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Full text of "Oeuvres de d'Alembert"

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BOOK    08  1.AL25    v/  1         i 


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OEUVRES  COMPLÈTES 

DE 

D'ALEMBERT 


TOME  PREMIER. 

I".  PARTIE, 


CONTE^A^'T 

ÉLOGE   DE   d'aLEMBERT. MÉMOIRE  DE    d'aLEMBERT. PORTRAIT    DE 

d'aLEMBERT.    DISCOURS     PRÉLOIINAIRE    DE    l'eNCYCLOPÉDIE.   

EXPLICATION   DU   SYSTÈME  FIGURÉ. EXPLICATION   DU  SYSTÈME   DE 

BACON. ÉLÉMENS  DE  PHILOSOPHIE. 


A  LONDRES, 

Cliez  Martin  Bossange  et  C°. ,  14  Greal  Marlborough  street. 


DE    L  IMPRIMERIE    DE    A    ÎÎELIN. 


OEUVRES  ^^^ 


DE 


D'ALEMBERT. 


TOME  PREMIER. 

I".  PARTIE. 


PARIS. 

A.    BELIN,    HUE    DES   MA.THURIKS    S.-J.  ,    »".     ij- 

r.OSSANGE   PÈRE   ET   FILS  ,    EUE    DE   TOURSON  ,    K".   6. 

ItOSSANGE  FRÈKES,  RUE  DE  SEINE,  H».   12. 


82Ï 


p. 


n 


ÉLOGE  DE  D'ALEMBERT, 

PAR  CONDORCET, 

LU    A    l'académie     des    SCIENCES. 


ï^x 


^  EAN-LE-RoND  D  ALE3IBERT ,  Secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  Fran* 

\       çaise,  membre  des  Académies  des  sciences  de  France  ,  de  Prusse,  de 
;\^  Russie,  de  Portugal ,  de  Naples,  de  Turin,  de  Norvvège,  de  Padoue  5 
de  l'académie  royale  des  belles-lettres  de  Suède,  de  Finslitut  de  Bo- 
logne ,  de  la  société  littéraire  de  Gassel ,  et  de  la  société  phiiosophiq ae 
de  Boston ,  naquit  à  Paris  le  17  novembre  1717. 

Nous  ne  cherchons  point  à  lever  le  voile  dont  le  nom  de  ses  parens 
a  été  couvert  pendant  sa  vie  ;  et  qu'importe  ce  qu'ils  ont  pu  être? 
les  véritables  aïeux  d'un  honame  de  génie  sont  les  maîtres  qui  l'ont 
précédé  dans  la  carrière-  etses  vrais  descendans  sont  des  élèves  dignes 
de  lui. 

Exposé  près  de  Téglise  de  Saint-Jean-le-Rond,  d'Alembert  fut  porté 
chez  un  commissaire  qu'heureusement  rha])itude  des  tristes  fonctions 
de  sa  place  n'avait  point  endurci  j  il  craignit  que  cet  enfant  débile  et 
presque  mourant ,  ne  pût  trouver  dans  un  hospice  public  les  soins  , 
^  les  attentions  suivies  ,  nécessaires  pour  sa  conservation,  il  en  chargea 

1        une  ouvrière  dont  il  connaissait  les  mœurs  et  l'humanité  j  et  c'est  de 
l  v:^      ce  hasard  heureux  qu'a  dépendu  l'existence  d'un  homme  qui  devait 
Ps,    être  l'honneur  de  sa  patrie  et  de  son  siècle ,  et  que  la  nature  avait  des- 
tiné à  enrichir  de  tant  de  vérités  nouvelles  le  système  des  connais-^ 
sances  humaines. 

Cet    abandon,    qui  peut-être  n'était  même  qu'apparent,  ne  dura 

que  très-peu  de  jours  ;  le  père  de  d'Alembert  le  répara  aussitôt  qu'il 

^^^     eu  fut  Instruit  5  II  fit  pour  l'éducation  de  son  fils,  et  pour  lui  assurer 

^^^  une  subsistance  indépendante,  ce  qu'exigeaient  la  nature  etle  devoir: 

,^    sa   famille  regarda  d'Alembert,  tant  qu'il  fut  inconnu,   comme  un 

.55^    parent  à  qui  elle  devait  des  soins  et  des  égards  5  et  lorsqu'il  fut  devenu 

célèbre  ,  elle  s'honora  de  ces  liens  que  la  reconnaissance  avait  resserrés. 

D'Alembert  fit  ses  études  au  collège  des  Quatre-Nations ,  et  les  fit 

d'une  manière  brillante ,  indice  quelquefois  trompeur  de  ce  qu'un 

homme  doit  être  un  jour. 

L'importance  que  le  cardinal  Mazarin  eut  la  faiblesse  ou  l'impru- 
dence de  donner  aux  disputes  des  amis  de  Saint-Cyran  avec  les  Jé- 
suites ,  avait  produit  des  troubles  qui,  après  quatre-vingts  ans  ,  a^^i- 
taient  encore  la  France,  et  dont  le  progrès  des  lumières  a  depuis 
presque  anéanti  jusqu'au  souvenir^  mais,  en  lySo,  il  n'y  avait  aucun 
corps,  aucun  collège,  pour  ainsi  dire  aucun  homme,  qui,  par  zèle 
religieux  ,  par  politique  ou  par  désœuvrement,  n'eût  embrassé  un  des 
dcuv  parlii. 

J  •  a 


ij  ELOGE 

Les  maîtres  de  d'Alcmbert  étaient  de  celui  qu'on  appelait  Janséniste, 
car,  dans  les  disputes  de  ce  genre  ,  on  cherche  toujours  à  rendre  ses 
adversaires  odieux  par  un  nom  de  secte  dont  ils  ont  grand  soin  de  se 
défendre  5  espèce  d'hommage  qu'ils  rendent  à  la  raison.  D'Alembert 
iit,  dans  sa  première  année  de  philosophie  ,  un  commentaire  sur  Fé- 
pître  de  S.  Paul  aux  Romains,  et  commença  comme  Newton  avait 
fini  j  ce  commentaire  donna  de  grandes  espérances  à  ses  maîtres  ries 
hommes  distingués  dans  la  littérature  ou  dans  les  sciences ,  montraient 
alors  presque  seuls  à  la  nation  l'exemple  d'une  indifférence  salutaire  : 
on  se  flatta  que  d'Alembert  rendrait  au  parti  de  Port-Royal  une  por- 
tion de  son  ancienne  gloire,  et  qu'il  serait  un  nouveau  Pascal, 

Pour  rendre  la  ressemblance  plus  parfaite,  on  lui  fit  suivre  des 
leçons  de  mathématiques  j  mais  bientôt  on  s'aperçut  qu'il  avait  pris 
pour  ces  sciences  une  passion  qui  décida  du  sort  de  sa  vie  :  en  vain  ses 
maîtres  cherchèrent  à  l'en  détourner  ,  en  lui  annonçant  que  cette 
étude  lui  dessécherait  le  cœur  (  ils  ne  sentaient  pas  sans  doute  toute  la 
force  de  l'aveu  que  renferme  cette  expression):  d'x\lembert  fut  moins 
docile  que  Pascal,  jamais  on  ne  put  lui  faire  regarcîer  l'amour  un 
peu  exclusif  des  vérités  certaines  et  claires,  comme  une  erreur  dan- 
gereuse ,  ou  comme  un  penchant  de  la  nature  corrompue. 

En  sortant  du  collège,  il  jeta  un  coup  d'œil  sur  le  monde,  il  sV 
trouva  seul ,  et  courut  chercher  un  asile  auprès  de  sa  nourrice  j  l'idée 
consolante  ,  que  sa  fortune,  toute  médiocre  qu'elle  était,  répandrait 
un  peu  d'aisance  dans  cette  famille  ,  la  seule  qu'il  pût  regarder  comme 
la  sienne,  était  encore  pour  lui  un  motif  puissant:  il  y  vécut  près  de 
quarante  années,  conservant  toujours  la  même  simplicité  ,  ne  laissant 
apercevoir  l'augmentation  de  son  revenu  que  par  celle  de  ses  bienfaits, 
ne  voyant  dans  la  grossièreté  des  manières  de  ceux  avec  lesquels  il 
vivait,  qu'un  sujet  d'observations  plaisantes  ou  philosophiques ,  et 
cachant  tellement  sa  célébrité  et  sa  gloire ,  que  sa  nourrice  qui  Taimait 
comme  un  fils,  qui  était  touchée  de  sa  reconnaissance  et  de  ses  soins> 
ne  s'aperçut  jamais  qu'il  fût  un  grand  homme  :  son  activité  pour  l'é- 
tude, dont  elle  était  témoin  ,  ses  nombreux  ouvrages  dont  elle  enten- 
dait parler  ,  n'excitaient  ni  son  admiration  ,  ni  le  juste  orgueil  qu'elle 
aurait  pu  ressentir,  mais  plutôt  une  sorte  de  compassion  :  Vous  ne 
serez  jamais  quun  philosophe  ,  lui  disait-elle  ;  et  quest-  ce  quun  phi- 
losophe! —  ctst  un  fou  qui  se  tourmente  pendant  sa  vie ,  pour  qu'on  parle 
de  lui  lorsqu'il  n'y  sera  plus. 

Dans  cette  maison,  d'Alembert  s'occupait  presque  uniquement  de 
géométrie,  achetant  quelques  livres  ,  allant  chercher  dans  les  biblio- 
thèques publiques  ceux  qu'il  ne  pouvait  acheter  :  souvent  il  se  pré- 
sentait à  lui  des  vues  nouvelles,  il  les  suivait,  il  goûtait  déjà  le  plaisir 
de  faire  des  découvertes  j  mais  ce  plaisir  était  court,  il  consultait  les 
livres ,  et  voyait  avec  uu  sentiment  un  peu  pénible  ,  que  ce  qu'il 
croyait  avoir  trouvé  le  premier,  était  déjà  conuu  :  alois  il  se  persuada 
que  la  nature  lui  avait  refusé  le  génie  ,  qu'il  devait  se  borner  à  savoir 
ce  que  les  autres  auraient  découvert,  et  il  se  résigna  sans  peine  à  celte 
destinée^  il  seutait  que  le  plaisir  d'étudier,  même  sans  la  gloire  ,  suf- 
firait encore  à  sou  bonheur.  Cette  anecdote  que  nous  tenons  de  lui- 


DE  D'ALEMBEPvT.  iij 

riiome  ,  nous  paraît  un  fait  moral  lùeu  précieux  ^  il  est  rare  <io  po;i\  oir 
observer  le  cœur  humain  si  près  de  sa  pureté  ualurcile  ,  et  a\aui  onu 
Tamour-propre  Tait  corrompu. 

Cependant  on  lit  apercevoir  à  d'Alembert  qu'avec  une  pension  de 
douze  cents  livres,  on  n'éîait  pas  assez  riche  pour  renoncer  aux 
moyens  d'augmenter  son  aisance  5  on  lui  fit  sentir  la  nécessité  de 
prendre  un  état ,  car  celui  de  géomètre  n'en  est  pas  un  ,  et  même  les 
places  où  les  connaissances  mathématiques  sont  nécessaires  ,  nedor- 
nent  pas  cette  heureuse  indépendance  que  le  jurisconsulte  et  le  mé- 
decin sans  fortune  obtiennent  dès  lespre?îiiers  pas  de  leur  carrière.  D'A- 
lembert étudia  d'abord  en  droit  et  y  pritdes  degrés  ,  mais  il  abandonna 
bientôt  cette  étude  :  l'ouvrage  de  Montesquieu  n'existait  point  encore, 
on  ne  prévoyait  pas  la  révolution  qu'il  devait  produire  dans  nos  es- 
prits ^  l'étude  du  droit  ne  pouvait  paraître  que  celle  de  l'opinion  ,  de 
la  volonté,  du  caprice  des  hommes,  qui,  depuis  trente  siècles,  avaient 
joui  on  abusé  du  pouvoir,  en  Grèce,  à  Tiome  et  chez  les  Barbares: 
comment  un  jeune  géomètre  n'eût-il  pas  été  bientôt  dégoûté  de  pareils 
objets  ,  sur  lesquels  il  trouvait  à  exercer  sa  mémoire  iDien  plus  que  sa 
raison  ?  11  préféra  donc  la  carrière  de  la  médecine  ,  mais  la  passion  de 
la  géométrie  lui  faisait  encore  négliger  ses  nouvelles  études,  et  il  prit 
le  parti  courageux  de  se  séparer  des  objets  de  sa  passion  5  ses  livres  de 
mathématiques  furent  portés  chez  un  de  ses  amis  ,  oii  il  ne  devait  les 
reprendre  qu'après  avoir  été  reçu  docteur  en  médecine,  lorsqu'ils  ne 
seraient  plus  pour  lui  qu'un  délassement ,  et  non  une  distraction. 

Cependant  poursuivi  par  ses  idées,  il  demandait  de  temps  en  temps 
à  son  ami  un  livre  qui  lui  était  nécessaire  pour  se  délivrer  de  cette 
inquiétude  pénible  que  si  peu  d'hommes  connaissent,  et  que  produit 
le  souvenir  confus  d'une  vérité  dont  on  cherche  en  vain  les  preuves 
dans  sa  mémoire  ;  peu  à  peu  tous  ses  livres  se  retrouvèrent  chez  lui  : 
alors,  bien  convaincu  de  rinutlllté  de  ses  efforts  pour  combattre  son 
penchant,  il  y  céda  ,  et  se  voua  pour  toujours  aux  malhcmatiques  et 
à  la  pauvreté  ;  les  années  qui  suivirent  cette  révolution,  furent  les  plus 
heureuses  de  sa  vie,  il  se  plaisait  à  en  répéter  les  détails  :  à  son  ré\eil , 
il  pensait ,  dlsalt-il ,  avec  un  sentiment  de  joie,  au  travail  commencé 
la  veille,  et  qui  allait  remplir  la  matinée  5  dans  les  intervalles  néces- 
saires de  ses  méditations  ,  il  songeait  au  plaisir  vif  que  le  soir  il  éprou- 
vait au  spectacle  ,  où  ,  pendant  les  entr'actes  ,  il  s'occupait  du  plaisir 
plus  grand  que  lui  promettait  le  travail  du  lendemain. 

En  i74ï,  il  entra  dans  l'académie  des  sciences  j  il  s'en  était  fait  con- 
naître par  un  mémoire  où  il  relevait  quelques  fautes  échappées  au 
père  Pveinau  ,  dont  l'^/za/j^e  démontrée  était  alors  regardée  en  France 
comme  un  livre  classique  ;  et  c'était  en  l'étudiant,  pour  s'instruire  , 
que  le  jeune  géomètre  avait  appris  à  le  corriger. 

Il  s'était  occupé  ensuite  d'examiner  quel  devait  être  le  mouvement 
d'un  corps  qui  passe  d'un  fluide  dans  un  autre  plus  dense,  et  dont  la 
direction  n'est  pas  perpendiculaire  à  la  surface  qui  les  sépare  :  lorsque 
cette  direction  est  très-oblique,  on  voit  le  corps  ,  au  lieu  de  s'enfoncer 
dans  le  second  fluide  ,  se  relever  et  former  un  ou  plusieurs  ricochets  , 
phénoincne  qui  avait  amusé  les  enfans   long-temps  avant  la  décou- 


n  ELOGE 

verte  des  premiers  principes  des  sciences  ,  et  que  cependant ,  jnsqiwt 
dWlembert,  on  n'avait  pas  encore  bien  expliqué. 

Deux  ans  après  son  entrée  à  Tacadémie  ,  il  publia  son  traité  de  Dy- 
namique. 

Dans  la  science  du  mouvement  ,  il  faut  distinguer  deux  sortes  de 
principes  5  les  uns  sont  des  vérités  de  pure  détinition  ,  les  autres  sont 
ou  des  faits  donnés  par  Tobservation  ,  ou  des  lois  générales  déduites 
de  la  nature  des  corps  considérés  comme  impénétrables,  indifférens 
au  mouvement,  et  susceptibles  d'en  recevoir  :  de  ces  derniers  prin- 
cipes ,  celui  de  la  décomposition  des  forces  était  le  seul  vraiment 
général  qui  fût  connu  jusqu'alors;  et  joint  à  ces  vérités  de  détinition, 
sur  lesquelles  Huyghcns  et  Newton  n'avaient  rien  laissé  à  découvrir, 
il  avait  suffi  pour  établir  leurs  sublimes  théories,  et  pour  résoudre 
ces  problèmes  de  statique,  si  célèbres  dans  le  commencement  de  ce 
siècle.  Mais  si  les  corps  ont  une  forme  finie,  si  on  les  imagine  liés 
entre  eux  par  des  fils  flexibles ,  ou  par  des  verges  inflexibles  ,  et  qu'on 
les  suppose  en  mouvement,  alors  ces  principes  ne  suffisent  plus,  et 
il  fallait  en  inventer  un  nouveau;  d'Alembert  le  découvrit,  et  il 
n'avait  que  vingt-six  ans  :  ce  principe  consiste  à  établir  l'égalité,  à 
chaque  instant,  entre  les  cbangemens  que  le  mouvement  du  corps  a 
éprouvés,  elles  forces  qui  ont  été  employées  à  les  produire  ,  ou,  en 
d'autres  termes  ,  h  séparer  en  deux  parties  l'action  des  forces  motrices  , 
à  considérer  l'une  comme  produisant  seule  le  mouvement  du  corps 
dans  le  second  instant,  et  l'autre  comme  employée  à  détruire  celui 
qu'il  avait  dans  le  premier  :  ce  principe  si  simple,  qui  réduisait  à 
la  considération  de  l'équilibre  toutes  les  lois  du  mouvement,  a  été 
l'époque  d'une  grande  révolution  dans  les  sciences  physico-mathé- 
matiques. A  la  vérité,  plusieurs  des  problèmes  résolus  dans  le  traité 
de  Dynamique,  l'avaient  déjà  été  par  des  méthodes  particulières; 
différentes  en  apparence  pour  chaque  problème,  elles  n'étaient  sans 
doute  réellement  qu'une  seule  et  même  métbode ,  sans  doute  elles 
renfermaient  le  principe  général  qui  y  était  caché,  mais  personne 
n'avait  pu  l'y  découvrir:  et  si  on  refusait,  sous  ce  prétexte,  à  d'A- 
lembert  la  juste  admiration  qu'il  mérite,  on  poiuTait ,  avec  autant  de 
raison,  faire  honneur  à  Huyghens  des  découvertes  de  jNewton,  et 
accorder  à  VVallis  la  gloire  que  Léibnitz  et  ISewton  se  sont  disputée. 

Les  découvertes  successives  qui  forment  les  sciences  ,  naissent  les 
unes  des  autres  3  celle  qui  appartient  exclusivement  à  uu  seul  homme, 
est  due  à  son  génie  aidé  des  travaux  de  ceux  qui  l'ont  précédé,  lui 
ont  aplani  la  carrière,  et  ne  lui  ont  plus  laissé  qu'un  dernier  oljstacie 
à  vaincre  :  mais  parmi  ces  découvertes  ,  il  en  est  qui,  par  leur  étendue, 
leur  influence  sur  le  progrès  général  des  sciences ,  la  nombreuse  suite 
de  théories  nouvelles  qui  n'en  sont  que  le  développement,  semblent 
former  une  classe  particulière,  et  mériter  à  leur  inventeur  un  rang 
à  part  dans  le  nombre  déjà  si  petit  des  hommes  de  génie. 

Telle  a  été  celle  du  principe  de  d'Aiembert;  déjà,  en  1744 '*' 
l'avait  applique  à  la  théorie  de  lequiiibre  et  du  mouvement  des 
fluides,  et  tous  les  problèmes  résolus  jusqu'alors  par  ks  géomètres  , 
étaient  devenus  en  quelque  sorte  des  corollaires  de  ce  principe  :  mais 


DE  D'ALEMBERT.  v 

il  avait  fallu  employer  en  même  temps  les  hypotlièses  ingénieuses 
de  Daniel  Bernoulii,  que  leur  accord  avec  les  phénomènes  les  plus 
généraux  de  l'hydraulique,  permeltait  presque  de  regarder  comme  des 
faits.  Dans  la  théorie  des  fluides,  comme  dans  celle  du  mouvement 
des  corps  susceptibles  de  changer  de  forme,  le  principe  de  d'Alem- 
bert ,  lorsqu'on  remployait  seul  ,  conduisait  à  des  é({uations  qui 
échappaient  aux  méthodes  connues,  et  cette  première  découverte 
semblait  rendre  nécessaire  celle  d'un  nouveau  calcul  ;  d'Aiembert  en 
eut  encore  Thonneur  :  dans  un  ouvrage  sur  la  théorie  générale  des 
vents,  couronné  par  l'académie  de  Berlin  ,  en  1746,  il  donna  les  pre- 
miers essais  du  calcul  des  diîTéreuces  partielles^  Tannée  suivante ,  il 
l'appliqua  au  problème  des  cordes  vibrantes  ,  dont  la  solution,  ainsi 
que  la  théoiie  des  oscillations  deTair  et  de  la  propagation  du  son, 
n'avaient  pu  être  données  que  d'une  manière  incomplète  par  les  géo- 
mètres qui  l'avaient  précédé,  et  ces  géomètres  étaient  ou  ses  maîtres 
ou  ses  rivaux. 

L'invention  de  ce  calcul  est  encore  une  de  ces  découvertes  destinées 
à  être  dans  les  sciences  une  époque  mémorable  •  elle  le  mérite  d'au- 
tant plus  ,  qu'en  donnant  un  nouvel  instrument  d'un  usage  très-étendu, 
elle  a  montré  en  même  temps  la  route  qu'il  fallait  suivre  pour  en  for- 
mer d'autres  du  même  genre  5  et  toutes  les  parties  de  l'analyse  où  l'on 
considère  des  équations  dont  l'intégrale  peut  contenir  des  fonctions 
arbitraires  de  quantités  variables,  doivent  être  regardées  comme  des 
In  anches  du  calcul  de  d'Alembert,  quels  que  soient  la  forme  de  ces 
arbitraires  et  le  système  de  différenliation  qui  les  ait  fait  évanouir. 

Dans  cette  pièce  sur  la  théorie  des  vents  ,  il  ne  considéra  que  l'effet 
qui  peut  être  produit  par  l'action  combinée  de  la  lune  et  du  soleil 
sur  le  fluide  dont  la  terre  est  enveloppée  ;  il  examina  quelle  figure 
l'atmosphère  doit  prendre  a  chaque  instant ,  en  vertu  de  cette  ac- 
tion ,  la  force  et  la  direction  des  courans  qui  en  résultent ,  et  les 
changemens  que  doit  produire  sur  leur  direction  et  sur  leur  vitesse, 
la  forme  des  grandes  vallées  qui  sillonnent  la  surface  du  globe. 

Les  changemens  de  température  ,  produits  dans  l'atmosphère  par 
la  présence  du  soleil ,  sont  une  autre  cause  générale  ,  régulière  ,  et 
susceptible  d'être  mesurée  5  d'Alembert  se  borne  à  en  remarquer 
l'existence  :  il  aurait  fallu  ,  pour  la  calculer  ,  adopter  quelque  hypo- 
ihèse  sur  les  lois  de  la  dilatation  de  l'air  ,  sur  l'intensité  de  l'action 
delà  chaleur  du  soleil  aux  difierentes  hauteurs  ,  et  pour  des  couches 
d'air  plus  ou  moins  denses  5  ses  recherches  n'eussent  servi  qu'à  donner 
une  preuve  de  plus  de  son  génie  pour  l'analyse  ,  mais  sans  conduire 
à  aucun  résultat  réel  ;  il  n'eût  travaillé  que  pour  la  gloire  ,  et  il  vou- 
lait réserver  ses  forces  pour  des  ouvrages  utiles  aux  progrès  des 
sciences. 

Il  lui  restait  encore  à  donner  un  moyen  d'appliquer  son  principe 
au  mouvement  d'un  corps  fini  ,  d'une  figure  donnée  ;  et  en  1749 ,  il 
résolut  le  problème  de  la  précession  des  équinoxes.  L'axe  de  la  terre 
ne  répond  point  toujours  au  même  lieu  du  ciel ,  mais  il  se  dirige 
successivement  vers  tous  les  points  d'un  cercle  parallèle  au  plan  de 
l'orbite  terrestre  j  et  par  une  suite  de  ce  mouvement,  les  équinoxes 


vj  ÉLOGE 

ft  les  solstices  rcpoiideut,  dans  la  même  période  ,  à  toutes  les  parties 
du  zodiaque  :  ce  phénomène  ,  connu  sous  le  nom  de  précession  des 
équinoxes  ,  a  été  observé  par  les  anciens  5  Ilipparque  en  avait  sup- 
posé la  période  de  1S100  ,  et  les  modernes  ,  par  des  observations  plus 
exactes  ,  Tout  fixée  à  environ  720  ans  de  plus.  Ce  mouvement  en  lon- 
gitude n'est  pas  le  seul  qu'éprouve  l'axe  de  la  terre  5  il  en  a  un  autre 
en  latitude,  liicn  plus  petit,  qui  n'est  qu'une  espèce  de  balancement, 
et  dont  la  période  est  de  dix-huit  seulement  j  cette  nutation  n'a  été 
découverte  que  dans  ce  siècle  par  Bradley  ,  et  jusqu'à  lui  on  la  con- 
fondait avec  les  mouvemens  irréguliers  ,  propres  aux  étoiles  fixes. 
IVewton  attribuait  avec  raison  la  précession  des  équinoxes  à  l'effet  de 
l'attraction  de  la  lune  et  du  soleil  sur  la  terre  ^  il  savait  que  notre  pla- 
nète est  un  sphéroïde  aplati  vers  les  pôles  ,  et  que  ces  deux  astres  étant 
mus  dans  des  plans  où  ils  n'agissent  pas  d'une  manière  semblable  sur 
les  parties  semblablenient  disposées  autour  dé  Taxe  de  la  terre  , 
doivent  altérer  son  mouvement  de  rotation  j  mais  ce  n'était  pas  assez. 
IVewton  avait  appris  le  premier  aux  philosophes  à  n'admettre  pour 
vraies  que  des  explications  calculées  ,  qui  rendent  raison  du  phéno- 
mène en  lui-même  ,  de  sa  quantité  et  de  ses  lois  ;  aussi  essaj  a-t-il  de 
déterminer  l'effet  de  l'attraction  de  la  lune  et  du  soleil  sur  le  mou- 
vement de  l'axe  de  la  terre  5  mais  les  méthodes  d'analyse  et  les  prin- 
cipes mêmes  de  mécanique  nécessaires  pour  une  solution  directe  , 
manquaient  à  son  génie  ,  et  il  fut  oblige  d'admettre  des  hypothèses 
qui  ne  le  conduisirent  à  un  résultat  conforme  à  l'observation,  que 
par  lu  compensation  des  erreurs  produites  par  chacune  d'elles  :  vingt- 
trois  ans  après  sa  mort ,  cette  limite  qu'il  semblait  avoir  posée  , 
n'avait  pas  été  franchie;  d'Alemberten  eut  la  gloire  ,  il  expliqua  éga- 
lement le  phénomène  de  la  nutation  ,  nouvellement  découvert ,  et 
répara  l'honneur  de  la  France  ,  ou  plutôt  du  continent,  qui  jusqu'a- 
lors n''avait  eu  rien  à  opposer  aux  découvertes  de  Newton. 

Un  seul  géomètre  ,  Euler  ,  eût  pu  disputer  cette  gloire  ;i  d'Alenj- 
tert  ;  mais  en  donnant  une  solution  nouvelle  du  problème  ,  il  avoua 
qu'il  avait  lu  l'ouvrage  de  d'Alembert ,  et  fit  cet  aveu  avec  cette  noble 
franchise  d'un  grand  homme  qui  sent  qu'il  peut  ,  sans  rien  perdre  de 
sa  renommée  ,  convenir  du  triomphe  de  son  rival. 

En  1762,  d'Alembert  publia  un  traité  sur  la  résistance  des  fluides  , 
auquel  il  donna  le  titre  modeste  à^essai ,  et  qui  est  un  de  ses  ouvrages 
cil  l'on  trouve  le  plus  de  choses  originales  et  neuves. 

La  simple  supposition  que  chaque  élément  de  la  masse  fluide  ,  en 
changeant  de  forme  à  chaque  instant ,  conserve  le  même  volume  ,  lui 
suffit  pour  appliquer  son  principe  aux  questions  les  plus  difficiles ,  et 
il  est  conduit  à  des  équations  de  la  nature  de  celles  dont  sa  nouvelle 
analyse  peut  donner  la  solution  :  les  réflexions  sur  les  causes  générales 
des  vents  contenaient  le  germe  de  ces  découvertes  ;  mais  ici  elles 
sont  développées  ,  et  la  théorie  du  mouvement  des  fluides  est  enliri 
véritablement  assujétie  au  calcul. 

A  la  même  époque  ,  d'Alembert  avait  donné  ,  dans  les  mémoires  (\c 
racadémie  de  Berlin  ,  des  recherches  sur  le  calcul  intégral  ,  oii  la 
mclhode  de  Jean  Bernoiilli,  pour  les  fonctions  rationnelles,  était  per- 


DE  D'ALEMBERT.  vij 

fectlotinéc  ;  où,  par  un  usage  adroit  des  subslitulions  ,  ?I  étendait 
cette  méthode  à  plusieurs  classes  de  fonctions  irrationnelles  j  où  il 
réduisait  à  une  même  expression  toutes  les  imaginaires  ,  sous  quel- 
que forme  qu'elles  se  présentent ,  quelle  que  soit  l'équation  à  laquelle 
elles  doivent  satisfaire  5  où  il  donnait  la  théorie  des  points  de  rebrous- 
sement  de  la  seconde  espèce,  dont  plusieurs  géomètres  célèbres,  et 
Euler  lui-même ,  avaient  combattu  l'existence  5  où  enfin  il  proposait 
une  méthode  d'intégrer  les  équations  linéaires  d'un  ordre  quelconque, 
intégration  importa  -te  ,  qui  est  le  fondement  de  toutes  les  méthodes 
d'approximation  pour  les  équations  différentielles,  et  par  conséquenf , 
dans  l'état  actuel  de  l'analyse,  la  clef  de  toutes  les  que.nions  de  l'as- 
tronomie-physique.  Euler  avait  publié  avant  lui  une  méthode  éga- 
lement générale  pour  ces  équations  ^  mais  le  géomètre  français  l'avait 
aussi  prévenu  sur  quelques  autres  points. 

D'Alembert  n'a  donné  aucun  grand  ouvrage  sur  le  calcul  ;  ses  mé- 
moires même  ,  à  l'exception  de  ceux  que  nous  venons  de  citer  ,  et 
d'un  petit  nombre  d'autres  ,  ont  pour  objet  des  questions  de  méca- 
nique j  mais  il  a  répandu  dans  tous  ,  de  nouvelles  méthodes  d'analyse  , 
ou  des  remarques  importantes  sur  les  méthodes  déjà  connues  ,  et  on 
lui  doit  en  grande  partie  les  progrès  rapides  que  le  calcul  intégral 
a  faits  dans  ce  siècle.  Il  semblait  seulement  que  l'idée  de  quelque  ap- 
plication utile  était  nécessaire  pour  réveiller  son  génie  qui  déployait 
alors  toute  sa  finesse  ,  toute  sa  profondeur  et  toute  sa  fécondité. 

C'est  ainsi  que  d'Alembert  s'était  montré,  à  trente-deux  ans,  le 
digne  successeur  de  Newton ,  en  résolvant  le  problème  de  la  préces- 
sion des  équinoxes  ,  dont  la  solution  confirme  ,  par  une  preuve  victo- 
rieuse, la  théorie  de  la  gravitation  universelle,  en  se  consacrant  comme 
lui  à  l'étude  des  lois  mathématiques  de  la  nature  ,  en  créant  comme 
h\\  une  science  nouvelle  ,  en  inventant  aussi  un  nouveau  calcul  , 
mais  dont  personne  n'a  contesté  la  découv^te  à  d'Alembert ,  ou  n'a 
voulu  la  partager. 

Tant  qu'il  n'a  été  que  géomètre ,  a  peine  était-il  connu  dans  sa  patrie  ; 
borné  à  la  société  de  quelques  amis,  n'ayant  jamais  vu ,  parmi  les 
gens  en  place  ,  que  MM.  d'Argenson  ,  deux  ministres  qui  ,  par  les 
agrémens  de  leur  esprit,  auraient  été  des  particuliers  aimables;  réduit 
au  nécessaire  le  plus  simple  ,  mais  heureux  du  plaisir  que  donne 
l'étude,  et  de  sa  liberté,  il  avait  conservé  sa  gaieté  naturelle  dans 
toute  la  naïveté  de  la  jeunesse.  Content  de  son  sort  ,  il  ne  désirait  ni 
fortune  ni  distinctions  ;  et  il  n'en  avait  point  obtenu  ,  parce  qu'il  est 
plus  commode  de  les  accorder  à  ceux  qui  les  demandent ,  qu'à  ceux 
qui  savent  les  mériter.  Sa  gaieté  ,  des  saillies  piquantes ,  le  talent  de 
conter  et  même  de  jouer  ses  contes  ,  de  la  malice  dans  le  ton  avec  de 
la  bonté  dans  le  caractère  ,  autant  de  finesse  dans  la  conversation  que 
de  simplicité  dans  la  conduite  ;  toutes  ces  qualités ,  en  le  rendant ,  par 
leur  réunion  ,  à  la  fois  estimable  et  amusant ,  le  faisaient  rechercher 
dans  le  monde.  On  aimait  en  lui  cette  bonhomie  ,  si  touchante  quand 
elle  se  trouve  dans  les  hommes  supérieurs  ,  chez  qui  pourtant  elle 
est  bien  moins  rare  que  dans  ceux  qui  n'ont  que  la  prétention  de 
l'être. 


viij  ELOGE 

Cependant  un  roi ,  déjà  illustré  par  cinq  victoires,  et  dont  la  gloire 
de\  ait  croître  encore  ,  avertit  enfin  la  France  qu'elle  avait  un  grand 
lioinme  de  plus  5  ses  bienfaits  vinrent  chercher  d'Alembert  ,  et  il  y 
joignit  des  témoignages  d'estijne  et  d'amitié  fort  au-dessus  de  ses 
bienfaits. 

Peu  de  temps  après  ,  d'Alembert  reçut  une  pension  du  gouverne- 
ment 5  il  la  devait  à  l'amitié  de  M.  le  comte  d'Argenson,  qui  aimait 
les  gens  d'esprit  et  n'en  était  point  jaloux  ,  parce  que  lui-même  avait 
beaucoup  d'esprit.  Cette  jalousie  est  plus  commune  qu'on  ne  le  croit , 
et  elle  a  été  souvent  le  motif  secret  de  l'indifférence  ou  de  la  haine 
de  quelques  ministres  pour  les  hommes  de  génie  que  le  liasard  avait 
l'ait  naître  dans  le  même  pays  et  dans  le  même  siècle. 

La  tranquillité  de  d'Alembert  fut  altérée  dès  que  sa  réputation  fut 
plus  répandue.  Lorsque  son  goût  pour  la  littérature  et  ses  méditations 
sur  la  philosophie  étaient  un  secret  connu  seulement  de  ses  amis,  borné 
aux  yeux  de  tous  les  autres  à  l'étude  des  sciences  abstraites  ,  il  échap- 
pait à  leur  jugement  ;  apprécié  par  un  petit  nombre  de  rivaux  ou  de 
disciples  ,  admiré  d'eux  seuls  ,  sa  gloire  n'offensait  encore  personne. 

Mais  il  s'était  lié  ,  depuis  sa  jeunesse ,  par  une  amitié  tendre  et  solide 
avec  un  homme  d'un  esprit  étendu  ,  d'une  imagination  vive  et  bril- 
lante, dont  le  coup  d'oeil  vaste  embrassait  à  la  fols  les  sciences  ,  les 
lettres  et  les  arts  ;  également  passionné  pour  le  vrai  et  pour  le  beau  , 
également  propre  à  pénétrer  les  vérités  abstraites  de  la  philosophie, 
à  discuter  avec  finesse  les  principes  des  arts ,  et  à  peindre  leurs  effets 
avec  enthousiasme^  philosophe  ingénieux  et  souvent  profond  ,  écri- 
vain à  la  fois  agréable  et  éloquent,  hardi  dans  son  style  comme  dans 
ses  idées  f  instruisant  ses  lecteurs  ,  mais  surtout  leur  inspirant  le  désir 
d'apprendre  à  penser,  et  faisant  toujours  aimer  la  vérité,  même 
lorsqu'entraîné  par  son  imagination  ,  il  avait  le  malheur  de  la  mé- 
connaître. 

Une  traduction  de  l'Encyclopédie  anglaise  de  Chambers,  qui  avait 
été  proposée  à  Diderot,  devint  entre  ses  mains  l'entreprise  la  plus 
grande  et  la  plus  utile  que  l'esprit  humain  ait  jamais  formée.  ]1  se 
proposa  de  réunir  dans  un  dictionnaire  tout  ce  qui  avait  été  découvert 
dans  les  sciences,  ce  qu'on  avait  pu  connaître  des  productions  du 
globe,  les  détails  des  arts  que  les  hommes  ont  inventés,  les  principes 
de  la  morale,  ceux  de  la  politique  et  de  la  législation,  les  lois  qui 
gouvernent  les  sociétés,  la  métaphysique  des  langues  et  les  règles  de 
la  grammaire,  l'analyse  de  nos  facultés,  et  jusqu'à  l'histoire  de  nos 
opinions.  D'Alembert  fut  associé  à  ce  projet,  et  ce  fut  alors  qu'il 
donna  le  discours  préliminaire  de  l'Encyclopédie. 

Il  y  trace  d'abord  le  développement  de  l'esprit  humain,  non  tel  que 
l'histoire  des  sciences  et  celle  des  sociétés  nous  le  présentent,  mais 
tel  qu'il  s'offrirait  à  un  homme  qui  aurait  embrassé  tout  le  système 
de  nos  connaissances,  et  qui  rétîéchissant  sur  l'origine  et  la  liaison 
de  ses  idées  ,  s'en  formerait  un  tableau  dans  Tordre  le  plus  naturel  ;  il 
verrait  la  morale  et  la  métaphysique  naître  de  ses  observations  sur 
lai -même  j  la  science  des  gouverneniens,  et  celle  des  lois,  de  ses  obser- 
vations sur  la  société.  Excité  par  ses  besoins ,  il  voudrait  acquérir  la 


DE  D'ALExMBEPtT.  ix 

connaissance  clés  productions  de  la  nature,  et  celle  des  moyens  de  les 
jnLillipIier  et  de  les  employer.  Le  désir  de  soulager  ses  maux  lui  ferait 
inventer  toutes  les  sciences  sur  lesquelles  la  médecine  s'appiu'e,  et  dont 
le  but  est  de  periéctionner  ou  de  rendre  plus  sûr  l'art  de  guérir;  Fenvie 
naturelle  de  connaîlre  les  propriétés  les  plus  générales  des  corps,  le 
conduirait  aux  vérités  de  la  chimie  et  de  la  physique.  Bientôt  dé- 
pouillant successivement  ces  corps  de  toutes  leurs  qualités,  pour  ne 
conserver  que  le  nomhre  et  l'étendue,  il  formerait  toutes  les  sciences 
mathématiques,  il  déterminerait  ensuite  pour  chaque  science  l'objet 
qu'elle  doit  se  proposer,  la  méthode  qu'elle  doit  suivre,  le  degré  de 
certitude  auquel  elle  peut  atteindre.  Forcé  de  les  séparer,  pour  en 
pouvoir  saisir  et  embrasser  chaque  partie,  il  observerait  encore  les 
Jiens  imperceptibles  qui  les  unissent,  les  secours  qu'elles  peuvent  se 
jjreter  et  leur  influence  réciproque. 

La  suite  de  ce  discours  contient  un  tableau  précis  de  la  marche  des 
sciences  depuis  leur  renouvellement,  de  leurs  richesses  à  l'époque  oîi 
<rAlembert  en  traçait  Thistoire,  et  des  progrès  qu'elles  devaient 
espérer  encore  ;  les  grands  hommes  des  siècles  passés  y  sont  jugés  par 
un  de  leurs  égaux 5  les  sciences,  par  un  homme  qui  les  avait  enrichies 
de  grandes  découvertes  :  et  la  réunion  d'une  vaste  étendue  de  con- 
naissances, cette  manière  d'envisager  les  sciences  qui  n'appartient 
qu'à  un  homme  de  génie,  un  style  clair,  noble,  énergique,  ayant 
toute  la  sévérité  qu'exige  le  sujet,  et  tout  le  piquant  qu'il  permet,  ont 
mis  le  discours  préliminaire  de  l'Encyclopédie  au  nombre  de  ces  ou- 
vrages précieux  que  deux  ou  trois  hommes  tout  au  plus  dans  chaque 
siècle  sont  en  état  d'exécuter. 

Dès  le  moment  où  d'Alembert  fut  connu  pour  mériter  une  place 
distinguée  parmi  les  philosophes  et  les  écrivains,  il  eut,  et  il  mérita 
toujours  depuis  d'avoir  les  ennemis  que  les  succès  dans  les  lettres  et 
dans  la  philosophie  ne  manquent  jamais  d'attirer,  c'est-à-dire  la 
foule  de  ceux  pour  qui  la  littérature  est  un  métier,  et  la  classe  plus 
nombreuse  encore  de  ces  hommes  aux  yeux  de  qui  la  vérité  ne  paraît 
qu'une  innovation  dangereuse. 

Il  publia  ,  peu  de  temps  après,  des  mélanges  de  philosophie  ,  d'his- 
toire  et  de  littérature,  qui  augmentèrent  le  nombre  de  ses  détracteurs. 
Les  mémoires  de  Christine  montrèrent  qu'il  connaissait  les  droits  des 
hommes,  et  qu'il  avait  le  courage  de  les  réclamer. 

L'Essai  sur  la  société  des  gens  de  lettres  avec  les  grands  déplut  à  ceux 
des  littérateurs  qui  trouvaient  dans  cette  société  une  utilité  réelle  ou 
l'aliment  d'une  vaine  gloire,  et  qui  furent  blessés  de  voir  exposer  aux 
yeux  du  public  la  honte  des  fers  qu'ils  n'osaient  rompre  ou  qu'ils 
ambitionnaient  de  porter.  On  ne  peut  niieux  juger  cet  essai,  qu'eu 
rapportant  la  réponse  d'une  femme  delà  cour  à  des  hommes  qui  repro- 
chaient à  d'Alembert  d'avoir  exagéré  le  despotisme  des  grands  et 
l'asservissement  qu'ils  exigent  :  S'il  m'ai-ait  consultée,  je  lui  en  aurais 
appris  bien  davantage. 

Peut-être  devons-nous  en  partie  à  cet  ouvrage  le  changement  qui 
s'est  fait  dans  la  conduite  des  gens  de  lettres,  et  qui  remonte  vers  la 
même  époque  ;  ils  ont  senti  enfin  que  toute  dépendance  personnelle 


X  ELOGE 

xi'un  Mécène  leur  ôlalt  le  plus  beau  de  leurs  avantages,  la  liberté  de 
fnlre  connaître  aux  autres  la  vérité  lorsqu'ils  Font  trouvée,  et  d'exposer 
d;jns  leurs  ouvrages,  non  les  prestiges  de  Tart  d'écrire,  mais  le  tal)leau 
dt'leur  âme  et  de  leurs  pensées,  ils  ont  renoncé  à  ces  épîlres  dédica- 
toires  qui  avilissaient  Tauteur,  même  lorsque  l'ouvrage  pouvait  ins- 
]>irer  l'estime  ou  le  respect  j  ils  ne  se  permettent  plus  ces  flatteries  , 
toujours  d'autant  plus  exagérées,  qu'ils  méprisaient  davantage  au 
fond  du  cœur  l'homme  paissant  dont  ils  mendiaient  la  proleiiion;  et 
par  une  révolution  heureuse,  la  bassesse  est  devenue  un  ridicule  que 
très- peu  d'hommes  de  lettres  ont  eu  le  courage  de  braver. 

D'Alembert  joignit  à  ses  ouvrages  philosophiques  la  traduction  de 
quelques  morceaux  choisis  de  Tacite;  c'était  s'exposer  aux  coups 
d'une  classe  d'hommes  qui  n'auraient  pu  l'atteindre  ,  s'il  fût  resté  dans 
îa  région  oîi  il  s'était  placé  à  côté  de  Newton  :  mais  il  sortit  victorieux 
de  ce  combat,  du  moins  au  jugement  des  philosoplies  et  des  gens  du 
monde;  et  on  convint  qu'il  n'y  avait  personne,  qui,  par  son  genre 
d'esprit  et  la  précision  de  son  style,  lût  plus  en  état  d'entendre 
Tacite,  et  plus  digne  de  !e  traduire. 

Les  occupations  littéraires  de  d'Alembert  ne  lui  avaient  point  fait 
négliger  les  mathématiques;  une  foule  d'articles  insérés  dans  l'Ency- 
clopédie, montrent ,  dans  une  exposition  en  apparence  élémentaire, 
et  ie  génie  d'un  géomètre,  et  le  coup  d'œil  d'un  philosophe. 

C'est  dans  le  même  espace  de  temps  qu'il  composa  ses  recherches 
sur  dilïérens  points  importans  du  système  du  monde;  il  y  perfec- 
tionna sa  solution  du  problème  des  perturbations  des  planètes,  déjà 
t  oniiue  depuis  plusieurs  années  de  l'académie  et  des  savans.  Denx 
i:;éomètres  en  partageaient  la  gloire  avec  lui;  tous  trois,  à  peu  près 
<lans  le  même  temps,  donnaient  une  solution  à  ce  problème;  le  font! 
<le  leur  méthode  était  le  même  :  tous  trois  avaient  trouvé,  par  un 
premier  calcul ,  que  le  mouvement  de  l'apogée  de  la  lune  n'était  que 
la  moitié  de  ce  qu'il  est  réellement;  tous  trois,  en  calculant  un  terme 
«le  plus,  avaient  reconnu  la  conformité  des  résultats  du  calcul  et  de 
Fobservation. 

Celte  concurrence  qui  subsista  également  dans  l'application  de  la 
même  méthode  aux  mouvemens  des  comètes,  produisit  une  longue 
discussion  entre  d'Alembert  et  Clairaut,  car  Euier  resta  simple  spec- 
tateur. Lorsqu'on  examine  les  disputes  de  ce  genre  ,  long-temps  aj)rès 
le  moment  où  elles  se  sont  élevées,  lorsque  le  temps  a  calmé  les  pre- 
miers mouvemens  de  l'amour-propre  ,  lorsque  l'amitié  même,  dont 
ie  zèle  est  quelquefois  plus  durable,  peut  considérer  de  sang-froid 
les  objets  de  la  discussion,  sonvent  on  s'élonne  de  l'importance  qu'on 
y  avait  attachée.  On  pourrait  demander  ici  pourquoi  d'Alembert 
ivimita  point  la  tranquillité  d'Euler;  et  comment,  lorsque  le  mérite 
d'avoir  résolu  le  problème  ne  lui  était  point  contesté,  lorsqu'il  ne 
partageait  avec  personne  ,  ni  la  gloire  d'avoir  découvert  un  principe 
iondamental  de  la  mécanique,  et  de  l'avoir  appliqué,  soit  à  la  théo- 
rie des  fluides,  soit  au  mouvement  des  corps  finis,  ni  celle  d'avoir 
inventé  un  nouveau  calcul,  il  pouvait  mettre  tant  de  prix  à  la  part 
plis  ou  moins  grande  qu'il  devait  obtenir  dans  l'houoeur  du  la  solution 


DE  D'ALEMBERT.  xj 

d'un  problème  moins  diflicile?  mais  il  est  un  effort  presque  impos- 
sible à  notre  faiblesse,  celui  de  supporter  tranquillement  l'injustice; 
peut-être  le  sentiment  de  nos  forces  ,  qui  fait  souffrir  tant  de  maux 
avec  constance,  est-il  plus  propre  à  fortifier  qu'à  détruire  ce  mou- 
vement de  la  nature  indignée,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la 
vanité  ou  avec  la  jalousie. 

D'Alembert  éprouvait  alors  les  effets  de  cette  injustice^  depuis  qu'il 
s'était  placé  parmi  les  gens  de  lettres  du  premier  ordre,  on  s'était 
rendu  plus  difficile  sur  sa  réputation  comme  géomètre.  Le  public, 
qni  laisse  assez  paisiblement  les  mathématiciens  (dont  il  ne  connaît 
que  les  noms)  régl^'  les  rangs  entre  eux,  et  se  distribuer  la  gloire  à 
leur  gré,  n'eut  pas  la  même  indulgence  pour  un  géomètre  littérateur 
et  philosophe;  quelques  sa  vans  profitèrent  de  cette  disposition  géné- 
rale, ils  essayèrent  modestement  de  faire  croire  qu'ils  étaient  au 
moins  ses  égaux  ;  et  souvent  des  étrangers  ,  qui  n'avaient  pas  le  même 
intérêt  de  déprimer  sa  réputation,  ont  été  frappés  de  la  contradiction 
qu'ils  observaient  entre  l'opinion  des  sociétés  de  Paris  et  le  jugement 
de  l'Europe.  D'Alembert  crut  voir  la  suite  de  la  même  injustice  dans 
la  manière  dont  sa  solution  du  problème  des  trois  corps  était  appré- 
ciée par  quelques  personnes  (ce  n'étaient  pas  celles  qui  l'avaient 
résolu  ou  qui  auraient  pu  le  résoudre),  et  il  défendit  avec  chaleur 
des  droits  qu'il  eût  abandonnés  même  par  amour-propre,  si  on  avait 
été  juste  envers  lui. 

Dans  ses  Recherches  sur  le  système  du  monde,  d'Alembert  examina 
la  question  de  la  figure  de  la  terre;  Newton  doit  être  regardé  comme 
celui  qui  l'a  traitée  le  premier,  car  Huyghens  avait  démêlé  seulement 
l'influence  que  le  changement  de  la  force  centrifuge  aux  différentes 
latitudes  devait  avoir  sur  la  force  de  gravité,  mais  sans  avoir  bien 
conim  la  vraie  direction  et  la  véritable  loi  de  la  pesanteur.  Newton 
résolut  le  problème,  en  regardant  la  terre  comme  un  solide  homogène 
de  révolution.  Clairaut  en  donna  la  solution  dans  l'hypothèse  d'une 
densité  variable ,  mais  la  même  dans  chaque  couche  concentrique ,  et 
en  supposant  par  conséquent  que  la  force  de  la  pesanteur  est  toujours 
perpendiculaire  à  la  surface.  Ces  suppositions,  quelque  naturelles 
qu'elles  paraissent ,  sont  un  peu  arbitraires ,  et  d'Alembert  traita  le 
problème  d'une  manière  plus  générale  et  plus  rigoureuse ,  en  suppo- 
sant seulement  la  figure  peu  différente  d'une  sphère ,  et  la  densité 
assujétie  à  une  loi  quelconque. 

On  sait  que  dans  ces  questions  on  suppose  à  la  terre  une  figure 
telle  que,  si  elle  était  fluide,  ses  parties  resteraient  en  équilibre,  et 
qu'elle  conserverait  la  même  figure ,  sans  aucun  autre  changement 
que  les  oscillations  produites  dans  la  masse  fluide  par  l'action  des 
corps  célestes;  celte  supposition  fit  découvrir  à  d'Alembert,  qu'il 
existait  pour  les  fluides  deux  états  d'équilibre,  l'un  fixe,  auquel  la 
masse  reviendrait  après  avoir  éprouvé  un  petit  dérangement  ;  et  l'autre 
non  fixe,  qu'un  léger  mouvement  suffit  pour  détruire  sans  retour, 
observation  qui,  s'étendant  à  toutes  les  espèces  de  corps ,  est  très-»' 
importante  dans  l'application  des  principes  de  la  mécanique  aux 
phénomènes  de  la  nature. 


xij  ËLOGE 

Telles  avaient  été  les  découvertes  de  d'AIembert,  lorsqii'en  lySG, 
r Académie  lui  donna  le  titre  de  pensionnaire  surnuméraire^  cette 
(iistfnction,  accordée  à  son  génie  et  à  ses  ouvrages,  prouve  que  les 
compagnies  savantes  ont  quelquefois  assez  d'équité,  ou  entendent 
jtssez  bien  les  intérêts  de  leur  gloire,  pour  honorer  dans  un  de  leurs 
membres  un  mérite  et  des  talens  supérieurs  5  si  leur  justice  est  plus 
lente,  elle  est  aussi  plus  éclairée  que  celle  des  particuliers.  Quelques 
académiciens,  animés  d'un  zèle  sans  doute  respectable  par  ses  motifs, 
s'opposaient  à  cette  violation  de  Tusage  ,  ils  alléguaient  les  inconvé- 
niens  de  l'exemple:  Eh  bien,  leur  répondit  M.  Cdmws,  si  un  autre 
prétend  à  la  même  distinction  ^  et  qu  il  ait  autant^  de  titres ,  il  faudra 
bien  V accorder  encore» 

En  1759,  d'AIembert  publia  ses  Élémcns  de  philosophie. 

Il  y  développe  les  premiers  principes  et  la  véritable  méthode  des 
différentes  sciences  j  il  montre  les  écueils  qu'on  doit  éviter  dans  cha- 
cune ,  quand  on  ne  veut  pas  risquer  de  s'égarer  :  il  est  peu  de  livres 
qui,  dans  un  si  petit  espace,  renferment  plus  de  vérités  ^  et  l'auteur, 
par  la  clarté  avec  laquelle  il  les  analyse,  par  la  propriété  des  expres- 
sions et  la  précision  de  son  style,  a  su  rendre  ces  vérités  usuelles  et 
accessibles  aux  lecteurs  les  moins  familiarisés  avec  les  idées  abstraites. 
En  retranchant  \\w  p<  tit  nombre  de  pages,  oii  il  est  aisé  de  recon- 
naître les  sacrifices  que  des  convenances  du  moment  ont  exigés,  cet 
ouvrage  mérite  d'entrer  dans  l'éducation  de  tous  les  hommes  qui 
cherchent  à  s'instruire  5  parce  qu'il  est  également  propre  à  donner  des 
idées  justes  sur  tous  les  objets  de  nos  connaissances  à  ceux  qui  ne 
veulent  en  approfondir  aucun ,  et  à  préserver  les  savans  des  préjugés 
que  Tétude  à  laquelle  ils  se  livrent  pourrait  leur  donner.  On  sait  que 
chaque  science  a  les  siens,  dont  l'étendue  des  connaissances  ou  le 
génie  ne  saurait  nous  garantir,  qui  nuisent  au  progrès  de  la  science 
même,  et  dont  la  philosophie  est  le  seul  préservatif. 

On  trouve  dans  ces  élémens  la  solution  d'une  question  importante, 
déjà  discutée  dans  la  préface  du  Traité  de  dynamique.  Les  philosophes 
disputaient  encore  pour  savoir  si  les  lois  du  mouvement  sont  d'une 
\érité  nécessaire  ou  contingente  :  c'est-à-dire,  si  elles  sont  les  unes 
des  vérités  de  définition,  les  autres  des  conséquences  absolues  de 
l'étendue  et  de  Fimpénélrabilité  des  corps,  ou  bien  si  ces  lois  sont 
Feffet  d'une  volonté  libre,  qui  les  a  établies  pour  conserver  l'ordre  de 
l'univers  :  d'AIembert  résolut  la  question  ,  et  montra  que  ces  lois 
sont  nécessaires  \  la  découverte  de  son  principe  lui  donna  les  preuves 
de  celte  vérité,  et  on  peut  regarder  cette  partie  de  son  ouvrage  comme 
une  découverte  en  métaphysique,  celle  de  toutes  les  sciences  oii 
Jusqu'ici  il  a  été  le  plus  rare  d'en  faire  de  vraiment  dignes  de  ce  nom. 

D'Alenibert  établit  pour  principe  de  morale  l'obligation  de  ne  pas 
regarder  comme  légitime  l'usage  de  son  superflu,  lorsque  d'autres 
liommes  sont  privés  du  nécessaire;  et  de  ne  disposer  pour  soi-mcme 
que  de  la  portion  de  sa  fortune  qui  est  formée,  non  aux  dépens 
du  nécessaire  des  autres,  mais  par  la  réunion  d'une  partie  de  leur 
superflu. 

Il  fait  sentir  dans  ce  même  ouvrage  l'utilité  d'élémens  de  morale  jnis 


DE  D'ALEl^IBERT.  xlij 

à  la  portée  de  tous  les  hommes,  oîi  les  règles  du  devoir  seraient  éta- 
blies par  la  riiisoa,  et  les  motifs  de  le  remplir  fondés  sur  la  nature  et 
sur  la  vérité.  Plus  d'une  fois  il  fut  tenté  d'entreprendre  ces  élémens  j 
une  seule  raison  l'en  empêcha  ^  il  en  avait  formé  le  plan,  et  ce  plan 
l'avait  conduit  à  une  question  importante  pour  laquelle  il  n'avait  pas 
trouvé  de  solution.  L'ouvrage  aurait  été  incomplet,  et  aurait  perdu 
une  grande  partie  de  son  utilité,  si  cette  question  n'y  avait  pas  été 
résolue;  il  pensait  d'ailleurs  que,  tant  qu'elle  restait  indécise,  il  n'é- 
tait ni  juste  ni  prudent  de  rendre  publiques  les  difiicultés  qu'elle 
présentait,  el  nous  croyons  devoir  imiter  ici  sa  discrétion. 

Le  roi  de  Prusse  lui  ces  élémens  de  philosophie,  et  montra  combien 
il  les  estimait ,  en  proposant  à  l'auteur  des  difficultés  sur  lesquelles 
il  lui  demanda  des  éclaircissemens  ^  ils  ont  été  imprimés  depuis  : 
on  pouvait  dire  a  ce  prince  des  vérités  que  des  particuliers,  revêtus 
ailleurs  d'une  autorité  précaire,  auraient  craint  d entendre  5  et  il 
fallait  développer  au  m  hommes  ordinaires  ce  qu'il  sufiisait  d'indiquer 
à  ce  monarque. 

Qu'il  me  soit  permis  de  tracer  ici,  d'après  les  conversations,  conune 
d'après  les  ouvrages  de  d'Alembert,  un  tableau  faible,  mais  fidèle,  des 
principes  de  sa  philosophie,  et  de  discuter  même  quelques  uns  des 
reproches  qu'on  a  pu  lui  faire  sur  ses  opinions  j  l'amitié  ne  me  fera 
peint  altérer  la  vérité,  elle  a  aussi  son  orgueil,  et  je  croirais  l'offenser 
si  je  paraissais  craindre  que  d'Alembert  ne  fût  pas  assez  grand  poiu* 
que  ses  amis  même  puissent  avouer  ses  défauts. 

Long  temps  occupé  des  sciences  mathématiques,  d'Alembert  avait 
contracté  l'habitude  de  n'être  frappé  que  des  vérités  susceptibles  de 
preuves  rigoureuses;  il  voyait  la  certitude  s'éloigner,  à  mesure  que 
l'on  ajoutait  des  idées  accessoires  aux  idées  simples,  sur  lesquelles 
s'exercent  la  géométrie  pure  et  la  mécanique  rationnelle;  et  son  goût 
pour  les  sciences  semblait  suivre  absolument  la  même  proportion.  Il 
voulait  que  les  sciences  physiques  se  bornassent  à  des  faits  et  à  des 
explications  calculées  j  que  pour  juger  de  la  réalité  d'un  phénomène  , 
on  vérifiât  le  fait  en  lui-même,  au  lieu  de  le  rejeter  d'après  une  im- 
possibilité apparente  ;  qu'on  ne  dît  pas  d'une  chose  qui  blesse  les  idées 
communes,  elle  est  absurde,  mais  eile  n'est  pas  prouvée.  On  l'accusait 
de  faire  peu  de  cas  des  sciences  physiques,  et  cette  accusation  était 
injuste  ;  il  ne  méprisait  que  ces  systèmes  dont  les  preuves  se  réduisent 
à  montrer  que  Timpossibillté  absolue  n'en  est  pas  encore  rigoureuse- 
ment démontrée;  ces  aperçus  incertains,  qu'on  annonce  pour  de 
grandes  vues;  ces  explications  appuyées  sur  des  raisonnemens  v^igues, 
qui  pourraient  tout  au  plus  conduire  à  de  légères  probabilités,  enfin 
cet  abus  du  langage  scientifique  ,  qui  change  quelquefois  en  une 
science  de  mots  ce  qui  ne  devrait  être  qu'une  science  de  faits  et  de 
calculs.  Ou  pourrait  croire  seulement  qu'il  a  poussé  trop  loin  sa 
rigueur;  car  si  ces  hypothèses,  ces  vues,  ces  explications  ne  forment 
point  une  véritable  science  ,  elles  servent  à  multiplier  les  expériences , 
les  observations,  à  les  montrer  sous  leurs  différentes  faces;  elles  nous 
guident  dans  nos  recherches ,   elles   préparent  les  découvertes  ,   et 


xiv  ELOGE 

semblent  être  Taurore  du  jour  dont  peuvent  espérer  de  jouir  les  siècles- 
qui  nous  suivront. 

D'Alembert  réduisant  à  un  petit  nombre  de  vérités  générales ,  de 
premiers  principes ,  le  peu  que  nous  pouvons  savoir  certainement  sur 
la  métaphysique,  sur  la  morale,  sur  les  sciences  politiques  :  peut- 
être  donnait-il  à  Tesprit  humain  des  limites  trop  étroites  5  peut-être 
qu'accoutumé  à  des  vérités  démontrées  et  formées  d'idées  simples  et 
déterminées  avec  précision,  il  n'était  pas  assez  frappé  des  vérités  d'un 
autre  ordre,  qui  ont  pour  objet  des  idées  plus  compliquées,  et  dans 
la  discussion  desquelles  il  faut  même  se  faire  des  détinitions  et,  pour 
ainsi  dire,  des  idées  nouvelles,  parce  que  les  mots  employés  dans  ces 
sciences,  tirés  de  la  langue  vulgaire,  et  employés  dans  le  langage 
commun,  n'ont  qu'un  sens  vague  et  déterminé.  Peut-être  paraissait-il 
n'avoir  pas  assez  senti  que,  dans  des  sciences  dont  le  but  est  d'ensei- 
gner comment  on  doit  agir,  l'homme  peut,  comme  dans  la  conduite 
de  la  vie,  se  contenter  de  probabilités  plus  ou  moins  fortes,  et  qu'a- 
lors la  véritable  méthode  consiste  moins  à  chercher  des  vérités  rigou- 
reusement prouvées,  qu'à  choisir  entre  des  propositions  probables, 
et  surtout  à  savoir  évaluer  leur  degré  de  probabilité. 

L'opinion  ded'Alembert  a  le  danger  de  trop  resserrer  le  champ  oii 
l'esprit  humain  peut  s'exercer;  de  rendre  l'ignorance  présomptueuse, 
en  lui  montrant  ce  qu'elle  ne  connaît  pas  comme  impossible  à  con,- 
naître;  enfin  de  livrer  au  doute,  à  l'incertitude,  et  par  conséquent  à 
des  principes  vagues  et  arbitraires,  des  questions  importantes  au 
bonheur  de  l'humanité;  inconvénient  d'autant  plus  grand,  que  bien 
des  hommes  sont  intéressés  à  faire  croire  que  ces  questions  ne  peuvent 
avoir  de  principes  fixes,  pour  se  réserver  le  droit  de  les  décider  sui- 
vant leurs  vues  personnelles  ou  leur  caprice. 

Mais  ce  danger  est  peut-être  moindre  que  celui  d'une  philosophie 
plus  tranchante  ,  qui  érigerait  en  vérités  certaines ,  ses  opinions  et  ses 
préjugés  :  après  tout,  ceux  qu'on  refuse  de  croire  n'ont  pas  à  se 
plaindre  lorsqu'on  se  borne  à  être  difficile  sur  les  preuves  ;  et  quand 
on  est  bien  sûr  d'avoir  trouvé  la  vérité,  on  ne  peut  se  fâcher  contre 
ceux  qui  nous  disent  :  Frouuez,  et  nous  vous  croirons. 

Aussi  le  tort  ded'Alembert  se  réduit-il  à  n'avoir  pas  voulu  quelque- 
fois  examiner  ces  preuves  qu'on  lui  disait  certaines,  ou  approfondir 
ces  questions  qu'il  regardait  comme  insolubles  ;  et  ce  tort  est  bien  lé- 
ger, si  Ton  songe  combien  de  fois  il  avait  été  trompé  par  de  fausses 
promesses. 

Les  philosophes  qui,  sur  les  opinions  spéculatives,  se  renferment 
dans  le  doute  presque  absolu,  ont,  par  une  conséquence  nécessaire  , 
des  opinions  pratiques  très-modérées. 

D'Alembert  croyait,  comme  Fontenelle,  que  l'homme  sage  n'est 
pas  obligé  desacriher  son  repos  à  l'espérance  incertaine  d'être  utile, 
qu'il  doit  la  vérité  aux  hommes  ,  mais  avec  les  ménagemens  nécessaires 
pour  ne  point  avertir  ceux  qu'elle  blesse  de  se  soulever  et  de  se  réu- 
nir contre  elle;  que  souvent,  au  lieu  d'attaquer  de  front  des  préjugée 
dangereux,  il  vaut  mieux  élever  à  côté  d'eux  les  vérités  dont  la  fau»- 


DE  D'ALEMBERT.  xy 

selé  de  ces  opinions  est  une  conséquence  facile  à  déduire^  qu'au  lieu 
lie  porter  à  Terreur  des  coups  directs,  il  suffit  d'accoutumer  peu  à  peu. 
les  hommes  à  raisonner,  afin  qu'après  en  avoir  pris  Thenreuse  habi- 
tude, ils  puissent  avoir  eux-mêmes  le  plaisir  et  In  gloire  de  rompre  les 
chaînes  dont  leur  raison  était  opprimée,  et  de  briser  les  idolesdevant 
lesquelles  ils  étaient  lassés  de  fléchir. 

Il  regardait  Tamourde  l'occupation,  le  goût  du  repos,  celui  de  la 
vie  privée,  comme  les  barrières  les  plus  sûres  qu'on  pût  opposer  aux 
vices  5  il  craignait  que  ceux  qui  aspirent  à  des  vertus  plus  éclatantes 
ne  se  trompassent  eux-mêmes,  ou  ne  cherchassent  à  tromper  les  au- 
tres, et  que  l'amour  trop  inquiet  du  bien  public  ne  fût  souvent  une 
ambition  déguisée.  Il  élait  indulgent  par  philosophie  comme  par  carac- 
tère ,  persuadé  qu'il  faut  exiger  peu  des  hommes  ,  pour  être  plus  sûr 
d'en  obtenir  ce  qu'on  exige  f  leur  prescrire  seulement  ce  qu'on  leur  a 
montré,  par  son  exemple,  n'être  pas  au-dessus  des  forces,  et  ne  pas 
mettre  l'estime  publique,  la  satisfactiou  intérieure  à  trop  haut  prix, 
de  peur  que  la  plupart  des  hommes  n'aiment  mieux  y  renoucer  que 
d'y  prétendre. 

Dans  les  différens  travaux  de  l'esprit,  il  proscrivait  avec  sévérité 
tout  ce  qui  ne  tendait  pas  à  la  découverte  de  vérités  positives,  tout  ce 
qui  n'était  pas  d'une  utilité  immédiate.  Un  motif  très-respectable  ,  Ta- 
mour  du  vrai  et  celui  du  bien  général,  lui  avait  fait  mêiue  exagérer 
un  peu  cette  vérité  .  en  effet,  il  n'existe  pas  d'étude  où  l'on  ne  trouve 
du  moins  l'avantage  d'employer  le  temps  d'une  manière  qui  n'est  ni 
dangereuse  pour  soi,  ni  nuisible  pour  les  autres  :  il  en  est  du  travail 
de  l'esprit  comme  de  l'exercice,  celui  même  qui  n'a  pas  d'objet  cors- 
tribue  à  la  santé ,  fortihe  le  corps  j  il  n'emploie  pas  nos  forces,  mais  il 
nous  apprend  à  les  employer  :  des  vérités  isolées  peuvent  être  indil'îé- 
rentes,  mais  aucun  système  ,  aucun  ordrede  vérités  ne  peuvent  l'être; 
il  n'en  est  point  dont  une  main  sage  et  industrieuse  ne  sache  lu'cr 
quelque  jour  une  utilité  réelle. 

D'Alembert  avait  appliqué  l'esprit  de  raisonnement  et  de  discussiou 
à  la  littérature  et  aux  principes  du  goût  j  avec  une  philosophie  plus 
profonde  que  Fontenelle  et  La  Motte  ,  il  avait  marché  sur  leurs  traces, 
en  évitant  les  erreurs  où  l'amour  du  paradoxe  et  l'esprit  de  parti 
avaient  pu  les  entraîner  :  il  ne  croyait  pas  qu'il  y  eût  en  li:térature  des 
lois  générales  fondées  sur  la  raison.  Ecrire  simplement ,  et  surtout 
avec  clarté;  n'employer  que  des  mots  dont  le  sens  soit  précis  ,  ou  du 
moins  déterminé  par  l'usage  qu'on  en  a  fait;  éviter  ce  qui  offense  i'o- 
reille  ,  ce  qui  choque  les  convenances  ,  le  simple  bon  sens  a  dicté  ces 
règles,  et  il  n'en  voulait  point  d'autres  :  //art  d'écrire,  disait-il,  n^est 
que  fart  de  penser ,  et  celui  de  réioquence  nest  que  le  don  de  réunir  uns 
logique  exacte  et  une  âme  passionnée.  Quant  à  la  poésie,  dont  le  but 
principal  est  de  plaire ,  d'Alembert  ajoutait  seulement  à  ses  règles 
la  nécessité  de  se  soumettre  aux  lois  de  convention  établies;  il 
faut  craindre  de  blesser  les  hommes  dont  on  veut  captiver  les 
suffrages,  et  Ton  doit  respecter  alors  les  jugemens  de  leurs  préjugés 
presque  autant  que  ceux  de  leur  raison.  Ces  opinions  furent  combat- 
tues par  beaucoup  de  littérateurs,  qui  apparemment  croyaient  qu'ils 


xvj  ÉLOGE 

auraient  trop  à  perdre  si  Fou  voulait  borner  leur  mérite  à  celui  de 
leurs  idées.  Les  poètes  surtout  furent  indignés  d'être  jugés  p.ir  un  géo- 
mètre. La  sécheresse  des  mathéniaticfues  leiu'  semblait  devoir  éteindre 
limaginatiou  5  et  ils  ignoraient  sans  doute  qu'Archimède  et  Euier  en 
ont  mis  autant  dans  leurs  ouvrages ,  qu  Homère  ou  FArioste  en  ont 
montré  dans  leurs  poésies. 

Cependant  d'Alembert  avait  aussi  fait  des  vers,  mais  en  petit  nom- 
bre :  il  réussissait  surtout  dans  ceux  qui,  placés  au  bas  d'un  portrait, 
doivent  renfermer  en  peu  de  mots  une  pensée  vraie,  fine  ,  profonde, 
exprimée  d'une  manière  forte  ou  piquante,  et  rendre,  par  un  petit 
nombre  de  traits,  le  caractère,  les  talens  ,  les  vertus  d'un  homme  cé- 
lèbre. 

Il  n'avait  pas  prononcé,  à  beaucoup  près,  toutes  ses  opinions  litté- 
raires et  philosophiques  :  ce  qu'il  en  avait  laissé  pénétrer  lui  avait  sus- 
cité assez  de  haines^  aussi  proposait-il  que  chaque  homme  de  lettres, 
pour  concilier  les  intérêts  de  la  vérité  ou  ceux  de  son  repos,  déposât 
dans  une  espèce  de  testament  littéraire  ses  opinions  bien  entières  ,  bien 
dégagées  de  toutes  restrictions.  11  ne  faut  pas  croire  qu'il  entendît  par 
là  certaines  doctrines  hardies,  déjà  si  clairement  énoncées  dans  un 
grand  nombre  de  livres  :  mais  il  existe  en  littérature,  en  philosophie  , 
en  jiiorale,  beaucoup  d'opinions  très-vraies,  qu'on  n'ose  avouer,  non 
qu'elles  exposent  à  quelque  danger  réel  celui  qui  les  soutiendrait, 
mais  parce  qu'elles  blessent  l'opinion  commune  de  la  société,  dont  il 
faut  ménager  les  erreurs  générales,  si  l'on  ne  veut  pas  renoncer  aux 
agrémens  qu'elle  procure.  Cette  condescendance  presque  nécessaiie 
perpétue  une  foule  de  petits  préjugés,  la  plupart  peu  importons  s'il* 
étaient  seuls,  mais  qui,  réunis  ensemble,  l'orment  un  grand  obstacle 
aux  progrès  de  la  vérité,  et  entretiennent  l'habitude  de  penser  et  de 
juger  d'après  autrui. 

Nous  devons  regretter  que  d'Alembert  n'ait  pas  exécuté  ce  projet  f 
peu  d'hommes  auraient  pu  faire  un  ouvrage  meilleur  et  plus  étendu  j 
il  en  est  peu  qui  aient  conservé  moins  de  préjugés.  Malheureusement 
la  plupart  de  ceux  qui  se  vantent  de  n'en  plus  avoir,  en  ont  seule- 
ment abandonné  un  ou  deux  des  plus  grossiers,  et  tiennent  d'autant 
plus  fortement  à  ceux  qui  leur  restent,  qu'ils  s'enorgueiUissent  da- 
vantage de  la  victoire  qu'ils  ont  remportée  sur  les  autres.  Combien 
d'hommes  croient  dans  ce  siècle  à  la  philosophie  ,  comme  leurs  pères 
ont  cru  à  l'astrologie  judiciaire  !  et  souvent  une  chimère  nouvelle  n'a 
pas  d'enthousiastes  plus  zélés  que  les  fougueux  adversaires  des  vieux 
préjugés. 

Sage  sans  être  timide,  alliant  la  prudence  et  l'amour  de  la  vérité, 
d'Alembert  semblait  pouvoir  espérer  que  son  repos  ne  serait  pas  trou- 
blé. L'Encyclopédie  en  fut  l'écueii  :  un  seul  article  de  ce  dictionnaire 
(l'article  Gencive)  \\n  suscita  deux  disputes  très-vives.  Cette  ville  que 
Calvin  et  Bèze  avaient  rendue  célèbre  dans  le  seizième  siècle  ,  était  de- 
venue u!ie  seconde  lois,  parle  séjour  de  \oltaire,  Tobjet  de  l'atten- 
tion de  l'Europe.  D'Alembert  avait  fait  l'éloge  de  la  constitution  que 
Genève  avait  alors,  de  la  douceur  de  ses  lois,  de  l'équité  de  ses  ma- 
uislrats,  de  l'esprit  philosophi(iue  qui  i'était  répandu  même  parmi  le 


DE  D'ALEMBERT.  xvij 

peuple;  mais  il  montrait  quelque  doute  sur  Torthodoxie  de  ses  pas- 
teurs, et  regrettait  que  la  proscription  prononcée  par  Calvin  contre  les 
spectacles,  fût  encore  respectée. 

Il  était  en  effet  singulier  que  les  pasteurs  genevois,  ou  leurs  protec- 
teurs ,  prétendissent  au  droit  d'empêcher  des  citoyens  libres  de  se  li- 
vrer à  un  amusement  qui  n'a  rien  de  contraire  aux  droits  des  autres 
hommes.  Cette  liberté  était  le  seul  objet  de  la  réclamation  de  d'Aiem- 
bert;  il  ne  proposait  point  de  sacrifier  une  partie  du  trésor  public 
pour  dissiper  l'ennui  qui  poursuit  les  gens  oisifs  ,  et  de  faire  payer  par 
une  natioii  libre  les  plaisirs  de  ses  chefs  ;  mais  il  croyait  que,  puis- 
que les  hommes  ont  besoin  d'amusement,  un  plaisir  dont  le  goût, 
même  excessif,  n'expose  point  au  x'isque  de  perdre  ou  sa  fortune,  ou 
son  temps,  ou  sa  santé;  un  plaisir  qui  exerce  i'esprit,  donne  le  goût  de 
la  littérature,  et  peut,  s'il  est  bien  dirigé,  inspirer  des  vertus  ou  détruire 
des  préjugés,  devait  mériter  quelque  indulgence,  ou  même  quelque  en- 
couragement. Rousseau  combattit  l'opinion  de  d'Alembert  avec  beau- 
coup d'éloquence  et  de  chaleur;  cet  écrit  contre  les  théâtres  ,  composé 
par  un  auteur  qui  avait  fait  une  comédie  et  un  opéra  ,  eut  en  France 
un  succès  prodigieux  ,  surtout  parmi  les  gens  du  monde  qui  fréquen- 
tent le  plus  les  spectacles;  il  semblait  que,  pour  y  aller  avec  plus  de 
plaisir,  ils  avaient  attendu  à  être  bien  sûrs  de  ne  pouvoir  retirer  au- 
cune utilité  réelle.  D'Alembert  répondit  à  la  lettre  de  Rousseau ,  et 
nous  avouerons  sans  peine  que  sa  réponse  eut  moins  de  succès;  et 
c'est  dans  toute  dispute,  le  sort  des  ouvrages  dont  l'auteur  sachant 
éviter  les  deux  extrêmes,  garde  ce  juste  milieu  oii  se  plaît  la  vérité.  Les 
ennemis  de  d'Alembert  espérèrent  un  moment  que  sa  querelle  avec 
les  pasteurs  genevois  laisserait  quelques  doutes  sur  la  pureté  de  sa 
conduite,  mais  ils  virent  bientôt  que  cette  espérance  n'était  pas  fon- 
dée ,  et  la  dispute  fut  oubliée. 

Pendant  que  les  éditeurs  de  l'Encyclopédie  s'occupaient  à  rendre  ce 
livre  plus  digue  de  son  succès;  que  les  défauts  qu'on  avait  reprochés 
aux  premiers  volumes  s'effaçaient  de  plus  en  plus;  que  les  hommes  les 
plus  éclairés  s'empressaient  d'y  contribuer,  ce  même  ouvrage  essuyait 
une  sortede  persécution.  Les  deux  partis  qui  avaient  long-tempsparta'yé 
l'Eglise  de  France ,  étaient  alors  dans  le  moment  oii  la  chute  de  l'un 
d'eux  ,  devenue  inévitable,  allait  entraîner  l'autre  avec  lui  :  TEncyclo- 
pédie  gardait  entre  eux  une  neutralité  absolue,  et  tous  deux  se  réuni- 
rent contre  elle;  des  libelles  enfantés  par  des  écrivains  incapables  de 
l'entendre  ou  d'en  profiter,  persuadèrent  à  des  hommes  pulssansque 
ce  livre  pouvait  être  dangereux  pour  la  nation ,  ou  du  moins  pour 
eux-mêmes.  L'accusation  d'impiété  avait  cessé  d'être  effrayante,  à 
force  d'avoir  été  prodiguée;  on  fn  du  mot  d'encyclopédiste  et  de  philo- 
sophe, le  nom  d'une  secte  à  laquelle  on  imputa  le  projet  de  détruire  la 
morale  et  d'ébranler  les  fondemens  de  la  paix  publique  ;  tous  ceux 
qu'on  marquait  de  ces  noms,  devaient  être  nécessairement  de  mauvais 
cito'yens,  parce  qu'alors  la  France  était  ennemie  d'un  roi  philosophe, 
qui,  juste  appréciateur  du  mérite,  avait  donné  des  témoignages  pu- 
bhcs  d'estime  à  quelques  uns  des  auteurs  de  l'Encyclopédie. 

Cette  guerre  littéraire  (  qui  eut  l'honneur  de  faire  quelquefois  ou- 
I.  /j 


xiij  ÉLOGE 

]>rier  aux  oisifs  de  Paris  les  malheurs  d'une  guerre  plus  importante) 
compromettait  le  repos  de  d'Aiembert,  et  réunissait  aux  ennemis  mé- 
pri;ia!jies  que  son  génie  lui  avait  faits  ,  d'autres  ennemis  dont  il  ne  pou- 
vait du  jnoins  mépriser  le  pouvoir.  Lu  roi  de  Prusse  !ui  offrit ,  après  la 
paix  de  1763,  un  asile  dans  sa  cour,  la  place  de  président  de  son  aca- 
démie, une  fortune  fort  au-dessus  de  ses  désirs,  mais  que  le  plaisir 
qu'il  goûtait  à  faire  le  bien  pouvait  rendre  séduisante;  enfin  le  repos 
et  la  liberté.  D'Alcmbert  refusa  ces  offres^  il  préféra  sa  patrie,  où  il 
était  pauvre  et  persécuté,  à  la  cour  d'un  roi  qui ,  dépouillé  de  l'éclat 
du  trône,  eût  encore  mérité  qu'un  homme  de  génie  recherchât  sa  so- 
ciété et  son  suffrage,  et  ce  sacrifice  lui  coûta  peu  :  ses  amis  ,  la  liberté 
de  suivre  ses  recherches  mathématiques  suffisaient  à  son  bonheur,  et 
il  attendit  tranquillement  que  le  temps  de  Finjustice  fût  passé. 

Ce  monarque  qui  l'avait  vu  h  Clèves  avant  la  guerre,  et  qui  alors 
lui  avait  proposé  la  survivance  de  M.  de  Maupertuis,  ne  fut  point 
blessé  de  ce  nouveau  refus  ,  et  voulut  que  la  place  de  président  de 
son  académie  restât  vacante,  tant  que  l'homme  qu'il  eu  avait  jugé 
digne  pourrait  l'occuper;  d'Alemberl  crut  lui  devoir  l'hommage  de 
sa  reconnaissance,  et,  après  Tavoir  été  trouver  dans  ses  Etats  de 
Westphatie,  il  e  suivit  à  Bcj'lin,  ou  il  passa  plusieurs  mois.  On  vit 
un  philosophe  paisilîle,  appelé  sans  aucun  titre  dans  une  cour  guer- 
rière, et  admis  dans  la  familiarité  d'un  roi  qui,  après  avoir  résisté  à 
une  ligue  formidable,  venait  de  couronner  ses  victoires  par  une  paix 
glorieuse.  Aucun  capitaine  de  son  siècle  n'avait  gagné  tant  de  ba- 
tailles; et  lui  seul  avait  enrichi  par  des  découvertes  cet  art  destruc- 
leur  de  la  guerre,  dont  les  progrès  sont  pourtant  le  seul  moyen  de 
faire  jouir  les  peuples  d'une  paix  perpétuelle  ;  car  telle  est  la  nature 
de  l'homme,  que  sa  fureur  pour  les  jeux  de  toute  espèce  diminue  à 
mesure  que  l'on  y  affaiblit  i'intluence  du  hasard.  Cependant  ce  prince 
n'était  enivré  ni  de  ses  triomphes  ,  ni  du  bruit  de  sa  renommée  ;  il  se 
plaisait  à  cultiver,  dans  la  paix ,  la  philosophie  et  les  arts  ;  parlant 
avec  simplicité  de  ses  succès,  de  ses  revers,  de  ses  dangers,  de  ses 
ressources,  et  même  de  ses  fautes,  il  comparait  la  gloire  d'avoir  fait 
Athalie  à  celle  de  ses  victoires,  en  observant  que  le  poëte  ne  devait 
rien  au  sort  ni  à  d'autres  qu'à  lui-même;  et  vivait  avec  le  philosophe 
français  dans  celle  égalité  qui,  malgré  la  différence  des  rangs,  s'éta- 
blit nécessairement  entre  les  hommes  de  génie. 

D'Aleml'.ert  avait  refusé,  peu  de  temps  auparavant,  une  offre  plus 
brillante;  l'impératrice  de  Russie  lui  avait  proposé  de  le  charger  de 
réflucation  de  son  fils,  et  de  l'en  charger  seul;  les  titres,  les  récom- 
penses, tous  les  avantages  qui  eussent  flatté  ou  séduit  un  homme 
oriiiuaire,  étalent  prodigués.  La  gloire  d  élever  l'héritier  d'un  grand 
Empire,  eût  pu  éblouir  un  homme  d'un  esprit  supérieur;  et  l'espé- 
r.iuce  de  contrii)uer  au  bonheur  de  cent  peuples  réunis  sous  les  mêmes 
lois  ,  pouvait  toucher  un  philosophe  :  d'Aii  mbert  ne  fut  point  ébranlé  ; 
il  crut  qu'il  ne  devait  pas  à  une  nation  étrangère  le  sacrifice  de  §on 
repos;  que  si  ses  talons  pouvaient  être  utiles,  ils  appartenaient  à  sa 
patrie,  et  qu'une  cour  orageuse,  où,  dans  1  espace  de  vingt  ans,  deux 
révolutions  avaient  renversé  le  trône,  et  où  lu  changcinciiL  du  rainis- 


DE  D'ALEMBERT.  xix 

tère  avait  été  souvent  aussi  funeste  qu'une  révolution,  ne  dcvnit  pas 
être  le  séjour  d\iu  philosophe  qui  était  bien  sur  de  n'avoir  aucun  des 
talens  nécessaires  pour  s'y  conduire. 

Il  refusa  donc  cet  honneur  ,  comme  il  l'aurait  accepté,  sans  orgueil 
et  sans  ostentation  5  cependant  ces  olfres  lui  furent  utiles,  elles  ser- 
virent à  faire  mieux  connaître  à  la  nation  française  la  valeur  de  ce 
qu'elle  possédait;  et  la  jalousie  littéraire,  la  haine  des  partis  furent 
envenimées  ,  mais  subjuguées  par  la  force  de  l'opinion  publique. 

En  1765,  d'Alembert  donna  son  ouvrage  sur  la  destruclion  des 
Jésuites  :  Tabolition  de  cet  ordre  lui  parut  un  événement  assez  im- 
portant dans  l'histoire  des  opinions  humaines,  pour  mériter  qu'il  en 
traçât  les  détails;  et  cette  Idstoire  fut  impartiale  ;  aussi  ne  manquâ- 
t-elle pas  d'augmenter  la  haine  que  les  deux  partis  avaient  contre  lui  : 
cette  haine  se  signala  par  des  libelles  dont  les  auteurs  ne  prouvaient 
qu'une  seule  chose,  c'est  que  d'Alembert  avait  eu  raison  dans  ce  qu'il 
avait  dit  de  leur  parti  ;  ils  répondaient  à  l'accusation  d'ê  re  fanatiques, 
en  laissant  échapper  nnivement  les  traits  du  fanatisme  le  plus  emporté 
et  le  plus  stupide  ,  et  d'Alembert  ne  crut  pas  devoir  répondre  à  des 
adversaires  qui  savaient  si  bien  défendre  sa  cause. 

Après  avoir  donné  ses  Recherclies  sur  le  système  du  monde,  il  n'en- 
treprit plus  de  grands  ouvrages  mathématiques;  mais  il  publia  dans 
les  recueils  des  académies  dont  il  était  membre,  et  dans  neuf  volumes 
d'opuscules,  unnombre  très-grand  de  mémoires  ;  on  y  Irouve  l'appli- 
cation de  ses  principes  et  de  ses  méthodes  au  problème  de  la  libratiou 
de  la  lune,  à  ceux  de  la  précession  des  équinoxes  et  delà  nutation  de 
l'axe  delà  terre  dans  l'hypothèse  de  la  dissimilitude  des  méridiens, 
aux  lois  générales  du  mouvement  de  rotation,  à  celles  des  oscillations 
des  corps  plongés  dans  les  fluides;  il  y  perfectionne  sa  théorie  des 
fluides  ,  et  sa  solution  du  problème  des  trois  corps;  il  y  étend  ses  mé- 
thodes de  calcul  :  mais  nous  devons  nous  arrêter  ici  seulement  aux: 
objets  entièrement  nouveaux  ,  qui  ont  été  alors  le  sujet  de  ses  médita- 
tions. 

Les  mathématiques  offrent  souvent  des  questions  où  les  résultats 
des  calculs  présentent  des  difficultés  que  le  calcul  ne  peut  résoudre 
seul  ;  il  faut  qu'il  emploie  le  secours  quelquefois  dangereux  de  la  mé- 
taphysique ;  ce  n'est  plus  seulement  du  génie  de  la  géométrie  que  dé- 
pend la  solution  des  difficultés,  mais  de  la  finesse,  de  la  justesse 
naturelle  de  l'esprit.  D'Alembert  a  discuté,  dans  ses  opuscules,  quel- 
ques unes  de  ces  questions. 

Telle  fut  celle  de  la  nature  des  logarithmes  des  quantités  négatives; 
Léibnitz  et  Jean  Bernoulli  l'avaient  agitée;  Euler  et  d'Alembert  la  re- 
nouvelèrent :  le  premier  soutint  l'avis  de  Léibnitz,  le  second  celui  de 
Bernoulli;  ils  se  servirent  de  toutes  les  raisons  que  les  nouvelles  véri- 
tés découvertes  dans  l'analyse  pouvaient  leur  ofiVir;  avec  un  génie 
égal  à  celui  des  deux  premiers  combattans,  ils  employèrent  des  armes 
plus  fortes;  cependant  la  victoire  resta  encore  indécise,  et  l'on  peut 
juger  delà  difficulté  d'une  question  dont  de  tels  hommes  n'ont  pu  dis- 
siper tous  les  nuages. 

D'Alembert  eut  une  autre  discussion  du  même  genre  avec  M.  de  La 


XX  ÉtOGE 

Grange  el  Euler,  sur  la  discontinuité  des  fonctions  arbitraires  qui  en- 
trent dans  les  intégrales  des  équations  aux  différences  partielles  :  ques- 
tion plus  importante,  et  sur  laquelle  leurs  ouvrages  ont  répandu  plus 
de  lumière. 

Les  premiers  principes  du  mouvement,  comme  la  loi  du  levier,  celle 
de  la  dëcomposion  des  forces,  paraissent  d'une  vérité  si  naturelle, 
si  palpable  ,  qu'il  faut  déjà  de  la  sagacité  pour  sentir  qu'elles 
ont  besoin  d'être  prouvées,  et  que  la  démonstration  rigoureuse  ei> 
est  difficile  ^  d'Aiembert  l'a  chercbée  avec  succès  dans  la  théorie 
générale  des  fonctions  analytiques  :  c'est  sans  doute  un  spectacle 
Lien  intéressant  pour  les  philosophes  ,  de  voir,  dans  les  objets  sou- 
mis au  calcul,  des  questions  très-compliquées,  résolues  avec  faci- 
lité et  d'un  trait.de  plume  5  tandis  que  les  vérités,  en  apparence  les 
plus  simples ,  exigent  un  appareil  singulier  de  preuves  établies  sur  des 
théories  savantes  dont  on  n'avait  pas  encore  la  première  idée,  long- 
temps après  que  ces  vérités,  déjà  découvertes  et  admises  par  tous  les 
savans,  étaient  devenues  d'un  usage  universel  et  commun. 

C'est  dans  les  opuscules  mathématiques  de  d'Aiembert,  que  l'on 
trouve,  et  ses  travaux  sur  la  théorie  des  lunettes  acromatiques,  et  ses 
recherches  sur  plusieurs  points  d'optique 5  il  y  démontre  la  fausseté 
de  Thypothèse  oli  Ton  ne  suppose  dans  la  lumière  solaire  que  sept 
rayons  différemment  réfrangibles,  quoique  le  spectre  allongé  parle 
prisme  reste  continu  j  il  y  remarque  que  nous  rapportons  les  objets, 
non  à  leur  vraie  direction,  mais  à  celle  du  rayon  qui,  perpendiculaire 
au  fond  de  l'œil,  exerce  sur  cet  organe  une  force  plus  grande. 

Le  calcul  des  probabilités  occupe  une  partie  imposante  de  ces  opus- 
cules 5  et  si  ce  calcul  s'appuie  un  jour  sur  des  bases  plus  certaines, 
c'est  à  d'Aiembert  que  nous  en  aurons  l'obligation. 

Il  expose  dans  ses  recherches,  conmient ,  si  de  deux  événemens  con- 
traires l'un  est  arrivé  un  certain  nombre  de  fois  de  suite,  on  peut,  en 
cherchant  la  probabilité  que  l'un  de  ces  deux  événemens  arrivera  plu- 
tôt que  l'autre,  ou  la  trouver  égale  pour  les  deux  événemens,  ou  la 
supposer  plus  grande,  soit  en  faveur  de  celui  qu'on  a  déjà  obtenu, 
soit  en  faveur  de  l'événement  contraire:  il  fait  voir  que  ces  conclu- 
sions opposées  entre  elles ,  sont  la  conséquence  de  trois  méthodes  de 
raisonner  qui  paraissent  également  justes  ,  également  naturelles. 

Il  examine  la  règle  qui  prescrit  de  faire  les  avantages  en  raison  in- 
verse des  probabilités  ,  et  montre  combien,  dans  une  foule  d'exem- 
ples, les  conclusions  déduites  de  ce  principe,  semblent  en  contradic- 
tion avec  celles  où  le  simple  bon  sens  aurait  conduit 5  il  prouve  que  les 
moyens  employés  par  plusieurs  géomètres  pour  détruire  cette  contra- 
diction, ont  été  insuffisans  3  lui-même  en  propose  de  nouveaux,  mais 
il  a  soin  d'en  remarquer  également  les  difficultés  et  les  exceptions. 

Dans  l'appUcation  de  ce  calcul  à  l'inoculation ,  d'Aiembert  fait 
sentir  que,  s'il  est  facile  de  prouver  combien  cetie  opération  est  utile 
pour  la  société  en  général,  le  calcul  de  l'avantage  dont  elle  peut  être 
pour  chaque  particulier,  exige  d'autres  principes  :  en  effet,  il  s'agit 
pour  chacun  de  s'exposer  à  un  risque  certain  et  présent,  pour  éviter 
V.U  risque  plus  grand,  mais  éloigné  et  incertain j  et  cette  circonstance 


DE  D'ALEMBERT.  xxj 

paraît  changer  la  nature  de  celte  question.  D'Alembert  n'a  pas  donné 
la  solution  du  problème  en  visa  gésous  ce  point  de  vue,  car  celle  qu'il 
propose,  et  qui  consiste  h  comparer  le  risque  de  mourir  de  l'inocu- 
lation dans  un  court  espace  de  temps,  à  celui  d'être  attaqué  de  la 
petite  vérole  naturelle  ,  et  d'en  mourir  aussi  dans  un  temps  très-petit, 
donne  seulement  une  limite  au-dessous  de  laquelle  le  risque  que  court 
un  inoculé,  n'empêche  pas  que  l'inoculation  ne  lui  soit  avantageuse  ; 
mais  ce  risque  pourrait  être  au-dessus  de  la  même  limite,  sans  que 
Ton  dût  louer  le  courage  ou  condamner  l'imprudence  de  celui  qui 
s'exposerait  à  ce  danger.  La  vraie  solution  du  problème  dépend  d'une 
méthode  d'évaluer  la  vie,  ou  plutôt  de  l'apprécier  (car  sa  durée  ne 
doit  pas  entrer  seule  dans  le  calcul  )  j  et  il  serait  bien  difficile  de  trou- 
ver pour  cette  méthode  des  principes  dont  tous  les  hommes,  même 
raisonnables,  voulussent  convenir,  soit  pour  eux-mêmes  ,  soit  pour 
leurs  enfans.  C'est  principalement  dans  cette  dernière  hypothèse  que 
la  question  devient  difficile,  et  qu'elle  peut  être  importante  j  en  pro- 
nonçant sur  notre  propre  danger,  nous  pouvons  suivre  notre  volonté, 
nos  penchansj  et  après  avoir  balancé  nos  intérêts,  nous  décider  pour 
celui  que  nous  préférons  :  en  prononçant  sur  le  sort  d'autrui,  la  jus- 
tice la  plus  sévère  doit  nous  conduire  :  le  droit  que  nous  avons  sur 
l'existence  d'un  autre ,  n'est  fondé  que  sur  l'ignorance  qui  l'empêche 
de  juger  pour  lui-même  5  c'est  donc  sur  son  avantage  réel,  et  non 
sur  notre  seule  opinion,  que  notre  volonté  doit  se  régler;  il  ne  suffit 
point  de  croire  [qu'il  soit  utile  pour  lui  de  l'exposer  à  un  danger,  il 
faut  que  cette  utilité  soit  prouvée.  On  chercherait  vainement  à  éluder 
la  difficulté ,  en  décidant  qu'alors  l'intérêt  général  doit  l'emporter;  ce 
patriotisme  exagéré  n'est  qu'une  illusion  dangereuse,  capable  d'en- 
traîner à  des  injustices  et  même  à  des  crimes  les  hommes  ignorans 
et  passionnés  :  sans  doute  il  est  des  circonstances  oii  l'on  peut  devoir 
au  bonheur  public  le  sacrifice  volontaire  de  ses  droits,  mais  jamais 
êclui  des  droits  d'un  autre  ne  peut  être  ni  juste  ni  légitime. 

Parmi  les  mémoires  de  d'Alembert,  on  en  trouve  plusieurs  qui 
ont  pour  objet  le  calcul  intégral ,  et  qui  renferment  en  quelques  pages 
un  grand  nombre  de  méthodes  particulières  ou  de  vues  nouvelles  sur 
la  théorie  générale  de  ce  calcul;  telle  est  une  méthode  pour  réduire 
à  la  solution  d'une  équation  linéaire  la  recherche  de  l'intégral  indéfi- 
niment approchée  d'une  équation  quelconque;  méthode  à  la  fois 
élégante  et  singulière  :  telles  sont  des  observations  importantes  sur  la; 
forme  générale  du  facteur,  qui  rend  l'équation  qu'il  multiplie,  la 
différentielle  exacte  d'une  fonction  ou  finie,  ou  d'un  ordre  moins 
élevé  :  dans  ces  morceaux  dispersés,  les  vérités  se  pressent ,  et  comme 
elles  sont  peu  développées ,  elles  peuvent  échapper  à  un  lecteur  inat- 
tentif ou  peu  instruit;  l'auteur  y  paraît  plus  occupé  d'assurer  aux 
géomètres  des  vérités  nouvelles,  que  de  jouir  de  la  gloire  qu'il  pou- 
vait en  attendre  ;  ainsi  la  plupart  de  ces  mémoires  offriront  à  ceux 
qui  sauront  les  méditer  et  en  faire  usage,  des  lumières  utiles,  et 
peut-être  même  leur  vaudront  beaucoup  de  gloire,  s'ils  n'ont  pas  ]% 
générosité  de  les  rapporter  au  premier  auteur. 

La  solution  du  problème  des  lautochrones   mérite  une   mention 


xxij  ÉLOGE 

particulière  :  Ce  problème,  résolu  d'abord  par  Jean  Bernonlli  et  pat 
Eiiler,  l'avait  été  depuis  par  M.  Fontaine,  qui  avait  employé  une 
méthode  nouvelle  et  vraiment  originale;  sa  solution,  plus  générale 
que  les  premières,  contenait  des  principes  de  calcul  d'une  utilité  plus 
étendue  que  celle  du  problème;  cependant  M.  Fontaine  n'avait  clier- 
cbé,  comme  les  géomètres  qui  l'avaient  précédé,  qu'à  déterminer  la 
courbe  tautochrone  dans  quelques  hypothèses  de  force  accélératrice; 
et  la  question  de  savoir  s'il  existe  un  tautochrone  dans  toutes  les  hy- 
pothèses, cl  de  déterminer  celles  où  elle  existe,  n'avait  pas  été  encore 
oxaTninéc.  D'Alembert  reçut  de  M.  de  La  Grange  une  formule  qui 
contenait  la  solution  de  cette  nouvelle  question,  plus  curieuse  et  plus 
difficile  ;  il  en  chercha  la  démonstration,  et  non-seulement  il  la  décou- 
vrit, mais  il  parvint  à  une  formule  plus  générale  encore,  que  M.  de 
La  Grange  trouvait  aussi  en  même  temps  :  ces  exemples  sont  fréquens 
dans  l'histoire  des  mathématiques,  et  ils  doivent  l'être,  puisque  les 
objets  sur  lesquels  l'étendue  et  la  nature  des  méthodes  permettent  de 
s'exercer,  sont  également  sous  les  yeux  de  tous;  que  le  progrès  des 
sciences  auxquelles  on  applique  le  calcul,  offre  également  à  tous,  dans 
chaque  époque,  un  certain  nombre  de  questions  à  résoudre  ;  que  la 
vérité  est  une,  et  qu'ils  emploient  à  peu  près  les  mêmes  instrumens  : 
cependant  il  est  rare  que  les  preuves  de  l'égalité  soient  aussi  claires 
qu'elles  l'ont  été  dans  cette  occasion;  d'ailleurs  on  n'y  croit  que  dans 
le  cas  où  chacun  de  ceux  qui  veulent  partager  la  gloire  d'une  décou- 
verte ,  en  ont  fait  d'autres  qu'ils  ne  partagent  avec  personne. 

D'Alembert  a  publié  des  Elémens  de  musique  ;  on  s'étonnera  peut- 
être  que  l'analyste  profond ,  qui  avait  résolu  le  problème  des  cordes 
vibrantes,  se  soit  borné  à  donner  une  exposition  du  système  de  Ra- 
meau, qu'il  parvint  à  rendre  intelligible;  mais  il  ne  croyait  pas  que 
la  théorie  mathématique  du  corps  sonore  pût  encore  rendre  raison 
des  règles  de  la  musique.  Il  a  aimé  pendant  toute  sa  vie  cet  art  qui 
se  lie  d'un  côté  aux  recherches  les  plus  subtiles  et  les  plus  savantes  de 
la  mécanique  rationnclie  ,  tandis  que  sa  puissance  sur  nos  sens  et  sur 
notre  âme  ,  offre  aux  philosophes  des  phénomènes  non  moins  singu- 
liers ,  et  plus  inexplicables  encore. 

On  doit  compter  au  nombre  des  services  que  d'Alembert  a  rendus 
aux  mathématiques,  et  surtout  à  la  philosophie,  le  soin  qu'il  a  pris 
d'éclaircir  une  dispute  célèbre  sur  la  mesure  des  forces  ,  dispute  qui , 
pendant  une  partie  de  ce  siècle,  a  partagé  les  géomètres  ;  et  d'apprécier 
ces  principes  tirés  de  la  métaphysique  des  causes  finales  qu'on  voulait 
substituer  aux  principes  directs  de  la  mécanique,  et  employer  à  la 
découverte  des  lois  de  la  nature  :  ces  questions  avaient  égaré  quelques 
bons  esprits,  et  consumé  en  pure  perte  le  temps  toujours  si  précieiDc 
de  plusieurs  hommes  de  génie  ;  d'Alembert  les  discuta,  et  on  n'en  parla 
plus  :  les  questions  les  plus  profondes  de  la  métaphysique  ont  eu 
souvent  le  même  soi^t  que  ces  tours  d'adresse  ou  de  combinaison,  qui 
étonnent ,  qui  excitent  la  curiosité  tant  qu'on  en  ignore  le  secret,  mais 
qu'on  méprise  aussitôt  qu'il  a  été  deviné. 

Nous  n'avons  pu  donner  ici  qu'une  esquisse  très-abrégée  des  travaux 
mmenscs  de  d'Alembert  sur  les  mathématiques  j  travaux  que  ni  les 


DE  D'ALEMBERT.  xxiij 

distractions,  ni  la  faiblesse  de  sa  santé,  ni  ses  infirmités  n'interrom- 
pirent jamais,  qu'il  suivait  encore,  il  n'y  a  pas  une  année  (1782), 
au  milieu  de  ses  douleurs,  et  qui  ont  produit  à  cette  époque  un  nou- 
veau volume  d'opuscules ,  ou  l'on  retrouve  son  génie  et  cette  même 
finesse,  ce  même  esprit  philosophique  qui  caractérisent  toutes  ses 
productions. 

Le  goût  très-vif  qu'il  avait  eu  pendant  quelque  temps  pour  la  litté- 
rature et  pour  la  philosophie,  n'avait  point  affaibli  sa  première 
passion;  ses  ouvrages  mathématiques  étaient  les  seuls  auxquels  il 
iittachât  une  importance  sérieuse  ;  il  disait,  il  répétait  souvent  qu'il 
n'y  avait  de  réel  que  ces  vérités  ^  et  tandis  que  les  savans  lui  repro- 
chaient son  goût  pour  la  littérature^  et  le  prix  qu'il  mettait  à  l'art 
d'écrire,  souvent  il  offensait  les  littérateurs,  en  laissant  échapper  son 
opinion  secrète  sur  le  mérite  ou  l'utilité  de  leurs  travaux. 

L'académie  des  sciences  a  souvent  profité  de  ces  mêmes  talens  qu'on 
lui  faisait  un  reproche  d'avoir  cultivés  :  dans  ces  assemblées  solen- 
nelles, où  des  souverains  sont  venus  au  milieu  de  nous  rendre  hom- 
mage aux  sciences,  et  recevoir  celui  de  notre  reconnaissance  pour 
l'intérêt  qu'ils  prennent  à  leurs  progrès  ,  d'x\lembert  a  été  plus  d'une 
fois  l'organe  de  cette  compagnie  ;  les  circonstances  où  il  est  permis 
de  dire  des  vérités  aux  princes  sont  si  rares,  que  d'Alembert  n'en 
laissait  point  alors  échapper  l'occasion  5  il  savait  exprimer  avec  force 
celles  qu'il  était  temps  de  prononcer ,  et  faire  entendre  avec  finesse 
d'autres  vérités  plus  contraires  aux  opinions  communes ,  mais  aussi 
dont  il  croyait  plus  utile  que  les  rois  fussent  convaincus  ;  il  avait  l'art 
de  plaire  aux  princes  qui  l'écoutaient,  en  défendant  devant  eux  la 
cause  de  l'humanité,  et  savait  leur  rendre  les  sciences  respectables, 
en  leur  montrant  que  leur  gloire  véritable,  leur  puissance,  leur  sû- 
reté même  dépendent,  plus  qu'on  ne  croit,  de  l'instruction  répandue 
dans  toutes  les  classes  de  leurs  sujets,  et  que,  par  une  révolution  dont 
l'origine  remonte  à  l'invention  de  fimprimerie,  et  dont  rien  ne  peut 
plus  arrêter  les  progrès ,  la  force ,  les  richesses ,  la  félicité  des  nations 
sont  devenues  le  prix  des  lumières. 

En  1772,  d'Alemhert  fut  nommé  secrétaire  de  l'Académie  Fran- 
çaise, dont  il  était  membre  depuis  1754,  et  il  s'imposa  un  devoir  que 
SOS  prédécesseurs  avaient  jusqu'alors  négligé,  celui  de  continuer 
rhistoire  de  celte  compagnie.  Il  s'engagea  donc  à  écrire  la  vie  de  tous 
les  académiciens  morts  depuis  1700  jusqu'en  1772;  l'obscurité  de 
quelques  uns,  Tesprit  de  parti  qui  exagérait  ou  rabaissait  la  réputa- 
tion de  plusieurs,  le  contraste  du  jugement  de  la  postérité  et  de  l'o- 
pinion des  contemporains,  la  grande  variété  des  talens  par  lesquels 
chacun  d'eux  s'était  distingué,  toutes  ces  difficultés  auraient  pu 
arrêter  un  écrivain  moins  zélé  pour  la  gloire  de  l'iVcadémie  ,  ou  moins 
sûr  de  les  vaincre  ^  elles  ne  firent  qu'exciter  l'ardeur  de  d'Alembert, 
et  dans  l'espace  de  trois  ans,  près  de  soixante-dix  éloges  furent 
achevés.  Il  s'était  auparavant  exercé  dans  le  même  genre  5  les  éloges 
de  JeanBernoulli  et  de  l'abbé  Terrasson  avaient  même  été  ses  pre- 
miers essais  j  celui  de  Montesquieu  était  digne  de  Thomme  illustre 
à  qui  ce  monument  était  consacré.  L'article  éloge,  dans  l'Encyclo- 


XXIV  ELOGE 

péflie,  contient  des  préceptes  excellens  sur  les  éloges  historiques;  CQ6 
préceptes,  dictés  par  la  raison  et  parle  goat,  font  sentir  toute  la  diffi- 
culté de  ce  genre  d'ouvrage,  et  doivent  décourager  ceux  qui,  honorés 
de  cette  fonction  par  une  compagnie  savante,  sentent  combien  ils 
restent  au-dessous  et  des  leçons  que  leur  donne  d'Alenibert,  et  des 
exemples  qu'il  leur  a  tracés. 

Les  premiers  éloges  de  d'Âlembert  sont  écrits  d'un  style  clair  et 
précis,  tantôt  énergique,  tantôt  piquant  et  plein  de  finesse,  mais 
toujours  noble,  rapide,  soutenu.  Dans  ceux  qu'il  a  faits  pour  l'his- 
toire de  TAcadémie  Française,  il  s'est  permis  plus  de  simplicité,  de 
familiarité  même;  des  traits  plaisans,  des  mots  échappés  à  ceux  dont 
il  parie,  ou  dits  à  leur  occasion,  un  grand  nombre  d'anecdotes  propres 
a  peindre  ou  les  hommes  ou  les  opinions  de  leur  temps,  donnent  à 
ces  ouvrages  un  autre  caractère;  et  le  public,  après  avoir  encouragé 
cette  liberté  par  des  applaudissemens  multipliés,  parut  ensuite  la 
désapprouver.  INous  osons  croire  qu'avant  de  prononcer  si  cette  sévé- 
rité n'a  pas  été  injuste,  il  faut  avoir  vu  tout  l'ouvrage;  en  effet,  si 
dans  une  suite  d'éloges,  ce  ton  familier  rend  la  lecture  de  la  collec- 
tion plus  facile;  si  cette  liberté  d'entremêler  des  plaisanteries  ou  des 
anecdotes  à  des  discussions  philosophiques  et  littéraires,  augmente 
Tintérêt  et  le  nombre  des  lecteurs,  alors  il  serait  difticile  de  blâmer 
d'Alembert  d'avoir  changé  sa  manière;  d'ailleurs  le  ton  dans  les  ou- 
vrages, comme  dans  la  société,  doit  naturellement  changer  avec  l'âge; 
on  exige  d'un  jeune  homme  un  maintien  plus  soigné,  une  attention 
sur  lui-même  toujours  soutenue;  on  pardonne  à  un  vieillard  plus  de 
familiarité  et  de  négligence;  on  veut  que  l'un  marque  par  toutes  ses 
manières  les  égards  qu'il  doit  à  ceux  qui  l'environnent;  on  ne  de- 
jnande  à  l'autre  que  d'intéresser  ou  de  plaire  :  ainsi,  dans  les  pre- 
miers ouvrages  d'un  écrivain  ,  on  exige  avec  raison  qu'il  montre,  par 
son  attention  à  soigner,  à  soutenir  son  style,  le  désir  qu'il  a  de  mé- 
riter le  suffrage  de  ses  lecteurs  :  mais  lorsque  sa  réputation  est  con- 
sommée, lorsque  son  âge  et  ses  travaux  lui  ont  donné  le  droit  de 
regarder  comme  ses  disciples  une  partie  de  ceux  qui  le  lisent  ou  qui 
Técoutent,  alors  il  peut  se  négliger  davantage ,  s'abandonner  à  tous 
ses  mouvemens,  et  traiter  ses  lecteurs  plutôt  comme  des  amis  que 
comme  des  juges. 

Cet  ouvrage  sera  un  monument  précieux  pour  l'histoire  littéraire  , 
et  un  de  ces  livres  si  rares,  oii  les  hommes  qui  craignent  l'applica- 
tion, mais  qui  aiment  la  vérité  et  les  lettres  ,  peuvent  trouver  des  le- 
çons utiles  de  philosophie  et  de  goût. 

On  peut  juger  du  caractère  des  grands  hommes  par  la  liste  de  leurs 
amis,  et  maliieureusement  cette  liste  a  paru  prouver  quelquefois  qu'ils 
aimaient  mieux  des  flatteurs  quedes  amis  véritables,  comme  sil'idéede 
l'égalité  les  eût  fatigués;  cependant  si  l'on  pénètre  plus  avant,  si  l'on  va 
chercher  jusqu'au  fond  de  leur  cœur  le  motif  caché  de  cette  préférence 
pour  les  hommes  médiocres,  peut-être  s'apercevra-t-on  que  ce  senti- 
ment tient  à  une  défiance  secrète  d'eux-mêmes,  qu'ils  n'osent  avouer; 
on  verra  que  la  plupart  de  ceux  qui  ont  mérité  ce  reproche,  avaient 
usurpé  une  partie  de  leur  célébrité;  et  on  en  pourra  conclure  qu'ils 


DE  D'ALEMBERT.  xxv 

craignaient  plus  les  lumières  de  leurs  égaux  que  leur  société,  et  d'être 
jugés  que  d  être  surpassés.  La  réputation  de  d'Alembert  est  appuyée 
sur  une  base  trop  solide,  pour  iui  l'aire  un  mérite  de  s'être  élevé  au-des- 
sus de  cette  faiblesse  ;  ami  constant  de  Voltaire  pendant  plus  de  trente 
ans,  loin  d'être  fatigué  de  sa  gloire,  comme  tant  d'autres,  il  s'occu- 
pait avec  un  soin  presque  superstitieux,  à  multiplier  les  hommages 
que  ce  grand  homme  recevait  de  ses  compatriotes;  il  ne  parla  de  l'il- 
lustre Euler  à  un  grand  roi,  dans  les  Etats  duquel  Euler  vivait  alors  , 
que  pour  lui  apprendre  à  le  regarder  comme  un  grand  homme  :  et 
même  un  sacrifice  d'amour-propre,  que  l'exacte  équité  n'eût  pas  exigé, 
ne  iui  coûta  point  pour  faire  rendre  justice  à  un  rival ,  dont  le  gé- 
nie s'exerçant  sur  une  seule  science ,  ne  pouvait  frapper  ceux  à  qui 
cette  science  était  étrangère.  Lorsque  Euler  retourna  en  Pvussie,  d'A- 
lembcrt ,  consulté  par  le  même  prince ,  lui  proposa  de  réparer  cette 
perte  en  appelant  à  Berlin  M.  de  La  Grange  j  et  ce  fut  par  lui  seul 
qu'un  souverain  qui  l'estimait,  apprit  qu'il  existait  en  Europe  des 
hommes  qu'on  pouvait  regarder  comme  ses  égaux. 

Son  amitié  était  active  et  même  inquiète,  les  affaires  de  ses  amis 
l'occupaient,  l'agitaient ,  et  souvent  troublaient  son  repos  encore  plus 
que  le  leur;  il  était  étonné  de  l'indii'férence,  de  la  tranquillité  qu'ils 
moHtraient,  leur  en  faisait  des  reproches;  et  quelquefois  son  intérêt 
était  si  vif,  qu'il  les  forçait  de  désirer  le  succès  pour  lui  plus  encore  que 
pour  eux-mêmes. 

Peu  d'hommes  ont  été  aussi  bienfaisans ,  et  il  regardait  cette  bienfai- 
sance comme  un  devoir  de  justice  ;  il  ne  croyait  pas  (  comme  nous  l'a- 
vons dit)  qu'il  fût  permis  d'avoir  du  superflu,  lorsque  d'autres  hommes 
n'ont  pas  même  le  nécessaire  ;  mais  ses  dons,  si  peu  proportionnés  à 
la  médiocrité  de  sa  fortune ,  ne  suffisaient  pas  au  besoin  que  son 
cœur  avait  de  faire  du  bien  ;  son  temps  ,  le  crédit  de  ses  amis,  l'au- 
torité que  lui  donnaient  son  génie  et  ses  vertus ,  tout  appartenait 
également  aux  malheureux  et  aux  opprimés;  en  lisant  ses  ouvrages  , 
on  est  étonné  que  la  vie  d'un  seul  homme  ait  suffi  à  tant  de  travaux  , 
et  les  soins  de  la  bienfaisance  et  de  l'amitié  en  ont  rempli  la  moitié;  et 
il  y  sacrifiait  sans  peine  ,  nous  ne  disons  pas  une  partie  de  sa  gloire  , 
ce  sacrifice  coûte  peu  aux  hommes  capables  de  véritables  affections  , 
mais  l'attrait  puissant  qui  l'entraînait  au  travail.  Son  zèle  pour  le 
progrès  des  sciences  et  la  gloire  des  lettres  ,  ne  se  bornait  pas  à  y  con- 
tribuer par  ses  ouvrages,  il  devenait  le  bienfaiteur,  l'appui,  le  con- 
seil de  tous  ceux  qui,  dans  leur  jeunesse,  annonçaient  du  talent,  ou 
montraient  du  zèle  pour  l'étude  :  souvent  il  a  éprouvé  de  l'ingratitude  ; 
mais  l'amitié,  qu'il  a  trouvée  quelquefois  pour  prix  de  ses  services  et 
de  ses  leçons,  le  consolait ,  et  il  ne  se  croyait  pas  malheureux  d'avoir 
fait  cent  ingrats  pour  acquérir  un  ami.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  à  mesure 
qu'il  voyait  successivement  se  briser  les  liens  formés  dans  sa  jeunesse, 
c'est  parmi  ses  anciens  disciples  qu'il  avait  choisi  ses  amis  les  plus 
chers,  ceux  qui  étaient  pour  lui  l'objet  d'un  sentiment  plus  tendre  ,  et 
sur  l'amitié  desquels  il  comptait  le  plus;  et  comme  il  avait  toujours 
préféré  la  géométrie  à  toute  autre  étude,  c'est  sur  deux  géomètres  de 
rAcadcraie  que  le  choix  de  sou  cœur  s'était  surtout  arrêté. 


xx\j    '  ELOGE 

Ami  de  rimmanité,  les  intérêts,  les  droits  des  hommes  étaient  pour 
lui  des  objets  sacrés,  souvent  ii  les  a  défendus,  et  jamais  il  ne  les  a 
trahis  :  si  roii  ne  mérite  pas  le  nom  de  citoyen  en  flattant  bassement 
l'autorité,  de  quelque  manière  qu^elle  s'exerce,  en  exaltant  toujours 
les  vertus  et  les  actions  de  ceux  qui  gouvernent,  au  risque  de  louer 
tour  à  tour  des  principes  contradictoires  ,  on  s'en  rend  également  in- 
digne en  blâmant  tout  au  hasard,  en  donnant  pour  patriotisme  son 
attachement  à  une  cabale  dont  on  espère  partager  le  crédit,  en  ca- 
chant ,  sous  l'apparence  de  Tamour  naturel  et  légitime  de  la  liberté, 
Thumeur  secrète  de  n'avoir  pas  d'empire  sur  celle  des  autres  :  un  bon 
citoyen  s'intéresse  vivement  au  bonheur  général,  s'élève  avec  courage 
contre  ceux  qui  font,  le  mal  ou  qui  le  permettent  j  il  obéit  aux  lois, 
mais  en  réclamant  contre  celles  qui  blessent  Thumanité  et  la  justice  ; 
soumis  à  l'autorité,  il  respecte  ceux  qui  en  sont  les  dépositaires  ,  mais 
il  les  jugcj  il  combat  toutes  les  erreurs  qui  peuvent  troubler  la  paix, 
ou  attenter  aux  droits  des  hommes  j  ii  désire  enfin  qu'ils  soient  éclairés 
surleurs  vrais  intérêts  comme  sur  leurs  droits,  parce  que  leur  félicité 
commune  et  la  tranquillité  publique  dépendent  de  la  liberté  qu'ils  ont 
de  s'instruire,  et  de  la  destruction  des  piéjugés  :  tel  fut  constamment 
d'Alembert,  mauvais  citoyen  pour  l'homme  puissant  et  corrompu  , 
mais  bon  patriote  aux  yeux  des  ministres  justes  et  éclairés,  comme 
aux  yeux  de  la  nation. 

Il  avait  prouvé  ,  par  des  traits  éclatans  ,  qu'il  était  inaccessible  à 
l'intérêt  autant  qu'à  la  vanité  j  mais  les  augmentations  successives  , 
et  toujours  très-modiques ,  que  reçut  son  revenu  ,  n'étaient  pas 
reçues  avec  l'indifférence  à  laquelle  on  aurait  pu  s'attendre  ,  elles  lui 
donnaient  plus  de  facilité  pour  acquitter  des  dettes  de  bienfaisance 
qu'il  regardait  comme  de  véritables  obligations  j  ses  inquiétudes  sur 
ses  affaires  n'avaient  jamais  d'autres  objets  :  et,  je  serai  forcé  de  re- 
iranch'  r  sur  ce  que  js  donne  ,  était  la  seule  crainte  qu'il  confiât  à  ses 
amis,  lorsque  des  circonstances  imprévues  le  menaçaient  de  quelque 
retardement  :  avec  de  tels  sentimens ,  il  ne  devait  avoir  et  il  n'eu.t 
jamais  qu'une  fortune  médiocre  ;  on  ne  parvient  pas  à  s'enrichir  quand 
c'est  pour  les  autres  seuh  ment  qu'on  veut  être  riche  ^  et  ceux  qui ,  en 
accumulant  des  trésors  ,  parlent  encore  de  leur  mépris  pour  les 
richesses  ,  prouvent  seulement  qu'ils  joignent  l'hypocrisie  à  leurs 
autres  vices. 

Le  caractère  de  d'Alembert  était  franc ,  vif  et  gai  ;  il  se  livrait  à  ses 
premiers  mouvemens  ,  mais  il  n'en  avait  point  qu'il  eût  intérêt  de 
cacher.  Dans  ses  dernières  années,  une  inquiétude  habituelle  avait 
altéré  sa  gaieté  ,  il  s'irritait  facilement ,  mais  revenait  plus  facilement 
encore  ^  cédait  à  un  mouvement  de  colère  ,  mais  ne  gardait  point 
d'humeur  j  malgré  la  tournure  quelquefois  maligne  de  son  esprit  , 
on  n'a  jamais  eu  à  lui  reprocher  la  plus  petite  méchanceté  ,  et  il  n'a 
jamais  affligé  ,  même  ses  ennemis  ,  que  par  son  mépris  et  son  silence. 
Après  avoirdemeuré  près  de  quarante  ans  dans  la  maison  de  sa  nour- 
rice ,  sa  santé  l'obligea  de  quitter  le  logement  qu'il  occupait  chez  elle, 
et  l'âge  de  cette  femme  respectable  ne  lui  permit  pas  de  le  suivre  : 
tant  qu'elle  vécut ,    deux  fois   chaque  semaine  il  se  rendait  auprèi 


DE  D'ALEMBERT.  ïxvij 

crdle  ,  s''assurait  par  ses  yeux  des  soins  qu'on  avait  de  sa  vieillesse, 
cherchait  à  prévenir,  à  deviner  ce  qui  pouvait  rendre  plus  douce  la 
fin  d'une  vie  sur  laquelle  sa  reconnaissance  et  sa  tendresse  avaient 
répandu  l'aisance  et  le  bonheur.  En  quittant  cette  inaison,  il  chercha 
«n  asile  dans  Tamilié  ,  dans  la  société  habituelle  d'une  femme  aimable, 
qui  ,  par  une  sensibilité  simple  et  vraie  ,  par  les  grâces  piquantes  et 
naturelles  de  son  esprit  ,  par  la  force  de  son  âme  et  de  son  caractère , 
avait  fait  naître  en  lui  un  sentiment  que  les  malheurs  qu'elle  avait 
longtemps  éprouvés  rendirent  plus  profond  et  plus  tendre,  et  qui 
eût  été  la  consolation  de  la  vie  de  d'Alembert  ,  s'il  n'avait  pas  eu 
le  malheur  de  lui  survivre. 

Les  savans  et  les  écrivains  les  plus  célèbres ,  des  étrangers  distin- 
gués par  leurs  lumières  ,  des  hommes  de  tous  les  ordres  ,  mais  choisis 
parmi  ceux  qui  aimaient  la  vérité,  et  qui  étaient  dignes  de  l'entendre , 
lui  formèrent  alors  une  société  nombreuse  ,  oii  se  joignait  une  foule 
de  jeunes  littérateurs  et  de  gens  du  monde  ,  que  le  désir  de  voir  un 
grand  homme  ,  ou  la  vanité  de  dire  qu'ils  l'avaient  vu  ,  attirait  auprès 
de  lui  5  cette  société  rassemblait ,  pour  ainsi  dire  ,  tous  les  hommes 
qui  ,  zélés  pour  les  intérêts  de  l'humanité,  mais  différens  parleurs 
occupations,  leurs  goûts  ,  leurs  opinions  ,  n'étaient  rapprochés  que  par 
un  désir  égal  de  hâter  le  progrès  des  lumières,  un  même  amour  pour  le 
3)ien  ,  et  un  respect  commun  pour  l'homme  illustre  que  son  génie  et  sa 
gloire  avaient  naturellement  placé  à  leur  tête  •  elle  offrait  aux  jeunes 
gens  qui  entraient  dans  la  carrière  des  lettres ,  les  moyens  de  faire  des 
connaissances   utiles  à  leur  avancement  ou  à  leur  fortune  ,  sans  se 
livrer  à  une  dissipation  d'autant    funeste  pour  le  talent  ,   qu'il  est 
encore  moins  formé  ^  ils  y  trouvaient  les  encouragemens  que  donne 
le  suffrage  libre  et  éclairé  des  hommes  supérieurs  ,  les  lumières  utiles 
qui  s'échappent  de  leur  conversation  ,  enfin  la  crainte  salutaire  pour 
la  jeunesse  ,  de  perdre  par  sa  conduite  l'estime  d'une  société  qu'on 
respecte  et  qu'on  recherche.  Ce  n'est  point  ici  mon  jugement  que 
j'expose,  c'est  l'expression  fidèle  des  senlimens  de  plusieurs  de  ceux 
qui  étaient  admis  chez  d'Alembert ,  telle  qu'elle  leur  est  échappée 
au  milieu  de  leurs  regrets. 

La  constitution  de  d'Alembert  était  naturellement  faible  5  le  régime 
le  plus  exact  ,  l'abstinence  absolue  de  toute  liqueur  lèrmentée  , 
l'habitude  de  ne  manger  que  seul  d'un  très-petit  nombre  de  mets 
sains  et  apprêtés  simplement ,  ne  purent  le  préserver  d'éprouver  avant 
l'âge  les  inhrmiiés  et  le  dépérissement  de  la  vieillesse  :  il  ne  lui  restait 
depuis  long-temps  que  deux  plaisirs,  le  travail  et  la  conversation; 
son  état  de  faiblesse  lui  enlevait  celui  des  deux  qui  lui  était  le  plus 
cher  :  cette  privation  altéra  un  peu  son  humeur,  son  penchant  à 
l'inquiétude  augmenta;  son  âme  paraissait  comme  ses  organes  ,  mais 
cette  faiblesse  n'était  qu'apparente  ;  on  le  croyait  accablé  parla  dou- 
leur ,  et  on  ignorait  qu'il  en  employnit  les  intervalles  h  discuter  quel- 
ques questions  mathémaliques  qui  avaient  piqué  sa  curiosité,  à  per- 
ieclionner  son  histoire  de  l'académie,  à  augmenter  sa  traduction  de 
Tacite  ,  et  à  la  corriger  ;  on  ne  devinait  pas  que  ,  dans  le  moment 
ou  il  verrait  que  sou  terme  approchait ,    et  qu'il   u'avait  plus  qu'à 


xxviij  ÉLOGE  DE  D'ALEMBERT. 

quitter  la  vie ,  il  reprendrait  tout  son  courage.  Dans  ses  derniers 
jours  ,  au  milieu  d'une  société  nombreuse  ,  écoutant  la  conversation  , 
l'animant  encore  quelquefois  par  des  plaisanteries  ou  par  des  contes  , 
lui  seul  était  tranquille  ,  lui  seul  pouvait  s'occuper  d'un  autre  objet 
que  de  lui-même ,  et  avait  la  force  de  se  livrer  à  la  gaieté  et  à  des 
amusemens  frivoles. 

Illustre  par  plusieurs  de  ces  grandes  découvertes  qui  assurent  au 
siècle  où  elles  ont  été  dévoilées  l'honneur  de  former  une  époque  dans 
la  suite  éternelle  des  siècles  ;  digne  par  sa  modération  ,  son  désinté- 
ressement ,  la  candeur  et  la  noblesse  de  son  caractère  ,  de  servir 
de  modèle  à  ceux  qui  cultivent  les  sciences ,  et  d'exemple  aux  phi- 
losophes qui  cherchent  le  bonheur  ;  ami  constant  de  la  vérité  et  des 
hommes  ;  fidèle  jusqu'au  scrupule  aux  devoirs  communs  de  la  morale, 
comme  aux  devoirs  que  son  cœur  lui  avait  prescrits  5  défenseur  cou- 
rageux de  la  liberté  et  de  l'égalité  dans  les  sociétés  savantes  ou  litté- 
raires dont  il  était  membre  j  admirateur  impartial  et  sensible  de  tous 
les  vrais  talens  j  appui  zélé  de  quiconque  avait  du  mérite  ou  des 
vertus  j  aussi  éloigné  de  toute  jalousie  que  de  toute  vanité  j  n'ayant 
d'ennemi  que  parce  qu'il  avait  combattu  des  partis,  aimé  la  vérité  et 
pratiqué  la  justice  ;  ami  assez  tendre  pour  que  la  supériorité  de  son 
génie ,  loin  de  refroidir  l'amJtié  eu  blessant  l'amour-propre,  ne  fît  qu'y 
ajouter  un  charme  plus  touchant ,  il  a  mérité  de  vivre  dans  le  cœur 
de  ses  amis,  comme  dans  la  mémoire  des  hommes. 

D'Alembert  est  mort  le  29  octobre  1783. 


MÉMOIRE 

DE  D'ALEMBERT, 

PAR  LUI-MEME. 


Jean  le  Rond  d'Alembert,  de  l'Académie  Française,  des 
Académies  des  sciences  de  Paris  ,  de  Berlin  et  de  Pétersbourg  , 
de  la  Société  royale   de  Londres  ,  de  l'Institut  de  Bologne  ,  de 
l'Académie  royale  des  belles-lettres  de  Suède  ,  et  des  Sociétés 
royales  des  sciences  de  Turin  et  de  Norwége ,  est  né  à  Paris  , 
le  i6  novembre  1717  ,  de  parens  qui  l'abandonnèrent  en  nais- 
nant  :  dès  l'âge   de  quatre  ans  ,  d'Alembert  fut  mis  dans  une 
jDension  oii  il  resta  jusqu'à  douze.  Mais  à  peine  avait-il  atteint 
sa  dixième  année  ,  que  le  maître  de  pension  déclara  qu'il  n'avait 
plus  rien  à  lui  apprendre  ,  qu'il  perdait  son  temps  chez  lui  ,  et 
qu'on  ferait  bien  de  le  mettre  au  collège ,  oii  il  était  capable 
d'entrer  en  seconde  (i).  Cependant  la  faiblesse  de  son  tempéra- 
ment fit  qu'on  ne  le  retira  de  cette  pension  que  deux  ans  après  ^ 
en  1780  ,  pour  lui  faire  achever  ses  étucles  au  collège  Mazarin  ; 
il  y  fit  sa  seconde  et  deux  années  de  rhétorique ,  avec  assez  de 
succès  pour  que  le  souvenir  s'en  soit  conservé  dans  ce  collège. 
Un  de  ses  maîtres  ,  janséniste  fanatique ,  qui  aurait  voulu  faire 
de  son  disciple  un  des  élèves  et  peut-être  un  jour  un  des  arc- 
bo.utans  du  parti ,  s'opposait  fort  au  goiît  vif  que  le  jeune  homme 
marquait  pour  les  belles-lettres  ,  et  surtout  pour  la  poésie  latine, 
à  laquelle  il  donnait  tous  les  momens  que  lui  laissaient  les  occu- 
pations de  la  classe  ;  ce  maître  prétendait  que  la  poésie  desséchait 
le  cœur,  c'était  l'expression  dont  il   se  servait  ;   il  conseillait  à 
d'Alembert  de  ne  lire  d'autre  poème  que  celui  de  S.  Prosper  sur 
la  grâce. 

Son  professeur  de  philosophie  ,  autre  janséniste  fort  considéré 
dans  le  parti,  et  de  plus  cartésien  à  outrance  ,  ne  lui  apprit  autre 

(i)  La  mémoire  de  ce  maître,  qui  l'airaait  tencîrement,  lui  a  toujours  e'té 
chère;  il  a  aide  ses  enfans  dans  leurs  e'tudes ,  du  peu  de  secours  que  pouvait 
lui  permettre  la  fortune  très-mtdiocre  qu'il  avait  alors.  D'Alembert  a  con- 
servé la  même  reconnaissance  pour  une  fcnime  qui  l'avait  nourri  et  élevé' 
jusqu'à  râgc  de  quatre  ans  :  presque  au  sortir  du  collège,  il  alla  demeurer 
avec  elle;  il  y  resta  près  de  trente  années,  et  n'en  sortit  qu'en  1^65  ,  après 
une  longue  maladie,  par  le  conseil  de  son  médecin,  qui  lui  représenta  qu'il 
était  nécessaire  à  sa  santé  de  chercher  un  logement  plus  sain  que  celui  qu'il 
occupait. 

I.  ï 


2  -  MEMOIRE 

chose  pendant  deux  ans ,  que  la  préniotion  physique  ,  les  idées 
innées  et  les  tourbillons. 

En  sortant  de  philosophie  ,  du  collège  Mazarin  ,  il  fut  reçu 
niaître-ès-arts  à  la  fin  de  lySS  ;  il  étudia  ensuite  en  droit ,  et  fut 
reçu  avocat  en  1738.  Le  seul  fruit  que  [d'Alenibert  remporta 
de  ces  deux  années  de  philosophie  ,  ce  fut  quelques  leçons  de 
mathématiques  élémentaires  qu'il  prit  au  même  collège  sous 
M.  Caron  ,  qui  y  professait  alors  cette  science ,  et  qui  sans  être 
un  profond  mathématicien  ,  avait  beaucoup  de  clarté  et  de  pré- 
cision. C'est  le  seul  maître  qu'ait  eu  d'Alembert  ;  le  goût  qu'il 
avait  pris  "pour  les  mathématiques  ,  se  fortifiant  de  plus  en  plus, 
il  se  livra  avec  ardeur  à  cette  étude  pendant  son  cours  de  droit, 
qui  lui  laissait  heureusement  beaucoup  de  temps.  Sans  maître, 
presque  sans  livres  ,  et  sans  même  avoir  un  ami  qu'il  put  con- 
sulter dans  les  difficultés  qui  l'arrêtaient ,  il  allait  aux  biblio- 
thèques publiques  ,  il  tirait  quelques  lumières  générales  des 
lectures  rapides  qu'il  y  faisait  ;  et  de  retour  chez  lui ,  il  cher- 
chait tout  seul  les  démonstrations  et  les  solutions.  Il  y  réussissait 
pour  l'ordinaire  ;  il  trouvait  même  souvent  des  propositions  im- 
portantes qu'il  croyait  nouvelles  ;  et  il  avait  ensuite  une  espèce 
de  chagrin,  mêlé  pourtant  de  satisfaction,  lorsqu'il  les  retrou- 
vait dans  des  livres  qu'il  n'avait  pas  connus.  Cependant  les  jan- 
sénistes,  qui  n'étaient  pVus  ses  maîtres,  mais  qui  le  dirigeaient 
encore  ,  s'opposaient  à  son  ardeur  pour  les  mathématiques  ,  de 
la  même  manière  et  par  les  mêmes  raisons  qu'ils  avaient  com- 
battu son  goût  pour  la  poésie  :  ils  conseillaient  à  d'Alembert  de 
lire  leurs  livres  de  dévotion  qui  l'ennuyaient  beaucoup  ;  cepen- 
dant, par  une  espèce  d'accommodement ,  et  comme  pour  leur 
faire  sa  cour,  le  jeune  homme ,  au  lieu  de  leurs  livres  de  dévo- 
tion ,  lisait  leurs  livres  de  controverse  ;  il  y  trouvait  du  moins 
une  sorte  de  pâture  pour  son  esprit  qui  en  avait  besoin  ,  pâture 
qui  donnait  à  son  avidité  quelque  espèce  d'exercice.  Cette  com- 
plaisance du  jeune  homme  ne  contentait  pas  ses  austères 
directeurs,  dont  à  la  fin  il  se  dégoûta  ,  fatigué  de  leurs  remon- 
trances. Cependant  d'autres  amis,  moins  déraisonnables,  dissua- 
daient aussi  d'Alembert  de  l'étude  de  la  géométrie,  par  le  besoin 
qu'il  avait  de  se  faire  un  état  qui  lui  assurât  plus  de  fortune.  Ce 
fut  par  cette  raisçn  qu'il  prit  le  parti  d'étudier  en  médecine, 
moins  par  goût  pour  cette  profession  ,  que  parce  que  les  études 
qu'elle  exige  étaient  moins  éloignées  que  la  jurisprudence  ,  de 
son  étude  favorite.  Pour  se  livrer  entièrement  à  ce  nouveau 
genre  de  travail ,  d'Alembert  abandonna  d'abord  l'étude  des 
mathématiques  ;  il  crut  même  éviter  la  tentation  en  faisant 
transporter  chez  un  ami  le  peu  de  livres  qu'il  avait  :  mais  peu  à 


DE  D'ALEMBERT.  3 

peu,  et  presque  sans  qu'il  s'en  aperçut,  ces  livres  revinrent  chez 
lui  l'un  après  l'autre,  et  au  bout  d'un  an  d'étude  de  médecine, 
il  résolut  de  se  livrer  entièrement  à  son  goût  dominant  et 
presque  unique.  Il  s'y  livra  si  complètement  qu'il  abandonna 
absolument  pendant  plusieurs  années  la  culture  des  belles-lettres, 
qu'il  avait  cependant  fort  aimées  durant  ses  premières  études  ; 
il  ne  la  reprit  que  plusieurs  années  après  son  entrée  dans  l'Aca- 
démie des  sciences ,  et  vers  le  temps  oii  il  commença  à  travailler 
à  l'Encyclopédie.  Le  discours  préliminaire  qui  est  à  la  tête  de 
cet  ouvrage  ,  et  dont  il  est  auteur,  est ,  si  on  peut  parler  ainsi ,  la 
quintescence  des  connaissances  mathématiques,  philosophiques 
et  littéraires  que  l'auteur  avait  acquises  pendant  vingt  années 
d'études. 

Quelques  mémoires  qu'il  donna  à  l'Académie  des  sciences 
en  1739  et  en  1740,  entre  autres  un  mémoire  sur  la  réfraction 
des  corps  solides ,  qui  contenait  une  théorie  curieuse  et  nou- 
velle de  cette  réfraction  ,  et  un  autre  mémoire  sur  le  calcul  in^ 
tégral,  le  firent  désirer  dans  cette  compagnie ,  oii  il  entra  en  1 74 1 , 
à  l'âge  de  vingt-trois  ans. 

En  1746,  il  remporta  le  prix  à  l'académie  de  Berlin,  sur  la 
cause  générale  des  vents ,  et  l'ouvrage  couronné  lui  valut  de 
plus  l'honneur  d'être  élu  membre  de  cette  académie  sans  scru- 
tin et  par  acclamation. 

En  1752,  le  roi  de  Prusse  lui  fit  offrir  la  survivance  de  I.1 
place  de  président  de  l'académie  de  Berlin ,  qu'occupait  encore 
M.  de  Maupertuis  ,  alors  très-malade.  Le  refus  que  d'Alembert 
fit  de  l'accepter ,  n'empêcha  point  ce  prince  de  lui  donner  , 
en  1 754 ,  une  pension  de  douze  cents  livres  (i) ,  première  récom- 
pense que  d'Alembert  ait  reçue. 

A  la  fin  de  cette  même  année,  1764,  il  fut  élu  par  VAc^- 
déraie  Française  à  la  place  de  M.  l'évêque  de  Vence. 

(1)  Lettre  du  roi  de  Prusse  a  milord  Maréchal,  son  ministre  a  la  cour  de 
I^^rance ,  en  1754. 

Vous  saurez  qu'il  y  a  un  homme  à  Paris  du  plus  grand  mérite,  qui  ne  jouif: 
pas  des  avantages  de  la  fortune  proportionnes  à  ses  talens  et  à  son  caracicre  • 
je  pourrais  servir  d'yeux  à  l'aveugle  déesse,  et  réparer  au  moins  quelques  uni 
de  ses  torts.  Je  vous  prie  d'offrir ,  par  cette  considération ,  une  pension  de 
douze  cents  livres  à  M.  d'Alembert  ^  c'est  peu  pour  son  mérite,  mais  je  me 
flatte  q#il  l'acceptera  en  faveur  du  plaisir  que  j'aurai  d'avoir  obligé  un  homme 
qui  joint  la  bonté  du  caractère  aux  lalens  les  plus  sublimes  de  l'esprit.  Vous 
qui  pensez  si  bien  ,  vous  partagi  rcz  avec  moi  ,  mon  cher  milord  ,  la  satisfac- 
tion d^avoir  mis  un  des  plus  beaux  génies  de  la  France  dans  une  situation 
plus  aisée.  Je  me  flatte  de  voir  M.  d'Alembert  ici;  il  a  promis  de  me  fair^^ 
cette  galanterie,  dès  qu'il  aura  achevé  son  Encyclopédie.  Pour  vous,  mon 
cher  milord  ,  je  ne  sais  quand  je  vous  reverrai  ;  mais  soyez  persuadé  que  c2 
sftra  toujours  trop  tard,  eu  égard  à  l'cstirac  et  à  l'amitié  <]\^r  j'ai  pour  vous; 


4  MÉMOIRE 

Au  mois  de  juin  1755,  il  alla  à  Wesel ,  sur  l'invitation  du  roî 
de  Prusse  ,  qui  était  pour  lors  dans  cette  ville.  Ce  prince  le  com- 
bla de  bontés  ,  et  l'admit  à  sa  table. 

A  la  fin  de  la  même  année,  il  fut  reçu  ,  à  la  recommandation 
du  pape  Benoît  XIV,  membre  de  l'Institut  de  Bologne. 
D'Alembert  n'avait  point  sollicité  celte  place  ;  le  pape  ne  le  con- 
naissait que  de  réputation  ;  et  quoiqu'il  y  eût  alors  dans  l'Institut 
de  Bologne  une  loi  qui  défendit  de  recevoir  de  nouveaux  aca- 
démiciens jusqu'à  ce  qu'il  en  fût  mort  trois  ,  Benoît  XIV  désira 
qu'on  dérogeât  à  cette  loi  en  faveur  de  d'Alembert. 

Çii  1 756  Louis  XV  lui  accorda  une  pension  de  douze  cents  livres 
sur  le  trésor  royal ,  et  l'Académie  des  sciencef'lui  donna  en  même 
temps  le  titre  et  les  droits  de  pensionnaire  surnuméraire,  quoi- 
qu'il n'y  eût  aucune  place  de  pensionnaire  vacante  ;  ce  qui  ne 
s'était  encore  fait  pour  personne. 

Cette  même  année  1756,  la  reine  de  Suède  ,  sœur  du  roi  de 
Prusse,  ayant  formé  une  académie  des  belles-lettres  qui  devait 
s'assembler  dans  son  palais,  et  qu'elle  voulait  présider  elle-même, 
fit  écrire  à  d'Alembert  par  M.  le  baron  de  Scheffer,  pour  lui 
offrir  dans  cette  académie  une  place  d'associé  étranger,  que 
d'Alembert  accepta  avec  reconnaissance. 

A  la  fin  de  1762  ,  l'impératrice  de  Russie  ,  Catberine  II,  lui 
proposa  de  se  charger  de  l'éducation  du  grand-duc  de  Russie  son 
fils;  et  lui  offrit  pour  cet  objet  jusqu'à  cent  mille  livres  de  rente, 
par  le  ministre  qu'elle  avait  alors  à  Paris ,  M.  de  Sotikof.  D'Alem- 
bert refusa  de  s'en  charger.  L'impératrice  insista  ,  et  le  pressa 
de  nouveau  par  une  lettre  écrite  de  sa  main  (i)  :  mais  son  atta— 

(i)  Lettre  de  l'impératrice  de  Russie,  écrite  de  sa  main ,  a  d''y4lembert. 

Monsieur  d'Alembert,  Je  viens  de  lire  la  réponse  que  vous  avez  e'ciîte  au 
sieur  Odar,  par  laquelle  vous  refusez  de  vous  transplanter  pour  contribuer  à 
l'e'ducaiion  de  mon  fils.  Philosophe  comme  vous  êtes,  je  comprends  qu'il  ne 
vous  coûte  rien  de  mépriser  ce  qu'on  appelle  grandeurs  et  honneurs  dans  ce 
monde  5  à  vos  yeux  tout  cela  est  peu  de  chose  ,  et  aisément  je  me  range  de 
votre  avis.  A  envisager  les  choses  sur  ce  pied  ,  je  regarderai  comme  très-petite 
la  conduite  de  la  reine  Christine,  qu'on  a  tant  louée,  et  souvent  blâmée  à 
juste  titre  •  mais  être  ne  ou  appelé  pour  contribuer  au  bonheur  et  même  à 
l'instruclion  d'un  peuple  entier,  et  y  ren  ■mer,  c'est  refuser,  ce  me  semble, 
de  faire  le  bien  que  vous  avez  à  cœur.  Votre  philosophie  est  fondée  sur  l'hu- 
manité; perraeltez-moi  de  vous  dire  que  de  ne  point  se  prêter  à  la  servii^tandis 
qu'on  le  peut,  c'est  manquer  son  but.  Je  vous  sais  trop  honnête  homme  pour 
attribuer  vos  refus  à  la  vanité  ;  je  sais  que  la  cause  n'en  est  que  l'amour  du 
repos  pour  cultiver  les  letti  es  et  l'amitié.  Mais  à  quoi  tient-il  ?  venez  avec 
tous  vos  amis  ;  je  vous  promets  ;  et  à  eux  aussi ,  tous  les  agrémens  et  facilités 
qui  peuvent  dépendre  de  moi;  et  peut-être  vous  trouverez  plus  de  liberté  et 
de  repos  que  chez  vous.  "Vous  ne  vous  prêtez  point  aux  instances  du  roi  de . 
Prusse,  et  à  la  reconnaissance  que  vous  lui  devez  ;  mais  ce  prince  n'a  pas  de. 


DE  D'ALEMBERT.  5 

chement  pour  sa  patrie  et  pour  ses  amis  le  fit  résister  encore  à 
cette  seconde  tentative. 

D'Alembert  ayant  communiqué  cette  lettre  à  l'Académie 
Française,  cette  compagmie  arrêta,  d'une  voix  unanime  ,  qu'où 
l'insérerait  dans  les  registres  ,  comme  un  monument  honorable 
à  un  de  ses  membres  et  aux  lettres. 

En  1763  ,  immédiatement  après  la  conclusion  de  la  paix  ,  il 
alla  ,  invité  par  le  roi  de  Prusse  ,  passer  quelques  mois  à  la  cour 
<le  ce  prince  ,  qui  le  logea  auprès  de  lui  dans  son  palais  ,  l'admit 
tous  les  jours  à  sa  table  ,  et  le  combla  de  marques  de  bonté  , 
d'estime  ,  et  même  de  confiance. 

Cette  même  année  il  reçut  aussi  l'accueil  le  plus  honorable 
à  la  cour  de  Brunswick- Wolfenbuttel ,  où  il  était  allé  à  ha  suite 
du  roi  de  Prusse. 

Le  roi  de  Prusse  fit  tout  son  possible  ,  pendant  que  d'Alem- 
bert  était  auprès  de  lui ,  pour  l'engager  à  accepter  la  place  de 
président  de  l'académie  de  Berlin  ,  vacante  depuis  1759  par  la 
mort  de  M.  de  Maupertuis.  Les  mêmes  motifs  qui  avaient  em- 
pêché d'Alembert  de  se  rendre  aux  désirs  de  l'impératrice  de 
Russie  ,  ne  lui  permirent  pas  d'accepter  les  offres  de  Frédéric, 
malgré  toutes  les  obligations  qu'il  avait  à  ce  prince.  Il  lui  repré- 
présenta  d'ailleurs  qu'il  y  avait  dans  l'académie  de  Berlin  des 
hommes  du  premier  mérite,  dignes  à  tous  égards  de  cette  place, 
et  qu'il  ne  voulait  ni  ne  devait  en  priver  ;  ce  qui  n'empêcha  pas 
le  roi  de  Prusse  d'écrire  de  sa  main  à  d'Alembert ,  deux  jours 
avant  son  départ  de  Berlin  (i) ,  qu'il  ne  nommerait  point  à  la  place 
de  président  jusqu'à  ce  qu'il  lui  plut  de  venir  la  remplir. 

fils.  J'avoue  que  l'educalion  de  ce  fils  me  tient  si  fort  à  cœur,  et  vous  m'êtes 
si  nécessaire,  que  peut-être  je  vous  presse  trop.  Pardonnez  mon  indiscre'tiou 
en  faveur  de  la  cause,  et  soyez  assure'  que  c'est  l'estime  qui  m'a  rendue  ii 
inie'resse'e.  Catherine. 

P.  S.  Dans  toute  cette  lettre,  je  n'ai  employé  que  les  sentimens  que  j'ai 
trouve's  dans  vos  ouvrages  j  vous  ne  voudriez  pas  vous  contredire. 

(i)  Lettre  de  la  main  du  roi  de  Prusse,  écrite  a  d'Alembert,  lorsqu'il 
prit  congé  de  ce  prince,  a  Postdam ,  en  1763. 

Je  suis  fâché  de  voir  approcher  le  moment  de  votre  départ .  et  je  n'oublierai 
point  le  plaisir  que  j'ai  eu  do  voir  un  vrai  philosophe  :  j'ai  été  plus  heureux 
que  Diogène  ,  car  j'ai  trouvé  l'homme  qu'il  a  cherché  si  ]ong-lemps;  mais  il 
part,  il  s'en  va  :  cependant  je  conservciai  la  place  de  président  de  l'Académie^, 
qui  ne  peut  être  remplie  que  par  lui.  Un  certain  pressentiment  m'avertit  que 
cela  arrivera,  mais  qu'il  faut  attendre  jusqu'à  ce  que  son  heure  soit  venue.  Je 
suis  tenté  quelquefois  de  faire  des  vœux  pour  que  la  persécution  des  élus  re  - 
double  en  certains  pays  ;  je  sais  que  ce  vœu  est  en  quelque  sorte  criminel  . 
puisque  c'est  désirer  le  renouvellement  de  l'intolérance  ,  de  la  tyrannie  et  de 
ce  qui  tend  à  abrutir  l'espéco  humaine.  Voiià  oîi  j'en  suis Vou?  pouvez 


6  MÉMOIRE 

D'Alembert  est  auteur  d'un  livre  intitulé  :  De  la  destruction 
des  jésuites  en  France ,  par  un  auteur  desintéressé.  Cet  ouvrage, 
le  seul  qui  ait  été  écrit  avec  impartialité  sur  cette  affaire  ,  pro- 
duisit son  effet  naturel  ;  il  mécontentajes  deux  partis.  Il  parut 
au  commencement  de  1765  ;  et  peu  de  temps  après  ,  la  mort  de 
M.  Clairaut  ayant  laissé  vacante  dans  l'Académie  une  pension  à 
laquelle  d'Alembert  avait  plus  de  droits  qu'aucun  autre  de  ses 
confrères,  et  par  son  ancienneté  et  par  ses  travaux  ,  le  ministre 
St. -Florentin  refusa  constamment,  pendant  six  mois,  de  mettre 
d'Alembert  en  possession  de  cette  pension  ,  quoique  l'Académie 
l'eût  demandée  pour  lui  dès  le  lendemain  de  la  jnort  de  M.  Clai- 
raut,  et  l'eût  redemandée  ensuite  à  différentes  reprises.  Le  mi- 
nistre céda  enfin  ,  grâce  aux  remontrances  de  cet  illustre  corps, 
au  cri  public  ,  et  on  peut  même  ajouter  à  celui  de  tous  les  savans 
de  l'Europe  ,  qui ,  indignés  de  la  manière  dont  leur  confrère 
était  traité  ,  s'en  expliquaient  ouverteinent.  Le  roi  de  Prusse 
fît  en  cette  circonstance  plus  d'efforts  que  jamais  pour  attirer 
d'Alembert  auprès  de  lui  ;  mais  quelque  forte  que  fût  la  tenta- 
tion ,  il  eut  encore  le  courage  de  résister.  Ce  prince ,  loin  d'être 
offensé  d'un  refus  si  constant  etpresque  si  opiniâtre,  redoubla  pour 
d'Alembert  de  bontés  et  d'intérêt,  et  l'aurait  consolé  par  là,  s'il 
avait  eu  besoin  de  l'être  ,  de  la  manière  dont  on  le  traitait  eu 
France. 

