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OEUVRES COMPLÈTES
DE
D'ALEMBERT
TOME PREMIER.
I". PARTIE,
CONTE^A^'T
ÉLOGE DE d'aLEMBERT. MÉMOIRE DE d'aLEMBERT. PORTRAIT DE
d'aLEMBERT. DISCOURS PRÉLOIINAIRE DE l'eNCYCLOPÉDIE.
EXPLICATION DU SYSTÈME FIGURÉ. EXPLICATION DU SYSTÈME DE
BACON. ÉLÉMENS DE PHILOSOPHIE.
A LONDRES,
Cliez Martin Bossange et C°. , 14 Greal Marlborough street.
DE L IMPRIMERIE DE A ÎÎELIN.
OEUVRES ^^^
DE
D'ALEMBERT.
TOME PREMIER.
I". PARTIE.
PARIS.
A. BELIN, HUE DES MA.THURIKS S.-J. , »". ij-
r.OSSANGE PÈRE ET FILS , EUE DE TOURSON , K". 6.
ItOSSANGE FRÈKES, RUE DE SEINE, H». 12.
82Ï
p.
n
ÉLOGE DE D'ALEMBERT,
PAR CONDORCET,
LU A l'académie des SCIENCES.
ï^x
^ EAN-LE-RoND D ALE3IBERT , Secrétaire perpétuel de l'Académie Fran*
\ çaise, membre des Académies des sciences de France , de Prusse, de
;\^ Russie, de Portugal , de Naples, de Turin, de Norvvège, de Padoue 5
de l'académie royale des belles-lettres de Suède, de Finslitut de Bo-
logne , de la société littéraire de Gassel , et de la société phiiosophiq ae
de Boston , naquit à Paris le 17 novembre 1717.
Nous ne cherchons point à lever le voile dont le nom de ses parens
a été couvert pendant sa vie ; et qu'importe ce qu'ils ont pu être?
les véritables aïeux d'un honame de génie sont les maîtres qui l'ont
précédé dans la carrière- etses vrais descendans sont des élèves dignes
de lui.
Exposé près de Téglise de Saint-Jean-le-Rond, d'Alembert fut porté
chez un commissaire qu'heureusement rha])itude des tristes fonctions
de sa place n'avait point endurci j il craignit que cet enfant débile et
presque mourant , ne pût trouver dans un hospice public les soins ,
^ les attentions suivies , nécessaires pour sa conservation, il en chargea
1 une ouvrière dont il connaissait les mœurs et l'humanité j et c'est de
l v:^ ce hasard heureux qu'a dépendu l'existence d'un homme qui devait
Ps, être l'honneur de sa patrie et de son siècle , et que la nature avait des-
tiné à enrichir de tant de vérités nouvelles le système des connais-^
sances humaines.
Cet abandon, qui peut-être n'était même qu'apparent, ne dura
que très-peu de jours ; le père de d'Alembert le répara aussitôt qu'il
^^^ eu fut Instruit 5 II fit pour l'éducation de son fils, et pour lui assurer
^^^ une subsistance indépendante, ce qu'exigeaient la nature etle devoir:
,^ sa famille regarda d'Alembert, tant qu'il fut inconnu, comme un
.55^ parent à qui elle devait des soins et des égards 5 et lorsqu'il fut devenu
célèbre , elle s'honora de ces liens que la reconnaissance avait resserrés.
D'Alembert fit ses études au collège des Quatre-Nations , et les fit
d'une manière brillante , indice quelquefois trompeur de ce qu'un
homme doit être un jour.
L'importance que le cardinal Mazarin eut la faiblesse ou l'impru-
dence de donner aux disputes des amis de Saint-Cyran avec les Jé-
suites , avait produit des troubles qui, après quatre-vingts ans , a^^i-
taient encore la France, et dont le progrès des lumières a depuis
presque anéanti jusqu'au souvenir^ mais, en lySo, il n'y avait aucun
corps, aucun collège, pour ainsi dire aucun homme, qui, par zèle
religieux , par politique ou par désœuvrement, n'eût embrassé un des
dcuv parlii.
J • a
ij ELOGE
Les maîtres de d'Alcmbert étaient de celui qu'on appelait Janséniste,
car, dans les disputes de ce genre , on cherche toujours à rendre ses
adversaires odieux par un nom de secte dont ils ont grand soin de se
défendre 5 espèce d'hommage qu'ils rendent à la raison. D'Alembert
iit, dans sa première année de philosophie , un commentaire sur Fé-
pître de S. Paul aux Romains, et commença comme Newton avait
fini j ce commentaire donna de grandes espérances à ses maîtres ries
hommes distingués dans la littérature ou dans les sciences , montraient
alors presque seuls à la nation l'exemple d'une indifférence salutaire :
on se flatta que d'Alembert rendrait au parti de Port-Royal une por-
tion de son ancienne gloire, et qu'il serait un nouveau Pascal,
Pour rendre la ressemblance plus parfaite, on lui fit suivre des
leçons de mathématiques j mais bientôt on s'aperçut qu'il avait pris
pour ces sciences une passion qui décida du sort de sa vie : en vain ses
maîtres cherchèrent à l'en détourner , en lui annonçant que cette
étude lui dessécherait le cœur ( ils ne sentaient pas sans doute toute la
force de l'aveu que renferme cette expression): d'x\lembert fut moins
docile que Pascal, jamais on ne put lui faire regarcîer l'amour un
peu exclusif des vérités certaines et claires, comme une erreur dan-
gereuse , ou comme un penchant de la nature corrompue.
En sortant du collège, il jeta un coup d'œil sur le monde, il sV
trouva seul , et courut chercher un asile auprès de sa nourrice j l'idée
consolante , que sa fortune, toute médiocre qu'elle était, répandrait
un peu d'aisance dans cette famille , la seule qu'il pût regarder comme
la sienne, était encore pour lui un motif puissant: il y vécut près de
quarante années, conservant toujours la même simplicité , ne laissant
apercevoir l'augmentation de son revenu que par celle de ses bienfaits,
ne voyant dans la grossièreté des manières de ceux avec lesquels il
vivait, qu'un sujet d'observations plaisantes ou philosophiques , et
cachant tellement sa célébrité et sa gloire , que sa nourrice qui Taimait
comme un fils, qui était touchée de sa reconnaissance et de ses soins>
ne s'aperçut jamais qu'il fût un grand homme : son activité pour l'é-
tude, dont elle était témoin , ses nombreux ouvrages dont elle enten-
dait parler , n'excitaient ni son admiration , ni le juste orgueil qu'elle
aurait pu ressentir, mais plutôt une sorte de compassion : Vous ne
serez jamais quun philosophe , lui disait-elle ; et quest- ce quun phi-
losophe! — ctst un fou qui se tourmente pendant sa vie , pour qu'on parle
de lui lorsqu'il n'y sera plus.
Dans cette maison, d'Alembert s'occupait presque uniquement de
géométrie, achetant quelques livres , allant chercher dans les biblio-
thèques publiques ceux qu'il ne pouvait acheter : souvent il se pré-
sentait à lui des vues nouvelles, il les suivait, il goûtait déjà le plaisir
de faire des découvertes j mais ce plaisir était court, il consultait les
livres , et voyait avec uu sentiment un peu pénible , que ce qu'il
croyait avoir trouvé le premier, était déjà conuu : alois il se persuada
que la nature lui avait refusé le génie , qu'il devait se borner à savoir
ce que les autres auraient découvert, et il se résigna sans peine à celte
destinée^ il seutait que le plaisir d'étudier, même sans la gloire , suf-
firait encore à sou bonheur. Cette anecdote que nous tenons de lui-
DE D'ALEMBEPvT. iij
riiome , nous paraît un fait moral lùeu précieux ^ il est rare <io po;i\ oir
observer le cœur humain si près de sa pureté ualurcile , et a\aui onu
Tamour-propre Tait corrompu.
Cependant on lit apercevoir à d'Alembert qu'avec une pension de
douze cents livres, on n'éîait pas assez riche pour renoncer aux
moyens d'augmenter son aisance 5 on lui fit sentir la nécessité de
prendre un état , car celui de géomètre n'en est pas un , et même les
places où les connaissances mathématiques sont nécessaires , nedor-
nent pas cette heureuse indépendance que le jurisconsulte et le mé-
decin sans fortune obtiennent dès lespre?îiiers pas de leur carrière. D'A-
lembert étudia d'abord en droit et y pritdes degrés , mais il abandonna
bientôt cette étude : l'ouvrage de Montesquieu n'existait point encore,
on ne prévoyait pas la révolution qu'il devait produire dans nos es-
prits ^ l'étude du droit ne pouvait paraître que celle de l'opinion , de
la volonté, du caprice des hommes, qui, depuis trente siècles, avaient
joui on abusé du pouvoir, en Grèce, à Tiome et chez les Barbares:
comment un jeune géomètre n'eût-il pas été bientôt dégoûté de pareils
objets , sur lesquels il trouvait à exercer sa mémoire iDien plus que sa
raison ? 11 préféra donc la carrière de la médecine , mais la passion de
la géométrie lui faisait encore négliger ses nouvelles études, et il prit
le parti courageux de se séparer des objets de sa passion 5 ses livres de
mathématiques furent portés chez un de ses amis , oii il ne devait les
reprendre qu'après avoir été reçu docteur en médecine, lorsqu'ils ne
seraient plus pour lui qu'un délassement , et non une distraction.
Cependant poursuivi par ses idées, il demandait de temps en temps
à son ami un livre qui lui était nécessaire pour se délivrer de cette
inquiétude pénible que si peu d'hommes connaissent, et que produit
le souvenir confus d'une vérité dont on cherche en vain les preuves
dans sa mémoire ; peu à peu tous ses livres se retrouvèrent chez lui :
alors, bien convaincu de rinutlllté de ses efforts pour combattre son
penchant, il y céda , et se voua pour toujours aux malhcmatiques et
à la pauvreté ; les années qui suivirent cette révolution, furent les plus
heureuses de sa vie, il se plaisait à en répéter les détails : à son ré\eil ,
il pensait , dlsalt-il , avec un sentiment de joie, au travail commencé
la veille, et qui allait remplir la matinée 5 dans les intervalles néces-
saires de ses méditations , il songeait au plaisir vif que le soir il éprou-
vait au spectacle , où , pendant les entr'actes , il s'occupait du plaisir
plus grand que lui promettait le travail du lendemain.
En i74ï, il entra dans l'académie des sciences j il s'en était fait con-
naître par un mémoire où il relevait quelques fautes échappées au
père Pveinau , dont l'^/za/j^e démontrée était alors regardée en France
comme un livre classique ; et c'était en l'étudiant, pour s'instruire ,
que le jeune géomètre avait appris à le corriger.
Il s'était occupé ensuite d'examiner quel devait être le mouvement
d'un corps qui passe d'un fluide dans un autre plus dense, et dont la
direction n'est pas perpendiculaire à la surface qui les sépare : lorsque
cette direction est très-oblique, on voit le corps , au lieu de s'enfoncer
dans le second fluide , se relever et former un ou plusieurs ricochets ,
phénoincne qui avait amusé les enfans long-temps avant la décou-
n ELOGE
verte des premiers principes des sciences , et que cependant , jnsqiwt
dWlembert, on n'avait pas encore bien expliqué.
Deux ans après son entrée à Tacadémie , il publia son traité de Dy-
namique.
Dans la science du mouvement , il faut distinguer deux sortes de
principes 5 les uns sont des vérités de pure détinition , les autres sont
ou des faits donnés par Tobservation , ou des lois générales déduites
de la nature des corps considérés comme impénétrables, indifférens
au mouvement, et susceptibles d'en recevoir : de ces derniers prin-
cipes , celui de la décomposition des forces était le seul vraiment
général qui fût connu jusqu'alors; et joint à ces vérités de détinition,
sur lesquelles Huyghcns et Newton n'avaient rien laissé à découvrir,
il avait suffi pour établir leurs sublimes théories, et pour résoudre
ces problèmes de statique, si célèbres dans le commencement de ce
siècle. Mais si les corps ont une forme finie, si on les imagine liés
entre eux par des fils flexibles , ou par des verges inflexibles , et qu'on
les suppose en mouvement, alors ces principes ne suffisent plus, et
il fallait en inventer un nouveau; d'Alembert le découvrit, et il
n'avait que vingt-six ans : ce principe consiste à établir l'égalité, à
chaque instant, entre les cbangemens que le mouvement du corps a
éprouvés, elles forces qui ont été employées à les produire , ou, en
d'autres termes , h séparer en deux parties l'action des forces motrices ,
à considérer l'une comme produisant seule le mouvement du corps
dans le second instant, et l'autre comme employée à détruire celui
qu'il avait dans le premier : ce principe si simple, qui réduisait à
la considération de l'équilibre toutes les lois du mouvement, a été
l'époque d'une grande révolution dans les sciences physico-mathé-
matiques. A la vérité, plusieurs des problèmes résolus dans le traité
de Dynamique, l'avaient déjà été par des méthodes particulières;
différentes en apparence pour chaque problème, elles n'étaient sans
doute réellement qu'une seule et même métbode , sans doute elles
renfermaient le principe général qui y était caché, mais personne
n'avait pu l'y découvrir: et si on refusait, sous ce prétexte, à d'A-
lembert la juste admiration qu'il mérite, on poiuTait , avec autant de
raison, faire honneur à Huyghens des découvertes de jNewton, et
accorder à VVallis la gloire que Léibnitz et ISewton se sont disputée.
Les découvertes successives qui forment les sciences , naissent les
unes des autres 3 celle qui appartient exclusivement à uu seul homme,
est due à son génie aidé des travaux de ceux qui l'ont précédé, lui
ont aplani la carrière, et ne lui ont plus laissé qu'un dernier oljstacie
à vaincre : mais parmi ces découvertes , il en est qui, par leur étendue,
leur influence sur le progrès général des sciences , la nombreuse suite
de théories nouvelles qui n'en sont que le développement, semblent
former une classe particulière, et mériter à leur inventeur un rang
à part dans le nombre déjà si petit des hommes de génie.
Telle a été celle du principe de d'Aiembert; déjà, en 1744 '*'
l'avait applique à la théorie de lequiiibre et du mouvement des
fluides, et tous les problèmes résolus jusqu'alors par ks géomètres ,
étaient devenus en quelque sorte des corollaires de ce principe : mais
DE D'ALEMBERT. v
il avait fallu employer en même temps les hypotlièses ingénieuses
de Daniel Bernoulii, que leur accord avec les phénomènes les plus
généraux de l'hydraulique, permeltait presque de regarder comme des
faits. Dans la théorie des fluides, comme dans celle du mouvement
des corps susceptibles de changer de forme, le principe de d'Alem-
bert , lorsqu'on remployait seul , conduisait à des é({uations qui
échappaient aux méthodes connues, et cette première découverte
semblait rendre nécessaire celle d'un nouveau calcul ; d'Aiembert en
eut encore Thonneur : dans un ouvrage sur la théorie générale des
vents, couronné par l'académie de Berlin , en 1746, il donna les pre-
miers essais du calcul des diîTéreuces partielles^ Tannée suivante , il
l'appliqua au problème des cordes vibrantes , dont la solution, ainsi
que la théoiie des oscillations deTair et de la propagation du son,
n'avaient pu être données que d'une manière incomplète par les géo-
mètres qui l'avaient précédé, et ces géomètres étaient ou ses maîtres
ou ses rivaux.
L'invention de ce calcul est encore une de ces découvertes destinées
à être dans les sciences une époque mémorable • elle le mérite d'au-
tant plus , qu'en donnant un nouvel instrument d'un usage très-étendu,
elle a montré en même temps la route qu'il fallait suivre pour en for-
mer d'autres du même genre 5 et toutes les parties de l'analyse où l'on
considère des équations dont l'intégrale peut contenir des fonctions
arbitraires de quantités variables, doivent être regardées comme des
In anches du calcul de d'Alembert, quels que soient la forme de ces
arbitraires et le système de différenliation qui les ait fait évanouir.
Dans cette pièce sur la théorie des vents , il ne considéra que l'effet
qui peut être produit par l'action combinée de la lune et du soleil
sur le fluide dont la terre est enveloppée ; il examina quelle figure
l'atmosphère doit prendre a chaque instant , en vertu de cette ac-
tion , la force et la direction des courans qui en résultent , et les
changemens que doit produire sur leur direction et sur leur vitesse,
la forme des grandes vallées qui sillonnent la surface du globe.
Les changemens de température , produits dans l'atmosphère par
la présence du soleil , sont une autre cause générale , régulière , et
susceptible d'être mesurée 5 d'Alembert se borne à en remarquer
l'existence : il aurait fallu , pour la calculer , adopter quelque hypo-
ihèse sur les lois de la dilatation de l'air , sur l'intensité de l'action
delà chaleur du soleil aux difierentes hauteurs , et pour des couches
d'air plus ou moins denses 5 ses recherches n'eussent servi qu'à donner
une preuve de plus de son génie pour l'analyse , mais sans conduire
à aucun résultat réel ; il n'eût travaillé que pour la gloire , et il vou-
lait réserver ses forces pour des ouvrages utiles aux progrès des
sciences.
Il lui restait encore à donner un moyen d'appliquer son principe
au mouvement d'un corps fini , d'une figure donnée ; et en 1749 , il
résolut le problème de la précession des équinoxes. L'axe de la terre
ne répond point toujours au même lieu du ciel , mais il se dirige
successivement vers tous les points d'un cercle parallèle au plan de
l'orbite terrestre j et par une suite de ce mouvement, les équinoxes
vj ÉLOGE
ft les solstices rcpoiideut, dans la même période , à toutes les parties
du zodiaque : ce phénomène , connu sous le nom de précession des
équinoxes , a été observé par les anciens 5 Ilipparque en avait sup-
posé la période de 1S100 , et les modernes , par des observations plus
exactes , Tout fixée à environ 720 ans de plus. Ce mouvement en lon-
gitude n'est pas le seul qu'éprouve l'axe de la terre 5 il en a un autre
en latitude, liicn plus petit, qui n'est qu'une espèce de balancement,
et dont la période est de dix-huit seulement j cette nutation n'a été
découverte que dans ce siècle par Bradley , et jusqu'à lui on la con-
fondait avec les mouvemens irréguliers , propres aux étoiles fixes.
IVewton attribuait avec raison la précession des équinoxes à l'effet de
l'attraction de la lune et du soleil sur la terre ^ il savait que notre pla-
nète est un sphéroïde aplati vers les pôles , et que ces deux astres étant
mus dans des plans où ils n'agissent pas d'une manière semblable sur
les parties semblablenient disposées autour dé Taxe de la terre ,
doivent altérer son mouvement de rotation j mais ce n'était pas assez.
IVewton avait appris le premier aux philosophes à n'admettre pour
vraies que des explications calculées , qui rendent raison du phéno-
mène en lui-même , de sa quantité et de ses lois ; aussi essaj a-t-il de
déterminer l'effet de l'attraction de la lune et du soleil sur le mou-
vement de l'axe de la terre 5 mais les méthodes d'analyse et les prin-
cipes mêmes de mécanique nécessaires pour une solution directe ,
manquaient à son génie , et il fut oblige d'admettre des hypothèses
qui ne le conduisirent à un résultat conforme à l'observation, que
par lu compensation des erreurs produites par chacune d'elles : vingt-
trois ans après sa mort , cette limite qu'il semblait avoir posée ,
n'avait pas été franchie; d'Alemberten eut la gloire , il expliqua éga-
lement le phénomène de la nutation , nouvellement découvert , et
répara l'honneur de la France , ou plutôt du continent, qui jusqu'a-
lors n''avait eu rien à opposer aux découvertes de Newton.
Un seul géomètre , Euler , eût pu disputer cette gloire ;i d'Alenj-
tert ; mais en donnant une solution nouvelle du problème , il avoua
qu'il avait lu l'ouvrage de d'Alembert , et fit cet aveu avec cette noble
franchise d'un grand homme qui sent qu'il peut , sans rien perdre de
sa renommée , convenir du triomphe de son rival.
En 1762, d'Alembert publia un traité sur la résistance des fluides ,
auquel il donna le titre modeste à^essai , et qui est un de ses ouvrages
cil l'on trouve le plus de choses originales et neuves.
La simple supposition que chaque élément de la masse fluide , en
changeant de forme à chaque instant , conserve le même volume , lui
suffit pour appliquer son principe aux questions les plus difficiles , et
il est conduit à des équations de la nature de celles dont sa nouvelle
analyse peut donner la solution : les réflexions sur les causes générales
des vents contenaient le germe de ces découvertes ; mais ici elles
sont développées , et la théorie du mouvement des fluides est enliri
véritablement assujétie au calcul.
A la même époque , d'Alembert avait donné , dans les mémoires (\c
racadémie de Berlin , des recherches sur le calcul intégral , oii la
mclhode de Jean Bernoiilli, pour les fonctions rationnelles, était per-
DE D'ALEMBERT. vij
fectlotinéc ; où, par un usage adroit des subslitulions , ?I étendait
cette méthode à plusieurs classes de fonctions irrationnelles j où il
réduisait à une même expression toutes les imaginaires , sous quel-
que forme qu'elles se présentent , quelle que soit l'équation à laquelle
elles doivent satisfaire 5 où il donnait la théorie des points de rebrous-
sement de la seconde espèce, dont plusieurs géomètres célèbres, et
Euler lui-même , avaient combattu l'existence 5 où enfin il proposait
une méthode d'intégrer les équations linéaires d'un ordre quelconque,
intégration importa -te , qui est le fondement de toutes les méthodes
d'approximation pour les équations différentielles, et par conséquenf ,
dans l'état actuel de l'analyse, la clef de toutes les que.nions de l'as-
tronomie-physique. Euler avait publié avant lui une méthode éga-
lement générale pour ces équations ^ mais le géomètre français l'avait
aussi prévenu sur quelques autres points.
D'Alembert n'a donné aucun grand ouvrage sur le calcul ; ses mé-
moires même , à l'exception de ceux que nous venons de citer , et
d'un petit nombre d'autres , ont pour objet des questions de méca-
nique j mais il a répandu dans tous , de nouvelles méthodes d'analyse ,
ou des remarques importantes sur les méthodes déjà connues , et on
lui doit en grande partie les progrès rapides que le calcul intégral
a faits dans ce siècle. Il semblait seulement que l'idée de quelque ap-
plication utile était nécessaire pour réveiller son génie qui déployait
alors toute sa finesse , toute sa profondeur et toute sa fécondité.
C'est ainsi que d'Alembert s'était montré, à trente-deux ans, le
digne successeur de Newton , en résolvant le problème de la préces-
sion des équinoxes , dont la solution confirme , par une preuve victo-
rieuse, la théorie de la gravitation universelle, en se consacrant comme
lui à l'étude des lois mathématiques de la nature , en créant comme
h\\ une science nouvelle , en inventant aussi un nouveau calcul ,
mais dont personne n'a contesté la découv^te à d'Alembert , ou n'a
voulu la partager.
Tant qu'il n'a été que géomètre , a peine était-il connu dans sa patrie ;
borné à la société de quelques amis, n'ayant jamais vu , parmi les
gens en place , que MM. d'Argenson , deux ministres qui , par les
agrémens de leur esprit, auraient été des particuliers aimables; réduit
au nécessaire le plus simple , mais heureux du plaisir que donne
l'étude, et de sa liberté, il avait conservé sa gaieté naturelle dans
toute la naïveté de la jeunesse. Content de son sort , il ne désirait ni
fortune ni distinctions ; et il n'en avait point obtenu , parce qu'il est
plus commode de les accorder à ceux qui les demandent , qu'à ceux
qui savent les mériter. Sa gaieté , des saillies piquantes , le talent de
conter et même de jouer ses contes , de la malice dans le ton avec de
la bonté dans le caractère , autant de finesse dans la conversation que
de simplicité dans la conduite ; toutes ces qualités , en le rendant , par
leur réunion , à la fois estimable et amusant , le faisaient rechercher
dans le monde. On aimait en lui cette bonhomie , si touchante quand
elle se trouve dans les hommes supérieurs , chez qui pourtant elle
est bien moins rare que dans ceux qui n'ont que la prétention de
l'être.
viij ELOGE
Cependant un roi , déjà illustré par cinq victoires, et dont la gloire
de\ ait croître encore , avertit enfin la France qu'elle avait un grand
lioinme de plus 5 ses bienfaits vinrent chercher d'Alembert , et il y
joignit des témoignages d'estijne et d'amitié fort au-dessus de ses
bienfaits.
Peu de temps après , d'Alembert reçut une pension du gouverne-
ment 5 il la devait à l'amitié de M. le comte d'Argenson, qui aimait
les gens d'esprit et n'en était point jaloux , parce que lui-même avait
beaucoup d'esprit. Cette jalousie est plus commune qu'on ne le croit ,
et elle a été souvent le motif secret de l'indifférence ou de la haine
de quelques ministres pour les hommes de génie que le liasard avait
l'ait naître dans le même pays et dans le même siècle.
La tranquillité de d'Alembert fut altérée dès que sa réputation fut
plus répandue. Lorsque son goût pour la littérature et ses méditations
sur la philosophie étaient un secret connu seulement de ses amis, borné
aux yeux de tous les autres à l'étude des sciences abstraites , il échap-
pait à leur jugement ; apprécié par un petit nombre de rivaux ou de
disciples , admiré d'eux seuls , sa gloire n'offensait encore personne.
Mais il s'était lié , depuis sa jeunesse , par une amitié tendre et solide
avec un homme d'un esprit étendu , d'une imagination vive et bril-
lante, dont le coup d'oeil vaste embrassait à la fols les sciences , les
lettres et les arts ; également passionné pour le vrai et pour le beau ,
également propre à pénétrer les vérités abstraites de la philosophie,
à discuter avec finesse les principes des arts , et à peindre leurs effets
avec enthousiasme^ philosophe ingénieux et souvent profond , écri-
vain à la fois agréable et éloquent, hardi dans son style comme dans
ses idées f instruisant ses lecteurs , mais surtout leur inspirant le désir
d'apprendre à penser, et faisant toujours aimer la vérité, même
lorsqu'entraîné par son imagination , il avait le malheur de la mé-
connaître.
Une traduction de l'Encyclopédie anglaise de Chambers, qui avait
été proposée à Diderot, devint entre ses mains l'entreprise la plus
grande et la plus utile que l'esprit humain ait jamais formée. ]1 se
proposa de réunir dans un dictionnaire tout ce qui avait été découvert
dans les sciences, ce qu'on avait pu connaître des productions du
globe, les détails des arts que les hommes ont inventés, les principes
de la morale, ceux de la politique et de la législation, les lois qui
gouvernent les sociétés, la métaphysique des langues et les règles de
la grammaire, l'analyse de nos facultés, et jusqu'à l'histoire de nos
opinions. D'Alembert fut associé à ce projet, et ce fut alors qu'il
donna le discours préliminaire de l'Encyclopédie.
Il y trace d'abord le développement de l'esprit humain, non tel que
l'histoire des sciences et celle des sociétés nous le présentent, mais
tel qu'il s'offrirait à un homme qui aurait embrassé tout le système
de nos connaissances, et qui rétîéchissant sur l'origine et la liaison
de ses idées , s'en formerait un tableau dans Tordre le plus naturel ; il
verrait la morale et la métaphysique naître de ses observations sur
lai -même j la science des gouverneniens, et celle des lois, de ses obser-
vations sur la société. Excité par ses besoins , il voudrait acquérir la
DE D'ALExMBEPtT. ix
connaissance clés productions de la nature, et celle des moyens de les
jnLillipIier et de les employer. Le désir de soulager ses maux lui ferait
inventer toutes les sciences sur lesquelles la médecine s'appiu'e, et dont
le but est de periéctionner ou de rendre plus sûr l'art de guérir; Fenvie
naturelle de connaîlre les propriétés les plus générales des corps, le
conduirait aux vérités de la chimie et de la physique. Bientôt dé-
pouillant successivement ces corps de toutes leurs qualités, pour ne
conserver que le nomhre et l'étendue, il formerait toutes les sciences
mathématiques, il déterminerait ensuite pour chaque science l'objet
qu'elle doit se proposer, la méthode qu'elle doit suivre, le degré de
certitude auquel elle peut atteindre. Forcé de les séparer, pour en
pouvoir saisir et embrasser chaque partie, il observerait encore les
Jiens imperceptibles qui les unissent, les secours qu'elles peuvent se
jjreter et leur influence réciproque.
La suite de ce discours contient un tableau précis de la marche des
sciences depuis leur renouvellement, de leurs richesses à l'époque oîi
<rAlembert en traçait Thistoire, et des progrès qu'elles devaient
espérer encore ; les grands hommes des siècles passés y sont jugés par
un de leurs égaux 5 les sciences, par un homme qui les avait enrichies
de grandes découvertes : et la réunion d'une vaste étendue de con-
naissances, cette manière d'envisager les sciences qui n'appartient
qu'à un homme de génie, un style clair, noble, énergique, ayant
toute la sévérité qu'exige le sujet, et tout le piquant qu'il permet, ont
mis le discours préliminaire de l'Encyclopédie au nombre de ces ou-
vrages précieux que deux ou trois hommes tout au plus dans chaque
siècle sont en état d'exécuter.
Dès le moment où d'Alembert fut connu pour mériter une place
distinguée parmi les philosophes et les écrivains, il eut, et il mérita
toujours depuis d'avoir les ennemis que les succès dans les lettres et
dans la philosophie ne manquent jamais d'attirer, c'est-à-dire la
foule de ceux pour qui la littérature est un métier, et la classe plus
nombreuse encore de ces hommes aux yeux de qui la vérité ne paraît
qu'une innovation dangereuse.
Il publia , peu de temps après, des mélanges de philosophie , d'his-
toire et de littérature, qui augmentèrent le nombre de ses détracteurs.
Les mémoires de Christine montrèrent qu'il connaissait les droits des
hommes, et qu'il avait le courage de les réclamer.
L'Essai sur la société des gens de lettres avec les grands déplut à ceux
des littérateurs qui trouvaient dans cette société une utilité réelle ou
l'aliment d'une vaine gloire, et qui furent blessés de voir exposer aux
yeux du public la honte des fers qu'ils n'osaient rompre ou qu'ils
ambitionnaient de porter. On ne peut niieux juger cet essai, qu'eu
rapportant la réponse d'une femme delà cour à des hommes qui repro-
chaient à d'Alembert d'avoir exagéré le despotisme des grands et
l'asservissement qu'ils exigent : S'il m'ai-ait consultée, je lui en aurais
appris bien davantage.
Peut-être devons-nous en partie à cet ouvrage le changement qui
s'est fait dans la conduite des gens de lettres, et qui remonte vers la
même époque ; ils ont senti enfin que toute dépendance personnelle
X ELOGE
xi'un Mécène leur ôlalt le plus beau de leurs avantages, la liberté de
fnlre connaître aux autres la vérité lorsqu'ils Font trouvée, et d'exposer
d;jns leurs ouvrages, non les prestiges de Tart d'écrire, mais le tal)leau
dt'leur âme et de leurs pensées, ils ont renoncé à ces épîlres dédica-
toires qui avilissaient Tauteur, même lorsque l'ouvrage pouvait ins-
]>irer l'estime ou le respect j ils ne se permettent plus ces flatteries ,
toujours d'autant plus exagérées, qu'ils méprisaient davantage au
fond du cœur l'homme paissant dont ils mendiaient la proleiiion; et
par une révolution heureuse, la bassesse est devenue un ridicule que
très- peu d'hommes de lettres ont eu le courage de braver.
D'Alembert joignit à ses ouvrages philosophiques la traduction de
quelques morceaux choisis de Tacite; c'était s'exposer aux coups
d'une classe d'hommes qui n'auraient pu l'atteindre , s'il fût resté dans
îa région oîi il s'était placé à côté de Newton : mais il sortit victorieux
de ce combat, du moins au jugement des philosoplies et des gens du
monde; et on convint qu'il n'y avait personne, qui, par son genre
d'esprit et la précision de son style, lût plus en état d'entendre
Tacite, et plus digne de !e traduire.
Les occupations littéraires de d'Alembert ne lui avaient point fait
négliger les mathématiques; une foule d'articles insérés dans l'Ency-
clopédie, montrent , dans une exposition en apparence élémentaire,
et ie génie d'un géomètre, et le coup d'œil d'un philosophe.
C'est dans le même espace de temps qu'il composa ses recherches
sur dilïérens points importans du système du monde; il y perfec-
tionna sa solution du problème des perturbations des planètes, déjà
t oniiue depuis plusieurs années de l'académie et des savans. Denx
i:;éomètres en partageaient la gloire avec lui; tous trois, à peu près
<lans le même temps, donnaient une solution à ce problème; le font!
<le leur méthode était le même : tous trois avaient trouvé, par un
premier calcul , que le mouvement de l'apogée de la lune n'était que
la moitié de ce qu'il est réellement; tous trois, en calculant un terme
«le plus, avaient reconnu la conformité des résultats du calcul et de
Fobservation.
Celte concurrence qui subsista également dans l'application de la
même méthode aux mouvemens des comètes, produisit une longue
discussion entre d'Alembert et Clairaut, car Euier resta simple spec-
tateur. Lorsqu'on examine les disputes de ce genre , long-temps aj)rès
le moment où elles se sont élevées, lorsque le temps a calmé les pre-
miers mouvemens de l'amour-propre , lorsque l'amitié même, dont
ie zèle est quelquefois plus durable, peut considérer de sang-froid
les objets de la discussion, sonvent on s'élonne de l'importance qu'on
y avait attachée. On pourrait demander ici pourquoi d'Alembert
ivimita point la tranquillité d'Euler; et comment, lorsque le mérite
d'avoir résolu le problème ne lui était point contesté, lorsqu'il ne
partageait avec personne , ni la gloire d'avoir découvert un principe
iondamental de la mécanique, et de l'avoir appliqué, soit à la théo-
rie des fluides, soit au mouvement des corps finis, ni celle d'avoir
inventé un nouveau calcul, il pouvait mettre tant de prix à la part
plis ou moins grande qu'il devait obtenir dans l'houoeur du la solution
DE D'ALEMBERT. xj
d'un problème moins diflicile? mais il est un effort presque impos-
sible à notre faiblesse, celui de supporter tranquillement l'injustice;
peut-être le sentiment de nos forces , qui fait souffrir tant de maux
avec constance, est-il plus propre à fortifier qu'à détruire ce mou-
vement de la nature indignée, qu'il ne faut pas confondre avec la
vanité ou avec la jalousie.
D'Alembert éprouvait alors les effets de cette injustice^ depuis qu'il
s'était placé parmi les gens de lettres du premier ordre, on s'était
rendu plus difficile sur sa réputation comme géomètre. Le public,
qni laisse assez paisiblement les mathématiciens (dont il ne connaît
que les noms) régl^' les rangs entre eux, et se distribuer la gloire à
leur gré, n'eut pas la même indulgence pour un géomètre littérateur
et philosophe; quelques sa vans profitèrent de cette disposition géné-
rale, ils essayèrent modestement de faire croire qu'ils étaient au
moins ses égaux ; et souvent des étrangers , qui n'avaient pas le même
intérêt de déprimer sa réputation, ont été frappés de la contradiction
qu'ils observaient entre l'opinion des sociétés de Paris et le jugement
de l'Europe. D'Alembert crut voir la suite de la même injustice dans
la manière dont sa solution du problème des trois corps était appré-
ciée par quelques personnes (ce n'étaient pas celles qui l'avaient
résolu ou qui auraient pu le résoudre), et il défendit avec chaleur
des droits qu'il eût abandonnés même par amour-propre, si on avait
été juste envers lui.
Dans ses Recherches sur le système du monde, d'Alembert examina
la question de la figure de la terre; Newton doit être regardé comme
celui qui l'a traitée le premier, car Huyghens avait démêlé seulement
l'influence que le changement de la force centrifuge aux différentes
latitudes devait avoir sur la force de gravité, mais sans avoir bien
conim la vraie direction et la véritable loi de la pesanteur. Newton
résolut le problème, en regardant la terre comme un solide homogène
de révolution. Clairaut en donna la solution dans l'hypothèse d'une
densité variable , mais la même dans chaque couche concentrique , et
en supposant par conséquent que la force de la pesanteur est toujours
perpendiculaire à la surface. Ces suppositions, quelque naturelles
qu'elles paraissent , sont un peu arbitraires , et d'Alembert traita le
problème d'une manière plus générale et plus rigoureuse , en suppo-
sant seulement la figure peu différente d'une sphère , et la densité
assujétie à une loi quelconque.
On sait que dans ces questions on suppose à la terre une figure
telle que, si elle était fluide, ses parties resteraient en équilibre, et
qu'elle conserverait la même figure , sans aucun autre changement
que les oscillations produites dans la masse fluide par l'action des
corps célestes; celte supposition fit découvrir à d'Alembert, qu'il
existait pour les fluides deux états d'équilibre, l'un fixe, auquel la
masse reviendrait après avoir éprouvé un petit dérangement ; et l'autre
non fixe, qu'un léger mouvement suffit pour détruire sans retour,
observation qui, s'étendant à toutes les espèces de corps , est très-»'
importante dans l'application des principes de la mécanique aux
phénomènes de la nature.
xij ËLOGE
Telles avaient été les découvertes de d'AIembert, lorsqii'en lySG,
r Académie lui donna le titre de pensionnaire surnuméraire^ cette
(iistfnction, accordée à son génie et à ses ouvrages, prouve que les
compagnies savantes ont quelquefois assez d'équité, ou entendent
jtssez bien les intérêts de leur gloire, pour honorer dans un de leurs
membres un mérite et des talens supérieurs 5 si leur justice est plus
lente, elle est aussi plus éclairée que celle des particuliers. Quelques
académiciens, animés d'un zèle sans doute respectable par ses motifs,
s'opposaient à cette violation de Tusage , ils alléguaient les inconvé-
niens de l'exemple: Eh bien, leur répondit M. Cdmws, si un autre
prétend à la même distinction ^ et qu il ait autant^ de titres , il faudra
bien V accorder encore»
En 1759, d'AIembert publia ses Élémcns de philosophie.
Il y développe les premiers principes et la véritable méthode des
différentes sciences j il montre les écueils qu'on doit éviter dans cha-
cune , quand on ne veut pas risquer de s'égarer : il est peu de livres
qui, dans un si petit espace, renferment plus de vérités ^ et l'auteur,
par la clarté avec laquelle il les analyse, par la propriété des expres-
sions et la précision de son style, a su rendre ces vérités usuelles et
accessibles aux lecteurs les moins familiarisés avec les idées abstraites.
En retranchant \\w p< tit nombre de pages, oii il est aisé de recon-
naître les sacrifices que des convenances du moment ont exigés, cet
ouvrage mérite d'entrer dans l'éducation de tous les hommes qui
cherchent à s'instruire 5 parce qu'il est également propre à donner des
idées justes sur tous les objets de nos connaissances à ceux qui ne
veulent en approfondir aucun , et à préserver les savans des préjugés
que Tétude à laquelle ils se livrent pourrait leur donner. On sait que
chaque science a les siens, dont l'étendue des connaissances ou le
génie ne saurait nous garantir, qui nuisent au progrès de la science
même, et dont la philosophie est le seul préservatif.
On trouve dans ces élémens la solution d'une question importante,
déjà discutée dans la préface du Traité de dynamique. Les philosophes
disputaient encore pour savoir si les lois du mouvement sont d'une
\érité nécessaire ou contingente : c'est-à-dire, si elles sont les unes
des vérités de définition, les autres des conséquences absolues de
l'étendue et de Fimpénélrabilité des corps, ou bien si ces lois sont
Feffet d'une volonté libre, qui les a établies pour conserver l'ordre de
l'univers : d'AIembert résolut la question , et montra que ces lois
sont nécessaires \ la découverte de son principe lui donna les preuves
de celte vérité, et on peut regarder cette partie de son ouvrage comme
une découverte en métaphysique, celle de toutes les sciences oii
Jusqu'ici il a été le plus rare d'en faire de vraiment dignes de ce nom.
D'Alenibert établit pour principe de morale l'obligation de ne pas
regarder comme légitime l'usage de son superflu, lorsque d'autres
liommes sont privés du nécessaire; et de ne disposer pour soi-mcme
que de la portion de sa fortune qui est formée, non aux dépens
du nécessaire des autres, mais par la réunion d'une partie de leur
superflu.
Il fait sentir dans ce même ouvrage l'utilité d'élémens de morale jnis
DE D'ALEl^IBERT. xlij
à la portée de tous les hommes, oîi les règles du devoir seraient éta-
blies par la riiisoa, et les motifs de le remplir fondés sur la nature et
sur la vérité. Plus d'une fois il fut tenté d'entreprendre ces élémens j
une seule raison l'en empêcha ^ il en avait formé le plan, et ce plan
l'avait conduit à une question importante pour laquelle il n'avait pas
trouvé de solution. L'ouvrage aurait été incomplet, et aurait perdu
une grande partie de son utilité, si cette question n'y avait pas été
résolue; il pensait d'ailleurs que, tant qu'elle restait indécise, il n'é-
tait ni juste ni prudent de rendre publiques les difiicultés qu'elle
présentait, el nous croyons devoir imiter ici sa discrétion.
Le roi de Prusse lui ces élémens de philosophie, et montra combien
il les estimait , en proposant à l'auteur des difficultés sur lesquelles
il lui demanda des éclaircissemens ^ ils ont été imprimés depuis :
on pouvait dire a ce prince des vérités que des particuliers, revêtus
ailleurs d'une autorité précaire, auraient craint d entendre 5 et il
fallait développer au m hommes ordinaires ce qu'il sufiisait d'indiquer
à ce monarque.
Qu'il me soit permis de tracer ici, d'après les conversations, conune
d'après les ouvrages de d'Alembert, un tableau faible, mais fidèle, des
principes de sa philosophie, et de discuter même quelques uns des
reproches qu'on a pu lui faire sur ses opinions j l'amitié ne me fera
peint altérer la vérité, elle a aussi son orgueil, et je croirais l'offenser
si je paraissais craindre que d'Alembert ne fût pas assez grand poiu*
que ses amis même puissent avouer ses défauts.
Long temps occupé des sciences mathématiques, d'Alembert avait
contracté l'habitude de n'être frappé que des vérités susceptibles de
preuves rigoureuses; il voyait la certitude s'éloigner, à mesure que
l'on ajoutait des idées accessoires aux idées simples, sur lesquelles
s'exercent la géométrie pure et la mécanique rationnelle; et son goût
pour les sciences semblait suivre absolument la même proportion. Il
voulait que les sciences physiques se bornassent à des faits et à des
explications calculées j que pour juger de la réalité d'un phénomène ,
on vérifiât le fait en lui-même, au lieu de le rejeter d'après une im-
possibilité apparente ; qu'on ne dît pas d'une chose qui blesse les idées
communes, elle est absurde, mais eile n'est pas prouvée. On l'accusait
de faire peu de cas des sciences physiques, et cette accusation était
injuste ; il ne méprisait que ces systèmes dont les preuves se réduisent
à montrer que Timpossibillté absolue n'en est pas encore rigoureuse-
ment démontrée; ces aperçus incertains, qu'on annonce pour de
grandes vues; ces explications appuyées sur des raisonnemens v^igues,
qui pourraient tout au plus conduire à de légères probabilités, enfin
cet abus du langage scientifique , qui change quelquefois en une
science de mots ce qui ne devrait être qu'une science de faits et de
calculs. Ou pourrait croire seulement qu'il a poussé trop loin sa
rigueur; car si ces hypothèses, ces vues, ces explications ne forment
point une véritable science , elles servent à multiplier les expériences ,
les observations, à les montrer sous leurs différentes faces; elles nous
guident dans nos recherches , elles préparent les découvertes , et
xiv ELOGE
semblent être Taurore du jour dont peuvent espérer de jouir les siècles-
qui nous suivront.
D'Alembert réduisant à un petit nombre de vérités générales , de
premiers principes , le peu que nous pouvons savoir certainement sur
la métaphysique, sur la morale, sur les sciences politiques : peut-
être donnait-il à Tesprit humain des limites trop étroites 5 peut-être
qu'accoutumé à des vérités démontrées et formées d'idées simples et
déterminées avec précision, il n'était pas assez frappé des vérités d'un
autre ordre, qui ont pour objet des idées plus compliquées, et dans
la discussion desquelles il faut même se faire des détinitions et, pour
ainsi dire, des idées nouvelles, parce que les mots employés dans ces
sciences, tirés de la langue vulgaire, et employés dans le langage
commun, n'ont qu'un sens vague et déterminé. Peut-être paraissait-il
n'avoir pas assez senti que, dans des sciences dont le but est d'ensei-
gner comment on doit agir, l'homme peut, comme dans la conduite
de la vie, se contenter de probabilités plus ou moins fortes, et qu'a-
lors la véritable méthode consiste moins à chercher des vérités rigou-
reusement prouvées, qu'à choisir entre des propositions probables,
et surtout à savoir évaluer leur degré de probabilité.
L'opinion ded'Alembert a le danger de trop resserrer le champ oii
l'esprit humain peut s'exercer; de rendre l'ignorance présomptueuse,
en lui montrant ce qu'elle ne connaît pas comme impossible à con,-
naître; enfin de livrer au doute, à l'incertitude, et par conséquent à
des principes vagues et arbitraires, des questions importantes au
bonheur de l'humanité; inconvénient d'autant plus grand, que bien
des hommes sont intéressés à faire croire que ces questions ne peuvent
avoir de principes fixes, pour se réserver le droit de les décider sui-
vant leurs vues personnelles ou leur caprice.
Mais ce danger est peut-être moindre que celui d'une philosophie
plus tranchante , qui érigerait en vérités certaines , ses opinions et ses
préjugés : après tout, ceux qu'on refuse de croire n'ont pas à se
plaindre lorsqu'on se borne à être difficile sur les preuves ; et quand
on est bien sûr d'avoir trouvé la vérité, on ne peut se fâcher contre
ceux qui nous disent : Frouuez, et nous vous croirons.
Aussi le tort ded'Alembert se réduit-il à n'avoir pas voulu quelque-
fois examiner ces preuves qu'on lui disait certaines, ou approfondir
ces questions qu'il regardait comme insolubles ; et ce tort est bien lé-
ger, si Ton songe combien de fois il avait été trompé par de fausses
promesses.
Les philosophes qui, sur les opinions spéculatives, se renferment
dans le doute presque absolu, ont, par une conséquence nécessaire ,
des opinions pratiques très-modérées.
D'Alembert croyait, comme Fontenelle, que l'homme sage n'est
pas obligé desacriher son repos à l'espérance incertaine d'être utile,
qu'il doit la vérité aux hommes , mais avec les ménagemens nécessaires
pour ne point avertir ceux qu'elle blesse de se soulever et de se réu-
nir contre elle; que souvent, au lieu d'attaquer de front des préjugée
dangereux, il vaut mieux élever à côté d'eux les vérités dont la fau»-
DE D'ALEMBERT. xy
selé de ces opinions est une conséquence facile à déduire^ qu'au lieu
lie porter à Terreur des coups directs, il suffit d'accoutumer peu à peu.
les hommes à raisonner, afin qu'après en avoir pris Thenreuse habi-
tude, ils puissent avoir eux-mêmes le plaisir et In gloire de rompre les
chaînes dont leur raison était opprimée, et de briser les idolesdevant
lesquelles ils étaient lassés de fléchir.
Il regardait Tamourde l'occupation, le goût du repos, celui de la
vie privée, comme les barrières les plus sûres qu'on pût opposer aux
vices 5 il craignait que ceux qui aspirent à des vertus plus éclatantes
ne se trompassent eux-mêmes, ou ne cherchassent à tromper les au-
tres, et que l'amour trop inquiet du bien public ne fût souvent une
ambition déguisée. Il élait indulgent par philosophie comme par carac-
tère , persuadé qu'il faut exiger peu des hommes , pour être plus sûr
d'en obtenir ce qu'on exige f leur prescrire seulement ce qu'on leur a
montré, par son exemple, n'être pas au-dessus des forces, et ne pas
mettre l'estime publique, la satisfactiou intérieure à trop haut prix,
de peur que la plupart des hommes n'aiment mieux y renoucer que
d'y prétendre.
Dans les différens travaux de l'esprit, il proscrivait avec sévérité
tout ce qui ne tendait pas à la découverte de vérités positives, tout ce
qui n'était pas d'une utilité immédiate. Un motif très-respectable , Ta-
mour du vrai et celui du bien général, lui avait fait mêiue exagérer
un peu cette vérité . en effet, il n'existe pas d'étude où l'on ne trouve
du moins l'avantage d'employer le temps d'une manière qui n'est ni
dangereuse pour soi, ni nuisible pour les autres : il en est du travail
de l'esprit comme de l'exercice, celui même qui n'a pas d'objet cors-
tribue à la santé , fortihe le corps j il n'emploie pas nos forces, mais il
nous apprend à les employer : des vérités isolées peuvent être indil'îé-
rentes, mais aucun système , aucun ordrede vérités ne peuvent l'être;
il n'en est point dont une main sage et industrieuse ne sache lu'cr
quelque jour une utilité réelle.
D'Alembert avait appliqué l'esprit de raisonnement et de discussiou
à la littérature et aux principes du goût j avec une philosophie plus
profonde que Fontenelle et La Motte , il avait marché sur leurs traces,
en évitant les erreurs où l'amour du paradoxe et l'esprit de parti
avaient pu les entraîner : il ne croyait pas qu'il y eût en li:térature des
lois générales fondées sur la raison. Ecrire simplement , et surtout
avec clarté; n'employer que des mots dont le sens soit précis , ou du
moins déterminé par l'usage qu'on en a fait; éviter ce qui offense i'o-
reille , ce qui choque les convenances , le simple bon sens a dicté ces
règles, et il n'en voulait point d'autres : //art d'écrire, disait-il, n^est
que fart de penser , et celui de réioquence nest que le don de réunir uns
logique exacte et une âme passionnée. Quant à la poésie, dont le but
principal est de plaire , d'Alembert ajoutait seulement à ses règles
la nécessité de se soumettre aux lois de convention établies; il
faut craindre de blesser les hommes dont on veut captiver les
suffrages, et Ton doit respecter alors les jugemens de leurs préjugés
presque autant que ceux de leur raison. Ces opinions furent combat-
tues par beaucoup de littérateurs, qui apparemment croyaient qu'ils
xvj ÉLOGE
auraient trop à perdre si Fou voulait borner leur mérite à celui de
leurs idées. Les poètes surtout furent indignés d'être jugés p.ir un géo-
mètre. La sécheresse des mathéniaticfues leiu' semblait devoir éteindre
limaginatiou 5 et ils ignoraient sans doute qu'Archimède et Euier en
ont mis autant dans leurs ouvrages , qu Homère ou FArioste en ont
montré dans leurs poésies.
Cependant d'Alembert avait aussi fait des vers, mais en petit nom-
bre : il réussissait surtout dans ceux qui, placés au bas d'un portrait,
doivent renfermer en peu de mots une pensée vraie, fine , profonde,
exprimée d'une manière forte ou piquante, et rendre, par un petit
nombre de traits, le caractère, les talens , les vertus d'un homme cé-
lèbre.
Il n'avait pas prononcé, à beaucoup près, toutes ses opinions litté-
raires et philosophiques : ce qu'il en avait laissé pénétrer lui avait sus-
cité assez de haines^ aussi proposait-il que chaque homme de lettres,
pour concilier les intérêts de la vérité ou ceux de son repos, déposât
dans une espèce de testament littéraire ses opinions bien entières , bien
dégagées de toutes restrictions. 11 ne faut pas croire qu'il entendît par
là certaines doctrines hardies, déjà si clairement énoncées dans un
grand nombre de livres : mais il existe en littérature, en philosophie ,
en jiiorale, beaucoup d'opinions très-vraies, qu'on n'ose avouer, non
qu'elles exposent à quelque danger réel celui qui les soutiendrait,
mais parce qu'elles blessent l'opinion commune de la société, dont il
faut ménager les erreurs générales, si l'on ne veut pas renoncer aux
agrémens qu'elle procure. Cette condescendance presque nécessaiie
perpétue une foule de petits préjugés, la plupart peu importons s'il*
étaient seuls, mais qui, réunis ensemble, l'orment un grand obstacle
aux progrès de la vérité, et entretiennent l'habitude de penser et de
juger d'après autrui.
Nous devons regretter que d'Alembert n'ait pas exécuté ce projet f
peu d'hommes auraient pu faire un ouvrage meilleur et plus étendu j
il en est peu qui aient conservé moins de préjugés. Malheureusement
la plupart de ceux qui se vantent de n'en plus avoir, en ont seule-
ment abandonné un ou deux des plus grossiers, et tiennent d'autant
plus fortement à ceux qui leur restent, qu'ils s'enorgueiUissent da-
vantage de la victoire qu'ils ont remportée sur les autres. Combien
d'hommes croient dans ce siècle à la philosophie , comme leurs pères
ont cru à l'astrologie judiciaire ! et souvent une chimère nouvelle n'a
pas d'enthousiastes plus zélés que les fougueux adversaires des vieux
préjugés.
Sage sans être timide, alliant la prudence et l'amour de la vérité,
d'Alembert semblait pouvoir espérer que son repos ne serait pas trou-
blé. L'Encyclopédie en fut l'écueii : un seul article de ce dictionnaire
(l'article Gencive) \\n suscita deux disputes très-vives. Cette ville que
Calvin et Bèze avaient rendue célèbre dans le seizième siècle , était de-
venue u!ie seconde lois, parle séjour de \oltaire, Tobjet de l'atten-
tion de l'Europe. D'Alembert avait fait l'éloge de la constitution que
Genève avait alors, de la douceur de ses lois, de l'équité de ses ma-
uislrats, de l'esprit philosophi(iue qui i'était répandu même parmi le
DE D'ALEMBERT. xvij
peuple; mais il montrait quelque doute sur Torthodoxie de ses pas-
teurs, et regrettait que la proscription prononcée par Calvin contre les
spectacles, fût encore respectée.
Il était en effet singulier que les pasteurs genevois, ou leurs protec-
teurs , prétendissent au droit d'empêcher des citoyens libres de se li-
vrer à un amusement qui n'a rien de contraire aux droits des autres
hommes. Cette liberté était le seul objet de la réclamation de d'Aiem-
bert; il ne proposait point de sacrifier une partie du trésor public
pour dissiper l'ennui qui poursuit les gens oisifs , et de faire payer par
une natioii libre les plaisirs de ses chefs ; mais il croyait que, puis-
que les hommes ont besoin d'amusement, un plaisir dont le goût,
même excessif, n'expose point au x'isque de perdre ou sa fortune, ou
son temps, ou sa santé; un plaisir qui exerce i'esprit, donne le goût de
la littérature, et peut, s'il est bien dirigé, inspirer des vertus ou détruire
des préjugés, devait mériter quelque indulgence, ou même quelque en-
couragement. Rousseau combattit l'opinion de d'Alembert avec beau-
coup d'éloquence et de chaleur; cet écrit contre les théâtres , composé
par un auteur qui avait fait une comédie et un opéra , eut en France
un succès prodigieux , surtout parmi les gens du monde qui fréquen-
tent le plus les spectacles; il semblait que, pour y aller avec plus de
plaisir, ils avaient attendu à être bien sûrs de ne pouvoir retirer au-
cune utilité réelle. D'Alembert répondit à la lettre de Rousseau , et
nous avouerons sans peine que sa réponse eut moins de succès; et
c'est dans toute dispute, le sort des ouvrages dont l'auteur sachant
éviter les deux extrêmes, garde ce juste milieu oii se plaît la vérité. Les
ennemis de d'Alembert espérèrent un moment que sa querelle avec
les pasteurs genevois laisserait quelques doutes sur la pureté de sa
conduite, mais ils virent bientôt que cette espérance n'était pas fon-
dée , et la dispute fut oubliée.
Pendant que les éditeurs de l'Encyclopédie s'occupaient à rendre ce
livre plus digue de son succès; que les défauts qu'on avait reprochés
aux premiers volumes s'effaçaient de plus en plus; que les hommes les
plus éclairés s'empressaient d'y contribuer, ce même ouvrage essuyait
une sortede persécution. Les deux partis qui avaient long-tempsparta'yé
l'Eglise de France , étaient alors dans le moment oii la chute de l'un
d'eux , devenue inévitable, allait entraîner l'autre avec lui : TEncyclo-
pédie gardait entre eux une neutralité absolue, et tous deux se réuni-
rent contre elle; des libelles enfantés par des écrivains incapables de
l'entendre ou d'en profiter, persuadèrent à des hommes pulssansque
ce livre pouvait être dangereux pour la nation , ou du moins pour
eux-mêmes. L'accusation d'impiété avait cessé d'être effrayante, à
force d'avoir été prodiguée; on fn du mot d'encyclopédiste et de philo-
sophe, le nom d'une secte à laquelle on imputa le projet de détruire la
morale et d'ébranler les fondemens de la paix publique ; tous ceux
qu'on marquait de ces noms, devaient être nécessairement de mauvais
cito'yens, parce qu'alors la France était ennemie d'un roi philosophe,
qui, juste appréciateur du mérite, avait donné des témoignages pu-
bhcs d'estime à quelques uns des auteurs de l'Encyclopédie.
Cette guerre littéraire ( qui eut l'honneur de faire quelquefois ou-
I. /j
xiij ÉLOGE
]>rier aux oisifs de Paris les malheurs d'une guerre plus importante)
compromettait le repos de d'Aiembert, et réunissait aux ennemis mé-
pri;ia!jies que son génie lui avait faits , d'autres ennemis dont il ne pou-
vait du jnoins mépriser le pouvoir. Lu roi de Prusse !ui offrit , après la
paix de 1763, un asile dans sa cour, la place de président de son aca-
démie, une fortune fort au-dessus de ses désirs, mais que le plaisir
qu'il goûtait à faire le bien pouvait rendre séduisante; enfin le repos
et la liberté. D'Alcmbert refusa ces offres^ il préféra sa patrie, où il
était pauvre et persécuté, à la cour d'un roi qui , dépouillé de l'éclat
du trône, eût encore mérité qu'un homme de génie recherchât sa so-
ciété et son suffrage, et ce sacrifice lui coûta peu : ses amis , la liberté
de suivre ses recherches mathématiques suffisaient à son bonheur, et
il attendit tranquillement que le temps de Finjustice fût passé.
Ce monarque qui l'avait vu h Clèves avant la guerre, et qui alors
lui avait proposé la survivance de M. de Maupertuis, ne fut point
blessé de ce nouveau refus , et voulut que la place de président de
son académie restât vacante, tant que l'homme qu'il eu avait jugé
digne pourrait l'occuper; d'Alemberl crut lui devoir l'hommage de
sa reconnaissance, et, après Tavoir été trouver dans ses Etats de
Westphatie, il e suivit à Bcj'lin, ou il passa plusieurs mois. On vit
un philosophe paisilîle, appelé sans aucun titre dans une cour guer-
rière, et admis dans la familiarité d'un roi qui, après avoir résisté à
une ligue formidable, venait de couronner ses victoires par une paix
glorieuse. Aucun capitaine de son siècle n'avait gagné tant de ba-
tailles; et lui seul avait enrichi par des découvertes cet art destruc-
leur de la guerre, dont les progrès sont pourtant le seul moyen de
faire jouir les peuples d'une paix perpétuelle ; car telle est la nature
de l'homme, que sa fureur pour les jeux de toute espèce diminue à
mesure que l'on y affaiblit i'intluence du hasard. Cependant ce prince
n'était enivré ni de ses triomphes , ni du bruit de sa renommée ; il se
plaisait à cultiver, dans la paix , la philosophie et les arts ; parlant
avec simplicité de ses succès, de ses revers, de ses dangers, de ses
ressources, et même de ses fautes, il comparait la gloire d'avoir fait
Athalie à celle de ses victoires, en observant que le poëte ne devait
rien au sort ni à d'autres qu'à lui-même; et vivait avec le philosophe
français dans celle égalité qui, malgré la différence des rangs, s'éta-
blit nécessairement entre les hommes de génie.
D'Aleml'.ert avait refusé, peu de temps auparavant, une offre plus
brillante; l'impératrice de Russie lui avait proposé de le charger de
réflucation de son fils, et de l'en charger seul; les titres, les récom-
penses, tous les avantages qui eussent flatté ou séduit un homme
oriiiuaire, étalent prodigués. La gloire d élever l'héritier d'un grand
Empire, eût pu éblouir un homme d'un esprit supérieur; et l'espé-
r.iuce de contrii)uer au bonheur de cent peuples réunis sous les mêmes
lois , pouvait toucher un philosophe : d'Aii mbert ne fut point ébranlé ;
il crut qu'il ne devait pas à une nation étrangère le sacrifice de §on
repos; que si ses talons pouvaient être utiles, ils appartenaient à sa
patrie, et qu'une cour orageuse, où, dans 1 espace de vingt ans, deux
révolutions avaient renversé le trône, et où lu changcinciiL du rainis-
DE D'ALEMBERT. xix
tère avait été souvent aussi funeste qu'une révolution, ne dcvnit pas
être le séjour d\iu philosophe qui était bien sur de n'avoir aucun des
talens nécessaires pour s'y conduire.
Il refusa donc cet honneur , comme il l'aurait accepté, sans orgueil
et sans ostentation 5 cependant ces olfres lui furent utiles, elles ser-
virent à faire mieux connaître à la nation française la valeur de ce
qu'elle possédait; et la jalousie littéraire, la haine des partis furent
envenimées , mais subjuguées par la force de l'opinion publique.
En 1765, d'Alembert donna son ouvrage sur la destruclion des
Jésuites : Tabolition de cet ordre lui parut un événement assez im-
portant dans l'histoire des opinions humaines, pour mériter qu'il en
traçât les détails; et cette Idstoire fut impartiale ; aussi ne manquâ-
t-elle pas d'augmenter la haine que les deux partis avaient contre lui :
cette haine se signala par des libelles dont les auteurs ne prouvaient
qu'une seule chose, c'est que d'Alembert avait eu raison dans ce qu'il
avait dit de leur parti ; ils répondaient à l'accusation d'ê re fanatiques,
en laissant échapper nnivement les traits du fanatisme le plus emporté
et le plus stupide , et d'Alembert ne crut pas devoir répondre à des
adversaires qui savaient si bien défendre sa cause.
Après avoir donné ses Recherclies sur le système du monde, il n'en-
treprit plus de grands ouvrages mathématiques; mais il publia dans
les recueils des académies dont il était membre, et dans neuf volumes
d'opuscules, unnombre très-grand de mémoires ; on y Irouve l'appli-
cation de ses principes et de ses méthodes au problème de la libratiou
de la lune, à ceux de la précession des équinoxes et delà nutation de
l'axe delà terre dans l'hypothèse de la dissimilitude des méridiens,
aux lois générales du mouvement de rotation, à celles des oscillations
des corps plongés dans les fluides; il y perfectionne sa théorie des
fluides , et sa solution du problème des trois corps; il y étend ses mé-
thodes de calcul : mais nous devons nous arrêter ici seulement aux:
objets entièrement nouveaux , qui ont été alors le sujet de ses médita-
tions.
Les mathématiques offrent souvent des questions où les résultats
des calculs présentent des difficultés que le calcul ne peut résoudre
seul ; il faut qu'il emploie le secours quelquefois dangereux de la mé-
taphysique ; ce n'est plus seulement du génie de la géométrie que dé-
pend la solution des difficultés, mais de la finesse, de la justesse
naturelle de l'esprit. D'Alembert a discuté, dans ses opuscules, quel-
ques unes de ces questions.
Telle fut celle de la nature des logarithmes des quantités négatives;
Léibnitz et Jean Bernoulli l'avaient agitée; Euler et d'Alembert la re-
nouvelèrent : le premier soutint l'avis de Léibnitz, le second celui de
Bernoulli; ils se servirent de toutes les raisons que les nouvelles véri-
tés découvertes dans l'analyse pouvaient leur ofiVir; avec un génie
égal à celui des deux premiers combattans, ils employèrent des armes
plus fortes; cependant la victoire resta encore indécise, et l'on peut
juger delà difficulté d'une question dont de tels hommes n'ont pu dis-
siper tous les nuages.
D'Alembert eut une autre discussion du même genre avec M. de La
XX ÉtOGE
Grange el Euler, sur la discontinuité des fonctions arbitraires qui en-
trent dans les intégrales des équations aux différences partielles : ques-
tion plus importante, et sur laquelle leurs ouvrages ont répandu plus
de lumière.
Les premiers principes du mouvement, comme la loi du levier, celle
de la dëcomposion des forces, paraissent d'une vérité si naturelle,
si palpable , qu'il faut déjà de la sagacité pour sentir qu'elles
ont besoin d'être prouvées, et que la démonstration rigoureuse ei>
est difficile ^ d'Aiembert l'a chercbée avec succès dans la théorie
générale des fonctions analytiques : c'est sans doute un spectacle
Lien intéressant pour les philosophes , de voir, dans les objets sou-
mis au calcul, des questions très-compliquées, résolues avec faci-
lité et d'un trait.de plume 5 tandis que les vérités, en apparence les
plus simples , exigent un appareil singulier de preuves établies sur des
théories savantes dont on n'avait pas encore la première idée, long-
temps après que ces vérités, déjà découvertes et admises par tous les
savans, étaient devenues d'un usage universel et commun.
C'est dans les opuscules mathématiques de d'Aiembert, que l'on
trouve, et ses travaux sur la théorie des lunettes acromatiques, et ses
recherches sur plusieurs points d'optique 5 il y démontre la fausseté
de Thypothèse oli Ton ne suppose dans la lumière solaire que sept
rayons différemment réfrangibles, quoique le spectre allongé parle
prisme reste continu j il y remarque que nous rapportons les objets,
non à leur vraie direction, mais à celle du rayon qui, perpendiculaire
au fond de l'œil, exerce sur cet organe une force plus grande.
Le calcul des probabilités occupe une partie imposante de ces opus-
cules 5 et si ce calcul s'appuie un jour sur des bases plus certaines,
c'est à d'Aiembert que nous en aurons l'obligation.
Il expose dans ses recherches, conmient , si de deux événemens con-
traires l'un est arrivé un certain nombre de fois de suite, on peut, en
cherchant la probabilité que l'un de ces deux événemens arrivera plu-
tôt que l'autre, ou la trouver égale pour les deux événemens, ou la
supposer plus grande, soit en faveur de celui qu'on a déjà obtenu,
soit en faveur de l'événement contraire: il fait voir que ces conclu-
sions opposées entre elles , sont la conséquence de trois méthodes de
raisonner qui paraissent également justes , également naturelles.
Il examine la règle qui prescrit de faire les avantages en raison in-
verse des probabilités , et montre combien, dans une foule d'exem-
ples, les conclusions déduites de ce principe, semblent en contradic-
tion avec celles où le simple bon sens aurait conduit 5 il prouve que les
moyens employés par plusieurs géomètres pour détruire cette contra-
diction, ont été insuffisans 3 lui-même en propose de nouveaux, mais
il a soin d'en remarquer également les difficultés et les exceptions.
Dans l'appUcation de ce calcul à l'inoculation , d'Aiembert fait
sentir que, s'il est facile de prouver combien cetie opération est utile
pour la société en général, le calcul de l'avantage dont elle peut être
pour chaque particulier, exige d'autres principes : en effet, il s'agit
pour chacun de s'exposer à un risque certain et présent, pour éviter
V.U risque plus grand, mais éloigné et incertain j et cette circonstance
DE D'ALEMBERT. xxj
paraît changer la nature de celte question. D'Alembert n'a pas donné
la solution du problème en visa gésous ce point de vue, car celle qu'il
propose, et qui consiste h comparer le risque de mourir de l'inocu-
lation dans un court espace de temps, à celui d'être attaqué de la
petite vérole naturelle , et d'en mourir aussi dans un temps très-petit,
donne seulement une limite au-dessous de laquelle le risque que court
un inoculé, n'empêche pas que l'inoculation ne lui soit avantageuse ;
mais ce risque pourrait être au-dessus de la même limite, sans que
Ton dût louer le courage ou condamner l'imprudence de celui qui
s'exposerait à ce danger. La vraie solution du problème dépend d'une
méthode d'évaluer la vie, ou plutôt de l'apprécier (car sa durée ne
doit pas entrer seule dans le calcul ) j et il serait bien difficile de trou-
ver pour cette méthode des principes dont tous les hommes, même
raisonnables, voulussent convenir, soit pour eux-mêmes , soit pour
leurs enfans. C'est principalement dans cette dernière hypothèse que
la question devient difficile, et qu'elle peut être importante j en pro-
nonçant sur notre propre danger, nous pouvons suivre notre volonté,
nos penchansj et après avoir balancé nos intérêts, nous décider pour
celui que nous préférons : en prononçant sur le sort d'autrui, la jus-
tice la plus sévère doit nous conduire : le droit que nous avons sur
l'existence d'un autre , n'est fondé que sur l'ignorance qui l'empêche
de juger pour lui-même 5 c'est donc sur son avantage réel, et non
sur notre seule opinion, que notre volonté doit se régler; il ne suffit
point de croire [qu'il soit utile pour lui de l'exposer à un danger, il
faut que cette utilité soit prouvée. On chercherait vainement à éluder
la difficulté , en décidant qu'alors l'intérêt général doit l'emporter; ce
patriotisme exagéré n'est qu'une illusion dangereuse, capable d'en-
traîner à des injustices et même à des crimes les hommes ignorans
et passionnés : sans doute il est des circonstances oii l'on peut devoir
au bonheur public le sacrifice volontaire de ses droits, mais jamais
êclui des droits d'un autre ne peut être ni juste ni légitime.
Parmi les mémoires de d'Alembert, on en trouve plusieurs qui
ont pour objet le calcul intégral , et qui renferment en quelques pages
un grand nombre de méthodes particulières ou de vues nouvelles sur
la théorie générale de ce calcul; telle est une méthode pour réduire
à la solution d'une équation linéaire la recherche de l'intégral indéfi-
niment approchée d'une équation quelconque; méthode à la fois
élégante et singulière : telles sont des observations importantes sur la;
forme générale du facteur, qui rend l'équation qu'il multiplie, la
différentielle exacte d'une fonction ou finie, ou d'un ordre moins
élevé : dans ces morceaux dispersés, les vérités se pressent , et comme
elles sont peu développées , elles peuvent échapper à un lecteur inat-
tentif ou peu instruit; l'auteur y paraît plus occupé d'assurer aux
géomètres des vérités nouvelles, que de jouir de la gloire qu'il pou-
vait en attendre ; ainsi la plupart de ces mémoires offriront à ceux
qui sauront les méditer et en faire usage, des lumières utiles, et
peut-être même leur vaudront beaucoup de gloire, s'ils n'ont pas ]%
générosité de les rapporter au premier auteur.
La solution du problème des lautochrones mérite une mention
xxij ÉLOGE
particulière : Ce problème, résolu d'abord par Jean Bernonlli et pat
Eiiler, l'avait été depuis par M. Fontaine, qui avait employé une
méthode nouvelle et vraiment originale; sa solution, plus générale
que les premières, contenait des principes de calcul d'une utilité plus
étendue que celle du problème; cependant M. Fontaine n'avait clier-
cbé, comme les géomètres qui l'avaient précédé, qu'à déterminer la
courbe tautochrone dans quelques hypothèses de force accélératrice;
et la question de savoir s'il existe un tautochrone dans toutes les hy-
pothèses, cl de déterminer celles où elle existe, n'avait pas été encore
oxaTninéc. D'Alembert reçut de M. de La Grange une formule qui
contenait la solution de cette nouvelle question, plus curieuse et plus
difficile ; il en chercha la démonstration, et non-seulement il la décou-
vrit, mais il parvint à une formule plus générale encore, que M. de
La Grange trouvait aussi en même temps : ces exemples sont fréquens
dans l'histoire des mathématiques, et ils doivent l'être, puisque les
objets sur lesquels l'étendue et la nature des méthodes permettent de
s'exercer, sont également sous les yeux de tous; que le progrès des
sciences auxquelles on applique le calcul, offre également à tous, dans
chaque époque, un certain nombre de questions à résoudre ; que la
vérité est une, et qu'ils emploient à peu près les mêmes instrumens :
cependant il est rare que les preuves de l'égalité soient aussi claires
qu'elles l'ont été dans cette occasion; d'ailleurs on n'y croit que dans
le cas où chacun de ceux qui veulent partager la gloire d'une décou-
verte , en ont fait d'autres qu'ils ne partagent avec personne.
D'Alembert a publié des Elémens de musique ; on s'étonnera peut-
être que l'analyste profond , qui avait résolu le problème des cordes
vibrantes, se soit borné à donner une exposition du système de Ra-
meau, qu'il parvint à rendre intelligible; mais il ne croyait pas que
la théorie mathématique du corps sonore pût encore rendre raison
des règles de la musique. Il a aimé pendant toute sa vie cet art qui
se lie d'un côté aux recherches les plus subtiles et les plus savantes de
la mécanique rationnclie , tandis que sa puissance sur nos sens et sur
notre âme , offre aux philosophes des phénomènes non moins singu-
liers , et plus inexplicables encore.
On doit compter au nombre des services que d'Alembert a rendus
aux mathématiques, et surtout à la philosophie, le soin qu'il a pris
d'éclaircir une dispute célèbre sur la mesure des forces , dispute qui ,
pendant une partie de ce siècle, a partagé les géomètres ; et d'apprécier
ces principes tirés de la métaphysique des causes finales qu'on voulait
substituer aux principes directs de la mécanique, et employer à la
découverte des lois de la nature : ces questions avaient égaré quelques
bons esprits, et consumé en pure perte le temps toujours si précieiDc
de plusieurs hommes de génie ; d'Alembert les discuta, et on n'en parla
plus : les questions les plus profondes de la métaphysique ont eu
souvent le même soi^t que ces tours d'adresse ou de combinaison, qui
étonnent , qui excitent la curiosité tant qu'on en ignore le secret, mais
qu'on méprise aussitôt qu'il a été deviné.
Nous n'avons pu donner ici qu'une esquisse très-abrégée des travaux
mmenscs de d'Alembert sur les mathématiques j travaux que ni les
DE D'ALEMBERT. xxiij
distractions, ni la faiblesse de sa santé, ni ses infirmités n'interrom-
pirent jamais, qu'il suivait encore, il n'y a pas une année (1782),
au milieu de ses douleurs, et qui ont produit à cette époque un nou-
veau volume d'opuscules , ou l'on retrouve son génie et cette même
finesse, ce même esprit philosophique qui caractérisent toutes ses
productions.
Le goût très-vif qu'il avait eu pendant quelque temps pour la litté-
rature et pour la philosophie, n'avait point affaibli sa première
passion; ses ouvrages mathématiques étaient les seuls auxquels il
iittachât une importance sérieuse ; il disait, il répétait souvent qu'il
n'y avait de réel que ces vérités ^ et tandis que les savans lui repro-
chaient son goût pour la littérature^ et le prix qu'il mettait à l'art
d'écrire, souvent il offensait les littérateurs, en laissant échapper son
opinion secrète sur le mérite ou l'utilité de leurs travaux.
L'académie des sciences a souvent profité de ces mêmes talens qu'on
lui faisait un reproche d'avoir cultivés : dans ces assemblées solen-
nelles, où des souverains sont venus au milieu de nous rendre hom-
mage aux sciences, et recevoir celui de notre reconnaissance pour
l'intérêt qu'ils prennent à leurs progrès , d'x\lembert a été plus d'une
fois l'organe de cette compagnie ; les circonstances où il est permis
de dire des vérités aux princes sont si rares, que d'Alembert n'en
laissait point alors échapper l'occasion 5 il savait exprimer avec force
celles qu'il était temps de prononcer , et faire entendre avec finesse
d'autres vérités plus contraires aux opinions communes , mais aussi
dont il croyait plus utile que les rois fussent convaincus ; il avait l'art
de plaire aux princes qui l'écoutaient, en défendant devant eux la
cause de l'humanité, et savait leur rendre les sciences respectables,
en leur montrant que leur gloire véritable, leur puissance, leur sû-
reté même dépendent, plus qu'on ne croit, de l'instruction répandue
dans toutes les classes de leurs sujets, et que, par une révolution dont
l'origine remonte à l'invention de fimprimerie, et dont rien ne peut
plus arrêter les progrès , la force , les richesses , la félicité des nations
sont devenues le prix des lumières.
En 1772, d'Alemhert fut nommé secrétaire de l'Académie Fran-
çaise, dont il était membre depuis 1754, et il s'imposa un devoir que
SOS prédécesseurs avaient jusqu'alors négligé, celui de continuer
rhistoire de celte compagnie. Il s'engagea donc à écrire la vie de tous
les académiciens morts depuis 1700 jusqu'en 1772; l'obscurité de
quelques uns, Tesprit de parti qui exagérait ou rabaissait la réputa-
tion de plusieurs, le contraste du jugement de la postérité et de l'o-
pinion des contemporains, la grande variété des talens par lesquels
chacun d'eux s'était distingué, toutes ces difficultés auraient pu
arrêter un écrivain moins zélé pour la gloire de l'iVcadémie , ou moins
sûr de les vaincre ^ elles ne firent qu'exciter l'ardeur de d'Alembert,
et dans l'espace de trois ans, près de soixante-dix éloges furent
achevés. Il s'était auparavant exercé dans le même genre 5 les éloges
de JeanBernoulli et de l'abbé Terrasson avaient même été ses pre-
miers essais j celui de Montesquieu était digne de Thomme illustre
à qui ce monument était consacré. L'article éloge, dans l'Encyclo-
XXIV ELOGE
péflie, contient des préceptes excellens sur les éloges historiques; CQ6
préceptes, dictés par la raison et parle goat, font sentir toute la diffi-
culté de ce genre d'ouvrage, et doivent décourager ceux qui, honorés
de cette fonction par une compagnie savante, sentent combien ils
restent au-dessous et des leçons que leur donne d'Alenibert, et des
exemples qu'il leur a tracés.
Les premiers éloges de d'Âlembert sont écrits d'un style clair et
précis, tantôt énergique, tantôt piquant et plein de finesse, mais
toujours noble, rapide, soutenu. Dans ceux qu'il a faits pour l'his-
toire de TAcadémie Française, il s'est permis plus de simplicité, de
familiarité même; des traits plaisans, des mots échappés à ceux dont
il parie, ou dits à leur occasion, un grand nombre d'anecdotes propres
a peindre ou les hommes ou les opinions de leur temps, donnent à
ces ouvrages un autre caractère; et le public, après avoir encouragé
cette liberté par des applaudissemens multipliés, parut ensuite la
désapprouver. INous osons croire qu'avant de prononcer si cette sévé-
rité n'a pas été injuste, il faut avoir vu tout l'ouvrage; en effet, si
dans une suite d'éloges, ce ton familier rend la lecture de la collec-
tion plus facile; si cette liberté d'entremêler des plaisanteries ou des
anecdotes à des discussions philosophiques et littéraires, augmente
Tintérêt et le nombre des lecteurs, alors il serait difticile de blâmer
d'Alembert d'avoir changé sa manière; d'ailleurs le ton dans les ou-
vrages, comme dans la société, doit naturellement changer avec l'âge;
on exige d'un jeune homme un maintien plus soigné, une attention
sur lui-même toujours soutenue; on pardonne à un vieillard plus de
familiarité et de négligence; on veut que l'un marque par toutes ses
manières les égards qu'il doit à ceux qui l'environnent; on ne de-
jnande à l'autre que d'intéresser ou de plaire : ainsi, dans les pre-
miers ouvrages d'un écrivain , on exige avec raison qu'il montre, par
son attention à soigner, à soutenir son style, le désir qu'il a de mé-
riter le suffrage de ses lecteurs : mais lorsque sa réputation est con-
sommée, lorsque son âge et ses travaux lui ont donné le droit de
regarder comme ses disciples une partie de ceux qui le lisent ou qui
Técoutent, alors il peut se négliger davantage , s'abandonner à tous
ses mouvemens, et traiter ses lecteurs plutôt comme des amis que
comme des juges.
Cet ouvrage sera un monument précieux pour l'histoire littéraire ,
et un de ces livres si rares, oii les hommes qui craignent l'applica-
tion, mais qui aiment la vérité et les lettres , peuvent trouver des le-
çons utiles de philosophie et de goût.
On peut juger du caractère des grands hommes par la liste de leurs
amis, et maliieureusement cette liste a paru prouver quelquefois qu'ils
aimaient mieux des flatteurs quedes amis véritables, comme sil'idéede
l'égalité les eût fatigués; cependant si l'on pénètre plus avant, si l'on va
chercher jusqu'au fond de leur cœur le motif caché de cette préférence
pour les hommes médiocres, peut-être s'apercevra-t-on que ce senti-
ment tient à une défiance secrète d'eux-mêmes, qu'ils n'osent avouer;
on verra que la plupart de ceux qui ont mérité ce reproche, avaient
usurpé une partie de leur célébrité; et on en pourra conclure qu'ils
DE D'ALEMBERT. xxv
craignaient plus les lumières de leurs égaux que leur société, et d'être
jugés que d être surpassés. La réputation de d'Alembert est appuyée
sur une base trop solide, pour iui l'aire un mérite de s'être élevé au-des-
sus de cette faiblesse ; ami constant de Voltaire pendant plus de trente
ans, loin d'être fatigué de sa gloire, comme tant d'autres, il s'occu-
pait avec un soin presque superstitieux, à multiplier les hommages
que ce grand homme recevait de ses compatriotes; il ne parla de l'il-
lustre Euler à un grand roi, dans les Etats duquel Euler vivait alors ,
que pour lui apprendre à le regarder comme un grand homme : et
même un sacrifice d'amour-propre, que l'exacte équité n'eût pas exigé,
ne iui coûta point pour faire rendre justice à un rival , dont le gé-
nie s'exerçant sur une seule science , ne pouvait frapper ceux à qui
cette science était étrangère. Lorsque Euler retourna en Pvussie, d'A-
lembcrt , consulté par le même prince , lui proposa de réparer cette
perte en appelant à Berlin M. de La Grange j et ce fut par lui seul
qu'un souverain qui l'estimait, apprit qu'il existait en Europe des
hommes qu'on pouvait regarder comme ses égaux.
Son amitié était active et même inquiète, les affaires de ses amis
l'occupaient, l'agitaient , et souvent troublaient son repos encore plus
que le leur; il était étonné de l'indii'férence, de la tranquillité qu'ils
moHtraient, leur en faisait des reproches; et quelquefois son intérêt
était si vif, qu'il les forçait de désirer le succès pour lui plus encore que
pour eux-mêmes.
Peu d'hommes ont été aussi bienfaisans , et il regardait cette bienfai-
sance comme un devoir de justice ; il ne croyait pas ( comme nous l'a-
vons dit) qu'il fût permis d'avoir du superflu, lorsque d'autres hommes
n'ont pas même le nécessaire ; mais ses dons, si peu proportionnés à
la médiocrité de sa fortune , ne suffisaient pas au besoin que son
cœur avait de faire du bien ; son temps , le crédit de ses amis, l'au-
torité que lui donnaient son génie et ses vertus , tout appartenait
également aux malheureux et aux opprimés; en lisant ses ouvrages ,
on est étonné que la vie d'un seul homme ait suffi à tant de travaux ,
et les soins de la bienfaisance et de l'amitié en ont rempli la moitié; et
il y sacrifiait sans peine , nous ne disons pas une partie de sa gloire ,
ce sacrifice coûte peu aux hommes capables de véritables affections ,
mais l'attrait puissant qui l'entraînait au travail. Son zèle pour le
progrès des sciences et la gloire des lettres , ne se bornait pas à y con-
tribuer par ses ouvrages, il devenait le bienfaiteur, l'appui, le con-
seil de tous ceux qui, dans leur jeunesse, annonçaient du talent, ou
montraient du zèle pour l'étude : souvent il a éprouvé de l'ingratitude ;
mais l'amitié, qu'il a trouvée quelquefois pour prix de ses services et
de ses leçons, le consolait , et il ne se croyait pas malheureux d'avoir
fait cent ingrats pour acquérir un ami. Vers la fin de sa vie, à mesure
qu'il voyait successivement se briser les liens formés dans sa jeunesse,
c'est parmi ses anciens disciples qu'il avait choisi ses amis les plus
chers, ceux qui étaient pour lui l'objet d'un sentiment plus tendre , et
sur l'amitié desquels il comptait le plus; et comme il avait toujours
préféré la géométrie à toute autre étude, c'est sur deux géomètres de
rAcadcraie que le choix de sou cœur s'était surtout arrêté.
xx\j ' ELOGE
Ami de rimmanité, les intérêts, les droits des hommes étaient pour
lui des objets sacrés, souvent ii les a défendus, et jamais il ne les a
trahis : si roii ne mérite pas le nom de citoyen en flattant bassement
l'autorité, de quelque manière qu^elle s'exerce, en exaltant toujours
les vertus et les actions de ceux qui gouvernent, au risque de louer
tour à tour des principes contradictoires , on s'en rend également in-
digne en blâmant tout au hasard, en donnant pour patriotisme son
attachement à une cabale dont on espère partager le crédit, en ca-
chant , sous l'apparence de Tamour naturel et légitime de la liberté,
Thumeur secrète de n'avoir pas d'empire sur celle des autres : un bon
citoyen s'intéresse vivement au bonheur général, s'élève avec courage
contre ceux qui font, le mal ou qui le permettent j il obéit aux lois,
mais en réclamant contre celles qui blessent Thumanité et la justice ;
soumis à l'autorité, il respecte ceux qui en sont les dépositaires , mais
il les jugcj il combat toutes les erreurs qui peuvent troubler la paix,
ou attenter aux droits des hommes j ii désire enfin qu'ils soient éclairés
surleurs vrais intérêts comme sur leurs droits, parce que leur félicité
commune et la tranquillité publique dépendent de la liberté qu'ils ont
de s'instruire, et de la destruction des piéjugés : tel fut constamment
d'Alembert, mauvais citoyen pour l'homme puissant et corrompu ,
mais bon patriote aux yeux des ministres justes et éclairés, comme
aux yeux de la nation.
Il avait prouvé , par des traits éclatans , qu'il était inaccessible à
l'intérêt autant qu'à la vanité j mais les augmentations successives ,
et toujours très-modiques , que reçut son revenu , n'étaient pas
reçues avec l'indifférence à laquelle on aurait pu s'attendre , elles lui
donnaient plus de facilité pour acquitter des dettes de bienfaisance
qu'il regardait comme de véritables obligations j ses inquiétudes sur
ses affaires n'avaient jamais d'autres objets : et, je serai forcé de re-
iranch' r sur ce que js donne , était la seule crainte qu'il confiât à ses
amis, lorsque des circonstances imprévues le menaçaient de quelque
retardement : avec de tels sentimens , il ne devait avoir et il n'eu.t
jamais qu'une fortune médiocre ; on ne parvient pas à s'enrichir quand
c'est pour les autres seuh ment qu'on veut être riche ^ et ceux qui , en
accumulant des trésors , parlent encore de leur mépris pour les
richesses , prouvent seulement qu'ils joignent l'hypocrisie à leurs
autres vices.
Le caractère de d'Alembert était franc , vif et gai ; il se livrait à ses
premiers mouvemens , mais il n'en avait point qu'il eût intérêt de
cacher. Dans ses dernières années, une inquiétude habituelle avait
altéré sa gaieté , il s'irritait facilement , mais revenait plus facilement
encore ^ cédait à un mouvement de colère , mais ne gardait point
d'humeur j malgré la tournure quelquefois maligne de son esprit ,
on n'a jamais eu à lui reprocher la plus petite méchanceté , et il n'a
jamais affligé , même ses ennemis , que par son mépris et son silence.
Après avoirdemeuré près de quarante ans dans la maison de sa nour-
rice , sa santé l'obligea de quitter le logement qu'il occupait chez elle,
et l'âge de cette femme respectable ne lui permit pas de le suivre :
tant qu'elle vécut , deux fois chaque semaine il se rendait auprèi
DE D'ALEMBERT. ïxvij
crdle , s''assurait par ses yeux des soins qu'on avait de sa vieillesse,
cherchait à prévenir, à deviner ce qui pouvait rendre plus douce la
fin d'une vie sur laquelle sa reconnaissance et sa tendresse avaient
répandu l'aisance et le bonheur. En quittant cette inaison, il chercha
«n asile dans Tamilié , dans la société habituelle d'une femme aimable,
qui , par une sensibilité simple et vraie , par les grâces piquantes et
naturelles de son esprit , par la force de son âme et de son caractère ,
avait fait naître en lui un sentiment que les malheurs qu'elle avait
longtemps éprouvés rendirent plus profond et plus tendre, et qui
eût été la consolation de la vie de d'Alembert , s'il n'avait pas eu
le malheur de lui survivre.
Les savans et les écrivains les plus célèbres , des étrangers distin-
gués par leurs lumières , des hommes de tous les ordres , mais choisis
parmi ceux qui aimaient la vérité, et qui étaient dignes de l'entendre ,
lui formèrent alors une société nombreuse , oii se joignait une foule
de jeunes littérateurs et de gens du monde , que le désir de voir un
grand homme , ou la vanité de dire qu'ils l'avaient vu , attirait auprès
de lui 5 cette société rassemblait , pour ainsi dire , tous les hommes
qui , zélés pour les intérêts de l'humanité, mais différens parleurs
occupations, leurs goûts , leurs opinions , n'étaient rapprochés que par
un désir égal de hâter le progrès des lumières, un même amour pour le
3)ien , et un respect commun pour l'homme illustre que son génie et sa
gloire avaient naturellement placé à leur tête • elle offrait aux jeunes
gens qui entraient dans la carrière des lettres , les moyens de faire des
connaissances utiles à leur avancement ou à leur fortune , sans se
livrer à une dissipation d'autant funeste pour le talent , qu'il est
encore moins formé ^ ils y trouvaient les encouragemens que donne
le suffrage libre et éclairé des hommes supérieurs , les lumières utiles
qui s'échappent de leur conversation , enfin la crainte salutaire pour
la jeunesse , de perdre par sa conduite l'estime d'une société qu'on
respecte et qu'on recherche. Ce n'est point ici mon jugement que
j'expose, c'est l'expression fidèle des senlimens de plusieurs de ceux
qui étaient admis chez d'Alembert , telle qu'elle leur est échappée
au milieu de leurs regrets.
La constitution de d'Alembert était naturellement faible 5 le régime
le plus exact , l'abstinence absolue de toute liqueur lèrmentée ,
l'habitude de ne manger que seul d'un très-petit nombre de mets
sains et apprêtés simplement , ne purent le préserver d'éprouver avant
l'âge les inhrmiiés et le dépérissement de la vieillesse : il ne lui restait
depuis long-temps que deux plaisirs, le travail et la conversation;
son état de faiblesse lui enlevait celui des deux qui lui était le plus
cher : cette privation altéra un peu son humeur, son penchant à
l'inquiétude augmenta; son âme paraissait comme ses organes , mais
cette faiblesse n'était qu'apparente ; on le croyait accablé parla dou-
leur , et on ignorait qu'il en employnit les intervalles h discuter quel-
ques questions mathémaliques qui avaient piqué sa curiosité, à per-
ieclionner son histoire de l'académie, à augmenter sa traduction de
Tacite , et à la corriger ; on ne devinait pas que , dans le moment
ou il verrait que sou terme approchait , et qu'il u'avait plus qu'à
xxviij ÉLOGE DE D'ALEMBERT.
quitter la vie , il reprendrait tout son courage. Dans ses derniers
jours , au milieu d'une société nombreuse , écoutant la conversation ,
l'animant encore quelquefois par des plaisanteries ou par des contes ,
lui seul était tranquille , lui seul pouvait s'occuper d'un autre objet
que de lui-même , et avait la force de se livrer à la gaieté et à des
amusemens frivoles.
Illustre par plusieurs de ces grandes découvertes qui assurent au
siècle où elles ont été dévoilées l'honneur de former une époque dans
la suite éternelle des siècles ; digne par sa modération , son désinté-
ressement , la candeur et la noblesse de son caractère , de servir
de modèle à ceux qui cultivent les sciences , et d'exemple aux phi-
losophes qui cherchent le bonheur ; ami constant de la vérité et des
hommes ; fidèle jusqu'au scrupule aux devoirs communs de la morale,
comme aux devoirs que son cœur lui avait prescrits 5 défenseur cou-
rageux de la liberté et de l'égalité dans les sociétés savantes ou litté-
raires dont il était membre j admirateur impartial et sensible de tous
les vrais talens j appui zélé de quiconque avait du mérite ou des
vertus j aussi éloigné de toute jalousie que de toute vanité j n'ayant
d'ennemi que parce qu'il avait combattu des partis, aimé la vérité et
pratiqué la justice ; ami assez tendre pour que la supériorité de son
génie , loin de refroidir l'amJtié eu blessant l'amour-propre, ne fît qu'y
ajouter un charme plus touchant , il a mérité de vivre dans le cœur
de ses amis, comme dans la mémoire des hommes.
D'Alembert est mort le 29 octobre 1783.
MÉMOIRE
DE D'ALEMBERT,
PAR LUI-MEME.
Jean le Rond d'Alembert, de l'Académie Française, des
Académies des sciences de Paris , de Berlin et de Pétersbourg ,
de la Société royale de Londres , de l'Institut de Bologne , de
l'Académie royale des belles-lettres de Suède , et des Sociétés
royales des sciences de Turin et de Norwége , est né à Paris ,
le i6 novembre 1717 , de parens qui l'abandonnèrent en nais-
nant : dès l'âge de quatre ans , d'Alembert fut mis dans une
jDension oii il resta jusqu'à douze. Mais à peine avait-il atteint
sa dixième année , que le maître de pension déclara qu'il n'avait
plus rien à lui apprendre , qu'il perdait son temps chez lui , et
qu'on ferait bien de le mettre au collège , oii il était capable
d'entrer en seconde (i). Cependant la faiblesse de son tempéra-
ment fit qu'on ne le retira de cette pension que deux ans après ^
en 1780 , pour lui faire achever ses étucles au collège Mazarin ;
il y fit sa seconde et deux années de rhétorique , avec assez de
succès pour que le souvenir s'en soit conservé dans ce collège.
Un de ses maîtres , janséniste fanatique , qui aurait voulu faire
de son disciple un des élèves et peut-être un jour un des arc-
bo.utans du parti , s'opposait fort au goiît vif que le jeune homme
marquait pour les belles-lettres , et surtout pour la poésie latine,
à laquelle il donnait tous les momens que lui laissaient les occu-
pations de la classe ; ce maître prétendait que la poésie desséchait
le cœur, c'était l'expression dont il se servait ; il conseillait à
d'Alembert de ne lire d'autre poème que celui de S. Prosper sur
la grâce.
Son professeur de philosophie , autre janséniste fort considéré
dans le parti, et de plus cartésien à outrance , ne lui apprit autre
(i) La mémoire de ce maître, qui l'airaait tencîrement, lui a toujours e'té
chère; il a aide ses enfans dans leurs e'tudes , du peu de secours que pouvait
lui permettre la fortune très-mtdiocre qu'il avait alors. D'Alembert a con-
servé la même reconnaissance pour une fcnime qui l'avait nourri et élevé'
jusqu'à râgc de quatre ans : presque au sortir du collège, il alla demeurer
avec elle; il y resta près de trente années, et n'en sortit qu'en 1^65 , après
une longue maladie, par le conseil de son médecin, qui lui représenta qu'il
était nécessaire à sa santé de chercher un logement plus sain que celui qu'il
occupait.
I. ï
2 - MEMOIRE
chose pendant deux ans , que la préniotion physique , les idées
innées et les tourbillons.
En sortant de philosophie , du collège Mazarin , il fut reçu
niaître-ès-arts à la fin de lySS ; il étudia ensuite en droit , et fut
reçu avocat en 1738. Le seul fruit que [d'Alenibert remporta
de ces deux années de philosophie , ce fut quelques leçons de
mathématiques élémentaires qu'il prit au même collège sous
M. Caron , qui y professait alors cette science , et qui sans être
un profond mathématicien , avait beaucoup de clarté et de pré-
cision. C'est le seul maître qu'ait eu d'Alembert ; le goût qu'il
avait pris "pour les mathématiques , se fortifiant de plus en plus,
il se livra avec ardeur à cette étude pendant son cours de droit,
qui lui laissait heureusement beaucoup de temps. Sans maître,
presque sans livres , et sans même avoir un ami qu'il put con-
sulter dans les difficultés qui l'arrêtaient , il allait aux biblio-
thèques publiques , il tirait quelques lumières générales des
lectures rapides qu'il y faisait ; et de retour chez lui , il cher-
chait tout seul les démonstrations et les solutions. Il y réussissait
pour l'ordinaire ; il trouvait même souvent des propositions im-
portantes qu'il croyait nouvelles ; et il avait ensuite une espèce
de chagrin, mêlé pourtant de satisfaction, lorsqu'il les retrou-
vait dans des livres qu'il n'avait pas connus. Cependant les jan-
sénistes, qui n'étaient pVus ses maîtres, mais qui le dirigeaient
encore , s'opposaient à son ardeur pour les mathématiques , de
la même manière et par les mêmes raisons qu'ils avaient com-
battu son goût pour la poésie : ils conseillaient à d'Alembert de
lire leurs livres de dévotion qui l'ennuyaient beaucoup ; cepen-
dant, par une espèce d'accommodement , et comme pour leur
faire sa cour, le jeune homme , au lieu de leurs livres de dévo-
tion , lisait leurs livres de controverse ; il y trouvait du moins
une sorte de pâture pour son esprit qui en avait besoin , pâture
qui donnait à son avidité quelque espèce d'exercice. Cette com-
plaisance du jeune homme ne contentait pas ses austères
directeurs, dont à la fin il se dégoûta , fatigué de leurs remon-
trances. Cependant d'autres amis, moins déraisonnables, dissua-
daient aussi d'Alembert de l'étude de la géométrie, par le besoin
qu'il avait de se faire un état qui lui assurât plus de fortune. Ce
fut par cette raisçn qu'il prit le parti d'étudier en médecine,
moins par goût pour cette profession , que parce que les études
qu'elle exige étaient moins éloignées que la jurisprudence , de
son étude favorite. Pour se livrer entièrement à ce nouveau
genre de travail , d'Alembert abandonna d'abord l'étude des
mathématiques ; il crut même éviter la tentation en faisant
transporter chez un ami le peu de livres qu'il avait : mais peu à
DE D'ALEMBERT. 3
peu, et presque sans qu'il s'en aperçut, ces livres revinrent chez
lui l'un après l'autre, et au bout d'un an d'étude de médecine,
il résolut de se livrer entièrement à son goût dominant et
presque unique. Il s'y livra si complètement qu'il abandonna
absolument pendant plusieurs années la culture des belles-lettres,
qu'il avait cependant fort aimées durant ses premières études ;
il ne la reprit que plusieurs années après son entrée dans l'Aca-
démie des sciences , et vers le temps oii il commença à travailler
à l'Encyclopédie. Le discours préliminaire qui est à la tête de
cet ouvrage , et dont il est auteur, est , si on peut parler ainsi , la
quintescence des connaissances mathématiques, philosophiques
et littéraires que l'auteur avait acquises pendant vingt années
d'études.
Quelques mémoires qu'il donna à l'Académie des sciences
en 1739 et en 1740, entre autres un mémoire sur la réfraction
des corps solides , qui contenait une théorie curieuse et nou-
velle de cette réfraction , et un autre mémoire sur le calcul in^
tégral, le firent désirer dans cette compagnie , oii il entra en 1 74 1 ,
à l'âge de vingt-trois ans.
En 1746, il remporta le prix à l'académie de Berlin, sur la
cause générale des vents , et l'ouvrage couronné lui valut de
plus l'honneur d'être élu membre de cette académie sans scru-
tin et par acclamation.
En 1752, le roi de Prusse lui fit offrir la survivance de I.1
place de président de l'académie de Berlin , qu'occupait encore
M. de Maupertuis , alors très-malade. Le refus que d'Alembert
fit de l'accepter , n'empêcha point ce prince de lui donner ,
en 1 754 , une pension de douze cents livres (i) , première récom-
pense que d'Alembert ait reçue.
A la fin de cette même année, 1764, il fut élu par VAc^-
déraie Française à la place de M. l'évêque de Vence.
(1) Lettre du roi de Prusse a milord Maréchal, son ministre a la cour de
I^^rance , en 1754.
Vous saurez qu'il y a un homme à Paris du plus grand mérite, qui ne jouif:
pas des avantages de la fortune proportionnes à ses talens et à son caracicre •
je pourrais servir d'yeux à l'aveugle déesse, et réparer au moins quelques uni
de ses torts. Je vous prie d'offrir , par cette considération , une pension de
douze cents livres à M. d'Alembert ^ c'est peu pour son mérite, mais je me
flatte q#il l'acceptera en faveur du plaisir que j'aurai d'avoir obligé un homme
qui joint la bonté du caractère aux lalens les plus sublimes de l'esprit. Vous
qui pensez si bien , vous partagi rcz avec moi , mon cher milord , la satisfac-
tion d^avoir mis un des plus beaux génies de la France dans une situation
plus aisée. Je me flatte de voir M. d'Alembert ici; il a promis de me fair^^
cette galanterie, dès qu'il aura achevé son Encyclopédie. Pour vous, mon
cher milord , je ne sais quand je vous reverrai ; mais soyez persuadé que c2
sftra toujours trop tard, eu égard à l'cstirac et à l'amitié <]\^r j'ai pour vous;
4 MÉMOIRE
Au mois de juin 1755, il alla à Wesel , sur l'invitation du roî
de Prusse , qui était pour lors dans cette ville. Ce prince le com-
bla de bontés , et l'admit à sa table.
A la fin de la même année, il fut reçu , à la recommandation
du pape Benoît XIV, membre de l'Institut de Bologne.
D'Alembert n'avait point sollicité celte place ; le pape ne le con-
naissait que de réputation ; et quoiqu'il y eût alors dans l'Institut
de Bologne une loi qui défendit de recevoir de nouveaux aca-
démiciens jusqu'à ce qu'il en fût mort trois , Benoît XIV désira
qu'on dérogeât à cette loi en faveur de d'Alembert.
Çii 1 756 Louis XV lui accorda une pension de douze cents livres
sur le trésor royal , et l'Académie des sciencef'lui donna en même
temps le titre et les droits de pensionnaire surnuméraire, quoi-
qu'il n'y eût aucune place de pensionnaire vacante ; ce qui ne
s'était encore fait pour personne.
Cette même année 1756, la reine de Suède , sœur du roi de
Prusse, ayant formé une académie des belles-lettres qui devait
s'assembler dans son palais, et qu'elle voulait présider elle-même,
fit écrire à d'Alembert par M. le baron de Scheffer, pour lui
offrir dans cette académie une place d'associé étranger, que
d'Alembert accepta avec reconnaissance.
A la fin de 1762 , l'impératrice de Russie , Catberine II, lui
proposa de se charger de l'éducation du grand-duc de Russie son
fils; et lui offrit pour cet objet jusqu'à cent mille livres de rente,
par le ministre qu'elle avait alors à Paris , M. de Sotikof. D'Alem-
bert refusa de s'en charger. L'impératrice insista , et le pressa
de nouveau par une lettre écrite de sa main (i) : mais son atta—
(i) Lettre de l'impératrice de Russie, écrite de sa main , a d''y4lembert.
Monsieur d'Alembert, Je viens de lire la réponse que vous avez e'ciîte au
sieur Odar, par laquelle vous refusez de vous transplanter pour contribuer à
l'e'ducaiion de mon fils. Philosophe comme vous êtes, je comprends qu'il ne
vous coûte rien de mépriser ce qu'on appelle grandeurs et honneurs dans ce
monde 5 à vos yeux tout cela est peu de chose , et aisément je me range de
votre avis. A envisager les choses sur ce pied , je regarderai comme très-petite
la conduite de la reine Christine, qu'on a tant louée, et souvent blâmée à
juste titre • mais être ne ou appelé pour contribuer au bonheur et même à
l'instruclion d'un peuple entier, et y ren ■mer, c'est refuser, ce me semble,
de faire le bien que vous avez à cœur. Votre philosophie est fondée sur l'hu-
manité; perraeltez-moi de vous dire que de ne point se prêter à la servii^tandis
qu'on le peut, c'est manquer son but. Je vous sais trop honnête homme pour
attribuer vos refus à la vanité ; je sais que la cause n'en est que l'amour du
repos pour cultiver les letti es et l'amitié. Mais à quoi tient-il ? venez avec
tous vos amis ; je vous promets ; et à eux aussi , tous les agrémens et facilités
qui peuvent dépendre de moi; et peut-être vous trouverez plus de liberté et
de repos que chez vous. "Vous ne vous prêtez point aux instances du roi de .
Prusse, et à la reconnaissance que vous lui devez ; mais ce prince n'a pas de.
DE D'ALEMBERT. 5
chement pour sa patrie et pour ses amis le fit résister encore à
cette seconde tentative.
D'Alembert ayant communiqué cette lettre à l'Académie
Française, cette compagmie arrêta, d'une voix unanime , qu'où
l'insérerait dans les registres , comme un monument honorable
à un de ses membres et aux lettres.
En 1763 , immédiatement après la conclusion de la paix , il
alla , invité par le roi de Prusse , passer quelques mois à la cour
<le ce prince , qui le logea auprès de lui dans son palais , l'admit
tous les jours à sa table , et le combla de marques de bonté ,
d'estime , et même de confiance.
Cette même année il reçut aussi l'accueil le plus honorable
à la cour de Brunswick- Wolfenbuttel , où il était allé à ha suite
du roi de Prusse.
Le roi de Prusse fit tout son possible , pendant que d'Alem-
bert était auprès de lui , pour l'engager à accepter la place de
président de l'académie de Berlin , vacante depuis 1759 par la
mort de M. de Maupertuis. Les mêmes motifs qui avaient em-
pêché d'Alembert de se rendre aux désirs de l'impératrice de
Russie , ne lui permirent pas d'accepter les offres de Frédéric,
malgré toutes les obligations qu'il avait à ce prince. Il lui repré-
présenta d'ailleurs qu'il y avait dans l'académie de Berlin des
hommes du premier mérite, dignes à tous égards de cette place,
et qu'il ne voulait ni ne devait en priver ; ce qui n'empêcha pas
le roi de Prusse d'écrire de sa main à d'Alembert , deux jours
avant son départ de Berlin (i) , qu'il ne nommerait point à la place
de président jusqu'à ce qu'il lui plut de venir la remplir.
fils. J'avoue que l'educalion de ce fils me tient si fort à cœur, et vous m'êtes
si nécessaire, que peut-être je vous presse trop. Pardonnez mon indiscre'tiou
en faveur de la cause, et soyez assure' que c'est l'estime qui m'a rendue ii
inie'resse'e. Catherine.
P. S. Dans toute cette lettre, je n'ai employé que les sentimens que j'ai
trouve's dans vos ouvrages j vous ne voudriez pas vous contredire.
(i) Lettre de la main du roi de Prusse, écrite a d'Alembert, lorsqu'il
prit congé de ce prince, a Postdam , en 1763.
Je suis fâché de voir approcher le moment de votre départ . et je n'oublierai
point le plaisir que j'ai eu do voir un vrai philosophe : j'ai été plus heureux
que Diogène , car j'ai trouvé l'homme qu'il a cherché si ]ong-lemps; mais il
part, il s'en va : cependant je conservciai la place de président de l'Académie^,
qui ne peut être remplie que par lui. Un certain pressentiment m'avertit que
cela arrivera, mais qu'il faut attendre jusqu'à ce que son heure soit venue. Je
suis tenté quelquefois de faire des vœux pour que la persécution des élus re -
double en certains pays ; je sais que ce vœu est en quelque sorte criminel .
puisque c'est désirer le renouvellement de l'intolérance , de la tyrannie et de
ce qui tend à abrutir l'espéco humaine. Voiià oîi j'en suis Vou? pouvez
6 MÉMOIRE
D'Alembert est auteur d'un livre intitulé : De la destruction
des jésuites en France , par un auteur desintéressé. Cet ouvrage,
le seul qui ait été écrit avec impartialité sur cette affaire , pro-
duisit son effet naturel ; il mécontentajes deux partis. Il parut
au commencement de 1765 ; et peu de temps après , la mort de
M. Clairaut ayant laissé vacante dans l'Académie une pension à
laquelle d'Alembert avait plus de droits qu'aucun autre de ses
confrères, et par son ancienneté et par ses travaux , le ministre
St. -Florentin refusa constamment, pendant six mois, de mettre
d'Alembert en possession de cette pension , quoique l'Académie
l'eût demandée pour lui dès le lendemain de la jnort de M. Clai-
raut, et l'eût redemandée ensuite à différentes reprises. Le mi-
nistre céda enfin , grâce aux remontrances de cet illustre corps,
au cri public , et on peut même ajouter à celui de tous les savans
de l'Europe , qui , indignés de la manière dont leur confrère
était traité , s'en expliquaient ouverteinent. Le roi de Prusse
fît en cette circonstance plus d'efforts que jamais pour attirer
d'Alembert auprès de lui ; mais quelque forte que fût la tenta-
tion , il eut encore le courage de résister. Ce prince , loin d'être
offensé d'un refus si constant etpresque si opiniâtre, redoubla pour
d'Alembert de bontés et d'intérêt, et l'aurait consolé par là, s'il
avait eu besoin de l'être , de la manière dont on le traitait eu
France.
D'Alembert avait été mieux traité par le comte d'Argenson,
prédécesseur de St. -Florentin dans le département des aca-
démies. C'est à ce ministre qu'il fut redevable de la pension de
douze cents livres que le roi lui accorda en 1^56 sur le trésor
royal ; il lui en témoigna publiquement sa reconnaissance
en 175B, en dédiant à ce ministre la seconde édition du' IVaité
de dynamique , un an après sa retraite du ministère, et lors-
qu'il n'y avait plus de grâces à en attendre. D'Alembert a tou-
jours été plus jaloux de se montrer reconnaissant des bienfaits
obtenus qu'empressé d'en obtenir; il n'a dédié ses ouvages
qu'au roi de Prusse , son bienfaiteur , et à deux ministres dis-
graciés , dont le second était le marquis d'Argenson , frère du
comte , et qui bonorait aussi d'Alembert de ses bontés.
D'Aleînbert a donné , en 1767 , un supplément ci son ouvrage
sur la destruction des jésuites. Ce supplément consiste en deux
lettres : dans la première, l'orateur rectifie quelques méprises
meUie fin , quand vous le voudrez, à ces souhaits coupables qui blessent la
délicatesse de mes sentimens. Je ne vous presse point; je ne vous importu-
nerai pas , et j'attendrai en silence le moment où l'ingratitude vous oblif!;era
de prendre pour patrie un pays oii vous êtes déjà naturalise dans l'esprit de
ceux qui pensent, cl qui ont assez de connaissance pour apprécier votre
raeriie. Frédéric
DE D'ALEMBEPvT. 7
légères qui lui étaient écliappe'es ; il répond à quelques critiques
qu'on avait faites de son ouvrage dans des brochures jansénistes,
€t à cette occasion il peint les fanatiques de ce parti avec les
couleurs qu'ils méritent : dans la seconde lettre , d'Alembert
parle de l'édit du roi d'Espagne qui a expulsé les jésuites de ce
royaume , et fait à ce sujet des réflexions dictées par l'huma-
nité et par la philosophie ; il y rappelle un beau trait d'une
lettre qu'il avait reçue du roi de Prusse. Quoique invité, dit ce
prince , par V exemple des autres souverains , je ne chasse point
les jésuites^ parce qiiils sont malheureux ; je ne leur ferai point
de mal , étant bien sûr d'empêcher qu'ils n'en fassent ^ et je ne
les opprime point , parce que je saurai les contenir.
En 1768 , d'Alembert ayant prononcé à l'Académie des
sciences , en présence du roi de Danemarck , un discours qui a
été imprimé dans le volume de l'Académie pour l'année 1768,
et dans différens journaux , l'infant, duc de Parme , en fit une
traduction italienne qu'il envoya écrite de sa main à d'Alem-
bert; il y joignit peu de temps après une lettre , aussi écrite de
sa main et pleine de témoignages d'estime pour les lettres en
général et pour d'Alembert en particulier.
D'Alembert a reçu aussi plusieurs lettres écrites de la main
de l'impératrice Catherine, du roi de Danemarck, du prince
royal de Prusse et des princes de Brunswick. Le roi de Prusse
lui a beaucoup écrit de lettres qui feraient le plus grand hon-
neur aux lumières , aux connaissances , à la philosophie et à la
bonté du monarque , si le respect eut permis à d'Alembert de
les rendre publiques.
Ce prince donna encore une nouvelle preuve de générosité à
d'Alembert. Ce savant ayant résolu d'aller en Italie pour réta-
blir sa santé , et n'ayant pas assez de fortune pour faire ce
voyage à ses frais , s'adressa au roi de Prusse , qui avait eu la
bonté de lui faire souvent des offres à ce sujet , et qui ordonna
à son banquier de lui faire toucher six mille livres. Des raisons
particulières ne lui ayant permis d'aller que jusqu'en Languedoc
et en Provence , il remit à son retour à Paris , au banquier du
roi de Prusse, environ quatre raille livres qui lui restaient, et
qu'il n'avait pas dépensées. Le roi de Prusse fit écrire à son ban-
quier de remettre ces quatre mille livres à d'Alembert , qui ne
les accepta que sous les ordres réitérés du roi , et pour ne pas
déplaire à son auguste bienfaiteur.
Outre les o ivrages de philosophie et de littérature publiés
par d'Alembert, il a donné quinze volumes in-^". sur les ma-
thématiques.
Il a revu toute la p.^vtie de mathématiques et de physique
8 MÉMOIRE DE D'ALEMBERT.
générale de l'Encyclopédie , et il a même refait en entier , ou
presque en entier , j^lusieurs articles considérables relatifs à ces
sciences, et qui contiennent, sur des objets élémentaires, des
choses nouvelles, tels que cas h réductible , courbe, équation,
dijYérentiel , f gure de la terre, géométrie, infini, etc. , et un
grand nombre d'autres. D'Alembert a donné en outre à l'En-
cyclopédie un nombre assez considérable d'articles de littérature
ou de philosophie : on peut citer les articles élémens des sciences,
érudition , dictionnaire, et plusieurs autres moins considérables,
sans compter divers synonymes. Les volumes des Académies des
sciences de Paris et de Berlin renferment plusieurs mémoires
de d'Alembert sur des objets de géométrie transcendante.
PORTRAIT DE UAUTEUR,
FAIT PAR LUI-MÊME,
ET ADRESSÉ, EN I760 , A MADAME '^'^*.
U'Alembert n'a rien dans sa figure de remarquable , soit en
bien , soit en mal ; on prétend , car il ne peut en juger lui-même,
que sa physionomie est pour l'ordinaire ironique et maligne : à
la vérité, il est très-frappé du ridicule, et peut-être a quelque
talent pour le saisir ; ainsi il ne serait pas étonnant que l'im-
pression qu'il en reçoit , se peignît souvent sur son visage.
Sa conversation est très-inégale , tantôt sérieuse , tantôt gaie,
suivant l'état oii son âme se trouve , assez souvent décousue , mais
jamais fatigante ni pédantesque. On ne se douterait point , en
le voyant , qu'il a donné à des études profondes la plus grande
partie de sa vie ; la dose d'esprit qu'il met dans la conversation ,
n'est ni assez forte, ni assez abondante pour effrayer ou choquer
l'amour - propre de personne ; et ce qui est heureux pour lui ,
c'est qu'il ne lui vient pas plus d'esprit qu'il n'en montre , car
il le laisserait voir , ne fut-ce que par l'impuissance absolue oii
il est de se contraindre sur quoi que ce puisse être. Tout le
monde est donc à son aise avec lui sans le moindre effort de sa
part , et on s'en aperçoit bien ; ce qui fait qu'on lui en sait bon
gré. Il est d'ailleurs d'une gaieté qui va quelquefois jusqu'à
l'enfance ; et le contraste de cette gaieté d'écolier , avec la répu-
tation bien ou mal fondée qu'il a acquise dans les sciences , fait
encore qu'il plaît assez généralement , quoiqu'il soit rarement
occupé de plaire : il ne cherche qu'à s'amuser et à divertir ceux
qu'il aime ; les autres s'amusent par contre-coup , sans qu'il y
pense et qu'il s'en soucie.
Il dispute rarement et jamais avec aigreur : ce n'est pas qu'il
ne soit , au moins quelquefois , attaché à son avis ; mais il est
trop peu jaloux de subjuguer les autres, pour être fort empressé
de les amener à penser comme lui.
D'ailleurs , à l'exception des sciences exactes , il n'y a jDresque
rien qui lui paraisse assez clair pour ne pas laisser beaucoup de
liberté aux opinions ; et sa maxime favorite est v^ue presque sur
tout on peut dire tout ce qu'on veut.
Le caractère principal de son esprit est la netteté et la justesse.
Il a apporté dans l'étude de la haute géométrie quelque talent el
beaucoup de facilité •■, ce qui lui a fait en ce genre un assez grand
10 PORTRAIT
nom de très-bonne heure. Cette facilité lui a laissé le temps cle
cultiver encore les iDellej-leltres avec quelque succès ; son style,
serré , clair et précis , ordinairement facile , sans prétention
quoique châtié , quelquefois un peu sec , mais jamais de mau-
vais gOLit, a plus d'énergie que de chaleur, plus de justesse que
d'imagination, plus de noblesse que de grâce.
Livré au travail et à la retraite jusqu'à l'âge de plus de vingt-
cinq ans , il n'est entré dans le monde que fort tard , et ne s'y est
jamais beaucoup plu ; jamais il n'a pu se plier à en apprendre les
usages et la langue, et peut-être même met-il une sorte de vanité
assez petite à les mépriser : il n'est cependant jamais impoli,
parce qu'il n'est ni grossier ni dur ; mais il est quelquefois iîicivil
par inattention ou par ignorance. Lescomplimens qu'on lui fait
l'embarrassent parce qu'il ne trouve jamais sous sa main les for-
jnules 2^ar lesquelles on y répond : ses discours n'ont ni galan-
terie ni grâce; quand il dit des choses obligeantes , c'est uni-
quement parce qu'il les pense , et que ceux à qui il les dit lui
plaisent. Aussi le fond de son caractère est une franchise et
une vérité souvent un peu brutes , mais jamais choquantes.
Impatient et colère jusqu'à la violence, tout ce qui le con-
trarie , tout ce qui le blesse , fait sur lui une impression vive ,
dont il n'est pas le maître , mais qui se dissipe en s'exprimant :
au fond il est très-doux, très-aisé à vivre , plus complaisant même
qu'il ne le paraît , et assez facile à gouverner , pourvu néan-
moins qu'il ne s'aperçoive pas qu'on en a l'intention ; car son
amour pour l'indépendance va jusqu'au fanatisme , au point
qu'il se refuse souvent à des choses qui lui seraient agréables,
lorsqu'il prévoit qu'elles pourraient être pour lui l'origine de
quelque contrainte , ce qui a fait dire avec raison à un de ses
amis , qu'il était escla\>e de sa liberté.
Quelques personnes le croient méchant , parce qu'il se moque
sans scrupule des sots à prétention qui l'ennuient ; mais , si
c'est un mal , c'est le seul dont il est capable : il n'a ni le fiel ni
la patience nécessaires pour aller au-delà , et il serait au déses-
poir de penser que quelqu'un fût malheureux par lui , même
parmi ceux qui ont cherché le plus à lui nuire. Ce n'est pas qu'il
oublie les mauvais procédés ni les injures, mais il ne sait s'en
venger qu'en refusant constamment son amitié et sa confiance à'
ceux dont il a lieu de se plaindre.
L'expérience et l'exemple des autres lui ont appris en général
-qu'il faut se défier des hommes ; mais son extrême franchise ne
lui permet pas de se défier d'aucun en particulier ; il ne peut se
persuader qu'on le trompe ; et ce défaut (car c'en est un , quoi-
qu'il vienne d'un bon principe) en produit chez lui un autre
DE D'ALEMBERT. m
plus grand , c'est d'être trop aisément susceptible des impressions
qu'on veut lui donner.
Sans famille et sans liens d'aucune espèce , abandonné de très-
bonne heure à lui-même, accoutumé dès son enfance à un genre
de vie obscur et étroit , mais libre ; né , par bonheur pour lui,
avec quelques talens et peu de passions , il a trouvé dans l'étude
et dans sa gaieté naturelle, une ressource contre le délaissement
où il était ; il s'est fait une sorte d'existence dans le monde sans
le secours de qui que ce soit, et même sans trop chercher à se la
faire. Comme il ne doit rien qu'à lui-même et à la nature,
il ignore la bassesse, le manège , l'art si nécessaire de faire sa
cour pour arriver à la fortune : son mépris pour les noms et pour
les titres est si grand , qu'il a eu l'imprudence de l'afficher dans
lin de ses écrits ; ce qui lui a fait, dans cette classe d'hommes
orgueilleux et puissans , un assez grand nombre d'ennemis , qui
voudraient le faire passer pour le plus vain de tous les hommes ;
mais il n'est que fier et indépendant , plus porté d'ailleurs à
s'apprécier au-dessous qu'au-dessus de ce qu'il vaut.
Personne n'est moins jaloux des talens et des succès des aTitres,
et n'y applaudit plus volontiers , pourvu néanmoins qu'il n'y
voie ni charlatanerie ni présomption choquante ; car alors il de-
vient sévère , caustique, et peut-être quelquefois injuste.
Quoique sa vanité ne soit pas aussi excessive que bien des gens
le croient, elle n'est pas non plus insensible; elle est même très-
sensible, au premier moment, soit à ce qui la flatte, soit à ce
qui la blesse ; mais le second moment et la réflexion remettent
bientôt son âme à sa place , et lui font voir les éloges avec assez
d'indifïérence, et les satires avec assez de mépris.
Son principe est qu'un homme de lettres qui cherche à fonder
son nom sur des monumens durables , doit être fort attentif à ce
qu'il écrit, assez à ce qu'il fait, et médiocrement à ce qu'il dit.
D'Alembert conforme sa conduite à ce principe ; il dit beaucoup
de sottises , n'en écrit guère , et n'en fait point.
Personne ne porte plus loin que lui le désintéressement ; mais
il n'a ni besoins, ni fantaisies ; ces vertus lui coûtent si peu, qu'on
ne doit pas l'en louer, ce sont plutôt en lui des vices de moins-
que des vertus de plus.
Comme il y a très-peu de personnes qu'il aime véritablement,
et qv!e d'ailleurs il n'est pas fort aflectiieux avec celles qu'il aime,
ceux qui ne le connaissent que superficiellement le croient peu
capable d'amitié : personne cependant ne s'intéresse plus vive-
ment au bonheur ou au malheur de ses amis ; il en perd le
sommeil et le repos , et il n'y a point de sacrifice qu'il ne soit prêt
à leur faire.
12 PORTRAIT DE D'ALEMBERT.
Son âme, naturellement sensible, aime à s'ouvrir à tous les sen-
timens doux ; c'est pour cela qu'il est tout à la fois trës-gai et
très-porté à la mélancolie ; il se livre même à ce dernier senti-
ment avec une sorte de délices ; et cette pente que son âme a na-
turellement à s'affliger , le rend assez propre à écrire des choses
tristes et pathétiques.
Avec une pareille disposition , il ne faut pas s'étonner qu'il ait
été susceptible , dans sa jeunesse , de la plus vive , de la plus
tendre et de la plus douce des passions ; les distractions et la soli-
tude la lui ont fait ignorer long-temps. Ce sentiment dormait,
pour ainsi dire , au fond de son âme ; mais le réveil a été terrible;
l'amour n'a presque fait que le malheur de d'Alembert , et les
chagrins qu'il lui a causés , l'ont dégoûté long-temps des hommes,
de la vie et de l'étude même. Après avoir consumé ses premières
années dans la méditation et le travail, il a vu, comme le sage,
le néant des connaissances humaines ; il a senti qu'elles ne pou-
vaient occuper son cœur , et s'est écrié avec l'Aminte du Tasse:
J'ai perdu tout le temps que f ai passé sans aimer. Mais comme
il ne prenait pas aisément de l'amour, il ne se persuadait pas
aisément qu'on en eût pour lui ; une résistance trop longue le
rebutait , non par l'offense qu'elle faisait à son amour -propre,
mais parce que la simplicité et la candeur de son âme ne lui
permettaient pas de croire qu'une résistance soutenue ne fût
qu'apparente. Son âme avait besoin d'être remplie et non pas tour-
mentée ; il ne lui fallait que des émotions douces ; les secousses
Tauraient usée et amortie.
DISCOURS
PRÉLIMINAIRE
DE L'ENCYCLOPÉDIE.
AVERTISSEMENT.
JLjE discours préliminaire de rEncyclopédie a été reçu avec une in-
dulgence qui ne fait qu'exciter ma reconnaissance et mon zèle , sans
m'aveugler sur ce qui manque à cet ouvrage. J'ai averti , et je ne"
saurais trop le répéter, que M. Diderot est auteur du Prospectus de
l'Encyclopédie, qui termine ce discours, et qui en fait une partie
essentielle : c'est à lui qu'appartient aussi la Table ou le Système
fio^uré des connaissances humaines , et l'explication de celle table.
J'ai joint de son aveu l'une et l'autre au discours, parce qu'elles ne
forment véritablement avec lui qu'un même corps , et que je n'aurais
pu les faire aussi bien.
Quoique le succès de l'ouvrage ait été fort au-delà de son mérite et
de mes désirs , j'ai eu le bonheur ou le malheur peut-être d'essuyer
assez peu de critiques. On m'en a fait quelques unes qui sont pure-
ment littéraires, et auxquelles je me crois dispensé de répondre.
Que m'importe en effet qu'on estime tant qu'on voudra la rhétorique
des collèges, la foule des écrivains latins modernes, la prose de
Despréaux, de Rousseau , de La Fontaine, de Corneille, et de tant
d'autres poêles j qu'on regarde avec le P. Le Cointe un certain Virgile
( évêque , prêtre ou sacristain ) comme un fort méchant homme , pour
nvoir eu raison malgré le pape Zacharie ; qu'on prétende que plu-
sieurs théologiens de l'église romaine n'ont pas fait des efforts
réilérés pour ériger en dogmes des opinions absurdes et pernicieuses
(telles que celles de l'infaillibilité du pape, et de son pouvoir sur le
temporel des rois) 5 qu'on me reproche enfin jusqu'aux éloges que j'ai
donnés à quelques grands hommes de notre siècle, dont la plupart
n'ont avec moi aucune liaison, et que l'intrigue, l'ignorance ou 1 im-
bécillité s'efforcent de décrier ou de noircir ? quand le discours pré-
liminaire n'aurait pas d'autre mérite que d'avoir célébré ces auteurs
illustres, ce mérite sera de quelque valeur aux yeux de la postérité ,
si les faibles productions de ma plume parviennent jusqu'à elle. Elle
me saura gré d'avoir eu le courage d'être juste, malgré Tenvie , la
cabale, les petits talens, leurs panégyristes et leurs Mécènes.
On m'a fait d'autres reproches beaucoup plus graves; leur im-
portance ne me permet pas de les taire , mais aussi leur injustice me
dispense d'en parler sur le ton d'une apologie sérieuse. En effet, que
répondre à un critique qui m'accuse d'avoir cherché dans la formation
de la société, plutôt que dans des hypothèses arbitraires, non l'es-
sence, mais les notions du bien et du mal; de n'avoir pas examiné
commentim homme né et abandonné dans une île déserte se formerait
des idées de vertu et de vice, c'est à-dire, comment un être roma-
nesque s'instruirait de ses devoirs envers des êtres inconnus ; d'avoir
pensé d'oprès rcxpcrlence , l'histoire et la raison, que la notion des
AVERTISSEMENT. i5
vices et des vertus morales a précédé dans les païens la connaissance
du vrai Dieu ; d'avoir dispensé Thonime de ses devoirs envers l'Etre
suprême, quoique je parle à plusieurs reprises de ses devoirs 5 d'avoir
regardé les corps comme cause efficiente de nos sensations, quoique
j'aie dit expressément qu'ils n'ont avec nos sensations aucun rapport ;
d*avoir cru que la spiritualité de l'âme et l'existence de Dieu étaient
des vérités assez claires pour ne demander que des preuves très-
courtes j de n'avoir point parlé a^sez au long de la religion chrétienne,
dont je pouvais même me dispenser de parler absolument, puis-
qu'elle est d'un ordre supérieur au système encyclopédique des
connaissances humaines; d'avoir dégradé la religion naturelle, en
avançant que la connaissance qu'elle nous donne de Dieu et de nos
devoirs est fort imparfaite ; d'avoir dégradé en même temps la révé-
lation, pour avoir accordé aux théologiens la faculté de raisonner j
d'avoir enfin admis avec Pascal (qui devrait pourtant être une grande
autorité pour mon adversaire) des vérités qui, sans être opposées,
vont les unes au cœur , et les autres à l'esprit ? Telles sont les objec-
tions que n'a pas rougi de me faire un journaliste plus orthodoxe
peut-être que logicien , mais certainement plus malintentionné qu'or-
thodoxe. Pour y répondre , il suffit de les exposer , et de dire à ma
nation ce que disait au peuple romain cet agriculteur accusé de ma-
léfice : bénéficia me a , Quintes , hœc &unt.
Il faut avouer que si dans le siècle oii nous sommes , le ton d'irré-
ligion ne coûte rien à quelques écrivains , le reproche d'irréligion ne
coûte rien à quelques autres. Soyez chrétiens, pourrait-on dire à ces
derniers, mais à condition que vous le serez assez pour ne pas accuser
légèrement vos frères de ne le point être.
Il ne me reste plus qu'un mot à dire sur cet ouvrage. Quelques
personnes ont affecté de répandre , à la vérité sourdement , et sans
preuves , que le plan m'avait été fourni par les ouvrages du chance-
lier Bacon. Un court éclaircissement sur cette imputation mettra le
lec^teur en état d'en juger. Ce discours a deux parties j la première a
pour objet la généalogie des sciences , et la seconde est l'histoire
philosophique des progrès de l'esprit humain depuis la renaissance des
lettres. Dans cette dernière partie il n'y a pas un seul mot qui appar-
tienne au grand homme dont on m'accuse d'être le copiste. L'expo-
sition et le détail de l'ordre généalogique des sciences et des arts, qui
compose presque en entier la première partie, n'appartient pas da-
vantage à Bacon. J'ai seulement emprunté , vers la fin de cette pre-
mière partie, quelques unes de ses idées, en très-petit nombre, sur
l'ordre encyclopédique des connaissances humaines , qu'il ne faut
pas confondre , comme je l'ai prouvé, avec la généalogie des sciences 3
à ces idées que Bacon m'a fournies , et dont je n'ai point dissimulé
que je lui étais redevable, j'en ai joint beaucoup d'autres que je
crois m'être propres, et qui sont relatives à ce même ordre ency-
clopédique. Ainsi le peu que j'ai tiré du chancelier d'Angleterre est
renfermé dans quelques lignes de ce discours, comme il est aisé de
s'en convaincre en jetant les yeux sur l'arbre encyclopédique de
î6 AVERTISSEMENT.
Bacon (i); et, ce qu'il ne faut pas oublier, j'ai eu soin d'avertir ex-
pressément de ce peu que je lui dois. Voilà à quoi se réduit le pré-
tendu plagiat qu'on me reproche : mais ce discours a eu le bonheur
de réussir j il fallait bien tâcher de me l'ôter.
(i) Cet arbre du chancelier Bacon est imprime' à la fin du Discours. J'invite
le lecteur h faire la comparaison. Il ne faut pas confondre avec le Discours
préliminaire de rEncyclopedie , le Système figure qui est à la tin, et qu'on a
reconnu expresse'ment être tiic en grande partie du chancelier Bacon, quoi-
qu'il s'y trouve encore des diflérences considérables.
DISCOURS
PRÉLIMINAIRE
DE L'ENCYCLOPÉDIE.
L'Encyclopédie est, comme son titre l'annonce , Touvrage
d'une société de gens de lettres. Nous croirions pouvoir assurer,
si nous n'étions pas du nombre , qu'ils sont avantageusement
connus , ou dignes de l'être. Mais sans vouloir prévenir un ju-
gement qu'il n'appartient qu'aux savans de porter, il est au
moins de notre devoir d'écarter avant toutes choses l'objection
la plus capable de nuire au succès d'une si grande entreprise*
Nous déclarons donc que nous n'avons point eu la témérité de
nous cliarger seuls d'un poids si supérieur à nos forces , et que
notre fonction d'éditeurs consiste principalement à mettre en.
ordre des matériaux dont la partie la plus considérable nous a
été entièrement fournie. Nous avions fait expressément la même
déclaration dans le corps du. prospectus ; mais elle aurait peut-
être dû se trouver à la tête. Par cette précaution , nous eussions
apparemment répondu d'avance à une foule de gens du monde ,
et même à quelques gens de lettres, qui nous ont demandé com-
ment deux personnes pouvaient traiter de toutes les sciences et
de tous les arts , et qui néanmoins avaient jeté sans doute les
yeux sur le prospectus , puisqu'ils ont bien voulu l'honorer de
leurs éloges. Ainsi le seul moyen d'empêcher sans retour leur
objection de reparaître, c'est d'employer , comme nous faisons
ici , les premières lignes de notre ouvrage à la détruire. Ce début
est donc uniquement destiné à ceux de nos lecteurs qui ne ju-
geront pas à propos d'aller plus loin : nous devons aux autres
un détail beaucoup plus étendu sur l'exécution de l'Encyclopé-
die : ils le trouveront dans la suite de ce discours ; mais ce détail ,
si important par sa nature et par sa matière , demande à être
précédé de quelques réflexions philosophiques.
L'ouvrage que nous commençons (et que nous désirons de finir)
a deux objets : comme encj-clope'die , il doit exposer, autant qu'i!
est possible , l'ordre et l'enchaînement des connaissances hu-
maines : comme dictionnaire raisonne' des sciences , des arts et
des métiers , il doit contenir sur chaque science et sur chaque
art , soit libéral . soit mécanique , des principes généraux qui çn
t. 2
i8 DISCOURS PRELIMINAIRE
sont la base , et les détails les pi us essentiels , qui en font le corps
et la substance. Ces deux points de vue , à'encjclopédie et de
dictionnaire raisonné ^ formeront donc le plan et la division du
discour* préliminaire. Nous allons les envisager , les suivre l'un
après l'autre , et rendre compte des moyens par lesquels on a
tâché de satisfaire à ce double objet.
Pour peu qu'on ait réfléchi sur la liaison que les découvertes
ont entre elles , il est facile de s'apercevoir que les sciences et les
arts se prêtent mutuellement des secours , et qu'il y a par con-
séquent une chaîne qui les unit. Mais il est souvent difllcile de ré-
duire à un petit nombre de règles ou de notions générales, cha-
que science ou chaque art en particulier ; il ne l'est pas moins
de renfermer dans un système qui soit un , les branches infini-
ment variées de la science humaine.
Le premier pas que nous ayons à faire dans cette recherche ,
est d'examiner , qu'on nous permette ce terme , la généalogie
et la filiation de nos connaissances , les causes qui ont dû les
faire naître , et les caractères qui les distinguent ; en un mot ,
de remonter jusqu'à l'origine et à la génération de nos idées.
Indépendamment des secours que nous tirerons de cet examen
pour rénumération encyclopédique des sciences et des arts , il
ne saurait être déplacé à la tête d'un dictionnaire raisonné des
connaissances humaines.
On peut diviser toutes nos connaissances en directes et en ré-
fléchies. Les directes sont celles que nous recevons immédiate-
ment sans aucune opération de notre volonté , qui , trouvant ou-
vertes, si on peut parler ainsi, toutes les portes de notre âme, y
entrent sans résistance et sans effort. Les connaissances réfléchies
sont celles que l'esprit acquiert en opérant sur les directes , en
les unissant et en les combinant.
Toutes nos connaissances directes se réduisent à celles que nous
recevons par les sens ; d'oii il s'ensuit que c'est à nos sensations
que nous devons toutes nos idées. Ce principe des premiers phi-
losophes a été long-temps regardé comme un axiome par les
scholastiques ; pour qu'ils lui fissent cet honneur , il suflisait qu'il
fut ancien, et ils auraient défendu avec la même chaleur les
formes substantielles ou les qualités occultes. Aussi cette vérité
fut-elle traitée à la renaissance de la philosophie , comme les
opinions absurdes dont on aurait du la distinguer; on la pros-
crivit avec ces opinions, parce que rien n'est si dangereux pour
le vrai, et ne l'expose tant à être méconnu, quel'alliage ou le voisi-
nage de l'erreur. Lesystèmedesidées innées, séduisantà plusieurs
égards , et plus frappant peut-être parce qu'il était moins connu,
a succédé à l'axiome des scholastiques ; et après avoir long-temps
DE L'ENCYCLOPEDIE. 19
régné, il conserve encore quelques partisans; tant la vérité a
de peine à reprendre sa place , quand les préjugés ou le sophisme
l'en ont chassée. Enfin, depuis assez peu de temps, on convient
presque généralement que les anciens avaient raison ; et ce n'est
pas la seule question sur laquelle nous commençons à nous rap-
proche r d'eux.
Rien n'est plus incontestable que l'existence de nos sensations;
ainsi pour prouver qu'elles sont le principe de toutes nos con-
naissances, il suffit de démontrer qu'elles peuvent l'être : car en
bonne philosophie , toute déduction qui a pour base des faits ou
des vérités reconnues , est préférable à ce qui n'est appuyé que
sur des hypothèses , même ingénieuses. Pourquoi supposer que
nous ayons d'avance des notions purement intellectuelles , si
nous n'avons besoin , pour les former, que de réfléchir sur nos
sensations? Le détail oii nous allons entrer fera voir que ces no-
lions n'ont point en effet d'autre origine.
La première chose que nos sensations nous apprennent , et
qui même n'en est pas distinguée , c'est notre existence; d'oii
il s'ensuit que nos premières idées réfléchies doivent tomber sur
nous , c'est-à-dire , sur ce principe pensant qui constitue notre
nature, et qui n'est point différent de nous-mêmes. La seconde
connaissance que nous devons à nos sensations , est l'existence
des objets extérieurs , parmi lesquels notre propre corps doit
être compris, puisqu'il nous est, pour ainsi dire, extérieur, même
avant que nous ayons démêlé la nature du principe qui pen^e en
nous. Ces objets innombrables produisent sur nous un effet si
puissant, si continu, et qui nous unit tellement à eux, qu'après
un premier instant oii nos idées réfléchies nous rappellent en
nous-mêmes, nous sommes forcés d'en sortir par les sensations
qui nous assiègent de toutes parts , et qui nous arrachent à la so-
litude oii nous resterions sans elles. La multiplicité de ces sen-
sations , l'accord que nous remarquons dans leur témoign^^ge ,
les nuances que nous y observons , les affections involontaires
qu'elles nous font éprouver, comparées avec la détermination
volontaire qui préside à nos idées réfléchies, et qui n'opère que
sur nos sensations même ; tout cela forme en nous un penchant
insurmontable à assurer l'existence des objets auxquels nous rap-
portons ces sensations, et qui nous paraissent en être la cause ;
penchant que bien des philosophes ont regardé comme l'ouvrage
d'un être supérieur, et comme l'argument le plus convaincant
de l'existence de ces objets. En effet, n'y ayant aucun rapport
entre chaque sensation et l'objet qui l'occasione , ou du moins
auquel nous le rapportons , il ne paraît pas qu'on puisse trouver
par le raisonnement de passage possible de l'un à l'autre ; il
20 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
ïiy a qu'une espèce d'instinct , plus sûr que la raison même ,
qui puisse nous forcer à franchir un si grand intervalle ; et
cet instinct est si vif en nous , que quand on supposerait pour
un monient qu'il subsistât pendant que les objets extérieurs
seraient anéantis, ces mêmes objets reproduits tout à coup ne
pourraient augmenter sa force. Jugeons donc , sans balancer ^
que nos sensations ont en effet hors de nous la cause que nous
leur supposons , puisque l'effet qui peut résulter de l'existence
réelle de cette cause ne saurait différer en aucune manière de
celui que nous éprouvons ; et n'imitons point ces philosophes
dont parle Montaigne, qui, interrogés sur le principe des actions
humaines , cherchent encore s'il y a des hommes. Loin de vou-
loir répandre des nuages sur une vérité reconnue des sceptiques,
même lorsqu'ils ne disputent pas, laissons aux métaphysiciens
éclairés le soin d'en développer le principe : c'est à eux à déter-
miner, s'il est possible , quelle gradation observe notre âme dans
ce premier pas qu'elle fait hors d'elle-même , poussée , pour
ainsi dire , et retenue tout à la fois par une foule de perceptions,
qui d'un côlé l'entraînent vers les objets extérieurs , et qui de
l'autre n'appartenant proprement qu'à elle , semblent lui cir-
conscrire un espace étroit dont elles ne lui permettent pas de
sortir.
De tous les objets qui nous affectent par leur présence , notre
propre corps est celui dont l'existence nous frappe le plus , parce
qu'elle nous appartient plus intimement : mais à peine sentons-
nous l'existence de notre corps, que nous nous apercevons de l'at-
tention qu'il exige de nous , pour écarter les dangers qui l'envi-
ronnent. Sujet à mille besoins , et sensible au dernier point à
l'action des corps extérieurs , il serait bientôt détruit, si le soin
de sa conservation ne nous occupait. Ce n'est pas que tous les
corps extérieurs nous fassent éprouver des sensations désagréables;
quelques uns semblent nous dédommager par le plaisir que
leur action nous procure. Mais tel est le malheur de la condition
humaine , que la douleur est en nous le sentiment le plus vif;
le plaisir nous touche moins qu'elle , et ne suffit presque jamais
pour nous en consoler. En vain quelques philosophes soutenaient,
en retenant leurs cris au milieu des souffrances , que la douleur
ai'était point un mal : en vain quelques autres plaçaient le bon-
heur suprême dans la volupté , à laquelle ils ne laissaient pas
de se refuser parla crainte de ses suites : tous auraient mieux
fonna notre nature , s'ils s'étaient contentés de borner à l'exemp-
tion de la douleur le souverain bien de la vie présente , et de
convenir que sans pouvoir atteindre à ce souverain bien, il nous
était seulement permis d'en approcher plus ou moins à propor-
DE L'ENCYCLOPEDIE. %i
tion ^e nos soins et de notre vigilance. Des réflexions si natu-
relles frapperont infailliblement tout homme abandonné à lui-
même, et libre des préjugés, soit d'éducation, soit d'étude :
elles seront la suite de la première impression qu'il recevra des
objets ; et on peut les mettre au nombre de ces premiers mou-
vemens de l'âme, précieux pour les vrais sages, et dignes d'être
observés par eux , mais négligés ou rejetés par la philosophie
ordinaire , dont ils démentent presque toujours les principes.
La nécessité de garantir notre propre corps de la douleur et de
la destruction, nous fait examiner, parmi les objets extérieurs,
ceux qui peuvent nous être utiles ou nuisibles , pour rechercher
les uns et fuir les autres. Mais à peine commençons-nous à par-
courir ces objets , que nous découvrons parmi ^ux un grand
nombre d'êtres qui nous paraissent entièrement semblables à nous,
c'est-à-dire, dont la forme est toute pareille à la nôtre, et qui,
autant que nous en pouvons juger au premier coup d'œil , sem-
blent avoir les mêmes perceptions que nous : tout nous porte
donc à penser qu'ils ont aussi les mêmes besoins que nous éprou-
vons , et par conséquent le même intérêt à les satisfaire; d'oîi il
résulte que nous devons trouver beaucoup d'avantage à nous
unir avec eux pour démêler dans la nature ce qui peut nous
conserver ou nous nuire. La communication des idées est le
principe et le soutien de cette union , et demande nécessairement
l'invention des signes ; telle est l'origine de la formation des so-
ciétés avec laquelle les langues ont dû naître.
Ce commerce , que tant de motifs puissans nous engagent à
former avec les autres hommes , augmente bientôt l'étendue de
nos idées, et nous en fait naître de très-nouvelles pour nous, et
de très-éloignées , selon toute apparence , de celles que nous
aurions eues par nous-mêmes sans un tel secours. C'est aux
philosophes à juger si cette communication réciproque , jointe
à la ressemblance que nous apercevons entre nos sensations et
celles de nos semblables , ne contribue pas beaucoup à former
ce penchant invincible que nous avons à supposer l'existence de
tous les objets qui nous frappent. Pour me renfermer dans mon
sujet, je remarquerai seulement que l'agrément et l'avantago
que nous trouvons dans un pareil commerce , soit à faire part de
nos idées aux autres hommes , soit à joindre les leurs aux nôtres,
doit nous porter à resserrer de plus en plus les liens de la so-
ciété commencée , et à la rendre la plus utile pour nous qu'il
est possible. Mais chaque membre de la société cherchant ainsi
à augmenter pour lui-même l'utilité qu'il en retire , et ayant à
combattre dans chacun des autres membres un empressement;
égal , tous ne peuvent avoir la même part aux avantages , quoi-
22 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
que tous y aient le même droit. Un droit si légitime est donc
bientôt enfreint par ce droit barbare d'inégalité , appelé loi du
plus fort , dont l'usage semble nous confondre avec les animaux,
et dont il est pourtant si difficile de ne pas abuser. Ainsi la force,
donnée par la nature à certains hom mes, et qu'ils ne devraient sans
doute employer qu'au soutien et à la protection des faibles , est
au contraire l'origine de l'oppression de ces derniers. Mais plus
l'oppression est violente , plus ils la souffrent impatiemment,
parce qu'ils sentent que rien n'a du les y assujétir. De là la no-
tion de l'injuste , et par conséquent du bien et du mal moral ,
dont tant de philosophes ont cherché le principe , et que le cri
de la nature , qui retentit dans tout homme , fait entendre chez
les peuples même les plus sauvages. De là aussi cette loi na-
turelle que nous trouvons au dedans de nous, source des pre-
mières lois que les hommes ont du former : sans le secours
même de ces lois elle est quelquefois assez forte , sinon pour
anéantir l'oppression , au moins pour la contenir dans certaines
bornes. C'est ainsi que le mal que nous éprouvons par les vices
de nos semblables , produit en nous la connaissance réfléchie
des vertus opposées à ces vices, connaissance précieuse, dont une
union et une égalité parfaite nous auraient peut-être privés.
Par l'idée acquise du juste et de l'injuste , et conséquemment
de la nature morale des actions , nous sommes naturellement
amenés à examiner quel est en nous le principe qui agit, ou , ce
qui est la même chose , la substance qui veut et qui conçoit. Il
ne faut pas approfondir beaucoup la nature de notre corps et
Vidée que nous en avons , pour reconnaître qu'il ne saurait être
cette substance , puisque les propriétés que nous observons dans
la matière , n'ont rien de commun avec la faculté de vouloir et
de penser : d'où il résulte que cet être appelé Nous , est formé
de deux principes de différente nature , tellement unis , qu'il
règne entre les mouvemens de l'un et les affections de l'autre ,
une correspondance que nous ne saurions ni suspendre ni alté-
rer, et qui les tient dans un assujétissement réciproque. Cet es-
clavage si indépendant de nous , joint aux réflexions que nous
sommes forcés de faire sur la nature des deux principes et sur
leur imperfection , nous élève à la contemplation d'une intelli-
gence toute-puissante à qui nous devons ce que nous sommes ,
et qui exige par conséquent notre culte : son existence , pour
être reconnue, n'aurait besoin que de notre sentiment intérieur,
quand même le témoignage universel des autres hommes, et
celui de la nature entière , ne s'y joindraient pas.
H est donc évident que les notions purement intellectuelles du
vice et de la vertu , le principe et la nécessité des lois , la spiri-
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 23
tuaîité de l'âme, l'existence de Dieu et nos devoirs envers lui ,
en un mot, les vérités dont nous avons le besoin le plus prompt
et le plus indispensable , sont le fruit des premières idées réilé-
chies que nos sensations occasionent.
Quelque intéressantes que soient ces premières vérités pour
la jdIus noble portion de nous-mêmes, le Corps auquel elle est
unie nous ramène bientôt à lui par la nécessité de pourvoir à des
besoins qui se multiplient sans cesse. Sa conservation doit avoir
pour objet , ou de prévenir les maux qui le menacent, ou de
remédier à ceux dont il est atteint. C'est à quoi nous cherchons
à satisfaire par deux moyens; savoir, par nos découvertes par-
ticulières, et par les recherches des autres hommes ; recherches
dont notre commerce avec eux nous met à portée de profiter.
De là ont du naître d'abord l'agriculture , la médecine , enfin
tous les arts les plus absolument nécessaires. Ils ont été en même
temps et nos connaissances primitives, et la source de toutes les
autres , même de celles qui en paraissent très-éloignées par leur
nature : c'est ce qu'il faut développer plus en détail.
Les premiers hommes en s'aidant mutuellement de leurs lu-
mières , c'est-à-dire de leurs efforts séparés ou réunis, sont par-
venus , peut-être en assez peu de temps , à découvrir une partie
des usages auxquels ils pouvaient employer les corps. Avides de
connaissances utiles, ils ont du écarter d'abord toute spéculation
oisive, considérer rapidement les uns aj)rès les autres les diffé-
rens êtres que la nature leur présentait , et les combiner, pour
ainsi dire, matériellement, par leurs propriétés les plus frap-
pantes et les plus palpables. A cette première combinaison , il a
dû en succéder une autre plus recherchée, mais toujours rela-
tive à leurs besoins , et qui a principalement consisté dans une
étude plus approfondie de quelques propriétés moins sensibles ,
dans l'altération et la décomposition des corps , et dan>> l'usage
qu'on en pouvait tirer.
Cependant , quelque chemin que les hommes dont nous par-
Ions et leurs successeurs aient été capables de faire , excités par
un objet aussi intéressant que celui de leur propre conservation,
l'expérience et l'observation de ce vaste univers leur ont fait ren-
contrer bientôt des obstacles que leurs plus grands efforts n'ont pu
franchir. L'esprit accoutumé à la méditation , et avide d'en tirer
quelque fruit, a dû trouver alors une espèce de ressource dans la
découverte des propriétés des corps uniquement curieuse , dé-
couverte qui ne connaît point de bornes. En effet , si un grand
nombre de connaissances agréables suffisait pour consoler de la
privation d'une vérité utile , on pourrait dire que l'étude de la
nature, quand elle nous refuse le nécessaire, fournit du moins
24 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
avec profusion à nos plaisirs : c'est une espèce de superflu , qui
supplée , quoique très-imparfaitement , à ce qui nous manque-
De plus , dans l'ordre de nos besoins et des objets de nos passions,
le plaisir tient une des premières places , et la curiosité est un
besoin pour qui sait penser, surtout lorsque ce dé^ir inquiet est
animé par une sorte de dépit de ne pouvoir entièrement se sa-
tisfaire. Nous devons donc un grand nombre de connaissances
simplement agréables à l'impuissance malheureuse oîi nous
sommes d'acquérir celles qui nous seraient d'une plus grande
nécessité. Un autre motif sert à nous soutenir dans un pareil
travail ; si l'utilité n'en est pas l'objet , elle peut en être au moins
le prétexte. 11 nous suffit d'avoir trouvé quelquefois un avantage
réel dans certaines connaissances, où d'abord nous ne l'avions pas
soupçonné , pour nous autoriser à regarder toutes les recherches d.e
pure curiosité comme pouvant un jour nous être utiles. Yoilà l'o-
rigine et la cause des progrès de cette vaste science, appelée en
général physique ou étude de la nature , qui comprend tant de
parties diiférentes : l'agriculture et la médecine , qui l'ont prin-
cipalement fait naître, n'en sont plus aujourd'hui que des bran-
ches. Aussi, quoique les plus essentielles et les premières de toutes,
%llçs ont été plus ou moins en honneur à proportion qu'elles ont
été plus ou moins étouffées et obscurcies par les autres.
Dans cette étude que nous faisons de la nature , en partie par
nécessité , en partie par amusement , nous remarquons que les
corps ont un grand nombre de propriétés , mais tellement unies
pour la plupart dans un même sujet, qu'afin de les étudier cha-
cune plus à fond , nous sommes obligés de les considérer sépa-
rément. Par cette opération de notre esprit , nous découvrons
bientôt des propriétés qui paraissent appartenir à tous les corps,
comme la faculté de se mouvoir ou de rester en repos, et celle
de se communiquer du mouvement , source des principaux
changemens que nous observons dans la nature. L'examen de
ces propriétés, et surtout de la dernière , aidé par nos propres
sens , nous fait bientôt découvrir une autre propriété dont elles
dépendent ; c'est l'impénétrabilité ou cette espèce de force par
laquelle chaque corps en exclut tout autre du lieu qu'il occupe ,
de manière que deux corps rapprochés le plus qu'il est possible,
ne peuvent jamais occuper un espace moindre que celui qu'ils
remplissaient étant désunis. L'impénétrabilité est la propriété
principale par laquelle nous distinguons les corps des parties de
l'espace indéfini oii nous imaginons qu'ils sont placés ; du moins
c'est ainsi que nos sens nous font juger , et s'ils nous trompent
sur ce point , c'est une erreur si métaphysique, que notre exis-
tence et notre conservation n'ea ont rien à craindre , et que nous.
DE L'ENCYCLOPEDIE. 25
y revenons continuellement comme malgré nous par notre ma-
nière ordinaire de concevoir. Tout nous porte à regarder l'espace
comme le lieu des corps , sinon réel , au moins supposé ; c'est en
effet par le secours des parties de cet espace considérées comme
pénétrables et immobiles, que nous parvenons à nous former
l'idée la plus nette que nous puissions avoir du mouvement. Nous
sommes donc comme naturellement contraints à distinguer, au
moins par l'esprit , deux sortes d'étendue, dont l'une est impé-
nétrable, et l'autre constitue le lieu des corps. Ainsi, quoique
l'impénétrabilité entre nécessairement dans l'idée que nous nous
formons des portions de la matière, cependant comme c'est une
propriété relative , c'est-à-dire , dont nous n'avons l'idée qu'en
examinant deux corps ensemble, nous nous accoutumons bien-
tôt à la regarder comme distinguée de l'étendue, et à considérer
celle-ci séparément de l'autre.
Par cette nouvelle considération nous ne voyons plus les
corps que comme des parties figurées et étendues de l'espace ;
point de vue le plus général et le plus abstrait sous lequel nous
puissions les envisager. Car l'étendue où nous ne distinguerions
point de parties figurées , ne serait qu'un tableau lointain et
obscur, où tout nous échapperait , parce qu'il nous serait im-
possible d'y rien discerner. La couleur et la figure , propriétés
toujours attachées aux corps , quoique variables pour chacun
d'eux , nous servent en quelque sorte à les détacher du fond de
l'espace ; l'uue de ces deux propriétés est même suffisante à cet
égard : aussi pour considérer les corps sous la forme la plus in-
tellectuelle , nous préférons la figure à la couleur , soit parce
que la figure nous est plus familière étant à la fois connue par
la vue et par le toucher , soit parce qu'il est plus facile de con-
sidérer dans un corps la figure sans la couleur , que la couleur
sans la figure; soit enfin parce que la figure sert à fixer plus
aisément , et d'une manière moins vague, les parties de l'espacp.
Nous voilà donc conduits a déterminer les propriétés de
l'étendue , simplement en tant que figurée. C'est l'objet de la
géomélrie qui , pour y parvenir plus facilement , considère
d'abord l'étendue limitée par une seule dimension , ensuite par
deux , et enfin sons les trois dimensions qui constituent l'essence
du corps intelligible , c'est-à-dire , d'une portion de l'espace
terminée en tout sens par des bornes intellectuelles.
Ainsi , j^ar des opérations et des abstractions successives de
notre esprit , nous dépouillons la matière de presque toutes ses
propriétés sensibles , pour n'envisager en quelque manière que
son fantôme ;' et on doit sentir d'abord que les découvertes aux-
quelles cette recherche nous couduit ^ ne pourront manquer
26 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
d'être fort utiles toutes les fois qu'il ne sera point ne'cessaîre
d'avoir e'gard à l'impénétrabilité des coi'ps ; par exemple , lors-
qu'il sera question d'étudier leur mouvement , en les considérant
comme des parties de l'espace , figurées , mobiles , et distantes
les unes des autres.
L'examen que nous faisons de l'étendue figurée nous présen-
tant un grand nombre de combinaisons à faire , il est nécessaire
d'inventer quelque moyen qui nous rende ces combinaisons plus
faciles ; et comme elles consistent principalement dans le calcul
et le rapport des différentes parties dont nous imaginons que les
corps géométriques sont formés, cette recherche nous conduit
bientôt à V aritlimétigue ou science des nombres. Elle n'est autre
chose que l'art de trouver d'une manière abrégée l'expression
d'un rapport unique qui résulte de la comparaison de plusieurs
autres. Les différentes manières de comparer ces rapports don-
nent les différentes règles de V arithmétique.
De plus , il est bien difficile qu'en réfléchissant sur ces règles ,
nous n'apercevions pas certains principes ou propriétés géné-
rales des rapports , par le moyen desquelles nous pouvons, en
exprimant ces rapports d'une manière universelle , découvrir les
différentes combinaisons qu'on en peut fan'e. Les résultats de
ces combinaisons , réduits sous une forme générale , ne seront
en effet que des calculs arithmétiques indiqués , et représentés
par l'expression la plus simple et la plus courte que puisse souf-
frir leur état de généralité. La science ou l'art de désigner ainsi
les rapports est ce qu'on nomme algèbre. Ainsi quoiqu'il n'y ait
proprement de calcul possible que par les nombres, ni de gran-
deur mesurable que l'étendue (car sans l'espace nous ne pourrions
mesurer exactement le temps) , nous parvenons, en généralisant
toujours nos idées , à cette partie principale des mathématiques,
et de toutes les sciences naturelles , qu'on appelle science des
grandeurs en général ; elle est le fondement de toutes les dé-
couvertes qu'on peut faire sur la quantité, c'est-à-dire, sur
tout ce qui est susceptible d'augmentation ou de diminution.
Cette science est le terme le plus éloigné oii la contemplation
des propriétés de la matière puisse nous conduire , et nous ne
pourrions aller plus loin sans sortir tout-à-fait de l'univers
matériel. Mais telle est la marche de l'esprit dans ses recherches ,
qu'après avoir généralisé ses perceptions jusqu'au point de ne
pouvoir plus les décomposer davantage , il revient ensuite sur
ses pas , recompose de nouveau ces perceptions mêmes , et en
forme peu à peu et par gradation les êtres réels qui sont l'objet
immédiat et direct de nos sensations. Ces êtres, immédiatement
relatifs à nos besoins ^ sont aussi ceux qu'il nous importe le plus
DE L'ENCYCLOPÉDIE. S7
d'etudlier ; les abstractions mathématiques nous en facilitent la
connaissance ; mais elles ne sont utiles qu'autant qu'on ne s'y
borne pas.
C'est pourquoi , ayant en quelque sorte épuisé par les spécu-
lations géométriques les propriétés de l'étendue figurée , nous
commençons j)ar lui rendre l'impénétrabilité , qui constitue le
corps physique , et qui était la dernière qualité sensible dont
nous l'avions dépouillé. Cette nouvelle considération entraîne
celle de l'action des corps les uns sur les autres , car les corps
n'agissent qu'en tant qu'ils sont impénétrables ; et c'est de là
que se déduisent les lois de l'équilibre et du mouvement, objet
de la mécanique. Nous étendons même nos recherches jusqu'au
mouvement des corps animés par des forces ou causes motrices
inconnues , pourvu que la loi suivant laquelle ces causes agissent,
soit connue ou supposée l'être.
Rentrés enfin tout-à-fait dans le monde corporel , nous aper-
cevons bientôt l'usage que nous pouvons faire de X^i géométrie
et de la mécanique , pour acquérir sur les propriétés des corps
les connaissances les plus variées et les plus profondes. C'est à
peu près de cette manière que sont nées toutes les sciences dL^-
-^eXées physico-matliémaliques. On peut mettre à leur tête V as-
tronomie, dont l'étude, après celle de nous-mêmes, est la plus
digne de notre application par le spectacle magnifique qu'elle
nous présente. Joignant l'observation au calcul , et les éclairant
l'un par l'autre , cette science détermine avec une exactitude
digne d'admiration les distances et les mouvemens les plus com-
pliqués des corps célestes ; elle assigne jusqu'aux forces mêmes
par lesquelles ces mouvemens sont produits ou altérés. Aussi
peut-on la regarder à juste titre comme l'application la plus
sublime et la plus sûre de la géométrie et de la mécanique ré-
unies ; et ses progrès comme le monument le plus incontestable
du succès auquel r esprit hmnain peut s^ élever par ses efforts.
L'usage des connaissances mathématiques n'est pas moins
grand dans l'examen des corps terrestres qui nous environnent.
Toutes les propriétés que nous observons dans ces corps ont entre
elles des rapports plus ou moins sensibles pour nous : la con-
naissance ou la découverte de ces rapports est presque toujours
le seul objet auquel il nous soit permis d'atteindre , et le seul par
conséquent que nous devions nous proposer. Ce n'est donc point
par des hypothèses vagues et arbitraires que nous pouvons espérer
de connaître la nature , c'est par l'étude réfléchie des phéno-
mènes , par la comparaison que nous ferons des uns avec les
autres , par l'art de réduire , autant qn'il sera possible , un
c^rand nombre de phénomènes à un seul qui puisse en être re-
28 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
gardé comme le principe. En effet, plus on diminue le noml>rô
des principes d'une science, plus on leur donne d'étendue;
puisque l'objet d'une science étant nécessairement déterminé ,
les principes appliqués à cet objet seront d'autant plus féconds
qu'ils seront en plus petit nombre. Cette réduction , qui les rend
d'ailleurs plus faciles à saisir , constitue le véritable esprit systé-
matique , qu'il faut bien se garder de prendre pour l'esprit de
système avec lequel il ne se rencontre pas toujours. Nous en
parlerons plus au long dans la suite.
Mais à proportion que l'objet qu'on embrasse est plus ou moins
difficile et plus ou moins vaste , la réduction dont nous parlons
est plus ou moins pénible ; on est donc aussi plus ou moins ea
droit de l'exiger de ceux qui se livrent à l'étude de la nature.
L'aimant , par exemple , un des corps qui a été le plus étudié,
el sur lequel on a fait des découvertes si surprenantes , a la pro-
priété d'attirer le fer, celle de lui communiquer sa vertu , celle
de se tourner vers les pôles du monde , avec une variation qui est
elle-même sujette à des règles, et qui n'est pas moins étonnante
que ne le serait une direction plus exacte ; enfin la propriété de
s'incliner en formant avec la ligne horizontale un angle plus ou
m^oins grand , selon le lieu de la terre oii il est placé. Toules
ces propriétés singulières , dépendantes de la nature de l'aimant ,
tiennent vraisemblablement à quelque propriété générale, qui
en est l'origine, qui jusqu'ici nous est inconnue, et peut-être
le restera long-temps. Au défaut d'une telle connaissance , et
des lumières nécessaires sur la cause physique des propriétés de
l'aimant , ce serait sans doute une recherche bien digne d'un phi-
losophe , que de réduire , s'il était possible , toutes ces pro-
priétés à une seule , en montrant la liaison qu'elles ont entre
elles. Mais plus une telle découverte serait utile aux progrès de
la physique , plus nous avons lieu de craindre qu'elle ne soit
refusée à nos efforts. J'en dis autant d'un grand nombre d'autres
phénomènes dont l'enchaînement tient peut-être au système
général du monde.
La seule ressource qui nous resté donc dans une recherche si
pénible, quoique si nécessaire, et même si agréable, c'est
d'amasser le plus de faits qu'il nous est possible, de les disposer
dans l'ordre le plus naturel , de les rappeler à un certain nombre
de faits principaux dont les autres ne soient que des consé-
quences. Si nous osons quelquefois nous élever plus haut , que
ce soit avec cette sage circonspection qui sied si bien à une vue
aussi faible que la nôtre.
Tel est le plan que nous devons suivre dans cette vaste partie
de la physique , appelée phjsiqiw généralG et expérimentale.
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 2g
Elle diffère des sciences physico-mathématiques , en ce qu'elle
n'est proprement qu'un recueil raisonné d'expériences et d'ob-
servations ; au lieu que celles-ci , par l'application des calculs
mathématiques à l'expérience , déduisent quelquefois d'une seule
et unique observation un grand nombre de conséquences qui
tiennent de bien près par leur certitude aux vérités géométriques.
Ainsi une seule expérience sur la réflexion de la lumière donne
toute la catoptrique ou science des propriétés des miroirs ; une
seule sur la réfraction de la lumière produit l'explication ma-
thématique de l'arc-en-ciel , la théorie des couleurs , et toute la
dioptrique ou science des propriétés des verres concaves et
convexes ; d'une seule observation sur la pression des fluides ^
on tire toutes les lois de l'équilibre et du mouvement de ces corps ;
enfin , une expérience unique sur l'accélération des corps qui
tombent , fait découvrir les lois de leur chute sur des plans in-
clinés , et celles du mouvement des pendules.
11 faut avouer pourtant que les géomètres abusent quelquefois
de cette application de l'algèbre à la physique. Au défaut d'ex-
périences propres à servir de base à leur calcul , ils se permettent
des hypothèses , les plus commodes à la vérité qu'il leur est pos-
sible ; mais souvent très-éloignées de ce qui est réellement dans
la nature. On a voulu réduire en calcul jusqu'à l'art de guérir;
et le corps humain , cette machine si compliquée , a été traité
par nos médecins algébristes comme le serait la machine la plus
simple ou la plus facile à décomposer. C'est une chose singulière
de voir ces auteurs résoudre d'un trait de plume des problèmes
d'hydraulique et de statique capables d'arrêter toute leur vie les
plus grands géomètres. Pour nous , plus sages ou plus timides ,
contentons-nous d'envisager la plupart de ces calculs et de ces
suppositions vagues comme des jeux d'esprit auxquels la nature
n'est pas obligée de se soumettre ; et concluons que la seule et vraie
manière de philosopher en physique, consiste ou dans l'applica-
tion de l'analyse mathématique aux expériences, ou dans l'ob-
servation seule , éclairée par l'esprit de méthode , aidée quel-
quefois par des conjectures lorsqu'elles peuvent fournir des vues ,
mais sévèrement dégagée de toute hypothèse arbitraire.
Arrêtons-nous un moment ici , et jetons les yeux sur l'espace
que nous venons de parcourir. Nous y remarquerons deux limites
ou se trouvent, pour ainsi dire, concentrées presque toutes les
connaissances certaines accordées à nos lumières naturelles.
L'une de ces limites , celle d'oii nous sommes partis , est l'idée
de nous-mêmes , qui conduit à celle de l'Etre tout-puissant , et
de nos principaux devoirs. L'autre est cette partie des mathé-
matiques q^ui a pour objet les propriétés générales des corps ,
3o DISCOURS PRÉLIMINAIRE
de retendue et de la grandeur. Entre ces deux termes est un
intervalle immense , où l'intelligence suprême semble avoir
voulu se jouer de la curiosité humaine , tant par les nuages
qu'elle y a répandus sans nombre, que par quelques traits de
lumière qui semblent s'échapper de distance en distance pour
nous attirer. On pourrait comparer l'univers à certains ouvrages
d'une obscurité sublime, dont les auteurs, en s'abaissant quel-
quefois à la portée de celui qui les lit , cherchent à lui persuader
qu'il entend tout à peu près. Heureux donc , si nous nous enga-
geons dans ce labyrinthe, de ne point quitter la véritable route!
autrement les éclairs destinés à nous j conduire ne serviraient
souvent qu'à nous en écarter davantage.
Il s'en faut bien d'ailleurs que le petit nombre de connais-
sances certaines sur lesquelles nous pouvons compter, et qui
sont , si on peut s'exprimer de la sorte, reléguées aux deux ex-
trémités de l'espace dont nous parlons , soit suffisant pour satis-
faire à tous nos besoins. La nature de l'homme , dont l'étude
est si nécessaire , est un mystère impénétrable à l'homme même ,
quand il n'est éclairé que par la raison seule ; et les plus grands
génies, à force de réflexions sur une matière si importante, ne
parviennent que trop souvent à en savoir un peu moins que le
reste des autres hommes. On peut en dire autant de notre exis-
tence présente et future , de l'essence de l'Etre auquel nous la
devons , et du genre de culte qu'il exige de nous.
Rien ne nous est donc plus nécessaire qu'une religion révélée
qui nous instruise sur tant de divers objets. Destinée à servir de
supplément à la connaissance naturelle , elle nous montre une
partie de ce qui nous était caché ; mais elle se borne à ce qu'il
nous est absolument nécessaire de connaître : le reste est fermé
pour nous , et apparemment le sera toujours. Quelques vérités à
croire, un petit nombre de préceptes à pratiquer, voilà à quoi
la religion révélée se réduit : néanmoins, à la faveur des lumières
qu'elle a communiquées au monde, le peuple même est plus
ferme et plus décidé sur un grand nombre de questions intéres-
santes , que ne l'ont été toutes les sectes des philosophes.
A l'égard des sciences mathématiques, qui constituent la se-
conde des limites dont nous avons parlé , leur nature et leur
nombre ne doivent point nous en imposer. C'est à la simplicité
de leur objet qu'elles sont principalement redevables de leur
certitude. Il faut même avouer que comme toutes les parties des
mathématiques n'ont pas un objet également simple, aussi la
certitude proprement dite, celle qui est fondée sur des principes
nécessairement vrais et évidens par eux-mêmes , n'appartient ni
également ni de la même manière à toutes ces parties. Plusieurs
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 3i
d'entre elles , appuye'es sur des principes physiques , c'est-à-
dire, sur des vérités d'expérience ou sur de simples hypothèses,
n'ont , pour ainsi dire , qu'une certitude d'expérience ou même
de pure supposition. Il n'y a , pour parler exactement , que celles
qui traitent du calcul des grandeurs et des propriétés générales
de l'étendue, c'est-à-dire, Y algèbre^ la géométrie et la méca-
nique, qu'on puisse regarder comme marquées au sceau de l'é-
vidence. Encore y,a-t-il dans la lumière que ces sciences prér-
sentent à notre esprit, une espèce de gradation, et, pour ainsi
dire , de nuance à observer. Plus l'objet qu'elles embrassent est
étendu, et considéré d'une manière générale et abstraite , plus
aussi leurs principes sont exempts de nuages ; c'est par cette
raison que la géométrie est plus simple que la mécanique, et
l'une et l'autre moins simjDles que l'algèbre. Ce paradoxe n'en
sera point un pour ceux qui ont étudié ces sciences en philo-
sophes; les notions les plus abstraites, celles que le commun des
hommes regarde comme les plus inaccessibles , sont souvent
celles qui portent av,ec elles une plus grande lumière; l'obscurité
s'empare de nos idées à mesure que nous examinons dans un
objet plus de propriétés sensibles. L'impénétrabilité, ajoutée à
l'idée de l'étendue , semble ne nous offrir qu'un mystère de plus ;
la nature du mouvement est une énigme pour les philosophes ;
le principe métaphysique des lois de la percussion ne leur est
pas moins caché ; en un mot , plus ils approfondissent l'idée
qu'ils se forment de la matière et des propriétés qui la repré-
sentent, plus cette idée s'obscurcit et paraît vouloir leur échapper.
On ne peut donc s'empêcher de convenir que l'esprit n'est pas
satisfait au même degré par toutes les connaissances mathéma-
tiques : allons jdIus loin , et examinons sans prévention à quoi
ces connaissances se réduisent. Envisagées d'un premier coup
d'œil , elles sont sans doute en fort grand nombre, et même en
quelque sorte inépuisables : mais lorsqu'après les avoir accu-
mulées, on en fait le dénombrement philosophique , on s'aper-
çoit qu'on est en effet beaucoup moins riche qn'on ne croyait
l'être. Je ne parle point ici du peu d'application et d'usage qu'on
peut faire de plusieurs de ces vérités ; ce serait peut-être un
argument assez faible contre elles : je parle de ces vérités con-
sidérées en elles-mêmes. Qu'est-ce que la plupart de ces axiomes
dont la géométrie est si orgueilleuse, si ce n'est l'expression
d'une même idée simple par deux signes ou mots difiPérens?
Celui qui dit que deux et deux font quatre , a-t-il une connais-
sance de plus que celui tfui se contenterait de dire que deux et
deux font deux et deux? Les idées de tout , de partie , de plus
grand et de plus petit, ne sont-elles pas , à proprement parler,
32 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
la même idée simple et individuelle , puisqu'on ne saurait avoir
l'une sans que les autres se présentent toutes en même temps ?
Nous devons , Comme l'ont observé quelques philosophes , bien
des erreurs à l'abus des mots ; c*est peut-être à ce même abus
que nous devons les axiomes. Je ne prétends point cependant
en condamner absolument l'usage : je veux seulement faire
observer à quoi il se réduit; c'est à nous rendre les idées simples
plus familières par l'habitude , et plus propres aux différens
usages auxquels nous pouvons les appliquer. J'en dis à peu
près autant, quoiqu'avec les restrictions convenables , des théo^
rèmes mathématiques. Considérés sans préjugé, ils se réduisent
à un assez petit nombre de vérités primitives. Qu'on examine
une suite de propositions de géométrie déduites les unes des
autres , en sorte que deux propositions voisines se touchent im-
médiatement et sans aucun intervalle, on s'apercevra qu'elles
ne sont toutes que la première proj^osition qui se défigure ,
pour ainsi dire, successivement et peu à peu dans le passage
d'une conséquence à la suivante , mais qui pourtant n'a point
été réellement multipliée par cet enchaînement, et n'a fait que
recevoir différentes formes. C'est à peu près comme si on vou-
lait exprimer cette proposition par le moyen d'une langue qui
se serait insensiblement dénaturée , et qu'on l'exprimât succes-
sivement de diverses manières, qui représentassent les différens
états par lesquels la langue a passé. Chacun de ces états se re-
connaîtrait dans celui qui en serait immédiatement voisin ; mais
dans un état plus éloigné , on ne le démêlerait plus , quoiqu'il
fut toujours dépendant de ceux qui l'auraient précédé , et des-
tiné à transmettre les mêmes idées. On peut donc regarder
l'enchaînement de plusieurs vérités géométriques , comme des
traductions plus ou moins différentes et plus ou m.oins compli-
quées de la même proposition , et souvent de la même hypo-
thèse. Ces traductions sont au reste fort [avantageuses par les
divers usages qu'elles nous mettent à portée de faire du théo-
rème qu'elles expriment; usages plus ou moins estimables à
proportion de leur importance et de leur étendue. Mais en con-
venant du mérite réel de la traduction mathématique d'une
proposition , il faut reconnaître aussi que ce mérite réside origi-
nairement dans la proposition même. C'est ce qui doit nous faire
sentir combien nous sommes redevables aux génies inventeurs ,
qui , en découvrant quelqu'une de ces vérités fondamentales ,
source , et pour ainsi dire , original d'un grand nombre d'autres,
ont réellement enrichi la géométrie, et étendu son domaine.
Il en est de même des vérités physiques et des propriétés des
corps dont nous apercevons la liaison. Toutes ces proprie'tés biea
DE L'ENCYCLOPEDIE. 33
rapprochées ne nous offrent, à proprement parler, qu'une con-
naissance simple et unique. Si d'autres en plus grand nombre
sont détachées pour nous , et forment des vérités différentes ,
c'est à la faiblesse de nos lumières que nous devons ce triste
avantage; et l'on peut dire que notre abondance à cet égard est
l'effet de notre indigence même. Les corps électriques dans les-
quels on a découvert tant de propriétés singidières , mais qui ne
paraissent pas tenir l'une à l'autre, sont peut-être en un sens
les corps les moins connus, parce qu'ils paraissent l'être davan-
tage. Cette vertu qu'ils acquièrent, étant froltés, d'attirer de
petits corpuscules, et celle de produire dans les animaux une
commotion violente , sont deux choses pour nous ; c'en serait mie
seule si nous pouvions remonter à la première cause. L'uni-
vers , pour qui saurait l'embrasser d'un seul point de vue , ne
serait , s'il est permis de le dire , qu'un fait unique et une grande
vérité.
Les différentes connaissances , tant utiles qu'agréables, dont
nous avon.^ parlé jusqu'ici , et dont nos besoins ont été la pre-
mière origine , ne sont pas les seules que Ton ait dû cultiv^^r. Il
en est d'antres qui leur sont relatives, et auxquelles par cette
raison les hommes se sont appliqués dans le même temps qu'ils
se livraient aux premières. Aussi nous aurions en même temps
parlé de toules, si nous n'avions cru plus à propos et plus con-
forme à l'ordre philosophique de ce discours , d'envisager d'a-
bord sans interruption l'étude générale que les hommes ont faite
des corps, parce que cette étude est celle par laquelle ils ont
commencé , quoique d'autres s'y soient bientôt jointes. Voici à
peu près dans quel ordre ces dernières ont dû se succéder.
L'avantage que les hommes ont trouvé à étendre la sphère de
leurs idées, soit par leurs propres efforts , soit par le secours de
leurs semblables, leur a fait penser qu'il serait utile de réduire
en art la manière même d'acquérir des connaissances, e#celle
de se communiquer réciproquement leurs propres pensées ; cet
art a donc été trouvé , et nommé logique. Il enseigne à vanner
les idées dans l'ordre le plus naturel , à en former la chaîne la
plus immédiate , à décomposer celles qui en renferment un trop
grand nombre de simples , à les envisager par toutes leurs faces,
enfin à les présenter aux autres sous une forme qui les leur rende
faciles à saisir. C'est en cela que consiste celte science du rai-
sonnement qu'on regarde avec raison comme la clef de toutes
nos connaissances, ('ependantil ne faut pas croire qu'elle tienne
le premier rang dans l'ordre de l'invention. L'art de raisonner
est un présent que la nature fait d'elle-même aux bons e-prits , et
on peut dire que les livres qui en traitent ne sont guère utiles qu'à
1. 3
34 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
celui qui se peut passer d'eux. On a fait un grand nombre de
raisonnemens justes, long-temps avant que la logique réduite en
principes apprît à démêler les mauvais , ou même à les pallier
quelquefois par une forme subtile et trompeuse.
Cet art si précieux de mettre dans les idées renchaînement
convenable, et de faciliter en conséquence le passage des unes
aux autres , fournit en quelque manière le moyen de rapprocher
jusqu'à un certain point les hommes qui paraissent dijfférer le
plus. En effet, toutes nos connaissances se réduisent primitive-
ment à des sensations , qui sont à peu près les mêmes dans tous
les hommes ; et l'art de combiner et de rapprocher des idées
directes, n'ajoute proprement à ces mêmes idées qu'un arrange-
ment plus ou moins exact, etuneénumération quipeutêtre rendue
plus ou moins sensible aux autres. L'homme qui combine aisé-
ment des idées, ne diffère guère de celui qui les combine avec peine,
que comme celui qui juge tout d'un coup d'un tableau en l'envi-
sageant , diffère de celui qui a besoin pour l'apprécier qu'on lui en
fasse observer successivement toutes lesparties : l'un et l'autre , en
jetant un premier coup d'œil , ont eu les jnêmes sensations, mais
elles n'ont fait, pour ainsi dire , que glisser sur le second ; et il
n'eût fallu que l'arrêter et le fixer plus long-temps sur chacune,
pour l'amener au même point oii l'autre s'est trouvé tout d'un
coup. Par ce moyen, les idées réfléchies du premier seraient de-
venues aussi à jjortée du second , que des idées directes. Ainsi
il est peut-être vrai de dire qu'il n'y a presque point de science
ou d'art dont on ne pût à la rigueur , et avec une bonne lo-
gique , instruire l'esprit le plus borné ; parce qu'il y en a peu
dont les propositions ou les règles ne puissent être réduites à
des notions simples, et disposées entre elles dans un ordre si im-
médiat, que la chaîne ne se trouve nulle part interrompue. La
lenteur plus ou moins grande des opérations de l'esprit exige
plus éh. moins cette chaîne , et l'avantage des plus grands génies
se réduit à en avoir moins besoin que les autres, ou plutôt à la
former rapidement et presque sans s'en apercevoir.
La science de la communication des idées ne se borne pas à
mettre de l'ordre dans les idées mêmes ; elle doit apprendre en-
core à exprimer chaque idée de la manière la plus nette qu'il
est possible, et par conséquent à perfectionner les signes qui sont
destinés à la rendre : c'est aussi ce que les hommes ont fait peu
à peu. Les langues , nées avec les sociétés , n'ont sans doute été
d'abord qu'une collection assez bizarre de signes de toute es-
pèce , et les corps naturels qui tombent sous nos sens , ont élé
en conséquence les premiers objets que l'on ait désignés par des
noms. Mais , autant qu'il est permis d'en juger, les langues dans
DE L'ENCYCLOPEDIE. 35
cette jjreniière formation , destinées à l'usage le plus pressant .
ont dû être fort imparfaites , peu abondantes , et assujéties à
bien peu de principes certains ; et les arts ou les sciences absolu-
ment nécessaires pouvaient avoir fait beaucoup de progrès , lors-
que les règles de la diction et du style étaient encore à naître.
La communication des idées ne souffrait pourtant guère de ce
défaut de règles , et même de la disette des mots ;' ou plutôt elle
n'en souffrait qu'autant qu'il était nécessaire pour obliger chacun
des hommes à augmenter ses propres connaissances par un tra-
vail opiniâtre , sans trop se reposer sur les autres. Une commu-
nication trop facile peut tenir quelquefois l'âme engourdie , et
nuire aux efforts dont elle serait capable. Qu'on jette les yeux
sur les prodiges des aveugles-nés , et des sourds et muets de nais-
sance ; on verra ce que peuvent produire les ressorts de l'esprit ,
pour peu qu'ils soient vifs et mis en action par des difficultés à
vaincre.
Cependant la facilité de rendre et de recevoir des idées par
un commerce mutuel , ayant aussi de son côté des avantages in-
contestables , il n'est pas surprenant que les hommes aient cher-
ché de plus en plus à augmenter cette facilité. Pour cela ils ont
commencé par réduire les signes aux mots , parce qu'ils sont ,
pour ainsi dire , les symboles que l'on a le plus aisément sojis la
main. De pluS;, l'ordre de la génération des mots a suivi l'ordre
des opérations de l'esprit : après les individus, on a nommé les
qualités sensibles , qui , sans exister par elles-mêmes , existent
dans ces individus , et sont communes à plusieurs : peu à peu
l'on est enfin venu à ces termes abstraits , dont les uns servent
à lier ensemble les idées , d'autres à désigner les propriétés gé-
nérales des corps , d'autres à exprimer des notions purement spi-
rituelles. Tous ces termes que les enfans sont si long-temps à
apprendre , ont coûté sans doute encore plus de temps à trouver.
Enfin , réduisant l'usage des mots en préceptes, on a formé la
grammaire , que l'on peut regarder comme une des branches de
la logique. Éclairée par une métaphysique fine et déliée , elle
démêle les nuances des idées , apprend à distinguer ces nuances
par des signes différens, donne des règles pour faire de ces signes
l'usage le plus avantageux , découvre souvent par cet esprit phi-
losophique qui remonte à la source de tout, les raisons du choix
bizarre en apparence qui fait préférer un signe à un autre , et
ne laisse enfin à ce caprice national qu'on appelle usage , que ce
qu'elle ne peut absolument lui ôter.
Les hommes, en se communiquant leurs idées, cherchent aussi
à se communiquer leurs 25assions. C'est par l'éloquence qu'ils y
parviennent. Faite pour parler au sentiment , comme la logique
36 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
€t la grammaire parlent à l'esprit , elle impose silence à la raisoB
même ; et les prodiges qu'elle opère souvent entre les mains d'un
seul sur toute une nation, sont peut-être le témoignage le plus
éclatant de la supériorité d'un homme sur un autre. Ce qu'il y
a de singulier, c'est qu'on ait cru suppléer par des règles à un
talent si rare. C'est à peu près comme si on eut voulu réduire le
génie en préceptes. Celui qui a prétendu le premier qu'on devait
les orateurs à l'art, ou n'était pas du nombre , ou était bien in-
grat envers la nature. Elle seule peut créer un homme éloquent ;
les hommes sont le premier livre qu'il doive étudier pour y
réussir, les grands modèles sont le second; et tout ce que ces
écrivains illustres nous ont laissé de philosophique et de réfléchi
sur le talent de l'orateur , ne prouve que la difficulté de leur res-
sembler. Trop éclairés pour prétendre ouvrir la carrière, ils ne
voulaient sans doute qu'en marquer les écueils. A l'égard de ces
puérilités pédantesques qu'on a honorées du nom de rhétorique ,
ou plutôt qui n'ont servi qu'à rendre ce nom ridicule, et qui
sont à l'art oratoire ce que la scholastique est à la vraie philo-
sophie , elles ne sont propres qu'à donner de l'éloquence l'idée
la plus fausse et la plus barbare. Cependant, quoiqu'on commence
assez universellement à en reconnaître l'abus , la possession oii
elles sont depuis long-temps de former une branche distinguée de
la connaissance humaine ne permet pas encore de les en bannir :
pour l'honneur de notre discernement , le temps en viendra peut-
être un jour.
Ce n'est pas assez pour nous de vivre avec nos contemporains,
et de les dominer. Animés par la curiosité et par l'amour-propre,
et cherchant par une avidité naturelle à embrasser à la fois le
pas-é, le présent et l'avenir , nous désirons en même temps de
vivre avec ceux qui nous suivront, et d'avoir vécu avec ceux qui
nous ont précédés. De là l'origine et l'étude de l'histoire , qui nous
unissant aux siècles passés par le spectacle de leurs vices et de
leurs vertus , de leurs connaissances et de leurs erreurs , trans-
met les nôtres aux siècles futurs. C'est là qu'on apprend à n'es-
timer les hommes que par le bien qu'ils font, et non par l'ap-
pareil imposant qui les environne : les souverains , ces hommes
assez malheureux pour que tout conspire à leur cacher la vérité,
peuvent eux-mêmes se juger d'avance à ce tribunal intègre et
terrible ; le témoignage que rend l'histoire à ceux de leurs pré-
décesseurs qui leur ressemblent , est l'image de ce que la posté-
rité dira d'eux.
La chronologie et la géographie sont les deux rejetons et les
deux soutiens de la science dont nous parlons : l'une place les
hommes dans le temps ; l'autre les distribue sur notre globe.
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 3;
Toutes deux tirent un grand secours de l'histoire de la terre et
de celle des cieux, c'est-à-dire des faits historiques, et des obser-
vations célestes ; et s'il était permis d'emprunter ici le langage
des poètes , on pourrait dire que la science des temps et celle
des lieux , ^nt filles de l'astronomie et de l'histoire.
Un des principaux fruits de l'étude des Empires et de leurs
révolutions, est d'examiner comment les hommes, séparés, pour
ainsi dire^ en plusieurs grandes familles , ont formé diverses so-
ciétés; comment ces différentes sociétés ont donné naissance aux
différentes espèces de gouvernemens ; comment elles ont cherché
à se distinguer les unes des autres, tant par les lois qu'elles se
sont données , que par les signes particuliers que chacune a ima-
ginés pour que ses membres communiquassent plus facilement
entre eux. Telle est la source de cette diversité de langues et
de lois, qui est devenue pour notre malheur un objet considé-
rable d'étude. Telle est encore l'origine de la politique, espèce
de morale d'un genre particulier et supérieur, à laquelle les
principes de la morale ordinaire ne peuvent quelquefois s'accom-
moder qu'avec beaucoup de finesse , et qui pénétr^m dans les
ressorts principaux du gouvernement des Etats , démêle ce qui
peut les conserver , les affaiblir ou les détruire : étude peut-être
la plus difficile de toutes , par les connaissances qu'elle exige
qu'on ait sur les peuples et sur les hommes , et par l'étendue et
la variété des talens qu'elle suppose ; surtout quand le politique
ne veut point oublier que la loi naturelle , antérieure à toutes
les conventions particulières , est aussi la première loi des peuples ,
et que pour être homme d'Etat , on ne doit point cesser d'être
homme.
Voilà les branches principales de cette partie de la connais^
sance humaine , qui consiste ou dans les idées directes que nous
avons reçues par les sens , ou dans la combinaison et la compa-
raison de ces idées; combinaison qu'en général on appelle yj/zz-
losophie. Ces branches se subdivisent en une infinité d'autres
dont rénumération serait immense , et appartient plus à VEn~
cj^clopédie même qu'à sa préface.
La première opération de la réflexion consistant à rapprocher
et à unir les notions directes , nous avons du commencer dans
ce discours par envisager la réflexion de ce côté-là , et parcourir
les différentes sciences qui en résultent. Mais les notions formées
par la combinaison des idées primitives , ne sont pas les seules
dont notre esprit soit capable. Il est une autre espèce de con-
naissances réfléchies , dont nous devons maintenant parler. Elles
consistent dans les idées que nous nous formons à nous-mêmes , en
imaginant et en composant des êtres semblables à ceux qui sont
38 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
l'objet de nos idées directes. C'est ce qu'on appelle V imitation
de la nature , si connue et si recommandée par les anciens.
Comme les idées directes qui nous frappent le plus vivement ,
sont celles dont nous conservons le plus aisément le souvenir, ce
sont aussi celles que nous cherchons le plus à réveâiler en nous
par l'imitation de leurs objets. Si les objets agréables nous frap-
pent plus étant réels que simplement représentés , ce qu'ils
perdent d'agrément en ce dernier cas est en quelque manière
compensé par celui qui résulte du plaisir de l'imitation. A l'é-
gard des objets qui n'exciteraient , étant réels, que des sentimens
tristes ou tumultueux, leur imitation est plus agréable que les
objets mêmes , parce qu'elle nous place à cette juste distance
où nous éprouvons le plaisir de l'émotion sans en ressentir le
désordre. C'est dans cette imitation des objets capables d'exciter
en nous des sentimens vifs ou agréables, de quelque nature qu'ils
soient , que consiste en général l'imitation de la belle nature ,
sur laquelle tant d'auteurs ont écrit sans en donner d'idée nette :
soit parce^ue la belle nature ne se démêle que par un sentiment
exquis , soit aussi parce que dans cette matière les limites qui
distinguent l'arbitraire du vrai ne sont pas encore bien fixées,
et laissent quelque espace libre à l'opinion.
A la lête des connaissances qui consistent dans l'imitation ,
doivent être placées la peinture et la sculpture , parce que ce
sont celles de toutes oii l'imitation approche le plus des objets
qu'elle représente , et parle le plus directement aux sens. On
peut y joindre cet art, né de la nécessité et perfectionné par le
luxe , l'architecture , qui s'etant élevée par degrés des chau-
mières aux palais, n'est aux yeux du philosophe, si on peut parler
ainsi , que le masque embelli d'un de nos plus grands besoins.
L'imitation de la belle nature y est moins frajïpante et plus res-
serrée que dans les deux autres arts dont nous venons de parler;
ceux-ci expriment indifféremment et sans restriction toutes les
parties de la belle nature, et la représentent telle qu'elle est ,
uniforme ou variée; l'architecture, au contraire, se borne à
imiter par l'assemblage et l'union des différens corps qu'elle em-
ploie , l'arrangement symétrique que la nature observe plus ou
moins sen ibiement dans chaque individu , et qui contraste si
bien avec la belle variété du tout ensemble.
La poésie qui vient après la peinture et la scuplture, et qui n'em-
ploie pour l'imitation que les mots disposés suivant une harmonie
agréable à l'oreille, parle plutôt à l'imagination qu'aux sens;
elle lui représente d'une manière vive et touchante les objets qui
composent cet univers , et semble plutôt les créer que les peindre
par la chaleur, le mouvement et la vie qu'elle sait leur donner.
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 39
Enfin la musique , qui parle à la fois à l'imagination et aux
sens , tient le dernier rang dans l'ordre de l'imitation : non que
son imitation soit moins parfaite dans les objets qu'elle se pro-
pose de représenter, mais parce qu'elle semble borne'e jusqu'ici
à un plus petit nombre d'images ; ce qu'on doit moins attribuer
à sa nature qu'à trop peu d'invention et de ressources dans la
l^lupart de ceux qui la cultivent. Il ne sera pas inutile de faire
sur cela quelques réflexions. La musique qui, dans son origine,
n'était peut-être destinée à représenter que du bruit , est devenue
peu à peu une espèce de discours et même de langue , par
laquelle on exprime les différens sentimens de l'âme , ou plutôt
ses différentes passions : mais pourquoi réduire cette expression
aux passions seules, et ne pas l'étendre, autant qu'il est possible,
jusqu'aux sensations mêmes? Quoique les perceptions que nous
recevons par divers organes diffèrent entre elles autant que leurs
objets, on peut néanmoins les comparer sous un autre point de
vue qui leur est commun , c'est-à-dire parla situation de plaisir
ou de trouble où elles mettent notre âme. Un objet effrayant,
un bruit terrible , produisent chacun en nous une émotion
par laquelle nous pouvons, jusqu'à un certain point, les rappro-
cher , et que nous désignons souvent dans l'un et l'autre cas,
ou par le même nom, ou par des noms synonymes. Je ne vois
donc point pourquoi un musicien, qui aurait à peindre un objet
effrayant , ne pourrait pas y réussir en cherchant dans la nature
l'espèce de bruit qui peut produire en nous l'émotion la plus
semblable à celle que cet objet y excite. J'en dis autant des sen-
sations agréables. Penser autrement ce serait vouloir resserrer
les bornes de l'art et de nos plaisirs. J'avoue que la peinture
dont il s'agit exige une étude fine et approfondie des nuances
qui distinguent nos sensations; mais aussi ne faut-il pas espérer
que ces nuances soient démêlées par un talent ordinaire. Saisies
par l'homme de génie , senties par l'homme de goût , aperçues
par l'homme d'esprit , elles sont perdues pour la multitude.
Toute musique qui ne peint rien, n'est que du bruit; et sans
l'habitude qui dénature tout, elle ne ferait guère plus de plaisir
qu'une suite de mots harmonieux et sonores dénués d'ordre et
de liaison. Il est vrai qu'un musicien attentif à tout peindre ,
nous présenterait dans plusieurs circonstances des tableaux
d'harmonie qui ne seraient point faits pour des sens vulgaires ;
mais tout ce qu'on en doit conclure , c'est qu'après avoir fait un
art d'apprendre la musique , on devrait bien en faire un de
l'écouter.
Nous terminerons ici l'énumération de nos principales con-
naissances. Si on les^ envisage maintenant toutes ensemble, et
4o DISCOtlRS PRÉLIMINAIRE
qu'on cherche les pointsde vue généraux qui peuvent servir à les
discerner , on trouve que les unes , purement pratiques , ont pour
but l'exécution de quelque chose ; que d'autres, simplement
spéculatives, se bornent à l'examen de leur objet et à ia con-
templation de ses propriétés; qu'enfin d'autres tirent de l'étude
spéculative de leur objet l'usage qu'on en peut faire dans la
pratique. La spéculation et la pratique constituent la principale
différence qui dislingue \es sciences d'avec les arts ; et c'est à peu
près en suivant cette notion qu'on a donné l'un ou l'autre nom à
chacune de nos connaissances. Il faut cependant avouer que nos
idées ne sont pas encore bien fixées sur ce sujet. On ne sait
souvent quel nom donner à la plupart des connaissances oii la
spéculation se réunit à la pratique; et l'on disjiute , par exemple,
tous les jours dans les écoles, si la logique est un art ou une
science : le problème serait bientôt résolu , en répondant qu'elle
est à la fois l'une et l'autre. Qu'on s'épargnerait de questions et
de peines si on déterminait enfin la signification des mots d'une
manière nette et précise î
On peut en général donner le nom à'arts à tout système de
connaissances qu'il est permis de réduire à des règles positives,
invariables et indépendantes du caprice ou de l'opinion; et
il serait permis de dire en ce sens , que plusieurs de nos sciences
sont des arts, étant envisagées par leur côté pratique. Mais
comme il y a des règles pour les opérations de l'esprit ou de
l'âme, il y en a aussi pour celles du corps, c'est-à-dire, pour
celles qui, bornées aux corps extérieurs, n'ont besoin que de
la main seule pour être exécutées. De là la distinction des arts
en libéraux et en mécaniques , et la supériorité qu'on accorde
aux premiers sur les seconds. Cette supériorité est sans doute
injuste à plusieurs égards. Néanmoins , parmi les préjugés, tout
ridicules qu^ils peuvent être , il n'en est jjoint qui n'ait sa raison,
ou , pour parler plus exactement , son origine ; et la philosophie,
souvent impuissante pour corriger les abus, peut au moins en
démêler la source. La force du corps ayant été le premier prin-^
cipe qui a rendu inutile le droit que tous les hommes avaient
d'être égaux, les plus faibles dont le nombre e^t toujours le plus
grand, se sont joints ensemble pour la réprimer. Ils ont donc
établi par le secours des lois et des différentes sortes de gouver-
nemens, une inégalité de convention dont la force a cessé
d'être le principe. Cette dernière inégalité étant bien affermie ,
les hommes, en se réunissant avec raison pour la conserver, n'ont
pas laissé de réclamer secrètement contre elle , par ce désir de su-
périorité que rien n'a pu détruire en eux. Ils ont donc cherché une
sorte de dédommagement dans une inégalité moins arbitraire ;
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 4»
et la force corporelle, enchaînée par les lois, ne pouvant plus
offrir aucun moyen de supériorité, ils ont été réduits à chercher
dans la différence des esprits un principe d'inégalité aussi na-
turel , plus paisible et plus utile à la société. Ainsi la partie la plus
noble de notre être s'est en quelque manière vengée des premiers
avantages que la partie la plus vile avait usurpés , et les talens
de l'esprit ont été généralement reconnus pour supérieurs à ceux
du corps. Les arts mécaniques dépendans d'une opération ma-
nuelle, et asservis, qu'on me permette ce terme , à une espèce
de routine, ont été abandonnés à ceux d'entre les hommes que
les préjugés on! placés dans la classe la plus inférieure. L'iuiiigence
qui a forcé ces hommes à s'appliquer à un pareil travail , plus
souvent que le goût et le génie ne les y ont entraînés , est devenue
ensuite une raison pour les mépriser; tant elle nuit à tout ce qui
i'accojupagne. A l'égard des opérations libres de l'esprit, elles
ont été le partage de ceux qui se sont crus sur ce point les plus
favorisés de la nature. Cependant l'avantage que les arts libéraux
ont sur les arts mécaniques, par le travail que les premiers
exigent de l'esprit, et par la dilhculté d'y exceller, est suffisam-
ment compensé par l'utilité bien supérieure qi'e les derniers nous
procurent pour la yjh.'part. C'est cette utilité même qui a forcé
de les réduire à des opérations purement machinales, pour en
faciliter la pratique à un plus grand nombre d'hommes. Mais la
société, en respectant avec justice les grands génies qui l'éclairent,
ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de
la boussole n'est pas moins avantageuse au genre humain, que
ne le serait à la physique l'explication des propriétés de cette
aiguille. Enfin, à considérer en lui-même le principe de la
distinction dont nous parlons, combien de savans prétendus
dont la science n'est proprement qu'un art mécanique? et quelle
différence réelle y a-t-il entre une têle remplie de faits sans
ordre , sans usage et sans liaison , et l'instinct d'un artisan ré-
duit à l'exécution machinale ?
Le mépris qu'on a pour les arts mécaniques semble avoir in-
flué jusqu'à un certain point sur leurs inventeurs même. Les
noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous in-
connus , tandis que l'histoire de ses destructeurs, c'est-à-dire
des conquérans , n'est ignorée de personne. Cependant c'est
peut-être chez les artisans qu'il faut aller chercher les preuves
les plus admirables de la sagacité de l'esprit, de sa patience et
de ses ressources. J'avoue que la plupart des arts n'ont été inventés
que peu à peu, et qu'il a fallu une assez longue suite de siècles
pour porter les montres, par exemple, au point de perfection
oit nous les voyons. Mais n'en est-il pas de même des sciences ?
12 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
combien de découvertes qui ont immortalise leurs auteurs, avaient
été préparées jDar les travaux des siècles précédens, souvent même
amenées à leui* maturité , au point de ne demander plus qu'un
pas à faire? et , pour ne point sortir de l'horlogerie, pourquoi
ceux à qui nous devons la fusée des montres , l'échappement et
la répétition, ne sont-ils pas aussi estimés que ceux qui ont
travaillé successivement à perfectionner l'algèbre? D'ailleurs, si
j'en crois quelques philosophes que le mépris de la multitude
pour les arts n'a j)oint empêché de les étudier , il est certaines
machines si compliquées , et dont toutes les parties dépendent
tellement l'une de l'autre, qu'il est difficile que l'invention
en soit due à plus d'un seul homme. Ce génie rare dont le nom
est enseveli dans l'oubli, n'eùt-il pas été bien digne d'éfre placé
à côté du petit nombre d'esprits créateurs , qui nous ont ouvert
dans les sciences des routes nouvelles ?
Parmi les arts libéraux qu'on a réduits à des principes , ceux
qui se proposent l'imitation de la nature , ont été appelés beaux
arts ^ parce qu'ils ont principalement l'agrément pour objet.
Mais ce n'est pas la seule chose qui les distingue des arts libé-
raux plus nécessaires ou plus utiles , comme la grammaire , la
logique et la morale. Ces derniers ont des règles fixes et arrêtées,
que tout homme peut transmettre à un autre: au lieu que la
pratique des beaux arts consiste principalement dans une in-
vention qui ne prend guère ses lois que du génie; les règles
qu'on a écrites sur ces arts n'en sont proprement que la partie
mécanique; elles produisent à peu près l'effet du télescope,
elles n'aident que ceux qui voient.
Il résulte de tout ce que nous avons dit jusqu'ici , que les
différentes manières dont notre esprit opère sur les objets et les
différens usages qu'il tire de ces objets mêmes , sont le premier
moyen qui se présente à nous pour discerner en général nos
connaissances les unes des autres. Tout s'y rapporte à nos besoins,
soit de nécessité absolue , soit de convenance et d'agrément ,
soit même d'usage et de caprice. Plus les besoins sont éloignés
ou difficiles à satisfaire , plus les connaissances destinées à cette
fin sont lentes à paraître. Quels progrès la médecine n'aurait-
elle pas faits aux dépens des sciences dépure spéculation , si elle
était aussi certaine que la géométrie? mais il est encore d'autres
caractères très-marqués dans la manière dont nos connaissances
nous affectent et dans les différens jugemens que notre âme
porte de ses idées. Ces jugemens sont désignés par les mots
^évidence , de certitude , de probabilité , de sentiment et de
^out.
IJévidence appartient proprement aux idées dont l'esprit
DE L'ENCYCLOPEDIE. /,;i
aperçoit la liaison tout d'un coup ; la certitude k celles dont la
liaison ne peut être connue que par le secours d'un certain
nombre d'idées intermédiaires , ou , ce qui est la même chose ,
aux propositions dont l'identité avec un principe évident par
lui-même , ne peut être découverte que par un circuit plus ou
moins long ; d'oii il s'ensuit que , selon la nature des esprits , ce
qui est évident pour l'un peut quelquefois n'être que certain
pour un autre. On pourrait encore dire, en prenant les mots
d^ évidence et de certitude dans un autre sens , que la première
est le résjiltat des opérations seules de l'esprit, et se rapporte
aux opérations métaphysiques et mathématiques ; et que la se-
conde est plus propre aux objets physiques , dont la connaissance
est le fruit du rapport constant et invariable de nos sens. La
probabilité a principalement lieu pour les faits historiques, en
général pour tous les événemens passés , présens et à venir , que
nous attribuons à une sorte de hasard , parce que nous n'en dé-
mêlons pas les causes. La partie de cette connaissance qui a pour
objet le présent et le passé , quoiqu'elle ne soit fondée que sur
le simple témoignage , produit souvent en nous une persuasion
aussi forte que celle qui naît des axiomes. Le sentiment est de
deux sortes. L'un destiné aux vérités de morale, s'appelle con-
science; c'est une suite de la loi naturelle et de l'idée que nous
avons du bien et du mal ; et on pourrait le nommer évidence du
cœur ^ parce que tout différent qu'il est de l'évidence de l'esprit
attachée aux vérités spéculatives , il nous subjugue avec le même
empire. L'autre espèce de sentiment est particulièrement affecté
à l'imitation de la belle nature, et à ce qu'on appelle beautés
d'expressions. Il saisit avec transport les beautés sublimes et
frappantes , démêle avec finesse les beautés cachées , et proscrit
ce qui n'en a que l'apparence. Souvent même il prononce des
arrêts sévères sans se donner la peine d'en détailler les motifs,
parce que ces motifs dépendent d'une foule d'idées difficiles à
développer sur-le-champ , et plus encore à transmettre aux
autres. C'est à cette espèce de sentiment que nous devons le goût
et le génie , distingués l'un de l'autre en ce que le génie est le
sentiment qui crée , et le goût , le sentiment qui juge.
Après le détail oii nous sommes entrés sur les différentes par-
ties de nos connaissances, et sur les caractères qui les distinguent,
il ne nous reste plus qu'à former un arbre généalogique ou ency-
clopédique qui les rassemble sous un même point de vue , et qui
serve à marquer leur origine et les liaisons qu'elles ont entre
elles. Nous expliquerons dans un moment l'usage que nous pré-
tendons faire de cet arbre. Mais l'exécution n'en est pas sans
difficulté. Quoique l'histoire philosophique que nous venons d(*
44 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
Jonner de Torigine de nos idées , soit fort utile pour faciliter un
pareil travail , il ne faut pas croire que l'arbre encyclopédique
doive ni puisse même être servilement assujéti à cette histoire.
Le système général des sciences et des arts est une espèce de
labyrinthe , de chemin tortueux , où l'esprit s'engage sans trop
connaître la route qu'il doit tenir. Pressé par ses besoins , par
ceux du corps auquel il est uni , il étudie d'abord les premiers
objets qui se présentent à lui ; pénètre le plus avant qu'il peut
dans la connaissance de ces objets ; rencontre bientôt des diffi-
cultés qui l'arrêtent, et soit par l'espérance ou même par le dés-
espoir de les vaincre , se jette dans une nouvelle route ; revient
ensuite sur ses j^as ; franchit quelquefois les premières barrières
pour en rencontrer de nouvelles ; et passant d'un objet à un
autre, fait sur chacun de ces objets à différens intervalles et
comme par secousses , une suite d'opérations dont la disconti-
nuité est un effet nécessaire de la génération même de ses idées.
Mais ce désordre, tout philosophique qu'il est de la part de
l'esprit , défigurerait , ou plutôt anéantirait entièrement un
arbre encyclopédique dans lequel on voudrait le représenter.
