant  plus  misérable 
qu'on  est  tombé  de  plus  haut  ;  et  les  autres3,  au  con- 
traire. Ils  se  sont  portés  les  uns  sur  les  autres  par  un 
cercle  sans  fin  :  étant  certain  qu'à  mesure  que  les 
hommes  ont  de  lumière,  ils  trouvent  et  grandeur  et 
misère  en  l'homme.  En  un  mot,  l'homme  connaît 
qu'il  est  misérable  :  il  est  donc  misérable,  puisqu'il 
l'est;  mais  il  est  bien  grand4,   puisqu'il  le  connaît. 

47]  417 

Cette  duplicité3  de  l'homme  est  si  visible,  qu'il  y 
en  a  qui  ont  pensé  que  nous  avions  deux  âmes.  Un 


I.    [Qii'j'Js  ont.] 

a.  «  li  est  bien  vraiment  misérable.  Mais  ce  qui  r'engrège  encore 
son  mal  et  enchérit  sa  misère,  c'est  qu'il  est  tout  plein  du  désir  du 
contraire  :  car  il  désire  tant  qu'il  peut  son  bien  aise,  la  béatitude, 
l'immortalité,  ce  désir  lui  être  planté  au  cœur,  de  nature  même,  dont 
il  ne  peut  se  défaire.  »  (Charron,  Discours  I  de  la  Rédemption  du 
monde.} 

3.   [Se  servant  des  premiers.] 

l\.   [De  connaître.] 

417 

Cf.  B.,  36o;  C,  3i7;  P.  R.,  III,  i3;  Bos.,  II,  v,  5;Faug.,  II,  81;  Hat., 
XII,  8;  -Mol.,  1,  284  ;  Mien.,  122. 

5.  Duplicité  est  pris  au  sens  propre  ;  formé  de  deux  natures.  Cf. 
Amyot  :  «  Toutefois  qu'il  y  ait  encore  quelque  duplicité  et  nieslange 
en  l'âme  mesme,  et  quelque  diversité  de  nature  et  différence  entre  la 
partie  raisonnable  et  Pirraisonnable.  »  De  la  vertu  morale,  apud  Littré. 
Dans  l'examen  de  Cinna,  Corneille  parle  de  la  «  duplicité  de  lieu  ». 


316  PENSEES. 

sujet  simple  leur  paraissait  incapable  de  telles  et  si 
soudaines  variétés  d'une  présomption  démesurée  à 
un  horrible  abattement  de  cœur  \ 

a35]  418 

Il  est  dangereux  de  trop  faire  voir  à  l'homme 
combien  il  est  égal  aux  bêtes,  sans  lui  montrer  sa 
grandeur2.  Il  est  encore  dangereux  de  lui  trop  faire 
voir  sa  grandeur3  sans  sa  bassesse.  Il  est  encore 
plus  dangereux  de  lui  laisser  ignorer  l'un  et  l'autre. 
Mais  il  est  très  avantageux  de  lui  représenter  l'un  et 
l'autre. 

4  II  ne  faut  pas  que  l'homme  croie  qu'il  est  égal  aux 
bêtes,  ni"  aux  anges,  ni  qu'il  ignore  l'un  et  l'autre, 
mais  qu'il  sache  l'un  et  l'autre6. 


1.  «  Cette  variation  et  contradiction  qui  se  veoid  en  nous,  si  sou- 
ple, a  faict  que  aulcuns  nous  songent  deux  âmes,  d'aultres  deux  puis- 
sances, qui  nous  accompaignent  et  agitent  chascune  à  sa  mode,  vers 
le  bien  l'une,  l'aultre  vers  le  mal  ;  une  si  brusque  diversité  ne  se 
pouvant  bien  assortir  à  un  subiect  simple.  »  {Essais,  liv.  II,  ch.  1.)  — 
Un  philosophe  matérialiste  du  xvme  siècle,  La  Mettrie,  après  avoir 
rapporté  la  légende  sur  le  vertige  de  Pascal  (l'hallucination  constante 
d'un  abîme  à  gauche),  ajoute  :  «  Grand  homme  d'un  côté,  il  était  à 
moitié  fou  de  l'autre.  La  sagesse  avait  chacun  leur  département  ou 
leur  Lobe  séparé  par  la  faux.  De  quel  côté  tenait-il  si  fort  attaché  à 
MM.  de  Port-Pioyal  ?  »  {L'homme-machine. ) 

4x8 

Cf.  B.,  45;  G.,  65;  P.  R.,  XXIII,  7;Bos.,  I,  ir,  7;  Faug.,  II,  85;  Hav., 
I,  7;  Mol.,  I,  68;  Mich.,  507. 

2.  Sans...  grandeur,  en  surcharge. 

3.  [Mais  il  ne  peut  être.] 

4-  Ce  second  paragraphe  est  une  addition,  ou  une  variante,  donnée 
par  les  copies. 

5.  La  seconde  copie  corrige  :  qu'il  croie  qu'il  est  égal  aux  anges. 

6.  Cf.  Bossuet  :    «  Il  ne  faut  pas   permettre  à  l'homme  de  se  mé- 


SECTION  VI.  317 

*444]  4*9 

Je  ne  souffrirai1  point  qu'il  se  repose  en  l'un,  ni 
en  l'autre,  afin  qu'étant  sans  assiette  et  sans  repos... 

*44a]  420 

S'il  se  vante,  je  l'abaisse;  s'il  s'abaisse,  je  le 
vante  ;  et  le  contredis  toujours,  jusqu'à  ce  qu'il 
comprenne  qu'il  est  un  monstre  incompréhensible2. 

487]  421 

Je  blâme  également,  et  ceux  qui  prennent  parti 

priser  tout  entier,  de  peur  que,  croyant  avec  les  impies  que  notre  vie 
n'est  qu'un  jeu  où  règne  le  hasard,  il  ne  marche  sans  règle  et  sans 
conduite  au  gré  de  ses  aveugles  désirs...  Tout  est  vain  en  l'homme,  si 
nous  regardons  ce  qu'il  donne  au  monde  ;  mais,  au  contraire,  tout  est 
important  si  nous  considérons  ce  qu'il  doit  à  Dieu.  Encore  une  fois 
tout  est  vain,  si  nous  regardons  le  cours  de  sa  vie  mortelle  ;  mais 
tout  est  précieux,  si  nous  contemplons  le  terme  où  elle  aboutit.  » 
(Oraison  funèbre  d'Henriette  d'Angleterre.') 

419 

Cf.  B.,  a54;  G.,  470;  Faug.,  II,  96;  Mol.,  I,  70;  Mich.,  774. 

1.   [Pas.] 

420 

Cf.  B.,  48;  C,  68;  P.  R.,  XXI,  4;  Bos.,  II,  1,  4;  Faug.,  II,  89;  Hav., 
VIII,  i4;  Mol.,  I,  70;  Mich.,  760. 

a.  Cf.  Bossuet.  :  «  0  mort  !  nous  te  rendons  grâces  des  lumières 
que  tu  répands  sur  notre  ignorance  I  Toi  seule  nous  convaincs  de 
notre  bassesse,  toi  seule  nous  fais  connaître  notre  dignité.  Si  l'homme 
s'estime  trop,  tu  sais  déprimer  son  orgueil  ;  si  l'homme  se  méprise 
trop,  tu  sais  relever  son  courage  ;  et  pour  réduire  toutes  ses  pensées 
à  un  juste  tempérament,  tu  lui  apprends  ces  deux  vérités...  »  (Sermon 
sur  la  mort,  1662.) 

421 

Cf.  B.,  196;  C,  7;   Bos.,  I,  iv,  9;  Faug.,  II,  19;  Hav.,  I,  9;  Mol.,  I, 
74;  Mich.,  860. 


318  PENSÉES. 

de  louer  l'homme,  et  ceux  qui  le  prennent  de  le 
blâmer,  et  ceux  qui  le  prennent  de  se  divertir  ;  et 
je  ne  puis  approuver  que  ceux  qui  cherchent  en 
gémissant. 

63]  422 

Il  est  bon  d'être  lassé  et  fatigué  par  l'inutile 
recherche  du  vrai  bien,  afin  de  tendre  les  bras  au 
Libérateur1. 

Première  Copie  45]  423 

Contrariétés.  Après  avoir  montré  la  bassesse  et  la 
grandeur  de  V homme.  —  Que  l'homme  maintenant 
s'estime  son  prix  ;  qu'il  s'aime,  car  il  y  a  en  lui  une 
nature  capable  de  bien  ;  mais  qu'il  n'aime  pas  pour 
cela  les  bassesses  qui  y  sont.  Qu'il  se  méprise,  parce 
que  cette  capacité  est  vide  ;  mais  qu'il  ne  méprise 
pas  pour  cela  cette  capacité  naturelle.  Qu'il  se  haïsse, 
qu'il  s'aime  :  il  a  en  lui  la  capacité  de  connaître  la 
vérité  et  d'être  heureux  ;  mais  il  n'a  point  de  vérité, 
ou  constante,  ou  satisfaisante. 

Je  voudrais  donc  porter  l'homme  à  désirer  d'en 


422 

Cf.  B.,  36i;  C,  3i8;  Faug.,  II,  9G;  Hav.,  XXV,  33  bis  ;  Mol.,  I,  i74  ; 

MlCH.,    l68. 

1.  Cf.  fr.  i84  :  «  Lettre  pour  porter  à  rechercher  Dieu.  Et  puis  le 
faire  chercher  chez  les  philosophes,  pyrrhoniens  et  dogmatistes,  qui 
travaillent  celui  qui  les  recherche.  »  Et  fr.  787  :  «  Ainsi  je  tends  les 
bras  à  mon  Libérateur.  » 

423 

Cf.  C,  65;  P.  R.,  XXIII,  8;  Bos.,  I,  it,  S;  Faug.,  II,  90;  Hav.,  I,  3; 
Mol.,  I,  70. 


SECTION  VI.  31& 

trouver,  à  être  prêt,  et  dégagé  de  passions,  pour  la 
suivre  où  il  la  trouvera,  sachant  combien  sa  con- 
naissance s'est  obscurcie  par  les  passions  ;  je  vou- 
drais bien  qu'il  haït  en  soi  la  concupiscence  qui  le 
détermine  d'elle-même,  afin  qu'elle  ne  l'aveuglât 
point  pour  faire  son  choix,  et  qu'elle  ne  l'arrêtât 
point  quand  il  aura  choisi. 

487]  424 

Toutes  ces  contrariétés,  qui  semblaient  le  plus 
m'éloigner  de  la  connaissance,  delà1  religion,  est 
ce  qui  m'a2  le  plus  tôt  conduit  à  la  véritable. 


424 

Cf.  B.,    196;  C,  7;  P.  R.,  III,  i4;  Bos.,  II,  iv,  5;   Faug.,  IT,  i46 
Hat.,  XII,  9;  Mol.,  I,  2$5;  Mich.,  8G1, 

1.   [Vraie.] 


SECTION  VII 


377]  425 

Seconde  partie.  Que  l'homme  sans  la  fol  ne  peut1 
connaître1  le  vrai  bien,  ni  la  justice.  —  Tous  les 
hommes  recherchent  d'être  heureux;  cela  est  sans 
exception;  quelques  différents  moyens  qu'ils  y  em- 
ploient, ils  tendent  tous  à  ce  but3.  Ce  qui4  fait  que 


425 

Cf.  B.,  65  ;  C,  91  ;  P.  R-,  XXI,  1  et  III,  7  ;  Bos.,  II,  1,  1  et  II,  v.  3  ; 
Faug.,  Il,  i3i  ;  Hav.,  Vili,  2;  Mol.,  I,  1 43  ;  Mich.,  Go5, 

1.  [JH.] 

2.  [Ni.] 

3.  C'est  l'opinion  commune  de  Jansénius  et  de  Montaigne  :  «  Veris- 
sima  estilla  sententia  beatam  vitam  onmcs  velle.  »  (Augustinus,  De  Statu 
purse  naturœ,  liv.  II,  ch.  7)  —  «  Toutes  les  opinions  du  monde  en 
sont  là,  que  le  plaisir  est  nostre  but;  quoiqu'elles  en  prennent  divers 
moyens;  aultrement  on  les  chasseroit  d'arrivée;  car  qui  cscoutcroit 
celuy  qui,  pour  sa  fin,  establiroit  nostre  peine  et  mesaise  ?..  Quoy 
qu'ils  dient,  en  la  vertu  mesine,  le  dernier  but  de  nostre  visée,  c'est 
la  volupté.  »  (Essais,  I,  19).  Méré  dit  de  même  que  «  ebacun  veut 
être  heureux.  »  (Disc,  de  la  Conversation,  p.  i5.) 

4.  [Oblige]  les  uns  [d' aller.] 

PP.NSKES.  II    —    -I 


322  PENSÉES. 

les  uns  vont  à  la  guerre,  et  que  les  autres  n'y  vont 
pas,  est  ce  même  désir,  qui  est  dans  tous  les  deux, 
accompagné  de  différentes  vues1.  La  volonté  [ne] 
fait  jamais  la  moindre  démarche  que  vers  cet  objet. 
C'est  le  motif  de  toutes  les  actions  de  tous  les  hom- 
mes, jusqu'à  ceux  qui  vont  se  pendre. 

Et  cependant,  depuis  un  si  grand  nombre  d'années, 
jamais  personne,  sans  la  foi,  n'est  arrivé  à  ce  point 
où  tous  visent  continuellement.  Tous  se  plaignent2  : 
princes,  sujets;  nobles,  roturiers;  vieux,  jeunes: 
forts,  faibles;  savants,  ignorants;  sains,  malades3; 
de  tous  pays,  de  tous 4  les  temps,  de  tous  âges  et  de 
toutes  conditions. 

Une  épreuve  si  longue,  si  continuelle  et  si  uni- 
forme3, devrait  bien6  nous  convaincre  de  notre  im- 
puissance d'arriver  au  bien  par  nos  efforts7.  Mais 
l'exemple  nous  instruit  peu:  il  n'est  jamais  si8  par- 
faitement semblable,  qu'il  n'y  ait  quelque9  délicate 
différence  ;  et  c'est  de  là  que  nous  attendons   que 


i.  [Je  n'écris  ces  lignes  et  on  ne  les  lit  que  parce  que  je  me  procure 
plus  [on  y  trouve  plus  de  satisfaction  qu'à  [on  ne], 

2.  Tous  se  plaignent  en  surcharge.  —  Cf.  du  Vair:  «  La  voix 
commune  de  tous  les  hommes  qui  vivent,  n'est-ce  pas  une  plainte 
continuelle  de  leur  misère  et  infortune?»  (La  Sainte  Philosophie,  éd. 
i6o3,  p.  i3.) 

3.  [Vicieux,  vertueux  ;  fous,  sages,  bons.] 
4-   [Ages.] 

5.   [Le  l'impuissance  des  hommes.] 
G.   Bien  en  surcharge. 

7.  [Mais  quand  vient  l'occasion  dont  nous  l'attendons  à  présent,  qui 
bien  que  très  conforme  à  cette  entre  qui  n'a  point  satisfait  celui  a  qui  elle 
a  réussi  à  son  gré.] 

8.  [Exactement.] 

9.  [Petite.] 


SECTION  VII.  323 

notre  attente  ne  sera  pas  déçue  en  cette  occasion 
comme1  en  l'autre2.  Et  ainsi3,  le  présent  ne  nous 
satisfaisant  jamais,  l'expérience*  nous  pipe,  et  de 
malheur  en  malheur,  nous  mène  jusqu'à  la  mort, 
qui  en  est  un  comble  éternel. 

Qu'est-ce  donc  que  nous  crie  cette6  avidité  et  cette 
impuissance,  sinon  qu'il  y  a  eu  autrefois  dans  l'homme 
un  véritable  bonheur,  dont  il  ne  lui  reste  maintenant 
que  la  marque  et  la  trace  toute  vide,  et  qu'il  essaye6 
inutilement  de  remplir  de  tout  ce  qui  l'environne, 
recherchant  des  choses  absentes  le  secours  qu'il 
n'obtient  pas  des  présentes,  mais  qui  en  sont  toutes 
incapables,  parce  que  ce  gouffre  infini  ne  peut  être 
rempli  que  par  un  objet7  infini  et  immuable,  c'est-à- 
dire  que  par  Dieu  même? 


1 .  [Elle  l'a  été  dans.] 

2.  «  Nous  prenons  toujours  de  nouveaux  desseins,  espérant  que  les 
derniers  réussiront  mieux  ;  et  partout  notre  espérance  est  frustrée.  » 
Bossuet.  Sermon  sur  la  loi  de  Dieu. 

3.  [L'expérience.] 

4.  Port-Royal,  suivi  par  Havet,  a  substitué  à  expérience  espé- 
rance, qui  peut  sembler  au  premier  abord  plus  naturel  et  mieux 
attendu.  Cependant  si  on  réfléchit,  c'est  bien  expérience  qui  est  la 
véritable  leçon.  Elle  est  d'ailleurs  deux  fois  dans  le  manuscrit,  et  la 
correction  doit  être  écartée.  Pascal  veut  dire  en  effet  que  l'expérience, 
ou  l'épreuve,  qui  devrait  nous  convaincre,  nous  trompe  parce  que 
nous  l'interprétons  toujours  de  manière  à.  y  trouver  quelque  motif 
d'espérer  mieux  à  l'avenir.  Et  ainsi  nous  sommes  à  la  fois  et  malheu- 
reux dans  le  présent  et  incapables  de  tirer  profit  de  notre  expérience  : 
«  La  raison,  dit  Montaigne,  a  tant  d3  formes  que  nous  ne  sçavons  à 
laquelle  nous  prendre  :  l'expérience  n'en  a  pas  moins  ;  la  conséquence 
que  nous  voulons  tirer  de  la  conférence  des  événements  est  mal  seure, 
d'autant  qu'ils  sont  tousiours  dissemblables.  »  (lll;  l3.), 

5.  [impuissance.] 

6.  A  la  page  378  du  manuscrit. 

7.  [Éternel  et.] 


324  PENSÉES. 

1  Lui  seul  est  son  véritable  bien2,  et  depuis  qu'il 
l'a3  quitté  c'est  une  chose  étrange,  qu'il  n'y  a  rien 
dans  la  nature  qui  n'ait  été  capable  de  lui  en  tenir  la 
place  :  astres,  ciel,  terre4,  éléments6,  plantes,  choux, 
poireaux6,  animaux7,  insectes,  veaux,  serpents,  fiè- 
vre8, peste,  guerre,  famine,  vices,  adultère,  inceste9. 


i .   [C'est  le.] 
.2.   [Mais.] 

3.  [Perdu.] 

4.  Cf.  Montaigne,  Apologie,  et  en  particulier  ce  qu'il  dit  de  Platon  : 
«  Ailleurs,  en  ces  mesmes  livres,  il  faict  le  monde,  le  ciel,  les  astres, 
la  terre,  et  nos  âmes,  dieux.  » 

5.  D'après  Grotius.  De  Verit.  Rel.  Chr.,  IV,  5  :  «  Vetustior  fuit  cullus 
astrorum  et  quse  elementa  dicimus,  ignis,  aquse,  abris,  terras.  » 

6.  D'après  Juvénal  (xx,  9): 

Porrum  et  cèpe  nefas  violare  et  frengere  morsu. 
O  sanctas  gentes  quibus  haec  nascuntur  in  hortis 
Numina  I 

7.  [Bœufs.]  —  Cf.  Montaigne  :  «  J'eusse  encores  plustot  suyvi 
ceulx  qui  adoroient  le  serpent,  le  chien  et  le  bœuf»  (Apol.);  et  aussi 
Grotius,  ibid.,  IV,   6. 

8.  Le  culte  de  la  fièvre  est  cité  par  Montaigne  (Apologie"),  et  par 
Grotius  (IV,  7)  qui  renvoie  en  note  à  Gicéron,  de  Legibus,  11  :  Nam 
sœva  illa  Febrim,  Impudentiam  et  similia  omittam.  Pascal  avait  égale- 
ment lu  dans  les  Entretiens  d'Epictète  ce  fragment  de  dialogue  : 
«  J'oubliais  qu'il  faut  te  rendre  hommage  comme  à  la  fièvre  et  à  la 
bile,  comme  à  Rome  on  a  élevé  un  autel  à  la  fièvre.  »  (I,  xix.) 

9.  Voir  Grotius,  IV,  3.  —Cf.  Corneille,  Polyeucte,  V,  3: 

Des  crimes  les  plus  noirs  vous  souillez  tous  vos  dieux  j 
Vous  n'en  punissez  point  qui  n'ait  son  maître  aux  cieux  ; 
La  prostitution,  l'adultère  et  l'inceste, 
Le  vol,  l'assassinat,  et  tout  ce  qu'on  déteste. 
C'est  l'exemple  qu'à  suivre  offrent  vos  immortels. 
On  connaît  enfin  le  développement  de  Bossuet  :  «  On  adorait  jus- 
qu'aux  bètes  et  jusqu'aux   reptiles.    Tout  était  Dieu,  excepté   Dieu 
même,  et  le  monde  que  Dieu  avait  fait  pour  manifester  sa  puissance 
semblait  être  devenu  un  temple  d'idoles.    Le  genre  humain  s'égara 
jusqu'à  adorer  ses  vices  et  ses  passions  ;  et  il  ne  faut  pas  s'en  étonner. 
Il  n'y  avait  point  de  puissance  plus  inévitable  ni  plus  tyrannique   que 
la  leur.  »  (Discours  sur  l'Histoire  universelle,  II11  partie,  ch.  m). 


SECTION  VIL  32S 

Et  depuis  qu'il  a  perdu  le  vrai1  bien,  tout2  égale- 
ment peut  lui  paraître  tel3,  jusqu'à  sa  destruction 
propre,  quoique  si  contraire  à  Dieu,  à  la  raison  et  à 
la  nature  tout  ensemble4. 

Les  uns  le  cherchent  dans5  l'autorité,  les  autres 
dans  les  curiosités  et  dans  les  sciences,  les  autres 
dans  les  voluptés0.  D'autres,  qui  en  ont  en  effet  plus 
approché,  ont  considéré  qu'il  est  nécessaire  que  le 
bien  universel,  que  tous  les  hommes  désirent,  ne 
soit  dans  aucune  des  choses  particulières  qui  ne  peu- 
vent être  possédées  que  par  un  seul,  et  qui,  étant 
partagées,  afïligentplus  leur  possesseur,  parle  manque 
de  la  partie  qu'[i7]  n'[a]7  pas,  qu'elles  ne  le  contentent 
par  la  jouissance  de  celle8  qu'elles  lui  apportent9. 
Ils  ont  compris  que  le  vrai  bien  devait  être  tel  que  tous 
pussent  le  posséder  à  la  fois,  sans  diminution  et  sans 
envie,  et  que  personne  ne  le  pût  perdre  contre  son 
gré10.  Et  leur  raison  est  que11  ce  désir  étant  naturel 

i.    Vrai  surcharge. 

2.  [Lui  en  peut.] 

3.  [Que  trouble,  paix  ;  richesse,  pauvreté;  science,  ignorance;  oisiveté, 
travail  ;  estime,  obscurité]. 

4.  [Aussi  2a  vérité  [Toutes  les  choses  [Tous  les  sujets  où  ils  recher- 
chent leur  bien  sont  aussi  bien  contre  les  principes  de  la  raison  même,  car 
il  est  bien  évident  que.] 

5.  [La  grandeur,  dans.] 

6.  [Suivant  l'un  des  trois  principes  de  la  corruption  ou  deux  à  la  fois 
ou  tous  trois  ensemble.]  —  Gf.  fï.  73. 

7.  Ils  n'ont  pas  dans  le  manuscrit. 

8.  [Avec  ce  défaut.] 

9.  Leçon,  d'ailleurs  plausible,  des  Copies  et  des  éditeurs  :  qui  lui 
appartient. 

10.  C'est  une  qualité  essentielle  du  souverain  bien,  dit  Paseal  dans 
son  écrit  sur  la  Conversion  du  pécheur  «  qu'il  ne  puisse  lui  être  ôté  sans 
son  consentement  ». 

1 1 .  [Peut  être  dans  les.] 


326  PENSÉES. 

à  l'homme,  puisqu'il  est  nécessairement  dans  tous, 
et  qu'il  ne  peut  pas  ne  le  pas  avoir1;  ils  en  con- 
cluent2... 

Première  Copie  193]  426 

La  vraie  nature  étant  perdue,  tout  devient  sa  na- 
ture; comme,  le  véritable  bien  étant  perdu,  toul  de- 
vient son  véritable  bien. 

465]  4*7 

L'homme  ne  sait3  à  quel  rang  se  mettre;  il  est 
visiblement  égaré,  et  tombé  de  son  vrai  heu  sans 
le  pouvoir  retrouver;  il  le  cherche  partout  avec 
inquiétude  et  sans  succès  dans  des  ténèbres  impé- 
nétrables. 

*444]  4*8 

Si  c'est  une  marque  de  faiblesse,  de  prouver*  Dieu 


1.  [La  nature  n'aurait  pas  donné  ce  désir  à  l'homme.] 
3.  [il  est  certain.] 

426 
Cf.  C,  5;  Faug.,  II,  i3i;  Hav.,  XXV,  84;  Mol.,  I,  68;  Mich.,  897. 

427 

Cf.  B.,  i95 ;  G.,  6;  P.  R.,  XXI,  4;  Boa.,  II,  i,  4;  Faug.,  II,  87;  Hav. 
VIII,  13;  Mol.,1,  66;  Mich.,  8a4. 


3.   [Où]  se  mettre  [ni  à  quel.] 


428 


Cf.  B.,  254;  C.,  /I71;  Bos.,  II,  m,  3;  Faug,  II,  116;  Hav.,  X,  7;  Mol., 
I,  3i4  ;  Mich.,  776. 

4-   [Cela.] 


SECTION  VII.  327 

par  la  nature,  n'en  méprisez  point  l'Ecriture1;   si 
!  c'est  une  marque  de  force  d'avoir  connu  ces  contra- 
riétés, estimez-en  l'Ecriture2. 

23]  429 

3 Bassesse  de  l'homme,  jusques4àse  soumettre  aux 
bêtes,  jusques  à  les  adorer8. 

3 17]  430 

A.  P.  R.  6  {Commencement,  après  avoir  expliqué 
ï incompréhensibilitéy .  —  Les  grandeurs  et  les  mi- 
sères de  l'homme  sont  tellement  visibles,  qu'il  faut 
nécessairement  que  la  véritable  religion  nous  en- 
seigne et  qu'il  y  a  quelque  grand  principe  de  gran- 


1.  Cf.  fr.  242  et  a44. 

a.  Cf.  fr.  424  et  43o. 


429 


Cf.  B.,  i5;  C,  33;  Faug.,  II,  89;  Hat.,  XXV,  a8;  Mol.,  I,  67  ;  Mien., 
49. 

3.  Titre  donné  par  les  Copies  :  Misère. 

4.  [Avoir.] 

5.  Grotius,  V.  R.  G.,  IV,  6  ;  Illud  vero  indignissimum  quod  et  ad 
besliarum  cullum  delapsi  sunt  homines,  JEgyptii  prxsertim. 

430 

Cf.  B.,  69  et  iai;  G.,  95  ot  i47;  P.  R.,  III,  1,  2,  3,  10,  11.  i3; 
XVIII,  1  ;  IV,  1  ;  XXVIII,  6G;  Bos.,  II,  v,  1,  2,  5,  12  ;  11,  xvir,  60  ; 
II,  xni,  1  ;  Faug  ,  II,  i52  ;  II,  1/17;  Hav.,  XII,  1,  2,  3,  4,  ô,  20  ;  XX, 
1;  Mol.,  1,  274;  I,  a85;  I,  278;  I,  3iG;  Mien.,  147. 

G.  A  Port-Royal,  comme  au  fr.  4i6;  vraisemblablement  ces  lettres 
indiquent  les  notes  rédigées  en  vue  de  la  conférence  où  Pascal  expose 
le  plan  de  son  ouvrage  (Cf.  Pièc.  justif.,  p.  clxxxii  et  cxcix.) 
Cette  indication  se  trouve  répétée  deux  fois,  à  la  page  32 1  et  à  la 
page  57  du  manuscrit,  ce  qui  permet  de  rétablir  l'unité  du  fragment. 

7.  Renvoi  au  fr.  4 16,  qui  lui  aussi  est  précédé  du  signe  A.  P.  R. 


328  PENSÉES. 

denr  en  l'homme,  et  qu'il  y  a  un  grand  principe  de 
misère.  11  faut  donc1  qu'elle  nous  rende  raison  de 
ces  étonnantes  contrariétés. 

Il  faut  que,  pour  rendre  l'homme  heureux,  elle 
kii2  montre  qu'il  y  a  un  Dieu;  qu'on  est  obligé  de 
l'aimer  ;  que  notre  vraie  félicité  est  d'être  en  lui,  et 
notre  unique  mal  d'être  séparé  de  lui  ;  qu'elle  recon- 
naisse que  nous  sommes  pleins  de  ténèbres  qui  nous 
empêchent  de  le  connaître  et  de  l'aimer  ;  et  qu'ainsi 
nos  devoirs  nous  obligeant  d'aimer  Dieu,  et  nos 
concupiscences  nous  en  détournant,  nous  sommes 
pleins  d'injustice.  Il  faut  qu'elle  nous  rende  raison 
de  ces  oppositions  que  nous  avons  à  Dieu  et  à  notre 
propre  bien.  11  faut  qu'elle  nous  enseigne  les  remèdes 
à  nos  impuissances,  et  les  moyens  d'obtenir  ces  re- 
mèdes3. Qu'on  examine  sur  cela  toutes  les  religions4 
du  monde,  et  qu'on  voie  s'il  y  en  a  une  autre  que 
la  chrétienne  qui  y  satisfasse. 

Sera-ce  les  philosophes,  qui  nous  proposent  pour 
tout  bien  les  biens  qui  sont  en  nous?  Est-ce  le  vrai 
bien  ? ;;  ont-ils  trouvé  le  remède  à  nos  maux  ?  est-ce 
avoir  guéri  la  présomption  de  l'homme  que  de  l'avoir 
mis  à  l'égal  de  Dieu6?  Ceux  qui  nous    ont  égalés 


i.  Donc  en  surcharge. 

2.  [Apprenne.] 

3.  [Il  faut  [et  c'est.] 
/|.   [Et  les  sectes.] 

;>.   [Est-ce  apporter.] 

t>.  Montaigne  rapporte  dans  V Apologie  «  ce  sot  tiltre  qu'Aristote 
nous  preste  «  de  dieux  mortels  »  [Cic,  de  Fin.,  II,  i3],  et  ce  iugeuient 
deChrysippus  »,  que  «  Dion  estoit  aussi  vertueux  que  Dieu  »  [Plut 
de  comm.  notit.,  xxx]  ;  «  et   mon  Seneca  recognoist,  dict-il,  que  Di< 


îeu 


SECTION  Vil.  329 

aux  botes,  et1  les  mahométans  qui  nous  ont  donné 
les  plaisirs  de  la  terre  pour  tout  bien,  même  dans 
l' éternité,  ont-ils  apporté  le  remède  à  nos  concu- 
piscences"? Quelle  religion  nous  enseignera  donc  à 
guérir3  l'orgueil  et  la  concupiscence  ?  Quelle  religion 
enfin  nous  enseignera  notre  bien,  nos  devoirs,  les 
faiblesses  qui  nous  en  détournent,  la  cause  de  ces 
faiblesses,  les  remèdes  qui  les  peuvent  guérir,  et  le 
moyen  d'obtenir  ces  remèdes  ? 

Toutes  les  autres  religions  ne  Font  pu.  Voyons  ce 
que  fera  la  '  Sagesse  de  Dieu  : 

N'attendez  pas,  dit-elle5,  ni  vérité,  ni  consolation 
des  nommes.  Je  suis  celle  qui  vous  ai  formés,  et  qui 
puis  seule  vous  apprendre  qui  vous  êtes.  Mais  vous 


luy  a  donné  le  vivre,  mais  qu'il  a  de  soy  le  bien  vivre...  que  le 
sage  a  la  fortitude  pareille  à  Dieu,  mais  en  l'humaine  foiblesse,  par 
où  il  le  surmonte.  Il  n'est  rien  si  ordinaire  que  de  rencontrer  des 
traicts  de  pareille  témérité  :  il  n'y  a  aulcun  de  nous  qui  s'offense 
tant  de  se  veoir  apparier  à  Dieu,  comme  il  faict  de  se  veoir  déprimer 
au  reng  des  aultres  animaulx.  »  Cf.  Jansénius,  de  Hœresi  Pelagiana, 
lib.  V,  cap.  I  et  2. 

i.  [Nous  ont  déclarés  incapables  de  toute  comparaison  [communication 
]divine.] 

2.  «  C'est  pourquoi  les  sages  du  monde,  voyant  l'homme  d'un 
icôté  si  grand,  de  l'autre  si  méprisable,  n'ont  su  ni  que  penser  ni  que 
dire  d'une  si  étrange  composition.  Demandez  aux  philosophes  pro- 
fanes ce  que  c'est  que  l'homme  ;  les  uns  en  feront  un  Dieu;  les  autres 
en  feront  un  rien  •  les  uns  diront  que  la  nature  le  chérit  comme  une 
mère  et  qu'elle  en  fait  ses  délices  ;  les  autres,  qu'elle  l'expose  comme 
une  marâtre,  et  qu'elle  eu  fait  son  rebut.  Et  un  troisième  parti,  ne 
sachant  plus  que  deviner  touchant  la  cause  de  ce  grand  mélange, 
répondra  qu'elle  s'est  jouée  en  unissant  deux  pièces  qui  n'ont  nul 
rapport,  et  ainsi  que  par  une  espèce  de  caprice,  elle  a  formé  ce  pro- 
dige qu'on  appelle  l'homme.  »  (Bossuet,  Sermon  sur  la  mort,  1662). 

3.  [Notre]  orgueil  et  [noire]  concupiscence. 

4.  [Notre.] 

5.  [0  hommes.] 


330  PENSEES. 

n'êtes  plus1  maintenant  en  l'état  où  je  vous  ai  for- 
més2. J'ai  créé  l'homme  saint,  innocent,  parfait;  je 
l'ai  rempli  de  lumière  et  d'intelligence;  je  lui  ai 
communiqué  ma  gloire  et  mes  merveilles.  L'œil  de 
l'homme  voyait  alors  la  majesté  de  Dieu3.  Il  n'était 
pas  alors  dans  les  ténèbres  qui  l'aveuglent,  ni  dons 
la  mortalité  et  dans  les  misères  qui  l'affligent4.  Mais 
il  n'a  pu  soutenir  tant  de  gloire  sans  tomber  dans  la 
présomption  ;  il  a  voulu  se  rendre  centre  de  lui-même, 
et  indépendant  de  mon  secours6;  il  s'est  soustrait  de 
ma  domination  ;  et,  s 'égalant  à  moi  par  le  désir  de 
trouver  sa  félicité  en  lui-même,  je  l'ai  abandonné  à 
lui;  et,  révoltant  les  créatures,  qui  lui  étaient  sou- 
mises6, je  les  lui  ai  rendues  ennemies  :  en  sorte  qu'au- 
jourd'hui l'homme  est  devenu  semblable  aux  bêtes, 
et  dans  un  tel  éloigneraient  de  moi,  qu'à  peine  lui 
reste-t-il  une  lumière  confuse  de  son  auteur:  tant 
toutes  ses  connaissances  ont  été  éteintes  ou  troublées  î 


i.  Maintenant  en  surcharge. 

2.  ]Je  vous  ai  créés  saints.] 

3.  \Mais  il  n'a  pu  supporter.] 

t\.   A  la  page  3i8  du  manuscrit. 

5.  «  11  y  a  un  désir  d'indépendance  gravé  dans  le  fond  de  l'âme, 
et  caché  dans  les  replis  les  plus  cachés  de  la  volonté,  par  lequel  elle  se 
plaît  à  n'être  qu'à  soit,  et  à  n'être  point  soumise  à  un  autre,  non  pas 
même  à  Dieu.  Si  nous  n'avions  point  cette  inclination,  nous  n'aurions 
point  de  difficulté  à  remplir  ses  commandements  ;  l'homme  eût  rejeté 
sans  peine  ce  désir  d'indépendance  lorsqu'il  le  conçut  pour  la  pre- 
mière fois  :  étant  visible  qu'il  n'a  désiré  autre  chose  dans  son  péché, 
sinon  de  n'être  plus  dominé  de  personne,  puisque  la  seule  défense  de 
Dieu  qui  avait  la  domination  sur  lui,  devait  l'empêcher  de  commettre 
le  crime  qu'il  a  commis.  »  Disc,  de  la  Réfornmlion  de  l'homme  intérieur 
par  Jau.sénius.  (Trad.  Arnauld  d'Àndilly.  3e  partie,  de  l'orgueil.) 

6.  [Elles  se.] 


SECTION  VII.  331 

Les  sens,  indépendants  de  la  raison,  et  souvent  maî- 
tres delà  raison,  l'ont  emporté  à  la  recherche  des 
plaisirs.  Toutes  les  créatures  ou  l'affligent  ou  le  ten- 
tent, et  dominent  sur  lui,  ou1  en  le  soumettant  par 
leur  force,  ou  en  le  charmant  par  leur  douceur,  ce  qui 
est  une  domination  plus  terrible  et  plus  impérieuse2. 

Voilà  l'état  où  les  hommes  sont  aujourd'hui.  Il 
leur  reste  quelque  instinct  impuissant  du  bonheur 
de  leur  première  nature,  et  ils  sont  plongés  dans  les 
misères  de  leur  aveuglement  et  de  leur  concupiscence, 
qui  est  devenue  leur  seconde  nature. 

De3  ce  principe  que  je  vous  ouvre,  vous  pouvez 
reconnaître  la  cause  de  tant  de  contrariétés  qui  ont 
étonné  tous  les  hommes,  et  qui  les  ont  partagés  en4 
de  si  divers  sentiments. 5  Observez  maintenant  tous 
les  mouvements  de  grandeur  et  de c  gloire  que 
l'épreuve  de  tant  de  misères  ne  peut  étouffer,  et 
voyez  7  s'il  ne  faut  pas  que  la  cause  en  soit  en  une 
autre  nature8. 


1 .  [Ou  par  leur  force  ou  par.] 

2.  Sur  la  tyrannie  de  la  douceur,  cf.  fr.  l5. 

3.  [Cette  loi.} 

[\.   [Tant  de  divisions.] 

5.  [Suivez.] 

6.  [Bien.] 

7.  [Si  on  peut.] 