D'Alembert  avait  été  mieux  traité  par  le  comte  d'Argenson, 
prédécesseur  de  St. -Florentin  dans  le  département  des  aca- 
démies. C'est  à  ce  ministre  qu'il  fut  redevable  de  la  pension  de 
douze  cents  livres  que  le  roi  lui  accorda  en  1^56  sur  le  trésor 
royal  ;  il  lui  en  témoigna  publiquement  sa  reconnaissance 
en  175B,  en  dédiant  à  ce  ministre  la  seconde  édition  du'  IVaité 
de  dynamique  ,  un  an  après  sa  retraite  du  ministère,  et  lors- 
qu'il n'y  avait  plus  de  grâces  à  en  attendre.  D'Alembert  a  tou- 
jours été  plus  jaloux  de  se  montrer  reconnaissant  des  bienfaits 
obtenus  qu'empressé  d'en  obtenir;  il  n'a  dédié  ses  ouvages 
qu'au  roi  de  Prusse  ,  son  bienfaiteur  ,  et  à  deux  ministres  dis- 
graciés ,  dont  le  second  était  le  marquis  d'Argenson  ,  frère  du 
comte  ,  et  qui  bonorait  aussi  d'Alembert  de  ses  bontés. 

D'Aleînbert  a  donné  ,  en  1767  ,  un  supplément  ci  son  ouvrage 
sur  la  destruction  des  jésuites.  Ce  supplément  consiste  en  deux 
lettres  :  dans  la  première,  l'orateur  rectifie  quelques  méprises 
meUie  fin  ,  quand  vous  le  voudrez,  à  ces  souhaits  coupables  qui  blessent  la 
délicatesse  de  mes  sentimens.  Je  ne  vous  presse  point;  je  ne  vous  importu- 
nerai pas  ,  et  j'attendrai  en  silence  le  moment  où  l'ingratitude  vous  oblif!;era 
de  prendre  pour  patrie  un  pays  oii  vous  êtes  déjà  naturalise  dans  l'esprit  de 
ceux  qui  pensent,  cl  qui  ont  assez  de  connaissance  pour  apprécier  votre 
raeriie.  Frédéric 


DE  D'ALEMBEPvT.  7 

légères  qui  lui  étaient  écliappe'es  ;  il  répond  à  quelques  critiques 
qu'on  avait  faites  de  son  ouvrage  dans  des  brochures  jansénistes, 
€t  à  cette  occasion  il  peint  les  fanatiques  de  ce  parti  avec  les 
couleurs  qu'ils  méritent  :  dans  la  seconde  lettre  ,  d'Alembert 
parle  de  l'édit  du  roi  d'Espagne  qui  a  expulsé  les  jésuites  de  ce 
royaume  ,  et  fait  à  ce  sujet  des  réflexions  dictées  par  l'huma- 
nité et  par  la  philosophie  ;  il  y  rappelle  un  beau  trait  d'une 
lettre  qu'il  avait  reçue  du  roi  de  Prusse.  Quoique  invité,  dit  ce 
prince  ,  par  V exemple  des  autres  souverains ,  je  ne  chasse  point 
les  jésuites^  parce  qiiils  sont  malheureux  ;  je  ne  leur  ferai  point 
de  mal ,  étant  bien  sûr  d'empêcher  qu'ils  n'en  fassent  ^  et  je  ne 
les  opprime  point ,  parce  que  je  saurai  les  contenir. 

En  1768  ,  d'Alembert  ayant  prononcé  à  l'Académie  des 
sciences  ,  en  présence  du  roi  de  Danemarck  ,  un  discours  qui  a 
été  imprimé  dans  le  volume  de  l'Académie  pour  l'année  1768, 
et  dans  différens  journaux  ,  l'infant,  duc  de  Parme  ,  en  fit  une 
traduction  italienne  qu'il  envoya  écrite  de  sa  main  à  d'Alem- 
bert; il  y  joignit  peu  de  temps  après  une  lettre  ,  aussi  écrite  de 
sa  main  et  pleine  de  témoignages  d'estime  pour  les  lettres  en 
général  et  pour  d'Alembert  en  particulier. 

D'Alembert  a  reçu  aussi  plusieurs  lettres  écrites  de  la  main 
de  l'impératrice  Catherine,  du  roi  de  Danemarck,  du  prince 
royal  de  Prusse  et  des  princes  de  Brunswick.  Le  roi  de  Prusse 
lui  a  beaucoup  écrit  de  lettres  qui  feraient  le  plus  grand  hon- 
neur aux  lumières  ,  aux  connaissances  ,  à  la  philosophie  et  à  la 
bonté  du  monarque  ,  si  le  respect  eut  permis  à  d'Alembert  de 
les  rendre  publiques. 

Ce  prince  donna  encore  une  nouvelle  preuve  de  générosité  à 
d'Alembert.  Ce  savant  ayant  résolu  d'aller  en  Italie  pour  réta- 
blir sa  santé  ,  et  n'ayant  pas  assez  de  fortune  pour  faire  ce 
voyage  à  ses  frais ,  s'adressa  au  roi  de  Prusse ,  qui  avait  eu  la 
bonté  de  lui  faire  souvent  des  offres  à  ce  sujet ,  et  qui  ordonna 
à  son  banquier  de  lui  faire  toucher  six  mille  livres.  Des  raisons 
particulières  ne  lui  ayant  permis  d'aller  que  jusqu'en  Languedoc 
et  en  Provence  ,  il  remit  à  son  retour  à  Paris ,  au  banquier  du 
roi  de  Prusse,  environ  quatre  raille  livres  qui  lui  restaient,  et 
qu'il  n'avait  pas  dépensées.  Le  roi  de  Prusse  fit  écrire  à  son  ban- 
quier de  remettre  ces  quatre  mille  livres  à  d'Alembert ,  qui  ne 
les  accepta  que  sous  les  ordres  réitérés  du  roi ,  et  pour  ne  pas 
déplaire  à  son  auguste  bienfaiteur. 

Outre  les  o  ivrages  de  philosophie  et  de  littérature  publiés 
par  d'Alembert,  il  a  donné  quinze  volumes  in-^".  sur  les  ma- 
thématiques. 

Il   a  revu  toute  la  p.^vtie  de  mathématiques  et  de  physique 


8  MÉMOIRE   DE  D'ALEMBERT. 

générale  de  l'Encyclopédie ,  et  il  a  même  refait  en  entier ,  ou 
presque  en  entier  ,  j^lusieurs  articles  considérables  relatifs  à  ces 
sciences,  et  qui  contiennent,  sur  des  objets  élémentaires,  des 
choses  nouvelles,  tels  que  cas  h  réductible ,  courbe,  équation, 
dijYérentiel ,  f gure  de  la  terre,  géométrie,  infini,  etc. ,  et  un 
grand  nombre  d'autres.  D'Alembert  a  donné  en  outre  à  l'En- 
cyclopédie un  nombre  assez  considérable  d'articles  de  littérature 
ou  de  philosophie  :  on  peut  citer  les  articles  élémens  des  sciences, 
érudition  ,  dictionnaire,  et  plusieurs  autres  moins  considérables, 
sans  compter  divers  synonymes.  Les  volumes  des  Académies  des 
sciences  de  Paris  et  de  Berlin  renferment  plusieurs  mémoires 
de  d'Alembert  sur  des  objets  de  géométrie  transcendante. 


PORTRAIT  DE  UAUTEUR, 

FAIT  PAR  LUI-MÊME, 

ET   ADRESSÉ,    EN    I760  ,    A   MADAME    '^'^*. 


U'Alembert  n'a  rien  dans  sa  figure  de  remarquable  ,  soit  en 
bien  ,  soit  en  mal  ;  on  prétend  ,  car  il  ne  peut  en  juger  lui-même, 
que  sa  physionomie  est  pour  l'ordinaire  ironique  et  maligne  :  à 
la  vérité,  il  est  très-frappé  du  ridicule,  et  peut-être  a  quelque 
talent  pour  le  saisir  ;  ainsi  il  ne  serait  pas  étonnant  que  l'im- 
pression qu'il  en  reçoit ,  se  peignît  souvent  sur  son  visage. 

Sa  conversation  est  très-inégale  ,  tantôt  sérieuse  ,  tantôt  gaie, 
suivant  l'état  oii  son  âme  se  trouve ,  assez  souvent  décousue ,  mais 
jamais  fatigante  ni  pédantesque.  On  ne  se  douterait  point ,  en 
le  voyant ,  qu'il  a  donné  à  des  études  profondes  la  plus  grande 
partie  de  sa  vie  ;  la  dose  d'esprit  qu'il  met  dans  la  conversation , 
n'est  ni  assez  forte,  ni  assez  abondante  pour  effrayer  ou  choquer 
l'amour  -  propre  de  personne  ;  et  ce  qui  est  heureux  pour  lui , 
c'est  qu'il  ne  lui  vient  pas  plus  d'esprit  qu'il  n'en  montre  ,  car 
il  le  laisserait  voir ,  ne  fut-ce  que  par  l'impuissance  absolue  oii 
il  est  de  se  contraindre  sur  quoi  que  ce  puisse  être.  Tout  le 
monde  est  donc  à  son  aise  avec  lui  sans  le  moindre  effort  de  sa 
part ,  et  on  s'en  aperçoit  bien  ;  ce  qui  fait  qu'on  lui  en  sait  bon 
gré.  Il  est  d'ailleurs  d'une  gaieté  qui  va  quelquefois  jusqu'à 
l'enfance  ;  et  le  contraste  de  cette  gaieté  d'écolier  ,  avec  la  répu- 
tation bien  ou  mal  fondée  qu'il  a  acquise  dans  les  sciences ,  fait 
encore  qu'il  plaît  assez  généralement ,  quoiqu'il  soit  rarement 
occupé  de  plaire  :  il  ne  cherche  qu'à  s'amuser  et  à  divertir  ceux 
qu'il  aime  ;  les  autres  s'amusent  par  contre-coup ,  sans  qu'il  y 
pense  et  qu'il  s'en  soucie. 

Il  dispute  rarement  et  jamais  avec  aigreur  :  ce  n'est  pas  qu'il 
ne  soit ,  au  moins  quelquefois  ,  attaché  à  son  avis  ;  mais  il  est 
trop  peu  jaloux  de  subjuguer  les  autres,  pour  être  fort  empressé 
de  les  amener  à  penser  comme  lui. 

D'ailleurs ,  à  l'exception  des  sciences  exactes ,  il  n'y  a  jDresque 
rien  qui  lui  paraisse  assez  clair  pour  ne  pas  laisser  beaucoup  de 
liberté  aux  opinions  ;  et  sa  maxime  favorite  est  v^ue presque  sur 
tout  on  peut  dire  tout  ce  qu'on  veut. 

Le  caractère  principal  de  son  esprit  est  la  netteté  et  la  justesse. 
Il  a  apporté  dans  l'étude  de  la  haute  géométrie  quelque  talent  el 
beaucoup  de  facilité  •■,  ce  qui  lui  a  fait  en  ce  genre  un  assez  grand 


10  PORTRAIT 

nom  de  très-bonne  heure.  Cette  facilité  lui  a  laissé  le  temps  cle 
cultiver  encore  les  iDellej-leltres  avec  quelque  succès  ;  son  style, 
serré  ,  clair  et  précis  ,  ordinairement  facile  ,  sans  prétention 
quoique  châtié  ,  quelquefois  un  peu  sec  ,  mais  jamais  de  mau- 
vais gOLit,  a  plus  d'énergie  que  de  chaleur,  plus  de  justesse  que 
d'imagination,  plus  de  noblesse  que  de  grâce. 

Livré  au  travail  et  à  la  retraite  jusqu'à  l'âge  de  plus  de  vingt- 
cinq  ans ,  il  n'est  entré  dans  le  monde  que  fort  tard  ,  et  ne  s'y  est 
jamais  beaucoup  plu  ;  jamais  il  n'a  pu  se  plier  à  en  apprendre  les 
usages  et  la  langue,  et  peut-être  même  met-il  une  sorte  de  vanité 
assez  petite  à  les  mépriser  :  il  n'est  cependant  jamais  impoli, 
parce  qu'il  n'est  ni  grossier  ni  dur  ;  mais  il  est  quelquefois  iîicivil 
par  inattention  ou  par  ignorance.  Lescomplimens  qu'on  lui  fait 
l'embarrassent  parce  qu'il  ne  trouve  jamais  sous  sa  main  les  for- 
jnules  2^ar  lesquelles  on  y  répond  :  ses  discours  n'ont  ni  galan- 
terie ni  grâce;  quand  il  dit  des  choses  obligeantes  ,  c'est  uni- 
quement parce  qu'il  les  pense ,  et  que  ceux  à  qui  il  les  dit  lui 
plaisent.  Aussi  le  fond  de  son  caractère  est  une  franchise  et 
une  vérité  souvent  un  peu  brutes  ,  mais  jamais  choquantes. 

Impatient  et  colère  jusqu'à  la  violence,  tout  ce  qui  le  con- 
trarie ,  tout  ce  qui  le  blesse ,  fait  sur  lui  une  impression  vive , 
dont  il  n'est  pas  le  maître  ,  mais  qui  se  dissipe  en  s'exprimant  : 
au  fond  il  est  très-doux,  très-aisé  à  vivre  ,  plus  complaisant  même 
qu'il  ne  le  paraît  ,  et  assez  facile  à  gouverner ,  pourvu  néan- 
moins qu'il  ne  s'aperçoive  pas  qu'on  en  a  l'intention  ;  car  son 
amour  pour  l'indépendance  va  jusqu'au  fanatisme  ,  au  point 
qu'il  se  refuse  souvent  à  des  choses  qui  lui  seraient  agréables, 
lorsqu'il  prévoit  qu'elles  pourraient  être  pour  lui  l'origine  de 
quelque  contrainte  ,  ce  qui  a  fait  dire  avec  raison  à  un  de  ses 
amis  ,  qu'il  était  escla\>e  de  sa  liberté. 

Quelques  personnes  le  croient  méchant ,  parce  qu'il  se  moque 
sans  scrupule  des  sots  à  prétention  qui  l'ennuient  ;  mais  ,  si 
c'est  un  mal ,  c'est  le  seul  dont  il  est  capable  :  il  n'a  ni  le  fiel  ni 
la  patience  nécessaires  pour  aller  au-delà  ,  et  il  serait  au  déses- 
poir de  penser  que  quelqu'un  fût  malheureux  par  lui ,  même 
parmi  ceux  qui  ont  cherché  le  plus  à  lui  nuire.  Ce  n'est  pas  qu'il 
oublie  les  mauvais  procédés  ni  les  injures,  mais  il  ne  sait  s'en 
venger  qu'en  refusant  constamment  son  amitié  et  sa  confiance  à' 
ceux  dont  il  a  lieu  de  se  plaindre. 

L'expérience  et  l'exemple  des  autres  lui  ont  appris  en  général 
-qu'il  faut  se  défier  des  hommes  ;  mais  son  extrême  franchise  ne 
lui  permet  pas  de  se  défier  d'aucun  en  particulier  ;  il  ne  peut  se 
persuader  qu'on  le  trompe  ;  et  ce  défaut  (car  c'en  est  un  ,  quoi- 
qu'il vienne  d'un  bon  principe)  en  produit  chez  lui  un  autre 


DE  D'ALEMBERT.  m 

plus  grand  ,  c'est  d'être  trop  aisément  susceptible  des  impressions 
qu'on  veut  lui  donner. 

Sans  famille  et  sans  liens  d'aucune  espèce ,  abandonné  de  très- 
bonne  heure  à  lui-même,  accoutumé  dès  son  enfance  à  un  genre 
de  vie  obscur  et  étroit ,  mais  libre  ;  né  ,  par  bonheur  pour  lui, 
avec  quelques  talens  et  peu  de  passions  ,  il  a  trouvé  dans  l'étude 
et  dans  sa  gaieté  naturelle,  une  ressource  contre  le  délaissement 
où  il  était  ;  il  s'est  fait  une  sorte  d'existence  dans  le  monde  sans 
le  secours  de  qui  que  ce  soit,  et  même  sans  trop  chercher  à  se  la 
faire.  Comme  il  ne  doit  rien  qu'à  lui-même  et  à  la  nature, 
il  ignore  la  bassesse,  le  manège  ,  l'art  si  nécessaire  de  faire  sa 
cour  pour  arriver  à  la  fortune  :  son  mépris  pour  les  noms  et  pour 
les  titres  est  si  grand  ,  qu'il  a  eu  l'imprudence  de  l'afficher  dans 
lin  de  ses  écrits  ;  ce  qui  lui  a  fait,  dans  cette  classe  d'hommes 
orgueilleux  et  puissans ,  un  assez  grand  nombre  d'ennemis  ,  qui 
voudraient  le  faire  passer  pour  le  plus  vain  de  tous  les  hommes  ; 
mais  il  n'est  que  fier  et  indépendant ,  plus  porté  d'ailleurs  à 
s'apprécier  au-dessous  qu'au-dessus  de  ce  qu'il  vaut. 

Personne  n'est  moins  jaloux  des  talens  et  des  succès  des  aTitres, 
et  n'y  applaudit  plus  volontiers  ,  pourvu  néanmoins  qu'il  n'y 
voie  ni  charlatanerie  ni  présomption  choquante  ;  car  alors  il  de- 
vient sévère  ,  caustique,  et  peut-être  quelquefois  injuste. 

Quoique  sa  vanité  ne  soit  pas  aussi  excessive  que  bien  des  gens 
le  croient,  elle  n'est  pas  non  plus  insensible;  elle  est  même  très- 
sensible,  au  premier  moment,  soit  à  ce  qui  la  flatte,  soit  à  ce 
qui  la  blesse  ;  mais  le  second  moment  et  la  réflexion  remettent 
bientôt  son  âme  à  sa  place  ,  et  lui  font  voir  les  éloges  avec  assez 
d'indifïérence,  et  les  satires  avec  assez  de  mépris. 

Son  principe  est  qu'un  homme  de  lettres  qui  cherche  à  fonder 
son  nom  sur  des  monumens  durables  ,  doit  être  fort  attentif  à  ce 
qu'il  écrit,  assez  à  ce  qu'il  fait,  et  médiocrement  à  ce  qu'il  dit. 
D'Alembert  conforme  sa  conduite  à  ce  principe  ;  il  dit  beaucoup 
de  sottises  ,  n'en  écrit  guère  ,  et  n'en  fait  point. 

Personne  ne  porte  plus  loin  que  lui  le  désintéressement  ;  mais 
il  n'a  ni  besoins,  ni  fantaisies  ;  ces  vertus  lui  coûtent  si  peu,  qu'on 
ne  doit  pas  l'en  louer,  ce  sont  plutôt  en  lui  des  vices  de  moins- 
que  des  vertus  de  plus. 

Comme  il  y  a  très-peu  de  personnes  qu'il  aime  véritablement, 
et  qv!e  d'ailleurs  il  n'est  pas  fort  aflectiieux  avec  celles  qu'il  aime, 
ceux  qui  ne  le  connaissent  que  superficiellement  le  croient  peu 
capable  d'amitié  :  personne  cependant  ne  s'intéresse  plus  vive- 
ment au  bonheur  ou  au  malheur  de  ses  amis  ;  il  en  perd  le 
sommeil  et  le  repos  ,  et  il  n'y  a  point  de  sacrifice  qu'il  ne  soit  prêt 
à  leur  faire. 


12  PORTRAIT  DE  D'ALEMBERT. 

Son  âme,  naturellement  sensible,  aime  à  s'ouvrir  à  tous  les  sen- 
timens  doux  ;  c'est  pour  cela  qu'il  est  tout  à  la  fois  trës-gai  et 
très-porté  à  la  mélancolie  ;  il  se  livre  même  à  ce  dernier  senti- 
ment avec  une  sorte  de  délices  ;  et  cette  pente  que  son  âme  a  na- 
turellement à  s'affliger ,  le  rend  assez  propre  à  écrire  des  choses 
tristes  et  pathétiques. 

Avec  une  pareille  disposition  ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  qu'il  ait 
été  susceptible  ,  dans  sa  jeunesse  ,  de  la  plus  vive ,  de  la  plus 
tendre  et  de  la  plus  douce  des  passions  ;  les  distractions  et  la  soli- 
tude la  lui  ont  fait  ignorer  long-temps.  Ce  sentiment  dormait, 
pour  ainsi  dire  ,  au  fond  de  son  âme  ;  mais  le  réveil  a  été  terrible; 
l'amour  n'a  presque  fait  que  le  malheur  de  d'Alembert ,  et  les 
chagrins  qu'il  lui  a  causés  ,  l'ont  dégoûté  long-temps  des  hommes, 
de  la  vie  et  de  l'étude  même.  Après  avoir  consumé  ses  premières 
années  dans  la  méditation  et  le  travail,  il  a  vu,  comme  le  sage, 
le  néant  des  connaissances  humaines  ;  il  a  senti  qu'elles  ne  pou- 
vaient occuper  son  cœur  ,  et  s'est  écrié  avec  l'Aminte  du  Tasse: 
J'ai  perdu  tout  le  temps  que  f  ai  passé  sans  aimer.  Mais  comme 
il  ne  prenait  pas  aisément  de  l'amour,  il  ne  se  persuadait  pas 
aisément  qu'on  en  eût  pour  lui  ;  une  résistance  trop  longue  le 
rebutait ,  non  par  l'offense  qu'elle  faisait  à  son  amour -propre, 
mais  parce  que  la  simplicité  et  la  candeur  de  son  âme  ne  lui 
permettaient  pas  de  croire  qu'une  résistance  soutenue  ne  fût 
qu'apparente.  Son  âme  avait  besoin  d'être  remplie  et  non  pas  tour- 
mentée ;  il  ne  lui  fallait  que  des  émotions  douces  ;  les  secousses 
Tauraient  usée  et  amortie. 


DISCOURS 

PRÉLIMINAIRE 

DE  L'ENCYCLOPÉDIE. 


AVERTISSEMENT. 


JLjE  discours  préliminaire  de  rEncyclopédie  a  été  reçu  avec  une  in- 
dulgence qui  ne  fait  qu'exciter  ma  reconnaissance  et  mon  zèle ,  sans 
m'aveugler  sur  ce  qui  manque  à  cet  ouvrage.  J'ai  averti  ,  et  je  ne" 
saurais  trop  le  répéter,  que  M.  Diderot  est  auteur  du  Prospectus  de 
l'Encyclopédie,  qui  termine  ce  discours,  et  qui  en  fait  une  partie 
essentielle  :  c'est  à  lui  qu'appartient  aussi  la  Table  ou  le  Système 
fio^uré  des  connaissances  humaines  ,  et  l'explication  de  celle  table. 
J'ai  joint  de  son  aveu  l'une  et  l'autre  au  discours,  parce  qu'elles  ne 
forment  véritablement  avec  lui  qu'un  même  corps  ,  et  que  je  n'aurais 
pu  les  faire  aussi  bien. 

Quoique  le  succès  de  l'ouvrage  ait  été  fort  au-delà  de  son  mérite  et 
de  mes  désirs ,  j'ai  eu  le  bonheur  ou  le  malheur  peut-être  d'essuyer 
assez  peu  de  critiques.  On  m'en  a  fait  quelques  unes  qui  sont  pure- 
ment littéraires,  et  auxquelles  je  me  crois  dispensé  de  répondre. 
Que  m'importe  en  effet  qu'on  estime  tant  qu'on  voudra  la  rhétorique 
des  collèges,  la  foule  des  écrivains  latins  modernes,  la  prose  de 
Despréaux,  de  Rousseau  ,  de  La  Fontaine,  de  Corneille,  et  de  tant 
d'autres  poêles  j  qu'on  regarde  avec  le  P.  Le  Cointe  un  certain  Virgile 
(  évêque  ,  prêtre  ou  sacristain  )  comme  un  fort  méchant  homme  ,  pour 
nvoir  eu  raison  malgré  le  pape  Zacharie  ;  qu'on  prétende  que  plu- 
sieurs théologiens  de  l'église  romaine  n'ont  pas  fait  des  efforts 
réilérés  pour  ériger  en  dogmes  des  opinions  absurdes  et  pernicieuses 
(telles  que  celles  de  l'infaillibilité  du  pape,  et  de  son  pouvoir  sur  le 
temporel  des  rois)  5  qu'on  me  reproche  enfin  jusqu'aux  éloges  que  j'ai 
donnés  à  quelques  grands  hommes  de  notre  siècle,  dont  la  plupart 
n'ont  avec  moi  aucune  liaison,  et  que  l'intrigue,  l'ignorance  ou  1  im- 
bécillité s'efforcent  de  décrier  ou  de  noircir  ?  quand  le  discours  pré- 
liminaire n'aurait  pas  d'autre  mérite  que  d'avoir  célébré  ces  auteurs 
illustres,  ce  mérite  sera  de  quelque  valeur  aux  yeux  de  la  postérité  , 
si  les  faibles  productions  de  ma  plume  parviennent  jusqu'à  elle.  Elle 
me  saura  gré  d'avoir  eu  le  courage  d'être  juste,  malgré  Tenvie ,  la 
cabale,  les  petits  talens,  leurs  panégyristes  et  leurs  Mécènes. 

On  m'a  fait  d'autres  reproches  beaucoup  plus  graves;  leur  im- 
portance ne  me  permet  pas  de  les  taire  ,  mais  aussi  leur  injustice  me 
dispense  d'en  parler  sur  le  ton  d'une  apologie  sérieuse.  En  effet,  que 
répondre  à  un  critique  qui  m'accuse  d'avoir  cherché  dans  la  formation 
de  la  société,  plutôt  que  dans  des  hypothèses  arbitraires,  non  l'es- 
sence, mais  les  notions  du  bien  et  du  mal;  de  n'avoir  pas  examiné 
commentim  homme  né  et  abandonné  dans  une  île  déserte  se  formerait 
des  idées  de  vertu  et  de  vice,  c'est  à-dire,  comment  un  être  roma- 
nesque s'instruirait  de  ses  devoirs  envers  des  êtres  inconnus  ;  d'avoir 
pensé  d'oprès  rcxpcrlence  ,  l'histoire  et  la  raison,  que  la  notion  des 


AVERTISSEMENT.  i5 

vices  et  des  vertus  morales  a  précédé  dans  les  païens  la  connaissance 
du  vrai  Dieu  ;  d'avoir  dispensé  Thonime  de  ses  devoirs  envers  l'Etre 
suprême,  quoique  je  parle  à  plusieurs  reprises  de  ses  devoirs  5  d'avoir 
regardé  les  corps  comme  cause  efficiente  de  nos  sensations,  quoique 
j'aie  dit  expressément  qu'ils  n'ont  avec  nos  sensations  aucun  rapport  ; 
d*avoir  cru  que  la  spiritualité  de  l'âme  et  l'existence  de  Dieu  étaient 
des  vérités  assez  claires  pour  ne  demander  que  des  preuves  très- 
courtes  j  de  n'avoir  point  parlé  a^sez  au  long  de  la  religion  chrétienne, 
dont  je  pouvais  même  me  dispenser  de  parler  absolument,  puis- 
qu'elle est  d'un  ordre  supérieur  au  système  encyclopédique  des 
connaissances  humaines;  d'avoir  dégradé  la  religion  naturelle,  en 
avançant  que  la  connaissance  qu'elle  nous  donne  de  Dieu  et  de  nos 
devoirs  est  fort  imparfaite  ;  d'avoir  dégradé  en  même  temps  la  révé- 
lation, pour  avoir  accordé  aux  théologiens  la  faculté  de  raisonner  j 
d'avoir  enfin  admis  avec  Pascal  (qui  devrait  pourtant  être  une  grande 
autorité  pour  mon  adversaire)  des  vérités  qui,  sans  être  opposées, 
vont  les  unes  au  cœur  ,  et  les  autres  à  l'esprit  ?  Telles  sont  les  objec- 
tions que  n'a  pas  rougi  de  me  faire  un  journaliste  plus  orthodoxe 
peut-être  que  logicien  ,  mais  certainement  plus  malintentionné  qu'or- 
thodoxe. Pour  y  répondre  ,  il  suffit  de  les  exposer  ,  et  de  dire  à  ma 
nation  ce  que  disait  au  peuple  romain  cet  agriculteur  accusé  de  ma- 
léfice :  bénéficia  me  a  ,  Quintes ,  hœc  &unt. 

Il  faut  avouer  que  si  dans  le  siècle  oii  nous  sommes  ,  le  ton  d'irré- 
ligion ne  coûte  rien  à  quelques  écrivains  ,  le  reproche  d'irréligion  ne 
coûte  rien  à  quelques  autres.  Soyez  chrétiens,  pourrait-on  dire  à  ces 
derniers,  mais  à  condition  que  vous  le  serez  assez  pour  ne  pas  accuser 
légèrement  vos  frères  de  ne  le  point  être. 

Il  ne  me  reste  plus  qu'un  mot  à  dire  sur  cet  ouvrage.  Quelques 
personnes  ont  affecté  de  répandre  ,  à  la  vérité  sourdement ,  et  sans 
preuves  ,  que  le  plan  m'avait  été  fourni  par  les  ouvrages  du  chance- 
lier Bacon.  Un  court  éclaircissement  sur  cette  imputation  mettra  le 
lec^teur  en  état  d'en  juger.  Ce  discours  a  deux  parties  j  la  première  a 
pour  objet  la  généalogie  des  sciences ,  et  la  seconde  est  l'histoire 
philosophique  des  progrès  de  l'esprit  humain  depuis  la  renaissance  des 
lettres.  Dans  cette  dernière  partie  il  n'y  a  pas  un  seul  mot  qui  appar- 
tienne au  grand  homme  dont  on  m'accuse  d'être  le  copiste.  L'expo- 
sition et  le  détail  de  l'ordre  généalogique  des  sciences  et  des  arts,  qui 
compose  presque  en  entier  la  première  partie,  n'appartient  pas  da- 
vantage à  Bacon.  J'ai  seulement  emprunté  ,  vers  la  fin  de  cette  pre- 
mière partie,  quelques  unes  de  ses  idées,  en  très-petit  nombre,  sur 
l'ordre  encyclopédique  des  connaissances  humaines  ,  qu'il  ne  faut 
pas  confondre  ,  comme  je  l'ai  prouvé,  avec  la  généalogie  des  sciences  3 
à  ces  idées  que  Bacon  m'a  fournies  ,  et  dont  je  n'ai  point  dissimulé 
que  je  lui  étais  redevable,  j'en  ai  joint  beaucoup  d'autres  que  je 
crois  m'être  propres,  et  qui  sont  relatives  à  ce  même  ordre  ency- 
clopédique. Ainsi  le  peu  que  j'ai  tiré  du  chancelier  d'Angleterre  est 
renfermé  dans  quelques  lignes  de  ce  discours,  comme  il  est  aisé  de 
s'en  convaincre  en  jetant    les  yeux  sur  l'arbre  encyclopédique  de 


î6  AVERTISSEMENT. 

Bacon  (i);  et,  ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier,  j'ai  eu  soin  d'avertir  ex- 
pressément de  ce  peu  que  je  lui  dois.  Voilà  à  quoi  se  réduit  le  pré- 
tendu plagiat  qu'on  me  reproche  :  mais  ce  discours  a  eu  le  bonheur 
de  réussir  j  il  fallait  bien  tâcher  de  me  l'ôter. 

(i)  Cet  arbre  du  chancelier  Bacon  est  imprime'  à  la  fin  du  Discours.  J'invite 
le  lecteur  h  faire  la  comparaison.  Il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  Discours 
préliminaire  de  rEncyclopedie ,  le  Système  figure  qui  est  à  la  tin,  et  qu'on  a 
reconnu  expresse'ment  être  tiic  en  grande  partie  du  chancelier  Bacon,  quoi- 
qu'il  s'y  trouve  encore  des  diflérences  considérables. 


DISCOURS 

PRÉLIMINAIRE 

DE  L'ENCYCLOPÉDIE. 


L'Encyclopédie  est,  comme  son  titre  l'annonce  ,  Touvrage 
d'une  société  de  gens  de  lettres.  Nous  croirions  pouvoir  assurer, 
si  nous  n'étions  pas   du  nombre ,  qu'ils  sont  avantageusement 
connus  ,  ou  dignes  de  l'être.  Mais  sans  vouloir  prévenir  un  ju- 
gement qu'il   n'appartient  qu'aux  savans  de  porter,  il  est  au 
moins  de  notre  devoir  d'écarter  avant  toutes  choses  l'objection 
la  plus  capable  de  nuire  au  succès  d'une  si  grande  entreprise* 
Nous  déclarons  donc  que  nous  n'avons  point  eu  la  témérité  de 
nous  cliarger  seuls  d'un  poids  si  supérieur  à  nos  forces ,  et  que 
notre  fonction  d'éditeurs  consiste  principalement  à  mettre  en. 
ordre  des  matériaux  dont  la  partie  la  plus  considérable  nous  a 
été  entièrement  fournie.  Nous  avions  fait  expressément  la  même 
déclaration  dans  le  corps  du.  prospectus  ;  mais  elle  aurait  peut- 
être  dû  se  trouver  à  la  tête.  Par  cette  précaution ,  nous  eussions 
apparemment  répondu  d'avance  à  une  foule  de  gens  du  monde , 
et  même  à  quelques  gens  de  lettres,  qui  nous  ont  demandé  com- 
ment deux  personnes  pouvaient  traiter  de  toutes  les  sciences  et 
de  tous  les  arts ,  et  qui  néanmoins  avaient  jeté  sans  doute  les 
yeux  sur  le  prospectus  ,  puisqu'ils  ont  bien  voulu  l'honorer  de 
leurs  éloges.   Ainsi  le  seul  moyen  d'empêcher  sans  retour  leur 
objection  de  reparaître,  c'est  d'employer  ,  comme  nous  faisons 
ici ,  les  premières  lignes  de  notre  ouvrage  à  la  détruire.  Ce  début 
est  donc  uniquement   destiné  à  ceux  de  nos  lecteurs  qui  ne  ju- 
geront pas  à  propos  d'aller  plus  loin  :  nous  devons  aux  autres 
un  détail  beaucoup  plus  étendu  sur  l'exécution  de  l'Encyclopé- 
die :  ils  le  trouveront  dans  la  suite  de  ce  discours  ;  mais  ce  détail , 
si  important  par  sa  nature  et  par  sa  matière  ,  demande  à  être 
précédé  de  quelques  réflexions  philosophiques. 

L'ouvrage  que  nous  commençons  (et  que  nous  désirons  de  finir) 
a  deux  objets  :  comme  encj-clope'die ,  il  doit  exposer,  autant  qu'i! 
est  possible ,  l'ordre  et  l'enchaînement  des  connaissances  hu- 
maines :  comme  dictionnaire  raisonne'  des  sciences ,  des  arts  et 
des  métiers ,  il  doit  contenir  sur  chaque  science  et  sur  chaque 
art ,  soit  libéral .  soit  mécanique  ,  des  principes  généraux  qui  çn 
t.  2 


i8  DISCOURS   PRELIMINAIRE 

sont  la  base  ,  et  les  détails  les  pi  us  essentiels  ,  qui  en  font  le  corps 
et  la  substance.  Ces  deux  points  de  vue  ,  à'encjclopédie  et  de 
dictionnaire  raisonné  ^  formeront  donc  le  plan  et  la  division  du 
discour*  préliminaire.  Nous  allons  les  envisager  ,  les  suivre  l'un 
après  l'autre  ,  et  rendre  compte  des  moyens  par  lesquels  on  a 
tâché  de  satisfaire  à  ce  double  objet. 

Pour  peu  qu'on  ait  réfléchi  sur  la  liaison  que  les  découvertes 
ont  entre  elles ,  il  est  facile  de  s'apercevoir  que  les  sciences  et  les 
arts  se  prêtent  mutuellement  des  secours  ,  et  qu'il  y  a  par  con- 
séquent une  chaîne  qui  les  unit.  Mais  il  est  souvent  difllcile  de  ré- 
duire à  un  petit  nombre  de  règles  ou  de  notions  générales,  cha- 
que science  ou  chaque  art  en  particulier  ;  il  ne  l'est  pas  moins 
de  renfermer  dans  un  système  qui  soit  un  ,  les  branches  infini- 
ment variées  de  la  science  humaine. 

Le  premier  pas  que  nous  ayons  à  faire  dans  cette  recherche  , 
est  d'examiner  ,  qu'on  nous  permette  ce  terme  ,  la  généalogie 
et  la  filiation  de  nos  connaissances  ,  les  causes  qui  ont  dû  les 
faire  naître  ,  et  les  caractères  qui  les  distinguent  ;  en  un  mot , 
de  remonter  jusqu'à  l'origine  et  à  la  génération  de  nos  idées. 
Indépendamment  des  secours  que  nous  tirerons  de  cet  examen 
pour  rénumération  encyclopédique  des  sciences  et  des  arts  ,  il 
ne  saurait  être  déplacé  à  la  tête  d'un  dictionnaire  raisonné  des 
connaissances  humaines. 

On  peut  diviser  toutes  nos  connaissances  en  directes  et  en  ré- 
fléchies. Les  directes  sont  celles  que  nous  recevons  immédiate- 
ment sans  aucune  opération  de  notre  volonté  ,  qui  ,  trouvant  ou- 
vertes, si  on  peut  parler  ainsi,  toutes  les  portes  de  notre  âme,  y 
entrent  sans  résistance  et  sans  effort.  Les  connaissances  réfléchies 
sont  celles  que  l'esprit  acquiert  en  opérant  sur  les  directes  ,  en 
les  unissant  et  en  les  combinant. 

Toutes  nos  connaissances  directes  se  réduisent  à  celles  que  nous 
recevons  par  les  sens  ;  d'oii  il  s'ensuit  que  c'est  à  nos  sensations 
que  nous  devons  toutes  nos  idées.  Ce  principe  des  premiers  phi- 
losophes a  été  long-temps  regardé  comme  un  axiome  par  les 
scholastiques  ;  pour  qu'ils  lui  fissent  cet  honneur  ,  il  suflisait  qu'il 
fut  ancien,  et  ils  auraient  défendu  avec  la  même  chaleur  les 
formes  substantielles  ou  les  qualités  occultes.  Aussi  cette  vérité 
fut-elle  traitée  à  la  renaissance  de  la  philosophie  ,  comme  les 
opinions  absurdes  dont  on  aurait  du  la  distinguer;  on  la  pros- 
crivit avec  ces  opinions,  parce  que  rien  n'est  si  dangereux  pour 
le  vrai,  et  ne  l'expose  tant  à  être  méconnu,  quel'alliage  ou  le  voisi- 
nage de  l'erreur.  Lesystèmedesidées  innées,  séduisantà plusieurs 
égards  ,  et  plus  frappant  peut-être  parce  qu'il  était  moins  connu, 
a  succédé  à  l'axiome  des  scholastiques  ;  et  après  avoir  long-temps 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  19 

régné,  il  conserve  encore  quelques  partisans;  tant  la  vérité  a 
de  peine  à  reprendre  sa  place  ,  quand  les  préjugés  ou  le  sophisme 
l'en  ont  chassée.  Enfin,  depuis  assez  peu  de  temps,  on  convient 
presque  généralement  que  les  anciens  avaient  raison  ;  et  ce  n'est 
pas  la  seule  question  sur  laquelle  nous  commençons  à  nous  rap- 
proche r  d'eux. 

Rien  n'est  plus  incontestable  que  l'existence  de  nos  sensations; 
ainsi  pour  prouver  qu'elles  sont  le  principe  de  toutes  nos  con- 
naissances, il  suffit  de  démontrer  qu'elles  peuvent  l'être  :  car  en 
bonne  philosophie  ,  toute  déduction  qui  a  pour  base  des  faits  ou 
des  vérités  reconnues  ,  est  préférable  à  ce  qui  n'est  appuyé  que 
sur  des  hypothèses  ,  même  ingénieuses.  Pourquoi  supposer  que 
nous  ayons  d'avance  des  notions  purement  intellectuelles  ,  si 
nous  n'avons  besoin  ,  pour  les  former,  que  de  réfléchir  sur  nos 
sensations?  Le  détail  oii  nous  allons  entrer  fera  voir  que  ces  no- 
lions  n'ont  point  en  effet  d'autre  origine. 

La  première  chose  que  nos  sensations  nous  apprennent ,  et 
qui  même  n'en  est  pas  distinguée  ,  c'est  notre  existence;  d'oii 
il  s'ensuit  que  nos  premières  idées  réfléchies  doivent  tomber  sur 
nous  ,  c'est-à-dire ,  sur  ce  principe  pensant  qui  constitue  notre 
nature,  et  qui  n'est  point  différent  de  nous-mêmes.  La  seconde 
connaissance  que  nous  devons  à  nos  sensations  ,  est  l'existence 
des  objets  extérieurs  ,  parmi  lesquels  notre  propre  corps  doit 
être  compris,  puisqu'il  nous  est,  pour  ainsi  dire,  extérieur,  même 
avant  que  nous  ayons  démêlé  la  nature  du  principe  qui  pen^e  en 
nous.  Ces  objets  innombrables  produisent  sur  nous  un  effet  si 
puissant,  si  continu,  et  qui  nous  unit  tellement  à  eux,  qu'après 
un  premier  instant  oii  nos  idées  réfléchies  nous  rappellent  en 
nous-mêmes,  nous  sommes  forcés  d'en  sortir  par  les  sensations 
qui  nous  assiègent  de  toutes  parts  ,  et  qui  nous  arrachent  à  la  so- 
litude oii  nous  resterions  sans  elles.  La  multiplicité  de  ces  sen- 
sations ,  l'accord  que  nous  remarquons  dans  leur  témoign^^ge  , 
les  nuances  que  nous  y  observons  ,  les  affections  involontaires 
qu'elles  nous  font  éprouver,  comparées  avec  la  détermination 
volontaire  qui  préside  à  nos  idées  réfléchies,  et  qui  n'opère  que 
sur  nos  sensations  même  ;  tout  cela  forme  en  nous  un  penchant 
insurmontable  à  assurer  l'existence  des  objets  auxquels  nous  rap- 
portons ces  sensations,  et  qui  nous  paraissent  en  être  la  cause  ; 
penchant  que  bien  des  philosophes  ont  regardé  comme  l'ouvrage 
d'un  être  supérieur,  et  comme  l'argument  le  plus  convaincant 
de  l'existence  de  ces  objets.  En  effet,  n'y  ayant  aucun  rapport 
entre  chaque  sensation  et  l'objet  qui  l'occasione ,  ou  du  moins 
auquel  nous  le  rapportons ,  il  ne  paraît  pas  qu'on  puisse  trouver 
par  le  raisonnement  de  passage  possible  de  l'un  à  l'autre  ;  il 


20  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

ïiy  a  qu'une  espèce  d'instinct ,  plus  sûr  que  la  raison  même , 
qui  puisse  nous  forcer  à  franchir  un  si  grand  intervalle  ;  et 
cet  instinct  est  si  vif  en  nous ,  que  quand  on  supposerait  pour 
un  monient  qu'il  subsistât  pendant  que  les  objets  extérieurs 
seraient  anéantis,  ces  mêmes  objets  reproduits  tout  à  coup  ne 
pourraient  augmenter  sa  force.  Jugeons  donc  ,  sans  balancer  ^ 
que  nos  sensations  ont  en  effet  hors  de  nous  la  cause  que  nous 
leur  supposons  ,  puisque  l'effet  qui  peut  résulter  de  l'existence 
réelle  de  cette  cause  ne  saurait  différer  en  aucune  manière  de 
celui  que  nous  éprouvons  ;  et  n'imitons  point  ces  philosophes 
dont  parle  Montaigne,  qui,  interrogés  sur  le  principe  des  actions 
humaines  ,  cherchent  encore  s'il  y  a  des  hommes.  Loin  de  vou- 
loir répandre  des  nuages  sur  une  vérité  reconnue  des  sceptiques, 
même  lorsqu'ils  ne  disputent  pas,  laissons  aux  métaphysiciens 
éclairés  le  soin  d'en  développer  le  principe  :  c'est  à  eux  à  déter- 
miner, s'il  est  possible  ,  quelle  gradation  observe  notre  âme  dans 
ce  premier  pas  qu'elle  fait  hors  d'elle-même  ,  poussée ,  pour 
ainsi  dire  ,  et  retenue  tout  à  la  fois  par  une  foule  de  perceptions, 
qui  d'un  côlé  l'entraînent  vers  les  objets  extérieurs  ,  et  qui  de 
l'autre  n'appartenant  proprement  qu'à  elle ,  semblent  lui  cir- 
conscrire un  espace  étroit  dont  elles  ne  lui  permettent  pas  de 
sortir. 

De  tous  les  objets  qui  nous  affectent  par  leur  présence  ,  notre 
propre  corps  est  celui  dont  l'existence  nous  frappe  le  plus  ,  parce 
qu'elle  nous  appartient  plus  intimement  :  mais  à  peine  sentons- 
nous  l'existence  de  notre  corps,  que  nous  nous  apercevons  de  l'at- 
tention qu'il  exige  de  nous  ,  pour  écarter  les  dangers  qui  l'envi- 
ronnent. Sujet  à  mille  besoins ,  et  sensible  au  dernier  point  à 
l'action  des  corps  extérieurs  ,  il  serait  bientôt  détruit,  si  le  soin 
de  sa  conservation  ne  nous  occupait.  Ce  n'est  pas  que  tous  les 
corps  extérieurs  nous  fassent  éprouver  des  sensations  désagréables; 
quelques  uns  semblent  nous  dédommager  par  le  plaisir  que 
leur  action  nous  procure.  Mais  tel  est  le  malheur  de  la  condition 
humaine  ,  que  la  douleur  est  en  nous  le  sentiment  le  plus  vif; 
le  plaisir  nous  touche  moins  qu'elle  ,  et  ne  suffit  presque  jamais 
pour  nous  en  consoler.  En  vain  quelques  philosophes  soutenaient, 
en  retenant  leurs  cris  au  milieu  des  souffrances  ,  que  la  douleur 
ai'était  point  un  mal  :  en  vain  quelques  autres  plaçaient  le  bon- 
heur suprême  dans  la  volupté  ,  à  laquelle  ils  ne  laissaient  pas 
de  se  refuser  parla  crainte  de  ses  suites  :  tous  auraient  mieux 
fonna  notre  nature  ,  s'ils  s'étaient  contentés  de  borner  à  l'exemp- 
tion de  la  douleur  le  souverain  bien  de  la  vie  présente  ,  et  de 
convenir  que  sans  pouvoir  atteindre  à  ce  souverain  bien,  il  nous 
était  seulement  permis  d'en  approcher  plus  ou  moins  à  propor- 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  %i 

tion  ^e  nos  soins  et  de  notre  vigilance.  Des  réflexions  si  natu- 
relles frapperont  infailliblement  tout  homme  abandonné  à  lui- 
même,  et  libre  des  préjugés,  soit  d'éducation,  soit  d'étude  : 
elles  seront  la  suite  de  la  première  impression  qu'il  recevra  des 
objets  ;  et  on  peut  les  mettre  au  nombre  de  ces  premiers  mou- 
vemens  de  l'âme,  précieux  pour  les  vrais  sages,  et  dignes  d'être 
observés  par  eux  ,  mais  négligés  ou  rejetés  par  la  philosophie 
ordinaire  ,  dont  ils  démentent  presque  toujours  les  principes. 

La  nécessité  de  garantir  notre  propre  corps  de  la  douleur  et  de 
la  destruction,  nous  fait  examiner,  parmi  les  objets  extérieurs, 
ceux  qui  peuvent  nous  être  utiles  ou  nuisibles  ,  pour  rechercher 
les  uns  et  fuir  les  autres.  Mais  à  peine  commençons-nous  à  par- 
courir ces  objets  ,  que  nous  découvrons  parmi  ^ux  un  grand 
nombre  d'êtres  qui  nous  paraissent  entièrement  semblables  à  nous, 
c'est-à-dire,  dont  la  forme  est  toute  pareille  à  la  nôtre,  et  qui, 
autant  que  nous  en  pouvons  juger  au  premier  coup  d'œil  ,  sem- 
blent avoir  les  mêmes  perceptions  que  nous  :  tout  nous  porte 
donc  à  penser  qu'ils  ont  aussi  les  mêmes  besoins  que  nous  éprou- 
vons ,  et  par  conséquent  le  même  intérêt  à  les  satisfaire;  d'oîi  il 
résulte  que  nous  devons  trouver  beaucoup  d'avantage  à  nous 
unir  avec  eux  pour  démêler  dans  la  nature  ce  qui  peut  nous 
conserver  ou  nous  nuire.  La  communication  des  idées  est  le 
principe  et  le  soutien  de  cette  union  ,  et  demande  nécessairement 
l'invention  des  signes  ;  telle  est  l'origine  de  la  formation  des  so- 
ciétés avec  laquelle  les  langues  ont  dû  naître. 

Ce  commerce  ,  que  tant  de  motifs  puissans  nous  engagent  à 
former  avec  les  autres  hommes  ,  augmente  bientôt  l'étendue  de 
nos  idées,  et  nous  en  fait  naître  de  très-nouvelles  pour  nous,  et 
de  très-éloignées ,  selon  toute  apparence ,  de  celles  que  nous 
aurions  eues  par  nous-mêmes  sans  un  tel  secours.  C'est  aux 
philosophes  à  juger  si  cette  communication  réciproque  ,  jointe 
à  la  ressemblance  que  nous  apercevons  entre  nos  sensations  et 
celles  de  nos  semblables  ,  ne  contribue  pas  beaucoup  à  former 
ce  penchant  invincible  que  nous  avons  à  supposer  l'existence  de 
tous  les  objets  qui  nous  frappent.  Pour  me  renfermer  dans  mon 
sujet,  je  remarquerai  seulement  que  l'agrément  et  l'avantago 
que  nous  trouvons  dans  un  pareil  commerce  ,  soit  à  faire  part  de 
nos  idées  aux  autres  hommes  ,  soit  à  joindre  les  leurs  aux  nôtres, 
doit  nous  porter  à  resserrer  de  plus  en  plus  les  liens  de  la  so- 
ciété commencée  ,  et  à  la  rendre  la  plus  utile  pour  nous  qu'il 
est  possible.  Mais  chaque  membre  de  la  société  cherchant  ainsi 
à  augmenter  pour  lui-même  l'utilité  qu'il  en  retire  ,  et  ayant  à 
combattre  dans  chacun  des  autres  membres  un  empressement; 
égal ,  tous  ne  peuvent  avoir  la  même  part  aux  avantages ,  quoi- 


22  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

que  tous  y  aient  le  même  droit.  Un  droit  si  légitime  est  donc 
bientôt  enfreint  par  ce  droit  barbare  d'inégalité  ,  appelé  loi  du 
plus  fort ,  dont  l'usage  semble  nous  confondre  avec  les  animaux, 
et  dont  il  est  pourtant  si  difficile  de  ne  pas  abuser.  Ainsi  la  force, 
donnée  par  la  nature  à  certains  hom mes,  et  qu'ils  ne  devraient  sans 
doute  employer  qu'au  soutien  et  à  la  protection  des  faibles ,  est 
au  contraire  l'origine  de  l'oppression  de  ces  derniers.  Mais  plus 
l'oppression  est  violente  ,  plus  ils  la  souffrent  impatiemment, 
parce  qu'ils  sentent  que  rien  n'a  du  les  y  assujétir.  De  là  la  no- 
tion de  l'injuste  ,  et  par  conséquent  du  bien  et  du  mal  moral  , 
dont  tant  de  philosophes  ont  cherché  le  principe  ,  et  que  le  cri 
de  la  nature ,  qui  retentit  dans  tout  homme ,  fait  entendre  chez 
les  peuples  même  les  plus  sauvages.  De  là  aussi  cette  loi  na- 
turelle que  nous  trouvons  au  dedans  de  nous,  source  des  pre- 
mières lois  que  les  hommes  ont  du  former  :  sans  le  secours 
même  de  ces  lois  elle  est  quelquefois  assez  forte  ,  sinon  pour 
anéantir  l'oppression ,  au  moins  pour  la  contenir  dans  certaines 
bornes.  C'est  ainsi  que  le  mal  que  nous  éprouvons  par  les  vices 
de  nos  semblables  ,  produit  en  nous  la  connaissance  réfléchie 
des  vertus  opposées  à  ces  vices,  connaissance  précieuse,  dont  une 
union  et  une  égalité  parfaite  nous  auraient  peut-être  privés. 

Par  l'idée  acquise  du  juste  et  de  l'injuste  ,  et  conséquemment 
de  la  nature  morale  des  actions  ,   nous  sommes  naturellement 
amenés  à  examiner  quel  est  en  nous  le  principe  qui  agit,  ou ,  ce 
qui  est  la  même  chose  ,  la  substance  qui  veut  et  qui  conçoit.  Il 
ne  faut  pas  approfondir  beaucoup  la  nature  de  notre  corps  et 
Vidée  que  nous  en  avons  ,  pour  reconnaître  qu'il  ne  saurait  être 
cette  substance  ,  puisque  les  propriétés  que  nous  observons  dans 
la  matière ,  n'ont  rien  de  commun  avec  la  faculté  de  vouloir  et 
de  penser  :  d'où  il  résulte  que  cet  être  appelé  Nous ,  est  formé 
de  deux  principes  de  différente  nature  ,  tellement  unis  ,   qu'il 
règne  entre  les  mouvemens  de  l'un  et  les  affections  de  l'autre , 
une  correspondance  que  nous  ne  saurions  ni  suspendre  ni  alté- 
rer, et  qui  les  tient  dans  un  assujétissement  réciproque.  Cet  es- 
clavage si  indépendant  de  nous  ,  joint  aux  réflexions  que  nous 
sommes  forcés  de  faire  sur  la  nature  des  deux  principes  et  sur 
leur  imperfection  ,  nous  élève  à  la  contemplation  d'une  intelli- 
gence toute-puissante  à  qui  nous  devons  ce  que  nous  sommes  , 
et  qui  exige  par  conséquent  notre  culte  :  son  existence  ,  pour 
être  reconnue,  n'aurait  besoin  que  de  notre  sentiment  intérieur, 
quand  même  le  témoignage  universel   des  autres  hommes,    et 
celui  de  la  nature  entière ,  ne  s'y  joindraient  pas. 

H  est  donc  évident  que  les  notions  purement  intellectuelles  du 
vice  et  de  la  vertu  ,  le  principe  et  la  nécessité  des  lois ,  la  spiri- 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  23 

tuaîité  de  l'âme,  l'existence  de  Dieu  et  nos  devoirs  envers  lui , 
en  un  mot,  les  vérités  dont  nous  avons  le  besoin  le  plus  prompt 
et  le  plus  indispensable  ,  sont  le  fruit  des  premières  idées  réilé- 
chies  que  nos  sensations  occasionent. 

Quelque  intéressantes  que  soient  ces  premières  vérités  pour 
la  jdIus  noble  portion  de  nous-mêmes,  le  Corps  auquel  elle  est 
unie  nous  ramène  bientôt  à  lui  par  la  nécessité  de  pourvoir  à  des 
besoins  qui  se  multiplient  sans  cesse.  Sa  conservation  doit  avoir 
pour  objet  ,  ou  de  prévenir  les  maux  qui  le  menacent,  ou  de 
remédier  à  ceux  dont  il  est  atteint.  C'est  à  quoi  nous  cherchons 
à  satisfaire  par  deux  moyens;  savoir,  par  nos  découvertes  par- 
ticulières, et  par  les  recherches  des  autres  hommes  ;  recherches 
dont  notre  commerce  avec  eux  nous  met  à  portée  de  profiter. 
De  là  ont  du  naître  d'abord  l'agriculture  ,  la  médecine  ,  enfin 
tous  les  arts  les  plus  absolument  nécessaires.  Ils  ont  été  en  même 
temps  et  nos  connaissances  primitives,  et  la  source  de  toutes  les 
autres  ,  même  de  celles  qui  en  paraissent  très-éloignées  par  leur 
nature  :  c'est  ce  qu'il  faut  développer  plus  en  détail. 

Les  premiers  hommes  en  s'aidant  mutuellement  de  leurs  lu- 
mières ,  c'est-à-dire  de  leurs  efforts  séparés  ou  réunis,  sont  par- 
venus ,  peut-être  en  assez  peu  de  temps  ,  à  découvrir  une  partie 
des  usages  auxquels  ils  pouvaient  employer  les  corps.  Avides  de 
connaissances  utiles,  ils  ont  du  écarter  d'abord  toute  spéculation 
oisive,  considérer  rapidement  les  uns  aj)rès  les  autres  les  diffé- 
rens  êtres  que  la  nature  leur  présentait ,  et  les  combiner,  pour 
ainsi  dire,  matériellement,  par  leurs  propriétés  les  plus  frap- 
pantes et  les  plus  palpables.  A  cette  première  combinaison  ,  il  a 
dû  en  succéder  une  autre  plus  recherchée,  mais  toujours  rela- 
tive à  leurs  besoins  ,  et  qui  a  principalement  consisté  dans  une 
étude  plus  approfondie  de  quelques  propriétés  moins  sensibles , 
dans  l'altération  et  la  décomposition  des  corps  ,  et  dan>>  l'usage 
qu'on  en  pouvait  tirer. 

Cependant ,  quelque  chemin  que  les  hommes  dont  nous  par- 
Ions  et  leurs  successeurs  aient  été  capables  de  faire ,  excités  par 
un  objet  aussi  intéressant  que  celui  de  leur  propre  conservation, 
l'expérience  et  l'observation  de  ce  vaste  univers  leur  ont  fait  ren- 
contrer bientôt  des  obstacles  que  leurs  plus  grands  efforts  n'ont  pu 
franchir.  L'esprit  accoutumé  à  la  méditation  ,  et  avide  d'en  tirer 
quelque  fruit,  a  dû  trouver  alors  une  espèce  de  ressource  dans  la 
découverte  des  propriétés  des  corps  uniquement  curieuse  ,  dé- 
couverte qui  ne  connaît  point  de  bornes.  En  effet ,  si  un  grand 
nombre  de  connaissances  agréables  suffisait  pour  consoler  de  la 
privation  d'une  vérité  utile  ,  on  pourrait  dire  que  l'étude  de  la 
nature,  quand  elle  nous  refuse  le  nécessaire,  fournit  du  moins 


24  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

avec  profusion  à  nos  plaisirs  :  c'est  une  espèce  de  superflu ,  qui 
supplée  ,  quoique  très-imparfaitement  ,  à  ce  qui  nous  manque- 
De  plus ,  dans  l'ordre  de  nos  besoins  et  des  objets  de  nos  passions, 
le  plaisir  tient  une  des  premières  places ,  et  la  curiosité  est  un 
besoin  pour  qui  sait  penser,  surtout  lorsque  ce  dé^ir  inquiet  est 
animé  par  une  sorte  de  dépit  de  ne  pouvoir  entièrement  se  sa- 
tisfaire. Nous  devons  donc  un  grand  nombre  de  connaissances 
simplement  agréables  à  l'impuissance  malheureuse  oîi  nous 
sommes  d'acquérir  celles  qui  nous  seraient  d'une  plus  grande 
nécessité.  Un  autre  motif  sert  à  nous  soutenir  dans  un  pareil 
travail  ;  si  l'utilité  n'en  est  pas  l'objet ,  elle  peut  en  être  au  moins 
le  prétexte.  11  nous  suffit  d'avoir  trouvé  quelquefois  un  avantage 
réel  dans  certaines  connaissances,  où  d'abord  nous  ne  l'avions  pas 
soupçonné ,  pour  nous  autoriser  à  regarder  toutes  les  recherches  d.e 
pure  curiosité  comme  pouvant  un  jour  nous  être  utiles.  Yoilà  l'o- 
rigine et  la  cause  des  progrès  de  cette  vaste  science,  appelée  en 
général  physique  ou  étude  de  la  nature ,  qui  comprend  tant  de 
parties  diiférentes  :  l'agriculture  et  la  médecine  ,  qui  l'ont  prin- 
cipalement fait  naître,  n'en  sont  plus  aujourd'hui  que  des  bran- 
ches. Aussi,  quoique  les  plus  essentielles  et  les  premières  de  toutes, 
%llçs  ont  été  plus  ou  moins  en  honneur  à  proportion  qu'elles  ont 
été  plus  ou  moins  étouffées  et  obscurcies  par  les  autres. 

Dans  cette  étude  que  nous  faisons  de  la  nature  ,  en  partie  par 
nécessité  ,  en  partie  par  amusement ,  nous  remarquons  que  les 
corps  ont  un  grand  nombre  de  propriétés  ,  mais  tellement  unies 
pour  la  plupart  dans  un  même  sujet,  qu'afin  de  les  étudier  cha- 
cune plus  à  fond ,  nous  sommes  obligés  de  les  considérer  sépa- 
rément. Par  cette  opération  de  notre  esprit ,  nous  découvrons 
bientôt  des  propriétés  qui  paraissent  appartenir  à  tous  les  corps, 
comme  la  faculté  de  se  mouvoir  ou  de  rester  en  repos,  et  celle 
de   se   communiquer  du   mouvement  ,    source   des  principaux 
changemens  que  nous  observons  dans  la  nature.   L'examen  de 
ces  propriétés,  et  surtout  de  la  dernière  ,   aidé  par  nos  propres 
sens  ,  nous  fait  bientôt  découvrir  une  autre  propriété  dont  elles 
dépendent  ;  c'est  l'impénétrabilité  ou  cette  espèce  de  force  par 
laquelle  chaque  corps  en  exclut  tout  autre  du  lieu  qu'il  occupe  , 
de  manière  que  deux  corps  rapprochés  le  plus  qu'il  est  possible, 
ne  peuvent  jamais  occuper  un  espace  moindre  que  celui  qu'ils 
remplissaient  étant  désunis.  L'impénétrabilité  est  la  propriété 
principale  par  laquelle  nous  distinguons  les  corps  des  parties  de 
l'espace  indéfini  oii  nous  imaginons  qu'ils  sont  placés  ;  du  moins 
c'est  ainsi  que  nos  sens  nous  font  juger  ,  et  s'ils  nous  trompent 
sur  ce  point ,  c'est  une  erreur  si  métaphysique,  que  notre  exis- 
tence et  notre  conservation  n'ea  ont  rien  à  craindre ,  et  que  nous. 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  25 

y  revenons  continuellement  comme  malgré  nous  par  notre  ma- 
nière ordinaire  de  concevoir.  Tout  nous  porte  à  regarder  l'espace 
comme  le  lieu  des  corps  ,  sinon  réel ,  au  moins  supposé  ;  c'est  en 
effet  par  le  secours  des  parties  de  cet  espace  considérées  comme 
pénétrables  et  immobiles,  que  nous  parvenons  à  nous  former 
l'idée  la  plus  nette  que  nous  puissions  avoir  du  mouvement.  Nous 
sommes  donc  comme  naturellement  contraints  à  distinguer,  au 
moins  par  l'esprit  ,  deux  sortes  d'étendue,  dont  l'une  est  impé- 
nétrable,  et  l'autre  constitue  le  lieu  des  corps.  Ainsi,  quoique 
l'impénétrabilité  entre  nécessairement  dans  l'idée  que  nous  nous 
formons  des  portions  de  la  matière,  cependant  comme  c'est  une 
propriété  relative ,  c'est-à-dire ,  dont  nous  n'avons  l'idée  qu'en 
examinant  deux  corps  ensemble,  nous  nous  accoutumons  bien- 
tôt à  la  regarder  comme  distinguée  de  l'étendue,  et  à  considérer 
celle-ci  séparément  de  l'autre. 

Par  cette  nouvelle  considération  nous  ne  voyons  plus  les 
corps  que  comme  des  parties  figurées  et  étendues  de  l'espace  ; 
point  de  vue  le  plus  général  et  le  plus  abstrait  sous  lequel  nous 
puissions  les  envisager.  Car  l'étendue  où  nous  ne  distinguerions 
point  de  parties  figurées ,  ne  serait  qu'un  tableau  lointain  et 
obscur,  où  tout  nous  échapperait ,  parce  qu'il  nous  serait  im- 
possible d'y  rien  discerner.  La  couleur  et  la  figure  ,  propriétés 
toujours  attachées  aux  corps  ,  quoique  variables  pour  chacun 
d'eux  ,  nous  servent  en  quelque  sorte  à  les  détacher  du  fond  de 
l'espace  ;  l'uue  de  ces  deux  propriétés  est  même  suffisante  à  cet 
égard  :  aussi  pour  considérer  les  corps  sous  la  forme  la  plus  in- 
tellectuelle ,  nous  préférons  la  figure  à  la  couleur  ,  soit  parce 
que  la  figure  nous  est  plus  familière  étant  à  la  fois  connue  par 
la  vue  et  par  le  toucher  ,  soit  parce  qu'il  est  plus  facile  de  con- 
sidérer dans  un  corps  la  figure  sans  la  couleur  ,  que  la  couleur 
sans  la  figure;  soit  enfin  parce  que  la  figure  sert  à  fixer  plus 
aisément ,  et  d'une  manière  moins  vague,  les  parties  de  l'espacp. 

Nous  voilà  donc  conduits  a  déterminer  les  propriétés  de 
l'étendue  ,  simplement  en  tant  que  figurée.  C'est  l'objet  de  la 
géomélrie  qui ,  pour  y  parvenir  plus  facilement  ,  considère 
d'abord  l'étendue  limitée  par  une  seule  dimension  ,  ensuite  par 
deux  ,  et  enfin  sons  les  trois  dimensions  qui  constituent  l'essence 
du  corps  intelligible ,  c'est-à-dire ,  d'une  portion  de  l'espace 
terminée  en  tout  sens  par  des  bornes  intellectuelles. 

Ainsi  ,  j^ar  des  opérations  et  des  abstractions  successives  de 
notre  esprit ,  nous  dépouillons  la  matière  de  presque  toutes  ses 
propriétés  sensibles  ,  pour  n'envisager  en  quelque  manière  que 
son  fantôme  ;' et  on  doit  sentir  d'abord  que  les  découvertes  aux- 
quelles cette  recherche  nous  couduit  ^  ne  pourront  manquer 


26  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

d'être  fort  utiles  toutes  les  fois  qu'il  ne  sera  point  ne'cessaîre 
d'avoir  e'gard  à  l'impénétrabilité  des  coi'ps  ;  par  exemple  ,  lors- 
qu'il sera  question  d'étudier  leur  mouvement ,  en  les  considérant 
comme  des  parties  de  l'espace  ,  figurées  ,  mobiles  ,  et  distantes 
les  unes  des  autres. 

L'examen  que  nous  faisons  de  l'étendue  figurée  nous  présen- 
tant un  grand  nombre  de  combinaisons  à  faire  ,  il  est  nécessaire 
d'inventer  quelque  moyen  qui  nous  rende  ces  combinaisons  plus 
faciles  ;  et  comme  elles  consistent  principalement  dans  le  calcul 
et  le  rapport  des  différentes  parties  dont  nous  imaginons  que  les 
corps  géométriques  sont  formés,  cette  recherche  nous  conduit 
bientôt  à  V aritlimétigue  ou  science  des  nombres.  Elle  n'est  autre 
chose  que  l'art  de  trouver  d'une  manière  abrégée  l'expression 
d'un  rapport  unique  qui  résulte  de  la  comparaison  de  plusieurs 
autres.  Les  différentes  manières  de  comparer  ces  rapports  don- 
nent les  différentes  règles  de  V arithmétique. 

De  plus  ,  il  est  bien  difficile  qu'en  réfléchissant  sur  ces  règles  , 
nous  n'apercevions  pas  certains  principes  ou  propriétés  géné- 
rales des  rapports  ,  par  le  moyen  desquelles  nous  pouvons,  en 
exprimant  ces  rapports  d'une  manière  universelle  ,  découvrir  les 
différentes  combinaisons  qu'on  en  peut  fan'e.  Les  résultats  de 
ces  combinaisons  ,  réduits  sous  une  forme  générale ,  ne  seront 
en  effet  que  des  calculs  arithmétiques  indiqués  ,  et  représentés 
par  l'expression  la  plus  simple  et  la  plus  courte  que  puisse  souf- 
frir leur  état  de  généralité.  La  science  ou  l'art  de  désigner  ainsi 
les  rapports  est  ce  qu'on  nomme  algèbre.  Ainsi  quoiqu'il  n'y  ait 
proprement  de  calcul  possible  que  par  les  nombres,  ni  de  gran- 
deur mesurable  que  l'étendue  (car  sans  l'espace  nous  ne  pourrions 
mesurer  exactement  le  temps) ,  nous  parvenons,  en  généralisant 
toujours  nos  idées  ,  à  cette  partie  principale  des  mathématiques, 
et  de  toutes  les  sciences  naturelles  ,  qu'on  appelle  science  des 
grandeurs  en  général  ;  elle  est  le  fondement  de  toutes  les  dé- 
couvertes qu'on  peut  faire  sur  la  quantité,  c'est-à-dire,  sur 
tout  ce  qui  est  susceptible  d'augmentation  ou  de  diminution. 

Cette  science  est  le  terme  le  plus  éloigné  oii  la  contemplation 
des  propriétés  de  la  matière  puisse  nous  conduire  ,  et  nous  ne 
pourrions  aller  plus  loin  sans  sortir  tout-à-fait  de  l'univers 
matériel.  Mais  telle  est  la  marche  de  l'esprit  dans  ses  recherches , 
qu'après  avoir  généralisé  ses  perceptions  jusqu'au  point  de  ne 
pouvoir  plus  les  décomposer  davantage ,  il  revient  ensuite  sur 
ses  pas ,  recompose  de  nouveau  ces  perceptions  mêmes  ,  et  en 
forme  peu  à  peu  et  par  gradation  les  êtres  réels  qui  sont  l'objet 
immédiat  et  direct  de  nos  sensations.  Ces  êtres,  immédiatement 
relatifs  à  nos  besoins  ^  sont  aussi  ceux  qu'il  nous  importe  le  plus 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  S7 

d'etudlier  ;  les  abstractions  mathématiques  nous  en  facilitent  la 
connaissance  ;  mais  elles  ne  sont  utiles  qu'autant  qu'on  ne  s'y 
borne  pas. 

C'est  pourquoi  ,  ayant  en  quelque  sorte  épuisé  par  les  spécu- 
lations géométriques  les  propriétés  de  l'étendue  figurée  ,  nous 
commençons  j)ar  lui  rendre  l'impénétrabilité  ,  qui  constitue  le 
corps  physique  ,  et  qui  était  la  dernière  qualité  sensible  dont 
nous  l'avions  dépouillé.  Cette  nouvelle  considération  entraîne 
celle  de  l'action  des  corps  les  uns  sur  les  autres  ,  car  les  corps 
n'agissent  qu'en  tant  qu'ils  sont  impénétrables  ;  et  c'est  de  là 
que  se  déduisent  les  lois  de  l'équilibre  et  du  mouvement,  objet 
de  la  mécanique.  Nous  étendons  même  nos  recherches  jusqu'au 
mouvement  des  corps  animés  par  des  forces  ou  causes  motrices 
inconnues ,  pourvu  que  la  loi  suivant  laquelle  ces  causes  agissent, 
soit  connue  ou  supposée  l'être. 

Rentrés  enfin  tout-à-fait  dans  le  monde  corporel ,  nous  aper- 
cevons bientôt  l'usage  que  nous  pouvons  faire  de  X^i  géométrie 
et  de  la  mécanique  ,  pour  acquérir  sur  les  propriétés  des  corps 
les  connaissances  les  plus  variées  et  les  plus  profondes.  C'est  à 
peu  près  de  cette  manière  que  sont  nées  toutes  les  sciences  dL^- 
-^eXées  physico-matliémaliques.  On  peut  mettre  à  leur  tête  V as- 
tronomie,  dont  l'étude,  après  celle  de  nous-mêmes,  est  la  plus 
digne  de  notre  application  par  le  spectacle  magnifique  qu'elle 
nous  présente.  Joignant  l'observation  au  calcul ,  et  les  éclairant 
l'un  par  l'autre ,  cette  science  détermine  avec  une  exactitude 
digne  d'admiration  les  distances  et  les  mouvemens  les  plus  com- 
pliqués des  corps  célestes  ;  elle  assigne  jusqu'aux  forces  mêmes 
par  lesquelles  ces  mouvemens  sont  produits  ou  altérés.  Aussi 
peut-on  la  regarder  à  juste  titre  comme  l'application  la  plus 
sublime  et  la  plus  sûre  de  la  géométrie  et  de  la  mécanique  ré- 
unies ;  et  ses  progrès  comme  le  monument  le  plus  incontestable 
du  succès  auquel  r  esprit  hmnain  peut  s^  élever  par  ses  efforts. 

L'usage  des  connaissances  mathématiques  n'est  pas  moins 
grand  dans  l'examen  des  corps  terrestres  qui  nous  environnent. 
Toutes  les  propriétés  que  nous  observons  dans  ces  corps  ont  entre 
elles  des  rapports  plus  ou  moins  sensibles  pour  nous  :  la  con- 
naissance ou  la  découverte  de  ces  rapports  est  presque  toujours 
le  seul  objet  auquel  il  nous  soit  permis  d'atteindre  ,  et  le  seul  par 
conséquent  que  nous  devions  nous  proposer.  Ce  n'est  donc  point 
par  des  hypothèses  vagues  et  arbitraires  que  nous  pouvons  espérer 
de  connaître  la  nature ,  c'est  par  l'étude  réfléchie  des  phéno- 
mènes ,  par  la  comparaison  que  nous  ferons  des  uns  avec  les 
autres  ,  par  l'art  de  réduire ,  autant  qn'il  sera  possible  ,  un 
c^rand  nombre  de  phénomènes  à  un  seul  qui  puisse  en  être  re- 


28  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

gardé  comme  le  principe.  En  effet,  plus  on  diminue  le  noml>rô 
des  principes  d'une  science,  plus  on  leur  donne  d'étendue; 
puisque  l'objet  d'une  science  étant  nécessairement  déterminé  , 
les  principes  appliqués  à  cet  objet  seront  d'autant  plus  féconds 
qu'ils  seront  en  plus  petit  nombre.  Cette  réduction  ,  qui  les  rend 
d'ailleurs  plus  faciles  à  saisir  ,  constitue  le  véritable  esprit  systé- 
matique ,  qu'il  faut  bien  se  garder  de  prendre  pour  l'esprit  de 
système  avec  lequel  il  ne  se  rencontre  pas  toujours.  Nous  en 
parlerons  plus  au  long  dans  la  suite. 

Mais  à  proportion  que  l'objet  qu'on  embrasse  est  plus  ou  moins 
difficile  et  plus  ou  moins  vaste  ,  la  réduction  dont  nous  parlons 
est  plus  ou  moins  pénible  ;  on  est  donc  aussi  plus  ou  moins  ea 
droit  de  l'exiger  de  ceux  qui  se  livrent  à  l'étude  de  la  nature. 
L'aimant ,  par  exemple  ,  un  des  corps  qui  a  été  le  plus  étudié, 
el  sur  lequel  on  a  fait  des  découvertes  si  surprenantes  ,  a  la  pro- 
priété d'attirer  le  fer,  celle  de  lui  communiquer  sa  vertu  ,  celle 
de  se  tourner  vers  les  pôles  du  monde ,  avec  une  variation  qui  est 
elle-même  sujette  à  des  règles,  et  qui  n'est  pas  moins  étonnante 
que  ne  le  serait  une  direction  plus  exacte  ;  enfin  la  propriété  de 
s'incliner  en  formant  avec  la  ligne  horizontale  un  angle  plus  ou 
m^oins  grand  ,  selon  le  lieu  de  la  terre  oii  il  est  placé.  Toules 
ces  propriétés  singulières  ,  dépendantes  de  la  nature  de  l'aimant , 
tiennent  vraisemblablement  à  quelque  propriété  générale,  qui 
en  est  l'origine,  qui  jusqu'ici  nous  est  inconnue,  et  peut-être 
le  restera  long-temps.  Au  défaut  d'une  telle  connaissance ,  et 
des  lumières  nécessaires  sur  la  cause  physique  des  propriétés  de 
l'aimant ,  ce  serait  sans  doute  une  recherche  bien  digne  d'un  phi- 
losophe ,  que  de  réduire  ,  s'il  était  possible ,  toutes  ces  pro- 
priétés à  une  seule ,  en  montrant  la  liaison  qu'elles  ont  entre 
elles.  Mais  plus  une  telle  découverte  serait  utile  aux  progrès  de 
la  physique ,  plus  nous  avons  lieu  de  craindre  qu'elle  ne  soit 
refusée  à  nos  efforts.  J'en  dis  autant  d'un  grand  nombre  d'autres 
phénomènes  dont  l'enchaînement  tient  peut-être  au  système 
général  du  monde. 

La  seule  ressource  qui  nous  resté  donc  dans  une  recherche  si 
pénible,  quoique  si  nécessaire,  et  même  si  agréable,  c'est 
d'amasser  le  plus  de  faits  qu'il  nous  est  possible,  de  les  disposer 
dans  l'ordre  le  plus  naturel  ,  de  les  rappeler  à  un  certain  nombre 
de  faits  principaux  dont  les  autres  ne  soient  que  des  consé- 
quences. Si  nous  osons  quelquefois  nous  élever  plus  haut ,  que 
ce  soit  avec  cette  sage  circonspection  qui  sied  si  bien  à  une  vue 
aussi  faible  que  la  nôtre. 

Tel  est  le  plan  que  nous  devons  suivre  dans  cette  vaste  partie 
de  la  physique ,  appelée  phjsiqiw  généralG  et  expérimentale. 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  2g 

Elle  diffère  des  sciences  physico-mathématiques ,  en  ce  qu'elle 
n'est  proprement  qu'un  recueil  raisonné  d'expériences  et  d'ob- 
servations ;  au  lieu  que  celles-ci ,  par  l'application  des  calculs 
mathématiques  à  l'expérience  ,  déduisent  quelquefois  d'une  seule 
et  unique  observation  un  grand  nombre  de  conséquences  qui 
tiennent  de  bien  près  par  leur  certitude  aux  vérités  géométriques. 
Ainsi  une  seule  expérience  sur  la  réflexion  de  la  lumière  donne 
toute  la  catoptrique  ou  science  des  propriétés  des  miroirs  ;  une 
seule  sur  la  réfraction  de  la  lumière  produit  l'explication  ma- 
thématique de  l'arc-en-ciel ,  la  théorie  des  couleurs  ,  et  toute  la 
dioptrique  ou  science  des  propriétés  des  verres  concaves  et 
convexes  ;  d'une  seule  observation  sur  la  pression  des  fluides  ^ 
on  tire  toutes  les  lois  de  l'équilibre  et  du  mouvement  de  ces  corps  ; 
enfin  ,  une  expérience  unique  sur  l'accélération  des  corps  qui 
tombent ,  fait  découvrir  les  lois  de  leur  chute  sur  des  plans  in- 
clinés ,  et  celles  du  mouvement  des  pendules. 

11  faut  avouer  pourtant  que  les  géomètres  abusent  quelquefois 
de  cette  application  de  l'algèbre  à  la  physique.  Au  défaut  d'ex- 
périences propres  à  servir  de  base  à  leur  calcul ,  ils  se  permettent 
des  hypothèses ,  les  plus  commodes  à  la  vérité  qu'il  leur  est  pos- 
sible ;  mais  souvent  très-éloignées  de  ce  qui  est  réellement  dans 
la  nature.  On  a  voulu  réduire  en  calcul  jusqu'à  l'art  de  guérir; 
et  le  corps  humain ,  cette  machine  si  compliquée ,  a  été  traité 
par  nos  médecins  algébristes  comme  le  serait  la  machine  la  plus 
simple  ou  la  plus  facile  à  décomposer.  C'est  une  chose  singulière 
de  voir  ces  auteurs  résoudre  d'un  trait  de  plume  des  problèmes 
d'hydraulique  et  de  statique  capables  d'arrêter  toute  leur  vie  les 
plus  grands  géomètres.  Pour  nous  ,  plus  sages  ou  plus  timides , 
contentons-nous  d'envisager  la  plupart  de  ces  calculs  et  de  ces 
suppositions  vagues  comme  des  jeux  d'esprit  auxquels  la  nature 
n'est  pas  obligée  de  se  soumettre  ;  et  concluons  que  la  seule  et  vraie 
manière  de  philosopher  en  physique,  consiste  ou  dans  l'applica- 
tion de  l'analyse  mathématique  aux  expériences,  ou  dans  l'ob- 
servation seule  ,  éclairée  par  l'esprit  de  méthode  ,  aidée  quel- 
quefois par  des  conjectures  lorsqu'elles  peuvent  fournir  des  vues , 
mais  sévèrement  dégagée  de  toute  hypothèse  arbitraire. 

Arrêtons-nous  un  moment  ici ,  et  jetons  les  yeux  sur  l'espace 
que  nous  venons  de  parcourir.  Nous  y  remarquerons  deux  limites 
ou  se  trouvent,  pour  ainsi  dire,  concentrées  presque  toutes  les 
connaissances  certaines  accordées  à  nos  lumières  naturelles. 
L'une  de  ces  limites  ,  celle  d'oii  nous  sommes  partis ,  est  l'idée 
de  nous-mêmes ,  qui  conduit  à  celle  de  l'Etre  tout-puissant ,  et 
de  nos  principaux  devoirs.  L'autre  est  cette  partie  des  mathé- 
matiques q^ui  a  pour  objet  les  propriétés  générales  des  corps , 


3o  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

de  retendue  et  de  la  grandeur.  Entre  ces  deux  termes  est  un 
intervalle  immense ,  où  l'intelligence  suprême  semble  avoir 
voulu  se  jouer  de  la  curiosité  humaine ,  tant  par  les  nuages 
qu'elle  y  a  répandus  sans  nombre,  que  par  quelques  traits  de 
lumière  qui  semblent  s'échapper  de  distance  en  distance  pour 
nous  attirer.  On  pourrait  comparer  l'univers  à  certains  ouvrages 
d'une  obscurité  sublime,  dont  les  auteurs,  en  s'abaissant  quel- 
quefois à  la  portée  de  celui  qui  les  lit ,  cherchent  à  lui  persuader 
qu'il  entend  tout  à  peu  près.  Heureux  donc ,  si  nous  nous  enga- 
geons dans  ce  labyrinthe,  de  ne  point  quitter  la  véritable  route! 
autrement  les  éclairs  destinés  à  nous  j  conduire  ne  serviraient 
souvent  qu'à  nous  en  écarter  davantage. 

Il  s'en  faut  bien  d'ailleurs  que  le  petit  nombre  de  connais- 
sances certaines  sur  lesquelles  nous  pouvons  compter,  et  qui 
sont ,  si  on  peut  s'exprimer  de  la  sorte,  reléguées  aux  deux  ex- 
trémités de  l'espace  dont  nous  parlons ,  soit  suffisant  pour  satis- 
faire à  tous  nos  besoins.  La  nature  de  l'homme  ,  dont  l'étude 
est  si  nécessaire ,  est  un  mystère  impénétrable  à  l'homme  même , 
quand  il  n'est  éclairé  que  par  la  raison  seule  ;  et  les  plus  grands 
génies,  à  force  de  réflexions  sur  une  matière  si  importante,  ne 
parviennent  que  trop  souvent  à  en  savoir  un  peu  moins  que  le 
reste  des  autres  hommes.  On  peut  en  dire  autant  de  notre  exis- 
tence présente  et  future  ,  de  l'essence  de  l'Etre  auquel  nous  la 
devons  ,  et  du  genre  de  culte  qu'il  exige  de  nous. 

Rien  ne  nous  est  donc  plus  nécessaire  qu'une  religion  révélée 
qui  nous  instruise  sur  tant  de  divers  objets.  Destinée  à  servir  de 
supplément  à  la  connaissance  naturelle ,  elle  nous  montre  une 
partie  de  ce  qui  nous  était  caché  ;  mais  elle  se  borne  à  ce  qu'il 
nous  est  absolument  nécessaire  de  connaître  :  le  reste  est  fermé 
pour  nous ,  et  apparemment  le  sera  toujours.  Quelques  vérités  à 
croire,  un  petit  nombre  de  préceptes  à  pratiquer,  voilà  à  quoi 
la  religion  révélée  se  réduit  :  néanmoins,  à  la  faveur  des  lumières 
qu'elle  a  communiquées  au  monde,  le  peuple  même  est  plus 
ferme  et  plus  décidé  sur  un  grand  nombre  de  questions  intéres- 
santes ,  que  ne  l'ont  été  toutes  les  sectes  des  philosophes. 

A  l'égard  des  sciences  mathématiques,  qui  constituent  la  se- 
conde des  limites  dont  nous  avons  parlé  ,  leur  nature  et  leur 
nombre  ne  doivent  point  nous  en  imposer.  C'est  à  la  simplicité 
de  leur  objet  qu'elles  sont  principalement  redevables  de  leur 
certitude.  Il  faut  même  avouer  que  comme  toutes  les  parties  des 
mathématiques  n'ont  pas  un  objet  également  simple,  aussi  la 
certitude  proprement  dite,  celle  qui  est  fondée  sur  des  principes 
nécessairement  vrais  et  évidens  par  eux-mêmes ,  n'appartient  ni 
également  ni  de  la  même  manière  à  toutes  ces  parties.  Plusieurs 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  3i 

d'entre  elles  ,  appuye'es  sur  des  principes  physiques  ,  c'est-à- 
dire,  sur  des  vérités  d'expérience  ou  sur  de  simples  hypothèses, 
n'ont ,  pour  ainsi  dire ,  qu'une  certitude  d'expérience  ou  même 
de  pure  supposition.  Il  n'y  a  ,  pour  parler  exactement ,  que  celles 
qui  traitent  du  calcul  des  grandeurs  et  des  propriétés  générales 
de  l'étendue,  c'est-à-dire,  Y  algèbre^  la  géométrie  et  la  méca- 
nique, qu'on  puisse  regarder  comme  marquées  au  sceau  de  l'é- 
vidence. Encore  y,a-t-il  dans  la  lumière  que  ces  sciences  prér- 
sentent  à  notre  esprit,  une  espèce  de  gradation,  et,  pour  ainsi 
dire  ,  de  nuance  à  observer.  Plus  l'objet  qu'elles  embrassent  est 
étendu,  et  considéré  d'une  manière  générale  et  abstraite  ,  plus 
aussi  leurs  principes  sont  exempts  de  nuages  ;  c'est  par  cette 
raison  que  la  géométrie  est  plus  simple  que  la  mécanique,  et 
l'une  et  l'autre  moins  simjDles  que  l'algèbre.  Ce  paradoxe  n'en 
sera  point  un  pour  ceux  qui  ont  étudié  ces  sciences  en  philo- 
sophes; les  notions  les  plus  abstraites,  celles  que  le  commun  des 
hommes  regarde  comme  les  plus  inaccessibles  ,  sont  souvent 
celles  qui  portent  av,ec  elles  une  plus  grande  lumière;  l'obscurité 
s'empare  de  nos  idées  à  mesure  que  nous  examinons  dans  un 
objet  plus  de  propriétés  sensibles.  L'impénétrabilité,  ajoutée  à 
l'idée  de  l'étendue ,  semble  ne  nous  offrir  qu'un  mystère  de  plus  ; 
la  nature  du  mouvement  est  une  énigme  pour  les  philosophes  ; 
le  principe  métaphysique  des  lois  de  la  percussion  ne  leur  est 
pas  moins  caché  ;  en  un  mot ,  plus  ils  approfondissent  l'idée 
qu'ils  se  forment  de  la  matière  et  des  propriétés  qui  la  repré- 
sentent, plus  cette  idée  s'obscurcit  et  paraît  vouloir  leur  échapper. 
On  ne  peut  donc  s'empêcher  de  convenir  que  l'esprit  n'est  pas 
satisfait  au  même  degré  par  toutes  les  connaissances  mathéma- 
tiques :  allons  jdIus  loin  ,  et  examinons  sans  prévention  à  quoi 
ces  connaissances  se  réduisent.  Envisagées  d'un  premier  coup 
d'œil ,  elles  sont  sans  doute  en  fort  grand  nombre,  et  même  en 
quelque  sorte  inépuisables  :  mais  lorsqu'après  les  avoir  accu- 
mulées,  on  en  fait  le  dénombrement  philosophique ,  on  s'aper- 
çoit qu'on  est  en  effet  beaucoup  moins  riche  qn'on  ne  croyait 
l'être.  Je  ne  parle  point  ici  du  peu  d'application  et  d'usage  qu'on 
peut  faire  de  plusieurs  de  ces  vérités  ;  ce  serait  peut-être  un 
argument  assez  faible  contre  elles  :  je  parle  de  ces  vérités  con- 
sidérées en  elles-mêmes.  Qu'est-ce  que  la  plupart  de  ces  axiomes 
dont  la  géométrie  est  si  orgueilleuse,  si  ce  n'est  l'expression 
d'une  même  idée  simple  par  deux  signes  ou  mots  difiPérens? 
Celui  qui  dit  que  deux  et  deux  font  quatre ,  a-t-il  une  connais- 
sance de  plus  que  celui  tfui  se  contenterait  de  dire  que  deux  et 
deux  font  deux  et  deux?  Les  idées  de  tout ,  de  partie ,  de  plus 
grand  et  de  plus  petit,  ne  sont-elles  pas ,  à  proprement  parler, 


32  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

la  même  idée  simple  et  individuelle  ,  puisqu'on  ne  saurait  avoir 
l'une  sans  que  les  autres  se  présentent  toutes  en  même  temps  ? 
Nous  devons ,  Comme  l'ont  observé  quelques  philosophes ,  bien 
des  erreurs  à  l'abus  des  mots  ;  c*est  peut-être  à  ce  même  abus 
que  nous  devons  les  axiomes.  Je  ne  prétends  point  cependant 
en  condamner  absolument  l'usage  :  je  veux  seulement  faire 
observer  à  quoi  il  se  réduit;  c'est  à  nous  rendre  les  idées  simples 
plus  familières  par  l'habitude  ,  et  plus  propres  aux  différens 
usages  auxquels  nous  pouvons  les  appliquer.  J'en  dis  à  peu 
près  autant,  quoiqu'avec  les  restrictions  convenables  ,  des  théo^ 
rèmes  mathématiques.  Considérés  sans  préjugé,  ils  se  réduisent 
à  un  assez  petit  nombre  de  vérités  primitives.  Qu'on  examine 
une  suite  de  propositions  de  géométrie  déduites  les  unes  des 
autres  ,  en  sorte  que  deux  propositions  voisines  se  touchent  im- 
médiatement et  sans  aucun  intervalle,  on  s'apercevra  qu'elles 
ne  sont  toutes  que  la  première  proj^osition  qui  se  défigure  , 
pour  ainsi  dire,  successivement  et  peu  à  peu  dans  le  passage 
d'une  conséquence  à  la  suivante ,  mais  qui  pourtant  n'a  point 
été  réellement  multipliée  par  cet  enchaînement,  et  n'a  fait  que 
recevoir  différentes  formes.  C'est  à  peu  près  comme  si  on  vou- 
lait exprimer  cette  proposition  par  le  moyen  d'une  langue  qui 
se  serait  insensiblement  dénaturée ,  et  qu'on  l'exprimât  succes- 
sivement de  diverses  manières,  qui  représentassent  les  différens 
états  par  lesquels  la  langue  a  passé.  Chacun  de  ces  états  se  re- 
connaîtrait dans  celui  qui  en  serait  immédiatement  voisin  ;  mais 
dans  un  état  plus  éloigné ,  on  ne  le  démêlerait  plus ,  quoiqu'il 
fut  toujours  dépendant  de  ceux  qui  l'auraient  précédé  ,  et  des- 
tiné à  transmettre  les  mêmes  idées.  On  peut  donc  regarder 
l'enchaînement  de  plusieurs  vérités  géométriques  ,  comme  des 
traductions  plus  ou  moins  différentes  et  plus  ou  m.oins  compli- 
quées de  la  même  proposition ,  et  souvent  de  la  même  hypo- 
thèse. Ces  traductions  sont  au  reste  fort  [avantageuses  par  les 
divers  usages  qu'elles  nous  mettent  à  portée  de  faire  du  théo- 
rème qu'elles  expriment;  usages  plus  ou  moins  estimables  à 
proportion  de  leur  importance  et  de  leur  étendue.  Mais  en  con- 
venant du  mérite  réel  de  la  traduction  mathématique  d'une 
proposition  ,  il  faut  reconnaître  aussi  que  ce  mérite  réside  origi- 
nairement dans  la  proposition  même.  C'est  ce  qui  doit  nous  faire 
sentir  combien  nous  sommes  redevables  aux  génies  inventeurs , 
qui ,  en  découvrant  quelqu'une  de  ces  vérités  fondamentales  , 
source  ,  et  pour  ainsi  dire  ,  original  d'un  grand  nombre  d'autres, 
ont  réellement  enrichi  la  géométrie,  et  étendu  son  domaine. 

Il  en  est  de  même  des  vérités  physiques  et  des  propriétés  des 
corps  dont  nous  apercevons  la  liaison.  Toutes  ces  proprie'tés  biea 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  33 

rapprochées  ne  nous  offrent,  à  proprement  parler,  qu'une  con- 
naissance simple  et  unique.  Si  d'autres  en  plus  grand  nombre 
sont  détachées  pour  nous ,  et  forment  des  vérités  différentes  , 
c'est  à  la  faiblesse  de  nos  lumières  que  nous  devons  ce  triste 
avantage;  et  l'on  peut  dire  que  notre  abondance  à  cet  égard  est 
l'effet  de  notre  indigence  même.  Les  corps  électriques  dans  les- 
quels on  a  découvert  tant  de  propriétés  singidières  ,  mais  qui  ne 
paraissent  pas  tenir  l'une  à  l'autre,  sont  peut-être  en  un  sens 
les  corps  les  moins  connus,  parce  qu'ils  paraissent  l'être  davan- 
tage. Cette  vertu  qu'ils  acquièrent,  étant  froltés,  d'attirer  de 
petits  corpuscules,  et  celle  de  produire  dans  les  animaux  une 
commotion  violente ,  sont  deux  choses  pour  nous  ;  c'en  serait  mie 
seule  si  nous  pouvions  remonter  à  la  première  cause.  L'uni- 
vers ,  pour  qui  saurait  l'embrasser  d'un  seul  point  de  vue  ,  ne 
serait ,  s'il  est  permis  de  le  dire  ,  qu'un  fait  unique  et  une  grande 
vérité. 

Les  différentes  connaissances ,  tant  utiles  qu'agréables,  dont 
nous  avon.^  parlé  jusqu'ici  ,  et  dont  nos  besoins  ont  été  la  pre- 
mière origine  ,  ne  sont  pas  les  seules  que  Ton  ait  dû  cultiv^^r.  Il 
en  est  d'antres  qui  leur  sont  relatives,  et  auxquelles  par  cette 
raison  les  hommes  se  sont  appliqués  dans  le  même  temps  qu'ils 
se  livraient  aux  premières.  Aussi  nous  aurions  en  même  temps 
parlé  de  toules,  si  nous  n'avions  cru  plus  à  propos  et  plus  con- 
forme à  l'ordre  philosophique  de  ce  discours  ,  d'envisager  d'a- 
bord sans  interruption  l'étude  générale  que  les  hommes  ont  faite 
des  corps,  parce  que  cette  étude  est  celle  par  laquelle  ils  ont 
commencé  ,  quoique  d'autres  s'y  soient  bientôt  jointes.  Voici  à 
peu  près  dans  quel  ordre  ces  dernières  ont  dû  se  succéder. 

L'avantage  que  les  hommes  ont  trouvé  à  étendre  la  sphère  de 
leurs  idées,  soit  par  leurs  propres  efforts  ,  soit  par  le  secours  de 
leurs  semblables,  leur  a  fait  penser  qu'il  serait  utile  de  réduire 
en  art  la  manière  même  d'acquérir  des  connaissances,  e#celle 
de  se  communiquer  réciproquement  leurs  propres  pensées  ;  cet 
art  a  donc  été  trouvé  ,  et  nommé  logique.  Il  enseigne  à  vanner 
les  idées  dans  l'ordre  le  plus  naturel  ,  à  en  former  la  chaîne  la 
plus  immédiate  ,  à  décomposer  celles  qui  en  renferment  un  trop 
grand  nombre  de  simples  ,  à  les  envisager  par  toutes  leurs  faces, 
enfin  à  les  présenter  aux  autres  sous  une  forme  qui  les  leur  rende 
faciles  à  saisir.  C'est  en  cela  que  consiste  celte  science  du  rai- 
sonnement qu'on  regarde  avec  raison  comme  la  clef  de  toutes 
nos  connaissances,  ('ependantil  ne  faut  pas  croire  qu'elle  tienne 
le  premier  rang  dans  l'ordre  de  l'invention.  L'art  de  raisonner 
est  un  présent  que  la  nature  fait  d'elle-même  aux  bons  e-prits  ,  et 
on  peut  dire  que  les  livres  qui  en  traitent  ne  sont  guère  utiles  qu'à 
1.  3 


34  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

celui  qui  se  peut  passer  d'eux.  On  a  fait  un  grand  nombre  de 
raisonnemens  justes,  long-temps  avant  que  la  logique  réduite  en 
principes  apprît  à  démêler  les  mauvais  ,  ou  même  à  les  pallier 
quelquefois  par  une  forme  subtile  et  trompeuse. 

Cet  art  si  précieux  de  mettre  dans  les  idées  renchaînement 
convenable,  et  de  faciliter  en  conséquence  le  passage  des  unes 
aux  autres  ,  fournit  en  quelque  manière  le  moyen  de  rapprocher 
jusqu'à  un  certain  point  les  hommes  qui  paraissent  dijfférer  le 
plus.  En  effet,  toutes  nos  connaissances  se  réduisent  primitive- 
ment à  des  sensations ,  qui  sont  à  peu  près  les  mêmes  dans  tous 
les  hommes  ;  et  l'art  de  combiner  et  de  rapprocher  des  idées 
directes,  n'ajoute  proprement  à  ces  mêmes  idées  qu'un  arrange- 
ment plus  ou  moins  exact,  etuneénumération  quipeutêtre rendue 
plus  ou  moins  sensible  aux  autres.  L'homme  qui  combine  aisé- 
ment des  idées,  ne  diffère  guère  de  celui  qui  les  combine  avec  peine, 
que  comme  celui  qui  juge  tout  d'un  coup  d'un  tableau  en  l'envi- 
sageant ,  diffère  de  celui  qui  a  besoin  pour  l'apprécier  qu'on  lui  en 
fasse  observer  successivement  toutes  lesparties  :  l'un  et  l'autre ,  en 
jetant  un  premier  coup  d'œil ,  ont  eu  les  jnêmes  sensations,  mais 
elles  n'ont  fait,  pour  ainsi  dire  ,  que  glisser  sur  le  second  ;  et  il 
n'eût  fallu  que  l'arrêter  et  le  fixer  plus  long-temps  sur  chacune, 
pour  l'amener  au  même  point  oii  l'autre  s'est  trouvé  tout  d'un 
coup.  Par  ce  moyen,  les  idées  réfléchies  du  premier  seraient  de- 
venues aussi  à  jjortée  du  second  ,  que  des  idées  directes.  Ainsi 
il  est  peut-être  vrai  de  dire  qu'il  n'y  a  presque  point  de  science 
ou  d'art  dont  on  ne  pût  à  la  rigueur ,  et  avec  une  bonne  lo- 
gique ,  instruire  l'esprit  le  plus  borné  ;  parce  qu'il  y  en  a  peu 
dont  les  propositions  ou  les  règles  ne  puissent  être  réduites  à 
des  notions  simples,  et  disposées  entre  elles  dans  un  ordre  si  im- 
médiat, que  la  chaîne  ne  se  trouve  nulle  part  interrompue.  La 
lenteur  plus  ou  moins  grande  des  opérations  de  l'esprit  exige 
plus  éh.  moins  cette  chaîne  ,  et  l'avantage  des  plus  grands  génies 
se  réduit  à  en  avoir  moins  besoin  que  les  autres,  ou  plutôt  à  la 
former  rapidement  et  presque  sans  s'en  apercevoir. 

La  science  de  la  communication  des  idées  ne  se  borne  pas  à 
mettre  de  l'ordre  dans  les  idées  mêmes  ;  elle  doit  apprendre  en- 
core à  exprimer  chaque  idée  de  la  manière  la  plus  nette  qu'il 
est  possible,  et  par  conséquent  à  perfectionner  les  signes  qui  sont 
destinés  à  la  rendre  :  c'est  aussi  ce  que  les  hommes  ont  fait  peu 
à  peu.  Les  langues  ,  nées  avec  les  sociétés  ,  n'ont  sans  doute  été 
d'abord  qu'une  collection  assez  bizarre  de  signes  de  toute  es- 
pèce ,  et  les  corps  naturels  qui  tombent  sous  nos  sens  ,  ont  élé 
en  conséquence  les  premiers  objets  que  l'on  ait  désignés  par  des 
noms.  Mais  ,  autant  qu'il  est  permis  d'en  juger,  les  langues  dans 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  35 

cette  jjreniière  formation  ,  destinées  à  l'usage  le  plus  pressant . 
ont  dû  être  fort  imparfaites  ,  peu  abondantes  ,  et  assujéties  à 
bien  peu  de  principes  certains  ;  et  les  arts  ou  les  sciences  absolu- 
ment nécessaires  pouvaient  avoir  fait  beaucoup  de  progrès  ,  lors- 
que les  règles  de  la  diction  et  du  style  étaient  encore  à  naître. 
La  communication  des  idées  ne  souffrait  pourtant  guère  de  ce 
défaut  de  règles ,  et  même  de  la  disette  des  mots  ;'  ou  plutôt  elle 
n'en  souffrait  qu'autant  qu'il  était  nécessaire  pour  obliger  chacun 
des  hommes  à  augmenter  ses  propres  connaissances  par  un  tra- 
vail opiniâtre ,  sans  trop  se  reposer  sur  les  autres.  Une  commu- 
nication trop  facile  peut  tenir  quelquefois  l'âme  engourdie  ,  et 
nuire  aux  efforts  dont  elle  serait  capable.  Qu'on  jette  les  yeux 
sur  les  prodiges  des  aveugles-nés  ,  et  des  sourds  et  muets  de  nais- 
sance ;  on  verra  ce  que  peuvent  produire  les  ressorts  de  l'esprit , 
pour  peu  qu'ils  soient  vifs  et  mis  en  action  par  des  difficultés  à 
vaincre. 

Cependant  la  facilité  de  rendre  et  de  recevoir  des  idées  par 
un  commerce  mutuel ,  ayant  aussi  de  son  côté  des  avantages  in- 
contestables ,  il  n'est  pas  surprenant  que  les  hommes  aient  cher- 
ché de  plus  en  plus  à  augmenter  cette  facilité.  Pour  cela  ils  ont 
commencé  par  réduire  les  signes  aux  mots ,  parce  qu'ils  sont , 
pour  ainsi  dire  ,  les  symboles  que  l'on  a  le  plus  aisément  sojis  la 
main.  De  pluS;,  l'ordre  de  la  génération  des  mots  a  suivi  l'ordre 
des  opérations  de  l'esprit  :  après  les  individus,  on  a  nommé  les 
qualités  sensibles  ,  qui  ,  sans  exister  par  elles-mêmes  ,  existent 
dans  ces  individus ,  et  sont  communes  à  plusieurs  :  peu  à  peu 
l'on  est  enfin  venu  à  ces  termes  abstraits  ,  dont  les  uns  servent 
à  lier  ensemble  les  idées ,  d'autres  à  désigner  les  propriétés  gé- 
nérales des  corps  ,  d'autres  à  exprimer  des  notions  purement  spi- 
rituelles. Tous  ces  termes  que  les  enfans  sont  si  long-temps  à 
apprendre ,  ont  coûté  sans  doute  encore  plus  de  temps  à  trouver. 
Enfin  ,  réduisant  l'usage  des  mots  en  préceptes,  on  a  formé  la 
grammaire ,  que  l'on  peut  regarder  comme  une  des  branches  de 
la  logique.  Éclairée  par  une  métaphysique  fine  et  déliée  ,  elle 
démêle  les  nuances  des  idées  ,  apprend  à  distinguer  ces  nuances 
par  des  signes  différens,  donne  des  règles  pour  faire  de  ces  signes 
l'usage  le  plus  avantageux ,  découvre  souvent  par  cet  esprit  phi- 
losophique qui  remonte  à  la  source  de  tout,  les  raisons  du  choix 
bizarre  en  apparence  qui  fait  préférer  un  signe  à  un  autre  ,  et 
ne  laisse  enfin  à  ce  caprice  national  qu'on  appelle  usage ,  que  ce 
qu'elle  ne  peut  absolument  lui  ôter. 

Les  hommes,  en  se  communiquant  leurs  idées,  cherchent  aussi 
à  se  communiquer  leurs  25assions.  C'est  par  l'éloquence  qu'ils  y 
parviennent.  Faite  pour  parler  au  sentiment ,  comme  la  logique 


36  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

€t  la  grammaire  parlent  à  l'esprit ,  elle  impose  silence  à  la  raisoB 
même  ;  et  les  prodiges  qu'elle  opère  souvent  entre  les  mains  d'un 
seul  sur  toute  une  nation,  sont  peut-être  le  témoignage  le  plus 
éclatant  de  la  supériorité  d'un  homme  sur  un  autre.  Ce  qu'il  y 
a  de  singulier,  c'est  qu'on  ait  cru  suppléer  par  des  règles  à  un 
talent  si  rare.  C'est  à  peu  près  comme  si  on  eut  voulu  réduire  le 
génie  en  préceptes.  Celui  qui  a  prétendu  le  premier  qu'on  devait 
les  orateurs  à  l'art,  ou  n'était  pas  du  nombre  ,  ou  était  bien  in- 
grat envers  la  nature.  Elle  seule  peut  créer  un  homme  éloquent  ; 
les  hommes  sont  le  premier  livre  qu'il  doive  étudier  pour  y 
réussir,  les  grands  modèles  sont  le  second;  et  tout  ce  que  ces 
écrivains  illustres  nous  ont  laissé  de  philosophique  et  de  réfléchi 
sur  le  talent  de  l'orateur  ,  ne  prouve  que  la  difficulté  de  leur  res- 
sembler. Trop  éclairés  pour  prétendre  ouvrir  la  carrière,  ils  ne 
voulaient  sans  doute  qu'en  marquer  les  écueils.  A  l'égard  de  ces 
puérilités  pédantesques  qu'on  a  honorées  du  nom  de  rhétorique  , 
ou  plutôt  qui  n'ont  servi  qu'à  rendre  ce  nom  ridicule,  et  qui 
sont  à  l'art  oratoire  ce  que  la  scholastique  est  à  la  vraie  philo- 
sophie ,  elles  ne  sont  propres  qu'à  donner  de  l'éloquence  l'idée 
la  plus  fausse  et  la  plus  barbare.  Cependant,  quoiqu'on  commence 
assez  universellement  à  en  reconnaître  l'abus  ,  la  possession  oii 
elles  sont  depuis  long-temps  de  former  une  branche  distinguée  de 
la  connaissance  humaine  ne  permet  pas  encore  de  les  en  bannir  : 
pour  l'honneur  de  notre  discernement ,  le  temps  en  viendra  peut- 
être  un  jour. 

Ce  n'est  pas  assez  pour  nous  de  vivre  avec  nos  contemporains, 
et  de  les  dominer.  Animés  par  la  curiosité  et  par  l'amour-propre, 
et  cherchant  par  une  avidité  naturelle  à  embrasser  à  la  fois  le 
pas-é,  le  présent  et  l'avenir  ,  nous  désirons  en  même  temps  de 
vivre  avec  ceux  qui  nous  suivront,  et  d'avoir  vécu  avec  ceux  qui 
nous  ont  précédés.  De  là  l'origine  et  l'étude  de  l'histoire ,  qui  nous 
unissant  aux  siècles  passés  par  le  spectacle  de  leurs  vices  et  de 
leurs  vertus  ,  de  leurs  connaissances  et  de  leurs  erreurs ,  trans- 
met les  nôtres  aux  siècles  futurs.  C'est  là  qu'on  apprend  à  n'es- 
timer les  hommes  que  par  le  bien  qu'ils  font,  et  non  par  l'ap- 
pareil imposant  qui  les  environne  :  les  souverains  ,  ces  hommes 
assez  malheureux  pour  que  tout  conspire  à  leur  cacher  la  vérité, 
peuvent  eux-mêmes  se  juger  d'avance  à  ce  tribunal  intègre  et 
terrible  ;  le  témoignage  que  rend  l'histoire  à  ceux  de  leurs  pré- 
décesseurs qui  leur  ressemblent ,  est  l'image  de  ce  que  la  posté- 
rité dira  d'eux. 

La  chronologie  et  la  géographie  sont  les  deux  rejetons  et  les 
deux  soutiens  de  la  science  dont  nous  parlons  :  l'une  place  les 
hommes  dans  le  temps  ;  l'autre  les  distribue  sur  notre  globe. 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  3; 

Toutes  deux  tirent  un  grand  secours  de  l'histoire  de  la  terre  et 
de  celle  des  cieux,  c'est-à-dire  des  faits  historiques,  et  des  obser- 
vations célestes  ;  et  s'il  était  permis  d'emprunter  ici  le  langage 
des  poètes  ,  on  pourrait  dire  que  la  science  des  temps  et  celle 
des  lieux ,  ^nt  filles  de  l'astronomie  et  de  l'histoire. 

Un  des  principaux  fruits  de  l'étude  des  Empires  et  de  leurs 
révolutions,  est  d'examiner  comment  les  hommes,  séparés,  pour 
ainsi  dire^  en  plusieurs  grandes  familles  ,  ont  formé  diverses  so- 
ciétés; comment  ces  différentes  sociétés  ont  donné  naissance  aux 
différentes  espèces  de  gouvernemens  ;  comment  elles  ont  cherché 
à  se  distinguer  les  unes  des  autres,  tant  par  les  lois  qu'elles  se 
sont  données  ,  que  par  les  signes  particuliers  que  chacune  a  ima- 
ginés pour  que  ses  membres  communiquassent  plus  facilement 
entre  eux.  Telle  est  la  source  de  cette  diversité  de  langues  et 
de  lois,  qui  est  devenue  pour  notre  malheur  un  objet  considé- 
rable d'étude.  Telle  est  encore  l'origine  de  la  politique,  espèce 
de  morale  d'un  genre  particulier  et  supérieur,  à  laquelle  les 
principes  de  la  morale  ordinaire  ne  peuvent  quelquefois  s'accom- 
moder qu'avec  beaucoup  de  finesse ,  et  qui  pénétr^m  dans  les 
ressorts  principaux  du  gouvernement  des  Etats  ,  démêle  ce  qui 
peut  les  conserver ,  les  affaiblir  ou  les  détruire  :  étude  peut-être 
la  plus  difficile  de  toutes  ,  par  les  connaissances  qu'elle  exige 
qu'on  ait  sur  les  peuples  et  sur  les  hommes  ,  et  par  l'étendue  et 
la  variété  des  talens  qu'elle  suppose  ;  surtout  quand  le  politique 
ne  veut  point  oublier  que  la  loi  naturelle ,  antérieure  à  toutes 
les  conventions  particulières ,  est  aussi  la  première  loi  des  peuples , 
et  que  pour  être  homme  d'Etat ,  on  ne  doit  point  cesser  d'être 
homme. 

Voilà  les  branches  principales  de  cette  partie  de  la  connais^ 
sance  humaine ,  qui  consiste  ou  dans  les  idées  directes  que  nous 
avons  reçues  par  les  sens  ,  ou  dans  la  combinaison  et  la  compa- 
raison de  ces  idées;  combinaison  qu'en  général  on  appelle  yj/zz- 
losophie.  Ces  branches  se  subdivisent  en  une  infinité  d'autres 
dont  rénumération  serait  immense  ,  et  appartient  plus  à  VEn~ 
cj^clopédie  même  qu'à  sa  préface. 

La  première  opération  de  la  réflexion  consistant  à  rapprocher 
et  à  unir  les  notions  directes  ,  nous  avons  du  commencer  dans 
ce  discours  par  envisager  la  réflexion  de  ce  côté-là  ,  et  parcourir 
les  différentes  sciences  qui  en  résultent.  Mais  les  notions  formées 
par  la  combinaison  des  idées  primitives  ,  ne  sont  pas  les  seules 
dont  notre  esprit  soit  capable.  Il  est  une  autre  espèce  de  con- 
naissances réfléchies  ,  dont  nous  devons  maintenant  parler.  Elles 
consistent  dans  les  idées  que  nous  nous  formons  à  nous-mêmes  ,  en 
imaginant  et  en  composant  des  êtres  semblables  à  ceux  qui  sont 


38  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

l'objet  de  nos  idées  directes.  C'est  ce  qu'on  appelle  V imitation 
de  la  nature ,  si  connue  et  si  recommandée  par  les  anciens. 
Comme  les  idées  directes  qui  nous  frappent  le  plus  vivement , 
sont  celles  dont  nous  conservons  le  plus  aisément  le  souvenir,  ce 
sont  aussi  celles  que  nous  cherchons  le  plus  à  réveâiler  en  nous 
par  l'imitation  de  leurs  objets.  Si  les  objets  agréables  nous  frap- 
pent plus  étant  réels  que  simplement  représentés  ,  ce  qu'ils 
perdent  d'agrément  en  ce  dernier  cas  est  en  quelque  manière 
compensé  par  celui  qui  résulte  du  plaisir  de  l'imitation.  A  l'é- 
gard des  objets  qui  n'exciteraient ,  étant  réels,  que  des  sentimens 
tristes  ou  tumultueux,  leur  imitation  est  plus  agréable  que  les 
objets  mêmes ,  parce  qu'elle  nous  place  à  cette  juste  distance 
où  nous  éprouvons  le  plaisir  de  l'émotion  sans  en  ressentir  le 
désordre.  C'est  dans  cette  imitation  des  objets  capables  d'exciter 
en  nous  des  sentimens  vifs  ou  agréables,  de  quelque  nature  qu'ils 
soient  ,  que  consiste  en  général  l'imitation  de  la  belle  nature  , 
sur  laquelle  tant  d'auteurs  ont  écrit  sans  en  donner  d'idée  nette  : 
soit  parce^ue  la  belle  nature  ne  se  démêle  que  par  un  sentiment 
exquis  ,  soit  aussi  parce  que  dans  cette  matière  les  limites  qui 
distinguent  l'arbitraire  du  vrai  ne  sont  pas  encore  bien  fixées, 
et  laissent  quelque  espace  libre  à  l'opinion. 

A  la  lête  des  connaissances  qui  consistent  dans  l'imitation  , 
doivent  être  placées  la  peinture  et  la  sculpture  ,  parce  que  ce 
sont  celles  de  toutes  oii  l'imitation  approche  le  plus  des  objets 
qu'elle  représente  ,  et  parle  le  plus  directement  aux  sens.  On 
peut  y  joindre  cet  art,  né  de  la  nécessité  et  perfectionné  par  le 
luxe  ,  l'architecture ,  qui  s'etant  élevée  par  degrés  des  chau- 
mières aux  palais,  n'est  aux  yeux  du  philosophe,  si  on  peut  parler 
ainsi ,  que  le  masque  embelli  d'un  de  nos  plus  grands  besoins. 
L'imitation  de  la  belle  nature  y  est  moins  frajïpante  et  plus  res- 
serrée que  dans  les  deux  autres  arts  dont  nous  venons  de  parler; 
ceux-ci  expriment  indifféremment  et  sans  restriction  toutes  les 
parties  de  la  belle  nature,  et  la  représentent  telle  qu'elle  est , 
uniforme  ou  variée;  l'architecture,  au  contraire,  se  borne  à 
imiter  par  l'assemblage  et  l'union  des  différens  corps  qu'elle  em- 
ploie ,  l'arrangement  symétrique  que  la  nature  observe  plus  ou 
moins  sen  ibiement  dans  chaque  individu  ,  et  qui  contraste  si 
bien  avec  la  belle  variété  du  tout  ensemble. 

La  poésie  qui  vient  après  la  peinture  et  la  scuplture,  et  qui  n'em- 
ploie pour  l'imitation  que  les  mots  disposés  suivant  une  harmonie 
agréable  à  l'oreille,  parle  plutôt  à  l'imagination  qu'aux  sens; 
elle  lui  représente  d'une  manière  vive  et  touchante  les  objets  qui 
composent  cet  univers ,  et  semble  plutôt  les  créer  que  les  peindre 
par  la  chaleur,  le  mouvement  et  la  vie  qu'elle  sait  leur  donner. 


DE   L'ENCYCLOPÉDIE.  39 

Enfin  la  musique ,  qui  parle  à  la  fois  à  l'imagination  et  aux 
sens ,  tient  le  dernier  rang  dans  l'ordre  de  l'imitation  :  non  que 
son  imitation  soit  moins  parfaite  dans  les  objets  qu'elle  se  pro- 
pose de  représenter,  mais  parce  qu'elle  semble  borne'e  jusqu'ici 
à  un  plus  petit  nombre  d'images  ;  ce  qu'on  doit  moins  attribuer 
à  sa  nature  qu'à  trop  peu  d'invention  et  de  ressources  dans  la 
l^lupart  de  ceux  qui  la  cultivent.  Il  ne  sera  pas  inutile  de  faire 
sur  cela  quelques  réflexions.  La  musique  qui,  dans  son  origine, 
n'était  peut-être  destinée  à  représenter  que  du  bruit ,  est  devenue 
peu  à  peu  une  espèce  de  discours  et  même  de  langue ,  par 
laquelle  on  exprime  les  différens  sentimens  de  l'âme  ,  ou  plutôt 
ses  différentes  passions  :  mais  pourquoi  réduire  cette  expression 
aux  passions  seules,  et  ne  pas  l'étendre,  autant  qu'il  est  possible, 
jusqu'aux  sensations  mêmes?  Quoique  les  perceptions  que  nous 
recevons  par  divers  organes  diffèrent  entre  elles  autant  que  leurs 
objets,  on  peut  néanmoins  les  comparer  sous  un  autre  point  de 
vue  qui  leur  est  commun  ,  c'est-à-dire  parla  situation  de  plaisir 
ou  de  trouble  où  elles  mettent  notre  âme.  Un  objet  effrayant, 
un  bruit  terrible  ,  produisent  chacun  en  nous  une  émotion 
par  laquelle  nous  pouvons,  jusqu'à  un  certain  point,  les  rappro- 
cher ,  et  que  nous  désignons  souvent  dans  l'un  et  l'autre  cas, 
ou  par  le  même  nom,  ou  par  des  noms  synonymes.  Je  ne  vois 
donc  point  pourquoi  un  musicien,  qui  aurait  à  peindre  un  objet 
effrayant  ,  ne  pourrait  pas  y  réussir  en  cherchant  dans  la  nature 
l'espèce  de  bruit  qui  peut  produire  en  nous  l'émotion  la  plus 
semblable  à  celle  que  cet  objet  y  excite.  J'en  dis  autant  des  sen- 
sations agréables.  Penser  autrement  ce  serait  vouloir  resserrer 
les  bornes  de  l'art  et  de  nos  plaisirs.  J'avoue  que  la  peinture 
dont  il  s'agit  exige  une  étude  fine  et  approfondie  des  nuances 
qui  distinguent  nos  sensations;  mais  aussi  ne  faut-il  pas  espérer 
que  ces  nuances  soient  démêlées  par  un  talent  ordinaire.  Saisies 
par  l'homme  de  génie  ,  senties  par  l'homme  de  goût ,  aperçues 
par  l'homme  d'esprit ,  elles  sont  perdues  pour  la  multitude. 
Toute  musique  qui  ne  peint  rien,  n'est  que  du  bruit;  et  sans 
l'habitude  qui  dénature  tout,  elle  ne  ferait  guère  plus  de  plaisir 
qu'une  suite  de  mots  harmonieux  et  sonores  dénués  d'ordre  et 
de  liaison.  Il  est  vrai  qu'un  musicien  attentif  à  tout  peindre  , 
nous  présenterait  dans  plusieurs  circonstances  des  tableaux 
d'harmonie  qui  ne  seraient  point  faits  pour  des  sens  vulgaires  ; 
mais  tout  ce  qu'on  en  doit  conclure  ,  c'est  qu'après  avoir  fait  un 
art  d'apprendre  la  musique ,  on  devrait  bien  en  faire  un  de 
l'écouter. 

Nous  terminerons  ici  l'énumération  de  nos  principales  con- 
naissances. Si  on  les^  envisage  maintenant  toutes  ensemble,  et 


4o  DISCOtlRS  PRÉLIMINAIRE 

qu'on  cherche  les  pointsde  vue  généraux  qui  peuvent  servir  à  les 
discerner  ,  on  trouve  que  les  unes ,  purement  pratiques ,  ont  pour 
but  l'exécution  de  quelque  chose  ;  que  d'autres,  simplement 
spéculatives,  se  bornent  à  l'examen  de  leur  objet  et  à  ia  con- 
templation de  ses  propriétés;  qu'enfin  d'autres  tirent  de  l'étude 
spéculative  de  leur  objet  l'usage  qu'on  en  peut  faire  dans  la 
pratique.  La  spéculation  et  la  pratique  constituent  la  principale 
différence  qui  dislingue  \es  sciences  d'avec  les  arts  ;  et  c'est  à  peu 
près  en  suivant  cette  notion  qu'on  a  donné  l'un  ou  l'autre  nom  à 
chacune  de  nos  connaissances.  Il  faut  cependant  avouer  que  nos 
idées  ne  sont  pas  encore  bien  fixées  sur  ce  sujet.  On  ne  sait 
souvent  quel  nom  donner  à  la  plupart  des  connaissances  oii  la 
spéculation  se  réunit  à  la  pratique;  et  l'on  disjiute  ,  par  exemple, 
tous  les  jours  dans  les  écoles,  si  la  logique  est  un  art  ou  une 
science  :  le  problème  serait  bientôt  résolu ,  en  répondant  qu'elle 
est  à  la  fois  l'une  et  l'autre.  Qu'on  s'épargnerait  de  questions  et 
de  peines  si  on  déterminait  enfin  la  signification  des  mots  d'une 
manière  nette  et  précise  î 

On  peut  en  général  donner  le  nom  à'arts  à  tout  système  de 
connaissances  qu'il  est  permis  de  réduire  à  des  règles  positives, 
invariables  et  indépendantes  du  caprice  ou  de  l'opinion;  et 
il  serait  permis  de  dire  en  ce  sens ,  que  plusieurs  de  nos  sciences 
sont  des  arts,  étant  envisagées  par  leur  côté  pratique.  Mais 
comme  il  y  a  des  règles  pour  les  opérations  de  l'esprit  ou  de 
l'âme,  il  y  en  a  aussi  pour  celles  du  corps,  c'est-à-dire,  pour 
celles  qui,  bornées  aux  corps  extérieurs,  n'ont  besoin  que  de 
la  main  seule  pour  être  exécutées.  De  là  la  distinction  des  arts 
en  libéraux  et  en  mécaniques ,  et  la  supériorité  qu'on  accorde 
aux  premiers  sur  les  seconds.  Cette  supériorité  est  sans  doute 
injuste  à  plusieurs  égards.  Néanmoins ,  parmi  les  préjugés,  tout 
ridicules  qu^ils  peuvent  être  ,  il  n'en  est  jjoint  qui  n'ait  sa  raison, 
ou  ,  pour  parler  plus  exactement ,  son  origine  ;  et  la  philosophie, 
souvent  impuissante  pour  corriger  les  abus,  peut  au  moins  en 
démêler  la  source.  La  force  du  corps  ayant  été  le  premier  prin-^ 
cipe  qui  a  rendu  inutile  le  droit  que  tous  les  hommes  avaient 
d'être  égaux,  les  plus  faibles  dont  le  nombre  e^t  toujours  le  plus 
grand,  se  sont  joints  ensemble  pour  la  réprimer.  Ils  ont  donc 
établi  par  le  secours  des  lois  et  des  différentes  sortes  de  gouver- 
nemens,  une  inégalité  de  convention  dont  la  force  a  cessé 
d'être  le  principe.  Cette  dernière  inégalité  étant  bien  affermie  , 
les  hommes,  en  se  réunissant  avec  raison  pour  la  conserver,  n'ont 
pas  laissé  de  réclamer  secrètement  contre  elle  ,  par  ce  désir  de  su- 
périorité que  rien  n'a  pu  détruire  en  eux.  Ils  ont  donc  cherché  une 
sorte  de  dédommagement  dans  une  inégalité  moins  arbitraire  ; 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  4» 

et  la  force  corporelle,  enchaînée  par  les  lois,  ne  pouvant  plus 
offrir  aucun  moyen  de  supériorité,  ils  ont  été  réduits  à  chercher 
dans   la  différence  des  esprits   un  principe  d'inégalité  aussi  na- 
turel ,  plus  paisible  et  plus  utile  à  la  société.  Ainsi  la  partie  la  plus 
noble  de  notre  être  s'est  en  quelque  manière  vengée  des  premiers 
avantages  que  la  partie  la  plus  vile  avait  usurpés ,  et  les  talens 
de  l'esprit  ont  été  généralement  reconnus  pour  supérieurs  à  ceux 
du  corps.  Les  arts  mécaniques  dépendans  d'une  opération  ma- 
nuelle, et  asservis,  qu'on  me  permette  ce  terme  ,  à  une  espèce 
de  routine,  ont  été  abandonnés  à  ceux  d'entre  les  hommes  que 
les  préjugés  on!  placés  dans  la  classe  la  plus  inférieure.  L'iuiiigence 
qui  a  forcé  ces  hommes  à  s'appliquer  à  un  pareil  travail ,  plus 
souvent  que  le  goût  et  le  génie  ne  les  y  ont  entraînés  ,  est  devenue 
ensuite  une  raison  pour  les  mépriser;  tant  elle  nuit  à  tout  ce  qui 
i'accojupagne.  A  l'égard  des  opérations  libres  de  l'esprit,  elles 
ont  été  le  partage  de  ceux  qui  se  sont  crus  sur  ce  point  les  plus 
favorisés  de  la  nature.  Cependant  l'avantage  que  les  arts  libéraux 
ont  sur  les  arts  mécaniques,   par  le  travail   que  les  premiers 
exigent  de  l'esprit,  et  par  la  dilhculté  d'y  exceller,  est  suffisam- 
ment compensé  par  l'utilité  bien  supérieure  qi'e  les  derniers  nous 
procurent  pour  la  yjh.'part.  C'est  cette  utilité  même  qui  a  forcé 
de  les  réduire  à  des  opérations  purement  machinales,  pour  en 
faciliter  la  pratique  à  un  plus  grand  nombre  d'hommes.  Mais  la 
société,  en  respectant  avec  justice  les  grands  génies  qui  l'éclairent, 
ne  doit  point  avilir  les  mains  qui  la  servent.  La  découverte  de 
la  boussole  n'est  pas  moins  avantageuse  au  genre  humain,  que 
ne   le  serait  à  la  physique  l'explication  des  propriétés  de  cette 
aiguille.    Enfin,  à    considérer   en  lui-même  le  principe  de  la 
distinction  dont  nous  parlons,   combien  de  savans    prétendus 
dont  la  science  n'est  proprement  qu'un  art  mécanique?  et  quelle 
différence  réelle  y  a-t-il  entre    une  têle  remplie  de  faits  sans 
ordre ,   sans  usage  et  sans  liaison  ,  et  l'instinct  d'un  artisan  ré- 
duit à  l'exécution  machinale  ? 

Le  mépris  qu'on  a  pour  les  arts  mécaniques  semble  avoir  in- 
flué jusqu'à  un  certain  point  sur  leurs  inventeurs  même.  Les 
noms  de  ces  bienfaiteurs  du  genre  humain  sont  presque  tous  in- 
connus ,  tandis  que  l'histoire  de  ses  destructeurs,  c'est-à-dire 
des  conquérans ,  n'est  ignorée  de  personne.  Cependant  c'est 
peut-être  chez  les  artisans  qu'il  faut  aller  chercher  les  preuves 
les  plus  admirables  de  la  sagacité  de  l'esprit,  de  sa  patience  et 
de  ses  ressources.  J'avoue  que  la  plupart  des  arts  n'ont  été  inventés 
que  peu  à  peu,  et  qu'il  a  fallu  une  assez  longue  suite  de  siècles 
pour  porter  les  montres,  par  exemple,  au  point  de  perfection 
oit  nous  les  voyons.  Mais  n'en  est-il  pas  de  même  des  sciences  ? 


12  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

combien  de  découvertes  qui  ont  immortalise  leurs  auteurs,  avaient 
été  préparées  jDar  les  travaux  des  siècles  précédens,  souvent  même 
amenées  à  leui*  maturité  ,  au  point  de  ne  demander  plus  qu'un 
pas  à  faire?  et  ,  pour  ne  point  sortir  de  l'horlogerie,  pourquoi 
ceux  à  qui  nous  devons  la  fusée  des  montres  ,  l'échappement  et 
la  répétition,  ne  sont-ils  pas  aussi  estimés  que  ceux  qui  ont 
travaillé  successivement  à  perfectionner  l'algèbre?  D'ailleurs,  si 
j'en  crois  quelques  philosophes  que  le  mépris  de  la  multitude 
pour  les  arts  n'a  j)oint  empêché  de  les  étudier  ,  il  est  certaines 
machines  si  compliquées ,  et  dont  toutes  les  parties  dépendent 
tellement  l'une  de  l'autre,  qu'il  est  difficile  que  l'invention 
en  soit  due  à  plus  d'un  seul  homme.  Ce  génie  rare  dont  le  nom 
est  enseveli  dans  l'oubli,  n'eùt-il  pas  été  bien  digne  d'éfre  placé 
à  côté  du  petit  nombre  d'esprits  créateurs ,  qui  nous  ont  ouvert 
dans  les  sciences  des  routes  nouvelles  ? 

Parmi  les  arts  libéraux  qu'on  a  réduits  à  des  principes ,  ceux 
qui  se  proposent  l'imitation  de  la  nature ,  ont  été  appelés  beaux 
arts  ^  parce  qu'ils  ont  principalement  l'agrément  pour  objet. 
Mais  ce  n'est  pas  la  seule  chose  qui  les  distingue  des  arts  libé- 
raux plus  nécessaires  ou  plus  utiles  ,  comme  la  grammaire  ,  la 
logique  et  la  morale.  Ces  derniers  ont  des  règles  fixes  et  arrêtées, 
que  tout  homme  peut  transmettre  à  un  autre:  au  lieu  que  la 
pratique  des  beaux  arts  consiste  principalement  dans  une  in- 
vention qui  ne  prend  guère  ses  lois  que  du  génie;  les  règles 
qu'on  a  écrites  sur  ces  arts  n'en  sont  proprement  que  la  partie 
mécanique;  elles  produisent  à  peu  près  l'effet  du  télescope, 
elles  n'aident  que  ceux  qui  voient. 

Il  résulte  de  tout  ce  que  nous  avons  dit  jusqu'ici  ,  que  les 
différentes  manières  dont  notre  esprit  opère  sur  les  objets  et  les 
différens  usages  qu'il  tire  de  ces  objets  mêmes  ,  sont  le  premier 
moyen  qui  se  présente  à  nous  pour  discerner  en  général  nos 
connaissances  les  unes  des  autres.  Tout  s'y  rapporte  à  nos  besoins, 
soit  de  nécessité  absolue ,  soit  de  convenance  et  d'agrément , 
soit  même  d'usage  et  de  caprice.  Plus  les  besoins  sont  éloignés 
ou  difficiles  à  satisfaire  ,  plus  les  connaissances  destinées  à  cette 
fin  sont  lentes  à  paraître.  Quels  progrès  la  médecine  n'aurait- 
elle  pas  faits  aux  dépens  des  sciences  dépure  spéculation ,  si  elle 
était  aussi  certaine  que  la  géométrie?  mais  il  est  encore  d'autres 
caractères  très-marqués  dans  la  manière  dont  nos  connaissances 
nous  affectent  et  dans  les  différens  jugemens  que  notre  âme 
porte  de  ses  idées.  Ces  jugemens  sont  désignés  par  les  mots 
^évidence ,  de  certitude  ,  de  probabilité ,  de  sentiment  et  de 
^out. 

IJévidence  appartient  proprement   aux    idées    dont  l'esprit 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  /,;i 

aperçoit  la  liaison  tout  d'un  coup  ;  la  certitude  k  celles  dont  la 
liaison  ne  peut  être  connue  que  par  le  secours  d'un  certain 
nombre  d'idées  intermédiaires ,  ou  ,  ce  qui  est  la  même  chose  , 
aux  propositions  dont  l'identité  avec  un  principe  évident  par 
lui-même  ,  ne  peut  être  découverte  que  par  un  circuit  plus  ou 
moins  long  ;  d'oii  il  s'ensuit  que  ,  selon  la  nature  des  esprits  ,  ce 
qui  est  évident  pour  l'un  peut  quelquefois  n'être  que  certain 
pour  un  autre.  On  pourrait  encore  dire,  en  prenant  les  mots 
d^ évidence  et  de  certitude  dans  un  autre  sens  ,  que  la  première 
est  le  résjiltat  des  opérations  seules  de  l'esprit,  et  se  rapporte 
aux  opérations  métaphysiques  et  mathématiques  ;  et  que  la  se- 
conde est  plus  propre  aux  objets  physiques ,  dont  la  connaissance 
est  le  fruit  du  rapport  constant  et  invariable  de  nos  sens.  La 
probabilité  a  principalement  lieu  pour  les  faits  historiques,  en 
général  pour  tous  les  événemens  passés  ,  présens  et  à  venir  ,  que 
nous  attribuons  à  une  sorte  de  hasard ,  parce  que  nous  n'en  dé- 
mêlons pas  les  causes.  La  partie  de  cette  connaissance  qui  a  pour 
objet  le  présent  et  le  passé  ,  quoiqu'elle  ne  soit  fondée  que  sur 
le  simple  témoignage  ,  produit  souvent  en  nous  une  persuasion 
aussi  forte  que  celle  qui  naît  des  axiomes.  Le  sentiment  est  de 
deux  sortes.  L'un  destiné  aux  vérités  de  morale,  s'appelle  con- 
science; c'est  une  suite  de  la  loi  naturelle  et  de  l'idée  que  nous 
avons  du  bien  et  du  mal  ;  et  on  pourrait  le  nommer  évidence  du 
cœur  ^  parce  que  tout  différent  qu'il  est  de  l'évidence  de  l'esprit 
attachée  aux  vérités  spéculatives  ,  il  nous  subjugue  avec  le  même 
empire.  L'autre  espèce  de  sentiment  est  particulièrement  affecté 
à  l'imitation  de  la  belle  nature,  et  à  ce  qu'on  appelle  beautés 
d'expressions.  Il  saisit  avec  transport  les  beautés  sublimes  et 
frappantes ,  démêle  avec  finesse  les  beautés  cachées ,  et  proscrit 
ce  qui  n'en  a  que  l'apparence.  Souvent  même  il  prononce  des 
arrêts  sévères  sans  se  donner  la  peine  d'en  détailler  les  motifs, 
parce  que  ces  motifs  dépendent  d'une  foule  d'idées  difficiles  à 
développer  sur-le-champ ,  et  plus  encore  à  transmettre  aux 
autres.  C'est  à  cette  espèce  de  sentiment  que  nous  devons  le  goût 
et  le  génie ,  distingués  l'un  de  l'autre  en  ce  que  le  génie  est  le 
sentiment  qui  crée  ,  et  le  goût ,  le  sentiment  qui  juge. 

Après  le  détail  oii  nous  sommes  entrés  sur  les  différentes  par- 
ties de  nos  connaissances,  et  sur  les  caractères  qui  les  distinguent, 
il  ne  nous  reste  plus  qu'à  former  un  arbre  généalogique  ou  ency- 
clopédique qui  les  rassemble  sous  un  même  point  de  vue  ,  et  qui 
serve  à  marquer  leur  origine  et  les  liaisons  qu'elles  ont  entre 
elles.  Nous  expliquerons  dans  un  moment  l'usage  que  nous  pré- 
tendons faire  de  cet  arbre.  Mais  l'exécution  n'en  est  pas  sans 
difficulté.  Quoique  l'histoire  philosophique  que  nous  venons  d(* 


44  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

Jonner  de  Torigine  de  nos  idées  ,  soit  fort  utile  pour  faciliter  un 
pareil  travail ,  il  ne  faut  pas  croire  que  l'arbre  encyclopédique 
doive  ni  puisse  même  être  servilement  assujéti  à  cette  histoire. 
Le  système  général  des  sciences  et  des  arts  est  une  espèce  de 
labyrinthe  ,  de  chemin  tortueux  ,  où  l'esprit  s'engage  sans  trop 
connaître  la  route  qu'il  doit  tenir.  Pressé  par  ses  besoins ,  par 
ceux  du  corps  auquel  il  est  uni ,  il  étudie  d'abord  les  premiers 
objets  qui  se  présentent  à  lui  ;  pénètre  le  plus  avant  qu'il  peut 
dans  la  connaissance  de  ces  objets  ;  rencontre  bientôt  des  diffi- 
cultés qui  l'arrêtent,  et  soit  par  l'espérance  ou  même  par  le  dés- 
espoir de  les  vaincre  ,  se  jette  dans  une  nouvelle  route  ;  revient 
ensuite  sur  ses  j^as  ;  franchit  quelquefois  les  premières  barrières 
pour  en  rencontrer  de  nouvelles  ;  et  passant  d'un  objet  à  un 
autre,  fait  sur  chacun  de  ces  objets  à  différens  intervalles  et 
comme  par  secousses  ,  une  suite  d'opérations  dont  la  disconti- 
nuité est  un  effet  nécessaire  de  la  génération  même  de  ses  idées. 
Mais  ce  désordre,  tout  philosophique  qu'il  est  de  la  part  de 
l'esprit ,  défigurerait ,  ou  plutôt  anéantirait  entièrement  un 
arbre  encyclopédique  dans  lequel  on  voudrait  le  représenter. 

D'ailleurs  ,  comme  nous  l'avons  déjà  fait  sentir  au  sujet  de  la 
logique,  la  plupart  des  sciences  qu'on  regarde  comme  renfer- 
mant les  principes  de  toutes  les  autres  ,  et  qui  doivent  par  cette 
raison  occuper  les  premières  places  dans  l'ordre  encyclopédique, 
n'observent  pas  le  même  rang  'dans  l'ordre  généalogique  des 
idées;  parce  qu'elles  n'ont  pas  été  inventées  les  premières.  En 
effet  ,  notre  étude  primitive  a  du  être  celle  des  individus  ;  ce 
n'est  qu'après  avoir  considéré  leurs  propriétés  particulières  et 
palpables  ,  que  nous  avons ,  par  abstraction  de  notre  esprit ,  en- 
visagé leurs  propriétés  générales  et  communes ,  et  formé  la  mé- 
taphysique et  la  géométrie  ;  ce  n'est  qu'après  un  long  usage  des 
premiers  signes,  que  nous  avons  perfectionné  l'art  de  ces  signes 
au  point  d'en  faire  une  science  ;  ce  n'est  enfin  qu'après  une 
longue  suite  d'opérations  sur  les  objets  de  nos  idées  ,  que  nous 
avons  par  la  réflexion  donné  des  règles  à  ces  opérations  mêmes. 

Enfin  le  système  de  nos  connaissances  est  composé  de  diffé- 
rentes branches  ,  dont  plusieurs  ont  un  même  point  de  réunion  ; 
et  comme  en  partant  de  ce  point  il  n'est  pas  possible  de  s'en- 
gager à  la  fois  dans  toutes  les  routes  ,  c'est  la  nature  des  différens 
esprits  qui  détermine  le  choix.  Aussi  est-il  assez  rare  qu'un  même 
esprit  en  parcoure  à  la  fois  un  grand  nombre.  Dans  l'étude  de 
la  nature  les  hommes  se  sont  d'abord  appliqués  ,  tous  comme 
de  concert ,  à  satisfaire  les  besoins  les  plus  pressans  ;  mais  quand 
ils  en  sont  venus  aux  connaissances  moins  absolument  néces- 
saires, ils  ont  dû  se  les  partager  ,  et  y  avancer  chacun  de  son 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  45 

côté  à  peu  près  d'un  pas  égal.  Ainsi  plusieurs  sciences  ont  été, 
pour  ainsi  dire  ,  contemporaines  ;  mais  dans  l'ordre  historique 
des  progrès  de  l'esprit ,  on  ne  peut  les  embrasser  que  succes- 
sivement. 

Il  n'en  est  pas  de  mê||e  de  l'ordre  encyclopédique  de  nos 
connaissances.  Ce  dernier^onsiste  à  les  rassembler  dans  le  plus 
petit  espace  possible  ,  et  à  placer  ,  pour  ainsi  dire  ,  le  philosophe 
au-dessus  de  ce  vaste  labyrinthe  dans  un  point  de  vue  fort  élevé 
d'oii  il  puisse  apercevoir  à  la  fois  les  sciences  et  les  arts  princi- 
paux; voir  d'un  coup  d'œil  les  objets  de  ses  spéculations,  et  les 
opérations  qu'il  peut  faire  sur  ces  objets  ;  distinguer  les  branches 
générales  des  connaissances  humaines ,  les  points  qui  les  sé- 
parent ou  qui  les  unissent ,  et  entrevoir  même  quelquefois  les 
routes  secrètes  qui  les  rapprochent.  C'est  une  espèce  de  mappe- 
monde qui  doit  montrer  les  principauid  pays ,  leur  position  et 
leur  dépendance  mutuelle ,  le  chemin  en  ligne  droite  qu'il  y  a 
de  l'un  à  l'autre  ;  chemin  souvent  coupé  par  mille  obstacles  ,  qui 
ne  peuvent  être  connus  sur  chaque  pays  que  des  habitans  ou 
des  voyageurs  ,  et  qui  ne  sauraient  être  montrés  que  dans  des 
cartes  particulières  fort  détaillées.  Ces  cartes  particulières  seront 
les  différens  articles  de  l'Encyclopédie,  et  l'arbre  ou  système 
figuré  en  sera  la  mappemonde. 

Mais,  comme  dans  les  cartes  générales  du  globe  que  nous  ha- 
bitons ,  les  objets  sont  plus  ou  moins  rapprochés ,  et  présentent 
un  coup  d'œil  différent  selon  le  point  de  vue  où  l'œil  est  placé 
par  le  géographe  qui  construit  la  carte ,  de  même  la  forme  de 
l'arbre  encyclopédique  dépendra  du  point  de  vue  oii  l'on  se 
mettra  pour  envisager  l'univers  littéraire.  On  peut  donc  ima- 
giner autant  de  systèmes  différens  de  la  connaissance  humaine  , 
que  de  mappemondes  de  différentes  projections  ;  et  chacun  de 
ces  systèmes  pourra  même  avoir  ,  à  l'exclusion  des  autres  ,  quel- 
que avantage  particulier.  Il  n'est  guère  de  savans  qui  ne  placent 
volontiers  au  centre  de  toutes  les  sciences  celle  dont  ils  s'occu- 
pent ,  à  peu  près  comme  les  premiers  hommes  se  plaçaient  au 
centre  du  monde  ,  persuadés  que  l'univers  était  fait  pour  eux. 
La  prétention  de  plusieurs  de  ces  savans,  envisagée  d'un  œil 
philosophique  ,  trouverait  peut-être  ,  même  hors  de  l'amour- 
propre,  d'assez  bonnes  raisons  pour  se  justifier. 

Quoi  qu'il  en  soit,  celui  de  tous  les  arbres  encyclopédiques 
qui  offrirait  le  plus  grand  nombre  de  liaisons  et  de  rapports 
entre  les  sciences  ,  mériterait  sans  doute  d'être  préféré.  Mais 
peut-on  se  flatter  de  le  saisir?  la  nature  ,  nous  ne  saurions  trop 
le  répéter  ,  n'est  composée  que  d'individus  qui  sont  l'objet  pri- 
mitif de  nos  sensations  et  de  nos  perceptions  directes.  Nous  re- 


46  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

marquons ,  à  la  vërilé,  dans  ces  individus  ,  des  propriétés  com- 
munes par  lesquelles  nous  les  comparons  ,  et  des  propriétés  dis- 
semblables par  lesquelles  nous  les  discernons  :  et  ces  propriétés 
désignées  par  des  noms  abstraits,  nous  ont  conduits  à  former 
différentes  classes  où.  ces  objets  ont  ^  placés.  Mais  souvent  tel 
objet  qui ,  par  une  ou  plusieurs  de*ses  propriétés ,  a  été  placé 
dans  une  classe  ,  tient  à  une  autre  classe  par  d'autres  propriétés  , 
et  aurait  pu  tout  aussi  bien  y  avoir  place.  Il  reste  donc  néces- 
sairement de  l'arbitraire  dans  la  division  générale.  L'arrangement 
le  plus  naturel  serait  celui  oii  les  objets  se  succéderaient  par  les 
nuances  insensibles  qui  servent  tout  à  la  fois  à  les  séparer  et  à 
les  unir.  Mais  le  petit  nombre  d'êtres  qui  nous  sont  connus  ,  ne 
nous  permet  pas  de  marquer  ces  nuances.  L'univers  n'est  qu'un 
\aste  océan  ,  sur  là  surface  duquel  nous  apercevons  quelques 
îles  plus  ou  moins  grandes  ,  dont  la  liaison  avec  le  continent 
nous  est  cachée. 

On  pourrait  former  Tarbre  de  nos  connaissances  en  les  divi- 
sant ,  soit  en  naturelles  et  en  révélées,  soit  en  utiles  et  agréables , 
soit  en  spéculatives  et  pratiques  ,  soit  en  évidentes  ,  certaines , 
probables  et  sensibles  ,  soit  en  connaissances  des  choses  et  con- 
naissances des  signes;  et  ainsi  à  l'infini.  Nous  avons  choisi  une 
division  qui  nous  a  paru  satisfaire  tout  à  la  fois  le  plus  qu'il  est 
possible  à  l'ordre  encyclopédique  de  nos  connaissances  et  à  leur 
ordre  généalogique.  Nous  devons  cette  division  à  un  auteur  cé- 
lèbre dont  nous  parlerons  dans  la  suite  de  ce  discours:  nous 
avons  pourtant  cru  y  devoir  faire  quelques  changemens,  dont 
nous  rendrons  compte.  Mais  nous  sommes  trop  convaincus  de 
l'arbitraire  qui  régnera  toujours  dans  une  pareille  division  , 
pour  croire  que  notre  système  soit  l'unique  ou  le  meilleur  ;  il 
nous  suffira  que  notre  travail  ne  soit  pas  entièrement  désap- 
prouvé par  les  bons  esprits.  Nous  ne  voulons  point  ressembler  à 
cette  foule  de  naturalistes  qu'un  philosophe  moderne  a  eu  tant  de 
raison  de  censurer  ;  et  qui  occupés  sans  cesse  à  diviser  les  pro- 
ductions de  la  nature  en  genres  et  en  espèces  ,  ont  consumé  dans 
ce  travail  un  temps  qu'ils  auraient  beaucoup  mieux  employé  à 
l'étude  de  ces  productions  mêmes.  Que  dirait-on  d'un  architecte 
qui  ayant  à  élever  un  édifice  immense  ,  passerait  toute  sa  vie  à 
en  tracer  le  plan  ;  ou  d'un  curieux  qui  se  proposant  de  parcourir 
un  vaste  palais,  emploierait  tout  son  temps  à  en  observer  l'entrée? 
Les  objets  dont  notre  âme  s'occupe  sont  ou  spirituels  ou  ma- 
tériels,  et  notre  âme  s'occupe  de  ces  objets  ou  par  des  idées 
directes  ou  par  des  idées  réfléchies.  Le  svstème  des  connaissances 
directes  ne  peut  consister  que  dans  la  collection  purement  pas- 
sive et  comme  machinale  de  ces  mêmes  connaissances  ;  c'est  ce 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  4^ 

qu'on  appelle  mémoire.  La  reflexion  est  de  deux  sortes ,  nous 
l'avons  déjà  observé  ;  ou  elle  raisonne  sur  les  objets  des  idées 
directes ,  ou  elle  les  imite.  Ainsi  la  mémoire ,  la  raison  propre- 
ment dite,  et  Vimagination y  sont  les  trois  manières  différentes 
dont  notre  âme  opère  sur  les  objets  de  ses  pensées.  Nous  ne 
prenons  point  ici  l'imagination  pour  la  faculté  qu'on  a  de  se  re- 
présenter les  objets  ;  parce  que  cette  faculté  n'est  autre  chose 
que  la  mémoire  même  des  objets  sensibles ,  mémoire  qui  serait 
dans  un  continuel  exercice ,  si  elle  n'était  soulagée  par  l'inven- 
tion des  signes.  Nous  prenons  l'imagination  dans  un  sens  plus 
noble  et  plus  précis  ,  pour  le  talent  de  créer  en  imitant. 

Ces  trois  facultés  forment  d'abord  les  trois  divisions  générales 
de  notre  système,  et  les  trois  objets  généraux  des  connaissances 
humaines;  Vhistoire,  qui  se  rapporte  à  la  mémoire;  la  philoso- 
phie, qui  est  le  fruit  de  la  raison  ;  et  les  beaux-arts  ,  que  l'ima- 
gination fait  naître.  Si  nous  plaçons  la  raison  avant  l'imagination, 
cet  ordre  nous  paraît  bien  fondé  ,  et  conforme  au  progrès  naturel 
des  opérations  de  l'esprit  :  l'imagination  est  une  faculté  créa- 
trice :  et  l'esprit ,  avant  de  songer  à  créer  ,  commence  par  rai- 
sonner sur  ce  qu'il  voit  et  ce  qu'il  connaît.  Un  autre  motif  qui 
doit  déterminer  à  placer  la  raison  avant  l'imagination ,  c'est 
que ,  dans  cette  dernière  faculté  de  l'âme  ,  les  deux  autres  se 
trouvent  réunies  jusqu'à  un  certain  point ,  et  que  la  raison  s'y 
joint  à  la  mémoire.  L'esprit  ne  crée  et  n'imagine  des  objets 
qu'en  tant  qu'ils  sont  semblables  à  ceux  qu'il  a  connus  par  des 
idées  directes  et  par  des  sensations  :  plus  il  s'éloigne  de  ces 
objets ,  plus  les  êtres  qu'il  forme  sont  bizarres  et  peu  agréables. 
Ainsi ,  dans  l'imitation  de  la  nature ,  l'invention  même  est  as- 
sujétie  à  certaines  règles  ;  et  ce  sont  ces  règles  qui  forment 
principalement  la  partie  philosophique  des  beaux-arts  ,  jusqu'à 
présent  assez  imparfaite ,  parce  qu'elle  ne  peut  être  l'ouvrage 
que  du  génie,  et  que  le  génie  aime  mieux  créer  que  discuter. 