D'ailleurs , comme nous l'avons déjà fait sentir au sujet de la
logique, la plupart des sciences qu'on regarde comme renfer-
mant les principes de toutes les autres , et qui doivent par cette
raison occuper les premières places dans l'ordre encyclopédique,
n'observent pas le même rang 'dans l'ordre généalogique des
idées; parce qu'elles n'ont pas été inventées les premières. En
effet , notre étude primitive a du être celle des individus ; ce
n'est qu'après avoir considéré leurs propriétés particulières et
palpables , que nous avons , par abstraction de notre esprit , en-
visagé leurs propriétés générales et communes , et formé la mé-
taphysique et la géométrie ; ce n'est qu'après un long usage des
premiers signes, que nous avons perfectionné l'art de ces signes
au point d'en faire une science ; ce n'est enfin qu'après une
longue suite d'opérations sur les objets de nos idées , que nous
avons par la réflexion donné des règles à ces opérations mêmes.
Enfin le système de nos connaissances est composé de diffé-
rentes branches , dont plusieurs ont un même point de réunion ;
et comme en partant de ce point il n'est pas possible de s'en-
gager à la fois dans toutes les routes , c'est la nature des différens
esprits qui détermine le choix. Aussi est-il assez rare qu'un même
esprit en parcoure à la fois un grand nombre. Dans l'étude de
la nature les hommes se sont d'abord appliqués , tous comme
de concert , à satisfaire les besoins les plus pressans ; mais quand
ils en sont venus aux connaissances moins absolument néces-
saires, ils ont dû se les partager , et y avancer chacun de son
DE L'ENCYCLOPEDIE. 45
côté à peu près d'un pas égal. Ainsi plusieurs sciences ont été,
pour ainsi dire , contemporaines ; mais dans l'ordre historique
des progrès de l'esprit , on ne peut les embrasser que succes-
sivement.
Il n'en est pas de mê||e de l'ordre encyclopédique de nos
connaissances. Ce dernier^onsiste à les rassembler dans le plus
petit espace possible , et à placer , pour ainsi dire , le philosophe
au-dessus de ce vaste labyrinthe dans un point de vue fort élevé
d'oii il puisse apercevoir à la fois les sciences et les arts princi-
paux; voir d'un coup d'œil les objets de ses spéculations, et les
opérations qu'il peut faire sur ces objets ; distinguer les branches
générales des connaissances humaines , les points qui les sé-
parent ou qui les unissent , et entrevoir même quelquefois les
routes secrètes qui les rapprochent. C'est une espèce de mappe-
monde qui doit montrer les principauid pays , leur position et
leur dépendance mutuelle , le chemin en ligne droite qu'il y a
de l'un à l'autre ; chemin souvent coupé par mille obstacles , qui
ne peuvent être connus sur chaque pays que des habitans ou
des voyageurs , et qui ne sauraient être montrés que dans des
cartes particulières fort détaillées. Ces cartes particulières seront
les différens articles de l'Encyclopédie, et l'arbre ou système
figuré en sera la mappemonde.
Mais, comme dans les cartes générales du globe que nous ha-
bitons , les objets sont plus ou moins rapprochés , et présentent
un coup d'œil différent selon le point de vue où l'œil est placé
par le géographe qui construit la carte , de même la forme de
l'arbre encyclopédique dépendra du point de vue oii l'on se
mettra pour envisager l'univers littéraire. On peut donc ima-
giner autant de systèmes différens de la connaissance humaine ,
que de mappemondes de différentes projections ; et chacun de
ces systèmes pourra même avoir , à l'exclusion des autres , quel-
que avantage particulier. Il n'est guère de savans qui ne placent
volontiers au centre de toutes les sciences celle dont ils s'occu-
pent , à peu près comme les premiers hommes se plaçaient au
centre du monde , persuadés que l'univers était fait pour eux.
La prétention de plusieurs de ces savans, envisagée d'un œil
philosophique , trouverait peut-être , même hors de l'amour-
propre, d'assez bonnes raisons pour se justifier.
Quoi qu'il en soit, celui de tous les arbres encyclopédiques
qui offrirait le plus grand nombre de liaisons et de rapports
entre les sciences , mériterait sans doute d'être préféré. Mais
peut-on se flatter de le saisir? la nature , nous ne saurions trop
le répéter , n'est composée que d'individus qui sont l'objet pri-
mitif de nos sensations et de nos perceptions directes. Nous re-
46 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
marquons , à la vërilé, dans ces individus , des propriétés com-
munes par lesquelles nous les comparons , et des propriétés dis-
semblables par lesquelles nous les discernons : et ces propriétés
désignées par des noms abstraits, nous ont conduits à former
différentes classes où. ces objets ont ^ placés. Mais souvent tel
objet qui , par une ou plusieurs de*ses propriétés , a été placé
dans une classe , tient à une autre classe par d'autres propriétés ,
et aurait pu tout aussi bien y avoir place. Il reste donc néces-
sairement de l'arbitraire dans la division générale. L'arrangement
le plus naturel serait celui oii les objets se succéderaient par les
nuances insensibles qui servent tout à la fois à les séparer et à
les unir. Mais le petit nombre d'êtres qui nous sont connus , ne
nous permet pas de marquer ces nuances. L'univers n'est qu'un
\aste océan , sur là surface duquel nous apercevons quelques
îles plus ou moins grandes , dont la liaison avec le continent
nous est cachée.
On pourrait former Tarbre de nos connaissances en les divi-
sant , soit en naturelles et en révélées, soit en utiles et agréables ,
soit en spéculatives et pratiques , soit en évidentes , certaines ,
probables et sensibles , soit en connaissances des choses et con-
naissances des signes; et ainsi à l'infini. Nous avons choisi une
division qui nous a paru satisfaire tout à la fois le plus qu'il est
possible à l'ordre encyclopédique de nos connaissances et à leur
ordre généalogique. Nous devons cette division à un auteur cé-
lèbre dont nous parlerons dans la suite de ce discours: nous
avons pourtant cru y devoir faire quelques changemens, dont
nous rendrons compte. Mais nous sommes trop convaincus de
l'arbitraire qui régnera toujours dans une pareille division ,
pour croire que notre système soit l'unique ou le meilleur ; il
nous suffira que notre travail ne soit pas entièrement désap-
prouvé par les bons esprits. Nous ne voulons point ressembler à
cette foule de naturalistes qu'un philosophe moderne a eu tant de
raison de censurer ; et qui occupés sans cesse à diviser les pro-
ductions de la nature en genres et en espèces , ont consumé dans
ce travail un temps qu'ils auraient beaucoup mieux employé à
l'étude de ces productions mêmes. Que dirait-on d'un architecte
qui ayant à élever un édifice immense , passerait toute sa vie à
en tracer le plan ; ou d'un curieux qui se proposant de parcourir
un vaste palais, emploierait tout son temps à en observer l'entrée?
Les objets dont notre âme s'occupe sont ou spirituels ou ma-
tériels, et notre âme s'occupe de ces objets ou par des idées
directes ou par des idées réfléchies. Le svstème des connaissances
directes ne peut consister que dans la collection purement pas-
sive et comme machinale de ces mêmes connaissances ; c'est ce
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 4^
qu'on appelle mémoire. La reflexion est de deux sortes , nous
l'avons déjà observé ; ou elle raisonne sur les objets des idées
directes , ou elle les imite. Ainsi la mémoire , la raison propre-
ment dite, et Vimagination y sont les trois manières différentes
dont notre âme opère sur les objets de ses pensées. Nous ne
prenons point ici l'imagination pour la faculté qu'on a de se re-
présenter les objets ; parce que cette faculté n'est autre chose
que la mémoire même des objets sensibles , mémoire qui serait
dans un continuel exercice , si elle n'était soulagée par l'inven-
tion des signes. Nous prenons l'imagination dans un sens plus
noble et plus précis , pour le talent de créer en imitant.
Ces trois facultés forment d'abord les trois divisions générales
de notre système, et les trois objets généraux des connaissances
humaines; Vhistoire, qui se rapporte à la mémoire; la philoso-
phie, qui est le fruit de la raison ; et les beaux-arts , que l'ima-
gination fait naître. Si nous plaçons la raison avant l'imagination,
cet ordre nous paraît bien fondé , et conforme au progrès naturel
des opérations de l'esprit : l'imagination est une faculté créa-
trice : et l'esprit , avant de songer à créer , commence par rai-
sonner sur ce qu'il voit et ce qu'il connaît. Un autre motif qui
doit déterminer à placer la raison avant l'imagination , c'est
que , dans cette dernière faculté de l'âme , les deux autres se
trouvent réunies jusqu'à un certain point , et que la raison s'y
joint à la mémoire. L'esprit ne crée et n'imagine des objets
qu'en tant qu'ils sont semblables à ceux qu'il a connus par des
idées directes et par des sensations : plus il s'éloigne de ces
objets , plus les êtres qu'il forme sont bizarres et peu agréables.
Ainsi , dans l'imitation de la nature , l'invention même est as-
sujétie à certaines règles ; et ce sont ces règles qui forment
principalement la partie philosophique des beaux-arts , jusqu'à
présent assez imparfaite , parce qu'elle ne peut être l'ouvrage
que du génie, et que le génie aime mieux créer que discuter.
Enfin, si on examine le progrès de la raison dans ses opéra-
tions successives , on se convaincra encore qu'elle doit précéder
l'imagination dans l'ordre de nos facultés ; puisque la raison ,
par les dernières opérations qu'elle fait sur les objets, conduit
en quelque sorte à l'imagination : car ces opérations ne con-
sistent qu'à créer , pour ainsi dire , des êtres généraux , qui ,
séparés de leur sujet par abstraction , ne sont plus du ressort
immédiat de nos sens. Aussi la métaphysique et la géométrie
sont de toutes les sciences qui appartiennent à la raison, celles
oii l'imagination a le plus de part. J'en demande pardon à nos
beaux esprits détracteurs de la géométrie ; ils ne se croyaient
pas sans doute si près d'elle, et il n'y a peut-être que la métaphy-
48 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
sique qui les en sépare. L'imagination dans un géomètre qui
crée , n'agit pas moins que dans un poète qui invente. 11 est vrai
qu'ils opèrent différemment sur leur objet ; le premier le dé-
pouille et l'analyse, le second le compose et l'embellit. Il est
encore vrai que cette manière différente d'opérer n'appartient
qu'à différentes sortes d'esprits; et c'est pour cela que les talens
du grand géomètre et du grand poète ne se trouveront peut-
être jamais ensemble. Mais soit qu'ils s'excluent ou ne s'excluent
pas l'un l'autre, ils ne sont nullement en droit de se mépri-ser
réciproquement. De tous les grands hommes de l'antiquité j
Archimède est peut-être ceK.i qui mérite le plus d'être placé à
côté d'Homère. J'espère qu'on pardonnera celte digression à un
géomètre qui aime son art, mais qu'on n'accusera point d'être
admirateur outré; et je reviens à mon sujet.
La distribution générale des êtres en spirituels et en maté-
riels fournit la sous-division de trois branches générales. L'his-
toire et la philosophie s'occupent également de ces deux espèces
d'êtres , et rimaginalion ne travaille que d'après les êtres pure-
ment matériels , nouvelle raison pour la placer la dernière dans
l'ordre de nos facultés. A la tête des êtres spirituels est Dieu ,
qui doit tenir le premier rang par sa nature, et par le besoin
que nous avons de le connaître. Au-dessous de cet Etre suprême
sont les esprits créés , dont la révélation nous apprend l'exis-
tence. Ensuite vient V homme , qui , composé de deux principes,
tient par son âme aux esprits , et par son corps au monde ma-
tériel ; et enfin ce vaste univers que nous a|>pelons monde cor-
porel ou la nature. Nous ignorons pourquoi l'auteur célèbre qui
nous sert de guide dans cette distribution , a placé la nature
avant l'homme dans son système; il semble, au contraire, que
tout engage à placer l'homme sur le passage qui sépare Dieu
et les esprits d'avec les corps.
L'histoire, en tant qu'elle se rapporte à Dieu, renferme ou la re-
s^élationou la tradition, et se divise, sous ces deux points de vue, en
histoire sacrée et en histoire ecclésiastique. L'histoire de l'homme
a pour objet, ou ses actions, ou ses connaissances ; et elle est par
conséquent civile on littéraire , c'est-à-dire, se partage entre les
grandes nations et les grands génies, entre les rois et les gens de
lettres, entre lesconquérans et les philosophes. Enfin l'histoire de la
nature est celle des productions innombrables qu'on y observe ,
et forme une quantité de branches presque égale au nombre de
ces diverses productions. Parmi ces différentes branches , doit être
placée avec distinction Vhistoire des arts, qui n'est antre chose
que l'histoire des usages que les hommes ont fait des productions
de la nature, pour satisfaire à leurs besoins ou à leur curiosité.
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 49
Tels sont les objets principaux de la mémoire. Venons pré-»
sientement à la faculté qui réfléchit et raisonne. Les êtres tant
spirituels que matériels sur lesquels elle s'exerce , ayant quelques
propriétés générales , comme l'existence , la possibilité , la durée ;
l'examen de ces propriétés forme d'abord cette branche de la
philosophie , dont toutes les autres empruntent en partie leurs
principes : on la nomme V ontologie ou science de l'être , ou mé-
taphysique générale. Nous descendons de là aux différens êtres
particuliers ; et Içs divisions que fournit la science de ces différens
êtres sont formées sur le même plan que celle de l'histoire.
La science de Dieu , appelée théologie , a deux branches ; la
théologie naturelle n'a de connaissance de Dieu que celle que
produit la raison seule ; connaissance qui n'est pas d'une fort
grande étendue : la théologie révélée tire de l'histoire sacrée
une connaissance beaucoup plus parfaite de cet Etre. De cette
même théologie révélée résulte la science des esprits créés. Nous
avons cru encore ici devoir nous écarter de notre auteur. Il nous
semble que la science , considérée comme appartenant à la rai-
son , ne doit point être divisée comme elle l'a été par lui eu
théologie et en philosophie ; car la théologie révélée n'est autre
chose que la raison appliquée aux faits révélés : on peut dire
qu'elle tient à l'histoire par les dogmes qu'elle enseigne , et à la
philosophie par les conséquences qu'elle tire de ces dogmes.
Ainsi , séparer la théologie de la philosophie , ce serait arracher
du tronc un rejeton qui de lui-même y est uni. Il semble aussi
que la science des esprits appartient bien plus intimement à
la théologie révélée qu'à la théologie naturelle.
La jDremière partie de la science de l'homme est celle de
l'âme ; et cette science a pour but , ou la connaissance spécu-
lative de l'âme humaine , ou celle de ses opérations. La con-
naissance spéculative de l'âme dérive en partie de la théologie
naturelle, et en partie de la théologie révélée, et s'appelle pneu-
matologie ou métaphjsique particulière. La connaissance de ses
opérations se subdivise en deux branches , ces opérations pou-»
vaut avoir pour objet , ou la découverte de la vérité , ou la pra-
tique de la vertu. La découverte de la vérité , qui est le but de
la logique, produit l'art de la transmettre aux autres; ainsi
l'usage que nous faisons de la logique est en partie pour notre
propre avantage, en partie pour celui des êtres semblables à
nous ; les règles de la morale se rapportent moins à l'homme
isolé , et le supposent nécessairement en société avec les autres
hommes.
La science de la nature n'est autre que celle du corps. Mais
les corps ayant des propriétés générales qui leur sont communes ,
5o DISCOURS PRÉLIMINAIRE
telles que rimpe'nëtrabilité , la mobilité et l'étendue, c'est en-
core par l'étude de ces propriétés que la science de la nature
doit commencer : elles ont, pour ainsi dire , un côté purement
intellectuel par lequel elles ouvrent un chamj) immense aux spé-
culations de l'esprit , et un côté matériel et sensible par lequel
on peut les mesurer. La spéculation intellectuelle appartient à la
physique générale , qui n'est proprement que la métaphysique
des corps; et la mesure est l'objet des mathématiques, dont les
divisions s'étendent presque à l'infini.
Ces deux sciences conduisent à la physique particulière , qui
étudie les corps en eux-mêmes , et qui n'a que les individus
pour objet. Parmi les corps dont il nous importe de connaître
les propriétés, le nôtre doit tenir le premier rang, et il est im-
médiatement suivi de ceux dont la connaissance est le plus né-
cessaire à notre conservation ; d'oii résultent l'anatomie , l'agri-
culture, la médecine et leurs différentes branches. Enfin tous
les corps naturels soumis à notre examen produisent les autres
parties innombrables de la physique raisonnée.
La peinture, la sculpture , l'architecture , la poésie, la mu-
sique, et leurs différentes divisions, composent la troisième
distribution générale qui naît de l'imagination, et dont les
parties sont comprises sous le nom de beaux arts. On pourrait
aussi les renfermer sous le titre général de peinture , puisque
tous les beaux arts se réduisent à peindre, et ne diffèrent que
par les moyens qu'ils emploient; enfin on pourrait les rapporter
tous à la poésie, en prenant ce mot dans sa signification natu-
relle, qui n'est autre chose (^n ijweiition ou création.
Telles sont les principales parties de notre arbre encyclopé-
dique ; on les trouvera plus en détail à la fin de ce discours
préliminaire. Nous en avons formé une espèce de carte à
laquelle nous avons joint une explication plus étendue que celle
qui vient d'être donnée. Cette carte et cette explication ont été
déjà publiées dans \e prospectus comme pour pressentir le goût du
public; nous y avons fait quelques changemens dont il sera
facile de s'apercevoir, et qui sont le fruit ou de nos réflexions,
ou des conseils de quelques philosophes assez bons citoyens pour
prendre intérêt à notre ouvrage. Si le public éclairé donne son
approbation à ces changemens, elle sera la récompense de notre
docilité ; et s'il ne les approuve pas, nous n'en serons- que pîus
convaincus de l'impossibilité de former un arbre encyclopédique
qui soit au gré de tout le monde.
La division générale de nos connaissances , suivant nos trois
facultés, a cet avantage , qu'elle pourrait fournir aussi les trois
divisions du monde littéraire , en éntdits , philosophes et bernes
DE L'ENCYCLOPÉDIE, 5i
esprits , en sorte qu'après avoir formé l'arbre des sciences , ou
pourrait former sur le même plan celui des gens de lettres.
La mémoire est le talent des premiers, la sagacité appartient
aux seconds , et les derniers ont l'agrément en partage. Ainsi ,
en regardant la mémoire comme un commencement de ré-
flexion, et en y joignant la réflexion qui combine , et celle qui
imite, on pourrait dire en général que le nombre plus ou moins
grand d'idées réfléchies, et la nature de ces idées, constituent
la différence plus ou moins grande qu'il y a entre les hommes ;
que la réflexion , prise dans le sens le plus étendu qu'on puisse
lui donner , forme le caractère de l'jesprit , et qu'elle en di.>.tingue
les différens genres. Du reste , les trois espèces de républiques
dans lesquelles nous venons de distribuer les gens de lettres ,
n'ont pour l'ordinaire rien de commun, que de faire assez peu.
de cas les unes des autres. Le poète et le philosophe se traitent
mutuellement d'insensés , qui se repaissent de chimères : l'un
et l'autre regardent l'érudit comme une espèce d'avare qui ne
pense qu'à amasser sans jouir, et qui entasse sans choix les
métaux les plus vils avec les plus précieux; et l'érudit, qui
ne voit que des mots partout oii il ne lit point des faits, mé-
prise le poète et le philosophe comme des gens qui se croient
riches parce que leur dépense excède leui^ fonds.
C'est ainsi qu'on se venge des avantages qu'on n'a pas. Les
gens de lettres entendraient mieux leurs intérêts , si au lieu de
chercher à s'isoler, ils reconnaissaient le besoin réciproque
qu'ils ont de leurs travaux et les secours qu'ils en tirent. La
société doit sans doute aux beaux espi its ses principaux agré-
mens et ses lumières aux philosophes ; mais ni les uns ni les
autres ne sentent combien ils sont redevables à la jiiémoire ;
■elle renferme la matière première de toutes nos connaissances ;
et les travaux de l'érudit ont souvent fourni au philosophe et
au poète les sujeLs sur lesquels ils s'exercent. Lorsque les anciens
ont appelé les Muses Filles de Mc'nioire , a dit un auteur mo-
derne, ils sentaient peut-être combien cette faculté de notre
âme est nécessaire à toutes les autres ; et les Romains lui éle-
vaient des temples, comme à la Fortune.
Il nous reste à montrer comment nous avons tâché de con-
cilier dans notre dictionnaire l'ordre encyclopédique avec l'or-
dre alphabétique. Nous avons employé pour cela trois moyens :
le système figuré qui est à la tête de l'ouvrage; la science à
laquelle chaque article se rapporte , et la manière dont l'article
est traité. On a placé pour l'ordinaire , après le mol qui fait le
sujet de l'article, le nom de la science dont cet article faif;
partie : il ne faut plus que voir dans le système ligure quel
52 DISCOURS PRELIMINAIRE
rang cette science y occupe , pour connaître la place que Far^
ticle doit avoir dans l'Encyclopédie. S'il arrive que le nom de
la science soit omis dans l'article , la lecture suffira pour con-
naître à quelle science il se rapporte ; et quand nous aurions , par
exemple , oublié d'avertir que le mot bombe appartient à l'art mili-
taire, et le nom d'une ville ou d'un pays à la géographie, nous
comptons assez sur l'intelligence de nos lecteurs, pour espérer
qu'ils ne seraient pas choqués d'une pareille omission. D'ailleurs,
par la disposition des " matières dans chaque article, surtout
lorsqu'il est un peu étendu , on ne pourra manquer de voir que
cet article tient à un autre qui dépend d'une science différente,
celui-là à un troisième , et ainsi de suite. On a tâché que l'exac-
titude et la fréquence des renvois ne laissassent là-dessus rien à
désirer; car les renvois, dans^ce dictionnaire, ont cela de parti-
culier, qu'ils servent principalement à indiquer la liaison des
matières , au lieu que dans les autres ouvrages de cette espèce ,
ils ne sont destinés qu'à expliquer un article par un autre.
Souvent même nous avons omis le renvoi , parce que les termes
à' art ou de science sur lesquels il aurait pu tomber , se trouvent
expliqués à leur article, que le lecteur ira chercher de lui-même.
C'est surtout dans les articles généraux des sciences qu'on a
tâché d'expliquer les secours mutuels qu'elles se prêtent. Ainsi
trois choses forment l'ordre encyclopédique : le nom de la
science à laquelle V article appartient ^ le rang de cette science
dans V arbre ; la liaison de V article ai^ec d'autres dans la même
science ou da?is une science différente ^ liaison indiquée par les
renvois , ou facile à sentir au moyen des termes techniques ex-
pliqués suivant leur ordre alphabétique. Il ne s'agit point ici
des raisons qui nous ont fait préférer dans cet ouvrage l'ordre
alphabétique à tout autre ; nous les exposerons plus bas, lorsque
nous envisagerons cette collection comme dictionnaire des
sciences et des arts.
Au reste, sur la partie de notre travail qui consiste dans
l'ordre encyclopédique, et qui est plus destiné aux gens éclairés
qu'à la multitude , nous observerons deux choses : la première ,
c'est qu'il serait souvent absurde de vouloir trouver une liaison
immédiate entre un article de ce dictionnaire et un autre ^irticle
pris à volonté ; c'est ainsi qu'on chercherait en vain par quels
liens secrets section conique peut être rapprochée à' accusatif .
L'ordre encyclopédique ne suppose point que toutes les sciences
tiennent directement les unes aux autres. Ce sont des branches
qui partent d'un même tronc , savoir de l'entendement humain.
Ces branches n'ontsouvent entre elles aucune liaison immédiate,
et plusieurs ne sont réunies que par le tronc même. Ainsi ^
DE L'ENCYCLOPEDIE. 53
section conique appartient à îa géométrie , la géométrie con-
duit à la physique particulière, celle-ci à la physique générale,
la physique générale à la métaphysique , et la métaphysique est
bien près de la grammaire à laquelle le mot «ra/^^f //'appartient.
Mais quand on est arrivé à ce dernier terme par la route que
nous venons d'indiquer , on se trouve si l-oin de celui d'oii l'on
est parti , qu'on l'a tout-à-fait perdu de vue.
La seconde remarque que nous avons à faire , c'est qu'il ne
faut pas attribuer à notre arbre encyclopédique plus d'avantage
que nous ne prétendons lui en donner. L'usage des divisions
générales est de rassembler un fort grand nombre d'objets : mais
il ne faut pas croire qu'il puisse suppléer à l'étude de ces objets
mêmes. C'est une espèce de dénombrement des connaissances
qu'on peut acquérir; dénombrement frivole pour qui vou-
drait s'en contenter , utile pour qui désire d'aller plus loin. Un
seul article raisonné sur un objet particulier de science ou à\irt]
renferme plus de substance que toutes les divisions et subdivi-
sions qu'on peut faire des termes généraux ; et pour ne point
sortir de la comparaison que nous avons tirée plus haut des
cartes géographiques , celui qui s'en tiendrait à l'arbre encyclo-
pédique pour toute connaissance , n'en saurait guère plus que
celui qui pour avoir acquis par les mappemondes une idée gé-
nérale du globe et de ses parties principales , se flatterait de
connaître les différens peuples qui l'habitent , et les Etats parti-
culiers qui le composent. Ce qu'il ne faut point oublier surtout,
en considérant notre système figuré , c'est que l'ordre encyclo-
pédique qu'il présente est très-différent de l'ordre généalogique
des opérations de l'esprit ; que les sciences qui s'occupent des
êtres généraux , ne sont utiles qu'autant qu'elles mènent à celles
dont les êtres particuliers sont l'objet; qu'il n'y a véritablement
que ces êtres particuliers qui existent , et que si notre esprit a
créé les êtres généraux , c'a été pour pouvoir étudier plus faci-
lement l'une après l'autre les propriétés qui par leur nature
existent à la fois dans une même substance, et qui ne peuvent
physiquement être séparées. Ces réflexions doivent être le fruit
et le résultat de tout ce que nous avons dit jusqu'ici ; et c'est
aussi par là que nous terminerons la première partie de ce dis™
cours.
Nous allons présentement considérer cet ouvrage comme
dictiomiaire raisonné des sciences et des arts. L'objet est d'au-
tant plus important , que c'est sans doute celui qui peut inté-
resser davantage la plus grande partie de nos lecteurs, et qui ,
pour être rempli , a demandé le plus de soins et de travail. Mais
Bi DISCOURS PRÉLIMINAIRE
avant que d'entier, sur ce sujet, dans tout le détail qu'on est
en droît d'exiger de nous , il ne sera pas inutile d'examiner avec
quelque étendue l'état présent des sciences et des arts , et de
montrer par quelle gradation on y est arrivé. L'exposition mé-
taphysique de l'origine et de la liaison des sciences nous a été
d'une grande utilité pour en former l'arbre encyclopédique;
l'exposition historique de l'ordre dans lequel nos connaissances se
sont succédées, ne sera pasmoins avantageuse pour nous éclairer
nous-mêmes sur la manière dont nous devons transmettre ces
connaissances à nos lecteurs. D'ailleurs l'histoire des sciences
est naturellement liée à celle du petit nombre de grands génies
dont les ouvrages ont contribué à répandre la lumière parmi
les hommes , et ces ouvrages ayant fourni pour le nôtre les se-
cours généraux, nous devons commencer à en parler avant que
de rendre compte des secours particuliers que nous avons obtenus.
Pour ne point remonter trop haut, fixons-nous à la renaissance
des lettres.
Quand on considère les progrès de l'esprit depuis cette époque
mémorable, on trouve que ces progrès se sont faits dans l'ordre
qu'ils devaient naturellement suivre. On a commencé par l'é-
rudition , continué par les belles-lettres, et fini par la philoso-
phie. Cet ordre diffère à la vérité de celui que doit observer
l'homme abandonné à ses propres lumières, ou borné au com-
merce de ses contemporains, tel que nous l'avons principale-
ment considéré dans la première partie de ce discours: en effet,
nous avons fait voir que l'esprit isolé doit rencontrer dans sa
route la philosophie avant les belles-lettres. Mais en sortant
d'un long intervalle d'ignorance que des siècles de lumière
avaient précédé, la régénération des idées , si on peut parler
ainsi , a du nécessairement être différente de leur génération
primitive. Nous allons tâcher de le fair^* sentir.
Les chefs-d'œuvre que les anciens nous avaient laissés dans
presque tous les genres, avaient été oubliés pendant douze
siècles. Les principes des sciences et des arts étaient perdus ,
parce que le beau et le vrai qui semblent se montrer de toutes
parts aux hommes, ne les frappent guère à moins qu'ils n'en
soient avertis. Ce n'est pas que ces temps malheureux aient
été plus stériles que d'autres en génies rares; la nature est tou-
jours la même ; mais que pouvaient faire ces grands hommes,
semés de loin à loin comme ils le sont toujours, occupés d'objets
dilférens, et abandonnés sans culture à leurs seules lumières?
Les idéesqu'on acquiert par la lecture et par la société, sont le
germé de presque toutes les découvertes.. C'est un air que l'on
respire sans y penser, et auquel on doit la vie; et les hommes
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 55
dont nous parlons étaient privés d'un tel secours. Ils ressem-
blaient aux premiers créateurs des sciences et des arts, que
leurs illustres successeurs ont fait oublier, et qui, précédés
par ceux-ci , les auraient fait oublier de même. Celui qui trouva
le premier les roues et les pignons , eut inventé les montres
dans un autre siècle, et Gerbert placé au temps d'Arcliimëde
l'aurait peut-être égalé.
Cependant la plupart des beaux esprits de ces temps téné-
breux se faisaient appeler poètes ou philosophes. Que leur en
coûtait-il en effet pour usurper deux titres dont on se pare à si
peu de frais , et qu'on se flatte toujours de ne guère devoir à des
lumières empruntées ? Ils croyaient qu'il était inutile de cher-
cher les modèles de la poésie dans les ouvrages des Grecs et des
Romains, dont la langue ne se parlait plus ; et ils prenaient pour
la véritable philosophie des anciens une tradition barbare qui la
défigurait. La poésie se réduisait pour eux à un mécanisme pué-
ril : l'examen approfondi de la nature, et la grande étude de
l'homme , étaient remplacés par mille questions frivoles sur des
êtres abstraits et métaphysiques i questions dont la solution ,
bonne ou mauvaise, demandait souvent beaucoup de subtilité ,
et par conséquent un grand abus de l'esprit. Qu'on joigne à ce
désordre l'état d'esclavage ou presque toute l'Europe était plon-
gée , les ravages de la superstition qui naît de l'ignorance , et
qui la reproduit à son tour , et on verra que rien ne manquait
aux obstacles qui éloignaient le retour de la raison et du goût ;
car il n'y a que la liberté d'agir et de penser qui soit capable
de produire de grandes choses, et elle n'a besoin que de lumières
pour se préserver des excès.
Aussi fallut-il au genre humain , pour sortir de la barbarie,
une de ces révolutions qui font prendre à la terre une face nou-
velle : l'Empire grec est détruit, sa ruine fait refluer en Europe
le peu de connaissances qui restaient encore au monde : l'inven-
tion de l'imprimerie , la protection des Médicis et de François P"".
raniment les esprits ; et la lumière renaît de toutes parts.
L'étude des langues et de l'histoire abandonnée par nécessite
durant les siècles d'ignorance , fut la première à laquelle on se
livra. L'esprit humain se trouvait , au sortir de la barbarie, dans
une espèce d'enfance, avide d'accumuler des idées , et incapable
pourtant d'en acquérir d'abord d'un certain ordre par l'espèce
d'engourdissement oii les facultés de l'àme avaient été si long-
temps. De toutes ces facultés, la mémoire fut celle que Ton cul-
tiva d'abord , parce qu'elle est la plus facile à satisfaire , et que
les connaissances qu'on obtient par son secours, sont celles qui
peuvent le plus aisément être entassées. Ou ne coyimenca donc
56 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
point par étudier la nature , ainsi que les premiers hommes
avaient du faire ; on jouissait d'un secours dont ils étaient dé-
pourvus , celui des ouvrages des anciens, que la générosité des
grands et l'impression commençaient à rendre communs : on
croyait n'avoir qu'à lire pour devenir savant ; et il est bien plus
aisé de lire que de voir. Ainsi on dévora sans distinction tout ce
que les anciens nous avaient laissé dans chaque genre : on les
traduisit , on les commenta ; et par une espèce de reconnais-
sance on se mit à les adorer , sans connaître à beaucoup près ce
qu'ils valaient.
De là cette foule d'érudits profonds dans les langues savantes,
jusqu'à dédaigner la leur, qui, comme l'a dit un auteur célèbre,
connaissaient tout dans les anciens , hors la grâce et la finesse ,
et qu'un vain étalage d'érudition rendait si orgueilleux ; parce
que les avantages qui coûtent le moins sont pour l'ordinaire ceux
dont on aime le plus à se parer. C'était une espèce de grands
seigneurs , qui , sans ressembler par le mérite réel à ceux dont
ils tenaient la vie , tiraient beaucoup de vanité de croire leur
appartenir. D'ailleurs cette vanité n'était point sans quelque es-
pèce de prétexte. Le pays de l'érudition et des faits est inépui-
sable ; on croit , pour ainsi dire , voir tous les jours augmenter
sa substance par les acquisitions que l'on y fait sans peine. Au
contraire , le pays de la raison et des découvertes est d'une assez
petite étendue ; et souvent , au lieu d'y apprendre ce que l'on
ignorait , on ne parvient à force d'étude qu'à désapprendre ce
qu'on croyait savoir. C'est pourquoi , à mérite fort inégal , un
érudit doit être beaucoup plus vain qu'un yjhilosophe , et peut-
être qu'un poëte : car l'esprit qui invente est toujours mécontent
de ses progrès , parce qu'il voit au-delà ; et les plus grands génies
trouvent souvent dans leur amour-propre même un juge secret,
mais sévère , que l'approbation des autres fait taire pour quel-
ques inslans , mais qu'elle ne parvient jamais à corrompre. On
ne doit donc pas s'étonner que les savans dont nous parlons mis-
scrit tant de gloire à jouir d'une science hérissée , souvent ridi-
cule , et quelquefois barbare.
Il est vrai que notre siècle , qui se croit destiné à changer les
lois en tout genre , et à faire justice , ne pense pas fort avanta-
geusement de ces hommes autrefois si célèbres. C'est une espèce
de mérite aujourd'hui que d'en faire peu de cas ; et c'est même
un mérite que bien des gens se contentent d'avoir. Il semble que
par le mépris qu'on a pour ces savans , on cherche à les punir de
l'estime outrée qu'ils faisaient d'eux-mêmes , ou du suffrage
peu éclairé de leurs contemporains , et qu'en foulant aux pieds
ces idoles , on veuille en faire oublier jusqu'aux noms. Mais
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 5;
tout excès est injuste. Jouissons plutôt avec reconnaissance du
travail de ces hommes laborieux. Pour nous mettre à portée
d'extraire des ouvrages des anciens tout ce qui pouvait nous être
utile , il a fallu qu'ils en tirassent aussi ce qui ne l'était pas; on
ne saurait tirer l'or d'une mine sans en faire sortir en même
temps beaucoup de matières viles ou moins précieuses ; ils au-
raient fait comme nous la séparation , s'ils étaient venus plus
tard. L'érudition était donc nécessaire pour nous conduire aux
belles-lettres.
En effet , il ne fallut pas se livrer long-temps à la lecture des
anciens , pour se convaincre que dans ces ouvrages même oii
l'on ne cherchait que des faits ou des mots, il y avait mieux à
apprendre. On aperçut bientôt les beautés que leurs auteurs y
avaient répandues ; car si les hommes , comme nous l'avons dit
plus haut, ont besoin d'être avertis du vrai , en récompense ils
n'ont besoin que de l'être. L'admiration qu'on avait eue jusqu'a-
lors pour les anciens ne pouvait être plus vive; mais elle com-
mença à devenir plus juste : cependant elle était encore bien
loin d'être raisonnable. On crut qu'on ne pouvait les imiter qu'en
les copiant servilement, et qu'il n'était possible de bien dire
que dans leur langue. On ne pensait pas que l'étude des mots
est une espèce d'inconvénient passager, nécessaire pour faciliter
l'étude des choses , mais qu'elle devient un mal réel , quand elle
retarde cette étude; qu'ainsi on aurait du se borner à se rendre
familiers les auteurs grecs et romains , pour profiter de ce qu'ils
avaient pensé de meilleur ; et que le travail auquel il fallait se
livrer pour écrire leur langue , était autant de perdu pour l'a-
vancement de la raison. On ne voyait pas d'ailleurs , que s'il y
a dans les anciens un grand nombre de beautés de style perdues
pour nous, il doit y avoir aussi , par la même raison , bien des
défauts qui échappent , et que l'on court risque de copier comme
des beautés ; qu'enfin tout ce qu'on pourrait espérer par l'usage
servile de la langue des anciens, ce serait de se faire un style
bizarrement assorti d'une infinité de styles différens, très -cor-
rect et admirable même pour nos modernes , mais que Cicéron
ou Virgile auraient trouvé ridicule. Cest ainsi que nous ririons
d'un ouvrage t'crit en notre langue , et dans lequel l'auteur au-
rait rassemblé des phrases de Bossuet , de La Fontaine , de La
Bruyère et de Racine , persuadé avec raison que chacun de ces
écrivains en particulier est un excellent modèle.
Ce préjugé des premiers savans a produit dans le seizième
siècle une foule de poètes, d'orateurs et d'historiens latins, dont
les ouvrages , il faut l'avouer, tirent trop souvent leur principal
mérite d'une latinité dont nous ne pouvons guère juger. On peut
58 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
en Comparer quelques uns aux harangues de la plupart de nos
rhéteurs, qui vides de choses, et semblables à des corps sans
substance , n'auraient besoin que d'être mises en français pour
n'être lues de personne.
Les gens de lettres sont enfin revenus peu à peu de cette es-»
pèce de manie. Il y a apparence qu'on doit leur changenaent, du
moins en partie, à la protection des grands, qui sont bien aises
d'être savans, à condition de le devenir sans peine', et qui veu-
lent pouvoir juger sans étude d'un ouvrage d'esprit , pour prix
des iDienfaits qu'ils promettent à l'auteur, ou de l'amitié dont
ils croient l'honorer. On commença à sentir que le beau, pour être
en langue vulgaire , ne perdait rien de ses avantages ; qu'il ac-
quérait même celui d'être plus facilement saisi du commun des
hommes, et qu'il n'y avait aucun mérite à dire des choses
communes ou ridicules dans quelque langue que ce fût, et
à plus forte raison dans celles qu'on devait parler le plus mal.
Les gens de lettres pensèrent donc à perfectionner les langues
vulgaires ; ils cherchèrent d'abord à dire dans ces langues ce
que les anciens avaient dit dans les leurs. Cependant , par une
suite du préjugé dont on avait eu tant de peine à se défaire , au,
lieu d'enrichir la langue française, on commença par la défi-
gurer. Ronsard en fit un jargon barbare , hérissé de grec et de
latin : mais heureusement il la rendit assez méconnaissable pour
qu'elle en devînt ridicule. Bientôt on sentit qu'il fallait trans-
porter dans notre langue les beautés et non les mots des langues
anciennes. Réglée et perfectionnée par le goût, elle acquit assez
promptement une infinité de tours et d'expressions heureuses.
Enfin on ne se borna plus à copier les Romains et les Grecs , ou
même à les imiter, on tâcha de les surpasser, s'il était possible ,
et de penser d'après soi. Ainsi l'imagination des modernes rena-
quit peu à peu de celle des anciens ; et on vit éclore presque en
même temps tous les chefs-d'œuvre du dernier siècle, en élo-
quence , en histoire , en poésie , et dans les différens genres de
littérature.
Malherbe , nourri de la lecture des excellens poètes de^l'an-
liquité , et prenant comme eux la nature pour modèle , répan-
dit le premier dans notre poésie une harmonie et des beautés
auparavant inconnues. Balzac , aujourd'hui trop méprisé, donna
à notre prose de la noblesse et du nombre. Les écrivains du
Port-Ptoyal continuèrent ce que Balzac avait commencé; ils y
ajoutèrent cette précision , cet heureux choix des termes , et,
cette pureté qui ont conservé jusqu'à présent à la plupart de leurs
ouvrages un air moderne , et qui les distinguent d'un grand
nombre de livres surannés écrits dans le racme temps. Corneille;
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 59
après avoir sacrifié pendant quelques années au mauvais goût
dans la carrière dramatique , s'en affranchit enfin, découvrit par
la force^ de son génie , bien plus que par la lecture , les lois du
théâtre , et les exposa dans ses discours admirables sur la tra-
gédie , dans ses réflexions sur chacune de ses pièces, mais prin-
<:ipalement dans ses pièces mêmes. Racine s'ouvrant une autre
route, fit paraître sur le théâtre une passion que les anciens n'y
avaient guère connue, et développant les ressorts du cœur hu-
main, joignit à une élégance et une vérité continues quelques
traits de subli.me. Despréaux , dans son Art poétique , se rendit
régal d'Horace en l'imitant. Molière , par la peinture fine des
ridicules et des mœurs de son temps , laissa loin derrière lui
la comédie ancienne. La Fontaine fit presque oublier Esope et
Phèdre , et Bossuet alla se placer à côté de Démosthène.
Les beaux-arts sont tellement unis avec les belles-lettres, que
le même goût qui cultive les unes , porte aussi à perfectionner
les autres. Dans le même temps que notre littérature s'enri-
chissait par tant de beaux ouvrages , Poussin faisait ses tableaux,
et Puget ses statues; Le Sueur peignait le cloître des Chartreux,
et Lebrun les batailles d'Alexandre ; enfin Quinault, créateur
d'un nouveau genre , s'assurait l'immortalité par ses poèmes ly-
riques , et Lulli donnait à notre musique naissante ses premiers
traits.
Il faut avouer pourtant que la renaissance de la peinture et de
la sculpture avait été beaucoup plus rapide que celle de la poésie
et de la musique; et la raison n'en est pas difficile à apercevoir.
Dès qu'on commença à étudier les ouvrages des anciens en tout
genre , les chefs-d'œuvre antiques qui avaient échappé en assez
grand nombre à la superstition et à la barbarie , frappèrent
bientôt les yeux des artistes éclairés ; on ne pouvait imiter les
Praxitèles et les Phidias, qu'en faisant exactement comme eux;
et le talent n'avait besoin que de bien voir : aussi Raphaël et .
Michel-Ange ne furent pas long-temps sans porter leur art à
un point de perfection, qu'on n'a point encore passé depuis. En
général , l'objet de la peinture et de la sculpture étant plus du
ressort des sens , ces arts ne pouvaient manquer de précéder la
poésie , parce que les sens ont dû être plus promptement affectés
des beautés sensibles et palpables des statues anciennes, que l'i-
magination n'a dû apercevoir les beautés intellectuelles et fugi-
tives des anciens écrivains. D'ailleurs, quand elle a commencé
à les découvrir, l'imitation de ces mêmes beautés, imparfaite par
sa servitude et par la langue étrangère dont elle se servait , n'a
pu manquer de nuire aux progrès de l'imagination même. Qu'on
suppose pour un moment nos peintres et nos sculpteurs privés
6o DISCOURS PRÉLIMINAIRE
de l'avantage qu'ils avaient de mettre en œuvre la même matière
que les anciens : s'ils eussent, comme nos littérateurs, perdu
beaucoup de temps à rechercher et à imiter mal cette matière ,
au lieu de songer à en employer une autre, pour imiter les
ouvrages même qui faisaient l'objet de leur admiration , ils
auraient fait sans doute un chemin beaucoup moins rapide , et
en seraient encore à trouver le marbre.
A l'égard de la musique, elle a dû arriver beaucoup plus tard
à un certain degré de perfection , parce que c'est un art que les
modernes ont été obligés de créer. Le temps a détruit tous les
modèles que les anciens avaient pu nous laisser en ce genre , et
leurs écrivains, du moins ceux qui nous restent , ne nous ont
transmis sur ce sujet que des connaissances très-obscures , ou des
histoires plus propres à nous étonner qu'à nous instruire. Aussi
plusieurs de nos savans , poussés peut-être par une espèce d'a-
mour de propriété, ont prétendu que nous avons porté cet art
beaucoup ])liis loin que les Grecs ; prétention que le défaut de
monumens rend aussi difficile à appuyer qu'à détruire, et qui ne
peut être qu'assez faiblement combattue par les prodiges vrais
ou supposés de la musique ancienne. Peut-être serait-il permis
de conjecturer avec quelque vraisemblance , que cette musique
était tout-à-fait différente de la notre ; et que si l'ancienne était
supérieure par la mélodie , l'harmonie donne à la moderne des
avantages.
Nous serions injustes, si à l'occasion du détail oii nous ve-
nons d'entrer, nous ne reconnaissions point ce que nous devons
à l'Italie ; c'est d'elle que nous avons reçu le« sciences , qui , de-
puis, ont fructifié si abondamment dans toute l'Europe ; c'est à
elle surtout que nous devons les beaux-arts et le bon goût , dont
elle nous a fourni un grand nombre de modèles inimitables.
Pendant que les arts et les belles-lettres étaient en honneur ,
il s'en fallait beaucoup que la philosophie fît le même progrès ,
du moins dans chaque nation prise en corps ; elle n'a reparu
que beaucoup plus tard. Ce n'est pas qu'au fond il soit plus aisé
d'exceller dans les belles-lettres que dans la philosophie ; la su-
périorité en tout genre est également difficile à atteindre. Mais
la lecture des anciens devait contribuer plus promptement à
l'avancement des belles-lettres et du bon goût, qu'à celui des
sciences naturelles. Les beautés littéraires n'ont pas besoin d'être
vues long-temps pour êtres senties ; et comme les hommes sen-
tent avant que de penser, ils doivent par la même raison juger
ce qu'ils sentent avant de juger ce qu'ils pensent. D'ailleurs, les
anciens n'étaient pas à beaucoup près aussi parfaits comme phi-
losophes que comme écrivains. En effet, quoique dans l'ordre de
DE L'ENCYCLOPEDIE. 6i
nos idées les premières ope'raticns de la raison précèdent les
premiers efforts de l'imagination , celle-ci , quand elle a fait les
premiers pas , va beaucoup plus vite que l'autre : elle a l'avan-
tage de travailler sur des objets qu'elle enl^nte ; au lieu que la
raison forcée de se borner à ceux qu'elle a devant elle , et de
s'arrêter à chaque instant , ne s'épuise que trop souvent en re-
cherches infructueuses. L'univers et les réflexions sont le pre-
mier livre des vrais philosophes , et les anciens l'avaient sans
doute étudié : il était donc nécessaire de faire comme eux ; on
ne pouvait suppléer à cette étude par celle de leurs ouvrages ,
dont la plupart avaient été détruits , et dont un petit nombre ,
mutilé par le temps , ne pouvait nous donner sur une matière
si vaste que des notions fort incertaines et fort altérées.
La scholastique qui composait toute la science prétendue des
siècles d'ignorance , nuisait encore aux progrès de la vraie phi-
losophie dans ce premier siècle de lumière. On était persuadé
depuis un temps, pour ainsi dire, immémorial , qu'on possédait
dans toute sa pureté la doctrine d'Aristote , commentée par les
Arabes , et altérée par mille additions absurdes ou puériles ; et
on ne pensait pas même à s'assurer si cette philosophie barb re
était réellement celle de ce grand homme , tant on avait conçu
de respect pour les anciens. C'est ainsi qu'une foule de peuples
nés et affermis dans leurs erreurs par l'éducation , se croient
d'autant plus sincèrement dans le chemin de la vérité , qu'il
ne leur est pas même venu en pensée de former sur cela le
moindre doute. Aussi, dans le temps que plusieurs écrivains,
rivaux des orateurs et des poètes grecs, marchaient à côté de
heurs modèles , ou peut-être même les surpassaient , la philoso-
phie grecque , quoique fort imijarfaite , n'était pas même bien
connue.
Tant de préjugés qu'une admiration aveugle pour l'antiquité
contribuait à entretenir, semblaient se fortifier encore par l'abus
qu'osaient faire quelques théologiens de la soumission des peuples.
On avait permis aux poètes de chanter dans leurs ouvrages les
divinités du paganisme , parce qu'on était persuadé avec raison
que les noms de ces divinités ne pouvaient être qu'un jeu dont
on n'avait rien à craindre. Si d'un côté la religion des anciens
qui animait fout , ouvrait un vaste champ à l'imagination des
beaux esprits ; de l'autre , les principes en étaient trop absurdes,
pour qu'on appréhendât de voir ressusciter Jupiter et Pluton par
quelque secte de novateurs. Mais l'on craignait , ou l'on parais-
sait craindre les coups qu'une raison aveugle pouvait porter
au christianisme : comment ne voyait-on pas qu'il n'avait point
k redouter une attaque aussi faible ? Envoyé du ciel ^ux hoiuiïie«^
Q.^ DISCOURS PRÉLIMINAIRE
la vénération si juste et si ancienne que les peuples lui lémoi-
gaient, avait été garantie pour toujours par les promesses de
Dieu même. D'ailleurs , quelque absurde qu'une religion puisse
être (reproche que l'impiété seule peut faire à la nôtre ) , ce ne
.sont jamais les philosophes qui la détruisent : lors même qu'ils
enseignent la vérité , ils se contentent de la montrer sans forcer
personne à la connaître; un tel pouvoir n'appartient qu'à l'Etre
tout -puissant : ce sont les hommes inspirés qui éclairent le
peuple , et les enthousiastes qui l'égarent. Le frein qu'on est
obligé de mettre à la licence de ces derniers ne doit point nuire
à cette liberté gi nécessaire à la vraie philosophie, et dont la re-
ligion peut tirer les plus grands avantages. Si le christianisme
ajoute à la philosophie les lumières qui lui manquent, s'il n'ap-
partient qu'à la grâce de soumettre les incrédules , c'est à la
philosophie qu'il est réservé de les réduire au silence ; et pour
assurer le triomphe de la foi , les théologiens dont nous parlons
n'avaient qu'à faire usage des armes qu'on aurait voulu employer
contre elle.
Mais parmi ces mêmes hommes, quelques uns avaient un
intérêt beaucoup plus réel de s'opposer à ravancemen.t de la
philosophie. Faussement persuadés que la croyance des peuples
est d'autant plus ferme, qu'on l'exerce sur plus d'objets diffé-
rens , ils ne se contentaient pas d'exiger pour nos mystères la
soumission qu'ils méritent , ils cherchaient à ériger en dogmes
leurs opinions particulières; et c'étaient ces opinions mêmes,
bien plus que les dogmes , qu'ils voulaient mettre en sûreté. Par
là ils auraient porté à la religion le coup le plus terrible , si elle
eût été l'ouvrage des hommes ; car il était à craindre que leurs
opinions étant une fois reconnues pour fausses, le peuple qui ne
discerne rien , ne traitât de la même manière les vérités avec
lesquelles on avait voulu les confondre.
D'autres théologiens de meilleure foi, mais aussi dangereux,
se joignaient à ces premiers par d'autres motifs. Quoique la re-
ligion soit uniquement destinée à régler nos mœurs et notre foi,
ils la croyaient faite pour nous éclairer aussi sur le système du
monde , c'est-à-dire , sur ces matières que le Tout-Puissant a
expressément abandonnées à nos disputes. Ils ne faisaient pas
réflexion que les livres sacrés et les ouvrages des Pères , faits
pour montrer avi peuple comme aux philosophes ce qu'il faut
pratiquer et croire , ne devaient point sur les questions indiffé-
rentes parler un autre langage que le peuple. Cependant le
despotisme théologique ou le préjugé l'emporta. Un tribunal
devenu puissant dans le midi de l'Europe, dans les Indes ,'dans
le Nouveau-Monde , mais que la foi n'ordonne point de croire ,
DE L'ENCYCLOPÉDIE. • 63
ni ià charité d'approuver , ou plutôt que la religion réprouve
quoiqu'occupé par ses ministres , et dont la France n'a pu s'ac-
coutumer encore à prononcer le nom sans effroi , condamna un
célèbre astronome pour avoir soutenu le mouvement de la terre,
et le déclara hérétique ; à peu près comme le pape Zacharie
avait condamné quelques siècles auparavant un évéque , pour
n'avoir pas pensé comme S. Augustin sur les antipodes , et pour
avoir deviné leur existence six cents ans avant que Christophe
Colomb les découvrît. C'est ainsi que l'abus de l'autorité spiri-
tuelle réunie à la temporelle forçait la raison au silence; et peu
s'en fallut qu'on ne défendît au genre humain de penser.
Pendant que des adversaires peu instruits ou malintentionnés
faisaient ouvertement la guerre à la philosophie, elle se réfugiait,
pour ainsi dire , dans les ouvrages de quelques grands hommes ,
qui, sans avoir l'ambition dangereuse d'arracher le bandeau des
yeux de leurs contemporains , préparaient de loin dans l'ombre
et le silence la lumière dont le monde devait être éclairé peu à
peu et par degrés insensibles.
A la tête de ces illustres personnages doit être placé l'immortel
chancelier d'Angleterre , François Bacon , dont les ouvrages si
justement estimés, et plus estimés pourtant qu'ils ne sont con-
nus , méritent encore plus notre lecture que nos éloges. A con-
sidérer les vues saines et étendues de ce grand homme, la mul-
titude d'objets sur lesquels son esprit s'est porté , la hardiesse
de son style qui réunit partout les plus sublimes images avec la
précision la plus rigoureuse , on serait tenté de le regarder
comme le plus grand , le plus universel , et le plus éloquent des
philosophes. Bacon, né dans le sein de la nuit la plus profonde,
sentit que la philosophie n'était pas encore, quoique bien des
gens sans doute se flat'assent d'y exceller; car plus un siècle est
grossier, plus il se croit instruit de tout ce qu'il peut savoir. Il
commença donc par envisager d'une vue générale les divers. ob-
jets de toutes les sciences naturelles ; il partagea ces sciences en
différentes branches, dont il fit l'énuméralion la plus exacte
qu'il lui fût possible ; il examina ce que l'on savait déjà sur
chacun de ces objets; et fit le catalogue immense de ce qui res-
tait à découvrir : c'est le but de son admirable ouvrage De
la dignité et de l'accroissement des connaissances humaines.
Dans son l\ouvel organe des sciences , il perfectionne les vues
qu'il avait données dans le premier ouvrage; il les porte plus
loin , et fait connaître la nécessité de la physique expérimentale ,
à laquelle on ne pensait point encore. Ennemi ài^s systèmes, il
n'envisage la philosophie que comme cette partie de nos connais-
sances, qui doit contribuer à nous rendre meilleurs ou plus heu-
64 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
reux : il semble la borner à la science des choses utiles, et recom-
mande partout l'étude de la nature. Ses autres écrits sojit formés
sur le même plan ; tout , jusqu'à leurs titres , y annonce l'homme
de génie , l'esprit qui voit en grand. Il y recueille des faits , il
y compare des expériences , il en indique un grand nombre à
faire ; il invite les savans à étudier et à perfectionner les arts ,
qu'il regarde comme la partie la plus relevée et la plus essen-
tielle de la science humaine : il expose avec une simplicité noble
ses conjectures et ses pensées sur les différens objets dignes d'in-
téresser les hommes; et il eut pu dire, comme ce vieillard de
ïérence , que rien de ce qui touche l'humanité ne lui était
étranger. Science delà nature , morale , politique , économique,
tout semble avoir été du ressort de cet esprit lumineux et pro-
fond ; et on ne sait ce qu'on doit le plus admirer , ou des ri-
chesses qu'il répand sur tous les sujets qu'il traite , ou de la
dignité avec laquelle il en parle. Ses écrits ne peuvent être
mieux comparés qu'à ceux d'Hippocrate sur la médecine; et
ils ne seraient ni moins admirés , ni moins lus , si la culture de
l'esprit était aussi chère aux hommes que la conservation de la
santé. Mais il n'y a que les chefs de secte en tout genre dont les
ouvrages puissent avoir un certain éclat ; Bacon n'a pas été du
nombre , et la forme de sa philosophie s'y opposait : elle était
trop sage pour étonner personne. La scholastique qui dominait
de son temj3s , ne pouvait être renversée que par des opinions
hardies et nouvelles ; et il n'y a pas d'ajDparence qu'un philosophe
qui se contente de dire aux hommes , voilà le peu que vous
avez appris , voici ce qui vous reste à chercher , soit destiné à
faire beaucoup de bruit parmi ses contemporains. Nous oserions
même faire quelque reproche au chancelier Bacon d'avoir été
peut-être trop timide , si nous ne savions avec quelle retenue ,
et, pour ainsi dire , avec quelle superstitiou on doit juger un
génie si sublime. Quoiqu'il avoue que les scholastiques ont
énervé les sciences par leurs questions minutieuses , et que l'es-
prit doit sacrifier l'étude des êtres généraux à celle des objets
particuliers , il semble pourtant par l'emploi fréquent qu'il fait
des termes de l'école , quelquefois même par celui des principes
scholastiques, et par des divisions et subdivisions dont l'usage
était alors fort à la mode , avoir marqué un peu trop de mé-
nagement ou de déférence pour le goût dominant de son siècle.
Ce grand homme, après avoir brisé tant de fers, était encore
retenu par quelques chaînes qu'il ne pouvait ou n'osait rompre.
Nous déclarons ici que nous devons principalement au chan-
chelier Bacon l'arbre encycloj^édique dont nous avons déjà parlé,
et que l'on trouvera à la fm de ce (Jiscours. Nous en avions fait
DE L'ENCYCLOPEDIE. 65
l'aveu en plusieurs endroits du prospectus , nous y revenons en-
core , et nous ne manquerons aucune occasion de le répéter.
Cependant nous n'avons pas cru devoir suivre de point en point
le grand homme que nous reconnaissons ici pour notre maître
Si nous n'avons pas placé , comme lui , la raison après l'imagi-
nation , c'est que nous avons suivi dans le système encyclopé-
dique l'ordre métaphysique des opérations de l'esprit , plutôt
que l'ordre historique de ses progrès depuis la renaissance des
lettres ; ordre que l'illustre chancelier d'Angleterre avait peut-
être en vue jusqu'à un certain point, lorsqu'il faisait, comme il
le dit , le cens et le dénombrement des connaissances humaines.
D'ailleurs le plan de Bacon étant différent du noire , et les
sciences ayant fait depuis de grands progrès, on ne doit pas
être surpris que nous ayons pris quelquefois une route différente..
Ainsi , outre les changemens que nous avons faits dans l'ordre
de la distribution générale , et dont nous avons déjà exposé les
raisons, nous avons à certains égards poussé les divisions plus
loin , surtout dans la partie de mathématique et de physique
particulière; d'un autre côté , nous nous sommes abstenus d'é-
tendre au même point que lui, la division de certaines sciences
dont il suit jusqu'aux derniers rameaux. Ces rameaux qui doi-
vent proprement entrer dans le corps de notre encyclopédie,
n'auraient fait , à ce que nous croyons , que charger assez inu-
tilement le système général. On trouvera immédiatement après
notre arbre encyclopédique celui du philosophe anglais; c'est le
moyeu le plus court et le plus facile de faire distinguer ce qui
nous appartient d'avec ce que nous avons emprunté de lui.
Au chancelier Bacon succéda l'illustre Descartes. Cet homme
rare dont la fortune a tant varié en moins d'un siècle , avait
tout ce qu'il fallait pour changer la face de la philosophie ; une
imagination forte, un esprit très-conséquent, des connaissances
puisées dans lui-même plus que dans les livres, beaucoup de
courage pour combattre les préjugés les plus généralement reçus,
et aucune espèce de dépendance qui le forçât à les ménager-
Aussi éprouva-t-il de son vivant même ce qui arrive pour l'or-
dinaire à tout homme qui prend un ascendant trop marqué sur
les autres. Il fit quelques enthousiastes, et eut beaucoup d'en-
nemis. Soit qu'il connût sa nation ou qu'il s'en défiât seulement,
il s'était réfugié dans un pays entièrement libre pour y méditer
plus à son aise. Quoiqu'il pensât beaucoup moins à faire des
disciples qu'à les mériter, la persécution alla le chercher dans
sa retraite ; et la vie cachée qu'il menait ne put l'y soustraire.
Malgré toute la sagacité qu'il avait employée pour prouver l'exis-
tence de Dieu, il fut accusé de la nier par des ministres, qui
j. 5
66 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
peut-être ne la croyaient pas. Tourmenté et calomnié par des
étrangers, et assez mal accueilli de ses compatriotes , il alla
mourir en Suède , bien éloigné sans doute de s'attendre au succès
brillant que ses opinions auraient un jour.
On peut considérer Descartes comme géomètre ou comme
philosophe. Les mathématiques , dont il semble avoir fait assez
peu de cas, font néanmoins aujourd'hui la partie la plus solide
et la moins contestée de sa gloire. L'algèbre, créée en quelque
manière par les Italiens , prodigieusement augmentée par notre
illustre Yiète , a reçu entre les mains de Descartes de nouveaux
accrbissemens. Un des plus considérables est sa méthode des
indétennïnées , artifice très-ingénieux et très-subtil, qu'on a su
appliquer depuis à un grand nombre de recherches. Mais ce qui
a surtout immortalisé le nom de ce grand homme , c'est l'ap-
plication qu'il a su faire de l'algèbre à la géométrie ; idée plus
vaste et des plus heureuses que l'esprit humain ait jamais eues ,
et qui sera toujours la clef des plus profondes recherches, non-
seulement dans la géométrie, mais dans toutes les sciences phy-
sico-mathématiques.
Comme philosoj^he , il a peut-être été aussi grand, mais il
n'a pas été si heureux. La géométrie, qui, par la nature de
son objet, doit toujours gagner sans perdre, ne pouvait man-
quer, étant maniée par un aussi grand génie, de faire des pro-
grès très-sensibles et apparens pour tout le monde. La philo-
sophie se trouvait dans un état bien différent, tout y était à
commencer : et que ne coûtent point les premiers pas en tout
genre? le mérite de les faire dispense de celui d'en faire de
grands. Si Descartes , qui nous a ouvert la* route , n'y a pas été
aussi loin que ses sectateurs le croient, il s'en faut beaucoup
que les sciences lui doivent aussi peu que le prétendent ses ad-
versaires. Sa méthode seule aurait suffi pour le rendre immortel ;
sa dioptrique est la plus grande et la plus belle application qu'on
eut faite encore de la géométrie à la physique; on voit enfin
dans ses ouvrages , même les moins lus mainteuant , briller
partout le génie inventeur. Si on juge sans partialité ces tour-
hillons devenus aujourd'hui presque ridicules, on conviendra,
j'ose le dire , qu'on ne pouvait alors imaginer rien de mieux :
les'observations astronomiques qui ont servi à les détruire étaient
encore imparfaites , ou peu constatées ; rien n'était plus naturel
que de supposer un fluide qui transportât les planètes ; il n'y
avait qu'une longue suite de phénomènes , de raisonnemens et
de calculs, et par conséquent une longue suite d'années, qui
put faire renoncer à une théorie si séduisante. Elle avait d'ailleurs
l'avantage singulier de rendre raison de la gravitation des corps
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 67
par la force centrifuge du tourbillon même : et je ne crains
point d'avancer que cette explication de la pesanteur est une
âes plus belles et des plus ingénieuses hypothèses que la philo-
sophie ait jamais imaginées. Aussi a-t-il fallu, pour Tabandonner,
que les physiciens aient été entraînés comme malgré eux par
la théorie des forces centrales , et par des expériences faites
long-lenjps après. Pveconnaissons donc que Descartes , forcé de
créer une physique toute nouvelle , n'a pu la créer meilleure ;
qu'il a fallu, pour ainsi dire, passer par les tourbillons pour
arriver au vrai système'du monde ; et que , s'il s'est trompé
sur les lois du mouvement, il a du moins deviné le premier
qu'il devait y en avoir.
Sa métaphysique , aussi ingénieuse et aussi nouvelle que sa
physique , a eu le même sort à peu près ; et c'est aussi à peu
près par les mêmes raisons qu'on peut la justifier; car telle est
aujourd'hui la fortune de ce grand homme, qu'après avoir eu
des sectateurs sans nombre , il est presque réduit à des apolo-
gistes. Il se troiupa sans doute en admettant les idées innées :
mais s'il eût retenu de la secte péripatéticienne la seule vérité
qu'elle enseignait sur l'origine des idées par les sens, peut-être
les erreurs , qui déshonoraient cette vérité par leur alliage ,
auraient été plus difficiles à déraciner. Descartes a osé du moins
montrer aux bons esprits à secouer le joug de la scholastîque ,
de l'opinion, de l'autorité, en un mot, des préjugés et de la
barbarie ; et par cette révolte dont nous recueillons aujourd'hui
l«s fruits , il a rendu à la philosophie un service plus essentiel
peut-être que tous ceux qu'elle doit à ses illustres successeurs.
On peut le regarder comme un chef de conjurés qui a eu le
courage de s'élever le premier contre une puissance despotique
et arbitraire, et qui, en préparant une révolution éclatante, a
jeté les fondemens d'un gouvernement plus juste* et plus heu-
reux qu'il n'a pu voir éfebl4. S'il a fini par croire tout expli-
quer , il a du moins commencé par douter de tout; et les armes
<îont nous nous servons pour le combattre ne lui en appar-
tiennent pas moins, parce que nous les tournons contre lui.
D'ailleurs, quand les opinions absurdes sont invétérées , on est
quelquefois forcé , pour désabuser le genre humain, de les rem-
placer par d'autres erreurs , lorsqu'on ne peut mieux faire. L'in-
certitude et la vanité de l'esprit sont telles, qu'il a toujours
besoin d'une opinion à laquelle il se fixe : c'est un enfant à qui
il faut présenter un jouet pour lui enlever une arme dange-
reuse ; il quittera de lui-même ce jouet quand le temps de la
raison sera venu. En donnant ainsi le change aux philosophes,
ou. k ceux qui croient l'être y on leur apprend du moins à se
ÙB DISCOtTRS PRELIMINAIRE
dcller (le leurs lumières , et cette disposition est le premier pas
vers la vérité. Aussi Descartes a-t-il été persécuté de son vivant^
comme s'il fut venu l'apporter aux hommes.
Newton , à qui la route avait été préparée par Huyghcns ,
parut enfin, et donna à la philosophie une forme qu'elle semble
devoir conserver. Ce grand génie vit qu'il était temps de bannir
de la physique les conjectures et les hypothèses vagues , ou du
moins de ne les donner que pour ce qu'elles valaient, et que
cette science devait être uniquement soumise aux expériences
et à la géométrie. C'est peut-être dans-cette vue qu'il commença
par inventer le calcul de l'infini et la méthode des suites, dont
les usages si étendus dans la géométrie même , le sont encore
davantage pour déterminer les effets compliqués que l'on ob-
serve dans la nature , oii tout semble s'exécuter par des espèces
de progressions infinies. Les expériences de la pesanteur, et les
observations de Kepler , firent découvrir au philosophe anglais
la force qui retient les planètes dans leurs orbites. Il enseigna
tout ensemble et à distinguer les causes de leurs mouvemens,
et à les calculer avec une exactitude .qu'on n'aurait pu exiger
que du travail de plusieurs siècles. Créateur d'une optique toute
nouvelle, il fit connaître la lumière aux hommes en la décom-
posant. Ce que nous pourrions ajouter à l'éloge de ce grand phi-
losophe , serait fort au-dessous du témoignage universel qu'on
rend aujourd'hui à ses découvertes presque innombrables , et
à son génie tout à la fois étendu, juste et profond. En enrichis-
sant la philosophie par une grande quantité de biens réels , il a
mérité sans doute toute sa reconnaissance ; mais il a peut-être
plus fait pour elle en lui apprenant à être sage, et à contenir
dans de justes bornes cette espèce d'audace que les circonstances
avaient forcé Descartes à lui donner. Sa Théorie du Monde
(car je ne veux pas dire son Sjstenie) est aujourd'hui si géné-
ralement reçue , qu'on commence à disputer à l'auteur l'honneur
de l'invention , parce qu'on accuse d'abord les grands hommes
de se tromper, et qu'on finit par les traiter de plagiaires. Je
laisse à ceux qui trouvent tout dans les ouvrages des anciens ,
le plaisir de découvrir dans ces ouvrages la gravitation des pla-
nètes , quand elle n'y serait pas; mais en supposant même que
les Grecs en aient eu l'idée, ce qui n'était chez eux qu'un sys-
tème hasardé et romanesque , est devenu une démonstration
dans les mains de Newton : cette démonstration , qui n'appar-
tient qu'à lui , fait le mérite réel de sa découverte ; et l'attraction
sans un tel appui serait une hypothèse comme tant d'autres.
Si quelque écrivain célèbre s'avisait de prédire aujourd'hui sans
aucune preuve qu'on parviendra un jour à faire de l'or , nos
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 6g
descendans auraient-ils droit , sous ce prétexte , de vouloir oter
la gloire du grand œuvre à un chimiste qui en viendrait à bout?
Et l'invention des lunettes en appartiendrait -elle moins à ses
auteurs, quand même quelques anciens n'auraient pas cru im-
possible que nous étendissions un jour la sphère de notre vue/
D'autres savans croient faire à Newton un reproche beaucoup
plus fondé, en l'accusant d'avoir ramené dans la physique les
qualités occultes des scholastiques et des anciens philosophes.
Mais les savans dont nous parlons sont-ils bien sûrs que ces
deux mots , vides de sens chez les scholastiques , et destinés à
marquer un être dont ils croyaient avoir l'idée , fussent autre
chose chez les anciens philosophes que l'expression modeste de
leur ignorance ? Newton qui avait étudié la nature , ne se flat-
tait pas d'en savoir plus qu'eux sur la cause première qui pro-
duit les phénomènes ; mais il n'employa pas le même langage ,
pour ne pas révolter des contemporains qui n'auraient pas man-
qué d'y attacher une autre idée que lui. Il se contenta de prouver
que les tourbillons de Descartes ne pouvaient rendre raison du
mouvement des planètes; que les phénomènes et les lois de la
mécanique s'unissaient pour les renverser ; qu'il y a une force
par laquelle les planètes tendent les unes vers les autres , et dont
le principe nous est entièrement inconnu. 11 ne rejeta point
l'impulsion ; il se borna à demander qu'on s'en servît plus
heureusement qu'on n'avait fait jusqu'alors pour expliquer les
mouvemens des planètes : ses désirs n'ont point encore été rem-
plis , et ne le seront peut-être de long-temps. Après tout , quel
mal aurait-il fait à la philosophie , en nous donnant lieu de
penser que la matière peut avoir des propriétés que nous ne lui
soupçonnions pas , et en nous désabusant de la confiance ridi-
cule oii nous sommes de les connaître toutes I
A l'égard de la métaphysique , il paraît que Newton ne l'avait
pas entièrement négligée. Il était trop grand philosophe pour ne
pas sentir qu'elle est la base de nos connaissances , et qu'il faut
chercher dans elle seule des notions nettes et exactes de tout:
il paraît même par les ouvrages de ce profond géomètre , qu'il
était parvenu à se faire de telles notions sur les principaux
objets qui l'avaient occupé. Cependant, soit qu'il fût peu con-
tent lui-même des progrès qu'il avait faits dans la métaphysique,
soit qu'il crut difficile de donner au genre humain des lumières
bien satisfaisantes ou bien étendues sur une science trop souvent
incertaine et contentieuse , soit enfin qu'il craignît qu'à l'ombre
de son autorité on n'abusât de sa métaphysique comme on avait
abusé de celle de Descartes pour soutenir des opinions dange-
reuses ou erronées, il s'abstint presque absolument d'en parier
:o DISCOURS PRELIMINAIRE
dans ceux de ses écrits qui sont les plus connus ; et on ne peut
guère apprendre ce qu'il pensait sur les diiFërens objets de cette
science , que dans les ouvrages de ses disciples. Ainsi comme il
n'a cause sur ce point aucune révolution , nous nous abstiendrons
de le considérer de ce côlé-là.
Ce que Newton n'avait osé , ou n'aurait peut-être pu faire ,
Locke l'entreprit et l'exécuta avec succès. On peut dire qu'il
créa la n!étaphy?ique à peu près comme Newton avait créé la
physique. Il conçut que les abstractions et les questions ridicules
qu'on avait jusqu'alors agitées, et qui avaient fait comme la
substance de la philosophie , étaient la partie qu'il fallait sur-
tout proscrire. Il chercha dans ces abstractions et dans les abus
des signes les causes principales de nos erreurs, et les y trouva.
Pour connaître notre âme , ses idées et ses affections , il n'étudia
point les livres , parce qu'ils l'auraient mal instruit : il se con-
tenta de descendre profondément en lui-même ; et après s'être,
pour ainsi dire, contemplé long-temps , il ne fît dans son traité
de l entendement hinnain que présenter aux hommes le miroir
dans lequel il s'était vu. En un mot , il réduisit la métaphysique
à ce qu'elle doit être en effet , la physique expérimentale de
l'âme : espèce de physique très-différente de celle des corps ,
non-seulement par son objet , mais par la manière de l'envisager.
Dans celle-ci on j^eut découvrir , et on découvre souvent des
phénomènes inconnus ; dans l'autre , les faits aussi anciens que
le monde existent également dans tous les hommes , tant pis
pour qui croit en voir de nouveaux. La métaphysique raison-
nable ne peut consister , comme la physique expérimentale ,
qu'à rassembler avec soin tous ces faits, à les réduire en un
corps , à expliquer les uns par les autres , en distinguant ceux
qui doivent tenir le premier rang et servir comme de base. En
un mot, les principes de la métaphysique , aussi simples que les
axiomes , sont les mêmes pour les philosophes et pour le peuple.
Mais le peu de progrès que cette science a fait depuis long-temps ,
montre combien il est rare d'appliquer heureusement ces prin-
cipes , soit par la difficulté que renferme un pareil travail , soit
peut-être aussi par l'impatience naturelle qui empêche de s'y
borner. Cependant le titre de métaphysicien , et même de grand
métaphysicien , est encore assez commun dans notre siècle ; car
nous aimons à tout prodiguer : mais qu'il y a peu de personnes
véritablement dignes de ce nom ! Combien y en a-t-il qui ne
le méritent que par le malheureux talent d'obscurcir avec beau-
coup de subtilité des idées claires, et de préférer dans les notions
qu'ils se forment l'extraordinaire au vrai , qui est toujours sim-
ple? Il ne faut pas s'étonner après cela si la plupart de ceux
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 71
qu'on appelle métaplijsiciens font si peu de cas les uns des autres»
Je ne doute point que ce litre ne soit bientôt une injure pour
nos bons esprits , comme le nom de sophiste^ qui pourtant si-
gnifie sage^ avili en Grèce par ceux qui le portaient , fut rejeté
par les vrais philosophes.
Concluons de toute cette histoire que l'Angleterre nous doit
la naissance de cette philosophie que nous avons reçue d'elle.
Il y a peut-être plus loin des formes substantielles aux tourbil-
lons, que des tourbillons à la gravitation universelle; comme il
y a peut-être un plus grand intervalle entre l'algèbre pure et
l'idée de l'appliquer à la géométrie , qu'entre le petit triangle de
Barrovr et le calcul différentiel.
Tels sont les principaux génies que l'esprit humain doit re-
garder comme ses maîtres , et à qui la Grèce eut élevé des sta-
tues , quand même elle eut été obligée, pour leur faire place ,
d'abattre celle de quelques conquérans.
Les bornes de ce discours préliminaire nous empêchent de
parler de plusieurs philosophes illustres , qui , sans se proposer
des vues aussi grandes que ceux dont nous venons de faire men-
tion , n'ont pas laissé par leurs travaux de contribuer beaucoup
à l'avancement des sciences , et ont pour ainsi dire levé un coia
du voile qui nous cachait la vérité. De ce nombre sont , Galilée ,
à qui la géographie doit tant pour ses découvertes astronomiques ,
et la mécanique pour sa théorie de l'accélération ; Harvey , que
la découverte de la circulation du sang rendra immortel; Huy-
ghens , que nous avons déjà nommé , et qui , par des ouvrages
pleins de force et de génie , a si bien mérité de la géométrie et
de la physique : Pascal , auteur d'un traité sur la cycloïde , qu'on
doit regarder comme un prodige de sagacité et de j)énétration ,
et d'un traité de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de
l'air , qui nous a ouvert une science nouvelle : génie universel
et sublime , dont les talens ne pourraient être trop regrettés par
la philosophie , si la religion n'en avait pas profité ; Malebranclie,
qui a si bien démêlé les erreurs des sens , et qui a connu celles
de l'imagination , comme s'il n'avait pas été souvent trompé par
la sienne ; Bayle , le père de la physique expérimentale ; plu-
sieurs autres enfin , parmi lesquels doivent être comptés avec
distinction les Vesale , les Sydenham , les Boerhaave, et une
infinité d'anatomistes et de physiciens célèbres.
Entre ces grands hommes il en est un, dont la philosophie,
aujourd'hui fort accueillie et fort combattue dans le Nord de
l'Europe , nous oblige à ne le point passer sous silence ; c'est
l'illustre Leibnitz. Quand il n'aurait pour lui que la gloire, ou
même que le soupçon d'avoir partagé avec New Ion l'invention
72 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
du calcul différentiel , il mériterait à ce titre une mention hono-
rable. Mais c'est principalement par sa métaphysique que nous
voulons l'envisager. Coiume Descartes, il semble avoir reconnu
l'insuffisance de toutes les solutions qui avaient été données
jusqu'à lui des questions les plus élevées , sur l'union du corps
et de l'âme, sur la Providence, sur la nature de la matière; il
paraît même avoir eu l'avantage d'exposer avec plus de force
que personne les difficultés qu'on peut proposer sur ces ques-
tions ; mais , moins sage que Locke et Newton , il ne s'est pas con-
tenté de former des doutes, il a cherché à les dissiper, et de ce
côté-là il n'a peut-être pas été plus heureux que Descartes. Son
principe de la raison suffisante, très-beau et très-vrai en lui-
même , ne paraît pas devoir être fort utile à des êtres aussi peu
éclairés que nous le sommes sur les raisons premières de toutes
choses; ses Monades prouvent tout au plus qu'il a vu mieux que
personne qu'on ne peut se former une idée nette de la matière,
mais elles ne paraissent pas faites pour la donner ; son Harmonie
préétablie semble n'ajouter qu'une difficulté de plus à l'opinion
de Descartes sur l'union du corps et de l'âme ; enfin son système
de V optimisme est peut-être dangereux par le prétendu avantage
qu'il a d'expliquer tout. Ce grand homme paraît avoir porté
dans la métaphysique plus de sagacité que de lumière ; mais
de quelque manière qu'on pense sur cet article, on ne peut lui
refuser l'admiration que méritent la grandeur de ses vues en tout
genre , l'étendue prodigieuse de ses connaissances , et surtout
l'esprit philosophique par lequel il a su les éclairer.
Nous finirons par une observation qui ne paraîtra pas sur-
prenante à des philosophes. Ce n'est guère de leur vivant que
les grands hommes dont nous venons de parler ont changé la
face des sciences. Nous avons déjà vu pourquoi Bacon n'a. point
été chef de secte ; deux raisons se joignent à celle que nous en
avons apportée. Ce grand philosophe a écrit plusieurs de ses ou-
vrages dans une retraite à laquelle ses ennemis l'avaient forcé , et
le mal qu'ils avaient fait à l'homme d'état n'a pu manquer de
iiuire à l'auteur. D'ailleurs, uniquement occupé d'être utile,
il a peut-être embrassé trop de matières , pour que ses contem-
porains dussent se laisser éclairer à la fois sur un si grand
nombre d'objets. On ne permet guère aux grands génies d'en
savoir tant ; on veut bien apprendre quelque chose d'eux sur
un sujet borné , mais on ne veut pas être obligé à réformer
toutes ses idées sur les leurs. C'est en partie pour cette raison
que les ouvrages de Descartes ont essuyé en France après sa
jnort plus de persécution que leur auteur n'en avait souffert en
JioMundo pendant sa vie; ce n'a été qu'avec beaucoup de peine
DE L'EINCYCLOPÉDIE. ^3
que les écoles ont enfin osé admettre une physique qu'elles
s'imaginaient être contraire à celle de Moïse. INewlon, i! est
vrai , a trouve' dans ses contemporains moins de contradictiou ;
soit que les découvertes géométriques par lesquelles il s'annonça
et dont on ne pouvait lui disputer ni la propriété, ni la réalite,
eussent accoutumé à l'admiration pour lui, et à lui rendre des
hommages qui n'étaient ni trop subits ni trop forcés; soit que
par sa supériorité il imposât silence à l'envie, soit enfin, ce qui
paraît plus difficile à croire, qu'il eût affaire à une nation moins
injuste que les autres. Il a eu l'avantage singulier de voir sa phi-
losophie généralement reçue en Angleterre de son vivant , et
d'avoir tous ses compatriotes pour partisans et pour aduiirateurs.
Cependant il s'en fallait bien que le reste de l'Europe fît alors
le même accueil à ses ouvrages. Non-seulement ils étaient in-
connus en France , mais la philosophie scholaslique y dominait
encore, lorsque INewton avait déjà renversé la physique carté-
sienne ; et les tourbillons étaient détruits avant que nous son-
geassions à les adopter. Nous avons été aussi long-temps à les
soutenir qu'à les recevoir. Il ne faut qu'ouvrir nos livres, pour
voir avec surj)rise qu'il n'y a pas encore trente ans qu'on a
commencé en France à renoncer au cartésianisme. Le premier
qui ait osé parmi nous se déclarer ouvertement newtonien , est
l'auteur du discours sur la figure des astres, qui joint à des
connaissances géométriques très-étendues, cet esprit philoso-
phique avec lequel elles ne se trouvent pas toujours , et ce
talent d'écrire auquel on ne croira plus qu'elles nuisent , quand
on aura lu ses ouvrages. Maupertuis a cru qu'on pouvait être
bon citoyen sans adopter aveuglément la physique de son pays ,
et pour attaquer cette physique, il a eu besoin d'un courage
dont on doit lui savoir gré. En effet, notre nation, singulière-
ment avide de nouveautés dans les matières de goût , est , en ma-
tière de science , très-attachée aux opinions anciennes. Deux dis-
positions si contraires en apparence ont leurs principes dans
plusieurs causes, et surtout dans cette ardeur de jouir qui sem-
ble constituer notre caractère. Tout ce qui est du ressort du
sentiment n'est pas fait pour être long-temps cherché , et cesse
d'être agréable dès qu'il ne se présente pas tout d'un coup ; mais
aussi l'ardeur avec laquelle nous nous y livrons s'épuise bientôt ,
et l'àme , dégoûtée aussitôtque remplie , vole vers un nouvel objet
qu'elle abandonnera de même. Au contraire, ce n'est qu'à force
de méditation que l'esprit parvient à ce qu'il cherche ; mais par
cette raison il veut jouir aussi long-temps qu'il a cherché, sur-
tout lorsqu'il ne s'agit que d'une philo-^ophie hypothétique et
conjecturale , beaucoup plus riante que des calcuU et des combi-
74 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
naisons exactes. Les physiciens altachés à leurs tliéories , avec le
même zèle et par les mêmes motifs que les artisans à leurs pra-
tiques , ont sur ce point beaucoup plus de ressemblance avec le
peuple qu'ils ne s'imaginent. Respectons toujours Descartes; mais
abandonnons sans peine des opinions qu'il a combattues lui-même
un siècle plus tard. Surtout ne confondons point sa cause avec
celle de ses sectateurs. Le génie qu'il a montre en cherchant dans
la nuit la plus sombre une route nouvelle, quoique trompeuse,
n'était qu'à lui; ceux qui l'ont osé suivre les premiers dans les
ténèbres ont au moins marqué du courage ; mais il n'y a
plus de gloire à s'égarer sur ses traces depuis que la lumière
est venue. Parmi le peu de savans qui défendent encore sa
doctrine , il eût désavoué lui-même ceux qui n'y tiennent que
par un attachement servile à ce qu'ils ont appris dans leur
enfance, ou par je ne sais quel préjugé national , la honte de la
philosophie. Avec de tels motifs on peut être le dernier de
ses partisans; mais on n'aurait pas eu le mérite d'être son
premier disciple , ou plutôt on eut été son adversaire lorsqu'il
n'y avait que de l'injustice à l'être. Pour avoir le droit d'admi-
rer les erreurs d'un grand homme , il faut savoir les reconnaître ,
quand le temps les a mises au grand jour. Aussi les jeunes
gens qu'on regarde d'ordinaire comme d'assez mauvais juges ,
sont peut-être les meilleurs dans les matières philosophiques et
dans beaucoup d'autres, lorsqu'ils ne sont pas dépourvus de
lumière ; parce que tout leur étant également nouveau, ils n'ont
d'autre intérêt que celui de bien choisir.
Ce sont en effet les jeunes géomètres , tant de France que des
pays étrangers , qui ont réglé le sort des deux philosophies.
L'ancienne est tellement proscrite , que ses plus zélés partisans
n'osent plus même nommer ces tourbillons dont ils remplis-
saient autrefois leurs ouvrages. Si le newtonianisme venait à
être détruit de nos jours par quelque cause que ce pût être,
injuste ou légitime , les sectateurs nombreux qu'il a maintenant .
joueraient sans doute alors le même rôle qu'ils ont fait jouer à
d'autres. Telle est la nature des esprits ; telles sont les suites de
l'amour-propre qui gouverne les philosophes , du moins autant
que les autres hommes , et de la contradiction que doivent
éprouver toutes les découvertes , ou même ce qui en a l'appa-
rence.
Il en a été de Locke à peu près comme de Bacon , de Des-
cartes et de Newton. Oublié long-iemps pour Rohaut et pour
Régis, et encore assez peu connu de la multitude, il commence
enfin à avoir parmi nous des lecteurs et quelques partisans. C'est
ainsi que les personnages illustres , souvent trop au-dessus de
DE L'ENCYCLOPEDIE. :^
leur siècle , travaillent presque toujours en pure perle pour
leur siècle même; c'est aux âge>> sui\ ans qu'il est réservé de
recueillir le fruit de leurs lumières. Aussi les resiaurateurs des
sciences ne jouissent-ils presque jamais de toute la gloire qu'ils
méritent ; des esprits fort inférieurs la leur arrachent, parce que
les grands hommes se livrent à leur génie, elles hommes médio-
cres à celui de leur nation. Il est vrai que le témoignage que la
supériorité ne peut s'empêcher de se rendre à elle-même, suffit
pour la dédommager des suffrages vulgaires : elle se nourrit de
sa propre substance , et cette réputation dont on est si avide , ne
sert souvent qu'à consoler la médiocrité des avantages que le
talent a sur elle. On peut dire en effet que la renommée qui
publie tout, raconte plus souvent ce qu'elle voit, et que les
poètes qui lui ont donné cent bouches, devaient bien aussi lui
donner un bandeau.
La philosophie , qui forme le goût dominant de notre siècle,
semble ,par les progrès qu'elle fait parmi nous, vouloir réparer
le temps qu'elle a perdu, et se venger de l'espèce de mépris cjue
lui avaient marqué nos pères. Ce mépris est aujourd'hui retombe
sur l'érudition , et n'en est pas plus juste pour avoir changé
d'objet. On s'imagine que nous avons tiré des ouvrages des an-
ciens tout ce qu'il nous importait de savoir, et sur ce fondement
on dispenserait volontiers de leur peine ceux qui vont encore les
consulter. 11 semble qu'on regarde l'antiquité comme un oracle
qui a tout dit, et qu'il est inutile d'interroger; et on ne fait
guère plus de cas aujourd'hui de la restitution d'un passage que
de la découverte d'un petit rameau de veine dans le corps hu-
main. Mais comme il serait ridicule de croire qu'il n'y a plus
rien à découvrir dans l'anatomie , parce que les anatomistes se
livrent quelquefois à des recherches inutiles en apparence ,
et souvent utiles par leurs suites , il ne serait pas moins al>
surde de vouloir interdire l'érudition, sous prétexte des re-
cherches peu importantes auxquelles nos savans peuvent s'aban-
donner. C'est être ignorant ou présomptueux de croire que tout
soit vu dans quelque matière que ce puisse être, et que nous
n'ayons plus aucun avantage à tirer de l'étude et de la lecture
des anciens.
L'usage de tout écrire aujourd'hui en langue vulgaire, a
contribué sans doute à fortiHcr ce préjugé, et peut-être est
plus pernicieux que le préjugé même. Notre langue s'étant ré-
pandue par toute l'Europe, nous avons cru qu'il était temps de
la substituer à la langue latine , qui depuis la renaissance des
lettres était celle de nos savans. J'avoue qu'un philosophe est
beaucoup plus excuable d'écrire en français, qu'un Tranç-^i de
76 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
faire des vers latins ; je veux bien même convenir que cet usage
a contribué à rendre la lumière plus générale , si néanmoins
c'est étendre réellement l'esprit d'un peuple , que d'en étendre
la superficie. Cependant il résulte de là un inconvénient que
nous aurions dû prévoir. Les savans des autres nations , à qui
nous avons donné l'exemple , ont cru avec raison qu'ils écriraient
encore mieux dans leur langue que dans la nôtre. L'Angleterre
nous a donc imité ; l'Allemagne , où le latin semblait s'être ré-
fugié , commence insensiblement à en perdre l'usage ; je ne
doute pas qu'elle ne soit bientôt suivie par les Suédois, les
Danois et les Russes. Ainsi, avant la fin du dix-huitième
siècle , un philosophe qui voudra s'instruire à fond des décou-
vertes de ses prédécesseurs , sera contraint de charger sa mé-
moire de sept à huit langues différentes , et après avoir consumé
à les apprendre le temps le plus précieux de sa vie, il mourra
avant de commencer à s'instruire. L'usage de la langue latine ,
dont nous avons fait voir le ridicule dans les matières de goût ,
ne pourrait être que très-utile dans les ouvrages de philosophie
dont la clarté et la précision doivent faire tout le mérite, et qui
n'ont besoin que d'une langue universelle et de convention. Il
serait donc à souhaiter qu'on rétablît cet usage : mais il n'y a
pas lieu de l'espérer. L'abus dont nous osons nous plaindre est
trop favorable à la vanité et à la paresse, pour qu'on se flatte
de le déraciner. Les philosophes, comme les autres écrivains,
veulent être lus^, et surtout de leur nation. S'ils se servaient
d'une langue moins familière, ils auraient moins de bouches
pour les célébrer, et on ne pourrait se vanter de les entendre.
11 est vrai qu'avec moins d'admirateurs ils auraient de meilleurs
juges, mais c'est un avantage qui les touche peu , parce que la
réputation tient plus au nombre qu'au mérite de ceux qui la dis-
tribuent.
En récompense, car il ne faut rien outrer, nos livres de
science semblent avoir acquis jusqu'à l'espèce d'avantage qui
semblait devoir être particulier aux ouvrages de belles-lettres.
Un écrivain respectable que notre siècle a eu le bonheur de
posséder long-temps, et dont je louerais ici les différentes pro-
ductions si je ne me bornais pas à l'envisager comme philosophe,
a appris aux savans à secouer le joug du pédantisnie. Supérieur
dans l'art de mettre en leur jour les idées les plus abstraites,
il a su , par beaucoup de méthode , de précision et de clarté ,
les abaisser à la portée des esprits qu'on aurait cru les moins
faits pour les saisir. Il a même osé prêter à la philosophie les
ornemens qui semblaient lui être les plus étrangers , et qu'elle
paraissait devoir s'interdire le plus sévèremeul: et cette har-
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 77
dîesse a été justifiée par le succès le plus général et le plus flat-
teur. Mais, semblable à tous les écrivains originaux , il a laissé
bien loin derrière lui ceux qui ont cru pouvoir l'imiter.
L'auteur de Vhistoire naturelle a suivi une route toute diffé-
rente. Rival de Platon et de Lucrèce, il a répandu dans son
ouvrage, dont la réputation croît de jour en jour, cette noblesse
et cette élévation de style qui sont si propres aux matières phi-
losophiques , et qui dans les écrits du sage doivent être la pein-
ture de son âme.
Cependant la philosophie , en songeant à plaire , paraît
n'avoir pas oublié qu'elle est principalement faite pour instruire ;
c'est par cette raison que le goût des systèmes , plus propre à
flatter l'imagination qu'à éclairer la raison , est aujourd'hui pres-
que absolument banni des bons ouvrages. Un de nos meilleurs
philosophes , l'abbé de Condillac , semble lui avoir porté les der-
niers coups. L'esprit d'hypothèse et de conjecture pouvait être au-
trefois fort utile , et avait même été nécessaire pour la renaissance
delà philosophie , parce qu'alors il s'agissait encore moins de bien
penser que d'apprendre à penser par soi-même. Mais les temps
sont changés , et un écrivain qui ferait parmi nous l'éloge des
systèmes viendrait troj) tard. Les avantages que cet esprit peut
procurer maintenant sont en trop petit nombre pour balancer
les inconvéniens qui en résultent; et si on prétend prouver
l'utilité des systèmes par un très-petit nombre de découvertes
qu'ils ont occasionées autrefois, on pourrait de même conseiller
à nos géomètres de s'appliquer à la quadrature du cercle, parce
que les efforts de plusieurs mathématiciens pour la trouver,
nous ont produit quelques théorèmes. L'esprit de système est
dans la physique ce que la métaphysique est dans la géométrie.
S'il est quelquefois nécessaire pour nous mettre dans le chemin
de la vérité , il est presque toujours incapable de nous y con-
duire par lui-même. Eclairé par l'observation de la nature, il
peut entrevoir les causes des phénomènes ; mais c'est au calcul
à assurer, pour ainsi dire, l'existence de ces causes, en déter-
minant exactement les effets qu'elles peuvent produire, et en
comparant ces effets avec ceux que l'expérience nous découvre.
Toute hypothèse , dénuée d'un tel secours , acquiert rarement
ce degré de certitude qu'on doit toujours chercher dans les
sciences naturelles, et qui néanmoins se trouve si peu dans ces
conjectures frivoles qu'on honore du nom de sjsthnes. S'il ne
pouvait y en avoir que de cette espèce , le principal mérite
du physicien serait, à proprement parler, d'avoir l'esprit de
système et de n'en faire jamais. A l'égard de l'usage dans les autres
sciences , mille expériences prouvent combien il est dangereux.
r8 DISCOURS PRELIMINAIRE
La physique est donc uniquement bornée aux observations et
aux calculs; la médecine à l'histoire du corps humain, de ses
maladies, et de leurs remèdes ; l'histoire naturelle à la descrip-
criptiun détaillée des végétaux, des animaux et des minéraux ;
la chimie à la composition et à la décomposition expérimentale
des corps; en un mot, toutes les sciences, renfermées dans les
faits autant qu'il leur est possible , et dans les conséquences qu'on
en peut déduire, n'accordent rien à l'opinion, que quand elles j
sont forcées. Je ne parle point de la géométrie , de l'astronomie
et de la mécanique , destinées par leur nature à aller toujours en
se perfectionnant de plus en plus.
On abuse des meilleures choses. Cet esprit philosophique, si
à la mode aujourd'hui, qui veut tout voir et ne rien supjjoser ,
s'esit répandu jusque dans les belles-lettres; on prétend même
qu'il est nuisible à leurs progrès, et il est difficile de se le dissi-
muler. INotre siècle , porté à la combinaison et à l'analyse , semble
\ouloir introduire les discussions froides et didactiques dans les
choses de sentiment. Ce n'est pas que les passions et le goût
n'aient une logique qui leur appartient; mais celte logique a
des principes tout difïérens de ceux de la logique ordinaire : ce
sont ces principes qu'il faut démêler en nous , et c'est , il faut
l'avouer, de quoi une philosophie commune est peu capable.
Livrée toute entière à l'examen des perceplions tranquilles de
l'âme , il lui est bien plus facile d'en démêler les nuances que
celles de nos passions , ou en général dessentimens vifs qui nous
affectent. Et comment cette espèce de sentimens ne seraiî-elle
pas difïicile à analyser avec justesse? Si, d'un côté, il faut se
livrer à eux pour les connaître ; de l'autre , le temps où l'âme
en est affectée , est celui où elle peut les étudier le moins. Il faut
pourtant convenir que cet esprit de discussion a contribué à af-
franchir notre littérature de l'admiration aveugle des anciens; il
nous a appris à n'estimer en eux que les beautés que nous serions
contraints d'admirer dans des modernes. Mais c'est peut-être
aussi à la même source que nous devons je ne sais quelle méta-
physique du cœur, qui s'est emparée de nos théâtres ; s'il ne
fallait pas l'en bannir entièrement, encore moins fallait -il l'y
laisser régner. Cette anatomie de l'âme s'est glissée jusque dans
nos conversations ; on y disserte , on n'y parle plus; et nos so-
ciétés ont perdu leurs principaux agrémens, la chaleur et la
gaieté.
Ne soyons donc pas étonnés que nos ouvrages d'esprit soient
en général inférieurs à ceux du siècle précédent. On peut même
en trouver la raison dans les elForts que nous faisons pour sur-
passer nos prédécesseurs. Le goût et l'art d'écrire font en peu de
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 79
temps cles progrès rapides , dès qu'une fois la véritable route est
ouverte : à peine un grand génie a-t-il entrevu le beau, qu'il
l'aperçoit dans toute son étendue ; et l'imitation de la belle na-
ture semble bornée à de certaines limites qu'une génération ou
deux tout au plus ont bientôt atteintes ; il ne reste à la géné-
ration suivante que d'imiter ; mais elle ne se contente pas de ce
partage; les richesses qu'elle a acquises autorisent le désir de les
accroître ; elle veut ajouter à ce qu'elle a reçu , et manque le but
en cherchant à le passer. On a donc tout à la fois plus de prin-
cipes pour bien juger, un plus grand fonds de lumières, plus
de bons juges, et moins de bons ouvrages; on ne dit point d'un
livre qu'il est bon , mais que c'est le livre d'un homme d'esprit.
C'est ainsi que le siècle de Démétrius de Phalère a succédé im-
médiatement à celui de Démosthène, le siècle de Lucain et de
Sénèque à celui de Cicéron et de Yirgile , et le nôtre à celui de
Louis XIV.
Je ne parle ici que du siècle en général : car je suis bien éloi-
gné de faire la satire de quelques hommes d'un mérite rare avec
qui nous vivons. La constitution physique du monde littéraire
entraîne , comme celle du monde matériel , des révolutions for-
cées , dont il serait aussi injuste de se plaindre que du change-»
ment des saisons. D'ailleurs comme nous devons au siècle de
Pline les ouvrages admirables de Quintilien et de Tacite , que la
génération précédente n'aurait peut-être pas été en état de pro-
duire , le nôtre laissera à la postérité des monumens dont il a
droit de se glorifier. Un poète célèbre par ses talens et par ses
malheurs a effacé Malherbe dans ses odes , et Marot dans ses épi-
grammes et dans ses épîtres. Nous avons vu naître le seul poème
épique que la France puisse opposer à ceux des Grecs , des Ro-
mains, des Italiens, des Anglais et des Espagnols. Deux hommes
illustres, entre lesquels notre nation semble partagée, et que la
postérité saura mettre chacun à sa place , se disputent la gloire
du cothurne, et l'on voit encore avec un extrême plaisir leur»
tragédies après celles de Corneille et de Racine. L'un de ces deux
hommes, le même à qui nous devons la Henriade , sûr d'obtenir
parmi le très -petit nombre de grands poètes une place distin-
guée et qui n'est qu'à lui , possède en même temps au plus haut
degré un talent que n'a eu presque aucun poète même dans un
degré médiocre, celui d'écrire en prose. Personne n'a mieux
connu l'art si rare de rendre sans effort chaque idée par le terme
qui lui est propre , d'embellir tout sans se méprendre sur le co-
loris propre à chaque chose ; enfin , ce qui caratérise jdIus qu'on ne
pense les grands écrivains, de n'être jamais ni au-dessus, ni au-
dessous de son sujet. Son essai sur le siècle de Louis XI p^ est un
8o DISCOURS PRÉLIMINAIRE
morceau d'autant plus précieux, que l'auteur n'avait en ce genro
aucun modèle ni parmi les anciens, ni parmi nous. Son histoire
de Charlts XII, par la rapidité et la noblesse du style , est digne
du héros qu'il avait à peindre: ses pièces fugitives, supérieures
à toutes celles que nous estimons le plus, sutitiraient par leur
nombre et par leur mérite pour immortaliser plusieurs écri-
vains. Que ne puis-je, en parcourant ici ses nombreux et admi-
rables ouvrages , payer à ce génie rare le tribut d'éloges qu'il mé-
rite, qu'il a reçu tant de fois de ses compatriotes , des étrangers
et de ses eniiemis, et auquel la postérité mettra le comble quand
il ne pourra plus en jouir !
Ce ne sont pas là nos seules richesses. Un écrivain judicieux ,
aussi bon citoyen que grand philosophe, nous a donné sur les
principes des lois un ouvrage décrié par quelques Français , ap-
plaudi par la nation , et admiré de toute l'Europe ; ouvrage qui
sera un monument immortel du génie et de la vertu de son au-
teur, et des progrès de la raison dans un siècle , dont le milieu
sera une époque mémorable dans l'histoire de la philosophie.
D'excellens auteurs ont écrit l'histoire ancienne et moderne ; des
esprits justes et éclairés l'ont approfondie : la comédie a acquis
^n nouveau genre, qu'on aurait tort de rejeter, puisqu'il en ré-
sulte un plaisir de plus, et que d'ailleurs ce genre même n'a pas
été aussi inconnu des anciens qu'on voudrait nous le persuader;
enfin nous avons plusieurs romans qui nous empêchent de re-
gretter ceux du dernier siècle.
Les beaux arts ne sont pas moins en honneur dans notre na-
tion. Si j'en crois les amateurs éclairés, notre école de peinture
est la première de l'Europe , et plusieurs ouvrages de nos sculp-
teurs n'auraient pas été désavoués parles anciens. La musique est
peut-être de tous ces arts celui qui a fait depuis quinze ans le plus
de progrès parmi nous. Grâces aux travaux d'un génie mâle ,
hardi et fécond , les étrangers qui ne pouvaient souffrir nos sym-
phonies, commencent à les goûter, et les Français paraissent en-
fiilpersuadés que Lulli avait laissé dans ce genre beaucoup à faire.
Rameau, en poussant la pratique de son art à un si haut degré
de perfection , est devenu tout ensemble le modèle et l'objet de la
jalousie d'un grand nombre d'artistes, qui le décrient en s'effor-
çantde l'imiter. Mais ce qui le distingue plus particulièrement ,
c'est d'avoir réfléchi avec beaucoup de succès sur la théorie de ce
même art; d'avoir su trouver dans la base fondamentale le prin-
cipe de l'harmonie et de la mélodie ; d'avoir réduit par ce moyen
à des lois plus certaines et plus simples, une science livrée avant
lui à des règles arbitraires ou dictées par une expérience aveugle.
Je saisis avec empressement l'occasion de célébrer cet artiste phi-
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 8i
losophe , dans un discours destiné principalement à l'éloge des
grands hommes Son mérite, dont il a forcé notre siècle à con-
venir, ne sera bien connu que quand le temps aura fait t;.ire
l'envie; et son nom, cher à la partie de notre nation la plus
éclairée, ne peut blesser ici personne. Mais dût-il déplaire k
quelques prétendus Mécènes, un philosophe serait bien à plain-
dre , si même en matière de sciences et de goût, il ne se per-
mettait pa . de dire la vérité.
Voilà les biens que nous possédons. Quelle idée ne se formera-
t-on pas de nos trésors littéraires, si l'on joint aux ouvrages de
tant de grands hommes les travaux de toutes les compagnies sa-
vantes , destinées à maintenir le goût des sciences et des lettres ,
et à qui nous devons tant d'excellens livres I De pareilles sociétés
ne peuvent manquer de produire dans un Etat de grands avanta-
ges , pourvu qu'en les multipliant à l'excès , on n'en facilite
point l'entrée à un trop grand nombre de gens médiocres; qu'on
en bannisse toute inégalité propre à éloigner ou à rebuter des
hommes faits pour éclairer les autres; qu'on n'y connaisse d'au-
tre supériorité que celle du génie; que la considération y soit
le prix du travail ; enfin que les récompenses y viennent cher-
cher les talens, et ne leur soient point enlevées par l'intrigue.
Car il ne faut pas s'y tromper : on nuit plus aux progrès de l'es-
prit en plaçant mal les récompenses qu'en les supprimant . Avouons
même, à l'honneur des lettres, que les savans n'ont pas toujours
besoin d'être récompensés pour se multiplier. Témoin l'Angle-
terre , à qui les sciences doivent tant, sans que le gouvernement
fasse rien pour elles. Il est vrai que la nation les considère, qu'elle
les respecte même; et cette espèce de récompense, supérieure
à toutes les autres , est sans doute le. moyen le plus sûr de faire
* fleurir les sciences et les arts ; parce que c'est le gouvernement
qui donne les places , et le public qui distribue l'estime. L'a-
mour des lettres, qui est un mérite chez nos voisins, n'est en-
core à la vérité qu'une mode parmi nous, et ne sera peut-être
jamais autre chose ; mais quelque dangereuse que soit cette
mode, qui, pour un Mécène éclairé, produit cent amateurs
ignorans et orgueilleux, peut-être lui sommes-nous redevables
de n'être pas encore tombés dans la barbarie où une foule de
circonstances tendent à nous précipiter.
On peut regarder comme une des principales, cet amour du
faux bel esprit , qui protège l'ignorance , qui s'en fait honneur,
et qui la répandra universellement tôt ou tard. Elle sera le fruit
et le terme du mauvais goût; j'ajoute qu'elle en sera le remède.
Car tout a des révolutions réglées , et l'obscurité se terminera par
un nouveau siècle de lumière. Nous serons plus frappés du grand
I. 6^
^{àf^à^S
82 DISCOURS PRÉLIMINAIR.E
jour après avoir été quelque temps dans les ténèbres. Elles seront
comme une espèce d'anarchie très-funeste par elle-même , mais
quelquefois utile par ses suites. Gardons-nous pourtant de souhai-
ter une révolution si redoutable; la barbarie dure des siècles, il
semble que ce soit notre élément : la raison et le bon goût ne font
que passer.
Ge serait peut-être ici le lieu de repousser les traits qu'un écri-
vain éloquent et philosophe (i) a lancés depuis peu contre les
sciences et les arts , en les accusant de corrompre les mœurs. Il
nous siérait mal d'être de son sentiment à la tête d'un ouvrage tel
que celui-ci; l'homme de mérite dont nous parlons , semble avoir
donné son suffrage à notre travail par le zèle et le succès avec le-
quel il y a concouru. Nous ne lui reprocherons point d'avoir con-
fondu la culture de l'esprit avec l'abus qu'on en peut faire ; il nous
répondra sans doute que cet abus en est inséparable ; mais nous
le prierons d'examiner si la plupart des maux qu'il attribue aux
sciences'et aux arts ne sont point dus à des causes toutes diffé-
rentes , dont rénumération serait ici aussi longue que délicate.
Les lettres contribuent certainement à rendre la société plus ai-
mable ; il serait difficile de prouver que les hommes en sont
meilleurs , et la vertu plus commune : mais c'est un privilège
qu'on peut disputer à la morale même. Et pour dire encore plus ,
faudra-t-il proscrire les lois parce que leur nom sert d'abri à
quelques crimes, dont les auteurs seraient punis dans une répu-
blique de sauvages ? Enfin , quand nous ferions ici au désavan-
tage des connaissances humaines un aveu dont nous sommes bien
éloignés, nous le sommes encore plus de croire qu'on gagnât à
les détruire : les vices nous resteraient , et nous aurions l'igno-
rance de plus.
Finissons cette histoire des sciences , en remarquant que les
différentes formes de gouvernement qui influent tant sur les
esprits et sur la culture des lettres, déterminent aussi les espèces
de connaissances qui doivent principalement y fleurir, et dont
chacune a son mérite particulier. Il doit y avoir en général dans
une république plus d'orateurs , d'historiens et de philosophes ,
et dans une monarchie , plus de poètes , de théologiens et de
géomètres. Cette règle n'est pourtant pas si absolue, qu'elle
ne puisse être altérée et modifiée par une infinité de causes.
Après les réflexions et les vues générales que nous avons cru
devoir placer à la tête de cette Encyclopédie , il est temps enfin
(i) Rousseau, de Genève, auteur de la partie de rEncyclopcdie qui con-
cerne la musique, a compose un discours trcs-eloqucnt , pour prouver que
le rétablissement des sciences et des arts a corrompu les mœurs.
,fA>-/»;^V,
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 83
d'instruire plus particulièrement le public sur l'ouvrage que
nous lui présentons. Le Prospectus qui a déjà été publié dans
cette vue , et dont M. Diderot mon collègue est l'auteur, ayant
été reçu de toute l'Europe avec les plus grands éloges , je vais en
son nom le remettre ici de nouveau sous les yeux , avec les
changemens et les additions qui nous ont paru convenables ù
l'un et à l'autre.
On ne peut disconvenir que depuis le renouvellement des
lettres parmi nous, on ne doive en partie aux dictionnaires les
lumières générales qui se sont répandues dans la société , et ce
germe de science qui dispose insensiblement les esprits à des
connaissances plus profondes. L'utilité sensible de ces sortes
d'ouvrages les a rendus si communs , que nous sommes plutôt
aujourd'hui dans le cas de les justifier que d'en faire l'éloge. On
prétend qu'en multipliant les secours et la facilité de s'instruire,
ils contribueront à éteindre le goût du travail et de l'étude.
Pour nous , nous croyons être bien fondés à soutenir que c'est
à la manie du bel esprit et à l'abus de la philosophie , plutôt
qu'à la multitude des dictionnaires, qu'il faut attribuer notre
paresse et la décadence du bon goût. Ces sortes de collections
peuvent tout au plus servir à donner quelques lumières à
ceux qui sans ce secours n'auraient pas eu le courage de
s'en procurer , mais elles ne tiendront jamais lieu de livres
à ceux qui chercheront à s'instruire ; les dictionnaires par leur
forme même ne sont propres qu'à être consultés , et se refusent
à toute lecture suivie. Quand nous apprendrons qu'un homme
de lettres , désirant d'étudier l'histoire à fond , aura choisi pour
cet objet le dictionnaire de Moreri , nous conviendrons du re-
proche que l'on veut nous faire. Nous aurions peut-être plus de
raison d'attribuer l'abus prétendu dont on se plaint , à la multi-
plication des méthodes, des élémens , des abrégés et des biblio-
thèques , si nous n'étions persuadés qu'on ne saurait trop faci-
liter le moyen de s'instruire.
On abrégerait encore davantage ces moyens en réduisant à
quelques volumes tout ce que les hommes ont découvert jusqu'à
nos jours dans les sciences et dans les arts. Ce projet , en y com-
prenant même les faits historiques réellement utiles , ne serait
peut-être pas impossible dans l'exécution ; il serait <||i moins à
souhaiter qu'on le tentât ; nous ne prétendons aujourd'hui que
l'ébaucher ; et il nous débarrasserait enfin de tant (rtflivres , dont
les auteurs n'ont fait que se copier les uns les autres. Ce qui
doit nous rassurer contre la satire des dictionnaires , c'est qu'on
pourrait faire le même reproche sur un fondement aussi peu
solide aux journalistes les plus estimables. Leur but n'est-il pas
I
84 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
essentiellement d'exposer en raccourci ce que notre siècle ajoute
de lumières à celles des siècles précédens ; d'apprendre à se
passer des originaux , et d'arracher par conséquent ces épines
que nos adversaires voudraient qu'on laissât? Combien de lec-
tures inutiles dont nous serions dispensés par de bons extraits I
Nous avons donc cru qu'il importait d'avoir un dictionnaire
qu'on put consulter sur toutes les matières des arts et des
sciences , et qui servît autant à guider ceux qui se sentent le
courage de travailler à l'instruction des autres, qu'à éclairer
ceux qui ne s'instruisent que pour eux-mêmes.
Jusqu'ici personne n'avait conçu un ouvrage aussi grand , ou
du moins personne ne l'avait exécuté* Leibnitz , de tous les
savans le plus capable d'en sentir les difficultés , désirait qu'on
les surmontât. Cependant on avait des encyclopédies , et Leib-
nitz ne l'ignorait pas , lorsqu'il en demandait une.
La plupart de ces ouvrages parurent avant le siècle dernier ,
et ne furent pas tout-à-fait méprisés. On trouva que s'ils n'an-
nonçaient pas beaucoup de génie , ils marquaient au moins du
travail et des connaissances. Mais que serait-ce pour nous que
ces encyclopédies? quel progrès n'a-t-on pas fait depuis dans les
sciences et dans les arts ? combien de vérités découvertes aujour-
d'hui , qu'on n'entrevoyait pas alors ? La vraie philosophie était au
berceau ; la géométrie de l'infini n'était pas encore ; la physique
expérimentale se montrait à peine; il n'y avait point de dialec-
tique ; les lois de la saine critique étaient entièrement ignorées.
Les auteurs célèbres en tout genre dont nous avons parlé dans
ce discours, et leurs illustres disciples , ou n'existaient pas, ou
n'avaient pas écrit. L'esprit de recherche et d'émulation n'ani-
mait pas les savans; un autre esprit moins fécond peut-être,
mais plus rare, celui de justesse et de méthode, ne s'était point
soumis les différentes parties de la littérature ; et les académies,
dont les travaux ont porté si loin les sciences et les arts, n'étaient
pas instituées.
Si les découvertes des grands hommes et de; compagnies sa-
vantes dont nous venons de parler offrirent dans la suite de
puissans secours pour former un dictionnaire encyclopédique; il
faut avouer aussi que l'augmentation prodigieuse des matières
ill-endit à dl^utrcs égards un tel ouvrage beaucoup plus difficile.
Mais ce n'est point à nous à juger si les successeurs des premiers
encyclopédi|Pes ont été hardis ou présomptueux; et nous les lais-
serions tous jouir de leur réputation , sans en excepter Ephraïm
Chambers le plus connu d'entre eux, si nous n'avions des raisons
particulières de peser le mérite de celui-ci.
L'encyclopédie de Chambers dont on a publié à Londres un
DE L'ENCYCLOPEDIE. 85
si grand nombre d'éditions rapides ; cette encyclopédie qu'on
vient de traduire tout récemment en italien , et qui, de notre
aveu, mérite en Angleterre et chez i'étrauger les honneurs qu'on
lui rend , n'eût peut-être jamais été faite , si avant qu'elle parû|^
en anglais, nous n'avions eu dans notre langue des ouvrages où
Chambers a puisé sans mesure et sans choix la plus grande partie
des choses dont il a composé son dictionnaire. Qu'en auraient
donc pensé nos Français sur une traduction pure et simple? Il eut
excité l'indignation des savans et le cri du public, à qui on n'eût
présenté sous un titre fastueux et nouveau , que des richesses
qu'il possédait depuis long-temps.
Nous ne refusons point à cet auteur la Justice qui lui est due.
Il a bien senti le mérite de l'ordre encyclopédique , ou de la
chaîne par laquelle on peut descendre sans interruption des
premiers principes d'une science ou*d'un art jusqu'à ses consé-
quences les plus éloignées , et remonter de ses conséquences les
plus éloignées jusqu'à ses premiers principes; passer impercepti-
blement de cette science ou de cet art à un autre , et, s'il est
permis de s'exprimer ainsi , faire sans s'égarer le tour du monde
littéraire. Nous convenons avec lui que le plan et le dessein de
son dictionnaire sont excellens , et que si l'exécution en était
portée à un certain degré de perfection , il contribuerait plus lui
seul aux progrès de la vraie science que la moitié des livres
connus. Mais , malgré toutes les obligations que nous avons à
cet auteur, et l'utilité considérable que nous avons retirée de
son travail , nous n'avons pu nous empêcher de voir qu'il restait
beaucoup à y ajouter. En effet , conçoit-on que tout ce qui
concerne les sciences et les arts puisse être enfermé en deux vo-
lumes in-folio ? La nomenclature d'une matière si étendue en
fournirait un elle seule, si elle était complète. Combien donc
ne doit-il pas y avoir dans son ouvrage d'articles omis ou tron-
qués ?
Ce ne sont point ici des conjectures. La traduction entière du
Chambers nous a passé sous les yeux , et nous avons trouvé une
multitude prodigieuse de choses à désirer dans les sciences; dans
les arts libéraux, un mot oii il fallait des pages , et tout à suppléer
dans les arts mécaniques. Chambers a lu des livres , mais il n'a
guère vu d'artistes ; cependant il y a beaucoup de choses qu'on
n'apprend que dans les ateliers. D'ailleurs, il n'en est pas ici
des omissions comme dans un autre ouvrage. Uu article omis
dans un dictionnaire commun le rend seulement imparfait. Dans
xine encyclopédie, il rompt l'enchaînement, et nuit à la forme
et au fond ; et il a fallu tout l'art d'Ephraïm Chambers pour
pallier ce défaut.
f56 DISCOURS PRELIMINAIRE
Mais , sans nous étendre davantage sur l'encyclopédie an-
glaise , nous annonçons que l'ouvrage de Chambers n'est point la
base unique sur laquelle nous avons élevé ; que l'on a refait un
Ijrand nombrede ses articles ; que l'on n'a employé presque aucun
d«s autres sans addition, correction , ou retranchement, et qu'il
rentre simplement dans la classe des auteurs que nous avons
particulièrement consultés. Les éloges qui furent donnés il y a
six ans au simple projet de la traduction de l'encyclopédie an-
glaise, auraient été pour nous un motif suffisant d'avoir recours
à cette encyclopédie , autant que le bien de notre ouvrage n'en
souffrirait pas.
La partie mathématique est celle qui nous a paru mériter le
plus d'être conservée : mais on jugera par les changemens con-
sidérables qui ont été faits , du besoin que cette partie et les
autres avaient d'une exacte révision.
Le premier objet sur lequel nous nous sommes écartés de
l'auteur anglais , c'est l'arbre généalogique qu'il a dressé des
sciences et des arts , auquel nous avons cru devoir en substituer
un autre. Cette partie de notre travail a été suffisamment déve-
loppée plus haut. Elle présente à nos lecteurs le canevas d'un
ouvrage qui ne se peut exécuter qu'en plusieurs volumes in-
folio , et qui doit contenir un jour toutes les connaissances des
hommes.
A l'aspect d'une matière aussi étendue , il n'est personne qui
ne fasse avec nous la réflexion suivante. L'expérience journa-
lière n'apprend que trop combien il est difficile à un auteur de
traiter profondément de la science ou de l'art dont il a fait toute
sa vie une étude particulière. Quel homme peut donc être assez
hardi et assez borné pour entreprendre de traiter seul de toutes
les sciences et de tous les arts?
Nous avons inféré de là que pour soutenir un poids aussi grand
que celui que nous avions à porter, il était nécessaire de le par-
tager; et sur-le-champ nous avons jeté les yeux sur un nombre
suffisant de savans et d'artistes ; d'artistes habiles et connus par
leurs talens; de savans exercés dans les genres particuliers qu'on
avait à confier à leur travail. Nous avons distribué à chacun la
partie qui lui convenait ; quelques uns même étaient en posses-
sion de la leur, avant que nous nous chargeassions de cet ou-
vrage. Ainsi, chacun n'ayant été occupé que de ce qu'il enten-
dait , a été en état de juger sainement de ce qu'en ont écrit les
anciens et les modernes , et d'ajouter aux secours qu'il en a tirés ,
des connaissances puisées dans son propre fonds. Personne ne
s'est avancé sur le terrain d'autrui , et ne s'est mêlé de ce qu'il
n'a peut-être jamais appris ; et nous avons eu plus de méthode.
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 87
Ac certitude, d'étendue et de détails, qu'il ne peut y en avoir
dans la plupart des lexicograjDlies. Il est vrai que ce plan a réduit
le mérite d'éditeur à peu de chose ; mais il a beaucoup ajouté à
la perfection de l'ouvrage, et nous penserons toujours nous être
acquis assez de gloire , si le public est satisfait. En un mot ,
chacun de nos collègues a fait un dictionnaire de la partie dont
il s'est chargé , et nous avons réuni tous ces dictionnaires en-
semble.
Nous croyons avoir eu de bonnes raisons pour suivre dans cet
ouvrage l'ordre alphabétique. Il a nous paru plus commode et plus
facile pour nos lecteurs , qui, désirant de s'instruire sur la signi-
fication d'un mot , le trouveront plus aisément dans un diction-
naire que dans un autre ouvrage. Si nous eussions traité toutes
les sciences séparément , en faisant de chacune un dictionnaire
particulier, non-seulement le prétendu désordre de la succession
alphabétique aurait eu lieu dans ce nouvel arrangement , mais
une telle méthode aurait été sujette à des inconvéniens con-
sidérables par le grand nombre de mots communs à différentes
sciences, et qu'il aurait fallu répéter j)lusieurs fois, ou placer au
hasard. D'un autre côté, si nous eussions traité de chaque
science séparément et dans un discours suivi , conforme à l'ordre
des idées , et non à celui des mots , la forme de cet ouvrage eût
été encore moins commode pour le plus grand nombre de nos
lecteurs , qui n'y auraient rien trouvé qu'avec peine ; l'ordre
encyclopédique des sciences et des arts y eût peu gagné, et l'or-
dre encyclopédique des mots , ou plutôt des objets par lesquels
les sciences se communiquent et se touchent , y aurait infiniment
perdu. Au contraire, rie*i de plus facile dans le plan que nous
avons suivi que de satisfaire à l'un et à l'autre : c'est ce que
nous avons détaillé ci-dessus. D'ailleurs , s'il eut été question de
faire de chaque science ou de chaque art un traité particulier
dans la forme ordinaire , et de réunir seulement ces différens
traités sous le titre (k' Encyclopédie , il eût été bien plus difficile
de rassembler pour cet ouvrage un si grand nombre de per-
sonnes , et la plupart de nos collègues auraient sans doute mieux
aimé donner séparément leur ouvrage, que de le voir confondu '
avec un grand nombre d'autres. De plus , en suivant ce dernier
plan , nous eussions été forcés à renoncer presque entièrement
à l'usage que nous voulions faire de l'Encyclopédie anglaise ,
entraînés tant par la réputation de cet ouvrage que par l'ancien
prospectus , approuvé du public , et auquel nous désirions de
nous conformer. La traduction entière de cette Encyclopédie
nous a été remise entre les mains par les libraires qui avaient
entrepris de la publier ; nous l'avons distribuée à nos collègues ,
88 DISCOURS PRELIMINAIRE
qui ont mieux aimé se charger de la revoir , cle la corriger ,
de l'augmenter, que de s'engager, sans avoir, pour ainsi dire,
aucuns matériaux préparatoires. Il est vrai qu'une grande partie
de ces matériaux leur a été inutile, mais du moins elle a servi
à leur faire entreprendre plus volontiers le travail qu'on espé-
rait d'eux; travail auquel plusieurs se seraient peut-être refusé,
s'ils avaient prévu ce qu'il devait leur coûter de soins. D'un
autre coté, quelques uns de ces savans , en possession de leur
partie long-temps avant que nous fussions éditeurs, l'avaient
déjà fort avancée en suivaut l'ancien projet de l'ordre alpha-
bétique. 11 nous eût par conséquent été impossible de changer
ce projet , quand même nous aurions été moins disposés à l'ap-
prouver. Nous savions enfin , ou du moins nous avons lieu de
croire , qu'on n'avait fait à l'auteur anglais, notre modèle, au-
cunes difficultés sur l'ordre alphabétique auquel il s'était assujéti.
Tout se réunissait donc pour nous obliger à rendre cet ouvrage
conforme à un plan que nous aurions suivi par choix , si nous
en eussions été les maîtres.
La seule opération dans notre travail qui suppose quelque
intelligence, consiste à remplir les vides qui séparent deux
sciences ou deux arts, et à renouer la chaîne dans les occasions
oii nos collègues se sont reposés les uns sur les autres de certains
articles, qui, paraissant appartenir également à plusieurs d'entre
eux, n'ont été faits par aucun. Mais afin que la personne char-
gée d'une partie ne soit point comptable des fautes qui pour-
raient se glisser dans des inorceaux sur-ajoutés, nous aurons
l'attention de distinguer ces morceaux par une étoile. Nous
tiendrons exactement la parole que nous avons donnée ; le tra-
vail d'autrui sera sacré pour nous, et nous ne m-aH(uerons pas
de consulter l'auteur, s'il arrive dans le cours de l'édition que
son ouvrage nous paraisse demander quelque changement con-
sidérable.
Les différentes mains que nous avons employées ont apposé à
chaque article comme le sceau de leur style particulier, ainsi
que celui du style propre à la matière et à l'objet d'une partie.
Un procédé de chimie ne sera point du même ton que la des-
cription d€s bains et des théâtres anciens ; ni la manœuvre d'un
serrurier , exposée comme les recherches d'un théologien sur un
point de dogme ou de discipline. Chaque chose a son colons, et
ce serait confondre les genres que de les réduire à une cerJaine
uniformité. La pureté du style, la clarté et la précision, sont
les seules qualités qui puissent être communes à tous les articles,
et nous espérons qu'on les y remarquera. S'en permettre davan-
tage, ce serait s'exposer à la monotonie et au dégoût qui sont in-
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 8g
sëparables <3es ouvrages étendus, et que l'extrênie variété des
matières doit écarter de celui-ci.
Nous en avons dit assez pour instruire le public de la nature
d'une entreprise à laquelle il a paru s'intéresser; des avantages
généraux qui en résulteront, si elle est bien exécutée; du bon ou
du mauvais succès de ceux qui l'ont tentée avant nous; de Té-
tendue de son objet; de l'ordre auquel nous nous sommes assu-
jétis; de la distribution qu'on a faite de chaque partie, et de nos
fonctions d'éditeurs. Nous allons maintenant passer aux princi-
paux détails de l'exécution.
Toute la matière de l'Encyclopédie peut se réduire à trois chefs:
les sciences, les arts libéraux, et les arts mécaniques. Nous
commencerons par ce qui concerne les sciences et les arts libé-
raux; et nous finirons par les arts mécaniques.
On a beaucoup écrit sur les sciences. Les traités sur les arts
libéraux se sont multipliés sans nombre, la républiq- e des lettres
en est inondée. Mais combien peu donnent les vrais principes?
combien d'autres les noient dans une afïïuence de paroles, ou les
perdent; dans des ténèbres affectées ? combien dont l'autorité
en impose, et chez qui une erreur placée à côté d'une vérité , ou
décrédite celle-ci , ou s'accrédite elle-même à la faveur de ce
voisinage? Ou eut mieux fait sans doute d'écrire moins et d'é-
crire mieux.
Entre tous les écrivains, on a donné la préférence à ceux qui
sont généralement reconnus pour les meilleurs. C'est de là que
les principes ont été tirés. A leur exposition claire et précise ,
on a joint des exemples ou des autorités constamment reçus.
La coutume vulgaire est de renvoyer aux sources, ou de citer
d'une manière vague , souvent infidèle et presque toujours
confuse, en sorte que dans les différentes parties dont un article
est composé , on ne sait exactement quel auteur' on doit consul-
ter sur tel point, ou s'il faut les consulter tous, ce qui rend la
vérification longue et pénible. On s'est attaché, autant qu'il a
été possible, à éviter cet inconvénient, en citant dans le corps
même des articles les auteurs sur le témoignage desquels on
s'est appuyé , rapportant leur propre texte quand il est néces-
saire , comparant partout les opinions, balançant les raisons ,
proposant des moyens de douter ou de sortir de doute ; décidant
même quelquefois, détruisant autant qu'il est en nous les er-
reurs et les préjugés , et lâchant surtout de ne les pas multiplier
et de ne les point perpétuer , en protégeant sans examen des
sentimens rejetés, ou en proscrivant sans raisons des opinions
reçues. Nous n'avons pas craint de nous élendre quand l'intérêt
de la vérité et l'importance de la matière le demandaient , sa-
go DISCOURS PRELIMINAIRE
crifiant ragrement toutes les fois qu'il n'a pu s'accorder avec
l'instruction.
Nous ferons ici sur les définitions une remarque importante.
Nous nous sommes conformés dans les articles généraux des
sciences à l'usage constamment reçu dans les dictionnaires et
dans les autres ouvrages, qui veut qu'on commence en traitant
d'une science par en donner la définition. Nous l'avons donnée
aussi, la plus simple même et la plus courte qu'il nous a été
possible. Mais il ne faut pas croire que la définition d'une
science , surtout d'une science abstraite , en puisse donner l'i-
dée à ceux qui n'y sont pas du moins initiés. En effet qu'est-ce
qu'une science? sinon un système de règles ou de faits relatifs
à un certain objet ; et comment peut-on donner l'idée de ce
système à quelqu'un qui serait absolument ignorant de ce que le
système renferme? Quand on dit de l'arithmétique, que c'est la
science des propriétés des nombres, la fait-on mieux connaître
à celui qui ne la sait pas, qu'on ne ferait connaître la pierre
philosophale en disant que c'est le secret de faire de l'or? La dé-
finition d'une science ne consiste proprement que dans l'exposi-
tion détaillée des choses dont cette science s'occupe , comme la
définition d'un corps est la description détaillée de ce corps
même; et il nous semble, d'après ce principe, que ce qu'on
appelle définition de chaque science serait mieux placé à la fin
qu'au commencement du livre qui en traite ; ce serait alors le
résultat extrêmement réduit de toutes les notions qu'on aurait
acquises. D'ailleurs, que contiennent ces définitions pour la
plupart , sinon des expressions vagues et abstraites , dont la
notion est souvent plus difficile à fixer que celle de la science
même? tels sont les mots , science, nombre el propriété , dans
la définition déjà citée de l'arithmétique. Les termes généraux
sans doute sont nécessaires , et nous avons vu dans ce discours
quelle en est l'utilité : mais on pourrait les définir , wi abus
forcé des signes , et la plupart des définitions, un abus tantôt
volontaire , tantôt forcé des termes généraux. Au reste , nous
le répétons , nous nous sommes conformé sur ce point à l'usage,
parce que ce n'est pas à nous à le changer, et que la forme
même de ce dictionnaire nous en empêchait. Mais, en ména-
gant les préjugés, nous n'avons point dû appréhender d'expo-
ser ici des idées que nous croyons saines. Continuons à rendre
compte de notre ouvrage.
L'Empire des sciences et des arts est un monde éloigné du
vulgaire, oii l'on fait tous les jours des découvertes, mais dont
on a bien des relations fabuleuses. Il était important d'assurer
les vraies, de prévenir sur les fausses, de fixer des points d'oii
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 91
Ton partit , et de faciliter ainsi la recherche de ce qui reste k
trouver. On ne cite des faits, on ne compare des expériences ,
on n'imagine des méthodes , que pour exciter le génie à s'ouvrir
des roules ignorées , et à s'avancer à des découvertes nouvelles ,
en regardant comme le premier pas celui oii les grands hommes
ont terminé leur course. C'est aussi le but que nous nous
sommes proposé , en alliant aux principes des sciences et des
arts libéraux l'histoire de leur origine et de leurs progrès suc-
cessifs ; et si nous l'avons atteint , de bons esprits ne s'occupe-
ront plus à chercher ce qu'on savait avant eux. Il sera facile,
dans les productions à venir sur les sciences et sur les arts li-
béraux , de démêler ce que les inventeurs ont tiré de leur
fonds, d'avec ce qu'ils ont emprunté de leurs prédécesseurs:
on appréciera les travaux ; et ces hommes avides de réputation
et dépourvus de génie, qui publient hardiment de vieux sys-
tèmes comme des idées nouvelles , seront bientôt démasqués.
Mais, pour parvenir à ces avantages, il a falhi donner à chaque
matière une étendue convenable , insister sur l'essentiel , né-
gliger les minuties , et éviter un défaut assez commun , celui de
s'appesantir sur ce qui ne demande qu'un mot, de prouver ce
qu'on ne conteste point, et de commenter ce qui est clair. Nous
n'avons ni épargné ni prodigué les éclaircissemens. On jngpra
qu'ils étaient nécessaires partout où nous en avons mis , et qii ils
auraient été S;uperflus où l'on n'en trouvera pas. Nous nous
sommes encore bien gardés d'accumuler les preuves où nous
avons cru qu'un seul raisonnement solide suffisait, ne les multi-
pliant que dans les occasions oii leur force dépendait de leur nom-
bre et de leur concert.
Les articles qui concernent les élé^mens des sciences ont été
travaillés avec tout le soin possible ; ils sont en effet la base et le
fondement des autres. C'est par cette raison que les élémens
d'une science ne peuvent être bien faits que par ceux qui ont
été fort loin au-delà ; car ils renferment le système des principes
généraux qui s'étendent aux différentes parties de la science; et
pour connaître la manière la plus favorable de présenter ces
principes, il faut en avoir fait une application très-étendue et
très-variée.
Ce sont là toutes les précautions que nous avions à prendre.
Yoilà les richesses sur lesquelles nous pouvions compter ; mais
il nous en est survenu d'autres que notre entreprise doit , pour
ainsi dire , à sa bonne fortune. Ce sont des manuscrits qui nous
ont été communiqués par des amateurs , ou fournis par des
savans , entre lesquels nous nommerons ici M. Formey, secré-
taire perpétuel de l'académie royale des sciences et des belles-
92 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
lettres de Prusse. Cet illustre académicien avait médité un
dictionnaire tel à peu près que le nôtre ; et il nous a généreuse-
ment sacrifié la partie considérable qu'il en avait exécuté , et
dont nous ne manquerons pas de lui faire honneur. Ce sont
encore des recherches, des observations que chaque artiste ou
savant, chargé d'une partie de notre dictionnaire, renfermait
dans son cabinet , et qu'il a bien voulu publier par cette voie.
De ce nombre seront presque tous les articles de grammaire
générale et particulière. Nous croyons pouvoir assurer qu'aucun
ouvrage connu ne sera ni aussi riche , ni aussi instructif que
le nôtre sur les règles et les usages de la langue française ,
et même sur la nature, l'origine et le philosophique des langues
en général. Nous ferons donc part au public , tant sur les
sciences que sur les arts libéraux , de plusieurs fonds littéraires
dont il n'aurait peut-être jamais eu connaissance.
Mais ce qui ne contribuera guère moins à la perfection de
ces deux branches importantes , ce sont les secours obligeans
que nous avons reçus de tous côtés : protection de la part des
grands, accueil et communication de la part de plusieurs
savans , bibliothèques publiques , cabinets particuliers, recueils,
portefeuilles, etc. , tout nous a été ouvert, et par ceux ({ui culti-
vent les lettres et par ceux qui les aiment. Un peu d'adresse et
beaucoup de dépense ont procuré ce qu'on n'a pu obtenir de la
pure bienveillance , et les récompenses ont presque toujours
calmé les inquiétudes réelles ou les alarmes simulées de ceux
que nous avions à consulter.
M. Falconet , médecin consultant du roi, et membre de
l'Académie royale des belles-lettres, possesseur d'une biblio-
thèque aussi nombreuse et aussi étendue que ses connaissances,
mais dont il fait un usage encore plus estimable, celui d'obliger
les savans en la leur communiquant sans réserve , nous a donné
à cet égard tous les secours que nous pouvions souhaiter. Cet
homme de lettres , citoyen , qui joint à l'érudition la plus variée
les qualités d'homme d'esprit et de philosophe , a bien voulu
aussi jeter les yeux sur quelques uns de nos articles , et nous
donner des conseils et des éclaircissemens utiles.
Nous ne sommes pas moins sensibles aux obligations que
nous avons à M. l'abbé Sallier , garde de la bibliothèque du
roi : il nous a permis, avec cette honnêteté qui lui est naturelle
et qu'animait encore le plaisir de favoriser une grande entre-
prise, de choisir dans le riche fonds dont il est dépositaire, tout
ce qui pouvait répandre de la lumière ou des agrémens sur
notre Encyclopédie. On justifie , nous pourrions même dire
qu'on honore le choix du prince, quand on sait se prêter ainsi
DE L'EKCYCLOPÉDIE. 93
à ses vues. Les sciences et tes beaux arts ne peuvent donc trop
concourir à illustrer par leurs productions le règne d'un sou-
verain qui les favorise. Poumons, spectateurs de leurs progrès
et leurs historiens , nous nous occuperons seulement à les trans-
mettre à la postérité. Qu'elle dise , à l'ouverture de notre dic-
tionnaire : tel était alors l'état des sciences et des beaux-arts ;
qu'elle ajoute ses découvertes à celles que nous aurons enregis-
trées , et que l'iiistoire de l'esprit humain et de ses productions
aille d'âge en âge jusqu'aux siècles les plus reculés; que l'En-
cyclopédie devienne un sanctuaire oii les connaissances des
hommes soient à l'abri des temps et des révolutions : ne serons-
nous trop pas flattés d'en avoir posé les fondemens? Quel avantage
n'aurail-ce pas été pour nos pères et pour nous , si les travaux
des peuples anciens, des Egyptiens , des Clialdéens, des Grecs,
des Romains, etc., avaient été transmis dans un ouvrage en-
cyclopédique, qui eut exposé en même temps les vrais principes
de leurs langues I Faisons donc pour les siècles à venir ce que
nous regrettons que les siècles passés n'aient pas fait pour le
nôtre. Nous osons dire que si les anciens eussent exécuté une
encyclopédie, comme ils ont exécuté tant de grandes choses,
et que ce manuscrit se fut échappé seul de la fameuse biblio-
thèque d'Alexandrie, il eut été capable de nous consoler de la
perte des autres.
Voilà ce que nous avions à exposer sur les sciences et les
beaux-arts. La partie des arts mécaniques ne demandait ni
moins de détails ni moins de soins. Jamais peut-être il ne s'est
trouvé tant de difficultés rassemblées, et si peu de secours dans
les livres pour les vaincre. On a trop écrit sur les sciences , on
n'a pas assez bien écrit sur la plupart des arts libéraux , on n'a
presque rien écrit sur les arts mécaniques ; car qu'est-ce que le
peu qu'on en rencontre dans les auteurs, en comparaison de
l'étendue et de la fécondité du sujet ? Entre ceux qui en ont
traité, l'un n'était pas assez instruit de ce qu'il avait à dire,
et a moins rempli son sujet que montré la nécessité d'un meil-
leur ouvrage ; un autre n'a qu'effleuré la matière , en la traitant
plutôt en grammairien et en homme de . lettres qu'en artiste :
un troisième est à la vérité plus riche et plus ouvrier , mais il
est en même temps si court que les opérations des artistes et la
description de leurs machines, cette matière capable de fournir
seule des ouvrages considérables , n'occupe que la très-petite
partie du sien. Chambers n'a presque rien ajouté à ce qu'il a
traduit de nos auteurs. Tout nous déterminait donc à recourir
aux ouvriers.
On s'est adressé aux plus habiles de Paris et de la France
94 DISCOURS PRÉLfMINAIRE
entière, on s'est donné la j^eine d'aller dans leurs ateliers, de
les interroger, d'écrire sous leur dictée, de développer leurs
pensées, d'en tirer les termes propres à leurs professions , d'en
dresser des tables , de les définir , de converser avec ceux de
qui ou avait obtenu des mémoires , et ( précaution presque indis-
pensable) de rectifier dans de longs et fréquens entretiens avec
les uns ce que d'autres avaient imparfaitement , obscurément
et quelquefois infidèlement expliqué. Il est des artistes qui sont
en même temps gens de lettres , et nous en pourrions citer ici ,
mais le nombre en serait fort petit. La plupart de ceux qui
exercent les arts mécaniques ne les ont embrassés que par néces-
sité , et n'opèrent que par instinct. A peine entre mille en
trouve-t-on une douzaine en état de s'exprimer avec quelque
clarté sur les instrumens qu'ils emploient et sur les ouvrages
qu'ils fabriquent. Nous avons vu des ouvriers qui travaillent
depuis quarante années sans rien connaître à leurs machines.
Il a fallu exercer avec eux la fonction dont se glorifiait Socrate ,
la fonction pénible et délicate de faire accoucher les esprits ,
cbstetrix anùnorum.
Mais il est des métiers si singuliers et des manœuvres si déliées,
qu'à moins de travailler soi-même , de mouvoir une machine
de ses propres mains, et de voir l'ouvrage se former sous ses
propres yeux, il est difficile d'en parler avec précision. Il a donc
fallu plusieurs fois se procurer les machines, les construire,
mettre la main à l'œuvre ; se rendre , pour ainsi dire , apprenti ,
et faire soi-même de mauvais ouvrages pour apprendre aux au-
tres comment on en fait de bons.
C'est ainsi que nous nous sommes convaincus de l'ignorance
dans laquelle on est sur la plupart des objets de la vie, et de la
difficulté de sortir de cette ignorance. C'est ainsi que nous nous
sommes mis en état de démontrer que l'homme de lettres qui
sait le plus sa langue , ne connaît pas la vingtième partie des
mots ; que quoique chaque art ait la sienne , cette langue est
encore bien imparfaite; que c'est par l'extrême habitude de
converser les uns avec les autres , que les ouvriers s'entendent ,
et beaucoup plus par le retour des conjonctures que par l'usage
des termes. Dans un atelier, c'est le moment qui parle , et non
l'artiste.
Voici la méthode qu'on a suivie pour chaque art. On a traité
ï '. de la matière, des lieux oii elle se trouve, de la manière
dont on la prépare, de ses bonnes et mauvaises qualités, de ses
différentes espèces, des opérations par lesquelles on la fait
passer , soit avant que de l'employer , soit en la mettant en
œuvre.
DE L'ENCYCLOPEDIE. gS
2*. Des principaux ouvrages qu'on en fait , et de la manière
de les faire.
3°. On a donné le nom , la description et la figure des
outils et des machines , par pièces détachées et par pièces as-
semblées ; la coupe des moules et d'autres instrumens dont il
est à propos de connaître l'intérieur, leurs profils, etc.
4". On a expliqué et représenté la main-d'œuvre et les prin-
cipales opérations dans une ou plusieurs planches oii l'on voit
tantôt les mains seules de l'artiste , tantôt l'artiste entier en
action, et travaillant à l'ouvrage le plus important de son art.
5°. On a recueilli et défini le plus exactement qu'il a été pos-
sible les termes propres de l'art.
Mais le peu d'habitude qu'on a et d'écrire et de lire des écrits
sur les arts , rend les choses difficiles à expliquer d'une manière
intelligible. De là naît le besoin de figures. On pourrait démon-
trer , par mille exemples , qu'un dictionnaire pur et simple de
définitions, quelque bien qu'il soit fait, ne peut se passer de
figures, sans tomber dans des descriptions obscures ou vagues :
combien donc à plus forte raison ce secours ne nous était-il
pas nécessaire? un coup d'œil sur l'objet ou sur sa représentation
en dit plus qu'une jjage de discours.
On a envoyé des dessinateurs dans les ateliers ; on a pris l'es-
quisse des machines et des outils : on n'a rien omis de ce qui
pouvait montrer distinctement aux yeux. Dans le cas oii une
machine mérite des détails par l'importance de son usage et par
la multitude de ses parties, on a passé du simple au composé.
On a commencé par assembler dans une première figure autant
d'éléraens qu'on en pouvait apercevoir sans confusion. Dans
une seconde figure , on voit les mêmes élémens avec quelques
autres. C'est ainsi qu'on a successivement formé la machine la
plus compliquée, sans aucun embarras ni pour l'esprit ni pour
les yeux. Il faut quelquefois remonter de la connaissance de
l'ouvrage à celle de la machine , et d'autres fois descendre de
la connaissance de la machine à celle de l'ouvrage. On trou-
vera à l'article art quelques réflexions sur les avantages de ces
méthodes , et sur les occasions oii il est à propos de préférer
l'une à l'autre.
II y a des notions qui sont communes à presque tous les
hommes , et qu'ils ont dans l'esprit avec plus de clarté qu'elles
n'en peuvent recevoir du discours. H y a aussi des objets si fa-
miliers , qu'il serait ridicule d'en faire des figures. Les arts en
offrent d'autres si composés, qu'on les représenterait inutilement.
Dans les deux premiers cas , nous avons supposé que le lecteur
n'était pas entièrement dénué de bon sens et d'expérience , et
96 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
dans le dernier, nous renvoyons à l'objet même. Il est en tout
un juste milieu, et nous avons tâché de ne le point manquer
ici Un seul art dont on voudrait tout représenter et tout dire,
fournirait des volumes de discours et de planches. On ne finirait
jamais , si on se proposait de rendre en figures tous les états par
lesquels passe un morceau de fer avant que d'être transformé
en aiguille. Que le discours suive le procédé de l'artiste dans le
dernier détail, cela suffit. Quant aux figures, nous les avons
restreintes aux. mouvemens importans de l'ouvrier et aux seuls
moniens de l'opération, qu'il est très-facile de peindre et très-
difficile d'expliquer. INous nous en sommes tenus aux circons-
tances essentielles, à celles dont la représentation, quand elle
est bien faite, entraîne nécessairement la connaissance de celles
qu'on ne voit pas. Nous n'avons pas voulu ressembler à un
homme qui ferait planter des guides à chaque pas dans une
route , de crainte que les voyageurs ne s'en écartassent. Il suffit
qu'il y en ait partout oii ils seraient exposés à s'égarer.
Au reste, c'est la main-d'œuvre qui fait l'artiste, et ce n'est
point dans les livres qu'on peut apprendre à manœuvrer. L'ar-
tiste rencontrera seulement dans notre ouvrage des vues qu'il
n'eut peut-être jamais eues, et des observations qu'il n'eut faites
qu'après plusieurs années de travail. Nous offrirons au lecteur
studieux ce qu'il eut appris d'un artiste en le voyant opérer,
pour satisfaire sa curiosité ; et à l'artiste ce qu'il serait à sou-
haiter qu'il apprît du philosophe pour s'avancer à la perfection.
Nous avons distribué dans les sciences et dans les arts libéraux
les figures et les planches , selon le même esprit et la même éco-
nomie que dans les arts mécaniques; cependant nous n'avons
pu réduire le nombre des unes et des autres à moins de six
cents. Les deux volumes qu'elles formeront ne seront pafe la
partie la moins intéressante de l'ouvrage , par l'attention que
nous aurons de placer au vej^so d'une planche l'exjDlication de
celle qui sera vis-à-vis, avec des renvois aux endroits du dic-
tionnaire auxquels chaque figure sera relative. Un lecteur ouvre
un volume de planches, il aperçoit une machine qui pique sa
curiosité : c'est, si l'on veut, un moulin à poudre, à papier, à
soie, à sucre, etc.; il lira vis-à-vis, figure 5o , 5i ou 60 , etc.,
moulin à poudre , moulin à sucre , moulin à papier , moulin à
soie, etc. 11 trouvera ensuite une explication succincte de ces
machines avec les renvois aux articles Poudre, Papier, Sucre ,
Soie, etc.
La gravure répondra à la perfection des dessins, et nous
espérons que les planches de notre Encyclopédie surpasseront
autant en beauté celles du dictionnaire anglais , qu'elles les sur-
t>Ë L*ENCYCLOPÉDiE. 97
passent en nombre. Chambers a trente planches ; l'ancien projet
en promettait cent vingt , et nous en donnerons six cents au
moins. Il n'est pas étonnant que la carrière se soit étendue sous
nos pas; elle est immense, et nous ne nous flattons pas de l'avoir
parcourue.
Malgré les secours et les travaux dont nous venons de rendre
compte, nous déclarons sans peine, au nom de nos collègues et
au nôtre, qu'on nous trouvera toujours disposés à convenir de
notre insuffisance, et à profiter des lumières qui nous seront
communiquées. Nous les recevrons avec reconnaissance, et nous
nous y conformerons avec docilité, tant nous sommes persuadés
que la perfection dernière d'une encyclopédie est l'ouvrage des
siècles. Il a fallu des siècles pour commencer; il en faudra pour
finir : mais nous serons satisfaits d'avoir contribué à jeter les '
fondemens d'un ouvrage utile.
Nous aurons toujours la satisfaction intérieure de n'avoir rien
épargné pour réussir : une des preuves que nous en apporterons ,
c'est qu'il y a des parties dans les sciences et dans les arts qu'on
a refaites jusqu'à trois fois. Nous ne pouvons nous dispenser
de dire à l'honneur des entrepreneurs , qu'ils n'ont jamais refusé
de se prêter à ce qui pouvait contribuer à les perfectionner toutes.
Il faut espérer que le concours d'un aussi grand nombre de cir-
constances, telles que les lumières de cenx qui ont travaillé à
l'ouvrage, les secours des personnes qui s'y sont intéressées , et
l'émulation des éditeurs et des libraires produira quelque bon
effet.
De tout ce qui précède, il s'ensuit que dans l'ouvrage que
nous annonçons , on a traité des sciences et des arts, de manière
qu'on n'en suppose aucune connaissance préliminaire ; qu'on y
expose ce qu'il importe de savoir sur chaque matière; que les
articles s'expliquent les uns par les autres , et que par conséquent
la difficulté de la nomenclature n'embarrasse nulle part. D'oii
nous inférons que cet ouvrage pourra, du moins un jour, tenir
lieu de bibliothèque dans tous les genres à un homme du monde;
et dans tous les genres, excepté le sien, à un savant de profession ;
qu'il développera les principes des choses ; qu'il en marquera les
rapports ; qu'il contribuera à la certitude, et aux progrès des
connaissances humaines ; et qu'en multipliant le nombre des
vrais savans, des artistes distingués et des amateurs éclairés, il
répandra dans la société de nouveaux avantages.
On trouvera à la tête de chaque volume le nom des savans ,
auxquels le public doit cet ouvrage autant qu'à nous, et dont
le nombre et le zèle augmentent de jour en jour. J'ai fait ou
revu tous les articles de mathématique et àe physique générale 3
I- 7
98 DISCOURS PRÉLIMINAIRE
j*ai aussi suppléé quelques articles , mais en très-petit nombre ^
dans les autres parties. Je me suis attaché , dans les articles de
mathématiques transcendantes , à donner l'esprit général des
méthodes , à indiquer les meilleurs ouvrages oii l'on peut trouver
sur chaque objet les détails les plus importans , et qui n'étaient
point de nature à entrer dans cette Encyclopédie ; à éclaircir ce
qui m'a paru n'avoir pas été éclairci suffisamment, ou ne l'avoir
point été du tout ; enfin à donner , autant qu'il m'a été possible,
dans chaque matière, des principes métaphysiques exacts , c'est-
à-dire simples.
Mais ce travail, tout considérable qu'il est, l'est beaucoup
moins que celui de Diderot , mon collègue. Il est auteur de la
partie de cette Encyclopédie la plus étendue, la plus impor-
tante, la plus désirée du public , et, j'ose le dire, la plus difficile
à remplir ; c'est la description des arts. Diderot l'a faite sur des
mémoires qui lui ont été fournis par des ouvriers ou par des
amateurs , ou sur des connaissances qu'il a été puiser lui-même
chez les ouvriers, ou enfin sur des métiers qu'il s'est donné la
peine de voir , et dont quelquefois il a fait construire des mo-
dèles pour les étudier plus à son aise. A ce détail qui est im-
mense , et dont il s'est acquitté avec beaucoup de soin , il en a
joint un autre qui ne l'est pas moins, en suppléant dans les diffé»
rentes parties de l'Encyclopédie un nombre prodigieux d'articles
qui manquaient. Il s'est livré à ce travail avec un courage digne
des plus beaux siècles de la philosophie , un désintéressement
qui honore les lettres , et un zèle digne de la reconnaissance de
tous ceux qui les aiment, ou qui les cultivent, et en particu-
lier des personnes qui ont concouru au travail de l'Encyclopédie.
On verra par les dififérens volumes de cet ouvrage , combien le
nombre d'articles qu'il lui doit est considérable. Parmi ces ar-
ticles , il y en a de très-étendus, et en grande quantité. Le grand
succès de l'article art qu'il avait imprimé séparément quelques
mois avant la publication du premier volume, l'a encouragé à
donner aux autres tous ses soins; et je crois pouvoir assurer
qu'ils sont dignes d'être comparés à celui-là , quoique dans des
genres différens. Il est inutile de répondre ici à la critique injuste
de quelques gens du monde, qui, peu accoutumés sans doute à tout
ce qui demande la plus légère attention , ont trouvé cet article
art trop raisonné et trop métaphysique , comme s'il était pos-
sible que cela fût autrement. Tout article qui a pour objet un
terme abstrait et général , ne peut être bien traité , sans re-
monter à des principes philosophiques, toujours un peu difficiles
pour ceux qui ne sont pas dans l'usage de réfléchir. Au reste ,
nous devons avouer ici que nous avons yu avec plaisir un très»
DE L'ENCYCLOPÉDIE. 99
grand nombre de gens du monde entendre parfaitement cet ar-
ticle. A l'égard de ceux qui l'ont critiqué , nous souhaitons que
sur les articles qui auront un objet semblable , ils aient le même
reproche à nous faire.
Voilà ce que nous avions à dire sur cette collection immense»
Elle se présente avec tout ce qui peut intéresser pour elle; l'im-
patience que l'on a témoignée de la voir paraître ; les obstacles
qui en ont retardé la publication , les circonstances qui nous ont
forcés à nous en charger; le zèle avec lequel nous nous sommes
livrés à ce travail , comme s'il eût été de notre choix ; les éloges
que les bons citoyens ont donnés à l'entreprise ; les secours in-
nombrables et de toute espèce que nous avons reçus ; la protec-
tion que le gouvernement nous doit, et paraît vouloir nous
accorder ; des ennemis tant faibles que^puissans , qui ont cher-
ché , quoique en vain , à étouffer l'ouvrage avant sa naissance ;
enfin des auteurs sans cabale et sans intrigue, qui n'attendent
d'autre récompense de leurs soins et de leurs efforts, que la salis-
faction d'avoir bien mérité de leur patrie. Nous ne chercherons
point à comparer ce dictionnaire aux autres; nous reconnaissons
avec plaisir qu'ils nous ont tous été utiles ; et notre travail ne
consiste point à décrier celui de personne. C'est au public qui
lit à nous juger : nous croyons devoir le distinguer de celui qui
parle.
EXPLICATION
DÉTAILLÉE .
DU SYSTÈME DES CONNAISSANCES HUMAINES.
J_jES êtres physiques agissent sur les sens. Les impressions de
ces êtres en excitent les perceptions dans l'entendement. L'en-
tendement ne s'occupe de ces perceptions que de trois façons ,
selon ses trois facultés principales, la mémoire, la raison, Vi-
magination. Ou l'entendement fait un dénombrement pur et
simple de ces perceptions par la mémoire; ou il les examine, les
compare et les digère par la raison , ou il se plaît à les imiter
et à les contrefaire par l'imagination. D'oii résulte une distri-
bution générale de la connaissance humaine, qui paraît assez
bien fondée ; en hiuoire^ qui se rapporte à la mémoire ^ eu
îoo EXPLICATION
philosophie , qui émane de la raison, et en poésie , qui naît de
Y imagination.
MÉMOIRE, d'oii HISTOIRE.
L'histoire est desy^zV^; etles faits sontdeZ^zew, ou de V Homme,
ou de la Nature. Les faits qui sont de Dieu appartiennent à
Vhistoire sacrée. Les faits qui sont de l'homme appartiennent à
Vkistoire civile , et les faits qui sont de la nature se rapportent à
Vhistoire naturelle.
HISTOIRE,
I. Sacrée. IL Civile, llh Naturelle.
I. L'histoire sacrée fé distribue en histoire sacrée ou ecclé-
siastique ^ Vhistoire des prophéties , où le récit a pre'cédé l'éve'-
nement , est une branche de Vhistoire sacrée.
II. L'histoire civile , cette branche de l'histoire univer-
selle , cujiis Jidei exempla majorwn , uicissitudines rerum, fun-^
damenta prudentiœ civilis ^ hominum denique nomen etjama
commissa sunt ., se distribue suivant ces objets , en histoire civile
proprement dite , et en histoire littéraire.
Les sciences sont l'ouvrage de la réflexion et de la lumière
naturelle des^ hommes. Le chancelier Bacon a donc raison de
dire dans son admirable ouwsge de dignitate et augmento scien-
tiarum , que l'histoire du inonde, sans l'histoire dessavans, c'est
la statue de Polyphème à qui on a arraché l'œil.
Uhistoire civile proprement dite, peut se sous -diviser en
mémoires , en antiquités et en histoire complète. S'il est vrai
que l'histoire soit la peinture des temps passés , les antiquités
en sont des dessins presque toujours endommagés , et Vhistoire
complète un tableau dont les mémoires sont des études.
III. La distribution de I'histoire naturelle est donnée par
la différence àts faits àe la nature , et la différence des faits de
la nature , par la différence àe^ états de la nature. Ou la nature
est uniforme et suit un cours réglé tel qu'on le remarque géné-
ralement dans les corps célestes, \ei animaux ^ les végétaux , etc. ;
ou elle serab'e forcée et dérangée de son cours ordinaire , comme
dans les monstres ; ou elle est contrainte et pliée à différens
usages, comme dans ]t%arts. La nature fait tout , ou dans son
cours ordinaire et réglé., ou dans ses écarts ., ou dans son emploi.
Uniformité de la nature , première partie d'histoire naturelle.
Ej^reurs on écarts de la nature., seconde partie d'histoire na-
turelle : usages de la Jiature j iroisiQme partie de l'histoire natu-
relle.
DU SYSTÈME FÎGUB.É. loi
Il est inutile de s'étendre sur les avantages de Vhîstoire de la
nature uniforme. Mais si l'on nous demande à quoi peut servir
Vhistoire de la nature monstrueuse , nous répondrons , à passer des
prodiges de ses écarts aux merveilles de Vart; à l'égarer encore ou
à la remettre dans son chemin ; et surtout à corriger la témérité
des propositions générales , ut axiomatum corrigatur iniquilas.
Quant à Vhistoire de la nature pliée à dijférens usages , on en
pourrait faire une branche de l'histoire civile 5 car l'art en général
est l'industrie de l'homme appliquée par ses besoins ou par son
luxe, aux productions delà nature. Quoi qu'il en soit , cette appli-
cation ne se fait qu'en deux manières , ou en rapprochant ou en
éloignant les corps naturels. L'homme peut quelque chose ou
ne peut rien, selon que le rapprochement ou l'éloignement des
corps naturels est ou n'est pas possible.
Uhisloire de la nature uniforme se distribue suivant ses prin-
cipaux objets , en histoire céleste ou des astres , de leurs
jnom'emens , apparences sensibles , etc. , sans en expliquer la
cause par des systèmes , des hypothèses, etc. ; il ne s'agit ici que
des phénomènes purs. En histoire des météores comme vents ^
pluies , tempêtes , tonnerres , aurores boréales , etc. En histoire
de la terre et de la mer ^ ou des montagnes , des fleui^es , des
rivières , des courans , dn flux et reflux , des sables , des terres ,
des forets, des îles, des figures , des continens , etc. En histoire
des minéraux , en histoire des végétaux , et en histoire des ani-
maux, d'oii résulte une histoire des élémens , de la nature ap'
parente , des effets sensibles , des mouvemens , etc. ; dnfeu , de
Vair , de la terre et de Veau.
Uhistoire de la nature monstrueuse doit suivre la même divi-
sion. La nature peut opérer des prodiges dans les cieux, dans
les régions de l'air , sur la surface de la terre , dans ses en-
trailles , au fond des mers , etc. , en tout et partout.
Uhistoire de la nature employée est aussi étendue que les
différens usages que les hommes font de ses productions dans
les arts, les métiers et les manufactures. Il n'y a aucun effet de
l'industrie de l'homme qu'on ne puisse rappeler à quelque produc-
tion delà nature. On rappellera au travail et à l'emploi de l'or et
de l'argent, les arts du monnoyeur , du batteur d'or , du. fleur
d^or, du tireur d'or, du planeur , etc. ; au travail et à l'emploi des
pierres précieuses , les arts du lapidaire , du diamantaire , du
joaillier, du graveur en pierres fines , etc.; au travail et à
l'emploi du fer , \es grosses forges , la serrurerie , la taillanderie ,
V armurerie , Y arquebuserie , la coutellerie, etc. ; au travail et à
l'emploi du verre , la verrerie , les glaces, l'art du miroitier, du
vitrier, etc. ; au travail et à l'emploi des peaux , les arts de cha-
102 EXPLICATION
/noiseur, tanneur , peaussier , etc. ; au travail et a. Remploi de
la laine et de la soie, son tirage , son moulinage , \es arts de
drapiers, passementiers, galonniers , boutonniers , ouvriers en
velours , satins ^ damas , étojfes brochées , lustrines ^ etc. ; au
travail et à Tèmploi de la terre, \a poterie de terre y \a faïence,
la porcelaine , etc. ; au travail et à l'emploi de la pierre, la par-
tie mécanique de V architecte, du sculpteur, du stuccateur, etc. ;
au travail et à l'emploi des bois, la menuiserie , la charpenterie ,
la marquetterie , la tableterie , etc. , et ainsi de toutes les au-
tres matières et de tous les autres arts , qui sont au nombre de
plus de deux cent cinquante. On a vu dans le discours prélimi-
aaire comment nous nous sommes proposé de traiter de chacun.
Yoilà tout Vhistoriqiie de la connaissance huruaine , ce qu'il
n faut rapporter à la mémoire, et ce qui doit être la matière
première du philosophe.
RAISON, d'où PHILOSOPHIE,
La philosophie, ou la portion de la connaissance humaine
qu'il faut rapporter à la raison, est très-étendue. Il n'est pres-
que aucun objet aperçu par les sens , dont la réflexion n'ait fait
une science. Mais dans la multitude de ces objets, il y en a
quelques uns qui se font remarquer par leur importance , quibus
abscinditur injinitum. , et auxquels on peut rapporter toutes les
sciences; ces chefs sont Dieu , à la connaissance duquel l'homme
s'est élevé par la réflexion sur l'histoire naturelle et sur l'histoire
sacrée : V homme , qui est sûr de son existence par conscience ou
sens interne; la nature, dont l'homme a appris l'histoire par
Fusage des sens extérieurs. Dieu ,Vhomme et la nature nous
fourniront donc une distribution générale de la philosophie ou
de la science (car ces mots sont synonymes) ; et \a philosophie ,
ou science , sera science de Dieu , science de Vhomme , et science
de la nature.
PHILOSOPHIE OWSCIENCE.
I. Science de Dieu. II. Science de Vhomme, III. Science de la
nature.
Le progrès naturel de l'esprit humain est de s'élever des in-
dividus aux espèces, des espèces aux genres, des genres pro-
chains aux genres éloignés , et de former à chaque pas une
science ; ou du moins d'ajouter une branche nouvelle à quelque
science déjà formée : ainsi la notion d'une intelligence incréée,
infinie, etc. , que nous rencontrons dans la nature , et que l'his-
DU SYSTÈME FIGTJRÉ. io3
loire sacrée nous annonce , et celle d'une intelligence crée'e ,
finie et unie à un corps que nous apercevons dans l'homme ,
et que nous supposons dans la brute , nous ont conduit à la no-
tion d'une intelligence créée , finie , qui n'aurait point de corps ,
ek de là à la notion générale de l'esprit. De plus, les propriétés
générales des êtres , tant spirituels que corporels , étant Vexis"
tence , la.' possibilité , la durée, la substance, V attribut , etc. ,
on a examiné ces propriétés , et on en a formé V ontologie , ou
science de Vétre en général. Nous avons donc eu dans un ordre
renversé, d'abord Vontologie, ensuite la science de Vesprit, ou
]a pneumatologie , ou ce qu'on appelle communément métaphy-
sique particulière : et cette science s'est distribuée en science de
Dieu, ou théologie naturelle , qu'il a plu à Dieu de rectifier et
de sanctifier par la révélation , d'oii religion et théologie propre-
ment dite ; d'oii par abus , superstition. En doctrine des esprits
bien et mal-faisans , ou des anges et des démons ; d'oii divina-
tion, et la chimère de la magie noire. En science de Vâme qu'on
a sous-divisée en science de Vâme raisonnable qui conçoit , et
en science de l'dme sensitive, qui se borne aux sensations.
II. Science de l'homme. La distribution de la science de
l'homme nous est donnée par celle de ses facultés. Les facultés
principales de l'homme sont V entendement et la volonté ; Yen--
tendement, qu'il faut diriger à la. vérité; la volonté, qu'il faut
plier à la vertu : l'un est le but de la logique , l'autre est celui
de la morale.
La logique peut se distribuer en art de penser , en art de re-
tenir ses pensées et en art de les communiquer.
Uart de penser a autant de branches que l'entendement a
d'opérations principales. Mais on distingue dans l'entendement
quatre opérations principales , l'appréhension , le jugement , le
raisonnement et la méthode. On peut rapporter à V appréhension
la doctrine des idées OM perceptions ; au jugement , celle ^es pro-
positions ; au raisonnement et à la méthode , celle de V induction
et de la démonstration. Mais dans la démonstration, ou l'on re-
monte de la chose à démontrer aux premiers principes , ou l'on
descend des premiers principes à la chose à démontrer , d'oii
naissent V analyse et la synthèse.
Uart de retenir a deux branches , la science de la mémoire
même , et la science des supplémens de la mémoire. La mémoire
que nous avons considérée d'abord comme une faculté purement
passive , et que nous considérons ici comme une puissance active
que la raison peut perfectionner, est ou naturelle, ou artificielle.
La mémoire naturelle est une affection des organes , V artificielle
consiste dans \a prénotion el dans V emblème ; la prénçtion sans
io4 EXPLICATION
laquelle rieu en particulier n'est présent à l'esprit ; Vembîèw.e
par lequel Yimaginatwti est appelée au secours de la mémoire.
Les repiésentationa artifcicUes sont le supplément de la mé-
moire. V écriture est une de ces représentations^ mais on se sert
en écrivant, ou de caractères courans , ou de caractères parti-
culiers. On appelle la collection des premiers Valj?habet; les
autres se nomment chiffres : d'oii naissent les arts de lire, d'e-
crire, de chiffrer, et la science de Y orthographe.
Uart de trajismcttre se di^,tribue en science de V instrument
du discours , et en science des qualités du discours. La science
de l'instrument du discours s'appelle ^r«7?27w<7z>e. La science des
qualités du discours, rhétorique.
ha gra7i?maire se distribue en science des signes, de \a pro-
honciation ^ de la construction, et de la sjntaxe. Les signes
sont les sons articulés; la prononciation on prosodie , l'art de les
articuler; la sj^nta.re, l'art de les appliquer aux différentes vues
de l'esprit; et la construction , la connaissance de l'ordre qu'ils
doivent avoir dans le discours, fondé sur l'usage et sur la r«^
flexion. Mais il y a d'autres signes de la pensée que les sons
articulés, savoir le geste et les caractères. Les caractères sont
ou idéaux, ou hiérogljphiques , ou héraldiques. Idéaux, tels
que ceux des Indiens qui marquent chacun une idée , et qu'il
faut par conséquent multiplier autant qu'il y a d'êtres réels.
Hiéroglj phiques , qui sont l'écriture du monde dans son en-
fance. Héraldiques , qui forment ce que nous appelons la science
du blason.
C'est aussi à Vart de transmettre qu'il faut rapporter la cri-
tique, \a pédagogique et \a philologie . La critique , qui restitue
dans les auteurs les endroits corrompus , donne des éditions, etc.
ha pédagogique, qui traite du choix des études et de la manière
d'enseigner. La philologie , qui s'occupe de la connaissance de la
littérature universelle.
C'est à Y art d'embellir le discours qu'il faut rapporter la ver-
sification ou le mécanique de la poésie. Nous omettrons la dis-
tribution de la rhétorique, dans ses différentes parties, parce
qu'il n'en découle ni science, ni art, si ce n'est peut-être la
pantomime du geste ; et du geste et de la voix, la déclamation.
La morale, dont nous avons fait la seconde partie de la
science de Vhomine, est ou générale ou particulière. Celle-ci se
distribue en jurisprudence naturelle , économique et politique,
ha jurisprudence naturelle est la science des devoirs de l'homme
seul ; Yéconomique , la science des devoirs de l'homme en famille;
la politique, celle des devoirs de l'homme en société. Mais la
morale serait incomplète, si ces traités n'étaient précédés de
DU SYSTÈME FIGURÉ. io5
celui de la réalité du bien et du mal moral} de la nécessité de
remplir ses de^'oirs ^ d'être bon, juste, vertueux., etc.; c'est
l'objet delà morale générale.
Si l'on considère que les sociétés ne sont pas moins obligées
d'être vertueuses que les particuliers, ou verra naître les devoirs
des sociétés, qu'on pourrait appeler jurisprudence natuielle
d'une société \ économique d'une ?,oc\éié\ commerce intérieur,
extérieur de terre et de mer; et politique d'une société.
III. Science de la nature. Nous distribuerons la science
de la nature en ph/ysique et mathématique. Nous tenons en-
core cette distribution de la réflexion et de notre penchant
à généraliser. Nous avons pris par les sens la connaissance
des individus réels : soleil, lune, sirius , etc.; astres : «zr,
feu , terre , eau , etc. ; élémens : pluies , neiges , grêles , ton-
nerres, etc. , météores ; et ainsi du reste de l'histoire naturelle.
Nous avons pris en même temps la connaissance des abstraits,
couleur, son, sax^eur, odeur, densité, rareté, chaleur , froid ,
mollesse, dureté , fluidité , solidité, roideur , élasticité , pesan-
teur, légèreté, etc.; figure , distance, mouvement, repos, du-
rée, étendue, quantité , impénétrabilité.
Nous avons vu par la réflexion que de ces abstraits , les uns
convenaient à tous les individus corporels, comme étendue,
mouvement, impénétrabilité , etc. Nous en avons fait l'objet de
la. phj'sique générale , ou métaphysique des corps ; et ces mêmes
propriétés, considérées dans chaque individu en particulier,
avec les variétés qui les distinguent , comme la dureté, le re^-
sort , la fluidité , etc., font l'objet àe la physique particulière.
Une autre propriété plus générale des corps , et que supposent
toutes les autres, savoir, la quantité , a formé l'objet des mathé-
matiques. On appelle quantité ou. grandeur , tout ce qui peut
être augmenté et diminué.
La quantité , objet des mathématiques , pouvait être consi-
dérée, ou seulement et indépendamment des individus réels,
et des individus abstraits dont on en tenait la connaissance ; ou
dans ces individus réels ou abstraits ; ou dans leurs effets
recherchés d'après des causes réelles ou supposées ; et cette se-
conde vue de la réflexion a distribué les mathématiques en 772^-
thématiques pures , mathématiques mixtes , pliysico-mathéma-
tiques.
La quantité abstraite , objet des mathématiques pures , est
ou nombrahle ou étendue. La quantité abstraite nombrable est
devenue l'objet de Y arithmé^icpic ; et la quantité abstraite
étendue , celui de la géométrie.
U arithmétique se distribue en arithtné tique numérique ou
io6 EXPLICATION
par chiffres , et en algèbre ou arithmétique universelle par îet^
très, qui n'est autre chose que le calcul des grandeurs en gé-
néral , et dont les opérations ne sont proprement que des opéra-
tions arithmétiques indiquées d'une manière abrégée; car, à
parler exactement , il n'y a calcul que de nombres.
U algèbre est élémentaire ou infinitésimale , selon la nature
des quantités auxquelles on l'applique. U infinitésimale est ou
différentielle ou intégrale : différentielle , quand il s'agit de des-
cendre de l'expression d'une quantité finie , ou considérée comme
telle , à l'expression de son accroissement , ou de sa diminution,
instantanée : intégrale^ quand il s'agit de remonter,de cette ex-
pression à la quantité finie même.
La géométrie ou a pour objet primitif les propriétés du cercle
et de la ligne droite , ou embrasse dans ses spéculations toutes
sortes de courbes, ce qui la distribue en élémentaire et en trans'
cendante.
Les mathématiques mixtes ont autant de divisions et de sous-
divisions, qu'il y a d'êtres réels dans lesquels la quantité peut
être considérée. La quantité considérée dans les corps en tant
que mobiles , ou tendant à se mouvoir, est l'objet de la méca-
nique, l^ mécanique a deux branches, la statique et la dyna-
mique. La statique a pour objet la quantité considérée dans le»
corps en équilibre et tendant seulement à se mouvoir. La dyna-
mique a pour objet la ^wa/i///e considérée dans les corps actuel-
lement mus. La statique et la dynamique ont chacune deux
parties. La statique se distribue en statique proprement dite ,
qui a pour objet la quantité considérée dans les corps solides ea
équilibre, et tendant seulement à se mouvoir , et en hydrosta-
tique , qui a pour objet la quantité considérée dans les corps
fluides en équilibre, et tendant seulement à se mouvoir. La
dynamique se distribue en dynamique proprement dite, qui a
pour objet la quantité consxàérée dans les corps solides actuelle-
ment mus ; et en hydrodynamique , qui a pour objet la quantité
considérée dans les corps fluides actuellement mus. Mais si l'on
considère la quantité dans les eaux actuellement mues, l'hydro-
dynamique prend alors le nom à'hydaulique. On pourrait rap-
porter la navigation à l'hydrodynamique, et la ballistique ou le
jet des bombes à la mécanique.
La quantité considérée dans les mouvemens des corps célestes
donne V astronomie géométrique ; d'oii la cosmographie ou des-
cription de V univers , qui se divise en uranographie ou descrip-
tion du ciel ^ en hydrographie ou description des eaux; et en
géographie, d'oii encore la thronologie, eilagnomonique ou Yart
de construire des cadrans.
DU SYSTÈME FIGURÉ. 107
La quantité considérée dans la lumière, donne V optique ^ et
la quantité considérée dans le mouvement de la lumière , les dif-
férentes branches à* optique. Lumière mue en ligne directe ,
optique proprement dite; lumière réfléchie dans un seul et même
milieu, catoptrique; lumière rompue en passant d*un milieu
dans un autre , dioptrique. C'est à V optique qu'il faut rapporter
\di perspective,
La quantité considérée dans le son , dans sa véhémence , son
mouvement , ses degrés , ses réflexions , sa vitesse , etc. , donné
V acoustique.
La quantité considérée dans Tair , sa pesanteur , son mouve-
ment, sa condensation, raréfaction , etc. , donne la pneumatique,
La quantité considérée dans la possibilité des événemens,
donne Vart de conjecturer ; d'oii naît Vanaljse des jeux de
hasard.
L'objet des sciences mathématiques étant purement intellec-
tuel , il ne faut pas s'étonner de l'exactitude de ses divisions.
La physique particulière doit suivre la même distribution que
l'histoire naturelle. De l'histoire prise par les sens, des astres ,
de leurs mouvemens , apparences sensibles y etc., la réflexion a
passé à la recherche de leur origine , des causes de leurs phé-
nomènes , etc. , et a produit la science qu'on appelle astronom,ie
physique, à laquelle il faut rapporter \aL science de leurs influent
ces , qu'on nomme astrologie; d'oii V astrologie physique, et la
chimère de Vastrologie judiciaire. De l'histoire prise par les
Sens, des vents ^ des pluies, grêles, tonnerres, etc. , la réflexion
a passé à la recherche de leurs origines , causes , effets, etc. , et a
produit la science qu'on appelle météorologie.
De l'histoire prise par les sens, de la mer, de la terre , des
Jleuves , des rivières, des montagnes , des flux et reflux , etc.,
la réflexion a passé à la recherche de leurs causes , origines , etc. ,
et a donné lieu à la cosmologie ou science de l'univers , qui se
distribue en uranologie ou science du ciel, en aérologie ou science
de Vair, en géologie ou science des continens , et en hydrologie
ou science des eaux. De l'histoire des mines , prise par les sens ,
la réflexion a passé à la recherche de leur formation , travail, etc. ,
et a donné lieu à la science qu'on nomme minéralogie. De l'his-
toire des plantes , prise par les sens , la réflexion a passé à la re-
cherche de leur économie, propagation , culture, végétation, etc. ,
et a engendré la botanique, dont V agriculture et le jardinage
sont deux branches.
De l'histoire des animaux, prise par les sens, la réflexion a
passé à la recherche de leur conservation, propagation , usage ,
organisation , etc. , et a produit la science qu'on nomme zoologie,
io8 EXPLICATION
d'où sont émanées îa médecine , la T'étérinaire et le manège ; la
chasse , \ci pèche et la fauconnerie ; V anatomie simple et compa-
rée. La médecine (suivant la division de Boerhaave), ou s'oc-
cupe de l'ëconomie du corps humain et raisonne son anatomie ,
d'où naît la physiologie : ou s'occupe de la manière de le ga-
rantir des maladies , et s'appelle hjgihne : ou considère le corps
malade , et traite des causes , des différences et des symptômes
des maladies , et s'a^y^eWe pathologie : ou a pour objet les signes
de la vie, delà santé et des maladies , leur diagnostic et pronos-
tic, et prend le nom de séméiotîque : ou enseigne l'art de gué-
rir , et se sous-divise en diète ^pharmacie et chirurgie , les trois
branches de la thérapeutique.
^^hygiène peut se considérer relativement à la santé au corps ,
à sa beauté et à ses forces , et se sous-diviser en hygiène propre»
ment dite, en cosmétique et en athlétique. La cosmétique don-
nera V orthopédie y ou Vart de procurer aux membres une belle
conformation^ et Y athlétique donnera la gymnastique, ou \art de
les exercer.
De la connaissance expérimentale ou de l'histoire prise par les
sens , àes qualités extérieures ^ sensibles, apparentes , etc., des
corps naturels, la réflexion nous a conduits à la recherche artifi-
cielle de leurs propriétés intérieures et occultes ; et cet art s'ap-
pelle chimie. La chiniie est imitatrice et rivale de la nature : son
objet est presque aussi étendu que celui de la nature même : ou
elle décompose les êtres; ou elle les revi^fife ^ ou elle les trans^
forme, etc. La chimie a donné naissance à Y alchimie et à la ma-
gie naturelle. La métallurgie ou Y art de traiter les métaux en
grand , est une branche importante de la chimie. On peut en-
core rapporter à cet art la teinture.
La nature a ses écarts et la raison ses abus. Nous avons rap-
porté les monstres aux écarts de la nature; et c'est à l'abus de la
raison qu'il faut rapporter toutes les sciences et tous les arts , qui
ne montrent que l'avidité , la méchanceté , la superstition de
l'homme , et qui le déshonorent.
Voilà tout le philosophique de la connaissance humaine , et ce
qu'il en faut rapporter à la raison.
IMAGINATION, d'où POÉSIE.
L'histoire a pour objet les individus réellement existans , ou
qui ont existé ; et la poésie , les individus imaginés à l'imitation
des êtres historiques. Il ne serait donc pas étonnant que la poésie
suivît une des distributions de l'histoire. Mais les difïerens genres
de poe'sie , et la différence de ses sujets , nous en offrent d^ux dis-
DU SYSTÈME FIGURÉ. 109
tributions très-naturelles. Ou le sujet d'un poëme est sacré , ou
il Qitprofane : ou le poëte raconte des choses passées , ou il les
rend présentes , en les mettant en action; ou il donne du corps
à des êtres abstraits et intellectuels. La première de ces poésies
sera narralwe ', la seconde, dramatique; la troisième, j7«râJ^o-
lique. Le poëme épique , le madrigal , Vépigramme , etc. , sont
ordinairement de poésie narrative. La tragédie, la comédie ,
V opéra f Végiogue, etc., de poésie dramatique ; et les allégo-
ries, etc. , de poésie parabolique.
POÉSIE.
I. Narrative. II. Dramatique. III. Parabolique.
Nous n'entendons ici par poésie que ce qui est fiction. Comme
il peut y avoir versification sans poésie , et poésie sans versifica-
tion, nous avons cru nedevoirregarder la 7;e7'^/^c<2^Z(9/z que comme
une qualité tlu style , et la renvoyer à l'art oratoire. En revan-
che, nous rapporterons V architecture , la musique, Xsl peinture ,
la sculpture, la gravure , etc. , à la poésie; car il n'e^t pas moins
vrai de dire du peintre qu'il est un poète, que du poëte qu'il est
un peintre; et du sculpteur ou graveur , qu'il est un peintre en
relief ou en creux , que du musicien , qu'il est un peintre par les
sons. \^e poète , le musicien, le peintre , le sculpteur, le g"r<7-
veur, etc. , imitent ou contrefont la nature : mais l'un emploie
le discours ; l'autre , les couleurs ; le troisième , le marbre , V ai-
rain., etc. , et le dernier V instrument ou la iwi.v. La musique est
théorique ou pratique, instrumentale ou vocale. A l'égard de
Y architecte , il n'imite la nature qu'imparfaitement par la symé-
trie de ses ouvrages. Voyez le discours préliminaire.
La poésie a ses monstres comme la nature; il faut mettre de
ce nombre toutes les productions de l'imagination déréglée , et
il peut y avoir de ces productions en tous genres.
Yoilà toute la partie poétique de la connaissance humaine ;
ce qu'on en peut rapporter à V imagination, et la fin de notre
distribution généalogique (ou si l'on veut mappemonde) des
sciences et des arts , que nous craindrions peut-être d'avoir trop
détaillée , s'il n'était de la dernière importance de bien connaître
nous-mêmes et d'exposer clairement aux autres l'objet d'une En-
cyclopédie.
Uo EXPLICATION
OBSERVATIONS
SUR LA DIVISION DES SCIENCES
DU CHANCELIER BACON.
I. lious avons avoué en plusieurs endroits du Prospectus ^ que
nous avions Vobligation principale de notre arbre encyclopé-
dique au chancelier Bacon. Ûéloge qu'on a lu de ce grand
homme dans \e prospectus , paraît même avoir contribué à faire
connaître à plusieurs personnes les ouvrages du philosophe an-
glais. Ainsi, après un aveu aussi formel , il ne doit être permis
ni de nous accuser de plagiat , ni de chercher à nous en faire
soupçonner.
II. Cet aveu n'empêche pas néanmoins qu'il n'y ait un très-
grand nombre de choses, surtout dans la branche philosophique ,
que nous ne devons nullement à Bacon : il est facile au lecteur
d'en juger. Mais pour apercevoir le rapport et la différence des
deux arbres , il ne faut pas seulement examiner si on y a parlé
des mêmes choses, il faut voir si la disposition est la même.
Tous les arbres encyclopédiques se ressemblent nécessairement
par la matière; l'ordre seul et l'arrangement des branches peu-
vent les distinguer. On trouve à peu près les mêmes noms des
sciences dans l'arbre de Chambers et dans le nôtre. Rien n'est
cependant plus différent.
III. Il ne s'agit point ici des raisons que nous avons eues de
suivre un autre ordre que Bacon. Nous en avons exposé quel-
ques unes; il serait trop long de détailler les autres, surtout
dans une matière d'oii l'arbitraire ne saurait être tout-à-fait ex-
clu. Quoi qu'il en soit, c'est aux philosophes, c'est-à-dire, à un
très-petit nombre de gens, à nous juger sur ce point.
lY. Quelques divisions, comme celles des mathématiques en
pures et en mixtes , qui nous sont communes avec Bacon , se
trouvent partout , et sont par conséquent à tout le monde. Notre
division de la médecine est de Boerhaave ; on en a averti dans le
prospectus,
V. Enfin, comme nous avons fait quelques changemens à
l'arbre du prospectus , ceux qui voudront comparer cet arbre
du prospectus avec celui de Bacon , doivent avoir égard à ces
changemens.
DU SYSTÈME DE BACON. m
VI. Voilà les principes d'oii il faut partir pour faire le paral-
lèle des deux arbres avec un peu d'équité et de philosophie.
SYSTÈME GÉNÉRAL
De la connaissance humaine , suivant le chancelier Bacon.
Division générale de la science humaine , en histoire , poésie
et philosophie , selon les trois facultés de l'entendement , me-
moire , imagination , raison.
Bacon observe que cette division peut aussi s'appliquer à la
théologie. On avait suivi dans un endroit du prospectus cette der^
niere idée : mais on Va abandonnée depuis , parce quelle a paru
plus ingénieuse que solide.
I. Division de Vhistoire en naturelle et civile.
L'histoire naturelle se divise en histoire des productions de la
nature y histoire des écarts de la nature, histoire des emplois de
la nature ou des arts.
Seconde division de l'histoire naturelle tirée de sa fin et de
son usage ^ en histoire proprement dite et histoire raisonnée.
Division des productions de la nature , en histoire des choses
célestes , des météores, de Vair, de la terre et de la mer, des
élémens , des espèces particulières d'individus.
Division de l'histoire civile, en ecclésiastique , en littéraire et
en civile proprement dite.
Première division de l'histoire civile proprement dite , en me-
moires , antiquités et histoire complète.
Division de l'histoire complète , en chroniques , vies et re-
lations.
Division de l'histoire des temps, en générale et en particulière.
Autre division de l'histoire des temps , en annales et journaux.
Seconde division de l'histoire civile , en pure et en m.ixte.
Division de l'histoire ecclésiastique , en histoire ecclésiastique
particulière^ histoire des prophéties , qui contient la prophétie
et l'accomplissement , et histoire de ce que Bacon appelle Neme^
»is, ou la Providence , c'est-à-dire, de l'accord qui se remarque
quelquefois entre la volonté révélée de Dieu et sa volonté se-
crète.
Division de la partie de l'histoire qui roule sur les dits nO'
tables des hommes , en lettres et apophthegmes .
II. Division de la poésie , en narrative , dramatique et para-
bolique.
III. Division générale de la science , en théologie sacrée et
philosophie.
ÎI3 EXPLICATION
Division de la philosophie , en science de Dieu j science de la
nature , science de Vhomme.
Philosophie première ou science des axiomes , qui s'étend à
toutes les branches de la philosophie. Autre branche de cette
philosophie première, qui traite des qualités transcendantes des
tires , peu ^ beaucoup^ semblable , différent ^ être , non être, etc.
Science des anges el des esprits , suite de la science de Dieu ,
ou the'oloffie naturelle.
Division de la scien<:e de la nature ou philosophie naturelle ,
en spéculative ei pratique.
Division de la science spéculative de la nature en phjsicpie
particulière et métaphysique ; la première ayant pour objet la
cause efficiente et la manière ; et la métaphysique , la cause fi-
nale et la forme.
Division de la physique , en science des principes des choses,
science de la formation des choses , ou du monde , et science de
la variété des choses.
Division de la science de la variété des choses , en science des
concerts , et science des abstraits.
Division de la science des concerts dans la même branche que
l'histoire naturelle.
Division de la science des abstraits , en science des propriétés
particulières des différens corps ^ comme densité y légèreté,
pesanteur, élasticité, mollesse , etc., et science des mouve-
mens dont le chancelier Bacon fait uneénumération assez longue
conformément aux idées des scholastiques.
Branches de la philosophie spéculative , qui consistent dans les
problèmes naturels , et les sentimens des anciens philosophes.
Division de la métaphysique en 6^c/e/ice des formes^ el science
des causes finales.
Division de la science pratique de la nature, en mécanique et
magie naturelle.
Branches de la science pratique de la nature , qui consistent
dans le dénombrement des richesses humaines ^ naturelles on arti-
ficielles dont les hommes jouissent et dont ils ont joui , et le
catalogue des polfcrestes.
Branche considérable de la philosophie naturelle , tant spécu-
lative que pratique, appelée mathématiques. Division des ma-
thématiques en pures et en m,ixt€S. Division des mathématiques
pures , en géométrie et arithmétique. Division des raathéma-
ques mixtes, en perspective , musique, astronomie ^ cosmogra-
phie , architecture ., science des machines , et quelques autres.
Division de la science de l'homme , en science de Vhomme
proprement dite , et science civile.
DU SYSTÈME DE BACON. ïi3
Division de la science de l'iiorame en science du corps hu-
main , et science de Vdme humaine,
Divi.ion de la science du corps humain en me'decine , cos-
métique , athlétique , et science des plaisirs des sens.
Division de la médecine en trois parties : art de conserver la
santé, art de guérir les maladies , art de prolonger la vie ,
peinture , musique , etc. Branche de la science dej plaisirs.
Division de la science de l'àrae en science du souffle divin,
d'oii est sortie l'âme raisonnable ^ et science de l'âme irration-
nelle , qui nous est commune avec les brutes , et qui est produite
du limon de la terre.
Autre division de la science de l'âme en science de la subs-
tance de Vâme , science de ses facultés , et science de V usage et
de l'objet de ses facultés : de cette dernière résultent la divination
naturelle et artificielle , etc.
Division des facultés de l'âme sensible , en mouvement et sen*
timent. •
Division de la science d? l'usage et de l'objet des facultés de
Fânie, en logique et morale.
Division de la logique en art d'inventer , de juger , de retenir
et de communiquer.
Division de l'art d'inventer, en invention des sciences ou des
arts , et invention des argumens.
Division de l'art de juger, en jugement par induction , el ju-
gement par sj'llcgisme.
Division de l'art du syllogisme , en ancdjse et principes pour
démêler facilement le vrai du faux.
Science de l'analogie , branche de l'art de juger.
Division de l'art de retenir, en science de ce qui peut aider
la mémoire , et science de la mémoire même.
Division de la science de la mémoire , eu prénotion et em-
blème.
Division de la science de communiquer , en science de Vins-
tniment du discours , science de la me'thode du discours , et
science des ornemens du discours , ou rhétorique.
Division de la science de l'instrument du discours, en science
générale des signes et en grammaire , qui se divise en science du
langage et science de l'écriture.
Division de la science des signes, en hiérogljphes et gestes ,
et en caractères réels.
Seconde division de la grammaire, en littéraire et philoso-
phique.
Art de la versification et prosodie , branches de la science du
langage.
ii4 EXPLICATION DU SYSTÈME DE BACON.
Art de déchiffrer , branché de l'art d'écrire.
Critique et Pédagogie , branches de l'art de communiquer.
Division de la morale , en science de V objet que l'âme doit se
proposer , c'est-à-dire du bien moral , et science de la culture de
Viune. L'auteur fait à ce sujet beaucoup de divisions qu'il est
inutile de rapporter.
Division de la science civile , en science de la conversation ,
science des affaires , et science de l'état. Nous en omettons les
divisions.
L*auteur finit par quelques réflexions sux l'usage de la théolo-
gie sacrée , qu'il ne divise en aucune branche.
Voilà dans son ordre naturel, et sans démembrement ni mu-
tilation , l'arbre du chancelier Bacon. On voit que l'article de
la logique est celui oii nous l'avons le plus suivi , encore avons-
nous cru devoir y faire plusieurs changemens. Au reste, nous le
répétons, c'est aux philosophes à nous juger sur ces changemens
que nous avons faits, nos autres lecteurs prendront sans doute
peu de part à cette question , qu'il était pourtant nécessaire
d'éclaircir ; et ils ne se souviendront que de l'aveu formel que
nous avons fait dans le prospectus , d'avoir V obligation principale
de notre arbre au chancelier Bacon ; aveu qui doit nous conci-
lier tout juge impartial et désintéressé.
SYSTÈME FIGURÉ DES CONNAISSANCES HUMAINES.
ENTENDEMENT.
/SACRÉE, I HisioiBE D
ECCLESIASTIQUE.
CIVILE . )
/Tri
S^
V^''{
RAISON.
u„™«,
Lz c(»».o, 0. 0"°',™'^^; ™f 'j;« ^^--'Ê'"^
CIIî^•CE
DIEU.
( DIVINATION»,
/PSEU-IIATOLOCIE UNIVERSELLE OU SCIEBCE DE l'aME J g^^^fl"^**'
[MAGINATION.
(PofaœSPiQOE. I
--• fa;;:...
|U„™l«8i,,
ESSAI
SUR
LES ÉLÉMENS DE PHILOSOPHIE,
ou
SUR LES PRINCIPES
DES CONNAISSANCES HUMAINES,
AVEC LES ÉCLAIRCISSEMENS.
AVERTISSEMENT.
Un grand roi, que tout îe monde reconnaîtra à ce seul titre, ayant
lu les Elémens de Philosophie , et les ayant jugés utiles, a désiré qu'on
y donnât plus d'étendue 3 il a bien voulu même indiquer les endroits
qui lui paraissaient avoir besoin delre discutés et approfondis. L'au-
teur s'est lait un devoir de se conformer aux vues de cet illustre
monarque, trop heureux de lui donner cette légère preuve de son
profond respect et de sa reconnaissance j sentimens quM partage
avec tous ceux qui cultivent ou qui aiment la philosophie et les lettres,
dont ce prince est un juge si éclairé et un protecteur si digne de l'être.
Quelques amis de l'auteur aj^ant lu en manuscrit les Bclaircissemens
qui lui avaient été demandés , l'ont engagé à les mettre au jour 5 et il
s'est rendu, peut-êlre trop facilement, à leurs conseils. Cependant
l'ouvrage qu'on offre ici au public n'est pas tel qu'il a été présenté
au roi de Prusse. On a donné à cerlains^articles plus de développe-
ment, et à d'autres une forme différente. Tous les lecteurs n'entendent
pas, comme ce prince, à demi mot, et n'entendraient pas raison
comme lui sur ce qui pourrait contrarier, à certains égards, les idées
communes. On a tâché de se mettre ici à la portée de tout le monde,
et autant qu'on a pu , de ne révolter personne, sans pourtant blesser
la vérité , qui mérite bien aussi qu'on ait quelques égards pour elle.
Si ces premiers Eclaircissemens sont reçus du public avec indul-
gence, on se propose d'en donner de nouveaux par la suite sur plu-
sieurs endroits des Elémens de Philosophie, dont l'objet n'est ni moins
intéressant, ni moins susceptible de discussion.
On croit devoir avertir ceux qui ne cherchent qu'à s'amuser dans
leurs lectures, qu'ils peuvent se dispenser d'entreprendre celle de ce
volume. Ils y trouveront jusqu'à des figures de géométrie j c'en est plus
qu'il ne faut pour les effrayer. La plupart des matières traitées dans
ce livre sont épineuses et arides, et ne peuvent intéresser tout au
plus que ceux qui aiment à réfléchir. Ils jugeront si j'ai réussi à les
faire penser 5 car c'est là tout ce que je me propose, et ce qu'on
devrait, je crois, se proposer toujours quand on écrit. Je ne serais
pas, à la vérité , tout à-fait de l'avis de ce mathématicien , qui disait
après avoir lu une scène de tragédie, qucst- ce que cela prouve?
Biais je demanderais volontiers de quelque ouvrage que ce pût être,
qu est-ce que cela apprend? Et pourquoi ne serait-il pas permis de le
demander ? Croit-on qu'une excellente scène dramatique, un excellent
roman, et d'autres ouvrages qui ne passent que pour agréables, ne
donnent pas beaucoup à méditer quand ils sont bien lus, et par con-
quent beaucoup à apprendre?
On ue parle aujourd'hui que de chaleur, on en veut jusque dans les
AVERTISSFMENT. 117
écrits qui ne sont destinés qu'à instruire j et ce sont même souvent
les esprits les plus froids qui se montrent sur ce point les plus diffi-
ciles à satisfaire. On croirait que c'est par le besoin qu'ils ont d'être
ranimés, si on ne savait que la chaleur du style n'a pas le même
avantage que la chaleur physique, celui de fondre la glace. Pour
moi, qui n'aspire pas à fhonneur de l'éloquence, mais qui heureu-
sement traite des matières où elle n'est pas d'obligation , où peut être
même elle serait nuisible, je n'ai jamais eu pour point de vue dans
mes écrits que ces deux mots, clarté et vérité ; et je me tiendrais fort
heureux d'avoir rempli cette devise, persuadé que la vérité seule
donne le sceau de la durée aux ouvrages philosophiques ; qu'un écri-
vain qui s'annonce pour parler à des hommes ne doit pas se borner
à étourdir ou amuser des enfans; et que l'éloquence esL bientôt ou-
bliée quand elle n'est employée qu'à orner des chimères. La flamme
d'esprit-de-vin n'échauffe guère et s'éteint bien vite; il faut nourrir
le feu de matières solides pour que la chaleur soit sensible et durable.
On n'espère donc et on ne désire même d'autres lecteurs que ceux
qui ne craindront ni d'être rebutés par des matières sèches, ni d'être
refroidis par un style qu'on a tâché seulement de rendre clair et
précis. Ils feront bien , avant de lire chaque Eclaircissement^ de jeter
les yeux sur l'endroit des Élémens de Philo.- ophie qui y est relatif.
C'est en faveur de ceux qui ont déjà ces Elémens que les Eclairais^
semens n'ont point été refondus dans le corps de l'ouvrage.
A la suite de ces E clair cissemens on trouvera deux pièces dont
l'objet a aussi rapport à la philosophie.
La première expose des doutes sur certains principes généralement
reçus dans le calcul des probabilités. Je ne sais si ces doutes sont aussi
fondés qu'ils me le paraissent; mais je crois du moins avoir prouvé
que de très-habiles mathématiciens ont supposé tacitement et sans
s'en apercevoir, dans plusieurs savantes recherches , des principes
semblables à ceux que je tâche d'établir.
La seconde pièce contient des réflexions sur l'inocvdation, qui pour-
raient bien ne pas contenter tout le monde. Les considérations d'après
lesquelles je crois qu'on doit se déterminer en sa faveur, ne paraî-
tront peut-être pas concluantes à plusieurs même de ses partisans :
je suis d'autant plus porté à le croire qu'ils ne feront en cela qu'user
de représailles ; car je n'ai point dissimulé , et j'ai tâché même de
faire voir démonstrativement , l'insuffisance des principales raisons
dont la plupart des inoculât eurs ou inocuUites se sont appuyés jus-
qu'ici. Je n'en dirai pas davantage sur ce sujet ; si l'inoculation ,
comme je le crois, est véritablement utile, il importe à ses progrès
que sa cause ne soit pas mal défendue ; c'est au pubHc à juger si j'ai
été plus heureux que les autres.
Les cinq morceaux sulvans sont de pure littérature.
Lesquatre premiers ont été lus à l'Académie Française en différentes
occasions. Les deux écrits sur la Poésie , et surtout le premier, oiit
excité dans le temps et vraisemblablement exciteront encore les cla-
îiS AVERTISSEMENT.
meurs de tout le bas peuple du Parnasse : je fermerai d'un seul mot
la bouche à ces versificateurs sub-dternes : si M. de Voltaire n'est
pas de mon avis, j'ai tort. Voilà, je crois, une autorité qu'ils ne
récuseront pas, mais dont, à la vérité, je ne crains guère que la
décision soit contre moi. Car que fais-je autre chose dans ces deux
écrits que de mettre à sa vraie place toute poésie pleine de mots et
vide de choses? Et combien de l'ois cet illustre écrivain n'a-t-il pas
témoigné son dégoût et son mépris pour une poésie de cette espèce,
pour celle qu'Horace appelle si bien nugœ canorœ ^ des bagatelles
sonores? Boileau lui même, quelque mérite qu'il attachât, avec jus-
tice, au soin et à l'élégance de la versification, et à tout ce qui con-
cerne le mécanisme de l'art, Boileau n'a-t-il pas dit,
Et mon vers , bien ou mal ^ dit toujours quelque chose;
et par-là n'en a-t-il pas fait un précepte? Il ne s'agit pas de savoir
s'il s'y est toujours conformé lui-même, surtout dans quelques unes
de ses satires j car il ne suffit pas que le vers dise quelque chose, il
faut encore que ce soit quelque chose qui vaille la peine d'être dit.
Mais le précepte n'en est pas moins réel, moins avoué de nos ex-
cellens poètes j et c'en est assez, ce me semble, pour ma justification.
L'auguste monarque dont nous avons déjà parlé, et à qui la ver-
sification sert de délassement dans le petit nombre de ses heures de
loisir, a fait l'honneur au premier de nos deux écrits sur la poésie,
de l'attaquer par des réflexions aussi solides qu'ingénieuses, dont il
a bien voulu nous faire part. Personne cependant n'était moins in-
téressé que lui à critiquer notre opinion j car personne n'a mis dans
ses vers plus d'idées et de philosophie. Mais il a cru que l'on en
voulait à la poésie en général, et on se flatte de l'avoir pleinement
détrompé sur ce sujet.
Le morceau sur Vhistoire , lorsqu'on en lit la lecture à une assem-
blée prdîlique de l'Académie, parut être assez bien reçu j on serait
très lUtté qu'il en lût de même à l'impression. L'apologie de Vétude
{ pourquoi ne pas dire les choses comme elles sont "^ ) n'a pas été aussi
licureuse dans l'assemblée où elle fut lue. Peut-être le public n'a-t-il
fait en cela que justice • peut êîre aussi l'auteur avait-il mal choisi le
temps et le lieu pour celte lecture 5 peut être quelques applications
qu'on s'est avisé de faire , quoiqu'il n'y eût jamais pensé , ont-elles
contribué à mal disposer ses auditeurs. Quoi qu'il en soit , comme on
a écrit ce morceau avec assez de soin , et que plusieurs personnes ,
peut être trop indulgentes, l'ont trouvé digne d'un meilleur sort, on
le remet ici sous 1rs yeux des juges. S'il arrive très-souvent au public
de siiiler dans le cabinet ce qu'il a applaudi étant assemblé , il lui ar-
rive aussi, quoique bien plus rarement, de goûter à un second exa-
men ce qu'il avait peu approuvé d'abord j l'auteur souhaite de se
trouver dans ce dernier cas.
Il n'ose pris se flatter de la même indulgence de la part de ceux qui
se croiront offensés par le morceau sur l'Harmonie des langues , c'est-
AVERTISSEMENT. 119
à-dîre , de la part des écrivains modernes qui se donnent la malheu-
reuse peine d'écrire en latin des ouvrages de goût. Mais comme la
plupart d'entre eux , ou n'écrivent guère en français , ou écrivent
mal en cette langue , l'auteur n'a guère à craindre de leur part que
des injures latines j et c'est un mal qu'il se sent disposé à prendre ea
patience.
Quant à \b justification de V article Genève de V Encyclopédie , outre
que cette justitication est très-courte , on ne s'est déterminé à la don-
ner que parce qu'elle renferme quelques morceaux dont la lecture
peut intéresser un moment , au moins par les réflexions qu'elle doit
Occasioner.
En voilà assez et peut-être trop sur mon ouvrage. Quoique le peu
que j'en ai dit m'ait paru nécessaire , je crains qu'on ne m'accuse
d'avoir entretenu trop long-temps mes lecteurs de ce qui me regarde j
et c'est surtout ce qu'il faut éviter dans ce siècle, où il est d'autant moins
permis de se montrer personnel, que presque tout le monde l'est
aujourd'hui à l'excès et sans retenue. Parler long-temps de soi, dit fine-
ment un auteur moderne , est un privilège de philosophe; et on sait
dans quel dénigrement la qualité de philosophe est aujourd'hui en
France chez le peuple de tous les états. Je ne dois pas oublier à cette
occasion de demander excuse à mes lecteurs, si j'ai employé quelque-
fois ce terme de philosophe dans mon ouvrage, malgré l'idée peu fa-
vorable qu'on s'efforce d'y attacher. Je crois donc devoir avertir que
j'entends par là ce qu'on avait toujours entendu jusqu'à ces derniers
temps, un citoyen fidèle à ses devoirs, attaché à sa patrie, soumis
aux lois de la religion et de l'Etat ; qui est plus occupé , suivant le
principe de Descartes , à régler ses désirs que Vordre du monde ; qui,
sans manège et sans reproche, n'attend rien de la faveur, et ne craint
rien de la malignité j qui cultive en paix sa raison , sans flatter ni
braver ceux qui ont l'autorité en main j qui en rendant les honneurs
légitimes et extérieurs au pouvoir , au rang , à la dignité, n'accorde
l'honneur réel et intérieur qu'au mérite , aux talens et à la vertu j en
un mot qui respecte ce qu'il doit, et estime ce qu'il peut. Si cette
manière de penser n'est pas faite pour plaire à tout le monde, du
moins il ne paraît pas aisé de la rendre ridicule. Aussi a-t-on le cha-
grin d'y réussir assez mal 5 on trouve plus de facilité à la rendre
odieuse, et c'est à quoi on s'attache. Autrefois on donnait le nom de
jansénistes à ceux qu'on voulait perdre; ce nom étant aujourd'hui
trop avili , il a fallu que la haine en cherchât un autre ; elle a trouvé
celui de philosophes , et elle le fait servir de son mieux à ses desseins.
Tous ceux qui ont le bonheur ou le malheur d'exciter l'envie par leurs
succès, dans les sciences, dans les lettres, dans la chaire même, et
jusque dans les dignités les plus respectables , sont qualifiés , à tort
et à travers, de ce terrible nom , dont on épouvante [qs enfans. Que
répondre à cette singulière espèce d'accusation? S'en consoler par le
mérite de ceux avec qui on la partage ; rire en silence de l'absurde
méchanceté des hommes; être assez exempt de reproches dans sa
120 AVERTISSEMENT.
conduite et dans ses écrits, pour ôter à ia haine tout prétexte de nuire
efficacement, et la réduire aux injures , ce qui e^t la manière la plus
sûre de la punir 5 se souvenir que, si d'un côté le faux ne peut jamais
être ulile , de l'autre , la vérité annoncée sans ménagement pout quel-
quefois se nuire à elle - même ^ ne pas oublier enfin que tel a été dans
tous les temps le sort de la plus saine et de la plus sage philosophie,
d'avoir des ennemis et des calomniateurs. Il est vrai que ce dernier
fait, malheureusement incontestal)le, est aujourd'hui nié dansdes bro-
chures^ on va jusqu'à soutenir que Descartes n'a pas essuyé de per-
sécutions j ceux qui avancent cette fausseté sont bien convaincus du
contraire 3 mais ils espèrent trouver des lecteurs qui lescroiront, et
ils en trouvent.
ESSAI
SUR
LES ELEMENS DE PHILOSOPHIE ,
ou SUR LES PRINCIPES
DES CONNAISSANCES HUMAINES.
I. TABLEAU DE L'ESPRIT HUMAIN AU MILIEU DU
DIX-HUITIÈME SIÈCLE.
Il semLle que depuis environ trois cents ans, la nature ait des-
tiné le milieu de chaque siècle à être l'époque d'une révolution
dans l'esprit humain. La prise de Constantiaople, au milieu du
quinzième siècle, a fait renaître les lettres en Occident. Le mi-
lieu du seizième a vu changer rapidement la religion et le sys-
tème d'une grande partie de l'Europe ; les nouveaux dogmes des
réformateurs , soutenus d'une part et combattus de l'autre avec
cette chaleur que les intérêts de Dieu bien ou mal entendus peu-
vent seuls inspirer aux hommes, ont également forcé leurs par-
tisans et leurs adversaires à s'instruire ; l'émulation animée par
ce grand motif a multiplié les connaissances en tout genre ; et la
lumière, née du sein de l'erreur et du trouble, s'est répandue
sur les objets mêmes qui paraissaient les plus étrangers à ces dis-
putes (i). Enfin Descartes, au milieu du dix-septième siècle, a
fondé une nouvelle philosophie, persécutée d'abord avec fureur,
embrassée ensuite avec superstition, et réduite aujourd'hui'à ce
qu'elle contient d'utile et de vrai (2).
Pour peu qu'on considère avec des yeux attentifs le milieu
du siècle oii nous vivons, les événemens qui nous agitent, ou
du moins qui nous occupent, nos mœurs, nos ouvrages, et jus-
qu'à nos entretiens , il est difficile de ne pas apercevoir qu'il
s'est fait à plusieurs égards un changement bien remarquable
dans nos idées ; changement qui , par sa rapidité , semble nous
(1) Je prends ici J't'poque du protestantisme an concile de Trente, cora-
îuence en ï545 , et qui a trace', ponr ainsi duc, la ligne de se'paialioa entre
les catholiques et les protesti:»i.s.