S.  Ce  sont  les  termes  mêmes  que  Pascal  employait  dans  l'Entretien 
avec  M.  de  Saci  pour  parler  de  la  vérité  de  l'Evangile  :  «  C'est  elle  qui 
accorde  les  contrariétés  par  un  art  tout  divin,  et,  unissant  tout  ce  qui 
est  de  vrai  et  chassant  tout  ce  qui  est  de  faux,  elle  en  fait  une 
sagesse  véritablement  céleste  où  s'accordent  ces  opposés,  qui  étaient 
incompatibles  dans  ces  doctrines  humaines.  Et  la  raison  en  est  que  ces 
sages  du  monde  placent  les  contraires  dans  un  même  sujet;  car  l'un 
attribuait  la  grandeur  à  la  nature  et  l'autre   la  faiblesse  ù  cette  même 


P.  R.  pomr  éemmJM  yProsopoptr      —  C'est 
ï:      i.:    :    ~:     :/--     :_  ..«   :ir:::^:    :-r-        .:- 

le  remède  à  vos  misères i.  Toutes  vos  ra- 
Li  :  f  :vri:  i:.  .  r:  :^  i  :  :  ^^:::~  ru  :-r  ::  fi: 
point  dus  Tous-mêmes  que  tous  trouverez  ni  là  vé- 
rité ni  le  bien.  Les  philosophes  tous  l'ont  promis, 
et  ik  n'ont  pu  le  nnre.  Ds  ne  savent  ni  qoel  est  rotre 
véritable  bien-  ni  quel  est  [votre  véritable  é 
Comnient  auraient-ils  donné  des  remèdes  à  vos  maux. 
-      -  i-f—fz:-  ;::.:-:  -     ..._.- 

principales  sont  rorsueil*.  qui  vous  soustrait  de* 
Dieu,  la  eonenpiseenee  qui  vous  attache  à  la  ter: 
-'  _i  i  :l:   :_."   i_  :f   :^:?t       -  -:.  ;-"f::._    iu  —  •"*-■= 

pour  objetr  ce  n'a  été  que  pour  exercer  votre  superbe  : 


.  -  :  -  -  -  :  :  -  -.  :  i  .  -  ;  .  -  .  -  z  __;■:• 
-  -  ---'^  -  z  :-;  :  :  t\:  z^-z-zzzz^  •_;-*.  .-.  ri  _  i  :  _ii.:  zz-  •::!_•- 
r  :  -  -       :    .  l     i.i'  :;r  ::     :t    ri  _         i    i:  ;:j;^:  i::L"::::r.   i  j 

- .    -       *:_i    .  :l~_:i     -        :-:  :.-    ï      :    .-•:_•:     ri:    _•.::    :■- 1_    ;■;  :-i_: 

-  .  :  i  - z  :     :  i  .  i_z_  ;  2       -  z  -.  :   -.  :  -.     -  z.z  __i   ^t.i  Li__^   _i  ::i:  ;  -  •  .■  _  i  - 


.TIOK  VIL 
ils  vous  ont  fait  penser  que  tous  fan  étiez  semblables 


et  conformes  par  votre  nature.  El  ceux  qui  ont  '  tu 
la  vanité  de  cette  prétention  vous  ont  jeté  dans  1  antre 
précipice  ous  faisant  entendre  que  votre  nature 

était  pareille  à  celle  des  bête*  \  et  vous  ont  porté  à 
chercher  votre  hien  dams  les  concupiscences  qui  «ont 
le  partage  des  anima  m.  C  e  n'est  pas  là  le  moyen  de 
g  rir  de  vos  injustices  \  que  ces  sages  n'ont 
point  connues.  Je  puis  seule  tous  nire  entendre  qui 

;      1...  \ 

-- 

S    on  tous  unit  à  Die  —  -on  nar 

natn  Si  ou  vous  abaisse,  c'est  par  pénitence,  non 
par  nature. 

nsi  cette  double  capacité    . 

es  pas  dans  l'état  de  votre  créa* 
rtats  étant  ourerb   3  est  impossible  que 
xvnnaissiez pas .  SufvezTos  mourem H 

a  -  -  ::m- 

•        .  .          .. 


i 

:      -  - 

7;    ; 


334  PENSÉES. 

Tant  de  contradictions  se  trouveraient-elles  dans 
un  sujet  simple? 

—  Incompréhensible.  —  Tout  ce  qui  est  incom- 
préhensible ne  laisse  pas  d'être1  :  Le  nombre  infini. 
Un  espace  infini,  égal  au  Uni2. 

—  Incroyable  que  Dieu  s'unisse  à  nous.  —  Cette 
considération  n'est  tirée  que  de  la  vue  de  notre 
bassesse.  Mais  si  vous  l'avez  bien  sincère,  suivez-la 
aussi  loin  que  moi,  et  reconnaissez  que  nous  sommes 
en  effet  si  bas,  que  nous  sommes  par  nous-mêmes 
incapables  de3  connaître  si4  sa  miséricorde  ne 
peut  pas  nous  rendre  capables  de  lui.  Car  je  vou- 
drais savoir  d'où  5  cet  animal,  qui  se  reconnaît  si  fai- 
ble, a  le  droit  de  mesurer  la  miséricorde  de  Dieu,  et 
d'y  mettre  les  bornes  que  sa  fantaisie  lui  suggère.  Il6 
sait  si  peu  ce  que  c'est  que  Dieu,  qu'il  ne  sait  pas  ce 

[.  Cf.  /|3o  bis  et  fr.  233.  ■ —  La  Logique  de  Port-Royal  reprend  la 
thèse  de  Pascal  :  «  Il  faut  remarquer  qu'il  y  a  des  choses  qui  sont 
incompréhensibles  dans  leur  manière,  et  qui  sont  certaines  dans  leur 
existence.  On  ne  peut  concevoir  comment  elles  peuvent  être,  et  il  est 
certain  néanmoins  qu'elles  sont.  »  (IV,  i.) 

2.  L'emploi  du  nombre  infini  et  l'égalité  de  l'infini  au  fini  sont  des 
allusions  à  la  Géométrie  des  indivisibles  de  Cavelieri  et  de  Roberval, 
qui  conçoit  une  figure  finie  comme  la  somme  d'une  infinité  d'éléments. 
Par  exemple  Pascal  définit  la  somme  des  ordonnées  comme  «la  somme 
d'un  nombre  indéfini  de  rectangles  faits  de  chaque  ordonnée  avec 
chacune  des  petites  portions  égales  du  diamètre,  dont  la  somme  est 
certainement  un  plan,  qui  ne  diffère  de  l'espace  du  demi-eercle  que 
d'une  quantité  moindre  qu'aucune  donnée.  »  —  Cf.  La  Logique  de 
Port-Royal,  IV;  i  :  «  C'est  par  cette  diminution  infinie  de  l'étendue 
qu'on  peut  prouver  ces  problèmes  qui  semblent  impossibles  dans  les 
tenues  :  trouver  un  espace  infini  égal  à  un  espace  fini,  etc.  » 

3.  A  la  page  325  du  manuscrit. 

[\.  [Nous  sommes  incapables  de  Dieu.] 

5.  [L'on  prend  l'assurance.] 

0.  [Ne]  sait  ce  qu'il  est  lui-même 


SECTION  VIL  335 

qu'il  est  lui-même  ;  et,  tout  troublé  delà  vue  de  son 
propre  état,  il  ose  dire  que  Dieu  ne  le  peut  pas 
rendre  capable  de1  sa  communication. 

Mais  je  voudrais  lui  demander 2  si  Dieu  demande 
autre  chose  de  lui,  sinon  qu'il  l'aime  en  le  connais- 
sant ;  et  pourquoi  il  croit  que  Dieu  ne  peut  se  ren- 
dre connaissable  et  aimable  à  lui,  puisqu'il  est  natu- 
rellement capable  d'amour  et  de  connaissance.  Il  est 
sans  doute  qu'il  connaît  au  moins  qu'il  est,  et  qu'il 
aime3  quelque  chose.  Donc,  s'il  voit  quelque  chose 
dans  les  ténèbres  où  il  est,  et  s'il  trouve  quelque  sujet 
d'amour  parmi  les  choses  de  la  terre,  pourquoi,  si 
Dieu  lui  donne  quelque  rayon  de  son  essence,  ne 
sera-t-il  pas  capable  de4  le  connaître  et  de  l'aimer  en 
la  manière  qu'il  lui  plaira  se  communiquer  à  nous  ? 
il  y  a  donc  sans  doute  une  présomption  insupporta- 
ble dans  ces  sortes  de  raisonnements,  quoiqu'ils  pa- 
raissent fondés  sur  une  humilité  apparente,  qui  n'est 
ni  sincère,  ni  raisonnable,  si  elle  ne  nous  fait  confes- 
ser que,  ne  sachant5  de  nous-mêmes  qui  nous  som- 
mes, nous  ne  pouvons  l'apprendre  que  de  Dieu. 

Je  n'entends  pas  que  vous  soumettiez  votre 
créance  à  moi  sans  raison,  et  ne  prétends  pas  vous 
assujettir  avec  tyrannie;  je  ne    prétends  pas  aussi 


1.  [S'uii/r  à  lui.] 

2.  [S'il  n'est  pas]  capable  d'amour  et  de  connaissance.  — La  seconde 
rédaction  en  surcharge. 

o.  [Des]   choses    si  peu  aimables,  pourquoi  il  ne  pourra  pas  connaître 
Dieu  qui  est  le.] 
[\.   [Aimer.] 
5.  [Rien]  de  nous-mêmes,  nous  ne  pouvons. 


336  PENSEES. 

vous  rendre  raison  de  loutes  choses.  Et  pour  accor- 
der ces  contrariétés,  j'entends  vous  iaire  voir  claire- 
ment, par  des  preuves  convaincantes,  des  marques 
divines  en  moi,  qui  vous  convainquent  de  ce  que  je 
suis1,  et  m'attirent  autorité  par  des  merveilles  et  des 
preuves  que  vous  ne  puissiez  refuser  ;  et  qu'ensuite 
vous  croyiez  sans2...  les  choses  que  je  vous  enseigne, 
quand  vous  n'y  trouverez  autre  sujet  de  les  refuser, 
sinon  que  vous  ne  pouvez  par  vous-mêmes  connaître 
si  elles  sont  ou  non. 

3  Dieu 4  a  voulu  racheter  les  hommes,  et j 
ouvrir  le  salut  à  ceux  qui  le  cherchaient6  ;  mais  les 
hommes  s'en  rendent  si  indignes  '  qu'il  est  juste  que 
Dieu  refuse  à  quelques-uns,  à  cause  de  leur  endur- 
cissement, ce  qu'il  accorde  aux  autres  par  une  misé- 
ricorde qui  ne  leur  est  pas  due8.  S'il  eût  voulu  sur- 
monter i'ohstination  des  plus  endurcis,  il  l'eût  pu, 
en  se  découvrant  si  manifestement  à  eux  qu'ils  n'eus- 
sent pu  douter  de  la  vérité  de  son  essence9,  comme 
il  paraîtra  au  dernier  jour,  avec  un  tel  éclat  de  fou- 


i.  De  et  m'attirent  jusqu'à  rejuser,  en  marge. 

2.  Je  lis  dans  le  manuscrit  sans,  Pascal  a  dû  renoncer  à  cette  tour- 
nure et  a  oublié  de  barrer  l'adverbe.  La  Copie  complète  :  sans 
hésiter.  Faugère  donne  sûrement  et  M.  Molinier  sciemment,  qui  ne 
sont  ni  l'un  ni  l'autre  très  satisfaisants,  et  que  je  ne  puis  retrouver 
dans  le  manuscrit. 

3.  A  la  page  3a6  du  manuscrit. 

4.  [Ayant.] 

5.  [Produire.] 

6.  [N'a  pas.] 

7.  [Et  si  injustes.] 

S.  [Ils  n'est  donc  pas  juste,  [il  est  conforme  à  la  raison  qu'il   a  voulu 
que  sa  vérité  ne  fût  pas.] 
9.   [Mais.] 


SECTION  VII.  337 

dres  et  un  tel  renversement  de  la  nature,  que  les  1 
morts  ressusciteront,  et  les  plus  aveugles  le  verront. 
Ce  n'est  pas  en  cette  sorte  qu'il  a  voulu  paraître2, 
dans  son  avènement  de  douceur  ;  parce  que  tant 
d'hommes  se  rendant  indignes  de  sa  clémence,  il  a 
voulu  les  laisser  dans  la  privation  du  bien  qu'ils  ne 
veulent  pas3.  11  n'était  donc  pas  juste  qu'il  parut 
d'une  manière  manifestement  divine,  et  absolument 
capable  de  convaincre  tous  les  hommes  ;  mais  il 
n'était  pas  juste  aussi  qu'il  vint  d'une  manière  ;  si 
cachée,  qu'il  ne  pût  être  reconnu  de  ceux  qui  le  cher- 
cheraient sincèrement.  Il  a  voulu  se  rendre  parfaite- 
ment connaissable  à  ceux-là  ;  et  ainsi,  voulant  pa- 
raître à  découvert  à  ceux  qui  le  cherchent  de  tout 
leur  cœur,  et  caché  à  ceux  qui  le  fuient  de  tout  leur 
coeur,  il  tempère"  sa  connaissance,  en  sorte  qu'il 
a  donné  des  marques 6  de  soi  visibles  '  à  ceux  qui  le 
cherchent,  et 8  non  à  ceux  qui  ne  le  cherchent  pas. 
Il  y  a  assez  de  lumière  pour  ceux  qui 9  ne  désirent  que 
de  voir,  et  assez  d'obscurité  pour  ceux  qui10  ont  une 
disposition  contraire11. 


1.  [Plus.] 

2.  [C'est  dans  une.] 

3.  [Rechercher.] 
4-  [Capable  de.] 

5.  A  la  page  57  du  manuscrit  et  avec  ce  titre:  A  Poil-Royal  pour 
demain. 

6.  [Visibles.] 

7.  [Aux  uns.] 

8.  [Invisible]  à  ceux. 

9.  [Veulent  voir.] 

10.  [Ne  désirent]  [n'ont  pas.] 

1 1 .  [En  quoi  Dieu  se  rend.] 

pensées.  n  ~  22 


is  PENSÉES. 

I7]  4-30  Wa 

Tout  ce  qui  est  incompréhensible  ne  laisse  pas 
d'être. 

Première  copie  aao]  431 

Nul  autre  n'a  connu  que  l'homme es(  la  plus  excel- 
lente créature.  Les  uns.  qui  ont  bien  connu  la  réa- 
lité do  son  excellence,  ont  pris  pour  Lâcheté  et  pour 
ingratitude  les  sentiments  bas  que  les  homme  son!  na- 
turellement d'eux-mêmes  ;  et  les  autres,  qui  ont  bien 
connu  combien  cette  bassesse  est  effective,  ont  traité 
d'une  superbe  ridicule  ces  sentiments  de  grandeur, 
qui  sont  aussi  naturels  à  l'homme. 

Levez  vos  yeux  vers  Dieu,  disent  les  uns  :  voyez 
celui  auquel  vous  ressemblez,  et  qui  vous  a  fait  pour 
L'adorer.  Vous  pouvez  vous  rendre  semblable  à  lui  ; 
la  sagesse  vous  v  égalera,  si  vous  voulez  le  suivre1. 
v(  Haussez  la  tète,  hommes  libres  »,  dit  Epictète*.  Et 
les  autres  lui  disent  :  Baissez  les  yeux  vers  la  terre, 


430  bis 
Cf.  B.,   11S;  C,  1 4 j  ;  Faug.,  II,  l4g  note;  Mien.,   116. 

43i 

Cf.,  C.  &3i  ;  P.  R.,  II,  5;  III,  1  ;  Bos.,  II,  ir,  A;  Faug.,  II,  i^i  ;    II.vv., 
XI,  .'j  bis]  Mol.,  I,  2S(>i;  Mien.,  901. 

1.  C'est  la  conclusion  d'Epictète,  suivant  l'entretien  avec  M.  de 
Saci  :  ce  que  l'homme  pont  parfaitement...  connaître  Dieu,  l'aimer,  lui 
obéir,  lui  plaire,  se  guérir  de  tous  ses  vices,  acquérir  toutes  les  vertus, 
se  rendre  saint  ainsi  et  compagnon  de  Dieu.  » 

a.  Réflexion  en  marge  de  la  Copie,  empruntée  aux  Entreliens, 
I,  xviii. 


StiCTlON    Vil.  339 

chétif  ver  que  vous  e*tes,  et  regardez  les  botes  dont 
vous  êtes  le  compagnon. 

Que  deviendra  donc  l'homme?  sera-t-il  égal  à 
Dieu  ou  aux  betes?  quelle  effroyable  distance  !  Que 
serons-nous  donc?  qui  ne  voit  par  tout  cela  que 
l'homme  est  égare,  qu'il  est  tombé  de  sa  place,  qu'il 
la  cherche  avec  inquiétude,  qu'il  ne  la  peut  plus 
retrouver?  Et  qui  l'y  adressera  donc  ?  les  plus  grands 
hommes  ne  l'ont  pu. 

4a5]  432 

Le  pyrrhonisme  est  le  vrai t  ;  car,  après  tout,  les 
hommes,  avant  Jésus-Christ,  ne  savaient  où  ils  en 
étaient,  ni  s'ils  étaient  grands  ou  petits.  Et  ceux  qui 
ont  dit  l'un  ou  l'autre  n'en  savaient  rien,  et  devi- 
naient sans  raison  et  par  hasard  ;  et  même  ils  erraient 
toujours,  en  excluant  l'un  ou  l'autre  2. 

Quod  ergo  ignorantes,  quœritis,  religio  annunlial 
vobis 3. 


43a 

Cf.  B.,  376;  C,  334;  Bos.,  II,  xvh,  1  ;  Faoo.,  II,  100;  Hav  ,  XXIV,  1; 

Mol.,  II,  20;  Micii.,  6q5. 

1.  Mont.,  Apol:  «  tout  ce  que  nous  veoyons  sans  la  lampe  de  sa 
grâce,  ce  n'est  que  vanité  et  folie.  »  Cf.  Entretien  avec  M.  de  Saci: 
«  Ainsi  ces  deux  états  qu'il  fallait  connaître  ensemble  pour  voir  toute 
la  vérité,  étant  connus  séparément,  conduisent  nécessairement  à  l'un 
de  ces  deux  vices,  l'orgueil  et  la  paresse,  où  sont  infailliblement 
tous  les  hommes  avant  la  grâce,  puisque,  s'ils  ne  demeurent  dans 
leurs  désordres  par  lâcbeté,  ils  en  sortent  par  vanité.  » 

2.  Réminiscence  du  discours  de  saint  Paul  à  l'Aréopage  :  Prête- 
rions, et  vldens  simulacra  vestra,  inveni  et  aram  in  qua  scriptum  erat  : 
ignoto  deo.  Quod  ergo  ignorantes  colitis,  hoc  ego  annuntio  vobis.  Act. 
Apost.,  XVII,  23. 

3.  Victor  Cousin  a  fait  de  cette  affirmation  la  clé  de  son  interpré- 


340  PENSÉES. 

465]  433 

Après  avoir  entendu  toute  la  nature  de  l'homme.  — 
II1  faut,  pour  faire  qu'une  religion  soit  vraie,  qu'elle 
ait  connu  notre  nature2.   Elle  doit  avoir  connu  la 


tation  de  Pascal  :  «  Comprenez  bien  cette  sentence  décisive.  Pascal 
ne  dit  pas  :  Il  y  a  du  vrai  dans  le  pyrrhonisme,  mais  :  Le  pyrrho- 
nisme est  le  vrai.  Et  le  pyrrhonisme  n'est  pas  le  doute  sur  tel  ou  tel 
point  de  la  connaissance  humaine,  c'est  le  doute  universel,  c'est  la 
négation  radicale  de  tout  pouvoir  naturel  de  connaître.  »  (Préface  de 
la  Seconde  Edition  du  Rapport  sur  les  Pensées  de  Pascal,  Etudes  sur 
Pascal,  p.  [\2).  —  Mais,  comme  le  remarque  M.  Droz  (Etude  sur  le 
Scepticisme  de  Pascal,  p.  i83),  le  contexte,  que  Victor  Cousin  cite 
pourtant  à  l'appui  de  sa  thèse,  lui  répond  suffisamment:  le  pyrrhonisme 
serait  le  vrai  si  l'homme  ne  devait  attendre  la  vérité  que  de  la  philo- 
sophie ;  avant  Jésus-Christ  les  sceptiques  avaient  donc  raison  contre 
tous  les  dogmatiques  de  l'antiquité.  C'est  déjà  ce  que  Balzac  avait 
dit  à  la  fin  du  premier  discours  du  Socrate  chrétien  :  «  Com- 
ment eussent-ils  pu  trouver  la  vérité  qu'ils  cherchaient,  puisqu'elle 
n'était  pas  encore  née?...  Cette  vérité  n'est  autre  que  Jesus-Christ, 
et  c'est  ce  Jesus-Christ  qui  a  fait  cesser  les  doutes  et  les  irrésolu- 
tions de  l'Académie,  qui  a  même  assuré  le  pyrrhonisme.  Il  est  venu 
arrêter  les  pensées  vagues  de  l'esprit  humain  et  fixer  ses  raisonnements 
en  l'air.  Après  plusieurs  siècles  d'agitation  et  de  trouble,  il  est  venu 
faire  prendre  terre  à  la  philosophie,  et  donner  des  ancres  et  un  port  à 
une  mer  qui  n'avait  ni  fond  ni  rive,  etc.  »  (Cité  par  Havet).  —  Ainsi 
se  justifie  le  mot  de  Vinet  :  on  a  dit  que  le  scepticisme  «  fait  Pascal 
chrétien  •  il  serait  peut-être  plus  vrai  de  dire  que  le  christianisme  l'a 
rendu  sceptique».  M.  Droz  rappelle  ce  mot,  et  le  corrobore  par  un 
passage  intéressant  de  M.  Singlin  :  <<  Avant  l'incarnation  du  Christ, 
les  plus  sages  d'entre  les  hommes  qui  ont  voulu  se  mêler  d'éclairer  les 
autres,  tels  qu'ont  été  les  philosophes  païens,  n'ont  été  proprement, 
pour  user  des  termes  de  notre  Evangile,  que  des  guides  aveugles  qui, 
conduisant  d'autres  aveugles,  sont  tombés  tous  ensemble  dans  la 
fosse.  »  {Instructions  chrétiennes  sur  les  Mystères,  t.  I,  p.  720.) 

433 

Cf.  B.,  109;  G.,  i34;  P.  R.,  II,  2;  Bos.,   II,  iv,   2;  Faug.,   II,   i/li  ; 
Hav.,  XI,  2  bis;  Mol.,  I,  279;  Mich.,  823. 

1.  [En]  faut  [trouver  la  raison]. 

2.  Cette  phrase  en  marge. 


SECTION  VIL  341 

grandeur  et  la  petitesse,  et  la  raison  de  l'une  et  de 
l'autre.  Qui  l'a  connue,  que  la  chrétienne  ? 

257]  434 

Les1  principales  forces  des  pyrrhoniens,  je  laisse 
les  moindres2,  sont  :  que  nous  n'avons  aucune  cer- 
titude de  la  vérité  de  ces  principes,  hors  la  foi  et  la 
révélation3,  sinon  en  [ce]4 que  nous  les  sentons  natu- 
rellement en  nous.  Or  ce  sentiment  naturel  n'est 
pas  une  preuve  convaincante  de  leur  vérité,  puisque3 
n'y  ayant  point  de  certitude,  hors  la  foi,  si  l'homme 
est  créé  par  un  Dieu  6  bon,  par  un  démon  méchant7, 


434 

Cf.  B.,  48;  C,  69;  P.  R.,  XXI,  1,  4;  III,  5,  6,  8  ;  Bos.,  II,  1,  4;  II,  y, 
3,  4;  II,  xvn,  a3;   Faug.,  II,  100;  II,  i58;    Hat.,  VIII,  1;  Mol.,  I, 

161;  I,  392;  Mien.,  536. 

1 .  L'édition  de  Port-Royal  contient  ce  paragraphe  d'introduction  : 
«  Rien  n'est  plus  étrange,  dans  la  nature  de  l'homme,  que  les  contra- 
riétés qu'on  y  découvre  à  l'égard  de  toutes  choses.  Il  est  fait  pour 
connaître  la  vérité  ;  il  la  désire  ardemment,  il  la  cherche  ;  et  cepen- 
dant, quand  il  tâche  de  la  saisir,  il  s'éblouit  et  se  confond  de  telle 
sorte,  qu'il  donne  sujet  de  lui  en  disputer  la  possession.  C'est  ce  qui 
a  fait  naître  les  deux  sectes  de  pyrrhoniens  et  de  dogmatistes,  dont 
les  uns  ont  voulu  ravir  à  l'homme  toute  connaissance  de  la  vérité,  et 
les  autres  tâchent  de  la  lui  assurer  ;  mais  chacun  avec  des  raisons  si 
peu  vraisemblables,  qu'elles  augmentent  la  confusion  et  l'embarras  de 
l'homme,  lorsqu'il  n'a  point  d'autre  lumière  que  celle  qu'il  trouve 
dans  sa  nature.  » 

2.  [Est]  que  [ces  principes], 

3.  Hors  la  foi  et  la  révélation,  en  surcharge. 

4.  Mais  en  que. 

5.  [La  nature  peut  nous  les  avoir  donnés  faux  et  que  puisque  hors  la  toi 
on  n'est  point  assuré  [mais  on  peut  dire  ou  qu'on  est  créé  au  hasard  et 
que  les  principes  sont  ou.] 

6.  [Véritable.] 

7.  «  Je  supposerai  donc,  non  pas  que  Dieu,  qui  est  très  bon  et  qui 
est  la  souveraine  source  de  vérité,  mais  qu'un  certain  mauvais  génie, 


342  PENSEES. 

ou  à  l'aventure1,  il  est  en  doute  si  ces  principes 
nous  sont  donnés  ou  véritables,  ou  faux,  ou  incer- 
tains —  selon  notre  origine  2.  De  plus,  que  personne 
n'a  d'assurance,  hors  de  la  foi3,  s'il  veille  ou  s'il 
dort,  vu  que  durant  le  sommeil  on  croit  veiller  aussi 
fermement  que  nous  faisons  ;  on 4  croit  voir  les 
espaces,  les  figures,  les  mouvements  ;  on  sentb  couler 
le  temps,  on  le  mesure  ;  et  enfin  on  agit  de  même 
qu'éveillé  ;  de  sorte  que,  la  moitié  de  la  vie  se  pas- 
sant en  sommeil,  par  notre  propre  aveu,  où,  quoi 
qu'il  nous  en  paraisse,  nous  n'avons  aucune  idée  du 
vrai,  tous  nos  sentiments  étant  alors  des  illusions, 
qui  sait 6  si  cette  autre  moitié  de  la  vie  où  nous  pen- 


non  moins  rusé  et  trompeur  que  puissant  a  employé  toute  son  indus- 
trie à  me  tromper.  »  (Descartes,  Première  méditation.') 

1.  [Suivant  que  ces  principes  peuvent  être  [qui  ne  voit  que  suivant  [selon 
un  de  ces.] 

2.  Cf.  Entretien  avec  M.  de  Saci  :  «  Et  puisque  nous  ne  savons  que 
par  la  seule  foi  qu'un  Etre  tout  bon  nous  les  a  donnés  véritables,  en 
nous  créant  pour  connaître  la  vérité,  qui  saura  sans  cette  lumière, 
si,  étant  formés  à  l'aventure,  ils  ne  sont  pas  incertains,  ou  si,  étant 
formés  par  un  être  faux  et  méchant,  il  ne  nous  les  a  pas  donnés  faux 
afin  de  nous  séduire  ?  montrant  par  là  que  Dieu  et  le  vrai  sont  insépa- 
rables, et  que  si  l'un  est  ou  n'est  pas,  s'il  est  certain  ou  incertain, 
l'autre  est  nécessairement  de  même.  » 

3.  Hors  de  la  foi ,  en  surcharge.  —  «lime  semble  bien  à  présent  que 
ce  n'est  pas  avec  des  yeux  endormis  que  je  regarde  ce  papier...  Mais 
en  y  pensant  soigneusement,  je  me  ressouviens  d'avoir  souvent  été 
trompé  en  dormant  par  de  semblables  illusions  j  et  en  m'airêtant  sur 
cette  pensée,  je  vois  si  manifestement  qu'il  n'y  a  point  d'indices  cer- 
tains par  où  l'on  puisse  distinguer  nettement  la  veille  d'avec  le  som- 
meil que  j'en  suis  tout  étonné,  et  mon  étonnement  est  tel  qu'il  est 
presque  capable  de  me  persuader  que  je  dors.  »  (Descartes,  Première 
méditation.) 

l\.  [Voit.] 

5.  [Fuir.] 

6.  [Donc] 


SECTION  Y  IL  343 

sons  veiller  n'est  pas  un  autre  sommeil  un  peu  dif- 
férent du  premier1,  dont  nous  nous  éveillons  quand 
nous  pensons  dormir 2  ? 

[Et  qui  doute  que,  si  on  rêvait  en  compagnie,  et 
que  par  hasard  les  songes  s'accordassent,  ce  qui  est 
assez  3  ordinaire,  et  qu'on  veillât  en  solitude4,  on  ne 
crût  les  choses  renversées^?  Enfin,  comme  on  rêve 
souvent  qu'on  rêve,  entassant  un  songe6  sur  l'autre, 
7 la  vie  n'est  elle-même  qu'un  songe8,  sur  lequel  les 
autres  sont  entés,  dont  nous  nous  éveillons  à  la  mort, 
pendant  laquelle  nous  avons  aussi  peu  les  principes 
du  vrai  et  da  bien  que  pendant  le  sommeil  naturel9: 
ces  différentes  pensées  qui  nous  y  agitent10  n'étant 
peut-être  que  des  illusions,  pareilles  à  l'écoulement 
du  temps  et  aux11  vaines  fantaisies  de  nos  songes  ?] 

Voilà  les  principales  forces  de  part  et  d'autre. 


1.  [En  lequel  au  songe,  sont  [qui  dou'.e.] 

2.  Cf.  Bossuet,  Sermon  sur  la  mort,  1662  :  «  ...je  doute  quelquefois 
avec  Arnobe,  si  je  dors  ou  si  je  veille  :  Vigilemus  aliquando,  an  ipsum 
vvjilare,  quod  dicitur,  somni  sit  perpetul  portio.  Je  ne  sais  si  ce  que  j'ap- 
pelle veiller  n'est  peut-être  pas  une  partie  un  peu  plus  excitée  d'un 
sommeil  profond  ;  et  si  je  vois  des  choses  réelles,  ou  si  je  suis  seule- 
ment troublé  par  des  fantaisies  et  par  de  vains  simulacres.  »  (Premier 
point.) 

3.  Assez ,  en  surcharge. 
l\.  [Qu'on  cro/rait.] 

5.  [En  quoi.] 

6.  [Dans.] 

7.  [Il  se  peut  aussi  bien  faire  [ne  se  peut-il  faire  que  cette  moitié  de 
la  vie  où  nous  pensons  veiller  est.] 

8.  Sur  lequel...  entés,  eu  surcharge. 

9.  [Tous  les  écoulements  du  temps,  de  la  vie  et  les  divers  corps  que 
nous  sentons]  ne  sont. 

10.  [Ne  sont.] 

11.  [Imaginations.] 


344  PENSÉES. 

Je  laisse  les1  moindres,  comme  les  discours  que 
font2  les  pyrrhoniens  contre  les  impressions  de  la 
coutume3,  de  l'éducation,  des  mœurs  des  pays,  et 
les  autres  choses  semblables  qui,  quoiqu'elles  entraî- 
nent la  plus  grande  partie  des  hommes  communs 
qui4  ne  dogmatisent  que  sur  ces  vains  fondements, 
sont  renversés  par  le  moindre  sou  file  des  pyrrho- 
niens5. On  n'a  qu'à  voir  leurs  livres,  si  l'on  n'en  est 
pas  assez  persuadé;  on  le  deviendra  bien  vite,  et  peut- 
être  trop. 

Je  m'arrête  à  l'unique  fort  des  dogmatistes,  qui 
estc  qu'en  parlant  de  bonne  foi  et  sincèrement,  on 
ne  peut  douter  des  principes  naturels7.  Contre  quoi 
les  pyrrhoniens  opposent  en  un  mot8  l'incertitude 
de  notre  origine,  qui  enferme  celle  de  notre  nature9; 


1.  [Niaiseries.] 

2.  [Contre.] 

3.  [Des  préventions.] 

4.  Ne...  que,  en  surcharge. 

5.  La  phrase  suivante,  en  surcharge. 

6.  [Que  de  bonne  foi.] 

7.  Cette  thèse  est  développée  avec  une  vivacité  qui  a  dû  faire  im- 
pression sur  Pascal  dans  un  chapitre  des  Entretiens  d'Epictète,  inti- 
tulé Contre  les  Epicuriens  et  les  Académiciens  :  ce  Il  est  impossible  que 
l'homme  perde  entièrement  les  sentiments  humains...  Quelle  abomi- 
nation !  Avoir  reçu  de  la  nature  des  mesures  et  des  règles  pour  con- 
naître la  vérité,  et  ne  pas  se  donner  la  peine  de  les  appliquer  à  ce  qui 
s'en  écarte.  »  (II,  xx.) 

8.  En  un  mot,  surcharge. 

9.  Nouvelle  allusion  à  l'argument  cartésien  du  malin  génie.  Nos 
principes  naturels  sont-ils  vrais  ?  nous  avons  une  inclination  natu- 
relle à  le  croire  ;  mais  cette  inclination  n'a  de  valeur  que  si  l'auteur 
de  notre  nature  n'a  pas  voulu  nous  tromper.  C'est  la  véracité  divine 
qui  seule  nous  permet  de  nous  confier  à  nous-mème,  d'admettre  la 
réalité  du  monde  extérieur  et  la  vérité  de  la  science  mathématique. 
Seulement,  pour  Descartes,  la  véracité  divine  peut  être  démontrée  par 


SECTION  VIL  345 

à  quoi  les  dogmatistes  sont  encore  à  répondre  depuis 
que  le  monde  dure. 

1  Voilà  la  guerre  ouverte  entre  les  hommes,  où  il 
faut  que  chacun  prenne  parti,  et  se  range  néces- 
sairement ou  au  dogmatisme,  ou  au  pyrrhonisme. 
Car2  qui  pensera  demeurer  neutre  sera  pyrrhonien 
par  excellence3;  cette  neutralité  est4  l'essence  de  la 
cabale:  qui  n'est  pas  contre  eux  est  excellemment  pour 
eux  [en  quoi  paraît  leur  avantage].  Ils  ne  sont  pas 
pour  eux-mêmes  :  ils  sont  neutres,  indifférents,  sus- 
pendus à  tout,  sans  s'excepter. 

Que  fera  donc  l'homme  en  cet  état  ?  Doutera-t-il 
de  tout?  doutera-t-il  s'il  veille,  si  on  le  pince,  si  on 
le  brûle6  ?  doutera-t-il  s'il  doute?  doutera-t-il  s'il  est6? 
On  n'en  peut  venir  là  ;  et  je  mets  en  fait  qu'il  n'y  a 
jamais  eu  de  pyrrhonien  effectif  parfait.  La  nature 
soutient7  la  raison  impuissante,  et  l'empêche  d'ex- 
travaguer8  jusqu'à  ce  point. 


la  métaphysique,  et  le  doute  est  ainsi  rationnellement  levé  au  sein  de  la 
métaphysique.  Pour  Pascal  la  foi  et  le  sentiment  seuls  nous  mènent  à 
Dieu,  parce  que  seuls  ils  viennent  de  Dieu. 

i.  Page  2  58  du  manuscrit.  —  [Qui  voudra  s'éclairer  plus  au  long  des 
pyrrhoniens,  voir  leurs  livres,  il  en  sera  bientôt  persuadé  et  peut-être  trop.] 

2.  Cette  phrase  avait  été  barrée  et  remplacée  en  marge  par  celle-ci  : 
La  neutralité  qliï  est  le  parti  des  sages  est  le  plus  ancien  dogme  de  la  cabale 
pyrrhonienne  ;  ensuite  Pascal  l'a  rayée  pour  rétablir  son  premier  texte. 

3.  [Puisque.] 

4.  [Leur]  essence. 

5.  [S'il  sent  du  mal.] 

6.  Allusion  à  l'argument  de  saint  Augustin  (de  Triait.,  X,  io),  qui 
est  devenu  avec  Descartes  le  Cogito  erejo  sum.  Cf.  les  Réflexions  sur 
l'Esprit  géométrique. 

7.  [A  défaut  de]  la  raison,  et. 

8.  M.  Droz  remarque  l'analogie  de  l'expression  avec  celles  dont  se 
sert  Descartes  dans  le  Discours  de  la  méthode ,  où  il  relève  «  les  extra- 


340  PENSÉES. 

Dira-t-il  donc1,  au  contraire,  qu'i]  possède  cer- 
tainement la  vérité,  lui  qui,  si  peu  qu'on  le  pousse, 
ne  peut  en  montrer  aucun  titre,  et  est2  forcé  de 
lâcher  prise  ? 

Quelle  chimère  est-ce  donc  que  l'homme?  Quelle 
nouveauté,  quel  monstre,  quel  chaos,  quel  sujet  de 
contradiction3,  quel  prodige4  !  Juge  de  toutes  choses, 
imbécile  ver  de  terre  ;  dépositaire  du  vrai,  cloaque5 
d'incertitude  et  d'erreur  ;  gloire  et  rebut  de  l'univers. 

Qui  démêlera  cet  embrouillement6?  La  nature 
confond  les  pyrrhoniens7,  et  la  raison  confond  les 


valantes  opinions  des  sceptiques...  Il  semble  qu'à  moins  d'être  extra- 
vagant on  ne  peut  douter...  »  (Cf.  Etude  sur  le  scepticisme  de  Pascal } 
1887,  p.  i58,  note.) 

1.  Jilussi.] 

2.  [Obligé.] 

3.  [Quel  paradoxe.] 

t\.  Bossuet  :  «  0  Dieu  !  qu'est-ce  donc  que  l'homme  ?  Est-ce  un  pro- 
dige ?  Est-ce  un  composé  monstrueux  de  choses  incompatibles  ?  ou 
bien  est-ce  une  énigme  inexplicable  ?  »  (Sermon  pour  la  profession  de 
Mme  de  La  Y  allier  ey  1675.) 

5.  Cf.  Ronsard  : 

Bref  ils  t'ont  fait  la  cloaque  d'erreur. 

6.  Ce  terme  à' embrouillement  se  retrouve  chez  Bossuet  :  «  On  a  à 
craindre  des  embrouillements  sur  l'affaire.  »  (Lettres  sur  le  quiétisme). 
—  [Certainement  cela  passe  le  dogmatisme  et  pyrrhonisme  et  toute  la 
philosophie  humaine.  L'homme  passe  l'homme.  Qu'on  accorde  donc  aux 
pyrrhoniens  ce  qu'ils  ont  tant  crié  :  que  la  vérité  n'est  pas  de  notre  portée 
ni  de  notre  gibier,  qu'elle  ne  demeure  pas  en  terre,  qu'elle  est  domestique 
du  ciel,  qu'elle  loge  dans  le  sein  de  Dieu,  et  que  l'on  ne  la  peut  connaître 
qu'à  mesure  qu'il  lui  plaît  de  la  révéler.  Apprenons  donc  de  la  vérité 
incréée  et  incarnée  notre  véritable  nature,  on  ne  psut  être  pyrrhonien  ni 
académicien  sans  étouffer  la  nature  ;  on  ne  peut  être  dogmatique  par  la 
force  de  [sans  renoncer  à  la  raison.  On  conclut  [Qu'est-ce  donc  ?  On  ne 
peut  éviter  en  cherchant  la  vérité  par  la  raison  d'entrer  en  une  de  ces 
trois  sectes  [éviter  une  de  ces  trois  sectes  ni.] 

7.  [Et  les  académiciens.] 


SECTION  VIL  347 

dogmatiques.  Que  deviendrez- vous  donc,  ô  hommes 
qui  cherchez  !  quelle  esl  voire  véritable  condition 
par  votre  raison  naturelle?  Vous  ne  pouvez  fuir  une 
de  ces 2  sectes,  ni  subsister  dans  aucune  3. 

Connaissez  donc,  superbe4,  quel  paradoxe  vous 
êtes  à  vous-même.  Humiliez-vous,  raison  impuis- 
sante ;  taisez-vous,  nature  imbécile5:  apprenez  que 
l'homme  passe  infiniment  l'homme,  etG  entendez  de 
votre  maître  votre  condition  véritable  que  vous 
ignorez.  Ecoutez  Dieu. 

7  Car  enfin,  si  l'homme  n'avait  jamais  été  cor- 
rompu, il  jouirait  dans  son  innocence  et  de  la  vérité 
et  de  la  félicité  avec  assurance  ;  et  si  l'homme  n'avait 
jamais  été  que  corrompu,  il  n'aurait  aucune  idée  ni 
de  la  vérité  ni  de  la  béatitude.  Mais,  malheureux  que 
nous  sommes,  et  plus  que8  s'il  n'y  avait  point  de 
grandeur  dans  notre  condition,  nous  avons  une  idée 
du  bonheur,  et  ne  pouvons  y  arriver  ;  nous  sentons 


1.  [La  vérité  [votre  véritable.] 

2.  [Trois.] 

3.  Cf.  Bossuet,  Sermon  sur  fia  mort,  1662  :  «  Demandez  aux  philo- 
sophes profanes  ce  que  c'est  que  l'homme  :  les  uns  en  feront  un  Dieu, 
les  autres  un  rien  ;  les  uns  diront  que  la  nature  le  chérit  comme  une 
mère,  et  qu'elle  en  fait  ses  délices  •  les  autres,  qu'elle  l'expose  comme 
une  marâtre  et  qu'elle  en  fait  son  rebut  ;  et  un  troisième  parti,  ne 
sachant  plus  que  deviner  touchant  la  cause  de  ce  mélange,  répondra 
qu'elle  s'est  jouée  en  unissant  deux  pièces  qui  n'ont  nul  rapport,  et 
ainsi  que  par  une  espèce  de  caprice,  elle  en  a  fait  ce  prodige  qu'on 
appelle  l'homme...  »  (Second point.) 

[\.  [Que  l'homme.] 

5.  [Sachez.] 