Enfin,  si  on  examine  le  progrès  de  la  raison  dans  ses  opéra- 
tions successives ,  on  se  convaincra  encore  qu'elle  doit  précéder 
l'imagination  dans  l'ordre  de  nos  facultés  ;  puisque  la  raison  , 
par  les  dernières  opérations  qu'elle  fait  sur  les  objets,  conduit 
en  quelque  sorte  à  l'imagination  :  car  ces  opérations  ne  con- 
sistent qu'à  créer ,  pour  ainsi  dire ,  des  êtres  généraux ,  qui  , 
séparés  de  leur  sujet  par  abstraction  ,  ne  sont  plus  du  ressort 
immédiat  de  nos  sens.  Aussi  la  métaphysique  et  la  géométrie 
sont  de  toutes  les  sciences  qui  appartiennent  à  la  raison,  celles 
oii  l'imagination  a  le  plus  de  part.  J'en  demande  pardon  à  nos 
beaux  esprits  détracteurs  de  la  géométrie  ;  ils  ne  se  croyaient 
pas  sans  doute  si  près  d'elle,  et  il  n'y  a  peut-être  que  la  métaphy- 


48  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

sique  qui  les  en  sépare.  L'imagination  dans  un  géomètre  qui 
crée  ,  n'agit  pas  moins  que  dans  un  poète  qui  invente.  11  est  vrai 
qu'ils  opèrent  différemment  sur  leur  objet  ;  le  premier  le  dé- 
pouille et  l'analyse,  le  second  le  compose  et  l'embellit.  Il  est 
encore  vrai  que  cette  manière  différente  d'opérer  n'appartient 
qu'à  différentes  sortes  d'esprits;  et  c'est  pour  cela  que  les  talens 
du  grand  géomètre  et  du  grand  poète  ne  se  trouveront  peut- 
être  jamais  ensemble.  Mais  soit  qu'ils  s'excluent  ou  ne  s'excluent 
pas  l'un  l'autre,  ils  ne  sont  nullement  en  droit  de  se  mépri-ser 
réciproquement.  De  tous  les  grands  hommes  de  l'antiquité  j 
Archimède  est  peut-être  ceK.i  qui  mérite  le  plus  d'être  placé  à 
côté  d'Homère.  J'espère  qu'on  pardonnera  celte  digression  à  un 
géomètre  qui  aime  son  art,  mais  qu'on  n'accusera  point  d'être 
admirateur  outré;  et  je  reviens  à  mon  sujet. 

La  distribution  générale  des  êtres  en  spirituels  et  en  maté- 
riels fournit  la  sous-division  de  trois  branches  générales.  L'his- 
toire et  la  philosophie  s'occupent  également  de  ces  deux  espèces 
d'êtres ,  et  rimaginalion  ne  travaille  que  d'après  les  êtres  pure- 
ment matériels  ,  nouvelle  raison  pour  la  placer  la  dernière  dans 
l'ordre  de  nos  facultés.  A  la  tête  des  êtres  spirituels  est  Dieu , 
qui  doit  tenir  le  premier  rang  par  sa  nature,  et  par  le  besoin 
que  nous  avons  de  le  connaître.  Au-dessous  de  cet  Etre  suprême 
sont  les  esprits  créés ,  dont  la  révélation  nous  apprend  l'exis- 
tence. Ensuite  vient  V homme ,  qui ,  composé  de  deux  principes, 
tient  par  son  âme  aux  esprits  ,  et  par  son  corps  au  monde  ma- 
tériel ;  et  enfin  ce  vaste  univers  que  nous  a|>pelons  monde  cor- 
porel ou  la  nature.  Nous  ignorons  pourquoi  l'auteur  célèbre  qui 
nous  sert  de  guide  dans  cette  distribution  ,  a  placé  la  nature 
avant  l'homme  dans  son  système;  il  semble,  au  contraire,  que 
tout  engage  à  placer  l'homme  sur  le  passage  qui  sépare  Dieu 
et  les  esprits  d'avec  les  corps. 

L'histoire,  en  tant  qu'elle  se  rapporte  à  Dieu,  renferme  ou  la  re- 
s^élationou  la  tradition,  et  se  divise,  sous  ces  deux  points  de  vue,  en 
histoire  sacrée  et  en  histoire  ecclésiastique.  L'histoire  de  l'homme 
a  pour  objet,  ou  ses  actions,  ou  ses  connaissances  ;  et  elle  est  par 
conséquent  civile  on  littéraire ,  c'est-à-dire,  se  partage  entre  les 
grandes  nations  et  les  grands  génies,  entre  les  rois  et  les  gens  de 
lettres, entre  lesconquérans  et  les  philosophes.  Enfin  l'histoire  de  la 
nature  est  celle  des  productions  innombrables  qu'on  y  observe , 
et  forme  une  quantité  de  branches  presque  égale  au  nombre  de 
ces  diverses  productions.  Parmi  ces  différentes  branches  ,  doit  être 
placée  avec  distinction  Vhistoire  des  arts,  qui  n'est  antre  chose 
que  l'histoire  des  usages  que  les  hommes  ont  fait  des  productions 
de  la  nature,  pour  satisfaire  à  leurs  besoins  ou  à  leur  curiosité. 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  49 

Tels  sont  les  objets  principaux  de  la  mémoire.  Venons  pré-» 
sientement  à  la  faculté  qui  réfléchit  et  raisonne.  Les  êtres  tant 
spirituels  que  matériels  sur  lesquels  elle  s'exerce  ,  ayant  quelques 
propriétés  générales  ,  comme  l'existence ,  la  possibilité ,  la  durée  ; 
l'examen  de  ces  propriétés  forme  d'abord  cette  branche  de  la 
philosophie  ,  dont  toutes  les  autres  empruntent  en  partie  leurs 
principes  :  on  la  nomme  V ontologie  ou  science  de  l'être ,  ou  mé- 
taphysique générale.  Nous  descendons  de  là  aux  différens  êtres 
particuliers  ;  et  Içs  divisions  que  fournit  la  science  de  ces  différens 
êtres  sont  formées  sur  le  même  plan  que  celle  de  l'histoire. 

La  science  de  Dieu ,  appelée  théologie  ,  a  deux  branches  ;  la 
théologie  naturelle  n'a  de  connaissance  de  Dieu  que  celle  que 
produit  la  raison  seule  ;  connaissance  qui  n'est  pas  d'une  fort 
grande  étendue  :  la  théologie  révélée  tire  de  l'histoire  sacrée 
une  connaissance  beaucoup  plus  parfaite  de  cet  Etre.  De  cette 
même  théologie  révélée  résulte  la  science  des  esprits  créés.  Nous 
avons  cru  encore  ici  devoir  nous  écarter  de  notre  auteur.  Il  nous 
semble  que  la  science  ,  considérée  comme  appartenant  à  la  rai- 
son ,  ne  doit  point  être  divisée  comme  elle  l'a  été  par  lui  eu 
théologie  et  en  philosophie  ;  car  la  théologie  révélée  n'est  autre 
chose  que  la  raison  appliquée  aux  faits  révélés  :  on  peut  dire 
qu'elle  tient  à  l'histoire  par  les  dogmes  qu'elle  enseigne  ,  et  à  la 
philosophie  par  les  conséquences  qu'elle  tire  de  ces  dogmes. 
Ainsi ,  séparer  la  théologie  de  la  philosophie  ,  ce  serait  arracher 
du  tronc  un  rejeton  qui  de  lui-même  y  est  uni.  Il  semble  aussi 
que  la  science  des  esprits  appartient  bien  plus  intimement  à 
la  théologie  révélée  qu'à  la  théologie  naturelle. 

La  jDremière  partie  de  la  science  de  l'homme  est  celle  de 
l'âme  ;  et  cette  science  a  pour  but ,  ou  la  connaissance  spécu- 
lative de  l'âme  humaine ,  ou  celle  de  ses  opérations.  La  con- 
naissance spéculative  de  l'âme  dérive  en  partie  de  la  théologie 
naturelle,  et  en  partie  de  la  théologie  révélée,  et  s'appelle  pneu- 
matologie  ou  métaphjsique particulière.  La  connaissance  de  ses 
opérations  se  subdivise  en  deux  branches  ,  ces  opérations  pou-» 
vaut  avoir  pour  objet ,  ou  la  découverte  de  la  vérité  ,  ou  la  pra- 
tique de  la  vertu.  La  découverte  de  la  vérité  ,  qui  est  le  but  de 
la  logique,  produit  l'art  de  la  transmettre  aux  autres;  ainsi 
l'usage  que  nous  faisons  de  la  logique  est  en  partie  pour  notre 
propre  avantage,  en  partie  pour  celui  des  êtres  semblables  à 
nous  ;  les  règles  de  la  morale  se  rapportent  moins  à  l'homme 
isolé ,  et  le  supposent  nécessairement  en  société  avec  les  autres 
hommes. 

La  science  de  la  nature  n'est  autre  que  celle  du  corps.  Mais 
les  corps  ayant  des  propriétés  générales  qui  leur  sont  communes , 


5o  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

telles  que  rimpe'nëtrabilité ,  la  mobilité  et  l'étendue,  c'est  en- 
core par  l'étude  de  ces  propriétés  que  la  science  de  la  nature 
doit  commencer  :  elles  ont,  pour  ainsi  dire  ,  un  côté  purement 
intellectuel  par  lequel  elles  ouvrent  un  chamj)  immense  aux  spé- 
culations de  l'esprit ,  et  un  côté  matériel  et  sensible  par  lequel 
on  peut  les  mesurer.  La  spéculation  intellectuelle  appartient  à  la 
physique  générale  ,  qui  n'est  proprement  que  la  métaphysique 
des  corps;  et  la  mesure  est  l'objet  des  mathématiques,  dont  les 
divisions  s'étendent  presque  à  l'infini. 

Ces  deux  sciences  conduisent  à  la  physique  particulière  ,  qui 
étudie  les  corps  en  eux-mêmes ,  et  qui  n'a  que  les  individus 
pour  objet.  Parmi  les  corps  dont  il  nous  importe  de  connaître 
les  propriétés,  le  nôtre  doit  tenir  le  premier  rang,  et  il  est  im- 
médiatement suivi  de  ceux  dont  la  connaissance  est  le  plus  né- 
cessaire à  notre  conservation  ;  d'oii  résultent  l'anatomie ,  l'agri- 
culture, la  médecine  et  leurs  différentes  branches.  Enfin  tous 
les  corps  naturels  soumis  à  notre  examen  produisent  les  autres 
parties  innombrables  de  la  physique  raisonnée. 

La  peinture,  la  sculpture  ,  l'architecture  ,  la  poésie,  la  mu- 
sique, et  leurs  différentes  divisions,  composent  la  troisième 
distribution  générale  qui  naît  de  l'imagination,  et  dont  les 
parties  sont  comprises  sous  le  nom  de  beaux  arts.  On  pourrait 
aussi  les  renfermer  sous  le  titre  général  de  peinture  ,  puisque 
tous  les  beaux  arts  se  réduisent  à  peindre,  et  ne  diffèrent  que 
par  les  moyens  qu'ils  emploient;  enfin  on  pourrait  les  rapporter 
tous  à  la  poésie,  en  prenant  ce  mot  dans  sa  signification  natu- 
relle, qui  n'est  autre  chose  (^n  ijweiition  ou  création. 

Telles  sont  les  principales  parties  de  notre  arbre  encyclopé- 
dique ;  on  les  trouvera  plus  en  détail  à  la  fin  de  ce  discours 
préliminaire.  Nous  en  avons  formé  une  espèce  de  carte  à 
laquelle  nous  avons  joint  une  explication  plus  étendue  que  celle 
qui  vient  d'être  donnée.  Cette  carte  et  cette  explication  ont  été 
déjà  publiées  dans  \e prospectus  comme  pour  pressentir  le  goût  du 
public;  nous  y  avons  fait  quelques  changemens  dont  il  sera 
facile  de  s'apercevoir,  et  qui  sont  le  fruit  ou  de  nos  réflexions, 
ou  des  conseils  de  quelques  philosophes  assez  bons  citoyens  pour 
prendre  intérêt  à  notre  ouvrage.  Si  le  public  éclairé  donne  son 
approbation  à  ces  changemens,  elle  sera  la  récompense  de  notre 
docilité  ;  et  s'il  ne  les  approuve  pas,  nous  n'en  serons- que  pîus 
convaincus  de  l'impossibilité  de  former  un  arbre  encyclopédique 
qui  soit  au  gré  de  tout  le  monde. 

La  division  générale  de  nos  connaissances ,  suivant  nos  trois 
facultés,  a  cet  avantage  ,  qu'elle  pourrait  fournir  aussi  les  trois 
divisions  du  monde  littéraire  ,  en  éntdits ,  philosophes  et  bernes 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE,  5i 

esprits ,  en  sorte  qu'après  avoir  formé  l'arbre  des  sciences ,  ou 
pourrait  former  sur  le  même  plan  celui  des  gens  de  lettres. 
La  mémoire  est  le  talent  des  premiers,  la  sagacité  appartient 
aux  seconds  ,  et  les  derniers  ont  l'agrément  en  partage.  Ainsi , 
en  regardant  la  mémoire  comme  un  commencement  de  ré- 
flexion,  et  en  y  joignant  la  réflexion  qui  combine  ,  et  celle  qui 
imite,  on  pourrait  dire  en  général  que  le  nombre  plus  ou  moins 
grand  d'idées  réfléchies,  et  la  nature  de  ces  idées,  constituent 
la  différence  plus  ou  moins  grande  qu'il  y  a  entre  les  hommes  ; 
que  la  réflexion ,  prise  dans  le  sens  le  plus  étendu  qu'on  puisse 
lui  donner  ,  forme  le  caractère  de  l'jesprit ,  et  qu'elle  en  di.>.tingue 
les  différens  genres.  Du  reste ,  les  trois  espèces  de  républiques 
dans  lesquelles  nous  venons  de  distribuer  les  gens  de  lettres , 
n'ont  pour  l'ordinaire  rien  de  commun,  que  de  faire  assez  peu. 
de  cas  les  unes  des  autres.  Le  poète  et  le  philosophe  se  traitent 
mutuellement  d'insensés ,  qui  se  repaissent  de  chimères  :  l'un 
et  l'autre  regardent  l'érudit  comme  une  espèce  d'avare  qui  ne 
pense  qu'à  amasser  sans  jouir,  et  qui  entasse  sans  choix  les 
métaux  les  plus  vils  avec  les  plus  précieux;  et  l'érudit,  qui 
ne  voit  que  des  mots  partout  oii  il  ne  lit  point  des  faits,  mé- 
prise le  poète  et  le  philosophe  comme  des  gens  qui  se  croient 
riches  parce  que  leur  dépense  excède  leui^  fonds. 

C'est  ainsi  qu'on  se  venge  des  avantages  qu'on  n'a  pas.  Les 
gens  de  lettres  entendraient  mieux  leurs  intérêts  ,  si  au  lieu  de 
chercher  à  s'isoler,  ils  reconnaissaient  le  besoin  réciproque 
qu'ils  ont  de  leurs  travaux  et  les  secours  qu'ils  en  tirent.  La 
société  doit  sans  doute  aux  beaux  espi  its  ses  principaux  agré- 
mens  et  ses  lumières  aux  philosophes  ;  mais  ni  les  uns  ni  les 
autres  ne  sentent  combien  ils  sont  redevables  à  la  jiiémoire  ; 
■elle  renferme  la  matière  première  de  toutes  nos  connaissances  ; 
et  les  travaux  de  l'érudit  ont  souvent  fourni  au  philosophe  et 
au  poète  les  sujeLs  sur  lesquels  ils  s'exercent.  Lorsque  les  anciens 
ont  appelé  les  Muses  Filles  de  Mc'nioire ,  a  dit  un  auteur  mo- 
derne, ils  sentaient  peut-être  combien  cette  faculté  de  notre 
âme  est  nécessaire  à  toutes  les  autres  ;  et  les  Romains  lui  éle- 
vaient des  temples,  comme  à  la  Fortune. 

Il  nous  reste  à  montrer  comment  nous  avons  tâché  de  con- 
cilier dans  notre  dictionnaire  l'ordre  encyclopédique  avec  l'or- 
dre alphabétique.  Nous  avons  employé  pour  cela  trois  moyens  : 
le  système  figuré  qui  est  à  la  tête  de  l'ouvrage;  la  science  à 
laquelle  chaque  article  se  rapporte  ,  et  la  manière  dont  l'article 
est  traité.  On  a  placé  pour  l'ordinaire  ,  après  le  mol  qui  fait  le 
sujet  de  l'article,  le  nom  de  la  science  dont  cet  article  faif; 
partie  :    il   ne   faut  plus  que  voir  dans  le  système  ligure  quel 


52  DISCOURS  PRELIMINAIRE 

rang  cette  science  y  occupe ,  pour  connaître  la  place  que  Far^ 
ticle  doit  avoir  dans  l'Encyclopédie.  S'il  arrive  que  le  nom  de 
la  science  soit  omis  dans  l'article ,   la  lecture  suffira  pour  con- 
naître à  quelle  science  il  se  rapporte  ;  et  quand  nous  aurions  ,  par 
exemple ,  oublié  d'avertir  que  le  mot  bombe  appartient  à  l'art  mili- 
taire, et  le  nom  d'une  ville  ou  d'un  pays  à  la  géographie,  nous 
comptons  assez  sur  l'intelligence  de  nos  lecteurs,  pour  espérer 
qu'ils  ne  seraient  pas  choqués  d'une  pareille  omission.  D'ailleurs, 
par  la  disposition  des  "  matières  dans  chaque   article,   surtout 
lorsqu'il  est  un  peu  étendu ,  on  ne  pourra  manquer  de  voir  que 
cet  article  tient  à  un  autre  qui  dépend  d'une  science  différente, 
celui-là  à  un  troisième ,  et  ainsi  de  suite.  On  a  tâché  que  l'exac- 
titude et  la  fréquence  des  renvois  ne  laissassent  là-dessus  rien  à 
désirer;  car  les  renvois,  dans^ce  dictionnaire,  ont  cela  de  parti- 
culier, qu'ils  servent  principalement  à  indiquer  la  liaison  des 
matières ,  au  lieu  que  dans  les  autres  ouvrages  de  cette  espèce  , 
ils  ne  sont  destinés  qu'à  expliquer  un  article   par    un    autre. 
Souvent  même  nous  avons  omis  le  renvoi ,  parce  que  les  termes 
à' art  ou  de  science  sur  lesquels  il  aurait  pu  tomber ,  se  trouvent 
expliqués  à  leur  article,  que  le  lecteur  ira  chercher  de  lui-même. 
C'est  surtout  dans  les  articles   généraux  des  sciences  qu'on  a 
tâché  d'expliquer  les  secours  mutuels  qu'elles  se  prêtent.  Ainsi 
trois   choses    forment  l'ordre   encyclopédique  :    le  nom    de  la 
science  à  laquelle  V article  appartient  ^  le  rang  de  cette  science 
dans  V arbre  ;  la  liaison  de  V article  ai^ec  d'autres  dans  la  même 
science  ou  da?is  une  science  différente  ^  liaison  indiquée  par  les 
renvois ,  ou  facile  à  sentir  au  moyen  des  termes  techniques  ex- 
pliqués suivant   leur  ordre  alphabétique.  Il  ne  s'agit  point  ici 
des  raisons  qui  nous  ont  fait  préférer  dans  cet  ouvrage  l'ordre 
alphabétique  à  tout  autre  ;  nous  les  exposerons  plus  bas,  lorsque 
nous    envisagerons    cette    collection    comme    dictionnaire    des 
sciences  et  des  arts. 

Au  reste,  sur  la  partie  de  notre  travail  qui  consiste  dans 
l'ordre  encyclopédique,  et  qui  est  plus  destiné  aux  gens  éclairés 
qu'à  la  multitude  ,  nous  observerons  deux  choses  :  la  première  , 
c'est  qu'il  serait  souvent  absurde  de  vouloir  trouver  une  liaison 
immédiate  entre  un  article  de  ce  dictionnaire  et  un  autre  ^irticle 
pris  à  volonté  ;  c'est  ainsi  qu'on  chercherait  en  vain  par  quels 
liens  secrets  section  conique  peut  être  rapprochée  à' accusatif . 
L'ordre  encyclopédique  ne  suppose  point  que  toutes  les  sciences 
tiennent  directement  les  unes  aux  autres.  Ce  sont  des  branches 
qui  partent  d'un  même  tronc  ,  savoir  de  l'entendement  humain. 
Ces  branches  n'ontsouvent  entre  elles  aucune  liaison  immédiate, 
et  plusieurs  ne  sont  réunies  que  par  le  tronc  même.  Ainsi  ^ 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  53 

section  conique  appartient  à  îa  géométrie ,  la  géométrie  con- 
duit à  la  physique  particulière,  celle-ci  à  la  physique  générale, 
la  physique  générale  à  la  métaphysique ,  et  la  métaphysique  est 
bien  près  de  la  grammaire  à  laquelle  le  mot  «ra/^^f //'appartient. 
Mais  quand  on  est  arrivé  à  ce  dernier  terme  par  la  route  que 
nous  venons  d'indiquer  ,  on  se  trouve  si  l-oin  de  celui  d'oii  l'on 
est  parti , qu'on  l'a  tout-à-fait  perdu  de  vue. 

La  seconde  remarque  que  nous  avons  à  faire  ,  c'est  qu'il  ne 
faut  pas  attribuer  à  notre  arbre  encyclopédique  plus  d'avantage 
que  nous  ne  prétendons  lui  en  donner.  L'usage  des  divisions 
générales  est  de  rassembler  un  fort  grand  nombre  d'objets  :  mais 
il  ne  faut  pas  croire  qu'il  puisse  suppléer  à  l'étude  de  ces  objets 
mêmes.  C'est  une  espèce  de  dénombrement  des  connaissances 
qu'on  peut  acquérir;  dénombrement  frivole  pour  qui  vou- 
drait s'en  contenter  ,  utile  pour  qui  désire  d'aller  plus  loin.  Un 
seul  article  raisonné  sur  un  objet  particulier  de  science  ou  à\irt] 
renferme  plus  de  substance  que  toutes  les  divisions  et  subdivi- 
sions qu'on  peut  faire  des  termes  généraux  ;  et  pour  ne  point 
sortir  de  la  comparaison  que  nous  avons  tirée  plus  haut  des 
cartes  géographiques  ,  celui  qui  s'en  tiendrait  à  l'arbre  encyclo- 
pédique pour  toute  connaissance  ,  n'en  saurait  guère  plus  que 
celui  qui  pour  avoir  acquis  par  les  mappemondes  une  idée  gé- 
nérale du  globe  et  de  ses  parties  principales  ,  se  flatterait  de 
connaître  les  différens  peuples  qui  l'habitent ,  et  les  Etats  parti- 
culiers qui  le  composent.  Ce  qu'il  ne  faut  point  oublier  surtout, 
en  considérant  notre  système  figuré  ,  c'est  que  l'ordre  encyclo- 
pédique qu'il  présente  est  très-différent  de  l'ordre  généalogique 
des  opérations  de  l'esprit  ;  que  les  sciences  qui  s'occupent  des 
êtres  généraux  ,  ne  sont  utiles  qu'autant  qu'elles  mènent  à  celles 
dont  les  êtres  particuliers  sont  l'objet;  qu'il  n'y  a  véritablement 
que  ces  êtres  particuliers  qui  existent ,  et  que  si  notre  esprit  a 
créé  les  êtres  généraux ,  c'a  été  pour  pouvoir  étudier  plus  faci- 
lement l'une  après  l'autre  les  propriétés  qui  par  leur  nature 
existent  à  la  fois  dans  une  même  substance,  et  qui  ne  peuvent 
physiquement  être  séparées.  Ces  réflexions  doivent  être  le  fruit 
et  le  résultat  de  tout  ce  que  nous  avons  dit  jusqu'ici  ;  et  c'est 
aussi  par  là  que  nous  terminerons  la  première  partie  de  ce  dis™ 
cours. 

Nous  allons  présentement  considérer  cet  ouvrage  comme 
dictiomiaire  raisonné  des  sciences  et  des  arts.  L'objet  est  d'au- 
tant plus  important ,  que  c'est  sans  doute  celui  qui  peut  inté- 
resser davantage  la  plus  grande  partie  de  nos  lecteurs,  et  qui  , 
pour  être  rempli ,  a  demandé  le  plus  de  soins  et  de  travail.  Mais 


Bi  DISCOURS   PRÉLIMINAIRE 

avant  que  d'entier,  sur  ce  sujet,  dans  tout  le  détail  qu'on  est 
en  droît  d'exiger  de  nous  ,  il  ne  sera  pas  inutile  d'examiner  avec 
quelque  étendue  l'état  présent  des  sciences  et  des  arts ,  et  de 
montrer  par  quelle  gradation  on  y  est  arrivé.  L'exposition  mé- 
taphysique de  l'origine  et  de  la  liaison  des  sciences  nous  a  été 
d'une  grande  utilité  pour  en  former  l'arbre  encyclopédique; 
l'exposition  historique  de  l'ordre  dans  lequel  nos  connaissances  se 
sont  succédées,  ne  sera  pasmoins  avantageuse  pour  nous  éclairer 
nous-mêmes  sur  la  manière  dont  nous  devons  transmettre  ces 
connaissances  à  nos  lecteurs.  D'ailleurs  l'histoire  des  sciences 
est  naturellement  liée  à  celle  du  petit  nombre  de  grands  génies 
dont  les  ouvrages  ont  contribué  à  répandre  la  lumière  parmi 
les  hommes  ,  et  ces  ouvrages  ayant  fourni  pour  le  nôtre  les  se- 
cours généraux,  nous  devons  commencer  à  en  parler  avant  que 
de  rendre  compte  des  secours  particuliers  que  nous  avons  obtenus. 
Pour  ne  point  remonter  trop  haut,  fixons-nous  à  la  renaissance 
des  lettres. 

Quand  on  considère  les  progrès  de  l'esprit  depuis  cette  époque 
mémorable,  on  trouve  que  ces  progrès  se  sont  faits  dans  l'ordre 
qu'ils  devaient  naturellement  suivre.  On  a  commencé  par  l'é- 
rudition ,  continué  par  les  belles-lettres,  et  fini  par  la  philoso- 
phie. Cet  ordre  diffère  à  la  vérité  de  celui  que  doit  observer 
l'homme  abandonné  à  ses  propres  lumières,  ou  borné  au  com- 
merce de  ses  contemporains,  tel  que  nous  l'avons  principale- 
ment considéré  dans  la  première  partie  de  ce  discours:  en  effet, 
nous  avons  fait  voir  que  l'esprit  isolé  doit  rencontrer  dans  sa 
route  la  philosophie  avant  les  belles-lettres.  Mais  en  sortant 
d'un  long  intervalle  d'ignorance  que  des  siècles  de  lumière 
avaient  précédé,  la  régénération  des  idées  ,  si  on  peut  parler 
ainsi  ,  a  du  nécessairement  être  différente  de  leur  génération 
primitive.  Nous  allons  tâcher  de  le  fair^*  sentir. 

Les  chefs-d'œuvre  que  les  anciens  nous  avaient  laissés  dans 
presque  tous  les  genres,  avaient  été  oubliés  pendant  douze 
siècles.  Les  principes  des  sciences  et  des  arts  étaient  perdus , 
parce  que  le  beau  et  le  vrai  qui  semblent  se  montrer  de  toutes 
parts  aux  hommes,  ne  les  frappent  guère  à  moins  qu'ils  n'en 
soient  avertis.  Ce  n'est  pas  que  ces  temps  malheureux  aient 
été  plus  stériles  que  d'autres  en  génies  rares;  la  nature  est  tou- 
jours la  même  ;  mais  que  pouvaient  faire  ces  grands  hommes, 
semés  de  loin  à  loin  comme  ils  le  sont  toujours,  occupés  d'objets 
dilférens,  et  abandonnés  sans  culture  à  leurs  seules  lumières? 
Les  idéesqu'on  acquiert  par  la  lecture  et  par  la  société,  sont  le 
germé  de  presque  toutes  les  découvertes..  C'est  un  air  que  l'on 
respire  sans  y  penser,  et  auquel  on  doit  la  vie;  et  les  hommes 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  55 

dont  nous  parlons  étaient  privés  d'un  tel  secours.  Ils  ressem- 
blaient aux  premiers  créateurs  des  sciences  et  des  arts,  que 
leurs  illustres  successeurs  ont  fait  oublier,  et  qui,  précédés 
par  ceux-ci ,  les  auraient  fait  oublier  de  même.  Celui  qui  trouva 
le  premier  les  roues  et  les  pignons  ,  eut  inventé  les  montres 
dans  un  autre  siècle,  et  Gerbert  placé  au  temps  d'Arcliimëde 
l'aurait  peut-être  égalé. 

Cependant  la  plupart  des  beaux  esprits  de  ces  temps  téné- 
breux se  faisaient  appeler  poètes  ou  philosophes.  Que  leur  en 
coûtait-il  en  effet  pour  usurper  deux  titres  dont  on  se  pare  à  si 
peu  de  frais ,  et  qu'on  se  flatte  toujours  de  ne  guère  devoir  à  des 
lumières  empruntées  ?  Ils  croyaient  qu'il  était  inutile  de  cher- 
cher les  modèles  de  la  poésie  dans  les  ouvrages  des  Grecs  et  des 
Romains,  dont  la  langue  ne  se  parlait  plus  ;  et  ils  prenaient  pour 
la  véritable  philosophie  des  anciens  une  tradition  barbare  qui  la 
défigurait.  La  poésie  se  réduisait  pour  eux  à  un  mécanisme  pué- 
ril :  l'examen  approfondi  de  la  nature,  et  la  grande  étude  de 
l'homme  ,  étaient  remplacés  par  mille  questions  frivoles  sur  des 
êtres  abstraits  et  métaphysiques  i  questions  dont  la  solution  , 
bonne  ou  mauvaise,  demandait  souvent  beaucoup  de  subtilité  , 
et  par  conséquent  un  grand  abus  de  l'esprit.  Qu'on  joigne  à  ce 
désordre  l'état  d'esclavage  ou  presque  toute  l'Europe  était  plon- 
gée ,  les  ravages  de  la  superstition  qui  naît  de  l'ignorance  ,  et 
qui  la  reproduit  à  son  tour ,  et  on  verra  que  rien  ne  manquait 
aux  obstacles  qui  éloignaient  le  retour  de  la  raison  et  du  goût  ; 
car  il  n'y  a  que  la  liberté  d'agir  et  de  penser  qui  soit  capable 
de  produire  de  grandes  choses,  et  elle  n'a  besoin  que  de  lumières 
pour  se  préserver  des  excès. 

Aussi  fallut-il  au  genre  humain  ,  pour  sortir  de  la  barbarie, 
une  de  ces  révolutions  qui  font  prendre  à  la  terre  une  face  nou- 
velle :  l'Empire  grec  est  détruit,  sa  ruine  fait  refluer  en  Europe 
le  peu  de  connaissances  qui  restaient  encore  au  monde  :  l'inven- 
tion de  l'imprimerie  ,  la  protection  des  Médicis  et  de  François  P"". 
raniment  les  esprits  ;  et  la  lumière  renaît  de  toutes  parts. 

L'étude  des  langues  et  de  l'histoire  abandonnée  par  nécessite 
durant  les  siècles  d'ignorance  ,  fut  la  première  à  laquelle  on  se 
livra.  L'esprit  humain  se  trouvait ,  au  sortir  de  la  barbarie,  dans 
une  espèce  d'enfance,  avide  d'accumuler  des  idées  ,  et  incapable 
pourtant  d'en  acquérir  d'abord  d'un  certain  ordre  par  l'espèce 
d'engourdissement  oii  les  facultés  de  l'àme  avaient  été  si  long- 
temps. De  toutes  ces  facultés,  la  mémoire  fut  celle  que  Ton  cul- 
tiva d'abord  ,  parce  qu'elle  est  la  plus  facile  à  satisfaire  ,  et  que 
les  connaissances  qu'on  obtient  par  son  secours,  sont  celles  qui 
peuvent  le  plus  aisément  être  entassées.  Ou  ne  coyimenca  donc 


56  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

point  par  étudier  la  nature  ,  ainsi  que  les  premiers  hommes 
avaient  du  faire  ;  on  jouissait  d'un  secours  dont  ils  étaient  dé- 
pourvus ,  celui  des  ouvrages  des  anciens,  que  la  générosité  des 
grands  et  l'impression  commençaient  à  rendre  communs  :  on 
croyait  n'avoir  qu'à  lire  pour  devenir  savant  ;  et  il  est  bien  plus 
aisé  de  lire  que  de  voir.  Ainsi  on  dévora  sans  distinction  tout  ce 
que  les  anciens  nous  avaient  laissé  dans  chaque  genre  :  on  les 
traduisit ,  on  les  commenta  ;  et  par  une  espèce  de  reconnais- 
sance on  se  mit  à  les  adorer  ,  sans  connaître  à  beaucoup  près  ce 
qu'ils  valaient. 

De  là  cette  foule  d'érudits  profonds  dans  les  langues  savantes, 
jusqu'à  dédaigner  la  leur,  qui,  comme  l'a  dit  un  auteur  célèbre, 
connaissaient  tout  dans  les  anciens  ,  hors  la  grâce  et  la  finesse  , 
et  qu'un  vain  étalage  d'érudition  rendait  si  orgueilleux  ;  parce 
que  les  avantages  qui  coûtent  le  moins  sont  pour  l'ordinaire  ceux 
dont  on  aime  le  plus  à  se  parer.  C'était  une  espèce  de  grands 
seigneurs  ,  qui ,  sans  ressembler  par  le  mérite  réel  à  ceux  dont 
ils  tenaient  la  vie  ,  tiraient  beaucoup  de  vanité  de  croire  leur 
appartenir.  D'ailleurs  cette  vanité  n'était  point  sans  quelque  es- 
pèce de  prétexte.  Le  pays  de  l'érudition  et  des  faits  est  inépui- 
sable ;  on  croit ,  pour  ainsi  dire ,  voir  tous  les  jours  augmenter 
sa  substance  par  les  acquisitions  que  l'on  y  fait  sans  peine.  Au 
contraire  ,  le  pays  de  la  raison  et  des  découvertes  est  d'une  assez 
petite  étendue  ;  et  souvent ,  au  lieu  d'y  apprendre  ce  que  l'on 
ignorait  ,  on  ne  parvient  à  force  d'étude  qu'à  désapprendre  ce 
qu'on  croyait  savoir.  C'est  pourquoi  ,  à  mérite  fort  inégal ,  un 
érudit  doit  être  beaucoup  plus  vain  qu'un  yjhilosophe  ,  et  peut- 
être  qu'un  poëte  :  car  l'esprit  qui  invente  est  toujours  mécontent 
de  ses  progrès  ,  parce  qu'il  voit  au-delà  ;  et  les  plus  grands  génies 
trouvent  souvent  dans  leur  amour-propre  même  un  juge  secret, 
mais  sévère  ,  que  l'approbation  des  autres  fait  taire  pour  quel- 
ques inslans  ,  mais  qu'elle  ne  parvient  jamais  à  corrompre.  On 
ne  doit  donc  pas  s'étonner  que  les  savans  dont  nous  parlons  mis- 
scrit  tant  de  gloire  à  jouir  d'une  science  hérissée  ,  souvent  ridi- 
cule ,  et  quelquefois  barbare. 

Il  est  vrai  que  notre  siècle  ,  qui  se  croit  destiné  à  changer  les 
lois  en  tout  genre ,  et  à  faire  justice  ,  ne  pense  pas  fort  avanta- 
geusement de  ces  hommes  autrefois  si  célèbres.  C'est  une  espèce 
de  mérite  aujourd'hui  que  d'en  faire  peu  de  cas  ;  et  c'est  même 
un  mérite  que  bien  des  gens  se  contentent  d'avoir.  Il  semble  que 
par  le  mépris  qu'on  a  pour  ces  savans ,  on  cherche  à  les  punir  de 
l'estime  outrée  qu'ils  faisaient  d'eux-mêmes  ,  ou  du  suffrage 
peu  éclairé  de  leurs  contemporains  ,  et  qu'en  foulant  aux  pieds 
ces  idoles ,  on  veuille  en  faire  oublier  jusqu'aux  noms.  Mais 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  5; 

tout  excès  est  injuste.  Jouissons  plutôt  avec  reconnaissance  du 
travail  de  ces  hommes  laborieux.  Pour  nous  mettre  à  portée 
d'extraire  des  ouvrages  des  anciens  tout  ce  qui  pouvait  nous  être 
utile  ,  il  a  fallu  qu'ils  en  tirassent  aussi  ce  qui  ne  l'était  pas;  on 
ne  saurait  tirer  l'or  d'une  mine  sans  en  faire  sortir  en  même 
temps  beaucoup  de  matières  viles  ou  moins  précieuses  ;  ils  au- 
raient fait  comme  nous  la  séparation  ,  s'ils  étaient  venus  plus 
tard.  L'érudition  était  donc  nécessaire  pour  nous  conduire  aux 
belles-lettres. 

En  effet ,  il  ne  fallut  pas  se  livrer  long-temps  à  la  lecture  des 
anciens  ,  pour  se  convaincre  que  dans  ces  ouvrages  même  oii 
l'on  ne  cherchait  que  des  faits  ou  des  mots,  il  y  avait  mieux  à 
apprendre.  On  aperçut  bientôt  les  beautés  que  leurs  auteurs  y 
avaient  répandues  ;  car  si  les  hommes  ,  comme  nous  l'avons  dit 
plus  haut,  ont  besoin  d'être  avertis  du  vrai  ,  en  récompense  ils 
n'ont  besoin  que  de  l'être.  L'admiration  qu'on  avait  eue  jusqu'a- 
lors pour  les  anciens  ne  pouvait  être  plus  vive;  mais  elle  com- 
mença à  devenir  plus  juste  :  cependant  elle  était  encore  bien 
loin  d'être  raisonnable.  On  crut  qu'on  ne  pouvait  les  imiter  qu'en 
les  copiant  servilement,  et  qu'il  n'était  possible  de  bien  dire 
que  dans  leur  langue.  On  ne  pensait  pas  que  l'étude  des  mots 
est  une  espèce  d'inconvénient  passager,  nécessaire  pour  faciliter 
l'étude  des  choses  ,  mais  qu'elle  devient  un  mal  réel ,  quand  elle 
retarde  cette  étude;  qu'ainsi  on  aurait  du  se  borner  à  se  rendre 
familiers  les  auteurs  grecs  et  romains  ,  pour  profiter  de  ce  qu'ils 
avaient  pensé  de  meilleur  ;  et  que  le  travail  auquel  il  fallait  se 
livrer  pour  écrire  leur  langue  ,  était  autant  de  perdu  pour  l'a- 
vancement de  la  raison.  On  ne  voyait  pas  d'ailleurs  ,  que  s'il  y 
a  dans  les  anciens  un  grand  nombre  de  beautés  de  style  perdues 
pour  nous,  il  doit  y  avoir  aussi ,  par  la  même  raison  ,  bien  des 
défauts  qui  échappent ,  et  que  l'on  court  risque  de  copier  comme 
des  beautés  ;  qu'enfin  tout  ce  qu'on  pourrait  espérer  par  l'usage 
servile  de  la  langue  des  anciens,  ce  serait  de  se  faire  un  style 
bizarrement  assorti  d'une  infinité  de  styles  différens,  très -cor- 
rect et  admirable  même  pour  nos  modernes  ,  mais  que  Cicéron 
ou  Virgile  auraient  trouvé  ridicule.  Cest  ainsi  que  nous  ririons 
d'un  ouvrage  t'crit  en  notre  langue  ,  et  dans  lequel  l'auteur  au- 
rait rassemblé  des  phrases  de  Bossuet  ,  de  La  Fontaine  ,  de  La 
Bruyère  et  de  Racine  ,  persuadé  avec  raison  que  chacun  de  ces 
écrivains  en  particulier  est  un  excellent  modèle. 

Ce  préjugé  des  premiers  savans  a  produit  dans  le  seizième 
siècle  une  foule  de  poètes,  d'orateurs  et  d'historiens  latins,  dont 
les  ouvrages  ,  il  faut  l'avouer,  tirent  trop  souvent  leur  principal 
mérite  d'une  latinité  dont  nous  ne  pouvons  guère  juger.  On  peut 


58  DISCOURS   PRÉLIMINAIRE 

en  Comparer  quelques  uns  aux  harangues  de  la  plupart  de  nos 
rhéteurs,  qui  vides  de  choses,  et  semblables  à  des  corps  sans 
substance ,  n'auraient  besoin  que  d'être  mises  en  français  pour 
n'être  lues  de  personne. 

Les  gens  de  lettres  sont  enfin  revenus  peu  à  peu  de  cette  es-» 
pèce  de  manie.  Il  y  a  apparence  qu'on  doit  leur  changenaent,  du 
moins  en  partie,  à  la  protection  des  grands,  qui  sont  bien  aises 
d'être  savans,  à  condition  de  le  devenir  sans  peine',  et  qui  veu- 
lent pouvoir  juger  sans  étude  d'un  ouvrage  d'esprit ,  pour  prix 
des  iDienfaits  qu'ils  promettent  à  l'auteur,  ou  de  l'amitié  dont 
ils  croient  l'honorer.  On  commença  à  sentir  que  le  beau,  pour  être 
en  langue  vulgaire  ,  ne  perdait  rien  de  ses  avantages  ;  qu'il  ac- 
quérait même  celui  d'être  plus  facilement  saisi  du  commun  des 
hommes,  et  qu'il  n'y  avait  aucun  mérite  à  dire  des  choses 
communes  ou  ridicules  dans  quelque  langue  que  ce  fût,  et 
à  plus  forte  raison  dans  celles  qu'on  devait  parler  le  plus  mal. 
Les  gens  de  lettres  pensèrent  donc  à  perfectionner  les  langues 
vulgaires  ;  ils  cherchèrent  d'abord  à  dire  dans  ces  langues  ce 
que  les  anciens  avaient  dit  dans  les  leurs.  Cependant ,  par  une 
suite  du  préjugé  dont  on  avait  eu  tant  de  peine  à  se  défaire  ,  au, 
lieu  d'enrichir  la  langue  française,  on  commença  par  la  défi- 
gurer. Ronsard  en  fit  un  jargon  barbare  ,  hérissé  de  grec  et  de 
latin  :  mais  heureusement  il  la  rendit  assez  méconnaissable  pour 
qu'elle  en  devînt  ridicule.  Bientôt  on  sentit  qu'il  fallait  trans- 
porter dans  notre  langue  les  beautés  et  non  les  mots  des  langues 
anciennes.  Réglée  et  perfectionnée  par  le  goût,  elle  acquit  assez 
promptement  une  infinité  de  tours  et  d'expressions  heureuses. 
Enfin  on  ne  se  borna  plus  à  copier  les  Romains  et  les  Grecs  ,  ou 
même  à  les  imiter,  on  tâcha  de  les  surpasser,  s'il  était  possible  , 
et  de  penser  d'après  soi.  Ainsi  l'imagination  des  modernes  rena- 
quit peu  à  peu  de  celle  des  anciens  ;  et  on  vit  éclore  presque  en 
même  temps  tous  les  chefs-d'œuvre  du  dernier  siècle,  en  élo- 
quence ,  en  histoire ,  en  poésie  ,  et  dans  les  différens  genres  de 
littérature. 

Malherbe  ,  nourri  de  la  lecture  des  excellens  poètes  de^l'an- 
liquité  ,  et  prenant  comme  eux  la  nature  pour  modèle  ,  répan- 
dit le  premier  dans  notre  poésie  une  harmonie  et  des  beautés 
auparavant  inconnues.  Balzac  ,  aujourd'hui  trop  méprisé,  donna 
à  notre  prose  de  la  noblesse  et  du  nombre.  Les  écrivains  du 
Port-Ptoyal  continuèrent  ce  que  Balzac  avait  commencé;  ils  y 
ajoutèrent  cette  précision  ,  cet  heureux  choix  des  termes  ,  et, 
cette  pureté  qui  ont  conservé  jusqu'à  présent  à  la  plupart  de  leurs 
ouvrages  un  air  moderne  ,  et  qui  les  distinguent  d'un  grand 
nombre  de  livres  surannés  écrits  dans  le  racme  temps.  Corneille; 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  59 

après  avoir  sacrifié  pendant  quelques  années  au  mauvais  goût 
dans  la  carrière  dramatique  ,  s'en  affranchit  enfin,  découvrit  par 
la  force^  de  son  génie  ,  bien  plus  que  par  la  lecture  ,  les  lois  du 
théâtre  ,  et  les  exposa  dans  ses  discours  admirables  sur  la  tra- 
gédie ,  dans  ses  réflexions  sur  chacune  de  ses  pièces,  mais  prin- 
<:ipalement  dans  ses  pièces  mêmes.  Racine  s'ouvrant  une  autre 
route,  fit  paraître  sur  le  théâtre  une  passion  que  les  anciens  n'y 
avaient  guère  connue,  et  développant  les  ressorts  du  cœur  hu- 
main, joignit  à  une  élégance  et  une  vérité  continues  quelques 
traits  de  subli.me.  Despréaux  ,  dans  son  Art  poétique  ,  se  rendit 
régal  d'Horace  en  l'imitant.  Molière  ,  par  la  peinture  fine  des 
ridicules  et  des  mœurs  de  son  temps ,  laissa  loin  derrière  lui 
la  comédie  ancienne.  La  Fontaine  fit  presque  oublier  Esope  et 
Phèdre  ,  et  Bossuet  alla  se  placer  à  côté  de  Démosthène. 

Les  beaux-arts  sont  tellement  unis  avec  les  belles-lettres,  que 
le  même  goût  qui  cultive  les  unes ,  porte  aussi  à  perfectionner 
les  autres.  Dans  le  même  temps  que  notre  littérature  s'enri- 
chissait par  tant  de  beaux  ouvrages  ,  Poussin  faisait  ses  tableaux, 
et  Puget  ses  statues;  Le  Sueur  peignait  le  cloître  des  Chartreux, 
et  Lebrun  les  batailles  d'Alexandre  ;  enfin  Quinault,  créateur 
d'un  nouveau  genre  ,  s'assurait  l'immortalité  par  ses  poèmes  ly- 
riques ,  et  Lulli  donnait  à  notre  musique  naissante  ses  premiers 
traits. 

Il  faut  avouer  pourtant  que  la  renaissance  de  la  peinture  et  de 
la  sculpture  avait  été  beaucoup  plus  rapide  que  celle  de  la  poésie 
et  de  la  musique;  et  la  raison  n'en  est  pas  difficile  à  apercevoir. 
Dès  qu'on  commença  à  étudier  les  ouvrages  des  anciens  en  tout 
genre ,  les  chefs-d'œuvre  antiques  qui  avaient  échappé  en  assez 
grand  nombre  à  la  superstition  et  à  la  barbarie  ,  frappèrent 
bientôt  les  yeux  des  artistes  éclairés  ;  on  ne  pouvait  imiter  les 
Praxitèles  et  les  Phidias,  qu'en  faisant  exactement  comme  eux; 
et  le  talent  n'avait  besoin  que  de  bien  voir  :  aussi  Raphaël  et  . 
Michel-Ange  ne  furent  pas  long-temps  sans  porter  leur  art  à 
un  point  de  perfection,  qu'on  n'a  point  encore  passé  depuis.  En 
général  ,  l'objet  de  la  peinture  et  de  la  sculpture  étant  plus  du 
ressort  des  sens ,  ces  arts  ne  pouvaient  manquer  de  précéder  la 
poésie  ,  parce  que  les  sens  ont  dû  être  plus  promptement  affectés 
des  beautés  sensibles  et  palpables  des  statues  anciennes,  que  l'i- 
magination n'a  dû  apercevoir  les  beautés  intellectuelles  et  fugi- 
tives des  anciens  écrivains.  D'ailleurs,  quand  elle  a  commencé 
à  les  découvrir,  l'imitation  de  ces  mêmes  beautés,  imparfaite  par 
sa  servitude  et  par  la  langue  étrangère  dont  elle  se  servait ,  n'a 
pu  manquer  de  nuire  aux  progrès  de  l'imagination  même.  Qu'on 
suppose  pour  un  moment  nos  peintres  et  nos  sculpteurs  privés 


6o  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

de  l'avantage  qu'ils  avaient  de  mettre  en  œuvre  la  même  matière 
que  les  anciens  :  s'ils  eussent,  comme  nos  littérateurs,  perdu 
beaucoup  de  temps  à  rechercher  et  à  imiter  mal  cette  matière , 
au  lieu  de  songer  à  en  employer  une  autre,  pour  imiter  les 
ouvrages  même  qui  faisaient  l'objet  de  leur  admiration  ,  ils 
auraient  fait  sans  doute  un  chemin  beaucoup  moins  rapide  ,  et 
en  seraient  encore  à  trouver  le  marbre. 

A  l'égard  de  la  musique,  elle  a  dû  arriver  beaucoup  plus  tard 
à  un  certain  degré  de  perfection ,  parce  que  c'est  un  art  que  les 
modernes  ont  été  obligés  de  créer.  Le  temps  a  détruit  tous  les 
modèles  que  les  anciens  avaient  pu  nous  laisser  en  ce  genre  ,  et 
leurs  écrivains,  du  moins  ceux  qui  nous  restent  ,  ne  nous  ont 
transmis  sur  ce  sujet  que  des  connaissances  très-obscures  ,  ou  des 
histoires  plus  propres  à  nous  étonner  qu'à  nous  instruire.  Aussi 
plusieurs  de  nos  savans ,  poussés  peut-être  par  une  espèce  d'a- 
mour de  propriété,  ont  prétendu  que  nous  avons  porté  cet  art 
beaucoup  ])liis  loin  que  les  Grecs  ;  prétention  que  le  défaut  de 
monumens  rend  aussi  difficile  à  appuyer  qu'à  détruire,  et  qui  ne 
peut  être  qu'assez  faiblement  combattue  par  les  prodiges  vrais 
ou  supposés  de  la  musique  ancienne.  Peut-être  serait-il  permis 
de  conjecturer  avec  quelque  vraisemblance  ,  que  cette  musique 
était  tout-à-fait  différente  de  la  notre  ;  et  que  si  l'ancienne  était 
supérieure  par  la  mélodie  ,  l'harmonie  donne  à  la  moderne  des 
avantages. 

Nous  serions  injustes,  si  à  l'occasion  du  détail  oii  nous  ve- 
nons d'entrer,  nous  ne  reconnaissions  point  ce  que  nous  devons 
à  l'Italie  ;  c'est  d'elle  que  nous  avons  reçu  le«  sciences  ,  qui ,  de- 
puis, ont  fructifié  si  abondamment  dans  toute  l'Europe  ;  c'est  à 
elle  surtout  que  nous  devons  les  beaux-arts  et  le  bon  goût ,  dont 
elle  nous  a  fourni  un  grand  nombre  de  modèles  inimitables. 

Pendant  que  les  arts  et  les  belles-lettres  étaient  en  honneur  , 
il  s'en  fallait  beaucoup  que  la  philosophie  fît  le  même  progrès  , 
du  moins  dans  chaque  nation  prise  en  corps  ;  elle  n'a  reparu 
que  beaucoup  plus  tard.  Ce  n'est  pas  qu'au  fond  il  soit  plus  aisé 
d'exceller  dans  les  belles-lettres  que  dans  la  philosophie  ;  la  su- 
périorité en  tout  genre  est  également  difficile  à  atteindre.  Mais 
la  lecture  des  anciens  devait  contribuer  plus  promptement  à 
l'avancement  des  belles-lettres  et  du  bon  goût,  qu'à  celui  des 
sciences  naturelles.  Les  beautés  littéraires  n'ont  pas  besoin  d'être 
vues  long-temps  pour  êtres  senties  ;  et  comme  les  hommes  sen- 
tent avant  que  de  penser,  ils  doivent  par  la  même  raison  juger 
ce  qu'ils  sentent  avant  de  juger  ce  qu'ils  pensent.  D'ailleurs,  les 
anciens  n'étaient  pas  à  beaucoup  près  aussi  parfaits  comme  phi- 
losophes que  comme  écrivains.  En  effet,  quoique  dans  l'ordre  de 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  6i 

nos  idées  les  premières  ope'raticns  de  la  raison  précèdent  les 
premiers  efforts  de  l'imagination  ,  celle-ci ,  quand  elle  a  fait  les 
premiers  pas  ,  va  beaucoup  plus  vite  que  l'autre  :  elle  a  l'avan- 
tage de  travailler  sur  des  objets  qu'elle  enl^nte  ;  au  lieu  que  la 
raison  forcée  de  se  borner  à  ceux  qu'elle  a  devant  elle ,  et  de 
s'arrêter  à  chaque  instant ,  ne  s'épuise  que  trop  souvent  en  re- 
cherches infructueuses.  L'univers  et  les  réflexions  sont  le  pre- 
mier livre  des  vrais  philosophes  ,  et  les  anciens  l'avaient  sans 
doute  étudié  :  il  était  donc  nécessaire  de  faire  comme  eux  ;  on 
ne  pouvait  suppléer  à  cette  étude  par  celle  de  leurs  ouvrages  , 
dont  la  plupart  avaient  été  détruits  ,  et  dont  un  petit  nombre  , 
mutilé  par  le  temps  ,  ne  pouvait  nous  donner  sur  une  matière 
si  vaste  que  des  notions  fort  incertaines  et  fort  altérées. 

La  scholastique  qui  composait  toute  la  science  prétendue  des 
siècles  d'ignorance  ,  nuisait  encore  aux  progrès  de  la  vraie  phi- 
losophie dans  ce  premier  siècle  de  lumière.  On  était  persuadé 
depuis  un  temps,  pour  ainsi  dire,  immémorial  ,  qu'on  possédait 
dans  toute  sa  pureté  la  doctrine  d'Aristote ,  commentée  par  les 
Arabes ,  et  altérée  par  mille  additions  absurdes  ou  puériles  ;  et 
on  ne  pensait  pas  même  à  s'assurer  si  cette  philosophie  barb  re 
était  réellement  celle  de  ce  grand  homme ,  tant  on  avait  conçu 
de  respect  pour  les  anciens.  C'est  ainsi  qu'une  foule  de  peuples 
nés  et  affermis  dans  leurs  erreurs  par  l'éducation  ,  se  croient 
d'autant  plus  sincèrement  dans  le  chemin  de  la  vérité  ,  qu'il 
ne  leur  est  pas  même  venu  en  pensée  de  former  sur  cela  le 
moindre  doute.  Aussi,  dans  le  temps  que  plusieurs  écrivains, 
rivaux  des  orateurs  et  des  poètes  grecs,  marchaient  à  côté  de 
heurs  modèles  ,  ou  peut-être  même  les  surpassaient ,  la  philoso- 
phie grecque  ,  quoique  fort  imijarfaite  ,  n'était  pas  même  bien 
connue. 

Tant  de  préjugés  qu'une  admiration  aveugle  pour  l'antiquité 
contribuait  à  entretenir,  semblaient  se  fortifier  encore  par  l'abus 
qu'osaient  faire  quelques  théologiens  de  la  soumission  des  peuples. 
On  avait  permis  aux  poètes  de  chanter  dans  leurs  ouvrages  les 
divinités  du  paganisme  ,  parce  qu'on  était  persuadé  avec  raison 
que  les  noms  de  ces  divinités  ne  pouvaient  être  qu'un  jeu  dont 
on  n'avait  rien  à  craindre.  Si  d'un  côté  la  religion  des  anciens 
qui  animait  fout  ,  ouvrait  un  vaste  champ  à  l'imagination  des 
beaux  esprits  ;  de  l'autre  ,  les  principes  en  étaient  trop  absurdes, 
pour  qu'on  appréhendât  de  voir  ressusciter  Jupiter  et  Pluton  par 
quelque  secte  de  novateurs.  Mais  l'on  craignait  ,  ou  l'on  parais- 
sait craindre  les  coups  qu'une  raison  aveugle  pouvait  porter 
au  christianisme  :  comment  ne  voyait-on  pas  qu'il  n'avait  point 
k  redouter  une  attaque  aussi  faible  ?  Envoyé  du  ciel  ^ux  hoiuiïie«^ 


Q.^  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

la  vénération  si  juste  et  si  ancienne  que  les  peuples  lui  lémoi- 
gaient,  avait  été  garantie  pour  toujours  par  les  promesses  de 
Dieu  même.  D'ailleurs  ,  quelque  absurde  qu'une  religion  puisse 
être  (reproche  que  l'impiété  seule  peut  faire  à  la  nôtre  ) ,  ce  ne 
.sont  jamais  les  philosophes  qui  la  détruisent  :  lors  même  qu'ils 
enseignent  la  vérité  ,  ils  se  contentent  de  la  montrer  sans  forcer 
personne  à  la  connaître;  un  tel  pouvoir  n'appartient  qu'à  l'Etre 
tout -puissant  :  ce  sont  les  hommes  inspirés  qui  éclairent  le 
peuple  ,  et  les  enthousiastes  qui  l'égarent.  Le  frein  qu'on  est 
obligé  de  mettre  à  la  licence  de  ces  derniers  ne  doit  point  nuire 
à  cette  liberté  gi  nécessaire  à  la  vraie  philosophie,  et  dont  la  re- 
ligion peut  tirer  les  plus  grands  avantages.  Si  le  christianisme 
ajoute  à  la  philosophie  les  lumières  qui  lui  manquent,  s'il  n'ap- 
partient qu'à  la  grâce  de  soumettre  les  incrédules  ,  c'est  à  la 
philosophie  qu'il  est  réservé  de  les  réduire  au  silence  ;  et  pour 
assurer  le  triomphe  de  la  foi ,  les  théologiens  dont  nous  parlons 
n'avaient  qu'à  faire  usage  des  armes  qu'on  aurait  voulu  employer 
contre  elle. 

Mais  parmi  ces  mêmes  hommes,  quelques  uns  avaient  un 
intérêt  beaucoup  plus  réel  de  s'opposer  à  ravancemen.t  de  la 
philosophie.  Faussement  persuadés  que  la  croyance  des  peuples 
est  d'autant  plus  ferme,  qu'on  l'exerce  sur  plus  d'objets  diffé- 
rens ,  ils  ne  se  contentaient  pas  d'exiger  pour  nos  mystères  la 
soumission  qu'ils  méritent ,  ils  cherchaient  à  ériger  en  dogmes 
leurs  opinions  particulières;  et  c'étaient  ces  opinions  mêmes, 
bien  plus  que  les  dogmes  ,  qu'ils  voulaient  mettre  en  sûreté.  Par 
là  ils  auraient  porté  à  la  religion  le  coup  le  plus  terrible  ,  si  elle 
eût  été  l'ouvrage  des  hommes  ;  car  il  était  à  craindre  que  leurs 
opinions  étant  une  fois  reconnues  pour  fausses,  le  peuple  qui  ne 
discerne  rien  ,  ne  traitât  de  la  même  manière  les  vérités  avec 
lesquelles  on  avait  voulu  les  confondre. 

D'autres  théologiens  de  meilleure  foi,  mais  aussi  dangereux, 
se  joignaient  à  ces  premiers  par  d'autres  motifs.  Quoique  la  re- 
ligion soit  uniquement  destinée  à  régler  nos  mœurs  et  notre  foi, 
ils  la  croyaient  faite  pour  nous  éclairer  aussi  sur  le  système  du 
monde ,  c'est-à-dire ,  sur  ces  matières  que  le  Tout-Puissant  a 
expressément  abandonnées  à  nos  disputes.  Ils  ne  faisaient  pas 
réflexion  que  les  livres  sacrés  et  les  ouvrages  des  Pères  ,  faits 
pour  montrer  avi  peuple  comme  aux  philosophes  ce  qu'il  faut 
pratiquer  et  croire  ,  ne  devaient  point  sur  les  questions  indiffé- 
rentes parler  un  autre  langage  que  le  peuple.  Cependant  le 
despotisme  théologique  ou  le  préjugé  l'emporta.  Un  tribunal 
devenu  puissant  dans  le  midi  de  l'Europe,  dans  les  Indes  ,'dans 
le  Nouveau-Monde ,  mais  que  la  foi  n'ordonne  point  de  croire  , 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  •   63 

ni  ià  charité  d'approuver  ,  ou  plutôt  que  la  religion  réprouve 
quoiqu'occupé  par  ses  ministres  ,  et  dont  la  France  n'a  pu  s'ac- 
coutumer encore  à  prononcer  le  nom  sans  effroi ,  condamna  un 
célèbre  astronome  pour  avoir  soutenu  le  mouvement  de  la  terre, 
et  le  déclara  hérétique  ;  à  peu  près  comme  le  pape  Zacharie 
avait  condamné  quelques  siècles  auparavant  un  évéque ,  pour 
n'avoir  pas  pensé  comme  S.  Augustin  sur  les  antipodes  ,  et  pour 
avoir  deviné  leur  existence  six  cents  ans  avant  que  Christophe 
Colomb  les  découvrît.  C'est  ainsi  que  l'abus  de  l'autorité  spiri- 
tuelle réunie  à  la  temporelle  forçait  la  raison  au  silence;  et  peu 
s'en  fallut  qu'on  ne  défendît  au  genre  humain  de  penser. 

Pendant  que  des  adversaires  peu  instruits  ou  malintentionnés 
faisaient  ouvertement  la  guerre  à  la  philosophie,  elle  se  réfugiait, 
pour  ainsi  dire  ,  dans  les  ouvrages  de  quelques  grands  hommes  , 
qui,  sans  avoir  l'ambition  dangereuse  d'arracher  le  bandeau  des 
yeux  de  leurs  contemporains ,  préparaient  de  loin  dans  l'ombre 
et  le  silence  la  lumière  dont  le  monde  devait  être  éclairé  peu  à 
peu  et  par  degrés  insensibles. 

A  la  tête  de  ces  illustres  personnages  doit  être  placé  l'immortel 
chancelier  d'Angleterre  ,  François  Bacon  ,  dont  les  ouvrages  si 
justement  estimés,  et  plus  estimés  pourtant  qu'ils  ne  sont  con- 
nus ,  méritent  encore  plus  notre  lecture  que  nos  éloges.  A  con- 
sidérer les  vues  saines  et  étendues  de  ce  grand  homme,  la  mul- 
titude d'objets  sur  lesquels  son  esprit  s'est  porté  ,  la  hardiesse 
de  son  style  qui  réunit  partout  les  plus  sublimes  images  avec  la 
précision  la  plus  rigoureuse  ,  on  serait  tenté  de  le  regarder 
comme  le  plus  grand ,  le  plus  universel ,  et  le  plus  éloquent  des 
philosophes.  Bacon,  né  dans  le  sein  de  la  nuit  la  plus  profonde, 
sentit  que  la  philosophie  n'était  pas  encore,  quoique  bien  des 
gens  sans  doute  se  flat'assent  d'y  exceller;  car  plus  un  siècle  est 
grossier,  plus  il  se  croit  instruit  de  tout  ce  qu'il  peut  savoir.  Il 
commença  donc  par  envisager  d'une  vue  générale  les  divers. ob- 
jets de  toutes  les  sciences  naturelles  ;  il  partagea  ces  sciences  en 
différentes  branches,  dont  il  fit  l'énuméralion  la  plus  exacte 
qu'il  lui  fût  possible  ;  il  examina  ce  que  l'on  savait  déjà  sur 
chacun  de  ces  objets;  et  fit  le  catalogue  immense  de  ce  qui  res- 
tait à  découvrir  :  c'est  le  but  de  son  admirable  ouvrage  De 
la  dignité  et  de  l'accroissement  des  connaissances  humaines. 
Dans  son  l\ouvel  organe  des  sciences  ,  il  perfectionne  les  vues 
qu'il  avait  données  dans  le  premier  ouvrage;  il  les  porte  plus 
loin  ,  et  fait  connaître  la  nécessité  de  la  physique  expérimentale  , 
à  laquelle  on  ne  pensait  point  encore.  Ennemi  ài^s  systèmes,  il 
n'envisage  la  philosophie  que  comme  cette  partie  de  nos  connais- 
sances, qui  doit  contribuer  à  nous  rendre  meilleurs  ou  plus  heu- 


64  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

reux  :  il  semble  la  borner  à  la  science  des  choses  utiles,  et  recom- 
mande partout  l'étude  de  la  nature.  Ses  autres  écrits  sojit  formés 
sur  le  même  plan  ;  tout ,  jusqu'à  leurs  titres  ,  y  annonce  l'homme 
de  génie  ,  l'esprit  qui  voit  en  grand.  Il  y  recueille  des  faits  ,  il 
y  compare  des  expériences  ,  il  en  indique  un  grand  nombre  à 
faire  ;  il  invite  les  savans  à  étudier  et  à  perfectionner  les  arts  , 
qu'il  regarde  comme  la  partie  la  plus  relevée  et  la  plus  essen- 
tielle de  la  science  humaine  :  il  expose  avec  une  simplicité  noble 
ses  conjectures  et  ses  pensées  sur  les  différens  objets  dignes  d'in- 
téresser les  hommes;  et  il  eut  pu  dire,  comme  ce  vieillard  de 
ïérence  ,  que  rien  de  ce  qui  touche  l'humanité  ne  lui  était 
étranger.  Science  delà  nature  ,  morale  ,  politique  ,  économique, 
tout  semble  avoir  été  du  ressort  de  cet  esprit  lumineux  et  pro- 
fond ;  et  on  ne  sait  ce  qu'on  doit  le  plus  admirer  ,  ou  des  ri- 
chesses qu'il  répand  sur  tous  les  sujets  qu'il  traite  ,  ou  de  la 
dignité  avec  laquelle  il  en  parle.  Ses  écrits  ne  peuvent  être 
mieux  comparés  qu'à  ceux  d'Hippocrate  sur  la  médecine;  et 
ils  ne  seraient  ni  moins  admirés ,  ni  moins  lus  ,  si  la  culture  de 
l'esprit  était  aussi  chère  aux  hommes  que  la  conservation  de  la 
santé.  Mais  il  n'y  a  que  les  chefs  de  secte  en  tout  genre  dont  les 
ouvrages  puissent  avoir  un  certain  éclat  ;  Bacon  n'a  pas  été  du 
nombre  ,  et  la  forme  de  sa  philosophie  s'y  opposait  :  elle  était 
trop  sage  pour  étonner  personne.  La  scholastique  qui  dominait 
de  son  temj3s ,  ne  pouvait  être  renversée  que  par  des  opinions 
hardies  et  nouvelles  ;  et  il  n'y  a  pas  d'ajDparence  qu'un  philosophe 
qui  se  contente  de  dire  aux  hommes  ,  voilà  le  peu  que  vous 
avez  appris  ,  voici  ce  qui  vous  reste  à  chercher  ,  soit  destiné  à 
faire  beaucoup  de  bruit  parmi  ses  contemporains.  Nous  oserions 
même  faire  quelque  reproche  au  chancelier  Bacon  d'avoir  été 
peut-être  trop  timide  ,  si  nous  ne  savions  avec  quelle  retenue  , 
et,  pour  ainsi  dire  ,  avec  quelle  superstitiou  on  doit  juger  un 
génie  si  sublime.  Quoiqu'il  avoue  que  les  scholastiques  ont 
énervé  les  sciences  par  leurs  questions  minutieuses ,  et  que  l'es- 
prit doit  sacrifier  l'étude  des  êtres  généraux  à  celle  des  objets 
particuliers  ,  il  semble  pourtant  par  l'emploi  fréquent  qu'il  fait 
des  termes  de  l'école ,  quelquefois  même  par  celui  des  principes 
scholastiques,  et  par  des  divisions  et  subdivisions  dont  l'usage 
était  alors  fort  à  la  mode ,  avoir  marqué  un  peu  trop  de  mé- 
nagement ou  de  déférence  pour  le  goût  dominant  de  son  siècle. 
Ce  grand  homme,  après  avoir  brisé  tant  de  fers,  était  encore 
retenu  par  quelques  chaînes  qu'il  ne  pouvait  ou  n'osait  rompre. 
Nous  déclarons  ici  que  nous  devons  principalement  au  chan- 
chelier  Bacon  l'arbre  encycloj^édique  dont  nous  avons  déjà  parlé, 
et  que  l'on  trouvera  à  la  fm  de  ce  (Jiscours.  Nous  en  avions  fait 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  65 

l'aveu  en  plusieurs  endroits  du  prospectus  ,  nous  y  revenons  en- 
core ,  et  nous  ne  manquerons  aucune  occasion  de  le  répéter. 
Cependant  nous  n'avons  pas  cru  devoir  suivre  de  point  en  point 
le  grand  homme  que  nous  reconnaissons  ici  pour  notre  maître 
Si  nous  n'avons  pas  placé  ,  comme  lui ,  la  raison  après  l'imagi- 
nation ,  c'est  que  nous  avons  suivi  dans  le  système  encyclopé- 
dique l'ordre  métaphysique  des  opérations  de  l'esprit ,  plutôt 
que  l'ordre  historique  de  ses  progrès  depuis  la  renaissance  des 
lettres  ;  ordre  que  l'illustre  chancelier  d'Angleterre  avait  peut- 
être  en  vue  jusqu'à  un  certain  point,  lorsqu'il  faisait,  comme  il 
le  dit ,  le  cens  et  le  dénombrement  des  connaissances  humaines. 
D'ailleurs  le  plan  de  Bacon  étant  différent  du  noire  ,  et  les 
sciences  ayant  fait  depuis  de  grands  progrès,  on  ne  doit  pas 
être  surpris  que  nous  ayons  pris  quelquefois  une  route  différente.. 

Ainsi ,  outre  les  changemens  que  nous  avons  faits  dans  l'ordre 
de  la  distribution  générale  ,  et  dont  nous  avons  déjà  exposé  les 
raisons,  nous  avons  à  certains  égards  poussé  les  divisions  plus 
loin  ,  surtout  dans  la  partie  de  mathématique  et  de  physique 
particulière;  d'un  autre  côté  ,  nous  nous  sommes  abstenus  d'é- 
tendre au  même  point  que  lui,  la  division  de  certaines  sciences 
dont  il  suit  jusqu'aux  derniers  rameaux.  Ces  rameaux  qui  doi- 
vent proprement  entrer  dans  le  corps  de  notre  encyclopédie, 
n'auraient  fait  ,  à  ce  que  nous  croyons  ,  que  charger  assez  inu- 
tilement le  système  général.  On  trouvera  immédiatement  après 
notre  arbre  encyclopédique  celui  du  philosophe  anglais;  c'est  le 
moyeu  le  plus  court  et  le  plus  facile  de  faire  distinguer  ce  qui 
nous  appartient  d'avec  ce  que  nous  avons  emprunté  de  lui. 

Au  chancelier  Bacon  succéda  l'illustre  Descartes.  Cet  homme 
rare  dont  la  fortune  a  tant  varié  en  moins  d'un  siècle  ,  avait 
tout  ce  qu'il  fallait  pour  changer  la  face  de  la  philosophie  ;  une 
imagination  forte,  un  esprit  très-conséquent,  des  connaissances 
puisées  dans  lui-même  plus  que  dans  les  livres,  beaucoup  de 
courage  pour  combattre  les  préjugés  les  plus  généralement  reçus, 
et  aucune  espèce  de  dépendance  qui  le  forçât  à  les  ménager- 
Aussi  éprouva-t-il  de  son  vivant  même  ce  qui  arrive  pour  l'or- 
dinaire à  tout  homme  qui  prend  un  ascendant  trop  marqué  sur 
les  autres.  Il  fit  quelques  enthousiastes,  et  eut  beaucoup  d'en- 
nemis. Soit  qu'il  connût  sa  nation  ou  qu'il  s'en  défiât  seulement, 
il  s'était  réfugié  dans  un  pays  entièrement  libre  pour  y  méditer 
plus  à  son  aise.  Quoiqu'il  pensât  beaucoup  moins  à  faire  des 
disciples  qu'à  les  mériter,  la  persécution  alla  le  chercher  dans 
sa  retraite  ;  et  la  vie  cachée  qu'il  menait  ne  put  l'y  soustraire. 
Malgré  toute  la  sagacité  qu'il  avait  employée  pour  prouver  l'exis- 
tence de  Dieu,  il  fut  accusé  de  la  nier  par  des  ministres,  qui 
j.  5 


66  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

peut-être  ne  la  croyaient  pas.  Tourmenté  et  calomnié  par  des 
étrangers,  et  assez  mal  accueilli  de  ses  compatriotes ,  il  alla 
mourir  en  Suède  ,  bien  éloigné  sans  doute  de  s'attendre  au  succès 
brillant  que  ses  opinions  auraient  un  jour. 

On  peut  considérer  Descartes  comme  géomètre  ou  comme 
philosophe.  Les  mathématiques  ,  dont  il  semble  avoir  fait  assez 
peu  de  cas,  font  néanmoins  aujourd'hui  la  partie  la  plus  solide 
et  la  moins  contestée  de  sa  gloire.  L'algèbre,  créée  en  quelque 
manière  par  les  Italiens  ,  prodigieusement  augmentée  par  notre 
illustre  Yiète ,  a  reçu  entre  les  mains  de  Descartes  de  nouveaux 
accrbissemens.  Un  des  plus  considérables  est  sa  méthode  des 
indétennïnées ,  artifice  très-ingénieux  et  très-subtil,  qu'on  a  su 
appliquer  depuis  à  un  grand  nombre  de  recherches.  Mais  ce  qui 
a  surtout  immortalisé  le  nom  de  ce  grand  homme  ,  c'est  l'ap- 
plication qu'il  a  su  faire  de  l'algèbre  à  la  géométrie  ;  idée  plus 
vaste  et  des  plus  heureuses  que  l'esprit  humain  ait  jamais  eues , 
et  qui  sera  toujours  la  clef  des  plus  profondes  recherches,  non- 
seulement  dans  la  géométrie,  mais  dans  toutes  les  sciences  phy- 
sico-mathématiques. 

Comme  philosoj^he ,  il  a  peut-être  été  aussi  grand,  mais  il 
n'a  pas  été  si  heureux.  La  géométrie,  qui,  par  la  nature  de 
son  objet,  doit  toujours  gagner  sans  perdre,  ne  pouvait  man- 
quer, étant  maniée  par  un  aussi  grand  génie,  de  faire  des  pro- 
grès très-sensibles  et  apparens  pour  tout  le  monde.  La  philo- 
sophie se  trouvait  dans  un  état  bien  différent,  tout  y  était  à 
commencer  :  et  que  ne  coûtent  point  les  premiers  pas  en  tout 
genre?  le  mérite  de  les  faire  dispense  de  celui  d'en  faire  de 
grands.  Si  Descartes ,  qui  nous  a  ouvert  la*  route ,  n'y  a  pas  été 
aussi  loin  que  ses  sectateurs  le  croient,  il  s'en  faut  beaucoup 
que  les  sciences  lui  doivent  aussi  peu  que  le  prétendent  ses  ad- 
versaires. Sa  méthode  seule  aurait  suffi  pour  le  rendre  immortel  ; 
sa  dioptrique  est  la  plus  grande  et  la  plus  belle  application  qu'on 
eut  faite  encore  de  la  géométrie  à  la  physique;  on  voit  enfin 
dans  ses  ouvrages  ,  même  les  moins  lus  mainteuant ,  briller 
partout  le  génie  inventeur.  Si  on  juge  sans  partialité  ces  tour- 
hillons  devenus  aujourd'hui  presque  ridicules,  on  conviendra, 
j'ose  le  dire  ,  qu'on  ne  pouvait  alors  imaginer  rien  de  mieux  : 
les'observations  astronomiques  qui  ont  servi  à  les  détruire  étaient 
encore  imparfaites ,  ou  peu  constatées  ;  rien  n'était  plus  naturel 
que  de  supposer  un  fluide  qui  transportât  les  planètes  ;  il  n'y 
avait  qu'une  longue  suite  de  phénomènes ,  de  raisonnemens  et 
de  calculs,  et  par  conséquent  une  longue  suite  d'années,  qui 
put  faire  renoncer  à  une  théorie  si  séduisante.  Elle  avait  d'ailleurs 
l'avantage  singulier  de  rendre  raison  de  la  gravitation  des  corps 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  67 

par  la  force  centrifuge  du  tourbillon  même  :  et  je  ne  crains 
point  d'avancer  que  cette  explication  de  la  pesanteur  est  une 
âes  plus  belles  et  des  plus  ingénieuses  hypothèses  que  la  philo- 
sophie ait  jamais  imaginées.  Aussi  a-t-il  fallu,  pour  Tabandonner, 
que  les  physiciens  aient  été  entraînés  comme  malgré  eux  par 
la  théorie  des  forces  centrales  ,  et  par  des  expériences  faites 
long-lenjps  après.  Pveconnaissons  donc  que  Descartes  ,  forcé  de 
créer  une  physique  toute  nouvelle  ,  n'a  pu  la  créer  meilleure  ; 
qu'il  a  fallu,  pour  ainsi  dire,  passer  par  les  tourbillons  pour 
arriver  au  vrai  système'du  monde  ;  et  que  ,  s'il  s'est  trompé 
sur  les  lois  du  mouvement,  il  a  du  moins  deviné  le  premier 
qu'il  devait  y  en  avoir. 

Sa  métaphysique  ,  aussi  ingénieuse  et  aussi  nouvelle  que  sa 
physique  ,  a  eu  le  même  sort  à  peu  près  ;  et  c'est  aussi  à  peu 
près  par  les  mêmes  raisons  qu'on  peut  la  justifier;  car  telle  est 
aujourd'hui  la  fortune  de  ce  grand  homme,  qu'après  avoir  eu 
des  sectateurs  sans  nombre  ,  il  est  presque  réduit  à  des  apolo- 
gistes. Il  se  troiupa  sans  doute  en  admettant  les  idées  innées  : 
mais  s'il  eût  retenu  de  la  secte  péripatéticienne  la  seule  vérité 
qu'elle  enseignait  sur  l'origine  des  idées  par  les  sens,  peut-être 
les  erreurs  ,  qui  déshonoraient  cette  vérité  par  leur  alliage  , 
auraient  été  plus  difficiles  à  déraciner.  Descartes  a  osé  du  moins 
montrer  aux  bons  esprits  à  secouer  le  joug  de  la  scholastîque , 
de  l'opinion,  de  l'autorité,  en  un  mot,  des  préjugés  et  de  la 
barbarie  ;  et  par  cette  révolte  dont  nous  recueillons  aujourd'hui 
l«s  fruits ,  il  a  rendu  à  la  philosophie  un  service  plus  essentiel 
peut-être  que  tous  ceux  qu'elle  doit  à  ses  illustres  successeurs. 
On  peut  le  regarder  comme  un  chef  de  conjurés  qui  a  eu  le 
courage  de  s'élever  le  premier  contre  une  puissance  despotique 
et  arbitraire,  et  qui,  en  préparant  une  révolution  éclatante,  a 
jeté  les  fondemens  d'un  gouvernement  plus  juste*  et  plus  heu- 
reux qu'il  n'a  pu  voir  éfebl4.  S'il  a  fini  par  croire  tout  expli- 
quer ,  il  a  du  moins  commencé  par  douter  de  tout;  et  les  armes 
<îont  nous  nous  servons  pour  le  combattre  ne  lui  en  appar- 
tiennent pas  moins,  parce  que  nous  les  tournons  contre  lui. 
D'ailleurs,  quand  les  opinions  absurdes  sont  invétérées  ,  on  est 
quelquefois  forcé  ,  pour  désabuser  le  genre  humain,  de  les  rem- 
placer par  d'autres  erreurs  ,  lorsqu'on  ne  peut  mieux  faire.  L'in- 
certitude et  la  vanité  de  l'esprit  sont  telles,  qu'il  a  toujours 
besoin  d'une  opinion  à  laquelle  il  se  fixe  :  c'est  un  enfant  à  qui 
il  faut  présenter  un  jouet  pour  lui  enlever  une  arme  dange- 
reuse ;  il  quittera  de  lui-même  ce  jouet  quand  le  temps  de  la 
raison  sera  venu.  En  donnant  ainsi  le  change  aux  philosophes, 
ou.  k  ceux  qui  croient  l'être  y  on  leur  apprend  du  moins  à  se 


ÙB  DISCOtTRS  PRELIMINAIRE 

dcller  (le  leurs  lumières  ,  et  cette  disposition  est  le  premier  pas 
vers  la  vérité.  Aussi  Descartes  a-t-il  été  persécuté  de  son  vivant^ 
comme  s'il  fut  venu  l'apporter  aux  hommes. 

Newton ,  à  qui  la  route  avait  été  préparée  par  Huyghcns  , 
parut  enfin,  et  donna  à  la  philosophie  une  forme  qu'elle  semble 
devoir  conserver.  Ce  grand  génie  vit  qu'il  était  temps  de  bannir 
de  la  physique  les  conjectures  et  les  hypothèses  vagues ,  ou  du 
moins  de  ne  les  donner  que  pour  ce  qu'elles  valaient,  et  que 
cette  science  devait  être  uniquement  soumise  aux  expériences 
et  à  la  géométrie.  C'est  peut-être  dans-cette  vue  qu'il  commença 
par  inventer  le  calcul  de  l'infini  et  la  méthode  des  suites,  dont 
les  usages  si  étendus  dans  la  géométrie  même ,  le  sont  encore 
davantage  pour  déterminer  les  effets  compliqués  que  l'on  ob- 
serve dans  la  nature  ,  oii  tout  semble  s'exécuter  par  des  espèces 
de  progressions  infinies.  Les  expériences  de  la  pesanteur,  et  les 
observations  de  Kepler  ,  firent  découvrir  au  philosophe  anglais 
la  force  qui  retient  les  planètes  dans  leurs  orbites.  Il  enseigna 
tout  ensemble  et  à  distinguer  les  causes  de  leurs  mouvemens, 
et  à  les  calculer  avec  une  exactitude  .qu'on  n'aurait  pu  exiger 
que  du  travail  de  plusieurs  siècles.  Créateur  d'une  optique  toute 
nouvelle,  il  fit  connaître  la  lumière  aux  hommes  en  la  décom- 
posant. Ce  que  nous  pourrions  ajouter  à  l'éloge  de  ce  grand  phi- 
losophe ,  serait  fort  au-dessous  du  témoignage  universel  qu'on 
rend  aujourd'hui  à  ses  découvertes  presque  innombrables  ,  et 
à  son  génie  tout  à  la  fois  étendu,  juste  et  profond.  En  enrichis- 
sant la  philosophie  par  une  grande  quantité  de  biens  réels  ,  il  a 
mérité  sans  doute  toute  sa  reconnaissance  ;  mais  il  a  peut-être 
plus  fait  pour  elle  en  lui  apprenant  à  être  sage,  et  à  contenir 
dans  de  justes  bornes  cette  espèce  d'audace  que  les  circonstances 
avaient  forcé  Descartes  à  lui  donner.  Sa  Théorie  du  Monde 
(car  je  ne  veux  pas  dire  son  Sjstenie)  est  aujourd'hui  si  géné- 
ralement reçue  ,  qu'on  commence  à  disputer  à  l'auteur  l'honneur 
de  l'invention  ,  parce  qu'on  accuse  d'abord  les  grands  hommes 
de  se  tromper,  et  qu'on  finit  par  les  traiter  de  plagiaires.  Je 
laisse  à  ceux  qui  trouvent  tout  dans  les  ouvrages  des  anciens  , 
le  plaisir  de  découvrir  dans  ces  ouvrages  la  gravitation  des  pla- 
nètes ,  quand  elle  n'y  serait  pas;  mais  en  supposant  même  que 
les  Grecs  en  aient  eu  l'idée,  ce  qui  n'était  chez  eux  qu'un  sys- 
tème hasardé  et  romanesque  ,  est  devenu  une  démonstration 
dans  les  mains  de  Newton  :  cette  démonstration ,  qui  n'appar- 
tient qu'à  lui ,  fait  le  mérite  réel  de  sa  découverte  ;  et  l'attraction 
sans  un  tel  appui  serait  une  hypothèse  comme  tant  d'autres. 
Si  quelque  écrivain  célèbre  s'avisait  de  prédire  aujourd'hui  sans 
aucune  preuve  qu'on  parviendra  un  jour  à  faire  de  l'or ,  nos 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  6g 

descendans  auraient-ils  droit ,  sous  ce  prétexte  ,  de  vouloir  oter 
la  gloire  du  grand  œuvre  à  un  chimiste  qui  en  viendrait  à  bout? 
Et  l'invention  des  lunettes  en  appartiendrait -elle  moins  à  ses 
auteurs,  quand  même  quelques  anciens  n'auraient  pas  cru  im- 
possible que  nous  étendissions  un  jour  la  sphère  de  notre  vue/ 

D'autres  savans  croient  faire  à  Newton  un  reproche  beaucoup 
plus  fondé,  en  l'accusant  d'avoir  ramené  dans  la  physique  les 
qualités  occultes  des  scholastiques  et  des  anciens  philosophes. 
Mais  les  savans  dont  nous  parlons  sont-ils  bien  sûrs  que  ces 
deux  mots  ,  vides  de  sens  chez  les  scholastiques  ,  et  destinés  à 
marquer  un  être  dont  ils  croyaient  avoir  l'idée ,  fussent  autre 
chose  chez  les  anciens  philosophes  que  l'expression  modeste  de 
leur  ignorance  ?  Newton  qui  avait  étudié  la  nature  ,  ne  se  flat- 
tait pas  d'en  savoir  plus  qu'eux  sur  la  cause  première  qui  pro- 
duit les  phénomènes  ;  mais  il  n'employa  pas  le  même  langage  , 
pour  ne  pas  révolter  des  contemporains  qui  n'auraient  pas  man- 
qué d'y  attacher  une  autre  idée  que  lui.  Il  se  contenta  de  prouver 
que  les  tourbillons  de  Descartes  ne  pouvaient  rendre  raison  du 
mouvement  des  planètes;  que  les  phénomènes  et  les  lois  de  la 
mécanique  s'unissaient  pour  les  renverser  ;  qu'il  y  a  une  force 
par  laquelle  les  planètes  tendent  les  unes  vers  les  autres  ,  et  dont 
le  principe  nous  est  entièrement  inconnu.  11  ne  rejeta  point 
l'impulsion  ;  il  se  borna  à  demander  qu'on  s'en  servît  plus 
heureusement  qu'on  n'avait  fait  jusqu'alors  pour  expliquer  les 
mouvemens  des  planètes  :  ses  désirs  n'ont  point  encore  été  rem- 
plis ,  et  ne  le  seront  peut-être  de  long-temps.  Après  tout ,  quel 
mal  aurait-il  fait  à  la  philosophie  ,  en  nous  donnant  lieu  de 
penser  que  la  matière  peut  avoir  des  propriétés  que  nous  ne  lui 
soupçonnions  pas  ,  et  en  nous  désabusant  de  la  confiance  ridi- 
cule oii  nous  sommes  de  les  connaître  toutes  I 

A  l'égard  de  la  métaphysique  ,  il  paraît  que  Newton  ne  l'avait 
pas  entièrement  négligée.  Il  était  trop  grand  philosophe  pour  ne 
pas  sentir  qu'elle  est  la  base  de  nos  connaissances  ,  et  qu'il  faut 
chercher  dans  elle  seule  des  notions  nettes  et  exactes  de  tout: 
il  paraît  même  par  les  ouvrages  de  ce  profond  géomètre  ,  qu'il 
était  parvenu  à  se  faire  de  telles  notions  sur  les  principaux 
objets  qui  l'avaient  occupé.  Cependant,  soit  qu'il  fût  peu  con- 
tent lui-même  des  progrès  qu'il  avait  faits  dans  la  métaphysique, 
soit  qu'il  crut  difficile  de  donner  au  genre  humain  des  lumières 
bien  satisfaisantes  ou  bien  étendues  sur  une  science  trop  souvent 
incertaine  et  contentieuse  ,  soit  enfin  qu'il  craignît  qu'à  l'ombre 
de  son  autorité  on  n'abusât  de  sa  métaphysique  comme  on  avait 
abusé  de  celle  de  Descartes  pour  soutenir  des  opinions  dange- 
reuses ou  erronées,  il  s'abstint  presque  absolument  d'en  parier 


:o  DISCOURS   PRELIMINAIRE 

dans  ceux  de  ses  écrits  qui  sont  les  plus  connus  ;  et  on  ne  peut 
guère  apprendre  ce  qu'il  pensait  sur  les  diiFërens  objets  de  cette 
science  ,  que  dans  les  ouvrages  de  ses  disciples.  Ainsi  comme  il 
n'a  cause  sur  ce  point  aucune  révolution  ,  nous  nous  abstiendrons 
de  le  considérer  de  ce  côlé-là. 

Ce  que  Newton  n'avait  osé  ,  ou  n'aurait  peut-être  pu  faire  , 
Locke  l'entreprit  et  l'exécuta  avec  succès.  On  peut  dire  qu'il 
créa  la  n!étaphy?ique  à  peu  près  comme  Newton  avait  créé  la 
physique.  Il  conçut  que  les  abstractions  et  les  questions  ridicules 
qu'on  avait  jusqu'alors  agitées,  et  qui  avaient  fait  comme  la 
substance  de  la  philosophie ,  étaient  la  partie  qu'il  fallait  sur- 
tout proscrire.  Il  chercha  dans  ces  abstractions  et  dans  les  abus 
des  signes  les  causes  principales  de  nos  erreurs,  et  les  y  trouva. 
Pour  connaître  notre  âme  ,  ses  idées  et  ses  affections  ,  il  n'étudia 
point  les  livres ,  parce  qu'ils  l'auraient  mal  instruit  :  il  se  con- 
tenta de  descendre  profondément  en  lui-même  ;  et  après  s'être, 
pour  ainsi  dire,  contemplé  long-temps  ,  il  ne  fît  dans  son  traité 
de  l  entendement  hinnain  que  présenter  aux  hommes  le  miroir 
dans  lequel  il  s'était  vu.  En  un  mot ,  il  réduisit  la  métaphysique 
à  ce  qu'elle  doit  être  en  effet ,  la  physique  expérimentale  de 
l'âme  :  espèce  de  physique  très-différente  de  celle  des  corps  , 
non-seulement  par  son  objet ,  mais  par  la  manière  de  l'envisager. 
Dans  celle-ci  on  j^eut  découvrir ,  et  on  découvre  souvent  des 
phénomènes  inconnus  ;  dans  l'autre  ,  les  faits  aussi  anciens  que 
le  monde  existent  également  dans  tous  les  hommes  ,  tant  pis 
pour  qui  croit  en  voir  de  nouveaux.  La  métaphysique  raison- 
nable ne  peut  consister  ,  comme  la  physique  expérimentale  , 
qu'à  rassembler  avec  soin  tous  ces  faits,  à  les  réduire  en  un 
corps  ,  à  expliquer  les  uns  par  les  autres  ,  en  distinguant  ceux 
qui  doivent  tenir  le  premier  rang  et  servir  comme  de  base.  En 
un  mot,  les  principes  de  la  métaphysique  ,  aussi  simples  que  les 
axiomes  ,  sont  les  mêmes  pour  les  philosophes  et  pour  le  peuple. 
Mais  le  peu  de  progrès  que  cette  science  a  fait  depuis  long-temps , 
montre  combien  il  est  rare  d'appliquer  heureusement  ces  prin- 
cipes ,  soit  par  la  difficulté  que  renferme  un  pareil  travail ,  soit 
peut-être  aussi  par  l'impatience  naturelle  qui  empêche  de  s'y 
borner.  Cependant  le  titre  de  métaphysicien  ,  et  même  de  grand 
métaphysicien  ,  est  encore  assez  commun  dans  notre  siècle  ;  car 
nous  aimons  à  tout  prodiguer  :  mais  qu'il  y  a  peu  de  personnes 
véritablement  dignes  de  ce  nom  !  Combien  y  en  a-t-il  qui  ne 
le  méritent  que  par  le  malheureux  talent  d'obscurcir  avec  beau- 
coup de  subtilité  des  idées  claires,  et  de  préférer  dans  les  notions 
qu'ils  se  forment  l'extraordinaire  au  vrai ,  qui  est  toujours  sim- 
ple? Il  ne  faut  pas  s'étonner  après  cela  si  la  plupart  de  ceux 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  71 

qu'on  appelle  métaplijsiciens  font  si  peu  de  cas  les  uns  des  autres» 
Je  ne  doute  point  que  ce  litre  ne  soit  bientôt  une  injure  pour 
nos  bons  esprits  ,  comme  le  nom  de  sophiste^  qui  pourtant  si- 
gnifie sage^  avili  en  Grèce  par  ceux  qui  le  portaient ,  fut  rejeté 
par  les  vrais  philosophes. 

Concluons  de  toute  cette  histoire  que  l'Angleterre  nous  doit 
la  naissance  de  cette  philosophie  que  nous  avons  reçue  d'elle. 
Il  y  a  peut-être  plus  loin  des  formes  substantielles  aux  tourbil- 
lons,  que  des  tourbillons  à  la  gravitation  universelle;  comme  il 
y  a  peut-être  un  plus  grand  intervalle  entre  l'algèbre  pure  et 
l'idée  de  l'appliquer  à  la  géométrie ,  qu'entre  le  petit  triangle  de 
Barrovr  et  le  calcul  différentiel. 

Tels  sont  les  principaux  génies  que  l'esprit  humain  doit  re- 
garder comme  ses  maîtres ,  et  à  qui  la  Grèce  eut  élevé  des  sta- 
tues ,  quand  même  elle  eut  été  obligée,  pour  leur  faire  place  , 
d'abattre  celle  de  quelques  conquérans. 

Les  bornes  de  ce  discours  préliminaire  nous  empêchent  de 
parler  de  plusieurs  philosophes  illustres  ,  qui ,  sans  se  proposer 
des  vues  aussi  grandes  que  ceux  dont  nous  venons  de  faire  men- 
tion ,  n'ont  pas  laissé  par  leurs  travaux  de  contribuer  beaucoup 
à  l'avancement  des  sciences  ,  et  ont  pour  ainsi  dire  levé  un  coia 
du  voile  qui  nous  cachait  la  vérité.  De  ce  nombre  sont ,  Galilée  , 
à  qui  la  géographie  doit  tant  pour  ses  découvertes  astronomiques  , 
et  la  mécanique  pour  sa  théorie  de  l'accélération  ;  Harvey  ,  que 
la  découverte  de  la  circulation  du  sang  rendra  immortel;  Huy- 
ghens ,  que  nous  avons  déjà  nommé  ,  et  qui ,  par  des  ouvrages 
pleins  de  force  et  de  génie ,  a  si  bien  mérité  de  la  géométrie  et 
de  la  physique  :  Pascal ,  auteur  d'un  traité  sur  la  cycloïde  ,  qu'on 
doit  regarder  comme  un  prodige  de  sagacité  et  de  j)énétration  , 
et  d'un  traité  de  l'équilibre  des  liqueurs  et  de  la  pesanteur  de 
l'air ,  qui  nous  a  ouvert  une  science  nouvelle  :  génie  universel 
et  sublime  ,  dont  les  talens  ne  pourraient  être  trop  regrettés  par 
la  philosophie  ,  si  la  religion  n'en  avait  pas  profité  ;  Malebranclie, 
qui  a  si  bien  démêlé  les  erreurs  des  sens  ,  et  qui  a  connu  celles 
de  l'imagination  ,  comme  s'il  n'avait  pas  été  souvent  trompé  par 
la  sienne  ;  Bayle  ,  le  père  de  la  physique  expérimentale  ;  plu- 
sieurs autres  enfin  ,  parmi  lesquels  doivent  être  comptés  avec 
distinction  les  Vesale ,  les  Sydenham  ,  les  Boerhaave,  et  une 
infinité  d'anatomistes  et  de  physiciens  célèbres. 

Entre  ces  grands  hommes  il  en  est  un,  dont  la  philosophie, 
aujourd'hui  fort  accueillie  et  fort  combattue  dans  le  Nord  de 
l'Europe ,  nous  oblige  à  ne  le  point  passer  sous  silence  ;  c'est 
l'illustre  Leibnitz.  Quand  il  n'aurait  pour  lui  que  la  gloire,  ou 
même  que  le  soupçon  d'avoir  partagé  avec  New  Ion  l'invention 


72  DISCOURS   PRÉLIMINAIRE 

du  calcul  différentiel ,  il  mériterait  à  ce  titre  une  mention  hono- 
rable. Mais  c'est  principalement  par  sa  métaphysique  que  nous 
voulons  l'envisager.  Coiume  Descartes,  il  semble  avoir  reconnu 
l'insuffisance  de  toutes    les  solutions   qui  avaient   été    données 
jusqu'à  lui  des  questions  les  plus  élevées  ,  sur  l'union  du  corps 
et  de  l'âme,  sur  la  Providence,  sur  la  nature  de  la  matière;  il 
paraît  même  avoir  eu  l'avantage  d'exposer  avec  plus  de  force 
que   personne  les   difficultés  qu'on  peut  proposer  sur  ces  ques- 
tions ;  mais ,  moins  sage  que  Locke  et  Newton  ,  il  ne  s'est  pas  con- 
tenté de  former  des  doutes,  il  a  cherché  à  les  dissiper,  et  de  ce 
côté-là  il  n'a  peut-être  pas  été  plus  heureux  que  Descartes.  Son 
principe  de  la  raison  suffisante,  très-beau  et  très-vrai  en  lui- 
même ,  ne  paraît  pas  devoir  être  fort  utile  à  des  êtres  aussi  peu 
éclairés  que  nous  le  sommes  sur  les  raisons  premières  de  toutes 
choses;  ses  Monades  prouvent  tout  au  plus  qu'il  a  vu  mieux  que 
personne  qu'on  ne  peut  se  former  une  idée  nette  de  la  matière, 
mais  elles  ne  paraissent  pas  faites  pour  la  donner  ;  son  Harmonie 
préétablie  semble  n'ajouter  qu'une  difficulté  de  plus  à  l'opinion 
de  Descartes  sur  l'union  du  corps  et  de  l'âme  ;  enfin  son  système 
de  V optimisme  est  peut-être  dangereux  par  le  prétendu  avantage 
qu'il  a  d'expliquer   tout.  Ce  grand  homme  paraît   avoir  porté 
dans  la  métaphysique  plus  de  sagacité   que   de  lumière  ;  mais 
de  quelque  manière  qu'on  pense  sur  cet  article,  on  ne  peut  lui 
refuser  l'admiration  que  méritent  la  grandeur  de  ses  vues  en  tout 
genre ,  l'étendue  prodigieuse  de  ses  connaissances  ,  et   surtout 
l'esprit  philosophique  par  lequel  il  a  su  les  éclairer. 

Nous  finirons  par  une  observation  qui  ne  paraîtra  pas  sur- 
prenante à  des  philosophes.  Ce  n'est  guère  de  leur  vivant  que 
les  grands  hommes  dont  nous  venons  de  parler  ont  changé  la 
face  des  sciences.  Nous  avons  déjà  vu  pourquoi  Bacon  n'a. point 
été  chef  de  secte  ;  deux  raisons  se  joignent  à  celle  que  nous  en 
avons  apportée.  Ce  grand  philosophe  a  écrit  plusieurs  de  ses  ou- 
vrages dans  une  retraite  à  laquelle  ses  ennemis  l'avaient  forcé  ,  et 
le  mal  qu'ils  avaient  fait  à  l'homme  d'état  n'a  pu  manquer  de 
iiuire  à  l'auteur.  D'ailleurs,  uniquement  occupé  d'être  utile, 
il  a  peut-être  embrassé  trop  de  matières ,  pour  que  ses  contem- 
porains dussent  se  laisser  éclairer  à  la  fois  sur  un  si  grand 
nombre  d'objets.  On  ne  permet  guère  aux  grands  génies  d'en 
savoir  tant  ;  on  veut  bien  apprendre  quelque  chose  d'eux  sur 
un  sujet  borné  ,  mais  on  ne  veut  pas  être  obligé  à  réformer 
toutes  ses  idées  sur  les  leurs.  C'est  en  partie  pour  cette  raison 
que  les  ouvrages  de  Descartes  ont  essuyé  en  France  après  sa 
jnort  plus  de  persécution  que  leur  auteur  n'en  avait  souffert  en 
JioMundo  pendant  sa  vie;  ce  n'a  été  qu'avec  beaucoup  de  peine 


DE  L'EINCYCLOPÉDIE.  ^3 

que  les  écoles  ont  enfin  osé  admettre  une  physique  qu'elles 
s'imaginaient  être  contraire  à  celle  de  Moïse.  INewlon,  i!  est 
vrai  ,  a  trouve'  dans  ses  contemporains  moins  de  contradictiou  ; 
soit  que  les  découvertes  géométriques  par  lesquelles  il  s'annonça 
et  dont  on  ne  pouvait  lui  disputer  ni  la  propriété,  ni  la  réalite, 
eussent  accoutumé  à  l'admiration  pour  lui,  et  à  lui  rendre  des 
hommages  qui  n'étaient  ni  trop  subits  ni  trop  forcés;  soit  que 
par  sa  supériorité  il  imposât  silence  à  l'envie,  soit  enfin,  ce  qui 
paraît  plus  difficile  à  croire,  qu'il  eût  affaire  à  une  nation  moins 
injuste  que  les  autres.  Il  a  eu  l'avantage  singulier  de  voir  sa  phi- 
losophie généralement  reçue  en  Angleterre  de  son  vivant  ,  et 
d'avoir  tous  ses  compatriotes  pour  partisans  et  pour  aduiirateurs. 
Cependant  il  s'en  fallait  bien  que  le  reste  de  l'Europe  fît  alors 
le  même  accueil  à  ses  ouvrages.  Non-seulement  ils  étaient  in- 
connus en  France  ,  mais  la  philosophie  scholaslique  y  dominait 
encore,  lorsque  INewton  avait  déjà  renversé  la  physique  carté- 
sienne ;  et  les  tourbillons  étaient  détruits  avant  que  nous  son- 
geassions à  les  adopter.  Nous  avons  été  aussi  long-temps  à  les 
soutenir  qu'à  les  recevoir.  Il  ne  faut  qu'ouvrir  nos  livres,  pour 
voir  avec  surj)rise  qu'il  n'y  a  pas  encore  trente  ans  qu'on  a 
commencé  en  France  à  renoncer  au  cartésianisme.  Le  premier 
qui  ait  osé  parmi  nous  se  déclarer  ouvertement  newtonien  ,  est 
l'auteur  du  discours  sur  la  figure  des  astres,  qui  joint  à  des 
connaissances  géométriques  très-étendues,  cet  esprit  philoso- 
phique avec  lequel  elles  ne  se  trouvent  pas  toujours ,  et  ce 
talent  d'écrire  auquel  on  ne  croira  plus  qu'elles  nuisent ,  quand 
on  aura  lu  ses  ouvrages.  Maupertuis  a  cru  qu'on  pouvait  être 
bon  citoyen  sans  adopter  aveuglément  la  physique  de  son  pays  , 
et  pour  attaquer  cette  physique,  il  a  eu  besoin  d'un  courage 
dont  on  doit  lui  savoir  gré.  En  effet,  notre  nation,  singulière- 
ment avide  de  nouveautés  dans  les  matières  de  goût ,  est ,  en  ma- 
tière de  science ,  très-attachée  aux  opinions  anciennes.  Deux  dis- 
positions si  contraires  en  apparence  ont  leurs  principes  dans 
plusieurs  causes,  et  surtout  dans  cette  ardeur  de  jouir  qui  sem- 
ble constituer  notre  caractère.  Tout  ce  qui  est  du  ressort  du 
sentiment  n'est  pas  fait  pour  être  long-temps  cherché  ,  et  cesse 
d'être  agréable  dès  qu'il  ne  se  présente  pas  tout  d'un  coup  ;  mais 
aussi  l'ardeur  avec  laquelle  nous  nous  y  livrons  s'épuise  bientôt , 
et  l'àme  ,  dégoûtée  aussitôtque  remplie ,  vole  vers  un  nouvel  objet 
qu'elle  abandonnera  de  même.  Au  contraire,  ce  n'est  qu'à  force 
de  méditation  que  l'esprit  parvient  à  ce  qu'il  cherche  ;  mais  par 
cette  raison  il  veut  jouir  aussi  long-temps  qu'il  a  cherché,  sur- 
tout lorsqu'il  ne  s'agit  que  d'une  philo-^ophie  hypothétique  et 
conjecturale  ,  beaucoup  plus  riante  que  des  calcuU  et  des  combi- 


74  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

naisons  exactes.  Les  physiciens  altachés  à  leurs  tliéories  ,  avec  le 
même  zèle  et  par  les  mêmes  motifs  que  les  artisans  à  leurs  pra- 
tiques ,  ont  sur  ce  point  beaucoup  plus  de  ressemblance  avec  le 
peuple  qu'ils  ne  s'imaginent.  Respectons  toujours  Descartes;  mais 
abandonnons  sans  peine  des  opinions  qu'il  a  combattues  lui-même 
un  siècle  plus  tard.  Surtout  ne  confondons  point  sa  cause  avec 
celle  de  ses  sectateurs.  Le  génie  qu'il  a  montre  en  cherchant  dans 
la  nuit  la  plus  sombre  une  route  nouvelle,  quoique  trompeuse, 
n'était  qu'à  lui;  ceux  qui  l'ont  osé  suivre  les  premiers  dans  les 
ténèbres  ont  au  moins  marqué  du  courage  ;  mais  il  n'y  a 
plus  de  gloire  à  s'égarer  sur  ses  traces  depuis  que  la  lumière 
est  venue.  Parmi  le  peu  de  savans  qui  défendent  encore  sa 
doctrine ,  il  eût  désavoué  lui-même  ceux  qui  n'y  tiennent  que 
par  un  attachement  servile  à  ce  qu'ils  ont  appris  dans  leur 
enfance,  ou  par  je  ne  sais  quel  préjugé  national ,  la  honte  de  la 
philosophie.  Avec  de  tels  motifs  on  peut  être  le  dernier  de 
ses  partisans;  mais  on  n'aurait  pas  eu  le  mérite  d'être  son 
premier  disciple ,  ou  plutôt  on  eut  été  son  adversaire  lorsqu'il 
n'y  avait  que  de  l'injustice  à  l'être.  Pour  avoir  le  droit  d'admi- 
rer les  erreurs  d'un  grand  homme  ,  il  faut  savoir  les  reconnaître  , 
quand  le  temps  les  a  mises  au  grand  jour.  Aussi  les  jeunes 
gens  qu'on  regarde  d'ordinaire  comme  d'assez  mauvais  juges  , 
sont  peut-être  les  meilleurs  dans  les  matières  philosophiques  et 
dans  beaucoup  d'autres,  lorsqu'ils  ne  sont  pas  dépourvus  de 
lumière  ;  parce  que  tout  leur  étant  également  nouveau,  ils  n'ont 
d'autre  intérêt  que  celui  de  bien  choisir. 

Ce  sont  en  effet  les  jeunes  géomètres ,  tant  de  France  que  des 
pays  étrangers ,  qui  ont  réglé  le  sort  des  deux  philosophies. 
L'ancienne  est  tellement  proscrite ,  que  ses  plus  zélés  partisans 
n'osent  plus  même  nommer  ces  tourbillons  dont  ils  remplis- 
saient autrefois  leurs  ouvrages.  Si  le  newtonianisme  venait  à 
être  détruit  de  nos  jours  par  quelque  cause  que  ce  pût  être, 
injuste  ou  légitime  ,  les  sectateurs  nombreux  qu'il  a  maintenant . 
joueraient  sans  doute  alors  le  même  rôle  qu'ils  ont  fait  jouer  à 
d'autres.  Telle  est  la  nature  des  esprits  ;  telles  sont  les  suites  de 
l'amour-propre  qui  gouverne  les  philosophes  ,  du  moins  autant 
que  les  autres  hommes  ,  et  de  la  contradiction  que  doivent 
éprouver  toutes  les  découvertes  ,  ou  même  ce  qui  en  a  l'appa- 
rence. 

Il  en  a  été  de  Locke  à  peu  près  comme  de  Bacon  ,  de  Des- 
cartes et  de  Newton.  Oublié  long-iemps  pour  Rohaut  et  pour 
Régis,  et  encore  assez  peu  connu  de  la  multitude,  il  commence 
enfin  à  avoir  parmi  nous  des  lecteurs  et  quelques  partisans.  C'est 
ainsi  que  les  personnages  illustres  ,   souvent   trop  au-dessus  de 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  :^ 

leur  siècle  ,  travaillent  presque  toujours  en  pure  perle  pour 
leur  siècle  même;  c'est  aux  âge>>  sui\ ans  qu'il  est  réservé  de 
recueillir  le  fruit  de  leurs  lumières.  Aussi  les  resiaurateurs  des 
sciences  ne  jouissent-ils  presque  jamais  de  toute  la  gloire  qu'ils 
méritent  ;  des  esprits  fort  inférieurs  la  leur  arrachent,  parce  que 
les  grands  hommes  se  livrent  à  leur  génie,  elles  hommes  médio- 
cres à  celui  de  leur  nation.  Il  est  vrai  que  le  témoignage  que  la 
supériorité  ne  peut  s'empêcher  de  se  rendre  à  elle-même,  suffit 
pour  la  dédommager  des  suffrages  vulgaires  :  elle  se  nourrit  de 
sa  propre  substance  ,  et  cette  réputation  dont  on  est  si  avide  ,  ne 
sert  souvent  qu'à  consoler  la  médiocrité  des  avantages  que  le 
talent  a  sur  elle.  On  peut  dire  en  effet  que  la  renommée  qui 
publie  tout,  raconte  plus  souvent  ce  qu'elle  voit,  et  que  les 
poètes  qui  lui  ont  donné  cent  bouches,  devaient  bien  aussi  lui 
donner  un  bandeau. 

La  philosophie  ,  qui  forme  le  goût  dominant  de  notre  siècle, 
semble  ,par  les  progrès  qu'elle  fait  parmi  nous,  vouloir  réparer 
le  temps  qu'elle  a  perdu,  et  se  venger  de  l'espèce  de  mépris  cjue 
lui  avaient  marqué  nos  pères.  Ce  mépris  est  aujourd'hui  retombe 
sur  l'érudition  ,  et  n'en  est  pas  plus  juste  pour  avoir  changé 
d'objet.  On  s'imagine  que  nous  avons  tiré  des  ouvrages  des  an- 
ciens tout  ce  qu'il  nous  importait  de  savoir,  et  sur  ce  fondement 
on  dispenserait  volontiers  de  leur  peine  ceux  qui  vont  encore  les 
consulter.  11  semble  qu'on  regarde  l'antiquité  comme  un  oracle 
qui  a  tout  dit,  et  qu'il  est  inutile  d'interroger;  et  on  ne  fait 
guère  plus  de  cas  aujourd'hui  de  la  restitution  d'un  passage  que 
de  la  découverte  d'un  petit  rameau  de  veine  dans  le  corps  hu- 
main. Mais  comme  il  serait  ridicule  de  croire  qu'il  n'y  a  plus 
rien  à  découvrir  dans  l'anatomie  ,  parce  que  les  anatomistes  se 
livrent  quelquefois  à  des  recherches  inutiles  en  apparence  , 
et  souvent  utiles  par  leurs  suites  ,  il  ne  serait  pas  moins  al> 
surde  de  vouloir  interdire  l'érudition,  sous  prétexte  des  re- 
cherches peu  importantes  auxquelles  nos  savans  peuvent  s'aban- 
donner. C'est  être  ignorant  ou  présomptueux  de  croire  que  tout 
soit  vu  dans  quelque  matière  que  ce  puisse  être,  et  que  nous 
n'ayons  plus  aucun  avantage  à  tirer  de  l'étude  et  de  la  lecture 
des  anciens. 

L'usage  de  tout  écrire  aujourd'hui  en  langue  vulgaire,  a 
contribué  sans  doute  à  fortiHcr  ce  préjugé,  et  peut-être  est 
plus  pernicieux  que  le  préjugé  même.  Notre  langue  s'étant  ré- 
pandue par  toute  l'Europe,  nous  avons  cru  qu'il  était  temps  de 
la  substituer  à  la  langue  latine  ,  qui  depuis  la  renaissance  des 
lettres  était  celle  de  nos  savans.  J'avoue  qu'un  philosophe  est 
beaucoup  plus  excuable  d'écrire  en  français,  qu'un  Tranç-^i    de 


76  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

faire  des  vers  latins  ;  je  veux  bien  même  convenir  que  cet  usage 
a  contribué  à  rendre  la  lumière  plus  générale  ,  si  néanmoins 
c'est  étendre  réellement  l'esprit  d'un  peuple  ,  que  d'en  étendre 
la  superficie.  Cependant  il  résulte  de  là  un  inconvénient  que 
nous  aurions  dû  prévoir.  Les  savans  des  autres  nations  ,  à  qui 
nous  avons  donné  l'exemple ,  ont  cru  avec  raison  qu'ils  écriraient 
encore  mieux  dans  leur  langue  que  dans  la  nôtre.  L'Angleterre 
nous  a  donc  imité  ;  l'Allemagne  ,  où  le  latin  semblait  s'être  ré- 
fugié ,  commence  insensiblement  à  en  perdre  l'usage  ;  je  ne 
doute  pas  qu'elle  ne  soit  bientôt  suivie  par  les  Suédois,  les 
Danois  et  les  Russes.  Ainsi,  avant  la  fin  du  dix-huitième 
siècle  ,  un  philosophe  qui  voudra  s'instruire  à  fond  des  décou- 
vertes de  ses  prédécesseurs  ,  sera  contraint  de  charger  sa  mé- 
moire de  sept  à  huit  langues  différentes  ,  et  après  avoir  consumé 
à  les  apprendre  le  temps  le  plus  précieux  de  sa  vie,  il  mourra 
avant  de  commencer  à  s'instruire.  L'usage  de  la  langue  latine  , 
dont  nous  avons  fait  voir  le  ridicule  dans  les  matières  de  goût  , 
ne  pourrait  être  que  très-utile  dans  les  ouvrages  de  philosophie 
dont  la  clarté  et  la  précision  doivent  faire  tout  le  mérite,  et  qui 
n'ont  besoin  que  d'une  langue  universelle  et  de  convention.  Il 
serait  donc  à  souhaiter  qu'on  rétablît  cet  usage  :  mais  il  n'y  a 
pas  lieu  de  l'espérer.  L'abus  dont  nous  osons  nous  plaindre  est 
trop  favorable  à  la  vanité  et  à  la  paresse,  pour  qu'on  se  flatte 
de  le  déraciner.  Les  philosophes,  comme  les  autres  écrivains, 
veulent  être  lus^,  et  surtout  de  leur  nation.  S'ils  se  servaient 
d'une  langue  moins  familière,  ils  auraient  moins  de  bouches 
pour  les  célébrer,  et  on  ne  pourrait  se  vanter  de  les  entendre. 
11  est  vrai  qu'avec  moins  d'admirateurs  ils  auraient  de  meilleurs 
juges,  mais  c'est  un  avantage  qui  les  touche  peu  ,  parce  que  la 
réputation  tient  plus  au  nombre  qu'au  mérite  de  ceux  qui  la  dis- 
tribuent. 

En  récompense,  car  il  ne  faut  rien  outrer,  nos  livres  de 
science  semblent  avoir  acquis  jusqu'à  l'espèce  d'avantage  qui 
semblait  devoir  être  particulier  aux  ouvrages  de  belles-lettres. 
Un  écrivain  respectable  que  notre  siècle  a  eu  le  bonheur  de 
posséder  long-temps,  et  dont  je  louerais  ici  les  différentes  pro- 
ductions si  je  ne  me  bornais  pas  à  l'envisager  comme  philosophe, 
a  appris  aux  savans  à  secouer  le  joug  du  pédantisnie.  Supérieur 
dans  l'art  de  mettre  en  leur  jour  les  idées  les  plus  abstraites, 
il  a  su  ,  par  beaucoup  de  méthode ,  de  précision  et  de  clarté , 
les  abaisser  à  la  portée  des  esprits  qu'on  aurait  cru  les  moins 
faits  pour  les  saisir.  Il  a  même  osé  prêter  à  la  philosophie  les 
ornemens  qui  semblaient  lui  être  les  plus  étrangers  ,  et  qu'elle 
paraissait  devoir  s'interdire  le  plus  sévèremeul:  et  cette  har- 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  77 

dîesse  a  été  justifiée  par  le  succès  le  plus  général  et  le  plus  flat- 
teur. Mais,  semblable  à  tous  les  écrivains  originaux ,  il  a  laissé 
bien  loin  derrière  lui  ceux  qui  ont  cru  pouvoir  l'imiter. 

L'auteur  de  Vhistoire  naturelle  a  suivi  une  route  toute  diffé- 
rente. Rival  de  Platon  et  de  Lucrèce,  il  a  répandu  dans  son 
ouvrage,  dont  la  réputation  croît  de  jour  en  jour,  cette  noblesse 
et  cette  élévation  de  style  qui  sont  si  propres  aux  matières  phi- 
losophiques ,  et  qui  dans  les  écrits  du  sage  doivent  être  la  pein- 
ture de  son  âme. 

Cependant  la  philosophie ,  en  songeant  à  plaire ,  paraît 
n'avoir  pas  oublié  qu'elle  est  principalement  faite  pour  instruire  ; 
c'est  par  cette  raison  que  le  goût  des  systèmes ,  plus  propre  à 
flatter  l'imagination  qu'à  éclairer  la  raison  ,  est  aujourd'hui  pres- 
que absolument  banni  des  bons  ouvrages.  Un  de  nos  meilleurs 
philosophes  ,  l'abbé  de  Condillac  ,  semble  lui  avoir  porté  les  der- 
niers coups.  L'esprit  d'hypothèse  et  de  conjecture  pouvait  être  au- 
trefois fort  utile  ,  et  avait  même  été  nécessaire  pour  la  renaissance 
delà  philosophie  ,  parce  qu'alors  il  s'agissait  encore  moins  de  bien 
penser  que  d'apprendre  à  penser  par  soi-même.  Mais  les  temps 
sont  changés  ,  et  un  écrivain  qui  ferait  parmi  nous  l'éloge  des 
systèmes  viendrait  troj)  tard.  Les  avantages  que  cet  esprit  peut 
procurer  maintenant  sont  en  trop  petit  nombre  pour  balancer 
les  inconvéniens  qui  en  résultent;  et  si  on  prétend  prouver 
l'utilité  des  systèmes  par  un  très-petit  nombre  de  découvertes 
qu'ils  ont  occasionées  autrefois,  on  pourrait  de  même  conseiller 
à  nos  géomètres  de  s'appliquer  à  la  quadrature  du  cercle,  parce 
que  les  efforts  de  plusieurs  mathématiciens  pour  la  trouver, 
nous  ont  produit  quelques  théorèmes.  L'esprit  de  système  est 
dans  la  physique  ce  que  la  métaphysique  est  dans  la  géométrie. 
S'il  est  quelquefois  nécessaire  pour  nous  mettre  dans  le  chemin 
de  la  vérité  ,  il  est  presque  toujours  incapable  de  nous  y  con- 
duire par  lui-même.  Eclairé  par  l'observation  de  la  nature,  il 
peut  entrevoir  les  causes  des  phénomènes  ;  mais  c'est  au  calcul 
à  assurer,  pour  ainsi  dire,  l'existence  de  ces  causes,  en  déter- 
minant exactement  les  effets  qu'elles  peuvent  produire,  et  en 
comparant  ces  effets  avec  ceux  que  l'expérience  nous  découvre. 
Toute  hypothèse ,  dénuée  d'un  tel  secours ,  acquiert  rarement 
ce  degré  de  certitude  qu'on  doit  toujours  chercher  dans  les 
sciences  naturelles,  et  qui  néanmoins  se  trouve  si  peu  dans  ces 
conjectures  frivoles  qu'on  honore  du  nom  de  sjsthnes.  S'il  ne 
pouvait  y  en  avoir  que  de  cette  espèce ,  le  principal  mérite 
du  physicien  serait,  à  proprement  parler,  d'avoir  l'esprit  de 
système  et  de  n'en  faire  jamais.  A  l'égard  de  l'usage  dans  les  autres 
sciences ,  mille  expériences  prouvent  combien  il  est  dangereux. 


r8  DISCOURS  PRELIMINAIRE 

La  physique  est  donc  uniquement  bornée  aux  observations  et 
aux  calculs;  la  médecine  à  l'histoire  du  corps  humain,  de  ses 
maladies,  et  de  leurs  remèdes  ;  l'histoire  naturelle  à  la  descrip- 
criptiun  détaillée  des  végétaux,  des  animaux  et  des  minéraux  ; 
la  chimie  à  la  composition  et  à  la  décomposition  expérimentale 
des  corps;  en  un  mot,  toutes  les  sciences,  renfermées  dans  les 
faits  autant  qu'il  leur  est  possible  ,  et  dans  les  conséquences  qu'on 
en  peut  déduire,  n'accordent  rien  à  l'opinion,  que  quand  elles  j 
sont  forcées.  Je  ne  parle  point  de  la  géométrie  ,  de  l'astronomie 
et  de  la  mécanique  ,  destinées  par  leur  nature  à  aller  toujours  en 
se  perfectionnant  de  plus  en  plus. 

On  abuse  des  meilleures  choses.  Cet  esprit  philosophique,  si 
à  la  mode  aujourd'hui,  qui  veut  tout  voir  et  ne  rien  supjjoser  , 
s'esit  répandu  jusque  dans  les  belles-lettres;  on  prétend  même 
qu'il  est  nuisible  à  leurs  progrès,  et  il  est  difficile  de  se  le  dissi- 
muler. INotre  siècle  ,  porté  à  la  combinaison  et  à  l'analyse  ,  semble 
\ouloir  introduire  les  discussions  froides  et  didactiques  dans  les 
choses  de  sentiment.  Ce  n'est  pas  que  les  passions  et  le  goût 
n'aient  une  logique  qui  leur  appartient;  mais  celte  logique  a 
des  principes  tout  difïérens  de  ceux  de  la  logique  ordinaire  :  ce 
sont  ces  principes  qu'il  faut  démêler  en  nous  ,  et  c'est ,  il  faut 
l'avouer,  de  quoi  une  philosophie  commune  est  peu  capable. 
Livrée  toute  entière  à  l'examen  des  perceplions  tranquilles  de 
l'âme  ,  il  lui  est  bien  plus  facile  d'en  démêler  les  nuances  que 
celles  de  nos  passions  ,  ou  en  général  dessentimens  vifs  qui  nous 
affectent.  Et  comment  cette  espèce  de  sentimens  ne  seraiî-elle 
pas  difïicile  à  analyser  avec  justesse?  Si,  d'un  côté,  il  faut  se 
livrer  à  eux  pour  les  connaître  ;  de  l'autre  ,  le  temps  où  l'âme 
en  est  affectée  ,  est  celui  où  elle  peut  les  étudier  le  moins.  Il  faut 
pourtant  convenir  que  cet  esprit  de  discussion  a  contribué  à  af- 
franchir notre  littérature  de  l'admiration  aveugle  des  anciens;  il 
nous  a  appris  à  n'estimer  en  eux  que  les  beautés  que  nous  serions 
contraints  d'admirer  dans  des  modernes.  Mais  c'est  peut-être 
aussi  à  la  même  source  que  nous  devons  je  ne  sais  quelle  méta- 
physique du  cœur,  qui  s'est  emparée  de  nos  théâtres  ;  s'il  ne 
fallait  pas  l'en  bannir  entièrement,  encore  moins  fallait -il  l'y 
laisser  régner.  Cette  anatomie  de  l'âme  s'est  glissée  jusque  dans 
nos  conversations  ;  on  y  disserte  ,  on  n'y  parle  plus;  et  nos  so- 
ciétés ont  perdu  leurs  principaux  agrémens,  la  chaleur  et  la 
gaieté. 

Ne  soyons  donc  pas  étonnés  que  nos  ouvrages  d'esprit  soient 
en  général  inférieurs  à  ceux  du  siècle  précédent.  On  peut  même 
en  trouver  la  raison  dans  les  elForts  que  nous  faisons  pour  sur- 
passer nos  prédécesseurs.  Le  goût  et  l'art  d'écrire  font  en  peu  de 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  79 

temps  cles  progrès  rapides  ,  dès  qu'une  fois  la  véritable  route  est 
ouverte  :  à  peine  un  grand  génie  a-t-il  entrevu  le  beau,  qu'il 
l'aperçoit  dans  toute  son  étendue  ;  et  l'imitation  de  la  belle  na- 
ture semble  bornée  à  de  certaines  limites  qu'une  génération  ou 
deux  tout  au  plus  ont  bientôt  atteintes  ;  il  ne  reste  à  la  géné- 
ration suivante  que  d'imiter  ;  mais  elle  ne  se  contente  pas  de  ce 
partage;  les  richesses  qu'elle  a  acquises  autorisent  le  désir  de  les 
accroître  ;  elle  veut  ajouter  à  ce  qu'elle  a  reçu  ,  et  manque  le  but 
en  cherchant  à  le  passer.  On  a  donc  tout  à  la  fois  plus  de  prin- 
cipes pour  bien  juger,  un  plus  grand  fonds  de  lumières,  plus 
de  bons  juges,  et  moins  de  bons  ouvrages;  on  ne  dit  point  d'un 
livre  qu'il  est  bon ,  mais  que  c'est  le  livre  d'un  homme  d'esprit. 
C'est  ainsi  que  le  siècle  de  Démétrius  de  Phalère  a  succédé  im- 
médiatement à  celui  de  Démosthène,  le  siècle  de  Lucain  et  de 
Sénèque  à  celui  de  Cicéron  et  de  Yirgile ,  et  le  nôtre  à  celui  de 
Louis  XIV. 

Je  ne  parle  ici  que  du  siècle  en  général  :  car  je  suis  bien  éloi- 
gné de  faire  la  satire  de  quelques  hommes  d'un  mérite  rare  avec 
qui  nous  vivons.  La  constitution  physique  du  monde  littéraire 
entraîne ,  comme  celle  du  monde  matériel ,  des  révolutions  for- 
cées ,  dont  il  serait  aussi  injuste  de  se  plaindre  que  du  change-» 
ment  des  saisons.  D'ailleurs  comme  nous  devons  au  siècle  de 
Pline  les  ouvrages  admirables  de  Quintilien  et  de  Tacite  ,  que  la 
génération  précédente  n'aurait  peut-être  pas  été  en  état  de  pro- 
duire ,  le  nôtre  laissera  à  la  postérité  des  monumens  dont  il  a 
droit  de  se  glorifier.  Un  poète  célèbre  par  ses  talens  et  par  ses 
malheurs  a  effacé  Malherbe  dans  ses  odes  ,  et  Marot  dans  ses  épi- 
grammes  et  dans  ses  épîtres.  Nous  avons  vu  naître  le  seul  poème 
épique  que  la  France  puisse  opposer  à  ceux  des  Grecs  ,  des  Ro- 
mains, des  Italiens,  des  Anglais  et  des  Espagnols.  Deux  hommes 
illustres,  entre  lesquels  notre  nation  semble  partagée,  et  que  la 
postérité  saura  mettre  chacun  à  sa  place ,  se  disputent  la  gloire 
du  cothurne,  et  l'on  voit  encore  avec  un  extrême  plaisir  leur» 
tragédies  après  celles  de  Corneille  et  de  Racine.  L'un  de  ces  deux 
hommes,  le  même  à  qui  nous  devons  la  Henriade ,  sûr  d'obtenir 
parmi  le  très -petit  nombre  de  grands  poètes  une  place  distin- 
guée et  qui  n'est  qu'à  lui ,  possède  en  même  temps  au  plus  haut 
degré  un  talent  que  n'a  eu  presque  aucun  poète  même  dans  un 
degré  médiocre,  celui  d'écrire  en  prose.  Personne  n'a  mieux 
connu  l'art  si  rare  de  rendre  sans  effort  chaque  idée  par  le  terme 
qui  lui  est  propre ,  d'embellir  tout  sans  se  méprendre  sur  le  co- 
loris propre  à  chaque  chose  ;  enfin  ,  ce  qui  caratérise  jdIus  qu'on  ne 
pense  les  grands  écrivains,  de  n'être  jamais  ni  au-dessus,  ni  au- 
dessous  de  son  sujet.  Son  essai  sur  le  siècle  de  Louis  XI p^  est  un 


8o  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

morceau  d'autant  plus  précieux,  que  l'auteur  n'avait  en  ce  genro 
aucun  modèle  ni  parmi  les  anciens,  ni  parmi  nous.  Son  histoire 
de  Charlts  XII,  par  la  rapidité  et  la  noblesse  du  style ,  est  digne 
du  héros  qu'il  avait  à  peindre:  ses  pièces  fugitives,  supérieures 
à  toutes  celles  que  nous  estimons  le  plus,  sutitiraient  par  leur 
nombre  et  par  leur  mérite  pour  immortaliser  plusieurs  écri- 
vains. Que  ne  puis-je,  en  parcourant  ici  ses  nombreux  et  admi- 
rables ouvrages  ,  payer  à  ce  génie  rare  le  tribut  d'éloges  qu'il  mé- 
rite, qu'il  a  reçu  tant  de  fois  de  ses  compatriotes  ,  des  étrangers 
et  de  ses  eniiemis,  et  auquel  la  postérité  mettra  le  comble  quand 
il  ne  pourra  plus  en  jouir  ! 

Ce  ne  sont  pas  là  nos  seules  richesses.  Un  écrivain  judicieux  , 
aussi  bon  citoyen  que  grand  philosophe,  nous  a  donné  sur  les 
principes  des  lois  un  ouvrage  décrié  par  quelques  Français ,  ap- 
plaudi par  la  nation  ,  et  admiré  de  toute  l'Europe  ;  ouvrage  qui 
sera  un  monument  immortel  du  génie  et  de  la  vertu  de  son  au- 
teur, et  des  progrès  de  la  raison  dans  un  siècle  ,  dont  le  milieu 
sera  une  époque  mémorable  dans  l'histoire  de  la  philosophie. 
D'excellens  auteurs  ont  écrit  l'histoire  ancienne  et  moderne  ;  des 
esprits  justes  et  éclairés  l'ont  approfondie  :  la  comédie  a  acquis 
^n  nouveau  genre,  qu'on  aurait  tort  de  rejeter,  puisqu'il  en  ré- 
sulte un  plaisir  de  plus,  et  que  d'ailleurs  ce  genre  même  n'a  pas 
été  aussi  inconnu  des  anciens  qu'on  voudrait  nous  le  persuader; 
enfin  nous  avons  plusieurs  romans  qui  nous  empêchent  de  re- 
gretter ceux  du  dernier  siècle. 

Les  beaux  arts  ne  sont  pas  moins  en  honneur  dans  notre  na- 
tion. Si  j'en  crois  les  amateurs  éclairés,  notre  école  de  peinture 
est  la  première  de  l'Europe ,  et  plusieurs  ouvrages  de  nos  sculp- 
teurs n'auraient  pas  été  désavoués  parles  anciens.  La  musique  est 
peut-être  de  tous  ces  arts  celui  qui  a  fait  depuis  quinze  ans  le  plus 
de  progrès  parmi  nous.  Grâces  aux  travaux  d'un  génie  mâle  , 
hardi  et  fécond  ,  les  étrangers  qui  ne  pouvaient  souffrir  nos  sym- 
phonies,  commencent  à  les  goûter,  et  les  Français  paraissent  en- 
fiilpersuadés  que  Lulli  avait  laissé  dans  ce  genre  beaucoup  à  faire. 
Rameau,  en  poussant  la  pratique  de  son  art  à  un  si  haut  degré 
de  perfection  ,  est  devenu  tout  ensemble  le  modèle  et  l'objet  de  la 
jalousie  d'un  grand  nombre  d'artistes,  qui  le  décrient  en  s'effor- 
çantde  l'imiter.  Mais  ce  qui  le  distingue  plus  particulièrement , 
c'est  d'avoir  réfléchi  avec  beaucoup  de  succès  sur  la  théorie  de  ce 
même  art;  d'avoir  su  trouver  dans  la  base  fondamentale  le  prin- 
cipe de  l'harmonie  et  de  la  mélodie  ;  d'avoir  réduit  par  ce  moyen 
à  des  lois  plus  certaines  et  plus  simples,  une  science  livrée  avant 
lui  à  des  règles  arbitraires  ou  dictées  par  une  expérience  aveugle. 
Je  saisis  avec  empressement  l'occasion  de  célébrer  cet  artiste  phi- 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  8i 

losophe  ,  dans  un  discours  destiné  principalement  à  l'éloge  des 
grands  hommes  Son  mérite,  dont  il  a  forcé  notre  siècle  à  con- 
venir, ne  sera  bien  connu  que  quand  le  temps  aura  fait  t;.ire 
l'envie;  et  son  nom,  cher  à  la  partie  de  notre  nation  la  plus 
éclairée,  ne  peut  blesser  ici  personne.  Mais  dût-il  déplaire  k 
quelques  prétendus  Mécènes,  un  philosophe  serait  bien  à  plain- 
dre ,  si  même  en  matière  de  sciences  et  de  goût,  il  ne  se  per- 
mettait pa .  de  dire  la  vérité. 

Voilà  les  biens  que  nous  possédons.  Quelle  idée  ne  se  formera- 
t-on  pas  de  nos  trésors  littéraires,  si  l'on  joint  aux  ouvrages  de 
tant  de  grands  hommes  les  travaux  de  toutes  les  compagnies  sa- 
vantes ,  destinées  à  maintenir  le  goût  des  sciences  et  des  lettres  , 
et  à  qui  nous  devons  tant  d'excellens  livres  I  De  pareilles  sociétés 
ne  peuvent  manquer  de  produire  dans  un  Etat  de  grands  avanta- 
ges ,  pourvu   qu'en    les   multipliant  à  l'excès ,   on   n'en    facilite 
point  l'entrée  à  un  trop  grand  nombre  de  gens  médiocres;  qu'on 
en  bannisse  toute  inégalité  propre  à  éloigner  ou  à  rebuter  des 
hommes  faits  pour  éclairer  les  autres;  qu'on  n'y  connaisse  d'au- 
tre supériorité  que  celle  du  génie;  que  la  considération  y  soit 
le  prix  du  travail  ;   enfin  que  les  récompenses  y  viennent  cher- 
cher les  talens,  et  ne  leur  soient  point  enlevées  par  l'intrigue. 
Car  il  ne  faut  pas  s'y  tromper  :  on  nuit  plus  aux  progrès  de  l'es- 
prit en  plaçant  mal  les  récompenses  qu'en  les  supprimant .  Avouons 
même,  à  l'honneur  des  lettres,  que  les  savans  n'ont  pas  toujours 
besoin  d'être  récompensés  pour  se  multiplier.  Témoin  l'Angle- 
terre ,  à  qui  les  sciences  doivent  tant,  sans  que  le  gouvernement 
fasse  rien  pour  elles.  Il  est  vrai  que  la  nation  les  considère,  qu'elle 
les  respecte  même;  et  cette  espèce  de  récompense,  supérieure 
à  toutes  les  autres  ,  est  sans  doute  le. moyen  le  plus  sûr  de  faire 
*  fleurir  les  sciences  et  les  arts  ;  parce  que  c'est  le  gouvernement 
qui  donne  les  places  ,  et  le  public  qui  distribue  l'estime.  L'a- 
mour des  lettres,  qui  est  un  mérite  chez  nos  voisins,  n'est  en- 
core à  la  vérité  qu'une  mode  parmi  nous,  et  ne  sera  peut-être 
jamais   autre  chose  ;  mais  quelque  dangereuse  que   soit  cette 
mode,   qui,  pour  un  Mécène   éclairé,  produit  cent  amateurs 
ignorans  et  orgueilleux,  peut-être  lui  sommes-nous  redevables 
de  n'être  pas  encore   tombés  dans  la  barbarie  où  une  foule  de 
circonstances  tendent  à  nous  précipiter. 

On  peut  regarder  comme  une  des  principales,  cet  amour  du 
faux  bel  esprit ,  qui  protège  l'ignorance  ,  qui  s'en  fait  honneur, 
et  qui  la  répandra  universellement  tôt  ou  tard.  Elle  sera  le  fruit 
et  le  terme  du  mauvais  goût;  j'ajoute  qu'elle  en  sera  le  remède. 
Car  tout  a  des  révolutions  réglées  ,  et  l'obscurité  se  terminera  par 
un  nouveau  siècle  de  lumière.  Nous  serons  plus  frappés  du  grand 
I.  6^ 


^{àf^à^S 


82  DISCOURS  PRÉLIMINAIR.E 

jour  après  avoir  été  quelque  temps  dans  les  ténèbres.  Elles  seront 
comme  une  espèce  d'anarchie  très-funeste  par  elle-même  ,  mais 
quelquefois  utile  par  ses  suites.  Gardons-nous  pourtant  de  souhai- 
ter une  révolution  si  redoutable;  la  barbarie  dure  des  siècles,  il 
semble  que  ce  soit  notre  élément  :  la  raison  et  le  bon  goût  ne  font 
que  passer. 

Ge  serait  peut-être  ici  le  lieu  de  repousser  les  traits  qu'un  écri- 
vain éloquent  et  philosophe  (i)  a  lancés  depuis  peu  contre  les 
sciences  et  les  arts ,  en  les  accusant  de  corrompre  les  mœurs.  Il 
nous  siérait  mal  d'être  de  son  sentiment  à  la  tête  d'un  ouvrage  tel 
que  celui-ci;  l'homme  de  mérite  dont  nous  parlons  ,  semble  avoir 
donné  son  suffrage  à  notre  travail  par  le  zèle  et  le  succès  avec  le- 
quel il  y  a  concouru.  Nous  ne  lui  reprocherons  point  d'avoir  con- 
fondu la  culture  de  l'esprit  avec  l'abus  qu'on  en  peut  faire  ;  il  nous 
répondra  sans  doute  que  cet  abus  en  est  inséparable  ;  mais  nous 
le  prierons  d'examiner  si  la  plupart  des  maux  qu'il  attribue  aux 
sciences'et  aux  arts  ne  sont  point  dus  à  des  causes  toutes  diffé- 
rentes ,  dont  rénumération  serait  ici  aussi  longue  que  délicate. 
Les  lettres  contribuent  certainement  à  rendre  la  société  plus  ai- 
mable ;  il  serait  difficile  de  prouver  que  les  hommes  en  sont 
meilleurs  ,  et  la  vertu  plus  commune  :  mais  c'est  un  privilège 
qu'on  peut  disputer  à  la  morale  même.  Et  pour  dire  encore  plus  , 
faudra-t-il  proscrire  les  lois  parce  que  leur  nom  sert  d'abri  à 
quelques  crimes,  dont  les  auteurs  seraient  punis  dans  une  répu- 
blique de  sauvages  ?  Enfin ,  quand  nous  ferions  ici  au  désavan- 
tage des  connaissances  humaines  un  aveu  dont  nous  sommes  bien 
éloignés,  nous  le  sommes  encore  plus  de  croire  qu'on  gagnât  à 
les  détruire  :  les  vices  nous  resteraient ,  et  nous  aurions  l'igno- 
rance de  plus. 

Finissons  cette  histoire  des  sciences  ,  en  remarquant  que  les 
différentes  formes  de  gouvernement  qui  influent  tant  sur  les 
esprits  et  sur  la  culture  des  lettres,  déterminent  aussi  les  espèces 
de  connaissances  qui  doivent  principalement  y  fleurir,  et  dont 
chacune  a  son  mérite  particulier.  Il  doit  y  avoir  en  général  dans 
une  république  plus  d'orateurs  ,  d'historiens  et  de  philosophes , 
et  dans  une  monarchie  ,  plus  de  poètes  ,  de  théologiens  et  de 
géomètres.  Cette  règle  n'est  pourtant  pas  si  absolue,  qu'elle 
ne  puisse  être  altérée  et  modifiée  par  une  infinité  de  causes. 

Après  les  réflexions  et  les  vues  générales  que  nous  avons  cru 
devoir  placer  à  la  tête  de  cette  Encyclopédie  ,  il  est  temps  enfin 

(i)  Rousseau,  de  Genève,  auteur  de  la  partie  de  rEncyclopcdie  qui  con- 
cerne la  musique,  a  compose  un  discours  trcs-eloqucnt ,  pour  prouver  que 
le  rétablissement  des  sciences  et  des  arts  a  corrompu  les  mœurs. 


,fA>-/»;^V, 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  83 

d'instruire  plus  particulièrement  le  public  sur  l'ouvrage  que 
nous  lui  présentons.  Le  Prospectus  qui  a  déjà  été  publié  dans 
cette  vue  ,  et  dont  M.  Diderot  mon  collègue  est  l'auteur,  ayant 
été  reçu  de  toute  l'Europe  avec  les  plus  grands  éloges ,  je  vais  en 
son  nom  le  remettre  ici  de  nouveau  sous  les  yeux ,  avec  les 
changemens  et  les  additions  qui  nous  ont  paru  convenables  ù 
l'un  et  à  l'autre. 

On  ne   peut  disconvenir  que  depuis  le  renouvellement  des 
lettres  parmi  nous,  on  ne  doive  en  partie  aux  dictionnaires  les 
lumières  générales  qui  se  sont  répandues  dans  la  société ,  et  ce 
germe  de  science   qui  dispose  insensiblement  les  esprits  à  des 
connaissances  plus   profondes.  L'utilité    sensible  de  ces  sortes 
d'ouvrages  les  a  rendus  si  communs ,  que  nous  sommes  plutôt 
aujourd'hui  dans  le  cas  de  les  justifier  que  d'en  faire  l'éloge.  On 
prétend  qu'en  multipliant  les  secours  et  la  facilité  de  s'instruire, 
ils  contribueront  à  éteindre  le  goût  du  travail  et  de  l'étude. 
Pour  nous ,  nous  croyons  être  bien  fondés  à  soutenir  que  c'est 
à  la  manie   du  bel  esprit  et  à  l'abus  de  la  philosophie ,  plutôt 
qu'à  la  multitude  des  dictionnaires,    qu'il  faut  attribuer  notre 
paresse   et  la  décadence  du  bon  goût.  Ces  sortes  de  collections 
peuvent    tout  au   plus   servir   à    donner  quelques   lumières    à 
ceux    qui    sans    ce    secours    n'auraient  pas    eu   le  courage  de 
s'en  procurer ,    mais   elles    ne  tiendront   jamais  lieu  de  livres 
à  ceux  qui  chercheront  à  s'instruire  ;  les  dictionnaires  par  leur 
forme  même  ne  sont  propres  qu'à  être  consultés ,  et  se  refusent 
à  toute  lecture  suivie.  Quand  nous  apprendrons  qu'un  homme 
de  lettres  ,  désirant  d'étudier  l'histoire  à  fond  ,  aura  choisi  pour 
cet  objet  le  dictionnaire   de  Moreri ,  nous  conviendrons  du  re- 
proche que  l'on  veut  nous  faire.  Nous  aurions  peut-être  plus  de 
raison  d'attribuer  l'abus  prétendu  dont  on  se  plaint  ,  à  la  multi- 
plication des  méthodes,  des  élémens ,  des  abrégés  et  des  biblio- 
thèques ,  si  nous  n'étions  persuadés  qu'on  ne  saurait  trop  faci- 
liter le  moyen  de  s'instruire. 

On  abrégerait  encore  davantage  ces  moyens  en  réduisant  à 
quelques  volumes  tout  ce  que  les  hommes  ont  découvert  jusqu'à 
nos  jours  dans  les  sciences  et  dans  les  arts.  Ce  projet ,  en  y  com- 
prenant même  les  faits  historiques  réellement  utiles  ,  ne  serait 
peut-être  pas  impossible  dans  l'exécution  ;  il  serait  <||i  moins  à 
souhaiter  qu'on  le  tentât  ;  nous  ne  prétendons  aujourd'hui  que 
l'ébaucher  ;  et  il  nous  débarrasserait  enfin  de  tant  (rtflivres  ,  dont 
les  auteurs  n'ont  fait  que  se  copier  les  uns  les  autres.  Ce  qui 
doit  nous  rassurer  contre  la  satire  des  dictionnaires  ,  c'est  qu'on 
pourrait  faire  le  même  reproche  sur  un  fondement  aussi  peu 
solide  aux  journalistes  les  plus  estimables.  Leur  but  n'est-il  pas 


I 


84  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

essentiellement  d'exposer  en  raccourci  ce  que  notre  siècle  ajoute 
de  lumières  à  celles  des  siècles  précédens  ;  d'apprendre  à  se 
passer  des  originaux  ,  et  d'arracher  par  conséquent  ces  épines 
que  nos  adversaires  voudraient  qu'on  laissât?  Combien  de  lec- 
tures inutiles  dont  nous  serions  dispensés  par  de  bons  extraits  I 

Nous  avons  donc  cru  qu'il  importait  d'avoir  un  dictionnaire 
qu'on  put  consulter  sur  toutes  les  matières  des  arts  et  des 
sciences ,  et  qui  servît  autant  à  guider  ceux  qui  se  sentent  le 
courage  de  travailler  à  l'instruction  des  autres,  qu'à  éclairer 
ceux  qui  ne  s'instruisent  que  pour  eux-mêmes. 

Jusqu'ici  personne  n'avait  conçu  un  ouvrage  aussi  grand ,  ou 
du  moins  personne  ne  l'avait  exécuté*  Leibnitz  ,  de  tous  les 
savans  le  plus  capable  d'en  sentir  les  difficultés  ,  désirait  qu'on 
les  surmontât.  Cependant  on  avait  des  encyclopédies  ,  et  Leib- 
nitz ne  l'ignorait  pas ,  lorsqu'il  en  demandait  une. 

La  plupart  de  ces  ouvrages  parurent  avant  le  siècle  dernier , 
et  ne  furent  pas  tout-à-fait  méprisés.  On  trouva  que  s'ils  n'an- 
nonçaient pas  beaucoup  de  génie  ,  ils  marquaient  au  moins  du 
travail  et  des  connaissances.  Mais  que  serait-ce  pour  nous  que 
ces  encyclopédies?  quel  progrès  n'a-t-on  pas  fait  depuis  dans  les 
sciences  et  dans  les  arts  ?  combien  de  vérités  découvertes  aujour- 
d'hui ,  qu'on  n'entrevoyait  pas  alors  ?  La  vraie  philosophie  était  au 
berceau  ;  la  géométrie  de  l'infini  n'était  pas  encore  ;  la  physique 
expérimentale  se  montrait  à  peine;  il  n'y  avait  point  de  dialec- 
tique ;  les  lois  de  la  saine  critique  étaient  entièrement  ignorées. 
Les  auteurs  célèbres  en  tout  genre  dont  nous  avons  parlé  dans 
ce  discours,  et  leurs  illustres  disciples  ,  ou  n'existaient  pas,  ou 
n'avaient  pas  écrit.  L'esprit  de  recherche  et  d'émulation  n'ani- 
mait pas  les  savans;  un  autre  esprit  moins  fécond  peut-être, 
mais  plus  rare,  celui  de  justesse  et  de  méthode,  ne  s'était  point 
soumis  les  différentes  parties  de  la  littérature  ;  et  les  académies, 
dont  les  travaux  ont  porté  si  loin  les  sciences  et  les  arts,  n'étaient 
pas  instituées. 

Si  les  découvertes  des  grands  hommes  et  de;  compagnies  sa- 
vantes dont  nous  venons  de  parler  offrirent  dans  la  suite  de 
puissans  secours  pour  former  un  dictionnaire  encyclopédique;  il 
faut  avouer  aussi  que  l'augmentation  prodigieuse  des  matières 
ill-endit  à  dl^utrcs  égards  un  tel  ouvrage  beaucoup  plus  difficile. 
Mais  ce  n'est  point  à  nous  à  juger  si  les  successeurs  des  premiers 
encyclopédi|Pes  ont  été  hardis  ou  présomptueux;  et  nous  les  lais- 
serions tous  jouir  de  leur  réputation  ,  sans  en  excepter  Ephraïm 
Chambers  le  plus  connu  d'entre  eux,  si  nous  n'avions  des  raisons 
particulières  de  peser  le  mérite  de  celui-ci. 

L'encyclopédie  de  Chambers  dont  on  a  publié  à  Londres  un 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  85 

si  grand  nombre  d'éditions  rapides  ;  cette  encyclopédie  qu'on 
vient  de  traduire  tout  récemment  en  italien  ,  et  qui,  de  notre 
aveu,  mérite  en  Angleterre  et  chez  i'étrauger  les  honneurs  qu'on 
lui  rend  ,  n'eût  peut-être  jamais  été  faite  ,  si  avant  qu'elle  parû|^ 
en  anglais,  nous  n'avions  eu  dans  notre  langue  des  ouvrages  où 
Chambers  a  puisé  sans  mesure  et  sans  choix  la  plus  grande  partie 
des  choses  dont  il  a  composé  son  dictionnaire.  Qu'en  auraient 
donc  pensé  nos  Français  sur  une  traduction  pure  et  simple?  Il  eut 
excité  l'indignation  des  savans  et  le  cri  du  public,  à  qui  on  n'eût 
présenté  sous  un  titre  fastueux  et  nouveau  ,  que  des  richesses 
qu'il  possédait  depuis  long-temps. 

Nous  ne  refusons  point  à  cet  auteur  la  Justice  qui  lui  est  due. 
Il  a  bien  senti  le  mérite  de  l'ordre  encyclopédique  ,  ou  de  la 
chaîne  par  laquelle  on  peut  descendre  sans  interruption  des 
premiers  principes  d'une  science  ou*d'un  art  jusqu'à  ses  consé- 
quences les  plus  éloignées  ,  et  remonter  de  ses  conséquences  les 
plus  éloignées  jusqu'à  ses  premiers  principes;  passer  impercepti- 
blement de  cette  science  ou  de  cet  art  à  un  autre  ,  et,  s'il  est 
permis  de  s'exprimer  ainsi  ,  faire  sans  s'égarer  le  tour  du  monde 
littéraire.  Nous  convenons  avec  lui  que  le  plan  et  le  dessein  de 
son  dictionnaire  sont  excellens ,  et  que  si  l'exécution  en  était 
portée  à  un  certain  degré  de  perfection  ,  il  contribuerait  plus  lui 
seul  aux  progrès  de  la  vraie  science  que  la  moitié  des  livres 
connus.  Mais  ,  malgré  toutes  les  obligations  que  nous  avons  à 
cet  auteur,  et  l'utilité  considérable  que  nous  avons  retirée  de 
son  travail  ,  nous  n'avons  pu  nous  empêcher  de  voir  qu'il  restait 
beaucoup  à  y  ajouter.  En  effet ,  conçoit-on  que  tout  ce  qui 
concerne  les  sciences  et  les  arts  puisse  être  enfermé  en  deux  vo- 
lumes in-folio  ?  La  nomenclature  d'une  matière  si  étendue  en 
fournirait  un  elle  seule,  si  elle  était  complète.  Combien  donc 
ne  doit-il  pas  y  avoir  dans  son  ouvrage  d'articles  omis  ou  tron- 
qués ? 