(2) La philosophie de Ocbc.-rcs n'a proj)i eraeiit commence à se rc'pandie
qu'après sa mort, arrivcc en j6ot>.
122 ÉLÉMENS
en promettre un plus grand encore. C'est au temps à fixer l'ob-
jet, la nature et les limites de cette révolution , dont notre pos-
térité connaîtra mieux que nous les 'inconvéniens et les avan-
tages.
Tout siècle qui pense bien ou mal , pourvu qu'il croie penser,
et qu'il pense autrement que le sièc'e qui l'a pre'cédé , se pare du
titre âe philosophe ; comme on a souvent honoré du titre de
sages ceux qui n'ont eu d'autre mérite que de contredire leurs
contemporains. Notre siècle s'est donc appelé par excellence le
siècle de la philosophie ; plusieurs écrivains lui en ont donné le
nom, persuadés qu'il en rejaillirait quelque éclat sur eux; d'au-
tres lui ont refusé cette gloire dans l'impuissance de la partager.
Si on examine sans prévention l'état actuel de nos connais-
sances, on ne peut disconvenir des progrès de la philosophie
parmi nous. La science de la nature acquiert de jour en jour de
nouvelles richesses ; la géométrie, en reculant ses limites , a porté
son flambeau dans les parties de la physique qui se trouvaient le
p!us près d'elle ; le vrai système du monde a été connu , déve-
loppé et perfectionné ; la même sagacité qui s'était assujéti les
mouvemens des corps célestes , s'est portée sur les corps qui nous
environnent ; en appliquant la géométrie à l'étude de ces corps,
ou en essayant de l'y appliquer, on a su apercevoir et fixer les
avantages et les abus de cet emploi ; en un mot, depuis la terre
jusqu'à Saturne, depuis l'histoire des cieux jusqu'à celle des in-
sectes , la physique a changé de face. Avec elle presque toutes \es
autres sciences ont pris une nouvelle forme , et elles le devaient
en effet. Quelques réflexions vont nous en convaincre.
L'étude de la nature semble être par elle-même froide et tran-
quille, parce que la satisfaction qu'elle procure est un sentiment
uniforme , continu et sans secousses , et que les plaisirs , pour être
vifs , doivent être séparés par des intervalles et marqués par des
accès. Néanmoins l'invention et l'usage d'une nouvelle mé-
thode de philosopher, l'espèce d'enthousiasme qui accompagne
les découvertes, une certaine élévation d'idées que produit eu
nous le spectacle de l'univers j toutes ces causes ont du exciter
dans les esprits une fermentation vive; cette fermentation agis-
sant en tout sens par sa nature , s'est portée avec une espèce de
violence sur tout ce qui s'est ofl"ert à elle , comme un fleuve qui a
brisé ses digues. Or les hommes ne reviennent guère sur un objet
qu'ils avaient négligé depuis long-temps , que pour réformer bien
ou mal les idées qu'ils s'en étaient faites. Plus ils sont lents à se-
couer le joug de l'opinion, plus aussi, dès qu'ils l'ont brisé sur
quelques points, ils sont portés à le briser sur tout le reste; car
ils fuient encore plus l'embarras d'examiner, qu'ils ne craignent
DE PHILOSOPHIE. 1^3
de changer d'avis; et dès qu'ils ont pris une fois la peine de re-
venir sur leurs pas, ils regardent et reçoivent un nouveau système
d'idées comme une sorte de récompense de leur courage et de leur
travail. Ainsi depuis les principes deii sciences profanes jusqu'aux
fondemens de la révélation, depuis la métaphysique jusqu'aux
matières de goût, depuis la musique jusqu'à la morale, depuis
les disputes scolastiques des théologiens jusqu'aux objets du com-
merce, depuis les droits des princes jusqu'à ceux des peuples,
depuis la loi naturelle jusqu'aux lois arbitraires des nations , en
un mot depuis les questions qui nous touchent davantage jusqu'à
celles qui nous intéressent le plus faiblement, tout a été discuté,
analysé, agité du moins. Une nouvelle lumière sur quelques ob-
jets, une nouvelle obscurité sur plusieurs,' a été le fruit ou la
suite de cette effervescence générale des esprits, comme l'effet
du flux et reflux de l'Océan est d'apporter sur le rivage quelques
matières , et d'en éloigner les autres.
II. DESSEIN DE CET OUVRAGE.
En observant le tableau que nous venons de présenter , il sem-
ble que la raison se soit comme reposée durant plus de mille ans
de barbarie , pour manifester ensuite son réveil et son action
par des efforts réitérés et puissaus. Ces révolutions de l'esprit hu-
main, ces espèces de secousses qu'il reçoit de temps en temps de
la nature , sont pour un spectateur philosophe un objet agréable,
et surtout instructif II serait donc à souhaiter que nous en eus-
sions un tableau exact à chaque époque. Si cette partie intéres-
sante de l'histoire du monde eut été moins négligée , les sciences
n'auraient pas avancé si lentement, les hommes ayant sans cesse
devant leurs yeux les progrès ou le travail de leurs prédécesseurs ^
chaque siècle, par une émulation naturelle, eût été jaloux d'a-
jouter quelque chose au dépôt que lui auraient laissé les siècles
précédens; il en eût été de chaque science comme de l'astronon
mie, qui s'enrichit et se perfectionne tous les jours des observa-
tions nouvelles ajoutées aux anciennes.
Une société de gens de lettres a essayé de faire pour notre
siècle et pour les suivans , ce que nous reprochons avec raison a
nos ancêtres de n'avoir pas fait pour nous. Le plan de l'Encyclo-
pédie a été formé dans cette vue. jSous avons tâché de faire sen-
tir ailleurs (i) les secours que nos contemporains et nos descen-
dans en pourront tirer, quand ce ne serait que pour en faire une
meilleure. Ce que le public a déjà vu de cet ouvrage, fait désirer
(t) Discours préliminaire do rEncyciopc'dic et Picface du troisième volume
du iiîcme ou^riiKc
124 ÉLÉMENS
qu'il ne soit ni opprimé par ses ennemis , ni abandonné ou dé-
gradé par ses auteurs. Mais soit que nos contemporains aient
l'avantage d'achever heureusement une si grande entreprise , ou
que l'honneur en soit réservé à la génération suivante et à des
temps plus favorables , il sera permis au moins de mettre sous les
yeux des gens de lettres les projets qui peuvent tendre à l'amé-
liorer. Dans la multitude des vérités que l'Encyclopédie em-
brasse, et qu'en vain on chercherait à saisir toutes ensemble, il
en est qui s'élèvent et qui dominent sur les autres , comme quel-
ques pointes de rochers au milieu d'une mer immense. Ces vé-
rités qu'il importe le plus de connaître , étant réunies et rappro-
chées dans des élémens de philosophie qui serviraient à l'Ency-
clopédie comme d'introduction , l'utilité de ce grand ouvrage en
deviendrait sans doute plus générale et plus assurée. Entrons là-
dessus dans quelque détail.
L'histoire générale et raisonnée des sciences et des arts ren-
ferme quatre grands objets : /205 connaissances, nos opinions ,
nos disputes , et nos erreurs.
L'histoire de nos connaissances nous découvre nos richesses^
ou plutôt notre indigence réelle. D'un côté elle humilie l'homme
en lui montrant le peu qu'il sait, de l'autre elle l'élève et l'en-
courage, ou elle le console du moins, en lui développant les
usages \nultipliés qu'il a su faire d'un petit nombre de notions
claires et certaines.
L'histoire de nos opinions nous fait voir comment les hommes,
tantôt par nécessité , tantôt par impatience, ont substitué avec
des succès divers la vraisemblance à la vérité ; elle nous montre
comment ce qui d'abord n'était que probable , est ensuite devenu
vrai à force d'avoir été remanié, approfondi, et comme épuré
par les travaux successifs de plusieurs siècles ; elle offre à notre
sagacité et à celle de nos descendans des faits à vérifier, des vues
à suivre , des conjectures à approfondir, des connaissances com-
mencées à perfectionner.
L'histoire de nos disputes montre l'abus des mots et des notions
vagues , l'avancement des sciences retardé par des questions de
nom , les passions sous le masque du zèle , l'obstination sous le
nom de fermeté : elle nous fait sentir combien les contestations
sont peu faites pour apporter la lumière , combien même, lors-
qu'elles roulent sur certains objets , elles sont turbulentes et
dangereuses ; cette étude , la moins utile pour augmenter nos
connaissances réelles, devrait être la plus propre à nous rendre
sages; mais, sur cela comme sur tout le reste , l'exemple des
autres est toujours perdu pour nous.
Enfin rhistoire de nos erreurs les plus remarquables , soit
DE PHILOSOPHIE. isS
par leur ressemblance avec la ve'rité, soit par leur dure'e, soit
par le nombre ou l'importance des hommes qu'elles ont sé-
duits, nous apprend à nous défier de nous-mêmes et des au-
tres ; de plus , en montrant les chemins qui ont écarté du vrai ,
elle nous facilite la recherche du véritable sentier qui y con-
duit. Il semble que la nature se soit étudiée à mnllipHer les
obstacles en ce genre. L'esprit faux s'égare en préférant à une
route simple des voies difficiles et détournées; l'esprit juste se
trompe quelquefois, en prenant, comme il !e doit, la voie qui
lui semble la plus naturelle : l'erreur doit alors en quelque ma-
nière précéder nécessairement la vérité ; mais l'erreur même doit
alors devenir instructive , en épargnant à ceux qui nous suivront
des pas inutiles. Les routes trompeuses qui ont séduit et perdu
tant de grands hommes, nous auraient, comme eux, éloignés
du vrai ; il était nécessaire qu'ils les tentassent pour que nous en
connusssions les écueils. Ainsi le philosophe spéculatif T^ro^ie de
l'égarement de ses semblables, comme \e ^\\\\oso^\\e pratique des
fautes et du malheur d'autrui. Ainsi les nations , que le joug de
la superstition et du despotisme retient encore dans les ténèbres,
profiteront un jour, si elles peuvent enfin briser leurs chaînes,
des contradictions que les vérités de toute espèce ont essuyées
parmi nous ; éclairées par notre exemple , elles franchiront en un
instant la carrière immense d'erreurs et de préjugés oii mille
obstacles nous ont retenus durant tant de siècles , et passeront
tout à coup de l'obscurité la plus profonde à la vraie philosophie
que nous n'avons rencontrée que lentement et comme à tâtons.
Mais des quatre grands objets que nous venons de présenter à
nos lecteurs, et qui font la matière importante de l'Encyclopé-
die, il n'en est point qui puisse nous éclairer davantage, et qui ,
par conséquent, soit plus digne d'être transmis à nos descendans,
que le tableau de nos connaissances réelles; il est l'histoire et
l'éloge de l'esprit humain ; le reste n'en est que le roman ou la
satire. Ce tableau est le seul que l'empreinte de la vérité rend
immuable, tandis que les autres changent ou s'effacent. Il sem-
ble même que les trois autres objets, quoique tiès-utiles, ne
soient qu'une espèce de ressource à laquelle nous avons recours
au défaut d'un bien plus solide. Plus on acquiert de lumières sur
un sujet, moins on s'occupe des opinions fausses ou douteuses
qu'il a produites; on ne cherche à savoir l'histoire de ce qu'ont
pensé les hommes, que faute d'idées fixes et lumineuses aux-
quelles on puisse s'arrêter : par cette apparence vraie ou fausse
de savoir, on tâche de suppléer autant qu'il est possible à la
science véritable. C'est pour cela que l'histoire des sophismes est
si courte en mathématique ^ et si longu^n philosophie.
126 ÉLÉMENS
Rien ne serait donc plus utile qu'un ouvrage qui contiendrait,
non ce qu'on a pensé dans tous les siècles, mais seulement ce qu'on
a pensé de vrai. Ce plan bien approfondi est moins immense
qu'il ne paraît. Il ne s'agit point ici de rassembler cette foule de
connaissances particulières, isolées, et souvent stériles, que les
hommes ont acquises sur chaque matière ; il ne s'agit point de
montrer en détail le chemin long, pénible et tortueux que les
inventeurs ont suivi ; il s'agit de fixer et de recueillir les prin-
cipes de nos connaissances certaines ; de présenter sous un même
point de vue les vérités fondamentales ; de réduire les objets de
chaque science particulière à des points principaux et bien dis-
tincts, pour les parcourir plus aisément; d'éviter également dans
cette décomposition , l'esprit minutieux et borné qui laisse le
tronc pour les branches , et l'esprit trop avide de généralités, qui
perd et confond tout en voulant tout embrasser et tout réduire.
Dans le discours préliminaire de l'Encyclopédie, discours
dont nous supposerons ici tous les principes, nous nous sommes
contentés d'expliquer comment les différens objets de la nature,
considérés d'abord séparément et successivement unis et rappro-
chés ensuite , combinés , approfondis , décomposés et recompo-
sés , ont mené les hommes d'une science à l'autre. Obligés de
nous tenir dans une espèce de lointain pour embrasser cette pers-
pective immense , et composée de parties si nombreuses et si dis-
parates, nous n'avons pu y jeter qu'un coup d'œil rapide et gé-
néral; dans des élémens de philosophie on doit se placer à cette
juste distance qui permettra d'examiner successivement les par-
ties principales du tableau, celles qui peuvent être saisies à la
vue simple par un observateur attentif, les masses et les objets
principaux.
Notre dessein dans cet essai n'est point de parcourir en détail
les différentes matières qui doivent entrer dans les élémens dont
nous parlons; nous ne voulons que les exposer sommairement ,
et en faire comme une espèce de table ; nous nous bornerons à
indiquer l'ordre suivant lequel il nous paraît qu'on doit disposer
ces matières , et les principes par lesquels on doit les traiter.
III. OBJET ET PLAN GÉNÉRAL.
La philosophie n'est autre chose que l'application de la raison
aux différens objets sur lesquels elle peut s'exercer. Des élémens
de philosophie doivent donc contenir les principes fondamentaux
de toutes les connaissances humaines ; or ces connaissances sont
de trois espèces , ou dejaits, ou de sentiment , ou de discussion.
Cette dernière espèce sflple appartient uniquement et par tous
DE PHILOSOPHIE. 127
ses côtés à la philosophie , mais les deux autres s'en rapprochent
par quelques unes des faces sous lesquelles on peut les envisager.
La science des faits de la nature est un des grands objets du phi-
losophe : non pour remonter à leur première cause, ce qui est
presque toujours impossible, mais pour les combiner, les com-
parer, les rappeler à différentes classes, expliquer enfin les uns
par \cs autres, et les appliquer à des usages sensibles. La science
des faits historiques tient à la philosophie par deux endroits, par
les principes qui servent de fondement à la certitude historique,
et par l'utilité qu'on peut tirer de l'histoire. Les hommes placés
sur la scène du monde sont appréciés par le sage comme témoins ,
ou jugés comme acteurs; il étudie l'univers moral comme le
physique , dans le silence des préjugés; il suit les écrivains dans
leur récit avec la même circonspection que la nature dans ses
phénomènes ; il observe les nuances qui distinguent le vrai his-
torique du vraisemblable , le vraisemblable du fabuleux; il re-
connaît les différens langages de la simplicité, de la flatterie,
de la prévention et de la haine ; il en fixe les caractères ; il dé-
termine quels doivent être, suivant la nature des faits, les di-
vers degrés de force dans les témoignages , et d'autorité dans les
témoins. Eclairé par ces règles aussi fines que sûres , c'est princi-
palement pour connaître les hommes avec qui il vit , qu'il étudie
ceux qui ont vécu. Pour le commun des lecteurs, l'histoire est
l'aliment de la curiosité ou le soulagement de l'ennui ; pour lui
elle n'est qu'un recueil d'expériences morales faites sur le genre
humain ; recueil qui serait plus court et plus complet s'il n'eût
été fait que par des sages , mais qui , tout informe qu'il est , ren-
ferme encore les plus grandes leçons ; comme le recueil des ob-
servations médicinales de tous les âges , toujours augmenté et tou-
jours imparfait , forme néanmoins la partie la plus essentielle de
Fart de guérir.
Les vérités de sentiment appartiennent au goût ou à la morale ,
et sous ces deux points de vue, elles présentent à la philosophie
des objets importans de méditation. Les principes de morale sont
liés au système général de la société , à l'avantage commun du
tout et des parties qui le composent. La nature qui a voulu que
les hommes vécussent unis, les a dispensés du soin de chercher
par le raisonnement les règles suivant lesquelles ils doivent se
conduire les uns par rapport aux autres; elle leur fait connaître
ces règles par une espèce d'inspiration , et les leur fait goûter
par le plaisir intérieur qu'ils éprouvent à les suivre, coiume elle
les porte à perpétuer leur espèce par la volupté qu'el'e y aîtache.
Elle conduit donc la multitude par le charme de l'impression ,
U seule espèce d'impulsion qui lui convienne; mais elle laisse au
X28 ÈLEMENS
sage à pcnetrer ses vues. Aussi , tandis que les autres îiommes se
borneuî aux seulimensque la nature leur a donnés pour leurs sem-
blables , le sage cherche et aperçoit l'union intime de ces senti-
mens avec son intérêt propre ; il la découvre à ces mêmes hommes
qui ne la voyaient pas, el affermit par là les liens qui les unissent.
Il porte une analyse semblable dans les vérités de sentiment
qui ont rapport aux matières de goût. Eclairé par une métaphy-
sique subtile et profonde, il distingue les principes de goût gé-
néraux et communs à tous les peuples, d'avec ceux qui sont mo-
difiés par le caractère , le génie , le degré de sensibilité des nations
ou des individus; il démêle par ce moyen le beau essentiel d'a-
vec le beau de convention ; également éloigné d'une décision ma-
chinale et sans prin^cipes, et d'une discussion trop subtile , il ne
pousse l'analyse du sentiment que jusqu'oii elle doit aller, et ne
la resserre point non plus trop en deçà du champ qu'elle peut
se permettre ; il étudie son impression, s'en rend compte à lui-
même et aux autres , et quand il a mis , si on peut parler de la
sorte , son plaisir d'accord avec la raison, il plaint sans orgueil
et sans chercher à les convaincre , ceux qui ont reçu , soit de la
nature, soit de l'habitude, une autre façon de sentir.
Puisque la philosophie embrasse tout ce qui est du ressort de
la raison, et que la raison étend plus ou moins son empire sur
tous les objets de nos connaissances naturelles , il s'ensuit qu'on
ne doit exclure des élémens de philosophie qu'un seul genre de
connaissances, celles qui tiennent à la religion révélée. Elles sont
absolument étrangères aux sciences humaines par leur objet ,
parleur caractère, par l'espèce même de conviction qu'elles pro-
dni eut en nous. Plus faites , comme l'a remarqué Pascal , pour
le cœur que pour l'esprit , elles ne répandent la lumière vive qui
leur est propre que dans une âjne déjà préparée par l'opération
divine ; la foi est une espèce de sixième sens que le Créateur ac-
corde ou refuse à son gré ; et autant que les vérités sublimes de la
religion sont élevées au-dessus des vérités arides et spéculatives
des sciences humaines , autant le sens intérieur et surnaturel
par lequel des hommes choisis saisissent ces premières vérités ,
est au-dessus du sens grossier et vulgaire par lequel tout homme
aperçoit les secondes.
Mais si la philosophie doit s'abstenir de porter une vue sacri-
lège sur les objets de la révélation , elle peut et elle doit même
discuter les motifs de notre croyance. En effet , les principes de
la foi sont les mêmes que ceux qui servent de fondement à la
certitude historique ; avec cette différence que dans les matières
de religion, les témoignages qui en font la base doivent avoir un
degré d'étendue , d'évidence et de force , proportionné à l'im-
DE PHILOSOPHIE. 129
portance et à la sublimité de l'objet. C'est donc à la raison à éta-
blir en ce genre les règles de critique qui serviront à écarler les
preuves faibles, à distinguer celles qui pourraient être commu-
nes à toutes les religions d'avec celles qui ne sont propres qu'à
la seule vraie, à donner enfin aux véritables preuves toute la lu-
mière dont elles sont susceptibles. Ainsi la foi rentre par ce
moyen dans le domaine de la philosophie , mais c'est pour
jouir d'un triomphe plus assuré.
Trois grands appuis font la base du christianisme; ]es pro-
j}hctieSy les miracles , et les martyrs. La philosophie détermine la
qualité que ces appuis doivent avoir pour être inébranlables.
Elle borne les prophéties à deux conditions essentielles , celle
d'avoir précédé indubitablement les faits prédits, et celle de les
annoncer avec une clarté qui ne permette pas de se méprendre
sur l'accomplissement. Elle prouve qu'il ne peut y avoir de vrais
miracles que dans la seule religion véritable; elle donne les
m^oyens d'apprécier , soit en les expliquant, soit en les niant , les
prétendus prodiges dont les fausses religions s'appuient. Enfin le
sage ([ui n'ignore pas que l'erreur a ses martyrs, remarque en
mcrue temps que l'avantage de la vérité doit être d'en avoir un
plus grand nombre ; ainsi pour distinguer ceux qui ont donné
leur vie par conviction de ceux qui l'ont prodiguée par fanatisme ,
il n'établit point d'autre règle que celle de compter les suffrages.
Sur ces différens objets, le philosophe se contente d'établir les
principes , et en laisse aux théologiens l'usage et l'application ;
ce détail serait étranger à âes élémens de philosophie qui ne doi-
vent contenir que des germes de vérités premières , sans mélange
et sans controverse; les preuves de la religion ont d'ailleurs été
développées par un si grand nombre d'écrivains, que les lumières
de la philosophie semblent n'avoir plus rien à y ajouter, et que
de nouveaux écrits sur ce sujet seraient plus louables que né-
cessaires.
Mais un objet qui intéresse et qui regarde particulièrement le
philosophe, c'est de distinguer avec soin les vérité^ cfe la foi
d'avec celles de la raison , et de fixer les limites qui les séparent.
Faute d'avoir fait celte distinction si nécessaire , d'un coté quel-
ques grands génies sont tombés dans l'erreur, de l'autre les dé-
fenseurs de la religion ont quelquefois supposé trop légèrement
qu'on lui portait atteinte. Cette discussion nous écarterait trop
de notre sujet , et mérite par son importance d'être la matière
d'un écrit particulier.
i3o ELËMENS
IV. MÉTHODE GÉNÉRALE QU'ON DOIT SUIVRE DANS
DES ÉLÉMENS DE PHILOSOPHIE.
Nous n'avons fait jusqu'ici que fixer en ge'néral les différens
objets qui appcrtiennent à des ëlémens de philosophie. Examines
plus en détail , ces objets peuvent se re'duire à quatre , Vesjjace ,
îe temps , Y esprit , el la matière. La géométrie se rapporte à
l'espace, l'astronomie et l'histoire au temps, la métaphysique
à l'esprit, la physique à la matière, la mécanique à l'espace , à
la matière et au temps, la morale à l'esprit et à la matière
réunis , c'est-à-dire à V homme , les belles-lettres et les arts à
ses goûts et à ses besoins. Mais quelque différentes que ces sciences
soient entre elles, soit par leur étendue , soit par leur nature, il
est néanmoins des vues générales qu'on doit suivre dans la ma-
nière d'en traiter les élémens; il est ensuite des nuances diffé-
rentes dans la manière d'appliquer ces vues générales aux élémens
de chaque science particulière; c'est ce qu'il faut développer.
Tous les êtres, et par conséquent tous les objets de nos con-
naissances, ont entre eux une liaison qui nous échappe ; nous
ne devinons dans la grande énigme du monde que quelques
syllabes dont nous ne pouvons former un sens. Si les vérités pré-
sentiîient à notre esprit une suite non interrompue , il n'y aurait
point d'élémens à faire , tout se réduirait à une vérité unique dont
les autres vérités ne seraient que des traductions différentes. Les
sciences seraient alors un labyrinthe immense , mais sans mystère .
dont l'intelligence suprême embrasserait les détours d'un coup
d'œil , et dont nous tiendrions le fil. Mais ce guide si nécessaire
nous manque ; en mille endroits la chaîne des vérités est rom-
pue ; ce n'est qu'à force de soins , de tentatives , d'écarts même
que nous pouvons en saisir les branches : quelques unes sont
unies entre elles, et forment comme différens rameaux qui abou-
tissent à un même point ; quelques autres isolées , et comme
flottantes , représentent les vérités qui ne tiennent à aucune.
{Voyez EcLAiRCissEMEiVT , § I, page i35.)
Or quelles sont les vérités qui doivent entrer dans des élémens
de philosophie? Il y en a de deux sortes ; celles qui forment la tête
de chaque partie de la chaîne, et celles qui se trouvent au point
de réunion de plusieurs branches.
Les vérités du premier genre ont pour caractère distinclif de
ne dépendre d'aucune autre, et de n'avoir de preuves que dans
elles-mêmes. Plusieurs lecteurs croiront que nous voulons parler
des axiomes, et ils se tromperont; nous les renvoyons à ce que
nous en avons dit dans le discours préliminaire de l'Encyclopédie,
DE PHILOSOPHIE. i3î
p. 3i , que ces sortes de principes ne nous apprennent rien à force
d'être vrais, et que leur évidence palpable et grossière se réduit à
exprimer la même idée par deux termes dilférens ; l'esprit ne fait
*alors autre chose que tourner inutilement sur lui-même sans
avancer d'un seul pas. Ainsi les axiomes, bien loin de tenir en
philosophie le premier rang, n'ont pas même besoin d'être énon-
cés. Que devons-nous donc penser des auteurs qui en ont donné
des démonstrations en forme? Un mathématicien moderne , cé-
lébré de son vivant en Allemagne comme philosophe, commence
ses élémens de géométrie par ce théorème , que la partie est plus
petite que le tout , et le prouve par un raisonnement si obscur ,
qu'il ne tiendrait qu'au lecteur d'en douter.
La stérilité et une vérité puérile sont le moindre défaut des
axiomes ; quelques uns de ceux même dont on fait le plus
d'usage, ne présentent pas toujours des notions justes, et sont
capables d'induire en erreur par les fausses applications qu'où
en peut faire. Pour n'en citer qu'un seul exemple , que signifie
ce principe si commun , ({\iil Jdut exister simplement a^ant que
d'exister de telle ou telle manière? comme si l'existence réelle
n'emportait pas une certaine manière déterminée d'exister ?
L'idée d'existence simple , sans qualité ni attribut, est une idée
abstraite qui n'est que dans notre esprit , qui n'a point d'objet au
dehors 4 et un des grands inconvéniens des prétendus principes
généraux, est de réaliser les abstractions.
Quels sont donc dans chaque science les vrais principes d'où,
l'on doit partir? Des faits simples et reconnus , qui n'en suppo-
sent point d'autres, et qu'on ne puisse par conséquent ni expli-
quer ni contester ; en physique les phénomènes journaliers que
l'observation découvre à tous les yeux ; en géométrie les propriétés
sensibles de l'étendue; en meca/î/^we l'impénétrabilité des corps ,
source de leur action mutuelle ; en métaphysique le résultat de
nos sensations; en morale les affections premières communes à
tous les hommes. La philosophie n'est point destinée à se perdre
dans les propriétés générales de l'être et de la substance , dans des
questions inutiles sur des notions abstraites , dans des divisions
arbitraires et des nomenclatures éternelles ; elle est la science
des faits, ou celle des chimères.
Non-seulement elle abandonne à l'ignorante subtilité des siè-
cles barbares ces objets imaginaires de spéculations et de dis-
putes , dont les écoles retentissent encore ; elle s'abstient même
de traiter des questions dont l'objet peut être plus réel , mais
dont la solution n'est pas plus utile au progrès de nos connais-
sances. La géométrie, par exemple, étant la même pour toutes
les sectes de philosophie . il résulte de cet accord que les vé-
ï32 ÉLÉMENS
rites géométriques ne tiennent point aux questions si agitées sur
la nature de l'étendue; le philosophe ne cherchera donc point
dans la solution de ces questions les premiers principes de la
géométrie; il portera sa vue plus haut et plus loin. Puisque les
propriétés de l'étendue , démontrées en géométrie, sont admises
sans contradiction, il en conclura qu'il est sur la nature de l'é-
tendue des idées communes à tous les hommes , un point com-
mun où les sectes se réunissent comme malgré elles, des principes
vulgaires et simples d'où elles partent toutes sans s'en apercevoir;
principes que les disputes ont obscurcis' ou fait négliger, sans en
étouffer le germe. Ce sont ces notions communes et primitives ,
dégagées desnuages«que le sophisme cherche à y répandre, que le
philosophe saisira pour en faire la base des vérités géométriques.
De même, quoique le mouvement soit l'objet de la mécanique ,
le philosophe aperçoit sans peine que la métaphysique obscure
de la nature du mouvement est entièrement étrangère à cette
science : il suppose donc l'existence du mouvement , tel que tous
les hommes le conçoivent , tire de cette supposition une foule de
vérités utiles, et laisse bien loin derrière lui les scolastiques s'é-
puiser en vaines subtilités sur le mouvement même. Zenon cher-
cherait encore si les corps se meuvent , tandis qu'Archimède
aurait trouvé les lois de l'équilibre , Huyghens celles de la percus-
sion , et Newton celles du système du monde.
On voit par ces réflexions , qu'il est un grand nombre de
sciences oii il suffit, pour arriver à la vérité, de savoir faire usage
des notions les plus communes. Cet usage consiste à développer
les idées simples que ces notions renferment , et c'est ce qu'on
appelle définir. Ainsi ce n'est pas sans raison que les mathéma-
ticiens regardent les définitions comme des principes, puisque
dans les sciences oii le raisonnement a la meilleure part, c'est
sur des définitions nettes et exactes que la plupart de nos con-
naissances sont appuyées. Les définitions sont donc un des objets
auxquels on doit donner le plus de soin dans des élémens de
philosophie ; et puisqu'elles ne consistent qu'à savoir démêler
dans chaque notion les idées simples qui y sont contenues , il
faut , pour apprendre à définir , savoir d'abord distinguer les
idées composées de celles qui ne le sont pas.
A proprement parler, il n'y a aucune de nos idées qui ne soit
simple; car quelque composé que soit un objet, l'opération par
laquelle nous le concevons est unique; ainsi c'est par une seule
opération simple que nous concevons un corps comme une sub-
stance tout à la fois étendue , impénétrable , figurée et colorée. Ce
n'est donc point par la nature des opérations de l'espril qu'on
doit juger du degré de simplicité des idées ; c'est la simplicité de
DE PHILOSOPHIE. i33
l'objet qui en décide ; et cette simplicité n'est pas déterminée par
le petit nombre des parties de l'objet , mais par celui des pro-
priétés qu'on y considère. Ainsi, quoique l'espace soit composé
de parties , et par conséquent ne soit pas un être simple, cepen-
dant l'idée que nous en avons est une idée simple , parce que
toutes les parties de l'espace étant de même genre , les idées
partielles que renferme l'idée de l'espace sont aussi entière-
ment semblables. Il en est de même de l'idée du temps. Mais
l'idée de corps est composée, parce qu'elle renferme les idées
différentes et séparables d'impénétrabilité , de figure et d'é-
tendue.
Les idées simples peuvent se réduire à deux espèces. Les pre-
mières sont des notions abstraites ; l'abstraction en effet n'est
autre chose que l'opération par laquelle nous considérons dans
un objet une propriété particulière , sans faire attention aux au-
tres ; telles sont les idées déjà citées d'étendue et de durée ; telles
sont encore celles d'existence , de sensation , et d'autres sembla-
bles. La seconde espèce d'idées simples renferme les idées primi-
tives que nous acquérons par nos sens , comme celles des couleurs
particulières, du froid, du chaud, et ainsi du reste.
On ne saurait mieux rendre les idées simples que par le terme
qui les exprime ; une définition ne ferait que les obscurcir. Mais
toutes les notions qui renferment plusieurs idées simples doivent
être définies , ne fût-ce que pour développer ces idées. Ainsi
dans la mécanique on ne définira ni l'espace , ni le temps; mais
le mouvement doit être défini, parce que l'idée du mouvement
renferme celle du temps et de l'espace.
Les idées simples qui entrent dans une définition doivent être
tellement distinctes l'une de l'autre, qu'on ne puisse en retran-
cher aucune sans rendre la définition incomplète. C'est à quoi on
ne saurait apporter trop d'attention , pour ne pas faire regarder
comme deux idées distinctes ce qui n'est individuellement que
la même. Suivant ce principe , une définition sera d'autant plus
claire, tout le reste d'ailleurs égal , qu'elle sera plus courte; on
peut même, pour l'abréger encore , y faire entrer des idées com-
posées , pourvu qu'elles aient été définies. En tout genre la
jjriévelé bien entendue sert plus qu'on ne pense à la clarté; elle
ne diffère point de la précision qui consiste à n'employer que
les idées nécessaires , à les disposer dans l'ordre convenable , et
à les exprimer par les termes qui leur sont propres.
La plupart des philosophes ont prétendu que les définitions
avaient pour objet d'expliquer la nature de la chose définie.
Cette notion , si on veut y attacher quelque sens, retombe dans
celle que nous avons donnée , et qui nous paraît beaucoup moins
i34 ELÉMENS
équivoque. En effet , non-seulement nous ignorons la nature de
cîiaque être en particulier , nous ne savons pas même bien dis-
tinctement ce que c'est que la nature d'un être en lui-même.
Mais la nature des êtres envisagée par rapport à nous, n'est autre
chose que le développement des idées simples renfermées dans la
notion que nous nous formons de ces êtres. On voit par là combien
est futile la question tant agitée , s'il y a des définitions de choscy
c'est-à-dire des définitions qui expliquent l'essence des êtres, ou
s'il n'y a que des définitions de nom. , c'est-à-dire de simples
explications de ce qu'on entend par un mot. Les définitions dont
il s'agit ici ne sont proprement ni dans l'un ni dans l'autre cas ;
elles sont plus que des définitions de nom, et moins que des
définitions de chose; elles expliquent la nature de l'objet tel
que nous le concevons , mais non tel qu'il est.
On ne doit proprement appeler définitions de nom , que celles
de certains termes particuliers aux sciences, termes de pure
convention qu'il suffit d'expliquer, et dont l'usage est inconnu
au vulgaire. Les sciences sont forcées de se servir de ces sortes de
termes, soit pour abréger les circonlocutions, et contribuer à la
clarté par ce moyen, soit pour désigner des objets peu connus
sur lesquels le philosophe s'exerce , et que souvent il se produit
à lui-même par des combinaisons singulières et nouvelles. Ces
mots ont simplement besoin d'être expliqués par d'autres plus
simples et d'usage commun. Mais les termes scientifiques n'é-
tant inventrs que pour la nécessité , on ne doit pas les multi-
plier au hasard ; on ne doit pas surtout exprimer d'une manière
savante ce qu'on dira aussi bien par un terme que tout le monde
peut entendre. On ne saurait rendre la langue de la raison trop
simple et trop populaire : non-seulement c'est un moyen de ré-
pandre la lumière sur un plus grand espace , c'est ôter encore
aux ignorans un prétexte de décrier le savoir. Plusieurs s'ima-
ginent que toute la science d'un mathématicien consiste à dire
corollaire au lieu de conséquence , scolie au lieu de remarque ,
théorème au lieu àe proposition. Ils croient que la langue parti-
culière de chaque science en fait tout le mérite , que c'est une
espèce de rempart inventé pour en défendre les approches ; ne
pouvant forcer la place , ils se vengent en insultant les dehors.
Au reste , le philosophe , en parlant le plus qu'il lui est possible
la langue du peuple , ne proscrit point avec rigueur la langue
établie. Il est dans les choses d'usage des limites en deçà des-
quelles il s'arrête ; il ne veut ni tout réformer , ni se soumettre
à tout , parce qu'il n'est ni tyran ni esclave. ( J^ojez Eclaircis-
sement , %\\,pag, i38.)
C'est ainsi qu'on doit se conduire dans le choix , le dévelop-
DE PHILOSOPHIE. i35
peraent et renonciation des principes fondamentaux de chaque
science , de ceux qui forment , comme nous l'avons dit, la tête
de cha<(ue portion de la chaîne. Nous les appelons principes y
parce que c'est là que nos connaissances commencent. Mais bien
loiu de mériter ce nom par eux-mêmes, ils ne sont peut-être
que dej conséquences fort éloignées d'autres principes plus gé-
néraux que leur sublimité dérobe à nos regards. N'imitons pas
les premiers habitans des bords de la mer, qui ne voyant point
de ferme au-delà du rivage , croyaient qu'il n'y en avait pas.
{Voyez Eclaircissement , § III , pag. i47- )
A l'égard des vérités qui se trouvent aux points de réunion
des différentes branches de la chaîne, elles ne sont des principes,
ni en elles-mêmes, ni par rapport à nous, puisqu'elles sont
le résultat de plusieurs autres vérités. Mais elles doivent entrer
dans des élémens par le grand nombre de vérités qu'elles pro-
duisent; et elles peuvent à cet égard être traitées comme des
principes du second ordre. On reconnaîtra donc ces principes
au double caractère, d'avoir au-dessous d'eux un grand nombre
de vérités de détail, et d'être eux-mêmes dépendans de deux ou
de plusieurs vérités primitives. Si cette dépendance ne s'aperçoit
pas du premier coup d'œil , on remplira l'intervalle par quel-
ques vérités destinées à former la liaison, et qui doivent, non
pas se toucher immédiatement , mais être disposées entre elles
à celte juste distance qui permet à* l'esprit le passage facile de
l'un à l'autre. Ces vérités, qui doivent mener des premiers prin-
cipes à ceux du second ordre, auront pour l'ordinaire elles-
mêmes quelques autres vérités au-dessous d'elles dans des bran-
ches collatérales; et par là elles seront faciles à reconnaître pour
celles qu'on doit employer par préférence dans des élémens de
philosophie. ( Voyez Eclaircissement , § W ,pag. 149. )
§ I. Eclaircissement sur ce qui est dit du défaut d'enchaîne-
ment entre les mérités , pag. i3o.
Deux inconvéniens arrêtent ou retardent le progrès des con-
naissances humaines ; le peu de vérités auxquelles nous pouvons
atteindre, et le défaut d'enchaînement entre les vérités coanues.
Ces deux inconvéniens se font sentir plus ou moins , selon la
nature des objets sur lesquels roulent ces vérités. Dans la méta-
physique , par exemple , le nombre des vérités que nous con-
naissons est frès-petit ; mais ce peu que nous connaissons est assez
bien lié , au moins dans cette parlie de la métaphysique, la pins
i36 ÉLÉMENS
esseiilielle et la plus utile , qui a pour objet la géneVation clés
idées et leur développemeut. En effet, cette recherche bien ap-
préciée et réduite à son véritable point de vue , n'est que l'his-
toire de nos pensées ; tous les faits qui composent cette histoire
nous sont connus , puisqu'ils sont notre propre ouvrage ; il ne
faut plus qu'une atlention suivie pour voir par quel enchaîne-
ment ces faits naissent les uns des autres. Cette partie de la mé-
taphysique est donc une science qu'on peut regarder comme sus-
ceptible de toute la perfection qui doit la rendre complète , et
ne rien laisser à désirer au philosophe attentif. Tout le reste des
objets dont la métaphysique s'occupe , ou dont elle peut s'oc-
cuper, nous présente peu de vérités clairement connues , une
obscurité impénétrable dans quehjues unes de celles dont nous
ne pouvons douter , et quelquefois même une opposition entre
ces vérités, qui pour n'élre qu'apparente , n'en est pas moins
forte à nos yeux. On peut regarder la métaphysique comme un
grand pays , dont une petite partie est riche et bien connue j
mais confine de tous côtés à de vastes déserts , oii l'on trouve seu-
lement de distance en dislance quelques mauvais gîtes prêts à
s'écrouler sur ceux qui s'y réfugient.
En physique , l'expérience et l'observation nous font connaître
tous les jours bien des vérités ; plusieurs de ces vérités nous
laissent apercevoir l'union qui est entre elles ; nous connaissons ,
par exemple , le rapport entre la pesanteur des corps, et la force *
qui retient les planètes dans leurs orbites : dans d'autres cas,
nous ne voyons l'union des vérités que d'une manière impar«-
faite. Telle est l'analogie entre la pesanteur des corps et l'at-
traction des tuyaux capillaires ; nous avons des raisons de
croire , mais non d'être assurés , que ces deux espèces de gravi-
tation tiennent à la même cause, à la tendance réciproque des
parties de la matière les unes vers les autres. Plusieurs vérités
enfin ont entre elles une union dont nous ne pouvons pas douter
par le fait, mais que nous ne pouvons apercevoir dans son prin-
cipe ; nous citerons pour exemple le rapport qu'il y a entre le
son de la voix , la barbe et les parties de la génération, rapport;
dont les effets de la castration ne nous permettent pas de douter,
niais dont la raison nous est absolument inconnue. Les propriétés
de l'aimant sont encore dans le même cas ; nous ignorons, non-
seulement par quelle raison ces propriétés si différentes , et en
apparence si peu analogues entre elles, se trouvent réunies dans
un même corps ; nous ignorons même jusqu'à quel point elles y
sont unies, et s'il serait possible de conserver à l'aimant sa pro-
priété d'attirer le fer en lui étant celle de se tourner vers les
pôles du monde. Ces exemples ^ auxquels onpourrnit en ajouter
DE PHILOSOPHIE. l'o-j
mille autres, suffisent pour montrer Je défaut d'enchaînement
qui ne se trouve que trop dans les, vérités physiques.
La morale est peut-être la plus complète de toutes les sciences,
quant aux vérités qui en sont les principes , et quant à l'enchaî-
nement de ces vérités. Tout y est fondé sur une seule vérité de
fait ,mais incontestable , sur le besoin mutuel que les hommes ont
les uns des autres, et sur les devoirs réciproques que ce besoin
leur impose. Cette vérité supposée, toutes les règles de la mo-
rale en dérivent par un enchaînement nécessaire. Les ténèbres
ne sont point ici , comme en métaphysique , répandues de toutes
parts sur les confins du jour ; ni la lumière , comme en physique,
dispersée par pelotons : toutes les questions qui tiennent à la
morale ont dans notre propre cœur une solution toujours prête,
que les passions nous empêchent quelquefois de suivre, mais
qu'elles ne détruisent jamais ; et la solution de toutes ces ques-
tions aboutit toujours par plus ou moins de branches à un tronc
commun, à notre intérêt bien entendu, principe de toutes les
obligations morales.
A'oilà dans les principales sciences dont l'étude peut nous oc-
cuper, l'enchaînement plus ou moins imparfait et plus ou moins
sensible que les vérités ont entre elles. A l'égard des vérités que
nous avons appelées isolées el Jloitantes , et qui ne tiennent ou
ne paraissent tenir à aucune autre , ni comme conséquence, ni
comme principe , ce n'est guère que dans la physique , et prin-
cipalement dans l'histoire naturelle , que nous pouvons en trouver
des exemples. Elles consistent surtout dans certains faits que l'ex-
périence nous découvre, et qui paraissent, contre notre attente ,
n'avoir aucune analogie avec les fiiits qu'on observe constam-
ment dans la même espèce ; par exemple , la qualité sensitive
dans certaines plantes , ou du moins les eifets apparens de cette
qualité sensitive, propriété qui paraît refusée à toutes les autres
plantes , et bornée presque uniquement aux seuls êtres animés;
la multiplication de certains animaux sans accouplement; la
reproduction des jambes des écrevisses lorsqu'elles sont coupées;
l'industrie dont certains animaux, certains insectes même, pa-
raissent doués préférablement aux autres; en un mot , les pro-
priétés particulières que nous observons dans un certain genre
d'êtres physiques , et qui semblent contraires à celles des autres
êtres du même genre. On peut donc définir les vérités isolées
dont il s'agit ici , des 7'>érités particulières qui font ou semblent
faire exception à des vérités générales. Il est vrai que l'excep-
tion n'est qu'apparente ; une connaissance plus parfaite de la
nature la ferait disparaître : mais il n'est pas moins vrai que dans
le système, ou, si l'on veut, dans la carte générale des vérités que
i38 ÉLÉMENS
nous connaissons , celles dont il est question doivent former une
classe particulière, sinon par elles-mêmes , au moins par rapport
à nous , et au peu d'usage que nous pouvons en faire pour con-
naître d'autres vérités.
|§ II. Eclaircissement 5i/r ce qui est dit concernantles ide'es simples
cl les définitions , pog. i32 et siiiv.
Les idées qu'on ne saurait décomposer , ni par conséquent
définir, ont été désignées par le nom naturel qui leur convient,
celui à^ide'es simples. Nous en avons distingué de deux espèces ;
les unes qui s'acquièrent par nos sens , comme celles des couleurs
particulières du son , des odeurs , du froid , du chaud , etc. ; les
autres qui s'ac{[uièrent , ou , si l'on veut , qui se forment par abs-
traction , et que nous avons nommées ide'es abstraites. Sur quoi
nous remarquerons d'abord que ce que nousappelons ici idées aùs-
traites a un sens beaucoup plus étendu , et même presque absolu-
ment différent de celui qu'on y attache dans le langage vulgaire
de la conversation ; dans ce langage on entend ordinairement
par le mot abstrait ce qui demande de la part de l'esprit une
forte application; nous entendons ici par idée abstraite iouie
idée par laquelle nous considérons dans un même objet une
ou quelques unes seulement de ses propriétés , sans faire atten-
tion aux autres. De cette opération de l'esprit , il résulte pour
l'ordinaire l'idée générale d'une propriété ou d'une manière
d'être commune à plusieurs êtres différens , et cette propriété
ou manière d'être n'a point, hors de notre esprit, d'existence
isolée , elle n'existe que dans chacun ces êtres auxquels elle ap-
partient, et n'existe dans ces êtres que conjointement avec d'au-
tres propriétés dont la réunion constitue chacun de ces êtres
en particulier. Tout ceci se fera aisément sentir par des exemples.
Je suppose que je voie un cerisier, qu'ensuite j'en voie deux ,
trois, et tant qu'on voudra. Je remarque ce que tous ces arbres
ont de commun , qui est d'avoir des feuilles d'une même couleur
et d'unemême forme , deporterdes fruits d'une même couleur et
d'une même forme, etc. , et il en résulte d'abord l'idée exprimée
par le mot cerisier^ idée dans laquelle il commence déjà à y avoir
une petite abstraction, puisqu'il n'y a point hors de moi , à pro-
prement parler, d'arbre qui soit le cerisier en général , mais qu'il
n'existe jamais que tel ou tel cerisier en particulier, et que l'idée
générale de cerisier se forme dans mon esprit par celle de la
ressemblance qne j'aperçois entre les différens arbres de cette
espèce. Je compare ensuite un cerisier avec un maronnier ^ et
de la ressemblance que j'aperçois entre l'un et l'autre , qui est
d'avoir des racines par lesquelles ils tiennent à la terre, un
DE PHILOSOPHIE. iSg
fronc, des ïjranclies, des feuilles , je forme l'ide'e à' arbre , plus
ahstraile que celle de cerz^zcr. De là, je compare le cerisier h.
quelqu'autre corps , comme à du marbre ; je vois qu'il y a
encore entre eux quelque chose de commun , savoir d'être
étendus, impénétrables, et bornés en tous sens ; j'en forme une
nouvelle idée plus abstraite que les deux premières , l'idée de
corps. Cette nouvelle idée étant encore composée de trois autres,
étendue, impénétrabilité et bornes en tous sens , j'en sépare l'i-
dée A^ impénétrabilité , il me reste celle d'une étendue bornée en
tous sens , d'oii je me forme l'idée abstraite àefgure ; de cette
dernière idée je sépare encore celle de bornes , il me reste
l'idée abstraite d'étendue. J'aurais pu encore parvenir à cette
idée abstraite par une autre route , en décomposant autre-
ment l'idée de corps ; car si des trois idées que l'idée de corps
renferme , j'en eusse séparé d'abord l'idée de bornes en tous sens,
il me serait resté l'idée à' étendue impénétrable , c'est-à-dire de
matière^ etsi de l'idée de 7natière]e sépare ensuite l'idée d'impéné-
trabilité, je parviens de même à l'idée abstraite d'étendue. Cette
idée d'étendue ne peut plus être décomposée , elle n'en renferme
pointd'autre qu'elle-même, et à cet égard elle peut être regardée
comme une idée abstraite simple , et les idées abstraites d'oii elle
a été déduite , comme des idées composées , qui le sont plus ou
moins à proportion du nombre des idées simples qu'elles renfer-
ment.
Toutes ces idées abstraites , composées de deux ou de plu-
sieurs idées simples , ont besoin d'être définies ; il n'y a que celle
d'étendue , et en général les idées abstraites simples qui n'en
ont pas besoin , et qu'une définiJion ne ferait qu'obscurcir.
Avant que d'aller plus loin, remarquons, d'après le détail
même oii nous venons d'entrer , qu'il y a dans les langues bien
plus de mots qu'on ne croit, qui expriment des idées abstraites;
de ce nombre sont tous les mots dont on se sert pour exprimer
nne qualité ou une manière d'être qui est commune à plusieurs
individus, et qui peut être différemment modifiée dans chacun
de ces différens individus. Plus la qualité ou la manière d'être
qu'on exprime est commune à un grand nombre d'individus ,
plus l'idée qui l'exprime est abstraite; ainsi arbre exprime une
idée moins abstraite i\\\e jjlante , plante que végétal, végétal
que corps , corps (\n'étendue. Par la même raison les mots
■souffrir , sentir , exister expriment par degrés des idées plus abs-
traites les unes que les autres.
Nous venons de dire que les idées abstraites simples, qui ne
peuvent ni ne doivent être définies, sont celles qu'on ne peut
décomposer en d'autres. JMais quoiqu'on ne puisse les décompc-
i4o ÉLÉMENS
ser , on peut les généraliser , et ces nouvelles idées plus géne'rales
ne sont pas non plus susceptibles d'être définies. Ainsi les idées
simples, altacliées aux mots voir ^ entendre ^ toucher, etc.,
produisent l'idée plus générale de sensation , et celle-ci l'idée
plus générale encore à' existence. Mais ni les unes ni les autres
de ces idées ne peuvent être rendues plus claires par des défini-
lions. De même les idées abstraites simples à^ étendue et de durée
renferment l'idée plus générale de parties , qui dans l'étendue
existent ensemble , et dans la durée se succèdent ; mais l'idée de
partie n'est pas plus susceptible de définition que ceWes A' étendue
et de durée.
Pour s'assurer donc si une idée est composée ou simple , et par
conséquent si elle est susceptible ou non d'être définie , il faut
bien distinguer entre la décomposition d'une idée et sa générali-
sation^ et prendre garde de ne pas confondre une de ces opéra-
tions avec l'autre. Une idée susceptible de décomposition peut
et doit être définie -, une idée susceptible de généralisation seule-
ment , ne doit pas l'être. Par exemple , les trois idées à' étendue ,
de homes et d' impénétrabilité ., différentes et distinguées l'une
de l'autre , forment, étant réunies, l'idée de corps , laquelle par
conséquent peut être décomposée dans chacune de ces trois
idées , que l'esprit envisagera séparément ; au contraire l'idée
simple, attachée au mot voir, quoiqu'elle renferme les deux
idées de sensation et d'existence , n'est point formée de ces idées
réunies; car d'un côté ces deux idées, même étant réunies,
sont plus générales que l'idée attachée au mot voir ., et par con-
séquent ne composent point cette dernière idée , et de l'autre
la réunion de l'idée à^ existence à celle de sensation serait illu-
sou'e , puisque l'idée ^existence n'ajoute proprement rien à
celle de sensation; on ne peut sentir sans exister.
Il est visible, par tout ce que nous venons de dire , qu'une
idée abstraite , quoiqu'on en déduise une autre idée abstraite
par là généralisation ^ n'est pas plus composée que l'idée plus
abstraite qu'on en déduit ; et par conséquent que ni les unes ni
les autres ne jyeuvent ni ne doivent être définies. Mais il y a
cette différence entre les idées abstraites simples produites par
la généralisation . et les idées abstraites qui servent à les pro-
duire, que ces dernières n'ont besoin ni qu'on les définisse , ni
qu'on en explique la formation ; au lieu qu'il est souvent néces-
saire au philosophe de développer la manière dont certaines idées
abstraites simples se forment par la généralisation d'autres idées-
abstraites simples ; et ce développement devient plus nécessaire
à mesure que les idées qui en sont l'objet sont plus générales.
Ainsi l'idée attachée au mot voir n'a besoin ni qu'on la définisse,
DE PHILOSOPHIE. î4ï
puisque c'est une idée simple, ni qu'on en explique la formation,
puisque c'est une idée directe et primitive que l'esprit acquiert
tout d'un coup par les sens ; mais la manière dont nous formons
les idées simples de sensation et à' existence , mérite l'analyse du
philosophe.
Cette analyse nous fera connaître que le mot sensation, pris
abstractivement , n'exprime proprement aucune idée , mais
que ce mot est seulement une expression commune à toutes les
idées que nous recevons par les sens. Ces idées n'ont rien de
commun entre elles en tant qu'idées ( car qu'y a-t-il de commun ,
par exemple, eniie voir ei entendre)^ mais seulement en tant
qu'elles sont occasionées par l'impression que reçoivent certaines
parties de notre corps.
Nous verrons ensuite que la notion abstraite à^existence se
forme d'abord en nous par le sentiment du moi qui résulte de
nos sensations et de nos pensées , que de là nous regardons ce
sentiment du moi, comme pouvant se séparer du sujet dans
lequel il se trouve, sans que ce sujet soit anéanti; et que par
ce moyen il nous reste l'idée abstraite d'existence , que nous
appliquons ensuite aux êtres différens de nous, qui nous paraissent
occasioner nos sensations.
Voilà un exemple abrégé de la manière dont le philosophe
parvient à développer la formation de certaines idées abstraites
générales , trop simples pour être définies , mais trojD abstraites
pour être des notions directes et primitives.
Un des principaux usages de ce développement est de nous ga-
rantir de l'erreur oii nous pourrions tomber en regardant les
objets des idées abstraites comme existant réellement hors de
nous ; erreur que n'ont pas évité des sectes entières de philoso-
phes , qui ne faisant point attention à la génération de idées , se
sont persuadé que V existence, par exemple, dans les objets
animés , était différente de la sensation ; que de même il existait
hors de l'esprit quelque chose qui était VhoTmne en général , le
corps en général , la vertu , le vice en général , et ainsi du reste;
au lieu qu'il n'existe réellement hors de nous que des êtres particu-
liers , qui possèdent ces propriétés que nous détachons par l'esprit
du sujet où. elles se trouvent, en les considérant séparément des
autres propriétés auxquelles elles sont unies dans ce même sujet.
Je dirai plus , cette méthode de fixer les idées en développant
leur formation , doit être souvent préférée en philosophie , à ce
qu'on appelle définition proprement dite , même dans les cas où
il s'agit de définir ; il en résulte un plus grand jour répandu
sur les idées mêmes. En effet l'esprit reçoit d'abord par les sens
d'une manière directe et immédiate les idées composées , et en
i43 ÉLÉMENS
rléduil ensuite , comme nousTavous fait voir , les idées simples ,
ou par la décomposition ou par la généralisation. Ainsi , au lieu
de définir les idées composées , en réunissant à la fois dans une
seule phrase , et sans aucune décomposition préalable , les idées
simples dont cette idée est formée, il serait , ce me semble,
plus conforme à la marche de l'esprit, de séparer par déduction
îes idées simples des idées composées , et de faire sentir par là
comment les idées abstraites se simplifient en naissant successi-
vement les unes des autres.
Au lieu de dire , par exemple , comme on fait à la tête dé
presque tous les élémens de géométrie , la ligne est une étendue
sans largeur ni profondeur , la surface une étendue sans profon-
deur, le corps une étendue auec largeur , longueur et profondeur ,
j'aimerais mieux procéder de la manière suivante. Je suppose
que j'aie entre les mains un corps solide quelconque , j'y dis-
tingue d'abord trois choses , étendue , bornes en tous sens , et
impénétrabilité ; je fais abstraction de cette dernière , il me
reste Viàéità^ étendue et celle de bornes , et cette idée constitue
le corps géométrique , qui diffère du corps physique par l'idée
de l'impénétrabilité, essentielle à celui-ci. Je fais ensuite abs-
traction de l'étendue ou de l'espace que ce corps renferme, pour
ne considérer que ses bornes en tous sens ; et ces bornes me
donnent l'idée de surface , qui se réduit , comme il est visible ,
à une étendue de deux dimensions ; enfin , dans l'idée de surfaccy
je fais encore abstraction d'une des deux dimensions qui la com-
posent , et il me reste l'idée de ligne. Voilà un léger essai de la
manière dont il serait à désirer qu'on procédât dans les défini-
tions philosophiques.
De quelque manière au reste qu'on s'y prenne pour définir,
remarquons qu'une définition sera vicieuse, toutes les fois qu'on
pourra en retrancher quelque chose sans altérer l'idée que cette
définition doit servir à fixer. Ainsi dans la définition du corps ^
que donnent plusieurs philosophes , que c'est une étendue impé-
nétrable y figurée , divisible et mobile , les mots divisible et
mobile paraissent devoir en être retranchés comme superflus j
divisible , parce que l'idée attachée à ce mot est absolument
renfermée dans l'idée d'étejidue ; mobile, pour deux raisons ,
1°. parce que ce mot signifie susceptible de mouvement, et qu'il
n'est pas plus dans la nature du corps d'être susceptible de mou-
vement que de repos ; il faudrait donc d'abord pour l'exactitude
rigoureuse substituer au mot de mobile.^ cette phrase, également
susceptible de repos ou de mouvement ; 2". cette addition même
serait illusoire, et n'ajouterait rien à l'idée à' étendue impéné-
trable etfgurée} car dès qu'on suppose une portion d'étendue
DE PHILOSOPHIE. 143
distinguée de l'espace qui l'environne , par V impénétrabilité et
parles bornes qui la terminent, on peut supposer indifïerciu-
ment , ou que cette portion d'étendue est toujours correspon-
dante aux mêmes parties de l'espace, et par conséquente/? repos,
ou qu'elle occupe successivement des parties de l'espace diffé-
rentes , c'est-à-dire, qu'elle est en mouvement ; et comme l'une
ou l'autre de ces suppositions est nécessaire , et qu'aucune des
deux n'est nécessaire en particulier, il est donc évident que ni
l'une ni l'autre ne sont nécessaires dans la définition , et qu'elles
sont renfermées dans l'idée générale d'étendue impénétrable et
Jîgurée , c'est-à-dire d'étendue impénétrable et terminée en tous
sens.
Pour connaître les cas où les définitions sont nécessaires, et les
idées qui doivent y entrer, il y aurait , ce me semble , un ou-
vrage à faire, qui serait bien digne d'un philosopbe , et qui
aurait peut-être moins de difficultés qu'on ne pense ; ce serait
la table nuancée , si on peut parler ainsi , de tous les difïérens
genres d'idées abstraites , dans l'ordre suivant lequel elles s'en-
gendrent les unes les autres ; par ce moyen il deviendrait facile,
soit de les décomposer, soit de les généraliser , et par conséquent
d'en fixer la notion précise, soit en les définissant , soit en déve-
loppant leur formation.
Il faudrait pour cela distinguer d'abord deux sortes d'idées ;
colles que nous acquérons par les sens , et les idées purement
intellectuelles que nous tirons de celles-ci par la réflexion. Parmi
les idées que nous acquérons directement par nos sens , on dis-
tinguerait celles qui expriment l'objet de la sensation , d'avec
celles qui expriment la sensation même ; par exemple , l'idée
d'étendue ou de couleur et celle de voir : il faudrait de plus
faire attention aux mots qui étant pris en difïérens sens expri-
ment à la fois la sensation et son objet , comme les mots de lu-
miere , de chaleur, de couleur, de son , etc. , et ainsi des autres.
On formerait ensuite une espèce d'échelle sur deux colonnes ,
l'une pour les objets des sensations , l'autre pour les sensations
mêmes ; dans l'une de ces colonnes , les mots qui expriment des
sensations également simples quoique différentes , comme voir^
entendre , toucher, goûter, odorer (i) , se trouveraient sur la
même ligne , et au-dessous de ces mots l'idée générale de sen*-
sution, qui leur est commune , et celle d^ existence {\\x\ en dérive.
On placerait de même dans l'auti e colonne les objets de nos sen-
sations , relativement au nombre plus ou moins grand de pro-t
priétés qu'on y considère et d'idées qu'ils renferment ; par
(i) Je dis odorer et non pas sentir, parce que ce dernier mot aurait un sens
t'tjuivoqiie.
44 ÉLÉMENS
exemjîle , au-dessous du mot corps ceux à' impénétrabilité et de
fleure sur la même ligne , et au-dessous de ces derniers celui
détendue.
Par le secours de celte table , et d'après les principes que nous
venons d'établir , on distinguerait facilement dans les objets de
nos sensations et dans les idées qui se rapportent à ces objets, les
idées abstraites composées qui ont besoin d'être définies , les
idées abstraites simjjles qui ne peuvent ni ne doivent l'être, et
enfin les idées abstraites simples , qui , sans pouvoir ni devoir
être définies, ont besoin qu'on en développe la formation.
On suivrait à peu près le même plan dans la table qui renfer-
merait les expressions des idées purement intellectuelles et ré-
fléchies ; avec cette différence que la table dont il s'agit n'aurait
pas besoin d'être formée sur deux colonnes comme celle des idées
sensibles; l'objet d'une idée intellectuelle, étant rarement dif-
férent de cette idée même. Mais il y aurait une grande pré-
caution à prendre dans la définition des idées purement intel-
lectuelles , par le peu de secours que la langue fournit pour
faire connaître en quoi consistent ces idées. Cette difficulté se
ferait même apercevoir quelquefois dans la définition des idées
qui se rapportent aux objets sensibles.
En effet , qu'il me soit permis de remarquer ici , et à l'occa-
sion de la matière que je traite , l'indigence et l'imperfection
des langues; i". \eur indigence , en ce qu'elles expriment sou-
vent par le même mot, des notions qu'il eût été facile et avan-
tageux d'exprimer par des mots différens , par exemple , sentir
ime odeur, et sentir de la résistance ^ douleur pour exprimer les
souffrances physiques , et douleur pour exprimer le chagrin ;
une couleur éclatante et un bruit éclatant ; une lumière y^z'^/e,
un bruit faible , une oAenr faible , et mille autres expressions
semblables ; 2°. leur imperfection , en ce qu'elles rendent pres-
que toutes les idées intellectuelles par des expressions figurées ,
c'est-à-dire par des expressions destinées dans leur signification
propre à exprimer les idées des objets sensibles; et remarquons
en passant que cet inconvénient, commun à toutes les langues ,
suffirait peut-être pour montrer que c'est en effet à nos sensa-
tions que nous devons toutes nos idées, si cette vérité n'était pas
d'ailleurs appuyée de mille autres preuves incontestables.
Quand je dis que la plupart des expressions de la langue sont
figurées , je n'entends pas seulement les expressions si communes,
oii la figure est évidente , comme dans ces phrases , une maison
triste , une campagne riante , un discours froid , etc. , j'entends
les expressions qu'on regarde comme les plus simples , et qu'on
trouvera néanmoins presque toutes figurées , pour peu qu'on y
DE PHILOSOPHIE. 145
fasse attention, quoique l'objet qu'elles expriment ne soit pas
une chose sensible. Pour s'en convaincre , qu'on ouvre tel livre
qu'on voudra, on verra peut-être avec étonnement à quel degré,
si je puis parler de la sorte , toutes nos expressions sont maté-
rielles. C'est une observation que des philosophes très-éclairés
ont déjà faite en partie, mais qu'ils n'ont pas, ce me semble,
poussée à beaucoup près aussi loin qu'ils l'auraient dû.
Je prendrai pour preuve au hasard la première phrase de la
Dioptriqiie de Descartes : je tire cet exemple des ouvrages d'un
philosophe célèbre , pour montrer combien le^i philosophes même
sont obligés de se soumettre à la tyrannie des expressions figu-
rées. Toute la conduite de notre vie , dit ce philosophe , dépend
de nos sens , entre lesquels celui de la vue est sans comparaison
le premier. Toute la conduite de notre vie , expression figurée ,
dans laquelle on personnifie la vie de Vhomme ^ à laquelle on
donne dans l'homme même une espèce de guide (i) ; dépend^
autre expression figurée , prise d'une chose matérielle, au-dessous
de laquelle une autre est attachée par un lien ; entre lesquels ,
autre expression figurée , dans laquelle on suppose les sens per-
sonnifiés, et formant , si je puis parler de la sorte , comme un
assemblage d'individus , parmi lesquels on remarque et on choisit
le sens de la vue pour y faire une attention particulière ; sans
comparaison , autre expression figurée , puisque le mot com-
parer est pris du parallèle qu'on fait entre deux choses maté-
rielles en les rapprochant l'une de l'autre pour juger de leur
rapport (3) ; le premier , dernière expression figurée, prise de
celui qui marche à la tête d'une troupe de personnes. Il est
inutile de pousser ce détail plus loin , et c'en est assez pour faire
sentir combien les expressions figurées abondent dans le langage
\e plus ordinaire.
Elles y abondent à tel point , qu'il y a dans la langue française
( pour ne parler ici que d'une langue) un grand nombre d'ex-
pressions qui n'ont d'usage qu'au sens figuré, comme a^'eugle-
ment, bassesse, tendresse , et une infinité d'autres; on parlerait
assez mal en disant de quelqu'un qui a perdu la vue , qu'il est
à plaindre par son ai>euglement ; on dirait plus mal encore la
(i) Je pourrais ajontor que tout est un nom collcnif qui ne se donne dans
son sens propre qu'à une collection de choses matérielles : toute rassemblée ,
tous les hommes.
(2) On pourrait ajouter que, d'ans la phrase même, sans comparaison , la
comparaison est personnifice et restai dce comme un é,lre physique et rcel ,
qui , par l'expression sans, est exclu et suppose absent; comme dans les ex-
pressions agir sans prudence, a^ir ai^ec prudence , la prudence est regardte
comme un être physique qu'on exclut dans le premier cas, et qu'on suppos»
^£ins le second accompagner celui qui agit,
I. 10
i46 ÉLEMENS
bassesse des eaux , la tendresse d'une viande ; mais on dit 1res-
bien V a^'euglement de l'esprit et du cœur, la bassesse des senli-
mens , la tendresse de l'amour.
Qu'une langue emploie des mots tout à la fois dans leur sens
propre , et dans celui qui ne l'est pas, c'est déjà une imperfection,
peut-être indispensable , par la difficulté d'exprimer les idées
purement intellectuelles ; mais qu'une langue n'emploie des
mots que dans un sens figuré , et ne les emploie pas dans leur
sens propre , c'est , ce me semble, un défaut inexcusable.
Quoi qu'il en soit , cette indigence et cette imperfection des
langues , qui ne permet presque jamais d'employer l'expression
propre à chaque chose, est la source d'une infinité de faux ju-
gemens. Nous ressemblons bien plus souvent que nous ne le
croyons à cet aveugle-né, qui disait que la couleur rouge lui pa-
raissait devoir tenir quelque chose du son de la trompette. Il est
facile , ce me semble, de trouver la raison de ce jugement si bi-
zarre et si absurde; l'aveugle avait entendu dire souvent du son
de la trompette (qu'il connaissait) , que c'était u]i son éclatant ; il
avait entendu dire aussi que la couleur rouge (qu'il ne connais-
sait pas) était une couleur éclatante^ ce même mot employé à
exjDrimer deux choses si différentes , lui avait fait croire qu'elles
avaient ensemble de l'analogie. Yoilà l'image de nos jugemens
en mille occasions , et un exemple bien sensible de l'influence
des langues sur les opinions des hommes.
Un grammairien philosophe (i) voudrait que dans les matières
métaphysiques et didactiques , on évitât le plus qu'il est possible
les expressions figurées ; qu'on ne dît pas qu'une idée en ren-
ferme une autre ; qu'on unit ou qu'on sépare des idées , et ainsi
du reste. Il est certain que lorsqu'on se propose de rendre sen-
sibles des idées purement intellectuelles , idées souvent impar-
faites , obscures , fugitives , et pour ainsi dire à demi écloses , on
n'éprouve que trop combien les termes dont on est forcé de se
servir, sont insuffisans pour rendre ces idées , et souvent propres
à en donner de fausses ; rien ne serait donc plus raisonnable que
de bannir des discussions métaphysiques les expressions figurées ,
autant qu'il serait possible. Mais pour pouvoir les en bannir
entièrement , il faut créer une langue exprès , dont les termes
ne seraient entendus de personne ; le plus court est de se servir
de la langue commune , en se tenant sur ses gardes pour n'en
pas abuser dans ses jugemens.
En général , il est beaucoup plus simple , et par conséquent
plus utile , de se servir dans les sciences des termes reçus , en
fixant bien les idées qu'on doit y attacher, que d'y substituer
(i) DyMARSAiSp article Abstraction , dans V Encyclopédie.
DE PHILOSOPHIE. 147
des termes nouveaux , surtout dans les sciences qui n'ont point
ou qui n'ont guère d'autre langue que la langue commune, ou
dont les termes sont assez généralement connus , comme la mé-
taphysique, la morale, la logique et la grammaire : il en coûte
moins au commun des hommes de réformer leurs idées que de
changer leur langage. Il faut du moins , si la nécessité oblige à
créer de nouveaux termes, nen hasarder qu'un très-petit nombre
à la fois, pour ne pas rebuter par une langue trop nouvelle ceux
qu'on se propose d'instruire. On doit en user pour changer la
langue des sciences , comme pour notre orthographe , qui , quoi-
que très-vicieuse et pleine d'inconséquences et de contradictions,
ne pourra cependant être réformée que peu à peu , et comme
par degrés insensibles ; les cha igemens trop considérables et
trop nombreux qu'on voudrait y faire tout à couj) , ne servi-
raient qu'à perpétuer le mal au 1 3u d'y remédier. Hdtez-vous
lentement y doit être , ce me semble , la devise de presque tous les
réformateurs.
§ ni. Eclaircissement ^wr ce qui est dit concernant les vérités
appelées principes, pag, i35.
Nous avons dit que les vérités que dans chaque science on
appelle principes , et qu'on regarde comme la base des vérités
de détail , ne sont peut-être elles-mêmes que des conséquences
fort éloignées d'autres principes plus généraux que leur subli-
mité dérobe à nos regards. En effet , tous les principes de no=;
connaissances , en physique par exemple , sont les propriétés les
plus sensibles que l'observation nous découvre dans la matière ,
propriétés qui tiennent elles-mêmes à l'essence , et , si je puis
m'exprimer ainsi , à la constitution intime de la matière que
nous ne connaissons nullement , et que nous ne parviendrons
jamais à connaître. Les principes de nos connaissances en méta-
physique sont aussi des observations sur la manière dont notre
âme conçoit ou dont elle est affectée ; observations qui tiennent
de même à la nature encore pi us ignorée , s'il est possible , de ce
qui pense et de ce qui sent en nous. Eafin les principes de la mo-
rale, principes uniquement faits pour les hommes et non pour les
animaux, tiennent à une différence entre l'homme et la brute,
que nous connaissons bien par le fait , mais dont le principe
philosophique nous est inconnu. Nous ne savons, si je pnis
m'exprimer de la sorte, ni \e pourquoi ni le comment de rien ;
c'est néanmoins à ce comment, à ce pourquoi que nos connais-
sances devraient remonter pour s'élever jusqu'aux vrais principes
de toutes les vérités, soit pratiques, soit spéculatives. Pourquoi
l48 ËLEMENS
y a-t-il quelque chose? demandait un roi des Indes â un mis-
sionnaire danois , qui dut sentir par cette question combien ce
prince était loin encore des ve'rités que ce missionnaire lui prê-
chait. Pourquoi y a-t-il quelque chose? terrible question , et dont
les ^philosophes eux-mêmes ne semblent pas, si j'ose parler de
la sorte , assez effrayés ; tant elle est propre , pour peu qu'ils
l'envisagent dans toute sa profondeur , à les décourager dans
leurs recherches. Athées et théistes , dogmatiques et pyrrhoniens,
tous sont forcés d'admettre au moins un seul être qui existe,
par conséquent un être qui ait existé toujours, et tous se per-
dent dans cet abîme immense. Si nous s:i\ions pourquoi ilj^ a
quelque chose, nous serions vraisemblablement bien avancés pour
résoudre la question comment telle et telle chose existe-t-elle ?
car vraisemblablement tout se tient dans l'univers plus intime-
ment encore que nous ne pensons ; et si nous savions ce premier
pourquoi, ce pourquoi ?>{ embarrassant pour nous, nous tien-
drions le bout du fil qui forme le système général des êtres, et
nous n'aurions plus qu'à le développer , et pour ainsi dire à le
dérouler sans peine pour en connaître toutes les parties, au
lieu d'en arracher comme nous le faisons quelques parcelles
isolées , qui nous laissent dans une ignorance entière sur le tout
ensemble , et sur la vraie j)lace qu'elles y occupent. Et ne nous
flattons pas de pouvoir sortir de cette ignorance. Toutes les
questions qui ont rapport aux premiers principes des choses sont
aussi peu éclaircies depuis qu'il y a des philosophes qu'elles
l'étaient avant qu'il y en eut ; elles continueront tant qu'il y en
aura à être aussi vivement agitées que profondément obscurcies.
L'esprit humain , occupé depuis si long-temps à chercher ces vé-
rités premières , tentant mille voies pour y parvenir , ne les trou-
vant pas, et se fatiguant en pure perte à tourner ainsi sur lui-
même , ressemble à un criminel enfermé dans un réduit téné-
breux, tournant inutilement de tous côtés pour trouver une
issue , et tout au plus entrevoyant une faible lumière par quel-
ques fentes étroites et tortueuses qu'il s'efforce en vain d'agran-
dir. S'il y a dans ces ténèbres quelques objets dispersés çà et là
qu'il nous soit possible d'atteindre , ce n'est qu'à tâtons, et par
conséquent assez imparfaitement, que nous pouvons les con-
naître , encore ne faut-il nous en approcher que pas à pas, et
avec un© sage et timide circonspection ; en nous précipitant sur
ces objets, nous risquerions d'en être blessés et de ne les connaître
que par le mal qu'ils nous feraient sentir. Sadi raconte que
quelqu'un demanda au sage Lochman à qui il devait sa sagesse;
Aux aveugles , répondit ce philosophe indien , qui ne posent le
^ied en aucun endroit sans s'être assurés de la solidité du sol.
BE PHILOSOPHIE. i/Î9
§ IV. Eclaircissement sur ce qui est dit concernant /e^ principes
du second ordre , comparés à ceux que j appelle premiers prin-
cipes {i),pag. i35.
Afin de donner une ide'e nette de ce que j'appelle , en ma-
tière de sciences j premiers principes, et de ce que j'appelle j^rznci-
pes du second ordre , je prendrai pour exemple la science la plus
féconde en vérités , et en vérités qui tiennent les unes aux autres^
la géométrie. J'ai déjà dit ailleurs (2) que les élémens de cette
science étaient fondés sur deux principes , celui de la superposi"
tion, et celui de la mesure des angles par les arcs de cercles
décrits du sommet de ces angles. En effet , ces deux principes
sont la base de tout ce qu'on peut établir sur l'égalité ou l'iné-
galité, ou en général le rapport des parties de l'étendue figurée j.
et ce rapport est , comme l'on sait , l'unique objet des élémens
de géométrie. Or, je remarque d'abord, que de ces deux prin-
cipes le premier est subordonné au second , et que la mesure
des angles par les arcs de cercle décrits de leur sommet , est elle-
même dépendante du principe de la superposition. Car quand cri
dit que la mesure d'un angle est l'arc circulaire décrit de son som-
met, on veut dire que si deux angles sont égaux, les angles décrits
de leur sommet à même rayon, seront égaux; vérité qui se dé-
montre par le principe de la superposition , comme tout géo-
mètre tant soit peu initié dans cette science le sentira facilement.
On placera donc d'abord à la tête des vérités géométriques ,
Je principe de la superposition , et iramédiatemenrt au-dessous
celui de la mesure des ongles dans une première branche colla-
térale ; la suite de cette branche contiendra les vérités principa-
les qui dérivent de ce dernier principe ; savoir la mesure des
angles dont le sommet est à la circonférence du cercle, et l'égalité
des tro-is angles d'un triangle à deux droits.j vérité qui résulte
ou peut être conclue de cette dernière.
Dans cette espèce d'échelle je regarde îa mesure des angles
par les arcs de cercle comme un principe du premier ordre,
quoiqu'il ait au-dessus de lui le principe de la superposition ; et
je pense ainsi pour deux raisons : premièrement , parce que le
principe de la superposition est moins une vérité primitive
qu'une méthode pour découvrir des vérités ; secondement , parce
que le principe de la mesure des angles se déduit facilement
sans le moindre effort du principe de îa superposition ; ce qu'on
(i) Ceux qui ne sont pas initier dans la geoœe'lrie doivent passer ce para-
graphe.
(a.) Article géométrie. XV.
iSo ELEMENS
ne peut pas clire des autres vérités sur la mesure et le rapport
des angles ; car, outre qu'elles dépendent de la première, elles de-
mandent, pour être aperçues, un peu plus de combinaison d'idées.
A regard de la proposition sur l'égalité des trois angles d'un
triangle à deux droits , je la regarde comme un principe du se-
cond ordre ^ comme wn principe , parce qu'elle est la base et la
source d'un grand nombre de vérités de détail ; et comme du
second ordre , parce qu'elle a au-dessus d'elle d'autres vérités
dont elle dérive.
Après avoir formé cette première branche au-dessous du
principe de la superposition , qu'on peut regarder comme le
tronc, on en établira une autre partant du même tronc. Elle
contiendra d'abord les propositions sur les parallèles et sur
l'égalité des triangles qui ont certains angles et certains côtés
communs ; proposition dont la preuve naît immédiatement du
principe de la superposition. Celles-ci conduiront à la propo-
sition sur l'égalité des parallélogrammes de même base et de
même hauteur , qui sera , ainsi que la proposition sur l'égalité
des angles du triangle à deux droits, un principe du second
ordre, par la quantité de propositions qui en dérivent; entre
autres toutes les vérités sur la comparaison des triangles et des
figures rectilignes, et même du cercle avec ces figures.
Les propositions sur les parallèles, et celles qui ont pour objet
l'égalité des triangles , conduisent, étant réunies entre elles, à
un au\re principe fondajjiental du second ordre, le plus fécond
peut-être de toute la géométrie élémentaire , c'est celui des côtés
proportionnels des triangles semblables , qui est la base de tant
d'autres théorèmes. Il faut cependant remarquer que ce principe
pour être démontré, a besoin d'emprunter quelque chose d'une
autre science, de celle des proportions , qui n'appartient pas im-
médiatement à la géométrie , mais à la science des proj^riétés
de la grandeur en général, qu'on a nommée algèbre. On voit
par là , pour le dire en passant , combien est peu fondée la pré-
tention de ceux qui veulent exclure l'algèbre de la géométrie
élémentaire : aussi sont-ils forcés de l'j admettre sous une forme
au moins déguisée, dans les démonstrations qui dépendent des
proportions, et dans plusieurs autres ; à moins que ces mathé-
maticiens ne s'imaginent avoir évité l'algèbre , quand ils ont
rais dans une démonstration de grandes lettres au lieu de petites.
Les propositions sur l'égalité des triangles qui ont leurs côtés
et leurs angles égaux, combinées avec quelques unes de celles
sur la comparaison des angles, peuvent conduire à un nouveau
principe fondamental du second ordre , non moins fécond que
les précédens ; c'est celui du carré de Vhfpolémtse du triangle
DE PHILOSOPHIE. i5i
rectangle , égal à la somme des caiTés des deux côtés ; propo-
sition dont la découverte coûta , dit l'histoire ou la fable , une
hécatombe à Pythagore.
On peut aussi déduire cette vérité , comme a fait Euclide , de
•celle de l'égalité des triangles de même base et de même hau-
teur, ou, comme ont fait d'autres géomètres, de celle des côtés
proportionnels dans les triangles semblables. Il ne serait peut-
être pas inutile , dans des élémens philosophiques de géométrie ,
de marquer ou d'indiquer au moins ces différentes voies qui
conduisent à la même vérité. On pourrait faire la même chose
pour d'autres propositions fondamentales^ par exemple, pour
celle de l'égalité des angles du triangle à deux angles droits;
laquelle peut se déduire également ou des propositions sur les
parallèles , ou de celles sur la mesure des angles. L'esprit s'étend
et se fortifie , en voyant par ces différentes combinaisons qui
conduisent au même but , de quelle manière les vérités se rap-
prochent, et rentrent les unes dans les autres.
Comme nous ne nous sommes pas proposé de donner ici des
élémens de géométrie, ni même un plan général pour ces élé-
mens , nous croyons en avoir dit assez pour faire entendre ce
que nous appelons dans les sciences principes du premier ordre
et principes du second , et la manière de reconnaître les uns et
les autres. Ce que nous avons dit de ces différentes sortes de
principes, et ce que nous venons d'ajouter sur la manière dont
certaines vérités se rapprochent , en conduisant par différentes
routes à une même vérité fondamentale; tout cela pourrait se
représenter aisément dans une espèce d'arbre figuré ou généa-
logique, oii la dépendance mutuelle des vérités fondamentales
et la nature de cette dépendance serait marquée par des lignes
de communication différentes, et par ce moyen s'apercevrait
sur-le-champ. Cet arbre serait plus utile que tant d'arbres de
nomenclature dont la plupart des sciences sont accablées, et qui
forment presque toute la substance de quelques unes ; ces arbres
ne marquent pour l'ordinaire qu'un rapport stérile entre des
noms ; celui que nous proposons montrerait le rapport entre des
vérités importantes.
C'est à peu près suivant ce plan qu'un philosophe pourrait
composer ou esquisser au moins des élémens de géométrie. Il
ne serait pas nécessaire qu'il y entrât dans le détail de toutes
les propositions ; il suffirait qu'il démontrât les propositions prin-
cipales , et qu'il indiquât celles qui en dérivent , à peu près
comme les anciens plaçaient dans leurs grandes routes des co-
lonnes milliaires pour guider les voyageurs , ou comme un
artiste trace à ses élèves le contour des figures qu'il leur laisse à
i52 ELEMENS
terminer. On trouvera dans un des c'claircissemens suivans de
nouvelles réflexions sur cet important objet.
Y. LOGIQUE.
Puisque les ve'rite's fondamentales qui font la substance des
éiémens, ne sont pas toutes des vérités premières , et qu'il y en
a qui ont besoin de combinaison jDour être saisies et prouvées , il
faut donc avant toutes choses connaître les règles suivant les-
quelles cette combinaison doit se faire. Elle ne Consiste que dans
le chemin continu et successif que fait l'esprit du connu à l'in-
connu ; c'est ce qu'on appelle raisonner. L'art de raisonner,
qu'on a nommé logique , est donc la première science qu'on doit
traiter dans les éiémens de philosophie , et qui en forme comme
le frontispice et l'entrée. Nous avons sur la logique des écrits
sansnouibre; mais la science du raisonnement a-t-elle besoin
de tant de règles ? Pour y réussir , il est aussi peu nécessaire
d'avoir lu tous ces écrits, qu'il l'est d'avoir lu nos grands traités
de morale pour être honnête homme. Les géomètres, sans s'é-
puiser en préceptes sur la logique , et n'ayant que le sens na-
turel pour guide , parviennent par une marche toujours sûre aux
vérités les plus détournées et les plus abstraites ; tandis que tant
de philosophes , ou plutôt d'écrivains en philosophie , paraissent
n'avoir mis à la tête de leurs ouvrages de grands traités sur l'art
du raisonnement, que pour s'égarer ensuite avec plus de mé-
thode ; semblables à ces joueurs malheureux qui calculent long-
temps et finissent par perdre.
Ce n'est point , comme nous l'avons déjà dit , à l'usage illu-
soire des axiomes que les géomètres doivent la sûreté de leurs
raisonnemens et de leurs principes; c'est au soin qu'ils ont de
fixer le sens des termes , et de n'en abuser jamais , à la mauière
dont ils décomposent leur objet, à l'enchaînement qu'ils savent
mettre entre les vérités. Il est vrai qu'ils ont un avantage, c'est
de travailler sur un sujet palpable , et simplifié le plus qu'il le
peut être par l'abstraction qu'on fait d'un grand nombre de ses
qualités. Mais si dans les autres sciences les intervalles entre les
vérités sont plus grands, plus fréquens, plus difficiles à remplir,
la méthode sera toujours uniforme pour parvenir à la con-
naissance des vérités qui nous sont soumises. Elle consiste à
observer exactement leur dépendance mutuelle ; à ne point rem-
plir par une fausse généalogie les endroits où la filiation manque;
à imiter enfin ces géographes qui , en détaillant avec soin sur
leurs cartes les régions connues , ne craignent point do laisser
des espaces vides à la place des terres ignorées.
DE PHILOSOPHIE. i53
Toute la logique se réduit à une règle fort simple. Pour com-
parer deux ou plusieurs objets éloignes les uns des autres , on se
sert de plusieurs objets intermédiaires; il en est de même quand
on veut comparer deux ou plusieurs idées. L'art du raisonnement
n'est que le développement de ce principe , et des conséquences
qui en résultent. {Voyez Eclaircissemfnt, ^^ ^ page i55.)
Ce principe suppose un fait aussi cerlain qu'inexplicable, c'est
que notre esprit peut non - seulement avoir plusieurs idées à la
fois, mais encore apercevoir à la fois l'union ou la discordance
de ces idées. C'est un des mysières de la métaphysique , que
cette multiplicité instantanée d'opérations dans une substance
aussi simple que la substance pensanle.
Tout raisonnement qui fait voir avec évidence la liaison ou
l'opposition de deux idées, s'appelle démonsLralion^ les mathé-
matiques n'emploient que des raisonnemens de cette espèce;
quelques unes des autres sciences en fournissent aussi des exem-
ples , quoique moins fréquens ; mais le comble de l'erreur serait
d'imaginer que l'essence des démonstrations consistât dans la
forme géométrique , qui n'en est que l'accessoire et l'écorce ,
dans une liste de définitions, d'axiomes, de propositions et de
corollaires. Cette forme est si peu essentielle à la preuve des vé-
rités mathématiques , que plusieurs géomètres modernes l'ont
abandonnée comme inutile.
Cependant quelques philosophes trouvant cet appareil propre
à en imposer, sans doute parce qu'il les avait séduits eux-mê-
mes , l'ont appliqué indifféremment à toutes sortes de sujets; ils
ont cru que raisonner en forme, c'était raisonner juste ; mais ils
ont montré par leurs erreurs, qu'entre les mains d'un esprit faux
ou de mauvaise foi , cet extérieur mathématique n'est qu'un
moyen de se tromper plus aisément soi-même et les autres. On
a mis jusqu'à des figures de géométrie dans des traités de l'âme ;
on a réduit en théorèmes l'énigme inexplicable de V action de
Dieu sur les créatures ^ on a profané le mot de démonstration
dans un sujet où les termes même de conjecture et de vraisem-
blance seraient presque téméraires. Aussi il ne faut que jeter les
yeux sur ces propositions si orgueilleusement qualifiées, pour
découvrir la grossièreté du prestige, pour démasquer le sophiste
travesti en géomètre , et pour se convaincre que les titres sont une
marque aussi équivoque du mérite des ouvrages, que du mérite
des hommes.
Il serait sans doute à souhaiter qu'on n'employât jamais que
des démonstrations rigoureuses ; il serait à souhaiter du moins
que, dans les cas ou cette lumière manque, on se bornât à avouer
simplement son ignorance; mais dans la plupart des sciences^
,54 ÉLÉMENS
telles que la physique, la médecine, la jurisprudence et ITiîs-
toire , il est une infinité de cas , oii sans être ni éclairés ni con-
vaincus , nous sommes forcés d'agir et de raisonner comme si
nous l'étions. Ne pouvant alors atteindre au vrai, ou du moins
s'assurer qu'on y est parvenu , il faut en approcher le plus qu'il
est possible. On imite les mathématiciens qui n'ayant pas , pour
résoudre exactement un problème , ou assez de choses données ,
ou une méthode assez complète , essaient de le résoudre à peu
près. Mais comme dans ces solutions même le mathématicien
connaît les limites qui l'éloignent ou qui l'approchent du vrai ,
ainsi on doit apprendre dans les matières purement conjecturales
à ne pas confondre avec le vrai rigoureux ce qui est simplement
probable, à saisir dans le vraisemblable même les nuances qui
séparent ce qui l'est davantage d'avec ce qui l'est moins. Tel est
l'usage de cet esprit de conjecture plus admirable quelquefois
que l'esprit même de découverte , par la sagacité qu'il suppose
dans celui qui en est pourvu ; par l'adresse avec laquelle il fait
entrevoir ce qu'on ne peut parfaitement connaître , suppléer par
des à peu près à des déterminations rigoureuses, et substituer,
lorsqu'il est nécessaire, la probabilité à la démonstration , avec
les restrictions d'un pyrrhonisme raisonnable.
L'art de conjecturer est donc une branche de la logique, aussi
essentielle que l'art de démontrer, et trop négligée dans les élé-
mens de logique ordinaires. Néanmoins plus l'art conjectural est
imparfait par sa nature , plus on a besoin de règles pour s'y con-
duire ; c'est même, à parler exactement, le seul qui exige des
règles ; ajoutons qu'elles sont insuffisantes , si par un fréquent
usage on n'apprend à les appliquer avec succès. Pour acquérir
cette qualité précieuse de l'esprit, deux choses sont nécessaires;
s'exercer aux démonstrations rigoureuses , et ne pas s'y borner.
Ce n'est qu'en s'accoutumant à reconnaître le vrai dans toute sa
pureté, qu'on pourra distinguer ensuite ce qui en approchera
plus ou moins. La seule chose qu'on ait à craindre , c'est que
l'habitude trop grande et trop continue du vrai absolu et rigou-
reux n'éraousse le sentiment sur ce qui ne l'est pas^ des yeux
ordinaires , trop habituellement frappés d'une lumière vive , ne
distinguent plus les gradations d'une lumière faible, et ne voient
que des ténèbres épaisses où d'autres entrevoient encore quelque
clarté. L'esprit qui ne reconnaît le vrai que lorsqu'il en est direc-
tement frappé , est bien au-dessous de celui qui sait non-seule-
ment le reconnaître de près , mais encore le pressentir et le
remarquer dans le lointain à des caractères fugitifs. C'est là ce
.^ui distingue principalement l'esprit ^eo772e7/7^?/e, applicable à
tout, d'avec l'esprit purement géomètre, dont le talent est res-
DE PHILOSOPHIE. i55
Ireint clans une sphère étroite bornée. Le seul moyen d'exercer
avantageusement l'un et l'autre, est de les faire marcher comme
d'un pas égal , et de ne pas borner ses recherches aux seuls ob-
jets susceptibles de démonstration ; de conserver à l'esprit sa
flexibilité, en ne le tenant point toujours courbé vers les lignes
et les calculs, et en tempérant l'austérité des mathématiques par
des études moins sévères; de s'accoutumer enfin à passer sans
peine de la lumière au crépuscule. ( Vojez Eclaircissement ,
%y\,pa§e 157.)
§ y. Éclaircissement sur ce qui est dit , que l'art du raisonne-
ment se réduit à la comparaison des idées , page i53.
Nous avons remarqué dans le § II , page 146 , combien l'emploi
des expressions figurées occasione de faux jugemens, quand on
abuse de ces expressions. Le moyen le plus sûr et le plus simple
de n^en pas abuser , est surtout de fixer avec soin le sens précis
qu'on attache aux expressions figurées dont on est forcé de se ser-
vir. Prenons pour exemple une des façons de parier figurées qu'on
a citées à la fin du § II , page 146 ; telle idée est renfermée dans
telle autre. Il faut bien expliquer ce qu'on entend ici par le mot ,
renfermée , à cause de l'équivoque qui en peut résulter. Car je
puis dire que Vidée de pierre est renfermée dans celle de mar-
bre, en ce sens que dès que j'ai l'idée de marbre ]3l\ celle de
pierre , dont le marbre forme une des espèces ; et je puis dire
aussi que Vidée de marbre est renfermée dans celle de pierre ,
en ce sens que l'idée de pierre est plus générale que celle de
marbre , qui n'est qu'une espèce dont pierre est le genre. Ainsi
ces deux façons de parler , si différentes en apparence, et même
opposées, signifient pourtant la même chose au fond ; mais il
est nécessaire, pour éviter tout abus des mots , d'expliquer le sens
rigoureux qu'on attache à l'une ou à l'autre de ces expressions.
Supposons donc deux idées qu'on se propose de comparer entre
elles, et qne nous appellerons A Gi B pour les distinguer. Nous
dirons que Vidée A est renfeinrée dans VidéeB, lorsque l'idée B
est une suite nécessaire de l'idée A, en sorte que l'idée A pro-
duise nécessairement l'idée B. En ce sens l'idée de marbre est
renfermée dans celle de pierre , parce qu'on ne saurait avoir
l'idée de 772û!7^^re sans avoir celle de pierre. Mais dans le sens que
nous donnons ici au mot renfermer, l'idée de pierre n'est pas
renfermée dans celle de marbre , parce qu'on peut avoir l'idée
de pierre sans avoir celle de marbre. Nous dirons de même
qu.e Vidée A exclut Vidée B, lorsque ces deux idées -ont con-*
i56 ÈLÉMENS
traires Tune â l'autre , comme celie de mom^ement et celle c!e
repos.
Ces notions sont la base de tonte la logique. En ne perdant
point de vue le sens précis que nous venons d'y attacher , il est
facile de réduire tout Fart du raisonnement à une règle fort sim-
ple. Nous avons dit que l'art de raisonner consiste à comparer
ensemble deux idées par le moyen d'une troisième. Pour juger
donc si l'idée A renferme ou exclut l'idée B, prenez une troi-
sième idce C , à laquelle vous les comparerez successivement
l'une et l'autre; si l'idée^ est renfermée dans l'idée C, et l'idée
C dans l'idée B , concluez que l'idée A est renfermée dans l'idée
B. Si l'idée^ est renfermée dans l'idée C , et que l'idée C exclue
l'idée B, concluez que l'idée A exclut l'idée B. Tout syllogisme
exact doit se réduire à l'un de ces deux cas; dans tout autre il
est vicieux. Voilà le fondement de toutes les règles du syllogisme,
imaginéespar les logiciens, règles dont les unes sont trop va-
gues , et trop difficiles dans l'application , et dont les autres sont
trop multipliées, trop subtiles, et par-là trop pénibles, soit à
retenir, soit à mettre en œuvre. Ce n'est pas qu'il n'y ait du mé-
rite et de la sagacité dans l'invention de ces règles ; peut-être
même n'est-iî pas inutile de les faire connaître aux jeunes gens ,
ne fiU-co que pour exercer leur esprit aux démonstrations, et
pour s'assurer jusqu'à quel point ils sont capables d'en sentir
l'enchamement et l'ensemble. Mais il faut, d'une part , ne donner
a ces spéculations, peu nécessaires en elles-mêmes, que les mo-
mens perdus, pour ainsi dire, dansFétude de laphilosophie ; etde
1 autre, f.n're sentir aux jeunes gens que la forme syllogistique ,
SI cliere aux scoîastiqucs pour leurs vaines disputes , est bien
moins nécessaire dans les véritables sciences , que ces mêmes sco-
Jasliques ne le pensent ou ne le disent; que sans cet échaffaudage
un esprit juste aperçoit pour l'ordinaire la connexion ou la dis-
cordance de deux idées avec l'idée moyenne à laquelle il les com-
pare , et par conséquent la connexion ou la discordance que ces
deux idées ont entre elles; que les géomètres, ceux de tous les
philosophes qui se sont toujours le moins trompés, ont toujours
été ceux qui ont fait le moins de syllogismes; et que la forme
syllogistique n'est guère plus nécessaire à un bon raisonnement
que le nom de théorème à une véritable démonstration. L'étalage
en tout genre est une preuve d'opulence au moins très-équivo-
que , et souvent une marque beaucoup plus sûre d'indigence.
DE PHILOSOPHIE. iS;
§ VI. ÉcLAiRCissEMEXT sur ce qui est dit de l'art de conjecturer ,.
pag. 154.
DA^^s l'art de conjecturer on peut distinguer trois branches. La
première qui a été long-temjDS la seule , et qui n'a même com-
ïneucé à être cultivée que depuis environ un siècle , est ce que
les mathématiciens appellent Vanaljse des prohabilités dans les
jeux de hasard. Elle est soumise à des règles connues et cer-
taines, ou du moins regardées comme telles par les mathéma-
ticiens ; car je crois avoir montré ailleurs (i) que les principes de
cette science peuvent encore laisser quelque chose à désirer à
certains égards , et je l'ai prouvé par des questions même dont
îa solution serait illusoire de l'aveu des plus célèbres analystes ,
si on s'en tenait aux règles ordinaires pour résoudre ce genre
de questions.
La seconde branche est l'extension qu'on a faite de l'analyse des
probabilités dans les jeux de hasard , à différentes questions rela-
tives à la vie commune , comme celles qui ont rapport à la durée
de la vie des hommes, au prix des rentes viagères, aux assu-
rances maritimes , à l'inoculation (2), et autres objets semblables.
Elles diffèrent des questions sur les jeux de hasard , en ce que
dans celles-ci , les règles des combinaisons mathématiques suf-
fisent (au moins presque toujours) pour déterminer le nombre
et le rapport des cas possibles ; au lieu que dans celles-là , l'expé-
rience et l'observation seules peuvent nous instruire du nombre
de ces cas , et ne nous en instruisent qu'à peu près.
Néanmoins, dans cette seconde branche même de Vart de con-
jecture?^, le calcul mathématique est encore applicable ; l'incer-
titude , s'il y en a , ne tombe que sur les faits qui servent de
principes ; ces faits sujjposés , les conséquences sont hors d'at-
teinte.
11 n'en est pas ainsi d'une troisième branche de Vart de conjec-
tuj-er, dans laquelle même consiste réellement cet art propre-
ment dit ; car les deux premières branches n'y appartiennent que
d'une manière impropre , parce qu'elles ont pour base ou des
principes certains , ou des faits qui le sont à peu près , et une mé-
thode sûre de raisonner d'après ces principes et ces faits.
Cette troisième branche apour objet les sciences dans lesquelles
il est rare ou impossible de parvenir à la démonstration, et dans
lesquelles cependant l'art dé conjecturer est nécessaire.
Il faut distinguer ces sciences en spéculatives et en pratiques.
(i) Voyez CaUul des Prohabilites.
(2) Voyez Réflexions sur l' Inoculation,
î58 ELEMENS
Les premières peuvent se réduire à la physique et à l'histoire ,
les autres à la médecine , à la jurisprudence et à la science du
monde; j'entends ici par la science du monde , l'art de se con-
duire avec les hommes pour tirer de leur commerce le plus grand
avantage possible , sans s'écarter néanmoins des obligations que
la morale impose à leur égard.
Parcourons successivement ces différentes sciences, et voyons
dans chacune en quoi consiste l'art de conjecturer, relativement
à leurs difFérens objets.
En physique l'art de conjecturer peut avoir pour but , ou de
trouver la cause des faits que l'expérience et l'observation nous
découvrent , ou de nous conduire à la découverte dennouveaux
faits qui ajoutent quelques degrés de perfection aux connaissances
que nous avons sur les phénomènes de la nature. C'est en rem-
plissant ce dernier objet que l'art de conjecturer en physique
peut avoir l'utilité la plus réelle et la plus sensible. On sera d'au-
tant plus en état d'y parvenir, qu'on aura une connaissance plus
étendue des faits déjà découverts. En rapprochant les uns des
autres ceux de ces faits qui ont entre eux quelque chose de com-
mun , quelque analogie plus ou moins facile à apercevoir, on eu
vient à soupçonner les phénomènes qui pourraient résulter de
quelque combinaison nouvelle ; et la conjecture se change en dé-
monstration , quand l'expérience confirme ce qu'on avait soup-
çonné.
Il semble que cet art de conjecturer dans la physique devrait
en étendre très-rapidement les bornes. La multitude des phé-
nomènes connus , les rapports qu'ils ont entre eux, les nouvelles
combinaisons qu'on peut faire pour généraliser ces rapports ou
pour les restreindre, tout cela paraîtrait devoir enrichir prodi-
gieusement de jour en jour la masse de nos connaissances physi-
ques. Mais soit négligence de la part des philosophes , soit fatalité
attachée au progrès des connaissances humaines pour le ralentir,
il s'est écoulé des siècles entre les découvertes qui semblaient avoir
le plus d'analogie. L'art de frapper les monnaies et les médailles
a été connu des anciens ; ceux de la gravure et de l'imprimerie ,
qui paraissent y toucher , ne le sont que depuis trois cents ans.
Toutes les histoires anciennes sont pleines de phénomènes de l'é-
lectricité et de l'aurore boréale ; ce n'est que depuis peu que les
physiciens ont donné une attention suivie à ces phénomènes ,
regardés jusque-là comme des espèces de prodiges que racontait
la crédulité des historiens. La direction de l'aimant vers le nord
a été connue plus d'un siècle avant qu'on songeât à faire usage
de la boussole. Les anciens se servaient de sphères de verre rem-
plies d'eau pour augmenter le feu et la lumière , soit quand ils ,
DE PHILOSOPHIE. iSg
voulaient brûler certains corps, soit quand ils avaient à faire
certains ouvrages qui demandaient que l'objet sur lequel ils tra-
vaillaient fut bien éclairé ; ils s'étaient même aperçus (i) qu'une
boule de verre pleine d'eau grossissait les objets ; comment n'ont-
ils pas fait plus d'usage en physique de ces sortes de microscopes ,
formés d'une petite boule de verre pleine d'eau, qui grossit assez
considérablement les corps placés à son foyer? comment de plus
ne leur est-il pas venu en idée d'employer des verres lenticu-
laires au lieu de sphères ? Ces verres si utiles pour aider la vue ,
n'ont pourtant commencé d'être en usage qu'à la fin du treizième
siècle. Mais, ce qui est peut-être plus extraordinaire , comment
s'est-il écoulé trois siècles entiers entre l'invention des lunettes
simples à un seul verre, et celle des lunettes à deux verres? Il
semble pourtant que cette nouvelle combinaison était bien facile
à imaginer, et qu'il était bien naturel d'essayer ce qui en résul-
terait, sans attendre que le hasard en fournît l'occasion. Combien
d'autres exemples pourrions-nous apporter de la lenteur avec la-
quelle les découvertes se suivent, lors même qu'elles semblent
avoir entre elles une connexion nécessaire ?
L'analogie , c'est-à-dire la ressemblance plus ou moins grande
des faits, le rapport plus ou moins sensible qu'ils ont entre eux,
est donc l'unique règle des physiciens , soit pour expliquer les
faits connus , soit pour en découvrir de nouveaux. Mais en même
temps, que de précautions ne doivent-ils pas apporter dans l'ap-
plication de cette règle, si sujette à les tromper, soit par des
ressemblances qui ne sont qu'apparentes , soit par des différences
qu'on découvre avec le temps aux phénomènes qui paraissaient
le plus parfaitement semblables?
Les planètes semblent être des corps opaques , analogues à la
terre que nous habitons; en faut-il conclure qu'elles sont habi-
tées comme notre terre ? Sans parler des difficultés théologiques
qu'on oppose à cette conséquence ( difficultés auxquelles la phi-
losophie ne touche point) , la ressemblance des planètes à la terre
est-elle aussi parfaite que nous l'imaginons? On doute beaucoup
que la lune , celle de toutes les planètes dont nous connaissons le
mieux la surface, ait une atmosphère semblable à celle du globe
terrestre j dès lors voilà un point essentiel de ressemblance qui
manquerait à ces deux corps , et qui infirmerait toutes les conse%
quences qu'on pourrait tirer de cette ressemblance prétendue. Ce
n'est pas tout. Supposons les planètes habitées ; pourquoi les co-
mètes ne le seraient-elles pas aussi? car ces comètes sont aussi
elles-mêmes des planètes , comme l'astronomie moderne l'a dé-
montré. Mais comment concevoir que la comète de 1680 y pour
(1) SBifÈ(iUF. , Quest. nat. cbap. 6.
î6o ËLEMENS
ne point parler des autres, puisse être habite'e, elle qui s'est ap-
proclie'e du soleil jusqu'à toucher presque sa surface , et qui a dû
e'prouver dans cette proximité une chaleur capable de détruire
tout ce qui la couvrait ? or si cette comète n'est pas habitée, pour-
quoi les autres comètes le seraient-elles? et si les comètes ne sont
pas habitées , pourquoi veut-on que les planètes le soient? mais
si les planètes et les comètes ne sont pas habitées , pourquoi sont-
elles des corps opaques , et non des astres lumineux par eux-
mêmes? On dira peut-être que la lune sert à nous éclairer pendant
l'absence du soleil, et que si elle avait été lumineuse par elle-
même , la nuit, destinée à tempérer la chaleur du jour , n'aurait
fait alors que l'augmenter. D'abord il est fort douteux que la
destination de la lune soit de nous éclairer pendant nos nuits ,
puisque durant la moitié des nuits elle nous est cachée. Il fau-
drait, pour qu'elle nous éclairât constamment pendant l'absence
du soleil, qu'elle se levât tous les jours quand cet astre se cou-
che; c'est-à-dire que sa révolution autour de la terre, au lieu
d'être de 27 à 28 jours , fut d'environ 365 , précisément comme
celle du soleil. Il est vrai qu'il serait nécessaire jîour cela que la
lune fût cinq à six fois plus éloignée de nous , et qu'alors elle
nous donnerait moins de lumière ; mais il eût été facile d'obvier
à cet inconvénient en donnant plus de volume et par consé-^
quent plus de surface à cette planète sans augmenter sa masse.
Concluons donc que nous ne savons pas trop bien la vraie desti-
nation de la lune. Mais quand l'usage de cette planète serait en
effet de nous éclairer pendant nos nuits, assurément les autres
planètes ne sont pas faites pour cela ; et quand elles le seraient ,
il n'y aurait aucun danger pour nous qu'elles fussent lumineuses
par elles-mêmes , si elles ne sont destinées qu'à nous éclairer.
Si donc les planètes , quoique semblables par leur opacité au
globe terrestre, ne sont pas habitées , comme il est très-permis
de le croire , quelle peut être l'utilité de ces corps dans la vaste
étendue des cieux ? c'est ce i[ue nous ne savons pas , et vraisem-
blablement ce qu'il faut nous résoudre à ne savoir jamais. Ne
cherchons point à deviner ce qui se passe dans les globes immenses
qui flottent si loin de notre terre ; contentons-nous d'ignorer
presque entièrement ce qui arrive autour de nous dans le petit
globe que nous habitons , et répétons-nous souvent à nous-
mêmes la leçon faite autrefois à ce philosophe , qui en observant
les astres se laissa tomber dans un puits :
Tandis qv^k peine ;\ les pieds tu peux voir,
Penses-lu liie au-dessus de ta léte?
La circonspection avec laquelle on doit faire usage de l'art de
DE PHILOSOPHIE. i6i
conjecturer en physique , pour deviner les faits qui ne sont pas
à la portée de nos sens , doit être encore plus grande quand il s'a-^
git d'expliquer les faits connus. C'est surtout alors que les rai-
sonnemens tirés de l'analogie sont le plus sujets à nous induire
en erreur. J'ai quelquefois désiré (i) que pour guérir les physiciens
de la manie d'expliquer tout, on fît un ouvrage qu'on pourrait
miituler ^nti-pJfj^sique, et dans lequel, supposant les pliénoiuènes
tout autrement qu'ils ne sont, on en donnerait en même temps des
explications si évidentes en apparence, q'ie le physicien et même
le géomètre le plus difficile devraient en être satisfaits. On dirait,
par exemple : Le baromètre hausse pour annoncer la pluie.
Explication. — Lorsqu'il doit pleuvoir , l'air est plus chargé
de vapeurs, par conséquent plus pesant; par conséquent il doit
faire hausser le baromètre ; ce qu il fallait clëinontn-r.
Autre fait à expliquer. — Uhis'er est la saison oii la grêle doit
principalement tomber.
Explication. — L'atmosphère étant plus froide en hiver,
il est évident que c'est surtout dans cette saison que les gouttes
de pluie doivent se congeler jusqu'à se durcir en traversant l'at-
mosphère ; ce qu il fallait démontrer.
Par malheur pour ces explications , les faits y sont absolument
opposés. Le baromètre baisse pour annoncer la pluie , et la grêle
tombe bien plus souvent en été qu'en hiver. Cependant je ne
vois pas ce qu'on pourrait objecter aux explications précédentes ;
et il faut convenir que cette réflexion est fort encourageante pour
les physiciens qui veulent et qui croient rendre raison des phé-
nomènes de la nature.
Je n'apporterai pas un plus grand nombre d'exemples, par
la trop grande facilité qu'il y aurait à les multiplier; mais après
avoir donné un modèle d'explications physiques des faits non
existans , j'en vais donner un des raisonnemens par lesquels les
philosophes prétendent décider qu'un fait est impossible , pres-
crire des bornes à la nature , et lui dire comme Dieu à la mer :
Tu ii^as jusqu'ici et tu n avanceras pas plus loin.
Question. — On demande s'il est possible qu^un pépin de fruit
mis en terre produise au bout d'un certain nombre d'années un
arbre du même genre que celui d'où le fruit a été tiré.
Réponse. — Il est évident que cela est impossible ; comment
le moins peut-il produire le plus? à moins qu'on né veuille donner
le démenti à l'axiome, que le tout est plus grand que sa partie.
(i) Ceci peut servir de développement à ce qui est dil à la fin de l'art. XX ^
Physique générale.
I. Il .
i(Î3i ÊLÉMENS
Autre question. — Est-il possible qiiitne ccrlaâie liqueur,
lancée par un animal dans le corps de sa femelle , produise un
autre animal de même espèce?
Réponse. — Quelle absurdité ! Et quel rapport peut-il y avoir
entre cette liqueur brute de quelque genre qu'elle soit , et un
être pensant et sentant ? On ne donne point ce qu'on n'a point ;
ceux qui font cette question sont tout au moins suspects de ma-
térialisme ; mais heureusement l'absurdité de leur hypothèse
empêche qu'elle ne soit dangereuse.
Troisième question. — Onjjrétend avoir trouvé le secret d'une
petite poudre qui a cette propriété , que quand il tombe une étin-
celle dessus, cette poudre éclate avec grand bruit, et peut ,
quoiquen assez petite quantité, renverser dans son exjjlosion
des édifices considérables. On demande si la chose est possible?
Réponse. — Cela est impossible par tous les principes delà mé-
canique. Pour qu'une petite masse en renverse une grande, il
faut au moins que cette petite masse soit douée d'une vitesse
énorme. Et comment une étincelle peut-elle communiquer une
si grande vitesse à un amas de grains de poudre en repos? car
d'un côté celte étincelle est beaucoup moindre que l'amas de
grains de poudre , et de l'autre la vitesse avec laquelle elle tombe
sur cet amas de grains, est peu considérable. Il faut donc encore
renvoyer ce prétendu fait au catalogue des fables.
Cela est fort bien raisonné ; mais celte poudre existe cepen-
dant , au grand détriment de l'espèce humaine.
On ose avancer qu'un physicien de cabinet , qui aurait cherché
à deviner par les raisonnemens et hrs calculs les phénomènes de
îa nature, et qui les verrait ensuite tels qu'ils sont, serait bien
étonné de n'avoir presque jaraOvis rencontré juste. Il ressemble-
rait aux habitans des îles Mariannes , qui la première fois qu'ils
virent du feu , prirent cette matière pour un animal qui dévorait
tout ce qui se trouvait proche de lui. Un Hollandais qui entre-
tenait un roi de Siam des particularités de la Hollande, lui dit
entre autres choses que dans son pays l'eau se durcissait quel-
que fois si fort pendant la saison la plus froide de l'année , que les
hommes marchaient dessus e tque cette eau ainsi durcie porterait
des éléphans s'il y en avait. Jusqu'ici, lui dit le roi, j'ai cru les
choses extraordinaires que iwus m avez dites , parce que je vous
prenais pour un Jiowme dlwnneur et de probité ; mais présente-
ment je suis assuré que vous mentez. Ce roi de Siam représente
assez bien le physicien de cabinet, toujours prêt à nier comme
impossible ce qu'il ignore et ne peut comprendre, et à rendre
de mauvaises raisons de ce qu'il ne peut nier parce qu'il le voit.
DE PHILOSOPHIE. i63
En voilà, ce me semble, assez pour convaincre les physiciens
sages, les physiciens vraiment philosophes, combien ils doivent
être sur leurs gardes, et si j'ose le dire , modestes, même à l'é-
gard des faits qu'ils croient, expliquer le plus clairement ; puisque
dans des cas oli ils croiraient atteindre jusqu'à la démonstration ,
ils pourraient avancer des absurdités sans le savoir.
C'est bien pis quand ces explications hasardées ne se bornent pas
à la simple spéculation, mais qu'elles peuvent avoir, comme en
médecine, les effets les plus nuisibles , si on a le malbeur de so
tromper. La médecine systématique me paraît, et je ne crois
pas employer une expression trop forte , un vrai fléau du genre
humain. Des observations bien multipliées , bien détaillées , bien
rapprochées les unes des autres, voilà , ce me semble , à quoi les
raisonnemens en médecine devraient se réduire. Je ne puis
me défendre d'un mouvement d'indignation et de pitié quand je
me rappelle qu'un homme qui se faisait appeler médecin , et qui
avait pensé me faire perdre un de mes amis, en rendant très-
dangereuse une maladie très-légère, venait au sortir de là me
prouver que la médecine était plus certaine que la géométrie.
Je ne prétends pas cependant qu'il n'y ait un art de guérir les
hommes ; je crois même cet art fort étendu dans la nature. Mais
je le crois très-borné pour nous, soit parce que la nature s'obstine
à nous cacher son secret , soit parce que nous ne sr.vons pas l'in-
terroger. L'apolog'ie suivant, fait par un médecin même, homme
d'esprit et philo-iopbe, représente assez bien l'état de cette science.
La Nature, dit-il , esi aux prises avec la Maladie; un Ai>eugle
anné d'un bdton ( c'est le médecin) arrii^e pour les mettre d'ac-
cord ; il tache d'abord de faire leur paix ; quand il ne peut en
venir à bout , il levé son bâton sans savoir où il frappe ; s'il at-
trape la Maladie^ il tue la Maladie ; s'il attrape la Nature', il
lue la Nature. Discunt periculis nostris , dit Pîiue , et per expéri-
menta mortes agunt (i). Un médecin célèbre , renonçant i la pra-
tique qu'il avait exercée trente ans , disait, y> suis las de deviner.
L'art de conjecturer en médecine, cet art si néce^:îaire et si
dangereux , ne saurait donc consister dans une suite de raison-
nemens appuyés sur un vain système. C'est uniquement l'art de
comparer une maladie qu'on doit guérir , avec les maladies sen-
blab^es qu'on a déjà connues par son expérience ou par celle des
autres. Cet art consiste même quelquefois a apercevoir un rap-
port entre des maladies qui paraissent n'en point avoir, comme
aussi des différences essentielles, quoique fugitives , entre celles
qui paraissent se ressembler le plus. Plus on aura rassemblé de
(i) Ils s'instruisent i>ar les dangers où ils nous exposent, et font leurs ex-
jtJtriences aux dépens de notic vie. - i^ ^
i64 ÉLÉMENS
faits, plus on sera en état de conjecturer heureusement ; sup-
posé néanmoins qu'on ait d'ailleurs cette justesse d'esprit que la
nature seule peut donner.
Ainsi le meilleur médecin n'est pas , comme le préjugé le
suppose, celui qui accumule en aveugle et en courant beaucoup
de pratique , mais celui qui ne fait que des observations bien
approfondies , et qui joint à ces observations le nombre beau-
coup plus grand des observations faites dans tous les siècles par
des hommes animés du même esprit que lui. Ces observations
sont la véritable expérience du médecin ; elles lui offrent mille
fois plus de faits que sa propre pratique ne peut lui en fournir,
et par conséquent elles exigent de lui, pour être étudiées, un
temps que sa propre pratique ne doit pas absorber tout entier.
Il est pourtant vrai qu'il doit joindre cette pratique à la con-
naissance de celle des autres , comme il est nécessaire qu'un ar-
penteur joigne le travail des opérations sur le terrain à l'étude
de la géométrie dans les livres. Mais doit-on préférer le médecin
qui n'a que l'expérience de ses prédécesseurs , à celui qui n'a
que la sienne? Je vais peut-être avancer un paradoxe. L'hi toire
romaine nous apprend que Lucullus , qui n'avait jamais fait la
guerre avant que d'être envoyé contre Mitliridate , devint gé-
néral dans la route par la seule lecture réfléchie des bons ou-
vrages en ce genre ; si un médecin qui n'aurait jamais pratiqué,
avait employé son temps à étudier et à se rendre bien propres
les observations des médecins ses prédécesseurs , je ne balancerais
pas à le préférer à celui qui , borné à ses propres observations ,
aurait d'ailleurs pour lui la pratique la plus étendue. Des maîtres
de l'art sont en cela du même avis. Je préférerais, disait Rhazes,
lin médecin savant qui n'aurait jamais vu de malades, à un
praticien qui ignorerait ce qu'ont enseigné les anciens. Le pre-
mier aurait bien plus de matériaux que le second pour conjec-
turer avec succès, puisqu'enfm le malheur du genre humain
veut qu'un médecin en soit réduit à conjecturer.
Je ne puis m'empêcher de regretter à cette occasion que le
projet formé par M. Chirac n'ait pas eu lieu; je ne doute point
que la médecine n'en eut pu tirer de grands avantages. Qu'on
ine permette de transcrire ici en entier cet endroit de son éloge
par M. de Fontenelle ; quoiqu'un peu long, je ne crois pas de^
voir en rien retrancher.
« M. Chirac avait conçu depuis long -temps une idée qui
» eut pu contribuer à l'avancement de la médecine. Chaque
» médecin particulier a son savoir qui n'est que pour lui ; il s'est
» fait par ses observations et par ses réflexions certains principes
» qui n'éclairent que lui ; un autre , et c'est ce qui n'arrive que
DE PHILOSOI^HIË. i65
^ trop , s'en sera fait de tout différens , qui le jetteront dans
» une conduite opposée. Non-seulement les médecins parlicu-
>♦ culiers , mais les Facultés de médecine semblent se faire un
« honneur et un plaisir de ne s'accorder pas. De plus , les ob-
» servations d'un pays sont ordinairement perdues pour un
» autre. On ne profite point à Paris de ce qui a été remarqué à
i) Montpellier. Chacun est comme renfermé chez soi , et ne
î> songe point à former de société. L'histoire d'un£ maladie qui
^) aura régné dans un lieu , ne sortira point de ce lieu-là , ou
» plutôt on ne l'y fera pas. M. Chirac voulait établir plus de
» communication de lumières , plus d'uniformité dans la prati-
î) que. Yingt-quatre médecins des plus employés de la Faculté
« de Paris auraient composé une Académie , qui eut été en
» correspondance avec les médecins de tous les hôpitaux du
» royaume , et même avec ceux des pays étrangers , qui l'eus-
» sent bien voulu. Dans un temps oii les pleurésies, par exemple,
3) auraient été plus communes , l'Académie aurait demandé à
>) ses correspondans de les examiner plus particulièrement dans
» toutes leurs circonstances, aussi-bien que les effets pareillement
» détaillés des remèdes. On aurait fait de toutes ces relations
)> un résultat bien précis , des espèces d'aphorismes , que l'on
» aurait gardés cependant jusqu'à ce que les pleurésies fussent
î> revenues , pour voir quels changemens ou quelles modifica-
» tions il faudrait apporter au premier résultat. Au bout d'un
» temps on aurait eu une excellente histoire de la pleurésie, et
» des règles pour la traiter , aussi sûres qu'il soit possible. Cet
» exemple fait voir d'un seul coup d'œil quel était le projet, tout
» ce qu'il embrassait , et quel en devait être le fruit. M. le duc
» d'Orléans l'avait approuvé et y avait fait entrer le roi, mais il
» mourut lorsque tout était disposé pour l'exécution. » On ne sera
peut-être pas fâché d'apprendre par la suite du même éloge, ce
qui a empêché la réussite de ce projet ; je ne crois point ce récit
déplacé dans un ouvrage de philosophie , ne fût-ce que pour
ajouter de nouveaux traits à l'histoire de l'esprit humain , et
pour faire connaître les causes morales qui , dans les siècles les
plus éclairés , retardent le progrès des sciences les plus utiles.
« M. Chirac étant devenu premier médecin du roi , sa nou-
» velle autorité lui réveilla les idées de son Académie de méde-
» cine Mais quand le dessein fut communiqué à la Faculté
» de Paris , il y trouva beaucoup d'opposition. Elle ne goûtait
« point que vingt-quatre de ses membres composassent une pe-
» tite troupe choisie , qui aurait été trop fière de cette distinc-
« tion , et se serait crue en droit de dédaigner le reste du corps.
» Les plus employés devaient la former, et les plus employés
i6G ÈLÉMENS
» pouvaient-ils se charger d'occupations nouvelles ? N'étaii-on
» pas dcjà assez instruit parles voies ordinaires ? Enfin , comme
» il est aisé de contredire , on contredisait , et avec force, et le
» premier médecin, trop engagé d'honneur pour reculer, per-
» suadé d'ailleurs de l'utilité' de son projet, tombait dans l'in-
» certitude de la conduite qu'il devait tenir à l'égard d'un corps
» respectable. La douceur et la vigueur sont également dan-
» gereuses , ej; il se déterminait pour les partis de vigueur, lors-
» qu'il fut attaqué de la maladie dont il mourut. >»
Souhaitons pour le bien de l'humanité 'que ce projet si utiie
se réveille , qu'il ne trouve plus d'obstacles dans les intérêts
particuliers , et que ceux qui exercent un art si nécessaire, con-
courent d'un commun accord à le rendre le moins dangereux
qu'il est possible. Il ne le sera encore que trop , même après la
réunion des lumières de tous ceux qui l'ont le mieux exercé ; que
sera-ce si l'on s'oppose aux effets salutaires que celle réunion
produirait infailliblement ?
Puisqu'il est question de ce sujet important , je crois pouvoir
parler ici d'un autre souhait dont l'exécution serait fort à dési-
.rer. Il manque , ce me semble , deux ouvrages à la médecine ;
l'un , médecine prcsenfatwe , qui enseignerait le régime qn'il
faut suivre pour se préserver des maladies dont on peut être
menacé , ou par sa constitution , ou par sa faute ; l'autre , mt-
decine négative , qui enseignerait ce qu'il faut ne point faire
quand on est attaqué de telle ou telle maladie , les aliraens et
les choses dont cette maladie exige qu'on s'abstienne. J'aurais
plus de foi à un pareil livre qu'à tous ces recueils de remèdes,
ordonnés par les médecins qui n'y croient pas, ou qui n'y croient
que par bénéfice d'inventaire, et adoptés par des malades im-
patiens , qui, après avoir forcé et dérangé la nature, veulent
ensuite précipiter son opération dans le rétablissement de Téco-
nomie animale. Quand nous n'aurions pas le malheur d'être
convaincus trop souvent par notre propre expérience du danger
de toute celtft pharmacie , il suffirait , pour nous convaincre au
moins de son peu d'utilité , de consulter séparément des méde-
cins reconnus pour habiles sur les remèdes dont on doit user
dans telle ou telle maladie. Il est assez rare qu'ils ne prescrivent
pas des remèdes diiférens , et souvent opposés. Il n'est pas rare
même , et je pourrais en citer des exemples dont j'ai été témoin,
de voir des médecins , réputés habiles dans la connaissance des
médicaraens, se tromper grossièrement sur la nature de la ma-
ladie dont on est attaqué , ordonner en conséquence les remèdes
que prescrit la médecine pour la maladie qu'ils supposent, et
guérir par ces remèdes la maladie qu'on avait réellement : effet
DE PHILOSOPHIE. 167
-înerveillenx de la pharmacie , et qui prouve à quel point les
effets en sont certains et déterminés. Aussi les plus habiles et les
plus éclairés de nos médecins font-ils de toute cette pharmacie
ie cas et l'usage qu'elle mérite ; c'est sans douîe en ce sens qu'on
' a dit et avec grande raison , que le médecin le plus digne d'être
consulté , était celui qui croyait le moins à la médecine.
Et comment les médecins s'accorderaient-ils sur les remèdes !
Ils ne s'accordent pas sur les faits les plus iraportans ; par exemple
sur la question, si on peut avoir deux fois la petite vérole (i), etsur
beaucoup d'autres semblables ? Mais en voilà assez sur l'incerti-
tude de cet art ou de cette science , comme on \oudra l'appeler.
Si l'art de conjecturer est la ressource presque unique de la
médecine , malgré l'importance de l'objet , cet art est souvent
forcé de s'exercer en jurisprudence sur des sujets qui ne sont
guère moins intéressans, la fortune, l'honneur, l'état , la liberté
et quelquefois même la vie des hommes. Cette science a pour-
tant un avantage que la médecine a rarement, celui d'avoir dev
principes fixes et décidés, quoique souvent arbitraires dans leur
institution. Ces principes sont les lois de chaque Etat , qui ne
peuvent être changées que par une volonté expresse de ceux qui
gouvernent. En médecine, les deux choses qu'il importe de con»-
iiaître , sont souvent incertaines l'une et l'autre , le mal et le re-
mède ; en jurisprudence , le remède est toujours donné par Ist
loi , le genre du mal seul peut être équivoque. L'art de conjec-
turer se réduit donc à bien déterminer ce qui tombe dans le cas
de la loi : il y a même des Etats, et ce ne sont pas les moins
sages , oii cette question est la seule sur laquelle les juges j^ro-
noncent ; c'est la loi qui ordonne le reste , et qui fait l'arrêt.
Le juge peut rencontrer deux espèces de difticultés à fixer ce
qui tombe dans le cas de la loi ; en premier lieu l'insuffisance
des preuves ; et en second lieu, lors même que les preuves sont
incontestables , la différence réelle ou apparente du cas proposé
à ceux que la loi a expressément prévus : car il est évident
qu'elle ne saurait tout prévoir. Quelquefois même les deux dif-
ficultés se réunissent , et la décision en devient encore plus épi-
neuse. Mais si le juge n'est que trop souvent obligé d'avoir recours
à la conjecture , au moins doit-il être d'autant plus réservé dans
l'usage qu'il en fait, que l'objet est plus important, surtout
quand il s'agit de l'honneur et de la vie des hommes. J'avouerai
à cette occasion que deux choses fn'out toujours fait peine dans
nos lois criminelles françaises. La première , qu'il ne faille que
deux témoins pour condamner à mort un accusé ; cette loi sup-
(1) Voyez les Réflexions philosophiques et ?nathématiqu€i sur l'appliai»
tion du Calcul des Prolabiliics «j l'inoculation^
i68 ÉLEMENS
pose, ce me semble , qu'un lionnete homme ne peut jamais
avoir deux ennemis (i). La seconde , que pour infliger la peine
de mort , la pluralité de deux voix seulement soit suffisante :
une pluralité si peu considérable n'est-elle pas une preuve que
le crime n'est pas avéré? et peut-on se résoudre à priver un
homme de la vie, quand son crime n'est pas aussi clair que le
jour? Les auteurs d'une jurisprudence si sévère auraient-ils
pris pour principe , qu'il est moins dangereux de punir un in-
nocent que d'épargner un coupable? Principe dont la morale des
Etals peut s'accommoder quelquefois, mais qui répugne à la na-
ture, dont la loi parlait aux hommes avant qu'il y eût des Etats.
Il faut pourtant convenir que malgré cet inconvénient de nos
lois, peut-être inévitable (car je respecte la sagesse qui les a
dictées), les innocens condamnés sont rares, grâce à la pénétra-
tion et à la probité de nos juges. Mais il suffirait qu'il y en eût
un par siècle ( et par malheur le nombre en est plus grand ), pour
faire treuibler le juge le plus éclairé et le plus intègre , quand
il est forcé de prononcer la mort d'un accusé.
Je ne parle point d'un grand nombre d'autres reproches
qu'on est endroit de faire à la jurisprudence criminelle de toutes
les nations. Osons dire seulement que chez la plupart des peu-
ples de l'Europe , cette partie si importante de la législation est
encore dans son enfance. On peut en voir la preuve dans l'ex-
cellent Traité des délits et des peines , par M. Beccaria (2) ; ou-
vrage que la philosophie et l'amour des hommes semblent avoir
dicté, et qui mérite d'être, si je puis m'exprimer de la sorte,
le bréviaire des souverains et des législateurs.
Venons à l'art de conjecturer en histoire. Cet art a pour base
la solution d'une question dont l'usage s'étend au-delà de l'his-
toire même ; solution qui peut être soumise à des règles, mais
à des règles délicates dans l'application : je veux parler de la
probabilité des témoignages , et djii degré de foi plus ou moins
grand qu'on doit y ajouter.
(i) On pretcnrl qne cette loi est fonde'e sur le passage de l'Evangile, in ore
duoruni aut triuni tesiiuni stabit omne verbum. Je suis persuade', pour
l'honneur de ceux qui ont préside' à nos lois, qu'ils n'ont jamais eu an vue
cette application si forcée.
(2) Cet ouvrage , compose' en italien , a e'te traduit en français par un homme
tle lettres qui y a fait , dans fordrc des matières, des changemens approuves
et adoptes par Fan leur. L'intcrét que nous prenons à cet excellent livre nous
fait désirer que l'aufenr y donne tout le degré de perfection dont il est sus-
ceptible; qu'il développe davantage ses idées sur certains articles impor-
tans ; qu'il apprctondissc encore plus certaines questions; qu'il supprime les
ternies scientifiques auxquels il pourra en substituer de plus connus et de plus
à la portée de tout le monde : la morale étant faite pour l'utilité générale,
doit, autant qu'il est possible, parler le langage vulgaire.
DE PHILOSOPHIE. 169
Un géomètre anglais , à qui les mathématiques ont d'ailleurs
quelque oblipjation, s'avisa , à la fin du dernier siècle, de cal-
culer la probabilité du christianisme dans un ouvrage intitulé ,
Principes mathématiques de la théologie chrétienne. Il pose pour
principe, 1°. que la foi, suivant la parole de Jésus-Christ, doit
être nulle sur la terre au jour du jugement dernier ; 2,^. que les
témoignages sur lesquels la croyance des chrétiens est appuyée,
décroissent de probabilité à mesure qu'on s'éloigne de leur
source. Il cherche donc le temps où cette probabilité sera réduite
à rien ; ce temps doit être, selon lui , celui de la fin du monde,
qu'il fixe par ses calculs à l'année 3i5o ; c'est-à-^dire dans treize
cent quatre-vingt-quatre ans. On connaît plus d'un exemple
de l'abus du calcul mathématique ; je doute qu'il y en ait jamais
eu de plus étrange que celui-ci. Il l'est à tel point, que quelques
lecteurs ont pris pour une plaisanterie , aussi mauvaise qu'indé-
cente, les raisonnemens et l'ouvrage entier de l'auteur. Mais il
suffit de lire cet ouvrage , et de voir le ton grave qui y règne,
l'air même de profondeur qu'on y affecte, pour être persuadé
que l'auteur a parlé très-sérieusement ; d'ailleurs une plaisan-
terie algébrique , surtout quand elle occupe tout un volume ,
serait une bien triste plaisanterie.
Quoi qu'il en soit , sans entreprendre de réfuter cet écrivain ,
et sans rappeler ici les preuves si connues de la révélation , dont
le détail n'appartient pas à des élémens de philosophie , exami-
nons seulement s'il est bien vrai , comme ce géomètre le suppose,
que la probabilité d'un fait diminue à mesure qu'on s'éloigne du
temps où il s'est passé.
D'abord , cet affaiblissement paraît incontestable quand la
probabilité du fait est appujée sur le simple témoignage verbal
de génération en génération ; par la même raison qu'un fait ,
même arrivé de notre temps et dans l'ordre le plus commun ,
est d'autant moins certain pour nous, qu'il se trouve plus de
personnes entre relui qui raconte et celui qui dit avoir vu. Car
pour croire ce fait, il faut supposer que chaque témoin inter-
médiaire l'a réellement ouï dire à celui qui le lui a transrais;
puisque s'il en est un seul qui ne l'ait pas réellement ouï dire,
dès-lors la chaîne de la tradition est rompue : il est donc évident
que la raison de douter se multiplie à mesure qu'il y a plus de
témoins intermédiaires. Or la même raison de douter a lieu
pour les faits qui se transmettent de bouche d'une génération à
l'autre : la raison de douter est même plus forte dans ce second
cas, parce que les témoins intermédiaires n'existant plus, comme
ils existent dans le cas d'un fait arrivé de notre temps, il est im-
possible de s'assurer s'ils ont dit en effet ce qu!on leur attribue.
r^ô ÉLÉMENS
Il n'en est pas <îe même quand le fait est transmis par e'crit.
Tout se réduit à savoir si l'ouvrage qui nous le transmet n'est ni
supposé ni altéré ; car alors cet ouvrage doit obtenir de nous la
même crojance , que si l'auteur nous racontait directement le
fait dont il est ou dont il prétend avoir été témoin. îl ne s'agira
plus que d'examiner ensuite quel degré de foi on devrait ajouter
à ce témoin s'il nous parlait lui-mcme ; or ce degré de foi doit
se mesurer, et sur la nature du témoin, et sur celle du fait qu'il
raconte. Dès qu'on ne pourra douter raisonnablement queTite-
Live , par exemple , n'ait écrit son histoire, l'existence de Scipion
ne sera pas plus douteuse dans dix siècles qu'elle ne l'est aujour-
d'hui , ni les prodiges que cette histoire nous raconte , moins
douteux aujourd'hui qu'ils le seront dans dix siècles.
On doit cependant remarquer que plus les faits transmis par
écrit seront difficiles à croire , plus il faudra d'examen et de
scrupule pour s'assurer si l'ouvrage a été véritablement écrit
dans le temps oii on le suppose. Cet examen scrupuleux est sur-
tout nécessaire , si l'ouvrage paraît avoir pour but unique ou
principal de raconter des prodiges , et de changer la manière de
penser des hommes sur des points imporîans. Car plus un auteur
montre de dessein et de désir d'être cru, surtout en racontant
des choses extraordinaires, plus son témoignage doit être sus-
pect , plus il est naturel de supposer qu'il n'a pas écrit dans un
temps où il pouvait avoir des contradicteurs. Par conséquent,
plus les faits qu'un auteur raconte s'éloignent de Tordre com-
mun , plus il est nécessaire de s'assurer que c'est véritablement
un témoin oculaire ou contemporain qui les a écrits. Mais que
l'ouvrage attribue à cet auteur soit réel ou supposé , le doute ou
la certitude sur cette qualité de l'ouvrage , ne seront ni plus ni
moins grands pour nos neveux que pour nous.
Observons, au reste, que pour constater la non-supposition de
l'ouvrage dont il s'agit, il faut , entre cet ouvrage et nous, une
suite non interrompue et incontestable de témoignages par écrit
qui en attestent la réalité. Car si entre l'ouvrage et le premier té-
moignage par écrit , il y avait une lacune formée par une sim-
ple tradition orale, alors la réalité de l'ouvrage serait d'autant
plus douteuse que le temps de cette lacune serait plus long ; ce
cas retomberait dans celui d'un fait attesté par le simple témoi-
gnage verbal de plusieurs générations successives , depuis l'épo-
que qu'on suppose à l'ouvrage en question jusqu'au premier té-
moignage par écrit.
Observons enfin que plus les témoignages par écrit s'éloignent
de notre siècle en remontant, plus la réalité de ces témoignages
est difficile à prouver ; parce qu'ils sont en plus petit nombre , et
DE PHILOSOPHIE. 171
31101115 propres par conséquent à se confirmer les uns les autres.
Mais il n'est pas moins vrai que le cloute , sur la réalité de ces té-
moignages (s'il doit avoir lieu), ne peut commencer raisonna-
blement qu'à une certaine époque plus ou moins éloignée de
noire temps, et que depuis cette époque jusqu'à nous, tout le
temps qui s'est écoulé ne ^leul produire aucune incertitude nou-
velle.
li est donc question dans tous les cas , soit de tradition orale ,
soit de tradition écrite, de remonter au premier témoin qui ra-
conte. Il faudra ensuite eximiner si celémoin est oculaire, ou seu-
lement contemporain ; s'il est le seul qui ait vu , ou si plusieurs
ont vu la même chose , et nous en assurent ; si leur témoignage
est uniforme et non contesté, ni contrarié, ni même altéré par
d'autres; si le fait qu'on raconte est dans l'ordre communion s'il
n'y est pas ; si dans ce dernier cas les témoins qui en déposent ont
été assez éclairés pour ne se pas tromper; s'ils sont à l'abri de tout
soupçon de séduction ou d'enthousiasme; s'ils n'ont pas eu d'in-
térêt à voir les choses telles qu'ils désiraient qu'elles fussent ; s'ils
n'en ont point eu à dire qu'ils les ont vues pour se faire croire plus
aisément; enfin si en les supposant de bonne foi et sans intérêt ,
il n'y a pa, plus de raisons de les supposer dans Terreur, que de
croire que les lois ordinaires et constantes de la nature aient été
violées pour contredire des vérités solidement établies.
On aurait grand tort de conclure de toutes ces règles , aussi
sévères qu'indispensables, qu'il faille toujours refuser sa croyance
au témoignage des hommes en fait de prodiges. On en conclura
seulement' qu'il faut êire très-circonspect à y ajouter foi; plus les
faux miracles seront décriés, plus les vrais miracles y gagneront.
Il y a plus de trente ans qu'il se faisait tous les jours des mi-
racles sans fin dans un cimetière situé à l'extrémité de Paris. Ces
miracles sont attestés, dit-on, par des témoignsges nombreux
et authentiques. Il n'y a dans toute l'histoire ancienne et mo-
derne , aucune espèce de prodiges (si on en croit les partisans de
ceux-ci) qui puissent compter et réclamer tant de voix en sa fa-
veur (i). Si ce recueil de témoignages parvenait à la postérité,
seul et dégagé de tout ce qui doit le rendre nul , elle se trouve-
rait embarrassée , et n'oserait prononcer sur la fausseté de ces
prétendus prodiges, en les voyant assurés par des hommes dont
l'état, le nombre, et les lumières qu'on leur suppose, semblent
obliger de les croire sur leur parole quand ils assurent avoir vu.
Je dirai plus. Un grand nombre de partisans de ces prétendus
(i) Les partisans de ces miracles ont ose imprimer expressément que les
miracles de Je'sus-Christ nV'taient pas mieux atteste's que les leiuij '■ on ». fûil
l'iionncur h cette assertion impie de la réfuter sérieusement,
1721 ÉLÉMENS
miracles ont été privés de leurs biens , exilés, emprisonnés , per-
sécutés , sans changer d'avis. Il n'est guère douteux que plusieurs
n'eussent souffert de plus grands maux pour soutenir la vérité de
ce qu'ils croyaient avoir vu; la postérité serait-elle sage d'en con-
clure (sans autre examen) qu'ils n'étaient ni fourbes, ni dupes?
Nullement; car les histoires sont pleines de fanatiques qui ont
même souffert la mort avec courage pour leurs erreurs ; et il est
aussi facile à des hommes inattentifs ou prévenus , de se tromper
sur des faits que sur des opinions.
Aussi l'embarras de la postérité sur cette nuée de témoignages
commencerait à diminuer , si elle apprenait en même temps les
contradictions que ces miracles ont essuyées dans le lieu même
qui les a vu naître , le peu de foi que les sages y ont ajouté , et
îe ridicule dont ils ont fini par couvrir le parti qui s'en préva-
lait. Bientôt cet embarras se réduirait à rien, si elle savait que
dès que le théâtre de ces prétendus prodiges fut fermé , il ne s'en
fit plus, parce qu'on avait éteint le foyer oii l'enthousiasme allait
s'allumer par une communication réciproque , et muré , si je
puis parler ainsi, l'atelier où se fabriquaient les lunettes du fa-
natisme.
Tel est à peu près le sort qui est destiné à la plupart des faits
de cette nature, et qui règle le jugement qu'on en doit porter.
On peut dire avec beaucoup de raison que l'incrédulité sur ce
point estlecommencementde la sagesse. J'ajoute même que c'est
pour un chrétien le commencement de la foi ; car la première
disposition, pour être persuadé des vrais miracles , est de rejeter
ceux qui nele sont pas. Croira-t-on les prodiges d'Accius Navius,
de Curtius , et mille autres semblables , quoiqu'arrivés , si on s'en
rapporte à l'histoire , sous les yeux de tout un peuple ? Croira-t-
on la prétendue résurrection dont on fait honneur à Apollonius de »
Thyane, quoique exécutée, selon son historien, sur le plus grand
théâtre , dans la capitale du monde? Croira-t-on que le vieux de
la Montagne n'en imposât pas à ses disciples , quoiqu'ils courus-
sent se donner la mort au premier signal qu'ils recevaient de lui?
Croira-t-on enfin la prétendue guérison d'un paralytique et d'un
aveugle par Yespasien, quoique rapportée par un historien tel que
Tacite , qui semble même y ajouter une espèce de foi par ces pa-
roles qui terminent son récit; les témoins de ce fait, dit-il , Vas^
surent encore aujoiirdliuî , quoiqu'ils n'aient plus d'intérêt à en
imposer? Si on ajoute foi à ces prétendues merveilles, pourra-
t-on croire, comme on le doit, celles que l'Evangile rapporte,
puisque la vraie religion doit avoir seule le privilège de s'appuyer
sur de vrais miracles?
La circonspection avec laquelle on doit admettre les témoi-
DE PHILOSOPHIE. i^S
gnages en cette matière, est telle que souvent un témoignage ,
qui paraîtrait d'un grand poids , diminue de force quand on
l'examine. On sent aisément que mille raisons peuvent contri-
buer à cet affaiblissement. Il est facile cependant de se faire illu-
sion à ce sujet, et de vouloir enlever quelquefois à un témoignage
éclatant une force qu'il n'est pas possible de lui ôter. Qu'on me
permette, pour le faire sentir, de rapporter im exemple célèbre.
Ammien Marcellin raconte le prodige des feux souterreins qui ,
sortant tout à coup du sein de la terre, empêchèrent que le tem-
ple de Jérusalem ne fut rebâti, comme l'empereur Julien l'avait
ordonné. Or Ammien Marcellin était païen , éclairé , philosophe;
il raconte ce fait , et ne changea pas de religion ; qu'en faut-il
conclure , disent les incrédules ? l'une de ces deux choses , ou que
le passage dont il s'agit n'est peut-être point d'Amraien Marcel-
îin , et qu'il a pu être ajouté à son histoire , comme cela s'est
pratiqué en d'autres occasions par une fraude plus pieuse qu'é-
clairée ; ou que si c'est lui qui a raconté ce fait, il le regardait ,
soit comme un bruit populaire, soit comme purement naturel.
La réponse du chrétien à cet argument est toute si^nple; Dieu a
permis que la philosophie d'Ammien Marcellin fût assez aveugle
pour ne pas sentir ou ne pas connaître les preuves qui résultent
de ce fait en faveur de la prédiction rapportée dans le Nouveau-
Testament , que le temple de Jérusalem ne serait jamais rebâti.
Si quelque sultan , également aveugle et impie , entreprenait au-
jourd'hui de faire rétablir ce temple, soit pour braver le chris-
tianisme en détruisant, s'il le pouvait, une de ses principales
preuves, soit par des vues de politique pour attirer les Juifs dans
ses Etats , et en augmenter la population , il est hors de doute
que Dieu empêcherait l'exécution de ce dessein par quelque nou-
veau prodige. Mais cet Etre , aussi sage que puissant , qui ne mul-
tiplie pas les prodiges en vain , se contente d'éloigner de l'esprit
des sultans l'idée de rétablir le temple des Juifs. C'est en effet
une chose très-étonnante, et oii le doigt de la Providence paraît
bien marqué, que parmi tant d'empereurs turcs, ennemis dé-
clarés du christianisme , dont même quelques uns d'eux avaient
juré la perle , aucun n'ait encore pensé au projet dont nous
parlons. Quoi qu'il en soit , il n'y a pas , ce me semble , de
chrétien sincère et zélé qui ne doive souhaiter que Dieu permette
celte entreprise impie. Car il en résulterait infailliblement, eu
faveur de la religion chrétienne , un nouvel argument des plus
éclatans.
Il n'est point de partisan éclairé de la vraie religion , qui n'ad-
niette toutes les règles que nous venons d'établir pour l'examen
des miracles. Les défenseurs d'une si bonne cause se refusent
i3?4 ELEMENS
d'autant moins à ces règles, qu'ils ont l'avantage d'établir par
C3 moyen la certitude des prodiges qui servent de preuve au
christianisme ; certitude qu'on ne peut contester.
Tels sont les principes généraux sur lesquels est appuyé Fart
de conjecturer en matière d'histoire , ei en général de faits et de
lénioignages. Yenons à l'usage de cet art dans une autre science ,
celle de se conduire avec les hommes. Dans cette science l'art de
conjecturer n'a qu'un principe sûr, parmi beaucoup de règles
fort incertaines. C'est que les hommes, si dilTérens d'ailleurs ea-
tre eux par le caractère, par les opinions, par les passions qui
les agitent , ont un sentiment sur lequel ils se ressemblent tous ,
Tamour-propre , avec lequel on a toujours à traiter quand on
vit avec eux. Un auteur moderne a dit que V intérêt était le mo-
bile de toutes les actions humaines. Si par intérêt , couime je le
crois, et comme il y a toute apparence, il a entendu l'amour de
nous-mêmes, non-seulement il a dit une chose bien vraie, il a
juême dit une vérité commune, qui a cependant été regardée
(pour l'honneur de ce riècle philosophe) comme une absurdité
scandaleuse. Ce seul princij)e de la morale, ne faites point à
autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait , n'établit-
il pas l'amour de nous-mêmes pour règle et pour mesure de
celui que nous devons à nos semblables ? En portant nos vues
plus haut , et nous élevant à une morale supérieure encore
à celle-là, s'il est possible, le principe le plus épuré de la
vertu, est, si je ne me trompe, le désir d'être bien avec soi-
même; et ce désir, qu'est-il autre chose qu'une suite de l'a-
mour-propre bien entendu?
L'amour de nous-mêmes, guide quelquefois éclairé, plus sou-
ventaveugle, est donc le grand ressort de l'humanité. Il faut bien
se dire que dans toutes leurs actions , tous leurs discours , toutes
leurs pensées , tous leurs écrits même , les hommes n'ont qu'un
refrein perpétuel ; c'est celui de ce roi qui, entendant faire l'é-
loge d'un autre monarque , disait tout bas .• Et moi donc ? Les
plus adroits sont ceux qui font sonner le moins haut ce refrein
si naturel ; mais cenx qui le disent le plus en secret, ne sont
pas ceux qui le répètent le moins souvent, et avec le moins de
force.
Avez-vous besoin, disait une femme d'esprit qui connaissait
bien les hommes, d'intéresser quelqu'un en iwtre fai'eur ? flat-
tez sa vanité par des éloges , aussi grossiei^s même qu'il vous
plaira, si vous n avez pas V esprit ou si vous ne voulez pas
prendre la peine de louer a<^ec finesse ; peut-être déplairez-
vous le premier jour , le second on vous supportera, le troisième.
Qîi vous écoutera avec plaisir , le quatrième on vous aimera.
DE PHILOSOPHIE. i-^f
lî serait pourtant fâcheux, nous l'avouerons sans peine, que
pour réussir auprès des hommes, on en fut réduit à flatter si
grossièrement leur vanité. Si c'est un moyen sur de tirer parti
d'eux , que de caresser leur amour-propre, c'est un moyeu pé-
nible pour l'amour-propre qui caresse celui des autres , et qui
souffre plus ou moins du sacrifice qu'il fait par là de ses intérêts.
Ajoutons même que ce moyen peut être avilissant pour le sage ,
qui ne doit louer que ceux qu'il estioie. Mais s'il n'est jamais
d'occasion oîi il soit obligé d'encenser bassement la vanité d'au-
trui , il en est encore moins oii il se trouve forcé de la blesser. Il
doit donc au moins ménager ce sentiment dans ses semblables ,
surtout quand il a quelque chose à attendre ou^à désirer d'eux.
Le plus sage, il est vrai, est celui qui n'attend et ne désire rien
des hommes, au-delà des devoirs mutuels que la société impose
à tous ses membres. Mais d'un autre côté le sage a , comme les
autres, son amour-propre, souvent même d'autant plus vif,
qu'il tâche de se cacher davantage. Cet amour-propre, s'il fait
aux autres quelque blessure, s'expose infailliblement à en rece-
voir de pareilles ; il essuie même des dégoûts, quand il ne cher-
che pas à en donner; il doit donc au moins faire en sorte qu'ils
soient rares, et surtout qu'ils ne soient pas mérités.
Cette grande règle de conduite, de ménager l'amour-propre
des autres, est si évidente par sa nature, et si facile dans l'ap-
plication, qu'elle n'appartient même presque pas à Y art de con-
jecturer, si ce n'est peut-être en certains cas particuliers , oîi re-
lativement au caractère des hommes, ce qui blesserait l'amour-
propre de l'un, flatterait l'amour-propre de l'autre. Mais ce qui
exige bien davantage toutes les ressource de la conjecture, c'est
la n^nière de nous conduire avec les hommes relativement à nos
fntérêts, soit pour empêcher qu'ils n'y nuisent, soit même pour
les y faire servir:. ce qui suppose la connaissance des intérêts
qu'ils ont eux-mêmes , et des ressources qu'ils ont pour les faire
valoir; ressources qu'ils doivent puiser, soit dans leurs lalens ,
soit dans leur caractère , soit eufm dans leur situation. Cette con-
naissance ne peut s'acquérir que par le secours de l'expérience.
De toutes les vérités que le comiuerce du monde nous apprend
sur cette matière, la moins sujette à exception est celle-ci , qu'il
faut sans cesse se défier des hommes , et user de la plus grande
circonspection en traitant avec eux : maxime aussi triste qu'im-
portante , puisqu'elle nous met dans la nécessité de regarder nos
semblables comme nos ennemis. Aussi , quoique tous les livres
nous la répètent, quoique tous les instituteurs nous la crient ,
quoique l'expérience générale de tous ceux qui nous environnent
nous en assure, la nature nous en éloigne si fort, le besoin qu9
1^6 ÉLÉMENS
nous avons de nos semblables, et le plaisir que nous trouvons
dans une confiance réciproque ont tant d'attraits pour nous, que
pour ne pas nous y livrer, nous avons presque toujours besoin
de notre propre expérience. Celle de tous les hommes et de tous
les siècles ne nous suffit pas ; un sentiment confus nous fait espé-
rer que nous serons plus heureux que les autres dans la société ,
comme il nous flatte que nous serons plus heureux en amour ,
malgré le petit nombre de gens heureux que l'amour a faits. Il
suffit qu'on nous ait avoué que ce malheur général , attaché à
l'espèce humaine, a quelques exceptions, quoique fort rares, nous
nous flattons que l'exception sera pour nous; ce n'est qu'après
avoir été trompés , et même plus d'une fois, que nous consen-
tons enfin à mettre la défiance en pratique , et que nous ensei-
gnons cette maxime à la génération suivante , qui n'en profitera
pas mieux que nous. On commence par croire tous les hommes
honnêtes gens ; souvent on finit par ne plus croire à la probité de
personne ; c'est un autre excès : mais autant est-il excusable dans
celui qui a long-femps été dupe des autres , autant est-il odieux
dans celui qui n'aurait encore été dupe de personne. îl faut com-
mencer par êlre trompé, et finir, si l'on peut, partie plus l'être.
Je dis, si l'en peut ; car quoique l'expérience apprenne, et
même d'assez bonne heure, à se défier des hommes , cependant,
quand le caractère n'y porte pas , elle empêche rarement qu'on
ne soit dupe presque toute sa vie. On se souvient de temps en
temps , dans la spéculation , qu'il faut être sur ses gardes , mais
on ne s'y met pas pour cela , parce qu'il en coulerait pour se
contraindre ; et on se dit à soi-même , quand on s'est bien exhorté
à être défiant , ces vers de Britannicus ;
INarcisse , tu dis vrai , mais cette défiance »
Est toujours d'un grand cœur la dernière science j
On le trompe long- temps.
J'ai tres-maiivaise opinion d'un tel , me disait un jour un
homme de beaucoup d'esprit ; quelque jeune quil ait été, je ne
lui ai jamais vu faire ni entendu dire de sottises. Ce que l'ex-
périence a bien de la peine à apprendre aux hommes faits , la
nature seule l'avait appris à ce jeune homme; et on avait raison
d'en tirer des inductions fâcheuses pour son caractère. Il ne
faisait ni ne disait de sottises , parce qu'il savait combien les
autres hommes sont habiles a en profiter ; et pourquoi le savait-
il , n'ayant point encore vu les hommes? Était-ce parce qu'on
le lui avait dit ? Non ; cette vérité ne s'apprend jamais qu'à ses
propres dépens, à moins qu'elle ne soit innée, ou pour parler
plus juste , enseignée et persuadée par un naturel vicieux.
DE PHILOSOPHIE. 17;
C'est ainsi qu'elle l'était à ce jeune homme ; il craignait que les
autres ne profitassent de ses sottises , parce qu'il se sentait très-
disposé à profiter de celles d'autrui.
On ne m'accusera pas de prévention contre Tacite ; mais
quand je le vois trouver si peu de motifs honnêtes aux actions
des hommes , j'en suis fâché , non pour son histoire (qui peut-
être n'en est que plus vraie) mais pour sa personne : je crains
qu'un hornme si pénétrant , et si peu porté aux interprétations
favorables , ne fût un peu pour ses amis ce qu'il était pour les
princes, et qu'il ne pratiquât la funeste maxime, de vivre avec
un ami comme si on devait un jour l'avoir pour ennemi. Maxime
si aifreuse , toute prudente qu'elle est , qu'il me paraît impos-
sible d'en faire une règle de conduite. Je ne dirai donc à per-
sonne, méfiez-vous de votre ami ; je dirai seulement, ne vous
jjiaz qu après une longue épreuve.
Quoi qu'il en soit , il résulte de tout ce que nous venons de
dire , que la base de l'art de conjecturer dans la science du
inonde , est la connaissance des hommes, et que celui qui par
une longue expérience , aidée et nourrie de ses propres réflexions,
aura appris à les mieux connaître, sera le plus capable de con-
jecturer le mieux dans l'art de se conduire.
Au reste, la connaissance et l'usage des règles suivant les-
quelles nous devons agir dans la société , tiennent non-seulement
aux hommes avec qui nous vivons , mais encore aux événemens
dont nous ne sommes pas les maîtres , et dont l'influence est
néanmoins si fréquente sur nos actions. C'est donc un nouvel
objet de l'art de conjecturer , que la manière dont nous devons
agir, ou pour prévenir ces événemens, ou pour les faire naître,
ou pour les rendre (quand ils sont arrivée sans nous ou malgré
nous) les plus avantageux ou les moins nuisibles à notre bon-
heur qu'il est possible. Mais ce serait une entreprise presque
illusoire que de donner des principes sur ce sujet ; la diversité
des cas , des circonstances , des situations , demandant pre^^que
toujours des règles différentes, et plutôt une espèce de couo d'œil
et d'instinct pour se déterminer , que la logique lente et timide
des mathématiciens et des philosophes vulgaires.
La politique , qui est une des principales parties de cet art de
conjecturer , servirait à prouver , s'il était nécessaire , combien
les règles de cet art sont peu assurée*, combien elles sont fau-
tives , combien l'application de ces règles e>t souvent trofiipée
par les événemens. Je n'en voudrais pour exemple que ceux qui
se sont passés récemment et sous nos yeux , dans la ^Tuerre
sanglante qui vient de finir. Aussi n'ai-je point été surprix de voir
le héros de cette guerre , le prince qui s'y est acquis une gloire
I. 12
178 ELEMENS
immortelle , faire bien peu de cas de cet art de cîiîcaiie (pour
ne pas dire de fourberie) qu'on a honoré du nom de politique ;
on ne l'accusera pourtant, ni de vouloir par ce mépris se venger
d'avoir été dupe , ni de laisser voir le dépit qu'inspirent les mau-
vais succès (i).
L'art de la guerre , qui est l'art de détruire les hommes ,
comme la politique est celui de les tromper, est encore un de
ceux oii l'art de conjecturer a de quoi s'exercer le plus. Le
guerrier est même , ainsi que le médecin , presque uniquement
réduit à cette ressource. S'il y avait entre eux quelque diffé-
rence à cet égard , elle serait, ce me semble, à l'avantage du
guerrier ; les moyens de tuer nos semblables sont moins incer-
tains que ceux de les guérir. Mais combien de fois arrive-t-il
que dans l'art de la guerre les événeniens trompent \es conjec-
tures ? J'ose en appeler encore au prince dont je viens de parler.
Combien de fois n'a-t-il pas avoué , quelque intéressé qu'il soit
k soutenir le contraire , que les succès du général le plus expéri-
menté, le plus clairvoyant, le plus actif, sont, beaucoup plus
souvent qu'on ne pense, l'effet et l'ouvrage du hasard ?
Ne concluons pourtant pas de cet aveu modeste , que dans la
guerre et dans la politique l'art de conjecturer soit une chi-
mère* Le plus habile dans cet art , est celui dont les conjectures
sont le moins souvent démenties par les événemens. Si dans le
jeu compliqué et dangereux du politique et du guerrier , on
peut supposer que deux malheurs valent un tort, on doit, ce me
semble , reconnaître aussi que deux succès valent un mérite.
Quel mérite donc à ce prince que celui d'un si grand nombre de
succès , lorsque tous les événemens et toutes les apparences
étaient contre lui? Sa conduite pendant six ans, couronnée
enfin par un bonheur mérité, apprend, non-seulement aux rois,
mais à tous les hommes , que deux divinités , si on peut ]3arler
de la sorte , président à peu près également aux événemens de
ce monde , la sagesse et la fortune ; que si les événemens trom-
pent quelquefois la sagesse , la fortune de son coté amène enfin
des événemens heureux ; que le plus habile est celui qui se met
en état de profiter de ces événemens quand ils arrivent , et qui
(i) Je n'oublierai point l'une des premières questions que ce prince me fit,
lorsque j'eus l'honneur de le voir après Ja conclusion de la paix , ayant rosi.- te,
contre toute vraisemblance , à l'Euiope presque entière liguée pour le com-
battre. 11 me demanda si les maiheuiatiques fournissaient quelque mc'iliode
pour calculer les prohobilltcs en politique; question que j'aurais ctè tenté
de prendre pour une èpigrarame, sans le ton simple et vrai avec lequel elle
me fut faite. Ma repoirse fut que je ne connaissais point de mt-thode pour cet
objet; mais que s'il eu existait quelqu'une, elle venait d'èire rendue inutile
par le prince qui me faisait cette question.
DE PHILOSOPHIE. 17:)
donne , pour ainsi dire, à la fortune le temps de venir au se-
cours de la sagesse. Cette maxime si vraie et si utile , est celle
que le philosophe doit le moins perdre de vue dans la conduite
de la vie. Donner du temps à la fortune doit être sa devise et sa
règle ; et c'est par là que nous terminerons les vérités pratiques
et importantes , que nous nous étions proposé de développer
dans cet article.
De tous les objets de nos connaissances , il en est deux seu-
lement qui paraissent ne devoir pas être soumis à Vart de
conjecturer; les sciences mathématiques, et la vérité de la
religion : car chacun de ces deux objets doit avoir l'évidence
pour caractère distinctif. Nulle difficulté à cet égard sur les
sciences mathématiques. On rirait d'un géomètre qui voudrait
employer les argumens probables pour prouver une proposition
d'Euclide. Quant aux preuves de la religion , il semble que
celles qui seraient purement conjecturales , doivent élre absolu-
ment rejetées. Si Dieu , comme il n'est pas permis d'en douter ,
a fait connaître aux hommes le vrai culte qu'ils doivent lui
rendre , il est évident que les raisonnemeus qui établissent ce
culte , doivent porter dans l'esprit une conviction , du moins
aussi frappante que les démonstrations géométriques : sans quoi
il resterait encore des motifs raisonnables de douter, et par con-
séquent une excuse suffisante à l'incrédule , qui n'en doit point
avoir. Aussi les théologiens les plus conséquens ne craignent
point de soutenir que l'évidence du christianisme est égale , ou
même au-dessus de celle des mathématiques. Cependant, le
croira-t-on , il s'est trouvé des philosophes, mêrue religieux,
des philosophes d'ailleurs estimés , qui nous disent tranquille-
ment dans leurs ouvrages (1), que pour croire à la religion chré-
tienne , il suffit que Vimpossibilité iiLcn soit pas démontrée. ^\
les ouvrages de ces philosophes pénètrent chez tant de nations
engagées dans l'erreur, n'est-il pas à craindre qu'à l'aide d'un
pareil argument, ces nations ne restent invinciblement attachées
aux religions les plus absurdes? En effet, combien d'hommes
pour qui il est comme impossible de se démontrer la fausseté
d'un culte , auquel l'exemple , l'habitude , les préjugés , l'igno-
rance , la superstition les lient? Je crois bien mieux servir la
vraie religion en disant à tous les hommes : Sojez sûrs que votre
religion est fausse , ou du moins que V Etre suprême îHen exige
de vous ni la croj^ance , ni la pratique , si la vérité nen est pas
plus claire que le jour. En vain croirait-on m'erabarrasser , en
m'objectant les mystères du christianisme; la géométrie a aussi
(i) Lettres de M. de Manpertiils, IcUic XVil, et Essai de Philosophie
lîiorale du même auteur^ chap. Vil,
i8o ÊLÉMENS
Jes siens, qui ne l'empêchent pas d'être d'une certitude à toute
épreuve , parce que l'évidence des raisonnemens y étouffe, pour
ainsi dire, l'obscurité des résultats. Dans la vraie religion il doit
en être de même ; plus elle aura de mystères à proposer, plus
elle doit éclairer et accabler par les preuves ; et je ne crains pas
qu'aucun chrétien soit d'un autre avis.
VI. MÉTAPHYSIQUE.
La logique étant l'instrument général des sciences et le flam-
beau qui doit nous y guider, voyons présentement suivant quel
ordre et de quelle manière nous devons porter ce flambeau dans
les diflérenles parties de la philosophie.
Nos idées sont le principe de nos connaissances, et ces idées
ont elles-mêmes leur principe dans nos sensations; c'est une vé-
rité d'expérience. Mais comment nos sensations produisent-elles
nos idées ? Première question que doit se proposer le philosophe,
et sur laquelle doit porter tout le système des élémens de philo-
sophie. La génération de nos idées appartient à la métaphysique ;
c'est un de ses objets principaux, et peut-être devrait-elle s'y
borner; presque toutes les autres questions qu'elle se propose
sont insolubles ou frivoles ; elles sont l'aliment des esprits témé-
raires ou des esprits faux ; et il ne faut ])as être étonné si tant
de questions subtiles , toujours agitées et jamais résolues, ont
fait mépriser par les bons esprits cette science vide et conten-
tieuse qu'on appelle communément métaphysique. Elle eût été
à l'abri de ce mépris, si elle eut su se contenir dans de justes
bornes, et ne toucher qu'à ce qu'il lui est permis d'atteindre; or
ce qu'elle peut atteindre est bien peu de chose. On peut dire en
un sens de la métaphysique que tout le monde la sait ou per-
sonne, ou pour parler plus exactement, que tout le monde
ignore celle que tout le monde ne peut savoir. Il en est des ou-
vrages de ce genre comme des pièces de théâtre ; l'impression est
manquée quand elle n'est pas générale.
Le vrai en métaphysique ressemble au vrai en matière de
eout; c'est un vrai dont tous les esprits ont le germe en eux-
mêmes, auquel la plupart ne font point d'attention, mais qu'ils
reconnaissent dès qu'on le leur montre. Il semble que tout ce
qu'on apprend dans un bon livre de métaphysique, ne soit qu'une
espèce de réminiscence de ce que notre âme a déjà su ; l'obscurité ,
quand il y en a , vient toujours de la faute de l'auteur , parce que
la science qu'il se propose d'enseigner n'a point d'autre langue
que la langue commune. Aussi peut-on appliquer aux bons au-
DE PHILOSOPHIE. iSi
teurs àe métaphysique ce qu'on a dit des bons e'crivains , qu'il
n*y a personne qui, en les lisant, ne croie pouvoir en dire autant
qu'eux.
Mais si dans ce genre tous sont faits pour entendre , tous ne
sont pas faits pour instruire. Le mérite de faire entrer avec faci-
lité dans les esprits des notions vraies et simples, est beaucoup
plus grand qu'on ne pense, puisque l'expérience nous prouve
combien il est rare; les saines idées métaphysiques sont des vé-
rités communes que chacun saisit, mais que peu d'hommes ont
le talent de développer; tant il est difficile, dans quelque sujet
que ce puisse être, de se rendre propre ce qui appartient à tout
le monde. Je ne crains point que ces réflexions blessent nos mé-^
taphysiciens modernes; ceux qui n'en sont pas l'objet y applau-
diront, ceux qui pourraient l'être croiront qu'elles ne les regar-
dent pas ; mais les lecteurs sauront bien distinguer les uns des
autres.
L'examen de l'opération de l'esprit qui consiste à passer de nos
sensations aux objets extérieurs, est évidemment le premier pas
que doit faire la métaphysique. Comment notre âme s'élance-t-
elle hors d'elle-même , pour s'assurer de l'existence de ce qui n'est
pas elle ? Tous les hommes franchissent ce passage immense , tous
le franchissent rapidement et de la même manière; i^ suffit donc
de nous étudier nous-mêmes , pour trouver en nous tous les
principes qui serviront à résoudre la grande question de l'exis-
tence des objets extérieurs. Elle en renferme trois autres qu'il ne
faut pas confondre. Comment concluons-nous de nos sensations
l'existence de ces objets ? Cette conclusion est-elle démonstrative ?
Enfin comment parvenons -nous par ces mêmes sensations à nous
former une idée des corps et de l'étendue ?
La première de ces questions ayant pour objet une vérité de
fait , c'est-à-dire , la conclusion que nous tirons de nos sensations
à l'existence des objets, la solution en est susceptible de toute
l'évidence possible. Cette conclusion est une opération de l'es-
prit dont les philosophes seuls s'étonnent , mais dont ils ont bien
droit de s'étonner; et le peuple qui rit de leur surprise, la par-
tage bientôt pour peu qu'il réfléchisse. Pour expliquer cette opé-
ration , il est nécessaire de se mettre en quelque sorte à la place
d'un enfant qui vient de naître, et de suivre le développement
de ses idées. Ce cours d'ignorance , si on peut l'appeler de la
sorte, est beaucoup plus utile que ce qu'on appelle quelquefois
si gratuitement cours de science dans nos écoles.
Nous ne prétendons point blâmer l'analyse qu'un philosophe
moderne a faite de nos sens , en examinant ce que chacun d'eux
pris séparément peut nous apprendre , et ce qu'ils nous ap-
i82 ÊLEMENS
prennent e'tant réunis. Nous croyons seulement que celle mé-
thode serait trop longue pour des éléraens. On doit y prendre
l'homme tel qu'il est, et non tel qu'à la rigueur il aurait pu
être.
Mais pour prendre l'homme tel qu'il est , il n'est pas nécessaire
de le considérer avec tous ses sens ; il suffit de lui supposer celui
qui paraît essentiellement attaché à l'existence de nos corps , ce-
lui dont aucun homme n'est jamais absolument privé , le toucher
en un mot. Le philosophe suivra donc l'intention de la nature,
en s'attachant au toucher comme à celui de nos sens qui nous
fait vraiment connaître l'existence des objets extérieurs. D'ail-
leurs l'impénétrabilité, cette qualité essentielle des corps, ne
nous est connue que par le toucher; nouvelle observation qui
indique le toucher au métaphysicien , comme le sens dont il doit
s'aider dans une pareille recherche. {Voyez Eclaircissement,
§\II, pag. 193.)
La connaissance des objets extérieurs étant acquise dès l'en-
fance par tous les hommes, le philosophe doit avoir uniquement
pour but de démontrer comment elle s'acquiert. Il peut donc
employer le langage commun qui est fondé sur cette connais-
sance acquise ; il peut se servir, par exemple , du terme de corps
extérieurs , avant que d'avoir démêlé comment nous en connais-
sons l'existence. Cette manière de s'énoncer n'entraînera ni
équivoque , ni supposition de ce qui est en question ; parce qu'il
s'agit uniquement d'expliquer un fait incontestable, et non pas
de le prouver.
Une observation très-fréquente et très-simple nous sert à dis-
tinguer notre corps de ceux qui l'environnent. Quand quelque
partie de notre propre corps en touche une autre, notre sensa-
tion e^t double ; elle est simple et sans réplique quand nous tou-
chons un corps étranger. En voilà assez pour distinguer le nous ^
et pour reconnaître d'abord en général la différence de ce qui est
nôtre d'avec ce qui ne l'est pas. Le métaphysicien, en étendant
et en développant cette observation, répondra d'une manière sa-
tisfaisante à la première des trois questions sur l'existence des
objets extérieurs.
Mais la conclusion qu'il tire de ses sensations à l'existence des
objets est-elle démonstrative ? Les philosophes se partagent sur
ce point, quoique tous conviennent que notre penchant à juger
de l'existence des corps est invincible. Ceux qui regardent nos
sensations comjiie une preuve démonstrative de l'existence des
objets, prétendent que Dieu nous tromperait si nos sensations
ne nous représentaient que des êtres fantastiques. Ces philosophes
en raisonnant ainsi, tombent dans deux inconvéniens. Le pre-
DE PHILOSOPHIE. i83
mier est de prouver une vérité directe et primitive par une ve'-
rité réfléchie, l'existence des corps par celle de Dieu; tandis que
c'est au contraire dans l'existence des corps qu'il faut chercher
les preuves de l'existence de Dieu les plus solides, celles que
toutes les écoles de philosophie ont généralement admises. Le
second inconvénient est de croire pouvoir convaincre par le rai-
sonnement un philosophe opiniâtre, que Dieu le tromperait s'il
n'y avait point de corps. « Je reconnais comme vous, dira-t-il,
» l'existence d'un premier Etre; mais c'est lui faire injure que
» de lui attribuer vos erreurs. Pour ne pas les regarder comme
» son ouvrage, il suffit de penser qu'il est assez puissant pour
» exciter en nous des sensations , sans qu'il y ait rien au dehors
» qui lui serve à les produire. Il ne tiendra qu'à vous de vous
» abstenir comme moi, par cette réflexion si simple , de toute
» assertion précipitée. Yous avouez que mes sensations me trom-
« pent souvent ; pourquoi ne me tromperaient-elles pas toujours ?
» Cette vivacité, cet accord, ces nuances, ces affections invo-
>) lontaires , qui vous font passer si légèrement de la réalité de la
» sensation à celle de l'objet, ne les ai-je pas souvent éprouvées
» dans le sommeil ? Et pourquoi la vie serait-elle autre chose
» qu'un sommeil plus continu et plus profond , qui a seulement
» le triste avantage de se laisser de temps en temps apercevoir?
» Quand je considère d'ailleurs quels sont les objets de mes sen-
» sations , que de contradictions je rencontre dans l'idée que je
» m'en forme î Deux substances aussi disparates que l'esprit et
» la matière, séparées l'un de l'autre par un intervalle immense
» quant à la substance et quant à la nature, peuvent-elles agir
5) l'une sur l'autre , ce qui est pourtant nécessaire jwur que celui-
« là ait l'idée de celle-ci ? D'ailleurs qu'est-ce que cette matière
» dont vous prétendez que mes sens me procurent une notion
» si distincte ? Qu'est-ce que les élémensou particules premières
»■ des corps? Vous ne pouvez pas dire que ce soient des corps ;
» car ils auraient eux-mêmes des éléraens , et par conséquent
» ne seraient pas ceux que nous cherchons : et si ce ne sont pas
» des corps, comment concevez-vous que l'assemblage de ces
» élémens non matériels puisse former cet être que vous appelez
» matière ? direz-vous qu'un corps est composé d'autres corps
» à l'infini? Mais n'est-ce pas une chimère qu'un être composé
» dont on ne peut jamais retrouver les composans, ou plutôt
» dont réellement les composans n'existent pas, puisqu'on ne
» saurait supposer qu'ils existent seuls, et puisqu'ils ne tiennent
» leur existence ([ue de leur union avec d'autres êtres à qui ils
» la donnent aussi ? Plutôt que d'avoir à dévorer cette multitude
» de contradictions, n'est-il pas plus simple et plus raisonnable
i84 ÉLÉMENS
i) de penser que la matière n'est qu'un phe'nomène, une pure
» iliiision de nos sens , et qu'il n'y a rien hors de nous de sem-
» blable à ce qu'ils nous représentent ? Je ne puis reconnaître
» dans l'univers qu'une seule espèce de substance , je n'y vois
» que r icu et quelques êtres pensans, ou peut-être que Dieu et
» moi. »
La meilleure réponse à ce pyrrhonien décidé , est celle de
Diogène à Zenon : il faut ou l'abandonner à sa bonne foi , ou le
laisser vivre et raisonner avec des fantômes (i). Ce qu'il y a de
très-singulier, c'est que des philosophes estimables, tels que
Malebranche, ne se soient abstenus de nier l'existence de la
matière que par la crainte de contredire la révélation , comme
si la révélation n'était pas appuyée sur cette existence ; réduisez
un incrédule à nier qu'il y ait des corps , il aura bientôt honte
de l'être, s'il n'est pas tout-à-fait insensé. Chez le commun des
philosophes chrétiens , c'est la raison qui défend la foi ; ici , par
une disposition d'esprit singulière , c'est la foi de Malebranche
qui a mis à couvert sa raison , et qui lui a épargné l'absurdité
la plus insoutenable. L'imagination de ce philosophe , souvent
malheureuse dans les principes qu'elle lui faisait adopter , mais
presque toujours juste dans les conséquences qu'elle en tirait ,
l'entraînait quelquefois bien au-delà du point où il aurait voulu
aller; les principes de religion dont il était pénétré le retenaient
alors sur le bord du précipice. Sa philosophie touchait au pyrrho-
nisme d'une part , et au spinosisme de l'autre.
La seule réponse raisonnable qu'on puisse opposer aux objec-
tions des sceptiques , contre l'existence des corps , est celle-ci :
Les mêmes effets naissent des mêmes causes ; or , supposant pour
un moment l'existence des corps, les sensations qu'ils nous fe-
raient éprouver ne pourraient être ni plus vives , ni plus cons-
tantes, ni plus uniformes que celles que nous avons; donc nous
devons supposer que les corps existent. Voilà jusqu'où le raison-
nement peut aller en cette matière , et où il doit s'arrêter. L'illu-
sion dans les songes nous frappe sans doute aussi vivement que si
les objets étaient réels; mais nous parvenons à découvrir cette illu-
(i) Les principaux argnmens contre l'existence des corps sont développes
fort au long dans un ouvrage de Berkley, qui a pour titre : Dialogues entre
Hilas et Philonous ; ce dernier mot signifie a?ni de l'esprit : nom bien con-
venable h un pliilosophe ou plu lot à un raisonneur qui ne reconnaît point de
corps. A la tête de la tiaduclion française qu'on en a faite il y a quelques
années, on a mis une vignette allégorique, ingénieuse et singulière. Un enfant
voit sa 6gure dans un miroir, et court pour la saisir, croyant voir un être
réel. Un philosophe placé derrière l'enfant paraît rire de sa méprise; et au
bas de la vignette on lit ces mots adresst's au philosophe : Quid rides ? Fa-
bula de te narratur.
DE PHILOSOPHIE. i85
sion , lorsqu'à notre réveil nous nous apercevons que ce que nous
avons cru voir, toucher ou entendre, n'a aucun rapport ni
aucune liaison, soit avec le lieu où nous sommes, soit avec ce
que nous nous souvenons d'avoir fait auparavant. INous dis-
tinguons donc la veille du sommeil par cette continuité d'actions
qui, pendant la veille, se suivent et s'occasionent les unes les
autres ; elles forment une chaîne continue que les songes vien-
nent tout à coup briser ou interrompre , et dans laquelle nous
remarquons sans peine les lacunes que le sommeil y a faites. Par
ces principes on peut distinguer dans les objets l'existence réelle
de l'existence supposée.
La troisième question , comment nous parvenons à nous for-
mer l'idée des corps et de l'étendue, renferme des difficultés
encore plus réelles, et même, en un certain sens, insolubles.
Le toucher nous apprend sans doute à distinguer ce qui est Tiôirt
d'avec ce qui nous environne ; il nous fait , pour ainsi dire , cir-
conscrire l'univers à nous-mêmes; mais comment nous donne-t-il
l'idée de cette contiguité de parties , en quoi consiste proprement
la notion de l'étendue ? Yoilà sur quoi la philosophie ne peut
nous fournir, ce me semble , que des lumières fort imparfaites.
C'est que nous ne pouvons remonter jusqu'aux perceptions sim-
ples qui sont les élémens de cette perception multiple, comme
nous ne pouvons remonter aux élémens de la matière ; c'est que
toute perception primitive, unique et élémentaire , ne peut avoir
pour objet qu'un être simple et qu'il nous est aussi impossible
de concevoir comment l'assemblage d'un nombre fini ou infini
de perceptions simples produit une perception composée , que de
concevoir comment un être composé peut se former d'êtres
simples. En un mot, la sensation qui nous fait connaître l'éten-
due est , par sa nature , aussi incompréhensible que l'étendue
même ; ainsi l'essence de la matière , et la manière dont nous
nous en formons l'idée , restera toujours couverte de nuages.
Nous pouvons conclure de nos sensations qu'il y a des êtres
hors de nous ; mais cet être que nous appelons matière ,
est-il semblable à l'idée que nous nous en formons? c'est ce que
nous devons nous résoudre à ignorer. Il est dans chaque science
des principes vrais ou supposés , qu'on saisit par une espèce
d'instinct auquel on doit s'abandonner sans résistance ; autre-
ment il faudrait admettre dans les principes un progrès à
l'infini qui serait aussi absurde qu'un progrès à l'infini dans les
êtres et dans les causes, et qui rendrait tout incertain, faute
d'un point fixe d'oii l'on pût partir. C'est pour satisfaire nos
besoins et non pas notre curiosité , que les sensations nous sont
données; c'est pour nous faire connaître le rapport que les êtres
i86 ÉLÉMENS
extérieurs ont au notre , et non pour nous faire connaître ces êtres
en eux-mêmes. Que nous importe au fond de pénétrer dans
Tessence des corps, pourvu que la matière étant supposée telle
que nous la concevons, nous puissions déduire des propriétés
que nous y regardons comme primitives , les autres propriétés se-
condaires que nous apercevons en elle, et que le système gé-
néral des phénomènes , toujours uniforme et continu, ne nous
présente nulle part de contradiction? Arrêtons-nous donc, et
ne cherchons pas à diminuer par des sophismes suhtils le nom-
bre déjà trop petit de nos connaissances claires et certaines.
Mais quand la matière , telle que nous la concevons , ne serait
qu*un phénomène fort différent de ce qu'elle est en elle-même,
([uand nous n'aurions pas d'idée nette , ni peut-être même d'idée
juste de sa nature , l'expérience journalière nous démontre que
cet assemblage d'êtres , quel qu'il soit , que nous appelons ma-
tière, est par lui-même incapable d'action , de vouloir, de sen-
timent et de pensée. C'en est assez pour conclure que cet assem-
blage d'êtres ne forme point en nous le principe pensant. Le
sage se borne à cette vérité incontestable , sans chercher à ren-
dre raison de la plupart des phénomènes qui accompagnent nos
sensations ; il n'entreprendra point d'expliquer pourquoi nous
rapportons le toucher aux extrémités de notre corps, et comment
le principe sentant qui est en nous , principe simple et indi-
visible de sa nature , se trans])orte , si on peut parler ainsi ,
tantôt successivement , tantôt à la fois dans toutes les extrémités
du principe matériel qui sont affectées par les objets extérieurs.
Nous avons déjà observé combien la multiplicité instantanée de
nos sensations est incompréhensible ; l'erreur par laquelle nous
rapportons toutes nos sensations aux parties de notre corps l'est
peut-être davantage. Mais une erreur encore plus étrange, c'est
l'application que nous faisons de la couleur sur la surface des
objets. La sensation de couleur ne pouvant être que dans notre
âme , il est bien extraordinaire que l'âme transporte cette sen-
sation simple à un être quinelui est uni en aucune manière, et que
de plus elle .étende cette sensation sur cet être composé qui n'en
est nullement susceptible , tant par sa multiplicité que par son
incapacité de sentir. Nouveau problème métaphysique plus
diiïicile que tous les précédens , et que nous laisserons à résoudre
à notre postérité , qui le laissera de même à la sienne {Vojez
Éclaircissement, § VIII , pag. 199.)
Ainsi pbjs on approfondit les différentes questions qui sont du
ressort de la métaphysi(jue , plus on voit combien leur solution
est au-dessus de nos lumières et avec quel soin on doit les exclure
des élémens de philosophie. On demande, par exemple, sx
DE PHILOSOPHIE. 187
l'âme pense ou sent toujours ? L'e'noncé seul de celte question
doit faire sentir l'impossibilité d'y répondre. La connaissance de
la nature de l'âme ne peut servir à la résoudre, puisque cette con-
naissance nous manque ; ainsi les philosophes qui ont prétendu
que l'âme ne pense pas toujours , ne peuvent se fonder que sur
l'observation qu'ils en ont faite. Or c'est penser , qu'observer
qu'on ne pense pas ; et à l'égard de ces momens si fréquens et si
fugitifs, oii l'on n'a rien observé , et dont on ne juge que par
réminiscence , cette réminiscence peut-elle être assez sure pour
nous persuader que nous n'avons point pensé dans ces momens?
Ceux au contraire qui soutiennent que l'âme pense toujours , ne
le peuvent prétendre que d'après l'attention continuelle qu'ils
ont faite à chacune de leurs pensées, et tout le monde sait que la
rapidité des pensées qui se suivent en nous ne nous permet pas
cette attention soutenue.
Il en est de même d'une infinité d'autres questions dont on doit
abandonner la solution aux métaphysiciens téméraires. En quoi
consiste l'union du corps et de l'âme , et leur influence réci-
proque? En quel temps l'âme est unie au corps? Si les habitude?
sont dans le corps et dans l'âme , ou dans l'âme seulement ? Eu
quoi consiste l'inégalité des esprits? Si cette inégalité est dans les
âmes, ou dépend uniquement de la disposition du corps , de l'é-
ducation, des circonstances, delà société? Commentées différens
objets peuvent influer si différemment sur des âmes qui seraient
toutes égales d'ailleurs, ou comment des substances simples peu-
vent être inégales par leur nature? Comment les animaux avec
des organes pareils aux nôtres , avec des sensations semblables ,
et souvent plus vives, restent bornés à ces mêmes sensations, sans
en tirer comme nous une foule d'idées abstraites et réfléchies, les
notions métaphysiques, les langues, les lois , les sciences etles arts ?
Enfin jusqu'oii la réflexion peut porter les animaux, et pourquoi
elle ne peut les porter au-delà? Les idées innées sont une chimère
que l'expérience réprouve; mais la manière dons nous acquérons
des sensations et des idées réfléchies, quoique prouvée parla même
expérience, n'est pas moins incompréhensible. Sur tous ces
objets l'intelligence suprême a mis au-devant de notre faible
vue un voile que nous voudrions arracher en vain. C'est un
triste sort pour notre curiosité et notre amour-propre , mais c'est
le sort de l'humanité. Nous devons du moins en conclure que
les systèmes , ou plutôt les rêves des philosophes sur la plupart
des questions métaphysiques, ne méritent aucune place dans un
ouvrage uniquement destiné à renfermer les connaissances
réelles acquises par l'esprit humain.
L'existence des objets de nos sensations , celle de notre corps
i88 ELEMENS
et celle de l'être pensant qui existe en nous , conduit le philoso-
phe à la grande vérité de l'existence de Dieu. Cette vérité ne
pouvant éîre Tobjet de la révélation (puisque la révélation la
suppose) , on ne saurait trop s'étonner que l'antiquité ait été
partagée sur ce sujet ; que des sectes entières de philosophes
n'aient reconnu d'autre Dieu que le monde; et que d'autres,
en admettant un être souverain , aient eu des idées assez im-
parfaites et assez fausses de la nature de cet être , pour donner
à leurs adversaires de l'avantage sur eux. Il a fallu que Dieu se
manifestât directement aux hommes , pour leur faire connaître
évidemment cette vérité qu'ils portaient tous au dedans d'eux-
mêmes, mais que les uns n'y avaient pas reconnue , et que les
autres n'y voyaient qu'à travers un nuage. L'intelligence su-
prême a déchiré le voile , et s'est montrée; sans ajouter rien aux
lumières de notre raison par rapport aux preuves de son exis-
tence , elle n'a fait que nous donner pleinement l'usage et
l'exercice de ces lumières.
La preuve de l'existence de Dieu, qui se tire du consente-
ment de tous les peuples , a paru d'une grande force à plusieurs
philosophes de l'antiquité. Persuadés qu'ils étaient de l'impossi-
bilité de se former une idée claire de la nature divine ^ il leur
suffisait que tous les pcuj)les admissent son existence ; la diffé-
rence des opinions sur la nature de cet être était peu propre à les
frapper, parce qu'ils regardaient cette différence comme une
preuve de la faiblesse de l'esprit humain, et l'uniformité de sen-
timens sur l'existence d'une intelligence supérieure comme une
espèce d'aveu que le spectacle de l'univers arrachait aux hom-
mes , et comme un hommage que cette intelligence inconnue
les forçait à lui rendre (i). Mais la philosophie éclairée par la ré-
vélation, ayant acquis des idées plus saines de la Divinité, ne
sépare plus ces idées de son existence. Croire Dieu ce qu'il n'est
pas , est pour le sage à peu près la même chose que de ne pas
croire qu'il existe. Ainsi la preuve de l'existence de Dieu , tirée
du consentement des peuples , ne pouvait avoir toute sa force
tant que l'univers a été privé des lumières de l'Évangile. Il ne
faut donc pas être étonné que cette preuve n'ait pas alors pro-
duit le même effet sur tous les esprits.
Une autre raison des idées obscures ou informes que les an-
ciens philosophes ont eues de l'existence de Dieu , c'est que parmi
les objections de l'antiquité païenne contre cette vérité , il en
(l) Rien n'est peut-être plus éloquent rîans toute l'antiquîle que le com-
mencement (lu discours de S. Paul dans l'Art^opage : y^theniens, en passant
deuant un de tos autels , j'y ai -vu cette inscription : au dieu inconnu. C^est
*€Dieu que vous adorez sans le connaître , que je vous annonce.
DE PHILOSOPHIE. 189
est plusieurs auxquelles la révélation seule a Tavantage de ré-
pondre. Ces difficultés sont : la misère de l'homme qui ne paraît
pas devoir être l'ouvrage d'un Etre infiniment bon et infiniment
juste ; les désordres de l'univers dans l'ordre moral ; l'inégalité
monstrueuse en apparence dans la distribution des biens et des
maux ; le triomphe trop fréquent du vice sur la vertu ; la diffi-
culté de supposer qu'un Etre infiniment puissant et infiniment
sage n*ait pas créé le meilleur des mondes possibles ; et l'im-
possibilité de concevoir que ce monde, tel qu'il est , soit le meil-
leur que Dieu pût créer ; enfin l'incompatibilité apparente de la
science de Dieu , de sa sagesse et de sa toute-puissance , avec la
liberté de l'homme.
Les philosophes de l'antiquité qui révoquèrent en doute l'exis-
tence du premier Etre , furent coupables, il est vrai, de ne point
sentir en cette matière la supériorité des preuves directes sur les
objections. Mais ils avaient du moins la bonne foi de sentir aussi
l'insuffisance des réponses que fournit à ces objections la seule
lumière naturelle. Dans cette incertitude ils prenaient le parti
du doute, persuadés, disaient-ils, que l'Etre suprême ne pouvait
les punir de ne l'avoir pas mieux connu , puisqu'il avait couvert
pour eux son existence d'obscurité. Mais l'.obscurité n'était pas
suffisante pour les rendre excusables ; ils étaient dans le cas de
ces peuples, que Dieu, par un jugement aussi juste qu'impé-
nétrable, punira éternellement d'avoir ignoré les dogmes du
christianisme ; vérité effrayante , dont la foi ne nous permet pas
de douter.
Les sophismes par lesquels l'existence de Dieu peut être atta-
quée , ne feront point ombrage au métaphysicien aidé des lu-
mières de la religion. Il établira d'abord (ce qui est évident par
soi-même) qu'il est nécessaire qu'il existe un Etre éternel ; il
montrera de plus que l'Etre éternel est différent du monde ; que
l'arrangement physique de l'univers ne peut être l'ouvrage d'une
matière brute et sans intelligence; il n'entreprendra point de
concilier avec la liberté de l'homme la toute-puissance de Dieu ,
sa providence et sa science éternelle , parce que l'oracle de Dieu
même lui apprend que l'accord de ces vérités est au-dessus de
la raison ; il n'imitera pas la philosophie orgueilleuse qui a
entrepris de sonder cet abîme, et n'a fait que s'y perdre ; mais
il n'en reconnaîtra pas moins l'une et l'autre de ces vérités. Il
avouera , par les mêmes raisons , sans chercher à l'expliquer, la
différence établie par les théologiens entre \ infaillible et le né-
cessaire ; il n'admettra point en Dieu , j^our sauver la liberté de
l'homme , une prévoyance des actions libres , indépendante de
ses décrets, parce qu'une telle prévoyance est impossible; il ne
190 ELËMENS
<3 ira point avec J'aulres , pour sauver la justice de Dieu, que
cet Etre si bon , si parfait et si sage , produit tout le physique
des crimes sans en produire le moral , qui n'est autre chose
qii une privation; il renvoie aux rêveries des scolastiques cette
distinction extravagante, et se contente de leur demander, pour
leur fermer la bouche, comment Dieu, après avoir produit tout
le physique des crimes , punit ensuite le moral , effet nécessaire
de ce physique. Ainsi, au lieu de faire des détours inutiles pour
se retrouver au point d'oii il est parti , au lieu de se couvrir de
quelques raisonnemens subtils et frivoles, pour revenir ensuite ,
pressé par les objections , à la profondeur des décrets éternels ,
il reconnaît dès le premier moment cette profondeur et son igno-
rance. Mais pour ôter aux athées tout sujet de triomphe , il re-
marque et fait voir sans peine que les objections contre la liberté
sont elicore plus fortes dans le système de l'éternité et de la né-
cessité de la matière , que dans celui d'une intelligence toute-
puissante et éternelle. Enfin, aux objections sur la misère de
l'homme , sur les désordres de l'ordre moral et sur les imperfec-
tions de ce monde , il opposera les dogmes qui nous apprennent
que l'homme a péché avant que de naître , qui nous promettent
des récompenses et des peines dans une vie future, et qui nous
font voir le plus parfait des mondes possibles dans celui oii il a
fallu que Dieu prît la forme humaine. Mais ces différentes
matières étant l'objet de la révélation, le philosophe, pour ne
point en usurper les droits , laisse aux théologiens à les traiter
avec le soin et les détails qu'elles exigent , et se contente de ren-
voyer les incrédules aux ouvrages oii elles sont discutées.
Du reste, comme la meilleure réponse aux objections des
athées consiste dans des preuves directes de la vérité qu'ils com-
battent, le philosophe s'appliquera principalement au choix de
ces preuves : il évitera surtout d'en employer aucune qui puisse
être sujette a contestation. Rien n'est, on ose le dire, plus in-
décent, plus scandaleux même, et ne serait plus nuisible à
cette grande-vérité (si quelque chose pouvait lui nuire) que
la licence avec laquelle les scolastiques s'attaquent récipro-
quement sur leurs démonstrations de l'existence de Dieu , qui
ne méritent plus ce nom dès qu'elles ne sont pas hors d'at-
teinte. L'école de Scot rejette celle des Thomistes, les Tho-
mistes celle de Scot, Descartes celle de Scot et des Thomistes ,
les Péripatéticiens modernes celle de Descartes. Il suiiit qu'une
opinion soit combattue ( comme celle des idées innées ) pour
qu'on ne doive pas en faire la base d'un argument de l'existence
de Dieu. C'est alors moins prouver un premier Etre que l'ou-
trager. Le philosophe se bornera donc aux preuves qui sont
DE PHILOSOPHIE. 191
communes à toutes les sectes , aux seuls argnmens qui sont
fondés sur des principes avoués par tous les siècles et par tous
les hommes. Il cherchera l'existence de Dieu dans les phéno-
mènes de l'univers, dans les lois admirables de la nature, non
dans ces lois métaphysiques sujttîes aux exceptions , et que
chacun peut étendre, modifier et resserrer à son gré, mais
dans les lois primitives fondées sur les propriétés invariables
des corps. Ces lois si simples qu'elles paraissent dériver de l'exis-
tence même de la matière, n'en dévoilent que mieux l'intelli-
gence suprême ; par la manière dont elle a construit les diffé-
rentes parties de notre univers , elle semble n'avoir eu besoin
que de donner à cette grande machine la preujière impulsion
pour en régler à jamais les différens phénomènes , et pour pro-
duire , comme par un seul acte de sa volonté, l'ordre constant
et inaltérable de la nature; impulsion trop admirable et trop
raisonnée pour être l'eifet d'un hasard aveugle. C'est dans ces
lois générales , plutôt que dans les phénomènes particuliers ,
que le philosophe cherchera l'Etre suprême. Ce n'est pas que les
procédés d'un insecte qui occupe en apparence si peu de place
dans l'univers, découvrent moins à un esprit attentif l'intelli-
gence infinie que les phénomènes généraux : mais ce dernier
spectacle est bien plus fait que le premier pour frapper tous les
3^eux : et les meilleurs argnmens en ce genre sont ceux qui peu-
vent convaincre le plus grand nombre.
De toutes les vérités métaphysiques , celle qui nous intéresse
le plus après l'existence de Dieu , et sans laquelle même l'exis-
tence de Dieu nous intéresserait beaucoup moins, est l'immor-
talité de l'âme. Comme cette vérité tient en même temps à la
philosophie et à la révélation, il est nécessaire de distinguer ce
qu'elle emprunte de l'une et de l'autre.
La philosophie fournit des argnmens pressans de la réalité
d'une autre vie. Nous avons de très-fortes raisons de croire que
notre âme subsistera éternellement, parce que Dieu ne pourrait
la détruire sans l'anéantir, que l'anéantissement de ce qu'il a
produit une fois ne paraît pas être dans les vues de sa sagesse ,
et que les corps même ne se détruisent qu'en se transfofmant.
Mais d'un autre côté l'exemple des animaux dans lesquels la
substance immatérielle périt avec eux , et ce grand principe que
rien de tout ce qui est créé n'est immortel de sa nature , suffi-
sent pour nous faire sentir que Dieu pouvait ne créer notre âme
que pour un temp=i; ainsi l'impénétrabilité des décrets éternels
nous laisserait toujours quelque espèce d'incertitude sur cet im-
portant objet, si la religion révélée ne venait au secours de nos
lumières , non pour y suppléer entièrement , mais pour y ajouter
192 ELEMENS
le peu qui leur manque. D'un côté la vertu , souvent malheu-
reuse en ce monde, exige de la justice de l'Etre suprême des
récompenses après la mort ; de l'autre la révélation nous fait
connaître pourquoi Dieu , qui doit des récompenses à la vertu ,
ne les lui accorde pas dès cette vie même, et souffre qu'elle soit
malheureuse sans paraître l'avoir mérité. La religion seule , dit
Pascal , empêche l'état de l'homme en cette vie d'être une
énigme. Yoilà ce que le philosophe ne doit point perdre de vue
en traitant la question de l'immortalité de l'àine , pour dis-
tinguer, comme dans l'existence de Dieu, les preuves directes
qui sont du ressort de la raison , d'avec les objections dont la
révélation fournit la réponse.
Il est néanmoins assez surprenant que plusieurs anciens phi-
losophes , quoique privés du secours de cette même révélation,
aient cru l'àme immortelle , tandis que la spiritualité de l'âme ,
qui est une vérité purement philosophique, n'a été connue dis-
tinctement d'aucun d'eux. La vanité des hommes qui aime à se
flatter d'une existence éternelle , a fait faire ce pas aux sages
du paganisme ; et, s'il est permis de le dire, leur erreur sur la
nature de l'âme servait à les confirmer dans la croyance de son
immortalité. Ils ne voyaient aucune différence entre dire que
l'âme n'était rien, et la dépouiller absolument de toute espèce
de matière ; persuadés d'ailleurs qu'aucune particule de matière
ne pouvait périr , et qu'une matière douée de sentiment et de
pensée ( et par conséquent , selon eux , très-déliée et très-sub-
tile) ne pouvait perdre cette propriété sans cesser d'être , ils en
concluaient que la substance de l'âme était immortelle ; ils se
partageaient seulement sur le sort de cette substance après la
mort, et leurs systèmes sur ce point étaient autant de questions
d'aveugles sur la lumière. Nous avons l'avantage d'être plus
éclairés et plus instruits. Les difficultés que l'âme des bêtes semble
fournir contre la spiritualité et contre l'immortalité de l'âme ,
n'ébranlent ni la raison ni la croyance du sage. Il n'y répond
point, avec certains scolastiques , par cette absurdité ridicule,
que l'âme des bêtes est matière , parce qu'elle se borne à sentir
et qu'«lle ne pense pas ; il reconnaît que les sensations et la
i^f^nsée ne peuvent appartenir qu'au même principe ; et l'expé-
rience lui prouve d'ailleurs que les bêtes ne sont pas bornées
aux sensations pures. Il convient donc que l'âme des bêtes est
de la même nature que celle de l'homme , quant à la spiritua-
lité , parce qu'il serait absurde de soutenir que la matière sent
e' pense dans les animaux et non dans l'homme. Mais il avoue
eu même temps que la différence de l'âme humaine et de celle
des bêtes, quant à rimmortalité , vient uniquement de ce que
DE PHILOSOPHIE. 193
Dieu a voulu que l'àme des animaux pérît avec le corps , et
qu'au contraire celle de l'homme subsistât éternellemenf. Si on
lui propose d'expliquer pourquoi les betes souffrent , sans l'avoir
mérité comme nous par le péché d'un premier père , et sans
aucun espoir de récompense dans une autre vie, il n'éludera
point avec Descartes cette objection , en soutenant , contre la
raison et l'expérience, que les bétes sont de purs automates. Il
se contentera de répondre que si les bêtes ont des sensations
cruelles , elles en ont aussi d'agréables qui les en dédommagent;
que la nature de tout ce qui a des sensations est d'être égale-
ment susceptible de douleur et de plaisir; que c est une suite de
l'union du corps et de l'ame , et de l'action que les autres corps
exercent sur les corps animés , action qui dépend elle - même
de la constitution immuable de l'univers , et des lois invariables
que son auteur a établies. Enfin il se contentera d avoir tiré de
la philosophie toutes les lumières qu'elle peut fournir sur ce
iiujet , et se taira sur ce qu'il ne peut comprendre.
§ YII. Kclaircis sèment sur ce qui est dit de V analyse de nos sens
et de ce que chacun d'eux en particulier peut nous appren-
dre ^ page 182.
C'est une question parmi les philosophes, de savoir si le sens
de la vue seul peut nous faire connaître , indépendamment du
toucher, l'existence des objets extérieurs. Voici quelques ré-
flexions sur ce sujet.
Il est certain que la vue seule , indépendamment du toucher,
nous donne l'idée de l'étendue ; puisque l'étendue est l'objet né-
cessaire de la vision, et qu'on ne verrait rien, si on ne le voyait
étendu. Je crois même que la vision doit nous donner l'idée de
l'étendue plus promptement que le toucher , parce que la vue
nous fait remarquer plus promptement et plus parfaitement que
le toucher, cette contiguité et en même temps cette distinction
de parties en quoi l'étendue consiste. De plus la vision seule nous
donne l'idée de la couleur des objets. Supposons maintenant des
parties de l'espace, différemment colorées, et exposées à nos
yeux; la différence des couleurs nous fera remarquer nécessai-
rement les bornes ou limites qui séparent deux couleurs voisines,
et par conséquent nous donnera une idée de figure; car on conçoit
une figure dès qu'on conçoit des bornes en tous sens. Jusque-là,
nous ne voyons point encore, il est vrai , que ces portions d'étendue
figurées et colorées soicntdistinguéesdenous-mêmes. Maissoitpar
I. i3
194 ELEMENS
le mouvement de notre corps, soit paV le înoiivement des corps qui
nous environnent, nous apercevrons bientôt qu'il y a quelques unes
de ces portions d'étendue figurées et colorées que nous voyons tou-
jours , et qui nous affectent constamment de la même manière ',
tandis que les autres varient continuellement et nous offrent sans
cesse un nouveau spectacle. N'est-ce pas une raison suffisante
pour conclure la différence de l'étendue qui est nôtre d'avec
celle qui est hors de nous? II me paraît au moins certain qu'é-
tant bornés à la vision , nous remarquerions deux sortes d'étendue ,
dont l'une ne nous abandonnerait jamais , et l'autre paraîtrait et
disparaîtrait successivement ; que dans cette étendue mobile et
variable , nous distinguerions des parties placées les unes hors
des autres , et par conséquent aussi plus ou moins distantes de la
portion d'étendue qui nous est toujours présente. Supposons
maintenant que nous puissions , par le seul acte de notre volonté,
rapprocher ou éloigner cette dernière portion d'étendue de celles
qui Tenvironnent, tandis que nous ne pouvons ni la rapprocher
ni l'éloigner elle-même, ni, en un mot, empêcher qu'elle ne nous
soit toujours présente, pendant que les autres le sont ou cessent
de l'être à notre volonté ; n'en conclurons-nous pas que ces por-
tions d'étendue environnantes sont réellement distinguées de
nous?
« Celte conclusion , dira-t-on peut-être , n'est pas exacte ;
« tout ce que nous pouvons conclure de la manière différente
» dont les parties de l'étendue nous affectent, c'est qu'il y a des
» parties de nous-mêmes qui sont permanentes , et d'autres qui
>» sont variables. » 'Mais quand nous apercevons par le toucher
des portions de matière qui nous rendent sensation pour sensation,
et d'autres qui ne nous la rendent pas , pourquoi ne conclurions-
nous pas aussi qu'il y a une portion de nous-mêmes qui nous
rend sensation pour sensation , et une autre portion qui la donne
sans la recevoir? Cependant nous ne tirons pas cette conclusion ,
et nous concluons au contraire que ces portions d'étendue qui
nous procurent des sensations simples et sans réplique, ne nous
appartiennent point. Ne sommes-nous donc pas autorisés à con-
clure aussi que ces portions d'étendue , qui sont tantôt présentes ,
tantôt absentes pour nous, sont distinguées de nous-mêmes? Je
conviendrai sans peine que cette conclusion n'est pas démons-
trative , pourvu qu'on m'accorde en même temps qu'elle nous
entraîne avec autant de force que l'évidence même.
Si j'ose dire la vérité, il me semble que comme nos sensations
ne nous démontrent point en rigueur qu'il y a des êtres ditfé-
rens de nous, ces mêmes sensations ne nous démontrent pas non
plus en rigueur où se termine notre corps ; que nous acquérons
DE PHILOSOPHIE. igS
celte connaissance par des raisonnemens qui ne sont d^abord que
des soupçons , des conjectures , mais des conjecturea que l'expé-
rience répétée et l'accord des autres sens confirment. Je dis V ac-
cord des autres sens; car il est d'abord évident par tout ce que
nous venons dire du sens de la vue, que ce sens et celui du toucher
s'accorderont parfaitement ensemble pour nous faire juger de ce
qui est notre corps et de ce qui ne l'est point, A l'égard de l'o-
dorat, de l'ouïe et du goût, quoique ces trois sens ne puissent
nous donner par eux-mêmes aucune notion de l'existence des
objets extérieurs, je crois qu'ils servent à nous en assurer, quand
nous la connaissons ou la soupçonnons déjà par d'autres sens. Un
homme qui n'aurait que le sens du toucher, joint à celui de
Todorat et de l'ouïe, s'apercevrait bientôt que dans l'odeur
qu'il sent ou le son qu'il entend , il y a deux choses à distinguer,
la sensation qu'il éprouve, et un objet différent de lui-même ,
qui lui cause cette sensation. Aussi peut-on dire que les sensa-
tions de l'odorat , de l'ouïe , du goïit , de la vue , sont tout à la
fois aidées et troublées par le toucher; aidées, en ce que le
toucher nous fait connaître l'existence des corps qui occasionent
en nous ces sensations ; troublées , en ce que l'existence de ces
corps une fois connue par le toucher, fait juger au vulgaire ce
qui n'est pas , savoir que les odeurs, les sons, les saveurs, les
couleurs appartiennent aux objets extérieurs et non pas à nous ;
au lieu que ces sensations et celle de la vue même (au moins
dans les premiers instans), si elles étaient seules, et que le toucher
ne s'y mêlât pas , nous apprendraient ce qui est en effet , que
les odeurs, les sons , les saveurs, les couleurs n'existent que dans
nous-mêmes.
On peut remarquer, au reste, que le goût n'est qu'un toucher
modifié : la raison qui a porté les philosophes à en faire un sens
particulier , c'est , i **. que l'organe du goût est affecté à une partie
seule de notre corps, tandis que le toucher est attaché à toutes
les autres indistinctement ; 2**. que cette espèce de toucher, ex-
clusivement affectée à une partie de notre corps , produit en
nous une sensation particulière qui se joint au toucher , mais
qui en est différente. Observons cependant à cette occasion ,
que si on établissait la différence de nos sens sur celle de nos
sensations , il faudrait admettre bien plus de cinq sens , même
en ne mettant pas de ce nombre celui que Bacon et d'autres phi-
losophes après lui ont appelé le sixième sens, je veux dire le
sens physique de l'amour. La sensation de chaleur, par exem-
ple , et celle de froid , sont absolument différentes de celle du
toucher; et si nous les rapportons communément à ce dernier
sens , c'est parce que pour l'ordinaire nous éprouvons cette sen-
396 ÉLÉMENS
sation dans les parties extérieures de notre corps qui sont l'or-
gane du toucher; car d'ailleurs le toucher, considéré en lui-
même, ne nous donne proprement qu'une sensation, celle de
l'impénétrahilité et de la résistance plus ou moins grande des
corps, d'oii nous concluons la réalité de leur existence. Les sen-
sations que nous acquérons ou que nous pouvons acquérir en
touchant un corps, comme celle du froid , du chaud, du sec,
de l'humide , etc. , sont aussi différentes de la sensation du tou-
cher même, que la sensation du goût, quoique cette dernière
sensation dépende aussi du toucher.