6.  [Apprenez  [connaissez.] 

n.  Page  261  du  manuscrit.  —  [N'est-il  donc  pas  clair  comme  le  jour 
que  la  condition  de  l'homme  est  double?  Certainement]  si  l'homme. 
8.  [Si  nous  étions  malheureux  simplement.] 


348  PENSEES. 

une  image  de  la  vérité,  et  ne  possédons  que  le  men- 
songe ;  incapables  d'ignorer  absolument  et  de  savoir 
certainement,  tant  il  est  manifeste  que  nous  avons 
été  dans  un  degré  de  perfection  dont  nous  sommes  1 
malheureusement  déchus2! 

Chose  étonnante,  cependant,  que  le  mystère  le 
plus  éloigné  de  notre  connaissance  3,  qui  est  celui  de 
la;  transmission  du  péché5,  soit6  une  chose  sans 
laquelle  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  connaissance 
de  nous-mêmes  !  Car  il  est  sans  doute  qu'il  n'y  a  rien 
qui7  choque  plus  notre  raison  que  de  dire  que  le 
péché  du  premier  homme  ait  rendu  coupables  ceux 
qui,  étant  si  éloignés  de  cette  source,  semblent  inca- 
pables d'y  participer8.  Cet  écoulement  ne  nous9 
paraît  pas  seulement  impossible,  il  nous  semble  même 
très  injuste  ;  car  qu'y  a-t-il  de  plus  contraire  aux 
règles  de  notre  misérable  justice  que  de  damner 
éternellement  un  enfant  incapable  de  volonté,  pour 
un  péché  où  il10  paraît  avoir  si  peu  de  part,  qu'il  est 
commis  six  mille  ans  avant  qu'il  fût  en  être  ?  Certai- 


i.  [A  présent.] 

i.  [Concevons  donc  que  la  condition  de  l'homme  est  double.  Concevons 
donc  que  l'homme  passe  infiniment  l'homme,  et  qu'il  était  inconcevable  à 
lui-môme  sans  le  secours  de  la  foi.  Car  qui  ne  voit  que  sans  la  connais- 
sance de  cette  double  condition  de  la  nature,  on  était  dans  une  ignorance 
invincible  de  la  vérité  de  sa  nature  ?] 

3.  [Soit.] 

t\.  [Corruption.] 

5.  [Sans  lequel.] 

6.  [Celui.] 
rj.  [Blesse] 

S.  [Cela  ne  nous.] 

9.  [Est  pas  seulement  inconcevable.]  \ 
10.  [A  si  peu.] 


SECTION  VII.  349 

nenient  rien  ne  nous  heurte  plus  rudement  que  cette 
doctrine;  et  cependant,  sans  ce  mystère,  le  plus 
incompréhensible  de  tous1,  nous  sommes  incom- 
préhensibles à  nous-mêmes2.  Le  nœud3  de  notre 
condition4  prend  ses  replis  et  ses  tours5  dans  cet 
abîme6;  de  sorte  que  l'homme  est  plus  inconcevable 
sans  ce  mystère  que  ce  mystère  n'est  inconcevable  à 
l'homme7. 


1.  [L'homme  est]  incompréhensible  ù  [îu/-htémè.] 

2.  [De  sorte  qu'il  est  beaucoup  plus  aisé  de  le  concevoir  que  de  con- 
cevoir la  condition  de  l'homme  sans  cette  connaissance  et  qu'ainsi  [de 
sorte  qu'il  [que  l'homme  ne  peut  se  connaître  que  par  un  mystère  incon- 
cevable [est  lui-môme  un  prodige  [une  merveille  pins  incompréhensible  que 
le  mystère  incompréhensible  par  lequel  seul  il  peut  comprendre  sa  nature. 

■ —  C'est.] 

3.  [Qui.] 

[\.  [Y  est  caché.] 

5.  Dans  cet  abîme,  en  surcharge. 

6.  La  métaphore  est  dans  Montaigne  :  «Le  nœud  qui  debvroit  atta- 
cher nostre  iugement  et  nostre  volonté,...  ce  debvroit  estre  un  nœud  pre- 
nant ses  replis  et  ses  forces,  non  pas  de  nos  considérations,  de  nos  rai- 
sons et  passions,  mais  d'une  estreincte  divine  et  supernaturelle.  »  (A/>oZ.) 

7.  Voici  comment  Bossuet,  dans  son  Sermon  pour  la  profession  de 
Mme  de  LaV allier  e,  répondu  la  question  posée  en  termes  si  semblables 
à  ceux  de  Pascal  :  «  Nous  avons  expliqué  l'énigme.  Ce  qu'il  y  a  de  si 
grand  dans  l'homme  est  un  reste  de  sa  première  institution  ;  ce  qu'il 
y  a  de  si  bas,  et  qui  paraît  si  mal  assorti  avec  ses  premiers  principes, 
c'est  le  malheureux  effet  de  sa  chute.  Il  ressemble  à  un  édifice  ruiné 
qui,  dans  ses  masures  renversées,  conserve  encore  quelque  chose  de 
la  beauté  et  de  la  grandeur  de  son  premier  plan.  Fondé  dans  son 
origine  sur  la  connaissance  de  Dieu  et  sur  son  amour,  par  sa  volonté 
dépravée  il  est  tombé  en  ruine  ;  Je  comble  s'est  abattu  sur  les  mu- 
railles, et  les  murailles  sur  le  fondement.  Mais  qu'on  remue  ces  ruines, 
on  trouvera  dans  les  restes  de  ce  bâtiment  renversé  et  les  traces  de 
ces  fondations,  et  l'idée  du  premier  dessein,  et  la  marque  de  l'archi- 
tecte. L'impression  de  Dieu  reste  encore,  en  l'homme,  si  forte  qu'il 
ne  peut  la  perdre,  et  tout  ensemble  si  faible  qu'il  ne  peut  la  suivre, 
si  bien  qu'elle  semble  n'être  restée  que  pour  le  convaincre  de  sa  fuute 
et  lui  faire  sentir  sa  perte...  » 


330  PENSEES. 

1  [Doù  il  paraît  que  Dieu2,  voulant  nous  rendre3 
la  difficulté  de  notre  être  inintelligible  à  nous-mêmes, 
en  a  caché  le  nœud  si  haut,  ou,  pour  mieux  dire,  si 
bas,  que  nous4  étions  bien  incapables  d'y  arriver  ",  de 
sorte  que  ce  n'est  pas  par  les  superbes  agitations  de 
notre  raison,  mais  par  la  simple  soumission  de  la  rai- 
son, que  nous  pouvons  véritablement  nous  connaître. 

[Ces 6  fondements,  solidement  établis  sur  l'autorité 
inviolable  de  la7  religion,  nous  font  connaître  qu'il 
y  a  deux8  vérités  de  foi  également  constantes  :  l'une, 
que 9  l'homme  dans 10  l'état  de  la  création  ou  dans 
celui  de  la  grâce  est  élevé  au-dessus  de  toute  la  nature !  1 , 
rendu  comme  semblable  à  Dieu,  et  participant  de  sa 
divinité,  l'autre  qu'en  l'état  de  la  corruption  et  de 
péché,  il12  est  déchu  de  cet  état  et  rendu  semblable 
aux  bêtes. 

[Ces  deux  propositions  sont13  également  fermes  et 
certaines.  L'Ecriture  nous  les  déclare  manifestement, 


1.  Page  262   du   manuscrit.  —  [Certainement    Dieu    aurait  pu  nous 
ôter  à  nous-mêmes.] 

2.  [Pensant  réserver   à  lui  seul  le  droit  de  [qui  seul  pouvait  nous  in- 
struire nous-mêmes,  en  a  caché  le  nœud  dans  la  chose  du  monde  la  plus.] 

3.  [A  nous-mêmes.] 

4.  [Ne  pouvions  pas.] 

5.  [Jamais.] 

6.  [Vérités  inébranlables]  solidement  [établies.] 

7.  [Foi.] 

f>.  [Articles  [point  de.] 

9.  [Tout  dans  la  nature  est  [l'homme  est  le  plus  grand  des  ouvrages  de 
la  nature,  que  tout  est  fait  pour  lui  et  lui  pour  Dieu,  et  l'autre.] 

10.  [La  création  a  été.j 

1 1 .  De  rendu  ù  divinité,  surcharge. 

12.  [A  été.] 
16.  [Aussi.] 


SECTION  VIL  351 

lorsqu'elle  dit  en  quelques  lieux:  Deliciœ  meœ  esse 
cum  Jîllis  hominum1.  Effandam  spiritum  meum  saper 
omnem  carnem2.  DU  estis3,  etc.,  et  qu'elle  dit  en 
d'autres:  Omnis  caro  fœnuiri' ,  Homo  assimilatus  est 
jumentis  insipientibus ,  et  similis  factas  est  illis  °.  Dixi 
in  corde  meo  de  Jiliis  hominum,  Eccl.  III6. 

[Par  où  il  paraît  clairement  que  l'homme7,  parla 
grâce,  est8  rendu  comme  semblable  à  Dieu  et  parti- 
cipant de  sa  divinité,  et  que  sans  la  grâce  il  est  comme 
semblable  aux  bêtes  brutes.] 

373]  435 

9  Sans  ces  divines  connaissances,  qu'ont  pu  faire 
les  hommes,  sinon,  ou   s'élever  dans  le  sentiment 


1.  Prov.,  VIII,  3o  :  Cum  eo  eram  cuncta  componens  :  et  delectabar  per 
singulos  dies,  ladens  coram  eo  omni  tempore  ;  (3i)  ludens  in  orbe  terra- 
rum  :  et  delicise  mess,  esse  cum  Jiliis  hominum. 

2.  Joël,  II,  28  :  Et  erit  post  hoc  :  EJJundam  spiritum  meum  super 
omnem  carnem  :  et  prophetabunt  fdii  veslri,  et  Jiliœ  vestrse  :  senes  vcstri 
somnia  somniabunt,  etjuvenes  vcstri  visiones  videbunt.  Gf.  Isaïe,  XLIV,  3. 

3.  DU  estis,  surcharge.  — Psaume  LXXXI,  6  :  Ego  dixi,  DU  estis,  et 
fdii  Excelsi  omnes. 

l\.  Isaïe,  XL,  6:  Vox  dicentis:  Clama.  Et  dixi:  Quid  clamabo? 
Omnis  caro  fœnum,  et  omnis  gloria  ejus  quasi  jlos  agri. 

5.  Psaume  XLVIII,  i3  :  Et  homo,  cum  in  honore  esset,  non  intel- 
lexit  :  comparatus  est  jumentis  insipientibus,  et  similis  factus  est  illis. 
Cf.  ibid.,  28. 

6.  \erset  18  :  Dixi  in  corde  meo  de  jiliis  hominum,  ut  probaret  eos 
Deus,  et  oslenderet  similes  esse  bcstiis. 

7.  [En  ce  qu'il  est  capable  de  la  grâce  de  Jésus-Christ.] 

8.  [Capable  d'être.] 

435 
Cf.  B.,  106;  G.,  i3i  ;  P.  R.,  III,  14  et  22  ;  Bos.,  H,  v,  5,  11  ;  Faug.,  II, 
i3G;  IIav.,  Xll,  11;  Moi,.,  I,  282;  Mica.,  602. 

9.  Une  croix  en  tète  —  [Nous  pouvons  marcher  sainement  à  la  clarté 
de  ces  célestes  lumières,  et  après  avoii\] 


352  PENSEES. 

intérieur  qui  leur  reste  de  leur  grandeur  passée,  ou 
s'abattre  dans  la  vue  de  leur  faiblesse  présente l  ? 
Car,  ne  voyant  pas  la  vérité  entière,  ils  n'ont  pu 
arriver  à 2  une  parfaite  vertu.  Les  uns  considérant  la 
nature  comme  incorrompue,  les  autres  comme  irré- 
parable, ils  n'ont  pu  fuir,  ou  l'orgueil,  ou  la  paresse, 
qui  sont  les  deux  sources  de  tous  les  vices  ;  3  puis- 
qu'[i7s]  ne  [peuvent]*1  sinon,  ou  s'y  abandonner J  par 
lâcheté,  ou  en  sortir  par  l'orgueil.  Car,  s'ils  connais- 
saient l'excellence  de  l'homme,  ils  en  ignoraient  la 
corruption  ;  de  sorte  qu'ils  évitaient  bien  la6  paresse, 
mais  ils  se  perdaient  dans 7  la  superbe  :  et  s'ils 
reconnaissaient  l'infirmité  de  la  nature,  ils  en  igno- 
raient la  dignité  :  de  sorte  qu'ils  pouvaient  bien 
éviter8  la  vanité,  mais  c'était  en  se  précipitant  dans9 
le  désespoir10.  De  là  viennent  les  diverses  sectes  des 

i.  [Que  pouvaient-ils,  sinon  suivre  une  de  ces  routes,  égarés  et  ne 
voyant  jamais  ?  [dans  leur  impuissance  de  voir  la  vérité  entière  ?  [Ou  con- 
naissant [S'ils  connaissaient  la  dignité  de  notre  condition,  ils  en  ignoraient 
la  corruption;  ou,  [en  connaissant  [s'ils  en  connaissent  l'infirmité,  ils  en' 
ignoraient  l'excellence;  et  suivant  l'une  ou  l'autre  de  ces  routes,  qui  leur 
faisait  voir  la  nature,  ou  comme  incorrompue,  ou  comme  irréparable,  ils' 
se  perdaient  ou  dans  la  superbe,  ou  dans  le  désespoir,  selon  qu'ils  consi- 
déraient, et  ainsi  ce  qu'ils  voyaient  de  vérité  était  [ne  voyant  de  vérité 
que  confondue  avec  l'erreur,  ils  manquaient  de  vertu.  Ainsi  s'ils.] 

2.  [La]  vertu.] 

3.  La  fin  de  la  phrase  en  marge. 
[\.   Il  ne  peut,  dans  le  manuscrit. 

5.  [Lâchement.] 

6.  [Lâcheté.] 

7.  [L'orgueil.] 

8.  [L'orgueil.] 

9.  [L'abattement.] 

10.  Cf.  Entretien  avec  M.  de  Saci  :  «  L'un  remarquant  quelques  traces 
de  sa  première  grandeur,  et  ignorant  sa  corruption,  a  traité  la  nature 
comme  saine  et  sans  besoin  de  réparateur,  ce  qui  le  mène  au  comble 


SECTION  VII.  353 

stoïqucs  et  des  épicuriens ,  des  dogmatistes  et  des 
académiciens,  etc. 

La  seule  religion  chrétienne  a  pu1  guérir  ces  deux 
vices,  non  pas  2  en  chassant  l'un  par  l'autre,  par  la 
sagesse  de  la  terre,  mais  en  chassant  l'un  et  l'autre, 
par  la  simplicité  de  l'Evangile.  Car  elle  apprend  aux 
justes,  qu'elle  élevé  jusqu'à  la  participation  de  la 
divinité  même,  qu'en  ce  sublime  état  ils  portent 
encore  la  source  de4  toute  la  corruption,  qui  les 
rend  durant  toute  la  vie"  sujets  à  l'erreur,  à  la 
misère,  à  la  mort,  au  péché  ;  et  elle  crie  aux 
plus  impies  qu'ils  sont  capables  de  la  grâce  de  leur 
Rédempteur.  Ainsi6,  donnant  à  trembler  [à]  ceux 
qu'elle  justifie,  et7  consolant  ceux  qu'elle  condamne, 
elle  tempère 8  avec  tant  de  justesse  la  crainte  avec 
l'espérance,  par   cette  double  capacité  qui  est  com- 


de  la  superbe  ;  au  lieu  que  l'autre,  éprouvant  la  misère  présente  et 
ignorant  la  première  dignité  traite  la  nature  comme  nécessairement 
infirme  et  irréparable  ce  qui  le  précipite  dans  le  désespoir  d'arriver  à 
un  véritable  bien,  et  de  là  dans  une  extrême  lâcheté.  Ainsi  ces  deux 
états  qu'il  fallait  connaître  ensemble  pour  voir  toute  la  vérité,  étant 
connus  séparément,  conduiront  nécessairement  à  l'un  de  ces  deux 
vices,  l'orgueil  et  la  paresse.  » 
i .   [Enseigner  de.] 

2.  [Ce  chasser]  l'un  par  l'autre  [comme]  la  sagesse  de  la  terre,  mais 
[de  chasser]  l'un  et  l'autre  par  la  [sagesse.] 

3.  Jusqu'  en  surcharge. 

4.  [Toute]  la  source  de  [la]  corruption. 

5.  Page  374  du  manuscrit —  [Esclaves.] 

G.  [Faisant]  trembler  [les  uns]  ;  puis  ceux  qu'elle.  Pascal  a  négligé 
d'ajouter  à  lorsqu'il  a  remplacé  faisant  par  donnant.] 

7.   [Espérance  aux  autres.] 

S.  [Toutes  choses]  avec  tant  de  justesse  [par  cette  capacité  commune 
à  tous  et  de  la  grâce  et  du  péché,  qu'elle  intimide  l'élévation  ainsi  qu'elle 
élève  [grandeur  et  sainteté  des  justes  et  qu'elle  console  l'humiliation  des 
autres  [ceux  qu'elle  humilie  par  cette  double  capacité.] 

pensées.  H  —  23 


3o4  PENSEES. 

mune  à  tous  et  de  la  grâce  et  du  péché1,  qu'elle 
abaisse  infiniment  plus  que  la  seule  raison  ne  peut 
faire,  mais  sans  désespérer  ;  et  qu'elle 2  élève 3  infini- 
ment plus  que  l'orgueil  de  la  nature,  mais  sans 
enfler v  :  faisant  bien  voir  °  par  là  qu'étant  seule 
exempte  d'erreur  et  de  vice,  il  n'appartient  qu'à  elle 
et  d'instruire  et  de  corriger  les  hommes. 

Qui  peut  donc  refuser  à  ces  célestes  lumières  de 
les  c  croire  et  de  les  adorer  ?  Car  n'est-il  pas  plus 
clair  que  le  jour  que  nous  sentons  en  nous-mêmes 
des  caractères  ineffaçables  d'excellence?  et  n'est-il 
pas  aussi  véritable  que  nous  éprouvons  à  toute 
heure 7  les  effets  de  notre  déplorable  condition  p  Que 
nous  crie  donc  ce  chaos  et  cette  confusion  mons- 
trueuse, sinon  la  vérité  de  ces  deux  états,  avec  une 
voix  si  puissante, qu'il  est  impossible  de  résister8  :} 

244]  436 

Faiblesse.  —  Toutes  les  occupations  des  hommes 
sont  à  avoir  du  bien  ;  et  ils  ne  sauraient  avoir  de 
titre  pour  montrer  qu'ils  le  possèdent  par  justice, 


1.  [C'est  donc  elle  seule  qui  apprend  [donne  la  vérité  et  la  vertu  en 
préservant  d'erreur  [et  qui  donne  le  vrai  principe  de  vivre,  qui  humilie 
sans  abattre  [désespoir.] 

2.  Infiniment  à  nature  en  surcharge. 

ô.   [Et  qui  donc  peut  seul  nous  instruire  et  nous  corriger  en  vérité.] 

4.  Par  là...  vice  surcharge. 

5.  [Seule.] 

G.   [Voir.]  ■ 

7.  [La  vérité.] 

8.  [Et  que  la  [car  en.] 

436 
Cf.  B.,  7;   C,  20;   P.  II.,   XXV,    i3;    Bos.,  I,  vi,  18;    Fauc,  II,  88; 
IIav.,  J1I,   12;  Moi..,  I,  (J9  ;  JNiicu.,  ôio. 


SECTION  VIL  355 

car  ils  n'ont  que  la  fantaisie  des  hommes,  ni  force 
pour  le  posséder  sûrement.  Il  en  est  de  même  de  la 
science,  car  la  maladie  l'ôte1.  Nous  sommes  inca- 
pables et  de  vrai  et  de  bien. 

/ji  5]  436  bis 

Toutes  les  occupations  des  hommes  sont  à  avoir 
du  bien  ;  et  ils  n'ont  ni  titre  pour  le  posséder  jus- 
tement, ni  force  pour  le  posséder  sûrement  ;  de 
même  la  science,  les  plaisirs.  Nous  n'avons  ni  le 
vrai,  ni  le  bien. 

487]  .437 

Nous  souhaitons  la  vérité,  et  ne  trouvons  en  nous2 
qu'incertitude. 

Nous  recherchons  le  bonheur,  et  ne  trouvons  que 
misère  et  mort. 

Nous  sommes  incapables  de  ne  pas  souhaiter  la 
vérité  et  le  bonheur,  et  sommes  incapables  ni  de 
certitude  ni  de  bonheur.  Ce  désir  nous  est  laissé, 
tant  pour  nous  punir,  que  pour  nous  faire  sentir 
d'où  nous  sommes  tombés3. 

1.  [Et  donc  nous  n'aurons  ni  le  vrai.] 

436  bis 
Cf.  B.,  464;  C.,  263;  Bos  ,  I,  ti,  18;  Faug.,  II,  88;  Mien.,  666. 

437 

Cf.  B.,  i95  ;  C,  6  ;  P.  R.,  XXI,  2  ;  Bos.,  II,  1,  2  ;  Faug.,  II,  SS  ;  Hat., 
VIII,  G;  Mol.,  I,  296;  Mich.,  858. 

2.  [Que  ténèbres  ou  mensonges.] 

3.  M.  Molinier  donne  la  leçon  effondrés» 


356  PENSÉES. 

485]  438 

Si  l'homme  n'est  fait  pour  Dieu,  pourquoi  n'est- 
il  heureux  qu'en  Dieu 1  P  si  l'homme  est  fait  pour 
Dieu,  pourquoi  est-il  si  contraire  à  Dieu? 

377]  439 

Nature  corrompue.  —  L'homme  n'agit2  point 
par  la  raison,  qui  fait  son  être3. 

Première  copie  35a]  440 

La  corruption  de  la  raison  parait  par  tant  de  dif- 
férentes et  extravagantes  mœurs  ;  il  a  fallu  que  la 
vérité  soit  venue,  afin  que  l'homme  ne  véquit  plus 
en  soi-même. 


438 

Cf.  H.,  io5;  C,  G;  P.  R.,  XXI,  3;  Bos.,  IT,  i,3;  Faug.,  II,  90;  H 
VIII,  11;  Mot..,  I,  08;  Mich.,  853. 


vt 


1.  Souvenir  de  saint  Augustin  :  «Tu nous  as  faits  pour  toi,  et  notre 
cœur  est  dans  l'inquiétude  jusqu'à  ce  qu'il  se  repose  en  toi.  »  (Confes- 
sions, I,  1.) 

439 

Cf.  B.,  3oi;    C,  5a3;  Faug.,  II,  79;    Hav.,   XXV,    27;    Mol.,    I,   CS; 
Mich.,  567. 

2.  [PlUS.] 

3.  La  raison  fait  l'être  de  l'homme,  selon  Pascal,  mais  en  principe, 
dans  l'état  de  nature  absolu,  c'est-à-dire  avant  la  chute  de  la  créature. 
La  raison  était  alors  toute  droite  ;  depuis  elle  est  pervertie  et  aban- 
donnée. —  La  Rochefoucauld  a  dit  :  «  Nous  n'avons  pas  assez  de  force 
pour  suivre  îoute  notre  raison.  »  (J\Iax.}  62.) 

440 
Cf.  C,  307;  Faug.,  II,  108;  Hav.,  XXV,  90;  Mot.,  I,  aS5  ;  Mich.,  9^6. 


SECTION  VII.  357 

Première  Copie  2  56]  441 

Pour  moi,  j'avoue  qu'aussitôt  que  la  religion 
chrétienne  découvre  *  ce  principe,  que  la  nature  des 
hommes  est  corrompue  et  déchue  de  Dieu,  cela 
ouvre  les  yeux  à  voir  partout  le  caractère 2  de  cette 
vérité  ;  car  la  nature  est  telle,  qu'elle  marque  par- 
tout un  Dieu  perdu,  et  dans  l'homme,  et  hors  de 
l'homme,  et  une  nature  corrompue. 

487]  44a 

3 La  vraie  nature  de  l'homme,  son  vrai  bien,  et  la 
vraie  vertu,  et  la  vraie  religion,  sont  choses  dont  la 
connaissance  est  inséparable. 

75J  443 

Grandeur,   misère*.    —    A   mesure   qu'on   a   de 


441 

Cf.  C,  472;  P.  R.,  III,  i4;  Bos.,  II,  y,  5;  Faug.,  II,  i58;  Hav.,  XII, 
10;  Mol.,  I,  287;  Mich.,  928. 

1.  «  Qui  découvre  mieux  la  faiblesse  humaine  que  la  religion?  » 
(Charron,  De  la  Sagesse,  livre  I,  ch.  xxxvn.) 

2.  Au  sens  original  d'empreinte  et  de  marque.  Cf.  Prière  pour 
demander  à  Dieu  le  bon  usage  des  maladies  :  «  Vous  seul  avez  pu  créer 
mon  âme  ;  vous  seul  pouvez...  y  réimprimer  votre  portrait  effacé, 
c'est-a-dire  Jésus-Christ  mon  Sauveur,  qui  est  votre  image  et  le  carac- 
tère de  notre  substance.  »  (Ch.  iv.)  Cf.  fr.  '608. 

442 

Cf.  B.,  i93 ;  C,  4;  P.  R.,  II,  2;  Bos.,  II,  iv,  a;  Faug.,  II,  i^i  ;  Hav., 
XI,  2;  Mol.,  I,  279;  Mich.,  863. 

3.  Fragment  écrit  d'abord  au  crayon,  et  repassé  à  l'encre. 

443 

Cf.  B.,  356;  C,  3i2^Faug.,  11,86;  Mol.,  I,  65;  Mich.,  208. 

l\.  [Deux  natures.] 


358  PENSÉES. 

lumière,  on  découvre  plus  de  grandeur  et  plus  de 
bassesse  dans  l'homme.  Le  commun  des  hommes *  —  ; 
ceux  qui  sont  plus  élevés,  les  philosophes  :  ils 
étonnent  le  commun  des  hommes  ;  — les  chrétiens  : 
ils  étonnent  les  philosophes. 

Qui  s'étonnera  donc  de  voir  que  la  religion  ne  fait 
que  connaître  à  fond  ce  qu'on  reconnaît  d'autant 
plus  qu'on  a  plus  de  lumière? 

15]  444 

Ce  que  les  hommes,  par  leurs  plus  grandes  lu- 
mières, avaient  pu  connaître,  cette  religion  l'ensei- 
gnait à  ses  enfants. 

Première  copie  877]  445 

Le  péché  originel  est  folie  devant  les  hommes, 
mais  on  le  donne  pour  tel  ;  vous  ne  me  devez  donc 
pas  reprocher  le  défaut  de  raison  en  cette  doctrine, 
puisque  je  la  donne  pour  être  sans  raison.  Mais  cette 
folie  est  plus  sage  que  toute  la  sagesse  des  hommes, 
sapienlius  est  kominibus2  ;  car,  sans  cela,  que  dira- 
t-on  qu'est  l'homme  ?  Tout  son  état  dépend  de  ce 
point  imperceptible  ;  et  comment  s'en  fût-il  aperçu 

1 .  [Les  philosophes.] 

444 
Cf.  B.,  118;  C.,   194;   Faug.,  II,  369;  Hav.,  XXV,  52;  Mot..,   I,  390; 

MlGH.,     II 3. 

445 

Cf.  G.,  335;   P.  R.,  III,  9;  Bos.,  II,  y,  4;  Faug.,  II,  106;  Hav.,  XII, 
7;  Mol.,  I,  293;  Mien.,  903. 

2.  I,  Cor.,  25  :  Quia  quod  stullum  est  Dei,  sapientius  est  hominibus  ; 
<■!  quod  infwmum  est  Dei,  fortius  est  Itominibus. 


SECTION  VIL  359 

par  sa  raison,  puisque  c'est  une  chose  contre  la  rai- 
son, et  que  sa  raison,  bien  loin  de  l'inventer  par  ses 
voies,  s'en  éloigne  quand  on  le  lui  présente1  ? 

**267]  446 

Du  péché  originel.  Tradition  ample 2  du  péché  ori- 
ginel selon  les  juifs. 

Sur  le  mot  de  la  Genèse,  vin  :  la  composition  du 
cœur  de  l'homme  est  mauvaise  dès  son  enfance.  R. 
Moïse  Haddavschan  :  Ce  mauvais  levain  est  mis  dans 
l'homme  dès  l'heure  où  il  est  formé3. 

Massechet  Succa  :  Ce  mauvais  levain  a  sept  noms* 
dans  l'Ecriture  ;  il  est  appelé  mal,  prépuce,  immonde, 
ennemi,  scandale,  cœur  de  pierre,  aquilon  :  tout  cela 
signifie  la  malignité  qui  est  cachée  et  empreinte  dans 
le  cœur  de  l'homme5, 

1.   «  C'est  aux  chrestvens  une  occasion  de  croire,  que  de  renoon- 


que 


trer  une  chose  incroyable  ;   elle  est  d'autant  plus  selon  raison,  qu'elle 
est  contre  l'humaine  raison  :  si 
plus  miracle.  »  (Mont.,  Apol.) 


est  contre  l'humaine  raison  :  si  elle  estoit  selon  raison,   ce  ne  seroit 


446 

Cf.  B.,  142;  G.,  172;  Faug.,  II,   206;  Hav.,  XXV,  i44;   Mol.,  I,  297  ; 
Mien.,  540. 

2.   Ample  addition  autographe  de  Pascal  au  titre  écrit  sous  sa  dictée. 

0.  Ce  fragment  nous  a  conservé  las  notes  dictées  d'après  le  Purjio 
Fidei,  IIIe  partie,  dist.  II,  ch.  vi  ;  De  peccaio  originali,  de  multipliai 
denominatione  et  ejj'cctibus  ejus.  ($  2)  :  «  Vocatur  îiamque  fomes 
sive  originale peccatum,  plasma  vel  iiginentum  malum.  Unde  R.  Moseh 
Haddarschan  dicit  in  Bereschit  rabbe  super  illud  Gènes.  VIII,  v.  21  : 
Quoniam  figmentum  cordis  hominis  malum  ab  adolescentia  vel  a 
pueritia  sua.  » 

4.  Dans  l'Ecriture,  il  est  appelé  addition  autographe  de  Pascal. 

5.  «  Leyiiur  quoque  in  Massechet  Succa...  Tradidit  R.  Esra  quod 
septem  nomina  habe-t  jiy  mentaux  malum.  Suivent  les  citations  dont  Pascal 


360  PENSÉES. 

Misdrach  Tillim  dit  la  même  chose,  et  que  Dieu  déli- 
vrera la  bonne  nature  de  l'homme  de  la  mauvaise1. 

Cette  malignité  se  renouvelle  tous  les  jours  con- 
tre l'homme,  comme  il  est  écrit  Ps.  xxxvn:  «  L'im- 
pie observe  le  juste,  et  cherche  à  le  faire  mourir  ; 
mais  Dieu  ne  l'abandonnera  point.  »  Cette  malignité 
tente  le  cœur  de  l'homme  en  cette  vie,  et  l'accusera 
en  l'autre.  Tout  cela  se  trouve  dans  le  Talmud2. 

Misdrach  Tillim  sur  le  Ps.  iv  :  «  Frémissez,  et  vous 
ne  pécherez  point  »  :  Frémissez,  et  épouvantez  votre 
concupiscence,  et  elle  ne  vous  induira  point  à  pé- 
cher. Et  sur  le  Ps.  xxxvi  :  «  L'impie  a  dit  en  son 
cœur  :  Que  la  crainte  de  Dieu  ne  soit  point  devant 
moi  »  ;  c'est-à-dire,  que  la  malignité  naturelle  à 
l'homme  a  dit  cela  à  l'impie3. 

Misdrach  cl  Kohelet.  «  Meilleur  est  l'enfant  pau- 
vre et  sage  que  le  roi  vieux  et  fol  qui  ne  sait  pas  pré- 
voir l'avenir.  »  L'enfant  est  la  vertu,  et  le  roi  est  la 


traduit  le  nom  caractéristique  :  maîum  (Gen.,  VIII,  21)  ;  prssputium 
(Deutér.,  X,  16)  ;  immundum  (Psalm.,  LI,  12)  ;  inimicum  (Prov.,  XXV, 
21)  ;  scandalum  (Isaïe,  LVII,  i4)  ;  Cor  lapidis  (Ezéch.,  XXXVI,  26)  ; 
Aquilorum  (Joël,  II,  20)  :  «  id  est  figmentum  malum  quod  est  latens> 
et  stans  in  corde  hominis.  »  (F.  p.  464.) 

1.  Addition  en  marge  de  la  main  de  Pascal. 

2.  «  Dixit  [Risch  Lakis]  fiçmentum  hominis  quotidie  nititur  contra' 
eum  et  quaerit  mortificare  ipsum,  sicut  dicitur  Psal.  XXXVII,  v.  32  : 
Impius  observât  justum,  et  quaerit  ipsum  mortificare...  Dominus  non 
derelinquet  illum  in  manibus  ejus...  Dixit  R.  Jonathan  :  Figmentum 
malum  instigat  hominera  in  sœculo  isto  et  testatur  contra  ipsum  in 
saeculo  futuro,  sicut  dictum  est  Proverb  XXIX ,  v.  21.  » 

3.  «  De  praedicta  materia  etiam  legitur  in  Misdrasch  Tillim  super 
illud  Psal.  IV,  vers.  5  :  Fremite  et  non  peccabitis...  Scriptum  quoque  est 
super  hanc  eamdam  materiam  in  Psalm.  XXXVI,  v.  2.  Dixit  culpa- 
bili  impio  in  medio  cordis  mei  non  sit  timor  Dei  coram  oculis  ejus... 
quod  culpabilis,  id  est  :  figmentum  malum  dixit  impio.    » 


SECTION  VIL  361 

malignité  de  l'homme1.  Elle  est  appelée2  roi,  parce 
que  tous  les3  membres  lui  obéissent,  et  vieux,  parce 
qu'il  est  dans  le  cœur  de  l'homme  depuis  l'enfance 
jusqu'à  la  vieillesse  ;  et  fol,  parce  qu'il  conduit 
l'homme  dans  la  voie  de  [perdition]*  qu'il  ne  prévoit 
point3. 

La  même  chose  est  dans  Misdrach  Tillim. 

Bereschit  Rabba  sur  le  Ps.  xxxv  :  «  Seigneur,  tous 
mes  os  te  béniront,  parce  que  tu  délivres  le  pauvre 
du  tyran  »  :  Et  y  a-t-il  un  plus  grand  tyran  que  le 
mauvais  levain  ?  —  Et  sur  les  Prov.  xxv  :  «  Si  ton 
'ennemi  a  faim,  donne-lui  à  manger»  ;  c'est-à-dire, 
si  le  mauvais  levain  a  faim,  donnez-lui  du  pain  de 
la6  sagesse,  dont  il  est  parlé  Prov. ,  ix  ;  et  s'il  a  soif, 
donnez-lui  de  l'eau  dont  il  est  parlé  Is.,  lv\ 


i  .   [La  vieille  ;  elle  est  appelée  le  vieux.] 

2.  [La  vieille  [le  vieux.] 

3.  [Hommes.] 

(x.  Le  manuscrit  porte  condition  ;  le  fragment  ayant  été  dicté,  il  est 
légitime  de  soupçonner  une  erreur  que  Pascal  aurait  laissé  échapper 
en  relisant,  et  d'écrire  avec  Faugère  perdition. 

5.  «  Id  idem  quoque  habetur  in  Midrasch  Kohelet  super  illud  Eccle- 
siastœ  IV,  v.  i3  :  Melior  est  puer  pauper  et  sapiens  quam  rex  senex  et 
stultus  sive  insipiens,  qui  nescit  cavere  in  posterum.  Puer  pauper  et 
sapiens  Est  figmenium  bonum...  Quam  re-c  senex,  et  insipiens  :  Hoc  est 
figmentuni  malum.  Et  cur  vocat  id  regem  :  qui  a  omnes  obediunt  illi. 
Et  ob  quam  non  vocat  id  senem  quia  copulatur  homini  atque  conjun- 
gitur  ab  inlantia  ejus  usque  ad  senectutem  ipsius.  Et  quare  vocat  id 
insipientem  I  Quia  docet  honiinem  viam  nialam  quam  nescit...  Adhuc 
tlegitur  in  Midrasch  Tillim  super  Psalm.  IX.  » 

6.  [Loi.] 

7.  «  Et  ipsum  est  de  quo  ait  Daniel  Psal.  XXXV,  v.  10  :  Omnia 
'ossa  mea,  Domine,  dicunt,  quis  sicut  tu  ?  Eripiens  pauperem,  vel 
humilem  a  validiore,  pauperem  scilicet  et  inopem  a  direptore  suo. 
Dixit  R.  Acha,  Et  numquid  direptor  aliquis  est  major  quam  figmenium 


361  PENSÉES. 

Misrfrach  Tillim  dit  la  même  chose  ;  et  que  l'Ecri- 
ture en  cet  endroit,  en  pariant  de  notre  ennemi,  en- 
tend le  mauvais  levain  :  et  qu'en  lui  [donnant]  *  ce 
pain  et  cette  eau,  on  lui  assemblera  des  charbons 
sur  la  tête". 

Misdrach  el  Kohelel,  sur  YEccL,  ix  :  «  Un  grand 
roi  a  assiégé  une  petite  ville.  »  Ce  grand  roi  est  le 
mauvais  levain,  les  grandes  machines  dont  il  l'en- 
vironne sont  les  tentations,  et  il  a  été  trouvé  un 
homme  sage  et  pauvre  qui  l'a  délivrée,  c'est-à-dire 
la  vertu3. 

Et  sur  le  Ps.  xli  :  «  Bienheureux  qui  a  égard  aux 
pauvres4.  » 

Et  sur  le  Ps.  lxxviii  :  «  L'esprit  s'en  va  et  ne  re- 
vient plus  »  ;  d'où  quelques-uns  ont  pris  sujet  d'er- 
rer contre  l'immortalité  B  de  l'âme  ;  mais  le  sens  est 
que  cet  esprit  est  le  mauvais  levain,  qui  s'en  va  avec 


malum?  Et  super  ipso  dicit  Salomo,  Prov.  XXXV,  v.  21.  Si  esurïat 
hostis  tuus,  ciba  illum  pane,  îd  est  pane  legis  de  quo  dictum  est  Prov. 
IX,  v.  5.  Venite,  cibate  cura  pane  raeo,  etc.  Si  fuerit  sitiens,  pota 
illum  aquis,  aquis  scilicet  legis,  de  quibus  dictum  est.  Ecc.  LV,  v.  I  » 

1.  Donnant  n'est  pas  dans  le  manuscrit. 

2.  Commentaire  do  il.  Samuel  sur  le  passage  précité  (Prov.  XXV)  : 
«  De  figmento  malo  loquitur  Scriptura...  Diarit  R.  Samuel:  Si  steterit 
contra  le  jigmcntum  malum pasce  ipsum  pane  legis...  quia  primas  susci- 
pies  super  caput  ejus.  » 

3.  «  In  Misera scb  Kobeîet  taliter  scriptum  est  super  illud  Ecclesiastœ, 
IX,  v.  i4  ;  Civitas  parva  est7  et  venit  ad  eam  rex  magnus  et  circum- 
dedit  eam.  Hoc  estfujmenlum  malum...  Et  aedificavit  contra  eam  muni- 
tiones  magnas.  Hse  sunt  insidiœ  el  circumventionesy  sive  obsidiones  in 
{yro.  Et  inventus  est  in  ea  vir  pauper  sapiens,  hoc  est  Jigmentum 
malum.  » 

';.    \  ers  1  :  «  Beatus  intelligens  ad  pauperem.  » 

o.  Le  manuscrit  porte,  écrit  sous  la  dictée  de  Pascal,  les  mortalités. 


SECTION  VII.  363 

l'homme  jusqu'à  la  mort,  et  ne  reviendra  point  en 
la  résurrection1. 

Et  sur  le  Ps.  cm2,  la  même  chose. 

Et  sur  le  Ps.  xvi3. 


38i 


447 


Dira-t-on  que  pour  avoir  dit  que  la  justice  est  par- 
tie de  la  terre,  les  hommes  aient  connu  le  péché  ori- 
ginel? —  Nemo  ante  obitum  beatus  est1"  ;  c'est-à-dire 


i.  Yers.  39:  «  Spiritus vadens  et  non  rediens...  Opinati  sunt  quidem 
dicentes  hinc  quod  mortui  non  erunt  viventes...  Sed  hoc  est  figmentum 
inalmn  quod  vadit  cum  homine  in  hora  mortis  ejus,  et  non  revertetur 
eum  ipso  in  hora  qua  mortui  résurgent.  » 

2.  Verset  i4  :  «  Quoniam  ipse  novit  figmentum  nostrum.  » 

3.  Verset  2  :  «  Dixi  Domino  meus  es  tu  :  Bonitas  mea  niliil  ad  te.  » 
—  Les  Copies  ajoutent  ce  titre  :  Principes  des  Rabbins.  — Deux  Messies. 