Ce  ne  sont  point  ici  des  conjectures.  La  traduction  entière  du 
Chambers  nous  a  passé  sous  les  yeux ,  et  nous  avons  trouvé  une 
multitude  prodigieuse  de  choses  à  désirer  dans  les  sciences;  dans 
les  arts  libéraux,  un  mot  oii  il  fallait  des  pages  ,  et  tout  à  suppléer 
dans  les  arts  mécaniques.  Chambers  a  lu  des  livres  ,  mais  il  n'a 
guère  vu  d'artistes  ;  cependant  il  y  a  beaucoup  de  choses  qu'on 
n'apprend  que  dans  les  ateliers.  D'ailleurs,  il  n'en  est  pas  ici 
des  omissions  comme  dans  un  autre  ouvrage.  Uu  article  omis 
dans  un  dictionnaire  commun  le  rend  seulement  imparfait.  Dans 
xine  encyclopédie,  il  rompt  l'enchaînement,  et  nuit  à  la  forme 
et  au  fond  ;  et  il  a  fallu  tout  l'art  d'Ephraïm  Chambers  pour 
pallier  ce  défaut. 


f56  DISCOURS  PRELIMINAIRE 

Mais  ,  sans  nous  étendre  davantage  sur  l'encyclopédie  an- 
glaise ,  nous  annonçons  que  l'ouvrage  de  Chambers  n'est  point  la 
base  unique  sur  laquelle  nous  avons  élevé  ;  que  l'on  a  refait  un 
Ijrand  nombrede  ses  articles  ;  que  l'on  n'a  employé  presque  aucun 
d«s  autres  sans  addition,  correction  ,  ou  retranchement,  et  qu'il 
rentre  simplement  dans  la  classe  des  auteurs  que  nous  avons 
particulièrement  consultés.  Les  éloges  qui  furent  donnés  il  y  a 
six  ans  au  simple  projet  de  la  traduction  de  l'encyclopédie  an- 
glaise, auraient  été  pour  nous  un  motif  suffisant  d'avoir  recours 
à  cette  encyclopédie ,  autant  que  le  bien  de  notre  ouvrage  n'en 
souffrirait  pas. 

La  partie  mathématique  est  celle  qui  nous  a  paru  mériter  le 
plus  d'être  conservée  :  mais  on  jugera  par  les  changemens  con- 
sidérables qui  ont  été  faits  ,  du  besoin  que  cette  partie  et  les 
autres  avaient  d'une  exacte  révision. 

Le  premier  objet  sur  lequel  nous  nous  sommes  écartés  de 
l'auteur  anglais  ,  c'est  l'arbre  généalogique  qu'il  a  dressé  des 
sciences  et  des  arts  ,  auquel  nous  avons  cru  devoir  en  substituer 
un  autre.  Cette  partie  de  notre  travail  a  été  suffisamment  déve- 
loppée plus  haut.  Elle  présente  à  nos  lecteurs  le  canevas  d'un 
ouvrage  qui  ne  se  peut  exécuter  qu'en  plusieurs  volumes  in- 
folio ,  et  qui  doit  contenir  un  jour  toutes  les  connaissances  des 
hommes. 

A  l'aspect  d'une  matière  aussi  étendue  ,  il  n'est  personne  qui 
ne  fasse  avec  nous  la  réflexion  suivante.  L'expérience  journa- 
lière n'apprend  que  trop  combien  il  est  difficile  à  un  auteur  de 
traiter  profondément  de  la  science  ou  de  l'art  dont  il  a  fait  toute 
sa  vie  une  étude  particulière.  Quel  homme  peut  donc  être  assez 
hardi  et  assez  borné  pour  entreprendre  de  traiter  seul  de  toutes 
les  sciences  et  de  tous  les  arts? 

Nous  avons  inféré  de  là  que  pour  soutenir  un  poids  aussi  grand 
que  celui  que  nous  avions  à  porter,  il  était  nécessaire  de  le  par- 
tager; et  sur-le-champ  nous  avons  jeté  les  yeux  sur  un  nombre 
suffisant  de  savans  et  d'artistes  ;  d'artistes  habiles  et  connus  par 
leurs  talens;  de  savans  exercés  dans  les  genres  particuliers  qu'on 
avait  à  confier  à  leur  travail.  Nous  avons  distribué  à  chacun  la 
partie  qui  lui  convenait  ;  quelques  uns  même  étaient  en  posses- 
sion de  la  leur,  avant  que  nous  nous  chargeassions  de  cet  ou- 
vrage. Ainsi,  chacun  n'ayant  été  occupé  que  de  ce  qu'il  enten- 
dait ,  a  été  en  état  de  juger  sainement  de  ce  qu'en  ont  écrit  les 
anciens  et  les  modernes ,  et  d'ajouter  aux  secours  qu'il  en  a  tirés , 
des  connaissances  puisées  dans  son  propre  fonds.  Personne  ne 
s'est  avancé  sur  le  terrain  d'autrui ,  et  ne  s'est  mêlé  de  ce  qu'il 
n'a  peut-être  jamais  appris  ;  et  nous  avons  eu  plus  de  méthode. 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  87 

Ac  certitude,  d'étendue  et  de  détails,  qu'il  ne  peut  y  en  avoir 
dans  la  plupart  des  lexicograjDlies.  Il  est  vrai  que  ce  plan  a  réduit 
le  mérite  d'éditeur  à  peu  de  chose  ;  mais  il  a  beaucoup  ajouté  à 
la  perfection  de  l'ouvrage,  et  nous  penserons  toujours  nous  être 
acquis  assez  de  gloire ,  si  le  public  est  satisfait.  En  un  mot , 
chacun  de  nos  collègues  a  fait  un  dictionnaire  de  la  partie  dont 
il  s'est  chargé ,  et  nous  avons  réuni  tous  ces  dictionnaires  en- 
semble. 

Nous  croyons  avoir  eu  de  bonnes  raisons  pour  suivre  dans  cet 
ouvrage  l'ordre  alphabétique.  Il  a  nous  paru  plus  commode  et  plus 
facile  pour  nos  lecteurs  ,  qui,  désirant  de  s'instruire  sur  la  signi- 
fication d'un  mot ,  le  trouveront  plus  aisément  dans  un  diction- 
naire que  dans  un  autre  ouvrage.  Si  nous  eussions  traité  toutes 
les  sciences  séparément ,  en  faisant  de  chacune  un  dictionnaire 
particulier,  non-seulement  le  prétendu  désordre  de  la  succession 
alphabétique  aurait  eu  lieu  dans  ce  nouvel  arrangement ,  mais 
une  telle  méthode  aurait  été  sujette  à  des  inconvéniens  con- 
sidérables par  le  grand  nombre  de  mots  communs  à  différentes 
sciences,  et  qu'il  aurait  fallu  répéter  j)lusieurs  fois,  ou  placer  au 
hasard.  D'un  autre  côté,  si  nous  eussions  traité  de  chaque 
science  séparément  et  dans  un  discours  suivi ,  conforme  à  l'ordre 
des  idées ,  et  non  à  celui  des  mots  ,  la  forme  de  cet  ouvrage  eût 
été  encore  moins  commode  pour  le  plus  grand  nombre  de  nos 
lecteurs  ,  qui  n'y  auraient  rien  trouvé  qu'avec  peine  ;  l'ordre 
encyclopédique  des  sciences  et  des  arts  y  eût  peu  gagné,  et  l'or- 
dre encyclopédique  des  mots ,  ou  plutôt  des  objets  par  lesquels 
les  sciences  se  communiquent  et  se  touchent ,  y  aurait  infiniment 
perdu.  Au  contraire,  rie*i  de  plus  facile  dans  le  plan  que  nous 
avons  suivi  que  de  satisfaire  à  l'un  et  à  l'autre  :  c'est  ce  que 
nous  avons  détaillé  ci-dessus.  D'ailleurs  ,  s'il  eut  été  question  de 
faire  de  chaque  science  ou  de  chaque  art  un  traité  particulier 
dans  la  forme  ordinaire  ,  et  de  réunir  seulement  ces  différens 
traités  sous  le  titre  (k' Encyclopédie  ,  il  eût  été  bien  plus  difficile 
de  rassembler  pour  cet  ouvrage  un  si  grand  nombre  de  per- 
sonnes ,  et  la  plupart  de  nos  collègues  auraient  sans  doute  mieux 
aimé  donner  séparément  leur  ouvrage,  que  de  le  voir  confondu  ' 
avec  un  grand  nombre  d'autres.  De  plus ,  en  suivant  ce  dernier 
plan  ,  nous  eussions  été  forcés  à  renoncer  presque  entièrement 
à  l'usage  que  nous  voulions  faire  de  l'Encyclopédie  anglaise  , 
entraînés  tant  par  la  réputation  de  cet  ouvrage  que  par  l'ancien 
prospectus ,  approuvé  du  public  ,  et  auquel  nous  désirions  de 
nous  conformer.  La  traduction  entière  de  cette  Encyclopédie 
nous  a  été  remise  entre  les  mains  par  les  libraires  qui  avaient 
entrepris  de  la  publier  ;  nous  l'avons  distribuée  à  nos  collègues , 


88  DISCOURS   PRELIMINAIRE 

qui  ont  mieux  aimé  se  charger  de  la  revoir  ,  cle  la  corriger  , 
de  l'augmenter,  que  de  s'engager,  sans  avoir,  pour  ainsi  dire, 
aucuns  matériaux  préparatoires.  Il  est  vrai  qu'une  grande  partie 
de  ces  matériaux  leur  a  été  inutile,  mais  du  moins  elle  a  servi 
à  leur  faire  entreprendre  plus  volontiers  le  travail  qu'on  espé- 
rait d'eux;  travail  auquel  plusieurs  se  seraient  peut-être  refusé, 
s'ils  avaient  prévu  ce  qu'il  devait  leur  coûter  de  soins.  D'un 
autre  coté,  quelques  uns  de  ces  savans  ,  en  possession  de  leur 
partie  long-temps  avant  que  nous  fussions  éditeurs,  l'avaient 
déjà  fort  avancée  en  suivaut  l'ancien  projet  de  l'ordre  alpha- 
bétique. 11  nous  eût  par  conséquent  été  impossible  de  changer 
ce  projet  ,  quand  même  nous  aurions  été  moins  disposés  à  l'ap- 
prouver. Nous  savions  enfin  ,  ou  du  moins  nous  avons  lieu  de 
croire  ,  qu'on  n'avait  fait  à  l'auteur  anglais,  notre  modèle,  au- 
cunes difficultés  sur  l'ordre  alphabétique  auquel  il  s'était  assujéti. 
Tout  se  réunissait  donc  pour  nous  obliger  à  rendre  cet  ouvrage 
conforme  à  un  plan  que  nous  aurions  suivi  par  choix ,  si  nous 
en  eussions  été  les  maîtres. 

La  seule  opération  dans  notre  travail  qui  suppose  quelque 
intelligence,  consiste  à  remplir  les  vides  qui  séparent  deux 
sciences  ou  deux  arts,  et  à  renouer  la  chaîne  dans  les  occasions 
oii  nos  collègues  se  sont  reposés  les  uns  sur  les  autres  de  certains 
articles,  qui,  paraissant  appartenir  également  à  plusieurs  d'entre 
eux,  n'ont  été  faits  par  aucun.  Mais  afin  que  la  personne  char- 
gée d'une  partie  ne  soit  point  comptable  des  fautes  qui  pour- 
raient se  glisser  dans  des  inorceaux  sur-ajoutés,  nous  aurons 
l'attention  de  distinguer  ces  morceaux  par  une  étoile.  Nous 
tiendrons  exactement  la  parole  que  nous  avons  donnée  ;  le  tra- 
vail d'autrui  sera  sacré  pour  nous,  et  nous  ne  m-aH(uerons  pas 
de  consulter  l'auteur,  s'il  arrive  dans  le  cours  de  l'édition  que 
son  ouvrage  nous  paraisse  demander  quelque  changement  con- 
sidérable. 

Les  différentes  mains  que  nous  avons  employées  ont  apposé  à 
chaque  article  comme  le  sceau  de  leur  style  particulier,  ainsi 
que  celui  du  style  propre  à  la  matière  et  à  l'objet  d'une  partie. 
Un  procédé  de  chimie  ne  sera  point  du  même  ton  que  la  des- 
cription d€s  bains  et  des  théâtres  anciens  ;  ni  la  manœuvre  d'un 
serrurier  ,  exposée  comme  les  recherches  d'un  théologien  sur  un 
point  de  dogme  ou  de  discipline.  Chaque  chose  a  son  colons,  et 
ce  serait  confondre  les  genres  que  de  les  réduire  à  une  cerJaine 
uniformité.  La  pureté  du  style,  la  clarté  et  la  précision,  sont 
les  seules  qualités  qui  puissent  être  communes  à  tous  les  articles, 
et  nous  espérons  qu'on  les  y  remarquera.  S'en  permettre  davan- 
tage, ce  serait  s'exposer  à  la  monotonie  et  au  dégoût  qui  sont  in- 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  8g 

sëparables  <3es  ouvrages  étendus,  et  que  l'extrênie  variété  des 
matières  doit  écarter  de  celui-ci. 

Nous  en  avons  dit  assez  pour  instruire  le  public  de  la  nature 
d'une  entreprise  à  laquelle  il  a  paru  s'intéresser;  des  avantages 
généraux  qui  en  résulteront,  si  elle  est  bien  exécutée;  du  bon  ou 
du  mauvais  succès  de  ceux  qui  l'ont  tentée  avant  nous;  de  Té- 
tendue  de  son  objet;  de  l'ordre  auquel  nous  nous  sommes  assu- 
jétis;  de  la  distribution  qu'on  a  faite  de  chaque  partie,  et  de  nos 
fonctions  d'éditeurs.  Nous  allons  maintenant  passer  aux  princi- 
paux détails  de  l'exécution. 

Toute  la  matière  de  l'Encyclopédie  peut  se  réduire  à  trois  chefs: 
les  sciences,  les  arts  libéraux,  et  les  arts  mécaniques.  Nous 
commencerons  par  ce  qui  concerne  les  sciences  et  les  arts  libé- 
raux; et  nous  finirons  par  les  arts  mécaniques. 

On  a  beaucoup  écrit  sur  les  sciences.  Les  traités  sur  les  arts 
libéraux  se  sont  multipliés  sans  nombre,  la  républiq-  e  des  lettres 
en  est  inondée.  Mais  combien  peu  donnent  les  vrais  principes? 
combien  d'autres  les  noient  dans  une  afïïuence  de  paroles,  ou  les 
perdent;  dans  des  ténèbres  affectées  ?  combien  dont  l'autorité 
en  impose,  et  chez  qui  une  erreur  placée  à  côté  d'une  vérité  ,  ou 
décrédite  celle-ci ,  ou  s'accrédite  elle-même  à  la  faveur  de  ce 
voisinage?  Ou  eut  mieux  fait  sans  doute  d'écrire  moins  et  d'é- 
crire mieux. 

Entre  tous  les  écrivains,  on  a  donné  la  préférence  à  ceux  qui 
sont  généralement  reconnus  pour  les  meilleurs.  C'est  de  là  que 
les  principes  ont  été  tirés.  A  leur  exposition  claire  et  précise  , 
on  a  joint  des  exemples  ou  des  autorités  constamment  reçus. 
La  coutume  vulgaire  est  de  renvoyer  aux  sources,  ou  de  citer 
d'une  manière  vague ,  souvent  infidèle  et  presque  toujours 
confuse,  en  sorte  que  dans  les  différentes  parties  dont  un  article 
est  composé  ,  on  ne  sait  exactement  quel  auteur' on  doit  consul- 
ter sur  tel  point,  ou  s'il  faut  les  consulter  tous,  ce  qui  rend  la 
vérification  longue  et  pénible.  On  s'est  attaché,  autant  qu'il  a 
été  possible,  à  éviter  cet  inconvénient,  en  citant  dans  le  corps 
même  des  articles  les  auteurs  sur  le  témoignage  desquels  on 
s'est  appuyé  ,  rapportant  leur  propre  texte  quand  il  est  néces- 
saire ,  comparant  partout  les  opinions,  balançant  les  raisons  , 
proposant  des  moyens  de  douter  ou  de  sortir  de  doute  ;  décidant 
même  quelquefois,  détruisant  autant  qu'il  est  en  nous  les  er- 
reurs et  les  préjugés  ,  et  lâchant  surtout  de  ne  les  pas  multiplier 
et  de  ne  les  point  perpétuer  ,  en  protégeant  sans  examen  des 
sentimens  rejetés,  ou  en  proscrivant  sans  raisons  des  opinions 
reçues.  Nous  n'avons  pas  craint  de  nous  élendre  quand  l'intérêt 
de  la  vérité  et  l'importance  de  la  matière  le  demandaient ,  sa- 


go  DISCOURS  PRELIMINAIRE 

crifiant  ragrement  toutes  les  fois  qu'il  n'a  pu  s'accorder  avec 
l'instruction. 

Nous  ferons  ici  sur  les  définitions  une  remarque  importante. 
Nous  nous  sommes  conformés  dans  les  articles  généraux  des 
sciences  à  l'usage  constamment  reçu  dans  les  dictionnaires  et 
dans  les  autres  ouvrages,  qui  veut  qu'on  commence  en  traitant 
d'une  science  par  en  donner  la  définition.  Nous  l'avons  donnée 
aussi,  la  plus  simple  même  et  la  plus  courte  qu'il  nous  a  été 
possible.  Mais  il  ne  faut  pas  croire  que  la  définition  d'une 
science  ,  surtout  d'une  science  abstraite ,  en  puisse  donner  l'i- 
dée à  ceux  qui  n'y  sont  pas  du  moins  initiés.  En  effet  qu'est-ce 
qu'une  science?  sinon  un  système  de  règles  ou  de  faits  relatifs 
à  un  certain  objet  ;  et  comment  peut-on  donner  l'idée  de  ce 
système  à  quelqu'un  qui  serait  absolument  ignorant  de  ce  que  le 
système  renferme?  Quand  on  dit  de  l'arithmétique,  que  c'est  la 
science  des  propriétés  des  nombres,  la  fait-on  mieux  connaître 
à  celui  qui  ne  la  sait  pas,  qu'on  ne  ferait  connaître  la  pierre 
philosophale  en  disant  que  c'est  le  secret  de  faire  de  l'or?  La  dé- 
finition d'une  science  ne  consiste  proprement  que  dans  l'exposi- 
tion détaillée  des  choses  dont  cette  science  s'occupe ,  comme  la 
définition  d'un  corps  est  la  description  détaillée  de  ce  corps 
même;  et  il  nous  semble,  d'après  ce  principe,  que  ce  qu'on 
appelle  définition  de  chaque  science  serait  mieux  placé  à  la  fin 
qu'au  commencement  du  livre  qui  en  traite  ;  ce  serait  alors  le 
résultat  extrêmement  réduit  de  toutes  les  notions  qu'on  aurait 
acquises.  D'ailleurs,  que  contiennent  ces  définitions  pour  la 
plupart ,  sinon  des  expressions  vagues  et  abstraites ,  dont  la 
notion  est  souvent  plus  difficile  à  fixer  que  celle  de  la  science 
même?  tels  sont  les  mots  ,  science,  nombre  el propriété ,  dans 
la  définition  déjà  citée  de  l'arithmétique.  Les  termes  généraux 
sans  doute  sont  nécessaires ,  et  nous  avons  vu  dans  ce  discours 
quelle  en  est  l'utilité  :  mais  on  pourrait  les  définir ,  wi  abus 
forcé  des  signes  ,  et  la  plupart  des  définitions,  un  abus  tantôt 
volontaire ,  tantôt  forcé  des  termes  généraux.  Au  reste  ,  nous 
le  répétons  ,  nous  nous  sommes  conformé  sur  ce  point  à  l'usage, 
parce  que  ce  n'est  pas  à  nous  à  le  changer,  et  que  la  forme 
même  de  ce  dictionnaire  nous  en  empêchait.  Mais,  en  ména- 
gant  les  préjugés,  nous  n'avons  point  dû  appréhender  d'expo- 
ser ici  des  idées  que  nous  croyons  saines.  Continuons  à  rendre 
compte  de  notre  ouvrage. 

L'Empire  des  sciences  et  des  arts  est  un  monde  éloigné  du 
vulgaire,  oii  l'on  fait  tous  les  jours  des  découvertes,  mais  dont 
on  a  bien  des  relations  fabuleuses.  Il  était  important  d'assurer 
les  vraies,  de  prévenir  sur  les  fausses,  de  fixer  des  points  d'oii 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  91 

Ton  partit ,   et  de  faciliter  ainsi  la  recherche  de  ce  qui  reste  k 
trouver.  On  ne  cite  des  faits,  on  ne  compare  des  expériences , 
on  n'imagine  des  méthodes  ,  que  pour  exciter  le  génie  à  s'ouvrir 
des  roules  ignorées ,  et  à  s'avancer  à  des  découvertes  nouvelles , 
en  regardant  comme  le  premier  pas  celui  oii  les  grands  hommes 
ont  terminé   leur  course.    C'est    aussi  le    but   que   nous   nous 
sommes  proposé  ,   en  alliant  aux  principes  des  sciences  et  des 
arts  libéraux  l'histoire  de  leur  origine  et  de  leurs  progrès  suc- 
cessifs ;  et  si  nous  l'avons  atteint ,  de  bons  esprits  ne  s'occupe- 
ront plus  à  chercher  ce  qu'on  savait  avant  eux.  Il  sera  facile, 
dans  les  productions  à  venir  sur  les  sciences  et  sur  les  arts  li- 
béraux ,    de   démêler  ce  que  les  inventeurs   ont  tiré   de   leur 
fonds,   d'avec  ce  qu'ils  ont  emprunté  de  leurs  prédécesseurs: 
on  appréciera  les  travaux  ;  et  ces  hommes  avides  de  réputation 
et  dépourvus  de  génie,  qui  publient  hardiment  de  vieux  sys- 
tèmes comme  des  idées  nouvelles  ,    seront  bientôt   démasqués. 
Mais,  pour  parvenir  à  ces  avantages,  il  a  falhi  donner  à  chaque 
matière   une  étendue   convenable ,  insister  sur  l'essentiel ,  né- 
gliger les  minuties  ,  et  éviter  un  défaut  assez  commun  ,  celui  de 
s'appesantir  sur  ce  qui  ne  demande  qu'un  mot,  de  prouver  ce 
qu'on  ne  conteste  point,  et  de  commenter  ce  qui  est  clair.  Nous 
n'avons  ni  épargné  ni  prodigué  les  éclaircissemens.  On  jngpra 
qu'ils  étaient  nécessaires  partout  où  nous  en  avons  mis  ,  et  qii  ils 
auraient   été  S;uperflus  où  l'on  n'en  trouvera  pas.  Nous  nous 
sommes  encore  bien  gardés  d'accumuler  les  preuves  où  nous 
avons  cru  qu'un  seul  raisonnement  solide  suffisait,  ne  les  multi- 
pliant que  dans  les  occasions  oii  leur  force  dépendait  de  leur  nom- 
bre et  de  leur  concert. 

Les  articles  qui  concernent  les  élé^mens  des  sciences  ont  été 
travaillés  avec  tout  le  soin  possible  ;  ils  sont  en  effet  la  base  et  le 
fondement  des  autres.  C'est  par  cette  raison  que  les  élémens 
d'une  science  ne  peuvent  être  bien  faits  que  par  ceux  qui  ont 
été  fort  loin  au-delà  ;  car  ils  renferment  le  système  des  principes 
généraux  qui  s'étendent  aux  différentes  parties  de  la  science;  et 
pour  connaître  la  manière  la  plus  favorable  de  présenter  ces 
principes,  il  faut  en  avoir  fait  une  application  très-étendue  et 
très-variée. 

Ce  sont  là  toutes  les  précautions  que  nous  avions  à  prendre. 
Yoilà  les  richesses  sur  lesquelles  nous  pouvions  compter  ;  mais 
il  nous  en  est  survenu  d'autres  que  notre  entreprise  doit  ,  pour 
ainsi  dire ,  à  sa  bonne  fortune.  Ce  sont  des  manuscrits  qui  nous 
ont  été  communiqués  par  des  amateurs ,  ou  fournis  par  des 
savans ,  entre  lesquels  nous  nommerons  ici  M.  Formey,  secré- 
taire perpétuel  de  l'académie  royale  des  sciences  et  des  belles- 


92  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

lettres  de  Prusse.  Cet  illustre  académicien  avait  médité  un 
dictionnaire  tel  à  peu  près  que  le  nôtre  ;  et  il  nous  a  généreuse- 
ment sacrifié  la  partie  considérable  qu'il  en  avait  exécuté  ,  et 
dont  nous  ne  manquerons  pas  de  lui  faire  honneur.  Ce  sont 
encore  des  recherches,  des  observations  que  chaque  artiste  ou 
savant,  chargé  d'une  partie  de  notre  dictionnaire,  renfermait 
dans  son  cabinet ,  et  qu'il  a  bien  voulu  publier  par  cette  voie. 
De  ce  nombre  seront  presque  tous  les  articles  de  grammaire 
générale  et  particulière.  Nous  croyons  pouvoir  assurer  qu'aucun 
ouvrage  connu  ne  sera  ni  aussi  riche  ,  ni  aussi  instructif  que 
le  nôtre  sur  les  règles  et  les  usages  de  la  langue  française  , 
et  même  sur  la  nature,  l'origine  et  le  philosophique  des  langues 
en  général.  Nous  ferons  donc  part  au  public  ,  tant  sur  les 
sciences  que  sur  les  arts  libéraux  ,  de  plusieurs  fonds  littéraires 
dont  il  n'aurait  peut-être  jamais  eu  connaissance. 

Mais  ce  qui  ne  contribuera  guère  moins  à  la  perfection  de 
ces  deux  branches  importantes  ,  ce  sont  les  secours  obligeans 
que  nous  avons  reçus  de  tous  côtés  :  protection  de  la  part  des 
grands,  accueil  et  communication  de  la  part  de  plusieurs 
savans  ,  bibliothèques  publiques  ,  cabinets  particuliers,  recueils, 
portefeuilles,  etc. ,  tout  nous  a  été  ouvert,  et  par  ceux  ({ui  culti- 
vent les  lettres  et  par  ceux  qui  les  aiment.  Un  peu  d'adresse  et 
beaucoup  de  dépense  ont  procuré  ce  qu'on  n'a  pu  obtenir  de  la 
pure  bienveillance ,  et  les  récompenses  ont  presque  toujours 
calmé  les  inquiétudes  réelles  ou  les  alarmes  simulées  de  ceux 
que  nous  avions  à  consulter. 

M.  Falconet  ,  médecin  consultant  du  roi,  et  membre  de 
l'Académie  royale  des  belles-lettres,  possesseur  d'une  biblio- 
thèque aussi  nombreuse  et  aussi  étendue  que  ses  connaissances, 
mais  dont  il  fait  un  usage  encore  plus  estimable,  celui  d'obliger 
les  savans  en  la  leur  communiquant  sans  réserve  ,  nous  a  donné 
à  cet  égard  tous  les  secours  que  nous  pouvions  souhaiter.  Cet 
homme  de  lettres  ,  citoyen ,  qui  joint  à  l'érudition  la  plus  variée 
les  qualités  d'homme  d'esprit  et  de  philosophe  ,  a  bien  voulu 
aussi  jeter  les  yeux  sur  quelques  uns  de  nos  articles  ,  et  nous 
donner  des  conseils  et  des  éclaircissemens  utiles. 

Nous  ne  sommes  pas  moins  sensibles  aux  obligations  que 
nous  avons  à  M.  l'abbé  Sallier  ,  garde  de  la  bibliothèque  du 
roi  :  il  nous  a  permis,  avec  cette  honnêteté  qui  lui  est  naturelle 
et  qu'animait  encore  le  plaisir  de  favoriser  une  grande  entre- 
prise, de  choisir  dans  le  riche  fonds  dont  il  est  dépositaire,  tout 
ce  qui  pouvait  répandre  de  la  lumière  ou  des  agrémens  sur 
notre  Encyclopédie.  On  justifie  ,  nous  pourrions  même  dire 
qu'on  honore  le  choix  du  prince,  quand  on  sait  se  prêter  ainsi 


DE  L'EKCYCLOPÉDIE.  93 

à  ses  vues.  Les  sciences  et  tes  beaux  arts  ne  peuvent  donc  trop 
concourir  à  illustrer  par  leurs  productions  le  règne  d'un  sou- 
verain qui  les  favorise.  Poumons,  spectateurs  de  leurs  progrès 
et  leurs  historiens  ,  nous  nous  occuperons  seulement  à  les  trans- 
mettre à  la  postérité.  Qu'elle  dise ,  à  l'ouverture  de  notre  dic- 
tionnaire :  tel  était  alors  l'état  des  sciences  et  des  beaux-arts  ; 
qu'elle  ajoute  ses  découvertes  à  celles  que  nous  aurons  enregis- 
trées ,  et  que  l'iiistoire  de  l'esprit  humain  et  de  ses  productions 
aille  d'âge  en  âge  jusqu'aux  siècles  les  plus  reculés;  que  l'En- 
cyclopédie devienne  un  sanctuaire  oii  les  connaissances  des 
hommes  soient  à  l'abri  des  temps  et  des  révolutions  :  ne  serons- 
nous  trop  pas  flattés  d'en  avoir  posé  les  fondemens?  Quel  avantage 
n'aurail-ce  pas  été  pour  nos  pères  et  pour  nous  ,  si  les  travaux 
des  peuples  anciens,  des  Egyptiens  ,  des  Clialdéens,  des  Grecs, 
des  Romains,  etc.,  avaient  été  transmis  dans  un  ouvrage  en- 
cyclopédique, qui  eut  exposé  en  même  temps  les  vrais  principes 
de  leurs  langues  I  Faisons  donc  pour  les  siècles  à  venir  ce  que 
nous  regrettons  que  les  siècles  passés  n'aient  pas  fait  pour  le 
nôtre.  Nous  osons  dire  que  si  les  anciens  eussent  exécuté  une 
encyclopédie,  comme  ils  ont  exécuté  tant  de  grandes  choses, 
et  que  ce  manuscrit  se  fut  échappé  seul  de  la  fameuse  biblio- 
thèque d'Alexandrie,  il  eut  été  capable  de  nous  consoler  de  la 
perte  des  autres. 

Voilà  ce  que  nous  avions  à  exposer  sur  les  sciences  et  les 
beaux-arts.  La  partie  des  arts  mécaniques  ne  demandait  ni 
moins  de  détails  ni  moins  de  soins.  Jamais  peut-être  il  ne  s'est 
trouvé  tant  de  difficultés  rassemblées,  et  si  peu  de  secours  dans 
les  livres  pour  les  vaincre.  On  a  trop  écrit  sur  les  sciences  ,  on 
n'a  pas  assez  bien  écrit  sur  la  plupart  des  arts  libéraux  ,  on  n'a 
presque  rien  écrit  sur  les  arts  mécaniques  ;  car  qu'est-ce  que  le 
peu  qu'on  en  rencontre  dans  les  auteurs,  en  comparaison  de 
l'étendue  et  de  la  fécondité  du  sujet  ?  Entre  ceux  qui  en  ont 
traité,  l'un  n'était  pas  assez  instruit  de  ce  qu'il  avait  à  dire, 
et  a  moins  rempli  son  sujet  que  montré  la  nécessité  d'un  meil- 
leur ouvrage  ;  un  autre  n'a  qu'effleuré  la  matière  ,  en  la  traitant 
plutôt  en  grammairien  et  en  homme  de .  lettres  qu'en  artiste  : 
un  troisième  est  à  la  vérité  plus  riche  et  plus  ouvrier  ,  mais  il 
est  en  même  temps  si  court  que  les  opérations  des  artistes  et  la 
description  de  leurs  machines,  cette  matière  capable  de  fournir 
seule  des  ouvrages  considérables  ,  n'occupe  que  la  très-petite 
partie  du  sien.  Chambers  n'a  presque  rien  ajouté  à  ce  qu'il  a 
traduit  de  nos  auteurs.  Tout  nous  déterminait  donc  à  recourir 
aux  ouvriers. 

On  s'est  adressé   aux  plus  habiles  de  Paris  et  de  la  France 


94  DISCOURS  PRÉLfMINAIRE 

entière,  on  s'est  donné  la  j^eine  d'aller  dans  leurs  ateliers,  de 
les  interroger,  d'écrire  sous  leur  dictée,  de  développer  leurs 
pensées,  d'en  tirer  les  termes  propres  à  leurs  professions  ,  d'en 
dresser  des  tables ,  de  les  définir  ,  de  converser  avec  ceux  de 
qui  ou  avait  obtenu  des  mémoires ,  et  (  précaution  presque  indis- 
pensable) de  rectifier  dans  de  longs  et  fréquens  entretiens  avec 
les  uns  ce  que  d'autres  avaient  imparfaitement ,  obscurément 
et  quelquefois  infidèlement  expliqué.  Il  est  des  artistes  qui  sont 
en  même  temps  gens  de  lettres ,  et  nous  en  pourrions  citer  ici  , 
mais  le  nombre  en  serait  fort  petit.  La  plupart  de  ceux  qui 
exercent  les  arts  mécaniques  ne  les  ont  embrassés  que  par  néces- 
sité ,  et  n'opèrent  que  par  instinct.  A  peine  entre  mille  en 
trouve-t-on  une  douzaine  en  état  de  s'exprimer  avec  quelque 
clarté  sur  les  instrumens  qu'ils  emploient  et  sur  les  ouvrages 
qu'ils  fabriquent.  Nous  avons  vu  des  ouvriers  qui  travaillent 
depuis  quarante  années  sans  rien  connaître  à  leurs  machines. 
Il  a  fallu  exercer  avec  eux  la  fonction  dont  se  glorifiait  Socrate  , 
la  fonction  pénible  et  délicate  de  faire  accoucher  les  esprits  , 
cbstetrix  anùnorum. 

Mais  il  est  des  métiers  si  singuliers  et  des  manœuvres  si  déliées, 
qu'à  moins  de  travailler  soi-même ,  de  mouvoir  une  machine 
de  ses  propres  mains,  et  de  voir  l'ouvrage  se  former  sous  ses 
propres  yeux,  il  est  difficile  d'en  parler  avec  précision.  Il  a  donc 
fallu  plusieurs  fois  se  procurer  les  machines,  les  construire, 
mettre  la  main  à  l'œuvre  ;  se  rendre  ,  pour  ainsi  dire  ,  apprenti , 
et  faire  soi-même  de  mauvais  ouvrages  pour  apprendre  aux  au- 
tres comment  on  en  fait  de  bons. 

C'est  ainsi  que  nous  nous  sommes  convaincus  de  l'ignorance 
dans  laquelle  on  est  sur  la  plupart  des  objets  de  la  vie,  et  de  la 
difficulté  de  sortir  de  cette  ignorance.  C'est  ainsi  que  nous  nous 
sommes  mis  en  état  de  démontrer  que  l'homme  de  lettres  qui 
sait  le  plus  sa  langue  ,  ne  connaît  pas  la  vingtième  partie  des 
mots  ;  que  quoique  chaque  art  ait  la  sienne  ,  cette  langue  est 
encore  bien  imparfaite;  que  c'est  par  l'extrême  habitude  de 
converser  les  uns  avec  les  autres  ,  que  les  ouvriers  s'entendent , 
et  beaucoup  plus  par  le  retour  des  conjonctures  que  par  l'usage 
des  termes.  Dans  un  atelier,  c'est  le  moment  qui  parle  ,  et  non 
l'artiste. 

Voici  la  méthode  qu'on  a  suivie  pour  chaque  art.  On  a  traité 
ï  '.  de  la  matière,  des  lieux  oii  elle  se  trouve,  de  la  manière 
dont  on  la  prépare,  de  ses  bonnes  et  mauvaises  qualités,  de  ses 
différentes  espèces,  des  opérations  par  lesquelles  on  la  fait 
passer ,  soit  avant  que  de  l'employer  ,  soit  en  la  mettant  en 
œuvre. 


DE  L'ENCYCLOPEDIE.  gS 

2*.  Des  principaux  ouvrages  qu'on  en  fait ,  et  de  la  manière 
de  les  faire. 

3°.  On  a  donné  le  nom ,  la  description  et  la  figure  des 
outils  et  des  machines  ,  par  pièces  détachées  et  par  pièces  as- 
semblées ;  la  coupe  des  moules  et  d'autres  instrumens  dont  il 
est  à  propos  de  connaître  l'intérieur,  leurs  profils,  etc. 

4".  On  a  expliqué  et  représenté  la  main-d'œuvre  et  les  prin- 
cipales opérations  dans  une  ou  plusieurs  planches  oii  l'on  voit 
tantôt  les  mains  seules  de  l'artiste ,  tantôt  l'artiste  entier  en 
action,  et  travaillant  à  l'ouvrage  le  plus  important  de  son  art. 

5°.  On  a  recueilli  et  défini  le  plus  exactement  qu'il  a  été  pos- 
sible les  termes  propres  de  l'art. 

Mais  le  peu  d'habitude  qu'on  a  et  d'écrire  et  de  lire  des  écrits 
sur  les  arts ,  rend  les  choses  difficiles  à  expliquer  d'une  manière 
intelligible.  De  là  naît  le  besoin  de  figures.  On  pourrait  démon- 
trer ,  par  mille  exemples  ,  qu'un  dictionnaire  pur  et  simple  de 
définitions,  quelque  bien  qu'il  soit  fait,  ne  peut  se  passer  de 
figures,  sans  tomber  dans  des  descriptions  obscures  ou  vagues  : 
combien  donc  à  plus  forte  raison  ce  secours  ne  nous  était-il 
pas  nécessaire?  un  coup  d'œil  sur  l'objet  ou  sur  sa  représentation 
en  dit  plus  qu'une  jjage  de  discours. 

On  a  envoyé  des  dessinateurs  dans  les  ateliers  ;  on  a  pris  l'es- 
quisse des  machines  et  des  outils  :  on  n'a  rien  omis  de  ce  qui 
pouvait  montrer  distinctement  aux  yeux.  Dans  le  cas  oii  une 
machine  mérite  des  détails  par  l'importance  de  son  usage  et  par 
la  multitude  de  ses  parties,  on  a  passé  du  simple  au  composé. 
On  a  commencé  par  assembler  dans  une  première  figure  autant 
d'éléraens  qu'on  en  pouvait  apercevoir  sans  confusion.  Dans 
une  seconde  figure  ,  on  voit  les  mêmes  élémens  avec  quelques 
autres.  C'est  ainsi  qu'on  a  successivement  formé  la  machine  la 
plus  compliquée,  sans  aucun  embarras  ni  pour  l'esprit  ni  pour 
les  yeux.  Il  faut  quelquefois  remonter  de  la  connaissance  de 
l'ouvrage  à  celle  de  la  machine  ,  et  d'autres  fois  descendre  de 
la  connaissance  de  la  machine  à  celle  de  l'ouvrage.  On  trou- 
vera à  l'article  art  quelques  réflexions  sur  les  avantages  de  ces 
méthodes ,  et  sur  les  occasions  oii  il  est  à  propos  de  préférer 
l'une  à  l'autre. 

II  y  a  des  notions  qui  sont  communes  à  presque  tous  les 
hommes  ,  et  qu'ils  ont  dans  l'esprit  avec  plus  de  clarté  qu'elles 
n'en  peuvent  recevoir  du  discours.  H  y  a  aussi  des  objets  si  fa- 
miliers ,  qu'il  serait  ridicule  d'en  faire  des  figures.  Les  arts  en 
offrent  d'autres  si  composés,  qu'on  les  représenterait  inutilement. 
Dans  les  deux  premiers  cas  ,  nous  avons  supposé  que  le  lecteur 
n'était  pas  entièrement  dénué  de  bon  sens  et  d'expérience ,  et 


96  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

dans  le  dernier,  nous  renvoyons  à  l'objet  même.  Il  est  en  tout 
un  juste  milieu,  et  nous  avons  tâché  de  ne  le  point  manquer 
ici  Un  seul  art  dont  on  voudrait  tout  représenter  et  tout  dire, 
fournirait  des  volumes  de  discours  et  de  planches.  On  ne  finirait 
jamais ,  si  on  se  proposait  de  rendre  en  figures  tous  les  états  par 
lesquels  passe  un  morceau  de  fer  avant  que  d'être  transformé 
en  aiguille.  Que  le  discours  suive  le  procédé  de  l'artiste  dans  le 
dernier  détail,  cela  suffit.  Quant  aux  figures,  nous  les  avons 
restreintes  aux.  mouvemens  importans  de  l'ouvrier  et  aux  seuls 
moniens  de  l'opération,  qu'il  est  très-facile  de  peindre  et  très- 
difficile  d'expliquer.  INous  nous  en  sommes  tenus  aux  circons- 
tances essentielles,  à  celles  dont  la  représentation,  quand  elle 
est  bien  faite,  entraîne  nécessairement  la  connaissance  de  celles 
qu'on  ne  voit  pas.  Nous  n'avons  pas  voulu  ressembler  à  un 
homme  qui  ferait  planter  des  guides  à  chaque  pas  dans  une 
route  ,  de  crainte  que  les  voyageurs  ne  s'en  écartassent.  Il  suffit 
qu'il  y  en  ait  partout  oii  ils  seraient  exposés  à  s'égarer. 

Au  reste,  c'est  la  main-d'œuvre  qui  fait  l'artiste,  et  ce  n'est 
point  dans  les  livres  qu'on  peut  apprendre  à  manœuvrer.  L'ar- 
tiste rencontrera  seulement  dans  notre  ouvrage  des  vues  qu'il 
n'eut  peut-être  jamais  eues,  et  des  observations  qu'il  n'eut  faites 
qu'après  plusieurs  années  de  travail.  Nous  offrirons  au  lecteur 
studieux  ce  qu'il  eut  appris  d'un  artiste  en  le  voyant  opérer, 
pour  satisfaire  sa  curiosité  ;  et  à  l'artiste  ce  qu'il  serait  à  sou- 
haiter qu'il  apprît  du  philosophe  pour  s'avancer  à  la  perfection. 

Nous  avons  distribué  dans  les  sciences  et  dans  les  arts  libéraux 
les  figures  et  les  planches  ,  selon  le  même  esprit  et  la  même  éco- 
nomie que  dans  les  arts  mécaniques;  cependant  nous  n'avons 
pu  réduire  le  nombre  des  unes  et  des  autres  à  moins  de  six 
cents.  Les  deux  volumes  qu'elles  formeront  ne  seront  pafe  la 
partie  la  moins  intéressante  de  l'ouvrage  ,  par  l'attention  que 
nous  aurons  de  placer  au  vej^so  d'une  planche  l'exjDlication  de 
celle  qui  sera  vis-à-vis,  avec  des  renvois  aux  endroits  du  dic- 
tionnaire auxquels  chaque  figure  sera  relative.  Un  lecteur  ouvre 
un  volume  de  planches,  il  aperçoit  une  machine  qui  pique  sa 
curiosité  :  c'est,  si  l'on  veut,  un  moulin  à  poudre,  à  papier,  à 
soie,  à  sucre,  etc.;  il  lira  vis-à-vis,  figure  5o ,  5i  ou  60 ,  etc., 
moulin  à  poudre  ,  moulin  à  sucre  ,  moulin  à  papier  ,  moulin  à 
soie,  etc.  11  trouvera  ensuite  une  explication  succincte  de  ces 
machines  avec  les  renvois  aux  articles  Poudre,  Papier,  Sucre , 
Soie,  etc. 

La  gravure  répondra  à  la  perfection  des  dessins,  et  nous 
espérons  que  les  planches  de  notre  Encyclopédie  surpasseront 
autant  en  beauté  celles  du  dictionnaire  anglais  ,  qu'elles  les  sur- 


t>Ë  L*ENCYCLOPÉDiE.  97 

passent  en  nombre.  Chambers  a  trente  planches  ;  l'ancien  projet 
en  promettait  cent  vingt ,  et  nous  en  donnerons  six  cents  au 
moins.  Il  n'est  pas  étonnant  que  la  carrière  se  soit  étendue  sous 
nos  pas;  elle  est  immense,  et  nous  ne  nous  flattons  pas  de  l'avoir 
parcourue. 

Malgré  les  secours  et  les  travaux  dont  nous  venons  de  rendre 
compte,  nous  déclarons  sans  peine,  au  nom  de  nos  collègues  et 
au  nôtre,  qu'on  nous  trouvera  toujours  disposés  à  convenir  de 
notre  insuffisance,  et  à  profiter  des  lumières  qui  nous  seront 
communiquées.  Nous  les  recevrons  avec  reconnaissance,  et  nous 
nous  y  conformerons  avec  docilité,  tant  nous  sommes  persuadés 
que  la  perfection  dernière  d'une  encyclopédie  est  l'ouvrage  des 
siècles.  Il  a  fallu  des  siècles  pour  commencer;  il  en  faudra  pour 
finir  :  mais  nous  serons  satisfaits  d'avoir  contribué  à  jeter  les  ' 
fondemens  d'un  ouvrage  utile. 

Nous  aurons  toujours  la  satisfaction  intérieure  de  n'avoir  rien 
épargné  pour  réussir  :  une  des  preuves  que  nous  en  apporterons  , 
c'est  qu'il  y  a  des  parties  dans  les  sciences  et  dans  les  arts  qu'on 
a  refaites  jusqu'à  trois  fois.  Nous  ne  pouvons  nous  dispenser 
de  dire  à  l'honneur  des  entrepreneurs  ,  qu'ils  n'ont  jamais  refusé 
de  se  prêter  à  ce  qui  pouvait  contribuer  à  les  perfectionner  toutes. 
Il  faut  espérer  que  le  concours  d'un  aussi  grand  nombre  de  cir- 
constances, telles  que  les  lumières  de  cenx  qui  ont  travaillé  à 
l'ouvrage,  les  secours  des  personnes  qui  s'y  sont  intéressées  ,  et 
l'émulation  des  éditeurs  et  des  libraires  produira  quelque  bon 
effet. 

De  tout  ce  qui   précède,  il  s'ensuit  que  dans  l'ouvrage  que 

nous  annonçons ,  on  a  traité  des  sciences  et  des  arts,  de  manière 

qu'on  n'en  suppose  aucune  connaissance  préliminaire  ;  qu'on  y 

expose  ce  qu'il  importe  de  savoir  sur  chaque  matière;  que  les 

articles  s'expliquent  les  uns  par  les  autres  ,  et  que  par  conséquent 

la  difficulté  de  la  nomenclature  n'embarrasse  nulle  part.  D'oii 

nous  inférons  que  cet  ouvrage  pourra,  du  moins  un  jour,  tenir 

lieu  de  bibliothèque  dans  tous  les  genres  à  un  homme  du  monde; 

et  dans  tous  les  genres,  excepté  le  sien,  à  un  savant  de  profession  ; 

qu'il  développera  les  principes  des  choses  ;  qu'il  en  marquera  les 

rapports  ;  qu'il  contribuera  à  la  certitude, et  aux  progrès  des 

connaissances  humaines  ;  et  qu'en  multipliant  le  nombre  des 

vrais  savans,  des  artistes  distingués  et  des  amateurs  éclairés,  il 

répandra  dans  la  société  de  nouveaux  avantages. 

On  trouvera  à  la  tête  de  chaque  volume  le  nom  des  savans  , 

auxquels  le  public  doit  cet  ouvrage  autant  qu'à  nous,  et  dont 

le  nombre  et  le  zèle  augmentent  de  jour  en  jour.  J'ai  fait  ou 

revu  tous  les  articles  de  mathématique  et  àe  physique  générale  3 

I-  7 


98  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

j*ai  aussi  suppléé  quelques  articles ,  mais  en  très-petit  nombre  ^ 
dans  les  autres  parties.  Je  me  suis  attaché ,  dans  les  articles  de 
mathématiques  transcendantes ,  à  donner  l'esprit  général  des 
méthodes ,  à  indiquer  les  meilleurs  ouvrages  oii  l'on  peut  trouver 
sur  chaque  objet  les  détails  les  plus  importans  ,  et  qui  n'étaient 
point  de  nature  à  entrer  dans  cette  Encyclopédie  ;  à  éclaircir  ce 
qui  m'a  paru  n'avoir  pas  été  éclairci  suffisamment,  ou  ne  l'avoir 
point  été  du  tout  ;  enfin  à  donner ,  autant  qu'il  m'a  été  possible, 
dans  chaque  matière,  des  principes  métaphysiques  exacts  ,  c'est- 
à-dire  simples. 

Mais  ce  travail,  tout  considérable  qu'il  est,  l'est  beaucoup 
moins  que  celui  de  Diderot ,  mon  collègue.  Il  est  auteur  de  la 
partie  de  cette  Encyclopédie  la  plus  étendue,  la  plus  impor- 
tante, la  plus  désirée  du  public ,  et,  j'ose  le  dire,  la  plus  difficile 
à  remplir  ;  c'est  la  description  des  arts.  Diderot  l'a  faite  sur  des 
mémoires  qui  lui  ont  été  fournis  par  des  ouvriers  ou  par  des 
amateurs ,  ou  sur  des  connaissances  qu'il  a  été  puiser  lui-même 
chez  les  ouvriers,  ou  enfin  sur  des  métiers  qu'il  s'est  donné  la 
peine  de  voir ,  et  dont  quelquefois  il  a  fait  construire  des  mo- 
dèles pour  les  étudier  plus  à  son  aise.  A  ce  détail  qui  est  im- 
mense ,  et  dont  il  s'est  acquitté  avec  beaucoup  de  soin ,  il  en  a 
joint  un  autre  qui  ne  l'est  pas  moins,  en  suppléant  dans  les  diffé» 
rentes  parties  de  l'Encyclopédie  un  nombre  prodigieux  d'articles 
qui  manquaient.  Il  s'est  livré  à  ce  travail  avec  un  courage  digne 
des  plus  beaux  siècles  de  la  philosophie ,  un  désintéressement 
qui  honore  les  lettres ,  et  un  zèle  digne  de  la  reconnaissance  de 
tous  ceux  qui  les  aiment,  ou  qui  les  cultivent,  et  en  particu- 
lier des  personnes  qui  ont  concouru  au  travail  de  l'Encyclopédie. 
On  verra  par  les  dififérens  volumes  de  cet  ouvrage ,  combien  le 
nombre  d'articles  qu'il  lui  doit  est  considérable.  Parmi  ces  ar- 
ticles ,  il  y  en  a  de  très-étendus,  et  en  grande  quantité.  Le  grand 
succès  de  l'article  art  qu'il  avait  imprimé  séparément  quelques 
mois  avant  la  publication  du  premier  volume,  l'a  encouragé  à 
donner  aux  autres  tous  ses  soins;  et  je  crois  pouvoir  assurer 
qu'ils  sont  dignes  d'être  comparés  à  celui-là ,  quoique  dans  des 
genres  différens.  Il  est  inutile  de  répondre  ici  à  la  critique  injuste 
de  quelques  gens  du  monde,  qui,  peu  accoutumés  sans  doute  à  tout 
ce  qui  demande  la  plus  légère  attention  ,  ont  trouvé  cet  article 
art  trop  raisonné  et  trop  métaphysique  ,  comme  s'il  était  pos- 
sible que  cela  fût  autrement.  Tout  article  qui  a  pour  objet  un 
terme  abstrait  et  général ,  ne  peut  être  bien  traité  ,  sans  re- 
monter à  des  principes  philosophiques,  toujours  un  peu  difficiles 
pour  ceux  qui  ne  sont  pas  dans  l'usage  de  réfléchir.  Au  reste , 
nous  devons  avouer  ici  que  nous  avons  yu  avec  plaisir  un  très» 


DE  L'ENCYCLOPÉDIE.  99 

grand  nombre  de  gens  du  monde  entendre  parfaitement  cet  ar- 
ticle. A  l'égard  de  ceux  qui  l'ont  critiqué  ,  nous  souhaitons  que 
sur  les  articles  qui  auront  un  objet  semblable ,  ils  aient  le  même 
reproche  à  nous  faire. 

Voilà  ce  que  nous  avions  à  dire  sur  cette  collection  immense» 
Elle  se  présente  avec  tout  ce  qui  peut  intéresser  pour  elle;  l'im- 
patience que  l'on  a  témoignée  de  la  voir  paraître  ;  les  obstacles 
qui  en  ont  retardé  la  publication  ,  les  circonstances  qui  nous  ont 
forcés  à  nous  en  charger;  le  zèle  avec  lequel  nous  nous  sommes 
livrés  à  ce  travail ,  comme  s'il  eût  été  de  notre  choix  ;  les  éloges 
que  les  bons  citoyens  ont  donnés  à  l'entreprise  ;  les  secours  in- 
nombrables et  de  toute  espèce  que  nous  avons  reçus  ;  la  protec- 
tion que  le  gouvernement  nous  doit,  et  paraît  vouloir  nous 
accorder  ;  des  ennemis  tant  faibles  que^puissans ,  qui  ont  cher- 
ché ,  quoique  en  vain ,  à  étouffer  l'ouvrage  avant  sa  naissance  ; 
enfin  des  auteurs  sans  cabale  et  sans  intrigue,  qui  n'attendent 
d'autre  récompense  de  leurs  soins  et  de  leurs  efforts,  que  la  salis- 
faction  d'avoir  bien  mérité  de  leur  patrie.  Nous  ne  chercherons 
point  à  comparer  ce  dictionnaire  aux  autres;  nous  reconnaissons 
avec  plaisir  qu'ils  nous  ont  tous  été  utiles  ;  et  notre  travail  ne 
consiste  point  à  décrier  celui  de  personne.  C'est  au  public  qui 
lit  à  nous  juger  :  nous  croyons  devoir  le  distinguer  de  celui  qui 
parle. 


EXPLICATION 

DÉTAILLÉE  . 
DU  SYSTÈME  DES  CONNAISSANCES  HUMAINES. 


J_jES  êtres  physiques  agissent  sur  les  sens.  Les  impressions  de 
ces  êtres  en  excitent  les  perceptions  dans  l'entendement.  L'en- 
tendement ne  s'occupe  de  ces  perceptions  que  de  trois  façons , 
selon  ses  trois  facultés  principales,  la  mémoire,  la  raison,  Vi- 
magination.  Ou  l'entendement  fait  un  dénombrement  pur  et 
simple  de  ces  perceptions  par  la  mémoire;  ou  il  les  examine,  les 
compare  et  les  digère  par  la  raison ,  ou  il  se  plaît  à  les  imiter 
et  à  les  contrefaire  par  l'imagination.  D'oii  résulte  une  distri- 
bution générale  de  la  connaissance  humaine,  qui  paraît  assez 
bien  fondée  ;  en  hiuoire^  qui  se  rapporte  à  la  mémoire  ^  eu 


îoo  EXPLICATION 

philosophie ,  qui  émane  de  la  raison,  et  en  poésie ,  qui  naît  de 
Y  imagination. 

MÉMOIRE,  d'oii  HISTOIRE. 

L'histoire  est  desy^zV^;  etles  faits  sontdeZ^zew,  ou  de  V Homme, 
ou  de  la  Nature.  Les  faits  qui  sont  de  Dieu  appartiennent  à 
Vhistoire  sacrée.  Les  faits  qui  sont  de  l'homme  appartiennent  à 
Vkistoire  civile  ,  et  les  faits  qui  sont  de  la  nature  se  rapportent  à 
Vhistoire  naturelle. 

HISTOIRE, 

I.  Sacrée.  IL  Civile,  llh  Naturelle. 

I.  L'histoire  sacrée  fé  distribue  en  histoire  sacrée  ou  ecclé- 
siastique ^  Vhistoire  des  prophéties  ,  où  le  récit  a  pre'cédé  l'éve'- 
nement ,  est  une  branche  de  Vhistoire  sacrée. 

II.  L'histoire  civile  ,  cette  branche  de  l'histoire  univer- 
selle ,  cujiis  Jidei  exempla  majorwn ,  uicissitudines  rerum,  fun-^ 
damenta  prudentiœ  civilis  ^  hominum  denique  nomen  etjama 
commissa  sunt .,  se  distribue  suivant  ces  objets  ,  en  histoire  civile 
proprement  dite ,  et  en  histoire  littéraire. 

Les  sciences  sont  l'ouvrage  de  la  réflexion  et  de  la  lumière 
naturelle  des^  hommes.  Le  chancelier  Bacon  a  donc  raison  de 
dire  dans  son  admirable  ouwsge  de  dignitate  et  augmento  scien- 
tiarum  ,  que  l'histoire  du  inonde,  sans  l'histoire  dessavans,  c'est 
la  statue  de  Polyphème  à  qui  on  a  arraché  l'œil. 

Uhistoire  civile  proprement  dite,  peut  se  sous -diviser  en 
mémoires ,  en  antiquités  et  en  histoire  complète.  S'il  est  vrai 
que  l'histoire  soit  la  peinture  des  temps  passés  ,  les  antiquités 
en  sont  des  dessins  presque  toujours  endommagés  ,  et  Vhistoire 
complète  un  tableau  dont  les  mémoires  sont  des  études. 

III.  La  distribution  de  I'histoire  naturelle  est  donnée  par 
la  différence  àts  faits  àe  la  nature  ,  et  la  différence  des  faits  de 
la  nature ,  par  la  différence  àe^  états  de  la  nature.  Ou  la  nature 
est  uniforme  et  suit  un  cours  réglé  tel  qu'on  le  remarque  géné- 
ralement dans  les  corps  célestes,  \ei  animaux ^  les  végétaux ,  etc.  ; 
ou  elle  serab'e  forcée  et  dérangée  de  son  cours  ordinaire  ,  comme 
dans  les  monstres  ;  ou  elle  est  contrainte  et  pliée  à  différens 
usages,  comme  dans  ]t%arts.  La  nature  fait  tout  ,  ou  dans  son 
cours  ordinaire  et  réglé.,  ou  dans  ses  écarts .,  ou  dans  son  emploi. 
Uniformité  de  la  nature ,  première  partie  d'histoire  naturelle. 
Ej^reurs  on  écarts  de  la  nature.,  seconde  partie  d'histoire  na- 
turelle :  usages  de  la  Jiature  j  iroisiQme  partie  de  l'histoire  natu- 
relle. 


DU  SYSTÈME  FÎGUB.É.  loi 

Il  est  inutile  de  s'étendre  sur  les  avantages  de  Vhîstoire  de  la 
nature  uniforme.  Mais  si  l'on  nous  demande  à  quoi  peut  servir 
Vhistoire  de  la  nature  monstrueuse ,  nous  répondrons  ,  à  passer  des 
prodiges  de  ses  écarts  aux  merveilles  de  Vart;  à  l'égarer  encore  ou 
à  la  remettre  dans  son  chemin  ;  et  surtout  à  corriger  la  témérité 
des  propositions  générales  ,  ut  axiomatum  corrigatur  iniquilas. 

Quant  à  Vhistoire  de  la  nature  pliée  à  dijférens  usages  ,  on  en 
pourrait  faire  une  branche  de  l'histoire  civile  5  car  l'art  en  général 
est  l'industrie  de  l'homme  appliquée  par  ses  besoins  ou  par  son 
luxe,  aux  productions  delà  nature.  Quoi  qu'il  en  soit ,  cette  appli- 
cation ne  se  fait  qu'en  deux  manières ,  ou  en  rapprochant  ou  en 
éloignant  les  corps  naturels.  L'homme  peut  quelque  chose  ou 
ne  peut  rien,  selon  que  le  rapprochement  ou  l'éloignement  des 
corps  naturels  est  ou  n'est  pas  possible. 

Uhisloire  de  la  nature  uniforme  se  distribue  suivant  ses  prin- 
cipaux objets ,  en  histoire  céleste  ou  des  astres ,  de  leurs 
jnom'emens ,  apparences  sensibles ,  etc. ,  sans  en  expliquer  la 
cause  par  des  systèmes ,  des  hypothèses,  etc.  ;  il  ne  s'agit  ici  que 
des  phénomènes  purs.  En  histoire  des  météores  comme  vents ^ 
pluies ,  tempêtes  ,  tonnerres  ,  aurores  boréales  ,  etc.  En  histoire 
de  la  terre  et  de  la  mer  ^  ou  des  montagnes  ,  des  fleui^es ,  des 
rivières ,  des  courans  ,  dn  flux  et  reflux  ,  des  sables ,  des  terres  , 
des  forets,  des  îles,  des  figures ,  des  continens  ,  etc.  En  histoire 
des  minéraux  ,  en  histoire  des  végétaux ,  et  en  histoire  des  ani- 
maux,  d'oii  résulte  une  histoire  des  élémens ,  de  la  nature  ap' 
parente ,  des  effets  sensibles ,  des  mouvemens ,  etc.  ;  dnfeu  ,  de 
Vair  ,  de  la  terre  et  de  Veau. 

Uhistoire  de  la  nature  monstrueuse  doit  suivre  la  même  divi- 
sion. La  nature  peut  opérer  des  prodiges  dans  les  cieux,  dans 
les  régions  de  l'air  ,  sur  la  surface  de  la  terre ,  dans  ses  en- 
trailles ,  au  fond  des  mers  ,  etc. ,  en  tout  et  partout. 

Uhistoire  de  la  nature  employée  est  aussi  étendue  que  les 
différens  usages  que  les  hommes  font  de  ses  productions  dans 
les  arts,  les  métiers  et  les  manufactures.  Il  n'y  a  aucun  effet  de 
l'industrie  de  l'homme  qu'on  ne  puisse  rappeler  à  quelque  produc- 
tion delà  nature.  On  rappellera  au  travail  et  à  l'emploi  de  l'or  et 
de  l'argent,  les  arts  du  monnoyeur ,  du  batteur  d'or  ,  du.  fleur 
d^or,  du  tireur  d'or,  du  planeur ,  etc.  ;  au  travail  et  à  l'emploi  des 
pierres  précieuses  ,  les  arts  du  lapidaire ,  du  diamantaire ,  du 
joaillier,  du  graveur  en  pierres  fines ,  etc.;  au  travail  et  à 
l'emploi  du  fer  ,  \es  grosses  forges ,  la  serrurerie ,  la  taillanderie , 
V armurerie  ,  Y arquebuserie ,  la  coutellerie,  etc.  ;  au  travail  et  à 
l'emploi  du  verre  ,  la  verrerie ,  les  glaces,  l'art  du  miroitier,  du 
vitrier,  etc.  ;  au  travail  et  à  l'emploi  des  peaux ,  les  arts  de  cha- 


102  EXPLICATION 

/noiseur,  tanneur ,  peaussier  ,  etc.  ;  au  travail  et  a.  Remploi  de 
la  laine  et  de  la  soie,  son  tirage ,  son  moulinage  ,  \es arts  de 
drapiers,  passementiers,  galonniers  ,  boutonniers ,  ouvriers  en 
velours  ,  satins  ^  damas  ,  étojfes  brochées ,  lustrines  ^  etc.  ;  au 
travail  et  à  Tèmploi  de  la  terre,  \a poterie  de  terre  y  \a faïence, 
la  porcelaine ,  etc.  ;  au  travail  et  à  l'emploi  de  la  pierre,  la  par- 
tie mécanique  de  V architecte,  du  sculpteur,  du  stuccateur,  etc.  ; 
au  travail  et  à  l'emploi  des  bois,  la  menuiserie ,  la  charpenterie , 
la  marquetterie ,  la  tableterie ,  etc.  ,  et  ainsi  de  toutes  les  au- 
tres matières  et  de  tous  les  autres  arts ,  qui  sont  au  nombre  de 
plus  de  deux  cent  cinquante.  On  a  vu  dans  le  discours  prélimi- 
aaire  comment  nous  nous  sommes  proposé  de  traiter  de  chacun. 
Yoilà  tout  Vhistoriqiie  de  la  connaissance  huruaine ,  ce  qu'il 
n  faut  rapporter  à  la  mémoire,  et  ce  qui  doit  être  la  matière 
première  du  philosophe. 

RAISON,  d'où  PHILOSOPHIE, 

La  philosophie,  ou  la  portion  de  la  connaissance  humaine 
qu'il  faut  rapporter  à  la  raison,  est  très-étendue.  Il  n'est  pres- 
que aucun  objet  aperçu  par  les  sens  ,  dont  la  réflexion  n'ait  fait 
une  science.  Mais  dans  la  multitude  de  ces  objets,  il  y  en  a 
quelques  uns  qui  se  font  remarquer  par  leur  importance  ,  quibus 
abscinditur  injinitum.  ,  et  auxquels  on  peut  rapporter  toutes  les 
sciences;  ces  chefs  sont  Dieu  ,  à  la  connaissance  duquel  l'homme 
s'est  élevé  par  la  réflexion  sur  l'histoire  naturelle  et  sur  l'histoire 
sacrée  :  V homme ,  qui  est  sûr  de  son  existence  par  conscience  ou 
sens  interne;  la  nature,  dont  l'homme  a  appris  l'histoire  par 
Fusage  des  sens  extérieurs.  Dieu  ,Vhomme  et  la  nature  nous 
fourniront  donc  une  distribution  générale  de  la  philosophie  ou 
de  la  science  (car  ces  mots  sont  synonymes)  ;  et  \a philosophie , 
ou  science ,  sera  science  de  Dieu ,  science  de  Vhomme ,  et  science 
de  la  nature. 

PHILOSOPHIE  OWSCIENCE. 

I.  Science  de  Dieu.  II.  Science  de  Vhomme,  III.  Science  de  la 

nature. 

Le  progrès  naturel  de  l'esprit  humain  est  de  s'élever  des  in- 
dividus aux  espèces,  des  espèces  aux  genres,  des  genres  pro- 
chains aux  genres  éloignés  ,  et  de  former  à  chaque  pas  une 
science  ;  ou  du  moins  d'ajouter  une  branche  nouvelle  à  quelque 
science  déjà  formée  :  ainsi  la  notion  d'une  intelligence  incréée, 
infinie,  etc.  ,  que  nous  rencontrons  dans  la  nature  ,  et  que  l'his- 


DU  SYSTÈME  FIGTJRÉ.  io3 

loire  sacrée  nous  annonce ,  et  celle  d'une  intelligence  crée'e , 
finie  et  unie  à  un  corps  que  nous  apercevons  dans  l'homme , 
et  que  nous  supposons  dans  la  brute  ,  nous  ont  conduit  à  la  no- 
tion d'une  intelligence  créée  ,  finie ,  qui  n'aurait  point  de  corps , 
ek  de  là  à  la  notion  générale  de  l'esprit.  De  plus,  les  propriétés 
générales  des  êtres  ,  tant  spirituels  que  corporels ,  étant  Vexis" 
tence  ,  la.' possibilité ,  la  durée,  la  substance,  V attribut ,  etc.  , 
on  a  examiné  ces  propriétés ,  et  on  en  a  formé  V ontologie ,  ou 
science  de  Vétre  en  général.  Nous  avons  donc  eu  dans  un  ordre 
renversé,  d'abord  Vontologie,  ensuite  la  science  de  Vesprit,  ou 
]a  pneumatologie  ,  ou  ce  qu'on  appelle  communément  métaphy- 
sique particulière  :  et  cette  science  s'est  distribuée  en  science  de 
Dieu,  ou  théologie  naturelle ,  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  rectifier  et 
de  sanctifier  par  la  révélation ,  d'oii  religion  et  théologie  propre- 
ment  dite  ;  d'oii  par  abus  ,  superstition.  En  doctrine  des  esprits 
bien  et  mal-faisans  ,  ou  des  anges  et  des  démons  ;  d'oii  divina- 
tion, et  la  chimère  de  la  magie  noire.  En  science  de  Vâme  qu'on 
a  sous-divisée  en  science  de  Vâme  raisonnable  qui  conçoit  ,  et 
en  science  de  l'dme  sensitive,  qui  se  borne  aux  sensations. 

II.  Science  de  l'homme.  La  distribution  de  la  science  de 
l'homme  nous  est  donnée  par  celle  de  ses  facultés.  Les  facultés 
principales  de  l'homme  sont  V entendement  et  la  volonté  ;  Yen-- 
tendement,  qu'il  faut  diriger  à  la.  vérité;  la  volonté,  qu'il  faut 
plier  à  la  vertu  :  l'un  est  le  but  de  la  logique ,  l'autre  est  celui 
de  la  morale. 

La  logique  peut  se  distribuer  en  art  de  penser ,  en  art  de  re- 
tenir ses  pensées  et  en  art  de  les  communiquer. 

Uart  de  penser  a  autant  de  branches  que  l'entendement  a 
d'opérations  principales.  Mais  on  distingue  dans  l'entendement 
quatre  opérations  principales ,  l'appréhension  ,  le  jugement ,  le 
raisonnement  et  la  méthode.  On  peut  rapporter  à  V appréhension 
la  doctrine  des  idées  OM perceptions  ;  au  jugement ,  celle  ^es  pro- 
positions ;  au  raisonnement  et  à  la  méthode ,  celle  de  V induction 
et  de  la  démonstration.  Mais  dans  la  démonstration,  ou  l'on  re- 
monte de  la  chose  à  démontrer  aux  premiers  principes ,  ou  l'on 
descend  des  premiers  principes  à  la  chose  à  démontrer  ,  d'oii 
naissent  V analyse  et  la  synthèse. 

Uart  de  retenir  a  deux  branches ,  la  science  de  la  mémoire 
même ,  et  la  science  des  supplémens  de  la  mémoire.  La  mémoire 
que  nous  avons  considérée  d'abord  comme  une  faculté  purement 
passive ,  et  que  nous  considérons  ici  comme  une  puissance  active 
que  la  raison  peut  perfectionner,  est  ou  naturelle,  ou  artificielle. 
La  mémoire  naturelle  est  une  affection  des  organes ,  V artificielle 
consiste  dans  \a prénotion  el  dans  V emblème  ;  la  prénçtion  sans 


io4  EXPLICATION 

laquelle  rieu  en  particulier  n'est  présent  à  l'esprit  ;  Vembîèw.e 

par  lequel  Yimaginatwti  est  appelée  au  secours  de  la  mémoire. 

Les  repiésentationa  artifcicUes  sont  le  supplément  de  la  mé- 
moire. V écriture  est  une  de  ces  représentations^  mais  on  se  sert 
en  écrivant,  ou  de  caractères  courans ,  ou  de  caractères  parti- 
culiers. On  appelle  la  collection  des  premiers  Valj?habet;  les 
autres  se  nomment  chiffres  :  d'oii  naissent  les  arts  de  lire,  d'e- 
crire,  de  chiffrer,  et  la  science  de  Y  orthographe. 

Uart  de  trajismcttre  se  di^,tribue  en  science  de  V instrument 
du  discours  ,  et  en  science  des  qualités  du  discours.  La  science 
de  l'instrument  du  discours  s'appelle  ^r«7?27w<7z>e.  La  science  des 
qualités  du  discours,  rhétorique. 

ha  gra7i?maire  se  distribue  en  science  des  signes,  de  \a  pro- 
honciation ^  de  la  construction,  et  de  la  sjntaxe.  Les  signes 
sont  les  sons  articulés;  la  prononciation  on  prosodie ,  l'art  de  les 
articuler;  la  sj^nta.re,  l'art  de  les  appliquer  aux  différentes  vues 
de  l'esprit;  et  la  construction ,  la  connaissance  de  l'ordre  qu'ils 
doivent  avoir  dans  le  discours,  fondé  sur  l'usage  et  sur  la  r«^ 
flexion.  Mais  il  y  a  d'autres  signes  de  la  pensée  que  les  sons 
articulés,  savoir  le  geste  et  les  caractères.  Les  caractères  sont 
ou  idéaux,  ou  hiérogljphiques ,  ou  héraldiques.  Idéaux,  tels 
que  ceux  des  Indiens  qui  marquent  chacun  une  idée  ,  et  qu'il 
faut  par  conséquent  multiplier  autant  qu'il  y  a  d'êtres  réels. 
Hiéroglj phiques ,  qui  sont  l'écriture  du  monde  dans  son  en- 
fance. Héraldiques  ,  qui  forment  ce  que  nous  appelons  la  science 
du  blason. 

C'est  aussi  à  Vart  de  transmettre  qu'il  faut  rapporter  la  cri- 
tique,  \a  pédagogique  et  \a philologie .  La  critique  ,  qui  restitue 
dans  les  auteurs  les  endroits  corrompus  ,  donne  des  éditions,  etc. 
ha  pédagogique,  qui  traite  du  choix  des  études  et  de  la  manière 
d'enseigner.  La  philologie ,  qui  s'occupe  de  la  connaissance  de  la 
littérature  universelle. 

C'est  à  Y  art  d'embellir  le  discours  qu'il  faut  rapporter  la  ver- 
sification ou  le  mécanique  de  la  poésie.  Nous  omettrons  la  dis- 
tribution de  la  rhétorique,  dans  ses  différentes  parties,  parce 
qu'il  n'en  découle  ni  science,  ni  art,  si  ce  n'est  peut-être  la 
pantomime  du  geste  ;  et  du  geste  et  de  la  voix,  la  déclamation. 

La  morale,  dont  nous  avons  fait  la  seconde  partie  de  la 
science  de  Vhomine,  est  ou  générale  ou  particulière.  Celle-ci  se 
distribue  en  jurisprudence  naturelle  ,  économique  et  politique, 
ha  jurisprudence  naturelle  est  la  science  des  devoirs  de  l'homme 
seul  ;  Yéconomique ,  la  science  des  devoirs  de  l'homme  en  famille; 
la  politique,  celle  des  devoirs  de  l'homme  en  société.  Mais  la 
morale    serait  incomplète,  si  ces  traités  n'étaient  précédés  de 


DU  SYSTÈME  FIGURÉ.  io5 

celui  de  la  réalité  du  bien  et  du  mal  moral}  de  la  nécessité  de 
remplir  ses  de^'oirs  ^  d'être  bon,  juste,  vertueux.,  etc.;  c'est 
l'objet  delà  morale  générale. 

Si  l'on  considère  que  les  sociétés  ne  sont  pas  moins  obligées 
d'être  vertueuses  que  les  particuliers,  ou  verra  naître  les  devoirs 
des  sociétés,  qu'on  pourrait  appeler  jurisprudence  natuielle 
d'une  société  \  économique  d'une  ?,oc\éié\  commerce  intérieur, 
extérieur  de  terre  et  de  mer;  et  politique  d'une  société. 

III.  Science  de  la  nature.  Nous  distribuerons  la  science 
de  la  nature  en  ph/ysique  et  mathématique.  Nous  tenons  en- 
core cette  distribution  de  la  réflexion  et  de  notre  penchant 
à  généraliser.  Nous  avons  pris  par  les  sens  la  connaissance 
des  individus  réels  :  soleil,  lune,  sirius ,  etc.;  astres  :  «zr, 
feu  ,  terre ,  eau  ,  etc.  ;  élémens  :  pluies  ,  neiges  ,  grêles  ,  ton- 
nerres, etc. ,  météores  ;  et  ainsi  du  reste  de  l'histoire  naturelle. 
Nous  avons  pris  en  même  temps  la  connaissance  des  abstraits, 
couleur,  son,  sax^eur,  odeur,  densité,  rareté,  chaleur ,  froid , 
mollesse,  dureté ,  fluidité ,  solidité,  roideur ,  élasticité ,  pesan- 
teur,  légèreté,  etc.;  figure ,  distance,  mouvement,  repos,  du- 
rée, étendue,  quantité ,  impénétrabilité. 

Nous  avons  vu  par  la  réflexion  que  de  ces  abstraits  ,  les  uns 
convenaient  à  tous  les  individus  corporels,  comme  étendue, 
mouvement,  impénétrabilité ,  etc.  Nous  en  avons  fait  l'objet  de 
la.  phj'sique  générale ,  ou  métaphysique  des  corps  ;  et  ces  mêmes 
propriétés,  considérées  dans  chaque  individu  en  particulier, 
avec  les  variétés  qui  les  distinguent  ,  comme  la  dureté,  le  re^- 
sort ,  la  fluidité ,  etc.,  font  l'objet  àe  la  physique  particulière. 

Une  autre  propriété  plus  générale  des  corps  ,  et  que  supposent 
toutes  les  autres,  savoir,  la  quantité  ,  a  formé  l'objet  des  mathé- 
matiques. On  appelle  quantité  ou.  grandeur ,  tout  ce  qui  peut 
être  augmenté  et  diminué. 

La  quantité ,  objet  des  mathématiques ,  pouvait  être  consi- 
dérée, ou  seulement  et  indépendamment  des  individus  réels, 
et  des  individus  abstraits  dont  on  en  tenait  la  connaissance  ;  ou 
dans  ces  individus  réels  ou  abstraits  ;  ou  dans  leurs  effets 
recherchés  d'après  des  causes  réelles  ou  supposées  ;  et  cette  se- 
conde vue  de  la  réflexion  a  distribué  les  mathématiques  en  772^- 
thématiques  pures ,  mathématiques  mixtes  ,  pliysico-mathéma- 
tiques. 

La  quantité  abstraite ,  objet  des  mathématiques  pures  ,  est 
ou  nombrahle  ou  étendue.  La  quantité  abstraite  nombrable  est 
devenue  l'objet  de  Y arithmé^icpic  ;  et  la  quantité  abstraite 
étendue  ,  celui  de  la  géométrie. 

U arithmétique  se  distribue  en    arithtné tique  numérique  ou 


io6  EXPLICATION 

par  chiffres ,  et  en  algèbre  ou  arithmétique  universelle  par  îet^ 
très,  qui  n'est  autre  chose  que  le  calcul  des  grandeurs  en  gé- 
néral ,  et  dont  les  opérations  ne  sont  proprement  que  des  opéra- 
tions arithmétiques  indiquées  d'une  manière  abrégée;  car,  à 
parler  exactement ,  il  n'y  a  calcul  que  de  nombres. 

U algèbre  est  élémentaire  ou  infinitésimale ,  selon  la  nature 
des  quantités  auxquelles  on  l'applique.  U infinitésimale  est  ou 
différentielle  ou  intégrale  :  différentielle ,  quand  il  s'agit  de  des- 
cendre de  l'expression  d'une  quantité  finie ,  ou  considérée  comme 
telle  ,  à  l'expression  de  son  accroissement  ,  ou  de  sa  diminution, 
instantanée  :  intégrale^  quand  il  s'agit  de  remonter,de  cette  ex- 
pression à  la  quantité  finie  même. 

La  géométrie  ou  a  pour  objet  primitif  les  propriétés  du  cercle 
et  de  la  ligne  droite ,  ou  embrasse  dans  ses  spéculations  toutes 
sortes  de  courbes,  ce  qui  la  distribue  en  élémentaire  et  en  trans' 
cendante. 

Les  mathématiques  mixtes  ont  autant  de  divisions  et  de  sous- 
divisions,  qu'il  y  a  d'êtres  réels  dans  lesquels  la  quantité  peut 
être  considérée.  La  quantité  considérée  dans  les  corps  en  tant 
que  mobiles  ,  ou  tendant  à  se  mouvoir,  est  l'objet  de  la  méca- 
nique, l^  mécanique  a  deux  branches,  la  statique  et  la  dyna- 
mique. La  statique  a  pour  objet  la  quantité  considérée  dans  le» 
corps  en  équilibre  et  tendant  seulement  à  se  mouvoir.  La  dyna- 
mique a  pour  objet  la  ^wa/i///e  considérée  dans  les  corps  actuel- 
lement mus.  La  statique  et  la  dynamique  ont  chacune  deux 
parties.  La  statique  se  distribue  en  statique  proprement  dite , 
qui  a  pour  objet  la  quantité  considérée  dans  les  corps  solides  ea 
équilibre,  et  tendant  seulement  à  se  mouvoir  ,  et  en  hydrosta- 
tique ,  qui  a  pour  objet  la  quantité  considérée  dans  les  corps 
fluides  en  équilibre,  et  tendant  seulement  à  se  mouvoir.  La 
dynamique  se  distribue  en  dynamique  proprement  dite,  qui  a 
pour  objet  la  quantité  consxàérée  dans  les  corps  solides  actuelle- 
ment mus  ;  et  en  hydrodynamique ,  qui  a  pour  objet  la  quantité 
considérée  dans  les  corps  fluides  actuellement  mus.  Mais  si  l'on 
considère  la  quantité  dans  les  eaux  actuellement  mues,  l'hydro- 
dynamique prend  alors  le  nom  à'hydaulique.  On  pourrait  rap- 
porter la  navigation  à  l'hydrodynamique,  et  la  ballistique  ou  le 
jet  des  bombes  à  la  mécanique. 

La  quantité  considérée  dans  les  mouvemens  des  corps  célestes 
donne  V astronomie  géométrique  ;  d'oii  la  cosmographie  ou  des- 
cription de  V univers ,  qui  se  divise  en  uranographie  ou  descrip- 
tion du  ciel  ^  en  hydrographie  ou  description  des  eaux;  et  en 
géographie,  d'oii  encore  la  thronologie,  eilagnomonique  ou  Yart 
de  construire  des  cadrans. 


DU  SYSTÈME  FIGURÉ.  107 

La  quantité  considérée  dans  la  lumière,  donne  V optique ^  et 
la  quantité  considérée  dans  le  mouvement  de  la  lumière ,  les  dif- 
férentes branches  à* optique.  Lumière  mue  en  ligne  directe , 
optique  proprement  dite;  lumière  réfléchie  dans  un  seul  et  même 
milieu,  catoptrique;  lumière  rompue  en  passant  d*un  milieu 
dans  un  autre ,  dioptrique.  C'est  à  V optique  qu'il  faut  rapporter 
\di  perspective, 

La  quantité  considérée  dans  le  son  ,  dans  sa  véhémence ,  son 
mouvement ,  ses  degrés ,  ses  réflexions  ,  sa  vitesse ,  etc.  ,  donné 
V  acoustique. 

La  quantité  considérée  dans  Tair ,  sa  pesanteur ,  son  mouve- 
ment, sa  condensation,  raréfaction ,  etc. ,  donne  la  pneumatique, 

La  quantité  considérée  dans  la  possibilité  des  événemens, 
donne  Vart  de  conjecturer  ;  d'oii  naît  Vanaljse  des  jeux  de 
hasard. 

L'objet  des  sciences  mathématiques  étant  purement  intellec- 
tuel ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  l'exactitude  de  ses  divisions. 

La  physique  particulière  doit  suivre  la  même  distribution  que 
l'histoire  naturelle.  De  l'histoire  prise  par  les  sens,  des  astres , 
de  leurs  mouvemens ,  apparences  sensibles  y  etc.,  la  réflexion  a 
passé  à  la  recherche  de  leur  origine ,  des  causes  de  leurs  phé- 
nomènes ,  etc. ,  et  a  produit  la  science  qu'on  appelle  astronom,ie 
physique,  à  laquelle  il  faut  rapporter  \aL  science  de  leurs  influent 
ces ,  qu'on  nomme  astrologie;  d'oii  V astrologie  physique,  et  la 
chimère  de  Vastrologie  judiciaire.  De  l'histoire  prise  par  les 
Sens,  des  vents  ^  des  pluies,  grêles,  tonnerres,  etc. ,  la  réflexion 
a  passé  à  la  recherche  de  leurs  origines ,  causes ,  effets,  etc. ,  et  a 
produit  la  science  qu'on  appelle  météorologie. 

De  l'histoire  prise  par  les  sens,  de  la  mer,  de  la  terre ,  des 
Jleuves ,  des  rivières,  des  montagnes ,  des  flux  et  reflux ,  etc., 
la  réflexion  a  passé  à  la  recherche  de  leurs  causes ,  origines  ,  etc. , 
et  a  donné  lieu  à  la  cosmologie  ou  science  de  l'univers ,  qui  se 
distribue  en  uranologie  ou  science  du  ciel,  en  aérologie  ou  science 
de  Vair,  en  géologie  ou  science  des  continens ,  et  en  hydrologie 
ou  science  des  eaux.  De  l'histoire  des  mines  ,  prise  par  les  sens , 
la  réflexion  a  passé  à  la  recherche  de  leur  formation  ,  travail,  etc. , 
et  a  donné  lieu  à  la  science  qu'on  nomme  minéralogie.  De  l'his- 
toire des  plantes ,  prise  par  les  sens  ,  la  réflexion  a  passé  à  la  re- 
cherche de  leur  économie,  propagation ,  culture,  végétation,  etc. , 
et  a  engendré  la  botanique,  dont  V agriculture  et  le  jardinage 
sont  deux  branches. 

De  l'histoire  des  animaux,  prise  par  les  sens,  la  réflexion  a 
passé  à  la  recherche  de  leur  conservation,  propagation  ,  usage  , 
organisation ,  etc. ,  et  a  produit  la  science  qu'on  nomme  zoologie, 


io8  EXPLICATION 

d'où  sont  émanées  îa  médecine ,  la  T'étérinaire  et  le  manège  ;  la 
chasse ,  \ci  pèche  et  la  fauconnerie  ;  V anatomie  simple  et  compa- 
rée. La  médecine  (suivant  la  division  de  Boerhaave),  ou  s'oc- 
cupe de  l'ëconomie  du  corps  humain  et  raisonne  son  anatomie  , 
d'où  naît  la  physiologie  :  ou  s'occupe  de  la  manière  de  le  ga- 
rantir des  maladies  ,  et  s'appelle  hjgihne  :  ou  considère  le  corps 
malade ,  et  traite  des  causes ,  des  différences  et  des  symptômes 
des  maladies  ,  et  s'a^y^eWe pathologie  :  ou  a  pour  objet  les  signes 
de  la  vie,  delà  santé  et  des  maladies  ,  leur  diagnostic  et  pronos- 
tic, et  prend  le  nom  de  séméiotîque  :  ou  enseigne  l'art  de  gué- 
rir ,  et  se  sous-divise  en  diète  ^pharmacie  et  chirurgie  ,  les  trois 
branches  de  la  thérapeutique. 

^^hygiène  peut  se  considérer  relativement  à  la  santé  au  corps , 
à  sa  beauté  et  à  ses  forces ,  et  se  sous-diviser  en  hygiène  propre» 
ment  dite,  en  cosmétique  et  en  athlétique.  La  cosmétique  don- 
nera V orthopédie  y  ou  Vart  de  procurer  aux  membres  une  belle 
conformation^  et  Y  athlétique  donnera  la  gymnastique,  ou  \art  de 
les  exercer. 

De  la  connaissance  expérimentale  ou  de  l'histoire  prise  par  les 
sens ,  àes  qualités  extérieures  ^  sensibles,  apparentes ,  etc.,  des 
corps  naturels,  la  réflexion  nous  a  conduits  à  la  recherche  artifi- 
cielle de  leurs  propriétés  intérieures  et  occultes  ;  et  cet  art  s'ap- 
pelle chimie.  La  chiniie  est  imitatrice  et  rivale  de  la  nature  :  son 
objet  est  presque  aussi  étendu  que  celui  de  la  nature  même  :  ou 
elle  décompose  les  êtres;  ou  elle  les  revi^fife ^  ou  elle  les  trans^ 
forme,  etc.  La  chimie  a  donné  naissance  à  Y  alchimie  et  à  la  ma- 
gie naturelle.  La  métallurgie  ou  Y  art  de  traiter  les  métaux  en 
grand ,  est  une  branche  importante  de  la  chimie.  On  peut  en- 
core rapporter  à  cet  art  la  teinture. 

La  nature  a  ses  écarts  et  la  raison  ses  abus.  Nous  avons  rap- 
porté les  monstres  aux  écarts  de  la  nature;  et  c'est  à  l'abus  de  la 
raison  qu'il  faut  rapporter  toutes  les  sciences  et  tous  les  arts ,  qui 
ne  montrent  que  l'avidité ,  la  méchanceté ,  la  superstition  de 
l'homme ,  et  qui  le  déshonorent. 

Voilà  tout  le  philosophique  de  la  connaissance  humaine ,  et  ce 
qu'il  en  faut  rapporter  à  la  raison. 

IMAGINATION,  d'où  POÉSIE. 

L'histoire  a  pour  objet  les  individus  réellement  existans  ,  ou 
qui  ont  existé  ;  et  la  poésie  ,  les  individus  imaginés  à  l'imitation 
des  êtres  historiques.  Il  ne  serait  donc  pas  étonnant  que  la  poésie 
suivît  une  des  distributions  de  l'histoire.  Mais  les  difïerens  genres 
de  poe'sie ,  et  la  différence  de  ses  sujets ,  nous  en  offrent  d^ux  dis- 


DU  SYSTÈME  FIGURÉ.  109 

tributions  très-naturelles.  Ou  le  sujet  d'un  poëme  est  sacré ,  ou 
il  Qitprofane  :  ou  le  poëte  raconte  des  choses  passées ,  ou  il  les 
rend  présentes  ,  en  les  mettant  en  action;  ou  il  donne  du  corps 
à  des  êtres  abstraits  et  intellectuels.  La  première  de  ces  poésies 
sera  narralwe ',  la  seconde,  dramatique;  la  troisième,  j7«râJ^o- 
lique.  Le  poëme  épique  ,  le  madrigal ,  Vépigramme  ,  etc.  ,  sont 
ordinairement  de  poésie  narrative.  La  tragédie,  la  comédie  , 
V  opéra  f  Végiogue,  etc.,  de  poésie  dramatique  ;  et  les  allégo- 
ries, etc. ,  de  poésie  parabolique. 

POÉSIE. 

I.  Narrative.  II.  Dramatique.  III.  Parabolique. 

Nous  n'entendons  ici  par  poésie  que  ce  qui  est  fiction.  Comme 
il  peut  y  avoir  versification  sans  poésie ,  et  poésie  sans  versifica- 
tion, nous  avons  cru  nedevoirregarder  la  7;e7'^/^c<2^Z(9/z  que  comme 
une  qualité  tlu  style  ,  et  la  renvoyer  à  l'art  oratoire.  En  revan- 
che, nous  rapporterons  V architecture ,  la  musique,  Xsl peinture , 
la  sculpture,  la  gravure  ,  etc. ,  à  la  poésie;  car  il  n'e^t  pas  moins 
vrai  de  dire  du  peintre  qu'il  est  un  poète,  que  du  poëte  qu'il  est 
un  peintre;  et  du  sculpteur  ou  graveur  ,  qu'il  est  un  peintre  en 
relief  ou  en  creux  ,  que  du  musicien  ,  qu'il  est  un  peintre  par  les 
sons.  \^e  poète  ,  le  musicien,  le  peintre  ,  le  sculpteur,  le  g"r<7- 
veur,  etc.  ,  imitent  ou  contrefont  la  nature  :  mais  l'un  emploie 
le  discours  ;  l'autre  ,  les  couleurs  ;  le  troisième  ,  le  marbre  ,  V ai- 
rain., etc. ,  et  le  dernier  V instrument  ou  la  iwi.v.  La  musique  est 
théorique  ou  pratique,  instrumentale  ou  vocale.  A  l'égard  de 
Y  architecte ,  il  n'imite  la  nature  qu'imparfaitement  par  la  symé- 
trie de  ses  ouvrages.  Voyez  le  discours  préliminaire. 

La  poésie  a  ses  monstres  comme  la  nature;  il  faut  mettre  de 
ce  nombre  toutes  les  productions  de  l'imagination  déréglée  ,  et 
il  peut  y  avoir  de  ces  productions  en  tous  genres. 

Yoilà  toute  la  partie  poétique  de  la  connaissance  humaine  ; 
ce  qu'on  en  peut  rapporter  à  V imagination,  et  la  fin  de  notre 
distribution  généalogique  (ou  si  l'on  veut  mappemonde)  des 
sciences  et  des  arts  ,  que  nous  craindrions  peut-être  d'avoir  trop 
détaillée  ,  s'il  n'était  de  la  dernière  importance  de  bien  connaître 
nous-mêmes  et  d'exposer  clairement  aux  autres  l'objet  d'une  En- 
cyclopédie. 


Uo  EXPLICATION 


OBSERVATIONS 

SUR  LA  DIVISION  DES  SCIENCES 
DU  CHANCELIER  BACON. 


I.  lious  avons  avoué  en  plusieurs  endroits  du  Prospectus ^  que 
nous  avions  Vobligation  principale  de  notre  arbre  encyclopé- 
dique au  chancelier  Bacon.  Ûéloge  qu'on  a  lu  de  ce  grand 
homme  dans  \e  prospectus ,  paraît  même  avoir  contribué  à  faire 
connaître  à  plusieurs  personnes  les  ouvrages  du  philosophe  an- 
glais. Ainsi,  après  un  aveu  aussi  formel ,  il  ne  doit  être  permis 
ni  de  nous  accuser  de  plagiat ,  ni  de  chercher  à  nous  en  faire 
soupçonner. 

II.  Cet  aveu  n'empêche  pas  néanmoins  qu'il  n'y  ait  un  très- 
grand  nombre  de  choses,  surtout  dans  la  branche  philosophique , 
que  nous  ne  devons  nullement  à  Bacon  :  il  est  facile  au  lecteur 
d'en  juger.  Mais  pour  apercevoir  le  rapport  et  la  différence  des 
deux  arbres ,  il  ne  faut  pas  seulement  examiner  si  on  y  a  parlé 
des  mêmes  choses,  il  faut  voir  si  la  disposition  est  la  même. 
Tous  les  arbres  encyclopédiques  se  ressemblent  nécessairement 
par  la  matière;  l'ordre  seul  et  l'arrangement  des  branches  peu- 
vent les  distinguer.  On  trouve  à  peu  près  les  mêmes  noms  des 
sciences  dans  l'arbre  de  Chambers  et  dans  le  nôtre.  Rien  n'est 
cependant  plus  différent. 

III.  Il  ne  s'agit  point  ici  des  raisons  que  nous  avons  eues  de 
suivre  un  autre  ordre  que  Bacon.  Nous  en  avons  exposé  quel- 
ques unes;  il  serait  trop  long  de  détailler  les  autres,  surtout 
dans  une  matière  d'oii  l'arbitraire  ne  saurait  être  tout-à-fait  ex- 
clu. Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  aux  philosophes,  c'est-à-dire,  à  un 
très-petit  nombre  de  gens,  à  nous  juger  sur  ce  point. 

lY.  Quelques  divisions,  comme  celles  des  mathématiques  en 
pures  et  en  mixtes ,  qui  nous  sont  communes  avec  Bacon  ,  se 
trouvent  partout ,  et  sont  par  conséquent  à  tout  le  monde.  Notre 
division  de  la  médecine  est  de  Boerhaave  ;  on  en  a  averti  dans  le 
prospectus, 

V.  Enfin,  comme  nous  avons  fait  quelques  changemens  à 
l'arbre  du  prospectus ,  ceux  qui  voudront  comparer  cet  arbre 
du  prospectus  avec  celui  de  Bacon ,  doivent  avoir  égard  à  ces 
changemens. 


DU  SYSTÈME  DE  BACON.  m 

VI.  Voilà  les  principes  d'oii  il  faut  partir  pour  faire  le  paral- 
lèle des  deux  arbres  avec  un  peu  d'équité  et  de  philosophie. 

SYSTÈME    GÉNÉRAL 
De  la  connaissance  humaine ,  suivant  le  chancelier  Bacon. 

Division  générale  de  la  science  humaine  ,  en  histoire ,  poésie 
et  philosophie ,  selon  les  trois  facultés  de  l'entendement ,  me- 
moire  ,  imagination  ,  raison. 

Bacon  observe  que  cette  division  peut  aussi  s'appliquer  à  la 
théologie.  On  avait  suivi  dans  un  endroit  du  prospectus  cette  der^ 
niere  idée  :  mais  on  Va  abandonnée  depuis ,  parce  quelle  a  paru 
plus  ingénieuse  que  solide. 

I.  Division  de  Vhistoire  en  naturelle  et  civile. 

L'histoire  naturelle  se  divise  en  histoire  des  productions  de  la 
nature  y  histoire  des  écarts  de  la  nature,  histoire  des  emplois  de 
la  nature  ou  des  arts. 

Seconde  division  de  l'histoire  naturelle  tirée  de  sa  fin  et  de 
son  usage  ^  en  histoire  proprement  dite  et  histoire  raisonnée. 

Division  des  productions  de  la  nature ,  en  histoire  des  choses 
célestes ,  des  météores,  de  Vair,  de  la  terre  et  de  la  mer,  des 
élémens ,  des  espèces  particulières  d'individus. 

Division  de  l'histoire  civile,  en  ecclésiastique  ,  en  littéraire  et 
en  civile  proprement  dite. 

Première  division  de  l'histoire  civile  proprement  dite  ,  en  me- 
moires ,  antiquités  et  histoire  complète. 

Division  de  l'histoire  complète ,  en  chroniques ,  vies  et  re- 
lations. 

Division  de  l'histoire  des  temps,  en  générale  et  en  particulière. 

Autre  division  de  l'histoire  des  temps  ,  en  annales  et  journaux. 

Seconde  division  de  l'histoire  civile ,  en  pure  et  en  m.ixte. 

Division  de  l'histoire  ecclésiastique ,  en  histoire  ecclésiastique 
particulière^  histoire  des  prophéties ,  qui  contient  la  prophétie 
et  l'accomplissement ,  et  histoire  de  ce  que  Bacon  appelle  Neme^ 
»is,  ou  la  Providence ,  c'est-à-dire,  de  l'accord  qui  se  remarque 
quelquefois  entre  la  volonté  révélée  de  Dieu  et  sa  volonté  se- 
crète. 

Division  de  la  partie  de  l'histoire  qui  roule  sur  les  dits  nO' 
tables  des  hommes ,  en  lettres  et  apophthegmes . 

II.  Division  de  la  poésie  ,  en  narrative ,  dramatique  et  para- 
bolique. 

III.  Division  générale  de  la  science ,  en  théologie  sacrée  et 
philosophie. 


ÎI3  EXPLICATION 

Division  de  la  philosophie  ,  en  science  de  Dieu  j  science  de  la 
nature  ,  science  de  Vhomme. 

Philosophie  première  ou  science  des  axiomes ,  qui  s'étend  à 
toutes  les  branches  de  la  philosophie.  Autre  branche  de  cette 
philosophie  première,  qui  traite  des  qualités  transcendantes  des 
tires ,  peu ^  beaucoup^  semblable ,  différent ^  être ,  non  être,  etc. 

Science  des  anges  el  des  esprits ,  suite  de  la  science  de  Dieu  , 
ou  the'oloffie  naturelle. 

Division  de  la  scien<:e  de  la  nature  ou  philosophie  naturelle  , 
en  spéculative  ei pratique. 

Division  de  la  science  spéculative  de  la  nature  en  phjsicpie 
particulière  et  métaphysique  ;  la  première  ayant  pour  objet  la 
cause  efficiente  et  la  manière  ;  et  la  métaphysique ,  la  cause  fi- 
nale et  la  forme. 

Division  de  la  physique  ,  en  science  des  principes  des  choses, 
science  de  la  formation  des  choses ,  ou  du  monde ,  et  science  de 
la  variété  des  choses. 

Division  de  la  science  de  la  variété  des  choses  ,  en  science  des 
concerts  ,  et  science  des  abstraits. 

Division  de  la  science  des  concerts  dans  la  même  branche  que 
l'histoire  naturelle. 

Division  de  la  science  des  abstraits  ,  en  science  des  propriétés 
particulières  des  différens  corps  ^  comme  densité  y  légèreté, 
pesanteur,  élasticité,  mollesse ,  etc.,  et  science  des  mouve- 
mens  dont  le  chancelier  Bacon  fait  uneénumération  assez  longue 
conformément  aux  idées  des  scholastiques. 

Branches  de  la  philosophie  spéculative ,  qui  consistent  dans  les 
problèmes  naturels ,  et  les  sentimens  des  anciens  philosophes. 

Division  de  la  métaphysique  en  6^c/e/ice  des  formes^  el  science 
des  causes  finales. 

Division  de  la  science  pratique  de  la  nature,  en  mécanique  et 
magie  naturelle. 

Branches  de  la  science  pratique  de  la  nature  ,  qui  consistent 
dans  le  dénombrement  des  richesses  humaines ^  naturelles  on  arti- 
ficielles dont  les  hommes  jouissent  et  dont  ils  ont  joui ,  et  le 
catalogue  des  polfcrestes. 

Branche  considérable  de  la  philosophie  naturelle  ,  tant  spécu- 
lative que  pratique,  appelée  mathématiques.  Division  des  ma- 
thématiques en  pures  et  en  m,ixt€S.  Division  des  mathématiques 
pures ,  en  géométrie  et  arithmétique.  Division  des  raathéma- 
ques  mixtes,  en  perspective  ,  musique,  astronomie ^  cosmogra- 
phie ,  architecture .,  science  des  machines ,  et  quelques  autres. 

Division  de  la  science  de  l'homme ,  en  science  de  Vhomme 
proprement  dite  ,  et  science  civile. 


DU  SYSTÈME  DE  BACON.  ïi3 

Division  de  la  science  de  l'iiorame  en  science  du  corps  hu- 
main ,  et  science  de  Vdme  humaine, 

Divi.ion  de  la  science  du  corps  humain  en  me'decine ,  cos- 
métique  ,  athlétique ,  et  science  des  plaisirs  des  sens. 

Division  de  la  médecine  en  trois  parties  :  art  de  conserver  la 
santé,  art  de  guérir  les  maladies ,  art  de  prolonger  la  vie  , 
peinture ,  musique  ,  etc.  Branche  de  la  science  dej  plaisirs. 

Division  de  la  science  de  l'àrae  en  science  du  souffle  divin, 
d'oii  est  sortie  l'âme  raisonnable  ^  et  science  de  l'âme  irration- 
nelle ,  qui  nous  est  commune  avec  les  brutes  ,  et  qui  est  produite 
du  limon  de  la  terre. 

Autre  division  de  la  science  de  l'âme  en  science  de  la  subs- 
tance de  Vâme  ,  science  de  ses  facultés  ,  et  science  de  V usage  et 
de  l'objet  de  ses  facultés  :  de  cette  dernière  résultent  la  divination 
naturelle  et  artificielle ,  etc. 

Division  des  facultés  de  l'âme  sensible ,  en  mouvement  et  sen* 
timent.  • 

Division  de  la  science  d?  l'usage  et  de  l'objet  des  facultés  de 
Fânie,  en  logique  et  morale. 

Division  de  la  logique  en  art  d'inventer ,  de  juger ,  de  retenir 
et  de  communiquer. 

Division  de  l'art  d'inventer,  en  invention  des  sciences  ou  des 
arts  ,  et  invention  des  argumens. 

Division  de  l'art  de  juger,  en  jugement  par  induction  ,  el  ju- 
gement par  sj'llcgisme. 

Division  de  l'art  du  syllogisme  ,  en  ancdjse  et  principes  pour 
démêler  facilement  le  vrai  du  faux. 

Science  de  l'analogie  ,  branche  de  l'art  de  juger. 

Division  de  l'art  de  retenir,  en  science  de  ce  qui  peut  aider 
la  mémoire  ,  et  science  de  la  mémoire  même. 

Division  de  la  science  de  la  mémoire  ,  eu  prénotion  et  em- 
blème. 

Division  de  la  science  de  communiquer ,  en  science  de  Vins- 
tniment  du  discours ,  science  de  la  me'thode  du  discours ,  et 
science  des  ornemens  du  discours ,  ou  rhétorique. 

Division  de  la  science  de  l'instrument  du  discours,  en  science 
générale  des  signes  et  en  grammaire ,  qui  se  divise  en  science  du 
langage  et  science  de  l'écriture. 

Division  de  la  science  des  signes,  en  hiérogljphes  et  gestes , 
et  en  caractères  réels. 

Seconde  division  de  la  grammaire,  en  littéraire  et  philoso- 
phique. 

Art  de  la  versification  et  prosodie ,  branches  de  la  science  du 
langage. 


ii4       EXPLICATION  DU  SYSTÈME  DE  BACON. 

Art  de  déchiffrer  ,  branché  de  l'art  d'écrire. 

Critique  et  Pédagogie ,  branches  de  l'art  de  communiquer. 

Division  de  la  morale  ,  en  science  de  V objet  que  l'âme  doit  se 
proposer  ,  c'est-à-dire  du  bien  moral  ,  et  science  de  la  culture  de 
Viune.  L'auteur  fait  à  ce  sujet  beaucoup  de  divisions  qu'il  est 
inutile  de  rapporter. 

Division  de  la  science  civile ,  en  science  de  la  conversation , 
science  des  affaires ,  et  science  de  l'état.  Nous  en  omettons  les 
divisions. 

L*auteur  finit  par  quelques  réflexions  sux  l'usage  de  la  théolo- 
gie sacrée  ,  qu'il  ne  divise  en  aucune  branche. 

Voilà  dans  son  ordre  naturel,  et  sans  démembrement  ni  mu- 
tilation ,  l'arbre  du  chancelier  Bacon.  On  voit  que  l'article  de 
la  logique  est  celui  oii  nous  l'avons  le  plus  suivi  ,  encore  avons- 
nous  cru  devoir  y  faire  plusieurs  changemens.  Au  reste,  nous  le 
répétons,  c'est  aux  philosophes  à  nous  juger  sur  ces  changemens 
que  nous  avons  faits,  nos  autres  lecteurs  prendront  sans  doute 
peu  de  part  à  cette  question ,  qu'il  était  pourtant  nécessaire 
d'éclaircir  ;  et  ils  ne  se  souviendront  que  de  l'aveu  formel  que 
nous  avons  fait  dans  le  prospectus ,  d'avoir  V obligation  principale 
de  notre  arbre  au  chancelier  Bacon  ;  aveu  qui  doit  nous  conci- 
lier tout  juge  impartial  et  désintéressé. 


SYSTÈME  FIGURÉ  DES  CONNAISSANCES  HUMAINES. 


ENTENDEMENT. 


/SACRÉE,  I  HisioiBE  D 
ECCLESIASTIQUE. 
CIVILE .  ) 


/Tri 


S^ 


V^''{ 


RAISON. 

u„™«, 

Lz  c(»».o,  0.  0"°',™'^^; ™f 'j;«  ^^--'Ê'"^ 

CIIî^•CE 

DIEU. 

(  DIVINATION», 
/PSEU-IIATOLOCIE  UNIVERSELLE  OU  SCIEBCE  DE  l'aME   J  g^^^fl"^**' 


[MAGINATION. 

(PofaœSPiQOE.  I 


--•  fa;;:... 


|U„™l«8i,, 


ESSAI 


SUR 

LES  ÉLÉMENS  DE  PHILOSOPHIE, 

ou 

SUR  LES  PRINCIPES 

DES  CONNAISSANCES  HUMAINES, 

AVEC  LES  ÉCLAIRCISSEMENS. 


AVERTISSEMENT. 


Un  grand  roi,  que  tout  îe  monde  reconnaîtra  à  ce  seul  titre,  ayant 
lu  les  Elémens  de  Philosophie ,  et  les  ayant  jugés  utiles,  a  désiré  qu'on 
y  donnât  plus  d'étendue  3  il  a  bien  voulu  même  indiquer  les  endroits 
qui  lui  paraissaient  avoir  besoin  delre  discutés  et  approfondis.  L'au- 
teur s'est  lait  un  devoir  de  se  conformer  aux  vues  de  cet  illustre 
monarque,  trop  heureux  de  lui  donner  cette  légère  preuve  de  son 
profond  respect  et  de  sa  reconnaissance  j  sentimens  quM  partage 
avec  tous  ceux  qui  cultivent  ou  qui  aiment  la  philosophie  et  les  lettres, 
dont  ce  prince  est  un  juge  si  éclairé  et  un  protecteur  si  digne  de  l'être. 

Quelques  amis  de  l'auteur  aj^ant  lu  en  manuscrit  les  Bclaircissemens 
qui  lui  avaient  été  demandés ,  l'ont  engagé  à  les  mettre  au  jour  5  et  il 
s'est  rendu,  peut-êlre  trop  facilement,  à  leurs  conseils.  Cependant 
l'ouvrage  qu'on  offre  ici  au  public  n'est  pas  tel  qu'il  a  été  présenté 
au  roi  de  Prusse.  On  a  donné  à  cerlains^articles  plus  de  développe- 
ment, et  à  d'autres  une  forme  différente.  Tous  les  lecteurs  n'entendent 
pas,  comme  ce  prince,  à  demi  mot,  et  n'entendraient  pas  raison 
comme  lui  sur  ce  qui  pourrait  contrarier,  à  certains  égards,  les  idées 
communes.  On  a  tâché  de  se  mettre  ici  à  la  portée  de  tout  le  monde, 
et  autant  qu'on  a  pu ,  de  ne  révolter  personne,  sans  pourtant  blesser 
la  vérité  ,  qui  mérite  bien  aussi  qu'on  ait  quelques  égards  pour  elle. 

Si  ces  premiers  Eclaircissemens  sont  reçus  du  public  avec  indul- 
gence, on  se  propose  d'en  donner  de  nouveaux  par  la  suite  sur  plu- 
sieurs endroits  des  Elémens  de  Philosophie,  dont  l'objet  n'est  ni  moins 
intéressant,  ni  moins  susceptible  de  discussion. 

On  croit  devoir  avertir  ceux  qui  ne  cherchent  qu'à  s'amuser  dans 
leurs  lectures,  qu'ils  peuvent  se  dispenser  d'entreprendre  celle  de  ce 
volume.  Ils  y  trouveront  jusqu'à  des  figures  de  géométrie  j  c'en  est  plus 
qu'il  ne  faut  pour  les  effrayer.  La  plupart  des  matières  traitées  dans 
ce  livre  sont  épineuses  et  arides,  et  ne  peuvent  intéresser  tout  au 
plus  que  ceux  qui  aiment  à  réfléchir.  Ils  jugeront  si  j'ai  réussi  à  les 
faire  penser 5  car  c'est  là  tout  ce  que  je  me  propose,  et  ce  qu'on 
devrait,  je  crois,  se  proposer  toujours  quand  on  écrit.  Je  ne  serais 
pas,  à  la  vérité  ,  tout  à-fait  de  l'avis  de  ce  mathématicien  ,  qui  disait 
après  avoir  lu  une  scène  de  tragédie,  qucst-  ce  que  cela  prouve? 
Biais  je  demanderais  volontiers  de  quelque  ouvrage  que  ce  pût  être, 
qu  est-ce  que  cela  apprend?  Et  pourquoi  ne  serait-il  pas  permis  de  le 
demander  ?  Croit-on  qu'une  excellente  scène  dramatique,  un  excellent 
roman,  et  d'autres  ouvrages  qui  ne  passent  que  pour  agréables,  ne 
donnent  pas  beaucoup  à  méditer  quand  ils  sont  bien  lus,  et  par  con- 
quent  beaucoup  à  apprendre? 

On  ue  parle  aujourd'hui  que  de  chaleur,  on  en  veut  jusque  dans  les 


AVERTISSFMENT.  117 

écrits  qui  ne  sont  destinés  qu'à  instruire  j  et  ce  sont  même  souvent 
les  esprits  les  plus  froids  qui  se  montrent  sur  ce  point  les  plus  diffi- 
ciles à  satisfaire.  On  croirait  que  c'est  par  le  besoin  qu'ils  ont  d'être 
ranimés,  si  on  ne  savait  que  la  chaleur  du  style  n'a  pas  le  même 
avantage  que  la  chaleur  physique,  celui  de  fondre  la  glace.  Pour 
moi,  qui  n'aspire  pas  à  fhonneur  de  l'éloquence,  mais  qui  heureu- 
sement traite  des  matières  où  elle  n'est  pas  d'obligation  ,  où  peut  être 
même  elle  serait  nuisible,  je  n'ai  jamais  eu  pour  point  de  vue  dans 
mes  écrits  que  ces  deux  mots,  clarté  et  vérité  ;  et  je  me  tiendrais  fort 
heureux  d'avoir  rempli  cette  devise,  persuadé  que  la  vérité  seule 
donne  le  sceau  de  la  durée  aux  ouvrages  philosophiques  ;  qu'un  écri- 
vain qui  s'annonce  pour  parler  à  des  hommes  ne  doit  pas  se  borner 
à  étourdir  ou  amuser  des  enfans;  et  que  l'éloquence  esL  bientôt  ou- 
bliée quand  elle  n'est  employée  qu'à  orner  des  chimères.  La  flamme 
d'esprit-de-vin  n'échauffe  guère  et  s'éteint  bien  vite;  il  faut  nourrir 
le  feu  de  matières  solides  pour  que  la  chaleur  soit  sensible  et  durable. 

On  n'espère  donc  et  on  ne  désire  même  d'autres  lecteurs  que  ceux 
qui  ne  craindront  ni  d'être  rebutés  par  des  matières  sèches,  ni  d'être 
refroidis  par  un  style  qu'on  a  tâché  seulement  de  rendre  clair  et 
précis.  Ils  feront  bien ,  avant  de  lire  chaque  Eclaircissement^  de  jeter 
les  yeux  sur  l'endroit  des  Élémens  de  Philo.- ophie  qui  y  est  relatif. 
C'est  en  faveur  de  ceux  qui  ont  déjà  ces  Elémens  que  les  Eclairais^ 
semens  n'ont  point  été  refondus  dans  le  corps  de  l'ouvrage. 

A  la  suite  de  ces  E clair cissemens  on  trouvera  deux  pièces  dont 
l'objet  a  aussi  rapport  à  la  philosophie. 

La  première  expose  des  doutes  sur  certains  principes  généralement 
reçus  dans  le  calcul  des  probabilités.  Je  ne  sais  si  ces  doutes  sont  aussi 
fondés  qu'ils  me  le  paraissent;  mais  je  crois  du  moins  avoir  prouvé 
que  de  très-habiles  mathématiciens  ont  supposé  tacitement  et  sans 
s'en  apercevoir,  dans  plusieurs  savantes  recherches ,  des  principes 
semblables  à  ceux  que  je  tâche  d'établir. 

La  seconde  pièce  contient  des  réflexions  sur  l'inocvdation,  qui  pour- 
raient bien  ne  pas  contenter  tout  le  monde.  Les  considérations  d'après 
lesquelles  je  crois  qu'on  doit  se  déterminer  en  sa  faveur,  ne  paraî- 
tront peut-être  pas  concluantes  à  plusieurs  même  de  ses  partisans  : 
je  suis  d'autant  plus  porté  à  le  croire  qu'ils  ne  feront  en  cela  qu'user 
de  représailles  ;  car  je  n'ai  point  dissimulé  ,  et  j'ai  tâché  même  de 
faire  voir  démonstrativement  ,  l'insuffisance  des  principales  raisons 
dont  la  plupart  des  inoculât eurs  ou  inocuUites  se  sont  appuyés  jus- 
qu'ici. Je  n'en  dirai  pas  davantage  sur  ce  sujet  ;  si  l'inoculation  , 
comme  je  le  crois,  est  véritablement  utile,  il  importe  à  ses  progrès 
que  sa  cause  ne  soit  pas  mal  défendue  ;  c'est  au  pubHc  à  juger  si  j'ai 
été  plus  heureux  que  les  autres. 

Les  cinq  morceaux  sulvans  sont  de  pure  littérature. 

Lesquatre  premiers  ont  été  lus  à  l'Académie  Française  en  différentes 
occasions.  Les  deux  écrits  sur  la  Poésie  ,  et  surtout  le  premier,  oiit 
excité  dans  le  temps  et  vraisemblablement  exciteront  encore  les  cla- 


îiS  AVERTISSEMENT. 

meurs  de  tout  le  bas  peuple  du  Parnasse  :  je  fermerai  d'un  seul  mot 
la  bouche  à  ces  versificateurs  sub-dternes  :  si  M.  de  Voltaire  n'est 
pas  de  mon  avis,  j'ai  tort.  Voilà,  je  crois,  une  autorité  qu'ils  ne 
récuseront  pas,  mais  dont,  à  la  vérité,  je  ne  crains  guère  que  la 
décision  soit  contre  moi.  Car  que  fais-je  autre  chose  dans  ces  deux 
écrits  que  de  mettre  à  sa  vraie  place  toute  poésie  pleine  de  mots  et 
vide  de  choses?  Et  combien  de  l'ois  cet  illustre  écrivain  n'a-t-il  pas 
témoigné  son  dégoût  et  son  mépris  pour  une  poésie  de  cette  espèce, 
pour  celle  qu'Horace  appelle  si  bien  nugœ  canorœ  ^  des  bagatelles 
sonores?  Boileau  lui  même,  quelque  mérite  qu'il  attachât,  avec  jus- 
tice, au  soin  et  à  l'élégance  de  la  versification,  et  à  tout  ce  qui  con- 
cerne le  mécanisme  de  l'art,  Boileau  n'a-t-il  pas  dit, 

Et  mon  vers ,  bien  ou  mal ^  dit  toujours  quelque  chose; 

et  par-là  n'en  a-t-il  pas  fait  un  précepte?  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir 
s'il  s'y  est  toujours  conformé  lui-même,  surtout  dans  quelques  unes 
de  ses  satires  j  car  il  ne  suffit  pas  que  le  vers  dise  quelque  chose,  il 
faut  encore  que  ce  soit  quelque  chose  qui  vaille  la  peine  d'être  dit. 
Mais  le  précepte  n'en  est  pas  moins  réel,  moins  avoué  de  nos  ex- 
cellens  poètes  j  et  c'en  est  assez,  ce  me  semble,  pour  ma  justification. 

L'auguste  monarque  dont  nous  avons  déjà  parlé,  et  à  qui  la  ver- 
sification sert  de  délassement  dans  le  petit  nombre  de  ses  heures  de 
loisir,  a  fait  l'honneur  au  premier  de  nos  deux  écrits  sur  la  poésie, 
de  l'attaquer  par  des  réflexions  aussi  solides  qu'ingénieuses,  dont  il 
a  bien  voulu  nous  faire  part.  Personne  cependant  n'était  moins  in- 
téressé que  lui  à  critiquer  notre  opinion  j  car  personne  n'a  mis  dans 
ses  vers  plus  d'idées  et  de  philosophie.  Mais  il  a  cru  que  l'on  en 
voulait  à  la  poésie  en  général,  et  on  se  flatte  de  l'avoir  pleinement 
détrompé  sur  ce  sujet. 

Le  morceau  sur  Vhistoire ,  lorsqu'on  en  lit  la  lecture  à  une  assem- 
blée prdîlique  de  l'Académie,  parut  être  assez  bien  reçu  j  on  serait 
très  lUtté  qu'il  en  lût  de  même  à  l'impression.  L'apologie  de  Vétude 
{  pourquoi  ne  pas  dire  les  choses  comme  elles  sont  "^  )  n'a  pas  été  aussi 
licureuse  dans  l'assemblée  où  elle  fut  lue.  Peut-être  le  public  n'a-t-il 
fait  en  cela  que  justice  •  peut  êîre  aussi  l'auteur  avait-il  mal  choisi  le 
temps  et  le  lieu  pour  celte  lecture  5  peut  être  quelques  applications 
qu'on  s'est  avisé  de  faire  ,  quoiqu'il  n'y  eût  jamais  pensé  ,  ont-elles 
contribué  à  mal  disposer  ses  auditeurs.  Quoi  qu'il  en  soit ,  comme  on 
a  écrit  ce  morceau  avec  assez  de  soin  ,  et  que  plusieurs  personnes  , 
peut  être  trop  indulgentes,  l'ont  trouvé  digne  d'un  meilleur  sort,  on 
le  remet  ici  sous  1rs  yeux  des  juges.  S'il  arrive  très-souvent  au  public 
de  siiiler  dans  le  cabinet  ce  qu'il  a  applaudi  étant  assemblé ,  il  lui  ar- 
rive aussi,  quoique  bien  plus  rarement,  de  goûter  à  un  second  exa- 
men ce  qu'il  avait  peu  approuvé  d'abord  j  l'auteur  souhaite  de  se 
trouver  dans  ce  dernier  cas. 

Il  n'ose  pris  se  flatter  de  la  même  indulgence  de  la  part  de  ceux  qui 
se  croiront  offensés  par  le  morceau  sur  l'Harmonie  des  langues ,  c'est- 


AVERTISSEMENT.  119 

à-dîre  ,  de  la  part  des  écrivains  modernes  qui  se  donnent  la  malheu- 
reuse peine  d'écrire  en  latin  des  ouvrages  de  goût.  Mais  comme  la 
plupart  d'entre  eux  ,  ou  n'écrivent  guère  en  français ,  ou  écrivent 
mal  en  cette  langue  ,  l'auteur  n'a  guère  à  craindre  de  leur  part  que 
des  injures  latines  j  et  c'est  un  mal  qu'il  se  sent  disposé  à  prendre  ea 
patience. 

Quant  à  \b  justification  de  V article  Genève  de  V Encyclopédie  ,  outre 
que  cette  justitication  est  très-courte  ,  on  ne  s'est  déterminé  à  la  don- 
ner que  parce  qu'elle  renferme  quelques  morceaux  dont  la  lecture 
peut  intéresser  un  moment ,  au  moins  par  les  réflexions  qu'elle  doit 
Occasioner. 

En  voilà  assez  et  peut-être  trop  sur  mon  ouvrage.  Quoique  le  peu 
que  j'en  ai  dit  m'ait  paru  nécessaire  ,  je  crains  qu'on  ne   m'accuse 
d'avoir  entretenu  trop  long-temps  mes  lecteurs  de  ce  qui  me  regarde  j 
et  c'est  surtout  ce  qu'il  faut  éviter  dans  ce  siècle,  où  il  est  d'autant  moins 
permis  de  se  montrer  personnel,  que  presque  tout  le  monde  l'est 
aujourd'hui  à  l'excès  et  sans  retenue.  Parler  long-temps  de  soi,  dit  fine- 
ment un  auteur  moderne  ,  est   un  privilège  de  philosophe;  et  on  sait 
dans  quel  dénigrement  la  qualité  de  philosophe  est  aujourd'hui  en 
France  chez  le  peuple  de  tous  les  états.  Je  ne  dois  pas  oublier  à  cette 
occasion  de  demander  excuse  à  mes  lecteurs,  si  j'ai  employé  quelque- 
fois ce  terme  de  philosophe  dans  mon  ouvrage,  malgré  l'idée  peu  fa- 
vorable qu'on  s'efforce  d'y  attacher.  Je  crois  donc  devoir  avertir  que 
j'entends  par  là  ce  qu'on  avait  toujours  entendu  jusqu'à  ces  derniers 
temps,  un  citoyen  fidèle  à  ses  devoirs,  attaché  à  sa  patrie,  soumis 
aux  lois  de  la  religion  et  de  l'Etat  ;  qui  est  plus  occupé  ,  suivant  le 
principe  de  Descartes  ,  à  régler  ses  désirs  que  Vordre  du  monde  ;  qui, 
sans  manège  et  sans  reproche,  n'attend  rien  de  la  faveur,  et  ne  craint 
rien  de  la  malignité  j  qui  cultive  en  paix  sa  raison ,  sans  flatter  ni 
braver  ceux  qui  ont  l'autorité  en  main  j  qui  en  rendant  les  honneurs 
légitimes  et  extérieurs  au  pouvoir  ,  au  rang  ,  à  la  dignité,  n'accorde 
l'honneur  réel  et  intérieur  qu'au  mérite  ,  aux  talens  et  à  la  vertu  j  en 
un  mot  qui  respecte  ce  qu'il  doit,  et  estime  ce  qu'il  peut.  Si  cette 
manière   de  penser  n'est  pas  faite  pour  plaire  à  tout  le  monde,  du 
moins  il  ne  paraît  pas  aisé  de  la  rendre  ridicule.  Aussi  a-t-on  le  cha- 
grin d'y  réussir  assez   mal  5   on  trouve  plus  de  facilité  à  la  rendre 
odieuse,  et  c'est  à  quoi  on  s'attache.  Autrefois  on  donnait  le  nom  de 
jansénistes  à  ceux  qu'on  voulait  perdre;   ce  nom  étant  aujourd'hui 
trop  avili ,  il  a  fallu  que  la  haine  en  cherchât  un  autre  ;  elle  a  trouvé 
celui  de  philosophes  ,  et  elle  le  fait  servir  de  son  mieux  à  ses  desseins. 
Tous  ceux  qui  ont  le  bonheur  ou  le  malheur  d'exciter  l'envie  par  leurs 
succès,  dans  les  sciences,  dans  les  lettres,  dans  la  chaire  même,  et 
jusque  dans  les  dignités  les  plus  respectables  ,  sont  qualifiés  ,  à  tort 
et  à  travers,  de  ce  terrible  nom  ,  dont  on  épouvante  [qs  enfans.  Que 
répondre  à  cette  singulière  espèce  d'accusation?  S'en  consoler  par  le 
mérite  de  ceux  avec  qui  on  la  partage  ;  rire  en  silence  de  l'absurde 
méchanceté  des  hommes;  être  assez  exempt  de  reproches  dans  sa 


120  AVERTISSEMENT. 

conduite  et  dans  ses  écrits,  pour  ôter  à  ia  haine  tout  prétexte  de  nuire 
efficacement,  et  la  réduire  aux  injures  ,  ce  qui  e^t  la  manière  la  plus 
sûre  de  la  punir  5  se  souvenir  que,  si  d'un  côté  le  faux  ne  peut  jamais 
être  ulile  ,  de  l'autre  ,  la  vérité  annoncée  sans  ménagement  pout  quel- 
quefois se  nuire  à  elle  -  même  ^  ne  pas  oublier  enfin  que  tel  a  été  dans 
tous  les  temps  le  sort  de  la  plus  saine  et  de  la  plus  sage  philosophie, 
d'avoir  des  ennemis  et  des  calomniateurs.  Il  est  vrai  que  ce  dernier 
fait,  malheureusement  incontestal)le,  est  aujourd'hui  nié  dansdes  bro- 
chures^ on  va  jusqu'à  soutenir  que  Descartes  n'a  pas  essuyé  de  per- 
sécutions j  ceux  qui  avancent  cette  fausseté  sont  bien  convaincus  du 
contraire  3  mais  ils  espèrent  trouver  des  lecteurs  qui  lescroiront,  et 
ils  en  trouvent. 


ESSAI 


SUR 


LES  ELEMENS  DE  PHILOSOPHIE , 

ou   SUR  LES  PRINCIPES 

DES  CONNAISSANCES  HUMAINES. 


I.    TABLEAU  DE  L'ESPRIT  HUMAIN   AU  MILIEU   DU 
DIX-HUITIÈME  SIÈCLE. 

Il  semLle  que  depuis  environ  trois  cents  ans,  la  nature  ait  des- 
tiné le  milieu  de  chaque  siècle  à  être  l'époque  d'une  révolution 
dans  l'esprit  humain.  La  prise  de  Constantiaople,  au  milieu  du 
quinzième  siècle,  a  fait  renaître  les  lettres  en  Occident.  Le  mi- 
lieu du  seizième  a  vu  changer  rapidement  la  religion  et  le  sys- 
tème d'une  grande  partie  de  l'Europe  ;  les  nouveaux  dogmes  des 
réformateurs ,  soutenus  d'une  part  et  combattus  de  l'autre  avec 
cette  chaleur  que  les  intérêts  de  Dieu  bien  ou  mal  entendus  peu- 
vent seuls  inspirer  aux  hommes,  ont  également  forcé  leurs  par- 
tisans et  leurs  adversaires  à  s'instruire  ;  l'émulation  animée  par 
ce  grand  motif  a  multiplié  les  connaissances  en  tout  genre  ;  et  la 
lumière,  née  du  sein  de  l'erreur  et  du  trouble,  s'est  répandue 
sur  les  objets  mêmes  qui  paraissaient  les  plus  étrangers  à  ces  dis- 
putes (i).  Enfin  Descartes,  au  milieu  du  dix-septième  siècle,  a 
fondé  une  nouvelle  philosophie,  persécutée  d'abord  avec  fureur, 
embrassée  ensuite  avec  superstition,  et  réduite  aujourd'hui'à  ce 
qu'elle  contient  d'utile  et  de  vrai  (2). 

Pour  peu  qu'on  considère  avec  des  yeux  attentifs  le  milieu 
du  siècle  oii  nous  vivons,  les  événemens  qui  nous  agitent,  ou 
du  moins  qui  nous  occupent,  nos  mœurs,  nos  ouvrages,  et  jus- 
qu'à nos  entretiens  ,  il  est  difficile  de  ne  pas  apercevoir  qu'il 
s'est  fait  à  plusieurs  égards  un  changement  bien  remarquable 
dans  nos  idées  ;  changement  qui ,  par  sa  rapidité  ,  semble  nous 

(1)  Je  prends  ici  J't'poque  du  protestantisme  an  concile  de  Trente,  cora- 
îuence  en  ï545  ,  et  qui  a  trace',  ponr  ainsi  duc,  la  ligne  de  se'paialioa  entre 
les  catholiques  et  les  protesti:»i.s. 

(2)  La  philosophie  de  Ocbc.-rcs  n'a  proj)i eraeiit  commence  à  se  rc'pandie 
qu'après  sa  mort,  arrivcc  en  j6ot>. 


122  ÉLÉMENS 

en  promettre  un  plus  grand  encore.  C'est  au  temps  à  fixer  l'ob- 
jet, la  nature  et  les  limites  de  cette  révolution  ,  dont  notre  pos- 
térité connaîtra  mieux  que  nous  les  'inconvéniens  et  les  avan- 
tages. 

Tout  siècle  qui  pense  bien  ou  mal ,  pourvu  qu'il  croie  penser, 
et  qu'il  pense  autrement  que  le  sièc'e  qui  l'a  pre'cédé  ,  se  pare  du 
titre  âe  philosophe  ;  comme  on  a  souvent  honoré  du  titre  de 
sages  ceux  qui  n'ont  eu  d'autre  mérite  que  de  contredire  leurs 
contemporains.  Notre  siècle  s'est  donc  appelé  par  excellence  le 
siècle  de  la  philosophie  ;  plusieurs  écrivains  lui  en  ont  donné  le 
nom,  persuadés  qu'il  en  rejaillirait  quelque  éclat  sur  eux;  d'au- 
tres lui  ont  refusé  cette  gloire  dans  l'impuissance  de  la  partager. 
Si  on  examine  sans  prévention  l'état  actuel  de  nos  connais- 
sances, on  ne  peut  disconvenir  des  progrès  de  la  philosophie 
parmi  nous.  La  science  de  la  nature  acquiert  de  jour  en  jour  de 
nouvelles  richesses  ;  la  géométrie,  en  reculant  ses  limites ,  a  porté 
son  flambeau  dans  les  parties  de  la  physique  qui  se  trouvaient  le 
p!us  près  d'elle  ;  le  vrai  système  du  monde  a  été  connu  ,  déve- 
loppé et  perfectionné  ;  la  même  sagacité  qui  s'était  assujéti  les 
mouvemens  des  corps  célestes ,  s'est  portée  sur  les  corps  qui  nous 
environnent  ;  en  appliquant  la  géométrie  à  l'étude  de  ces  corps, 
ou  en  essayant  de  l'y  appliquer,  on  a  su  apercevoir  et  fixer  les 
avantages  et  les  abus  de  cet  emploi  ;  en  un  mot,  depuis  la  terre 
jusqu'à  Saturne,  depuis  l'histoire  des  cieux  jusqu'à  celle  des  in- 
sectes ,  la  physique  a  changé  de  face.  Avec  elle  presque  toutes  \es 
autres  sciences  ont  pris  une  nouvelle  forme ,  et  elles  le  devaient 
en  effet.  Quelques  réflexions  vont  nous  en  convaincre. 

L'étude  de  la  nature  semble  être  par  elle-même  froide  et  tran- 
quille, parce  que  la  satisfaction  qu'elle  procure  est  un  sentiment 
uniforme  ,  continu  et  sans  secousses ,  et  que  les  plaisirs ,  pour  être 
vifs ,  doivent  être  séparés  par  des  intervalles  et  marqués  par  des 
accès.  Néanmoins  l'invention  et  l'usage  d'une  nouvelle  mé- 
thode de  philosopher,  l'espèce  d'enthousiasme  qui  accompagne 
les  découvertes,  une  certaine  élévation  d'idées  que  produit  eu 
nous  le  spectacle  de  l'univers  j  toutes  ces  causes  ont  du  exciter 
dans  les  esprits  une  fermentation  vive;  cette  fermentation  agis- 
sant en  tout  sens  par  sa  nature ,  s'est  portée  avec  une  espèce  de 
violence  sur  tout  ce  qui  s'est  ofl"ert  à  elle  ,  comme  un  fleuve  qui  a 
brisé  ses  digues.  Or  les  hommes  ne  reviennent  guère  sur  un  objet 
qu'ils  avaient  négligé  depuis  long-temps ,  que  pour  réformer  bien 
ou  mal  les  idées  qu'ils  s'en  étaient  faites.  Plus  ils  sont  lents  à  se- 
couer le  joug  de  l'opinion,  plus  aussi,  dès  qu'ils  l'ont  brisé  sur 
quelques  points,  ils  sont  portés  à  le  briser  sur  tout  le  reste;  car 
ils  fuient  encore  plus  l'embarras  d'examiner,  qu'ils  ne  craignent 


DE  PHILOSOPHIE.  1^3 

de  changer  d'avis;  et  dès  qu'ils  ont  pris  une  fois  la  peine  de  re- 
venir sur  leurs  pas,  ils  regardent  et  reçoivent  un  nouveau  système 
d'idées  comme  une  sorte  de  récompense  de  leur  courage  et  de  leur 
travail.  Ainsi  depuis  les  principes  deii  sciences  profanes  jusqu'aux 
fondemens  de  la  révélation,  depuis  la  métaphysique  jusqu'aux 
matières  de  goût,  depuis  la  musique  jusqu'à  la  morale,  depuis 
les  disputes  scolastiques  des  théologiens  jusqu'aux  objets  du  com- 
merce, depuis  les  droits  des  princes  jusqu'à  ceux  des  peuples, 
depuis  la  loi  naturelle  jusqu'aux  lois  arbitraires  des  nations  ,  en 
un  mot  depuis  les  questions  qui  nous  touchent  davantage  jusqu'à 
celles  qui  nous  intéressent  le  plus  faiblement,  tout  a  été  discuté, 
analysé,  agité  du  moins.  Une  nouvelle  lumière  sur  quelques  ob- 
jets, une  nouvelle  obscurité  sur  plusieurs,'  a  été  le  fruit  ou  la 
suite  de  cette  effervescence  générale  des  esprits,  comme  l'effet 
du  flux  et  reflux  de  l'Océan  est  d'apporter  sur  le  rivage  quelques 
matières ,  et  d'en  éloigner  les  autres. 

II.   DESSEIN  DE  CET  OUVRAGE. 

En  observant  le  tableau  que  nous  venons  de  présenter ,  il  sem- 
ble que  la  raison  se  soit  comme  reposée  durant  plus  de  mille  ans 
de  barbarie  ,  pour  manifester  ensuite  son  réveil  et  son  action 
par  des  efforts  réitérés  et  puissaus.  Ces  révolutions  de  l'esprit  hu- 
main, ces  espèces  de  secousses  qu'il  reçoit  de  temps  en  temps  de 
la  nature  ,  sont  pour  un  spectateur  philosophe  un  objet  agréable, 
et  surtout  instructif  II  serait  donc  à  souhaiter  que  nous  en  eus- 
sions un  tableau  exact  à  chaque  époque.  Si  cette  partie  intéres- 
sante de  l'histoire  du  monde  eut  été  moins  négligée  ,  les  sciences 
n'auraient  pas  avancé  si  lentement,  les  hommes  ayant  sans  cesse 
devant  leurs  yeux  les  progrès  ou  le  travail  de  leurs  prédécesseurs  ^ 
chaque  siècle,  par  une  émulation  naturelle,  eût  été  jaloux  d'a- 
jouter quelque  chose  au  dépôt  que  lui  auraient  laissé  les  siècles 
précédens;  il  en  eût  été  de  chaque  science  comme  de  l'astronon 
mie,  qui  s'enrichit  et  se  perfectionne  tous  les  jours  des  observa- 
tions nouvelles  ajoutées  aux  anciennes. 

Une  société  de  gens  de  lettres  a  essayé  de  faire  pour  notre 
siècle  et  pour  les  suivans ,  ce  que  nous  reprochons  avec  raison  a 
nos  ancêtres  de  n'avoir  pas  fait  pour  nous.  Le  plan  de  l'Encyclo- 
pédie a  été  formé  dans  cette  vue.  jSous  avons  tâché  de  faire  sen- 
tir ailleurs  (i)  les  secours  que  nos  contemporains  et  nos  descen- 
dans  en  pourront  tirer,  quand  ce  ne  serait  que  pour  en  faire  une 
meilleure.  Ce  que  le  public  a  déjà  vu  de  cet  ouvrage,  fait  désirer 

(t)  Discours  préliminaire  do  rEncyciopc'dic  et  Picface  du  troisième  volume 
du  iiîcme  ou^riiKc 


124  ÉLÉMENS 

qu'il  ne  soit  ni  opprimé  par  ses  ennemis ,  ni  abandonné  ou  dé- 
gradé par  ses  auteurs.  Mais  soit  que  nos  contemporains  aient 
l'avantage  d'achever  heureusement  une  si  grande  entreprise  ,  ou 
que  l'honneur  en  soit  réservé  à  la  génération  suivante  et  à  des 
temps  plus  favorables  ,  il  sera  permis  au  moins  de  mettre  sous  les 
yeux  des  gens  de  lettres  les  projets  qui  peuvent  tendre  à  l'amé- 
liorer. Dans  la  multitude  des  vérités  que  l'Encyclopédie  em- 
brasse,  et  qu'en  vain  on  chercherait  à  saisir  toutes  ensemble,  il 
en  est  qui  s'élèvent  et  qui  dominent  sur  les  autres  ,  comme  quel- 
ques pointes  de  rochers  au  milieu  d'une  mer  immense.  Ces  vé- 
rités qu'il  importe  le  plus  de  connaître  ,  étant  réunies  et  rappro- 
chées dans  des  élémens  de  philosophie  qui  serviraient  à  l'Ency- 
clopédie comme  d'introduction ,  l'utilité  de  ce  grand  ouvrage  en 
deviendrait  sans  doute  plus  générale  et  plus  assurée.  Entrons  là- 
dessus  dans  quelque  détail. 

L'histoire  générale  et  raisonnée  des  sciences  et  des  arts  ren- 
ferme quatre  grands  objets  : /205  connaissances,  nos  opinions , 
nos  disputes  ,  et  nos  erreurs. 

L'histoire  de  nos  connaissances  nous  découvre  nos  richesses^ 
ou  plutôt  notre  indigence  réelle.  D'un  côté  elle  humilie  l'homme 
en  lui  montrant  le  peu  qu'il  sait,  de  l'autre  elle  l'élève  et  l'en- 
courage, ou  elle  le  console  du  moins,  en  lui  développant  les 
usages  \nultipliés  qu'il  a  su  faire  d'un  petit  nombre  de  notions 
claires  et  certaines. 

L'histoire  de  nos  opinions  nous  fait  voir  comment  les  hommes, 
tantôt  par  nécessité ,  tantôt  par  impatience,  ont  substitué  avec 
des  succès  divers  la  vraisemblance  à  la  vérité  ;  elle  nous  montre 
comment  ce  qui  d'abord  n'était  que  probable  ,  est  ensuite  devenu 
vrai  à  force  d'avoir  été  remanié,  approfondi,  et  comme  épuré 
par  les  travaux  successifs  de  plusieurs  siècles  ;  elle  offre  à  notre 
sagacité  et  à  celle  de  nos  descendans  des  faits  à  vérifier,  des  vues 
à  suivre  ,  des  conjectures  à  approfondir,  des  connaissances  com- 
mencées à  perfectionner. 

L'histoire  de  nos  disputes  montre  l'abus  des  mots  et  des  notions 
vagues  ,  l'avancement  des  sciences  retardé  par  des  questions  de 
nom  ,  les  passions  sous  le  masque  du  zèle  ,  l'obstination  sous  le 
nom  de  fermeté  :  elle  nous  fait  sentir  combien  les  contestations 
sont  peu  faites  pour  apporter  la  lumière  ,  combien  même,  lors- 
qu'elles roulent  sur  certains  objets  ,  elles  sont  turbulentes  et 
dangereuses  ;  cette  étude ,  la  moins  utile  pour  augmenter  nos 
connaissances  réelles,  devrait  être  la  plus  propre  à  nous  rendre 
sages;  mais,  sur  cela  comme  sur  tout  le  reste  ,  l'exemple  des 
autres  est  toujours  perdu  pour  nous. 

Enfin   rhistoire  de  nos  erreurs   les  plus  remarquables ,  soit 


DE  PHILOSOPHIE.  isS 

par  leur  ressemblance  avec  la  ve'rité,  soit  par  leur  dure'e,  soit 
par  le  nombre  ou  l'importance  des  hommes  qu'elles  ont  sé- 
duits, nous  apprend  à  nous  défier  de  nous-mêmes  et  des  au- 
tres ;  de  plus ,  en  montrant  les  chemins  qui  ont  écarté  du  vrai , 
elle  nous  facilite  la  recherche  du  véritable  sentier  qui  y  con- 
duit. Il  semble  que  la  nature  se  soit  étudiée  à  mnllipHer  les 
obstacles  en  ce  genre.  L'esprit  faux  s'égare  en  préférant  à  une 
route  simple  des  voies  difficiles  et  détournées;  l'esprit  juste  se 
trompe  quelquefois,  en  prenant,  comme  il  !e  doit,  la  voie  qui 
lui  semble  la  plus  naturelle  :  l'erreur  doit  alors  en  quelque  ma- 
nière précéder  nécessairement  la  vérité  ;  mais  l'erreur  même  doit 
alors  devenir  instructive  ,  en  épargnant  à  ceux  qui  nous  suivront 
des  pas  inutiles.  Les  routes  trompeuses  qui  ont  séduit  et  perdu 
tant  de  grands  hommes,  nous  auraient,  comme  eux,  éloignés 
du  vrai  ;  il  était  nécessaire  qu'ils  les  tentassent  pour  que  nous  en 
connusssions  les  écueils.  Ainsi  le  philosophe  spéculatif  T^ro^ie  de 
l'égarement  de  ses  semblables,  comme  \e  ^\\\\oso^\\e pratique  des 
fautes  et  du  malheur  d'autrui.  Ainsi  les  nations  ,  que  le  joug  de 
la  superstition  et  du  despotisme  retient  encore  dans  les  ténèbres, 
profiteront  un  jour,  si  elles  peuvent  enfin  briser  leurs  chaînes, 
des  contradictions  que  les  vérités  de  toute  espèce  ont  essuyées 
parmi  nous  ;  éclairées  par  notre  exemple  ,  elles  franchiront  en  un 
instant  la  carrière  immense  d'erreurs  et  de  préjugés  oii  mille 
obstacles  nous  ont  retenus  durant  tant  de  siècles  ,  et  passeront 
tout  à  coup  de  l'obscurité  la  plus  profonde  à  la  vraie  philosophie 
que  nous  n'avons  rencontrée  que  lentement  et  comme  à  tâtons. 

Mais  des  quatre  grands  objets  que  nous  venons  de  présenter  à 
nos  lecteurs,  et  qui  font  la  matière  importante  de  l'Encyclopé- 
die, il  n'en  est  point  qui  puisse  nous  éclairer  davantage,  et  qui , 
par  conséquent,  soit  plus  digne  d'être  transmis  à  nos  descendans, 
que  le  tableau  de  nos  connaissances  réelles;  il  est  l'histoire  et 
l'éloge  de  l'esprit  humain  ;  le  reste  n'en  est  que  le  roman  ou  la 
satire.  Ce  tableau  est  le  seul  que  l'empreinte  de  la  vérité  rend 
immuable,  tandis  que  les  autres  changent  ou  s'effacent.  Il  sem- 
ble même  que  les  trois  autres  objets,  quoique  tiès-utiles,  ne 
soient  qu'une  espèce  de  ressource  à  laquelle  nous  avons  recours 
au  défaut  d'un  bien  plus  solide.  Plus  on  acquiert  de  lumières  sur 
un  sujet,  moins  on  s'occupe  des  opinions  fausses  ou  douteuses 
qu'il  a  produites;  on  ne  cherche  à  savoir  l'histoire  de  ce  qu'ont 
pensé  les  hommes,  que  faute  d'idées  fixes  et  lumineuses  aux- 
quelles on  puisse  s'arrêter  :  par  cette  apparence  vraie  ou  fausse 
de  savoir,  on  tâche  de  suppléer  autant  qu'il  est  possible  à  la 
science  véritable.  C'est  pour  cela  que  l'histoire  des  sophismes  est 
si  courte  en  mathématique  ^  et  si  longu^n  philosophie. 


126  ÉLÉMENS 

Rien  ne  serait  donc  plus  utile  qu'un  ouvrage  qui  contiendrait, 
non  ce  qu'on  a  pensé  dans  tous  les  siècles,  mais  seulement  ce  qu'on 
a  pensé  de  vrai.  Ce  plan  bien  approfondi  est  moins  immense 
qu'il  ne  paraît.  Il  ne  s'agit  point  ici  de  rassembler  cette  foule  de 
connaissances  particulières,  isolées,  et  souvent  stériles,  que  les 
hommes  ont  acquises  sur  chaque  matière  ;  il  ne  s'agit  point  de 
montrer  en  détail  le  chemin  long,  pénible  et  tortueux  que  les 
inventeurs  ont  suivi  ;  il  s'agit  de  fixer  et  de  recueillir  les  prin- 
cipes de  nos  connaissances  certaines  ;  de  présenter  sous  un  même 
point  de  vue  les  vérités  fondamentales  ;  de  réduire  les  objets  de 
chaque  science  particulière  à  des  points  principaux  et  bien  dis- 
tincts, pour  les  parcourir  plus  aisément;  d'éviter  également  dans 
cette  décomposition  ,  l'esprit  minutieux  et  borné  qui  laisse  le 
tronc  pour  les  branches  ,  et  l'esprit  trop  avide  de  généralités,  qui 
perd  et  confond  tout  en  voulant  tout  embrasser  et  tout  réduire. 

Dans  le  discours  préliminaire  de  l'Encyclopédie,  discours 
dont  nous  supposerons  ici  tous  les  principes,  nous  nous  sommes 
contentés  d'expliquer  comment  les  différens  objets  de  la  nature, 
considérés  d'abord  séparément  et  successivement  unis  et  rappro- 
chés ensuite  ,  combinés ,  approfondis ,  décomposés  et  recompo- 
sés ,  ont  mené  les  hommes  d'une  science  à  l'autre.  Obligés  de 
nous  tenir  dans  une  espèce  de  lointain  pour  embrasser  cette  pers- 
pective immense  ,  et  composée  de  parties  si  nombreuses  et  si  dis- 
parates, nous  n'avons  pu  y  jeter  qu'un  coup  d'œil  rapide  et  gé- 
néral; dans  des  élémens  de  philosophie  on  doit  se  placer  à  cette 
juste  distance  qui  permettra  d'examiner  successivement  les  par- 
ties principales  du  tableau,  celles  qui  peuvent  être  saisies  à  la 
vue  simple  par  un  observateur  attentif,  les  masses  et  les  objets 
principaux. 

Notre  dessein  dans  cet  essai  n'est  point  de  parcourir  en  détail 
les  différentes  matières  qui  doivent  entrer  dans  les  élémens  dont 
nous  parlons;  nous  ne  voulons  que  les  exposer  sommairement , 
et  en  faire  comme  une  espèce  de  table  ;  nous  nous  bornerons  à 
indiquer  l'ordre  suivant  lequel  il  nous  paraît  qu'on  doit  disposer 
ces  matières  ,  et  les  principes  par  lesquels  on  doit  les  traiter. 

III.    OBJET  ET  PLAN  GÉNÉRAL. 

La  philosophie  n'est  autre  chose  que  l'application  de  la  raison 
aux  différens  objets  sur  lesquels  elle  peut  s'exercer.  Des  élémens 
de  philosophie  doivent  donc  contenir  les  principes  fondamentaux 
de  toutes  les  connaissances  humaines  ;  or  ces  connaissances  sont 
de  trois  espèces  ,  ou  dejaits,  ou  de  sentiment ,  ou  de  discussion. 
Cette  dernière  espèce  sflple  appartient  uniquement  et  par  tous 


DE  PHILOSOPHIE.  127 

ses  côtés  à  la  philosophie ,  mais  les  deux  autres  s'en  rapprochent 
par  quelques  unes  des  faces  sous  lesquelles  on  peut  les  envisager. 
La  science  des  faits  de  la  nature  est  un  des  grands  objets  du  phi- 
losophe :  non  pour  remonter  à  leur  première  cause,  ce  qui  est 
presque  toujours  impossible,  mais  pour  les  combiner,  les  com- 
parer, les  rappeler  à  différentes  classes,  expliquer  enfin  les  uns 
par  \cs  autres,  et  les  appliquer  à  des  usages  sensibles.  La  science 
des  faits  historiques  tient  à  la  philosophie  par  deux  endroits,  par 
les  principes  qui  servent  de  fondement  à  la  certitude  historique, 
et  par  l'utilité  qu'on  peut  tirer  de  l'histoire.  Les  hommes  placés 
sur  la  scène  du  monde  sont  appréciés  par  le  sage  comme  témoins , 
ou  jugés  comme  acteurs;  il  étudie  l'univers  moral  comme  le 
physique  ,  dans  le  silence  des  préjugés;  il  suit  les  écrivains  dans 
leur  récit  avec  la  même  circonspection  que  la  nature  dans  ses 
phénomènes  ;  il  observe  les  nuances  qui  distinguent  le  vrai  his- 
torique du  vraisemblable  ,  le  vraisemblable  du  fabuleux;  il  re- 
connaît les  différens  langages  de  la  simplicité,  de  la  flatterie, 
de  la  prévention  et  de  la  haine  ;  il  en  fixe  les  caractères  ;  il  dé- 
termine quels  doivent  être,  suivant  la  nature  des  faits,  les  di- 
vers degrés  de  force  dans  les  témoignages ,  et  d'autorité  dans  les 
témoins.  Eclairé  par  ces  règles  aussi  fines  que  sûres  ,  c'est  princi- 
palement pour  connaître  les  hommes  avec  qui  il  vit ,  qu'il  étudie 
ceux  qui  ont  vécu.  Pour  le  commun  des  lecteurs,  l'histoire  est 
l'aliment  de  la  curiosité  ou  le  soulagement  de  l'ennui  ;  pour  lui 
elle  n'est  qu'un  recueil  d'expériences  morales  faites  sur  le  genre 
humain  ;  recueil  qui  serait  plus  court  et  plus  complet  s'il  n'eût 
été  fait  que  par  des  sages ,  mais  qui ,  tout  informe  qu'il  est ,  ren- 
ferme encore  les  plus  grandes  leçons  ;  comme  le  recueil  des  ob- 
servations médicinales  de  tous  les  âges  ,  toujours  augmenté  et  tou- 
jours imparfait ,  forme  néanmoins  la  partie  la  plus  essentielle  de 
Fart  de  guérir. 

Les  vérités  de  sentiment  appartiennent  au  goût  ou  à  la  morale  , 
et  sous  ces  deux  points  de  vue,  elles  présentent  à  la  philosophie 
des  objets  importans  de  méditation.  Les  principes  de  morale  sont 
liés  au  système  général  de  la  société  ,  à  l'avantage  commun  du 
tout  et  des  parties  qui  le  composent.  La  nature  qui  a  voulu  que 
les  hommes  vécussent  unis,  les  a  dispensés  du  soin  de  chercher 
par  le  raisonnement  les  règles  suivant  lesquelles  ils  doivent  se 
conduire  les  uns  par  rapport  aux  autres;  elle  leur  fait  connaître 
ces  règles  par  une  espèce  d'inspiration ,  et  les  leur  fait  goûter 
par  le  plaisir  intérieur  qu'ils  éprouvent  à  les  suivre,  coiume  elle 
les  porte  à  perpétuer  leur  espèce  par  la  volupté  qu'el'e  y  aîtache. 
Elle  conduit  donc  la  multitude  par  le  charme  de  l'impression  , 
U  seule  espèce  d'impulsion  qui  lui  convienne;  mais  elle  laisse  au 


X28  ÈLEMENS 

sage  à  pcnetrer  ses  vues.  Aussi ,  tandis  que  les  autres  îiommes  se 
borneuî  aux  seulimensque  la  nature  leur  a  donnés  pour  leurs  sem- 
blables ,  le  sage  cherche  et  aperçoit  l'union  intime  de  ces  senti- 
mens  avec  son  intérêt  propre  ;  il  la  découvre  à  ces  mêmes  hommes 
qui  ne  la  voyaient  pas,  el  affermit  par  là  les  liens  qui  les  unissent. 