Si d'un côté on peut multiplier le nombre de nos sens au-delà
de celui que les philoscfphes ont fixé, on peut, sous un autre
point de vue , réduire tous les sens à une espèce de toucher; ce
toucher s'exerce , ou d'une manière immédiate , comme dans le
goût et le toucher proprement dit, ou d'une manière médiate,
comme dans la vue , l'ouïe et l'odorat, par le moyen de quelque
matière invisible que le corps lumineux , sonore , ou odoriférant ,
envoie ou fait agir sur nos organes.
Mais outre ces cinq sens, il en est un qu'on peut appeler ïn^
terne , qui est comme intimement répandu dans notre substance,
et dont le siège se trouve à la fois dans toutes les parties externes
et internes de notre corps. Ce sens ne peut être rapporté ni mé*
diatement ni immédiatement au toucher; il résulte de la dispo-
sition actuelle des parties intérieures ou extérieures de notre
propre corps , et produit en nous , en conséquence de cette dis-
position, des sensations agréables ou pénibles, sans que les autres
corps occasionent ces sensations par leur action sur nos organes,
ou du moins par une action sensible. Ce sens interne a encore
cela de particulier , qu'au lieu que les autres sens agissent sur
notre âme sans en recevoir mutuellement aucune impression ,
l'action du sens interne sur l'âme, et de l'âme sur le sens interne,
est réciproque , c'est-à-dire, que tantôt la disposition de l'âme est
produite par la manière dont le sens interne est affecté, tantôt
la disposition du sens interne par celle de l'âme.
C'est vers la région de l'estomac que ce sens interne j>araît
surtout résider. Nous pouvons nous en assurer dans les émotions
vives de l'âme , de quelque espèce qu'elles soient ; l'effet de ces
émotions vives porte presque toujours sur cette région , et nous
fait éprouver dans les parties qui en sont voisines, une pesan-
teur, une dilatation, un resserrement, en un mot, une impres-
sion sensible et différente suivant la nature de réaiolion qui l'a
occasionée.
Cette région semble donc être le siège du sentiment , comme
les organes de nos sens celui de nos sensations , et le cerveau
DE PHILOSOPHIE. 197
celui de nos pensées. Mais à Toccasion de ces diffe'rentes parties
de notre corps auxquelles nous rapportons les impressions ou les
idées qui nous affectent , qu'il nous soit permis de faire une re-
marque qui paraît avoir échappé à tous les métaphysiciens.
La sensation et la pensée , que les philosophes semblent avoir
confondues et regardées comme du même genre, n'ont pour-
tant aucun rapport entre elles ; car quel rapport entre la vue
d'une couleur, par exemple, et Vidée de l'injuste? Pourquoi
donc ces mêmes philosophes , si attentifs à démêler les défauts
de rapports entre les choses , et en conséquence à assigner de la
différence entre elles , n'ont-ils pas distingué la substance qui
sent, de la substance (\u.\ peTise , par la même raison qu'ils ont
distingué la substance pensante de la substance étendue ; la
pensée pure et simple n'ayant guère plus d'analogie avec la sen-
sation qu'avec l'étendue? Ce n'est pas tout. Les sentimens qui
affectent notre âme , soit purement passifs , comme la joie , soit
actifs, comme le désir, n'ont aucun rapport ni aucune ressem-
blance entre eux , ni avec la sensation et la pensée ; pourquoi
donc les philosophes n'ont-ils pas aussi attribué ces sentimens k
quelque nouveau principe , distingué du principe qui sent et de
celui qui pense? Serait-ce parce que chaque sentiment suppose
toujours une sensation ou une pensée qui l'accompagne ou la pré-
cède ? Mais chaque sensation suppose toujours aussi dans l'organe
matériel un ébranlement qui la précède ou l'accompagne ; et
cependant cette sensation n'appartient pas à l'organe ébranlé.
Allons plus loin. Nous rapportons la sensation à cet organe ,
quoiqu'elle n'y appartienne pas ; n'y a-t-il donc pas une sorte
de rapport, du moins apparent, entre l'ébranlement et la sensa-
tion? Au lieu qu'il n'y a pas même l'apparence de rapport
entre la sensation de la vue, de l'ouïe, etc. , et la volonté de
faire quelque action. Pourquoi donc ne regardons-nous pas la
sensation et la volonté comme appartenantes à différens prin-
cipes? Si la faculté de sentir était unie à toutes les parties de la
matière, et la faculté de vouloir à quelques unes seulement,
nous regarderions vraisemblablement cette dernière faculté
comme appartenante à un principe différent de celui auquel
nous rapportons nos sensations; et peut-être serions-nous tentés,
quoique sans fondement , d'attribuer les sensations à la ma-
tière même.
Ces réflexions avaient probablement frappé les anciens , lorsque
dans leur philosophie surannée, ils distinguaient l'âme raison-
nable qui pense , de l'ârae sensitive qui ne fait que sentir ^ et lè
chancelier Bacon né paraît pas s'écarter de cette idée , lorsqu'il
distingue la science de l'âme en science du souffle divin, d'oii
198 ÉLEMENS
est sortie, dit il , l'âme raisonnable, et science de rdme irra-
tionnelle , qui nous est, dit-il, commune avec les brutes , et qui
est procluiid du limon de la terre. On ne peut, ce me semble ,
attribuer gut-re plus clairement à la matière la faculté de sentir ;
et il faut avouer que cette idée , si elle n'avait pas d'ailleurs
d'autres inconvéniens , fournirait la réponse à tine des plus fortes
objections qu'on peut faire contre l'âme des bêtes ; car si cette
âme n'était qiie matière, elle périrait naturellement avec le
corps. Il est vrai que les animaux paraissent avoir encore autre
cbo"» r^.ii des sensations , et être susceptibles d'une sorte de rai-
sonnement, qu'on ne peut attribuer qu'à une substance pen-
sante. Aussi Descartes, qui regardail la faculté de pen^:er et celle
de sentir comme l'attribut d'une seule et mêine substance , a
refusé toal-à-fait l'une et l'autre faculté aux animaux , coupant
ainsi le nœud gordien pour s'en débarrasser. Mais il paraît que
jusqu'à lui les idées des philosophes n'étaient pas bien fixées sur
la différence ou l'identité de l'âme sensible et de l'âme raison-
nable Il ne faut peut-être pour s'en convaincre que se rappeler
ce principe trivial et de tous les temps, que la raison est ce qui
distingue l'homme de la brute; par le mot raison on n'a pu en-
tendre que la faculté dépenser, en tant qu'elle estdistinguée de
celle de sentir. Encore ne faut-il pas entendre ici par y<3 ci/ //^e Je
penser , ce que cette expression signifie à la rigueur; mais seu-
lement la faculté de penser perfectionnée, et rendue capable
de s'étendre au-delà des besoins naturels : car pour la faculté de
connaître les vrais besoins de l'individu, leur nature, leur éten-
due, leurs limites, et les moyens d'y satisfaire, avouons-le à la
honte de notre espèce , cette faculté paraît plus parfaite dans les
animaux que dans les hommes.
Mais , dira-l on , au lieu d'attribuer à deux principes différens
la sensation et l'ébranlement de l'orga- e, tandis qu'on attribue
au même principe deux choses aussi différentes que la sensation
et la pensée , ne serait-il j^as plus court et plus simple de çap-
porter tout à un même principe , ébranlement, sensation, pen-
sée , affections , etc. ? Cette manière de raisonner serait , ce me
semble , peu philosophique , indépendamment même des incon-
véniens qui en résulteraient pour la religion. Bien loin de pré-
tendre tout réduire à la matière, plus j'approfondis la notion que
je m'en forme, plus cette notion me paraît un abîme d'obscu-
rités. Le philosophe qui affirmerait qu'il n'y a qu'une substance ,
et celui qui voudrait en admettre trois , quatre ou davantage,
seraient également téméraires. De bonne foi , avons-nous même
une idée claire de ce que c'est que substance*, pour être si hardis
dans nos assertions? Il n'y a qu'à écouter les définitions que les
DE PHILOSOPHIE. 199
philosophes en donnent. La substance , disent les uns , est ce qui
existe par soi-même. On croirait qu'ils veulent parlçr de Dieu;
car il n'y a que Dieu qui puisse exister ^ar soi-m^ême. La subs"
tance, disent les autres, est ce qui existe en soi-même f cela
n'est-il pas bien clair? Qu'est-ce qu'exister en soi? On sent bien
que par cette façon de parler on veut distinguer la substance,
qui existe indépendamment de la modification , d'avec la modi-
Jication., qui ne peut exister sans la substance ; mais l'ide'e qui
reste de la substance en est-elle plus nette ? Faites abstraction de
toutes les modifications l'une après l'autre , imaginez que ce
que vous appelez substance ou sujet de ces modifications ^ en
soit dépouillé successivement ; il ne vous restera plus l'idée de
rien , et la substance ne sera plus qu*un mot que vous pronon-
cerez. Pour le faire sentir par un exemple, demandons aux phi-
losophes ce que c'est que la matière. Ils nous diront que c'est une
substance étendue et impénétrable. Otez l'impénétrabilité, qui
est la modification distinctive par laquelle l'étendue simple est
rendue matière , il nous restera l'étendue. Otez encore l'étendue,
qui suivant la plupart au moins des philosophes modernes ne
constitue point l'essence de la matière, il ne reste plus aucun
objet, aucune idée dans l'esprit ; et quand il resterait l'étendue,
c'est-à-dire une portion de l'espace , il faudrait encore savoir si
cette portion de l'espace et l'espace même sont quelque chose
de réel (i). Qu'est-ce donc que la substance de la matière?
§ YIII. Eclaircissement sur ce qui est dit de la distinction de
Vdme et du corps, page 186.
Plus on creuse la question de la distinction du corps et de
l'àme , plus elle offre de matière à la méditation du philosophe.
Convenons d'abord qu'il n'y a en effet aucun rapport apparent
entre l'étendue et la pensée. Un bloc de marbre ne paraît ni
doué ni susceptible de sensation , d'idée , de volonté : entre la
matière qui forme ce bloc de marbre , et celle qui forme le
corps humain , il n'y a ou il ne paraît y avoir que des diffé-
rences purement matérielles , quant à la figure , à la couleur , à
la mollesse ou à la dureté des parties , et à la fluidité de quel-
ques unes; la différence est encore moindre, quant au matériel,
entre le corps humain et un automate qui en imiterait certaines
fonctions , tel que la mécanique en produit quelquefois. Pour-
quoi donc l'un a-t-il le sentiment et la pensée , tandis que l'autre
en est privé? Quelle différence paraît-il y avoir entre la main d'un
cadavre exposée au feu , et celle d'un homme vivant qui v est
(i) Voyez plus bas rEclaiicissement sur l'espace €t sur le temps.
200 ELEMEINS
exposée de même, si ce n'est le mouvement du sang qui est arrêté
dans ]a première ? Et quel rapport ce mouvement du sang paraît-
il avoir avec la sensation que l'homme vivant éprouve , taudis
que le cadavre en est privé? Ces réflexions si simples ne suffisent-
elles pas pour prouver que le sentiment et la pensée appar-
tiennent à un principe différent de la matière ?
Mais , d'un autre coté , ont dit plusieurs philosophes , « Si la
M matière et la substance pensante n'ont rien de commun ,
pourquoi l'accroissement, le dépérissement , l'altération , et
en général la perfection ou la force plus ou moins grande de
nos organes, a-t-elle une influence si marquée sur nos sen-
sations , nos affections et nos idées ? Comment concevoir d'ail-
leurs que deux substances qu'on suppose absolument diffé-
rentes , et n'ayant entre elles rien de commun , puissent avoir
l'une sur l'autre une action réciproque si forte et si sensible?
Quelle différence enfin pouvons-nous concevoir, du moins
d'après les notions que l'habitude nous a fait acquérir , entre
le néant absolu et un être qui ne serait point matière? On
dit , pour prévenir cette objection , que la pensée , la volonté ,
ne sont ni longues , ni larges , ni colorées , et cependant sont
quelque chose. Cela est vrai ; mais le mouvement, la pesan-
teur, etc. ne sont non plus ni longs, ni larges, ni colorés,
et cependant sont quelque chose , et en même temps appar-
tiennent à îa matière. La difficulté n'est pas de concevoir des
modifications qui soient privées d'étendue , mais de concevoir
que le sujet qui reçoit ces modifications ne soit pas étendu.
D'ailleurs si la matière est distinguée du principe qui pense, qui
sent et qui veut, et si en même temps ce principe qui pense ,
qui sent et qui veut, est individuellement le même, pourquoi
d'un côté rapportons-nous, comme par un instinct invincible ,
nos sensations aux ditrérentes parties de notre corps qui en
sont l'organe , et pourquoi de l'autre ne rapportons-nous ja-
mais la volonté à aucune partie de notre corps , même à celle
qui pourrait en être l'objet, par exemple, aux pieds la volonté
de marcher , comme nous rapportons aux pieds le chaud, le
froid que nous y sentons ? Plus on approfondit toutes ces
questions, plus on s'y perd. »
Telles sont les raisons de certains philosophes pour douter de
la spiritualité del'àme. Mais ôtent-elles quelque force aux preuves
que nous avons données plus haut de cette vérité? Le sage se
bornera seulement à tirer de ces doutes deux conclusions , l'une
spéculative , l'autre pratique. La première, c'est que d'après le
peu de connaissance que nous avons de l'essence de la matière,
et d'après l'obscurité même de l'idée sous laquelle nous nous îa
DE PHILOSOPHIE. 201
représentons, il serait téméraire (la religion même étant mise
à part) d'afTirraer que la pensée et le sentiment pussent lui ap-
partenir. La seconde, c'est que le sage , persuadé de l'influence
de nos organes sur le principe qui sent et qui pense en nous ,
doit veiller avec soin à la conservation et au ménagement de
ces mêmes organes. Quand le physique est chez nous en bon
état , tout va bien pour l'ordinaire : du moins est-il certain que
si nos affections, nos sentiraens, et surtout les événemens qui
1^ produisent , ne dépendent pas de nous , le physique de notre
machine en dépend beaucoup davantage ; et c'est sur ce phy-
sique que le sage peut et doit veiller, soit pour adoucir, soit
pour prévenir l'eii'et des sentimens fâcheux. La région de l'es-
tomac , comme on l'a déjà dit plus haut , est le siège sensible des
affections vives et profondes ; et Parménide , qui , au rapport de
Plutarque, mettait le siège de l'âme dans l'estomac, n'avait
peut-être pas tort à certains égards. Au fond , cette question
du siège de Vaine est une des chimères de la philosophie an-
cienne et moderne ; car puisque l'on convient que la faculté do
sentir appartient à l'âme, et puisque cette faculté est mise en
action par toutes les parties de notre corps, pourquoi vouloir
placer l'âme dans ime partie plutôt que dans ime autre ? Elle est
partout et nulle part. Mais revenons à cette région de l'estomac,
siège de nos affections; qu'en faut-il conclure? Que c'est sur
cette région qu'il faut veiller , que c'est ce viscère qu'il faut mé-
nager, surtout dans les momens d'inquiétude, de tristesse et de
passion violente ; il faut alors se traiter comme si on avait la
fièvre , et s'abstenir de tout ce qui pourrait arrêter , troubler ou
rendre plus pénibles les fonctions d'une partie si importante à
l'état de notre âme. Cet aphorisme est, je crois, un des plus
utiles de la médecine préservative.
Mais ne bornons pas là notre aphorisme , et concluons de l'in-
fluence réciproque du corps et de l'âme, que la devise du sage
doit être en général, veille sur ton corps. C'était la maxime de
Descartes , et il la mettait en pratique ; jamais de veilles , jamais
d'excès d'aucune espèce , jamais en un mot de privation volon-
taire de ce qui pouvait améliorer son existence physique , ni
d'usage immodéré de ce qui pouvait la lui rendre agréable. Il se
démentit de cette maxime quand il sacrifia à Christine sa liberté;
il dérangea sa manière de vivre ; et n'ayant jamais été malade
dans les marais de la Hollande , il mourut à cinquante ans dans
un palais.
Ce que nous venons de dire de la philosophie pratique de
Descnrtes, nous donnera occasion de faire quelques réflexions sur
sa philosophie spéculative ; réiiexions d'autant moins déplacées ,
tioz ÉLÉMENS
qu^elles appartiennent au sujet que nous traitons. Plus on exa-
mine les différens points de la métaphysique cartésienne , plus
on voit que son illustre auteur a été le plus hardi sans doute ,
mais le plus conséquent peut-ctre de tous les philosophes dans
ses idées, comme il Ta été dans ses maximes de conduite jus-
qu'aux six derniers mois de sa vie. Pour se convaincre de ce que
nous avançons , qu'on considère la liaison intime de tous les
points de sa métaphysique. La pensée m le sentiment ne peui^ent
appartenir à V étendue ^ voilà d'où il part. Donc^ conclut-il , le
principe qui pense et qui sent en nous, est une substance abso-
lument distinguée de Vétendue, et qui na ni ne peut avoir par
lui-m.êm.e rien de commun avec la matière. Donc Vunion du
corps et de l'dme ne peut consister dans aucune influence mu-
tuelle que ces deux substances aient par elles-mêmes Vune sur
Vautre , mais dans un décret de Dieu , par lequel il a ordonné
qu à l'occasion de tel mouvement ou de telle impression dans le
corps, Vame aurait telle pensée ou telle sensation ; et récipro-
quement quà Voccasion de telle disposition dans V âme , telle
impression serait produite dans le corps. De plus les sensations
qui ne sont que dans Vdme supposent néanmoins une impression
dans le corps qui les produit ; donc quoique les sensatioTis ne
puissent appartejiir quà Vâme , elles ne lui appartiennent pas
nécessairement , puisque l'existence de Vdme est indépendante
de celle du corps , et quune dme qui ne serait point unie à un
corps par une volonté particulière de Dieu , n aurait poir.t de
sensations. Or il ne peut y avoir dans Vdjne que sensation et
pensée. Donc puisque la sensaticn 7i^est pas essentrel'e à Vdme,
il s'ensuit que la pensée lui e.<:[ essentielle. Donc, t". Vdme pense
toujours , puisa u elle ne peut ex'ster sans ce rui lui est esseidiel,
2°. Udme iHe.st autre chose aue la pensée , puisque, si on con^-
coit un être pensant, et qu^ on fasse ensuifc abstraction de la
pensée , ce que Von avait conçu se réduit à 'v'en. Kt qu'on ne dise
pas que cet étre\ non pensant et non sent.nit par la supposition ,
pourra encore avoir une volonté; car toute volonté suppose une
pensée. En un mot ^ la pensée est la seule chose dont on ne puisse
supposer que V dme soit privée , et avec la pensée seule elle peut
être imaginée existante ; donc Vdme et la pensée sont la même
chose ; d-^^^c la sensation , la volonté , et toutes les autres affec-
tions de Vd ne ne sont point différentes de la pensée même, ou
plutôt ne sont que la pensée 7120 d/ fiée différemment. De plus ,
puisque Vdme n'a par elle-même rien de commun avec le corps ,
donc elle peut subsister quand le corps est détruit. Donc
elle doit subsister en effet; car le corps fnême n est pas jjropre-
rnent détruit , ses parties sont seulement désunies les unes des
DE PHILOSOPHIE. 2o3
autres , et réunies à d'autres portions de matière ; l'âme au con-
traire ne pourrait être détruite sans être anéantie -^ et pourquoi
Dieu r anéantirait-il^ lorsqu'il n'anéantit pas le corps même ,
dont par sa nature elle est indépendante , et dont l'essence est
beaucoup moins noble, et un om>rn^e beaucoup mows digne du
Créateur ? L'dme est donc immortelle. Or la foi nous apprend
que dans les animaux tout périt a\^ec eux. Jl ny a donc réelle-
ment dans les animaux aucun principe spirituel et distingué de
la matière ; donc puisque la sensation , la pensée , et la volonté
ne peuvent appartenir à la matière, les animaux n'ont quen
apparence des pensées , des sensations , des 7)olontés. Donc les
animaux sont des machines.
Toutes ces conséquences tiennent, ce me semble, fortement
les unes aux autres ; et il paraît difficile d'en attaquer aucune,
sans que le coup porte de proche en proche au principe d'oii
Descartes est parti , que la pensée ne peut appartenir à V étendue.
Il faut pourtant avouer que parmi ces conséquences il y en a
plusieurs qui sont au moins douteuses , et^uelques unes, comme
celle du machinisme àe^ bêtes, qui sont révoltantes. En con-
clurons-nous que le principe fondamental n'est pas vrai ? A Dieu
ne plaise ; mais voici, ce me semble , la manière dont le sage
doit raisonner. L'expérience semble d'un côté me porter à re-
garder mon âme et mon corps comme ne faisantqu'une substance ;
ie raisonnement d'un autre coté me donne de fortes preuves
de la différence de l'un et de l'autre ; la religion vient à l'appui
de ces dernières ; c'est donc à elles seules qu'il faut m'en tenir.
Ceci ne contredit point ce que nous avons dit ailleurs , que la
spiritualité de l'âme est une vérité qui est du ressort de la raison.
Elle l'est en efl'et , puisque la raison en fournit les preuves ; mais
la foi est nécessaire potir faire le complément de ces preuves ,
auxquelles même elle n'ajoute proprement rien , qu'en nous as-
surant que la force des preuves est réelle , et que celle des ob-
jections n'est qu'apparente , et en nous donnant ainsi le moyen
de nous décider entre les unes et les autres.
En vain dirait-on que , suivant l'opinion de quelques savans
hommes, très-attachés d'ailleurs à la religion , la spiritualité de
l'âme n'est énoncée clairement en aucun endroit de l'Ecriture,
et par conséquent ne nous est point confirmée par la révélation.
Mettant cette discussion à part, l'objection dont il s'agit est
bonne tout au plus pour ceux qui bornent la révélation à l'Ecri-
ture , mais non pour ceux qui y joignent l'autorité de l'Eglise,
destinée à suppléer à l'Ecriture quand elle ne s'explique point,
ou ne s'explique pas a-'^ez : or cette dernière autorité ne nous
laisse aucun doute sur la spiritualité de notre âme.
2o4 ÉLÉMENS
On aurait donc très-grand tort (et ceci soit dit en géne'ral
pour toutes les questions métaphysiques dont l'examen tient à
la religion) d'accuser de matérialisme un philosophe qui com-
parerait et balancerait les preuves de la spiritualité de l'âme
avec les objections qu'on y oppose. Il suffit qu'après avoir re-
connu et fait sentir la force des preuves , il y ajoute la foi pour
faire pencher évidemment la balance en leur faveur. Oui , je
ne crains point de le dire , et je ne vois pas comment la religion ,
si jalouse de sa supériorité sur la raison humaine, et à si juste
titre , pourrait s'en offenser ou s'en alarmer ; la foi est indis-
pensable dans la plupart de ces questions métaphysiques, non
pour nous éclairer, mais pour nous décider entièrement : la rai-
son allume le flambeau ; c'est à la foi à le recevoir d'elle , à
l'entretenir et à empêcher l'erreur de soufïler dessus. Combien
de vérités sur lesquelles nous ne pouvons prononcer définitive-
ment qu'avec ce secours ? Pesons et examinons toutes les preuves
que la philosophie nous fournit de la spiritualité de l'âme , de
'son immortalité, de la liberté de l'homme, et par conséquent
de ses obligations morales ; appliquons toutes ces preuves aux
animaux , nous serons étonnés des conséquences absurdes dans
lesquelles elles nous précipiteraient, si la foi ne venait au secours
de la raison qui s'égare, et ne lui montrait les bornes où elle
doit s'arrêter , en lui apprenant la différence que le Créateur à
jugé à propos de mettre entre l'homme et la bête.
Voici encore une question dont la solution tient plus qu'on ne
pense à celle de la distinction du corps et de l'âme. Si l'âme est
différente du corps, si c'est une substance simple, comment con-
cevoir l'inégalité des esprits? Il vaudrait autant dire que les
points mathématiques sont inégaux ; l'égalité naturelle des esprits
paraît donc une suite incontestable de la distinction des deux
substances. Ce qu'il y a de singulier , c'est qu'un philosophe , qui
dans un ouvrage célèbre a soutenu cette égalité primitive des
esprits, a été accusé et condamné même comme matérialiste,
tant ses adversaires ont été conséquens. Mais si ce philosophe
n'a pu essuyer à ce sujet une querelle légitime de la part des
théologiens, il n'a pas été dans le même cas à l'égard des philo-
.sophes. Car il paraît avoir prétendu non-seulement que telle âme
prise en elle-même est égale à telle autre , opinion qu'il paraît
difficile de réfuter, quand on admet la différence de l'âme et
du corps ; mais que telle âme unie à tel corps est susceptible des
mêmes idées, des mêmes connaissances , des mêmes talens, des
mêmes passions , de la même perfection que telle autre, unie à
tel autre corps. Pour admettre cette opinion, il faudrait , ce me
semble , ignorer combien d'une part notre âme est dépendante
DE PHILOSOPHIE. 2o5
(3e nos organes , et coniLien de l'autre les organes cie deux
hommes diffèrent de perfection entre eux, antérieurement à
toute éducation ; deux vérités que l'expérience prouve incontes-
tablement. D'ailleurs , et ceci soit dit par manière de remon-
trance aux philosophes qui s'épuisent en raisonnemens sur des
questions inutiles, qu'importe si les esprits , soit en eux mêmes ,
soit unis au corps , sont égaux ou inégaux entre eux , et suscep-
liblesdes mêmes idées, des mêmes talens, des mêmes vertus ?
A quoi bon agiter cette question , dont la solution ne peut être
d'aucune utilité pratique , puisque dans le fait les esprits des
hommes sont réellement Irès-inégaux dans leurs productions-^
et qu'aucun système ne pourra jamais les rendre égaux à cet
égard ? L'éducation peut seulement diminuer jusqu'à un certain
point cette inégalité. Si c'est là toute la conséquence pratique
qu'on veut tirer du système de l'égalité primordiale des esprits ,
cette conséquence est vraie indépendamment du système ; car il
est évident par l'expérience que , soit que les esprits soient égaux
ou non par leur nature , l'éducation peut les perfectionner, ou
par le nombre et le genre des idées qu'elle procure, ou par le
degré de perfection qu'elle peut ajouter aux organes. Mais pré-
tendre que deux hommes , différemment constitués et organisés,
et placés d'ailleurs dans les mêmes circonstances à chaque instant
de leur vie , produiront absolument les mêmes choses , c'est pré-
tendre que deux hommes , l'un faible , l'autre robuste , placés
dans les mêmes circonstances, et élevés de même, seront ca-
pables des mêmes actions de force corporelle.
Autre difficulté ; car dans cette matière ténébreuse tout en
fourmille. Si les âmes des hommes sont égales par leur nature ,
et si la différence de leurs idées et de leurs qualités tient unique-
ment à celle des organes , pourquoi l'âme des bêtes ne serait-elle
pas égale par sa nature à celle des hommes ? et si elle l'est , pour-
quoi la différence de sort qu'elle éprouve? Yoilà encore de
l'occupation pour les métaphysiciens, au moins pour ceux qui
n'auront rien de mieux à faire que de chercher à résoudre de
pareilles questions sans y pouvoir réussir.
Donnons encore à cette occasion une nouvelle preuve de
l'esprit conséquent de Descartes. « L'âme, disait-il, est essentiel-
V) lement différente de la matière. Elle doit donc avoir des idées
» qui en soient indépendantes. Elle doit donc avoir des idées in—
» nées. » Cette conséquence, si elle n'est pas démonstrative,
est au moins bien philosophique , bien convenable et à la dignité
de notre âme , et à la grandeur de l'Etre qui l'a créée. Mais mal-
heureusement celte conséquence n'est pas vraie; Locke a dé-
monlréj et bien d'autres après lui, que toutes nos idées, même
ao6 ELEMENS
les idées purement intellectuelles et morales , viennent de nos
sensations.
Je désirerais seulement , peut-être par un excès de scrupule ,
que parmi les preuves invincibles que Locke a données de cette
vérité, il n'eut pas fait entrer la différente manière de penser
des hommes et des nations sur certaines vérités de morale ; je
craindrais que cette différence, qui n'est que trop vraie, ne
conduisît certains esprits peu attentifs à regarder ces v-érités
comme douteuses. Je sais qu'il s'en faut bien qu'elles le soient ;
je sais même qu'il s'en faut bien que l'intention de Locke
ait été de le faire croire. Mais il est des objets qui doivent être
sacrés pour le philosophe, auxquels du moins il ne doit tou-
cher qu'avec une extrême circonspection , et sur lesquels il doit
éviter de donner même occasion à des sophismes. D'ailleurs,
pour prouver qu'il n'y a point d'idées innées, est-il nécessaire
d'observer que les principes de morale trouvent de la contradic-'
tion parmi les hommes? Quand toutes les nations seraient par-
faitement d'accord sur ces principes, et sur la manière de s'y
conformer, s'ensuivrait-il qu'ils fussent l'mies ^our cela? Il s'en-
suivrait seulement que les hommes ayant les mêmes sensations,
ont du être conduits de la même manière par ces sensations
à la connaissance des vérités morales. Je conviens que la con-
naissance de ces vérités ne nous vient pas immédiatement de nos
sensations ; ellfe nous vient de la société que nous formons avec
les autres hommes, des idées que cette société nous procure, des
besoins qu'elle nous fait sentir, et des moyens qu'elle nous four-
nit pour les satisfaire : mais toutes ces connaissances même
tiennent évidemment à nos sensations , en dépendent, et ne
sont acquises que par ce secours. C'est donc en effet à nos sen-
sations que nous devons la connaissance des vérités morales. En
un mot, la connaissance des vérités morales n'est fondée que sur
la notion du juste et de l'inju&te; l'homme n'a l'idée de l'injuste
que parce qu'il a l'idée de souffrance, et il n'a l'idée de souffrance
que parce qu'il a des sensations.
Mais s'il est vrai que c'est à nos sens que nous devons primiti-
vement toutes nos idées, il n'est pas moins vrai que c'est à la so*
ciété qui nous unit aux autres hommes que nous devons immé-
diatement, non-seulement, comme nous venons de le dire, les
idées morales , mais la plus grande partie même des notions
purement spéculatives. Il ne faut , ce me semble , pour s'en con-
vaincre , que réfléchir sur la différence énorme qui se trouve à
l'égard des connaissances et des lumières entre les sauvages et
les peuples policés. Qu'aurait été le plus grand de nos philo-
sophes , s'il eût été réduit aux seules idées qui sortaient du fond
DE PHILOSOPHIE. 267
de la nature? N'est-ce pas vraisemblabfensent cette privalion de
société , plus que toute autre cause , qui réduit les animaux h an
cercle d'idées si étroit et si borné ? Mais pourquoi les animaux,
avec des organes semblables à ceux des hommes , n'ont-ils pas le
même penchant que les hommes à se rapprociier les uns des
autres ? Pourquoi leur langue et leur bouche, d'ailleurs si sem-
blables à la notre en apparence , ne forment-elles pas des sons
articulés ? Il faut que les philosophes aient bien senti la difïicalté
de répondre à ces questions , puisque la seule réponse qu'ils y
aient faite jusqu'à présent, c'est que le Créateur a voulu que
l'homme vécut en société , et que les animaux n'y vécussent pas ;
réponse qui ne satisfait à rien , et qui pourtant est la seule rai-
sotmable ; car comment expliquer ce qu'on ne comprend pas,
si ce n'est en disant : Dieu Ca voulu ainsi? Si les philosophes
ont quelque chose à se reprocher, c'est peut-être de ne pas
donner plus souvent cette solution aux questions qu'on leur fait ;
ils n'en seraient pas plus ignorans , ni nous plus mal instruits;
ils auraient de plus le mérite d'avouer au moins leur ignorance ,
et nous celui de ne pas chercher en vain à sortir de la nôtre.
Que de questions métaphysiques et théologiques , dont les sco-
lastiques prétendent donner la solution , que le vrai philosophe
cherche encore et cherchera vraisemblablement toujours ; que
d'objections dont il doit dire : Je sais bien la réponse quon fait
h cette difficulté, mais je n'y sais pas répondre.
Y II. MORALE.
L'existence de l'Être suprême étant une fois reconnue ,
nous conduit à chercher le culte que nous devons lui rendre. Mais
quoique la philosophie nous instruise jusqu'à un certain point
sur ce grand objet, cependant les lumières qu'elle nous donne
sont très-imparfaites. Le Créateur nous en a avertis lui-même,
en nous prescrivant , par une révélation particulière, la manière
dont il veut être honoré , et que tous les eiTorts de la raison n'au-
raient pu nous faire découvrir. Ainsi la religion , qui n'est autre
chose que le culte que nous devons à l'intelligence souveraine ,
ne doit point entrer dans des élémens de philosophie; la reli-
gion naturelle ne doit même y paraître que pour nous avertir
qu'elle ne suffit pas.
Mais ce qui appartient essentiellement et uniquement à la
raison , et ce qui en conséquence est uniforme chez tous les
•neuples, ce sonties devoirs dont nous sommes tenus envers nos
2o8 ÉLÉMENS
semblables. La connaissance de ces devoirs est ce qu'on appelle
morale , et l'un des plus importans sujets sur lesquels la raison
puisse s'exercer. On ne fait pas tant d'honneur à cette science
dans nos écoles. On la rejette pour l'ordinaire à la fin de toutes
les autres parties de la philosophie , apparemment comme la
moins intéressante , et on la réduit à quelques pages , oii l'on
se borne à agiter des questions vides et scolastiques, aussi peu
propres à nous instruire qu'à nous rendre meilleurs.
Connaissons mieux l'étendue de la morale , et le cas que nous
devons en faire. Peu de sciences ont un objet plus vaste , et des
principes plus susceptibles de preuves convaincantes. Tous ces
principes aboutissent à un point commun , sur lequel il est dif-
ficile de se faire illusion à soi-même ; ils tendent à nous pro-
curer le plus sûr moyen d'être heureux, en nous montrant la
liaison intime de notre véritable intérêt avec raccomj)lissement
de nos devoirs.
La morale est une suite nécessaire de l'établissement des
sociétés, puisqu'elle a pour objet ce que nous devons 'aux
autres hommes. Or l'établissement des sociétés est dans les dé-
crets du Créateur , qui a rendu les hommes nécessaires les
uns aux autres ; ainsi les principes moraux rentrent dans les dé-
crets éternels. Il n'en faut pourtant pas conclure avec quelques
philosophes que la connaissance de ces principes suppose néces-
sairement la connaissance de Dieu. 11 s'en suivrait de là, contre
le sentiment des théologiens même , que les païens n'auraient
eu aucune idée de vertu. La religion, sans doute, épure et
sanctifie les motifs qui nous font pratiquer les vertus morales ;
mais Dieu , sans se faire connaître aux hommes , a pu leur faire
sentir, et leur a fait sentir en effet la nécessité de pratiquer ces
vertus pour leur propre avantage. On a vu même , par un effet
de cette Providence qui veille au maintien de la société , des
sectes de philosophes qui révoquaient en doute l'existence d'un
premier Etre, professer dans la plus grande rigueur les vertus
humaines. Zenon , chef des stoïciens , n'admettait d'autre Dieu
que l'univers , et sa morale est la plus pure que la lumière na-
turelle ait pu inspirer aux hommes.
C'est donc à des motifs purement humains que les sociétés
ont dû leur naissance ; la religion n'a eu aucune part à leur pre-
mière formation ; et quoiqu'elle soit destinée à en serrer le lien ,
cependant on peut dire qu'elle est principalement faite pour
l'homme considéré en lui-même. 11 suffit, pour s'en convaincre,
de faire attention aux maximes qu'elle nous inspire, à l'objet
qu'elle nous propose, aux récompenses et aux peines qu'elle nous
promet. Le philosophe ne se charge que de placer l'homme dans
DE PHILOSOPHIE. 20g
la société, et de l'y conduire; c'est au missionnaire à l'attirer
ensuite au pied des autels.
La connaissance des principes moraux qui précède la con-
naissance de l'Etre suprême, est elle-même précédée par d'autres
connaissances. C'est par les sens que nous apprenons quels sont
nos rapports avec les autres hommes et nos besoins réciproques ;
et c'est par ces besoins réciproques que nous parvenons à con-
naître ce que nous devons à la société , et ce qu'elle nous doit :
il semble donc qu'on peut définir très-exactement l'injuste, ou
ce qui revient au même le mal moral , ce qui tend à nuire à
la société en troublant le bien-être phjsique de ses membres.
En effet , le mal phjsique est la suite ordinaire du mal moral ;
et comme nos sensations suffisent , sans aucune opération de
notre esprit, pour nous donner l'idée du mal physique, il est
évident que, dans l'ordre de nos connaissances, c'est cette idée
qui nous conduit à celle du mal moral , quoique l'une et l'autre
soient de nature différente. Que ceux qui nieront cette vérité
supposent l'homme impassible , et qu'ils essaient de lui faire
acquérir dans cette hypothèse la notion de l'injusîe.
Mais cette notion en suppose une auîre, celle de la liberté*
car si l'homme n'était pas libre, toute idée de mal se réduirait
au mal physique. C'est donc renverser l'ordre naturel des idées,
que de vouloir prouver l'existence de la liberté par celle du bien
et du mal moral. C'est prouver une vérité qui n'est que de sen-
timent, c'est-à-dire de l'ordre le plus simple, par une vérité
sans doute aussi incontestable , mais qui dépend d'une suite de
notions plus combinées. Nous disons que l'existence de la liberté
n'est qu'une vérité de sentiment , et non pas de discussion ; il
est facile de s'en convaincre. Car le sentiment de notre liberté
consiste dans le sentiment du pouvoir que nous avons de faire
une action contraire à celle que nous faisons actuellement; l'idée
de la liberté est donc celle d'un pouvoir qui ne s'exerce pas, et dont
l'essence même est de ne pas s'exercer au moment que nou!^ le sen-
tons ; cette idée n'est donc qu'une opération de notre esprit , par
laquelle nous séparons le pouvoir d'agir d'avec l'action même,
en regardant ce pouvoir oisif, quoique réel , comme subsistant
pendant que l'action n'existe pas. Ainsi la notion de la liberté
ne peut être qu'une vérité de conscience. En un mot , la seule
preuve dont cette vérité soit susceptible est analogue à celle de
l'existence des corps ; des êtres réellement libres n'auraient pas
un sentiment plus vif de leur liberté que celui que nous avons
de la nôtre : nous devons donc croire que nous sommes libres.
D'ailleurs, quelles difficultés pourrait présenter cette grande
question , si on voulait la réduire au seul énoncé net dont ^\U
14
310 ELEMENS
soit susceptible? Demander si riiomme est libre, ce n'est pas
demander s'il agit sans motif et sans cause , ce qui serait im-
possible , mais s'il agit par choix et sans contrainte ; et sur cela
il suffit d'en appeler au te'moignage universel de tous les hommes.
Quel est le malheureux prêt à périr pour ses forfaits, qui ait
jamais pensé à s'en justifier en soutenant à ses juges qu'une né-
cessité inévitable l'a entraîné 4ansie crime ? C'en est assez pour
faire sentir aux philosophes combien les discussions métaphy-
siques sur la liberté sont inutiles à la tête d'un traité de morale.
Vouloir aller en cette matière au-delà du sentiment intérieur ,
c'est se jeter tête baissée dans les ténèbres.
Comme la justice morale des lois est une suite de la liberté ,
et non la liberté une suite de la justice des lois , ce serait ren-
verser, ce me semble , l'ordre naturel des idées de vouloir prou-
ver que nous sommes libres , parce qu'autrement les lois seraient
injustes. Je dis plus; on aurait tort de prétendre que, si nous
n'étions pas libres , il faudrait anéantir les lois. Ce n'est ici , je
l'avoue , qu'une spéculation purement métaphysique sur une
hypothèse qui n'existe pas ; mais cette sjDéculation abstraite peut
servir à développer et à fixer nos idées sur la matière que nous
traitons. Fussions -nous assujétis dans nos actions à une puis-
sance supérieure et nécessaire , les lois et les peines qu'elles im-
posent n'en seraient pas moins utiles au bien physique de la
société , comme un moyen efficace de conduire les hommes par
la crainte , et de donner, j)our ainsi dire , l'impulsion à la ma-
chine. De deux sociétés semblables , composées d'êtres qui ne
seraient pas libres, celle oiiil y aurait des lois serait moins sujette
au désordre , parce qu'elle aurait , si on peut parler de la sorte,
un régulateur de plus. La nécessité physique des lois, dans des
sociétés pareilles, serait indépendante de la liberté de l'homme;
inais dans la société telle qu'elle est, composée d'êtres libres,
cette nécessité physique se change en équité morale. Dans le
premier cas , les lois ne seraient que nécessaires ; dans le second ,
elles sont nécessaires et justes.
Ces observations, essentiellement relatives aux questions pré-
liminaires de la morale , nous ont paru nécessaires pour pré-
munir nos lecteurs contre les notions peu exactes que plusieurs
philosophes ont données de cette science et des vérités qui en
font la base , et pour faire sentir de quelle manière ces vérités
importantes doivent être traitées.
DE PHILOSOPHIE. an
YIII. DIVISION DE LA MORALE.
MORALE DE l'hOMME.
Quoique le genre humain ne compose proprement qu'une
grande famille , i.'e'anraoiris la trop grande étendue de cette fa-
mille l'a obligé de se séparer en différentes sociétés qui ont pris
le nom d'Etats, et dont les membres se rapprochent par des
liens particuliers , indépendamment de ceux qui les unissent au
système général. La morale a donc quatre objets : ce que les
hommes se doivent comme membres de la société générale ; ce
que les sociétés particulières doivent à leurs membres ; ce
fju'elles se doivent les unes aux autres ; enfin ce que les membres
de chaque société particulière se doivent mutuellement , et à
FEtat dont ils sont membres. Les premiers devoirs renferment
la loi naturelle ou générale, qui n'est bornée ni par les temps
ni par les lieux , et qu'on peut nommer la inorale de Vliomme ;
îes devoirs de la seconde espèce peuvent être appelés la morale
des législateurs ; ceux de la troisième la morale des États ; enfin
les devoirs du quatrième genre , la morale du citojen. Ainsi on
trouve dans cette division le droit naturel ou commun; le droit
politique , qu'il ne faut pas confondre avec la politique à laquelle
il est souvent contraire ; le droit des gens et le droit positif. A
ces quatre branches de la morale on peut en ajouter une cin-
quième, la morale du philosophe : elle n'a pour objet que nous-
ïiiémes , et la manière dont nous devons penser pour rendre
notre condition la meilleure ou la moins triste qu'il est possible.
Parcourons successivement ces différentes branches , et voyons
les principaux points qui s'y rapportent.
Les lois générales et naturelles sont de deux espèces, écrites
ou non écrites. Les lois naturelles écrites sont celles dont l'ob-
servation est tellement nécessaire au maintien de la société ,
qu'on a établi des peines contre ceux qui les violeraient. On ap-
pelle crime toute action qui tend à violer les lois naturelles
écrites. De cette seule notion se déduisent , comme nous le
verrons plus bas, les principes par lesquels on peut juger de la
nature et du degré d'énorniité de chaque crime.
Les lois naturelles non écrites sont celles à l'infraction des-
quelles on n'a point attaché de peines , p^rce que cette infrac-
tion ne porte pas un trouble aussi marqué dans la société que
l'infraction des lois naturelles écrites. Mais si l'observation de
celles-ci est nécessaire pour rendre la société durable, l'obser-
vation de celles-là ne l'est pas moins pour rendre la société douce
et florissante : leur transgression est même un poison lent qui
212 ÉLÉMENS
doit insensiblement la miner et la dissoudre. Pourquoi nean^
moins les législateurs semblent-ils avoir remis à la volonté des
peuples l'observation de ces lois? Pourquoi n'est-il point d'action
contre l'avarice , la dureté envers les malheureux, l'ingratitude
et la perfidie ? Celui qui laisse périr de misère un citoyen qu'il
peut secourir , n'est-il pas à peu près aussi coupable envers la
société que s'il faisait périr ce malheureux par une mort lente?
Pourquoi donc les lois l'ont-elles épargné ? C'est que le bien de
cet avare étant supposé acquis par des moyens que les lois ne
réprouvent pas , elles ne peuvent le lui arracher pour le donner
à d'autres ; et que si la loi qui nous oblige de soulager nos sem-
blables est une des premières dans l'état de nature , elle est
subordonnée, dans l'ordre de la société, à la loi qui veut que
chacun jouisse tranquillement et en liberté de ce qu'il possède. De
même pourquoi la perfidie et l'ingratitude n'ont-elles point de
peines afflictives? C'est par une raison à peu près semblable à
celle pour laquelle le larcin n'était point puni à Sparte , pour
nous apprendre à être sur nos gardes avec les hommes, et à ne
pas placer trop légèrement notre confiance et nos bienfaits :
c'est aussi pour ne pas trop accorder à la tyrannie des bien-
faiteurs , et pour exciter les hommes aux belles actions par le
seul plaisir de les faire. Ainsi la morale établit la réalité et la
justice des lois non écrites par les raisons même qui ont forcé
les législateurs à être indulgens sur la transgression de ces lois.
D'ailleurs les législateurs ont pu croire que les hommes ce fe-
raient justice eux-mêmes sur cette transgression, en punissant les
coupables , soit par la honte , soit par le mépris , soit par le refus
de leur secours ; mais il faut avouer que si les législateurs ont
pensé de la sorte, ils ont eu trop bonne opinion du cœur humain.
L'observation des lois naturelles écrites est ce qu'on nomme
probité ; la pratique des lois naturelles non écrites est ce qu'on
appelle vertu. Cette pratique est proprement l'objet de la mo-
rale ; car la sévérité des lois qui produit la crainte est la morale
la plus eflicace qu'on puisse opposer aux crimes ; et la vraie
morale, celle qui enseigne la vertu , est le supplément des lois.
La vertu sera d'autant plus pure, que l'on sera plus rempli
de l'amour universel de l'humanité. Or notre âme n'a qu'une
certaine étendue d'affections; ainsi les passions qui remplissent
l'âme de quelque obj^et particulier nuisent à la vertu , parce
que le degré de sentiment qu'elles emportent et qu'elles con-
somment est autant de retranché sur celui que l'on doit à tous
les membres de la société pris ensemble. L'amour, par exemple,
peut produire quelquefois le même efïet que le défaut d'hu-
manité , par la violence avec laquelle il nous concentre dans
DE PHILOSOPHIE. siS
un objet, et nous détache de tous les autres; il n'éteint pas l'a-
mitié dans les âmes vertueuses, mais souvent il l'assoupit; s'il
adoucit quelquefois les âmes féroces , il dégrade encore plus
sûrement les âmes faibles. L'amour est pourtant de toutes les
passions la plus naturelle , la plus excusable et la plus com-
mune.
Les passions peuvent donc être contraires à la vertu par leur
seul excès , quand elles auraient d'ailleurs un objet louable; mais
elles le peuvent être encore par la nature même de leur objet,
et pour lors elles sont appelées vices ^ le vice n'étant autre chose
qu'un sentiment habituel qui nous porte à l'infracliou des lois
naturelles de la société écrites ou non écrites. C'est pourquoi les
passions par leur excès, et les vices par leur nature, sont un
des plus grands objets dont la morale puisse s'occuper. Elle tra-
vaille à modérer les unes et à déraciner les autres. INous disons
à modérer les unes ; car, quoique les sentimens trop isolés et
trop concentrés nuisent à l'exercice des vertus sociales , la mo-
rale ne prétend pas réduire les affections de l'âme à ces seules
vertus. Elle nous apprend seulement que ces sentimens doivent
être subordonnés à l'amour de l'humanité. Je préfère , disait un
philosophe, ma famille à moi, ma patrie à ma famille , et le
genre humain à ma patrie. Telle est la devise de l'homme ver-
tueux.
Si on appelle bien-être tout ce qui est au-delà du besoin ab-
solu , il s'ensuit que sacrifier son bien-être aux besoins d'autrui
est le grand principe de toutes les vertus sociales, et le rem*ede
à toutes les passions. Mais ce sacrifice est-il dans la nature , et
en quoi doit-il consister? Sans doute aucune loi naturelle ni
positive ne peut nous obliger à aimer les autres plus que nous ;
cet héroïsme , si un sentiment absurde peut être appelé ainsi ,
ne saurait être dans le cœur humain ; mais l'amour éclairé de
notre propre bonheur nous montre comme des biens préférables
à tous les autres , la paix avec nous-mêmes , et l'attachement de
nos semblables ; et le moyen le plus sûr de nous procurer cette
paix et cet attachement , est de disputer aux autres le moins
qu'il est possible la jouissance de ces biens de convention si
chers à l'avidité des hommes. Ainsi l'amour éclairé de nous-
mêmes est le principe de tout sacrifice moral.
La disposition qui nous porte à ce sacrifice s'appelle désinté-
ressement. On peut donc regarder le désintéressement comme
la première des vertus morales. C'est en effet celle qui contribue
le plus à conserver et à fortifier en nous toutes les autres. C'est
aussi celle que les malhonnêtes gens connaissent le moins , celle
à laquelle ils croient le moins, celle enfin qu'ils craignent ou
5i4 ÉLÉMENS
qu'ils haïssent le plus dans ceux à qui ils sont forcés de Rac-
corder.
Pour fixer quelles sont les lois et les bornes du sacrifice que
nous devons aux autres , il faut distinguer deux sortes de né-
cessaire , r^bsolu et le relatif. L'absolu est réglé par les besoins
indispensables de la vie ; le relatif par l'état et les circonstances.
Le nécessaire relatif n'est donc pas égal pour tous les hommes;
l'absolu même ne l'est pas; la vieillesse a plus de besoins que
î'eufance , le mariage que le célibat , la faiblesse que la force ,
la maladie que la santé.
La morale doit s'appliquer à fixer les bornes du nécessaire
absolu et du nécessaire relatif. Il ne s'agit point sur cet article
de recourir aux préceptes ni même aux conseils de la religion;
il s'agit de ce que la philosophie et les lois rigoureuses de la so-
ciété nous permettent ou nous ordonnent. Car des élémens de
morale doivent être £ahs pour toutes les nations, même pour
celles que la lumière de la foi n'a pas éclairées.
Les bornes du nécessaire absolu sont fort étroites; un peu de
justice et de bonne foi avec soi-même suffira pour les connaître.
A l'égard du nécessaire relatif, la règle la plus sûre pour en
juger est l'opinion publique; elle apprécie toujours équitable-
ment les différens besoins de chaque État. Un citoyen aurait
donc tort de régler en général son nécessaire relatif sur l'exemple
de ses égaux ; parce que dans un mauvais gouvernement un Etat
peu^estimable en lui-même peut être le chemin de l'opulence ,
et par conséquent n'autorise pas à user avec faste des richesses
qu'il a procurées. Mais au défaut du gouvernement la nation fait
justice, et prononce sur ce qui est permis à chacun ; il ne s'agît
que de savoir l'entendre.
Au reste , une loi antérieure à toute considération sur le né--
cessaire relatif, c'est que dans les États oii plusieurs citoyens
manquent du nécessaire absolu, et ces États sont par malheur le
plus grand nombre, tous ceux qui ont plus que ce nécessaire
doivent à l'Elat au moins une partie de ce qu'ils possèdent au-
delà. Or quelle est cette partie qu'ils doivent, et qu'ils ne peuvent
retenir sans être coupables envers la société dont ils sont mem-
bres? La réponse à cette première question (j) renfermera l'o-
(i) Voici un calcul qui peutservirànous faire entendre. Supposons euFrancc
vingt millions (riiabitans , et dix miile millions de richesses; c'est environ
cinq cents livics par tête, auxquelles chaque citoyen a également droit, et
auxquelles même il aurait un droit absolu et rigoureux, si ces cinq cents
livres étaient indispensables pour satisfaire au nécessaire absolu. Mais sup-
posons que le ne'cessaire absolu se borne à trois cents livres, et qc^il y ait
dans la bociete' dix millions d'hommes dont le bien ne se monte qu'à dei^x
ecnts livres. Voilà donc cent livres qui mauqucoi à chacun de ces citoyen»
DE PHILOSOPHIE. 2i5
bligation étroite que la morale nous impose. Mais quand on a
sati>raif à cette obligation , et qu'on voit encore une partie de
ses semblables manquer du nécessaire par l'injustice et la bar-
barie du plus grand nombre des citoyens, n'est-il pas du devoir
de l'homme vertueux de pousser le sacrifice plus loin, de se
priver même tout-à-fait de son nécessaire relatif; et l'étendue
plus ou moins grande de ce sacrifice n'est-elle pas la véritable
mesure de la vertu?
Voilà les questions importantes qu'on doit traiter dans les
élémens de la morale de l'homme. Cette science , considérée
sous ce point de vue , devient une espèce de tarif, mais un tarif
qui doit effrayer toute âme honnête. Il fera voir à l'homme de
bien que , s'il lui est permis de désirer les richesses dans la vue
d'en faire usage pour diminuer le nombre des malheureux , la
crainte des injustices auxquelles l'opulence l'expose doit le con-
soler quand il est réduit au pur nécessaire.
Le luxe est au nécessaire relatif ce que celui-ci est au néces-
saire absolu; les lois morales sur le luxe doivent donc être en-
core plus rigoureuses que les lois sur le nécessaire relatif. On
peut les réduire à ce principe sévère , mais vrai , que le luxe
est un crime contre l'humanité, toutes les fois qu'un seul membre
de la société souffre et qu'on ne l'ignore pas. Qu'on juge de là
combien peu il y a d'occasions et de gouvernemens oii le luxe
soit permis, et qu'on tremble de s'y laisser entraîner, si on a
poar le nécessaire absolu, et par conse'quent mille millions de richesses dont
une portion de la société' est redevable à l'autre, dans les règles de la plus-
exacte justice. Or la partie la plus riche de la société possède huit mille mil-
lions ; et comme nous supposons que trois cents livres suffisent au nécessaire
absolu des dix millions d'hommes qui composent cette partie opulente, il
s'ensiîit que cette partie a trois mille millions de nécessaire et cinq mille mil-
lions de superflu. Sur ce superflu, elle doit mille millions à l'autre partie;
c'est donc un cinquième de ce superflu qu'elle lui doit nécessairement. Donc,
dans la supposition présente, tout citoyen riche de plus de trois cents livres,
doit en rigueur à ses compatriotes le cinquième du restant. L'exemple que
nous donnons ici n'est (ju'une ébauche léiière du calcul moral que tout homme
de bien doit avoir devant les yeux ; nous y avons supposé que les citoyens les
plus pauvres aient au moins deux cents livres de revenu , et cette supposition
peut être trop forte si une grande partie languit dans la misère; nous avons
supposé, d'un autre côté, que trois cents livres sont le nécessaire absolu de
chaque particulier, et cette supposition peut être trop peu favorable dans plu-
sieurs cas, eu égard au sexe, à la constitution du corps, h l'éducation qu'on a
reçue, et qui augmente nos besoins même malgré nous. Mais, encore une
fois, nous ne prétendons ici que donner un exemple du calcul que chaque
citoyen est obligé de faire sur des données plus exactes, et nous ajoutons que
ce calcul est un des principaux i^oints qu'on doit traiter en morale. Une des
conséquences qu'on doit en tirer , et qui paraît mériter beaucoup d'attention ,
c'est que les charges publiques ne doivent être imposées que sui le nécessaire
relatif des citoyens.
2i6 ÉLÉMENS
quelffue reste d'huraanité et de justice. Nous ne parlons fci que
des maux civils du luxe, de ceux qu'il peut produire dans la
société ; que sera-ce si on y joint les maux purement person-
nels, les vices qu'il produit ou qu'il nourrit dans ceux qui s'y
livren?, en énervant leur âme, leur esprit et leur corps? Aussi
plus l'amour de la patrie, le zèle pour sa défense, l'esprit de
grandeur et de liberté sont en honneur dans une nation , plus
le luxe y est proscrit ou méprisé ; il est le fléau des républi-
ques , et l'instrument du despotisme des tyrans.
Une autre question qui tient à celles du nécessaire absolu et
relatif, est la question de l'usure, si agitée par les pliilosophes
et les écrivains moraux. Il ne serait pas surprenant que sur ce
point , ainsi que sur beaucoup d'autres , les préceptes de la re-
ligion allassent plus loin que ceux de la société; mais, pour
bien connaître ce que la religion ajoute à la morale en cette
matière, il est du devoir du philosophe d'examiner les règles
que la raison et l'équité purement naturelle nous prescrivent.
En quoi consiste l'usure proprement dite ? Si ce qui est usure
dans un cas peut ne pas l'être dans un autre , eu égard aux
circonstances et aux personnes ? Si l'aliénation du fonds est
nécessaire pour pouvoir exiger l'intérêt de l'argent? Enfin, si
l'intérêt composé, c'est-à-dire l'intérêt de l'intérêt, est en lui-
même plus contraire à la morale que l'intérêt simple? On pour-
rait faire voir à cette occasion , et c'est une observation que
nous croyons nouvelle et importante, que , si l'intérêt composé
est plus onéreux au débiteur que l'intérêt simple , lorsque le
débiteur s'acquitte au-delà du temps par rapport auquel l'in-
térêt est fixé, l'intérêt composé est au contraire favorable au
débiteur lorsqu'il s'acquitte avant ce même temps ; vérité de
calcul qu'un auteur de morale peut mettre aisément à la portée
de tout le monde (i).
_(i) Pour rrndre sensible h tons nos lecteurs -cette observation, supposons
qu'un parliciîlici- pré e à un autre une somme d'argent h 3 povu- i d'intérêt
par an, celte usure exoibitante ne peut sans doute jamais être permise eu
morale; mais l'exemple est choisi pour rendre le calcul plus facile. 11 est
clair qu'au conuruncement de la première année, c'est-à-dire dans l'instant
du prêt, le débiteur devra simplement la somme prêtée i ; qu'au commen-
cement de la deuxième année, il devra la somme 4 v et que cette somme ^
devant porter son intérêt h 3 pour i , il sera dû au commencement de la troi-
sième année la sonm.e ^ plus 12, ou i6; en sorte que les sommes i, 4» iG
dues au commencement de chaque année, c'est-à-diic h des intervalles égaux,
fornuTont une proj oit^on dans la(iuelle le troisième nombre contient le se-
cond, comme celui-ci contient le piemier. Or, par la même raison, si on
cherche la somme due au milieu de la piemière année, on trouvera que celle
sommi' est 2, parce que la somme due au nidieu de la première année doit
former aussi une proporuoa semblable avec les eommes i et 4 dues au com-
DE PHILOSOPHIE. 21^
Les lois naturelles écrites ou non écrites ont principalement
pour but de conserver ou d'améliorer l'existence physique des
citoyens ; mais outre cette existence, il en est encore une autre
qn'oii peut iippeifr existence morale, et qui ne doit pas leur être
moins chère : elle est fondte sur l'estime et la confiance de leurs
semblables, sentiment précieux sans lequel aucune société ne
peutsubr.i^ler.
Les ciloyrns ont trois espèces d'existence morale. La première ,
qui consicîe dans la réputation de probité , ne saurait être trop
njénagée dans ceux qui la méritent, et trop ouvertement at-
taquée dans ceux qui en sont indignes. La seconde , qui consiste
dans la réputation de vertu , est moins rigoureusement nécessaire,
et par conséquent , lorsqu'elle est usurpée , elle peut être attaquée
a\'fic plus de liberté; mais elle ne le saurait être avec trop de
circonspection et de justice. Enfin , la troisième est la réputation
de talent et de mérite , qui , moms nécessaire encore , peut aussi
souffrir àes, attaques plus vives quand elle n'est pas méritée. Ces
attaques sont l'objet de la critique ; ainsi la critique est non-
seulement permise , elle est encore utile et nécessaire , pourvu
qu'on ne la confonde pas avec la satire, dont le but est plutôt
de nuire que d'éclairer. Mais c'est peut-être une des questions les
plus délicates de la morale , que de marquer avec équité la diffé-
rence précise de la satire et de la critique ; d'un côté la vanité
offensée voit la satire où elle n'est pas, de l'autre la malignité
voudrait trop en reculer les bornes.
IX. MORALE DES LÉGISLATEURS.
Nous avons donné dans l'article précédent le précis des grands
mencement et à la fin de celte année , et qu'en effet la somme i est contenue
flans la somme 2, comme la somme 2 l'est dans la somme 4- Présentement,
dans le cas de Tinterét simi'le , le dcblleur de la somme 4 au commencement
de la deuxième année ne devtait (jue la somme 7 et non i6 au commencement
de la lioisiè:ne; mais a-i milieu de la piemièie anne'e , il devrait la somme
2 f'i I; rar l'argent qui rapporte 3 pour i à la fin de l'année dans le cas de
l'itueièt simple , et 6, c'est-à-dire le double de 3, à la fin de la deuxième an-
née, doit rapporter 7, c'est-h-dire la moitié de 3, au milieu de la première
année Ponc, dans le cas de l'intérêt compose , le débiteur devra moins avant
la t^n de !a première année que dans le cas de l'inte'rèt simple. Donc si l'in-
térêt compose est favorable au créancier dans certains cas , il l'est au débiteur
dans d'auttes. La compensalion , il est vrai , n'est pas égale, puisque l'avan'-
tasre dn débiteur finit avec la première année , et que celui du créancier com-
mence al'us pctur aller lo^ijouis en croissant à mesure que le nombre des
années augmenle. Néamoins il n'est pas inutile d'avoir fait cette remarque,
ne i'ùt-ce fjue pour montrer rue l'intérêt simple, dans certains cas, est moins
favoiabl*' au d«-biieur que i'intéfét composé, si la convention est telle que le
débiteur soit obligé de s'acquitter avant la fin de l'année de l'emprunt.
2i8 ÉLÉMENS
objets sur lesquels doit porter la morale de l'homme. Celle des
législateurs a deux branches : ce que tout gouvernement de
quelque espèce qu'il soit doit à chacun de ses membres , et ce
que chaque espèce particulière de gouvernement doit à ceux qui
lui sont soumis.
Conservation et tranquillité ;- voilà ce que tout gouvernement
doit_à ses membres, et ce qu'il doit également à tous. Or c'est
par les lois que tout gouvernement satisfait à ces deux points.
Le premier principe de la morale des législateurs est donc qu'il
n'y a de bon gouvernement que celui dans lequel les citoyens
sont également protégés et également liés par les lois. Ils ont
alors un même intérêt à se défendre et à se respecter les uns les
autres ; et en ce sens ils sont égaux, non de cette égalité méta-
physique, qui confond les fortunes, les honneurs et les con-
ditions , mais d'une égalité qu'on peut appeler morale, et qui
est plus importante à leur bonheur. L'égalité métaphysique est
une chimère qui ne saurait être le but des lois, et qui serait plus
nuisible qu'avantageuse. Etablissez cette égalité , vous verrez
Jjientôt les membres de l'Etat s'isoler, l'anarchie naître et la
société se dissoudre. Etablissez au contraire l'inégalité morale y
vous verrez une partie des membres opprimer l'autre , le des-
potisme prendre le dessus et la société s'anéantir.
Il en est des lois comme des sciences : ce n'est pas par le
nombre des principes particuliers, c'est par la fécondité et l'ap-
plication des principes généraux qu'on leur donne de l'étendue
et de la force. Les lois sont de deux espèces , criminelles ou
civiles. Par rapport aux lois criminelles , la morale s'attache à
développer les principes qui doivent en diriger l'objet, l'établis-
sement et l'exécution.
Les lois supposent qu'aucun citoyen ne doit se trouver par sa
situation dans la nécessité absolue d'attenter à la vie ou à la for-
tune d'un autre. Elles ne doivent donc permettre d'attaquer la
vie de son ennemi qife pour défendre la sienne. Mais elles ne
peuvent permettre en aucune occasion d'attaquer par des moyens
violens la fortune de qui que ce soit ; non-seulement parce
qu'elles doivent toujours offrir au citoyen des moyens de rentrer
dans ce qu'on lui a ravi , mais parce que l'économie et la balance
de la société doit être telle , qu'aucun citoyen n'y soit malheureux
sans l'avoir mérité ; ce qui lui ote le droit de dépouiller ou de
vexer son semblable. Ce n'est pas à dire pourtant que dans une
société mal gouvernée , comme la plupart le sont , les citoyens
malheureux puissent se procurer par des violences le nécessaire
que la société leur refuse ; tolérer ces violences ne serait dans
l'Etat qu'un mal de plus. La punition des coupables est alors une
DE PHILOSOPHIE. S19
espèce de sacrifice que In ^ocié^é fait à son repos ; mais il serait
juste o'e ioinflre à ce sacrifice une punition beaucoup plus severe
de ceux qui gouvernent.
On peut distribuer les crimes en différentes classes; dans la
première sont cerx qui ôtent ou qui attaquent injustement la
vie ; dans la seconde ceux qui attaquent l'honneur ; dans la troi-
sième ceux qui attaquent les biens ; dans la quatrième ceux qui
attaquent la tranquillité publique ; dans la cinquième ceux qui
attaquent les mœurs. Les peines des crimes doivent leur être
proportionnées; ainsi ceux de la première espèce doivent être
punis par des peines capitales , ceux de la seconde par des peines
infamantes, ceux de la troisième par la privation des biens,
ceux de la quatrième par l'exil ou la prison , ceux de la cin-
quième par la honte et le mépris public. Telles sont en général
les maximes que le droit naturel prescrit sur cette matière, et
qui ne doivent souffrir d'exceptions que le moins qu'il est pos-
sible. Car le crime doit être puni non-seulement à proportion du
degré auquel le coupable a violé la loi, mais encore à proportion
du rapport plus ou moins étroit, et plus ou moins direct de la loi
au bien de la société. C'est la règle sur laquelle le législateur doit
juger du degré d'énonnité des crimes , et surtout de la distinction
qu'on doit y apporter , en les envisageant soit par rapport à la
religion , soit par rapporta la morale purement humaine. Par là
on peut expliquer pourquoi le vol , par exemple, est puni par les
lois beaucoup plus sévèrement que des crimes qui attaquent la
relicjion aussi directement que le vol; pourquoi la fornication,
quoique beaucoup moins criminelle en elle-même que l'adultère
caché, est cependant en un sens plus nuisible à la société hu-
maine, puisqu'elle tend ou à multiplier dans l'Etat les citoyens
malheureux et sans ressource, ou à faciliter la dépopulation par
la ruine de la fécondité.
C'est ainsi que la morale législative décide quelle doit être la
peine des crimes, eu égard à leur objet, à leur nature, aux cir-
constances dans lesquelles ils ont été commis , à la forme du gou-
,vernement , au caractère de la nation. C'est en conséquence des
mêmes principes qu'elle examine : Si dans la punition des crimes
il n'est p,is quelquefois nécessaire d'aller au-delà des limites que
la loi naturelle semble ]>rescrire , et dans quels cas le législateur
y C'^t obligé ; si on doit infliger des peines infamantes aux ac-
tions qui ne sont pas infâmes en elles-mêmes; si le juge doit
suivre dans tons les cas la lettre de la loi ; s'il peut être permis ,
dans (juelque espèce de gouvernement que ce soit, de s'assurer,
sans l'intervention des lois, de la personne d'un citoyen dan-
gereux.
220 ÉLÉMENS
Nous ne faisons qu'indiquer ici ces difFérens points de la morale
des lois criminelles. Celle des lois civiles esl plus courte. 11 est
en ce genre un grand nombre de questions sur lesquelles le phi-
losophe ne doit pas appuyer , à cause de l'arbitraire qu'elles ren-
ferment. Il doit se borner aux objets généraux de l'adminis-
tration, examiner les cas où l'on doit sacrifier le bien particulier
au bien public, et ceux oii il peut y avoir des exceplions à cette
maxime ; les principes qui rendent les impôts justes ou injustes,
la différence de la dépendance civile, par laquelle les cito3^ens
tiennent tous également au corps de l'Etat dont ils sont sujets ,
et delà dépendance domestique , par laquelle les enfans sont sou-
anis à leurs pères, les femmes à leurs maris, les serviteurs àleurs
maîtres; les bornes de la dépendance domestique où les citoyens
peuvent être les uns des autres , et la nécessité de modifier cette
' dépendance sans la rompre , pour resserrer les liens de la dépen-
dance civile; les lois du mariage, la plupart trop onéreuses au
sexe le plus faible , parce qu'elles ont été faites par le plus fort ;
en un mot , les maximes qui doivent servir de base aux grands
principes du gouvernement. Le reste esl la matière de la juris-
prudence, science trop contentieuse et trop peu uniforme pour
avoir place dans desélémens de philosophie.
Enfin , l'objet des législateurs étant de procurer le plus grand
bien de la société qu'ils gouvernent, ils doivent encore engager
les hommes à concourir à ce bien pour leur propre intérêt. Si le
droit politique demande qu'un citoyen ne devienne pas trop
puissant, le droit naturel exige qu'un citoyen utile soit récom-
jDensé. Les récompenses sont de deux espèces, les richesses et les
honneurs. Les richesses sont dues à ceux qui ont enrichi l'Etat,
les honneurs à ceux qui l'ont honoré. Que les citoyens qui se
plaignent d'être pauvres ou d'être oubliés , méditent cette règle ,
et qu'ils se jugent.
Comme le mérite, les talens et les services rendus à l'État sont
personnels , les récompenses doivent l'être aussi. Ainsi la famille
d'un citoyen, lorsqu'elle n'a d'autre mérite que celui de lui ap-
partenir , ne devrait pas participer aux honneurs qu'on lui rend ,
si ce n'est autant que cette participation serait elle-même un
honneur de plus pour le citoyen. Cette participation devrait-elle
donc s'étendre au-delà du temps où le citoyen peut en jouir,
c'est-à-dire , au-delà de sa vie ? Et la noblesse héréditaire , sur-
tout dans les pays où les nobles mnt beaucoup de prérogatives ^
n'a-t-elle pas l'inconvénient de faire jouir des avantages dus au
mérite, des hommes souvent inutiles, ou même nuisibles à la
patrie ?
Si les honneurs ne se doivent qu'au mérite j ils ne doivent
DE PHILOSOPHIE. :i%t
donc pas être la récompense de la fortune ; ils ne doivent donc
pas se vendre. C'est à peu près, dit Platon, comme si on faisait
quelqu'un général ou pilote pour son argent. Ceux qui ont fait la
meilleure apologie de cette vénalité, ont dit que dans les États
despotiques, oii le prince gouverné par ses courtisans est exposé
à faire de mauvais choix, le hasard donnera de meilleurs sujets
que le choix du prince , et que l'espérance de s'avancer par les
richesses entretiendra l'industrie; c'est-à-dire, à proprement
parler, que la vénalité des honneurs ne devrait avoir lieu que
dans un gouvernement dont le principe serait mauvais, et dont
le chef serait indigne de l'être.
Nous n'avons parlé jusqu'ici que des principes purement mo-
raux qui doivent guider et éclairer les législateurs. La religion
par ses préceptes, ses conseils, ses récompenses et ses peines, est
le complément des lois ; mais comment et jusqu'à quel point
doit-elle en faire partie ? De là plusieurs grandes questions qui
appartiennent essentiellement à la morale législative. Est-il né-
cessaire que les lois civiles et celles de la religion soient séparées?
Que les unes et les autres n'aient rien de commun entre elles,
ni quant aux obligations, ni quant aux peines ? Que la religion
n'ait aucune influence sur les effets civils, ni ceux-ci sur la
religion ? La tolérance de toutes les manières d'honorer l'Être
suprême, ne serait-elle pas l'effet infaillible de cette distinction
de lois ? Enfin , dans des élémens de morale législative, ne doit-on
pas établir l'esprit de douceur et de modération à l'égard de
quelque culte que ce puisse être ? Cette dernière question est la
plus facile à décider. En effet, parmi cette multitude de reli-
gions qui couvrent la surface de la terre, il n'y a point de nation
qui ne croie posséder la vraie ; ainsi des élémens de morale
devant embrasser tout l'univers , décideraient en pure perte de
la prééminence d'une religion sur une autre ; ils ne feraient là-
dessus changer aucun peuple ; ils doivent donc se borner à con-
seiller aux hommes de se supporter sur ce point. D'ailleurs, si
l'intolérance religieuse d'une société par rapport à ses membres
était autorisée par la morale , elle devrait l'être , par les mêmes
principes, de société à société; or, quel trouble affreux n'en
résulterait-il pas sur la surface de la terre ? Animés par un zèle
éclairé, nous envoyons nos missionnaires à la Chine; si les
Chinois, poussés par un zèle aveugle , en faisaient autant par
rapport à nous , traînerions-nous leurs missionnaires au supplice ?
Nous nous bornerions à tâcher de les convertir.
Il faut donc bien distinguer l'esprit de tolérance , qui consiste
à ne persécuter personne, d'avec l'esprit d'indifférence qui re-
garde toutes les religions comme égales. Plût à Dieu que cette
222 ÉLÉMENS
distinction, si essenlielie et si juste, fut bien connue de toutes
les nations I La religion clirotieune , qu'il est si important aux
hommes de pratiquer , serait plus aisëe à leur faire connaître.
Car la charité que cette religion même nous oblige d'avoir pour
ceux qui ont le malheur de l'ignorer, n'exclut pas les voies de
douceur par lesquelles elle doit s'insinuer dans les esprits. Bien
loin de rejeter ces moyens de persuasion, elle les favorise et les
prépare ; sa nature est sans doute de faire des prosélytes , mais
sans y employer l'autorité coactive. Les récompenses et les dis-
tmctions sont le seul ressort dont les législateurs puissent se
permettre de faire usage, pour mettre la véritable religion en
honneur. Par ce moyen elle acquerra de jour en jour des secta-
teurs d'autant plus fidèles qu'ils seront volontaires. La persécu-
tion produirait un effet tout opposé. Dans le premier cas , la
vanité seule, sans aucun effort, détache insensiblement les
hommes de leurs opinions, dans l'autre au contraire elle les y
attache.
L'application de ces principes doit principalement avoir lieu ,
lorsqu'il y a dans un État deux religions puissantes , rivales l'une
de l'autre. Dans quelques gouvernemens on y a ajouté un autre
moyen de miner insensiblement celle des deux religions qu'on
veut affaiblir ; c'est d'ouvrir la porte à toutes les espèces de culte.
Ainsi, disent les partisans de ce système , « pour prévenir ou
« faire cesser une inondation dans certains fleuves , on y ajoute
» de nouvelles eaux, qui creusent le lit et rendent le courant
» plus rapide ; au lieu de faire au fleuve des saignées , qui , en
n affaiblissant la rapidité des eaux, ne seraient propres qu'à
') augmenter le débordement. La rivalité de deux religions qui
)) se disputent l'empire chez un peuple , est plus propre à y
» causer ctes désordres civils que le mélange de cent religions
'> que l'Etat tolère toutes, et qui se méprisent mutuellement
» sans se craindre et sans se nuire. Aussi l'Angleterre , qui admet
)) toutes les manières d'honorer Dieu qu'il a plu aux hommes
n d'inventer, ne connaît pas ces disputes funestes de religion
>) dont tant d'autres peuples ont été la victime. » Nous n'exa-
minerons pas si ce système a été en eftet utile à l'Angleterre ;
mais il nous paraîtrait dangereux , et par rapport à la religion ,
et par rapport à la politique, d'en faire une règle générale.
L'intolérance en matière de religion (nous parlons toujours
de l'intolérance qui persécute) est d'autant plus injuste dans son
principe et dans ses effets, qu'en général les hommes sont assez
portés d'eux-mêmes , ou à suivre la religion du pays qu'ils ha-
bitent, ou du moins à la respecter lorsqu'on ne les y force pas.
Pour s'en convaincre , il sufïit de faire attention à l'horreur que
DE PHILOSOPHIE. 223
les incrédules même aiFeclent pour ceux tle leurs semblables qui
embrassent une autre religion que celle oii ils sont nés. De la
part d'un chrétien persuadé, celte horreur est naturelle ; mais
dans un homme qui regarde toutes les religions comme aussi
•indifférentes que la manière de se vêtir , quel peut en être le
principe? Serait-ce pure inconséquence? Serait-ce plutôt une
suite de ce sentiment de respect pour la religion de nos pères,
que l'éducation a gravé dans nous , et auquel on obéit , même
sans s'en apercevoir?
^ Au reste, soit que l'État doive entrer ou non dans les ques-
tions de religion , il doit au moins veiller avec soin à ce que les
ministres de la religion ne deviennent yjas trop puissans. Si leur
pouvoir peut être de quelque utilité , c'est dans les États des-
potiques , pour servir de barrière à la tyrannie ; c'est-à-dire que
ce pouvoir n'est alors qu'un moindre mal opposé à un plus
grand.
Ces principes généraux de la tolérance civile , qu'il ne faut pas
confondre encore une fois avec la tolérance ecclésiastique, c'est-
à-dire avec l'indifférence pour toute religion , nous ont paru mé-
riter par leur importance d'être indiqués ici avec quelque éten-
due , comme un des principaux points qu'on doit s'appliquer à
traiter dans des élémens de morale législative. Mais en laissant
à chaque citoyen la liberté de penser en matière de religion ,
lui laissera-t-on celle de parler et d'écrire? La tolérance, ce
me semble, ne doit pas aller jusque-là, surtout si les écrits et
les discours dont il s'agit attaquent la religion dans sa morale.
Cette règle s'étend même sans difficulté aux écrits qui attaquent
le dogme chez les nations qui ont le bonheur de posséder la
vraie religion. La question devient plus difficile à résoudre par
rapport aux contrées dont les peuples sont engagés dans l'er-
reur, surtout quand cette erreur est connue d'une grande partie
de la nation, et que ceux qui gouvernent n'y participent pas
ou n'y sont soumis qu'en apparence. En effet, si d'un côté,
comme le christianisme nous l'enseigne, rien n'est plus dé-
plorable que de laisser, en matière de religion, toute une
nation plongée dans les ténèbres; de l'autre, il est quelquefois
plus nuisible qu'utile pour le repos de cette même nation de
chercher à lui arracher ce voile imposteur. On voit par là avec
combien de précautions et de sagesse cette question doit être
discutée. Mais quelque méthode qu'on suive pour la résoudre ,
il est un principe que l'on ne doit pas oublier en la traitant , et
qu'on ne saurait trop inspirer à tous les citoyens , c'est qu'il y a
de la démence à combattre la religion si elle est vraie , et biça
peu de mérite si elle est fausse.
324 ÉLÉMENS
On a quelquefois attaqué les adversaires déclarés du chrisfia-
nisme par ce principe , qu'ils anéantissent autant qu'il est en eux
le seul frein que puisse avoir le peuple. Il serait dangereux, ce
me semble, d'appuyer uniquement, comme ont fait quelques
écrivains, sur cette considération purement politique. Ce serait
lan-e injure à la vraie religion que de vouloir la conserver et la
défendre par les mêmes vues qu'une invention purement hu-
maine. Ce serait d'ailleurs ignorer que , si la croyance d'un Dieu
vengeur est un des plus puissans remparts que les législateurs
puissent opposer à la méchanceté des hommes , ce mol if n'i^git
pas avec une égale force sur tous les esprits. La multitude , pour
l'ordinaire, n'est vivement agitée que par la crainte d'un mal
ou l'espérance d'un bien présent. Une expérience triste , mais
malheureusement trop vraie , prouve, à la honte de l'humanité,
que les crimes qui sont punis par des lois se commettent peu, eu
comparaison de ceux dont l'Être suprême est le seul témoin et le
seul juge, quoique la loi divine défende également les uns et les
autres. Ainsi, d'un côté , les peines dont la foi nous menace sont
par leur nature le frein le plus redoutable des crimes ; de l'autre,
l'aveuglement de l'esprit humain empêche ce frein d'être aussi
général qu'il pourrait l'être.
Il résulte de tout ce qu'on vient de dire que , dans les pays
même oii la tolérance civile est admise, le moralisle ne doit pas
établir cette règle, de ne jamais punir les écrits contre la re-
ligion, mais qu'il doit laisser à la prudence du gouvernement
et des magistrats à déterminer en ce genre ce qu'il vaut mieux
ignorer que punir.
Quelques philosophes de nos jours prétendent que si l'on pros-
crit entièrement les ouvrages contre la religion , il ne serait
peut-être pas moins à propos d'interdire aussi les écrits en sa
faveur. « Dès qu'il n'y aura point , disent-ils , d'adversaires dé-
» clarés, ces écrits ne serviraient qu'à prouver aux simples
» que la religion a des adversaires secrets. D'ailleurs qu'ajoute-
» ront tous ces ouvrages aux excellens livres déjà composés en
» faveur du christianisme ? Et qu'y ajoutent-ils souvent en effet
» que des argumens faibles et mal présentés, qui prouvent plus
» de zèle que de lumière , et qui peuvent donner aux incrédules
» une apparence d'avantage ? » Nous convenons que, dans la
supposition présente, les écrits en faveur de la religion seraient
moins nécessaires ; mais nous ne voyons pas qu'il puisse jamais
être dangereux de soutenir une bonne cause par de bonnes rai-
sons , même sans avoir d'adversaires à combattre.
Outre les lois générales qui ont rapport aux hommes consi-
dérés coœmç membres d'une société quelconque j chaque société
DE PHILOSOPHIE. 225
particulière a une forme qui lui est propre; et sa forme est prin-
cipalement déterminée par deux choses, par la nature des lois
particulières de chaque société , et par la nature de la puissance
charge'e de les faire observer. Cette puissance réside, ou dans
le corps de l'Etat pris ensemble, ou dans une partie des citoyens,
ou dans un seul : ce qui constitue les trois espèces de gouverne-
niens, démocratique, aristocratique et monarchique. Le détail
de ce qui convient aux uns et aux autres n'appartient point à
des élémens de morale : l'esquisse suivante offre les principaux
points sur lesquels on doit s'arrêter.
D'un côté, les abus sont plus sujets à s'introduire, et plus
difficiles à guérir dans un grand que dans un petit État ; mais
de l'autre, nn grand État a plus de ressources en lui-même
pour sa conservation et pour sa défense. C'est donc une belle
question de morale législative , que de savoir s'il est bon qu'il y
ait de grands États , et quel est pour chaque État le degré d'é-
tendue et le genre de gouvernement le plus convenable, suivant
le caractère des peuples?
Lorsque l'État en corps n'est pas dépositaire des lois , le corps
particulier ou le citoyen qui en est chargé n'en est absolument
que le dépositaire, et non le maître ; rien ne l'autorise à changer
à son gré les lois. C'est en vertu d'une convention entre les
membres que la société s'est formée ; et tout engagement a des
liens réciproques. Telle est la morale de tous les rois justes. 11
répugne en effet à la nature de l'esprit et du cœur humain
qu'une multitude d'hommes ait dit sans condition à un seul ou
à quelques uns : Commande z-tious , et nous vous obéirons.
Sans discuter les avantages réciproques du gouvernement ré-
publicain et du monarchique, la morale établit seulement que
la meilleure république est celle qui , par la stabilité des lois et
l'uniformité du gouvernement, ressemble le mieux à une bonne
monarchie, et que la meilleure monarchie est celle oii le pou-
voir n'est pa« plus arbitraire que dans la république.
Les devoirs mutuels du gouvernement et des membres sont
le fondement de la véritable liberté du citoyen , qu'on peut
définir la dépendance des devoirs, et non des hommes. Plus le
principe du gouvernement s'éloigne de cet esjirit de liberté, plus
l'Etat est voisin de sa ruine. Le despotisme porte en lui-même
sa cause de destruction, parce qu'une troupe d'esclaves se lasse
bientôt de l'être, ou se laisse facilement subjuguer par les États
voisins. Le tyrannicide est hé du pouvoir arbitraire ; et les
peuples que la religion n'a pas éclairés ont honoré ce crime
comme une vertu; m'ais la religion apprend aux chrétiens à
regarder cette vie comme un état de souffrance , et à laisser à
I. i5
226 éÉLÉMENS
l'Être suprême la vengeance et la mort. Ce qu'il y a cle singu-
lier, et ce qu'il nous sera peut-être permis de remarquer en
passant, comme une des plus étranges contradictions de l'esprit
humain, c'est que les anciens Romains, après avoir assassiné
leurs tyrans, ne refusaient point d'en faire des dieux; ils pla-
çaient dans le ciel, avec les maîtres de l'univers, ceux qu'ils
avaient crus indignes de vivre sur la terre avec les hommes. Il
était décidé que le chef de l'Empire devait après sa mort être
un dieu , n'eùt-il été qu'un monstre durant sa vie : le tyranni-
cide en délivrait ; l'apothéose n'était qu'une vaine cérémonie
qui , sans engager le peuple à rien , pouvait flatter sa vanité,
Néron dieu nuisait moins à l'Empire que Néron homme.
X. MORALE DES ETATS.
Enfin chaque Etat, outre ses lois particulières, a aussi des lois
à observer par rapport aux autres. Ces lois ne diffèrent point de
celles que les membres d'une même société doivent observer mu-
tuellement. La modération, l'équité, la bonne foi, les égards
réciproques, en doivent être les grands principes. C'est là toute
la base du droit des gens , et du droit de la guerre et de la paix.
Cette morale , il est vrai , n'est pas fort utile , eu égard au peu
de moyens qu'elle a pour se faire pratiquer. La morale de
l'homme est assurée par les lois de chaque Etat qui veillent à ce
qu'elle soit observée, et qui pour cela ont la force en main ; la
morale des législateurs est appuyée sur la dépendance réciproque
du gouvernement et des sujets; mais les Etats sont les uns par
rapport aux autres, à peu près comme les hommes dans l'état
de pure nature; il n'y a point pour eux d'autorité coactive, la
force seule peut régler leurs différends. Un citoyen est obligé
d'observer les lois, même quand on ne les observe pas à son
égard , parce que ces lois se sont chargées de sa défense ; il ne
saurait en être de même d'un Etat par rapport à un autre. Ainsi
on punit les malfaiteurs , et on se soumet aux conquérans. Nous
n'avons rien de plus à dire ici sur la morale des Etats. On sera
peut-être étonné du peu d'étendue que nous lui donnons dans
cet essai; mais malheureusement pour le genre humain, elle est
encore plus courte dans la pratique.
XL MORALE DU CITOYEN.
La morale du citoyen vient immédiatement après celle des
Etats. Elle se réduit à être fidèle observateur des lois civiles de sa
patrie, et à se rendre le plus utile à ses concitoyens qu'il est
possible.
DE PHILOSOPHIE. oi^
Tout citoyen est redevable à sa patrie de trois choses; de sa
vie, de ses talons, et de la manière de les employer.
Les lois de la société obligent ses membres de se conserver
pour '^lle , et par conséquent leur défendent de disposer d'une vie
qui appartient aux autres hommes presque autant qu'à eux.
Voilà le principe que la morale purement humaine nous offre
contre le suicide. On demande si ce motif de conserver ses jours
aura un jDOuvoir suffisant sur un malheureux accablé d'infortune,
à qui la douleur et la misère ont rendu la vie à charge ? Nous
répondrons qu'alors ce motif doit être fortifié par d'autres plus
puissans, que la révélation y ajoute. Aussi les seuls peuples chez
lesquels le suicide ait été généralement flétri , sont ceux qui ont
eu le bonheur d'embrasser le christianisme. Chez les autres il est
indistinctement permis, ou flétri seulement dans certains cas. Les
législateurs purement humains ont pensé qu'il était inutile d'in-
fliger des peines à une action dont la nature nous éloigne assez
d'elle-même, et que ces peines d'ailleurs étaient en pure perte,
puisque le coupable est celui à qui elles se font sentir le moins.
Ils ont regardé le suicide, tantôt comme une action de pure dé-
mence, une maladie qu'il serait injuste de punir, parce qu'elle
suppose l'âme du coupable dans un état oii il ne peut plus être
utile à la société; tantôt comme une action de courage, qui hw
maînement parlant suppose une âme ferme et peu commune*
Tel a été le suicide de Caton d'Utique. Plusieurs écrivains ont
très-injustement accusé cette action de faiblesse; ce n'était point
par là qu'il fallait l'attaquer. Caton , disent-ils , yi// un lâche de
se donner la mort , il n'eut pas la force de sun'wre à la ruine de
sa patrie. Ces écrivains pourraient soutenir par les mêmes prin-
cipes , que c'est une action de lâcheté que de ne pas tourner<ie
dos à l'ennemi dans un combat, parce qu'on n'a pas le courage
de supporter l'ignominie que cette fuite entraîne. De deux maux
que Caton avait devant les yeux, la mort ou la liberté anéantie,
il choisit sans doute celui qui lui parut le moindre; mais le cou-
rage ne consiste pas à choisir le plus grand de deux maux; ce
choix est aussi impossible que de désirer son malheur. Le cou-
rage consistait , dans la circonstance oii se trouvait Caton , à re-
garder comme le moindre des deux maux qu'il avait à choisir,
celui que la plupart des hommes auraient regardé comme le plus
grand. Si les lumières de la religion dont il était malheureuse-
ment privé lui eussent fait voir les peines éternelles attachées au
suicide , il eût alors choisi de vivre , et de subir par obéissance à
l'Etre suprême le joug de la tyrannie.
Mais quand une raison purement humaine pourrait excuser en
certaines circonslances le suicide proprement dit, que le christia-
23i8 ELÉMENS
iiisme condamne, cette même raison n'en proscrit pas moins en
tonte occasion le suicide lent de soi-même, qui ne peut jamais
avoir ni motif ni prétexte. De ce principe résulte une vérité que
la pliilosopliie enseigne et que la religion bien entendue confirme ;
c'est que les macérations indiscrètes qui tendent à abréger les
jours, sont une faute contre la société, sans être un hommage à
Ja religion. S'il y a quelques exceptions à cette règle, la raison
et le christianisme nous apprennent qu'elles sont très-rares.
L'Etre suprême , par des motifs que nous devons adorer sans les
connaître, peut choisir parmi les êtres créés quelques victimes
qui s'immolent à son service, mais il ne prétend pas que tous les
hommes soient ses victimes. Il a pu se consacrer une Thébaïde
dans un coin de la terre , mais il serait contre ses lois et ses des-
seins que l'univers devînt une Thébaïde. Ces réflexions suffisent
pour faire sentir sous quel point de vue le suicide doit être pros-
crit par la morale.
Non-seulement le citoyen est redevable de sa vie à la société
humaine , il est encore redevable de ses talens à la société que le
sort lui a donnée , ou qu'il s'est choisie. Nous disons qu'il s'est
choisie. Car dans les gouvernemens qui ne sont pas absolument
tyranniques , chaque membre de l'Etat, dès qu'il trouve sa con-
dition trop onéreuse, est libre de renoncer à sa patrie pour en
chercher une nouvelle. L'attachement si naturel et si général des
hommes pour leur pays, est fondé ou sur le bonheur qu'ils y
goûtent , ou sur l'incertitude de se trouver mieux ailleurs. Faites
connaître aux peuples d'Asie nos gouvernemens modérés d'Eu-
rope , les despotes de l'Asie seront bientôt abandonnés de leurs
sujets; faites connaître à chaque citoyen de l'Europe le gouverne-
meïitsous lequel il se trouvera le plus libre et le plus heureux,
eu égard à ses talens , à ses mœurs , à son caractère , à sa fortune ;
il n'y aura plus de patrie, chacun choisira la sienne. Mais la na-
ture a prévenu ce désordre, en faisant craindre , même à la plu-
part des citoyens malheureux, de rendre par le changement
leur situation plus fâcheuse.
Puisque tout citoyen, tant qu'il reste dans le sein de sa pa-
trie, lui doit l'usage de ses talens, il doit les employer pour elle
de la manière la plus utile. Cette maxime peut servir à résoudre
la question si agitée dans ces derniers temps, jusqu'à quel point
un citoyen peut se livrer à l'étude des sciences et des arts, et si
cette étude n'est pas plus nuisible qu'avantageuse aux Etats?
Question qui a rapport à la morole législative et à celle du ci-
toyen, et qui peut bien mériter à ce double titre de trouver sa
place dans des élémens de morale. Sans prétendre ici la traiter à
fond, il ne sera peut-être pas inutile d'exposer en peu de mots de
DE PHILOSOPHIE. ^.s^
quel côté la morale doit l'envisager , et d'indiquer les moyens de
la résoudre en la décomposant.
Si on réduit Fhorame aux connaissances de nécessité absolue,
son cours d'étude ne sera pas long. La nature lui fait connaître
ses besoins, et lui offre par ses différentes productions le moyen
de les satisfaire. Cette même nature , paisiblement écoutée, lui
apprend ses devoirs- rigoureux envers les autres. En voilà assez
pour former une société de sauvages. On pourrait demander
quels avantages réels un Etat policé peut avoir sur une société
pareille. Cette question se réduit à décider , si l'éducation qui
augmente tout à la fois nos connaissances et nos besoins, nous
est plus avantageuse que nuisible ; s'il nous est plus utile de mul-
tiplier nos plaisirs factices , et par conséquent de nous préparer
des privations , que de nous borner aux plaisirs simples et tou-
jours sûrs que la nature nous offre. Notre but en proposant ces
questions, n'est point de faire regretter à personne l'état de sau-
vage; la vérité force seulement à dire, qu'en mettant à part la
connaissance de la religion , il ne paraît pas qu'on ait rendu beau-
coup plus heureux le petit nombre de sauvages qu'on a forcé de
vivre parmi des peuples policés. Mais le même amour de la vérité
oblige d'ajouter, en même temps, que les regrets de ces sauvages
sur leur premier état, ne prouveraient rien pour la préférence
qu'on devrait lui accorder. Ces regrets seraient seulement une
suite de l'habitude , et de l'attachement naturel des hommes à
la manière de vivre qu'ils ont contractée dès l'enfance. Il s'agit
donc uniquement de savoir si un citoyen, né et élevé parmi des
peuples policés , y est plus ou moins heureux qu'un sauvage né
et élevé parmi ses pareils. Le consentement des hommes semble
avoir décidé cette question par le fait; la plupart d'entre eux ont
cru qu'il leur était plus avantageux de vivre dans des Etats policés;
et l'on ne peut guère accuser le genre humain d'être aveugle sur
ses vrais avantages. Or la police des Etats suppose au moins quel-
que degré de culture et de connaissances dans les membres qui
les composent ; reste à examiner jusqu'où ces connaissances doi-
vent être portées.
Nos connaissances sont de deux espèces, utiles ou curieuses.
Les connaissances utiles ne peuvent avoir que deux objets, nos
devoirs et nos besoins; les connaissances curieuses ont pour ob-
jet nos plaisirs, soit de l'esprit, soit du corps. Les connaissances
utiles doivent nécessairement être cultivées dans une société
policée; mais jusqu'où s'étendent les connaissances utiles? H
est évident qu'on peut resserrer ou augmenter cette étendue,
selon que l'on aura plus ou moins égard aux différons degrés
d'utilité.
23o ELEMENS
Les connaissances d'utilité première , sont celles qui ont pour
objet les besoins ouïes devoirs communs à tous les hommes. En-
suite viennent les connaissances qui nous sont utiles par rapport
à la société particulière dans laquelle nous vivons ; savoir la con-
naissance des lois de cette société, et de ce que la nature fournit
à nos besoins dans le pays que nous habitons. Enfin on doit pla-
cer au troisième rang les connaissances utiles à une société con-
sidérée dans son rapport aux autres.
Toutes les connaissances dont nous venons de faire mention
doivent être cultivées dans une société policée. Il semble d'abord
que cet objet ouvre un champ fort vaste; cependant ce champ si
vaste se resserre beaucoup, si on réduit ces connaissances à ce
qu'elles ont d'absolument nécessaire.
A l'égard des connaissances simplement curieuses, il faut en
distinguer de deux espèces. Quelques unes tiennent au moins in-
directement aux connaissances utiles. Il doit donc être permis,
il est même avantageux que ces sciences soient cultivées avec
quelque soin , surtout si elles dirigent leurs recherches vers les
objets d'utilité.
Mais que dirons-nous des connaissances de pure spéculation, de
celles qui ont pour unique but le plaisir ou l'ostentation de savoir?
Il semble que l'on ne doit s'appliquer à ces sortes de sciences que
faute de pouvoir être plus utile à sa nation. D'où il résulte
qu'elles doivent être jdcu en honneur dans les républiques, oii
chaque citoyen faisant une partie réelle et indispensable de l'Etat
est plus obligé de s'occuper d'objets utiles à l'Etat. Ces études
ont donc réservées aux citoyens d'une monarchie, que la cons-
titution du gouvernement oblige d'y rester inutiles , et de cher-
cher à adoucir leur oisiveté par des occupations sans consé-
quence.
Nous ne parlons encore ici que des sciences purement spécu-
latives , qui, renfermées dans un objet abstrait et diihcile , ne
sauraient être l'occupation ou l'amusement que d'un très-petit
nombre de personnes. Il n'en est pas tout-à-fait de même des
connaissances de pur agrément. Si leur culture ne peut être
l'ouvrage que du talent et du génie, les fruits qui en naissent
doivent être partagés et goûtés par la multitude. Ces connais-
sances pouvant contribuer à l'agrément de la société , sont sans
doute préférables à cet égard aux connaissances de spéculation
aride ; mais cet avantage est compensé par un inconvénient
considérable. En multipliant les plaisirs , elles en inspirent ou
en entretiennent le goût , et ce goût est proche de l'excès et de
la licence ; il est plus facile de le réprimer que de le régler. Il
serait donc peut-être plus à propos que les hommes ?e fussent
DE PHILOSOPHIE. aSi
interdit les arts d'agrément quede^'y être livre's (i). Néanmoins
ces arts d'agrément étant une fois connus, ils peuvent, dans cer-
tains Etats , occuper un grand nombre de sujets oisifs, et les
empêcher de rendre leur oisiveté nuisible. Nous passerions les
bornes de cet essai , si nous entrions dans un plus grand détail.
Mais en considérant ainsi sous différens chefs la question pro-
posée, et en la divisant en différentes branches, on pourra exa-
miner , ce me semble , avec quelque précision , l'influence que
la culture des sciences et des beaux-arts peut avoir sur la morale
des États et sur celle du citoyen.
XII. MORALE DU PHILOSOPHE.
Venons à la morale du philosophe. Elle a pour but, ainsi que
nous l'avons dit , la manière dont nous devons penser pour nous
rendre heureux indépendamment des autres. Cette manière de
penser se réduit à deux principes , au détachement des richesses
et à celui des honneurs. Le premier entre dans la morale de
l'homme , et nous en avons parlé ; le second paraît tenir moins à
cette morale, parce que les honneurs ne font partie ni de notre
"véritable bien-être physique , ni même de l'existence morale à
îaquello tous les citoyens ont un droit égal. Mais si le désintéres-
sement sur les honneurs n'est pas d'obligation morale par rap-
port à la société, il n'est pas moins nécessaire à notre bonheur
que le désintéressement sur les richesses. La raison permet sans
doute d'être flatté des honneurs , mais sans les exiger ni les at-
tendre ; leur jouissance peut augmenter notre bonheur , leur
privation ne doit point l'altérer. C'est en cela que consiste la vraie
philosophie , et non dans l'affectation à mépriser ce qu'on
souhaite. C'est mettre un trop grand prix aux honneurs que de
les fuir avec empressement ou de les rechercher avec avidité ;
le même excès de vanité produit ces deux effets contraires.
D'après ces principes la morale établit et détermine jusqu'oii
il est permis de porter l'ambition. Cette passion , le plus grand
mobile des actions et même des vertus des hommes, et que par
cette raison il serait dangereux de vouloir éteindre, a cela de
singulier , que lorsqu'elle est modérée , c'est un sentiment esti-
mable , la suite et la preuve de l'élévation de l'âme , et que
portée à l'excès elle est le plus odieux et le plus funeste de tous
les vices. En effet, elle est le seul qui ne respecte rien , ni sang ,
ni liaisons , ni devoirs. L'avare est quelquefois généreux pour
(i^ La plupart des arts, dit Xenophon , livre 5'. des Dits métyiorables ,
corrompent le corps de ceux qui les exercent : ils obligent de s'asseoir h
Pombre et auprès du feu; on n'a de temps ni ponr ses amis, ni pour la ré-
publique.
s32 ELEMENS
son ami , l'nmant lui sacrifie quelquefois sa maîtresse, TaniLî-
tieux sacrifie tout à l'objet qu'il veut atteindre ou qu'il possède.
Aussi de tous les maux que les passions des hommes leur cau-
sent , les malheurs que l'ambition leur fait éprouver sont ceux
qui excitent le moins la compassion du sage.
Pour réprimer plus efficacement l'ambition , la morale nous
fait surtout envisager les excès qui en sont la suite. C'est parce
que l'ambition excessive est une passion si détestable, que l'envie
en est une si honteuse. Ces deux passions ont leur source dans
3e même principe ; l'ambition a seulement quelque chose de
inoins vil , en ce qu'elle se montre pour l'ordinaire à découvert,
au lieu que l'envie agit en se cachant ; elle suppose en effet, ou
îa connaissance secrète de son infériorité et de son impuissance,
ou ce qui est plus bas encore, le chagrin de la justice rendue à
son inférieur, c'est-à-dire, le chagrin d'un bien fait à autrui qui
n'est pas un mal pour soi : or aucun de ces deux sentimens n'est
fait pour élre mis au grand jour. L'envie suppose toujours au
moins quelque mérite réel dans celui qui en est l'objet ; elle est
donc toujours injuste ; c'est pour cela qu'elle se cache. Si l'objet
de l'envie n'a qu'un mérite factice, d'emprunt ou de cabale,
l'envie diminue à proportion , et se tourne bientôt en mépris
pour celui qui reçoit les honneurs , pour ceux qui les donnent , et
pour les honneurs même.
La jalousie en amour n'est pas du même genre que l'envie;
c'est un sentiment plus naturel , et dont on a beaucoup moins
à rougir. Elle n'est autre chose que la crainte d'être troublé dans
la possession de ce qu'on aime. L'amour est un sentiment si
exclusif, et qui anéantit tellement tous les autres, qu'il exige
naturellement un retour semblable de la part de son objet. Ce
n'est donc point en y attachant une idée de bassesse , que la mo-
rale attaque la jalousie en amour; c'est en nous représentant
3es malheurs dont l'amour même est la source ; gentiment doux
et terrible , qu'on peut demander si l'Etre suprême a imprimé
aux hommes dans sa faveur ou dans sa colère. Un philosophe de
nos jours examine dans un de ses ouvrages, pourquoi l'amour
fait le bonheur de tous les êtres , et le malheur de l'homme :
c'est, dit-il , qu'il n'y a dans C€tte passion que le physique de
bon , et que le moral, c'est-à-dire le sentiment qui l'accompagne,
n'en vaut rien. Ce philosophe n'a pas prétendu sans doute que le
moral de l'amour n'ajoutât pas au plaisir physique; l'expérience
serait contre lui : il n'a pas voulu dire non plus que le moral
n'est qu'une illusion , ce qui est vrai , mais ne détruit pas la
vivacité du plaisir ; et combien peu de plaisirs ont un objet réel î
Il a voulu dire seulement que le moral de l'amour est ce qui eu
DE PHILOSOPHIE. 233
cause tous les maux , et en cela on ne peut que souscrire à son
^•îvis. Concluons seulement de cette triste vérité , que si des
lumières supérieures à la raison ne nous promettaient pas une
condition meilleure , nous aurious beaucoup à nous plaindre de
la nature , qui en nous présentant d'une main le plus séduisant
des plaisirs, semble avoir voulu nous en éloigner de l'autre par
les écueils dont elle l'a environné ; elle nous a , pour ainsi dire,
placés sur le bord d'un précipice entre la douleur et la privation.
C'est donc le grand principe de la morale du philosophe (et
tel est le déplorable sort de la condition humaine) , qu'il faut
presque toujours renoncer aux plaisirs pour éviter les maux qui
en sont la suite ordinaire. Cette existence insipide, qui nous fait
supporter la vie sans nous j attacher, est pourtant l'objet de
l'ambition et des efforts du sage ; et c'est en effet , tout mis en
balance , la situation que notre condition présente nous doit
faire désirer le plus. Encore la plupart d^s hommes sont-ils si
à plaindre , qu'ils ne peuvent même par leurs soins se procurer
cet état d'indifférence et de paix; mille causes tendent à le
troubldPl les unes , comme la douleur corporelle , sont absolu-
ment indépendantes de nous; d'autres, comme le désir de la
considération , des honneurs , et de la gloire , ont leur source
dans l'opinion des autres, qui n'est guère plus en notre pouvoir ;
d'autres enfin ont leur origine dans notre propre opinion , mais
n'en sont pas pour cela des tyrans moins funestes à notre tran-
quillité. Toutes les leçons de la philosophie sur ce point seront
bien faibles pour nous guérir , si la nature ne nous y a préparés
d'avance par une disposition qui dépend principalement de la
structure des organes. Il est vrai que cette insensibilité , soit
physique , soit morale , a l'inconvénient de porter en même
temps sur les plaisirs et sur les maux , et d'affaiblir les uns en
adoucissant les autres ; comme l'extrcme sensibilité à la douleur
suppose aussi des organes plua propres à faire goûter les im-
pressions agréables.
On voit, par cet exposé, quels sont les principaux points de la
morale du philosophe. Celle des législateurs et celle des Etats ne
regardent qu'un assez petit nombre d'hommes ; celle de l'homme
et celle du citoyen intéressent chaque membre de la société ;
mais elles ont , si on peut parler ainsi , des traits marqués et
tranchans que chacun doit apercevoir sans peine ; la morale du
philosophe a des nuances plus fines qui ne peuvent être saisies
que par des esprits justes et des âmes fortes. Cette partie si im-
portante de la science des mœurs en doit être le principal fruit,
le but auquel doit aspirer tout homme qui pense ; c'est par là
que des élémens de cette science doivent se terminer. La mo-*
234 ÉLÉMENS
raie (\n philosophe termine en même temps la partie de la phi-
losophie qui doit nous intéresser le plus, et qui contient l'art de
raisonner, la connaissance de l'Etre suprême, celle de nous-
mêmes et de nos devoirs.
Nous sera-t-il permis de conclure ces élémens de morale par
lin souhait que l'amour du bien public nous inspire , et dont il
serait à de'sirer qu'un citoyen philosophe jugeât l'exécution digne
de lui? Ce serait celle d'un catéchisme de morale à l'usage et à
la portée des enfans. Peut-être n'y aurait-il pas de moyen plus
efficace de multiplier dans la société les hommes vertueux; on
apprendrait de bonne heure à l'être par principes ; et l'on sait
quelle est sur notre Ame la force des vérités qu'on y a gravées
dès l'enfance. Il ne s'agirait point dans cet ouvrage de raffiner et
de discourir sur les notions qui servent de base à la morale ; on
en trouverait les maximes dans le cœur même des enfans, dans
ce cœur oii les passions et l'intérêt n'ont point encore obscurci
la lumière naturelle. C'est peut-être à cet âge que le sentiment
du juste et de l'injuste est le plus vif; et quel avantage n'y
aurait-il pas à le développer et à l'exercer de bonne heure? Mais
un catéchisme de morale ne devrait pas se borner à nous instruire
de ce que nous devons aux autres. Il devrait insister aussi sur ce
que nous nous devons à nous-mêmes; nous inspirer les règles de
conduite qui peuvent contribuer à nous rendre heureux ; nous
apprendre à aimer nos semblables et à les craindre, à mériter
leur estime et à nous consoler de ne la pas obtenir , enfin à trouver
en nous la récompense des sentimens honnêtes et des actions
vertueuses. Un des points les plus importans , et en même temps
les plus difficiles de l'éducation, est de faire connaître aux en-
fans jusqu'à quel degré ils doivent être sensibles à l'opinion des
hommes ; trop d'indifférence peut en faire des scélérats ; trop
de sensibilité peut en faire des malheureux.
XIII. GRAMMAIRE.
Avant que de finir la première partie de cet essai , qui ren-
ferme les sciences les plus nécessaires à l'homme , la logique , la
métaphysique et la morale , nous ne devons pas omettre une
réilexion très-importante. Quoique nous ayons séparé ces diffé-
rentes sciences , pour les envisager chacune plus particulière-
ment , eu égard à la nature et à la différence de leur objet ,
elles sont cependant plus unies entre elles et ont plus d'influence
réciproque qu'on ne s'imagine ; et par celte raison l'ordre le plus
philosophique qu'on puisse suivre pour les bien traiter, est peut-
être moins de les traiter séparément , cfue de les faire marcher
DE PHILOSOPHIE. 03^
de Front , et comme rentrer l'une dans l'antre. En effet, la mé-
taphysique a pour but d'examiner la ge'nération de nos idées ,
et de prouver qu'elles viennent toutes de nos sensations. Or pour
faire cet examen d'une manière complète , il faut montrer de
quelle manière nos sensations font naître en nous les idées qui
en paraissent les moins dépendantes , comme celles du juste et'de
l'injuste. Ainsi les premières vérités de la métaphysique sont es-
sentiellement liées aux premières notions de la morale ; et dans
une analyse philosophique on ne saurait les séparer. D'un autre
côté la logique est l'art de comparer les idées entre elles ; or pour
apprendre à les comparer , il est nécessaire d'en connaître la
génération ; la métaphysique, sous ce point de vue, doit donc
précéder la logique. Mais en même temps on ne peut développer
la génération des idées sans faire usage de l'art du raisonne-
ment ; ainsi la logique doit précéder à cet égard l'examen de la
génération des idées. Il est donc évidemment impossible de
traiter séparément et distinctement l'une de ces trois sciences ,
la logique , la métaphysique et la morale , sans sui^poser quelques
notions déjà acquises dans les deux autres. Or comment éviter
cette apparence de cercle vicieux , si propre à jeter dans des
élémens de philosophie une espèce de confusion , sui4e néces-
saire et fâcheuse de l'ordre même qu'on voudrait y observer?
Un peu d'attention à la marche de notre esprit dans l'analyse de
ses perceptions , servira à nous faire éviter cet inconvénient. La
faculté de juger , ainsi que celle de sentir , s'exerce en nous dès
que nous commençons à exister ; à peine un enfant a-t-il des
sensations qu'il les compare , qu'il connaît ce qui lui est utile
ou nuisible , et par conséquent qu'il juge. Il y a donc en nous
une logique naturelle et comme d'instinct , qui préside à nos
premières opérations, et que le philosophe doit supposer. La
logique considérée comme science , est l'art de faire des combi-
naisons plus composées et plus dilficiles , et c'est de cet art que
le philosophe doit donner les règles. Ainsi il examinera d'abord
comment nous connaissons par nos sensations l'existence des
objets extérieurs ; il cherchera ensuite comment nos sensations
produisent nos idées ; il jettera à cette occasion les premiers fon-
démens de la morale , et renverra à la morale proprement dite
le détail et le développement des vérités qui portent sur ces
fonderaens inébranlables. La génération des idées étant suiTi-
samraent connue , le philosophe expliqi'era pour lors l'art de
les comparer , c'est-à-dire la logique , pour passer de là à la
grande vérité de l'existence de Dieu , qui étant la plus utile
application des règles du raisonnement, doit en être la première.
Mais une autre science qu'il ne faut pas séparer cle la logique
0.36 ÉLÉMENS
et de la métaphysique , et qui appartient essentiellement à Tune
et à l'autre, c'est la grammaire ou l'art de parler. D'un côté la
formation des langues est le fruit des réflexions que les hommes
ont faites sur la génération de leurs idées ; et de l'autre le choix
des mots par lesquels nous exprimons nos pensées , a beaucoup
d'influence sur la vérité ou sur la fausseté des jugemens que
nous portons , ou que nous faisons porter aux autres. Ainsi c'est
principalement par rapport à l'art de raisonner , et à celui d'ana-
lyser nos idées, que le philosophe traite de la grammaire. Par
conséquent il doit se borner aux principes généraux de la for-
mation des langues ; principes dont les règles de chaque langue
particulière sont des applications faciles , ou des exceptions bi-
zarres qui n'ont d'autre raison que le caprice des instituteurs.
Le grammairien philosophe traitera donc des différentes espèces
de mots ; de ceux qui expriment des individus ; de ceux qui ne
désignent que des êtres abstraits 3 de ceux qui marquent les
différentes manières d'être , les différentes vues sous lesquelles
l'esprit peut envisager un objet ; de ceux qui expriment des idées
simples , et qui par conséquent n'étant point susceptibles de
définition , peuvent être regardés comme les racines philoso-
phiques des langues, c'est-à-dire comme les termes primitifs et
fondamentaux qui servent à expliquer tous les autres ; de la ma-
nière de reconnaître ces mots, et ceux qui renferment des idées
composées; du sens propre des mots et de leur sens figuré ou
métaphorique ; de la nécessité de bien distinguer ces diflférens
sens , pour éviter les erreurs oli l'on s'expose quand on les con-
fond ; enfin de la manière dont on peut apprendre les langues
dans lesquelles on connaît un certain nombre de mots , en se
servant de la signification connue de ces mots pour découvrir
celle des autres. Car il n'est point de langue que nous ne puis-
sions apprendre comme nous avons appris notre langue mater-
nelle , dans la({uelle il a fallu que nous trouvassions de nous-
mêmes , sans le secours des maîtres ni des livres , le sens d'un
très-grand nombre de mots , et en général de tous ceux qui
n'expriment point des individus réels et physiques. C'est par des
combinaisons plus ou moins réitérées, et quelquefois très-mul-
tipliées et très-fines , que nous sommes parvenus à connaître la
signification de ces termes. Aussi le plus grand effort d'esprit
est-il peut-être celui que nous faisons en apprenant à parler.
L'homme le plus stupide en a])parence y parvient néanmoins ,
et nous montre de quel degré de patience et de sagacité le besoin
nous rend capables. {Vojez Éclaircisse3Ient , § IX, p. 238. )
Outre les différens sens dont un raêjne mot est susceptible ,
le grammairien philosophe traite aussi des différens mots suscep^
DE PHILOSOPHIE. 287
tibles d'un même sens , et qu'on appelle synonymes. On peut
donner ce nom , ou à des mots qui ont absolument et rigoureu-
sement le même sens , et qui peuvent en toute occasion être
substitués indifféremment l'un à l'autre ; ou à des mots qui
présentent la même idée avec de légères variétés qui la modifient,
de manière qu'il ne soit permis d'employer l'un à la place de
l'autre , que dans des occasions oii l'on n'aura pas besoin de
faire sentir ces variétés. Ce serait peut-être un défaut dans une
langue que d'avoir des synonymes de la première espèce ; mais
c'en serait un beaucoup plus grand que de manquer de syno-
nymes du second genre. Une telle langue serait nécessairement
pauvre et sans aucune finesse. En effet , ce qui constitue deux
ou plusieurs mots synonymes, c'est d'abord un sens général qui
est commun à ces mots ; et ce qui fait ensuite que ces mots ne
sont pas toujours synonymes , ce sont des nuances souvent déli-
cates et quelquefois presque imperceptibles , qui modifient ce
sens primitif et général ; ainsi toutes les fois que par la nature
du sujet qu'on traite , on n'a point à exprimer ces nuances , et
qu'on n'a besoin que du sens général , chacun des synonymes
peut être indifféremment mis en usage; par conséquent s'il y a
une langue dans laquelle on ne puisse jamais employer indiffé-
remment deux mots l'un pour l'autre , il faut en conclure que
le sens de ces mots diffère non par des nuances fines , mais par
des différences très-marquées et très-grossières ; les mots de la
langue n'exprimeront donc plus ces nuances , et dès lors la
langue sera pauvre et sans finesse.
Après avoir détaillé dans la grammaire ^philosophique ce qui
regarde les mots , on passera à la proposition , qui n'est autre
chose qu'un jugement énoncé. On en considérera les différentes
parties et les différentes espèces , et l'on pourra donner en con-
séquence les principes généraux de la construction ; c'est-à-dire,
les règles pour s'énoncer clairement dans quelque langue que ce
puisse être. On examinera à cette occasion la question si souvent
agitée , et qui peut-être est encore à résoudre , s'il y a dans
certaines langues une inversion proprement dite , et en quoi
cette inversion consiste. 11 ne peut y avoir d'inversion propre-
ment dite, que dans le casoii l'ordre des mots d'une proposition
diffère de l'ordre des idées que ces mots expriment. La question
de l'inversion consiste donc à savoir suivant quel ordre les idées
renfermées dans une proposition se présentent à l'esprit de celui
f[ui l'énonce. Or s'il est très-difficile , pour ne rien dire de plus,
de fixer et de déterminer cet ordre, à cause de la rapidité avec
laquelle nos idées se succèdent ; s'il est même plus que vraisem-
blable , comme on l'a déjà remarqué, que notre esprit a souvent
238 ÉLÉMENS
plusieurs idées à la fois ; si le nombre de ces idées qui peuvent
en même temps nous être présentes , est plus ou moins grand
suivant le degré d'attention et la nature des esprits ; le moyen
d'établir des règles lumineuses et générales sur l'ordre naturel
des idées , et par conséquent sur celui des mots dans les ]u-
gemens que nous énonçons? {Kojez Eclaircissement", § X,
p. 246.)
Ces différentes questions sont les principaux points ^sur lesquels
doit rouler la grammaire philosophique ; le reste doit être aban-
donné aux grammaires particulières de chaque langue.
§ IX, Eclaircissement sur ce qui est dit des dijjerens sens dont
un même mot est susceptible^ page 236.
Les grammairiens distinguent ordinairement deux espèces de
sens dans les mots; le sens propre qui est leur signification ori-
ginaire et primitive, et le sens figuré par lequel on détourne le
premier sens , le sens propre, en l'appliquant à un objet auquel
il ne convient pas naturellement : par exemple dans ces phrases ,
l'éclat de la lumière , et V éclat de la vertu , éclat est d'abord pris
dans son sens propre, et ensuite dans son sens figuré. Mais il y
a, outre le sens propre et le sens Jîguré, un autre sens que j'ap-
pelle sens par extension , qui tient en quelque sorte le milieu
entre ces deux-là. Ainsi quand je dis V éclat de la lumière, V éclat
du son j V éclat de la vertu j dans la phrase l'éclat du son, le mot
ec/û^ est transporté par extension de la lumière au bruit, du
sens de la vue auquel il est propre, au sens de l'ouïe auquel il
n'appartient qu'improprement ; on ne doit pourtant pas dire que
cette expression , V éclat du son, soit figurée, parce que les ex-
pressions figurées sont proprement l'application qu'on fait à un
objet intellectuel , d'un mot destiné à exprimer un objet sensible.
Voici encore un exemple simple , qui dans trois différentes
phrases montrera d'une manière bien claire ces trois différens
sens; marclier après quelqu un , arriver après Vheure fixée , cou-
rir après les honneurs: voilà après , d'abord dans son sens propre
qui est celui de suivre un corps en mouvement ; ensuite dans son
sens par extension, parce que dans la phrase , après l'heure, on
regarde le temps comme marchant et fuyant, pour ainsi dire,
devant nous ; enfin dans le sens figuré, courir après les Jionneurs ,
parce que dans cette phrase on regarde aussi les honneurs, qui
sont un être abstrait, comme un être physique fuyant devant
celui qui le désire, et cherchant à lui échapper. Une infinité de
DE PHILOSOPHIE. 289
mois de la langue , pris dans toutes les classes et tous les genres ,
peuvent fournir de pareils exemples.
Il faut remarquer encore que le sens propre des mots a un
usage fixe, déterminé et unique, en sorte qu'il n'y a jamais
qu'une seule espèce de phrase, ou l'on puisse employer ce sens
propre; au lieu que le sens par extension et le sens figuré peu-
vent avoir différentes acceptions , différentes nuances , se diver-
sifier plus ou moins dans ces nuances et ces acceptions, et par
conséquent entrer dans différentes sortes de phrases. Pour dis-
tinguer ces nuances et ces acceptions différentes , d'abord dans
le sens par extension, ensuite dans le sens figuré , il faut com-
mencer par définir les mots dans leur sens propre le plus res-
treint et le plus rigoureux , et parcourir ensuite par degrés
toutes les nuances que ce premier sens a produites pour exprimer
d'autres idées. Par exemple, donner s\§niûe proprement et dans
son sens primitif mettre quelque chose de sa main dans celle d'un
autre : dans la phrase donner wi écu à quelqu'un , donner est pris
dans ce sens propre et primitif; dans donner des coups d'épée ,
lesens propre et primitif commence à recevoir un peu plus d'ex-
tension, parce qu'on donne à la vérité de sa main, mais non
plus dans celle d'un autre; dans donner une maison encore da-
vantage, parce qu'on ne donne plus ni de sa main, ni dans celle
d'un autre; dans donner ses ouvrages au public , encore davan-
tage , parce que le public , l'être à qui Ton donne , n'est plus
comme dans les exemples précédens , un individu physique,
mais une collection d'individus qui est une espèce d'être abstrait j
enfin dans donner son estime y son affection , l'expression devient
tout-à-fait figurée , parce que l'estime , l'affection , sont des
êtres absolument métaphysiques et intellectuels. De même dans
ces phrases, sentir une odeur , sentir de la résistance , sentir de
la douleur y sentir de V amour , sentir de V amitié pour quelqu'un ,
sentir un affront y sentir la force d'un raisonnement } voilà d'a-
bord sentir dans son sens propre et primitif, sentir une odeur;
ensuite dans ses différens sens par extension , enfin dans ses diffé-
rens sens figurés. Les sens par extension sont: sentir de la résis-
tance , qui se rapporte comme dans le premier sens à un objet
extérieur et sensible, mais différent, par sa nature et par son
action, d'un corps odoriférant; sentir de la douleur , qui exprime
une sensation, mais une sensation dont l'objet peut ne pas exister
hors de nous-mêmes ; de là le sens par extension s'unit au sens
figuré dans sentir de V amour, qui exprime à la fois une sensa-
tion et une affection de l'âme , et qui par la sensation appartient
au sens par extension, et par l'affeclion de l'âme au sens figuré;
ensuite ce sens figuré se trouve seul àam sentir de V amitié, qui
-40 ÉLÉMENS
n'exprime plus qu'une pure affection de l'ame; dans se? H à' dâ
rojff'ronty qui exprime une affection de l'âme, que la réflexion
occasione et qu'elle accompagne ; et enfin dans sentir la force
d'un raisonnement , qui n'a rapport qu'à la réflexion simple.
Ce dernier exemple tiré du mot sentir, fait voir bien claire-
ment, ce nie semble, la filiation des différentes acceptions d'un
même mot , et comment ces acceptions naissent les unes des
autres, chaque acception nouvelle tenant toujours à l'acception
précédente par quelque chose qui leur est commun.
Il n'y a peuc-étre dans la langue aucun mot, susceptible de
plusieurs sens différens , dont on ne puisse rapporter ainsi lès
différentes acceptions à un premier sens propre et primitif, en
examinant la manière dont ce sens propre s'est en quelque sorte
dénaturé par des nuances et des gradations successives dans
toutes les autres acceptions. Il est au moins certain qu'on peut
faire d'une infinité de mots de la langue la même analyse que
nous venons de faire du mot sentir ; et ce serait, ce me semble ,
un ouvrage très-philosophicjue et très-utile qu'un dictionnaire
oii on marquerait ainsi avec soin toutes les nuances possibles des
différens sens dans lesquels une même expression peut être prise ,
et de la manière dont ces différens sens sont nés les uns des
autres.
Souvent même on pourrait aller plus loin, ne pas se borner à
une analyse purement de^fait, et pour ainsi dire grammati-
cale, et appuyer cette analyse sur des raisonnemens approfondis
qui motiveraient et justifieraient l'usage. On tâcherait , lorsque
cela serait iDOSsible ( car nous conviendrons aisément que cela ne
le serait pas toujours), de trouver j^ar quelle raison un mot a été
choisi préférablement à un autre pour servir , en le détournant
de son sens propre , à exprimer une nouvelle idée que ce sens
propre n'enferme pas; pourquoi, par exemple , on a mieux aimé
transporter à la sensation du toucher le mot ^e/zf/rpris de la sen-
sation de l'odorat, que les mots voir ou entendre pris de la sen-
sation de la vue , et de celle de Fouie, quoiqu'au fond il n'y ait
pas pi us d'analogie entre le toucheret l'odorat qu'entre le toucher
et les sens de la vue ou de l'ouïe. Ne serait-ce point parce que
le sens de la vue et celui de l'ouïe sont des sens qui sont brus-
quement frappés par leur objet, et qui le saisissent tout à coup,
au lieu que l'odorat et le toucher sont des sens qui ont besoin
d'examiner et , pour ainsi dire , de tâtonner le leur pour en bien
juger? Mais, dira-t-on , le goût est à cet égard dans le même
cas que l'odorat et le toucher , c'est aussi un sens qui tâtonne; et
cependant on ne dit point goûter une résistance. Cela est vrai;
mais remarquons en même leiiips que le goût est une espèce
DE PHILOSOPHIE. 241
de toucher, puisqu'il s'opère par l'application imme'rliate de
l'objet de la sensation sur l'organe de la sensation ; c'est pour-
quoi le mot goûter, en tant qu'il exprime une sensation, a du.
être borne à son sens propre , à la sensation du goût; si on di-
sait goûter une résistance , on transporterait mal à propos à
l'effet du toucher en ge'nëral, ce qui est l'effet particulier d'une
espèce de toucher exercé sur une certaine partie de notre corps :
et pour s'assurer que c'est en efi'et par cette raison qu'on ne
dit pas goûter une résistance , comme sentir une résistance , on
n'a qu'à considérer que le mol sentir, qui s'applique au toucher
en général, s'applique aussi à l'organe du goût, considéré tout
à la fois et comme une espèce de toucher, et comme un sens
qui examine et tâtonne aus>i <5on objet; car on dit tiès-bien
sentir (quelque chose sur la langue ; une saveur qui se fait bien
sentir , et ainsi du reste.
C'est vraisemblablement par une raison analogue à celle qui
vient d'être rapportée, qu'on dit également bien une lumière
éclatante, un son éclatant , et non une odeur, une saveur, une
résistance éclatante, tandis qu'on dit également bien une lumière
forte , un bruit fort , une odeur f}rte , une saveur forte , une ré-
sistance forte : le mot éclatant , destiné dans son sens propre à
marquer l'impression subite et vive qu'une grande lumière fait
sur nos yeux, s'est appliqué par exten.ion à l'impression vive et
subite que fait sur nos oreilles un grand bruit : cette impression
dans les autres sens est moins subite et moins brusque , et pres-
que toujours accompagnée d'une sorte de tâtonnement et d'exa-
men ; au contraire l'idée àe force n'emporte point celle d'une im-
pression subite, mais seulement d'une impression considérable;
et voilà pourquoi elle s'applique également à tous les sens , parce
que tous sont également susceptibles de ce genre d'impre>sion.
Voilà un faible essai de la manière dont on pourrait procéder
dans le dictionnaire que nous proposons, pour trouver les raisons
du sens attaché par extension à certains mots préferablement à
d'autres.
Dans le dictionnaire dont il s'agit, on examinerait encore la
raison de l'emploi d'un même mot pour exprimer àei idées ab^o-
lument différentes, non-seulement dans les objets intellectuels
comparés aux objets sensibles, mais même dans les objets sen-
sibles compares entre eux. Supposons qu'on se propose d'exa-
miner l'analogie de ces phrases, V éclat de la lumière , les éclats
d'une bombe, du bois qui a éclaté. Sans être phvsicien ni philo-
sophe, on regarde au moins confwsémenX, Y éclat de la lumière
comme produit par une espèce d'élancement rapide émané du
corps lumineux, ou occasioné par la présence de ce corps : on
1. 16
242 ÉLÉMENS
a dit die même les éclats d'une bombe, pour signifier les parties
de la bombe qui s'ëlancent rapidement en se détachant d'elle ;
d'ailleurs au moment que la bombe se fend de la sorte , cette
scission de ses parties est accompagnée d'un bruit, du genre de
ceux qu'on a nommé éclatans } nouvelle raison pour dire que la
bombe éclate, et pour appeler éclats les parties qui s'en échap-
pent. De là et par extension on dit qu'un corps quelconque
ec/^fe lorsqu'il se fend et se crève avec bruit; et par une exten-r
sion encore plus grande , on dit que du bois, une pierre a éclaté ,
lorsqu'on y remarque des fentes, quoique ces fentes aient pu se
faire sans bruit, parce que ce bruit ayant lieu souvent dans les
corps qui se fendent, et en particulier dans le bois et les pierres,
on suppose qu'il a pu avoir lieu dans chaque cas particulier.
Au reste, dans cette analyse des différens sens des mots, on
pourrait encore remarquer les bizarreries de l'usage ; on dit , par
exemple, éclater de rire, Ae?> éclats de rire , par allusion tout à
la fois au bruit éclatant que l'on fait en riant avec force , et aux
élancemens d'une bombe qui éclate; mais on ne dit point un
rire éclatant , quoiqu'il semble que par les mêmes raisons l'usage
aurait pu autoriser cette expression.
Telle est la méthode qu'il faudrait suivre pour développer les
différens sens par extension qu'on a donnés à un même mot. A
l'égard du sens figuré, il faudrait remarquer d'abord les expres-
sions qui ne sont en usage que dans ce seul sens, quoiqu'origi-
nairement elles aient rapport à l'expression d'une chose sensible,
par exemple le mot de bassesse et beaucoup d'autres : il faudrait
développer outre cela ( ce qui est encore plus digne d'examen )
comment certaines expressions dont le sens propre et primitif est
purement intellectuel , ont été transportées à des objets sen-
sibles : cette opération est contraire à celle qui se fait presque
toujours dans les langues; car pour l'ordinaire on y transporte
les mots, de l'usage matériel et sensible, à l'usage intellectuel.
Il ne paraît pas douteux que le sens propre et primitif du mot
juste ne soit cette notion intellectuelle , rendre à chacun ce qui
lui appartient } or l'idée d'exactitude rigoureuse que cette notion
suppose, a été appliquée à des objets matériels et à d'autres ob-
jets intellectuels purement spéculatifs; frapper juste au but , un
coup d' œil juste , une montre juste , mie balance juste , un calcul
juste, un habit juste , un esprit juste. Pour prouver que c'est
l'idée d'exactitude qui a occasioné l'emploi du mot juste dans
toutes ces phrases, remarquons que dans toutes on peut substi-
tuer au mot juste ]e mot exact ; frapper exactement au but, un
coup d'œil exact, etc. Il en faut pourtant excepter habit juste,
auquel on ne peut pas substituer habit exact ; c'est que le mot
DE PHILOSOPHIE. 243
exact emporte plus nécessairement que le mot juste une sorte
d'idée d'action dont l'habit n'est pas regardé comme susceptible;
et cela est si vrai, que si on suppose que l'habit ait une sorte
d'action , alors le mot exact peut s'y adapter ; car on dit : un ha-
bit juste est celui qui s^ applique exactement sur le corps ; parce
que le mot s'appliquer suppose dans l'habit une espèce d'action,
par laquelle il vient, pour ainsi dire, se joindre immédiatement
à la surface des parties du corps qu'il couvre.
Il faudrait remarquer enfin dans l'ouvrage dont je trace ici le
plan, que parmi les expressions figurées il y en a qui le sont plus
ou moins selon que le mot y est plus ou moins détourné de son
sens propre. Ainsi campagne riante est une expression plus fi-
gurée que campagne riche , car dans ce dernier cas on ne fait
que transporter à campagne l'idée de la richesse qui appartient
proprement au possesseur ; ces idées campagne , possesseur ,
riche, ont une analogie par laquelle elles se tiennent immédia-
tement, et on ne fait que supprimer par la pensée celle du rai-
lieu pour joindre les deux autres ; au lieu que dans le premier
cas , celui de campagne riante , on regarde la campagne comme
un être animé, et ayant une espèce de visage; et ces idées n'ont
point entre elles d'analogie, ou n'en ont qu'une fort éloignée.
De même musique brillante est une expression moins figurée
que pensée brillante : car dans le premier cas l'expression bril-
lante n'est que transportée du sens de la vue auquel elle est
propre, au sens de l'ouïe auquel elle n'appartient qu'impropre-
ment; dans le second cas le mot brillant est transporté des objets
sensibles à un objet purement intellectuel.
Qu'on me permette ici en passant une digression de quelques
momens, occasionée par la phrase même musique brillante , que
je viens de citer. Cette analogie plus ou moins imparfaite par la-
quelle on transporte au sens de l'ouïe des expressions propres au.
sens de la vue, peut aussi , ce me semble , avoir lieu jusqu'à un
certain point dans la musique, et lui fournir des peintures , à la
vérité très-imparfaites , d'objets qu'elle ne semble pas faite pour
représenter. Si j'avais à exprimer musicalement le feu, qui dans
la séparation des élémens prend sa place au plus haut lieu , pour-
quoi ne le pourrais-je pas jusqu'à un certain point par une suite
de sons qui iraient en s'élevant avec rapidité ? Je prie les ptiilo-
sophes de faire attention qu'en ce cas la musique serait parfaite-
ment analogue à ces deux phrases, également admises dans la
langue; le feu s'e'lèi'e ai>ec rapidité ; des sons qui s'élèvent avec
rapidité. La musique ne fait autre chose que réunir en quelque
sorte ces deux phrases dans un seul effet, en mettant le son à la
place du feu ; k musique révçiUç ça nous l'idée attachée à ces
244 ÉLÉMENS
mots , s'élever avec rapidité^ nous n'avons plus qu'à la transpor-*
ter du son, qui est l'objet matériel dont la musique se sert, au
feu, qui est l'objet qu'elle se propose de peindre. Il faut seule-
ment que l'auditeur soit averti, ou par des paroles, ou par le
spectacle, ou par quelque chose d'équivalent, qu'il doit substi-
tuer l'idée àe feu à celle de son. De même si je voulais peindre
le lever du soleil, pourquoi ne le pourrais-je pas par une mu-
sique dont le son aurait un progrès assez lent, mais iraij; tout à
ia fois en s'élevant et en augmentant d'éclat, précisément comme
le soleil quand il se lève ? Cette musique ne pourrait pas sans
doute donner l'idée de la lumière et du lever du soleil à un
aveugle ; mais ne suffirait-elle pas pour réveiller cette idée dans
ceux qui l'ont ? En un mot, toutes les fois que la musique entre-
prendra de peindre ou plutôt de nous rappeler l'idée d'un ob-
jet sensible qui n'est pas un bruit physique, il faut, ce me
semble , pour qu'elle y réussisse le moins imparfaitement qu'il
est possible , qu'en substituant au son qu'elle nous fait entendre ,
l'objet qu'elle veut peindre, on puisse former deux phrases qui
soient l'une et l'autre également admises dans la langue; et peut-
être pourrait-on tirer de là des conclusions curieuses pour l'in-
fluence que la langue peut avoir sur la musique , non pas seu-
lement quant à la musique chantante, ce qui est évident, mais
même quant à la musique purement instrumentale. J'imagine
que la peinture musicale du lever du soleil , telle que nous venons
de la proposer, paraîtrait plus imparfaite et presque nulle à un
peuple dont la langue n'admettrait point ces façons de parler ,
une musique brillante j un son éclatant, V accord, Vharmonie
des couleur^s , des sons qui s'élèvent rapidement du grave à V aigu ^
et ainsi du reste.
Je dirai plus; les mêmes raisons qui font qu'une certaine ex-
pression est commune au sens de la vue et de l'ouïe, sans l'être
aux autres sens, peuvent servir à expliquer pourquoi la musique
est moins propre à peindre ce qui appartient à ces autres sens.
Le sens de la vue et celui de l'ouïe ont plus d'expressions com-
munes entre eux qu'ils n'en ont avec les sens de l'odorat, du tou-
cher et du goût; tels sont les mots, brillant, éclatant, accord,
harmonie^ que nous venons de citer, et plusieurs autres. Yoilà
pourquoi la musique ne peut ni peindre, ni même nous rappeler
les odeurs, les saveurs, et le toucher.
Je soumets au jugement des philosophes cette idée sur l'ana-
logie de la musique avec la langue; idée que je crois nouvelle,
et que peut-être ils ne trouveront que bizarre , creuse et hasar-
dée. Cependant ceux qui nieraient ce que je viens de dire sur l'ex-
pression imparfaite que la musique peut donner de certains ob-
DE PHILOSOPHIE. 045
jets pliysiques différens du son, me permettront-ils de leur faire
une question ? Je suppose qu*à l'Opéra on voie au fond du
théâtre le soleil qui se lève et qui monte sur l'horizon en aug-
mentant de lumière, et qu'en même temps l'orchestre exécute
nue symphonie sourde et sombre; le spectateur ne dira-t-iî pas
que la musique est en contradiction avec ce qu'il voit ? N'en
est-ce pas assez pour prouver qu'une musique opposée , une mu-
sique que nous appellerions brillante et harmonieuse ^ aurait en
effet plus d'analogie, quant au sentiment qu'elle excite en nous,
avec le spectacle que nos yeux considèrent en ce moment ?
Il est. hors de doute d'ailleurs que la musique fait naître en
nous des sentimens de joie , de douleur , de tendresse, etc. , parce
que l'expérience nous ayant prouvé qu'il y a des sons physiques
ou des successions de sons capables de produire ces sentimens
dans notre âme, la musique n'a rien autre chose à faire pour les
exciter en nous que d'employer ces mêmes sons : or ne peut-elle
pas parvenir de même à réveiller en nous la mémoire d'un objet
physique différent du bruit, en réveillant en nous par le moyen
des sons et par la dénomination que ces sons ont dans la langue ,
un sentiment semblable, ou du moins le plus approchant qu'il
est possible de celui que cet objet y excite ?
J'ajouterai au reste que cette propriété , que nous remarquons
ou au moins que nous supposons dans la musique, de nous rap-
peler l'idée de certains objets , n'est pas réciproque entre ces
objets et la musique. Une succession de couleurs, par exemple,
ne pourrait représenter ni rappeler une succession de sons,
comme une certaine succession de sons peut nous retracer l'idée
ou le souvenir de la lumière; parce que la succession des cou-
leurs présentées rapidement à nos yeux ou même présentées len-
tement, ne saurait, en tant que succession, nous procurer aucun
plaisir; au lieu que la succession des sons, en tant même que
simple succession, nous en procure; or la première condition
est que nous recevions du plaisir par la sensation directe, avant
que de chercher dans cette sensation la source d'un autre plaisir
qu'elle ne peut nous procurer par elle-même , mais dont elle nous
rappelle l'idée ou du moins le souvenir.
Terminons ici celte digression , qui n'a sans doute été que trop
longue, et revenons à notre dictionnaire philosophique, oii les
différons sens d'un même mot seraient indiqués par les nuances
consécutives qui tout à la fois les distinguent et les rapprochent.
Je ne doute point que la plus grande partie des mots de la
langue ne s'accommodât facilement au point de vue si lumineux
et si utile sous lequel nous proposons ici de les envisager; j'en-
trevois seulement qu'il y aurait un petit nombre de mots qui
246 ELEMENS
pourraient présenter à cet égard des difficultés peut-être insur-
montables; je mets principalentent de ce nombre certaines pré-
po-^ilions, comme à, de, et quelques autres, dont les acceptions
sent si multipliées et si différentes, qu'il paraît presque impos-
sible de les déduire toutes d'une même acception commune.
En ce cas, le parti qu'il y aurait à prendre, serait de ne point
s'opiniàtrer sur ces mots, de remarquer seulement parmi leurs
différentes acceptions , celles dont on pourrait assigner la filiation
et l'analogie, et de renoncer à chercher le rapport des autres en
se contentant d'en indiquer la signification. Il s'en faut beaucoup
que le caprice de l'usage ait autant présidé à la formation des
langues que la multitude l'imagine; mais il ne faut pas croire
noii plus qu'il n'ait eu aucune influence sur cette formation. Le
travail du philosophe est de démêler cette influence réelle de
celle qui n'est qu'apparente, de faire disparaître celle-ci, et de
marquer en même temps les traits qui restent de la première.
5 X. Eclaircissement sur V inversion, et à cette occasion sur ce
qu'on appelle le génie des langues , page 238.
Tout discours est composé de mots; chacun de ces mots exprime
ime idée; l'ordre naturel des mots dans le discours est donc celui
que les idées doivent avoir dans renonciation. Lorsque l'ordre
des mois ne sera pas conforme à celui suivant lequel les idées
doivent être énoncées , il y aura pour lors dans le discours ce
qu'on appelle inversion , c'est-à-dire renversement.
Pour déterminer donc en quoi Vinversion consiste, et si elle
se trouve ou non dans le discours, la question se réduit à celle-ci :
quel est V ordre suivant lequel les idées doivent être énoncées ?
D'abord il est évident que si on ne prend pas les idées une
à une, mais plusieurs à la fois, et, pour ainsi dire, par
masses séparées et distinctes, ces idées, ou plutôt ces inasses
d'idées , doivent garder entre elles un ordre que l'esprit le plus
commun aperçoit aisément : Dieu est souverainement parfait ;
donc Dieu est Oon; tout le monde voit que la masse d'idées ren-
fermée dans cette phrase, Dieu est bon, doit être placée après la
masse d'idées renfermée dans la phrase. Dieu est souverainement
parfait ; parce que la seconde de ces phrases exprime la consé-
quence de la première , et que dans renonciation , le principe
doit être présenté avant la conséquence. De même quand on ra-
conte des faits , ceux qui ont précédé doivent être énoncés avant
ceux qui ont suivi , les faits généraux avant les exceptions, les
faits qui doivent servir de preuve à un raisonnement , avant les
raisonnemens qu'on doit établir sur ces faits , et ainsi du reste.
DE PHILOSOPHIE. ?47
Cet ordre , que les idées prises en masse doivent avoir dans re-
nonciation , est tellement déterminé , et assujéti à des règles si
invariables, qu'on en a fait l'objet d'une partie de la logique,
appelée méthode. Il ne s'agit donc point ici de cet ordre qui ne
peut guère souffrir de difficulté ; il s'agit de l'ordre des idées
prises une à une, non-seulement dans chaque phrase en parti-
culier, mais dans chaque membre de chaque phrase. Il s'agit ,
par exemple, de savoir si dans cette phrase, Dieu est bon , les
trois idées qu'elle renferme. Dieu, est, bon, sont énoncées
dans l'ordre où. elles le doivent être.
Il semble d'abord que pour fixer l'ordre de renonciation des
idées , ainsi prises une à une , il ne faut qu'examiner l'ordre que
ces idées prises une à une ont dans l'esprit. Mais , comme nous
l'avons déjà remarqué pages 287 et 238 , cette route pour ré-
soudre la question serait absolument illusoire, par la difficulté ,
et peut-être l'impossibilité de déterminer quel ordre les idées
observent dans leur formation , et même si elles observent un
ordre entre elles. Quand je pense ({\i Alexandrie a vaincu
Darius , ou que Darius a été vaincu par Alexandre , il me
paraît évident que ces trois idées , ^'Alexandre , de vaincu et
de Darius me sont présentes à la fois. Il est au moins certain
que si elles se succèdent, c'est avec une rapidité qui ne per-
met pas d'observer l'ordre qu'elles suivent ; il n'est pas moins
évident qu'on ne saurait , par la nature de ces idées , assigner
entre elles aucun ordre de priorité , puisqu'en supposant qu'elles
se suivent , on peut imaginer que ce soit dans tel ordre qu'on
voudra, par exemple, dans l'un de ceux-ci, tous également na-
turels ;
Alexandre , vainqueur, de Darius ,
Darius, vaincu, par Alexandre ;
La victoire , à^ Alexandre , sur Darius ,
La défaite , de Darius , par Alexandre.
Mais si les trois idées de victoire , à' Alexandre et de Darius
sont ou doivent être censées présentes à la fois à l'esprit de celui
qui parle , il n'est pas possible, quand on veut les communiquer
aux autres , de les leur présenter à la fois. Nous ne pouvons
exprimer par un seul mot (lu* Alexandre a vaincu Darius, comme
nous le concevons par une opération en quelque manière indi-
visible de l'esprit ; il s'agit donc de savoir dans quel ordre nous
devons énoncer ces trois idées , et s'il en est un qu'on doive pré-
férer aux autres.
Pour nous faire mieux entendre, nous diviserons la question en
deux parties. Nous supposerons d'abord que la langue n'ait aucune
2^8 ELEMENS
espcce de syntaxe, mais seulement les mots nécessaires pour ex-
primer cliaijue idée en particulier ; nous examinerons ensuite
la question relativement à la construction grammaticale.
Au lieu de la phrase, Alexandre a vaincu Darius , sur la-
quelle nous reviendrons plus bas, prenons-en d'abord une plus
sirapie, afin de procéder avec le plus de facilité qu'il est pos-
sible dans l'analyse délicate de la question proposée.
Je veux énoncer que Dieu est bon ; c'est l'exemple même ap-
porté en question ci-dessus. Cette proposition ou ce jugement
rer.fei nie trois idées , qui doivent être énoncées par des mots
d'.tFéren'., l'idée de Dieu, celle de bonté, et celle de la liai .on de
ces deux idées entre elles , liaison que j'exprime par le mot être;
on demande que! est l'ordre naturel dans lequel je dois présenter
ces idées.
D'abord je suppose , pour ne point embrasser trop de diffi-
cultés à la fois, qre l'idée de Dieu soit la première qu'il faille
énoncer ; je reviendrai dans un moment sur cette hypothèse
pour l'examiner. Or, en la supposant juste, je demande d'abord
s'il faut placer immédi; tement après Dieu l'idée de bonté y et
ensuite nffirïuer par le mot être la liaison de ces deux idées ,
Dieu , bonté , être , ou s'd faut placer entre ces deux idées celle
qui en exprime la liaison. Dieu, être, bonté? L'ordre qu'on
observe dans chacune de ces deux manières d'énoncer, peut être
fondé en raison ; la première représente mieux l'opération que
nous devons faire faire aux autres pour leur faire porter par eux-
mêmes le jugement que nous avons déjà porté. La seconde re-
présente mieux le résultat du jugement après qu'il est tout for-
mé dans notre esprit. Si je veux faire comparer à quelqu'un
deux portions d'étendue , je commence par les approcher l'une
de l'autre, pour lui faire juger par leur rapprochement mutuel
si elles sont égales ou inégales; de même si je veux lui faire
comparer deux idées , je les approche d'abord l'une de l'autre ,
et je lui fais juger en les approchant de la sorte , si elles s'accor-
dent ou se contrarient. Si donc après avoir jugé que les idées
de Dieu et de Z'OAz/e^ s'accordent entre elles , je veux les présenter
aux autres de la manière la plus propre à leur faire former le
jugement que j'en ai porté , il semble que je dois énoncer la
proposition ainsi. Dieu, bonté , être. Mais si je veux énoncer
simplensent le résultat du jugement que j'ai porté , l'affirmation
de la liaison entre ces deux idées , il semble que je dois mettre
la liaison entre les deux, Dieu, être, bonté, comme on place
entre deux corps le lien qui sert à former et à montrer leur
union.
De ces deux manières d'énoncer le même jugement , la pre-
DE PHILOSOPHIE. ^ 249
lîiière paraît préférable , parce qu'elle présente les idées à ceux
à qui Ton parle <ilins l'arraiigeraent le plus propreà les éclairer
sur la vérité ou la faugsseté du jug^^ment que l'on porte. Cepen-
dant l'autre manière de s'énoncer peut avoir aussi son avantage,
en ce qu'elle offre aux autres; !e travail tout fait , et n'en exige
aucun de leur part. La première manière ressemble en quelque
sorte à la méthode analytique des logiciens et des géomètres ,
propre à faire trouver les vérités, et à mettre les autres sur la
voie de les découvrir eux-mêmes; la seconde ressemble à la mé-
thode synthétique, princip.ilement destinée à exposer les décou-
vertes, quand elles sont faites, et qu'on veut se borner à en
in truire les autres.
On voit donc qu'en supposant même l'idée de Dieu présentée
Ja première , ou peut également placer après celle-là l'une ou
i'autre des deux idées qui y sont jointes ; sans qu'on puisse dire
qu'il y ait inversion ni dans l'un ni dans l'autre de ces deux ar-
rangemens. La disposition de certains mots entre eux , par
exemple du verbe et de l'adjectif, est donc en elle-même pure-
ment arbitraire , à envisager la chose métaphysiquement et an-
térieurement à toute construction.
Revenons maintenant sur la supposition que nous avons faite ,
que l'idée de Dieu devait être placée la première; et examinons
si cette supposition est légitime. Il s'agit dans le jugement qu'on
veut porter, de comparer l'idée de Dieu avec l'idée de bonté ;
or, quaiid on compare deux idées , il semble qu'il n'y a point de
raison pour préférer l'une à l'autre quant à l'ordre de priorité ;
comme il n'y en a point quand on compare et qu'on rapproche
deux pieds d'étendue, pour placer l'un au-dessus ou au-dessous
de l'autre par préférence. 11 paraît clone indifférent , au moins
en envisageant la chose sous ce premier point de vue, de placer
l'idée de bonté avant celle de Dieu , ou celle de Dieu avant celle
de bonté; et comme on a déjà observé qu'il était indifférent de
placer entre ces deux idées, ou à leur suite , celle qui en exprime
la liaison, il s'ensuit que si l'on s'en tenait à cette première con-
sidération , on aurait qi:atre manières , toutes également bonnes,
et sans inversion , d'exprimer le même jugement,
Pieu, bonté, être,
Dieu , être , bonté ;
Bonté ^ Dieu ^ être,
Bonté , cire , Dieu.
Ainsi des six arrangemens dont les mots Dieu , êti^e , bonté ^
sont susceptibles , il n'y .'i'irait d'exclus, comme renfermant une
véritable inversion, que lés deux arrangemens suivans ,
25o ELEMENS
Etre f Dieu , bonté ,
Être , bonté , Dieu ,
dans lesquels on montrerait la liaison des deux ide'es , avant que
d'avoir montré aucune des deux ; ce qui serait absolument con-
traire à Tordre naturel.
Mais examinons d'une manière plus précise si l'idée de Dieu
doit être placée avant ou après celle de bonté ^ et pour cela re-
prenons le parallèle que nous avons fait de cette opération avec
celle par laquelle on rapproche l'une de l'autre deux portions
d'étendue qu'on veut comparer. Ce parallèle servira à répandre
un grand jour sur la question dont il s'agit.
Si les deux portions d'étendue sont absolument égales , il est
évident qu'il est absolument indifférent pour la commodité de la
comparaison, de les disposer l'une par rapport à l'autre de la
manière qu'on voudra. Mais si on veut comparer deux portions
d'étendue inégales , un pied d'étendue à une toise , on appli-
quera le pied sur la toise et non la toise sur le pied , et en gé-
néral le contenu sur le contenant , et non le contenant sur le
contenu , pour juger plus aisément de leur rapport. Si donc on
veut comparer entre elles deux idées qui ont absolument le
même degré d'étendue, qui se renferment et se rappellent né-
cessairement l'une l'autre , comme celle de toute-puissance al
celle de Dieuj alors leur disposition quant à l'ordre de renoncia-
tion est indifférente, puisque l'idée de toute-puissance Y3i}^T^e\\e
nécessairement celle de Dieu ^ comme l'idée de Dieu celle de
toute-puissance . Ainsi , dans ce cas , aucun des quatre arran-
gemens suivans ne renferme d'inversion ,
Dieu , toute-puissance , être ,
Dieu^ être , toute-puissance ;
Toute-puissance, Dieu, être ,
Toute-puissance , être , Dieu.
Il n'en est pas tout-à-fait de même quand des deux idées qu'où
compare , il y en a une qui renferme et suppose l'autre , sans
qu'elle soit de même renfermée et supposée dans celle-là ; comme
l'idée de Dieu et celle de bonté. La première renferme et rap-
pelle la seconde , parce qu'on ne peut concevoir Dieu sans le
concevoir bon; la seconde ne renferme et ne suppose pas la pre-
mière , parce qu'on peut concevoir un être bon , sans penser à
Dieu. Dans ce cas il semble plus naturel de présenter d'abord
celle des deux idées qui renferme et qui suppose l'autre ; ce qui
en rendra la comparaison plus facile; car ayant d'abord pré-
senté l'idée de Dieu, on a présenté déjà , au moins implicite-
ment, l'idée de bonté, et par conséquent il ne faut presque plus
DE PHILOSOPHIE. !i5i
d'effort pour voir que l'idée de bonté , qu'on présente ensuite ,
est renfermée dans celie de Dieu ^ au lieu que si on présente
d'abord l'idée" de bonté ^ elle ne rappelle pas nécessairement
celle de Dieu qu'on présentera ensuite , et par conséquent ces
deux idées ne sont pas alors disposées entre elles de la manière
la plus convenable et la plus commode pour pouvoir être com-
parées.
Ainsi les deux arrangemens les plus naturels sont ceux-ci :
Dieu, bonté , être ,
Dieu, être , bonté.
Et on ne peut pas dire qu'il y ait d'inversion ni dans l'un ni
dans l'autre , au moins à considérer la nature des idées prises en
elles-mêmes.
Il résulte de cette discussion , et des différens cas qu'elle ren-
ferme , que les principes métaphysiques de renonciation n'exi-
gent point que l'attribut soit placé dans tous les cas après le sujet,
ni le verbe entre les deux ; le seul principe général d'énonciation
qu'on peut établir avec quelque fondement , est que le verbe ou
ce qui exprime l'affirmation ne doit jamais commencer la phrase.
Ce que la métaphysique laisse d'arbitraire dans les principes
de renonciation , est antérieur à ce qu'on appelle construction
dans les langues. En effet, nous nous sommes bornés à supposer
jusqu'ici que les langues soient fournies de tous les mots néces-
saires pour exprimer soit les idées , soit les liaisons qu'elles ont
entre elles , et qu'elles n'aient encore aucune règle de syntaxe
dépendante de la nature , du rapport et de la liaison des mots.
Mais supposons à présent les langues toutes formées et toutes
régulières , et voyons quelle modification leur syntaxe doit ap-
porter aux principes que nous venons d'établir.
Cette syntaxe apprend d'abord que le sujets exprimé par un
mot appelé substantif, doit être placé avant Y attribut ., e^L^rimé
par un mot appelé adjectif. Cet arrangement est fondé sur deux
raisons. En premier lieu l'adjectif exprime une manière d'être
qui ne peut exister que dans le sujet auquel il se rapporte; le
mot qui exprime l'adjectif suppose , dès qu'il est prononcé , un
substantif qui était déjà dans l'esprit de celui qui parle et auquel
il avait en vue de rapporter l'adjectif; par conséquent ce subs-
tantif doit être énoncé le premier. En second lieu l'adjectif, au
moins dans la plupart des langues, doit s'accorder, comme s'ex-
priment les grammairiens , en genre et en nombre (i) avec le
substantif; d'oîi il s'ensuit que quand j'énonce, par exemple ,
fi) Je n'ajoute point en cas, parce fjiie la plupart des langues raofîcrncs
n'en ont point.
2^2 ÉLÉMENS
l'adjectif toiit'pin'ssant , qui esta la fois au masculin et au singu-
lier, j'ai déjà dans l'esprit un substantif masculin et singulier^
auquel cet adjectif se rapporte ; ce substantif est Dieu, et doit
par conse'quent précéder le mot tout-puissant. Ainsi ces mots
Dieu et tout-puissant , dont la disposition serait indifférente dans
renonciation, si on s'en tenait à la simple considération méta-
physique des idées qu'ils renferment, ne sont plus dans le même
cas quand on a égard à leur nature grammaticale , et aux règles
de construction qui rendent le second dépendant du premier.
De même si je veux exprimer (\yx Alexandre avaincu Darius,
il est nécessaire que je range les termes de celte proposition
dans l'ordre où ils sont ici. Darius doit être placé après vaincu,
pour montrer qu'il est le régime et non le nominatif du verbe;
si je transposais les termes et que je m'exprimasse ainsi, Darius
a vaincu Alexandre, je ferais entendre le contraire de ce que
je veux dire. La langue française n'ayant point de cas ni même
de manière différente d'exprimer ce que les Latins et les Grecs
appellent le nominatif et V accusatif ^ il est nécessaire, pour la
clarté du discours , que le rapport des mots soit déterminé par
l'ordre qu'ils observent , sans quoi il pourrait y avoir équivoque
et même contre-sens.
Je dis plus : lors même qu'on peut transposer l'ordre des mots
sans produire aucune équivoque , cela n'empêche pas que l'ordre
naturel de ces mots ne soit fixé par la construction grammati-
cale. Si je dis, Darius fut vaincu par Alexandre; ou. par
Alexandre fut vaincu Darius , je me ferai également entendre ;
cependant la première de ces deux phrases est la seule conforme
à l'ordre naturel : car le verbe fut vaincu est amené par le no-
jïimdiûÇ Darius auquel il se rapporte ; et les moi?, par Alexandre
sont amenés i^ar fut vaincu ; or l'ordre naturel demande que les
mots qui sont amenés soient à la suite de ceux qui les amènent.
C'est par cette raison que de ces deux phrases latines, Alexan-
der vicit Darium, , Darium incit Alexander, la première est la
seule conforme à l'ordre naturel ; parce que le verbe 7; /czV suppose
le woïmndiûî Alexander àonX. il dépend, et que l'accusatif 7?^/-
riurn suppose le yerhe vicit par lequel il est régi. Il est vrai qu'on
peut intervertir l'ordre de ces mots sans causer aucune équivoque,
parce que la terminaison des mots Darium et Alexander , in-
dique que l'un est le nominatif, l'autre le régime du verbe; ce
qui ne peut être indiqué dans la langue française que par le seul
arrangement de ces mots , l'un avant , l'autre après le verbe :
mais il n'en est pas moins vrai que dans l'une et l'autre langue la
place naturelle du nominatif est avant le verbe , et que celle du
régime est après le verbe. Pour le faire sentir d'une manière
DE PHILOSOPHIE. 25>
palpable , je suppose que je commence la phrase ^a.rfot vaincu;
il est évident que j'avais dans l'esprit , en commençant tette
phrase , l'idée de Darius , ou de tel autre prince qui aurait été
dans le même cas , au Heu que si j'ai l'idée de Darius ou de tel
autre prince , celte idée n'emporte par elle-même ni celle de
vaincu, ni aucune autre. Or les idées qui par elles-mêmes et
par la nature des mots qui les expriment n'en supposent point
nécessairement d'autre, doivent être placées les premières dans
l'ordre de renonciation. Par la même raison , on doit placer
les mots par Alexandre après les mots fut vaincu , parce
que les mots par Alexandre , quand on les prononce, suppo-
sent nécessairement le verbe fut vaincu ou tel autre dont ils
dépendent; au contraire les n\o\?>fut imincu ne supposent point
nécessairement les mots jjar Alexandre ; car on pourrait dire
Darius fut vaincu , sans y rien ajouter, et sans que la phrase
fut incomplète ; au lieu que si on mettait à la tête de la phrase
les mots fut vaincu , ou ceux-ci , par Alexajidre , il est visible
qu'elle serait incomplète , et ferait nécessairement attendre quel-
qu'autre chose.
Telle est, ce me semble, la raison métaphysique pour laquelle
la construction et la syntaxe des langues étant supposée , le
nominatif doit être placé avant le verbe , et le verbe avant son
régime. Les mots doivent être placés dans un tel ordre , qu'en
finissant la phrase oii l'on voudra, elle présente, autant qu'il est
possible , un sens ou du moins une idée complète qui n'en sup-
pose point nécessairement d'autre ; en sorte que les mots, à me-
sure qu'on les prononce , soient des modificatifs des mots qui
les précèdent, et par conséquent supposent l'idée que les mots
précédens expriment, sans que ces mots précédens supposent
nécessairement l'idée que les modificatifs y ajoutent. Yoilà
l'ordre naturel que les mots d'une phrase doivent observer entre
eux. Toute construction qui s'éloignera de cet ordre est une
inversion , au moins quant à la construction grammaticale.
La disposition mutuelle de ces mots, Alexandre vainquit
Darius y Alexander vicit Darium ^ est donc déterminée par le
rapport grammatical , et la dépendance de construction que ces
mots ont avec ceux qui les précèdent ; cet ordre n'est point dé-
terminé par la nature des idées Alexandre, victoire, Darius;
en effet on dira également bien , Alexandre vainquit Darius ,
et Darius fut vaincu par Alexandre ; dans chacune de ces
phrases les mots sont placés dans l'ordre naturel de la construc-
tion , quoique dans la première , l'idée ({^Alexandre soit pré-
sentée d'abord , et que dans la seconde ce soit l'idée de Darius.
Lorsque l'ordre des mots n'est pas nécessité par leur rapport
254 ÉLÉMENS
grammatical, alors cet ordre est arbitraire, et de quelque manière
qu'on s'y prenne, il n'y aura point d'inversion ; si je dis Dieu ,
bon, est , il n'y aura pas plus d'inversion que dans cette phrase
Dieu est bon; car le mot bon est déterminé par le mot Dieu ,
plus encore par le mot est; et nous avons dit ci-dessus les rai-
sons qui peuvent autoriser ces deux arrangemens. Néanmoins
la grammaire française proscrit le premier, Dieu, bon, est.
En voici la raison; la nature de la langue française exige,
comme nous l'avons vu , que dans un grand nombre de phrases,
comme celle-ci, Alexandre vainquit Darius , le verbe soit placé
après le nominatif et avant le régime , pour éviter toute équivoque
dans le sens. Or cette règle , que la clarté du discours exige dans
certamscas, a été étendue aux cas même oii la clarté du discours
n'exige pas un tel arrangement; et c'est pour cette seule raison,
ce me semble , que des deux phrases. Dieu est bon, Dieu bon
est, toutes deux également claires en elles-mêmes et également
conformes à l'arrangement naturel des mots, la première est
admise par la grammaire française, et la seconde proscrite.
Au contraire, dans les langues , comme dans la latiile , oii la
clarté n'exige en aucun cas que le verbe soit immédiatement
après le nominatif, et où l'on peut dire également Alexander
vicit Darium , ou Alexander Dariwn vicit , on peut aussi dire
également bien Deus est bonus , ou Deus bonus est.
II est vrai que l'ordre naturel de la construction , comme nous
l'avons observé, demande dans le premier cas Alexander m'cit
Dariwn , et qu'il semble que par analogie on devrait dire aussi
Deus est bonus , en plaçant le verbe après le nominatif. Mais
outre la raison tirée de l'ordre naturel de la construction, il y
en a dans la française une déplus pour l'arrangement des mots,
celle de la clarté dans un très -grand nombre de phrases ; c'est
par cette dernière raison* que la langue française est assujétie
dans toutes à une règle uniforme pour l'arrangement des mots ;
règle dont la langue latine a cru pouvoir s'affranchir , parce que
l'inversion n'y est pas, comme dans notre langue, l'ennemie fré-
quente de la clarté.
La grammaire française , qui exige par nécessité que le verbe
soit placé avant le régime, et par analogie qu'il le soit avant l'ad-
jectif, n'a point eu de raison semblable pour exiger que l'adverbe
iVit placé après le verbe, ou après le régime du verbe. C'est pour
cela que les deux phrases suivantes, cette femme aime passion-
nément son mari, ou cette femme aime son mari passionnément ,
sont égalemeat admises dans la langue française sans qu'il y ait
d'inversion ni dans l'un ni dans l'autre cas; parce que ni la mé-
taphysique , ni la couslruclion grammaticale n'exigent que/'<3^-
DE PHILOSOPHIE. 255
siomitment soit placé immédiatement après le verbe, ou après le
régime ; dans le premier cas , passionnément est modificatif du
verbe , dans le second il est modificatif de l'action totale repré-
sentée par le verbe et son régime.
On peut , ce me semble , déterminer par les principes que
nous avons établis jusqu'à présent, les, cas oii il y a inversion,
dans une phrase proposée en quelque langue que ce puisse être,
et les cas oîi il n'y en a point. Examinons à présent une autre
question , si l'arrangement qu'exige l'ordre grammatical n'est
pas quelquefois contraire à l'ordre naturel que les idées devraient
avoir, c'est-à-dire , pour nous exprimer avec précision , à l'ordre
naturel dans lequel on doit les présenter aux autres ; car nous
avons déjà remarqué que c'est sur cet ordre seul que doit se
régler renonciation , et non sur l'ordre que les idées ont dans
l'esprit.
Un exemple servira à faire mieux entendre la question dont
il s'agit. Je veux dire à quelqu'un de fuir un serpent qui vient à
lui ; l'ordre grammatical demande que je lui dise en français,
fujez le serpent ; et en latin -, fuge serpentent ^ le verbe devant
être placé avant son régime. « Mais, dit-on, si je n'avais que
» des gestes ou des signes pour me faire entendre, je commen-
»» cerais par montrer l'objet qu'il faut fuir , et faire ensuite le
» signe de la fuite ; il en serait de même si je n'avais qu'une
» langue fournie de mots , et dépourvue de syntaxe ; l'ordre
» naturel des mots, est donc le serpent fujez , ou serpentem.
» fuge ; par conséquent, l'ordre grammatical est ici contraire à
» l'ordre naturel ; ainsi il y a réellement inversion dansl'arran-
■>■> gement qui se conforme à la construction grammaticale, et
» il n'y en a point dans l'arrangement qui y est contraire. »
Examinons ce raisonnement dans toutes ses parties.
Si dans les jugemens que nous voulons faire porter aux autres,
il y avait en effet des idées qui dussent par leur nature ou parla
circonstance être présentées les premières , et qui en même
temps parla nature grammaticale des mots qui les expriment ne
pussent être présentées qu'à la suite des autres, il est évident
qu'alors l'ordre qu'exige la construction grammaticale , serait en
contradiction avec l'ordre qu'exigerait renonciation ; en ce cas ,
pour ne pas tomber dans une dispute de mots , il faudrait dis-
tinguer deux sortes d'inversion , une dans les idées , et l'autre
dans les termes qui les expriment , et remarquer le cas où , en
évitant une de ces inversions , on tomberait nécessairement
dans l'autre.
Mais en premier lieu , il paraît très-difficile d'assigner d'une
manière évidente les idées qui doivent par leur nature ou par la
256 ÉLÉMENS
circonstance être présentées les premières; en second lieu, sup-
posant même que l'ordre des idées soif incontestable , la raison
demande alors qu'on exprime ces idées par des mots qui , en
suivant la construction grammaticale, puissent et doivent être
placés Jes premiers. Développons ces deux réflexions.
Je prendrai pour exemple la phrase même proposée , fuyez
le serpent. On dit que le serpent doit être présenté d'abord à
l'esprit comme l'objet qu'il faut fuir; c'est ce qui me paraît dou-
teux. Car ne peut-on pas dire aussi que, dans la circonstance
dont il est question , la fuite est ce qui importe le plus à la per-
sonne à qui on parle , et que par conséquent la fuite est ce
qu'on doit énoncer d'abord , en y ajoutant ensuite la raison qui
doit y obliger? Il n'est donc nullement décidé lequel des deux
arrangemens est le plus naiVure] , fuyez le serpent , ou le serpent
fuyez p et je pense qu'il en sera à peu près ainsi dans la plupart
des cas semblables.
En second lieu , supposant même que le serpent soit nécessai-
rement la première idée qui dût être énoncée , n'est-il pas pos-
sible de s'exprimer par une phrase dont la construction gram-
maticale demande que le serpent soit en effet à la première
place ; par exemple , le serpent vient ., fuyez; ou seulement le
serpent vient , ce qui indique assez qu'il faut fuir. On dira
peut-être que de ces deux phrases, la première est moins courte
que celle-ci ^ fuyez le serpent ; et que dans la seconde on a re-
tranché le mot e?,^ei\\\e\ fuyez ; mais il est aisé de répondre que
dans la phrase^wj^ez le serpent^ on a retranché aussi les mots qui
vient , lesquels doivent la terminer pour la rendre complète, et
ne peuvent être sous-enlendus qu'en suppposant qu'on y supplée
par le geste et par le ton.
De là il s'ensuit que dans l'hypothèse présente la seule cons-
truction qui ne fût point défectueuse , serait celle-ci ; le serpent
vient , fuyez , ou serpens venit , fuge , parce que c'est !a ^eule
oii l'arrangement grammatical des mots s'accorderait avec Tar-
rangement métaphysique des idées.
En supposant donc pour un moment que l'ordre dans lequel
on doit présenter les idées n'ait en soi rien d'arbitraire, que, par
exemple, dans la phrase citée on doive commencer par l'idée du
serpent; s'il y avait deux langues dont l'une exprimât ces idées
dans leur ordre naturel, mais dans un ordre contraire à la syi\-
tuxe , coMime serpentemfuge y et dont l'autre exprimât ces mêmes
idées dans un ordre conforme à la syntaxe , mais contraire
à leur arrangement naturel,, alors il ne fuidrait pas dire qu'il
n'y aurait d'inversion que dans la seconde, et qu'il n'y en au-
rait point dans la première ; il faudrait dire que l'une et l'autre
DE PHILOSOPHIE. 25;
manière de s'énoncer serait défeclueuse, l'une quant à l'ordre
grfiiiimatical des mots, l'autre quant à l'ordre des idées; que
la seuie énonciation parfaite serait celle oii ces deux différens
ordres seraient parfaitement d'accord entre eux ; et qu'il faudrait
clioisfr dans chacune des deux langues une manière de s'expri-
mer qui conciliât l'arrangement grammatical avec l'ordre des
idées.
S'il n'était pas possible de trouver une telle manière de s'ex-
primer, il faudrait regarder cet inconvénient comme un défaut
de la langue dans laquelle on parlerait.
Enfin s'il n'était possible d'exprimer les idées d'une manière
conforme à leur ordre naturel , qu'en nuisant à la vivacité, à
l'hannonie , ou à quelqu'autre qualité oratoire du discours, ce
serait encore un défaut de la langue , moindre à la vérité que
dans le cas où il serait impossible de concilier les deux arrange-
mens, mais toujours un défaut. Il ne resterait plus qu'à choisir
entre l'un de ces deux inconvéniens inévitables , de sacrifier les
qualités oratoires du discours à l'ordre naturel des idées, ou cet
ordre aux qualités oratoires du discours. Le premier sacrifice
appartient plus au philosophe, le second à l'orateur et au poète.
Voilà, ce me semble, ce qu'on peut dire de plus précis sur
cette maîière si agitée dans l'inversion, pour distinguer et dé-
cider les différentes questions qu'elle renferme, soit par rapport
à l'ordre des idées, soit par rapport à celui des mots. J'ai toujours
remarqué que les difficultés de la plupart des questions sur les-
quelles les philosophes se partagent , viennent de ce que ces
questions en contiennent implicitement plusieurs autre - dont
chacune demande une solution particulière : ce n'est qu'en par-
tageant la question proposée dans toutes les questions qu'elle
renferme , qu'on peut parvenir à la résoudre d'une manière
précise.
Ce que nous venons de dire par rapport à Tinversion, nous
conduira à quelques réflexions sur ce qu'on appelle le génie des
langues , et sur les avantages ou désavantages réciproques qui
peuvent en résulter par rapport aux langues comparées entre
elles.
Qu'est-ce que le génie d'une langue ? C'est le résultat des lois
auxquelles cette langue est assujétie , eu égard à la nature des
mots qu'elle peut employer , aux modifications dont ces mots
sont susceptibles, et enfin aux règles de construction qu'elle s'est
prescrites. Des exemples éclairciront cette définition.
Voyons premièrement en quoi peut consister la différence des
langues quant à la nature des mots. La langue française, par
exemple , n'a que le pronom so7î , sa , ses , pour exprimer ce
i. 17
358 ÉLÉMENS
que les Latins expriment ou par suiis ou par ejus, selon que ce
pronom se rapporte ou ne se rapporte pas au nominatif du
verbe. Cet usage d'un même pronom son , sa, ses , pour des cas
si différens , produit souvent dans la langue française un incon-
vénient par rapport à la clarté ; inconvénient auquel la langue
atine n'est pas sujette à cet égard. On remédierait à cet incon-
vénient en employant le vieux mot icelui , dans le cas où les
Latins emploient e]us. Mais la langue française moderne , qui
a proscrit cette expression , empêche que nous ne jouissions de
cet avantage. Il est compensé par quelques autres de la même
espèce , comme par l'usage de V article , dont la langue latine
était privée, et qui nous met à portée d'exprimer des nuances
que vraisemblablement la langue latine n'exprimait pas aussi
bien. Nous disons, donnez-moi du pain , donnez-moi un pain,
et donnez-moi le pain ; ce qui exprime trois choses très-diffé-
rentes , que nous rendrions en latin par la seule phrase da mihi
panem.
En second lieu , les langues diffèrent quant aux modifications
des mots. Les Latins ont des cas , et nous n'en avons point; ils
exprimaient par deux terminaisons différentes le nominatif et
l'accusatif, Darius et Darium; nous exprimons l'un et l'autre
absolument de la même manière ; cette ressemblance , comme
on l'a vu plus haut, nous oblige, pour éviter l'équivoque, de
placer le régime après le verbe, et jamais avant j surtout quand
le verbe est actif. On voit que cet arrangement grammatical est
fondé sur la nature de la langue même, qui ne saurait s'en
permettre un autre pour être claire ; entrave à laquelle la langue
latine n'est pas assujétie. Mais cette entrave même est une source
de clarté. Dès que l'arrangement des mots détermine leur rapport,
le sens ne saurait être obscur; et le vers de l'oracle , si connu
par son amphibologie ,
^io te /Eacida Romanos vincere posse,
n'aurait plus cet inconvénient, si le génie de la langue latine eut
exigé que le régime fut placé après le verbe.
Les langues différent en troisième lieu quanta la construction
grammaticale. Cette règle de syntaxe sur l'arrangement des
termes, à laquelle la langue française est obligée de s'assujétir en
certains cas pour fixer le rapport des mots et le sens de la phrase ,
elle l'a étendue , comme nous Favons dit encore , aux autres cas
oii cet arrangement serait moins nécessaire; il semble que nos
pères, forcés par la nature de la langue d'en gêner la construc-
tion en certains cas , aient voulu , par une espèce de dépit , s'il
est permis de parler de la sorte , la gêner sans besoin dans tous
DE PHILOSOPHIE. 259
les autres. De là vient à notre langue cette marche uniforme,
qui, dit-on , contribue à la clarté , mais ÎJui nuit pour le moins
autant à la vivacité , à la variété et à rharnionie du discours.
C'-est principalement cette construction monotone qui a donné
à la langue française le caractère de timidité, ou , si l'on veut ,
de sagesse qui lui est propre , mais qui l'empêchant de se per-
mettre presque aucune licence, fait le désespoir des traducteurs
et des poètes.
Il ne faut pas croire cependant que notre langue , gênée par
tant de liens , n'ait aucun avantage qui lui soit propre. Nous
en avons indiqué quelques uns ; l'usage fait connaître tous les
jours qu'il est certaines idées ou plutôt certaines nuances d'idées,
qu'une langue exprime , et qui manquent à une autre , même
beaucoup plus riche d'ailleurs. Tel est , pour ne citer qu'un
exemple seul, l'aoriste des verbes français, qui exprime une
nuance du temps passé , et qui manque aux verbes latins ; ceux-
ci n'ont que le mol fui , pour exprimer ce que la langue fran-
çaise peut rendre par les mots j'ai été , ou je fus , suivant les
^lifférens rapports sous lesquels on considère le temps passé. De
jnêtne il n'y a point de langue qui ne puisse rendre par un seul
mot certaines idées qu'une autre langue ne pourrait développer
que par une périphrase ; il n'y en a point qui ne puisse exprimer,
par des mots ou plus courts ou plus sonores , certaines idées
qu'une autre langue serait forcée de rendre par des mots ou
plus longs ou plus sourds : or la brièveté et l'harmonie sont en-
core des avantages dans les langues, la brièveté pour le plaisir
de l'esprit, l'harmonie pour celui de l'oreille.
En un mot, il n'y a point d'ouvrage écrit originairement
dans une langue, qui étant traduit dans une autre , ne doive à
certains égards y perdre plus ou moins , et y gagner plus ou
moins à d'autres. La seule harmonie du style , dont nous par-
lions il n'y a qu'un moment , peut suffire pour rendre un écrivain
très-rebelle à la traduction. Traduisez Cicéron , sans lui con-
server cette qualité , vous ne ferez qu'une copie informe et lan-
guissante ; et combien est-il difficile de concilier cette harmonie
avec les autres qualités qu'une pareille traduction doit avoir,
la justesse du sens , la propriété , la facilité , la simplicité des
termes? Je me souviens qu'ayant voulu autrefois traduire, pour
en orner mes Réflexions sur rélocution oratoire , la pérorai-
son de Cicéron /;ro F/«cco, assez peu connue , et pourtant bien
digne de l'être , je fus tout à coup dégoûté de cette entreprise
en me rappelant la dernière phrase de cette péroraison; Mise-
remini familiœ , Judices , miseremini fortissimi patris , ■miserez
mini fia ; nomm daris^imum etfortissimum ^ vd gêner ii , vd
26o ËLÉMENS
vetustatis , vel homînis causa , reipublicœ reservate. Conserver
tout à la fois à cette ^^hrase sa noblesse, sa brièveté , sa simpli-
cité , sa rondeur , et surtout le genre d'harmonie qui lui est
propre , est une entreprise que je laisse à de plus habiles que
moi.
Il me sçmble que la question tant agitée , si les inscriptions
doivent être en français ou en latin, peut se décider aisément par
les principes qu'on vient d'établir. L'inscription doit être dans
celle des deux langues qui rendra de la manière la plus courte , la
plus énergique et la plus noble, sans dureté ni sécheresse, ce qu'oa
veut exprimer. Je doute, par exemple, que l'inscription de la
statue de Montpellier, A Louis Quatorze âpres sa mort , fût aussi
bien en langue latine, Ludos'ico decimo quarto ex oculis suhlato ;
comme je doute que celle des invalides de Berlin , Lœso et ïnvicto
iniliti^ eût pu être aussi bi?n en français. Cette inscription simple ,
Henri JJ^, au bas de la statue d'un de nos plus grands rois, non-
aeuleraent dira plus qu'une inscription longue et fastueuse, elle
dira mieux même que ne ferait la simple inscription latine, Hen-
ricus decimus quartus ; parce que la longueur de ce nom dans une
langue étrangère , et le retour m.onotone des désinences en us ,
nous rappelle moins agréablement l'idée de ce prince, que le
nom dont nous avons coutume de l'appekr. fleuri J /^ àira mieux
encore que Henri^le-Grand , parce qu'il suffit de son nom sans
éjjithète pour réveiller toute l'idée que nous avQ^is de ce grand
roi , et qu'une épithète qui n'ajoute rien à l'idée , est inutile et
froide. On pourra se former par ce peu d'exemples, sinon des
principes détaillés, au moins une méthode sûre pour juger, et
de la langue dans laquelle une inscription doit être écrite , et des
qualités que l'inscription doit avoir. Une plus longue discussion
sur ce sujet nous mènerait trop loin , et aurait un rapport trop
éloigné avec la matière que nous avons traitée dans cet article.
XIV. MATHÉMATIQUES.
ALGÈBRE.
Dieu , l'homme et la nature ; voilà , suivant la division géné-
rale de l'Encyclopédie , les trois grands objets de l'étude du
philosophe. Nous venons de voir quelle route il doit suivre dans
l'étude des deux premiers ; le troisième , quoique moms impor-
tant, présente un champ beaucoup plus vaste , par la multitude
des parties qu'il renferme, et par les lumières que nous y pou-
vons acquérir. Car telle est la fatalité attachée à l'esprit humain,
DE PHILOSOPHIE. o6i
fjue -moins un sujet l'intéresse , plus il trouve presque toujours
de facilité pour le connaître; et cela est si vrai que dans l'étude
même de la nature, les premiers principes , dont il nous» impor-
terait le plus d'être instruits , sont absolument cachés pour nous.
Mais sans nous consumer en regrets inutiles sur les biens dont
nous sommes privés , profitons de ceux dont il nous est permis
de jouir.
L'étude de la nature est celle des propriétés des corps ; et leurs
propriétés dépendent de deux choses , de leur mouvement et de
leur figure. Ainsi les sciences qui s'occupent de ces deux points,
c'est-à-dire , la mécanique et la géométrie , sont les deux clefs
indispensablement nécessaires de la physique. La géométrie qui
doit précéder , comme plus simple , doit elle-même être précédée
par une autre science plus universelle , celle qui traite des pro-
priétés de la grandeur en général , et qu'on appelle algèbre Deux
raisons doivent donner à cette science un rang distingué dans
des élémens de philosophie. La première , c'est que la connais-
sance de l'algèbre facilite infiniment l'étude de la géométrie et
de la mécanique , et qu'elle est même absolument nécessaire à la
partie transcendante de ces deux sciences , dont la physique ,
prise dans toute son étendue , ne saurait se passer. La seconde,
c'est que s'il y a des sciences qui doivent avoir place par préfé-
rence dans des élémens de philosophie, ce sont sans doute celles
qui renferment les connaissances les plus certaines accordées à
nos lumières naturelles. Or l'algèbre tient le premier rang parmi
ces sciences , puisqu'elle est l'instrument des découvertes que
nous pouvons faire sur la grandeur.
Néanmoins toute certaine qu'elle est dans ses principes , et
dans les conséquences qu'elle en tire , il faut avouer qu'elle n'est
pas encore tout-à-fait exempte d'obscurité à certains égcrds (i).
Est-ce la faute de l'algèbre ? ]Ne serait-ce pas plutôt celle des
auteurs qui l'ont traitée jusqu'ici ? Que la mécanique , que la
géométrie même nous laissent dans l'esprit quelques nuages sur
des propositions démontrées d'ailleurs , on peut n'en être pas
étonné. L'objet de ces deux sciences est matériel et sensible, et
la connaissance parfaite de cet objet tient à celle des corps et de
l'étendue dont nous ignorons la nature. Mais les principes de
l'algèbre ne portent que sur des notions purement intellectuelles,
sur des idées que nous nous formons à nous-mêmes par abstrac-
tion, en simplifiant et en généralisant des idées premières ; ainsi
ces principes ne contiennent proprement que ce que nous y
avons mis , et ce qu'il y a de plus simple dans nos perceptions ;
(i) Pour n'en citer qu'un seul exemple, je ne connais aucun ouvrage où ce-
qui regarde la théorie des quaatités négatives soit parfaitement éciairci..
262. ELEMENS
jls sont en quelque façon notre ouvrage ; comment peuvenl-iîs
donc , par rapport à l'évidence , laisser encore quelque chose à
désirer ?
Il y a lieu de croire que ces principes avaient dans l'esprit des
inventeurs toute la netteté dont ils sont susceptibles ; mais rem-'
plis et vivement pénétrés de ce qu'ils concevaient , ces grands
génies ont cherché le moyen le plus simple et le plus court de
rendre leurs idées; ils ont en conséquence imaginé des règles de
calcul qui sont le résultat et le précis d'un grand nombre de
combinaisons; et c'est dans ce résultat extrêmement réduit qu'ils
ont caché leur marche; ils n'eu ont montré que le terme sans
en détailler les progrès. L'algèbre est une espèce de langue qui
a , comme les autres, sa métaphysique ; cette métaphysique a
présidé à la formation de la langue; mais quoiqu'elle soit impli-
citement contenue dans les règles , elle n^j est pas développée ;
le vulgaire ne jouit que du résultat; l'homme éclairé voit le
germe qui l'a produit ; à peu près comme les grammairiens
ordinaires pratiquent aveuglément les règles du langage, dont
l'esprit n'est senti et aperçu que parles philosophes.
Cette métaphysique simple et lumineuse qui a guidé les in-
venteurs , est donc la partie que le philosophe doit s'appliquer
à développer dans des élémens d'algèbre; les opérations de calcul
les plus simples suffiront pour la faire entendre. A l'égard des
opérations plus compliquées , qui ne renferment que des diffi-
cultés de pratique , on pourra en supprimer le détail , suffisam-
ment expliqué dans une infinité d'ouvrages. Par ce moyen l'al-
gèbre ne tiendra pas beaucoup de place dans des élémens de
philosophie ; mais en la resserrant dans ce peu d'espace , on
pourrait la présenter sous une forme presque entièrement nou-
velle.
Il serait 2>eut-étre à propos de ne faire précéder la géométrie
élémentaire que par la partie de l'algèbre qui est absolument
nécessaire à cette géométrie , c'est-à-dire , par la théorie des
proportions; on renverrait à la suite des élémens de géométrie
les autres recherches dont l'algèbre s'occupe , entre autres l'ana-
lyse mathématique , ou la méthode pour résoudre les problèmes
par les secours de l'algèbre. Il y a cette ditTérence en mathéma-
tique, entre l'algèbre et l'analyse, que l'algèbre est la science
du calcul des grandeurs en général , et (jue l'analyse est le
moyen d'employer l'algèbre à la solution des problèmes. L'u-
sage que l'analyse mathématique fait de l'algèbre, pour trouver
les inconnues au moyen des connues , est ce qui la distingue
de l'analyse logique, qui n'est autre chose en général que l'art
de découvrir ce qu'on ne connaît pas par le moyen de ce qu'oE
DE PHILOSOPHIE. 263
connaît. Tout algebriste se sert de l'analyse logique pour com-
mencer et pour conduire le calcul ; mais en même temps le secours
de l'algèbre facilite extrêmement l'application de cette analyse à
!a solution des problèmes. ( J^oyez le paragraphe suivant.)
§ XI. Eclaircissement sur les élëmens d* Algèbre.
L'iMPERFECTiox quc nous avons remarque'e dans plusieurs des
notions que donnent pour l'ordinaire les élémens de géométrie,
ne se rencontre guère moins dans celles que présentent la plupart
des élémens d'algèbre ; quelques exemples en seront la preuve.
La première , en un sens la plus essentielle des définitions
que ces élémens doivent offrir , est celle de l'algèbre même. Il
semble que les auteurs d'élémens se soient mis peu en yjeine de
donner une idée nette de la nature de cette science et de son
objet. Les uns disent que c'est l'art de faire sur les lettres de
l'alphabet les mêmes opérations qu'on fait sur les chiffres ; défi-
nition ridicule à. tous égards. Les autres se bornent à dire que
c'est la science du calcul des grandeurs en général; définition
plus exacte , mais qui a besoin d'être plus développée qu'elle ne
l'est ordinairement par les auteurs élémentaires.
Il faut d'abord partir de ce principe , que le calcul des gran-
deurs ne peut consister qu'à déterminer le rapport des gran-
deurs entre elles. Or il y a , comme on le verra à la fin du
paragraphe XII, deux sortes de rapports; les uns qui peuvent
être exprimés exactement par des nombres, soit entiers, soit
rompus; les autres, qu'on appelle incommensurables, et qui ne
peuvent être exprimés par des nombres que d'une manière ap-
prochée , mais qui peuvent être représentés , ou qu'on peut
imaginer être représentés d'une autre manière, par exemple, par
les rapports d'une ligne à une autre. Nous allons faire voir d'a-
bord quelle est l'utilité des caractères algébriques pour repré-
senter les nombres proprement dits , et les raj3ports qu'ils expri-
ment ; nous verrons ensuite l'utilité de ces mêmes caractères
pour représenter les rapports incommensurables.
Pour sentir quel est l'avantage d'exprimer les nombres par
des caractères algébriques, il faut remarquer que l'arithmétique
ordinaire a deux sortes de principes. Les uns sont dépendans
des signes ou chiffres par lesquels on exprime les nombres, et
ce sont ceux qu'on appelle proprement règles de l'arithmétique j
règles qui sont attachées à la nature de ces signes, et qui se-
raient différentes, si au lieu de dix caractères dont nous nous
servons pour exprimer tous les nombres possibles, nous en
^^i ÉUÉMENS
avions un plus grand ou un plus petit nombre , ou si au lieiï
de disposer ces caractères comme nous le faisons ponr exprimer
les nombres, nous les disposions autrement, et que par là nous
changeassions et leur valeur intrinsèque et leur valeur relative.
Mais outre les principes sur lesquels sont fondées ces règles,
l'ariliimétique en a d'autres plus généraux, indépendans des
signes par lesquels on peut exprimer les nombres , et unique-
ment attachés à la nature des nombres mêmes ; tels sont ceux-ci.
Si on retraiiche un plus petit nombre d'un phis grand , et qu'on
ajoute au plus petit nombre ce qui résultera de cette opération ,
on aura le plus grand nombre.
Le produit de deux nombres , divise par Vun des deux produi-
sans, donne l'autre produisant.
Le j.Toduit du quotient d'une division par le diviseur doit
rendre le dividende. On pourrait en énoncer plusieurs autres
Ces sortes de prin(;ipes n'étant réellement que des projDriétés
générales des rapports ou des nombres qui ont lieu pour quel-
ques nombres que ce soit, et de quelque manière que ces
nombres soient désignés , il s'ensuit d'abord que ces propositions
gi^riérales peuvent être mises sous les yeux de la manière la plus
claire el la plus simple, en supposant les nombres représentés
par des caractères généraux; on a choisi pour exprimer ces
caractères les lettres de l'alphabet, comme étant |>lus connues,
et d'un usage plus familier et plus universel. Première utilité de
l'algèbre, de >ervir à représenter et à démontrer d'une manière
simple et facile les vérités qui ont rapport aux propriétés géné-
rales des nombres.
Ce n'est pas tout. Comme il y a des propriétés générales des
nombres indépendantes de la manière dont ils sont exprimés ,
il doit y avoir aussi pour le calcul des nombres, des principes
généraux par le moyen desquels on pourra exprimer, de la
manière la plus simple et la plus abrégée qu'il sera possible,
le résultat de la combinaison de ces nombres, et des opé-
rations qui seront la suite de cette combinaison. Les règles
pour trouver ce résultat sont les règles de l'algèbre. Ainsi l'ad-
dition algébrique n'est autre chose que le moyen d'exprimer
delà manière la plus courte et la plus simple le résultat de l'ad-
dition de plusieurs nombres , en ne donnant à ces nombres
aucune valeur particulière ; il en est de même de la soustraction,
et des autres règles.
L'utilité de ces règles ne se borne pas à représenter de la
manière la plus simple le résultat des opérations qu'on peut
faire sur les nombres en général. Supposons qu'un ou plusieurs
nombres, ou eu général une ou plusieurs quantités (car on a.
DE PHILOSOPHIE. 265
déjà dit que toute quantité pouvait être représente'e par un
nombre), soient exprimés par des caractères algébriques; suppo-
sons de plus qne ces nombres soient connus et donnés, et qu'on
propose de trouver un ou plusieurs autres nombres qui dépendent
des nombres donnés par de certaines conditions , il est évident
I". que par la généralité des caractères algébriques, on peut
eîi primer ces conditions supposées entre les nombres cherchés
et les uombres donnés. 2°. Que par la généralité des opérations
algc'briques, on pourra pratiquer également ces opérations sur
les nombres cherchés comme sur les nombres donnés. Or , en
vert'i de ces opérations, l'algèbre enseigne à dégager les nombres
cherchés d'avec les nombres donnés , en sorte qu'on ait la valeur
des premiers exprimée de la manière la plus simple par un
résultat qui ne contiendra plus que les seconds ; et les opérations
que ce résultat indique étant pratiquées sur tels nombres qu'on
voudra, pris à volonté, donneront la valeur des nombres cher-
chés qui seront relatifs à ces nombres pris à volonté, suivant les
conditions exigées et proposées.
Je ne sais s'il est possible de donner une notion plus nette de
l'algèbre à ceux qui n'en ont aucune. Peut-être ce qu'on vient
de dire ne sera-t-il pas encore assez développé pour eux ; mais
peut-être est-il nécessaire d'être au moins initié dans cette
snence pour pouvoir s'en former une idée précise ; je ne doute
point que ceux qui seront dans ce dernier cas ne trouvent juste
et exacte celle que nous venons d'exposer. C'est sans doute
d'après une notion semblable que Newton a donné à l'algèbre
le nom (ï Arithmétique universelle; dénomination qui en effet
exprime et renferme ce que nous venons de dire sur le véri-
table objet et la nature de cette science.
Après avoir fait sentir l'utilité des caractères algébriques pour
exprimer les nombres proprement dits , il sera plus facile encore
d'en faire sentir l'utilité pour exprimer les rapports incommen-
S'irables. En premier lieu , ces rapports ont, pour ainsi dire , un
droit de plus que les nombres à pouvoir être représentés par
des caractères algébriques; puisque ces caractères n'ayant point,
comme les nombres, de valeur fixe et déterminée, n'en sont
que p'us propres à désigner des rapports qui ne peuvent être
exprimés exactement par des nombres. En second lieu , les
principes généraux énoncés ou indiqués ci-dessus, sur les pro-
priétés générales des nombres et sur les résultats du calcul
qu'on en peut faire , principes qui servent de base, comme nous
l'avons dit, au calcul algébrique, ont également lieu pour les
rapports incommensurables. De même , par exemple , qu'on
double, qu'on triple, qu'on quadruple un nombre ordinaire en
:z6(j ELEMENS
le multipliant par 2, par 3, par 4, on double, on triple, on
quadruple un rapport incommensurable en le multipliant par 2 ,
par 3, par 4? etc. ; on le réduit pareillement, ainsi que tout
nombre , à la moitié , au tiers, au quart, en le divisant par 2 ,
par 3, par4î etc. Il en est de même d'une infinité d'autres
Terités semblables, également communes à toutes sortes de
rapports , soit exprimables par des nombres , soit incommen-
surables. En un mot, toutes les vérités sur les nombres, les-
quelles ne supposeront pas, ou l'idée de nombres entiers en
général, ou celle de tel nombre en particulier, ou la manière
d'écrire ou de désigner les nombres par notre calcul arithmé-
tique ordinaire, toutes ces vérités auront également lieu pour
les rapports incommensurables. Le calcul algébrique, qui ne
considère les rapports et les nombres que de la manière la plus
générale et la plus abstraite , s'étend donc et s'applique a:\x
rapports incommensurables , et même encore plus parfaitement
à ces rapports qu'aux nombres proprement dits ; et sous ce
nouveau point de vue , il mérite encore à plus juste titre le nom
f^ arilhmétj'que universelle.
Nous verrons dans le paragrapbe XIII , d'après les notions
que nous venons de donner de l'algèbre , comment elle s'ap-
plique à la géométrie. Mais avant que de finir , exposons encore
quelques unes des fausses idées qu'on peut reprocher au commun
des algébristes. Elles serviront, pour ainsi dire, de preuves jus-
tificatives apportées d'avance de ce que nous dirons dans l'un
des articles suivans , sur l'abus de la métaphysique en géométrie,
et surtout en algèbre ; et les idées nettes et précises que nous
tâcherons ici de substituera ces idées fausses, pourront montrer
en même temps un essai de la vraie métaphysique dont ces
sciences sont susceptibles.
Les auteurs ordinaires d'élémens ne pèchent pas seulement
par le peu de soin qu'ils ont de donner une idée nette de l'al-
gèbre et de son but, mais encore par le peu d'exactitude des
notions qu'ils attachent à certaines expressions. Pour abréger,
je me bornerai à la notion des quantités négatives. Les uns re-
gardent ces quantités comme au-dessous de rien, notion absurde
en elle-même : les autres , comme exprimant des dettes, notion
trop bornée , et par cela seul peu exacte : les autres , comme des
quantités qui doivent être prises dans un sens contraire aux
quantités qu'on a supposées positives ; notion dont la géométrie
fournit aisément des exemples, mais qui est sujette à de fréquentes
exceptions; puisqu'il est aisé de faire voir, par des exemples
tirés aussi de la géométrie , que des quantités représentées par
le calcul avec le signe négatif, doivent quelquefois être prises
DE PHILOSOPHIE. 267
du même sens que les quantités caractérisées par le signe positif.
Qu'est-ce donc que les quantités négatives ? Il en faut distinguer
de deux espèces.
Les premiers, par leur signe négatif, indiquent une fausse
supposition qui a été faite dans l'énoncé du problème , suppo-
sition redressée par la solution. Si on demande un nombre qui
ajouté à 20 fasse i5 , on trouvera 5 avec le signe négatif; ce qui
marque qu'il aurait fallu énoncer le problème en cette sorte;
trouver un nombre tel qu étant retranché de 20 , et non ajouté ,
le résultat de V opération soit i5. En voilà autant qu'il est né-
cessaire pour donner ici la vraie notion de cette première espèce
de quantités négatives qui se rencontrent à tout moment dans
les solutions de problèmes.
La seconde espèce de quantités négatives se rencontre prin-
cipalement dans les problèmes oii le résultat du calcul paraît
présenter plusieurs solutions ; elles indiquent alors des solutions
du même problème, envisagé sous un point de vue un peu dif-
férent de celui que l'énoncé suppose, mais toujours analogue à
ce preuiier sens.
Les quantités négatives de la première espèce montrent la gé-
néralité et l'avantage du calcul algébrique, qui redresse, pour
ain i dire , le calculateur en partant de la supposition même qui
aurait du l'égarer. Les quantités négatives de la seconde espèce
montrent tout à la fois , et la richesse de cette science qui fait
trouver dans la solution du problème jusqu'aux choses qu'on ne
demandait pas , et en même temps , si on ose le dire , l'imper-
fection du calcul, qui , en donnant ce qu'on ne cherche pas et
qu'on ne lui demande point , ne donne pas toujours ce qu'on lui
demande avec toute la perfection qu'on pourrait exiger. C'est ce
qui n'arrive que trop dans les questions algébriques; la solution
d'un problème qui n'en a quelquefois réellement qu'une seulepos-
sible (dans le sens oii il a été proposé), est souvent incorporée el
comme amalgamée avec plusieurs autres solutions de problèmes
analogues, mais différens; solutions qui, enveloppant et masquant,
pour ainsi dire, la première, la rendent plus difficile à découvrir.
Ceux qui ont quelque connaissance de ce qu'on appelle en al-
gèbre la théorie des équations , savent par expérience la vérité
de ce que nous venons de dire. Mais en voilà assez sur ce sujet,
pour ne pas rebuter ceux de nos lecteurs à qui les élémens de
cette science sont absolument inconnus.
268 ÉLÉMENS
XV. GÉOMÉTRIE.
Muni des premières notions de l'algèbre, le philosophe s'en
sert pour passer à la géométrie , qui est la science des propriétés
de l'étendue , en tant qu'on la considère comme simplement
étendue et figurée. ( Voyez Eclaircissement, § XII, p. 207. )
C'est pour déterminer plus facilement les propriétés de l'étendue,
comme nous l'avons dit ailleurs , qu'on y considère d'abord une
seule dimension , c'est-à-dire la longueur ou la ligne , ensuite
deux dimensions qui constituent la surface^ enfin les trois dimen-
sions ensemble d'oli résulte la solidité. C'est donc par une simple
abstraction de l'esprit que le géomètre envisage les lignes comme
sans largeur, et les surfaces comme sans profondeur. Ainsi les
ventés que la géométrie démontre sur l'étendue sont des vérités
purement hypothétiques. Ces vérités cependant n'en sont pas
moms utiles, eu égard aux conséquences pratiques qui en ré-
sultent. Il est aisé de le faire sentir par une comparaison tirée
de la géométrie même. On connaît dans cette science des lignes
courbes qui doivent s'approcher continuellement d'une ligne
droite , sans la rencontrer jamais, et qui néanmoin> , étant tra-
cées sur le papier, se confondent sensiblement avec cette ligne
droite au bout d'un assez petit espace. Il en est de même des
positions de géométrie ; elles sont la limite intellectuelle des
ventés physiques , le terme dont celles-ci peuvent approcher
aussi près qu'on le désire, sans jamais y arriver exactement.
Mais si les théorèmes mathématiques n'ont pas rigoureusement
lieu dans la nature, ils servent du moins à résoudre , avec une
précision suffisante pour la pratique , les différentes questions
qu'on peut se proposer sur l'étendue. Dans l'univers il n'y a point
de cercle parfait ; mais plus un cercle approchera de l'être, plus
il approchera des propriétés rigoureuses du cercle parfait que
la géométrie démontre ; et il peut en approcher à un degré suf-
fisant jDour notre usage. Il en est de même des autres figures
dont la géométrie détaille les propriétés. Pour démontrer en
toute rigueur les vérités relatives à la figure des corps , on est
obligé de supposer dans cette figure une perfection arbitraire
qui n'y saurait être. En effet, si le cercle, par exemple, n'est
pas supjDosé rigoureux, il faudra autant de théorèmes différens
sur le cercle qu'on imaginera de figures différentes plus ou moins
approchantes du cercle parfait; et ces figures elles-mêmes pour-
ront encore être absolument hypothétiques , et n'avoir point de
modèle existant dans la nature. Les lignes qu'on considère dans
DE PHILOSOPHIE. 2G9
la géométrie usuelle, ne sont ni parfaitement droites, ni par-
faitement courbes , les surfaces ne sont ni parfaitement planes,
ni parfaitement curvilignes; mais il est nécessaire de les sup-
poser telles, jDour arriver à des vérités fixes et déterminées
dont on puisse faire ensuite l'application plus ou moins exacte
aux lignes et aux surfaces physiques.
Ces réflexions suffiront pour répondre à deux espèces de cen-
seurs de la géométrie ; les uns, ce sont les sceptiques , accusent
les théorèmes mathématiques de fausoelé , comme supposant oe
qui n'existe pas; les autres, ce sont les physiciens iguorans en
mathématique , regardent les vérités de géométrie comme fon-
dées sur des hypothèses arbitraires , et comme des jeux d'esprit
qui n'ont point d'application. L'usage qu'on fait tous les jours
de la géométrie spéculative pour résoudre les questions de géo-
métrie pratique, doit fermer la bouche aux uns et aux autres.
La seule manière de bien traiter les élémens d'une science
exacte et rigoureuse , c'est d'y mettre toute la rigueur et l'exac-
titude possible. Nous doutons , par cette raison , si on doit abso-
lument suivre dans des élémens de géométrie la méthode des
inventeurs. Une telle méthode engage presque nécessairement
à supposer comme vraies différentes propositions que les inven-
teurs ont aperçues comme d'un coup d'œil , mais dont la démons-
tration est nécessaire en rigueur géométrique.
Il n'en est pas de même de l'algèbre. Comme c'est une science
purement intellectuelle et abstraite , dont l'objet n'existe point
hors de nous, non-seulement on peut la traiter d'une manière
également facile et rigolireuse en s'assujétissant à la marche des
inventeurs , mais c'est la meilleure méthode qu'on puisse em-
ployer pour développer les élémens de cette science. Il sufSt
pour cela de suivre l'ordre naturel des opérations de l'esprit, en
s'épargnant seulement les tentatives inutiles ou fausses, que tout
inventeur fait presque nécessairement avant d'arriver au but
qu'il se propose.
Nous sommes pourtant bien éloignés de désapprouver sans res-
triction l'usage qu'on peut faire dans des élémens de géométrie
de la méthode des inventeurs. Comme elle a le précieux avan-
tage de piquer la curiosité, de faire pressentir à chaque pas celui
qui doit suivre , et de ne point effrayer l'esprit par un appareil
trop scientifique, nous la croyons très-propre à ceux qui n'ont
pas pour but de se rendre profonds mathématiciens ; mais les
esprits que la nature a destinés à faire ^des progrès dans cette
science, doivent préférer la méthode rigoureuse.
Cependant, pour arriver à cette rigueur exacte , il ne faut pas
cUerclier une rigueur imaginaire. Nous avons déjà vu de quelle
270 ÉLÉMENS
inutilité sont pour cet objet les axiomes dont les géomètres font
si souvent usage ; nous avons observé dejDlus qu'en géométrie on
doit supposer l'étendue telle que tous les hommes la conçoivent,
sans se mettre en peine des objections et des subtilités scolas-
tiques ; ajoutons qu'on doit supposer de même dans les élémens
de géométrie les idées abstraites de surface plane et de ligne
droite , sans faire de vains efforts pour réduire ces idées à qisel-
que notion plus simple. N'imitons pas un géomètre moderne, qui ,
par la seule idée d'un fil tendu, croit pouvoir démontrer les pro-
priétés de la ligne droite indépendamment du plan ; et qui ne se
permet pas même cette hypothèse , qu'on peut imaginer une
ligne droite menée d'un point à un autre sur une surface plane ^
comme si la supposition d'un fil tendu pour représenter une
ligne droite , était plus simple et plus rigoureuse que l'hypothèse
dont on vient de parler; ou plutôt comme si cette supposition
n'avait pas l'inconvénientde représenter par une image physique,
imparfaite et grossière , une hypothèse mathématique et rigou-
reuse.
Nous ne prétendons pas pour cela qu'on doive supprimer des
élémens de géométrie les définitions de la surface plane et de la
ligne droite. Ces définitions sont nécessaires; car on ne saurait
connaître les propriétés des lignes droites et des surfaces planes
sans partir de quelque propriété simple de ces lignes et de ces
surfaces, qui puisse être aperçue à la première vue de l'esprit,
et par conséquent être prise pour leur définition. Ainsi on dé-
finit la ligne droite , la ligne la plus courte qu'on puisse mener
d'un point à un autre , et la surface plane, celle à laquelle une
ligne droite se peut appliquer en tout sens. Mais ces deux défi-
nitions, quoique peut-être préférables à toutes celles qu'on
pourrait imaginer, ne renferment pas l'idée primitive que nous
nous formons de la ligne droite et de la surface plane; idée si
simple , et pour ainsi dire si indivisible et si une , qu'une défi-
nition ne peut la rendre plus claire , soit par la nature de cette
idée même, soit par l'imperfection du langage.
En général , les définitions sont ce qui mérite le plus d'atten-
tion dans des élémens de géométrie , et d'où dépend surtout la
perfection de ces élémens. C'est pourtant ce qu'on a le plus
souvent négligé dans les élémens modernes. Nous n'en citerons
qu'un exemple. L'auteur de VArt de penser définit l'angle,
l'ouverture de deux lignes qui se rencontrent ; et il reprend Ëu-
clide d'avoir appelé l'angle un espace : la définition d'Euclide
peut être défectueuse, mais ce n'est pas par le côté qu'on lui
reproche ; car l'idée de l'ouverture formée par deux lignes sup-
pose nécessairement celle de l'espace que ce^ lignes renferment.
DE PHILOSOPHIE. 271
Outre les définitions auxquelles on ne saurait apporter trop
de soin, le philosophe doit encore avoir égard, dans les éiémens
de géométrie, à deux autres points très-importans ; aux propo-
sitions fondamentales et à la manière de démontrer.
Les propositions fondamentales peuvent être réduites à deux ;
la mesure des angles par les arcs de cercle , et le principe de la
superposition. Ce dernier principe n'est point , comme l'ont
prétendu plusieurs géomètres, une méthode de démontrer peu
exacte et purement mécanique. La superposition , telle que les
mathématiciens la conçoivent , ne consiste pas à appliquer gros-
sièrement une figure sur une autre , pour juger par les yeux de
leur égalité ou de leur différence , comme un ouvrier applique
son pied sur une ligne pour la mesurer ; elle consiste à imaginer
une figure transportée sur une autre , et à conclure de l'égalité
supposée de certaines parties des deux figures , la coïncidence
de ces parties entre elles , et de leur coïncidence la coïncidence
du reste ; d'oii résulte l'égalité et la similitude parfaite des figu-
res entières. Cette manière de démontrer a donc l'avantage,
non-seulement de rendre les vérités palpables , mais d'être en-
core la plus rigoureuse et la plus simple qu'il est possible, en
un mot, de satisfaire l'esprit en parlant aux yeux.