447 

Cf.  B.,  /ji9;  C,  393;  Faug.,   H,    101;  Hat.,  XXV,  35;  Mol.,  T,  296; 
Mich.,  609. 

lx.  Le  chapitre  18  du  Premier  Livre  des  Essais,  intitulé  :  Qu'il 
ne  fault  iuger  de  nostre  heur  qu'aprez  la  mort,  débute  par  ces  vers 
d'Ovide  (Métamorphoses,  III,  i35)  : 

Scilicet  ultima  semper 
Exspectanda  dies  homini  est  ;  dicique  beatus 
Ante  obitum  nemo  supremaque  funera  débet. 
Montaigne  dit  ailleurs  :  «  Aristote,  qui  remue  toutes  choses,  s'enquiert 
sur  le  mot  de  Solon  que  «  Nul  avant  mourir  ne  peult  estre  dict  heu- 
reux »  si  celuy  la  mesme  qui  a  vescu,  et  qui  est  mort  à  souhait,  peult 
estre  dict  heureux  si  sa  renommée  va  mal,  si  sa  postérité  est  misérable. 
Pendant  que  nous  nous  remuons,  nous  nous  portons  par  préoccupation 
où  il  nous  plaist  ;  mais  estant  hors  de  l'estre,    nous  n'avons   aucune 
communication  avec  ce  qui  est  :  et  serait  meilleur  de  dire  à  Solon  que 
iamais  homme  n'est  donc  heureux  puisqu'il  ne  l'est  qu'aprez  qu'il  n'est 
plus  »   (I,  3).    Pascal    avait  dû  lire  également  dans  VAugustinus  (de 
Statu  naturœ  lapsse,  lib.  II,  ch.  i)uu  fragment  de  VHortensius  de  Cicé- 
ron,  cité  d'après  saint  Augustin  :  a  En  punition   de   crimes   commis, 


364  PENSÉES. 

qu'ils  aient  connu  qu'à  la  mort  la  béatitude  éternelle 
et  essentielle  commence? 

•44o]  448 

[Miton] '  voit  bien  que  la  nature  est  corrompue, 
et  que  les  bommes  sont  contraires  à  l'honnêteté  ; 
mais  il  ne  sait  pas  pourquoi  ils  ne  peuvent  voler 
plus  haut. 

*442]  449 

Ordre.  —  Après  la  corruption,  dire  :  il  est  juste 
que  tous  ceux  qui  sont  en  cet  état  le  connaissent, 
et2  ceux  qui  s'y  plaisent,  et3  ceux  qui  s'y  déplaisent  ; 
mais  il  n'est  pas  juste  que  tous  voient  la  rédemp- 
tion4. 


dans  une  vie  antérieure,  les  hommes  subissaient  un  supplice  analogue 
à  celui  qu'avaient  imaginé  des  bandits  étrusques  ;  ils  attachaient  des 
vivants  à  des  morts,  et  c'est  de  la  même  façon  que  nos  âmes  sont 
attachées  à  nos  corps.  »  , 

448 

Cf.  B.,  366;  C  ,  3a3;  Facg.,  I,  iq5;  Hav.,  XXV,  92  bis\  Mot.,  I,  293; 

MlGH.,    747. 

1.  Le  fragment  a  été  dicté,  sans  doute  à  un  domestique  qui  a  écrit 
Marton.  M.  Faugère  a  rétabli  la  vraie  leçon. 

449 
Cf.  B.,  255;  G.,  471;  Bos.,  II,  xvn,  10;  Faog,  II,  389;  Hav.,  XXIV, 
10  ter;  Mol.,  II,  64;  Migh.,  769. 

2.  Et  surcharge. 

3.  Et  surcharge. 

4.  [Mais.]  —  Cf.  fr.  43o  :  «  Il  n'était  donc  pas  juste  qu'il  parût 
d'une  manière  manifestement  divine,  et  absolument  capable  de  con- 
vaincre tous  les  hommes.  » 


SECTION   VU.  365 

65]  450 

Si  Ton  ne  se  connaît  plein  de  superbe,  d'ambition, 
de  concupiscence,  de  faiblesse,  de  misère  et  d'injus- 
tice, on  est  bien  aveugle.  Et  si,  en  le  connaissant1, 
on  ne  désire  d'en  être  délivré,  que  peut-on  dire  d'un 
homme...  ? 

Que  peut-on  donc  avoir  que  de  l'estime  pour  une 
religion  qui  connaît  si  bien  les  défauts  de  l'homme, 
et  que  du  désir  pour  la  vérité  d'une  religion  qui  y 
promet2  des  remèdes  si  souhaitables? 

*467]      ...  451 

Tous  les  hommes3  se  haïssent  naturellement1  l'un 
l'autre.  On  s'est  servi  comme  on  a  pu  de  la  concu- 
piscence B  pour  la  faire  servir  au  bien  public 6  ;  mais 
ce  n'est  que  [feinte] 7  et  une  fausse  image  de  la  cha- 
rité ;  car  au  fond  ce  n'est  que  haine. 


450 

Cf.  B.,  35o;C,  3oh;  P.  R.,  II,  i3;Bos.,IÏ,  iv,  xi:  Fato.,11.  17;  II av., 
XI,  11;  Mol.,  1,  285;  Mien.,  184. 

1.  En  le  connaissant  surcharge. 

2.  [De  si  heureux.] 

451 

Cf.  B.,  108;  C,  i*23;  Bos.,  suppl.,  19";  Faug.,  I,  225;  Hav.,  XXIV,  So; 
Moi..,  I,  io5;  Mien.,  833. 

3.  [Naissent.] 

[\.   [Les  uns  les  autres.] 

5.   [Voulant.] 

G.   Cf.  f'r.  4o2  et  4o3. 

7.  Le  manuscrit  donne  feindre,  mais  le  fragme.it  ayant  été  dicté, 
il  est  vraisemblable  qu'il  y  a  lieu  d'écrire  Jeintc,  comme  ont  fait  Fau- 
gère;  Havet  et  M.  Molinier.  M.  Michaut  conserve  feindre. 


3tH>  PENSÉES. 

Plaindre  les  malheureux  n'est  pas  contre  la  con- 
cupiscence ;  au  contraire,  on  est  bien  aise  d'avoir  à 
rendre  ce  témoignage  d'amitié,  et  à  s'attirer  la  répu- 
tation de  tendresse,  sans  rien  donner  \ 

465]  453 

On  a2  fondé  et  tiré  de  la  concupiscence  des  règles 
admirables  de  police,  de  morale  et  de  justice  ;  mais 
dans  le  fond,  ce  vilain  fond  de  l'homme,  cejîgmentum 
malum3,  n'est  que  couvert  :  il  n'est  pas  ôté4. 


452 

Cf.  B.,  36p;  G.,  3a4;  P.  R.,  XXIX,  33;  Bos.,  T,  ix,  37;  Faus.,  I,  2o5  ; 
Hat.,  VI,  34;  Mol.,  I,  io5;  Mica.,  738. 

1.  La  Rochefoucauld  a  exprimé  sous  trois  formes  différentes  une 
pensée  analogue  :  «  Dans  l'adversité  de  nos  meilleurs  amis,  nous 
trouvons  quelque  chose  qui  ne  nous  déplaît  pas.  »  (ire  édit.,  suppri- 
mée dans  les  suivantes.)  «  Nous  nous  consolons  aisément  des  disgrâces 
de  nos  amis,  lorsqu'elles  servent  à  signaler  notre  tendresse  pour  eux.  » 
(ire  édit.  et  les  suiv.).  «  Il  y  a  souvent  plus  d'orgueil  que  de  bonté  à 
plaindre  les  malheurs  de  nos  ennemis  :  c'est  pour  leur  faire  sentir  que 
nous  sommes  au-dessus  d'eux  que  nous  leur  donnons  des  marques  de 
compassion.  »  (5e  édit.) 

453 
Cf.  B.,  108;  C,  i33;  Bos.,  suppl.,  19;  Fa*g.,  I,  325  ;  Hat.,  XXIV,  81; 
Mot.,  I,  io5;  Micb.,  828. 

2.  [Fait.] 

o.  Psaume  Cil,  i3:  Quomodo  mlseretur  pater  fdiorum,  miser  tus  est 
Dominus  timentibus  se}  i4,  quoniam  ipse  cognovit  figmentum  nostrum  : 
recordatus  est  quoniam  pulvis  sumus.  Cf.  les  commentaires  des  Rabbins 
recueillis  par  Pascal  au  fr.  446. 

4.  Pascal  se  souvenait  de  la  définition  que  Miton  donnait  de 
l'honnêteté-  c'est  un  «  amour-propre  bien  réglé  ».  Nicole  s'est  ins- 
piré de  ces  conceptions  de  Pascal  dans  son  traité  de  la  Civilité  chré- 
tienne (Essais  de  Morale,  t.  II,  p.  11G  sqq.) 


SECTION  VII.  367 


67]  454 

Injustice.  —  Ils 1  n'ont  pas  trouvé  d'autre  moyen 
de  satisfaire  la  concupiscence2  sans  faire  tort  aur 
autres. 

75]  455 

Le  moi3  est  haïssable:  vous,  Miton,  le  couvrez, 
vous  ne  Fôtez  pas  pour  cela  ;  vous  êtes  donc  tou- 
jours haïssable.  —  Point,  car  en  agissant,  comme 
nous  faisons,  obligeamment  pour  tout  le  monde,  on 


454 

Cf.  B.,  21;  G.,  /lo  ;  Faug.,  II,  i3o;  Moi.,  I,  io4;  Mich.,  1S7. 

"ï".  Ils  s'interprète,  ce  nous  semble,  par  le  rapprochement  avec  les 
fragments  45i,  452,  453  et  455  ;  ce  sont  les  honnêtes  gens  suivant 
le  monde,  qui  ont  prétendu  servir  leur  concupiscence  dans  les  bornes 
de  la  justice  humaine. 

2.  [Et  de  ne  pas.] 

455 

Cf.  B  ,35o;  G.,  3o5;  P.  R.,  XXIX,  18;  Bos.,  I,  ne,  ia3;  Faug.,  I,  197; 
Hav.,.  VI,   20;  Mol.,  I,  128;  Mich.,   207. 

3.  Port-Royal  ajoute  ce  commentaire  :  «  Le  mot  mol  dont  l'auteur 
se  sert  dans  la  pensée  suivante  ne  signifie  que  l'amour-propre.  C'est 
un  terme  dont  il  avait  accoutumé  de  se  servir  avec  quelques-uns  de 
ses  amis.  »  Et  la  Logique  de  Port-Royal  reprend  cette  pensée  :  «  Feu 
M.  Pascal,  qui  savait  autant  de  véritable  rhétorique  que  peTsonue  en 
ait  jamais  su,  portait  cette  règle  [de  ne  point  de  parler  de  sol]  jusques  à 
prétendre  qu'un  honnête  homme  devait  éviter  de  se  nommer  et  même 
de  se  servir  des  mots  de  Je  et  de  moi,  et  il  avait  accoutumé  de  dire  à  ce 
sujet  que  la  piété  chrétienne  anéantit  le  mol  humain  et  que  la  civilité 
humaine  le  cache  et  le  supprime.  »  (lil,  19.)  C'était  un  précepte  de 
V honnêteté  suivant  Méré  et  Miton,  de  ne  point  dire  je,  mais  on.  D'autre 
part  Saint-Cyran  commande  :  «  Ne  dites  jamais  mien}  mais  nôtre.  » 
(Lettres  II,  xvi.)  En  apparence  les  deux  formules  se  ressemblent; 
mais  Pascal  marque  la  différence. 


368  PENSÉES. 

n'a  plus  sujet  de  nous  haïr.  —  Cela  est  vrai,  si  on 
ne  haïssait  dans  le  moi  que  le  déplaisir  qui  nous  en 
revient.  Mais  si  je  le  hais  parce  qu'il  est  injuste,  qu'il 
se  fait  centre  du  tout,  je  le  haïrai  toujours. 

En  un  mot,  le  moi  a  deux  qualités  :  il  est  injuste 
en  soi,  en  ce  qu'il  se  fait  centre  du  tout  ;  il  est  in- 
commode aux  autres,  en  ce  qu'il  les  veut  asservir: 
car  chaque  moi  est  l'ennemi  et  voudrait  être  le  tyran 
de  tous  les  autres.  Vous  en  ôtez  l'incommodité,  mais 
non  pas  l'injustice1  ;  et  ainsi  vous  ne  le  rendez2  pas 
aimable  à  ceux  qui  en  haïssent  l'injustice  :  vous  ne 
le  rendez  aimable  qu'aux  injustes,  qui  n'y  trouvent 
plus  leur  ennemi  ;  et  ainsi  vous  demeurez  injuste  et 
ne  pouvez  plaire  qu'aux  injustes 3. 

329]  456 

Quel  dérèglement  de  jugement,  par  lequel  il  n'y  a 
personne  qui  ne  se  mette  au-dessus  de  tout  le  reste  du 
monde,  et  qui  n'aime  mieux  son  propre  bien4,  et  la 
durée  de  son  bonheur,  et  de  sa  vie,  que  celle  de  tout 
le  reste  du  monde  ! 


1.  [Ce   qui.] 

2.  Aimable  [<ju'à.] 

o.  «  L'homme,  de  sa  nature,  pense  hautement  et  superbement  de 
lui-même  et  ne  pense  ainsi  que  de  lui-même  :  la  modestie  ne  tend 
qu'à  faire  que  personne  n'en  souffre  ;  elle  est  une  vertu  du  dehors, 
qui  règle  ses  yeux,  sa  démarche,  ses  paroles,  son  ton  de  voix,  et  qui 
le  fait  agir  extérieurement  avec  les  autres  comme  s'il  n'était  pas  vrai 
qu'il  les  compte  pour  rien.  »  (La  Bruyère,  de  l'Homme.') 


456 
362;  Faug.,  I, 

A-  [Que  celui.] 


Cf.  B.,  393;  G.,  36a;  Faug.,  I,  i85;  Hav.,  XXV,  a  ;  Mol.,I,  48;  Mich.,' 


SECTION  VII.  369 

4oa]  457 

Chacun  est  un  tout  à  soi-même,  car,  lui  mort,  le' 
tout  est  mort  pour  soi2.  Et  de  là  vient  que  chacun 
croit  être  tout  à  tous  3.  Il  ne  faut  pas  juger  de  la 
nature  selon  nous,  mais  selon  elle. 

n5]  458 

((  Tout  ce  qui  est  au  monde  est  concupiscence  de 
la  chair,  ou  concupiscence  des  yeux,  ou  orgueil  de- 
là vie  :  libido  sentiendi,  libido  sciendi,  libido  domi- 
nandi\  »  Malheureuse  la  terre  de  malédiction  que 


457 

Cf.  B,  37o;    C,  327;   Faug.,  1,226;   Hat.,  XXV,  19;  Mot.,  I,   128; 
Mien.,   U37. 

1.  Le,  en  surcharge. 

2.  «  Nous  entraisnons  tout  avecques  nous  ;  d'où  il  s'ensuit  que 
nous  estimons  grande  chose  nostre  mort.  »  (Mont.,  II,  xm.)  Cf.  fr.  364- 

3.  L'expression  de  tout  à  tous,  au  sens  où  Pascal  l'emploie,  signifie 
exactement  le  contraire  de  ce  qu'elle  signifie  dans  le  fameux  passage 
de  saint  Paul  :  Omnibus  omnia  factus  sum,  ut  omnes  facerem  salvos 
(J.  ad  Cor.,  ix,  22).  L'Apôtre  se  considère  comme  un  moyen  tout  entier 
employé  au  salut  d'autrui  ;  l'homme  se  pose  naturellement,  suivant 
Pascal,  comme  l'unique  fin  de  tous  les  autres  individus. 

458 

Cf.  B.,  333;  C,  s84;  P.  R.,  XXVIII,    48;  Bos.,  XVII,  43;    Faug.,  I, 
a33;  Hat.,  XXIV,  '03;  Mol.,  II,  45;  Micii.,  297. 

4.  Quoniam  omne  quod  est  in  mundo  concupiscentia  carnis  est,  et  con- 
cupiscentia  oculorum,  et  superbia  vitse  :  quse  non  est  ex  Pâtre,  sed  ex 
mundo.  Pascal  traduit  ici  un  verset  de  la  première  Epître  de  saint  Jean 
(II,  16)  qui  est  devenu  le  point  de  départ  d'une  riche  littérature  reli- 
gieuse. Saint  Augustin  l'a  longuement  développé  dans  les  Confessions 
et  dans  le  Traité  de  la  véritable  religion,  traduit  par  Antoine  Arnauld. 
—  Jansénius,  dans  le  discours  sur  la  Réforme  de  l'Homme  intérieur , 

fENSÊES.  II  —  24 


370  PENSÉES. 

ces  trois i  fleuves  de  feu  embrasent  plutôt  qu'ils  n'ar- 
rosent2! Heureux  ceux  qui,  étant3  sur  ces  fleuves, 
non  pas4  plongés,  non  pas  entraînés,  mais  immo- 
biles, mais*  affermis  ;  non  pas  debout,  mais  assis 
dans  une  assiette  basse  et 6  sûre,  d'où  ils  ne  se  relèvent 
pas  avant  la  lumière,  mais  \  après  s'y  être  reposés  en 
paix,  tendent  la  main  à  celui  qui  les  doit  élever,  pour 
les  faire  tenir  debout  et  fermes  dans  les  porches  de 
la  sainte  Hiérusalem,  où  l'orgueil  ne  pourra  plus  les 
combattre  et  les  abattre  ;  et  qui  cependant  pleurent, 
non  pas  de  voir  écouler  toutes  les  choses  8  périssables 
que  les  torrents  entraînent,  mais 9  dans  le  souvenir 
de  leur  chère  patrie,  de  1*  Hiérusalem  céleste,  dont 
ils10  se  souviennent  sans  cesse  dans  la  longueur  de 
leur  exil  ' l  ! 


que  la  traduction  d'Arnauld  d'Andilly  répandit  parmi  les  amis  de  Port- 
Royal,  et  dans  son  Augustinus  (de  Statu  naturae  lapsœ^  11,  vin),  où  se 
trouvent  les  expressions  latines  reprises  par  Pascal  :  libido  excellendi 
au  lieu  de  domimndi.  —  Bossuet  enfin  dans  le  Traité  de  la  concu- 
piscence. 

i.   Trois  en  surcharge. 

2.  [Malheureuse  Babylone.] 

3.  [Assis.] 

4.  [Dedans,  mais.] 

5.  [Assis.]  —  Leçon  des  Copies  :  immobilement  affermis',  lecture  de 
M.  Molinier  :  immobiles  et  tout  affermis. 

6.  [Humble.] 

7.  Ce  second  mais  s'oppose  à  la  négation  contenue  dans  la  phrase: 
ne  se  relèvent  pas  avant  la  lumière. 

8.  Périssables,  en  surcharge. 

9.  [De  voir.] 

10.  [Sont  bannis.] 

11.  M.  Faugère  a  rapproché  ce  fragment  de  la  paraphrase  que  saint 
Augustin  a  écrite  sur  le  psaume  CXXXVI  :  Super  jlumina  Babylonis, 
illic  sedimus  etjlevimus,  cum  recordarcmus  Sion. 


SECTION  VIL  371 

85]  459 

Les  fleuves  de  Babylone  coulent,  el  tombent  et 
entraînent  ' . 

O  sainte  Sion,  où  tout  est  stable  et  où  rien  ne 
tombe 2  ! 

Il  faut  s'asseoir  sur  les  fleuves,  non  sous  ou  dedans, 
mais  dessus  ;  et  non  debout,  mais  assis  :  pour  être 
humble,  étant  assis,  et  en  sûreté,  étant  dessus.  Mais 
nous  serons  debout  dans  les  porches  de  Hiérusalem3. 

Qu'on  voie  si  ce  plaisir  est  stable  ou  coulant  :  s'il 
passe,  c'est  un  fleuve  de  Babylone4. 

85]  460 

Concupiscence  de  la  chair,  concupiscence  des  yeux, 
orgueil,  etc.  —  Il  ya  trois  ordres  de  choses  :  la 
chair,  l'esprit,  la  volonté.  Les  charnels  sont  les 
riches,  les  rois  :  ils  ont  pour  l'objet  le  corps.   Les 


459 
Cf.  Faug.,  I.,  a3i;  Hat.,  XXIV,  33  bis  ;  Mol.,  II,  46;  Migh.,  a44- 

1.  Ibid.  «  Flumina  Babylonis  sunt  omnia  quae  hic  amantur  et 
transeunt.  » 

2.  Ibid.  «  O  Sancta  Sion  ubi  totum  stat  et  nihil  fluit.  » 

3.  Dans  le  commentaire  cité  par  Faugère  (ch.  iv),  on  lit  ces 
lignes  :  «  Sedeamus  super  flumina  Babylonis,  non  infra  flumina  Baby- 
lonis :  talis  sit  humilitas  nostra  ut  nos  non  mergat.  Sede  super 
ilumen,  noli  in  fluminibus,  noli  sub  flumine;  sedtamen  sede  bumilis... 
In  atriis  ergo  Jérusalem  stantes  erant  pedes  nostri.  » 

4.  Ibid.  «  Si  autem  non  est  certus  et  videt  fluere  unde  gaudet, 
fluvius  Babylonius  est.  » 

460 
Cf.  Fa:jg.,II,  333;  Hav.,  XXV,  181;  Mol.    II,  45;  Mica.,  2',7. 


372  PENSÉES. 

curieux  et  savants  :  ils  ont  pour  objet  l'esprit.  Les 
sa^es  :  ils  ont  pour  objet  la  justice1. 

Dieu  doit  régner  sur  tout,  et  tout  se  rapporter  à 
lui.  Dans  les  choses  de  la  chair,  règne  proprement2 
la  concupiscence;  dans  les  spirituelles,  la  curiosité 
proprement;  dans  la  sagesse,  l'orgueil  proprement. 
Ce  n'est  pas  qu'on  ne  puisse  être  glorieux  pour  les 
biens  ou  pour  les  connaissances,  mais  ce  n'est  pas  le 
lieu  de  l'orgueil  :  car,  en  accordant  à  un  homme 
qu'il  est  savant,  on  ne  laissera  pas  de  le  convaincre 
qu'il  a  tort  d'être  superbe 3.  Le  lieu  propre  à  la  su- 
perbe est  la  sagesse,  car  on  ne  peut  accorder  à  un 
homme  qu'il  s'est  rendu  sage,  et  qu'il  a  tort  d'être 
glorieux  ;  car  cela  est  de  justice.  Aussi  Dieu  seul 
donne  la  sagesse  ;  et  c'est  pourquoi  :  Qui  gloriatur, 
in  Domino  gloriatur*. 

275]  .  v  461 

Les  trois  concupiscences  ont  fait  trois  sectes,  et 


1.  Cf.  le  développement  du  fr.  793. 
a.  Proprement,  en  surcharge. 

3.  Commentaire  d'un  texte  de  Cicéron  (de  Nat.  deor.,  II,  36)  que 
Pascal  avait  trouvé  dans  l'Apologie  de  Montaigne,  et  dans  l'Augustinus 
de  Jansénius  où  il  est  longuement  commenté  (De  hxresi  Pelagiana, 
VI,  18)  :  In  virtute  vero  gloriamur  :  quod  non  contingeret,  si  id  donum 
a  Deo,  non  a  nobis  haberemus.  Ce  texte  s'oppose  naturellement  au 
verset  de  l'Ecriture  qui  termine  le  fragment. 

4.  Et  quemadmodum  scriptum  est  :  [Jér.,  IX,  23]  qui  gloriatur,  in  Do- 
mino glorietur,  I,  Cor.,  I,  3i.  Le  texte  de  saint  Paul  est  commenté, 
en  particulier,  par  Jansénius  (discours  sur  la  Réformation  de  l'Homme 
intérieur,  chap.  m.) 

4Sl 
Cf.  B.,  6a;  G.,  87;  Faug.,  II,  92  ;  Hav.,  VIII,  5;  Mot.,  I,  176;  Mich., 
564. 


SECTION  VIL  373 

les  philosophes  Vont  fait  autre  chose  que  suivre  une 
des  trois  concupiscences1. 

47]  46a 

Recherche  du  vrai  bien.  —  Le  commun  des  hommes 
met  le  bien  dans  la  fortune  et  dans  les  biens  du  dehors, 
ou  au  moins  dans  le  divertissement.  Les  philosophes 
ont  montré  la  vanité  de  tout  cela,  et  l'ont  mis  où  ils 
ont  pu  2. 

191]  463 

[Contre  les  philosophes  qui  ont  Dieu  sans  Jésus- 
Christ.] 

Philosophes.  —  Ils  croient 3  que  Dieu  est  seul  digne 


,  1.  D'après  le  sens  que  Pascal  donne  au  mot  philosophe  dans  un 
très  grand  nombre  de  fragments,  il  apparaît  que  la  concupiscence 
propre  aux  philosophes  est  moins  la  curiosité  que  l'orgueil.  Les 
Stoïciens  se  sont  «  perdus  dans  la  présomption  de  ce  que  l'on  peut  »  ; 
et  en  rapportant  à  leurs  propres  forces  l'effort  de  leur  sagesse,  ils  se 
sont  révoltés  contre  Dieu.  —  La  Rochefoucauld  émet  un  jugement 
semblable  :  «  Les  philosophes,  et  Sénèque  sur  tous,  n'ont  point  ôté  les 
crimes  par  leurs  préceptes  :  ils  n'ont  fait  que  les  employer  au  bâtiment 
de  l'orgueil.  »  (Max.,  supprimée,  Ed.  Gilbert,  639.) 

46a 

Cf.  B.,  359;  C,  3i6;  Faug.,  H,  o5;  Hat.,  XXV,  3a  bis;  Mol.,  I,  17/j  ; 

MlCH.,    118. 

2.  Fragment  écrit  d'abord  au  crayon. 

463 
Cf.  B.,  61  ;  C,  85;  P.  R.,  XXIX,  4o;  Bos.,  II,  xvn,  71  ;  Faug.,  II,  9"  ; 
Hav.,  XXIV,  61  bis;  Mol.,  I,  172;  Mich.,  4ai. 

3.  Dieu  [et  ne  l'aiment  pas].  S'ils  se  sentent.  —  Port-Royal  f;«it 
commencer  ainsi  ce  fragment  :  «  Les  Platoniciens,  et  même  Epiclète 
et  ses  sectateurs  croient...  * 


374  PENSÉES. 

d'être  aimé  et  d'être  admiré,  et  ont  désiré  d'être 
aimés  et  admirés  des  hommes1;  et  ils  ne  connaissent 
pas  leur  corruption.  S'ils  se  sentent  pleins  de  senti- 
ments pour  l'aimer  et  l'adorer,  et  qu'ils  y  trouvent 
leur  joie  principale,  qu'ils  s'estiment  bons,  à  la  bonne 
heure.  Mais  s'ils  s'y  trouvent  répugnants,  s' [ils] 
n'[o/i/]2  aucune  pente  qu'à  se  vouloir  établir  dans 
l'estime  des  hommes,  et  que,  pour  toute  perfection, 
ils  lassent3  seulement  que4,  sans  forcer  les  hommes, 
ils  3  leur  fassent  trouver  leur  bonheur  à  les  aimer, 
je  dirai  que  cette  perfection  est  horrible  ,!.  Quoi!  ils 
ont  connu  Dieu,  et  n'ont  pas  désiré  uniquement 
que  les  hommes  l'aimassent,  mais  que  les  hommes 
s'arrêtassent  à  eux7!  Ils  ont  voulu  être  l'objet  du 
bonheur  volontaire  des  hommes  ! 

25l]  464 

Philosophes.  —  Nous  sommes  pleins  de  choses  qui 
nous  jettent  au  dehors. 

ÏNotre  instinct  nous  fait  sentir  qu'il  faut  chercher 

1 .   [ils  se  trouvent  pleins.] 

a.   Le  manuscrit  porte  s'il  n'a. 

'6.   [Que  ce  soit.\ 

4.  [Les  hommes.] 

5.  [Trouvent  leur  joie.] 

6.  [Que  c'est  ôter  à  Dieu.] 

7.  Cf.  Jansénius:  «QuitS  enim  egerunt  tanto  disputationum  impelu 
Philosophi  hujus  mundi  maxime  que  Stoïei,  nisi  ut  hominem  ipsum 
sibi  repudiato  omni  sive  Dei  sive  alterius  adjutorio,  ad  omnem  virtu- 
teni,  sapientiam,  felicitatemque  sufficere  persuadèrent  ?  »  de  Hxresi 
Pelagiana,  Y,  1.  Voir  •  également  de  Natura  lapsa  II,  12:  AJfeclus 
omnis  nonpotest  sine  peccalo  hsererc  increalura. 

464 

Cf.  B.,  61;  C,  86;  Bos.,  II,  1,  1;  Faug.,  II,  94;  Hav.,  VIII,  3;  Mol., 
1,  174  ;  Mien.,  J37. 


SECTION  VII.  373 

notre  bonheur  hors  de  nous  ;  nos  passions  nous 
poussent  au  dehors,  quand  même  les  objets  ne  s'of- 
iViraient  pas1  pour  les  exciter;  les  objets  du  dehors 
nous  tentent  d'eux-mêmes  et  nous  appellent,  quand 
môme  nous  n'y  pensons  pas.  Et  ainsi  les  philosophes 
ont  beau  dire:  retirez-vous  en  vous-mêmes2,  vous  y 
trouverez  votre  bien  ;  on  ne  les  croit  pas,  et  ceux  qui 
les  croient  sont  les  plus  vides  et  les  plus  sots, 

48i]  465 

Les3  Stoïques  disent:  rentrez  au  dedans  de  vous- 
mêmes  ;  c'est  là  où  vous  trouverez  votre  repos  :  et  cela 
n'est  pas  vrai. 

Les  autres  disent  :  sortez  en  dehors  :  recherchez  le 
bonheur  en  vous  divertissant  et  cela  n'est  pas  vrai  : 
les  maladies  viennent. 

Le  bonheur  n'est  ni  hors  de  nous,  ni  dans  nous  ; 
il  est  en  Dieu'\  et  hors  et  dans  nous. 

197]  466 

Quand  Epictète5  aurait  vu  parfaitement  bien6  le 


1.  Pour  les  exciter ,  surcharge. 

2.  [On  ne.] 

465 
Cf.  B.,  19G;  G.,  8;  Bos.,  I,  iv,  <j;  F  .vue,  II,  93;  Hay.,  I,  9  bis;  Mot., 

I,   74;    AllGH.,    8/|  I. 

3.  [Uns.] 

4.  [Et  n'est  ni.] 

466 

Cf.  B.,  61;  G.,  85;  Faug.,  II,  3x5;  iiw.,  XXV,  43;  Mol.,  II,  30;  Mich., 

4a&. 

5.  ÏVous.] 

6.  [La  lumière.] 


376  PENSÉES. 

chemin,  il  dit  aux  hommes  :  vous  en  suivez  un  faux  ; 
il  montre  que  c'en  est  un  autre,  mais  il  n'y  mène  pas. 
C'est  celui  de  vouloir  ce  que  Dieu  veut  ;  Jésus-Chris! 
seul  y  mène  :  Via1,  vevitas2. 
Les  vices  de  Zenon  môme3. 

161]  467 

Raison  des  effets1*.  —  Epictète.  Ceux  qui  disent: 
Vous  avez  mal  à  la  tête 5. . .  ;  ce  n'est  pas  de  même.  On 
est  assuré  de  la  santé  et  non  pas  de  la  justice  ;  et  en 
effet  la  sienne  était  une  niaiserie. 


1.  Dans  un  sermon  prêché  à  Metz  vers  iG53  sur  la  Loi  de  Dieu, 
Bossuet  cite  ce  mot  de  saint  Augustin  Ipsa  via  ad  te  venit,  «  la  voie 
même   est  venue  à  nous,  car  le  Sauveur  Jésus  est  la  voie  ». 

2.  Saint  Jean,  XIV,  6:  Dicit  ei  Jésus:  Ego  sum  in'a,  et  veritas,  et 
vita:  Nemo  venit  ad  Patrem,  nisi  per  me.  Epictète  a  eu,  comme  avait 
d'abord  écrit  Pascal,  la  lumière;  mais  pour  arriver  au  but,  il  ne  suffit 
pas  de  voir  le  chemin,  il  fout  la  force  de  le  parcourir,  et  pour  ce] h, 
ce  n'est  pas  assez  de  le  montrer  :  la  volonté  est  nécessaire,  et  elle 
vient  de  Dieu. 

3.  Addition  de  la  copie.  — Les  vices  de  Zenon  témoignent  de  l'im- 
puissance du  stoïcisme  à  assurer  la  vertu  et  le  bonheur.  D'ailleurs  si] 
les  vices  de  Zenon  font  allusion  aux  anecdotes  que  Pascal  a  pu  trouver 
dans  Montaigne  sur  Zenon,  il  fout  avouer  que  l'expression  est  singu-. 
lièrementdure.  Zenon  a  vécu  au  milieu  du  monde  grec,  comme  Socrate^ 
mais  rien  dans  sa  vie  ne  semble  avoir  démenti  sa  doctrine. 

467 
Cf.  B.,  37;  G.,  54;  Faug.,  I,  216;  Mol.,  I,  109;  Migh.,  390. 

lx.  Cf.  fr.  334,  335,  336,  337. 

5.  Allusion  à  un  passage  des  Entretiens,  IV,  6,  que  Pascal  résumé 
ainsi,  fr.  80:  «  Epictète  demande  bien  plus  fortement  :  Pourquoi 
ne  nous  fàchons-nous  pas  si  on  dit  que  nous  avons  mal  à  la  tête,  et 
que  nous  nous  fâchons  de  ce  qu'on  dit  que  nous  raisonnons  mal,  ou 
que  nous  choisissons  mal.  —  Ce  qui  cause  cela  est  que  nous  sommes! 
bien  certains  que  nous  n'avons  pas  mal  à  la  tête,  et  que  nous  ne 
sommes  pas  boiteux;  mais  nous  ne  sommes  pas  si  assurés  que  nous; 
choisissons  le  vrai.  » 


SECTION  VIL  377 

Et  cependant  il  la  croyait  démonstrative  en  disant  : 
«  Ou  en  noire  puissance  ou  non1.  »  Mais  il  ne  s'aper- 
cevait pas  qu'il  n'est  pas  en  notre  pouvoir  de  régler  le 
cœur,  et  il  avait  tort  de  le  conclure  de  ce  qu'il  y  avait 
des  chrétiens2. 

465]  468 

Nulle  autre  religion  n'a  proposé  de  se  haïr.  Nulle 
autre  religion  ne  peut  donc  plaire  à  ceux  qui  se  haïs- 
sent 3  et  qui  cherchent  un  être  véritablement  aimable  * . 
Et  ceux-là 5,  s'ils  n'avaient  jamais  ouï  parler  de  la  reli- 
gion d'un  Dieu  humilié,  l'embrasseraient  inconti- 
nent. 

*i25]  469 

Je  sens  que  je  puis  n'avoir  point  été,  car  le  moi 


1.  «  Quand  donc  il  se  présentera  à  nous  quelque  objet,  afin  que 
nous  ne  nous  en  troublions  point  comme  d'un  bien  ou  d'un  mal, 
regardons  si  c'est  cbose  qui  soit  en  notre  puissance  ou  non.  »  (Du 
Vair,  La  philosophie  morale  des  Stoïques,  éd.  i6o3,  p.  i4).  Du  Vair 
emploie  encore  la  même  expression,  p.  16.  C'est  la  première  pensée 
du  manuel'd'Epictète. 

2.  Cf.  fr.  35o  :  «  Epictète  conclut  de  ce  qu'il  y  a  des  chrétiens 
constants  que  chacun  le  peut  être.  »  Voir  en  note  le  passage  des 
Entretiens ,  IV;  7,  qui  est  visé  par  Pascal. 

468 

Cf.  B.,  no;  C,  i36;  P.  R.,  II,  4;  Bos.,  II,  iv,  4;  Faug.,  II,  i4aj  Hav., 

XI,  4;  Mol.,  I,  289;  Mich.,  820. 

3.  [Et  qui  cherchent  hors  d'eux], 
[\.   [Mais.] 

5.  [N'ayant.] 

469 

Cf.  B.,  53;  C,  75;  Bos.,  I,  iv,  11;   Faug.,  II,  176;  Hat.,  I,  nj  Mot., 
I,  1 15 ;  Mich.,  3ai. 


378  PENSEES. 

consiste  dans  ma  pensée  :  donc  moi  qui  pense  n'aurais 
poinl  été,  si  ma  mère  eû(  été  tuée  avant  que  j'eusse 
été  animé  :  donc  je  ne  suis  pas  un  être  nécessaire1.  Je 

ne  suis  pas  aussi  "éternel,  ni  infini  :  mais  je  vois  bien 
qu'il  y  a  dans  la  nature  un  être  nécessaire,  éternel  el 

infini3. 

185]  470 

Si  j'avais  vu  on  miracle,  disent-ils,  je  me  con- 
vertirais'. —  Comment  assurent-ils  qu'ils  feraient  ce 
qu'ils  Ignorent? ils  s'imaginent  que  cette  conversion 
consiste  en  une  adoration  qui  se  tait  de  Dieu  comme 
un  commerce  et  une  conversation  telle  qu'ils  se  la 
figurent.  La  conversion  véritable  consistée  s'anéantir 
devant  cet  être  universel  qu'on  a  irrité  tant  de  l'ois. 


1.   CF.  Nicole  :  v.  Je  sens  que  je  suis  infiniment  pins  noble  que  Mlle 

mature  ;  je  la  eonnais,  et  elle  ne  nie  connaît  point  ;  et  néanmoins  je 
sens  eu  même  temps  que  je  ne  suis  pas  éternel.  »  (Discours  de 
i'ixistenee  de  Dieu  et  de  l'immortalité  de  l'âme.) 

a.   [lu fini.} 

3.  u  11  y  a  quarante  ans  que  je  n'étais  point,  et  qu'il  n'était  pas  en 
moi  Je  pouvoir  jamais  être,  eomme  il  ne  dépend  pas  de  moi,  qui  suis 
une  fois,  de  n'être  plus.  J'ai  doue  eommeneé,  et  je  eontinue  d'être  par 
quelque  chose  qui  est  hors  de  moi,  qui  durera  après  moi,  qui  est 
meilleur  et  plus  puissant  que  moi.  Si  ee  quelque  chose  n'est  pas  c\eu, 
qu'on  me  dise  ce  que  e'est.  »  (La.  Bruyère,  Des  Esprits  forts.) 

470 
Cf.  B  ,  i85;  G.,   117;  P.  IV,  VI,  1;  Bos.,  11,  n,  5;  Fuo,  ,  II,  iîa;  Hw., 

Mil.   0;   Mol,   11,40  :  Mica.,  S40. 

1.  (..t.  ii\  a63,  —  Peut-être  est-ee  un  souvenir  de  la  eor.versation 
que    le  Recueil  J'I'trecht  nous  rapporte  entre    Pascal  et  L'homme   sans 

religion,  et  où  Pascal  aurait  formellement  affirmé  l'approche  du 
miracle  (p.  3oo). 

5.   IS'/iuzniJier.l 


S  MOTION    VII.  379 

et  qui  peut  vous  perdre  légitimement  û  toute  heure; 
ù  reconnaître  qu'on  ne  peut  rien  sans  lui,  et  qu'on  n'a 
mérité  rien  de  lui  que  sa  disgrâce.  Elle  consiste  à 
connaître  qu'il  y  a  une  opposition  Invincible  entre 
Dieu  et  nous,  et  que,  sans  un  médiateur,  il  ne  peut 
y  avoir  de  commerce. 