Il  porte  une  analyse  semblable  dans  les  vérités  de  sentiment 
qui  ont  rapport  aux  matières  de  goût.  Eclairé  par  une  métaphy- 
sique subtile  et  profonde,  il  distingue  les  principes  de  goût  gé- 
néraux et  communs  à  tous  les  peuples,  d'avec  ceux  qui  sont  mo- 
difiés par  le  caractère  ,  le  génie  ,  le  degré  de  sensibilité  des  nations 
ou  des  individus;  il  démêle  par  ce  moyen  le  beau  essentiel  d'a- 
vec le  beau  de  convention  ;  également  éloigné  d'une  décision  ma- 
chinale et  sans  prin^cipes,  et  d'une  discussion  trop  subtile  ,  il  ne 
pousse  l'analyse  du  sentiment  que  jusqu'oii  elle  doit  aller,  et  ne 
la  resserre  point  non  plus  trop  en  deçà  du  champ  qu'elle  peut 
se  permettre  ;  il  étudie  son  impression,  s'en  rend  compte  à  lui- 
même  et  aux  autres ,  et  quand  il  a  mis  ,  si  on  peut  parler  de  la 
sorte  ,  son  plaisir  d'accord  avec  la  raison,  il  plaint  sans  orgueil 
et  sans  chercher  à  les  convaincre  ,  ceux  qui  ont  reçu  ,  soit  de  la 
nature,  soit  de  l'habitude,  une  autre  façon  de  sentir. 

Puisque  la  philosophie  embrasse  tout  ce  qui  est  du  ressort  de 
la  raison,  et  que  la  raison  étend  plus  ou  moins  son  empire  sur 
tous  les  objets  de  nos  connaissances  naturelles  ,  il  s'ensuit  qu'on 
ne  doit  exclure  des  élémens  de  philosophie  qu'un  seul  genre  de 
connaissances,  celles  qui  tiennent  à  la  religion  révélée.  Elles  sont 
absolument  étrangères  aux  sciences  humaines  par  leur  objet , 
parleur  caractère,  par  l'espèce  même  de  conviction  qu'elles  pro- 
dni  eut  en  nous.  Plus  faites  ,  comme  l'a  remarqué  Pascal  ,  pour 
le  cœur  que  pour  l'esprit ,  elles  ne  répandent  la  lumière  vive  qui 
leur  est  propre  que  dans  une  âjne  déjà  préparée  par  l'opération 
divine  ;  la  foi  est  une  espèce  de  sixième  sens  que  le  Créateur  ac- 
corde ou  refuse  à  son  gré  ;  et  autant  que  les  vérités  sublimes  de  la 
religion  sont  élevées  au-dessus  des  vérités  arides  et  spéculatives 
des  sciences  humaines  ,  autant  le  sens  intérieur  et  surnaturel 
par  lequel  des  hommes  choisis  saisissent  ces  premières  vérités , 
est  au-dessus  du  sens  grossier  et  vulgaire  par  lequel  tout  homme 
aperçoit  les  secondes. 

Mais  si  la  philosophie  doit  s'abstenir  de  porter  une  vue  sacri- 
lège sur  les  objets  de  la  révélation  ,  elle  peut  et  elle  doit  même 
discuter  les  motifs  de  notre  croyance.  En  effet ,  les  principes  de 
la  foi  sont  les  mêmes  que  ceux  qui  servent  de  fondement  à  la 
certitude  historique  ;  avec  cette  différence  que  dans  les  matières 
de  religion,  les  témoignages  qui  en  font  la  base  doivent  avoir  un 
degré  d'étendue ,  d'évidence  et  de  force ,  proportionné  à  l'im- 


DE  PHILOSOPHIE.  129 

portance  et  à  la  sublimité  de  l'objet.  C'est  donc  à  la  raison  à  éta- 
blir en  ce  genre  les  règles  de  critique  qui  serviront  à  écarler  les 
preuves  faibles,  à  distinguer  celles  qui  pourraient  être  commu- 
nes à  toutes  les  religions  d'avec  celles  qui  ne  sont  propres  qu'à 
la  seule  vraie,  à  donner  enfin  aux  véritables  preuves  toute  la  lu- 
mière dont  elles  sont  susceptibles.  Ainsi  la  foi  rentre  par  ce 
moyen  dans  le  domaine  de  la  philosophie ,  mais  c'est  pour 
jouir  d'un  triomphe  plus  assuré. 

Trois  grands  appuis  font  la  base  du  christianisme;  ]es  pro- 
j}hctieSy  les  miracles ,  et  les  martyrs.  La  philosophie  détermine  la 
qualité  que  ces  appuis  doivent  avoir  pour  être  inébranlables. 
Elle  borne  les  prophéties  à  deux  conditions  essentielles  ,  celle 
d'avoir  précédé  indubitablement  les  faits  prédits,  et  celle  de  les 
annoncer  avec  une  clarté  qui  ne  permette  pas  de  se  méprendre 
sur  l'accomplissement.  Elle  prouve  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  vrais 
miracles  que  dans  la  seule  religion  véritable;  elle  donne  les 
m^oyens  d'apprécier  ,  soit  en  les  expliquant,  soit  en  les  niant ,  les 
prétendus  prodiges  dont  les  fausses  religions  s'appuient.  Enfin  le 
sage  ([ui  n'ignore  pas  que  l'erreur  a  ses  martyrs,  remarque  en 
mcrue  temps  que  l'avantage  de  la  vérité  doit  être  d'en  avoir  un 
plus  grand  nombre  ;  ainsi  pour  distinguer  ceux  qui  ont  donné 
leur  vie  par  conviction  de  ceux  qui  l'ont  prodiguée  par  fanatisme  , 
il  n'établit  point  d'autre  règle  que  celle  de  compter  les  suffrages. 

Sur  ces  différens  objets,  le  philosophe  se  contente  d'établir  les 
principes  ,  et  en  laisse  aux  théologiens  l'usage  et  l'application  ; 
ce  détail  serait  étranger  à  âes  élémens  de  philosophie  qui  ne  doi- 
vent contenir  que  des  germes  de  vérités  premières  ,  sans  mélange 
et  sans  controverse;  les  preuves  de  la  religion  ont  d'ailleurs  été 
développées  par  un  si  grand  nombre  d'écrivains,  que  les  lumières 
de  la  philosophie  semblent  n'avoir  plus  rien  à  y  ajouter,  et  que 
de  nouveaux  écrits  sur  ce  sujet  seraient  plus  louables  que  né- 
cessaires. 

Mais  un  objet  qui  intéresse  et  qui  regarde  particulièrement  le 
philosophe,  c'est  de  distinguer  avec  soin  les  vérité^  cfe  la  foi 
d'avec  celles  de  la  raison  ,  et  de  fixer  les  limites  qui  les  séparent. 
Faute  d'avoir  fait  celte  distinction  si  nécessaire  ,  d'un  coté  quel- 
ques grands  génies  sont  tombés  dans  l'erreur,  de  l'autre  les  dé- 
fenseurs de  la  religion  ont  quelquefois  supposé  trop  légèrement 
qu'on  lui  portait  atteinte.  Cette  discussion  nous  écarterait  trop 
de  notre  sujet ,  et  mérite  par  son  importance  d'être  la  matière 
d'un  écrit  particulier. 


i3o  ELËMENS 

IV.  MÉTHODE  GÉNÉRALE  QU'ON  DOIT  SUIVRE  DANS 
DES  ÉLÉMENS  DE  PHILOSOPHIE. 

Nous  n'avons  fait  jusqu'ici  que  fixer  en  ge'néral  les  différens 
objets  qui  appcrtiennent  à  des  ëlémens  de  philosophie.  Examines 
plus  en  détail ,  ces  objets  peuvent  se  re'duire  à  quatre  ,  Vesjjace  , 
îe  temps  ,  Y  esprit ,  el  la  matière.  La  géométrie  se  rapporte  à 
l'espace,  l'astronomie  et  l'histoire  au  temps,  la  métaphysique 
à  l'esprit,  la  physique  à  la  matière,  la  mécanique  à  l'espace  ,  à 
la  matière  et  au  temps,  la  morale  à  l'esprit  et  à  la  matière 
réunis  ,  c'est-à-dire  à  V homme ,  les  belles-lettres  et  les  arts  à 
ses  goûts  et  à  ses  besoins.  Mais  quelque  différentes  que  ces  sciences 
soient  entre  elles,  soit  par  leur  étendue  ,  soit  par  leur  nature,  il 
est  néanmoins  des  vues  générales  qu'on  doit  suivre  dans  la  ma- 
nière d'en  traiter  les  élémens;  il  est  ensuite  des  nuances  diffé- 
rentes dans  la  manière  d'appliquer  ces  vues  générales  aux  élémens 
de  chaque  science  particulière;  c'est  ce  qu'il  faut  développer. 

Tous  les  êtres,  et  par  conséquent  tous  les  objets  de  nos  con- 
naissances, ont  entre  eux  une  liaison  qui  nous  échappe  ;  nous 
ne  devinons  dans  la  grande  énigme  du  monde  que  quelques 
syllabes  dont  nous  ne  pouvons  former  un  sens.  Si  les  vérités  pré- 
sentiîient  à  notre  esprit  une  suite  non  interrompue ,  il  n'y  aurait 
point  d'élémens  à  faire  ,  tout  se  réduirait  à  une  vérité  unique  dont 
les  autres  vérités  ne  seraient  que  des  traductions  différentes.  Les 
sciences  seraient  alors  un  labyrinthe  immense ,  mais  sans  mystère . 
dont  l'intelligence  suprême  embrasserait  les  détours  d'un  coup 
d'œil ,  et  dont  nous  tiendrions  le  fil.  Mais  ce  guide  si  nécessaire 
nous  manque  ;  en  mille  endroits  la  chaîne  des  vérités  est  rom- 
pue ;  ce  n'est  qu'à  force  de  soins ,  de  tentatives  ,  d'écarts  même 
que  nous  pouvons  en  saisir  les  branches  :  quelques  unes  sont 
unies  entre  elles,  et  forment  comme  différens rameaux  qui  abou- 
tissent à  un  même  point  ;  quelques  autres  isolées ,  et  comme 
flottantes  ,  représentent  les  vérités  qui  ne  tiennent  à  aucune. 
{Voyez  EcLAiRCissEMEiVT ,  §  I,  page  i35.) 

Or  quelles  sont  les  vérités  qui  doivent  entrer  dans  des  élémens 
de  philosophie?  Il  y  en  a  de  deux  sortes  ;  celles  qui  forment  la  tête 
de  chaque  partie  de  la  chaîne,  et  celles  qui  se  trouvent  au  point 
de  réunion  de  plusieurs  branches. 

Les  vérités  du  premier  genre  ont  pour  caractère  distinclif  de 
ne  dépendre  d'aucune  autre,  et  de  n'avoir  de  preuves  que  dans 
elles-mêmes.  Plusieurs  lecteurs  croiront  que  nous  voulons  parler 
des  axiomes,  et  ils  se  tromperont;  nous  les  renvoyons  à  ce  que 
nous  en  avons  dit  dans  le  discours  préliminaire  de  l'Encyclopédie, 


DE  PHILOSOPHIE.  i3î 

p.  3i ,  que  ces  sortes  de  principes  ne  nous  apprennent  rien  à  force 
d'être  vrais,  et  que  leur  évidence  palpable  et  grossière  se  réduit  à 
exprimer  la  même  idée  par  deux  termes  dilférens  ;  l'esprit  ne  fait 
*alors  autre  chose  que  tourner  inutilement  sur  lui-même  sans 
avancer  d'un  seul  pas.  Ainsi  les  axiomes,  bien  loin  de  tenir  en 
philosophie  le  premier  rang,  n'ont  pas  même  besoin  d'être  énon- 
cés. Que  devons-nous  donc  penser  des  auteurs  qui  en  ont  donné 
des  démonstrations  en  forme?  Un  mathématicien  moderne  ,  cé- 
lébré de  son  vivant  en  Allemagne  comme  philosophe,  commence 
ses  élémens  de  géométrie  par  ce  théorème  ,  que  la  partie  est  plus 
petite  que  le  tout ,  et  le  prouve  par  un  raisonnement  si  obscur  , 
qu'il  ne  tiendrait  qu'au  lecteur  d'en  douter. 

La  stérilité  et  une  vérité  puérile  sont  le  moindre  défaut  des 
axiomes  ;  quelques  uns  de  ceux  même  dont  on  fait  le  plus 
d'usage,  ne  présentent  pas  toujours  des  notions  justes,  et  sont 
capables  d'induire  en  erreur  par  les  fausses  applications  qu'où 
en  peut  faire.  Pour  n'en  citer  qu'un  seul  exemple ,  que  signifie 
ce  principe  si  commun  ,  ({\iil  Jdut  exister  simplement  a^ant  que 
d'exister  de  telle  ou  telle  manière?  comme  si  l'existence  réelle 
n'emportait  pas  une  certaine  manière  déterminée  d'exister  ? 
L'idée  d'existence  simple ,  sans  qualité  ni  attribut,  est  une  idée 
abstraite  qui  n'est  que  dans  notre  esprit ,  qui  n'a  point  d'objet  au 
dehors  4  et  un  des  grands  inconvéniens  des  prétendus  principes 
généraux,  est  de  réaliser  les  abstractions. 

Quels  sont  donc  dans  chaque  science  les  vrais  principes  d'où, 
l'on  doit  partir?  Des  faits  simples  et  reconnus ,  qui  n'en  suppo- 
sent point  d'autres,  et  qu'on  ne  puisse  par  conséquent  ni  expli- 
quer ni  contester  ;  en  physique  les  phénomènes  journaliers  que 
l'observation  découvre  à  tous  les  yeux  ;  en  géométrie  les  propriétés 
sensibles  de  l'étendue;  en  meca/î/^we  l'impénétrabilité  des  corps  , 
source  de  leur  action  mutuelle  ;  en  métaphysique  le  résultat  de 
nos  sensations;  en  morale  les  affections  premières  communes  à 
tous  les  hommes.  La  philosophie  n'est  point  destinée  à  se  perdre 
dans  les  propriétés  générales  de  l'être  et  de  la  substance ,  dans  des 
questions  inutiles  sur  des  notions  abstraites ,  dans  des  divisions 
arbitraires  et  des  nomenclatures  éternelles  ;  elle  est  la  science 
des  faits,  ou  celle  des  chimères. 

Non-seulement  elle  abandonne  à  l'ignorante  subtilité  des  siè- 
cles barbares  ces  objets  imaginaires  de  spéculations  et  de  dis- 
putes ,  dont  les  écoles  retentissent  encore  ;  elle  s'abstient  même 
de  traiter  des  questions  dont  l'objet  peut  être  plus  réel  ,  mais 
dont  la  solution  n'est  pas  plus  utile  au  progrès  de  nos  connais- 
sances. La  géométrie,  par  exemple,  étant  la  même  pour  toutes 
les  sectes  de  philosophie .  il  résulte  de  cet  accord  que  les  vé- 


ï32  ÉLÉMENS 

rites  géométriques  ne  tiennent  point  aux  questions  si  agitées  sur 
la  nature  de  l'étendue;  le  philosophe  ne  cherchera  donc  point 
dans  la  solution  de  ces  questions  les  premiers  principes  de  la 
géométrie;  il  portera  sa  vue  plus  haut  et  plus  loin.  Puisque  les 
propriétés  de  l'étendue  ,  démontrées  en  géométrie,  sont  admises 
sans  contradiction,  il  en  conclura  qu'il  est  sur  la  nature  de  l'é- 
tendue des  idées  communes  à  tous  les  hommes ,  un  point  com- 
mun où  les  sectes  se  réunissent  comme  malgré  elles,  des  principes 
vulgaires  et  simples  d'où  elles  partent  toutes  sans  s'en  apercevoir; 
principes  que  les  disputes  ont  obscurcis' ou  fait  négliger,  sans  en 
étouffer  le  germe.  Ce  sont  ces  notions  communes  et  primitives  , 
dégagées  desnuages«que  le  sophisme  cherche  à  y  répandre,  que  le 
philosophe  saisira  pour  en  faire  la  base  des  vérités  géométriques. 
De  même,  quoique  le  mouvement  soit  l'objet  de  la  mécanique  , 
le  philosophe  aperçoit  sans  peine  que  la  métaphysique  obscure 
de  la  nature  du  mouvement  est  entièrement  étrangère  à  cette 
science  :  il  suppose  donc  l'existence  du  mouvement ,  tel  que  tous 
les  hommes  le  conçoivent ,  tire  de  cette  supposition  une  foule  de 
vérités  utiles,  et  laisse  bien  loin  derrière  lui  les  scolastiques  s'é- 
puiser en  vaines  subtilités  sur  le  mouvement  même.  Zenon  cher- 
cherait encore  si  les  corps  se  meuvent ,  tandis  qu'Archimède 
aurait  trouvé  les  lois  de  l'équilibre ,  Huyghens  celles  de  la  percus- 
sion ,  et  Newton  celles  du  système  du  monde. 

On  voit  par  ces  réflexions ,  qu'il  est  un  grand  nombre  de 
sciences  oii  il  suffit,  pour  arriver  à  la  vérité,  de  savoir  faire  usage 
des  notions  les  plus  communes.  Cet  usage  consiste  à  développer 
les  idées  simples  que  ces  notions  renferment ,  et  c'est  ce  qu'on 
appelle  définir.  Ainsi  ce  n'est  pas  sans  raison  que  les  mathéma- 
ticiens regardent  les  définitions  comme  des  principes,  puisque 
dans  les  sciences  oii  le  raisonnement  a  la  meilleure  part,  c'est 
sur  des  définitions  nettes  et  exactes  que  la  plupart  de  nos  con- 
naissances sont  appuyées.  Les  définitions  sont  donc  un  des  objets 
auxquels  on  doit  donner  le  plus  de  soin  dans  des  élémens  de 
philosophie  ;  et  puisqu'elles  ne  consistent  qu'à  savoir  démêler 
dans  chaque  notion  les  idées  simples  qui  y  sont  contenues ,  il 
faut  ,  pour  apprendre  à  définir  ,  savoir  d'abord  distinguer  les 
idées  composées  de  celles  qui  ne  le  sont  pas. 

A  proprement  parler,  il  n'y  a  aucune  de  nos  idées  qui  ne  soit 
simple;  car  quelque  composé  que  soit  un  objet,  l'opération  par 
laquelle  nous  le  concevons  est  unique;  ainsi  c'est  par  une  seule 
opération  simple  que  nous  concevons  un  corps  comme  une  sub- 
stance tout  à  la  fois  étendue ,  impénétrable ,  figurée  et  colorée.  Ce 
n'est  donc  point  par  la  nature  des  opérations  de  l'espril  qu'on 
doit  juger  du  degré  de  simplicité  des  idées  ;  c'est  la  simplicité  de 


DE  PHILOSOPHIE.  i33 

l'objet  qui  en  décide  ;  et  cette  simplicité  n'est  pas  déterminée  par 
le  petit  nombre  des  parties  de  l'objet ,  mais  par  celui  des  pro- 
priétés qu'on  y  considère.  Ainsi,  quoique  l'espace  soit  composé 
de  parties  ,  et  par  conséquent  ne  soit  pas  un  être  simple,  cepen- 
dant l'idée  que  nous  en  avons  est  une  idée  simple ,  parce  que 
toutes  les  parties  de  l'espace  étant  de  même  genre  ,  les  idées 
partielles  que  renferme  l'idée  de  l'espace  sont  aussi  entière- 
ment semblables.  Il  en  est  de  même  de  l'idée  du  temps.  Mais 
l'idée  de  corps  est  composée,  parce  qu'elle  renferme  les  idées 
différentes  et  séparables  d'impénétrabilité  ,  de  figure  et  d'é- 
tendue. 

Les  idées  simples  peuvent  se  réduire  à  deux  espèces.  Les  pre- 
mières sont  des  notions  abstraites  ;  l'abstraction  en  effet  n'est 
autre  chose  que  l'opération  par  laquelle  nous  considérons  dans 
un  objet  une  propriété  particulière  ,  sans  faire  attention  aux  au- 
tres ;  telles  sont  les  idées  déjà  citées  d'étendue  et  de  durée  ;  telles 
sont  encore  celles  d'existence  ,  de  sensation ,  et  d'autres  sembla- 
bles. La  seconde  espèce  d'idées  simples  renferme  les  idées  primi- 
tives que  nous  acquérons  par  nos  sens ,  comme  celles  des  couleurs 
particulières,  du  froid,  du  chaud,  et  ainsi  du  reste. 

On  ne  saurait  mieux  rendre  les  idées  simples  que  par  le  terme 
qui  les  exprime  ;  une  définition  ne  ferait  que  les  obscurcir.  Mais 
toutes  les  notions  qui  renferment  plusieurs  idées  simples  doivent 
être  définies  ,  ne  fût-ce  que  pour  développer  ces  idées.  Ainsi 
dans  la  mécanique  on  ne  définira  ni  l'espace  ,  ni  le  temps;  mais 
le  mouvement  doit  être  défini,  parce  que  l'idée  du  mouvement 
renferme  celle  du  temps  et  de  l'espace. 

Les  idées  simples  qui  entrent  dans  une  définition  doivent  être 
tellement  distinctes  l'une  de  l'autre,  qu'on  ne  puisse  en  retran- 
cher aucune  sans  rendre  la  définition  incomplète.  C'est  à  quoi  on 
ne  saurait  apporter  trop  d'attention  ,  pour  ne  pas  faire  regarder 
comme  deux  idées  distinctes  ce  qui  n'est  individuellement  que 
la  même.  Suivant  ce  principe  ,  une  définition  sera  d'autant  plus 
claire,  tout  le  reste  d'ailleurs  égal ,  qu'elle  sera  plus  courte;  on 
peut  même,  pour  l'abréger  encore  ,  y  faire  entrer  des  idées  com- 
posées ,  pourvu  qu'elles  aient  été  définies.  En  tout  genre  la 
jjriévelé  bien  entendue  sert  plus  qu'on  ne  pense  à  la  clarté;  elle 
ne  diffère  point  de  la  précision  qui  consiste  à  n'employer  que 
les  idées  nécessaires ,  à  les  disposer  dans  l'ordre  convenable  ,  et 
à  les  exprimer  par  les  termes  qui  leur  sont  propres. 

La  plupart  des  philosophes  ont  prétendu  que  les  définitions 
avaient  pour  objet  d'expliquer  la  nature  de  la  chose  définie. 
Cette  notion  ,  si  on  veut  y  attacher  quelque  sens,  retombe  dans 
celle  que  nous  avons  donnée ,  et  qui  nous  paraît  beaucoup  moins 


i34  ELÉMENS 

équivoque.  En  effet ,  non-seulement  nous  ignorons  la  nature  de 
cîiaque  être  en  particulier ,  nous  ne  savons  pas  même  bien  dis- 
tinctement ce  que  c'est  que  la  nature  d'un  être  en  lui-même. 
Mais  la  nature  des  êtres  envisagée  par  rapport  à  nous,  n'est  autre 
chose  que  le  développement  des  idées  simples  renfermées  dans  la 
notion  que  nous  nous  formons  de  ces  êtres.  On  voit  par  là  combien 
est  futile  la  question  tant  agitée ,  s'il  y  a  des  définitions  de  choscy 
c'est-à-dire  des  définitions  qui  expliquent  l'essence  des  êtres,  ou 
s'il  n'y  a  que  des  définitions  de  nom. ,  c'est-à-dire  de  simples 
explications  de  ce  qu'on  entend  par  un  mot.  Les  définitions  dont 
il  s'agit  ici  ne  sont  proprement  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre  cas  ; 
elles  sont  plus  que  des  définitions  de  nom,  et  moins  que  des 
définitions  de  chose;  elles  expliquent  la  nature  de  l'objet  tel 
que  nous  le  concevons ,  mais  non  tel  qu'il  est. 

On  ne  doit  proprement  appeler  définitions  de  nom ,  que  celles 
de  certains  termes  particuliers  aux  sciences,  termes  de  pure 
convention  qu'il  suffit  d'expliquer,  et  dont  l'usage  est  inconnu 
au  vulgaire.  Les  sciences  sont  forcées  de  se  servir  de  ces  sortes  de 
termes,  soit  pour  abréger  les  circonlocutions,  et  contribuer  à  la 
clarté  par  ce  moyen,  soit  pour  désigner  des  objets  peu  connus 
sur  lesquels  le  philosophe  s'exerce  ,  et  que  souvent  il  se  produit 
à  lui-même  par  des  combinaisons  singulières  et  nouvelles.  Ces 
mots  ont  simplement  besoin  d'être  expliqués  par  d'autres  plus 
simples  et  d'usage  commun.  Mais  les  termes  scientifiques  n'é- 
tant inventrs  que  pour  la  nécessité  ,  on  ne  doit  pas  les  multi- 
plier au  hasard  ;  on  ne  doit  pas  surtout  exprimer  d'une  manière 
savante  ce  qu'on  dira  aussi  bien  par  un  terme  que  tout  le  monde 
peut  entendre.  On  ne  saurait  rendre  la  langue  de  la  raison  trop 
simple  et  trop  populaire  :  non-seulement  c'est  un  moyen  de  ré- 
pandre la  lumière  sur  un  plus  grand  espace  ,  c'est  ôter  encore 
aux  ignorans  un  prétexte  de  décrier  le  savoir.  Plusieurs  s'ima- 
ginent que  toute  la  science  d'un  mathématicien  consiste  à  dire 
corollaire  au  lieu  de  conséquence  ,  scolie  au  lieu  de  remarque  , 
théorème  au  lieu  àe  proposition.  Ils  croient  que  la  langue  parti- 
culière de  chaque  science  en  fait  tout  le  mérite  ,  que  c'est  une 
espèce  de  rempart  inventé  pour  en  défendre  les  approches  ;  ne 
pouvant  forcer  la  place  ,  ils  se  vengent  en  insultant  les  dehors. 
Au  reste  ,  le  philosophe  ,  en  parlant  le  plus  qu'il  lui  est  possible 
la  langue  du  peuple  ,  ne  proscrit  point  avec  rigueur  la  langue 
établie.  Il  est  dans  les  choses  d'usage  des  limites  en  deçà  des- 
quelles il  s'arrête  ;  il  ne  veut  ni  tout  réformer ,  ni  se  soumettre 
à  tout ,  parce  qu'il  n'est  ni  tyran  ni  esclave.  (  J^ojez  Eclaircis- 
sement ,  %\\,pag,  i38.) 

C'est  ainsi  qu'on  doit  se  conduire  dans  le  choix  ,  le  dévelop- 


DE  PHILOSOPHIE.  i35 

peraent  et  renonciation  des  principes  fondamentaux  de  chaque 
science  ,  de  ceux  qui  forment  ,  comme  nous  l'avons  dit,  la  tête 
de  cha<(ue  portion  de  la  chaîne.  Nous  les  appelons  principes  y 
parce  que  c'est  là  que  nos  connaissances  commencent.  Mais  bien 
loiu  de  mériter  ce  nom  par  eux-mêmes,  ils  ne  sont  peut-être 
que  dej  conséquences  fort  éloignées  d'autres  principes  plus  gé- 
néraux que  leur  sublimité  dérobe  à  nos  regards.  N'imitons  pas 
les  premiers  habitans  des  bords  de  la  mer,  qui  ne  voyant  point 
de  ferme  au-delà  du  rivage  ,  croyaient  qu'il  n'y  en  avait  pas. 
{Voyez  Eclaircissement  ,  §  III ,  pag.  i47-  ) 

A  l'égard  des  vérités  qui  se  trouvent  aux  points  de  réunion 
des  différentes  branches  de  la  chaîne,  elles  ne  sont  des  principes, 
ni  en  elles-mêmes,  ni  par  rapport  à  nous,  puisqu'elles  sont 
le  résultat  de  plusieurs  autres  vérités.  Mais  elles  doivent  entrer 
dans  des  élémens  par  le  grand  nombre  de  vérités  qu'elles  pro- 
duisent; et  elles  peuvent  à  cet  égard  être  traitées  comme  des 
principes  du  second  ordre.  On  reconnaîtra  donc  ces  principes 
au  double  caractère,  d'avoir  au-dessous  d'eux  un  grand  nombre 
de  vérités  de  détail,  et  d'être  eux-mêmes  dépendans  de  deux  ou 
de  plusieurs  vérités  primitives.  Si  cette  dépendance  ne  s'aperçoit 
pas  du  premier  coup  d'œil  ,  on  remplira  l'intervalle  par  quel- 
ques vérités  destinées  à  former  la  liaison,  et  qui  doivent,  non 
pas  se  toucher  immédiatement  ,  mais  être  disposées  entre  elles 
à  celte  juste  distance  qui  permet  à* l'esprit  le  passage  facile  de 
l'un  à  l'autre.  Ces  vérités,  qui  doivent  mener  des  premiers  prin- 
cipes à  ceux  du  second  ordre,  auront  pour  l'ordinaire  elles- 
mêmes  quelques  autres  vérités  au-dessous  d'elles  dans  des  bran- 
ches collatérales;  et  par  là  elles  seront  faciles  à  reconnaître  pour 
celles  qu'on  doit  employer  par  préférence  dans  des  élémens  de 
philosophie.  (  Voyez  Eclaircissement  ,  §  W ,pag.  149.  ) 


§  I.  Eclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  du  défaut  d'enchaîne- 
ment entre  les  mérités  ,  pag.  i3o. 

Deux  inconvéniens  arrêtent  ou  retardent  le  progrès  des  con- 
naissances humaines  ;  le  peu  de  vérités  auxquelles  nous  pouvons 
atteindre,  et  le  défaut  d'enchaînement  entre  les  vérités  coanues. 
Ces  deux  inconvéniens  se  font  sentir  plus  ou  moins ,  selon  la 
nature  des  objets  sur  lesquels  roulent  ces  vérités.  Dans  la  méta- 
physique ,  par  exemple  ,  le  nombre  des  vérités  que  nous  con- 
naissons est  frès-petit  ;  mais  ce  peu  que  nous  connaissons  est  assez 
bien  lié  ,  au  moins  dans  cette  parlie  de  la  métaphysique,  la  pins 


i36  ÉLÉMENS 

esseiilielle  et  la  plus  utile  ,  qui  a  pour  objet  la  géneVation  clés 
idées  et  leur  développemeut.  En  effet,  cette  recherche  bien  ap- 
préciée et  réduite  à  son  véritable  point  de  vue  ,  n'est  que  l'his- 
toire de  nos  pensées  ;  tous  les  faits  qui  composent  cette  histoire 
nous  sont  connus ,  puisqu'ils  sont  notre  propre  ouvrage  ;  il  ne 
faut  plus  qu'une  atlention  suivie  pour  voir  par  quel  enchaîne- 
ment ces  faits  naissent  les  uns  des  autres.  Cette  partie  de  la  mé- 
taphysique est  donc  une  science  qu'on  peut  regarder  comme  sus- 
ceptible de  toute  la  perfection  qui  doit  la  rendre  complète  ,  et 
ne  rien  laisser  à  désirer  au  philosophe  attentif.  Tout  le  reste  des 
objets  dont  la  métaphysique  s'occupe  ,  ou  dont  elle  peut  s'oc- 
cuper, nous  présente  peu  de  vérités  clairement  connues  ,  une 
obscurité  impénétrable  dans  quehjues  unes  de  celles  dont  nous 
ne  pouvons  douter  ,  et  quelquefois  même  une  opposition  entre 
ces  vérités,  qui  pour  n'élre  qu'apparente  ,  n'en  est  pas  moins 
forte  à  nos  yeux.  On  peut  regarder  la  métaphysique  comme  un 
grand  pays  ,  dont  une  petite  partie  est  riche  et  bien  connue  j 
mais  confine  de  tous  côtés  à  de  vastes  déserts  ,  oii  l'on  trouve  seu- 
lement de  distance  en  dislance  quelques  mauvais  gîtes  prêts  à 
s'écrouler  sur  ceux  qui  s'y  réfugient. 

En  physique  ,  l'expérience  et  l'observation  nous  font  connaître 
tous  les  jours  bien  des  vérités  ;  plusieurs  de  ces  vérités  nous 
laissent  apercevoir  l'union  qui  est  entre  elles  ;  nous  connaissons  , 
par  exemple  ,  le  rapport  entre  la  pesanteur  des  corps,  et  la  force  * 
qui  retient  les  planètes  dans  leurs  orbites  :  dans  d'autres  cas, 
nous  ne  voyons  l'union  des  vérités  que  d'une  manière  impar«- 
faite.  Telle  est  l'analogie  entre  la  pesanteur  des  corps  et  l'at- 
traction des  tuyaux  capillaires  ;  nous  avons  des  raisons  de 
croire ,  mais  non  d'être  assurés  ,  que  ces  deux  espèces  de  gravi- 
tation tiennent  à  la  même  cause,  à  la  tendance  réciproque  des 
parties  de  la  matière  les  unes  vers  les  autres.  Plusieurs  vérités 
enfin  ont  entre  elles  une  union  dont  nous  ne  pouvons  pas  douter 
par  le  fait,  mais  que  nous  ne  pouvons  apercevoir  dans  son  prin- 
cipe ;  nous  citerons  pour  exemple  le  rapport  qu'il  y  a  entre  le 
son  de  la  voix  ,  la  barbe  et  les  parties  de  la  génération,  rapport; 
dont  les  effets  de  la  castration  ne  nous  permettent  pas  de  douter, 
niais  dont  la  raison  nous  est  absolument  inconnue.  Les  propriétés 
de  l'aimant  sont  encore  dans  le  même  cas  ;  nous  ignorons,  non- 
seulement  par  quelle  raison  ces  propriétés  si  différentes  ,  et  en 
apparence  si  peu  analogues  entre  elles,  se  trouvent  réunies  dans 
un  même  corps  ;  nous  ignorons  même  jusqu'à  quel  point  elles  y 
sont  unies,  et  s'il  serait  possible  de  conserver  à  l'aimant  sa  pro- 
priété d'attirer  le  fer  en  lui  étant  celle  de  se  tourner  vers  les 
pôles  du  monde.  Ces  exemples  ^  auxquels  onpourrnit  en  ajouter 


DE  PHILOSOPHIE.  l'o-j 

mille  autres,  suffisent  pour  montrer  Je  défaut  d'enchaînement 
qui  ne  se  trouve  que  trop  dans  les,  vérités  physiques. 

La  morale  est  peut-être  la  plus  complète  de  toutes  les  sciences, 
quant  aux  vérités  qui  en  sont  les  principes ,  et  quant  à  l'enchaî- 
nement de  ces  vérités.  Tout  y  est  fondé  sur  une  seule  vérité  de 
fait  ,mais  incontestable  ,  sur  le  besoin  mutuel  que  les  hommes  ont 
les  uns  des  autres,  et  sur  les  devoirs  réciproques  que  ce  besoin 
leur  impose.  Cette  vérité  supposée,  toutes  les  règles  de  la  mo- 
rale en  dérivent  par  un  enchaînement  nécessaire.  Les  ténèbres 
ne  sont  point  ici ,  comme  en  métaphysique  ,  répandues  de  toutes 
parts  sur  les  confins  du  jour  ;  ni  la  lumière ,  comme  en  physique, 
dispersée  par  pelotons  :  toutes  les  questions  qui  tiennent  à  la 
morale  ont  dans  notre  propre  cœur  une  solution  toujours  prête, 
que  les  passions  nous  empêchent  quelquefois  de  suivre,  mais 
qu'elles  ne  détruisent  jamais  ;  et  la  solution  de  toutes  ces  ques- 
tions aboutit  toujours  par  plus  ou  moins  de  branches  à  un  tronc 
commun,  à  notre  intérêt  bien  entendu,  principe  de  toutes  les 
obligations  morales. 

A'oilà  dans  les  principales  sciences  dont  l'étude  peut  nous  oc- 
cuper, l'enchaînement  plus  ou  moins  imparfait  et  plus  ou  moins 
sensible  que  les  vérités  ont  entre  elles.  A  l'égard  des  vérités  que 
nous  avons  appelées  isolées  el  Jloitantes ,  et  qui  ne  tiennent  ou 
ne  paraissent  tenir  à  aucune  autre  ,  ni  comme  conséquence,  ni 
comme  principe ,  ce  n'est  guère  que  dans  la  physique  ,  et  prin- 
cipalement dans  l'histoire  naturelle  ,  que  nous  pouvons  en  trouver 
des  exemples.  Elles  consistent  surtout  dans  certains  faits  que  l'ex- 
périence nous  découvre,  et  qui  paraissent,  contre  notre  attente  , 
n'avoir  aucune  analogie  avec  les  fiiits  qu'on  observe  constam- 
ment dans  la  même  espèce  ;  par  exemple  ,  la  qualité  sensitive 
dans  certaines  plantes  ,  ou  du  moins  les  eifets  apparens  de  cette 
qualité  sensitive,  propriété  qui  paraît  refusée  à  toutes  les  autres 
plantes  ,  et  bornée  presque  uniquement  aux  seuls  êtres  animés; 
la  multiplication  de  certains  animaux  sans  accouplement;  la 
reproduction  des  jambes  des  écrevisses  lorsqu'elles  sont  coupées; 
l'industrie  dont  certains  animaux,  certains  insectes  même,  pa- 
raissent doués  préférablement  aux  autres;  en  un  mot ,  les  pro- 
priétés particulières  que  nous  observons  dans  un  certain  genre 
d'êtres  physiques  ,  et  qui  semblent  contraires  à  celles  des  autres 
êtres  du  même  genre.  On  peut  donc  définir  les  vérités  isolées 
dont  il  s'agit  ici  ,  des  7'>érités  particulières  qui  font  ou  semblent 
faire  exception  à  des  vérités  générales.  Il  est  vrai  que  l'excep- 
tion n'est  qu'apparente  ;  une  connaissance  plus  parfaite  de  la 
nature  la  ferait  disparaître  :  mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  dans 
le  système,  ou,  si  l'on  veut,  dans  la  carte  générale  des  vérités  que 


i38  ÉLÉMENS 

nous  connaissons  ,  celles  dont  il  est  question  doivent  former  une 
classe  particulière,  sinon  par  elles-mêmes  ,  au  moins  par  rapport 
à  nous ,  et  au  peu  d'usage  que  nous  pouvons  en  faire  pour  con- 
naître d'autres  vérités. 

|§  II.  Eclaircissement  5i/r  ce  qui  est  dit  concernantles  ide'es  simples 
cl  les  définitions ,  pog.  i32  et  siiiv. 

Les  idées  qu'on  ne  saurait  décomposer ,  ni  par  conséquent 
définir,  ont  été  désignées  par  le  nom  naturel  qui  leur  convient, 
celui  à^ide'es  simples.  Nous  en  avons  distingué  de  deux  espèces  ; 
les  unes  qui  s'acquièrent  par  nos  sens  ,  comme  celles  des  couleurs 
particulières  du  son  ,  des  odeurs  ,  du  froid  ,  du  chaud  ,  etc.  ;  les 
autres  qui  s'ac{[uièrent ,  ou  ,  si  l'on  veut ,  qui  se  forment  par  abs- 
traction ,  et  que  nous  avons  nommées  ide'es  abstraites.  Sur  quoi 
nous  remarquerons  d'abord  que  ce  que  nousappelons  ici  idées  aùs- 
traites  a  un  sens  beaucoup  plus  étendu  ,  et  même  presque  absolu- 
ment différent  de  celui  qu'on  y  attache  dans  le  langage  vulgaire 
de  la  conversation  ;  dans  ce  langage  on  entend  ordinairement 
par  le  mot  abstrait  ce  qui  demande  de  la  part  de  l'esprit  une 
forte  application;  nous  entendons  ici  par  idée  abstraite  iouie 
idée  par  laquelle  nous  considérons  dans  un  même  objet  une 
ou  quelques  unes  seulement  de  ses  propriétés  ,  sans  faire  atten- 
tion aux  autres.  De  cette  opération  de  l'esprit ,  il  résulte  pour 
l'ordinaire  l'idée  générale  d'une  propriété  ou  d'une  manière 
d'être  commune  à  plusieurs  êtres  différens ,  et  cette  propriété 
ou  manière  d'être  n'a  point,  hors  de  notre  esprit,  d'existence 
isolée  ,  elle  n'existe  que  dans  chacun  ces  êtres  auxquels  elle  ap- 
partient, et  n'existe  dans  ces  êtres  que  conjointement  avec  d'au- 
tres propriétés  dont  la  réunion  constitue  chacun  de  ces  êtres 
en  particulier.  Tout  ceci  se  fera  aisément  sentir  par  des  exemples. 
Je  suppose  que  je  voie  un  cerisier,  qu'ensuite  j'en  voie  deux  , 
trois,  et  tant  qu'on  voudra.  Je  remarque  ce  que  tous  ces  arbres 
ont  de  commun  ,  qui  est  d'avoir  des  feuilles  d'une  même  couleur 
et  d'unemême  forme  ,  deporterdes  fruits  d'une  même  couleur  et 
d'une  même  forme,  etc. ,  et  il  en  résulte  d'abord  l'idée  exprimée 
par  le  mot  cerisier^  idée  dans  laquelle  il  commence  déjà  à  y  avoir 
une  petite  abstraction,  puisqu'il  n'y  a  point  hors  de  moi ,  à  pro- 
prement parler,  d'arbre  qui  soit  le  cerisier  en  général ,  mais  qu'il 
n'existe  jamais  que  tel  ou  tel  cerisier  en  particulier,  et  que  l'idée 
générale  de  cerisier  se  forme  dans  mon  esprit  par  celle  de  la 
ressemblance  qne  j'aperçois  entre  les  différens  arbres  de  cette 
espèce.  Je  compare  ensuite  un  cerisier  avec  un  maronnier  ^  et 
de  la  ressemblance  que  j'aperçois  entre  l'un  et  l'autre  ,  qui  est 
d'avoir  des  racines  par  lesquelles  ils  tiennent  à  la  terre,   un 


DE  PHILOSOPHIE.  iSg 

fronc,  des  ïjranclies,  des  feuilles ,  je  forme  l'ide'e  à' arbre ,  plus 
ahstraile  que  celle  de  cerz^zcr.  De  là,  je  compare  le  cerisier  h. 
quelqu'autre  corps  ,  comme  à  du  marbre  ;  je  vois  qu'il  y  a 
encore  entre  eux  quelque  chose  de  commun  ,  savoir  d'être 
étendus,  impénétrables,  et  bornés  en  tous  sens  ;  j'en  forme  une 
nouvelle  idée  plus  abstraite  que  les  deux  premières ,  l'idée  de 
corps.  Cette  nouvelle  idée  étant  encore  composée  de  trois  autres, 
étendue,  impénétrabilité  et  bornes  en  tous  sens ,  j'en  sépare  l'i- 
dée A^ impénétrabilité ,  il  me  reste  celle  d'une  étendue  bornée  en 
tous  sens  ,  d'oii  je  me  forme  l'idée  abstraite  àefgure  ;  de  cette 
dernière  idée  je  sépare  encore  celle  de  bornes ,  il  me  reste 
l'idée  abstraite  d'étendue.  J'aurais  pu  encore  parvenir  à  cette 
idée  abstraite  par  une  autre  route ,  en  décomposant  autre- 
ment l'idée  de  corps  ;  car  si  des  trois  idées  que  l'idée  de  corps 
renferme ,  j'en  eusse  séparé  d'abord  l'idée  de  bornes  en  tous  sens, 
il  me  serait  resté  l'idée  à' étendue  impénétrable ,  c'est-à-dire  de 
matière^  etsi  de  l'idée  de  7natière]e  sépare  ensuite  l'idée  d'impéné- 
trabilité,  je  parviens  de  même  à  l'idée  abstraite  d'étendue.  Cette 
idée  d'étendue  ne  peut  plus  être  décomposée  ,  elle  n'en  renferme 
pointd'autre  qu'elle-même,  et  à  cet  égard  elle  peut  être  regardée 
comme  une  idée  abstraite  simple  ,  et  les  idées  abstraites  d'oii  elle 
a  été  déduite  ,  comme  des  idées  composées  ,  qui  le  sont  plus  ou 
moins  à  proportion  du  nombre  des  idées  simples  qu'elles  renfer- 
ment. 

Toutes  ces  idées  abstraites ,  composées  de  deux  ou  de  plu- 
sieurs idées  simples  ,  ont  besoin  d'être  définies  ;  il  n'y  a  que  celle 
d'étendue ,  et  en  général  les  idées  abstraites  simples  qui  n'en 
ont  pas  besoin  ,  et  qu'une  définiJion  ne  ferait  qu'obscurcir. 

Avant  que  d'aller  plus  loin,  remarquons,  d'après  le  détail 
même  oii  nous  venons  d'entrer  ,  qu'il  y  a  dans  les  langues  bien 
plus  de  mots  qu'on  ne  croit,  qui  expriment  des  idées  abstraites; 
de  ce  nombre  sont  tous  les  mots  dont  on  se  sert  pour  exprimer 
nne  qualité  ou  une  manière  d'être  qui  est  commune  à  plusieurs 
individus,  et  qui  peut  être  différemment  modifiée  dans  chacun 
de  ces  différens  individus.  Plus  la  qualité  ou  la  manière  d'être 
qu'on  exprime  est  commune  à  un  grand  nombre  d'individus  , 
plus  l'idée  qui  l'exprime  est  abstraite;  ainsi  arbre  exprime  une 
idée  moins  abstraite  i\\\e  jjlante  ,  plante  que  végétal,  végétal 
que  corps  ,  corps  (\n'étendue.  Par  la  même  raison  les  mots 
■souffrir ,  sentir ,  exister  expriment  par  degrés  des  idées  plus  abs- 
traites les  unes  que  les  autres. 

Nous  venons  de  dire  que  les  idées  abstraites  simples,  qui  ne 
peuvent  ni  ne  doivent  être  définies,  sont  celles  qu'on  ne  peut 
décomposer  en  d'autres.  JMais  quoiqu'on  ne  puisse  les  décompc- 


i4o  ÉLÉMENS 

ser ,  on  peut  les  généraliser ,  et  ces  nouvelles  idées  plus  géne'rales 
ne  sont  pas  non  plus  susceptibles  d'être  définies.  Ainsi  les  idées 
simples,  altacliées  aux  mots  voir ^  entendre ^  toucher,  etc., 
produisent  l'idée  plus  générale  de  sensation  ,  et  celle-ci  l'idée 
plus  générale  encore  à' existence.  Mais  ni  les  unes  ni  les  autres 
de  ces  idées  ne  peuvent  être  rendues  plus  claires  par  des  défini- 
lions.  De  même  les  idées  abstraites  simples  à^ étendue  et  de  durée 
renferment  l'idée  plus  générale  de  parties  ,  qui  dans  l'étendue 
existent  ensemble  ,  et  dans  la  durée  se  succèdent  ;  mais  l'idée  de 
partie  n'est  pas  plus  susceptible  de  définition  que  ceWes  A' étendue 
et  de  durée. 

Pour  s'assurer  donc  si  une  idée  est  composée  ou  simple  ,  et  par 
conséquent  si  elle  est  susceptible  ou  non  d'être  définie  ,  il  faut 
bien  distinguer  entre  la  décomposition  d'une  idée  et  sa  générali- 
sation^ et  prendre  garde  de  ne  pas  confondre  une  de  ces  opéra- 
tions avec  l'autre.  Une  idée  susceptible  de  décomposition  peut 
et  doit  être  définie -,  une  idée  susceptible  de  généralisation  seule- 
ment ,  ne  doit  pas  l'être.  Par  exemple  ,  les  trois  idées  à' étendue  , 
de  homes  et  d' impénétrabilité .,  différentes  et  distinguées  l'une 
de  l'autre  ,  forment,  étant  réunies,  l'idée  de  corps  ,  laquelle  par 
conséquent  peut  être  décomposée  dans  chacune  de  ces  trois 
idées ,  que  l'esprit  envisagera  séparément  ;  au  contraire  l'idée 
simple,  attachée  au  mot  voir,  quoiqu'elle  renferme  les  deux 
idées  de  sensation  et  d'existence  ,  n'est  point  formée  de  ces  idées 
réunies;  car  d'un  côté  ces  deux  idées,  même  étant  réunies, 
sont  plus  générales  que  l'idée  attachée  au  mot  voir .,  et  par  con- 
séquent ne  composent  point  cette  dernière  idée ,  et  de  l'autre 
la  réunion  de  l'idée  à^ existence  à  celle  de  sensation  serait  illu- 
sou'e ,  puisque  l'idée  ^existence  n'ajoute  proprement  rien  à 
celle  de   sensation;  on  ne  peut  sentir  sans  exister. 

Il  est  visible,  par  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  ,  qu'une 
idée  abstraite  ,  quoiqu'on  en  déduise  une  autre  idée  abstraite 
par  là  généralisation  ^  n'est  pas  plus  composée  que  l'idée  plus 
abstraite  qu'on  en  déduit  ;  et  par  conséquent  que  ni  les  unes  ni 
les  autres  ne  jyeuvent  ni  ne  doivent  être  définies.  Mais  il  y  a 
cette  différence  entre  les  idées  abstraites  simples  produites  par 
la  généralisation .  et  les  idées  abstraites  qui  servent  à  les  pro- 
duire, que  ces  dernières  n'ont  besoin  ni  qu'on  les  définisse  ,  ni 
qu'on  en  explique  la  formation  ;  au  lieu  qu'il  est  souvent  néces- 
saire au  philosophe  de  développer  la  manière  dont  certaines  idées 
abstraites  simples  se  forment  par  la  généralisation  d'autres  idées- 
abstraites  simples  ;  et  ce  développement  devient  plus  nécessaire 
à  mesure  que  les  idées  qui  en  sont  l'objet  sont  plus  générales. 
Ainsi  l'idée  attachée  au  mot  voir  n'a  besoin  ni  qu'on  la  définisse, 


DE  PHILOSOPHIE.  î4ï 

puisque  c'est  une  idée  simple,  ni  qu'on  en  explique  la  formation, 
puisque  c'est  une  idée  directe  et  primitive  que  l'esprit  acquiert 
tout  d'un  coup  par  les  sens  ;  mais  la  manière  dont  nous  formons 
les  idées  simples  de  sensation  et  à' existence ,  mérite  l'analyse  du 
philosophe. 

Cette  analyse  nous  fera  connaître  que  le  mot  sensation,  pris 
abstractivement ,  n'exprime  proprement  aucune  idée  ,  mais 
que  ce  mot  est  seulement  une  expression  commune  à  toutes  les 
idées  que  nous  recevons  par  les  sens.  Ces  idées  n'ont  rien  de 
commun  entre  elles  en  tant  qu'idées  (  car  qu'y  a-t-il  de  commun  , 
par  exemple,  eniie  voir  ei  entendre)^  mais  seulement  en  tant 
qu'elles  sont  occasionées  par  l'impression  que  reçoivent  certaines 
parties  de  notre  corps. 

Nous  verrons  ensuite  que  la  notion  abstraite  à^existence  se 
forme  d'abord  en  nous  par  le  sentiment  du  moi  qui  résulte  de 
nos  sensations  et  de  nos  pensées  ,  que  de  là  nous  regardons  ce 
sentiment  du  moi,  comme  pouvant  se  séparer  du  sujet  dans 
lequel  il  se  trouve,  sans  que  ce  sujet  soit  anéanti;  et  que  par 
ce  moyen  il  nous  reste  l'idée  abstraite  d'existence ,  que  nous 
appliquons  ensuite  aux  êtres  différens  de  nous,  qui  nous  paraissent 
occasioner  nos  sensations. 

Voilà  un  exemple  abrégé  de  la  manière  dont  le  philosophe 
parvient  à  développer  la  formation  de  certaines  idées  abstraites 
générales  ,  trop  simples  pour  être  définies  ,  mais  trojD  abstraites 
pour  être  des  notions  directes  et  primitives. 

Un  des  principaux  usages  de  ce  développement  est  de  nous  ga- 
rantir de  l'erreur  oii  nous  pourrions  tomber  en  regardant  les 
objets  des  idées  abstraites  comme  existant  réellement  hors  de 
nous  ;  erreur  que  n'ont  pas  évité  des  sectes  entières  de  philoso- 
phes ,  qui  ne  faisant  point  attention  à  la  génération  de  idées  ,  se 
sont  persuadé  que  V existence,  par  exemple,  dans  les  objets 
animés  ,  était  différente  de  la  sensation  ;  que  de  même  il  existait 
hors  de  l'esprit  quelque  chose  qui  était  VhoTmne  en  général  ,  le 
corps  en  général  ,  la  vertu  ,  le  vice  en  général ,  et  ainsi  du  reste; 
au  lieu  qu'il  n'existe  réellement  hors  de  nous  que  des  êtres  particu- 
liers ,  qui  possèdent  ces  propriétés  que  nous  détachons  par  l'esprit 
du  sujet  où.  elles  se  trouvent,  en  les  considérant  séparément  des 
autres  propriétés  auxquelles  elles  sont  unies  dans  ce  même  sujet. 

Je  dirai  plus  ,  cette  méthode  de  fixer  les  idées  en  développant 
leur  formation  ,  doit  être  souvent  préférée  en  philosophie  ,  à  ce 
qu'on  appelle  définition  proprement  dite ,  même  dans  les  cas  où 
il  s'agit  de  définir  ;  il  en  résulte  un  plus  grand  jour  répandu 
sur  les  idées  mêmes.  En  effet  l'esprit  reçoit  d'abord  par  les  sens 
d'une  manière  directe  et  immédiate  les  idées  composées ,  et  en 


i43  ÉLÉMENS 

rléduil  ensuite  ,  comme  nousTavous  fait  voir  ,  les  idées  simples , 
ou  par  la  décomposition  ou  par  la  généralisation.  Ainsi ,  au  lieu 
de  définir  les  idées  composées ,  en  réunissant  à  la  fois  dans  une 
seule  phrase  ,  et  sans  aucune  décomposition  préalable  ,  les  idées 
simples  dont  cette  idée  est  formée,  il  serait ,  ce  me  semble, 
plus  conforme  à  la  marche  de  l'esprit,  de  séparer  par  déduction 
îes  idées  simples  des  idées  composées ,  et  de  faire  sentir  par  là 
comment  les  idées  abstraites  se  simplifient  en  naissant  successi- 
vement les  unes  des  autres. 

Au  lieu  de  dire ,  par  exemple ,  comme  on  fait  à  la  tête  dé 
presque  tous  les  élémens  de  géométrie  ,  la  ligne  est  une  étendue 
sans  largeur  ni  profondeur ,  la  surface  une  étendue  sans  profon- 
deur, le  corps  une  étendue  auec  largeur ,  longueur  et  profondeur , 
j'aimerais  mieux  procéder  de  la  manière  suivante.  Je  suppose 
que  j'aie  entre  les  mains  un  corps  solide  quelconque  ,  j'y  dis- 
tingue d'abord  trois  choses  ,  étendue ,  bornes  en  tous  sens  ,  et 
impénétrabilité  ;  je  fais  abstraction  de  cette  dernière  ,  il  me 
reste  Viàéità^ étendue  et  celle  de  bornes  ,  et  cette  idée  constitue 
le  corps  géométrique  ,  qui  diffère  du  corps  physique  par  l'idée 
de  l'impénétrabilité,  essentielle  à  celui-ci.  Je  fais  ensuite  abs- 
traction de  l'étendue  ou  de  l'espace  que  ce  corps  renferme,  pour 
ne  considérer  que  ses  bornes  en  tous  sens  ;  et  ces  bornes  me 
donnent  l'idée  de  surface ,  qui  se  réduit ,  comme  il  est  visible , 
à  une  étendue  de  deux  dimensions  ;  enfin  ,  dans  l'idée  de  surfaccy 
je  fais  encore  abstraction  d'une  des  deux  dimensions  qui  la  com- 
posent ,  et  il  me  reste  l'idée  de  ligne.  Voilà  un  léger  essai  de  la 
manière  dont  il  serait  à  désirer  qu'on  procédât  dans  les  défini- 
tions philosophiques. 

De  quelque  manière  au  reste  qu'on  s'y  prenne  pour  définir, 
remarquons  qu'une  définition  sera  vicieuse,  toutes  les  fois  qu'on 
pourra  en  retrancher  quelque  chose  sans  altérer  l'idée  que  cette 
définition  doit  servir  à  fixer.  Ainsi  dans  la  définition  du  corps  ^ 
que  donnent  plusieurs  philosophes  ,  que  c'est  une  étendue  impé- 
nétrable y  figurée  ,  divisible  et  mobile  ,  les  mots  divisible  et 
mobile  paraissent  devoir  en  être  retranchés  comme  superflus  j 
divisible  ,  parce  que  l'idée  attachée  à  ce  mot  est  absolument 
renfermée  dans  l'idée  d'étejidue  ;  mobile,  pour  deux  raisons  , 
1°.  parce  que  ce  mot  signifie  susceptible  de  mouvement,  et  qu'il 
n'est  pas  plus  dans  la  nature  du  corps  d'être  susceptible  de  mou- 
vement que  de  repos  ;  il  faudrait  donc  d'abord  pour  l'exactitude 
rigoureuse  substituer  au  mot  de  mobile.^  cette  phrase,  également 
susceptible  de  repos  ou  de  mouvement  ;  2".  cette  addition  même 
serait  illusoire,  et  n'ajouterait  rien  à  l'idée  à' étendue  impéné- 
trable etfgurée}  car  dès  qu'on  suppose  une  portion  d'étendue 


DE  PHILOSOPHIE.  143 

distinguée  de  l'espace  qui  l'environne  ,  par  V impénétrabilité  et 
parles  bornes  qui  la  terminent,  on  peut  supposer  indifïerciu- 
ment  ,  ou  que  cette  portion  d'étendue  est  toujours  correspon- 
dante aux  mêmes  parties  de  l'espace,  et  par  conséquente/?  repos, 
ou  qu'elle  occupe  successivement  des  parties  de  l'espace  diffé- 
rentes ,  c'est-à-dire,  qu'elle  est  en  mouvement  ;  et  comme  l'une 
ou  l'autre  de  ces  suppositions  est  nécessaire  ,  et  qu'aucune  des 
deux  n'est  nécessaire  en  particulier,  il  est  donc  évident  que  ni 
l'une  ni  l'autre  ne  sont  nécessaires  dans  la  définition  ,  et  qu'elles 
sont  renfermées  dans  l'idée  générale  d'étendue  impénétrable  et 
Jîgurée ,  c'est-à-dire  d'étendue  impénétrable  et  terminée  en  tous 
sens. 

Pour  connaître  les  cas  où  les  définitions  sont  nécessaires,  et  les 
idées  qui  doivent  y  entrer,  il  y  aurait ,  ce  me  semble ,  un  ou- 
vrage à  faire,  qui  serait  bien  digne  d'un  philosopbe  ,  et  qui 
aurait  peut-être  moins  de  difficultés  qu'on  ne  pense  ;  ce  serait 
la  table  nuancée ,  si  on  peut  parler  ainsi ,  de  tous  les  difïérens 
genres  d'idées  abstraites ,  dans  l'ordre  suivant  lequel  elles  s'en- 
gendrent les  unes  les  autres  ;  par  ce  moyen  il  deviendrait  facile, 
soit  de  les  décomposer,  soit  de  les  généraliser ,  et  par  conséquent 
d'en  fixer  la  notion  précise,  soit  en  les  définissant  ,  soit  en  déve- 
loppant leur  formation. 

Il  faudrait  pour  cela  distinguer  d'abord  deux  sortes  d'idées  ; 
colles  que  nous  acquérons  par  les  sens  ,  et  les  idées  purement 
intellectuelles  que  nous  tirons  de  celles-ci  par  la  réflexion.  Parmi 
les  idées  que  nous  acquérons  directement  par  nos  sens  ,  on  dis- 
tinguerait celles  qui  expriment  l'objet  de  la  sensation  ,  d'avec 
celles  qui  expriment  la  sensation  même  ;  par  exemple  ,  l'idée 
d'étendue  ou  de  couleur  et  celle  de  voir  :  il  faudrait  de  plus 
faire  attention  aux  mots  qui  étant  pris  en  difïérens  sens  expri- 
ment à  la  fois  la  sensation  et  son  objet ,  comme  les  mots  de  lu- 
miere ,  de  chaleur,  de  couleur,  de  son  ,  etc. ,  et  ainsi  des  autres. 
On  formerait  ensuite  une  espèce  d'échelle  sur  deux  colonnes , 
l'une  pour  les  objets  des  sensations ,  l'autre  pour  les  sensations 
mêmes  ;  dans  l'une  de  ces  colonnes  ,  les  mots  qui  expriment  des 
sensations  également  simples  quoique  différentes ,  comme  voir^ 
entendre  ,  toucher,  goûter,  odorer  (i)  ,  se  trouveraient  sur  la 
même  ligne  ,  et  au-dessous  de  ces  mots  l'idée  générale  de  sen*- 
sution,  qui  leur  est  commune  ,  et  celle  d^ existence  {\\x\  en  dérive. 
On  placerait  de  même  dans  l'auti  e  colonne  les  objets  de  nos  sen- 
sations ,  relativement  au  nombre  plus  ou  moins  grand  de  pro-t 
priétés   qu'on  y  considère   et   d'idées   qu'ils  renferment  ;  par 

(i)  Je  dis  odorer  et  non  pas  sentir,  parce  que  ce  dernier  mot  aurait  un  sens 
t'tjuivoqiie. 


44  ÉLÉMENS 

exemjîle  ,  au-dessous  du  mot  corps  ceux  à' impénétrabilité  et  de 
fleure  sur  la  même  ligne  ,  et  au-dessous  de  ces  derniers  celui 
détendue. 

Par  le  secours  de  celte  table  ,  et  d'après  les  principes  que  nous 
venons  d'établir  ,  on  distinguerait  facilement  dans  les  objets  de 
nos  sensations  et  dans  les  idées  qui  se  rapportent  à  ces  objets,  les 
idées  abstraites  composées  qui  ont  besoin  d'être  définies  ,  les 
idées  abstraites  simjjles  qui  ne  peuvent  ni  ne  doivent  l'être,  et 
enfin  les  idées  abstraites  simples  ,  qui ,  sans  pouvoir  ni  devoir 
être  définies,  ont  besoin  qu'on  en  développe  la  formation. 

On  suivrait  à  peu  près  le  même  plan  dans  la  table  qui  renfer- 
merait les  expressions  des  idées  purement  intellectuelles  et  ré- 
fléchies ;  avec  cette  différence  que  la  table  dont  il  s'agit  n'aurait 
pas  besoin  d'être  formée  sur  deux  colonnes  comme  celle  des  idées 
sensibles;  l'objet  d'une  idée  intellectuelle,  étant  rarement  dif- 
férent de  cette  idée  même.  Mais  il  y  aurait  une  grande  pré- 
caution à  prendre  dans  la  définition  des  idées  purement  intel- 
lectuelles ,  par  le  peu  de  secours  que  la  langue  fournit  pour 
faire  connaître  en  quoi  consistent  ces  idées.  Cette  difficulté  se 
ferait  même  apercevoir  quelquefois  dans  la  définition  des  idées 
qui  se  rapportent  aux  objets  sensibles. 

En  effet ,  qu'il  me  soit  permis  de  remarquer  ici  ,  et  à  l'occa- 
sion de  la  matière  que  je  traite  ,  l'indigence  et  l'imperfection 
des  langues;  i".  \eur  indigence  ,  en  ce  qu'elles  expriment  sou- 
vent par  le  même  mot,  des  notions  qu'il  eût  été  facile  et  avan- 
tageux d'exprimer  par  des  mots  différens  ,  par  exemple  ,  sentir 
ime  odeur,  et  sentir  de  la  résistance  ^  douleur  pour  exprimer  les 
souffrances  physiques  ,  et  douleur  pour  exprimer  le  chagrin  ; 
une  couleur  éclatante  et  un  bruit  éclatant  ;  une  lumière y^z'^/e, 
un  bruit  faible  ,  une  oAenr  faible  ,  et  mille  autres  expressions 
semblables  ;  2°.  leur  imperfection ,  en  ce  qu'elles  rendent  pres- 
que toutes  les  idées  intellectuelles  par  des  expressions  figurées  , 
c'est-à-dire  par  des  expressions  destinées  dans  leur  signification 
propre  à  exprimer  les  idées  des  objets  sensibles;  et  remarquons 
en  passant  que  cet  inconvénient,  commun  à  toutes  les  langues  , 
suffirait  peut-être  pour  montrer  que  c'est  en  effet  à  nos  sensa- 
tions que  nous  devons  toutes  nos  idées,  si  cette  vérité  n'était  pas 
d'ailleurs  appuyée  de  mille  autres  preuves  incontestables. 

Quand  je  dis  que  la  plupart  des  expressions  de  la  langue  sont 
figurées ,  je  n'entends  pas  seulement  les  expressions  si  communes, 
oii  la  figure  est  évidente  ,  comme  dans  ces  phrases  ,  une  maison 
triste  ,  une  campagne  riante  ,  un  discours  froid ,  etc.  ,  j'entends 
les  expressions  qu'on  regarde  comme  les  plus  simples  ,  et  qu'on 
trouvera  néanmoins  presque  toutes  figurées ,  pour  peu  qu'on  y 


DE  PHILOSOPHIE.  145 

fasse  attention,  quoique  l'objet  qu'elles  expriment  ne  soit  pas 
une  chose  sensible.  Pour  s'en  convaincre ,  qu'on  ouvre  tel  livre 
qu'on  voudra,  on  verra  peut-être  avec  étonnement  à  quel  degré, 
si  je  puis  parler  de  la  sorte  ,  toutes  nos  expressions  sont  maté- 
rielles. C'est  une  observation  que  des  philosophes  très-éclairés 
ont  déjà  faite  en  partie,  mais  qu'ils  n'ont  pas,  ce  me  semble, 
poussée  à  beaucoup  près  aussi  loin  qu'ils  l'auraient  dû. 

Je  prendrai  pour  preuve  au  hasard  la  première  phrase  de  la 
Dioptriqiie  de  Descartes  :  je  tire  cet  exemple  des  ouvrages  d'un 
philosophe  célèbre  ,  pour  montrer  combien  le^i  philosophes  même 
sont  obligés  de  se  soumettre  à  la  tyrannie  des  expressions  figu- 
rées. Toute  la  conduite  de  notre  vie  ,  dit  ce  philosophe  ,  dépend 
de  nos  sens  ,  entre  lesquels  celui  de  la  vue  est  sans  comparaison 
le  premier.  Toute  la  conduite  de  notre  vie ,  expression  figurée  , 
dans  laquelle  on  personnifie  la  vie  de  Vhomme ^  à  laquelle  on 
donne  dans  l'homme  même  une  espèce  de  guide  (i)  ;  dépend^ 
autre  expression  figurée ,  prise  d'une  chose  matérielle,  au-dessous 
de  laquelle  une  autre  est  attachée  par  un  lien  ;  entre  lesquels  , 
autre  expression  figurée ,  dans  laquelle  on  suppose  les  sens  per- 
sonnifiés, et  formant  ,  si  je  puis  parler  de  la  sorte  ,  comme  un 
assemblage  d'individus ,  parmi  lesquels  on  remarque  et  on  choisit 
le  sens  de  la  vue  pour  y  faire  une  attention  particulière  ;  sans 
comparaison  ,  autre  expression  figurée  ,  puisque  le  mot  com- 
parer est  pris  du  parallèle  qu'on  fait  entre  deux  choses  maté- 
rielles en  les  rapprochant  l'une  de  l'autre  pour  juger  de  leur 
rapport  (3)  ;  le  premier ,  dernière  expression  figurée,  prise  de 
celui  qui  marche  à  la  tête  d'une  troupe  de  personnes.  Il  est 
inutile  de  pousser  ce  détail  plus  loin ,  et  c'en  est  assez  pour  faire 
sentir  combien  les  expressions  figurées  abondent  dans  le  langage 
\e  plus  ordinaire. 

Elles  y  abondent  à  tel  point ,  qu'il  y  a  dans  la  langue  française 
(  pour  ne  parler  ici  que  d'une  langue)  un  grand  nombre  d'ex- 
pressions qui  n'ont  d'usage  qu'au  sens  figuré,  comme  a^'eugle- 
ment,  bassesse,  tendresse ,  et  une  infinité  d'autres;  on  parlerait 
assez  mal  en  disant  de  quelqu'un  qui  a  perdu  la  vue  ,  qu'il  est 
à  plaindre  par  son  ai>euglement ;  on  dirait  plus  mal  encore  la 

(i)  Je  pourrais  ajontor  que  tout  est  un  nom  collcnif  qui  ne  se  donne  dans 
son  sens  propre  qu'à  une  collection  de  choses  matérielles  :  toute  rassemblée , 
tous  les  hommes. 

(2)  On  pourrait  ajouter  que,  d'ans  la  phrase  même,  sans  comparaison ,  la 
comparaison  est  personnifice  et  restai  dce  comme  un  é,lre  physique  et  rcel  , 
qui  ,  par  l'expression  sans,  est  exclu  et  suppose  absent;  comme  dans  les  ex- 
pressions agir  sans  prudence,  a^ir  ai^ec  prudence  ,  la  prudence  est  regardte 
comme  un  être  physique  qu'on  exclut  dans  le  premier  cas,  et  qu'on  suppos» 
^£ins  le  second  accompagner  celui  qui  agit, 

I.  10 


i46  ÉLEMENS 

bassesse  des  eaux ,  la  tendresse  d'une  viande  ;  mais  on  dit  1res- 
bien  V  a^'euglement  de  l'esprit  et  du  cœur,  la  bassesse  des  senli- 
mens  ,  la  tendresse  de  l'amour. 

Qu'une  langue  emploie  des  mots  tout  à  la  fois  dans  leur  sens 
propre  ,  et  dans  celui  qui  ne  l'est  pas,  c'est  déjà  une  imperfection, 
peut-être  indispensable  ,  par  la  difficulté  d'exprimer  les  idées 
purement  intellectuelles  ;  mais  qu'une  langue  n'emploie  des 
mots  que  dans  un  sens  figuré  ,  et  ne  les  emploie  pas  dans  leur 
sens  propre  ,  c'est ,  ce  me  semble,  un  défaut  inexcusable. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  cette  indigence  et  cette  imperfection  des 
langues ,  qui  ne  permet  presque  jamais  d'employer  l'expression 
propre  à  chaque  chose,  est  la  source  d'une  infinité  de  faux  ju- 
gemens.  Nous  ressemblons  bien  plus  souvent  que  nous  ne  le 
croyons  à  cet  aveugle-né,  qui  disait  que  la  couleur  rouge  lui  pa- 
raissait devoir  tenir  quelque  chose  du  son  de  la  trompette.  Il  est 
facile ,  ce  me  semble,  de  trouver  la  raison  de  ce  jugement  si  bi- 
zarre et  si  absurde;  l'aveugle  avait  entendu  dire  souvent  du  son 
de  la  trompette  (qu'il  connaissait) ,  que  c'était  u]i  son  éclatant  ;  il 
avait  entendu  dire  aussi  que  la  couleur  rouge  (qu'il  ne  connais- 
sait pas)  était  une  couleur  éclatante^  ce  même  mot  employé  à 
exjDrimer  deux  choses  si  différentes  ,  lui  avait  fait  croire  qu'elles 
avaient  ensemble  de  l'analogie.  Yoilà  l'image  de  nos  jugemens 
en  mille  occasions ,  et  un  exemple  bien  sensible  de  l'influence 
des  langues  sur  les  opinions  des  hommes. 

Un  grammairien  philosophe  (i)  voudrait  que  dans  les  matières 
métaphysiques  et  didactiques ,  on  évitât  le  plus  qu'il  est  possible 
les  expressions  figurées  ;  qu'on  ne  dît  pas  qu'une  idée  en  ren- 
ferme une  autre  ;  qu'on  unit  ou  qu'on  sépare  des  idées  ,  et  ainsi 
du  reste.  Il  est  certain  que  lorsqu'on  se  propose  de  rendre  sen- 
sibles des  idées  purement  intellectuelles  ,  idées  souvent  impar- 
faites ,  obscures ,  fugitives ,  et  pour  ainsi  dire  à  demi  écloses ,  on 
n'éprouve  que  trop  combien  les  termes  dont  on  est  forcé  de  se 
servir,  sont  insuffisans  pour  rendre  ces  idées ,  et  souvent  propres 
à  en  donner  de  fausses  ;  rien  ne  serait  donc  plus  raisonnable  que 
de  bannir  des  discussions  métaphysiques  les  expressions  figurées , 
autant  qu'il  serait  possible.  Mais  pour  pouvoir  les  en  bannir 
entièrement ,  il  faut  créer  une  langue  exprès  ,  dont  les  termes 
ne  seraient  entendus  de  personne  ;  le  plus  court  est  de  se  servir 
de  la  langue  commune ,  en  se  tenant  sur  ses  gardes  pour  n'en 
pas  abuser  dans  ses  jugemens. 

En  général ,  il  est  beaucoup  plus  simple  ,  et  par  conséquent 
plus  utile  ,  de  se  servir  dans  les  sciences  des  termes  reçus ,  en 
fixant  bien  les  idées  qu'on  doit  y  attacher,  que  d'y  substituer 

(i)  DyMARSAiSp  article  Abstraction ,  dans  V Encyclopédie. 


DE  PHILOSOPHIE.  147 

des  termes  nouveaux  ,  surtout  dans  les  sciences  qui  n'ont  point 
ou  qui  n'ont  guère  d'autre  langue  que  la  langue  commune,  ou 
dont  les  termes  sont  assez  généralement  connus ,  comme  la  mé- 
taphysique, la  morale,  la  logique  et  la  grammaire  :  il  en  coûte 
moins  au  commun  des  hommes  de  réformer  leurs  idées  que  de 
changer  leur  langage.  Il  faut  du  moins ,  si  la  nécessité  oblige  à 
créer  de  nouveaux  termes,  nen  hasarder  qu'un  très-petit  nombre 
à  la  fois,  pour  ne  pas  rebuter  par  une  langue  trop  nouvelle  ceux 
qu'on  se  propose  d'instruire.  On  doit  en  user  pour  changer  la 
langue  des  sciences  ,  comme  pour  notre  orthographe  ,  qui ,  quoi- 
que très-vicieuse  et  pleine  d'inconséquences  et  de  contradictions, 
ne  pourra  cependant  être  réformée  que  peu  à  peu  ,  et  comme 
par  degrés  insensibles  ;  les  cha  igemens  trop  considérables  et 
trop  nombreux  qu'on  voudrait  y  faire  tout  à  couj)  ,  ne  servi- 
raient qu'à  perpétuer  le  mal  au  1  3u  d'y  remédier.  Hdtez-vous 
lentement  y  doit  être ,  ce  me  semble  ,  la  devise  de  presque  tous  les 
réformateurs. 

§  ni.  Eclaircissement  ^wr  ce  qui  est  dit  concernant  les  vérités 
appelées   principes,  pag,    i35. 

Nous  avons  dit  que  les  vérités  que  dans  chaque  science  on 
appelle  principes  ,  et  qu'on  regarde  comme  la  base  des  vérités 
de  détail  ,  ne  sont  peut-être  elles-mêmes  que  des  conséquences 
fort  éloignées  d'autres  principes  plus  généraux  que  leur  subli- 
mité dérobe  à  nos  regards.  En  effet ,  tous  les  principes  de  no=; 
connaissances  ,  en  physique  par  exemple  ,  sont  les  propriétés  les 
plus  sensibles  que  l'observation  nous  découvre  dans  la  matière  , 
propriétés  qui  tiennent  elles-mêmes  à  l'essence  ,  et  ,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi  ,  à  la  constitution  intime  de  la  matière  que 
nous  ne  connaissons  nullement ,  et  que  nous  ne  parviendrons 
jamais  à  connaître.  Les  principes  de  nos  connaissances  en  méta- 
physique sont  aussi  des  observations  sur  la  manière  dont  notre 
âme  conçoit  ou  dont  elle  est  affectée  ;  observations  qui  tiennent 
de  même  à  la  nature  encore  pi  us  ignorée  ,  s'il  est  possible  ,  de  ce 
qui  pense  et  de  ce  qui  sent  en  nous.  Eafin  les  principes  de  la  mo- 
rale, principes  uniquement  faits  pour  les  hommes  et  non  pour  les 
animaux,  tiennent  à  une  différence  entre  l'homme  et  la  brute, 
que  nous  connaissons  bien  par  le  fait ,  mais  dont  le  principe 
philosophique  nous  est  inconnu.  Nous  ne  savons,  si  je  pnis 
m'exprimer  de  la  sorte,  ni  \e pourquoi  ni  le  comment  de  rien  ; 
c'est  néanmoins  à  ce  comment,  à  ce  pourquoi  que  nos  connais- 
sances devraient  remonter  pour  s'élever  jusqu'aux  vrais  principes 
de  toutes  les  vérités,  soit  pratiques,  soit  spéculatives.  Pourquoi 


l48  ËLEMENS 

y  a-t-il  quelque  chose?  demandait  un  roi  des  Indes  â  un  mis- 
sionnaire danois  ,  qui  dut  sentir  par  cette  question  combien  ce 
prince  était  loin  encore  des  ve'rités  que  ce  missionnaire  lui  prê- 
chait. Pourquoi  y  a-t-il  quelque  chose?  terrible  question  ,  et  dont 
les  ^philosophes  eux-mêmes  ne  semblent  pas,  si  j'ose  parler  de 
la  sorte ,  assez  effrayés  ;  tant  elle  est  propre  ,  pour  peu  qu'ils 
l'envisagent  dans  toute  sa  profondeur ,  à  les  décourager  dans 
leurs  recherches.  Athées  et  théistes ,  dogmatiques  et  pyrrhoniens, 
tous  sont  forcés  d'admettre  au  moins  un  seul  être  qui  existe, 
par  conséquent  un  être  qui  ait  existé  toujours,  et  tous  se  per- 
dent dans  cet  abîme  immense.  Si  nous  s:i\ions  pourquoi  ilj^  a 
quelque  chose,  nous  serions  vraisemblablement  bien  avancés  pour 
résoudre  la  question  comment  telle  et  telle  chose  existe-t-elle  ? 
car  vraisemblablement  tout  se  tient  dans  l'univers  plus  intime- 
ment encore  que  nous  ne  pensons  ;  et  si  nous  savions  ce  premier 
pourquoi,  ce  pourquoi  ?>{  embarrassant  pour  nous,  nous  tien- 
drions le  bout  du  fil  qui  forme  le  système  général  des  êtres,  et 
nous  n'aurions  plus  qu'à  le  développer  ,  et  pour  ainsi  dire  à  le 
dérouler  sans  peine  pour  en  connaître  toutes  les  parties,  au 
lieu  d'en  arracher  comme  nous  le  faisons  quelques  parcelles 
isolées  ,  qui  nous  laissent  dans  une  ignorance  entière  sur  le  tout 
ensemble  ,  et  sur  la  vraie  j)lace  qu'elles  y  occupent.  Et  ne  nous 
flattons  pas  de  pouvoir  sortir  de  cette  ignorance.  Toutes  les 
questions  qui  ont  rapport  aux  premiers  principes  des  choses  sont 
aussi  peu  éclaircies  depuis  qu'il  y  a  des  philosophes  qu'elles 
l'étaient  avant  qu'il  y  en  eut  ;  elles  continueront  tant  qu'il  y  en 
aura  à  être  aussi  vivement  agitées  que  profondément  obscurcies. 
L'esprit  humain  ,  occupé  depuis  si  long-temps  à  chercher  ces  vé- 
rités premières  ,  tentant  mille  voies  pour  y  parvenir ,  ne  les  trou- 
vant pas,  et  se  fatiguant  en  pure  perte  à  tourner  ainsi  sur  lui- 
même  ,  ressemble  à  un  criminel  enfermé  dans  un  réduit  téné- 
breux, tournant  inutilement  de  tous  côtés  pour  trouver  une 
issue  ,  et  tout  au  plus  entrevoyant  une  faible  lumière  par  quel- 
ques fentes  étroites  et  tortueuses  qu'il  s'efforce  en  vain  d'agran- 
dir. S'il  y  a  dans  ces  ténèbres  quelques  objets  dispersés  çà  et  là 
qu'il  nous  soit  possible  d'atteindre  ,  ce  n'est  qu'à  tâtons,  et  par 
conséquent  assez  imparfaitement,  que  nous  pouvons  les  con- 
naître ,  encore  ne  faut-il  nous  en  approcher  que  pas  à  pas,  et 
avec  un©  sage  et  timide  circonspection  ;  en  nous  précipitant  sur 
ces  objets,  nous  risquerions  d'en  être  blessés  et  de  ne  les  connaître 
que  par  le  mal  qu'ils  nous  feraient  sentir.  Sadi  raconte  que 
quelqu'un  demanda  au  sage  Lochman  à  qui  il  devait  sa  sagesse; 
Aux  aveugles  ,  répondit  ce  philosophe  indien ,  qui  ne  posent  le 
^ied  en  aucun  endroit  sans  s'être  assurés  de  la  solidité  du  sol. 


BE  PHILOSOPHIE.  i/Î9 

§  IV.  Eclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  concernant  /e^  principes 
du  second  ordre ,  comparés  à  ceux  que  j  appelle  premiers  prin- 
cipes {i),pag.  i35. 

Afin  de  donner  une  ide'e  nette  de  ce  que  j'appelle  ,  en  ma- 
tière de  sciences  j  premiers  principes,  et  de  ce  que  j'appelle  j^rznci- 
pes  du  second  ordre ,  je  prendrai  pour  exemple  la  science  la  plus 
féconde  en  vérités  ,  et  en  vérités  qui  tiennent  les  unes  aux  autres^ 
la  géométrie.  J'ai  déjà  dit  ailleurs  (2)  que  les  élémens  de  cette 
science  étaient  fondés  sur  deux  principes  ,  celui  de  la  superposi" 
tion,  et  celui  de  la  mesure  des  angles  par  les  arcs  de  cercles 
décrits  du  sommet  de  ces  angles.  En  effet ,  ces  deux  principes 
sont  la  base  de  tout  ce  qu'on  peut  établir  sur  l'égalité  ou  l'iné- 
galité, ou  en  général  le  rapport  des  parties  de  l'étendue  figurée  j. 
et  ce  rapport  est ,  comme  l'on  sait ,  l'unique  objet  des  élémens 
de  géométrie.  Or,  je  remarque  d'abord,  que  de  ces  deux  prin- 
cipes le  premier  est  subordonné  au  second  ,  et  que  la  mesure 
des  angles  par  les  arcs  de  cercle  décrits  de  leur  sommet ,  est  elle- 
même  dépendante  du  principe  de  la  superposition.  Car  quand  cri 
dit  que  la  mesure  d'un  angle  est  l'arc  circulaire  décrit  de  son  som- 
met,  on  veut  dire  que  si  deux  angles  sont  égaux,  les  angles  décrits 
de  leur  sommet  à  même  rayon,  seront  égaux;  vérité  qui  se  dé- 
montre par  le  principe  de  la  superposition ,  comme  tout  géo- 
mètre tant  soit  peu  initié  dans  cette  science  le  sentira  facilement. 

On  placera  donc  d'abord  à  la  tête  des  vérités  géométriques  , 
Je  principe  de  la  superposition  ,  et  iramédiatemenrt  au-dessous 
celui  de  la  mesure  des  ongles  dans  une  première  branche  colla- 
térale ;  la  suite  de  cette  branche  contiendra  les  vérités  principa- 
les qui  dérivent  de  ce  dernier  principe  ;  savoir  la  mesure  des 
angles  dont  le  sommet  est  à  la  circonférence  du  cercle,  et  l'égalité 
des  tro-is  angles  d'un  triangle  à  deux  droits.j  vérité  qui  résulte 
ou  peut  être  conclue  de  cette  dernière. 

Dans  cette  espèce  d'échelle  je  regarde  îa  mesure  des  angles 
par  les  arcs  de  cercle  comme  un  principe  du  premier  ordre, 
quoiqu'il  ait  au-dessus  de  lui  le  principe  de  la  superposition  ;  et 
je  pense  ainsi  pour  deux  raisons  :  premièrement ,  parce  que  le 
principe  de  la  superposition  est  moins  une  vérité  primitive 
qu'une  méthode  pour  découvrir  des  vérités  ;  secondement ,  parce 
que  le  principe  de  la  mesure  des  angles  se  déduit  facilement 
sans  le  moindre  effort  du  principe  de  îa  superposition  ;  ce  qu'on 

(i)  Ceux  qui  ne  sont  pas  initier  dans  la  geoœe'lrie  doivent  passer  ce  para- 
graphe. 
(a.)  Article  géométrie.  XV. 


iSo  ELEMENS 

ne  peut  pas  clire  des  autres  vérités  sur  la  mesure  et  le  rapport 
des  angles  ;  car,  outre  qu'elles  dépendent  de  la  première,  elles  de- 
mandent,  pour  être  aperçues,  un  peu  plus  de  combinaison  d'idées. 
A  regard  de  la  proposition  sur  l'égalité  des  trois  angles  d'un 
triangle  à  deux  droits  ,  je  la  regarde  comme  un  principe  du  se- 
cond ordre  ^  comme  wn  principe ,  parce  qu'elle  est  la  base  et  la 
source  d'un  grand  nombre  de  vérités  de  détail  ;  et  comme  du 
second  ordre ,  parce  qu'elle  a  au-dessus  d'elle  d'autres  vérités 
dont  elle  dérive. 

Après  avoir  formé  cette  première  branche  au-dessous  du 
principe  de  la  superposition  ,  qu'on  peut  regarder  comme  le 
tronc,  on  en  établira  une  autre  partant  du  même  tronc.  Elle 
contiendra  d'abord  les  propositions  sur  les  parallèles  et  sur 
l'égalité  des  triangles  qui  ont  certains  angles  et  certains  côtés 
communs  ;  proposition  dont  la  preuve  naît  immédiatement  du 
principe  de  la  superposition.  Celles-ci  conduiront  à  la  propo- 
sition sur  l'égalité  des  parallélogrammes  de  même  base  et  de 
même  hauteur  ,  qui  sera  ,  ainsi  que  la  proposition  sur  l'égalité 
des  angles  du  triangle  à  deux  droits,  un  principe  du  second 
ordre,  par  la  quantité  de  propositions  qui  en  dérivent;  entre 
autres  toutes  les  vérités  sur  la  comparaison  des  triangles  et  des 
figures  rectilignes,  et  même  du  cercle  avec  ces  figures. 

Les  propositions  sur  les  parallèles,  et  celles  qui  ont  pour  objet 
l'égalité  des  triangles  ,  conduisent,  étant  réunies  entre  elles,  à 
un  au\re  principe fondajjiental  du  second  ordre,  le  plus  fécond 
peut-être  de  toute  la  géométrie  élémentaire  ,  c'est  celui  des  côtés 
proportionnels  des  triangles  semblables ,  qui  est  la  base  de  tant 
d'autres  théorèmes.  Il  faut  cependant  remarquer  que  ce  principe 
pour  être  démontré,  a  besoin  d'emprunter  quelque  chose  d'une 
autre  science,  de  celle  des  proportions ,  qui  n'appartient  pas  im- 
médiatement  à  la  géométrie  ,  mais  à  la  science  des  proj^riétés 
de  la  grandeur  en  général,  qu'on  a  nommée  algèbre.   On   voit 
par  là  ,  pour  le  dire  en  passant  ,  combien  est  peu  fondée  la  pré- 
tention de  ceux  qui  veulent  exclure  l'algèbre  de  la  géométrie 
élémentaire  :  aussi  sont-ils  forcés  de  l'j  admettre  sous  une  forme 
au  moins  déguisée,  dans  les  démonstrations  qui  dépendent  des 
proportions,  et  dans  plusieurs  autres  ;  à  moins  que  ces  mathé- 
maticiens ne  s'imaginent  avoir  évité  l'algèbre  ,  quand   ils  ont 
rais  dans  une  démonstration  de  grandes  lettres  au  lieu  de  petites. 
Les  propositions  sur  l'égalité  des  triangles  qui  ont  leurs  côtés 
et  leurs  angles  égaux,  combinées  avec  quelques  unes  de  celles 
sur  la  comparaison  des  angles,  peuvent  conduire  à  un  nouveau 
principe  fondamental  du  second  ordre  ,  non  moins  fécond  que 
les  précédens  ;   c'est  celui  du  carré  de  Vhfpolémtse  du  triangle 


DE  PHILOSOPHIE.  i5i 

rectangle ,  égal  à  la  somme  des  caiTés  des  deux  côtés  ;  propo- 
sition dont  la  découverte  coûta  ,  dit  l'histoire  ou  la  fable  ,  une 
hécatombe  à  Pythagore. 

On  peut  aussi  déduire  cette  vérité  ,  comme  a  fait  Euclide ,  de 
•celle  de  l'égalité  des  triangles  de  même  base  et  de  même  hau- 
teur, ou,  comme  ont  fait  d'autres  géomètres,  de  celle  des  côtés 
proportionnels  dans  les  triangles  semblables.  Il  ne  serait  peut- 
être  pas  inutile  ,  dans  des  élémens  philosophiques  de  géométrie  , 
de  marquer  ou  d'indiquer  au  moins  ces  différentes  voies  qui 
conduisent  à  la  même  vérité.  On  pourrait  faire  la  même  chose 
pour  d'autres  propositions  fondamentales^  par  exemple,  pour 
celle  de  l'égalité  des  angles  du  triangle  à  deux  angles  droits; 
laquelle  peut  se  déduire  également  ou  des  propositions  sur  les 
parallèles ,  ou  de  celles  sur  la  mesure  des  angles.  L'esprit  s'étend 
et  se  fortifie ,  en  voyant  par  ces  différentes  combinaisons  qui 
conduisent  au  même  but ,  de  quelle  manière  les  vérités  se  rap- 
prochent, et  rentrent  les  unes  dans  les  autres. 

Comme  nous  ne  nous  sommes  pas  proposé  de  donner  ici  des 
élémens  de  géométrie,  ni  même  un  plan  général  pour  ces  élé- 
mens ,  nous  croyons  en  avoir  dit  assez  pour  faire  entendre  ce 
que  nous  appelons  dans  les  sciences  principes  du  premier  ordre 
et  principes  du  second ,  et  la  manière  de  reconnaître  les  uns  et 
les  autres.  Ce  que  nous  avons  dit  de  ces  différentes  sortes  de 
principes,  et  ce  que  nous  venons  d'ajouter  sur  la  manière  dont 
certaines  vérités  se  rapprochent ,  en  conduisant  par  différentes 
routes  à  une  même  vérité  fondamentale;  tout  cela  pourrait  se 
représenter  aisément  dans  une  espèce  d'arbre  figuré  ou  généa- 
logique, oii  la  dépendance  mutuelle  des  vérités  fondamentales 
et  la  nature  de  cette  dépendance  serait  marquée  par  des  lignes 
de  communication  différentes,  et  par  ce  moyen  s'apercevrait 
sur-le-champ.  Cet  arbre  serait  plus  utile  que  tant  d'arbres  de 
nomenclature  dont  la  plupart  des  sciences  sont  accablées,  et  qui 
forment  presque  toute  la  substance  de  quelques  unes  ;  ces  arbres 
ne  marquent  pour  l'ordinaire  qu'un  rapport  stérile  entre  des 
noms  ;  celui  que  nous  proposons  montrerait  le  rapport  entre  des 
vérités  importantes. 

C'est  à  peu  près  suivant  ce  plan  qu'un  philosophe  pourrait 
composer  ou  esquisser  au  moins  des  élémens  de  géométrie.  Il 
ne  serait  pas  nécessaire  qu'il  y  entrât  dans  le  détail  de  toutes 
les  propositions  ;  il  suffirait  qu'il  démontrât  les  propositions  prin- 
cipales ,  et  qu'il  indiquât  celles  qui  en  dérivent  ,  à  peu  près 
comme  les  anciens  plaçaient  dans  leurs  grandes  routes  des  co- 
lonnes milliaires  pour  guider  les  voyageurs  ,  ou  comme  un 
artiste  trace  à  ses  élèves  le  contour  des  figures  qu'il  leur  laisse  à 


i52  ELEMENS 

terminer.  On  trouvera  dans  un  des  c'claircissemens  suivans  de 
nouvelles  réflexions  sur  cet  important  objet. 


Y.  LOGIQUE. 


Puisque  les  ve'rite's  fondamentales  qui  font  la  substance  des 
éiémens,  ne  sont  pas  toutes  des  vérités  premières  ,  et  qu'il  y  en 
a  qui  ont  besoin  de  combinaison  jDour  être  saisies  et  prouvées  ,  il 
faut  donc  avant  toutes  choses  connaître  les  règles  suivant  les- 
quelles cette  combinaison  doit  se  faire.  Elle  ne  Consiste  que  dans 
le  chemin  continu  et  successif  que  fait  l'esprit  du  connu  à  l'in- 
connu ;  c'est  ce  qu'on  appelle  raisonner.  L'art  de  raisonner, 
qu'on  a  nommé  logique  ,  est  donc  la  première  science  qu'on  doit 
traiter  dans  les  éiémens  de  philosophie  ,  et  qui  en  forme  comme 
le  frontispice  et  l'entrée.  Nous  avons  sur  la  logique  des  écrits 
sansnouibre;  mais  la  science  du  raisonnement  a-t-elle  besoin 
de  tant  de  règles  ?  Pour  y  réussir  ,  il  est  aussi  peu  nécessaire 
d'avoir  lu  tous  ces  écrits,  qu'il  l'est  d'avoir  lu  nos  grands  traités 
de  morale  pour  être  honnête  homme.  Les  géomètres,  sans  s'é- 
puiser en  préceptes  sur  la  logique  ,  et  n'ayant  que  le  sens  na- 
turel pour  guide ,  parviennent  par  une  marche  toujours  sûre  aux 
vérités  les  plus  détournées  et  les  plus  abstraites  ;  tandis  que  tant 
de  philosophes  ,  ou  plutôt  d'écrivains  en  philosophie  ,  paraissent 
n'avoir  mis  à  la  tête  de  leurs  ouvrages  de  grands  traités  sur  l'art 
du  raisonnement,  que  pour  s'égarer  ensuite  avec  plus  de  mé- 
thode ;  semblables  à  ces  joueurs  malheureux  qui  calculent  long- 
temps et  finissent  par  perdre. 

Ce  n'est  point ,  comme  nous  l'avons  déjà  dit ,  à  l'usage  illu- 
soire des  axiomes  que  les  géomètres  doivent  la  sûreté  de  leurs 
raisonnemens  et  de  leurs  principes;  c'est  au  soin  qu'ils  ont  de 
fixer  le  sens  des  termes  ,  et  de  n'en  abuser  jamais ,  à  la  mauière 
dont  ils  décomposent  leur  objet,  à  l'enchaînement  qu'ils  savent 
mettre  entre  les  vérités.  Il  est  vrai  qu'ils  ont  un  avantage,  c'est 
de  travailler  sur  un  sujet  palpable ,  et  simplifié  le  plus  qu'il  le 
peut  être  par  l'abstraction  qu'on  fait  d'un  grand  nombre  de  ses 
qualités.  Mais  si  dans  les  autres  sciences  les  intervalles  entre  les 
vérités  sont  plus  grands,  plus  fréquens,  plus  difficiles  à  remplir, 
la  méthode  sera  toujours  uniforme  pour  parvenir  à  la  con- 
naissance des  vérités  qui  nous  sont  soumises.  Elle  consiste  à 
observer  exactement  leur  dépendance  mutuelle  ;  à  ne  point  rem- 
plir par  une  fausse  généalogie  les  endroits  où  la  filiation  manque; 
à  imiter  enfin  ces  géographes  qui ,  en  détaillant  avec  soin  sur 
leurs  cartes  les  régions  connues ,  ne  craignent  point  do  laisser 
des  espaces  vides  à  la  place  des  terres  ignorées. 


DE  PHILOSOPHIE.  i53 

Toute  la  logique  se  réduit  à  une  règle  fort  simple.  Pour  com- 
parer deux  ou  plusieurs  objets  éloignes  les  uns  des  autres  ,  on  se 
sert  de  plusieurs  objets  intermédiaires;  il  en  est  de  même  quand 
on  veut  comparer  deux  ou  plusieurs  idées.  L'art  du  raisonnement 
n'est  que  le  développement  de  ce  principe  ,  et  des  conséquences 
qui  en  résultent.  {Voyez  Eclaircissemfnt,  ^^  ^  page  i55.) 

Ce  principe  suppose  un  fait  aussi  cerlain  qu'inexplicable,  c'est 
que  notre  esprit  peut  non  -  seulement  avoir  plusieurs  idées  à  la 
fois,  mais  encore  apercevoir  à  la  fois  l'union  ou  la  discordance 
de  ces  idées.  C'est  un  des  mysières  de  la  métaphysique  ,  que 
cette  multiplicité  instantanée  d'opérations  dans  une  substance 
aussi  simple  que  la  substance  pensanle. 

Tout  raisonnement  qui  fait  voir  avec  évidence  la  liaison  ou 
l'opposition  de  deux  idées,  s'appelle  démonsLralion^  les  mathé- 
matiques n'emploient  que  des  raisonnemens  de  cette  espèce; 
quelques  unes  des  autres  sciences  en  fournissent  aussi  des  exem- 
ples ,  quoique  moins  fréquens  ;  mais  le  comble  de  l'erreur  serait 
d'imaginer  que  l'essence  des  démonstrations  consistât  dans  la 
forme  géométrique  ,  qui  n'en  est  que  l'accessoire  et  l'écorce , 
dans  une  liste  de  définitions,  d'axiomes,  de  propositions  et  de 
corollaires.  Cette  forme  est  si  peu  essentielle  à  la  preuve  des  vé- 
rités mathématiques  ,  que  plusieurs  géomètres  modernes  l'ont 
abandonnée  comme  inutile. 

Cependant  quelques  philosophes  trouvant  cet  appareil  propre 
à  en  imposer,  sans  doute  parce  qu'il  les  avait  séduits  eux-mê- 
mes ,  l'ont  appliqué  indifféremment  à  toutes  sortes  de  sujets;  ils 
ont  cru  que  raisonner  en  forme,  c'était  raisonner  juste  ;  mais  ils 
ont  montré  par  leurs  erreurs,  qu'entre  les  mains  d'un  esprit  faux 
ou  de  mauvaise  foi ,  cet  extérieur  mathématique  n'est  qu'un 
moyen  de  se  tromper  plus  aisément  soi-même  et  les  autres.  On 
a  mis  jusqu'à  des  figures  de  géométrie  dans  des  traités  de  l'âme  ; 
on  a  réduit  en  théorèmes  l'énigme  inexplicable  de  V action  de 
Dieu  sur  les  créatures  ^  on  a  profané  le  mot  de  démonstration 
dans  un  sujet  où  les  termes  même  de  conjecture  et  de  vraisem- 
blance seraient  presque  téméraires.  Aussi  il  ne  faut  que  jeter  les 
yeux  sur  ces  propositions  si  orgueilleusement  qualifiées,  pour 
découvrir  la  grossièreté  du  prestige,  pour  démasquer  le  sophiste 
travesti  en  géomètre  ,  et  pour  se  convaincre  que  les  titres  sont  une 
marque  aussi  équivoque  du  mérite  des  ouvrages,  que  du  mérite 
des  hommes. 

Il  serait  sans  doute  à  souhaiter  qu'on  n'employât  jamais  que 
des  démonstrations  rigoureuses  ;  il  serait  à  souhaiter  du  moins 
que,  dans  les  cas  ou  cette  lumière  manque,  on  se  bornât  à  avouer 
simplement  son  ignorance;  mais  dans  la  plupart  des  sciences^ 


,54  ÉLÉMENS 

telles  que  la  physique,  la  médecine,  la  jurisprudence  et  ITiîs- 
toire ,  il  est  une  infinité  de  cas  ,  oii  sans  être  ni  éclairés  ni  con- 
vaincus ,  nous  sommes  forcés  d'agir  et  de  raisonner  comme  si 
nous  l'étions.  Ne  pouvant  alors  atteindre  au  vrai,  ou  du  moins 
s'assurer  qu'on  y  est  parvenu ,  il  faut  en  approcher  le  plus  qu'il 
est  possible.  On  imite  les  mathématiciens  qui  n'ayant  pas  ,  pour 
résoudre  exactement  un  problème  ,  ou  assez  de  choses  données  , 
ou  une  méthode  assez  complète  ,  essaient  de  le  résoudre  à  peu 
près.  Mais  comme  dans  ces  solutions  même  le  mathématicien 
connaît  les  limites  qui  l'éloignent  ou  qui  l'approchent  du  vrai  , 
ainsi  on  doit  apprendre  dans  les  matières  purement  conjecturales 
à  ne  pas  confondre  avec  le  vrai  rigoureux  ce  qui  est  simplement 
probable,  à  saisir  dans  le  vraisemblable  même  les  nuances  qui 
séparent  ce  qui  l'est  davantage  d'avec  ce  qui  l'est  moins.  Tel  est 
l'usage  de  cet  esprit  de  conjecture  plus  admirable  quelquefois 
que  l'esprit  même  de  découverte ,  par  la  sagacité  qu'il  suppose 
dans  celui  qui  en  est  pourvu  ;  par  l'adresse  avec  laquelle  il  fait 
entrevoir  ce  qu'on  ne  peut  parfaitement  connaître  ,  suppléer  par 
des  à  peu  près  à  des  déterminations  rigoureuses,  et  substituer, 
lorsqu'il  est  nécessaire,  la  probabilité  à  la  démonstration  ,  avec 
les  restrictions  d'un  pyrrhonisme  raisonnable. 

L'art  de  conjecturer  est  donc  une  branche  de  la  logique,  aussi 
essentielle  que  l'art  de  démontrer,  et  trop  négligée  dans  les  élé- 
mens  de  logique  ordinaires.  Néanmoins  plus  l'art  conjectural  est 
imparfait  par  sa  nature  ,  plus  on  a  besoin  de  règles  pour  s'y  con- 
duire ;  c'est  même,  à  parler  exactement,  le  seul  qui  exige  des 
règles  ;  ajoutons  qu'elles  sont  insuffisantes  ,  si  par  un  fréquent 
usage  on  n'apprend  à  les  appliquer  avec  succès.  Pour  acquérir 
cette  qualité  précieuse  de  l'esprit,  deux  choses  sont  nécessaires; 
s'exercer  aux  démonstrations  rigoureuses ,  et  ne  pas  s'y  borner. 
Ce  n'est  qu'en  s'accoutumant  à  reconnaître  le  vrai  dans  toute  sa 
pureté,  qu'on  pourra  distinguer  ensuite  ce  qui  en  approchera 
plus  ou  moins.  La  seule  chose  qu'on  ait  à  craindre  ,  c'est  que 
l'habitude  trop  grande  et  trop  continue  du  vrai  absolu  et  rigou- 
reux n'éraousse  le  sentiment  sur  ce  qui  ne  l'est  pas^  des  yeux 
ordinaires  ,  trop  habituellement  frappés  d'une  lumière  vive  ,  ne 
distinguent  plus  les  gradations  d'une  lumière  faible,  et  ne  voient 
que  des  ténèbres  épaisses  où  d'autres  entrevoient  encore  quelque 
clarté.  L'esprit  qui  ne  reconnaît  le  vrai  que  lorsqu'il  en  est  direc- 
tement frappé  ,  est  bien  au-dessous  de  celui  qui  sait  non-seule- 
ment le  reconnaître  de  près ,  mais  encore  le  pressentir  et  le 
remarquer  dans  le  lointain  à  des  caractères  fugitifs.  C'est  là  ce 
.^ui  distingue  principalement  l'esprit  ^eo772e7/7^?/e,  applicable  à 
tout,  d'avec  l'esprit  purement  géomètre,  dont  le  talent  est  res- 


DE  PHILOSOPHIE.  i55 

Ireint  clans  une  sphère  étroite  bornée.  Le  seul  moyen  d'exercer 
avantageusement  l'un  et  l'autre,  est  de  les  faire  marcher  comme 
d'un  pas  égal  ,  et  de  ne  pas  borner  ses  recherches  aux  seuls  ob- 
jets susceptibles  de  démonstration  ;  de  conserver  à  l'esprit  sa 
flexibilité,  en  ne  le  tenant  point  toujours  courbé  vers  les  lignes 
et  les  calculs,  et  en  tempérant  l'austérité  des  mathématiques  par 
des  études  moins  sévères;  de  s'accoutumer  enfin  à  passer  sans 
peine  de  la  lumière  au  crépuscule.  (  Vojez  Eclaircissement  , 
%y\,pa§e  157.) 


§  y.  Éclaircissement  sur  ce  qui  est  dit ,  que  l'art  du  raisonne- 
ment se  réduit  à  la  comparaison  des  idées  ,  page  i53. 

Nous  avons  remarqué  dans  le  §  II ,  page  146 ,  combien  l'emploi 
des  expressions  figurées  occasione  de  faux  jugemens,  quand  on 
abuse  de  ces  expressions.  Le  moyen  le  plus  sûr  et  le  plus  simple 
de  n^en  pas  abuser ,  est  surtout  de  fixer  avec  soin  le  sens  précis 
qu'on  attache  aux  expressions  figurées  dont  on  est  forcé  de  se  ser- 
vir. Prenons  pour  exemple  une  des  façons  de  parier  figurées  qu'on 
a  citées  à  la  fin  du  §  II ,  page  146  ;  telle  idée  est  renfermée  dans 
telle  autre.  Il  faut  bien  expliquer  ce  qu'on  entend  ici  par  le  mot , 
renfermée ,  à  cause  de  l'équivoque  qui  en  peut  résulter.  Car  je 
puis  dire  que  Vidée  de  pierre  est  renfermée  dans  celle  de  mar- 
bre, en  ce  sens  que  dès  que  j'ai  l'idée  de  marbre  ]3l\  celle  de 
pierre ,  dont  le  marbre  forme  une  des  espèces  ;  et  je  puis  dire 
aussi  que  Vidée  de  marbre  est  renfermée  dans  celle  de  pierre , 
en  ce  sens  que  l'idée  de  pierre  est  plus  générale  que  celle  de 
marbre ,  qui  n'est  qu'une  espèce  dont  pierre  est  le  genre.  Ainsi 
ces  deux  façons  de  parler  ,  si  différentes  en  apparence,  et  même 
opposées,  signifient  pourtant  la  même  chose  au  fond  ;  mais  il 
est  nécessaire,  pour  éviter  tout  abus  des  mots ,  d'expliquer  le  sens 
rigoureux  qu'on  attache  à  l'une  ou  à  l'autre  de  ces  expressions. 

Supposons  donc  deux  idées  qu'on  se  propose  de  comparer  entre 
elles,  et  qne  nous  appellerons  A  Gi  B  pour  les  distinguer.  Nous 
dirons  que  Vidée  A  est  renfeinrée  dans  VidéeB,  lorsque  l'idée  B 
est  une  suite  nécessaire  de  l'idée  A,  en  sorte  que  l'idée  A  pro- 
duise nécessairement  l'idée  B.  En  ce  sens  l'idée  de  marbre  est 
renfermée  dans  celle  de  pierre ,  parce  qu'on  ne  saurait  avoir 
l'idée  de  772û!7^^re  sans  avoir  celle  de  pierre.  Mais  dans  le  sens  que 
nous  donnons  ici  au  mot  renfermer,  l'idée  de  pierre  n'est  pas 
renfermée  dans  celle  de  marbre ,  parce  qu'on  peut  avoir  l'idée 
de  pierre  sans  avoir  celle  de  marbre.  Nous  dirons  de  même 
qu.e  Vidée  A  exclut  Vidée  B,  lorsque  ces  deux  idées  -ont  con-* 


i56  ÈLÉMENS 

traires  Tune  â  l'autre ,   comme  celie  de  mom^ement  et  celle  c!e 
repos. 

Ces  notions  sont  la  base  de  tonte  la  logique.  En  ne  perdant 
point  de  vue  le  sens  précis  que  nous  venons  d'y  attacher ,  il  est 
facile  de  réduire  tout  Fart  du  raisonnement  à  une  règle  fort  sim- 
ple. Nous  avons  dit  que  l'art  de  raisonner  consiste  à  comparer 
ensemble  deux  idées  par  le  moyen  d'une  troisième.  Pour  juger 
donc  si  l'idée  A  renferme  ou  exclut  l'idée  B,  prenez  une  troi- 
sième idce  C ,  à  laquelle  vous  les  comparerez  successivement 
l'une  et  l'autre;  si  l'idée^  est  renfermée  dans  l'idée  C,  et  l'idée 
C  dans  l'idée  B ,  concluez  que  l'idée  A  est  renfermée  dans  l'idée 
B.  Si  l'idée^  est  renfermée  dans  l'idée  C ,  et  que  l'idée  C  exclue 
l'idée  B,  concluez  que  l'idée  A  exclut  l'idée  B.  Tout  syllogisme 
exact  doit  se  réduire  à  l'un  de  ces  deux  cas;  dans  tout  autre  il 
est  vicieux.  Voilà  le  fondement  de  toutes  les  règles  du  syllogisme, 
imaginéespar  les  logiciens,  règles  dont  les  unes  sont  trop  va- 
gues ,  et  trop  difficiles  dans  l'application ,  et  dont  les  autres  sont 
trop  multipliées,  trop  subtiles,  et  par-là  trop  pénibles,  soit  à 
retenir,  soit  à  mettre  en  œuvre.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  du  mé- 
rite et  de  la  sagacité  dans  l'invention  de  ces  règles  ;  peut-être 
même  n'est-iî  pas  inutile  de  les  faire  connaître  aux  jeunes  gens  , 
ne  fiU-co  que  pour  exercer  leur  esprit  aux  démonstrations,   et 
pour  s'assurer  jusqu'à  quel  point  ils  sont  capables  d'en  sentir 
l'enchamement  et  l'ensemble.  Mais  il  faut,  d'une  part ,  ne  donner 
a  ces  spéculations,  peu  nécessaires  en  elles-mêmes,  que  les  mo- 
mens  perdus,  pour  ainsi  dire,  dansFétude  de  laphilosophie  ;  etde 
1  autre,  f.n're  sentir  aux  jeunes  gens  que  la  forme  syllogistique  , 
SI  cliere  aux  scoîastiqucs  pour  leurs  vaines  disputes  ,    est  bien 
moins  nécessaire  dans  les  véritables  sciences  ,  que  ces  mêmes  sco- 
Jasliques  ne  le  pensent  ou  ne  le  disent;  que  sans  cet  échaffaudage 
un  esprit  juste  aperçoit  pour  l'ordinaire  la  connexion  ou  la  dis- 
cordance de  deux  idées  avec  l'idée  moyenne  à  laquelle  il  les  com- 
pare ,  et  par  conséquent  la  connexion  ou  la  discordance  que  ces 
deux  idées  ont  entre  elles;  que  les  géomètres,  ceux  de  tous  les 
philosophes  qui  se  sont  toujours  le  moins  trompés,  ont  toujours 
été  ceux  qui  ont  fait  le  moins  de  syllogismes;  et  que  la  forme 
syllogistique  n'est  guère  plus  nécessaire  à  un  bon  raisonnement 
que  le  nom  de  théorème  à  une  véritable  démonstration.  L'étalage 
en  tout  genre  est  une  preuve  d'opulence  au  moins  très-équivo- 
que ,  et  souvent  une  marque  beaucoup  plus  sûre  d'indigence. 


DE  PHILOSOPHIE.  iS; 

§  VI.  ÉcLAiRCissEMEXT  sur  ce  qui  est  dit  de  l'art  de  conjecturer ,. 
pag.  154. 

DA^^s  l'art  de  conjecturer  on  peut  distinguer  trois  branches.  La 
première  qui  a  été  long-temjDS  la  seule  ,  et  qui  n'a  même  com- 
ïneucé  à  être  cultivée  que  depuis  environ  un  siècle ,  est  ce  que 
les  mathématiciens  appellent  Vanaljse  des  prohabilités  dans  les 
jeux  de  hasard.  Elle  est  soumise  à  des  règles  connues  et  cer- 
taines, ou  du  moins  regardées  comme  telles  par  les  mathéma- 
ticiens ;  car  je  crois  avoir  montré  ailleurs  (i)  que  les  principes  de 
cette  science  peuvent  encore  laisser  quelque  chose  à  désirer  à 
certains  égards ,  et  je  l'ai  prouvé  par  des  questions  même  dont 
îa  solution  serait  illusoire  de  l'aveu  des  plus  célèbres  analystes  , 
si  on  s'en  tenait  aux  règles  ordinaires  pour  résoudre  ce  genre 
de  questions. 

La  seconde  branche  est  l'extension  qu'on  a  faite  de  l'analyse  des 
probabilités  dans  les  jeux  de  hasard ,  à  différentes  questions  rela- 
tives à  la  vie  commune  ,  comme  celles  qui  ont  rapport  à  la  durée 
de  la  vie  des  hommes,  au  prix  des  rentes  viagères,  aux  assu- 
rances maritimes  ,  à  l'inoculation  (2),  et  autres  objets  semblables. 
Elles  diffèrent  des  questions  sur  les  jeux  de  hasard ,  en  ce  que 
dans  celles-ci  ,  les  règles  des  combinaisons  mathématiques  suf- 
fisent (au  moins  presque  toujours)  pour  déterminer  le  nombre 
et  le  rapport  des  cas  possibles  ;  au  lieu  que  dans  celles-là  ,  l'expé- 
rience et  l'observation  seules  peuvent  nous  instruire  du  nombre 
de  ces  cas ,  et  ne  nous  en  instruisent  qu'à  peu  près. 

Néanmoins,  dans  cette  seconde  branche  même  de  Vart  de  con- 
jecture?^, le  calcul  mathématique  est  encore  applicable  ;  l'incer- 
titude ,  s'il  y  en  a ,  ne  tombe  que  sur  les  faits  qui  servent  de 
principes  ;  ces  faits  sujjposés ,  les  conséquences  sont  hors  d'at- 
teinte. 

11  n'en  est  pas  ainsi  d'une  troisième  branche  de  Vart  de  conjec- 
tuj-er,  dans  laquelle  même  consiste  réellement  cet  art  propre- 
ment dit  ;  car  les  deux  premières  branches  n'y  appartiennent  que 
d'une  manière  impropre  ,  parce  qu'elles  ont  pour  base  ou  des 
principes  certains ,  ou  des  faits  qui  le  sont  à  peu  près ,  et  une  mé- 
thode sûre  de  raisonner  d'après  ces  principes  et  ces  faits. 

Cette  troisième  branche  apour  objet  les  sciences  dans  lesquelles 
il  est  rare  ou  impossible  de  parvenir  à  la  démonstration,  et  dans 
lesquelles  cependant  l'art  dé  conjecturer  est  nécessaire. 

Il  faut  distinguer  ces  sciences  en  spéculatives  et  en  pratiques. 

(i)  Voyez  CaUul  des  Prohabilites. 
(2)  Voyez  Réflexions  sur  l' Inoculation, 


î58  ELEMENS 

Les  premières  peuvent  se  réduire  à  la  physique  et  à  l'histoire  , 
les  autres  à  la  médecine  ,  à  la  jurisprudence  et  à  la  science  du 
monde;  j'entends  ici  par  la  science  du  monde ,  l'art  de  se  con- 
duire avec  les  hommes  pour  tirer  de  leur  commerce  le  plus  grand 
avantage  possible ,  sans  s'écarter  néanmoins  des  obligations  que 
la  morale  impose  à  leur  égard. 

Parcourons  successivement  ces  différentes  sciences,  et  voyons 
dans  chacune  en  quoi  consiste  l'art  de  conjecturer,  relativement 
à  leurs  difFérens  objets. 

En  physique  l'art  de  conjecturer  peut  avoir  pour  but ,  ou  de 
trouver  la  cause  des  faits  que  l'expérience  et  l'observation  nous 
découvrent ,  ou  de  nous  conduire  à  la  découverte  dennouveaux 
faits  qui  ajoutent  quelques  degrés  de  perfection  aux  connaissances 
que  nous  avons  sur  les  phénomènes  de  la  nature.  C'est  en  rem- 
plissant ce  dernier  objet  que  l'art  de  conjecturer  en  physique 
peut  avoir  l'utilité  la  plus  réelle  et  la  plus  sensible.  On  sera  d'au- 
tant plus  en  état  d'y  parvenir,  qu'on  aura  une  connaissance  plus 
étendue  des  faits  déjà  découverts.  En  rapprochant  les  uns  des 
autres  ceux  de  ces  faits  qui  ont  entre  eux  quelque  chose  de  com- 
mun ,  quelque  analogie  plus  ou  moins  facile  à  apercevoir,  on  eu 
vient  à  soupçonner  les  phénomènes  qui  pourraient  résulter  de 
quelque  combinaison  nouvelle  ;  et  la  conjecture  se  change  en  dé- 
monstration ,  quand  l'expérience  confirme  ce  qu'on  avait  soup- 
çonné. 

Il  semble  que  cet  art  de  conjecturer  dans  la  physique  devrait 
en  étendre  très-rapidement  les  bornes.  La  multitude  des  phé- 
nomènes connus ,  les  rapports  qu'ils  ont  entre  eux,  les  nouvelles 
combinaisons  qu'on  peut  faire  pour  généraliser  ces  rapports  ou 
pour  les  restreindre,  tout  cela  paraîtrait  devoir  enrichir  prodi- 
gieusement de  jour  en  jour  la  masse  de  nos  connaissances  physi- 
ques. Mais  soit  négligence  de  la  part  des  philosophes  ,  soit  fatalité 
attachée  au  progrès  des  connaissances  humaines  pour  le  ralentir, 
il  s'est  écoulé  des  siècles  entre  les  découvertes  qui  semblaient  avoir 
le  plus  d'analogie.  L'art  de  frapper  les  monnaies  et  les  médailles 
a  été  connu  des  anciens  ;  ceux  de  la  gravure  et  de  l'imprimerie  , 
qui  paraissent  y  toucher ,  ne  le  sont  que  depuis  trois  cents  ans. 
Toutes  les  histoires  anciennes  sont  pleines  de  phénomènes  de  l'é- 
lectricité et  de  l'aurore  boréale  ;  ce  n'est  que  depuis  peu  que  les 
physiciens  ont  donné  une  attention  suivie  à  ces  phénomènes  , 
regardés  jusque-là  comme  des  espèces  de  prodiges  que  racontait 
la  crédulité  des  historiens.  La  direction  de  l'aimant  vers  le  nord 
a  été  connue  plus  d'un  siècle  avant  qu'on  songeât  à  faire  usage 
de  la  boussole.  Les  anciens  se  servaient  de  sphères  de  verre  rem- 
plies d'eau  pour  augmenter  le  feu  et  la  lumière ,  soit  quand  ils  , 


DE  PHILOSOPHIE.  iSg 

voulaient  brûler  certains  corps,  soit  quand  ils  avaient  à  faire 
certains  ouvrages  qui  demandaient  que  l'objet  sur  lequel  ils  tra- 
vaillaient fut  bien  éclairé  ;  ils  s'étaient  même  aperçus  (i)  qu'une 
boule  de  verre  pleine  d'eau  grossissait  les  objets  ;  comment  n'ont- 
ils  pas  fait  plus  d'usage  en  physique  de  ces  sortes  de  microscopes  , 
formés  d'une  petite  boule  de  verre  pleine  d'eau,  qui  grossit  assez 
considérablement  les  corps  placés  à  son  foyer?  comment  de  plus 
ne  leur  est-il  pas  venu  en  idée  d'employer  des  verres  lenticu- 
laires au  lieu  de  sphères  ?  Ces  verres  si  utiles  pour  aider  la  vue  , 
n'ont  pourtant  commencé  d'être  en  usage  qu'à  la  fin  du  treizième 
siècle.  Mais,  ce  qui  est  peut-être  plus  extraordinaire  ,  comment 
s'est-il  écoulé  trois  siècles  entiers  entre  l'invention  des  lunettes 
simples  à  un  seul  verre,  et  celle  des  lunettes  à  deux  verres?  Il 
semble  pourtant  que  cette  nouvelle  combinaison  était  bien  facile 
à  imaginer,  et  qu'il  était  bien  naturel  d'essayer  ce  qui  en  résul- 
terait, sans  attendre  que  le  hasard  en  fournît  l'occasion.  Combien 
d'autres  exemples  pourrions-nous  apporter  de  la  lenteur  avec  la- 
quelle les  découvertes  se  suivent,  lors  même  qu'elles  semblent 
avoir  entre  elles  une  connexion  nécessaire  ? 

L'analogie  ,  c'est-à-dire  la  ressemblance  plus  ou  moins  grande 
des  faits,  le  rapport  plus  ou  moins  sensible  qu'ils  ont  entre  eux, 
est  donc  l'unique  règle  des  physiciens  ,  soit  pour  expliquer  les 
faits  connus  ,  soit  pour  en  découvrir  de  nouveaux.  Mais  en  même 
temps,  que  de  précautions  ne  doivent-ils  pas  apporter  dans  l'ap- 
plication de  cette  règle,  si  sujette  à  les  tromper,  soit  par  des 
ressemblances  qui  ne  sont  qu'apparentes ,  soit  par  des  différences 
qu'on  découvre  avec  le  temps  aux  phénomènes  qui  paraissaient 
le  plus  parfaitement  semblables? 

Les  planètes  semblent  être  des  corps  opaques ,  analogues  à  la 
terre  que  nous  habitons;  en  faut-il  conclure  qu'elles  sont  habi- 
tées comme  notre  terre  ?  Sans  parler  des  difficultés  théologiques 
qu'on  oppose  à  cette  conséquence  (  difficultés  auxquelles  la  phi- 
losophie ne  touche  point) ,  la  ressemblance  des  planètes  à  la  terre 
est-elle  aussi  parfaite  que  nous  l'imaginons?  On  doute  beaucoup 
que  la  lune  ,  celle  de  toutes  les  planètes  dont  nous  connaissons  le 
mieux  la  surface,  ait  une  atmosphère  semblable  à  celle  du  globe 
terrestre  j  dès  lors  voilà  un  point  essentiel  de  ressemblance  qui 
manquerait  à  ces  deux  corps ,  et  qui  infirmerait  toutes  les  conse% 
quences  qu'on  pourrait  tirer  de  cette  ressemblance  prétendue.  Ce 
n'est  pas  tout.  Supposons  les  planètes  habitées  ;  pourquoi  les  co- 
mètes ne  le  seraient-elles  pas  aussi?  car  ces  comètes  sont  aussi 
elles-mêmes  des  planètes  ,  comme  l'astronomie  moderne  l'a  dé- 
montré. Mais  comment  concevoir  que  la  comète  de  1680  y  pour 

(1)  SBifÈ(iUF. ,  Quest.  nat.  cbap.  6. 


î6o  ËLEMENS 

ne  point  parler  des  autres,  puisse  être  habite'e,  elle  qui  s'est  ap- 
proclie'e  du  soleil  jusqu'à  toucher  presque  sa  surface  ,  et  qui  a  dû 
e'prouver  dans  cette  proximité  une  chaleur  capable  de  détruire 
tout  ce  qui  la  couvrait  ?  or  si  cette  comète  n'est  pas  habitée,  pour- 
quoi les  autres  comètes  le  seraient-elles?  et  si  les  comètes  ne  sont 
pas  habitées ,  pourquoi  veut-on  que  les  planètes  le  soient?  mais 
si  les  planètes  et  les  comètes  ne  sont  pas  habitées  ,  pourquoi  sont- 
elles  des  corps  opaques  ,  et  non  des  astres  lumineux  par  eux- 
mêmes?  On  dira  peut-être  que  la  lune  sert  à  nous  éclairer  pendant 
l'absence  du  soleil,  et  que  si  elle  avait  été  lumineuse  par  elle- 
même  ,  la  nuit,  destinée  à  tempérer  la  chaleur  du  jour ,  n'aurait 
fait  alors  que  l'augmenter.  D'abord  il  est  fort  douteux  que  la 
destination  de  la  lune  soit  de  nous  éclairer  pendant  nos  nuits  , 
puisque  durant  la  moitié  des  nuits  elle  nous  est  cachée.  Il  fau- 
drait, pour  qu'elle  nous  éclairât  constamment  pendant  l'absence 
du  soleil,  qu'elle  se  levât  tous  les  jours  quand  cet  astre  se  cou- 
che; c'est-à-dire  que  sa  révolution  autour  de  la  terre,  au  lieu 
d'être  de  27  à  28  jours ,  fut  d'environ  365 ,  précisément  comme 
celle  du  soleil.  Il  est  vrai  qu'il  serait  nécessaire  jîour  cela  que  la 
lune  fût  cinq  à  six  fois  plus  éloignée  de  nous  ,  et  qu'alors  elle 
nous  donnerait  moins  de  lumière  ;  mais  il  eût  été  facile  d'obvier 
à  cet  inconvénient  en  donnant  plus  de  volume  et  par  consé-^ 
quent  plus  de  surface  à  cette  planète  sans  augmenter  sa  masse. 
Concluons  donc  que  nous  ne  savons  pas  trop  bien  la  vraie  desti- 
nation de  la  lune.  Mais  quand  l'usage  de  cette  planète  serait  en 
effet  de  nous  éclairer  pendant  nos  nuits,  assurément  les  autres 
planètes  ne  sont  pas  faites  pour  cela  ;  et  quand  elles  le  seraient , 
il  n'y  aurait  aucun  danger  pour  nous  qu'elles  fussent  lumineuses 
par  elles-mêmes ,  si  elles  ne  sont  destinées  qu'à  nous  éclairer. 

Si  donc  les  planètes  ,  quoique  semblables  par  leur  opacité  au 
globe  terrestre,  ne  sont  pas  habitées  ,  comme  il  est  très-permis 
de  le  croire  ,  quelle  peut  être  l'utilité  de  ces  corps  dans  la  vaste 
étendue  des  cieux  ?  c'est  ce  i[ue  nous  ne  savons  pas  ,  et  vraisem- 
blablement ce  qu'il  faut  nous  résoudre  à  ne  savoir  jamais.  Ne 
cherchons  point  à  deviner  ce  qui  se  passe  dans  les  globes  immenses 
qui  flottent  si  loin  de  notre  terre  ;  contentons-nous  d'ignorer 
presque  entièrement  ce  qui  arrive  autour  de  nous  dans  le  petit 
globe  que  nous  habitons  ,  et  répétons-nous  souvent  à  nous- 
mêmes  la  leçon  faite  autrefois  à  ce  philosophe  ,  qui  en  observant 
les  astres  se  laissa  tomber  dans  un  puits  : 

Tandis  qv^k  peine  ;\  les  pieds  tu  peux  voir, 
Penses-lu  liie  au-dessus  de  ta  léte? 

La  circonspection  avec  laquelle  on  doit  faire  usage  de  l'art  de 


DE  PHILOSOPHIE.  i6i 

conjecturer  en  physique ,  pour  deviner  les  faits  qui  ne  sont  pas 
à  la  portée  de  nos  sens ,  doit  être  encore  plus  grande  quand  il  s'a-^ 
git  d'expliquer  les  faits  connus.  C'est  surtout  alors  que  les  rai- 
sonnemens  tirés  de  l'analogie  sont  le  plus  sujets  à  nous  induire 
en  erreur.  J'ai  quelquefois  désiré  (i)  que  pour  guérir  les  physiciens 
de  la  manie  d'expliquer  tout,  on  fît  un  ouvrage  qu'on  pourrait 
miituler  ^nti-pJfj^sique,  et  dans  lequel,  supposant  les  pliénoiuènes 
tout  autrement  qu'ils  ne  sont,  on  en  donnerait  en  même  temps  des 
explications  si  évidentes  en  apparence,  q'ie  le  physicien  et  même 
le  géomètre  le  plus  difficile  devraient  en  être  satisfaits.  On  dirait, 
par  exemple  :  Le  baromètre  hausse  pour  annoncer  la  pluie. 

Explication.  —  Lorsqu'il  doit  pleuvoir  ,  l'air  est  plus  chargé 
de  vapeurs,  par  conséquent  plus  pesant;  par  conséquent  il  doit 
faire  hausser  le  baromètre  ;  ce  qu  il  fallait  clëinontn-r. 

Autre  fait  à  expliquer.  —  Uhis'er  est  la  saison  oii  la  grêle  doit 
principalement  tomber. 

Explication.  —  L'atmosphère  étant  plus  froide  en  hiver, 
il  est  évident  que  c'est  surtout  dans  cette  saison  que  les  gouttes 
de  pluie  doivent  se  congeler  jusqu'à  se  durcir  en  traversant  l'at- 
mosphère ;  ce  qu  il  fallait  démontrer. 

Par  malheur  pour  ces  explications  ,  les  faits  y  sont  absolument 
opposés.  Le  baromètre  baisse  pour  annoncer  la  pluie  ,  et  la  grêle 
tombe  bien  plus  souvent  en  été  qu'en  hiver.  Cependant  je  ne 
vois  pas  ce  qu'on  pourrait  objecter  aux  explications  précédentes  ; 
et  il  faut  convenir  que  cette  réflexion  est  fort  encourageante  pour 
les  physiciens  qui  veulent  et  qui  croient  rendre  raison  des  phé- 
nomènes de  la  nature. 

Je  n'apporterai  pas  un  plus  grand  nombre  d'exemples,  par 
la  trop  grande  facilité  qu'il  y  aurait  à  les  multiplier;  mais  après 
avoir  donné  un  modèle  d'explications  physiques  des  faits  non 
existans  ,  j'en  vais  donner  un  des  raisonnemens  par  lesquels  les 
philosophes  prétendent  décider  qu'un  fait  est  impossible  ,  pres- 
crire des  bornes  à  la  nature  ,  et  lui  dire  comme  Dieu  à  la  mer  : 
Tu  ii^as  jusqu'ici  et  tu  n  avanceras  pas  plus  loin. 

Question.  —  On  demande  s'il  est  possible  qu^un  pépin  de  fruit 
mis  en  terre  produise  au  bout  d'un  certain  nombre  d'années  un 
arbre  du  même  genre  que  celui  d'où  le  fruit  a  été  tiré. 

Réponse.  —  Il  est  évident  que  cela  est  impossible  ;  comment 
le  moins  peut-il  produire  le  plus?  à  moins  qu'on  né  veuille  donner 
le  démenti  à  l'axiome,  que  le  tout  est  plus  grand  que  sa  partie. 

(i)  Ceci  peut  servir  de  développement  à  ce  qui  est  dil  à  la  fin  de  l'art.  XX ^ 
Physique  générale. 

I.  Il    . 


i(Î3i  ÊLÉMENS 

Autre  question.  — Est-il  possible  qiiitne  ccrlaâie  liqueur, 
lancée  par  un  animal  dans  le  corps  de  sa  femelle ,  produise  un 
autre  animal  de  même  espèce? 

Réponse.  —  Quelle  absurdité  !  Et  quel  rapport  peut-il  y  avoir 
entre  cette  liqueur  brute  de  quelque  genre  qu'elle  soit ,  et  un 
être  pensant  et  sentant  ?  On  ne  donne  point  ce  qu'on  n'a  point  ; 
ceux  qui  font  cette  question  sont  tout  au  moins  suspects  de  ma- 
térialisme ;  mais  heureusement  l'absurdité  de  leur  hypothèse 
empêche  qu'elle  ne  soit  dangereuse. 

Troisième  question.  —  Onjjrétend  avoir  trouvé  le  secret  d'une 
petite  poudre  qui  a  cette  propriété ,  que  quand  il  tombe  une  étin- 
celle dessus,  cette  poudre  éclate  avec  grand  bruit,  et  peut , 
quoiquen  assez  petite  quantité,  renverser  dans  son  exjjlosion 
des  édifices  considérables.  On  demande  si  la  chose  est  possible? 

Réponse.  —  Cela  est  impossible  par  tous  les  principes  delà  mé- 
canique. Pour  qu'une  petite  masse  en  renverse  une  grande,  il 
faut  au  moins  que  cette  petite  masse  soit  douée  d'une  vitesse 
énorme.  Et  comment  une  étincelle  peut-elle  communiquer  une 
si  grande  vitesse  à  un  amas  de  grains  de  poudre  en  repos?  car 
d'un  côté  celte  étincelle  est  beaucoup  moindre  que  l'amas  de 
grains  de  poudre  ,  et  de  l'autre  la  vitesse  avec  laquelle  elle  tombe 
sur  cet  amas  de  grains,  est  peu  considérable.  Il  faut  donc  encore 
renvoyer  ce  prétendu  fait  au  catalogue  des  fables. 

Cela  est  fort  bien  raisonné  ;  mais  celte  poudre  existe  cepen- 
dant ,  au  grand  détriment  de  l'espèce  humaine. 

On  ose  avancer  qu'un  physicien  de  cabinet ,  qui  aurait  cherché 
à  deviner  par  les  raisonnemens  et  hrs  calculs  les  phénomènes  de 
îa  nature,  et  qui  les  verrait  ensuite  tels  qu'ils  sont,  serait  bien 
étonné  de  n'avoir  presque  jaraOvis  rencontré  juste.  Il  ressemble- 
rait aux  habitans  des  îles  Mariannes  ,  qui  la  première  fois  qu'ils 
virent  du  feu ,  prirent  cette  matière  pour  un  animal  qui  dévorait 
tout  ce  qui  se  trouvait  proche  de  lui.  Un  Hollandais  qui  entre- 
tenait un  roi  de  Siam  des  particularités  de  la  Hollande,  lui  dit 
entre  autres  choses  que  dans  son  pays  l'eau  se  durcissait  quel- 
que fois  si  fort  pendant  la  saison  la  plus  froide  de  l'année ,  que  les 
hommes  marchaient  dessus  e  tque  cette  eau  ainsi  durcie  porterait 
des  éléphans  s'il  y  en  avait.  Jusqu'ici,  lui  dit  le  roi,  j'ai  cru  les 
choses  extraordinaires  que  iwus  m  avez  dites ,  parce  que  je  vous 
prenais  pour  un  Jiowme  dlwnneur  et  de  probité  ;  mais  présente- 
ment je  suis  assuré  que  vous  mentez.  Ce  roi  de  Siam  représente 
assez  bien  le  physicien  de  cabinet,  toujours  prêt  à  nier  comme 
impossible  ce  qu'il  ignore  et  ne  peut  comprendre,  et  à  rendre 
de  mauvaises  raisons  de  ce  qu'il  ne  peut  nier  parce  qu'il  le  voit. 


DE  PHILOSOPHIE.  i63 

En  voilà,  ce  me  semble,  assez  pour  convaincre  les  physiciens 
sages,  les  physiciens  vraiment  philosophes,  combien  ils  doivent 
être  sur  leurs  gardes,  et  si  j'ose  le  dire  ,  modestes,  même  à  l'é- 
gard des  faits  qu'ils  croient,  expliquer  le  plus  clairement  ;  puisque 
dans  des  cas  oli  ils  croiraient  atteindre  jusqu'à  la  démonstration  , 
ils  pourraient  avancer  des  absurdités  sans  le  savoir. 

C'est  bien  pis  quand  ces  explications  hasardées  ne  se  bornent  pas 
à  la  simple  spéculation,  mais  qu'elles  peuvent  avoir,  comme  en 
médecine,  les  effets  les  plus  nuisibles  ,  si  on  a  le  malbeur  de  so 
tromper.  La  médecine  systématique  me  paraît,  et  je  ne  crois 
pas  employer  une  expression  trop  forte  ,  un  vrai  fléau  du  genre 
humain.  Des  observations  bien  multipliées ,  bien  détaillées  ,  bien 
rapprochées  les  unes  des  autres,  voilà  ,  ce  me  semble  ,  à  quoi  les 
raisonnemens  en  médecine  devraient  se  réduire.  Je  ne  puis 
me  défendre  d'un  mouvement  d'indignation  et  de  pitié  quand  je 
me  rappelle  qu'un  homme  qui  se  faisait  appeler  médecin  ,  et  qui 
avait  pensé  me  faire  perdre  un  de  mes  amis,  en  rendant  très- 
dangereuse  une  maladie  très-légère,  venait  au  sortir  de  là  me 
prouver  que  la  médecine  était  plus  certaine  que  la  géométrie. 

Je  ne  prétends  pas  cependant  qu'il  n'y  ait  un  art  de  guérir  les 
hommes  ;  je  crois  même  cet  art  fort  étendu  dans  la  nature.  Mais 
je  le  crois  très-borné  pour  nous,  soit  parce  que  la  nature  s'obstine 
à  nous  cacher  son  secret ,  soit  parce  que  nous  ne  sr.vons  pas  l'in- 
terroger. L'apolog'ie  suivant,  fait  par  un  médecin  même,  homme 
d'esprit  et  philo-iopbe,  représente  assez  bien  l'état  de  cette  science. 
La  Nature,  dit-il ,  esi  aux  prises  avec  la  Maladie;  un  Ai>eugle 
anné  d'un  bdton  (  c'est  le  médecin)  arrii^e pour  les  mettre  d'ac- 
cord ;  il  tache  d'abord  de  faire  leur  paix  ;  quand  il  ne  peut  en 
venir  à  bout ,  il  levé  son  bâton  sans  savoir  où  il  frappe  ;  s'il  at- 
trape la  Maladie^  il  tue  la  Maladie  ;  s'il  attrape  la  Nature',  il 
lue  la  Nature.  Discunt periculis  nostris ,  dit  Pîiue  ,  et per  expéri- 
menta mortes  agunt  (i).  Un  médecin  célèbre ,  renonçant  i  la  pra- 
tique qu'il  avait  exercée  trente  ans  ,  disait,  y>  suis  las  de  deviner. 
L'art  de  conjecturer  en  médecine,  cet  art  si  néce^:îaire  et  si 
dangereux  ,  ne  saurait  donc  consister  dans  une  suite  de  raison- 
nemens appuyés  sur  un  vain  système.  C'est  uniquement  l'art  de 
comparer  une  maladie  qu'on  doit  guérir  ,  avec  les  maladies  sen- 
blab^es  qu'on  a  déjà  connues  par  son  expérience  ou  par  celle  des 
autres.  Cet  art  consiste  même  quelquefois  a  apercevoir  un  rap- 
port entre  des  maladies  qui  paraissent  n'en  point  avoir,  comme 
aussi  des  différences  essentielles,  quoique  fugitives  ,  entre  celles 
qui  paraissent  se  ressembler  le  plus.  Plus  on  aura  rassemblé  de 

(i)  Ils  s'instruisent  i>ar  les  dangers  où  ils  nous  exposent,  et  font  leurs  ex- 
jtJtriences  aux  dépens  de  notic  vie.  -  i^  ^ 


i64  ÉLÉMENS 

faits,  plus  on  sera  en  état  de  conjecturer  heureusement  ;  sup- 
posé néanmoins  qu'on  ait  d'ailleurs  cette  justesse  d'esprit  que  la 
nature  seule  peut  donner. 

Ainsi  le  meilleur  médecin  n'est  pas  ,  comme  le  préjugé  le 
suppose,  celui  qui  accumule  en  aveugle  et  en  courant  beaucoup 
de  pratique  ,  mais  celui  qui  ne  fait  que  des  observations  bien 
approfondies  ,  et  qui  joint  à  ces  observations  le  nombre  beau- 
coup plus  grand  des  observations  faites  dans  tous  les  siècles  par 
des  hommes  animés  du  même  esprit  que  lui.  Ces  observations 
sont  la  véritable  expérience  du  médecin  ;  elles  lui  offrent  mille 
fois  plus  de  faits  que  sa  propre  pratique  ne  peut  lui  en  fournir, 
et  par  conséquent  elles  exigent  de  lui,  pour  être  étudiées,  un 
temps  que  sa  propre  pratique  ne  doit  pas  absorber  tout  entier. 
Il  est  pourtant  vrai  qu'il  doit  joindre  cette  pratique  à  la  con- 
naissance de  celle  des  autres  ,  comme  il  est  nécessaire  qu'un  ar- 
penteur joigne  le  travail  des  opérations  sur  le  terrain  à  l'étude 
de  la  géométrie  dans  les  livres.  Mais  doit-on  préférer  le  médecin 
qui  n'a  que  l'expérience  de  ses  prédécesseurs ,  à  celui  qui   n'a 
que  la  sienne?  Je  vais  peut-être  avancer  un  paradoxe.  L'hi  toire 
romaine  nous  apprend  que  Lucullus  ,  qui  n'avait  jamais  fait  la 
guerre  avant  que  d'être  envoyé  contre  Mitliridate  ,  devint  gé- 
néral dans  la  route  par  la  seule  lecture  réfléchie  des  bons  ou- 
vrages en  ce  genre  ;  si  un  médecin  qui  n'aurait  jamais  pratiqué, 
avait  employé  son  temps  à  étudier  et  à  se  rendre  bien  propres 
les  observations  des  médecins  ses  prédécesseurs ,  je  ne  balancerais 
pas  à  le  préférer  à  celui  qui  ,  borné  à  ses  propres  observations  , 
aurait  d'ailleurs  pour  lui  la  pratique  la  plus  étendue.  Des  maîtres 
de  l'art  sont  en  cela  du  même  avis.  Je  préférerais,  disait  Rhazes, 
lin  médecin  savant  qui  n'aurait  jamais  vu  de  malades,  à  un 
praticien  qui  ignorerait  ce  qu'ont  enseigné  les  anciens.  Le  pre- 
mier aurait  bien  plus  de  matériaux  que  le  second  pour  conjec- 
turer avec  succès,   puisqu'enfm  le  malheur  du  genre  humain 
veut  qu'un  médecin  en  soit  réduit  à  conjecturer. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  regretter  à  cette  occasion  que  le 
projet  formé  par  M.  Chirac  n'ait  pas  eu  lieu;  je  ne  doute  point 
que  la  médecine  n'en  eut  pu  tirer  de  grands  avantages.  Qu'on 
ine  permette  de  transcrire  ici  en  entier  cet  endroit  de  son  éloge 
par  M.  de  Fontenelle  ;  quoiqu'un  peu  long,  je  ne  crois  pas  de^ 
voir  en  rien  retrancher. 

«  M.  Chirac  avait  conçu  depuis  long -temps  une  idée  qui 
»  eut  pu  contribuer  à  l'avancement  de  la  médecine.  Chaque 
»  médecin  particulier  a  son  savoir  qui  n'est  que  pour  lui  ;  il  s'est 
»  fait  par  ses  observations  et  par  ses  réflexions  certains  principes 
»  qui  n'éclairent  que  lui  ;  un  autre  ,  et  c'est  ce  qui  n'arrive  que 


DE  PHILOSOI^HIË.  i65 

^  trop ,  s'en  sera  fait  de  tout  différens ,  qui  le  jetteront  dans 
»  une  conduite  opposée.  Non-seulement  les  médecins  parlicu- 
>♦  culiers  ,  mais  les  Facultés  de  médecine  semblent  se  faire  un 
«  honneur  et  un  plaisir  de  ne  s'accorder  pas.  De  plus  ,  les  ob- 
»  servations  d'un  pays   sont  ordinairement  perdues   pour   un 
»  autre.  On  ne  profite  point  à  Paris  de  ce  qui  a  été  remarqué  à 
i)  Montpellier.  Chacun  est  comme   renfermé  chez  soi  ,  et  ne 
î>  songe  point  à  former  de  société.  L'histoire  d'un£  maladie  qui 
^)  aura  régné  dans  un  lieu  ,  ne  sortira  point  de  ce  lieu-là  ,  ou 
»  plutôt  on  ne  l'y  fera  pas.  M.  Chirac  voulait  établir  plus  de 
»  communication  de  lumières  ,  plus  d'uniformité  dans  la  prati- 
î)  que.  Yingt-quatre  médecins  des  plus  employés  de  la  Faculté 
«  de  Paris  auraient  composé  une  Académie ,  qui  eut  été   en 
»  correspondance  avec  les  médecins  de  tous  les  hôpitaux  du 
»  royaume  ,  et  même  avec  ceux  des  pays  étrangers  ,  qui  l'eus- 
»  sent  bien  voulu.  Dans  un  temps  oii  les  pleurésies,  par  exemple, 
3)  auraient  été  plus  communes  ,  l'Académie  aurait  demandé  à 
>)  ses  correspondans  de  les  examiner  plus  particulièrement  dans 
»   toutes  leurs  circonstances,  aussi-bien  que  les  effets  pareillement 
»  détaillés  des  remèdes.  On  aurait  fait  de  toutes  ces  relations 
)>  un  résultat  bien  précis ,  des  espèces  d'aphorismes  ,  que  l'on 
»   aurait  gardés  cependant  jusqu'à  ce  que  les  pleurésies  fussent 
î>   revenues  ,  pour  voir  quels  changemens  ou  quelles  modifica- 
»  tions  il  faudrait  apporter  au  premier  résultat.  Au  bout  d'un 
»  temps  on  aurait  eu  une  excellente  histoire  de  la  pleurésie,  et 
»  des  règles  pour  la  traiter  ,  aussi  sûres  qu'il  soit  possible.  Cet 
»  exemple  fait  voir  d'un  seul  coup  d'œil  quel  était  le  projet,  tout 
»  ce  qu'il  embrassait ,  et  quel  en  devait  être  le  fruit.  M.  le  duc 
»  d'Orléans  l'avait  approuvé  et  y  avait  fait  entrer  le  roi,  mais  il 
»  mourut  lorsque  tout  était  disposé  pour  l'exécution.  »  On  ne  sera 
peut-être  pas  fâché  d'apprendre  par  la  suite  du  même  éloge,  ce 
qui  a  empêché  la  réussite  de  ce  projet  ;  je  ne  crois  point  ce  récit 
déplacé  dans  un  ouvrage  de  philosophie ,  ne  fût-ce  que  pour 
ajouter  de  nouveaux  traits  à  l'histoire  de   l'esprit  humain  ,  et 
pour  faire  connaître  les  causes  morales  qui ,  dans  les  siècles  les 
plus  éclairés  ,  retardent  le  progrès  des  sciences  les  plus  utiles. 

«  M.  Chirac  étant  devenu  premier  médecin  du  roi ,  sa  nou- 
»  velle  autorité  lui  réveilla  les  idées  de  son  Académie  de  méde- 

»  cine Mais  quand  le  dessein  fut  communiqué  à  la  Faculté 

»  de  Paris ,  il  y  trouva  beaucoup  d'opposition.  Elle  ne  goûtait 
«  point  que  vingt-quatre  de  ses  membres  composassent  une  pe- 
»  tite  troupe  choisie ,  qui  aurait  été  trop  fière  de  cette  distinc- 
«  tion  ,  et  se  serait  crue  en  droit  de  dédaigner  le  reste  du  corps. 
»  Les  plus  employés  devaient  la  former,  et  les  plus  employés 


i6G  ÈLÉMENS 

»  pouvaient-ils  se  charger  d'occupations  nouvelles  ?  N'étaii-on 
»  pas  dcjà  assez  instruit  parles  voies  ordinaires  ?  Enfin ,  comme 
»  il  est  aisé  de  contredire  ,  on  contredisait  ,  et  avec  force,  et  le 
»  premier  médecin,  trop  engagé  d'honneur  pour  reculer,  per- 
»  suadé  d'ailleurs  de  l'utilité' de  son  projet,  tombait  dans  l'in- 
»  certitude  de  la  conduite  qu'il  devait  tenir  à  l'égard  d'un  corps 
»  respectable.  La  douceur  et  la  vigueur  sont  également  dan- 
»  gereuses  ,  ej;  il  se  déterminait  pour  les  partis  de  vigueur,  lors- 
»   qu'il  fut  attaqué  de  la  maladie  dont  il  mourut.  >» 

Souhaitons  pour  le  bien  de  l'humanité 'que  ce  projet  si  utiie 
se  réveille  ,  qu'il  ne  trouve  plus  d'obstacles  dans  les  intérêts 
particuliers ,  et  que  ceux  qui  exercent  un  art  si  nécessaire,  con- 
courent d'un  commun  accord  à  le  rendre  le  moins  dangereux 
qu'il  est  possible.  Il  ne  le  sera  encore  que  trop ,  même  après  la 
réunion  des  lumières  de  tous  ceux  qui  l'ont  le  mieux  exercé  ;  que 
sera-ce  si  l'on  s'oppose  aux  effets  salutaires  que  celle  réunion 
produirait  infailliblement  ? 

Puisqu'il  est  question  de  ce  sujet  important  ,  je  crois  pouvoir 
parler  ici  d'un  autre  souhait  dont  l'exécution  serait  fort  à  dési- 
.rer.  Il  manque  ,  ce  me  semble  ,  deux  ouvrages  à  la  médecine  ; 
l'un  ,  médecine  prcsenfatwe ,  qui  enseignerait  le  régime  qn'il 
faut  suivre  pour  se  préserver  des  maladies  dont  on  peut  être 
menacé  ,  ou  par  sa  constitution  ,  ou  par  sa  faute  ;  l'autre  ,  mt- 
decine  négative  ,  qui  enseignerait  ce  qu'il  faut  ne  point  faire 
quand  on  est  attaqué  de  telle  ou  telle  maladie  ,  les  aliraens  et 
les  choses  dont  cette  maladie  exige  qu'on  s'abstienne.  J'aurais 
plus  de  foi  à  un  pareil  livre  qu'à  tous  ces  recueils  de  remèdes, 
ordonnés  par  les  médecins  qui  n'y  croient  pas,  ou  qui  n'y  croient 
que  par  bénéfice  d'inventaire,  et  adoptés  par  des  malades  im- 
patiens ,  qui,  après  avoir  forcé  et  dérangé  la  nature,  veulent 
ensuite  précipiter  son  opération  dans  le  rétablissement  de  Téco- 
nomie  animale.  Quand  nous  n'aurions  pas  le  malheur  d'être 
convaincus  trop  souvent  par  notre  propre  expérience  du  danger 
de  toute  celtft  pharmacie  ,  il  suffirait ,  pour  nous  convaincre  au 
moins  de  son  peu  d'utilité  ,  de  consulter  séparément  des  méde- 
cins reconnus  pour  habiles  sur  les  remèdes  dont  on  doit  user 
dans  telle  ou  telle  maladie.  Il  est  assez  rare  qu'ils  ne  prescrivent 
pas  des  remèdes  diiférens ,  et  souvent  opposés.  Il  n'est  pas  rare 
même  ,  et  je  pourrais  en  citer  des  exemples  dont  j'ai  été  témoin, 
de  voir  des  médecins  ,  réputés  habiles  dans  la  connaissance  des 
médicaraens,  se  tromper  grossièrement  sur  la  nature  de  la  ma- 
ladie dont  on  est  attaqué  ,  ordonner  en  conséquence  les  remèdes 
que  prescrit  la  médecine  pour  la  maladie  qu'ils  supposent,  et 
guérir  par  ces  remèdes  la  maladie  qu'on  avait  réellement  :  effet 


DE  PHILOSOPHIE.  167 

-înerveillenx  de  la  pharmacie  ,  et  qui  prouve  à  quel  point  les 
effets  en  sont  certains  et  déterminés.  Aussi  les  plus  habiles  et  les 
plus  éclairés  de  nos  médecins  font-ils  de  toute  cette  pharmacie 
ie  cas  et  l'usage  qu'elle  mérite  ;  c'est  sans  douîe  en  ce  sens  qu'on 
'  a  dit  et  avec  grande  raison  ,  que  le  médecin  le  plus  digne  d'être 
consulté  ,  était  celui  qui  croyait  le  moins  à  la  médecine. 

Et  comment  les  médecins  s'accorderaient-ils  sur  les  remèdes  ! 
Ils  ne  s'accordent  pas  sur  les  faits  les  plus  iraportans  ;  par  exemple 
sur  la  question,  si  on  peut  avoir  deux  fois  la  petite  vérole  (i),  etsur 
beaucoup  d'autres  semblables  ?  Mais  en  voilà  assez  sur  l'incerti- 
tude de  cet  art  ou  de  cette  science ,  comme  on  \oudra  l'appeler. 