Les démonstrations qu'on peut employer en géométrie sont
de deux espèces , directes ou indirectes. Les premières sont
immédiatement déduites de la notion même de l'objet dont on
veut établir quelque propriété ; ce sont celles qu'on doit em-
ployer de préférence , parce qu'elles éclairent en même temps
qu'elles convainquent. Mais si le nombre de nos connaissances
certaines est fort petit , celui de nos connaissances directes l'est
encore davantage. Nous ignorons , par rapport à un grand nom-
bre d'objets , ce qu'ils sont et ce qu'ils ne sont pas ; et nou.«;
n'avons sur beaucoup d'autres que des idées négatives , c'est-
à-dire , nous savons ce qu'ils ne sont pas bien mieux que ce qu'ils
sont ; heureux encore dans notre indigence de posséder cette
connaissance imparfaite et tronquée , qui n'est qu'une manière
un peu plus raisonnée et un peu plus douce d'être ignorans. Or,
dans tous ces cas , on sera forcé d'avoir recours aux démons-
trations indirectes. Les principales démonstrations de ce genre
sont connues sous le nom de réduction à V absurde ; elles con-
sistent à prouver une vérité par les absurdités qui s'ensuivraient
si on ne l'admettait pas. Dans cette classe doivent être placées
toutes les démonstrations qui regardent les incommensurables ,
c'est-à-dire , les grandeurs qui n'ont aucune commune mesure
entre elles. En effet , l'idée de l'infini entre nécessairement dans
celle de ces sortes de quantités; ornous n'avons de l'infini qu'une
272 ÉLÉMENS
idée négative, puisque nous ne le concevons que par la ne'gatiou
du fini; le mol même d'infini en est la preuve.
Tout ce que nous avons dit jusqu'à présent sur la manière de
bien traiter les ëlémens de géométrie , doit nous faire conclure
que de tels élémens ne sont pas l'ouvrage d'un géomètre ordi-
naire ; qu'il n'y a même aucun géomètre au-dessus d'une pa-
reille entreprise , et que les Descartes , les Newton , les Leibnitz
n'eussent pas été de trop pour la bien exécuter. Cependant il
n'y a peut-être point de science dans laquelle on ait tant mul-
tiplié les élémens , sans compter ceux dont nous serons sans
doute accablés encore ; et on peut remarquer que parmi cette
m.ultitude de géomètres élémentaires, il n'y en a presque pas un
qui, dans sa préface, ne dise plus ou moins de mal de ses pré-
décesseurs. Un ouvrage en ce genre , qui serait au gré de tout le
m.onde , est encore à faire ; mais c'est peut-être une entreprise
chimérique que de prétendre faire au gré de tout le monde un
pareil ouvrage. Les différentes vues dans lesquelles on peut
étudier les élémens de géométrie , rendent ces élémens suscep-
tibles de différentes formes dont chacune peut avoir son avan-
tage. I! ne s'agit ici que de savoir quelle eat la meilleure qu'on
puisse leur donner dans des élémens de philosophie ; et c'est sur
quoi nous avons taché de proposer nos vues.
Mais ce qui rend la plupart des élémens de géométrie si dé-
fectueux , c'est moins encore le plan suivant lequel on les traite,
que l'incapacité de ceux qui l'exécutent. Ces élémens sont pour
l'ordinaire l'ouvrage des mathématiciens médiocres , dont les
connaissances finissent où se termine leur livre , et qui par cela
même sont incapables de faire en ce genre un livre utile. Car il
ne faut pas s'imaginer que pour avoir efïïeuré les principes d'une
science , on soit en état de l'enseigner. C'est à ce préjugé, fruit de
la vanité et de l'ignorance, qu'on doit attribuer l'extrême disette
oii nous sommes presque en chaque science de bons élémens.
L'élève à peine sorti des premiers sentiers , encore frappé des
difficultés qu'il a éprouvées , et que souvent même il n'a sur-
montées qu'en partie , entreprend de les faire connaître et sur-
monter aux autres. Censeur et plagiaire tout ensemble de ceux
qui l'ont précédé, il copie, transforme, étend, renverse, resserre,
obscurcit, prend ses idées informes et confuses pour des idées
claires , et l'envie qu'il a d'être auteur pour le désir d'être utile.
C'est un homme qui ayant parcouru un labyrinthe à tâtons ,
croit pouvoir en donner le plan. D'un autre côté, les maîtres
de l'art , qui par une étude longue et assidue en ont vaincu les
ditficultés et connu les finesses , dédaignent de revenir sur leurs
pas pour faciliter aux autres le chemin qu'ils ont eu tant dô
DE PHILOSOPHIE. 273
peine à se frayer eux-mêmes ; ou peut-être frappe's encore de la
multitude et de la nature des obstacles qu'ils ont surmontés ,
ils redoutent le travail qui serait nécessaire pour les aplanir, et
que la multitude sentirait trop peu pour leur eu tenir compte.
Uniquejnent occupés de faire de nouveaux progrès dans l'art ,
pour s'élever, s'il leur est possible, au-dessus de leurs prédé-
cesseurs et de leurs contemporains , et plus jaloux de l'admira-
tion qne de la reconnaissance publique , ils ne pensent qu'à
découvrir et à jouir, et préfèrent la gloire d'augmenter l'édifice
au soin d'en éclairer l'entrée. Ils pensent que celui qui apportera
comme eux, dans l'étude des sciences, un génie fait r>our les ai:-
profondir, n'aura pas besoin d'autres éîémens que de ceux qui
les ont guidés eux-jnêmes; qu'en lui la nature et les réflexions sup-
pléeront aux livres ; et qu'il est inutile de faciliter aux esprits lents
et communs des connaissances qu'ils ne pourront jamais se rendre
propres, puisqu'ils n'y pourront rien ajouter. Un peu plus de
réflexion eût fait sentir combien cette manière de penser est
nuisible à la gloire et au progrès des sciences; à leur gloire,
parce qu'en les mettant à portée d'un plus grand nombre de per-
sonnes, on se procure un plus grand nombre de juges éclairés ;
à leur progrès , parce qu'en facilitant aux génies heureux l'é-
tude de ce qui est connu , on les met en état d'aller plus loin et
plus vite. Tel est l'avantage que produiraient de bons élémens de
chaque science, élémens qui ne peuvent être l'ouvrage que d'une
main fort habile et fort exercée. En effet , si on n'est pas parfai-
tement instruit des vérités de détail qu'une science renferme ,
si par un fréquent usage on n'a pas aperçu la dépendance mu-
tuelle de ces vérités , comment distinguera-t-on les propositions
fondamentales dont elles dérivent , l'analogie ou la différence de
ces propositions fondamentales, l'ordre qu'elles doivent observer
entre elles , et surtout les principes au-delà desquels on ne doit
pas remonter? C'est ainsi qu'un chimiste ne parvient à connaître
les mixtes , qu'après des analyses fréquentes, et des combinai-
sons variées en toutes sortes de manières. La comparaison est
d'autant plus juste, que ces analyses apprennent au chimiste
non-seulement quels sont les principes dans lesquels un corps se
résout, mais encore, ce qui n'est pas moins important, les
bornes au-delà desquelles il ne peut se résoudre.
Les élémens de géométrie conduisent immédiatement à la géo-
métrie des courbes , c'est-à-dire de toutes les courbes diffé-
rentes du cercle. Car le cercle est la seule figure curviligne dont
il soit question dans les éîém.ens de géométrie , à cause de la
facilité de sa description , et de l'usage qu'on en fait pour ré-
soudre la plupart des problèmes de la géométrie élémentaire.
274 ÉLEMENS
Or la géométrie des courbes demande nécessairement l'usage
de l'algèbre. Ainsi le premier pas qu'on doit faire dans cette
science, est l'explication des principes sur lesquels est appuyée
l'application de l'algèbre à la géométrie. {JTojez Eclaircissement,
§ XIII 5 pag. 285.) C'est par oii l'on doit commencer au sortir des
éléraens , parce que c'est alors que l'algèbre commence à rendre
les démonstrations et les solutions plus faciles. Nous n'ignorons
pas néanmoins qu'il y a plusieurs recherclies dans la géomé-
trie des courbes , où l'on peut absolument se passer de l'analyse
algébrique ; nous n'ignorons pas même avec combien d'éloges
de très-grands géomètres ont parlé de l'utilité qu'on peut tirer
de la méthode des anciens dans ces mêmes recherches , pour
donner plus d'exercice à l'esprit et plus de rigueur aux démons-
trations. Mais leurs raisons ne nous paraissent pas fort solides.
En premier lieu , n'y a-t-il pas en géométrie assez de difficultés
naturelles à vaincre pour ne pas en faire naître d'inutiles ? A
quoi bon user toutes les forces de son esprit sur des connaissances
qu'on peut acquérir avec moins de peine ? Les propriétés de la
spirale, que de très-grands mathématiciens n'ont pu suivre dans
Archimède, se démontrent d'un trait de yjlume jîar l'analyse ;
serait-il raisonnable de consumer un temps précieux à suivre
avec fatigue dans Archimède ce qu'il est si facile d'apprendre
ailleurs? A l'égard de l'avanlage qu'on veut donner aux dé-
monstrations faites à la manière des anciens , d'être plus rigou-
reuses que les démonstrations algébriques , cette prétention ne
nous paraît guère mieux établie. La dénomination algébrique,
il est vrai , a cela de particulier , que quand on aura désigné
toutes les lignes des figures par des lettres , on pourra faire , au
moyen de ces lettres, beaucoup d'opérations et de combinaisons
sans songer à la figure , sans l'avoir même devant les yeux ;
mais ces opérations même , toutes machinales qu'elles sont , ou
plutôt parce qu'elles sont purement machinales , ont l'avantage
de soulager l'esprit dans des recherches souvent très-pénibles ,
et pour lesquelles il a besoin de tous ses efforts ; l'analyse lui
ménage , autant qu'il est possible, des instans nécessaires de dé-
lassement et de repos; il suffit de savoir que les principes du
calcul sont certains; la main calcule en toute sûreté , et parvient
enfin à un résultat auquel sans ce secours on ne serait point
parvenu , ou auquel on ne serait arrivé qu'avec beaucoup de
peine. Mais il ne tiendra qu'à l'analyste de donner ensuite à sa
démonstration ou à sa solution la rigueur prétendue qu'on croit
lui manquer ; il lui suffira pour cela de traduire cette déir.ons-
tration dans le langage des anciens , comme Newton a fait la
plupart des siennes. Nous couvieiidrons sans peine que l'usage
DE PHILOSOPIIÎE. î>;5
mécanique et trop fréquent d'une analyse facile et peu néces-
saire , rendra l'esprit paresseux , prompt à se rebuter par les
obstacles , et par là moins propre aux découvertes ; mais nous ne
conviendrons jamais que l'analyse rende les démonstrations
moins rigoureuses. On peut regarder la méthode des anciens
comme une route tortueuse , difiicile et embarrassée , di.ns la-
quelle le géomètre exerce et faîigue ses lecteurs; l'analyste,
placé à un point de vue plus élevé , voit celte route d'un coup
d'œil ; il ne tient qu'à lui d'en parcourir tous lés sentiers , d'y
conduire les autres , et de les y arrêter aussi long-temps qu'il
veut. Enfin, et c'est ici le plus grand avantage de ia méthode
analytique, combien de questions en géométrie auxquelles cetle
méthode seule peut atteindre? Peut-être serons-nous contredits
ici par les Anglais , grands partisans de la géométrie ancienne ,
sur la foi de Newton qui la louait, et qui s*en servait pour ca-
cher sa route , en employant l'analyse pour se conduire lui-
même; mais ne serait-ce point aussi par trop d'attachement
pour cette géométrie ancienne, que les Anglais n'ont pas fait en
mathématique, depuis la mort de Newlon, tous les progrès
qu'on aurait pu attendre d'eux? C'est à d'autres nations , et sur-
tout aux Français, qu'on est redevable des no'hvelles décou-
vertes qui ont si considérablement reculé les limites de l'astro-
nomie physique. Qu'on essaie d'eraploytfr à ces recherches la
méthode des anciens , on sentira bientôt l'impossibilité d'y réusir.
Ce n'est donc qu'à des géomètres médiocres qu'il appartient de
rabaisser l'analyse; jamais un art n'est décrié que par ceux qui
l'ignorent , et qui trouvent , dit l'illustre historien de l'Académie
des sciences , une espèce de consolation à traiter d'inutile ce qu'ils
ne savent pas.
Un des principaux points de l'application de l'algèbre à la
géométrie, est ce qu'on appelle aujourd'hui, quoiqu'assez im-
proprement , le calcul de l'infini, et qui facilite d'une maiiière
si surprenante des solutions que l'analyse ordinaire tenterait eu
vain. {Voyez Eclaircissement, § XÏY, pag. 2t'8.) Le philosophe
doit moins s'appliquer aux détails de ce calcul , qu'à bien déve-
lopper les ])rincqie> qui en sont la base. Ce soin est d'autant plus
nécessaire, que la plupart de ceux qui ont expliqué les règles du
calcul de l'infini , ou en ont négligé les vrais priucipes , ou les
ont présentés d'une manière très-fa usse. Après avoir abusé en
métaphysique de la méthode des géomètres, il ue restait plus
qu'à abuser de la métaphysique en géométrie, et c'est ce qu'on
a fait. Non-seulement quelques auteurs ont cru pouvoir intro-
duire dans la géométrie transcendante une logique ténébreuse ,
qu'ils ont nommée sublime ; ils ont même prétendu la faire
o^G ÉLÉMENS
servir à démontrer des vérités dont on était déjà certain par
d'autres principes. C'était le moyen de rendre ces mérités dou-
teuses, si elles avaient pu le devenir. On a regardé comme réel-
lement existans dans la nature les infinis et les infiniment petits
de différens ordres ; il était néanmoins facile de réduire cette
manière de s'exprimer à des notions communes, simples et pré-
cises. Si les principes du calcul de Finfini ne pouvaient être
soumis à de ; areil'.es notions , comment les conséquences déduites
de ces principes par le calcul, pourraient-elles être certaines?
Cette philosophie obscure et contentieuse , qu'on a cherché à in-
troduire dans le siège même de Tévidence , est le fruit de la
vanité des auteurs et des lecteurs. Les premiers sont flattés de
pouvoir répandre un air de lïiystère et de sublimité sur leurs
productions ; les autres ne haïssent pas l'obscurité , pourvu qu'il
en résulte une apparence de merveilleux ; mais le caractère de la
vérité est d'être simple.
Au reste , en suj)i30sant même que les principes métaphysiques
dont on peut faire usage en géométrie , soient revêtus de toute
là certitude et la clarté possible , il n'y a guère de propositions
géométriques qu'on puisse démontrer rigoureusement avec le
seul secours de ces principes Presque toutes demandent, si on
peut parler de la sorte , la toise ou le calcul, et quelquefois l'un
et l'autre. Cette manièi^ de démontrer paraîtra peut-être bien
matérielle à certains esprits ; mais c'est presque toujours la seule
qui soit sûre pour arriver à des combinaisons et à des résultats
exacts. ( Voyez Eclaircissement , § XY, pag. 294. )
Il semble que les grands géomètres devraient être excellens
niétaphysiciens , au moins sur les objets dont ils s'occupent ; ce-
pendant il s'en faut bien qu'ils le soient toujours. La logique de
quelques uns d'entre eux est renfermée dans leurs formules , et
ne s'étend point au-delà. On peut les comparer à un homme
qui aurait !« sens de la vue contraire à celui du toucher, ou
dans lequel le second de ces sens ne se perfectionnerait qu'aux
dépens de l'autre. Ces mauvais métaphysiciens , dans une
science oii il est si facile de ne le pas être , le seront à plus
forte raison infailliblement , comme l'expérience le prouve, sur
les matières oii ils n'auront point le calcul pour guide. Ainsi la
géométrie qui mesure les corps, peut servir en certains cas à
mesurer les esprits même.
Non-seulement l'esprit métaphysique et l'esprit géomètre ne se
rencontrent pas toujours ensemble , il y a même moins d'union
et d'affinité qu'on ne s'imagine entre deux genres d'esprit que Je
vulgaire croit être fort analogues, celui du jeu et celui de la géo-
métrie. L'esprit géomètre est sans doute un esprit de calcul et
DE PHILOSOPHIE. 297
de combinaison, mais de combinaison scrupuleuse et lenle, qui
examine l'une après l'autre toutes les parties de son objet, qui
les compare successivement entre elks, qui prend garde de n'en
omettre aucune , et de les rapprocher par toutes leurs faces ; en
un mot , qui ne fait qu'un pas à la fois , et qui a soin de le bien
assurer avant que de passer au suivant. L'esprit du jeu est un
esprit de combinaison rapide , qui embrasse d'un coup d'œil et
comme d'une manière vague un grand nombre de cas , dont
quelques uns même peuvent lui échapper, parce qu'il est moins
assujèti à des règles qu'il n'est une espèce d'instinct perfectionné
par l'habitude. D'ailleurs le géomètre peut se donner tout le
temps nécessaire pour résoudre ses problèmes ; il fait un effort ,
se repose , et repart de là avec de nouvelles forces ; le joueur est
obligé de résoudre ses problèmes sur-le-champ , et de faire dans
un temps fixé et très-court tout l'usage possible de son esprit.
Il n'est donc pas surprenant qu'un grand géomètre soit souvent
un joueur très^médiocre.
Nous n'examinerons point une autre question qui n'a qu'un
rapport très-indirect à notre sujet ; si les mathématiques don-
nent à l'esprit de la dureté et de la sécheresse. Nous nous con-
tenterons de dire que si la géométrie , comme on l'a prétendu
avec assez de raison , ne redresse que les esprits droits, elle ne
dessèche et ne refroidit aussi que les esprits déjà préparés à cette
opération par la nature. Mais une autre question peut-être plus
importante et plus difficile , c'est de savoir quel genre d'esprit
doit obtenir par sa supériorité le premier rang dans l'estime des
hommes ; celui qui excelle dans les lettres , ou celui qui se dis-
tingue au même degré dans les sciences. Cette question est
décidée tous les jours en faveur des lettres , à la vérité sans in-
térêt, par une foule d'écrivains subalternes, incapables, je ne
dis pas d'apprécier Corneille et de lire Newton , mais de juger
Campistron et d'entendre Euclide. Pour nous, plus timides ou
plus justes , nous avouerons que la supériorité en ces deux genres
nous paraît d'un mérite égal. D'ailleurs, si le littérateur et le
bel-esprit du premier ordre a plus de partisans parce qu'il a plus
de juges , celui qui recule les limites des sciences a de son côté
des juges et des partisans plus éclairés. Qui aurait à choisir
d'être Newton ou Corneille ferait bien d'être embarrassé , ou
ne mériterait pas d'avoir à choisir.
§ XII. Éclaircissement sur les élémens de Géomélrie.
Nous avons déjà donné dans le § ïY des Eclairciàsemeiis .
2^8 ÉLÉMENS
une esquisse légère du plan suivant lequel ces éle'mens doivent
être traiîe's. Mais ce que nous en avons dit alors n'était que par
forme d'exemple, et pour faire connaître par une espèce de
tableau , emprunte de la science la plus exacte et la plus simple,
les ditférens ordres de principes que les sciences renferment
ou peuvent renfermer Nous allons ici envisager les élémens de
géoméirie pris en eux-mêmes , et proposer quelques réflexions
sur 'a meilleure manière de les traiter, et sur les inconvéniens
oii l'on peut tomber à ce sujet.
On se plaint, et avec raison, de la disette réelle où nous
sommes de bons élémens de cette science , au milieu de la mal-
heureuse et stérile abondance d'ouvrages dont nous sommes
inondés en cette partie. Tous les défauts qu'on reproche à ces
ouvrages, se réduisent presque uniquement à un seul qui en est
ia source coniuiune ; à ce que les idées n'y sont pas placées dans
l'ordre naturel qui leur convient. Par là il arrive , ou qu'on sup-
pose ce qui aurait besoin d'être démontré , ou qu'on prouve
d'une manière peu rigoureuse ce qui devrait et pourrait être
démontré en rigueur, ou qu'on démontre par des voies labo-
rieuses et quelquefois insuffisantes , ce qui pourrait être démontré
avec beaucoup plus de simplicité.
Pour placer les idées dans l'ordre naturel, il faut surtout se
rendre attentifs aux définitions; non-seulement en y mettant
toute la précision possible (ce qui n'a pas besoin d'être recom-
mandé), mais en ne renfermant pas, dans la définition, des
idées qu'elle ne doit pas contenir, et qui doivent en être la con-
séquence. Un exemple fera sentir parfaitement la nécessité du
précepte que nous donnons ici , et les inconvéniens auxquels on
s'expose en s'en écartant.
Si je veux définir les parallèles , voici, ce me semble, comment
je dois m'y prendre pour ne mettre dans cette définition que ce
qu'elle doit absolument renfermer. Je supposerai d'abord une
ligne droite tirée à volonté ; sur cette ligne j'élèverai en deux
points différens deux perpendiculaires que je supposerai égales,
et par l'extrémité de ces perpendiculaires j'imaginerai une ligne
droite que ]' appellerai parallcle à la ligne supposée. Il faudra
déduire de cette définition toutes les propriétés des parallèles ;
car elles y sont nécessairement contenues. Il faudra démontrer,
*între autres choses , que la ligne parallèle à la ligne supposée ,
et qui en est également distante dans deux de ses points, a tous
ses autres points. également distans de cette ligne; c'est-à-dire,
que les perpendiculaires élevées en quelques points que ce soit
sur la ligne supposée , et aboutissantes à la M^ne parallèle ^ sont
toutes égales aux deux perpendiculaires par l'extrémité des-
DE PHILOSOPHIE. ^^:g
quelles celte parallèle a été tirée. Supposer cette ve'rité sans la
démontrer , c'est supposer ce que la définition ne renferme et ne
doit renfermer qu'implicitement; car cette déânition ne sup-
pose et ne doit supposer que l'égalité des deux perpendiculaires,
dont les extrémités suffisent pour déterminer la position de la
parallèle) d'oii il faut conclure et prouver l'égalité de ces per-
pendiculaires avec toutes les autres. J'ose avancer , et je ne crains
point d'être contredit par ceux qui y réfléchiront , que la pro-
position que nous présentons à démontrer ici , et en général la
théorie des parallèles , est un des points les plus difficiles dans
les élémens de géométrie ; et j'ajoute que cette théorie serait
bien avancée par cette démonstration.
On parviendrait peut-être plus facilement à la trouver, si on
avait une bonne définition de la ligne droite; par malheur cette
définition nous manque. Il ne paraît pas possible d'eti donner
une autre que cella dont presque tous les mathématiciens font
usage; mais cette définition, comme nous l'avons dit ailleurs,
exprime plutôt une propriété de la ligne droite, que sa notion
primitive. Ce n'est pas que je veuille , avec quelques géomètres ,
chercher cette notion dans l'idée que la vision nous donne de
la ligne droite^ en nous apprenant que les points de cette ligne
se couvrent les uns les autres , lorsque l'œil se trouve placé dans
son prolongement. Celte notion de la ligne droite serait très-
peu géométrique , i°. parce qu'il y a des lignes droites pour un
aveugle , et que l'illustre Sanderson entre autres en avait une
idée très-distincte sans en avoir jamais vu; 2". parce qu'il serait
impossible de savoir que la lumière se répand en ligne droite, si,
pour connaître la rectitude d'une ligne, nous n'avions d'autre
moyen que d'examiner si les points de cette ligne se cachent les
uns les autres , quand l'œil est placé dans son prolongement. Si
la lumière se propageait en suivant une ligne circulaire d'une
courbure déterminée, et que l'œil fût placé sur la circonférence
d'un tel cercle , tous les points de ce cercle se cacheraient les uns
les autres, et cependant la ligne sur laquelle ils seraient placés
ne serait pas droite.
On ne définirait pas mieux la ligne droite, en disant avec
d'autres auteurs que c'est une ligne dont tous les points sont dans
la même direction. Car qu'est-ce que direction? Et comment en
peut-on avoir l'idée , si on n'a déjà celle de ligne droite?
On est donc comme forcé d'en revenir à la définition ordi-
naire, que la ligne droite est celle qui est la plus courte d'un
point à un autre. Mais il est aisé de sentir que cette définition
n'est pas telle qu'on pourrait le désirer. En premier lieu, d'oii
sait-on que d'un point à un autre il n'y a qu'un seul chemin qui
:28o ELEMENS
5oit Je plus court? Pourquoi ne pourrait-il pas y en avoir plu-
sieurs, tous diffërenSjtous égaux, et tous les plus courts? On n'est
persuadé de la vérité contraire, et on ne la suppose dans la défini-
tion de la ligne droite , que parce qu'on a déjà dans l'esprit ou
plutôt dans les sens, si je puis parler de la sorte, une notion de la
ligrie droite qui renferme implicitement cette vérité. C'est cette
notion qu'il faudrait exprimer; mais les termes, et peut-être les
idées , nous manquent pour cela. Hoc opiis , hic labor est.
En second lieu, supposons qu'en effet la ligne droite soit le plus
court chemin d'un point à un autre, que ce plus court chemin
oit unique, et qu'il n'y en ait pas deux égaux; je vois clairement
comment on peut conclure de là , que si on veut mener une ligne
droite d'un point à un autre, tous les points par lesquels doit passer
cette ligne, sont nécessairement donnés , et que la ligne qui joint
deux quelconques de ces points, est aussi la plus courte qu'on
puisse mener ou imaginer de l'un à l'autre. Mais je ne vois pas
avec la même évidence, en parlant de la définition supposée,
qu'une ligne droite, tirée par deux points , ne puisse être pro-
longée que d'une seule manière , ou ce qui revient au même ,
que deux lignes droites, tirées d'un même point à deu^ autres
points , ne puissent pas avoir une partie commune : je ne dis pas
(\ue cela ne soit évident, je dis (et je me flatte qu'on en con-
viendra après y avoir fait attention) que cela ne suit pas évidem-
inent de la définition supposée, mais d'une notion primitive de la
ligne droite que nous avons dans l'esprit , sans pouvoir en quel-
que façon la rendre par des expressions ; idée dont la définition
supposée n'est que la suite.
La définition et les propriétés de la ligne droite , ainsi que des
lignes parallèles, sont donc l'écueil, et, pour ainsi dire, le scan-
dale des élémens de géométrie. Je ne crains point que les ma-
thématiciens philosophoo taxent de puérilité les réflexions que
je viens de faire, puisqu'elles ont pour objet, non-seulement
de porter la plus grande précision dans une science dont la pré-
cision est l'âme , mais de montrer par des exemples frappans la
nécessité et la rareté des bonnes définitions.
On peut faire sentir l'un et l'autre par un nouvel exemple ,
tiré des mêmes élémens de géométrie, par la définition de l'angle.
Pour s'en former une idée nette, il faut nécessairement, et y
faire entrer l'idée de Tespace que l'angle renferme, et en même
lemps borner cet espace; puisque autrement la grandeur de
l'angle dépendrait de celle des lignes qui le comprennent , ce
i[ui est contraire à la vraie notion qu'on doit s'en former. Il faut
donc supposer un arc de cercle décrit du sommet de l'angle
comme centre, et d'un rayon pris à volonté, mais qui soit ton-
DE PHILOSOPHIE. 281
jours le même pour quelque angle que ce soit; et on appellera
angle l'espace terminé par cet arc de cercle ; par ce moyen on
viendra à bout de démontrer avec précision et clarté toutes les
propositions qui concernent les angles. Remarquons en passant
que la mesure des angles par les arcs de cercle décrits de leuv
sommet , est fondée sur l'uniformité du cercle , qui fait que
toutes ses parties sont semblables et toujours disposées de la
même manière par rapport aux rayons qui y aboutissent ; cette
uniformité, qui se prouve par le principe de la superposition,
est un point sur lequel on n'appuie jieut-être pas assez dans les
élémens ordinaires , et qui est pourtant le principe fondamental
de la théorie des angles.
Au reste , la définition de l'angle qu'on vient de donner sup-
pose que les deux côtés de cet angle soient des lignes droites , et
non une ligne droite et une ligne courbe, comme seraient un arc
de cercle et sa tangente. Ce dernier angle , si on peut lui donner
ce nom , a été le sujet d'une grande dispute entre les géomètres ,
pour savoir s'il était comparable ou non à l'angle rectiligne ,
c'est-à-dire, formé par des lignes droites. Il est aisé de voir que
ce n'est absolument qu'une question de nom. Tout dépend de
l'idée qu'on attache en cette occasion au mot angle. Si on entend
par ce mot une portion finie de l'espace compris entre la courbe
et sa tangente , il n'est pas douteux que cet espace ne soit com-
parable à une portion finie de celui qui est renfermé par deux
lignes droites qui se coupent. Si on veut y attacher l'idée ordi-
naire de l'angle formé par deux lignes droites, on trouvera ,
pour peu qu'eu y réfléchisse , que celte idée prise absolument et
sans modification, ne peut convenir à l'angle de contingence,
parce que dans l'angle de contingence une des lignes qui le
forme est courbe. Il faudra donc donner pour cet angle une dé-
finition particulière ; et cette définition , qui est arbitraire , étant
une fois bien fixée , il ne pourra plus y avoir de difficulté sur la
question dont il s'agit. Une bonne preuve que cette question est
purement de nom , c'est que les géomètres sont d'ailleurs entiè-
rement d'accord sur toutes les propriétés qu'ils démontrent de
l'angle de contingence ; qu'entre un cercle et sa tangente on
ne peut faire passer de lignes droites ; qu'on y peut faire passer
une infinité de lignes circulaires , et ainsi du reste. Il en est à
peu près de la querelle sur l'angle de contingence, comme de la
fameuse question des forces vives, où l'on ne dispute que faute
de s'entendre (i) , et oii tout le monde est d'accord sur le fond ,
en différant dans les termes r et c'est à peu près ce qu'on doit
(t) Voyez l'article de la INlccanique, p. agg.
2.82 ELEMENS
penser Se toutes les discussions métaphysiques qui partagent;
quelquefois les mécaniciens et les géomètres.
Si on doit s'attacher , dans les élémens de géométrie , à ne
mettre dans les déiinitions que ce qui est nécessaire , pour donner
plus de précision et de rigiteur aux propositions qu'on en déduit,
il est un autre écuei! qu'on doit éviter avec soin; c'est celui de
ne pas développer suffisamment l'idée qu'on doit attacher à cer-
taines expressions. La géométrie, même élémentaire, et toutes
les parties des mathématiques font souvent usage d'expressions
de cette espèce, qui dans le sens métaphysique qu'elles présentent,
paraissent d'abord peu exactes , mais qui ne doivent être regar-
<îees que comme des manières abrégées de s'exprimer , que les
mathématiciens ont inventées pour énoncer une vérité dont le
développement et l'énoncé exact auraient demandé beaucoup
de mots. Il faut donc , avant que de faire usage de ces expres-
sions, fixer d'une manière nette et jx'écise la notion qu'elles ren-
ferment.
On dit, par exemple, qu'un parallélogramme est le produit
de sa base par sa hauteur. Que signifie cette proposition ?
Qu'est-ce que le produit de la base par la hauteur , c'est-à-dire,
la multiplication d'une ligne par une autre ? Est-ce qu'on mul-
tiplie des lignes par des lignes? Non certainement; car dans
toute multiplication, une des deux quantités au moins doit être
un nombre abstrait; multiplier, c'est prendre un certain nombre
de fois une certaine chose ou un certain nombre de choses ; on
peut multiplier une ligne par un nombre, par exemple par 3,
ce qui signifie qu'on prendra cette ligne trois fois , mais on
ne multiplie point une ligne par une ligne ; cette opération ne
présente aucune idée nette. Quelques mathématiciens, il est
vrai, ont dit que la multiplication d'une ligne par une ligne
consistait à prendre une de ces lignes autant de fois qu'il y a de
points dans l'autre, ce qui produit une surface. Mais cette
notion est sujette à beaucoup de difficultés. Elle suppose que la
surface est composée de lignes, et la ligne de points; elle sup-
jîose que pour prendre une ligne autant de fois qu'il y a de
points dans une autre, il faut que cette autre ligne soit élevée
perpendiculairement' sur la première : car si le coté d'un paral-
lélogramme n'est pas perpendiculaire à la base , alors le pa-
rallélogramme n'est plus le produit du côté par la base ; cepen-
dant^ suivant les notions que se forment de la surface les
mathématiciens que nous combattons, on ne peut disconvenir
que dans la surface du parallélogramme la base ne se trouve
répétée autant de fois que le côté a de points ; à moins qu'on ne
veuille admettre dans une ligne des points plus grands* les uns
DE PHILOSOPHIE. ^83
que les autres, ce qui jette dans de nouvelles absurdités. Que
signifie donc cette proposition , que la mesure d'un parallélo-
gramme rectangle est le produit de sa base par sa hauteur ?
Elle signifie que si on suppose la base divisée en un certain
nombre de parties égales , par exemple de pouces ou de lignes,
et la hauteur en un certain nombre des rncmi'S parties égales,
c'est-à-dire de pouces ou de ligii;-s , le rapporf du parallélo-
gramme rectangle au carré de chacune de ses parties, sera
égal au rapport que le produit des deux nombres de division de
la base et de la hauteur aura avec l'unité. Par exemple, suppo-
sons la base divisée en loo lignes ou pouces, et la hauteur en 25 ;
le produit de ces deux nombres, qui est 25oo , c'est-à-dire le
rapport de ce nombre à l'unité, exprimera le rapport du paral-
lélogramme rectangle au carré fait d'une ligne ou d'un pouce ;
ce parallélogramme contenant en effet aSoo petits carrés d'un
pouce ou d'une ligue. Ainsi, dire qu'un parallélogramme est le
produit de sa base par sa hauteur, c'est une manière abrégée
d'exprimer la proposition que nous venons d'énoncer, et dont
renonciation rigoureuse et développée aurait demandé trop
d'étendue et de circonlocution. Dans les sciences on peut se
servir utilement de ces sortes d'expressions abrégées, quoique
peu exactes en elles-mêmes : je dis plus; on a besoin, pour ne
point trop fatiguer l'esprit, de s'en servir souvent , pourvu qu'on
ait soin de bien fixer le sens précis qui doit y être attaché. C'est
par malheur ce qu'on ne fait pas toujours, et ce qui peut quel-
quefois être reproché aux géomètres même.
Il est aisé de conclure de cet exemple et de plusieurs autres
qu'on pourrait y joindre, que le mot de niesiirc en mathéma-
tique renferme l'idée, d'un rapport implicitement exprimé.
Or il est certains rapports qui offrent plus de difficultés que les
autres, soit pour en présenter la notion d'une manière bien
nette, soit pour les démontrer d'une manière rigoureuse : ce
sont les rapports des quantités incommensurables. On dit, par
exemple, que la diagonale du carré esta son côté comme la
racine carrée de 2 est à i; pour avoir une idée bien nette de
la vérité que cette proposition exprime , il faut d'abord remar-
quer qu'il ri y a point de racine carrée du nombre 2, ni par
conséquent de rapport proprement dit entre cette racine et l'u-
nité, ni par conséquent de rapport proprement dit entre la
diagonale et le côté d'un carré, ni par conséquent enfin, d'é-
galité entre c^s rapports , puisqu'il n'y a point proprement
d'égalité entre des rapports qui n'existent pas. Mais il faut re-
marquer, en même temps, que si on ne peut trouver un nombre
qui multiplié par lui-même produise 2 , on peut trouver des
284 ËLÉMENS
nombres qui multiplies |iar eux-mêmes produisent un nombre
aussi approchant de 2 qu'on voudra, soit en dessus, soit en
dessous. Or si on a deux nombres quelconques, dont l'un donne
un carré plus grand que 2 , mais avec si peu de différence qu'on
voudra, et l'autre un carré plus petit que 2, avec si peu de
différence qu'on voudra, une ligne qui aurait avec le côté du
carré un rapport exprimé par le premier de ces nombres ,
serait toujours plus grande que la diagonale , et une ligne qui
aurait avec le même côté du carré un rapport exprimé par le
second nombre, serait plus petite que la même diagonale. Voilà
le développement de cette proposition , que la diagonale est au
coté du carré comme la racine carrée de 1 est à i.W. en est de
même de toutes les autres propositions qui regardent des rap-
ports incommensurables ; et cela suffit pour faire voir quel sens
précis on j doit attacher.
Cette facilité qu'on a de représenter les rapports incommen-
surables, non par des nombres exacts, mais par des nombres
qui en ajoprochent aussi près qu'on voudra , sans jamais expri-
mer rigoureusement ces rapports , est cause que les mathéma-
ticiens ont étendu la dénomination de nombre aux rapports
incommensurables , quoiqu'elle ne leur appartienne qu'impro-
prement, puisque les mots nombre et nombrcr supposent une
désignation exacte et précise, dont ces sortes de rapports ne sont
pas susceptibles. Aussi n'y a-t-il proprement que deux sortes
de nombres , les nombres entiers comme 2 , 3,4? etc. , et les
nombres rompus , on fractions, comme 4, y, ;|, etc., ou |, \^ ^, etc.
Les premiers représentent les rapports de deux grandeurs, dont
l'une contient l'autre une certaine quantité de fois exactement,
comme 2 fois , 3 fois , 4 fois ; les seconds expriment le rapport
de deux grandeurs, dont l'une contient exactement une certaine
quantité de fois, la moitié, le tiers, le quart, le cinquième de
l'autre, et ainsi de suite; les rapports représentés par des
nombres rompus peuvent même se réduire très-aisément à des
rapports représentés par des nombres entiers ; car quand je dis,
par exemple, qu'une ligne est les | d'une autre ligne, c'est
comme si je disais que la première ligne est à la seconde dans le
rapport du nombre entier 3 au nombre entier 4-
De là il est aisé de voir que si les rapports incommensurables
sont regardés comme des nombres , c'est par la raison que s'ils
ne sont pas des nombres proprement dits, il ne s'en faut rien ,
2)our ainsi dire, qu'ils n'en soient réellement; j^uisque la diffé-
rence d'un rapport incommensurable à un nombre proprement
dit, peut être aussi j^etite qu'on voudra.
Deux autres raisons ont fait ranger les rapporls iiicomraen-
DE PHILOSOPHIE, 2.85
surables parmi les nombres : la première, c'est que ces rapport*
ont plusieurs propriétés qui leur sont communes avec les nombres,
et peuvent être soumis à plusieurs égards à un calcul semblable
à celui des nombres, comme nous le verrons plus en détail dans
les deux paragraphes suivans ; la seconde , c'est que si on veut
donner au mot nombre une idée plus étendue que celle qu'on
lui donne ordinairement , et qui ne renferme proprement que
les nombres entiers et \t?> fractions , alors les rapports incom-
mensurables peuvent y être compris, puisque ces rapports,
quoiqu'ils ne puissent pas être désignés rigoureusement par
l'arithmétique, peuvent être, sinon exprimés, au moins repré-
sentés par la géométrie ; par exemple , le rapport de la racine
carrée de 2 à l'unité , lequel ne peut être exprimé aritJnnéti-
quement^ peut être représenté ^éomélriquemeiit , par le rapport
de la diagonale du carré à son côté. Il en est de même d'une
infinité d'autres rapports incommensurables , que la géométrie
rej^résente aisément par les rapports de certaines lignes ; par
exemple, la racine carrée de 3 peut être représentée par le
rapport du double de la hauteur d'un triangle équilatéral au
côté du même triangle ; celle de 5 par le rapport de la diagonale
d'un parallélogramme rectangle au petit côté de ce même pa-
rallélogramme , en supposant la base double de la hauteur ; et
ainsi de mille autres exemples de cette espèce qu'on pourrait
multiplier à l'infini. Cette remarque sur la possibilité de repré-
senter les rapports incommensurables par la géométrie , iion>
sera utile dans la suite pour faire connaître quel est l'avantage
de l'application de l'analyse à cette science. C'est ce qu'on verra
plus bas dans un article particulier ; mais il est nécessaire de
donner auparavant quelque idée du calcul algébrique. ( Voyez
V article Algèbre, p. 260 , et /'Éclaircissement , § XI, p. 263. ;
§ XIII. Eclaircissement sur V application de V algèbre à Ic^
géométrie , p. 274-
Pour se faire une idée de cette application , et en comprendre
les avantages , il faut se rappeler les principes suivans.
La géométrie est, comme nous l'avons dit ailleurs, la science
des propriétés de l'étendue, considérée simplement en tant qu'é-
tendue et figurée. ^
Ces propriétés consistent en grande partie dans le rapport
qu'ont entre elles les différentes parties de l'étendue figurée.
Par conséquent , un des grands objets de la géométrie est de
connaître et de calculer le rapport des lignes les unes avec les
autres, celui des surfaces entre elles, et celui dessolides entre eux.
28G ELEMENS
Ces rapports peuvent être , ou exprime's par des nombres , ou
incommensurables.
Le rapport des surfaces, ou pour abre'ger, les surfaces mêmes,
peuvent être représentés , comme nous l'avons expliqué plus
haut, par le produit de deux lignes, en regardant ces lignes
comme exprimées par des nombres qui en indiquent le rapport.
Il n'est pas même nécessaire que le rapport de ces lignes soit
commensurabl^ et quel qu'il soit, le produit des quantités qui
expriment ce rapport représentera la surface.
De même et par la même raison un solide ou corps géomé-
trique , ayant les trois dimensions , peut être représenté par le
produit de trois lignes, c'est-à-dire de trois quantités, dont le
rapport soit le même que celui de ces lignes.
Or les caractères algébriques désignant également bien , soit
les noiîibres , soit les rapports incommensurables, comme on l'a
\u ci-dessus, ces caractères peuvent servir parfaitement à re-
présenter les lignes , en sorte que le produit de deux caractères
algébriques peut exprimer une surface , celui de trois un
solide , etc.
Par conséquent les opérations qu'on pourra faire sur ces ca-
ractères , les rapports qu'on y découvrira , en un mot les vérités
qu'on pourra tirer de leur combinaison par des opérations algé-
briques , exprimeront , étant traduites du langage algébrique
en langage géométrique , des vérités qui seront relatives au
rapport des lignes , des surfaces et des solides.
Par la même raison , les opérations algébriques qui servent à
résoudre les questions qu'on peut proposer sur les nombres ,
serviront aussi à résoudre les questions géométriques qu'on peut
proposer sur le rapport des lignes, des surfaces et des solides;
et par conséquent en général à résoudre la plupart des questions
qui ont rapport à cette science. En effet , ces questions étant
analysées , se réduisent pour l'ordinaire à trouver certains rap-
ports entre certaines lignes, certaines surfaces, certains solides;
puisque la plupart des propriétés des figures consistent, ou dans
le rapport qu'il y a entre quelques unes de leurs parties, déter-
minées d'une certaine manière , ou dans le rapport de certaines
lignes tirées dans ces figures , ou dans le rapport de ces figures ,
prises dans leur enlier ou par parties , avec d'autres figures aussi
prises dans leur entier ou par parties , et ainsi du reste.
Toutes ces considérations suiïiraierft* pour faire sentir l'usage
et l'utilité de l'application de l'algèbre à la géométrie. Mais il
est surtout une branche de cette science , oii l'analyse algébrique
est extrêmement utile ; c'est la théorie des courbes.
Pour s'en convaincre , il faut considérer d'abord la manière
DE PHILOSOPHIE. 287
dont on détermine la nature d'une courbe. On rapporte les
Cl ^.^^^ points de cette courbe CABQ par des
^\ . lignes AD, BE, QO, qu'on appelle or-
1^1 \ données , à une ligne droite fixe et indéfi-
I \ ^ nie CR tirée dans le plan de cette courbe,
\ et sur laquelle ces lignes AD, BE, QO,
\ sont perpendiculaires ; les parties CD , CE,
O ÏQ CO, de la ligne CR, s'appellent les abs-
1 ci s s es.
On sent bien que , puisque la nature de
la courbe CABQ est déterminée, la lon-
gueur de chaque ordonnée D A, doit être déterminée par rap-
port à l'abscisse correspondante CD, puisque c'est la longueur
plus ou moins grande DA de cette ordonnée qui donne par
son extrémité le jioint correspondant A de la courbe. La nature
de la courbe consiste donc dans un certain rapport, une cer-
taine loi qui s*observe entre chaque ordonnée, comme D A, et
l'abscisse C D correspondante. Par exemple , dans la courbe
appelée parabole , le carré de chaque ordonnée est égal au pa-
rallélogramme rectangle qui aurait pour hauteur l'abscisse cor-
respondante , et pour base une ligne toujours la même, appelée
paramètre : si donc on suppose que cette ligne toujours la même
soit appelée a, que chaque abscisse soit appelée x , et l'ordonnée
correspondante j", le carré de j' sera égal au produit de a par .r,
ce qui s'exprime algébriquement en cette sorte yj'- = ax. C'est
là ce qu'on appelle V équation de la courbe , dont tous les points,
comme l'on voit, sont déterminés par cette écjuation. Il en est
de même de toutes les autres courbes; elles ont chacune leur
équation particulière, qui sert à déterminer leurs points ; et ces
équations, dont l'invention est due à Descartes , sont une des
branches les plus belles et les plus fécondes de l'application de
l'algèbre à la géométrie.
Ayant l'équation entre les j et les x , c'est-à-dire entre les
ordonnées et les abscisses , l'algèbre enseigne à en déduire l'équa-
tion entre les différences des abscisses et celle des ordonnées ; or
nous ferons voir dans la section sur les principes niétaphjsiques
du calcul infinitésimal, comment la connaissance du rapport
entre ces différences donne la limite de ce rapport , comment
cette limite donne les tangentes de la courbe , et en général
comment ce calcul i^Ç'.i limites des rapports est la clef du calcul
différentiel et intégral. Nous n'en pourrions dire davantage , ni
nous faire entendre sur les détails oîi nous entrerions à ce sujet,
sans donner un traité complet d'algèbre , de géométrie et de
calcul infinitésimal \ ce qui n'est pas ici notre objet , et qui a
288 ÉLÉMENS
d'ailleurs été exécuté dr.ns un grand nombre d'ouvrages. Ce que
nous nous sommes proposé ici , c'est 5eu!eà]uent de présenter sur
l'algèbre et son application à la géométrie des notions simples ,
nettes et précises, à des personnes à qui d'antres occupations ne
permettent pas de s'appliquer à ces sciences et à' en faire leur
objet. JNous croyons que le peu que nous avons dit suffira pour
leur donner ces notions, et pour leur fniie sentir l'usage et
l'utilité de l'analyse mathématique dans la science des propriétés
de l'étendue.
§ XIV. Eclaircissement sur les principes mêtaphjsiques du
calcul infini it sirnal , p. 2^5.
Pour se former des notions exactes de ce que \^ géomètres
appellent calcul infinitésimal , il faut d'abord fixer d'une ma-
nière bien nette l'idée que nous avons de l'infini.
Pour peu qu'on y réfléchisse , on verra clairement que cette
idée n'est qu'une notion abstraite. Nous concevons une étendue
finie quelconque, nous faisons ensuite abstraction des bornes de
cette étendue , et nous avons l'idée de l'étendue infinie. C'est de
la même manière , et même de cette manière seule , que nous
pouvons concevoir un nombre infini, une durée infinie, et ainsi
du reste.
Par cette définition ou plutôt cette analyse , on voit d'abord
à quel point la notion de Finjuii est ])our ainsi dire vague et
imparfaite en nous; on voit qu'elle n'est proprement que la
notion d'indéfini, pourvu qu'on entendepar ce mot une quantité
vague à laquelle on n'assigne point de bornes , et non pas ,
comme on le peut supposer dans un autre sens , une quantité à
laquelle on conçoit des bornes sans pourtant les fixer d'une ma-
nière précise.
On voit encore par cette notion que Vinfmi , tel que l'analyse
le considère, est proprement la limite du fini, c'est-à-dire le
terme auquel le fini tend toujours sans jamais y arriver, mais
dont on peut supposer qu'il approche toujours de plus en plus -
quoiqu'il n'y atteigne jamais. Or c'est sous ce point de vue que
la géométrie et l'analyse bien entendues considèrent la quantité
infinie ; un exemple servira à nous faire entendre.
Supposons celte suite de nombres fractionnaires à l'infini ,
f ? i? i? ri? ^t^- > ^t ^^"^^ ^^ ^^"'^^' ' ^'"^ diminuant toujours de la
moitié : les mathématiciens disent et prouvent que la somme de
cette suite de nombres, si on la suppose poussée à i'miini , est
égale à i. Cela signifie, si on veut ne parler que d'ajuès des
idées claires , que !e nombre i est la hmite de la somme de cette
suite de nombres ; c'est-à-dire, que plus on prendra de nombres
DE PHILOSOPHIE. 289
dans celle suite, plus la somme de ces nombres approchera tl'etre
égale à i , et qu tille poiuTa cii approcher aussi pies qu'on
voudra. Cette dernière condition est nécessaire pour compléter
vjl'idee attachée au mot limile. Car le nombre 2., par exemple ,
n'est pas la limite de la somme de celte suite, parce (jne, quelque
nombre de termes qu'on y prenne, la somme à la vérité appro-
chera toujours de plus ea plus du nombre ?, , mais, ne pourra
en approcher aussi près qu'on voudra, puique la différence sera
toujours plus grande que l'unité.
De même quand onditc[uelasoramede cette suite 2, 4, 8, 16. etc.
ou de toute autre qui va en croissant, est infinie . on \eut dire
que plus on prendra de termes de celte suite , plus la somme
«n sera grande , et qu'elle peut être égale à un nombre aussi
grand qu'on voudra.
Telle est la notion qu'il faut se former de Vmfini , au moins
par rapport au point de vue sous lequel les mathématiques le con-
sidèrent ; idée nette , simple , et à l'abri de toute chicane.
Je n'examine point ici s'il y a en effet des quantités infinies
actuellement existantes ; si l'espace est réellement infini ; si la
durée est infmie ; s'il y a dans une portion finie de matière un
nombre réellement infini de particules. Toutes ces questions
sont étrangères à l'infini des mathématiciens , qui n'est absolu-
ment , comme je viens de le dire , que la limite des quantités
finies ; limite dont il n'est pas nécessaire en mathématiques de
supposer l'existence réelle ; il suffit seulement que le fini n'y at-
teigne jamais.
La géométrie , sans nier l'existence de l'infini actuel , ne sup-
pose donc point , au moins nécessairement, l'infini comme réel-
lement existant ; et celte seule considération suffit pour résoudre
un grand nombre d'objections qui ont été proposées sur l'infini
mathématique.
On demande , par exemple , s'il n'y a pas des infinis plus
grands les uns que les autres, si le carré d'un nombre infini
n'est pas infiniment plus grand que ce nombre? La réponse est
facile au géomètre : un nombre infini n'existe pas pour lui, an
moins nécessairement; l'idée de nombre infini n'e>t pour lui
qu'une idée abstraite, qui exprime seulement une limile intel-
lectuelle à laquelle tout nombre fini n'atteint jamais.
Quand on parle en géométrie d'infinis du second et iu troi-
sième ordre , il est aisé d'attacher des notions nettes à ces
expressions , sans se jeter dans une métaphysique obscure et
contentieusc. Si on dit, par exemple , lorsque telle ligne devient
infinie , telle autre ligne qui en dépend est infinie du second
©rdre, cela signifie que le rapport de la seconde ligne à la pre-
I. 19
ago ÉLÉMENS
luière (en les supposant toutes deux finies) est d'autant plus
grand que celte première est plus grande ; et que ce rapport peut
être supposé plus grand qu'aucun nombre fini qu'on voudra
assigner. •*
Si on dit que la seconde ligne est infinie du troisième ordre ,
cela signifie, en s'exprimant nettement, que le produit de la
seconde ligne , par une ligne finie quelconque , est d'autant plus-
grand par rapport au carré construit sur la première , que cette
première est plus grande ; et que le rapport peut être plus grand
qu'aucun rapport fini.
De mêine, quand on dit qu'une courbe est un polygone d'une
infinité de côtés , on veut dire que cette courbe est la limite des
polygones qu'on peut lui inscrire et lui circonscrire , c'est-k-dire
que pi us ces polygones auront de côtés, plus ils approcheront d'être
égaux à la courbe , dont on peut supposer qu'ils diffèrent aussi
peu qu'on voudra , en augmentant à volonté le nombre de leurs
côtés.
C'est ainsi qu'on peut attacher des notions nettes , simples et
"précises , aux expressions dans lesquelles entrent le terme ou
l'idée à^injini. Ces expressions , si communes dans la haute géo-
métrie , sont dans la classe de plusieurs autres que nous offre
cette science , ainsi que nous l'avons déjà observé plus haut (i) ;
expressions , qui , comme nous l'avons dit , dans le sens méta-
phjsique quelles présentent , paraissent peu exactes ; mais
qui ne doii'ent être regardées que comme des manières abrégées
de s'exprimer , que les mathématiciens ont inventées pour énoncer
une vérité ^ dont le développement et V énoncé exact auraient
demandé beaucoup plus de mots.
Ce que j'ai dit sur la quantité infinie , je le dis de même de
la quantité infiniment petite. Le calcul de l'infini ne suppose
point l'existence de ces sortes de quantité. Il est nécessaire de
développer celte idée.
Je veux , par exemple , trouver la tan-
gente d'une courbe C AB au point A. Je
prends d'abord deux points à volonté A ,
B, sur cette ligne courbe , et par ces deux
points, je tire une ligne droite AB, in-
définiment prolongée vers Z et vers X,
laquelle coupe la courbe , comme cela
est évident; j'appelle cette ligne une .ve-
cante; j'imagine ensuite une ligne fixe
^ CE, placée à volonté dans le plan sur
lequel est tracée la courbe; et par les deux points A, B, quç
(0 Voyez le § XII, sur le» Élcmens de Geome'uie, p. 277.
DE PHILOSOPHIE. 291
fai pris sur la courbe, je mène des ordonnées AD, BE, per-
pendiculaires à ceUe ligne fixe CE, rpie ponr abréger j'appelle
Vaxe de la courbe. Il est d'abord évident que la posilion de la
sécante est déterminée par la distance DE des deux ordonnées
€t par leur dilïérence BO; en sorte que, si on connaissait cette
distance et cette dilTéreiice, ou même le rapj^ort de !a dis'ance
des ordonnées à leur différence , on aurait \n position de la
sécante. Imaginons à jDrésent que des deux points A , B , que
nous avons supposés sur la courbe, il y en ait un, prjr exemple
B, qui se rapproche continuellement de l'autre poiot A; et que
par cet autre point A, qu'on suppose fixe, on ait tiré une tan-
gente AP à la courbe; il est aisé de voir que la sécante AB,
tirée par ces deux points A, B, dont l'un est supposé se rappro-
cher de plus en plus de l'autre, approchera continueliement de
la tangente , et enfin deviendra la tangente même , lorsque les
<Ieux points se seront confondus en un seul. La tangente est donc
la limite des sécantes, le terme dont elles approchent de plus en
plus, sans pourtant jamais y arriver tant qu'elles sont sécantes,
mais dont elles peuvent approcher aussi près qu'on voudra. Or
nous venons de voir que la position delà sécante se détermine
par le rapport de la différence BO des ordonnées, à leur dis-
tance DE. Donc si on cherche la limite de ce rapport, c'est-à-
dire la valeur dont ce rapport approche toujours de plus en plus
à mesure que l'une des ordonnées s'approche de l'autre , cette
limite donnera la position de la tangente, puisque la tangente
est la limite des sécantes.
En quoi consiste donc le calcul qu'on appelé différentiel? A
trouver la limite du rapport entre la diitérence finie de deux
quantités, et la différence finie de deux autres quantités, qui
ont avec les deux premières une analogie dont la loi est connue.
Il est évident que plus chacune de ces différences es\ petite,
plus leur rapport approche de la limite qu'on cherche. Il est de
plus évident que tant que ces différences ne sont pas absolu-
ment nulles , le rapport n'est pas exactement égal à cette limite;
et que lorsqu'elles sont nulles , il n'y a plus de rapport propre-
ment dit: car il n'y a poinC de rapport entre deux choes qui
n'existent point; mais la limite du rapport que ces différences
avaient entre elles lorsqu'elles étaient encore quelque chose ,
cette limite n'est pas moins réelle ; et c'est la valeur de cette
limite qui conduit, comme nous l'avons vu, à déterminer la posi-
tion de la tangente.
Pour faire entendre par un exemple ce que je viens de dire
sur la limite des rapports , je suppose deux quantités dont la
seconde soit égale au double de la première plus au carré de
292 ÉLÉMENS
cette première ; il est évident 1°. que le rapport de la seconde
à la première sera toujours plus grand que le nombre Jewx,
tant que la première et la seconde auront quelque valeur ;
0.^. que le rapport de la seconde à la première approchera d'au-
tant plus d'être égal à deux , que cette première sera plus
petite , et que ce rapport peut approcher aussi près qu'on voudra
du nombre deux , en prenant la première quantité aussi petite
qu'il le faudra. D'oii il s'ensuit que le nombre 2 est la limite du
rapport de ces deux quantités ; lorsque la première des deux
quantités devient nulle , la seconde devient aussi évidemment
nulle ; et il est vrai de dire qu'elles n'ont alors proprement
aucun rapport, mais il n'est pas moins vrai ni moins évident
que 2 est la limite de leur rapport tant qu'elles sont quelque
chose.
Comme le rapport des différences approche d'autant plus de
sa limite , que ces différences sont plus petites , c'est pour cette
raison qu'on suppose la limite du rapport représentée par le
rapport des différences infiniment petites. Mais encore une fois
ce rapport de différences infiniment petites n'est qu'une façon
abrégée d'exprimer une 'notion plus exacte et plus rigoureuse ,
la limite du rapport des différences finies. Car les différences.
infiniment petites, ou n'existent pas réellement , ou du moins
n'ont pas besoin d'être supposées réellement existantes , pour
cléterminer rigoureusement et exactement cette limite.
Quelques mathématiciens ont défini la quantité infiniment
petite 5 celle qui s'évanouit , considérée non pas avant quelle
s'évanouisse , non pas après qu'elle est évanouie , mais dans le
moment inéme ou elle s'évanouit. Je voudrais bien savoir quelle
idée nette et précise on peut espérer de faire naître dans l'es-
prit par une semblable définition? Une quantité est quelque
chose ou rien ; si elle est quelque chose , elle n'est pas encore
évanouie ; si elle n'est rien , elle est évanouie tout-à-fait.
C'est une chimère que la supposition d'un état moyen entre ces
deux-là.
Ce que nous avons dit plus haut des infinis de différens
ordres , s'applique de soi-même aux différens ordres d'injïni-
ment petits. Quand on dit qu'une quantité est infiniment pe-
tite du second ordre , c'est-à-dire infiniment petite par rapport
à une quantité qui est déjà infiniment petite elle-même , cela
signifie seulement que le rapport de la première de ces quan-
tités à la seconde est toujours d'autant plus petit que cette
seconde quantité est supposée plus petite , et que le rapport peut
être supposé aussi petit qu'on le veut , eu imaginant la seconde
quantité assea petite pour cela.
DE PHILOSOPHIE. 29S
De même, une quantité infiniment petite du troisième ordre,
est "celle dont le produit par une quantité finie est d'autant plus
petit par rapport au carre d'une autre quantité , que cette der-
nière est supposée plus petite ; de manière que ce rapport peut
être supposé aussi petit qu'on voudra.
Par ces principes il est aisé de voir l'utilité du calcul diffé-
rentiel pour découvrir la nature et les propriétés des courbes.
Car le principe de ce calcul consistant à regarder les courbes
comme la limite des polygones , il est clair que les quantités
unies dont le rapport déterminerait les propriétés de ces poly-
gones , deviennent nulles dans les courbes ; et qu'au lieu du
rapport de ces quantités, c'est la limite de leur rapport que le
calcul différentiel détermine , pour trouver par ce moyen les
propriétés des courbes , considérées comme limite des polygones.
D'après cette notion , on voit que le calcul différentiel ne
donne, pour ainsi dire , les propriétés d'une courbe qu'à chaque
point , puisqu'il se borne à donner en chaque point la limite du
rapport de certaines quantités qui s'évanouissent dans la courbe,
et qui sont finies dans le polygone.
Le calcul différentiel est la première branche du calcul infini-
tésimal ; la seconde s'appelle le calcul intégral. Nous venons
d'expliquer en quoi consiste le calcul différentiel. Que fait le
calcul intégral? 11 donne le moyen de remonter, lorsque cela
se peut , de la limite du rapport entre les différences des quan-
tités finies , au rapport même de ces quantités. En assignant ce
dernier rapport , il conduit autant qu'il est possible à la con-
naissance de la courbe dans telle étendue finie qu'on peut juger
à propos , en fournissant le inoyen d'inscrire à cette courbe tel
polygone qu'on voudra , ou , ce qui revient au même , de con-
naître les propriétés de ce polygone et la position de ses côtés.
Comme il n'y a point de problème , susceptible de l'applica-
tion des calculs différentiel et intégral , qu'on ne puisse réduire
à la détermination d'une courbe , et à la connaissance de ses
propriétés , il s'ensuit que ce qu'on vient de dire pour faire
connaître la métaphysique de ces calculs et leur usage dans la
recherche des propriétés des courbes , s'applique aisément à
toute autre question susceptible de l'application des mêmes
calculs.
En voilà donc assez pour ceux qui ne veulent avoir sur cet
objet que des notions générales, mais exactes.
^9/f ÉLÉMENS
§ XV. Eclaircissement sur Vusage et sur Vabus de la métaphj-
si(]ue en géométrie , et en général dans les sciences mathé"
ma tiques , page 276.
La métapliysique , selon le point de vue sous lequel on l'envi-
sage , est la plus satisfaisante ou la plus futile des connaissances
humaines ; la plus satisfaisante quand elle ne considère que des
objets qui sont à sa portée, qu'elle les analyse avec netteté et
avec ])récision , et qu'elle ne s'élève point dans cette analyse
au-delà de ce qu'elle connaît clairement de ces mêmes objets ;
la plus futile, lorsque, orgueilleuse et ténébreuse tout à la fois,
elle s'enfonce dans une région refusée à ses regards , qu'elle
disserte sur les attributs de Dieu , sur la nature de l'âme , sur la
liberté , et sur d'autres sujets de cette espèce , où toute l'anti-
quité philosophique s'est perdue , et ou la philosophie moderne
ne doit pas espérer d'être plus heureuse. C'est de cette science
de ténèbres qu'un grand monarque disait il y a peu de temps ,
dans une lettre digne d'être lue par tous les philosophes et par
tous les rois : lin y a point assez de données enmétaphjsique ;
nous créons les principes que nous appliquons à cette science , et
ils ne nous sen'ent quà nous égarer plus méthodiquement ; ce
qui me persuade de plus en plus que la façon dont existe VKtrc
suprême , la manière dont cet univers a été formé , la nature de
ce qui se passe en nous , sont des choses qu'il ne nous importe
pas de connaître , sans quoi nous les connaîtrions . Pour^ni que
Vhomme sache distinguer le bien et le mal, qu'il ait un penchant
déterminé pour Vun et de l'aversion pour l'autre ; pounni qu'il
•soit assez maUre de ses passions pour qu'elles ne le tyrannisent
pas , et ne le précipitent point dans l'infortune , c'est , je crois ,
assez pour le rendre heureux ; le reste des connaissances méta-
pljsiques , dont on s'efforce en vain d'arracher le secret à la
nature , ne nous serviî^ait qu'à contenter notre curiosité insa-
tiable, autant cpi elles seraient d'ailleurs inutiles à notre usage ; .
l'homme jouit , il est fait pour cela ; que lui faut-il dai^antage ?
Ce n'est donc pas de cette métaphysique couverte de nuages
qu'il sera question ici , mais d'iaie métaphysique plus faite pour
nous, yjlus terre à terre, de celle qu'on peut porter dans les
sciences naturelles , et principalement dans la géométrie et les
diiféreutes parties des mathématiques.
A proprement parler, il n'y a point de science qui n'ait sa
métaphjsique , si on entend par ce mot les principes généraux
sur lesquels une science est appuyée , et qui sont comme le
germe des vérités de détail qu'elle renferme et qu'elle expose ;
principes d'oii il faut partir pour découvrir de nouvelles vérités
DE PHILOSOPHIE. 29$
ou auxquels il est nécessaire de remonter pour mettre au creuset
les vérités qu'on croit découvrir.
Cependant comme le mot métaph/ysique ne doit s'appliquer
proprement, et suivant son sens véritable, qu'aux objets imma-
tériels , on ne donne point proprement de partie métaphysique
aux sciences qui ont des objets palpables et sensibles : c'est par
cette raison que la médecine , la pharmacie , la botanique , la
chimie n'ont point de métaphysique , par la même raison , la
physique particulière y qui entre dans le détail des propriétés
des corps matériels , n'en a pas non plus ; mais la. phjsi'qite gé^
nérale en a une , parce que cette physique a pour objet des
choses abstraites, comme l'espace en général , le mouvement et
le temps en général , les propriétés générales de la matière. La
grammaire a de même sa métaphysique, en tant qu'elle analyse
les idées dont les mots ne sont que les exj^ressions ; la musiquç
a la sienne , en tant qu'elle remonte aux sources du plaisir que
l'harmonie et la mélodie nous causent. Enfin la géométrie , qui
s'occupe , comme la physique générale , des propriétés de l'éten-
due abstraite , mais de l'étendue en tant que yF^wree, au lieu
que la physique générale la considère en tant que divisible et
mobile , la géométrie , dis-je , a aussi sa métaphysique comme
la physique générale ; c'est de cette dernière métaphysique qu'il
est ici principalement question.
En toutes choses, dit la morale pratique, il faut considérer
la fin; en toutes choses, dit la saine métaphysique spéculative ,
il faut considérer le principe. Or quel est le principe de la géo-
métrie ? La nature de l'étendue , non pas peut-être telle qu'elle
est , mais telle que nous la concevons , c'est-à-dire comme com-
posée de parties semblables entre elles , et comme étant suscep-
tible de trois dimensions , que nous pouvons considérer , ou
toutes ensemble , ou deux à deux , ou chacune séparément.
Le premier usage de la métaphysique en géométrie, est de
donner d'après cette notion des idées claires du solide , de la
surface , de la ligne ; Vabus serait de disserter sur la nature de
l'étendue, sur l'existence du point mathématique, qui n'est
qu'une abstraction de l'esprit, sur la nature de la ligne droite
qu'il nous est si difficile de bien définir , quoique nous la
connaissions assez par sa propriété principale pour en déduire
évidemment toutes les autres. Voyez à ce sujet nos réflexions
précédentes sur les E'émens de géométrie ^ § XÏI.
\2usage et Vabus de la métaphysique en géométrie peuvent
aussi se faire sentir tout à la fois dans la manière de traiter cer-
taines questions qui ont partagé les géomètres, par exemple,
daus celle de Y angle de contingence , dont nous avons parlé plus
29^ ÉLÉMENS
liant : on verra Vahus de la mëtaphysicpie dans les difTicultes
dont o'i a embrouillé cette question , faute d'avoir fixé nette-
■n^ex\^ l'idée qu'on devait attacher au mot angle ^ on apercevra
V rsage de la métaphysique dans l'examen de la véritable idée
qu'on doit attacher à ce mot , examen au moyen duquel toute
cette controverse se réduit à une question de nom. Nous avons
déjà remarqué , à l'occasion de cette controverse même , que ce
rCeA pas le seul exemple de pareilles disputes élevées dans le
sein df's mathématiques , et qui , au grand scandale de l'évidence
dont cette science se glorifie , ont partagé quelquefois les savans
les plus éclairés et les plus célèbres.
Uusage et Vabiis de la métaphysique peuvent encore avoir
lîeu dans la solution de certains problèmes ; on tombe dans Va-
bus , en voulant employer les raisonnemens métaphysiques à
résoudre des questions pour lesquelles nous avons un guide plus
sur , le calcul et l'analyse qui ne peuvent nous égarer, au lieu
qu'une métaphysique vague et hasardée , quelquefois même une
métaphysique claire et simple en apparence , peut nous égarer
souvent. Qu'on demande , par exemple, quelle est la ligne qu'un.
Corps pesant doit décrire pour aller d'un point donné à un autre
point donné dans le temps le plus court qu'il est possible ;
un métaphysicien , surtout s'il avait le malheur d'être un peu
géomètre, répondrait tout d'un coup, et sans hésiter, que la
ligue qu'on cherche est une ligne droite; parce que cette ligne
étant la plus courte de toutes , doit par conséquent être parcou-
rue en moins de temps qu'aucune autre. Le métaphysicien se
tromperait ; une analyse exacte fait voir que la ligne cherchée
est une courbe. Mais que peut faire la métaphysique, et en
quoi consiste ici son véritable usage 7 Elle peut , quand le pro-
blème est résolu, éclairer l'esprit jusqu'à un certain point sur
le résultat de la solution , dissiper le paradoxe auquel cette so-
lution semble conduire , faire connaître comment il est possible
qu'une certaine ligne courbe, quoique plus longue que la ligne
droite, soit néanmoins parcourue en moins de temps.
La métaphysique peut faire encore plus ; elle peut même ,
non yjas faire trouver la solution des problèmes , mais faire en-
trevoir en plusieurs cas la route qu'on doit suivre pour arriver à
cette solution ; elle y parvient par un examen attentif des cir-
constances de la question proposée. Par exemple , dans celle
dont il s'agit, elle nous montre que la propriété d'être la courbe
de la plus vile descente, doit avoir lieu non-seulement dans la
courbe prise en total , mais dans chacune de ses parties infini-
ment petites ; d'oii l'on voit que la question se réduit à trouver
ime courbe dont chaque partie infiniment petite soit parcourue
DE PHILOSOPHIE. 297
clans un temps plus court que toute autre petite partie cle courbe
p-T-^sant par les mêmes extrémités ; dès lors la voie est , pour
ainsi dire, ouverte au calcul , et le problème est réduit à une
pure (!{uestion d'analyse. On peut voir ce que nous avons dit sur
cela dans l'Eloge de M. BernouUi , à l'occasion de cette ques-
tion même, dans nos Mélanges ; nous avons tâché d'y exposer
tout à la fois Vusnge et Vaùus qu'on peut faire de la métaphy-
sique dans cette question, envisagée même sous divers autres
points de vue-, un tel exemple sera plus utile pour faire sentir cet
a/jus et cet usage , que des préceptes généraux sans application.
Enfin Vii.sage etVabus de la métaphysique en géométrie peuvent
surtout avoir lieu dans deux parties considérables de cette der-
nière science , dans l'application de l'analyse à la géométrie , et
dans le calcul infinitésimal.
Nous l'avons déjà dit ailleurs, une métaphysique aussi fine
que vraie a présidé à l'invention du calcul algébrique , de l'ap-
plication de ce calcul à la géométrie, et surtout du calcul infini-
tésimal. Cette métaphysique lumineuse et simple, qui a guidé
les inventeurs , leur a fait imaginer des formules ou façons
abrégées de s'exprimer, dans lesquelles toute cette métaphysi-
que est, pour ainsi dire, enveloppée; mais ces signes abrégés
ont cela de commode, qu'ils réduisent presque toute la science
à des opérations purement mécaniques. Ces opérations sont k
la métaphysique qui a guidé les inventeurs , ce que les règles
usuelles de la grammaire sont à la métaphysique des idées d'a-
près lesquelles ces règles ont été établies ; métaphysique qui ne
peut être connue et sentie que par les philosophes , au lieu que
les règles qui en sont le résultat sont à la portée de la multi-
tude , et destinées à son usage. De ïnême , dans les arts méca-
niques , l'esprit et le génie des inventeurs se trouve , si on peut
parler de la sorte , réduit et concentré dans un petit nombre
d'opérations manuelles , d'autant plus admirables , que leur sim-
plicité les met à portée d'être exécutées par les mains les plus
grossières, par des hommes bien éloignés de se douter de l'es-
prit qui met leurs doigts en mouvement ; à peu près comme le
corps est guidé par une âme qu'il ne connaît point.
C'est donc cette métaphysique primitive , que le philosophe
doit chercher dan*, les opérations algébriques , dans l'application
de ces opérations à la géométrie, et dans le calcul infinitésimal.
Pour y parvenir et ne s'égarer jamais , il doit toujours avoir
devant les yeux cette grande vérité , que la métaphysique qu'il
cherche doit être aussi simple et aussi lumineuse que les opé-
rations qui en sont le résultat sont sûres et faciles ; parce qu'il
eût été impossible que des principes obscurs et alambiqués eussent
298 ÉLÉMENS
conduit à des conséquences qui ne le fussent pas. Un géomètre
€{ui par de vaines subtilités métaphysiques obscurcirait la géo-
métrie , mériterait d'être appelé le Scot des mathématiques , et
avec bien plus de raison que les argumentateurs scolastiques
ne méritent ce nom en philosophie ; car souvent ces derniers
embrouillent par leurs subtilités ce qui était déjà très-obscur par
soi-même ; celui-là embrouillerait par les siennes ce qui peut
être réduit à des notions claires.
On trouvera , je pense , le caractère de lumière et de simpli-
cité que nous désirons , dans les notions métaphysiques que nous
avons données ci-dessus de la nature des opérations algébriques,
de celle des rapports incommensurables , et surtout de celle des
quantités négatives , sur lesquelles tant de géomètres demi-phi-
losophes se sont formé des idées si fausses (i).
Mais c'est principalement dans le calcul infinitésimal que Vu-
sage et Vabus de la métaphysique peuvent se faire également
sentir. Nous le disons avec peine , et sans vouloir outrager les
mânes d'un homme célèbre qui n'est plus; il n'y a peut-être
point d'ouvrage oii l'on trouve des preuves plus fréquentes de
V abus àonl nous parlons , que dans l'ouvrage très-connu de M. de
Fontenelle , qui a pour titre : Eléjnens de la géométrie de Vin-
fini ; ouvrage dont la lecture est d'autant plus dangereuse aux
jeunes géomètres , que l'auteur y présente ses sophismes avec
une sorte d'élégance, et, pour ainsi dire, de grâce, dont le
sujet ne paraissait pas susceptible. Il semble que les ouvrages
géométriques de ce philosophe soient destinés à produire , sur
les jeunes gens qui entrent dans la carrière des sciences, le
même effet que ses ouvrages de belles-lettres sur les jeunes litté-
rateurs ; celui d'égarer les uns et les autres par des défauts d'au-
tant plus propres à séduire, qu'ils se trouvent, et agréables par
eux-mêmes , et joints d'ailleurs à des beautés réelles. La grande
source des erreurs de M. de Fontenelle est d'avoir voulu réaliser
l'infini, et conséquemment en faire la base réelle de ses cal-
culs ; au lieu de le regarder , ainsi que nous l'avons fait (2) ,
comme la limite à laquelle le fini ne peut jamais atteindre , et
de chercher dans cette notion si simple et si vraie l'explication
des paradoxes que les résultats de ce calcul semblent présenter.
Voici le raisonnement de l'illustre secrétaire de l'Académie des
sciences pour établir l'existence réelle de la grandeur infinie :
(i) J'ai donne dans mes Opuscules mathématiques, t. i , p. 204, la vraie
raison , si je ne me trompe, du principe de la multiplication des signes dans les
•jnantite's négatives. Je ne connais aucun algebristequiait pense à cette raison,
que je crois cependant la ve'ritable, ne fût-ce que par son cxticme simplicité.
(1) Voyez rcclaircisscment sur les principes Wt'tapbysiq^ucâ du calcul in--
fitiitésimal j dans le paragraphe procèdent.
DE PHILOSOPHIE. sgcj
La grandeur , dit-il, est susceptible d'augmentation sans Jin.
Elle nest donc pas et ne peut être supposée dans le même cas
que si elle n'était jjas susceptible d'augmentation sans Jin: or,
si elle n^ était pas susceptible d'augmentation sans fin , elle res^
terait toujours finie ; donc étant susceptible d'augmentation sans
fin ^ elle peut être supposée infinie. 11 est aisé de répondre que la
différence entre la grandeur susceptible d'augmentation sans fin,
et la grandeur qui ne le serait pas, ne consiste point en ce que
la seconde resterait toujours finie , au lieu que la première peut
être supposée infinie,; mais en ce que la seconde reste finie sans
pouvoir passer certaines limites , au lieu que la première peut
être supposée aussi grande qu'on voudra , en demeurant néan-
moins toujours finie.
Aussi quel a été le fruit du principe hasardé d'oli notre illustre
philosophe est parti? De le mener à des conséquences dont l'ab-
surdité aurait du lui ouvrir les yeux sur ce principe même. Il
donne , par exemple , pour réellement existantes , des quantités
c[\\'\\ ^Y^^^^^ finies indéterminabtes ., et qui ne sont, selon lui ,
ni finies , ni infinies ; comme si de pareilles quantités n'étaient
pas un véritable être de raison , dont il est impossible de se for-
mer aucune idée. Il est vrai que cette conclusion absurde est la
suite nécessaire du principe , que la grandeur peut être supposée
infinie ; car il est clair que dans son passage du fini à l'infini ,
qui ne saurait être un passage brusque, elle ne peut être ni finie
ni infinie. C'est encore en vertu du même principe, que IVJ. de
Fontenelle a distingué diflérens ordres d'infinis et d'infiniment
petits, qui n'existent pas plus les uns que les autres; qu'il a
distingué de înême deux espèces d'infinis , l'infini métaphj-sique
et l'infini géométrique , aussi chimériques l'un que l'autre, quand
on voudra leur attribuer une existence réelle.
Nous avons tâché, dans l'éclaircissement particulier sur les
principes du calcul infinitésimal , d'exposer la vraie métaphy-
sique qui sert de base à ces principes, et à laquelle nous n'avons
rien à ajouter ici ; cette métaphysique, et celle que nous avons
tâché de répandre dans tout ce que nous avons dit ci-dessus,
peuvent donner une idée suffisante de celle qui doit être employée
en géométrie , et de celle qui doit y être proscrite.
XYI. MÉCANIQUE.
Les principes de la géométrie et ceux de l'algèbre renferment
tout ce dont le philosophe a besoin pour arriver à la mécanique.
Cette science mérite de nous arrêter.
3oe ÉLÉMENS
Il résulte de ce que nous avons dit ailleurs sur la clarté et l'utilité
des notions abstraites (i) , que pour traiter, suivant la meilieure
méthode possible, quelque partie des mathématiques que ce
soit, nous pourrions même dire quelque science que ce puisse
<Hre , il est nécessaire non-seulement d'y introduire et d'y ap-
pliquer, autant qu'il se peut, des connaissances puisées dans des
sciences plus abstraites, et par conséquent plus simples, mais
<;ncore d'envisager de la manière la plus abstraite et la plus
simple qu'il se puisse , l'objet particulier de cette science; de ne
rien supposer , ne rien admettre dans cet objet , que les proprié-
tés que la science même qu'on y traite y suppose. De là résultent
deux avantages : les principes reçoivent toute la clarté dont ils
sont susceptibles; ils se trouvent d'ailleurs réduits au plus petit
nombre possible, et par ce moyeu ils ne peuvent manquer,
comme nous l'avons dit encore, d'acquérir en même temps plus
d'étendue.
On a pensé depuis iong-temps , et même avec succès, à rem-
plir dans les mathématiques une partie du plan que nous venons
de tracer : on a appliqué heureusement l'algèbre à la géoaiétrie,
la géométrie à la mécanique, et chacune de ces trois sciences à
toutes les autres , dont elles sont la base et le fondement. Mais
on n'a pas été si attentif, ni à réduire les principes de ces sciences
au plus petit nombre, ni à leur donner toute la clarté qu'on pou-
vait désirer. La mécanique surtout est celle qu'il paraît qu'on a
négligée le plus à cet égard : aussi la plupart de ses principes ,
ou obscurs par eux - mêmes , ou éiTC,ncés et démontrés d'une
manière obscure, ont-ils donné lieu à j)lusieurs questions épi-
neuses.
Le philosophe mécanicien doit donc se proposer deux choses :
de reculer les limites de la mécanique, et d'en aplanir l'abord ;
il doit se proposer, de plus, de remplir en quelque sorte un de
ces objets par l'autre , c'est-à-dire , non-seulement de déduire les
principes de la mécanique des notions les plus claires , mais en-
core de les étendre en les réduisant ; de faire voir tout à la fois ,
et l'inutilité de plusieurs principes qu'on avait employés jus-
qu'ici dans la mécanique , et l'avantage qu'on peut tirer de la
combinaison des autres pour le progrès de cette science. Pour
donner une idée des moyens par lesquels on peut remplir ces
dilTérentes vues, il ne sera peut-être pas inutile d'entrer ici dans
un examen raisonné de la science dont il est question.
Le mouvement et ses propriétés générales sont le premier et le
principal objet de la mécanique ; cette science suppose l'existence
du mouvement , et nous la supposerons aussi comme avouée et
(i) Voyez le Discours préliminaire de rEncyclopcdie , p. 3i de ce volurae.
DE PHILOSOPHIE. 3oi
recounue de tous les philosophes. A l'égard de la nature du mou-
vement , les mêmes philosophes sont là-dessus fort partagés.
Rien n'est plus naturel, sans doute, que de concevoir le mou-
vement comme l'application successive du mobile aux difler entes
parties de l'espace indéfini, que nous imaginons comme le lieu
des corps : mais cette idée suppose un espace dont les partie»
soient pénétrabîes et immobiles ; or personne n'ignore que le*
cartésiens ( secte qui à la vérité n'existe presque plus aujour-
d'hui ) ne reconnaissent point d'espace distingué des corps ,
et qu'ils regardent l'étendue et la matière comme une même
chose. Il faut convenir qu'en partant d'un pareil principe , le
mouvement serait la chose la plus difficile à concevoir , et qu'un
cartésien aurait peut-être beaucoup plus tôt fait d'en nier l'exis-
tence que de chercher à en définir la nature. Néanmoins , quel-
que absurde que nous paraisse l'opinion de ces philosophes , et
quelque peu de clarté et de précision qu'il y ait dans les principes
métaphysiques sur lesquels ils s'efforcent de l'appuyer , nous
n'entreprendrons point de la réfuter ici : nous nous contenterons,
en nous attachant aux notions communes , de concevoir l'espace
indéfini comme le lieu des corps, soit réel , soit supposé, et de
regarder le mouvement comme le transport du mobile d'un lieu
dans un autre.
La considération du mouvement entre quelquefois dans les
recherches de géométrie pure ; ainsi on imagine souvent les
lignes droites ou les courbes, comme engendrées par le mouve-
ment continu d'un point, les surfaces par le mouvement d'une
ligne , les solides enfin par celui d'une surface. Mais il y a entre
la mécanique et la géométrie cette différence, non-seulement
que dans celle-ci la génération des figures par le mouvement
est, pour ainsi dire , arbitraire et de pure élégance, mais encore
que la géométrie ne considère dans le mouvement que l'espace
parcouru, au lieu que dans la mécanique on a de plus égard au
temps que le mobile emploie à parcourir cet espace. {^Voyez
EcLAiRCissEjiENT, § XYI, page 3l5).
On ne peut comparer ensemble deux choses d'une nature dif-
férente, telles que l'espace et le temps : mais on peut comparer
le rapport des parties du temps avec celui des parties de l'espace
parcouru. Le temps par sa nature coule uniformément, et la
mécanique suppose cette uniformité. Du reste, sans connaître
le temps en lui-même, et sans en avoir de mesure précise,
nous ne pouvons représenter plus clairement le rapport de ses
parties, que par celui des portions d'une ligne droite indéfi-
nie. On peut donc comparer le rapport des parties du temps à
celui des parties de l'espace parcouru , comme ou compare en
3o2 ÉLÉMENS
géométrie le rapport des parties d'une ligne à celui des parties
d'une autre ligne; d'où il est aisé de voir que, par l'application
seule de la géométrie et du calcul , ou peut , sans le secours d'au-
cun autre principe, trouver les propriétés générales du mouve-
ment, varié suivant une loi quelconque. Mais comment arrive-
t-il que le mouvement d'un corps suive telie ou telle loi parti-
culière ? C'est sur quoi la géométrie seule ne peut riei nous
apprendre, et c'est aussi ce qu'on peut regarder comme le pre-
mier problème qui appartienne immédiatement à ia méca-
nique.
On voit d'abord fort clairement qu'un corps ne peut se don-
ner le mouvement à lui-même. Il ne peut donc être tiré du
repos que par l'action de quelque cause étrangère. Mais conti-
nue-t-il à se mouvoir de lui-même , ou a-t-il besoin pour se
mouvoir de l'action répétée de la cause? Quelque parti qu'on,
pût prendre là-dessus, il sera toujours incontestable que l'exis-
tence du mouvement étant une fois supposée sans aucune autre
hypothèse particulière , la loi la plus simple , qu'un mobile puisse
observer dans son mouvement, est la loi d'uniformité, et c'est
par conséquent celle qu'il doit suivre. Le mouvement est donc
uniforme par sa nature : il est vrai que les preuves qu'on a don-
nées jusqu'à jîrésent de ce principe, ne sont peut-être pas fort
convaincantes; le philosophe fera sentir les diflicultés qu'on peut
y opposer , et montrera le chemin qu'on doit prendre pour éviter
de s'engager à les résoudre (i).
Cette loi d'uniformité, essentielle au mouvement considéré
en lui-même , fournit une des meilleures raisons sur lesquelles
la mesure du temps, par le mouvement uniforme, paraisse ap-
puyée. Quoique cette discussion ne soit pas absolument essen-
tielle à la mécanique, cependant, comme elle n'y est pas non
plus entièrement étrangère, nous entrerons ici dans quelque dé-
tail à ce sujet.
Comme le rapport des parties du temps nous est inconnu en
lui-même, l'unique moyen que nous puissions employer pour
découvrir ce rapport, c'est d'en chercher quelque autre plus
sensible et mieux connu , auquel nous puissions le comparer.
On aura donc trouvé la mesure du temps la plus simple, si on
vient à bout de comparer, de la manière la plus simple qu'il
soit possible, le rapport des parties du temps avec celui de tous
les rapports qu'on connaît le mieux. De là il résulte que le mou-
vement uniforme est la mesure du temps la plus simple. Car,
d'un côté , le rapport des parties d'une ligne droite est celui que
(i) Voyez sur cela la première partie du Traité de Dynamique , art. 6,
7 cl 8 de la nouvelle édition.
DE PHILOSOPHIE. 3o3
nous saisissons le plus facilement ; et de l'autre il n'est point de
rapports plus aisés à comparer entre eux, que des rapports égaux.
Or, dans le mouvement uniforme , le rapport des parties du tempi
est égal à celui des parties correspondantes de la ligne parcourue.
Le mouvement uniforme nous donne donc tout à la fois le moyen,
et de comparer le rapport des parties du temps au rapport qui
nous est le plus sensible , et de faire celte comparaison de la ma-
nière la plus simple ; nous trouvons donc dans le mouvement
uniforme la mesure la plus simple du temps.
Je dis outre cela que la mesure du temps , par le mouvement
uniforme, est, indépendamment de sa simplicité, celle dont il
est le plus naturel de penser à se servir. En effet , comme il n'y a
point de rapport que nous connaissions plus exactement que ce-
lui des parties de l'espace, et qu'en général un mouvement quel-
conque , dont la loi serait donnée , nous conduirait à découvrir
le rapport des parties du temps, par l'analogie connue de ce rap-
port avec celui des parties de l'espace parcouru , il est clair qu'un
tel mouvement serait la mesure du temps la plus exacte, et par
conséquent celle qu'on devrait mettre en usage préférablement
à toute autre. Donc, s'il y a quelque espèce particulière de mou-
vement, où l'analogie entre le rapport des parties du temps et
celui des parties de l'espace parcouru, soit connue indépendam-
ment de toute hypothèse et par la nature du mouvement même ,
et que cette espèce particulière de mouvement soit la seule à qui
cette propriété appartienne , elle sera nécessairement la mesure
du temps la plus naturelle. Or il n'y a que le mouvement uni-
forme qui réunisse les deux conditions dont nous venons de par-
ler. Car le mouvement d'un corps est uniforme par lui-même :
il ne devient accéléré ou retardé qu'en vertu d'une cause étran-
gère , et alors il est susceptible d'une infinité de lois différentes
de variation. La loi d'uniformité , c'est-à-dire l'égalité entre le
rapport des temps et celui des espaces parcourus , est donc une
propriété du mouvement considéré en lui-même. Le mouve-
ment uniforme n'en est par là que plus analogue à la durée, et
par conséquent plus propre à en être la mesure, puisque les
parties de la durée se succèdent aussi constamment et uniformé-
ment. Au contraire, toute loi d'accélération ou de diminution
dans le mouvement est arbitraire , pour ainsi dire , et dépen-
dante de circonstances extérieures. Le mouvement non uniforme
ne peut être par conséquent la mesure naturelle du temps. Car,
en premier lieu , il n'y aurait pas de raison pourquoi une espèce
particulière de mouvement non uniforme fut la mesure première
du temps plutôt qu'une autre. En second lieu, on ne pourrait
îOiesurer le temps par un mouvement non uniforme, sans avoir
3o4 ^ ÉLÉMENS
découvert auparavant, par quelque moyen particulier, l'analo-
gie entre le rapport des temps et celui des espaces parcourus ,
qui conviendrait au mouvement proposé. D'ailleurs, comment
connaître cette analogie autrement que par l'expérience, et l'ex-
périence ne supposerait-elle pas qu'on eût déjà une mesure du
temps fixe et certaine?
Mais le moyen de s'assurer , dira-t-on , qu'un mouvement soit
])arfaitement uniforme? Je réponds d'abord qu'il n'y a non
])lus aucun mouvement non uniforme dont nous sachions exac-
tement la loi, et qu'ainsi cette difficulté yjrouve seulement que
nous ne pouvons connaître exactement et en toute rigueur le rap-
port des parties du temps; mais il ne s'ensuit pas de là que le
ïuouvement uniforme n'en soit , par sa nature seule , la première
et la plus simple mesure. Aussi , ne pouvant avoir de mesure du
temps précise et rigoureuse , c'est dans les mouvemens à peu près
uniformes que nous en cherchons la mesure au moins approchée.
Nous avons trois moyens de juger qu'un mouvement e&t à peu
près uniforme ; i". Quand le corps oui se meut parcourt des es-
paces égaux , dans des temps que nous avons lieu de juger égaux ;
et nous avons lieu de juger les temps égaux, quand nous avons
observé, par une expérience réitérée , qu'il se passe durant ces
temps des effets semblables, que nous avons lieu de juger devoir
durer également long-temps : ainsi nous avons lieu de juger que
les temps qu'une même clepsydre met à se vider, sont égaux;
si donc pendant ces temps un corps parcourt des espaces égaux ,
nous avons lieu de juger que son mouvement est uniforme.
?.". Quand nous avons lieu de croire que l'effet de la cause accé-
lératrice ou retardatrice, s'il y en a une , ne peut être qu'insen-
sible : c'est par la réunion de ces deux moyens qu'on a jngé que
le mouvement de la terre autour de son axe est uniforme ; et
cette supposition non-seulement n'est point contredile par les
autres phénomènes célestes , mais elle paraît même s'y accorder
],arfaitement. 3°. Quand nous comparons le mouvement dont
il s'agit à d'autres mouvemens , et que nous observons la même
loi dans les uns et les autres. Ainsi , si plusieurs corps se meuvent
de manière que les espaces qu'ils parcourent durant un même
temps soient toujours entre eux , ou exactement , ou à peu près
<lans le même rapport , on juge que le mouvement de ces corps
est ou exactement , ou au moins à très-peu près uniforme. Car
si un corps qui se meut uniformément parcourt un certain es-
pace durant un temps pris à volonté, et qu'un autre corps , se
mouvant aussi uniformément , parcoure un autre espace pendant
le même temps, le rapport des espaces sera toujours le même ,
soit qu« les deux corps aient commencé à se mouvoir dans le
DE PHILOSOPHIE. 3o5
snéme instant , ou dans clés instans dilTerens ; et le mouvement
uniforme est le seul qui ait cette propriété. C'est pourquoi si on
divise le temps en parties quelconques , égales ou inégales à vo-
lonté , et si on trouve que les espaces parcourus par deux corps
durant une même partie de ce temps , sont toujours dans le
même rapport , plus le nombre des parties du temps sera grand ,
plus on sera en droit de conclure que le mouvement de chaque
corps est uniforme.
Aucun de ces trois moyens n'est exact dans la rigueur géomé-
trique; mais ils suffisent, surtout quand ils sont répétés et réu-
nis, pour tirer une conclusion valable, sinon sur l'uniformité
absolue du mouvement, au moins sur l'uniformité très-appro-
chée.
Après cette digression, qui même, à proprement parler, n'en
«st pas une , sur la mesure du temps par le mouvement, reve-
nons aux principes de la mécanique.
J^a. force d'inertie, c'est-à-dire , la propriété qu'ont les corps de
persévérer dans leur état de repos ou de mouvement , étant une
fois établie, il est clair que le mouvement, qui a besoin d'une
cause pour commencer au moins à exister, ne saurait non plus
€tre accéléré ou retardé que par une cause étrangère. Or, quelles
sont les causes capables de produire ou de changer le mouvement
<Ians les corps ? Nous n'en connaissons jusqu'à présent que de deux:
sortes. Les unes se manifestent à nous en même temps que l'eiFet
qu'elles produisent , ou plutôt dont elles sont l'occasion : ce sont
celles qui ont leur source dans l'action sensible et mutuelle des
corps, résultante de leur impénétrabilité: elles se réduisent à
l'impulsion et à quelques autres actions dérivées de celles-là.
Toutes les autres causes ne se font connaître que par leur effet ,
et nous en ignorons entièrement la nature : telle est la cause qui
fait tomber les corps pesans vers le centre de la terre, et celle qui
retient les planètes dans leurs orbites.
Nous verrons bientôt comment on peut déterminer les effets
de l'impulsion , et des causes qui peuvent s'y rapporter. Pour
nous en tenir ici à celles de la seconde espèce, il est clair que
lorsqu'il est question des effets produits par de telles causes , ces
effets doivent toujours être donnés indépendamment de la con-
naissance de la cause, puisqu'ils ne peuvent en être déduits».
C'est ainsi que sans connaître la cause de la pesanteur , nous
apprenons , par l'expérience, que les espaces décrits par un corps
qui tombe , sont entre eux comme les carrés des temps. En gé-
néral, dans les mouvemens variés dont les causes sont inconnues ,
il est évident que l'effet, produit par la cause , soit dans un ;emps
fini, soit dans un instant, doit toujours être donné par Téqua-
1 . 20
3o6 ÉLÉMENS
tion entre les temps et les espaces : cet effet une fois connu, et
le principe de la force d'inertie supposé, on n'a plus besoin que
de la géométrie seule et du calcul , pour découvrir les propriétés
de ces sortes de niouvemens. Pourquoi donc aurions-nous re-
cours à ce principe dont tout le monde fait usage aujourd'hui ,
que la force accélératrice ou retardatrice est proportionnelle à
l'élément de la vitesse? principe appuyé sur cet unique axiome
vague et obscur , que l'effet est proportionnel à sa cause. Nous
n'examinerons point si ce principe est de vérité nécessaire; nous
avouerons seulement que les preuves qu'on en a apportées jus-
qu'ici , ne nous paraissent pas hors d'atteinte : nous ne l'adop-
terons pas non plus , avec quelques géomètres, comme de vérité
purement contingente ; ce qui ruinerait la certitude de la méca-
nique , et la réduirait à n'être plus qu'une science expérimentale :
nous nous contenterons d'observer que , vrai ou douteux , clair
ou obscur, il est inutile à la mécanique , et que par conséquent
il doit en être banni.
Nous n'avons fait mention jusqu'à présent que du change-
ment produit dans la vitesse du mobile par les causes capables
d'altérer son mouvement : et nous n'avons point encore cherché
ce qui doit arriver , si la cause motrice tend à mouvoir le corps
dans une direction différente de celle qu'il a déjà . Tout ce que nous
apprend dans ce cas le principe de la force d'inertie , c'est que
le mobile ne peut tendre qu'à décrire une ligne droite , et à la
décrire uniformément : mais cela ne fait connaître ni sa vitesse
ni sa direction. On est donc obligé d'avoir recours à un second
principe, c'est celui qu'on appelle la composition des raouve-
mens , et par lequel on détermine le mouvement unique d'un
corps qui tend à se mouvoir suivant différentes directions à la
fois avec des vitesses données. Dans la démonstration que le phi-
losophe donnera de ce principe , il tâchera d'une part d'éviter
toutes les difïicultés auxquelles sont sujettes les démonstrations
qu'on en donne communément, et en même temps de ne pas
déduire d'un grand nombre de propositions compliquées, un
principe qui , étant l'un des premiers de la mécanique, doit né-
cessairement être appuyé sur des preuves simples et faciles.
Comme le mouvement d'un corps qui change de direction ,
peut être regardé comme composé du mouvement qu'il avait d'a-
bord et d'un nouveau mouvement qu'il a reçu , de même le
mouvement que le corps avait d'abord peut être regardé comme
com|X)sé du nouveau mouvement qu'il a pris, et d'un autre qu'il
a perdu. De là il s'ensuit que les lois du mouvement changé par
quelques obstacles que ce puisse être , dépendent uniquement
des lois du mouvement détruit par ces mêmes obstacles. Car il
DE PHILOSOPHIE. 807
est évident qu'il suffit de décomposer le mouvement qu'avait le
corps avant la rencontre de l'obstacle , en deux autres mouve-
mens , tels que l'obstacle ne nuise point à l'un , et qu'il anéantisse
l'autre. Par là on peut non-seulement démontrer les lois du
mouvement changé par des obstacles insurmontables , les seules
<|u'on ait trouvées jusqu'à présent par cette méthode ; on peut
encore déterminer dans quel cas le mouvement est détruit par
ces mêmes obstacles. A l'égard des lois du mouvement changé
par des obstacles qui ne sont pas insurmontables en eux-mêmes ,
il eit clair, par la même raison , qu'en général il ne faut , pour
déterminer ces lois, qu'avoir bien constaté celles de l'équilibre.
Or, quelle doit être la loi générale de l'équilibre des corps ?
Tous les géomètres conviennent que deux corps, dont les direc-
tions sont opposées , se font équilibre quand leurs masses sont ea
raison inverse des vitesses avec lesquelles ils tendent à se mouvoir;
mais il n'est peut-être pas facile de démontrer cette loi en toute
rigueur , et d'une manière qui ne renferme aucune obscurité ;
aussi la plupart des géomètres ont-ils mieux aimé la traiter
d'axiome, que de s'appliquer à la prouver. Cependant, si on y
fait attention , on verra qu'il n'y a qu'un seul cas où l'équilibre
se manifeste d'une manière claire et distincte; c'est celui oii les
masses des deux corps sont égales, et leurs vitesses égales et op-
posées. Le seul parti qu'on puisse prendre , ce me semble , pour
démontrer l'équilibre dans les autres cas, est de les réduire,
s'il se peut , à ce premier cas simple et évident par lui-même.
Le principe de l'équilibre , joint à ceux de la force d'inertie et
du mouvement composé , nous conduit donc à la solution de
tous les problèmes oii l'on considère le mouvement d'un corps,
en tant qu'il peut être altéré par un obstacle impénétrable et
mobile, c'est-à-dire en général par un autre corps à qui il doit
nécessairement communiquer du mouvement pour conserver au
moins une partie du sien. De là ces lois générales de la commu-
nication du mouvement, que les philosophes ont enfin trouvées,
après avoir long-temps ignoré qu'il y en eût, et après s'être long-
temps trompé sur les lois véritables.
Si les principes de la force d'inertie, du mouvement composé ,
et de l'équilibre, sont essentiellement différens l'un de l'autre,
comme on ne peut s'empêcher d'en convenir ; et si d'un autre
côté , ces trois principes suffisent à la mécanique , c'est avoir ré-
duit cette science au plus petit nombre de principes possibles ,
que d'établir sur ces trois principes toutes les lois du mouvement
des corps dans des circonstances quelconques.
A l'égard des démonstrations de ces principes en eux-mêmes ,
le plan qu'on doit suivre pour leur donner toute la clarté et la
3o8 ÉLÉMENS
simplicité dont elles sont susceptibles , est de les déduire toujours
de la considération seule du mouvement, envisagé de la manière
la plus simple et la plus claire. Tout ce que nous voyons bien dis-
tinctement dans le mouvement d'un corps , comme nous l'avons
déjà dit ailleurs , c'est qu'il parcourt un certain espace , et qu'il
emploie un certain temps à le parcourir. C'est donc de cette seule
idée qu'on doit tirer tous les principes de la mécanique , quand on
veut les démontrer d'une manière nette et précise; en consé-
quence de cette réflexion , le philosophe doit , pour ainsi dire , dé-
tourner la vue de dessus les causes motrices, pour n'envisager uni-
quement que le mouvement qu'elles produisent ; il doit surtout
entièrement proscrire les forces inhérentes au corps en mouve-
ment, êtres obscurs et métaphysiques, qui ne sont capables que
de répandre les ténèbres sur une science claire par elle-même.
C'est par cette même raison qu'il s'abstiendra d'entrer dans
l'examen de la fameuse question des forces in'ves. Cette question
qui , pendant trente ans , a partagé les géomètres , consiste à sa-
voir si la force des corps en mouvement esi, proportionnelle au
produit de la masse par la vitesse , ou au produit de la masse
par le carré de la vitesse : par exemple , si un corps double d'un
autre , et qui a trois fois autant de vitesse , a dix-huit fois autant
de force ou six fois autant seulement. Malgré les disputes que
cette question a causées , l'inutilité parfaite dont elle est pour la
mécanique , doit la bannir d'un livre d'élémens ; cependant le
erand bruit qu'elle a fait, les hommes célèbres qui l'ont traitée ,
l'intérêt que les savans y ont pris, nous déterminent à exposer
ici très-succinctement les principes qui peuvent servir à la ré-
soudre.
Quand on parle de la force des corps en mouvement, ou l'on
n'attache point d'idée nette au mot qu'on prononce , ou l'on ne
peiit entendre parla, en général, que la propriété qu'ont les corps
qui se meuvent, de vaincre les obstacles qu'ils rencontrent, ou
de leur résister. Ce n'est donc ni par l'espace qu'un corps par-
court uniformément , ni par le temps qu'il emploie à le parcou-'
rir, ni enJinpar la considération simple , unique et abstraite de
sa masse et de sa vitesse, qu'on doit estimer immédiatement la
force; c'est uniquement par les obstacles qu'un corps rencontre ,
et par la résistance que lui font ces obstacles. Plus l'obstacle
qu'un corps peut vaincre, ou auquel il peut résister, est considé-
rable , plus on peut dire que sa force est grande ; pourvu que ,
srms vouloir représenter par ce mot un prétendu être qui réside
dans le corps, on ne s'en serve que comme d'une manière abré-
gée d'exprimer un fait ; à peu près comme on dit qu'un corps a
deux fois autant de vitessç qu'un autre, au lieu de dire qu'il par-
DE PHILOSOPHIE. 809
couft en temps égal deux fois autant d'esjiace, sans prétendre pour
cela que ce mot de DÏtesse représente un être inhérent au corps.
Ceci bien entendu, il est clair qu'on peut opposer au mouve-
ment d'un corps trois sortes d'obstacles : ou des obstacles invin-
cibles qui anéantissent tout-à-fait son mouvement , quel qu'il
puisse être : ou des obstacles qui n'aient précisément que la ré-
sistance nécessaire pour anéantir le mouvement du corps, et qui
l'anéantissent dans un instant; c'est le cas de l'équilibre : ou en-
fin des obstacles qui anéantissent le mouvement peu à peu ; c'est
le cas du mou*'enient relardé. Comme les obstacles insurmon-
tables anéantissent également toutes sortes de mouvement, ils ne
peuvent servir à faire connaître la force : ce n'est donc que dans
l'équilibre ou dans le mouvement retardé qu'on doit en chercher
la mesure. Or tout le monde convient qu'il y a équilibre entre
deux corps, quand les produits de leurs masses, par leurs vi-
tesses virtuelles , c'est-à-dire par les vitesses avec lesquelles ils
tendent à se mouvoir, sont égaux de part et d'autre. Donc dans
l'équilibre le produit de la masse par 1^ vitesse , ou , ce qui est
la même chose , la quantité du mouvement, peut représenter la
force. Tout le monde convient aussi que dans le mouvement re-
tardé , le nombre des obstacles vaincus est comme le carré de
la vitesse ; en sorte qu'un corps qui a fermé un ressort , par
exemple , avec une certaine vitesse , pourra avec une vitesse
double fermer, ou tout à la fois, ou successivement, non pas
deux, mais quatre ressorts semblables au premier , neuf avec
une vitesse trij)!e, et ainsi du reste. D'où les partisans des forces
vives concluent que la force des corps qui se meuvent actuelle-
ment, est en général comme le produit de la masse par le carré
de la vitesse. Au fond , quel inconvénient pourrait-il y avoir à
ce que la mesure des forces fut différente dans l'équilibre et
dans le mouvement retardé, puisque, si l'on ne veut raisonner
que d'après des idées claires , on doit n'entendre, parle mot de
force , que l'effet produit en surmontant l'obstacle ou en lui ré-
sistant? Il faut avouer cependant que l'opinion de ceux qui re-
gardent la force comme le produit de la masse par la vitesse,
peut avoir lieu non-seulement dans le cas de l'équilibre, mais
aussi dans celui du mouvement retardé, si dans ce dernier cas on
mesure la force , non par la quantité absolue des obstacles, mais
par la somme des résistances de ces mêmes obstacles. Car on ne
saurait douter que cette somme de résistances ne soit propor-
tionnelle à la quantité de mouvement, puisque, de l'aveu de tout
le monde , la quantité de mouvement que le corps perd à chaque
instant, est proportionnelle au produit de la résistance par la
durée infiûitaeut petite de l'instant , et que la somme de ces pro-
3io ÉLÉMENS
duits est évidemment la résistance totale. Toute la difficulté se
réduit donc à savoir si on doit mesurer la force par !a quanfi'é
absolue des obstacles, ou par la somme de leurs résistances, li
paraîtrait plus naturel de mesurer la force de celte dernière ma-
nière ; car un obstacle n'est tel qu'en tant qu'il résiste ; et c'est à
proprement parler la somme des résistances qui est l'ôbitacle
vaincu; d'ailleurs, en estimantainsi la force, on a l'avantage d'avoir
pour l'équilibre et pour le mouvement retardé une mesure cora-
mu'ie. Néanmoins comme nous n'avons d'idée préci>e et distincte
du mot de force , qu'en restreignant ce terme à exprimer un efïèt,
je crois qu'on doit laisser chacun le maître de se décider comme
il voudra là -dessus; et toute la question ne peut plus consister
que dans une discussion métaphysique très-futile , ou dans une
dispute de mots plus indigne encore d'occuper des philo ophes.
Tout ce que nous venons de dire sufîit pour le faire sentir à nos
lecteur?. Mais une réflexion bien naturelle achèvera de les en
convaiiicre. Soit qu'un corps ait une simple tendance à se mou-
voir avec une certaine vitesse, tendance arrêtée par quelque
obstacle; soit qu'il se meuve réellement et uniformément avec
cette vitesse; soit enfin qu'il commence à se mouvoir avec cette
même vitesse , laquelle se consume et s'anéantisse peu à peu par
quelque cause que ce puisse être , dans tous ces cas, l'effet pro-
duit par le corps est différent , mais le corps considéré en lui-
inéme n'a rien de plus dans un cas que dans un autre ; seulement
l'action de la cause qui produit l'effet est différemment appliquée.
Dans le premier cas , l'effet se réduit à une simple tendance, qui
n'a point proprement de mesure précise , puisqu'il n'en résulte
aucun mouvement ; dans le second , l'effet est l'espace parcouru
uniformément dans un temps donné , et cet effet est proportion-
nel à la vitesse; dans le troisième, l'effet est l'espace parcouru
jusqu'à l'extinction totale du mouvement , et cet effet est comme
le carré de la vitesse. Or ces différens effets sont évidemment
produits par une même cause ; donc ceux qui ont dit que la force
était tantôt comme la vitesse, tantôt comme son carré, n'ont
pu entendre parler que de l'effet, quand ils se sont exprimés de
la sorte. Cette diversité d'effets, provenant tous d'une même
cause , peut servir , pour le dire en passant , à faire voir le peu
de justesse et de précision de l'axiome prétendu si souvent mis
en usage , sur la proportionnalité des causes à leurs effets.
Enfin ceux même qui ne seraient pas en état de remonter
jusqu'aux principes métaphysiques de la question des forces vi-
ves, verront aisément qu'elle n'est qu'une dispute de mots,
s'ils considèrent que les deux partis sont d'ailleurs entière-
ment d'accord sur les principes fondamentaux de l'équilibre et
DE PHILOSOPHIE. 3ii
du mouvement. Qu'on propose le même problème de mécanique
à résoudre à deux géomètres , dont l'un soit adversaire et l'autre
partisan des forces vives, leurs solutions, si elles sont bonnes,
seront toujours parfaitement d'accord ; la question de la mesure
des forces est donc entièrement inutile à la mécanique , et même
sans aucun objet réel. Aussi n'aurait-elle pas sans doute enfanté
tant de volumes, si on se fût attaché à distinguer ce qu'elle ren-
fermait de clair et d'obscur. En s'y prenant ainsi, on n'aurait eu
besoin que de quelques lignes pour décider la question ; mais il
semble que la plupart de ceux qui ont traité cette matière, aient
craint de la traiter en pende mots.
La réduction de toutes les lois de la mécanique à trois, celle
de la force d'inertie , celle du mouvement composé , et celle de
l'équilibre , peut servir à résoudre le grand problème métaphy-
sique, proposé depuis peu par une des plus célèbres académies
de l'Europe , si les lois du moui>emfint et de l équilibre des corps
sont de i^érilé nécessaire ou contingente? Pour fixer nos idées sur
cette question, il faut d'abord la réduire au seul sens raisonnable
qu'elle puisse avoir. Il ne s'agit pas de décider si l'auteur de la
nature aurait pu lui donner d'autres lois que celles que nous y
observons; dès qu'on admet un être intelligent, capable d'agir
sur la matière , il est évident que cet être peut , à chaque instant ,
la mouvoir et l'arrêter à son gré, ou suivant des lois uniformes,
ou suivant des lois qui soient différentes pour chaque instant et
pour chaque partie de matière ; l'expérience continuelle des mou-
vemens de notre corps , nous prouve assez que la matière , sou-
mise à la volonté d'un principe pensant , peut s'écarter dans ses
mouvemens de ceux qu'elle aurait véritablement si elle était
abandonnée à elle-même. La question proposée se réduit donc
à savoir si les lois de l'équilibre et du mouvement qu'on observe
dans la nature, sont différentes de celles que la matière aban-
donnée à elle-même aurait suivies ; développons cette idée. Il est
de la dernière évidence , qu'en se bornant à supposer l'existence
de la matière et du mouvement , il doit nécessairement résulter
de cette double existence certains effets ; qu'un corps mis en mou-
vement par quelque cause , doit ou s'arrêter au bout de quel-
que temps, ou continuer toujours à se mouvoir ; qu'un corps qui
tend à se mouvoir à la fois suivant les deux côtés d'un parallé-
logramme , doit nécessairement décrire , ou la diagonale , ou
quelque autre ligne ; que quand plusieurs corps en mouvement
se rencontrent et se choquent, il doit nécessairement arriver,
en conséquence de leur impénétrabilité mutuelle , quelque chan-
gement dans l'état de tous ces corps , ou au moins dans l'état de
quelques uns d'entre eux. Or des différens eifels possibles , soit
3i2 ELEMENS
dans le mouvement d'un corps isolé , soit clans celui de plusieurè
corps qui agis-.ent les uns sur les autres, il en est un qui , dans
cliaque cas, doit infailliblement avoir lieu , en conséquence de
l'existence seule de la matière , et abstraction faite de tout autre
principe différent, qui pourrait modifier cet effet ou l'altérer.
Voici donc la route qu'un philosophe doit suivre pour résoudre la
question dont il s'agit. Il doit tâcher d'abord de découvrir par le
raisonnement quelles seraient les lois de la statique et de la mé-
canique dans la matière abandonnée à elle-même ; il doit exa-
miner ensuite par l'expérience quelles sont ces lois dans l'univers;
si les unes et les autres sont différentes , il en conclura que les
lois de la statique et de la mécanique , telles que l'expérience les
donne, sont de vérité contingente, puisqu'elles seront la suite
d'une volonté particulière et expresse de l'Etre suprême ; si au
contraire les lois données par l'expérience s'accordent avec celles
que le raisonnement seul a fait trouver, il en conclura que les
lois observées sont de vérité nécessaire; non pas en ce sens que
Je Créateur n'eût pu établir des lois toutes différentes, mais en
ce sens qu'il n'a pas jugé à propos d'en établir d'autres que celles
qui résultaient de l'existence même de la matière.
Or il est démontré qu'un corps abandonné à lui-même , doit
persister éternellement dans son état de repos ou de mouvement
uniforme ; il est démontré de même que , s'il tend à se mouvoir
à la fois suivant les deux côtés d'un parallélogramme quelconque,
îa diagonale est la direction qu'il doit prendre de lui-même, et
pour ainsi dire , choisir entre toutes les autres. Il est démontré
enfin que toutes les lois de la communication du mouvement
entre les corps se réduisent aux lois de l'équilibre, et que les lois
de l'équilibre se réduisent elles-mêmes à celles de l'équilibre de
deux^orps égaux , animés en sens contraires de vitesses virtuelles
égales. Dans ce dernier cas, les mouvemens des deux corps se
détruiront évidemment l'un l'autre; et par une conséquence géo-
métrique, il y aura encore nécessairement équilibre, lorsque les
masses seront en raison inverse des vitesses; il ne reste plus qu'à
savoir si le cas de l'équilibre est unique, c'est-à-dire , si quand les
masse:- ne seront pas en raison inverse des vitesses , un des corps
devra nécessairement obliger l'autre à se mouvoir. Or il est aisé
de sentir que dès (ju'il y a un cas possible et nécessaire d'équi-
libre, il ne saurait y en avoir d'autres : sans cela les lois du
choc des coi-ps , qui se réduisent nécessairement à celles de l'é-
quilibre, deviendraient indéterminées; ce qui ne saurait être,
puisqu'un corps venant en choquer un autre , il doit nécessai-
rement en résulter un eflet unique , suite indispensable de l'exis-
ience et de l'impénétrabilité de ces corps. On peut d'ailleurs dé-
DE PHILOSOPHIE. 3i3
montrer l'unité cle la loi d'équilibre par un autre raisonnement,
trop mathématique pour être développé dans cet essai , mais que
j'ai tâché de rendre sensible dans un autre ouvrage (t).
De toutes ces réflexions il s'ensuit que les lois connues de la
statique et de la mécanique, sont celles qui résultent de Texis-
tence de la matière et du mouvement. Or l'expérience nous
prouve que ces lois s'observent en effet dans les corps qui nous
environnent. Donc les lois de l'équilibre et du mouvement ,
telles que l'observation nous les fait connaître , sont de vérité
nécessaire. Un métaphysicien se contenterait peut-être de le
prouver , en disant qu'il était de la sagesse du Créateur et de la
simplité de ses vues, de ne point établir d'autres lois de l'équi-
libre et du mouvement , que celles qui résultent de l'existence
même des corps , et de leur impénétrabilité mutuelle. Mais nous
avons cru devoir nous abstenir de cette manière de raisonner,
parce qu'il nous a paru qu'elle porterait sur un principe trop
vague; la nature de l'Etre suprême nous est trop cachée, pour
que nous puissions connaître directement ce qui est ou n'est
pas conforme aux vues de sa sagesse ; nous pouvons seulement
entrevoir les effets de cette sagesse dans l'observation des lois de
la nature , lorsque le raisonnement mathématique nous aura fait
voir la simplicité de ces lois, et que l'expérience nous en aura
montré les applications et l'étendue.
Cette réflexion peut servir, ce me semble , à nous faire appré-
cier les démonstrations que plusieurs philosophes ont données
des lois du mouvement d'après le principe des causes finales ,
c'est-à-dire d'après les vues que l'auteur de la nature a dû se
proposer en établissant ces lois. De j^areilles démonstrations ne
peuvent avoir de force , qu'autant qu'elles sont précédées et ap-
puyées par des démonstrations directes et tirées de principes
qui soient plus à notre portée; autrement il arriverait souvent
qu'elles nous induiraient en erreur. C'est pour avoir suivi cette
route, pour avoir cru qu'il était de la sagesse du Créateur de
conserver toujours la même quantité de mouvement dans l'uni-
vers, que Descartes s'est trompé sur les lois de la percussion.
Ceux qui l'imiteraient courraient risque, ou de se tromper comme
lui, ou de donner pour un principe général ce qui n'aurait lieu
que dans certains cas, ou enfin de regarder comme une loi primi-
tive de la nature, ce qui ne serait qu'une conséquence purement
mathématique de quelques formules.
Quand on demande au reste si les lois du mouvement sont de
vérité nécessaire, il n'est question que de celles par lesquelles le
mouvement se communique d'un corps à un autre; et nullement
(i) Daitc de Dynamique , art. 4^ ^^ 47-
3i4 . ÉLÉMENS
de celles en vertu desquelles un corps paraît se mouvoir sans au-
cune cause d'impulsiou. Telles sont, par exemple, les loi- de la
pesanteur, supposé, comme bien des philosophes le croient au-
jourd'hui, que ces lois n'aient pas l'impulsion pour can.se. Dans
cette supposition il est évident que les lois dont il sî>.g'J ne pour-
raient être en aucun sens de vérité nécessaire; que la chiile des
corps pesans serait la suite d'une volonté immédiate et particu-
lière du Créateur ; et que sans cette volonté expresse, un corps
placé en l'air y resterait en repos. La multitude, il est vrai,
accoutumée à voir tomber un corps dès qu'il n'est pas soutenu ,
croit que cette seule raison suflit pour obliejer le corps à descen-
dre. Mais il est facile de détruire ce préjugé par une réflexion
bien simple. Supposons un corps placé sur une table horizon-
tale : pourquoi ne se meut-il pas horizontalement le long de la
table, puisque rien ne l'en empêche? Pourquoi ne se meut-il
pas de bas en haut, puisque rien ne s'oppose à son mouvement
en ce sens? Pourquoi enfin se meut-il de haut en bas préfé-
rablement à toute autre direction , puisque par lui-même il est
évidemment indifférent à se mouvoir dans un sens plutôt que
dans un autre? Ce n'e^t donc pas sans raison que les philosophes
s'étonnent de voir tomber une pierre ; et ce phénomène si com-
3nun est en effet un des plus surprenans que nous présente la
nature.
La manière dont agit cette force inconnue , qui fait tomber
les corps vers la terre, n'est guère plus facile à concevoir que
la force même. Tous les philosophes y^araissent convenir que la
vitesse avec laquelle les corps qui tombent commencent à se
mouvoir, est absolument nulle ; pourquoi donc quand on sou-
tient un corps pesant qui tend à tomber, éprouve-t-on une ré-
sistance qu'on n'éprouve point dans tout autre sens que le sens
vertical? On dira peut-être que dans les instans qui suivent le
premier, la vitesse avec laquelle le corps tend à descendre,
augmentera et deviendra finie, au lieu que dans tout autre sens
elle demeure toujours nulle , le corps n'a^'ant aucune tendance
à se mouvoir que dans le seul sens vertical. On peut, je le veux,
expliquer par là pourquoi un corps pesant qu'on soutient, tom-
bera si on l'abandonne à lui-même : mais on n'explique pas
encore une fois pourquoi on ne peut le soutenir sans effort. Caria
vitesse finie que le corps doit acquérir dans les instans qui sui-
vront le premier moment de la chute , n'existe pas encore en ce
premier moment , qui est celui oii l'on soutient le corps ; elle ne
peut donc produire aucune résistance à vaincre. Dira-t-on que la
vitesse avec laquelle les corps pesans tendent à descendre au
premier instant, n'est pas absolument nulle, mais seulement
DE PHILOSOPITIE. 3i5
très-petite? On se jette alors dans une autre difficulté. Car suivant
îliypofhèse généralement admise par les philosophes , l'action de
]a pesanteur est continue, et tend à chaque instant à imprimer
au corps la même vitesse qu'au premier instant ; ainsi cette vi-
tesse , si elle était finie au premier instant , serait infinie au bout
d'un temps fini , ce qui est contraire aux observations. Yoilà donc
un problème que nous laissons à résoudre aux mécaniciens phi-
losophes.
§ XVI. Eclaircissement sur V espace et sur le temps , page 3oi.
Les philosophes demandent si l'espace a une existence indé-
pendante de la matière , et le temps une existence indépendante
des êtres existans; y aurait-il un espace s'il n'y avait point c^e
corps, et une durée s'il nj avait rien ? Ces questions viennent,
ce me semble, de ce qu'on suppose à l'espace et au temps plus
de réalité qu'ils n'en ont.
Et premièrement, quant à l'espace, supposons trois corps con-
tigus qui se touchent immédiatement : imaginons pour un mo-
ment que celui du milieu soit oté , il restera entre les deux corps
extrêmes un espace dont l'étendue sera égale à celle qu'occupait
le corps du milieu; cet espace a bien évidemment une existence
indépendante de ^elle de ce troisième corps, puisqu'il existe
également, soit que ce troisième corps soit mis entre les deux
corps extrêmes , ou qu'il en soit 6té; avec cette différence que
dans le premier cas l'espace est impénétrable , c'est-à-dire qu'on
ne peut y placer un nouveau corps , et que dans le second on
peut y placer un corps dont l'étendue soit égale à celle de cet
espace. D'un autre côté , quand le troisième corps est placé
entre les deux autres, les deux espaces dont on vient de parler ,
l'un pénétrable , l'autre impénétrable, n'en font plus qu'un : le
premier est donc anéanti ; car on ne peut pas dire que ce soit le
second, puisque cet espace impénétrable appartient au troisième
corps placé entre les deux autres , et que ce troisième corps existe
évidemment. Otons à présent ce troisième corps, en laissant les
deux autres à leur place; l'espace pénétrable, auparavant anéanti,
renaîtra tout à coup et sera comme créé de nouveau. Or cette
succession d'anéantissement et de création , qu'on peut multi-
plier tant qu'on voudra , est une chose absurde , si on suppose
que l'espace soit un être réel , une substance , en un mot autre
chose , si je puis parler de la sorte , qu'une simple capacité ,
propre à recevoir l'étendue impénétrable. Les enfans qui disent
(fue le vide n'est rien ont raison , parce qu'ils s'en tiennent aux
3i6 ELÉMENS
simples notions du sens commun ; et les philosophes qui veulent
réaliser le vide , se perdent dans leurs spéculations.
A l'égard du temps , il est d'abord certain que nous n'en
avons la notion que par la succession de nos idées ; il ne l'est pas
moins que ce n'est pas la succession de nos idées qui fait le
temjDS , puisque le temps a une mesure indépendante de nos
idées, mesure que nous fournit le mouvement des corsos. Mais
y aurait-il un temps , s'il n'y avait rien du tout ? Oui et non ;
comme on peut dire qu'il y aurait un lieu et qu'il n'y en aurait
pas s'il n'y avait point de corps ; qu'il y aurait un lieu, parce
qu'il y aurait un espace prêt à recevoir les corps ; qu'il n'y en
aurait pas , parce que l'idée de lieu suppose celle du corps qui
l'occupe. De même s'il n'y avait rien , il n'y aurait point de
temps, parce que l'idée de temps est relative à des êtres qui
existent successivement ; et il y en aurait un, parce que le temps
ne serait alors que la simple possibilité de succession dans des
êtres qui n'existeraient pas; succession qni n'est rien de réel,
qu'autant qu'il y a réellement des êtres existans.
Quoi qu'il en soit de cette discussion sur l'espace et sur le
temps, nous ne saiirions trop insister sur ce que nous avons déjà
dit ailleurs, qu'elle est absolument étrangère et inutile à la
mécanique. Cette science ne suppose autre chose que les notions
naturelles de l'espace et du temps , telles qu'elles sont dans tous
les hommes ; notions très-simples et très-nettes par elles-mêmes,
et que la philosophie seule a le privilège d'obscurcir et d'em-
brouiller.
Mais les questions que nous venons de proposer sur la nature
du temps et de l'espace , nous fourniront l'occasion d'un éclair-
cissement utile sur la définition que les mécaniciens donnent de
la vitesse.
La vitesse d'un corps qui se meut uniformément est égale ,
disent-ils , à l'espace divisé par le temps ; ou , comme s'expri-
ment d'autres mathématiciens, le résultat de cette division est
la mesure de la vitesse. Cette manière de s'exprimer, prise à la
rigueur, ne présente point d'idée nette ; car on ne saurait diviser
l'espace par le temps; on ne divise point une quantité par une
autre de nature différente; diviser une lieue par une heure, c'est
comme si on voulait savoir combien de fois une heure est con-
tenue dans une lieue , et on voit bien que cette question n'a pas
de sens. Que veut donc dire celte proposition , la vitesse est
égale à l'espace di\'isë par le temps ? Cela veut dire , que si
deux corps se meirvent uniformément, leurs vitesses seront entre
elles comme les nombres qui expriment les rapports des espacés
qu'ils parcourent , sont aux nombres qui expriment les rapports
DE PHILOSOPHIE. 317
icies temps employés à parcourir ces espaces. Qu'un corps qui se
meut uniformément fasse 100 toises en 6 minutes, et un autre i5
toises en 2 minutes, les vitesses seront entre elles comme le rapport
des espaces , c'est-à-dire comme le rapport de 100 à 25 est au
rapport des temps , c'est-à-dire au rapport de 6 à 2; ces vitesses
seront donc comme 4 à 3 , et ainsi du reste.
Cet éclaircissement sur la définition de la vitesse est analogue
à celui que nous avons donné plus haut sur la mesure des paral-
lélogrammes par le produit de leur base €t de leur hauteur ; et
l'un et l'autre servent à montrer quel soin on doit apporter dans
les élémens de mathématiques , pour développer les idées que
certaines définitions ne présentent pas avec toute la précision
nécessaire.
XVII. ASTRONOMIE.
L'astbonomie doit suivre immédiatement la mécanique, comme
étant de toutes les parties de la physique la plus certaine. Elle a
deux branches , la connaissance des phénomènes célestes, qu'on
appelle particulièrement astronomie , et l'explication de ces phé-
nomènes , qu'on nomme astronomie physique.
Si quelque science mérite à tous égards d'être traitée selon la
méthodedes inventeurs, oudu moins selon cellequ'ils ont pu sui-
vre, c'est sans doute l'astronomie. Rien n'est peut-être plus satisfai-
sant pour l'esprit humain , que de voir par quelle suite d'obser-
vations , de recherches , de combinaisons et de calculs les hommes
sont parvenus à connaître le mouvement de ce globe qu'ils ha-
bitent , et celui des autres corps de notre système planétaire. La
meilleure manière de traiter les élémens d'astronomie est donc d'y
supposer, si on peut parler de la sorte , un astronome tombé des
nues, et isolé sur la terre, à qui la nature accorde une assez
longue vie pour connaître tout ce que l'observation peut décou-
vrir de phénomènes célestes, et qui ait en même temps les con-
naissances géométriques nécessaires pour pouvoir tirer de ces
phénomènes toutes les connaissances qui en résultent (i). Cette
méthode, outre les avantages qu'elle a par elle-même, peut
fournir encore des observations très-philosophiques sur les dé-
veloppemens de l'esprit humain , et sur la manière dont il pro-
cède dans ses recherches. Le génie des philosophes , en cela peu
(1) M. Montucla, de rAcademie royale des sciences de Prusse, a donne',
dans VHistoire des Mathématiques qu'il vient de mettre au jour, une excel-
lente esquisse d'un traité d'astronomie , composé suivant le plan que nous
proposons ici. f^oyez le tome premier d« cet ouvrage, p. i45 et suiv.
3i8 ÉLÉMENS
différent Se celui des autres hommes , les porte à ne chercher
d'abord ni uniformité ni loi dans les phénomènes qu'ils obser-
vent. Commencent-ils à y soupçonner quelque marche régulière?
Ils imaginent aussitôt la plus parfaite et la plus simple. Bientôt
une observation plus suivie les détrompe , et souvent même les
ramène précipitamment à leur premier avis. Enfin une étude
longue, assidue, dégagée de préventions et de système, les
remet dans les limites du vrai, et leur apprend que pour l'ordi-
naire la loi des phénomènes n'est ni assez peu composée pour
être aperçue tout à coup , ni aussi irrégulière qu'on pourrait
le penser; que chaque effet venant toujours du concours de plu-
sieurs causes, la manière d'agir de chacune est simple , mais que
le résultat de leur action réunie est compliqué quoique régulier,
et que tout se réduit à décomposer ce résultat pour en démêler
les différentes parties. Parmi une infinité d'exemples qu'on
pourrait apporter de ce que nous avançons ici, le mouvement
des planètes en fournit un bien frappant. A peine a-t-on soup-
çonné que les planètes se mouvaient circulairement , qu'on leur
a fait décrire des cercles parfaits et d'un mouvement uniforme ,
d'abord autour de la terre, puis autour du soleil comme centre;
l'observation ayant montré bientôt après que les planètes étaient
tantôt plus, tantôt moins éloignées du soleil , on a déplacé cet
astre du centre des orbites , mais sans rien changer , ni à la
figure circulaire , ni à l'uniformité de mouvement qu'on avait
supposées^ on s'est aperçu ensuite que les orbites n'étaient ni
circulaires, ni décrites uniformément, et on leur a donné la
figure elliptique, la plus simple des ovales 'que nous connais-
sions ; enfin on a vu que cette figure ne répondait pas encore à
tout; que plusieurs des planètes, entre autres Saturne, Jupiter
et la Lune, ne s'y assujétissaient pas exactement dans leur cours;
on a tâché de découvrir la loi de leurs inégalités , et c'est le grand
objet qui occupe aujourd'hui les savans.
Ainsi des élémens d'astronomie , composés suivant la méthode
des inventeurs, et conforiuément au plan que nous proposons ,
montreraient comment on est parti d'abord des hypothèses les
plus simples pour rendre raison des phénomènes; comment ou
a ensuite rectifié ces hypothèses à mesure que les phénomènes
ont été mieux connus ; et comment enfin on est parvenu insen-
siblement à porter l'astronomie au point de perfection où nous-
la voyons.
Mais si l'astronomie est une des sciences qui font le plus d'hon-
neur à l'esprit humain, l'astronomie physique est une de celles
qui en font le plus à la philosophie moderne. La recherche des
causes des phénomènes célestes, dans laquelle on fait aujoui
ir-
DE PHILOSOPHIE. 319
d'huî tant de progrès , n'est pas d'ailleurs une spe'culatîon stérile,
et dont le mérite se borne à la grandeur de son objet et à la dif-
ficulté de le saisir. Cette recherche doit contribuer encore très-
efficacement à l'avancement rapide de l'astronomie proprement
dite. Car on ne pourra se flatter d'avoir J;rouvé les véritables
causes des mouvemens des planètes, que lorsqu'on pourra assi-
gner par le calcul les effets que peuvent produire ces causes , et
taire voir que ces effets s'accordent avec ceux que l'observation
nous a dévoilés. Or la combinaison de ces effets est assez consi-
dérable , pour qu'il en reste encore beaucoup à découvrir ; par
conséquent , dès qu'une fois on en connaîtra bien le principe ,
les conclusions géométriques que l'on en déduira feront en peu
de temps apercevoir et prédire même des phénomènes cachés
et fugitifs , qui auraient peut-être eu besoin d'un long travail
pour être connus , démêlés et fixés par l'observation seule.
Soit que les anciens ne fussent pas assez exactement instruits
des phénomènes célestes pour entreprendre de les expliquer en
détail ; soit que leur physique consistât plus dans la recherche
des faits que dans celle des causes ; soit enfin qu'ils n'eussent pas
fait assez de progrès dans les sciences physico-mathématiques ,
pour être en état de réduire aux lois de la mécanique les mou-
vemens des corps célestes ; leurs ouvrages n'ont presque été
d'aucun secours sur ce point aux philosophes qui sont venus
depuis. Il est vrai que les différentes hypothèses imaginées par
les modernes pour expliquer le système du monde , l'avaient
déjà été par les anciens; et on n'en sera pas surpris, si on consi-
dère qu'en ce genre les hypothèses vraisemblables se présentent
assez naturellement à l'esprit, que les combinaisons d'idées gé-
nérales doivent être bientôt épuisées, et par une espèce de ré-
volution forcée, être successivement remplacées les unes par les
autres. C'est par cette raison , sans doute , que nous n'avons au-
jourd'hui dans notre physique presque aucun principe général ,
dont l'énoncé ou du moins le germe ne se trouve chez les an-
ciens. C'est peut-être aussi pour cela que la philosophie moderne
s'est rapprochée sur plusieurs points de ce qu'on a pensé dans
la premier âge de la philosophie ; parce qu'il semble que la pre-
mière impression de la nature est de nous donner des idées jus-
tes , qu'on abandonne bientôt par incertitude ou par amour de
la nouveauté , et auxquelles enfin on est forcé de revenir. Quoi
qu'il en soit , ce que les anciens ont imaginé sur le système du
monde, ou du moins ce qui nous reste de leurs opinions là-
dessus , est si vague et si mal prouvé , qu'on n'en saurait tirer
aucune lumière réelle. On n'y trouve point ces détails précis ,
exacts et profonds , qui sont la pierre de touclie de la vérité d'un
320 ELEMENS
système , et que certains auteurs affectent d'en appeler l'appa-
reil , mais qui en sont réellement le corps et la substance, parce
qu'ils en renferment les preuves les plus subtiles et les plus in-
contestables , et qu'ils en font par conse'quent la difficulté et le
mérite. Qu'importa ^ l'honneur de Copernic que quelques an-
ciens philosophes aient cru le mouvement de la terre , si les
preuves qu'ils en donnaient n'ont pas été suffisantes pour em-
pêcher le plus grand nombre de croire le mouvement du soleil ?
Qu'importe à la gloire de Nevrton qu'Empédocle ou d'autres
aient eu quelques idées vagues et informes du système de la gra-
vitation , quand ces idées ont été dénuées des preuves nécessaires
pour les appuyer? En vain un savant illustre, en revendiquant
nos hypothèses et nos opinions à l'ancienne philosophie , a cru la
venger d'un mépris injuste, que les vrais savans et les bons es-
prits n'ont jamais eu pour elle. Sa dissertation sur ce sujet ne'
fait, ce me semble, ni beaucoup de tort aux modernes, ni beau-
coup d'honneur aux anciens, mais seulement beaucoup à l'éru-
dition et aux lumières de son auteur (i).
Descartes , ce philosophe à qui les sciences et l'esprit humain
ont tant d'obligation , dont les erreurs même étaient au-dessus
de son siècle , et n'ont été que trop long-temps au-dessus da
nôtre , est proprement le premier qui ait traité du système du
monde avec quelque soin et quelque étendue. Dans un temps oii
les observations astronomiques , la mécanique et la géométrie
étaient encore très-imparfaites, il imagina pour expliquer Fes
mouvemens des planètes, l'ingénieux et célèbre système des
tourbillons. La matière subtile , disait ce philosophe , se meut
circulairement autour du soleil; en vertu de ce mouvement elle
a une force centrifuge ; en vertu de cette force , toutes les par-
ties du fluide raù en tourbillon tendent à s'éloigner du soleil ;
elles doivent donc imprimer aux planètes une tendance vers
cet astre, c'est-à-dire dans un sens contraire à la direction de la
force centrifuge ; par la même raison qu'un fluide qui pèse de
haut en bas, tend à pousser de bas en haut les corps qu'on y
plonge, et les y pousse en effet, s'ils tendent de haut en bas
avec moins de force que lui. La philosophie ancienne et mo-
derne n'a peut-être rien imaginé de plus simple en apparence
et de plus naturel que cette hypothèse. Mais si avant l'examen
elle paraît conforme au gros des phénomènes , les détails et
l'examen approfondi de ces mêmes phénomènes font bientôt
voir qu'elle ne peut subsister ; c'est ce qui a obligé Newton d'y
substituer l'hypothèse de la gravitation universelle, qui moins
séduisante peut-être au premier coup d'œil , a presque cessé d'être
(i) Voyez les Mémoires de TAcadepaie des bellçs-lettics, t. i8, p. 97,
DE PHILOSOPHIE. Sai
une hypothèse par sou accord admirable avec les observations as-
tronomiques.
Parmi les différentes suppositions que nous pouvons imaginer
pour expliquer un effet , les seules dignes de notre examen sont
celles qui par leur nature nous fournissent des moyens infail-
libles de nous assurer si elles sont vraies. Le système de la gra-
vitation est de ce nombre , et mériterait par cela seul l'atlenlioii
des philosophes. On n'a point à craindre ici cet abus du calcul
et de la géométrie , dans lequel les physiciens ne sont que trop
souvent tombés pour défendre ou pour combattre des hypothèses.
Les planètes étant supposées se mouvoir, ou dans le vide, ou au
moins dans un espace non résistant, et les forces par lesquelles
elles agissent les unes sur les autres étant connues ., c'est un pro-
blème purement mathématique, que de déterminer les phéno-
mènes qui en doivent naître ; on a donc le rare avantage de
pouvoir juger irrévocablement du système newtonien, et cet
avantage ne saurait être saisi avec trop d'empressement ; il serait
à souhaiter que toutes les questions de la physique pussent être
aussi incontestablement décidées. Ainsi on ne pourra regarder
comme vrai le système de la gravitation , qu'après s'être assuré
par des calculs précis qu'il répond exactement aux phénomènes ;
autrement l'hypothèse newtonienne ne mériterait aucune préfé-
rence sur celle des tourbillons , par laquelle on explique à la
vérité bien des circonstances du mouvement des planètes , mais
d'une manière si incomplète , et pour ainsi dire si lâche , que si
les phénomènes étaient tout autres qu'ils ne sont , on les expli-
querait toujours de même, très-souvent aussi bien, et quelque-
fois mieux. Le système de la gravitation ne nous permet aucune
illusion de cette espèce ; un seul article oii l'observation démen-
tirait le calcul ferait écrouler l'édifice , et reléguerait la théorie
newtonienne dans la classe de tant d'autres que l'imagination a
enfantées , et que l'analyse a détruites.
L'accord qu'on a remarqué entre les phénomènes célestes et
les calculs fondés sur le système de la gravitation , accord qui se
vérifie tous les jours de plus en plus, semble avoir pleinement
décidé les philosophes en faveur de ce système. Les preuves en
sont répandues dans une infinité d'ouvrages, et le précis de ces
preuves doit se trouver dans des éléraens de philosophie. C'est
par un pareil examen, par une analyse rigoureuse des faits,
qu'il faut juger la philosophie newtonienne , et non par des rai-
sonnemens métaphysiques, aussi peu propres à détruire une
hypothèse qu'à l'établir. Ne pouvant entrer ici dans ce détail,
nous nous bornerons à exposer ce qu'il nous semble qu'on doit
penser en général du système de la gravitation , des applications
ï. 21
322 ELEMENS
qu'on en a faites , et de l'extension plus ou moins grande qu'on
lui a donnée.
Les observations astronomiques démontrent que les planètes
se meuvent ou dans le vide, ou dans un milieu fort rare, ou
enfin , comme l'ont prétendu quelques philosophes , dans un
milieu fort dense qui ne résiste pas (ce qui serait néanmoins
très-difficile à concevoir) ; mais quelque parti qu'on prenne sur
la nature du milieu dans lequel les planètes se meuvent , il est
au moins constant , par l'observation . qu'elles ont une tendance
vers le soleil. Ainsi la gravitation des planètes vers le soleil,
quelle qu'en soit la cause, est un fait qu'on doit regarder
comme démontré , ou rien ne l'est en physique. La gravitation
des planètes secondaires ou satellites , vers leurs planètes prin-
cipales, est un second fait évident et démontré par les mêmes
raisons et par les mêmes faits. Les preuves de la gravitation des
planètes principales vers leurs satellites ne sont pas en aussi
grand nombre; mais elles suffisent cependant pour nous faire
reconnaître cette gravitation. Les phénomènes du flux et reflux
delà mer , et surtout ceux de la précession des éqninoxes , si
bien d'accord avec les observations , prouvent invinciblement
que la terre tend vers la lune. Nous n'avons pas, du moins
jusqu'ici, de semblables preuves pour les autres satellites; mais
l'analogie seule ne suffit-elle pas pour nous faire conclure que
l'action entre les planètes et leurs satellites est réciproque? On
peut à la vérité abuser en physique de cette manière de raison-
ner , pour s'élever quelquefois à des conclusions trop générales ;
mais il semble, ou qu'il faut absolument renoncer à l'analogie,
ou que tout concourt ici jDOur nous engager à en faire usage.
Si l'action est réciproque entre c^^aque planète et ses satellites,
elle ne paraît pas l'être moins entre les planètes premières. In-
dépendamment des raisons tirées de l'analogie qui ont à la vérité
moin>> de force ici que dans le cas dont on vient de parler, mais
qui pourtant en ont encore, il est certain que Saturne éprouve
dans son mouvement des variations sensibles; et il est fort vrai-
semblable que Jupiter est la principale cause de ces variations..
Le temps seul, il est vrai, pourra nous éclairer pleinement sur
ce point, les géomètres et les astronomes n'ayant encore ni des
observations assez complètes sur les mouvemens de Saturne , ni
une théorie assez exacte des dérangemens que Jupiter lui cause.
Mais il y « beaucoup d'apparence que Jupiter, qui est sans
comparaison la plus grosse de toutes les planètes, entre au moins
pour beaucoup dans la cause de ces dérangemens. Nous disons
jDour beaucoup et non pour tout ; car outre une cause dont nous
parlerons bientôt, l'action des cinq satellites de Saturne pour-
DE PHILOSOPHIE. 323
rait encore produire quelque dérangement dans cette planète ;
et peut-être sera-t-il ne'cessaire d'avoir égard à l'action des satel-
lites pour déterminer entièrement et avec exactitude toutes les
inégalités du mouvement de Saturne , aussi bien que celles de
Jupiter.
Si les satellites agissent sur les planètes principales, et si
celles-ci agissent les unes sur les autres, elles agissent donc aussi
sur le soleil ; c'est une conséquence assez naturelle. Mais jusqu'ici
les faits nous manquent encore pour la vérifier. Le moyen le
plus sûr de décider cette question, est d'examiner les inégalités
de Saturne. Car il est démontré que, si Jupiter et Saturne
agissent sur le soleil , il doit résulter de cette action une variation
particulière dans le mouvement apparent de Saturne vu du
soleil ; c'est aux astronomes à s'assurer si cette variation existe,
et si elle est telle que la théorie la donne.
On peut voir par ce détail quels sont les différens degrés de
certitude que nous avons jusqu'ici du système de l'attraction , et
quelle nuance observent ces degrés. Ce sera la même chose,
quand on voudra transporter le système général de l'attraction
des corps célestes , à l'attraction des corps terrestres ou sublu-
iiaires. Nous remarquerons en premier lieu, que cette attraction
ou gravitation générale se manifeste moins en détail dans toutes
les parties de la matière qui nous environne, qu'elle ne fait pour
ainsi dire en total dans les différens globes qui composent le
système du monde; nous remarquerons, outre cela, qu'elle se
manifeste dans quelques uns des corps terrestres plus que dans
les autres, qu'elle paraît agir ici par impulsion, là par une mé-
canique inconnue , ici suivant une loi , là suivant une autre.
Enfin , plus nous généraliserons et nous étendrons la gravitation ,
plus ses effets nous paraîtront variés , et plus nous la trouverons
obscure , et en quelque manière informe , dans les phénomènes
qui en résultent ou que nous lui attribuons. Soyons donc très-
réservés sur cette généralisation, aussi bien que sur la nature de
la force qui produit la gravitation des planètes. Reconnaissons
seulement que les effets de cette force n'ont pu se réduire encore
à aucune des lois connues de la mécanique ; n'emprisonnons point
la nature dans les limites étroites de notre intelligence; appro-
fondissons assez l'idée que nous avons de la matière, pour être
circonspects sur les propriétés que nous lui attribuons, ou que
nous lui refusons ; et n'imitons pas le grand nombre des philo-
sophes modernes qui, en affectant un doute raisonné sur les
objets qui les intéressent le plus , semblent vouloir se dédom-
mager de ce doute par des assertions prématurées sur les ques-
tions qui les touchent le moins.
324 ÉLEMENS
Il y a donc , par rapport à l'attraction , deux points sur lesquels
on ne saurait procéder avec trop de prudence ; le premier est de
ne pas prononcer trop affirmativement sur la nature de la cause
qui produit la gravitation des planètes; le second de ne pas
transporter trop légèrement cette force, des corps célestes aux
corps qui nous environnent. D'un côté on n'a pu jusqu'à présent
déduire l'attraction des autres lois connues de la nature , et en
particulier des lois de l'impulsion des fluides ; de l'autre il j)araît
dffîicile de comprendre comment deux corps placés dans le vide
agissent l'un sur l'autre par leur seule présence. La difficulté de
le concevoir augmente encore, quand on fait attention à la loi
suivant laquelle l'attraction agit. Les corps célestes s'attirent en
raison inversé du carré de leurs distances, c'est-à-dire qu'à une
dist;ance iiouble leur attraction est quatre fois moindre , neuf
fois à une distance triple, et ainsi du reste. Or, si la seule pré-
sence des corps suffit pour produire leur attraction, pourquoi
cette attraction n'est-elle pas la même à quelque distance que ce
soit ? L'action de la lumière , et en général plusieurs autres
actions semblables , sont à la vérité en raison inverse du carré
de la distance comme celle de l'attraction ; mais l'action de la
lumière paraît produite par des corpuscules qui sont élancés ou
poussés par le corps lumineux ; et comme le nombre des rajons ,
qui partant d'un centre frappent un même corps, diminue à
mesure que le corps s'éloigne , il est évident que la distance doit
diminuer l'action de la lumière. Dans le système de l'attraction
on ne peut rien imaginer de semblable, à moins qu'on n'attribue
l'attraction à l'action d'un fluide, hypothèse qui ne saurait à
d'autres égards se concilier avec les phénomènes. Soit que
M. Newton fut frappé de ces raisons ou de quelques autres sem-
blables , soit qu'il voulût ménager les préjugés bien ou mal
fondés des philosophes de son temps sur la nécessité de l'im-
pulsion pour produire le mouvement des corps , il ne s'est jamais
expliqué clairement par rapport à la nature de la force attraci
tive. Il ne nie point qu'elle ne puisse être l'efïét de l'impulsion ;
il tâche même de l'y réduire. Mais les idées qu'il propose pour
remplir ce but , sont si imparfaites et si vagues , qu'il est difficile
de penser qu'un si grand philosophe pût en être satisfait. On sent
même en le lisant, malgré tous les faux fuyans dont il se couvre ,
qu'il était fort porté à regarder l'attraction comme un premier
principe et comme une loi primitive de la nature. Car, d'un côté,
il admet une attraction réciproque entre les corps, réciprocité
qui semble supposer que l'attraction est une propriété inhérente
à la matière ; de l'autre il remarque que la gravita-tioo est pro-
portionnelle à la quantité de matière que les corps contiennent,
DE PHILOSOPHIE. 3^5
ei qu*elle vient d'une cause qui pi'iietre les corps; au lieu que
l'impulsion est proportionnelle à la quantité de surface. Enfin,
ce qui semble dévoiler pleinement la manière dont M. Newton
pensait à cet e'gard , c'est qu'il a consenti qu'on imprimât à la tête
de la deuxième édition de ses principes la fameuse préface, dans
laquelle M. Cotes, son disciple , dit expressément que l'attraction
est une propriété aussi essentielle à la matière que l'impénétra-
bilité et l'étendue ; assertion qui nous paraît trop précipitée ,
quelque sentiment qu'on suive d'ailleurs sur la nature de la
force attractive. Car cette force pourrait être une propriété
primordiale ^ un principe général de mouvement dans la nature,
sans être pour cela une propriété essentielle de la matière. Dès
que nous concevons un corps , nous le concevons étendu , impé-
nétrable , divisible et mobile ; mais nous ne concevons pas néces-
sairement qu'il agisse sur im autre corps. La gravitation, si elle
est telle que la conçoivent les attractionnaires décidés , ne peut
avoir pour cause que la volonté d'un être souverain, qui aura
voulu que les corps agissent les uns sur les autres à distance
comme dans le contact.
Quoi qu'il en soit, fût-il absolument impossible de réduire la
force attractive aux lois de l'impulsion , c'est aux phénomènes
seuls à nous décider sur l'existence de cette force. Si parmi ceux
que nous connaissons ou que nous découvrirons dans la suite , il
s'en trouvait quelques uns de contraires à l'attraction , nos géo-
mètres en seraient plus embarrassés, et nos métaphysiciens plus
à leur aise. Mais s'ils décidaient en sa faveur, il faudrait bien
prendre le parti de l'admettre, dût-on se résoudre à n'avoir pas
une idée plus nette de la vertu par laquelle les corps s'attirent
que de celle par laquelle ils se choquent. Croit-on en effet avoir
une idée claire de la vertu impulsive des corps? Quoiqu'il soit
bien prouvé qu'une portion de matière mise en mouvement doit
communiquer une partie de ce mouvement à une autre portion
de matière qu'elle rencontre, peut-on concevoir d'une manière
distincte cette vertu secrète par laquelle le mouvement se trans-
met d'un corps dans un autre ? Les phénomènes nous prouvent
l'existence de la matière, sans nous rien apprendre sur sa nature.
Les mêmes phénomènes nous font connaître les forces qui agis-
sent sur elle, sans nous éclairer sur la nature de ces forces.
L'extension du principe de l'attraction aux corps qui nous
environnent, est encore un point sur lequel les philosophes ne
sauraient être trop réservés. En premier lieu , la manière dont
on explique par cette dernière attraction plusieurs phénomènes,
n'est pas à beaucoup près aussi précise que celle dont on explique
par le même principe les phénomènes astronomiques. En second
326 ELEMENS
lieu , les attractions tant magnétiques qu'électriques , paraissent
l'effet d'un fluide invisible , et doivent nous faire douter si un
pareil fluide n'est pas aussi la cause des autres attractions qu'on
observe entre les corps terrestres. En troisième lieu , l'expérience
prouve invinciblement que la force attractive entre les corps
terrestres doit avoir d'autres lois que celles de l'attraction pla-
nétaire ; et c'est peut-être une raison de douter qu'elle existe en
effet; car il n'est pas naturel de penser que la loi de l'attrac-
tion , si cette loi est un principe primitif, ne soit pas uniforme
et absolument la même pour toutes les parties de la matière.
Quelques philosophes , il est vrai , ont imaginé des lois d'attrac-
tion qui paraissent renfermer celle des corps célestes et celle
qu on suppose entre les corps terrestres qui nous environnent.
Mais outre que les lois imaginées à cet effet n'ont pas cette sim-
plicité qui pourrait seule prévenir en leur faveur , elles ne sont
pas aussi propres qu'on l'imagine à concilier tous les phénomènes.
Car suivant ces lois l'attraction devrait être presque infiniment
grande dans le contact des corps ; ainsi la pesanteur des corps
qui touchent la surface de la terre , devrait être fort différente
de celle des corps qui en sont peu éloignés , ce qui est contraire
aux observations. Gardons-nous donc bien de précipiter notre
jugement sur la nature et sur l'existence même d'une force
attractive entre les corps terrestres. Le système du monde nous
donne lieu de soupçonner légitimement que les mouvemens
des corps n'ont peut-être joas l'impulsion seule pour cause ; que
ce soupçon nous rende sage ; ne nous pressons pas de conclure
que l'attraction soit un principe universel jusqu'à ce que nous y
soyons forcés par les phénomènes. Nous aimons , il est vrai , à
généraliser en philosophie nos découvertes, et jusqu'à nos hypo-
thèses; celte manière de raisonner nous plaît, parce qu'elle flatte
notre vanité et soulage notre paresse ; mais la nature n'est pas
obligée de se conformer à nos idées. Tâchons de bien distinguer
ce qui est autour de nous , et ne portons notre vue au-delà
qu'avec beaucoup de timidité : autrement nous n'en verrions
que plus mal en croyant voir plus loin ; les objets éloignés se-
raient toujours confus , et ceux qui étaient à nos pieds nous
échapperaient.
Nous avons dit plus haut que les phénomènes sont le seul
moyen de juger l'attraction. Mais s'il ne faut pas prononcer trop
légèrement qu'ils y sont conformes , il ne faut pas non plus juger
trop précipitamment qu'ils y sont contraires. Tel effet qui paraît
contredire en apparence le système de la gravitation , en devient
une des plus fortes preuves quand on sait l'approfondir, et dé-
mêler les causes qui le produisent. Nous n'en apporterons que
DE PHILOSOPHIE. 827
deux exemples. Les philosophes conviennent unanimement que
le flux et reflux de la mer est du principalement à l'action de
la lune ; mais ils se partagent sur la manière dont celle action
produit le flux et reflux. Les Cartésiens prétendent que la
lune en passant au-dessus de la terre presse le fluide renfermé
entre la terre et elle , et que la pression de ce fluide fait soulever
les eaux au-dessous de la lune. On leur objecte avec raison que
cette pression devrait refouler les eaux au lieu de les élever.
Mais de leur côté ils objectent aux Newtoniens , que si l'attrac-
tion de la lune sur la terre produisait le flux et reflux, cette
attraction en élevant les eaux dans le méridien au-dessus duquel
la lune est placée , devrait les abaisser dans la partie opposée du
même méridien ; or il est bien constaté par les observations que
les eaux s'élèvent également quand la lune passe au méridien ,
soit au-dessus soit au-dessous de l'horizon. Pour répondre sans
figure , sans calcul , et d'une manière simple et facile à
cette objection tant répétée , une des principales que les Carté-
siens ont opposée au système de la gravitation , imaginons que
la terre soit une masse en partie solide et en partie fluide , et
que la lune exerce son attraction sur cette masse ; supposons de
plus que les parties dont la terre est composée gravitent vers
son centre, en même temps qu'elles sont attirées par la lune;
il est certain que si toutes les parties du fluide et du globe qu'il
couvre étaient attirées avec une égale force , et suivant des di-
rections parallèles , l'action de la lune n'aurait d'autre effet
que de mouvoir ou de déplacer toute la masse du globe et du
fluide , sans causer d'ailleurs aucun dérangement dans la situa-
tion respective de leurs parties. Mais suivant les lois de l'attrac-
tion , les parties de l'hémisphère supérieur , c'est-à-dire de
celui qui est le plus près de la lune , sont attirées avec plus de
force que le centre du globe , et au contraire les parties de
l'hémisphère inférieur sont attirées avec moins de force ; d'où il
s'ensuit que le centre du globe étant mû par l'action de la lune,
le fluide qui couvre l'hémisphère supérieur , et qui est attiré plus
fortement, doit tendre à se mouvoir plus vite que le centre , et
par conséquent s'élever avec une force égale à l'excès de la
force qui l'attire sur celle qui attire le centre. Au contraire le
fluide de l'hémisphère inférieur étant nioins attiré que le centre
du globe, doit se mouvoir moins vite ; il doit donc fuir ce centre
pour ainsi dire , et s'en éloigner avec une force à peu près égale
à celle du fluide de l'hémisphère supérieur. Ainsi le fluide
s'élèvera aux deux points opposés qui sont dans la ligne par où
passe la lune. Toutes les parties de ce fluide accourront , si on
peut s'exprimer ainsi , pour s'approcher de ces points avec d'au-
328 ÊLÉMENS
tant plus de vitesse qu'elles en seront plus proches. Le sophisme
des Cartésiens consiste en ce qu'ils supposent que l'élévation
des eaux de la mer est produite par l'attraction totale que la
Juiie exerce sur ces eaux ; au lieu qu'elle n'est produite que par
la différence de cette attraction , et de celle que la lune exerce
sur le centre de la terre.
Il en est de même d'une autre objection des Cartésiens sur les
orbites planétaires. S'il était vrai, disent-ils, que les planètes
eussent une force de tendance vers le soleil , elles devraient s'en
approcher continuellement , et par conséquent décrire autour de
cet astre des orbes en spirale au lieu de courbes qui rentrent en
elles-mêmes. Mais qui ne voit -que le mouvement des planètes
dans leur orbite est composé de deux autres ; d'un mouvement
rectiligne en vertu duquel elles tendent continuellement à
s échapper par la tangente , et d'un mouvement de tendance
vers Je soleil , qui change ce mouvement rectiligne en curvi-
ligne , et retient à chaque instant les planètes dans leur orbite ?
Par le premier de ces mouvemens les planètes tendent à s'éloi-
gner du soleil ; par le second elles tendent à s'en rapprocher. Si
donc la force du premier mouvement pour les éloigner du centre,
est plus grande que celle du second mouvement pour les en
rapprocher , el'es doivent s'éloigner du soleil malgré leur gra-
vitation vers cet astre. Le calcul seul peut déterminer les cas où
l'une des deux forces l'emporte sur l'autre ; et ce calcul fait voir
en effet que quand une planète est arrivée à une certaine dis-
tance du soleil , elle doit s'en éloigner de nouveau jusqu'à un cer-
tain point, pour s'en rapprocher ensuite.
Ces deux exemples indiquent suffisamment au philosophe la
méthode qu'il doit suivre , soit pour déterminer la nature de la
force qui fait tendre les planètes les unes vers les autres , soit
pour connaître les effets de cette force. Mais en voilà assez par
rapport à cet objet , le premier et presque le seul sur lequel
doive rouler l'astronomie physique.
Nous finirons cet article par une observation que nous ne pou-
vons refuser à la vérité. Qu'on examine avec attention ce qui a
été fait depuis quelques années par les plus habiles mathémati-
ciens sur le système du monde , on conviendra , ce me semble ,
que l'astronomie physique est aujourd'hui plus redevable aux
Français qu'à aucune autre nation. C'est dans les travaux qu'ils
ont entrepris , dans les ouvrages qu'ils ont mis sous les yeux de
l'Europe , que le système newtonien trouvera désormais ses
preuves les plus incontestables et les plus profondes. Il est vrai
qu'en mathématique , toutes choses d'ailleurs égales , chaque
siècle doit l'emporter sur celui qui le précède, parce qu'en pro-
DE PHILOSOPHIE. 329
fitant des lumières qu'il en a reçues , il y ajoute encore ; mais
on n'en doit pas moins de justice à ceux qui savent le mieux
profiter de ces lumières, et les étendre davantage. S'il y a un
cas dans lequel la prévention nationale soit permise , ou plutôt
dans lequel cette prévention ne puisse avoir lieu , c'est lorsqu'il
s'agit de découverles purement géométriques , dont la réalité
ni la propriété ne peuvent être contestées , et dont le fruit ap-
partient d'ailleurs à tout l'univers. Ainsi notre nation, que
certains savans étrangers , et peut-être même quelques Fran-
çais semblent prendre à tâche de rabaisser , ne pourrait-elle pas
s'appliquer avec raison ce qu'un écrivain éloquent et philosophe
a dit de son siècle , qui à plusieurs égards ressemblait assez au
nôtre ? Ncc omni'a opud priores meliora , sed noslra quoque œtas
quœdam artiwn et laudis imitanda posteris tulit.
XVIII. OPTIQUE.
Avant que de passer de l'astronomie à la physique propre-
ment dile , il est deux parties de cette dernière science sur les-
quelles les mathématiques ont une influence si considérable ,
qu'il est nécessaire de les envisager séparément.
La première est l'optique , qui renferme la théorie de la lu-
mière et les lois de la vision. La théorie de la lumière et l'examen
de ses propriétés forment un objet presque entièrement ma-
thématique. Sans s'embarrasser si la lumière se propage par ia
pression d'un fluide , ou, ce qui parait plus vraisemblable , par
une émission de corpuscules lancés du corps lumineux ; saas
discuter les difficultés particulières à chacune de ces hypothèses,
difficultés assez considérables pour avoir fait douter au grand
Newton si la lumière était un corps, il suffit au philosophe
d'observer trois choses , que la lumière se répand en ligne droite ;
qu'elle se réfléchit par un angle égal à l'angle d'incidence ; et
qu'enfin elle se rompt en passant d'un milieu dans un autre ,
suivant certaines lois que l'expérience peut aisément découvrir.
Ces trois principes serviront à démontrer les lois que suit la
lumière dans sa réflexion sur diiTérentes surfaces ; celles de son
passage à travers différens milieux ; celles de la différente ré-
frangibilité des rayons , qui produit la difïérence des couleurs ,
et d'oii résulte entre autres l'explication rigoureuse et mathé-
matique de l'arc-en-ciel ; phénoniène admirable , dont il est
assez étonnant que le philosophe connaisse si bien la cause, en
même temps qu'il ignore pourquoi une pierre tombe ; tant
l'étude de la nature semble faite pour flatter et pour humilier à
la fois la vanité humaine.
33o ELEMENS
Quiconque réfléchira sur la manière dont on démontre en
optique ces différentes propriétés de la lumière , ne sera pas
surpris que l'illustre aveugle Saunderson ait donné des leçons
publiques de cette science , sans avoir aucune idée de la manière
dont les rayons de lumière produisent la vision. Il lui suffisait
de regarder ces rayons comme des faisceaux de lignes droites ,
qui en agissant sur les yeux produisaient à peu près l'effet du
toucher ; avec cette différence que le toucher s'exerce par le
contact immédiat, et la vue par l'action d'une matière placée
entre l'œil et le corps lumineux ; à peu près comme un aveugle
reconnaît au moyeu de son bâton les corps éloignés de lui.
Ces suppositions faites , les propositions d'optique étaient pour
Saunderson des théorèmes de géométrie pure , qu'il démon-
trait comme il eût fait ceux d'Euclide ; et oii se trouve en effet
îa même évidence mathématique.
Il s'en faut beaucoup qu'on puisse porter cette évidence dans
îa partie de l'optique qui examine les lois de la vision. Rien
n'est moins satisfaisant , il faut l'avouer , que les raisonnemens
des philosophes sur les moyens par lesquels l'œil juge de la dis-
tance et de la grandeur apparente des objets, sur le lieu oii l'on
voit l'image dans les miroirs et dans les verres courbes, enfin sur
les jugemens qu'on porte de la grandeur de cette même image.
Ce sont là néanmoins les questions préliminaires et fondamen-
tales de la théorie de la vision , dans laquelle il est impossible
de faire aucun progrès sans les avoir résolues. Aussi le philo-
sophe ne doit-il guère traiter ces différeus objets, que pour faire
sentir combien il y reste à désirer, ou plutôt que tout y est en-
core à faire ; et pour indiquer , s'il est possible , les moyens de
répandre de nouvelles lumières sur une matière si curieuse.
Ce que nous venons de dire de l'optique , nous pouvons le dire
à peu près d'une autre science qui lui est analogue , de l'acous-
tique ou de la théorie des sons. Les mathématiques nous four-
nissent des méthodes pour calculer les vibrations des cordes
sonores , eu égard à leur degré de tension , à leur grosseur et à
leur longueur ; mais quelle est la cause du plaisir que certains
accords produisent en nous , et des sensations désagréables que
d'autres nous font éprouver? Yoilà sur quoi nous ne sommes pas
plus instruits qu'on l'était du temps de Pythagore. Il ne faut en
ce genre qu'une légère connaissance des faits pour se convaincre
de l'insuihsance des raisons qu'on en donne (i). L'expérience
seule est donc la base de l'acoustique , et c'est de là qu'il en
faut tirer les règles. Un célèbre musicien de nos jours a déjà
frayé cette route , en déduisant avec succès de la résonnance
(i) Voyez dans VEncyclopédie les art. Gonsonnakge et FowBAMEWTAi^.
DE PHILOSOPHIE. 33i
du corps sonore les principales règles de l'harmonie. Mais
ayant à débrouiller le premier cette matière diflicile , qui sur
un grand nombre de points importans ne paraît pas susceptible
de démonstration , il a été souvent obligé , comme il le reconnaît
lui-même , de multiplier les analogies , les transformations y les
convenances , pour satisfaire la raison autant quil est possible
dans l'explication des phénomènes. L'iUustre artiste dont il
s'agit , a été pour nous le Descartes de la musique. On ne peut
se flatter , ce me semble , de faire quelque progrès dans la
théorie de cette science , qu'en suivant la méthode qu'il a tracée.
XIX. HYDROSTATIQUE ET HYDRAULIQUE.
La seconde science dont nous avons à parler , est celle de
l'équilibre et du mouvement des fluides , et de leur action sur
les corps solides qui y sont plongés. La théorie de l'équilibre des
fluides se nomme hydrostatique ; celle de leur mouvement et de
leur résistance s'appelle hydraulique.
Si on connaissait la figure et la disposition mutuelle des par-
ticules qui composent les fluides, il ne faudrait point d'autres
principes que ceux de la mécanique ordinaire , pour déterminer
les lois de leur équilibre, de leur mouvement et de leur action ;
car la recherche de ces lois dans un système quelconque de
corpuscules , n'est qu'un problème de mécanique pour la solu-
tion duquel on a tous les principes qu'on peut désirer. Cependant
plus le nombre des corpuscules serait grand , plus il deviendrait
diflicile d'appliquer le calcul aux principes d'une manière simple
et commode ; ainsi une telle méthode ne serait guère praticable
dans la mécanique des fluides. Mais nous sommes même bien
éloignés d'avoir toutes les données nécessaires pour être à portée
de faire usage de celte méthode. Nous ignorons la figure et
l'arrangement des parties des fluides ; nous ignorons comment
ces parties se meuvent entre elles. Il y a d'ailleurs une si grande
difîerence entre un fluide et un amas de corpuscules solides ,
que les lois de la pression des fluides sont très-difl"érentes des
lois de la pression des solides. L'expérience seule a pu nous
instruire en détail des lois de l'hydrostatique , que la théorie
la plus subtile n'aurait jamais pu nous faire soupçonner ; et
depuis même qu'elles sont connues , on n'a pu trouver encore
d'hypothèse satisfaisante pour les expliquer , et pour les réduire
aux principes ordinaires du mouvement et de l'équilibre. Aussi
le mécanisme intérieur des fluides , si peu analogue à celui des
autres corps, devrait être pour les philosophes un objet particu-
lier d'admiration, si l'étude des phénomènes les plus simples ne
332 ÉLÉMENS
Jes avait accoutumes à ne s'ëtonner de rien, ou plutôt à s'eJonner
également de tout. Aussi peu éclairés que le peuple sur les pre- J
ïuiers principes de toutes choses , ils n'ont et ne peuvent avoir ^
d'avantage que dans la combinaison qu'ils font de ces principes
et dans les conse'quences qu'ils en tirent ; et c'est dans cette espèce
d'analyse que les mathématiques leur sont utiles. C'est avec le 1
secours seul de ces sciences qu'il est permis de pe'nétrer dans les
fluides , et de découvrir le jeu de leurs parties, l'action qu'exer-
cent les uns sur les autres ces atomes innombrables dont un
fluide est composé , et qui paraissent tout à la fois unis et divisés,
dépendans et indépendans les uns des autres.
L'ignorance ou l'on est de la constitution intérieure des fluides,
na donc pas empêché les physiciens géomètres de faire de
graîids progrès dans la science de l'équilibre et du mouvement
de ces corps. Ne pouvant déduire immédiatement et directement
de la nature des fluides les lois de leur équilibre et de leur mou-
\ement, ils les ont au moins réduites à des principes d'expé-
rience, qu'ils ont regardés (faute de mieux ) comme les propriétés
fondamentales des fluides , et comme celles auxquelles il fallait
rapporter toutes les autres. La nature est une machine immense
dont les ressorts principaux nous sont cachés ; nous ne voyons
même celte machine qu'à travers un voile qui nous dérobe le
jeu des parties les plus délicates; entre les parties plus frap-
pantes, ou si l'on veut plus grossières , que ce voile nous permet
d'entrevoir et de découvrir , il en e^t plusieurs qu'un même
ressort met en mouvement , et c'est là surtout ce que nous de-
vons chercher à démêler. Condamnés comme»nous le sommes à
ignorer l'essence et la contexture intérieure des corps, la seule
ressource qui reste à notre sagacité est de tâcher au moins de
saisir dans chaque matière l'analogie des phénomènes, et de les
rappeler tous à un petit nombre de faits primitifs et fondamen-
taux. C'est ainsi que Newton , sans assigner la cause de la gra-
vitation universelle, n'a pas laissé de démontrer que le sys-
tème du monde est uniquement appuyé sur les lois de cette
gravitation.
Nous jugerons aisément du plan que nous devons suivre dans
la mécanique des fluides , si nous examinons d'abord quelle
différence il doit y avoir entre les principes généraux de cette
mécanique , et ceux de la mécanique des corps ordinaires. Ces
derniers principes, comme nous l'avons dit plus haut, peuvent
se réduire à trois ; savoir, la force d'inertie, le mouvement com-
posé , et l'équilibre de deux masses égales , animées en sens
contraire de vitesses virtuelles égales. Nous avons donc ici deux
questions à résoudre ; en premier lieu^, si ces trois principes sont
DE PHILOSOPHIE. 333
les mêmes pour les fluides que pour les solides; en second lieu,
s'ils suffisent à la mécanique des fluides.
Les particules de.^ fluides étant des corps, il n'est pas douteux
que le principe de la force d'inertie , et celui du mouvement
composé, ne conviennent à chacune de ces parties. Il en serait
de même du principe de l'équilibre , si on pouvait comparer
séparément les particules fluides entre elles : mais nous ne pou-
vons comparer ensemble que des masses , dont l'action mutuelle
dépend de l'action combinée de différentes parties qui nous sont
inconnues.
L'équilibre des fluides animés par une force de direction et
de quantité constante , comme la pesanteur , est celui qui se
présente d'abord à examiner , et qui est en effet le plus facile.
Si on verse une liqueur homogène dans un tuyau composé de "
deux branches cylindriques égales et verticales , unies ensemble
par une branche cylindrique horizontale , la première chose
qu'on observe, c'est que la liqueur ne saurait être en équilibre,
sans être à la même hauteur dans les deux branches. Il est facile
de conclure de là que le fluide contenu dans la branche hori-
zontale est pressé en sens contraires par l'action des colonnes ver-
ticales. L'exj^érience apprend de plus que si une des branches
verticales , et même si l'on veut , une partie de la branche ho-
rizontale est anéantie , il faut pour retenir le fluide , la même
force qui serait nécessaire pour soutenir un tuyau cylindrique
égal à l'une des branches verticales , et rempli de fluide à la
même hauteur ; et qu'en général , quelle que soit l'inclinaison de
la branche qui joint les deux branches verticales , le fluide est
également pressé dans le sens de cette branche et dans le sens
vertical. Il n'en faut pas davantage pour nous convaincre que
les parties des fluides pesans sont pressées et pressent également
en tous sens. Cette propriété étant une fois découverte, on peut
aisément reconnaître qu'elle n'est pas bornée aux fluides dont
les parties sont animées par une force constante et de direction
donnée ; mais qu'elle appartient toujours aux fluides , quelles
que soient les forces qui agissent sur leurs différentes parties.
Il suffit, pour s'en assurer , d'enfermer une liqueur dans un vase
et de la presser avec un piston ; car si on fait une ouverture en
quelque point que ce soit de ce vase , il faudra appliquer en cet
endroit une pression égale à celle du piston pour retenir la
liqueur ; observation qui prouve incontestablement que la pres-
sion des particules se répand également en tout sens , quelle
que soit la puissance qui tend à les mouvoir.
Celte propriété générale, l'égalité de pression en tous sens,
constatée par une expérience très-simple , est le fondement de
334 ÉLÉMENS
tout ce qu'on peut démontrer sur l'équilibre des fluides. Néan-^
moins, quoiqu'elle soit connue et mise en usage depuis fort
Jong-temps , il e.>t assez surprenant que les lois principales de
l'hydrostatique en aient été si obscurément déduites. Parmi
une fouie d'auteurs dont la plupart n'ont fait que copier ceux
qui les avaient précédés, à peine en trouve-t-on qui expliquent
avec quelque clarté pourquoi deux liqueurs sont en équilibre
dans un siphon ; pourquoi l'eau contenue dans un vase qui va
eu s'élargissant de haut en bas , presse le fond de ce vase avec
autant de force que si elle était contenue dans un vase cylin-
drique de même basé et de même hauteur, quoiqu'en soutenant
]e premier de ces deux vases, on ne porte que le poids du liquide
qui y est contenu ; pourquoi un corps d'une pesanteur égale à
'celui d'un pareil volume de fluide, s'y soutient en quelque en-
droit qu'on le place. On ne viendra jamais à bout de démontrer
exactement ces propositions , que par un calcul net et précis de
toutes les forces qui concourent à la production de l'effet qu'on
veut examiner, et par la détermination exacte de la force qui
en résulte.
Un auteur moderne a prétendu expliquer l'égalité de pression
des fluides en tout sens, par la figure sphérique et la disposition
qu'il leur suppose; il prend trois boules dout les centres soient
disposés en un triangle équilatéral de base horizontale, et il fait
voir aisément que la boule supérieure presse avec la même force
en en bas, qu'elle presse latéralement sur les deux boules voi-
sines. On sent combien cette preuve est insuflisante : elle suppose
que les particules des fluides sont sphériques , ce qui peut être
probable, mais n'est pas démontré: elle suppose que les deux
boules d'en bas soient disposées de manière que leur centre soit
dans une ligne horizontale : elle ne démontre enfin l'égalité de
pression avec la pression verticale, que pour les deux directions
qui font avec la verticale un angle de 60 degrés, et nullement
pour les autres.
Nous avons remarqué, plus haut, qu'en général les lois du
mouvement et de l'action d'un système de corps qui agissent les
uns sur les autres , se réduisent à celle de l'équilibre de ce même
système de corps. D'oîi il s'ensuit que les lois du mouvement des
fluides et de leur action, se réduisent à celles de l'équilibre des
mêmes fluides. Par ce principe on peut résoudre les questions les
plus délicates et les plus difficiles sur le mouvement des fluides
et sur la pression qu'ils exercent quand ils sont mus.
Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer ici le peu de
solidité d^un principe employé autrefois par presque tous les au-
teurs d'hydraulique, et dont plusieurs se servent encore aujour-
DE PHILOSOPHIE. 33{J
J'hui pour déterminer le mouvement d'nn fluide qui sort d'un
vase. Selon ces auteurs, le fluide qui s'échappe à chaque instant
est pressé par le poids de chaque colonne flnide dont il est la
base. Cette proposition est évidemment fausse , lorsque le fluide
coule dans un vase cylindrique entièrement ouvert et sans
aucun fond. Car la liqueur descend alors comme ferait une
masse solide et pesante, sans que ces parties exercent les unes
sur les autres aucune action , puisqu'elles se meuvent toutes avec
une égale vitesse. Si le fluide sort du tuyau par une ouverture
faite au fond , alors la partie qui s'échappe à chaque instant peut
à la vérité souft'rir quelque pression par l'action oblique el laté-
rale de la colonne qui appuie sur le fond; mais comment prou-
vera-t-on qv,e cette pression est précisément égale ( surtout lors-
que le fluide est en mouvement ) au poids de la colonne de fluide
qui aurait l'ouverture du fond pour base ?
Il ne faut pas dissimuler, au reste, que quand on veut appli-
quer le calcul d'une manière rigoureuse aux lois du mouvement
et de l'actian des fluides , sans se permettre aucune hypothèse
arbitraire, on trouve dans cette explication plus de difficviUés
qu'on ne pourrait d'abord en attendre; et qu'on ne parvient pas
sans peine à démontrer sur cette matière les vérités les plus gé-
néralement connues, dont la plupart sont assez mal prouvées
dans presque tous les livres de physique. On ne doit pas même
être surpris que dans cette matière épineuse la solution des pro-
blèmes ou se refuse entièrement à l'analyse, ou ne puisse en être
déduite que d'une manière très-imparfaite ; mais c'est avoir
beaucoup fait dans un sujet si difficile, que de s'assurer jusqu'oiî*
peut aller la théorie, el de fixer pour ainsi dire les limites oh
elle doit s'arrêter. Souvent l'expérience même ne nous offre sur
cet objet que des lumières fort imparfaites; car quand on com-
pare entre elles les expériences qui ont été faites jusqu'ici, pour
déterminer par exemple la résistance des fluides, on les trouve
si peu d'accord qu'il n'y a peut-être encore aucun fait parfaite-
ment constaté à cet égard. La multitude des forces, soit actives,
soit passives, est ici compliquée à un tel degré , qu'il paraît pres-
que impossible de déterminer séparément l'effet de chacune , de
distinguer celui qui vient de la force d'inertie d'avec celui qui
résulte de la ténacité , et ceux-ci d'avec l'efTet que doivent pro-
duire la pesanteur et le frolteraent des particules. D'ailleurs
quand on aurait démêlé dans un seul cas les effets de chacune de
ces forces et la loi qu'elles siiivent , serait-on bien fondé à con-
clure que dans un cas oii les particules agiraient tout autrement
tant par leur nombre que par leur direction, leur disposition et
leur vitesse, la loi des effets ne serait pas toute diff'érente ? Cette
336 ÉLÉMENS
matière pourrail; bien être du nombre de celles où les eicpe'-
riences faites en petit n'ont presque aucune analogie avec les ex-
périences faites en grand , et les contredisent même quelquefois;
cîj chaque cas particulier demande presque une expérience iso-
lée, et cil par conséquent les résultats généraux sont toujours
très-fautifs et très-imparfaits.
Mais eût-on fait autant de progrès qu'on en a fait peu dans la
connaissance du mouvement etâe Taclion des fluides, cette con-
naissance nous serait encore assez peu utile pour résoudre des
questions d'un genre plus compliqué , quoique d'ailleurs très-
importantes en elles-mêmes. Il ne faudrait pas s'imaginer sur-
tout, avec quelques médecins modernes, que la théorie du mou-
vement des fluides dans des tuyaux ou solides on flexibles, put
nous conduire à celle de la mécanique du corps humain, de la
vitesse du sang , de son action sur les vaisseaux dans lesquels il
circule. Il serait nécessaire pour réussir dans une telle recherche ,
de savoir exactement jusqu'à quel point les vaisseaux peuvent se
dilater; de quelle manière et suivant quelle loi ils se dilatent; de
connaître parfaitement leur figure, leur élasticité plus ou moins
grande, leurs différentes anastomoses, le nombre, la force, et
la disposition de leurs valvules , le degré de chaleur et de téna-
cité du sang, les forces motrices qui le poussent. Encore quand
chacune de ces choses serait parfaitement connue , la grande
multitude des élémens qui entreraient dans une pareille théorie ,
nous conduirait vraisemblablement à des calculs impraticables.
C'est en eflet ici un des cas les plus composés d'un problème ,
dont le cas le plus simple est fort diflicile à résoudre. Lorsque les
effets de la nature sont trop compliqués et trop peu connus pour
pouvoir être soumis à nos calculs, l'expérience est le seul guide
qui nous reste ; nous ne pouvons nous appuyer que sur des in-
ductions déduites d'un grand nombre de faits. Voilà le plan que
nous devons suivre dans l'examen d'une machine aussi com-
posée que le corps humain. Il n'appartient qu'à des physiciens
oisifs de s'imaginer qu'à force d'algèbre et d'hypothèses ils vien-
dront à bout d'en dévoiler les ressorts.
XX. PHYSIQUE GÉNÉRALE.
Les principes que nous venons d'établir sur la manière dont
on doit traiter la théorie des fluides , peuvent également s'appli-
que à la physique prise dans toute son étendue. L'étude de
cetie science roule sur deux points qu'il ne faut pas confondre ,
l'observation et l'expérience. L'observation, moins recherchée et
moins subtile , se borne aux faits qu'elle a sous les yeux, à bien
DE PHILOSOPHIE. 337
voir et à bien détailler les phénomènes de toute espèce que la
nature nous présente. L'expérience cherche à pénétrer la nature
plus profondément , à lui dérober ce qu'elle cache , à créer eu
quelque manière , par la différente combinaison des corps , de
nouveaux phénomènes pour les étudier; enfin elle ne se restreint
pas à écouter la nature , mais elle l'interroge et la presse. On
pourrait appeler l'observation, la physique des faits, ou plutôt
la physique vulgaire et palpable , et réserver pour l'expérience
le nom de physique occulte; pourvu qu'on attache à ce mot une
idée plus philosophique et plus vraie que n'ont fait certains phy-
siciens modernes , et qu'on le borne à désigner la connaissance
des faits cachés dont on s'assure en les voyant , et non le roman
des faits supposés qu'on devine bien ou mal sans les chercher ni
sans les voir.
Les anciens , auxquels nous nous croyons fort supérieurs dans
les sciences, parce que nous trouvons plus court et plus agréable
de nous préférer à eux que de les lire , n'ont pas autant négligé
l'étude de la nature que nous les en accusons communément.
Leur physique n'était ni aussi déraisonnable ni aussi bornée que
le pensent ou que le disent quelques écrivains de nos jours. Les
ouvrages d'Hippocrate seul seraient suffisans pour montrer l'es-
prit qui conduisait alors les philosoj^hes. Au lieu de ces systèmes ,
sinon meurtriers, du moins ridicules, qu'a enfantés la médecine
moderne , pour les proscrire ensuite , on y trouve des faits bien
vus et bien rapprochés ; on y voit un système d'observations ,
qui encore aujourd'hui sert de base à l'art de guérir. Or il
semble qu'on peut juger par l'état de la médecine chez les an-
ciens , de celui oii la physique était parmi eux , en premier
lieu , parce que les ouvrages d'Hippocrate sont les monumens les
plus considérables qui nous restent de la physique ancienne ; en
second lieu, parce que la médecine étant la partie la plus essen-
tielle et la plus intéressante de la physique , on peut toujours
juger avec assez de certitude de la manière dont on traite celle-
ci, par la manière dont, celle-là est cultivée. C'est une vérité
dont l'expérience nous assure , puisqu'à compter seulement de la
renaissance des lettres, nous avoiis toujours vu subir à Tune de
ces sciences les changemens qui ont altéré ou dénaturé l'autre.
Nous savons d'ailleurs que dans le temps même d'Hippocrate ,
plusieurs grands hommes , à la tête desquels on doit placer Dé—
mocrite, s'appliquèrent avec succès à l'étude de la nature. On.
prétend que le médecin , envoyé par les habitans d'Abdère pour
guérir la prétendue folie du philosophe, le trouva occupé à dis-
séquer et à observer des animaux; et l'on peut juger qui fut
trouvé le plus fou par Hippocrate , ou de ceux qui l'avaient en-
I. 2a
338 ÉLÉMENS
Yoyé j ou de celui qu'il ailait voir, et qui avait trouvé la manière
la plus philosophique de jouir de la nature et des hommes, eu
étudiant l'une et en se moquant des autres.
Cependant les anciens paraissent avoir cultivé la physique que
nous appelons vulgaire , préférablement à celle que nous avons
nommée physique occulte, et qui est proprement Iol physique
expérimentale. Ils se contentaient de lire dans le grand livre de
la nature, toujours ouvert pour eux ainsi que pour nous; mais
ils y lisaient assidûment , et avec des yeux plus attentifs et plus
sûrs que nous ne l'imaginons; plusieurs faits qu'ils ont avancés,
et qui d'abord avaient été démentis par les modernes, se sont
trouvés vrais quand on les a mieux approfondis. La méthode que
suivaient les anciens , en cultivant l'observation plus que l'expé-
rience , était très-philosophique , et la plus propre de toutes à
faire faire à la physique les plus grands progrès dont elle fût ca-
pable dans ce premier âge de l'esprit humain. Avant d'employer
et d'user notre sagacité pour chercher un fait dans des combi-
naisons subtiles , il faut être bien assuré que ce fait n'existe pas
autour de nous et sous notre main ; comme il faut en géométrie
réserver ses efforts pour trouver ce qui n'a pas été résolu par
d'autres. Tout est lié si intimement dans la nature , qu'une
simple collection de faits , bien riche et ^bien variée , avancerait
prodigieusement nos connaissances ; et s'il était possible de rendre
cette collection complète, ce serait peut-être le seuL travail au-
quel le physicien dut se borner : c'est au moins celui par lequel
il faut qu'il commence; et telle est la méthode que les anciens
ont suivie. Les plus sages d'entre eux ont fait la table de ce
qu'ils voyaient, l'ont bien faite et s'en sont tenus là. Ils n'ont
connu de l'aimant que sa propriété la plus facile à découvrir,
celle d'attirer le fer; les merveilles de l'électricité qui les entou-
raient, et dont on trouve quelques traces dans leurs ouvrages,
ne les ont point frappés , parce que pour êtra frappé de ces mer-
veilles il eût fallu en voir le rapport à des faits plus cachés, que
l'expérience a su nous dévoiler dans ces derniers temps. Car l'ex-
périence, parmi plusieurs avantages, a celui d'étendre le champ
de l'observation. Un phénomène que l'expérience nous apprend ,
ouvre nos yeux sur une infinité d'autres qui ne demandaient
qu'à être aperçus. L'observation, par la curiosité qu'elle inspire
et par les vides qu'elle laisse, mène à l'expérience; l'expérience
ramène à l'observation par la même curiosité qui cherche à
remplir et à serrer de plus en plus ces vides: ainsi on peut
regarder l'expérience et l'observation comme la suite et le com-
plément l'une de l'autre.
Les anciens ne paraissent avoir cultiw l'expérience que par
DE PHILOSOPHIE. 33r)
rapport aux arts , et nullement pour satisfaire , comme nous ,
une curiosité purement philosophique. Ils ne décomposaient et
ne combinaient les corps que pour en tirer des usages utiles ou
agréables, sans chercher beaucoup à en connaître le jeu ni la
structure. Ils ne s'arrêtaient pas même sur les détails dans la
description qu'ils faisaient des corps; et s'ils avaient besoin d'être
justifiés sur ce point, ils le seraient peut-être suffisamment par
le peu d'utilité que les modernes ont trouvé à suivre une mé-
thode contraire. C'est dans l'histoire des animaux d'Aristote qu'il
faut chercher le vrai goût de physique des anciens , plutôt que
dans ses autres ouvrages , oii il est moins riche en faits et plus
abondant en paroles , plus raisonneur et moins instruit. Car telle
est tout à la fois la sagesse et la manie du philosophe ; tant que
la collection des matériaux est facile et abondante , il n'est guère
occujDé que du soin de les recueillir et de les mettre en ordre ;
mais à l'instant qu'ils lui manquent, il commence aussitôt à
discourir ; obligé même , ce qui lui arrive souvent , de se con-
tenter d'un petit nombre de matériaux, il est toujours tenté d'en
former un corps, et de délayer en un système de science, ou en
quelque chose du moins qui en ait la forme , un petit nombre
de connaissances imparfaites et isolées.
Néanmoins, en avouant que cet esprit peut avoir présidé jus-
qu'à un certain point aux ouvrages physiques d'Aristote, ne
mettons pas sur son compte l'abus que les modernes en ont fait
durant les siècles d'ignorance qui ont duré si long-temps, ni
toutes les inepties que les commentateurs ont voulu donner pour
les opinions de ce grand homme. Nous ne parlons ici de ces temps
ténébreux, que pour faire mention, en passant, de quelques génies
supérieurs, qui, abandonnant cette méthode vague et obscure de
philosopher, laissaient les mots pour les choses, et cherchaient
dans leur sagacité et dans l'étude de la nature des connaissances
plus réelles. Le moine Bacon , trop peu connu et trop peu lu
aujourd'hui , doit être mis au nombre de ces esprits du premier
ordre; dans le sein de la plus profonde ignorance, il sut par la
force de son génie s'élever au-dessus de son siècle , et le laisser
bien loin derrière lui : aussi fut-il persécuté par ses confrères,
et regardé par le peuple comme un magicien , à peu près comme
Gerbert l'avait été près de trois siècles auparavant pour ses in-
ventions mécaniques; avec cette différence que Gerbert devint
pape , et que Bacon resta moine et malheureux.
Au reste , le petit nombre de grands génies , qui étudièrent
ainsi la nature en elle-même jusqu'à la renaissance proprement
dite de la philosophie, ne cultivaient pas à beaucoup près dans
toute son étendue la physique expérimentale. Chimistes plutôt
34o ÉLÉMENS
que physiciens, ils semblent s'être plus applique's à la décompo-
sition des corps particuliers, et au détail des usages qu'ils en
pouvaient faire , qu'à l'étude générale de la nature. Riches d'une
infinité de connaissances utiles ou curieuses , mais détachées , ils
ignoraient les lois du mouvement, celles de l'hydrostatique, la
pesanteur de l'air dont ils voyaient les effets sans les connaître ,
et plusieurs autres vérités qui sont aujourd'hui la base et comme
les élémens de la physique moderne.
Le chancelier Bacon , Anglais comme le moine ( car ce nom
et ce peuple sont heureux en philosophie) , embrassa le premier
un plus vaste champ. Il entrevit les principes généraux qui doi-
vent servir de fondement à l'étude de la nature , il proposa de les
reconnaître par la voie de l'expérience , il annonça un grand
nombre de découvertes qui se sont faites depuis. Descartes qui le
suivit de près, et qu'on accusa , peut-être assez mal à propos ,
d'avoir puisé des lumières dans les ouvrages de Bacon, ouvrit
quelques routes dans la physique expérimentale ; mais il la re-
commanda plus qu'il ne la pratiqua , et c'est ce qui l'a conduit à
plusieurs erreurs. Il eut , par exemple , le courage de donner le
premier des lois du mouvement; courage qui mérite la recon-
naissance des philosophes , puisqu'il a mis ceux qui ont suivi sur
îa route des lois véritables; mais l'expérience, ou plutôt, comme
nous le dirons plus bas, des réflexions sur les observations les
plus communes , lui auraient appris que les lois qu'il avait don-
nées étaient insoutenables. Descartes , et Bacon lui-même, mal-
gré toutes les obligations que leur a la philosophie , lui auraient
peut-être été plus utiles encore, s'ils eussent été plus physiciens
de pratique et moins de spéculation; mais le plaisir oisif de la
niéditation et de la conjecture même entraîne les grands génies ;
ils commencent beaucoup et finissent peu ; ils proposent des
vues, ils prescrivent ce qu'il faut faire pour en constater la jus-
tesse et l'avantage , et laissent le travail mécanique à d'autres ,
qui , éclairés par une lumière étrangère , ne vont pas aussi loin
que leurs maîtres auraient été seuls. Ainsi les uns pensent ou
rêvent, les autres agissent ou manœuvrent, et l'enfance des
sciences est éternelle.
Cependant l'esprit de la physique expérimentale, que Bacon
et Descartes avaient introduit, s'étendit insensillement. L'aca-
démie de Florence , Boyle , Mariotte , et après eux plusieurs
autres , firent un grand nombre d'expériences avec succès. Les
académies se formèrent , et saisirent avec empressement cette
manière de philosopher. Les universités pi us lentes , parce qu'elles
étaient déjà toutes formées lors de la naissance de la physique
expérimentale , suivirent long-temps encore leur méthode au-
DE PHILOSOPHIE. 34i
tienne. Peu à peu la physique de Descartes succéda dans les
écoles à celle d'Aristote , ou plutôt de ses commentateurs. Si on
ne touchait pas encore à la vérité , on était du moins sur la voie ;
on fit quelques expériences, on tenta de les expliquer ; il eût été
mieux qu'on se bornât à les bien faire , et a les rapprocher les
unes des autres avant que d'en venir à aucun système ; mais
enfin il ne faut pas espérer que l'esprit humain se délivre si
promptement de tous ses préjugés. Enfin Nev^ton inontra le pre-
mier ce que ses prédécesseurs n'avaient fait qu'entrevoir , l'art
d'introduire la géométrie dans la physique , et de former , en
réunissant l'expérience au calcul , une science exacte , profonde ,
lumineuse et nouvelle. Aussi grand du moins par ses expériences
d'optique que par son système du monde , il ouvrit de tous côtés
une carrière immense et sure ; l'Angleterre saisit ses vues ; la
Société royale les regarda comme siennes ; les académies de
France s'y prêtèrent plus lentement et avec plus de résistance ,
par la même raison qui avait fait rejeter aux universités , pen-
dant plusieurs années, la physique de Descartes. La lumière a
enfin prévalu : la génération , ennemie de ces grands hommes ,
s'est éteinte ou est demeurée muette dans les académies, et dans
les universités auxquelles les académies semblent aujourd'hui
donner le ton. Une génération nouvelle s*est élevée , qui achè-
vera la révolution ; car, quand les fondemens d'une révolution
sont jetés, c'est presque toujours dans la génération suivante que
la révolution s'achève; rarement en deçà, parce que les obstacles
périssent plutôt que de céder ; rarement au-delà , parce que les
barrières une fois franchies , l'esprit humain prend un essor ra-
pide, jusqu'à ce qu'il rencontre un nouvel obstacle qui l'oblige
de s'arrêter pour long-temps.
L'Université de Paris fournit aujourd'hui une preuve convain-
cante des progrès de la philosophie parmi nous. La géométrie et
la physique expérimentale y sont cultivées avec succès. Plusieurs
jeunes professeurs , pleins de savoir, d'esprit et de courage (car
il en faut pour les innovations même les plus innocentes ) , ont
osé quitter la route battue pour s'en frayer une nouvelle ; tan-
dis que dans d'autres écoles, auxquelles nous épargnons la honte
de les nommer, les lois du mouvement de Descartes et même la
physique péripatéticienne sont encore en honneur. Les jeunes
maîtres dont nous parlons forment des élèves vraiment instruits ,
qui , au sortir de leur philosophie, sont initiés aux vrais principes
de toutes les sciences physico-mathématiques , et qui ne sont
plus obligés , comme on l'était il y a peu de temps , d'oublier ce
qu'ils ont appris dans les écoles.
Nous terminerons cette courte histoire de la physique expéri-
34'A ËLÉMENS
inentale par quelques réflexions sur la manière dont on doit
traiter cette science. Les premiers objets qui s*ofFrent à nous
dans l'ëtude de la nature , sont les propriéte's générales des corps ,
et les effets de l'action qu'ils exercent les uns sur les autres.
Celle action n'est point pour nous un phénomène extraordi-
naire , nous j sommes accoutumés dès l'enfance ; les effets de
l'équilibre et de l'impulsion nous sont connus, je parle des ef-
fets en général ; car j30ur la mesure et la loi précise de ces effets ,
les philosophes ont été long-temps à la chercher, et plus long-
temps encore à la trouver. Il semble néanmoins qu'un peu de
réflexion sur la nature des corps , aurait dû leur faire découvrir
ces lois beaucoup plus tôt ; elles se réduisent , comme nous l'a-
vons vu, aux lois de l'équilibre , et les lois de l'équilibre étaient
faciles à connaître, soit par le secours seul du raisonnement ,
soit par l'observation la plus simple. Ainsi les phénomènes de
la nature les plus communs, et si on l'ose dire , les plus popu-
laires , suffisaient pour constater les lois de la percussion ; et
Futilité principale de ces phénomènes est de nous assurer, comme
on l'a remarqué plus haut , que les lois de la percussion qui
s'observent dans l'univers , sont précisément celles qui résultent
de la nature des corps. De là il s'ensuit que la physique expéri-
m.entale n'est nullement nécessaire pour déterminer les lois du
mouvement et de l'équilibre ; si elle s'en occupe , ce doit être
comme d'une recherche de simple curiosité , pour réveiller et
soutenir l'attention des commençans ; à peu près comme on les
exerce dès l'entrée de la géométrie à faire des figures justes ,
pour avoir la satisfaction de s'assurer par leurs yeux de ce que
le raisonnement leur a déjà démontré ; mais un véritable phy-
sicien n'a pas plus besoin du secours de l'expérience pour dé-
montrer les lois de la mécanique et de la statique, qu'un géo-
mètre n'a besoin de règle et de compas pour s'assurer qu'il a
résolu un problème difficile.
La seule utilité expérimentale que le physicien puisse tirer
des observations sur les lois de l'équilibre, sur celles du mouve-
ment , et en général sur les affections primitives des corps, c'est
d'examiner attentivement la différence entre le résultat que
donne la théorie et celui que fournit l'expérience; et d'employer
cette différence avec adresse , pour déterminer , par exemple ,
dans les effets de l'impulsion , l'allération causée par la résistance
de l'air ; dans les effets des machines simples , l'altération occa-
sionée par le frottement et par d'autres causes. Telle est la mé-
thode que les plus grands physiciens ont suivie , et qui est la plus
propre à avancer et à perfectionner la physique ; car alors l'ex-
|>érience ne servira plus simplement à confirmer la théorie^
DE PHILOSOPHIE. 343
mais, différant de la théorie sans rébranler, elle conduira à des vé-
rités nouvelles auxquelles la théorie seule n'aurait pu atteindre.
Le premier objet réel de la physique expérimentale , est
l'examen des proj^riétés générales des corps que l'observation
nous fait connaître pour ainsi dire en gros , mais dont l'expé-
rience seule peut mesurer et déterminer les effets ; tels sont ,
par exemple, les phénomènes de la pesanteur. Aucune théorie
n'aurait pu nous faire trouver la loi que les corps pesans suivent
dans leur chute verticale ; mais cette loi une fois connue par
l'expérience , tout ce qui appartient au mouvement des corps
pesans, soit rectiligne , soit curviligne, soit incliné , soit verti-
cal , n'est plus que du ressort de la théorie : si l'expérience s'y
joint , ce ne doit être que dans la même vue et de la même ma-
nière que pour les lois primitives de l'impulsion.
L'observation journalière nous apprend de même que l'air
est pesant ; mais l'expérience seule pouvait nous éclairer sur la
quantité absolue de sa pesanteur. Cette expérience est la base
de l'aérométrie , et le raisonnement achève le reste. Il en est de
même d'un grand nombre d'autres parties de la physique, dans
lesquelles une seule expérience, ou même une seule observation
sert de base à des théories complètes. Ces parties sont principa-
lement celles qu'on a appelées physico-mathématiques , et qui
consistent dans l'ajDplication de la géométrie et du calcul aux
phénomènes de la nature. C'est par le secours de la géométrie
qu'on parvient à déterminer la quantité d'un effet compliqué ,
et dépendant d'un autre effet mieux connu; il ne faut donc pas
s'étonner des secours que nous tirons de cette science dans la
comparaison et l'analyse des faits que l'expérience nous dé-
couvre. Il n'est pas surprenant que les anciens aient peu cultivé
cette branche de la physique. Souvent la plus subtile géométrie
est nécessaire pour y réussir ; et la géométrie des anciens , quoi-
que d'ailleurs très-profonde et très-savante , ne pouvait aller
jusque-là. Il y a bien de l'apparence qu'ils l'avaient senti; car
leur méthode de philosopher, nous ne saurions trojD le redire ,
était plus sage que nous ne nous l'imaginons communément. On
doit donc , s'il est permis de parler ainsi, leur tenir compte de
l'ignorance oii ils étaient sur ce point, de n'avoir pas voulu at-
teindre à ce qu'il leur était impossible de savoir, et de n'avoir
point cherché à faire croire qu'ils y étaient parvenus. Les géo-
mètres modernes ont su se procurer à cet égard plus de secours,
non parce qu'ils sont supérieurs aux anciens , mais parce qu'ils
sont venus depuis. La perfection de l'analyse et l'invention des
nouveaux calculs nous ont mis en état de soumettre à la géo-
métrie des phénomènes très-compliqués.
344 ÉLÉMENS
Il serait seulement à souhaiter que les géomètres n'eussent
pas quelquefois abusé de la facilité qu'ils avaient d'appliquer le
calcul à certaines hypothèses. C'est souvent le désir de pouvoir
faire usage du calcul , qui les détermine dans le choix des prin-
cipes ; au lieu qu'ils devraient examiner d'abord les principes
en eux-mêmes, sans songer d'avance à les plier de force au
calcul. La géométrie , qui ne doit qu'obéir à la physique quand
elle se réunit avec elle , lui commande quelquefois. S'il arrive
que la question qu'on veut examiner soit trop composée , pour
que tous les élémens puissent entrer dans la comparaison ana-
lytique qu'on en veut faire , on sépare les plus incommodes , on
leur en substitue d'autres , moins gênans , mais aussi moins
réels , et l'on est surpris de n'arriver après un travail pénible
qu'à un résultat contredit par la nature ; comme si après l'avoir
déguisée , tronquée ou altérée , une combinaison purement mé-
canique pouvait nous la rendre.
Cependant comme d'un côté la vanité naturelle à l'esprit hu-
main le porte à se faire honneur de ce qu'il sait , et que de
l'autre on ne consent qu'avec peine à avoir fait un travail inu-
tile , on résiste diflicilement à montrer aux autres cet étalage de
savoir géométrique , qui , sans instruire le lecteur surja matière
qui en a été le prétexte , ne sert qu'à montrer les connaissances
mathématiques de l'auteur. Ainsi l'esprit de calcul , qui a chassé
l'esprit de système , règne peut-être un peu trop à son tour.
Car il y a dans chaque siècle un goût de philosophie dominant ;
ce goût entraîne presque toujours quelques préjugés , et la meil-
leure philosophie est celle qui en a le moins à sa suite. Il serait
mieux sans doute qu'elle ne fût jamais assujélie à aucun ton
particulier ; les différentes connaissances acquises et recueillies
par les savans en auraient plus de facilité pour se rejoindre et
former un tout. Mais chaque science paraît recevoir et secouer
successivement la loi de celles qui sont les plus en honneur ou les
plus négligées , et la philosophie prend la teinture des esprits oii
elle se trouve. Chez un métaphysicien elle est ordinairement
toute systématique , chez un géomètre elle est souvent toute de
calcul. La méthode du dernier est sans doute la plus sûre; mais
il ne faut pas s'y borner et croire que tout s'y réduise. Autrement
nous ne ferions de progrès dans la géométrie transcendante que
pour être à proportion plus bornés sur les vérités de la physique.
Plus on peut tirer d'utilité de l'application de la première de
ces deux sciences à la seconde , plus on doit être circonspect
dans cette application. C'est à la simplicité de son objet que la
géométrie est redevable de sa certitude ; à mesure que l'objet
devient plus composé, la certitude s'obscurcit et s'éloigne; il faut
DE PHILOSOPHIE. 345
donc savoir s'arrêter sur ce qu'on ignore , ne pas croire que les
mots de théorème et de corollaire fassent par quelque vertu se-
crète l'essence d'une démonstration , et qu'en écrivant à la fin
d'une proposition , ce qu'il fallait démontrer , on rendra dé-
montré ce qui ne l'est pas.
Reconnaissons donc que les différens sujets de physique ne
sont pas également susceptibles de l'application de la géométrie.
Si les observations ou les expériences qui servent de base au
calcul sont en petit nombre , si elles sont simples et lumineuses,
le géomètre sait alors en tirer le plus grand avantage, et en
déduire les connaissances physiques les plus capables de satisfaire
l'esprit. Des observations moins parfaites servent souvent à le
conduire dans ses recherches , et à donner à ses découvertes un
nouveau degré de certitude : quelquefois même les raisonne-
mens mathématiques peuvent l'instruire et l'éclairer, quand
l'expérience est muette, ou ne parle que d'une manière confuse :
enfin si les matières qu'il se propose de traiter ne laissent aucune
prise à ses calculs , il se réduit alors aux simples faits dont les
observations l'instruisent ; incapable de se contenter de fausses
lueurs quand la lumière lui manque , il n'a point recours à des
ra*sonnemens vagues et obscurs , au défaut de démonstrations
rigoureuses.
C'est principalement la méthode qu'il doit suivre par rapport
à ces phénomènes sur la cause desquels le raisonnement ne peut
nous aider , dont nous n'apercevons point la chaîne, ou dont nous
ne voyons du moins la liaison que très-imparfaitement , très-
rarement, et après les avoir envisagés sous bien des faces. Ce
sont là les faits que le physicien doit surtout chercher à bien con-
naître ; il ne saurait trop les multiplier ; plus il en aura recueilli,
plus il sera près d'en voir l'union ; son objet doit être d'y mettre
l'ordre dont ils seront susceptibles, d'expliquer autant qu'il sera
possible les uns par les autres , d'en trouver la dépendance mu-
tuelle , de saisir le tronc principal qui les unit , de découvrir
même par leur moyen d'autres faits cachés et qui semblaient se
dérober à ses recherches , en un mot , d'en former un corps oii
il se trouve le moins de lacunes qu'il se pourra ; il n'en restera
toujours que trojî. Qu'il se garde bien surtout de vouloir rendre
raison de ce qui lui échappe ; qu'il se défie de cette fureur
d'expliquer tout, que Descartes a introduite dans la physique ,
qui a accoutumé la plupart de ses sectateurs à se contenter de
principes et de raisons vagues , propres à soutenir également le
pour et le contre. On ne peut lire sans étonnement , dans cer-
tains auteurs de physique , les explications qu'ils donnent des
variations du baromètre , de la neige , de la grêle et d'une in-
346 ÉLÉMENS
fiiiîte d'autres faits. Ces auteurs, avec les principes et la méthode
dont ils se servent , ne seraient pas plus embarrassés pour ex-
pliquer des faits absolument contraires à ceux que nous obser-
vons; pour prouver, par exemple , qu'en temps de pluie le ba-
romètre doit hausser, que la neige doit tomber en été et la grêle
en hiver, et ainsi du reste. Des faits et point de verbiage, voilà
îa grande règle en physique comme en histoire ; ou pour parler
plus exactement, les explications dans un livre de physique
doivent être comme les réflexions dans l'histoire , courtes, sages,
fines , amenées par les faits , ou renfermées dans les faits même
par la manière dont on les présente.
Au reste, quand nous proscrivons de la physique la manie
de tout expliquer, nous sommes bien éloignés de condamner,
ni cet esprit de conjecture qui, tout à la fois timide et éclairé ,
conduit quelquefois à des découvertes ; ni cet esprit d'analogie,
dont la sage hardiesse perce au-delà de ce que la nature semble
vouloir montrer , et prévoit les faits avant que de les avoir vus.
Ces deux talens précieux et rares trompent à la vérité quelque-
fois celui qui n'en fait pas assez- sobrement usage ; mais ne se
trompe pas ainsi qui veut.
Si la retenue et la circonspection doivent être un des princi-
paux caractères du physicien , la patience et le courage doivent
d'un autre côté le soutenir dans son travail. En quelque matière
que ce soit , on ne doit pas trop se hâter d'élever entre la nature
et l'esprit humain un mur de séparation. En nous méfiant de
notre industrie , gardons-nous de nous en méfier avec excès.