'•'Vil  471 

il  est  Injuste  qu'on  s'attache  à  moi,  quoiqu'on  i<* 
lasso  avec  plaisir  cl  volontairement  ;  je  tromperais 
ceux  à  qui  j'en  ferais  naître  le  désir1,  ear  je  ne  suis  la 
fin  de  personne  cl  n'ai  pas  de  quoi  les  satisfaire.  Ne 
suis-je  pas  prêt  à  mourir2?  et  ainsi  l'objet  de  leur 
attachement  mourra.  Donc3,  comme  je  serais  cou- 
pable de  faire  croire  une  fausseté,  quoique  je  la  per- 
suadasse doucement,  et  qu'on  la  crût  avec  plaisir,  et 
qu'en  cela  on  me  lit  plaisir,  de  même,  je  suis  cou- 
pable de  me  faire  aimer.  Et  si  j'attire  les  gens  a  s'at- 


47» 

Cf.  B.,  194;  C,  6;  P.  II.,  XXVM,  56;    Bos.,  Il,  svii,  49;    Faug.,  I, 

iy8;  ILw.,  XXIV,  3<j  ter;  Moi..,  Il,  !■  1  ;  Mura.,  :.i/(. 

1.  Cf.  le  développement  de  ISicole  dans  le  Trailé  de  la  Civilité 
chrétienne,  chap.  Il  {Essais  de  morale,  t.  Il,  p.  120):  «  Il  y  ;■  une 
injustice  ton!     viable  à  vouloir  être  aimé  »,  etc. 

2.  Il  est  nécessaire  de  remarquer  que  prêt  à  n'indique  pas  une 
disposition  morale,  comme  plus  lom  dans  le  même  fragment.  Jl  signifie 
près  de.  (Voir  fr.  nSS  supra  p.  iôi).  Cf.  La  Fontaine,  Fables,  111,  12  : 

L'oiseau,  prêt  à  mourir,  se  plaint  en  son  ramage 

et  Corneille,  Atlila7  I,  2  : 

Un  grand  destin  commence,  un  grand  destin  s'achève, 
L'Empire  est  prêt  à  choir,  et  la  France  s'élève. 
6.   Faugère  ponctue  :  l'objet  de  leur  attachement  mourra  donc.  Comme 

je  serais... 


380  PENSEES. 

tacher  à  moi1,  je  dois  avertir  ceux  qui  seraient  prêts 
à  consentir  au  mensonge,  qu'ils  ne  le  doivent  pas 
croire,  quelque  avantage  qui  m'en  revînt  ;  et,  de 
même,  qu'ils  ne  doivent  pas  s'attacher  à  moi;  car  il 
faut  qu'ils  passent  leur  vie  et  leurs  soins  à  plaire  à 
Dieu,  ou  à  le  chercher2. 


i.  MM.  Molinier  et  Michaut  ponctuent  :  je  suis  coupable  de  mejaire 
aimer ,  et  si  j'attire  les  gens...  Pourtant  il  y  a  bien  deux  idées  dis- 
tinctes: i°  je  suis  coupable  de  me  faire  aimer.  2°  Si  j'attire  les  gens 
à  s'attacher  à  moi,  je  leur  demande  de  se  défendre  contre  ce  mensonge 
dont  je  me  serais  rendu  coupable. 

2.  Le  manuscrit  ne  donne  qu'une  copie  de  cette  pensée,  et  ajoute 
celte  note  qui  paraît  être  de  la  main  de  Domat  :  «  Mlle  Périer  a  l'ori- 
ginal de  ce  billet.  »  Mlle  Périer  est  Gilberte  Pascal;  dans  la  Vie 
de  Biaise  Pascal,  elle  cite  ce  billet  qui  lui  a  livré  le  secret  de  la  con- 
duite de  son  frère  à  son  égard.  —  Dans  l'édition  de  Port-Royal,  moi 
et  je  sont  partout  remplacés  par  nous.  Port-Royal  aurait-il  voulu 
appliquer  à  Pascal  lui-même  la  maxime  de  Pascal:  Le  moi  est  haïs- 
sable"^ ou  a-t-il  voulu  généraliser  le  principe  d'action  qui  est  ici  indi- 
qué, et  accroître  ainsi  la  portée  de  la  pensée?  Mais  puisqu'il  s'agit 
ici  non  du  moi  qui  se  fait  injustement  le  centre  de  tout,  mais 
du  moi  qui  s'efface  devant  Dieu,  et  se  condamne  à  disparaître,  c'est 
bien  le  lieu  de  dire  moi.  Et,  d'autre  part,  ce  qui  rend  ces  lignes  si 
touebantes  et  si  pénétrantes,  c'est  qu'elles  ne  constituent  pas  un  pré- 
cepte d'édification,  elles  sont  comme  une  profession  de  foi,  où  se  peint 
l'àme  ardente  de  Pascal,  se  faisant  scrupule  de  la  très  vive  affection 
que  lui  portaient  les  siens,  et  luttant  contre  elle  afin  de  ne  pas  em- 
piéter sur  le  domaine  réservé  à  Dieu.  Dans  l'Histoire  de  l'abbaye 
de  Port-Royal  (t.  IV,  p.  457),  le  docteur  Besoigne  publie  sur  Pascal 
une  page  qu'il  est  intéressant  de  reproduire  ici  •  car  il  est  très 
probable  que  nous  sommes  en  présence  d'une  source  originale 
que  l'auteur  copie  sans  la  citer,  vraisemblablement  d'un  fragment 
inédit  de  la  Vie  écrite  par  Mme  Périer  :  «  Personne  n'a  jamais 
été  plus  digne  d'être  aimé  ;  et  personne  n'a  jamais  su  mieux  aimer 
et  ne  l'a  pratiqué  mieux  que  lui.  Mais  sa  tendresse  était  toujours 
réglée  sur  les  principes  du  christianisme,  que  la  raison  et  la  foi  lui 
mettaient  devant  les  yeux.  Ainsi  elle  n'allait  jamais  jusqu'à  ce  qu'on 
appelle  attache  du  cœur.  Il  distinguait  deux  sortes  de  tendresse, 
l'une  sensible,  l'autre  raisonnable.  Il  n'estimait  que  la  seconde, 
et   ne   trouvait    de    mérite    que    dans   celle-là.   Elle    consiste    selon 


SECTION  VU.  381 

Première  Copie  179]  47a 

La  volonté  propre1  ne  se  satisfera  jamais,  quand 
elle  aurait  pouvoir  de  tout  ce  qu'elle  veut  ;  mais  on 
est  satisfait  dès  l'instant  qu'on  y  renonce2.  Sans  elle, 


lui  à  prendre  part  à  tout  ce  qui  arrive  à  nos  amis,  en  toutes  les 
manières  que  la  raison  éclairée  par  la  religion  veut  que  nous  y  pre- 
nions part,  au  dépens  de  notre  commodité,  de  nos  biens,  de  notre 
liberté  et  même  de  notre  vie,  si  c'est  un  sujet  qui  le  mérite  :  ce  qui 
se  rencontre  toujours,  quand  il  s'agit  de  servir  le  prochain  pour  Dieu, 
qui  doit  être  l'unique  fin  de  toute  la  tendresse  des  chrétiens.  «  Un 
«  cœur  est  dur,  disait-il,  quand  il  connaît  les  intérêts  du  prochain  et 
«  qu'il  résiste  à  l'obligation  qui  le  presse  d'y  prendre  part  ;  et  au 
«  contraire  un  cœur  est  tendre,  quand  tous  les  intérêts  du  prochain 
«  entrent  en  lui  facilement  par  tous  les  sentiments  que  la  raison  veut 
«  qu'on  ait  les  uns  pour  les  autres  en  semblables  rencontres  )  qu'on 
«  se  réjouit,  quand  il  faut  se  réjouir  ;  qu'on  s'afflige,  quand  il  faut 
«  s'affliger.  »  Voilà  par  où  il  bannissait  de  l'amitié  non  seulement 
l'attache,  mais  encore  l'amusement:  «  parce  que  la  charité  n'ayant 
«  que  Dieu  pour  fin,  ne  peut  s'attacher  qu'à  lui  seul,  ni  s'arrêter  à 
«  rien  qui  l'amuse  ;  sachant  qu'il  n'y  a  point  de  temps  à  perdre,  et 
«  que  Dieu,  qui  voit  et  juge  tout,  nous  fera  rendre  compte  de  tout  ce 
«  qui  dans  notre  vie  ne  sera  pas  un  nouveau  pas  pour  avancer  dans 
«  la  voie  de  la  perfection.  »  • 

47a 

Cf.  C,  an  ;  P.  R.,  XXVIII,  55;  Bos.,  II,  xvii,  /jg;  Faug.,  I,  237;  Hat., 
XXIV,  3g;  Mol.,  II,  lu  ;  Mich.,  8g3. 

1.  La  volonté  propre,  au  sens  pélagien  du  mot,  c'est  la  volonté 
qui  vient  de  nous  par  opposition  à  la  grâce  qui  vient  de  Dieu  ; 
c'est  ici  pour  Pascal,  et  par  analogie,  semble-t-il,  avec  Yamour- 
propre,  la  volonté  qui  s'attache  à  nous.  Ces  deux  sens  sont  liés  l'un 
à  l'autre  dans  la  doctrine  du  jansénisme  :  par  suite  du  péché  originel 
notre  volonté  est  dépravée,  son  développement  spontané  la  fait 
égoïste  et  tyrannique. 

2.  Cf.  cette  formule  de  Schopenhauer  :  «  Chacun  est  heureux 
quand  il  est  toutes  choses,  et  malheureux  quand  il  n'est  plus  qu'un 
individu.  »  Le  monde  comme  volonté  et  comme  représentation,  Suppl. 
ch.  xxx  (trad.  Burdeau,  t.  IIlj  p.  i83). 


381  PENSEES. 

on  ne  peut  être  malcontent  ;  par  elle,  on  ne  peut  être 
content1. 

*i67J  473 

Qu'on  s'imagine  un  corps  plein  de  membres  pen- 
sants. 

*265]  474 

Membres.  Commencer  par  là.  —  Pour  régler 
l'amour  qu'on  se  doit  à  soi-même,  il  faut  s'imaginer 
un  corps  plein  de  membres  pensants,  car  nous 
sommes  membres  du  tout,  et  voir  comment  chaque 
membre2  devrait  s'aimer,  etc.. 


1.  Pascal  paraît  se  souvenir  d'un  long  parallèle  de  Raymond  Sebon  : 
«  Nous  tenons  donc  deux  fondements  entièrement  contraires,  l'un  de 
tout  mal,  l'autre  de  tout  bien...  L'un  qui  est  l'amour  de  Dien  rend 
votre  volonté  commune,  universelle  et  communicable;  l'autre,  qui  est 
l'amour  de  nous,  la  rend  singulière,  propre,  privée,  toute  à  nous- 
mêmes...  l'un  fait  notre  volonté  reposée,  pacifique  et  aimable;  celle 
de  nous  la  rend  trouble,  faroucbe  et  querelleuse...  L'un  la  met  en 
toute  liberté,  bors  de  la  sujétion  des  créatures,  et  lui  donne  entière 
maîtrise  sur  el!e;  l'autre  la  met  en  prison  captive,  et  la  soumet  à 
toutes  les  eboses  qui  lui  sont  intérieures.  »  —  Cf.  Domat  :  «  Il  n'y  ;« 
que  deux  voies  pour  se  rendre  beureux  et  content  :  l'une  de  remplir 
tous  nos  désirs,  l'autre  de  les  borner  à  ce  que  nous  pouvons  posséder. 
La  première  est  impossible  en  cette  vie  ;  ainsi  c'est  une  folie  d'entre- 
prendre de  se  contenter  en  ce  monde  par  cette  voie.  »  (Pensée  XLlll.) 

473 
Cf.  B.,  181;  G.,  ai3;  Faug.,  H,  378  note;  Mich.,  /jio. 

474 
Cf.  B.,    180;  C,  ai3;  P.  R.,  uft.,  XXIK,  .'4;Bos.,  II,  xvn,  70;  Pàoc,  H, 
077;  Uav.,  XXIV,  Go;  Mol.,  11,  30;  Mich.,  539. 

2.  Membre  en  surebarge. 


SECTION   VII.  38i{ 

265]  475 

Si  les  pieds  et  les  mains  avaient  une  volonté  par- 
ticulière, jamais  ils  ne  seraient  dans  leur  ordre  qu'en 
soumettant  cette  volonté  particulière  à  la  volonté 
première  qui  gouverne  le  corps  entier.  Hors  de  là, 
ils  sont  dans  le  désordre  et  dans  le  malheur  ;  mais 
en  ne  voulant  que  le  bien  du  corps,  ils  font  leur 
propre  bien. 

199]  476 

Il  faut  n'aimer  que  Dieu  et  ne  haïr  que  soi  *. 

Si  le  pied  avait  toujours  ignoré  qu'il  appartint  au 
corps,  et  qu'il  y  eût  un  corps  dont  il  dépendît,  s'il 
n'avait  eu  que  la  connaissance  et  l'amour  de  soi,  et 
qu'il  vînt  à  connaître  qu'il  appartient  à  un  corps 
duquel  il  dépend,  quel  regret,  quelle  confusion  de 
sa  vie  passée,  d'avoir  été  inutile  au  corps  qui  lui  a 


475 

Cf.  B.,  182;  C,  2i5;  P.  R.,  u/l,XXIX,6;Faug.,H,  377  ;  Hat.,  XXIV. 
00;  Mol.,  il,  36;  Mtca.,  5/|2. 

476 

Cf.  B.,  182;  G.,  ai5;  Bos.,   II,  xvn,  70;  Faug.,  II,  38o;  Hav.,  XXIV, 
Go  bis',  Mol.,  II,  3y  ;  Mich.,  432. 

1.  «  Secernunt  civitates  duas  amores  duo,  terrenain  scilicet 
amor  sui  usque  ad  contemptum  Dei,  cœlestcui  vero  aruor  Del  usque 
ad  contemplum  sui  »  (Saint  Augustin,  de  Civil.  Dei,  XFV ,  20.  — 
Dans  la  'inéoloyie  naturelle  de  Raymond  Sebou,  Pascal  avait  lu 
de  longs  développements  logiques  et  symétriques  sur  l'amour  et  la 
haine  de  Dieu,  sur  l'amour  et  la  haine  de  nous  (Ch.  170-170)  : 
«  L'amour  de  Dieu  se  rapporte  à  sa  haine  comme  à  son  opposite  et  à 
la  haine  de  nous,  comme  à  sa  chère  compagne.  » 


384  PENSÉES. 

influo  la  vie,  qui  l'eût  anéanti  s'il  l'eût  rejeté  et  sé- 
paré de  soi,  comme  il  se  séparait  de  lui  î  Quelles 
prières  d'y  être  conservé  !  et  avec  quelle  soumission 
se  laisserait-il  gouverner  à  la  volonté  qui  régit  le 
corps,  jusqu'à  consentir  à  être  retranché  s'il  le  faut! 
ou  il  perdrait  sa  qualité  de  membre  ;  car  il  faut  que 
tout  membre  veuille  bien  périr  pour  le  corps,  qui 
est  le  seul  pour  qui  tout  est1. 

8]  •  477 

Il  est  faux  que  nous  soyons  2  dignes  que  les  autres 
nous  aiment,  il  est  injuste  que  nous  le  voulions.  Si 
nous  naissions  raisonnables,  et  indifférents,  et  con- 
naissant nous   et  les   autres,    nous    ne   donnerions 


î.  Saint  Paul,  I  Cor.,  XII,  5  :  «  Si  le  pied  vient  à  dire  :  Puisque; 
je  ne  suis  pas  la  main,  je  ne  suis  plus  du  corps,  ne  sera-t-il  plus  du 
corps  pour  cela  ?  »  Comme  le  fait  remarquer  Havet,  la  comparaison  se 
trouve  déjà  dans  Epictète  :  «  Si  je  considère  le  pied,  je  dirai  que  sa 
nature  est  d'être  propre  ;  mais  si  je  le  prends  comme  pied,  et  non 
comme  détaché  du  reste,  ce  pourra  être  son  devoir  d'entrer  dans  la 
boue,  ou  de  marcher  sur  des  épines,  ou  même  de  se  faire  couper  dans' 
l'intérêt  du  tout.  Autrement  il  ne  serait  plus  le  pied.  »  (Entretiens,  II,j 
5).  La  comparaison  est  essentiellement  conforme  à  l'esprit  de  la  phi-i 
losophie  stoïcienne.  Le  monde  est  un  vaste  animal  dont  Dieu  est 
l'âme  ;  l'unité  de  l'organisme  est  l'image  et  le  produit  de  l'harmonie 
universelle.  Notre  devoir  est  de  nous  comporter  vis-à-vis  de  l'univers 
comme  la  partie  vis-à-vis  du  tout.  Totum  hoc  quo  continemur,  et  unum 
est  et  deus  ;  et  socii  sumus  ejus  et  membra  (Sen.,  Ep.,  XGII,  3o).; 
Voir  aussi  Marc-Aurèle,  VIII,  34-  Par  delà  le  stoïcisme  enfin  l'ana- 
logie remonte  jusqu'à  Socrate  ;  l'amitié  de  deux  frères  est  comparée 
à  l'affection  mutuelle  que  se  portent  les  deux  mains  ou  les  deux  pieds 
ou  les  deux  yeux  (Mémorables,  II,  ni,  8).  ' 

477 

Cf.  B.,  206;  G.,  417;  P.  R-,  IX,  5  et  6;   Bos.,  II,  xvii,  67;  Faug.,  II, 
171;  Hav.,  XXIV,  56;  Mol.,  II,  3g;  Mich.,  i4. 

a.  [Plus.] 


SECTION  VII.  383 

point  cette  inclination  à  notre  volonté.  Nous  naissons 
pourtant  avec  elle  ;  nous  naissons  donc  injustes,  car 
tout  tend  à  soi.  Cela  est  contre  tout  ordre  :  il  faut 
tendre  au  général  ;  et  la  pente  vers  soi  est  le  com- 
mencement de  tout  désordre,  en  guerre,  en  police, 
en  économie,  dans  le  corps  particulier  de  l'homme. 
La  volonté  est  donc  dépravée. 

Si  les  membres  des  communautés  naturelles  et 
civiles  tendent  au  bien  du  corps,  les  communautés 
elles-mêmes  doivent  tendre  à  un  autre  corps  plus 
général,  dont  elles  sont  membres.  L'on  doit  donc 
tendre  au  général.  Nous  naissons  donc  injustes  et 
dépravés. 

*48i]  478 

Quand  nous  voulons  penser  à  Dieu,  n'y  a-t-il 
rien  qui1  nous  détourne,  nous  tente  de  penser  ail- 
leurs ?  Tout  cela  est  mauvais  et  né  avec  nous. 

7]    ■  479 

S'il  y  a  un  Dieu,  il  ne  faut  aimer  que  lui,  et  non 
les  créatures  passagères.  Le  raisonnement  des  im- 
pies, dans  la  Sagesse,  n'est  fondé  que  sur  ce  qu'il 
n'y  a   point  de  Dieu.   Cela  posé,    dit-il,  jouissons 


478 

Cf.  B.,  i94;  C,  4;  P.  R-,  IX,  4;  Bos.,  II,  xvn,  66;  Faug.,  T,  228;  Hat., 
XXIV,  55;  Mot.,  I,  294;  Mien.,  844- 

1.  [Ne.] 

479 
Cf.  B.,  357;  C,  3i4;  P.  R.,  IX,   3;  Bos.,  II,  xvn,  65;  Faug.,  II,  i43  ; 
Hav.,  XXIV,  54;  Mol.,  II,  4a;  Mich.,  18. 

PENSÉES.  II   —  25 


38G  PENSÉES. 

donc  des  créatures  '.  —  C'est  le  pis  aller.  Mais  s'il  y 
avait  un  Dieu  à  aimer,  il  n'aurait  pas  conclu  cela, 
mais  bien  le  contraire  ;  et  c'est  la  conclusion  des 
sages  :  Il  y  a  un  Dieu,  ne  jouissons  donc  pas  des 
créatures. 

Donc  tout  ce  qui  nous  incite  à  nous  attacher  aux 
créatures  est  mauvais,  puisque  cela  nous  empêche, 
ou  de  servir  Dieu,  si  nous  le  connaissons,  ou  de  le 
chercher,  si  nous  l'ignorons.  Or  nous  sommes 
pleins  de  concupiscence  ;  donc  nous  sommes  pleins 
de  mal;  donc  nous  devons  nous  haïr  nous-mêmes, 
et  tout  ce  qui  nous  excite  à  autre  attache  que  Dieu 
seul. 

199]  480 

Pour  faire  que  les  membres  soient  heureux,  il 
faut  qu'ils  aient  une  volonté  et  qu'ils  la  conforment 
au  corps 2. 

161]  481 

Les  exemples  des  morts  généreuses  de  Lacédémo- 


1.  Sag.  II,  6,   Venite  ergo  et  fruamur   bonis  quœ  sunt,   et  utamur 
creatura  tanquain  in  juvénilité  celeriter. 

480 

Cf.  B.,  181;  B.,ai3;  Faug.,11,  38o;  Hav.,  XXIV,  60  ter;  Mol.,  11,39! 
Mica.,  Z,33. 

2.  Fragment  d'abord  écrit  au  crayon. 

481 

Cf.  B.,i78;  C.,2io;P.   R.,  ult.,   XXVIII,  3i  ;  Faug.,   I,    227;    Hat., 
XXIV,  22    Mol.,  H,  38;  xMich.,  3gi. 


SECTION  VU.  387 

nions  et  autres  ne  nous  touchent  guère  ;  car  qu'est- 
ce  que  cela  nous  apporte  ?  Mais  l'exemple  de  la  mort 
des  martyrs  nous  touche  ;  car  ce  sont  nos  mem- 
bres \  Nous  avons  un  lien  commun  avec  eux;  leur 
résolution  peut  former  la  nôtre,  non  seulement  par 
l'exemple,  mais  parce  qu'elle  a  peut-être  mérité  la 
nôtre.  Il  n'est  rien  de  cela  aux  exemples  des  païens  : 
nous  n'avons  point  de  liaison  à  eux  ;  comme  on 
ne  devient  pas  riche  pour  voir  un2  étranger  qui 
l'est,  mais  bien  pour  voir  son  père  ou  son  mari  qui 
le  soient. 

149]  482 

Morale.  —  Dieu 3  ayant  fait  le  ciel  et  la  terre,  qui 
ne  sentent  point  le  bonheur  de  leur  être,  il  a  voulu 
faire  des  êtres  qui  le  connussent,  et  qui  composas- 
sent un  corps  de  membres  pensants.  Car  nos  mem- 
bres ne  sentent  point  le  bonheur  de  leur  union,  de 
leur  admirable  intelligence,  du  soin  que  la  nature  a 
d'y  influer  les  esprits,  et  de  les  faire  croître  et  durer. 
Qu'ils  seraient  heureux  s'ils  le  sentaient,  s'ils  le 
voyaient  I  Mais  il  faudrait  pour  cela  qu'ils  eussent 
intelligence  pour  le  connaître,  et  bonne  volonté 
pour  consentir  à  celle  de  l'âme  universelle.  Que  si, 


1.  Rom.  XII,  5  :  Multi  unum  corpus  sumus  in  Christo,  singuli  autem 
alter  allerius  membra. 

2.  [Homme.] 

482 

Cf.  B.,  178;  C,  211;  P.  R.,  ult.j  XXIX,  3;Bos.,  II,  xyii,  7o;Faug.,  II, 
378;  Hav.,  XXIV,  59;  Mol.,  il,  37;  Mich.,  308. 

3.  [A  voulu  faire.] 


388  PENSÉES. 

ayant  reçu  l'intelligence,  ils  s'en  servaient  à  retenir 
en  eux-mêmes  la  nourriture,  sans  la  laisser  passer 
aux  autres  membres,  ils  seraient  non  seulement 
injustes,  mais  encore  misérables,  et  se  haïraient 
plutôt  que  de  s'aimer  ;  leur  béatitude,  aussi  bien  que 
leur  devoir,  consistant  à  consentir1  à  la  conduite  de 
l'âme  entière  à  qui  ils  appartiennent,  qui  les  aime 
mieux2  qu'ils  ne  s'aiment  eux-mêmes. 

169]  ,483 

Etre  membre,  est  n'avoir  de  vie,  d'être  et  de  mou- 
vement que  par3  l'esprit  du  corps  et  pour  le  corps. 

Le  membre  séparé,  ne  voyant  plus  le  corps  auquel 
il  appartient,  n'a  plus  qu'un  être  périssant  et  mou- 
rant ;  cependant  il  croit  être  un  tout,  et  ne  se  voyant 
point  de  corps  dont  il  dépende,  il  croit  ne  dépendre 
que  de  soi,  et  veut  se  faire  centre  et  corps  lui-même. 
Mais  n'ayant  point  en  soi  de  principe  de  vie,  il  ne 
fait  que  s'égarer,  et  s'étonne  dans  l'incertitude  de 
son  ,être*f   sentant   bien   qu'il  n'est  pas  corps,  et 


1.  [Aux]. 

2.  Mieux,  en  ce  sens  que  l'âme  aime  les  membres  parce  qu'ils  con- 
courent à  la  vie  totale  de  l'être,  ce  qui  est  leur  véritable  destinée; 
c'est  pourquoi  l'amour  de  l'âme  pour  les  membres  est,  relativement  à 
ces  membres  eux-mêmes,  plus  légitime  et  plus  profond  que  ne  peut 
l'être  l'attachement  égoïste  à  leur  conservation  ou  à  leur  développe- 
ment indépendant  du  tout. 

483 

Cf.  B.,  181;  G.,  2i£;  P.  R.,  XXIX,  3;Bos.,  II,  xvn,  7o;Faug.,II,  379; 
Hav.,  XXIV,  59  bis  et  XXIV,  59  ter;  Mot.,  II,  37  ;  Mien.,  367. 

3.  [Le]  corps. 

4.  [Voyant.] 


SECTION  VIL  389 

cependant  ne  voyant  point  qu'il  soit  membre  d'un 
corps.  Enfin,  quand  il  vient  à  se  connaître,  il  est 
comme  revenu  chez  soi,  et  ne  s'aime  plus  que  pour 
le  corps;  il  plaint  ses  égarements  passés. 

Il  ne  pourrait  pas  par  sa  nature  aimer  une  autre 
chose,  sinon  pour  soi-même  et  pour  se  l'asservir1, 
parce  que  chaque  chose  s'aime  plus  que  tout.  Mais 
en  aimant  le  corps,  il  s'aime  soi-même,  parce  qu'il 
n'a  d'être  qu'en  lui,  par  lui  et  pour  lui  :  qui  adhœret 
Deo  unus  spiritus  est 2. 

Le  corps  aime  la  main  ;  et  la  main,  si  elle  avait 
une  volonté,  devrait  s'aimer  de  la  même  sorte  que 
l'âme  l'aime.  Tout  amour  qui  va  au  delà  est  in- 
juste3. 

Ad/iœrens  Deo  unus  spiritus  est.  On  s'aime,  parce 
qu'on  est  membre  de  Jésus-Christ  ;  on  aime  Jésus- 
Christ,  parce  qu'il  est  le  corps  dont  on  est  membre. 
Tout  est  un,  l'un  est  en  l'autre,  comme  les  trois 
Personnes4. 


1.  [Ma/s.] 

2.  I.  Cor.,  VI,  17. 

3.  Addition  en  marge.  ' 

4.  M.  Boutroux  a  donné  de  ces  lignes  un  commentaire  remarquable 
dans  une  conférence  sur  la  Psychologie  du  mysticisme  :  «  Vous  vous 
rappelez  le  mot  de  Goethe  :  «  Alors  se  développe  en  toi  la  puissance  de 
«  l'âme,  et  tu  entends  l'esprit  parler  à  l'esprit.  »  C'est  cette  communi- 
cation directe  des  esprits  à  travers  les  corps  sous  l'action  de  Dieu, 
qui  est  le  rêve  du  mysticisme.  Pascal  en  a  bien  rendu  l'idée  par  ces 
mots  très  simples  et,  si  je  ne  me  trompe,  très  riches  de  sens:  «  Tout 
«  est  un,  l'un  est  l'autre,  comme  les  trois  personnes.  »  La  Trinité 
chrétienne  est  précisément  l'expression  de  cette  union  propre  aux 
personnes,  où  la  distinction  des  consciences  subsiste,  au  sein  d'une 
étroite  et  parfaite  communauté.  »  (Revue  Bleue ,  i5  mars  1902^.  324)- 


300  PENSEES. 

419]  434 

Deux  lois  suffisent  pour  régler  toute  la  République 
chrétienne,  mieux  cpie  toutes  les  lois  politiques  '. 

11 3]  485 

La  vraie  et  unique  vertu  est  donc  de  se  haïr,  car 
on  est  haïssable  par  sa  concupiscence,  et  de  cher- 
cher un  être  véritablement  aimable,  pour  l'aimer. 
Mais,  comme  nous  ne  pouvons  aimer  ce  qui  est 
hors  de  nous,  il  faut  aimer  un  être  qui  soit  en  nous, 
et  qui  ne  soit  pas  nous 2,  et  cela  est  vrai  d'un  chacun 
de  tous  les  hommes.  Or  il  n'y  a  que  l'Etre  universel 
qui  soit  tel.  Le  royaume  de  Dieu  est  en  nous3:  le 
bien  universel  est  en  nous,  est  nous-même,  et  n'est 
pas  nous. 


434 

Cf.  B.,  182;   C,  ai5;  P.  R.,  XXVIII,  11;  Bos.,  II,  xvn,  17;  Faug.,  II, 
878;  IIat.,  XXIV,  i5;  Mol.,  II,  Zj2  ;  Mich.,  677. 

1.  «  Un  docteur  de  la  loi,  d'entre  les  Pharisiens,  voulant  tenter 
Jésus,  lui  demanda  :  Maître,  quels  sont  les  grands  préceptes  de  la 
loi  ?  Jésus  lui  répondit  :  Tu  aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu  de  tout  ton 
cœur,  de  toute  ton  âme,  de  toute  ta  pensée.  Yoilà  le  plus  grand  et  le 
premier  des  préceptes.  Le  second,  semblable  au  premier,  est  celui- 
ci  :  Tu  aimeras  ton  prochain  comme  toi-même.  Ces  deux  préceptes 
comprennent  toute  la  loi  et  les  prophètes  ».  Matth.,  XXII,  35.  Cf. 
Marc,  XII,  28. 

485 

Cf.  B.,  337;  C,  289;  P.  R.,  ult.,  XXVIII;  Bos.,  II,  xvn,  ftg;  Faug.,  I,. 
228;  Hat.,  XXIV,   3g  bis;  Mol.,  II,  4i  ;  Mich.,   294. 

2.  De  et  cela  a  or  en  surcharge. 

3.  Interrogatus  autem  a  Pharisœis  :  Quando  venit  regnum  Dei  ?  res- 
pondens  eis,  dixit  :  Non  venit  regnum  Dei  cum  observatione  :  neque 
diccnt  :  Ecce  hic,  aut  illic.  Ecce  enim  regnum  Dei  intra  vos  est.  Luc, 
"W,  20  et  2i. 


SECTION  VIL-  391 

aa5]  486 

La  dignité  de  l'homme  consistait,  dans  son  inno- 
cence, à  user  et  dominer  sur  les  créatures,  mais 
aujourd'hui  à  s'en  séparer  et  s'y  assujettir l. 

235]  487 

Toute  religion  est  fausse,  qui2,  dans  sa  foi,  n'adore 
pas3  un  Dieu  comme  principe  de  toutes  choses,  et 
qui,  dans  sa  morale,  n'aime  pas  un  seul  Dieu  comme 
objet4  de  toutes  choses. 

2e  Man.  Guerrier]  488 

...  Mais  il  est  impossible  que  Dieu  soit  jamais  la 


486 

Cf  B  ,  /,o7:  C,  38a  ;  P.  R.,  XXVIII,  2;  Bos.,  Il,  xra,    12;  Faug.,  II, 
35o;  Hav  ,  XXIV,  11  bis  ;  Mol.,  I,  297;  Mich.,  A77. 

1.  En  marge  les  sens,  titre  pour  le  fragment  23  qui  est  écrit  sur  la 
même  page  du  manuscrit. 

487 
Cf.  B.,  439,  C,  235;  P.  R.,  XXVII,    4;  Bos.,  II,  xti,  3;  Faug.,  II, 
259;  Hav.,  XXIII,  4;  Mol.,  1,  280;  Mxch.,  5o9. 

2.  Dans  sa  foi  en  surcharge. 

3.  Un  en  surcharge. 

4.  C'est-à-dire  que  toutes  choses  doivent  avoir  Dieu  pour  objet. 
C'est  le  sens  où  Bossuet  emploie  le  mot  dans  des  passages  tels  que  les 
suivants  :  «Toi  qui  étais  né  pour  l'éternité  et  pour  unobjetimmortel.  » 
(Prof.dejoideMad.  de  la  Valliere.)  «  L'éternité  se  présentait  à 
ses  yeux  comme  le  digne  objet  du  cœur  de  l'homme.  »  (Or.  fun.  de 
Michel  le  Tellier.) 

488 
Cf.  Faug.,  I,  23G;  Hav.,  XXV,  78  et  Prov.,  293;  Mot.,  I,  3i5;  Mich., 
97^- 


392  PENSÉES. 

fin,  s'il  n'est  le  principe1.  On  dirige  sa  vue  en  haut, 
mais  on  s  appuie  sur  le  sable  :  et  la  terre  fondra,  et 
on  tombera  en  regardant  le  ciel. 

557]  489 

S'il  y  a  un  seul  principe  de  tout,  une  seule  fin  de 
tout,  tout  par  lui,  tout  pour  lui.  Il  faut  donc  que  la 
vraie  religion  nous  enseigne  à  n'adorer  que  lui  et  à 
n'aimer  que  lui.  Mais,  comme  nous  nous  trouvons 
dans  l'impuissance  d'adorer2  ce  que  nous  ne  con- 
naissons pas,  et  d'aimer  autre  chose  que  nous,  il 
faut  que  la  religion  qui  instruit  de  ces  devoirs  nous 
instruise  aussi  de  ces  impuissances,  et  qu'elle  nous 
apprenne  aussi  les  remèdes.  Elle  nous  apprend  que, 
par  un  homme,  tout  a  été  perdu,  et  la  liaison  rompue 
entre  Dieu  et  nous,  et  que,  par  un  homme,  la  liaison 
est  réparée. 

Nous  naissons  si  contraires  à  cet  amour  de  Dieu,, 
et  il  est  si  nécessaire,  qu'il  faut  que  nous  naissions 
coupables,  ou  Dieu  serait  injuste3. 

1.  Cf.  l'écrit  de  Pascal  sur  la  Conversion  dupécheur  :  «Elle  [l'âme]  fait' 
d'ardentes  prières  à  Dieu  pour  obtenir  de  sa  miséricorde  que,  comme 
il  lui  a  plu  de  se  découvrir  à  elle,  il  lui  plaise  de  la  conduire  à  lui 
et  lui  faire  connaître  les  moyens  d'y  arriver.  Car  comme  c'est  à  Dieu 
qu'elle  aspire,  elle  aspire  encore  à  n'y  arriver  que  par  des  moyens  qui 
viennent  de  Dieu  même,  parce  qu'elle  veut  qu'il  soit  lui-même  son 
chemin,  son  objet  et  sa  dernière  fin.   » 

489 

Cf.  B.,  io5  ;  C,  i3o  ;  P.  R  ,  III,  1  ;  Bos.,  II,  t,  i  ;  Faug.,  II,  ift*  ;  Hat., 
XII,  6;  Mol.,  1,  2S0;  Mich.,  808. 

3.   [Et  d'aimer. 

3.  Après  avoir  défini  la  doctrine  intégrale  de  la  religion,  fondée 
sur  le  péché  originel  et  sur  la  rédemption,   Pascal   pose   avec  netteté 


SECTION  VII.  393 

90]  490 

Les  hommes,  n'ayant  pas  accoutumé  de  former  le 
mérite,  mais  seulement  le  récompenser  où  ils  le 
trouvent  formé,  jugent  de  Dieu  par  eux-mêmes1. 

455]  491 

La2  vraie  religion  doit  avoir  pour  marque  d'obliger 
à  aimer  son  Dieu.  Cela  est  bien  juste,  et  cependant 
aucune  ne  l'a  ordonné  :  la  nôtre  Ta  fait.  Elle  doit 
encore  avoir  connu  la  concupiscence  et  l'impuis- 
sance ;  la  nôtre  Fa  fait.  Elle  doit  y  avoir  apporté  les 


l'alternative  la  plus  profonde  que  le  christianisme  puisse  soulever  : 
puisque  l'homme  est  séparé  de  Dieu  qui  est  son  principe  et  sa  fin, 
suivant  la  nature  et  suivant  la  raison,  c'est  qu'un  crime  a  été  commis. 
Le  coupable  est  Dieu  ou  l'homme  ;  et  comme  il  est  contradictoire  à 
l'essence  divine  que  ce  soit  Dieu,  il  faut  donc  que  ce  soit  l'homme  ] 
le  péché  originel  est  nécessaire  pour  justifier  Dieu. 

490 

Cf.  Faug.,  II,  384;  Hav.,  XXV,  107;  Mol.,  I,  294 ;  Mich.,  256. 

1.  Les  hommes  considèrent  la  justice  divine  comme  devant  donner 
une  sanction  des  actions  humaines,  proportionnellement  au  mérite  de 
chacun.  Mais  la  justice  de  Dieu  consiste  à  former  le  mérite,  c'est-à- 
dire  à  accorder  la  grâce  qui  entraînera  le  salut.  Elle  s'exerce  non  ^as 
postérieurement,  mais  antérieurement  à  notre  existence  ;  elle  n'est 
pas  distributive  et  régulatrice  ;  elle  est  créatrice  et  constitutive. 
Cf.  cette  phrase  de  Du  Guet  dans  une  lettre  citée  par  Sainte-Beuve: 
«  Quand  nous  aimons,  nous  supposons  un  bien  ;  quand  Dieu  aime,  il 
le  produit  »  (Port-Royal,  5,!  éd.,  t.  V,  p.  118). 

491 

Cf.  B.,  108;  C,  i34;  P.  R.,  II,  1;  Bos.,  II,  iv,  i;Faug.,  II,  i44;  Hat., 
XI,  1;  Mol.,  I,  279;  Mich.,  80A. 

2.  \P1US.] 


3i)4  PENSÉES. 

remèdes1;   l'un    est  la   prière.    Nulle    religion   n'a 
demandé  à  Dieu  de  l'aimer  et  de  le  suivre 2. 

ii]  49a 

Qui  ne  hait  en  soi  son  amour-propre,  et  cet  ins- 
tinct qui  le  porte  à  se  faire  Dieu  3,  est  bien  aveuglé. 
Qui  ne  voit  que  rien  n'est  si  opposé  à  la  justice  et  à 
la  vérité  ?  car  il  est  faux  que  nous  méritions  cela  ;  et 
il  est  injuste  et  impossible  d'y  arriver,  puisque  tous 
demandent  la  même  chose.  C'est  donc  une  manifeste 
injustice  où  nous  sommes  nés,  dont  nous  ne  pouvons 
nous  défaire,  et  dont  il  faut  nous  défaire  4. 

Cependant  aucune  religion  n'a  remarqué  que  ce 


1.  [Le  nôtre  l'a  fait:  les  couvents  des  Religieuses,  cette  foule  de  péni- 
tents, Philon  juif.]  L'allusion  à  Philon  le  juif  est  expliquée  au  fr.  724. 

2.  Cf.  l'Ecrit  sur  la  conversion  du  Pécheur  :  «  Elle  se  résout  de  con- 
former à  ses  volontés  le  reste  de  sa  vie  ;  mais  comme  sa  faiblesse 
naturelle,  avec  l'habitude  qu'elle  a  aux  péchés  où  elle  a  vécu,  l'ont 
réduite  dans  l'impuissance  d'arriver  à  cette  félicité,  elle  implore  de  sa 
miséricorde  les  moyens  d'arriver  à  lui,  de  s'attacher  à  lui,  d'y  adhérer 
éternellement...  » 

49a 

Cf.  B.,  357;  G.  3i3;  P.  R.,  IX,  7;  Bos.,  II,  xvh,  67;  Faug.,  II,  i43; 
Hay.,  XXIV,  56  bis  ;  Mol.,  Il,  /,o  ;  Mien.,  24. 

3.  «  Tous  les  hommes  en  général  ayant  secoué  le  joug  de  cette 
vérité  et  cette  volonté  toute-puissante,  se  plaisent  d'abord  à  être 
maîtres  d'eux-mêmes,  et  chacun  d'eux  désire  ensuite,  s'il  est  possible, 
d'être  seul  maître  de  toutes  les  autres.  Ainsi  l'homme  violant  toutes 
les  règles  de  la  raison  et  de  la  nature,  veut  irriter  la  toute-puissance 
divine  j  et  au  lieu  qu'il  n'y  ait  que  Dieu  seul  qui  doive  dominer  sur 
toutes  les  âmes,  et  dont  la  domination  soit  utile  et  salutaire,  l'homme, 
dit  excellemment  saint  Augustin  (Tract.  43  in  Joan.)}  veut  tenir  la  place 
de  Dieu,  tant  pour  soi  que  pour  les  autres,  autant  qu'il  lui  est  pos- 
sible. »  (Jansénius,  Discours  sur  la  Réformalion  de  l'homme  intérieur> 
ch.  m.) 