Si  l'art  de  conjecturer  est  la  ressource  presque  unique  de  la 
médecine  ,  malgré  l'importance  de  l'objet ,  cet  art  est  souvent 
forcé  de  s'exercer  en  jurisprudence  sur  des  sujets  qui  ne  sont 
guère  moins  intéressans,  la  fortune,  l'honneur,  l'état ,  la  liberté 
et  quelquefois  même  la  vie  des  hommes.  Cette  science  a  pour- 
tant un  avantage  que  la  médecine  a  rarement,  celui  d'avoir  dev 
principes  fixes  et  décidés,  quoique  souvent  arbitraires  dans  leur 
institution.  Ces  principes  sont  les  lois  de  chaque  Etat ,  qui  ne 
peuvent  être  changées  que  par  une  volonté  expresse  de  ceux  qui 
gouvernent.  En  médecine,  les  deux  choses  qu'il  importe  de  con»- 
iiaître  ,  sont  souvent  incertaines  l'une  et  l'autre  ,  le  mal  et  le  re- 
mède ;  en  jurisprudence ,  le  remède  est  toujours  donné  par  Ist 
loi  ,  le  genre  du  mal  seul  peut  être  équivoque.  L'art  de  conjec- 
turer se  réduit  donc  à  bien  déterminer  ce  qui  tombe  dans  le  cas 
de  la  loi  :  il  y  a  même  des  Etats,  et  ce  ne  sont  pas  les  moins 
sages  ,  oii  cette  question  est  la  seule  sur  laquelle  les  juges  j^ro- 
noncent  ;  c'est  la  loi  qui  ordonne  le  reste  ,  et  qui  fait  l'arrêt. 

Le  juge  peut  rencontrer  deux  espèces  de  difticultés  à  fixer  ce 
qui  tombe  dans  le  cas  de  la  loi  ;  en  premier  lieu  l'insuffisance 
des  preuves  ;  et  en  second  lieu,  lors  même  que  les  preuves  sont 
incontestables  ,  la  différence  réelle  ou  apparente  du  cas  proposé 
à  ceux  que  la  loi  a  expressément  prévus  :  car  il  est  évident 
qu'elle  ne  saurait  tout  prévoir.  Quelquefois  même  les  deux  dif- 
ficultés se  réunissent  ,  et  la  décision  en  devient  encore  plus  épi- 
neuse. Mais  si  le  juge  n'est  que  trop  souvent  obligé  d'avoir  recours 
à  la  conjecture ,  au  moins  doit-il  être  d'autant  plus  réservé  dans 
l'usage  qu'il  en  fait,  que  l'objet  est  plus  important,  surtout 
quand  il  s'agit  de  l'honneur  et  de  la  vie  des  hommes.  J'avouerai 
à  cette  occasion  que  deux  choses  fn'out  toujours  fait  peine  dans 
nos  lois  criminelles  françaises.  La  première ,  qu'il  ne  faille  que 
deux  témoins  pour  condamner  à  mort  un  accusé  ;  cette  loi  sup- 

(1)  Voyez  les  Réflexions  philosophiques  et  ?nathématiqu€i  sur  l'appliai» 
tion  du  Calcul  des  Prolabiliics  «j  l'inoculation^ 


i68  ÉLEMENS 

pose,  ce  me  semble  ,  qu'un  lionnete  homme  ne  peut  jamais 
avoir  deux  ennemis  (i).  La  seconde  ,  que  pour  infliger  la  peine 
de  mort  ,  la  pluralité  de  deux  voix  seulement  soit  suffisante  : 
une  pluralité  si  peu  considérable  n'est-elle  pas  une  preuve  que 
le  crime  n'est  pas  avéré?  et  peut-on  se  résoudre  à  priver  un 
homme  de  la  vie,  quand  son  crime  n'est  pas  aussi  clair  que  le 
jour?  Les  auteurs  d'une  jurisprudence  si  sévère  auraient-ils 
pris  pour  principe  ,  qu'il  est  moins  dangereux  de  punir  un  in- 
nocent que  d'épargner  un  coupable?  Principe  dont  la  morale  des 
Etals  peut  s'accommoder  quelquefois,  mais  qui  répugne  à  la  na- 
ture, dont  la  loi  parlait  aux  hommes  avant  qu'il  y  eût  des  Etats. 

Il  faut  pourtant  convenir  que  malgré  cet  inconvénient  de  nos 
lois,  peut-être  inévitable  (car  je  respecte  la  sagesse  qui  les  a 
dictées),  les  innocens  condamnés  sont  rares,  grâce  à  la  pénétra- 
tion et  à  la  probité  de  nos  juges.  Mais  il  suffirait  qu'il  y  en  eût 
un  par  siècle  (  et  par  malheur  le  nombre  en  est  plus  grand  ),  pour 
faire  treuibler  le  juge  le  plus  éclairé  et  le  plus  intègre  ,  quand 
il  est  forcé  de  prononcer  la  mort  d'un  accusé. 

Je  ne  parle  point  d'un  grand  nombre  d'autres  reproches 
qu'on  est  endroit  de  faire  à  la  jurisprudence  criminelle  de  toutes 
les  nations.  Osons  dire  seulement  que  chez  la  plupart  des  peu- 
ples de  l'Europe ,  cette  partie  si  importante  de  la  législation  est 
encore  dans  son  enfance.  On  peut  en  voir  la  preuve  dans  l'ex- 
cellent Traité  des  délits  et  des  peines ,  par  M.  Beccaria  (2)  ;  ou- 
vrage que  la  philosophie  et  l'amour  des  hommes  semblent  avoir 
dicté,  et  qui  mérite  d'être,  si  je  puis  m'exprimer  de  la  sorte, 
le  bréviaire  des  souverains  et  des  législateurs. 

Venons  à  l'art  de  conjecturer  en  histoire.  Cet  art  a  pour  base 
la  solution  d'une  question  dont  l'usage  s'étend  au-delà  de  l'his- 
toire même  ;  solution  qui  peut  être  soumise  à  des  règles,  mais 
à  des  règles  délicates  dans  l'application  :  je  veux  parler  de  la 
probabilité  des  témoignages  ,  et  djii  degré  de  foi  plus  ou  moins 
grand  qu'on  doit  y  ajouter. 

(i)  On  pretcnrl  qne  cette  loi  est  fonde'e  sur  le  passage  de  l'Evangile,  in  ore 
duoruni  aut  triuni  tesiiuni  stabit  omne  verbum.  Je  suis  persuade',  pour 
l'honneur  de  ceux  qui  ont  préside'  à  nos  lois,  qu'ils  n'ont  jamais  eu  an  vue 
cette  application  si  forcée. 

(2)  Cet  ouvrage  ,  compose'  en  italien  ,  a  e'te  traduit  en  français  par  un  homme 
tle  lettres  qui  y  a  fait ,  dans  fordrc  des  matières,  des  changemens  approuves 
et  adoptes  par  Fan  leur.  L'intcrét  que  nous  prenons  à  cet  excellent  livre  nous 
fait  désirer  que  l'aufenr  y  donne  tout  le  degré  de  perfection  dont  il  est  sus- 
ceptible; qu'il  développe  davantage  ses  idées  sur  certains  articles  impor- 
tans  ;  qu'il  apprctondissc  encore  plus  certaines  questions;  qu'il  supprime  les 
ternies  scientifiques  auxquels  il  pourra  en  substituer  de  plus  connus  et  de  plus 
à  la  portée  de  tout  le  monde  :  la  morale  étant  faite  pour  l'utilité  générale, 
doit,  autant  qu'il  est  possible,  parler  le  langage  vulgaire. 


DE  PHILOSOPHIE.  169 

Un  géomètre  anglais  ,  à  qui  les  mathématiques  ont  d'ailleurs 
quelque  oblipjation,  s'avisa  ,  à  la  fin  du  dernier  siècle,  de  cal- 
culer la  probabilité  du  christianisme  dans  un  ouvrage  intitulé  , 
Principes  mathématiques  de  la  théologie  chrétienne.  Il  pose  pour 
principe,  1°.  que  la  foi,  suivant  la  parole  de  Jésus-Christ,  doit 
être  nulle  sur  la  terre  au  jour  du  jugement  dernier  ;  2,^.  que  les 
témoignages  sur  lesquels  la  croyance  des  chrétiens  est  appuyée, 
décroissent  de  probabilité  à  mesure  qu'on  s'éloigne  de  leur 
source.  Il  cherche  donc  le  temps  où  cette  probabilité  sera  réduite 
à  rien  ;  ce  temps  doit  être,  selon  lui ,  celui  de  la  fin  du  monde, 
qu'il  fixe  par  ses  calculs  à  l'année  3i5o  ;  c'est-à-^dire  dans  treize 
cent  quatre-vingt-quatre  ans.  On  connaît  plus  d'un  exemple 
de  l'abus  du  calcul  mathématique  ;  je  doute  qu'il  y  en  ait  jamais 
eu  de  plus  étrange  que  celui-ci.  Il  l'est  à  tel  point,  que  quelques 
lecteurs  ont  pris  pour  une  plaisanterie  ,  aussi  mauvaise  qu'indé- 
cente, les  raisonnemens  et  l'ouvrage  entier  de  l'auteur.  Mais  il 
suffit  de  lire  cet  ouvrage  ,  et  de  voir  le  ton  grave  qui  y  règne, 
l'air  même  de  profondeur  qu'on  y  affecte,  pour  être  persuadé 
que  l'auteur  a  parlé  très-sérieusement  ;  d'ailleurs  une  plaisan- 
terie algébrique  ,  surtout  quand  elle  occupe  tout  un  volume , 
serait  une  bien  triste  plaisanterie. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  sans  entreprendre  de  réfuter  cet  écrivain  , 
et  sans  rappeler  ici  les  preuves  si  connues  de  la  révélation  ,  dont 
le  détail  n'appartient  pas  à  des  élémens  de  philosophie  ,  exami- 
nons seulement  s'il  est  bien  vrai ,  comme  ce  géomètre  le  suppose, 
que  la  probabilité  d'un  fait  diminue  à  mesure  qu'on  s'éloigne  du 
temps  où  il  s'est  passé. 

D'abord  ,  cet  affaiblissement  paraît  incontestable  quand  la 
probabilité  du  fait  est  appujée  sur  le  simple  témoignage  verbal 
de  génération  en  génération  ;  par  la  même  raison  qu'un  fait , 
même  arrivé  de  notre  temps  et  dans  l'ordre  le  plus  commun , 
est  d'autant  moins  certain  pour  nous,  qu'il  se  trouve  plus  de 
personnes  entre  relui  qui  raconte  et  celui  qui  dit  avoir  vu.  Car 
pour  croire  ce  fait,  il  faut  supposer  que  chaque  témoin  inter- 
médiaire l'a  réellement  ouï  dire  à  celui  qui  le  lui  a  transrais; 
puisque  s'il  en  est  un  seul  qui  ne  l'ait  pas  réellement  ouï  dire, 
dès-lors  la  chaîne  de  la  tradition  est  rompue  :  il  est  donc  évident 
que  la  raison  de  douter  se  multiplie  à  mesure  qu'il  y  a  plus  de 
témoins  intermédiaires.  Or  la  même  raison  de  douter  a  lieu 
pour  les  faits  qui  se  transmettent  de  bouche  d'une  génération  à 
l'autre  :  la  raison  de  douter  est  même  plus  forte  dans  ce  second 
cas,  parce  que  les  témoins  intermédiaires  n'existant  plus,  comme 
ils  existent  dans  le  cas  d'un  fait  arrivé  de  notre  temps,  il  est  im- 
possible de  s'assurer  s'ils  ont  dit  en  effet  ce  qu!on  leur  attribue. 


r^ô  ÉLÉMENS 

Il  n'en  est  pas  <îe  même  quand  le  fait  est  transmis  par  e'crit. 
Tout  se  réduit  à  savoir  si  l'ouvrage  qui  nous  le  transmet  n'est  ni 
supposé  ni  altéré  ;  car  alors  cet  ouvrage  doit  obtenir  de  nous  la 
même  crojance ,  que  si  l'auteur  nous  racontait  directement  le 
fait  dont  il  est  ou  dont  il  prétend  avoir  été  témoin.  îl  ne  s'agira 
plus  que  d'examiner  ensuite  quel  degré  de  foi  on  devrait  ajouter 
à  ce  témoin  s'il  nous  parlait  lui-mcme  ;  or  ce  degré  de  foi  doit 
se  mesurer,  et  sur  la  nature  du  témoin,  et  sur  celle  du  fait  qu'il 
raconte.  Dès  qu'on  ne  pourra  douter  raisonnablement  queTite- 
Live ,  par  exemple ,  n'ait  écrit  son  histoire,  l'existence  de  Scipion 
ne  sera  pas  plus  douteuse  dans  dix  siècles  qu'elle  ne  l'est  aujour- 
d'hui ,  ni  les  prodiges  que  cette  histoire  nous  raconte  ,  moins 
douteux  aujourd'hui  qu'ils  le  seront  dans  dix  siècles. 

On  doit  cependant  remarquer  que  plus  les  faits  transmis  par 
écrit  seront  difficiles  à  croire ,  plus  il  faudra  d'examen  et  de 
scrupule  pour  s'assurer  si  l'ouvrage  a  été  véritablement  écrit 
dans  le  temps  oii  on  le  suppose.  Cet  examen  scrupuleux  est  sur- 
tout nécessaire  ,  si  l'ouvrage  paraît  avoir  pour  but  unique  ou 
principal  de  raconter  des  prodiges  ,  et  de  changer  la  manière  de 
penser  des  hommes  sur  des  points  imporîans.  Car  plus  un  auteur 
montre  de  dessein  et  de  désir  d'être  cru,  surtout  en  racontant 
des  choses  extraordinaires,  plus  son  témoignage  doit  être  sus- 
pect ,  plus  il  est  naturel  de  supposer  qu'il  n'a  pas  écrit  dans  un 
temps  où  il  pouvait  avoir  des  contradicteurs.  Par  conséquent, 
plus  les  faits  qu'un  auteur  raconte  s'éloignent  de  Tordre  com- 
mun ,  plus  il  est  nécessaire  de  s'assurer  que  c'est  véritablement 
un  témoin  oculaire  ou  contemporain  qui  les  a  écrits.  Mais  que 
l'ouvrage  attribue  à  cet  auteur  soit  réel  ou  supposé  ,  le  doute  ou 
la  certitude  sur  cette  qualité  de  l'ouvrage  ,  ne  seront  ni  plus  ni 
moins  grands  pour  nos  neveux  que  pour  nous. 

Observons,  au  reste,  que  pour  constater  la  non-supposition  de 
l'ouvrage  dont  il  s'agit,  il  faut ,  entre  cet  ouvrage  et  nous,  une 
suite  non  interrompue  et  incontestable  de  témoignages  par  écrit 
qui  en  attestent  la  réalité.  Car  si  entre  l'ouvrage  et  le  premier  té- 
moignage par  écrit ,  il  y  avait  une  lacune  formée  par  une  sim- 
ple tradition  orale,  alors  la  réalité  de  l'ouvrage  serait  d'autant 
plus  douteuse  que  le  temps  de  cette  lacune  serait  plus  long  ;  ce 
cas  retomberait  dans  celui  d'un  fait  attesté  par  le  simple  témoi- 
gnage verbal  de  plusieurs  générations  successives  ,  depuis  l'épo- 
que qu'on  suppose  à  l'ouvrage  en  question  jusqu'au  premier  té- 
moignage par  écrit. 

Observons  enfin  que  plus  les  témoignages  par  écrit  s'éloignent 
de  notre  siècle  en  remontant,  plus  la  réalité  de  ces  témoignages 
est  difficile  à  prouver  ;  parce  qu'ils  sont  en  plus  petit  nombre  ,  et 


DE  PHILOSOPHIE.  171 

31101115  propres  par  conséquent  à  se  confirmer  les  uns  les  autres. 
Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  le  cloute  ,  sur  la  réalité  de  ces  té- 
moignages (s'il  doit  avoir  lieu),  ne  peut  commencer  raisonna- 
blement qu'à  une  certaine  époque  plus  ou  moins  éloignée  de 
noire  temps,  et  que  depuis  cette  époque  jusqu'à  nous,  tout  le 
temps  qui  s'est  écoulé  ne  ^leul  produire  aucune  incertitude  nou- 
velle. 

li  est  donc  question  dans  tous  les  cas ,  soit  de  tradition  orale  , 
soit  de  tradition  écrite,  de  remonter  au  premier  témoin  qui  ra- 
conte. Il  faudra  ensuite  eximiner  si  celémoin  est  oculaire,  ou  seu- 
lement contemporain  ;  s'il  est  le  seul  qui  ait  vu  ,  ou  si  plusieurs 
ont  vu  la  même  chose  ,  et  nous  en  assurent  ;  si  leur  témoignage 
est  uniforme  et  non  contesté,  ni  contrarié,  ni  même  altéré  par 
d'autres;  si  le  fait  qu'on  raconte  est  dans  l'ordre  communion  s'il 
n'y  est  pas  ;  si  dans  ce  dernier  cas  les  témoins  qui  en  déposent  ont 
été  assez  éclairés  pour  ne  se  pas  tromper;  s'ils  sont  à  l'abri  de  tout 
soupçon  de  séduction  ou  d'enthousiasme;  s'ils  n'ont  pas  eu  d'in- 
térêt à  voir  les  choses  telles  qu'ils  désiraient  qu'elles  fussent  ;  s'ils 
n'en  ont  point  eu  à  dire  qu'ils  les  ont  vues  pour  se  faire  croire  plus 
aisément;  enfin  si  en  les  supposant  de  bonne  foi  et  sans  intérêt  , 
il  n'y  a  pa,  plus  de  raisons  de  les  supposer  dans  Terreur,  que  de 
croire  que  les  lois  ordinaires  et  constantes  de  la  nature  aient  été 
violées  pour  contredire  des  vérités  solidement  établies. 

On  aurait  grand  tort  de  conclure  de  toutes  ces  règles  ,  aussi 
sévères  qu'indispensables,  qu'il  faille  toujours  refuser  sa  croyance 
au  témoignage  des  hommes  en  fait  de  prodiges.  On  en  conclura 
seulement' qu'il  faut  êire  très-circonspect  à  y  ajouter  foi;  plus  les 
faux  miracles  seront  décriés,  plus  les  vrais  miracles  y  gagneront. 
Il  y  a  plus  de  trente  ans  qu'il  se  faisait  tous  les  jours  des  mi- 
racles sans  fin  dans  un  cimetière  situé  à  l'extrémité  de  Paris.  Ces 
miracles  sont  attestés,  dit-on,  par  des  témoignsges  nombreux 
et  authentiques.  Il  n'y  a  dans  toute  l'histoire  ancienne  et  mo- 
derne ,  aucune  espèce  de  prodiges  (si  on  en  croit  les  partisans  de 
ceux-ci)  qui  puissent  compter  et  réclamer  tant  de  voix  en  sa  fa- 
veur (i).  Si  ce  recueil  de  témoignages  parvenait  à  la  postérité, 
seul  et  dégagé  de  tout  ce  qui  doit  le  rendre  nul ,  elle  se  trouve- 
rait embarrassée  ,  et  n'oserait  prononcer  sur  la  fausseté  de  ces 
prétendus  prodiges,  en  les  voyant  assurés  par  des  hommes  dont 
l'état,  le  nombre,  et  les  lumières  qu'on  leur  suppose,  semblent 
obliger  de  les  croire  sur  leur  parole  quand  ils  assurent  avoir  vu. 
Je  dirai  plus.  Un  grand  nombre  de  partisans  de  ces  prétendus 

(i)  Les  partisans  de  ces  miracles  ont  ose  imprimer  expressément  que  les 
miracles  de  Je'sus-Christ  nV'taient  pas  mieux  atteste's  que  les  leiuij  '■  on  ».  fûil 
l'iionncur  h  cette  assertion  impie  de  la  réfuter  sérieusement, 


1721  ÉLÉMENS 

miracles  ont  été  privés  de  leurs  biens  ,  exilés,  emprisonnés  ,  per- 
sécutés ,  sans  changer  d'avis.  Il  n'est  guère  douteux  que  plusieurs 
n'eussent  souffert  de  plus  grands  maux  pour  soutenir  la  vérité  de 
ce  qu'ils  croyaient  avoir  vu;  la  postérité  serait-elle  sage  d'en  con- 
clure (sans  autre  examen)  qu'ils  n'étaient  ni  fourbes,  ni  dupes? 
Nullement;  car  les  histoires  sont  pleines  de  fanatiques  qui  ont 
même  souffert  la  mort  avec  courage  pour  leurs  erreurs  ;  et  il  est 
aussi  facile  à  des  hommes  inattentifs  ou  prévenus ,  de  se  tromper 
sur  des  faits  que  sur  des  opinions. 

Aussi  l'embarras  de  la  postérité  sur  cette  nuée  de  témoignages 
commencerait  à  diminuer  ,  si  elle  apprenait  en  même  temps  les 
contradictions  que  ces  miracles  ont  essuyées  dans  le  lieu  même 
qui  les  a  vu  naître  ,  le  peu  de  foi  que  les  sages  y  ont  ajouté  ,  et 
îe  ridicule  dont  ils  ont  fini  par  couvrir  le  parti  qui  s'en  préva- 
lait. Bientôt  cet  embarras  se  réduirait  à  rien,  si  elle  savait  que 
dès  que  le  théâtre  de  ces  prétendus  prodiges  fut  fermé  ,  il  ne  s'en 
fit  plus,  parce  qu'on  avait  éteint  le  foyer  oii  l'enthousiasme  allait 
s'allumer  par  une  communication  réciproque ,  et  muré  ,  si  je 
puis  parler  ainsi,  l'atelier  où  se  fabriquaient  les  lunettes  du  fa- 
natisme. 

Tel  est  à  peu  près  le  sort  qui  est  destiné  à  la  plupart  des  faits 
de  cette  nature,  et  qui  règle  le  jugement  qu'on  en  doit  porter. 
On  peut  dire  avec  beaucoup  de  raison  que  l'incrédulité  sur  ce 
point  estlecommencementde  la  sagesse.  J'ajoute  même  que  c'est 
pour  un  chrétien  le  commencement  de  la  foi  ;  car  la  première 
disposition,  pour  être  persuadé  des  vrais  miracles ,  est  de  rejeter 
ceux  qui nele sont  pas.  Croira-t-on  les  prodiges  d'Accius  Navius, 
de  Curtius ,  et  mille  autres  semblables  ,  quoiqu'arrivés ,  si  on  s'en 
rapporte  à  l'histoire  ,  sous  les  yeux  de  tout  un  peuple  ?  Croira-t- 
on la  prétendue  résurrection  dont  on  fait  honneur  à  Apollonius  de  » 
Thyane,  quoique  exécutée,  selon  son  historien,  sur  le  plus  grand 
théâtre  ,  dans  la  capitale  du  monde?  Croira-t-on  que  le  vieux  de 
la  Montagne  n'en  imposât  pas  à  ses  disciples  ,  quoiqu'ils  courus- 
sent se  donner  la  mort  au  premier  signal  qu'ils  recevaient  de  lui? 
Croira-t-on  enfin  la  prétendue  guérison  d'un  paralytique  et  d'un 
aveugle  par  Yespasien,  quoique  rapportée  par  un  historien  tel  que 
Tacite ,  qui  semble  même  y  ajouter  une  espèce  de  foi  par  ces  pa- 
roles qui  terminent  son  récit;  les  témoins  de  ce  fait,  dit-il ,  Vas^ 
surent  encore  aujoiirdliuî ,  quoiqu'ils  n'aient  plus  d'intérêt  à  en 
imposer?  Si  on  ajoute  foi  à  ces  prétendues  merveilles,  pourra- 
t-on  croire,  comme  on  le  doit,  celles  que  l'Evangile  rapporte, 
puisque  la  vraie  religion  doit  avoir  seule  le  privilège  de  s'appuyer 
sur  de  vrais  miracles? 

La  circonspection  avec  laquelle  on  doit  admettre  les  témoi- 


DE  PHILOSOPHIE.  i^S 

gnages  en  cette  matière,  est  telle  que  souvent  un  témoignage , 
qui  paraîtrait  d'un  grand  poids ,  diminue  de  force  quand  on 
l'examine.  On  sent  aisément  que  mille  raisons  peuvent  contri- 
buer à  cet  affaiblissement.  Il  est  facile  cependant  de  se  faire  illu- 
sion à  ce  sujet,  et  de  vouloir  enlever  quelquefois  à  un  témoignage 
éclatant  une  force  qu'il  n'est  pas  possible  de  lui  ôter.  Qu'on  me 
permette,  pour  le  faire  sentir,  de  rapporter  im  exemple  célèbre. 
Ammien  Marcellin  raconte  le  prodige  des  feux  souterreins  qui  , 
sortant  tout  à  coup  du  sein  de  la  terre,  empêchèrent  que  le  tem- 
ple de  Jérusalem  ne  fut  rebâti,  comme  l'empereur  Julien  l'avait 
ordonné.  Or  Ammien  Marcellin  était  païen  , éclairé  ,  philosophe; 
il  raconte  ce  fait ,  et  ne  changea  pas  de  religion  ;  qu'en  faut-il 
conclure  ,  disent  les  incrédules  ?  l'une  de  ces  deux  choses  ,  ou  que 
le  passage  dont  il  s'agit  n'est  peut-être  point  d'Amraien  Marcel- 
îin  ,  et  qu'il  a  pu  être  ajouté  à  son  histoire  ,  comme  cela  s'est 
pratiqué  en  d'autres  occasions  par  une  fraude  plus  pieuse  qu'é- 
clairée ;  ou  que  si  c'est  lui  qui  a  raconté  ce  fait,  il  le  regardait , 
soit  comme  un  bruit  populaire,  soit  comme  purement  naturel. 
La  réponse  du  chrétien  à  cet  argument  est  toute  si^nple;  Dieu  a 
permis  que  la  philosophie  d'Ammien  Marcellin  fût  assez  aveugle 
pour  ne  pas  sentir  ou  ne  pas  connaître  les  preuves  qui  résultent 
de  ce  fait  en  faveur  de  la  prédiction  rapportée  dans  le  Nouveau- 
Testament ,  que  le  temple  de  Jérusalem  ne  serait  jamais  rebâti. 
Si  quelque  sultan  ,  également  aveugle  et  impie  ,  entreprenait  au- 
jourd'hui de  faire  rétablir  ce  temple,  soit  pour  braver  le  chris- 
tianisme en  détruisant,  s'il   le  pouvait,  une  de  ses  principales 
preuves,  soit  par  des  vues  de  politique  pour  attirer  les  Juifs  dans 
ses  Etats ,  et  en  augmenter  la  population  ,  il  est  hors  de  doute 
que  Dieu  empêcherait  l'exécution  de  ce  dessein  par  quelque  nou- 
veau prodige.  Mais  cet  Etre ,  aussi  sage  que  puissant ,  qui  ne  mul- 
tiplie pas  les  prodiges  en  vain  ,  se  contente  d'éloigner  de  l'esprit 
des  sultans  l'idée  de  rétablir  le  temple  des  Juifs.  C'est  en  effet 
une  chose  très-étonnante,  et  oii  le  doigt  de  la  Providence  paraît 
bien  marqué,  que  parmi  tant  d'empereurs  turcs,  ennemis  dé- 
clarés du  christianisme  ,  dont  même  quelques  uns  d'eux  avaient 
juré  la  perle  ,  aucun  n'ait  encore  pensé  au  projet  dont  nous 
parlons.  Quoi  qu'il  en  soit  ,  il  n'y  a  pas  ,  ce  me  semble  ,  de 
chrétien  sincère  et  zélé  qui  ne  doive  souhaiter  que  Dieu  permette 
celte  entreprise  impie.  Car  il  en  résulterait  infailliblement,  eu 
faveur  de  la  religion  chrétienne ,  un  nouvel  argument  des  plus 
éclatans. 

Il  n'est  point  de  partisan  éclairé  de  la  vraie  religion ,  qui  n'ad- 
niette  toutes  les  règles  que  nous  venons  d'établir  pour  l'examen 
des  miracles.  Les  défenseurs  d'une  si  bonne  cause  se  refusent 


i3?4  ELEMENS 

d'autant  moins  à  ces  règles,  qu'ils  ont  l'avantage  d'établir  par 
C3  moyen  la  certitude  des  prodiges  qui  servent  de  preuve  au 
christianisme  ;  certitude  qu'on  ne  peut  contester. 

Tels  sont  les  principes  généraux  sur  lesquels  est  appuyé  Fart 
de  conjecturer  en  matière  d'histoire  ,  ei  en  général  de  faits  et  de 
lénioignages.  Yenons  à  l'usage  de  cet  art  dans  une  autre  science  , 
celle  de  se  conduire  avec  les  hommes.  Dans  cette  science  l'art  de 
conjecturer  n'a  qu'un  principe  sûr,  parmi  beaucoup  de  règles 
fort  incertaines.  C'est  que  les  hommes,  si  dilTérens  d'ailleurs  ea- 
tre  eux  par  le  caractère,  par  les  opinions,  par  les  passions  qui 
les  agitent  ,  ont  un  sentiment  sur  lequel  ils  se  ressemblent  tous  , 
Tamour-propre  ,  avec  lequel  on  a  toujours  à  traiter  quand  on 
vit  avec  eux.  Un  auteur  moderne  a  dit  que  V intérêt  était  le  mo- 
bile de  toutes  les  actions  humaines.  Si  par  intérêt ,  couime  je  le 
crois,  et  comme  il  y  a  toute  apparence,  il  a  entendu  l'amour  de 
nous-mêmes,  non-seulement  il  a  dit  une  chose  bien  vraie,  il  a 
juême  dit  une  vérité  commune,  qui  a  cependant  été  regardée 
(pour  l'honneur  de  ce  riècle  philosophe)  comme  une  absurdité 
scandaleuse.  Ce  seul  princij)e  de  la  morale,  ne  faites  point  à 
autrui  ce  que  vous  ne  voudriez  pas  qui  vous  fût  fait ,  n'établit- 
il  pas  l'amour  de  nous-mêmes  pour  règle  et  pour  mesure  de 
celui  que  nous  devons  à  nos  semblables  ?  En  portant  nos  vues 
plus  haut  ,  et  nous  élevant  à  une  morale  supérieure  encore 
à  celle-là,  s'il  est  possible,  le  principe  le  plus  épuré  de  la 
vertu,  est,  si  je  ne  me  trompe,  le  désir  d'être  bien  avec  soi- 
même;  et  ce  désir,  qu'est-il  autre  chose  qu'une  suite  de  l'a- 
mour-propre  bien  entendu? 

L'amour  de  nous-mêmes,  guide  quelquefois  éclairé,  plus  sou- 
ventaveugle,  est  donc  le  grand  ressort  de  l'humanité.  Il  faut  bien 
se  dire  que  dans  toutes  leurs  actions  ,  tous  leurs  discours  ,  toutes 
leurs  pensées ,  tous  leurs  écrits  même  ,  les  hommes  n'ont  qu'un 
refrein  perpétuel  ;  c'est  celui  de  ce  roi  qui,  entendant  faire  l'é- 
loge d'un  autre  monarque ,  disait  tout  bas  .•  Et  moi  donc  ?  Les 
plus  adroits  sont  ceux  qui  font  sonner  le  moins  haut  ce  refrein 
si  naturel  ;  mais  cenx  qui  le  disent  le  plus  en  secret,  ne  sont 
pas  ceux  qui  le  répètent  le  moins  souvent,  et  avec  le  moins  de 
force. 

Avez-vous  besoin,  disait  une  femme  d'esprit  qui  connaissait 
bien  les  hommes,  d'intéresser  quelqu'un  en  iwtre  fai'eur  ?  flat- 
tez sa  vanité  par  des  éloges  ,  aussi  grossiei^s  même  qu'il  vous 
plaira,  si  vous  n  avez  pas  V esprit  ou  si  vous  ne  voulez  pas 
prendre  la  peine  de  louer  a<^ec  finesse  ;  peut-être  déplairez- 
vous  le  premier  jour ,  le  second  on  vous  supportera,  le  troisième. 
Qîi  vous  écoutera  avec  plaisir ,  le  quatrième  on  vous  aimera. 


DE  PHILOSOPHIE.  i-^f 

lî  serait  pourtant  fâcheux,  nous  l'avouerons  sans  peine,  que 
pour  réussir  auprès  des  hommes,  on  en  fut  réduit  à  flatter  si 
grossièrement  leur  vanité.  Si  c'est  un  moyen  sur  de  tirer  parti 
d'eux ,  que  de  caresser  leur  amour-propre,  c'est  un  moyeu  pé- 
nible pour  l'amour-propre  qui  caresse  celui  des  autres  ,  et  qui 
souffre  plus  ou  moins  du  sacrifice  qu'il  fait  par  là  de  ses  intérêts. 
Ajoutons  même  que  ce  moyen  peut  être  avilissant  pour  le  sage , 
qui  ne  doit  louer  que  ceux  qu'il  estioie.  Mais  s'il  n'est  jamais 
d'occasion  oîi  il  soit  obligé  d'encenser  bassement  la  vanité  d'au- 
trui ,  il  en  est  encore  moins  oii  il  se  trouve  forcé  de  la  blesser.  Il 
doit  donc  au  moins  ménager  ce  sentiment  dans  ses  semblables  , 
surtout  quand  il  a  quelque  chose  à  attendre  ou^à  désirer  d'eux. 
Le  plus  sage,  il  est  vrai,  est  celui  qui  n'attend  et  ne  désire  rien 
des  hommes,  au-delà  des  devoirs  mutuels  que  la  société  impose 
à  tous  ses  membres.  Mais  d'un  autre  côté  le  sage  a ,  comme  les 
autres,  son  amour-propre,  souvent  même  d'autant  plus  vif, 
qu'il  tâche  de  se  cacher  davantage.  Cet  amour-propre,  s'il  fait 
aux  autres  quelque  blessure,  s'expose  infailliblement  à  en  rece- 
voir de  pareilles  ;  il  essuie  même  des  dégoûts,  quand  il  ne  cher- 
che pas  à  en  donner;  il  doit  donc  au  moins  faire  en  sorte  qu'ils 
soient  rares,  et  surtout  qu'ils  ne  soient  pas  mérités. 

Cette  grande  règle  de  conduite,  de  ménager  l'amour-propre 
des  autres,  est  si  évidente  par  sa  nature,  et  si  facile  dans  l'ap- 
plication, qu'elle  n'appartient  même  presque  pas  à  Y  art  de  con- 
jecturer,  si  ce  n'est  peut-être  en  certains  cas  particuliers ,  oîi  re- 
lativement au  caractère  des  hommes,  ce  qui  blesserait  l'amour- 
propre  de  l'un,  flatterait  l'amour-propre  de  l'autre.  Mais  ce  qui 
exige  bien  davantage  toutes  les  ressource  de  la  conjecture,  c'est 
la  n^nière  de  nous  conduire  avec  les  hommes  relativement  à  nos 
fntérêts,  soit  pour  empêcher  qu'ils  n'y  nuisent,  soit  même  pour 
les  y  faire  servir:. ce  qui  suppose  la  connaissance  des  intérêts 
qu'ils  ont  eux-mêmes  ,  et  des  ressources  qu'ils  ont  pour  les  faire 
valoir;  ressources  qu'ils  doivent  puiser,  soit  dans  leurs  lalens , 
soit  dans  leur  caractère ,  soit  eufm  dans  leur  situation.  Cette  con- 
naissance ne  peut  s'acquérir  que  par  le  secours  de  l'expérience. 
De  toutes  les  vérités  que  le  comiuerce  du  monde  nous  apprend 
sur  cette  matière,  la  moins  sujette  à  exception  est  celle-ci ,  qu'il 
faut  sans  cesse  se  défier  des  hommes ,  et  user  de  la  plus  grande 
circonspection  en  traitant  avec  eux  :  maxime  aussi  triste  qu'im- 
portante ,  puisqu'elle  nous  met  dans  la  nécessité  de  regarder  nos 
semblables  comme  nos  ennemis.  Aussi ,  quoique  tous  les  livres 
nous  la  répètent,  quoique  tous  les  instituteurs  nous  la  crient , 
quoique  l'expérience  générale  de  tous  ceux  qui  nous  environnent 
nous  en  assure,  la  nature  nous  en  éloigne  si  fort,  le  besoin  qu9 


1^6  ÉLÉMENS 

nous  avons  de  nos  semblables,  et  le  plaisir  que  nous  trouvons 
dans  une  confiance  réciproque  ont  tant  d'attraits  pour  nous,  que 
pour  ne  pas  nous  y  livrer,  nous  avons  presque  toujours  besoin 
de  notre  propre  expérience.  Celle  de  tous  les  hommes  et  de  tous 
les  siècles  ne  nous  suffit  pas  ;  un  sentiment  confus  nous  fait  espé- 
rer que  nous  serons  plus  heureux  que  les  autres  dans  la  société  , 
comme  il  nous  flatte  que  nous  serons  plus  heureux  en  amour  , 
malgré  le  petit  nombre  de  gens  heureux  que  l'amour  a  faits.  Il 
suffit  qu'on  nous  ait  avoué  que  ce  malheur  général ,  attaché  à 
l'espèce  humaine,  a  quelques  exceptions,  quoique  fort  rares,  nous 
nous  flattons  que  l'exception  sera  pour  nous;  ce  n'est  qu'après 
avoir  été  trompés  ,  et  même  plus  d'une  fois,  que  nous  consen- 
tons enfin  à  mettre  la  défiance  en  pratique ,  et  que  nous  ensei- 
gnons cette  maxime  à  la  génération  suivante  ,  qui  n'en  profitera 
pas  mieux  que  nous.  On  commence  par  croire  tous  les  hommes 
honnêtes  gens  ;  souvent  on  finit  par  ne  plus  croire  à  la  probité  de 
personne  ;  c'est  un  autre  excès  :  mais  autant  est-il  excusable  dans 
celui  qui  a  long-femps  été  dupe  des  autres  ,  autant  est-il  odieux 
dans  celui  qui  n'aurait  encore  été  dupe  de  personne.  îl  faut  com- 
mencer par  êlre  trompé,  et  finir,  si  l'on  peut,  partie  plus  l'être. 
Je  dis,  si  l'en  peut  ;  car  quoique  l'expérience  apprenne,  et 
même  d'assez  bonne  heure,  à  se  défier  des  hommes  ,  cependant, 
quand  le  caractère  n'y  porte  pas  ,  elle  empêche  rarement  qu'on 
ne  soit  dupe  presque  toute  sa  vie.  On  se  souvient  de  temps  en 
temps  ,  dans  la  spéculation  ,  qu'il  faut  être  sur  ses  gardes  ,  mais 
on  ne  s'y  met  pas  pour  cela  ,  parce  qu'il  en  coulerait  pour  se 
contraindre  ;  et  on  se  dit  à  soi-même ,  quand  on  s'est  bien  exhorté 
à  être  défiant  ,  ces  vers  de  Britannicus  ; 

INarcisse  ,  tu  dis  vrai ,  mais  cette  défiance  » 

Est  toujours  d'un  grand  cœur  la  dernière  science  j 
On  le  trompe  long- temps. 

J'ai  tres-maiivaise  opinion  d'un  tel ,  me  disait  un  jour  un 
homme  de  beaucoup  d'esprit  ;  quelque  jeune  quil  ait  été,  je  ne 
lui  ai  jamais  vu  faire  ni  entendu  dire  de  sottises.  Ce  que  l'ex- 
périence a  bien  de  la  peine  à  apprendre  aux  hommes  faits  ,  la 
nature  seule  l'avait  appris  à  ce  jeune  homme;  et  on  avait  raison 
d'en  tirer  des  inductions  fâcheuses  pour  son  caractère.  Il  ne 
faisait  ni  ne  disait  de  sottises ,  parce  qu'il  savait  combien  les 
autres  hommes  sont  habiles  a  en  profiter  ;  et  pourquoi  le  savait- 
il ,  n'ayant  point  encore  vu  les  hommes?  Était-ce  parce  qu'on 
le  lui  avait  dit  ?  Non  ;  cette  vérité  ne  s'apprend  jamais  qu'à  ses 
propres  dépens,  à  moins  qu'elle  ne  soit  innée,  ou  pour  parler 
plus  juste  ,  enseignée  et  persuadée   par   un  naturel  vicieux. 


DE  PHILOSOPHIE.  17; 

C'est  ainsi  qu'elle  l'était  à  ce  jeune  homme  ;  il  craignait  que  les 
autres  ne  profitassent  de  ses  sottises ,  parce  qu'il  se  sentait  très- 
disposé  à  profiter  de  celles  d'autrui. 

On  ne  m'accusera  pas  de  prévention  contre  Tacite  ;  mais 
quand  je  le  vois  trouver  si  peu  de  motifs  honnêtes  aux  actions 
des  hommes  ,  j'en  suis  fâché  ,  non  pour  son  histoire  (qui  peut- 
être  n'en  est  que  plus  vraie)  mais  pour  sa  personne  :  je  crains 
qu'un  hornme  si  pénétrant  ,  et  si  peu  porté  aux  interprétations 
favorables  ,  ne  fût  un  peu  pour  ses  amis  ce  qu'il  était  pour  les 
princes,  et  qu'il  ne  pratiquât  la  funeste  maxime,  de  vivre  avec 
un  ami  comme  si  on  devait  un  jour  l'avoir  pour  ennemi.  Maxime 
si  aifreuse  ,  toute  prudente  qu'elle  est ,  qu'il  me  paraît  impos- 
sible d'en  faire  une  règle  de  conduite.  Je  ne  dirai  donc  à  per- 
sonne, méfiez-vous  de  votre  ami  ;  je  dirai  seulement,  ne  vous 
jjiaz  qu  après  une  longue  épreuve. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  il  résulte  de  tout  ce  que  nous  venons  de 
dire  ,  que  la  base  de  l'art  de  conjecturer  dans  la  science  du 
inonde ,  est  la  connaissance  des  hommes,  et  que  celui  qui  par 
une  longue  expérience ,  aidée  et  nourrie  de  ses  propres  réflexions, 
aura  appris  à  les  mieux  connaître,  sera  le  plus  capable  de  con- 
jecturer le  mieux  dans  l'art  de  se  conduire. 

Au  reste,  la  connaissance  et  l'usage  des  règles  suivant  les- 
quelles nous  devons  agir  dans  la  société  ,  tiennent  non-seulement 
aux  hommes  avec  qui  nous  vivons  ,  mais  encore  aux  événemens 
dont  nous  ne  sommes  pas  les  maîtres  ,  et  dont  l'influence  est 
néanmoins  si  fréquente  sur  nos  actions.  C'est  donc  un  nouvel 
objet  de  l'art  de  conjecturer ,  que  la  manière  dont  nous  devons 
agir,  ou  pour  prévenir  ces  événemens,  ou  pour  les  faire  naître, 
ou  pour  les  rendre  (quand  ils  sont  arrivée  sans  nous  ou  malgré 
nous)  les  plus  avantageux  ou  les  moins  nuisibles  à  notre  bon- 
heur qu'il  est  possible.  Mais  ce  serait  une  entreprise  presque 
illusoire  que  de  donner  des  principes  sur  ce  sujet  ;  la  diversité 
des  cas ,  des  circonstances  ,  des  situations  ,  demandant  pre^^que 
toujours  des  règles  différentes,  et  plutôt  une  espèce  de  couo  d'œil 
et  d'instinct  pour  se  déterminer  ,  que  la  logique  lente  et  timide 
des  mathématiciens  et  des  philosophes  vulgaires. 

La  politique  ,  qui  est  une  des  principales  parties  de  cet  art  de 
conjecturer ,  servirait  à  prouver  ,  s'il  était  nécessaire  ,  combien 
les  règles  de  cet  art  sont  peu  assurée*,  combien  elles  sont  fau- 
tives ,  combien  l'application  de  ces  règles  e>t  souvent  trofiipée 
par  les  événemens.  Je  n'en  voudrais  pour  exemple  que  ceux  qui 
se  sont  passés  récemment  et  sous  nos  yeux  ,  dans  la  ^Tuerre 
sanglante  qui  vient  de  finir.  Aussi  n'ai-je  point  été  surprix  de  voir 
le  héros  de  cette  guerre ,  le  prince  qui  s'y  est  acquis  une  gloire 
I.  12 


178  ELEMENS 

immortelle  ,  faire  bien  peu  de  cas  de  cet  art  de  cîiîcaiie  (pour 
ne  pas  dire  de  fourberie)  qu'on  a  honoré  du  nom  de  politique  ; 
on  ne  l'accusera  pourtant,  ni  de  vouloir  par  ce  mépris  se  venger 
d'avoir  été  dupe ,  ni  de  laisser  voir  le  dépit  qu'inspirent  les  mau- 
vais succès  (i). 

L'art  de  la  guerre ,  qui  est  l'art  de  détruire  les  hommes  , 
comme  la  politique  est  celui  de  les  tromper,  est  encore  un  de 
ceux  oii  l'art  de  conjecturer  a  de  quoi  s'exercer  le  plus.  Le 
guerrier  est  même ,  ainsi  que  le  médecin  ,  presque  uniquement 
réduit  à  cette  ressource.  S'il  y  avait  entre  eux  quelque  diffé- 
rence à  cet  égard  ,  elle  serait,  ce  me  semble,  à  l'avantage  du 
guerrier  ;  les  moyens  de  tuer  nos  semblables  sont  moins  incer- 
tains que  ceux  de  les  guérir.  Mais  combien  de  fois  arrive-t-il 
que  dans  l'art  de  la  guerre  les  événeniens  trompent  \es  conjec- 
tures ?  J'ose  en  appeler  encore  au  prince  dont  je  viens  de  parler. 
Combien  de  fois  n'a-t-il  pas  avoué  ,  quelque  intéressé  qu'il  soit 
k  soutenir  le  contraire ,  que  les  succès  du  général  le  plus  expéri- 
menté, le  plus  clairvoyant,  le  plus  actif,  sont,  beaucoup  plus 
souvent  qu'on  ne  pense,  l'effet  et  l'ouvrage  du  hasard  ? 

Ne  concluons  pourtant  pas  de  cet  aveu  modeste  ,  que  dans  la 
guerre  et  dans  la  politique  l'art  de  conjecturer  soit  une  chi- 
mère* Le  plus  habile  dans  cet  art ,  est  celui  dont  les  conjectures 
sont  le  moins  souvent  démenties  par  les  événemens.  Si  dans  le 
jeu  compliqué  et  dangereux  du  politique  et  du  guerrier  ,  on 
peut  supposer  que  deux  malheurs  valent  un  tort,  on  doit,  ce  me 
semble ,  reconnaître  aussi  que  deux  succès  valent  un  mérite. 
Quel  mérite  donc  à  ce  prince  que  celui  d'un  si  grand  nombre  de 
succès  ,  lorsque  tous  les  événemens  et  toutes  les  apparences 
étaient  contre  lui?  Sa  conduite  pendant  six  ans,  couronnée 
enfin  par  un  bonheur  mérité,  apprend,  non-seulement  aux  rois, 
mais  à  tous  les  hommes ,  que  deux  divinités ,  si  on  peut  ]3arler 
de  la  sorte ,  président  à  peu  près  également  aux  événemens  de 
ce  monde ,  la  sagesse  et  la  fortune  ;  que  si  les  événemens  trom- 
pent quelquefois  la  sagesse  ,  la  fortune  de  son  coté  amène  enfin 
des  événemens  heureux  ;  que  le  plus  habile  est  celui  qui  se  met 
en  état  de  profiter  de  ces  événemens  quand  ils  arrivent ,  et  qui 

(i)  Je  n'oublierai  point  l'une  des  premières  questions  que  ce  prince  me  fit, 
lorsque  j'eus  l'honneur  de  le  voir  après  Ja  conclusion  de  la  paix  ,  ayant  rosi.- te, 
contre  toute  vraisemblance  ,  à l'Euiope  presque  entière  liguée  pour  le  com- 
battre. 11  me  demanda  si  les  maiheuiatiques  fournissaient  quelque  mc'iliode 
pour  calculer  les  prohobilltcs  en  politique;  question  que  j'aurais  ctè  tenté 
de  prendre  pour  une  èpigrarame,  sans  le  ton  simple  et  vrai  avec  lequel  elle 
me  fut  faite.  Ma  repoirse  fut  que  je  ne  connaissais  point  de  mt-thode  pour  cet 
objet;  mais  que  s'il  eu  existait  quelqu'une,  elle  venait  d'èire  rendue  inutile 
par  le  prince  qui  me  faisait  cette  question. 


DE  PHILOSOPHIE.  17:) 

donne  ,  pour  ainsi  dire,  à  la  fortune  le  temps  de  venir  au  se- 
cours de  la  sagesse.  Cette  maxime  si  vraie  et  si  utile  ,  est  celle 
que  le  philosophe  doit  le  moins  perdre  de  vue  dans  la  conduite 
de  la  vie.  Donner  du  temps  à  la  fortune  doit  être  sa  devise  et  sa 
règle  ;  et  c'est  par  là  que  nous  terminerons  les  vérités  pratiques 
et  importantes  ,  que  nous  nous  étions  proposé  de  développer 
dans  cet  article. 

De  tous  les  objets  de  nos  connaissances  ,  il  en  est  deux  seu- 
lement qui  paraissent  ne  devoir  pas  être  soumis  à  Vart  de 
conjecturer;  les  sciences  mathématiques,  et  la  vérité  de  la 
religion  :  car  chacun  de  ces  deux  objets  doit  avoir  l'évidence 
pour  caractère  distinctif.  Nulle  difficulté  à  cet  égard  sur  les 
sciences  mathématiques.  On  rirait  d'un  géomètre  qui  voudrait 
employer  les  argumens  probables  pour  prouver  une  proposition 
d'Euclide.  Quant  aux  preuves  de  la  religion ,  il  semble  que 
celles  qui  seraient  purement  conjecturales  ,  doivent  élre  absolu- 
ment rejetées.  Si  Dieu  ,  comme  il  n'est  pas  permis  d'en  douter  , 
a  fait  connaître  aux  hommes  le  vrai  culte  qu'ils  doivent  lui 
rendre  ,  il  est  évident  que  les  raisonnemeus  qui  établissent  ce 
culte  ,  doivent  porter  dans  l'esprit  une  conviction  ,  du  moins 
aussi  frappante  que  les  démonstrations  géométriques  :  sans  quoi 
il  resterait  encore  des  motifs  raisonnables  de  douter,  et  par  con- 
séquent une  excuse  suffisante  à  l'incrédule  ,  qui  n'en  doit  point 
avoir.  Aussi  les  théologiens  les  plus  conséquens  ne  craignent 
point  de  soutenir  que  l'évidence  du  christianisme  est  égale  ,  ou 
même  au-dessus  de  celle  des  mathématiques.  Cependant,  le 
croira-t-on ,  il  s'est  trouvé  des  philosophes,  mêrue  religieux, 
des  philosophes  d'ailleurs  estimés  ,  qui  nous  disent  tranquille- 
ment dans  leurs  ouvrages  (1),  que  pour  croire  à  la  religion  chré- 
tienne ,  il  suffit  que  Vimpossibilité  iiLcn  soit  pas  démontrée.  ^\ 
les  ouvrages  de  ces  philosophes  pénètrent  chez  tant  de  nations 
engagées  dans  l'erreur,  n'est-il  pas  à  craindre  qu'à  l'aide  d'un 
pareil  argument,  ces  nations  ne  restent  invinciblement  attachées 
aux  religions  les  plus  absurdes?  En  effet,  combien  d'hommes 
pour  qui  il  est  comme  impossible  de  se  démontrer  la  fausseté 
d'un  culte  ,  auquel  l'exemple  ,  l'habitude  ,  les  préjugés  ,  l'igno- 
rance ,  la  superstition  les  lient?  Je  crois  bien  mieux  servir  la 
vraie  religion  en  disant  à  tous  les  hommes  :  Sojez  sûrs  que  votre 
religion  est  fausse ,  ou  du  moins  que  V  Etre  suprême  îHen  exige 
de  vous  ni  la  croj^ance  ,  ni  la  pratique ,  si  la  vérité  nen  est  pas 
plus  claire  que  le  jour.  En  vain  croirait-on  m'erabarrasser  ,  en 
m'objectant  les  mystères  du  christianisme;  la  géométrie  a  aussi 

(i)  Lettres  de  M.  de  Manpertiils,  IcUic  XVil,  et  Essai  de  Philosophie 
lîiorale  du  même  auteur^  chap.  Vil, 


i8o  ÊLÉMENS 

Jes  siens,  qui  ne  l'empêchent  pas  d'être  d'une  certitude  à  toute 
épreuve  ,  parce  que  l'évidence  des  raisonnemens  y  étouffe,  pour 
ainsi  dire,  l'obscurité  des  résultats.  Dans  la  vraie  religion  il  doit 
en  être  de  même  ;  plus  elle  aura  de  mystères  à  proposer,  plus 
elle  doit  éclairer  et  accabler  par  les  preuves  ;  et  je  ne  crains  pas 
qu'aucun  chrétien  soit  d'un  autre  avis. 


VI.  MÉTAPHYSIQUE. 

La  logique  étant  l'instrument  général  des  sciences  et  le  flam- 
beau qui  doit  nous  y  guider,  voyons  présentement  suivant  quel 
ordre  et  de  quelle  manière  nous  devons  porter  ce  flambeau  dans 
les  diflérenles  parties  de  la  philosophie. 

Nos  idées  sont  le  principe  de  nos  connaissances,  et  ces  idées 
ont  elles-mêmes  leur  principe  dans  nos  sensations;  c'est  une  vé- 
rité d'expérience.  Mais  comment  nos  sensations  produisent-elles 
nos  idées  ?  Première  question  que  doit  se  proposer  le  philosophe, 
et  sur  laquelle  doit  porter  tout  le  système  des  élémens  de  philo- 
sophie. La  génération  de  nos  idées  appartient  à  la  métaphysique  ; 
c'est  un  de  ses  objets  principaux,  et  peut-être  devrait-elle  s'y 
borner;  presque  toutes  les  autres  questions  qu'elle  se  propose 
sont  insolubles  ou  frivoles  ;  elles  sont  l'aliment  des  esprits  témé- 
raires ou  des  esprits  faux  ;  et  il  ne  faut  ])as  être  étonné  si  tant 
de  questions  subtiles ,  toujours  agitées  et  jamais  résolues,  ont 
fait  mépriser  par  les  bons  esprits  cette  science  vide  et  conten- 
tieuse  qu'on  appelle  communément  métaphysique.  Elle  eût  été 
à  l'abri  de  ce  mépris,  si  elle  eut  su  se  contenir  dans  de  justes 
bornes,  et  ne  toucher  qu'à  ce  qu'il  lui  est  permis  d'atteindre;  or 
ce  qu'elle  peut  atteindre  est  bien  peu  de  chose.  On  peut  dire  en 
un  sens  de  la  métaphysique  que  tout  le  monde  la  sait  ou  per- 
sonne, ou  pour  parler  plus  exactement,  que  tout  le  monde 
ignore  celle  que  tout  le  monde  ne  peut  savoir.  Il  en  est  des  ou- 
vrages de  ce  genre  comme  des  pièces  de  théâtre  ;  l'impression  est 
manquée  quand  elle  n'est  pas  générale. 

Le  vrai  en  métaphysique  ressemble  au  vrai  en  matière  de 
eout;  c'est  un  vrai  dont  tous  les  esprits  ont  le  germe  en  eux- 
mêmes,  auquel  la  plupart  ne  font  point  d'attention,  mais  qu'ils 
reconnaissent  dès  qu'on  le  leur  montre.  Il  semble  que  tout  ce 
qu'on  apprend  dans  un  bon  livre  de  métaphysique,  ne  soit  qu'une 
espèce  de  réminiscence  de  ce  que  notre  âme  a  déjà  su  ;  l'obscurité , 
quand  il  y  en  a  ,  vient  toujours  de  la  faute  de  l'auteur ,  parce  que 
la  science  qu'il  se  propose  d'enseigner  n'a  point  d'autre  langue 
que  la  langue  commune.  Aussi  peut-on  appliquer  aux  bons  au- 


DE  PHILOSOPHIE.  iSi 

teurs  àe  métaphysique  ce  qu'on  a  dit  des  bons  e'crivains ,  qu'il 
n*y  a  personne  qui,  en  les  lisant,  ne  croie  pouvoir  en  dire  autant 
qu'eux. 

Mais  si  dans  ce  genre  tous  sont  faits  pour  entendre ,  tous  ne 
sont  pas  faits  pour  instruire.  Le  mérite  de  faire  entrer  avec  faci- 
lité dans  les  esprits  des  notions  vraies  et  simples,  est  beaucoup 
plus  grand  qu'on  ne  pense,  puisque  l'expérience  nous  prouve 
combien  il  est  rare;  les  saines  idées  métaphysiques  sont  des  vé- 
rités communes  que  chacun  saisit,  mais  que  peu  d'hommes  ont 
le  talent  de  développer;  tant  il  est  difficile,  dans  quelque  sujet 
que  ce  puisse  être,  de  se  rendre  propre  ce  qui  appartient  à  tout 
le  monde.  Je  ne  crains  point  que  ces  réflexions  blessent  nos  mé-^ 
taphysiciens  modernes;  ceux  qui  n'en  sont  pas  l'objet  y  applau- 
diront, ceux  qui  pourraient  l'être  croiront  qu'elles  ne  les  regar- 
dent pas  ;  mais  les  lecteurs  sauront  bien  distinguer  les  uns  des 
autres. 

L'examen  de  l'opération  de  l'esprit  qui  consiste  à  passer  de  nos 
sensations  aux  objets  extérieurs,  est  évidemment  le  premier  pas 
que  doit  faire  la  métaphysique.  Comment  notre  âme  s'élance-t- 
elle  hors  d'elle-même ,  pour  s'assurer  de  l'existence  de  ce  qui  n'est 
pas  elle  ?  Tous  les  hommes  franchissent  ce  passage  immense ,  tous 
le  franchissent  rapidement  et  de  la  même  manière;  i^ suffit  donc 
de  nous  étudier  nous-mêmes ,  pour  trouver  en  nous  tous  les 
principes  qui  serviront  à  résoudre  la  grande  question  de  l'exis- 
tence des  objets  extérieurs.  Elle  en  renferme  trois  autres  qu'il  ne 
faut  pas  confondre.  Comment  concluons-nous  de  nos  sensations 
l'existence  de  ces  objets  ?  Cette  conclusion  est-elle  démonstrative  ? 
Enfin  comment  parvenons  -nous  par  ces  mêmes  sensations  à  nous 
former  une  idée  des  corps  et  de  l'étendue  ? 

La  première  de  ces  questions  ayant  pour  objet  une  vérité  de 
fait ,  c'est-à-dire ,  la  conclusion  que  nous  tirons  de  nos  sensations 
à  l'existence  des  objets,  la  solution  en  est  susceptible  de  toute 
l'évidence  possible.  Cette  conclusion  est  une  opération  de  l'es- 
prit dont  les  philosophes  seuls  s'étonnent ,  mais  dont  ils  ont  bien 
droit  de  s'étonner;  et  le  peuple  qui  rit  de  leur  surprise,  la  par- 
tage bientôt  pour  peu  qu'il  réfléchisse.  Pour  expliquer  cette  opé- 
ration ,  il  est  nécessaire  de  se  mettre  en  quelque  sorte  à  la  place 
d'un  enfant  qui  vient  de  naître,  et  de  suivre  le  développement 
de  ses  idées.  Ce  cours  d'ignorance ,  si  on  peut  l'appeler  de  la 
sorte,  est  beaucoup  plus  utile  que  ce  qu'on  appelle  quelquefois 
si  gratuitement  cours  de  science  dans  nos  écoles. 

Nous  ne  prétendons  point  blâmer  l'analyse  qu'un  philosophe 
moderne  a  faite  de  nos  sens  ,  en  examinant  ce  que  chacun  d'eux 
pris    séparément  peut   nous  apprendre  ,  et  ce  qu'ils  nous  ap- 


i82  ÊLEMENS 

prennent  e'tant  réunis.  Nous  croyons  seulement  que  celle  mé- 
thode serait  trop  longue  pour  des  éléraens.  On  doit  y  prendre 
l'homme  tel  qu'il  est,  et  non  tel  qu'à  la  rigueur  il  aurait  pu 
être. 

Mais  pour  prendre  l'homme  tel  qu'il  est ,  il  n'est  pas  nécessaire 
de  le  considérer  avec  tous  ses  sens  ;  il  suffit  de  lui  supposer  celui 
qui  paraît  essentiellement  attaché  à  l'existence  de  nos  corps ,  ce- 
lui dont  aucun  homme  n'est  jamais  absolument  privé  ,  le  toucher 
en  un  mot.  Le  philosophe  suivra  donc  l'intention  de  la  nature, 
en  s'attachant  au  toucher  comme  à  celui  de  nos  sens  qui  nous 
fait  vraiment  connaître  l'existence  des  objets  extérieurs.  D'ail- 
leurs l'impénétrabilité,  cette  qualité  essentielle  des  corps,  ne 
nous  est  connue  que  par  le  toucher;  nouvelle  observation  qui 
indique  le  toucher  au  métaphysicien ,  comme  le  sens  dont  il  doit 
s'aider  dans  une  pareille  recherche.  {Voyez  Eclaircissement, 
§\II,  pag.  193.) 

La  connaissance  des  objets  extérieurs  étant  acquise  dès  l'en- 
fance par  tous  les  hommes,  le  philosophe  doit  avoir  uniquement 
pour  but  de  démontrer  comment  elle  s'acquiert.  Il  peut  donc 
employer  le  langage  commun  qui  est  fondé  sur  cette  connais- 
sance acquise  ;  il  peut  se  servir,  par  exemple  ,  du  terme  de  corps 
extérieurs ,  avant  que  d'avoir  démêlé  comment  nous  en  connais- 
sons l'existence.  Cette  manière  de  s'énoncer  n'entraînera  ni 
équivoque  ,  ni  supposition  de  ce  qui  est  en  question  ;  parce  qu'il 
s'agit  uniquement  d'expliquer  un  fait  incontestable,  et  non  pas 
de  le  prouver. 

Une  observation  très-fréquente  et  très-simple  nous  sert  à  dis- 
tinguer notre  corps  de  ceux  qui  l'environnent.  Quand  quelque 
partie  de  notre  propre  corps  en  touche  une  autre,  notre  sensa- 
tion e^t  double  ;  elle  est  simple  et  sans  réplique  quand  nous  tou- 
chons un  corps  étranger.  En  voilà  assez  pour  distinguer  le  nous  ^ 
et  pour  reconnaître  d'abord  en  général  la  différence  de  ce  qui  est 
nôtre  d'avec  ce  qui  ne  l'est  pas.  Le  métaphysicien,  en  étendant 
et  en  développant  cette  observation,  répondra  d'une  manière  sa- 
tisfaisante à  la  première  des  trois  questions  sur  l'existence  des 
objets  extérieurs. 

Mais  la  conclusion  qu'il  tire  de  ses  sensations  à  l'existence  des 
objets  est-elle  démonstrative  ?  Les  philosophes  se  partagent  sur 
ce  point,  quoique  tous  conviennent  que  notre  penchant  à  juger 
de  l'existence  des  corps  est  invincible.  Ceux  qui  regardent  nos 
sensations  comjiie  une  preuve  démonstrative  de  l'existence  des 
objets,  prétendent  que  Dieu  nous  tromperait  si  nos  sensations 
ne  nous  représentaient  que  des  êtres  fantastiques.  Ces  philosophes 
en  raisonnant  ainsi,  tombent  dans  deux  inconvéniens.  Le  pre- 


DE  PHILOSOPHIE.  i83 

mier  est  de  prouver  une  vérité  directe  et  primitive  par  une  ve'- 
rité  réfléchie,  l'existence  des  corps  par  celle  de  Dieu;  tandis  que 
c'est  au  contraire  dans  l'existence  des  corps  qu'il  faut  chercher 
les  preuves  de  l'existence  de  Dieu  les  plus  solides,  celles  que 
toutes  les  écoles  de  philosophie  ont  généralement  admises.  Le 
second  inconvénient  est  de  croire  pouvoir  convaincre  par  le  rai- 
sonnement un  philosophe  opiniâtre,  que  Dieu  le  tromperait  s'il 
n'y  avait  point  de  corps.  «  Je  reconnais  comme  vous,  dira-t-il, 
»  l'existence  d'un  premier  Etre;  mais  c'est  lui  faire  injure  que 
»  de  lui  attribuer  vos  erreurs.  Pour  ne  pas  les  regarder  comme 
»  son  ouvrage,  il  suffit  de  penser  qu'il  est  assez  puissant  pour 
»  exciter  en  nous  des  sensations ,  sans  qu'il  y  ait  rien  au  dehors 
»  qui  lui  serve  à  les  produire.  Il  ne  tiendra  qu'à  vous  de  vous 
»  abstenir  comme  moi,  par  cette  réflexion  si  simple  ,  de  toute 
»  assertion  précipitée.  Yous  avouez  que  mes  sensations  me  trom- 
«  pent  souvent  ;  pourquoi  ne  me  tromperaient-elles  pas  toujours  ? 
»  Cette  vivacité,  cet  accord,  ces  nuances,  ces  affections  invo- 
>)  lontaires  ,  qui  vous  font  passer  si  légèrement  de  la  réalité  de  la 
»  sensation  à  celle  de  l'objet,  ne  les  ai-je  pas  souvent  éprouvées 
»  dans  le  sommeil  ?  Et  pourquoi  la  vie  serait-elle  autre  chose 
»  qu'un  sommeil  plus  continu  et  plus  profond  ,  qui  a  seulement 
»  le  triste  avantage  de  se  laisser  de  temps  en  temps  apercevoir? 
»  Quand  je  considère  d'ailleurs  quels  sont  les  objets  de  mes  sen- 
»  sations ,  que  de  contradictions  je  rencontre  dans  l'idée  que  je 
»  m'en  forme  î  Deux  substances  aussi  disparates  que  l'esprit  et 
»  la  matière,  séparées  l'un  de  l'autre  par  un  intervalle  immense 
»  quant  à  la  substance  et  quant  à  la  nature,  peuvent-elles  agir 
5)  l'une  sur  l'autre ,  ce  qui  est  pourtant  nécessaire  jwur  que  celui- 
«  là  ait  l'idée  de  celle-ci  ?  D'ailleurs  qu'est-ce  que  cette  matière 
»  dont  vous  prétendez  que  mes  sens  me  procurent  une  notion 
»  si  distincte  ?  Qu'est-ce  que  les  élémensou  particules  premières 
»■  des  corps?  Vous  ne  pouvez  pas  dire  que  ce  soient  des  corps  ; 
»  car  ils  auraient  eux-mêmes  des  éléraens ,  et  par  conséquent 
»  ne  seraient  pas  ceux  que  nous  cherchons  :  et  si  ce  ne  sont  pas 
»  des  corps,  comment  concevez-vous  que  l'assemblage  de  ces 
»  élémens  non  matériels  puisse  former  cet  être  que  vous  appelez 
»  matière  ?  direz-vous  qu'un  corps  est  composé  d'autres  corps 
»  à  l'infini?  Mais  n'est-ce  pas  une  chimère  qu'un  être  composé 
»  dont  on  ne  peut  jamais  retrouver  les  composans,  ou  plutôt 
»  dont  réellement  les  composans  n'existent  pas,  puisqu'on  ne 
»  saurait  supposer  qu'ils  existent  seuls,  et  puisqu'ils  ne  tiennent 
»  leur  existence  ([ue  de  leur  union  avec  d'autres  êtres  à  qui  ils 
»  la  donnent  aussi  ?  Plutôt  que  d'avoir  à  dévorer  cette  multitude 
»  de  contradictions,  n'est-il  pas  plus  simple  et  plus  raisonnable 


i84  ÉLÉMENS 

i)  de  penser  que  la  matière  n'est  qu'un  phe'nomène,  une  pure 
»  iliiision  de  nos  sens  ,  et  qu'il  n'y  a  rien  hors  de  nous  de  sem- 
»  blable  à  ce  qu'ils  nous  représentent  ?  Je  ne  puis  reconnaître 
»  dans  l'univers  qu'une  seule  espèce  de  substance ,  je  n'y  vois 
»  que  r  icu  et  quelques  êtres  pensans,  ou  peut-être  que  Dieu  et 
»   moi.  » 

La  meilleure  réponse  à  ce  pyrrhonien  décidé ,  est  celle  de 
Diogène  à  Zenon  :  il  faut  ou  l'abandonner  à  sa  bonne  foi ,  ou  le 
laisser  vivre  et  raisonner  avec  des  fantômes  (i).  Ce  qu'il  y  a  de 
très-singulier,  c'est  que  des  philosophes  estimables,  tels  que 
Malebranche,  ne  se  soient  abstenus  de  nier  l'existence  de  la 
matière  que  par  la  crainte  de  contredire  la  révélation  ,  comme 
si  la  révélation  n'était  pas  appuyée  sur  cette  existence  ;  réduisez 
un  incrédule  à  nier  qu'il  y  ait  des  corps  ,  il  aura  bientôt  honte 
de  l'être,  s'il  n'est  pas  tout-à-fait  insensé.  Chez  le  commun  des 
philosophes  chrétiens ,  c'est  la  raison  qui  défend  la  foi  ;  ici ,  par 
une  disposition  d'esprit  singulière ,  c'est  la  foi  de  Malebranche 
qui  a  mis  à  couvert  sa  raison ,  et  qui  lui  a  épargné  l'absurdité 
la  plus  insoutenable.  L'imagination  de  ce  philosophe ,  souvent 
malheureuse  dans  les  principes  qu'elle  lui  faisait  adopter  ,  mais 
presque  toujours  juste  dans  les  conséquences  qu'elle  en  tirait , 
l'entraînait  quelquefois  bien  au-delà  du  point  où  il  aurait  voulu 
aller;  les  principes  de  religion  dont  il  était  pénétré  le  retenaient 
alors  sur  le  bord  du  précipice.  Sa  philosophie  touchait  au  pyrrho- 
nisme  d'une  part ,  et  au  spinosisme  de  l'autre. 

La  seule  réponse  raisonnable  qu'on  puisse  opposer  aux  objec- 
tions des  sceptiques ,  contre  l'existence  des  corps ,  est  celle-ci  : 
Les  mêmes  effets  naissent  des  mêmes  causes  ;  or ,  supposant  pour 
un  moment  l'existence  des  corps,  les  sensations  qu'ils  nous  fe- 
raient éprouver  ne  pourraient  être  ni  plus  vives  ,  ni  plus  cons- 
tantes, ni  plus  uniformes  que  celles  que  nous  avons;  donc  nous 
devons  supposer  que  les  corps  existent.  Voilà  jusqu'où  le  raison- 
nement peut  aller  en  cette  matière  ,  et  où  il  doit  s'arrêter.  L'illu- 
sion dans  les  songes  nous  frappe  sans  doute  aussi  vivement  que  si 
les  objets  étaient  réels;  mais  nous  parvenons  à  découvrir  cette  illu- 

(i)  Les  principaux  argnmens  contre  l'existence  des  corps  sont  développes 
fort  au  long  dans  un  ouvrage  de  Berkley,  qui  a  pour  titre  :  Dialogues  entre 
Hilas  et  Philonous  ;  ce  dernier  mot  signifie  a?ni  de  l'esprit  :  nom  bien  con- 
venable h  un  pliilosophe  ou  plu  lot  à  un  raisonneur  qui  ne  reconnaît  point  de 
corps.  A  la  tête  de  la  tiaduclion  française  qu'on  en  a  faite  il  y  a  quelques 
années,  on  a  mis  une  vignette  allégorique,  ingénieuse  et  singulière.  Un  enfant 
voit  sa  6gure  dans  un  miroir,  et  court  pour  la  saisir,  croyant  voir  un  être 
réel.  Un  philosophe  placé  derrière  l'enfant  paraît  rire  de  sa  méprise;  et  au 
bas  de  la  vignette  on  lit  ces  mots  adresst's  au  philosophe  :  Quid  rides  ?  Fa- 
bula de  te  narratur. 


DE  PHILOSOPHIE.  i85 

sion  ,  lorsqu'à  notre  réveil  nous  nous  apercevons  que  ce  que  nous 
avons  cru  voir,  toucher  ou  entendre,  n'a  aucun  rapport  ni 
aucune  liaison,  soit  avec  le  lieu  où  nous  sommes,  soit  avec  ce 
que  nous  nous  souvenons  d'avoir  fait  auparavant.  INous  dis- 
tinguons donc  la  veille  du  sommeil  par  cette  continuité  d'actions 
qui,  pendant  la  veille,  se  suivent  et  s'occasionent  les  unes  les 
autres  ;  elles  forment  une  chaîne  continue  que  les  songes  vien- 
nent tout  à  coup  briser  ou  interrompre  ,  et  dans  laquelle  nous 
remarquons  sans  peine  les  lacunes  que  le  sommeil  y  a  faites.  Par 
ces  principes  on  peut  distinguer  dans  les  objets  l'existence  réelle 
de  l'existence  supposée. 

La  troisième  question  ,  comment  nous  parvenons  à  nous  for- 
mer l'idée  des  corps  et  de  l'étendue,  renferme  des  difficultés 
encore  plus  réelles,  et  même,  en  un  certain  sens,  insolubles. 
Le  toucher  nous  apprend  sans  doute  à  distinguer  ce  qui  est  Tiôirt 
d'avec  ce  qui  nous  environne  ;  il  nous  fait ,  pour  ainsi  dire  ,  cir- 
conscrire l'univers  à  nous-mêmes;  mais  comment  nous  donne-t-il 
l'idée  de  cette  contiguité  de  parties ,  en  quoi  consiste  proprement 
la  notion  de  l'étendue  ?  Yoilà  sur  quoi  la  philosophie  ne  peut 
nous  fournir,  ce  me  semble  ,  que  des  lumières  fort  imparfaites. 
C'est  que  nous  ne  pouvons  remonter  jusqu'aux  perceptions  sim- 
ples qui  sont  les  élémens  de  cette  perception  multiple,  comme 
nous  ne  pouvons  remonter  aux  élémens  de  la  matière  ;  c'est  que 
toute  perception  primitive,  unique  et  élémentaire ,  ne  peut  avoir 
pour  objet  qu'un  être  simple  et  qu'il  nous  est  aussi  impossible 
de  concevoir  comment  l'assemblage  d'un  nombre  fini  ou  infini 
de  perceptions  simples  produit  une  perception  composée  ,  que  de 
concevoir  comment  un  être  composé  peut  se  former  d'êtres 
simples.  En  un  mot,  la  sensation  qui  nous  fait  connaître  l'éten- 
due est ,  par  sa  nature ,  aussi  incompréhensible  que  l'étendue 
même  ;  ainsi  l'essence  de  la  matière ,  et  la  manière  dont  nous 
nous  en  formons  l'idée ,  restera  toujours  couverte  de  nuages. 
Nous  pouvons  conclure  de  nos  sensations  qu'il  y  a  des  êtres 
hors  de  nous  ;  mais  cet  être  que  nous  appelons  matière , 
est-il  semblable  à  l'idée  que  nous  nous  en  formons?  c'est  ce  que 
nous  devons  nous  résoudre  à  ignorer.  Il  est  dans  chaque  science 
des  principes  vrais  ou  supposés ,  qu'on  saisit  par  une  espèce 
d'instinct  auquel  on  doit  s'abandonner  sans  résistance  ;  autre- 
ment il  faudrait  admettre  dans  les  principes  un  progrès  à 
l'infini  qui  serait  aussi  absurde  qu'un  progrès  à  l'infini  dans  les 
êtres  et  dans  les  causes,  et  qui  rendrait  tout  incertain,  faute 
d'un  point  fixe  d'oii  l'on  pût  partir.  C'est  pour  satisfaire  nos 
besoins  et  non  pas  notre  curiosité ,  que  les  sensations  nous  sont 
données;  c'est  pour  nous  faire  connaître  le  rapport  que  les  êtres 


i86  ÉLÉMENS 

extérieurs  ont  au  notre ,  et  non  pour  nous  faire  connaître  ces  êtres 
en  eux-mêmes.  Que  nous  importe  au  fond  de  pénétrer  dans 
Tessence  des  corps,  pourvu  que  la  matière  étant  supposée  telle 
que  nous  la  concevons,  nous  puissions  déduire  des  propriétés 
que  nous  y  regardons  comme  primitives  ,  les  autres  propriétés  se- 
condaires que  nous  apercevons  en  elle,  et  que  le  système  gé- 
néral des  phénomènes  ,  toujours  uniforme  et  continu,  ne  nous 
présente  nulle  part  de  contradiction?  Arrêtons-nous  donc,  et 
ne  cherchons  pas  à  diminuer  par  des  sophismes  suhtils  le  nom- 
bre déjà  trop  petit  de  nos  connaissances  claires  et  certaines. 

Mais  quand  la  matière  ,  telle  que  nous  la  concevons  ,  ne  serait 
qu*un  phénomène  fort  différent  de  ce  qu'elle  est  en  elle-même, 
([uand  nous  n'aurions  pas  d'idée  nette ,  ni  peut-être  même  d'idée 
juste  de  sa  nature  ,  l'expérience  journalière  nous  démontre  que 
cet  assemblage  d'êtres  ,  quel  qu'il  soit ,  que  nous  appelons  ma- 
tière,  est  par  lui-même  incapable  d'action  ,  de  vouloir,  de  sen- 
timent et  de  pensée.  C'en  est  assez  pour  conclure  que  cet  assem- 
blage d'êtres  ne  forme  point  en  nous  le  principe  pensant.  Le 
sage  se  borne  à  cette  vérité  incontestable  ,  sans  chercher  à  ren- 
dre raison  de  la  plupart  des  phénomènes  qui  accompagnent  nos 
sensations  ;  il  n'entreprendra  point  d'expliquer  pourquoi  nous 
rapportons  le  toucher  aux  extrémités  de  notre  corps,  et  comment 
le  principe  sentant  qui  est  en  nous ,  principe  simple  et  indi- 
visible de  sa  nature  ,  se  trans])orte  ,  si  on  peut  parler  ainsi  , 
tantôt  successivement  ,  tantôt  à  la  fois  dans  toutes  les  extrémités 
du  principe  matériel  qui  sont  affectées  par  les  objets  extérieurs. 
Nous  avons  déjà  observé  combien  la  multiplicité  instantanée  de 
nos  sensations  est  incompréhensible  ;  l'erreur  par  laquelle  nous 
rapportons  toutes  nos  sensations  aux  parties  de  notre  corps  l'est 
peut-être  davantage.  Mais  une  erreur  encore  plus  étrange,  c'est 
l'application  que  nous  faisons  de  la  couleur  sur  la  surface  des 
objets.  La  sensation  de  couleur  ne  pouvant  être  que  dans  notre 
âme  ,  il  est  bien  extraordinaire  que  l'âme  transporte  cette  sen- 
sation simple  à  un  être  quinelui  est  uni  en  aucune  manière,  et  que 
de  plus  elle  .étende  cette  sensation  sur  cet  être  composé  qui  n'en 
est  nullement  susceptible  ,  tant  par  sa  multiplicité  que  par  son 
incapacité  de  sentir.  Nouveau  problème  métaphysique  plus 
diiïicile  que  tous  les  précédens  ,  et  que  nous  laisserons  à  résoudre 
à  notre  postérité  ,  qui  le  laissera  de  même  à  la  sienne  {Vojez 
Éclaircissement,  §  VIII ,  pag.  199.) 

Ainsi  pbjs  on  approfondit  les  différentes  questions  qui  sont  du 
ressort  de  la  métaphysi(jue  ,  plus  on  voit  combien  leur  solution 
est  au-dessus  de  nos  lumières  et  avec  quel  soin  on  doit  les  exclure 
des  élémens  de  philosophie.  On  demande,  par  exemple,   sx 


DE  PHILOSOPHIE.  187 

l'âme  pense  ou  sent  toujours  ?  L'e'noncé  seul  de  celte  question 
doit  faire  sentir  l'impossibilité  d'y  répondre.  La  connaissance  de 
la  nature  de  l'âme  ne  peut  servir  à  la  résoudre,  puisque  cette  con- 
naissance nous  manque  ;  ainsi  les  philosophes  qui  ont  prétendu 
que  l'âme  ne  pense  pas  toujours ,  ne  peuvent  se  fonder  que  sur 
l'observation  qu'ils  en  ont  faite.  Or  c'est  penser ,  qu'observer 
qu'on  ne  pense  pas  ;  et  à  l'égard  de  ces  momens  si  fréquens  et  si 
fugitifs,  oii  l'on  n'a  rien  observé  ,  et  dont  on  ne  juge  que  par 
réminiscence  ,  cette  réminiscence  peut-elle  être  assez  sure  pour 
nous  persuader  que  nous  n'avons  point  pensé  dans  ces  momens? 
Ceux  au  contraire  qui  soutiennent  que  l'âme  pense  toujours  ,  ne 
le  peuvent  prétendre  que  d'après  l'attention  continuelle  qu'ils 
ont  faite  à  chacune  de  leurs  pensées,  et  tout  le  monde  sait  que  la 
rapidité  des  pensées  qui  se  suivent  en  nous  ne  nous  permet  pas 
cette  attention  soutenue. 

Il  en  est  de  même  d'une  infinité  d'autres  questions  dont  on  doit 
abandonner  la  solution  aux  métaphysiciens  téméraires.  En  quoi 
consiste  l'union  du  corps  et  de  l'âme  ,  et  leur  influence  réci- 
proque? En  quel  temps  l'âme  est  unie  au  corps?  Si  les  habitude? 
sont  dans  le  corps  et  dans  l'âme  ,  ou  dans  l'âme  seulement  ?  Eu 
quoi  consiste  l'inégalité  des  esprits?  Si  cette  inégalité  est  dans  les 
âmes,  ou  dépend  uniquement  de  la  disposition  du  corps  ,  de  l'é- 
ducation, des  circonstances,  delà  société?  Commentées  différens 
objets  peuvent  influer  si  différemment  sur  des  âmes  qui  seraient 
toutes  égales  d'ailleurs,  ou  comment  des  substances  simples  peu- 
vent être  inégales  par  leur  nature?  Comment  les  animaux  avec 
des  organes  pareils  aux  nôtres ,  avec  des  sensations  semblables  , 
et  souvent  plus  vives,  restent  bornés  à  ces  mêmes  sensations,  sans 
en  tirer  comme  nous  une  foule  d'idées  abstraites  et  réfléchies,  les 
notions  métaphysiques,  les  langues,  les  lois ,  les  sciences  etles  arts  ? 
Enfin  jusqu'oii  la  réflexion  peut  porter  les  animaux,  et  pourquoi 
elle  ne  peut  les  porter  au-delà?  Les  idées  innées  sont  une  chimère 
que  l'expérience  réprouve;  mais  la  manière  dons  nous  acquérons 
des  sensations  et  des  idées  réfléchies,  quoique  prouvée  parla  même 
expérience,  n'est  pas  moins  incompréhensible.  Sur  tous  ces 
objets  l'intelligence  suprême  a  mis  au-devant  de  notre  faible 
vue  un  voile  que  nous  voudrions  arracher  en  vain.  C'est  un 
triste  sort  pour  notre  curiosité  et  notre  amour-propre  ,  mais  c'est 
le  sort  de  l'humanité.  Nous  devons  du  moins  en  conclure  que 
les  systèmes  ,  ou  plutôt  les  rêves  des  philosophes  sur  la  plupart 
des  questions  métaphysiques,  ne  méritent  aucune  place  dans  un 
ouvrage  uniquement  destiné  à  renfermer  les  connaissances 
réelles  acquises  par  l'esprit  humain. 

L'existence  des  objets  de  nos  sensations ,  celle  de  notre  corps 


i88  ELEMENS 

et  celle  de  l'être  pensant  qui  existe  en  nous ,  conduit  le  philoso- 
phe à  la  grande  vérité  de  l'existence  de  Dieu.  Cette  vérité  ne 
pouvant  éîre  Tobjet  de  la  révélation  (puisque  la  révélation  la 
suppose)  ,  on  ne  saurait  trop  s'étonner  que  l'antiquité  ait  été 
partagée  sur  ce  sujet  ;  que  des  sectes  entières  de  philosophes 
n'aient  reconnu  d'autre  Dieu  que  le  monde;  et  que  d'autres, 
en  admettant  un  être  souverain  ,  aient  eu  des  idées  assez  im- 
parfaites et  assez  fausses  de  la  nature  de  cet  être  ,  pour  donner 
à  leurs  adversaires  de  l'avantage  sur  eux.  Il  a  fallu  que  Dieu  se 
manifestât  directement  aux  hommes  ,  pour  leur  faire  connaître 
évidemment  cette  vérité  qu'ils  portaient  tous  au  dedans  d'eux- 
mêmes,  mais  que  les  uns  n'y  avaient  pas  reconnue  ,  et  que  les 
autres  n'y  voyaient  qu'à  travers  un  nuage.  L'intelligence  su- 
prême a  déchiré  le  voile  ,  et  s'est  montrée;  sans  ajouter  rien  aux 
lumières  de  notre  raison  par  rapport  aux  preuves  de  son  exis- 
tence ,  elle  n'a  fait  que  nous  donner  pleinement  l'usage  et 
l'exercice  de  ces  lumières. 

La  preuve  de  l'existence  de  Dieu,  qui  se  tire  du  consente- 
ment de  tous  les  peuples ,  a  paru  d'une  grande  force  à  plusieurs 
philosophes  de  l'antiquité.  Persuadés  qu'ils  étaient  de  l'impossi- 
bilité de  se  former  une  idée  claire  de  la  nature  divine ^  il  leur 
suffisait  que  tous  les  pcuj)les  admissent  son  existence  ;  la  diffé- 
rence des  opinions  sur  la  nature  de  cet  être  était  peu  propre  à  les 
frapper,  parce  qu'ils  regardaient  cette  différence  comme  une 
preuve  de  la  faiblesse  de  l'esprit  humain,  et  l'uniformité  de  sen- 
timens  sur  l'existence  d'une  intelligence  supérieure  comme  une 
espèce  d'aveu  que  le  spectacle  de  l'univers  arrachait  aux  hom- 
mes ,  et  comme  un  hommage  que  cette  intelligence  inconnue 
les  forçait  à  lui  rendre  (i).  Mais  la  philosophie  éclairée  par  la  ré- 
vélation, ayant  acquis  des  idées  plus  saines  de  la  Divinité,  ne 
sépare  plus  ces  idées  de  son  existence.  Croire  Dieu  ce  qu'il  n'est 
pas  ,  est  pour  le  sage  à  peu  près  la  même  chose  que  de  ne  pas 
croire  qu'il  existe.  Ainsi  la  preuve  de  l'existence  de  Dieu ,  tirée 
du  consentement  des  peuples ,  ne  pouvait  avoir  toute  sa  force 
tant  que  l'univers  a  été  privé  des  lumières  de  l'Évangile.  Il  ne 
faut  donc  pas  être  étonné  que  cette  preuve  n'ait  pas  alors  pro- 
duit le  même  effet  sur  tous  les  esprits. 

Une  autre  raison  des  idées  obscures  ou  informes  que  les  an- 
ciens philosophes  ont  eues  de  l'existence  de  Dieu ,  c'est  que  parmi 
les  objections  de  l'antiquité  païenne  contre  cette  vérité  ,  il   en 

(l)  Rien  n'est  peut-être  plus  éloquent  rîans  toute  l'antiquîle  que  le  com- 
mencement (lu  discours  de  S.  Paul  dans  l'Art^opage  :  y^theniens,  en  passant 
deuant  un  de  tos  autels  ,  j'y  ai  -vu  cette  inscription  :  au  dieu  inconnu.  C^est 
*€Dieu  que  vous  adorez  sans  le  connaître ,  que  je  vous  annonce. 


DE  PHILOSOPHIE.  189 

est  plusieurs  auxquelles  la  révélation  seule  a  Tavantage  de  ré- 
pondre. Ces  difficultés  sont  :  la  misère  de  l'homme  qui  ne  paraît 
pas  devoir  être  l'ouvrage  d'un  Etre  infiniment  bon  et  infiniment 
juste  ;  les  désordres  de  l'univers  dans  l'ordre  moral  ;  l'inégalité 
monstrueuse  en  apparence  dans  la  distribution  des  biens  et  des 
maux  ;  le  triomphe  trop  fréquent  du  vice  sur  la  vertu  ;  la  diffi- 
culté de  supposer  qu'un  Etre  infiniment  puissant  et  infiniment 
sage  n*ait  pas  créé  le  meilleur  des  mondes  possibles  ;  et  l'im- 
possibilité de  concevoir  que  ce  monde,  tel  qu'il  est ,  soit  le  meil- 
leur que  Dieu  pût  créer  ;  enfin  l'incompatibilité  apparente  de  la 
science  de  Dieu  ,  de  sa  sagesse  et  de  sa  toute-puissance  ,  avec  la 
liberté  de  l'homme. 

Les  philosophes  de  l'antiquité  qui  révoquèrent  en  doute  l'exis- 
tence du  premier  Etre  ,  furent  coupables,  il  est  vrai,  de  ne  point 
sentir  en  cette  matière  la  supériorité  des  preuves  directes  sur  les 
objections.  Mais  ils  avaient  du  moins  la  bonne  foi  de  sentir  aussi 
l'insuffisance  des  réponses  que  fournit  à  ces  objections  la  seule 
lumière  naturelle.  Dans  cette  incertitude  ils  prenaient  le  parti 
du  doute,  persuadés,  disaient-ils,  que  l'Etre  suprême  ne  pouvait 
les  punir  de  ne  l'avoir  pas  mieux  connu  ,  puisqu'il  avait  couvert 
pour  eux  son  existence  d'obscurité.  Mais  l'.obscurité  n'était  pas 
suffisante  pour  les  rendre  excusables  ;  ils  étaient  dans  le  cas  de 
ces  peuples,  que  Dieu,  par  un  jugement  aussi  juste  qu'impé- 
nétrable, punira  éternellement  d'avoir  ignoré  les  dogmes  du 
christianisme  ;  vérité  effrayante ,  dont  la  foi  ne  nous  permet  pas 
de  douter. 

Les  sophismes  par  lesquels  l'existence  de  Dieu  peut  être  atta- 
quée ,  ne  feront  point  ombrage  au  métaphysicien  aidé  des  lu- 
mières de  la  religion.  Il  établira  d'abord  (ce  qui  est  évident  par 
soi-même)  qu'il  est  nécessaire  qu'il  existe  un  Etre  éternel  ;  il 
montrera  de  plus  que  l'Etre  éternel  est  différent  du  monde  ;  que 
l'arrangement  physique  de  l'univers  ne  peut  être  l'ouvrage  d'une 
matière  brute  et  sans  intelligence;  il  n'entreprendra  point  de 
concilier  avec  la  liberté  de  l'homme  la  toute-puissance  de  Dieu  , 
sa  providence  et  sa  science  éternelle  ,  parce  que  l'oracle  de  Dieu 
même  lui  apprend  que  l'accord  de  ces  vérités  est  au-dessus  de 
la  raison  ;  il  n'imitera  pas  la  philosophie  orgueilleuse  qui  a 
entrepris  de  sonder  cet  abîme,  et  n'a  fait  que  s'y  perdre  ;  mais 
il  n'en  reconnaîtra  pas  moins  l'une  et  l'autre  de  ces  vérités.  Il 
avouera ,  par  les  mêmes  raisons  ,  sans  chercher  à  l'expliquer,  la 
différence  établie  par  les  théologiens  entre  \ infaillible  et  le  né- 
cessaire ;  il  n'admettra  point  en  Dieu  ,  j^our  sauver  la  liberté  de 
l'homme  ,  une  prévoyance  des  actions  libres  ,  indépendante  de 
ses  décrets,  parce  qu'une  telle  prévoyance  est  impossible;  il  ne 


190  ELËMENS 

<3  ira  point  avec  J'aulres ,  pour  sauver  la  justice  de  Dieu,  que 
cet  Etre  si  bon ,  si  parfait  et  si  sage  ,   produit  tout  le  physique 
des  crimes  sans  en  produire  le  moral ,  qui  n'est  autre  chose 
qii  une  privation;  il  renvoie  aux  rêveries  des  scolastiques  cette 
distinction  extravagante,  et  se  contente  de  leur  demander,  pour 
leur  fermer  la  bouche,  comment  Dieu,  après  avoir  produit  tout 
le  physique  des  crimes  ,  punit  ensuite  le  moral  ,  effet  nécessaire 
de  ce  physique.  Ainsi,  au  lieu  de  faire  des  détours  inutiles  pour 
se  retrouver  au  point  d'oii  il  est  parti ,  au  lieu  de  se  couvrir  de 
quelques  raisonnemens  subtils  et  frivoles,  pour  revenir  ensuite  , 
pressé  par  les  objections ,  à  la  profondeur  des  décrets  éternels  , 
il  reconnaît  dès  le  premier  moment  cette  profondeur  et  son  igno- 
rance. Mais  pour  ôter  aux  athées  tout  sujet  de  triomphe ,  il  re- 
marque et  fait  voir  sans  peine  que  les  objections  contre  la  liberté 
sont  elicore  plus  fortes  dans  le  système  de  l'éternité  et  de  la  né- 
cessité de  la  matière  ,  que  dans  celui  d'une  intelligence  toute- 
puissante  et  éternelle.  Enfin,   aux  objections   sur  la  misère  de 
l'homme ,  sur  les  désordres  de  l'ordre  moral  et  sur  les  imperfec- 
tions de  ce  monde  ,  il  opposera  les  dogmes  qui  nous  apprennent 
que  l'homme  a  péché  avant  que  de  naître  ,  qui  nous  promettent 
des  récompenses  et  des  peines  dans  une  vie  future,  et  qui  nous 
font  voir  le  plus  parfait  des  mondes  possibles  dans  celui  oii  il  a 
fallu  que  Dieu  prît   la  forme  humaine.    Mais  ces  différentes 
matières  étant  l'objet  de  la  révélation,  le  philosophe,  pour  ne 
point  en  usurper  les  droits  ,  laisse  aux  théologiens  à  les  traiter 
avec  le  soin  et  les  détails  qu'elles  exigent ,  et  se  contente  de  ren- 
voyer les  incrédules  aux  ouvrages  oii  elles  sont  discutées. 

Du  reste,   comme  la  meilleure  réponse  aux  objections  des 
athées  consiste  dans  des  preuves  directes  de  la  vérité  qu'ils  com- 
battent, le  philosophe  s'appliquera  principalement  au  choix  de 
ces  preuves  :  il  évitera  surtout  d'en  employer  aucune  qui  puisse 
être  sujette  a  contestation.  Rien  n'est,  on  ose  le  dire,  plus  in- 
décent,  plus   scandaleux  même,   et  ne   serait  plus  nuisible  à 
cette  grande-vérité  (si  quelque  chose  pouvait  lui  nuire)   que 
la    licence   avec   laquelle    les    scolastiques  s'attaquent   récipro- 
quement sur  leurs  démonstrations  de  l'existence  de  Dieu  ,  qui 
ne  méritent  plus  ce   nom  dès  qu'elles  ne  sont  pas  hors  d'at- 
teinte. L'école  de  Scot  rejette  celle  des   Thomistes,   les  Tho- 
mistes celle  de  Scot,  Descartes  celle  de  Scot  et  des  Thomistes , 
les  Péripatéticiens  modernes  celle  de  Descartes.  Il  suiiit  qu'une 
opinion  soit  combattue  (  comme  celle  des  idées  innées  )  pour 
qu'on  ne  doive  pas  en  faire  la  base  d'un  argument  de  l'existence 
de  Dieu.  C'est  alors  moins  prouver  un  premier  Etre  que  l'ou- 
trager.  Le  philosophe  se  bornera  donc  aux  preuves  qui  sont 


DE  PHILOSOPHIE.  191 

communes  à  toutes  les  sectes ,  aux  seuls  argnmens  qui  sont 
fondés  sur  des  principes  avoués  par  tous  les  siècles  et  par  tous 
les  hommes.  Il  cherchera  l'existence  de  Dieu  dans  les  phéno- 
mènes de  l'univers,  dans  les  lois  admirables  de  la  nature,  non 
dans  ces  lois  métaphysiques  sujttîes  aux  exceptions ,  et  que 
chacun  peut  étendre,  modifier  et  resserrer  à  son  gré,  mais 
dans  les  lois  primitives  fondées  sur  les  propriétés  invariables 
des  corps.  Ces  lois  si  simples  qu'elles  paraissent  dériver  de  l'exis- 
tence même  de  la  matière,  n'en  dévoilent  que  mieux  l'intelli- 
gence suprême  ;  par  la  manière  dont  elle  a  construit  les  diffé- 
rentes parties  de  notre  univers  ,  elle  semble  n'avoir  eu  besoin 
que  de  donner  à  cette  grande  machine  la  preujière  impulsion 
pour  en  régler  à  jamais  les  différens  phénomènes  ,  et  pour  pro- 
duire ,  comme  par  un  seul  acte  de  sa  volonté,  l'ordre  constant 
et  inaltérable  de  la  nature;  impulsion  trop  admirable  et  trop 
raisonnée  pour  être  l'eifet  d'un  hasard  aveugle.  C'est  dans  ces 
lois  générales  ,  plutôt  que  dans  les  phénomènes  particuliers  , 
que  le  philosophe  cherchera  l'Etre  suprême.  Ce  n'est  pas  que  les 
procédés  d'un  insecte  qui  occupe  en  apparence  si  peu  de  place 
dans  l'univers,  découvrent  moins  à  un  esprit  attentif  l'intelli- 
gence infinie  que  les  phénomènes  généraux  :  mais  ce  dernier 
spectacle  est  bien  plus  fait  que  le  premier  pour  frapper  tous  les 
3^eux  :  et  les  meilleurs  argnmens  en  ce  genre  sont  ceux  qui  peu- 
vent convaincre  le  plus  grand  nombre. 

De  toutes  les  vérités  métaphysiques ,  celle  qui  nous  intéresse 
le  plus  après  l'existence  de  Dieu  ,  et  sans  laquelle  même  l'exis- 
tence de  Dieu  nous  intéresserait  beaucoup  moins,  est  l'immor- 
talité de  l'âme.  Comme  cette  vérité  tient  en  même  temps  à  la 
philosophie  et  à  la  révélation,  il  est  nécessaire  de  distinguer  ce 
qu'elle  emprunte  de  l'une  et  de  l'autre. 

La  philosophie  fournit  des  argnmens  pressans  de  la  réalité 
d'une  autre  vie.  Nous  avons  de  très-fortes  raisons  de  croire  que 
notre  âme  subsistera  éternellement,  parce  que  Dieu  ne  pourrait 
la  détruire  sans  l'anéantir,  que  l'anéantissement  de  ce  qu'il  a 
produit  une  fois  ne  paraît  pas  être  dans  les  vues  de  sa  sagesse  , 
et  que  les  corps  même  ne  se  détruisent  qu'en  se  transfofmant. 
Mais  d'un  autre  côté  l'exemple  des  animaux  dans  lesquels  la 
substance  immatérielle  périt  avec  eux  ,  et  ce  grand  principe  que 
rien  de  tout  ce  qui  est  créé  n'est  immortel  de  sa  nature  ,  suffi- 
sent pour  nous  faire  sentir  que  Dieu  pouvait  ne  créer  notre  âme 
que  pour  un  temp=i;  ainsi  l'impénétrabilité  des  décrets  éternels 
nous  laisserait  toujours  quelque  espèce  d'incertitude  sur  cet  im- 
portant objet,  si  la  religion  révélée  ne  venait  au  secours  de  nos 
lumières  ,  non  pour  y  suppléer  entièrement ,  mais  pour  y  ajouter 


192  ELEMENS 

le  peu  qui  leur  manque.  D'un  côté  la  vertu  ,  souvent  malheu- 
reuse en  ce  monde,  exige  de  la  justice  de  l'Etre  suprême  des 
récompenses  après  la  mort  ;  de  l'autre  la  révélation  nous  fait 
connaître  pourquoi  Dieu ,  qui  doit  des  récompenses  à  la  vertu  , 
ne  les  lui  accorde  pas  dès  cette  vie  même,  et  souffre  qu'elle  soit 
malheureuse  sans  paraître  l'avoir  mérité.  La  religion  seule  ,  dit 
Pascal  ,  empêche  l'état  de  l'homme  en  cette  vie  d'être  une 
énigme.  Yoilà  ce  que  le  philosophe  ne  doit  point  perdre  de  vue 
en  traitant  la  question  de  l'immortalité  de  l'àine  ,  pour  dis- 
tinguer,  comme  dans  l'existence  de  Dieu,  les  preuves  directes 
qui  sont  du  ressort  de  la  raison  ,  d'avec  les  objections  dont  la 
révélation  fournit  la  réponse. 

Il  est  néanmoins  assez  surprenant  que  plusieurs  anciens  phi- 
losophes ,  quoique  privés  du  secours  de  cette  même  révélation, 
aient  cru  l'àme  immortelle  ,  tandis  que  la  spiritualité  de  l'âme  , 
qui  est  une  vérité  purement  philosophique,  n'a  été  connue  dis- 
tinctement d'aucun  d'eux.  La  vanité  des  hommes  qui  aime  à  se 
flatter  d'une  existence  éternelle  ,  a  fait  faire  ce  pas  aux  sages 
du  paganisme  ;  et,  s'il  est  permis  de  le  dire,  leur  erreur  sur  la 
nature  de  l'âme  servait  à  les  confirmer  dans  la  croyance  de  son 
immortalité.  Ils  ne  voyaient  aucune  différence  entre  dire  que 
l'âme  n'était  rien,  et  la  dépouiller  absolument  de  toute  espèce 
de  matière  ;  persuadés  d'ailleurs  qu'aucune  particule  de  matière 
ne  pouvait  périr ,  et  qu'une  matière  douée  de  sentiment  et  de 
pensée  (  et  par  conséquent ,  selon  eux ,  très-déliée  et  très-sub- 
tile) ne  pouvait  perdre  cette  propriété  sans  cesser  d'être  ,  ils  en 
concluaient  que  la  substance  de  l'âme  était  immortelle  ;  ils  se 
partageaient  seulement  sur  le  sort  de  cette  substance  après  la 
mort,  et  leurs  systèmes  sur  ce  point  étaient  autant  de  questions 
d'aveugles  sur  la  lumière.  Nous  avons  l'avantage  d'être  plus 
éclairés  et  plus  instruits.  Les  difficultés  que  l'âme  des  bêtes  semble 
fournir  contre  la  spiritualité  et  contre  l'immortalité  de  l'âme  , 
n'ébranlent  ni  la  raison  ni  la  croyance  du  sage.  Il  n'y  répond 
point,  avec  certains  scolastiques ,  par  cette  absurdité  ridicule, 
que  l'âme  des  bêtes  est  matière  ,  parce  qu'elle  se  borne  à  sentir 
et  qu'«lle  ne  pense  pas  ;  il  reconnaît  que  les  sensations  et  la 
i^f^nsée  ne  peuvent  appartenir  qu'au  même  principe  ;  et  l'expé- 
rience lui  prouve  d'ailleurs  que  les  bêtes  ne  sont  pas  bornées 
aux  sensations  pures.  Il  convient  donc  que  l'âme  des  bêtes  est 
de  la  même  nature  que  celle  de  l'homme  ,  quant  à  la  spiritua- 
lité ,  parce  qu'il  serait  absurde  de  soutenir  que  la  matière  sent 
e'  pense  dans  les  animaux  et  non  dans  l'homme.  Mais  il  avoue 
eu  même  temps  que  la  différence  de  l'âme  humaine  et  de  celle 
des  bêtes,  quant  à  rimmortalité ,  vient  uniquement  de  ce  que 


DE  PHILOSOPHIE.  193 

Dieu  a  voulu  que  l'àme  des  animaux  pérît  avec  le  corps  ,  et 
qu'au  contraire  celle  de  l'homme  subsistât  éternellemenf.  Si  on 
lui  propose  d'expliquer  pourquoi  les  betes  souffrent ,  sans  l'avoir 
mérité  comme  nous  par  le  péché  d'un  premier  père  ,  et  sans 
aucun  espoir  de  récompense  dans  une  autre  vie,  il  n'éludera 
point  avec  Descartes  cette  objection  ,  en  soutenant  ,  contre  la 
raison  et  l'expérience,  que  les  bétes  sont  de  purs  automates.  Il 
se  contentera  de  répondre  que  si  les  bêtes  ont  des  sensations 
cruelles  ,  elles  en  ont  aussi  d'agréables  qui  les  en  dédommagent; 
que  la  nature  de  tout  ce  qui  a  des  sensations  est  d'être  égale- 
ment susceptible  de  douleur  et  de  plaisir;  que  c  est  une  suite  de 
l'union  du  corps  et  de  l'ame ,  et  de  l'action  que  les  autres  corps 
exercent  sur  les  corps  animés ,  action  qui  dépend  elle  -  même 
de  la  constitution  immuable  de  l'univers  ,  et  des  lois  invariables 
que  son  auteur  a  établies.  Enfin  il  se  contentera  d  avoir  tiré  de 
la  philosophie  toutes  les  lumières  qu'elle  peut  fournir  sur  ce 
iiujet ,  et  se  taira  sur  ce  qu'il  ne  peut  comprendre. 


§  YII.  Kclaircis sèment  sur  ce  qui  est  dit  de  V analyse  de  nos  sens 
et  de  ce  que  chacun  d'eux  en  particulier  peut  nous  appren- 
dre ^  page  182. 

C'est  une  question  parmi  les  philosophes,  de  savoir  si  le  sens 
de  la  vue  seul  peut  nous  faire  connaître ,  indépendamment  du 
toucher,  l'existence  des  objets  extérieurs.  Voici  quelques  ré- 
flexions sur  ce  sujet. 

Il  est  certain  que  la  vue  seule  ,  indépendamment  du  toucher, 
nous  donne  l'idée  de  l'étendue  ;  puisque  l'étendue  est  l'objet  né- 
cessaire de  la  vision,  et  qu'on  ne  verrait  rien,  si  on  ne  le  voyait 
étendu.  Je  crois  même  que  la  vision  doit  nous  donner  l'idée  de 
l'étendue  plus  promptement  que  le  toucher  ,  parce  que  la  vue 
nous  fait  remarquer  plus  promptement  et  plus  parfaitement  que 
le  toucher,  cette  contiguité  et  en  même  temps  cette  distinction 
de  parties  en  quoi  l'étendue  consiste.  De  plus  la  vision  seule  nous 
donne  l'idée  de  la  couleur  des  objets.  Supposons  maintenant  des 
parties  de  l'espace,  différemment  colorées,  et  exposées  à  nos 
yeux;  la  différence  des  couleurs  nous  fera  remarquer  nécessai- 
rement les  bornes  ou  limites  qui  séparent  deux  couleurs  voisines, 
et  par  conséquent  nous  donnera  une  idée  de  figure;  car  on  conçoit 
une  figure  dès  qu'on  conçoit  des  bornes  en  tous  sens.  Jusque-là, 
nous  ne  voyons  point  encore,  il  est  vrai ,  que  ces  portions  d'étendue 
figurées  et  colorées  soicntdistinguéesdenous-mêmes.  Maissoitpar 
I.  i3 


194  ELEMENS 

le  mouvement  de  notre  corps,  soit  paV  le  înoiivement  des  corps  qui 
nous  environnent,  nous  apercevrons  bientôt  qu'il  y  a  quelques  unes 
de  ces  portions  d'étendue  figurées  et  colorées  que  nous  voyons  tou- 
jours ,  et  qui  nous  affectent  constamment  de  la  même  manière  ', 
tandis  que  les  autres  varient  continuellement  et  nous  offrent  sans 
cesse  un  nouveau  spectacle.  N'est-ce  pas  une  raison  suffisante 
pour  conclure  la  différence  de  l'étendue  qui  est  nôtre  d'avec 
celle  qui  est  hors  de  nous?  II  me  paraît  au  moins  certain  qu'é- 
tant bornés  à  la  vision  ,  nous  remarquerions  deux  sortes  d'étendue , 
dont  l'une  ne  nous  abandonnerait  jamais  ,  et  l'autre  paraîtrait  et 
disparaîtrait  successivement  ;  que  dans  cette  étendue  mobile  et 
variable  ,  nous  distinguerions  des  parties  placées  les  unes  hors 
des  autres  ,  et  par  conséquent  aussi  plus  ou  moins  distantes  de  la 
portion  d'étendue  qui  nous  est  toujours  présente.  Supposons 
maintenant  que  nous  puissions  ,  par  le  seul  acte  de  notre  volonté, 
rapprocher  ou  éloigner  cette  dernière  portion  d'étendue  de  celles 
qui  Tenvironnent,  tandis  que  nous  ne  pouvons  ni  la  rapprocher 
ni  l'éloigner  elle-même,  ni,  en  un  mot,  empêcher  qu'elle  ne  nous 
soit  toujours  présente,  pendant  que  les  autres  le  sont  ou  cessent 
de  l'être  à  notre  volonté  ;  n'en  conclurons-nous  pas  que  ces  por- 
tions d'étendue  environnantes  sont  réellement  distinguées  de 
nous? 

«  Celte  conclusion  ,  dira-t-on  peut-être  ,  n'est  pas  exacte  ; 
«  tout  ce  que  nous  pouvons  conclure  de  la  manière  différente 
»  dont  les  parties  de  l'étendue  nous  affectent,  c'est  qu'il  y  a  des 
»  parties  de  nous-mêmes  qui  sont  permanentes  ,  et  d'autres  qui 
>»  sont  variables.  »  'Mais  quand  nous  apercevons  par  le  toucher 
des  portions  de  matière  qui  nous  rendent  sensation  pour  sensation, 
et  d'autres  qui  ne  nous  la  rendent  pas  ,  pourquoi  ne  conclurions- 
nous  pas  aussi  qu'il  y  a  une  portion  de  nous-mêmes  qui  nous 
rend  sensation  pour  sensation ,  et  une  autre  portion  qui  la  donne 
sans  la  recevoir?  Cependant  nous  ne  tirons  pas  cette  conclusion  , 
et  nous  concluons  au  contraire  que  ces  portions  d'étendue  qui 
nous  procurent  des  sensations  simples  et  sans  réplique,  ne  nous 
appartiennent  point.  Ne  sommes-nous  donc  pas  autorisés  à  con- 
clure aussi  que  ces  portions  d'étendue ,  qui  sont  tantôt  présentes  , 
tantôt  absentes  pour  nous,  sont  distinguées  de  nous-mêmes?  Je 
conviendrai  sans  peine  que  cette  conclusion  n'est  pas  démons- 
trative ,  pourvu  qu'on  m'accorde  en  même  temps  qu'elle  nous 
entraîne  avec  autant  de  force  que  l'évidence  même. 

Si  j'ose  dire  la  vérité,  il  me  semble  que  comme  nos  sensations 
ne  nous  démontrent  point  en  rigueur  qu'il  y  a  des  êtres  ditfé- 
rens  de  nous,  ces  mêmes  sensations  ne  nous  démontrent  pas  non 
plus  en  rigueur  où  se  termine  notre  corps  ;  que  nous  acquérons 


DE  PHILOSOPHIE.  igS 

celte  connaissance  par  des  raisonnemens  qui  ne  sont  d^abord  que 
des  soupçons ,  des  conjectures ,  mais  des  conjecturea  que  l'expé- 
rience répétée  et  l'accord  des  autres  sens  confirment.  Je  dis  V ac- 
cord des  autres  sens;  car  il  est  d'abord  évident  par  tout  ce  que 
nous  venons  dire  du  sens  de  la  vue,  que  ce  sens  et  celui  du  toucher 
s'accorderont  parfaitement  ensemble  pour  nous  faire  juger  de  ce 
qui  est  notre  corps  et  de  ce  qui  ne  l'est  point,  A  l'égard  de  l'o- 
dorat,  de  l'ouïe  et  du  goût,  quoique  ces  trois  sens  ne  puissent 
nous  donner  par  eux-mêmes  aucune  notion  de  l'existence  des 
objets  extérieurs,  je  crois  qu'ils  servent  à  nous  en  assurer,  quand 
nous  la  connaissons  ou  la  soupçonnons  déjà  par  d'autres  sens.  Un 
homme  qui  n'aurait  que  le  sens  du  toucher,  joint  à  celui  de 
Todorat  et  de  l'ouïe,  s'apercevrait  bientôt  que  dans  l'odeur 
qu'il  sent  ou  le  son  qu'il  entend  ,  il  y  a  deux  choses  à  distinguer, 
la  sensation  qu'il  éprouve,  et  un  objet  différent  de  lui-même  , 
qui  lui  cause  cette  sensation.  Aussi  peut-on  dire  que  les  sensa- 
tions de  l'odorat ,  de  l'ouïe  ,  du  goïit ,  de  la  vue  ,  sont  tout  à  la 
fois  aidées  et  troublées  par  le  toucher;  aidées,  en  ce  que  le 
toucher  nous  fait  connaître  l'existence  des  corps  qui  occasionent 
en  nous  ces  sensations  ;  troublées ,  en  ce  que  l'existence  de  ces 
corps  une  fois  connue  par  le  toucher,  fait  juger  au  vulgaire  ce 
qui  n'est  pas  ,  savoir  que  les  odeurs,  les  sons,  les  saveurs,  les 
couleurs  appartiennent  aux  objets  extérieurs  et  non  pas  à  nous  ; 
au  lieu  que  ces  sensations  et  celle  de  la  vue  même  (au  moins 
dans  les  premiers  instans),  si  elles  étaient  seules,  et  que  le  toucher 
ne  s'y  mêlât  pas  ,  nous  apprendraient  ce  qui  est  en  effet ,  que 
les  odeurs,  les  sons  ,  les  saveurs,  les  couleurs  n'existent  que  dans 
nous-mêmes. 

On  peut  remarquer,  au  reste,  que  le  goût  n'est  qu'un  toucher 
modifié  :  la  raison  qui  a  porté  les  philosophes  à  en  faire  un  sens 
particulier ,  c'est ,  i  **.  que  l'organe  du  goût  est  affecté  à  une  partie 
seule  de  notre  corps,  tandis  que  le  toucher  est  attaché  à  toutes 
les  autres  indistinctement  ;  2**.  que  cette  espèce  de  toucher,  ex- 
clusivement affectée  à  une  partie  de  notre  corps  ,  produit  en 
nous  une  sensation  particulière  qui  se  joint  au  toucher  ,  mais 
qui  en  est  différente.  Observons  cependant  à  cette  occasion  , 
que  si  on  établissait  la  différence  de  nos  sens  sur  celle  de  nos 
sensations  ,  il  faudrait  admettre  bien  plus  de  cinq  sens  ,  même 
en  ne  mettant  pas  de  ce  nombre  celui  que  Bacon  et  d'autres  phi- 
losophes après  lui  ont  appelé  le  sixième  sens,  je  veux  dire  le 
sens  physique  de  l'amour.  La  sensation  de  chaleur,  par  exem- 
ple ,  et  celle  de  froid  ,  sont  absolument  différentes  de  celle  du 
toucher;  et  si  nous  les  rapportons  communément  à  ce  dernier 
sens  ,  c'est  parce  que  pour  l'ordinaire  nous  éprouvons  cette  sen- 


396  ÉLÉMENS 

sation  dans  les  parties  extérieures  de  notre  corps  qui  sont  l'or- 
gane du  toucher;  car  d'ailleurs  le  toucher,  considéré  en  lui- 
même,  ne  nous  donne  proprement  qu'une  sensation,  celle  de 
l'impénétrahilité  et  de  la  résistance  plus  ou  moins  grande  des 
corps,  d'oii  nous  concluons  la  réalité  de  leur  existence.  Les  sen- 
sations que  nous  acquérons  ou  que  nous  pouvons  acquérir  en 
touchant  un  corps,  comme  celle  du  froid  ,  du  chaud,  du  sec, 
de  l'humide  ,  etc. ,  sont  aussi  différentes  de  la  sensation  du  tou- 
cher même,  que  la  sensation  du  goût,  quoique  cette  dernière 
sensation  dépende  aussi  du  toucher. 

Si  d'un  côté  on  peut  multiplier  le  nombre  de  nos  sens  au-delà 
de  celui  que  les  philoscfphes  ont  fixé,  on  peut,  sous  un  autre 
point  de  vue ,  réduire  tous  les  sens  à  une  espèce  de  toucher;  ce 
toucher  s'exerce  ,  ou  d'une  manière  immédiate  ,  comme  dans  le 
goût  et  le  toucher  proprement  dit,  ou  d'une  manière  médiate, 
comme  dans  la  vue  ,  l'ouïe  et  l'odorat,  par  le  moyen  de  quelque 
matière  invisible  que  le  corps  lumineux  ,  sonore ,  ou  odoriférant , 
envoie  ou  fait  agir  sur  nos  organes. 

Mais  outre  ces  cinq  sens,  il  en  est  un  qu'on  peut  appeler  ïn^ 
terne ,  qui  est  comme  intimement  répandu  dans  notre  substance, 
et  dont  le  siège  se  trouve  à  la  fois  dans  toutes  les  parties  externes 
et  internes  de  notre  corps.  Ce  sens  ne  peut  être  rapporté  ni  mé* 
diatement  ni  immédiatement  au  toucher;  il  résulte  de  la  dispo- 
sition actuelle  des  parties  intérieures  ou  extérieures  de  notre 
propre  corps  ,  et  produit  en  nous ,  en  conséquence  de  cette  dis- 
position, des  sensations  agréables  ou  pénibles,  sans  que  les  autres 
corps  occasionent  ces  sensations  par  leur  action  sur  nos  organes, 
ou  du  moins  par  une  action  sensible.  Ce  sens  interne  a  encore 
cela  de  particulier ,  qu'au  lieu  que  les  autres  sens  agissent  sur 
notre  âme  sans  en  recevoir  mutuellement  aucune  impression  , 
l'action  du  sens  interne  sur  l'âme,  et  de  l'âme  sur  le  sens  interne, 
est  réciproque  ,  c'est-à-dire,  que  tantôt  la  disposition  de  l'âme  est 
produite  par  la  manière  dont  le  sens  interne  est  affecté,  tantôt 
la  disposition  du  sens  interne  par  celle  de  l'âme. 

C'est  vers  la  région  de  l'estomac  que  ce  sens  interne  j>araît 
surtout  résider.  Nous  pouvons  nous  en  assurer  dans  les  émotions 
vives  de  l'âme ,  de  quelque  espèce  qu'elles  soient  ;  l'effet  de  ces 
émotions  vives  porte  presque  toujours  sur  cette  région  ,  et  nous 
fait  éprouver  dans  les  parties  qui  en  sont  voisines,  une  pesan- 
teur, une  dilatation,  un  resserrement,  en  un  mot,  une  impres- 
sion sensible  et  différente  suivant  la  nature  de  réaiolion  qui  l'a 
occasionée. 

Cette  région  semble  donc  être  le  siège  du  sentiment ,  comme 
les  organes  de  nos  sens  celui  de  nos  sensations ,  et  le  cerveau 


DE  PHILOSOPHIE.  197 

celui  de  nos  pensées.  Mais  à  Toccasion  de  ces  diffe'rentes  parties 
de  notre  corps  auxquelles  nous  rapportons  les  impressions  ou  les 
idées  qui  nous  affectent ,  qu'il  nous  soit  permis  de  faire  une  re- 
marque qui  paraît  avoir  échappé  à  tous  les  métaphysiciens. 

La  sensation  et  la  pensée ,  que  les  philosophes  semblent  avoir 
confondues  et  regardées  comme  du  même  genre,  n'ont  pour- 
tant aucun  rapport  entre  elles  ;  car  quel  rapport  entre  la  vue 
d'une  couleur,  par  exemple,  et  Vidée  de  l'injuste?  Pourquoi 
donc  ces  mêmes  philosophes  ,  si  attentifs  à  démêler  les  défauts 
de  rapports  entre  les  choses ,  et  en  conséquence  à  assigner  de  la 
différence  entre  elles ,  n'ont-ils  pas  distingué  la  substance  qui 
sent,  de  la  substance  (\u.\  peTise ,  par  la  même  raison  qu'ils  ont 
distingué  la  substance  pensante  de  la  substance  étendue  ;  la 
pensée  pure  et  simple  n'ayant  guère  plus  d'analogie  avec  la  sen- 
sation qu'avec  l'étendue?  Ce  n'est  pas  tout.  Les  sentimens  qui 
affectent  notre  âme  ,  soit  purement  passifs  ,  comme  la  joie  ,  soit 
actifs,  comme  le  désir,  n'ont  aucun  rapport  ni  aucune  ressem- 
blance entre  eux  ,  ni  avec  la  sensation  et  la  pensée  ;  pourquoi 
donc  les  philosophes  n'ont-ils  pas  aussi  attribué  ces  sentimens  k 
quelque  nouveau  principe ,  distingué  du  principe  qui  sent  et  de 
celui  qui  pense?  Serait-ce  parce  que  chaque  sentiment  suppose 
toujours  une  sensation  ou  une  pensée  qui  l'accompagne  ou  la  pré- 
cède ?  Mais  chaque  sensation  suppose  toujours  aussi  dans  l'organe 
matériel  un  ébranlement  qui  la  précède  ou  l'accompagne  ;  et 
cependant  cette  sensation  n'appartient  pas  à  l'organe  ébranlé. 
Allons  plus  loin.  Nous  rapportons  la  sensation  à  cet  organe  , 
quoiqu'elle  n'y  appartienne  pas  ;  n'y  a-t-il  donc  pas  une  sorte 
de  rapport,  du  moins  apparent,  entre  l'ébranlement  et  la  sensa- 
tion? Au  lieu  qu'il  n'y  a  pas  même  l'apparence  de  rapport 
entre  la  sensation  de  la  vue,  de  l'ouïe,  etc.  ,  et  la  volonté  de 
faire  quelque  action.  Pourquoi  donc  ne  regardons-nous  pas  la 
sensation  et  la  volonté  comme  appartenantes  à  différens  prin- 
cipes? Si  la  faculté  de  sentir  était  unie  à  toutes  les  parties  de  la 
matière,  et  la  faculté  de  vouloir  à  quelques  unes  seulement, 
nous  regarderions  vraisemblablement  cette  dernière  faculté 
comme  appartenante  à  un  principe  différent  de  celui  auquel 
nous  rapportons  nos  sensations;  et  peut-être  serions-nous  tentés, 
quoique  sans  fondement ,  d'attribuer  les  sensations  à  la  ma- 
tière même. 

Ces  réflexions  avaient  probablement  frappé  les  anciens  ,  lorsque 
dans  leur  philosophie  surannée,  ils  distinguaient  l'âme  raison- 
nable qui  pense ,  de  l'ârae  sensitive  qui  ne  fait  que  sentir ^  et  lè 
chancelier  Bacon  né  paraît  pas  s'écarter  de  cette  idée  ,  lorsqu'il 
distingue  la  science  de  l'âme  en  science  du  souffle  divin,  d'oii 


198  ÉLEMENS 

est  sortie,  dit  il  ,  l'âme  raisonnable,  et  science  de  rdme  irra- 
tionnelle ,  qui  nous  est,  dit-il,  commune  avec  les  brutes  ,  et  qui 
est  procluiid  du  limon  de  la  terre.  On  ne  peut,  ce  me  semble  , 
attribuer  gut-re  plus  clairement  à  la  matière  la  faculté  de  sentir  ; 
et  il  faut  avouer  que  cette  idée ,  si  elle  n'avait  pas  d'ailleurs 
d'autres  inconvéniens ,  fournirait  la  réponse  à  tine  des  plus  fortes 
objections  qu'on  peut  faire  contre  l'âme  des  bêtes  ;  car  si  cette 
âme  n'était  qiie  matière,  elle  périrait  naturellement  avec  le 
corps.  Il  est  vrai  que  les  animaux  paraissent  avoir  encore  autre 
cbo"»  r^.ii  des  sensations ,  et  être  susceptibles  d'une  sorte  de  rai- 
sonnement, qu'on  ne  peut  attribuer  qu'à  une  substance  pen- 
sante. Aussi  Descartes,  qui  regardail  la  faculté  de  pen^:er  et  celle 
de  sentir  comme  l'attribut  d'une  seule  et  mêine  substance  ,  a 
refusé  toal-à-fait  l'une  et  l'autre  faculté  aux  animaux ,  coupant 
ainsi  le  nœud  gordien  pour  s'en  débarrasser.  Mais  il  paraît  que 
jusqu'à  lui  les  idées  des  philosophes  n'étaient  pas  bien  fixées  sur 
la  différence  ou  l'identité  de  l'âme  sensible  et  de  l'âme  raison- 
nable Il  ne  faut  peut-être  pour  s'en  convaincre  que  se  rappeler 
ce  principe  trivial  et  de  tous  les  temps,  que  la  raison  est  ce  qui 
distingue  l'homme  de  la  brute;  par  le  mot  raison  on  n'a  pu  en- 
tendre que  la  faculté  dépenser,  en  tant  qu'elle  estdistinguée  de 
celle  de  sentir.  Encore  ne  faut-il  pas  entendre  ici  par  y<3 ci/ //^e  Je 
penser ,  ce  que  cette  expression  signifie  à  la  rigueur;  mais  seu- 
lement la  faculté  de  penser  perfectionnée,  et  rendue  capable 
de  s'étendre  au-delà  des  besoins  naturels  :  car  pour  la  faculté  de 
connaître  les  vrais  besoins  de  l'individu,  leur  nature,  leur  éten- 
due, leurs  limites,  et  les  moyens  d'y  satisfaire,  avouons-le  à  la 
honte  de  notre  espèce  ,  cette  faculté  paraît  plus  parfaite  dans  les 
animaux  que  dans  les  hommes. 

Mais  ,  dira-l  on  ,  au  lieu  d'attribuer  à  deux  principes  différens 
la  sensation  et  l'ébranlement  de  l'orga-  e,  tandis  qu'on  attribue 
au  même  principe  deux  choses  aussi  différentes  que  la  sensation 
et  la  pensée  ,  ne  serait-il  j^as  plus  court  et  plus  simple  de  çap- 
porter  tout  à  un  même  principe  ,  ébranlement,  sensation,  pen- 
sée ,  affections  ,  etc.  ?  Cette  manière  de  raisonner  serait ,  ce  me 
semble  ,  peu  philosophique  ,  indépendamment  même  des  incon- 
véniens qui  en  résulteraient  pour  la  religion.  Bien  loin  de  pré- 
tendre tout  réduire  à  la  matière,  plus  j'approfondis  la  notion  que 
je  m'en  forme,  plus  cette  notion  me  paraît  un  abîme  d'obscu- 
rités. Le  philosophe  qui  affirmerait  qu'il  n'y  a  qu'une  substance , 
et  celui  qui  voudrait  en  admettre  trois  ,  quatre  ou  davantage, 
seraient  également  téméraires.  De  bonne  foi  ,  avons-nous  même 
une  idée  claire  de  ce  que  c'est  que  substance*,  pour  être  si  hardis 
dans  nos  assertions?  Il  n'y  a  qu'à  écouter  les  définitions  que  les 


DE  PHILOSOPHIE.  199 

philosophes  en  donnent.  La  substance  ,  disent  les  uns ,  est  ce  qui 
existe  par  soi-même.  On  croirait  qu'ils  veulent  parlçr  de  Dieu; 
car  il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  exister ^ar  soi-m^ême.  La  subs" 
tance,  disent  les  autres,  est  ce  qui  existe  en  soi-même f  cela 
n'est-il  pas  bien  clair?  Qu'est-ce  qu'exister  en  soi?  On  sent  bien 
que  par  cette  façon  de  parler  on  veut  distinguer  la  substance, 
qui  existe  indépendamment  de  la  modification ,  d'avec  la  modi- 
Jication.,  qui  ne  peut  exister  sans  la  substance  ;  mais  l'ide'e  qui 
reste  de  la  substance  en  est-elle  plus  nette  ?  Faites  abstraction  de 
toutes  les  modifications  l'une  après  l'autre  ,  imaginez  que  ce 
que  vous  appelez  substance  ou  sujet  de  ces  modifications  ^  en 
soit  dépouillé  successivement  ;  il  ne  vous  restera  plus  l'idée  de 
rien  ,  et  la  substance  ne  sera  plus  qu*un  mot  que  vous  pronon- 
cerez. Pour  le  faire  sentir  par  un  exemple,  demandons  aux  phi- 
losophes ce  que  c'est  que  la  matière.  Ils  nous  diront  que  c'est  une 
substance  étendue  et  impénétrable.  Otez  l'impénétrabilité,  qui 
est  la  modification  distinctive  par  laquelle  l'étendue  simple  est 
rendue  matière  ,  il  nous  restera  l'étendue.  Otez  encore  l'étendue, 
qui  suivant  la  plupart  au  moins  des  philosophes  modernes  ne 
constitue  point  l'essence  de  la  matière,  il  ne  reste  plus  aucun 
objet,  aucune  idée  dans  l'esprit  ;  et  quand  il  resterait  l'étendue, 
c'est-à-dire  une  portion  de  l'espace ,  il  faudrait  encore  savoir  si 
cette  portion  de  l'espace  et  l'espace  même  sont  quelque  chose 
de  réel  (i).  Qu'est-ce  donc  que  la  substance  de  la  matière? 

§  YIII.  Eclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  de  la  distinction  de 
Vdme  et  du  corps,  page  186. 

Plus  on  creuse  la  question  de  la  distinction  du  corps  et  de 
l'àme  ,  plus  elle  offre  de  matière  à  la  méditation  du  philosophe. 
Convenons  d'abord  qu'il  n'y  a  en  effet  aucun  rapport  apparent 
entre  l'étendue  et  la  pensée.  Un  bloc  de  marbre  ne  paraît  ni 
doué  ni  susceptible  de  sensation  ,  d'idée  ,  de  volonté  :  entre  la 
matière  qui  forme  ce  bloc  de  marbre  ,  et  celle  qui  forme  le 
corps  humain  ,  il  n'y  a  ou  il  ne  paraît  y  avoir  que  des  diffé- 
rences purement  matérielles ,  quant  à  la  figure  ,  à  la  couleur  ,  à 
la  mollesse  ou  à  la  dureté  des  parties  ,  et  à  la  fluidité  de  quel- 
ques unes;  la  différence  est  encore  moindre,  quant  au  matériel, 
entre  le  corps  humain  et  un  automate  qui  en  imiterait  certaines 
fonctions  ,  tel  que  la  mécanique  en  produit  quelquefois.  Pour- 
quoi donc  l'un  a-t-il  le  sentiment  et  la  pensée  ,  tandis  que  l'autre 
en  est  privé?  Quelle  différence  paraît-il  y  avoir  entre  la  main  d'un 
cadavre  exposée  au  feu  ,  et  celle  d'un  homme  vivant  qui  v  est 

(i)  Voyez  plus  bas  rEclaiicissement  sur  l'espace  €t  sur  le  temps. 


200  ELEMEINS 

exposée  de  même,  si  ce  n'est  le  mouvement  du  sang  qui  est  arrêté 
dans  ]a  première  ?  Et  quel  rapport  ce  mouvement  du  sang  paraît- 
il  avoir  avec  la  sensation  que  l'homme  vivant  éprouve ,  taudis 
que  le  cadavre  en  est  privé?  Ces  réflexions  si  simples  ne  suffisent- 
elles  pas  pour  prouver  que  le  sentiment  et  la  pensée  appar- 
tiennent à  un  principe  différent  de  la  matière  ? 

Mais  ,  d'un  autre  coté  ,  ont  dit  plusieurs  philosophes ,  «  Si  la 
M  matière  et  la  substance  pensante  n'ont  rien  de  commun  , 
pourquoi  l'accroissement,  le  dépérissement  ,  l'altération  ,  et 
en  général  la  perfection  ou  la  force  plus  ou  moins  grande  de 
nos  organes,  a-t-elle  une  influence  si  marquée  sur  nos  sen- 
sations ,  nos  affections  et  nos  idées  ?  Comment  concevoir  d'ail- 
leurs que  deux  substances  qu'on  suppose  absolument  diffé- 
rentes ,  et  n'ayant  entre  elles  rien  de  commun ,  puissent  avoir 
l'une  sur  l'autre  une  action  réciproque  si  forte  et  si  sensible? 
Quelle  différence  enfin  pouvons-nous  concevoir,  du  moins 
d'après  les  notions  que  l'habitude  nous  a  fait  acquérir ,  entre 
le  néant  absolu  et  un  être  qui  ne  serait  point  matière?  On 
dit ,  pour  prévenir  cette  objection  ,  que  la  pensée  ,  la  volonté  , 
ne  sont  ni  longues  ,  ni  larges  ,  ni  colorées  ,  et  cependant  sont 
quelque  chose.  Cela  est  vrai  ;  mais  le  mouvement,  la  pesan- 
teur, etc.  ne  sont  non  plus  ni  longs,  ni  larges,  ni  colorés, 
et  cependant  sont  quelque  chose  ,  et  en  même  temps  appar- 
tiennent à  îa  matière.  La  difficulté  n'est  pas  de  concevoir  des 
modifications  qui  soient  privées  d'étendue  ,  mais  de  concevoir 
que  le  sujet  qui  reçoit  ces  modifications  ne  soit  pas  étendu. 
D'ailleurs  si  la  matière  est  distinguée  du  principe  qui  pense,  qui 
sent  et  qui  veut,  et  si  en  même  temps  ce  principe  qui  pense  , 
qui  sent  et  qui  veut,  est  individuellement  le  même,  pourquoi 
d'un  côté  rapportons-nous,  comme  par  un  instinct  invincible  , 
nos  sensations  aux  ditrérentes  parties  de  notre  corps  qui  en 
sont  l'organe  ,  et  pourquoi  de  l'autre  ne  rapportons-nous  ja- 
mais la  volonté  à  aucune  partie  de  notre  corps  ,  même  à  celle 
qui  pourrait  en  être  l'objet,  par  exemple,  aux  pieds  la  volonté 
de  marcher  ,  comme  nous  rapportons  aux  pieds  le  chaud,  le 
froid  que  nous  y  sentons  ?  Plus  on  approfondit  toutes  ces 
questions,  plus  on  s'y  perd.  » 
Telles  sont  les  raisons  de  certains  philosophes  pour  douter  de 
la  spiritualité  del'àme.  Mais  ôtent-elles  quelque  force  aux  preuves 
que  nous  avons  données  plus  haut  de  cette  vérité?  Le  sage  se 
bornera  seulement  à  tirer  de  ces  doutes  deux  conclusions  ,  l'une 
spéculative  ,  l'autre  pratique.  La  première,  c'est  que  d'après  le 
peu  de  connaissance  que  nous  avons  de  l'essence  de  la  matière, 
et  d'après  l'obscurité  même  de  l'idée  sous  laquelle  nous  nous  îa 


DE  PHILOSOPHIE.  201 

représentons,  il  serait  téméraire  (la  religion  même  étant  mise 
à  part)  d'afTirraer  que  la  pensée  et  le  sentiment  pussent  lui  ap- 
partenir. La  seconde,  c'est  que  le  sage  ,  persuadé  de  l'influence 
de  nos  organes  sur  le  principe  qui  sent  et  qui  pense  en  nous  , 
doit  veiller  avec  soin  à  la  conservation  et  au  ménagement  de 
ces  mêmes  organes.  Quand  le  physique  est  chez  nous  en  bon 
état  ,  tout  va  bien  pour  l'ordinaire  :  du  moins  est-il  certain  que 
si  nos  affections,  nos  sentiraens,  et  surtout  les  événemens  qui 
1^  produisent ,  ne  dépendent  pas  de  nous  ,  le  physique  de  notre 
machine  en  dépend  beaucoup  davantage  ;  et  c'est  sur  ce  phy- 
sique que  le  sage  peut  et  doit  veiller,  soit  pour  adoucir,  soit 
pour  prévenir  l'eii'et  des  sentimens  fâcheux.  La  région  de  l'es- 
tomac ,  comme  on  l'a  déjà  dit  plus  haut ,  est  le  siège  sensible  des 
affections  vives  et  profondes  ;  et  Parménide  ,  qui  ,  au  rapport  de 
Plutarque,  mettait  le  siège  de  l'âme  dans  l'estomac,  n'avait 
peut-être  pas  tort  à  certains  égards.  Au  fond  ,  cette  question 
du  siège  de  Vaine  est  une  des  chimères  de  la  philosophie  an- 
cienne et  moderne  ;  car  puisque  l'on  convient  que  la  faculté  do 
sentir  appartient  à  l'âme,  et  puisque  cette  faculté  est  mise  en 
action  par  toutes  les  parties  de  notre  corps,  pourquoi  vouloir 
placer  l'âme  dans  ime  partie  plutôt  que  dans  ime  autre  ?  Elle  est 
partout  et  nulle  part.  Mais  revenons  à  cette  région  de  l'estomac, 
siège  de  nos  affections;  qu'en  faut-il  conclure?  Que  c'est  sur 
cette  région  qu'il  faut  veiller  ,  que  c'est  ce  viscère  qu'il  faut  mé- 
nager, surtout  dans  les  momens  d'inquiétude,  de  tristesse  et  de 
passion  violente  ;  il  faut  alors  se  traiter  comme  si  on  avait  la 
fièvre  ,  et  s'abstenir  de  tout  ce  qui  pourrait  arrêter  ,  troubler  ou 
rendre  plus  pénibles  les  fonctions  d'une  partie  si  importante  à 
l'état  de  notre  âme.  Cet  aphorisme  est,  je  crois,  un  des  plus 
utiles  de  la  médecine préservative. 

Mais  ne  bornons  pas  là  notre  aphorisme ,  et  concluons  de  l'in- 
fluence réciproque  du  corps  et  de  l'âme,  que  la  devise  du  sage 
doit  être  en  général,  veille  sur  ton  corps.  C'était  la  maxime  de 
Descartes  ,  et  il  la  mettait  en  pratique  ;  jamais  de  veilles  ,  jamais 
d'excès  d'aucune  espèce  ,  jamais  en  un  mot  de  privation  volon- 
taire de  ce  qui  pouvait  améliorer  son  existence  physique  ,  ni 
d'usage  immodéré  de  ce  qui  pouvait  la  lui  rendre  agréable.  Il  se 
démentit  de  cette  maxime  quand  il  sacrifia  à  Christine  sa  liberté; 
il  dérangea  sa  manière  de  vivre  ;  et  n'ayant  jamais  été  malade 
dans  les  marais  de  la  Hollande ,  il  mourut  à  cinquante  ans  dans 
un  palais. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  philosophie  pratique  de 
Descnrtes,  nous  donnera  occasion  de  faire  quelques  réflexions  sur 
sa  philosophie  spéculative  ;  réiiexions  d'autant  moins  déplacées , 


tioz  ÉLÉMENS 

qu^elles  appartiennent  au  sujet  que  nous  traitons.  Plus  on  exa- 
mine les  différens  points  de  la  métaphysique  cartésienne  ,  plus 
on  voit  que  son  illustre  auteur  a  été  le  plus  hardi  sans  doute , 
mais  le  plus  conséquent  peut-ctre  de  tous  les  philosophes  dans 
ses  idées,  comme  il  Ta  été  dans  ses  maximes  de  conduite  jus- 
qu'aux six  derniers  mois  de  sa  vie.  Pour  se  convaincre  de  ce  que 
nous  avançons  ,  qu'on  considère  la  liaison  intime  de  tous  les 
points  de  sa  métaphysique.  La  pensée  m  le  sentiment  ne peui^ent 
appartenir  à  V étendue  ^  voilà  d'où  il  part.  Donc^  conclut-il  ,  le 
principe  qui  pense  et  qui  sent  en  nous,  est  une  substance  abso- 
lument distinguée  de  Vétendue,  et  qui  na  ni  ne  peut  avoir  par 
lui-m.êm.e  rien  de  commun  avec  la  matière.  Donc  Vunion  du 
corps  et  de  l'dme  ne  peut  consister  dans  aucune  influence  mu- 
tuelle que  ces  deux  substances  aient  par  elles-mêmes  Vune  sur 
Vautre ,  mais  dans  un  décret  de  Dieu  ,  par  lequel  il  a  ordonné 
qu  à  l'occasion  de  tel  mouvement  ou  de  telle  impression  dans  le 
corps,  Vame  aurait  telle  pensée  ou  telle  sensation  ;  et  récipro- 
quement quà  Voccasion  de  telle  disposition  dans  V âme  ,  telle 
impression  serait  produite  dans  le  corps.  De  plus  les  sensations 
qui  ne  sont  que  dans  Vdme  supposent  néanmoins  une  impression 
dans  le  corps  qui  les  produit  ;  donc  quoique  les  sensatioTis  ne 
puissent  appartejiir  quà  Vâme ,  elles  ne  lui  appartiennent  pas 
nécessairement ,  puisque  l'existence  de  Vdme  est  indépendante 
de  celle  du  corps ,  et  quune  dme  qui  ne  serait  point  unie  à  un 
corps  par  une  volonté  particulière  de  Dieu  ,  n  aurait  poir.t  de 
sensations.  Or  il  ne  peut  y  avoir  dans  Vdjne  que  sensation  et 
pensée.  Donc  puisque  la  sensaticn  7i^est  pas  essentrel'e  à  Vdme, 
il  s'ensuit  que  la  pensée  lui  e.<:[  essentielle.  Donc,  t".  Vdme  pense 
toujours ,  puisa u  elle  ne  peut  ex'ster  sans  ce  rui  lui  est  esseidiel, 
2°.  Udme  iHe.st  autre  chose  aue  la  pensée ,  puisque,  si  on  con^- 
coit  un  être  pensant,  et  qu^ on  fasse  ensuifc  abstraction  de  la 
pensée  ,  ce  que  Von  avait  conçu  se  réduit  à  'v'en.  Kt  qu'on  ne  dise 
pas  que  cet  étre\  non  pensant  et  non  sent.nit  par  la  supposition , 
pourra  encore  avoir  une  volonté;  car  toute  volonté  suppose  une 
pensée.  En  un  mot  ^  la  pensée  est  la  seule  chose  dont  on  ne  puisse 
supposer  que  V dme  soit  privée  ,  et  avec  la  pensée  seule  elle  peut 
être  imaginée  existante  ;  donc  Vdme  et  la  pensée  sont  la  même 
chose  ;  d-^^^c  la  sensation  ,  la  volonté  ,  et  toutes  les  autres  affec- 
tions de  Vd  ne  ne  sont  point  différentes  de  la  pensée  même,  ou 
plutôt  ne  sont  que  la  pensée  7120 d/ fiée  différemment.  De  plus , 
puisque  Vdme  n'a  par  elle-même  rien  de  commun  avec  le  corps  , 
donc  elle  peut  subsister  quand  le  corps  est  détruit.  Donc 
elle  doit  subsister  en  effet;  car  le  corps  fnême  n  est  pas  jjropre- 
rnent  détruit ,  ses  parties  sont  seulement  désunies  les  unes  des 


DE  PHILOSOPHIE.  2o3 

autres ,  et  réunies  à  d'autres  portions  de  matière  ;  l'âme  au  con- 
traire ne  pourrait  être  détruite  sans  être  anéantie  -^  et  pourquoi 
Dieu  r anéantirait-il^  lorsqu'il  n'anéantit  pas  le  corps  même , 
dont  par  sa  nature  elle  est  indépendante ,  et  dont  l'essence  est 
beaucoup  moins  noble,  et  un  om>rn^e  beaucoup  mows  digne  du 
Créateur  ?  L'dme  est  donc  immortelle.  Or  la  foi  nous  apprend 
que  dans  les  animaux  tout  périt  a\^ec  eux.  Jl  ny  a  donc  réelle- 
ment dans  les  animaux  aucun  principe  spirituel  et  distingué  de 
la  matière  ;  donc  puisque  la  sensation  ,  la  pensée  ,  et  la  volonté 
ne  peuvent  appartenir  à  la  matière,  les  animaux  n'ont  quen 
apparence  des  pensées ,  des  sensations  ,  des  7)olontés.  Donc  les 
animaux  sont  des  machines. 

Toutes  ces  conséquences  tiennent,  ce  me  semble,  fortement 
les  unes  aux  autres  ;  et  il  paraît  difficile  d'en  attaquer  aucune, 
sans  que  le  coup  porte  de  proche  en  proche  au  principe  d'oii 
Descartes  est  parti ,  que  la  pensée  ne  peut  appartenir  à  V étendue. 
Il  faut  pourtant  avouer  que  parmi  ces  conséquences  il  y  en  a 
plusieurs  qui  sont  au  moins  douteuses  ,  et^uelques  unes,  comme 
celle  du  machinisme  àe^  bêtes,  qui  sont  révoltantes.  En  con- 
clurons-nous que  le  principe  fondamental  n'est  pas  vrai  ?  A  Dieu 
ne  plaise  ;  mais  voici,  ce  me  semble  ,  la  manière  dont  le  sage 
doit  raisonner.  L'expérience  semble  d'un  côté  me  porter  à  re- 
garder mon  âme  et  mon  corps  comme  ne  faisantqu'une  substance  ; 
ie  raisonnement  d'un  autre  coté  me  donne  de  fortes  preuves 
de  la  différence  de  l'un  et  de  l'autre  ;  la  religion  vient  à  l'appui 
de  ces  dernières  ;  c'est  donc  à  elles  seules  qu'il  faut  m'en  tenir. 

Ceci  ne  contredit  point  ce  que  nous  avons  dit  ailleurs  ,  que  la 
spiritualité  de  l'âme  est  une  vérité  qui  est  du  ressort  de  la  raison. 
Elle  l'est  en  efl'et ,  puisque  la  raison  en  fournit  les  preuves  ;  mais 
la  foi  est  nécessaire  potir  faire  le  complément  de  ces  preuves  , 
auxquelles  même  elle  n'ajoute  proprement  rien  ,  qu'en  nous  as- 
surant que  la  force  des  preuves  est  réelle  ,  et  que  celle  des  ob- 
jections n'est  qu'apparente  ,  et  en  nous  donnant  ainsi  le  moyen 
de  nous  décider  entre  les  unes  et  les  autres. 

En  vain  dirait-on  que  ,  suivant  l'opinion  de  quelques  savans 
hommes,  très-attachés  d'ailleurs  à  la  religion  ,  la  spiritualité  de 
l'âme  n'est  énoncée  clairement  en  aucun  endroit  de  l'Ecriture, 
et  par  conséquent  ne  nous  est  point  confirmée  par  la  révélation. 
Mettant  cette  discussion  à  part,  l'objection  dont  il  s'agit  est 
bonne  tout  au  plus  pour  ceux  qui  bornent  la  révélation  à  l'Ecri- 
ture ,  mais  non  pour  ceux  qui  y  joignent  l'autorité  de  l'Eglise, 
destinée  à  suppléer  à  l'Ecriture  quand  elle  ne  s'explique  point, 
ou  ne  s'explique  pas  a-'^ez  :  or  cette  dernière  autorité  ne  nous 
laisse  aucun  doute  sur  la  spiritualité  de  notre  âme. 


2o4  ÉLÉMENS 

On  aurait  donc  très-grand  tort  (et  ceci  soit  dit  en  géne'ral 
pour  toutes  les  questions  métaphysiques  dont  l'examen  tient  à 
la  religion)  d'accuser  de  matérialisme  un  philosophe  qui  com- 
parerait et  balancerait  les  preuves  de  la  spiritualité  de  l'âme 
avec  les  objections  qu'on  y  oppose.  Il  suffit  qu'après  avoir  re- 
connu et  fait  sentir  la  force  des  preuves  ,  il  y  ajoute  la  foi  pour 
faire  pencher  évidemment  la  balance  en  leur  faveur.  Oui ,  je 
ne  crains  point  de  le  dire  ,  et  je  ne  vois  pas  comment  la  religion  , 
si  jalouse  de  sa  supériorité  sur  la  raison  humaine,  et  à  si  juste 
titre  ,  pourrait  s'en  offenser  ou  s'en  alarmer  ;  la  foi  est  indis- 
pensable dans  la  plupart  de  ces  questions  métaphysiques,  non 
pour  nous  éclairer,  mais  pour  nous  décider  entièrement  :  la  rai- 
son allume  le  flambeau  ;  c'est  à  la  foi  à  le  recevoir  d'elle ,  à 
l'entretenir  et  à  empêcher  l'erreur  de  soufïler  dessus.  Combien 
de  vérités  sur  lesquelles  nous  ne  pouvons  prononcer  définitive- 
ment qu'avec  ce  secours  ?  Pesons  et  examinons  toutes  les  preuves 
que  la  philosophie  nous  fournit  de  la  spiritualité  de  l'âme  ,  de 
'son  immortalité,  de  la  liberté  de  l'homme,  et  par  conséquent 
de  ses  obligations  morales  ;  appliquons  toutes  ces  preuves  aux 
animaux  ,  nous  serons  étonnés  des  conséquences  absurdes  dans 
lesquelles  elles  nous  précipiteraient,  si  la  foi  ne  venait  au  secours 
de  la  raison  qui  s'égare,  et  ne  lui  montrait  les  bornes  où  elle 
doit  s'arrêter ,  en  lui  apprenant  la  différence  que  le  Créateur  à 
jugé  à  propos  de  mettre  entre  l'homme  et  la  bête. 

Voici  encore  une  question  dont  la  solution  tient  plus  qu'on  ne 
pense  à  celle  de  la  distinction  du  corps  et  de  l'âme.  Si  l'âme  est 
différente  du  corps,  si  c'est  une  substance  simple,  comment  con- 
cevoir l'inégalité  des  esprits?  Il  vaudrait  autant  dire  que  les 
points  mathématiques  sont  inégaux  ;  l'égalité  naturelle  des  esprits 
paraît  donc  une  suite  incontestable  de  la  distinction  des  deux 
substances.  Ce  qu'il  y  a  de  singulier  ,  c'est  qu'un  philosophe  ,  qui 
dans  un  ouvrage  célèbre  a  soutenu  cette  égalité  primitive  des 
esprits,  a  été  accusé  et  condamné  même  comme  matérialiste, 
tant  ses  adversaires  ont  été  conséquens.  Mais  si  ce  philosophe 
n'a  pu  essuyer  à  ce  sujet  une  querelle  légitime  de  la  part  des 
théologiens,  il  n'a  pas  été  dans  le  même  cas  à  l'égard  des  philo- 
.sophes.  Car  il  paraît  avoir  prétendu  non-seulement  que  telle  âme 
prise  en  elle-même  est  égale  à  telle  autre  ,  opinion  qu'il  paraît 
difficile  de  réfuter,  quand  on  admet  la  différence  de  l'âme  et 
du  corps  ;  mais  que  telle  âme  unie  à  tel  corps  est  susceptible  des 
mêmes  idées,  des  mêmes  connaissances  ,  des  mêmes  talens,  des 
mêmes  passions  ,  de  la  même  perfection  que  telle  autre,  unie  à 
tel  autre  corps.  Pour  admettre  cette  opinion,  il  faudrait ,  ce  me 
semble ,  ignorer  combien  d'une  part  notre  âme  est  dépendante 


DE  PHILOSOPHIE.  2o5 

(3e  nos  organes ,  et  coniLien  de  l'autre  les  organes  cie  deux 
hommes  diffèrent  de  perfection  entre  eux,  antérieurement  à 
toute  éducation  ;  deux  vérités  que  l'expérience  prouve  incontes- 
tablement. D'ailleurs  ,  et  ceci  soit  dit  par  manière  de  remon- 
trance aux  philosophes  qui  s'épuisent  en  raisonnemens  sur  des 
questions  inutiles,  qu'importe  si  les  esprits  ,  soit  en  eux  mêmes  , 
soit  unis  au  corps  ,  sont  égaux  ou  inégaux  entre  eux  ,  et  suscep- 
liblesdes  mêmes  idées,  des  mêmes  talens,  des  mêmes  vertus  ? 
A  quoi  bon  agiter  cette  question  ,  dont  la  solution  ne  peut  être 
d'aucune  utilité  pratique  ,  puisque  dans  le  fait  les  esprits  des 
hommes  sont  réellement  Irès-inégaux  dans  leurs  productions-^ 
et  qu'aucun  système  ne  pourra  jamais  les  rendre  égaux  à  cet 
égard  ?  L'éducation  peut  seulement  diminuer  jusqu'à  un  certain 
point  cette  inégalité.  Si  c'est  là  toute  la  conséquence  pratique 
qu'on  veut  tirer  du  système  de  l'égalité  primordiale  des  esprits  , 
cette  conséquence  est  vraie  indépendamment  du  système  ;  car  il 
est  évident  par  l'expérience  que  ,  soit  que  les  esprits  soient  égaux 
ou  non  par  leur  nature  ,  l'éducation  peut  les  perfectionner,  ou 
par  le  nombre  et  le  genre  des  idées  qu'elle  procure,  ou  par  le 
degré  de  perfection  qu'elle  peut  ajouter  aux  organes.  Mais  pré- 
tendre que  deux  hommes  ,  différemment  constitués  et  organisés, 
et  placés  d'ailleurs  dans  les  mêmes  circonstances  à  chaque  instant 
de  leur  vie  ,  produiront  absolument  les  mêmes  choses  ,  c'est  pré- 
tendre que  deux  hommes ,  l'un  faible  ,  l'autre  robuste  ,  placés 
dans  les  mêmes  circonstances,  et  élevés  de  même,  seront  ca- 
pables des  mêmes  actions  de  force  corporelle. 