Dans l'impuissance que nous sentons tous les jours de surmonter
tant d'obstacles qui se présentent à nous , nous serions sans doute
trop heureux si nous pouvions du moins juger au premier coup
d'œil jusqu'oii nos efforts peuvent atteindre : mais telle est tout
à la fois la force et la faiblesse de notre esprit , qu'il est souvent
aussi dangereux de prononcer sur ce qu'il ne peut pas que sur
ce qu'il peut. Combien de découvertes modernes dont les an-
ciens n'avaient pas même l'idée ? Combien de découvertes jDer-
dues que nous contesterions trop légèrement ? Et combien d'au-
tres que nous jugerions impossibles , sont réservées pour notre
postérité ?
XXI. CONCLUSION.
Nous avons tracé en général la méthode qu'on doit suivre dans
l'étude des principales parties de la philosophie. Il nous reste
encore deux objets, les faits historiques et les principes du goût.
Nous avons déjà indiqué le plan que le philosophe doit se pro-
poser dans l'étude des uns et des autres , nous avons même fixé
DE PHILOSOPHIE. M?
dans un écrit particulier (i) l'usage et l'abus de l'esprit philoso-
jjhique par rapport aux matières de goût ; c'est pourquoi nous
terminerons ici cet essai. Nous n'ajouterons plus qu'un mot sur
la manière d'étudier des élémens de philosophie bien faits. C'eat
moins avec le secours d'un maître qu'on peut remplir ce but ,
qu'avec beaucoup de méditation et de travail. Savoir des élémens,
ce n'est pas seulement connaître ce qu'ils contiennent , c'est en
connaître l'usage , les applications et les conséquences , c'est
pénétrer dans le génie des inventeurs , c'est se mettre en état
d'aller plus loin qu'eus ; et c'est ce qu'on ne fait bien qu'à force
d'étude et d'exercice. C'est aussi pour cela qu'on ne saura jamais
parfaitement que ce qu'on s'est appris soi-même. Peut-être fe-
rait-on bien , par cette même raison , d'indiquer en deux mots ,
dans des élémens de philosophie , l'usage et les conséquences
des vérités fondamentales. Ce serait pour les commençans un
sujet d'exercer leur esprit, en cherchant la preuve de ces consé-
quences, et en faisant disparaître les vides qu'on leur aurait laissé
à remplir. Le propre d'un bon livre d'élémens est de faire beau-
coup penser.
Des élémens composés suivant le plan que nous avons tracé
dans cet essai , auraient une double utilité ; ils mettraient les
bons esprits sur la voie des découvertes à faire , en leur présen-
tant les découvertes déjà faites ; ils mettraient de plus les lecteurs
ordinaires à portée de distinguer les vraies découvertes d'avec
ce qui ne l'est pas; car tout ce qui ne pourrait être ajouté aux
élémens d'une science comme par forme de supplément, ne
serait point digne du nom de découverte.
En général, l'objet d'une découverte doit être non-seulement
grand et nouveau , mais encore utile, ou du moins curieux , et
de plus difficile à trouver. Il n'y a que l'utilité éminente ou
l'excessive singularité qui puisse dispenser, dans une découverte,
du mérite delà difficulté vaincue. Les découvertes qui réunis-
sent les cinq caractères dont nous venons de parler, sont de la
première espèce 3 celles qui n'ont aucun de ces caractères dans
un degré éminent , s'appellent simplement inventions.
Le hasard a fait plusieurs découvertes dans les arts , et même
dans les sciences de faits, telles que la physique ; les découvertes
dans les mathématiques et dans les autres sciences de pur rai-
sonnement sont presque toujours l'ouvrage du génie; quelquefois
seulement le génie peut y concourir avec le hasard, lorsqu'en
cherchant ce qu'on ne trouve point , on trouve ce qu'on ne
cherchait pas. De pareilles découvertes sont une espèce de bon-
(1) Voyez Réflexions sur Vvsage et l'abus de la Philosophie dans les
matières de goût.
348 ÉLÉMENS DE PHILOSOPHIE.
heur; mais c'est un bonheur qui n'arrive qu'à ceux qui le mé-
ritent, c'est-à-dire , qui auraient pu trouver, par le génie seul ,
ce que le hasard joint au génie leur a fait trouver.
Les découvertes se font , ou en joignant ensemble plusieurs
idées nouvelles, ou en joignant des idées nouvelles à des idées
connues , ou en combinant d'une manière nouvelle des idées
connues. Mais il faut dans ce dernier cas que la réunion soit
importante ou difficile. Il n'est pas même nécessaire qu'elle soit
difficile , quand elle est importante. Les sciences sont une espèce
de grand édifice auquel plusieurs personnes travaillent de con-
cert; les uns, à la sueur de leur corps , tirent la pierre de la
carrière , d'autres la traînent avec eÉfort jusqu'au pied du bâti-
ment , d'autres l'élèvent à force de bras et de machines , mais
celui qui la met en œuvre et en place a le mérite de la cons-
truction.
Il n'y a proprement que trois genres de connaissances oii les
découvertes n'aient pas lieu ; l'érudition, parce que les faits ne
se devinent et ne s'inventent pas ; la métaphysique , parce que
les faits se trouvent au dedans de nous-mêmes ; la théologie ,
parce que le dépôt de la foi est inaltérable , et qu'il ne saurait
y avoir de révélation nouvelle.
OEUVRES
DE
D'ALEMBERT
TOME PREMIER.
II'. PARTIE.
PARIS.
k. BELIN , RUE DES MATHURINS S.-J. , wo. i/}.
BOSSA^'GE PÈRE ET FILS, RUE DE TOURNON , W^. 6.
EOSSANGE FRÈRES, RUE DE SEINE, N*». 12.
1821.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE
ou
ANALYSE DES RECHERCHES
SUR DIFFÉRENS POINTS IMPORTANS
DU SYSTÈME DU MONDE.
ôi rastronomie est une des sciences qui font le yjlus d'honneur
à l'esprit humain , l'astronomie physique est une de celles qui en
font le plus à la philosophie moderne. Il a fallu sans doute une
longue suite de siècles pour que les hommes pussent parvenir à
connaître avec quelque précision le mouvement de ce globe qu'ils
habitent , et celui des autres corps de notre système planétaire ;
et ce serait un ouvrage très-utile et très-philosophique , que
celui oii l'on exposerait en détail le progrès de l'astronomie , dans
l'ordre ou réel , ou du moins vraisemblable , que ce progrès a du
suivre. Mais ce n'est pas une recherche moins digne d'un philo-
sophe , que celle des différentes causes des phénomènes célestes.
Il est même impossible qu'un pareil travail ne contribue très-
efficacement à l'avancement rapide de l'astronomie. En effet, on
ne pourra se flatter de savoir les véritables causes des mouvemens
des planètes , que lorsqu'on pourra assigner par le calcul les
effets que doivent produire ces causes , et faire voir que ces effets
s'accordent avec ceux que l'observation nous a dévoilés ; or la
combinaison de ces effets est assez considérable pour qu'il en reste
encore beaucoup à découvrir ; par conséquent, dès qu'une fois
on en connaîtra bien le principe , les conclusions géométriques
qu'on en déduira feront en peu de temps apercevoir et prédire
même des phénomènes cachés et fugitifs , qui auraient peut-être
eu besoin d'un long travail pour être connus, démêlés et fixés
par l'observation seule.
Soit que les anciens ne fussent pas assez exactement instruits
des phénomènes célestes pour entreprendre de les expliquer en
détail , soit que leur physique consistât plus dans la connais-
sance des faits que dans la recherche de leurs causes , soit enfin
qu'ils n'eussent pas fait assez de progrès dans les sciences physico-
mathématiques , pour être en état de réduire aux lois de la
mécanique les mouvemens des corps célestes, leurs ouvrages
I. 23
35o SUR LE SYSTÈME
n'ont été presque d'aucun secours sur ce point aux philosophes
qui sont venus depuis. Il est vrai que les différentes hypolhëses
imaginées par les modernes pour expliquer le système du
monde l'avaient déjà été par les anciens ; et on n'en sera pas
surpris, si on considère qu'en ce genre les hypothèses vraisem-
blables se présentent assez naturellement à l'esprit , que les
combinaisons d'idées générales doivent être bientôt épuisées , et
par une espèce de révolution forcée être successivement rem-
placées les unes par les autres. C'est par cette raison sans doute,
pour le dire en passant , que nous n'avons aujourd'hui dans notre
physique presque aucuns principes généraux dont l'énoncé, ou
du moins le germe ne se trouve chez les anciens. C'est peut-être
aussi pour cela que la philosophie moderne s'est rapprochée sur
plusieurs points de ce qu'on a pensé dans le premier âge de la
philosophie, parce qu'il semble que la première impression de
la nature est de nous donner des idées justes , que l'on aban-
donne bientôt par incertitude ou par amour de la nouveauté , et
auxquelles enfin on est forcé de revenir. Quoi qu'il en soit, ce
que les anciens ont imaginé sur le système du monde, ou du
moins ce qui nous reste de leurs opinions là-dessus, est si vague
et si mal prouvé qu'on n'en saurait tirer aucune lumière réelle.
On n'y trouve point ces détails précis, exacts et profonds qui
sont la pierre de touche de la vérité d'un système, et que quel-
ques auteurs affectent d'en appeler l'appareil , mais qu'on en
doit regarder comme le corps et la substance, parce qu'ils en
renferment les preuves les plus subtiles et les plus incontes-
tables , et qu'ils en font par conséquent la difficulté et le mérite.
En vain un savant illustre , en revendiquant nos hypothèses et
nos opinions à l'ancienne philosophie , a cru la venger d'un
mépris injuste , que les bons esprits et les, vrais savans n'ont
jamais eu pour elle. Sa dissertation sur ce sujet (i) ne fait, ce
me semble, ni beaucoup de tort aux modernes, ni beaucoup
d'honneur aux anciens, mais seulement beaucoup à l'érudition
et aux lumières de son auteur.
Descartes est proprement le premier qui ait traité du système
du monde avec quelque soin et quelque étendue. Ce grand phi-
losophe , dans un temps où les observations astronomiques , la
-mécanique et la géométrie étaient encore très-imparfaites, ima-
gina, pour expliquer les mouvemens des planètes, l'ingénieuse
et célèbre hypothèse îles tourbillons ; mais si elle parut au pre-
mier coup d'œil conforme au gros des phénomènes . les détails
•et l'examen approfondi de ces niênjes phénomènes ont fait voir
(i) Voyez les ?vîc'iiioiics de rAcaiU'jiiic loyule des iiucriplions et bcllcs-
lecues , t. i8j j^. 97.
DU MONDE. 35i
qu'elle ne pouvait subsister; c'est ce qui obligea Newton à lui
substituer riiypothèse de la gravitation universelle , qui a cessé
presque entre ses mains d'être une hypothèse , par son accord
admirable avec les observations astronomiques les plus délicates
et les plus singulières.
Les principes fondamentaux de ce système ont été expliqués
dans un si grand nombre de livres, et avec tant de force et de
clarté , qu'il serait inutile d'en rien répéter ici. Je les supposerai
tels qu'ils sont connus, réservant pour la fin de ce discours quel-
ques réflexions générales sur ces principes même. Mon but
principal est d'exposer d'abord le plus exactement et le plus
succinctement qu'il me sera possible, le résultat du travail de
Newton, ce qui reste à ajouter à ce travail , et l'objet que je me
suis proposé dans cet ouvrage.
Je commencerai par la lune , parce qu'elle est, après le so-
leil , celui de tous les corps de notre système qui nous intéresse
le plus; et parce que son mouvement est altéré par des inéga-
lités plus nombreuses, ou du moins plus sensibles que celles
d'aucune des autres planètes.
La lune est attirée non-seulement par la terre , mais encore
par le soleil ; et c'est à cette dernière attraction qu'on doit attri-
buer les irrégularités de son cours. Il faut pourtant remarquer
que si l'attraction que le soleil exerce sur la lune était égale et
parallèle à celle qu'il exerce sur la terre, ces irrégularités seraient
nulles, du moins pour nous. Car l'effet de l'action du soleil sur
les deux planètes étant le même , elles se trouveraient dérangées
de la même manière par cette action ; ainsi quoique le mouve-
ment de la lune dans l'espace absolu en fût altéré, son mou-
vement relatif, c'est-à-dire son mouvement par rapport à la
terre ne le serait pas : or ce dernier mouvement est le seul que
nous ayons besoin de conniiître , et dont il soit question ici. La
cause des irrégularités de la lune vient donc de l'inégalité et de
la direction différente des deux attractions ; et il n'est pas diffi-
cile de comprendre ni la cause de cette inégalité, ni comment
cette inégalité , jointe à la difïérence des directions, altère les
mouvemens de celte planète. La lune, par son mouvement
autour de la terre, se trouve tantôt plus près, tantôt plus loin
du soleil que la terre, et par conséquent, suivant les lois de l'at-
traction, elle doit être tantôt plus , tantôt moins attirée par le
soleil que la terre; de plus il est aisé de voir que la li^ne
menée du soleil à la lune fait presque toujours un angle avec la
ligne menée du soleil à la terre, et qu'ainsi quand les deux
attractions seraient égales , leurs directions ne seraient presque
jamais parallèles.
352 SUR LE SYSTÈME
Cela posé , au lieu de la force simple par laquelle le soleil
attire la lune , on peut par le principe de la décomposition des
forces en substituer deux autres ; l'une sera égale et parallèle à
l'action du soleil sur la terre , et par conséquent ne produira
aucun dérangement dans l'orbite de la lune autour de la terre ;
et l'autre sera celle par laquelle le mouvement de la lune est
altéré.
Mais si on est d'abord naturellement porté à regarder cette
dernière force comme la cause des irrégularités de la lune , on
ne peut aussi en être pleinement convaincu qu'après avoir cal-
culé les effets qu'elle doit produire , et après s'être assuré qu'ils
répondent aux jjhénomènes ; autrement l'hypothèse newtonienne
n'aurait aucun avantage sur l'hypothèse des tourbillons , par
laquelle on explique à la vérité bien des circonstances du mou-
vement des planètes , mais d'une manière si incomplète , et pour
ainsi dire si lâche , que si les phénomènes étaient tout autres
qu'ils ne sont, on les expliquerait toujours de même, très-souvent
aussi bien, et quelquefois mieux.
Newton ne s'est donc pas contenté de donner , dans le premier
livre de son ouvrage , une explication des principales inégalités
de la lune, suffisante à ceux qui en matière d'explications phy-
siques se bornent à une espèce de coup d'œil général , et qui ,
s'imaginant être instruits sans qu'il leur en coûte , croient satis-
faire en même temps la paresse et le désir de savoir. Comme
ce grand homme écrivait pour l'avancement réel des sciences,
il a jugé nécessaire d'entrer dans une discussion j)lus sévère , en
déterminant la quantité précise des effets que la gravitation de
la lune vers le soleil doit produire. C'est l'objet d'une partie du
troisième livre de ses Principes. Il y calcule plusieurs des inéga-
lités de la lune, et les trouve conformes aux observations.
B-ien ne paraît plus propre que ces calculs à assurer au sys-
tème de Newton toute l'autorité que lui ont donnée tant de secta-
teurs. Cependant, pour arriver dans cette matière au plus haut
degré possible de certitude, il faut que les calculs soient non-
seulement exacts, mais appuyés sur des suppositions géomé-
triques certaines ou évidentes par elles-mêmes; il faut déplus
que le calcul et l'observation soient d'accord sur toutes les iné-
galités de la lune. Si on se bornait à n'en examiner qu'un certain
nombre , il résulterait sans doute du succès de ce travail une
prévention plus ou moins favorable, selon le nombre et l'im-
portance des points qu'on aurait discutés : mais le physicien sage
suspendrait encore son jugement : encouragé seulement par ce
premier trait de lumière , il n'en mettrait que plus de soin à
approfondir le reste. Un seul article où l'observation démentirait
DU MONDE, 353
le calcul , ferait écrouler l'édifice , et reléguerait la théorie new-
Ionienne clans la classe de tant d'autres systèmes que l'imagina-
tion a enfantés , et que l'analyse a détruits.
On n'a point à craindre ici cet abus du calcul et de la géomé-
trie, dans lequel les physiciens ne sont que trop souvent tombés
pour défendre ou pour combattre des hypothèses , et dont nous
avons nous-mêmes fait sentir les inconvéniens en plus d'une
occasion. Les planètes étant supposées se mouvoir ou dans le
vide , ou au moins dans un espace non résistant , et les forces
par lesquelles elles agissent les unes sur les autres étant connues,
c'est un problème purement mathématique que de déterminer
les phénomènes qui en doivent naître ; on a donc ici le rare
avantage de pouvoir juger irrévocablement de la validité du
système newtonien , et cet avantage ne saurait être saisi avec
trop d'empressement. Il serait à souhaiter que toutes les questions
de la physique pussent être aussi incontestablement décidées.
Les inégalités de la lune dont Newton a donné le calcul , du
moins dans un certain détail , sont en premier lieu celle qui est
connue sous le nom de variation, qui a été découverte par Ty-
cho , et qui monte à 35' environ dans les octans, c'est-à-dire
lorsque le lieu de la lune est à 45° de celui du soleil ou de la
terre : en second lieu, le mouvement annuel et rétrograde des
nœuds , c'est-à-dire des points oii l'orbite de la lune coupe l'é-
cliptique; ce mouvement est d'environ 19'' par an : en troisième
lieu , la principale équation ou inégalité du mouvement des
nœuds qui monte à i** 3o'; et enfin la variation de l'inclinaison
de l'orbite lunaire au* plan de l'écliptique , variation qui est
d'environ 8 à 9 minutes , tantôt dans un sens , tantôt dans un
autre. Dans ces calculs , qui d'ailleurs sont faits avec beaucoup
de clarté et de précision , Newton suppose que l'orbite de la lune
est à peu près une ellipse , dont il néglige même l'excentricité.
Or il n'y a personne tant soit peu au fait de ces matières , qui
ne sente que cette supposition aurait besoin d'être démontrée.
Il est vrai que si on néglige plusieurs circonstances du mouve-
ment de la lune , on trouve qu'en ayant même égard à l'action
du soleil sur elle, elle décrit autour de la terre à peu près une
ellipse (i) dont le grand axe est mobile. Mais toute cette figure
elliptique s'évanouit, si on a égard aux circonstances négligées,
circonstances très-importantes en elles-mêmes pour l'exactitude
de la solution , et dont les principales sont les inégalités du
mouvement de l'apogée et les variations de l'excentricité.
A l'égard des autres équations de la lune, il en est quelques
unes que Newton dit avoir calculées par la théorie de la gravita-
(î) Voyez les Mémoires de rAcadcmic, 1743, p. 17.
354 SUR LE SYSTÈME
tion , mais sans nous apprench'e le chemin qu'il a pris pour y
parvenir. Telles sont celle de ii' 49*^' fpi dépend de l'équation
du centre du soleil , c'est-à-dire de l'inégalité qu'on observe dans
le mouvement de cet astre ; et celle de 47" 4^ii dépend de la
distance du soleil au nœud de la lune. Il était néanmoins néces-
saire que New ton entrât sur ces deux points dans le même détail
que S'.jr les autres inégalités; car la manière dont il a calculé
celles-ci, fait toujours craindre qu'il n'ait encore employé quel-
ques suppositions gratuites dans celles dont il ne donne que le
résultat. En effet, comme on peut s'en assurer, la seconde de
ces équations se trouve, par un calcul exact, à peu près le
double de 4^'', et la première est assez sensiblement différente
de 1 1' 49"-
Newton fait encore mention de deux autres équations de la
lune , l'équation annuelle du mouvement des nœuds , et celle du
mouvement de l'apogée. Ici il ne se contente pas d'établir l'une
de 9' 27", l'autre de 19' 62", il expose en peu de mots la mé-
thode par laquelle il est parvenu à les trouver. Mais la question
étant très-compliquée^ le raisonnement sur lequel cette méthode
est appuyée ne me paraît pas propre à satisfaire ceux qui sont
déterminés à ne se rendre qu'à l'évidence la plus complète. Car
ce raisonnement consiste en deux propositions que Newton n'a
point démontrées , et qui auraient du moins besoin de l'être ;
l'une , que si le mouvement apparent du soleil était réciproque-
ment proportionnel aux Cubes, et non aux carrés des distances,
son équation du centre augmenterait dans la raison de 3 à 2 ;
l'autre , que l'équation de l'apogée et du flœud delà lune doivent
être à l'équation du centre du soleil ainsi augmentée , dans la
raison des raouvemens moyens de l'apogée et du nœud au mou-
vement moyen du soleil. Ce sont là , ce me semble , de ces théo-
rèmes qui , quand ils seraient vrais , ne doivent pas être énoncés
comme des axiomes. Quelques commentateurs de Newton ont à
la vérité tâché de suppléer à cette omission , mais dans leurs
démonstrations ils ont négligé tant de circonstances aussi essen-
tielles que délicates, qu'il me paraît qu'on ne peut absolument
s'en contenter.
Enfin il y a de très-grandes inégalités du mouvement de la
lune que Newton s'est borné à déduire des observations; savoir
le mouvement de l'apogée , l'équation considérable de ce mou-
vement, la variation de l'excentricité , et quelques autres.
Concluons de ce détail, que malgré tout le cas qu'on doit
faire de la théorie de Newton sur la lune , malgré les tables qui
ont résulté de cette théorie , et qui sont beaucoup plus exactes
q^ue toutes les précédentes , il s'en faut beaucoup que cette ma-
DU MONDE. 355
tière soit epuisëe. Peut-cire même , si on ose le dire, son illustre
auteur n'a fait qu'en ébaucher les premiers traits. Mais la philo-
sophie naturelle a tant d'obligations à ce grand homme, et il
montre tant de génie et de sagacité dans les choses même où il
a été le moins heureux, que nous ne devons point cesser de
l'admirer et de le regarder comm« notre maître , même lors-
que nous nous écartons de ses principes , ou lorsque nous
ajoutons à ses découvertes* Quelque lumière qu'il ait portée dans
le système de l'univers , il n'a pu manquer de sentir qu'il laissait
encore beaucoup à faire à ceux qui le suivraient. C'est le sort des
pensées d'un grand homme , d'être fécondes non-seulement
entre ses mains , mais dans celles des autres. Newton lui-même
ne s'est élevé si haut que par l'usage heureux qu'il a su faire de
quelques principes trouvés avant lui , et dont les auteurs ou
n'avaient pas senti toute l'étendue , ou n'avaient pas eu le temps
de l'apercevoir. Il n'y avait qu'un jDas de la méthode de Barrou'
pour les tangentes, au calcul des fluxions; la théorie des forces
centrifuges dans le cercle , trouvée par Huyghens , et rapprochée
de la théorie des développées du même auteur qui réduit toutes
les courbes à des portions d'arc de cercle, conduit immédiate-
ment et comme nécessairement à la théorie générale des forces
centrales sur lesquelles le système du monde est appuyé. Newton
a fait le premier ces deux pas iinportans qui paraissent au-
jourd'hui si simples; plus heureux ou plus habile que BarroAv et
qu'fluyghens , il a, en généralisant seulement leurs princij>cs ,
ouvert une carrière immense à l'avancement de la philosophie;
cependant, quelque loin qu'il ait été dans cette carrière , il ne
l'a pas à beaucoup près entièrement parcourue. L'accord singu-
lier qu'il avait trouvé dans un grand nombre de phénomènes
entre la théorie et les observations , a pu l'autoriser à penser que
ce même accord aurait lieu dans tous les autres cas ; mais il ne
nous dispense pas d'examiner si cette conséquence est exacte.
D'ailleurs, quoiqu'il se servît de l'analyse très-fréquemment,
et avec beaucoup d'adresse et de succès , il a marqué dans ses
ouvrages une sorte de prédilection pour la synthèse ; et la théo-
rie de la lune dépend d'élémens trop multipliés et trop com-
pliqués , pour qu'il soit possible de la traiter sans employer le
calcul analytique.
Heureusement ce calcul a acquis depuis Newton différens
degrés d'accroissement, et étant devenu d'un usage tout à la
fois plus étendu et plus commode, il nous met en état de per-
fectionner l'ouvrage commencé par ce grand philosophe. Il
suffit à sa gloire que plus d'un demi-siècle se soit écoulé sans
qu'on ait presque rien ajouté à sa théorie de la lune ; et il y a
356 SUR LE SYSTÈME
peut-être plus loin du point d'oii il est parti à celui oîi il est par-
venu , que du point oii il en est resté à celui auquel nous pouvons
maintenant atteindre.
C'est donc j^ar le calcul analytique , employé avec toute l'at-
tention possible , que j'ai recherché les inégalités du mouvement
de la lune. Quand je parle de ces inégalités, j'entends ici seule-
ment celles qui sont produites par l'action du soleil. Car il est
facile de voir que l'action des planètes sur la terre et sur la lune
n'étant pas la même, cette différence doit produire aussi quelque
altération dans les mouvemens de notre satellite. Mais il y a
beaucoup d'apparence que ces inégalités doivent échapper à
l'observation. Car la plus grande inégalité que l'action du soleil
produise dans le mouvement de la lune est à peu près d'un degré
et demi; or Jupiter, la plus grosse de toutes les planètes, a
environ mille fois moins de masse que le soleil , et en est quatre
fois plus loin que la lune ; donc, si on supposait en général les
inégalités de la lune en raison des masses attirantes et des cubes
des distances , on trouverait que Jupiter devrait la déranger
soixante-quatre mille fois moins que le soleil ; d'oii résulteraient
des variations tout-à-fait insensibles. J'avoue que le raisonnement
que nous venons de faire sur le rapport des inégalités , n'est
peut-être pas exact , et qu'un calcul rigoureux peut seul nous
faire connaître ce rapport. Mais ce calcul étant très-composé et
très-rebutant , on ne doit se résoudre à l'entreprendre qu'après
s'être bien assuré que l'action seule du soleil ne suffit pas pour
produire toutes les variétés sensibles du mouvement de la lune.
La question se réduit donc à déterminer l'orbite que la lune
décrit en vertu de l'action que la terre et le soleil exercent sur
elle ; et cette question, quoique déjà très-réduite dans cet énoncé,
renferme encore assez de difficultés , pour qu'on ne soit pas tenté
d'y en ajouter de nouvelles. C'est là le fameux problème que les
géomètres ont appelé problème des trois corps, parce qu'il
consiste à déterminer l'orbite d'un corps céleste attiré par deux
autres.
La détermination de l'orbite de la lune autour de la terre
dépend de trois élémens ; de la projection de cette orbite sur le
plan de l'écliptique , qui donne pour chaque instant le lieu de la
lune dans l'écliptique même ; de la position que doit avoir dans
un instant quelconque la ligne des nœuds ; enfin de l'inclinaison
de l'orbite dans ce même instant : connaissant ces trois élémens,
on connaîtra évidemment le lieu de la lune dans le ciel. Il est
vrai que la plupart des géomètres qui ont jusqu'ici traité des
mouvemens de la lune, considèrent d'abord son orbite réelle ,^
(qu'ils regardent comme un plan mobile sur l'écliptique, et qu'en-
DU MONDE. 35;
suite ils rapportent à récliptique les mouveraens de la lune dans
ce plan ; mais il me paraît beaucoup plus simple et plus com-
mode de considérer d'abord le mouvement de la lune dans 1 é-
cliplique même, c'est-à-dire la projection de "son orbite sur
récliptique. Deux raisons me font penser ainsi : la première ,
c'est que par cette méthode on a immédiatement le lieu de la
lune dans l'écliptique^ sans avoir besoin de le déduire du lieu
de la lune dans son orbite réelle , laquelle change à chaque
instant de position ; la seconde , c'est que le soleil , la terre et
la lune , ou plutôt la planète feinte qui est comme la projection
de la lune dans l'écliptique , exécutent leurs mouvemens dans
un même plan ; circonstance qui facilite un peu le problème.
Par le principe de la décomposition des forces , toutes les
puissances qui agissent à chaque instant sur la lune ou sur le
mobile qui la représente , peuvent être réduites à deux autres ,
dont l'une soit dirigée vers la terre, et l'autre soit perpendiculaire
au rayon vecteur. Ainsi il faut d'abord terminer l'équation de
l'orbite décrite en vertu de ces deux forces. Une simple analogie
fait connaître la puissance qui , tendant uniquement vers la terre,
ferait décrire à la lune son orbite telle qu'elle est ; cette puis-
sance, ainsi qu'il est aisé de le présumer, renferme les deux
forces dont il s'agit ; et comme on connaît depuis long-temps
l'équation de l'orbite décrite en vertu d'une seule puissance
dirigée vers un point fixe , on parvient sans peine à une équa-
tion différentielle du second degré, qui est celle de l'orbite
lunaire. On peut sans doute arriver à cette équation par diffé-
rens chemins , mais plusieurs seraient assez embarrassés, et nul
d'entre eux , si je ne me trompe , n'est aussi simple que celui
que j'ai suivi.
Cette équation étant trouvée, on n'a encore surmonté qu'une
très-petite partie des obstacles. L'intégration de l'équation en
présente de nouveaux , premièrement en elle-même, et ensuite
relativement à la nature de la question proposée. En effet , non-
seulement il faut trouver une méthode pour intégrer cette
équation aussi exactement qu'on voudra par approximation,
méthode qui ne se présente pas facilement, et qui demande
plusieurs adresses de calcul : il faut encore savoir distinguer les
termes qui doivent entrer dans cette approximation. Quelques
unes des quantités qui paraîtraient devoir être négligées , à cause
de la petitesse des coëfficiens qu'elles ont dans la différentielle ,
augmentent beaucoup par l'intégration , et deviennent très-
sensibles dans l'expression du rayon vecteUr de l'orbite. Quel-
ques autres qui paraissent assez petites dans l'expression du
rayon vecteur, ou qui ont déjà augmenté par l'intégration,
358 SUR LE SYSTÈME
deviennent beaucoup plus sensibles, ou racme assez grandes ,
par l'intégration nouvelle dont on a besoin pour tirer de l'ex-
pression du rayon vecteur celle du temps que la lune emploie
à parcourir un arc quelconque. Ce sont ces différentes quantités,
l'attention qu'il faut y avoir , la nécessité de n'en omettre au-
cune , l'ordre et le degré qu'il faut distinguer entre elles , qui
rendent surtout épineuse l'analyse des mouvemens de la lune.
On pourra remarquer , par exemple , la nécessité d'avoir égard
à certains termes qui étant négligés mal à propos, donneraient
3o à 4o de différence entre le lieu de la lune calculé et son lieu
observé ; ce qui conduirait à des conséquences très-fausses contre
le système de la gravitation , et irait à renverser trop légèrement
ce système. Les termes dont il s'agit sont ceux qui dépendent
de la distance du soleil à l'apogée de la lune ; je crois être le
premier qui les ait calculés exactement , et qui par là ait cons-
taté , du moins à cet égard , l'accord de la théorie avec les
observations : il ne serait pas difficile d'en donner des preuves ,
mais cette discussion n'importerait en rien au système du inonde;
elle n'importerait tout au plus qu'à moi , à qui même il n'im-
porte guères.
Ce travail pénible , dont l'importance et le détail ne peuvent
être bien connus que de ceux qui l'ont entrepris , ou du moins
tenté, et dont on ne peut donner aux autres qu'une idée légère,
m'a enlin conduit à une formule qui exprime le lieu de la lune
pour un temps donné , et d'après laquelle j'ai construit de nou-
velles tables des équations de cet astre. J'ai cru qu'il pouvait
être avantageux pour la commodité des astronomes , et pour
d'autres raisons qu'on trouvera détaillées dans mon ouvrage , de
conserver à mes tables la forme que toutes celles de la lune ont
eue jusqu'ici ; c'est-à-dire d'y regarder l'excentricité comme
variable, et le mouvement de l'apogée comme sujet à différentes
inégalités ; quoiqu'en envisageant autrement les mouvemens de la
lune, j'eusse pu avec quelques geoir.ètres modernes regarder l'ex-
reutricité comme constante , et le mouvement de l'apogée comme
uniforme, et ajouter ensuite au lieu de la lune les équations qui
dépendent de la variation de l'apogée et de l'excentricité.
Pour construire ces tables plus commodément , j'ai d'abord
réduit en formules celles qui ont été construites jusqu'ici , tant
d'après les observations que d'après la théorie de Newton ; et
par ce moyen j'ai facilement reconnu les cbangemens qu'il fal-
lait faire à ces dernières tables pour les rendre , sinon plus exac-
tes, au moins plus conformes aux résultats que mes calculs m'a-
vaient donnés. C'est à l'usage seul et à la comparaison des diffé-
reples tables à nous faire connaître celles qui répondront le
DU MONDE. 35f)
mieux aux observalioris. Quelque soin que j'aie apporté dans la
construction des miennes , la nature de la matière et diverses
réflexions que je n'ai point dissimulées, m'empêchent de rien dé-
cider sur le degré de précision qu'elles peuvent avoir ; je crois
même que plus on aura approfondi et discuté les différentes équa-
tions du mouvement de la lune, plus on sera circonspect à pro-
noncer sur ce sujet.
Il est vrai qu'un géomètre moderne qui a publié depuis peu
des tables de la lune , calculées, si on l'en croit , d'après la théo-
rie , assure que ses tables sont infiniment plus exactes qu'aucune
de celles qui les ont précédées. Je ne prétends point détruire les
prétentions de cet auteur ; mais deux choses sont nécessaires pour
les affermir , le détail de ses calculs qu'il n'a pas donné , et une
comparaison longue et suivie qu'il ne paraît pas avoir faite des
observations avec ses calculs. D'ailleurs , de savans mathémati-
ciens qui ont aussi construit des tables d'après la théorie , qui ont
fait entrer dans ces tables beaucoup plus d'élémens que lui , et
qui les ont comparés avec quelques observations seulement , ont
trouvé plus de l\ de différence , et peut-être en poussant la com-
paraison plus loin , en auraient trouvé davantage. C'en est assez,
ce me semble , pour nous rendre très-réservés dans nos assertions.
La seule chose que je doive remarquer ici , c'est que par la
comparaison de nos tables avec celles de Newton , on trouvera
dans les nôtres plusieurs équations que les tables de ce grand
géomètre ne donnent pas ; qu'il y a presque toujours des diffé-
rences sensibles entre les équations qui nous sont communes ,
et que souvent même ces différences sont assez considérables^
Je trouve par exemple l'équation annuelle du moyen mouve-
ment, qui dépend de l'équation du centre du soleil , d'une mi-
nute et quelques secondes plus grande ; l'équation annuelle
de l'apogée moindre de la moitié, c'est-à-dire d'environ lo';
la plus petite variation moindre de près de 3' ; la plus grande
moindre de près de 4 ; ^^ seconde équation du moyen mou-
vement qui dépend de la distance du soleil à l'apogée de la
lune, moindre d'environ i' 3o" ; l'équation de Fapogce plus
grande d'environ 12'; la plus grande équation du centre aug-
mentée d'environ i', et la plus petite diminuée d'environ 1' 3o";
la variation moyenne diminuée de près de 3' ; enfin la sixième
équation, qui dépend des distances de la lune au soleil, et de
l'apogée de la lune à l'apogée du soleil , plus grande d'environ
1' 3o" ; sans compter quelques autres différences moins considé-
rables , et dont plusieurs montent encore à un assez grand nom-
bre de secondes. De plus, à ces tables ainsi corrigées, j'en
ajoute six autres nouvelles, tirées de la théorie, dépendantes
36o SUR LE SYSTEME
d'elemens auxquels Newton n'a point eu égard , et dont la plus
grande monte à près de i' 47 "5 ^^ ^^ moindre à 18". Il faut re-
marquer encore que la méthode que j'ai suivie , me dispense
d'avoir égard aux équations du nœud et à celles de l'inclinaison ,
pour trouver le lieu de la lune réduit à l'écliptique. Il ne faut
qu'ajouter ou retrancher iZ" de la variation dans les octans , et
à proportion dans les autres situations de la lune , et déterminer
ensuite le lieu de cette planète dans l'écliptique , en regardant
l'inclinaison comme constante et le mouvement des nœuds comme
uniforme ; parce que les quantités qu'on trouverait , en ayant
égard aux inégalités de l'inclinaison et du mouvement du nœud ,
se compensent et se détruisent à ces iV près, dont la variation
est augmentée ou diminuée. New^ton semhle avoir aperçu cette
compensation , et en a même fait mention à la fin de la propo-
sition 35 de son troisième livre : mais quoiqu'elle ne soit pas fort
difficile à démontrer, il semble que ce grand géomètre se soit
contenté de l'apercevoir en général. S'il en eût connu et déter-
miné exactement la quantité , comme nous l'avons fait , il eût
épargné quelque travail aux astronomes dans la détermination
du lieu de la lune , dont le calcul est assez composé pour qu'on
cherche tous les moyens de le simplifier.
Cette simplification , dont Tintelligence et l'usage sont extrê-
mement faciles , jointe aux six nouvelles tables dont j'ai parlé ci-
dessus , et que la théorie m'a données , sont l'unique changement
que j'ai cru devoir faire à la forme ordinaire des tables , pour dé-
terminer le lieu de la lune dans l'écliptique.
A l'égard de la latitude de la lune , il est nécessaire pour la
déterminer de connaître les équations du mouvement du nœud
et celles de l'inclinaison , et pour cela il faut d'abord ajouter aux
tables newtoniennes dix nouvelles tables, quatre pour le nœud ,
et six pour l'inclinaison. Les quatre premières montent chacune
à plusieurs minutes; des six autres, à l'exception d'une seule
qu'on peut négliger, la moindre est de 9", et la plus grande est de
3o". A ces dix tables, j'en ajoute encore deux , dont l'une monte à
2' 3o'' pour le nœud , et l'autre à environ 12" pour l'inclinaison.
Ces deux tables viennent d'une circonstance essentielle à laquelle
il ne paraît pas qu'on ait fait jusqu'à présent attention ; c'est
l'action de la lune sur la terre , qui fait changer de position l'or-
bite de la terre elle-même , et qui par conséquent influe aussi ,
du moins indirectement, dans la position de l'orbite de la lune
par rapport à l'écliptique.
A ces différentes recherches , j'en ai ajouté de nouvelles sur
la parallaxe de la lune ; je la trouve dans les moyennes distances
d'environ 10" plus grande qu'elle n'a été déterminée parles
DU MONDE. 36i
meilleures observations. La différence est si petite, eu égard au
degré de précision dont les observations de la parallaxe sont sus-
ceptibles , qu'il est incertain si on doit attribuer cette différence
aux erreurs des observations , ou à l'incertitude des hypothèses
sur lesquelles le calcul est fondé. En effet , ce calcul dépend sur-
tout de deux élémens qui ne sont pas encore l'un et l'autre bien
constatés. Il dépend premièrement de l'action de la lune sur la
terre , puisque cette action , qui tend à rapprocher la terre de la
lune, influe sur la distance de la lune, et par conséquent sur la
parallaxe. Or cette action est proportionnelle à la masse de la
lune , qui n'est peut-être pas encore fixée assez précisément ,
quoique dans mes recherches sur la précession des équinoxes , je
croie en avoir approché de plus près qu'on n'a fait encore, et
l'avoir déterminé par une méthode rigoureuse et géométrique ,
dont l'exactitude ne tient qu'à celle des observations de la nuta-
tion. En second lieu , la parallaxe de la lune dépend du rapport
de la gravitation de la lune vers la terre à la gravitation des corps
terrestres ; rapport qui n'est pas facile à déterminer exactement ,
parce que la quantité précise de la gravitation des corps terrestres
doit varier suivant la figure de la terre et la disposition tant inté-
rieure qu'extérieure de ses parties ; deux objets qui ne sont pas
suffisamment connus.
Quoi qu'il en soit, en attendant que la théorie ou l'observa-
tion , ou l'une et l'autre jointes ensemble, nous donnent sur ce
sujet de nouvelles lumières, j'ai non-seulement augmenté la pa-
rallaxe horizontale de la lune de io'% j'y ai joint deux tables
d'équation d'environ 20" chacune, qui dépendent de la situation
de la lune par rapport au soleil.
Voilà , à l'exception d'un article dont je parlerai plus bas , et
qui mérite un«examen à part , le précis de mes recherches sur la
théorie de la lune. Il est impossible , par une infinité de raisons ,
que les résultats de ces recherches s'accordent exactement avec
ceux qui pourront donner d'autres calculs. Pour n'être point
étonné de cette différence , il suffit de faire attention , non-seu-
nient aux élémens que les différens calculateurs peuvent em-
ployer , et qui pour la plupart n'étant pas fixés dans la der-
nière rigueur , ne sauraient être absolument les mêmes ; mais
encore à la quantité d'équations qu'on peut employer ou négli-
ger , aux parties même qu'on peut employer ou négliger dans les
équations auxquelles on a égard; enfin aux légères erreurs de
toute espèce presque inévitables dans un travail oii il est difficile
et dangereux de se faire aider par personne. Quelque méthode
que l'on suive, il est certain au moins , pourvu qu'on apporte un
peu d'exactitude dans les calculs , que les tables construites uni-
362 SUR LE SYSTÈME
quement sur la théorie différeront toujours assez peu des tables
newtoniennes , dont on a jusqu'ici fait usage, et qui elles-mêmes
ne s'écartent que peu des observations. Ce qui suiilt pour démon-
trer que la gravitation de la lune vers le soleil est la principale
et peut-être l'unique cause sensible des irrégularités de cette pla-
nète , et que si d'autres forces se joignent à celle-là, leur effet, ou
inconnu , ou non calculé jusqu'ici , est infiniment moins consi-
dérable.
Je ne doute point que par la comparaison des différentes tables
que la théorie pourra produire dans la suite , on ne parvienne à
connaître plus exactement les mouveraens de la lune. Mais pour
mettre les astronomes jîIus à portée de juger de l'exactitude de
mes tables , et des corrections qu'il sera à propos de leur faire ,
j'ai construit des tables à part de toutes les différences qui se
trouvent entre les équations de Newton et les miennes , et des
équations qui me sont particulières. Ainsi après avoir calculé le
lieu de la lune par les tables newtoniennes les plus exactes qui
aient été données jusqu'ici , et que je crois être celles des Insti-
tutions astronomiques de Le Monnier , et après avoir pris la difîe-
rence du lieu calculé et du lieu observé, on pourra s'assurer ai-
sément et promptement , si en ayant recours aux tables des dif-
férences , on approchera davantage des observations.
Pour faciliter l'avancement d'une partie aussi importante de
l'astronomie que la théorie de la lune, j'exhorte tous ceux qui
ont calculé ou qui calculeront dans la suite des tables de celte
planète , soit d'après la théorie , soit d'après les observations , à
former de même des tables à part des différences de leurs résul-
tats avec ceux des Institutions astronomiques. Par ce moyen ,
non-seulement on reconnaîtra bientôt quelles seront les tables que
l'on devra préférer aux autres , mais il sera mêmêfacile , avec le
secours des observations, de rendre les différences les moindres
qu'il sera possible , et de perfectionner ainsi de nouveau ces ta-
bles même.
Je n'entrerai point ici sur ces différens objets dans un plus
grand délail que je réserve pour mon ouvrage , et d'après lequel
mon travail doit être jugé par ceux à qui il appartient d'en con-
naître. Mais il est un point important dans la théorie de la lune,
sur lequel je ne puis me dispenser de m'étendre ici , à cause des
discussions géométriques et philosophiques auxquelles il a donné
lieu; c'est le mouvement de l'apogée.
L'apogée de la lune , c'est-à-dire le point ou elle est le plus
éloignée de la terre , n'est pas fixe dans le ciel ; il répond succes-
sivement à différens degrés du zodiaque , et sa révolution , sui-
vant l'ordre des signes, s'achève dans l'espace d'environ neuf
DU MONDE. 363
ans, au boul desquels il revient à peu près au même point d'oii
il était parti.
Si la force qui attire la lune vers la terre était unique , et
qu'elle fut exactement en raison inverse du carré de la dis-
lance , l'apogée serait immobile , puisque la lune décrirait alors
exactement et rigoureusement une ellipse dont la terre occupe-
rait le foyer, comme l'a démontré Newton, et une foule d'au-
teurs après lui. Mais celte force est altérée, et dans sa direction
et dans sa quantité, comme nous l'avons vu plus haut; il n'est
donc pas surprenant qu'il en résulte un mouvement dans l'apo-
gée de la lune.
La première difficulté qui se présente , tombe sur la méthode
par laquelle on doit déterminer ce mouvement. Il semble d'abord
qu'on puisse y parvenir , en se servant à l'ordinaire de méthodes
connues pour la solution des problèmes oii l'on néglige de petites
quantités, c'est-à-dire en employant dans chaque correction une
valeur de plus en plus exacte du rayon vecteur ; mais dès la se-
conde correction , cette méthode introduirait dans la valeur du
rayon vecteur des arcs de cercle qui rendraient cette valeur très-
fautive. II faut convenir pourtant que comme l'orbite de la lune
n'est pas fort excentrique, et que les forces qui l'altèrent ne sont
pas très -considérables, on pourrait se servir de telle méthode
qu'on voudrait pour déterminer cette orbite durant un petit
nombre de révolutions , et qu'en ce cas on parviendrait à dé-
terminer pendant ce même petit nombre de révokitions le mou-
vement de l'apogée , tel que la théorie doit le donner. Mais en
suivant cette route , on ne trouverait pas le mouvement de la
lune pour un nombre de révolutions quelconque , et il serait im-
possible de s'assurer, par la théorie , si le mouvement de celte
planète pendant plusieurs années est tel que l'observent les astro-
nomes. Il est donc nécessaire d'avoir une méthode qui donne le
mouvement de l'apogée de la lune pour tant de temps qu'on
voudra , et c'est en cela que consiste une des principales difil-
cultés qu'on rencontre pour intégrer l'équation de l'orbite. Le
chemin que j'ai pris pour résoudre ce problème est fort sim-
ple ; en vertu de la forme que je donne à l'équation différentielle ,
on trouve par la seule inspection de cette équation , sans le se-
cours d'aucun autre calcul , les différens termes de la sérié que
donne le mouvement de l'apogée.
Mais la nature de cette série même occasione ici une dilRcultx'
nouvelle. Le premier terme de la série ne donne à l'apogée qu'en-
viron la moitié du mouvement réel qu'on trouve par les obser-
vations. Il était naturel de penser que les autres termes de cette
série, pris ensemble , étaient beaucoup plus petits que le premier,
364 SUR LE SYSTÈME
comme il arrive pour l'ordinaire et comme on suppose qu'il doit
arriver dans les problèmes qu'on résout par approximation , en
négligeant de petites quantités. Aussi Euler, Clairaut et moi,
qui travaillions dans le même temps à la théorie de la lune ,
avions trouvé par différentes méthodes que le mouvement de
l'apogée , déterminé par le calcul , était la moitié plus lent que
les astronomes ne l'ont établi. Des géomètres célèbres et des phy-
siciens très-habiles avaient cru pouvoir tirer de là quelques con-
séquences contre la loi de la gravitation en raison inverse du
carré des distances. Pour moi , j'ai toujours pensé qu'il ne fal-
lait pas se déterminer si vite à abandonner cette loi , et cela par
deux raisons que je ne ferai qu'indiquer, les ayant développées
plus au long dans cet ouvrage. La première est fondée sur un
principe qu'il est également dangereux d'employer quand les
phénomènes s'y opposent, et de négliger quand ils ne s'y oppo-
sent pas ; c'est que toute autre loi substituée à la loi du carré ,
ne serait pas aussi simple , puisqu'alors le rapport des attractions
ne dépendrait plus simplement des distances; la seconde, c'est
que la loi substituée ne pourrait servir, comme quelques per-
sonnes l'avaient pensé , à expliquer tout à la fois les phénomènes
de la gravitation, et ceux de l'attraction qu'on reconnaît ou
qu'on suppose entre les corps terrestres. Je croyais donc, sans
rien changer à la loi de la gravitation , qu'il y avait seulement
quelques forces particulières qui s'ajoutaient à celle-là, et sur la
nature desquelles je m'abstins absolument de 2:)rononcer. Newton
en avait d'ailleurs soupçonné de telles , et quoiqu'il n'eût point
fait entrer ces forces dans le calcul du mouvement de l'apogée ,
il était possible qu'elles en produisissent une partie ; c'en était
assez du moins pour susjDendre notre jugement sur ce point.
Enfin, j'avais déjà calculé assez exactement la plupart des autres
inégalités du mouvement de la lune , pour être assuré que ces
inégalités répondaient assez bien aux observations ; j'étais donc
d'autant moins inquiet sur la différence que tous les géomètres
avaient trouvée, entre le mouvement calculé de l'apogée et son
mouvement observé, que le système général du monde ne me
paraissait recevoir par là aucune atteinte.
Clairaut, en calculant plus exactement la série qui donne le
mouvement de l'apogée, s'est aperçu le premier qu'il ne suffisait
pas de s'en tenir au premier terme. A cette importante remar-
que , j'en ajoute une autre qui ne me paraît pas moins essen-
tielle; c'est qu'il ne sufïit pas même de s'en tenir au second terme
de cette série, qu'il faut pousser l'exactitude du calcul jusqu'au
troisième et au quatrième terme ; car c'est le seul moyen de s'as-
surer que la série est assez convergente après son second terme,
DU MONDE. 365
pour que les termes qui sont au-delà des quatre ou cinq premiers
puissent être négligés sans crainte. Il est vrai que la nécessité
d'avoir égard à tous ces termes , engage dans des calculs difficiles
par leur objet et rebutans par leur longueur. Mais on est suffisam-
ment récompensé par le résultat qu'ils donnent, et qui se trouve
tel qu'il doit être pour confirmer entièrement le système de la
gravitation universeile.
Newton, dans la première édition de ses Principes^ en 1687,
dit qu'ayant calculé , d'après les lois de l'attraction , le mouve-
ment de l'apogée , il l'a trouvé assez conforme aux observations.
Mais non-seulement il ne donne pas la méthode qu'il a suivie
pour y parvenir , il avoue même que son calcul est peu exact ,
et que c'est pour cette raison qu'il n'en détaille pas le procédé.
Dans la seconde édition, le scolie, oii se trouve ce que nous ve-
nons de dire, est remplacé par un autre où Newton , négligeant et
oubliant même le premier calcul , ne parle plus dn mouvement
de l'apogée lunaire que d'après les observations. ISIais dans un.
autre endroit de cette seconde édition , ii dit , sans en apporter
de preuves, que l'action du soleil sur la lune, en tant qu'elle
est dirigée vers la terre , est telle qu'il le faut pour donner à l'a-
pogée son mouvement; cependant il esttrès-cer'ain que la par-
tie de l'action du soleil qui est proportionnelle à la distance de la
lune à la terre, et qui, dans les principes de Newton , doit cau-
ser le mouvement de l'apogée, n'est que la moitié de ce qu'elle
doit être pour donner à l'apogée le mou veinent nécessaire. Aussi
un des plus habiles commentateurs de New ton , et le seul même
qui ait entrepris avant ces derniers temps de résoudre la ques-
tion du mouvement de l'apogée, trouve d'abord qu'en considé-
rant seulement la force dont nous venons de parler , le mouve-
ment de l'apogée n'est que la moitié de ce qu'il doit être. Le
même commentateur ayant égard ensuite à l'excentricité de
l'orbite , et à la force entière du soleil qui agit sur la lune dans
le sens du rayon vecteur, trouve par le mouvement de l'apogée
une quantité beaucoup plus rapprochante du mouvement réel.
Mais quand on a traité cette question avec l'exactitude que nous
y avons apportée, et qu'on a examiné attentivement les différens
termes dont la combinaison donne le mouvement de l'apogée ,
on reconnaît aisément combien peu on doit se fier aux calculs
de l'auteur dont nous parlons. Car ce géomètre, dont le travail
montre d'ailleurs beaucoup de sagacité et de connaissance, pa-
rait avoir entièrement négligé deux circonstances essentielles ,
qui influent plus que toutes les autres sur le mouvement de l'apo-
gée, la variation de l'excentricité bien différente de rexcentncité
même, la force perpendiculaire au rayon vecteur, bien différente
I. 24
366 SUR LE SYSTÈME
aussi et bien dislinguëe de celle qui agit dans la direction de ce
rayon. Ces deux observations , indépendamment de plusieurs
autres qu'on y pourrait ajouter, suffiront à ceux qui entendent
et qui ont approfondi ces matières . pour juger que le problème
du mouvement de l'apogée n'a point été suffisamment résolu par
cet auteur, et que le calcul le plus sévère, le plus épineux et le
plus pénible était nécessaire pour décider la question.
Tels sont les principaux objets que j'ai traités dans le premier
livre de cet ouvrage , qui a pour objet la théorie de la lune. L'a-
cadémie de Pétersbourg avait choisi , il y a deux ans , cette théo-
rie pour le sujet du prix qu'elle proposa. Elle insistait surtout
dans son programme sur le problème du mouvement de l'apo-
gée; du reste, cette savante académie observe très-judicieuse-
ment que tout ce qu'on peut exiger de la théorie , c'est qu'elle
conduise à peu près au même résultat que donnent les observa-
tions ; et que d'ailleurs c'est au temps seul à assurer la valeur
exacte des équations qu'on trouve par le calcul , ou à faire con-
naître ce qui manque à cette valeur. Je croyais donc avoir rem-
pli , autant qu'il m'était possible, les principales vues de l'acadé-
mie de Pétersbourg. Mais quelques raisons particulières m'ayant
empêché de concourir , je me suis contenté de remettre ma Théo-
rie de la lune entre les mains du secrétaire de l'Académie des
sciences, près de neuf mois (i) avant le jugement de l'académie
de Pétersbourg, et long-temps avant qu'aucun ouvrage sur la
théorie de la lune eut été mis au jour. Les additions dont j'ai
enrichi cette théorie sont désignées avec soin ; c'est une précau-
tion que j'ai cru devoir prendre pour distinguer ce qui était fait,
il y a près de trois ans , de ce qui a été fait depuis. Cependant ,
pour peu qu'on examine ces additions , on verra facilement que ce
qui a été publié sur la lune, malgré tout le cas que j'en fais, et
qu'on en doit faire , n'a pu m'étre absolument d'aucun secours.
En rendant justice , comme je le dois , aux talens et à la sagacité
des savans géomètres qui ont traité en même temps que moi cette
importante matière , il doit m'étre permis de me conserver aussi
la possession de ce qui peut m'appartenir.
Les inégalités qu'on observe dans le mouvement de la terre
sont l'objet du premier chapitre du second livre ; elles sont beau-
coup moins sensibles que celles de la lune. Ce n'est même que
depuis un assez petit nombre d'années qu'on a remarqué ces iné-
f^alités. Deux causes peuvent concourir pour les produire; l'ac- '
lion de la lune sur la terre , et celle des planètes tant supérieure*
(i) Le lo janvier 1752.
DU MONDE. 367
qu'inférieures. Il est nécessaire d'examiner d'abord quelle peut
être l'action de la lune seule.
Ce problème, outre les difficultés analytiques, en renferme
d'une autjre espèce ; car il demande qu'on connaisse la'parallaxe
du soleil et la masse de la lune, deux quantités jusqu'ici assez
peu connues , parce que la détermination en est très-délicate ,
une légère erreur dans l'observation en produisant une fort
grande dans le résultat qui donne la valeur de ces quantités.
INéanmoins, en prenant la parallaxe du soleil à peu près telle
que l'ont établie les astronomes les plus exacts , et en supposant la
masse de la lune telle que je l'ai tix)uvée dans mes recherrlies sur
la précession des équinoxes, on parvient à une équation d'envi-
ron 11", tantôt ad'litive et tantôt soustractive , qui dépeud de la
distance du lieu de la lune à celui du soleil. On trouve une équa-
tion à peu près semblable pour le mouvement en latitude que la
terre, ou, ce qui revient au même, le soleil doit recevoir par
l'action de la Inné; car il est évident que l'orbite de la lune n'é-
tant pas exactement dans le même plan que l'orbite de la terre ,
l'action que la lune exerce sur la terre doit donner ;, celle-ci un
mouvement de libration , tantôt au-dessus, tantôt au-dessous du
plan de l'écliptitjue.
Soit que ces variations aient une valeur moindre que nous ne
l'avons déterminée, soit que les astronomes n'aient pas apporté,
pour les observer, toute l'attention nécessaire, elles paraissent
jusqu'à présent avoir échappé à leurs recliercnes. Pour les euf^a-
ger à s'y rendre encore plus attentifs , s'il est possible , j'ai donné
une méthode assez facile , par laquelle on ])eut assigner ces iné-
galités en observant la déclinaison et l'ascension droite du soleil.
A l'égard des autres inégalités du mouvement de la terre, iné-
galités qui font varier l'équation du centre de près d'une minute,
et qui ne dépendent point de la situation de la lune par rapport
à la terre , ou qui du moins n'en dépendent pas unfquement ,
sera-ce à l'action de la lune ou à celle des planètes premières,
comme de Jupiter, qu'il faudra les attribuer? Il ne paraît pas
d'abord vraisemblable qu'aucune des inégalités causées par l'ac-
tion de la lune puisse aller jusqu'à près d'une minute, puisque
les premières inégalités qu'on découvre , et qui |)araisssent devoir
être les plus considérables , ne montent qu'à quelques secondes.
D'un autre côté, pour peu qu'on examine l'équation du problème,
et qu'en général on soit exercé à ces sortes de questions , il ne pa-
raît pas impossible qu'un second calcul, plus exact que le pre-
mier, ne donne des inégalités plus considérables. En etlet , on
trouve d'abord par ce second cah ul certains ternie-^ qui , par les
coèljftciens dont ils sont affectés , semblent devoir donner des équa-
368 SUR LE SYSTÈME
tions plus grandes que les premières. Mais en examinant cette'
analyse de plus près , on s'aperçoit bientôt que ces termes sont
détruits , ou entièrement , ou presque entièrement par d'autres ,
et ne laissent qu'un résultat ou nul , ou fort petit. Néajiraoins la
nature de ces questions est si compliquée par les différentes sortes
d'élémens qui y entrent , et si propre à tromper le plus habile
calculateur, qu'on aurait besoin d'une analyse encore plus exacte,
pour s'assurer si les inégalités dont il s'agit sont produites ou non
par la lune. Heureusement je crois avoir trouvé moyen de déci-
der cette question sans aucun calcul , par une synthèse fort
simple. Celte synthèse fait voir, non-seulement que le centre de
gravité de la terre et de la lune décrit autour du soleil une ellipse
suivant la loi de Kepler, comme Newton l'a avancé sans démons-
tration, mais encore que les forces perturbatrices qui agissent sur
ce centre de gravité jDour altérer son mouvement dans cette el-
lipse , sont d'une petitesse si excessive , que leur effet paraît de-
voir absolument échapper aux observations et aux calculs ; d'où
il résulte en premier lieu que l'inégalité de ii", dont il a été
parlé plus haut, et qui peut-être est encore plus petite , est la plus
considérable de toutes celles que l'action de la lune peut produire
dans le mouvement de la terre ; en second lieu , que les inégali-
tés , remarquées par les astronomes dans le mouvement de la
terre , sont l'effet de l'action des autres planètes; et ce qui le
confirme , c'est que Jupiter n'est guère plus éloigné de la terre
que de Saturne, et qu'il dérange sensiblement le mouvement de
cette dernière planète.
Newton , dans ses Principes , avait déjà remarqué en général
que l'action de Jupiter sur Saturne peut produire un effet qui
n'est pas à négliger ; mais ce n'est que depuis peu d'années qu'on
a recherché avec soin les inégalités du mouvement de Saturne.
Euler, dans une excellente pièce sur ce sujet, qui remporta le
prixde l'itcadémie, en 1748, a déterminé parla théorie plusieurs
de ses inégalités. Le mouvement de Jupiter étant à celui de Sa-
turne dans un rapport qui n'est ni fort différent ni fort appro-
chant de l'unité, savoir, dans celui de 5 à 2, la recherche des iné-
galités de Saturne n'est pas sujette, à certains égards, aux mêmes
difficultés que celle des inégalités de la lune ; car on n'y rencontre
pas, du moins aussi fréquemment, de ces termes dont les coëffi-
ciens deviennent par l'intégration beaucoup plus grands qu'ils n'é-
taient dans la différentielle , et ne doivent pas par conséquent être
négligés, quoique d'abord ils semblent devoir l'être. Mais à la place
de ces difficultés, il s'en présente d'autres qui ne sont guère moin-
dres , par la nature et le peu de convergence des sérieâ qui expri-
ment les forces perturbatrices. Heureusement Eulçr a remarqué
Ï)U MONi)Ë. 36g
^{Liê ces séries devenaient très-convergentes par l'intégration , et
il a donné une méthode particulière pour en trouver les premiers
et principaux termes. Je trouve aussi ces mêmes termes par une
route différente , et que je crois assez simple; c'est aux savans à
juger laquelle des deux réunit le plus d'avantages. J'ai aussi tâché
de faire sentir pourquoi Euler a rencontré des arcs de cercles dans
l'expression du rayon de l'orbite de Saturne , comment on pour-
rait se débarrasser de ces arcs, et parvenir ainsi à rendre raison
de l'inégalité séculaire qu'on observe dans le mouvement de Sa-
turne. J'ai rendu compte de cette inégalité, ainsi que de plu-
sieurs autres , sur la quantité desquelles les astronomes sont ou
ne sont pas d'accord. A ce détail historique et astronomique,
j'ai joint une méthode pour déterminer le mouvement des nœuds
et la variation d'inclinaison de l'orbite des planètes premières ,
en la rapportant , non à l'orbite des planètes dont l'action trouble
leurs mouvemens , mais , ce que personne n'avait encore fait ,
au plan de l'écliptique , ou plutôt au plan fixe et immobile qui
la représente. Il resterait à tirer de ces différentes méthodes la
valeur des inégalités de Saturne, pour la comparer avec celle
que donnent les observations , ou peut-être même pour y sup-
pléer , les observations de Saturne depuis deux siècles n'ayant
été ni toutes exactes , ni assez nombreuses. Mais le travail con-
sidérable que demandent ces recherches , et des occupations
d'un autre genre auxquelles des circonstances imprévues m'ont
obligé , me forcent de remettre ces opérations à un autre temps.
Non-seulement les planètes agissent les unes sur les autres, et
altèrent par ce moyen leurs mouvemens ; elles agissent encore,
suivant Newton , sur le soleil , qui par ce moyen n'est pas im-
mobile dans l'espace absolu. Il est vrai que le mouvement du
soleil importe peu aux astronomes ; premièrement , parce que
ce mouvement est très-peu considérable par rapport à celui des
planètes ; et de plus , parce que les astronomes n'observent et
n'ont besoin d'observer que le mouvement relatif des planètes
par rapport au soleil considéré comme immobile , soit qu'en effet
cet astre ait du mouvement , ou qu'il n'en ait pas. Néanmoins
il m'a paru à propos de traiter cette question dans un ouvrage
oii je discute les principaux points du s^^stème du monde. D'ail-
leurs celte recherche ne sera peut-être pas tout-à-fait inutile
pour connaître le mouvement de certaines étoiles dans lesquelles
on observe des aberrations particulières , occasionées peut-être
par l'action de quelque planète qui tourne autour d'elles. J'ai
donc déterminé le mouvement du soleil en embrassant d'abord
la question dans toute sa généralité ; puis en la simplifiant par
degrés , je suis parvenu à une méthode fort facile , par laquelle^
370 SUR LE SYSTÈME
on trouve à très-peu près le lieu de cet astre clans un tenip**
quelconque.
Ces recherches sont, suivies de quelques remarques nouvelles
sur le problème îles trois corps, sur les diiîérens moyens qu'on
petit employer pour le résoudre , et sur certaines difficultés ana-
lytiques relatives à ce problème. Je souhaite que ces remarques,
dans lesquelles j'ai été le plus court qu'il m'a été possible , pa-
raissent dignes de quelque attention au"s géomètres.
Dans le dernier chapitre du second livre, j'applique la solu-
tion générale du problème des trois corps au mouvement d'un
projectile sollicité par des forces quelconques , et mû dans un
mouvement résistant. Quoique cette matière ait déjà été traitée
avec grand soin par de très-savans hommes , j'ai tâché de me
renfermer ici dans des recherches absolument nouvelles , et
aux nielles peut-être les méthodes connues ne s'appliqueraient
qu'avec difficulté. Si l'espace danslequel lesplauètes se meuvent
n'est pas absolument vide , comme il est permis de le croire, nos
remarques sur le mouvement d'une planète , dans une orbite
peu excentrique et dans un milieu résistant , pourront avoir
leur application. Je n'entre point sur cela dans un plus grand
détail , et je renvoie mes lecteurs à l'endroit de înon ouvrage où
cette matière est traitée»
Le troisième livre est destiné à la discussion de différens
autres points du système du monde. Il commence par de nou-
velles réflexions sur la précession des équinoxes , sur les deux
solutions que j'ai données de ce problème , sur la route que j'ai
suivie dans la première de ces solutions , sur la nécessité dont
elle est pour assurer l'exactitude de la seconde, sur les méthodes
fautives qu'on pourrait employer pour traiter cette question ,
sur les conséquences qu'on peut tirer de ma théorie par rapport
à la figure de la terre et à la masse de la lune , sur l'influence
que l'action des autres planètes peut avoir dans cette précession,
enfin sur la manière de calculer les variations des étoiles en dé-
clinaison et en ascension droite qui résultent du mouvement de
l'axe de la terre.
Ces différentes recherches sont suivies de plusieurs autres que
je n'ai pas cru moins nécessaires. Elles ont pour objet le mouve-
ment que l'action du soleil peut produire dans l'axe de la lune
considérée comme un sphéroïde , la libralion de cette planète ,
sa figiire , la rotation des planètes sur leur axe , celle de la lune
en particulier , et l'insuffisance des raisons par lesquelles quel-
ques savans ont prétendu expliquer pourquoi cet astre nous
montre toujours à peu près la même face. Je me contente d'ia-
DU MONDE. 37t
(tiquer en général ces diflerens objets , les bornes et la nature de
ce discours. ne me permettant pas d'en parler ici plus au long.
Enfin le dernier chapitre de cet ouvrage roule sur la figure
de la terre. Ce sujet , déjà savamment et profondément discuté
par plusieurs géomètres, est envisagé ici sous un point de vue
plus étendu. Après quelques observations préliminaires sur la
parallaxe de la lune , la terre étant considérée comme un sphé-
roïde , et sur la manière de déterminer la figure delà terre, par
la mesure de plusieurs degrés de méridien , sans s'asujétir d'ail-
leurs à aucune hypothèse, je viens à des recherches mécaniques
sur cette figure même. Par une route assez singulière et entiè-
rement nouvelle , je détermine l'attraction d'un sphéroïde quel-
conque, sans supposer, comme on l'a fait jusqu'à présent , que
cç sphéroïde soit elliptique , mais seulement qu'il soit peu diffé-
rent d'un cercle. Je vais voir ensuite comment cette théorie peut
être appliquée à la recherche de la figure de la terre. Il y a lieu
de croire que ces remarques, jointes à celles que j'ai données
sur les lois hydrostatiques d'où dépend ce problème , pourront
conduire à un nouveau traité sur cette importante question ,
plus général , ce me semble , et moins hypothétique que ceux
qui ont paru jusqu'à présent, quelque estime que l'on doive faire
d'ailleurs de ces excellens ouvrages.
Tels sont les principaux objets traités dans ce livre auquel je
travaille depuis plusieurs années, et que divers obstacles m'ont
empêché de publier plus tôt. Je ne doute point que les différentes
matières que j'y ai discutées ne puissent être encore plus exac-
tement et plus utilement approfondies ; il n'en est même presque
aucune sur laquelle je ne sente que je pourrais moi-même aller
plus loin avec le temps et de nouvelles recherches. Je connais
les engagemens que cet ouvrage m'impose , et je leur consa-
crerai avec autant d'ardeur que de scrupule tous les. moraens
que pourront me laisser mes autres occupations. C'est à quoi je
suis d'autant plus disposé , que je crois avoir développé dans ce
traité la partie la plus difilcile des principales questions qui re-
gardent le système du monde, c'est-à-dire avoir donné le moyen
de les résoudre. L'espérance que ces méthodes pourront être de
quelque secours pour ceux qui travaillent à l'avancement de
l'astronomie-physique , est le principal motif qui m'a engagé
à publier cet ouvrage. De tous ceux que j'ai donnés jusqu'ici au
public , il n'en e^t point qui m'ait coûté plus de temps et de
travail. J'en serais suilisarament récompensé , quand il ne servi-
rait qu.'à en produire de meilleurs.
Il ne me reste plus qu'à faire quelques réflexions sur le système
372 SUR LE SYSTEME
îiewtonien, qui est la base de toutes mes recherclies. J'ai exposé
ailleurs ce qu'il me semble qu'on doit penser de ce système ,
des applications qu'on en a faites , et de l'extension plus ou
moins grande qu'on lui a donnée. A ces réflexions , auxquelles
je renvoie le lecteur, j'ajouterai les suivantes.
Les observations astronomiques démontrent que les planètes
se meuvent, ou dans le vide, ou au moins dans un milieu fort
rare, ou enfin, comme l'ont prétendu quelques philosophes, dans
un milieu fort dense qui ne résiste pas , ce qui serait néanmoins
plus difficile à concevoir que l'attraction même ; mais quelque
parti qu'on prenne sur la matière du milieu dans lequel les pla-
nètes se meuvent , la loi de Kepler démontre au moins qu'elles
tendent vers le soleil ; ainsi la gravitation des planètes vers le
soleil , quelle qu'en soit la cause , est un fait qu'on doit regarder
comme démontré, ou rien ne l'est en physique.
La gravitation des planètes secondaires ou satellites vers leurs
planètes principales , est un second fait évident et démontré par
les mêmes raisons et par les mêmes faits.
Les preuves de la gravitation des planètes principales' vers
leurs satellites ne sont pas en aussi grand nombre, mais elles
suffisent cependant pour nous faire reconnaître cette gravitation.
Les phénomènes du flux et reflux de la mer , et surtout la
théorie de la nutation de l'axe de la terre et de la précession des
équinoxes , si bien d'accord avec les observations , prouvent in-
vinciblement que la terre tend vers la lune. Nous n'avons pas de
semblables preuves pour les satellites. Mais l'analogie seule ne
suffit-elle pas pour nous faire conclure que l'action entre les
planètes et leurs satellites est réciproque? Je. n'ignore pas l'abus
que l'on peut faire de cette manière de raisonner pour tirer en
physique des conclusions trop générales ; mais il me semble ,
ou qu'il faut absolument renoncer à l'analogie , ou que tout
concourt ici pour nous engager à en faire usage.
Si l'action est réciproque entre chaque planète et ses satellites,
elle ne paraît pas l'être moins entre les planètes premières. In-
dépendamment des raisons tirées de l'analogie , qui ant à la
vérité moins de force ici que dans le cas précédent, mais qui
pourtant en ont encore , il est certain que Saturne éprouve dans
son mouvement des variations sensibles , et il est fort vraisem-
blable que Jupiter est la principale cause de ces variations. Le
temps seul , il est vrai , pourra nous éclairer pleinement sur ce
point , les géomètres et les astronomes n'ayant encore , ni des
observations assez complètes sur les mouvemens de Saturne , ni
une théorie assez exacte des dérangemens que Jupiler lui cause.
Mais il y abeaucoup d'apparence que Jupiter, qui est sans corn-
DU MONDE. >3
pnrnison la plus grosse de toutes les planètes , et la plus prodie
<ie Satrrne, entre au moins pour beaucoup clans la cause de
ces de'rangemens. Je dis poiii' beaucoup , et non pour tout ; car
outre une cause dont nous parlerons bientôt , l'action des cinq
satellites de Saturne pourrait encore produire quelque déran-
gement dans cette planète ; et peut-être sera-t-il nécessaire
d'avoir égard à l'action des satellites pour déterminer entièrement
et avec exactitude toutes les inégalités du mouvement de Sa-
turne, aussi bien que celles de Jupiter.
Si les satellites agissent sur les planètes principales , et si
celles-ci agissent les unes sur les autres, elles agissent donc aussi
sur le soleil : c'est une conséquence assez naturelle. Mais jusqu'ici
les faits nous manquent encore pour la vérifier. Le moyen le
plus infaillible de décider cette question , est d'examiner les
i^»iégalités de Saturne. Car si Jupiter agit sur le soleil en même
temps que sur Saturne , il est nécessaire de transporter à Saturne,
en sens contraire , l'action de Jupiter sur le soleil, pour avoir
le mouvement de Saturne par rapport à cet astre ; et entre
autres inégalités, cette action doit produire dans le mouvement
de Saturne une variation proportionnelle au sinus de la distance
entre le lieu de Jupiter et celui de Saturne. C'est aux astronomes
à s'assurer si cette variation existe , et si elle est telle que la
théorie la donne.
On peut voir par ce détail quels sont les différens degrés de
certitude que nous avons jusqu'ici sur les ])rincipaux points du
système de l'attraction , et quelle nuance , pour ainsi dire , ob-
servent ces degrés. Ce sera la même chose quand on voudra
transporter le système général de l'attraction des corps célestes à
l'attraction des corps terrestres ou sublunaires. Nous remarque-
rons en premier lieu que cette attraction ou gravitation générale
s'y manifeste moins en détail dans toutes les parties de la ma-
tière , qu'elle ne fait pour ainsi dire en total dans les différens
globes qui composent le système du monde : nous remarquerons,
de plus , qu'elle se manifeste dans quelques uns des corps qui
nous environnent plus que dans les autres ; qu'elle paraît agir ici
par impulsion, là par une mécanique inconnue : ici suivant une
loi, là suivant une autre ; enfin pins nous généraliserons et nous
étendrons en quelque manière la gravitation, plus ses effets nous
paraîtront variés , et plus nous la trouverons obscure , et en
quelque manière informe dans les phénomènes qui en résultent,
ou que nous lui attribuons. Soyons donc très-réservés sur cette
généralisation , aussi bien que sur la nature de la force qui
produit la gravitation des planètes; reconnaissons seulement que
les effets de cette force n'ont pu se réduire - du moins jusqu'ici.
374 SUP^ LE SYSTÈME
à aucune des lois connues de la mécanique ; n'emprisonnons
point la nature dans les limites étroites de notre intelligence ;
approfondissons assez l'idée que nous avons de la matière pour
être circonspects sur les propriétés que nous lui attribuons ou
que nous lui refusons ; et n'imitons pas le grand nombre des
philosophes modernes, qui, en affectant un doute raisonné sur les
objets qui les intéressent le plus, semblent vouloir se dédom-
mager de ce doute par des assertions prématurées sur les questions
qui les touchent le moins.
Nous finirons ce discours par une observation que nous ne
pouvons refuser à la vérité. Qu'on examine avec attention ce qui
a été fait depuis quelques années par les plus habiles mathéma-
ticiens sur le système du monde, on conviendra, sans aucune
. peine, que l'astronomie-physique est aujourd'hui plus redevable
aux Français qu'à aucune autre nation. Quelle autre , en effet,
pourrait produire autant de titres? les voyages au nord , au sud
et au cap de Bonne-Espérance pour connaître la figure de la
terre et pour résoudre d'autres questions importantes, le travail
assidu et délicat de Le Monnier pour déterminer les mouvemens
de la lune, les savantes et utiles recherches de Maupertuis,
Bouguer et Clairaut? me sera-t-il permis de joindre à cette énu-
inération deux de mes ouvrages , que je n'aurais pas la pré-
somption de nommer , s'ils n'avaient eu l'avantage d'élre honorés
par les suffrages les plus illustres , mon Essai sur la cause géné-
rale des Dents, et mes Recherches sur la précession des équi—
noxes , problème que je crois avoir le premier résolu? Je ne
parle point ici du traité que je publie aujourd'hui , dont il ne
m'appartient ni de fixer le sort, ni d'apprécier le mérite. Mais
indépendamment de mon travail, et quelque jugement qu'on en
porte, on ne pourra disconvenir, ce me semble, que le système
newtonien ne doive principalement à l'Académie des sciences
de Paris les fondemens nombreux et inébranlables sur lesquels
il va être appuyé désormais. Il est vrai qu'en mathématique,
toutes choses d'ailleurs égales, chaque siècle doit l'emporter sur
celui qui le précède, parce qu'en profitant des lumières qu'il
en a reçues, il y ajoute encore; mais on n'en doit pas moins de
justice à ceux qui savent le mieux profiter de ces lumières, et
les étendre davantage. S'il y a un cas dans lequel la prévention
nationale soit permise , ou plutôt dans lequel cette prévention
ne puisse avoir lieu , c'est lorsqu'il s'agit de découvertes pure-
ment géométriques, dont la réalité ni la propriété ne peuvent
être contestées , et dont le fruit appartient d'ailleurs à tout
l'univers. Ainsi notre nation , que certains savans étrangers , et
peut-être même quelques Français , semblent prendre à tâche de
DU MONDE. 375
rabaisser, ne pourrail-elle pas s'r-ippliffuer avf c raison ce qu'un
écrivain éloquent et philosophe a dit de son siècle, qui à plusieurs
éyards ressemblait assez au nôtre? Nec omnia apiid prioves
meliores , sed noslra auoque œtas qiiœdam artinm et laudis
imitamenta posteris tulit.
Maigre tous mes efforts pour remplir avec soin les diiTcVeus
objets que je rae suis proposés, je suis bien éloigné de croire les
avoir épuisés. Convaincu des diîllcultés et de l'étendue de la
maliere, j'ai espéré aller plus loin avec le temps et de nouvelles
recherches sur les tables de la lune et la figure de la terre.
Il en est , à ce que je crois , des tables de la lune , et en général
de toutes les tab'es astronomiques , comme des catalogues
d'étoiles, qu'il vaut mienx s'appliquer à corriger que de cher-
cher à en publier de nouveaux, la multitude des catalogues et des
tables n'étant propre qu'à fatiguer dans l'étude de l'astronomie
lorsqu'il est question de les comparer et de découvrir la cause
de leurs différences. Ainsi sans prétendre rien diminuer du mé-
rite des différentes tables de la lune , que plusieurs célèbres
géomètres ont publiées depuis quelques années , j'ai cru qu'il
serait du moins aussi utile de s'appliquer à perfectionner les tables
de cette planète dont les astronoîoes font le plus communément
et le plus anciennement usage , comme avait déjà fait Flamsteed
sur celles d'Horoxius , les meilleures qu'on eût publiées de son
temps. Les tables de la lune , dont on se sert le plus aujourd'hui,
sont celles que Halley a construites sur la théorie de Newton ,
et que Le Monnier a perfectionnées depuis dans ses Institutions
astronomiques , soit en augmentant d'une minute le mouvement
moyen, soit en perfectionnant ou ajoutant quelques équations.
La forme de ces tables est familière aux astronomes qui doivent
par cette raison s'en détacher difficilement ; de plus , elles ne
demandent qu'un assez petit nombre d'opérations ; enfin la
quantité la plus grande d'erreur qui peut en résulter, est bien
constatée par le grand nombre d'observations auxquelles on les a
comparées jusqu'ici : espèce d'avantage qu'on ne peut se pro-
mettre que d'une comparaison longue et assidue. On avait cru
long-temps que les premières tables dressées sur la théorie de
Newton , ue s'écartaient des observations que de deux minutes ;
ce n'a été qu'après plusieurs années qu'on s'est aperçu que l'er-
reur montait quelquefois à 5', quoiqu'à la vérité très-rarement.
Il me semble donc que le moyen le plus efficace et le plus
prompt de contribuer à la perfection des tables de la lune, c'est
de s'attacher à corriger , soit par la théorie , soit par l'observa-
tion , les tables des Institutions astronomiques. Je dis soit par la
théoi'ie , soit par l'observation; car elles ont besoin l'une de
3;6 SUR LE SYSTEME
Tautre, et doivent s'aider mutuellement sur ce point. Les cal-
culs analytiques des raouvemens de la lune ont sans doute été
portés à un assez grand degré de précision pour nous convaincre
(jue l'attraction newtonienne est en effet la vraie cause des inéga-
lités qu'on observe dans le mouvement de cette planète , ou du
moins que si d'autres causes se joignent à celle-là , leur effet est
incomparablement moindre , et n'est pas même jusqu'ici cons-
taté par les phénomènes ; mais les calculs analytiques n'ont pas
encore été poussés assez loin , et ne le seront peut-être de long-
temps assez pour répondre parfaitement aux observations astro-
nomiques. J'en ai dit la raison ailleurs. C'est donc en joignant
l'observation à la théorie qu'on peut espérer de perfectionner
les tables de la lune. Voyons d'abord ce que la théorie peut nous
donner de lumières sur cet objet.
Elle doit , si je ne me trompe , se borner ou du moins s'ap-
pliquer principalement à marquer les différences entre les équa-
tions que fournit le calcul analytique , et celles qui résultent
des tables dont les astronomes font usage. C'e^t ce que j'avais
déjà fait dans la première partie de ces recherches par des tables
particulières. Mais ayant depuis trouvé moyen de perfectionner
ces mêmes tables, soit en leur donnant à certains égards quelques
degrés d'exactitude de plus, soit en rendant leur usage plus fa-
cile , plus abrégé et plus commode , j'ai publié séparément au
commencement de cette année lySô , mes nouvelles tables de
correction , en y joignant un exemple de la manière dont on
doit s'en servir, et en invitant les astronomes à les comparer aux
observations pour s'assurer si les corrections que je propose doi-
vent être admises. Mes invitations n'ont pas été tout-à-fait in-
fructueuses ; et M. Pingre , associé libre de l'Académie des
sciences , m'a appris qu'ayant fait quelquefois usage de ces cor-
rections , il avait trouvé le lieu de la lune à une demi-minute
près , et plus exactement que par les tables ordinaires. Je sens
qu'une longue suite d'obervations peut seule assurer ou enlever
cet avantage à mes tables, et je prie de nouveau les astronomes
de vouloir bien donner quelques moraens à cette comparaison
qui ne demande qu'un calcul très-court et très-facile.
A la tête de mes nouvelles tables j'avais promis d'expliquer
ailleurs, plus au long, les raisons pour lesquelles je les ai rendues
à certains égards un peu différentes de celles que j'avais déjà
mises au jour.
ïl serait , ce me semble , fort à souhaiter que tous les géomètres
et les astronomes qui nous ont donné dans ces derniers temps
des tables de la lune , eussent ainsi que moi pris la peine de
marquer la différence entre leurs tables et celles des Institutions,
DU MONDE. 377
et d'en dresser des tables séparées. Par là on serait à jiortëe de
démêler plus promptement les corrections qui approcheraient le
plus de la vérité. Cet examen serait d'autant plus nécessaire ,
que ces corrections ne seraient pas toujours d'accord entre elles,
comme on le peut voir par la différence qui se trouve entre les
équations principales des diverses tables de la lune publiées jus-
qu'ici. J'ai mis sous les yeux cette différence dans le chapitre
second. Elle est assez grande par rapport au calcul du lieu de la
lune , pour faire varier sensiblement les résultats ; mais elle est
en même temps assez petite pour qu'elle ne doive point étonner
ceux qui ont approfondi la matière ; ils ont dû voir que cette
variété de résultats peut et doit provenir d'un grand nombre de
causes , entre autres de la quantité et de la diversité des élémens
qu'on emploie , de la nature et du nombre plus ou moins grand
des équations et des quantités qu'on néglige. Aussi les équations
particulières trouvées par différentes théories , peuvent-elles
s'éloigner quelquefois les unes des autres de deux minutes et
davantage. C'est ce qu'on remarque surtout dans les deux équa-
tions de la lune qui sont les plus considérables après l'équation
du centre ; la première appelée variation , est proportionnelle
au sinus du double de la distance de la lune au soleil , et la se-
conde appelée par quelques uns é^'ection , est proportionnelle
au sinus du double de cette même distance , moins l'anomalie
moyenne de la lune. La première de ces deux équations selon
mon calcul est d'environ 2' et demie plus petite que celle des
Institutions astronoiniques , et la seconde , qui est de signe
contraire à la première, est de 1' 18" plus grande que dans les
tables des Institutions , et de 2' plus* grande que dans d'autres
tables ; ainsi quand la lune se trouve périgée et dans les octans ,
le lieu de cette planète , toutes choses d'ailleurs égales , doit se
trouver plus avancé ou plus reculé de 4' P^ï" ïios tables que par
celles des Institutions : il est vraf que les autres équations n^étant
pas absolument les mêmes de part et d'autre , elles pourront
souvent influer sur cette différence de 4' 5 de manière à la rendre
moins sensible , mais il paraît difficile qu'elle soit anéantie ou
extrêmement diminuée dans tous les cas ; c'est pourquoi plusieurs
observations de la lune périgée et dans les octans , décideront
infailliblement des équations que l'on doit préférer. J'ai tout
lieu de croire que la variation est en effet plus petite que les as-
tronomes ne l'ont établie jusqu'ici. Elles sont principalement
fondées sur la considération suivante. L'équation proportionnelle
au sinus du double de la distance de la lune au soleil , équation
que les astronomes ont nommée variation, et qu'ils ont jusqu'à
présent regardée comme absolument indépendante de l'équation
378 SUR LE SYSTÈME
du centre , renferme une petite partie d'environ 5', qui dépend
de l'équation du centre et de la variation de l'excentricité : il est
donctrès-possibleque quand les astronomes ont fixé d'aprèsTyclio
la variation à 35' , en croyant distinguer et séparer absolument
cette équation de celle du centre , l'équation du centre influât
encore jusqu'à un certain point sur celle-ci ; en sorte que la
partie de la variation , qui est indépendante de l'équation du
centre , fût réellement un peu plus petite que 35' ; auquel cas
notre calcul s'accorderait avec les observations.
La réunion que j'ai faite sous un même point de vue , des
principaux résultats des différentes tables , m'a naturellement
conduit à quelques réflexions sur la comparaison que l'on a faite
de ces tables avec les observations.
Quoique je sois bien éloigné de donner l'exclusion à aucune
des tables modernes , tout mis en balance néanmoins, les tables
des Institutions astronomiques sont celles dont l'accord avec les
observations me paraît jusqu'ici le plu^ constaté , et cette raison
m'engage à leur donner là préférence. Ce n'est pas ([ue d'autres
astronomes ne prétendent leurs tables plus exactes ; celui d'entre
eux qui se flatte d'avoir le plus approché de la vérité est Mayer ,
de la société royale de Gottingen ; m.'.is je n'ai point dissimulé
les raisons assez fortes que l'on peut avoir de suspendre encore
son jugement sur l'exactitude de ces tables.
Peut-être en augmentant de nouveau dans les tablas des
Institutions le mouvement moyen de la lune , et en applic-uant
les corrections que j'ai proposées , on pourra parvenir à leur
donner encore plus de précision ; j'attends sur ce point la dé-
cision des astronomes , et je me borne à les avertir que j'ai cal-
culé ces corrections uniquement swr la théorie , sans les comparer
à aucune observation , et à plus forte raison sans chercher à les
faire cadrer avec les observations que je pouvais leur comparer;
espèce de petite supercherie , qu'il est toujours ai-é de mettre
en usage , soit en altérant le mouvement moyen en excès ou en
défaut pour diminuer les plus grandes erreurs, soit en altérant
les équations qui paraissent produire le plus de différence entre
le lieu calculé et le lieu observé.
J'avouerai de plus , car les connaissances que je crois avoir
acquises en cette matière m'ont appris à ne rien hasarder , que
si on remarquait un singulier accord entre les observations et
des tables uniquement tirées de la théorie , cet accord serait à
plusieurs égards l'effet d'un hasard heureux, tant il paraît diffi-
cile de porter les tables par le moyen de la théorie seule au degré
de précision que l'astronomie peut exiger.
On trouvera, sans doute , un avantage plus réel dans les ob-
DU MONDE. 379
servations jointes à la théorie , et c'est pour cette raison que j'ai
cru devoir envisager d'une manière particulière et détaillée, les
secours que les astronomes peuvent se procurer de ce côté-là ;
mais avant que de perfectionner les tables par ce moyen , je fais
voir qu'en les laissant înéme dans l'état oii elles sont , on peut
les simplifier sans les rendre moins exactes et sans en changer
la forme; qu'on peut s'épargner cinq opérations dans la réduc-
tion du lieu de la lune à l'écliplique , et deux dans le calcul de
la latitude.
Les secours que les observations fournissent pour la correction
des tables , sont de deux espèces ; ils peuvent se tirer ou immé-
diatement et directement des observations mêmes, en détermi-
nant par les observations des coëtUciens des équations lunaires;
ou de la période de Hallej , en cherchant par le moyen de cette
période l'erreur des tables. Ces deux points méritent quelque
discussion.
II semble d'abord qu'on ne puisse qu'avec un travail immense,
déterminer d'après les observations les coëfficiens des équations
lunaires , à cause du grand nombre d'équations algébriques
qu'il faudrait résoudre , et du grand nombre de quantités diffé-
rentes qui entreraient dans ces équations. Biais on vient à bout
d'abréger beaucoup ce calcul , en remarquant que les coëfTiciens
de ces équations n'influent en aucune manière sur le lieu de la
lune, lorsque les argumens correspondans sont nuls ; en sorte que
si on choisit artistement et dans les circonstances que j'indique,
des positions de la lune ou plusieurs de ces argumens soient nuls
en même temps , tandis que d'autres ne le sont pas , on aura
assez peu d'inconnues à déterminer à la fois , et des équations
assez peu compliquées à résoudre ; cependant , conime il arrive
rarement que plusieurs de ces argumens soient nuls à la fois,
il arrive aussi très-rarement qu'on puisse regarder les équations
qui leur répondent comme absolument nulles ; ainsi la méthode
que je propose semblerait demander une longue suite d'obser-
vations durant plusieurs siècles. Mais on peut observer que les
coëfiîciens des équations sont déjà à peu près connus pour la
plupart, tant par les observations que par la théorie, et que
l'erreur qui peut résulter de ces coëfficiens doit être réputée
presque nulle, lorsque les argumens ne sont pas fort éloignés
d'être nuls; par cette remarque on trouve moyen de rendre la
méthode beaucoup plus praticable et même assez simple , en se
bornant à supposer très-petits les argumens qu'on avait d'abord
supposés nuls.
La période de Halley est un second moyen de perfectionner
les tables en employant les observations. Cette période est, comme
38o SUR LE SYSTÈME
]'on sait , de deux cent vingt-trois limaisons , après lesquelles,
selon Hallej , les inégalités de la lune redeviennent les mêmes;
d'oîi il conclut que si l'on observe assidûment pendant ce temps
les lieux de la lune, l'erreur des tables qu'on en tire doit se
trouver la même dans une seconde période , et qu'ainsi l'erreur
des tables sera connue, ce qui les rendra équivalentes à des
tables parfaitement exactes. Mais il faudrait pour l'exactitude
rigoureuse de la période de Halley , que chacun des argu-
mens dont dépendent les inégalités de la lune, fut le même
à la fin de la période qu'au commencement , et c'est ce qui n'est
pas. L'anomalie moyenne de la lune est moindre de près de trois
degrés; l'anomalie moyenne du soleil est plus grande de 10" 7,
et les argurnens qui dépendent de ces deux-là sont altérés à
proportion , sans compter des différences moins considérables
entre les autres argurnens, différences dont l'effet doit du moins
être sensible après plusieurs périodes consécutives. D'ailleurs, en
supposant la lune observée très-exactement pendant le cours de
la période , on ne peut guère avoir de lieux observés que de
vingt-quatre en vingî-quatre heures ; ainsi on ne pourra con-
naître que par approximation et par une espèce d'estime , l'er-
reur des tables dans les lieux intermédiaires , quand même la
période de Halley donnerait rigoureusement et exactement l'er-
reur dans les lieux observés. Je propose différens moyens de
rendre un peu plus exact l'usage qu'on fait de cette période en
astronomie ; mais quoique je la croie très-utile pour découvrir
en grande partie l'erreur des tables , je crois aussi qu'on ne peut
par ce moyen seul déterminer l'erreur rigoureusement , et peut-
être même à une ou deux minutes près ; il est d'ailleurs néces-
saire, pour faire usage de cette méthode, d'observer la lune
infatigablement et sans se borner à deux cent vingt -trois lu-
naisons; car l'erreur des tables variant à chaque période, par
les raisons que nous venons de dire , l'erreur observée ne peut
guère s'appliquer qu'à des périodes qui se suivent immédiate-
ment.
Enfin, pour terminer mon nouveau travail sur les tables de la
lune, je donne en peu de mots, et comme en passant, une
méthode pour trouver d'une manière abrégée le mouvement
horaire de cette planète , et une autre pour dresser des tables
du lieu vrai de la lune , en se bornant à la formule du lieu
moyen que donne la théorie, et sans tirer de cette formule celle
du lieu vrai ; ce qui épargne à l'analyste un calcul assez pénible,
sans augmenter le travail de l'astronome.
Du mouvement de la lune je passe à celui de la terre ; c'est
l'objet du livre cinquième ;, beaucoup plus court que le précé-
DU MONDE. 38i
clent. Je fais voir d'abord qu'il reste encore très-douteux, malgré
quelques observations alléguées pour établir le contraire, que
l'action de la lune dérange sensiblement la terre dans son orbite.
D'où ii résulte que l'équation en longitude que j'ai tirée ^e
l'action de la lune sur la terre , et que j'ai trouvée de 1 1", pour-
rait bien être trop grande , puisqu'il serait difficile que cette
équation eût entièrement échappé aux observateurs. Il en est
de même , selon toute apparence j, de l'équation de i3" que j'ai
trouvée pour la variation apparente du soleil en latitude, pro-
duite par l'action de la lune sur la terre ; mais l'erreur, s'il y en
a , vient uniquement de l'incertitude des deux éîémens princi-
paux d'oii dépend celte équation , savoir la masse de la lune et
Ja parallaxe du soleil , et nullement , comme on l'a prétendu
dans le Journal des Savans , de ce que j'ai négligé dans le calcul
des forces essentielles : c'est ce que je démontre de nouveau plus
«n détail ; mais je remarque en même temiDS que par l'inexac-
titude nécessaire des observations , et la nature des circonstances
dans lesquelles la variation de la latitude peut être observée ,
cette variation doit paraître en effet beaucoup plus petite que le
calcul n€ la donne. A ces recherches j'en ajoute quelques autres
sur les dérangemens que peut produire dans le mouvement de
la terre et dans celui de la lune, la figure non sphérique de ces
deux planètes , et je démontre que ces dérangemens doivent
€tre absolument insensibles.
Je viens présentement au second objet de mon ouvrage. Il
paraîtra peut-être surprenant qu'après tout ce qui a été fait
depuis vingt ans en France, et principalement dans l'Académie,
sur la figure de la terre , après les théories subtiles et profondes
qu'on en a données , après les savantes opérations entreprises
pour la connaître, j'aie cru pouvoir encore m'en occuper. Les
savans et les philosophes même sont presque fatigués de lire et
d'écrire sur ce sujet ; n'ai-je point à craindre de les intéresser
très-faiblement en y revenant de nouveau , surtout si mon but
principal est de montrer qu'après tant de travaux immenses^
honorables pour ceux qui les ont entrepris , et propres en appa-
rence à épuiser la matière, elle est aujourd'hui plus embrouillée
que jamais? Heureusement l'espèce de lecteurs à qui cet ouvrage
est destiné , s'intéresse sincèrement à tout ce qui contribue réel-
lement au progrès des sciences, même en paraissant le suspendre ;
c'est aussi uniquement à celte espèce de lecteurs que je vais par-
ier. Je commence par quelques réflexions générales.
Le génie des philosophes , en cela peu différent de celui des
autres hommes , les porte à ne chercher d'abord ni uniformité
iii loi dans les phénomènes qu'ils observent ; commencent-ils a
I. 25
^2 SUR LE SYSTÈME
y soupçonner quelque marche régulière ^ ils imaginent aussitôt
la plus parfaite et la plus simple ; bientôt une observation plus
suivie les détrompe , et souvent même les ramène précipitam-
ment à leur premier avis ; enfin une étude longue, assidue,
dégagée de prévention et de système , les remet dans les limites
du vrai , et leur apprend que pour l'ordinaire la loi des phéno-
mènes n'est ni assez peu composée pour être aperçue tout d'un
coup , ni aussi régulière qu'on pois.! rait le penser ; que chaque
effet venant presque toujours du concours de plusieurs causes,
la manière d'agir de chacune est simple , mais que le résultat
de leur action réunie est compliqué, quoique régulier; et que
tout se réduit à décomposer ce résultat pour en démêler les dif-
férentes parties. Parmi une infinité d'exemples qu'on pourrait
apporter de ce que nous avançons ici , les orbites des planètes
en fournissent un bien frappant ; à peine a-t-on soupçonné qu^
les planètes se mouvaient circulairement , qu'on leur a fait dé-
crire des cercles parfaits et d'un mouvement uniforme , d'abord
autour de la terre , puis autour du soleil comme centre. L'ob-
servation ayant montré bientôt après que les planètes étaient
tantôt plus , tantôt moins éloignées du soleil , on a déplacé cet
astre du centre des orbites , mais sans rien changer ni à la figure
circulaire , ni à l'uniformité du mouvement qu'on avait suppo-
sées ; on s'est aperçu ensuite que les orbites n'étaient ni circu-
laires, ni décrites uniformément, et on leur a donné la figure
elliptique, la plus simple des ovales que nous connaissions;
enfin on a vu que cette figure ne répondait pas encore à tout ,
que plusieurs des planètes, entre autres Saturne, Jupiter, la terre
même , et surtout la lune , ne s'y assujétissaient pas exacte-
ment dans leurs cours ; on a tâché de découvrir la loi de leurs
inégalités ; et c'est le grand objet qui occupe aujourd'hui les
savans.
Il en a été à peu près de même de la figure de la terre ; à
peine a-t-on reconnu qu'elle était ronde , qu'on l'a supposée
sphérique. Voici par quels degrés on s'est désabusé de cette opi-
nion. Les observations du pendule sous l'équateur apprirent,
dans le dernier siècle, que la pesanteur y était moindre qu'aux
pôles ; et il semble , pour le dire en passant , qu'on aurait pu
s'en douter sans avoir besoin du secours de l'expérience, puisque
les corps à l'équateur étant plus éloignés de l'axe de la terre, la
force centrifuge produite par la rotation y est plus grande , et
par conséquent ôte davantage à la pesanteur ; c'est ainsi que par
une espèce de fatalité attachée à l'avancement des connaissances
humaines, certains faits qui ne sont que des connaissances très-
simples et immédiates de principes connus, demeurent néar.-
DU MONDE. 383
moins souvent ignorés avant que l'observation les découvre.
Quoi qu'il eu soit , on conclut de la diminution observée de Ja
pesanteur à l'équateur , que la terre devait être aplatie , c'est-
à-dire plus élevée à l'équateur qu'aux pôles ; mais cette consé-
quence supposait que la terre eût été primitivement fluide, et
qu'en se durcissant elle eut conservé sa première figure. Or cette
hypothèse n'étant pas démontrée , la conséquence qu'on en
tirait avait besoin, pour être mise hors d'atteinte , d'être vérifiée
par l'observation : on n'en trouva point de plus directe que celle
de la mesure des degrés , qui devaient aller en diminuant du
pôle vers l'équateur si la terre était un sphéroïde aplati. La me-
sure des degrés dans l'étendue de la France contredit d'abord
cette conclusion, elle donnait les degrés plus petits à mesure
qu'on approchait du pôle; mais comme la différence entre les
degrés voisins était assez peu considérable pour pouvoir être at-
tribuée aux observations , on résolut , pour éviter cette source
d'erreur, de mesurer les degrés les plus éloignés qu'il serait
possible , l'un sous l'équateur, l'autre en Laponie ; ce dernier
degré s'est trouvé en effet plus grand que le degré moyen de
France, et celui-ci plu^ grand que le degré sous l'équateur;
ainsi la terre est redevenue aplatie comme la théorie l'avait d'a-
bord fait juger. Il fallait de plus, par cette théorie, que le mé-
ridien fût une ellipse dont les axes différassent de ~; dans cette
supposition , les trois degrés dutsud , de France et du nord, de-
vaient avoir une certaine proportion , dont en effet ils ne s'éloi-
gnaient pas beaucoup. De plus, la différence des axes supposée
de 770 demandait que les longueurs du jjendule à ces trois la-
titudes eussent un rapport , et ce rapport s'éloignait assez de
celui que la théorie donnait. Ainsi d'un côté l'observation des
degrés était assez favorable à la théorie, de l'autre celle du
pendule y paraissait assez contraire. On prétendit d'ailleurs que
Picard s'était trompé non-seulement sur l'amplitude de son arc,
mais encore sur la mesure de la base qui lui avait donné le degré
de France , et en conséquence on crut devoir raccourcir de 109
toises le degré qu'on venait de fixer à 57188, on le mit à 57074;
nouvel échec pour la théorie , qui alors semblait démentie par
îa mesure même des degrés. On avait mesuré à peu près vers le
même temps un degré de longitude à 4^° 32^ de latitude ; ce
degré , qui s'accordait assez bien avec la figure de la terre ré-
sultante des trois premiers degrés, ne s'accordait plus avec le
nouveau degré de France , non plus que les deux degrés du
Pérou et de Laponie. On chercha cependant à faire cadrer de
son mieux ces quatre degrés les uns avec les autres, en donnant
au méridien une (brme qui s'y ajustât , mais ce méridien n'a-
384 S^ï^ LE SYSTÈME
vait plus la figure elliptique, la seule que la théorie lui eut fait
trouver jusqu'alors.
A peine cette première difficulté fut-elle vaincue , ou plutôt
palliée , qu'il s'en présenta de nouvelles. Le degré mesuré au
cap de Bonne-Espérance par 33° 18' de latitude australe , se
trouva de 67037 toises , c'est-à-dire presque égal au nouveau
degré de France, et par conséquent beaucoup plus grand qu'il
n'aurait du être par rapport à ce degré. Cette mesure étant sup-
posée juste , il s'ensuivait que les deux hémisphères de la terre
n'étaient pas semblables, mais du moins on pouvait encore se
flatter que tous les méridiens étaient les mêmes , quoique com-
posés de parties inégales des deux côtés de l'équateur : cette hy-
pothèse n'avait point encore été ébranlée : elle vient de l'être par
la longueur du degré mesuré en Italie, sous un autre méridien
que celui de France. Cette longueur diffère de 70 toises de ce
qu'elle aurait du être , si le méridien d'Italie était semblable au
nôtre. De plus, ce degré ne s'accorde nullement avec l'hypo-
thèse elliptique, même en supposant les méridiens semblables.
Il ne manque plus rien , comme l'on voit , pour rendre la ques-
tion de la figure de la terre aussi obscure que le pyrrlionisme
peut le désirer.
Les doutes qu'on pouvait se former sur la figure elliptique des
méridiens m'avaient déjà frappé dans le temps que je publiai les
deux premières parties de ces liecherches ; et ce fut en consé-
quence que j'indiquai à la fin de la seconde de ces deux parties,
une méthode générale pour trouver la figure de la terre par la
mesure des degrés, sans s'appuyer sur aucune théorie; j'y joi-
gnis une méthode pour déterminer par la théorie cette même
figure , en ne regardant plus le méridien comme une ellipse ,
méthode que les géomètres semblaient désirer depuis long-temps.
J'étais alors très-porté à penser que les méridiens de la terre
étaient semblables, et je crois encore que cette hypothèse ne doit
pas être proscrite sans des raisons démonstratives. Cependant ,
pour ne rien me dissimuler à moi-même , il m'a paru qu'il était
à propos d'examiner en toute rigueur les suppositions sur les-
quelles la mesure du degré est fondée; ces suppositions sont eu
premier lieu que le plan du méridien, celui dans lequel le soleil
se trouve à midi , passe par l'axe même de la terre , et par con-
séquent par son centre ; en second lieu , que la ligne du zénith
est perpendiculaire à la surface de la terre , ou , ce qui revient
au même , à l'horizon du lieu oii l'on observe , c'est-à-dire au
plan qui toucherait la surface de la terre en ce lieu. Or je trouve,
par des raisons dont je renvoie le détail à mon ouvrage, qu'il est
pres([ue impossible de s'assurer démonstrativercent par Tobser-
DU MONDE. 385
vation actuelle de la vérité de la seconde supposition , et qu'il
l'est encore bien davantage de constater celle de la première.
Cependant il faut avouer que ces deux suppositions étant assez
naturelles , la seule difficulté de s'en assurer rigoureusement
n'est point une raison pour les rejeter , si d'ailleurs les observa-
tions n'y sont pas sensiblement contraires. La question se réduit
donc à savoir si la mesure du degré faite récemment eu Italie ,
est une preuve suffisante de la dissimilitude des méridiens. Cette
dissimilitude une fois avouée , la terre ne serait plus un solide
de révolution, et non-seulement il demeurerait très-incertain si
la ligne du zénith passe par l'axe de la terre , et si elle est per-
pendiculaire à l'horizon, mais le contraire serait même beaucoup
plus probable ; la ligne à-plomb ne serait plus perpendiculaire
à la surface de la terre ni dans le plan du méridien et de l'axe
terrestre , la détermination de la figure de la terre deviendrait
sujette à trop d'erreurs , et par conséquent impossible. Cette
question mérite donc un sérieux examen. Envisageons-la d'a-
bord par le côté physique.
Si la terre avait été primitivement fluide et homogène , la
gravitation mutuelle de ses parties, combinée avec la rotation
autour de l'axe , lui eût certainement donné la forme d'un
sphéroïde aplati dont tous les méridiens eussent été semblables.
Si la terre eût été originairement formée de fluides de diflerentes
densités , ces fluides cherchant à se mettre en équilibre entre
eux, se seraient aussi disposés tous de la même manière dans
chacun des plans qui auraient passé par l'axe de rotation du sphé-
roïde , et par conséquent les méridiens eussent encore été sem-
blables. Mais est-il bien prouvé , dira-t-on , que la terre ait été
originairement fluide ? et quand elle l'eut été , quand elle eïit
pris la figure que cette liypothèse demandait , est-il bien certain
({u'elle l'eût conservée ? Pour ne point dissimuler ni diminuer
la force de cette objection, appuyons-la avant que d'en appré-
cier la valeur, par la réflexion suivante. La fluidité du sphéroïde
demande une certaine régularité dans la disposition de ses par-
ties , régularité que nous n'observons pas dans la terre que
nous habitons; la surface du sphéroïde fluide devrait être ho-
mogène , celle de la terre est composée de parties fluides et de
])arties solides, diff"érentes par leur densité. Les bouleversemens
évidens que la surface de notre globe a essuyés , et qui ne sont
cachés qu'à ceux qui ne veulent pas les voir , le changement des
terres en mers et des mers en terres , l'affaissement du globe en
certains lieux , son exhaussement dans d'autres, tout cela n'a-
t.-il pas dû altérer considérablement la figure primitive ? Or cette
figure primitive étant altérée, et la plus grande partie de la
386 SUR LE SYSTÈME
terre e'fant solide , qui nous assurera qu'elle ait conservé aucune
re'gularité dans la figure ni dans la distribution de ses parties"?
îl serait d'autant plus difficile de le croire , que cette distribution
seiLible pour ainsi dire faite au hasard dans la partie que nous
pouvons connaître de l'intérieur et de la surface de la terre. En
vain alléguerait-on la circularité apparente de l'ombre de la
terre dans les éclipses de lune , les mêmes hauteurs du pôle ob-
servées après avoir fait le même chemin sous différens méridiens
en partant de la même latitude , les règles de la navigation qui
dirigent d'autant plus sûrement un vaisseau, qu'elles sont mieux
pratiquées ; toutes ces raisons ne prouvent pas mieux que Téqua-
teur est un cercle, qu'elles ne le prouvent du méridien, qui ,
comme on le sait , n'en est pas un.
Voilà des raisons en apparence très-fortes pour supposer à la
terre une figure irrégulière. Mais n'y aurait-il point d'autre*
inconvéniens à cette irrégularité ? La rotation uniforme et cons-
tante de la terre autour de son axe , ne semble-t-elle pas prou-
ver, comme l'ont déjà remarque quelques philosophes , que ses
parties sont à peu près également distribuées autour du centre ?
Il est vrai que ce phénomène pourrait absolument avoir lieu dans
Fhjpothèse de la dissimilitude des méridiens , et de la densité
irrégulière des parties de notre globe ; mais alors l'axe de rota-
tion de la terre ne passerait pas par son centre de figure , et le
rapport entre la durée des jours et celle des nuits à chaque lati-
tude , ne serait pas tel que l'observation et le calcul le donnent ;
ou si on voulait que l'axe de rotation passât par le centre de la
terre , comme les observations semblent le prouver, il faudrait
supposer dans les parties du globe un arrangement singulier ,
dont la symétrie serait beaucoup plus surprenante que la simi-
litude des méridiens ne pourrait l'être , surtout si cette similitude
n'était que très-approchée , comme on le suppose dans les opé-
rations astronomiques , et non absolument rigoureuses.
De plus , les phénomènes de la précession des écjuinoxes , si
bien d'accord avec l'hypothèse que les méridiens soient sembla-
îiles , et que l'arrangement des parties de la terre soit régulier, ne
semblent-ils pas prouver qu'en effet cette hypothèse est légitime?
ces phénomènes auraient-ils également lieu si les parties extérieu-
res de notre globe étaient disposées sans ordre et sans loi ? car la
précession des équinoxes venant uniquement de la non-sphéricité
de la terre,, ces parties extérieures influeraient beaucoup sur la
quantité et la loi de ce mouvement dont elles pourraient alors dé-
ranger l'uniformité. Enfin la surface de la terre est flxiide et par
conséquent homogène dans sa plus grande partie , la matière
solide qui la couvre presque partout ailleurs diiïcre pou en pe-
DU MONDE. SS;
sauteur de l'eau commune; n'est-il donc pas naturel de supi3oser
qu'elle fait à peu près le même effet qu'une matière fluide ; que
la terre est à peu près dans le même état que si sa surface était
^i-Trtout fluide et homogène ; qu'ainsi la direction de la pesanteur
est sensiblement perpendiculaire à cette surface et dans le plan
de l'axe de la terre , et que par conséquent tous les méridiens
sont semblables , sinon à la rigueur , au moins sensiblement? Les
inégalités de la surface de la terre , les montagnes qui la cou-
vrent sont moins considérables par rapport au diamètre du
globe , que ne le seraient des inégalités d'un dixième de ligne
répandues çà et là sur la surface d'un globe de deux pieds de
diamètre. D'ailleurs le peu d'attraction que les montagnes exer-
cent par rapport à leur masse , semble prouver que cette masse
est très-petite par rapport à leur volume ; une montagne hémi-
sphérique d'une lieue de hauteur devrait écarter le pendule de
la situation verticale de plus de i', et à peine les hautes mon-
tagnes du Pérou produisent-elles une variation de 7": les mon-
tagnes semblent donc avoir en général très-peu de matière
propre par rapport au reste du globe; conjecture appuyée par
d'autres observations , qui nous ont découvert d'immenses ca-
vités dans plusieurs de ces montagnes. Ces inégalités, qui nous
paraissent si considérables et qui le sont si peu , ont été produites
par les bouleversemens que la terre a soufferts , et dont vraisem-
blablement l'effet ne s'est pas étendu fort au-delà de sa surface et
de ses premières couches.
Ainsi, de toutes les raisons qu'on peut avoir pour croire les
méridiens dissemblables , la seule qui soit de quelque poids est
la différence du degré mesuré en Italie, et du degré mesuré en
France à une latitude pareille et sous un autre méridien : mais
cette différence qui n'est que de 70 toises , c'est-à-dire d'environ.
35 pour chacun des deux degrés , est-elle assez considérable
pour ne pas être attribuée aux erreurs des observations , quel-
que exactes qu'on les suppose? Deux secondes d'erreur dans la
seule mesure de l'arc céleste donnent 82 toises d'erreur sur le
degré; et quel observateur peut répondre de deux secondes?
Ceux qui sont tout à la fois les plus exacts et les plus sincères ,
oseraient-ils même répondre de 60 toises sur la mesure du de-
gré , puisque 60 toises ne supposent pas une erreur de 4' dans la
mesure de l'arc céleste, et aucune dans les opérations géogra-
phiques ?
Rien ne nous oblige donc à croire encore que les méridiens
soient dissemblables. 11 faudrait pour autoriser pleinement cette
opinion , avoir mesuré deux ou plusieurs degrés à la même la-^
3BB Sl'R LE SYSTÈME
titiide dans des lieux très-éloignes , et y avoir trouve irop de
différence pour l'imputer aux observateurs. Je dis dans des lieux
très-éloignés ; car quand le méridien d'Italie et celui de France
seraient réellement différens, comme ces méridiens ne sont pas
fort distans l'un de l'autre, on pourrait toujours rejeter sur les
erreurs de l'observation la différence qu'on trouverait entre les
degrés correspondans de France et d'Italie à la même latitude.
Il faudrait de plus observer le pendule à la même latitude , sous
des méridiens très-différens et très-éloignés; on verrait par là si
les longueurs observées différeraient assez pour en pouvoir con-
clure l'inégalité de pesanteur à la même latitude , sous des mé-
ridiens différens , et par conséquent , ce qui en serait une suite
presque nécessaire , la dissimilitude de ces m^éridiens.
Au reste , en attendant que l'observation directe du pendule ,
ou la mesure immédiate des degrés nous donne à cet égard les
connaissances^ qui nous manquent , l'analogie , quelquefois si
utile en physique , pourrait nous éclairer jusqu'à un certain
point sur l'objet dont il s'agit , en y employant les observations
de la figure de Jupiter. L'aplatissement de cette planète, observée
dès 1666 par Picard, avait déjà fait soupçonner celui de la
terre , long-temps avant que l'on s'en fût invinciblement assuré
par la comparaison des degrés du nord et de France. Des ob-
servations réitérées de cette même planète , nous apprendraient
aisément si son équateur est circulaire ; pour cela il suffirait
d'observer l'aplatissement de Jupiter dans ditférens temps.
Comme son axe est à peu près perpendiculaire à son orbite , et
par conséquent à l'écliptique qui ne forme qu'un angle d'^environ
un degré avec l'orbite de Jupiter , il est évident que si l'équa-
teur de Jupiter est un cercle , le méridien de cette planète per-
pendiculaire au rayon visuel tiré de la terre , doit toujours être
le même , et qu'ainsi Jupiter doit paraître toujours également
aplati, dans quelque temps qu'on l'observe. Ce serait le con-
traire si les méridiens de Jupiter étaient dissemblables. Je sais
que cette observation ne sera pas démonstrative par rapport à
la similitude ou dissimilitude des méridiens de la terre ; mais
enfin si les méridiens de Jupiter se trouvaient semblables, comme
j'ai lieu de le soupçonner par les questions que j'ai faites là-
dessus à un très-habile astronome, on serait, ce me semble ,
assez bien fondé à croire, au défaut de preuves plus rigoureuses ,
que la terre aurait aussi ses méridiens semblables. Car les ob-
servations nous prouvent que la surface de Jupiter est sujette à
des altérations sans comparaison plus considérables et pi us fré-
quentes que celles de la terre; or si ces altérations 71'influaient en
DU MONDE. 389
rien sur la figure de i'équateur de Jupiter, pourquoi la figure
de l'ëquateur de la terre serait-elle allérëe par des mouvemens
beaucoup moindres ?
Mais en supposant même que tous les méridiens sont à peu
près semblables , il reste encore à examiner si ces méridiens ont
la figure d'une ellipse. Jusqu'ici la théorie n'a point donné for-
mellement l'exclusion aux autres figures , elle s'est bornée à
montrer que la figure elliptique de la terre s'accordait avec les
lois de l'hydrostatique ; j'ai trouvé de plus, et je le démontre
dans cet ouvrage , qu'il y a une infinité d'autres figures qui s'ac-
cordent avec ces lois , surtout si on ne suppose pas la terre en-
tièrement homogène. Proposition qui me paraît importante et
digne de quelque attention de la part des géomètres, tant par
elle-même que par la méthode que j'ai imaginée pour la dé-
montrer. J'avais déjà donné ailleurs quelque extension à la
théorie, même dans l'hypothèse elliptique, en faisant voir qu'il
n'estpas toujours nécessaire, comme on l'avait cru jusqu'ici, que
les surfaces des différentes couches fussent de niveau', et j'avais
présenté en conséquence l'équation des différentes couches de
la terre sous une forme plus générale qu'on ne l'avait fait avant
moi ; mais cette équation généralisée n'est plus elle-même qu'un
corollaire très-simple de la théorie que je donne aujourd'hui ,
et dont l'hypothèse elliptique est un cas particulier et très-limité.
J'ai supposé de plus, en regardant, s'il est nécessaire, la terre
comme solide , que les méridiens du sphéroïde ne fussent sem-
blables ni par leur figure ni par la densité de leurs parties , que
tous les points de la tferre différassent en densité, non pas à la
vérité suivant une loi quelconque , mais suivant une loi presque
aussi générale qu'on peut le désirer. J'ai cherché dans cette hypo-
thèse l'action qu'un pareil solide exerçait sur ses parties; pro-
blème difficile et important, dont la solution pourrait nous être
fort utile , si en effet la terre se trouvait avoir des irrégularités
considérables dans sa figure.
Enfin, en supposant que le méridien ne soit pas elliptique , je
donne une méthode aussi simple qu'il est possible pour trouver
d'une manière approchée sa figure par la mesure de tant de
degrés de latitude et de longitude qu'on jugera à propos. Cette
méthode peut être d'autant plus nécessaire à pratiquer, que ni
la théorie ni les mesures actuelles ne nous forcent à donner à la
terre la figure d'un sphéroïde elliptique. Les mesures semblent
même nous en éloigner : car les 5 degrés du nord, du Pérou ,
de France , d'Italie et du Cap ne s'accordent point avec cette
iigure ; et les expériences du pendule dans cette même hypo-
thèse , mènent à un résultat différent de celui que présente la
%o SLll LE SYSTÈME
mesure des degrés. Ces dernières expériences s'accordent assez
bien^à donner à la terre la figure elliptique , mais t:lles la font
plus aplatie que de tJ-. D'un autre coté, ce dernier aplatissement
s'accorde assez avec les cinq degrés suivans, celui du nord, celui
du Pérou , celui du Cap, le degré de France supposé de 671 83
toises , et le degré de longitude mesuré à 43° 22'; mais le degré
de France supposé de 570^4 toises , comme on le veut aujour-
d'hui, et le degré d'Italie dérangent tout.
Le Monnier, dans le dessein de lever une partie de ces doutes,
a demandé et obtenu de l'Académie qu'on vérifiât de nouveau
la base de. Picard, pour proscrire ou pour rétablir le degré de
France, fixé par les académiciens du nord à 67183 toises. Si ce
degré est rétabli , ce serait aux astronomes à décider jusqu'à
quel point l'hypothèse elliptique serait ébranlée par la mesure
du degré d'Italie , le seul (jui s'éloignerait alors de cette hypo-
thèse. Il faudrait examiner de plus jusqu'à quel point les ob-
servations du pendule s'écarteraiept de ce même aplatissement ,
et même de raplatisseraent supposé à -j-^. Si le degré de Picard
est proscrit , il faudra en ce cas discuter soigneusement les er-
reurs qu'on peut commettre dans les observations tant du pen-
dule que des degrés; et si ces erreurs devaient être supposées
trop grandes pour accommoder l'hypothèse elliptique aux obser-
vations , on serait forcé d'abandonner cette hypothèse , et de
faire usage de nouvelles vues que je propose dans cet ouvrage ,
pour déterminer par la théorie et par les observations la figure
de la terre.
L'observation de l'aplatissement de Jupiter pourrait encore
nous être utile ici jusqu'à un certain point. Il est aisé de trouver
par la théorie quel doit être le rapport de ses axes en regardant
cette planète comme homogène. Si ce rapport était sensiblement
égal au rapport observé, on pourrait en conclure, avec assez de
vraisemblance, que la terre serait aussi dans ie même cas, et
que son aplatissement serait 7— , le même que dans le cas de l'ho-
inogénéilé ; mais si le rapport observé des axes de Jupiter est
différent de celui que la théorie nous donne , alors on en pourra
conclure par la même raison que la terre n'est pas homogène ;
et peut-être même qu'elle n'a pas la figure elliptique. Cette der-
nière conclusion pourrait encore être confirmée ou infirmée par
l'observation de la figure de Jupiter. Car il serait aisé de déter-
miner si le méridien de cette planète est une ellipse ou non.
Pour cela il suffirait de mesurer le parallèle à l'équateur de Ju-
piter, qui en serait éloigné de 60 degrés ; si ce parallèle se trou-
vait sensiblement égal ou inégal à la moilié de l'équateur , le
méridien de Jupiter serait eliiptique^ou ne le serait pas.
DU IMOA'OE. 'M)i
Tel est l'état oii se trouve pour le prcscnt Timportante ques-
tion de la figure de la terre. On voit combien sa solution de^
mande encore d'observations et de recherches. Aidé du travail
de mes prédécesseurs, j'ai taché de préparer les matériaux de
ce qui reste à faire , et d'en faciliter les moyens. Quel parti
prendre jusqu'à ce que le temps nous aj^jiorte de nouvelles lu-
mières? Sauoir attendre et douter.
INTRODUCTION
AU TRAITÉ DE DYNAMIQUE,
Où les lois de Véquilibre sont réduites au plus petit nombre
jjossible , et dcmnntrées d'une manière nouvelle, et oii Von
donne un principe général pour trouver le mouvement de plu-
sieurs corps qui agissent les uns sur les autres d'une manière
quelconque.
l_i A certitude des mathématiques est un avantage que ces
sciences doivent principalement à la simplicité de leur objet. Il
faut avouer même que comme toutes les parties des mathéma-
tiques n'ont pas un objet également simple , aussi la certitude
proprement dite , celle qui est fondée sur des principes nécessai-
rement vrais et évidens par eux-mêmes, n'appartient ni égale-
ment, ni de la même manière , à toutes ces parties. Plusieurs
d'entre elles, appuyées sur des principes physiques , c'est-à-dire
sur des vérités d'expérience , ou sur de simples hypothèses,
n'ont, pour ainsi dire, qu'une certitude d'expérience, ou même
de pure supposition. Il n'y a , pour parler exactement , que celles
qui traitent du calcul des grandeurs , et des propriétés générales
de l'étendue, c'est-à-dire l'algèbre, la géométrie et la méca-
nique , qu'on puisse regarder comme marquées au sceau de
l'évidence. Encore y a-t-il dans la lumière que ces sciences pré-
sentent à notre esprit, une espèce de gradation et, pour ainsi
dire, de nuance à observer. Plus l'objet qu'elles embrassent est
étendu, et considéré d'une manière générale et abstraite, plus
aussi leurs principes sont exempts de nuages et faciles à saisir.
C'est par cette raison que la géométrie est plus simple que la
mécanique, et Tune et Fautre plus simples que l'algèbre. Ce
paradoxe ne paraîtra point tel à ceux qui ont étudié ces sciences
3r)7 SUR LES LOIS
en pliilosoplies : les notions les plus abstraites , celles ([ue le
commun des hommes regarde comme les plus inaccessibles , sont
souvent celles qui portent avec elles une plus grande lumière :
l'obscurité semble s'emparer de nos idées, à mesure que nous
examinons dans un objet plus de propriétés sensibles ; l'impéné-
trabilité , ajoutée à l'idée de l'étendue , semble ne nous offrir
qu'un mystère de plus; la nature du mouvement est une énigme
pour les jîliilosophes ; le principe métaphysique des lois de la
percussion ne leur est pas moins caché ; en un mot , plus ils
approfondissent l'idée qu'ils se forment de la matière et des
propriétés qui la représentent, plus cette idée s'obscurcit, et
paraît vouloir leur échapper; plus ijs se persuadent que l'exis-
tence des objets extérieurs , appuyée sur le témoignage équi-
voque de nos sens , est ce que nous connaissons le moins impar-
faitement en eux.
Il résulte de ces réflexions que pour traiter suivant la meilleure
méthode possible quelque partie des mathématiques que ce soit
(nous pourrions même dire que ce puisse être) , il est nécessaire
non-seulement d'y introduire et d'y appliquer autant qu'il se
peut des connaissances puisées dans des sciences plus abstraites,
et par conséquent plus simples, mais encore d'envisager de la
manière la plus abstraite et la plus simple qu'il se puisse, l'objet
particulier de cette science ; de ne rien sujDposer , ne rien ad-
mettre dans cet objet, que les propriétés que la science même
qu'on y traite y suppose. De là résultent deux avantages : les
principes reçoivent toute la clarté dont ils sont susceptibles ; ils
se trouvent d'ailleurs réduits au plus petit nombre possible, et
par ce moyen ils ne peuvent manquer d'acquérir en même
temps plus d'étendue , puisque l'objet d'une science étant néces-
sairement déterminé, les principes en sont d'autant plus féconds,
qu'ils sont en plus petit nombre.
On a pensé depuis long-temps, et même avec succès, à rem-
plir dans les mathématiques une partie du plan que nous venons
de tracer : on a appliqué heureusement l'algèbre à la géométrie,
la géométrie à la mécanique , et chacune de ces trois sciences à
toutes, dont elles sont la base et le fondement. Mais on n'a pas
été si attentif, ni à réduire les principes de ces sciences au plus
petit nombre , ni à leur donner toute la clarté qu'on pouvait
désirer. La mécanique surtout est celle qu'il jiaraît qu'on a né-
gligée le plus à cet égard : aussi la plujDart de ses principes, ou
obscurs par eux-mêmes , Ou énoncés et démontrés d'une manière
obscure, ont-ils donné lieu à plusieurs questions épineuses. En
général , on a été plus occupé jusqu'à présent à augmenter
l'édifice qu'à en éclairer l'enlrée ; et on a pensé principalement
DE L'ÉQUILIBRE. 393
à rélever , sans donner à ses fondemens toute la solidité con-
venable.
Je me suis proposé dans cet ouvrage de satisfaire à ce double
objet, de reculer les limites de la mécanique, et d'en aplanir
l'abord ; et mon but principal a été de remplir en quelque sorte
un de ces objets par l'autre, c'est-à-dire, non-seulement de
déduire les principes de la mécanique des notions les plus claires,
mais de les appliquer aussi à de nouveaux usages; de faire voir
tout à la fois , et l'inutilité de plusieurs principes qu'on avait
employés jusqu'ici dans la mécanique , et l'avantage qu'on peut
tirer de la combinaison des autres pour le progrès de cette
science; en un mot, d'étendre les principes en les réduisant.
Telles ont été mes vues dans le traité que je mets au jour. Pour
faire connaître au lecteur les moyens par lesquels j'ai tâché de
les remplir, il ne sera peut-être pas inutile d'entrer ici dans un
examen raisonné de la science que j'ai entrepris de traiter.
Le mouvement et ses propriétés générales sont le premier et
le principal objet de la mécanique ; cette science suppose l'exis-
tence du mouvement , et nous la supposerons aussi comme
avouée et reconnue de tous les physiciens. A l'égard de la nature
du mouvement , les philosophes sont au contraire fort partagés
là-dessus. Rien n'est plus naturel, je l'avoue, que de concevoir
le mouvement comme l'application successive du mobile aux
différentes parties de l'espace indéfini , que nous imaginons
comme le lieu des corps : mais cette idée suppose un espace
dont les parties soient pénétrables et immobiles ; or personne
n'ignore que les Cartésiens, secte qui à la vérité n'existe presque
plus aujourd'hui, ne reconnaissent point d'espace distingué des
corps, et qu'ils regardent l'étendue et la matière comme une
même chose. Il faut convenir qu'en partant d'un pareil principe,
le mouvement serait la chose la plus difficile à concevoir, et
qu'un Cartésien aurait peut-être beaucoup plutôt fait d'en nier
l'existence, que de chercher à en définir la nature. Au reste,
quelque absurde que nous paraisse l'opinion de ces philosophes,
et quelque peu de clarté et de précision qu'il y ait dans les
principes métaphysiques sur lesquels ils s'efforcent de l'appuyer ,
nous n'entreprendrons point de la réfuter ici : nous nous con-
tenterons de remarquer que pour avoir une idée claire du mou-
vement , on ne peut se^ dispenser de distinguer au moins par
l'esprit deux sortes d'étendue : l'une qui soit regardée comme
impénétrable , et qui constitue ce qu'où appelle proprement les
corps ; l'autre, qui étant considérée simplement comme étendue,
sans examiner si elle est pénétrable ou non , soit la mesure de
la distance d'un corps ù un autre , et les parties envisagées comme
394 SUR LES LOIS
fixes et immobiles , puissent servir à juger du repos ou du mou-
vement des corps. Il nous sera donc toujours permis de concevoir
un espace indéfini comme le lieu des corps, soit rëel, soit sup-
posé , et de regarder le mouvement comme le transport du mobile
d'un lieu dans un autre.
La considération du mouvement entre quelquefois dans les
recherches de géométrie pure ; c'est ainsi qu'on imagine souvent
les ligues, droites ou courbes, engendrées par le mouvement
continu d'un point , les surfaces par le mouvement d'une ligne ,
les solides enfin par celui d'une surface. Mais il y a entre la mé-
canique et la géométrie cette différence , non-seulement que
dans celle-ci la génération des figures par le mouvement est ,
pour ainsi dire, arbitraire et de pure élégance, mais encore que
la géométrie ne considère dans le mouvement que l'espace par-
couru ; au lieu que dans la mécanique on a égard de plus au
temps que le mobile emploie à parcourir cet espace.
On ne peut comparer ensemble deux choses d'une nature dif-
férente , telles que l'espace et le temps : mais on peut comparer
le rapport des parties du temps avec celui des parties de l'espace
parcouru. Le temps par sa nature coule uniformément, et la
mécanique suppose cette uniformité. Du reste, sans connaître
le temps en lui-même et sans en avoir de mesure précise, nous
ne pouvons représenter plus clairement le rapport de ses parties,
que par celui des portions d'une ligne droite indéfinie. Or l'ana-
logie qu'il y a entre le rapport des parties d'une telle ligne, et
celui des }3arlies de l'espace parcouru par un corps qui se meut
d'une manière quelconque, peut toujours être exprimée par une
équation : on peut donc imaginer une courbe, dont les abscisses
représentent les portions du temps écoulé depuis le commence-
ment du mouvement, les ordonnées correspondantes désignant
les espaces parcourus durant ces portions de temps : l'équation
de cette courbe exprimera, non le rapport des temps aux espaces,
mais , si on peut parler ainsi, le rapport du rapport que les
parties de temps ont à leur unité, à celui que les parties de l'es-
pace parcouru ont à la leur. Car l'équation d'une courbe peut
être considérée , ou comme exprimant le rapport des ordonnées
aux abscisses, ou comme l'équation entre le rapport que les
ordonnées ont à leur unité, et le rapport que les abscisses cor-
respondantes ont à la leur.
Il est donc évident que par l'application seule de la géométrie
et dii calcul , on peut, sans le secours d'aucun autre principe,
trouver les ])ropriétés générales du mouvement, varié suivant
une loi quelconque. Mrtis comment nrrive-t-il que le mouvement
d'un corps suive telle m\ telle loi particulière? C'est sur quoi la
DE L'ÉQUILIBRE. 3çp
géométrie seule ne peut rien nous apprendre, et c'est aussi ce
qu'on peut regarder comme le premier problème qui appartienne
immédiatement à la mécanique.
On voit d'abord fort clairement qu'un corps ne peut se donner
le mouvemeat à lui-même. Il ne peut donc être tiré du repos
que par l'action de quelque cause étrangère. Mais contiriue-t-il à
se mouvoir de lui-même, ou a-t-il besoin, pour se mouvoir, de
l'action répétée de la cause ? Quelque parti qu'on pût prendre
là-dessus , il sera toujours incontestable que l'existence du mou-
vement étant une fois supposée sans aucune autre hyp^Jtbèse
particulière , la loi la plus simple qu'un mobile puisse observer
dans son mouvement , est la loi d'uniformité, et c'est par consé-
quent celle qu'il doit suivre, comme on le verra plus au long
dans le premier chapitre de ce traité. Le mouvement est donc
uniforme par sa nature : j'avoue que les preuves qu'on a données
jusqu'à présent de ce principe ne sont peut-être pas fort convain-
cantes : on verra dans mon ouvrage les difficultés qu'on peut y
opposer, et le^cbemin que j'ai pris pour m'eugager à les ré-
soudre. Il me s0mble que cette loi d'uniformité essentielle au
mouvement considéré en lui-même , fournit une des meilleure*
raisons sur lesquelles la mesure du temps par le mouvement
uniforme puisse être appuyée. Aussi j'ai cru devoir entrer là-
dessus dans quelque détail , quoiqu'au fond cette discussion
puisse paraître étrangère à la mécanique.
ha force cV inertie , c'est-à-dire la propriété qu'ont les corps
de persévérer dans leur état de repos ou de mouvement, étant
une fois établie, il est clair que le mouvement, qui a besoin
d'une cause pour commencer au moins à exister, ne saurait non
plus être accéléré ou retardé que par une cause étrangère. Or
quelles sont les causes capables de produire ou •de changer le
mouvement dans les corps ? Nous n'en connaissons jusqu'à pré-
sent que de deux sortes : les unes se manifestent à nous en même
temps que l'efTet qu'elles produisent , ou plutôt dont elles sont
l'occasion : ce sont celles qui ont leur source dans l'action sen-
sible et mutuelle des corps , résultante de leur impénétrabilité :
elles se réduisent à l'impulsion et à quelques autres actions dé-
rivées de celle-là : tontes les autres causes ne se font connaître
que par leur effet, et nous en ignorons entièrement la nature :
telle est la cause qui fait tomber les corps pesans vers le centre
de la terre , celle qui retient les planètes dans leurs orbites , etc.
Nous verrons bientôt comment on peut déterminer les eflets
de l'impulsion, et des causes qui peuvent s'y rapporter ; pour
iious en tenir à colles de la seconde espèce , il est clair quç
396 SUR LES LOIS
lorsqu'il est question des effets produits par de telles causes , ces
effets doivent toujours être donnés indépendamment de la con-
naissance de la cause , puisqu'ils ne peuvent en être déduits :
c'est ainsi que , sans connaître la cause de la pesanteur , nous
apprenons par l'expérience que les espaces décrits par un corps
qui tombe , sont entre eux comme les carrés des temps. En gé-
néral, dans les mouvemens variés dont les causes sont inconnues,
il est évident que l'effet produit par la cause, soit dans un
temps fini, soit dans un instant, doit toujours être donné par
l'équation entre les temps et les espaces : cet effet une fois connu,
et le principe de la force d'inertie supposé , on n'a plus besoin
que de la géométrie seule et du calcul , pour découvrir les pro-
priétés de ces sortes de mouvemens. Pourquoi donc aurions-nous
recours à ce principe dont tout le monde fait usage aujourd'hui,
que la force accélératrice ou retardatrice est proportionnelle à
l'élément de la vitesse ? principe appuyé sur cet unique axiome
vague et obscur , que l'effet est proportionnel à sa cause. Nous
n'examinerons point si ce principe est de vérité nécessaire ; nous
avouerons seulement que les preuves qu'on en a apportées jus-
qu'ici ne nous paraissent pas hors d'atteinte : nous ne l'adopte-
rons pas non plus, avec quelques géomètres , comme de vérité
purement contingente , ce qui ruinerait la certitude de la méca-
nique, et la réduirait à n'être plus qu'une science expérimen-
tale : nous nous contenterons d'observer que vrai ou douteux ,
clair ou obscur , il est inutile à la mécanique, et que par con-
séquent il doit en être banni.
Nous n'avons fait mention jusqu'à présent que du changement
produit dans la vitesse du mobile par les causes capables d'altérer
son mouvement : et nous n'avons point encore cherché ce qui
doit arriver , si la cause motrice tend à mouvoir le corps dans
une direction différente de celle qu'il a déjà. Tout ce que nous
apprend dans ce cas le principe de la force d'inertie, c'est que
le mobile ne peut tendre qu'à décrire une ligne droite, et à la
décrire uniformément : mais cela ne fait connaître ni sa vitesse
ni sa direction. On est donc obligé d'avoir recours à un second
principe, c'est celui qu'on appelle la composition des mouvemens,
et par lequel on détermine le mouvement unique d'un corps qui
tend à se mouvoir suivant différentes directions à la fois avec
des vitesses données. On trouvera dans cet ouvrage une démons-
tration nouvelle de ce principe, dans laquelle je me suis pro-
posé, et d'éviter toutes les difficultés auxquelles sont sujettes les
démonstrations qu'on en donne communément, et en même
temps de ne pas déduire d'un grand nombre de propositions
DE L'ÉQUILIBRE. 3(^7
compliquées , un principe qui e'tant l'un des premiers de la
mécanique , doit nécessairement être appuyé sur des preuves
simples et faciles.
Gomme le mouvement d'un corps qui change de direction
peut être regardé comme composé du mouvement qu'il avait
d'abord , et d'un nouveau mouvement qu'il a reçu , de même le
mouvement que le corps avait d'abord peut être regardé comme
composé du nouveau mouvement qu'il a pris , et d'un autre
qu'il a perdu. De là il s'ensuit que les lois du mouvement changé
par quelques obstacles que ce puisse être, dépendent uniquement
des lois du mouvement détruit par ces mêmes obstacles. Car il
est évident qu'il sufifit de décomposer le mouvement qu'avait le
corps avant la rencontre de l'obstacle , en deux autres mouve-
mens tels , que l'obstacle ne nuise point à l'un , et qu'il anéan-
tisse l'autre. Par là , on peut non-seulement démontrer les lois
du mouvement changé par des obstacles insurmontables , les
seules qu'on ait trouvées jusqu'à présent par cette méthode ; on
peut encore déterminer dans quel cas le mouvement est détruit
par ces mêmes obstacles. A l'égard des lois du mouvement
changé par des obstacles qui ne sont pas insurmontables en eux-
mêmes , jl est clair , par la même raison , qu'en général il ne
faut , pour déterminer ces lois, qu'avoir bien constaté celles de
l'équilibre.
Or quelle doit être la loi générale de l'équilibre des corps ?
Tous les géomètres conviennent que deux corps dont les direc-
tions sont opposées, se font équilibre quand leurs masses sont
en raison inverse des vitesses avec lesquelles ils tendent à se
mouvoir ; mais il n'est peut-être pas facile de démontrer cette
loi en toute rigueur , et d'une manière qui ne renferme aucune
obscurité ; aussi la plupart des géomètres ont-ils mieux aimé !a
traiter d'axiome, que de s'appliquer à la prouver. Cependant ti
l'on y fait attention , on verra qu'il n'y a qu'un seul cas oii l'é-
quilibre se manifeste d'une manière claire et distincte ; c'est
celui oii les masses des deux corps sont égales, et leurs vitesses
égales et opposées. Le seul parti qu'on puisse prendre , ce me
semble, pour démontrer l'équilibre dans les autres cas, est de
les réduire, s'il se peut , à ce premier cas simple et évident pcr
lui-même. C'est aussi ce que j'ai tâché de faire ; le lecteur jugera
si j'y ai réussi.
Le principe de l'équilibre, joint à ceux de la force d'inertie et
du mouvement composé , nous conduit donc à la solution de toiis
les problèmes où l'on considère le mouvement d'un corps, eu
tant qu'il peut être altéré par un obstacle impénétrable et mo-
bile , c'est-à-dire en général par un autre corps à qui il doit
I. 26
398 SUR LES LOIS
nécessairement communiquer du mouvement pour conserver
au moins une partie du sien. De ces principes combinés on peut
donc aisément déduire les lois du mouvement des corps qui se
choquent d'une manière quelconque, ou qui se tirent par le
moyen de quelque corps interposé entre eux , et auquel ils sont
attachés.
Si les principes de la force d'inertie , du mouvement composé
et de l'équilibre , sont essentiellement différens l'un de l'autre ,
conime on ne peut s'empêcher d'en convenir; et si , d'un autre
côté, ces trois principes suffisent à la mécanique, c'est avoir
réduit cette science au plus petit nombre de principes possible ,
que d'avoir établi sur ces trois principes toutes les lois du mou-
vement des corps dans des circonstances quelconques , comme
j'ai tâché de le faire dans ce traité.
A l'égard des démonstrations de ces principes en eux-mêmes ,
le plan que j'ai suivi pour leur donner toute la clarté et la sim-
plicité dont elles m'ont paru susceptibles , a été de les déduire
toujours de la considération seule du mouvement, envisagé de la
manière la plus simple et la plus claire. Tout ce que nous voyons,
bien distinctement dans le mouvement d'un corps , c'est qu'il
parcourt un certain espace , et qu'il emploie un certain temps à
le parcourir. C'est donc de cette seule idée qu'on doit tirer tous
les principes de la mécanique, quand on veut les démontrer
d'une manière nette et précise ; ainsi on ne sera point surpris
qu'en conséquence de cette réflexion , j'aie, pour ainsi dire, dé-
tourné la vue de dessus les causes motrices^ pour n'envisager
uniquement que le mouvement qu'elles produisent; que j'aie
entièrement proscrit les forces inhérentes au corps en mouve-
ment, êtres obscurs et métaphysiques, qui ne sont capables que
de répandre les ténèbres sur une science claire par elle-même.
C'est par cette raison que j'ai cru ne devoir point entrer dans
l'examen de la fameuse question des forces vwes. Cette question
qui depuis trente ans partage les géomètres , consiste à savoir si
la force des corps en mouvement est proportionnelle au produit
de la masse par la vitesse, ou au produit de la masse par le "
carré de la vitesse : par exemple , si un corps double d'un autre,
et qui a trois fois autant de vitesse , a dix-huit fois autant de
force, ou six fois autant seulement. Malgré les disputes que
cette question a causées, l'inutilité parf^ute dont elle est pour
la mécanique, m'a engagé à n'en faire aucune mention dans
l'ouvrage que je donne aujourd'hui : je ne crois pas néanmoins
devoir passer entièrement sous silence une opinion dont Leibnitz
a cru pouvoir se faire honneur , comme d'une découverte , que
le grand Bernoulli a depuis si savamment et si heureusement
DE L'ÉQUILIBRE. 399
approfondie , que Marc-Lauriii a fait tous ses efforts pour ren-
verser, et à laquelle enfin les écrits d'un grand nombre de mathé-
maticiens illustres ont contribué à intéresser le public. Ainsi ,
sans fatiguer le lecteur par le détail de tout ce qui a été dit sur
cette question , il ne sera pas hors de propos d'exposer ici très-
succinctement les principes qui peuvent servir à la résoudre.
Quand on parle de la force des corps en mouvement, ou l'on
n'attache point d'idée nette au mot qu'on prononce , ou l'on ne
peut entendre par là en général que la propriété qu'ont les corps
qui se meuvent, de vaincre les obstacles qu'ils rencontrent, ou
de leur résister. Ce n'est donc nt par l'espace qu'un corps par-
court uniformément , ni par le temps qu'il emploie à le parcou-
rir, ni enfin par la considération simple, unique et abstraite de
sa masse et de sa vitesse qu'on doit estimer immédiatement la
force; c'est uniquement par les obstacles qu'un corps rencontre,
et par la résistance que lui font ces obstacles. Plus l'obstacle
qu'un corps peut vaincre , ou auquel il peut résister, est consi-
dérable , plus on peut dire que s3l force est grande , pourvu que
sans vouloir représenter par ce mot un prétendu être qui réside
dans le corps , on ne s'en serve que comme d'une manière abré-
gée d'exprimer un fait , à peu près comme on dit qu'un corps a
deux fois autant de vitesse qu'un autre , au lieu de dire qu'il par-
court en temps égal deux fois autant d'espace, sans prétendre pour
cela que ce mot de vitesse représente un être inhérent au corps.
Ceci bien entendu , il est clair qu'on peut opposer au mou-
vement d'un corps trois sortes d'obstacles : ou des obstacles
invincibles qui anéantissent tout-à-fait son mouvement, quel
qu'il puisse être , ou des obstacles qui n'aient précisément que
la résistance nécessaire pour anéantir le mouvement du corps,
et qui l'anéantissent dans un instant , c'est le cas de l'équilibre;
ou enfin des obstacles qui anéantissent le mouvement peu à peu ,
c'est le cas du mouvement retardé. Comme les obstacles insur-
montables anéantissent également toutes sortes de mouvemens,
ils ne peuvent servir à faire connaître la force : ce n'est donc
que dans l'équilibre ou dans le mouvement retardé qu'on doit
en chercher la mesure. Or tout le monde convient qu'il y a
équilibre entre deux corps, quand les produits de leurs masses
par leurs vitesses virtuelles , c'est-à-dire par les vitesses avec
lesquelles ils tendent à se mouvoir, sont égaux de part et d'autre.
Donc, dans l'équilibre, le produit de la masse par la vitesse, ou,
ce qui est la même chose, la quantité de mouvement peut re-
présenter la force. Tout le monde convient aussi que , dans le
mouvement retardé, le nombre des obstacles vaincus est comme
le carré de la vitesse ; en sorte qu'un corps qui a fermé un res-
4oo ' SUR LES LOIS
sort, par exemple, avec une certaine vitesse, pourra avec une
vitesse double fermer , ou tout à la fois , ou successivement ,
non pas deux , mais quatre ressorts semblables au premier , neuf
avec une vitesse triple , et ainsi du reste ; d'oii les partisans des
forces vives concluent que la force des corps qui se meuvent
actuellement, est en général comme le produit de la masse par
le carré de la vitesse. Au fond , quel inconvénient pourrait-il
y avoir à ce que la mesure des forces fut différente dans l'équi-
libre et dans le mouvement retardé , puisque , si on veut
ne raisonner que d'après des idées claires,, on doit n'entendre
parle mot Ae force que l'effet produit en surmontant l'obstacle
ou en lui résistant ? Il faut avouer cependant que l'opinion de
ceux qui regardent la force comme le produit de la masse par la
vitesse , peut avoir lieu non -seulement dans le cas de l'équilibre,
mais aussi dans celui du mouvement retardé, si dans ce der-
nier cas on mesure la force , non par la quantité absolue des
obstacles , mais par la somme des résistances de ces mêmes obs-
tacles. Car on ne saurait douter que cette somme de résistances
ne soit proportionnelle à la quantité de mouvement , puisque ,
de l'aveu de tout le monde, la quantité de mouvement que le
corps perd à chaque instant est proportionnelle au produit de
la résistance par la durée infiniment petite de l'instant , et que
la somme de ces produits est évidemment la résistance totale.
Toute la difficulté se réduit donc à savoir si on dmt mesurer la
force par la quantité absolue des obstacles , ou par la somme de
leurs résistances. Il paraîtrait plus naturel de mesurer la force de
cette dernière manière ; car un obstacle n'est tel qu'en tant qu'il
résiste, et c'est, à proprement parler, la somme des résistances
qui est l'obstacle vaincu : d'ailleurs , en estimant ainsi la force ,
on a l'avantage d'avoir pour l'équilibre et pour le mouvement
retardé une mesure commune : néanmoins , comme nous n'avons
d'idée précise et distincte du mot de force qu'en restreignant
ce terme à exprimer un effet, je crois qu'on doit laisser chacun
le maître de se décider comme il voudra là-dessus ; et toute la
question ne peut plus consister que dans une discussion méta-
physique très-futile , ou dans une dispute de mots, plus indigne
encore d'occuper des philosophes.
Tout ce que nous venons de dire suffit assez pour le faire
sentir à nos lecteurs ; mais une réflexion bien naturelle achèvera
de les en convaincre. Soit qu'un corps ait une simple tendance
à se mouvoir avec une certaine vitesse, tendance arrêtée par
(•uelque obstacle , soit qu'il se meuve réellement et uniformé-
ment avec cette vitesse, soit enfin qu'il commence à se mouvoir
avec cette même vitesse, laquelle se consume et s'anéantisse
DE L'ÉQUILIBRE. 4or
peu à peu par quelque cause que ce puisse être , dans tous ces
cas , l'effet produit par le corps est différent , mais le corps con-
sidéré en lui-même n'a rien de plus dans un cas que dans un
autre; seulement l'action de la cause qui produit l'effet, est dif-
féremmeiit appliquée. Dans le premier cas , l'effet se réduit à
une simple tendance qui n'a point proprement de mesure pré-
cise, puisqu'il n'en résulte aucun mouvement ; dans le second,
l'effet est l'espace parcouru uniformément dans un temps donné,
et cet effet est proportionnel à la vitesse ; dans le troisième ,
l'effet est l'espace parcouru jusqu'à l'extinction totale du mou-
vement , et cet effet est comme le carré de la vitesse. Or ces
différens effets sont évidemment produits par une même cause ;
donc ceux qui ont dit que la force était tantôt comme la vitesse,
tantôt comme son carré , n'ont pu entendre parler que de l'effet ,
quand ils se sont exprimés de la sorte. Cette diversité d'effets
provenant tous d'une même cause , peut servir, pour le dire en
passant, à faire voir le peu de justesse et de précision de l'axiome
prétendu , si souvent mis en usage , sur la proportionnalité des
causes à leurs effets.
Enfin ceux même qui ne seraient pas en état de remonter
jusqu'aux principes métaphysiques de la question des forces
vives, verront aisément qu'elle n'est qu'une dispute de mots , s'ils
considèrent que les deux partis sont d'ailleurs entièrement d'ac-
cord sur les principes fondamentaux de l'équilibre et du mou-
vement. Qu'on propose le même problème de mécanique à ré-
soudre à deux géomètres , dont l'un soit adversaire et l'autre
partisan des forces vives, leurs solutions, si elles sont bonnes ,
seront toujours parfaitement d'accord; la question de la mesure
des forces est donc entièrement inutile à la mécanique , et même
sans aucun objet réel. Aussi n'aurait-elle pas sans doute en-
fanté tant de volumes, si on se fut attaché à distinguer ce
qu'elle renfermait de clair et d'obscur. En s'y prenant ainsi ,
on n'aurait eu besoin que de quelques lignes pour décider la
question ; mais il semble que la plupart de ceux qui ont traité
cette matière, aient craint de la traiter en peu de mots.
La réduction que nous avons faite de toutes les lois de la mé-
canique à trois , celle de la force d'inertie , celle du mouve-
ment composé et celle de l'équilibre , peut servir à résoudre
le grand problème métaphysique , proposé depuis peu par une
des plus célèbres académies de l'Europe, si les lois de la sta-^
tique et de la mécanigue sont de vérité nécessaire ou contin-
gente? Pour fixer nos idées sur cette question , il faut d'abord
la réduire au seul sens raisonnable qu'elle puisse avoir. Il ne
s'agit pas de décider si l'auteur de la nature aurait pu lui
4o2 SUR LES LOIS
donner d'autres lois que celles que nous y observons ; dès
qu'on admet un être intelligent capable d'agir sur la matière ,
il est évident que cet être peut à chaque instant la mouvoir et
l'arrêtera son gré, ou suivant des lois uniformes , ou suivant
des lois qui soient différentes pour chaque instant et pour
chaque partie de matière; l'expérience continuelle des mou-
vemens de notre corps nous prouve assez que la matière , so'u-
mise à la volonté d'un principe pensant^ peut s'écarter, dans
ses mouvemens , de ceux qu'elle aurait véritablement si elle
était abandonnée à elle-même. La question proposée se réduit
donc à savoir si les lois de l'équilibre et du mouvement qu'on
observe dans la nature , sont différentes de celles que la ma-
tière abandonnée à elle-même aurait suivies. Développons cette
idée. Il est de la dernière évidence qu'en se bornant à sup-
poser l'existence de la matière et du mouvement , il doit né-
cessairement résulter de cette double existence certains effets ;
qu'un corps mis en mouvement par quelque cause , doit ou
s'arrêter au bout de quelque temps , ou continuer toujours à se
mouvoir ; qu'un corps qui tend à se mouvoir à la fois suivant
les deux côtés d'un parallélogramme, doit nécessairement dé-
crire , ou la diagonale , ou quelque autre ligne ; que quand plu-
sieurs corps en mouvement se rencontrent et se choquent , il
doit nécessairement arriver en conséquence de leur impéné-
trabilité mutuelle, quelque changement dans l'état de tous ces
corps , ou au moins dans l'état de quelques uns d'entre eux.
Or, des différens effets possibles, soit dans le mouvement d'un
corps isolé , soit dans celui de plusieurs corps qui agissent les
uns sur les autres , il en est un qui , dans chaque cas , doit
infailliblement avoir lieu en conséquence de l'existence seule
de la matière , et abstraction faite de tout autre principe
différent qui pourrait modifier cet effet ou l'altérer. Yoici
donc la route qu'un philosophe doit prendre pour résoudre la
question dont il s'agit. Il doit tâcher d'abord de découvrir,
par le raisonnement, quelles seraient les lois de la statique et
de la mécanique dans la matière abandonnée à elle-même ; il
doit examiner ensuite par l'expérience quelles sont ces lois dans
l'univers; si les unes et les autres sont différentes , il en con-
clura que les lois de la statique et de la mécanique , telles
que l'expérience les donne , sont de vérité contingente , puis-
qu'elles seront la suite d'une volonté particulière et expresse de
l'Etre suprême ; si , au contraire , les lois données par l'expé-
rience s'accordent avec celles que le raisonnement seul a fait
trouver , il en conclura que les lois observées sont de vérité
nécessaire; non pas en ce sens que le Créateur n'eût jiu établir
DE L'ÉQUILIBRE. 4o3
des lois toutes clifFérentes , mais en ce sens qu'il n'a pas jugé à
propos d'en établir d'autres que celles qui résultaient de l'exis-
tence même de la matière.
Or, nous croyons avoir démontré , dans cet ouvrage, qu'un
corps abandonné à lui-même doit persister éternellement dans
son état de repos ou de mouvement uniforme ; nous croyons
avoir démontré de même que s'il tend à se mouvoir à la fois
suivant les deux côtés d'un parallélogramme quelconque,
la diagonale est la direction qu'il doit prendre de lui-même,
et , pour ainsi dire , choisir entre toutes les autres. Nous
avons démontré enfin que toutes les lois de la communication
du mouvement entre les corps se réduisent aux lois de l'équi-
libre, et que les lois de l'équilibre se réduisent elles-mêmes à
celles de l'équilibre de deux corps égaux , animés en sens con-
traires de vitesses virtuelles égales. Dans ce dernier cas , les
mouvemens des corps se détruiront évidemment l'un l'autre ,
et, par une conséquence géométrique, il y aura encore néces-
sairement équilibre , lorsque les masses seront en raison in-
verse des vitesses; il ne reste plus qu'à savoir si le cas de
l'équilibre est unique , c'est-à-dire , si, quand les masses ne se-
ront pas en raison inverse des vitesses , un des corps devra
nécessairement obliger l'autre à se mouvoir. Cr il est aisé de
sentir que dès qu'il y a un cas possible et nécessaire d'équi-
libre , il ne saurait y en avoir d'autres : sans cela les lois du
choc des corps , qui se réduisent nécessairement à celles de
l'équilibre , deviendraient indéterminées ; ce qui ne saurait
être , puisqu'un corps venant en choquer un autre , il doit né-
cessairement en résulter un effet unique , suite indispensable
de l'existence et de l'impénétrabilité de ces corps. On peut
d'ailleurs démontrer l'unité de la loi de l'équilibre par un
autre raisonnement , trop mathématique pour être développé
dans ce discours.
De toutes ces réflexions , il s'ensuit que les lois de la sta-
tique et de la mécanique , exposées dans ce livre , sont celles
qui résultent de l'existence de la matière et du mouvement.
Or, l'expérience nous prouve que ces lois s'observent en effet
dans les corps qui nous environnent. Donc les lois de l'équi-
libre et du mouvement, telles que l'observation nous les fait con-
naître , sont de vérité nécessaire. Un raétajDhysicien se conten-
terait jDeut-être de le prouver , en disant qu'il était de la sa-
gesse du Créateur et de la simplicité de ses vues , de ne jioint
établir d'autres lois de l'équilibre et du mouvement , que celles
qui résultent de l'existence même des corps et de leur im-
pénétrabilité mutuelle ; mais nous avons cru devoir nous abs-
4o4 SUR LES LOIS
tenir de cette manière de raisonner , parce qu'il nous a paru
qu'elle porterait sur un principe trop vague ; la nature de l'Etre
suprême nous est trop cachée pour que nous puissions con-
naître directement ce qui est ou n'est pas conforme aux vues de
sa sagesse ; nous pouvons seulement entrevoir les effets de cette
sagesse dans l'observation des lois de la nature , lorsque le
raisonnement mathématique nous aura fait voir la simplicité
de ces lois, et que l'expérience nous en aura montré les ap-
plications et l'étendue.
Cette réflexion peut servir , ce me semhle , à nous faire ap-
précier les démonstrations que plusieurs philosophes ont don-
nées des lois du mouvement d'après le principe des causes
finales , c'est-à-dire d'après les vues que l'auteur de la nature
a dû se proposer en établissant ces lois. De pareilles dé-
monstrations ne peuvent avoir de force qu'autant qu'elles sont
précédées et appuyées par des démonstrations directes et tirées
de principes qui soient plus à notre portée; autrement il arri-
verait souvent qu'elles nous induiraient en erreur. C'est pour
avoir suivi cette route, pour avoir cru qu'il était de la sa-
gesse du Créateur de conserver toujours la même quantité
de mouvement dans l'univers, que Descartes s'est trompé sur
les lois de la percussion. Ceux qui l'imiteraient, courraient risque
ou de se tromj^er comme lui , ou de donner pour un principe
général ce qui n'aurait lieu que dans certains cas , ou enfin
de regarder comme une loi primitive de la nature, ce qui
ne serait qu'une conséquence purement mathématique de quel-
ques formules.
Après avoir donné au lecteur une idée générale de l'objet
que je me suis proposé dans cet ouvrage , il ne me reste plus
qu'un mot à dire sur la forme que j'ai cru devoir lui donner.
J'ai tâché dans ma première partie de mettre , le plus qu'il
m'a été possible, les principes de la mécanique à la portée
des commençans; je n'ai pu me dispenser d'employer le calcul
différentiel dans la théorie des mouvemens variés ; c'est la
nature du sujet qui m'y a contraint. Au reste , j'ai fait en
sorte de renfermer dans cette première partie un assez grand
nombre de choses dans un fort petit espace ; et si je ne suis
point entré dans tout le détail que la matière pouvait compor-
ter, c'est qu'uniquement attentif à l'exposition et au déve-
loppement des principes essentiels delà mécanique, et ayant
pour but de réduire cet ouvrage à ce qu'il peut contenir de
nouveau en ce genre, je n'ai pas cru devoir le grossir d'une
infinité de propositions particulières que l'on trouvera aisé-
ment ailleurs.
DE L'ÉQUILIBRE. 4^5
La seconde partie , dans laquelle je me suis propose de traiter
des lois du mouvement des corps entre eux, fait la portion la
plus considérable de l'ouvrage : c'est la raison qui m'a en-
gagé à donner à ce livre le nom de Traité de Djnamiqiie.
Ce nom , qui signifie proprement la science des puissances ou
causes motrices , pourrait paraître d'abord ne pas convenir à
ce livre, dans lequel j'envisage plutôt la mécanique comme la
science des effets , que comme celle des causes : néanmoins
comme le mot de dynamique est fort usité aujourd'hui parmi
les savans , pour signifier la science du mouvement des corps
qui agissent les uns sur les autres d'une manière quelconque ,
j'ai cru devoir le conserver, pour annoncer aux géomètres , par
le titre même de ce traité , que je m'y propose principalement
pour but de perfectionner et d'augmenter cette partie de la
mécanique. Comme elle n'est pas moins curieuse qu'elle est
difficile, et que les problèmes qui s'y rapportent composent
une classe très-étendue , les plus grands géomètres s'y sont ap-
pliqués , particulièrement depuis quelques années : mais ils
n'ont résolu jusqu'à présent qu'un très-petit nombre de pro-
blèmes de ce genre, et seulement dans des cas particuliers :
la plupart des solutions qu'ils nous ont données , sont appuyées
outre cela sur des principes que personne n'a encore démon-
trés d'une manière générale ; tels , par exemple , que celui
de la conservation des forces vives. J'ai donc cru devoir m e-
tendre principalement sur ce sujet , et faire voir comment on
peut résoudre toutes les questions de dynamique par une même
méthode fort simple et fort directe , et qui ne consiste que dans
la combinaison dont j'ai parlé plus haut, des principes de l'équi-
libre et du mouvement composé. J'en montre l'usage dans un
petit nombre de problèmes choisis , dont quelques uns sont
déjà connus, d'autres sont entièrement nouveaux, d'autres enfin
ont été mal résolus , même par les plus savans mathématiciens.
L'élégance dans la solution d'un problème , consistant surtout
à n'y employer que des principes directs et en très-petit nombre,
on ne sera pas surpris que l'uniformité qui règne dans toutes
mes solutions , et que j'ai eue principalement en vue , les rende
quelquefois un peu plus longues que si je les avais déduites de
princijîes directs. La démonstration que j'aurais été obligé de
faire de ces principes , ne pouvait d'ailleurs que m'écarter de
la brièveté que j'aurais cherché à me procurer par leur moyen;
et la portion la plus considérable de mon livre n'aurait plus
été qu'un amas informe de problèmes peu dignes de voir le
jour, malgré la variété que j'ai tâché d'y répandre , et les diffi-
cultés qui sont particulières à chacun d'eux.
/\oG SUR LES LOIS DE L'ÉQUILIBRE.
Au reste , comme cette seconde partie est destinée principa-
lement à ceux qui , déjà instruits du calcul différentiel et inté-
gral , se seront rendu familiers les principes établis dans la pre-
mière , ou seront déjà exercés à la solution des problèmes con-
nus et ordinaires de la mécanique, je dois avertir que , pour
éviter les circonlocutions , je me suis souvent servi du terme obs-
cur de force, et de quelques autres qu'on emploie communé-
ment quand on traite du mouvement des corps ; mais je n'ai ja-
mais prétendu attacher à ces termes d'autres idées que celles
qui résultent des principes que j'ai établis, soit dans ce discours,
soit dans la première partie de ce traité.
Enfin , du même principe qui me conduit à la solution de
tous les problèmes de dynamique, je déduis aussi plusieurs
propriétés du centre de gravité , dont les unes sont entièrement
nouvelles, les autres n'ont été prouvées jusqu'à présent que
d'une manière vague et obscure ; et je termine l'ouvrage par
une démonstration du principe appelé communément la con-
servation des forces vives .
EXPOSITION
DU TRAITÉ DE L'EQUILIBRE,
ET DU MOUVEMENT DES FLUIDES. ^
LiES propriétés sensibles des corps qui nous environnent, ont
entre elles des rapports plus ou moins marqués , dont la con-
naissance est presque toujours le terme prescrit à nos lumières,
et doit être par conséquent notre principal objet dans l'étude
de la physique. En vain l'expérience nous instruira-t-elle d'un
grand nombre de faits : des vérités de cette espèce nous seront
presque entièrement inutiles , si nous ne nous appliquons avec
soin à en trouver la dépendance mutuelle, à saisir, autant
qu'il est possible, le tronc principal qui les unit, à découvrir
même, par leur moyen, d'autres faits plus cachés , et qui sem-
blaient se dérober à nos recherches. Tel est le but que le physi-
cien doit se proposer; telles sont les vues par lesquelles il peut
se montrer vraiment philosophe.
Ce petit nombre de réflexions sufiit , ce me semble, pour
SUR LE MOUVEMENT DES FLUIDES. 407
prouver combien il est à propos d'unir la géométrie à la phy-
sique. C'est par le secours de la géométrie qu'on parvient à
déterminer exactement la quantité d'un effet compliqué , et
dépendant d'un autre effet mieux connu ; cette science nous est
par conséquent presque toujours nécessaire dans la comparai-
son et l'analyse des faits que l'expérience nous découvre. Il
faut avouer néanmoins que les différens sujets de physique ne
sont pas également susceptibles de Tapplicalion de la géométrie.
Si les observations qui servent de base au calcul , sont en petit
nombre , si elles sont simples et lumineuses , le géomètre sait
alors en tirer le plus grand avantage , et en déduire les con-
naissances physiques les plus capables de satisfaire l'esprit. Des
observations moins parfaites servent souvent à le conduire dans
ses recherches , et à donner à ses découvertes un nouveau degré
de certitude : quelquefois même ies raisonnemens mathéma-
tiques peuvent l'instruire et l'éclairer, quand l'expérience est
muette, ou ne parle que d'une manière confuse. Enfin, si les
matières qu'il se propose de traiter, ne laissent aucune prise
à ses calculs , il se réduit alors aux simples faits dont les ob-
servations l'instruisent : incapable de se contenter de fausses
lueurs quand la lumière lui manque , il n'a point recours à
des raisonnemens vagues et obscurs, au défaut de démonstra-
tions rigoureuses.
Newton, qui a été incontestablement le plus grand physi-
cien de son siècle , n'est parvenu à ce degré de gloire que
pour avoir constamment suivi une pareille méthode. Les dé-
couvertes dont ce grand homme a enrichi la physique, mon-
trent assez qu'il est le modèle que nous devons nous proposer,
si nous voulons faire quelques progrès dans cette science, et
que nos succès dépendront de notre exactitude à ne jjoint nous
écarter des règles que nous venons d'établir.
La matière que j'entreprends de traiter dans cet ouvrage
est peut-être une de celles oii ces règles peuvent le mieux s'ap-
pliquer. Dès les premiers pas qu'on veut faire dans la théorie
des fluides, on s'aperçoit aisément combien le secours de l'ex-
périence est nécessaire pour en connaître les propriétés. Mais
chercherons-nous à nous éclairer dans un sujet si compliqué
par des expériences multipliées à l'infini? presque toutes celles
que nous pouvons tenter sur cette matière , sont si mêlées de
circonstances qui nous éloignent de la précision , et nous dé-
robent, pour ainsi dire, la vérité, qu'elles ne doivent être
regardées, pour la plupart, que comme un moyen de confir-
mer et d'appuyer nos calculs. L'art consiste donc à les ré-
duire et à les simplifier pour en former un véritable corps de
4o8 SUR LE MOUVEMENT
science , et pour en déduire une théorie certaine et lumi-
neuse.
C'est aussi l'objet que je me suis proposé en travaillant à
cet ouvrage. Dans le Traité de Dynamique , j'ai eu pour but
de réduire au plus petit nombre possible les lois de l'équilibre
et du mouvement des corps solides : j'ai tâché de faire ici la
même chose pour les fluides.
Il y a cependant une différence essentielle entre la matière
que j'ai traitée dans ce Traité de Dynamique , et celle que
j'entreprends de traiter dans celui-ci. La mécanique des corps
solides n'étant appuyée que sur des principes métaphysiques et
indépendans de l'expérience , on peut déterminer exactement
ceux de ces principes qui doivent servir de fondement aux
autres. La théorie des fluides , au contraire , doit nécessaire-
ment avoir pour base l'expérience , dont nous ne recevons
même que des lumières fort bornées. Obligés de nous en tenir
aux principes qu'elle nous fournit , nos recherches se réduisent
à savoir discerner ceux de ces principes qui réunissent à la fois
le plus de simplicité et de certitude. Les matériaux de l'édifice
nous sont donnés : l'arrangement de ces matériaux et le choix
particulier qu'il peut y avoir à faire entre eux , est la seule
chose dont nous soyons maîtres de disposer.
Si l'on connaissait la figure et la disposition mutuelle des
particules qui composent les fluides, il ne faudrait point d'autres
principes que ceux de la mécanique ordinaire , pour déterminer
les lois de leur équilibre et de leur mouvement. Car c'est tou-
jours un problème déterminé , que de trouver l'action mu-
tuelle de plusieurs corps qui sont unis entre eux, et dont on
connaît la figure et l'arrangement respectif. Mais comme nous
ignorons la forme et la disposition des particules fluides, la dé-
termination des lois de leur équilibre et de leur mouvement
est un problème , qui , envisagé comme purement géomé-
trique , ne contient pas assez de données , et pour la solution
duquel on est obligé d'avoir recours à de nouveaux principes.
Nous jugerons aisément du plan que nous devons suivre dans
cette recherche, si nous nous appliquons à connaître d'abord
quelle différence il doit y avoir entre les principes généraux du
mouvement des fluides , et ceux dont nous avons fait dépendre
les lois de la mécanique des corps ordinaires. Ces derniers
principes, comme nous l'avons dit ailleurs, peuvent se ré-
duire à trois; savoir, la force d'inertie , le mouvement com-
])osé , et l'équilibre de deux masses égales , animées en sens
contraire de deux vitesses virtuelles égales. Nous avons donc
ici deux choses à examiner; en premier liei^, si ces 'rois priu'*
DES FLUIDES. 409
cipos sont les mêmes pour les fluides que pour les solides ; en
second lieu , s'ils suffisent à la théorie que nous entreprenons de
donner.
Les particules des fluides étant des corps , il n'est pas dou-
teux que le princijDe de la force d'inertie, et celui du mou-
vement comjDosé , ne conviennent à chacune de ces parties :
il en serait de même du principe de l'équilibre , si on pouvait
comparer séparément les particules fluides entre elles ; mais
nous ne pouvons comparer ensemble que des masses , dont
l'action mutuelle dépend de l'action combinée de différentes
parties qui nous sont inconnues : l'expérience seule peut
donc nous instruire sur les lois fondamentales de l'hydrosta-
tique.
L'équilibre des fluides , animés par une force de direction et
de quantité constante , comme la pesanteur, est celui qui se
présente d'abord , et qui est en effet le plus facile à exami-
ner. Si on verse une liqueur homogène dans un tuyau com-
posé de deux branches cylindriques et verticales , unies en-
semble par une branche cylindrique horizontale, la première
chose qu'on observe , c'est que la liqueur ne saurait y être en
équilibre, sans être à la même hauteur dans les deux bran-
ches. Il est facile de conclure de là que le fluide contenu dans
la branche horizontale est pressé en sens contraire par l'action
des colonnes verticales. L'expérience apprend de plus que si
une des branches verticales , et même , si l'on veut , une partie
de la branche horizontale est anéantie, il faut, pour retenir le
fluide , la même force qui serait nécessaire pour soutenir un
tuyau cylindrique égal à l'une des branches verticales, et rempli
de fluide à la même hauteur; et qu'en général , quelle que soit
l'inclinaison de la branche qui joint les deux branches verti-
cales , le fluide est également pressé dans le sens de cette
branche et dans le sens vertical. Il n'en faut pas davantage
pour nous convaincre que les parties des fluides pesans sont
pressées et pressent également en tout sens. Cette propriété
étant une fois découverte , on peut aisément reconnaître qu'elle
n'est pas bornée aux liqueurs dont les parties sont animées
par une force constante et de direction donnée, mais qu'elle
appartient toujours aux fluides , quelles que soient les forces
qui agissent sur leurs différentes parties. Il sufht, pour s'en
assurer, d'enfermer une liqueur dans un vase de figure quel-
conque , et de la presser avec un piston ; car si l'on fait une
ouverture en quelque point que ce soit de ce vase , il faudra
appliquer en cet endroit une pression égale à celle du piston
pour retenir la liqueur; observation qui prouve incontestable-
4io SUR LE MOUVEMENT
ment que la pression des particules se répand également en tout
sens , quelle que soit la puissance qui tend à les mouvoir.
Cette propriété générale , constatée par une expérience si
simple , est le fondement de tout ce qu'on peut démontrer sur
l'équilibre des fluides. Néanmoins, quoiqu'elle soit connue et
mise en usage depuis fort long-temps, il est assez surprenant
que les lois principales de l'hydrostatique en aient été si obs-
curément déduites. Parmi une foule d'auteurs , dont la plu-
part n'ont fait que copier ceux qui les avaient précédés , à
peine en trouve-t-on qui expliquent avec quelque clarté pour-
quoi deux liqueurs sont en équilibre dans un syphon ; pour-
quoi l'eau contenue dans un vase qui va en s'élargissant de haut
en bas , presse le fond de ce vase avec autant de force que si elle
était contenue dans un vase cylindrique de même base et de
même hauteur , quoique , en soutenant un tel vase , on ne porte
que le poids du liquide qui y est contenu; pourquoi un corps
d'une pesanteur égale à celle d'un pareil volume de fluide s'y
soutient en quelque endroit qu'on le place , etc. On ne viendra
jamais à bout de démontrer exactement ces propositions, que
par un calcul net et précis de toutes les forces qui concourent à
la production de l'effet qu'on veut examiner , et par la déter-
mination exacte de la force qui en résulte. C'est ce que j'ai
tâché de faire d'une manière qui ne laissât dans l'esprit au-
cune obscurité , en employant pour unique principe la pres-
sion égale en tout sens. J'en ai déduit jusqu'à la propriété si
connue des fluides, de se disposer de manière que leur sur-
face soit de niveau , propriété qui n'a j^eut-être pas été trop
bien prouvée jusqu'ici.
Au reste , quoique l'exposition et le développement des lois
connues de l'équilibre des fluides soit l'objet principal de la pre-
mière partie de cet ouvrage, néanmoins je me suis aussi pro-
posé de la rendre intéressante pour les savans , soit en y trai-
tant des matières qui ne l'avaient point encore été , comme l'é-
quilibre des fluides dont les parties sont adhérentes entre
elles, soit en approfondissant celles qui m'ont paru le mériter
davantage, comme l'équilibre des fluides élastiques; soit enfin
en proposant quelques conjectures sur différens problèmes
d'hydrostatique , dont la solution pourra donner lieu anx re-
cherches des géomètres.
Les principes généraux de l'équilibre des fluides étant cor-
nus , il s'agit à présent d'examiner l'usage que nous en de-
vons faire, pour trouver les lois de leur mouvement dans les
vases qui les contiennent.
La méthode générale dont nous nous sommes servis dans
DES FLUIDES. ^ 4ii
notre Dynamique pour déterminer le nioiivenient d'un système
de corp'^ qui agissent les uns sur les autres* est de regarder la
vitesse avec laquelle chaque corps tend à se mouvoir comme
compose'e de deux autres vitesses, dont l'une est détruite, et
l'autre ne'nuit point au mouvement des corps adjacens. Pour
appliquer cette méthode à la question dont il s'agit ici , nous
devons examiner d'abord quels doivent être les mouvemens des
particules du fluide , pour que ces |>articules ne se nuisent
point les unes aux autres. Or l'expérience, de concert avec la
théorie , nous fait connaître que quand un fluide s'écoule d'un
vase , sa surface supérieure demeure toujours sensiblement ho-
rizontale ; d'où l'on peut conclure que la vitesse de tous les points
d'une même tranche horizontale, estimée suivant le sens ver-
tical , est la même dans tous ces points , et que cette vitesse ,
qui est, à proprement parler , la vitesse de la tranche , doit élre
en raison inverse de la largeur de cette même tranche , pour
qu'elle ne nuise point au mouvement des autres. Par ce prin-
cipe combiné avec le principe général , j'ai réduit fort aisément
aux lois de l'hydrostatique ordinaire les problèmes qui ont
pour objet le mouvement des fluides, comme j'avais réduit les
questions de dynamique aux lois de l'équilibre des corps so-
lides.
Il me paraît inutile de démontrer ici fort au long le peu de
solidité d'un principe employé autrefois par presque tous les
auteurs d'hydraulique , et dont plusieurs se servent encore au-
jourd'hui pour déterminer le mouvement d'un fluide qui sort
d'un vase. Selon ces auteurs, le fluide qui s'échappe à chaque
instant est pressé par le poids de toute la colonne de fluide dont
il est la base. Cette propositio«i est évidemment fausse , lorsque
le fluide coule dans un tuyau cylindrique entièrement ouvert
et sans aucun fond. Car la liqueur y descend alors comme ferait
une masse solide et pesante, sans que ses parties, qui se meu-
vent toutes avec une égale vitesse, exercent les unes sur les
autres aucune action. Si le fluide sort du tuyau par une ou-
verture faite au fond , alors la partie qui s'échappe à chaque
instant , peut à la vérité soufî*rir quelque pression par l'actinu
oblique et latérale de la colonne qui appuie sur le fond; mais
comment prouvera-t-on que cette pression est précisément égale
au poids de la colonne du fluide qui aurait l'ouverture du fond
pour base?
Je ne m'arrêterai point non plus à faire voir ici dans un grand
détail , avec quelle facilité on déduit de mes principes la solu-
tion de plusieurs problèmes fort difliciles qui ont rapport à la
matière que je traite , comme la pression des fluides contre les
4i2 ^K LE MOUVEMENT
vaisseaux dans lesqxiels ils coulent, le mouvement d'un fluide
qui s'echapjDe d'un vase mobile et entraîné par un poids , etc.
Ces différens problèmes, qui n'avaient été résolus jusqu'à pré-
sent que d'une manière indirecte , ou pour quelques cas parti-
culiers seulement , sont des corollaires fort simples d'e ma mé-
thode. En effet, pour déterminer la pression mutuelle des par-
ticules du fluide, il suffit d'observer que si les tranches se
pressent les unes sur les autres , c'est parce que la figure et la
forme du vase les empêchent de conserver le mouvement qu'elles
auraient, si chacune d'elles était isolée. Il faut donc par notre
principe regarder ce mouvement comme composé de celui
qu'elles ont réellement , et d'un autre qui est détruit. Or c'est
en vertu de ce dernier mouvement détruit qu'elles se pressent
mutuellement avec une force qui réagit contre les parois du
vase. La quantité de cette force est donc facile à déterminer
par les lois de l'hydrostatique , et ne peut manquer d'être con-
nue dès qu'on a trouvé la vitesse du fluide à chaque instant.
Il n'y a pas plus de difficulté à déterminer le mouvement des
fluides dans des vases mobiles.
Mais un des plus grands avantages qu'on tire de notre théo-
rie , c'est de pouvoir démontrer que la fameuse loi de méca-
nique, appelée la conservation des forces vives, a lieu dans le
mouvement des fluides comme dans celui des corps solides.
Ce principe , reconnu aujourd'hui pour vrai par tous les mé-
caniciens, et que j'ai expliqué fort au long dans mon Traité
de Dynamique, est celui dont Daniel Bernoulli a déduit les lois
du mouvement des fluides , dans son Hjdrodjnamique. Dès l'an-
née 1727 , le même auteur avait donné un essai de sa nouvelle
théorie : c'est le sujet d'un très-»beau méritoire imprimé dans
le tome II de V Académie de Pétershourg. Daniel Bernoulli
n'apporte dans ce mémoire d'autre preuve de la conservation
des forces vives dans des fluides , sinon qu'on doit regarder
un fluide comme un amas de petits corpuscules élastiques qui
se pressent les uns les autres , et que la conservation des
forces vives a lieu, de l'aveu de tout le monde, dans le choc
d'un système de corps de cette espèce. Il me semble qu'une
pareille preuve ne doit pas être regardée comme d'une grande
force : aussi l'auteur paraît-il ne l'avoir donnée que comme une
induction , et ne l'a même rappelée en aucune manière dans
son grand ouvrage sur les fluides , qui n'a vu le jour que
plusieurs années après. Il m'a donc paru qu'il était nécessane
de prouver d'une manière plus claire et plus exacte le prin-
cipe dont il s'agit, appliqué aux fluides. J'avais déjà essayé de
le démontrer en peu de mots à la fin de mon Traité de Dy-
DES FLUIDES. 4i3
namique; mais on en trouvera ici une preuve plus e'tendue et
plus détaillée.
Au reste, quoique Daniel Bernoulli n'ait pas de'montré le
principe géne'ral qui sert de fondement à son ouvrage, on n'en
doit pas moins convenir que sa théorie est très-élégante , et qu'il
est constamment le premier qui ait entrepris de déterminer
le mouvement des fluides par des méthodes sûres et non arbi-
traires. Aussi suis-je obligé d'avouer ici que les résultats de
mes solutions s'accordent presque toujours avec les siens. Il [en
faut néanmoins excepter un petit nombre de problèmes. [Ce
sont ceux où cet habile géomètre a employé le principe de la
conservation des forces vives pour déterminer le mouvement
d'un fluide dans lequel il y a quelque partie dont la vitesse di-
minue ou augmente en un instant d'une quantité finie. Tel
est , entre autres , le problème oii il s'agit de trouver la vitesse
d'un fluide sortant d'un vase qu'on entretient toujours plein à la
même hauteur, en supposant que la petite lame de fluide qu'on
ajoute à chaque instant à la surface , reçoive son mouvement du
fluide inférieur par lequel elle est entraînée. Il est évident que
dans une pareille hypothèse, cette lame de fluide qui n'avait
aucune vitesse dans l'instant qu'on l'a aj^pliquée sur la sur-
face , reçoit dans l'instant suivant une vitesse finie égale à celle
de la surface qui l'entraîne. Or, sans vouloir examiner si cette
hypothèse est conforme à la nature , ou non , il est toujours
certain qu'on ne doit point employer le principe de la conserva-
tion des forces vives pour trouver le mouvement d'un sys-
tème de corps, lorsqu'on suppose qu'il y a dans ce système
quelque corps dont la vitesse varie en un instant d'une quantité
finie. C'est pour cette raison que dans ce problème , et dans
€[uelques autres, mes solutions sont différentes de celles de Da-
niel Bernoulli.
Un autre reproche qu'on pourrait faire à cet illustre au-
teur , c'est qu'il semble avoir supposé que quand un fluide
sort d'un vase par une ouverture faite au fond , la petite masse
qui s'échappe à chaque instant , passe tout d'un coup de la vitesse
qu'elle a, lorsqu'elle est encore renfermée dans le vase , à une
autre vitesse qui en diffère d'une quantité finie. Il est vrai que
cette supposition , pourvu qu'on ne la prenne pas à la rigueur
n'empêchera point, comme je l'ai fait voir, que les solutions
de Daniel Bernoulli ne soient exactes pour la plupart , et qu'il
n'ait pu les déduire du principe des forces vives. Mais c'est peut-
être aussi pour avoir donné à cette supposition trop d'étendue
et de réalité, que ce même auteur s'est servi des forces vives
en d'autres cas où il n'aurait pas dû en faire usage.
27
4i4 SUR LE MOUVEMENT
L'insuffisance du principe des forces vives pour conduire à
une the'orie lumineuse sur le mouvement des fluides, paraît
avoir été un des principaux motifs qui ont engagé le célèbre
Jean Bernoulli à composer sa nouvelle Hjdrauliqiie , impri-
mée en 1743 , dans le recueil de ses œuvres. J'ai donné dans
un article particulier le précis de la méthode de ce grand géo-
mètre , et des difficultés qu'il m'a paru qu'on y pouvait oppo-
ser. On verra, si je ne me trompe, par l'exjiosé que j'en ai
fait, qu'il reste encore dans la théorie de Bernoulli de l'incer-
tain et de l'arbitraire. Son principe général se déduit d'ailleurs
si facilement de celui des forces vives , qu'il paraît n'être autre
chose que ce dernier principe présenté sous une autre forme.
Aussi cherche-t-il à confirmer sa méthode par des solutions
indirectes appuyées sur la loi de la conservation des forces vives.
Long-temps avant MM. Bernoulli, l'illustre Nevrton avait
donné dans ses Principes un léger essai sur la matière dont il
s'agit. Tout le monde connaît sa fameuse Cataracte. Mais
quelque ingénieuse qu'en puisse être la formation , on ne peut
s'empêcher de reconnaître qu'elle est fondée sur un grand
nombre de suppositions purement gratuites , démenties presque
foutes par la théorie et par l'expérience. L'application et l'u-
sage de mes principes , et les objections de Bernoulli contre cette
même cataracte, suffiront au lecteur pour juger de la vérité
de ce que j'avance ici.
J'ose me flatter, si une aveugle prévention pour mon propre
ouvrage ne me séduit point, qu'on conviendra sans peine de
la simplicité et de la fécondité des principes que j'ai substitués
aux méthodes des géomètres que je viens de citer. Mon des-
sein n'est point ici de déprimer le travail de ces grands
hommes : mais les sciences telles que celle-ci , sont de nature à
se perfectionner toujours de plus en plus : aidés des lumières
que les savans qui nous ont précédés ont répandues sur des
matières obscures , nous sommes quelquefois assez heureux pour
avancer plus loin qu'ils n'ont fait dans les routes qu'eux-mêmes
nous ont tracées; et si nous osons les combattre, c'est avec des
armes que nous tenons d'eux.
Je ne prétends pas cependant avoir surmonté toutes les dif-
ficultés qu'il pouvait y avoir à vaincre dans une matière si
délicate. Il y a des cas où les mouvemens des particules sont si
subits et si jdcu réguliers, qu'ils ne laissent , pour ainsi dire , au-
cune prise au calcul, et que le problème demeure indéter-
miné. Mais il me semble que ces difficultés naissent plutôt du
fond du sujet et du peu de connaissances que nous avons sur les
fluides j que de la nature de ma méthode.
DES FLUIDES. 4i5
Les principes dont je me suis servi pour de'terminer le mou-
vement des fluides non élastiques , s*appliquent avec une ex-
trême facilité aux lois du mouvement des fluides élastiques :
j'ai donc cru devoir m'étendre particulièrement sur ce sujet,
qu'on peut regarder comme nouveau , puisque Daniel Bernoullî
dans son Hydrodjnamique s'est contenté d'examiner eu peu de
mots, et par une méthode indirecte, le mouvement d'un fluide
élastique qui sort d'un vase par une seule ouverture fort petite ,
eu supposant la chaleur constante, et l'élasticité proportionnelle
à la densité.
Le mouvement d'un fluide élastique diffère de celui d'un
fluide ordinaire, principalement par la loi des vitesses de ses
différentes couches. Ainsi , par exemple , lorsqu'un fluide non
élastique coule dans un tuyau cylindrique , comme il ne change
point de volume, ses différentes tranches ont toutes la même
vitesse. Il n'en est pas de même d'un fluide élastique. Car s'il
ne se dilate que d'un côté, les tranches inférieures se meuvent
plus vite que les supérieures , à peu près comme il arrive h
un ressort attaché à un point nxe , et dont les parties parcou-
rent en se dilatant d'autant moins d'espace qu'elles sont plus
proches de ce point. Telle est la diflerence principale qu'il
doit y avoir dans la théorie du mouvement des fluides élasti-
ques , et de ceux qui ne le sont pas. La méthode pour trouver
les lois de leur mouvement , et les jîrincipes qu'on emploie pour
cela , sont d'ailleurs entièrement semblables.
C'est aussi en suivant cette même méthode que j'ai examiné
le mouvement des fluides dans des tuyaux flexibles; matière
entièrement nouvelle , mais dont j'ai été obligé d'exposer sim-
plement les principes , en les appliquant seulement à quelques
cas particuliers , à cause de l'extrême complication de calculs ,
oii une recherche plus étendue n'aurait pas manqué de me
jeter ; ce qui n'aurait servi qu'à remplir inutilement plusieurs
pages de caractères algébriques, sans instruire davantage le
lecteur.
Je suis , au reste , bien éloigné de penser que la théorie que
j'ai établie sur le mouvement des fluides dans des tuyaux
flexibles, puisse nous conduire à la connaissance de la méca-
nique du corps humain, de la vitesse du sang, de son action
sur les vaisseaux dans lesquels il circule , etc. Il faudrait pour
réussir dans une telle recherche , savoir exactement jusqu'à
quel point les vaisseaux peuvent se dilater , connaître parfaite-
ment leur figure , leur élasticité plus ou moins grande , leurs
différentes anastomoses , le nombre , la force et la disposition
de leurs valvules, le degré de chaleur et de ténacité du sang ,
4i6 SUR LE MOUVEMENT
les forces motrices qui le poussent , etc. Encore quand chacune
de ces choses serait parfaitement connue , la grande multi-
tude d'élémens qui entreraient dans une pareille théorie nous
conduirait vraisemblablement à des calculs impraticables. C'est
en effet ici un des cas les plus composes d'un problème dont le
cas le plus simple est fort difficile à re'soudre. Lorsque les effets
de la nature sont trop compliqués et trop peu connus pour
pouvoir être soumis à nos calculs , l'expérience , comme nous
l'avons déjà dit, est le seul guide qui nous reste : nous ne
pouvons nous appuyer que sur des inductions déduites d'un
grand nombre de faits. Voilà le plan que nous devons suivre
dans l'examen d'une machine aussi composée que le corps hu-
main. Il n'appartient qu'à des physiciens oisifs de s'imaginer
qu'à force d'algèbre et d'hypothèses ils viendront à bout d'en
dévoiler les ressorts , et de réduire en calcul l'art de guérir les
hommes.
Après avoir déterminé par les méthodes les plus exactes qu'il
nous a été possible les lois du mouvement des fluides , il ne
nous reste plus qti'à examiner leur action sur les corps solides
qui y sont plongés et qui s'y meuvent. Rien n'est plus difficile
que de donner là-dessus des règles précises et exactes : car non-
seulement on ignore la figure des parties du fluide et leur dis-
position par rapport au corps qui les frappe, on ignore aussi
jusqu'à quelle distance le corps agit sur le fluide, et quelle
route les particules prennent lorsqu'elles ont ét,é mises en mou-
vement par ce corps. Tout ce que l'expérience nous apprend ,
c'est que les particules du fluide, après avoir été poussées, se
replient ensuite derrière le corps pour venir occuper l'es^^ace
qu'il laisse vide par derrière.
Voici donc le plan que j'ai cru dô^voir suivre dans une re-
cherche de la nature de celle-ci. J'ai déterminé d'abord le mou-
vement qu'un corps solide doit communiquer à une infinité de
petites boules dont on supjiose qu'il est couvert ; j'ai fait voir
ensuite que le mouvement perdu par ce corps dans un instant
donné était le même , soit qu'il choquât à la fois un certain
nombre de couches de ces j)etites boules , soit qu'il ne les cho-
quât que successivement ; que de plus , la résistance serait la
même quand les petits corpuscules seraient de toute autre figure
que la sphérique , et disposés de quelque manière que ce fût ,
pourvu que la masse totale de ces petits corps contenus dans un
espace donné , fût supposée la même que quand ils étaient de
petites boules. Par ce moyen je suis arrivé à des formules
générales sur Feur résistance, dans lesquelles il n'entre que le
rapport des densités du fluide et du corps qui s'y meut. J'ai
DES FLUIDES. 4''7
déterminé, par une méthode semblable, la résistance qu'un corps
solide éprouve , soit dans un fluide élastique , soit dans un
fluide dont les parties sont adhérentes entre elles.
Enfin pour ne rien omettre de ce qui pouvait rendre ma
théorie plus intéressante et plus générale , j'ai cru devoir exposer
aussi la méthode de INewton. Cette méthode consiste, comme
l'on sait , à supposer qu'au lieu que le corps vient frapper le
fluide , ce soit au contraire le fluide qui frappe le corps , et à
déterminer par ce moyen le rajjport de l'action d'un fluide sur
une surface courbe , à son action sur une surface plane. La dif-
cullé principale est d'évaluer exactement l'action d'un fluide
contre un pjan. Aussi les plus grands géomètres ne sont-ils point
d'accord là-dessus. Cette action vient en grande partie de l'ac-
céliration du fluide , qui , obligé de se détourner à la rencontre
du plan , et de couler dans un canal plus étroit , doit nécessai-
rement y couler plus vite , et par ce moyen presser le plan.
IMais on ignore jusqu'à quelle distance le fluide peut s'accélérer
des deux côtés du plan , et par conséquent la quantité exacte de
la pression qu'il exerce. C'est là , ce me semble , le nœud
principal de la question , et la cause du partage qu'il y a entre
les géomètres , touchant la valeur absolue de la résistance.
Yoilà ce que j'avais à dire ici sur les principes généraux de
la mécanique des fluides , qui font le sujet de la plus grande
partie de ce traité. Le reste de l'ouvrage est destiné à l'examen
des difîérens points de la théorie des fluides, qui n'ont peut-être
pas été aj^profondis jusqu'ici avec assez de soin. Telle est en
premier lieu la théorie de la réfraction. Tout le monde sait
qu'un corps solide qui passe d'un fluide dans un autre, ne con-
tinue pas son chemin en ligne droite , mais qu'il s'écarte de sa
première route pour décrire une autre ligne , plus ou moins
inclinée que la première^ à la surface du nouveau milieu dans
lequel il est entré. C'est ce qu'on remarque en particulier dans
les rayons de lumière , qui se brisent en passant de l'air dans le
verre ou dans tel autre corps transparent que ce soit. Ce phéno-
mène , connu d'abord par l'expérience , a beaucoup exercé la
sagacité des philosophes. Il paraissait naturel de faire dépendre
la réfraction de la lumière des mêmes principes que la réfrac-
tion des corps solides qui traversent un fluide. C'est aussi le parti
qu'avait pris Descartes , suivi en cela par un grand nombre de
physiciens. Quelques raisonnemens vagues et dénués de précision
que Descartes avait faits, pour prouver que les principaux phé-
nomènes de la réfraction de la lumière s'expliquaient parfai-
tement dans ses principes , ont paru et paraissent encore à
quelques philosophes des démonstrations exactes et complètes»
4i8 SUR LE MOUVEMENT
Une chose néanmoins a toujours embarrassé les Cartésiens , c'est
qu'il résulte de leur théorie même , que les milieux qui résistent
le moins à la lumière , sont ceux oii elle s'approche de la per-
pendiculaire , et qu'ainsi il faut supposer qu'elle trouve plus
de résistance dans l'air que dans l'eau. Quelque révoltante que
puisse paraître cette supposition , et les conséquences qu'elle
entraîne après elle , les Cartésiens s'y sont toujours tenus re-
tranchés comme dans un asile où il était difficile de les forcer :
car la nature des corpuscules lumineux nous étant entièrement
inconnu^ , il n'est pas aisé de démontrer que l'eau leur résiste
plus que l'air. J'ai donc cru devoir tourner mes vues d'un autre
côté , en m'appliquant à examiner à fond les lois de la réfraction
des corps solides , non par des principes incertains et par des
raisonnemens hasardés , mais par une méthode exacte et des
calculs précis. Les propositions oii ma méthode m'a conduit ,
sont pour la plupart si paradoxes , si singulières et si éloignées
de tout ce qu'on avait cru jusqu'ici, qu'on sentira aisément
combien cette matière était nouvelle , quoique maniée par tant
d'auteurs différens. Il résulte de mes démonstrations qu'aucune
des lois qu'on observe dans la réfraction de la lumière , ne doit
avoir lieu dans celle des corps solides , et qu'ainsi c'est mal à
propos qu'on a fait dépendre l'une et l'autre réfraction des
mêmes principes.
Pour donner à m.a théorie un nouveau degré de force , il m'a
paru nécessaire d'examiner les princijjes généraux sur lesquels
la plupart des physiciens ont cru devoir appuyer les lois de la
réfraction des corps solides. J'ai choisi la théorie de Mairan , qui
est, à proprement parler, une extension de celle de Descartes.
L'intérêt de la vérité , ou du moins de ce qui m'a paru l'être ,
în'a obligé d'exposer fort au long les raisons que j'ai eues pour
établir sur la réfraction des propositions contraires à celles de
cet illustre académicien : j'espère qu'il ne me désapprouvera pas
d'être entré là-dessus dans un assez grand détail, s'il peut en
résulter de sa part ou de la mienne quelques lumières sur cet
objet important de la physique.
Lemouveraent des corps de figure quelconque dans des milieux
de densité uniforme ou variable , est une branche de la réfrac-
tion. Je me suis étendu d'autant plus volontiers sur cette ma-
tière, qu'il m'a paru qu'elle fournissait un vaste chamj) à la géo-
métrie. Dans le chapitre où je l'ai traitée, on trouvera entre
autres choses la méthode pour construire dans plusieurs cas in-
connus jusqu'ici, les trajectoires dans les milieux résistans, et
des observations nouvelles sur la réfraction des corps dans des mi-
lieux d'une densité non uniforme, sur le choc des fluides contre
DES FLUIDES. 4^9
les moulins à eau et à vent, et sur le solide de la moindre ré-
sistance.
Le dernier chapitre de cet ouvrage contient des recherches sur
les fluides qui se meuvent en tourbillon , et sur le mouvement
des corps qui y sont plongés. Mon dessein , dans ce chapitre , n'a
été ni de soutenir une cause aussi désespérée que celle des tour-
billons de Descartes , ni de lui porter de nouveaux coups. Je me
suis seulement proposé de donner au j^ublic mes recherches sur
un sujet qui est par lui-même assez curieux , indépendamment de
Tapplication qu'on voudrait en faire au mouvement des planètes.
J'ai tâché de ne renfermer dans ma théorie que des propositions
nouvelles et intéressantes pour les géomètres. Si je suis entré
dans quelque détail sur les tourbillons cartésiens , c'a été pour
éclaircir quelques articles singuliers et importans qui ont été
jusqu'ici peu approfondis , et à la discussion desquels la nature
de mon sujet m'a conduit. Un plus long examen du système de
Descartes n'aurait eu rien de nouveau. D'ailleurs , ce système
n'a j)resque plus aujourd'hui de sectateurs parmi les physiciens :
il est vrai que dans des circonstances singulières, de très-habiles
géomètres se sont déclarés partisans de l'hypothèse de Descartes :
mais ils nous ont laissé tout lieu de croire , par les raisons dont
ils l'ont appuyée , que ce n'était pas sérieusement qu'ils en pre-
naient la défense. A l'égard de ceux que la prévention ou le
défaut des lumières attache encore aux tourbillons , en vain
chercherions-nous à les convaincre. Ce n'est point par des dé-
monstrations qu'on peut espérer de déraciner des préjugés aussi
invétérés , et de détruire une opinion à laquelle même quelques
personnes croient faussement que l'honneur de la nation est in-
téressé. Heureusement ces personnes sont aujourd'hui en petit
nombre , et le système des tourbillons est presque entièrement
proscrit , même dans nos écoles.
INTRODUCTION
ET ANALYSE
DES TROIS PARTIES COMPOSANT LES RÉFLEXIONS
SUR LA CAUSE GÉNÉRALE DES VENTS,
Ouvrage qui a remporté le prix proposé par V Académie
de Berlin, en 1746.
V^UELQUE inconstant que paraisse le cours des vents , il est ce-
pendant assujéti à certaines lois. Les navigateurs observent de-
puis long- temps que Tair a un mouvement réglé en pleine mer
sous la zone torride ; et s'ils remarquent quelques variations
dans ce mouvement , c'est principalement proche des côtés et
vers les endroits où l'Océan est resserré par les terres. On ne
peut dont s'empêcher de reconnaître que , parmi les différentes
causes des vents , il y en a au m^oins une dont l'action suit un
ordre uniforme et invariable , et dont les effets , lors même
qu'ils semblent le plus irréguliers , ne sont peut-être que mo-
difiés , et pour ainsi dire , déguisés par des causes accidentelles.
Ainsi le premier objet qu'un philosophe doive avoir en vue,
lorsqu'il se propose d'approfondir la théorie des vents , c'est
d'examiner quelle peut être cette cause générale , et de détermi-
ner , s'il est possible , par le calcul , sa quantité , son action
et ses effets.
Tous les physiciens conviennent aujourd'hui que le flux et re-
flux journalier des eaux de la mer ne peut être attribué qu'à
l'action du soleil et de la lune. Quel que soit leur principe de cette
action , il est incontestable que pour se transmettre jusqu'à
l'Océan , elle doit traverser auparavant la masse d'air dont il est
environné , et que par conséquent elle doit mouvoir les parties
qui composent cette masse. Nous pouvons donc regarder l'ac-
tion du soleil et de la lune , sinon comme l'unique cause des
vents , au moins comme une des causes générales que nous
cherchons ; et une telle supposition est d'autant plus vraisem-
blable , que les endroits oîi l'Océan est libre , sont , comme nous
venons de le dire , les plus sujets aux vents réguliers.
Il résulte de cette première réflexion , que la force de la Irtne
pour agiter l'air que nous respirons , et pour en changer la
SUR LA CAUSE DES VENTS. 4^1
température , peut être beaucoup plus grande que les philo-
sophes ne paraissent le croire communément. Je ne prétends
point adopter sur ce sujet tous les préjugés vulgaires : mais l'ac-
tion de la lune sur la mer étant fort supérieure à celle du
soleil, de l'aveu de tous les savans , on est forcé , ce me semble ,
d'avouer aussi que l'action de cette planète sur notre atmos-
père est très-considérable , et qu'elle doit être mise au nombre
des causes capables de produire dans l'air des changemens et
àes altérations sensibles.
A l'égard de la nature de la force que le soleil et la lune
exercent , tant sur la mer que sur l'atmosphère , et de la quan-
tité précise de cette force , c'est à Newton que nous en devons
la découverte. Ce grand philosophe , après avoir démontré que
toutes les planètes pèsent vers le soleil , et que la lune pèse vers
la terre , a fait voir d'une manière invincible , que la gravita-
tion de ces corps ne pouvait être attribuée à l'impulsion d'au-
cun fluide : d'oii il a conclu qu'elle était réciproque , c'est-à-
dire , que non-seulement le soleil tendait vers la terre , mais
encore que la terre et toutes ses parties tendaient à la fois vers
le soleil et la lune. Or comme ces deux astres changent conti-
nuellement de situation par rapport aux diiférens points de la
terre , il n'est pas difficile de concevoir que l'air et Ja mer dont
ils attirent les particules , doivent être dans un mouvement
continuel.
La plupart des physiciens n'ayant point pensé à cette cause
générale des vents , en ont imaginé d'autres. Les uns ont pré-
tendu que l'air qui se meut avet la terre , d'occident en orient ,
devait sous l'équateur tourner moins vite que la terre ; et c'est
par là qu'ils ont expliqué le vent d'est continuel qui souffle
entre les tropiques. Mais cette hypothèse est sans aucun fonde-
inent ; car si la terre se mouvait plus vile que la couche d'air
qui lui est contiguë , le frottement continuel de cette couche
contre la surface du globe rendrait bientôt sa vitesse égale à
celle de la terre: par la même raison, la couche voisine de
celle-ci en serait entraînée, et forcée à achever aussi sa rotation
dans le même temps : ainsi l'adhérence et le frottement mutuel
de toutes les couches obligeraient fort promptement la terre et
son atmosphère à faire leur révolution en temps égal autour du
même axe , comme si elles ne composaient qu'un seul corps
solide.
D'autres auteurs ont attribué les vents à la chaleur que le
soleil produit dans l'atmosphère. Selon ces auteurs , la masse
d'air qui est à l'orient par rapport au soleil , et que cet astre
a échauffée en passant par-dessus , doit avoir plus de chaleur
422 SUR LA CAUSE
que la masse d'air occidentale sur laquelle le soleil n'a point
encore passé ; elle doit donc , en se dilatant , pousser vers l'oc-
cident l'air qui la pre'cëde , et produire par ce moyen un vent
continuel d'orient en occident sous la zone torride. J'avoue
que la différente chaleur que le soleil répand dans les parties
de l'atmosplîère , doit y exciter des mouvemens : je veux Lien
même accorder qu'il en résulte un vent général qui souffle tou-
jours dans le même sens , quoique la preuve qu'on en donne
ne me paraisse pas assez évidente pour porter dans l'esprit une
lumière parfaite. Mais si on se propose de déterminer la vi-
tesse de ce vent général , et sa direction dans chaque endroit
de la terre , on verra facilement qu'un pareil problème ne peut
être résolu que par un calcul exact. Or les principes nécessaires
pour ce calcul nous manquent entièrement^ puisque nous igno-
rons et la loi suivant laquelle la chaleur agit , et la dilatation
qu'elle produit dans les parties de l'air. Cette dernière raison
est plus que suffisante pour nous déterminer à faire ici abstrac-
tion de la chaleur solaire ; car comme il n'est pas possible de
calculer avec quelque exactitude les mouvemens qu'elle peut
occasioner dans l'atmosphère , il faut nécessairement reconnaître
que la théorie des vents n'est presque susceptible d'aucun degré
de perfection de ce côté-là.
Si nous ne pouvons soumettre au calcul les vents que la chaleur
du soleil fait naître , quoique réguliers et constans en eux-mêmes ,
à plus forte raison ne devons-nous point entreprendre de cher-
cher quels dérangemens peuvent exciter dans l'air les variations
accidentelles du chaud et du froid , produites , ou par l'élé-
vation des vapeurs et des nuages , ou par d'autres causes in-
connues , qui n'ont aucune loi certaine. A l'égard des irrégu-
larités des vents , occasionées par les montagnes , et par les
autres éminences qui se rencontrent sur la surface de la terre ,
on ne saurait disconvenir que ces irrégularités ne suivissent
un ordre constant , si les vents n'étaient d'ailleurs produits que
par une cause périodique et uniforme. Mais quand on fera atten-
tion , soit aux calculs impraticables dans lesquels une pareille
considération doit jeter , soit au peu que l'on connaît de la sur-
face du globe terrestre , en un mot, comme s^expriment les géo-
mètres , au peu de données que l'on a pour résoudre un tel pro-
blème , on reconnaîtra sans peine que les recherches les plus
profondes sur cette matière doivent aboutir tout au plus à des
résultats fort vagues et fort imparfaits. Par conséquent l'objet
le plus étendu , et peut-être le seul qu'on puisse espérer de
remplir, c'est de déterminer les mouvemens de l'air, dans
rhypolhcse que la surface du globe soit entièrement régulière ,
DES VEINTS. 4^.3
et que l'agitation de l'atmosphère provienne tle l'attraction seule
de la lune et du soleil.
J'avoue qu'ajDrès avoir re'solu ce problème , on sera encore bien
éloigné de connaître d'une manière certaine le cours et les lois
des vents. Mais la plupart des questions physico-mathématiques
sont si compliquées , qu'il est nécessaire de les envisager d'abord
d'une manière générale et abstraite , pour s'élever ensuite par
degrés des cas simples aux composés. Si on a fait jusqu ici
quelques progrès dans l'étude de la nature , c'est à l'observa-
tion constante de cette méthode qu'on en est redevable. Une
théorie complète sur la matière que nous traitons , est peut-
être l'ouvrage de plusieurs siècles ; et la question dont il s'agit
est le premier pas que l'on doive faire pour y parvenir. De
nouvelles connaissances nous mettront en état d'en faire de
nouveaux. Tâchons donc d'ouvrir , autant qu'il sera en nous ,
l'entrée d'une route peu frayée jusqu'ici , et que nous ne de-
vons pas espérer de voir sitôt aplanie entièrement.
Pour embrasser à la fois le moins de difficultés qu'il est pos-
sible , imaginons d'abord que le soleil et la lune soient l'un et
l'autre sans mouvement , et que la terre soit un globe solide en
repos , couvert jusqu'à telle hauteur qu'on voudra d'un fluide
homogène , rare et sans ressort , dont la surface soit sphérique ;
supposons , de plus , que les parties de ce fluide pèsent vers le
centre du globe , tandis qu'elles sont attirées par le soleil et par
la lune ; il est certain que si toutes les parties du fluide et du
globe qu'il couvre , étaient attirées avec une force égale et sui-
vant des directions parallèles , l'action des deux astres n'aurait
d'autre effet que de mouvoir ou de déplacer toute la masse du
globe et du fluide , sans causer d'ailleurs aucun dérangement
dans la situation respective de leurs parties. Mais , suivant les
lois de l'attraction , les parties de rhémisj^hère supérieur , c'est-
à-dire de celui qui est le plus près de l'astre , sont attirées avec
plus de force que le centre du globe ; et au contraire les parties
de l'hémisphère inférieur sont attirées avec moins de force : d'oii
il s'ensuit que le centre du globe étant mû. par l'action du soleil
ou de la lune , le fluide qui couvre l'hémisphère supérieur , et
qui est attiré plus fortement , doit tendre à se mouvoir plus vite
que le centre , et par conséquent s'élever avec une force égale
à l'excès de la force qui l'attire sur celle qui attire le centre ;
au contraire , le fluide de l'hémisphère inférieur étant moins
attiré que le centre du globe , doit se mouvoir moins vite^ il
doit donc fuir le centre , pour ainsi dire , et s'en éloigner avec
une force à peu près égale à celle de l'hémisphère supérieur.