4.  Et  dont  il  faut  nous  dé/aire}  en  surcharge. 


SECTION   VIL  39o 

fût  un  péché,  ni  que  nous  y  fussions  nés,  ni  que1 
nous  lussions  obligés  d'y  résister,  ni  n'a  pensé  à  nous 
en  donner  les  remèdes, 

465]  493 

La  vraie  religion  enseigne  nos  devoirs,  nos  im- 
puissances :  orgueil  et  concupiscence  "  ;  et  les  remèdes  * 
humilité,  mortification  3. 

Première  Copie  282]  494 

Il  faudrait  que  la  véritable  religion  enseignât  la 
grandeur,  la  misère,  portât  à  l'estime  et  au  mépris 
de  soi,  à  l'amour  et  à  la  haine. 

65]  495 

Si  c'est  un  aven  dément  surnaturel  de  vivre  sans 

D 

chercher  ce  qu'on  est,  c'en  est  un  4  terrible  de  vivre 
mal,  en  croyant  Dieu. 


1.  \pieu.\ 

493 
Cf.  B.,  109;  C,  i34;  Faug.,  II,  1/41;   H,vv.,  XXV,  87;  Mol.,   I,   279; 
Mien.,  822. 

2.  Orgueil  et  concupiscence,  surcharge. 

3.  Humilité,  mortification,  surcharge. 

494 

Cf.  G.,  445  ;  Bos.,  II,  xvii,  9;  Faug.,  II,  i/J2  ;  Hav.,  XXIV,  9  bis;  Mot., 
I,  279;  Mien.,  920. 

495 

Cf.  B.,  359;  G.,  3iC;  P,  R.,   IX,  9  ;  Bos.,  ÏT,  xvii,   68;    Faug.,  I,  226  ^ 
Hav.,  XXIV,  07  bis]  Mol.,  I,  iG;  Mien.,   uJi. 

4.  [Horrible.] 


39C  PENSÉES. 


4 12]  496 


L'expérience  nous  fait  voir  une  différence  énorme 
entre  la  dévotion  et  la  bonté1. 

♦227]  497 

2  Contre  ceux  qui  sur  la  confiance  de  la  miséricorde 
de  Dieu  demeurent  dans  la  nonchalance,  sans  faire  de 
bonnes  œuvres.  — 3  Comme  les  deux  sources  de  nos 
péchés  sont  l'orgueil  et  la  paresse,  Dieu  nous  a  dé- 
couvert deux  qualités  en  lui  pour  les  guérir  :  sa  misé- 
ricorde et  sa  justice.  Le  propre  de  la  justice  est 
d'abattre  l'orgueil,  quelque  saintes  que  soient  les 
œuvres,  et  non  intres  injudicium\  etc.  ;  et  le  propre 


496 

Cf  B.,  179;   C,  212;  Faug.,  I,  207;  Hat.,  XXV,  67;  Mol.,   II,  100, 
Mien.,  05g. 

1.  «  Ruineuse  instruction  à  toute  police,  et  bien  plus  dommageable 
qu'ingénieuse  et  subtile,  qui  persuade  aux  peuples  la  religieuse  créance 
suffire  seule,  et  sans  les  mœurs,  à  contenter  la  divine  iustice  !  L'usage 
nous  faict  veoir  une  distinction  énorme  entre  la  dévotion  et  la  con- 
science. »  (Montaigne.  Essais,  III,  xn.)  —  Cf.  Domat  :  «Aujourd'hui 
la  dévotion  et  la  vertu  sont  choses  fort  différentes.  »  (Pensée  XLII.) 

497 

Cf.  B.,  402;  C,  376;  P.  R.,  XXVIII,  46;  Bos.,  II,  xvn,  42;  Faug.,  II, 
375;  Hat.,  XXIV,  32  ;  Mich.,  48i. 

2.  Ecrit  par  Mme  Périer. 

3.  [La  justice  de  Dieu  et  sa  miséricorde  sont  deux  choses  [qualités  que 
Dieu  nous  fait  voir  en  lui  pour  opposer  aux  deux  sources  de  tous  les  péchés 
das  hommes  qui  sont  l'orgueil  et  la  paresse.]  La  justice  [comfcat]  l'orgueil 
et  la  miséricorde  [combat]  la  paresse. 

4.  Ps.  CXLII,  2  :  Et  non  intres  in  judicium  cum  servo  luo  :  quia  non 
justificabitur  in  conspectu  tuo  ornnis  vivens. 


SECTION  VII.  397 

de  la  miséricorde  est  de  combattre  la  paresse  en  invi- 
tant aux  bonnes  œuvres,  selon  ce  passage  :  «  La 
miséricorde  de  Dieu  invite  à  pénitence1  »  ;  et  cet 
autre  des  Ninivites  :  «  Faisons  pénitence,  pour  voir 
si  par  aventure  il  aura  pitié  de  nous2.  »  Et  ainsi  tant 
s'en  faut  que  la  miséricorde  autorise  le  relâchement, 
que  c'est  au  contraire  la  qualité  qui  le  combat  for- 
mellement; de  sorte  qu'au  lieu  de  dire  :  S'il  n'y 
avait  point  en  Dieu  de  miséricorde,  il  faudrait  faire 
toutes  sortes  d'efforts  pour  la  vertu  ;  il  faut  dire,  au 
contraire,  que  c'est  parce  qu'il  y  a  en  Dieu  de  la 
miséricorde,  qu'il  faut  faire  toutes  sortes  d'efforts. 

9/1]  498 

3  11  est  vrai  qu'il  y  a  de  la  peine,  en  entrant 4  dans- 


t.  Rom.,  II,  4  :  «  An  divitlas  bonitatis  ejus,  et  patientise,  et  longani- 
mitalis  contemnis  ?  ignoras  quoniam  benignitas  Dei  ad  pœnitentiam  te 
adducit  ? 

2.  Jonas,  III,  9  :  Quis  scit  si  convertatur  et  ignoscat  Deus  :  et  rêver-, 
latur  a  furore  irœ  snœ,  et  non  peribimus  ? 

498 

Cf.  Bos.,  II,  xvit,  72;  Fauo.,  II,  180;  Hat.,  XXIV,  6  ter;  Mol.,  II,  4g; 
Mien.,   259. 

3.  Ce  fragment  est-il  une  première  rédaction  d'une  lettre  à  made- 
moiselle de  Roannez  ?  En  tout  cas  les  extraits  qui  nous  sont  parvenus 
s'en  rapprochent  singulièrement  :  «  Il  est  bien  assuré  qu'on  ne  se 
détache  jamais  sans  douleur.  On  ne  sent  pas  son  lien  quand  on  suit 
volontairement  celui  qui  entraîne,  comme  dit  saint  Augustin  ;  mais 
quand  on  commence  à  résister  et  à  marcher  en  s'éloignant,  on  souffre 
bien  ;  le  lien  s'étend  et  endure  toute  la  violence  ;  et  ce  lien  est  notre 
propre  corps,  qui  ne  se  rompt  qu'à  la  mort.  »  (Du  2 4  sept.  i656,  II, 
olim.  4). 

4.  En  entrant,  en  surcharge. 


398  PENSÉES. 

la  piété  ;  mais  cette  peine  ne  vient  pas  de  la  piété  qui 
commence  d'être  en  nous,  mais  de  l'impiété  cpii  y 
est  encore.  Si  nos  sens  ne  s'opposaient  pas  à  la  péni- 
tence, et  que  notre  corruption  ne  s'opposât  pas  à  la 
pureté  de  Dieu,  il  n'y  aurait  en  cela  rien  de  pénible 
pour  nous.  Nous  ne  souffrons  qu'à  proportion  que 
le  vice,  qui  nous  est  naturel,  résiste  à  la  grâce  sur- 
naturelle *  ;  notre  cœur  se  sent  déchiré  entre  des 
efforts  contraires  ;  mais  il  serait  bien  injuste  2  d'im- 
puter cette  violence  à  Dieu  qui  nous  attire,  au  lieu 
de  l'attribuer  au  monde  qui  nous  retient.  C'est 
comme  un  enfant3,  que  sa  mère  arrache  d'entre  les 
bras  des  voleurs4,  doit  aimer,  dans  la  peine  qu'il 
souffre,  la  violence  amoureuse  et  légitime  de5  celle 
qui  procure  sa  liberté,  et  ne  détester  que  la  violence 
impétueuse  et  tyrannique  de  ceux  qui  le  retiennent 
injustement6.  La  plus  cruelle  guerre  que  Dieu  puisse 
faire  aux  hommes  en  cette  vie  est  de  les  laisser  sans 
cette  guerre  qu'il  est  venu  apporter.  «  Je  suis  venu 
apporter  la  guerre7,  »  dit-il;  et,  pour  instruire  de 


i .   [A'oas  souffrions  dans  la  violence  que  fait.] 

2.  [De  se  plaindre.] 

3.  [Qui  se  plaindrait  de  la.] 
h.   [Ne]  doit  [pas  blâmer  la.] 

5.  [La  mère.] 

6.  «  Car  je  lui  voudrais  dire  qu'elle  se  souvienne'que  ces  inquiétudes 
ne  viennent  pas  du  bien  qui  commence  d'être  en  elle,  mais  du  mal 
qui  y  est  encore  et  qu'il  faut  diminuer  continuellement  ;  et  qu'il  Faut 
qu'elle  fasse  comme  un  enfant  qui  est  tiré  par  des  voleurs  d'entre  les 
bras  de  sa  mère,  qui  ne  le  veut  point  abandonner  ;  car  il  ne  doit  pas 
accuser  de  la  violence  qu'il  souffre,  la  mère  qui  le  retient  amoureu- 
sement, mais  ses  injustes  ravisseurs.  »  (Ibid.) 

7.  Math.,  X,  34:  Non  veni  paeem  mittere,  sed  gladium. 


SECTION  VIL  399 

cette  guerre  :  «  Je  suis  venu  apporter  le  fer  et  le 
feu1.  »  Avant  lui  le  monde  vivait  dans  cette  fausse 
paix 2. 

107]  499 

Œuvres  extérieures.  —  Il  n'y  arien  de  si  périlleux 
que  ce  qui  plaît  à  Dieu  et  aux  hommes  ;  car  les  états 
qui  plaisent  à  Dieu  et  aux  hommes  ont  une  chose 
qui  plaît  à  Dieu,  et  une  autre  qui  plaît  aux  hommes  ; 
comme  la  grandeur  de  sainte  Thérèse:  ce  qui 
plaît  a  Dieu  est  sa  profonde  humilité  dans  ses 
révélations  ;  ce  qui  plaît  aux  hommes  sont  ses  lu- 
mières. Et  ainsi  on  se  tue  d'imiter  ses  discours, 
pensant  imiter  son  état,  et  pas  tant  d'aimer  ce  que 
Dieu  aime,  et  de  se  mettre  en  l'état  que  Dieu  aime. 

Il  vaut  mieux  ne  pas  jeûner  et  en  être  humilié, 
que  jeûner  et  en  être  complaisant.  Pharisien,  publi- 
cain3. 

Que  me  servirait  de  m'en  souvenir,  si  cela  peut 
également  me  nuire  et  me  servir,  et  que  tout  dépend 
de  la  bénédiction  de  Dieu,  qu'il  ne  donne  qu'aux 
choses  faites  pour  lui,  et  selon  ses  règles  et  dans  ses 


1.  [Et  son  plus  grand  désir  est  qu'il  embrasse.]  —  Luc,  XII,  4  9  '• 
Ignemveni  mitlere  in  terram,  et  quidvoïo  nisl  utaccendatur? 

2.  «  Il  faut  donc  se  résoudre  ù  souffrir  cette  guerre  toute  sa  vie  : 
car  il  n'y  a  point  ici  de  paix.  «  Jésus-Christ  est  venu  apporter  le  cou- 
teau, et  non  pas  la  paix.   »  (Jbid.).  Cf.  fr.  949. 

499 

Cf.  Faug.,  I,  a33;  Hav.,  XXV,  127;  Mol.,  Il,  5o;  Mien.,  27G. 

3.  Allusion  à  la  célèbre  parabole  <jui  est  dans  PÉvangiie  de  saint 
Luc,  XVIII,  9-14. 


400  PENSÉES. 

voies,  la  manière  étant  ainsi  aussi  importante  que  la 
chose,  et  peut-être  plus,  puisque  Dieu  peut  du  mal 
tirer  du  bien,  et  que  sans  Dieu  on  tire  le  mal  du  bien  ? 

Première  Copie  a56]  500 

L'intelligence  des  mots  de  bien  et  de  mal1. 

•157]  501 

Premier  degré  :  être  blâmé  en  faisant  mal,  et  loué 
en  faisant  bien.  Second  degré  :  n'être  ni  loué  ni 
blâmé. 

2^9]  50a 

Abraham  ne  prit  rien  pour  lui,  mais  seulement 
pour  ses  serviteurs  ~  ;  ainsi  le  juste  ne  prend  rien 
pour  soi  du  monde,  ni  des  applaudissements  du 
inonde  ;  mais  seulement  pour  ses  passions,  desquelles 
il  se  sert  comme  maître,  en  disant  à  l'une  :  Va,  et  : 


500 

Cf.  C,  673;  Faug.,  II,  i58;  Mol.,  I,  3g3;  Mien.,  o3o. 

1.  Dixit  autem  serpens  ad  mulierem...  et  eritis  sicut  dii,  scientes 
bonutn  et  malum.  (Gen.,  XII,  4-5).  Cf.  fr.  553  sub  fine. 

501 

Cf.  B.,  37i;   C,    a65;  Faog.,  I,   aaC;  Hat.,  XXV,  ia5  ;  Mol.,  I,  87  ; 
Mich.,  38a. 

50a 

Cf.  B.,  353;  C,  3oS;  Faug.,  II,  375  ;  Hat.,  XXV,    10/»;   Mol.,  II,   kj't 
Mk:h.,  5a5. 

a.  Allusion  à  la  fin  du  chapitre  xiv  de  la  Genèse  :  Abraham  refuse 
les  richesses  du  roi  de  Sodome,  «  afin  qu'il  ne  dise  pas  :  J'ai  enrichi, 
Abraham  »  ;  mais  il  accepte  «  ce  que  les  jeunes  cens  ont  mangé,  eC 
la  part  des  hommes  qui  sont  Tenus  a>ec  lui,  Aner,  Escol  et  Mambré  »., 


SECTION  VII.  401 

Viens.  Sub  te  erit  appetitus  tuus1.  Ses  passions  ainsi 
dominées  sont  vertus  :  l'avarice,  la  jalousie,  la  colère  ; 
Dieu  même  se  les  attribue2,  et  ce  sont  aussi  bien 
vertus  que  la  clémence,  la  pitié,  la  constance,  qui 
sont  aussi  des  passions.  Il  faut  s'en  servir  comme 
d'esclaves3,  et,  leur  laissant  leur  aliment,  empêcher 
que  l'âme  n'y  en  prenne  ;  car  quand  les  passions 
sont  les  maîtresses,  elles  sont  vices,  et  alors  elles 
donnent  a  l'âme  de  leur  aliment,  et  l'âme  s'en  nour- 
rit et  s'en  empoisonne. 

265]  503 

Les  philosophes  ont  consacré  les  vices,  en  les  met- 
tant en  Dieu  même4;  les  chrétiens  ont  consacré  les 
vertus. 


1.  Genèse,  IV,  7  :  «  (Dieu  s'adresse  à  Caïn)  Sin  autem  maie  [egerts], 
statim  in  foribus  peecatum  aderit?  sed  sub  te  appetitus  ejus,  et  tu  domi- 
naberis  illius. 

2.  Cf.  en  particulier  Exode,  XX,  5  :  Ego  sum  Dominus  Deus  tuus 
fortis,  zelotes,  visitons  iniquilatem  patrum  infdios}  in  tertiam  et  quartam 
generationem  eorum  qui  oderunt  me. 

3.  [Mais.] 

503 

Cf.  B.,  182;  C,  2i5;  Faug.,  II,  93  ;   Hav  ,  XXV,    3o;    Mot.,   I,    29!  ; 

Mien.,  5/[i. 

4-  Dans  V Apologie,  Montaigne  reproche  ce  h  l'ancienneté...  d'avoir 
attribué  la  divinité  non  seulement  a  la  foy,  à  la  vertu,  à  l'honneur, 
concorde,  liberté,  victoire,  pieté,  mais  aussi  à  la  volupté,  fraude, 
mort,  envie,  vieillesse,  misère,  à  la  peur,  à  la  fiebvre...  Puisque 
l'homme  desiroit  tant  de  s'apparier  a  Dieu,  il  cuit  mieulx  faict,  dict 
Cicero  [Tusc,  I,  2]  de  ramener  à  soy  les  conditions  divines  et  les 
attirer  ça  bas,  que  d'envoyer  là  hault  sa  corruption  et  sa  misère  ».  Cf. 
le  développement  de  Grotius  sur  le  même  sujet;  il  rappelle  l'ivresse 
de  Bacchus,  la  conduite  impie  de  Romulus  envers  son  frère,  de  Jupi- 
ter envers  son  père,  et  i!  termine  ainsi  :  «  Il  n'est  pas  nécessaire  de 
consacrer  le  vice  pour  le  faire  aimer.  »  (F.  R.  C,  IV,  4-) 

PFNSi'.P'î.  II     __    Ti 


402  PENSÉES. 

90]  504 

'Le  juste  agit  par  foi2  dans  les  moindres  choses  : 
quand  ii  reprend  ses  serviteurs,  il  souhaite  leur  con- 
version par  l'esprit  de  Dieu,  et  prie  Dieu  de  les 
corriger,  et  attend  autant  de  Dieu  que  de  ses  répré- 
hensions,  et  prie  Dieu  de  bénir  ses  corrections.  Et 
ainsi  aux  autres  actions. 

107]  505 

Tout  nous  peut  être  mortel,  même  les  choses 
faites  pour  nous  servir  ;  comme,  dans  la  nature,  les 
murailles  peuvent  nous  tuer,  et  les  degrés  nous  tuer, 
si  nous  n'allons  avec  justesse. 

Le  moindre  mouvement  importe  à  toute  la  nature  ; 
la  mer  entière  change  pour  une  pierre3.  Ainsi,  dans 


504 

Cf.  Faug.,  II,  376;  Hav.,  XXV,  54;  Mol.,  II,  47  ;  Mich.,  5o4. 

1.  Ce  fragment  est  précédé  dans  Je  manuscrit  de  quelques  lignes 
barrés  qui  étaient  la  fin  d'un  paragraphe  dont  le  commencement  nous 
manque  (les  jambages  de  la  ligne  précédente  sont  encore  visibles)  : 
privation  de  l'esprit  de  Dieu.  Et  ses  actions  nous  trompent  à  cause  de  la 
parenthèse  ou  interruption  de  l'esprit  de  Dieu  en  lui,  et  s'en  repent  en  son 
affliction.  —  M.  Michaut  fait  de  ces  lignes  la  fin  du  fragment  qu'il 
relie  de  la  façon  suivante  :  «  Et  ainsi  aux  autres  actions,  provenant 
de  l'esprit  de  Dieu.  » 

2.  Justusex  jidevivit  (Rom. jlj  17;   Galat.,  III,  11).  Cf.  fr.   248. 

505 
Cf.  Bos.,  suppl,  18;  Faug.,  I,  234;  Hav.,  XXI V,  79;   Mol.,  I,  Z,5  et  Iît. 
162  ;  Mien.,  27D. 

3.  Une  pierre  qui  tombe  dans  l'eau  devient  en  effet  le  centre  d'une 
ondulation  qui,  à  parler  suivant  la  rigueur  mathématique,  se  propage 
à  l'infini.  La  réflexion  scientifique  ne  fait  ici  que  préparer  une  vérité 
d'ordre  religieux.  Mais  la  conception  de  la  nature  que  Pascal  résume 
d'une  iiiçon  si  concise  n'en  est  pas  moins  remarquable  par  elle-même; 


SECTION  VIL  403 

la  grâce,  la  moindre  action  importe  par  ses  suites  à 
tout.  Donc  tout  est  important. 

En  chaque  action,  il  faut  regarder,  outre  l'action  V 
notre  état  présent,  passé,  futur,  et  des  autres  à  qui 
elle  importe,  et  voir  les  liaisons  de  toutes  ces  choses. 
Et  lors  on  sera  hien  retenu. 

433]  5o6 

Que  Dieu  ne  nous  impute  pas  nos  péchés,  c'est- 
à-dire  toutes  les  conséquences  et  suites  de  nos 
péchés,  qui  sont  effroyables2,  des  moindres  fautes, 
si  on  veut  les  suivre  sans  miséricorde  ! 

429]  507 

Les  mouvements  de  grâce,  la  dureté  de  cœur,  les 
circonstances  extérieures 3. 


elle  se  rattache  à  la  doctrine  cartésienne  des  tourbillons  qui  rend 
toutes  les  parties  de  l'univers  solidaires  l'une  de  l'autre,  et  elle 
annonce  les  infiniment  petits  de  Newton  et  de  Leibniz.  Cf.  Théo- 
dicée  :  ire  partie,  §  9  :  «  L'univers,  quel  qu'il  puisse  être,  est  tout  d'une 
pièce,  comme  un  océan  ;  le  moindre  mouvement  y  étend  son  effet  à 
quelque  distance  que  ce  soit.  »  —  Charron  avait  écrit  :  «  Toutes 
choses,  tant  petites  soient-elles,  sont  pièces  de  ce  grand  bâtiment 
de  l'univers.  Il  n'y  a  chose  si  mince,  menue  et  chétive  à  nos  yeux,  qui 
ne  regarde,  ne  serve  à  l'état  et  perfection,  à  la  tenue  de  tout  ce 
monde...  la  goutte  d'eau,  la  feuille  d'arbre,  le  poil  de  notre  tête,  leur 
remuement  est  le  remuement  de  tout  l'univers.  »  Trois  Vérités,  I,  ix,  6. 

1.  [Ce  qui.\ 

506 
Cf.  B.,  375;  C,  337;  Mien.,  723. 

2.  [Si  on  en.] 

507 
Cf.  B.,  379;  C,  338;  Faug.,IT,  3G9;  Hav.,  XXV,  187;  Mol.,  II,   ia5  ; 
Micu.,  712. 

3.  Toute  âme  chétienne  est  partagée  entre  les  mouvements  de  grâce 


404  PENSÉES. 

453]  508 

Pour  faire  d'un  homme  un  saint,  il  faut  bien  que 
ce  soit  la  grâce  ;  et  qui  en  doute  ne  sait  ce  que  c'est 
que  saint  et  qu'homme1. 

4i6]  50g 

Philosophes.  —  La  belle  chose  de  crier  à  un 
homme  qui2  ne  se  connaît  pas,  qu'il  aille  de  lui- 
même  à  Dieu  !  Et  la  belle  chose  de  le  dire  à  un 
homme  qui  se  connaît3  ! 


qu'elle  reçoit  de  Dieu,  par  les  mérites  du  Rédempteur,  et  la  dureté  c!e 
cœur,  inhérente  à  la  nature  corrompue  ;  les  circonstances  extérieures 
interviennent,  qui  sont  le  témoignage  de  la  Providence  divine,  et  qr.i 
souvent  sont  décisives.  Ainsi,  dans  la  vie  de  Pascal,  l'accident 
d'Etienne  Pascal  qui  amena  en  1 646  la  conversion  de  toute  la  famille 
était  interprété  comme  l'action  directe  de  la  Providence. 

508 

Cf.  B.,  458;  C,  357;  Faug.,  ï,  322;  Hav.,  XXIV,   74;    Mol.,  II,  ia5; 
Mich.,   796. 

1 .  Cette  opposition  entre  l'humanité  et  la  grâce  est  la  doctrine 
fondamentale  du  Jansénisme  :  «  Est-ce  qu'il  n'apparaît  pas,  dit  Jan- 
sénius,  à  quel  point  par  son  propre  poids  et  sa  propre  pente  la  nature 
tombe  dans  le  vice,  et  combien  il  lui  faut  d'aide  pour  en  être  déli- 
vrée ?  »  Augustinus  (de  Nat.  lapsa,  II,   2).   Au   contraire   les  ennemis 

.de  la  grâce  sont  ceux  qui  «  déclarent  la  nature  humaine  libre,  de 
façon  à  ne  pas  chercher  de  libérateur,  saine,  de  façon  à  rendre  le 
libérateur  inutile  »  (Saint  Aug.,  Ep.  35,  cité  dans  V Augustinus,  t.  II, 
liv.  I,  ch.  1). 

509 
Cf  B.,  61;  C,  85;  F  aug.,  II,  95;  Hav.,  XXV,  3a  ;  Mol.,  I,  176;  Mien., 
G73. 

2.  Se  connaît  [bien.] 

3.  Un  homme  qui  se  connaît,  se  connaît  par  là  même  incapable 
d'atteindre  Dieu  par  les  seules  forces  de  sa  nature. 


SEGTIOxX  Vil.  403 

27]  510 

L'homme  n'est  pas  digne  de  Dieu,  mais  il  n'est 
pas  incapable  d'en  être  rendu  digne. 

Il  est  indigne  de  Dieu  de  se  joindre  à  l'homme 
misérable  ;  mais  il  n'est  pas  indigne  de  Dieu  de  le 
tirer  de  sa  misère. 

Si  on  veut  dire  que  l'homme  est  trop  peu  pour 
mériter  la1  communication  avec  Dieu,  il  faut  èlre 
bien  grand  pour  en  juger. 

390]  512 

2 Elle  est  toute  le  corps  de  Jésus-Christ,  en  son 
patois3,  mais  il  ne  peut  dire  qu'elle  est  tout  le  corps 


510 

Cf.  B.,  120;  C,  1A7;  Bos.,  suppl.j  ai;   Faug.,   II,  i56;  Hav.,   XXIV, 

62;  Mol.,  II,  21  ;  Mien.,  68. 

511 
Cf.  B.,  118;  C,  i44;    Bos.,  suppl.,  20;   Faug.,   II,   i5G;    Hav.,    XXIV, 
8[  bis;  Mol.,  I,  3iô;  Mica.,  117. 

1.  [Compagnie  et  l'amitié.] 

512 
Cf.  Faug.,  II,  372  ;   Hat.,  XXV,  190;  Mol.,  II,   129;  Mich.,  6i6. 

2.  La  première  phrase  est  en  surcharge. 

3.  Qu'est-ce  qui  parle  ainsi  en  son  patois?  Ce  point  n'a  pas  encore 
été  éclairci;  mais  M.  Couture  a  découvert  l'origine  de  la  théorie  que 
Pascal  discute.  Elle  est  exposée  dans  les  lettres  de  Descartes  au 
P.  Mesland  que  Clerselier  possédait  à  celte  époque  et  fit  connaître  à 
divers  correspondants,  en  particulier  à   Doin  Robert   Desgubets   qui 


406  PENSÉES. 

de  Jésus-Christ1.  L'union  de  deux  choses2  sans 
changement  ne  fait  point  qu'on  puisse  dire  que 
l'une  devient  l'autre  :  ainsi  l'âme  étant  unie  au  corps, 
le  feu  au  hois,  sans  changement;  mais  il  faut  chan- 
gement qui  fasse  que  la  forme  de  l'une  devienne  la 
forme  de  l'autre,  ainsi  l'union  du  Verhe  a  l'homme3. 


en  fit  l'origine  de  son  système  (voir  Descartes,  Lettres,  Ed.  Adam  et 
Tannera,  t.  IV,  p.  171  sqq.  et  Lemaire,  dom  Robert  Desgabels,  1902, 
p.  100  sqq.).  C'est  indirectement,  par  une  interprétation  écrite,  que 
Pascal  eut  connaissance  de  cette  théorie,  dont  il  est  possible  qu'il 
ignorât  le  véritable  auteur;  car  Descartes  avait  vivement  recommandé 
le  secret  sur  ce  point.  Voir  les  articles  décisifs  de  M.  Couture  parus 
en  novembre  et  décembre  1898  dans  le  Bulletin  théologique,  scienti- 
fique et  littéraire  de  l'Institut  catholique  de  Toulouse,  et  réunis  en  une 
brochure  publiée  à  Paris,  chez;  Lecoffre  :  Commentaire  d'un  frag- 
ment de  Pascal  sur  l'Eucharistie.  —  Cf.  la  lettre  de  Nicole  contre  l'in- 
terprétation philosophique  de  l'Eucharistie  (Essais  de  morale,  t.  VIII, 
p.  2i3,  éd.  1733):  «  ils  [les  Pères]  n'ont  jamais  pensé  à  cette  autre 
unité  chimérique  qui  fait  un  même  corps  de  plusieurs  portions  de 
matière  unies  à  la  même  âme...  »  Plus  loin,  p.  217,  il  ajoute,  parlant 
d'un  contradicteur  qu'il  ne  nomme  pas  et  qui  doit  être  Desgabets 
(Cf.  Lemaire,  op.  cit.,  p.  123)  :  «  Vous  pouvez  y  ajouter  que  feu 
M.  Pascal  qu'il  cite  comme  approbateur  de  ces  principes  philosophiques 
à  l'égard  de  l'étendue  en  était  si  étrangement  éloigné  que  quand  il 
voulait  donner  un  exemple  d'une  rêverie  qui  pouvait  être  approuvée 
par  entêtement,  il  proposait  d'ordinaire  l'opinion  de  Descartes  sur 
la  matière  et  sur  l'espace.  »  Voir  le  fr.  77. 

1.  Comme  le  fait  remarquer  M.  Couture,  l'interprète  de  Descartes 
essaie  de  traduire  dans  sou  système  la  formule  du  concile  de  Trente  : 
per  consecrationem  panis  et  vini  conversionem  Jîeri  totius  subslantise 
panis  in  substantiam  corporis  Christi  et  totius  substantiœ  vini  in  substantiam 
sanguinis  ejus.  Mais  l'interprétation  du  totius  est  encore  équivoque  : 
associée  à  l'âme  de  Jésus-Christ,  l'hostie  devient  tout  entière  le  corps 
de  Jésus-Christ,  mais  elle  ne  devient  pas  ce  corps  tout  entier,  puisque 
d'autres  corps  peuvent  être  associés  à  cette  âme.  Il  n'est  donc  pas 
satisfait  à  la  condition  de  réciprocité  qui  est  impliquée  dans  la  trans- 
substantiation. 

2.  De  deux  choses,  en  surcharge. 

3.  L'incarnation  du  Verbe  transforme  en  Jésus  la  substance  de 
l'humanité;  il  est  le  type  de  la   transsubstantiation  mystérieuse.  L'as- 


SECTION  VII.  407 

Parce  que  mon  corps  sans  mon  âme  ne  ferait  pas  * 
le  corps  d'un  homme,  donc  mon  âme  unie  à 
quelque  matière  que  ce  soit,  fera  mon  corps".  Jl  ne 
distingue  la  condition  nécessaire  d'avec  la  condition 
suffisante  :  l'union  est  nécessaire,  mais  non  suffi- 
sante :  le  bras  gauche  n'est  pas  le  droit.  L'impéné- 
trabilité  est  une  propriété  des  corps3.  Identité  de 

soe;.ation  de  l'âme  et  du  corps,  que  Descartes  propose  comme  exemple, 
ou  l'association  de  deux  substances  matérielles  telles  que  le  feu  et  le 
bois,  n'a  au  contraire  rien  de  mystérieux;  c'est  uue  juxtaposition  qui 
n'altère  nullement  l'intégrité  de  substance.  Il  est  donc  illégitime  de 
ramener  l'Eucharistie  à  un  phénomène  naturel. 

1.  [Un.] 

2.  Ce  passage  ne  peut  être  éclairci  que  par  les  citations  de  Des- 
caries :  «  Ce  mot  de  corps  est  fort  équivoque;  car  quand  nous  parlons 
d'un  corps  en  général,  nous  entendons  une  partie  déterminée  de  la 
matière,  ...en  sorte  qu'on  ne  saurait  ...changer  aucune  particule  de 
cette  matière  que  nous  ne  pensions  par  après  que  le  corps  n'est  plus  tota- 
lement le  même  ou  idem  numéro.  Mais  quand  nous  entendons  le  corps 
d'un  homme,  nous  n'entendons  pas  une  partie  déterminée  de  matière, 
ni  qui  ait  une  grandeur  déterminée,  mais  seulement  nous  entendons 
toute  la  matière  qui  est  ensemble  unie  avec  l'àme  de  cet  homme... 
Enfin,  quelque  matière  que  ce  soit,  et  de  quelque  quantité  ou  figure 
qu'elle  puisse  être,  pourvu  qu'elle  soit  unie  avec  la  même  âme  raison- 
nable, nous  la  prenons  toujours  pour  le  corps  du  même  homme.  » 
(Lettre  du  9  fév.  iC45,  éd.  Adam,  t.  IV,  p.  167.) 

3.  La  réponse  de  Pascal  à  la  distinction  proposée  par  Descartes 
consiste  à  admettre  les  deux  significations  du  corps  que  Descartes  a 
énumérées,  mais  à  montrer  que  la  seconde  ne  dispense  pas  de  la  pre- 
mière. Sans  doute  l'identité  de  l'àme  est  nécessaire  à  l'identité  du 
corps  humain,  mais  elle  ne  suffit  pas  pour  constituer  l'identité  de  ce 
corps  en  tant  que  corps.  «  Nous  ne  pensons  pas,  écrit  Descarte:,  que 
celui  qui  a  un  bras  ou  une  jambe  coupée,  soit  moins  homme  qu'un 
autre.  »  —  Il  ne  s'ensuit  pourtant  pas,  répond  Pascal,  que  les  différentes 
parties  du  corps  se  confondent  les  unes  avec  les  autres.  Descartes 
définit  le  corps  animé  par  une  condition  extrinsèque,  l'union  avec 
l'àme;  mais  c'est  là  une  conception  toute  relative  qui  ne  supprime  pas 
les  propriétés  intrinsèques  de  la  matière,  et  en  particulier  l'impéné- 
trabilité. En  revenant  à  ces  propriétés,  nous  voyons  réapparaître  les 
difficultés  propres  au  mystère  de  la  transsubstantiation. 


408  PENSÉES. 

numéro  au  regard  du  même  temps  exige  l'identité 
de  la  matière.  Ainsi  si  Dieu  unissait  mon  âme  à  un 
corps  à  la  Chine,  le  même  corps,  idem  numéro, 
serait  à  la  Chine  ;  la  même  rivière  qui  coule  là  est  idem 
numéro  que  celle  qui  court  en  même  temps  à  la 
Chine1. 

I2l]  513 

2  Pourquoi  Dieu  a  établi  la  prière. 
i°  Pour  communiquer  à  ses  créatures  la  dignité 
de  la  causalité. 


1.  Voici  la  thèse  de  Descartes:  «  Le  corps  de  J.-G.  étant  mis  en 
la  place  dn  pain,  et  venant  d'autre  air  en  la  place  de  celui  qui  envi- 
ronnait le  pain,  la  superficie  qui  est  entre  cet  air  et  le  corps  de  Jésus- 
Christ  demeure  eadem  numéro  qui  était  auparavant  entre  d'autre  air 
et  le  pain,  parce  qu'elle  ne  prend  pas  son  identité  numérique  de 
l'identité  des  corps  dans  lesquels  elle  existe,  mais  seulement  de  l'iden- 
tité ou  ressemblance  des  dimensions:  comme  nous  pouvons  dire  que 
la  Loire  est  la  même  rivière  qui  était  il  y  a  dix  ans,  bien  que  ce  ne 
soit  plus  la  même  eau,  et  que  peut-être  aussi  il  n'y  ait  plus  aucune 
partie  de  la  même  terre  qui  environnait  cette  eau  »  (ibid.,  p.  i65). — j 
Pascal  marque  le  défaut  de  la  comparaison;  Descartes  conclut  des 
conditions  de  l'identité  à  travers  le  temps  aux  conditions  de  l'identité 
pour  un  même  temps;  ce  qui  donne  des  conséquences  absurdes:  onj 
conçoit  que  mon  àme  soit  unie  à  mon  corps  a  Paris,  puis  à  un  corps 
en  Chine,  mais  non  pas  à  la  fois;  autrement  il  faudrait  admettre 
l'identité  des  corps;  je  serais  le  même  qui  serais  en  même  temps  à 
Paris  et  en  Chine,  la  rivière  serait  la  même  qui  coulerait  en  même 
temps  en  France  et  en  Chine.  Encore  une  fois  il  faut  sortir  des  lois 
naturelles  et  du  cours  ordinaire  des  choses  pour  concevoir  l'Eu- 
charistie. (Voir  V Appendice  de  la  Section  XIII,  t.  III,  p.  294). 

513 
Cf.  Faug.,    II,    383  et  II,  382  ;    Hav.,  XXV,  55;  XXV,  55  bis  et  XXV,, 

197  ;  Mol.,  II,   127  et  II,  228  ;  Mich.,  309. 

2.  La  première  ligne  de  la  page  12 1  porte  ces  mots  rayés  :  «  J'ai 
reçu  de  Mademoiselle  la  présidente  Pascal  la  somme  de  quatre  cents- 
livres.  - 


SECTION  VII.  409 

2°  Pour  nous  apprendre  de  qui  nous  tenons  la 
vertu. 

3°  Pour  nous  faire  mériter  les  autres  vertus  par 
travail. 

(Mais  pour  se  conserver  la  prééminence,  il  donne 
ia  prière  à  qui  il  lui  plaît.)1. 

Objection  :  Mais  on  croira  qu'on  tient  la  prière 
de  soi. 

Cela  est  absurde  ;  car,  puisque,  ayant  la  foi,  on 
ne  peut  pas  avoir  les  vertus,  comment  aurait-on  la 
foi  ?  y  a-t-il  pas  plus  de  distance  de  l'infidélité  à  la 
foi  que  de  la  foi  à  la  vertu  ? 2 

Mérite,  ce  mot  est  ambigu3. 


I.  La  parenthèse  est  une  addition  en  marge.  Cf.  Lettre  sur  les 
commandements  de  Dieu  :  «  Les  pauvres  de  la  grâce  ne  manquent 
jamais  du  pouvoir  d'obtenir,  s'ils  demandent  ;  reste  donc  nécessaire- 
ment qu'ils  manquent  quelquefois  de  ce  pouvoir  spécial  de  demander.  » 
Dans  des  extraits  d'un  écrit  de  Pascal  sur  la  grâce  que  dom  Glé- 
mencet  nous  a  conservés  dans  son  Histoire  littéraire  (inédite)  de  Port- 
Royal,  on  lit  ces  lignes  :  «  Il  est  question  de  savoir  laquelle  des  deux 
volontés,  savoir  de  la  volonté  de  Dieu  ou  de  la  volonté  de  l'homme, 
est  la  maîtresse,  la  prédominante,  la  source,  le  principe  ethi  cause  de 
l'autre.  »  —  Bossuet  a  développé  à  son  tour  cette  interprétation  de  saint 
Augustin  dans  sa  Défense  de  la  tradition  et  des  Saints  Pères  contre  Richard 
Simon.  Voir  en  particulier  liv.  VI,  ch.  x  :  «  Saint  Augustin  sentait  donc 
déjà  ce  grand  secret,  qu'il  a  depuis  si  bien  expliqué  contre  les  Péla- 
giens,  que  la  prière,  par  laquelle  on  nous  donne  tout,  est  elle-même 
donnée  »  et  au  liv.  X  le  ch.  x  intitulé  :  On  prouve  par  la  prière  que 
la  prière  vient  de  Dieu. 

2.  La  doctrine  de  la  prière  est  capitale  dans  le  Jansénisme;  la 
prière  est  à  la  fois  la  marque  décisive  de  la  bonne  volonté  dans  la 
créature,  l'effet  de  la  grâce  du  Libérateur,  et  l'aveu  par  la  créature 
de  la  nécessité  de  grâces  nouvelles  pour  que  la  bonne  volonté  passe  à 
[l'acte,  pour  que  la  foi  devienne  vertu. 

3.  L'homme  a  mérité  le  Rédempteur;  mais  il  y  a  ambiguïté,  car  il 
pourrait  se  rapporter  ce  mérite  alors  qu'il  s'agit  uniquement  des  mé- 
rites de  Jésus-Christ. 