Autre  difficulté  ;  car  dans  cette  matière  ténébreuse  tout  en 
fourmille.  Si  les  âmes  des  hommes  sont  égales  par  leur  nature , 
et  si  la  différence  de  leurs  idées  et  de  leurs  qualités  tient  unique- 
ment à  celle  des  organes  ,  pourquoi  l'âme  des  bêtes  ne  serait-elle 
pas  égale  par  sa  nature  à  celle  des  hommes  ?  et  si  elle  l'est ,  pour- 
quoi la  différence  de  sort  qu'elle  éprouve?  Yoilà  encore  de 
l'occupation  pour  les  métaphysiciens,  au  moins  pour  ceux  qui 
n'auront  rien  de  mieux  à  faire  que  de  chercher  à  résoudre  de 
pareilles  questions  sans  y  pouvoir  réussir. 

Donnons  encore  à  cette  occasion  une  nouvelle  preuve  de 
l'esprit  conséquent  de  Descartes.  «  L'âme,  disait-il,  est  essentiel- 
V)  lement  différente  de  la  matière.  Elle  doit  donc  avoir  des  idées 
»  qui  en  soient  indépendantes.  Elle  doit  donc  avoir  des  idées  in— 
»  nées.  »  Cette  conséquence,  si  elle  n'est  pas  démonstrative, 
est  au  moins  bien  philosophique  ,  bien  convenable  et  à  la  dignité 
de  notre  âme  ,  et  à  la  grandeur  de  l'Etre  qui  l'a  créée.  Mais  mal- 
heureusement celte  conséquence  n'est  pas  vraie;  Locke  a  dé- 
monlréj  et  bien  d'autres  après  lui,  que  toutes  nos  idées,  même 


ao6  ELEMENS 

les  idées  purement  intellectuelles  et  morales ,  viennent  de  nos 
sensations. 

Je  désirerais  seulement ,  peut-être  par  un  excès  de  scrupule , 
que  parmi  les  preuves  invincibles  que  Locke  a  données  de  cette 
vérité,  il  n'eut  pas  fait  entrer  la  différente  manière  de  penser 
des  hommes  et  des  nations  sur  certaines  vérités  de  morale  ;  je 
craindrais  que  cette  différence,  qui  n'est  que  trop  vraie,  ne 
conduisît  certains  esprits  peu  attentifs  à  regarder  ces  v-érités 
comme  douteuses.  Je  sais  qu'il  s'en  faut  bien  qu'elles  le  soient  ; 
je  sais  même  qu'il  s'en  faut  bien  que  l'intention  de  Locke 
ait  été  de  le  faire  croire.  Mais  il  est  des  objets  qui  doivent  être 
sacrés  pour  le  philosophe,  auxquels  du  moins  il  ne  doit  tou- 
cher qu'avec  une  extrême  circonspection  ,  et  sur  lesquels  il  doit 
éviter  de  donner  même  occasion  à  des  sophismes.  D'ailleurs, 
pour  prouver  qu'il  n'y  a  point  d'idées  innées,  est-il  nécessaire 
d'observer  que  les  principes  de  morale  trouvent  de  la  contradic-' 
tion  parmi  les  hommes?  Quand  toutes  les  nations  seraient  par- 
faitement d'accord  sur  ces  principes,  et  sur  la  manière  de  s'y 
conformer,  s'ensuivrait-il  qu'ils  fussent  l'mies  ^our  cela?  Il  s'en- 
suivrait seulement  que  les  hommes  ayant  les  mêmes  sensations, 
ont  du  être  conduits  de  la  même  manière  par  ces  sensations 
à  la  connaissance  des  vérités  morales.  Je  conviens  que  la  con- 
naissance de  ces  vérités  ne  nous  vient  pas  immédiatement  de  nos 
sensations  ;  ellfe  nous  vient  de  la  société  que  nous  formons  avec 
les  autres  hommes,  des  idées  que  cette  société  nous  procure,  des 
besoins  qu'elle  nous  fait  sentir,  et  des  moyens  qu'elle  nous  four- 
nit pour  les  satisfaire  :  mais  toutes  ces  connaissances  même 
tiennent  évidemment  à  nos  sensations ,  en  dépendent,  et  ne 
sont  acquises  que  par  ce  secours.  C'est  donc  en  effet  à  nos  sen- 
sations que  nous  devons  la  connaissance  des  vérités  morales.  En 
un  mot,  la  connaissance  des  vérités  morales  n'est  fondée  que  sur 
la  notion  du  juste  et  de  l'inju&te;  l'homme  n'a  l'idée  de  l'injuste 
que  parce  qu'il  a  l'idée  de  souffrance,  et  il  n'a  l'idée  de  souffrance 
que  parce  qu'il  a  des  sensations. 

Mais  s'il  est  vrai  que  c'est  à  nos  sens  que  nous  devons  primiti- 
vement toutes  nos  idées,  il  n'est  pas  moins  vrai  que  c'est  à  la  so* 
ciété  qui  nous  unit  aux  autres  hommes  que  nous  devons  immé- 
diatement,  non-seulement,  comme  nous  venons  de  le  dire,  les 
idées  morales  ,  mais  la  plus  grande  partie  même  des  notions 
purement  spéculatives.  Il  ne  faut ,  ce  me  semble  ,  pour  s'en  con- 
vaincre ,  que  réfléchir  sur  la  différence  énorme  qui  se  trouve  à 
l'égard  des  connaissances  et  des  lumières  entre  les  sauvages  et 
les  peuples  policés.  Qu'aurait  été  le  plus  grand  de  nos  philo- 
sophes ,  s'il  eût  été  réduit  aux  seules  idées  qui  sortaient  du  fond 


DE  PHILOSOPHIE.  267 

de  la  nature?  N'est-ce  pas  vraisemblabfensent  cette  privalion  de 
société  ,  plus  que  toute  autre  cause  ,  qui  réduit  les  animaux  h  an 
cercle  d'idées  si  étroit  et  si  borné  ?  Mais  pourquoi  les  animaux, 
avec  des  organes  semblables  à  ceux  des  hommes ,  n'ont-ils  pas  le 
même  penchant  que  les  hommes  à  se  rapprociier  les  uns  des 
autres  ?  Pourquoi  leur  langue  et  leur  bouche,  d'ailleurs  si  sem- 
blables à  la  notre  en  apparence  ,  ne  forment-elles  pas  des  sons 
articulés  ?  Il  faut  que  les  philosophes  aient  bien  senti  la  difïicalté 
de  répondre  à  ces  questions ,  puisque  la  seule  réponse  qu'ils  y 
aient  faite  jusqu'à  présent,  c'est  que  le  Créateur  a  voulu  que 
l'homme  vécut  en  société  ,  et  que  les  animaux  n'y  vécussent  pas  ; 
réponse  qui  ne  satisfait  à  rien  ,  et  qui  pourtant  est  la  seule  rai- 
sotmable  ;  car  comment  expliquer  ce  qu'on  ne  comprend  pas, 
si  ce  n'est  en  disant  :  Dieu  Ca  voulu  ainsi?  Si  les  philosophes 
ont  quelque  chose   à   se   reprocher,  c'est  peut-être  de  ne   pas 
donner  plus  souvent  cette  solution  aux  questions  qu'on  leur  fait  ; 
ils  n'en  seraient  pas  plus  ignorans  ,  ni  nous  plus  mal  instruits; 
ils  auraient  de  plus  le  mérite  d'avouer  au  moins  leur  ignorance  , 
et  nous  celui  de  ne  pas  chercher  en  vain  à  sortir  de  la  nôtre. 
Que  de  questions  métaphysiques  et  théologiques  ,  dont  les  sco- 
lastiques  prétendent  donner  la  solution  ,  que  le  vrai  philosophe 
cherche  encore  et  cherchera  vraisemblablement  toujours  ;  que 
d'objections  dont  il  doit  dire  :  Je  sais  bien  la  réponse  quon  fait 
h  cette  difficulté,  mais  je  n'y  sais  pas  répondre. 


Y II.  MORALE. 


L'existence  de  l'Être  suprême  étant  une  fois  reconnue , 
nous  conduit  à  chercher  le  culte  que  nous  devons  lui  rendre.  Mais 
quoique  la  philosophie  nous  instruise  jusqu'à  un  certain  point 
sur  ce  grand  objet,  cependant  les  lumières  qu'elle  nous  donne 
sont  très-imparfaites.  Le  Créateur  nous  en  a  avertis  lui-même, 
en  nous  prescrivant ,  par  une  révélation  particulière,  la  manière 
dont  il  veut  être  honoré  ,  et  que  tous  les  eiTorts  de  la  raison  n'au- 
raient pu  nous  faire  découvrir.  Ainsi  la  religion  ,  qui  n'est  autre 
chose  que  le  culte  que  nous  devons  à  l'intelligence  souveraine , 
ne  doit  point  entrer  dans  des  élémens  de  philosophie;  la  reli- 
gion naturelle  ne  doit  même  y  paraître  que  pour  nous  avertir 
qu'elle  ne  suffit  pas. 

Mais  ce  qui  appartient  essentiellement  et  uniquement  à  la 
raison ,  et  ce  qui  en  conséquence  est  uniforme  chez  tous  les 
•neuples,  ce  sonties  devoirs  dont  nous  sommes  tenus  envers  nos 


2o8  ÉLÉMENS 

semblables.  La  connaissance  de  ces  devoirs  est  ce  qu'on  appelle 
morale ,  et  l'un  des  plus  importans  sujets  sur  lesquels  la  raison 
puisse  s'exercer.  On  ne  fait  pas  tant  d'honneur  à  cette  science 
dans  nos  écoles.  On  la  rejette  pour  l'ordinaire  à  la  fin  de  toutes 
les  autres  parties  de  la  philosophie  ,  apparemment  comme  la 
moins  intéressante  ,  et  on  la  réduit  à  quelques  pages  ,  oii  l'on 
se  borne  à  agiter  des  questions  vides  et  scolastiques,  aussi  peu 
propres  à  nous  instruire  qu'à  nous  rendre  meilleurs. 

Connaissons  mieux  l'étendue  de  la  morale  ,  et  le  cas  que  nous 
devons  en  faire.  Peu  de  sciences  ont  un  objet  plus  vaste ,  et  des 
principes  plus  susceptibles  de  preuves  convaincantes.  Tous  ces 
principes  aboutissent  à  un  point  commun ,  sur  lequel  il  est  dif- 
ficile de  se  faire  illusion  à  soi-même  ;  ils  tendent  à  nous  pro- 
curer le  plus  sûr  moyen  d'être  heureux,  en  nous  montrant  la 
liaison  intime  de  notre  véritable  intérêt  avec  raccomj)lissement 
de  nos  devoirs. 

La  morale  est  une  suite  nécessaire  de  l'établissement  des 
sociétés,  puisqu'elle  a  pour  objet  ce  que  nous  devons  'aux 
autres  hommes.  Or  l'établissement  des  sociétés  est  dans  les  dé- 
crets du  Créateur  ,  qui  a  rendu  les  hommes  nécessaires  les 
uns  aux  autres  ;  ainsi  les  principes  moraux  rentrent  dans  les  dé- 
crets éternels.  Il  n'en  faut  pourtant  pas  conclure  avec  quelques 
philosophes  que  la  connaissance  de  ces  principes  suppose  néces- 
sairement la  connaissance  de  Dieu.  11  s'en  suivrait  de  là,  contre 
le  sentiment  des  théologiens  même ,  que  les  païens  n'auraient 
eu  aucune  idée  de  vertu.  La  religion,  sans  doute,  épure  et 
sanctifie  les  motifs  qui  nous  font  pratiquer  les  vertus  morales  ; 
mais  Dieu ,  sans  se  faire  connaître  aux  hommes  ,  a  pu  leur  faire 
sentir,  et  leur  a  fait  sentir  en  effet  la  nécessité  de  pratiquer  ces 
vertus  pour  leur  propre  avantage.  On  a  vu  même  ,  par  un  effet 
de  cette  Providence  qui  veille  au  maintien  de  la  société  ,  des 
sectes  de  philosophes  qui  révoquaient  en  doute  l'existence  d'un 
premier  Etre,  professer  dans  la  plus  grande  rigueur  les  vertus 
humaines.  Zenon  ,  chef  des  stoïciens  ,  n'admettait  d'autre  Dieu 
que  l'univers ,  et  sa  morale  est  la  plus  pure  que  la  lumière  na- 
turelle ait  pu  inspirer  aux  hommes. 

C'est  donc  à  des  motifs  purement  humains  que  les  sociétés 
ont  dû  leur  naissance  ;  la  religion  n'a  eu  aucune  part  à  leur  pre- 
mière formation  ;  et  quoiqu'elle  soit  destinée  à  en  serrer  le  lien  , 
cependant  on  peut  dire  qu'elle  est  principalement  faite  pour 
l'homme  considéré  en  lui-même.  11  suffit,  pour  s'en  convaincre, 
de  faire  attention  aux  maximes  qu'elle  nous  inspire,  à  l'objet 
qu'elle  nous  propose,  aux  récompenses  et  aux  peines  qu'elle  nous 
promet.  Le  philosophe  ne  se  charge  que  de  placer  l'homme  dans 


DE  PHILOSOPHIE.  20g 

la  société,  et  de  l'y  conduire;  c'est  au  missionnaire  à  l'attirer 
ensuite  au  pied  des  autels. 

La  connaissance  des  principes  moraux  qui  précède  la  con- 
naissance de  l'Etre  suprême,  est  elle-même  précédée  par  d'autres 
connaissances.  C'est  par  les  sens  que  nous  apprenons  quels  sont 
nos  rapports  avec  les  autres  hommes  et  nos  besoins  réciproques  ; 
et  c'est  par  ces  besoins  réciproques  que  nous  parvenons  à  con- 
naître ce  que  nous  devons  à  la  société  ,  et  ce  qu'elle  nous  doit  : 
il  semble  donc  qu'on  peut  définir  très-exactement  l'injuste,  ou 
ce  qui  revient  au  même  le  mal  moral ,  ce  qui  tend  à  nuire  à 
la  société  en  troublant  le  bien-être  phjsique  de  ses  membres. 
En  effet ,  le  mal  phjsique  est  la  suite  ordinaire  du  mal  moral  ; 
et  comme  nos  sensations  suffisent  ,  sans  aucune  opération  de 
notre  esprit,  pour  nous  donner  l'idée  du  mal  physique,  il  est 
évident  que,  dans  l'ordre  de  nos  connaissances,  c'est  cette  idée 
qui  nous  conduit  à  celle  du  mal  moral ,  quoique  l'une  et  l'autre 
soient  de  nature  différente.  Que  ceux  qui  nieront  cette  vérité 
supposent  l'homme  impassible  ,  et  qu'ils  essaient  de  lui  faire 
acquérir  dans  cette  hypothèse  la  notion  de  l'injusîe. 

Mais  cette  notion  en  suppose  une  auîre,  celle  de  la  liberté* 
car  si  l'homme  n'était  pas  libre,  toute  idée  de  mal  se  réduirait 
au  mal  physique.  C'est  donc  renverser  l'ordre  naturel  des  idées, 
que  de  vouloir  prouver  l'existence  de  la  liberté  par  celle  du  bien 
et  du  mal  moral.  C'est  prouver  une  vérité  qui  n'est  que  de  sen- 
timent, c'est-à-dire  de  l'ordre  le  plus  simple,  par  une  vérité 
sans  doute  aussi  incontestable ,  mais  qui  dépend  d'une  suite  de 
notions  plus  combinées.  Nous  disons  que  l'existence  de  la  liberté 
n'est  qu'une  vérité  de  sentiment ,  et  non  pas  de  discussion  ;  il 
est  facile  de  s'en  convaincre.  Car  le  sentiment  de  notre  liberté 
consiste  dans  le  sentiment  du  pouvoir  que  nous  avons  de  faire 
une  action  contraire  à  celle  que  nous  faisons  actuellement;  l'idée 
de  la  liberté  est  donc  celle  d'un  pouvoir  qui  ne  s'exerce  pas,  et  dont 
l'essence  même  est  de  ne  pas  s'exercer  au  moment  que  nou!^  le  sen- 
tons ;  cette  idée  n'est  donc  qu'une  opération  de  notre  esprit ,  par 
laquelle  nous  séparons  le  pouvoir  d'agir  d'avec  l'action  même, 
en  regardant  ce  pouvoir  oisif,  quoique  réel ,  comme  subsistant 
pendant  que  l'action  n'existe  pas.  Ainsi  la  notion  de  la  liberté 
ne  peut  être  qu'une  vérité  de  conscience.  En  un  mot ,  la  seule 
preuve  dont  cette  vérité  soit  susceptible  est  analogue  à  celle  de 
l'existence  des  corps  ;  des  êtres  réellement  libres  n'auraient  pas 
un  sentiment  plus  vif  de  leur  liberté  que  celui  que  nous  avons 
de  la  nôtre  :  nous  devons  donc  croire  que  nous  sommes  libres. 
D'ailleurs,  quelles  difficultés  pourrait  présenter  cette  grande 
question ,  si  on  voulait  la  réduire  au  seul  énoncé  net  dont  ^\U 

14 


310  ELEMENS 

soit  susceptible?  Demander  si  riiomme  est  libre,  ce  n'est  pas 
demander  s'il  agit  sans  motif  et  sans  cause  ,  ce  qui  serait  im- 
possible ,  mais  s'il  agit  par  choix  et  sans  contrainte  ;  et  sur  cela 
il  suffit  d'en  appeler  au  te'moignage  universel  de  tous  les  hommes. 
Quel  est  le  malheureux  prêt  à  périr  pour  ses  forfaits,  qui  ait 
jamais  pensé  à  s'en  justifier  en  soutenant  à  ses  juges  qu'une  né- 
cessité inévitable  l'a  entraîné  4ansie  crime  ?  C'en  est  assez  pour 
faire  sentir  aux  philosophes  combien  les  discussions  métaphy- 
siques sur  la  liberté  sont  inutiles  à  la  tête  d'un  traité  de  morale. 
Vouloir  aller  en  cette  matière  au-delà  du  sentiment  intérieur , 
c'est  se  jeter  tête  baissée  dans  les  ténèbres. 

Comme  la  justice  morale  des  lois  est  une  suite  de  la  liberté , 
et  non  la  liberté  une  suite  de  la  justice  des  lois  ,  ce  serait  ren- 
verser, ce  me  semble  ,  l'ordre  naturel  des  idées  de  vouloir  prou- 
ver que  nous  sommes  libres  ,  parce  qu'autrement  les  lois  seraient 
injustes.  Je  dis  plus;  on  aurait  tort  de  prétendre  que,  si  nous 
n'étions  pas  libres  ,  il  faudrait  anéantir  les  lois.  Ce  n'est  ici ,  je 
l'avoue  ,  qu'une  spéculation  purement  métaphysique  sur  une 
hypothèse  qui  n'existe  pas  ;  mais  cette  sjDéculation  abstraite  peut 
servir  à  développer  et  à  fixer  nos  idées  sur  la  matière  que  nous 
traitons.  Fussions -nous  assujétis  dans  nos  actions  à  une  puis- 
sance supérieure  et  nécessaire ,  les  lois  et  les  peines  qu'elles  im- 
posent n'en  seraient  pas  moins  utiles  au  bien  physique  de  la 
société  ,  comme  un  moyen  efficace  de  conduire  les  hommes  par 
la  crainte ,  et  de  donner,  j)our  ainsi  dire  ,  l'impulsion  à  la  ma- 
chine. De  deux  sociétés  semblables ,  composées  d'êtres  qui  ne 
seraient  pas  libres,  celle  oiiil  y  aurait  des  lois  serait  moins  sujette 
au  désordre  ,  parce  qu'elle  aurait ,  si  on  peut  parler  de  la  sorte, 
un  régulateur  de  plus.  La  nécessité  physique  des  lois,  dans  des 
sociétés  pareilles,  serait  indépendante  de  la  liberté  de  l'homme; 
inais  dans  la  société  telle  qu'elle  est,  composée  d'êtres  libres, 
cette  nécessité  physique  se  change  en  équité  morale.  Dans  le 
premier  cas ,  les  lois  ne  seraient  que  nécessaires  ;  dans  le  second , 
elles  sont  nécessaires  et  justes. 

Ces  observations,  essentiellement  relatives  aux  questions  pré- 
liminaires de  la  morale  ,  nous  ont  paru  nécessaires  pour  pré- 
munir nos  lecteurs  contre  les  notions  peu  exactes  que  plusieurs 
philosophes  ont  données  de  cette  science  et  des  vérités  qui  en 
font  la  base ,  et  pour  faire  sentir  de  quelle  manière  ces  vérités 
importantes  doivent  être  traitées. 


DE  PHILOSOPHIE.  an 


YIII.   DIVISION  DE  LA  MORALE. 

MORALE    DE    l'hOMME. 

Quoique  le  genre  humain  ne  compose  proprement  qu'une 
grande  famille  ,  i.'e'anraoiris  la  trop  grande  étendue  de  cette  fa- 
mille l'a  obligé  de  se  séparer  en  différentes  sociétés  qui  ont  pris 
le  nom  d'Etats,  et  dont  les  membres  se  rapprochent  par  des 
liens  particuliers ,  indépendamment  de  ceux  qui  les  unissent  au 
système  général.  La  morale  a  donc  quatre  objets  :  ce  que  les 
hommes  se  doivent  comme  membres  de  la  société  générale  ;  ce 
que  les  sociétés  particulières  doivent  à  leurs  membres  ;  ce 
fju'elles  se  doivent  les  unes  aux  autres  ;  enfin  ce  que  les  membres 
de  chaque  société  particulière  se  doivent  mutuellement ,  et  à 
FEtat  dont  ils  sont  membres.  Les  premiers  devoirs  renferment 
la  loi  naturelle  ou  générale,  qui  n'est  bornée  ni  par  les  temps 
ni  par  les  lieux  ,  et  qu'on  peut  nommer  la  inorale  de  Vliomme ; 
îes  devoirs  de  la  seconde  espèce  peuvent  être  appelés  la  morale 
des  législateurs  ;  ceux  de  la  troisième  la  morale  des  États  ;  enfin 
les  devoirs  du  quatrième  genre ,  la  morale  du  citojen.  Ainsi  on 
trouve  dans  cette  division  le  droit  naturel  ou  commun;  le  droit 
politique  ,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  politique  à  laquelle 
il  est  souvent  contraire  ;  le  droit  des  gens  et  le  droit  positif.  A 
ces  quatre  branches  de  la  morale  on  peut  en  ajouter  une  cin- 
quième, la  morale  du  philosophe  :  elle  n'a  pour  objet  que  nous- 
ïiiémes ,  et  la  manière  dont  nous  devons  penser  pour  rendre 
notre  condition  la  meilleure  ou  la  moins  triste  qu'il  est  possible. 
Parcourons  successivement  ces  différentes  branches ,  et  voyons 
les  principaux  points  qui  s'y  rapportent. 

Les  lois  générales  et  naturelles  sont  de  deux  espèces,  écrites 
ou  non  écrites.  Les  lois  naturelles  écrites  sont  celles  dont  l'ob- 
servation est  tellement  nécessaire  au  maintien  de  la  société  , 
qu'on  a  établi  des  peines  contre  ceux  qui  les  violeraient.  On  ap- 
pelle crime  toute  action  qui  tend  à  violer  les  lois  naturelles 
écrites.  De  cette  seule  notion  se  déduisent ,  comme  nous  le 
verrons  plus  bas,  les  principes  par  lesquels  on  peut  juger  de  la 
nature  et  du  degré  d'énorniité  de  chaque  crime. 

Les  lois  naturelles  non  écrites  sont  celles  à  l'infraction  des- 
quelles on  n'a  point  attaché  de  peines ,  p^rce  que  cette  infrac- 
tion ne  porte  pas  un  trouble  aussi  marqué  dans  la  société  que 
l'infraction  des  lois  naturelles  écrites.  Mais  si  l'observation  de 
celles-ci  est  nécessaire  pour  rendre  la  société  durable,  l'obser- 
vation de  celles-là  ne  l'est  pas  moins  pour  rendre  la  société  douce 
et  florissante  :  leur  transgression  est  même  un  poison  lent  qui 


212  ÉLÉMENS 

doit  insensiblement  la  miner  et  la  dissoudre.  Pourquoi  nean^ 
moins  les  législateurs  semblent-ils  avoir  remis  à  la  volonté  des 
peuples  l'observation  de  ces  lois?  Pourquoi  n'est-il  point  d'action 
contre  l'avarice  ,  la  dureté  envers  les  malheureux,  l'ingratitude 
et  la  perfidie  ?  Celui  qui  laisse  périr  de  misère  un  citoyen  qu'il 
peut  secourir ,  n'est-il  pas  à  peu  près  aussi  coupable  envers  la 
société  que  s'il  faisait  périr  ce  malheureux  par  une  mort  lente? 
Pourquoi  donc  les  lois  l'ont-elles  épargné  ?  C'est  que  le  bien  de 
cet  avare  étant  supposé  acquis  par  des  moyens  que  les  lois  ne 
réprouvent  pas ,  elles  ne  peuvent  le  lui  arracher  pour  le  donner 
à  d'autres  ;  et  que  si  la  loi  qui  nous  oblige  de  soulager  nos  sem- 
blables est  une  des  premières  dans  l'état  de  nature  ,  elle  est 
subordonnée,  dans  l'ordre  de  la  société,  à  la  loi  qui  veut  que 
chacun  jouisse  tranquillement  et  en  liberté  de  ce  qu'il  possède.  De 
même  pourquoi  la  perfidie  et  l'ingratitude  n'ont-elles  point  de 
peines  afflictives?  C'est  par  une  raison  à  peu  près  semblable  à 
celle  pour  laquelle  le  larcin  n'était  point  puni  à  Sparte  ,  pour 
nous  apprendre  à  être  sur  nos  gardes  avec  les  hommes,  et  à  ne 
pas  placer  trop  légèrement  notre  confiance  et  nos  bienfaits  : 
c'est  aussi  pour  ne  pas  trop  accorder  à  la  tyrannie  des  bien- 
faiteurs ,  et  pour  exciter  les  hommes  aux  belles  actions  par  le 
seul  plaisir  de  les  faire.  Ainsi  la  morale  établit  la  réalité  et  la 
justice  des  lois  non  écrites  par  les  raisons  même  qui  ont  forcé 
les  législateurs  à  être  indulgens  sur  la  transgression  de  ces  lois. 
D'ailleurs  les  législateurs  ont  pu  croire  que  les  hommes  ce  fe- 
raient justice  eux-mêmes  sur  cette  transgression,  en  punissant  les 
coupables ,  soit  par  la  honte  ,  soit  par  le  mépris  ,  soit  par  le  refus 
de  leur  secours  ;  mais  il  faut  avouer  que  si  les  législateurs  ont 
pensé  de  la  sorte,  ils  ont  eu  trop  bonne  opinion  du  cœur  humain. 

L'observation  des  lois  naturelles  écrites  est  ce  qu'on  nomme 
probité  ;  la  pratique  des  lois  naturelles  non  écrites  est  ce  qu'on 
appelle  vertu.  Cette  pratique  est  proprement  l'objet  de  la  mo- 
rale ;  car  la  sévérité  des  lois  qui  produit  la  crainte  est  la  morale 
la  plus  eflicace  qu'on  puisse  opposer  aux  crimes  ;  et  la  vraie 
morale,  celle  qui  enseigne  la  vertu  ,  est  le  supplément  des  lois. 

La  vertu  sera  d'autant  plus  pure,  que  l'on  sera  plus  rempli 
de  l'amour  universel  de  l'humanité.  Or  notre  âme  n'a  qu'une 
certaine  étendue  d'affections;  ainsi  les  passions  qui  remplissent 
l'âme  de  quelque  obj^et  particulier  nuisent  à  la  vertu  ,  parce 
que  le  degré  de  sentiment  qu'elles  emportent  et  qu'elles  con- 
somment est  autant  de  retranché  sur  celui  que  l'on  doit  à  tous 
les  membres  de  la  société  pris  ensemble.  L'amour,  par  exemple, 
peut  produire  quelquefois  le  même  efïet  que  le  défaut  d'hu- 
manité ,  par  la  violence  avec  laquelle  il  nous  concentre  dans 


DE  PHILOSOPHIE.  siS 

un  objet,  et  nous  détache  de  tous  les  autres;  il  n'éteint  pas  l'a- 
mitié dans  les  âmes  vertueuses,  mais  souvent  il  l'assoupit;  s'il 
adoucit  quelquefois  les  âmes  féroces  ,  il  dégrade  encore  plus 
sûrement  les  âmes  faibles.  L'amour  est  pourtant  de  toutes  les 
passions  la  plus  naturelle ,  la  plus  excusable  et  la  plus  com- 
mune. 

Les  passions  peuvent  donc  être  contraires  à  la  vertu  par  leur 
seul  excès  ,  quand  elles  auraient  d'ailleurs  un  objet  louable;  mais 
elles  le  peuvent  être  encore  par  la  nature  même  de  leur  objet, 
et  pour  lors  elles  sont  appelées  vices ^  le  vice  n'étant  autre  chose 
qu'un  sentiment  habituel  qui  nous  porte  à  l'infracliou  des  lois 
naturelles  de  la  société  écrites  ou  non  écrites.  C'est  pourquoi  les 
passions  par  leur  excès,  et  les  vices  par  leur  nature,  sont  un 
des  plus  grands  objets  dont  la  morale  puisse  s'occuper.  Elle  tra- 
vaille à  modérer  les  unes  et  à  déraciner  les  autres.  INous  disons 
à  modérer  les  unes  ;  car,  quoique  les  sentimens  trop  isolés  et 
trop  concentrés  nuisent  à  l'exercice  des  vertus  sociales ,  la  mo- 
rale ne  prétend  pas  réduire  les  affections  de  l'âme  à  ces  seules 
vertus.  Elle  nous  apprend  seulement  que  ces  sentimens  doivent 
être  subordonnés  à  l'amour  de  l'humanité.  Je  préfère ,  disait  un 
philosophe,  ma  famille  à  moi,  ma  patrie  à  ma  famille ,  et  le 
genre  humain  à  ma  patrie.  Telle  est  la  devise  de  l'homme  ver- 
tueux. 

Si  on  appelle  bien-être  tout  ce  qui  est  au-delà  du  besoin  ab- 
solu ,  il  s'ensuit  que  sacrifier  son  bien-être  aux  besoins  d'autrui 
est  le  grand  principe  de  toutes  les  vertus  sociales,  et  le  rem*ede 
à  toutes  les  passions.  Mais  ce  sacrifice  est-il  dans  la  nature ,  et 
en  quoi  doit-il  consister?  Sans  doute  aucune  loi  naturelle  ni 
positive  ne  peut  nous  obliger  à  aimer  les  autres  plus  que  nous  ; 
cet  héroïsme ,  si  un  sentiment  absurde  peut  être  appelé  ainsi , 
ne  saurait  être  dans  le  cœur  humain  ;  mais  l'amour  éclairé  de 
notre  propre  bonheur  nous  montre  comme  des  biens  préférables 
à  tous  les  autres ,  la  paix  avec  nous-mêmes ,  et  l'attachement  de 
nos  semblables  ;  et  le  moyen  le  plus  sûr  de  nous  procurer  cette 
paix  et  cet  attachement ,  est  de  disputer  aux  autres  le  moins 
qu'il  est  possible  la  jouissance  de  ces  biens  de  convention  si 
chers  à  l'avidité  des  hommes.  Ainsi  l'amour  éclairé  de  nous- 
mêmes  est  le  principe  de  tout  sacrifice  moral. 

La  disposition  qui  nous  porte  à  ce  sacrifice  s'appelle  désinté- 
ressement. On  peut  donc  regarder  le  désintéressement  comme 
la  première  des  vertus  morales.  C'est  en  effet  celle  qui  contribue 
le  plus  à  conserver  et  à  fortifier  en  nous  toutes  les  autres.  C'est 
aussi  celle  que  les  malhonnêtes  gens  connaissent  le  moins ,  celle 
à  laquelle  ils  croient  le  moins,  celle  enfin  qu'ils  craignent  ou 


5i4  ÉLÉMENS 

qu'ils  haïssent  le  plus  dans  ceux  à  qui  ils  sont  forcés  de  Rac- 
corder. 

Pour  fixer  quelles  sont  les  lois  et  les  bornes  du  sacrifice  que 
nous  devons  aux  autres  ,  il  faut  distinguer  deux  sortes  de  né- 
cessaire ,  r^bsolu  et  le  relatif.  L'absolu  est  réglé  par  les  besoins 
indispensables  de  la  vie  ;  le  relatif  par  l'état  et  les  circonstances. 
Le  nécessaire  relatif  n'est  donc  pas  égal  pour  tous  les  hommes; 
l'absolu  même  ne  l'est  pas;  la  vieillesse  a  plus  de  besoins  que 
î'eufance  ,  le  mariage  que  le  célibat ,  la  faiblesse  que  la  force  , 
la  maladie  que  la  santé. 

La  morale  doit  s'appliquer  à  fixer  les  bornes  du  nécessaire 
absolu  et  du  nécessaire  relatif.  Il  ne  s'agit  point  sur  cet  article 
de  recourir  aux  préceptes  ni  même  aux  conseils  de  la  religion; 
il  s'agit  de  ce  que  la  philosophie  et  les  lois  rigoureuses  de  la  so- 
ciété nous  permettent  ou  nous  ordonnent.  Car  des  élémens  de 
morale  doivent  être  £ahs  pour  toutes  les  nations,  même  pour 
celles  que  la  lumière  de  la  foi  n'a  pas  éclairées. 

Les  bornes  du  nécessaire  absolu  sont  fort  étroites;  un  peu  de 
justice  et  de  bonne  foi  avec  soi-même  suffira  pour  les  connaître. 
A  l'égard  du  nécessaire  relatif,  la  règle  la  plus  sûre  pour  en 
juger  est  l'opinion  publique;  elle  apprécie  toujours  équitable- 
ment  les  différens  besoins  de  chaque  État.  Un  citoyen  aurait 
donc  tort  de  régler  en  général  son  nécessaire  relatif  sur  l'exemple 
de  ses  égaux  ;  parce  que  dans  un  mauvais  gouvernement  un  Etat 
peu^estimable  en  lui-même  peut  être  le  chemin  de  l'opulence  , 
et  par  conséquent  n'autorise  pas  à  user  avec  faste  des  richesses 
qu'il  a  procurées.  Mais  au  défaut  du  gouvernement  la  nation  fait 
justice,  et  prononce  sur  ce  qui  est  permis  à  chacun  ;  il  ne  s'agît 
que  de  savoir  l'entendre. 

Au  reste  ,  une  loi  antérieure  à  toute  considération  sur  le  né-- 
cessaire  relatif,  c'est  que  dans  les  États  oii  plusieurs  citoyens 
manquent  du  nécessaire  absolu,  et  ces  États  sont  par  malheur  le 
plus  grand  nombre,  tous  ceux  qui  ont  plus  que  ce  nécessaire 
doivent  à  l'Elat  au  moins  une  partie  de  ce  qu'ils  possèdent  au- 
delà.  Or  quelle  est  cette  partie  qu'ils  doivent,  et  qu'ils  ne  peuvent 
retenir  sans  être  coupables  envers  la  société  dont  ils  sont  mem- 
bres? La  réponse  à  cette  première  question  (j)  renfermera  l'o- 

(i)  Voici  un  calcul  qui  peutservirànous  faire  entendre.  Supposons  euFrancc 
vingt  millions  (riiabitans  ,  et  dix  miile  millions  de  richesses;  c'est  environ 
cinq  cents  livics  par  tête,  auxquelles  chaque  citoyen  a  également  droit,  et 
auxquelles  même  il  aurait  un  droit  absolu  et  rigoureux,  si  ces  cinq  cents 
livres  étaient  indispensables  pour  satisfaire  au  nécessaire  absolu.  Mais  sup- 
posons que  le  ne'cessaire  absolu  se  borne  à  trois  cents  livres,  et  qc^il  y  ait 
dans  la  bociete'  dix  millions  d'hommes  dont  le  bien  ne  se  monte  qu'à  dei^x 
ecnts  livres.  Voilà  donc  cent  livres  qui  mauqucoi  à  chacun  de  ces  citoyen» 


DE  PHILOSOPHIE.  2i5 

bligation  étroite  que  la  morale  nous  impose.  Mais  quand  on  a 
sati>raif  à  cette  obligation  ,  et  qu'on  voit  encore  une  partie  de 
ses  semblables  manquer  du  nécessaire  par  l'injustice  et  la  bar- 
barie du  plus  grand  nombre  des  citoyens,  n'est-il  pas  du  devoir 
de  l'homme  vertueux  de  pousser  le  sacrifice  plus  loin,  de  se 
priver  même  tout-à-fait  de  son  nécessaire  relatif;  et  l'étendue 
plus  ou  moins  grande  de  ce  sacrifice  n'est-elle  pas  la  véritable 
mesure  de  la  vertu? 

Voilà  les  questions  importantes  qu'on  doit  traiter  dans  les 
élémens  de  la  morale  de  l'homme.  Cette  science  ,  considérée 
sous  ce  point  de  vue  ,  devient  une  espèce  de  tarif,  mais  un  tarif 
qui  doit  effrayer  toute  âme  honnête.  Il  fera  voir  à  l'homme  de 
bien  que ,  s'il  lui  est  permis  de  désirer  les  richesses  dans  la  vue 
d'en  faire  usage  pour  diminuer  le  nombre  des  malheureux ,  la 
crainte  des  injustices  auxquelles  l'opulence  l'expose  doit  le  con- 
soler quand  il  est  réduit  au  pur  nécessaire. 

Le  luxe  est  au  nécessaire  relatif  ce  que  celui-ci  est  au  néces- 
saire absolu;  les  lois  morales  sur  le  luxe  doivent  donc  être  en- 
core plus  rigoureuses  que  les  lois  sur  le  nécessaire  relatif.  On 
peut  les  réduire  à  ce  principe  sévère  ,  mais  vrai ,  que  le  luxe 
est  un  crime  contre  l'humanité,  toutes  les  fois  qu'un  seul  membre 
de  la  société  souffre  et  qu'on  ne  l'ignore  pas.  Qu'on  juge  de  là 
combien  peu  il  y  a  d'occasions  et  de  gouvernemens  oii  le  luxe 
soit  permis,  et  qu'on  tremble  de  s'y  laisser  entraîner,  si  on  a 

poar  le  nécessaire  absolu,  et  par  conse'quent  mille  millions  de  richesses  dont 
une  portion  de  la  société'  est  redevable  à  l'autre,  dans  les  règles  de  la  plus- 
exacte  justice.  Or  la  partie  la  plus  riche  de  la  société  possède  huit  mille  mil- 
lions ;  et  comme  nous  supposons  que  trois  cents  livres  suffisent  au  nécessaire 
absolu  des  dix  millions  d'hommes  qui  composent  cette  partie  opulente,  il 
s'ensiîit  que  cette  partie  a  trois  mille  millions  de  nécessaire  et  cinq  mille  mil- 
lions de  superflu.  Sur  ce  superflu,  elle  doit  mille  millions  à  l'autre  partie; 
c'est  donc  un  cinquième  de  ce  superflu  qu'elle  lui  doit  nécessairement.  Donc, 
dans  la  supposition  présente,  tout  citoyen  riche  de  plus  de  trois  cents  livres, 
doit  en  rigueur  à  ses  compatriotes  le  cinquième  du  restant.  L'exemple  que 
nous  donnons  ici  n'est  (ju'une  ébauche  léiière  du  calcul  moral  que  tout  homme 
de  bien  doit  avoir  devant  les  yeux  ;  nous  y  avons  supposé  que  les  citoyens  les 
plus  pauvres  aient  au  moins  deux  cents  livres  de  revenu ,  et  cette  supposition 
peut  être  trop  forte  si  une  grande  partie  languit  dans  la  misère;  nous  avons 
supposé,  d'un  autre  côté,  que  trois  cents  livres  sont  le  nécessaire  absolu  de 
chaque  particulier,  et  cette  supposition  peut  être  trop  peu  favorable  dans  plu- 
sieurs cas,  eu  égard  au  sexe,  à  la  constitution  du  corps,  h  l'éducation  qu'on  a 
reçue,  et  qui  augmente  nos  besoins  même  malgré  nous.  Mais,  encore  une 
fois,  nous  ne  prétendons  ici  que  donner  un  exemple  du  calcul  que  chaque 
citoyen  est  obligé  de  faire  sur  des  données  plus  exactes,  et  nous  ajoutons  que 
ce  calcul  est  un  des  principaux  i^oints  qu'on  doit  traiter  en  morale.  Une  des 
conséquences  qu'on  doit  en  tirer  ,  et  qui  paraît  mériter  beaucoup  d'attention  , 
c'est  que  les  charges  publiques  ne  doivent  être  imposées  que  sui  le  nécessaire 
relatif  des  citoyens. 


2i6  ÉLÉMENS 

quelffue  reste  d'huraanité  et  de  justice.  Nous  ne  parlons  fci  que 
des  maux  civils  du  luxe,  de  ceux  qu'il  peut  produire  dans  la 
société  ;  que  sera-ce  si  on  y  joint  les  maux  purement  person- 
nels,  les  vices  qu'il  produit  ou  qu'il  nourrit  dans  ceux  qui  s'y 
livren?,  en  énervant  leur  âme,  leur  esprit  et  leur  corps?  Aussi 
plus  l'amour  de  la  patrie,  le  zèle  pour  sa  défense,  l'esprit  de 
grandeur  et  de  liberté  sont  en  honneur  dans  une  nation  ,  plus 
le  luxe  y  est  proscrit  ou  méprisé  ;  il  est  le  fléau  des  républi- 
ques ,  et  l'instrument  du  despotisme  des  tyrans. 

Une  autre  question  qui  tient  à  celles  du  nécessaire  absolu  et 
relatif,  est  la  question  de  l'usure,  si  agitée  par  les  pliilosophes 
et  les  écrivains  moraux.  Il  ne  serait  pas  surprenant  que  sur  ce 
point ,  ainsi  que  sur  beaucoup  d'autres  ,  les  préceptes  de  la  re- 
ligion allassent  plus  loin  que  ceux  de  la  société;  mais,  pour 
bien  connaître  ce  que  la  religion  ajoute  à  la  morale  en  cette 
matière,  il  est  du  devoir  du  philosophe  d'examiner  les  règles 
que  la  raison  et  l'équité  purement  naturelle  nous  prescrivent. 
En  quoi  consiste  l'usure  proprement  dite  ?  Si  ce  qui  est  usure 
dans  un  cas  peut  ne  pas  l'être  dans  un  autre  ,  eu  égard  aux 
circonstances  et  aux  personnes  ?  Si  l'aliénation  du  fonds  est 
nécessaire  pour  pouvoir  exiger  l'intérêt  de  l'argent?  Enfin,  si 
l'intérêt  composé,  c'est-à-dire  l'intérêt  de  l'intérêt,  est  en  lui- 
même  plus  contraire  à  la  morale  que  l'intérêt  simple?  On  pour- 
rait faire  voir  à  cette  occasion  ,  et  c'est  une  observation  que 
nous  croyons  nouvelle  et  importante,  que  ,  si  l'intérêt  composé 
est  plus  onéreux  au  débiteur  que  l'intérêt  simple  ,  lorsque  le 
débiteur  s'acquitte  au-delà  du  temps  par  rapport  auquel  l'in- 
térêt est  fixé,  l'intérêt  composé  est  au  contraire  favorable  au 
débiteur  lorsqu'il  s'acquitte  avant  ce  même  temps  ;  vérité  de 
calcul  qu'un  auteur  de  morale  peut  mettre  aisément  à  la  portée 
de  tout  le  monde  (i). 

_(i)  Pour  rrndre  sensible  h  tons  nos  lecteurs -cette  observation,  supposons 
qu'un  parliciîlici-  pré  e  à  un  autre  une  somme  d'argent  h  3  povu-  i  d'intérêt 
par  an,  celte  usure  exoibitante  ne  peut  sans  doute  jamais  être  permise  eu 
morale;  mais  l'exemple  est  choisi  pour  rendre  le  calcul  plus  facile.  11  est 
clair  qu'au  conuruncement  de  la  première  année,  c'est-à-dire  dans  l'instant 
du  prêt,  le  débiteur  devra  simplement  la  somme  prêtée  i  ;  qu'au  commen- 
cement de  la  deuxième  année,  il  devra  la  somme  4  v  et  que  cette  somme  ^ 
devant  porter  son  intérêt  h  3  pour  i  ,  il  sera  dû  au  commencement  de  la  troi- 
sième année  la  sonm.e  ^  plus  12,  ou  i6;  en  sorte  que  les  sommes  i,  4»  iG 
dues  au  commencement  de  chaque  année,  c'est-à-diic  h  des  intervalles  égaux, 
fornuTont  une  proj  oit^on  dans  la(iuelle  le  troisième  nombre  contient  le  se- 
cond, comme  celui-ci  contient  le  piemier.  Or,  par  la  même  raison,  si  on 
cherche  la  somme  due  au  milieu  de  la  piemière  année,  on  trouvera  que  celle 
sommi'  est  2,  parce  que  la  somme  due  au  nidieu  de  la  première  année  doit 
former  aussi  une  proporuoa  semblable  avec  les  eommes  i  et  4  dues  au  com- 


DE  PHILOSOPHIE.  21^ 

Les  lois  naturelles  écrites  ou  non  écrites  ont  principalement 
pour  but  de  conserver  ou  d'améliorer  l'existence  physique  des 
citoyens  ;  mais  outre  cette  existence,  il  en  est  encore  une  autre 
qn'oii  peut  iippeifr  existence  morale,  et  qui  ne  doit  pas  leur  être 
moins  chère  :  elle  est  fondte  sur  l'estime  et  la  confiance  de  leurs 
semblables,  sentiment  précieux  sans  lequel  aucune  société  ne 
peutsubr.i^ler. 

Les  ciloyrns  ont  trois  espèces  d'existence  morale.  La  première  , 
qui  consicîe  dans  la  réputation  de  probité ,  ne  saurait  être  trop 
njénagée  dans  ceux  qui  la  méritent,  et  trop  ouvertement  at- 
taquée dans  ceux  qui  en  sont  indignes.  La  seconde  ,  qui  consiste 
dans  la  réputation  de  vertu  ,  est  moins  rigoureusement  nécessaire, 
et  par  conséquent ,  lorsqu'elle  est  usurpée ,  elle  peut  être  attaquée 
a\'fic  plus  de  liberté;  mais  elle  ne  le  saurait  être  avec  trop  de 
circonspection  et  de  justice.  Enfin ,  la  troisième  est  la  réputation 
de  talent  et  de  mérite ,  qui ,  moms  nécessaire  encore  ,  peut  aussi 
souffrir  àes,  attaques  plus  vives  quand  elle  n'est  pas  méritée.  Ces 
attaques  sont  l'objet  de  la  critique  ;  ainsi  la  critique  est  non- 
seulement  permise ,  elle  est  encore  utile  et  nécessaire ,  pourvu 
qu'on  ne  la  confonde  pas  avec  la  satire,  dont  le  but  est  plutôt 
de  nuire  que  d'éclairer.  Mais  c'est  peut-être  une  des  questions  les 
plus  délicates  de  la  morale  ,  que  de  marquer  avec  équité  la  diffé- 
rence précise  de  la  satire  et  de  la  critique  ;  d'un  côté  la  vanité 
offensée  voit  la  satire  où  elle  n'est  pas,  de  l'autre  la  malignité 
voudrait  trop  en  reculer  les  bornes. 

IX.   MORALE   DES   LÉGISLATEURS. 

Nous  avons  donné  dans  l'article  précédent  le  précis  des  grands 

mencement  et  à  la  fin  de  celte  année  ,  et  qu'en  effet  la  somme  i  est  contenue 
flans  la  somme  2,  comme  la  somme  2  l'est  dans  la  somme  4-  Présentement, 
dans  le  cas  de  Tinterét  simi'le  ,  le  dcblleur  de  la  somme  4  au  commencement 
de  la  deuxième  année  ne  devtait  (jue  la  somme  7  et  non  i6  au  commencement 
de  la  lioisiè:ne;  mais  a-i  milieu  de  la  piemièie  anne'e  ,  il  devrait  la  somme 
2  f'i  I;  rar  l'argent  qui  rapporte  3  pour  i  à  la  fin  de  l'année  dans  le  cas  de 
l'itueièt  simple  ,  et  6,  c'est-à-dire  le  double  de  3,  à  la  fin  de  la  deuxième  an- 
née, doit  rapporter  7,  c'est-h-dire  la  moitié  de  3,  au  milieu  de  la  première 
année  Ponc,  dans  le  cas  de  l'intérêt  compose ,  le  débiteur  devra  moins  avant 
la  t^n  de  !a  première  année  que  dans  le  cas  de  l'inte'rèt  simple.  Donc  si  l'in- 
térêt compose  est  favorable  au  créancier  dans  certains  cas  ,  il  l'est  au  débiteur 
dans  d'auttes.  La  compensalion ,  il  est  vrai ,  n'est  pas  égale,  puisque  l'avan'- 
tasre  dn  débiteur  finit  avec  la  première  année  ,  et  que  celui  du  créancier  com- 
mence al'us  pctur  aller  lo^ijouis  en  croissant  à  mesure  que  le  nombre  des 
années  augmenle.  Néamoins  il  n'est  pas  inutile  d'avoir  fait  cette  remarque, 
ne  i'ùt-ce  fjue  pour  montrer  rue  l'intérêt  simple,  dans  certains  cas,  est  moins 
favoiabl*'  au  d«-biieur  que  i'intéfét  composé,  si  la  convention  est  telle  que  le 
débiteur  soit  obligé  de  s'acquitter  avant  la  fin  de  l'année  de  l'emprunt. 


2i8  ÉLÉMENS 

objets  sur  lesquels  doit  porter  la  morale  de  l'homme.  Celle  des 
législateurs  a  deux  branches  :  ce  que  tout  gouvernement  de 
quelque  espèce  qu'il  soit  doit  à  chacun  de  ses  membres  ,  et  ce 
que  chaque  espèce  particulière  de  gouvernement  doit  à  ceux  qui 
lui  sont  soumis. 

Conservation  et  tranquillité  ;-  voilà  ce  que  tout  gouvernement 
doit_à  ses  membres,  et  ce  qu'il  doit  également  à  tous.  Or  c'est 
par  les  lois  que  tout  gouvernement  satisfait  à  ces  deux  points. 
Le  premier  principe  de  la  morale  des  législateurs  est  donc  qu'il 
n'y  a  de  bon  gouvernement  que  celui  dans  lequel  les  citoyens 
sont  également  protégés  et  également  liés  par  les  lois.  Ils  ont 
alors  un  même  intérêt  à  se  défendre  et  à  se  respecter  les  uns  les 
autres  ;  et  en  ce  sens  ils  sont  égaux,  non  de  cette  égalité  méta- 
physique, qui  confond  les  fortunes,  les  honneurs  et  les  con- 
ditions ,  mais  d'une  égalité  qu'on  peut  appeler  morale,  et  qui 
est  plus  importante  à  leur  bonheur.  L'égalité  métaphysique  est 
une  chimère  qui  ne  saurait  être  le  but  des  lois,  et  qui  serait  plus 
nuisible  qu'avantageuse.  Etablissez  cette  égalité  ,  vous  verrez 
Jjientôt  les  membres  de  l'Etat  s'isoler,  l'anarchie  naître  et  la 
société  se  dissoudre.  Etablissez  au  contraire  l'inégalité  morale  y 
vous  verrez  une  partie  des  membres  opprimer  l'autre  ,  le  des- 
potisme prendre  le  dessus  et  la  société  s'anéantir. 

Il  en  est  des  lois  comme  des  sciences  :  ce  n'est  pas  par  le 
nombre  des  principes  particuliers,  c'est  par  la  fécondité  et  l'ap- 
plication des  principes  généraux  qu'on  leur  donne  de  l'étendue 
et  de  la  force.  Les  lois  sont  de  deux  espèces ,  criminelles  ou 
civiles.  Par  rapport  aux  lois  criminelles ,  la  morale  s'attache  à 
développer  les  principes  qui  doivent  en  diriger  l'objet,  l'établis- 
sement et  l'exécution. 

Les  lois  supposent  qu'aucun  citoyen  ne  doit  se  trouver  par  sa 
situation  dans  la  nécessité  absolue  d'attenter  à  la  vie  ou  à  la  for- 
tune d'un  autre.  Elles  ne  doivent  donc  permettre  d'attaquer  la 
vie  de  son  ennemi  qife  pour  défendre  la  sienne.  Mais  elles  ne 
peuvent  permettre  en  aucune  occasion  d'attaquer  par  des  moyens 
violens  la  fortune  de  qui  que  ce  soit  ;  non-seulement  parce 
qu'elles  doivent  toujours  offrir  au  citoyen  des  moyens  de  rentrer 
dans  ce  qu'on  lui  a  ravi ,  mais  parce  que  l'économie  et  la  balance 
de  la  société  doit  être  telle  ,  qu'aucun  citoyen  n'y  soit  malheureux 
sans  l'avoir  mérité  ;  ce  qui  lui  ote  le  droit  de  dépouiller  ou  de 
vexer  son  semblable.  Ce  n'est  pas  à  dire  pourtant  que  dans  une 
société  mal  gouvernée ,  comme  la  plupart  le  sont ,  les  citoyens 
malheureux  puissent  se  procurer  par  des  violences  le  nécessaire 
que  la  société  leur  refuse  ;  tolérer  ces  violences  ne  serait  dans 
l'Etat  qu'un  mal  de  plus.  La  punition  des  coupables  est  alors  une 


DE  PHILOSOPHIE.  S19 

espèce  de  sacrifice  que  In  ^ocié^é  fait  à  son  repos  ;  mais  il  serait 
juste  o'e  ioinflre  à  ce  sacrifice  une  punition  beaucoup  plus  severe 
de  ceux  qui  gouvernent. 

On  peut  distribuer  les  crimes  en  différentes  classes;  dans  la 
première  sont  cerx  qui  ôtent  ou  qui  attaquent  injustement  la 
vie  ;  dans  la  seconde  ceux  qui  attaquent  l'honneur  ;  dans  la  troi- 
sième ceux  qui  attaquent  les  biens  ;  dans  la  quatrième  ceux  qui 
attaquent  la  tranquillité  publique  ;  dans  la  cinquième  ceux  qui 
attaquent  les  mœurs.  Les  peines  des  crimes  doivent  leur  être 
proportionnées;  ainsi  ceux  de  la  première  espèce  doivent  être 
punis  par  des  peines  capitales ,  ceux  de  la  seconde  par  des  peines 
infamantes,  ceux  de  la  troisième  par  la  privation  des  biens, 
ceux  de  la  quatrième  par  l'exil  ou  la  prison  ,  ceux  de  la  cin- 
quième par  la  honte  et  le  mépris  public.  Telles  sont  en  général 
les  maximes  que  le  droit  naturel  prescrit  sur  cette  matière,  et 
qui  ne  doivent  souffrir  d'exceptions  que  le  moins  qu'il  est  pos- 
sible. Car  le  crime  doit  être  puni  non-seulement  à  proportion  du 
degré  auquel  le  coupable  a  violé  la  loi,  mais  encore  à  proportion 
du  rapport  plus  ou  moins  étroit,  et  plus  ou  moins  direct  de  la  loi 
au  bien  de  la  société.  C'est  la  règle  sur  laquelle  le  législateur  doit 
juger  du  degré  d'énonnité  des  crimes  ,  et  surtout  de  la  distinction 
qu'on  doit  y  apporter  ,  en  les  envisageant  soit  par  rapport  à  la 
religion  ,  soit  par  rapporta  la  morale  purement  humaine.  Par  là 
on  peut  expliquer  pourquoi  le  vol  ,  par  exemple,  est  puni  par  les 
lois  beaucoup  plus  sévèrement  que  des  crimes  qui  attaquent  la 
relicjion  aussi  directement  que  le  vol;  pourquoi  la  fornication, 
quoique  beaucoup  moins  criminelle  en  elle-même  que  l'adultère 
caché,  est  cependant  en  un  sens  plus  nuisible  à  la  société  hu- 
maine, puisqu'elle  tend  ou  à  multiplier  dans  l'Etat  les  citoyens 
malheureux  et  sans  ressource,  ou  à  faciliter  la  dépopulation  par 
la  ruine  de  la  fécondité. 

C'est  ainsi  que  la  morale  législative  décide  quelle  doit  être  la 
peine  des  crimes,  eu  égard  à  leur  objet,  à  leur  nature,  aux  cir- 
constances dans  lesquelles  ils  ont  été  commis  ,  à  la  forme  du  gou- 
,vernement ,  au  caractère  de  la  nation.  C'est  en  conséquence  des 
mêmes  principes  qu'elle  examine  :  Si  dans  la  punition  des  crimes 
il  n'est  p,is  quelquefois  nécessaire  d'aller  au-delà  des  limites  que 
la  loi  naturelle  semble  ]>rescrire  ,  et  dans  quels  cas  le  législateur 
y  C'^t  obligé  ;  si  on  doit  infliger  des  peines  infamantes  aux  ac- 
tions qui  ne  sont  pas  infâmes  en  elles-mêmes;  si  le  juge  doit 
suivre  dans  tons  les  cas  la  lettre  de  la  loi  ;  s'il  peut  être  permis  , 
dans  (juelque  espèce  de  gouvernement  que  ce  soit,  de  s'assurer, 
sans  l'intervention  des  lois,  de  la  personne  d'un  citoyen  dan- 
gereux. 


220  ÉLÉMENS 

Nous  ne  faisons  qu'indiquer  ici  ces  difFérens  points  de  la  morale 
des  lois  criminelles.  Celle  des  lois  civiles  esl  plus  courte.  11  est 
en  ce  genre  un  grand  nombre  de  questions  sur  lesquelles  le  phi- 
losophe ne  doit  pas  appuyer ,  à  cause  de  l'arbitraire  qu'elles  ren- 
ferment. Il  doit  se  borner  aux  objets  généraux  de  l'adminis- 
tration, examiner  les  cas  où  l'on  doit  sacrifier  le  bien  particulier 
au  bien  public,  et  ceux  oii  il  peut  y  avoir  des  exceplions  à  cette 
maxime  ;  les  principes  qui  rendent  les  impôts  justes  ou  injustes, 
la  différence  de  la  dépendance  civile,  par  laquelle  les  cito3^ens 
tiennent  tous  également  au  corps  de  l'Etat  dont  ils  sont  sujets  , 
et  delà  dépendance  domestique  ,  par  laquelle  les  enfans  sont  sou- 
anis  à  leurs  pères,  les  femmes  à  leurs  maris,  les  serviteurs  àleurs 
maîtres;  les  bornes  de  la  dépendance  domestique  où  les  citoyens 
peuvent  être  les  uns  des  autres  ,  et  la  nécessité  de  modifier  cette 
'  dépendance  sans  la  rompre  ,  pour  resserrer  les  liens  de  la  dépen- 
dance civile;  les  lois  du  mariage,  la  plupart  trop  onéreuses  au 
sexe  le  plus  faible  ,  parce  qu'elles  ont  été  faites  par  le  plus  fort  ; 
en  un  mot ,  les  maximes  qui  doivent  servir  de  base  aux  grands 
principes  du  gouvernement.  Le  reste  esl  la  matière  de  la  juris- 
prudence, science  trop  contentieuse  et  trop  peu  uniforme  pour 
avoir  place  dans  desélémens  de  philosophie. 

Enfin  ,  l'objet  des  législateurs  étant  de  procurer  le  plus  grand 
bien  de  la  société  qu'ils  gouvernent,  ils  doivent  encore  engager 
les  hommes  à  concourir  à  ce  bien  pour  leur  propre  intérêt.  Si  le 
droit  politique  demande  qu'un  citoyen  ne  devienne  pas  trop 
puissant,  le  droit  naturel  exige  qu'un  citoyen  utile  soit  récom- 
jDensé.  Les  récompenses  sont  de  deux  espèces,  les  richesses  et  les 
honneurs.  Les  richesses  sont  dues  à  ceux  qui  ont  enrichi  l'Etat, 
les  honneurs  à  ceux  qui  l'ont  honoré.  Que  les  citoyens  qui  se 
plaignent  d'être  pauvres  ou  d'être  oubliés  ,  méditent  cette  règle  , 
et  qu'ils  se  jugent. 

Comme  le  mérite,  les  talens  et  les  services  rendus  à  l'État  sont 
personnels ,  les  récompenses  doivent  l'être  aussi.  Ainsi  la  famille 
d'un  citoyen,  lorsqu'elle  n'a  d'autre  mérite  que  celui  de  lui  ap- 
partenir ,  ne  devrait  pas  participer  aux  honneurs  qu'on  lui  rend  , 
si  ce  n'est  autant  que  cette  participation  serait  elle-même  un 
honneur  de  plus  pour  le  citoyen.  Cette  participation  devrait-elle 
donc  s'étendre  au-delà  du  temps  où  le  citoyen  peut  en  jouir, 
c'est-à-dire  ,  au-delà  de  sa  vie  ?  Et  la  noblesse  héréditaire  ,  sur- 
tout dans  les  pays  où  les  nobles  mnt  beaucoup  de  prérogatives  ^ 
n'a-t-elle  pas  l'inconvénient  de  faire  jouir  des  avantages  dus  au 
mérite,  des  hommes  souvent  inutiles,  ou  même  nuisibles  à  la 
patrie  ? 

Si  les  honneurs  ne  se  doivent  qu'au  mérite  j  ils  ne  doivent 


DE  PHILOSOPHIE.  :i%t 

donc  pas  être  la  récompense  de  la  fortune  ;  ils  ne  doivent  donc 
pas  se  vendre.  C'est  à  peu  près,  dit  Platon,  comme  si  on  faisait 
quelqu'un  général  ou  pilote  pour  son  argent.  Ceux  qui  ont  fait  la 
meilleure  apologie  de  cette  vénalité,  ont  dit  que  dans  les  États 
despotiques,  oii  le  prince  gouverné  par  ses  courtisans  est  exposé 
à  faire  de  mauvais  choix,  le  hasard  donnera  de  meilleurs  sujets 
que  le  choix  du  prince ,  et  que  l'espérance  de  s'avancer  par  les 
richesses  entretiendra  l'industrie;  c'est-à-dire,  à  proprement 
parler,  que  la  vénalité  des  honneurs  ne  devrait  avoir  lieu  que 
dans  un  gouvernement  dont  le  principe  serait  mauvais,  et  dont 
le  chef  serait  indigne  de  l'être. 

Nous  n'avons  parlé  jusqu'ici  que  des  principes  purement  mo- 
raux qui  doivent  guider  et  éclairer  les  législateurs.  La  religion 
par  ses  préceptes,  ses  conseils,  ses  récompenses  et  ses  peines,  est 
le  complément  des  lois  ;  mais  comment  et  jusqu'à  quel  point 
doit-elle  en  faire  partie  ?  De  là  plusieurs  grandes  questions  qui 
appartiennent  essentiellement  à  la  morale  législative.  Est-il  né- 
cessaire que  les  lois  civiles  et  celles  de  la  religion  soient  séparées? 
Que  les  unes  et  les  autres  n'aient  rien  de  commun  entre  elles, 
ni  quant  aux  obligations,  ni  quant  aux  peines  ?  Que  la  religion 
n'ait  aucune  influence  sur  les  effets  civils,  ni  ceux-ci  sur  la 
religion  ?  La  tolérance  de  toutes  les  manières  d'honorer  l'Être 
suprême,  ne  serait-elle  pas  l'effet  infaillible  de  cette  distinction 
de  lois  ?  Enfin ,  dans  des  élémens  de  morale  législative,  ne  doit-on 
pas  établir  l'esprit  de  douceur  et  de  modération  à  l'égard  de 
quelque  culte  que  ce  puisse  être  ?  Cette  dernière  question  est  la 
plus  facile  à  décider.  En  effet,  parmi  cette  multitude  de  reli- 
gions qui  couvrent  la  surface  de  la  terre,  il  n'y  a  point  de  nation 
qui  ne  croie  posséder  la  vraie  ;  ainsi  des  élémens  de  morale 
devant  embrasser  tout  l'univers ,  décideraient  en  pure  perte  de 
la  prééminence  d'une  religion  sur  une  autre  ;  ils  ne  feraient  là- 
dessus  changer  aucun  peuple  ;  ils  doivent  donc  se  borner  à  con- 
seiller aux  hommes  de  se  supporter  sur  ce  point.  D'ailleurs,  si 
l'intolérance  religieuse  d'une  société  par  rapport  à  ses  membres 
était  autorisée  par  la  morale  ,  elle  devrait  l'être  ,  par  les  mêmes 
principes,  de  société  à  société;  or,  quel  trouble  affreux  n'en 
résulterait-il  pas  sur  la  surface  de  la  terre  ?  Animés  par  un  zèle 
éclairé,  nous  envoyons  nos  missionnaires  à  la  Chine;  si  les 
Chinois,  poussés  par  un  zèle  aveugle  ,  en  faisaient  autant  par 
rapport  à  nous ,  traînerions-nous  leurs  missionnaires  au  supplice  ? 
Nous  nous  bornerions  à  tâcher  de  les  convertir. 

Il  faut  donc  bien  distinguer  l'esprit  de  tolérance  ,  qui  consiste 
à  ne  persécuter  personne,  d'avec  l'esprit  d'indifférence  qui  re- 
garde toutes  les  religions  comme  égales.  Plût  à  Dieu  que  cette 


222  ÉLÉMENS 

distinction,  si  essenlielie  et  si  juste,  fut  bien  connue  de  toutes 
les  nations  I  La  religion  clirotieune  ,  qu'il  est  si  important  aux 
hommes  de  pratiquer  ,  serait  plus  aisëe  à  leur  faire  connaître. 
Car  la  charité  que  cette  religion  même  nous  oblige  d'avoir  pour 
ceux  qui  ont  le  malheur  de  l'ignorer,  n'exclut  pas  les  voies  de 
douceur  par  lesquelles  elle  doit  s'insinuer  dans  les  esprits.  Bien 
loin  de  rejeter  ces  moyens  de  persuasion,  elle  les  favorise  et  les 
prépare  ;  sa  nature  est  sans  doute  de  faire  des  prosélytes  ,  mais 
sans  y  employer  l'autorité  coactive.  Les  récompenses  et  les  dis- 
tmctions  sont  le  seul  ressort  dont  les  législateurs  puissent  se 
permettre  de  faire  usage,  pour  mettre  la  véritable  religion  en 
honneur.  Par  ce  moyen  elle  acquerra  de  jour  en  jour  des  secta- 
teurs d'autant  plus  fidèles  qu'ils  seront  volontaires.  La  persécu- 
tion produirait  un  effet  tout  opposé.  Dans  le  premier  cas  ,  la 
vanité  seule,  sans  aucun  effort,  détache  insensiblement  les 
hommes  de  leurs  opinions,  dans  l'autre  au  contraire  elle  les  y 
attache. 

L'application  de  ces  principes  doit  principalement  avoir  lieu  , 
lorsqu'il  y  a  dans  un  État  deux  religions  puissantes ,  rivales  l'une 
de  l'autre.  Dans  quelques  gouvernemens  on  y  a  ajouté  un  autre 
moyen  de  miner  insensiblement  celle  des  deux  religions  qu'on 
veut  affaiblir  ;  c'est  d'ouvrir  la  porte  à  toutes  les  espèces  de  culte. 
Ainsi,  disent  les  partisans  de  ce  système  ,  «  pour  prévenir  ou 
«  faire  cesser  une  inondation  dans  certains  fleuves  ,  on  y  ajoute 
»  de  nouvelles  eaux,  qui  creusent  le  lit  et  rendent  le  courant 
»  plus  rapide  ;  au  lieu  de  faire  au  fleuve  des  saignées  ,  qui ,  en 
n  affaiblissant  la  rapidité  des  eaux,  ne  seraient  propres  qu'à 
')  augmenter  le  débordement.  La  rivalité  de  deux  religions  qui 
))  se  disputent  l'empire  chez  un  peuple  ,  est  plus  propre  à  y 
»  causer  ctes  désordres  civils  que  le  mélange  de  cent  religions 
'>  que  l'Etat  tolère  toutes,  et  qui  se  méprisent  mutuellement 
»  sans  se  craindre  et  sans  se  nuire.  Aussi  l'Angleterre  ,  qui  admet 
))  toutes  les  manières  d'honorer  Dieu  qu'il  a  plu  aux  hommes 
n  d'inventer,  ne  connaît  pas  ces  disputes  funestes  de  religion 
>)  dont  tant  d'autres  peuples  ont  été  la  victime.  »  Nous  n'exa- 
minerons pas  si  ce  système  a  été  en  eftet  utile  à  l'Angleterre  ; 
mais  il  nous  paraîtrait  dangereux  ,  et  par  rapport  à  la  religion  , 
et  par  rapport  à  la  politique,  d'en  faire  une  règle  générale. 

L'intolérance  en  matière  de  religion  (nous  parlons  toujours 
de  l'intolérance  qui  persécute)  est  d'autant  plus  injuste  dans  son 
principe  et  dans  ses  effets,  qu'en  général  les  hommes  sont  assez 
portés  d'eux-mêmes ,  ou  à  suivre  la  religion  du  pays  qu'ils  ha- 
bitent, ou  du  moins  à  la  respecter  lorsqu'on  ne  les  y  force  pas. 
Pour  s'en  convaincre  ,  il  sufïit  de  faire  attention  à  l'horreur  que 


DE  PHILOSOPHIE.  223 

les  incrédules  même  aiFeclent  pour  ceux  tle  leurs  semblables  qui 
embrassent  une  autre  religion  que  celle  oii  ils  sont  nés.  De  la 
part  d'un  chrétien  persuadé,  celte  horreur  est  naturelle  ;  mais 
dans  un  homme  qui  regarde  toutes  les  religions  comme  aussi 
•indifférentes  que  la  manière  de  se  vêtir  ,  quel  peut  en  être  le 
principe?  Serait-ce  pure  inconséquence?  Serait-ce  plutôt  une 
suite  de  ce  sentiment  de  respect  pour  la  religion  de  nos  pères, 
que  l'éducation  a  gravé  dans  nous ,  et  auquel  on  obéit ,  même 


sans  s'en  apercevoir? 


^  Au  reste,  soit  que  l'État  doive  entrer  ou  non  dans  les  ques- 
tions de  religion ,  il  doit  au  moins  veiller  avec  soin  à  ce  que  les 
ministres  de  la  religion  ne  deviennent  yjas  trop  puissans.  Si  leur 
pouvoir  peut  être  de  quelque  utilité  ,  c'est  dans  les  États  des- 
potiques ,  pour  servir  de  barrière  à  la  tyrannie  ;  c'est-à-dire  que 
ce  pouvoir  n'est  alors  qu'un  moindre  mal  opposé  à  un  plus 
grand. 

Ces  principes  généraux  de  la  tolérance  civile ,  qu'il  ne  faut  pas 
confondre  encore  une  fois  avec  la  tolérance  ecclésiastique,  c'est- 
à-dire  avec  l'indifférence  pour  toute  religion  ,  nous  ont  paru  mé- 
riter par  leur  importance  d'être  indiqués  ici  avec  quelque  éten- 
due ,  comme  un  des  principaux  points  qu'on  doit  s'appliquer  à 
traiter  dans  des  élémens  de  morale  législative.  Mais  en  laissant 
à  chaque  citoyen  la  liberté  de  penser  en  matière  de  religion  , 
lui  laissera-t-on  celle  de  parler  et  d'écrire?  La  tolérance,  ce 
me  semble,  ne  doit  pas  aller  jusque-là,  surtout  si  les  écrits  et 
les  discours  dont  il  s'agit  attaquent  la  religion  dans  sa  morale. 
Cette  règle  s'étend  même  sans  difficulté  aux  écrits  qui  attaquent 
le  dogme  chez  les  nations  qui  ont  le  bonheur  de  posséder  la 
vraie  religion.  La  question  devient  plus  difficile  à  résoudre  par 
rapport  aux  contrées  dont  les  peuples  sont  engagés  dans  l'er- 
reur, surtout  quand  cette  erreur  est  connue  d'une  grande  partie 
de  la  nation,  et  que  ceux  qui  gouvernent  n'y  participent  pas 
ou  n'y  sont  soumis  qu'en  apparence.  En  effet,  si  d'un  côté, 
comme  le  christianisme  nous  l'enseigne,  rien  n'est  plus  dé- 
plorable que  de  laisser,  en  matière  de  religion,  toute  une 
nation  plongée  dans  les  ténèbres;  de  l'autre,  il  est  quelquefois 
plus  nuisible  qu'utile  pour  le  repos  de  cette  même  nation  de 
chercher  à  lui  arracher  ce  voile  imposteur.  On  voit  par  là  avec 
combien  de  précautions  et  de  sagesse  cette  question  doit  être 
discutée.  Mais  quelque  méthode  qu'on  suive  pour  la  résoudre  , 
il  est  un  principe  que  l'on  ne  doit  pas  oublier  en  la  traitant ,  et 
qu'on  ne  saurait  trop  inspirer  à  tous  les  citoyens ,  c'est  qu'il  y  a 
de  la  démence  à  combattre  la  religion  si  elle  est  vraie ,  et  biça 
peu  de  mérite  si  elle  est  fausse. 


324  ÉLÉMENS 

On  a  quelquefois  attaqué  les  adversaires  déclarés  du  chrisfia- 
nisme  par  ce  principe  ,  qu'ils  anéantissent  autant  qu'il  est  en  eux 
le  seul  frein  que  puisse  avoir  le  peuple.  Il  serait  dangereux,  ce 
me  semble,  d'appuyer  uniquement,  comme  ont  fait  quelques 
écrivains,  sur  cette  considération  purement  politique.  Ce  serait 
lan-e  injure  à  la  vraie  religion  que  de  vouloir  la  conserver  et  la 
défendre  par  les  mêmes  vues  qu'une  invention  purement  hu- 
maine. Ce  serait  d'ailleurs  ignorer  que  ,  si  la  croyance  d'un  Dieu 
vengeur  est  un  des  plus  puissans  remparts  que  les  législateurs 
puissent  opposer  à  la  méchanceté  des  hommes  ,  ce  mol  if  n'i^git 
pas  avec  une  égale  force  sur  tous  les  esprits.  La  multitude ,  pour 
l'ordinaire,  n'est  vivement  agitée  que  par  la  crainte  d'un  mal 
ou  l'espérance  d'un  bien  présent.  Une  expérience  triste  ,  mais 
malheureusement  trop  vraie  ,  prouve,  à  la  honte  de  l'humanité, 
que  les  crimes  qui  sont  punis  par  des  lois  se  commettent  peu,  eu 
comparaison  de  ceux  dont  l'Être  suprême  est  le  seul  témoin  et  le 
seul  juge,  quoique  la  loi  divine  défende  également  les  uns  et  les 
autres.  Ainsi,  d'un  côté ,  les  peines  dont  la  foi  nous  menace  sont 
par  leur  nature  le  frein  le  plus  redoutable  des  crimes  ;  de  l'autre, 
l'aveuglement  de  l'esprit  humain  empêche  ce  frein  d'être  aussi 
général  qu'il  pourrait  l'être. 

Il  résulte  de  tout  ce  qu'on  vient  de  dire  que  ,  dans  les  pays 
même  oii  la  tolérance  civile  est  admise,  le  moralisle  ne  doit  pas 
établir  cette  règle,  de  ne  jamais  punir  les  écrits  contre  la  re- 
ligion, mais  qu'il  doit  laisser  à  la  prudence  du  gouvernement 
et  des  magistrats  à  déterminer  en  ce  genre  ce  qu'il  vaut  mieux 
ignorer  que  punir. 

Quelques  philosophes  de  nos  jours  prétendent  que  si  l'on  pros- 
crit entièrement  les  ouvrages  contre  la  religion  ,  il  ne  serait 
peut-être  pas  moins  à  propos  d'interdire  aussi  les  écrits  en  sa 
faveur.  «  Dès  qu'il  n'y  aura  point ,  disent-ils  ,  d'adversaires  dé- 
»  clarés,  ces  écrits  ne  serviraient  qu'à  prouver  aux  simples 
»  que  la  religion  a  des  adversaires  secrets.  D'ailleurs  qu'ajoute- 
»  ront  tous  ces  ouvrages  aux  excellens  livres  déjà  composés  en 
»  faveur  du  christianisme  ?  Et  qu'y  ajoutent-ils  souvent  en  effet 
»  que  des  argumens  faibles  et  mal  présentés,  qui  prouvent  plus 
»  de  zèle  que  de  lumière ,  et  qui  peuvent  donner  aux  incrédules 
»  une  apparence  d'avantage  ?  »  Nous  convenons  que,  dans  la 
supposition  présente,  les  écrits  en  faveur  de  la  religion  seraient 
moins  nécessaires  ;  mais  nous  ne  voyons  pas  qu'il  puisse  jamais 
être  dangereux  de  soutenir  une  bonne  cause  par  de  bonnes  rai- 
sons ,  même  sans  avoir  d'adversaires  à  combattre. 

Outre  les  lois  générales  qui  ont  rapport  aux  hommes  consi- 
dérés coœmç  membres  d'une  société  quelconque  j  chaque  société 


DE  PHILOSOPHIE.  225 

particulière  a  une  forme  qui  lui  est  propre;  et  sa  forme  est  prin- 
cipalement déterminée  par  deux  choses,  par  la  nature  des  lois 
particulières  de  chaque  société  ,  et  par  la  nature  de  la  puissance 
charge'e  de  les  faire  observer.  Cette  puissance  réside,  ou  dans 
le  corps  de  l'Etat  pris  ensemble,  ou  dans  une  partie  des  citoyens, 
ou  dans  un  seul  :  ce  qui  constitue  les  trois  espèces  de  gouverne- 
niens,  démocratique,  aristocratique  et  monarchique.  Le  détail 
de  ce  qui  convient  aux  uns  et  aux  autres  n'appartient  point  à 
des  élémens  de  morale  :  l'esquisse  suivante  offre  les  principaux 
points  sur  lesquels  on  doit  s'arrêter. 

D'un  côté,  les  abus  sont  plus  sujets  à  s'introduire,  et  plus 
difficiles  à  guérir  dans  un  grand  que  dans  un  petit  État  ;  mais 
de  l'autre,  nn  grand  État  a  plus  de  ressources  en  lui-même 
pour  sa  conservation  et  pour  sa  défense.  C'est  donc  une  belle 
question  de  morale  législative ,  que  de  savoir  s'il  est  bon  qu'il  y 
ait  de  grands  États ,  et  quel  est  pour  chaque  État  le  degré  d'é- 
tendue et  le  genre  de  gouvernement  le  plus  convenable,  suivant 
le  caractère  des  peuples? 

Lorsque  l'État  en  corps  n'est  pas  dépositaire  des  lois ,  le  corps 
particulier  ou  le  citoyen  qui  en  est  chargé  n'en  est  absolument 
que  le  dépositaire,  et  non  le  maître  ;  rien  ne  l'autorise  à  changer 
à  son  gré  les  lois.  C'est  en  vertu  d'une  convention  entre  les 
membres  que  la  société  s'est  formée  ;  et  tout  engagement  a  des 
liens  réciproques.  Telle  est  la  morale  de  tous  les  rois  justes.  11 
répugne  en  effet  à  la  nature  de  l'esprit  et  du  cœur  humain 
qu'une  multitude  d'hommes  ait  dit  sans  condition  à  un  seul  ou 
à  quelques  uns  :  Commande z-tious  ,  et  nous  vous  obéirons. 

Sans  discuter  les  avantages  réciproques  du  gouvernement  ré- 
publicain et  du  monarchique,  la  morale  établit  seulement  que 
la  meilleure  république  est  celle  qui ,  par  la  stabilité  des  lois  et 
l'uniformité  du  gouvernement,  ressemble  le  mieux  à  une  bonne 
monarchie,  et  que  la  meilleure  monarchie  est  celle  oii  le  pou- 
voir n'est  pa«  plus  arbitraire  que  dans  la  république. 

Les  devoirs  mutuels  du  gouvernement  et  des  membres  sont 
le  fondement  de  la  véritable  liberté  du  citoyen ,  qu'on  peut 
définir  la  dépendance  des  devoirs,  et  non  des  hommes.  Plus  le 
principe  du  gouvernement  s'éloigne  de  cet  esjirit  de  liberté,  plus 
l'Etat  est  voisin  de  sa  ruine.  Le  despotisme  porte  en  lui-même 
sa  cause  de  destruction,  parce  qu'une  troupe  d'esclaves  se  lasse 
bientôt  de  l'être,  ou  se  laisse  facilement  subjuguer  par  les  États 
voisins.  Le  tyrannicide  est  hé  du  pouvoir  arbitraire  ;  et  les 
peuples  que  la  religion  n'a  pas  éclairés  ont  honoré  ce  crime 
comme  une  vertu;  m'ais  la  religion  apprend  aux  chrétiens  à 
regarder  cette  vie  comme  un  état  de  souffrance ,  et  à  laisser  à 
I.  i5 


226  éÉLÉMENS 

l'Être  suprême  la  vengeance  et  la  mort.  Ce  qu'il  y  a  cle  singu- 
lier, et  ce  qu'il  nous  sera  peut-être  permis  de  remarquer  en 
passant,  comme  une  des  plus  étranges  contradictions  de  l'esprit 
humain,  c'est  que  les  anciens  Romains,  après  avoir  assassiné 
leurs  tyrans,  ne  refusaient  point  d'en  faire  des  dieux;  ils  pla- 
çaient dans  le  ciel,  avec  les  maîtres  de  l'univers,  ceux  qu'ils 
avaient  crus  indignes  de  vivre  sur  la  terre  avec  les  hommes.  Il 
était  décidé  que  le  chef  de  l'Empire  devait  après  sa  mort  être 
un  dieu ,  n'eùt-il  été  qu'un  monstre  durant  sa  vie  :  le  tyranni- 
cide  en  délivrait  ;  l'apothéose  n'était  qu'une  vaine  cérémonie 
qui ,  sans  engager  le  peuple  à  rien ,  pouvait  flatter  sa  vanité, 
Néron  dieu  nuisait  moins  à  l'Empire  que  Néron  homme. 

X.  MORALE  DES  ETATS. 

Enfin  chaque  Etat,  outre  ses  lois  particulières,  a  aussi  des  lois 
à  observer  par  rapport  aux  autres.  Ces  lois  ne  diffèrent  point  de 
celles  que  les  membres  d'une  même  société  doivent  observer  mu- 
tuellement. La  modération,  l'équité,  la  bonne  foi,  les  égards 
réciproques,  en  doivent  être  les  grands  principes.  C'est  là  toute 
la  base  du  droit  des  gens ,  et  du  droit  de  la  guerre  et  de  la  paix. 
Cette  morale ,  il  est  vrai ,  n'est  pas  fort  utile ,  eu  égard  au  peu 
de  moyens  qu'elle  a  pour  se  faire  pratiquer.  La  morale  de 
l'homme  est  assurée  par  les  lois  de  chaque  Etat  qui  veillent  à  ce 
qu'elle  soit  observée,  et  qui  pour  cela  ont  la  force  en  main  ;  la 
morale  des  législateurs  est  appuyée  sur  la  dépendance  réciproque 
du  gouvernement  et  des  sujets;  mais  les  Etats  sont  les  uns  par 
rapport  aux  autres,  à  peu  près  comme  les  hommes  dans  l'état 
de  pure  nature;  il  n'y  a  point  pour  eux  d'autorité  coactive,  la 
force  seule  peut  régler  leurs  différends.  Un  citoyen  est  obligé 
d'observer  les  lois,  même  quand  on  ne  les  observe  pas  à  son 
égard ,  parce  que  ces  lois  se  sont  chargées  de  sa  défense  ;  il  ne 
saurait  en  être  de  même  d'un  Etat  par  rapport  à  un  autre.  Ainsi 
on  punit  les  malfaiteurs  ,  et  on  se  soumet  aux  conquérans.  Nous 
n'avons  rien  de  plus  à  dire  ici  sur  la  morale  des  Etats.  On  sera 
peut-être  étonné  du  peu  d'étendue  que  nous  lui  donnons  dans 
cet  essai;  mais  malheureusement  pour  le  genre  humain,  elle  est 
encore  plus  courte  dans  la  pratique. 

XL  MORALE  DU  CITOYEN. 

La  morale  du  citoyen  vient  immédiatement  après  celle  des 
Etats.  Elle  se  réduit  à  être  fidèle  observateur  des  lois  civiles  de  sa 
patrie,  et  à  se  rendre  le  plus  utile  à  ses  concitoyens  qu'il  est 
possible. 


DE  PHILOSOPHIE.  oi^ 

Tout  citoyen  est  redevable  à  sa  patrie  de  trois  choses;  de  sa 
vie,  de  ses  talons,  et  de  la  manière  de  les  employer. 

Les  lois  de  la  société  obligent  ses  membres  de  se  conserver 
pour '^lle ,  et  par  conséquent  leur  défendent  de  disposer  d'une  vie 
qui  appartient  aux  autres  hommes  presque  autant  qu'à  eux. 
Voilà  le  principe  que  la  morale  purement  humaine  nous  offre 
contre  le  suicide.  On  demande  si  ce  motif  de  conserver  ses  jours 
aura  un  jDOuvoir  suffisant  sur  un  malheureux  accablé  d'infortune, 
à  qui  la  douleur  et  la  misère  ont  rendu  la  vie  à  charge  ?  Nous 
répondrons  qu'alors  ce  motif  doit  être  fortifié  par  d'autres  plus 
puissans,  que  la  révélation  y  ajoute.  Aussi  les  seuls  peuples  chez 
lesquels  le  suicide  ait  été  généralement  flétri ,  sont  ceux  qui  ont 
eu  le  bonheur  d'embrasser  le  christianisme.  Chez  les  autres  il  est 
indistinctement  permis,  ou  flétri  seulement  dans  certains  cas.  Les 
législateurs  purement  humains  ont  pensé  qu'il  était  inutile  d'in- 
fliger des  peines  à  une  action  dont  la  nature  nous  éloigne  assez 
d'elle-même,  et  que  ces  peines  d'ailleurs  étaient  en  pure  perte, 
puisque  le  coupable  est  celui  à  qui  elles  se  font  sentir  le  moins. 
Ils  ont  regardé  le  suicide,  tantôt  comme  une  action  de  pure  dé- 
mence, une  maladie  qu'il  serait  injuste  de  punir,  parce  qu'elle 
suppose  l'âme  du  coupable  dans  un  état  oii  il  ne  peut  plus  être 
utile  à  la  société;  tantôt  comme  une  action  de  courage,  qui  hw 
maînement  parlant  suppose  une  âme  ferme  et  peu  commune* 
Tel  a  été  le  suicide  de  Caton  d'Utique.  Plusieurs  écrivains  ont 
très-injustement  accusé  cette  action  de  faiblesse;  ce  n'était  point 
par  là  qu'il  fallait  l'attaquer.  Caton  ,  disent-ils ,  yi//  un  lâche  de 
se  donner  la  mort ,  il  n'eut  pas  la  force  de  sun'wre  à  la  ruine  de 
sa  patrie.  Ces  écrivains  pourraient  soutenir  par  les  mêmes  prin- 
cipes ,  que  c'est  une  action  de  lâcheté  que  de  ne  pas  tourner<ie 
dos  à  l'ennemi  dans  un  combat,  parce  qu'on  n'a  pas  le  courage 
de  supporter  l'ignominie  que  cette  fuite  entraîne.  De  deux  maux 
que  Caton  avait  devant  les  yeux,  la  mort  ou  la  liberté  anéantie, 
il  choisit  sans  doute  celui  qui  lui  parut  le  moindre;  mais  le  cou- 
rage ne  consiste  pas  à  choisir  le  plus  grand  de  deux  maux;  ce 
choix  est  aussi  impossible  que  de  désirer  son  malheur.  Le  cou- 
rage consistait ,  dans  la  circonstance  oii  se  trouvait  Caton  ,  à  re- 
garder comme  le  moindre  des  deux  maux  qu'il  avait  à  choisir, 
celui  que  la  plupart  des  hommes  auraient  regardé  comme  le  plus 
grand.  Si  les  lumières  de  la  religion  dont  il  était  malheureuse- 
ment privé  lui  eussent  fait  voir  les  peines  éternelles  attachées  au 
suicide  ,  il  eût  alors  choisi  de  vivre  ,  et  de  subir  par  obéissance  à 
l'Etre  suprême  le  joug  de  la  tyrannie. 

Mais  quand  une  raison  purement  humaine  pourrait  excuser  en 
certaines  circonslances  le  suicide  proprement  dit,  que  le  christia- 


23i8  ELÉMENS 

iiisme  condamne,  cette  même  raison  n'en  proscrit  pas  moins  en 
tonte  occasion  le  suicide  lent  de  soi-même,  qui  ne  peut  jamais 
avoir  ni  motif  ni  prétexte.  De  ce  principe  résulte  une  vérité  que 
la  pliilosopliie  enseigne  et  que  la  religion  bien  entendue  confirme  ; 
c'est  que  les  macérations  indiscrètes  qui  tendent  à  abréger  les 
jours,  sont  une  faute  contre  la  société,  sans  être  un  hommage  à 
Ja  religion.  S'il  y  a  quelques  exceptions  à  cette  règle,  la  raison 
et  le  christianisme  nous  apprennent  qu'elles  sont  très-rares. 
L'Etre  suprême ,  par  des  motifs  que  nous  devons  adorer  sans  les 
connaître,  peut  choisir  parmi  les  êtres  créés  quelques  victimes 
qui  s'immolent  à  son  service,  mais  il  ne  prétend  pas  que  tous  les 
hommes  soient  ses  victimes.  Il  a  pu  se  consacrer  une  Thébaïde 
dans  un  coin  de  la  terre ,  mais  il  serait  contre  ses  lois  et  ses  des- 
seins que  l'univers  devînt  une  Thébaïde.  Ces  réflexions  suffisent 
pour  faire  sentir  sous  quel  point  de  vue  le  suicide  doit  être  pros- 
crit par  la  morale. 

Non-seulement  le  citoyen  est  redevable  de  sa  vie  à  la  société 
humaine  ,  il  est  encore  redevable  de  ses  talens  à  la  société  que  le 
sort  lui  a  donnée  ,  ou  qu'il  s'est  choisie.  Nous  disons  qu'il  s'est 
choisie.  Car  dans  les  gouvernemens  qui  ne  sont  pas  absolument 
tyranniques ,  chaque  membre  de  l'Etat,  dès  qu'il  trouve  sa  con- 
dition trop  onéreuse,  est  libre  de  renoncer  à  sa  patrie  pour  en 
chercher  une  nouvelle.  L'attachement  si  naturel  et  si  général  des 
hommes  pour  leur  pays,  est  fondé  ou  sur  le  bonheur  qu'ils  y 
goûtent ,  ou  sur  l'incertitude  de  se  trouver  mieux  ailleurs.  Faites 
connaître  aux  peuples  d'Asie  nos  gouvernemens  modérés  d'Eu- 
rope ,  les  despotes  de  l'Asie  seront  bientôt  abandonnés  de  leurs 
sujets;  faites  connaître  à  chaque  citoyen  de  l'Europe  le  gouverne- 
meïitsous  lequel  il  se  trouvera  le  plus  libre  et  le  plus  heureux, 
eu  égard  à  ses  talens ,  à  ses  mœurs  ,  à  son  caractère ,  à  sa  fortune  ; 
il  n'y  aura  plus  de  patrie,  chacun  choisira  la  sienne.  Mais  la  na- 
ture a  prévenu  ce  désordre,  en  faisant  craindre ,  même  à  la  plu- 
part des  citoyens  malheureux,  de  rendre  par  le  changement 
leur  situation  plus  fâcheuse. 

Puisque  tout  citoyen,  tant  qu'il  reste  dans  le  sein  de  sa  pa- 
trie, lui  doit  l'usage  de  ses  talens,  il  doit  les  employer  pour  elle 
de  la  manière  la  plus  utile.  Cette  maxime  peut  servir  à  résoudre 
la  question  si  agitée  dans  ces  derniers  temps,  jusqu'à  quel  point 
un  citoyen  peut  se  livrer  à  l'étude  des  sciences  et  des  arts,  et  si 
cette  étude  n'est  pas  plus  nuisible  qu'avantageuse  aux  Etats? 
Question  qui  a  rapport  à  la  morole  législative  et  à  celle  du  ci- 
toyen, et  qui  peut  bien  mériter  à  ce  double  titre  de  trouver  sa 
place  dans  des  élémens  de  morale.  Sans  prétendre  ici  la  traiter  à 
fond,  il  ne  sera  peut-être  pas  inutile  d'exposer  en  peu  de  mots  de 


DE  PHILOSOPHIE.  ^.s^ 

quel  côté  la  morale  doit  l'envisager ,  et  d'indiquer  les  moyens  de 
la  résoudre  en  la  décomposant. 

Si  on  réduit  Fhorame  aux  connaissances  de  nécessité  absolue, 
son  cours  d'étude  ne  sera  pas  long.  La  nature  lui  fait  connaître 
ses  besoins,  et  lui  offre  par  ses  différentes  productions  le  moyen 
de  les  satisfaire.  Cette  même  nature  ,  paisiblement  écoutée,  lui 
apprend  ses  devoirs-  rigoureux  envers  les  autres.  En  voilà  assez 
pour  former  une  société  de  sauvages.  On  pourrait  demander 
quels  avantages  réels  un  Etat  policé  peut  avoir  sur  une  société 
pareille.  Cette  question  se  réduit  à  décider  ,  si  l'éducation  qui 
augmente  tout  à  la  fois  nos  connaissances  et  nos  besoins,  nous 
est  plus  avantageuse  que  nuisible  ;  s'il  nous  est  plus  utile  de  mul- 
tiplier nos  plaisirs  factices ,  et  par  conséquent  de  nous  préparer 
des  privations  ,  que  de  nous  borner  aux  plaisirs  simples  et  tou- 
jours sûrs  que  la  nature  nous  offre.  Notre  but  en  proposant  ces 
questions,  n'est  point  de  faire  regretter  à  personne  l'état  de  sau- 
vage; la  vérité  force  seulement  à  dire,  qu'en  mettant  à  part  la 
connaissance  de  la  religion ,  il  ne  paraît  pas  qu'on  ait  rendu  beau- 
coup plus  heureux  le  petit  nombre  de  sauvages  qu'on  a  forcé  de 
vivre  parmi  des  peuples  policés.  Mais  le  même  amour  de  la  vérité 
oblige  d'ajouter,  en  même  temps,  que  les  regrets  de  ces  sauvages 
sur  leur  premier  état,  ne  prouveraient  rien  pour  la  préférence 
qu'on  devrait  lui  accorder.  Ces  regrets  seraient  seulement  une 
suite  de  l'habitude ,  et  de  l'attachement  naturel  des  hommes  à 
la  manière  de  vivre  qu'ils  ont  contractée  dès  l'enfance.  Il  s'agit 
donc  uniquement  de  savoir  si  un  citoyen,  né  et  élevé  parmi  des 
peuples  policés ,  y  est  plus  ou  moins  heureux  qu'un  sauvage  né 
et  élevé  parmi  ses  pareils.  Le  consentement  des  hommes  semble 
avoir  décidé  cette  question  par  le  fait;  la  plupart  d'entre  eux  ont 
cru  qu'il  leur  était  plus  avantageux  de  vivre  dans  des  Etats  policés; 
et  l'on  ne  peut  guère  accuser  le  genre  humain  d'être  aveugle  sur 
ses  vrais  avantages.  Or  la  police  des  Etats  suppose  au  moins  quel- 
que degré  de  culture  et  de  connaissances  dans  les  membres  qui 
les  composent  ;  reste  à  examiner  jusqu'où  ces  connaissances  doi- 
vent être  portées. 

Nos  connaissances  sont  de  deux  espèces,  utiles  ou  curieuses. 
Les  connaissances  utiles  ne  peuvent  avoir  que  deux  objets,  nos 
devoirs  et  nos  besoins;  les  connaissances  curieuses  ont  pour  ob- 
jet nos  plaisirs,  soit  de  l'esprit,  soit  du  corps.  Les  connaissances 
utiles  doivent  nécessairement  être  cultivées  dans  une  société 
policée;  mais  jusqu'où  s'étendent  les  connaissances  utiles?  H 
est  évident  qu'on  peut  resserrer  ou  augmenter  cette  étendue, 
selon  que  l'on  aura  plus  ou  moins  égard  aux  différons  degrés 
d'utilité. 


23o  ELEMENS 

Les  connaissances  d'utilité  première  ,  sont  celles  qui  ont  pour 
objet  les  besoins  ouïes  devoirs  communs  à  tous  les  hommes.  En- 
suite viennent  les  connaissances  qui  nous  sont  utiles  par  rapport 
à  la  société  particulière  dans  laquelle  nous  vivons  ;  savoir  la  con- 
naissance des  lois  de  cette  société,  et  de  ce  que  la  nature  fournit 
à  nos  besoins  dans  le  pays  que  nous  habitons.  Enfin  on  doit  pla- 
cer au  troisième  rang  les  connaissances  utiles  à  une  société  con- 
sidérée dans  son  rapport  aux  autres. 

Toutes  les  connaissances  dont  nous  venons  de  faire  mention 
doivent  être  cultivées  dans  une  société  policée.  Il  semble  d'abord 
que  cet  objet  ouvre  un  champ  fort  vaste;  cependant  ce  champ  si 
vaste  se  resserre  beaucoup,  si  on  réduit  ces  connaissances  à  ce 
qu'elles  ont  d'absolument  nécessaire. 

A  l'égard  des  connaissances  simplement  curieuses,  il  faut  en 
distinguer  de  deux  espèces.  Quelques  unes  tiennent  au  moins  in- 
directement aux  connaissances  utiles.  Il  doit  donc  être  permis, 
il  est  même  avantageux  que  ces  sciences  soient  cultivées  avec 
quelque  soin ,  surtout  si  elles  dirigent  leurs  recherches  vers  les 
objets  d'utilité. 

Mais  que  dirons-nous  des  connaissances  de  pure  spéculation,  de 
celles  qui  ont  pour  unique  but  le  plaisir  ou  l'ostentation  de  savoir? 
Il  semble  que  l'on  ne  doit  s'appliquer  à  ces  sortes  de  sciences  que 
faute  de  pouvoir  être  plus  utile  à  sa  nation.  D'où  il  résulte 
qu'elles  doivent  être  jdcu  en  honneur  dans  les  républiques,  oii 
chaque  citoyen  faisant  une  partie  réelle  et  indispensable  de  l'Etat 
est  plus  obligé  de  s'occuper  d'objets  utiles  à  l'Etat.  Ces  études 
ont  donc  réservées  aux  citoyens  d'une  monarchie,  que  la  cons- 
titution du  gouvernement  oblige  d'y  rester  inutiles  ,  et  de  cher- 
cher à  adoucir  leur  oisiveté  par  des  occupations  sans  consé- 
quence. 

Nous  ne  parlons  encore  ici  que  des  sciences  purement  spécu- 
latives ,  qui,  renfermées  dans  un  objet  abstrait  et  diihcile  ,  ne 
sauraient  être  l'occupation  ou  l'amusement  que  d'un  très-petit 
nombre  de  personnes.  Il  n'en  est  pas  tout-à-fait  de  même  des 
connaissances  de  pur  agrément.  Si  leur  culture  ne  peut  être 
l'ouvrage  que  du  talent  et  du  génie,  les  fruits  qui  en  naissent 
doivent  être  partagés  et  goûtés  par  la  multitude.  Ces  connais- 
sances pouvant  contribuer  à  l'agrément  de  la  société  ,  sont  sans 
doute  préférables  à  cet  égard  aux  connaissances  de  spéculation 
aride  ;  mais  cet  avantage  est  compensé  par  un  inconvénient 
considérable.  En  multipliant  les  plaisirs  ,  elles  en  inspirent  ou 
en  entretiennent  le  goût ,  et  ce  goût  est  proche  de  l'excès  et  de 
la  licence  ;  il  est  plus  facile  de  le  réprimer  que  de  le  régler.  Il 
serait  donc  peut-être  plus   à  propos  que  les  hommes  ?e  fussent 


DE  PHILOSOPHIE.  aSi 

interdit  les  arts  d'agrément  quede^'y  être  livre's  (i).  Néanmoins 
ces  arts  d'agrément  étant  une  fois  connus,  ils  peuvent,  dans  cer- 
tains Etats  ,  occuper  un  grand  nombre  de  sujets  oisifs,  et  les 
empêcher  de  rendre  leur  oisiveté  nuisible.  Nous  passerions  les 
bornes  de  cet  essai  ,  si  nous  entrions  dans  un  plus  grand  détail. 
Mais  en  considérant  ainsi  sous  différens  chefs  la  question  pro- 
posée, et  en  la  divisant  en  différentes  branches,  on  pourra  exa- 
miner ,  ce  me  semble  ,  avec  quelque  précision  ,  l'influence  que 
la  culture  des  sciences  et  des  beaux-arts  peut  avoir  sur  la  morale 
des  États  et  sur  celle  du  citoyen. 

XII.   MORALE  DU  PHILOSOPHE. 

Venons  à  la  morale  du  philosophe.  Elle  a  pour  but,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit ,  la  manière  dont  nous  devons  penser  pour  nous 
rendre  heureux  indépendamment  des  autres.  Cette  manière  de 
penser  se  réduit  à  deux  principes  ,  au  détachement  des  richesses 
et  à  celui  des  honneurs.  Le  premier  entre  dans  la  morale  de 
l'homme  ,  et  nous  en  avons  parlé  ;  le  second  paraît  tenir  moins  à 
cette  morale,  parce  que  les  honneurs  ne  font  partie  ni  de  notre 
"véritable  bien-être  physique ,  ni  même  de  l'existence  morale  à 
îaquello  tous  les  citoyens  ont  un  droit  égal.  Mais  si  le  désintéres- 
sement sur  les  honneurs  n'est  pas  d'obligation  morale  par  rap- 
port à  la  société,  il  n'est  pas  moins  nécessaire  à  notre  bonheur 
que  le  désintéressement  sur  les  richesses.  La  raison  permet  sans 
doute  d'être  flatté  des  honneurs  ,  mais  sans  les  exiger  ni  les  at- 
tendre ;  leur  jouissance  peut  augmenter  notre  bonheur  ,  leur 
privation  ne  doit  point  l'altérer.  C'est  en  cela  que  consiste  la  vraie 
philosophie  ,  et  non  dans  l'affectation  à  mépriser  ce  qu'on 
souhaite.  C'est  mettre  un  trop  grand  prix  aux  honneurs  que  de 
les  fuir  avec  empressement  ou  de  les  rechercher  avec  avidité  ; 
le  même  excès  de  vanité  produit  ces  deux  effets  contraires. 

D'après  ces  principes  la  morale  établit  et  détermine  jusqu'oii 
il  est  permis  de  porter  l'ambition.  Cette  passion ,  le  plus  grand 
mobile  des  actions  et  même  des  vertus  des  hommes,  et  que  par 
cette  raison  il  serait  dangereux  de  vouloir  éteindre,  a  cela  de 
singulier ,  que  lorsqu'elle  est  modérée  ,  c'est  un  sentiment  esti- 
mable ,  la  suite  et  la  preuve  de  l'élévation  de  l'âme  ,  et  que 
portée  à  l'excès  elle  est  le  plus  odieux  et  le  plus  funeste  de  tous 
les  vices.  En  effet,  elle  est  le  seul  qui  ne  respecte  rien ,  ni  sang , 
ni  liaisons ,  ni  devoirs.  L'avare  est  quelquefois  généreux  pour 

(i^  La  plupart  des  arts,  dit  Xenophon ,  livre  5'.  des  Dits  métyiorables , 
corrompent  le  corps  de  ceux  qui  les  exercent  :  ils  obligent  de  s'asseoir  h 
Pombre  et  auprès  du  feu;  on  n'a  de  temps  ni  ponr  ses  amis,  ni  pour  la  ré- 
publique. 


s32  ELEMENS 

son  ami ,  l'nmant  lui  sacrifie  quelquefois  sa  maîtresse,  TaniLî- 
tieux  sacrifie  tout  à  l'objet  qu'il  veut  atteindre  ou  qu'il  possède. 
Aussi  de  tous  les  maux  que  les  passions  des  hommes  leur  cau- 
sent ,  les  malheurs  que  l'ambition  leur  fait  éprouver  sont  ceux 
qui  excitent  le  moins  la  compassion  du  sage. 

Pour  réprimer  plus  efficacement  l'ambition  ,  la  morale  nous 
fait  surtout  envisager  les  excès  qui  en  sont  la  suite.  C'est  parce 
que  l'ambition  excessive  est  une  passion  si  détestable,  que  l'envie 
en  est  une  si  honteuse.  Ces  deux  passions  ont  leur  source  dans 
3e  même  principe  ;  l'ambition  a  seulement  quelque  chose  de 
inoins  vil ,  en  ce  qu'elle  se  montre  pour  l'ordinaire  à  découvert, 
au  lieu  que  l'envie  agit  en  se  cachant  ;  elle  suppose  en  effet,  ou 
îa  connaissance  secrète  de  son  infériorité  et  de  son  impuissance, 
ou  ce  qui  est  plus  bas  encore,  le  chagrin  de  la  justice  rendue  à 
son  inférieur,  c'est-à-dire,  le  chagrin  d'un  bien  fait  à  autrui  qui 
n'est  pas  un  mal  pour  soi  :  or  aucun  de  ces  deux  sentimens  n'est 
fait  pour  élre  mis  au  grand  jour.  L'envie  suppose  toujours  au 
moins  quelque  mérite  réel  dans  celui  qui  en  est  l'objet  ;  elle  est 
donc  toujours  injuste  ;  c'est  pour  cela  qu'elle  se  cache.  Si  l'objet 
de  l'envie  n'a  qu'un  mérite  factice,  d'emprunt  ou  de  cabale, 
l'envie  diminue  à  proportion  ,  et  se  tourne  bientôt  en  mépris 
pour  celui  qui  reçoit  les  honneurs ,  pour  ceux  qui  les  donnent ,  et 
pour  les  honneurs  même. 

La  jalousie  en  amour  n'est  pas  du  même  genre  que  l'envie; 
c'est  un  sentiment  plus  naturel  ,  et  dont  on  a  beaucoup  moins 
à  rougir.  Elle  n'est  autre  chose  que  la  crainte  d'être  troublé  dans 
la  possession  de  ce  qu'on  aime.  L'amour  est  un  sentiment  si 
exclusif,  et  qui  anéantit  tellement  tous  les  autres,  qu'il  exige 
naturellement  un  retour  semblable  de  la  part  de  son  objet.  Ce 
n'est  donc  point  en  y  attachant  une  idée  de  bassesse  ,  que  la  mo- 
rale attaque  la  jalousie  en  amour;  c'est  en  nous  représentant 
3es  malheurs  dont  l'amour  même  est  la  source  ;  gentiment  doux 
et  terrible  ,  qu'on  peut  demander  si  l'Etre  suprême  a  imprimé 
aux  hommes  dans  sa  faveur  ou  dans  sa  colère.  Un  philosophe  de 
nos  jours  examine  dans  un  de  ses  ouvrages,  pourquoi  l'amour 
fait  le  bonheur  de  tous  les  êtres  ,  et  le  malheur  de  l'homme  : 
c'est,  dit-il  ,  qu'il  n'y  a  dans  C€tte  passion  que  le  physique  de 
bon  ,  et  que  le  moral,  c'est-à-dire  le  sentiment  qui  l'accompagne, 
n'en  vaut  rien.  Ce  philosophe  n'a  pas  prétendu  sans  doute  que  le 
moral  de  l'amour  n'ajoutât  pas  au  plaisir  physique;  l'expérience 
serait  contre  lui  :  il  n'a  pas  voulu  dire  non  plus  que  le  moral 
n'est  qu'une  illusion  ,  ce  qui  est  vrai  ,  mais  ne  détruit  pas  la 
vivacité  du  plaisir  ;  et  combien  peu  de  plaisirs  ont  un  objet  réel  î 
Il  a  voulu  dire  seulement  que  le  moral  de  l'amour  est  ce  qui  eu 


DE  PHILOSOPHIE.  233 

cause  tous  les  maux ,  et  en  cela  on  ne  peut  que  souscrire  à  son 
^•îvis.  Concluons  seulement  de  cette  triste  vérité ,  que  si  des 
lumières  supérieures  à  la  raison  ne  nous  promettaient  pas  une 
condition  meilleure  ,  nous  aurious  beaucoup  à  nous  plaindre  de 
la  nature  ,  qui  en  nous  présentant  d'une  main  le  plus  séduisant 
des  plaisirs,  semble  avoir  voulu  nous  en  éloigner  de  l'autre  par 
les  écueils  dont  elle  l'a  environné  ;  elle  nous  a  ,  pour  ainsi  dire, 
placés  sur  le  bord  d'un  précipice  entre  la  douleur  et  la  privation. 

C'est  donc  le  grand  principe  de  la  morale  du  philosophe  (et 
tel  est  le  déplorable  sort  de  la  condition  humaine)  ,  qu'il  faut 
presque  toujours  renoncer  aux  plaisirs  pour  éviter  les  maux  qui 
en  sont  la  suite  ordinaire.  Cette  existence  insipide,  qui  nous  fait 
supporter  la  vie  sans  nous  j  attacher,  est  pourtant  l'objet  de 
l'ambition  et  des  efforts  du  sage  ;  et  c'est  en  effet ,  tout  mis  en 
balance  ,  la  situation  que  notre  condition  présente  nous  doit 
faire  désirer  le  plus.  Encore  la  plupart  d^s  hommes  sont-ils  si 
à  plaindre  ,  qu'ils  ne  peuvent  même  par  leurs  soins  se  procurer 
cet  état  d'indifférence  et  de  paix;  mille  causes  tendent  à  le 
troubldPl  les  unes ,  comme  la  douleur  corporelle  ,  sont  absolu- 
ment indépendantes  de  nous;  d'autres,  comme  le  désir  de  la 
considération ,  des  honneurs  ,  et  de  la  gloire  ,  ont  leur  source 
dans  l'opinion  des  autres,  qui  n'est  guère  plus  en  notre  pouvoir  ; 
d'autres  enfin  ont  leur  origine  dans  notre  propre  opinion  ,  mais 
n'en  sont  pas  pour  cela  des  tyrans  moins  funestes  à  notre  tran- 
quillité. Toutes  les  leçons  de  la  philosophie  sur  ce  point  seront 
bien  faibles  pour  nous  guérir ,  si  la  nature  ne  nous  y  a  préparés 
d'avance  par  une  disposition  qui  dépend  principalement  de  la 
structure  des  organes.  Il  est  vrai  que  cette  insensibilité  ,  soit 
physique  ,  soit  morale  ,  a  l'inconvénient  de  porter  en  même 
temps  sur  les  plaisirs  et  sur  les  maux  ,  et  d'affaiblir  les  uns  en 
adoucissant  les  autres  ;  comme  l'extrcme  sensibilité  à  la  douleur 
suppose  aussi  des  organes  plua  propres  à  faire  goûter  les  im- 
pressions agréables. 

On  voit,  par  cet  exposé,  quels  sont  les  principaux  points  de  la 
morale  du  philosophe.  Celle  des  législateurs  et  celle  des  Etats  ne 
regardent  qu'un  assez  petit  nombre  d'hommes  ;  celle  de  l'homme 
et  celle  du  citoyen  intéressent  chaque  membre  de  la  société  ; 
mais  elles  ont ,  si  on  peut  parler  ainsi ,  des  traits  marqués  et 
tranchans  que  chacun  doit  apercevoir  sans  peine  ;  la  morale  du 
philosophe  a  des  nuances  plus  fines  qui  ne  peuvent  être  saisies 
que  par  des  esprits  justes  et  des  âmes  fortes.  Cette  partie  si  im- 
portante de  la  science  des  mœurs  en  doit  être  le  principal  fruit, 
le  but  auquel  doit  aspirer  tout  homme  qui  pense  ;  c'est  par  là 
que  des  élémens  de  cette  science  doivent  se  terminer.  La  mo-* 


234  ÉLÉMENS 

raie  (\n  philosophe  termine  en  même  temps  la  partie  de  la  phi- 
losophie qui  doit  nous  intéresser  le  plus,  et  qui  contient  l'art  de 
raisonner,  la  connaissance  de  l'Etre  suprême,  celle  de  nous- 
mêmes  et  de  nos  devoirs. 

Nous  sera-t-il  permis  de  conclure  ces  élémens  de  morale  par 
lin  souhait  que  l'amour  du  bien  public  nous  inspire  ,  et  dont  il 
serait  à  de'sirer  qu'un  citoyen  philosophe  jugeât  l'exécution  digne 
de  lui?  Ce  serait  celle  d'un  catéchisme  de  morale  à  l'usage  et  à 
la  portée  des  enfans.  Peut-être  n'y  aurait-il  pas  de  moyen  plus 
efficace  de  multiplier  dans  la  société  les  hommes  vertueux;  on 
apprendrait  de  bonne  heure  à  l'être  par  principes  ;  et  l'on  sait 
quelle  est  sur  notre  Ame  la  force  des  vérités  qu'on  y  a  gravées 
dès  l'enfance.  Il  ne  s'agirait  point  dans  cet  ouvrage  de  raffiner  et 
de  discourir  sur  les  notions  qui  servent  de  base  à  la  morale  ;  on 
en  trouverait  les  maximes  dans  le  cœur  même  des  enfans,  dans 
ce  cœur  oii  les  passions  et  l'intérêt  n'ont  point  encore  obscurci 
la  lumière  naturelle.  C'est  peut-être  à  cet  âge  que  le  sentiment 
du  juste  et  de  l'injuste  est  le  plus  vif;  et  quel  avantage  n'y 
aurait-il  pas  à  le  développer  et  à  l'exercer  de  bonne  heure?  Mais 
un  catéchisme  de  morale  ne  devrait  pas  se  borner  à  nous  instruire 
de  ce  que  nous  devons  aux  autres.  Il  devrait  insister  aussi  sur  ce 
que  nous  nous  devons  à  nous-mêmes;  nous  inspirer  les  règles  de 
conduite  qui  peuvent  contribuer  à  nous  rendre  heureux  ;  nous 
apprendre  à  aimer  nos  semblables  et  à  les  craindre,  à  mériter 
leur  estime  et  à  nous  consoler  de  ne  la  pas  obtenir  ,  enfin  à  trouver 
en  nous  la  récompense  des  sentimens  honnêtes  et  des  actions 
vertueuses.  Un  des  points  les  plus  importans ,  et  en  même  temps 
les  plus  difficiles  de  l'éducation,  est  de  faire  connaître  aux  en- 
fans jusqu'à  quel  degré  ils  doivent  être  sensibles  à  l'opinion  des 
hommes  ;  trop  d'indifférence  peut  en  faire  des  scélérats  ;  trop 
de  sensibilité  peut  en  faire  des  malheureux. 

XIII.    GRAMMAIRE. 

Avant  que  de  finir  la  première  partie  de  cet  essai ,  qui  ren- 
ferme les  sciences  les  plus  nécessaires  à  l'homme  ,  la  logique  ,  la 
métaphysique  et  la  morale  ,  nous  ne  devons  pas  omettre  une 
réilexion  très-importante.  Quoique  nous  ayons  séparé  ces  diffé- 
rentes sciences  ,  pour  les  envisager  chacune  plus  particulière- 
ment ,  eu  égard  à  la  nature  et  à  la  différence  de  leur  objet  , 
elles  sont  cependant  plus  unies  entre  elles  et  ont  plus  d'influence 
réciproque  qu'on  ne  s'imagine  ;  et  par  celte  raison  l'ordre  le  plus 
philosophique  qu'on  puisse  suivre  pour  les  bien  traiter,  est  peut- 
être  moins  de  les  traiter  séparément ,  cfue  de  les  faire  marcher 


DE  PHILOSOPHIE.  03^ 

de  Front ,  et  comme  rentrer  l'une  dans  l'antre.  En  effet,  la  mé- 
taphysique a  pour  but  d'examiner  la  ge'nération  de  nos  idées  , 
et  de  prouver  qu'elles  viennent  toutes  de  nos  sensations.  Or  pour 
faire  cet  examen  d'une  manière  complète  ,  il  faut  montrer  de 
quelle  manière  nos  sensations  font  naître  en  nous  les  idées  qui 
en  paraissent  les  moins  dépendantes ,  comme  celles  du  juste  et'de 
l'injuste.  Ainsi  les  premières  vérités  de  la  métaphysique  sont  es- 
sentiellement liées  aux  premières  notions  de  la  morale  ;   et  dans 
une  analyse  philosophique  on  ne  saurait  les  séparer.  D'un  autre 
côté  la  logique  est  l'art  de  comparer  les  idées  entre  elles  ;  or  pour 
apprendre  à  les  comparer ,  il  est  nécessaire  d'en  connaître  la 
génération  ;  la  métaphysique,  sous  ce  point  de  vue,  doit  donc 
précéder  la  logique.  Mais  en  même  temps  on  ne  peut  développer 
la  génération  des  idées  sans  faire  usage  de  l'art  du  raisonne- 
ment ;  ainsi  la  logique  doit  précéder  à  cet  égard  l'examen  de  la 
génération  des  idées.   Il  est  donc   évidemment  impossible   de 
traiter  séparément  et  distinctement  l'une  de  ces  trois  sciences , 
la  logique ,  la  métaphysique  et  la  morale  ,  sans  sui^poser  quelques 
notions  déjà  acquises  dans  les  deux  autres.  Or  comment  éviter 
cette  apparence  de  cercle  vicieux ,  si  propre  à  jeter  dans  des 
élémens  de  philosophie  une  espèce  de  confusion  ,   sui4e  néces- 
saire et  fâcheuse  de  l'ordre  même  qu'on  voudrait  y  observer? 
Un  peu  d'attention  à  la  marche  de  notre  esprit  dans  l'analyse  de 
ses  perceptions ,  servira  à  nous  faire  éviter  cet  inconvénient.  La 
faculté  de  juger  ,  ainsi  que  celle  de  sentir  ,  s'exerce  en  nous  dès 
que  nous  commençons  à  exister  ;  à  peine  un  enfant  a-t-il  des 
sensations  qu'il  les  compare  ,  qu'il  connaît  ce  qui  lui  est  utile 
ou  nuisible  ,  et  par  conséquent  qu'il  juge.  Il  y  a  donc  en  nous 
une  logique  naturelle   et  comme  d'instinct ,  qui  préside  à  nos 
premières  opérations,  et  que  le  philosophe  doit  supposer.   La 
logique  considérée  comme  science  ,  est  l'art  de  faire  des  combi- 
naisons plus  composées  et  plus  dilficiles  ,  et  c'est  de  cet  art  que 
le  philosophe  doit  donner  les  règles.  Ainsi  il  examinera  d'abord 
comment  nous  connaissons  par  nos  sensations  l'existence   des 
objets  extérieurs  ;    il  cherchera  ensuite  comment  nos  sensations 
produisent  nos  idées  ;  il  jettera  à  cette  occasion  les  premiers  fon- 
démens  de  la  morale  ,  et  renverra  à  la  morale  proprement  dite 
le  détail   et  le  développement  des  vérités  qui  portent  sur  ces 
fonderaens  inébranlables.  La  génération  des  idées  étant  suiTi- 
samraent  connue  ,  le  philosophe  expliqi'era  pour  lors  l'art  de 
les  comparer  ,  c'est-à-dire  la  logique  ,  pour  passer  de  là  à  la 
grande  vérité  de  l'existence  de  Dieu  ,  qui  étant  la  plus  utile 
application  des  règles  du  raisonnement,  doit  en  être  la  première. 
Mais  une  autre  science  qu'il  ne  faut  pas  séparer  cle  la  logique 


0.36  ÉLÉMENS 

et  de  la  métaphysique  ,  et  qui  appartient  essentiellement  à  Tune 
et  à  l'autre,  c'est  la  grammaire  ou  l'art  de  parler.  D'un  côté  la 
formation  des  langues  est  le  fruit  des  réflexions  que  les  hommes 
ont  faites  sur  la  génération  de  leurs  idées  ;  et  de  l'autre  le  choix 
des  mots  par  lesquels  nous  exprimons  nos  pensées  ,  a  beaucoup 
d'influence  sur  la  vérité  ou  sur  la  fausseté  des  jugemens  que 
nous  portons  ,  ou  que  nous  faisons  porter  aux  autres.  Ainsi  c'est 
principalement  par  rapport  à  l'art  de  raisonner ,  et  à  celui  d'ana- 
lyser nos  idées,  que  le  philosophe  traite  de  la  grammaire.  Par 
conséquent  il  doit  se  borner  aux  principes  généraux  de  la  for- 
mation des  langues  ;  principes  dont  les  règles  de  chaque  langue 
particulière  sont  des  applications  faciles  ,  ou  des  exceptions  bi- 
zarres qui  n'ont  d'autre  raison  que  le  caprice  des  instituteurs. 
Le  grammairien  philosophe  traitera  donc  des  différentes  espèces 
de  mots  ;  de  ceux  qui  expriment  des  individus  ;  de  ceux  qui  ne 
désignent  que  des  êtres  abstraits  3  de  ceux  qui  marquent  les 
différentes  manières  d'être  ,  les  différentes  vues  sous  lesquelles 
l'esprit  peut  envisager  un  objet  ;  de  ceux  qui  expriment  des  idées 
simples  ,  et  qui  par  conséquent  n'étant  point  susceptibles  de 
définition  ,  peuvent  être  regardés  comme  les  racines  philoso- 
phiques des  langues,  c'est-à-dire  comme  les  termes  primitifs  et 
fondamentaux  qui  servent  à  expliquer  tous  les  autres  ;  de  la  ma- 
nière de  reconnaître  ces  mots,  et  ceux  qui  renferment  des  idées 
composées;  du  sens  propre  des  mots  et  de  leur  sens  figuré  ou 
métaphorique  ;  de  la  nécessité  de  bien  distinguer  ces  diflférens 
sens  ,  pour  éviter  les  erreurs  oli  l'on  s'expose  quand  on  les  con- 
fond ;  enfin  de  la  manière  dont  on  peut  apprendre  les  langues 
dans  lesquelles  on  connaît  un  certain  nombre  de  mots ,  en  se 
servant  de  la  signification  connue  de  ces  mots  pour  découvrir 
celle  des  autres.  Car  il  n'est  point  de  langue  que  nous  ne  puis- 
sions apprendre  comme  nous  avons  appris  notre  langue  mater- 
nelle ,  dans  la({uelle  il  a  fallu  que  nous  trouvassions  de  nous- 
mêmes  ,  sans  le  secours  des  maîtres  ni  des  livres ,  le  sens  d'un 
très-grand  nombre  de  mots  ,  et  en  général  de  tous  ceux  qui 
n'expriment  point  des  individus  réels  et  physiques.  C'est  par  des 
combinaisons  plus  ou  moins  réitérées,  et  quelquefois  très-mul- 
tipliées  et  très-fines ,  que  nous  sommes  parvenus  à  connaître  la 
signification  de  ces  termes.  Aussi  le  plus  grand  effort  d'esprit 
est-il  peut-être  celui  que  nous  faisons  en  apprenant  à  parler. 
L'homme  le  plus  stupide  en  a])parence  y  parvient  néanmoins  , 
et  nous  montre  de  quel  degré  de  patience  et  de  sagacité  le  besoin 
nous  rend  capables.  {Vojez  Éclaircisse3Ient  ,  §  IX,  p.  238.  ) 

Outre  les  différens  sens  dont  un  raêjne  mot  est  susceptible  , 
le  grammairien  philosophe  traite  aussi  des  différens  mots  suscep^ 


DE  PHILOSOPHIE.  287 

tibles  d'un  même  sens ,  et  qu'on  appelle  synonymes.  On  peut 
donner  ce  nom  ,  ou  à  des  mots  qui  ont  absolument  et  rigoureu- 
sement le  même  sens  ,  et  qui  peuvent  en  toute  occasion  être 
substitués  indifféremment  l'un  à  l'autre  ;  ou  à  des  mots  qui 
présentent  la  même  idée  avec  de  légères  variétés  qui  la  modifient, 
de  manière  qu'il  ne  soit  permis  d'employer  l'un  à  la  place  de 
l'autre ,  que  dans  des  occasions  oii  l'on  n'aura  pas  besoin  de 
faire  sentir  ces  variétés.  Ce  serait  peut-être  un  défaut  dans  une 
langue  que  d'avoir  des  synonymes  de  la  première  espèce  ;  mais 
c'en  serait  un  beaucoup  plus  grand  que  de  manquer  de  syno- 
nymes du  second  genre.  Une  telle  langue  serait  nécessairement 
pauvre  et  sans  aucune  finesse.  En  effet ,  ce  qui  constitue  deux 
ou  plusieurs  mots  synonymes,  c'est  d'abord  un  sens  général  qui 
est  commun  à  ces  mots  ;  et  ce  qui  fait  ensuite  que  ces  mots  ne 
sont  pas  toujours  synonymes ,  ce  sont  des  nuances  souvent  déli- 
cates et  quelquefois  presque  imperceptibles  ,  qui  modifient  ce 
sens  primitif  et  général  ;  ainsi  toutes  les  fois  que  par  la  nature 
du  sujet  qu'on  traite ,  on  n'a  point  à  exprimer  ces  nuances  ,  et 
qu'on  n'a  besoin  que  du  sens  général  ,  chacun  des  synonymes 
peut  être  indifféremment  mis  en  usage;  par  conséquent  s'il  y  a 
une  langue  dans  laquelle  on  ne  puisse  jamais  employer  indiffé- 
remment deux  mots  l'un  pour  l'autre  ,  il  faut  en  conclure  que 
le  sens  de  ces  mots  diffère  non  par  des  nuances  fines  ,  mais  par 
des  différences  très-marquées  et  très-grossières  ;  les  mots  de  la 
langue  n'exprimeront  donc  plus  ces  nuances ,  et  dès  lors  la 
langue  sera  pauvre  et  sans  finesse. 

Après  avoir  détaillé  dans  la  grammaire  ^philosophique  ce  qui 
regarde  les  mots  ,  on  passera  à  la  proposition ,  qui  n'est  autre 
chose  qu'un  jugement  énoncé.  On  en  considérera  les  différentes 
parties  et  les  différentes  espèces  ,  et  l'on  pourra  donner  en  con- 
séquence les  principes  généraux  de  la  construction  ;  c'est-à-dire, 
les  règles  pour  s'énoncer  clairement  dans  quelque  langue  que  ce 
puisse  être.  On  examinera  à  cette  occasion  la  question  si  souvent 
agitée  ,  et  qui  peut-être  est  encore  à  résoudre  ,  s'il  y  a  dans 
certaines  langues  une  inversion  proprement  dite  ,  et  en  quoi 
cette  inversion  consiste.  11  ne  peut  y  avoir  d'inversion  propre- 
ment dite,  que  dans  le  casoii  l'ordre  des  mots  d'une  proposition 
diffère  de  l'ordre  des  idées  que  ces  mots  expriment.  La  question 
de  l'inversion  consiste  donc  à  savoir  suivant  quel  ordre  les  idées 
renfermées  dans  une  proposition  se  présentent  à  l'esprit  de  celui 
f[ui  l'énonce.  Or  s'il  est  très-difficile  ,  pour  ne  rien  dire  de  plus, 
de  fixer  et  de  déterminer  cet  ordre,  à  cause  de  la  rapidité  avec 
laquelle  nos  idées  se  succèdent  ;  s'il  est  même  plus  que  vraisem- 
blable ,  comme  on  l'a  déjà  remarqué,  que  notre  esprit  a  souvent 


238  ÉLÉMENS 

plusieurs  idées  à  la  fois  ;  si  le  nombre  de  ces  idées  qui  peuvent 
en  même  temps  nous  être  présentes  ,  est  plus  ou  moins  grand 
suivant  le  degré  d'attention  et  la  nature  des  esprits  ;  le  moyen 
d'établir  des  règles  lumineuses  et  générales  sur  l'ordre  naturel 
des  idées  ,  et  par  conséquent  sur  celui  des  mots  dans  les  ]u- 
gemens  que  nous  énonçons?  {Kojez  Eclaircissement",  §  X, 
p.  246.) 

Ces  différentes  questions  sont  les  principaux  points  ^sur  lesquels 
doit  rouler  la  grammaire  philosophique  ;  le  reste  doit  être  aban- 
donné aux  grammaires  particulières  de  chaque  langue. 


§  IX,  Eclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  des  dijjerens  sens  dont 
un  même  mot  est  susceptible^  page  236. 

Les  grammairiens  distinguent  ordinairement  deux  espèces  de 
sens  dans  les  mots;  le  sens  propre  qui  est  leur  signification  ori- 
ginaire et  primitive,  et  le  sens  figuré  par  lequel  on  détourne  le 
premier  sens ,  le  sens  propre,  en  l'appliquant  à  un  objet  auquel 
il  ne  convient  pas  naturellement  :  par  exemple  dans  ces  phrases  , 
l'éclat  de  la  lumière ,  et  V éclat  de  la  vertu ,  éclat  est  d'abord  pris 
dans  son  sens  propre,  et  ensuite  dans  son  sens  figuré.  Mais  il  y 
a,  outre  le  sens  propre  et  le  sens  Jîguré,  un  autre  sens  que  j'ap- 
pelle sens  par  extension ,  qui  tient  en  quelque  sorte  le   milieu 
entre  ces  deux-là.  Ainsi  quand  je  dis  V éclat  de  la  lumière,  V éclat 
du  son  j  V éclat  de  la  vertu  j  dans  la  phrase  l'éclat  du  son,  le  mot 
ec/û^  est  transporté  par  extension  de  la  lumière  au  bruit,  du 
sens  de  la  vue  auquel  il  est  propre,  au  sens  de  l'ouïe  auquel  il 
n'appartient  qu'improprement  ;  on  ne  doit  pourtant  pas  dire  que 
cette  expression  ,  V éclat  du  son,  soit  figurée,  parce  que  les  ex- 
pressions figurées  sont  proprement  l'application  qu'on  fait  à  un 
objet  intellectuel ,  d'un  mot  destiné  à  exprimer  un  objet  sensible. 
Voici  encore   un  exemple  simple ,  qui  dans  trois  différentes 
phrases  montrera  d'une  manière  bien  claire   ces  trois  différens 
sens;  marclier  après  quelqu  un ,  arriver  après  Vheure  fixée ,  cou- 
rir après  les  honneurs:  voilà  après ,  d'abord  dans  son  sens  propre 
qui  est  celui  de  suivre  un  corps  en  mouvement  ;  ensuite  dans  son 
sens  par  extension,  parce  que  dans  la  phrase ,  après  l'heure,  on 
regarde  le  temps  comme  marchant  et  fuyant,  pour  ainsi  dire, 
devant  nous  ;  enfin  dans  le  sens  figuré,  courir  après  les  Jionneurs , 
parce  que  dans  cette  phrase  on  regarde  aussi  les  honneurs,  qui 
sont  un  être  abstrait,  comme  un  être  physique  fuyant  devant 
celui  qui  le  désire,  et  cherchant  à  lui  échapper.  Une  infinité  de 


DE  PHILOSOPHIE.  289 

mois  de  la  langue  ,  pris  dans  toutes  les  classes  et  tous  les  genres , 
peuvent  fournir  de  pareils  exemples. 

Il  faut  remarquer  encore  que  le  sens  propre  des  mots  a  un 
usage  fixe,  déterminé  et  unique,  en  sorte  qu'il  n'y  a  jamais 
qu'une  seule  espèce  de  phrase,  ou  l'on  puisse  employer  ce  sens 
propre;  au  lieu  que  le  sens  par  extension  et  le  sens  figuré  peu- 
vent avoir  différentes  acceptions ,  différentes  nuances ,  se  diver- 
sifier plus  ou  moins  dans  ces  nuances  et  ces  acceptions,  et  par 
conséquent  entrer  dans  différentes  sortes  de  phrases.  Pour  dis- 
tinguer ces  nuances  et  ces  acceptions  différentes  ,  d'abord  dans 
le  sens  par  extension,  ensuite  dans  le  sens  figuré  ,  il  faut  com- 
mencer par  définir  les  mots  dans  leur  sens  propre  le  plus  res- 
treint et  le  plus  rigoureux  ,  et  parcourir  ensuite  par  degrés 
toutes  les  nuances  que  ce  premier  sens  a  produites  pour  exprimer 
d'autres  idées.  Par  exemple,  donner s\§niûe  proprement  et  dans 
son  sens  primitif  mettre  quelque  chose  de  sa  main  dans  celle  d'un 
autre  :  dans  la  phrase  donner  wi  écu  à  quelqu'un  ,  donner  est  pris 
dans  ce  sens  propre  et  primitif;  dans  donner  des  coups  d'épée , 
lesens  propre  et  primitif  commence  à  recevoir  un  peu  plus  d'ex- 
tension, parce  qu'on  donne  à  la  vérité  de  sa  main,  mais  non 
plus  dans  celle  d'un  autre;  dans  donner  une  maison  encore  da- 
vantage, parce  qu'on  ne  donne  plus  ni  de  sa  main,  ni  dans  celle 
d'un  autre;  dans  donner  ses  ouvrages  au  public ,  encore  davan- 
tage ,  parce  que  le  public ,  l'être  à  qui  Ton  donne ,  n'est  plus 
comme  dans  les  exemples  précédens ,  un  individu  physique, 
mais  une  collection  d'individus  qui  est  une  espèce  d'être  abstrait  j 
enfin  dans  donner  son  estime  y  son  affection ,  l'expression  devient 
tout-à-fait  figurée  ,  parce  que  l'estime ,  l'affection  ,  sont  des 
êtres  absolument  métaphysiques  et  intellectuels.  De  même  dans 
ces  phrases,  sentir  une  odeur ,  sentir  de  la  résistance ,  sentir  de 
la  douleur  y  sentir  de  V  amour ,  sentir  de  V  amitié  pour  quelqu'un  , 
sentir  un  affront  y  sentir  la  force  d'un  raisonnement }  voilà  d'a- 
bord sentir  dans  son  sens  propre  et  primitif,  sentir  une  odeur; 
ensuite  dans  ses  différens  sens  par  extension  ,  enfin  dans  ses  diffé- 
rens  sens  figurés.  Les  sens  par  extension  sont:  sentir  de  la  résis- 
tance ,  qui  se  rapporte  comme  dans  le  premier  sens  à  un  objet 
extérieur  et  sensible,  mais  différent,  par  sa  nature  et  par  son 
action,  d'un  corps  odoriférant;  sentir  de  la  douleur ,  qui  exprime 
une  sensation,  mais  une  sensation  dont  l'objet  peut  ne  pas  exister 
hors  de  nous-mêmes  ;  de  là  le  sens  par  extension  s'unit  au  sens 
figuré  dans  sentir  de  V amour,  qui  exprime  à  la  fois  une  sensa- 
tion et  une  affection  de  l'âme ,  et  qui  par  la  sensation  appartient 
au  sens  par  extension,  et  par  l'affeclion  de  l'âme  au  sens  figuré; 
ensuite  ce  sens  figuré  se  trouve  seul  àam  sentir  de  V amitié,  qui 


-40  ÉLÉMENS 

n'exprime  plus  qu'une  pure  affection  de  l'ame;  dans  se?  H  à' dâ 
rojff'ronty  qui  exprime  une  affection  de  l'âme,  que  la  réflexion 
occasione  et  qu'elle  accompagne  ;  et  enfin  dans  sentir  la  force 
d'un  raisonnement ,  qui  n'a  rapport  qu'à  la  réflexion  simple. 

Ce  dernier  exemple  tiré  du  mot  sentir,  fait  voir  bien  claire- 
ment, ce  nie  semble,  la  filiation  des  différentes  acceptions  d'un 
même  mot ,  et  comment  ces  acceptions  naissent  les  unes  des 
autres,  chaque  acception  nouvelle  tenant  toujours  à  l'acception 
précédente  par  quelque  chose  qui  leur  est  commun. 

Il  n'y  a  peuc-étre  dans  la  langue  aucun  mot,  susceptible  de 
plusieurs  sens  différens ,  dont  on  ne  puisse  rapporter  ainsi  lès 
différentes  acceptions  à  un  premier  sens  propre  et  primitif,  en 
examinant  la  manière  dont  ce  sens  propre  s'est  en  quelque  sorte 
dénaturé  par  des  nuances  et  des  gradations  successives  dans 
toutes  les  autres  acceptions.  Il  est  au  moins  certain  qu'on  peut 
faire  d'une  infinité  de  mots  de  la  langue  la  même  analyse  que 
nous  venons  de  faire  du  mot  sentir  ;  et  ce  serait,  ce  me  semble  , 
un  ouvrage  très-philosophicjue  et  très-utile  qu'un  dictionnaire 
oii  on  marquerait  ainsi  avec  soin  toutes  les  nuances  possibles  des 
différens  sens  dans  lesquels  une  même  expression  peut  être  prise , 
et  de  la  manière  dont  ces  différens  sens  sont  nés  les  uns  des 
autres. 

Souvent  même  on  pourrait  aller  plus  loin,  ne  pas  se  borner  à 
une  analyse  purement  de^fait,  et  pour  ainsi  dire   grammati- 
cale, et  appuyer  cette  analyse  sur  des  raisonnemens  approfondis 
qui  motiveraient  et  justifieraient  l'usage.  On  tâcherait ,  lorsque 
cela  serait  iDOSsible  (  car  nous  conviendrons  aisément  que  cela  ne 
le  serait  pas  toujours),  de  trouver  j^ar  quelle  raison  un  mot  a  été 
choisi  préférablement  à  un  autre  pour  servir  ,  en  le  détournant 
de  son  sens  propre  ,  à  exprimer  une  nouvelle  idée  que  ce  sens 
propre  n'enferme  pas;  pourquoi,  par  exemple  ,  on  a  mieux  aimé 
transporter  à  la  sensation  du  toucher  le  mot  ^e/zf/rpris  de  la  sen- 
sation de  l'odorat,  que  les  mots  voir  ou  entendre  pris  de  la  sen- 
sation de  la  vue  ,  et  de  celle  de  Fouie,  quoiqu'au  fond  il  n'y  ait 
pas  pi  us  d'analogie  entre  le  toucheret  l'odorat  qu'entre  le  toucher 
et  les  sens  de  la  vue  ou  de  l'ouïe.  Ne  serait-ce  point  parce  que 
le  sens  de  la  vue  et  celui  de  l'ouïe  sont  des  sens  qui  sont  brus- 
quement frappés  par  leur  objet,  et  qui  le  saisissent  tout  à  coup, 
au  lieu  que  l'odorat  et  le  toucher  sont  des  sens  qui  ont  besoin 
d'examiner  et ,  pour  ainsi  dire  ,  de  tâtonner  le  leur  pour  en  bien 
juger?  Mais,  dira-t-on  ,  le  goût  est  à  cet  égard  dans   le  même 
cas  que  l'odorat  et  le  toucher ,  c'est  aussi  un  sens  qui  tâtonne;  et 
cependant  on  ne  dit  point  goûter  une  résistance.  Cela  est  vrai; 
mais  remarquons  en  même  leiiips  que  le  goût  est   une  espèce 


DE  PHILOSOPHIE.  241 

de  toucher,  puisqu'il  s'opère  par  l'application  imme'rliate  de 
l'objet  de  la  sensation  sur  l'organe  de  la  sensation  ;  c'est  pour- 
quoi le  mot  goûter,  en  tant  qu'il  exprime  une  sensation,  a  du. 
être  borne  à  son  sens  propre  ,  à  la  sensation  du  goût;  si  on  di- 
sait goûter  une  résistance ,  on  transporterait  mal  à  propos  à 
l'effet  du  toucher  en  ge'nëral,  ce  qui  est  l'effet  particulier  d'une 
espèce  de  toucher  exercé  sur  une  certaine  partie  de  notre  corps  : 
et  pour  s'assurer  que  c'est  en  efi'et  par  cette  raison  qu'on  ne 
dit  pas  goûter  une  résistance  ,  comme  sentir  une  résistance  ,  on 
n'a  qu'à  considérer  que  le  mol  sentir,  qui  s'applique  au  toucher 
en  général,  s'applique  aussi  à  l'organe  du  goût,  considéré  tout 
à  la  fois  et  comme  une  espèce  de  toucher,  et  comme  un  sens 
qui  examine  et  tâtonne  aus>i  <5on  objet;  car  on  dit  tiès-bien 
sentir  (quelque  chose  sur  la  langue  ;  une  saveur  qui  se  fait  bien 
sentir ,  et  ainsi  du  reste. 

C'est  vraisemblablement  par  une  raison  analogue  à  celle  qui 
vient  d'être  rapportée,  qu'on  dit  également  bien  une  lumière 
éclatante,  un  son  éclatant ,  et  non  une  odeur,  une  saveur,  une 
résistance  éclatante,  tandis  qu'on  dit  également  bien  une  lumière 
forte ,  un  bruit  fort ,  une  odeur  f}rte ,  une  saveur  forte ,  une  ré- 
sistance forte  :  le  mot  éclatant ,  destiné  dans  son  sens  propre  à 
marquer  l'impression  subite  et  vive  qu'une  grande  lumière  fait 
sur  nos  yeux,  s'est  appliqué  par  exten.ion  à  l'impression  vive  et 
subite  que  fait  sur  nos  oreilles  un  grand  bruit  :  cette  impression 
dans  les  autres  sens  est  moins  subite  et  moins  brusque  ,  et  pres- 
que toujours  accompagnée  d'une  sorte  de  tâtonnement  et  d'exa- 
men ;  au  contraire  l'idée  àe  force  n'emporte  point  celle  d'une  im- 
pression subite,  mais  seulement  d'une  impression  considérable; 
et  voilà  pourquoi  elle  s'applique  également  à  tous  les  sens  ,  parce 
que  tous  sont  également  susceptibles  de  ce  genre  d'impre>sion. 
Voilà  un  faible  essai  de  la  manière  dont  on  pourrait  procéder 
dans  le  dictionnaire  que  nous  proposons,  pour  trouver  les  raisons 
du  sens  attaché  par  extension  à  certains  mots  préferablement  à 
d'autres. 

Dans  le  dictionnaire  dont  il  s'agit,  on  examinerait  encore  la 
raison  de  l'emploi  d'un  même  mot  pour  exprimer  àei  idées  ab^o- 
lument  différentes,  non-seulement  dans  les  objets  intellectuels 
comparés  aux  objets  sensibles,  mais  même  dans  les  objets  sen- 
sibles compares  entre  eux.  Supposons  qu'on  se  propose  d'exa- 
miner l'analogie  de  ces  phrases,  V éclat  de  la  lumière ,  les  éclats 
d'une  bombe,  du  bois  qui  a  éclaté.  Sans  être  phvsicien  ni  philo- 
sophe, on  regarde  au  moins  confwsémenX,  Y  éclat  de  la  lumière 
comme  produit  par  une  espèce  d'élancement  rapide  émané  du 
corps  lumineux,  ou  occasioné  par  la  présence  de  ce  corps  :  on 
1.  16 


242  ÉLÉMENS 

a  dit  die  même  les  éclats  d'une  bombe,  pour  signifier  les  parties 
de  la  bombe  qui  s'ëlancent  rapidement  en  se  détachant  d'elle  ; 
d'ailleurs  au  moment  que  la  bombe  se  fend  de  la  sorte  ,  cette 
scission  de  ses  parties  est  accompagnée  d'un  bruit,  du  genre  de 
ceux  qu'on  a  nommé  éclatans  }  nouvelle  raison  pour  dire  que  la 
bombe  éclate,  et  pour  appeler  éclats  les  parties  qui  s'en  échap- 
pent. De  là  et  par  extension  on  dit  qu'un  corps  quelconque 
ec/^fe  lorsqu'il  se  fend  et  se  crève  avec  bruit;  et  par  une  exten-r 
sion  encore  plus  grande ,  on  dit  que  du  bois,  une  pierre  a  éclaté  , 
lorsqu'on  y  remarque  des  fentes,  quoique  ces  fentes  aient  pu  se 
faire  sans  bruit,  parce  que  ce  bruit  ayant  lieu  souvent  dans  les 
corps  qui  se  fendent,  et  en  particulier  dans  le  bois  et  les  pierres, 
on  suppose  qu'il  a  pu  avoir  lieu  dans  chaque  cas  particulier. 

Au  reste,  dans  cette  analyse  des  différens  sens  des  mots,  on 
pourrait  encore  remarquer  les  bizarreries  de  l'usage  ;  on  dit ,  par 
exemple,  éclater  de  rire,  Ae?> éclats  de  rire  ,  par  allusion  tout  à 
la  fois  au  bruit  éclatant  que  l'on  fait  en  riant  avec  force ,  et  aux 
élancemens  d'une  bombe  qui  éclate;  mais  on  ne  dit  point  un 
rire  éclatant ,  quoiqu'il  semble  que  par  les  mêmes  raisons  l'usage 
aurait  pu  autoriser  cette  expression. 

Telle  est  la  méthode  qu'il  faudrait  suivre  pour  développer  les 
différens  sens  par  extension  qu'on  a  donnés  à  un  même  mot.  A 
l'égard  du  sens  figuré,  il  faudrait  remarquer  d'abord  les  expres- 
sions qui  ne  sont  en  usage  que  dans  ce  seul  sens,  quoiqu'origi- 
nairement  elles  aient  rapport  à  l'expression  d'une  chose  sensible, 
par  exemple  le  mot  de  bassesse  et  beaucoup  d'autres  :  il  faudrait 
développer  outre  cela  (  ce  qui  est  encore  plus  digne  d'examen  ) 
comment  certaines  expressions  dont  le  sens  propre  et  primitif  est 
purement  intellectuel ,  ont  été  transportées  à  des  objets  sen- 
sibles :  cette  opération  est  contraire  à  celle  qui  se  fait  presque 
toujours  dans  les  langues;  car  pour  l'ordinaire  on  y  transporte 
les  mots,  de  l'usage  matériel  et  sensible,  à  l'usage  intellectuel. 
Il  ne  paraît  pas  douteux  que  le  sens  propre  et  primitif  du  mot 
juste  ne  soit  cette  notion  intellectuelle  ,  rendre  à  chacun  ce  qui 
lui  appartient }  or  l'idée  d'exactitude  rigoureuse  que  cette  notion 
suppose,  a  été  appliquée  à  des  objets  matériels  et  à  d'autres  ob- 
jets intellectuels  purement  spéculatifs;  frapper  juste  au  but ,  un 
coup  d' œil  juste ,  une  montre  juste ,  mie  balance  juste ,  un  calcul 
juste,  un  habit  juste ,  un  esprit  juste.  Pour  prouver  que  c'est 
l'idée  d'exactitude  qui  a  occasioné  l'emploi  du  mot  juste  dans 
toutes  ces  phrases,  remarquons  que  dans  toutes  on  peut  substi- 
tuer au  mot  juste  ]e  mot  exact  ;  frapper  exactement  au  but,  un 
coup  d'œil  exact,  etc.  Il  en  faut  pourtant  excepter  habit  juste, 
auquel  on  ne  peut  pas  substituer  habit  exact  ;  c'est  que  le  mot 


DE  PHILOSOPHIE.  243 

exact  emporte  plus  nécessairement  que  le  mot  juste  une  sorte 
d'idée  d'action  dont  l'habit  n'est  pas  regardé  comme  susceptible; 
et  cela  est  si  vrai,  que  si  on  suppose  que  l'habit  ait  une  sorte 
d'action ,  alors  le  mot  exact  peut  s'y  adapter  ;  car  on  dit  :  un  ha- 
bit juste  est  celui  qui  s^ applique  exactement  sur  le  corps  ;  parce 
que  le  mot  s'appliquer  suppose  dans  l'habit  une  espèce  d'action, 
par  laquelle  il  vient,  pour  ainsi  dire,  se  joindre  immédiatement 
à  la  surface  des  parties  du  corps  qu'il  couvre. 

Il  faudrait  remarquer  enfin  dans  l'ouvrage  dont  je  trace  ici  le 
plan,  que  parmi  les  expressions  figurées  il  y  en  a  qui  le  sont  plus 
ou  moins  selon  que  le  mot  y  est  plus  ou  moins  détourné  de  son 
sens  propre.  Ainsi  campagne  riante  est  une  expression  plus  fi- 
gurée que  campagne  riche ,  car  dans  ce  dernier  cas  on  ne  fait 
que  transporter  à  campagne  l'idée  de  la  richesse  qui  appartient 
proprement  au  possesseur  ;  ces  idées  campagne  ,  possesseur , 
riche,  ont  une  analogie  par  laquelle  elles  se  tiennent  immédia- 
tement, et  on  ne  fait  que  supprimer  par  la  pensée  celle  du  rai- 
lieu  pour  joindre  les  deux  autres  ;  au  lieu  que  dans  le  premier 
cas  ,  celui  de  campagne  riante  ,  on  regarde  la  campagne  comme 
un  être  animé,  et  ayant  une  espèce  de  visage;  et  ces  idées  n'ont 
point  entre  elles  d'analogie,  ou  n'en  ont  qu'une  fort  éloignée. 
De  même  musique  brillante  est  une  expression  moins  figurée 
que  pensée  brillante  :  car  dans  le  premier  cas  l'expression  bril- 
lante n'est  que  transportée  du  sens  de  la  vue  auquel  elle  est 
propre,  au  sens  de  l'ouïe  auquel  elle  n'appartient  qu'impropre- 
ment; dans  le  second  cas  le  mot  brillant  est  transporté  des  objets 
sensibles  à  un  objet  purement  intellectuel. 