Ainsi le fluide s'élèvera aux deux points opposés qui sont dans
4^4 SUR LA CAUSE
1a ligne par où passe le soleil ou la lune ; toutes ses parties
accourront , si on peut s'exprimer ainsi , pour s'approcher de
c«s points , avec d'autant plus de vitesse qu'elles en seront plus
proches. Transformons maintenant le fluide dont il s'agit en
notre atmosphère ; il est évident que ce flux ou ce transport de
ses parties produira ce que nous appelons du vent.
On peut expliquer par là , pour le dire en passant , comment
l'élévation et l'abaissement des eaux de la mer se fait aux mêmes
înstans dans les points opposés d'un même méridien.^ Quoique
ce phénomène soit une conséquence nécessaire du système de
Newton , et que ce grand géomètre l'ait même expressément
remarqué, cependant les Cartésiens soutiennent, depuis un demi-
siècle , que si l'attraction j^roduisait le flux et reflux , les eaux
de l'Océan , lorsqu'elles s'élèvent dans notre hémisphère , de-
vraient s'abaisser dans l'hémisphère opposé. La preuve simple
et facile que je viens de donner du contraire , sans figure et
sans calcul , anéantira peut-être enfin pour toujours une objec-
tion aussi frivole , qui est pourtant une des principales de cette
secte contre la théorie de la gravitation universelle.
Les mouvemens de l'air et de l'Océan , au moins ceux qui
nous sont sensibles , ne proviennent donc point de l'action totale
du soleil et de la lune , mais de la différence qu'il y a entre l'ac-
tion de ces astres sur le centre de la terre , et leur action sur
le fluide tant supérieur qu'inférieur ; c'est cette différence que
j'appellerai dans toute la suite de ce discours , action solaire ou
lunaire. Newton nous a appris à calculer chacune de ces deux
forces , et à les comparer avec la pesanteur. Il a démontré par
la théorie des forces centrifuges , et par la comparaison entre
le mouvement annuel de la terre et son mouvement diurne ,
que l'action solaire était à la pesanteur , environ comme i à
128682000: à l'égard de l'action lunaire, il ne l'a pas aussi
exactement déterminée , parce qu'elle dépend de la masse de la
lune , qui n'est pas encore suffisamment connue ; cependant ,
fondé sur quelques observations des marées , il suppose l'action
lunaire environ quadruple de celle du soleil. Si on peut espérer
de la connaître plus parfaitement , c'est sans doute en perfec-
tionnant la théorie du mouvement de la lune ; et je crois qu'il
ne sera pas impossible de parvenir à cette découverte par une
méthode fort simple , pourvu que les observations qui servi-
ront d'élémens soient assez exactes. Mais ce n'est pas ici le lieu
de m'étendre là-dessus (i).
Cl) Voici en peu de mots l'ide'e de cette méthode. Pour trouver Torbitc
apparente que la lune décrit autour de la terre, il faut non-seulement avoir
tj^ard à Taciion de la terre et du soleil sur la lune , il faut encore faire attcn-
DES VENTS. 4^5
Quoi qu'il en soit , lorsqu'on voudra déterminer l'effet de
l'action réunie du soleil et de la lune , ou sur l'atmosphère ,
ou sur tout autre fluide , dont on imaginera la terre couverte ,
il suffira de trouver l'effet qui résulte de l'action seule du soleil.
Car l'effet qui proviendra de l'action seule de la lune , sera tou-
jours en rapport à peu jîrès constant avec celui qui proviendra
de l'action seule du soleil , c'est-à-dire dans le rapport de l'ac-
tion lunaire à l'action solaire. D'ailleurs , l'action solaire étant
très-petite par rapport à la pesanteur , elle ne doit changer que
très-peu la figure du fluide ; par conséquent l'action de la lune ,
considérée indépendamment de celle du soleil , doit être à peu
près la même , soit quand elle est jointe , soit quand elle n'est
pas jointe à celle du soleil. Donc si on cherche d'abord l'effet
seul de l'action solaire , il sera facile ensuite de connaître l'effet
de l'action lunaire , et de déterminer enfin par les principes
connus de la mécanique , l'effet composé qui résultera de l'une
et de l'autre. C'est pour cette raison que l'action solaire sera la
seule dont nous parlerons dans la suite de ce discours.
Si le fluide que l'action solaire tend à élever, n'était pas sup-
posé d'une figure sphérique , il pourrait se faire que cette action
n'y produisît aucun mouvement. En effet , combinant l'action
solaire sur chaque point de la surface , avec la force de la
pesanteur qui agit vers le centre du globe, on réduira aisé-
ment ces deux forces en une seule , dont on aura la direction ;
et si la figure du fluide était telle , que cette direction fût par-
tout perpendiculaire à la surface , on sait par les principes de
l'hydrostatique , que cette surface resterait alors en équilibre.
Or comme les parties du fluide tendent sans cesse à l'état de
repos , la figure dont il s'agit est celle que sa surface exté-
rieure doit chercher à prendre , et pour ainsi dire , affecter :
il faut donc s'appliquer d'abord à déterminer cette figure. On
lion à l'action de la lune sur la terre; ou, ce qui revient an même, il faut
supposer que la lune, outre Taction que le soleil exerce sur elle, soit encore
tirée vers le centre de la terre par une masse e'galc à celle de la terre et de la
lune, prises ensemble. Donc connaissant, par exemple, la distance de la
lune apogt'e ou périgée, et sa vitesse, on pourra facilement exprimer la ré-
volution périodique de la lune par nne formule analytique , dans laquelle il
n'entrera d'inconnue que la masse de cet astre. On égalera ensuite l'expres-
sion tirée de cette formule à celle de la révolution périodique qu'on aura par
observation : par là on connaîtra la masse de la lune. Toute la diiîlcirité est
de savoir si cette masse est assez considérable pour pouvoir être détermine'e
. par une telle méthode. Or je trouve qu'eu supposant l'action lunaire qua-
druple de l'action solaire, et l'orbite de la lune très-peu elliptique, la masse
de la lune serait h celle de la terre , à peu près comme i à 45 , et que l'action de
la lune sur la terre devrait accéle'rer la révolution périodique de plus d'un jour.
4^6 . SUR LA CAUSE
trouve , par un calcul fort simple , qu'elle doit être à peu près
une ellipse.
La solution de ce problème est le terme oii les géomètres en
sont restes jusqu'ici sur cette matière. Cependant il ne suffit
pas , dans la recherche présente , de trouver la courbure que la
surface du fluide doit avoir pour rester en repos : il est encore
plus important de déterminer comment elle acquiert cette cour-
bure, et suivant quelle loi doivent se mouvoir les parties du fluide ,
lorsque l'action solaire les agite. C'est une question beaucoup
plus difficile que la précédente ; aussi personne n'a-t-il encore
tenté de la résoudre ; j'ai été obligé , pour j parvenir , d'em-
ployer une méthode nouvelle , et de me servir d'un principe
général dont j'ai montré ailleurs l'étendue et l'usage dans la
Dynamique et l'Hydrodynamique.
Pour donner ici une légère idée de ce principe , et de la ma-
nière dont je l'ai appliqué à mon sujet , je remarque que si
dans quelque situation donnée le fluide n'est pas en équilibre ,
c'est que l'action solaire est nécessairement plus grande ou plus
petite qu'il ne faut , pour qu'étant combinée avec la ^^esanteur ,
elle retienne les parties dans une direction perpendiculaire à la
surface. Je partage donc la force ou l'action solaire totale en
deux autres , dont l'une soit capable de produire cet équilibre ,
et n'ait par conséquent aucun effet , tandis que l'autre partie
est employée toute entière à mouvoir le fluide ; par cette mé-
thode , je démontre que le fluide doit passer successivement ,
de la figure sphérique qu'il avait d'abord , à difî'érentes figures
elliptiques , dont l'un des axes s'allonge de plus en plus , tandis
que l'autre diminue , et , ce qui est très-remarquable , je trouve
que le mouvement soit horizontal , soit vertical des parties du
fluide , peut être comparé à celui d'un pendule qu'on tirerait
de son repos pour lui faire décrire de petits arcs circulaires.
Or tout le monde sait qu'un pendule , lorsqu'il est arrivé à
son point de repos , passe au-delà en vertu de la vitesse qu'il
a acquise , pour retomber ensuite de nouveau : de même aussi ,
lorsque la surface du fluide , qui s'éloigne de plus en plus de la
courbure circulaire , a acquis la figure qu'elle aurait du avoir
d'abord pour rester en équilibre , elle doit nécessairement passer
au-delà de ce terme , et continuer à s'élever d'une quantité
à peu près égale à celle dont elle s'est déjà élevée ; après quoi
le fluide retombera et s'abaissera : et si ce fluide est de l'air ,
cette espèce de reflux produira un vent contraire à celui qui
soufflait d'abord. Pour donner là-dessus un essai de calcul , je
fais voir que dans le cas oii l'air serait homogène , et où le
DES VENTS. 4^.7
soleil répondrait toujours au même point de l'cquateur , ceux
qui habitent sous ce grand cercle devraient sentir pendant
environ huit heures un vent d'est , et ensuite un vent d'ouest
pendant le même temps.
Il faut avouer cependant que comme les oscillations d'un
pendule cessent assez promptement , de même aussi ces oscilla-
tions de l'air finiraient en fort peude temps, si le soleil répondait
toujours au même endroit de la terre. Mais puisque cet astre
change continuellement de situation par rapport aux différens
points de natre globe , son action sur chaque particule de l'air
doit varier sans cesse , et par conséquent elle doit produire
sans cesse du mouvement dans l'air , aussi bien que dans l'O-
céan. Ainsi pour pouvoir mettre l'action solaire au nombre
des causes des vents , il faut nécessairement y joindre le mou-
vement de la terre : mais il faut aussi remarquer que si le
mouvement de la terre influe sur les vents , c'est seulement en
ce qu'il change la situation des parties de la terre par rapport
au soleil. En effet , ni le mouvement annuel de la terre , ni
son mouvement diurne , ne peuvent produire par eux seuls aucun
dérangement dans l'atmosphère : car le mouvement annuel est
exactement le même dans toutes les parties de la terre , il ne
fait que transporter le globe terrestre et l'air qui l'environne ,
comme si le tout ensemble formait un seul corps solide ; et à
l'égard du mouvement diurne , il y a long-temps que toute la
masse de l'air a acquis la figure de sphéroïde aplati qu'elle doit
avoir en vertu de ce mouvement , et qu'elle a peut-être eu dès
son origine-
Il serait assez facile de déterminer les vents occasionés par
le mouvement vrai ou apparent du soleil , si , pour y parvenir ,
il ne s'agissait que de chercher séparément la vitesse et la di-
rection de chaque particule de l'air : car il suffirait alors d'em-
ployer les méthodes ordinaires pour trouver le mouvement
d'un point qui est animé par une force accélératrice donnée.
Mais la force accélératrice qui meut chaque particule de l'air
n'est pas la même , que si cette particule était un point libre
et unique. En effet , toutes les particules du fluide , considé-
rées comme des points isolés et animés j^ar la seule force attrac-
tive du soleil , doivent avoir différentes vitesses suivant la posi-
tion oii elles sont par rapport à cet astre: il faudrait donc,
pour que ces parties pussent former une masse continue , que
le fluide s'élevât en certains endroits et s'abaissât en d'autres.
Mais alors les colonnes les plus pesantes venant à agir sur celles
qui le seraient moins , produiraient dans le fluide un nouveau
mouvement qui altérerait son mouvement primitif.
428 SUR LA CAUSE
Cependant , la densité de l'air étant fort petite , on peut aisé-
ment s'assurer que, dans le cas présent , la différence de pe-
santeur des colonnes serait presque nulle ; et comme l'effet qui
devrait en résulter pourrait être anéanti par l'adhérence mu-
tuelle des parties de l'air , j'ai cru qu'il ne serait pas inutile de
résoudre d'adord. le problème sous ce point de vue , c'est-à-
dire de regarder chaque particule de l'atmosphère comme un
point unique et isolé , en négligeant la différente j^^santeur
des colonnes. On trouve fort aisément que dans cette suppo-
sition il peut y avoir sous l'équateur un vent d'est continuel.
Mais ce phénomène si singulier devient une conséquence encore
plus immédiate des calculs , lorsqu'on envisage la question avec
toutes ses circonstances , et qu'on a égard à l'action mutuelle
des particules de l'air. On explique alors avec facilité , par le
secours d'une simple formule géométrique , non -seulement le
vent d'est de la zone torride , mais encore les vents d'ouest
des zones tempérées, et les violens ouragans, qui, selon l'obser-
vation des navigateurs , sont fort fréquens entre les tropiques à
certaines latitudes.
Au reste , quoique dans cette recherche j'aie supposé l'air
homogène , ce qui est le cas le plus simple de la question pro-
posée , cependant le problème est si compliqué , même dans
ce cas , qu'il m'a paru difîicile de le résoudre sans le secours
du principe général dont j'ai parlé plus haut : de plus , les
équations analytiques auxquelles je suis arrivé , paraissent
de nature à ne pouvoir être résolues que par des approximations ;
mais ces approximations donnent des résultats assez exacts ,
principalement pour les endroits qui sont , ou proches des pôles ,
ou peu éloignés de l'équateur.
La détermination de la vitesse du vent devient encore plus
embarrassante, lorsqu'on suppose l'atmosphère telle qu'elle est
en effet , c'est-à-dire , composée de couches qui se compriment
les unes les autres par leurs poids, et dont la densité diminue à
mesure qu'elles s'éloignent de la terre. Comme la loi suivant
laquelle se fait leur compression est encore inconnue, j'ai cru
devoir déterminer les vents dans le cas général oii les densités
suivraient une loi quelconque, et j'ai joint à ma solution diffé-
rentes remarques sur la loi des densités, qui est aujourd'hui le
plus généralement admise.
Jusqu'ici j'ai regardé la terre comme un globe entièrement
solide, dont la surface serait unie, et immédiatement contiguë
à l'atmosphère. Mais l'académie de Berlin demande expressé-
ment , par son programme , l'ordre et le cours des vents , dans
le cas ou la terre serait couverte d'un profond Océan j et cette
DES VENTS. 429
nouvelle condition ajoute au problème une difficulté très-consi-
dérable : car s'il est permis de négliger l'attraction mutuelle des
parties de l'atmosphère , à cause de leur peu de densité, il faut
nécessairement avoir égard à celles que les particules fluides de
l'Océan exercent les unes sur les autres, et sur la masse d'air
qui les couvre. D'ailleurs, les eaux de la mer sont agitées par
le soleil en même temps que les parties de l'air; et cette cir-
constance doit rendre les vents autres qu'ils ne seraient sur une
surface solide et inébranlable. Car il est facile de concevoir que
la vitesse d'un fluide dont le lit change continuellement de
pente, doit être fort différente de celle que ce même fluide au-
rait s'il coulait sur un fond stable et immobile. Aussi la seule
profondeur des eaux peut-elle changer dans certains cas la di-
rection naturelle du vent, et transformer, par exemple, le vent
général d'est en un vent d'ouest, comme il arrive en quelques
parages sous la zone torride même.
Néanmoins, en imaginant que le globe terrestre fût entière-
ment inondé par l'Océan , j'ai cru devoir donner aux eaux une
hauteur assez peu considérable par rapport au rayon de la terre.
Car la masse du gloire terrestre , dans l'état oii il est mainte-
nant, est principalement composée de parties solides ; or ces
parties résistent à l'action du soleil par leur solidité même qui
les empêche de changer de place les unes par rapport aux
autres; et il est évident que dans le cas oii la terre deviendrait
entièrement fluide, le mouvement des eaux et de l'atmosphère
serait bien différent de ce qu'il est en effet. C'est pourquoi,
si on imagine le globe terrestre entièrement couvert d'eau, il
faut au moins le rapprocher le jdIus qu'il est possible de son état
actuel, et supposer par conséquent la profondeur de la mer
assez petite par rapport au rayon de la terre, quoique toujours
très-considérable par rapport à celle des plus grands fleuves.
Je ne dois pas omettre ici une observation essentielle. Il peut
y avoir des cas oii le fluide s'abaisse sous l'astre qui l'attire, au
lieu de s'élever; on rendra aisément raison de ce paradoxe, si
on considère que le fluide, étant une fois mis en mouvement,
s'élève ,. non-seulement par l'action de l'astre, mais encore par la
force d'inertie et par l'action mutuelle de ses parties. Or la com-
binaison de ces forces peut être telle , que le fluide, au lieu de
s'élever sous l'astre même , s'élève à 90 degrés delà , et par con-
séquent s'abaisse au-dessous de l'astre.
A cette observation j'en joindrai une seconde qui n'est pas
moins importante. Si la terre était entièrement inondée par les
eaux de l'Océan, ces eaux pourraient aussi bien que l'air, former
sous l'équateur un courant perpétuel , et ce courant serait ver^
43o SUR LA CAUSE
l'est ou vers l'ouest , selon que la profondeur de la mer serait
plus ou moins grande. Je sais que proche des côtes un tel mou-
vement doit nécessairement être détruit, et se changer en un
mouvement d'oscillation : mais je laisse au lecteur à juger si
les courans les plus remarquables , surtout ceux qu'on observe
en pleine mer, ne pourraient pas être attribue's, au moins en
j)artie , à l'action du soleil et de la lune , et à la différente hau-
teur des eaux ; et si les oscillations de la pleine mer dans le
sens horizontal ne seraient pas l'effet de plusieurs courans con-
traires.
Il me reste à dire un mot de l'influence que le ressort de l'air
peut avoir sur les vents. Comme les différentes couches de l'at-
mosphère sont capables de dilatation et de compression , et que
l'action solaire doit nécessairement en élever certaines parties ,
tandis que d'autres s'abaissent , il est certain que les différens
points d'une même couche seront inégalement pressés, et que
cette couche ne conservera pas exactement la même densité ni
le même ressort dans toutes ses parties. Mais quand on vient à
déterminer la différence des pressions sur les points d'une même
couche , on trouve cette différence si petite , que l'effet qui en
résulte doit être très-peu considérable. Il est donc permis dans
toute cette recherche de regarder chacune des couches de l'air
comme non élastique et d'une densité invariable. Aussi les ob-
servations du baromètre nous font-elle connaître que le poids
des différentes colonnes de l'atmosphère est fort peu altéré par
l'action du soleil et de la lune.
On demandera sans doute pourquoi cette action qui élève si
fort les eaux de l'Océan , ne produit pas une assez grande varia-
tion dans le poids de l'air, pour qu'on s'en aperçoive très-facile-
ment sur le baromètre. Nous pourrions en donner plusieurs
raisons, mais la seule différence entre la densité de l'air et celle
de l'eau, fournit une explication très-sensible de ce phénomène.
Supposons que l'eau s'élève en pleine mer à la hauteur de 60
pieds : qu'on mette à la place de l'eau quelque autre fluide que
ce soit, il est certain qu'il devra s'élever à une hauteur à peu
près semblable ; car si ce fluide est plus ou moins dense que
l'eau de l'Océan , l'action solaire qui attire chacune de ses par-
lies, produira aussi -'dans la masse totale une force plus ou moins
grande en même proportion ; par conséquent la vitesse et l'élé-
vation des deux fluides devront être les mêmes. Ainsi une co-
lonne d'air homogène , d'une densité égale à celui que nous
respirons, s'élèverait à la hauteur de 60 pieds, et sa hauteur
varierait de 120 pieds en un jour, savoir 60 pieds en montant,
et 60 en descendant. Or le mercure étant] environ onze mille
DES VENTS. 43i
fois plus pesant que l'air d'ici bas , une différence de 120 pieds
dans la hauteur de l'atmosphère ne doit faire varier le baro-
mètre que d'environ 2 lignes. C'est à peu près la quantité dont
on trouve qu'il doit hausser chaque jour sous l'équateur, dans
la supposition que le vent d'est y fasse 8 pieds par seconde. Mais
comme il y a une infinité de causes accidentelles qui font sou-
vent hausser et baisser le baromètre de beaucoup plus de deux
lignes en un jour, il n'est pas surprenant que les balancemens
qui peuvent y être excités par l'action du soleil et de la lune ,
ne soient pas faciles à distinguer ; j'exhorte pourtant les observa-
teurs à s'y rendre attentifs.
Il me semble que le lecteur doit avoir maintenant une idée
générale de mon travail sur la question proposée par l'acadé-
mie de Berlin. Si ce travail laisse encore dans la théorie des
vents de l'obscurité et de l'incertitude, c'est au moins avoir fait
quelques progrès dans cette matière , que d'avoir donné les vrais
principes dont elle dépend ; principes qui , étant combinés avec
les ex23ériences , nous conduiront sans doute à des connaissances
plus fixes et plus certaines sur l'origine , l'ordre et les causes
des vents réguliers.
Cette considération m'a engagé à faire aussi quelques recher-
ches sur le mouvement de l'air renfermé entre une chaîne de
montagnes, quoique l'académie de Berlin n'ait pas paru le de-
mander. Je me suis contenté de supposer cette chaîne, ou sur
l'équateur , ou sur un parallèle , ou sur un méridien , parce que
la nature du sujet et les bornes qui m'étaient prescrites , ne
m'ont pas permis de m'engager dans un plus grand détail. Entre
plusieurs remarques singulières auxquelles le calcul m'a con-
duit, j'ai trouvé que l'air, ou en général tout autre fluide, qui,
par une cause quelconque , se mouvrait uniformément et hori-
zontalement entre deux plans verticaux et parallèles , ne devrait
pas toujours s'accélérer dans les endroits oii son lit viendrait à
se rétrécir; mais que suivant le rapport de sa profondeur, avec
l'espace qu'il parcourrait dans une seconde , il devrait tantôt
s'abaisser en ces endroits , tantôt s'y élever ; que , dans ce der-
nier cas , il augmenterait plus sa hauteur en s'élevant qu'il ne
perdrait en largeur , et que par conséquent au lieu d'accélérer
sa vitesse, il devrait au contraire la ralentir, puisque l'espace
par lequel il devrait passer, serait augmenté réellement au lieu
d'être diminué.
Tels sont en abrégé les principes et le^ points fondamentaux
de la dissertation suivante. Pour les faire connaître plus à fond ,
il serait nécessaire d'entrer dans des discussions plus profondes,
qui ne pourraient être entendues que des seuls géomètres. Mais
432 SUR LA CAUSE
je ne dois pas manquer de re'peter, en finissant , que si le concours
des causes accidentelles peut occasioner dans les vents une infi-
nité de variations, et altérer même quelquefois l'action du soleil
et de la lune jusqu'à la faire me'connaître , l'effet de cette action
n'en doit pas moins suivre par lui-même un ordre invariable et
constant. Approfondir et calculer cet effet est Tunique but au-
quel il soit permis d'atteindre pour le présent , et c'est aussi la
seule question que j'aie tâché de résoudre.
Cras vel atrâ
IVube polum pater occupato ,
yel sole puro ; non tamen irritum
. Quodcumque rétro est efficiet.
ANALYSE DE L'OUVRAGE.
La question proposée par l'académie consistait à déterminer
V ordre et la loi que le vent de\>rait suivre , si la terre était envi-
ronnée de tous côtés par V Océan ^ en sorte quon put en tout
temps prédire la vitesse et la direction du vent pour chaque en-
droit. Pour répondre à cette question, autant que la nature du
sujet m'a paru le permettre , j'ai composé cette dissertation, qui
peut se diviser en trois parties.
Analyse de la première partie.
Dans cette première partie , je suppose que la terre est un
globe solide dont la surface est parfaitement unie et couverte d'un
air fort rare , homogène et sans ressort , qui , dans son premier
état, ait une figure sphérique. Je suppose, de plus, que tous les
points de ce fluide soient animés par des forces qui soient per-
pendiculaires à l'axe, et proportionnelles aux distances de ces
points à l'axe ; et non-seulement je détermine la figure que le
fluide doit prendre en vertu de ces forces , mais je détermine
encore les oscillations que doit faire le fl;uide pour passer de la
figure sphérique qu'il avait d'abord , à sa nouvelle figure sphé-
roïdale : oscillations que personne n'a encore enseigné à cal-
culer (i).
Je résous ensuite le même problème, en supposant que le
(i) Il ne sera peut-elre pas inutile de rapporter ici ce que dit le célèbre
Euler sur un sujet qui a quelque rapport avec celui-ci, dans son excellent
Traité du flux et reflux de la mer, fait en 1740. Duce sunt res, c/uœ abso-
lutam ac perfectam totius motiîs ( Oceani ), reddunt summopere difficilem. ;
cfuarum altéra physicam s^ectat, atque in ipsâjîuidorum naturâ cnnsistit^
quorum motus difficulter ad calculwn rei^ocatur, prœcipuc si quœstio sit de
amplissimo Oceano, qui aliis in locis cleuelur , aliis veio deprimatur
Pins bas il ajoute : Quod quidem ad dijficultatem physicam atlinet, res
hoc quidem tempore ferè desperata videtur : quanquam enim ab aliquo
DES VENTS. 433
fluide dont le globe est couvert est homogène et sans élasticité;
mais qu'il est assez dense pour qu'on doive avoir égard à l'attrac-
tion mutuelle de ses parties.
Ces problèmes résolus , je détermine aisément les oscillations
que l'air aurait du faire en vertu de la rotation diurne de la
terre sur son axe , si la figure de l'air avait d'abord été sphérique :
je détermine de même les oscillations que l'air devrait faire en
vertu de l'action du soleil et de la lune , si ces deux astres étaient
l'un et l'autre en repos : il est vrai que , dans le cas oii le soleil
et la lune seraient supposés immobiles , l'air aurait bientôt pris
la figure qu'il devrait avoir en vertu de leur action, s'il n'avait
pas eu cette figure dès le commencement , et qu'ainsi les oscilla-
tions dont il s'agit dureraient fort peu , ou même qu'il n'y en
aurait peut-être. point du tout; cependant il m'a paru qu'il n'était
pas inutile de m'appliquer à celte recherche, non-seulement
parce qu'il en résulte une théorie curieuse et nouvelle, mais
encore parce que cette théorie est appuyée sur des principes
dont la plupart me seront nécessaires dans la suite de cet ouvrage.
Analyse de la seconde partie.
Cette seconde partie est destinée à déterminer le mouvement
de l'air en vertu de l'action des deux astres , lorsqu'on les sup-
pose en mouvement. Pour en venir à bout , je suppose d'abord
que la terre est un globe solide couvert d'une couche d'air, soit
homogène, soit hétérogène, dont les parties ne puissent se nuire
réciproquement dans leurs mouvemens , et reçoivent par consé-
quent de l'action de l'astre tout le mouvement qu'elles peuvent
en recevoir. Dans cette supposition, je détermine la directiwi et
la vitesse du vent pour chaque endroit , et j'explique , entre autres
choses , comment il peut se faire qu'il y ait sous l'équateur un
vent d'est continuel. Ensuite, tout le reste demeurant comme
auparavant , je change le globe solide en un globe fluide , ou plu-
tôt en un globe solide couvert d'un fluide dense et dont les par-
ties s'attirent, comme l'eau de la mer; dans cette supposition,
je détermine la vitesse du vent , et je fais voir qu'elle est fort
différente de celle que le vent devrait avoir sur ui;i globe solide.
tempore , theoria motus aquarum ingentia sit assecuta incrementa , tamen
ea potissimiim moium aquaiiini in vasis et tubis Jiuentium respiciunt , ne-
que l'ix ullian commodum indè ad motum Oceani defîniendiim derwari
potest. Quaiuohrem in hoc negotio aliud quidquam prœstare non licet ,
nisi ut hypothesibus effingendis , quœ a veritate qnani minime abludant,
tota quœstio ad considerationes pure geometricas et analj tiens rei^ocetur.
Je ne cite ces paroles d'un grand géomètre que pour faire entrevoir eu quoi
consiste la difficulté du proMème que je me suis propose; la méthode que j'ai
employée pour en trouver la solution ^ est, si je ne me tïompe, générale et
nouvelle.
434 SUR LA CAUSE
Je détermine ensuite la vitesse du vent , en supposant que les
parties de l'air se nuisent réciproquement dans leurs mouvemens,
comme elles se nuisent en effet; et je cherche d'abord la vitesse
que doit avoir l'air, en imaginant qu'il soit homogène, et que la
surface du globe terrestre soit solide. Je prouve que la direction
du vent ne doit s'écarter que fort peu du plan vertical variable ,
par lequel l'astre passe à chaque instant; et déterminant ensuite
la vitesse du vent par le calcul , je trouve que sous l'équateur elle
doit avoir d'orient en occident une direction constante.
Je démontre un paradoxe singulier : savoir qu'il y a des cas
cil le fluide , mù par la force de l'attraction de l'astre , doit s'a-
baisser sous cet astre, au lieu de s'élever, comme il semblerait
le devoir faire. Ensuite , résolvant la question d'une manière plus
générale , je donne les équations pour déterminer la vitesse du
vent , sans supposer que sa direction soit toujours dans le vertical
de l'astre; mais ces équations sont si compliquées que, dans le
cas même le plus simple, je n'ai pu en déduire que par approxi-
mation les principales lois d'oii dépend la théorie des vents.
Ensuite je reprends l'hypothèse de la direction du vent dans le
plan vertical de l'astre , et je détermine sa vitesse , en supposant
que la terre soit un globe solide , couvert, i°. d'un fluide dense ,
et dont les parties s'attirent, comme l'eau de la mer, 2°. d'un
fluide rare, dont les couches diffèrent en densité, comme la
masse d'air qui nous environne.
Analyse de la troisième partie.
Cette partie contient un léger essai sur le mouvement de l'air ,
en tant que ce mouvement est changé et altéré par des mon-
tagnes ou par d'autres obstacles. Je détermine la vitesse du vent
sous l'équateur, sous un parallèle, et sous un méridien quel-
conque, en supposant que ce vent souflle dans une chaîne de
montagnes parallèles , soit que ces montagnes s'étendent jusqu'au
haut de l'atmosphère, ou non, ensuite je donne les équations
par le moyen desquelles on peut déterminer le mouvement du
vent, ou les oscillations qu'il devrait faire dans un espace en-
touré et fermé de tous côtés par des montagnes. Enfin, j'essaie
de donner aussi quelques règles pour déterminer la vitesse du
vent, lorsqu'il souflle entre une chaîne de montagnes qui ne
sont point parallèles , et je termine cette partie par la solution
d'un problème assez curieux, dans lequel je détermine quelle
doit être la vitesse du vent, supposé 1°. que la terre soit réduite
au plan de l'équateur, ou ce qui revient au même, que l'équa-
teur soit couvert de très-hautes montagnes parallèles entre elles ;
2". que l'atmosphère au premier instant de son mouvement
DES VENTS. 435
ait une figure quelconque , pourvu que celle figure soit peu dif-
férente d'un cercle ; S'', que chaque partie de l'atmosphère ait
reçu, au premier instant de son mouvement, une impulsion
quelconque; 4"- qu'on connaisse l'endroit d'oii l'astre commence
à se mouvoir , et le temps depuis lequel il est en mouvement.
REMARQUE.
Dans tout le cours de cet ouvrage , j'ai toujours supposé que le
fluide, ou les fluides , soit homogènes, soit hétérogènes, dont
le globe terrestre était imaginé couvert , avaient peu de profon-
deur par rapport au rayon de la terre , ce qui n'est point con-
traire à l'expérience, puisque la hauteur moyenne de l'air n'est
que d'un petit nombre de lieues, selon l'estimation commune :
et que la hauteur moyenne des eaux de l'Océan est réputée d'en-
viron un quart de mille. De plus, cette supposition n'est point
contraire à ces mots de la question proposée par l'académie,
couverte d'un profond océan ^ car quand on supposerait la hau-
teur moyenne de l'Océan , d'une lieue par exemple , l'Océan ,
quoique très-profond , aurait encore fort peu de hauteur par
rapport au rayon de la terre.
Je n'ai presque point eu d'égard au mouvement de l'air, en
tant qu'il peut résulter de la chaleur produite par le soleil. En
effet, comme la cause de la chaleur, et la force par laquelle le
soleil échauffe l'air , sont entièrement inconnues , soit dans leur
principe , soit dans la manière dont elles agissent et dans les effets
qu'elles produisent, il m'a paru qu'on n'en pouvait rien déduire
qui servît à faire connaître la intesse et la direction du vent ,
comme l'académie le demande dans son programme. Je me suis
donc borné à déterminer le mouvement de l'air, en tant qu'il
provient de la seule force du soleil et de la lune , qui agit sur la
mer et sur l'atmosphère en attirant leurs parties; force que
Newton nous a appris à mesurer, quel qu'en soit le principe; et
que l'académie semble indiquer comme la principale cause des
vents, jîar ces paroles de son programme : Le mouvement des
vents ne serait peut-être déterminé que par ces trois causes ;
savoir , le mouvem.ent de la terre , la force de la lune , et V activité
du soleil. Comme ces trois cJioses suivent un ordre certain , les
effets qa elles produisent doivent aussi subir des changemens dans
un ordre semblable. Par ces paroles , il me semble que l'acadé-
mie regarde l'action de la lune comme influant sur les vents, du
moins autant que le soleil, quoique l'action delà lune ne puisse
échauffer l'air. De plus , l'académie demanda) les lois du mouve-
ment de l'air en tant qu'il est produit par des causes qui suivent
un ordre certain. Or la force du soleil pour échauffer l'air ne
436 SUR LA CAUSE
doit point être comptée , ce me semble , au nombre de ces
causes, puisque l'ordre qu'elle suit, s'il n'est pas incertain en
lui-même, l'est au moins par rapport à nous qui l'ignorons. J'a-
voue qu'il y a eu jusqu'à plusieurs auteurs qui ont regarde
comme la principale cause des vents , la chaleur produite dans
l'air par le soleil, et la raréfaction que cet astre y cause. Mais,
en premier lieu, il me semble que les vents qui en sont l'effet
ont été expliqués jusqu'ici d'une manière assez vague, et ne peu-
vent l'être que par des calculs précis qu'on ne saurait faire ;
d'ailleurs , si ces auteurs ont attribué les vents généraux à la
chaleur produite par Je soleil , c'est , selon toute apparence , parce
qu'ils n'ont pas cru pouvoir expliquer autrement le vent d'est
continuel qu'on sent sousl'équateur. Or j'espère démontrer, dans
cet ouvrage , que le vent d'est dont il s'agit peut être produit par
l'attraction seule du soleil et de la lune.
Cependant, pour ne rien laisser à désirer sur le problème
proposé , j'ai ajouté à la fin de cette dissertation quelques re-
marques sur les mouvemens que peut occasioner dans l'air la
différente chaleur de ses parties.
A l'égard de l'élasticité de l'air, j'ai fait voir qu'on doit n'y
avoir aucun égard , au moins en tant qu'elle peut être augmentée
ou diminuée par l'attraction du soleil et de la lune.
Pour ce qui concerne les vents irréguliers qui résultent, soit
des vapeurs, soit des nuages, soit de la situation des terres, soit
enfin de différentes autres causes entièrement inconnues, je n'en
ai fait aucune mention ; l'académie avouant elle-même qu'on
ne peut raisonnablement en exiger le calcul.
Dans plusieurs endroits de cette dissertation , j'ai cru pouvoir
insérer différentes choses , qui , sans avoir un rapport direct et
immédiat à la question proposée par l'Académie , résultent
néanmoins de la solution que j'en ai donnée , et peuvent être
utiles, soit à la dynamique, soit à l'hydrodynamique, soit à l'a-
nalyse même. De ce nombre sont, entre autres, i". les remar-
ques sur la figure de la terre, oii je démontre plusieurs vérités
fort paradoxales sur cette matière ; 2°. l'examen de la cause pour
laquelle l'action du soleil et de la lune produit une variation
fort peu sensible sur le baromètre , et en même temps quelques
réflexions sur la manière dont le savant Daniel Bernoulli a ex-
pliqué ce phénomène ; 3°. le principe général par lequel on peut
résoudre avec facilité toutes les questions de dynamique et
d'hydrodynamique; 4"- les remarques sur les grandeurs imagi-
naires, et la méthode singulière exposée pour intégrer certaines
équations, comme aussi la solution de quelques problèmes.
Une me reste plus qu'à soumettre au jugement de l'académie
DES-YENTS. 4^7
ce petit nombre de recherches , auxquelles le défaut de temps, et
d'autres occupations , ne m'ont pas permis de donner tout l'ordre
et toute la perfection dont elles pouvaient être susceptibles.
INTRODUCTION
AUX RECHERCHES
SUR LA PRÉCESSION DES ÉQUINOXES
ET SUR LA NUTATION DE L AXE DE LA TERRE
DANS LE SYSTÈME NEWTONIEN.
J-j'esprit de système est dans la physique ce que la méta-
physique est dans la géométrie : s'il est quelquefois nécessaire
pour nous mettre dans le chemin de la vérité , il est presque
toujours incapable de nous y conduire par lui-même. Eclairé
par l'observation de la nature fiï\ peut entrevoir les causes des
phénomènes ; mais c'est au calcul à assuref^ pour ainsi dire ,
l'existence de ces causes , en déterminant exactement les effets
qu'elles peuvent produire , et en comparant ces effets avec ceux
que l'expérience découvre. Toute hypothèse dénuée d'un tel se-
cours , acquiert rarement ce degré de certitude qu'on doit tou-
jours se proposer dans les sciences naturelles, et qui néarîmoins
se trouve' si peu dans ces conjectures frivoles qu'on honore du
nom de systèmes. S'il ne pouvait y en avoir que de cette espèce,
le principal mérite du physicien serait, à proprement parler ,
d'avoir l'esprit de système et de n'en faire jamais.
.De là il s'ensuit que, parmi les différentes suppositions que
nous pouvons imaginer pour expliquer un effet, celles qui par
leur nature nous fournissent des moyens infaillibles de nous as-
surer si elles sont vraies , sont les seules dignes de notre examen.
Le système de l'attraction est de ce nombre , et mérite , au moins
à cet égard, l'attention des philosophes. En effet, si les corps
célestes se meuvent dans un espace non résistant, en s'attirant
les uns les autres avec une force réciproquement proportionnelle
au carré de leur distance, la recherche de leur mouvement est
un problème de mécanique , pour lequel nous avons toutes les
données nécessaires. La solution de ce problème indiquera les
438 SUR LA PRÉCESSION
pliënomèues tels qu'ils doivent être dans le système de l'attrac-
tion ; il n'y aura plus qu'à les comparer avec les phénomènes réels
pour juger de l'autorité que ce système doit avoir dans l'astrono-
mie physique.
Quoique l'examen de cette importante question renferme de
grandes difficultés de calcul , peut-être touchons-nous au moment
de sa décision : la perfection à laquelle l'analyse s'élève de jour
en jour , nous donne lieu de l'espérer. Ce sera du moins contri-
buer à l'avancement des sciences, que de remplir quelque par-
tie d'un si grand objet. Animé par ce motif, j'ai entrepris de
discuter dans cet ouvrage les moyens que l'attraction peut fournir
d'expliquer un des principaux phénomènes célestes.
Pour peu qu'on ait de connaissances dans l'astronomie, on sait
que la sphère des étoiles paraît se mouvoir d'occident en orient
autour des pôles de l'écliptique d'un mouvement très-lent, qui,
suivant les observations des astronomes , est d'environ 5o se-
condes chaque année. Cette apparence vient d'un mouvement
réel de Taxe de la terre autour des pôles de l'écliptique , en con-
séquence duquel les points équinoxiaux , c'est-à-dire les points
oii l'écliptique et l'équateur se coupent , changent continuelle-
ment de place , et rétrogradent chaque année d'orient en occident
d'environ 5o secondes. La rétrogradation de ces points a été
nommée précession des équinoxes (i). Mais quelle est la cause
d'un mouvement si singulier dans l'axe de la terre ? l'attraction
peut-elle en rendre raison ? c'est ce que je me suis proposé
d'examiner.
J^^ewton, qui n'a presque rien hasardé, et que par cette raison
nos systématiques n'ont pas mis au rang des philosophes, paraît
n'avoir pas porté dans l'explication de ce phénomène la lumière
qu'il a répandue sur tant d'autres. Il trouve, à la vérité, par une
méthode dont on ne saurait trop admirer la finesse, que la pré-
cession annuelle des équinoxes doit être de 5o secondes , telle
qu'elle est en effet. Mais si on ne saurait désirer une plus grande
exactitude dans l'accord de ses calculs avec les observations , il
me semble qu'il n'en est pas de même des principes sur lesquels
son analyse est appuyée. Pour développer les raisons qui m'o-
bligent à penser ainsi, il est nécessaire de donner une idée de
l'ingénieuse théorie de Newton, autant que les bornes et la na-
ture de cette introduction pourront me le permettre.
(i) Le mot de précession des équinoxes peut venir ou de ce que le mou-
vement des points oquinoxiaux se fait, pour parler le langage des astronomes,
vers les signes {]ni,p récèdent ■> c'est-à-dire contre Tordre naturel des signes j
ou de ce que, par la rétrogradation de ces points , le moment oii Tequinoxe
arrive chaque année, précède celui où la terre revient au point de son orbite
où Fcquinoxc ciait arrive Pauncc d'auparavant.
DES EQUINOXES. 439
Imaginons que la terre soit une masse sphcrique , divisée en
deux hémisphères par un plan perpendiculaire à l'écliplique,
qui joigne les centres de la terre et du soleil , et que le soleil
seul agisse sur cette masse en attirant les parties qui la composent;
il est certain que l'action de cet astre sur les deux hémisphères
sera parfaitement semblable, en quelque point que la terre se
trouve sur l'orbite qu'elle décrit. Ainsi , dans cette hypothèse,
l'axe de la terre conserverait toujours une situation constante,
c'est-à-dire, demeurerait toujours parallèle à lui-même durant
la révolution de la terre autour du soleil. Mais on sait, parles
observations, que la terre est un sphéroïde aplati , et la théorie
de la gravitation concourt même avec les mesures actuelles à lui
donner cette figure. Ainsi , pour changer notre globe en un sphé-
roïde de cette forme, supposons qu'il soit recouvert d'une espèce
d'enveloppe solide dont l'épaisseur aille en augmentant depuis
les pôles jusqu'à l'équateur ; il est évident que, tandis que la
terre parcourt son orliite, un plan perpendiculaire à l'écliptique
qui joindrait les centres de la terre et du soleil , diviserait notre
sjjhéroïde en deux portions, qui seraient à la vérité semblables
et égales, mais qui ne seraient point placées de la même manière
par rapport à ce plan, excepté lorsque l'axe de la terre se trou-
verait dans le plan même; d'où il est aisé de voi^'que, dans le
cas du sphéroïde , l'action du soleil sera différente sur les deux
moitiés delà terre, et déjà l'on doit entrevoir que cette inégalité
produira dans l'axe terrestre un mouvement de rotation , comme
il arrive à une verge dont les deux parties sont poussées avec des
forces différentes ou différemment appliquées.
Pour déterminer le mouvement de rotation dont nous venons
de parler, Newton suppose que la masse de toute l'enveloppe
extérieure du globe soit , pour ainsi dire , resserrée et réduite à
un seul anneau très-mince et très-dense, placé dans le plan de
l'équateur , et qui environne la terre à peu près comme on voit
l'horizon dans nosglobes terrestres. Ensuite, faisant abstraction du
globe , il imagine que les particules dont l'anneau est composé ,
soient une infinité de petites lunes adhérentes entre elles , et qui ,
entraînées par le mouvement diurne des points de l'équateur,
tournent en un jour autour du centre de la terre à la distance
de son demi-diamètre. Newton trouve par la théorie de l'attrac-
tion que les nœuds de ces petites lunes , c'est-à-dire les points
d'intersection de leur orbite , ou , ce qui revient au même , de
l'anneau , avec le plan de l'écliptique , devraient rétrograder
chaque année d'orient en occident d'environ 45'. Voilà quel se-
rait, selon ce grand géomètre, le mouvement des points équi-
noxiaux , si l'enveloppe dont nous avons parlé était réduite à un
44o SUR LA PRÉCESSION
anneau solide placé dans le plan de l'équateur , et que le globe
fût supposé anéanti. Et ce mouvement , qui est déjà si considé-
rable par rapport à la précession réelle des équinoxes , aurait été
trouvé beaucouiD plus grand , si on avait eu égard à l'action de
la lune. Mais plusieurs circonstances concourent à le diminuer
considérablement , et Newton paraît les combiner avec tant d'a-
dresse , qu'il réduit la précession à n'être précisément que de 5o",
tel que le donnent les observations. Yoici en général les prin-
cipes qu'il emploie pour arriver à un résultat si frappant.
Le mouvement de ^5' que l'anneau devrait avoir s'il était seul,
doit se partager entre lui et tout le globe auquel il est adhérent ;
et comme la masse du globe est beaucoup plus grande que celle
de l'anneau, la distribution du mouvement doit se faire de ma-
nière que la vitesse annuelle de 45' en soit très -diminuée. En
effet , on conçoit aisément que si un corps à qui l'on a imprimé
une vitesse quelconque , est obligé de la p^ ,>ager avec un autre
corps de masse beaucoup plus grande , la' vitesse commune et
restante aux deux corps ne sera qu'une trhj^"^ petite partie de la
vitesse primitive.
Une seconde circonstance contribue à diminuer encore le
mouvement de l'anneau ; c'est que l'action du soleil sur l'en-
veloppe réelle qui environne le globe , n'est que les deux cin-
quièmes de l'action de cet astre sur l'anneau , où nous avons
supposé d'abord que toutes les particules de l'enveloppe étaient
réunies. Enfin , l'inclinaison de l'axe terrestre au plan de l'éclip-
tique doit modifier aussi l'action du soleil : car selon que cet axe
sera différemment incliné , il fera à cliaque point de l'écliptique
un angle différent avec la ligne qui joint les centres de la terre et
du soleil ; par conséquent la quantité et la loi de l'action du soleil
dépendent de l'inclinaison de l'axe, et c'est aussi ce que l'ana-
lyse apprend.
Toutes ces remarques étant rapprochées et combinées par le
calcul'^ Newton trouve que le mouvement annuel et rétrograde de
la section de l'équateur et de l'écliptique , causé par l'action seule
du soleil, doit être de lo^' par an. Or l'action seule de la lune doit
produire, selon lui , un mouvement quadruple de celui-là, c'est-à-
dire de /\o" ; d'où il conclut qu'en conséquence des deux actions
réunies , le mouvement des points équinoxiaux doit être de 5o".
Une conformité si exacte entre le calcul et le phénomène, pa-
raît sans doute une des preuves les plus favorables au système
de l'attraction. Mais les conséquences qui en résultent perdront
de leur force , si quelques unes des propositions qui servent de
base à la théorie de Newton , sont ou douteuses, ou peu exactes.
J'oserais dire que j'ai tout lieu de le croire , si je ne savais avec
t)ES ÉQUINOXES. 44^
quelle retenue, et, pour ainsi dire, avec quelle superstition on
doit juger les grands hommes.
Avant que d'entrer là-dessus dans aucun de'tail , je crois de-
voir faire une observation qui ne sera peut-être pas jugée inutile.
Newton regarde l'anneau qui environne la terre, comme com-
posé de petites lunes , et il prend pour hypothèse que le mou-
vement des nœuds de cet anneau serait le même , soit que les
lunes fussent isolées ou adhérentes les unes autres. Cette propo-
sition n'est pas , ce me semble , assez évidente pour être donnée
comme une espèce d'axiome, et j'avoue que j'ai eu besoin d'un
calcul assez difficile pour en reconnaître la vérité. Il est certain
que des lunes isolées n'auraient pas toujours leurs centres placés
dans un même plan ; car l'attraction du soleil sur ces lunes étant
différente selon leur différente situation, le mouvement de leurs
nœuds varierait suivant la position oii chaque lune se trouverait
par rapport à son nœud ; au lieu que le mouvement des nœuds
de toutes les lunes serait parfaitement le même , si elles for-
maient un anneau solide. Ainsi la solidité de l'anneau doit né-
cessairement influer sur le mouvement des nœuds de chaque lune
prise séparément ; il est vrai qu'elle n'altère pas le mouvement
moyen , qui est le seul dont Newton veut parler. Mais quoique
son hypothèse soit vraie , n'était-on pas en droit d'en exiger une
démonstration? personne, que je sache, ne l'avait encore don-
née , et je me flatte qu'on conviendra , après avoir vu la mienne ,
que cet endroit de Newton avait au moins besoin d'être expli-
qué. Mais je n'insiste pas sur une observation aussi légère. Les
remarques qui suivent me paraissent un peu plus importantes.
En premier lieu , ce grand géomètre suppose que la terre est
homogène , et que la différence des axes est 77- ; or cet hypo-
thèse n'est point conforme aux observations de la figure de la
terre , qui paraissent adoptées par les plus célèbres astronomes ;
car suivant ces observations, la différence des axes est d'envi-
ron T^g , et , ce qui en est une conséquence nécessaire , la terre
n'est pas un sphéroïde entièrement homogène. J'avoue que cette
erreur, si c'en est une, ne pouvait être connue de Newton, et
ne saurait par conséquent lui être imputée ; car ce n'est que de-
puis très-peu d'années qu'on a pu déterminer le vrai rapport des
axes de la terre. Mais je crois qu'on doit avouer aussi que le peu
de certitude de l'hypothèse rend la théorie suffisante. On verra
même , dans un moment , que cette hypothèse doit donner, sui-
vant mon calcul , un résultat fort différent de celui de Newton.
En second lieu , il me semble qu'on peut former quelques
doutes sur le rapport établi par Newton entre les forces que le
soleil et la lune exercent sur la terre. Les forces dont il s'agit ici
44^ SUR LA PRECESSION
ne sont autre chose que la différence de l'attraction de ces astres
sur le centre de la terre et sur ses parties extérieures. Elles sont
donc entièrement analogues à celles qui produisent le flux et
reflux de la mer ; car le mouvement des eaux de l'Océan vient
de ce que les différentes parties de la terre sont attirées vers le so-
leil et vers la lune avec une force plus ou moins grande que son
centre. C'est aussi par des observations choisies de la hauteur des.
marées , que Newton détermine le rapport de la force du soleil à
celle de la lune , et qu'il trouve que la seconde est environ qua-
druple de la première. Cette méthode , qui est la seule dont ce
grand philosophe ait pu faire usage , est très-ingénieuse , tant
par elle-même que par la manière dont son illustre auteur l'a
employée. Mais on doit convenir , ce me semble , qu'elle a cpiel-
([ue chose d'un peu vague. La profondeur et la figure des côtes,
les vents et les courans , altèrent tellement la hauteur des ma-
rées, qu'il n'y a peut-être pas deux endroits sur la terre où elle
soit exactement la même. Aussi Daniel Bernoulli trouve-t-il, par
d'autres observations qu'il prétend mieux choisies et plus exactes,
que la force de la lune est à celle du soleil , comme 5 est à 2 ; ce
qui réduirait le mouvement annuel des points équinoxiaux à
anoins de 35" , en conservant d'ailleurs toutes les autres hypo-
thèses de Newton. Il me semble que bien loin de déterminer
la précession des équinoxes par un rapport si incertain des deux
forces , il serait bien plus sûr de trouver ce rapport par le moyen
de la quantité observée de la précession et des mouvemens con-
nus de l'axe de la terre. C'est ce que nous examinerons un peu
plus bas.
Jusqu'ici , les objections que nous avons osé faire à Newton ne
tombent que sur des hypothèses incertaines, ou tout au plus sur
des erreurs de fait , qu'il n'était pas à portée de corriger , ni même
de connaître. Mais voici , ce me semble , une méprise plus réelle :
c'est celle oii il paraît tomber, en calculant le mouvement que
l'action du soleil doit produire dans l'axe de la terre. Je ne crois
pas que le mouvement de l'enveloppe extérieure du globe , et
celui de l'anneau auquel on a réduit cette enveloppe , doivent
être entre eux comme les forces qui les animent , ainsi que New-
ton semble le supposer ; il est nécessaire, pour déterminer le rap-
port de ces mouvemens, d'avoir égard à la figure des masses que
les puissances ont à mouvoir. Car, quoique les masses soient égales,
elles sont cependant formées départies difl'érerament disposées ,
et on ne peut déterminer le mouvement de la ma 5se totale, sans
connaître le mouvement isolé, pour ainsi dire, de chacune de ces
parties. Qu'une force quelconque agisse sur un levier dont toute
la masse soit ramassée à une de ses extrémités , il est facile de voir
DES ÉQUINOXES. 44^
que le mouvement de celte masse ne sera pas le même , que si
elle était répandue sur toute la longueur du levier. La raison en
est évidente, c'est que le bras de levier, par lequel chaque par-
ticule est poussée, se trouve différent dans les deux cas.
Enfin Newton tombe encore , si je ne me trompe , dans une
autre méprise , par la façon dont il partage entre le globe et l'an-
neau , le mouvement que l'anneau devrait avoir s'il était isolé et
non adhérent au globe. En corrigeant le principe dont il se sert
pour faire cette distribution, et dont il serait difficile de donner
ici l'idée, on voit que l'action seule du soleil devrait produire un
mouvement annuel de 12^' dans les points équinoxiaux ; de sorte
qu'en admettant même toutes les autres hypothèses dont nous
croyons avoir montré l'insuffisance ou le peu de fondement , la
précession des équinoxes devrait être , suivant la théorie de New-
ton , d'environ 10" plus grande que ne la donnent les observa-
tions : différence qui n'aurait pas échappé aux astronomes.
Mais cette différence même quoique assez sensible , est cepen-
dant bien plus petite que celle qu'on devrait trouver réellement,
en faisant entrer dans le calcul toutes les circonstances néceisai-
res. Car le mouvement de rotation de la terre autour de son axe ,
auquel Newton ne paraît pas faire toute l'attention convenable ,
et qui se combine avec toute l'action du soleil etde la lune , doit ,
toutes choses d'ailleurs égales , influer pour beaucoup sur la
quantité de la précession ; et je crois avoir démontré dans cet ou-
vrage , que si l'on a égard à ce mouvement , et que l'on combine
avec exactitude toutes les forces qui agissent sur notre globe, le
mouvement des points équinoxiaux se trouvera de 2.3 à 24^% en
faisant abstraction de la lune, et en regardant la terre comme
sphéroïde homogène ; résultat qui serait sans doute très-con-
traire à l'attraction, si le rapport des axes de la terre et celui
des deux forces étaient tels que Newton le suppose.
L'accord apparent des calculs de ce grand géomètre avec les
observations, ne paraît donc pas aussi favorable à l'attraction
qu'on aurait pu le croire. Cependant il serait injuste d'attribuer
à ce système , sans autre examen, un défaut qui, supposé qu'il
soit réel , n'est peut-être que dans les principes et les suppositions
dont l'auteur s'est servi. D'ailleurs , est-il surprenant qu'un phi-
losophe à qui nous devons un si grand nombre de découvertes,
ait laissé quelques pas à faire dans la carrière immense oii il a tant
avancé? et pouvons-nous nous glorifier, si , instruits comme nous
le sommes par des observations dont il n'a pu avoir le secours ,
et aidés par une analyse que nous tenons de lui presque toute
entière, nous nous trouvons en état d'ajouter quelque chose à
l'édifice qu'il a si prodigieusement élevé ? C'est d'après ces ré.^xions
444 SUR LA PRÉCESSION
que j'ai cru pouvoir traiter le point d'astronomie physique dont
il s'agit, comme un sujet entièrement nouveau. J'ai tâché de
trouver, par une méthode rigoureuse et directe , le mouvement
que l'action réunie du soleil et de la lune doit produire dans l'axe
de la terre. Yoici la méthode que j'ai suivie pour y parvenir.
Je détermine d'abord l'action par laquelle le soleil tend à im-
primer du mouvement à l'axe terrestre , et comme elle résulte
des différentes forces que cet astre exerce sur les parties de la
terre, je réduis par un calcul exact toutes ces forces à une seule.
Je fais la même chose pour la lune , en ayant égard à l'inclinaison
et à la position de son orbite ; et par cette méthode, je trouve à
chaque instant la direction et la quantité absolue des deux forces
qui tendent à faire tourner l'axe de la terre. Ces forces étant
connues , il reste encore à déterminer leur effet , et c'est la partie
de notre problème la plus délicate et la plus compliquée.
J'ai démontré dans mon Traité de Djnamique que , pour
trouver à chaque instant le mouvement d'un corps animé par
un nombre quelconque de forces , il faut regarder le mouvement
qu'il avait dans l'instant précédent, comme composé d'un mou-
vement qui est détruit par ces forces , et d'un autre mouvement
qu'il doit prendre réellement , et qui doit être tel , que les parties
du corps puissent le suivre sans se nuire les unes aux autres. Ce
principe supposé , je commence par chercher de la manière la plus
générale le mouvement de la terre , en imaginant qu'elle tourne
autour de son axe avec une vitesse quelconque, uniforme ou non ,
et que l'axe reçoive en même temps un mouvement quelconque
de rotation autour du centre. Dans cette hypothèse , le mouve-
ment de chaque particule, durant un instant quelconque, peut
être supposé formé de trois autres mouvemens , dont deux sont pa-
rallèles au plan de l'écliptique, et dont le troisième lui est perpen-
diculaire: chacun de ces mouvemens se change l'instant suivant en
uii autre , et peut être regardé comme composé de cet autre mou-
vement, et d'un second qui est détruit par l'action du soleil et de
la lune, action que nous venons de réduire à deux forces , dont
la quantité et la direction sont connues. Il n'est donc plus ques-
tion que de chercher les lois d'équilibre entre ces forces et celles
qu'on doit supposer être détruites dans chaque particule. Ce qui
m'oblige à donner la solution générale d'un problème de stati-
que , où je détennine , par un assez grand nombre de proposi-
tions , les lois de l'équibre entre des puissances qui n'agissent pas
dans le même plan , ni suivant des lignes parallèles.
Les différentes équations que fournit la solution de ce pro-
blème , étant appliquées au cas particulier dont il s'agit , se
transferment en deux formules qui renferment la loi du mouve-
DES ÉQUINOXES. . 445
tnent de Vaxe cîe la terre. Ces formules sont au nombre de deux ,
parce que la position de l'axe de la terre à chaque instant dépend
de deux variables; savoir du chemin qu'il fait circulaireraent
autour des pôles de l'écliptique , et de son inclinaison sur le plan
de ce grand cercle. Car la variation de cette inclinaison est une
circonstance à laquelle il est nécessaire d'avoir égard. On est
d'autant moins en droit de la négliger, qu'on aurait de la peine
à voir, sans le secours d'un calcul assez subtil, pourquoi cette
variation est si peu considérable, tandis que le mouvement cir-
culaire de l'axe de la terre autour des pôles de l'écliptique est au
contraire très-sensible. Selon le chevalier de Louville , l'obliquité
de l'écliptique ou l'angle qu'elle fait avec l'équateur, ne doit di-
minuer que d'environ une minute en cent ans; et cette diminu-
tion , quoique fort petite , n'est pas même bien constatée , parce
qu'elle €st fondée sur des observations anciennes dont on peut
révoquer en doute l'exactitude.
Il n'en est pas de même de celles que l'illustre Bradley vient de
publier, et par lesquelles il trouve que l'axe de la terre est sujet
à une nutation sensible, c'est-à-dire à une espèce de balancement
ou de vibration , dont le centre de la terre est le point fixe , et
par lequel cet axe s'incline, tantôt plus, tantôt moins, sur le
plan de l'écliptique. L'étendue ou la quantité totale de cette
nutation est de i8", suivant les observations de Bradley : et sa
période répond exactement à celle des nœuds de la lime, c'est-
à-dire des points d'intersection de l'orbite lunaire avec l'éclip-
tique. Ces points qui se meuvent , comme l'on sait , d'un mou-
vement rétrograde, achèvent leur révolution à peu près en dix-neuf
ans. Or Bradley a observé que, durant ce temps, l'extrémité de
i'axe de la terre s'éloigne du plan de l'écliptique d'environ i8",
€t s'en rapproche ensuite de la même quantité pour revenir à sa
première place.
Si on résout par approximation les deux formules dont j'ai
parlé plus haut , et auxquelles j'ai réduit la solution du problème,
on trouve que la nutation observée par Bradley est en eifet le plus
sensible de tous les mouvemens auxquels l'axe de la terre peut
être sujet pour s'approcher ou pour s'éloigner de l'écliptique , et
qu'elle doit suivre exactement la loi que ce célèbre astronome a
■déterminée par ses observations. On voit de plus, par les mêmes
formules , que les points équinoxiaux doivent en effet rétrogra-
der fort lentement , et que leur mouvement, quoique à peu près
uniforme, est sujet à une petite irrégularité qui dépend de la
nutation de l'axe, et qui est aussi confirmée par les observations.
Si ces résultats sont aussi favorables à l'attraction qu'on peut le
désirer , l'analyse délicate et pénible qu'il faut employer pour y
44e? SUR LA PRÉGESSION
parvenir , me donne lieu de penser qu'il n'y avait que ce seul
moyen de procurer aux partisans de Newton un nouvel avantage,
et je crois être le premier à qui ils le doivent. La nutation de l'axe
terrestre , confirmée par les observations et par la théorie , four-
nit , ce me semble, la démonstration la plus complète de la gra-
vitation de la terre vers la lune, et par conséquent de la ten-
dance des planètes principales vers leurs satellites. Jusqu'ici cette
tendance n'avait paru se manifester que dans le flux et reflux de la
ïîier, phénomène peut-être trop compliqué et trop peu susceptible
d'un calcul rigoureux, pour pouvoir réduire au silence les adver-
saires de la gravitation réciproque. La nutation est un effet plus
simple , auquel je ne vois pas ce qu'ils auront à répondre. Ainsi
les réflexions que j'ai cru pouvoir faire sur la théorie de Newton ,
étant rapprochées des nouvelles preuves que mon ouvrage va
fournir à l'attraction , ne serviront qu'à montrer combien cet in-
génieux système est jusqu'ici à l'abri de toute atteinte , et com-
bien l'idée seule en était heureuse.
Bradley dit avoir vu une table calculée par Machin d'après la
théorie, pour déterminer la nutation de l'axe de la terre. Mais
il me semble que Machin n'a encore rien publié de son travail.
D'ailleurs , l'idée légère que l'on pourrait s'en former sur quel-
ques mots qu'en dit Bradley , ferait juger que sa méthode a quel-
que chose de vague , si on ne devait pas présumer que ce grand
géomètre a traité un problème si important avec toute l'exacti-
tude et la précision nécessaires. Je suis cependant surpris que ,
suivant la théorie de Machin adoptée par Bradley , le pôle vrai
de la terre doive décrire autour du pôle moyen un cercle , ou
tout au plus une ellipse très-peu allongée; car, suivant mes for-
mules , les axes de cette ellipse doivent être entre eux environ
comme 3 à 4- Cette différence entre nos deux théories me porte
à croire que l'équation ou l'inégalité de la précession des équi-
noxes n'est peut-être pas exactement telle que Bradley l'a trouvée
d'après Machin , et d'après ses propres observations. Comme l'er-
reur, s'il y en a, est fort petite et difficile à observer , j'exhorte
les astronomes à s'y rendre attentifs; et pour leur faciliter ce tra-
vail, j'ai donné dans un article particulier des formules très-simples
pour calculer, d'après mes principes, la nutation de l'axe de la
terre, l'équation de la précession, et les variations qui en résul-
tent dans la position des étoiles.
Pour rendre ma solution aussi générale qu'elle pouvait l'être ,
j'ai regardé la terre comme un sphéroïde composé de couches
solides , dont les densités varient suivant une loi quelconque , et
dont la figure soit aussi telle qu'on voudra, elliptique ou non,
mais cependant à peu près sphérique. Il est d'autant plus né-
DES ÉQUINOXES. ^ 447 ^
cessaire de ne se borner à aucune hypothèse particulière sur ce
sujet, que les observations ne nous ont encore rien appris sur la
figure ni sur la densité des couches intérieures de notre globe,
quoiqu'elles nous aient fait connaître à peu près sa figure exté-
rieure. Mais il me semble d'un autre côté que la généralité de
notre supposition doive rendre la solution du problème tout-à-
fait indéterminée. Car le mouvement que l'action du soleil et
celle <îe la lune impriment à l'axe delà terre, dépend beaucoup
de la figure et de Tarrangement^les couches intérieures. Or dans
l'ignorance où nous sommes sur cet arrangement et sur le rap-
port de la force du soleil à celle de la lune, comment pourrons-
nous assurer que la précession des équinoxes doit être en effet
de 5o"? Heureusement la découverte de Bradley sur la nu-
tation nous met en état de résoudre une partie de ces difficultés.
Car quoique nous ignorions la constitution intérieure de notre
globe , la théorie , d'accord avec les observations , nous apprend
que la précession annuelle vient de l'action réunie du soleil et
de la lune, et qu'au contraire la nutation et l'équation de la
précession doivent être attribuées à l'action de la lune seule. Le
calcul montre de plus que, quelque arrangement qu'on suppose
dans les différentes couches de la terre , la quantité de la nuta-
tion €t de la précession annuelle auront toujours entre elles le
même rapport, quoique leurs valeurs absolues varient dans
chaque hypothèse. D'oii il s'ensuit que sans connaître l'arrange-
ment des parties de la terre , on peut trouver le rapport des forces
du soleil et de la lune , en comparant la quantité observée de la
nutation avec la quantité observée de la précession. Je trouve par
cette méthode que la force lunaire est à celle du soleil , à peu
près comme 7 à 3 , rapport qui est beaucoup moindre que celui
de Newton , et presque le même que celui de Daniel Bernoulli ,
mais qui est déduit , ce me semble , de principes plus exacts. Je
regarde cette découverte , si c'en est une , comme un des avan-
tages les plus importans qu'on puisse tirer de ma théorie. Brad-
ley s'est flatté avec raison que les observations qu'il vient de
publier pourraient y conduire ; c'est aux savans à juger si j'ai
rempli son attente. Ce grand astronome, supposant avec les as-
tronomes français la terre plus aplatie que dans le cas de l'ho-
mogénéité, soupçonne que la force de la lune est moindre que
Newton ne l'a trouvée ; ce qui doit en effet paraître assez vrai-
semblable. Car plus la terre sera aplatie , plus la lune et le soleil
agiront sensiblement pour mouvoir son axe; ainsi 'puisque la
quantité de la précession est de 5o" , et que la force du soleil
est connue , il faudra diminuer la force de la lune à mesure
qu'on supposera la terre plus aplatie. Mais ce raisonnement j qui
4^ SUR LA PRÉCESSION
est sans doute bon en son genre , ne saurait nous conduire à
déterminer exactement la force de la lune , à cause du peu de
lumières que nous avons sur la forme du globe que nous habi-
tons ; le moyen que j'ai employé me paraît plus direct et plus
sûr. J'avoue cependant qu'il suppose des observations très-
exactes. Car si la nutation était seulement de 2" plus grande , le
rapport de la force lunaire à celle du soleil se trouverait beau-
coup plus grand que je ne l'ai assigné , et beaucoup plus près
de celui de Newton. Mais le peu d'altération que la lune paraît
causer dans le mouvement annuel de la terre autour du soleil ,
sujQlrait peut-être pour montrer que la force de la lune est en
effet beaucoup moindre que Newton ne l'a cru. D'un autre côté,
par les observations du flux et reflux , la force de la lune sur la
terre paraît plus grande que celle du soleil ; or le rapport de 7
à 3 que nous avons trouvé entre les deux forces satisfait à ces
deux conditions. Je crois donc que l'on peut compter pour le
présent sur l'exactitude des observations de Bradley , en remar-
quant seulement que la quantité de la nutation a besoin d'être
déterminée avec la précision la plus rigoureuse.
A l'égard de la densité et de la figure des couches de la terre,
je ne vois pas que mes calculs puissent servira la découvrir; car
on peut faire apparemment une infinité d'hypothèses , dans
lesquelles on trouverait 5o" pour la quantité de la précession
annuelle des équinoxes ; et dans un si grand nombre de suppo-
sitions , celle que nous devons choisir nous est inconnue. Mais
par la même raison il y en a une infinité d'autres qui doivent
être exclues , comme donnant une quantité trop grande ou trop
petite pour le mouvement annuel des points équinoxiaux. Cette
considération m'a conduit à des remarques singulières et cu-
rieuses. On verra, par exemple , que si la terre était un corps
entièrement solide, et composé de couches elliptiques différem-
ment denses, il faudrait qu'elle fut beaucoup moins aplatie
qu'elle n'est en effet, pour que la j^ï'écession annuelle fût
de 5o". Cette remarque fournit, ce me semble, une nouvelle
preuve de l'insufhsance des calculs de Newton; elle paraît même
d'abord contraire au système de l'attraction; mais bien appro-
fondie, elle lui devient très-favorable. Car quand nous regarde-
rions la terre comme entièrement formée de couches solides ,
rien ne nous forcerait, ce me semble , à donner à ces couches
la figure elliptique. Il paraît même douteux, par la comparaison
des degrés de France, de Laponie et du Pérou, que la surface
extérieure de la terre ait une telle courbure. Mais , sans insister
sur cette remarque, nous pouvons nous contenter d'observer que
la terre est en partie solide et en partie fluide. Or, suivant le
DES ÉQÛINOXES. 44r
système de Tattraction , l'action du soleil et de la lune doit exci-
ter dans la partie fluide un mouvement particulier , qui est en
effet connu et observé depuis long-temps sous le nom de flux et
reflux ; ce mouvement est, pour ainsi dire, afTecté à la partie
fluide et indépendant de celui qu'il doit y avoir dans la partie
solide du globe. Donc le mouvement de l'axe de la terre vient
de l'action du soleil et de la lune sur la partie solide; ainsi,
quoique la figure de la masse d'eau qui environne notre globe ,
dépende de la figure et de la densité des couches solides inté-
rieures, ce n'est point à la figure de cette masse d'eau qu'on doit
s'arrêter, en cherchant la précession des équinoxes. Pour rendre
cette vérité plus sensible par une hypothèse particulière et fort
simple, j'ai considéré la terre comme un sphéroïde elliptique
homogène couvert d'une couche de fluide dont la profondeur
soit très-petite , par rapport au rayon de la terre, et dont la
densité soit différente de celle de la partie solide ; et j'ai montré
assez facilement comment on pourrait accorder, dans cette sup-
position , l'aplatissement connu de la terre , avec le mouvement
connu des points équinoxiaux.
Comme la solution du problème qui fait l'objet de cet ouvrage,
est très-longue et très-compliquée , tant par les principes qu'elle
suppose que par les calculs qu'elle exige , j'ai cru non-seulement
devoir exposer ces principes et ces calculs avec tout le détail et
toute la clarté nécessaires, mais aussi ne devoir rien négliger de
ce qui pouvait leur prêter un nouveau jour. Outre plusieurs
remarques particulières qui servent à les appuyer , on trouvera
dans cet ouvrage une seconde solution du problème, qui est un
peu plus simple que la première , parce qu'elle est un peu moins
générale, mais qui d'ailleuVs conduit aux mêmes formules,
quoique par une route fort différente. Cette solution est suivie
d'un examen détaillé de la théorie de Newton sur la précession
des équinoxes; examen oii j'ai tâché de développer avec toute
l'étendue convenable les réflexions que je me suis contenté d'in-
diquer dans cette introduction.
Au reste , comme les équations que j'ai déduites de ma théorie
ne sont résolues que par approximation , et ne paraissent pou-
voir l'être que de cette manière, j'espère que par une analyse
encore plus exacte de mes formules , jointe au secours du temps
et des observations, les philosophes pourront acquérir dans la
suite de nouvelles lumières sur un point si important de l'astro-
nomie , et sur l'usage qu'on peut faire du système de l'attraction
pour connaître les plus petits mouvemens de l'axe de la terre.
Les moyens qu'on peut employer pour y parvenir , sont exposés
en peu de mots à la fin de ces recherches.
45o SUR LA PRÉCESSION DES ÉQUINOXES.
Tel est le plan et l'objet de cet ouvrage ; et telle est la mé-
thode que Je me propose de suivre, en comparant avec le sys-
tème nevrtonien les autres phénomènes célestes. C'est par un
semblable examen , par une analyse rigoureuse , qu'il faut juger
l'attraction, et non par des raisonnemens métaphysiques aussi
peu propres à détruire une hypothèse qu'à l'établir. Il ne suffit
pas à un système de satisfaire aux phénomènes en gros et d'une
manière vague , ni même de fournir des explications assez plau-
sibles de quelques uns : les détails et les calculs précis en sont
la pierre de touche ; eux seuls peuvent apprendre s'il faut adop-
ter une hypothèse, îâ rejeter, ou la modifier. Si parmi les
phénomènes que nous connaissons , ou parmi ceux que nous
découvrirons dans la suite, il s'en trouve quelques uns de con-'
traires à l'attraction , nos géomètres en seront plus embarrassés,
et nos métaphysiciens plus à leur aise. Mais, s'ils décidaient en
sa faveur , il faudrait bien prendre le parti de l'admettre , fut-
on forcé de reconnaître une nouvelle propriété dans la matière,
et dût-on se résoudre à n'avoir pas une idée plus nette de la
vertu par laquelle les corps s'attirent , que de celle par laquelle
ils se choquent.
Je ne dirai rien ici de l'explication que fournissent les tour-
billons cartésiens de la précession des équinoxes. L'examen de
cette explication n'est point du ressort de cet ouvrage , et serait
d'ailleurs hors de saison , dans un temps oii les hypothèses et les
conjectures vagues paraissent enfin bannies de la physique. Le
système de Descartes n'a été, si on peut parler ainsi, qu'un feu
passager ; mais c'est un feu qui a brillé dans la nuit la plus pro-
fonde , et à cet égard il doit être regardé comme un monument
du génie de son inventeur. Les sciences et l'esprit humain ont les
plus grandes obligations à ce philosophe ; ses erreurs même
étaient au-dessus de son siècle, et n'ont été que trop long-
temps au-dessus du nôtre ; mais ses intérêts sont fort différens
de ceux des sectateurs qui lui restent.
DOUTES ET QUESTIONS
SUR
LE CALCUL DES PROBABILITÉS (0.
vJi\ se plaint assez communément que les formules des mathé-
maticiens , appliquées aux objets de la nature, ne se trou-
vent que trop en défaut. Personne néanmoins n'avait encore
ajîerçu ou cru apercevoir cet inconvénient dans le calcul des
probabilités. J'ai osé le premier proposer des doutes sur quel-
ques principes qui servent de base à ce calcul. De grands géo-
mètres ont jugé ces doutes dignes d'attention; d'autres grands
géomètres les ont trouvés absurdes ; car pourquoi adoucirais-je
les termes dont ils se sont servis? La question est de savoir s'ils
ont eu tort de les employer, et en ce cas ils auraient doublement
tort. Leur décision , qu'ils n'ont pas jugé à propos de motiver,
a encouragé des mathématiciens médiocres, qui se sont hâtés
d'écrire sur ce sujet, et de m'attaquer sans m'entendre. Je vais
tâcher de m'expliquer si clairement, que presque tous mes lec-
teurs seront à portée de me juger.
Je remarquerai d'abord qu'il ne serait pas étonnant que des
formules oii on se propose de calculer V incertitude même , pus-
sent, à certains égards au moins , participer à cette incertitude,
et laisser dans l'esprit quelques nuages sur la vérité rigoureuse du
résultat qu'elles fournissent. Mais je n'insisterai point sur cette
réflexion, trop vague pour qu'on puisse en rien conclure. Je ne
m'arrêterai point non plus à faire voir que la théorie des proba-
bilités ^ieWei^u'eMe est \néseniée dans les livres qui en traitent,
n'est sur bien des points ni aussi lumineuse , ni aussi complète
qu'on pourrait le croire ; ce détail ne pourrait être entendu que
des mathématiciens; et encore une fois je veux tâcher ici d'être
entendu de tout le monde. J'adopte donc, ou plutôt j'admets pour
bonne dans la rigueur mathématique, la théorie ordinaire des
probabilités , et je vais seulement examiner si les résultats de
cette théorie , quand ils seraient hors d'atteinte dans l'abstraction
géométrique, ne sont pas susceptibles de restriction, lorsqu'on
applique ces résultats à la nature.
(i) Je ne sais si ces dontes sur certains principes ge'ne'raïement reçus dans
le calcul des piobabiiitcs sont aussi fondes qu'ils me le paraissent ; mais je
crois du moins avoir prouve' que de liès-habiles mathématiciens ont suppose
tacitement et sans s'en apercevoir, dans plusieurs savantes recherches, des
principes semblables h. ceux que je tâche d'établir.
452 SUR LE CALCUL
Pour m'expliquer de la manière la plus pre'cise, voici le point
de la difficulté que je propose.
Le calcul des probabilités est appuyé sur cette supposition y
que toutes les combinaisons différentes d'un même effet sont
également possibles. Par exemple , si on jette une pièce en l'air
cent fois de suite , on suppose qu'il est également possible que
jjile arrive cent fois de suite , ou que pile et croix soient mélca ,
en suivant d'ailleurs entre eux telle succession particulière qu'on
voudra; par exemple, pile au premier coup, croix aux deux
coups suivans , pile au quatrième , croix au cinquième , jyi/e au
sixième , au septième , etc.
Ces deux cas sont sans doute également possibles , mathémati-
quement parlant ; ce n'est^ pas là le point de la difficulté , et les
mathématiciens médiocres dont je parlais tout à l'heure ont pris
îa peine fort inutile d'écrire de longues dissertations pour prouver
cette égale possibilité. Mais il s'agit de savoir si ces deux cas ,
également possibles mathématiquement , le sont aussi physique-
ment et dans l'ordre des choses ; s'il est phj-siquement aussi pos-
sible que le même effet arrive cent fois de suite , qu'il l'est que
ce même effet soit mêlé avec d'autres suivant cette loi qu'on
voudra marquer. Avant que de faire là-dessus nos réflexions ,
nous proposerons la question suivante, très- connue des algé-
bristes.
Pierre joue avec Paul à croix on pile ^ avec cette condiîion que
si Paul amèney;z7e au premier coup, il donnera un écu à Pierre ;
s'il n'amène />//e qu'au second coup, deux écus ; s'il ne l'amène
qu'au troisième, quatre écus; au t'[uatrième, huit écus ; au cin-
quième , seize ; et ainsi de suite jusqu'à ce que pile vienne ; on
demande l'espérance de Paul , ou ce qui est la même chose , ce
qu'il doit donner à Pierre avant que le jeu commence , pour
jouer avec lui à jeu égal, ou, comme on s'exprime d'ordinaire,
pour son enjeu.
Les formules connues du calcul des probabilités font voir
aisément , et tous les mathématiciens en conviennent , que si
Pierre et Paul ne jouent qu'en un coup, Paul doit donner à Pierre
un demi-écu ; s'ils ne jouent qu'en deux coups, deux demi-écus,
ou un écu ; s'ils ne jouent qu'eu trois coups, trois demi-écus ;
en quatre coups , quatre demi-écus, etc. D'où il est évident que
si le nombre des coups est indéfini, comme on le suppose ici ,
c'est-à-dire si le jeu ne doit cesser que quand ^j>z7e viendra , ce qui
peut mathématiquement parlant n'arriver jamais, Paul doit
donner à Pierre une infinité de fois un demi-écu , c'est-à-dire
une somme infinie. Aucun mathématicien ne conteste cette con-
séquence ; mais il n'en est aucun qui ne sente et n'avoue que le
DES PROBABILITÉS. 4^3
résultat en est absurde, et qu'il n'y a pas de joueur qui voulût
à un pareil jeu risquer seulement cinquante écus , et même
])eaucoup moins.
Plusieurs grands matîiémaliciens se sont efforcés de résoudre
ce cas singulier. Mais leurs solutions , qui ne s'accordent nulle-
ment, et qui sont tirées de circonstances étrangères à la question,
prouvent seulement combien cetle question est embarrassante (i) .
Un d'entre eux croit l'avoir résolue en disant que Paul ne doit
pas donner une somme infinie à Pierre , pai^e que le bien de
Pierre n'est pas infini, et qu'il ne peut donner ni promettre plus
qu'il n'a. Mais pour voir à quel point cetle solution est illusoire,
il suffit de considérer que, quelque énormes richesses qu'on
suppose à Pierre, Paul, à moins d'être fou, ne lui donnerait
seulement pas mille écus, quoiqu'il dût rattraper ces mille écus
et au-delà si pile n'arrivait qu'au onzième coup; plus de deux
mille écus si yj//(? n'arrivait qu'au douzième, quatre mille écus
au treizième , et ainsi de suite.
Or qu'on demande à Paul pourquoi il ne donnerait pas ces
mille écus? c'est, répondra-t-il , parce qu'il n'est pas vraisem-
blable que pile n'arrive qu'au onzième coup. Mais, lui dira-t-on ,
si pile n'arrive qu'après le onzième coup , ce qui peut être, vous
gagnerez bien au-delà de vos mille écus : j'avoue, réplicffeera
Paul, qu'en ce cas je pourrais gagner considérablement; m#s il
est si peu probable ([ue pile n'arrive pas avant le onzième coup,
que la grosse somme que je gagnerais par-delà ce onzième couj:),
n'est pas suffisante pour m'engager à courir ce risque.
Quand Paul s'en tiendrait à ce raisonnement , c'en serait déjà
assez pour faire voir que les règles des probabilités sont en défaut
lorsqu'elles proposent, pour trouver l'enjeu, de multiplier la
somme espérée par la probabilité du cas qui doit faire gagner
cette somme ; parce que , quelque énorme que soit la somme
espérée, la probabilité de la gagner peut être si petite , qu'on
serait insensé de jouer un pareil jeu. Par exemple, je suppose que
sur deux mille billets de loterie, tous égaux, il doive y en avoir
im qui porte un lot de vingt millions; il faudrait, suivant les règles
ordinaires , donner dix mille francs pour un billet ; et c'est assu-
rément ce que personne n'oserait faire : s'il se trouvait des hommes
assez riches ou assez fous pour cela , mettons le lot à deux mille
millions , chaque billet alors sera d'un million , et je crois que
pour le coup personne n'oserait en prendre.
Cependant il est bien sûr que quelqu'un gagnerait à cette lo-
terie , et que par conséquent chacun des mettans en particulier
(t) On peut voir ces soliuions dans le cinfiuième totiie des Mémoires (;e
J'acadcmie de Pctersboure, dans le recueil des Mémoires de M. FonUiinc, cic.
45Î SUR LE CALCUL
a l'espérance d'y gagner; au lieu que dans le cas proposé , ou
Paul serait obligé de donner à Pierre une somme infinie, Pierre
serait toujours sur de gagaer , quelque long-temps que le jeu
durât; en sorte que Pierre serait en droit de se plaindre, si
n'ayant pas fixé le nombre des coups , Gi pile arrivant enfin à tel
coup qu'on voudra, par exemple au vingtième , Paul se conten-
tait pour son enjeu de donner une somme double ou triple , ou
centuple de cinq cent vingt-quatre mille deux cent quatre-vingt-
huit écus , somme que Pierre devrait de son côté donner à Paul.
En un mot, si le nombre de coups n'est pas fixé, et que Paul
niette au jeu , avant qu'il commence , telle somme qu'il voudra ,•
y mît-il tout l'or et l'argent qui est sur la terre, Pierre est en
droit de lui dire qu'il ne met pas assez, si on s'en tient aux for-
mules reçues.
Or je demande s'il faut aller chercher bien loin la raison de
ce paradoxe , et s'il ne saute pas aux yeux que cette prétendue
somme infinie due jiar Paul au commencement du jeu , n'est in-
finie, en apparence, que parce qu'elle est appuyée sur une sup-
position fausse , savoir sur la supposition ç^we pile peut n'arriver
jamais, et que le jeu peut durer éternellement ?
Il est pourtant vrai , et même évident , que cette supposition
est possible dans la rigueur mathématique. Ce n'est donc que
phjdtëiqiiem en t parlant qu'elle est fausse.
Il est donc faux , plijsicpiement parlant ^ c^ue pile puisse n'ar-
river jamais.
Il est donc impossible, physiquement parlant , que croix
arrive une infinité de fois de suite.
Donc , physiquement parlant , croix ne peut arriver de suite
qu'un nombre fini de fois.
Quel est ce nombre ? c'est ce que je n'entreprends point de
déterminer. Mais je vais plus loin , et je demande par quelle
raison croix ne saurait arriver une infinité de fois de suite,
physiquement parlante On ne peut en donner que la raison
suivante : cest quil nest pas dans la nature quun ejjet soit
toujours et constamment le même , comme il nest pas dans la
nature que tous les hommes et tous les arbres se resseniblent.
Je demande ensuite s'il est plus possible, physiquement par~
lant ^ que le même effet arrive un très-grand nombre de fois
de suite , dix mille fois , par exemple , qu'il ne l'est que cet
eflèt arrive une infinité de fois de suite ? Par exemple , est-il
possible ^ physiquement parlant, que si on jette une pièce en Vair
dix mille fois de suite , il vienne de suite dix mille fois croix ou
pile ? Sur cela j'en appelle à tous les joueurs. Que Pierre et Paul
jouent ensemble à croix ou pile, ({ue ce soit Pierre qui jette , et
DES PROBABILITÉS. 4^5
que croix arrive seulement dix fois de suite, ce serait déjà beau-
coup, Paul se récriera infailliblement, au dixième coup , que la
chose n'est pas naturelle , et que sûrement la pièce a été préparée
de manière à amener toujours croix. Paul suppose donc qu il
n'est pas dans la nature qu'une pièce ordinaire , fabriquée et
jetée en l'air sans supercherie, tombe dix fois de suite du même
côté. Si on ne trouve jDas assez de dix fois , mettons-en vingt; il
en résultera toujours qu'il n'y a point de joueur qui ne fasse ta-
citement cette supposition , qu'un même effet ne saurait arriver
de suite un certain nombre de fois.
Il y a quelque temps qu'ayant eu occasion de raisonner sur
cette matière avec un savant géomètre, les réflexions suivantes
me vinrent encore , à l'appui de celles que j'ai déjà exposées. On
sait que la longueur moyenne de la vie des hommes, à compter
depuis le moment delà naissance, est d'environ 27 ans , c'est-à-dire
que 1 00 enfans , par exemple , venus en même temps au monde ,
ne vivront qu'environ 27 ans l'un portant l'autre; on a reconnu
de même que la durée des générations successives pour le com-
mun des hommes est d'environ 32 ans , c'est-à-dire que 20 gé-
nérations successives plus ou moins, ne doivent donner qu'en-
viron 20 fois 32 ans ; enfin on a prouvé par toutes les listes de
la durée des règnes dans chaque partie de l'Europe , que la durée
moyenne de chaque règne est d'environ 20 à 22 ans , en sorte
que i5, 20, 3o, 5o rois successifs et davantage, ne régnent
qu'environ 20 à 22 ans l'un portant l'autre. On peut donc parier,
non-seulement avec avantage, mais à jeu sûr, que 100 enfans
nés en même temps ne vivront qu'environ 27 ans l'un portant
l'autre; que 20 générations ne dureront pas plus de 640 ans ou
environ; que 20 rois successifs ne régneront qu'environ l\io ans
plus ou moins. Donc une combinaison qui ferait vivre les 100 en-
fans 60 ans l'un portant l'autre , qui ferait durer les 20 généra-
tions 80 ans chacune, qui ferait régner 70 ans l'un portant
l'autre 20 rois successifs, serait illusoire, et hors des combinai-
sons physiquement possibles. Cependant , à s'en tenir à l'ordre
mathématique, cette combinaison serait évidemment aussi pos-
sible qu'aucune autre. Car si deux rois de suite , par exemple ,
avaient régné 60 ans, il n'y aurait nulle raison mathématique
pour que leur successeur ne régnât pas autant ; celui-ci mort ,
il n'y aurait non plus nulle raison mathématique pour que le
suivant ne fût pas dans le même cas , et ainsi de suite. D'oii il
résulte qu'il y a des combinaisons qu'on doit exclure , quoique
mathématiquement possibles , lorsque ces combinaisons sont con-
traires à l'ordre constant observé dans la nature. Or il est con-
traire à cet ordre constant que le même effet arrive 100 fois,
456 SUR LE CALCUL
5o fois de suite. Donc la combinaison oii l'on suppose que pîîc
ou cTO/jc arrive loo ou 5o fois de suite, est absolument à rejeter,
quoique inathéinatiqueinent aussi possible que celles oii croix et
pile seront mélës.
Antre réflexion ; car plus on pense à cette matière , plus elle
en fournit. Il n'y a 23oint de banquier de Pharaon qui ne s'en-
ricliisse à ce métier-là ; pourquoi ? C'est que le banquier ayant
de l'avantage à ce jeu , parce que le nombre des cas qui le font
gagner est plus grand que le nombre des cas qui le font perdre ,
il arrive au bout d'un certain temps qu'il a plus de fois gagné
que perdu. Donc au bout d'un certain temps il est arrivé plus
de cas favorables au banquier que de cas défavorables. Donc
puisqu'il y a , comme le calcul le prouve et comme on le sup-
pose , plus de cas favorables au banquier que de cas défavo-
rables , il est clair qu'au bout d'un certain temps , la suite
des événemens a en effet amené plus souvent ce qui devait plus
souvent arriver. Donc les combinaisons qui renferment plus de
cas défavorables que de favorables , sont , au bout d'un certain
temps , moins T^osûhXe'i physiquement que les autres , et peut-
être même doivent être rejetées , quoique mathématiquement
toutes les combinaisons soient également possibles. Donc , en gé-
néral , plus le nombre des cas favorables est grand dans un jeu
quelconque, plus au bout d'un certain temps le gain est sûr ;
et on peut ajouter même que ce temps sera d'autant moins long
que le nombre des cas favorables sera plus grand. Donc si Pierre
et Paul sont supposés jouer à croix et pile durant un an , par
exemple , celui qui pariera que pile ou croix n'arriveront pas
consécutivement pendant toute l'année, pendant un mois même,
sera, phj'-siquement , c'est-à-dire, absolument sûr de gagner et de
gagner .beaucoup . Donc il faut rejeter toutes les combinaisons qui
donneraient cro/x ou /j'zYe un trop grand nombre de fois de suite.
De là , et de ce que nous avons dit plus haut , il résulte encore
une autre conséquence ; c'est que si on suppose le temps un
peu long , les combinaisons de croix et de pile arriveront de
manière qu'au bout de ce temps il y en aura à peu près autant
des unes que des autres ; en sorte que si la pièce est marquée
de I au côté de croix et de i au côté Ae pile , il arrivera au bout
de 100 fois , ou davantage, que la somme des nombres qui
seront venus sera à peu près égale à 5o fois 2 et 5o fois i , c'est-
à-dire à i5o ; nouvelle raison pour rejeter du nombre des com-
binaisons physiquement possibles , celles qui renferment le
même cas un trop grand nombre de fois de suite.
Voici une autre question , qui est la suite de celle que nous
venons d'agiter. Qu'un effet soit arrivé plusieurs fois de suite ,
DES PROBABILITÉS. 4^7
par exemple , que pile arrive de suite trois fois, est-il e'galement
probable que croix ou pile arriveront au quatrième coup ? Il
est certain que si on admet les réflexions précédentes , on doit
parier pour croix , et c'est en effet ainsi que bien des joueurs en
usent. La difficulté est de savoir combien il y a à parier que
croix arrivera plutôt que pile ^ et c'est sur quoi le calcul n'a pas
de prise suffisante.
Ce qu'on vient de dire est fondé sur la supposition que pile
ne soit pas arrivé de suite un très-grand nombre de fois : car il
serait plus probable que c'est l'effet de quelque cause particulière
dans la construction de la pièce , et pour.lors il y aurait de l'a-
vantage à parier que /7z7e arriverait encore. Quoi qu'il en soit ,
j'imagine qu'il n'y a point de joueur sage qui ne doive dans ce
cas être embarrassé pour savoir s'il pariera croix on pile , tandis
qu*au commencement du jeu , il dira , sans hésiter , croix ou. pile
indifféremment.
Je demande donc en conséquence :
1". Si parmi les différentes combinaisons qu'un jeu peut ad-
mettre , on ne doit pas exclure celles oii le même effet arriverait
un grand nombre de fois de suite , au moins lorsqu'on voudra
appliquer le calcul à la nature ?
2°. Supposons qu'on doive exclure les combinaisons oli le même
effet arrivera , par exemple , 20 fois de suite ; sur quel pied
envisagera-t-on les combinaisons oii le même effet arrivera 19
fois , 18 fois de suite , etc. ? Il me paraît peu conséquent de les
regarder comme aussi possibles que celles où les effets seraient
mêlés. Car s'il est aussi possible , par exemple , que croix arrive
ig fois de suite, qu'il l'est que pile arrive au premier couj) ,
croix ensuite , ensuite pile deux fois si l'on veut , et ainsi du
reste , en mêlant ci^oix et pile ensemble sans les faire arriver
long-temps de suite l'un ou l'autre ; je demande pourquoi ou
exclurait absolument, comme ne devant jamais arriver dans la
nature , le cas où croix viendrait vingt fois de suite ? Comment
se pourrait-il que pile pût arriver 19 fois de suite , aussi bien
que tout autre coup , et que pile ne put arriver 20 fois de
suite?
Pour moi , je ne vois à cela qu'une réponse raisonnable : c'est
que la probabilité d'une combinaison oii le même effet est sup-
posé arriver plusieurs fois de suite , est d'autant plus petite ,
toutes choses d'ailleurs égales , que ce nombre de fois est plus
grand , en sorte que quand il est très-grand , la probabilité est
absolument nulle ou comme nulle , et que quand il est assez
petit , la probabilité n'est que peu ou point diminuée par cette
considération.
458 SUR LE CALCUL
D'assigner la loi de cette diminution , c'est ce que ni moi ,
ni |3ersonne , je crois , ne peut faire : mais je pense en avoir
assez dit pour convaincre mes lecteurs que les principes du
calcul des probabilités pourraient bien avoir besoin de quelques
restrictions lorsqu'on voudra les enVisdi^eY jjhjsiquement.
Pour fortifier les réflexions précédentes , qu'on n/e permette
d'j ajouter celles-ci.
Je suppose que mille caractères qu'on trouverait arrangés sur
ime table , formassent un discours et un sens ; je demande quel
est l'homme qui ne pariera pas tout au monde que cet arran-
gement n'est pas l'effet du hasard ? Cependant il est de la der-
nière évidence que cet arrangement de mots qui donnent un
sens , est tout aussi possible , mathématiquement parlant ^ qu'un
autre arrangement de caractères , qui ne formerait point de
sens. Pourquoi le premier nous paraît-il avoir incontestablement
une cause , et non pas le second ? si ce n'est jDarce que nous sup-
posons tacitement qu'il n'y a ni ordre , ni régularité dans les
choses où le hasard seul préside ; ou du moins que quand nous
apercevons dans quelque chose de l'ordre , de la régularité , une
sorte de dessein et de projet , il y a beaucoup plus à parier que
cette chose n'est pas l'effet du hasard , que si on n'y apercevait
ni dessein ni régularité.
Pour développer mon idée avec encore plus de netteté et de
précision , je suppose qu'on trouve sur une table des caractères
d'imprimerie arrangés en cette sorte :
Constantinopolitanensibus,
Oï/aabceiiilnnnnnooopssstttu,
oz/nbsaeptolnoiauostnisnictn,
ces trois arrangeraens contiennent absolument les mêmes lettres:
dans le premier arrangement elles forment un mot connu; dans
le second elles ne formient point de mot, mais les lettres y sont dis-
posées suivant leur ordre alphabétique, et la même lettre s'y trouve
autant de fois de suite qu'elle se trouve de fois dans les vingt-
cinq caractères qui forment le mot Constantinopolitanensibus;
enfin , dans le troisième arrangement , les caractères sont pêle-
mêle , sans ordre , et au hasard. Or il est d'abord certain que ,
mathématiquement parlant , ces trois arrangeraens sont égale-
ïnent possibles. Il ne l'est pas moins que tout homme sensé qui
jettera un coup d'œil sur la table oii ces trois arrangeraens sont
supposés se trouver , ne doutera pas , ou du moins pariera tout
au monde que le premier n'est pas l'effet du hasard , et qu'il ne
sera guère moins porté à parier que le second arrangement ne
l'est pas non plus. Donc cet homme sensé ne regarde pas en
DES PP.OBABILITES. 4^9
quelque manière les trois arrangemens comme également pos-
sibles, 7j/y^5^z^z/e772e72fy?rtr/««f, quoique la possibilité mathéma^
tique soit égale et la même pour tous les trois.
On est étonné que la lune tourne autour de son axe dans un
temps précisément égal à celui qu'elle met à tourner autour de
la terre, et on cherche quelle en est la cause ? Si le rapport des
deux temps était celui de deux nombres pris au hasard , par
exemple de 21 à 33, on ne serait plus surpris, et on n'y cher-
cherait pas de cause ; cependant le rapport d'égalité est évidem-
ment aussi 230ssib]e , mathématiquement parlant, que celui de
21 à 33; pourquoi donc chercher une cause au premier et non
pas au second ?
Un grand géomètre, Daniel Bernoulli , nous a donné un savant
mémoire où il cherche par quelle raison les orbites des planètes
sont renfermées dans une très-petite zone parallèle à Vécliptique^
et qui n'est que la dix-septième partie de la sphère; il calcule
combien il y a à parier que les cinq planètes, Saturne, Jupiter,
Mars, Vénus et Mercure y jetées au hasard autour du soleil,
s'écarteraient si peu du plan oii tourne la sixième planète , qui
est la Terre; il trouve qu'il y a à parier plus de 1 400000 contre
un que la chose n'arriverait pas ainsi : d'oii il conclut que cet
effet n'est point dû au hasard , et en conséquence il en cherche
et en détermine bien ou mal la cause. Or je dis que, mathéma-
tiquement parlant , il était également possible, ou que les cinq
planètes s'écartassent aussi peu qu'elles le font du plan de l'é-
cliptique, ou qu'elles prissent tout autre arrangement, qui les
aurait beaucoup plus écartées, et dispersées comme les comètes
sous tous les angles possibles aveè l'écliptique ; cependant per-
sonne ne s'avise de demander pourquoi les comètes n'ont pas
de limites dans leur inclinaison , et on demande pourquoi les
planètes en ont? Quelle peut en être la raison ? sinon encore
une fois parce qu'on regarde comme très-vraisemblable, et
presque comme évident qu'une combinaison oii il paraît de la
régularité et une espèce de dessein, n'est pas l'effet du hasard ,
quoique , mathématiquement parlant , elle soit aussi possible que
toute autre combinaison où l'on ne verrait aucun ordre ni aucune
singularité, et à laquelle, par cette raison, on ne penserait pas
à cherther une cause.
Si on jetait cinq fois de suite un dé à dix-sept faces , et que
toutes ces cinq fois il arrivât sonnez, Bernoulli pourrait prouver
qu'il y avait précisément le même pari à faire que dans le cas
des planètes, (\v\e sonnez n'iarriverait pas ainsi. Or, je lui de-
mande s'il chercherait une cause à cet événement, ou s'il n'en
chercherait pas? S'il n'en cherche point, et qu'il le regarde
46o SUR LE CALCUL
comme un efTet du hasard , pourquoi cherche-t-îl une cause à
l'arrangement des planètes, qui est précisément dans le meuae
cas ? Et s'il cherche une cause à ce coup de dé , comme il le
doit faire pour être conséquent, pourquoi ne chercherait-il pas
une cause à toute autre combinaison particulière , où le dé à
dix-sept faces , jeté cinq fois de suite , produirait des nombres
différens, sans ordre et sans suite, par exemple 3 au premier
coup , 7 au second, i au troisième, etc. ? Cependant il y aurait
autant à parier que cette combinaison n'arriverait jias, qu'il y
aurait à parier que sonnez n'arriverait pas cinq fois de suite
dans un dé à dix-sept faces. Donc Bernoulli regarderait tacite-
ment cette dernière combinaison de sonnez cinq fois de suite ,
comme étant moins possible que l'autre. Il supposerait donc
qu'il n'est pas dans la nature que le même effet arrive dix-sept
fois de suite, surtout lorsque la combinaison totale des effets
montre que le nombre des cas possibles est égal à 17 multiplié
quatre fois de suite par lui-même ?
Allons plus loin , toujours d'après les calculs de Bernoulli.
Si les planètes étaient toutes dans le même plan , et qu'on ap-
pliquât à ce cas-là les raisonnemens de l'auteur , on trouverait
qu'il y a l'infini à parier contre un, que cet arrangement ne
devrait pas arriver , et on conclurait avec lui qu'il y a l'infini à
parier que cet arrangement est produit par une cause particu-
lière et non fortuite ; c'est-à-dire , qu'il est impossible que cet
arrangement soit l'effet du hasard ; car parier Vinfini qu'une
chose n'est pas , c'est assurer quelle est impossible. Cependant
tout autre arrangement particulier et arbitraire qu'on voudra
imaghier ( par exemple Mercure à 20 degrés d'inclinaison , /^e—
nus à i5 , Mars à 62 , Jupiter h. 4o, Saturne à 83 ) est unique ,
comme celui de l'arrangement des planètes dans le même
plan ; il y a de même l'infini contre un à parier que ce cas n'arri-
vera pas; pourquoi donc Bernoulli cherche-t-il une cause dans
le premier cas , lorsqu'il n'en chercherait point dans- le second ,
si ce n'est par la raison que nous avons dite?
Ce qu'il y a de singulier , c'est que ce grand géomètre dont
je parle, a trouvé ridicules , du moins à ce qu'on m'assure , mes
raisonnemens sur le calcul des probabilités. Pour toute réponse,
je le prie seulement de s'accorder avec Un-même, et de nous faire
entendre bien clairement pourquoi il ne chercherait pas une
cause à certaines combinaisons, tandis qu'il en cherche à d'autres,
qui, malhématicpiement parlant , sont également possibles?
J'ajouterai encore une réflexion qui me paraît à l'avantage
de la thèse que je soutiens : c'est qu'il était peut-être plus
possible ^ physiquement parlant , qi^e les planètes se trouvassent
DES PROBABILITÉS. ^ 4^i
toutes dans un même plan , qu'il ne l'est qu'un même effet ar-
rive cent fois de suite ; parce qu'il est peut-être plus possible
qu'un seul jet , une seule impulsion produise à la fois sur dif-
férens corps un effet qui soit le même, qu'il ne l'est qu'un corps,
lancé successivement au hasard cent fois de suite , prenne en
l'ctorabanl la même situation : ainsi le raisonnement que Ber-
noulli tire de ses calculs pourrait être faux , que peut-être le
KÔtre serait encore juste. Ceci pourrait me conduire à d'autres
réfiexit)ns sur certains cas qu'on regarde comme semblables
dans h calcul des probabilités , et qui , phj^sique?nent parlant ,
pourrait bien ne l'être pas ; mais je terminerai ici ces doutes ,
en avertissant que si je suis bien éloigné de les donner pour des
démonstrations , je ne cesserai pas non "plus de l«s croire fondés,
tant qu'on n'y opposera que des considérations pz/reme/zf mathc-
jnatiqiws , ou des réponses que je savais avant qu'on me les
eût faites ; en un mot , tant qu'on ne résoudra pas d'une ma-
nière nette et précise la question que j'ai proposée sur le jeu de
croix et pile , et qu'on se croira en droit de chercher une cause
aux effets symétriques et réguliers.
Peut-être me dira-t-on , pour dernière ressource , que si on
cherche une cause aux effets symétriques et réguliers, ce n'est pas
i^' absolument parlant, ils ne puissent pas être l'effet du hasard,
mais seulement parce que cela n'est pas vraisemblable. Voilà
tout ce que je veux qu'on m'accorde. J'en conclurai d'abord que
si les effets réguliers dus au hasard ne sont pas absolument impos-
sibles , pli/ysiquement parlant , ils sont du moins beaucoup plus
vraisemblablement l'effet d'une cause intelligente et régulière ,
que les effets non symétriques et irréguliers ; j'en conclurai, en
second lieu , que s'il n'y a"-à la rigueur , et m.cme phj-siqiiemcnt
parlant, aucune combinaison qui ne soit possible , la possibilité
physique de toutes ces combinaisons , tant qu'on les supposera
le pur effet du hasard, ne sera pas égale, quoique leur possi-
bilité mathématique soit absolument la même. Cela suffira pour
répondre à toutes les difficultés proposées ci-dessus, et entre autres
pour résoudre la question proposée sur le jeu de croix et pile.
Car dès qu'on supposera que toutes ;Ces combinaisons ne sont pas
également possibles , sans même en regarder aucune comme
rigoureusement impossible dans la nature , on trouvera que
Paul peut n'être pas obligé de donner à Pierre une somme in-
finie. C'est ce qu'il serait très-aisé de prouver mathématiquement;
c'est même de quoi un calculateur médiocre pourra facilement
s'assurer. Mais ce calcul serait difficile à faire entendre au com-
mun de nos lecteurs. Je le supprimerai donc comme ne pouvant
souffrir aucune objection , et j'attendrai que des géomètres , qui
I. 3o
' 4^2 , §UR LE CALCUL DES PROBABILITÉS.
mentent que je les lise ou que je leur réponde, combattent ou
appuient les nouvelles vues que je propose sur le calcul des pro-
babilités. ^
P.S. En finissant cet écrite je tombe par hasard sur l'article
Fatalité dn dictionnaire Encyclopédique, article qu'on recon-
naîtra aisément pour l'ouvrage d'un homme d'esprit et d'un
philosophe ; et voici ce que j'y trouve , à propos du prétendu
bonheur ou malheur dans le jeu. « Ou il faut avoir égard aux
» coups passés pour estimer le coup prochain , ou il faut consi-
» dérer le coup prochain , indépendamment des coups déjà
» ^oués; ces deux opinions ont leurs partisans. Dans le premier
» cas , l'analyse des hasards me conduit à penser que si les
« coups précédens m'ont été favorables , le coup prochain
» me sera contraire; que si j'ai gagné tant de coups, il y a
» tant à parier que je perdrai celui que je vais jouer, et vice
» versa. Je ne pourrai donc jamais dire : je suis en malheur ,
î) et je ne risquerai pas ce coup-là; car je ne pourrais le dire
V que d'après les coups passés qui m'ont été contraires ; mais
» ces coups passés doivent plutôt me faire espérer que le coup
» salivant me sera favorable. Dans le second cas, c'est-à-dire,
'f » si on regarde le coup prochain comme tout-à-fait isolé des
« coups précédens , on n'a point de raison d'estimer que le coup
» prochain sera favorable plutôt que contraire, ou contraire
» plutôt que favorable ; ainsi on ne peut pas régler sa conduite
» au jeu, d'après l'opinion du destin , du bonheur, ou du mal-
, » heur. »
De ëe passage je tire deux conséquences. La première, que,
suivant l'auteur de cet excellent article , on peut se partager sur
la question, s'il est également probable quun effet arrive ou
n arrive pas , lorsquil est déjà arrivé pulsieurs fois de suite. Or '
il me suffit que cela soit regardé comme douteux, pour m'au-
toriser à croire que l'objet de l'écrit précédent n'est pas aussi
étrange que d'habiles mathématiciena l'ont imaginé. La seconde
conséquence , c'est que l'analyse des hasards , telle que la con-
çoit l'auteur de l'article , donne moins de probabilité aux com-
binaisons qui renferment la répétition successive du même effet ,
(juaux combinaisons ou cet effet est mêlé avec d'autres. Or cela
ne se peut dire que de l'analyse des hasards considérée physi-
ouement; car à l'envisager du seul côté mathématique, toutes
le» combinaisons, comme nous l'avons dit, sont égalemeut pos-
sibles. Je crois donc pouvoir regarder l'auteur de l'article Fata-
lité comme partisan de l'opinion que j'ai tâché d'établir; et un
partisan de ce mérite me persuade de nouveau que cette opinion
n'est pas une absurdité.
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RÉFLEXIONS
^UR L'INOCULATION.
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AVERTISSEMENT
Une partie de l'ouvrage suivant a été lue à l'Académie royale des
sciences de Paris en 1760, et imprimée depuis en différens endroits;
on le redonne aujourd'hui entier, avec beaucoup d'additions qui en
font comme un nouvel ouvrage. Les circonstances ont paru favorables
à l'auteur pour soumettre ses réflexions au jugement du public. La
question sur Vinoculation est plus débattue en France que jamais ;
elle est même devenue une affaire de parti, et l'objet d'une dispute
presque aussi violente qne l'ont été le jansénisme et les bovjfons. Il
est vrai, et c'est un aveu que nous devons faire pour cette fois à
l'honneur de la nation française, que le nouvel objet pour lequel
elle se passionne aujourd'hui est un peu plus important que beau-
coup d'autres qui Font si souvent agitée : aussi les brochures, les
personnalités , les accusations de mauvaise foi sont-elles prodiguées
dans les deux partis; les adversaires de Vinoculation appellent ses
partisans meurtriers , ceux-ci traitent leurs antagonistes de mauvais
citoyens ; peu s'en est fallu même, à ce qu'on assure, que cette que-
relle n'ait abouti entre les plus graves docteurs à des suites sanglantes,
qui auraient obligé la médecine d'appeler la chirurgie à sou secours.
On a tâché dans cet écrit de ne dire d'injures à personne ; de prouver
que l'inoculation a été mal défendue à certains égards, et plus mal
attaquée à beaucoup d'autres 5 que si cette opération est avantageuse,
c'est par des raisons que ses partisans n'ont peut-être pas fait assez
valoir, et non par celles sur lesquelles ils paraissent avoir appuyé
le plus.
L'auteur, dans le quatrième volume de ses Opuscules mathéma-
tiques^ propose à l'examen des savans plusieurs autres considérations
analytiques sur les calculs relatifs à l'inoculation; il se borne ici aux
raisonnemens qu'il a cru pouvoir mettre à la portée de tout le monde,
parce que, dans une matière si intéressante pour tous les citoyens ,
il désire de les avoir tous pour lecteurs et pour juges ; il le souhaite
d'autant plus qu'il ne peut se flatter d'obtenir grâce devant ceux
qui ont porté le zèle à l'excès pour ou contre l'inoculation : peut-être
sera-ce une marque qu'il a attrapé ce juste milieu oii la vérité se trouve
souvent dans les contestations qui partagent des hommes éclairés ;
c'est là que le public impartial revient enfin pour l'ordinaire, après
de longues et violentes secousses.
De très-grands géomètres ont paru porter un jugement favorable
sur la manière dont l'auteur de cet écrit a discuté la question; d'autres,
intéressés peut-être a n'en pas juger de même, pourront trouver ses
raisons peu concluantes, soit contre les partisans, soit contre les ad-
versaires de la petite vérole artificielle. Si elles sont attaquées par de^
écrivains dont l'autorité en mathématique soit de quelque poids, ce
4ai AVERTISSEMENT.
qui suppose des objectiçns au moins spécieuses, il tâchera de leur
répondre ou de se corriger; il ne répondra 'point aux autres. Il ose
même ajouter, tant il se croit sûr de la bonté de sa cause, qu'il n'est
en Europe aucun mathématicien d'un grand nom au jugement duquel
il ne soit prêt à s'en rapporter ; il n'en excepte qu'un géomètre célèbre
qu'il a pris la liberté de contredire, et qui par conséquent ne peut
être ici juge et partie. Jusqu'à présent ce savant illustre n'a répondu
aux objections de l'auteur que par des expressions désobligeantes ,
qu'il n'a d'ailleurs accompagnées d'aucune raison bonne ou mavi-
vaisej procédé que des hommes de son mérite ne devraient pas se
permettre, quand ils y joindraient les meilleures preuves en faveur
de leur opinion.
On n'a plus qu'un mot à ajouter. Plusieurs de nos lecteurs, ou de
ceux qui voudront l'être, diront sans doute : Quoi, encore un écrit
sur l'inoculation! n^en sommes-nous pas déjà suffisamment inondés?
Il est un peu fâcheux, sans doute, d'écrire pour une nation qui ne
saurait s'occuper long-temps du même objet , de quelque importance
qu'il puisse être. Mais si cet ouvrage contient des vérités utiles , si
on y a, comme on le croit, traité la matière d'après ses vrais prin-
cipes-il ne sera pas venu trop tard, et l'auteur consentira volontiers
à avoir moins de lecteurs frivoles, pourvu qu'il lui soit permis de
compter sur ceux qui sont capables de réfléchir, et qui ne se lassent
point, par air ou par légèreté, de voir approfondir et envisager par
toutes ses faces un sujet intéressant pour la vie des hommes.
'i*.
RÉFLEXIONS
SUR L'INOCTîLATION(i).
\_/jv a tant imprimé d'ouvrages depuis quelques années , pour
et contre V inoculation , que l'on doit être aujourd'hui plus que
suffisamment instruit sur ce sujet , et par conséquent fatigué
d'avance de tout ce qu'on pourrait ajouter encore pour éclaircir
ou pour embrouiller la question. J'ai donc tout lieu de craindre
que cet écrit n'ennuie déjà mes lecteurs par son seul titre; je
tacherai seulement de les ennuyer le moins qu'il me sera pos-
sible; et pour leur tenir parole, j'entre prômptement en ma-
tière.
Je me propose ici trois objets; i°. j'examinerai successivement
les différentes manières dont on a calculé jusqu'ici les avantages
de V inoculation , et j'essaierai de prouver que dans ces divers
calculs, on n'ai .point , ce me semble, envisagé la question sous
son véritable point de vue.
2°. Je montrerai même que les avantages de cette opération ,
sous quelque aspect qu'on veuille les présenter , sont très-diffi-
ciles à apprécier d'une manière satisfaisante, si Von confient que
cette opération peut causer la mort,
3°. Je tâcherai de faire voir ensuite que Vinoculation peut être
soutenue par d'autres raisons , qui non-seulement doivent em-
pêcher de la proscrire , mais qui paraissent même propres à
l'autoriser.
(i) Ces reflexions pourraient bien ne pas contenter tout le monde. Les con-
sidcralions d'après lesquelles je crois qu'on peut se de'teiniiner en leur faveur
ne paraîtront peut-être pas concluantes à plusieurs même do ses partisans : je
suis d'autant plus porte à le croire, qu'ils ne feront en cela qu'user de repré-
sailles; car je n'ai point dissimule , et j'ai tâche même de ftiire voir demonstra-
tivement l'insufiisance des principales raisons dont la plupart des inoculateurs
ou inoculistes se sont appuyés jusqu'ici. Je n'en dirai pas davantage sur ce
sujet : si Tinoculalion, comme je le crois, est véritablement utile , il importe
à ses progrès que sa cause ne soit i^as mal défendue; c'est au public à juger si
j'ai e'tc plus heureux que les autres.
4^ RÉFLEXIONS
PREMIÈRE PARTIE.
Examen des calculs par lesquels on a prouve jusqu'ici les
avantagées de Y inoculation^ dans ITiypothèse que cette
opération puisse faire perdre la vie.
§ I. Calcul des partisans de /'inoculation ; objection contre ce
calcul y et examen de cette objection.
On n'inocule guère avant l'âge de quatre ans ; depuis cet âge
jusqu'au terme ordinaire de la vie , la petite vérole naturelle
détruit, selon les inocuîateurs , entre la septième et la huitième
partie du genre humain : au contraire , selon eux , l'inoculation
enlève à peine une victime sur 3oo. Je ne prétends point leur
contester ces faits , et Je ne m'arrête qu'à la conséquence qu'ils
en tirent : donc^ disent-ils , le risque de mourir de la petite vé"
rôle naturelle est à celui de mourir de la petite vérole inoculée ,
environ comme 3oo à 7 | , c'est-à-dire quarante fois plus grand.
Cette conséquence , ainsi présentée , peut être attaquée avec
justice par les adversaires de l'inoculation. « Car en supposant ,
» diront-ils , que le nombre de ceux qui périssent de la petite
» vérole soit quarante fois aussi grand que le nombre de ceux
» qui meurent de l'inoculation , s'ensuit-il que les deux risques
>» soient entre eux dans le même rapport? La nature de l'un
>» et de l'autre est bien différente ; quelque petit qu'on veuille
» supposer le risque de mourir de l'inoculation , celui qui se
» fait inoculer se soumet à courir ce risque dans le court espace
» de quinze jours, dans celui d'un mois tout au plus : au con-
>♦ traire , le risque de mourir de la petite vérole naturelle se ré-
» pand sur tout le temps de la vie , et en devient d'autant plus
« petit pour chaque année et pour chaque mois. Si l'on veut
» faire un. parallèle exact des deux risques , il faut que les
» temps soient égaux ; il faut comparer le risque de mourir de
» l'inoculation", non pas vaguement et en général , au risque de
» mourir de la petite vérole naturelle dans tout le cours de la
» vie , mais au danger qu'on court de mourir de cette maladie
» pendant le même temps où l'on s'expose à mourir de l'inocu-
» lation, c'est-à-dire dans l'espace de quinze jours ou d'un
» mois. »
Il faut avouer que si on admettait cette manière de comparer
les deux risques , elle donnerait beaucoup d'avantage aux ad-
versaires de l'inoculation. «« En effet , diront-ils encore, suppo-
» SQUS , ce qu'il est très-naturel de croire , que la petite vérole
SUR L'INOCULATION. 46g
» naturelle emporte par mois , année commune , moins que la
» trois-centième jjartie de ceux qui ne l'ont pas encore eue (i) ;
» en ce cas, le nombre des victimes que la petite vérole natu-
». relie fait périr en un mois , sera moindre que le nombre de
» celles qui seraient sacrifiées à l'inoculation ; on court donc
» vraisemblablement beaucoup moins de risque de mourir en un
» mois de la petite vérole naturelle qu'on attend , que de la
>» petite vérole qu'on se donne : or ne peut-on pas faire à cha-
» que mois un raisonnement semblable ? Donc dans tout le cours
» de la vie on ne pourra parvenir à aucun mois oii l'inocula-
» tion soit réellement moins à craindre que la petite vérole na-
» turelle ; par conséquent on sera toujours plus sage d'attendre
» la petite vérole que de 5e la donner. »
Cet argument , qui n'a point encore été proposé , que je sache ,
d'une manière aussi frappante , a quelque chose de spécieux.
Cependant si le calcul des inoculateurs est défectueux en ce qu'on
y compare deux risques dont la durée est différente , celui des
adversaires de l'inoculation pèche aussi par le même côté , quoi-
qu'à la vérité envisagé sous une autre face. Celui qui se fait ino-
culer, court, si l'on veut , plus de risque de mourir de la petite
vérole dans le mois , que s'il attendait cette maladie ; mais le
mois étant passé , le risque une fois couru s'éteint , et l'inoculé
en est délivré, du moins si l'on en croit les partisans de l'inocu-
lation; celui au contraire qui attend la petite vérole, court,
si l'on veut, pour chaque mois un moindre risque que l'inoculé ;
mais le mois fini , le risque se renouvelle , et peut même de-
venir de jour en jour plus grand , au moins jusqu'à un certain
âge.
§ II. Difficulté de calculer d'une manière précise le danger de
succomber à la petite vérole naturelle , et de comparer ce
danger aux avantages de V inoculation.
Pour savoir donc ce qu'on gagne et ce' qu'on risque à se faire
inoculer, il ne'sufFit pas d'avoir égard au danger que l'on court
en un mois de mourir de la petite vérole naturelle , il faut ajou-
ter à ce danger celui que l'on court de mourir de la même maladie
dans les mois suivans , jusqu'à la fin de la vie.
C'est ici que la difficulté du calcul commence à se faire sentir.
Non-seulement on n'a point encore d'observations suffisantes pour
constater au juste , ni même à peu près , quel est le risque qu'on
(i) Suivant les hypothèses de Daniel Beinoulli , dont nous parlerons plus
loin, la petite vérole naturelle emporte par an -^ de ceux qui ne Font pas
encore eue j ce qui ne fait par mois que y|-g-, c'est-à-dire beaucoup moins
que -y—.
4:0 RÉFLEXIONS ^
court à chaque âge de mourir de la pelite vérole naturelle dans
le courant d'un mois; mais quand on pourrait apprécier exac-
tement ce danger pour chaque mois pris séparément , com-
ment apprécier ensuite le risque total , résultant de la somme
de ces risques particuliers ? Car il faut bien remarquer que
ces risques s'affaiblissent en s'éloignant , non -seulement par
la distance vague oii on les voit, distance qui tout à la fois les
rend incertains et en adoucit la vue , mais par l'espace de temps
qui doit les précéder , et durant lequel on doit jouir de l'avan-
tage de vivre. Il faudrait pouvoir déterminer suivant quel rap-
port un risque de cette espèce diminue, quand on l'envisage
dans le lointain, et fuyant, pour ainsi dire, devant nous ; il
faudrait avoir égard à mille autres considérations particulières
qui peuvent rendre ce risque plus ou moins effrayant , et par
conséquent mettre plus ou moins dans la nécessité d'avoir recours
à l'inoculation. En un mot , il suffit , ce me semble , de penser
à toutes les conditions dont cette question est compliquée, pour
désespérer de la bien résoudre: peut-être ne sera-t-il pas inutile
d'entrer sur cela dans un plus grand détail.
§ III. Ou Von développe la difficulté du calcul dans ses prin-
cipaux points.
Des mathématiciens novices ne seront peut-être pas aussi
frappés qu'ils le devraient être de la difficulté de ce problème ;
ils croiront pouvoir évaluer, au moins à peu près , la somme des
risques dont il s'agit , par des calculs fondés sur des suppositions
vagues et purement gratuites. Sans entreprendre de réfuter des
raisonnemens de cette espèce, nous tâcherons d'exjDoser avec la
précision convenable le véritable état de la question (i).
Nous supposerons qu'on soit parvenu à l'âge qu'on voudra sans
avoir eu la petite vérole : pour fixer les idées , nous prendrons
l'âge de trente ans ; le raisonnement sera le même pour tout
autre âge.
Pour calculer le risque qu'on court à cet âge d'avoir un jour
la petite vérole et d'en mourir , il faut i"*. parcourir tout le
temps qu'on peut vivre, depuis l'âge de trente ans jusqu'au plus
long terme de la vie, c'est-à-dire jusqu'à eiwiron cent ans, et
connaître le danger qu'on court d'être attaqué de la petite vé-
role à chaque partie de ce temps , supposé qu'on y arrive, et de
succomber à cette maladie. Sur cet article on n'a jusqu'à pré-
(i) Quoique les raisonueracns exposes dans ce paragraphe paraisseni faciles
h suivre avec un peu d'aUcntiou, on peut les passer si on veut, et aller tout
de suite au § IV.
SUR L'INOCULATION. 4?^
sent que des connaissances très- imparfaites , faute de faits et
d'observations suffisantes; par exemple, sur un certain nombre
de personnes de cinquante ans , ou de tout autre âge , qui n'ont
pas encore eu la petite vérole , on ignore combien il en mourra
de cette maladie, année commune.
2.°. En supposant cette dernière probabilité connue , il faut ,
suivant les règles adoptées par les mathématiciens , la multiplier
par la probabilité qu'on sera encore vivant à chaque partie du
temps dont il s'agit. Cette probabilité , qu'on sera vivant à tel
âge , quel qu'il soit , est à peu près connue par les meilleures
tables de mortalité publiées jusqu'à présent , et s'évalue par une
fraction d'autant plus petite que cet âge est plus avancé : ainsi ,
comme cette probabilité multiplie celle d'avoir la petite vérole à
cet âge , et d'en mourir, elle doit diminuer d'autant plus cette
dernière, que l'âge oii l'on pourra avoir cette maladie sera plus
avancé ; car une fraction multipliée par une autre fraction de-
vient d'autant plus petite , que la fraction qui la multiplie est
moindre.
3°. Plus le risque d'avoir la petite vérole et d'en mourir se
trouvera placé loin du moment actuel d'où l'on commence à
compter, et qu'on suppose ici l'âge de trente ans , plus le désa-
vantage qui résulte de ce risque doit s'affaiblir, et cela par une
considération très-importante ; c'est qu'on ne doit courir ce
risque qu'après avoir vécu tout le temps qui précède ; plus ce
temps sera long, plus le désavantage de mourir sera petit , puis-
qu'on en sera d'autant plus près de la fin naturelle de sa carrière.
Or de quelle manière et en quel rapport ce temps , plus ou
moins long, doit-il modifier et diminuer le désavantage de mourir
de la petite vérole à l'âge dont il s'agit ? C'est un problème que
je prends la. liberté de proposer aux plus habiles géomètres , et
sur lequel je me flatte qu'ils seront un peu plus embarrassés que
les mathématiciens dont je parlais il n'y a qu'un moment. Quant
à moi, il me paraît presque impossible de déterminer ce rap-
port, si ce n'est d'une manière purement hypothétique et' très-
vague. Je vois seulement ,
1°. Que si le temps qui doit s'écouler entre l'instant actuel , et
celui oii l'on mourra de la petite vérole , est peu considérable ,
comme de quinze jours ou d'un mois , il ne doit point entrer
sensiblement en ligne de compte , puisqu'un risque de mort
q\i'on doit courir dans quinze jours ou dans un mois , est à peu
près le même que si on le devait courir dans l'instant ou dans la
journée.
2,°. Au contraire , si le temps est fort considérable , le désa-
vantage sera prodigieusement diminué , et dans un rapport plus
472 RÉFLEXIONS
grand que ce temps même. Afin de le prouver d'une manière
sensible, je suppose pour un moment qu'à loo ans le risque
d'avoir la petite vérole et d'en mourir, soit le même qu'il est à
la moitié de l'intervalle entre 3o et loo ans, c'est-à-dire à 65
ans; et je dis que le désavantage du risque qu'on court à loo ans
est infiniment moindre que la moitié du désavantage du risque
qu'on courrait à 65 , et qu'il sera même absolument nul ; par
la raison que loo ans étant supposés le terme de la vie humaine,
il faudra mourir à cet âge , ou de la petite vérole , ou d'une
autre maladie.
3°. La difficulté d'apprécier le désavantage de succomber à la
petite vérole dans un temps plus ou moins éloigné , devient plus
grande encore , si on considère que cette appréciation sera et
devra être fort différente pour chaque particulier , relativement
à son âge , à sa situation , à sa manière de penser et de sentir,
au besoin que sa famille , ses amis , ses concitoyens peuvent
avoir de lui. Je suppose , par exemple, qu'on annonce à quel-
qu'un que s'il ne se fait inoculer, il mourra au bout de 20 ans
de la petite vérole ; il est certain que ces 20 ans de vie dont il
est assuré , pourront lui être ou lui paraître plus ou moins avan-
tageux relativement aux circonstances oii il se trouvera placé ;
et qu'il n'y aura peut-être pas deux individus qui apprécient
également cet avantage. Il pourrait être si grand , que quand on
ne risquerait que 1 sur 5oo à se faire inoculer , et qu'on serait
assuré ensuite de vivre 4o a^is ou davantage , on ferait un mau-
vais marché de prendre ce dernier parti.
On voit par là combien il est difficile , pour ne pas dire impos-
sible , d'apprécier le désavantage de mourir de la petite vérole
dans un temps plus ou moins éloigné du moment actuel d'oii
l'on est supposé partir.
Je pourrais faire encore entrer dan? le calcul une autre con-
sidération qui doit certainement y influer beaucoup , et qui me
paraît du moins aussi dililcile à apprécier que les précédentes. Plus
l'âge auquel on sera supposé courir le risque de la petite vérole
sera considérable , plus le désavantage de mourir diminue par
une nouvelle raison ; savoir, que durant le temps qu'on peut en-
core espérer de vivre, on sera plus sujet aux infirmités, aux
souffrances , aux maladies qu'on peut regarder comme une es-
pèce de mort anticipée ; ce qui doit rendre moins cher et moins
précieux le temps qui pourrait encore rester à vivre. Mais je
veux bien mettre cet objet essentiel absolument à part, ainsi que
les considérations relatives à la situation des particuliers , et qui
peuvent, comme ou vient de le voir, augmenter ou diminuer
encore le désavantage. En faisant donc cette double abstraction.
SUR L^INOCULATION. 4-3
il faudra , pour évaluer le risque total d'avoir la petite vérole et
d'eu mourir, prendre la somme d'une suite de fractions, dont
chacune représentera le désavantage de mourir de cette maladie
chaque année , à compter depuis 3o ans ; chacune de ces frac-
tions sera le produit de trois nombres, dont un seul est à peu
près connu par les tables , des deux autres le premier l'est très-
peu , ou point du tout , et le second inappréciable avec quelque
précision. S'il est quelqu'un à qui la solution de ce problème soit
réservée , ce ne sera sûrement pas à ceux qui la croiront facile.
On ne saurait donc espérer de comparer par ce moyen , avec
quelque exactitude, les avantages de l'inoculation au risque de
mourir un jour de la petite vérole ; puisque ce dernier risque ne
peut être évalué que d'une manière fort vague et fort incertaine.
§ IV. Calcul de Daniel BernouUi pour déterminer les avantages
de V inoculation.
Aussï un très-grand géomètre , Daniel Bernoulli , qui nous
a donné sur l'inoculation un savant mémoire mathématique , a
bien senti que la question devait être envisagée d'une autre ma-
nière pour être susceptible d'une solution plus satisfaisante et
plus précise. Voici le point de vue sous lequel il l'a traitée.
Supposons mille personnes , toutes du même âge , et vivantes
à la fois ; ces personnes vivront, les unes plus , les autres moins,
et la somme de leurs vies fera un certain nombre d'années ; ce
nombre d'années divisé en raille portions égales , exprimera ce
que chacun a vécu l'un portant l'autre ; par conséquent ce même
nombre exprimera aussi ce que chacun d'eux , l'un portant
l'autre , peut espérer de vivre , et c'est ce qu'on appelle leur vie
moyenne. Or dans ce nombre de mille personnes, il y en a qui
n'ont point eu la petite vérole, il y en a qui l'ont eue ; les premiers
ayant une cause de mort de» plus , doivent aussi à proportion vivre
mioins que les autres, étant pris en total. Donc si on prend séparé-
ment la vie moyenne de chacune de ces deux classes , celle de la
première sera moindre que celle de la seconde ; et la vie moyenne
du total tiendra un milieu entre ces deux vies moyennes.
Présentement , qu'on inocule toutes celles de ces mille per-
sonnes qui n'ont point eu la petite vérole , et supposons qu'il en
périsse très-peu par l'inoculation , et que de plus l'inoculation
préserve de la petite vérole naturelle ; il est évident qu'en ce
cas la vie moyenne des inoculés deviendra plus grande que s'ils
avaient attendu la petite vérole , puisque voilà une cause de
mort , ou détruite , ou extrêmement affaiblie. Or cet excès de la
vie moyenne des inoculés sur la vie moyenne de ceux qui atten-
474 RÉFLEXIONS
draient la petite vérole , exprimera , selon Bernoulli , l'avantage
que procure l'inoculation.
Pour calculer cet avantage avec toute la précision dont il est
susceptible , eu égard au peu de faits que nous avons sur ce su-
jet , Bernoulli parcourt tous les âges depuis i an jusqu'à 24 , et
détermine ainsi j)our chacun de ces âges le gain qui résulte de
l'inoculation. Il suppose d'abord que parmi tous ceux qui n'ont
pas eu la petite vérole et qui sont du même âge , depuis i an
jusqu'à 24 , cette maladie en attaque constamment un huitième
chaque année , et qu'il périt aussi un huitième de ceux qui en
sont attaqués ; d'après cette hypothèse, il détermine par uu
calcul très-ingénieux la vie moyenne de ceux qui n'ont pas en-
core eu la petite vérole naturelle ; il suppose ensuite que l'ino-
culation enlève une victime sur 200 , et il en déduit la vie
moyenne dans l'hypothèse de l'inoculation ; comparant enfin les
résultats que les deux hypothèses fournissent , il détermine pour
chaque âge le temps qu'on peut espérer de vivre plus , en se fai-
sant inoculer, qu'en attendant la petite vérole. Ce temps , par
le calcul de Bernoulli , est d'un assez petit nombre d'années ;
par exemple , il trouve que la vie moyenne des personnes âgées
de 5 ans est environ 4i ans et 3 mois; que la vie moyenne de
celles qui n'ont pas eu la petite vérole à cet âge est Sg ans 4 niois ;
qu'elle est de 43 ans 10 mois pour celles qui ont eu cette ma-
ladie , et de 43 ans 9 mois pour celles qui se font inoculer à ce
même âge. Ainsi l'avantage que procure, selon Bernoulli, l'ino-
culation faite à 5 ans , est d'environ 4 ans et demi dont la vie
moyenne est augmentée, ou plus exactement de 4 ans et 5 mois
ajoutés aux 89 ans 4 niois, à quoi la vie moyenne aurait été bor-
née , si , n'ayant point eu la petite vérole à cet âge , on s'aban-
donnait à la nature. Selon ce même grand géomètre, le gain
dans les autres âges est à peu près proportionnel à la vie moyenne.
Or, suivant les tables connues , la vie moyenne à l'âge de 3o ans
est d'environ 26 ans 6 mois , en joignant ensemble ceux qui ont
eu la petite vérole , et ceux qui ne l'ont pas eue ; donc, puisqu'à
5 ans la vie moyenne est de 4^ ans et 3 mois pour le total de
ceux qui arrivent à cet âge, de Sg ans 4 niois pour ceux qui
n'ont point encore eu la petite vérole , et de 43 ans 9 mois pour
ceux qui se font inoculer , on trouvera par une simple règle de
trois , d'un côté environ 24 ans 4 mois pour la vie moyenne de
ceux qui à 3o ans n'ont pas eu la petite vérole et l'attendent, et
de l'autre environ 27 ans pour la vie moyenne de ceux qui se
font inoculer. Ainsi l'avantage de l'inoculation faite à l'âge de
3o ans ne serait , suivant les calculs et les hypothèses de Ber-
noulli , que d'environ 2 ans et 8 mois ajoutés h 2\ ans et 4 mois.
SUR L'INOCULATION. 475
Ce résultat , quelque peu considérable qu'il paraisse , ne doit
point surprendre , parce que le risque de la petite vérole n'étant
qu'une assez petite partie de tous ceux auxquels la vie est d'ail-
leurs exposée, l'effet de ce risque, pour diminuer la vie moyenne,
ne doit pas être très-considérable.
Je ne sais où l'on a pris ce qui a été avancé depuis peu , que,
selon le calcul de Bernoulli , l'avantage de se faire inoculer est
à celui d'attendre la petite vérole, environ comme 19 à i. On
ne trouve rien de pareil dans l'écrit de ce grand géomètre sur
l'inoculation ; il me paraît même impossible que la manière dont
il a envisagé la question conduise à cette conséquence ni à rien
d'approchant. Je vois seulement que, selon lui , la vie moyenne
des enfans nouveau-nés, qui dans l'état naturel serait de 26 ans
7 mois , serait augmentée d'environ un neuvième dans l'hypo-
thèse qu'on inoculât tous ces enfans au moment de leur nais-
sance , et qu'il en mourût i sur 200. Or cette augmentation d'un
neuvième dans la vie moyenne est bien différente du prétendu
avantage d'environ 1931, qu'on dit résulter de la méthode de
Bernoulli.
k' § V. Insuffisance du calcul de Bernoulli.
Quoi qu'il en soit du résultat de cette théorie , elle mérite sans
doute beaucoup d'éloges par l'habileté et la finesse avec laquelle
l'auteur l'a développée ; mais elle laisse , ce me semble , beau-
coup à désirer encore.
En premier lieu , la supposition que fait l'illustre mathéma-
ticien sur le nombre de personnes de chaque âge qui prennent
i-Ja petite vérole, et sur le nombre de ceux qui en meurent, pa-
raît absolument gratuite. Il est très-douteux , pour ne rien dire
de plus , que la petite vérole attaque constamment , à quelque
âge que ce soit , la huitième partie de ceux qui n'ont pas eu
cette maladie , et il est plus douteux encore qu'elle fasse périr
constamment , à quelque âge que ce soit, la huitième partie de
ceux qu'elle attaque. Plusieurs médecins prétendent que dans
les dix premières années de la vie , on est dix fois plus sujet à
la petite vérole que dans les autres; et selon les inoculateurs ,
presque tous les enfans qui meurent avant l'âge de 4 ^ns , ce
qui fait la moitié des enfans qui naissent , meurent d'autres
maladies que de la petite vérole. Suivant ces hypothèses, le plus
grand danger d'avoir la petite vérole , serait depuis 3 ou 4 ans
jusqu'à 10 ; et le danger de mourir de cette maladie ne com-
mencerait guère qu'à 4 ans, et non pas dès l'âge d'un an, comme
Bernoulli le suppose.
Croit-on , d'ailleurs , que le danger de mourir de la petite
476 RÉFLEXIONS
vérole , lorsqu'on en est attaqué , soit le même pour tous les
âges ? Sur un nombre égal de personnes de 20 ou 24 ans d'une
part , et de l'autre d'enfans de 4? 5 ou 6 ans qui auront la pe-
tite vérole , peut-on supposer raisonnablement qu'il n'en mourra
pas davantage dans la première classe que dans la seconde ?
L'expérience paraît prouver le contraire ; et il n'est pas dif-
ficile de concevoir qu'en effet cette maladie est plus dange-
reuse dans un âge où le sang est peut-être déjà fort altéré par
les passions , par la manière de vivre , et par mille autres
causes , que dès l'enfance où le sang est infiniment plus pur et
plus doux.
Aussi les suppositions de Bernoulli conduisent-elles à des con-
séquences qui ne paraissent pas fort vraisemblables; entre autres
à celle-ci , que, dans le cours de la neuvième année de la vie ,
il meurt , par la seule petite vérole , les deux tiers de ce qui
meurt par toutes les autres maladies prises ensemble. Il n'y
aura , je crois , personne à qui ce résultat ne paraisse exorbi-
tant.
Enfin les hypothèses de ce grand géomètre sur le risque de
l'inoculation ne sont peut-être pas plus exactes; il faudrait sa-
voir si cette opération emporte toujours , comme il le suppose ^
la même partie des inoculés , à quelque âge qu'on les inocule.
J'avouerai cependant que s'il n'y avait que des difficultés de
cette espèce qui empêchassent de fixer par le calcul les avan-
tages de l'inoculation , ces diflicultés n'auraient lieu qu'à raison
de l'imperfection actuelle de nos connaissances sur cette matière,
et le petit nombre d'observations certaines qu'on a recueillies
jusqu'à présent. En formant avec le tenips des tables exactes de^,
ceux qui prennent la petite vérole à chaque âge , .de ceux qui
en meurent , et du sort des inoculés, on parviendrait dans la
suite à une connaissance précise de la mortalité du genre hu-
main , dans l'hypothèse qu'on laisse agir la petite vérole natu-
relle , et dans l'hypothèse de l'inoculation ; et on aurait la diffé-
rence de vie moyenne dans les deux cas.
Mais qu'apprendra-t-on par cette différence de vie moyenne ?
On connaîtra tout au plus pour chaque âge le temps qu'on peut
espérer d'ajouter à sa vie en se faisant inoculer ; or cette con-
naissance ne me paraît pas suffire pour fixer d'une manière sa-
tisfaisante les avantages de l'inoculation. Afin de me faire mieux
entendre , j'appliquerai à un exemple le raisonnement que je
vais faire. Je suppose , comme il résulte des principes et des
calculs de Bernoulli , que la vie mo^^enne d'un Iiomme de 3o
ans , qui n'a point eu la petite vérole , soit 24 autres années
et 4 mois , c'est-à-dire qu'il puisse raisonnablement espérer de
SUR L'INOCULATION. 4^7
vivrj encore 24 ans et 4 mois en s'abandonnanl à la nature et
en ne se faisant point inoculer ; je suppose encore avec Bernoulli,
comme on Va vu plus haut , qu'en se soumettant à cette opéra-
tion , la vie soit de 27 ans , c'est-à-dire de 2 ans et 8 mois de
plus que si on attendait la petite vérole ; je suppose enfin , tou-
jours avec Bernoulli , que le risque de mourir de l'inoculation
soit de I sur 200 ; cela supposé , il me semble que pour appré-
cier l'avantage de l'inoculation, il faut comjDarer , non la vie
moyenne de 27 ans à la vie moyenne de 24 ans et 4 mois, mais
Je risque de i sur 200 , auquel on s'expose , de mourir en un
inois par l'moculation , et cela à l'âge de 3o ans , dans la force
de la santé et de la jeunesse , à l'avantage éloigné de vivre 2 ans
et 8 mois par-delà 54 ans , c'est-à-dire lorsqu'on sera beaucoup
moms jeune , moins vigoureux , enfin moins en état de jouir de
la vie (i).
§ VI. Comparaison frappante pour^faire sentir Vinsuffisance
de ces calculs.
Ex un mot , si on admet les suppositions de Bernoulli , celui
qui se fait inoculer est à peu près dans le cas d'un joueur qui ris-
que I contre 200 , de perdre tout son bien dans la journée, jDour
l'espérance d'ajouter à ce bien une somme inconnue , et même
assez petite, au bout d'un nombre d'années fort éloigné, et
lorsqu'il sera beaucoup moins sensible à la jouissance de cette
augmentation de fortune. Or, comment comparer ce risque pré-
sent à cet avantage inconnu et éloigné ? c'est sur quoi l'analyse
des probabilités ne peut rien nous apprendre : toutes les règles
de cette analyse n'enseignent qu'à comparer un risque présent
ou proche, à un avantage également présent ou proche , et non
un risque présent à un avantage éloigné , qui diminue par sa
distance même , sans qu'on»jmisse estimer au juste, ni même à
peu près , suivant quelle loi se fait cette diminution.
Ce serait une objection bien puérile contre la comparaison
précédente , de dire que personne n'est obligé de risquer sou
argent au jeu , au lieu que tout homme est obligé de jouer le jeu
de se faire inoculer , s'il ne veut pas s'exposer au risque de
mourir un jour de la petite vérole. Pour prévenir cette chicane
supposons que le joueur auquel nous comparons l'inoculé se
trouve obligé en effet , n'importe par quelle circonstance , ou de
risquer i contre 200 d'être réduit tout à coup à l'aumône ou
(0 Le calcul est fait ici d'après les principes de Bernoulli , avec plus de
prccision que dans les premières éditions de cet écrit, et le nouveau résultai
est encore moins favorable à l'inoculation • mais d rjnelquc calcul que l'on
parte, le raisonnement sera toujours le même.
I- 3ï
478 REFLEXIONS
de renoncer à une très-me'diocre augmentation de fortune qui
lui viendra au bout de plusieurs années , s'il s'expose à ce risque
et qu'il y échappe; je demande si ce joueur sera fort blâmable
d'être embarrassé sur le parti qu'il doit prendre.
Yoilà , il n'en faut point douter, ce qui rend tant de personnes,
et surtout tant de mères , peu favorables parmi nous à l'inocu-
lation. Le raisonnement que nous venons de développer, elles
le font implicitement : sans pouvoir comparer leur crainte à leur
espérance , elles prennent acte, si on peut parler ainsi, de l'a-
veu que font les inoculateurs, qu'on peut mourir de la petite
vérole artificielle ; elles voient l'inoculation comme un péril
instant et prochain de perdre la vie en un mois , et la petite vé-
role comme un danger incertain , et dont on ne peut assigner la
place dans le cours d'une longue vie ; ne pouvant donc comparer
ces deux risques et en fixer le rapport , la présence du premier
les frappe plus que la grandeur incertaine du second ; et l'on
sait combien la présence ou la proximité d'un danger qu'on
craint , ou d'un avantage qu'on espère , a de poids pour déter-
miner la multitude. Jouir du présent ^ et s' inquiéter peu de Va-
venir, telle est la logique commune ; logique moitié bonne ,
moitié mauvaise , dont il ne faut pas espérer que les hommes se
corrigent.
§ YIL Considération qui sert encore à montrer V insuffisance
du calcul de Bernoulli.
Pour rendre encore plus sensible l'impossibilité d'appliquer à
cette matière , d'une manière précise, le calcul des probabilités,
et pour réfuter les sophisraes qu'on pourrait faire à ce sujet ,
je joindrai ici le raisonnement suivant , auquel je prie qu'on
fasse attention. Si l'inoculation était avantageuse par cette
considération seule , que la vie moyenne des inoculés est plus
grande que celle des autres hommes , elle serait d'autant plus
avantageuse , et on devrait être d'autant plus empressé de la
pratiquer, qu'elle augmenterait davantage la longueur de la
vie moyenne. Or il est aisé d'imaginer une infinité d'hypothèses,
oii l'inoculation augmenterait énormément la vie moyenne , et
oii néanmoins on serait très-imprudent de se soumettre à cette
opération. Voici , par exemple , un de ces cas.
Je supposerai que la plus longue vie de l'homme soit de 100
ans , que la petite vérole soit la seule maladie mortelle , et que
cette maladie enlève tous les ans un nombre égal d'hommes ;
dans ce cas, la vie moyenne de ceux qui attendraient la petite
vérole serait de 5o ans, puisque tous les hommes vivraient
SUR L'INOCULATION. 4:9
chacun 5o ans , l'un portant l'autre , en ne se faisant point ino-
culer. Je suppose ensuite que l'inoculation , une fois pratiquée,
délivre de la petite vérole pour tout le reste de la vie , et par
conséquent que les inoculés soient sûrs de vivre loo ans, s'ils
échappent à l'inoculation ; mais que cette opération enlève une
victime sur cinq , en sorte qu'il n'en réchappe que les quatre cin-
quièmes. Cela posé, si tous les citoyens sont inoculés à la mamelle,
il en mourra en i5 jours un cinquième , et les survivans vivront
100 ans chacun ; donc la vie moyenne du total des enfans , qui
était de 5o années avant qu'on les inoculât , deviendra , au mo-
ment oii on les inocule , de loo ans moins un cinquième, c'est-
à-dire de 80 ans , et par conséquent de 3o années plus grande
que ne le serait la vie moyenne de ces mêmes enfans abandon-
nés à la nature : dans cette même hypothèse , la vie moyenne
des enfans de 10 ans serait de 45 années avant l'inoculation , et
de 72 , c'est-à-dire de 27 ans de plus , au moment oii on Jes
inoculerait ; celle des personnes de 20 ans serait de ^o ans
avant l'inoculation , et de 64 dès qu'elles seraient inoculées , c'est-
à-dire de 24 ans de plus , et ainsi du reste. Si donc on appli-
quait à cette hypothèse le raisonnement fondé sur l'augmenta-
tion de la vie moyenne des inoculés , on en conclurait que dans
le cas présent l'inoculation serait très-avantageuse; cependant
je doute que dans ce même cas personne ne voulût prendre le
parti de la risquer , ni sur soi ni sur les siens ; par la raison que
le risque de mourir de l'inoculation étant un danger instant et
présent , et se trouvant d'un contre quatre , est plus que suffisant
pour balancer la certitude de vivre jusqu'à 100 ans après avoir
échappé à cette opération. En vain répondrait- on que nous
avons fait une supposition arbitraire , qui n'a point lieu dans
l'état actuel de la vie des hommes. Cette supposition suffit pour
l'objet que nous nous sommes proposé , pour montrer que l'aug-
mentation de la vie moyenne des inoculés n'est pas un argument
suffisant en faveur de l'inoculation ; car, encore une fois , si ce
principe était juste , il serait applicable à toutes sortes d'hypo-
thèses , surtout à celles oii la vie moyenne des inoculés serait
considérablement plus grande que la vie moyenne de ceux qui
ne le sont pas. Dans le cas imaginaire que nous avons pris, le
risque de mourir de l'inoculation est très-grand , mais la vie
moyenne est prodigieusement augmentée; dans le cas réel , le
risque est sans doute beaucoup moindre , mais l'augmentation
de la vie moyenne est beaucoup moindre aussi. Ce n'est donc
ni la longueur seule de la vie moyenne , ni la seule petitesse du
risque , qui doit déterminer à admettre l'inoculation ; c'est uni-
quement le rapport entre le risque d'une part , et de l'autre
48o • RÉFLEXIOî^S
râligmenlation de la vie moyenne , ou plutôt l'avantage que
doit procurer cette augmentation , relativement au temps et à
l'âge oii l'on en doit jouir; or la difficulté est de fixer ce rapport.
§ YIII. Autre considération très-importante à faire sur
ce sujet,
La supposition que nous avons faite il n'y a qu'un moment ,
toute gratuite qu'elle est , conduit encore à une autre considé-
ration , qu'on n'a pas , ce me semble , assez faite en cette ma-
tière. On a trop confondu l'intérêt que l'Etat en général peut
avoir à l'inoculation, avec celui que les particuliers y peuvent
trouver ; ces deux intérêts peuvent être fort différens. Par exem-
ple , dans l'hypotlièse que nous venons de faire , il est certain
que l'Etat gagnerait à l'inoculation , puisqu'en sacrifiant un ci-
toyen sur cinq , la société serait assurée de conserver ses autres
membres sains et vigoureux jusqu'à l'âge de cent ans; cepen-
dant nous venons de voir que dans cette même hypothèse, il n'y
aurait peut-être pas de citoyen assez courageux ou assez témé-
raire, pour s'exposer à une opération , où il risquerait un contre
quatre de perdre la vie. C'est que, pour chaque individu, l'intérêt
de sa conservation particulière est le premier de tous; l'Etat au
contraire considère tous les citoyens indifféremment , et en sa-
crifiant une victime sur cinq , il lui importe peu quelle sera
cette victime , pourvu que les quatre autres soient conservées.
Or je demande si aucun législateur serait en droit d'obliger les
citoyens à l'inoculation , dans la supposition , d'ailleurs si favo-
rable à l'Etat, qu'il en pérît un sur cinq, et que les quatre
autres qui en réchapperaient fussent assurés de cent ans de vie?
C'est une question digne d'exercer les arithméticiens politiques ;
pour moi , je ne crois pas que dans une pareille circonstance ,
ni même dans la supposition que l'inoculation puisse être mor-
telle, aucun législateur, aucun souverain, aucun Etat puisse
exiger du dernier citoyen qu'il en coure le risque. Ce n'est pas
ici le cas d'appliquer la maxime dont on abuse quelquefois ,
nue le bien particulier doit être sacrifié au bien public ; parce
que si chaque citoyen doit à l'Etat le risque de sa vie , il ne le
lui doit en rigueur que dans le cas de la plus pressante néces-
sité , comme serait celle de le défendre ou de le sauver de sa
destruction.
Quoiqu'il en soit, on se convaincra , du moins par l'hypothèse
précédente , que dans cette matière délicate, l'intérêt de l'Etat
e» celui des particuliers doivent être calculés séparément. On ne
pensera pas , par exemple , comme le célèbre mathématicien
SUR L'INOCULATION. 481
déjà cité paraît l'avoir cru , que si l'inoculation ne faisait périr
qu'une victime sur dix , elle serait encore avantageuse , par
cette seule raison , qu'elle augmenterait de quelques jours la vie
moyenne. Je sais que dans ce cas l'inoculation pourrait être de
quelque utilité à l'Etat , parce qu'il en résulterait la conserva-
tion d'un nombre de citoyens un peu plus grand , que si on les
abandonnait à la nature ; mais elle serait si peu avantageuse aux
particuliers , ou pour mieux dire , elle serait d'un si grand ris-
que pour eux, que je doute qu'il y en eût un seul qui voulut s'y
exposer; or n'est-ce pas une espèce de chimère politique , qu'une
opération prétendue avantageuse pour l'Etat, lorsqu'on ne sau-
rait déterminer aucun citoyen à l'adopter?
Il faut donc , pour fixer avec précision par le calcul les avan-
tages de l'inoculation , examiner s'il ne serait pas possible de
les apprécier d'une autre manière. En voici une qui paraît plus
simple et plus sensible que les précédentes. Nous allons la pro-
poser avec toute la clarté dont nous serons capables , et nous
examinerons ensuite les doutes ou les scrupules qu'elle peut en-
core laisser.
SECONDE PARTIE.
Manière nouvelle et plus convaincante de calculer les
avantages de V inoculation ^ dans l'hypothèse que \ ino-
culation puisse causer la mort j et doutes qu'on peut
encore avoir sur le résultat de cette nouvelle méthode.
•
§ L Principes et suppositions qui peuvent servir de fondement
au nouveau calcul.
Je supposerai d'abord , comme je l'ai fait jusqu'ici d'après
les inoculateurs , 1°. que l'inoculation préserve de la petite vé-
role naturelle ; 2°, qu'elle augmente en effet la vie moyenne des
hommes. Je reviendrai dans la suite sur chacune de ces deux
suppositions; admettons-les d'abord pour vraies, afin de ne pas
embrasser à la fois un trop grand nombre de questions.
Selon les observations faites en Angleterre, la petite vérole
emporte , année commune , un quatorzième de ceux qui meu-
rent. Il meurt à Paris environ 20000 jDcrsonnes par an ; la qua-
torzième partie de ce nombre , qui est environ i4oo , exprimera
donc ce qu'il meurt de personnes à Paris de la petite vérole
chaque année ; supposons 700000 habitans dans Paris , il y a
donc une personne sur 5oo, qui meurt de la petite vérole par
an , et par conséquent une sur 6000 par mois.
482 RÉFLEXIONS
Or on peut supposer sans erreur qu'il y a au moins la moitié
des vivans qui ont déjà eu la petite vérole. En effet , la totalité
des personnes vivantes depuis la première enfance jusqu'à trente
ans , est à peu près, comme le prouvent les tables de mortalité,
la moitié du nombre total des vivans depuis le berceau jusqu'au
plus long terme de la vie ; or le nombre de ceux qui n'ont pas
encore eu la petite vérole , est sans comparaison plus considérable
depuis le berceau jusqu'à trente ans, que depuis trente ans jus-
qu'à la dernière vieillesse; et le nombre de ceux qui n'ont pas
eu la petite vérole , dans la classe qui s'étend depuis le berceau
jusqu'à trente ans, est évidemment beaucoup moindre que le
nombre total des personnes vivantes dans cette classe , c'est-à-
dire beaucoup moindre que la moitié du nombre total des vivans;
d'oii on peut conclure , sans craindre de se tromper, que parmi
la totalité des personnes actuellement vivantes, depuis le berceau
jusqu'à la dernière vieillesse, le nombre de ceux qui n'ont point
eu la petite vérole est beaucoup moindre que la moitié du
nombre total de ces personnes vivantes. Mais supposons qu'il
n'en soit que la moitié , pour mettre nos calculs à l'abri de toute
contestation. Donc des 6000 personnes prises au hasard, et à
tout âge , parmi lesquelles nous venons de voir qu'il en meurt
une par mois de la petite vérole , il y en a au moins 3ooo qui
ont déjà eu cette maladie ; donc ceux qui meurent de la petite
vérole doivent se trouver parmi les 3ooo autres; donc, année
commune, il meurt à Paris de la petite vérole naturelle au moins
une personne sur 3ooo en un mois.
§ II. Conséquences qu on peut tiner de ces principes en fa^^eur
de V inoculation.
Si donc l'inoculation, qui enlève déjà si peu de personnes ,
même prises au hasard , se perfectionnait au point de n'en faire
périr qu'une sur Sooo ou sur un plus grand nombre , alors la
partie du genre humain que la petite vérole enlève chaque
mois, ne serait pas plus petite , ou même serait plus grande que
celle qui succomberait à l'inoculation : en ce cas, le danger réel
de cette opération serait nul, et j)ersonne au monde ne devrait
craindre de s'y exposer , ou pour soi ou pour les siens : car alors
on ne courrait pas plus de risque, ou même on en courrait moins
à se donner la petite vérole , qu'à attendre qu'elle vînt naturel-
lement dans le courant du mois où l'on se fait inoculer ; avec
cet avantage de plus , que l'inoculation délivrerait pour le reste
de la vie, comme on le suppose , de la crainte d'une maladie
affreuse et cruelle.
Or des listes , qu'on assure fidèles , prouvent qu'en Angle-
SUR L'INOCULATION. 483
terre 1200 inoculés, bien choisis et trailés avec soin, ont échappé
au danger de l'inoculation; n'y a-t-il pas tout lieu de croire
que 3ooo inoculés , choisis et traités de même , en réchappe-
raient? On assure qu'à Constantinople loooo personnes, ino-
culées avec précaution dans une seule annjée , ont subi heureu-
sement cette épreuve ; quand le fait serait exagéré du triple ,
c'en serait plus que nous n'en demandons.
Enfin, quand même le risque de mourir de l'inoculation,
sagement administrée , serait plus grand que celui de mourir
de la petite vérole naturelle dans le courant du même mois , ce
risque, s'il n'était en effet que de i sur 1200, serait encore plus
petit que celui de mourir de la petite vérole naturelle dans l'es-
pace de trois mois. Car le nombre de ceux qui meurent à Paris
de la petite vérole, année commune, est tout au moins de i
sur iooo en trois mois ; donc le risque de mourir de la petite
vérole naturelle en trois mois , serait au moins égal , et vraisem-
blablement supérieur à celui de mourir en un mois de l'inocula-
tion. Or risquer de mourir au bout d'un mois, ou dans l'esjiace
de trois , est à peu près la même chose pour le commun des
hommes. On ne devrait donc pas balancer à préférer celui de
ces deux risques , qui délivre pour toujours de la crainte de la
petite vérole. Par là on aurait l'avantage de s'assurer à la fois
une vie plus longue et une plus grande tranquillité; avantage
assez grand pour l'emporter sur la légère probabilité de suc-
comber à l'inoculation , en ne sacrifiant que deux mois de sa
vie. Lorsqu'il est question d'un avantage , même éloigné, il y a
une infinité de cas, surtout dans le cours de la vie , oii une pro-
babilité très-petite de danger, qui balance cet avantage, doit
être traitée comme si elle était absolument nulle. Ce prin-
cipe, pour le dire en passant, est très-important dans la théorie
des jeux de hasard , et peut servir à résoudre des questions épi-
neuses et délicates , qui n'ont point été résolues jusqu'ici, ou
qui l'ont été mal , mais qui ne sont pas quant à présent de notre
objet.
Yoilà , ce me semble , ce qu'on peut dire de plus fort en fa-
veur de l'inoculation ; cette manière d'en calculer l'avantage ,
quoiqu'elle ait échappé à ses plus zélés partisans , e^t , si je ne
me trompe , la moins sujette aux objections qu'il est possible.
Il est vrai qu'elle ne donne pas et ne saurait dorftier la valeur
précise, mathématique et rigoureuse, de l'avantage qu'il y a à
se faire inoculer; mais elle montre, et cela suffit, que l'avan-
tage est très-considérable ; je ne suis donc pas surpris que cet
avantage détermine un grand nombre de citoyens à subir l'ino-
culation , ou à la faire subir aux personnes qui les intéressent.
484 RÉFLEXIONS
§ III. Doutes qui peuvent encore subsister malgré ces
conséquences.
Cependant, si j'ose dire ici ce que je pense, je ne suis point
surpris non plus que d'autres citoyens se refusent à ce même
avantage, quelque considérable qu'il puisse paraître. Dès qu'on
accordera qu'on peut mourir de l'inoculation, je n'oserai plus
blâmer un père qui craindra de faire inoculer son fils. Car si ce
fils par malheur en est la victime , son père aura éternellement
à se faire le reproche affreux d'avoir avancé la mort de ce qu'il
avait de plus cher ; et je ne connais rien à mettre dans la ba-
lance vis-à-vis d'un pareil malheur , fait pour répandre sur les
jours de ce père infortuné la plus cruelle amertume. J'avoue
que s'il ne fait pas inoculer son fils , il aura peut-être à se re-
procher un jour de l'avoir laissé périr de la petite vérole na-
turelle ; mais quelle différence entre le désespoir d'avoir hdté
la mort de ce fils, et le malheur de la lui avoir laissé subir ,
parce qu'il n'a pas osé courir le risque de la lui donner? Quand
il y aurait dix mille à parier contre un qu'on aura le second
reproche à se faire plutôt que le premier , je ne sais si cette dif-
férence de probabilité serait suffisante pour justifier à ses pro-
pres yeux un père qui aurait perdu son fils par l'inoculation ;
je doute encore plus que cette raison put consoler une mère.
Qu'on le demande à cette mère infortunée , qui a eu la douleur
cruelle de voir périr par l'inoculation une de ses filles , quoi-
qu'elle n'eût pas à se reprocher de l'y avoir livrée sans son con-
sentement, et qu'elle eût même cédé avec beaucoup de peine
aux instances que cette jeune et malheureuse personne lui avait
faites à ce sujet.
§ IV. Examende quelques raisonnemens qui paraissent peu
concluans en faveur de l'inoculation.
Un père, dit-on, qui marie sa fille, l'expose à mourir en
couche , et ce danger est même plus grand que celui de l'inocu-
lation.
Cela est ^rai ; mais un père qui marie sa fille suit l'intention
de la nature ; le genre humain périrait bientôt , si les filles ne
se mariaient4ipas ; au lieu qu'il ne périra jamais quand l'inocu-
lation cesserait.
On ajoute que ceux qui tous les jours s'exposent sur mer
pour faire fortune, courent beaucoup plus de risque que les
inoculés.
Cela se peut , et c'est l'affaire de ceux qui s'exposent sur mer \
SUR L'INOCULATION. 4^5
aussi beaucoup d'autres ne jugent-ils pas à propos de courir ce
risque, et n'en sont peut-être pas moins sages.
Enfin, dit-on encore, en se faisant saigner par précaution,
on expose aussi sa vie , puisqu'il y a des exemples de saignées
devenues mortelles par la piqûre d'un tendon ou d'une artère ;
est-ce à dire qu'il ne faut pas se faire saigner par précaution ?
Les deux cas ne sont pas les mêmes; la saignée de sa na-
ture est salubre, ou du moins regardée comme telle, et ne peut
être nuisible que par la maladresse accidentelle de l'opérateur ;
au lieu que ceux qui accordent qu'on peut mourir de l'inocula-
tion ne sauraient attribuer ce malheur qu'à la maladie même
qu'on s'est donnée.
Non , répondent quelques uns d'entre eux ; quand un inoculé
périrait, il serait injuste d'attribuer sa mort à l'inoculation ; il
est prouvé que de 3oo personnes vivantes il en meurt à peu près
une par mois ; l'inoculé qui meurt sera cette trois-centième per-
sonne qui devait mourir , et qui serait morte d'ailleurs sans se
faire inoculer.
Cette réponse , si on ose le dire, ne paraît qu'un faux-fuyant
peu capable de faire impression sur les esprits non prévenus.
Que penserait-on d'un père qui dirait : monjîls est mort à la
suite de V inoculation , mais je m'en console , parce que sûre-
ment il serait mort dans le mois, indépendamment de cette ma-
ladie? D'ailleurs, de l'aveu des inoculateurs mêmes, ceux qu'on
inocule doivent être , si l'opérateur est sage , dans un état de
santé qui ne laisse presque pas douter du succès ; or je veux
bien accorder que de 3oo personnes il en meurt une dans le
mois, si ces 3oo personnes sont prises au hasard , parce qu'en
effet parmi ces 3oo personnes il y en aurait plus d'une dont
l'examen annoncerait évidemment qu'elle touche à sa fin ; mais
de 3oo personnes choisies, reconnues bien portantes par un
observateur attentif et expérimenté , n'ayant pas en un mot
la plus légère cause apparente de mort , et même de maladie
prochaine, en mourra-t-il une dans le mois? c'est de quoi je
doute beaucoup^ je crois même qu'on peut assurer le contraire.
En effet , comme on l'a vu plus haut , 1200 inoculés bien choi-
sis , et traités en Angleterre par un seul opérateur , ont échappé
à la mort ; or il aurait du en mourir quatre , dans la supposition
que de 3oo personnes bien saines , il en meure une dans le mois.
Mais , disent encore quelques partisans de l'inoculation , ceux
à qui cette opération paraîtra donner la mort , peuvent avoir
déjà contracté par contagion le venin de la petite vérole natu-
relle , dont ils périront , quoiqu'ils soient en apparence les vic-
times de la petite vérole artificielle. "^
486 RÉFLEXIONS
Cette défaite est encore , ce rae semble , du genre de celles aux-
quelles on a recours quand on ne veut pas être réduit au silence.
Il y a apparence qu'elle serait ainsi jugée par ceux des ino-
culateurs qui , comme nous le verrons plus bas , assurent que
la petite vérole artificielle est absolument sans danger ; ces mé-
decins sont persuadés sans doute, ou qu'il y a des moyens de
connaître si celui qu'on veut inoculer n'a pas déjà la jDetite vé-
role par contagion , ou que le danger de cette contagion , si elle
existe , sera prévenu par l'inoculation , promptement et sage-
ment administrée.
§ V. Quel parti chaque citoyen doit prendre sur V inoculation,
en conséquence de tout ce qui a été dit jusquici.
Concluons que celui qui accorde aux pères et mères que
l'inoculation peut faire périr leurs enfans, s'ôte le droit de les
blâmer s'ils ne s'y soumettent pas. Mais ajoutons, car il ne faut
rien outrer, que , dans cette supposition même , on n'aurait pas
moins de tort de blâmer ceux qui auraient le courage ou la pru-
dence de courir ce risque, et de le préférer à celui d'attendre
la petite vérole naturelle, cette maladie si commune, si redou-
tée et si dangereuse. Si l'inoculation peut faire perdre la vie ,
et si en même temps elle préserve de la petite vérole naturelle,
le parti que doit prendre tout homme sage est de ne donner
de conseil à personne, ni pour ni contre cette opération. Un
père , dans ces circonstances , ne doit pour la décision s'en rap-
porter qu'à lui-même. Cette décision dépendra non-seulement
du degré auquel il aime son fils , mais de la manière dont il
l'aime , si c'est , par exemple , comme son fils , ou comme son
héritier; si c'est par tendresse, ou seulement par devoir; si
c'est comme son bien , ou comme le bien de l'Etat : la décision
dépendra encore des circonstances oii ce père se trouve ainsi
que son fils , et qui peuvent le déterminer à hâter ou à sus-
pendre cette opération ; de la proportion qu'il établira dans son
esprit, d'une part entre la nature des deux reproches dont il
court le rique , et de l'autre entre la probabilité qu'il a d'être
dans le cas de se les faire. Comme ce rapport est inappréciable,
chaciin peut l'estimera son gré, suivant le degré et l'espèce
de sentiment dont il est pourvu , et se déterminer en consé-
quence.
Si ce père a une nombreuse famille , cette considération ajoute
beaucoup dans la balance en faveur de l'inoculation, parce que
plus il aura d'enfans, plus il est vraisemblable qu'il en perdra
quelqu'un par la petite vérole naturelle. Cependant le reste de
SUR L'INOCULATION. 4^7
crainte qu'il jDeut toujours avoir, de donner par l'inoculation
une mort prématurée à quelqu'un de ses enfans, et peut-être
à celui qui lui est le plus cher , peut encore avoir assez de force
pour le faire balancer : l'amour paternel , de tous les sentimens
le plus profond et le plus vif, peut se faire des scrupules dont
il faut respecter la délicatesse ; et tout ce qui tient aux impres-
sions de la nature est d'un genre qu'on ne peut soumettre àl a-
nalyse mathématique.
§ YI. Ce que doit considérer^ toujours dans la même hypothèse,
toute personne qui voudra se faire inoculer.
Ce que nous avons dit des pères à l'égard de leurs enfans ,
toujours dans la supposition que l'inoculation puisse faire perdre
la vie, peut se dire de même de chaque particulier qui voudra
se faire inoculer. Le parti qu'on prendra dépend de mille con-
sidérations , que la seule personne intéressée peut apprécier; du
degré et de l'espèce d'attachement qu'on a pour la vie, des
raisons qui peuvent y attacher plus ou moins dans le moment
oii l'on délibère ; de quelques considérations particulières qui
peuvent rendre la petite vérole naturelle plus redoutable ; par
exemple , dans les femmes la crainte de perdre leur beauté;
dans plusieurs familles les ravages que la petite vérole y a faits ;
dans certaines personnes la frayeur extrême qu'elles ont d'en
mourir, frayeur qui peut seule rendre celte maladie mortelle
si on en est attaqué y frayeur qui d'ailleurs trouble et empoi-
sonne la vie , et qui doit faire recourir à l'inoculation , à moins
que la terreur ne s'étende jusqu'à la crainte de succomber à
l'inoculation même : c'est ce qu'on a vu dans quelques per-
sonnes, qui redoutant à peu près également la petite vérole
naturelle et l'inoculée , et n'osant par cette raison s'exposer à la
seconde, ont fini par être les victimes de la première.
§ YII. Examen de quelques faits quon a avancés sur la petite
vérole naturelle.
Au reste , la frayeur de mourir de la petite vérole , quand
elle est raisonnée , car nous ne parlons pas d'une terreur pué-
rile et panique , doit être proportionnée au danger qu'on court
réellement d'être attaqué de cette maladie et d'en mourir; et
ce danger est plus ou moins grand , selon le lieu qu'on habite ,
et l'âge auquel on est parvenu. En effet, les calculs que nous
avons faits ci-dessus pour apprécier les avantages de l'inocula-
tion en général, ne sont bons tout au plus que pour les grandes
villes comme Paris, Londres, etc. , oii la petite vérole est beau-
488 RÉFLEXIONS
coup plus dangereuse qu'ailleurs. Daniel Bernoulli estime qu'à
Baie le nombre de ceux qui meurent de la petite vérole est tout
au plus la douzième partie de ceux qui en sont attaqués , et tout
au plus la vingtième partie de ceux qui meurent. Cette suppo-
sition même pourrait bien être encore trop forte, s'il est vrai,
comme le dit ce grand ge'omètre en un autre endroit du même
écrit, que, dans des épidémies assez malignes de la petite vérole,
il en meurt à peine i sur 20 dans cette même ville. Dans d'au-
tres villes plus petites , autrement situées , et surtout à la cam-
pagne, le danger paraît encore moindre, et par conséquent le
besoin de l'inoculation est diminué d'autant. Il est vrai, et c'est
une sorte de compensation, que vraisemblablement dans ces
endroits-là l'inoculation sera encore moins dangereuse que dans
les grandes villes, en même proportion que la petite vérole l'est
moins.
Ajoutons qu'il y a des lieux oii la petite vérole est non-seule-
ment beaucoup moins redoutable, mais beaucoup moins fré-
quente qu'ailleurs; et il est évident que plus elle sera rare,
moins la nécessité de l'inoculation deviendra pressante, sur-
tout dans l'hypothèse que cette opération puisse causer la mort.
§ yill. Ce quon devrait faire pour constater la vérité ou la
fausseté des faits en cette matière.
Quand nous avançons ces faits , sur le danger plus ou moins
grand de mourir de la petite vérole suivant les lieux , c'est d'a-
près des garans dont l'autorité peut être de quelque poids en
cette matière. Un médecin partisan de l'inoculation avance dans
ses Recherches sur l'histoire de la médecine , imprimées depuis
■peu, page 5'ji , que la petite vérole n'est nullement redoutée
dans les provinces méridionales de la France, et qu'on n'y prend
même aucune précaution pour se préserver de cette maladie;
ce médecin (Razoux) va jusqu'à prétendre qu'en général on a
beaucoup grossi dans les grandes villes le nombre des victimes
de la petite vérole; qu'on a trop abusé de la crainte des peuples;
que les bons sujets, c'est-à-dire , les personnes saines et bien
constituées , sont presque assurés de se tirer heureusement de
cette maladie. Je ne prétends point décider si ce médecin a tort
ou raison; je dois même avouer que, suivant d'autres médecins,
la petite vérole est souvent très-meurtrière dans les provinces
méridionales , et qu'on fait mention, entre autres, d'une épidé-
mie assez récente oli il périt à Montpellier la moitié des malades.
Mais je tire de là deux conséquences importantes ; la première ,
que les partisans de l'inoculation ne sont pas assez d'accord
SUR L'INOCULATION. 489
entre eux sur les faits qui doivent servir de base à leurs raison-
nemens ; la seconde , qu'il serait bien à souhaiter , pour consta-
ter ces faits, que, dans chaque pays et dans chaque ville, les mé-
decins tinssent, avec toute l'exactitude et la bonne foi possible,
des registres exacts des malades qu'ils traitent de la petite vé-
role , de leur tempérament, de leur âge , et du sort qu'ils au-
raient eu par cette maladie : ces registres , donnés au public
par les Facultés de médecine ou par les particuliers , seraient
certainement d'une utilité plus palpable et plus prochaine , que
les recueils d'observations météorologiques publiés avec tant de
soin par nos Académies depuis 70 ans, et qui pourtant, à cer-
tains égards, ne sont pas eux-mêmes sans utilité.
§ IX. A quelles personnes V inoculation doit surtout être utile ,
si elle l'est réellement en elle-inême.
Ce qui paraît incontestable , c'éSt que la petite vérole est plus
dangereuse à Paris, au moins pour une certaine classe de per-
sonnes, que ne le prétendent quelques adversaires de l'inocula-
tion. Dans un mémoire publié depuis peu , on assure que de
100 jeunes demoiselles attaquées à Saint-Cyr de cette maladie
en 1764, il n'en est mort qu'une seule; mais que conclure de
cet exemple? tout au plus qu'il y a des années oii la petite vé-
role est extrêmement bénigne, surtout pour des enfans qui
n'ont point encore le sang altéré par les veilles, par l'intempé-
rance, par les chagrins, par les passions : peut-être par ces
mêmes raisons la petite vérole n'est-elle pas fort à craindre pour
les gens du peuple, don*!; la vie simple et frugale doit moins
détruire le temj)érament; mais peut-on nier que celte maladie
ne soit très-redoutable à Paris pour ce qu'on appelle les gens du
inonde, que l'aisance et l'oisiveté invitent et livrent à une vie
molle, déréglée, et très-contraire au bon état de l'économie
animale? Quand quelqu'une de ces personnes, qu'on appelle
connues , est attaquée de la petite vérole , c'est une nouvelle qui
n'est pas ignorée de tous ceux qui vivent dans le monde ; or
j'en appelle à la voix publique; combien n'est-il pas ordinaire
d'entendre dire que ces personnes qu'on a su malades de la pe-
tite vérole, en sont mortes? Je crois que quand on avancerait
que ce malheur arrive à un sur quatre , on ne se tromperait pas
beaucoup; il est vraisemblable, je l'avoue , que dans la plupart
des autres états de la société, la petite vérole est beaucoup
moins meurtrière; aussi suis-je persuadé que si l'inoculation
est réellement avantageuse , c'est principalement aux gens du
inonde, aux personnes de la cour, aux citoj^ens aisés ou opu-
490 RÉFLEXIONS
lens' de la ville; sans que je pre'tende néanmoins qu'elle ne
puisse aussi être utile aux autres états , comme je le dirai dans
la suite.
§ X. Du danger plus ou moins grand de la petite vérole suivant
les âges.
A CES considérations sur le danger plus ou moins grand
de la petite vérole relativement aux lieux , ajoutons-en une
autre relativement à l'âge. Le calcul que nous avons fait plus
haut, sur le risque d'avoir la petite vérole et d'y succomber,
risque que nous avons évalué à i sur 3ooo, a l'inconvénient
d'être trop vague , étant appliqué à tous les âges pris indistinc-
tement. Il est certain, en premier lieu , que le danger d'avoir la
petite vérole n'est pas le même pour tous les âges , car plus on
approche de la vieillesse , plus ce danger diminue ; seconde-
ment, que le danger d'en mourir n'est pas non plus le même
pour tous les âges, puisqu'on en réchappe bien plus aisément
dans l'enfance que dans la vigueur de la jeunesse. On est donc
bien loin de connaître la valeur, même approchée, du danger
qu'on court à chaque âge de mourir de la petite vérole natu-
relle dans le mois , danger que nous avons exprimé en gros par
le rapport de'i à 3ooo pour tous les âges pris ensemble. Cepen-
dant il serait très-nécessaire de savoir, et quelle est la valeur
précise de ce danger pour chaque âge, et quel est, pour chaque
âge aussi, le risque qu'on court en se faisant inoculer : les faits
nous manquent, au moins jusqu'ici , pour pouvoir apprécier ces
deux risques ; c'est pour cette raison sans doute que plusieurs
partisans très-déclarés de l'inoculation, surtout parmi ceux qui
ont passé ^o ans, ne jugent point à propos de courir ce risque
pour eux-mêmes, parce qu'ils ignorent à quoi ils s'exposent d'un
côté, et ce qu'ils gagneraient de l'autre : chacun veut voir clair
au jeu qu'il joue.
§ XI. Examen de quelques autres raisonnemens peu concluans
en faiseur de la petite vérole inoculée.
Quelques partisans de l'inoculation ont prétendu que celui
qui attend la petite vérole, à quelque âge que ce soit, risque
presque autant d'en mourir que celui qui l'a déjà , par la grande
probabilité qu'il y a , selon eux , qu'on sera un jour attaqué de
cette maladie : d'où ils concluent qu'à quelque âge que ce soit,
celui qui ne se fait pas inoculer calcule très-mal.
Ce raisonnement porte sur plusieurs suppositions, les unes
gratuites, les autres peu concluantes. D'abord on ne sait pas
«
SUR L'INOCULATION. 491
exactement quel est le rapport entre la partie du genre humain
qui a la petite ve'role, et celle qui n'y est pas sujette. Les ino-
culateurs, en prétendant que ce rapport est de 24 à i , pourraient
bien l'avoir enflé considérablement; sur 24 personnes parvenues
à un âge mûr, il est très-ordinaire d'en trouver beaucoup qui
n'ont pas eu la petite vérole, et qui vraisemblablement ne l'au-
ront jamais. Dire que ces personnes ont j^eut-étre eu sans le
savoir la petite vérole dans leur enfance, qu'elles l'ont peut-être
eue dans le sein de leur mère, ce sont de ces suppositions ha-
sardées , auxquelles on peut en opposer de contraires , pour le
moins aussi vraies. D'ailleurs , parmi ceux même qui croient
avoir eu la petite vérole dans leur enfance, combien n'y en a-t-il
pas qui se trompent, et qui n'ont eu qu'une éruption cutanée,
que les parens et les nourrices ont prise pour cette maladie?
Cette erreur n'est que trop bien prouvée par tant de victimes
qui succombent à la petite vérole , à laquelle elles n'ont pas
craint de s'exposer, dans la persuasion qu'elles y avaient déjà
payé le tribut. On ajoute que de i4 personnes qui naissent, il
en meurt une de la petite vérole; que de c^ i4, il en meurt
la moitié avant de l'avoir eue, et que par conséquent des 7 sur-
vivans il en meurt un de la petite vérole ; que, de plus , sur 7
personnes attaquées de la petite vérole il en meurt une ; d'où
il s'ensuivrait évidemment que tous les hommes , ou du moins
presque tous, doivent infailliblement avoir la petite vérole , s'ils
ne sont pas enlevés par une mort prématurée. Mais ces suppo-
sitions, qu'il meurt de la petite vérole 7^ du genre humain, et
y de ceux qui en sont attaqués, ne sont peut-être légitimes que
pour la seule ville de Londres, sur laquelle ces calculs ont été
faits ; nous avons vu que la petite vérole est beaucoup moins
mortelle ailleurs ; nous avons vu même que des médecins, par-
tisans de l'inoculation , prétendent qu'on a fort grossi le danger
de la petite vérole dans les grandes villes, au moins en France,
Il faudrait d'ailleurs supposer que le calcul précédent, fait pour
Londres même , est également rigoureux dans toutes ses par-
ties , ce qu'il n'est pas. En effet supposons , comme on l'a pré-
tendu depuis quelque temps, d'après les calculs de M. Jurin ,
que la petite vérole naturelle emporte à Londres, non pas un
septième seulement, mais un sixième de ceux qui en sont atta-
qués, et ne changeons rien d'ailleurs aux autres suppositions ,
fondées aussi, à ce qu'on prétend, sur les calculs du même
M. Jurin; savoir qu'il meurt de la petite vérole la quatorzième .
partie de l'espèce humaine; et que de i4 personnes il en meurt
7 avant que d'avoir eu cette maladie ; il s'ensuivrait de là que
des 7 survivans, 6 seulement en seraient attaqués, et que p:ir
492 ' RÉFLEXIONS
conséquent un septième du genre humain ne serait point sujet
à la petite vérole ; ce qui serait bien au-dessus du vingt-qua-
trième auquel on fixe cette partie des hommes. Je ne prétends
pas donner le calcul précédent pour exact à beaucoup près ;
mais il suffit, cerne semble, pour' faire voir que le prétendu
rapport de i à 24 , entre ceux qui n'ont pas la petite vérole et
ceux qui en sont attaqués , est au moins très-douteux , pour
n'en pas dire davantage; et cela d'après les calculs même adop-
tés par les partisans de l'inoculation.
On ignore de plus quel est à chaque âge le danger de tomber
dans cette maladie ; danger qui est peut-être fort peu considé-
rable pour ceux qui ont passé 5o ans. Je trouve par les éloges
de l'Académie des sciences, que de go académiciens morts au-
dessus de cet âge , il n'en a péri aucun de la petite vérole ; d'où
l'on serait peut-être en droit de conclure qu'au-dessus de 5o
ans , cette maladie n'enlève pas la quatre-vingt-dixième partie
de l'espèce humaine. Or s'il est très-commun , comme nous
l'avons observé plus haut , de n'avoir pas encore eu la petite
vérole à 5o ans , et» si d'un autre côté, comme il y a lieu de le
croire, elle est sujtout dangereuse et mortelle pour ceux qui
ont atteint cet âge, il s'ensuivrait de toutes ces vérités ou hyj^o-
thèses combinées , qu'un grand nombre de ceux qui ont atteint
cet âge sans avoir eu cette maladie , meurent sans lui payer ce
tribut ; assertion peut-être aussi fondée pour le moins que le
pourrait être l'assertion opposée.
Enfin , et c'est ici l'observation essentielle sur laquelle nous
ne saurions trop insister, quand on égale le danger d'attendre
la petite vérole , au danger d'en mourir lorsqu'on en est atteint ,
on tombe dans le sophisme palpable d'égaler un danger présent
à un danger qui peut être éloigné , et qui devient même incer-
tain par son éloignement, comme nous l'avons déjà dit. On
objecte, je ne sais si c'est sérieusement , que la distance oii l'on
voit un danger ne le rend pas incertain pour cela ; et on cite
pour preuve la mort; étrange raisonnement! comme s'il était
aussi sûr qii on sera attaqué^ de la petite vérole , quilVest qiion
doit mourir un jour? L'effet de la distance oii l'on voit le danger
est bien différent dans les deux cas; dans celui de la mort, la
distance ne rend pas \% danger incertain , parce que ce danger
a dans le cours de la vie une place fixe, quoique inconnue, dont
on s'approche toujours; dans le cas de la petite vérole , non-
seulement on voit le danger dans l'éloignement, mais il est in-
certain même si on s'en approche.
SUR L'INOCULATION. 4g3
§ XII. Du parti que V État doit prendre sur l'inoculation.
Après avoir exposé les cloutes qui peuvent rester aux parti-
culiers sur les avantages de l'inoculation, dans l'hypothèse que
cette opération puisse causer la mort, examinons le parti que
l'Etat doit prendre dans cette même supposition.
Si l'inoculation peut donner la mort, l'État, comme nous l'a-
vons vu , n'est pas en droit d'obliger les citoyens à s'y soumettre.
Mais il doit encore moins les en empêcher , si , dans la supposi-
tion qu'elle puisse être nuisible à quelques personnes , elle pro-
longe en même temps, comme nous le supposons, la vie d'un
beaucoup plus grand nombre. Car il est évident que dans cette
supposition elle serait avantageuse à l'État , puisqu'elle augmen-
terait la population aux dépens de quelques victimes seulement
qu'on n'aurait pas forcées à l'être : peut-être même serait-ce
une politique bien entendue pour encourager l'inoculation, de
promettre des marques d'honneur après leur mort à ces victimes
volontaires , ou des récompenses à leur famille. La seule raison
qui pourrait empêcher que l'inoculation n'obtînt cette faveur ,
ce serait la crainte bien ou mal fondée d'augmenter en ce cas
par la contagion le nombre des petites véroles naturelles; objec-
tion que nous examinerons dans la suite.
Abstraction faite pour un moment de cette dernière objection ,
et partant d'ailleurs des suppositions que nous avons faites,
l'Etat doit- il consentir à l'établissement d'un hôpital tel que
celui de Londres, oii sur 3oo victimes volontaires qui viendraient
se dévouer à l'inoculation, il en périrait une? Non-seulement
l'Etat doit consentir à cet établissement , il doit même le favo-
riser de tout son pouvoir, parce que tout moyen de conserver
la vie à plusieurs centaines de citoyens, doit être précieux à ceux
qui gouvernent.
Enfin l'Etat doit-il se permettre, toujours dans les mêmes
hypothèses, de faire pratiquer l'inoculation sur ces malheureux
enfans , victimes du libertinage ou de l'indigence , qui n'ont de
père que l'État? Je crois que l'intérêt public le demande, et
que l'humanité ne s'y oppose pas ; car on suppose que par cette
opération on prolongerait la vie d'un grand nombre de ces ch-
fans , qui tous sans distinction doivent être également chers et
précieux à la patrie. Mais la même humanité exigerait qu'on ne
soumîtàropération que ceuxsurquielleparaîtrait devoir réussir;
autrement ce serait imiter en partie ces lois barbares de Sparte,
qui condamnaient à la mort des enfans nouveau-nés lorsqu'ils
étaient estropiés ou malsains.
Au reste, la précaution qu'on demande ici en faveur de ces
I' 32
494 PvEFLEXIONS
enfans, a*ôst pas le seul droit que rhumanité réclame en leur
faveur ; par malheur elle ne parle que trop vainement pour eux ;
témoin la quantité énorme qui en périt faute de soins ; nous
voulons cependant croire que par la triste fatalité des circons-
tances , et par le défaut de secours suffisans , on ne pourrait ,
avec toute la bonne volonté et toute la vigilance possible , les
arracher à la mort ; mais on ne doit pas au moins les y livrer :
les précautions préliminaires de l'inoculation doivent être les
mêmes pour eux que pour les enfans les plus chers à leur fa-
mille. Ceux qui auraient la barbarie de penser autrement n'au-
raient pas l'audace de le dire.
§ XIII. Fatalité des objections théologiques contre la petite
vérole artificielle.
En examinant les objections qu'on peut faire contre l'inocu-
lation, dans l'hypothèse qu'elle puisse donner la mort, je n'ai
pas parlé des objections purement théologiques, objections qui
me paraissent devoir être mises absolument à l'écart, et aux-
quelles je trouve qu'on a fait trop d'honneur de s'occuper sé-
rieusement à y répondre. Rien ne nuit plus à la religion, du
moins auprès des esprits malintentionnés , que de la mêler dans
les questions qui n'y ont aucun rapport. L'inoculation n'est pas
plus du ressort de la théologie , que les matières de la prédesti-
nation et de la grâce ne sont du ressort de l'arithmétique et de
la médecine. En supposant qu'on puisse mourir de l'inocula-
tion , la question se réduit à celle-ci : voilà deux dangers , Vun
présent y mais petit , V autre plus grand , niais éloigné ', auquel
des deux dois-je m exposer de préférence ? C'est à chacun à ré-
soudre ce problème comme il le juge à propos, sans avoir à
craindre d'ofifenser Dieu , quelque parti qu'il prenne : car ce
parti , quel qu'il soit, aura pour but de conserver le plus long-
temps qu'il est possible la vie que le Créateur nous a donnée.
Convenons néanmoins que, dans la circonstance présente,
l'État peut avoir des raisons plausibles de s'adresser à l'église ,
et d'exiger qu'elle donne son avis sur cet objet , ne fût-ce que
pour calmer les scrupules des citoyens peu éclairés. Car elle ne
manquera pas sans doute de les assurer, comme elle doit, que
la question dont il s'agit n'est point de sa corajDétence. Aussi
entre les théologiens qu'on a consultés là-dessus, les plus sages
se sont contentés de répondre que ce qui concernait la santé du
corps ne les regardait pas.
Je ne puis ni'empêcher à cette occasion , pour égayer la tris-
tesse de cette matière , de faire part à mes lecteurs d'un singu-
SUR L'INOCULATION. 495
lier raisonnement que je me souviens d'avoir lu autrefois dans
une dissertation sur les loteries ; dissertation non pas pliiloso-
phique , mathématique encore moins , mais théologique, ou soi-
disant telle. Au lieu de beaucoup d'excellentes raisons qu'on
peut apporter contre cette espèce de jeu, pour en détourner les
citoyens sages, l'auteur appuie principalement sur un principe
qu'il applique en général à tous les jeux de hasard , de quelque
espèce qu'ils soient ; c'est que jouer à ces jeux , c'est tenter Dieu,
et commettre par conséquent, suivant S. Paul , un grand pé-
ché ; d'oii il résulte que c'est un grand péché que de jouer au
doigt mouillé ou à la courte paille. Peut-on faire des préceptes
de la religion un abus plus ridicule , et par conséquent plus
condamnable? C'est pourtant un grave janséniste, accrédité et
considéré parmi les siens, qui fait de pareils raisonnemens,
très-dignes à la vérité d'être accueillis et admirés dans son partie
Il y a tout lieu de croire que ce théologien scrupuleux, qui
craindrait si fort de tenter Dieu en jouant au trictrac, et qui ne
craindrait peut-être pas de le tenter en se faisant donner des
coups de bûche , ne serait pas favorable à l'inoculation ; et il
faut avouer que c'est là un grand malheur pour elle.
La question de l'inoculation est sans doute bien plus du res-
sort de la Faculté de médecine que de celle de théologie ; mais
dans les hypothèses que nous avons faites , je ne vois pas par
quel motif la première de ces Facultés s'opposerait à cette opé-
ration, quand même elle serait beaucoup plus mortelle que
nous ne 1 avons supposé. Il suffit que dans ces hypothèses elle
soit avantageuse à l'État, pour qu'aucun corps de l'Etat ne doive
y mettre obstacle. Quand même il en résulterait quelques ris-
ques pour les particuliers , risques peu avérés jusqu'ici , comme
nous le verrons plus bas, des médecins que l'État consulte sur
ce qui est plus ou moins utile à la totalité de ses membres ,
doivent mettre cette considération à l'écart ; elle ne doit entrer
que dans les réponses qu'ils pourront faire aux particuliers qui
les consulteront ; et elle doit y entrer plus ou moins , suivant
les circonstances oii ces particuliers se trouvent, et suivant les
lumières que peuvent avoir acquises les médecins qu'ils con-
sultent.
§ XI Y. Ou Von détruit un fait très-faux avancé par les adver-
saires de V inoculation,
Epï finissant cette seconde partie, je me crois obligé d'assurer
la fausseté d'un fait avancé , dit-on, dans une brochure que je
n'ai point lue. L'auteur de cette brochure prétend que le roi de
49S RÉFLEXIONS
Prusse a défendu V inoculation dans ses Etats ^ et mis à Vamende
les inoculés et les inoculateurs. Personne n'est plus en élut que
moi d'attester que ce prince si éclairé , si phiiosoj^lie, si juste
appréciateur des préjugés et des superstitions des Lommes, bien
loin d'être opposé à l'inoculation , est au contraire étrangement
surpris , pour ne rien dire de plus , des obstacles qu'on y met
dans plusieurs autres Etats ; qu'il Test encore davantage de
riionneur qu'on voudrait faire à cette question, en l'élevant à
la dignité de cas de conscience et de problème théologique ; qu'il
regarde l'inoculation comme digne d'être favorisée et encoura-
gée, quoique la petite vérole soit beaucoup moins dangereuse
dans ses États qu'elle ne l'est à Paris ; mais qu'en monarque
aussi équitable que sage, il croit qu'on doit laisser aux citoyens
liberté pleine et entière de se livrer ou de se refuser à cette opé-
ration.
S'il est évident , d'après les raisons apportées jusqu'ici , que
les princes, les États , les corps doivent favoriser unanimement
la petite vérole artificielle , il n'est pas également démontré que
les particuliers doivent être pleinement persuadés par ces mêmes
raisons. Nous avons exposé les calculs les plus plausibles qui
puissent les déterminer à subir cette épreuve, et nous n'avons
point dissimulé les doutes qu'ils peuvent encore opposer à ces
calculs.
Passons à des raisons qui nous paraissent plus convaincantes
et pins propres à les décider absolument en faveur de cette
opération.
TROISIÈME PARTIE.
Raisons qui paraissent les plus persuasives en faveur de
Finoculation.
§ I. Quoîi ne meurt point de la petite vérole inoculée quand elle
est donnée avec prudence.
Les réflexions qui viennent d'être exposées dans les deux
premières parties de cet écrit , n'attaquent pas , comme il est
aisé de le voir , l'inoculation en elle-même , mais seulement
la prétendue évidence des calculs par lesquels on a cru l'ap-
puyer, en avouant qu'on pouvait en mourir. Il eut été plus
simple , et je crois beaucoup plus sage , de s'en tenir fermement
à cette assertion : On ne meurt point de la petite vérole inoculée^
quand elle est donnée avec prudence et dans les circonstances
convenables ; c'est le moyen le plus sûr de répondre à la prin-
cipale objection contre l'inoculation , la crainte d'j succomber ^
SUR L'INOCULATION. 497
crainte qui aura toujours beaucoup de force sur le commun des
hommes , quelque légère qu'on la sui^pose ; parce que d'un côté
elle a pour objet un danger présent , et que de l'autre ils ne peu-
vent comparer avec assez de certitude le risque qu'ils courent à
l'avantage qu'ils espèrent.
Aussi ne suis-je point étonné d'avoir entendu dire à Tronchin ,
l'un des inoculateurs les plus accrédités de l'Europe , qu'il 71 ino-
culerait de sa vie, si un seul inoculé mourait entre ses jnains.
Je suis moins surpris encore de ce qu'un autre inoculateur ( Gatti ) ,
qui a pratique beaucoup à Paris, a imprimé dans ses Réflexions
sur les pt^éjugés qui s'opposent aux progrès de V inoculation ,
pages 98 et 99, que si sur mille inoculés il en mourait un , c'est
bien moins qu'un sur trois cents , ce serait déjà pour les inoculés
un risque effrayant , et par conséquent pour l'inoculation un
grand désavantage. Il y a lieu de croire que ces deux médecins
souscriraient sans peine à tout ce que nous avons dit plus haut,
sur les raisons principales qu'on a apportées jusqu'ici pour jus-
tifier cette opération , et sur les doutes que ces raisons peuvent
laisser.
§ II. Preuves quon peut apporter de V assertion avancée dans
le paragraphe précédent.
Mais est-il bien certain qu'on ne meurt jamais de la petite
vérole inoculée , lorsqu'elle est donnée avec prudence ?
Jusqu'à présent il ne paraît pas y avoir de preuve du contraire.
Je sais que s'il y en avait quelqu'une , les inoculateurs pour-
raient être intéressés à la cacher ; mais c'est à leurs adversaires
à la produire au grand jour, et de manière qu'il ne reste point
de porte aux subterfuges : sans doute la vérité pourra être sou-
vent obscurcie ; il lui arrivera pourtant à la fin ce qui lui arrive
toujours , de dissiper tous les nuages et de triompher. Un en-
fant inoculé il y a deux ou trois ans par M. Hosti , périt d'un
dépôt dans la tête assez peu de temps après ; on assura , et on
rapporta des témoignages qu'il avait fait une chute ; les ennemis
de l'inoculation attribuèrent le dépôt à cette opération ; qu'eu
conclure? Qu'il faut suspendre son jugement sur ce fait particu-
lier , et le mettre à l'écart sans en tirer de conséquence ni pour
ni contre. Les anti-inoculateurs prétendent, il est vrai, qu'il
est mort d'autres personnes de l'inoculation, administrée même
avec les précautions convenables , et que leur mort a été tenue
secrète ; mais c'est* ce qui n'est pas suffisamment prouvé , et les
preuves évidentes sont ici nécessaires.
A cette occasion , on ne saurait trop recommander aux ad ver-
498 RÉFLEXIONS
saires et aux partisans de l'inoculation , la bonne foi la plus
exacte dans les faits qu'ils rapportent. Le bien de l'humanité y
est intéressé ; et peut-être les uns et les autres ont-ils sur ce sujet
quelques reproches à se faire. Il faut avouer surtout que les ad-
versaires de l'inoculation ont été jusqu'à présent fort accusés
d'être peu exacts dans leurs écrits (i) , mais je ne voudrais pas
non plus répondre pleinement d.e l'entière sincérité de tous
leurs adversaires , dans les faits qui pourraient ne leur pas être
favorables.
Pour nous en tenir donc , quant à présent , aux seuls faits in-
contestablement avouçs de part et d'autre, il ne paraît pas y
avoir eu de victime bien constatée de l'inoculation , du moins à
Paris, qu'une jeune personne , inoculée mal à propos en 1765,
dans des circonstances critiques , et lorsque l'inoculation com-
mençait à peine à être connue en France. On peut, je crois, as-
surer que cette jeune personne n'aurait été inoculée, dans l'état
ou elle se trouvait , par aucun des médecins éclairés qui prati-
quent aujourd'hui cette opération.
On m'écrit de Berlin que Wieffler, médecin à Magdebourg,
inocule depuis dix ans la petite vérole dans tout ce duché avec
un succès prodigieux ; il ne lui est pas mort un enfant , et les
paysans même lui amènent les leurs.
Monro , célèbre médecin d'Edimbourg , dit dans un ouvrage
qu'il a fait imprimer depuis peu que , de 5554 personnes inocu-
lées dans cette ville ou aux environs, il n'en est mort que 72 ,
dont 36 ont péri par des causes étrangères , par leur imprudence ,
ou par l'ignorance de l'opérateur. A l'égard des 36 autres per-
sonnes dont Monro ne paraît pas attribuer la mort à d'autres
causes qu'à l'inoculation , il y a beaucoup d'apparence que ce
n'est pas uniquement sur cette opération qu'il faut en rejeter le
reproche; la preuve en est que dans l'hôpital établi à Londres
pour l'inoculation , il n'est mort qu'un inoculé sur 34o , au lieu
que les 36 personnes mortes sur 5554 donneraient un sur i55 :
ce qui serait beaucoup plus fort ; d'oli on est en droit de con-
clure que , si la pratique de l'inoculation était aussi connue et
aussi en vogue à Edimbourg qu'à Londres, le nombre des morts
inoculés dans la première de ces deux villes aurait été beaucoup
moindre.
(î) A Dieu ne plaise qne je venille taxer de mauvaise foi tons les adver-
saires de la petite vérole artificielle ; il en est plusieurs , entre autres MM. Bou -
vart. Baron, etc., dont je connais et respecte les lumières et la probité. S'il
se trouve des faits qu'on assure être avances légèrement dans un mémoire au
bas duquel on voit leur nom , il s'ensuit seulement que ces habiles mcdecins
ont pu être trompes; mais ceux qui les connaissent ne les soupçonneront
jamais (.ravoir voulu tromper personne.
SUR L'INOCULATION. 499
Mais, dira-t-on, vous ne pourrez nier au moins quà l'hôpital
de Londres il ne soit mort un inoculé sur 34o ; et cela suf-
fit pour former un argument contre votre assertion , quon ne
meurt point de la petite vérole inoculée. Je réponds, 1°. que ces
inoculés sont morts dans un hôpital infecté de la petite vérole
naturelle, et que, selon les inoculateurs les plus sages , on doit
éviter d'inoculer dans le temps des épidémies, et à plus forte
raison dans les lieux infectés ; i"*. que vraisemblablement les
inoculés de l'hôpital de Londres n'ont pas subi avant l'insertion
l'examen nécessaire et scrujjuleux , auquel néanmoins il eût été
bon de les soumettre ; cet examen , comme on l'a déjà dit plu-
sieurs fois , a sauvé la vie à 1200 inoculés , dont environ 4 au-
raient dû mourir sans cette précaution.
Je sais que dans un mémoire récemment imprimé , signé par
des médecins habiles , et déjà cité plus haut , on prétend que
cette liste de 1200 personnes échappées à l'inoculation , n'a
pas été faite avec toute la fidélité possible , qu'on en a retranché
celles qui sont mortes très-peu de temps après l'inoculation , ou
même qui ont été enlevées durant le cours de l'opération , par
des maladies survenues tout à coup , pour lesquelles on a été
obligé d'appeler des médecins. Mais , en premier lieu , le mé-
moire oii ce fait est allégué , en rapporte beaucoup d'autres qui
ont été niés très-fortement , ce qui doit ^u moins nous tenir en
garde sur la vérité de celui-ci. D'ailleurs , quand une personne,
qui vient d'échapper à l'inoculation , mourrait peu de temps
après d'une autre maladie , est-ce à l'inoculation qu'il faudrait
imputer sa mort ? Qu'on inocule à la fois 10,000 personnes et
qu'elles en réchappent toutes , serait-il raisonnable d'exiger que
ces 10,000 personnes vécussent toutes un certain temps assez
considérable après leur guérison , pour prouver que l'inoculation
n'est pas la cause de leur mort? Et serait-on étonné quand même
de ces 10,000 personnes il en mourrait pendant l'année un assez
grand nombre ? En effet , il est prouvé qu'il meurt tous les ans
une personne sur 35 vivantes , et que de ces personnes qui meu-
rent, il y en a une sur i4 qui meurt de la petite vérole ; donc
il y a environ une personne sur 38 qui meurt tous les ans par
d'autres maladies que par la petite vérole ; ce qui fait sur
les 10,000 personnes prises au hasard plus de 260 par an , et plus
de 20 par mois. J'avoue que le nombre des morts devrait être
beaucoup moindre parmi les inoculés dont il s'agit , et qui ayant
été choisis entre les personnes les mieux portantes ', doivent être
moins menacés d'une mort prochaine que les autres. Mais de
quelque santé qu'on paraisse jouir , à combien d'accidens la vie
n'est-elle pas sujette ? Je dirai plus : il serait injuste d'imputer
5oo RÉFLEXIONS
à l'inoculation la mort d'un inoculé , s'il périssait clans le cours
de l'opération par une maladie, qui, examinée sans prévention ,
parût n'avoir aucun rapport à l'insertion de la petite vérole ,
d'une fluxion de poitrine , par exemple , que mille causes étran-
gères à cette insertion peuvent occasioner.
Mais encore une fois , ce qui serait à désirer là-dessus, et par
malheur ce dont on n'ose guère se flatter, c'est que tous les par-
tisans et les adversaires de l'inoculation voulussent bien agir et
parler avec toute la bonne foi possible , soit dans leurs observa-
tions, soit dans leurs pratiques ^ soit dans leurs écrits.
En attendant qu'ils s'accordent à ce sujet , il nous parait qu'il
n'y a jusqu'à présent nulle preuve sufïisante , qu'aucun malade,
sagement inoculé , ait perdu la vie ; nous espérons n'être pas
désavoués dans cette assertion par ceux même des partisans de
l'inoculation qui conviennent qu'on peut en mourir , puisque,
jusqu'à présent , toutes les fois qu'on leur a opposé quelque mort
causée par l'inoculation , ou ils ont nié le fait , ou ils l'ont at-
tribué à une autre cause , ou ils ont dit que l'inoculation n'avait
pas été donnée avec les précautions convenables.
Ainsi tous ceux qui ont à craindre la petite vérole naturelle
feront bien , je crois , d'éviter ce danger , en le prévenant , lors-
que rien ne s'y opposera , par une maladie qui ne doit leur laisser
rien à craindre , s'ils ont soin d'en confier le traitement à un
inoculateur prudent et expérimenté.
Mais, dira-t-on , s'il arri<^ait enfin, car la chose n'est pas
démontrée impossible , quune personne inoculée avec les pré-
cautions convenables en fut la victime , quel parti prendriez
vous ? Celui que j'ai déjà indiqué ci-dessus dans l'hypothèse
que l'inoculation puisse causer la mort : je ne voudrais ni con->
seiller à personne de se faire inoculer , ni en dissuader personne ,
§ III. Si V inoculation garantit de la petite vérole naturelle.
En admettant, comme nous l'avons fait, que l'inoculation
ne mette point la vie en danger , les avantages de cette opération
ne seront pleinement incontestables que dans les deux autres
suppositions que nous avons faites , et qui nous restent à exa-
miner, i^. Que l'inoculation garantisse de la petite vérole na-
turelle ; 1"*. que l'inoculation augmente la vie moyenne des
hommes.
Les observations rapportées par les inoculateurs paraissent
jusqu'ici très-favorables à la première supposition. On n'a point
encore, selon eux , un seul exemple incontestable d'un inoculé sur
qui l'opération ait réussi, et qui ait repris la petite vérole; il
SUR L'INOCULATION. 5oi
faut avouer de plus que , quand même le cas arriverait , il
pourrait être si rare qu'on serait autorisé à le regarder dans la
pratique comme n'existant pas. Pour être en droit de croire
l'inoculation très-utile , il suffirait qu'un inoculé n'eût pas plus
à craindre la petite vérole que celui qui l'aurait déjà eue natu-
rellement. Or il est certain que ceux qui ont eu la petite vérole
naturelle, sont au moins rarement exposés à l'avoir une seconde
fois. Quand on veut savoir si quelqu'un est menacé de la pe-
tite vérole , la première question qu'on fait est de savoir s'il l'a
déjà eue.
Qu'on nous permette à cette occasion une réflexion bien na-
turelle ; n'est-ce pas le scandale de la médecine , de voir les
praticiens les plus employés disputer entre eux sur la question ,
si onpeiit a^oir deux fois la petite vérole? Une telle controverse
suppose que cette maladie, malheureusement si commune , n'a
pas encore été assez bien observée pour que les médecins con-
viennent unanimement de ce qui en fait le véritable caractère.
Qu'ils ignorent l'art de guérir , comme ils ne le font voir que
trop , ce n'est peut-être pas leur faute ; mais qu'après onze siècles
d'observations , ils ne soient point d'accord sur les symptômes
qui la constituent , c'est ce qui est incompréhensible , et qu'il
est bien difficile de ne leur pas reprocher. Ce reproche au reste
ne tombe , comme on doit le sentir, que sur celui des deux
partis qui se trompe ici dans son assertion ; nous devons même
ajouter que , dans le doute oii cette dispute nous laisse , la pré-
somption est pour les médecins habiles et expérimentés , qui
nous assurent avoir traité detix fois la même personne d'une
petite vérole bien décidée et bien caractérisée. Quoi qu'il en
soit , ces médecins même conviennent que le fait est rare , et cela
suffit pour autoriser l'inoculation.
§ IV. Si V inoculation augmente la vie des hommes.