410  PENSÉES. 

Meruit  habere  Redemptorem  l. 

Meruit  tam  sacra membra  tangere*. 

Digno  tam  sacra  membra  tangere3. 

Non  sum  dignus  \ 

Qui  mandicat  indignas*. 

Dignus  est  accipere  6. 

Dignare  me. 

Dieu  ne  doit  que  suivant  ses  promesses.  Il  a  pro- 
mis d'aceorder  la  justice  aux  prières,  jamais  il  n'a 
promis  les  prières  qu'aux  enfants  de  la  promesse7. 

Saint  Augustin  a  dit  formellement  que  les  forces 
seraient  ôtées  au  juste8.   Mais  c'est  par  hasard  qu'il 


1.  Office  du  Samedi  Saint. 

2.  Office  du  Vendredi  Saint. 

3.  Hym.   Vexilla  régis. 

4.  Luc,  VII,  0:  Jésus  autem  ibatcum  Mis.  Et  cumjam  non  longe  esset 
a  domo,  misit  ad  eum  centurio  amicos,  dicens:  Domine,  noli  vexari:  Non 
enim  sum  dignus  ut  sub  tecium  me  uni  intres. 

5.  I.  Cor.,  XI,  29:  Qui  enim  manducat  et  bibit  indigne,  judicium  sibi 
manducat  et  bibit. 

6.  Apoc,  IV,  n:  Dignus  es  Domine  Deus  noster  accipere  gloriam,  et 
honorem,  et  virlulem:  quia  tu  creasti  omnia. 

7.  Expression  de  saint  Paul  (Rom.,  IX,  8).  Les  fils  de  la  promesse 
s'opposent  aux  fils  de  la  chair.  C'est  a  ceux-là  seuls  que  s'appliquent 
les  paroles  de  l'Evangile  sur  lesquelles  Pascal  insiste  dans  le  fragment 
suivant:  «demandez  et  vous  obtiendrez  ». 

8.  Cette  doctrine  est  rappelée  et  commeit.ée  par  Pascal  dans  la 
Lettre  sur  les  Commandements  de  Dieu.  Voici  un  extrait  significatif  : 
«  Il  arrive  que  chacun  de  nous  sait  quelquefois  entreprendre,  faire 
«  et  accomplir  une  bonne  œuvre,  et  quelquefois  ne  le  sait  pas;  quel- 
ce  quefois  il  y  sent  de  la  délectation,  et  quelquefois  il  n'en  sent  point  : 
«  afin  d'apprendre  que  ce  n'est  point  par  notre  puissance,  mais  par  le 
«  don  de  Dieu,  que  nous  savons  et  que  nous  sentons  cette  délecta- 
«  tion,  et  qu'ainsi  nous  soyons  guéris  de  la  superbe,  et  que  nous 
«  sachions  combien  véritablement  il  est  dit  que  le  Seigneur  donnera  la 
«  délectation,  et  que  notre  terre  donnera  son  fruit.  »  (Aug.,  lib.  II, 
De  peccat.  merit.,  cap.  xvu.)  «  jN 'est-il  pas  visible  que    dans  ce  pas- 


SECTION  VII.  411 

l'a  dit  ;  car  il  pouvait  arriver  que  l'occasion  de  le 
dire  ne  s'offrît  pas.  Mais  ses  principes  font  voir  que, 
l'occasion  s'en  présentant',  il  était  impossible  qu'il 
ne  le  dît  pas,  ou  qu'il  dit  rien  de  contraire.  C'est 
donc  plus  d'être  forcé  à  le  dire,  l'occasion  s'en 
offrant,  que  de  l'avoir  dit,  l'occasion  s'étant  offerte1  : 
l'un  étant  de  nécessité,  l'autre  de  hasard.  Mais  les 
deux  sont  tout  ce  qu'on  peut  demander. 

4g5]  514 

((  Opérez  votre  salut  avec  crainte2.  » 

Preuves  de  la  prière  :  Petenti  dabitur3.   Donc,  il 


sage  saint  Augustin  établit  une  sorte  d'impuissance  où  l'on  se  trouve 
d'accomplir  quelque  bonne  œuvre,  puisqu'il  dit  que  cette  délectation 
ne  nous  est  pas  toujours  présente,  afin  que  nous  apprenions  à  ne  point 
nous  élever?  ce  qui  ne  serait  pas  véritable,  si  nous  avions  le  pouvoir 
prochain  de  l'accomplir.  » 

1.  L'occasion  s'étant  offerte,  en  surcharge.  L'expression  se  retrouve 
dans  une  dissertation  sur  les  Paroles  du  Concile  de  Trente  (Second 
moyen)  :  «  Encore  que  personne  ne  parlât  de  cette  erreur,  les  Pères 
n'auraient  pas  laissé  de  la  condamner,  si  l'occasion  s'en  fût  offerte.  » 

5X4 

Cf.  Mien.  881. 

2.  Cum  metu  et  tremore  salatcm  veslram  operamini  (Philipp.,  II,  12). 
Cf.  Lettre  sur  les  commandements  de  Dieu  :  «  Vous  voyez  que  par  ces  nou- 
veaux dogmes  les  justes  ne  doivent  plus  avoir  de  crainte  ni  d'espé- 
rance qu'en  eux-mêmes.  Aussi  ils  interprètent  ce  passage  :  «  Opérez 
votre  salut  avec  crainte,  »  c'est-à-dire  avec  crainte  de  ne  pas  bien 
user  des  grâces  ;  et  non  pas  avec  crainte  que  Dieu  vous  quitte.  Ce 
sont  leurs  termes,  comme  vous  le  savez;  et  partant  cette  crainte  est 
fondée  sur  ce  que  l'on  peut,  par  sa  volonté,  user  bien  de  ce  pouvoir  ; 
au  lieu  que  saint  Paul  la  fonde  sur  ce  que  c'est  Dieu  qui  opère  lui- 
même  en  nous  ce  vouloir,  et  il  opère  ce  vouloir,  non  pas  suivant  la 
disposition  de  notre  volonté,  mais  suivant  sa  propre  bonne  volonté.    » 

ô.  Petite  et  dabitur  vobis  :  quœrite  et  invenietis:  pulsate  et  aperietur. 
Math.,  VII,  7. 


413  PENSEES. 

est  en  notre  pouvoir  de  demander.  Au  contraire 
du...  :  il  n'y  est  pas,  puisque  l'obtention  qui  le  prie- 
rait n'y  est  pas  ;  car  puisque  le  salut  n'y  est  pas,  et 
que  l'obtention  y  est,  la  prière  n'y  est  pas1. 

Le  juste  ne  devrait  donc  plus  espérer  en  Dieu, 
car2  il  ne  doit  pas  espérer,  mais  s'efforcer  d'obtenir 
ce  qu'il  demande  3. 

4 Concluons  donc  que,  puisque  l'homme  est  ini- 
quité maintenant  depuis  le  premier  péché,  et  que 
Dieu  ne  veut  pas  que  ce  soit  parla  qu'il  ne  s'éloigne 
pas  de  lui,  ce  n'est  que  par  un  premier  effet  qu'ilne 
s'éloigne  pas  3. 


i.  Exposé  de  la  doctrine  janséniste  :  la  prière  donne  le  salut  ;  donc, 
puisque  le  salut  dépend  de  Dieu  et  non  de  l'homme,  il  faut  que  la 
prière  soit  au  pouvoir  de  Dieu  et  non  de  l'homme.  Pour  demander, 
il  faut  avoir  obtenu  déjà  :  l'obtention,  c'est  l'obtention  de  la  prière. 
L'initiative  de  Dieu  est  déjà  dans  la  prière  qui  semble  aller  vers  lui; 
il  est  la  fin  parce  qu'il  est  d'abord  le  principe. 

2.  [L'obstacle.] 

3.  «  Se  peut-il  rien  de  plus  contraire  au  sens  commun  et  à  la  vérité? 
Leur  crainte  ne  serait  pas  seulement  détruite,  mais  encore  leur  espé- 
rance; car  puisqu'on  n'espère  pas  des  choses  certaines,  ils  n'espére- 
ront pas  la  continuation  de  ce  secours,  puisqu'il  leur  est  certain;  leur 
espérance  ne  sera  pas  aussi  d'obtenir  ce  qu'ils  demandent,  puisque 
cela  est  encore  certain.  Quel  sera  donc  l'objet  de  leur  espérance, 
sinon  eux-mêmes,  de  qui  ils  espéreront  le  bon  usage  d'un  pouvoir  qui 
leur  est  assuré  ?  »  ibid. 

k-   A  la  page  496   du  manuscrit. 

).  Telle  est  suivant  Pascal  la  doctrine  de  saint  Augustin  :«  c'est  ce 
qu'il  établit  dans  tous  ses  livres,  et  particulièrement  dans  tout  celui  De 
(a  correction  et  de  la  grâce,  et  presque  dans  tout  celui  Du  don  de  la 
persévérance,  dont  ce  trait  suffit:  «  Car,  afin  que  nous  ne  nous  éloi- 
gnions point  de  Dieu  (il  montre  que  cela  ne  peut  nous  être  donné  que' 
de  Dieu),  cela  n'est  plus  en  aucune  sorte  dans  les  forces  du  libre 
arbitre.  Gela  a  été  dans  l'homme  avant  sa  chute  ;  et  cette  liberté  de 
la  volonté  a  paru  dans  l'excellence  de  cette  première  condition  clans 


SECTION   VII.  413 

Donc,  ceux  qui  s'éloignent  n'ont  pas  ce  premier 
sans  lequel1  on  ne  s'éloigne  pas  de  Dieu,  et  ceux 
qui  ne  s'éloignent  pas  ont  ce  premier  effet .  Donc, 
ceux  qui  étaient  possédés  quelque  temps  de  la  grâce 
par  ce  premier  effet,  cessent  de  prier,  manque  de  ce 
premier  effet. 

Ensuite  Dieu  quitte  le  premier  en  ce  sens... 2. 


les  anges,  qui,  lorsque  le  diable  est  tombé  avec  les  siens,  sont 
demeurés  fermes  dans  la  vérité,  et  ont  mérité  de  parvenir  à  une 
assurance  éternelle.  Mais  après  la  chute  de  l'homme,  Dieu  a  voulu 
qu'il  n'appartînt  plus  qu'à  sa  grâce  que  l'homme  s'approchât  de  lui, 
et  qu'il  n'appartînt  plus  qu'à  sa  grâce  que  l'homme  ne  se  retirât 
point  de  lui.  »  Ibid.  Cf.  Jansénius,  de  Gratia  Chr.  Salv.,  III,  19: 
Quomodo  Deus  neminem  deserit,  nisi  deseralur. 

1.  [il]  ne  s'éloigne  pas. 

2.  Voici  l'explication  de  cette  ligne  interrompue  :  «  Il  se  conclut 
nécessairement,  qu'encore  qu'il  soit  vrai  en  un  sens  que  Dieu  ne 
laisse  jamais  un  juste,  si  le  juste  ne  le  laisse  le  premier,  c'est-à-dire  que 
Dieu  ne  refuse  jamais  sa  grâce  à  ceux  qui  le  prient  comme  il  faut,  et 
qu'il  ne  s'éloigne  jamais  de  ceux  qui  le  cherchent  sincèrement  :  il  est 
pourtant  vrai  en  un  autre  sens  que  Dieu  laisse  quelquefois  les  justes 
avant  qu'ils  l'aient  laissé,  c'est-à-dire  que  Dieu  ne  donne  pas  toujours 
aux  justes  le  pouvoir  prochain  de  persévérer  dans  la  prière,  ou,  ce  qui 
est  la  même  chose,  la  grâce  avec  laquelle  rien  n'est  plus  nécessaire  pour 
prier  effectivement  »  Lettre  sur  les  commandements  de  Dieu  ;  cf.  passim. 
—  11  semble  que  ce  soit  en  vue  de  la  Lettre  sur  les  commandements  de 
Dieu  que  Pascal  a  rédigé  ces  lignes  très  difficiles  à  déchiffrer. 

Ce  texte  est  écrit  sur  une  feuille  qui  a  été  ajoutée  au  manuscrit  en 
i864  avec  une  copie  du  Mémorial  et  un  fragment  de  lettre  que  voici  : 
«  De  Paris,  le  vendredi  6  juin  i653,  je  viens  de  recevoir  votre  lettre 
où  était  celle  de  ma  sœur,  que  je  n'ai  pas  eu  loisir  de  lire  et  de  plus 
je  crois  que  cela  serait  inutile  [étant].   » 

Au  verso:  «  Ce  n'est  qu'un  abrégé  par  table  pour  votre  intelligence  : 
Déclaration  de  l'état  de  son  bien  au  3i  décembre  i65i.  Effets  non 
liquidés. 

5  7293.  4 

Il  lui  est  dû  par  les 

Il  lui  est  dû  par  moi,  savoir...  parce  que  je  l'ai  reçu.   » 


414  PENSEES. 

n5]  515 

Les  élus  ignoreront  leurs  vertus,  et  les  réprouvés 
la  grandeur  de  leurs  crimes  :  Seigneur,  quand 
t'avons-nous  vu  avoir  faim,  soif,  etc.  P1 

*44a]  516 

Rom.,  III,  27  :  Gloire  exclue  :  par  quelle  loi  ?  des 
œuvres?  non,  mais  parla  foi".  —  Donc  la  foi  n'est 
pas  en  notre  puissance  comme  les  œuvres  de  la  loi,  et 
elle  nous  est  donnée  d'une  autre  manière. 

63]  517 

Consolez- vous  :  ce  n'est  pas  de  vous  que  vous- 
devez  l'attendre  3,  mais  au  contraire,  en  n'attendant 
rien  de  vous,  que  vous  devez  l'attendre. 


515 

Cf.  B.,  333;  C,  a85;  P.  R.,  XXVIII,  33;  Bos.,  Ii,  xvn,  33;  Faug.,  II, 
329;  Hav.,  XXIV,  23;  Mol.,  Il,  2O  ;  Mica.,  298. 

1.  Cf.  Matth.,  chap.  xxv  :  Tune  respondebunt  ei  justi,  dicentes: 
Domine }  quando  te  vidimus  esurientem  et  pavimus  te:  sitientem,  et  dedi- 
mus  tibi  potuin?  (87).  Et  ceux  qui  sont  à  gauche,  les  réprouvés:  Tune 
respondebunt  ei,  et  ipsi,  dicentes:  Domine  quando  te  vidimus  esurientem, 
aut  sitientem,  aut  hospitem,  aut  nudum,  aut  injîrmum,  aut  in  carcere  et 
non  ministravimus  tibi?  (44). 

5i6 

Cf.  B.,  379;  C,  338;   Faug.,  II,  i78;   Hav.,  XXV,  i38  ;  Mol.,  II,  56; 
Mich.,   764. 

2.  Ubi  est  ergo  gloriatio  tua?  Exclusa  est.  Per  quam  legem  ?  Facto- 
rum?  Non,  sed  per  legem  jidei. 

517 

Cf  B.,ioi;C,  129;  Faug.,  II,  343;  Hav.,  XXV,  209,  4;  Mol.,  II,  34; 
Mich.,  177. 

3.  La  grâce  de  Jésus-Christ. 


SECTION  VII.  415 

*io3]  518 

Toute  condition  et  même  les  martyrs  ont  à  crain- 
dre, par  l'Ecriture1. 

La  peine  du  purgatoire  la  plus  grande  est  l'incer- 
titude du  jugement.  Deus  absconditus 2. 

43]  519 

Joh.,  vin  :  Multi  crediderunt  in  eum.  Dicebat  ergo 
Jésus:  Si  manseritis . . . ,  vere  mei  discipuli  eriiis,  et 
veritas  liberabit  vos.  —  Responderunt  :  Semen 
Abrahœ  sumus,  etnemini  servimus  unquam  3. 


51s 

Cf.  Mien  ,   272. 

1.  A  la  fin  de  la  Lettre  sur  les  commandements  de  Dieu,  Pascal 
expose  les  «  sujets  de  crainte  qui  doivent  animer  continuellement  les 
saints  »  et  après  avoir  rappelé  Pabandonnement  de  saint  Pierre  : 
«  C'est  en  cette  sorte  que  tous  les  hommes  doivent  toujours  s'humilier 
sous  la  main  de  Dieu  en  qualité  de  pauvres,  et  dire  comme  David  : 
Seigneur,  je  suis  pauvre  et  mendiant.  Certainement  il  ne  parlait 
pas  des  biens  de  la  fortune,  car  il  était  roi  ;  il  ne  parlait  pas  aussi 
des  biens  de  la  grâce,  car  il  était  prophète  et  juste.  En  quoi  consistait 
donc  la  pauvreté  de  cet  homme  si  abondant,  sinon  en  ce  qu'il  pouvait 
perdre  à  toute  heure  son  abondance,  et  qu'il  n'était  pas  le  maître  de 
la  conserver?  »  Cf.  IVe  Provinciale  :  «  Les  plus  saints  doivent  toujours 
demeurer  dans  la  crainte  et  le  tremblement,  quoiqu'ils  ne  se  sentent 
coupables  d'aucune  chose,  comme  saint  Paul  dit  de  lui-même.  » 

2.  iNouvelle  application  du  verset  d'Isaie,  xlv,  i5  (Cf.  fr.  194 
242  et  585. 

5i9 
Cf.  B.,  419  et  420  ;  C,  3g4;  Faug.,  II,  329;   Hav.,  XXV,  101  ;  Mot,., 
II,  4& ',  Mien.,  io3. 

0.  Dicebat  ergo  Jésus  ad  eos  qui  crediderunt  eiJudseos:  SI  vos  mane- 
rltls  in  sermonc  meo,  vere  discipuli  mei  erltls  (3i)  et  cognoscetls  verl- 
taiemf  et  veritas  Uberavit  vos  Ç62).  —  liesponderunt  el  :  Semen  Abrakae 


410  PENSÉES. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  les  disciples  et  les 
vrais  disciples.  On  les  reconnaît  en  leur  disant  que 
la  vérité1  les  rendra  libres  ;  car  s'ils  répondent  qu'ils 
sont  libres  et  qu'il  est  en  eux  de  sortir  de  l'esclavage 
du  diable  2,  ils  sont  bien  disciples,  mais  non  pas 
vrais  disciples. 

85]  520 

La  loi  n'a  pas  détruit  la  nature  ;  mais  elle  l'a  ins- 
truite 3  ;  la  grâce  n'a  pas  détruit  la  loi  ;  mais  elle  la 
fait  exercer4. 

La  foi  reçue  au  baptême  est  la  source  de  toute  ia 
vie  des  chrétiens ,  et  des  convertis. 


sauras,    et    ncmlni    servivimus    unquam  :    quomodo    tu    clicis  :   Liberi 
estis?  (33). 

1.  [Délivrera.] 

2.  Respondit  ei  Jésus  :  Amen,  amen  dico  vobis  :  quia  omnis  qui  facil< 
peccatum,  servus  est  peccati  (34)...  Si  ergo  vos  filius  liberaverit,  vere 
liberi  eritis(3(i). —  Les  Pélagiens  ne  sont  donc  pas  les  vrais  disciples.. 

520 

Cf.  Bos.,II,  xvii,  74;   Faug.,  I,  a3i;    Hav.,  XXIV,  63  et  XXV,  12G; 
Mol.,  II,  57;  Mien.,  2^5. 

3.  Mais  elle  l'a  instruite,  surcharge.  —  Quid  ergo  dicemus?  lex  pec-> 
catum  est?  Absit.  Sed  peccatum  non  cognovi,  nisi  per  legem:  nam  con- 
cupiscentiam  nesciebam,  nisi  lex  diceret,  non  concupisces  (Rom.,  VII,  7). 
«  La  loi  est  venue  avant  le  médecin,  pour  que  la  malade  qui  se 
croyait  en  bonne  santé,  se  reconnût  malade  »  (Jansénius,  Augustinus. 
De  Gratia  Christi  Salvatoris,  I,  vu). 

4.  [La  gloire.]  —  Rom.,  III,  3i  :  Legem  ergo  deslruimus  per  Jîdem? 
Absit,  sed  legem  statuimus.  Cf.  l'Augustinus,  De  Gr.  Chr.  Salv.:  «La 
grâce  nous  fait  aimer  la  loi  ;  mais  la  loi  elle-même  sans  la  grâce  ne 
fait  de  nous  que  des  pécheurs.  »  (III,  xi.)  «  L'amour  est  l'accomplis- 
sement de  la  loi  »  (IV,  v). 


SECTION  VII.  417 

da3]  521 

La  grâce  sera  toujours  dans  le  monde  —  et  aussi 
la  nature  —  de  sorte  qu'elle  est  en  quelque  sorte  na- 
turelle. Et  ainsi  toujours  il  y  aura  des  pélagiens, 
et  toujours  des  '  catholiques,  et  toujours  combat  ; 
parce  que  la  première  naissance  fait  les  uns,  et  la 
grâce  de  la  seconde  naissance  fait  les  autres. 

409]  522 

La  loi  obligeait  à  ce  qu'elle  ne  donnait  pas2.  La 
grâce  donne  ce  à  quoi  elle  oblige  \ 


521 

Cf.  B.,  3G9;  C,  326;   P.  R.,  XXVIII,   4;  Bos.,    II,  xvu,  i3;    Facg.,  I, 
201  ;  H.vv,,  XXIV,  12  ter;  Mol.,  II,  126;  Migh.,  G89. 

1.  [Chrétiens.] 

522 

Cf.  B.,  /428;  C,  4oo;  Faug.,  II,  369;  Hav.,  XXV,  5i  ;  Mot..,   II,  57; 
Mich.,  653. 

2.  Pascal,  cite  à  la  fin  de  la  Dissertation  sur  les  commandements  de 
Dieu,  ces  textes  de  saint  Augustin  :  «  O  homme  !  reconnais  dans  le 
précepte  ce  que  tu  dois  ;  dans  la  correction,  que  c'est  par  ton  vice 
que  tu  ne  le  fais  pas  ;  et  dans  la  prière,  d'où  tu  peux  en  avoir  le  pou- 
voir I  (Aug.,  De  correpl.,  cap.  ni).  Car  la  loi  commande,  afin  que 
l'homme,  sentant  qu'il  manque  de  force  pour  l'accomplir,  ne  s'enfle 
pas  de  superbe,  mais  étant  fatigué,  recoure  à  la  grâce,  et  qu'ainsi  la 
loi  l'épouvantant  le  mène  à  l'amour  de  Jésus-Christ.  (Aug.,  De  per- 
fect.  respons.  et  ratiocin.  XI.,  cap.  v.)  »  — Cf.  la  thèse  développée  si 
longuement  par  Jansénius  :  «  La  loi  n'a  pas  été  donnée  avec  le  pou- 
voir de  vivifier,  mais  pour  montrer  aux  pécheurs  leurs  péchés  ;  la  loi 
fait  le  péché.  »  (Augustinus,  de  Gratia  Christi  Salvatoris,  liv.  I, 
ch.  vu,  sqq.) 

3.  Cf.  saint  Augustin,  apwd  Jansénius,  ibid.,  III,  16:  «  Gratia 
vero  efficit  ut  non  tantum  velimus,  sed  possimus,  non  nostris  viribus 
liberi  arbitrii,  sed  Liberatoris  auxilio.  »  —  «  Jésus,  le  débonnaire  Jésus, 
il  plaint  nos  misères  ;  mais  il  les  soulage  ;  ceux  qu'il  instruit,  il  les 
porte.  »  (Bossuet,  Sermon  sur  la  loi  de  Dieu,  Metz,  vers  i653.) 

pensées.  11  —  27 


418  PENSÉES. 

45]  523 

Toute  la  foi  consiste  en  Jésus-Christ  et  en  Adam1  ; 
et  toute  la  morale  en  la  concupiscence  et  en  la  grâce. 

4o5]  524 

Il  n'y  a  point  de  doctrine  plus  propre  à  l'homme 
que  celle-là,  qui  l'instruit  de  sa  double  2  capacité  de 
recevoir  et  de  perdre  la  grâce,  à  cause  du  double  péril 
où  il  est  toujours  exposé,  de  désespoir  ou  d'orgueil. 

48i]  525 

Les  philosophes  ne  prescrivaient  point  des  senti- 
ments proportionnés  aux  deux  états. 


523 

Cf.  B.,  117;  C,  i43;  Bos.,  II,  xvn,  4;  Faug.,  II,  36g;  Hav.,  XXIV,  4; 
Mol.,  1,  296  et  II,  101  ;  Mien.,  107. 

1.  Cf.  fr.  43o.  —  M.  Droz  a  rapproché  de  ce  fragment  un  pas- 
sage de  Saint-Cyran,  Œuvres  chrétiennes  et  spirituelles,  tome  IV, 
2e  part.,  p.  87:  «  Le  grand  secret  et  l'abrégé  de  la  religion  chré- 
tienne consiste  à  savoir  la  différence  qu'il  y  a  entre  la  grâce  d'Adam 
et  celle  de  Jésus-Christ...  La  grâce  d'Adam  le  mettait  en  sa  propre 
conduite  ;  mais  la  grâce  de  Jésus-Christ  nous  met  en  la  conduite  de 
Dieu.  »  (Cf.  Élude  sur  le  scepticisme  de  Pascal,  p.  69).  — Mais  l'Adam 
auquel  pense  ici  Pascal  n'est  pas,  semble-t-il,  l'Adam  de  la  grâce, 
l'Adam  d'avant  le  péché,  qui  est  dans  l'état  de  la  nature  pure,  c'est 
l'Adam  d'après  le  péché,  l'Adam  de  la  concupiscence,  qui  est  dans 
l'état  de  la  nature  déchue. 

5*4 

Cf.  B.,  i77;  C,  209;   P.  R.,  III,  19;   Bos.,  II,  t,  9;    Faug.,   II,    i44  ; 
Hav.,X1I,  16;  Mot.,1,  289;  Mich.,  643. 

2.  Double  en  surcharge. 

525 

Cf.  B.,  i95  ;  C,  5;  P.  R.,  III,  20;  Bos,,  II,  v,  10;  Faug.,  II,  91;  Hay., 
XII,  17;  Mol.,  1,  284;  Mice.,  84o. 


SECTION  VII.  419 

Ils  inspiraient  des  mouvements  de  grandeur  pure, 
et  ce  n'est  pas  l'état  de  l'homme. 

Ils  inspiraient  des  mouvements  de  bassesse  pure, 
et  ce  n'est  pas  l'état  de  l'homme  *. 

Il  faut  des  mouvements  de  bassesse2,  non  de 
nature,  mais  de  pénitence3,  non  pour  y  demeurer, 
mais  pour  aller  à  la  grandeur.  Il  faut 4  des  mouve- 
ments de  grandeur  s,  non  de  mérite,  mais  de  grâce6, 
et  après  avoir  passé  par  la  bassesse7. 


I.  C'est  une  idée  fondamentale  de  l'Entretien  avec  M.  de  Saci 
que  non-seulement  les  philosophes  se  sont  partagés  en  dogmatiques  et 
sceptiques,  entre  stoïciens  et  épicuriens,  mais  que  du  point  de  vue 
purement  humain  il  est  impossible  de  concilier  ces  deux  thèses  qui 
doivent  représenter  pourtant  chacune  la  moitié  de  la  vérité.  La 
philosophie  montre  la  nécessité  de  la  synthèse,  et  elle  est  incapable 
de  l'opérer  elle-même.  La  religion  seule  peut  allier  ce  que  pour 
l'homme  purement  homme,  il  est  à  la  fois  nécessaire  et  impossible 
d'unir.  Elle  seule  transforme  la  bassesse  par  le  contact  de  la  gran- 
deur, et  la  grandeur  par  le  contact  de  la  bassesse  :  «  Il  arrive  que 
l'un,  connaissant  le  devoir  de  l'homme  et  ignorant  son  impuissance, 
se  perd  dans  la  présomption,  et  que  l'autre  connaissant  l'impuissance 
et  non  le  devoir,  il  s'abat  dans  la  lâcheté  ;  d'où  il  semble  que  puisque 
l'un  est  la  vérité  où  l'autre  est  l'erreur,  l'on  formerait  en  les  alliant 
une  morale  parfaite.  Mais,  au  lieu  de  cette  paix,  il  ne  résulterait  de 
îeur  assemblage  qu'une  guerre  et  qu'une  destruction  générale  :  car  l'un 
établissant  la  certitude,  l'autre  le  doute,  l'un  la  grandeur  de  l'homme, 
l'autre  sa  faiblesse,  ils  ruinent  la  vérité  aussi  bien  que  la  fausseté  l'un 
de  l'autre.  De  sorte  qu'ils  ne  peuvent  subsister  seuls  à  cause  de  leurs 
défauts,  ni  s'unir  à  cause  de  leurs  oppositions,  et  qu'ainsi  ils  se  brisent 
et  s'anéantissent  pour  faire  place  à  la  vérité  de  l'Évangile.  » 

2.  Non  de  nature  surcharge. 

3.  Non...  mais  surcharge. 

4.  [Allier.] 

5.  [Mais. 

6.  [Non.] 

7.  Proinde  virtus  qua  hic,  ubi  superbiri  potest,  non  superbiatur, 
in  infîrmitate  perfîcitur  (Saint  Augustin,  contra  Jul.  Pelag.,  IV,  ix,  11). 
—  Cf.  le  commentaire  de  Bossuet  :  «  Si  nous  n'avions  que  de  la  fai- 


420  PENSEES. 

393]  526 

La  misère  persuade  le  désespoir,  l'orgueil  persuade 
la  présomption.  L'incarnation  montre  à  l'homme  la 
grandeur  de  sa  misère,  par  la  grandeur  du  remède 
qu'il  a  fallu. 

4i6]  527 

La  connaissance  de  Dieu  sans  celle  de  sa  misère 
fait  l'orgueil.  La  connaissance  de  sa  misère  sans  celle 
de  Dieu  fait  le  désespoir.  La  connaissance  de  Jésus- 
Christ  fait  le  milieu,  parce  que  nous  y  trouvons  et 
Dieu  et  notre  misère. 

467]  528 

Jésus-Christ  est  un  Dieu  dont  on  s'approche 
sans  orgueil,  et  sous  lequel  on  s'abaisse  sans  déses- 
poir. 


blesse,  nous  serions  toujours  abattus,  et  si  nous  n'avions  que  de  la 
force,  nous  deviendrions  superbes  et  insupportables.  »  (Deuxième sermon 
pour  le  jour  de  Pâques.)  ' 

526 

Cf.  B.,  177;  G.,  209;  P.  R.,  III,  16  et  17;  Bos.,  II,  t,  7  et  8;  Faug.,  II, 
i45  ;  Hav.,  XII,  i4;  Mol.,  I,  289;  Migh.,  619. 

527 

Cf.  B.,86;C,  n3;  P.  R.,XX,  2;  Bos.,  II,  xr,  2  ;  Facg.,  II,  3i5;Hav., 
XXII,  5;  Mol.,  I,  i4i  ;  Migh.,  674. 

528 

Cf.  B.,  108;  C,  i33;  P.  R.,  ult.,  XIV,  7;  Bos.,  II,  x,  4  ;  Faug.,  II,  3i4; 
Hat.,  XVII,  7;  Mol,  II,  24;  Migh.,  83i. 


SECTION  VIL  421 

a65]  529 

...  Non  pas  un  abaissement  qui  nous  rende  inca- 
pables de  bien,  ni  une  sainteté1  exempte  du  mal. 

439]  530 

Une  personne  me  disait  un  jour  qu'il  avait  une 
grande  joie  et  confiance  en  sortant  de  confession. 
L'autre  me  disait  qu'il  restait  en  crainte.  Je  pensai,  sur 
cela ,  que  de  ces  deux  on  en  ferait  un  bon ,  et  que  chacun 
manquait  en  ce  qu'il  n'avait  pas  le  sentiment  de  l'autre. 
Cela  arrive  de  même  souvent  en  d'autres  choses2. 

*4i]  531 

Celui  qui  sait  la  volonté  de  son  maître 3  sera  battu 


529 

Cf  B.,  177;  C,   209;  P.  R.,   III,  18;  Bos.,  II,  r,  9;  Faug.,  II,  i45  ; 
Hav.,  XII,  i5;  Mol.,  I,  289;  Micu.,  537. 

1 .  [Qui  nous  rende  incapables.] 

530 

Cf   B.,  38i;  C,  34o;  P.  R.,  XXVIII,  44;  Bos.,  II.,  xv.:,  4o;  Faug.,  I, 
22G;  Hav.,  XXIV,  3o;  Mol.,  II,  60;  Mich.,  713. 

2.  Application  toute  pratique  d'une  conception  qui  pour  Pascal  est 
le  fondement  de  la  vérité  dans  l'ordre  philosophique  comme  dans 
l'ordre  religieux.  (Cf.  fr.  863.) 

531 

Cf.  B.,  332;  C,  a83;  Faug.,  II,  374;  Hat.,  XXV,  ig4;  Mol.,  I,  196  ; 
Micu.,  347. 

3 .  Dans  un  écrit  de  Pascal  sur  la  Distinction  entre  la  possibilité  et  le 
pouvoir,  le  pouvoir  de  connaissance  est  ainsi  expliqué  :  «  On  voit  que 
les  chrétiens  qui  sont  instruits  de  la  loi  de  Dieu,  ont  par  cette  con- 
naissance, un  pouvoir  de  l'accomplir,  qui  n'est  pas  commun  à  ceux 
qui  en  sont  privés,  puisque,  connaissant  la  volonté  de  leur  maître,  il 
ne  dépend  plus  que  de  leur  consentement  d'y  obéir.  » 


422  PENSEES. 

de  plus  de  coups,  à  cause  du  pouvoir  qu'il  a  par  la 
connaissance1.  Qui  justus  est,  justificeiur  adhuc'*,  à 
cause  du  pouvoir  qu'il  a  par  la  justice.  A  celui  qui 
a  le  plus  reçu,  sera  le  plus  grand  compte  demandé, 
à  cause  du  pouvoir  qu'il  a  par  le  secours. 

4ï]  53* 

L'Écriture  a  pourvu  de  passages  pour  consoler 
toutes  les  conditions,  et  pour  intimider  toutes  les 
conditions. 

La  nature  semble  avoir  fait  la  même  chose  par  ses 
deux  infinis,  naturels  et  moraux 3  :  car  nous  aurons 
toujours  du  dessus  et  du  dessous,  de  plus  habiles  et 
de  moins  habiles,  de  plus  élevés  et  de  plus  misé- 
rables4, pour  abaisser  notre  orgueil,  et  relever  notre 
abjection. 


i.  Luc,  XII,  47  '•  Me  autem  servus  qui  cognovit  voluntatem  domini, 
sui,  et  non  prœparavit,  et  non  fecit  secundwn  voluntatem  ejus,  vapulabil 
multis  (48)  ;  qui  autem  non  cognovit}  cl  Jecit  digna  plagis,  vapulabil  pau- 
cis.  Cf.  fr.  897. 

2.  Qui  nocet,  noceai  adhuc  :  et  qui  in  sordibus  est,  sordescat  adhuc  : 
et  qui  juslus  est,  justificetur  adhuc  :  et  sanctus,  sanctificetur  adhuc. 
ApocaL,  XXII,  11. 

532 
Cf.  B.,  417;  C,  39i;  Faog.,  II,  i45;    Hav.,  XXV,  88;   Mot,  I,  i95; 

ÎVllCH.,     IO I. 

3.  Il  faut  entendre  les  deux  infinis  naturels  et  les  deux  infinis 
moraux  :  les  deux  infinis  naturels  sont  décrits  de  la  façon  que  l'on 
sait,  au  fragment  72  ;  pour  les  infinis  moraux,  voir  le  fr.  357  :  cc  ^ 
se  présente  des  vices  qui  s'y  insinuent  insensiblement,  dans  leurs  routes 
insensibles,  du  côté  du  petit  infini  ;  et  il  s'en  présente,  des  vices,  en 
foule  du  côté  du  grand  infini,  de  sorte  qu'on  se  perd  dans  les  vices, 
et  on  ne  voit  plus  les  vertus.  » 

4.  [Pour  nous  ahajsssr,  et  nous  reiever.l 


SECTION  VII.  423 

447]  533 

Comminulum  cor1,  saint  Paul,  voilà  le  caractère 
chrétien.  Albe  vous  a  nommé2,  je  ne  vous  connais 
plus,  Corneille,  voilà  le  caractère  inhumain.  Le 
caractère  humain  est  le  contraire. 

i4a]  534 

Il  n'y  a  que  deux  sortes  d'hommes  :  les  uns  justes, 
qui  se  croient  pécheurs  ;  les  autres  pécheurs,  qui  se 
croient  justes. 

4]  535 

3  On  a  bien  de  l'obligation  à  ceux  qui  avertissent 


533 

Cf.  B.,   46G;   C,  266;    Faug.,   I,  2G0;   Hav.,  XXV,  75  ;  Mol.,  II,  4g; 

MlCH.,    781. 

1.  La  copie  corrige  :  circumcidentes  cor,  afin  de  retrouver  la  circon- 
cision du  cœur  selon  saint  Paul.  L'expression  de  Pascal  est  plutôt, 
comme  le  remarque  Havet,  un  souvenir  des  Psaumes  L,  19  :  «  Sacri- 
ficium  Deo  spirilus  ccntribulatus,  cor  contrilum  et  humiliatum  Deus  non 
despicics.  » 

2.  Albe  vous  a  nommé ,  en  surcharge.  —  Allusion  à  la  célèbre  scène 
d'Horace  (II,  3)  ;  le  jeune  Horace  représente  le  caractère  inhumain, 
Guriace  l'humanité,  l'honnêteté.  Il  y  a  un  troisième  ordre,  qui  est 
supérieur,  c'est  l'humilité  chrétienne. 

534 

Cf.  B.,  337;  C,  289;  Facg.,  I,  222;   Hat.,  XXV,  71  ;  Mot.,  II,  44; 

Migh.,  358. 

535 

Cf.   B.,  207;  C,  4i«J  Faug.,  II,  171;  Hat.,  XXV,  38;  Mol.,  I,  124  ; 
Mien.,   7. 

3.  Cette  pensée  avait  été  écrite  par  Pascal  à  la  suite  du  fragment 
sur  le  Pari  ;  à  la  suite  des  additions  à  ce  fragment  dont  Pascal  a  cou- 
vert la  page  4  du  manuscrit,  elle  s'y  trouve  comme  enclavée. 


424  PENSÉES. 

des  défauts,  car  ils  mortifient  ;  ils  apprennent  qu'on 
a  été  méprisé,  ils  n'empêchent  pas  qu'on  ne  le  soil 
à  l'avenir,  car  on  a  bien  d'autres  défauts  pour  l'être. 
Ils  préparent  l'exercice  de  la  correction  et  l'exemption 
d'un  défaut. 

a32]  536 

L'homme  est  ainsi  fait,  qu'à  force  de  lui  dire  qu'il 
est  un  sot,  il  le  croit  ;  et,  a  force  de  se  le  dire  à  soi- 
même,  on  se  le  fait  croire1  ;  car  l'homme  fait  lui  seul 
une  conversation  intérieure,  qu'il  importe  de  bien 
régler  :  Corrumpunt  bonos  mores  colloquia  prava2. 
Il  faut  se  tenir  en  silence  autant  qu'on  peut,  et  ne 
s'entretenir  que  de  Dieu,  qu'on  sait  être  la  vérité  ; 
et  ainsi  on  se  la  persuade  à  soi-même. 


Le   christianisme  est    étrange.    Il  *   ordonne    à 


A12]  537 

3  Le   christianisme  est    1 
l'homme  de  reconnaître  qu'il  est  vil,  et  même  abo- 

536 

Cf.  B.,  36;  C,  53;  P.  R.,  XXVIII,    53;  Bos.,  II,  xth,    47  ;    Faug.,  I, 
217;  Hav.,  XXIV,  37;    Mol.,  I,  69;    Mich.,   5oa. 

1.  Pascal  décrit  ce  qu'en  langage  moderne  on  appellerait  le  passage 
de  la  suggestion  à  l'auto-suggestion. 

2.  Nolitc seduci :  Corrumpunt  mores  colloquia  mala  (I  Cor.,  XV,  33); 
au  témoignage  de  saint  Jérôme  (Lettre  83),  saint  Paul  cite  un  vers 
de  Ménandre.  —  Cf.  fr.  6  :  «  On  se  gâte  l'esprit  et  le  sentiment  par  les 
conversations.  » 

537 
Cf.  B.,  177;  C,    209;  P.  R.,  III,  i5;   Bos.,  II,  v,  7;    Faug.,  II,  i.',5; 
Hav.,  XII,  i3;  Mol.,  I,  288;  Mich.,  C58. 

3.  Les  copies  donnent  ce  titre  :  Le  Christianisme. 
A.   Irait  reconnaître.] 


SECTION  VII.  425 

minable,  et  lui1  ordonne  de  vouloir  être  semblable 
à  Dieu.  Sans  un  tel  contrepoids,  cette  élévation  le 
rendrait  horriblement  vain,  ou  cet  abaissement  le 
rendrait  terriblement  abject 2. 

2  02]  538 

Avec  combien  peu  d'orgueil  un  chrétien 3  se  croit- 
il  uni  à  Dieu  !  avec  combien  peu  d'abjection  s'égale- 
t-il  aux  vers  de  la  terre  ! 

La  belle  manière  de  recevoir  la  vie  et  la  mort,  les 
biens  et  les  maux  ! 

i46]  539 

Quelle  différence  entre  un  soldat  et  un  chartreux,  * 
quant  à  l'obéissance?  car  ils  sont  également  obéis- 


1.  [Fait.] 

2.  «  La  religion,  écrit  Charron,  est  en  la  connaissance  de  Dieu  et 
de  soi-même...  son  office  est  d'élever  Dieu  au  plus  haut  de  son 
effort,  et  baisser  l'homme  au  plus  bas,  l'abattre  comme  perdu  ;  et  puis 
lui  fournir  les  moyens  de  se  relever,  lui  faire  sentir  ca  misère  et  son 
rien,  afin  qu'en  Dieu  seul  il  mette  sa  confiance  et  son  tout.  »  (Sa- 
gesse, II,  v,  14.) 

538 

Cf.   B.,  178;    C,  210;  P.  R.,  III,  21;   Bos.,  II,  v,  2;Faug.,  II,  877; 
Hav.,  XII,  19;  Mol.,  II,  4g;  Mich.,  Ukk. 

3.  [Dit-il  qu'il  est.] 

539 
Cf.  B.,  177;   C,  2io  ;  P.  R.,  XXVIII,  5A;  Bos.,  II,  xvn,  /,8  ;  Faug.,  I, 
aift;   Hav.,  XXIV,  38;  Mol.,  1,  112;  Mich.,  30G. 

4.  Le  chartreux  est  le  type  du  religieux.  Cf.  ce  passage  de  l'in- 
terrogatoire de  M.  Le  Maître  par  Laubardemont  :  «  Tant  s'en  faut 
que  ledit  sieur  de  Saint-Cyran  lui  ail  parlé  de  détruire  les  Ordres 
Religieux  qu'au  contraire  il  lui  avait  témoigné  qu'il  serait  extrême- 
ment aise  que  Dieu  eût  donné  à  lui  Répondant  vocation  pour  être 
Chartreux,  ou  pour  être  Religieux  dans  quelque  autre  Religion 
réformée.  »  (Recueil  d'UtrccJtt,  i/4o,  p.  l3.) 


423  PENSEES. 

sants  et  dépendants,  et  dans  des1  exercices  égale- 
ment pénibles.  Mais  le  soldat  espère  toujours  devenir 
maître,  et  ne  le  devient  jamais,  car  les  capitaines  et 
princes  mêmes  sont  toujours  esclaves  et  dépendants  ; 
mais  il  l'espère  toujours,  et  travaille  toujours  à  y 
venir  ;  au  lieu  que  le  chartreux  fait  vœu  de  n'être 
jamais  que  dépendant.  Ainsi  ils  ne  diffèrent  pas  dans 
la  servitude  perpétuelle,  que  tous  deux  ont  toujours, 
mais  dans  l'espérance,  que  l'un  a  toujours,  et  l'autre 
iamais. 

99]  540 

L'espérance  que  les  Chrétiens  ont  de  posséder  un 
bien  infini  est  mêlée  de  jouissance  2  effective  aussi 
bien  que  de  crainte  ;  car  ce  n'est  pas  comme  ceux 
qui  espéreraient  un  royaume,  dont  ils  n'auraient 
rien,  étant  sujets  ;  mais  ils  espèrent  la  sainteté, 
l'exemption  d'injustice,  et  ils  en  ont  quelque  chose. 

4ii]  541 

Nul  n'est  heureux  comme  un  vrai  chrétien,  ni 
raisonnable,  ni  vertueux,  ni  aimable3. 

1.  [Choses.] 

540 
Cf.  Faos.,  I,  a3o;  Hat.,  XXV,  73;  Mol.,  II,  5i  ;  Mich.,  a65. 

2.  Effective,  aussi  bien  que  de  crainte  en  marge. 

54i 
Cf.  B.,  i78;  G.,  210;  P.  R.,  III,  ai;  Bos.,  II,  v,  11;  Facg.,  Il,  376  ; 
Hav.,  XII,  18;  Mol.,  II,  5a;  Mich.,  657. 

3.  «  Il  n'y  a  rien  de  si  aimable  qu'un  homme  qui  ne  s'aime  point, 
etc.  »  Nicole,  Traité  de  l'Education  d'un  Prince,  ire  partie,  ch.  xxvi. 


SECTION  VII.  427 

8I  542 

Il  n'y  a  que  la  religion  chrétienne  qui  rende 
L'homme  aimable  et  heureux  tout  ensemble.  Dans 
l'honnêteté1,  on  ne  peut  être  aimable  et  heureux 
ensemble  \ 

a65]  543 

Préface.  —  Les  preuves  de  Dieu  métaphysiques 
sont  si  éloignées  du  raisonnement  des  hommes,  et 
si  impliquées,  qu'elles  frappent  peu  ;  et  quand  cela 
servirait  à  quelques-uns,  cela  ne  servirait  que  pen- 
dant l'instant  qu'ils  voient  cette  démonstration  ;  mais 
une  heure  après  ils  craignent  de  s'être  trompés. 

Quod  curiositate  cognoverunt  superbia  amiserunt*. 


542 

Cf.  Faug.,  II,  172  ;  Hav.,  XXV,  3g  bis;  Mol.,  I,  3og;  Mien.,  12. 

1 .  [il  faut]  être  [ou  haïssable  ou  malheureux.] 

2.  L'honnêteté,  c'est  le  règlement  de  la  concupiscence.  Or  la  con- 
cupiscence demeure,  que  nous  ne  pouvons  sacrifier  sans  nous  rendre 
malheureux,  que  nous  ne  pouvons  satisfaire  sans  nous  rendre  haïs- 
sables, comme  avait  écrit  d'abord  Pascal.  Cf.  fr.  455  :  «  Le  moi  est 
haïssabley  etc.  » 

543 
Cf.  B.,  85;    G.,  112;   P.  R.,  XX,  2;    Bos.,   II,  xv,  2;  Faug.,  II,  u4  ; 
Hav.,  X,  5;  Mol.,  1,  i3o,;  Mien.,  544. 

3.  Réminiscence  de  saint  Augustin  :  Quod  curiositate  invencrunt 
superbia  perdiderunt  (sermon  GXLI.)  Cf.  Contra  Jul.  Pelag.,  IV,  ni, 
17.  — Havet  indique  un  développement  de  Bossuet  sur  le  même  texte. 
Après  avoir  parlé  des  poètes,  Bossuet  ajoute  :  «  Il  en  est  de  même  des 
autres,  qui,  enflés  de  leur  vaine  philosophie,  parce  qu'ils  seront  ou 
physiciens,  ou  géomètres,  ou  astrologues,  croiront  exceller  en  tout, 
et  soumettront  à  leur  jugement  les  oracles  que  Dieu  envoie  au  monde 


428  PENSÉES. 

C'est  ce  que  produit  la  connaissance  de  Dieu  qui 
se  tire  sans  Jésus-Christ,  qui  est  de  communiquer  ' 
sans  médiateur  avec  le  Dieu  qu'on  a  connu  sans 
médiateur  ;  au  lieu  que  ceux  qui  ont  connu  Dieu 
par  médiateur  connaissent  leur  misère. 

Première  Copie  2  5 3]  544 

Le  Dieu  des  Chrétiens  est  un  Dieu  qui  fait  sentir  a 
lame  qu'il  est  son  unique  hien  ;  que  tout  son  repos 
est  en  lui,  qu'elle  n'aura  de  joie  qu'à  l'aimer;  et  qui 
lui  fait  en  même  temps  abhorrer  les  obstacles  qui  la 
retiennent,  et  l'empêchent  d'aimer  Dieu  de  toutes  ses 
forces.  L'amour-propre  et  la  concupiscence,  qui 
l'arrêtent,  lui  sont  insupportables.  Ce  Dieu  lui  fait 
sentir  qu'elle  a  ce  fonds  d'amour-propre  qui  la  perd, 
et  que  lui  seul  la  peut  guérir. 

29]  545 

Jésus-Christ  n'a  fait  autre  chose  qu'apprendre  aux 

pour  le  redresser  :  la  simplicité  de  l'Écriture  causera  un  dégoût 
extrême  à  leur  esprit  préoccupé  :  et  autant  qu'ils  sembleront  s'ap- 
procher de  Dieu  par  l'intelligence,  autant  s'en  éloigneront-ils  par  leur 
orgueil  :  Quantum  propinquaverant  intelligentia,  tantum  superbia  reces- 
serunt,  dit  saint  Augustin.  Voilà  ce  que  fait  dans  l'homme  la  philoso- 
phie, quand  elle  n'est  pas  soumise  à  la  sagesse  de  Dieu  ;  elle  n'engen- 
dre que  des  superbes  et  des  incrédules.  »  (Traité  de  la  Concupiscence } 
ch.  xviii.) 

1.  Sans  médiateur ,  en  surcharge. 

544 
Cf.  G.,  469;  P.  R.,  XX,  a;  Bos.,  II,  xt,  a;  Faug.,11,  354;  Hav.,  XXII, 
4;  Mol.,  I,  i4i  ;  Mich.,  923. 

545 

Cf.  B.,  126;  C,  i64;  P.  R.,  XIII,  7;  Bos.,  II,  ix,  10;  Faug.,  II,  3i5 
Hav.,  XVI,  8;  Mol.,  II,  ai;   Mich.,  75. 


SECTION  VII.  429 

hommes  qu'ils  s'aimaient  eux-mêmes,  qu'ils  étaient 
esclaves,  aveugles,  malades,  malheureux  et  pécheurs; 
qu'il  fallait  qu'il  les  délivrât,  éclairât,  béatifiât  et 
guérît  ;  que  cela  se  ferait  en  se  haïssant  soi-même,  et 
en  le  suivant  par  la  misère  et  la  mort  de  la  croix. 

485]  546 

1  Sans  Jésus-Christ,  il  faut  que  l'homme  soit  dans 
le  vice  et  dans  la  misère  ;  avec  Jésus-Christ,  l'homme2 
est  exempt  de  vice  et  de  misère.  En  lui  est  toute 
notre  vertu  et  toute  notre  félicité.  Hors  de  lui,  il 
n'y  a  que  vice,  misère,  erreurs3,  ténèbres,  mort4, 
désespoir. 

*5i]  547 

5  Dieu  par  Jésus-Christ6 .  Nous  ne  connaissons  Dieu 
que  par  Jésus-Christ.  Sans  ce  Médiateur,  est  ôtée 
toute  communication  avec  Dieu  ;  par  Jésus-Christ, 
nous  connaissons  Dieu.  Tous  ceux  qui  ont  prétendu 


>  546 

Cf.   B.,  198;   C,  10;  P.  R.,  XX,  2;  Bos.,  II,  xv,   2;  Faug.,  II,  3i6; 
Hat.,  XXII,  9;  Mol.,  II,  19;  Migh.,  857. 

1.  [Jésus-Christ  est  toute  notre  vertu  et  toute  notre  félicité.] 

2 .  [Ne  peut  être  ni.) 

3.  [Mort.] 

4-   Mort  en  surcharge. 

547 

Cf.  B.,  85;  C,  m;   Bos.,  II,  xt,  a;  Faug.,  II,  3x6;  Hat.,  XXII,  7; 
Mol.,  II,   18;  Mica.,  369. 

5.  Titre  au  verso. 

6.  [On.] 


430  PENSÉES. 

connaître  Dieu  et  le  prouver  sans  Jésus-Christ  n'a- 
vaient que  des  preuves  impuissantes.  Mais  pour 
prouver  Jésus-Christ,  nous  avons  les  prophéties,  qui 
sont  des  preuves  solides  et  palpables.  Et1  ces  prophé- 
ties étant  accomplies,  et  prouvées  véritables  par  l'é- 
vénement, marquent  la  certitude  de  ces  vérités,  et 
partant,  la  preuve  de  la  divinité  de  Jésus-Christ.  En 
lui  et  par  lui,  nous  connaissons  donc  Dieu.  Hors 
delà  et  sans  l'Ecriture,  sans  le  péché  originel,  sans 
Médiateur  nécessaire  promis  et  arrivé,  on  ne2  peut 
prouver  absolument  Dieu,  ni  enseigner  ni  bonne 
doctrine  ni  bonne  morale.  Mais  par  Jésus-Christ  et 
en  Jésus-Christ,  on  prouve  Dieu,  et  on  enseigne3  la 
morale  et  la  doctrine.  Jésus-Christ  est  donc  le  véri- 
table Dieu  des  hommes*. 

Mais  nous  connaissons  en  même  temps  notre  mi- 
sère, car  ce  Dieu-là  n'est  autre  chose  que  le  Répara- 
teur de  notre  misère.  Ainsi  nous  ne  pouvons  bien 
connaître  Dieu  qu'en  connaissant  nos  iniquités  ;  aussi 
ceux  qui  ont  connu  Dieu  sans  connaître  leur  misère 
ne  l'ont  pas  glorifié,  mais  s'en  sont  glorifiés.  Quia 
non*  cognovit  per  s apientiam  plaçait  Deo  per  stalti- 
tiam  prœdicationis  salvos  facere 6. 


i.  [j.-c] 

2.  [Fait  que  s'égarer.] 

3.  On  enseigne  en  surcharge. 
4-   [Et  il  n'y  en  a  pas  d'autre.] 

5.  [Placuit.] 

6.  I  Cor.,  I,  21.  Nam  quia  in  Dei  sapientia  non  cognovit  muncîus 
per  sapientiam  Deum  :  placuit  Deo  per  stultiiiam  prœdicationis  salvos 
Jaccre  credentes.  CL  fr.  2û3. 


SECTION  VIL  431 

Non  seulement  nous  ne  connaissons  Dieu  que  par 
Jésus-Christ,  mais  nous  ne  nous  connaissons  nous- 
mêmes  que  par  Jésus-Christ  ;  nous  ne  connaissons 
la  vie,  la  mort  que  par  Jésus-Christ1.  Hors  de  Jésus- 
Christ,  nous  ne  savons  ce  que  c'est  ni  que  notre 
vie,  ni  que  notre  mort,  ni  que  Dieu,  ni  que  nous- 
mêmes. 

Ainsi,  sans  l'Ecriture,  qui  n'a  que  Jésus-Christ 
pour  objet,  nous  ne  connaissons  rien,  et  ne  voyons 
qu'obscurité  et  confusion  dans  la  nature  de  Dieu  et 
dans  la  propre  nature. 

374]  549 

Il  est  non  seulement  impossible,  mais  inutile  de 
connaître  Dieu  sans  Jésus-Christ.  Ils  ne  s'en  sont 
pas  éloignés,  mais  approchés  ;  ils  ne  se  sont  pas  abais- 
sés, mais... 

Quo  quisquam  optimus  est,  pessimus,  si  hoc  ipsum, 
quod  optimus  sit,  adscribat  sibi. 


548 

Cf.  B.,  199;  G.,  10;  P.  R.,XX,  2;  Bos.,  II,  iv,  2;  Faug.,  II,  317:  Hav., 
XXII,  6;  Mol.,  II,  19;  Migh.,  S&o. 


:.  [Notre  vie.] 


549 


Cf.  B.,  86;  G.,  n3;  Faug.,  II,  3i6;  Hav.,  XXV,  i73;  Mol  ,  II,  20  ; 
JVIicn.,  Co4. 


432  PENSÉES, 

io/ij  55° 

J'aime  la  pauvreté,  parce  qu'il  l'a  aimée1*.  J'aime 
les  biens,  parce  qu'ils2  donnent  le  moyen  d'en  assis- 
ter les  misérables.  Je  garde  fidélité  à  tout  le  monde, 
je  [ne] 3  rends  pas  le  mal  à  ceux  qui  m'en  font  ;  mais 
je  leur  souhaite  une  condition  pareille  à  la  mienne, 
où  l'on  ne  reçoit  pas  de  mal  ni  de  bien  de  la  part  des 
hommes*.  J'essaie  d'être  juste,  véritable,  sincère,  et 
fidèle  à  tous  les  hommes  ;  et  j'ai  une  tendresse5  de 
cœur  pour  ceux  à  qui  Dieu  m'a  uni6  plus  étroite- 
ment ;  et  soit  que  je  sois  seul,  ou  à  la  vue  des  hom- 
mes, j'ai  en  toutes  mes  actions  la  vue  de  Dieu  qui  les 
doit  juger,  et  à  qui  je  les  ai  toutes  consacrées. 

Voilà  quels  sont  mes  sentiments,  et  je  bénis  tous 
les  jours  de  ma  vie  mon  Rédempteur  qui7  les  a  mis 
en  moi  et  qui,  d'un  homme  plein  de  faiblesses,  de 
misères,  de  concupiscence,  d'orgueil  et  d'ambition,, 
a  lait  un  homme  exempt  de  tous  ces  maux  par  la 
force  de  sa  grâce,  à  laquelle  toute  la  gloire  en  est  due, 
n'ayant  de  moi  que  la  misère  et  l'erreur. 


550 

Cf.  Bos.,  sappl,  6;    Fauo.,  I,   a43;   Hat.,  XXIV,   69;   Mot.,   II,   34 ^ 
Mien  ,  270. 

i.  Précédé  d'une  croix  —  [j'aime  tous  les  hommes  comme  mes  frères 
parce  qu'ils  sont  tous  rachetés.] 

2.  [Me.] 

3.  Ne  n'est  pas  dans  le  manuscrit. 

4.  [Je  garde  fidélité  et  justice.] 

5.  [Particulière.] 

6.  [D'une  manière  particulière  et  quand  on...  n'est  pas...  [puisqu'il  ne 
faut.] 

7.  [A  fait  de]  moi  [un.] 


SECTION  VII.  433 

467]  551 

Dignior  plagis*  quam  osculis  non  timeo  quia  amo. 

"9]  55* 

Sépulcre  de  Jésus-Christ.  —  Jésus-Christ  était2 
mort,  mais  vu,  sur  la  croix.  Il  est  mort  et3  caché  dans 
le  sépulcre4. 

Jésus-Christ  n'a  été  enseveli  que  par  des  saints. 

Jésus-Christ  n'a  fait  aucuns  miracles  au  sépulcre. 

Il  n'y  a  que  des  saints  qui  y  entrent. 

C'est  là  où  Jésus-Christ  prend  une  nouvelle  vie, 
non  sur  la  croix. 

C'est  le  dernier  mystère  de  la  Passion  et  de  la 
Rédemption. 


551 

Cf.  B.,  108;  G.,  i34;  Mich.,  83o. 

1 .  Expression  empruntée  au  texte  de  saint  Luc  que  Pascal  traduit 
au  fr.  53i  :  qui  [servus]  non  cognovit  [voluntatem  domini  sui]  et  fecit 
digna  plagis,  v.apulabit  paucis  (XII,  48).  N'y  a-t-il  pas  aussi  un  souvenir 
de  ce  texte  de  saint  Augustin.  «  Si  non  amas,  time  ne  pereas..  »?  De 
sancla  virginilate,  38,  apud  Jansénius,  Auguslinus,  de  Grat.  Chr. 
Salv.,  V,  xxii. 

552 

Cf.  B.,  336;  C,  388;  Faug.,  II,  343;  Hat.,  XXV,  309,  5;  Mol.,  II,  32; 
Mich.,  307. 

2.  Mort  mais  en  surcharge. 

3.  Mort  et,  en  surcharge. 

4.  Cf.  l'Écrit  de  Mademoiselle  Jacqueline  Pascal  sur  le  mystère  de 
la  mort  de  Notre  Seigneur  J.  C.  :  «  XXVIII.  Je  vois  Jésus  mort  en 
trois  lieux  différents  :  à  la  croix,  à  la  vue  de  tout  le  monde  ;  descendu 
de  la  croix  au  milieu  de  ses  amis,  et  dans  le  tombeau  dans  une  entière 
solitude  ;  et  en  ces  trois  lieux  il  est  également  mort.  »  (Faugère, 
Lettres  et  opuscules  de  la  famille  Pascal,  i845,  p.  167). 

pensées.  11  —  2b 


434  PENSÉES. 

[Jésus-Christ  enseigne  vivant,  mort,  enseveli,  res- 
suscité.] 

Jésus-Christ  n'a  point  eu  où  se  reposer1  sur  la 
terre  qu'au  sépulcre. 

Ses  ennemis  n'ont  cessé  de  le  travailler  qu'au 
sépulcre. 

87J  553 

Le  Mystère  de  Jésus*.  —  Jésus8  souffre4  dans  sa 
passion  les  tourments  que  lui  font  les  hommes  ;  mais 
dans  l'agonie  il  souffre  les  tourments  qu'il  se  donne 
à  lui-même  ;  turbare  semetipsum°  ;  c'est  un  supplice 
d'une  main  non  humaine,  mais  toute-puissante,  car 
il  faut  être  tout-puissant  pour  le  soutenir. 

Jésus  cherche  quelque  consolation  au  moins  dans 
ses  trois  plus  chers  amis  et  ils  dorment  ;  il  les  prie 
de  soutenir6  un  peu  avec  lui,  et  ils  le  laissent  avec 


1.  {Qu'à.} 

553 
Cf.  Faug.,  II,  338;  Hav.,  XXV,  209,  112,  n3,  ii/j,  n5;  Mol.,  II,  27; 
II,  kh;  I,  98;  II,  29;  I,  117;  II,  32;  Mien.,  248. 

2.  Le  Mystère  de  Jésus  défie  tout  commentaire.  Nulle  part  peut- 
être  n'éclate  d'une  façon  plus  profondément  touchante  le  caractère 
unique  et  incomparable  du  christianisme  :  la  concentration  autour 
d'une  personne  réelle  des  sentiments  les  plus  élevés  et  les  plus  uni- 
versels qu'il  y  ait  dans  le  cœur  de  l'homme,  l'esprit  de  renoncement 
et  l'esprit  de  charité. 

3.  [S'offre.] 

4.  [L'agonie,  la.] 

5.  Jésus  ergo,  ut  vidit  eam  plorantem,  et  Judxos,  qui  vénérant  cum 
ea,  plorantes,  infremuit  spiritu,  et  turbavit  seipsum  (Joan.,  XI,  33). 

6.  Soutenir  :  traduction  littérale  de  la  Vulgate  :  Tristis  est  anima 
mea  usque  ad  mortcm  :  sustinete  hic  et  vigilate  mecum.  Matth.,  XXVI, 
38.  —  Marc,  XIV,  34. 


SECTION  VIL  435 

une  négligence  entière,  ayant  si  peu  de  compassion1 
qu'elle  ne  pouvait  seulement2  les  empêcher  de  dor- 
mir un  moment.  Et  ainsi  Jésus  était  délaissé  seul  à 
la  colère  de  Dieu. 

Jésus  est  seul  dans  la  terre,  non  seulement  qui 
ressente  et  partage  sa  peine,  mais  qui  la  sache  :  le 
ciel  et  lui  sont  seuls  dans  cette  connaissance. 

Jésus  est  dans  un  jardin,  non  de  délices  comme 
le  premier  Adam,  où  il  se  perdit  et  tout  le  genre 
humain,  mais  dans  un  de  supplices,  où  il  s'est  sauvé 
et  tout  le  genre  humain. 

Il  souffre  cette  peine  et  cet  abandon  dans  l'horreur 
de  la  nuit. 

Je  crois  que  Jésus  ne  s'est  jamais  plaint  que  cette 
seule  fois  ;  mais 3  alors  il  se  plaint  comme  s'il  n'eût 
plus  pu  contenir  sa  douleur  excessive  :  Mon  âme 
est  triste  jusqu'à  la  mort. 

Jésus  cherche  de  la  compagnie  et  du  soulagement 
de  la  part  des  hommes.  Gela  est  unique  en  toute  sa 
vie,  ce  me  semble4.  Mais  il  n'en  reçoit  point,  car  ses 
disciples  dorment. 

Jésus6  sera  en  agonie  jusqu'à  la  fin  du  monde  ;  il 
ne  faut  pas  dormir  pendant  ce  temps-là. 

Jésus  au  milieu  de  ce  délaissement  universel  et  de 
ses  amis  choisis  pour  veiller  avec  lui,  les  trouvant 
dormant,  s'en  fâche  à  cause  du  péril  où  ils  exposent, 


1.  [Qu'ils  ne.] 

2.  [Assister.] 

3.  [Qu'.J 

4.  La  fin  du  paragraphe  en  surcliarg-e, 

5.  [Est.] 


436  PENSÉES. 

non  lui,  mais  eux-mêmes,  et  les  avertit  de  leur  propre 
salut  et  de  leur  bien  avec  une  tendresse  cordiale  pour  ? 
eux  pendant  leur  ingratitude,  et  les  avertit  que  l'es- 
prit est  prompt  et  la  chair  infirme1. 

Jésus  les  trouvant  encore  dormant,  sans  que  ni 
sa  considération  ni  la  leur  les  en  eût  retenus,  il  a  la 
bonté  de  ne  pas  les  éveiller,  et  les  laisse  dans  leur 
repos2. 

Jésus  prie  dans  l'incertitude  de  la  volonté  du  Père, 
et  craint  la  mort  ;  mais,  l'ayant  connue,  il  va  au- 
devant  s'oflrir  à  elle  :  Eamus3.  Processit  (Joannes)*. 

Jésus  a  prié  les  hommes,  et  n'en  a  pas  été  exaucé. 

Jésus,  pendant  que  ses  disciples  dormaient,  a  opéré 
leur  salut.  Il  l'a  fait  à  chacun  des  justes  pendant  qu'ils 
dormaient,  et  dans  le  néant  avant  leur  naissance,  et 
dans  les  péchés  depuis  leur  naissance. 

5 II  ne  prie  qu'une  fois  que  le  calice  passe  et  encore6 
avec  soumission,  et  deux  fois  qu'il  vienne  s'il  le  faut7. 


i.  Et  venit  ad  discipulos  suos  :  et  invenit  eos  dormientes,  et  dicitPetro  : 
Sic  non  potuistis  una  hora  vigilare  mecum?  Vigilate,  et  orate  ut  non 
inlretis  in  tentationem.  Spiritus  quidem  promptus  est,  caro  autem  infirma. 
Matth.,  XXVI,  4o-4i. 

2.  Et  venit  iterum,  et  invenit  eos  dormientes  ;  erant  enim  oculi 
eorum  gravati.  Et  relictis  illis,  iterum  abiit,  et  oravit  tertio,  eumdem 
sermoneni  dicens.  Matth.,  XXVI,  43-44. 

3.  Surgite,  eamus:  ecce  appropinquavit  qui  me  tradet.  Matth.,  XXVI, 
46. 

4.  XVIII,  2:  Jésus  itaque  sciens  omnia,  qux  ventura  erant  super 
eum  processit,  et  dixit  eis  :  Quam  quœritis. 

5.  [Dans  saint  Mathieu.] 

6.  Encore  en  surcharge. 

7.  Pater  mi,  si  possibile  est,  transeat  a  me  calix  iste,  verumtamen  non 
sicut  ego  volo,  sed  sicut  tu.  Matth.,  XXVI,  39.  — Pater  mi,  sinonpotest 
hic  calix  transire  nisi  bibam  illum,  fiât  voluntas  tua  (ibid.,  l\2,  cf.  44)- 


SECTION  VII.  437 

Jésus  dans  l'ennui. 

1  Jésus,  voyant  tous  ses  amis  endormis  et  tous  ses 
ennemis  vigilants,  se  remet  tout  entier  à  son  Père. 

Jésus  ne  regarde  pas  dans  Judas2  son  inimitié, 
mais  l'ordre  de  Dieu  qu'il  aime,  et  l'avoue,  puisqu'il 
l'appelle  ami3. 

Jésus  s'arrache  d'avec  ses  disciples  pour  entrer 
dans  l'agonie  ;  il  faut  s'arracher  de  ses  plus  proches 
et  des  plus  intimes  pour  l'imiter. 

Jésus  étant  dans  l'agonie  et  dans  les  plus  grandes 
peines,  prions  plus  longtemps4. 

Nous  implorons  la  miséricorde  de  Dieu,  non 
afin  qu'il  nous  laisse  en  paix  dans  nos  vices,  mais 
afin  qu'il  nous  en  délivre5. 

Si  Dieu  nous  donnait  des  maîtres  de  sa  main, 
oh  !  qu'il  leur  faudrait  obéir  de  bon  cœur  !  La  néces- 
sité et  les  événements  6  en  sont  infailliblement. 


i.  Les  deux  paragraphes  suivants  en  surcharge. 

2.  [Sa  malice.] 

3.  Dixitque  Mi  Jésus  :  Amice,  ad  quid  venisti  ?  Matth.,  XXVI,    5o. 

4.  La  suite  à  la  page  89  du  manuscrit.  — Et  factus  in  agonia,  pro- 
lixius  orabat.  Luc,  XXII,  43. 

5.  Cette  réflexion,  et  la  suivante  qui,  dans  le  manuscrit,  se  trou- 
vent ainsi  au  milieu  du  Mystère  de  Jésus,  ne  semblent  pourtant  pas  en 
faire  partie  intégrante  ;  peut-être  étaient-elles  déjà  écrites  au  haut  de 
la  page  89,  lorsque  Pascal  y  écrivit  la  suite  de  ses  méditations  sur  le 
mystère,  ou  bien  ce  seraient  deux  maximes,  suggérées  à  Pascal  par  le 
mystère  qu'il  médite,  et  qu'il  note  en  passant  pour  s'en  faire  l'appli- 
cation à  lui-même. 

6.  La  Prière  pour  demander  à  Dieu  le  bon  usage  des  maladies  débute 
par  ces  mots  :  «  Seigneur,  dont  l'esprit  est  si  bon  et  si  doux  en  toutes 
choses,  et  qui  êtes  tellement  miséricordieux  que  non  seulement  les 
prospérités,  mais  les  disgrâces  mêmes  qui  arrivent  à  vos  élus  sont  les 
effets  de  votre  miséricorde.  »  Cf.  Lettre  à  MIIe  de  Roannez  (III, 
autrefois  5)  :   «  L'essence   du  péché   consistant  à  avoir  une    volonté 


438  PENSÉES. 

—  Console-toi,  tu  ne  me  chercherais  pas,  si  tu 
ne  m'avais  trouvé1. 

Je  pensais  à  toi  dans  mon  agonie,  j'ai  versé 
telles  gouttes  de  sang  pour  toi. 

C'est  me  tenter  plus  que  t'éprouver,  que  de 
penser  si  tu  ferais  bien  telle  et  telle  chose  absente  : 
je  la  ferai  en  toi  si  elle  arrive. 

Laisse-toi  conduire  à  mes  règles,  vois  comme 
j'ai  bien  conduit  la  Vierge  et  les  saints  qui  m'ont 
laissé  agir  en  eux. 

Le  Père  aime  tout  ce  que  je  fais. 

Veux-tu  qu'il  me  coûte  toujours  du  sang  de  mon 
humanité,  sans  que  tu  donnes  des  larmes  ? 

C'est  mon  aflaire  que  ta  conversion  ;  ne  crains 
point,  et  prie  avec  confiance  comme  pour  moi. 

Je  te  suis  présent  par  ma  parole  dans  l'Ecriture, 
par  mon  esprit  dans  l'Eglise  et  par  les  inspirations, 
par  ma  puissance  dans  les  prêtres,  par  ma  prière 
dans  les  fidèles. 

Les  médecins  ne  te  guériront  pas2  car  tu  mour- 
ras à  la  fin.  Mais  c'est  moi  qui  guéris  et  rends  le 
corps  immortel. 


opposée  à  celle  que  nous  connaissons  en  Dieu,  il  est  visible,  ce  me 
semble,  que,  quand  il  nous  découvre  sa  volonté  par  les  événements, 
ce  serait  un  péché  de  ne  s'y  pas  accommoder.  » 

i .  Cf.  l'écrit  sur  la  conversion  du  pécheur  :  «  Il  n'y  a  rien  de  plus  aimable 
que  Dieu.,  et  il  ne  peut  être  ôté  qu'à  ceux  qui  le  rejettent,  puisque 
c'est  le  posséder  que  de  le  désirer,  et  que  le  refuser  c'est  le  perdre.  » 

2.  «  JV  éprouvé  la  première,  écrit  à  Pascal  sa  sœur  Jacqueline  au 
lendemain  de  la  seconde  conversion,  que  la  santé  dépend  plus  de 
Jésus-Christ  que  d'Hippocrate,  et  que  le  régime  de  l'àme  guérit  le 
corps  si  ce  n'est  que  Dieu  veuille  nous  éprouver  et  nous  fortifier  par 
nos  infirmités.  »  {Lettre  du  iy  janvi*-  i655). 


SECTION  VIL  439 

Souffre  les  chaînes  et  la  servitude  corporelle;  je 
ne  te  délivre  que  de  la  spirituelle  à  présent. 

Je  te  suis  plus  ami  que  tel  et  tel;  car  j'ai  fait 
pour  toi  plus  qu'eux,  et  ils  nr  souffriraient  pas  ce 
que  j'ai  souffert  de  toi  et  ne  mourraient  pas  pour 
toi  dans  le  temps  de  tes  infidélités  et  cruautés,  comme 
j'ai  fait  et  comme  je  suis  prêt  à  faire  et  fais  dans  mes 
élus  et  au  Saint-Sacrement. 

Si  tu  connaissais  tes  péchés,  tu  perdrais  cœur. 

—  Je  le  perdrai  donc,  Seigneur,  car  je1  crois  leur 
malice  sur  votre  assurance. 

—  Non,  car  moi,  par  qui  tu  l'apprends,  t'en  peux 
guérir,  et  ce  que  je  te  le  dis  est  un  signe  que  je  te 
veux  guérir.  A  mesure  que  tu  les  expieras,  tu  les 
connaîtras,  et  il  te  sera  dit:  Vois  les  péchés  qui  te 
sont  remis.  Fais  donc  pénitence  pour  tes  péchés  ca- 
chés et  pour  la  malice  occulte  de  ceux  que  tu  connais. 

—  Seigneur,  je  vous  donne  tout2. 

—  Je  t'aime  plus  ardemment  que  tu  n'as  aimé 
tes  souillures,  ut  immundus pro  luto. 

Qu'à  moi  en  soit  la  gloire  et  non  à  toi,  ver  et  terre. 
Interroge  ton  directeur,  quand  mes  propres  paroles 


1.  [Vous.] 

2.  «  Jésus  meurt  tout  nu.  Cela  m'apprend  à  me  dépouiller  de  toutes 
choses.  »  C'est  le  16e  paragraphe  de  l'Écrit  de  Jacqueline  Pascal  sur 
le  mystère  de  la  mort  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  :  «  Il  fut  fait  en 
conséquence  d'un  billet  de  chaque  mois  que  la  mère  Agnès  lui  avait 
envoyé  selon  l'usage  de  Port-Royal  (i65i).  »  De  ces  pensées,  qui 
furent  conservées  à  Port-Royal  et  qu'on  eut  même  un  instant  l'idée 
de  joindre  aux  Pensées  de  Biaise  Pascal,  ce  seul  passage  peut  être 
comparé  au  Mystère  de  Jésus.  Mais  il  était  utile  de  les  rappeler,  car 
il  est  vraisemblable  que  le  Mystère  de  Jésus  a  une  origine  analogue  à 
celle  des  Méditations  de  Jacqueline. 


440  PENSÉETS. 

te  sont  occasion  de  mal,  et  de  vanité  ou  curiosité. 

— !  Je  vois  mon  abîme  d'orgueil,  de  curiosité,  de 
concupiscence.  Il  n'y  a  nul  rapport  de  moi  à  Dieu, 
ni  à  Jésus-Christ  juste.  Mais  il  a  été  fait  péché  par 
moi  ;  tous  vos  fléaux  sont  tombés  sur  lui.  Il  est  plus 
abominable  que  moi,  et,  loin  de  m'abhorrer,  il  se 
tient  honoré  que  j'aille  à  lui  et  le  secoure. 

Mais  il  s'est  guéri  lui-même,  et  me  guérira  à  plus 
forte  raison. 

Il  faut  ajouter  mes  plaies  aux  siennes,  et  me 
joindre  à  lui,  et  il  me  sauvera  en  se  sauvant.  Mais  il 
n'en  faut  pas  ajouter  à  l'avenir. 

Erilis  sicut  dii  scientes  bonum  et  malum*.  Tout  le 
monde  fait  le  dieu  en  jugeant  :  Gela  est  bon  ou 
mauvais  ;  et  s'aiïligeant  ou  se  réjouissant  trop  des 
événements. 

Faire  les3  petites  choses  comme  grandes,  à  cause 
de  la  majesté  de  Jésus-Christ  qui  les  fait  en  nous,  et 
qui  vit  notre  vie  ;  et  les  grandes  comme  petites  et 
aisées,  à  cause  de  sa  toute-puissance. 

9°]  554 

II  me  semble  que  Jésus-Christ  ne  laisse  toucher 
que  ses  plaies  après  sa  résurrection  :  Noli  me  tan- 
gere!\  Il  ne  faut  nous  unir  qu'à  ses  souffrances. 

^ 

1.  Page  99  du  manuscrit. 

2.  Gen.,  III,  5.  Cf.  fr.  5oo. 

3.  [Grandes.] 

554 

Cf.  Faug.,  II,  328;  Hat,  XX.V,  298  et  209;  Mot.,  II,  33;   Mich.,  rfi. 

4.  [Sed.]  —  Joan.,  XX,  17  :  Dicit  ei  Jésus:  Noli  me  tang  ère  fondant 
enim  ascendl  ad  Pairem  rneuin. 


SECTION  VII.  441 

Il  s'est  donné  à  communier  comme  mortel  en  la 
Cène,  comme  ressuscité  aux  disciples  d'Emmaùs, 
comme  monté  au  ciel  à  toute  l'Eglise. 

107]  555 

Ne  te  compare  point  aux  autres,  mais  à  moi1. 
Si  tu  ne  m'y  trouves  pas,  dans  ceux  où  tu  te  compares, 
tu  te  compares  à  un  abominable.  Si  tu  m'y  trouves, 
compare-t'y.  Mais  qu'y  compareras-tu?  sera-ce  toi, 
ou  moi  dans  toi?  Si  c'est  toi,  c'est  un  abominable2. 
Si  c'est  moi,  tu  compares  moi  à  moi3.  Or  je  suis 
Dieu  en  tout. 

Je  te  parle  et  te  conseille  souvent,  parce  que  ton 
conducteur  ne  te  peut  parler;  car  je  ne  veux  pas  que 
tu  manques  de  conducteur. 

Et  peut-être  je  le  fais  à  ses  prières,  et  ainsi  il  te 
conduit  sans  que  tu  le  voies.  Tu  ne  me  chercherais 
pas  si  tu  ne  me  possédais. 

Ne  t'inquiète  donc  pas. 


555 

Cf.  Faug.,  I,  233  ;  Hav.,  XXV,  209,  7  et  XXV,  209,  6;   Mol.,  II,  33  ; 
Mich.,   277. 

1.  [ils  ne  sont  pas.] 

2.  N'y  a  t-il  pas  un  souvenir  d'un  passage  de  saint  Augustin  [in. 
Ps.  121]  que  cite  Jansénius  {de  Naiura  lapsa,  IV,  11):  «  Qui  sibi 
placet  stulto  homini  placet  quia  stultus  est  ipse  qui  sibi  placet.  Solus 
securus  placet  qui  Deo  placet  »  ? 

3.  «  Propter  Deura  enim  amat  amicum  qui  Dei  amorem  amat  in 
a-mico.  »  (Saint  Augustin,  contra  Faustum,  XX,  78,  apud  Jansénius, 
ibid.,  II,  xvi.) 


TABLE  DES  MATIERES 


PENSÉES 

Pages. 

Section  II   (suite) i 

Section  III 97 

Appendice  pour  le  fr.  233 161 

Section  IV 170 

Section  V 2i3 

Section  VI 267 

Seclion  VII 32 1 


424  21.  —  Coulonimiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  —  pJ-21. 


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