Venons à la seconde question, si l'inoculation augmente la
vie moyenne des hommes ? Cette question se réduit à savoir, si
Vinoculation en nous garantissant ou absolument ou presque
absolument de la petite vérole, n'emporte pas après elle ^au^
cune autre maladie mortelle ou dangereuse, ne dérange pas
V économie animale par une opération forcée , et nest pas la
source secrète d'un désordre qui doit abréger les jours ? Les
adversaires de l'inoculation prétendent que plusieurs personnes ,
qui avant d'être inoculées jouissaient d'une santé parfaite, ont
eu depuis une santé languissante. Le fait peut être vrai sur
quelques unes , car il paraît qu'on en a grossi la liste j mais cet
J5o2 REFLEXIONS
événement doit-il être attribué à l'inoculation ? C'est c-e qu'il
est Lien difficile de prouver , d'autant plus qu'un très-grand
nombre d'autres inoculés ont joui après cette opération d'une
aussi bonne santé qu'auparavant. L'inoculation préserve de la
petite vérole , mais il n'est pas dit qu'elle doive préserver d'autres
maladies ; et combien de personnes ayant eu la petite vérole
naturelle , et en ayant été bien guéries , ont été ensuite sujettes
à des infirmités qu'on aurait tort d'attribuer aux suites de la
petite vérole ?
Soyons au reste de bonne foi. Il peut se faire , et M. Monro
semble en convenir dans l'ouvrage déjà cité , que l'inoculation
ait été suivie quelquefois d'accidens ou d'infirmités qu'il ne pa-
raissait pas qu'on put attribuer à une autre cause. Mais outre que
ces accidens et ces infirmités sont tombés pour l'ordinaire sur
des sujets déjà malsains avant l'opération , M. Monro assure
que, suivant le rapport unanime de ses correspondans, la petite
vérole naturelle est beaucoup plus sujette à entraîner de pareilles
suites. Il reste donc à savoir si une personne bien saine, bien
examinée par un médecin sage , bien préparée enfin à l'inocu-
lation , doit s'y refuser par la crainte de se voir sujette en con-
séquence à quelques infirmités, fort rares, et presque toujours
passagères. Il me semble qu'un tel motif n'est pas fait pour
épouvanter beaucoup. J'ajoute qu'on aura d'autant moins ces
infirmités à craindre , que le médecin auquel on se sera confié
aura plus d'expérience , et sera plus en état par conséquent de
prévenir les incommodités qui pourraient survenir à la suite
de l'opération. Il y a apparence qu'elles seront d'autant moins
fréquentes , que la pratique de l'inoculation se perfectionnera
davantage.
Les infirmités , arrivées à la suite de l'inoculation , peuvent
aussi venir de ce que les malades auront été inoculés avec une
petite vérole de mauvaise espèce. Je sais que parmi les inocula-
teurs qui ont pratiqué à Paris, il y en a eu qui n'ont pas été
assez difficiles , ni même assez attentifs sur le choix de la ma-
tière qu'ils employaient ; et qui ayant sous les yeux , par
exemple, deux enfans malades de la petite vérole, choisissaient
indifféremment celui des deux qui avait une petite vérole ma-
ligne confluente , ou celui qui avait une petite vérole discrète
et bénigne pour en faire la matière de leur inoculation. Je sais
même , et je pourrais citer des personnes connues , inoculées
par ces médecins, lesquelles ont été en grand danger, et ont eu
une convalescence longue, fâcheuse et pénible. Mais je me con-
tente d'exhorter les inoculateurs à se rendre attentifs à un point
de si grande importance.
SUR L'INOCULATIOIN. 5o3
§ V. Seul moj-en de décider sans réplique la question , si l'inocu-
lation augmente la vie des hommes ?
Il n'y aurait donc d'autre parti à prendre pour décider la
question , si V inoculation augmente la vie mojenne des hommes,
que de tenir dans chaque lieu des registres mortuaires bien dé-
taillés ; de distinguer dans ces registres , autant qu'il serait pos-
sible , les inoculés de ceux qui ne l'ont pas été , et de voir si la
vie moyenne des inoculés est plus grande que celle des autres
hommes. C'est ce qu'on n'a pas encore fait jusqu'ici ; et d'ailleurs
il y a trop peu de temps qu'on pratique l'inoculation , même
dans les lieux où elle est le plus en vigueur , pour qu'on put tirer
encore de ces registres des conclusions valables.
Si après avoir tenu ces registres exactement pendant un grand
nombre d'années , il se trouvait que la vie moyenne des inoculés
est en effet plus grande , que ne l'était la vie moyenne des
citoyens avant la pratique de l'inoculation , il en résulterait alors
bien évidemment que l'inoculation serait avantageuse. Si la vie
moyenne des inoculés ne se trouvait pas plus grande, ou même
était plus petite que ne l'était la vie moyenne avant qu'on pra-
tiquât l'inoculation , alors il faudrait encore examiner , si en
commençant à l'époque de l'inoculation , et en faisant abstrac-
tion des temps antérieurs , la vie moyenne des inoculés est plus
grande que celle des non inoculés ; et en cas qu'elle le fût , on
pourrait encore conclure avec sûreté que l'inoculation serait
très-utile.
Cette dernière considération est d'autant plus nécessaire qu'on
observe que depuis plusieurs années la mortalité de la petite
vérole est devenue plus grande à Londres qu'elle ne l'était au-
paravant : quelles que soient les raisons de ce fléau , les mêmes
causes qui rendent la petite vérole plus maligne , pourraient
bien influer de même sur les autres maladies , et les rendre par
conséquent plus communes et plus dangereuses. En ce cas la vie
moyenne aurait réellement été augmentée par l'inoculation ,
quoiqu'elle ne parut pas l'être , ou même qu'elle parut diminuée.
M. Monro, dans l'ouvrage que nous avons déjà cité , assure
que depuis dix ans qu'on inocule à Edimbourg , la mortalité a
été moindre de 1086 personnes que dans les années précédentes.
M. Razoux assure que de 78 inoculés , il n'en est mort que 4
en neuf ans , par les maladies ordinaires , et assez long-temps
après l'opération. Ces faits seraient déjà un commencement de
preuve en faveur de l'inoculation ; mais je conviens qu'il est né-
cessaire d'en avoir un bien plus grand nombre , et d'observer
pendant Ires-long-temps.
5o4 RÉFLEXIONS
§ YI. Examen d'ime objection proposée pav les adversaires de
r inoculation.
Quelques adversaires de l'inoculation ont fait contre elle un
raisonnement qui, au premier coup d'œil^ paraîtra spécieux.
Depuis le 26 septembre i745, ont-ils dit, jusqu'au 24 mars
1763, il est entré à Vhôjjital de Londres pour là petite vérole ,
6:^^56 personnes malades de la petite vérole naturelle, dont i634
sent mortes; c est plus de i sur ^. Pendant le même temps on a
inoculé dans ce même hôpital Z.\Z^ personnes, dont 10 seule-
ment sont mortes; le total des malades de la petite vérole natw
relie et de V artificielle est de 9890 ; et le total des morts est de
1644» c'est-à-dire de j sur 6 à 7. Or aidant V inoculation la mor-
talité totale de la petite vérole n^ était que de i sur^àS; donc,
concluent les adversaires de l'inoculation, cette opération est
plus destructive du genre humain que si on laissait agir la na-
ture seule.
A ce raisonnement, voici ce qu'on doit re'pondre. 1°. Si de-
puis quelques années la petite vérole est devenue plus meur-
trière à Londres, c'est par des causes étrangères à l'inoculation,
entre autres par l'usage immodéré que le peuple y fait plus que
jamais des liqueurs fortes. 2°. Les 6456 malades de la petite
vérole naturelle, portés à l'hôpital de Londres, se trouvaient
dans le cas d'un danger encore plus grand que celui auquel on
est déjà sujet dans cette maladie ; non-seulement, à ce qu'as-
sure \e Journal de Médecine, d'avril 1765, la plupart étaient
adultes, et par conséquent dans l'âge oii la petite vérole natu-
relle est le plus à craindre, mais un très-grand nombre s'était
fait porter à l'hôpital après avoir commis de grandes fautes dans
le régime, et souvent même lorsqu'il n'était plus temps de faire
des remèdes.
Le calcul suivant fera voir, ce me semble, que c'est en effet
à ces deux causes qu'il faut attribuer la grande mortalité de la
petite vérole à l'hôpital de Londres. Pour que l'inoculation n'eût
produit ni bien ni mal , d'après le raisonnement que nous exa-
minons , il faudrait supposer que la mortalité des deux petites
véroles prises ensemble n'eût été à l'hôpital de Londres que
dans le rapport de i à 7 ^, qu'on suppose avoir été autrefois à
Londres celui de la petite vérole naturelle. Donc de 9890 ma-
lades , tant de la petite vérole naturelle que de l'inoculée, il
aurait dû n'en mourir à cet hôpital que i3i8. Il est donc mort,
selon ce raisonnement, tant de la petite vérole naturelle que de
J'inoculée , 3^6 personnes de plus que si on n'en eût inoculé
aucune. Ainsi l'inoculation aurait porté malheur, qu'on nous
SUR ^INOCULATION. 5o5
permette cette expression, non-seulement aux lo personnes qui
eu sont mortes, mais à 3i6 personnes sur les 1734 qui ont përi
de la petite vérole naturelle ; supposition trop étrange pour
qu'il soit besoin de la réfuter.
N'était-il pas sans couîparaison plus vraisemblable, selon l'ob-
servation d'un journaliste, de conclure que si on eût inoculé les
6456 personnes malades de la petite vérole naturelle , il n'en
serait mort que 18 à 19 au lieu de i634 , et que par conséquent
l'inoculation aurait sauvé la vie à 1600 citoyens?
Mais quoi qu'il eu soit, et sans entrer dans cette dernière con-
sidération, d'ailleurs si naturelle, le raisonnement que nous exa-
minons demeure sans force, s'il est vrai , comme il y a tout lieu
de le croire, qu aucun inoculé, choisi et traité a\>ec soin, nest
la victime de cette opération.
§ VIL Si V inoculation augmente la mortalité de la petite
vérole.
Il restait pourtant encore une question; car nous ne voulons
rien oublier, s'il est possible. L'augmentation de mortalité de la
petite vérole qu'on a observée à Londres dans ces derniers
temps, ne viendrait-elle pas, au moins en grande partie, de
l'inoculation? Pour répondre pleinement à cette diffculté , il
faudrait, s'il était possible, avoir un registre des personnes atta-
quées de la petite vérole, et examiner 1°. si ce nombre est plus
grand , année moyenne, depuis l'époque de l'inoculatioii qu'au-
paravant; 2°. si en le supposant plus grand, la mortalité de la
petite véroîe n'est pas augmentée dans une plus grande propor-
tion : quelques essais de calcul paraissent le prouver. M. Jurin
a fait voir qu'en l'année 1723, qu'on appelle en Angleterre
Vannée de V inoculation, la grande mortalité de la petite vérole
fut en janvier et février, et qu'on ne commença d'inoculer que
le ■>-."} mars. On a fait voir déplus , dans différens écrits, qu'il n'est
nullement prouvé que l'inoculation , depuis seize ans qu'elle est
devenue commune à Londres, y ait augmenté réellement ni le
nombre des petites véroles na,turelles, ni la mortalité de cette
maladie; il ne paraît pas prouvé davantage, de l'aveu de pres-
que tous les médecins, que depuis qu'on inocule à Paris, la
petite vérole soit devenue plus fréquente, ni plus dangereuse
qu'elle ne l'était auparavant. Ainsi l'objection tirée de la pré-
tendue contagion ne paraît pas jusqu'ici devoir être d'un grand
poids : elle doit même cesser tout-à-fait depuis l'arrêt qui or-
donne qu'aucune inoculation ne sera pratiquée dans l'intérieur
de k ville. Il est vrai que cet arrêt ôte aux familles peu aisées
5o6 RÉFLEXIONS
l'avantage d'échapper à la petite vérole par l'inoculation ; et c'est
une question que je ne veux pas décider , de savoir si la loi est en
droit d'ôler cet avantage au plus grand nombre de citoyens, par
l'inconvénient vraisemblablement léger, et encore plus douteux,
que quelques uns pourraient en ressentir. Il paraîtrait au moins
juste de faciliter, par quelque moyen, aux citoyens pauvres ou
peu opulens, c'est-à-dire à la partie la plus nombreuse et la plus
précieuse de l'Etat, le moyen de se faire inoculer, s'ils jugent
à propos de se soumettre à cette opération.
§ VIII. Autres objections peu fondées contre V inoculation. Ce
que doivent faire les inoculateurs pour mettre leur bonne foi
entièrement à couvert.
Je n'examinerai point d'autres objections, à peu près de la
même nature que celle de la contagion prétendue; si, par
exemple , il n'est pas à craindre qu'en insérant la petite vérole ,
on n'insère d'autres maladies. Si, dans ceux sur lesquels le
virus variolique ne prend pas, il ne peut causer des maux d'une
autre espèce. L'expérience seule peut répondre à ces questions;
et le peu de lumières qu'elle nous a données jusqu'à présent
pour y satisfaire, ne nous a rien appris, ce me semble, de con-
traire à l'inoculation, ni qui doive en détourner. De pareils
doutes, quand ils ne sont point fondés sur des faits, doivent
céder aux probabilités si multipliées en faveur de cette opé-
ration.
Il faut cependant en convenir; et pourquoi hésiterions-nous
sur cet aveu , dans un ouvrage oii notre unique but est de cher-
cher sincèrement la vérité? quelques partisans de l'inoculation
se sont trop avancés dans leurs premiers écrits, quand ils ont
prétendu que ceux sur lesquels l'inoculation ne prendrait pas ,
ou n'auraient point en eux le germe de la petite vérole, et par
conséquent ne l'auraient jamais naturellement , ou peut-être
l'auraient déjà eue. Il a été bien prouvé depuis, et par leur
aveu même, que des personnes inoculées en vain à plusieurs
reprises, ont eu ensuite la petite vérole naturelle. Sans doute il
serait à souhaiter que l'inoculation , si on peut parler de la sorte,
ne manquât jamais son coup ; cependant que peut-on après
tout inférer du très-petit nombre de faits contraires ? Il en ré-
sulte seulement que le très-petit nombre de ceux sur qui l'ino-
culation ne réussit pas , peuvent encore craindre la petite vé-
role ; mais cet inconvénient ne diminue rien des avantages
de cette opération pour ceux sur lesquels elle réussit.
On a prétendu , il est vrai y que d'habiles inoculateurs ont
SUR L'INOCULATION. ^07
varié sur ce sujet dans leurs discours. Après une opération qui
n'avait rien produit en apparence, ils avaient, dit-on, assuré d'a-
bord les inoculés et leurs parens qu'ils pouvaient être tran-
quilles, la matière de la petite vérole, s'il y en avait, étant
sortie par la seule suppuration des plaies; ces inoculateurs ,
ajoute-t-on, car nous ne sommes qu'historiens, ont changé de
langage quand ils ont vu ces mêmes inoculés attaqués de la
petite vérole naturelle; ils ont dit que cet accident ne devait
point surprendre , puisque l'eiFet de l'inoculation avait été man-
qué. Je n'ajDprofondirai point la vérité de ces faits, devenus au-
jourd'hui trop difficiles à éclaircir. J'examinerai encore moins,
n'étant pas en état de rien décider là-dessus , si certains ma-
lades qui ont eu la petite vérole et qui même en sont morts
après avoir été inoculés plusieurs fois inutilement , auraient eu
la petite vérole artificielle , en se faisant inoculer par d'autres
médecins, qui ne les eussent pas, dit-on-, si légèrement traités,
qui eussent employé un virus variolique plus efficace. Je vou-
drais seulement que, pour éviter à l'avenir ces reproches bien ou
mal fondés, les inoculateurs déclarassent désormais par écrit,
à chaque malade qu'ils traitent, s'ils croient que l'inoculation
a réussi suffisamment pour n'avoir plus de petite vérole à crain-
dre. Pour la centième fois , car à la honte du genre humain on
ne saurait trop le répéter , la bonne foi la plus scrupuleuse est
surtout ce qu'on doit désirer ici, soit dans les adversaires de
l'inoculation, soit dans ses partisans. Malheureusement, cette
bonne foi si nécessaire ne passe pas pour être la vertu favorite
de la plupart de ces hommes à qui nous confions notre santé
et notre vie ; il me semble pourtant que le plus estimable
d'entre eux, le plus digne à tous égards de la confiance publique ,
serait celui dont on 230urrait dire :
Incorrupta jîdes , nudaque veritas
Qiiando ullum ingénient parem !
Je n'ose parler qu'en frémissant d'une dernière objection
contre l'inoculation, qu'on n'a pas craint de faire dans un
écrit public.
V inoculation, a-t-on dit, si elle était autorisée, pourrait
sen'ir de moyen aux scélérats pour abréger les jours de ceux
quils auraient intérêt de voir périr Ma plume se refuse à
transcrire de telles horreurs Et quel remède ne peut pas de-
venir un poison entre les mains d'un scélérat?
5o8 ^ REFLEXIONS
§ IX. Exhortation aux médecins , et proposition au
gouvernement.
Combien ne serait-il pas à souhaiter que les médecins , au
lieu de se quereller , de s'injurier, de se déchirer mutuellement
au sujet de Vinoculation avec un acharnement tliëologique , au
lieu de supposer ou de déguiser les faits , voulussent bien se
réunir , pour faire de bonne foi toutes les expériences néces^
saires sur une matière si intéressante pour la vie des hommes ?
Combien ne serait-il pas à souhaiter qu'au moyen de ces
expériences , non-seulement les adversaires de l'inoculation ces-
sassent de l'attaquer , mais que ses partisans même se réunis-
sent sur les faits relatifs à cette question importante ; sur la
meilleure manière de donner et de traiter la petite vérole arti-
ficielle ; sur r espèce de préparation qui j convient le mieux ;
sur VdgCy le temps , les circonstances les plus favorables pour
se soumettre à cette maladie ^ et sur les effets qui en résultent
quand la guérison est achevée. Il ne suffit pas , pour le plus
grand bien de l'inoculation, que ceux qui la pratiquent ne
perdent aucun de leurs malades , malgré la différence des mé-
thodes qu'ils suivent; il faut encore que les suites de cette ma-
ladie soient les plus avantageuses pour la santé qu'il est possible :
et c'est à quoi on ne peut parvenir que par des observations
exactes , et faites sur un grand nombre de sujets , avant l'opé-
ration , pendant la cure , et après la maladie.
Combien ne serait-il pas à souhaiter que dans celles de ces
expériences qui pourraient paraître dangereuses , la justice vou-
lut bien abandonner à la médecine quelques malheureux con-
damnés à mort, qui trouveraient dans une pareille épreuve
l'expiation de leurs crimes^ sans que leur famille fût déshono-
rée, jet souvent même la conservation de leur vie , devenue par
ce moyen utile à l'Etat.
Combien ne serait-il pas à souhaiter que dans un pays oii
l'on prononce et l'on écrit si souvent le grand mot de bien pu-
blic, le gouvernement donnât, pour des expériences si utiles,
toutes les facilités nécessaires ?
Combien rie serait-il pas à souhaiter qu'il ordonnât aux Fa-
cultés de médecine de se rendre particulièrement attentives aux
effets de la petite vérole naturelle, à la quantité plus ou moins
grande de ceux qui en sont attaqués, surtout dans les épidé-
mies, à marquer ceux qui en périssent , ceux qui en sont multi-
lés ®u défigurés, les circonstances oii elle est le plus ou le moins
SUR L'INOCULATION. 509
dangereuse, suivant Tàge, le climat, la saison, le tempéra-
ment, la force , ou la faiblesse des sujets (i)?
Combien enfin ne serait-il pas à souhaiter que le gouverne-
ment ordonnât de marquer dans les registres mortuaires , au-
tant qu'il serait possible , l'âge auquel chaque citoyen est mort ,
le genre de maladie dont il a péri , s'il a eu la petite vérole
naturelle ou artificielle, et à quel âge il l'a eue , enfin jusqu'au
lieu même de sa naissance î Cette dernière attention peut d'a-
bord paraître superflue ; mais elle pourrait devenir de la plus
grande utilité , pour former au bout de plusieurs années des
registres de mortalité parfaitement exacts ; surtout si le gouver-
nement ordonnait , en même temps , que lorsqu'un citoyen
mourrait dans un lieuoiiil n'est pas né, on envoyât la note de
sa mort au lieu de sa naissance.
Quel pays est plus à portée que le nôtre de se procurer
toutes ces lumières , par la facilité avec laquelle le souverain y
peut être obéi , par le zèle et l'activité de la nation , et par tant
de sages régîeraens qui ne demandent qu'à être exécutés? Fau-
dra-t-il donc que sur l'inoculation, comme sur tant d'autres
objets, la France en soit réduite à tout apprendre de ses voi-
sins , lorsqu'elle aurait tant de facilités pour les éclairer et les
instruire?
CONCLUSION.
Jusqu'à ce que des souhaits si naturels s'accomplissent , voici
ce qu'on peut conclure des réflexions précédentes.
i". Il y a lieu de croire qu'on ne meurt jamais de l'inocula-
tion , quand elle est sagement administrée , et après un examen
convenable.
2°, Il est extrêmement rare , pour n'en pas dire davantage ,
qu'un inoculé sur qui l'opération a réussi , ait repris la petite
vérole.
3«. S'il n'est pas démontré en rigueur que l'inoculation aug-
mente la vie moyenne des hommes , il est encore moins prouvé
qu'elle la diminue ; il est même vraisemblable qu'elle doit l'aug-
menter, puisqu'elle délivre, ou absolument, ou presque abso-
lument, d'une cause de mort, sans qu'il soit prouvé qu'elle en
substitue d'autres à la place.
Il faut donc bien se garder, ce me semble, d'arrêter ou de
(i) Ce serait, par exemple, un fait tiès-singulier à constater que de savoir
s'il est vrai, comme le prétendait un médecin célèbre, mort depuis quelques
années , que tous ceux qui sont attaqués de la petite vérole, et qui ont en
même temps le mal vénérien , ne succombent point à la première de ces
deux maladies. Voyez les questions proposées aux académiciens danois , par
M. Michaelis. Francfort, 1763, p. 256.
I. 33
5ip RÉFLEXIONS
retarder les progrès de cette opération. C'est même le seul
moyen d'acquérir sur cette matière importante toutes les lu-
mières qui nous manquent encore, et que l'expérience seule
peut fournir.
Je dirai plus. Quand l'expérience déposerait enfin, contre
toute vraisemblance, que l'inoculation serait inutile ou nui-
sible , on n'aurait rien à se reprocher des tentatives qu'on au--
rait faites ^ parce que le succès en était plus probable que le
danger. -
Je suis donc bien éloigné de dissuader mes concitoyens d'une J
pratique dont l'utilité paraît, au moins jusqu'ici, beaucoup '
mieux constatée que ses inconvéniens. Les objections proposées
dans les deux premières parties de cet écrit, n'attaquent que
les mathématiciens qui pourraient trop se presser de réduire
cette matière en équations et en formules; mais je crois d'ail-
leurs en avoir dit assez pour faire voir, que si les avantages de
r inoculation ne sont pas de nature à être appréciés mathéma-
tiquement, ils n^ en paraissent pas moins réels.
C'est par là que je terminerai ces réflexions , dans lesquelles
je ne crois pas que les partisans ni les adversaires de l'inocula-
tion m'accusent d'avoir marqué la plus légère partialité ; ses
adversaires , puisque j'ai tâché de prouver que les calculs qu'on
a faits jusqu'à présent contre eux , n'étaient peut-être pas suffi-
sans pour les convaincre ; ses partisans , puisqu'eù partant des
faits avancés par eux , et qui ne paraissent pas avoir été solide-
ment combattus , j'en conclus que Vinoculation mérite d'être
encouragée.
Yoilà , ce me semble , le parti que doit prendre le gouverne-
ment sur cet important objet. A l'égard des particuliers , j'ai
tâché de leur présenter la question par toutes les faces , et , après
avoir balancé le pour et le contre , de leur exposer les motifs qui
paraissent devoir les déterminer ; c'est à eux à voir maintenant
ce qu'ils ont à faire.
Causa quœ sit, videtis ; nunc quid agendum sit , considerate.
Cic. pro lege Manih'â.
EXTRAIT DU MÉMOIRE
Des commissaires de la Faculté de médecine, favorable à
Vinoculation,
Les réflexions qu'on vient de lire étaient déjà données à l'im-
pression lorsque ce mémoire a paru , après s'être long-temps fait
attendre. Sans entrer dans le détail et l'examen de tous les rai-
SUR L'INOCULATION. 5n
sonnemens qu'il renferme , nous nous bornerons à en extraire
les assertions principales. Cet extrait servira à confirmer plu-
sieurs de nos réflexions, et en même temps à prouver de nouveau
ce que nous avons déjà remarqué , que les partisans même de
l'inoculation ne s'accordent pas entièrement , ni sur les principes
d'oii ils partent , ni sur les faits qu'ils rapportent.
I. Nos docteurs ùioculistes conviennent qu'on peut avoir deux
fois une véritable petite vérole y et même qu'il y en a des
exemples ; mais ils avouent que souvent les médecins même
s'y sont trompés ; ils estiment qu'en faisant l'évaluation la plus
forte, le nombre de ceux qui ont deux fois la petite vérole peut
être i sur 9 à 10,000. Ils paraissent croire d'ailleurs, mais d'après
un raisonnement pliysique-qùe nous ne prétendons pas garantir,
que la récidive est encore moins à craindre après l'inoîïulation ,
qu'après la petite vérole naturelle ; aussi assurent-ils que , sur
200,000 personnes inoculées en Angleterre , on n'a pu en assi-
gner une seule qui ait eu ensuite la petite vérole. Cependant ils
disent dans un autre endroit de leur mémoire , qu'il n'y a pas
deux exemples incontestables d'un inoculé qui ait repris cette
maladie; en quoi ils semblent convenir que le fait est au moins
arrivé une fois ; ce qui étant à la vérité très-rare , ne doit pas
nuire à l'inoculation chez les personnes exemptes de préjugés.
Ces médecins reconnaissent d'ailleurs, et en effet des observa-
tions incontestables le prouvent, que plusieurs personnes, infruc-
tueusement inoculées , ont eu ensuite la petite vérole naturelle ,
mais ce n'est pas de ces inoculés qu'il est question ; il s'agit do
ceux sur lesquels l'inoculation a réussi. Au reste, on nous assure
dans le mémoire qu'il n'y a aucun exemple d'une personne ino-
culée trois fois en pure perte. Cela peut être ; mais quand
l'inoculation aura deux fois manqué son effet , faudra-t-il s'y
soumettre une troisième fois ? Et quand on s'y sera soumis, avec
ou sans succès , sera-t-on en sûreté contre la petite vérole pour
le reste de ses jours? C'est ce qu'on ne nous dit pas.
II. Les auteurs du mémoire paraissent convaincus de ce que
nous Sisons SiVaxicé ^ que V inoculation, rigoureusement parlant , ne
fait perdre la vie à aucun sujet , à moins quelle ne soit mal à
propos^ ou mal administrée , ou quelle ne se trouifc compliquée
ai>ec une autre maladie. Il y a , disent-ils, bien de la différence
entre mourir de V inoculation ou après V inoculation ; d'oii ils
concluent que le succès dépend toujours de l'habileté , de l'ex-
périence et de la sagesse de l'inoculateur. Ils avouent cependant
qu'il peut quelquefois lui être difficile de ne s'y pas tromper : mais,
ajoutent-ils , la médecine en général est dans le même cas par
rapport à un grand nombre de maladies ; serait-ce une raison
5i2 RÉFLEXIONS
pour la proscrire 7 Ils s'inscrivent en faux à cette occasion contre
ce qui est rapporté dans le mémoire de leurs adversaires, que
les plus habiles inoculateurs de Londres , lorsqu'ils voient leurs
inoculés aller mal , les abandonnent au médecin , pour ne pas
mettre la mort sur le compte de l'inoculation, et par conséquent
pour en décharger leur liste ; on nous assure que cette super-
cherie n'a été pratiquée en Angleterre que par des chirurgiens
téméraires et ignorans. Nos inoculistes pensent que le nombre
de ceux qui meurent de la petite vérole artificielle peut être tout
au plus de i sur 4 à 5ooo ; et ils ajoutent même , nous ignorons
sur quel fondement , que ceux qui succombent à cette maladie
seraient morts de la petite vérole naturelle. Ils paraissent d'ail-
leurs assez peu sensibles à la perte que l'inoculation pourrait
occasioner à la société , si on la pratiquait constamment sur les
enfans à la mamelle , perte qu'ils regardent comme très-légère.
On peut voir les raisons qu'ils en apportent , et que nous aban-
donnons au jugement des lecteurs. Quoi qu'il en soit , pour
éviter toute chicane , ils fixent le rapport des morts de l'ino-
culation à 1 sur 3oo. Mais ils croient que le danger serait
bien plus considérable , si on inoculait sans préparation ; et ils
prétendent que dans le Levant le nombre des morts est de i sur
25 ; ce qui s'accorde bien peu avec ce que d'autres inoculateurs
ont avancé. Ce fait , vrai ou non , est attesté à nos auteurs par un
de leurs confrères , d'après le témoignage de plusieurs négo-
cians, qui, pendant leur séjour à Constantinople , ont fait, dit-
on , des recherches à ce sujet.
ni. Quoique les médecins opposés à l'inoculation prétendent,
dans leur mémoire imprimé , qu'il y a au moins un sixième des
hommes qui n'est point sujet à la petite vérole naturelle , les
médecins favorables à l'inoculation ne se rendent pas aux preuves
sur lesquelles leurs adversaires fondent ce calcul. Cependant ils
augmentent eux-mêmes ce nombre bien davantage ; car ils
accordent qu'il y a un tiers du genre humain exempt de cette
maladie. Sans discuter ces différentes assertions , nous en con-
clurons seulement qu'il n'est pas à beaucoup près certain , comme
d'autres inoculistes l'ont avancé , que presque tous les hommes,
à l'exception de i sur 7.1\ tout au plus , sont sujets à la petite
vérole naturelle.
lY. Nos auteurs avancent , du moins si nous les avons bien
compris , que la mortalité générale de la petite vérole à Paris
est de I sur 5 ; ce qui est bien plus fort que le rapport de i à 7,
donné pour Londres par M. Jurin ; cependant, afin de ne rien
forcer, ils ne mettent la mortalité qu'à i sur 10. Mais ils re-
marquent que la mortalité de la petite vérole , soit naturelle ,
SUR L'INOCULATION. 5î3
soft même inoculée , ne doit point être calculée d'après les re-
gistres des hôpitaux , qui la donneraient trop forte ; attendu que
dans les hôpitaux les maladies sont beaucoup plus funestes
qu'ailleurs , par mille raisons, et que même certaines maladies^
comme les blessures à la tête , y sont presque toujours mortelles,
tandis qu'ailleurs on en guérit presque toujours ; selon M. Jurin ,
la mortalité générale , causée par toutes les maladies , est plus
grande de trois septièmes dans les hôpitaux que dans les autres
lieux. Au reste , plus la petite vérole sera bénigne dans un lieu
donné, plus aussi , selon nos médecins, l'inoculation le doit être ;
ainsi la raison de la pratiquer sera toujours égale , dans les lieux
même oiz la petite vérole est moins à craindre.
V. On assure dans le mémoire que les accidens sont beau-
coup moins communs à la suite de l'inoculation que de la
petite vérole naturelle, et que ces accidens viennent presque tou-
jours de la faute de l'opérateur ; on ne convient pas même ,
quoi qu'en dise M. Pringle , d'ailleurs favorable à l'inoculation ,
que cette maladie ait une incommodité qui lui soit propre ,
V abcès des glandes axillaires.
YI. Nos médecins iuoculistes ne croient pas qu'il soit facile
de communiquer d'autres maladies par l'inoculation. L'obser-
vation fait voir, selon eux , que rarement deux levains différens
existent ensemble dans le même corps sans que l'un détruise
l'autre ; quelques faits recueillis de ce qui s'est passé durant
la dernière peste de Marseille , semblent, disent-ils, favoriser
cette assertion. Ils accordent pourtant qu'il est possible que ,
par une méprise dans le choix du virus variolique , on insère
avec la petite vérole d'autres maladies , quoique de très-grands
inoculateurs en doutent , et qu'il y ait même des faits qui sem-
blent prouver le contraire.
VU. Selon ces médecins , l'inoculation doit diminuer la con-
tagion , parce que la matière variolique est beaucoup moins
abondante dans les inoculés , et la fièvre beaucoup moins forte ;
ils prétendent que six petites véroles artificielles produiront à
peine autant d'effet pour la contagion qu'une seule petite vérole
naturelle. D'ailleurs si on inocule les enfans en nourrice, et
par conséquent à la campagne pour la plupart , la contagion se
répandra encore moins dans les villes ; et même, après quelques
générations , le nombre des petites véroles pourra diminuer à
tel point, qu'il n'y aurait plus de personnes sujettes à cette ma-
ladie , que celles qui devraient l'avoir deux fois. On nie for-
mellement dans le mémoire que l'épidémie de la petite vérole
à Paris ait augmenté depuis l'inoculation. On remarque que
l'épidémie de Boston avait commencé au mois de mai, et qu'on
5i4 RÉFLEXIONS SUR L'INOCULATION.
n'a pratique l'iiioculation qu'au mois d'août. On ajoute que
depuis que l'inoculation est reléguée dans les faubourgs de Paris
par arrêt du parlement, la petite vérole n'est pas plus fréquente
qu'autrefois dans ces faubourgs ; et qu'elle ne l'est pas non plus
devenue davantage à Londres , où l'on inocule beaucoup plus
qu'à Paris. Quoiqu'il y ait à l'Hôtel-Dieu des petites véroles en
tout temj)S , cette maladie , à ce qu'on prétend , n'est pas plus
commune dans le quartier de l'Hôtel-Dieu que dans le reste de
la ville , et n'y dure pas toute l'année ; la contagion même ne
se répand pas dans l'intérieur de cet hôpital , quoique, pour
toute précaution , on se contente de mettre les malades dans
une salle haute. Nos auteurs observent à ce sujet combien il
est contradictoire de craindre si fort la prétendue contagion
que l'inoculation peut causer , tandis qu'on se met si peu à l'abri
contre celle de la petite vérole naturelle. Cependant , pour cal-
mer jusqu'aux moindres scrupules , ces médecins croient qu'il
serait facile de prévenir par de bons réglemens jusqu'à l'ombre
même des abus ; mais ils paraissent persuadés que proscrire
l'inoculation par arrêt , ce serait condamner à la mort tous ceux
que cette opération aurait empêchés de succomber à la petite
vérole naturelle. Ils ne nous disent pas si les réglemens qu'ib
proposent de faire par rapport à l'inoculation , doivent ou peu-
vent être tels, qu'ils privent les citoyens peu aisés de tenter cette
opération sur eux ou sur leurs enfans , et par conséquent des
avantages qu'elle pourrait leur procurer.
YIII. Il ne faut pas oublier , selon nos auteurs , parmi les
avantages de l'inoculation, ce que rapporte le docteur Maty,
qu'en Angleterre, dans les temples , dans les promenades , aux
spectacles , on commence à s'apercevoir de ce qu'on doit à cette
pratique pour la conservation de la beauté.
IX. De tous ces faits réunis , les auteurs du mémoire con-
cluent , que V inoculation doit sauver la vie à une quantité pro-
digieuse de citoyens ; quelle empêchera que beaucoup d'autres
ne soient défigurés ou mutilés ; qu ainsi elle est utile à la
société en général, et par conséquent, ajoutent-ils, a chaque
citoyen en particulier : nous renvoyons , pour apprécier la
justesse de cette conséquence , aux deux premières parties de
notre écrit sur l'inoculation. Nos médecins pensent donc que
l'inoculation doit être au moins tolérée; expresssion qui pourra ,
disent-ils , paraître mitigée jusqu'à l'excès,, mais qu'ils n'em-
ploient aussi que par excès de précaution , et pour se réserver
le droit de proscrire l'inoculation ouvertement , si l'expérience
y faisait découvrir dans la suite des iuconvéniens jusqu'à pré-
sent inconnus.
DE LA LIBERTÉ
DE LA MUSIQUE (i).
Italiam, Italiam
AEneid. VI.
I. XL y a , chez toutes les nations , deux choses qu'on doit res-
pecter , la religion et le gouvernement ^ en France on y en ajoute
une troisième , la musique du pays. Rousseau a osé pourtant en
médire dans cette lettre fameuse , tant combattue et si peu
réfutée; mais les vérités qu'il a eu le courage d'imprimer sur ce
grand sujet , lui ont fait plus d'ennemis que tous ses paradoxes ;
on l'a traité de perturbateur du repos public , qualification d'au-
tant mieux méritée que la musique française laisse fort en repos
ceux qui Vécoutent. Quelques uns néanmoins prétendaient , et
avec autant de raison , que Rousseau eût été mieux nommé /?er-
turbateur du hmit public , attendu que la musique française en
fait beaucoup.
IL Dans les matières les plus sérieuses , il est permis à nos
écrivains de faire la satire de la nation ; on est bien reçu à nous
prouver que sur le commerce , sur le droit public , sur les grands
principes de la législation , nous ne sommes encore que des enfans;^
mais c'est un crime de nous dire que nous ne faisons que bal-
butier en musique. La plupart des lecteurs du citoyen de Genève
opinaient à le traiter comme cet artiste de la Grèce, que de
sévères magistrats Q\idi%%tx^Vi\ pour avoir voulu ajouter une corde
à la lyre. Aurions-nous adopté ce principe de Platon , que tout
changement dans la musique annonce un changement dans les
mœurs ? Si c'est là le sujet de nos craintes , nous pouvons être
tranquilles ; nos mœurs sont à un point de perfection oii le
changement n'a rien à leur faire perdre.
III. Des bouffons , arrivés d'Italie il y a huit ans, et qu'on
eut l'imprudence de montrer au public sur le théâtre de l'Opéra,
(i) Les Remontrances sur la liberté de la Musique auront vraisemblable-
ment autant de contradicteurs ou plutôt d'ennemis que VEssai sur les Gens
de lettres ; car dans ces Remontrances on a eu la témérité' de dire librement
son avis sur la musique de la nation , ou plutôt sur la musique que cette nation
croit avoir. L'auteur sera peut-être regarde comme maui^ais citoyen, c'est le
nom qu'on donne assez ordinairement à ceux qui attaquent certains préjugés
reçus. En recompense, il est vrai, le nom de bon citoyen est aussi e'quiiable-
ment prodigne'.
5i6 DE LA LIBERTÉ
ont été la funeste cause de la lettre de Rousseau, et d'une guerre
civile très-vive qu'elle a excitée parmi nous. Cette guerre suffi-
rait pour détruire l'opinion commune, que les Français, trop
inconstans et trop légers, ne sont pas capables de s'occuper long-
temps d'un même objet. Durant une année et plus, nos entre-
tiens et nos ouvrages ont épuisé la matière ; notre parterre divisé
présentait l'image de deux armées en présence, prêtes à en venir
aux mains ; et cet espace d'une. année, employé à disserter bien
ou mal sur la musique , est sans doute un temps fort honnête
pour un pays oii l'on ne parle que deux jours d'une bataille per-
due, et oii l'on emploie même le second à chansonner le géné-
ral. Aussi notre querelle musicale avait été préparée insensible-
ment et de longue main , comme les grands événemens qui doivent
agiter les Etats. Des mouveraens qui d'abord paraissaient légers,
s'étendant et se fortifiant peu à peu, ont enfin produit une fer-
mentation violente. En voici l'origine et le progrès. Il y a environ
quarante ans que les directeurs de l'Opéra firent la même faute
qu'en lySS; ils appelèrent sur leur théâtre des bouffons d'Italie,
Les oreilles françaises , quoique accoutumées à la psalmodie de
Luîly et de ses disciples , la seule espèce de chant qu'elles con-
nussent encore , accueillirent , plus qu'on ne l'avait espéré , la
nouvelle musique qu'on leur faisait entendre ; déjà elle acqué-
rait des partisans , et la mauvaise doctrine gagnait du terrain ;
il fallut , pour détruire le mal , le couper par la racine ; les
bouffons furent renvoyés , et la paix revint à l'Opéra avec l'en-
nui. Cependant quelques musiciens furent frappés de l'effet qu'a-
vait produit sur les auditeurs français cette musique italienne,
moins uniforme , moins languissante et moins pauvre que celle
dont on nous avait allaités jusqu alors. Ces musiciens essayèrent
donc de nous donner, comme à des enfans qu'on sèvre , une
nourriture un peu plus forte. Mouret s'écartant le premier de
la route battue, mais s'en écartant peu, car il ne voulait ni ne
pouvait trop hasarder , osa dans ses opéras essayer quelques
ariettes , modelées , autant qu'il en était capable , sur les airs
italiens qu'on connaissait en France. La jeunesse, juge impar-
tial, et par là meilleur qu'on ne croit , prit plaisir à cette nou-
veauté ; mais les Nestors criaient que cen était fait du bon genre,
que le goût allait se perdre , et que le gouvernement était bien-
mal conseillé de nj pas mettre ordre. Enfin en 1733 paraît
Rameau avec son opéra à^Hippoljte. C'est alors que les cla-
meurs redoublent ; les brochures injurieuses , les estampes sati-
riques , les noirceurs secrètes , tous les petits moyens que Vigno-
rance et V envie savent si bien mettre en usage contre ce qui leur
nuit ou leur déplaît, sont employés poui: perdre ce dangereux nova-
DE LA MUSIQUE. 5i7
teur ; le public va l'entendre , il se révolte d'abord, il se partage
ensuite , il se réunit enfin en faveur du génie et du talent per-
sécuté. Encouragé par ce succès, d'autant plus flatteur qu'il avait
été disputé long-temps , ce musicien célèbre en mérite de nou-
veaux ; et après un grand nombre d'opéras , déchirés d'abord
avec fureur , mais applaudis ensuite presque tous avec enthou-
siasme, il donne enfin l'opéra bouffon de Platée, son chef-
d'œuvre et celui de la musique française. C'est par cet opéra
qu'il faut juger de l'état présent de cet art parmi nous, des pro-
grès dont il est redevable à Rameau , et osons ajouter , du che-
min qui lui reste à faire encore. La gloire de l'illustre artiste
n'a rien à souffrir de cet aveu ; peut-être y a-t-il plus loin du
iieu d'oii il est parti à celui oii il est parvenu , que du point oii
nous sommes aujourd'hui , à celui oii nous pouvons arriver.
Rameau est d'autant plus digne d'estime , qu'il a osé tout ce qu'il
a pu , et non tout ce qu'il aurait voulu oser ; il a eu le mérite
de voir au-delà du terme oii il a conduit ses auditeurs , et le
mérite peut-être aussi grand , de juger jusqu'oii ils pouvaient
être conduits. Il eût manqué son but en allant plus loin ; il nous
a donné , non la meilleure musique dont il fut capable , mais la
meilleure que nous pussions recevoir. Ce n'est pas seulement par
leurs ouvrages qu'il faut mesurer les hommes , c'est en les com-^
parant à leur siècle et à leur nation ; et si les partisans zélés que
Rameau s'était faits parmi nous , sont devenus plus froids sur sa
musique , depuis que l'italienne a frappé leurs oreilles , ils n'en
sentent pas moins tout le prix de ses heureux efforts , et toute la
justice des applaudissemens dont ils ont été couronnés.
IV. C'est dans ces circonstances , et après toutes les innova-
lions déjà tentées ou hasardées dans notre musique , que les
bouffons ont reparu pour la seconde fois sur notre théâtre ; ils
ont fourni à la plume éloquente de Rousseau , déjà exercée à
nous dire des vérités dures , une occasion bien favorable de nous
instruire et de nous maltraiter. On peut juger s'il a été écouté pa-
tiemment. Il a soutenu presque seul, comme ce fameux Romain,
les attaques de l'armée française , animée et réunie contre sa
lettre et contre sa personne. Cette armée , il est vrai , n'était
guère composée que de troupes légères; mais si elles ne portaient
pas à leur ennemi des coups bien redoutables , elles faisaient
contre lui presque autant de bruit que la musique qu'elles dé-
fendaient. Ses complices , car la musique italienne lui en avait
donné, avaient aussi leur part, quoique plus faiblement, aux
traits qu'on lançait au hasard contre le philosophe de Genève.
L'Encyclopédie , dont les principaux aut«urg avaient le malheur
5i8 DE LA LIBERTÉ
de penser comme Rousseau , et la témérité de le dire, ne fut
pas épargnée dans ces circonstances ; ce fut comme la première
étincelle de l'embrasement général , qui , en gagnant de proche
en proche, a depuis échauffé tant d'esprits contre cet ouvrage.
On représenta les auteurs comme une société formée pour dé-
truire à la fois la religion , V autorité , les mœurs et la musique.
Bientôt , comme par un effet du sort qui les poursuivait pour
les rendre odieux , l'effervescence qu'on les accusait d'exciter ,
s étendit de la capitale aux provinces ; Lyon fut troublé comme
Paris; et c'était encore un encyclopédiste, et par malheur un
homme de beaucoup d'esprit, qui était à la tête des séditieux.
V. Parmi le grand nombre d'écrits sur les deux musiques,
dont Rousseau a donné comme le signal , presque tous étaient en
faveur de la musique française qui en avait le plus de besoin ;
quelques uns de ses partisans essayèrent de la soutenir par des
raisons , le plus grand nombre de la venger par des injures ; les
bouffonistes n'écrivaient guère , lisaient encore moins ce qu'on
écrivait contre eux, et se consolaient des ennemis que la musique
italienne leur faisait, par le plaisir qu'ils avaient à l'entendre.
En vain, pour les dégoûter des airs charmans que les Italiens
exécutaient, on les assurait que ces baladins qui leur faisaient
tourner la tête , étaient le rebut de l'Italie , et dignes à peine des
tréteaux d'une place publique ; ils répondaient que si V exécution
était mauvaise , la musique était divine , et qu ils préféraient un
excellent livre aussi mal lu qu'on voudrait , à la lecture la mieux
faite d'un ouvrage fastidieux. Du reste, soit par la bonté de
leur cause , soit par l'art qu'ils ont eu de la faire valoir , l'avan-
tage leur est demeuré dans le peu même qu'ils ont écrit ; de cette
foule innombrable de brochures publiées il y a huit ans contre
l'opéra français , le petit Prophète et la lettre de Rousseau sont
les deux seules dont on se souvienne ; on a oublié jusqu'au titre
des autres.
YI. Ce n'est pas la première fois qu'on a manqué de respect à
la musique française dans le lieu même de son empire. Au
commencement de ce siècle, l'abbé Pvaguenet, écrivain d'une
imagination vive , mit au jour un petit ouvrage où notre musique
était presque aussi maltraitée que dans la lettre de Rousseau.
Cet écrit n'excita ni guerres, ni haine dans le temps ou il parut;
la musique française régnait alors paisiblement sur nos organes
assoupis ; on regarda l'abbé Raguenet comme un séditieux isolé,
un conjuré sans complices , dont on n'avait point de révolution
à craindre. Rousseau a trouvé des lecteurs plus aguerris et plus
capables de l'entendre , et par conséquent plus de gens intéres-
DE LA MUSIQUE. Sig
ses a le combattre. Mais nous ne pouvons nous dispenser de
remarquer ici le jugement porté sur le livre de l'abbé Raguenet
par son censeur Fonteuelle, ce pliilosojDhe si modéré et si paci-
fique, accoutumé d'ailleurs à nos anciens opéras dont il avait les
oreilles imbues et pénétrées , élevé enfin dans la musique la plus
française et la moins ultramontaine; je crois, dit-il, que Vim--
pression de cet ouvrage sera tres-agrêable au public , pourvu
quil soit capable d'équité. Cinquante ans plus tard , quel cri
n'eût pas excité cette approbation ? Le sage Fontenelle n'aurait
pas eu l'imprudence ou le courage de parler ainsi de nos jours.
Il n'était pas bomme à se faire des ennemis pour des chansons.
VII. Il y a une espèce de fatalité attachée dans ce siècle à ce
qui nous vient d'Italie. Depuis la bulle Uuigenitus jusqu'à la mu-
sique des intermèdes , tous les présens bons ou mauvais qu'elle
veut nous faire, sont pour nous un sujet de trouble. Ne serait-
il pas possible d'accommoder notre différend avec les Italiens,
de prendre leur musique et de leur renvoyer le reste ? dissen-
sions pour dissensions , celles que l'Opéra peut causer parmi nous
seront moins turbulentes , et surtout moins ennuyeuses. Qu'on
me permette de raconter à cette occasion, comme une matière
de réflexion pour les philosophes, la conversation que j'eus dans
la plus grande chaleur de notre guerre musicale , avec un jansé-
niste austère qui ne va jamais au spectacle , et qui n'en a pas la
plus légère idée. On lui avait envoyé une de ces brochures dont
nous avons été inondés sur la musique française. J'ai reçu, me
dit-il , une feuille où je ne comprends rien, si ce n'est quelle m'a
paru fort mal faite et fort mal écrite. Qu'est-ce que le Correcteur
des bouffons , /'Écolier de Prague, le petit Prophète, le Coin de
la Reine ? — Je lui expliquai de mon mieux ce que signifiaient
ces mots. Hé bien, lui dis-je ensuite, vous n'entendiez rien à
tout cela, et vous n'en étiez pas plus à plaindre ; cependant ap-
prenez que cette dispute sur la musique , qui vous touche si peu ,
et qui n'est pas même parvenue jusqu'à vous , occupe depuis six
mois avec fureur les graves citoyens de cette ville ; apprenez que
r intérêt violent qu'ils j- prennent , a suspendu et presque anéanti
celui qu'ils commençaient à prendre à la chose du monde dont
vous êtes le plus agité, V affaire de la sœur Mojzan, et celle de
la sœur Perpétue. Mon janséniste gémit , et alla prier Dieu pour
l'aveuglement de son siècle.
YIII. Enfin, pour calmer les esprits , il a fallu de nouveau ren-
voyer les bouffons , à peu près comme il fallut autrefois que
Titus renvoyât sa maîtresse pour apaiser les Romains. En vain
les bouffonistes , réduits à la disette , ont demandé instamment
520 DE LA LIBERTÉ
qu'on ne les privât pas avec rigueur d*un amuserc^nt qu'on leur
avait laissé goûter. Ceux qui président à nos plaisirs, et qui n'en
ont guère , ont été aussi inexorables à leurs plaintes , que les
vieilles femmes le sont pour interdire V amour aux jeunes. On
n*a voulu ni souffrir à l'Opéra la musique italienne, dont elle
blessait, disait-on, la dignité, mais dont elle dévoilait encore
plus l'indigence ; ni permettre à cette musique de se faire en-
tendre à ses malheureu}; partisans sur un théâtre particulier , et
uniquement destiné pour elle. A peine Ta-t-on soufferte dans
quelques concerts , dont la liberté n'est pas même trop assurée.
Je ne sais pourtant si on a bien fait d'ôter cet objet de distraction
ou de dispute à une nation vive etfrifble , dont l'inquiétude a be-
soin d'aliment , qui même heureusement n'y est pas difficile ,
qui est satisfaite pourvu qu'elle parle , mais qui peut exercer sa
langue, sur des sujets plus sérieux , si on la lui lie sur ses plai-
sirs. On sait le mot du danseur Pylade à Auguste , qui voulait
prendre parti dans la dispute des citoyens de Rome au sujet de
ce danseur et de son concurrent Bathylle : Tu es un sot , dit le
comédien à l'empereur , que ne les laisses-tu s* amuser de nos que-
relles ? Quoi qu'il en soit , aujourd'hui que l'animosité est éteinte,
les brochures oubliées , et les esprits adoucis , tandis que l'atten-
tion partagée des Parisiens oisifs est tournée vers des objets plus
importans , et s'exerce , sans fruit comme sans intérêt , sur les
affaires de l'Europe , serait-il permis de faire un examen paci-
fique de notre querelle musicale ?
IX. Je m'étonne d'abord que dans un siècle où tant de plumes
se sont exercées sur la liberté du commerce , sur la liberté des
mariages , sur la liberté de la presse , sur la liberté des toiles
peintes , personne n'ait encore écrit sur la liberté de la musique.
Etre esclave dans nos divertissemens , ce serait, pour employer
l'expression d'un écrivain philosophe, dégénérer non-seulement
de la liberté , mais de la servitude même. Vous avez la vue bien
courte , répondent nos grands politiques ; toutes les libertés se
tiennent, et sont également dangereuses . La liberté de la musique
suppose celle de sentir ; la liberté de sentir entraine celle de pen-
ser, la liberté de penser celle d'agir, et la liberté d'agir est la
ruine des États. Conservons donc l'Opéra tel quil est, si nous
avons envie de conserver le royaume, etm.ettons un frein à la
licence de chanter , si nous ne voulons pas que celle de parler la
suive bientôt. — Voilà , comme disait Pascal de je ne sais quel
raisonnement d'Escobar, ce qui s'appelle argumenter en forme ;
ce n'est pas là discourir , c'est prouver. On aura peine à le croire,
mais il est exactement vrai que dans le dictionnaire de certaines
DE LA MUSIQUE. «21
gens , houjfomste , républicain , frondeur , athée , j'oubliais ma-
iérialiste, sont autant de termes synonymes. Leur logique pro»
fonde me rappelle cette leçon d'un professeur de |>bilosophie.
La dioptrique est la science des propriétés des lunettes ; les
lunettes supposent les jeux -, les jeux sont un des organes de îws
sens ; l'existence de nos sens suppose celle de Dieu, puisque c'est
Dieu qui nous les a donnés ; V existence de Dieu est le fondement
de la religion chrétienne ; nous allons donc proui^er la vérité de
la religion pour première leçon de dioptrique,
X. La majesté de l'Opéra , disent nos gens de goût , serait
outragée, si on j admettait des baladins. Cependant si cette
majesté nous ennuie, je ne vois pas ce qui nous obligerait à la
révérer. D'ailleurs pourquoi la majesté d'Arraide serait-elle
offusquée par la Ser^a padrona , si celle de Cinna ne l'est pas
par le Bourgeois gentilhomme ? Pourquoi ces connaisseurs si
difficiles , qui se croiraient dégradés de voir Bertholde à la cour
après Roland, n'ont-ils pas honte de rire à Pourceaugnac après
avoir pleuré à Zaïre ? Pourquoi enfin leurs oreilles sont-elles
blessées des airs comiques d'un intermède italien , lorsque leurs
yeux ne le sont pas des bambochades de Ténieres , des Jîgures
estropiées de la Chine, et des magots de porcelaine dont leurs
maisons sont meublées ?
XL La musique italienne , ajoutent-ils, nous dégoûterait de
la française. Oii est l'inconvénient , si la musique italienne est
préférable ? C'est comme si on eût défendu à Corneille de com-
poser ses pièces , sous prétexte qu'elles devaient faire oublier
celles de Hardi et de Jodelle. Mais on fait plus d'honneur à la
musique italienne qu'elle ne mérite ; après l'avoir entendue
pendant plus d'un an , il s'en faut bien que nous soyons revenus
de la nôtre. On court à l'Opéra comme à l'ordinaire ; et les bouf-
fonistes qui en avaient annoncé la désertion , se sont trompés
dans leurs prophéties. Ces enthousiastes ont jugé de l'impression
du vulgaire par celle qu'ils éprouvaient. Ils ont été dans la même
erreur que certains écrivains de nos jours , qui nous parlent sans
cesse des progrès de la nation dans ce qu'ils appellent V esprit phi-
losophique et qui s'imaginent avoir contribué par leurs ouvrages
à répandre cet esprit jusque dans le peuple. S'établit-il dans un
faubourg quelque faiseur de miracles? le peuple y court en foule,
et l'esprit philosophique est pris pour dupe. Je me rej^résente
les philosophes vrais ou prétendus , qui ont quelque réforme à
faire ou à prêcher , comme étant sur le bord d'un fleuve très-
rapide qu'ils se proposent de franchir ; ils assemblent leur siècle
sur le bord du fleuve , le haranguent et l'exhortent à les imiter.
522 DE LA LIBERTÉ
Ils se jettent ensuite dans le lleuve , et à travers une grêle de
traits , ils le passent à la nage , ne doutant point que leur siècle
ne les suive. A peine ont-ils passé , qu'ils se retournent et voient
leur siècle à l'autre bord , qui les regarde , qui se moque d'eux ,
et qui s'en va ; c'est la fable du Berger et de son troupeau ( La
Fontaine , livre IX, fable 9 ). Ne jugeons donc pas de l'effet de
la musique italienne sur le commun des spectateurs , par celui
qu'elle a produit sur un petit nombre. Son futur empire, fût-il
aussi infaillible qu'il est douteux , aura besoin de temps pour
s'établir. Toute musique, pour peu qu'elle soit nouvelle, de-
mande de l'habitude pour être goûtée par le vulgaire; c'est pour-
quoi si l'opéra français a quelque décadence à craindre , elle
n'arrivera que peu à peu, et il pourra survivre encore à la gé-
nération qui le regrette. Qu'elle jouisse en paix de ses tranquilles
plaisirs ; mais qu'elle ne prétende point régler ceux de la géné-
ration suivante.
XII. On fait contre la musique italienne une objectioti plus
raisonnable que les précédentes : cest quelle nous obligerait de
substituer à notre opéra français râpera italien^ que ce dernier
est froid et languissant , que nous en serions bientôt ennuj-és , et
qu ainsi nous perdrions d'un côté sans rien gagner de Vautre.
Avant de répondre à cette objection , observons d'abord qu'elle
ne paraît pas avoir frappé comme nous les autres nations de l'Eu-
rope. Toutes sans exception ont rejeté notre opéra et notre mu-
sique , pour leur préférer l'opéra et la musique des Italiens , soit
que l'opéra français ne leur ait pas paru aussi supérieur à ceux
d'Italie que nous l'imaginons , soit que le dégoût pour notre
musique l'ait emporté chez elles sur les avantages que nous pou-
vons avoir du côté des pièces et du genre de spectacle. Cette dé-
cision générale de l'Europe est d'autant moins suspecte , qu'en
proscrivant notre opéra, elle a universellement adopté notre
théâtre français , qui est en effet le meilleur modèle qu'on ait
encore du genre dramatique. Les étrangers ont fait plus; malgré
la préférence qu'ils donnent à la musique italienne sur la nôtre ,
ils n'ont pas pour cela renoncé à notre langue en faveur de l'ita-
lienne , qui cependant n'est peut-être pas inférieure à la fran-
çaise, et que bien des gens de lettres osent même lui préférer.
En vain dirait-on que les étrangers ne sont prévenus contre notre
opéra , que faute de le connaître et de l'entendre. Parmi cette
foule d'Anglais , d'Espagnols, d'Allemands et de Piusses, qui ac-
courent à Paris de toutes parts , à peine s'en trouve-t-il un seul
que nos ouvrages lyriques ne fassent bâiller jusqu'aux vapeurs.
C'est un tintamarre qui leur rompt la tête; ou un plain-chant
DE LA MUSIQUE 523
qui les endort par sa langueur , quand il ne les révolte pas par sa
prétention ; s'ils prennent plaisir à quelque partie du spectacle,
c'est à nos danses ; mais elles ne suffisent pa^ pour les dédommager
de trois heures de bruit et d'ennui ; ils sortent en se bouchant
les oreilles , et on ne les y voit guère reparaître. Quelques uns ,
il est vrai, moins difficiles ou moins sincères, semblent approuver
et partager notre plaisir. On dit plus ; on assure que depuis deux
ans la musique française commence à réussir à Yienne , oii on la
détestait autrefois ; mais je crains bien que cet empressement,
survenu tout à coup aux Autrichiens pour notre musique , ne
soit de la part de nos nouveaux alliés un simple accueil de po-
litesse et de reconnaissance.
XIII. Cependant serait-il juste de régler absolument notre
goût, quant aux spectacles en musique , sur l'opinion et l'exemple
des étrangers, eux qui dans tout le reste sont accoutumés à pren-
dre le goût français pour le modèle du leur? Quelque général
que soit leur suffrage en faveur de l'opéra italien , s'ensuit-il que
nous ferions bien de les imiter? La forme de cet opéra, il faut
en convenir , le rend uniforme et ennuyeux ; celle du nôtre est
sans comparaison plus variée et plus agréable. Nous avons , ce
me semble , mieux connu qu'aucun autre peuple le vrai carac-
tère de chaque théâtre ; chez nous la comédie est le spectacle de
V esprit , la tragédie celui de V cime, l'opéra celui des sens; voilà
tout ce qu'il est et tout ce qu'il peut être. Oii la vraisemblance
n'est pas , l'intérêt ne saurait s'y trouver, au moins l'intérêt sou-
tenu ; car l'intérêt de la scène est fondé sur l'illusion , et l'illusion
est bannie d'un théâtre où un coup de baguette transporte en un
moment le spectateur d'une extrémité de la terre à l'autre, et
cil les acteurs chantent au lieu de parler. Ce n'est pas que la
musique bien faite d'une scène touchante ne nous arrache quel-
quefois des larmes, ni que je veuille renouveler l'objection tri-
viale contre les tragédies en musique, que les héros j- meurent
en chantant; laissons au vulgaire ce préjugé ridicule , de croire
que la musique ne soit propre qu'à exprimer la gaieté ; l'expé-
rience nous prouve tous les jours qu'elle n'est pas moins suscep-
tible d'une expression tendre et douloureuse. Mais si la musique
touchante fait couler nos pleurs, c'est toujours en allant au cœur
par les sens ; elle diffère en cela de la tragédie déclamée , ou
pour parler plus juste de la tragédie ^«r/ee , qui va au cœur par
la peinture et le développement des passions. L'opéra est donc le
spectacle des sens , et ne saurait être autre chose. Or si les plai-
sirs des sens, comme nous l'éprouvons tous les jours, s'émoussent
quand ils sont trop continus , s'ils veulent de la variété et de
524 DE LA LIBERTÉ
rinterruption pour être goûtés sans fatigue , il s'ensuit que dans
ce genre de spectacle le plaisir ne peut entrer dans notre âme par
trop de sens à la fois; qu'on ne saurait, pour ainsi dire, laisser
trop de portes ouvertes , y mettre trop de diversité ; et qu'un
opéra qui réunit comme le nôtre les machines , les chœurs , le
chant et la danse , est préférable à l'opéra italien qui se borne
aTa spectacle et au chant. On prétend , je le sais , que les opéras (i)
italiens ont un avantage , en ce qu'ils peuvent être déclamés
comme chantés , ce qui n'aurait pas lieu dans les nôtres. Sup-
posé le fait vrai , tout ce qu'on en peut conclure , c'est qu'il faut
chanter nos opéras et déclamer (2) nos tragédies. Mais ce prétendu
avantage des tragédies italiennes , d'être également propres au
chant ou à la déclamation , rend à mes yeux leur mérite bien,
suspect. C'est n'avoir point de caractère que d'en pouvoir si faci-
lement changer ; et je ne sais ce qu'on doit penser d'un genre de
pièces , auquel la forme de la représentation est indifférente.
J'accorderai pourtant , si l'on veut , que le meilleur opéra de
Quinault déclamé fera moins de plaisir que le meilleur opéra
de Métastase déclamé de même ; j'accorderai encore que la
meilleure tragédie de Racine, mise en musique, nous plaira moins
que la meilleure tragédie chantée de Métastase ; mais qu'on
joue à la suite l'une de l'autre une tragédie de Racine et une
de Métastase , et qu'on exécute de même successivement un
opéra de Métastase , et un opéra de Quinault mis en bonne mu-
sique : et malgré toute l'estime que mérite le poète italien , je
ne doute pas que l'avantage du parallèle ne demeure aux deux
poètes français.
XIV. Au reste , quel que doive être le succès de cette épreuve ,
il sera toujours incontestable que la tragédie parlée est préfé-
rable à la tragédie chantée ; la première est une action , dont
la vérité ne dépend que de ceux qui l'exécutent, la seconde ne
sera jamais qu'un spectacle. Quelque superstitieux admirateur
de l'antiquité m'opposera sans doute les tragédies grecques : les
anciens, àira-l-il, nos modèles et nos maîtres, connaissaient aussi
bien que nous la nature, et le mérite de V imiter telle quelle est.
Cependant chez eux les pièces de théâtre étaient chantées ; et ils
y trouvaient apparemment plus d'avantages que dans la simple
déclamation. Si on voulait répondre en servile adorateur des
anciens, qui regarde leur exemple et leur autorité comme un
argument sans réplique , on pourrait dire que la question dont
(1) J'ccris opéras au pluriel, malgré la décision contraire, parce qu'il me
semble que la dernière syllabe de ce mol est longue au pluriel.
(2) Je me sers ici du mot déclamer, tout impropre qu'il est, parce que nous
n'en avons point d'autre pour opposer la tragédie parlée à la tragédie chantée.
DE LA MUSIQUE. 525
il s*agît est fort difficile à décider; qu'elle tient a plusieurs
autres qu'on n'a point encore résolues , sur la nature des lan-
gues anciennes , sur leur prosodie , sur la musique des Grecs ,
sur la mélopée du chant dramatique , sur la forme et la gran-
deur des anciens théâtres ; nous n'avons en effet sur tous ces
objets que des notions fort imparfaites ; car les historiens sont
comme les commentateurs , tres-diffus sur ce quon ne leur de-
mande pas, et muets sur ce quon voudrait savoir. Mais on ac-
corde que les anciens aient préféré dans leurs tragédies le chant
à la déclamation ; et on ne craindra pas de dire que sur ce
point nous avons touché de plus près qu'eux à la nature. Que la
musique des Grecs ait été aussi parfaite qu'on voudra ; les siècles
d'ignorance qui l'ont détruite , nous ont dédommagé en un sens
du plaisir qu'ils nous ont fait perdre, puisqu'ils nous ont forcés
de nous rapprocher de la vérité , en substituant la parole au chant
dans nos représentations dramatiques (i). Il semble que le propre
des siècles d'ignorance est de représenter la nature plus grossière,
mais aussi plus vraie; et celui des siècles de lumière, de la peindre
plus délicate, mais plu^ déguisée. Nous ne prétendons pas pour
cela qu'on doive toujours représenter sur le théâtre la nature
exacte et toute nue: mais nous croyons qu'on ne saurait l'imiter
trop fidèlement, tant qu'elle ne tombe point dans la bassesse. Per-
sonne ne regrettera dans nos tragédies les fossoyeurs du théâtre
anglais ; mais peut-être y pourrait-on désirer plus d'action et
moins de paroles , moins d'art et plus d'illusion. Il serait à sou-
haiter surtout que nos acteurs fussent un peu plus ce qu'ils repré-
sentent; presque tous ne paraissent, si j'ose m'exprimer ainsi, que
des marionnettes dont on ne voit point le fil d'archal, mais dont les
mouvemens n'en sont pas plus naturels et mieux entendus. Je ne
dis rien du peu de vérité que nous avons mis dans les accessoires
du spectacle, dans la décoration de la scène , dans les circons-
tances locales, dans l'habillement des personnages. Un de nos
grands artistes , qui ne sera pas soupçonné d'ignorer la belle na-
ture par ceux qui ont vu ses ouvrages , a renoncé aux spectacles
,que nous appelons sérieux, et qu'il n'appelle pas du même nom ;
la manière ridicule dont les dieux et les héros y sont vêtus (2) ,
(î) Ce n'est pas la seule obligation que nous avons à ces siècles obscurs ,
qncvnous méprisons quelquefois injustement. Nous leur devons la plupart des.
inventions utiles, le papier, la faïence , le linge, les moulins à -vent, la
boussole, l'imprimerie, et plusieurs antres. Des hommes de génie servaient
rhumanitepar ces découvertes, tandis que les poètes faisaient de mauvais
vers, les, écrivains de mauvaise prose , et les philosophes de maiwais raison-
neniens.
(2) Sur le Théâtre-Français , et même sur celui de l'Opéra , on a commerce
34
526 DE LA LIBERTÉ
dont ils y agissent , dont ils y parlent , dérange toutes les idées
qu'il s'en est faites ; il n'y retrouve point ces dieux et ces héros ,
auxquels son ciseau sait donner tant de noblesse et tant d'âme ;
et il est réduit à chercher son délassement dans les spectacles de
farce dont les tableaux burlesques sans prétention , ne laissent
dans sa tête aucune trace nuisible. Quelquefois , au milieu de la
représentation d'une pièce de théâtre, j'imagine qu'un philoso-
phe , qui n'aurait aucune idée de cette espèce de plaisir, soit
transporté tout à coup au milieu de la salle ; alors je n'aperçois
plus avec lui que des automates qui parlent et se remuent sur
des planches , quelques êtres animés qui ont la bonté de converser
avec eux , et des enfans qui ont la simplicité de s'amuser de ce
bizarre assemblage; et je vois mon philosophe, comme Démo-
crite , regarder un moment le spectacle , et bien plus long-temps
les spectateurs. Mais encore une fois , ces défauts si communs
dans nos représentations dramatiques , sont ceux de l'exécution ,
et nullement du genre ; ils disparaîtront quand les auteurs sau-
ront mieux exprimer, et les acteurs mieux sentir. Au contraire
les défauts de l'opéra sont essentiellement attachés à sa nature ;
et puisqu'on ne peut les détruire, tout ce qui nous reste à tenter
est de les rendre agréables.
XV. Revenons donc à nos drames en musique. Si nous étions
réduits à l'aUernative , ou de conserver notre opéra tel qu'il est ,
ou d'y substituer l'opéra italien , peut-être ferions-nous bien de
prendre le premier parti. Notre opéra nous amuse, nous le
croyons du moins , et il est fort douteux que l'opéra italien en
fît autant. Ainsi nous ôter l'opéra français pour y substituer
l'opéra italien , ce serait vraisemblablement nous mettre dans le
cas de ce malade dont parle Horace , qui dans son délire croyait
assister aux spectacles les plus agréables , qui devint malheu-
reux par sa guérison en perdant son erreur , et qui priait les mé-
decins de la lui rendre. Mais ne serait-il pas possible , en conser-
vant le genre de notre opéra tel qu'il est, d'y faire par rapport à
la musique des changemens qui le rendraient bientôt supérieur
à l'opéra italien? Nous deviendrions alors les législateurs de l'Eu-
rope pour le théâtre lyrique , comme nous l'avons été pour le
dramatique ; et cette gloire serait assez flatteuse pour notre va-
nité. Or il paraît que le seul moyen d'y parvenir , est de substi-
tuer, s'il est possible , la musique italienne à la française. Cette
h se rapprocher davantage rie la veiilc dans les habilleracns, gnlcç h made-
moiselle Claiiou, qui n''imitait pas moins la nature dans son jeu qnc le cos-
tume dans ses iiabits.
DE LA MUSIQUE. 537
proposition demande que nous entrions dans quelques détails
sur le caractère des deux musiques , et sur la manière d'appli-
quer la musique italienne à notre langue.
•
XVI. Nous supposons , comme un fait qui n'a pas besoin d'être
prouvé, la supériorité delà musique italienne sur la nôtre. On
ne doute de cette vérité qu'en France , il n'y a plus même qu'une
partie de la nation qui en doute , et les étrangers s'étonnent
qu'elle en doute encore. Qu'on fasse ses délices de la musique
française, tant qu'on n'en connaîtra point d'autre, rien n'est plus
naturel et plus permis : mais que parmi ceux qui ont entendu ou
plutôt écouté les deux musiques , il puisse y avoir deux avis sur
la préférence , qu'il soit même possible de balancer , c'est ce qui
doit paraître bien étrange à toute oreille tant soit peu délicate ,
et à toute âme tant soit peu sensible. En vain les partisans de la
musique française , pour couvrir sa nullité et sa faiblesse , affec-
tent de vanter le beau simple , qui en fait selon eux le caractère;
de ce que le beau est toujours simple , ils en concluent que le
simple est toujours beau ; et ils appellent simple ce qui est froid
et commun, sans force., sans âme , et sans idée.
XVII. Ce serait néanmoins être indigne de goûter la musique
italienne , et incapable de la sentir, que d'applaudir sans discer-
nement et sans choix à tout ce qui nous vient en ce genre d'au-
delà des monts. Outre la foule de compositeurs médiocres qui
abonde toujours dans un pays oii la musique est fort cultivée ,
comme elle l'est en Italie , le bon goût , il faut l'avouer , y dé-
génère sensiblement. Pergolèse , trop tôt enlevé pour le progrès
de l'art, a été le Raphaël de la musique italienne : il lui avait
donné un style vrai , noble et simple, dont les artistes de sa na-
tion s'écartent un peu trop aujourd'hui. Le beau siècle de cet
art semble être en Italie sur son déclin, et le siècle de Sénèque
et de Lucain commence à lui succéder. Quoiqu'on remarque en-
core dans la musique italienne moderne des beautés vraies et su-
périeures, l'art elle désir de surprendre s'y laisse voir trop souvent
au préjudice de 'la nature et de la vérité. Ce n'est pas d'aujour-
d'hui que les Italiens éclairés s'en aperçoivent eux-mêmes, et
gémissent de cet abus. Mais il a sa source dans un défaut peut-
être incurable; l'amour excessif des Italiens pour la nouveauté
en fait de musique. Le plus admirable opéra n'est jamais repré-
senté deux fois sur le même théâtre , l'on préfère à YArtaxercc
de Vinci , à V Olympiade de Pergolèse, les mêmes pièces mises
en musique par un compositeur médiocre. Nous sommes tombés
dans l'inconvénient contraire ; et nos musiciens les plus célèbres
n'osent encore toucher aux opéras de Lully, comme nos ancêtres
ôoB DE LA LIBEP.TÉ
n'osaient s'écarter par respect de la doctrine d'Aristote. Ainsi la
passion pour le changement corrompt la musique au-delà des
Alpes , et une timidité superstitieuse en relarde les progrès parmi
nous. Le seul genre de musique qiîi n'ait rien perdu en Italie ,
qui peut-être même s'y est perfectionné , c'est le genre burlesque
et comique : les libertés qu'il permet , la variété dont il est sus-
ceptible , laissent le génie des compositeurs plus à son aise. La
musique des intermèdes , quand elle est composée par un habile
artiste , est rarement médiocre , souvent admirable ; la musique
des tragédies est quelquefois admirable , et souvent médiocre.
XVin. Les Italiens ont donc de fort mauvaise musique, et
même en très-grande quantité. Mais juger la musique italienne
sur ce qu'elle a de faible ou de défectueux , c'est juger notre
école de peinture par nos tableaux d'enseigne. Et oii en serions-
nous, si les Italiens voulaient apprécier la musique française par
celle que nous reconnaissons nous-mêmes pour détestable ? C'est
d'après ce que les deux musiques ont de meilleur qu'il faut les
comparer : et quand on fera cette comparaison avec un peu de
lumières, de sentiment, et de bonne foi ^ quand on aura mis
la richesse , la chaleur et la variété des Italiens à côté de
notre monotonie , denotre froideur et de notre indigence , pourra-
t-on ne pas penser avec toute l'Europe, que la musique ita-
lienne est une langue dont nous n'avons pas seulement l'alphabet?
Tout se réduit donc à savoir si nous devons, ou plutôt si nous
pouvons adopter cette musique , si notre 023éra pourra s'y prêter,
et jusqu'à quel point il en sera susceptible. Mais , dira-t-on , ne
serait-il pas plus court de donner à l'opéra italien la forme du
nôtre? oui, si on pouvait engager les Italiens à changer leur opéra,
et les Français à abandonner leur langue ; et c'est ce qui ne
paraît pas facile. J'ai meilleure opinion de la docilité de nos
musiciens; la plupart semblent assez peu attachés à la musique
ancienne ; cette disposition paraît surtout dans les jeunes artistes ,
qui sont ceux dont on doit le plus espérer; l'impénitence finale
est le partage des autres. Déjà même sur le théâtre de l'Opéra ,
sur ce théâtre si attaché à ses anciens usages , on a hasardé des
nouveautés ; nous y avons vu un opéra gascon. C'est un pas
-vers des changemens plus nécessaires et plus agréables ; à la vé-
rité le pas est un peu en arrière; car il ne s'agit point, comme
on l'a fait dans cet opéra , de garder notre musique et de changer
notre langue; il s'agit de garder notice langue , et de changer, si
nous pouvons , notre musique. Mais enfin cette innovation , quelle
qu'elle soit, prouve que nous osons risquer encore, et que parmi
nous la superstition de l'opéra n'est pas tout-à-fait incurable.
DE LA MUSIQUE. $29
XIX. Il y a dans notre musique trois choses à considérer,
le récitatifs les airs chantans , et les symphonies ; parcourons
successivement ces trois objets. On entend quelquefois les parti-
sans de Lully se récrier d'admiration sur ce que c'est un étranger
qui a créé notre récitatif. Il y paraît ; on sait à quel point la
prosodie y est estropiée , surtout dans les finales. On ne dira pas
sans doute que ce contre-sens prosodique , si je puis l'appeler
de la sorte , soit un agrément dans notre chant ; mais on pré-
tendra peut-être qu'il est inévitable. Il y aurait d'abord un
moyen facile d'y remédier ', ce serait de ne faire jamais tomber
les chutes musicales que sur des terminaisons masculines; et
là-dessus il serait aisé au musicien et au poète de s'entendre.
Mais nous ne voyons pas d'ailleurs pourquoi il est plus néces-
saire de faire sentir les finales dans le chant que dans la conver-
sation et dans la déclamation même. En effet le caractère du
chant , et surtout du récitatif, étant d'approcher du discours
le plus qu'il est possible , pourquoi les chutes musicales y se-
raient-elles plus marquées qu'elles ne le sont dans le discours ?
Aussi ne le sont-elles pas dans le récitatif des Italiens, bien plus
analogue à leur langue que le récitatif français ne l'est à la
nôtre. Ils paraissent avoir bien mieux étudié que nous la marche
et les inflexions de la voix dans la conversation ; et il est singu-
lier que dans une langue aussi remplie que la française de
finales muettes, le récitatif appuie sur ces finales, tandis qu'il
fait le contraire dans la langue italienne, dont les finales sont
moins sourdes et les voyelles plus éclatantes. On dirait que c'est
un Français qui a créé le récitatif italien , comme c'est un Italien
qui a inventé le nôtre.
XX. Cependant il ne faut pas le dissimuler ; le récitatif ita-
lien dont nous faisons ici l'apologie, déplaît à la plupart des
oreilles françaises. On ne doit pas en être surpris ; comme c'est
un genre moyen entre le chant et le discours , il exige néces-
sairement dans celui qui l'écoute , l'habitude de l'entendre ,
jointe à la connaissance de la langue italienne et de sa prosodie.
Ainsi le jugement sévère que nous portons à cet égard pourrait
bien être précipité. Une réflexion sufîira pour le faire sentir.
Outre le récitatif courant des scènes , qui marche presque aussi
vite que la déclamation ordinaire, les Italiens en ont un autre
qu'ils appellent récitatif o^//g'e, c'est-à-dire, accoinpagné d'ins-
trumens , et qu'ils emploient souvent avec succès dans les mor-
ceaux d'expression , et surtout dans les tableaux pathétiques.
Ce véciinûî obligé , quand il est bien fait, et il est rare qu'il ne
le soit pas lorsqu'il est traité par un bon maître /produit sur
53o DE LA LIBERTÉ
Foreille la moins sensible une impression qui n^est ni moins
vive ni moins agréable que celle des plus beaux airs italiens.
D'excellens juges même ne balancent pas à lui donner la préfé-
rence sur les airs, j^arce que l'expression du sentiment y est
Hioins chargée , plus simple, et par conséquent plus vraie; il
semble enfin , tant la vérité et -la nature ont des droits sur nous,
que ce récitatif o^/z^e est entendu quelquefois avec plaisir par
les ennemis même du récitatif italien ordinaire. Cependant il
n'y a point entre l'un et l'autre de différence réelle , la marche
est absolument semblable; seulement le récitatif oZ/Z/^e^ dont
on fait souvent usage dans les monologues, est coupé, interrom-
pu , et soutenu par l'orchestre qui sert comme d'interlocuteur ;
et d'ailleurs ce récitatif étant employé pour l'ordinaire à des
expressions vives , les inflexions de la douleur , de la joie , du
désespoir, de la colère y sont plus sensibles et plus fréquentes
que dans le récitatif courant; comme elles le sont davantage
dans un discours animé que dans le discours ordinaire.
XXL Peut-être objectera-t-on que les momens de repos mé-
j nages par les instrumens dans le récitatif obligé ^ les tableaux et
I l'expression qu'ils y ajoutent , les inflexions des passions , et pour
1 ainsi dire les tons de l'âme , plus marqués dans ce récitatif,
• suffisent pour le rendre très-différent du récitatif italien ordi-
; naire, dont la route uniforme et non interrompue produit une
( monotonie insupportable. Nous répondrons d'abord que notre ré-
citatif même n'est pas plus exempt de monotonie que le récitatif
italien, et qu'il joint à ce défaut une lenteur encore plus fatigante
et plus odieuse. Nous répondrons en second lieu, que la monoto-
nie du récitatif est peut-être un mal nécessaire, un inconvénient
inévitable attaché à la nature de la scène lyrique. En effet qu'est-ce
qu'un opéra? Une pièce de théâtre mise en haut. Or dans une
pièce de théâtre, tout n'est pas destiné aux grands mouvemens des
passions ; l'âme ne peut y être agitée que par intervalles : il faut né-
cessairement, pour l'exposition du sujet , pour la préparation des
scènes , pour le développement de l'action , des momens de re-
pos oii le spectateur ne doit qu'écouter. Je demande maintenant
comment ces scènes d'exposition, ces scènes de développement,
ces scènes préparatoires doivent être traitées par le compositeur?
La musique n'est point une langue ordinaire et naturelle : c'est
une langue de charge, peu faite par conséquent pour expri-
mer les chosesindifférentes ou les pensées communes; elle n'est
propre par sa nature qu'a rendre avec énergie les impressions
vives, lessentimens profonds, les passions violentes, ou à peindre
les objets qui les font naître. Que doit donc faire le musicien
DE LA MUSIQUE. 53i
dans les endroits nombreux du poëine , où il n'y aura ni pas-
sions, ni mouveinens à exciter? tera-t-il simplement réciter et
déclamer ces morceaux comme une pièce de théâtre ordinaire?
Mais cette déclamation trancherait trop avec le chant qui sui-
vrait, et Topera ne serait alors qu'un tout bizarre et monstrueux,
La vraisemblance , il est vrai , ne se trouve pas dans un opéra
chanté d'un bout à l'autre ; mais elle j est moins blessée que
dans un opéra moitié chanté, moitié parlé; il est plus facile de
se prêter à la supposition d'un peuple qui dit tout en musique ,
qu'à celle d'un peuple dont la langue est mêlée de chant et de
discours. Il faut donc que dans un opéra tout soit chanté. Mais
tout ne doit pas y .être chanté de la même manière, comme
dans le discours tout n'est pas dit du même ton, avec la même
froideur et le même mouvement. Il doit donc y avoir entre les
airs et le récitatif une différence très-marquée par l'étendue et
la qualité des sons, par la rapidité du débit , et par le caractère
de l'expression. La nature du chant ordinaire, de ce qu'on ap-
pelle proprement ainsi, consiste en trois choses 5 en ce que la
marclie y est plus lente que dans le discours ; en ce que Van
appuie sur les sons comme pour les faire goûter dai-antage à
r oreille f enfin en ce que les tons de la voix et les intervalles
quelle parcourt , j varient fréqueimnent et presque ci chaque
syllabe. Le premier et le second de ces caractères n'appartien-
nent point à un bon récitatif; le troisième doit à la vérité s'y
trouver, maisd'une manière moins marquée que dans le chant.
D'un côté la rapidité du débit rend la succession des intervalles
moins sensible dans le récitatif, et de l'autre cette succession
doit y être plus fréquente que dans le discours , mais moins que
dans le chant ordinaire. Yoilà ce que les Italiens ont senti ;
voilà ce qu'ils pratiquent avec raison, et on ose dire, avec succès,
Au contraire un des grands défauts de notre opéra , c'est que
le récitatif n'est pas assez distingué des airs. Aussi les étrangers
nous demandent-ils avec surprise quelle différence nous y met-
tons, ou plutôt pourquoi nous n'y en mettons pas ; depuis l'ou-
verture jusqu'à la toile baissée, ils attendent toujours, disent-ils,
que l'opéra commence.
XXII. Ce récitatif auquel nous tenons si fort , et dont nous
avons même la simplicité de nous glorifier^ est aujourd'hui dans
nos opéras d'un ennui plus mortel que jamais. Les acteurs, pour
faire briller leur voix, ne songent qu'à crier et à tramer leurs
sons; la vivacité du débit, si nécessaire au récitatif, est absolu-
ment ignorée d'eux ; peut-être même n'en ont-ils pas l'idée.
On assure que du temps de Lully le récitatif se chantait beau-
532 DE LA LIBERTÉ
coup plus vite , et il en était moins fastidieux ; Lully qui était
homme de goût, et même de génie , quoique peu versé dans
son art , parce que l'art de son temps était encore au berceau ,
sentit au moins, dans ce premier âge de la musique , que le ré-
citatif n'était pas fait pour être exécuté avec effort et lenteur,
comme des airs destinés à exprimer les sentimens de l'âme.
Depuis le temps de Lully, notre récitatif, sans rien gagner
d'ailleurs , a même perdu le débit que cet artiste lui avait donné ,
et qu'il faudrait tâcher de lui rendre. Nous avouerons néan-
moins qu'on n'y réussira qu'imparfaitement, en lui conservant
le caractère qu'il a reçu de Lully même^, et qu'on s'obstine à
retenir. Les cadences , les ténues, les ports de voix que nous
y prodiguons, seront toujours un écueil insurmontable au débit
ou à l'agrément du récitatif; si la voix appuie sur tous ces orne-
mens , le récitatif traînera; si elle les précipite, il ressemblera
à un chant mutilé. Mais ne serait-il pas possible, en supprimant
toutes ces entraves, de donner au récitatif français une forme
plus approchante de la déclamation ? Ycici quelques réflexions
que je hasarde sur ce sujet : je les exposerai dans l'ordre oii elles
se sont présentées à mon esprit.
XXIIL J'assitais à une représentation de la. Sen^a padrona^
l'un des chefs-d'œuvre de Pergolèse. On sait à quel point les airs
de cet intermède sont estimés en Italie ; ils ont même obtenu
jusqu'à notre suffrage, et il est difficile en effet de pousser plus
loin dans le chant l'imitation de la nature et la vérité de l'ex-
pression. Les airs de la Serva padrona sont mêlés à l'ordinaire
d'un récitatif, dont on assure que les connaisseurs d'Italie ne
font pas moins de cas. Ce récitatif n'avait d'abord fait sur moi
qu'une impression légère, sans m'affecter ni en bien ni en mal :
l'ébranlement que les airs chantans avaient produit dans mon
oreille, y subsistait encore après que ces airs étaient finis, en-
tretenait mon plaisir , et dérobait mon attention au récitatif.
Je l'écoutai plus attentivement dans les représentations sui-
vantes , et j'y trouvai une vérité qui m'étonna ; il me parut si
peu différent du discours , que j'avais besoin d'une sorte d'at-
tention pour me convaincre que ce n'était pas en effet une
scène absolument parlée ; je croyais entendre "une conversation
italienne. Les inflexions fréquentes, et les changemens de ton
que je remarquais dans le dialogue , ne détruisaient point l'illu-
sion ; car on sait que la prononciation des Italiens est beaucoup
plus chantante et plus musicale que la nôtre. J^oilà^me disais-je>
des acteurs dont le dialogue est une simple déclamation ^ ils
chantent néanmoins^ car ce dialogue, outre quil est facile à
DE LA MUSIQUE. 533
noter, a déplus ufi accompagnement qui le nourrit et le soutient.
Donnons à ce récitatif moins de rapidité , ajoutons'^ des ca-
dences, des ports de 7wix , des ténues qui n'j sont pas, ce
sera du chant ordinaire. L'examen de la partition que je fis
bientôt après, justifia ma pensée; je m'aperçus qu'en chantant
ce récitatif avec la lenteur et les prétendus agrémens du nôtre ,
il devenait un récitatif français, mais sans comparaison moins
naturel et moins agréable que dans son premier état. Cette
observation me conduisit à une autre. Si le récitatif italien ,
disais-] e , pew^ se chanter à la française, le récitatif français
ne pourrait-il pas se chanter à V italienne? le premier a perdu
en se transformant, peut-être le second y gagnerait-il. J'es-
sayai donc; je pris le premier opéra qui se présenta sous ma
main ; je chantai le récitatif à l'italienne , en retranchant les
cadences, les ports de voix, les ténues, et en y mettant la ra-
pidité et le débit nécessaires à une bonne déclamation; et voici
ce que je remarquai avec autant de plaisir que de surprise. Dans
les endroits oii le récitatif imitait le mieux le discours , il n'y
avait pas de comparaison entre le plaisir que me faisait ce réci-
tatif débité à l'italienne, et le dégoût qu'il me causait, crié et
traîné à la française. Dans les endroits au contraire oii le musi-
cien s'était écarté des tons de la déclamation, c'est-à-dire , du
sentiment et de la nature, rien de plus désagréable et de plus
affreux que le récitatif français italianisé.
XXIV. De cette observation , que tout musicien peut aisé-
ment faire , nous osons tirer une conséquence qui révoltera peut-
être d'abord certains lecteurs , mais qui nous paraît mériter
quelque attention de la part de ceux qui s'intéressent au pro-
grès de l'art; c'est que si le récitatif français était aussi bien
composé qu'il le peut être, on devrait le débiter à V italienne.
Car il est certain qu'étant chanté de cette manière , il ressemble
beaucoup mieux à la déclamation , et j)lus exactement à pro-
portion qu'il est mieux fait. Nous avons même dans notre réci-
tatif quelques morceaux, à la vérité en petit nombre, oii il serait
facile à l'auditeur de s'y tromper, et de prendre le récitatif ainsi
chanté pour un véritable discours. On peut citer pour exemple
ces vers de la scène célèbre du second acte de Dardanus.
A cet art lout-puissant n'est-il rien d'impossible?
Et s'il était un coeur trop faible trop sensible
Dans de funestes nœuds malgré lui retenu,)
Pourriez-vous
DARDANUS.
Vous aimez, ô ciel! qii'ai-je entendu I
534 DÉ LA LIBERTÉ
IPHISE.
Si vous dlcs surpris en apprenant ma flamme,
De quelle horreur screz-vous prévenu,
Quand vous saurez l'objet qui règne sur mon âme ?
DARDANUS.
Je tremble je frémis..... Quel est votre vainqueur? etc.
Nous croyons pouvoir proposer ce morceau à tous nos artistes
français , comme le modèle d'un bon récitatif. Il nous semble
qu'un excellent acteur qui aurait à déclamer tout cet endroit
de la scène de Dardaniis , le rendrait précisément comme il
est mis en musique. Pour parler plus exactement , et pour ne
rien outrer, car il peut y avoir plusieurs manières différentes ,
toutes également bonnes , d'exprimer le sentiment renfermé
dans ces vers, je suppose qu'un acteur intelligent les débite à
l'italienne, en se conformant à la note, mais en mettant d'ail-
leurs dans son débit les inllexions , les finesses, les nuances, les
degrés de fort et de faible nécessaires pour faire sortir l'expres-
sion ; et je crois pouvoir assurer que le chant se fera sentir à
peine , et qu'on croira simplement entendre une scène tragique
bien rendue. Je vais plus loin , et j'ose prédire que ce morceau ,
débité de la manière dont je le propose par une excellente
actrice, ferait plus de plaisir que le même morceau chanté k
pleine voix par la même actrice, avec toute la perfection dont
i! est susceptible ; les traits du chant proprement dit sont plus
marqués , et si on ose parler de la sorte , plus grossiers que ceux
de la simple déclamation ; celle-ci a dans l'expression du senti-
ment certaines délicatesses, dont la voix poussée avec plus d'ef-
fort ne serait pas capable. Cette différence entre le chant et la
déclamation paraîtrait surtout à l'avantage de la dernière dans
les premiers vers qu'on a cités, et s'il était un cœur trop faible ,
trop sensible , etc. , oii il n'est pas possible de porter plus loin
que le compositeur l'a fait, la vérité du sentiment et la ressem-
blance du chant avec le discours. La voix y monte presque à
chaque syllabe par semi-tons, c'est-à-dire, par les moindres
degrés naturels, comme elle le doit faire quand on vient eu
tremblant découvrir un sentiment dont on rougit, mais dont
on n'est pas le maître ; car cette élévation de ton graduelle et in-
sensible est l'effet que doit produire d'un côté la force de la pas-
sion qui ne peut plus se contraindre, de l'autre la timidité natu-
relle qui s'enhardit par degrés. C'est cet endroit de la scène de
Dardanus que nous devons citer et apprendre , et non pas l'air ,
arrachez de mon cœur, peu naturel pour les paroles, et com="
niun pour la musique.
DE LA MUSIQUE, 535
XXV. Si le récitatif, comme tout le monde en convient ,
doit n'être qu'une déclamation notée , on peut en conclure
qu'une des lois les plus essentielles à observer dans le récitatif,
c'est de uf pas faire parcourir à la voix un aussi grand espace
que dans le chant, et d'en régler V étendue sur celle des ions de
la 7)oix dans la déclamai ion ordinaire. Le seul cas oli l'on puisse
se permettre de sortir des limites naturelles à la voix, c'est dans
certains momens de passion, oii la voix, même en déclamant,
franchirait ces limites ; encoi'e ces momens doivent être rares ,
et même ne se rencontrer guère que dans le récitatif obligé,
qui par son objet , son accompagnement et son caractère, doit
approcher un peu plus du chant. Lully, dont nous regardons
le récitatif comme un modèle de perfection , est souvent tombé
dans le défaut d'y faire parcourir un trop grand espace à la
voix. On peut s'en convaincre en chantant son récitatif à l'ita-
Jienne ; car on s'apercevra bientôt que ce récitatif sort en mille
endroits de l'étendue que la voix peut parcourir dans la décla-
mation la plus animée.
XXVL Je ne prétends pas au reste décider absolument ,
quelque porté que je sois à le croire, que notre récitatif réussît
sur le théâtre de l'Opéra , étant débité comme je le propose,
à l'italienne et avec rapidité ; mais je puis assurer au moins que
cette manière de le rendre n'a point déplu à d'excellcns juges
devant lesquels j'en ai hasardé l'essai ; tous unanimement l'ont
préférée à la langueur insipide et insupportable du récitatif de
nos opéras ; et je crois que la différence les eût encore frappés
davantage , si l'exécution eût été moins imparfaite , et le récita-
tif mieux composé. C'est à l'expérience à nous apprendre si
cette manière de chanter doit être admise sur la scène lyrique.
Mais il paraît au moins incontestable qu'on doit rejeter tout
récitatif, qui, étant débité de la sorte hors du théâtre, choquera
grossièrement nos oreilles ; c'est une preuve certaine que l'ar-
tiste s'est grossièrement écarté des tons de la nature , qu'il doit
avoir toujours présens. Ainsi un- musicien veut-il s'assurer s'il a
réussi dans son récitatif; qu'il l'essaie en le débitant à l'italienne,
et s'il lui déplaît en cet état, qu'il jette son récitatif au feu. On
peut observer que les deux vers du monologue éCArmide , que
Ptousseau trouve les moins mal déclamés ,
Est-ce ainsi que je dois me venger auiourd'hui?
Ma colère s'cleiiit quand j?approchc de lai,
sont en effet ceux qui étant récités à l'italienne , auraient moins
l'apparence de chant.
536 DE LA LIBERTÉ
XXVII. Ce monologue à'Armide^ vanté par nos pères comme
un chef-d'œuvre, jouissait paisiblement de sa réputation, lors-
que le citoyen de Genève a osé l'attaquer. Sa critique est restée
sans réponse. En vain le célèbre Rameau , pour l'honneur de
notre ancienne musique , qui devrait néamoius lui être plus in-
différent qu'à personne, a essayé de venger Lully des coups
que Rousseau lui a portés.
Si Pergania dextrâ
Defendi passent , etiam hâc defensa fuissent.
Mais en changeant, comme il l'a fait, la basse de Lully en di-
vers endroits, pour répondre aux plus fortes objections de Rous-
seau , en supposant dans cette basse mille choses sous -entendue s
auxquelles Lully n'a jamais pensé , il n'a fait que montrer com-
bien les objections étaient solides. D'ailleurs, en se bornant à
quelques changemens dans la basse de Lully , croit-on avoir
ranimé et réchauffé ce monologue , où le poète est si grand et le
musicien si faible , oii le cœur d'Armide fait tant de chemin ,
tandis que Lully tourne froidement autoiir de la même modu-
lation , sans s'écarter des routes les plus communes et les plus
élémentaires? Nous nous en rapportons au témoignage de son
illustre défenseur. Eût-il fait ainsi chanter Armide? eût-il donné
à sa basse cette marche terre à terre , si traînante , si écoliere
et si triviale ? Lully , répondra-t-on , n'en pouvait faire davan-
tage , dans l'état d'imperfection et de faiblesse oii la musique
était alors. Cela peut être , mais il ne s'agit pas de juger le mo-
nologue à^ Armide sur l'impossibilité qu'il pouvait y avoir, il y
a cent ans, d'en faire un meilleur ; il s'agit de juger ce mono-
logue en lui-même ; et peu nous importe qu'il ait été admirable
pour nos pères , s'il est devenu insipide pour nous. Excusons les
fautes de Lully , mais avouons-les. Cet artiste a donné à notre
raïusique tout l'essor dont elle était capable en commençant à
naître : il transporta à l'opéra français la musique italienne telle
qu'elle était de son temps ; il ne faut pour s'en convaincre que
jeter les yeux sur les anciens opéras d'Italie , et les comparer
aux siens. Les innovations qu'il osa faire dans notre musique
causèrent une révolution ; on commença par s'élever contre lui,
et on finit par avoir du plaisir et par se taire. Mais il avouait lui-
même , en mourant , qu'il voyait bien au-delà du point oii il
avait porté son art ; c'était un avis qu'il donnait , sans le vouloir,
à ses admirateurs. Ces froids enthousiastes , car une musique
sans chaleur ne peut en avoir d'autres , nous assurent quel-
quefois que les belles scènes des opéras de Lully sont si parfai-
tement mises en musique , qu'un homme d'esprit et de goût
DE LA MUSIQUE. 537
qui ne saurait point les paroles , les devinerait en entendant
chanter la note. Si cette expérience est faite de bonne foi et
qu'elle réussisse , le Florentin mérite des autels ; mais l'expé-
rience ne sera pas même tentée.
XXVIII. Qu'il nous soit permis de considérer un moment ici
l'étrange effet de l'injustice et de la prévention des hommes.
Lully , de son vivant , était sur le trône , et Quinault dans le
mépris ; cependant, quelle distance de l'un à l'autre , eu égard
au degré de perfection oii chacun d'eux a porté son art ? Le
plus grand éloge d'un poëte , dit Voltaire , est quon retienne
ses vers ; et l'on sait des scènes entières de Quinault par cœur.
Que d'invention , que de naturel , que de sentiment , que d'é-
lévation même quelquefois , enfin que de beautés d'ensemble et
de détails dans ses poèmes lyriques î Combien de tableaux a-t-il
donné à faire à Lullj , que cet artiste a manques totalement ,
ou peut-être même n'a pas sentis? Mais Quinault était créateur
d'un genre , et d'un genre oii tout le monde se croit j«iige ; c'en
était assez pour déchaîner contre lui les prétendus gens de goût ,
et les échos de leurs décisions. Les beaux-esprits qui étaient
pour lors à la mode , ennemis d'autant plus redoutables qu'ils
avaient eux-mêmes beaucoup de talent et de mérite , étaient
parvenus à rendre ridicule aux yeux d'une cour dont ils étaient
l'oracle , l'auteur de la Mère coquette , de Thésée , è^ Atj s et
à'Armide. La génération suivante, il est vrai , n'en a pas jugé
comme eux ; et le fameux satirique du dernier siècle serait au-
jourd'hui bien étonné de voir ce Quinault qu'il outrageait , mis
par la postérité siir la même ligne que lui , et peut-être au-dessus.
Mais qu'importe cet honneur aux mânes du persécuté ? Tel a
été le triste sort d'une multitude d'hommes célèbres ; on les
insulte, on les déchire , on les tourmente de leur vivant ; on leur
rend justice quand ils ne sont plus en état d'en jouir ^ raremei t
même entrevoient-ils , à travers les nuages que l'envie répand
autour d'eux , la justice tardive et inutile que la postérité leur
prépare ; la satire est pour leur personne , et la gloire est pour
leur ombre.
XXIX. Si le récitatif de nos opéras nous ennuie, les airs
chantans ne nous offrent guère de quoi nous dédommager. Nous
avons déjà observé qu'en général ils diffèrent trop peu du réci-
tatif : cette ressemblance se remarque surtout dans les scènes ;
elle est un peu moindre entre les récitatifs des scènes , et quel-
ques airs placés dans les divertissemens , oii nos musiciens ont osé
quelquefois se donner carrière. Mais ces airs ont un défaut en-
core plus grand que les airs des scènes; c'est que la musique, ou
538 DE LA LIBERTÉ
plutôt les notes y sont 2>rodiguées pour l'ordinaire sur des pa-
roles vides de sens , et incapables de rien inspirer à l'artiste ;
c'est toujours Vamour qui vole , qui règne ou qui triomphe , le
musicien qui fait des roulades , l'acteur qui les exécute comme
il peut , et l'auditoire qui applaudit en bâillant; ainsi le peu de
musique vocale que nous avons , tombe presque uniquement sur
des paroles qui ne valent pas même la peine d'être chantées.
Ces airs ne méritent donc point par eux-mêmes qu'on songe à
les perfectionner , mais plutôt à les proscrire ; car la musique
manque son but , quand elle déploie ses richesses en pure perte,
et sur des syllabes. Ce que nous allons dire a donc moins pour
objet les airs chantans qui se trouvent dans nos opéras , que
ceux qui devraient y être, et faire l'âme de nos scènes lyriques.
Les Italiens ont un grand nombre d'airs de cette espèce ; c'est
une princesse qui déplore la perte ou V infidélité de son amant ;
un malheureux qui évoque et qui voit V ombre de son père ; une
mère qui croit son fils assassiné par wi tyran , et qui se livre
tout à la fois ii des mouvemens de désespoir et de fureur. Le
grand mérite de ces morceaux est d'être liés à la situation et
d'en augmenter l'intérêt. Mais malheureusement les Italiens
n'observent pas toujours celte règle , et les airs de leurs scènes
sont trop souvent détachés du sujet ; ce sont des maximes , des
comjiaraisons , des images qui refroidissent nécessairement l'ac-
tion , quelque bien rendues qu'elles puissent être par le compo-
siteur et par le poëte. On ne peut s'empêcher, par exemple ,
de reconnaître ce défaut dans l'air célèbre chanté par Arbace ;
T^o solcando un mar crudele , tout admirable qu'il est pour
la musique et pour les paroles : il n'est pas dans la nature qu'Ar-
bace accusé, innocent et prêt à périr, se compare en beaux vers
il un nautonier égaré , qui a perdu ses 7?oilcs , qui voit Vonde se
soulever et le ciel se coiivrir de nuages. Arbace sort encore plus
de la nature dans ce qu'il ajoute , qu'abandonné de tout le
monde , il a pour seule compagne son innocence , qui le conduit
elle-même au naufrage.
XXX. La première loi des airs est donc d'intéresser par le
sujet , et d'attacher par les paroles. Si on les envisage mainte-
nant du côté de la musique, il faut y distinguer le chant , l'ac-
compagnement et la mesure. Point de véritable chant sans ex-
pression , et c'est en quoi la musique des Italiens excelle. Il n'est
aucun genre de sentiment dont elle ne nous fournisse des mo-
dèles inimitables. Tantôt douce et insinuante ., tantôt folâtre et
gaie, tantôt simple et naïve , tantôt enfin sublime et pathétique ,
tour à tour elle nous chrirwc , nous enlève et nous déchire. Des
DE LA MUSIQUE. 539
hardiesses expressives , des licences heureuses , des routes de
modulations détournées et savaîUes , et néaninoins toujours na-
turelles, voilà son caractère et ses richesses. Toutes les oreilles
françaises , pour l'honneur de notre nation , n'y sont pas in-
sensibles. Il est vrai qu'il y en a beaucoup d'incrédules , et ce
qui est pis encore , bien des oreilles hypocrites , qui feignent
par air un plaisir qu'elles n'ont pas. Un moyen sûr pour les con-
naître , c'est d'examiner les jugemens qu'elles portent des diifé-
rens airs italiens qu'elles entendent; ceux qui leur plaisent pour
l'ordinaire davantage, sont ceux qui sont le plus à la française.
Je me souviens que dans l'intermède du Mattre de Musique ,
l'air de VEcho eut un grand succès auprès de ces prétendus ama-
teurs. C'e'tait pourtant un air assez commun , indigne d'être
comparé à plusieurs autres du même intermède , qui avaient
glissé sur les oreilles vulgaires. De pareils juges , qui ne goûtent
dans la musique italienne que ce qu'elle a de plus trivial , ne
sont pas faits pour sentir l'expression q-^.i en est l'âme. Mais
cette expression n'a pas échappé parmi nous à l'espèce d'hommes
qui , par leur état , doivent s'y connaître mieux que les autres ,
aux gens de lettres et aux artistes. La plupart sont devenus par-
tisans aussi zélés de la musique italienne , qu'antagonistes dé-
clarés de la nôtre, et l'opéra français leur est aujourd'hui in-
supportable, du moins à presque tous ceux qui me sont connus.
XXXI. Et comment ne le serait-il pas ? Le chant français a
le défaut le plus contraire à l'expression ; c'est de se ressembler
toujours à lui-même. La douleur et la joie , la fureur et la ten-
dresse y ont le même style (1) ; toujours la même route de mé-
lodie , la même marche de modulation , et toujours la marche
la plus élémentaire, la plus étroite et la moins variée ; en sorte
que celui qui va entendre un air français, peut s'assurer d'a-
vance qu'il l'a déjà entendu cent fois auparavant. Au reste, c'est
encore moins nos musiciens qu'il faut accuser de celte indigence
que leurs auditeurs. Chez la plupart des Français, la musique
qu'ils appellent chantante , n'est autre chose que la musique
commune , dont ils ont eu cent fois les oi'eilles rebattues; pour
eux un mauvais air est celui quils ne peuvent fredonner ^ et un
mauvais opéra , celui dont ils ne peuvent rien retenir.
XXXII. Mais, diront - ils , o« trouvez-vous donc V expres-
sion de la musique italienne 7 est-ce dans ces répétitions éter-
nelles des mêmes paroles, dans ces roulemens prodigués à con-
(i) A l'article Expression, dans VEncy clopéJie , on prouve que le chant
(le Mcdu-^e , dans Pcrsée, irait aussi bien sur des paroles à'nn caractère tout
dilTcrent.
54o DE LA LIBERTÉ
tre-seîis , et pr^olougés jusqu'à la fatigue , erifin dans ces points
d'orgue ridicules 7 A dieu ne plaise ; ces faux ornemens , loin
de contribuer à l'expression , y nuisent au contraire beaucoup :
mais de pareils défauts se corrigent aisément , il n'est besoin
pour cela que d'effacer. Au contraire , pour rendre nos airs
français expressifs , il faut y ajouter la vie qui leur manque ,
et cela ne se fait pas d'un trait de plume ; la musique italienne
est défectueuse par ce quelle a de trop , la musique française
par ce qui nj est pas.
XXXIIL Non -seulement les Italiens devraient supprimer
dans leurs airs la répétition si souvent ennuyeuse des mêmes
paroles, ils feraient bien de supprimer aussi la répétition totale
de l'air après la reprise. Nous les avons imités dans cette répé-
tition , et nous n'en avons pas mieux fait. Peut-être aussi de-
vraient-ils le plus souvent supprimer la reprise même , oii le
musicien , pour l'ordinaire , se néglige. A l'égard des roulemens,
ils sont presque toujours déj^lacés , surtout quand on fait parler
les passions; et il faut convenir que la musique italienne mo-
derne en est ridiculement chargée. Ce que nous disons des rou"
leinens ^ nous le dirons à plus forte raison des points d'orgue,
uniquement propres à faire briller le chanteur aux dépens du
goût et de la nature. C'est s3iCvi?ieY V expression , c'est-à-dire ,
Y dîne de la musique^ à l'amour-propre de celui qui l'exécute ,
amour -propre d'ailleurs très -mal entendu; car le sentiment
rendu par l'acteur avec vérité , lui ferait bien plus d'honneur
auprès des vrais juges que ses tours de force ou de souplesse. On
prétend que \es points d'orgue ^onYVZxeni être moins fastidieux,
et contribuer même à l'expression , si l'acteur les savait faire de
manière qu'ils fussent comme l'abrégé et la récapitulation de
l'air qu'il vient de chanter. Mais je n'entends rien à cette ré-
capitulation prétendue ; je ne conçois pas comment elle se peut
faire, ni comment tous ces fredons recherchés , mis à la suite
les uns des autres pour terminer un air pathétique , n'effaceront
pas l'impression qu'il a faite au lieu de la fortifier ; et je félicite
ceux qui en voient là-dessus plus que moi. En général , la mu-
sique itcdienne moderne est encore plus défectueuse par le mau-
vais goût de ceux qui V exécutent , que par les écarts de ceux
qui la composent. Ce n'est pas que l'art et l'habileté des chan-
teurs laissent rien à désirer , c'est au contraire qu'ils n'en font
paraître que trop ; c'est qu'ils ajoutent presque à chaque note
des ornemens nouveaux à ceux que le compositeur avait déjà
trop accumulés. Ils sont parvenus même à gâter souvent à force
de charge les plus excellcns airs comiques : pour l'ordinaire le
DE LA MUSIQUE. ^x
tnusicieii met dans ces airs le juste degré de plaisarilerie qui doit
y être ; tout ce qui est au-delà , est bouffonnerie et grimace.
Mais en voilà assez sur rexpression du chant considéré en lui-
même , et sur son exécution. Venons à raccompagnement.
XXXIV. La fureur de nos musiciens français est d'entasser
parties sur parties; c'est dans le bruit qu'ils fent consister V effet; la
voix estcouverte et étouffée par leurs accompagnemens, auxquels
elle nuit à son tour. On croit vingt livres ditférens lus à la fois;
tant notre harmonie a peu d'ensemble. Faut-il s'étonner si les
Italiens disent que nous ne savons pas écrire la musique? L'ori^
gine de ce défaut vient de la prévention de nos artistes en faveur
de l'harmonie au préjudice du chant, en quoi ils sont dans
une grande erreur. Pour une oreille que l'harmonie affecte, il
y en a cent que la mélodie touche par préférence. Ce n'est pas
que nous ne reconnaissions tout le mérite d'une harmonie bien
entendue. Elle nourrit et soutient agréablement le chant ;. alors
l'oreille la moins exercée fait naturellement et sans étude nne
égale attention à toutes les parties; son plaisir continue d'être
un, parce que son attention, quoique portée sur différens objets,
est toujours une. C'est en quoi consiste vin des principaux charmes
de la bonne musique italienne ; et c'est là cette unité de mélodie
dont Rousseau a si bien établi la nécessité dans sa lettre sur la
musique française. C'est avec la même raison qu'il a dit ailleurs :
les Italiens ne veulent pas quon entende rien dans V accompa-
gnement y dans la basse ^ qui puisse distraire V oreille de l'objet
principal y et ils sont dans Vopinion que V attention s'évanouit en
se partageant. Il en conclut très-bien qu'il y a beaucoup de
choix à faire dans les sons qui forment l'accompagnement, pré-
cisément par cette raison , que l'attention ne doit pas s'y porter.
En effet, parmi les différens sons que l'accompagnement doit
fournir, en supposant la basse bien faite, il faut du choix pour
déterminer ceux qui s'incorporent tellement avec le chant, que
l'oreille en sente l'effet sans être pour cela distraite du chant, et
qu'au contraire l'agrément du chant en augmente. L'harmonie
sert donc à fortifier et à faire valoir un dessus bien composé ;
ajoutons même , ce qui est très-vrai , qu'une basse bien faite
contient tout le fond et tout le dessein du chant, que les diffé-
rentes parties ne font que déi^elopper, et pour ainsi dire, dé-
tailler à V oreille. Mais en avouant celte vérité, et en convenant
même des grands effets de l'harmonie dans certains cas, recon-
naissons la mélodie comme devant être presque toujours l'objet
principal. Préférer les effets de l'harmonie à ceux de la mélodie,
éoi'.s ce prétexte que lune est le fondement de l'autre^ c'est à
I. 35
542 - DE LA LIBERTÉ
peu près comme si on voulait soutenir que les fondemens cVunc
maison sont l'endroit Le plus agréable à habiter, parce que tout
V édifice porte dessus.
XXXV. li se pourrait aureste que les Italiens même n'eussent
pas tiré de l'harmonie tout le parti qu'ils auraient dû. Ces grands
iirtistes font à la vérité un usage assez fréquent de quelques
accords peu connus à nos musiciens ; mais est-il bien certain qu'on
■ne.n puisse pas encore employer d'autres? L'oreille est ici le vrai
juge, ou plutôt le seul ; tout ce qu'elle approuve pourra dans
l'occasion être mis en usage avec succès ; ce sera ensuite à la
théorie à chercher l'origine des nouveaux accords, ou, si elle
n'y réussit pas , à ne leur point donner d'autre origine qu'eux-
mêmes. Je crains que la plupart des musiciens, soit français, soit
étrangers , les uns prévenus par des sj-stèmes , les autres aveu-
glés jy^ir la routine, n'aient exclu de Tharmonie plusieurs accords,
qui peut-être en certaines circonstances produiraient des effets
inattendus. Je m'en rapporte là-dessus à des oreilles plus sen-
sibles, plus exercées et plus savantes que les miennes. Mais, je
le répète, je les voudrais sans prévention ^ et c'est peut-être ce
qui sera le plus difficile à trouver.
XXXVI. Nous ne dirons qu'un mot de la mesure, qui est
d'une nécessité indispensable dans la musique. Ce n'est pourtant
pas par l'exactitude de- la mesure que nos opéras se distinguent;
elle y est à tout moment estropiée ; aussi les Italiens renoncent-
ils à accompagner nos airs. La mesure manque à notre musique
par plusieurs raisons , par Vincapacité de la plupart de nos
acteurs ; par la nature de notre chant ; j)ar celle des prétendus
ngrémcns dontnous le chargeons, et qui ne sentent quli en troubler
la marche 'y enfin par le peu de soin que nous avons de donner
aux mom>emens lents une mesure marquée. Nous avons sur ce
dernier genre de mouvemens un préjugé bien étrange. Nous ne
saurions nous persuader, grâce à la finesse de notre tact en
musique, qu'une mesure vive et rapide puisse exprimer un
autre sentiment que la joie; comme si une douleur vive et fu-
rieuse parlait lentement. C'est en conséquence de cette persuasion
que les morceaux vifs du slabat., exécutés gaiement au concert
spirituel, ont paru des contre-sens à plusieurs de ceux qui les
ont entendus. Nous pensons sur ce point à peu près comme
nous faisions il y -a très-peu de temps sur l'usage des cors de
chasse. On sait , pour peu qu'on ait entendu de beaux airs
italiens pathétiques , l'efiét admirable que cet iustrument y pro-
duit ; avant ce temps nous n'aurions pas cru qu'il pût être placé
ailleurs que dans une fête de Diane.
DE LA MUSIQUE. . 5.?3
XXXYII. Il nous resle à exainmer si l'on peut Iranspcrlerà !.a
langue française les beautés de la musique ità!iennv'* chaiitanle.
Les étrangers^ le nient. , maison p^ut, les récuser pour juges;
plusieurs français en (lout(înl , et il faut leur *tvou%r du moins
que la langue italienne sera toujours infininienl. plus propre^^au
chant qr.e la nôtre. Mais «enfin devons-nous désespérer si légè-
rement de pouvoir accommoder le chant italien à notre langue?
il ne s'agit peut-élre que d'y accoutumer nos <y\-e.il\ês. Si on
peut en venir à bout, c'est par ]a route qu'on a prise depuis'
assez peu de temps , en ajustant à'd'excellens airs, italiens des
paroles françaises, et en commençant cet essai par Je genre
comique, qui trouve toujours^le spectateur moins sévère contre
les innovations qu'on lui présente. Cette petite su|1*?rcherie a
très-bien réussi au théâtre italien; Sn ^ s'élaft pas precau-
tionné contre le plaisir, et on en a eu; ou a cru entendre de
la musique française, parce qu'on n'entendait plus les paroles
italiennes. C'est aussi par ce me aie genre comique qu'il faudra
commencer pour essayer, si on le juge à propo^, le nouveau
genre de récitatif que nous avons proposé. Le Devin du village^
dont le récitatif est très-bien fait et très-propre au débit ,
serait susceptible, si je ne me trompe, de i'énreuve dont il est
question ; et il y a lieu de croire qu'elle y réussirait. Ainsi, en
gagnant du terrain peu à peu , en ne faisant pas tout à coup des
innovations trop hardies, en ne hasardant une tentative qu'a-
près une autre , on se mettra à portée de prononcer sans partia-
lité et sans précipitation sur une des troi"S propositions avancées
par Piousseau, que nous îie pommons avoir de musique; car pour
les deux autres elles me paraissent très-décidées. Je crois très-
fermement avec lui, que nous- n avons point de musique^ ou du
moins que nous en avons trop peu pour nous, en gloripfler; mais
je ne puis être de son avis dans ce qu'il ajoute, que si jamais
nous en avons, une, ce sera Lanl pis pour nous , puisque nous
n'en aurons , selon lui , que quand nous aurons changé la nôtre.
Je dois à cette occasion une sorte d'excuse au leclenr sur le
langage que j'ai employé dans tout le cours de cet écrit. J'ai
toujours parlé de la musique italienne et de la française ,
comme s'il y avait deux musiques, et comme si la première
îx'était pas en effet la seule qui méritât ce nom. C'est unique-
ment pour me conformer à l'usage que je me suis exprimé d'une
autre jnanière ; et j'avoue qu'au lieu d'employer ie teriîie de
musique française , j'aurais dû dire , ce que nous appelons de
la nntsiquc , et qui nen est pas.
XXXYIIL Nous avons beaucoup moins à reformer dans nos
544 I>E LA LIBERTÉ
symphonies que dans nos chants. Plusieurs de celles de Ra-
meau ne nous laissent rien à , désirer. Parmi un grand nombre
d'exemples que j'en pourrais rappeler ici, je me bornerai au
ballet desjielirs dans les Jndes galantes , dont les airs de danse
si bien dialogues et si pittoresques forment la scène muette la
plus expressive. Sur cette partie, les Italiens même sont moins
riches que nous. Car je compte pour rien la quantité prodigieuse
des sonates que nous avons d'eux. Toute cette musique purement
instrumentale, sans dessein et sans objet, ne parle ni à l'esprit
ni à l'âme, et mérite qu'on lui demande avec Fontenelle , sonate
que me veux-tu ? Les auteurs qui composent de la musique
instrumentale ne feront qu'un vain bruit, tant qu'ils n'auront
pas dans la tête , à l'exemple , dit-on , du célèbre Tartini , une
action oii une expression à peindre. Quelques sonates, mais en
assez petit nombre , ont cet avantage si désirable, et si nécessaire
pour les rendre agréables aux gens de goût. Nous en citerons une
qui a pour titre Didone ahhandonata. C'est un très-beau mono-
logue; on y voit se succéder rapidement et d'une manière très-
marquée, la douleur , V espérance , le désespoir, avec des degrés
et suivant des nuances différentes ; et on pourrait de cette sonate
faire aisément une scène très-animée et très-pathétique. Mais
de pareils morceaux sont rares. Il faut même avouer qu'en gé-
néral on ne sent toute l'expression de la musique , que lorsqu'elle
est liée à des paroles ou à des danses. La musique est une langue
sans voyelles ; c'est à l'action à les y mettre. Il serait donc à
souhaiter qu'il n'y eût dans nos opéras que des symphonies
expressives, c'est-à-dire dont le sens et l'esprit fussent toujours
indiqués en détail, ou par la scène, ou par l'action, ou par le
spectacle ; que les airs de danse toujours liés au sujet , toujours
caractérisés , et par conséquent toujours pantomimes , fussent
dessinés par le musicien , de manière qu'il fût en état d'en
donner pour ainsi dire la traduction d'un bout à l'autre , et que
la danse fût exactement conforme à cette traduction ; qu'une
symphonie qui aurait à peindre quelque grand objet, par exemple
le mélange et la séparation des élémens , fût expliquée et déve-
loppée au spectateur par une décoration convenable, dont le
jeu et les mouvemens répondissent aux mouvemens analogues
de la symphonie; en un mot, que les yeux toujours d'accord avec
les oreilles y servissent continuellement d'interprètes à la musique
instrumentale.
XXXIX. Il est dans nos opéras un genre de symphonie sur
lequel nous nous arrêterons un moment ; ce sont les ouvertures.
Celles de Lully , toutes insipides, et jetées d'ailleurs au même
DE LA MUSIQUE. 543
moule , ont été peudant plus de soixante ans le œocTèle inva-
riable de celles qui les ont suivies ; durant tout ce temps , il n'y
a eu qu'une ouverture à l'Opéra ^ si même on peut dire qu'il
y en eût une. Rameau a le premier secoué le joug , et osé tenter
une autre roule. Que d'objections ne fit-on pas d'abord contre
cette nouveauté ? Ce ne sont pas là des ouvertures , disait-on ;
comme s'il était décidé qu'une ouverture dut essentiellement
commencer par un morceau grave ^toujours composé à la façon
de Lully , de croches et de noires pointées. Enfin nous avons
adopté depuis peu le genre d'ouverture des opéras italiens; et,
s'il m'est permis de le dire , ce n'est pas en cela que nous aurions
dû les imiter. Car qu est-ce quune ouverture? c'est la pièce de
musique qui commence un opéra , et qui doit préparer l'auditeur
à ce qu'il va entendre. Le caractère de cette pièce doit donc être
différent suivant le genre de situation qu'on va mettre sous les
yeux du spectateur. Pourquoi donc faut-il qu'une ouverture soit
toujours formée , comme le pratiquent les Italiens, d'un allegro,
d'un adagio, et d'un passe-pied? Le passe-pied surtout, qui
n'est par sa nature qu'un air de danse , et de danse vive et lé-
gère, est bien déj^lacé dans ce genre de symphonie. Je ne prétends
point cependant , avec quelques écrivains modernes , qu'une
ouverture dojve être la préface et comme l'analyse de l'opéra
qui doit suivre ; cette analyse et cette préface ne me paraissent
pas plus intelligibles ni plus praticables que la prétendue récapi-
tulation des points d'orgue dans les airs italiens. Mais le caractère
naturel et nécessaire d'une ouverture, c'est d'être l'annonce de
la première scène , la ritournelle convenable au tableau que cette
scène doit présenter. Prenons pour exemple l'opéra de Thétis.
La Nuit qui descend sur son char ouvre le prologue , et chante
ces vers ;
Achevons notre cours paisible ,
Achevons de verser nos tranquilles pavots; *
Mortels , dans votre sort pe'nible ^
Le plus grand bien est le repos.
Que doit faire l'ouverture? une symphonie bruyante et variée
annoncera d'abord et peindra les différens mouvemens qui
agitent les hommes ; cette symphonie se calment peu à peu , et
s'adoucissant par degrés, dégénérera enfin, à la levée de la
toile , en un sommeil qui servira de prélude et d'accompagne-
ment au chant de la nuit. L'ouverture d'^mût/î??.? doit présenter
un tableau tout opposé. Alquif et Urgande endormis , brusque-
ment réveillés par un coup de tonnerre, forment la première
scène du prologue. L'ouverture doit donc commencer par un
sommeil, sur lequel la toile se lèvera à la première mesure; et
5^6 DE LA LIBERTÉ DE LA MUSIQUE.
ce sommeil devenant totijours plus profond et plus lent, finira
tout à coup et sans gradation par une symphonie bruyante.
XL. Rameau a suivi ce plan dans plusieurs de ses ouvertures,
et en a fait des tableaux. L'ou^%rture de Zaïs peint le débroml-
lement du chaos, celle de Nais le combat des Titans, celle de
V\nXeGVarn\'i'e de la Folie, celle de Pygmalion les coups de ciseau
d'un sculpteur. Désirons pour le progrès de l'art que ce modèle
soit imité. Mais il faut pour cela que le musicien et le décorateur
s'entendent, que l'orchestre et le machiniste agissent de con-
cert, et que le spectacle soit toujours le tableau détaillé de la
symphonie ; sans quoi l'image musicale sera imparfaite et man-
quée. Il faut de plus, et c'est là l'essentiel, des musiciens de
génie , qui sentent toute l'énergie et la variété des peintures dont
la musique est capable, et qui soient en état de les exécuter dans
toule leur étendue. Nous disons dans toute leur étendue , car,
en matière d'expression , rien ne prouve davantage le défaut de
génie , que de rester à moitié chemin ; c'est une marque qu'on
a enîçevu le but, et qu'on n'a pas eu la force d'y arriver; un
compo-iteur'qui rie rend son idée qu'à îuoitié ou faiblement,
ressemble k un écrivain qui n'a pu trouver le mot propre ; la
musique est mnnquée quand elle ne produit pas tout l'effet qu'on
a droit d'en attendre , quand l'auditeur voit au-delà de ce que
lui présente l'artiste. Nous pourrions donner d!?s exemples frap-
pans de ce diéfaut dans plusieurs morceaux de musique, qui ont
néanmoins de la réputation parmi nous ; mais les auteurs sont
\ivans , et nous n'écrivons pas pour offenser.
XLÏ. Yoilà bien des réflexions qu'on trouvera peut-être ha-
sardées , mais qui, bonnes ou mauvaises , ne valent pas à coup
sûr un bel air de mus'que. L'artiste qui crée et qui réussit est
bien préférable au philosophe qui raisonne ; aussi ne souge-t-on
guère à donner des préceptes, qu.nnd on est en état de fournir
des modèles. R.aphaël n'a point fait de dissertations, mais des
tableaux. En musique nous écrivons , et les Italiens exécutent,
"Les deux «alioi/s à cet égard sont l'image de ces deux architectes
qui* se présentèrent aux Athéniens pour uii monument que la
République voulait faire élever. L'un d'eux parla long-temps et
forl éloquemment sur son art ; l'autre , après l'avoir écouté, ne
prononça que ces mots ; cequila dit , je le ferai.
DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
EN MATIÈRE DE RELIGION.
i^uœ caput à ^>celi regianibus ostendebat.
Lu<:ret. I.
PRÉFACE,
i^ES réflexions Irès-utiles, on ose le dire, à la religion même, et qui
jic peuvent manquer par cette raison d'obtenir le suffrage des vérita-
bles gens de bien, ne pourront aussi manquer de déplaire à tous ceux
qui en usurpent seulement le nom. Heureusement l'intérêt qui anime
ces derniers est trop à découvert pour que le public impartial y soit
trompé j et c'est à ce public que l'auteur en appelle. La religion, qu'il
s'est toujours fait un devoir de respecter dans ses écrits, est la seule
chose sur laquelle il ne demande point de grâce, et sur laquelle il
espère n'en avoir pas besoin. Si le fanatisme de la superstition lui pa-
raît odieux , celui de l'impiété lui a toujours paru ridicule , parce
qu'il est sans motif comme sans objet. Aussi a-t-il cette consolation,
qu'on n'a pu tirer encore une seule proposition répréhensible dans ses
ouvrages. Il ne parle point des passages qiton a tronqués ou falsifiés
pour le rendre coupable ; des imputations vagues qu'on lui a faites ; des
intentions qu^on lui a prêtées ; des interprétations forcées qu'on a don-
nées à ses paroles ; avec une pareille méthode, on trouverait des erreurs
dans les écrits même des Pères. Il a eu le malheur ou l'avantage d'être
un des principaux auteurs de Y Encyclopédie ^ et l'Encyclopédie, peu
favorable à ces controverses futiles, a jeté sur tous les hommes de.
parti sans distinction , le ridicule et le mépris qu'ils méritent j tous les
hommes départi doivent donc se liguer pour la détruire j cela est na-
turel et dans l'ordre.
DE UABUS DE LA CRITIQUE
EN MATIÈRE DE RELIGION.
I. UN>ft<4teur assez ignoré et plus digne encore de l'être , le
P. Laubruss^, jésuite, donna autrefois un ouvrage que depuis
long-temps on ne lit plus , et dont le titre est le même que celui
de cet écrit. Il avait pour but de venger la religion des coups
impuissans que lui ont portés les incrédules et les hérétiques.
L'entreprise était très-louable ; il serait seulement à désirer
qu'il l'eût exécutée plus heureusement , et qu'il n'eut pas mis
trop souvent des déclamations et des injures à la place des
raisons (i). Néanmoins, sans approuver sa logique, on peut lui
tenir compte de son zèle , si le zèle doit couvrir la multitude des
inepties , comme la charité la multitude des fautes. Nous nous
projDosons ici un objet très-différent, qui n'est pas moins utile,
et que nous tâcherons de mieux remplir. C'est de venger les
philosophes des reproches d'impiété dont on les charge souvent
mal à propos y en leur attribuant des sentimens quils nont pas^
en donnant à leurs paroles des interprétations forcées , en tirant
de leurs principes des conséquences odieuses et fausses qu'ils
désavouent : en voulant enfin faire passer pour criminelles ou
pour dangereuses des opinions que le christianisme n a jamais
défendu de soutenir. Entre les abus sans nombre qu'on peut re-
procher à la critique, il n'en est point de plus funeste que celui
dont nous allons nous plaindre , et sur lequel il soit plus néces-
saire de la démasquer et de la confondre. L'importance de la
matière exigerait peut-être un ouvrage considérable ; les ré-
flexions que nous présentons n'en sont que le projet et l'esquisse;
puissent-elles mériter l'approbation des sages, également éclairés
sur les droits de la foi et sur ceux de la raison ! puisse le plan
d'apologie que je vais tenter en leur faveur, être goûté et saisi
par quelqu'un de nos illustres écrivains, plus digne et plus ca-
pable que moi de l'exécuter I
(i) Cest une chose incioyable qu'on ait laisse paraître dans le temps, sous
le sceau de l'autorité' publique, cet ouvrage du P. Laubrussel , où Pauteur
.semble avoir pris à tâche, h la vérité innocemment et de bonne foi, de re'unir
dans uu même volume ce qui a jamais e'té dit contre la religion de plus scan-
daleux et de plus impie, sans y répondre autrement que par des exclamations.
Ce livre n'est presque absolument qu'un recueil portatif des plaisanteries les
plus indécentes , et des descriptions les plus burlesques de nos mystères,
imprime ayec approbation et prii'ilége.
55o DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
II. Dans la défense comme dans la recherche de la vérité, le
premier devoir est d'être juste. Nous commencerons donc par
avouer que les défenseurs de la religion ont quelque raison de
craindre pour elle , autant néanmoins qu'on peut craindre pour
ce qui n'est pas l'ouvrage des hommes. On ne saurait se dissi-
muler que les principes du christianisme sont aujourd'hui indé-
cemment attaqués dans un grand nombre d'écrits. Il est vrai que
la manière dont ils le sont j^our l'ordinaire, est très-capable de
rassurer ceux que ces attaques pourraient alarmer : le désir de
n'avoir plus de frein dans les passions , la vanité de ne pas penser
comme la multitude, ont bien plus fait d'incrédules que l'illu-
sion des sophismes , si néanmoins on doit appeler incrédules ce
gratid nombre d'impies qui ne veulent que le paraître , et qui,
selon l'expression de Montaigne, t délient d'être pires qu'ils ne
peuvent. Cette grêle de traits émoussés ou perdus, lancés de
toutes parts contre le christianisme, a jeté l'efifroi dans le cœur
de nos plus pieux écrivains. Empressés de soutenir la cause et
l'honneur de la religion , qu'ils croyaient en péril , parce qu'ils
la voyaient outragée , ils ont été pour ainsi dire à la découverte
de l'impiété dans tous les livres nouveaux; et il faut avouer
qu'ils y ont fait une moisson tristement abondante. Mais quel-
ques uns d'entre eux, semblables à ces guerriers pleins décou-
rage que l'ardeur entraîne au-delà des rangs , et qui par un faux
mouvement prêtent le flanc à Vennemi, ont porté dans leur zèle
et dans leurs recherches une indiscrétion dangereuse à leur
cause. Quand ils n'ont pas trouvé d'impiétés réelles , ils en ont
forgé d'imaginaires pour avoir l'avantage de les combattre. Ils
ont supposé des intentions au défaut des crimes ; ils ont accusé
jusqu'au silence même. Sénateurs , disait autrefois un Romain ,
on m'attaque dans mes discours , tant je suis innocent dans mes
fictions ^ quelques uns de nos philosophes pourraient dire à son
exemple : on m'attaque dans mes pensées, tan tje suis irréprochable
dans mes discours. Denis , tyran de Syracuse , fit mourir un de
S:es sujets , qui avait conspiré contre lui en songe. Souvent il n'a
manqué au faux zèle, pour porter l'injustice encore plus loin, que
Je crédit ou la puissance. Le tyran punissait les rêves; les en-
nemis de 1{^ philosophie les supposent , demandent le sang des
coupables , et peu s'en est fallu quelquefois qu'ils ne l'aient
obtenu , à la honte de la raison et de l'humanité.
III. Rien n'a été plus commun dans tous les temps, que
Faccusation d'irréligion intentée conire les sages par ceux qui
ne le sont pas. Périclès eut à peine le crédit de sauver Anaxa--
gore , accusé d'athéisme par les piètres athéniens , pour avoir
EN MATIÈRE DE RELIGION. S'îi
prétendu que Vunwers était gouverné par une intelligence su-
prême suivant des lois générales et invariables. Les cendres
de Socrate fumaient encore , lorsqii'Arislote , cité devant les
mêmes juges par des ennemis fanatiques, fut contraint de se
dérober par Ja fuite à la persécution : Ne souffrons pas , dit-il ,
fju'on fasse une seconde injure à la philosophie. Ces Athéniens
superstitieux , qui applaudissaient aux impiétés d'Aristophane,
permettaient de tourner en ridicule les ohjets de leur culte, et
ne souffraient pourtant pas qu'on y en substituât d'autres. Il
n'était défendu chez les Grecs de parler de divinité, qu'aux seuls
hommes qui pouvaient en parler dignement. Mais sans remonter
aux siècles des Anax^gore, des Aristote etdes Socraîe, bornons-
nous à ce qui s'est passé dans le nôtre.
IV. Le fameux jésuite Hardouin , un des premiers hommes
fie son ^.iècle par la profondeur de son érudition, et un des
derniers par l'usage ridicule qu'il en a fait , porta autrefois
l'extravagaace jusqu'à composer un ouvrage exprès, pour mettre
sans pudeur et sans remords au nombre des athées des auteurs
respectables, dont plusieurs avaient solidement prouvé l'exis-
tence de Dieu dans leurs écrits ; absurdité bien digne d'un
visionnaire , qui prétendait que la plupart des chefs-d'œuvre
de l'antiquité avaient été composés par des moines du treizième
siècle. Ce pieux sceptique, en attaquant, comme il le faisait, la
certitude de presque tous les inonumens historiques , eût mérité
plus que personne le nom d'ennemi de la religion , si ses opi-
nions n'eussent été trop insensées pour avoir des partisans. Sa
folie , dit un écrivain célè])re , ôta à sa calomnie toute son atro-
cité; mais ceux qui rmomellent celte calomnie dans notre siècle^
ne sont pas toujours reconnus pour fous , et sont souvent très-
dangereux. Naturellement intolérans dans leurs opinions, quel-
que indifférentes qu'elles soient en elles-mêmes , les hommes
saisissent avec etupresseraent tout ce qui peut leur servir de
prétexte pour rendi^e ces opinions respectables. On a voulu lier
au christianisme les questions métaphysiques les plus conten-
tieuses , et les systèmes de philosophie les plus arbitraires. En
vain la religion, si simple et si précise dans ses dogmes, a re-
jeté constamment un alliage qui la défigurait ; c'est d'après cet
alliage imaginaire qu'on a cru la voir attaquée dans les ouvrages
oii elle l'était le moins. Entrons à cet égard dans quelque détail,
et montrons avec quelle injustice on alraité sur un point de cette
importance les plus sages et les plus respectables des philosophes.
V. Donnez-moi de la matière et du mouvement , et je ferai un
monde : ainsi parlait autrefois Descartes , et ainsi se sont expri-
552 DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
niés après lui quelques uns de ses sectafeurs. Cette proposition ,
<[u'on a regardée comme injurieuse à Dieu , est peut-être ce que
la philosophie a jamais dit de plus relevé à la gloire de l'Etre
suprême ; une pensée si profonde et si grande n'a pu partir que
d'un génie vaste, qui d'un coté sentait la nécessité d'une intel-
ligence toute-puissante pour donner l'existence et l'impulsion,
à la matière , et qui apercevait de l'autre la simplicité et la fé-
condité non moins admirable des lois du mouvement; lois ea
vertu desquelles le Créateur a renfermé tous les événemens
dans le premier comme dans leur germe, et n'a eu besoin pour
les produire que d'une parole , selon l'expression si sublime de
l'Ecriture. Voilà tout ce que la proposition de Descartes signifie
pour qui la veut entendre ; mais les ennemis de la raison ,
qui n aperçoivent qu'en petit les ouvrages du souverain Etre et
qui lui rendent un hommage étroit, pusillanime, et borné
comme eux, n'ont vu dans Vhommage plus grand et plus pur
du philosophe , qu'un orgueilleux fabricateur de systèmes ^ qui
semblait vouloir se mettre à la place de la divinité.
VI. Les newtoniens admettent le vide et l'attraction; c'était
à peu près la physique d'Epicure; or ce philosophe était athée;
les newtoniens le sont donc aussi; telle est la logique de quel-
ques uns de leurs adversaires. Il est pourtant vrai qu'aucune
philosophie n'est plus favorable que celle de Newton à la
croyance d'un Dieu. Car comment les parties de la matière,
qui par elle-même n'ont point d'action, pourraient-elles tendre
les unes vers les autres, si cette tendance n'avait pour cause la vo-
lonté toute-puissante d'un souverain moteur ? Un Cartésien athée
est un philosophe qui se trompe dans les principes ^ un Newtonien
athée serait encore quelque chose de pis , un philosophe incon-
s'quent,
VII. Quand je levé les jeux vers le ciel, dit l'impie , j'y crois
voir des traces de la divinité j mais quand je regarde autour de
moi,.. Regardez au dedans de vous , peut-on lui répondre , et
malheur à vous , si cette preuve ne vous suffit pas. Il ne faut
en effet que descendre au fond de nous-mêmes, pour recon-
naître en nous l'ouvrage d'une intelligence souveraine qui nous
a donné l'existence et qui nous la conserve. Cette existence est
un prodige qui ne nous frappe pas assez, parce qu'il est conti-
nuel ; il nous retrace néaitmoins à chaque instant une puissance
suprême de laquelle nous dépendons. Mais plus l'empreinte de
son action est sensible en nous et dans ce qui nous environne ,
plus nous sommes inexcusables de la chercher dans des objets
minutieux et frivoles. Un savant de nos jours, si persuadé de
EN MATIÈRE DE RELIGION. 553
rexistence cîe Dieu , qu'il en a cherché et donné des preuves-
nouvelles, a cru devoir attaquer quelques argumens puérils et
même indécens, par lesquels certains auteurs ont voulu établir
cette grande vérité , et n'ont fait que l'outrager et l'avilir. Ce
philosophe enlevait aux athées des armes que l'ineptie leur pré-
tait ; devait-il s'altenclre qu'on l'accusât de leur en fournir?
Yoilà néanmoins ce que des censeurs ignorans ou de mauvaise
foi n'ont pas eu hon'e de lui reprocher. Ainsi l'illustre Boerhaave
fut autrefois accusé de spinosisme, parce qu'ayant entendu
attaquer fort mal ce système par un inconnu plus orthodoxe
qu'éclairé, il demanda à l'advei'saire de Spinosa s'il avait lu
celui qu'il attaquait.
Yllt. Le même philosophe , trop facilement ébranlé du par-
tage dé certains scolasliques sur les argumens de l'existence de
Dieu, a prétendu que les preuves dont on l'appuie ne sont pas
des démonstrations proprement dites , qu'elles ne roulent que
sur des prohobilités très-grandes , et qu'ainsi elles ne peuvent
tirer une force invincible que de leur multitude et de leur union.
Nous sommes bien éloignés de croire qu'aucune preuve de l'exis-
tence de Dieu n'est rigoureusement démonstrative ; mais nous
n'en sommes pas plus disposés à taxer d'athéisme ceux qui pen-
seraient autrement. L'existence de César n'est pas démontrée
comme les théorèmes de géométrie ; est-ce une raison pour la
révoquer en doute ? Dans une infinité de matières, plusieurs ar-
gumens , dont chacun en particulier n'est que probable, peuvent
former dans l'esprit par leur concours une conviction aussi forte
que celle qui naît des démonstrations même; comme le con-
cours des témoignages pour constater un fait , produit une certi-
tude aussi inébranlable que celle de la géométrie, quoique d'une
espèce différente. C'est ce que Pascal lui-même avait déjà re-
marqué à l'occasion des preuves de l'existence de Dieu; et jamais
Pascal a-t-il été soupçonné de regarder cette vérité comme dou-
teuse? Les ennemis de ce grand homme ont bien dit que pour
réponse aux dix-huit ProwAzcza/e^-, il suffisait de répéter dix-huit
.fois qu il était hérétique; mais ils n'ont pas osé dire une seule fois
qu'il fût athée (i).
(i) Nous ne craindrons pas plus que ce grand homme d'être accuse d'a-
théisme, en faisant ici à son occasion même quelques reflexions sur certains
argumens qu'on joint pour l'ordinaire aux preuves de Pcxistence de Dieu.
De ce nombre est l'argument fameux qu'on appelle gageure de Pascal; il se
réduit à prouver qu'on risque davantage à nier un premier être fju'à l'ad-
mettre. Cet argument ne peut avoir de force qu'autant qu'il est joint avec
d'autres, qu'il les précède, et qu'il les prépare; et c'est aussi l'inicntion dans
laquelle Pascal Ta propose. Car il ne peut y avoir de risque pour nous à douter
554 DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
IX. Quelques écrivain'^, oiit avancé qiîe la notion développée
et distincte de la créati;m , n:; se Irouvait ni dans l'ancien , ni
dans le nouveau Testament; ou a attaqué cette assertion comme
impie; il eut été plus naturel ris la discuter par l'examen dés
passages même , et l'exanien n'en devrait pas être difticile. Mais
quelque parti qu'on prenne sur ce point de fait, il me semble
que la foi n'en a lien à craindre; ceci a besoin d'explication.
La création, comme les théologiens eux-mêmes le reconnais-
sent, est une Dcrité que la .-eule raison nous enseigne , une suite
nécessaire de V existence du premier Klre. Celte notion est donc
du nombre de celles qrje la révélaiion suppose, et sur lesquelles
il n'était pas besoin qu'elle s'expliquât d'une manière expresse
et particulière. Il sufïit qoe les livres saints n'aiiirment rien de
contraire ; c'est de quoi on ne les a jaiuais accusés. Et quand
même , comme on l'a prétendu , quelques anciens Pères de l'É-
glise ne se seraient pas assez clairement exprimés sur ce même
sujet de la création , serait-ce une raison pour supposer qu'ils ont
cru la matière éternelle ?
X. L'opinion qu'on a attribuée à deux ou trois Pères de l'Eglise
sur la nature de l'âme , a excité les mêmes clameurs et raériîe la
même réponse. Si on en croit différens critiques, ces Pères n'ont
pas eu sur la spiritualité du principe pensant des idées bien dis-
tinctes, et paraissent l'avoir fait matériel. La prétention bien
ou mal fondée de ces critiques a suffi pour les faire accuser du
matérialisme qu'ils attribuaient à d'autres; car le matérialisme
est aujourdliui le monstre quon voit partout , VV.jdre à sept
têtes qu'on veut combattre. Mais quand un ou deux écrivains
ecclésiastiques auraient été dans cette erreur, ce que nous ne
prétendons pas décider, qu'iîîipoVte cette erreur à la religion ?
Les preuves purement philosoplifques de la spiritualité de l'âme
de rexistence de Dieu» ou à la nier, qu'eut/) nt que cette exisfence est établie
sur des pvci»vcs convaincantes, puisque l'Eue suprême ne pent rien exis;er
<le nous au-delà des lumièies qu'il nous a données. 11 est d'ailleurs évident
que la croyance d\m Dieu , appuyée sur des motifs d'iaterët oa de crainte ,
ne remplirait pas ce que nous devon» au Cieateur. Ainii \i. ejageure de Pascal
ne peut être dans celte grande question qu'un arj^unient pix'vnratoire , et non
pas un arguaient direct. C'est ce qui n'a pa^ ete assez dibliugue , ce me
semble, par plusieurs nielapnysicien^.
Quelques écrivains ont voulu appliquer cet argument au christianisme : 0«
ne risque rien a croire , disent ils; ainsi c''est le parti le j^/us sage. Je ne
voudrais pas, à leur exemple, employer col a:;g;imenL; cai , ouj^'on a déjà
prouvé la vérité du christianisme, et alors rarguincnl est inutile, ou on ne
l'a pas encore prouvée , et' pour lots l'incrédule est suppose douter rrcore si
la religion. chrétienne est la vraie, ce qui est nécessaire pour qu'il soif sûr de
la suivre, {puisqu'il ne peut y avoir, suivant les théologiens, qivane espèce
de cidle ai^réable an som^erain I:.'trc.
EN MATIERE DE RELIGION. 555
en sont-elles moins convaincantes, et ne peut-on pas se rendre
à la force de ces preuves, que Descartes a le premier approfon-
dies et de'veloppëes , et croire que quelques Pères de l'EglisQ ne
les ont pas connues? Mais , dira-t-on, ceux qui soutiennent que
la notion distincte de créa lion ne se trom'e point dans V Ecri-
ture, ni celle de la spiritualité de l'âme dans quelques anciens
docteurs , ne se soutiennent que parce qu'ils prétendent que le
monde est éternel et que Viime est matière. S'ils le prétendent ,
voilà de quoi il faut les convaincre; rien n'est plus nécessaire et
plus juste ; mais il me semble qu'on ne choisit pas le plus sûr
moyen pour les démasquer , surtout quand ils reconnaissent ,
comme plusieurs l'ont fait expressément , les deux vérités qu'on
les accuse de révoquer en doute.
XI. Ce n'est pas assez de s'élever contre l'impiété; il faut en-
core ne pas se méprendre sur le genre d'impiété qu'on attaque.
On m'accuse de matérialisme , disait un jour un pyrrhonien ; c'est
à peu près comme si on accusait un constitutionnaire de jansé-
nisme. Si j'avais à douter de quelque chose ^ ce serait plutôt de
l'existence de la matière que de celle de la pensée. Jene connais la
première que par le j^apport équivoque de mes sens, et je connais
la seconde par le témoignage infaillible du sentiindnt intérieur.
Ma propre pensée m'assure de l'existence d^ûn principe pensant,
l'idée que j'ai des corps et de l'étendue est beaucoup plus incer-
taine et plus obscure, et je ne vois sur cet objet que le scepti-
cisme de raisonnable . Ainsi , bien loin d'être matérialiste , je pen-
cherais plutôt à nier l'existence de la niatiére , au moins telle que
mes sens me la représentent ; mais il me parait plus sage de me
taire et de douter. Ce pyrrhonien , outré dans ses opinions, n'a-
vait pas tout-à-fait tort dans ses plaintes. Le nom de matéria-
liste, nous ne pouvons nous dis2:)enser de le répéter, est de-
venu de nos jours une espèce de cri de guerre ; c'est la qualifi-
cation générale, qu'on applique sans discernement à toutes les
espèces d'incrédules, ou même à ceux qu'on veut seulement faire
passer pour tels. Dans toutes les religions et dans tous les temps,
le fanatisme ne s'est piqué ni d'équité^ ni de justesse. Il a donné
à ceux qu'il voulait perdre, non pas les noms qu'ils méritaient,
mais^ceux qui pouvaient leur nuire le plus. Ainsi , dans les pre-
miers siècles , les païens donnaient à tous \ci chrétiens le nom
de juifs , parce qu'il s'agissait moins d'avoir raison que de rendre
les chrétiens odieux.
XTÎ. Durant iout le temps que la philosophie d'Aristole a
ré^né , c'eàt-à-dire , pendant plusieurs siècles, on a cru que
656 DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
toutes les idées venaient des sens ; et on n'avait pas imagine
qu'une opinion , si conforme à la raison et à l'expe'rience , pût
être regardée comme dangereuse. On le croyait si peu , qu'il
fuf même défendu pendant un temps, sous peine de mort, d'en-
seigner une doctrine contraiie. La peine de mort , nous en con-
venons , était un peu forte ; ([we les idées viennent des sens, ou
n'en viennent pas, il est juste que tout le monde vive; mais
enfin la défense et la peine même prouvent l'attachement reli-
gieux de nos pères à l'opinion ancienne, que les sensations sont
les principes de toutes nos connaissances. Descartes vint et dit :
L'âme est spirituelle; or, qu est-ce quwi être spirituel sans
idées? V âme a donc des idées des Vins tant ou elle commence
d'être ^ il j- a donc des idées innées. Ce raisonnement, joint à
l'attrait d'une opinion nouvelle, séduisit plusieurs écoles; mais
on alla plus loin que le maître. De la spiritualité de l'âme , Des-
cartes avait conclu les idées innées ; quelques uns de ses dis-
ciples eu conclurent de plus, que nier les idées innées , c^était
nier la spiritualité de Vâme; peut-être même auraient-ils es-
sayé d'ériger les idées innées en article de foi , s'ils avaient pu
se dissimuler que cette prétendue vérité révélée ne remontait
pas au-delà du dernier siècle. On a vu des théologiens porter
l'extravagance jusqu'à soutenir que l'opinion , qui attribue l'o-
rigine de nos idées à nos sensations, met en danger le mystère
du péché originel et de la grâce du baptême. C'est à peu près
comme si on attaquait les axiomes les plus incontestables des
mathématiques et de la philosophie , sous prétexte de leur op-
position apparente avec quelques unes des vérités que la foi nous
enseigne. Croit-on d'ailleurs qu'il fût impossible de combattre
les idées innées par ces mêmes armes de la religion dont on se
sert pour les établir? Un enfant qui aurait l'idée de Dieu ,
comme le prétendent les Cartésiens, dès la mamelle, et même
dès le sein de sa mère, n'aurait-il pas, avant l'âge de raison, et
avant sa naissance même , des devoirs envers Dieu à remplir , ce
qui est contre les premiers principes de la religion et du sens com-
mun? Dira-t-on que l'idée de Dieu existe dans les en/ans sansjr
être développée? Mais qu'est-ce que des idées que l'âme possède
sans le savoir , et des choses qu'elle sait sans y avoir pensé , quoi-
qu'elle soit obligée de les apprendre ensuite comme si elle ne les
avait jamais sues? Ln être spirituel, ajoule-t-on , doit avoir des
idées dès l'instant qu'il existe. Il est d'abord facile de répondre
que cet être, dans les premières momens de son existence , peut
être borné à des sensations ; et que pour n'être j^as matériel , il
suffit même qu'il soit capable de sentir , cette j acuité ne pouvant
appartenir j de l'aveu de tous les théologiens , qu'à une substance
EN MATIÈRE DE RELIGION. 557
spirituelle. Mais , de plus , pour décider en quoi la spiritualité
consiste , et s'il est de la nature d'un être spirituel de penser
ou même de sentir toujours , avons-nous une idée distincte de la
nature de notre dme? Qu'on le demande au P* Mallebranche ,
qui ne sera pourtant pas soupçonné d'avoir coufondu l'esprit
avec la matière. Enfin , c'est par nos sens que nous connaissons
la substance corporelle ; c'est donc par leur moyen que nous
avons appris à la regarder comme incapable de volonté et de
sensation , et par conséquent de pensée. De là résultent deux
conséquences; en premier \\e\i ^ que nous devons à nos sensa^
lions et aux réflexions quelles nous ont fait faire , la connais-
sance que nous avons de /'immatérialité de l'âme ^ en second
iieu , que l'idée de spiritualité est en nous une idée purement né-
gative , qui nous apprend ce que l'être spirituel n'est pas , sans
nous éclairer sur ce qu'il est. Il y aurait de la présomption à
penser autrement , et de l'imbécillité à croire qu'il faille penser
autrement pour être orthodoxe. Notre âme n'est ni matière, ni
étendue , et cependant est quelque chose ; quoiqu'un préjugé
grossier, fortifié par l'habitude, nous porte à juger que ce qui.
n'est point matière n'est rien. Yoilà où la philosophie nous con-
duit, et oii elle nous laisse.
XIIÎ. Cette manie si étrange , de vouloir ériger en dogme les
opinions les moins fondées sur la nature de l'âme, n'est pas par-
ticulière à notre siècle. Nous n'en rapporterons qu'un seul exem-
ple. Hincmar , archevêque de Reims, le même qui fit si bien
fouetter Gothescalc au concile de Quercy , en attendant qu'il
fut prouvé que Gothescalc avait tort (i) , fit condamner à peu
près dans le même temps un certain Jean Scot Erigène , qui ,
parmi plusieurs erreurs réelles , soutenait que Vaine n'était pas
dans le corps. Il est difficile de concevoir en quoi cette prélea^
due hérésie peut consister, car c'est aux corps seuls qu'il appar-
tient d'être dans un lieu plutôt que dans un autre ; et si dans le
neuvième siècle on eut été aussi vigilant que dans le nôtre sur le
matéricdisme , Jean Scot aurait eu beau jeu pour en accuser son
adversaire. L'âme est unie au corps d'une manière tout-à-fait
inconnue pour nous, et que la ténébreuse métaphysique des
écoles a tenté d'expliquer en vain ; mais au temps d'Hincmar on
était trop ignorant pour savoir douter.
XlV. Au reste , si le philosophe , toujours obligé de s'énoncer
clairement , ne doit point se permettre d'expressions impropres
(i) Ou sait qne S. Remy de Lyon et S. Prudence de Troycs prirent sa
♦Ic'fcnae , même après sa flagellation,
I. ■ 36
558 DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
dans une^matière si délicate , il ne doit pas non plus condamner
trop légèrement et sans explication des expressions équivoques ,
dans une matière qui est en même temps si obscure , et qui laisse
au raisonnement et à la langue même si peu de prise. Un au-
teur, par exemple, qui dirait aujourd'hui que l'âme est essen^
tiellement la forme substantielle du corps humain, serait au moins
regardé comme suspect de matérialisme. Cependant celui qui
avancerait cette proposition ne ferait que répéter le premier ca-
non du concile général de "Vienne. C'est que le mot àe forme est
un terme vague, auquel les Pères de ce concile appliquaient sans
doute un sens catholique , et dont par conséquent il est permis
de faire usage , pourvu qu'on j attache le même sens. Dans un
ouvrage moderne on a rapporté et expliqué ce canon du concile
de Vienne, pour prévenir l'abus que les matérialistes de nos jours
pourraient en faire. L'apologiste du concile aurait du se repentir
de son zèle , si on pouvait se repentir d'une bonne action ; car,
malgré le ton simple et sérieux de sa défense , on l'a sottement
accusé d'avoir voulu tourner en ridicule la doctrine d'un concile
œcuménique.
XV. Ce n'est pas la le seul exemple d'expressions équivoques
usitées autrefois dans les écoles, ou même employées encore au-
jourd'hui par des sectes entières de philosophes. Mallebranche
et ses disciples appellent Dieu VEtre universel ^ les Spinosistes ne
s'exprimeraient pas autrement. Les Scotistes admettent en Dieu
une étendue éternelle , immense , immobile et indivisible ; et ce
n'est qu'en s'enveloppant du jargon le plus obscur, qu'ils se défen-
dent de faire Dieu corporel ou du moins étendu. Cependant on se-
rait injuste d'accuser Mallebranche de spinosisme , et les Scotistes
de confondre Dieu avec V espace. Pourquoi ne pas traiter avec la
même indulgence des hommes aussi peu portés qu'eux à en abu-
ser? Cette indulgence serait d'autant plus équitable, qu'il n'est
point de sujet ou l'intention de nuire trouve plus de prétexte à
s'exercer qu'en matière de religion. Souvent des expressions in-
nocentes en elles-mêmes , et dans le sens que l'auteur y attache ,
sont susceptibles d'un sens erroné ou dangereux, surtout quand
on les sépare de ce qui les précède et de ce qui les suit. Il suiïit ,
pour s'en convaincre , de jeter les yeux sur les abus innombra-
bles que l'hérésie a faits des expressions de l'Ecriture.
XVI. Non-seulement les opinions métaphysiques Aq?, philo-
sophes ont été l'objet de mille déclamations ; leurs systèmes sur
la formation et l'arrangement de l'univers n'ont pas été appré-
cies avec plus de justice, ha matière n'est pas éternelle ; elle a
EN MATIÈRE DE RELIGIOPT. 5^9
donc commencé à exister ^ voilà le point fixe cl'oii l'on doit par»
tir. Mais Dieu a-t~il arrangé les différentes parties de la ma-
tière dès le moment qu'il Va créée, ou le chaos a-t-il existé plus
ou moins de temps aidant la séparation de ses parties ? voilà sur
quoi il est permis aux philosophes de se partager. En effet , s'il
n'y a dans les corps que Jigure et mouvement , comme la saine
physique le reconnaît , quel inconvénient y a-t-il à dire que
l'Etre supjréme , en créant la matière et en la formant d'abord
d'une seule masse liomogene et informe en apparence , a imprimé
à ses différentes parties le moui>ement nécessaire pour se séparer
ou se rapprocher les unes des autres , et produire par ce mojen
les différens corps ; que de cette grande opération , l'ouvrage du
géomètre éternel , sont sortis successivement et dans le temps
prescrit par le Créateur, la lumière , les astres, les animaux et
les plantes? Cette idée si grande et si noble, non-seulement n'a
rien de contraire à la puissance ni à la sagesse divine , mais ne
sert peut-être qu'à, la développer davantage à nos yeux. D'ail-
leurs l'existence du chaos , avant la séparation de ses parties ,
est une hypothèse nécessaire à l'explication physique de la for-
mation du globe terrestre. L'Etre suprême a pu, dans un même
instant , créer et arranger le monde , sans qu'il soit défendu pour
cela au philosophe de chercher de quelle manière il aurait pu
être produit dans un temps plus long , et en vertu des seules lois
du mouvement établies par l'Auteur de la nature. Le système de
ce philosophe pourra être plus ou moins d'accord avec les phéno-
mènes; mais c'est en physicien, et non en théologien qu'il faut
le juger. Ainsi les Newtoniens , pour expliquer la figure de la
terre , supposent quelle a été originairement fluide . Ainsi Des-
cartes Va regardée comme ayant été autrefois un soleil , obscurci
et étouffé depuis par une croûte épaisse dont il s'est couvert ;
hypothèse qui a essuyé d'aussi pit03'ables chicanes de la part de
quelques théologiens, que de bonnes objections de la part des
philosophes.
XVn. Aucun physicien ne doute aujourd'hui que la mer
n'ait couvert une grande partie de la terre habitée. Il paraît
même impossible d'attribuer uniquement au déluge tous les ves-
tiges qui restent d'une inondation si ancienne. On a attaqué cette
opinion comme contraire à l'Ecriture; il ne faut qu'ouvrir la Ge-
nèse pour voir combien une pareille imputation est injuste. Au
troisième jour Dieu dit : que les eaux quicouvrent la terre, se ras^
semblent en un seul lieu, et que la terre ferme paraisse : ce pas-
sage a-t-il besoin de commentaire? Peut-être trouverait-on dans
Je même chapitre des preuves de l'existence du chaos avant la
56o DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
formation du monde , si nous n'avions déjà observe 4|iie celte opi-
nion est en elle-même tout-à-fait indifférente à la religion , pourvu
qu^on ne soutienne point l'éternité du chaos. Mais nous ne pou-
vons nous dispenser de relever à cette occasion la maladresse d'un
criticpe moderne. L'illustre historien de l'Académie des sciences
(Fontenelle ) a dit , dans quelqu'un de ses extraits , que les pois-
sons ont été les premiers liahitans de notre globe : le censeur a
crié de toutes ses forces à l'impiété ; qui n'aurait cru qu'il avait
l'Ecriture pour garant? On ouvre la Genèse , et on trouve qu'il a
manqué de bonne foi ou de mémoire • car on y lit que les pois-
sons ont été en effet les premiers animaux créés.
XVIII. Personne n'ignore qu'un passage du livre de Josué,
mal attaqué par les incrédules , et mal défendu par les inqui-
siteurs, a été la source des malheurs de Galilée. Pourquoi ,
disaient avec affectation les esprits forts , Josué a-t-il ordonné
au soleil de s'arrêter , au lieu de Vordonner à la terre ? Qu'en
coûte-t-il à un auteur qnon prétend inspiré , de dire les choses
telles quelles sont? Pourquoi V Esprit saint qui a dicté les Ecri-
tures , nous induit-il en erreur sur la physique en nous éclai-
rant sur nos devoirs ? Aussi devez-vous croire , répondaient
les inquisiteurs , ciue le soleil tourne autour de la terre. Le
Saint- Esprit^ qui doit le savoir , vous en assure , et ne saurait
vous tromper. On a répondu aux uns et aux autres que , dans
les matières indiiférentes à la foi , l'Écriture peut employer le
langage du peuple. Mais cette réponse ne suffisait pas, ce me
semble , pour confondre Vimpiété d'une part , et Vimbécillité
de l'autre. On aurait du ajouter , que V Ecriture a besoin même
de parler le langage de la multitude pour se mettre à sa portée.
Qu'un missionnaire , transplanté au milieu d'un peuple de sau-
vages , leur prêche ainsi l'Évangile : Je vous annonce le Dieu
cpdfait tourner autour du soleil cette terre qiïe vous habitez y
aucun de ces sauvages ne daignera faire attention à son discours;
il faudra qu'il leur tienne un autre langage pour les préparer à
l'entendre ; il imitera en quelque manière cet orateur , qui ra-
contait une fable aux Athéniens pour s'en faire écouter ; en un
mot , il en fera d'abord des chrétiens , et ensuite , s'il le veut ou
s'il le peut, des astronomes . Quand ils en seront là , ils ne cher-
cheront pas le système du monde dans des passages de l'Écriture
mal entendus ; et pour savoir à quoi s'en tenir sur ce s.:)et , ils
préféreront l'observatoire au St.-OiTice ; ils feront comme le roi
d'Espagne, lequel se trouva mieux , dit Pascal , de croire sur les
antipodes Christophe Colomb qui en venait , que le papa Za~
cliarie qui nj avait jamais été. Respectons assez l'Ecriture v.l
EN MATIERE DE RELIGION. 56f
la Révélation pour n'en pas profaner l'usage , et laissons ma-
dame Dacier justifier par le discours de l'ânesse de Balaam , le
discours du cheval d'AcHille dans Homère.
XIX. Quoique les opinions purement métaphysiques , et
les sytèmes sur la formation ou sur l'arrangement du monde
aient servi le plus souvent de prétexte pour tourmenter les phi-
losophes , la calomnie n'a pas négligé pour cela d'autres moyens,
quand elle a pu les mettre en usage. Peut-on se défendre d'un
mouvement de pitié ou d'indignation , quand on voit un de nos
plus célèbres écrivains accusé d'impiété par des journalistes ,
pour avoir dit , que le Jourdain est une assez petite rivière , et
que la Palestine était du temps des croisades ce qu'elle est en-
core aujourd'hui , une des plus stériles contrées de l'Asie ? Les
critiques accumulent les passages de l'Ecriture pour prouver
que du temps de Josué la Palestine était très-fertile ; mais que
font tous ces passages à l'état de ce pays du temps de Saladin ?
que font-ils à son état présent ? Pourquoi Dieu n'aurait-il pas
vengé le déicide qui a été commis dans cette terre , en frappant de
stérilité des contrées auparavant riches et abondantes ? ou plutôt,
car les explications les plus simples sont toujours les meilleures,
pourquoi celte terre asservie et dépeuplée ne serait-elle pas de-
venue stérile par la dépopulation même ? Mais quand on a résolu
de rendre un écrivain suspect , tout devient impiété dans sa
bouche ; ses preuves de l'existence de Dieu seront traitées de
sopJiismes , ses raisonnemens en faveur de la religion , de plai-
santeries faites contre elle. Écrit-il contre la superstition et le
fanatisrne ? c'est au christianisme quil en 7)eut. Parle-l-il en fa-
•veur de la tolérance civile des religions ? il ne montre que son
indifférence pour toutes.
XX. Trouvez-moi, dit Fontenelle , dans son Histoire des
Oracles , une demi-douzaine dlwmmes à qui je puisse persuader
que ce ii est pas le soleil qui fait le jour , je ne désespère pas de
le faire croire par leurmojen à des nations mitières. Si quelque
chose au monde est inconteslaljle , c'est assurément cefte j^ropo-
sition ; les religions absurdes dont l'Asie et l'Afrique sont cou-
vertes , en fournissent la preuve la plus frappante et la plus
triste. Qu'ont fait les censeurs de l'histoire des oracles? "7/ ne
manque y ont-ils dit, que la douzaine cl la proposition de l'au^
teiir, pour en faire une grande impiété. L'impiété est évidem-
ment toute entière sur le compte des critiques. De ce qu'une
demi-douzaine d'hommes peut entraîner des nations dans l'er-
reur, s'ensuit-iî qu'une douaaiiic d'autres n° poussent leur faire
502 DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
connaître la vérité? Tout ce qu'on a écrit de profond et de vrai
dans ces derniers temps sur les préjugés , sur la crédulité des
hommes, sur les fausses prophéties , sur les faux miracles , tout
cela peut-il avoir quelque application aux argumens invincibles
sur lesquels la vraie religion est appuyée ?
XXI. Les Pères de l'Eglise, ces premiers défenseurs du chris-
tianisme , ne se défiaient pas ainsi de la bonté de leur cause , ils
ne craignaient poar elle , ni les objections , ni le grand jour ; ils
ignoraient les fausses attaques et les précautions pusillanimes.
Plusieurs écrivains de nos jours, dignes de marcher après eux
dans une si noble carrière , ont imité leur exemple ; mais si la
cause respectable de l'Evangile a ses Pascal et ses Bossuet, elle a
aussi ses Chaumeix et ses Garasses.
XXII. L'abus de la critique en matière de religion est fu-
neste à la religion même par plusieurs raisons ; pai^ la mal-
adresse et Vineptie avec laquelle la bonne cause est quelquefois
défendue; par les conséquences que la multitude peut tirer de
r accusation vague d'irréligion intentée aux philosophes ; par
les motifs qui portent de prétendus gens de bien à déclarer la
guerre à la raison ; enfn par le peu dhniion et V animosité réci-
proque de ses adversaires , Chacun de ces objets mérite un article
à part , et nous occupera quelques momens.
XXIII. L'Encyclopédie nous fournira le sujet du premier ar-
ticle = Au -mot forme substantielle , on a rapporté , comme on le
devait, le grand argument des Cartésiens contre l'âme des bétes,
tiré de ce principe de S. Augustin que sous un Dieu juste ,
aucune créature ne peut souffrir sans V avoir mérité ; argument
très-connu dans les écoles, que le P. Mallebranche a fait valoir
avec beaucoup de force, qu'enfin les philosophes et \es théolo-
giens éclairés ont toujours regardé comme très-diilicile à ré-
soudre. En exposant dans l'Encyclopédie cet argument , on a en
même temps remarqué que c était tout au plus une objection
qui ne devait d' ailleurs porter aucune atteinte aux preuves de la
spiritualité de Vâme , de son immortalité , de la justice et de
la Providence divine. Qu'a fait un des antagonistes de l'Ency-
clopédie? Il a prétendu qu'on avait eu pour unique dessein dans
cet article de tourner le principe de S. Augustin en ridicule;
et pour le prouver , il a conclu de ce principe que S. Augustin
regardait les bétes comme des automates ; opinion dont ce saint
docteur était bien éloigné et dont il faut uniquement faire hon-
neur à son prétendu apologiste. Ainsi ce n'est pas l'Encyclopédie;
EN MATIÈRE DE RELIGION. 563
c'^est son ridicule adversaire qui accuse le plus respectable des
fP.de l'Eglise di absurdité ou à' inconséquence ; et c'est ainsi que
la religion est défendue. Selon ce nouvel apôtre, on ne saurait
être chrétien sans regarder les animaux comme des machines ;
ainsi depuis S. Pierre jusques à Descartes , il n'y a point eu
de chrétiens. Mais de pareilles absurdités doivent-elles étonner
de la part d'un écrivain qui prétend que les devoirs de la morale
ne peuvent être connus par la raison ; qui nous assure que V exis-
tence des corps est une vérité révélée ; qui soutient enfin contre
les prétendus incrédules , que Viime est immortelle de sa na-
ture ; proposition blasphématoire , puisqu'elle ravit à l'intelli-
gence suprême un de ses attributs les plus essentiels. Le seul
Etre incréé est immortel par essence. Notre âme ne l'est que par
la volonté de cet Etre , qui a jugé à propos de lui donner une
existence éternelle , et dont elle reçoit à chaque instant cette
existence par une création continuée. Ce n'est point par la disso-
lution des parties , comme les corps , que notre âme peut cesser
d'être ; c'est en retombant dans le néant d'où l'Auteur de la na-
ture l'a fait sortir, et oii il pourrait à chaque instant la replonger.
Voilà les premier» élémens de la métaphysique chrétienne ,
dont l'auteur aurait du être instruit avant que d'écrire. Il est
pour lui aussi triste qu'humiliant d'être réduit à apprendre
ces dogmes de la bouche de ceux même qu'il accuse de les
combattre.
XXiy. Ceux qui exercent le métier de critique avec le plus
de violence, et par conséquent de maladresse , ont quelquefois
l'esprit d'être modérés quand ils sont sûrs d'attaquer avec avan-
tage. Je ne sais par quelle fatalité les vengeurs du christia-
nisme ont si souvent fait le contraire , et ont soutenu les intérêts
de Dieu avec des injures : elles ont néanmoins de grands incon-
véniens ; elles prés^iennent le lecteur contre celui qui les dit; elles
aigrissent et par conséquent éloignent des esprits que la modé-
ration aurait pu ramener ; enfin elles empêchent le critique
de donner aux raisons qu'il apporte , tout le choix et toute
V attention nécessaire. Quand on se contentera , par exemple ,
comme font quelques enthousiastes, de dire à un athée , ^z/ 7/
n est point d'athées de bonne foi, que V athéisme a sa source dans
le libertinage du cœur, on aura sans doute raison en général;
mais espère-t-on réussir par ce moyen à faire des prosélytes ?
Si l'intérêt qu'on croit avoir de nier une vérité doit rendre sus-
pect le refus qu'on fait de la croire , cet intérêt n'est pas non plus
une raison suffisante pour être condamné , quand on peut l'être
sur de meilleures preuves. Plus un esprit éclairé approfondit
564 DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
celles de l'existence de Dieu , plus il doit en tirer de lumières ,
plus il doit être en état de rendre à la Divinité ce culte raison-
nable qui seul peut vraiment l'honorer, et qui est un de ses
premiers préceptes. Par conséquent la meilleure manière d'éta-
blir qu'il ne peut y avoir des athées de bonne foi, est de prouver
avec la plus grande évidence la vérité qu'ils combattent. N'imi-
tons pas un écrivain moderne, qui commence par soutenir qu'il
nj a point d'incrédules , et qui finit par les réfuter. D'ail-
leurs , qu'importe à une vérité incontestable les motifs de ceux
qui la nient ? Que fait-on pour la persuader en refusant à ses
adversaires la probité et la bonne foi? C'est imiter le maître
d'école de la fable, qui dit des injures à V enfant qui se noie , et
lui fait une harangue avant de le sauver. Peut-on se dissimuler
enfin que plusieurs philosophes, tant anciens que modernes, ac-
cusés d'athéisme ou de septicisme , ont eu , du moins en appa-
rence , une conduite irréprochable , et se sont montrés aussi
réglés dans leurs mœurs, qu'aveugles et inconséquens dans leurs
opinions? Frappe^ mais écoute, disait Thémistocle à Euri-
biade ; on pourrait dire à quelques uns des prétendus vengeurs
de la religion -.frappe , mais raisonne. Malkeureusement il est
à croire qu'on leur répétera long-temps sans fruit cet avis si
salutaire et si sage. L'excès en toutes choses est l'élément de
l'homme , sa nature est de se passionner sur tous les objets dont
il s'occupe ; la modération est pour lui un état forcé, ce n'est
jamais que par contrainte ou par réflexion qu'il s'y soumet ; et
quand le respect qui est du. à la cause qu'il défend peut servir de
prétexte à son animosité , il s'y abandonne sans retenue et sans
remords. Le faux zèle aurait-il oublié que l'Évangile a deux
préceptes également indispensables , V amour de Dieu et celui
du prochain? et croit-il mieux pratiquer le premier en violant
le second.
XX'V . Ce ne sont pas seulement les injures qui peuvent nuire
à la défense du christianisme , c'est encore la nature des accu-
sr.ûons et des accusés. Plus on serait coupable de prêcher l'ir-
véligion , plus il est ciminel d'en accuser ceux qui ne la prêchent
pas en effet. En cette matière plus qu'en aucune autre , c'est
sur ce qu'on a écrit qu'on doit être jugé , et non sur ce qu'on
est soupçonné mal à propos de penser ou d'avoir voulu dire. La
foi est un don de Dieu , qu'il ne dépend pas de nous seuls de
nous procurer; et tout ce que la société ordonne est de respecter
ce don précieux dans ceux qui ont le bonheur d'en jouir. C'est
aux homniGs à prononcer sur les discours , et à Dieu seul à juger
les cœurs. Ainsi l'accusation d'irréligion , surtout quand on
EN MATIÈRE DE RELIGION. 565
l'intente devant le public , ne saurait être appuyée sur des
preuves trop convaincantes et trop notoires. Mais cette précau-
tion , si équitable en elle-même , est surtout nécessaire lorsqu'on
attaque un écrivain célèbre , dont le nom seul est capable de
donner du poids à ses opinions , et même à celles qu'on pourrait
lui attribuer faussement. Quel avantage la religion a-t-elle tiré'
des imputations et des invectives tant de fois réitérées contre Fil-
lustre auteur de VEspi^it des Lois ? D'un côté on n'a pu le con-
vaincre d'avoir cherché à porter la moindre atteinte à l'Evangile,
dont il a parlé avec le plus grand respect dans tout le cours de
son ouvrage ; de l'autre les incrédules se sont glorifiés du chef
qu'on leur donnait si gratuitement ; ils ont accepté avec recon-
naissance l'espèce de présent qu'on leur faisait , et le nom de
Montesquieu leur a été bien plus utile que les prétendus traits
qu'on l'accusait d'avoir lancés contre le christianisme. L'autorité
est le grand argument de la multitude ; et V incrédulité' , disait
un homme d'esprit, est wie espèce de foi pour la plupart des
impies. Aussi qu'est-il enfin arrivé , après tant d'écrits et d'in-
jures pieuses contre l'auteur de V Esprit des Lois ? Les défen-
seurs éclairés de la religion, qui étaient d'abord restés dans
le silence , l'ont enfin rompu , peut-être un peu trop tard , pour
justifier eux-mêmes le philosophe. Ils ont senti le poids du nom
qu'on leur opposait , et n'ont rien oublié pour le rayer du cata-
logue des mécréans , oli on l'avait si légèrement placé.
XXyi. Yeut-on savoir une des principales causes de cette
guerre déclarée aux philosophes ? Les théologiens de France sont
divisés depuis long-temps en deux partis qui s'abhorrent et se
déchirent pour la plus grande gloire de Dieu , et pour le plus
grand bien de VEglise et de l Etat. Le plus faible des deux ,
après avoir épuisé contre le plus puissant , qui cessera bientôt
de l'être , tout ce que la médisance ou la calomnie peuvent faire
imaginer d'injures , a fini par lui reprocher son indifférence
pour la doctrine de l'Evangile , attaquée tous les jours dans une
multitude innombrable d'écrits. Sensible à ce reproche, le parti
le plus puissant s'est piqué d'honneur , et s'est en apparence
réuni au plus faible , pour tomber sans discernement sur les
incrédules vrais ou supposés. Cette alliance offensive devait
naturellement suspendre la guerre allumée depuis plus de cent
ans dans le sein de l'Eglise de France; mais au grand détriment
de la religion , elle n'a pas même produit cet effet ; et on ne
saurait dire dans cette circonstance ^facti suntamici ex ipsa die ;
au contraire cette guerre déclarée à l'ennemi commun n'a
fourni aux deux partis qu'un prétexte nouveau pour se d-^chirer
ÙGG DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
l'un l'autre avec plus de fureur et de scandale. Uu exemple frap-
pant et re'cent sera la preuve ailligeante de ce que nous avançons.
Il a paru l'année dernière un ouvrage fameux par le grand
nombre d'éditions et de critiques qui en ont été faites , et que
nous condamnons avec l'auteur dans ce qu'on y a trouvé de
répréhensible. Les journalistes de Trévoux , qui depuis l'espèce
de signal dont nous venons de parler , sont en possession de
crier à l'irréligion sur ce qui le mérite et ne le mérite pas ,
ont fait , dans leur style dogmatique et bourgeois , une sortie
très-vive sur cet ouvrage , jusqu'à chercher même à rabaisse^
les talens de l'auteur ; sur ce dernier article , à la vérité , ils
permettent qu'on ne soit pas de leur avis ; les matières de
goût et de philosophie sont un genre profane oîi ils n'osent se
piquer d'être infaillibles ; la théologie est un peu de leur com-
pétence ; encore est-ce un domaine que bien des gens leur dis-
putent. Quoi qu'il en soit , ces journalistes jouissaient paisible-
ment de leur victoire, lorsqu'un écrivain périodique et clan-
destin , leur ennemi déclaré bien plus encore que des incré-
dules , est venu à la charge à son tour contre le même livre ,
déjà si vivement et si longuement attaqué. Mais les traits de ce
nouvel athlète portent beaucoup moins sur l'ouvrage que sur
les journalistes ses premiers adversaires. Voilà , s'écrie-t-il ;, le
fruit de la morale abominable des casuistes ; voilà la. doctrine
des Casnedis , des Tambourins , des Berrujers et de leurs
confrères , consacrée dans cette production pernicieuse. Et les
gens raisonnables se sont écriés à leur tour, voilà les confrères
des Casnedis , des Tambourins et des Berrujers , bien décem-
ment récompensés de leur zèle , et la religioji vengée d'une ma-
nière bien édifiante. En effet , puisqu'un des deux critiques
accuse l'autre d'être dans les principes de l'auteur censuré, il faut
nécessairement qu'un des deux soit de mauvaise foi ; nous ne
pensons point à les en taxer en commun , et à décider leur que-
relle comme le procès du loup et du renard par devant le singe.
XXyiI. Quand on voit l'auteur d'un libelle vingt fois flétri
par les magistrats déclamer contre les incrédules , on croit voir
Calvin qui fait brûler Servet. Mais les fanatiques sont toujours
austères. En accusant d'irréligion celui qui ne pense pas comme
eux , ils se donnent un air de zèle qui sied toujours bien à des
hommes de parti ; ils ont la satisfaction de calomnier le gou-
vernement, trop indifférent , selon eux , sur ce qu'ils appellent
la cause de Dieu , et qui n'est réellement que la leur. Cependant
on osera le dire avec confiance ; si l'on doit punir davantage
ceux qui nuisent le plus au christianisme , les fanatiques ouV
Î:N MATIÉPtE DE RELIGION. 56^
encore plus besoin d'être réprimés que les incrédules. Quelle
idée le peuple doit-il se former de la religion . quand il voit ses
ministres s'analhématiser réciproquement avec fureur , sans que
l'autorité même puisse les forcer au silence que la charité seule
aurait du leur prescrire ? Croit-on que les disputes scandaleuses
des théologiens de nos jours , sur des matières souvent futiles et
toujours inintelligibles , n'aient pas fait plus de tort au chris-
tianisme que tous les faibles raisonnemens des impies ? Com-
ment ne produiraient-elles pas sur les mécréans , le même effet
que produisirent sur l'empereur de la Chine les querelles des
dominicains et des jésuites? Ces lioinmes ^ disait l'empereur,
viennent de cinq mille lieues nous prêcher une doctrine sur la-
quelle ils ne s'accordent pas. On peut juger du fruit que leur
mission devait avoir. Enfin , quoi de plus propre à faire triom-
pher en aj^parence l'irréligion et chanceler les faibles , que tant
d'ouvrages contradictoires dont nous avons été accablés dans
ces derniers temps , sur la grâce , sur les caractères de V Eglise ,
sur les miracles ? Le public a fini par mépriser et ignorer tous
ces écrits ; et leurs auteurs, chagrins de ne plus être lus , ont
attaqué ceux qui l'étaient.
XXVIII. Ptéclamons autant qu'il est en nous , en faveur de
l'humanité et de la philosophie , contre leurs injustes plaintes.
Les faits suffiront sans raisonnemens , et n'en auront peut-être
que plus de force. Ouvrons l'histoire ecclésiastique, histoire dont
la lecture est tout à la fois si utile au chrétien et au philosophe ;
au chrétien , pour l'animer par des exemjjles de vertu , et par
V accomplissement qu'ont toujours eu les promesses de Dieu, mal-
gré les obstacles que les puissances de la terre j ont opposés , ^.u.
philosophe , par les monwnens incroyables et sans nombre
quelle lui présente de Vextravagance des liommes , et surtout
des maux que le fanatisme a produits. Montrons par un détail
abrégé de ces maux , mais aussi effrayant qu'utile , combien le
gouvernement a intérêt de défendre et d' appuyer les gens de
lettres .) qui, soumis aux dogmes réels de la foi , ont le courage
et V équité d'en séparer tout ce qui ne leur appartient pas. C'est
en efïet à eux que les souverains doivent aujourd'hui l'affermis-
sement de leur puissance , et la destruction d'une foule d'opi-
nions absurdes , nuisibles au bonheur de leurs Etats. C'est au
contraire pour avoir confondu les objets de la religion avec ce
qui leur était étranger , que les peuples ont si long-temps gémi
sous le joug de la puissance temporelle des ecclésiastiques ; que
les excommuTiications , ces armes si respectables de l'Eglise ,
înais dont l'abus est si méprisable , ont clé prodiguées p)cur sou-
568 DE UABUS DE LA CRITIQUE
tenir des droits purement humains , et sow^ent mal fondés ; que
le fils de Charlcmagne a subi deux fois consécutives , en esclave
plutôt qu'en chrétien, V ignominie d'une pénitence publique dont
quelques évéques osaient le charger , et quil ne méritait que
par la bassesse quil avait de s'j soumettre (i) ; quun concile
œcuménique , dans un siècle de servitude et d'ignorance , na
osé réclamer ouvertement contre V entreprise d'un pontife auda-
cieux, qui se croit en droit de priver un empereur de son patri-
> moine (2) ; qu'un de nos rois , voulant expier le crime d'avoir
brûle treize cents personnes dans une égUse , faisait vœu d'en
aller égorger cent mille en Syrie pour faire pénitence (3) ; que
(1) En 822 et 823, Louis, qu'on appelle le Débonnaire, et qu'on ferait
mieux d'appeler le Faible, se soumit à la pénitence publique à Attigny et h
boissons j la première fois pour avoir fait mourir Bernard son neveu, qui
sV'lait révolte contre lui 5 la seconde , pour n\ivoir pas voulu recevoir la loi
de ses enfans. Les chèques qui lui imposèrent cette pénitence , dit Fleury ,
prétendirent qu'il ne lui était pas permis de reprendre la dignité royale.
S. Ambroise ne tira pas de telles conséquences de la pénitence de Théo-
dose ; dira-t-on que ce grand saint manquait de courage pour faire valoir
l'autorité de l'Eglise, ou quHl fit îtioins éclairé que les éi'éques français
du neuidcme siècle? Ces é^éques bien plus hardis se déclarèrent contre
contre Louis le Débonnaire pour ses enfans, et les animèrent à cette guerre
cii'ile qui ruina V Empire français. Les prétextes spécieux ne leur man-
quaient pas : Louis était un prince faible , gouuerné par sa femme , tout
V Empire était en désordre; mais il fallait préi^oir les conséquences , et ne
pas prétendre mettre en pénitence un souverain comme un simple moine.
Les deux pe'nitences de Louis le Débonnaire , surtout la seconde, que ce
faible et malheureux empereur méritait le moins , furent accompagnées des
circonstances les plus humiliantes pour lui. Ebbon , archevêque de Reims ,
qui avait ose' avilir son maître, fut dépose l'année d'après, mais l'empereur
était déshonore.
(2) En 1245, au premier concile gênerai de Lyon, le pape Innocent IV
depot.a publiquement, en présence du concile , Penipereur Frédéric lï, tous les
Pères tenant un cierge allume; ce que les écrivains protestans ont très-injuste-
ment regarde' comme une espèce d'approbation tacite, puisqu'il est constant,
conmie le remarque Fleury, que celle déposition ne fut i>as faite ui^ec l'ap-
probation du concile , ainsi que les autres décrets. Mais, disent les protes-
tans, pourquoi ce cierge et ce silence? On a repondu à cette objection,
qu'en efl'et la plus grande partie des cccît-siastiqucs étaient alors dans l'opi-
nion presque générale du pouvoir des papes sur le temporel des rois , mais
que Dieu n'a pas permis que cette opinion fut conlirmc'e par le suiïVage positit
d'un concile oecuménique; et que le silence de l'Eglise assemblée n'est pas
toujours une marque d'approbation , surtout dans les matières qui ne regardent
pas expressément la foi.
(3) On sait combien i'abbé Suger, aussi grand homme d'Etat que l!abbe' de
Clairvaux était grand orateur, s'opposa à celte croisade malheureuse que
Louis le Jeune entreprit par Je conseil de S. Bernard. L'événement justifia
les craintes du ministre, et demenlit les promesses du prédicateur. Louis le
Jeune s'était croise yiour conquérir la Palestine , et en chasser les Sarrasins ;
.^on expédition se borna h chasser sa femme à son retour, et à perrPc en co.u-
scqucncc le Poitou et la Guyenne. En vain $. Bernard voulut se justifier, en
EN MATIÈRE DE RELIGION. 56ç)
clés insensi's dépouillaient leur famille pour enrichir des moines
ignorans et inutiles ; que les controverses ridicules des Grecs
sur des absurdités ont aisance la perte de leur Empire (i) ; que
Von a osé regarder comme jugemens de Dieu , des épreuves
incertaines et cruelles , dont le fruit était souvent la condam-
nation des innocens et V absolution des coupables (2) ; quune
des plus riches parties du monde a été dévastée par des mons-
tres , qui en faisaient mourir les habitans dans les supplices
pour les convertir ; que la moitié de notre nation s'est baignée
dans le sang de Vautre , enfin que Vétendard de la révolte a
été mis à la main des sujets contre leurs souverains , et le glaive
à la main des souverains contre leurs sujets (3). C'est par les
imputant aux péchés des croisés les malheurs de leur entreprise ; il oubliait
«}ue la première croisade avait cte plus heureuse , sans que les croisés en
fussent plus dignes, et ne s'apercevait pas , dit Fleury, qu'une preme qui
rt^est pas toujours concluante ne l'est jamais.
(ï) Vers le milieu du quatorzième siècle , quelques moines imbéciles du
mont Alhos, à qui de longs et frequens jeûnes avaient apparemment cchaufîe
k cerveau, s'imaginèrent qu'ils voyaient à leur nombril la lumière du Thabor^
et passaient leur temps h la contempler. Voilà une hérésie bien triste. lis
prétendaient de plus que cette lumière était incréée, n'étant autre chose que
Dieu même. Barkara , leur adversaire, plus ridicule qu'eux en ce qu'il les
attaquait sérieusement, eut le crédit de faire assembler à Conslanlinople un
concile contre ces visionnaires; il n'avait pas prévu qu'il y serait condamne.
(Je fut pourtant ce qui arriva. L'empereur grec, Andronic Paleologue, haran-
gua ce prétendu concile avec tant de véhémence qu'il en mourut quelques
jours après; digne fin d'un empereur! C'est cet Andronic Paleologue qui
laissa périr la marine dans ses États, parce qu'on l'assura que Dieu était si
content de son zèle pour l'Eglise, que ses ennemis n oseraient pas l'attaquer.
Le mem.e empereui: regrettait le temps qu'il dérobait aux disputes ihe'ologiques
pour le donner au soin de ses aflaires. La querelle des Grecs sur la lumière
de Thabor dura jusqu'à la destruction de l'Empire, et subsistait même avec
violence tandis que Bajazet assiégeait Constantinople. Toutes ces ridicule^?
controverses auxquelles les empereurs prirent trop de part , hâtèrent leur
chute en leur faisant ne'gliger le gouvernement.
(2) On j)eut voir dans un grand nombre d'ouvrages le détail de ces sortes
trcpreaves, et les raisons qui les ont fait abolir. On décidait généralement
par ce moyen toutes sortes de questions. On alla jusqu'à jeter deux missels
au feu pour connaître quel était le meilleur; il arriva la chose du monde ia
plus extraordinaire , et qu'oft avait le moins prévue , les deu.r missels jurent
hnilcs. Dans la première croisade un clerc provençal se soumit à l'épreuve du
feu pour prouver une révélation qu'il disait avoir eue sur la découverte de la
sainte lance; le provençal en mourut. L'événement de ces sortes d'épreuves
eût toujours été aussi simple, si on y eût toujours agi de bonne foi; mais
dans les siècles d'ignorance comme dans les autres , les hommes ont su
vomper.
(3) No:;s ne pouvons mieux terminer ces notes que par un pass.Tge de
"FIcury. iZ est triste , je le s'en? bien , dit-jl^ de rclcfer ces j'aiis peu édi-
pans Mais le fondement de i histoire est latérite y..... I9eux sortes de
personnes trouvent mauvais que ion rapporté ces faits désavantageux a
l'Eglise, Les premiers sont des politiques profanes , qtii ne connaisiant point
570 DE L'ABUS DE LA CRITIQUE
lumières de la philosophie que nous nous sommes de'livre's de
tant de maux. Des hommes courageux ont ose' quelquefois même
au pe'ril de leur liberté , de leur fortune et de leur vie , ouvrir
les jeux des peuples et des rois. La reconnaissance qu'ils ont
droit d'exiger de notre siècle , doit se mesurer sur l'importance
des services qu'ils lui ont rendus , et l'effet le plus réel de cette
reconnaissance est la protection qu'on doit à leurs successeurs.
Cette protection^ nous le disons avec joie , trouvera aujourd'hui
d'autant moins d'obstacles , que l'esprit de philosophie , qui
se répand de jour en jour, s'est communiqué à la partie la plus
saine et la plus sage des théologiens , et les a rendus jîIus in-
duïgens ou plus équitables sur les matières qui ne sont pas de
leur objet. Nous ne sommes plus au temps oii c'était presque
un crime parmi nous d'enseigner une autre philosophie que celle
d'Aristote. Avec quelques lumières de moins et l'inquisition de
plus , on en eut fait une espèce de loi de l'Etat , comme elle l'est
encore chez des nations voisines (i).
XXIX. Il ne faut que jeter les yeux sur ces nations malheu-
reuses , victimes d'une loi si ridicule , pour se convaincre des
tristes effets que produisent chez un peuple la crainte et l'im-
possibilité de s'instruire. La postérité croira-t-elle que de nos
jours on ait imprimé dans une des principales villes de l'Europe
l'ouvrage suivant avec ce titre ; Sjstema Aristotelicimi defomùs
substantialibus et accidentibiis absolutis , i^So? Cette postérité
ne jugera-t-elle pas que la date est une faute d'impression , et
qu'il faut lire i55o? Tel est cependant , au milieu du dix-
huitième siècle , l'état déplorable de la raison dans une des
belles régions de la terre , chez une nation d'ailleurs spirituelle
et polie ; tandis que les sciences font de si grands progrès eu
la vraie religion , la confondent avec les fausses , la repçardent comme vme
invention humaine pour contenir le vulgaire dans son devoir, et craignent
tout ce qui pourrait en diminuer le respect dans l'esprit du peuple, c'est-à-
dire, selon eux, le désabuser. Je ne dispute point contre ces politiques, il
faudrait commencer par les instruire et les convertir :, mais je crois det^oir
satisfaire, s'il est possible, les gens de bien scrupuleux qui par un zèle peu
éclairé tond)ent dans le même inconvénient , de trembler lorsqu'il n'y a pas
sujet de craindre. Ç)ue craignez-vous? leur dirais-je ; est-ce de connaître la
vérité? Vous aimez donc a demeurer dans V erreur, ou du moins dans
l'ignorance ; et poui^ez-vous y demeurer en silreté , vous qui deuez instruire
les autres ?
(i) Nos pères s'en virent bien près en 1624 , lorsqu'à la requête de l'Uni-
versité', et surtout de la Sorbonne , il fut défendu par arrêt du parlement ,
sous peine de la vie, de tenir ou d''enseigner aucune maxime contre les
anciens auteurs et approuvés , et défaire aucunes disputes que celles qui
seront approuvées par les docteurs de la Faculté de théologie. Par le même
arrêt on admonesta et on bannit difTcrens particuliers qui avaient compose et
publi« des thèses contre la doctrine d'Avistole.
EN MATIÈRE DE RELIGION. 571
Angleterre , en France , et dans la Yta.riie p7^o testante de l' Alle-
magne ? Nous disons dans la Y>Rr\.ie pj^otestante; car on ne peut
s'empêcher d'avouer avec aïïliction la supériorité présente des
universités de cette partie de l'Allemagne sur les écoles catho-
liques. Elle est si frappante , que les étrangers qui voyagent
dans ce pays et qui passent d'une université catholique à une
université protestante voisine ^ croient en une heure avoir fait
quatre cents lieues ou vécu quatre cents ans , avoir passé de
Salamanque à Cambridge , ou du siècle de Scot à celui de
Newton. Nous en faisons la remarque avec d'autant plus de
liberté, qu'on ne doit point sans doute attribuer cette différence
de lumières et de savoir dans les différentes régions de l'AUe-
lîiagne à la différence de religion. En France oii la doctrine
catholique est suivie et respectée , les sciences n'en sont pas
cultivées avec moins de succès ; en Italie même elles ne sont
pas négligées ; sans doute parce que les souverains pontifes ,
pour la plupart éclairés et sages , et connaissant les abus qui
résultent de l'ignorance , sont plus à portée en Italie de répri-
mer , quand il est nécessaire , la tyrannie des inquisiteurs su-
balternes. Car tout sert de prétexte à cette espèce d'hommes
méprisable et lâche , pour étouffer la lumière , et pour arrêter
les progrès de l'esprit.
XXX. Il n'y a , ce me semble , qu'un moyen d'affaiblir leur
emj)ire dans les contrées malheureuses où ils dominent encore ;
c'est cTjr favoriser , autant qu'il est possible , l'étude des sciences
exactes. Souverains qui gouvernez ces peuples , et qui voulex
leur faire secouer le joug de la superstition et de l'ignorance ,
faites naître des mathématiciens parmi eux ; cette semence pro-
duira des philosophes avec le temps , et presque sans qu'on s'en
aperçoive. L'orthodoxie la plus délicate n'a rien à démêler avec
la géométrie. Ceux qui croiraient avoir intérêt de tenir les esprits
dans les ténèbres , fussent-ils assez prévoyans pour pressentir
la suite des progrès de cette science , manqueraient de prétexte
pour l'empêcher de se répandre. Bientôt l'étude de la géométrie
conduira comme d'elle-même à celle de la saine physique , et
celle-ci à la vraie philosophie , qui par la lumière qu'elle ré-
pandra , sera bientôt plus puissante que tous les efforts de la
superstition ; car ces efforts , quelque grands qu'ils soient, de-
viennent inutiles dès qu'une fois la nation est éclairée.
XXXI. C'est faire injure à la religion que de vouloir ra]>-
puyer sur l'ignorance. Il en est du domaine des philosophes et
de celui des théologiens , comme des deux puissances , la spiri-
572, DE L'ABUS DE LA CRITIQUE, etc.
tuelle et la temporelle ^ rien n'est plus distingué que les droits de
l'une et de l'autre ; mais comme autrefois la puissance spirituelle ,
après avoir secoué le joug de la temporelle qui l'opprimait , a
voulu à son tour opprimer celle-ci , de même quelques ministres
de la religion , après avoir écarté les ténèbres qu'une philosophie
audacieuse avait lâché d'y répandre , ont à leur tour voulu res-
serrer cette philosophie bien en-deçà des bornes que la religion
lui prescrivait. Le domaine de l'une et de l'autre paraît aujour-
d'hui trop bien fixé , trop étendu , trop assuré même , pour avoir
à redouter ces attaques réciproques : leur intérêt est d'être unies,
comme celui de deux souverains puissans est de se ménager; et
si d'un côté le christianisme , appuyé par les lois divines et hu-
maines , est établi sur des fondemens durables , de l'autre , il
y a lieu de croire qu'en respectant , comme il est juste , les vé-
rités de la foi , les philosophes du dix-huitième siècle défendront
leur bien avec plus de force et d'avantage que les princes du
douzième n'ont défendu leurs couronnes.
XXXII. Voilà un précis très-succinct des réflexions qui m'ont
paru nécessaires sur l'abus qu'on fait dans notre siècle de la
critique en matière de religion. Je ne dou^e point qu'on ne les
aj^prouve , quand on les examinera sans préjugés , et avec les
lumières d'une saine philosophie. Je crois m'être suffisamment
prémuni contre les attaques du fanatisme imbécile et hjpocrite.
A l'égard des personnes qu'un zèle sincère, quoique mal entendu ,
pourra indisposer contre moi , j'en respecterai la cause sans en
craindre et sans en approuver l'effet ; et je me contenterai de
leur répondre par ce passage de Cicéron : Istos homines sine
contumelid dimittamus ; sunt enim et boni viri , et quoniam ità
ipsi sibi videntur , beati.
FIN DU PREMIETl VOLUME,
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE PREMIER VOLUME.
Eloge de d'Aleivibert, par Condorcet. j
MiÎMOiUE DE d'Alembert, par lui-même. i
Portrait de l'auteur , fait par lui-même , et adressé , en 1 760 , à
madame **^. q
Discours préliminaire de I'Encyclopédie. ,5
Explication détaillée du Système des Corinavpsances humaines. gg
Mémoire , d'où Histoire. 100
Histoire. — 1, Sacrée. II. Civile. III. Naturelle. ibid.
Raison, d'où Philosophie. iO'2
Philosophie ou science. — I. Science de Dieu. II. Science de l'homme.
III. Science de la nature. ibid.
Imagination , d'où Poe'sie. 108
Poésie. — I. Narrative. II. Dramatique. III. Parabolique. 109
Observations sur la division des Sciences du chancelier Bacon. 110
Système ge'ne'ral de la connaissance humaine, suivant le chancelier
Bacon. ju
Tableau des connaissances humaines. uî
Essai sur les Élémens de Philosophie , ou sur les principes des
Connaissances humaines, avec les Eclaircissemens. ii5
I. Tableau de l'esprit humain au milieu du dix-huitième siècle. 121
II. Dessein de cet ouvrage. laî
III. Objet et plan gênerai. 126
IV. Méthode générale qu'on doit suivre dans des Elémens de Phi-
losophie. i3o
^ I. Eclaircissement sur ce qui est dit du défaut d'enchaînement
entre les vérités. i35
5 II. Eclaircissement sur ce qui est dit concernant les idées simples
€t les déjîni tiens. i38
^ III. Eclaircissement sur ce qui est dit des vérités appelées prin-
cipes, i^'j
^ IV. Éclaircissement sur ce qui est dit concernant les principes du
second ordre , comparés à ceux que j'appelle premiers principes. i/jO
V. Logique. lyi,
§ V. Éclaircissement sur ce qui est dit, que l'art du raisonnement
se réduit h la copiparaison des idées. i55
§ VI. Éclaircissement sur ce qui est dit de Vart de conjecturer. 167
VI. Métaphysique. 180
§ VU. Éclaircissement sur ce qui est dit de l'analyse de nos sens e l
de ce que chacun d'eux en parlicnlier peut nous apprendre. i(j3
§ VIII. Eclaircissement sur ce qui est dit de la distinction de l'àme
et du corps. iqg
\Ii. Morale, ^ 507
37
^74 TABLE DES MATIEP.ES.
VIII. Division de la Morale. Morale de l'homme. 2ti
IX. Morale des lef;islateurs. 217
X. Morale d-es États. 116
XI. Morale dn citoyen, ibid.
XII. Morale du philosophe. 23 1
XIII. Grammaire. 234
§ IX. Éclaircissement sur ce qui est dit des differens sens dont un
même mot est susceptible. 238
§ X. Éclaircissement sur l'inversion , et à cette occasion sur ce qu'on
appelle le génie des langues. 246
XIV. Mathématiques. Algèbre. 260
§ XL Éclaircissement sur les e'iémens d'Algèbre. 203
XV. Géométrie. 268
§ XII. Éclaircissement sur les clemens de Géométrie. 277
§ XIII. Éclaircissement sur l'application de l'algèbre à la gcome'trie. 285
K XIV. Éclaircissement sur les principes me'taphysiques du calcul
infinitésimal. 288
§ XV. Éclaircissement sur l'usage et sur l'abus de la métaphysique
en géométrie , et en général dans les sciences mathématiques. 294
XVI. Mécanique. 299
§ XVI. Éclaircissement sur l'espace et sur le temps. 3i5
XVII. Astronomie. 3i7
XVIII. Optique. 329
XIX. Hydrostatique et Hydraulique. 33i
XX. Physique générale. 336
XXI. Conclusion. 346
Discours préliminaire, ou Analyse des recherches sur differens
points importans du Système du Monde. 3^9
Introduction au Traité de Dynamique , où les lois de l'équilibre
sont réduites au plus petit nombre possible, et démontrées
d'une manière nouvelle , et où l'on donne un principe général
pour trouver le mouvement de plusieurs corps qui agissent les
uns sur les autres d'une manière quelconque. 391
Exposition du Trailé de l'Équilibre et du Mouvement des Fluides. ^06
Introduction et Analyse des trois parties composant les Réflexions
sur la Cause générale des Vents, ouvrage qui a remporté le
prix proposé par l'Académie de Berlin, en 1746. ^20
Analyse de l'ouvrage. 432
Analyse de la première partie. ibid.
Analyse de la seconde partie. 433
Analyse de la troisième partie. 434
Remarque. 4^5
Introduction aux recherches sur la Précession des Équinoxes, et
sur la JNutation de l'axe de la Terre dans le système newtonien. 437
Doutes et Questions sur le Calcul des Probabilités. 4^1
Réflexions sur l'Inoculation. 4^3
Première partie. Examen des calculs par lesquels on a prouvé jus-
qu'ici les avantages de l'inoculation, dans Thypothèse que cette
opération puisse faire perdre la vie. ^GS
TABLE DES MATIERES. 5^5
§ I. Calcul des partisans de l'inoculation j objection contre ce calcul,
et examen de cette objection. ibid.
§ IL Difficulté de calculer d'une manière pre'cise le danger de suc-
comber h la petite vérole naturelle, et de comparer ce danger aux
avantages de l'inoculation. 4^9
§ III. Où l'on de'veloppe la difficulté' du calcul dans ses principaux
points. 47^
§ IV. Calcul de Daniel Bernoulli pour de'terminer les avantages de
rinoculation. ' 4/3
S V. Insuffisance du calcul de Bernoulli. 4>5
Jj VI. Comparaison frappante pour faire sentir l'insuffisance de ces
calcnls. 477
S VII. Considération qui sert encore à montrer l'insuffisance du
calcul de Bernoulli. 47^
§ VIII. Autre considération très-importante à faire sur ce sujet. 4^<^
Seconde partie. Manière nouvelle et plus convaincante de calculer
les avantages de l'inoculation , dans rhypolhcse que l'inoculation
puisse causer la mort 5 et doutes qu'on peut encore avoir sur le ré-
sultat de cette nouvelle méthode. 4^^
S I. Principes et suppositions qui peuvent servir de fondement au
nouveau calcul. ibid.
§. IL Conséquences qu'on peut tirer de ces principes en faveur de
l'inoculation. 4^^
§ IIL Doutes qui peuvent encore subsister malgré ces conséquences. 4^4
§ IV. Examen de quelques raisonnemens qui paraissent peu con-
cluans en faveur de l'inoculation. ibid.
§ V. Quel parti chaque citoyen doit prendre sur Tinoculation , en
conséquence de tout ce qui a été dit jusqu'ici. 4^
§ VI. Ce que doit considérer, toujours dans la même hypothèse,
toute personne qui voudra se faire inoculer. 4^7
§ VIL Examen de quelques faits qu'on a avancés sur la petite vérole
naturelle. ibid,
§ VIII. Ce qu'on devrait faire pour constater la vérité ou la faus-
seté des faits en cette matière. 4^^
§ IX. A quelles personnes l'inoculation doit surtout être utile , si
elle l'est réellement en elle-même. 4^9
§ X. Du danger plus ou moins grand de la petite vérole suivant les
âges. 49^
§ XL Examen de quelques autres raisonnemens peu concluans en
faveur de la petite vérole inoculée. ibid.
§ XII. Du parti que l'État doit prendre sur l'inoculation. 493
§ XIII. Fatalité des objections théologiques contre la petite vérole
artificielle. 494
§ XIV. Où l'on détruit un fait très-faux avancé par les adversaires
de l'inoculation. 49^
Troisième partie. Raisons qui paraissent les plus persuasives en
faveur de l'inoculation. 49^
§ I. Qu'on ne meurt point de la petite vérole inoculée quand elle est
donnée avec prudence. ibid^
§ IL Preuves qu'on peut apporter de l'assertion avancée dans le
paragraphe précédent. 497
§ IIL Si l'inoculation garantit de la petite vérole' naturelle. 5oo
5;6 TABLE DES MATIERES.
§ IV. Si rinoculation augmente la vie des hommes. Soi
§ V. Seul moyen de décider sans réplique la question , si l'inocula-
tion augmente la 'vie des lionunes ? 5o3
§ VI. Examen d'une ob}éciion proposée par les adversaires de l'ino-
culation. 5o4
§ Vil. Si l'inocnbtion augmente la mortalité de la petite ve'role. \ 5o5
5 VIII. Autres objections peu fonde'es contre l'inoculation. Ce que
doivent faire les inoculateurs pour mettre leur bonne foi entière-
ment à couvert. 5o6
§ IX. Exhortation aux médecins, et proposition au gouvernement. 5o8
Conclusion. C09
Extrait du Mémoire des commissaires de la Faculté de médecine,
favorable h. l'inoculation. 5io
De la Liberté de la Musique. 5 1 5
De l'Abus de la Critique en matière de Religion. 547
FIN DE la table.
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le
University of
Connecticut
Libraries
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