Qu'on  me  permette  ici  en  passant  une  digression  de  quelques 
momens,  occasionée  par  la  phrase  même  musique  brillante ,  que 
je  viens  de  citer.  Cette  analogie  plus  ou  moins  imparfaite  par  la- 
quelle on  transporte  au  sens  de  l'ouïe  des  expressions  propres  au. 
sens  de  la  vue,  peut  aussi ,  ce  me  semble  ,  avoir  lieu  jusqu'à  un 
certain  point  dans  la  musique,  et  lui  fournir  des  peintures  ,  à  la 
vérité  très-imparfaites  ,  d'objets  qu'elle  ne  semble  pas  faite  pour 
représenter.  Si  j'avais  à  exprimer  musicalement  le  feu,  qui  dans 
la  séparation  des  élémens  prend  sa  place  au  plus  haut  lieu  ,  pour- 
quoi ne  le  pourrais-je  pas  jusqu'à  un  certain  point  par  une  suite 
de  sons  qui  iraient  en  s'élevant  avec  rapidité  ?  Je  prie  les  ptiilo- 
sophes  de  faire  attention  qu'en  ce  cas  la  musique  serait  parfaite- 
ment analogue  à  ces  deux  phrases,  également  admises  dans  la 
langue;  le  feu  s'e'lèi'e  ai>ec  rapidité  ;  des  sons  qui  s'élèvent  avec 
rapidité.  La  musique  ne  fait  autre  chose  que  réunir  en  quelque 
sorte  ces  deux  phrases  dans  un  seul  effet,  en  mettant  le  son  à  la 
place  du  feu  ;  k  musique  révçiUç  ça  nous  l'idée  attachée  à  ces 


244  ÉLÉMENS 

mots ,  s'élever  avec  rapidité^  nous  n'avons  plus  qu'à  la  transpor-* 
ter  du  son,  qui  est  l'objet  matériel  dont  la  musique  se  sert,  au 
feu,  qui  est  l'objet  qu'elle  se  propose  de  peindre.  Il  faut  seule- 
ment que  l'auditeur  soit  averti,  ou  par  des  paroles,  ou  par  le 
spectacle,  ou  par  quelque  chose  d'équivalent,  qu'il  doit  substi- 
tuer l'idée  àe  feu  à  celle  de  son.  De  même  si  je  voulais  peindre 
le  lever  du  soleil,  pourquoi  ne  le  pourrais-je  pas  par  une  mu- 
sique dont  le  son  aurait  un  progrès  assez  lent,  mais  iraij;  tout  à 
ia  fois  en  s'élevant  et  en  augmentant  d'éclat,  précisément  comme 
le  soleil  quand  il  se  lève  ?  Cette  musique  ne  pourrait  pas  sans 
doute  donner  l'idée  de  la  lumière  et  du  lever  du  soleil  à  un 
aveugle  ;  mais  ne  suffirait-elle  pas  pour  réveiller  cette  idée  dans 
ceux  qui  l'ont  ?  En  un  mot,  toutes  les  fois  que  la  musique  entre- 
prendra de  peindre  ou  plutôt  de  nous  rappeler  l'idée  d'un  ob- 
jet sensible  qui  n'est  pas  un  bruit  physique,  il  faut,  ce  me 
semble ,  pour  qu'elle  y  réussisse  le  moins  imparfaitement  qu'il 
est  possible ,  qu'en  substituant  au  son  qu'elle  nous  fait  entendre , 
l'objet  qu'elle  veut  peindre,  on  puisse  former  deux  phrases  qui 
soient  l'une  et  l'autre  également  admises  dans  la  langue;  et  peut- 
être  pourrait-on  tirer  de  là  des  conclusions  curieuses  pour  l'in- 
fluence que  la  langue  peut  avoir  sur  la  musique ,  non  pas  seu- 
lement quant  à  la  musique  chantante,  ce  qui  est  évident,  mais 
même  quant  à  la  musique  purement  instrumentale.  J'imagine 
que  la  peinture  musicale  du  lever  du  soleil ,  telle  que  nous  venons 
de  la  proposer,  paraîtrait  plus  imparfaite  et  presque  nulle  à  un 
peuple  dont  la  langue  n'admettrait  point  ces  façons  de  parler , 
une  musique  brillante j  un  son  éclatant,  V accord,  Vharmonie 
des  couleur^s ,  des  sons  qui  s'élèvent  rapidement  du  grave  à  V  aigu  ^ 
et  ainsi  du  reste. 

Je  dirai  plus;  les  mêmes  raisons  qui  font  qu'une  certaine  ex- 
pression est  commune  au  sens  de  la  vue  et  de  l'ouïe,  sans  l'être 
aux  autres  sens,  peuvent  servir  à  expliquer  pourquoi  la  musique 
est  moins  propre  à  peindre  ce  qui  appartient  à  ces  autres  sens. 
Le  sens  de  la  vue  et  celui  de  l'ouïe  ont  plus  d'expressions  com- 
munes entre  eux  qu'ils  n'en  ont  avec  les  sens  de  l'odorat,  du  tou- 
cher et  du  goût;  tels  sont  les  mots,  brillant,  éclatant,  accord, 
harmonie^  que  nous  venons  de  citer,  et  plusieurs  autres.  Yoilà 
pourquoi  la  musique  ne  peut  ni  peindre,  ni  même  nous  rappeler 
les  odeurs,  les  saveurs,  et  le  toucher. 

Je  soumets  au  jugement  des  philosophes  cette  idée  sur  l'ana- 
logie de  la  musique  avec  la  langue;  idée  que  je  crois  nouvelle, 
et  que  peut-être  ils  ne  trouveront  que  bizarre  ,  creuse  et  hasar- 
dée. Cependant  ceux  qui  nieraient  ce  que  je  viens  de  dire  sur  l'ex- 
pression imparfaite  que  la  musique  peut  donner  de  certains  ob- 


DE  PHILOSOPHIE.  045 

jets  pliysiques  différens  du  son,  me  permettront-ils  de  leur  faire 
une  question  ?  Je  suppose  qu*à  l'Opéra  on  voie  au  fond  du 
théâtre  le  soleil  qui  se  lève  et  qui  monte  sur  l'horizon  en  aug- 
mentant de  lumière,  et  qu'en  même  temps  l'orchestre  exécute 
nue  symphonie  sourde  et  sombre;  le  spectateur  ne  dira-t-iî  pas 
que  la  musique  est  en  contradiction  avec  ce  qu'il  voit  ?  N'en 
est-ce  pas  assez  pour  prouver  qu'une  musique  opposée  ,  une  mu- 
sique que  nous  appellerions  brillante  et  harmonieuse  ^  aurait  en 
effet  plus  d'analogie,  quant  au  sentiment  qu'elle  excite  en  nous, 
avec  le  spectacle  que  nos  yeux  considèrent  en  ce  moment  ? 

Il  est.  hors  de  doute  d'ailleurs  que  la  musique  fait  naître  en 
nous  des  sentimens  de  joie ,  de  douleur ,  de  tendresse,  etc. ,  parce 
que  l'expérience  nous  ayant  prouvé  qu'il  y  a  des  sons  physiques 
ou  des  successions  de  sons  capables  de  produire  ces  sentimens 
dans  notre  âme,  la  musique  n'a  rien  autre  chose  à  faire  pour  les 
exciter  en  nous  que  d'employer  ces  mêmes  sons  :  or  ne  peut-elle 
pas  parvenir  de  même  à  réveiller  en  nous  la  mémoire  d'un  objet 
physique  différent  du  bruit,  en  réveillant  en  nous  par  le  moyen 
des  sons  et  par  la  dénomination  que  ces  sons  ont  dans  la  langue  , 
un  sentiment  semblable,  ou  du  moins  le  plus  approchant  qu'il 
est  possible  de  celui  que  cet  objet  y  excite  ? 

J'ajouterai  au  reste  que  cette  propriété ,  que  nous  remarquons 
ou  au  moins  que  nous  supposons  dans  la  musique,  de  nous  rap- 
peler l'idée  de  certains  objets ,  n'est  pas  réciproque  entre  ces 
objets  et  la  musique.  Une  succession  de  couleurs,  par  exemple, 
ne  pourrait  représenter  ni  rappeler  une  succession  de  sons, 
comme  une  certaine  succession  de  sons  peut  nous  retracer  l'idée 
ou  le  souvenir  de  la  lumière;  parce  que  la  succession  des  cou- 
leurs présentées  rapidement  à  nos  yeux  ou  même  présentées  len- 
tement, ne  saurait,  en  tant  que  succession,  nous  procurer  aucun 
plaisir;  au  lieu  que  la  succession  des  sons,  en  tant  même  que 
simple  succession,  nous  en  procure;  or  la  première  condition 
est  que  nous  recevions  du  plaisir  par  la  sensation  directe,  avant 
que  de  chercher  dans  cette  sensation  la  source  d'un  autre  plaisir 
qu'elle  ne  peut  nous  procurer  par  elle-même ,  mais  dont  elle  nous 
rappelle  l'idée  ou  du  moins  le  souvenir. 

Terminons  ici  celte  digression  ,  qui  n'a  sans  doute  été  que  trop 
longue,  et  revenons  à  notre  dictionnaire  philosophique,  oii  les 
différons  sens  d'un  même  mot  seraient  indiqués  par  les  nuances 
consécutives  qui  tout  à  la  fois  les  distinguent  et  les  rapprochent. 
Je  ne  doute  point  que  la  plus  grande  partie  des  mots  de  la 
langue  ne  s'accommodât  facilement  au  point  de  vue  si  lumineux 
et  si  utile  sous  lequel  nous  proposons  ici  de  les  envisager;  j'en- 
trevois seulement  qu'il  y  aurait  un  petit  nombre  de  mots  qui 


246  ELEMENS 

pourraient  présenter  à  cet  égard  des  difficultés  peut-être  insur- 
montables; je  mets  principalentent  de  ce  nombre  certaines  pré- 
po-^ilions,  comme  à,  de,  et  quelques  autres,  dont  les  acceptions 
sent  si  multipliées  et  si  différentes,  qu'il  paraît  presque  impos- 
sible de  les  déduire  toutes  d'une  même  acception  commune. 
En  ce  cas,  le  parti  qu'il  y  aurait  à  prendre,  serait  de  ne  point 
s'opiniàtrer  sur  ces  mots,  de  remarquer  seulement  parmi  leurs 
différentes  acceptions  ,  celles  dont  on  pourrait  assigner  la  filiation 
et  l'analogie,  et  de  renoncer  à  chercher  le  rapport  des  autres  en 
se  contentant  d'en  indiquer  la  signification.  Il  s'en  faut  beaucoup 
que  le  caprice  de  l'usage  ait  autant  présidé  à  la  formation  des 
langues  que  la  multitude  l'imagine;  mais  il  ne  faut  pas  croire 
noii  plus  qu'il  n'ait  eu  aucune  influence  sur  cette  formation.  Le 
travail  du  philosophe  est  de  démêler  cette  influence  réelle  de 
celle  qui  n'est  qu'apparente,  de  faire  disparaître  celle-ci,  et  de 
marquer  en  même  temps  les  traits  qui  restent  de  la  première. 

5  X.  Eclaircissement  sur  V inversion,  et  à  cette  occasion  sur  ce 
qu'on  appelle  le  génie  des  langues ,  page  238. 

Tout  discours  est  composé  de  mots;  chacun  de  ces  mots  exprime 
ime  idée;  l'ordre  naturel  des  mots  dans  le  discours  est  donc  celui 
que  les  idées  doivent  avoir  dans  renonciation.  Lorsque  l'ordre 
des  mois  ne  sera  pas  conforme  à  celui  suivant  lequel  les  idées 
doivent  être  énoncées  ,  il  y  aura  pour  lors  dans  le  discours  ce 
qu'on  appelle  inversion  ,  c'est-à-dire  renversement. 

Pour  déterminer  donc  en  quoi  Vinversion  consiste,  et  si  elle 
se  trouve  ou  non  dans  le  discours,  la  question  se  réduit  à  celle-ci  : 
quel  est  V ordre  suivant  lequel  les  idées  doivent  être  énoncées  ? 

D'abord  il  est  évident  que  si  on  ne  prend  pas  les  idées  une 
à  une,  mais  plusieurs  à  la  fois,  et,  pour  ainsi  dire,  par 
masses  séparées  et  distinctes,  ces  idées,  ou  plutôt  ces  inasses 
d'idées ,  doivent  garder  entre  elles  un  ordre  que  l'esprit  le  plus 
commun  aperçoit  aisément  :  Dieu  est  souverainement  parfait  ; 
donc  Dieu  est  Oon;  tout  le  monde  voit  que  la  masse  d'idées  ren- 
fermée dans  cette  phrase,  Dieu  est  bon,  doit  être  placée  après  la 
masse  d'idées  renfermée  dans  la  phrase.  Dieu  est  souverainement 
parfait  ;  parce  que  la  seconde  de  ces  phrases  exprime  la  consé- 
quence de  la  première  ,  et  que  dans  renonciation  ,  le  principe 
doit  être  présenté  avant  la  conséquence.  De  même  quand  on  ra- 
conte des  faits  ,  ceux  qui  ont  précédé  doivent  être  énoncés  avant 
ceux  qui  ont  suivi  ,  les  faits  généraux  avant  les  exceptions,  les 
faits  qui  doivent  servir  de  preuve  à  un  raisonnement  ,  avant  les 
raisonnemens  qu'on  doit  établir  sur  ces  faits  ,  et  ainsi  du  reste. 


DE  PHILOSOPHIE.  ?47 

Cet  ordre  ,  que  les  idées  prises  en  masse  doivent  avoir  dans  re- 
nonciation ,  est  tellement  déterminé  ,  et  assujéti  à  des  règles  si 
invariables,  qu'on  en  a  fait  l'objet  d'une  partie  de  la  logique, 
appelée  méthode.  Il  ne  s'agit  donc  point  ici  de  cet  ordre  qui  ne 
peut  guère  souffrir  de  difficulté  ;  il  s'agit  de  l'ordre  des  idées 
prises  une  à  une,  non-seulement  dans  chaque  phrase  en  parti- 
culier, mais  dans  chaque  membre  de  chaque  phrase.  Il  s'agit  , 
par  exemple,  de  savoir  si  dans  cette  phrase,  Dieu  est  bon  ,  les 
trois  idées  qu'elle  renferme.  Dieu,  est,  bon,  sont  énoncées 
dans  l'ordre  où.  elles  le  doivent  être. 

Il  semble  d'abord  que  pour  fixer  l'ordre  de  renonciation  des 
idées  ,  ainsi  prises  une  à  une  ,  il  ne  faut  qu'examiner  l'ordre  que 
ces  idées  prises  une  à  une  ont  dans  l'esprit.  Mais ,  comme  nous 
l'avons  déjà  remarqué  pages  287  et  238 ,  cette  route  pour  ré- 
soudre la  question  serait  absolument  illusoire,  par  la  difficulté  , 
et  peut-être  l'impossibilité  de  déterminer  quel  ordre  les  idées 
observent  dans  leur  formation  ,  et  même  si  elles  observent  un 
ordre  entre  elles.  Quand  je  pense  ({\i  Alexandrie  a  vaincu 
Darius ,  ou  que  Darius  a  été  vaincu  par  Alexandre ,  il  me 
paraît  évident  que  ces  trois  idées  ,  ^'Alexandre ,  de  vaincu  et 
de  Darius  me  sont  présentes  à  la  fois.  Il  est  au  moins  certain 
que  si  elles  se  succèdent,  c'est  avec  une  rapidité  qui  ne  per- 
met pas  d'observer  l'ordre  qu'elles  suivent  ;  il  n'est  pas  moins 
évident  qu'on  ne  saurait ,  par  la  nature  de  ces  idées  ,  assigner 
entre  elles  aucun  ordre  de  priorité ,  puisqu'en  supposant  qu'elles 
se  suivent ,  on  peut  imaginer  que  ce  soit  dans  tel  ordre  qu'on 
voudra,  par  exemple,  dans  l'un  de  ceux-ci,  tous  également  na- 
turels ; 

Alexandre ,  vainqueur,  de  Darius , 
Darius,  vaincu,  par  Alexandre  ; 
La  victoire ,  à^ Alexandre  ,  sur  Darius  , 
La  défaite ,  de  Darius  ,  par  Alexandre. 

Mais  si  les  trois  idées  de  victoire ,  à' Alexandre  et  de  Darius 
sont  ou  doivent  être  censées  présentes  à  la  fois  à  l'esprit  de  celui 
qui  parle  ,  il  n'est  pas  possible,  quand  on  veut  les  communiquer 
aux  autres ,  de  les  leur  présenter  à  la  fois.  Nous  ne  pouvons 
exprimer  par  un  seul  mot  (lu* Alexandre  a  vaincu  Darius,  comme 
nous  le  concevons  par  une  opération  en  quelque  manière  indi- 
visible de  l'esprit  ;  il  s'agit  donc  de  savoir  dans  quel  ordre  nous 
devons  énoncer  ces  trois  idées  ,  et  s'il  en  est  un  qu'on  doive  pré- 
férer aux  autres. 

Pour  nous  faire  mieux  entendre,  nous  diviserons  la  question  en 
deux  parties.  Nous  supposerons  d'abord  que  la  langue  n'ait  aucune 


2^8  ELEMENS 

espcce  de  syntaxe,  mais  seulement  les  mots  nécessaires  pour  ex- 
primer cliaijue  idée  en  particulier  ;  nous  examinerons  ensuite 
la  question  relativement  à  la  construction  grammaticale. 

Au  lieu  de  la  phrase,  Alexandre  a  vaincu  Darius ,  sur  la- 
quelle nous  reviendrons  plus  bas,  prenons-en  d'abord  une  plus 
sirapie,  afin  de  procéder  avec  le  plus  de  facilité  qu'il  est  pos- 
sible dans  l'analyse  délicate  de  la  question  proposée. 

Je  veux  énoncer  que  Dieu  est  bon  ;  c'est  l'exemple  même  ap- 
porté en  question  ci-dessus.  Cette  proposition  ou  ce  jugement 
rer.fei  nie  trois  idées  ,  qui  doivent  être  énoncées  par  des  mots 
d'.tFéren'.,  l'idée  de  Dieu,  celle  de  bonté,  et  celle  de  la  liai  .on  de 
ces  deux  idées  entre  elles  ,  liaison  que  j'exprime  par  le  mot  être; 
on  demande  que!  est  l'ordre  naturel  dans  lequel  je  dois  présenter 
ces  idées. 

D'abord  je  suppose  ,  pour  ne  point  embrasser  trop  de  diffi- 
cultés à  la  fois,  qre  l'idée  de  Dieu  soit  la  première  qu'il  faille 
énoncer  ;  je  reviendrai  dans  un  moment  sur  cette  hypothèse 
pour  l'examiner.  Or,  en  la  supposant  juste,  je  demande  d'abord 
s'il  faut  placer  immédi;  tement  après  Dieu  l'idée  de  bonté  y  et 
ensuite  nffirïuer  par  le  mot  être  la  liaison  de  ces  deux  idées  , 
Dieu  ,  bonté ,  être ,  ou  s'd  faut  placer  entre  ces  deux  idées  celle 
qui  en  exprime  la  liaison.  Dieu,  être,  bonté?  L'ordre  qu'on 
observe  dans  chacune  de  ces  deux  manières  d'énoncer,  peut  être 
fondé  en  raison  ;  la  première  représente  mieux  l'opération  que 
nous  devons  faire  faire  aux  autres  pour  leur  faire  porter  par  eux- 
mêmes  le  jugement  que  nous  avons  déjà  porté.  La  seconde  re- 
présente mieux  le  résultat  du  jugement  après  qu'il  est  tout  for- 
mé dans  notre  esprit.  Si  je  veux  faire  comparer  à  quelqu'un 
deux  portions  d'étendue  ,  je  commence  par  les  approcher  l'une 
de  l'autre,  pour  lui  faire  juger  par  leur  rapprochement  mutuel 
si  elles  sont  égales  ou  inégales;  de  même  si  je  veux  lui  faire 
comparer  deux  idées  ,  je  les  approche  d'abord  l'une  de  l'autre  , 
et  je  lui  fais  juger  en  les  approchant  de  la  sorte  ,  si  elles  s'accor- 
dent ou  se  contrarient.  Si  donc  après  avoir  jugé  que  les  idées 
de  Dieu  et  de  Z'OAz/e^  s'accordent  entre  elles ,  je  veux  les  présenter 
aux  autres  de  la  manière  la  plus  propre  à  leur  faire  former  le 
jugement  que  j'en  ai  porté  ,  il  semble  que  je  dois  énoncer  la 
proposition  ainsi.  Dieu,  bonté  ,  être.  Mais  si  je  veux  énoncer 
simplensent  le  résultat  du  jugement  que  j'ai  porté  ,  l'affirmation 
de  la  liaison  entre  ces  deux  idées  ,  il  semble  que  je  dois  mettre 
la  liaison  entre  les  deux,  Dieu,  être,  bonté,  comme  on  place 
entre  deux  corps  le  lien  qui  sert  à  former  et  à  montrer  leur 
union. 

De  ces  deux  manières  d'énoncer  le  même  jugement ,  la  pre- 


DE  PHILOSOPHIE.        ^  249 

lîiière  paraît  préférable  ,  parce  qu'elle  présente  les  idées  à  ceux 
à  qui  Ton  parle  <ilins  l'arraiigeraent  le  plus  propreà  les  éclairer 
sur  la  vérité  ou  la  faugsseté  du  jug^^ment  que  l'on  porte.  Cepen- 
dant l'autre  manière  de  s'énoncer  peut  avoir  aussi  son  avantage, 
en  ce  qu'elle  offre  aux  autres;  !e  travail  tout  fait ,  et  n'en  exige 
aucun  de  leur  part.  La  première  manière  ressemble  en  quelque 
sorte  à  la  méthode  analytique  des  logiciens  et  des  géomètres  , 
propre  à  faire  trouver  les  vérités,  et  à  mettre  les  autres  sur  la 
voie  de  les  découvrir  eux-mêmes;  la  seconde  ressemble  à  la  mé- 
thode synthétique,  princip.ilement  destinée  à  exposer  les  décou- 
vertes,  quand  elles  sont  faites,  et  qu'on  veut  se  borner  à  en 
in  truire  les  autres. 

On  voit  donc  qu'en  supposant  même  l'idée  de  Dieu  présentée 
Ja  première  ,  ou  peut  également  placer  après  celle-là  l'une  ou 
i'autre  des  deux  idées  qui  y  sont  jointes  ;  sans  qu'on  puisse  dire 
qu'il  y  ait  inversion  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre  de  ces  deux  ar- 
rangemens.  La  disposition  de  certains  mots  entre  eux ,  par 
exemple  du  verbe  et  de  l'adjectif,  est  donc  en  elle-même  pure- 
ment arbitraire  ,  à  envisager  la  chose  métaphysiquement  et  an- 
térieurement à  toute  construction. 

Revenons  maintenant  sur  la  supposition  que  nous  avons  faite , 
que  l'idée  de  Dieu  devait  être  placée  la  première;  et  examinons 
si  cette  supposition  est  légitime.  Il  s'agit  dans  le  jugement  qu'on 
veut  porter,  de  comparer  l'idée  de  Dieu  avec  l'idée  de  bonté  ; 
or,  quaiid  on  compare  deux  idées ,  il  semble  qu'il  n'y  a  point  de 
raison  pour  préférer  l'une  à  l'autre  quant  à  l'ordre  de  priorité  ; 
comme  il  n'y  en  a  point  quand  on  compare  et  qu'on  rapproche 
deux  pieds  d'étendue,  pour  placer  l'un  au-dessus  ou  au-dessous 
de  l'autre  par  préférence.  11  paraît  clone  indifférent ,  au  moins 
en  envisageant  la  chose  sous  ce  premier  point  de  vue,  de  placer 
l'idée  de  bonté  avant  celle  de  Dieu  ,  ou  celle  de  Dieu  avant  celle 
de  bonté;  et  comme  on  a  déjà  observé  qu'il  était  indifférent  de 
placer  entre  ces  deux  idées,  ou  à  leur  suite  ,  celle  qui  en  exprime 
la  liaison,  il  s'ensuit  que  si  l'on  s'en  tenait  à  cette  première  con- 
sidération ,  on  aurait  qi:atre  manières  ,  toutes  également  bonnes, 
et  sans  inversion  ,  d'exprimer  le  même  jugement, 

Pieu,  bonté,  être, 
Dieu  ,  être ,  bonté  ; 
Bonté ^  Dieu  ^  être, 
Bonté ,  cire ,  Dieu. 

Ainsi  des  six  arrangemens  dont  les  mots  Dieu  ,  êti^e ,  bonté ^ 
sont  susceptibles  ,  il  n'y  .'i'irait  d'exclus,  comme  renfermant  une 
véritable  inversion,  que  lés  deux  arrangemens  suivans , 


25o  ELEMENS 

Etre  f  Dieu  ,  bonté , 
Être  ,  bonté ,  Dieu  , 

dans  lesquels  on  montrerait  la  liaison  des  deux  ide'es  ,  avant  que 
d'avoir  montré  aucune  des  deux  ;  ce  qui  serait  absolument  con- 
traire à  Tordre  naturel. 

Mais  examinons  d'une  manière  plus  précise  si  l'idée  de  Dieu 
doit  être  placée  avant  ou  après  celle  de  bonté  ^  et  pour  cela  re- 
prenons le  parallèle  que  nous  avons  fait  de  cette  opération  avec 
celle  par  laquelle  on  rapproche  l'une  de  l'autre  deux  portions 
d'étendue  qu'on  veut  comparer.  Ce  parallèle  servira  à  répandre 
un  grand  jour  sur  la  question  dont  il  s'agit. 

Si  les  deux  portions  d'étendue  sont  absolument  égales  ,  il  est 
évident  qu'il  est  absolument  indifférent  pour  la  commodité  de  la 
comparaison,  de  les  disposer  l'une  par  rapport  à  l'autre  de  la 
manière  qu'on  voudra.  Mais  si  on  veut  comparer  deux  portions 
d'étendue  inégales  ,  un  pied  d'étendue  à  une  toise  ,  on  appli- 
quera le  pied  sur  la  toise  et  non  la  toise  sur  le  pied ,  et  en  gé- 
néral le  contenu  sur  le  contenant ,  et  non  le  contenant  sur  le 
contenu  ,  pour  juger  plus  aisément  de  leur  rapport.  Si  donc  on 
veut  comparer  entre  elles  deux  idées  qui  ont  absolument  le 
même  degré  d'étendue,  qui  se  renferment  et  se  rappellent  né- 
cessairement l'une  l'autre  ,  comme  celle  de  toute-puissance  al 
celle  de  Dieuj  alors  leur  disposition  quant  à  l'ordre  de  renoncia- 
tion est  indifférente,  puisque  l'idée  de  toute-puissance  Y3i}^T^e\\e 
nécessairement  celle  de  Dieu  ^  comme  l'idée  de  Dieu  celle  de 
toute-puissance .  Ainsi  ,  dans  ce  cas  ,  aucun  des  quatre  arran- 
gemens  suivans  ne  renferme  d'inversion  , 

Dieu  ,  toute-puissance  ,  être , 
Dieu^  être  ,  toute-puissance  ; 
Toute-puissance,  Dieu,  être , 
Toute-puissance  ,  être  ,  Dieu. 

Il  n'en  est  pas  tout-à-fait  de  même  quand  des  deux  idées  qu'où 
compare  ,  il  y  en  a  une  qui  renferme  et  suppose  l'autre  ,  sans 
qu'elle  soit  de  même  renfermée  et  supposée  dans  celle-là  ;  comme 
l'idée  de  Dieu  et  celle  de  bonté.  La  première  renferme  et  rap- 
pelle la  seconde ,  parce  qu'on  ne  peut  concevoir  Dieu  sans  le 
concevoir  bon;  la  seconde  ne  renferme  et  ne  suppose  pas  la  pre- 
mière ,  parce  qu'on  peut  concevoir  un  être  bon  ,  sans  penser  à 
Dieu.  Dans  ce  cas  il  semble  plus  naturel  de  présenter  d'abord 
celle  des  deux  idées  qui  renferme  et  qui  suppose  l'autre  ;  ce  qui 
en  rendra  la  comparaison  plus  facile;  car  ayant  d'abord  pré- 
senté l'idée  de  Dieu,  on  a  présenté  déjà  ,  au  moins  implicite- 
ment, l'idée  de  bonté,  et  par  conséquent  il  ne  faut  presque  plus 


DE  PHILOSOPHIE.  !i5i 

d'effort  pour  voir  que  l'idée  de  bonté  ,  qu'on  présente  ensuite  , 
est  renfermée  dans  celie  de  Dieu  ^  au  lieu  que  si  on  présente 
d'abord  l'idée"  de  bonté  ^  elle  ne  rappelle  pas  nécessairement 
celle  de  Dieu  qu'on  présentera  ensuite  ,  et  par  conséquent  ces 
deux  idées  ne  sont  pas  alors  disposées  entre  elles  de  la  manière 
la  plus  convenable  et  la  plus  commode  pour  pouvoir  être  com- 
parées. 

Ainsi  les  deux  arrangemens  les  plus  naturels  sont  ceux-ci  : 

Dieu,   bonté ,  être , 
Dieu,  être  ,  bonté. 

Et  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  y  ait  d'inversion  ni  dans  l'un  ni 
dans  l'autre  ,  au  moins  à  considérer  la  nature  des  idées  prises  en 
elles-mêmes. 

Il  résulte  de  cette  discussion  ,  et  des  différens  cas  qu'elle  ren- 
ferme ,  que  les  principes  métaphysiques  de  renonciation  n'exi- 
gent point  que  l'attribut  soit  placé  dans  tous  les  cas  après  le  sujet, 
ni  le  verbe  entre  les  deux  ;  le  seul  principe  général  d'énonciation 
qu'on  peut  établir  avec  quelque  fondement ,  est  que  le  verbe  ou 
ce  qui  exprime  l'affirmation  ne  doit  jamais  commencer  la  phrase. 

Ce  que  la  métaphysique  laisse  d'arbitraire  dans  les  principes 
de  renonciation  ,  est  antérieur  à  ce  qu'on  appelle  construction 
dans  les  langues.  En  effet,  nous  nous  sommes  bornés  à  supposer 
jusqu'ici  que  les  langues  soient  fournies  de  tous  les  mots  néces- 
saires pour  exprimer  soit  les  idées  ,  soit  les  liaisons  qu'elles  ont 
entre  elles  ,  et  qu'elles  n'aient  encore  aucune  règle  de  syntaxe 
dépendante  de  la  nature  ,  du  rapport  et  de  la  liaison  des  mots. 
Mais  supposons  à  présent  les  langues  toutes  formées  et  toutes 
régulières  ,  et  voyons  quelle  modification  leur  syntaxe  doit  ap- 
porter aux  principes  que  nous  venons  d'établir. 

Cette  syntaxe  apprend  d'abord  que  le  sujets  exprimé  par  un 
mot  appelé  substantif,  doit  être  placé  avant  Y  attribut .,  e^L^rimé 
par  un  mot  appelé  adjectif.  Cet  arrangement  est  fondé  sur  deux 
raisons.  En  premier  lieu  l'adjectif  exprime  une  manière  d'être 
qui  ne  peut  exister  que  dans  le  sujet  auquel  il  se  rapporte;  le 
mot  qui  exprime  l'adjectif  suppose  ,  dès  qu'il  est  prononcé ,  un 
substantif  qui  était  déjà  dans  l'esprit  de  celui  qui  parle  et  auquel 
il  avait  en  vue  de  rapporter  l'adjectif;  par  conséquent  ce  subs- 
tantif doit  être  énoncé  le  premier.  En  second  lieu  l'adjectif,  au 
moins  dans  la  plupart  des  langues,  doit  s'accorder,  comme  s'ex- 
priment les  grammairiens  ,  en  genre  et  en  nombre  (i)  avec  le 
substantif;  d'oîi  il  s'ensuit  que  quand  j'énonce,  par  exemple  , 

fi)  Je  n'ajoute  point  en  cas,  parce  fjiie  la  plupart  des  langues  raofîcrncs 
n'en  ont  point. 


2^2  ÉLÉMENS 

l'adjectif  toiit'pin'ssant ,  qui  esta  la  fois  au  masculin  et  au  singu- 
lier, j'ai  déjà  dans  l'esprit  un  substantif  masculin  et  singulier^ 
auquel  cet  adjectif  se  rapporte  ;  ce  substantif  est  Dieu,  et  doit 
par  conse'quent  précéder  le  mot  tout-puissant.  Ainsi  ces  mots 
Dieu  et  tout-puissant ,  dont  la  disposition  serait  indifférente  dans 
renonciation,  si  on  s'en  tenait  à  la  simple  considération  méta- 
physique des  idées  qu'ils  renferment,  ne  sont  plus  dans  le  même 
cas  quand  on  a  égard  à  leur  nature  grammaticale ,  et  aux  règles 
de  construction  qui  rendent  le  second  dépendant  du  premier. 

De  même  si  je  veux  exprimer  (\yx  Alexandre  avaincu  Darius, 
il  est  nécessaire  que  je  range  les  termes  de  celte  proposition 
dans  l'ordre  où  ils  sont  ici.  Darius  doit  être  placé  après  vaincu, 
pour  montrer  qu'il  est  le  régime  et  non  le  nominatif  du  verbe; 
si  je  transposais  les  termes  et  que  je  m'exprimasse  ainsi,  Darius 
a  vaincu  Alexandre,  je  ferais  entendre  le  contraire  de  ce  que 
je  veux  dire.  La  langue  française  n'ayant  point  de  cas  ni  même 
de  manière  différente  d'exprimer  ce  que  les  Latins  et  les  Grecs 
appellent  le  nominatif  et  V  accusatif  ^  il  est  nécessaire,  pour  la 
clarté  du  discours  ,  que  le  rapport  des  mots  soit  déterminé  par 
l'ordre  qu'ils  observent ,  sans  quoi  il  pourrait  y  avoir  équivoque 
et  même  contre-sens. 

Je  dis  plus  :  lors  même  qu'on  peut  transposer  l'ordre  des  mots 
sans  produire  aucune  équivoque  ,  cela  n'empêche  pas  que  l'ordre 
naturel  de  ces  mots  ne  soit  fixé  par  la  construction  grammati- 
cale. Si  je  dis,  Darius  fut  vaincu  par  Alexandre;  ou.  par 
Alexandre  fut  vaincu  Darius  ,  je  me  ferai  également  entendre  ; 
cependant  la  première  de  ces  deux  phrases  est  la  seule  conforme 
à  l'ordre  naturel  :  car  le  verbe  fut  vaincu  est  amené  par  le  no- 
jïimdiûÇ  Darius  auquel  il  se  rapporte  ;  et  les  moi?, par  Alexandre 
sont  amenés  i^ar  fut  vaincu  ;  or  l'ordre  naturel  demande  que  les 
mots  qui  sont  amenés  soient  à  la  suite  de  ceux  qui  les  amènent. 

C'est  par  cette  raison  que  de  ces  deux  phrases  latines,  Alexan- 
der  vicit  Darium, ,  Darium  incit  Alexander,  la  première  est  la 
seule  conforme  à  l'ordre  naturel  ;  parce  que  le  verbe  7; /czV suppose 
le  woïmndiûî  Alexander  àonX.  il  dépend,  et  que  l'accusatif  7?^/- 
riurn  suppose  le  yerhe  vicit  par  lequel  il  est  régi.  Il  est  vrai  qu'on 
peut  intervertir  l'ordre  de  ces  mots  sans  causer  aucune  équivoque, 
parce  que  la  terminaison  des  mots  Darium  et  Alexander ,  in- 
dique que  l'un  est  le  nominatif,  l'autre  le  régime  du  verbe;  ce 
qui  ne  peut  être  indiqué  dans  la  langue  française  que  par  le  seul 
arrangement  de  ces  mots  ,  l'un  avant ,  l'autre  après  le  verbe  : 
mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  dans  l'une  et  l'autre  langue  la 
place  naturelle  du  nominatif  est  avant  le  verbe  ,  et  que  celle  du 
régime  est  après  le  verbe.  Pour  le  faire  sentir  d'une  manière 


DE  PHILOSOPHIE.  25> 

palpable  ,  je  suppose  que  je  commence  la  phrase  ^a.rfot  vaincu; 
il  est  évident  que  j'avais  dans  l'esprit ,  en  commençant  tette 
phrase  ,  l'idée  de  Darius ,  ou  de  tel  autre  prince  qui  aurait  été 
dans  le  même  cas  ,  au  Heu  que  si  j'ai  l'idée  de  Darius  ou  de  tel 
autre  prince  ,  celte  idée  n'emporte  par  elle-même  ni  celle  de 
vaincu,  ni  aucune  autre.  Or  les  idées  qui  par  elles-mêmes  et 
par  la  nature  des  mots  qui  les  expriment  n'en  supposent  point 
nécessairement  d'autre,  doivent  être  placées  les  premières  dans 
l'ordre  de  renonciation.  Par  la  même  raison ,  on  doit  placer 
les  mots  par  Alexandre  après  les  mots  fut  vaincu  ,  parce 
que  les  mots  par  Alexandre ,  quand  on  les  prononce,  suppo- 
sent nécessairement  le  verbe  fut  vaincu  ou  tel  autre  dont  ils 
dépendent;  au  contraire  les  n\o\?>fut  imincu  ne  supposent  point 
nécessairement  les  mots  jjar  Alexandre  ;  car  on  pourrait  dire 
Darius  fut  vaincu  ,  sans  y  rien  ajouter,  et  sans  que  la  phrase 
fut  incomplète  ;  au  lieu  que  si  on  mettait  à  la  tête  de  la  phrase 
les  mots  fut  vaincu  ,  ou  ceux-ci ,  par  Alexajidre ,  il  est  visible 
qu'elle  serait  incomplète  ,  et  ferait  nécessairement  attendre  quel- 
qu'autre  chose. 

Telle  est,  ce  me  semble,  la  raison  métaphysique  pour  laquelle 
la  construction  et  la  syntaxe  des  langues  étant  supposée  ,  le 
nominatif  doit  être  placé  avant  le  verbe  ,  et  le  verbe  avant  son 
régime.  Les  mots  doivent  être  placés  dans  un  tel  ordre  ,  qu'en 
finissant  la  phrase  oii  l'on  voudra,  elle  présente,  autant  qu'il  est 
possible  ,  un  sens  ou  du  moins  une  idée  complète  qui  n'en  sup- 
pose point  nécessairement  d'autre  ;  en  sorte  que  les  mots,  à  me- 
sure qu'on  les  prononce ,  soient  des  modificatifs  des  mots  qui 
les  précèdent,  et  par  conséquent  supposent  l'idée  que  les  mots 
précédens  expriment,  sans  que  ces  mots  précédens  supposent 
nécessairement  l'idée  que  les  modificatifs  y  ajoutent.  Yoilà 
l'ordre  naturel  que  les  mots  d'une  phrase  doivent  observer  entre 
eux.  Toute  construction  qui  s'éloignera  de  cet  ordre  est  une 
inversion  ,  au  moins  quant  à  la  construction  grammaticale. 

La  disposition  mutuelle  de  ces  mots,  Alexandre  vainquit 
Darius  y  Alexander  vicit  Darium  ^  est  donc  déterminée  par  le 
rapport  grammatical ,  et  la  dépendance  de  construction  que  ces 
mots  ont  avec  ceux  qui  les  précèdent  ;  cet  ordre  n'est  point  dé- 
terminé par  la  nature  des  idées  Alexandre,  victoire,  Darius; 
en  effet  on  dira  également  bien  ,  Alexandre  vainquit  Darius  , 
et  Darius  fut  vaincu  par  Alexandre  ;  dans  chacune  de  ces 
phrases  les  mots  sont  placés  dans  l'ordre  naturel  de  la  construc- 
tion ,  quoique  dans  la  première  ,  l'idée  ({^Alexandre  soit  pré- 
sentée d'abord  ,  et  que  dans  la  seconde  ce  soit  l'idée  de  Darius. 

Lorsque  l'ordre  des  mots  n'est  pas  nécessité  par  leur  rapport 


254  ÉLÉMENS 

grammatical,  alors  cet  ordre  est  arbitraire,  et  de  quelque  manière 
qu'on  s'y  prenne,  il  n'y  aura  point  d'inversion  ;  si  je  dis  Dieu  , 
bon,  est ,  il  n'y  aura  pas  plus  d'inversion  que  dans  cette  phrase 
Dieu  est  bon;  car  le  mot  bon  est  déterminé  par  le  mot  Dieu  , 
plus  encore  par  le  mot  est;  et  nous  avons  dit  ci-dessus  les  rai- 
sons qui  peuvent  autoriser  ces  deux  arrangemens.  Néanmoins 
la  grammaire  française  proscrit  le  premier,  Dieu,  bon,  est. 
En  voici  la  raison;  la  nature  de  la  langue  française  exige, 
comme  nous  l'avons  vu  ,  que  dans  un  grand  nombre  de  phrases, 
comme  celle-ci,  Alexandre  vainquit  Darius  ,  le  verbe  soit  placé 
après  le  nominatif  et  avant  le  régime  ,  pour  éviter  toute  équivoque 
dans  le  sens.  Or  cette  règle  ,  que  la  clarté  du  discours  exige  dans 
certamscas,  a  été  étendue  aux  cas  même  oii  la  clarté  du  discours 
n'exige  pas  un  tel  arrangement;  et  c'est  pour  cette  seule  raison, 
ce  me  semble  ,  que  des  deux  phrases.  Dieu  est  bon,  Dieu  bon 
est,  toutes  deux  également  claires  en  elles-mêmes  et  également 
conformes  à  l'arrangement  naturel  des  mots,  la  première  est 
admise  par  la  grammaire  française,  et  la  seconde  proscrite. 

Au  contraire,  dans  les  langues  ,  comme  dans  la  latiile  ,  oii  la 
clarté  n'exige  en  aucun  cas  que  le  verbe  soit  immédiatement 
après  le  nominatif,  et  où  l'on  peut  dire  également  Alexander 
vicit  Darium  ,  ou  Alexander  Dariwn  vicit ,  on  peut  aussi  dire 
également  bien  Deus  est  bonus ,  ou  Deus  bonus  est. 

II  est  vrai  que  l'ordre  naturel  de  la  construction  ,  comme  nous 
l'avons  observé,  demande  dans  le  premier  cas  Alexander  m'cit 
Dariwn  ,  et  qu'il  semble  que  par  analogie  on  devrait  dire  aussi 
Deus  est  bonus ,  en  plaçant  le  verbe  après  le  nominatif.  Mais 
outre  la  raison  tirée  de  l'ordre  naturel  de  la  construction,  il  y 
en  a  dans  la  française  une  déplus  pour  l'arrangement  des  mots, 
celle  de  la  clarté  dans  un  très -grand  nombre  de  phrases  ;  c'est 
par  cette  dernière  raison*  que  la  langue  française  est  assujétie 
dans  toutes  à  une  règle  uniforme  pour  l'arrangement  des  mots  ; 
règle  dont  la  langue  latine  a  cru  pouvoir  s'affranchir  ,  parce  que 
l'inversion  n'y  est  pas,  comme  dans  notre  langue,  l'ennemie  fré- 
quente de  la  clarté. 

La  grammaire  française  ,  qui  exige  par  nécessité  que  le  verbe 
soit  placé  avant  le  régime,  et  par  analogie  qu'il  le  soit  avant  l'ad- 
jectif, n'a  point  eu  de  raison  semblable  pour  exiger  que  l'adverbe 
iVit  placé  après  le  verbe,  ou  après  le  régime  du  verbe.  C'est  pour 
cela  que  les  deux  phrases  suivantes,  cette  femme  aime  passion- 
nément son  mari,  ou  cette  femme  aime  son  mari  passionnément , 
sont  égalemeat  admises  dans  la  langue  française  sans  qu'il  y  ait 
d'inversion  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre  cas;  parce  que  ni  la  mé- 
taphysique ,  ni  la  couslruclion  grammaticale  n'exigent  que/'<3^- 


DE  PHILOSOPHIE.  255 

siomitment  soit  placé  immédiatement  après  le  verbe,  ou  après  le 
régime  ;  dans  le  premier  cas ,  passionnément  est  modificatif  du 
verbe ,  dans  le  second  il  est  modificatif  de  l'action  totale  repré- 
sentée  par  le  verbe  et  son  régime. 

On  peut ,  ce  me  semble  ,  déterminer  par  les  principes  que 
nous  avons  établis  jusqu'à  présent,  les,  cas  oii  il  y  a  inversion, 
dans  une  phrase  proposée  en  quelque  langue  que  ce  puisse  être, 
et  les  cas  oîi  il  n'y  en  a  point.  Examinons  à  présent  une  autre 
question  ,  si  l'arrangement  qu'exige  l'ordre  grammatical  n'est 
pas  quelquefois  contraire  à  l'ordre  naturel  que  les  idées  devraient 
avoir,  c'est-à-dire  ,  pour  nous  exprimer  avec  précision ,  à  l'ordre 
naturel  dans  lequel  on  doit  les  présenter  aux  autres  ;  car  nous 
avons  déjà  remarqué  que  c'est  sur  cet  ordre  seul  que  doit  se 
régler  renonciation ,  et  non  sur  l'ordre  que  les  idées  ont  dans 
l'esprit. 

Un  exemple  servira  à  faire  mieux  entendre  la  question  dont 
il  s'agit.  Je  veux  dire  à  quelqu'un  de  fuir  un  serpent  qui  vient  à 
lui  ;  l'ordre  grammatical  demande  que  je  lui  dise  en  français, 
fujez  le  serpent  ;  et  en  latin  -,  fuge  serpentent  ^  le  verbe  devant 
être  placé  avant  son  régime.  «  Mais,  dit-on,  si  je  n'avais  que 
»  des  gestes  ou  des  signes  pour  me  faire  entendre,  je  commen- 
»»  cerais  par  montrer  l'objet  qu'il  faut  fuir ,  et  faire  ensuite  le 
»  signe  de  la  fuite  ;  il  en  serait  de  même  si  je  n'avais  qu'une 
»  langue  fournie  de  mots ,  et  dépourvue  de  syntaxe  ;  l'ordre 
»  naturel  des  mots,  est  donc  le  serpent  fujez  ,  ou  serpentem. 
»  fuge  ;  par  conséquent,  l'ordre  grammatical  est  ici  contraire  à 
»  l'ordre  naturel  ;  ainsi  il  y  a  réellement  inversion  dansl'arran- 
■>■>  gement  qui  se  conforme  à  la  construction  grammaticale,  et 
»  il  n'y  en  a  point  dans  l'arrangement  qui  y  est  contraire.  » 
Examinons  ce  raisonnement  dans  toutes  ses  parties. 

Si  dans  les  jugemens  que  nous  voulons  faire  porter  aux  autres, 
il  y  avait  en  effet  des  idées  qui  dussent  par  leur  nature  ou  parla 
circonstance  être  présentées  les  premières  ,  et  qui  en  même 
temps  parla  nature  grammaticale  des  mots  qui  les  expriment  ne 
pussent  être  présentées  qu'à  la  suite  des  autres,  il  est  évident 
qu'alors  l'ordre  qu'exige  la  construction  grammaticale  ,  serait  en 
contradiction  avec  l'ordre  qu'exigerait  renonciation  ;  en  ce  cas  , 
pour  ne  pas  tomber  dans  une  dispute  de  mots  ,  il  faudrait  dis- 
tinguer deux  sortes  d'inversion  ,  une  dans  les  idées  ,  et  l'autre 
dans  les  termes  qui  les  expriment ,  et  remarquer  le  cas  où  ,  en 
évitant  une  de  ces  inversions ,  on  tomberait  nécessairement 
dans  l'autre. 

Mais  en  premier  lieu  ,  il  paraît  très-difficile  d'assigner  d'une 
manière  évidente  les  idées  qui  doivent  par  leur  nature  ou  par  la 


256  ÉLÉMENS 

circonstance  être  présentées  les  premières;  en  second  lieu,  sup- 
posant même  que  l'ordre  des  idées  soif  incontestable  ,  la  raison 
demande  alors  qu'on  exprime  ces  idées  par  des  mots  qui ,  en 
suivant  la  construction  grammaticale,  puissent  et  doivent  être 
placés  Jes  premiers.  Développons  ces  deux  réflexions. 

Je  prendrai  pour  exemple  la  phrase  même  proposée  ,  fuyez 
le  serpent.  On  dit  que  le  serpent  doit  être  présenté  d'abord  à 
l'esprit  comme  l'objet  qu'il  faut  fuir;  c'est  ce  qui  me  paraît  dou- 
teux. Car  ne  peut-on  pas  dire  aussi  que,  dans  la  circonstance 
dont  il  est  question  ,  la  fuite  est  ce  qui  importe  le  plus  à  la  per- 
sonne à  qui  on  parle  ,  et  que  par  conséquent  la  fuite  est  ce 
qu'on  doit  énoncer  d'abord  ,  en  y  ajoutant  ensuite  la  raison  qui 
doit  y  obliger?  Il  n'est  donc  nullement  décidé  lequel  des  deux 
arrangemens  est  le  plus  naiVure] ,  fuyez  le  serpent ,  ou  le  serpent 
fuyez  p  et  je  pense  qu'il  en  sera  à  peu  près  ainsi  dans  la  plupart 
des  cas  semblables. 

En  second  lieu  ,  supposant  même  que  le  serpent  soit  nécessai- 
rement la  première  idée  qui  dût  être  énoncée  ,  n'est-il  pas  pos- 
sible de  s'exprimer  par  une  phrase  dont  la  construction  gram- 
maticale demande  que  le  serpent  soit  en  effet  à  la  première 
place  ;  par  exemple  ,  le  serpent  vient .,  fuyez;  ou  seulement  le 
serpent  vient ,  ce  qui  indique  assez  qu'il  faut  fuir.  On  dira 
peut-être  que  de  ces  deux  phrases,  la  première  est  moins  courte 
que  celle-ci  ^  fuyez  le  serpent  ;  et  que  dans  la  seconde  on  a  re- 
tranché le  mot  e?,^ei\\\e\  fuyez  ;  mais  il  est  aisé  de  répondre  que 
dans  la  phrase^wj^ez  le  serpent^  on  a  retranché  aussi  les  mots  qui 
vient ,  lesquels  doivent  la  terminer  pour  la  rendre  complète,  et 
ne  peuvent  être  sous-enlendus  qu'en  suppposant  qu'on  y  supplée 
par  le  geste  et  par  le  ton. 

De  là  il  s'ensuit  que  dans  l'hypothèse  présente  la  seule  cons- 
truction qui  ne  fût  point  défectueuse ,  serait  celle-ci  ;  le  serpent 
vient ,  fuyez  ,  ou  serpens  venit ,  fuge  ,  parce  que  c'est  !a  ^eule 
oii  l'arrangement  grammatical  des  mots  s'accorderait  avec  Tar- 
rangement  métaphysique  des  idées. 

En  supposant  donc  pour  un  moment  que  l'ordre  dans  lequel 
on  doit  présenter  les  idées  n'ait  en  soi  rien  d'arbitraire,  que,  par 
exemple,  dans  la  phrase  citée  on  doive  commencer  par  l'idée  du 
serpent;  s'il  y  avait  deux  langues  dont  l'une  exprimât  ces  idées 
dans  leur  ordre  naturel,  mais  dans  un  ordre  contraire  à  la  syi\- 
tuxe  ,  coMime  serpentemfuge  y  et  dont  l'autre  exprimât  ces  mêmes 
idées  dans  un  ordre  conforme  à  la  syntaxe  ,  mais  contraire 
à  leur  arrangement  naturel,,  alors  il  ne  fuidrait  pas  dire  qu'il 
n'y  aurait  d'inversion  que  dans  la  seconde,  et  qu'il  n'y  en  au- 
rait point  dans  la  première  ;  il  faudrait  dire  que  l'une  et  l'autre 


DE  PHILOSOPHIE.  25; 

manière  de  s'énoncer  serait  défeclueuse,  l'une  quant  à  l'ordre 
grfiiiimatical  des  mots,  l'autre  quant  à  l'ordre  des  idées;  que 
la  seuie  énonciation  parfaite  serait  celle  oii  ces  deux  différens 
ordres  seraient  parfaitement  d'accord  entre  eux  ;  et  qu'il  faudrait 
clioisfr  dans  chacune  des  deux  langues  une  manière  de  s'expri- 
mer qui  conciliât  l'arrangement  grammatical  avec  l'ordre  des 
idées. 

S'il  n'était  pas  possible  de  trouver  une  telle  manière  de  s'ex- 
primer, il  faudrait  regarder  cet  inconvénient  comme  un  défaut 
de  la  langue  dans  laquelle  on  parlerait. 

Enfin  s'il  n'était  possible  d'exprimer  les  idées  d'une  manière 
conforme  à  leur  ordre  naturel  ,  qu'en  nuisant  à  la  vivacité,  à 
l'hannonie  ,  ou  à  quelqu'autre  qualité  oratoire  du  discours,  ce 
serait  encore  un  défaut  de  la  langue  ,  moindre  à  la  vérité  que 
dans  le  cas  où  il  serait  impossible  de  concilier  les  deux  arrange- 
mens,  mais  toujours  un  défaut.  Il  ne  resterait  plus  qu'à  choisir 
entre  l'un  de  ces  deux  inconvéniens  inévitables  ,  de  sacrifier  les 
qualités  oratoires  du  discours  à  l'ordre  naturel  des  idées,  ou  cet 
ordre  aux  qualités  oratoires  du  discours.  Le  premier  sacrifice 
appartient  plus  au  philosophe,  le  second  à  l'orateur  et  au  poète. 

Voilà,  ce  me  semble,  ce  qu'on  peut  dire  de  plus  précis  sur 
cette  maîière  si  agitée  dans  l'inversion,  pour  distinguer  et  dé- 
cider les  différentes  questions  qu'elle  renferme,  soit  par  rapport 
à  l'ordre  des  idées,  soit  par  rapport  à  celui  des  mots.  J'ai  toujours 
remarqué  que  les  difficultés  de  la  plupart  des  questions  sur  les- 
quelles les  philosophes  se  partagent ,  viennent  de  ce  que  ces 
questions  en  contiennent  implicitement  plusieurs  autre  -  dont 
chacune  demande  une  solution  particulière  :  ce  n'est  qu'en  par- 
tageant la  question  proposée  dans  toutes  les  questions  qu'elle 
renferme ,  qu'on  peut  parvenir  à  la  résoudre  d'une  manière 
précise. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  par  rapport  à  Tinversion,  nous 
conduira  à  quelques  réflexions  sur  ce  qu'on  appelle  le  génie  des 
langues  ,  et  sur  les  avantages  ou  désavantages  réciproques  qui 
peuvent  en  résulter  par  rapport  aux  langues  comparées  entre 
elles. 

Qu'est-ce  que  le  génie  d'une  langue  ?  C'est  le  résultat  des  lois 
auxquelles  cette  langue  est  assujétie  ,  eu  égard  à  la  nature  des 
mots  qu'elle  peut  employer  ,  aux  modifications  dont  ces  mots 
sont  susceptibles,  et  enfin  aux  règles  de  construction  qu'elle  s'est 
prescrites.  Des  exemples  éclairciront  cette  définition. 

Voyons  premièrement  en  quoi  peut  consister  la  différence  des 
langues  quant  à  la  nature  des  mots.  La  langue  française,  par 
exemple  ,  n'a  que  le  pronom  so7î  ,  sa ,  ses ,  pour  exprimer  ce 
i.  17 


358  ÉLÉMENS 

que  les  Latins  expriment  ou  par  suiis  ou  par  ejus,  selon  que  ce 
pronom  se  rapporte  ou  ne  se  rapporte  pas  au  nominatif  du 
verbe.  Cet  usage  d'un  même  pronom  son  ,  sa,  ses  ,  pour  des  cas 
si  différens ,  produit  souvent  dans  la  langue  française  un  incon- 
vénient par  rapport  à  la  clarté  ;  inconvénient  auquel  la  langue 
atine  n'est  pas  sujette  à  cet  égard.  On  remédierait  à  cet  incon- 
vénient en  employant  le  vieux  mot  icelui ,  dans  le  cas  où  les 
Latins  emploient  e]us.  Mais  la  langue  française  moderne ,  qui 
a  proscrit  cette  expression  ,  empêche  que  nous  ne  jouissions  de 
cet  avantage.  Il  est  compensé  par  quelques  autres  de  la  même 
espèce ,  comme  par  l'usage  de  V article ,  dont  la  langue  latine 
était  privée,  et  qui  nous  met  à  portée  d'exprimer  des  nuances 
que  vraisemblablement  la  langue  latine  n'exprimait  pas  aussi 
bien.  Nous  disons,  donnez-moi  du  pain  ,  donnez-moi  un  pain, 
et  donnez-moi  le  pain  ;  ce  qui  exprime  trois  choses  très-diffé- 
rentes ,  que  nous  rendrions  en  latin  par  la  seule  phrase  da  mihi 
panem. 

En  second  lieu  ,  les  langues  diffèrent  quant  aux  modifications 
des  mots.  Les  Latins  ont  des  cas  ,  et  nous  n'en  avons  point;  ils 
exprimaient  par  deux  terminaisons  différentes  le  nominatif  et 
l'accusatif,  Darius  et  Darium;  nous  exprimons  l'un  et  l'autre 
absolument  de  la  même  manière  ;  cette  ressemblance ,  comme 
on  l'a  vu  plus  haut,  nous  oblige,  pour  éviter  l'équivoque,  de 
placer  le  régime  après  le  verbe,  et  jamais  avant  j  surtout  quand 
le  verbe  est  actif.  On  voit  que  cet  arrangement  grammatical  est 
fondé  sur  la  nature  de  la  langue  même,  qui  ne  saurait  s'en 
permettre  un  autre  pour  être  claire  ;  entrave  à  laquelle  la  langue 
latine  n'est  pas  assujétie.  Mais  cette  entrave  même  est  une  source 
de  clarté.  Dès  que  l'arrangement  des  mots  détermine  leur  rapport, 
le  sens  ne  saurait  être  obscur;  et  le  vers  de  l'oracle  ,  si  connu 
par  son  amphibologie  , 

^io  te  /Eacida  Romanos  vincere  posse, 

n'aurait  plus  cet  inconvénient,  si  le  génie  de  la  langue  latine  eut 
exigé  que  le  régime  fut  placé  après  le  verbe. 

Les  langues  différent  en  troisième  lieu  quanta  la  construction 
grammaticale.  Cette  règle  de  syntaxe  sur  l'arrangement  des 
termes,  à  laquelle  la  langue  française  est  obligée  de  s'assujétir  en 
certains  cas  pour  fixer  le  rapport  des  mots  et  le  sens  de  la  phrase , 
elle  l'a  étendue  ,  comme  nous  Favons  dit  encore ,  aux  autres  cas 
oii  cet  arrangement  serait  moins  nécessaire;  il  semble  que  nos 
pères,  forcés  par  la  nature  de  la  langue  d'en  gêner  la  construc- 
tion en  certains  cas  ,  aient  voulu  ,  par  une  espèce  de  dépit ,  s'il 
est  permis  de  parler  de  la  sorte  ,  la  gêner  sans  besoin  dans  tous 


DE  PHILOSOPHIE.  259 

les  autres.  De  là  vient  à  notre  langue  cette  marche  uniforme, 
qui,  dit-on  ,  contribue  à  la  clarté  ,  mais  ÎJui  nuit  pour  le  moins 
autant  à  la  vivacité  ,  à  la  variété  et  à  rharnionie  du  discours. 
C'-est  principalement  cette  construction  monotone  qui  a  donné 
à  la  langue  française  le  caractère  de  timidité,  ou  ,  si  l'on  veut , 
de  sagesse  qui  lui  est  propre ,  mais  qui  l'empêchant  de  se  per- 
mettre presque  aucune  licence,  fait  le  désespoir  des  traducteurs 
et  des  poètes. 

Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que  notre  langue  ,  gênée  par 
tant  de  liens ,  n'ait  aucun  avantage  qui  lui  soit  propre.  Nous 
en  avons  indiqué  quelques  uns  ;  l'usage  fait  connaître  tous  les 
jours  qu'il  est  certaines  idées  ou  plutôt  certaines  nuances  d'idées, 
qu'une  langue  exprime ,  et  qui  manquent  à  une  autre  ,  même 
beaucoup  plus  riche  d'ailleurs.  Tel  est  ,  pour  ne  citer  qu'un 
exemple  seul,  l'aoriste  des  verbes  français,  qui  exprime  une 
nuance  du  temps  passé  ,  et  qui  manque  aux  verbes  latins  ;  ceux- 
ci  n'ont  que  le  mol  fui ,  pour  exprimer  ce  que  la  langue  fran- 
çaise peut  rendre  par  les  mots  j'ai  été ,  ou  je  fus  ,  suivant  les 
^lifférens  rapports  sous  lesquels  on  considère  le  temps  passé.  De 
jnêtne  il  n'y  a  point  de  langue  qui  ne  puisse  rendre  par  un  seul 
mot  certaines  idées  qu'une  autre  langue  ne  pourrait  développer 
que  par  une  périphrase  ;  il  n'y  en  a  point  qui  ne  puisse  exprimer, 
par  des  mots  ou  plus  courts  ou  plus  sonores  ,  certaines  idées 
qu'une  autre  langue  serait  forcée  de  rendre  par  des  mots  ou 
plus  longs  ou  plus  sourds  :  or  la  brièveté  et  l'harmonie  sont  en- 
core des  avantages  dans  les  langues,  la  brièveté  pour  le  plaisir 
de  l'esprit,  l'harmonie  pour  celui  de  l'oreille. 

En  un  mot,  il  n'y  a  point  d'ouvrage  écrit  originairement 
dans  une  langue,  qui  étant  traduit  dans  une  autre  ,  ne  doive  à 
certains  égards  y  perdre  plus  ou  moins  ,  et  y  gagner  plus  ou 
moins  à  d'autres.  La  seule  harmonie  du  style ,  dont  nous  par- 
lions il  n'y  a  qu'un  moment ,  peut  suffire  pour  rendre  un  écrivain 
très-rebelle  à  la  traduction.  Traduisez  Cicéron  ,  sans  lui  con- 
server cette  qualité  ,  vous  ne  ferez  qu'une  copie  informe  et  lan- 
guissante ;  et  combien  est-il  difficile  de  concilier  cette  harmonie 
avec  les  autres  qualités  qu'une  pareille  traduction  doit  avoir, 
la  justesse  du  sens  ,  la  propriété  ,  la  facilité  ,  la  simplicité  des 
termes?  Je  me  souviens  qu'ayant  voulu  autrefois  traduire,  pour 
en  orner  mes  Réflexions  sur  rélocution  oratoire  ,  la  pérorai- 
son de  Cicéron /;ro  F/«cco,  assez  peu  connue  ,  et  pourtant  bien 
digne  de  l'être  ,  je  fus  tout  à  coup  dégoûté  de  cette  entreprise 
en  me  rappelant  la  dernière  phrase  de  cette  péroraison;  Mise- 
remini familiœ  ,  Judices  ,  miseremini  fortissimi  patris ,  ■miserez 
mini  fia  ;  nomm  daris^imum  etfortissimum  ^  vd  gêner  ii  ,  vd 


26o  ËLÉMENS 

vetustatis ,  vel  homînis  causa  ,  reipublicœ  reservate.  Conserver 
tout  à  la  fois  à  cette  ^^hrase  sa  noblesse,  sa  brièveté  ,  sa  simpli- 
cité ,  sa  rondeur  ,  et  surtout  le  genre  d'harmonie  qui  lui  est 
propre  ,  est  une  entreprise  que  je  laisse  à  de  plus  habiles  que 
moi. 

Il  me  sçmble  que  la  question  tant  agitée  ,  si  les  inscriptions 
doivent  être  en  français  ou  en  latin,  peut  se  décider  aisément  par 
les  principes  qu'on  vient  d'établir.  L'inscription  doit  être  dans 
celle  des  deux  langues  qui  rendra  de  la  manière  la  plus  courte ,  la 
plus  énergique  et  la  plus  noble,  sans  dureté  ni  sécheresse,  ce  qu'oa 
veut  exprimer.  Je  doute,  par  exemple,  que  l'inscription  de  la 
statue  de  Montpellier,  A  Louis  Quatorze  âpres  sa  mort ,  fût  aussi 
bien  en  langue  latine,  Ludos'ico  decimo  quarto  ex  oculis  suhlato  ; 
comme  je  doute  que  celle  des  invalides  de  Berlin ,  Lœso  et  ïnvicto 
iniliti^  eût  pu  être  aussi  bi?n  en  français.  Cette  inscription  simple  , 
Henri JJ^,  au  bas  de  la  statue  d'un  de  nos  plus  grands  rois,  non- 
aeuleraent  dira  plus  qu'une  inscription  longue  et  fastueuse,  elle 
dira  mieux  même  que  ne  ferait  la  simple  inscription  latine,  Hen- 
ricus  decimus  quartus  ;  parce  que  la  longueur  de  ce  nom  dans  une 
langue  étrangère ,  et  le  retour  m.onotone  des  désinences  en  us  , 
nous  rappelle  moins  agréablement  l'idée  de  ce  prince,  que  le 
nom  dont  nous  avons  coutume  de  l'appekr.  fleuri  J /^ àira  mieux 
encore  que  Henri^le-Grand ,  parce  qu'il  suffit  de  son  nom  sans 
éjjithète  pour  réveiller  toute  l'idée  que  nous  avQ^is  de  ce  grand 
roi ,  et  qu'une  épithète  qui  n'ajoute  rien  à  l'idée  ,  est  inutile  et 
froide.  On  pourra  se  former  par  ce  peu  d'exemples,  sinon  des 
principes  détaillés,  au  moins  une  méthode  sûre  pour  juger,  et 
de  la  langue  dans  laquelle  une  inscription  doit  être  écrite  ,  et  des 
qualités  que  l'inscription  doit  avoir.  Une  plus  longue  discussion 
sur  ce  sujet  nous  mènerait  trop  loin  ,  et  aurait  un  rapport  trop 
éloigné  avec  la  matière  que  nous  avons  traitée  dans  cet  article. 


XIV.   MATHÉMATIQUES. 

ALGÈBRE. 

Dieu  ,  l'homme  et  la  nature  ;  voilà ,  suivant  la  division  géné- 
rale de  l'Encyclopédie  ,  les  trois  grands  objets  de  l'étude  du 
philosophe.  Nous  venons  de  voir  quelle  route  il  doit  suivre  dans 
l'étude  des  deux  premiers  ;  le  troisième  ,  quoique  moms  impor- 
tant, présente  un  champ  beaucoup  plus  vaste  ,  par  la  multitude 
des  parties  qu'il  renferme,  et  par  les  lumières  que  nous  y  pou- 
vons acquérir.  Car  telle  est  la  fatalité  attachée  à  l'esprit  humain, 


DE  PHILOSOPHIE.  o6i 

fjue  -moins  un  sujet  l'intéresse  ,  plus  il  trouve  presque  toujours 
de  facilité  pour  le  connaître;  et  cela  est  si  vrai  que  dans  l'étude 
même  de  la  nature,  les  premiers  principes  ,  dont  il  nous» impor- 
terait le  plus  d'être  instruits ,  sont  absolument  cachés  pour  nous. 
Mais  sans  nous  consumer  en  regrets  inutiles  sur  les  biens  dont 
nous  sommes  privés  ,  profitons  de  ceux  dont  il  nous  est  permis 
de  jouir. 

L'étude  de  la  nature  est  celle  des  propriétés  des  corps  ;  et  leurs 
propriétés  dépendent  de  deux  choses  ,  de  leur  mouvement  et  de 
leur  figure.  Ainsi  les  sciences  qui  s'occupent  de  ces  deux  points, 
c'est-à-dire ,  la  mécanique  et  la  géométrie ,  sont  les  deux  clefs 
indispensablement  nécessaires  de  la  physique.  La  géométrie  qui 
doit  précéder ,  comme  plus  simple ,  doit  elle-même  être  précédée 
par  une  autre  science  plus  universelle  ,  celle  qui  traite  des  pro- 
priétés de  la  grandeur  en  général ,  et  qu'on  appelle  algèbre  Deux 
raisons  doivent  donner  à  cette  science  un  rang  distingué  dans 
des  élémens  de  philosophie.  La  première  ,  c'est  que  la  connais- 
sance de  l'algèbre  facilite  infiniment  l'étude  de  la  géométrie  et 
de  la  mécanique  ,  et  qu'elle  est  même  absolument  nécessaire  à  la 
partie  transcendante  de  ces  deux  sciences  ,  dont  la  physique  , 
prise  dans  toute  son  étendue ,  ne  saurait  se  passer.  La  seconde, 
c'est  que  s'il  y  a  des  sciences  qui  doivent  avoir  place  par  préfé- 
rence dans  des  élémens  de  philosophie,  ce  sont  sans  doute  celles 
qui  renferment  les  connaissances  les  plus  certaines  accordées  à 
nos  lumières  naturelles.  Or  l'algèbre  tient  le  premier  rang  parmi 
ces  sciences  ,  puisqu'elle  est  l'instrument  des  découvertes  que 
nous  pouvons  faire  sur  la  grandeur. 

Néanmoins  toute  certaine  qu'elle  est  dans  ses  principes ,  et 
dans  les  conséquences  qu'elle  en  tire  ,  il  faut  avouer  qu'elle  n'est 
pas  encore  tout-à-fait  exempte  d'obscurité  à  certains  égcrds  (i). 
Est-ce  la  faute  de  l'algèbre  ?  ]Ne  serait-ce  pas  plutôt  celle  des 
auteurs  qui  l'ont  traitée  jusqu'ici  ?  Que  la  mécanique  ,  que  la 
géométrie  même  nous  laissent  dans  l'esprit  quelques  nuages  sur 
des  propositions  démontrées  d'ailleurs ,  on  peut  n'en  être  pas 
étonné.  L'objet  de  ces  deux  sciences  est  matériel  et  sensible,  et 
la  connaissance  parfaite  de  cet  objet  tient  à  celle  des  corps  et  de 
l'étendue  dont  nous  ignorons  la  nature.  Mais  les  principes  de 
l'algèbre  ne  portent  que  sur  des  notions  purement  intellectuelles, 
sur  des  idées  que  nous  nous  formons  à  nous-mêmes  par  abstrac- 
tion, en  simplifiant  et  en  généralisant  des  idées  premières  ;  ainsi 
ces  principes  ne  contiennent  proprement  que  ce  que  nous  y 
avons  mis  ,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  simple  dans  nos  perceptions  ; 

(i)  Pour  n'en  citer  qu'un  seul  exemple,  je  ne  connais  aucun  ouvrage  où  ce- 
qui  regarde  la  théorie  des  quaatités  négatives  soit  parfaitement  éciairci.. 


262.  ELEMENS 

jls  sont  en  quelque  façon  notre  ouvrage  ;  comment  peuvenl-iîs 
donc  ,  par  rapport  à  l'évidence ,  laisser  encore  quelque  chose  à 
désirer  ? 

Il  y  a  lieu  de  croire  que  ces  principes  avaient  dans  l'esprit  des 
inventeurs  toute  la  netteté  dont  ils  sont  susceptibles  ;  mais  rem-' 
plis  et  vivement  pénétrés  de  ce  qu'ils  concevaient ,  ces  grands 
génies  ont  cherché  le  moyen  le  plus  simple  et  le  plus  court  de 
rendre  leurs  idées;  ils  ont  en  conséquence  imaginé  des  règles  de 
calcul  qui  sont  le  résultat  et  le  précis  d'un  grand  nombre  de 
combinaisons;  et  c'est  dans  ce  résultat  extrêmement  réduit  qu'ils 
ont  caché  leur  marche;  ils  n'eu  ont  montré  que  le  terme  sans 
en  détailler  les  progrès.  L'algèbre  est  une  espèce  de  langue  qui 
a  ,  comme  les  autres,  sa  métaphysique  ;  cette  métaphysique  a 
présidé  à  la  formation  de  la  langue;  mais  quoiqu'elle  soit  impli- 
citement contenue  dans  les  règles  ,  elle  n^j  est  pas  développée  ; 
le  vulgaire  ne  jouit  que  du  résultat;  l'homme  éclairé  voit  le 
germe  qui  l'a  produit  ;  à  peu  près  comme  les  grammairiens 
ordinaires  pratiquent  aveuglément  les  règles  du  langage,  dont 
l'esprit  n'est  senti  et  aperçu  que  parles  philosophes. 

Cette  métaphysique  simple  et  lumineuse  qui  a  guidé  les  in- 
venteurs ,  est  donc  la  partie  que  le  philosophe  doit  s'appliquer 
à  développer  dans  des  élémens  d'algèbre;  les  opérations  de  calcul 
les  plus  simples  suffiront  pour  la  faire  entendre.  A  l'égard  des 
opérations  plus  compliquées  ,  qui  ne  renferment  que  des  diffi- 
cultés de  pratique  ,  on  pourra  en  supprimer  le  détail  ,  suffisam- 
ment expliqué  dans  une  infinité  d'ouvrages.  Par  ce  moyen  l'al- 
gèbre ne  tiendra  pas  beaucoup  de  place  dans  des  élémens  de 
philosophie  ;  mais  en  la  resserrant  dans  ce  peu  d'espace  ,  on 
pourrait  la  présenter  sous  une  forme  presque  entièrement  nou- 
velle. 

Il  serait  2>eut-étre  à  propos  de  ne  faire  précéder  la  géométrie 
élémentaire  que  par  la  partie  de  l'algèbre  qui  est  absolument 
nécessaire  à  cette  géométrie  ,  c'est-à-dire  ,  par  la  théorie  des 
proportions;  on  renverrait  à  la  suite  des  élémens  de  géométrie 
les  autres  recherches  dont  l'algèbre  s'occupe  ,  entre  autres  l'ana- 
lyse mathématique  ,  ou  la  méthode  pour  résoudre  les  problèmes 
par  les  secours  de  l'algèbre.  Il  y  a  cette  ditTérence  en  mathéma- 
tique, entre  l'algèbre  et  l'analyse,  que  l'algèbre  est  la  science 
du  calcul  des  grandeurs  en  général  ,  et  (jue  l'analyse  est  le 
moyen  d'employer  l'algèbre  à  la  solution  des  problèmes.  L'u- 
sage que  l'analyse  mathématique  fait  de  l'algèbre,  pour  trouver 
les  inconnues  au  moyen  des  connues ,  est  ce  qui  la  distingue 
de  l'analyse  logique,  qui  n'est  autre  chose  en  général  que  l'art 
de  découvrir  ce  qu'on  ne  connaît  pas  par  le  moyen  de  ce  qu'oE 


DE  PHILOSOPHIE.  263 

connaît.  Tout  algebriste  se  sert  de  l'analyse  logique  pour  com- 
mencer et  pour  conduire  le  calcul  ;  mais  en  même  temps  le  secours 
de  l'algèbre  facilite  extrêmement  l'application  de  cette  analyse  à 
!a  solution  des  problèmes.  (  J^oyez  le  paragraphe  suivant.) 


§  XI.  Eclaircissement  sur  les  élëmens  d* Algèbre. 

L'iMPERFECTiox  quc  nous  avons  remarque'e  dans  plusieurs  des 
notions  que  donnent  pour  l'ordinaire  les  élémens  de  géométrie, 
ne  se  rencontre  guère  moins  dans  celles  que  présentent  la  plupart 
des  élémens  d'algèbre  ;  quelques  exemples  en  seront  la  preuve. 

La  première ,  en  un  sens  la  plus  essentielle  des  définitions 
que  ces  élémens  doivent  offrir ,  est  celle  de  l'algèbre  même.  Il 
semble  que  les  auteurs  d'élémens  se  soient  mis  peu  en  yjeine  de 
donner  une  idée  nette  de  la  nature  de  cette  science  et  de  son 
objet.  Les  uns  disent  que  c'est  l'art  de  faire  sur  les  lettres  de 
l'alphabet  les  mêmes  opérations  qu'on  fait  sur  les  chiffres  ;  défi- 
nition ridicule  à. tous  égards.  Les  autres  se  bornent  à  dire  que 
c'est  la  science  du  calcul  des  grandeurs  en  général;  définition 
plus  exacte  ,  mais  qui  a  besoin  d'être  plus  développée  qu'elle  ne 
l'est  ordinairement  par  les  auteurs  élémentaires. 

Il  faut  d'abord  partir  de  ce  principe  ,  que  le  calcul  des  gran- 
deurs ne  peut  consister  qu'à  déterminer  le  rapport  des  gran- 
deurs entre  elles.  Or  il  y  a ,  comme  on  le  verra  à  la  fin  du 
paragraphe  XII,  deux  sortes  de  rapports;  les  uns  qui  peuvent 
être  exprimés  exactement  par  des  nombres,  soit  entiers,  soit 
rompus;  les  autres,  qu'on  appelle  incommensurables,  et  qui  ne 
peuvent  être  exprimés  par  des  nombres  que  d'une  manière  ap- 
prochée ,  mais  qui  peuvent  être  représentés ,  ou  qu'on  peut 
imaginer  être  représentés  d'une  autre  manière,  par  exemple,  par 
les  rapports  d'une  ligne  à  une  autre.  Nous  allons  faire  voir  d'a- 
bord quelle  est  l'utilité  des  caractères  algébriques  pour  repré- 
senter les  nombres  proprement  dits  ,  et  les  raj3ports  qu'ils  expri- 
ment ;  nous  verrons  ensuite  l'utilité  de  ces  mêmes  caractères 
pour  représenter  les  rapports  incommensurables. 

Pour  sentir  quel  est  l'avantage  d'exprimer  les  nombres  par 
des  caractères  algébriques,  il  faut  remarquer  que  l'arithmétique 
ordinaire  a  deux  sortes  de  principes.  Les  uns  sont  dépendans 
des  signes  ou  chiffres  par  lesquels  on  exprime  les  nombres,  et 
ce  sont  ceux  qu'on  appelle  proprement  règles  de  l'arithmétique  j 
règles  qui  sont  attachées  à  la  nature  de  ces  signes,  et  qui  se- 
raient différentes,  si  au  lieu  de  dix  caractères  dont  nous  nous 
servons  pour   exprimer  tous  les  nombres  possibles,  nous   en 


^^i  ÉUÉMENS 

avions  un  plus  grand  ou  un  plus  petit  nombre ,  ou  si  au  lieiï 
de  disposer  ces  caractères  comme  nous  le  faisons  ponr  exprimer 
les  nombres,  nous  les  disposions  autrement,  et  que  par  là  nous 
changeassions  et  leur  valeur  intrinsèque  et  leur  valeur  relative. 
Mais  outre  les  principes  sur  lesquels  sont  fondées  ces  règles, 
l'ariliimétique  en  a  d'autres  plus  généraux,  indépendans  des 
signes  par  lesquels  on  peut  exprimer  les  nombres ,  et  unique- 
ment attachés  à  la  nature  des  nombres  mêmes  ;  tels  sont  ceux-ci. 

Si  on  retraiiche  un  plus  petit  nombre  d'un  phis  grand ,  et  qu'on 
ajoute  au  plus  petit  nombre  ce  qui  résultera  de  cette  opération , 
on  aura  le  plus  grand  nombre. 

Le  produit  de  deux  nombres ,  divise  par  Vun  des  deux  produi- 
sans,  donne  l'autre  produisant. 

Le  j.Toduit  du  quotient  d'une  division  par  le  diviseur  doit 
rendre  le  dividende.  On  pourrait  en  énoncer  plusieurs  autres 

Ces  sortes  de  prin(;ipes  n'étant  réellement  que  des  projDriétés 
générales  des  rapports  ou  des  nombres  qui  ont  lieu  pour  quel- 
ques nombres  que  ce  soit,  et  de  quelque  manière  que  ces 
nombres  soient  désignés  ,  il  s'ensuit  d'abord  que  ces  propositions 
gi^riérales  peuvent  être  mises  sous  les  yeux  de  la  manière  la  plus 
claire  el  la  plus  simple,  en  supposant  les  nombres  représentés 
par  des  caractères  généraux;  on  a  choisi  pour  exprimer  ces 
caractères  les  lettres  de  l'alphabet,  comme  étant  |>lus  connues, 
et  d'un  usage  plus  familier  et  plus  universel.  Première  utilité  de 
l'algèbre,  de  >ervir  à  représenter  et  à  démontrer  d'une  manière 
simple  et  facile  les  vérités  qui  ont  rapport  aux  propriétés  géné- 
rales des  nombres. 

Ce  n'est  pas  tout.  Comme  il  y  a  des  propriétés  générales  des 
nombres  indépendantes  de  la  manière  dont  ils  sont  exprimés , 
il  doit  y  avoir  aussi  pour  le  calcul  des  nombres,  des  principes 
généraux  par  le  moyen  desquels  on  pourra  exprimer,  de  la 
manière  la  plus  simple  et  la  plus  abrégée  qu'il  sera  possible, 
le  résultat  de  la  combinaison  de  ces  nombres,  et  des  opé- 
rations qui  seront  la  suite  de  cette  combinaison.  Les  règles 
pour  trouver  ce  résultat  sont  les  règles  de  l'algèbre.  Ainsi  l'ad- 
dition algébrique  n'est  autre  chose  que  le  moyen  d'exprimer 
delà  manière  la  plus  courte  et  la  plus  simple  le  résultat  de  l'ad- 
dition de  plusieurs  nombres  ,  en  ne  donnant  à  ces  nombres 
aucune  valeur  particulière  ;  il  en  est  de  même  de  la  soustraction, 
et  des  autres  règles. 

L'utilité  de  ces  règles  ne  se  borne  pas  à  représenter  de  la 
manière  la  plus  simple  le  résultat  des  opérations  qu'on  peut 
faire  sur  les  nombres  en  général.  Supposons  qu'un  ou  plusieurs 
nombres,  ou  eu  général  une  ou  plusieurs  quantités  (car  on  a. 


DE  PHILOSOPHIE.  265 

déjà  dit  que  toute  quantité  pouvait  être  représente'e  par  un 
nombre),  soient  exprimés  par  des  caractères  algébriques;  suppo- 
sons de  plus  qne  ces  nombres  soient  connus  et  donnés,  et  qu'on 
propose  de  trouver  un  ou  plusieurs  autres  nombres  qui  dépendent 
des  nombres  donnés  par  de  certaines  conditions  ,  il  est  évident 
I".  que  par  la  généralité  des  caractères  algébriques,  on  peut 
eîi primer  ces  conditions  supposées  entre  les  nombres  cherchés 
et  les  uombres  donnés.  2°.  Que  par  la  généralité  des  opérations 
algc'briques,  on  pourra  pratiquer  également  ces  opérations  sur 
les  nombres  cherchés  comme  sur  les  nombres  donnés.  Or ,  en 
vert'i  de  ces  opérations,  l'algèbre  enseigne  à  dégager  les  nombres 
cherchés  d'avec  les  nombres  donnés  ,  en  sorte  qu'on  ait  la  valeur 
des  premiers  exprimée  de  la  manière  la  plus  simple  par  un 
résultat  qui  ne  contiendra  plus  que  les  seconds  ;  et  les  opérations 
que  ce  résultat  indique  étant  pratiquées  sur  tels  nombres  qu'on 
voudra,  pris  à  volonté,  donneront  la  valeur  des  nombres  cher- 
chés qui  seront  relatifs  à  ces  nombres  pris  à  volonté,  suivant  les 
conditions  exigées  et  proposées. 

Je  ne  sais  s'il  est  possible  de  donner  une  notion  plus  nette  de 
l'algèbre  à  ceux  qui  n'en  ont  aucune.  Peut-être  ce  qu'on  vient 
de  dire  ne  sera-t-il  pas  encore  assez  développé  pour  eux  ;  mais 
peut-être  est-il  nécessaire  d'être  au  moins  initié  dans  cette 
snence  pour  pouvoir  s'en  former  une  idée  précise  ;  je  ne  doute 
point  que  ceux  qui  seront  dans  ce  dernier  cas  ne  trouvent  juste 
et  exacte  celle  que  nous  venons  d'exposer.  C'est  sans  doute 
d'après  une  notion  semblable  que  Newton  a  donné  à  l'algèbre 
le  nom  (ï Arithmétique  universelle;  dénomination  qui  en  effet 
exprime  et  renferme  ce  que  nous  venons  de  dire  sur  le  véri- 
table objet  et  la  nature  de  cette  science. 

Après  avoir  fait  sentir  l'utilité  des  caractères  algébriques  pour 
exprimer  les  nombres  proprement  dits ,  il  sera  plus  facile  encore 
d'en  faire  sentir  l'utilité  pour  exprimer  les  rapports  incommen- 
S'irables.  En  premier  lieu  ,  ces  rapports  ont,  pour  ainsi  dire  ,  un 
droit  de  plus  que  les  nombres  à  pouvoir  être  représentés  par 
des  caractères  algébriques;  puisque  ces  caractères  n'ayant  point, 
comme  les  nombres,  de  valeur  fixe  et  déterminée,  n'en  sont 
que  p'us  propres  à  désigner  des  rapports  qui  ne  peuvent  être 
exprimés  exactement  par  des  nombres.  En  second  lieu  ,  les 
principes  généraux  énoncés  ou  indiqués  ci-dessus,  sur  les  pro- 
priétés générales  des  nombres  et  sur  les  résultats  du  calcul 
qu'on  en  peut  faire ,  principes  qui  servent  de  base,  comme  nous 
l'avons  dit,  au  calcul  algébrique,  ont  également  lieu  pour  les 
rapports  incommensurables.  De  même ,  par  exemple  ,  qu'on 
double,  qu'on  triple,  qu'on  quadruple  un  nombre  ordinaire  en 


:z6(j  ELEMENS 

le  multipliant  par  2,  par  3,  par  4,  on  double,  on  triple,  on 
quadruple  un  rapport  incommensurable  en  le  multipliant  par  2  , 
par  3,  par  4?  etc.  ;  on  le  réduit  pareillement,  ainsi  que  tout 
nombre  ,  à  la  moitié  ,  au  tiers,  au  quart,  en  le  divisant  par  2  , 
par  3,  par4î  etc.  Il  en  est  de  même  d'une  infinité  d'autres 
Terités  semblables,  également  communes  à  toutes  sortes  de 
rapports ,  soit  exprimables  par  des  nombres  ,  soit  incommen- 
surables. En  un  mot,  toutes  les  vérités  sur  les  nombres,  les- 
quelles ne  supposeront  pas,  ou  l'idée  de  nombres  entiers  en 
général,  ou  celle  de  tel  nombre  en  particulier,  ou  la  manière 
d'écrire  ou  de  désigner  les  nombres  par  notre  calcul  arithmé- 
tique ordinaire,  toutes  ces  vérités  auront  également  lieu  pour 
les  rapports  incommensurables.  Le  calcul  algébrique,  qui  ne 
considère  les  rapports  et  les  nombres  que  de  la  manière  la  plus 
générale  et  la  plus  abstraite  ,  s'étend  donc  et  s'applique  a:\x 
rapports  incommensurables  ,  et  même  encore  plus  parfaitement 
à  ces  rapports  qu'aux  nombres  proprement  dits  ;  et  sous  ce 
nouveau  point  de  vue  ,  il  mérite  encore  à  plus  juste  titre  le  nom 
f^ arilhmétj'que  universelle. 

Nous  verrons  dans  le  paragrapbe  XIII  ,  d'après  les  notions 
que  nous  venons  de  donner  de  l'algèbre ,  comment  elle  s'ap- 
plique à  la  géométrie.  Mais  avant  que  de  finir  ,  exposons  encore 
quelques  unes  des  fausses  idées  qu'on  peut  reprocher  au  commun 
des  algébristes.  Elles  serviront,  pour  ainsi  dire,  de  preuves  jus- 
tificatives apportées  d'avance  de  ce  que  nous  dirons  dans  l'un 
des  articles  suivans  ,  sur  l'abus  de  la  métaphysique  en  géométrie, 
et  surtout  en  algèbre  ;  et  les  idées  nettes  et  précises  que  nous 
tâcherons  ici  de  substituera  ces  idées  fausses,  pourront  montrer 
en  même  temps  un  essai  de  la  vraie  métaphysique  dont  ces 
sciences  sont  susceptibles. 

Les  auteurs  ordinaires  d'élémens  ne  pèchent  pas  seulement 
par  le  peu  de  soin  qu'ils  ont  de  donner  une  idée  nette  de  l'al- 
gèbre et  de  son  but,  mais  encore  par  le  peu  d'exactitude  des 
notions  qu'ils  attachent  à  certaines  expressions.  Pour  abréger, 
je  me  bornerai  à  la  notion  des  quantités  négatives.  Les  uns  re- 
gardent ces  quantités  comme  au-dessous  de  rien,  notion  absurde 
en  elle-même  :  les  autres ,  comme  exprimant  des  dettes,  notion 
trop  bornée  ,  et  par  cela  seul  peu  exacte  :  les  autres  ,  comme  des 
quantités  qui  doivent  être  prises  dans  un  sens  contraire  aux 
quantités  qu'on  a  supposées  positives  ;  notion  dont  la  géométrie 
fournit  aisément  des  exemples, mais  qui  est  sujette  à  de  fréquentes 
exceptions;  puisqu'il  est  aisé  de  faire  voir,  par  des  exemples 
tirés  aussi  de  la  géométrie  ,  que  des  quantités  représentées  par 
le  calcul  avec  le  signe  négatif,  doivent  quelquefois  être  prises 


DE  PHILOSOPHIE.  267 

du  même  sens  que  les  quantités  caractérisées  par  le  signe  positif. 
Qu'est-ce  donc  que  les  quantités  négatives  ?  Il  en  faut  distinguer 
de  deux  espèces. 

Les  premiers,  par  leur  signe  négatif,  indiquent  une  fausse 
supposition  qui  a  été  faite  dans  l'énoncé  du  problème ,  suppo- 
sition redressée  par  la  solution.  Si  on  demande  un  nombre  qui 
ajouté  à  20  fasse  i5 ,  on  trouvera  5  avec  le  signe  négatif;  ce  qui 
marque  qu'il  aurait  fallu  énoncer  le  problème  en  cette  sorte; 
trouver  un  nombre  tel  qu  étant  retranché  de  20 ,  et  non  ajouté , 
le  résultat  de  V opération  soit  i5.  En  voilà  autant  qu'il  est  né- 
cessaire pour  donner  ici  la  vraie  notion  de  cette  première  espèce 
de  quantités  négatives  qui  se  rencontrent  à  tout  moment  dans 
les  solutions  de  problèmes. 

La  seconde  espèce  de  quantités  négatives  se  rencontre  prin- 
cipalement dans  les  problèmes  oii  le  résultat  du  calcul  paraît 
présenter  plusieurs  solutions  ;  elles  indiquent  alors  des  solutions 
du  même  problème,  envisagé  sous  un  point  de  vue  un  peu  dif- 
férent de  celui  que  l'énoncé  suppose,  mais  toujours  analogue  à 
ce  preuiier  sens. 

Les  quantités  négatives  de  la  première  espèce  montrent  la  gé- 
néralité et  l'avantage  du  calcul  algébrique,  qui  redresse,  pour 
ain  i  dire  ,  le  calculateur  en  partant  de  la  supposition  même  qui 
aurait  du  l'égarer.  Les  quantités  négatives  de  la  seconde  espèce 
montrent  tout  à  la  fois ,  et  la  richesse  de  cette  science  qui  fait 
trouver  dans  la  solution  du  problème  jusqu'aux  choses  qu'on  ne 
demandait  pas ,  et  en  même  temps ,  si  on  ose  le  dire ,  l'imper- 
fection du  calcul,  qui ,  en  donnant  ce  qu'on  ne  cherche  pas  et 
qu'on  ne  lui  demande  point ,  ne  donne  pas  toujours  ce  qu'on  lui 
demande  avec  toute  la  perfection  qu'on  pourrait  exiger.  C'est  ce 
qui  n'arrive  que  trop  dans  les  questions  algébriques;  la  solution 
d'un  problème  qui  n'en  a  quelquefois  réellement  qu'une  seulepos- 
sible  (dans  le  sens  oii  il  a  été  proposé),  est  souvent  incorporée  el 
comme  amalgamée  avec  plusieurs  autres  solutions  de  problèmes 
analogues,  mais  différens;  solutions  qui,  enveloppant  et  masquant, 
pour  ainsi  dire,  la  première,  la  rendent  plus  difficile  à  découvrir. 
Ceux  qui  ont  quelque  connaissance  de  ce  qu'on  appelle  en  al- 
gèbre la  théorie  des  équations  ,  savent  par  expérience  la  vérité 
de  ce  que  nous  venons  de  dire.  Mais  en  voilà  assez  sur  ce  sujet, 
pour  ne  pas  rebuter  ceux  de  nos  lecteurs  à  qui  les  élémens  de 
cette  science  sont  absolument  inconnus. 


268  ÉLÉMENS 


XV.  GÉOMÉTRIE. 

Muni  des  premières  notions  de  l'algèbre,  le  philosophe  s'en 
sert  pour  passer  à  la  géométrie ,  qui  est  la  science  des  propriétés 
de  l'étendue  ,  en  tant  qu'on   la  considère  comme  simplement 
étendue  et  figurée.  (  Voyez  Eclaircissement,  §  XII,  p.  207.  ) 
C'est  pour  déterminer  plus  facilement  les  propriétés  de  l'étendue, 
comme  nous  l'avons  dit  ailleurs  ,  qu'on  y  considère  d'abord  une 
seule  dimension  ,  c'est-à-dire  la  longueur  ou  la  ligne ,  ensuite 
deux  dimensions  qui  constituent  la  surface^  enfin  les  trois  dimen- 
sions ensemble  d'oli  résulte  la  solidité.  C'est  donc  par  une  simple 
abstraction  de  l'esprit  que  le  géomètre  envisage  les  lignes  comme 
sans  largeur,  et  les  surfaces  comme  sans  profondeur.  Ainsi  les 
ventés  que  la  géométrie  démontre  sur  l'étendue  sont  des  vérités 
purement  hypothétiques.  Ces  vérités  cependant  n'en  sont  pas 
moms  utiles,  eu  égard  aux  conséquences  pratiques  qui  en  ré- 
sultent. Il  est  aisé  de  le  faire  sentir  par  une  comparaison  tirée 
de  la  géométrie  même.  On  connaît  dans  cette  science  des  lignes 
courbes   qui  doivent  s'approcher  continuellement  d'une   ligne 
droite  ,  sans  la  rencontrer  jamais,  et  qui  néanmoin>  ,  étant  tra- 
cées sur  le  papier,  se  confondent  sensiblement  avec  cette  ligne 
droite  au  bout  d'un  assez  petit  espace.  Il  en  est  de  même  des 
positions  de  géométrie  ;    elles   sont  la  limite  intellectuelle  des 
ventés   physiques ,  le  terme  dont  celles-ci  peuvent  approcher 
aussi  près  qu'on  le  désire,  sans  jamais  y   arriver  exactement. 
Mais  si  les  théorèmes  mathématiques   n'ont  pas  rigoureusement 
lieu  dans  la  nature,  ils  servent  du  moins  à  résoudre  ,  avec  une 
précision  suffisante  pour  la  pratique  ,   les  différentes  questions 
qu'on  peut  se  proposer  sur  l'étendue.  Dans  l'univers  il  n'y  a  point 
de  cercle  parfait  ;  mais  plus  un  cercle  approchera  de  l'être,  plus 
il  approchera  des  propriétés  rigoureuses  du  cercle  parfait  que 
la  géométrie  démontre  ;  et  il  peut  en  approcher  à  un  degré  suf- 
fisant jDour  notre  usage.  Il  en  est  de  même  des  autres  figures 
dont  la  géométrie  détaille  les  propriétés.   Pour  démontrer  en 
toute  rigueur  les  vérités  relatives  à  la  figure  des  corps  ,  on  est 
obligé  de  supposer  dans  cette  figure  une  perfection  arbitraire 
qui  n'y  saurait  être.  En  effet,  si  le  cercle,  par  exemple,  n'est 
pas  supjDosé  rigoureux,  il  faudra  autant  de  théorèmes  différens 
sur  le  cercle  qu'on  imaginera  de  figures  différentes  plus  ou  moins 
approchantes  du  cercle  parfait;  et  ces  figures  elles-mêmes  pour- 
ront encore  être  absolument  hypothétiques  ,  et  n'avoir  point  de 
modèle  existant  dans  la  nature.  Les  lignes  qu'on  considère  dans 


DE  PHILOSOPHIE.  2G9 

la  géométrie  usuelle,  ne  sont  ni  parfaitement  droites,  ni  par- 
faitement courbes  ,  les  surfaces  ne  sont  ni  parfaitement  planes, 
ni  parfaitement  curvilignes;  mais  il  est  nécessaire  de  les  sup- 
poser telles,  jDour  arriver  à  des  vérités  fixes  et  déterminées 
dont  on  puisse  faire  ensuite  l'application  plus  ou  moins  exacte 
aux  lignes  et  aux  surfaces  physiques. 

Ces  réflexions  suffiront  pour  répondre  à  deux  espèces  de  cen- 
seurs de  la  géométrie  ;  les  uns,  ce  sont  les  sceptiques  ,  accusent 
les  théorèmes  mathématiques  de  fausoelé ,  comme  supposant  oe 
qui  n'existe  pas;  les  autres,  ce  sont  les  physiciens  iguorans  en 
mathématique ,  regardent  les  vérités  de  géométrie  comme  fon- 
dées sur  des  hypothèses  arbitraires  ,  et  comme  des  jeux  d'esprit 
qui  n'ont  point  d'application.  L'usage  qu'on  fait  tous  les  jours 
de  la  géométrie  spéculative  pour  résoudre  les  questions  de  géo- 
métrie pratique,  doit  fermer  la  bouche  aux  uns  et  aux  autres. 

La  seule  manière  de  bien  traiter  les  élémens  d'une  science 
exacte  et  rigoureuse  ,  c'est  d'y  mettre  toute  la  rigueur  et  l'exac- 
titude possible.  Nous  doutons  ,  par  cette  raison  ,  si  on  doit  abso- 
lument suivre  dans  des  élémens  de  géométrie  la  méthode  des 
inventeurs.  Une  telle  méthode  engage  presque  nécessairement 
à  supposer  comme  vraies  différentes  propositions  que  les  inven- 
teurs ont  aperçues  comme  d'un  coup  d'œil ,  mais  dont  la  démons- 
tration est  nécessaire  en  rigueur  géométrique. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'algèbre.  Comme  c'est  une  science 
purement  intellectuelle  et  abstraite  ,  dont  l'objet  n'existe  point 
hors  de  nous,  non-seulement  on  peut  la  traiter  d'une  manière 
également  facile  et  rigolireuse  en  s'assujétissant  à  la  marche  des 
inventeurs  ,  mais  c'est  la  meilleure  méthode  qu'on  puisse  em- 
ployer pour  développer  les  élémens  de  cette  science.  Il  sufSt 
pour  cela  de  suivre  l'ordre  naturel  des  opérations  de  l'esprit,  en 
s'épargnant  seulement  les  tentatives  inutiles  ou  fausses,  que  tout 
inventeur  fait  presque  nécessairement  avant  d'arriver  au  but 
qu'il  se  propose. 

Nous  sommes  pourtant  bien  éloignés  de  désapprouver  sans  res- 
triction l'usage  qu'on  peut  faire  dans  des  élémens  de  géométrie 
de  la  méthode  des  inventeurs.  Comme  elle  a  le  précieux  avan- 
tage de  piquer  la  curiosité,  de  faire  pressentir  à  chaque  pas  celui 
qui  doit  suivre  ,  et  de  ne  point  effrayer  l'esprit  par  un  appareil 
trop  scientifique,  nous  la  croyons  très-propre  à  ceux  qui  n'ont 
pas  pour  but  de  se  rendre  profonds  mathématiciens  ;  mais  les 
esprits  que  la  nature  a  destinés  à  faire  ^des  progrès  dans  cette 
science,  doivent  préférer  la  méthode  rigoureuse. 

Cependant,  pour  arriver  à  cette  rigueur  exacte  ,  il  ne  faut  pas 
cUerclier  une  rigueur  imaginaire.  Nous  avons  déjà  vu  de  quelle 


270  ÉLÉMENS 

inutilité  sont  pour  cet  objet  les  axiomes  dont  les  géomètres  font 
si  souvent  usage  ;  nous  avons  observé  dejDlus  qu'en  géométrie  on 
doit  supposer  l'étendue  telle  que  tous  les  hommes  la  conçoivent, 
sans  se  mettre  en  peine  des  objections  et  des  subtilités  scolas- 
tiques  ;  ajoutons  qu'on  doit  supposer  de  même  dans  les  élémens 
de  géométrie  les  idées  abstraites  de  surface  plane  et  de  ligne 
droite  ,  sans  faire  de  vains  efforts  pour  réduire  ces  idées  à  qisel- 
que  notion  plus  simple.  N'imitons  pas  un  géomètre  moderne,  qui  , 
par  la  seule  idée  d'un  fil  tendu,  croit  pouvoir  démontrer  les  pro- 
priétés de  la  ligne  droite  indépendamment  du  plan  ;  et  qui  ne  se 
permet  pas  même  cette  hypothèse  ,  qu'on  peut  imaginer  une 
ligne  droite  menée  d'un  point  à  un  autre  sur  une  surface  plane  ^ 
comme  si  la  supposition  d'un  fil  tendu  pour  représenter  une 
ligne  droite  ,  était  plus  simple  et  plus  rigoureuse  que  l'hypothèse 
dont  on  vient  de  parler;  ou  plutôt  comme  si  cette  supposition 
n'avait  pas  l'inconvénientde  représenter  par  une  image  physique, 
imparfaite  et  grossière  ,  une  hypothèse  mathématique  et  rigou- 
reuse. 

Nous  ne  prétendons  pas  pour  cela  qu'on  doive  supprimer  des 
élémens  de  géométrie  les  définitions  de  la  surface  plane  et  de  la 
ligne  droite.  Ces  définitions  sont  nécessaires;  car  on  ne  saurait 
connaître  les  propriétés  des  lignes  droites  et  des  surfaces  planes 
sans  partir  de  quelque  propriété  simple  de  ces  lignes  et  de  ces 
surfaces,  qui  puisse  être  aperçue  à  la  première  vue  de  l'esprit, 
et  par  conséquent  être  prise  pour  leur  définition.  Ainsi  on  dé- 
finit la  ligne  droite  ,  la  ligne  la  plus  courte  qu'on  puisse  mener 
d'un  point  à  un  autre  ,  et  la  surface  plane,  celle  à  laquelle  une 
ligne  droite  se  peut  appliquer  en  tout  sens.  Mais  ces  deux  défi- 
nitions, quoique  peut-être  préférables  à  toutes  celles  qu'on 
pourrait  imaginer,  ne  renferment  pas  l'idée  primitive  que  nous 
nous  formons  de  la  ligne  droite  et  de  la  surface  plane;  idée  si 
simple ,  et  pour  ainsi  dire  si  indivisible  et  si  une  ,  qu'une  défi- 
nition ne  peut  la  rendre  plus  claire  ,  soit  par  la  nature  de  cette 
idée  même,  soit  par  l'imperfection  du  langage. 

En  général  ,  les  définitions  sont  ce  qui  mérite  le  plus  d'atten- 
tion dans  des  élémens  de  géométrie  ,  et  d'où  dépend  surtout  la 
perfection  de  ces  élémens.  C'est  pourtant  ce  qu'on  a  le  plus 
souvent  négligé  dans  les  élémens  modernes.  Nous  n'en  citerons 
qu'un  exemple.  L'auteur  de  VArt  de  penser  définit  l'angle, 
l'ouverture  de  deux  lignes  qui  se  rencontrent  ;  et  il  reprend  Ëu- 
clide  d'avoir  appelé  l'angle  un  espace  :  la  définition  d'Euclide 
peut  être  défectueuse,  mais  ce  n'est  pas  par  le  côté  qu'on  lui 
reproche  ;  car  l'idée  de  l'ouverture  formée  par  deux  lignes  sup- 
pose nécessairement  celle  de  l'espace  que  ce^  lignes  renferment. 


DE  PHILOSOPHIE.  271 

Outre  les  définitions  auxquelles  on  ne  saurait  apporter  trop 
de  soin,  le  philosophe  doit  encore  avoir  égard,  dans  les  éiémens 
de  géométrie,  à  deux  autres  points  très-importans  ;  aux  propo- 
sitions fondamentales  et  à  la  manière  de  démontrer. 

Les  propositions  fondamentales  peuvent  être  réduites  à  deux  ; 
la  mesure  des  angles  par  les  arcs  de  cercle  ,  et  le  principe  de  la 
superposition.  Ce  dernier  principe  n'est  point  ,  comme  l'ont 
prétendu  plusieurs  géomètres,  une  méthode  de  démontrer  peu 
exacte  et  purement  mécanique.  La  superposition  ,  telle  que  les 
mathématiciens  la  conçoivent ,  ne  consiste  pas  à  appliquer  gros- 
sièrement une  figure  sur  une  autre  ,  pour  juger  par  les  yeux  de 
leur  égalité  ou  de  leur  différence ,  comme  un  ouvrier  applique 
son  pied  sur  une  ligne  pour  la  mesurer  ;  elle  consiste  à  imaginer 
une  figure  transportée  sur  une  autre  ,  et  à  conclure  de  l'égalité 
supposée  de  certaines  parties  des  deux  figures  ,  la  coïncidence 
de  ces  parties  entre  elles ,  et  de  leur  coïncidence  la  coïncidence 
du  reste  ;  d'oii  résulte  l'égalité  et  la  similitude  parfaite  des  figu- 
res entières.  Cette  manière  de  démontrer  a  donc  l'avantage, 
non-seulement  de  rendre  les  vérités  palpables  ,  mais  d'être  en- 
core la  plus  rigoureuse  et  la  plus  simple  qu'il  est  possible,  en 
un  mot,  de  satisfaire  l'esprit  en  parlant  aux  yeux. 

Les  démonstrations  qu'on  peut  employer  en  géométrie  sont 
de  deux  espèces  ,   directes  ou  indirectes.    Les  premières    sont 
immédiatement  déduites  de  la  notion  même  de  l'objet  dont  on 
veut  établir  quelque  propriété  ;  ce  sont  celles  qu'on  doit  em- 
ployer de  préférence ,  parce  qu'elles  éclairent  en  même  temps 
qu'elles  convainquent.  Mais  si  le  nombre  de  nos  connaissances 
certaines  est  fort  petit ,  celui  de  nos  connaissances  directes  l'est 
encore  davantage.  Nous  ignorons ,  par  rapport  à  un  grand  nom- 
bre d'objets  ,  ce  qu'ils  sont  et  ce   qu'ils  ne  sont  pas  ;   et  nou.«; 
n'avons  sur  beaucoup  d'autres  que  des  idées  négatives ,   c'est- 
à-dire  ,  nous  savons  ce  qu'ils  ne  sont  pas  bien  mieux  que  ce  qu'ils 
sont  ;  heureux  encore  dans  notre  indigence  de  posséder  cette 
connaissance  imparfaite  et  tronquée ,  qui  n'est  qu'une  manière 
un  peu  plus  raisonnée  et  un  peu  plus  douce  d'être  ignorans.  Or, 
dans  tous  ces  cas  ,  on  sera  forcé  d'avoir  recours  aux  démons- 
trations indirectes.  Les  principales  démonstrations  de  ce  genre 
sont  connues  sous  le  nom  de  réduction  à  V absurde  ;  elles  con- 
sistent à  prouver  une  vérité  par  les  absurdités  qui  s'ensuivraient 
si  on  ne  l'admettait  pas.  Dans  cette  classe  doivent  être  placées 
toutes  les  démonstrations  qui  regardent  les  incommensurables  , 
c'est-à-dire  ,  les  grandeurs  qui  n'ont  aucune  commune  mesure 
entre  elles.  En  effet ,  l'idée  de  l'infini  entre  nécessairement  dans 
celle  de  ces  sortes  de  quantités;  ornous  n'avons  de  l'infini  qu'une 


272  ÉLÉMENS 

idée  négative,  puisque  nous  ne  le  concevons  que  par  la  ne'gatiou 
du  fini;  le  mol  même  d'infini  en  est  la  preuve. 

Tout  ce  que  nous  avons  dit  jusqu'à  présent  sur  la  manière  de 
bien  traiter  les  ëlémens  de  géométrie  ,  doit  nous  faire  conclure 
que  de  tels  élémens  ne  sont  pas  l'ouvrage  d'un  géomètre  ordi- 
naire ;  qu'il  n'y  a  même  aucun  géomètre  au-dessus  d'une  pa- 
reille entreprise  ,  et  que  les  Descartes ,  les  Newton  ,  les  Leibnitz 
n'eussent  pas  été  de  trop  pour  la  bien  exécuter.  Cependant  il 
n'y  a  peut-être  point  de  science  dans  laquelle  on  ait  tant  mul- 
tiplié les  élémens ,  sans  compter  ceux  dont  nous  serons  sans 
doute  accablés  encore  ;  et  on  peut  remarquer  que  parmi  cette 
m.ultitude  de  géomètres  élémentaires,  il  n'y  en  a  presque  pas  un 
qui,  dans  sa  préface,  ne  dise  plus  ou  moins  de  mal  de  ses  pré- 
décesseurs. Un  ouvrage  en  ce  genre  ,  qui  serait  au  gré  de  tout  le 
m.onde  ,  est  encore  à  faire  ;  mais  c'est  peut-être  une  entreprise 
chimérique  que  de  prétendre  faire  au  gré  de  tout  le  monde  un 
pareil  ouvrage.  Les  différentes  vues  dans  lesquelles  on  peut 
étudier  les  élémens  de  géométrie  ,  rendent  ces  élémens  suscep- 
tibles de  différentes  formes  dont  chacune  peut  avoir  son  avan- 
tage. I!  ne  s'agit  ici  que  de  savoir  quelle  eat  la  meilleure  qu'on 
puisse  leur  donner  dans  des  élémens  de  philosophie  ;  et  c'est  sur 
quoi  nous  avons  taché  de  proposer  nos  vues. 

Mais  ce  qui  rend  la  plupart  des  élémens  de  géométrie  si  dé- 
fectueux ,  c'est  moins  encore  le  plan  suivant  lequel  on  les  traite, 
que  l'incapacité  de  ceux  qui  l'exécutent.  Ces  élémens  sont  pour 
l'ordinaire  l'ouvrage  des  mathématiciens  médiocres  ,  dont  les 
connaissances  finissent  où  se  termine  leur  livre  ,  et  qui  par  cela 
même  sont  incapables  de  faire  en  ce  genre  un  livre  utile.  Car  il 
ne  faut  pas  s'imaginer  que  pour  avoir  efïïeuré  les  principes  d'une 
science  ,  on  soit  en  état  de  l'enseigner.  C'est  à  ce  préjugé,  fruit  de 
la  vanité  et  de  l'ignorance,  qu'on  doit  attribuer  l'extrême  disette 
oii  nous  sommes  presque  en  chaque  science  de  bons  élémens. 
L'élève  à  peine  sorti  des  premiers  sentiers  ,  encore  frappé  des 
difficultés  qu'il  a  éprouvées ,  et  que  souvent  même  il  n'a  sur- 
montées qu'en  partie  ,  entreprend  de  les  faire  connaître  et  sur- 
monter aux  autres.  Censeur  et  plagiaire  tout  ensemble  de  ceux 
qui  l'ont  précédé,  il  copie,  transforme,  étend,  renverse,  resserre, 
obscurcit,  prend  ses  idées  informes  et  confuses  pour  des  idées 
claires ,  et  l'envie  qu'il  a  d'être  auteur  pour  le  désir  d'être  utile. 
C'est  un  homme  qui  ayant  parcouru  un  labyrinthe  à  tâtons  , 
croit  pouvoir  en  donner  le  plan.  D'un  autre  côté,  les  maîtres 
de  l'art ,  qui  par  une  étude  longue  et  assidue  en  ont  vaincu  les 
ditficultés  et  connu  les  finesses  ,  dédaignent  de  revenir  sur  leurs 
pas  pour  faciliter  aux  autres  le  chemin  qu'ils  ont  eu  tant  dô 


DE  PHILOSOPHIE.  273 

peine  à  se  frayer  eux-mêmes  ;  ou  peut-être  frappe's  encore  de  la 
multitude  et  de  la  nature  des  obstacles  qu'ils  ont  surmontés  , 
ils  redoutent  le  travail  qui  serait  nécessaire  pour  les  aplanir,  et 
que  la  multitude  sentirait  trop  peu  pour  leur  eu  tenir  compte. 
Uniquejnent  occupés  de  faire  de  nouveaux  progrès  dans  l'art , 
pour  s'élever,  s'il  leur  est  possible,  au-dessus  de  leurs  prédé- 
cesseurs et  de  leurs  contemporains ,  et  plus  jaloux  de  l'admira- 
tion qne  de  la  reconnaissance  publique  ,   ils   ne   pensent   qu'à 
découvrir  et  à  jouir,  et  préfèrent  la  gloire  d'augmenter  l'édifice 
au  soin  d'en  éclairer  l'entrée.  Ils  pensent  que  celui  qui  apportera 
comme  eux,  dans  l'étude  des  sciences,  un  génie  fait  r>our  les  ai:- 
profondir,  n'aura  pas  besoin  d'autres  éîémens  que  de  ceux  qui 
les  ont  guidés  eux-jnêmes;  qu'en  lui  la  nature  et  les  réflexions  sup- 
pléeront aux  livres  ;  et  qu'il  est  inutile  de  faciliter  aux  esprits  lents 
et  communs  des  connaissances  qu'ils  ne  pourront  jamais  se  rendre 
propres,  puisqu'ils  n'y  pourront  rien   ajouter.  Un  peu  plus  de 
réflexion  eût  fait  sentir  combien   cette  manière   de  penser  est 
nuisible  à  la  gloire  et  au  progrès  des  sciences;  à  leur  gloire, 
parce  qu'en  les  mettant  à  portée  d'un  plus  grand  nombre  de  per- 
sonnes, on  se  procure  un  plus  grand  nombre  de  juges  éclairés  ; 
à  leur  progrès  ,  parce  qu'en  facilitant  aux  génies   heureux  l'é- 
tude de  ce  qui  est  connu  ,  on  les  met  en  état  d'aller  plus  loin  et 
plus  vite. Tel  est  l'avantage  que  produiraient  de  bons  élémens  de 
chaque  science,  élémens  qui  ne  peuvent  être  l'ouvrage  que  d'une 
main  fort  habile  et  fort  exercée.  En  effet ,  si  on  n'est  pas  parfai- 
tement instruit  des  vérités  de  détail  qu'une  science  renferme  , 
si  par  un  fréquent  usage  on  n'a  pas  aperçu  la  dépendance  mu- 
tuelle de  ces  vérités  ,  comment  distinguera-t-on  les  propositions 
fondamentales  dont  elles  dérivent ,  l'analogie  ou  la  différence  de 
ces  propositions  fondamentales,  l'ordre  qu'elles  doivent  observer 
entre  elles  ,  et  surtout  les  principes  au-delà  desquels  on  ne  doit 
pas  remonter?  C'est  ainsi  qu'un  chimiste  ne  parvient  à  connaître 
les  mixtes ,  qu'après  des  analyses  fréquentes,  et  des  combinai- 
sons variées  en  toutes  sortes  de  manières.  La  comparaison  est 
d'autant  plus  juste,  que  ces  analyses  apprennent  au  chimiste 
non-seulement  quels  sont  les  principes  dans  lesquels  un  corps  se 
résout,  mais   encore,  ce  qui  n'est   pas  moins  important,   les 
bornes  au-delà  desquelles  il  ne  peut  se  résoudre. 

Les  élémens  de  géométrie  conduisent  immédiatement  à  la  géo- 
métrie des  courbes  ,  c'est-à-dire  de  toutes  les  courbes  diffé- 
rentes du  cercle.  Car  le  cercle  est  la  seule  figure  curviligne  dont 
il  soit  question  dans  les  éîém.ens  de  géométrie  ,  à  cause  de  la 
facilité  de  sa  description  ,  et  de  l'usage  qu'on  en  fait  pour  ré- 
soudre la  plupart  des  problèmes  de  la  géométrie  élémentaire. 


274  ÉLEMENS 

Or  la  géométrie  des  courbes  demande  nécessairement  l'usage 
de  l'algèbre.  Ainsi  le  premier  pas  qu'on  doit  faire  dans  cette 
science,  est  l'explication  des  principes  sur  lesquels  est  appuyée 
l'application  de  l'algèbre  à  la  géométrie.  {JTojez  Eclaircissement, 
§  XIII 5  pag.  285.)  C'est  par  oii  l'on  doit  commencer  au  sortir  des 
éléraens  ,  parce  que  c'est  alors  que  l'algèbre  commence  à  rendre 
les  démonstrations  et  les  solutions  plus  faciles.  Nous  n'ignorons 
pas  néanmoins  qu'il  y  a  plusieurs  recherclies  dans  la  géomé- 
trie des  courbes  ,  où  l'on  peut  absolument  se  passer  de  l'analyse 
algébrique  ;  nous  n'ignorons  pas  même  avec  combien  d'éloges 
de  très-grands  géomètres  ont  parlé  de  l'utilité  qu'on  peut  tirer 
de  la  méthode  des  anciens  dans  ces  mêmes  recherches ,  pour 
donner  plus  d'exercice  à  l'esprit  et  plus  de  rigueur  aux  démons- 
trations. Mais  leurs  raisons  ne  nous  paraissent  pas  fort  solides. 
En  premier  lieu  ,  n'y  a-t-il  pas  en  géométrie  assez  de  difficultés 
naturelles  à  vaincre  pour  ne  pas  en  faire  naître  d'inutiles  ?  A 
quoi  bon  user  toutes  les  forces  de  son  esprit  sur  des  connaissances 
qu'on  peut  acquérir  avec  moins  de  peine  ?  Les  propriétés  de  la 
spirale,  que  de  très-grands  mathématiciens  n'ont  pu  suivre  dans 
Archimède,  se  démontrent  d'un  trait  de  yjlume  jîar  l'analyse  ; 
serait-il  raisonnable  de  consumer  un  temps  précieux  à  suivre 
avec  fatigue  dans  Archimède  ce  qu'il  est  si  facile  d'apprendre 
ailleurs?  A  l'égard  de  l'avanlage  qu'on  veut  donner  aux  dé- 
monstrations faites  à  la  manière  des  anciens  ,  d'être  plus  rigou- 
reuses que  les  démonstrations  algébriques  ,  cette  prétention  ne 
nous  paraît  guère  mieux  établie.  La  dénomination  algébrique, 
il  est  vrai  ,  a  cela  de  particulier ,  que  quand  on  aura  désigné 
toutes  les  lignes  des  figures  par  des  lettres  ,  on  pourra  faire  ,  au 
moyen  de  ces  lettres,  beaucoup  d'opérations  et  de  combinaisons 
sans  songer  à  la  figure  ,  sans  l'avoir  même  devant  les  yeux  ; 
mais  ces  opérations  même  ,  toutes  machinales  qu'elles  sont ,  ou 
plutôt  parce  qu'elles  sont  purement  machinales  ,  ont  l'avantage 
de  soulager  l'esprit  dans  des  recherches  souvent  très-pénibles  , 
et  pour  lesquelles  il  a  besoin  de  tous  ses  efforts  ;  l'analyse  lui 
ménage  ,  autant  qu'il  est  possible,  des  instans  nécessaires  de  dé- 
lassement et  de  repos;  il  suffit  de  savoir  que  les  principes  du 
calcul  sont  certains;  la  main  calcule  en  toute  sûreté  ,  et  parvient 
enfin  à  un  résultat  auquel  sans  ce  secours  on  ne  serait  point 
parvenu  ,  ou  auquel  on  ne  serait  arrivé  qu'avec  beaucoup  de 
peine.  Mais  il  ne  tiendra  qu'à  l'analyste  de  donner  ensuite  à  sa 
démonstration  ou  à  sa  solution  la  rigueur  prétendue  qu'on  croit 
lui  manquer  ;  il  lui  suffira  pour  cela  de  traduire  cette  déir.ons- 
tration  dans  le  langage  des  anciens  ,  comme  Newton  a  fait  la 
plupart  des  siennes.  Nous  couvieiidrons  sans  peine  que  l'usage 


DE  PHILOSOPIIÎE.  î>;5 

mécanique  et  trop  fréquent  d'une  analyse  facile  et  peu  néces- 
saire ,  rendra  l'esprit  paresseux  ,  prompt  à  se  rebuter  par  les 
obstacles  ,  et  par  là  moins  propre  aux  découvertes  ;  mais  nous  ne 
conviendrons  jamais  que  l'analyse  rende  les  démonstrations 
moins  rigoureuses.  On  peut  regarder  la  méthode  des  anciens 
comme  une  route  tortueuse  ,  difiicile  et  embarrassée ,  di.ns  la- 
quelle le  géomètre  exerce  et  faîigue  ses  lecteurs;  l'analyste, 
placé  à  un  point  de  vue  plus  élevé  ,  voit  celte  route  d'un  coup 
d'œil  ;  il  ne  tient  qu'à  lui  d'en  parcourir  tous  lés  sentiers  ,  d'y 
conduire  les  autres  ,  et  de  les  y  arrêter  aussi  long-temps  qu'il 
veut.  Enfin,  et  c'est  ici  le  plus  grand  avantage  de  ia  méthode 
analytique,  combien  de  questions  en  géométrie  auxquelles  cetle 
méthode  seule  peut  atteindre?  Peut-être  serons-nous  contredits 
ici  par  les  Anglais  ,  grands  partisans  de  la  géométrie  ancienne  , 
sur  la  foi  de  Newton  qui  la  louait,  et  qui  s*en  servait  pour  ca- 
cher sa  route  ,  en  employant  l'analyse  pour  se  conduire  lui- 
même;  mais  ne  serait-ce  point  aussi  par  trop  d'attachement 
pour  cette  géométrie  ancienne,  que  les  Anglais  n'ont  pas  fait  en 
mathématique,  depuis  la  mort  de  Newlon,  tous  les  progrès 
qu'on  aurait  pu  attendre  d'eux?  C'est  à  d'autres  nations ,  et  sur- 
tout aux  Français,  qu'on  est  redevable  des  no'hvelles  décou- 
vertes qui  ont  si  considérablement  reculé  les  limites  de  l'astro- 
nomie physique.  Qu'on  essaie  d'eraploytfr  à  ces  recherches  la 
méthode  des  anciens  ,  on  sentira  bientôt  l'impossibilité  d'y  réusir. 
Ce  n'est  donc  qu'à  des  géomètres  médiocres  qu'il  appartient  de 
rabaisser  l'analyse;  jamais  un  art  n'est  décrié  que  par  ceux  qui 
l'ignorent ,  et  qui  trouvent ,  dit  l'illustre  historien  de  l'Académie 
des  sciences ,  une  espèce  de  consolation  à  traiter  d'inutile  ce  qu'ils 
ne  savent  pas. 

Un  des  principaux  points  de  l'application  de  l'algèbre  à  la 
géométrie,  est  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui,  quoiqu'assez  im- 
proprement ,  le  calcul  de  l'infini,  et  qui  facilite  d'une  maiiière 
si  surprenante  des  solutions  que  l'analyse  ordinaire  tenterait  eu 
vain.  {Voyez  Eclaircissement,  §  XÏY,  pag.  2t'8.)  Le  philosophe 
doit  moins  s'appliquer  aux  détails  de  ce  calcul ,  qu'à  bien  déve- 
lopper les  ])rincqie>  qui  en  sont  la  base.  Ce  soin  est  d'autant  plus 
nécessaire,  que  la  plupart  de  ceux  qui  ont  expliqué  les  règles  du 
calcul  de  l'infini ,  ou  en  ont  négligé  les  vrais  priucipes  ,  ou  les 
ont  présentés  d'une  manière  très-fa usse.  Après  avoir  abusé  en 
métaphysique  de  la  méthode  des  géomètres,  il  ue  restait  plus 
qu'à  abuser  de  la  métaphysique  en  géométrie,  et  c'est  ce  qu'on 
a  fait.  Non-seulement  quelques  auteurs  ont  cru  pouvoir  intro- 
duire dans  la  géométrie  transcendante  une  logique  ténébreuse  , 
qu'ils  ont  nommée   sublime  ;  ils  ont  même  prétendu  la  faire 


o^G  ÉLÉMENS 

servir  à  démontrer  des  vérités  dont  on  était  déjà  certain  par 
d'autres  principes.  C'était  le  moyen  de  rendre  ces  mérités  dou- 
teuses,  si  elles  avaient  pu  le  devenir.  On  a  regardé  comme  réel- 
lement existans  dans  la  nature  les  infinis  et  les  infiniment  petits 
de  différens  ordres  ;  il  était  néanmoins  facile  de  réduire  cette 
manière  de  s'exprimer  à  des  notions  communes,  simples  et  pré- 
cises. Si  les  principes  du  calcul  de  Finfini  ne  pouvaient  être 
soumis  à  de  ;  areil'.es  notions  ,  comment  les  conséquences  déduites 
de  ces  principes  par  le  calcul,  pourraient-elles  être  certaines? 
Cette  philosophie  obscure  et  contentieuse  ,  qu'on  a  cherché  à  in- 
troduire dans  le  siège  même  de  Tévidence ,  est  le  fruit  de  la 
vanité  des  auteurs  et  des  lecteurs.  Les  premiers  sont  flattés  de 
pouvoir  répandre  un  air  de  lïiystère  et  de  sublimité  sur  leurs 
productions  ;  les  autres  ne  haïssent  pas  l'obscurité  ,  pourvu  qu'il 
en  résulte  une  apparence  de  merveilleux  ;  mais  le  caractère  de  la 
vérité  est  d'être  simple. 

Au  reste  ,  en  suj)i30sant  même  que  les  principes  métaphysiques 
dont  on  peut  faire  usage  en  géométrie  ,  soient  revêtus  de  toute 
là  certitude  et  la  clarté  possible  ,  il  n'y  a  guère  de  propositions 
géométriques  qu'on  puisse  démontrer  rigoureusement  avec  le 
seul  secours  de  ces  principes  Presque  toutes  demandent,  si  on 
peut  parler  de  la  sorte  ,  la  toise  ou  le  calcul,  et  quelquefois  l'un 
et  l'autre.  Cette  manièi^  de  démontrer  paraîtra  peut-être  bien 
matérielle  à  certains  esprits  ;  mais  c'est  presque  toujours  la  seule 
qui  soit  sûre  pour  arriver  à  des  combinaisons  et  à  des  résultats 
exacts.  (  Voyez  Eclaircissement  ,  §  XY,  pag.  294.  ) 

Il  semble  que  les  grands  géomètres  devraient  être  excellens 
niétaphysiciens ,  au  moins  sur  les  objets  dont  ils  s'occupent  ;  ce- 
pendant il  s'en  faut  bien  qu'ils  le  soient  toujours.  La  logique  de 
quelques  uns  d'entre  eux  est  renfermée  dans  leurs  formules  ,  et 
ne  s'étend  point  au-delà.  On  peut  les  comparer  à  un  homme 
qui  aurait  !«  sens  de  la  vue  contraire  à  celui  du  toucher,  ou 
dans  lequel  le  second  de  ces  sens  ne  se  perfectionnerait  qu'aux 
dépens  de  l'autre.  Ces  mauvais  métaphysiciens  ,  dans  une 
science  oii  il  est  si  facile  de  ne  le  pas  être  ,  le  seront  à  plus 
forte  raison  infailliblement ,  comme  l'expérience  le  prouve,  sur 
les  matières  oii  ils  n'auront  point  le  calcul  pour  guide.  Ainsi  la 
géométrie  qui  mesure  les  corps,  peut  servir  en  certains  cas  à 
mesurer  les  esprits  même. 

Non-seulement  l'esprit  métaphysique  et  l'esprit  géomètre  ne  se 
rencontrent  pas  toujours  ensemble  ,  il  y  a  même  moins  d'union 
et  d'affinité  qu'on  ne  s'imagine  entre  deux  genres  d'esprit  que  Je 
vulgaire  croit  être  fort  analogues,  celui  du  jeu  et  celui  de  la  géo- 
métrie. L'esprit  géomètre  est  sans  doute  un  esprit  de  calcul  et 


DE  PHILOSOPHIE.  297 

de  combinaison,  mais  de  combinaison  scrupuleuse  et  lenle,  qui 
examine  l'une  après  l'autre  toutes  les  parties  de  son  objet,  qui 
les  compare  successivement  entre  elks,  qui  prend  garde  de  n'en 
omettre  aucune ,  et  de  les  rapprocher  par  toutes  leurs  faces  ;  en 
un  mot ,  qui  ne  fait  qu'un  pas  à  la  fois  ,  et  qui  a  soin  de  le  bien 
assurer  avant  que  de  passer  au  suivant.  L'esprit  du  jeu  est  un 
esprit  de  combinaison  rapide ,  qui  embrasse  d'un  coup  d'œil  et 
comme  d'une  manière  vague  un  grand  nombre  de  cas  ,  dont 
quelques  uns  même  peuvent  lui  échapper,  parce  qu'il  est  moins 
assujèti  à  des  règles  qu'il  n'est  une  espèce  d'instinct  perfectionné 
par  l'habitude.  D'ailleurs  le  géomètre  peut  se  donner  tout  le 
temps  nécessaire  pour  résoudre  ses  problèmes  ;  il  fait  un  effort , 
se  repose  ,  et  repart  de  là  avec  de  nouvelles  forces  ;  le  joueur  est 
obligé  de  résoudre  ses  problèmes  sur-le-champ ,  et  de  faire  dans 
un  temps  fixé  et  très-court  tout  l'usage  possible  de  son  esprit. 
Il  n'est  donc  pas  surprenant  qu'un  grand  géomètre  soit  souvent 
un  joueur  très^médiocre. 

Nous  n'examinerons  point  une  autre  question  qui  n'a  qu'un 
rapport  très-indirect  à  notre  sujet  ;  si  les  mathématiques  don- 
nent à  l'esprit  de  la  dureté  et  de  la  sécheresse.  Nous  nous  con- 
tenterons de  dire  que  si  la  géométrie  ,  comme  on  l'a  prétendu 
avec  assez  de  raison  ,  ne  redresse  que  les  esprits  droits,  elle  ne 
dessèche  et  ne  refroidit  aussi  que  les  esprits  déjà  préparés  à  cette 
opération  par  la  nature.  Mais  une  autre  question  peut-être  plus 
importante  et  plus  difficile  ,  c'est  de  savoir  quel  genre  d'esprit 
doit  obtenir  par  sa  supériorité  le  premier  rang  dans  l'estime  des 
hommes  ;  celui  qui  excelle  dans  les  lettres  ,  ou  celui  qui  se  dis- 
tingue au  même  degré  dans  les  sciences.  Cette  question  est 
décidée  tous  les  jours  en  faveur  des  lettres  ,  à  la  vérité  sans  in- 
térêt,  par  une  foule  d'écrivains  subalternes,  incapables,  je  ne 
dis  pas  d'apprécier  Corneille  et  de  lire  Newton  ,  mais  de  juger 
Campistron  et  d'entendre  Euclide.  Pour  nous,  plus  timides  ou 
plus  justes ,  nous  avouerons  que  la  supériorité  en  ces  deux  genres 
nous  paraît  d'un  mérite  égal.  D'ailleurs,  si  le  littérateur  et  le 
bel-esprit  du  premier  ordre  a  plus  de  partisans  parce  qu'il  a  plus 
de  juges ,  celui  qui  recule  les  limites  des  sciences  a  de  son  côté 
des  juges  et  des  partisans  plus  éclairés.  Qui  aurait  à  choisir 
d'être  Newton  ou  Corneille  ferait  bien  d'être  embarrassé ,  ou 
ne  mériterait  pas  d'avoir  à  choisir. 


§  XII.  Éclaircissement  sur  les  élémens  de  Géomélrie. 
Nous  avons  déjà  donné  dans  le  §  ïY  des  Eclairciàsemeiis  . 


2^8  ÉLÉMENS 

une  esquisse  légère  du  plan  suivant  lequel  ces  éle'mens  doivent 
être  traiîe's.  Mais  ce  que  nous  en  avons  dit  alors  n'était  que  par 
forme  d'exemple,  et  pour  faire  connaître  par  une  espèce  de 
tableau  ,  emprunte  de  la  science  la  plus  exacte  et  la  plus  simple, 
les  ditférens  ordres  de  principes  que  les  sciences  renferment 
ou  peuvent  renfermer  Nous  allons  ici  envisager  les  élémens  de 
géoméirie  pris  en  eux-mêmes  ,  et  proposer  quelques  réflexions 
sur  'a  meilleure  manière  de  les  traiter,  et  sur  les  inconvéniens 
oii  l'on  peut  tomber  à  ce  sujet. 

On  se  plaint,  et  avec  raison,  de  la  disette  réelle  où  nous 
sommes  de  bons  élémens  de  cette  science  ,  au  milieu  de  la  mal- 
heureuse  et  stérile  abondance  d'ouvrages  dont  nous  sommes 
inondés  en  cette  partie.  Tous  les  défauts  qu'on  reproche  à  ces 
ouvrages,  se  réduisent  presque  uniquement  à  un  seul  qui  en  est 
ia  source  coniuiune  ;  à  ce  que  les  idées  n'y  sont  pas  placées  dans 
l'ordre  naturel  qui  leur  convient.  Par  là  il  arrive  ,  ou  qu'on  sup- 
pose ce  qui  aurait  besoin  d'être  démontré  ,  ou  qu'on  prouve 
d'une  manière  peu  rigoureuse  ce  qui  devrait  et  pourrait  être 
démontré  en  rigueur,  ou  qu'on  démontre  par  des  voies  labo- 
rieuses et  quelquefois  insuffisantes ,  ce  qui  pourrait  être  démontré 
avec  beaucoup  plus  de  simplicité. 

Pour  placer  les  idées  dans  l'ordre  naturel,  il  faut  surtout  se 
rendre  attentifs  aux  définitions;  non-seulement  en  y  mettant 
toute  la  précision  possible  (ce  qui  n'a  pas  besoin  d'être  recom- 
mandé), mais  en  ne  renfermant  pas,  dans  la  définition,  des 
idées  qu'elle  ne  doit  pas  contenir,  et  qui  doivent  en  être  la  con- 
séquence. Un  exemple  fera  sentir  parfaitement  la  nécessité  du 
précepte  que  nous  donnons  ici  ,  et  les  inconvéniens  auxquels  on 
s'expose  en  s'en  écartant. 

Si  je  veux  définir  les  parallèles ,  voici,  ce  me  semble,  comment 
je  dois  m'y  prendre  pour  ne  mettre  dans  cette  définition  que  ce 
qu'elle  doit  absolument  renfermer.  Je  supposerai  d'abord  une 
ligne  droite  tirée  à  volonté  ;  sur  cette  ligne  j'élèverai  en  deux 
points  différens  deux  perpendiculaires  que  je  supposerai  égales, 
et  par  l'extrémité  de  ces  perpendiculaires  j'imaginerai  une  ligne 
droite  que  ]' appellerai  parallcle  à  la  ligne  supposée.  Il  faudra 
déduire  de  cette  définition  toutes  les  propriétés  des  parallèles  ; 
car  elles  y  sont  nécessairement  contenues.  Il  faudra  démontrer, 
*între  autres  choses  ,  que  la  ligne  parallèle  à  la  ligne  supposée  , 
et  qui  en  est  également  distante  dans  deux  de  ses  points,  a  tous 
ses  autres  points. également  distans  de  cette  ligne;  c'est-à-dire, 
que  les  perpendiculaires  élevées  en  quelques  points  que  ce  soit 
sur  la  ligne  supposée  ,  et  aboutissantes  à  la  M^ne  parallèle  ^  sont 
toutes  égales  aux   deux  perpendiculaires  par  l'extrémité  des- 


DE  PHILOSOPHIE.  ^^:g 

quelles  celte  parallèle  a  été  tirée.  Supposer  cette  ve'rité  sans  la 
démontrer ,  c'est  supposer  ce  que  la  définition  ne  renferme  et  ne 
doit  renfermer  qu'implicitement;  car  cette  déânition  ne  sup- 
pose et  ne  doit  supposer  que  l'égalité  des  deux  perpendiculaires, 
dont  les  extrémités  suffisent  pour  déterminer  la  position  de  la 
parallèle)  d'oii  il  faut  conclure  et  prouver  l'égalité  de  ces  per- 
pendiculaires avec  toutes  les  autres.  J'ose  avancer ,  et  je  ne  crains 
point  d'être  contredit  par  ceux  qui  y  réfléchiront ,  que  la  pro- 
position que  nous  présentons  à  démontrer  ici ,  et  en  général  la 
théorie  des  parallèles ,  est  un  des  points  les  plus  difficiles  dans 
les  élémens  de  géométrie  ;  et  j'ajoute  que  cette  théorie  serait 
bien  avancée  par  cette  démonstration. 

On  parviendrait  peut-être  plus  facilement  à  la  trouver,  si  on 
avait  une  bonne  définition  de  la  ligne  droite;  par  malheur  cette 
définition  nous  manque.  Il  ne  paraît  pas  possible  d'eti  donner 
une  autre  que  cella  dont  presque  tous  les  mathématiciens  font 
usage;  mais  cette  définition,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs, 
exprime  plutôt  une  propriété  de  la  ligne  droite,  que  sa  notion 
primitive.  Ce  n'est  pas  que  je  veuille  ,  avec  quelques  géomètres , 
chercher  cette  notion  dans  l'idée  que  la  vision  nous  donne  de 
la  ligne  droite^  en  nous  apprenant  que  les  points  de  cette  ligne 
se  couvrent  les  uns  les  autres  ,  lorsque  l'œil  se  trouve  placé  dans 
son  prolongement.  Celte  notion  de  la  ligne  droite  serait  très- 
peu  géométrique  ,  i°.  parce  qu'il  y  a  des  lignes  droites  pour  un 
aveugle  ,  et  que  l'illustre  Sanderson  entre  autres  en  avait  une 
idée  très-distincte  sans  en  avoir  jamais  vu;  2".  parce  qu'il  serait 
impossible  de  savoir  que  la  lumière  se  répand  en  ligne  droite,  si, 
pour  connaître  la  rectitude  d'une  ligne,  nous  n'avions  d'autre 
moyen  que  d'examiner  si  les  points  de  cette  ligne  se  cachent  les 
uns  les  autres  ,  quand  l'œil  est  placé  dans  son  prolongement.  Si 
la  lumière  se  propageait  en  suivant  une  ligne  circulaire  d'une 
courbure  déterminée,  et  que  l'œil  fût  placé  sur  la  circonférence 
d'un  tel  cercle  ,  tous  les  points  de  ce  cercle  se  cacheraient  les  uns 
les  autres,  et  cependant  la  ligne  sur  laquelle  ils  seraient  placés 
ne  serait  pas  droite. 

On  ne  définirait  pas  mieux  la  ligne  droite,  en  disant  avec 
d'autres  auteurs  que  c'est  une  ligne  dont  tous  les  points  sont  dans 
la  même  direction.  Car  qu'est-ce  que  direction?  Et  comment  en 
peut-on  avoir  l'idée  ,  si  on  n'a  déjà  celle  de  ligne  droite? 

On  est  donc  comme  forcé  d'en  revenir  à  la  définition  ordi- 
naire, que  la  ligne  droite  est  celle  qui  est  la  plus  courte  d'un 
point  à  un  autre.  Mais  il  est  aisé  de  sentir  que  cette  définition 
n'est  pas  telle  qu'on  pourrait  le  désirer.  En  premier  lieu,  d'oii 
sait-on  que  d'un  point  à  un  autre  il  n'y  a  qu'un  seul  chemin  qui 


:28o  ELEMENS 

5oit  Je  plus  court?  Pourquoi  ne  pourrait-il  pas  y  en  avoir  plu- 
sieurs, tous  diffërenSjtous  égaux,  et  tous  les  plus  courts?  On  n'est 
persuadé  de  la  vérité  contraire,  et  on  ne  la  suppose  dans  la  défini- 
tion de  la  ligne  droite ,  que  parce  qu'on  a  déjà  dans  l'esprit  ou 
plutôt  dans  les  sens,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  une  notion  de  la 
ligrie  droite  qui  renferme  implicitement  cette  vérité.  C'est  cette 
notion  qu'il  faudrait  exprimer;  mais  les  termes,  et  peut-être  les 
idées ,  nous  manquent  pour  cela.  Hoc  opiis ,  hic  labor  est. 

En  second  lieu,  supposons  qu'en  effet  la  ligne  droite  soit  le  plus 
court  chemin  d'un  point  à  un  autre,  que  ce  plus  court  chemin 
oit  unique,  et  qu'il  n'y  en  ait  pas  deux  égaux;  je  vois  clairement 
comment  on  peut  conclure  de  là ,  que  si  on  veut  mener  une  ligne 
droite  d'un  point  à  un  autre,  tous  les  points  par  lesquels  doit  passer 
cette  ligne,  sont  nécessairement  donnés ,  et  que  la  ligne  qui  joint 
deux  quelconques  de  ces  points,  est  aussi  la  plus  courte  qu'on 
puisse  mener  ou  imaginer  de  l'un  à  l'autre.  Mais  je  ne  vois  pas 
avec  la  même  évidence,  en  parlant  de  la  définition  supposée, 
qu'une  ligne  droite,  tirée  par  deux  points  ,  ne  puisse  être  pro- 
longée que  d'une  seule  manière  ,  ou  ce  qui  revient  au  même , 
que  deux  lignes  droites,  tirées  d'un  même  point  à  deu^  autres 
points  ,  ne  puissent  pas  avoir  une  partie  commune  :  je  ne  dis  pas 
(\ue  cela  ne  soit  évident,  je  dis  (et  je  me  flatte  qu'on  en  con- 
viendra après  y  avoir  fait  attention)  que  cela  ne  suit  pas  évidem- 
inent  de  la  définition  supposée,  mais  d'une  notion  primitive  de  la 
ligne  droite  que  nous  avons  dans  l'esprit ,  sans  pouvoir  en  quel- 
que façon  la  rendre  par  des  expressions  ;  idée  dont  la  définition 
supposée  n'est  que  la  suite. 

La  définition  et  les  propriétés  de  la  ligne  droite  ,  ainsi  que  des 
lignes  parallèles,  sont  donc  l'écueil,  et,  pour  ainsi  dire,  le  scan- 
dale des  élémens  de  géométrie.  Je  ne  crains  point  que  les  ma- 
thématiciens philosophoo  taxent  de  puérilité  les  réflexions  que 
je  viens  de  faire,  puisqu'elles  ont  pour  objet,  non-seulement 
de  porter  la  plus  grande  précision  dans  une  science  dont  la  pré- 
cision est  l'âme  ,  mais  de  montrer  par  des  exemples  frappans  la 
nécessité  et  la  rareté  des  bonnes  définitions. 

On  peut  faire  sentir  l'un  et  l'autre  par  un  nouvel  exemple , 
tiré  des  mêmes  élémens  de  géométrie,  par  la  définition  de  l'angle. 
Pour  s'en  former  une  idée  nette,  il  faut  nécessairement,  et  y 
faire  entrer  l'idée  de  Tespace  que  l'angle  renferme,  et  en  même 
lemps  borner  cet  espace;  puisque  autrement  la  grandeur  de 
l'angle  dépendrait  de  celle  des  lignes  qui  le  comprennent ,  ce 
i[ui  est  contraire  à  la  vraie  notion  qu'on  doit  s'en  former.  Il  faut 
donc  supposer  un  arc  de  cercle  décrit  du  sommet  de  l'angle 
comme  centre,  et  d'un  rayon  pris  à  volonté,  mais  qui  soit  ton- 


DE  PHILOSOPHIE.  281 

jours  le  même  pour  quelque  angle  que  ce  soit;  et  on  appellera 
angle  l'espace  terminé  par  cet  arc  de  cercle  ;  par  ce  moyen  on 
viendra  à  bout  de  démontrer  avec  précision  et  clarté  toutes  les 
propositions  qui  concernent  les  angles.  Remarquons  en  passant 
que  la  mesure  des  angles  par  les  arcs  de  cercle  décrits  de  leuv 
sommet ,  est  fondée  sur  l'uniformité  du  cercle  ,  qui  fait  que 
toutes  ses  parties  sont  semblables  et  toujours  disposées  de  la 
même  manière  par  rapport  aux  rayons  qui  y  aboutissent  ;  cette 
uniformité,  qui  se  prouve  par  le  principe  de  la  superposition, 
est  un  point  sur  lequel  on  n'appuie  jieut-être  pas  assez  dans  les 
élémens  ordinaires  ,  et  qui  est  pourtant  le  principe  fondamental 
de  la  théorie  des  angles. 

Au  reste ,  la  définition  de  l'angle  qu'on  vient  de  donner  sup- 
pose que  les  deux  côtés  de  cet  angle  soient  des  lignes  droites ,  et 
non  une  ligne  droite  et  une  ligne  courbe,  comme  seraient  un  arc 
de  cercle  et  sa  tangente.  Ce  dernier  angle  ,  si  on  peut  lui  donner 
ce  nom  ,  a  été  le  sujet  d'une  grande  dispute  entre  les  géomètres  , 
pour  savoir  s'il  était  comparable  ou  non  à  l'angle  rectiligne , 
c'est-à-dire,  formé  par  des  lignes  droites.  Il  est  aisé  de  voir  que 
ce  n'est  absolument  qu'une  question  de  nom.  Tout  dépend  de 
l'idée  qu'on  attache  en  cette  occasion  au  mot  angle.  Si  on  entend 
par  ce  mot  une  portion  finie  de  l'espace  compris  entre  la  courbe 
et  sa  tangente ,  il  n'est  pas  douteux  que  cet  espace  ne  soit  com- 
parable à  une  portion  finie  de  celui  qui  est  renfermé  par  deux 
lignes  droites  qui  se  coupent.  Si  on  veut  y  attacher  l'idée  ordi- 
naire de  l'angle  formé  par  deux  lignes  droites,  on  trouvera , 
pour  peu  qu'eu  y  réfléchisse  ,  que  celte  idée  prise  absolument  et 
sans  modification,  ne  peut  convenir  à  l'angle  de  contingence, 
parce  que  dans  l'angle  de  contingence  une  des  lignes  qui  le 
forme  est  courbe.  Il  faudra  donc  donner  pour  cet  angle  une  dé- 
finition particulière  ;  et  cette  définition  ,  qui  est  arbitraire  ,  étant 
une  fois  bien  fixée  ,  il  ne  pourra  plus  y  avoir  de  difficulté  sur  la 
question  dont  il  s'agit.  Une  bonne  preuve  que  cette  question  est 
purement  de  nom  ,  c'est  que  les  géomètres  sont  d'ailleurs  entiè- 
rement d'accord  sur  toutes  les  propriétés  qu'ils  démontrent  de 
l'angle  de  contingence  ;  qu'entre  un  cercle  et  sa  tangente  on 
ne  peut  faire  passer  de  lignes  droites  ;  qu'on  y  peut  faire  passer 
une  infinité  de  lignes  circulaires  ,  et  ainsi  du  reste.  Il  en  est  à 
peu  près  de  la  querelle  sur  l'angle  de  contingence,  comme  de  la 
fameuse  question  des  forces  vives,  où  l'on  ne  dispute  que  faute 
de  s'entendre  (i)  ,  et  oii  tout  le  monde  est  d'accord  sur  le  fond  , 
en  différant  dans  les  termes  r  et  c'est  à  peu  près  ce  qu'on  doit 

(t)  Voyez  l'article  de  la  INlccanique,  p.  agg. 


2.82  ELEMENS 

penser  Se  toutes  les  discussions  métaphysiques  qui  partagent; 
quelquefois  les  mécaniciens  et  les  géomètres. 

Si  on  doit  s'attacher  ,  dans  les  élémens  de  géométrie  ,  à  ne 
mettre  dans  les  déiinitions  que  ce  qui  est  nécessaire  ,  pour  donner 
plus  de  précision  et  de  rigiteur  aux  propositions  qu'on  en  déduit, 
il  est  un  autre  écuei!  qu'on  doit  éviter  avec  soin;  c'est  celui  de 
ne  pas  développer  suffisamment  l'idée  qu'on  doit  attacher  à  cer- 
taines expressions.  La  géométrie,  même  élémentaire,  et  toutes 
les  parties  des  mathématiques  font  souvent  usage  d'expressions 
de  cette  espèce,  qui  dans  le  sens  métaphysique  qu'elles  présentent, 
paraissent  d'abord  peu  exactes ,  mais  qui  ne  doivent  être  regar- 
<îees  que  comme  des  manières  abrégées  de  s'exprimer ,  que  les 
mathématiciens  ont  inventées  pour  énoncer  une  vérité  dont  le 
développement  et  l'énoncé  exact  auraient  demandé  beaucoup 
de  mots.  Il  faut  donc ,  avant  que  de  faire  usage  de  ces  expres- 
sions, fixer  d'une  manière  nette  et  jx'écise  la  notion  qu'elles  ren- 
ferment. 

On  dit,  par  exemple,  qu'un  parallélogramme  est  le  produit 
de  sa  base  par  sa  hauteur.  Que  signifie  cette  proposition  ? 
Qu'est-ce  que  le  produit  de  la  base  par  la  hauteur  ,  c'est-à-dire, 
la  multiplication  d'une  ligne  par  une  autre  ?  Est-ce  qu'on  mul- 
tiplie des  lignes  par  des  lignes?  Non  certainement;  car  dans 
toute  multiplication,  une  des  deux  quantités  au  moins  doit  être 
un  nombre  abstrait;  multiplier,  c'est  prendre  un  certain  nombre 
de  fois  une  certaine  chose  ou  un  certain  nombre  de  choses  ;  on 
peut  multiplier  une  ligne  par  un  nombre,  par  exemple  par  3, 
ce  qui  signifie  qu'on  prendra  cette  ligne  trois  fois  ,  mais  on 
ne  multiplie  point  une  ligne  par  une  ligne  ;  cette  opération  ne 
présente  aucune  idée  nette.  Quelques  mathématiciens,  il  est 
vrai,  ont  dit  que  la  multiplication  d'une  ligne  par  une  ligne 
consistait  à  prendre  une  de  ces  lignes  autant  de  fois  qu'il  y  a  de 
points  dans  l'autre,  ce  qui  produit  une  surface.  Mais  cette 
notion  est  sujette  à  beaucoup  de  difficultés.  Elle  suppose  que  la 
surface  est  composée  de  lignes,  et  la  ligne  de  points;  elle  sup- 
jîose  que  pour  prendre  une  ligne  autant  de  fois  qu'il  y  a  de 
points  dans  une  autre,  il  faut  que  cette  autre  ligne  soit  élevée 
perpendiculairement'  sur  la  première  :  car  si  le  coté  d'un  paral- 
lélogramme n'est  pas  perpendiculaire  à  la  base  ,  alors  le  pa- 
rallélogramme n'est  plus  le  produit  du  côté  par  la  base  ;  cepen- 
dant^ suivant  les  notions  que  se  forment  de  la  surface  les 
mathématiciens  que  nous  combattons,  on  ne  peut  disconvenir 
que  dans  la  surface  du  parallélogramme  la  base  ne  se  trouve 
répétée  autant  de  fois  que  le  côté  a  de  points  ;  à  moins  qu'on  ne 
veuille  admettre  dans  une  ligne  des  points  plus  grands*  les  uns 


DE  PHILOSOPHIE.  ^83 

que  les  autres,  ce  qui  jette  dans  de  nouvelles  absurdités.  Que 
signifie  donc  cette  proposition  ,  que  la  mesure  d'un  parallélo- 
gramme rectangle  est  le  produit  de  sa  base  par  sa  hauteur  ? 
Elle  signifie  que  si  on  suppose  la  base  divisée  en  un  certain 
nombre  de  parties  égales ,  par  exemple  de  pouces  ou  de  lignes, 
et  la  hauteur  en  un  certain  nombre  des  rncmi'S  parties  égales, 
c'est-à-dire  de  pouces  ou  de  ligii;-s  ,  le  rapporf  du  parallélo- 
gramme rectangle  au  carré  de  chacune  de  ses  parties,  sera 
égal  au  rapport  que  le  produit  des  deux  nombres  de  division  de 
la  base  et  de  la  hauteur  aura  avec  l'unité.  Par  exemple,  suppo- 
sons la  base  divisée  en  loo  lignes  ou  pouces,  et  la  hauteur  en  25  ; 
le  produit  de  ces  deux  nombres,  qui  est  25oo ,  c'est-à-dire  le 
rapport  de  ce  nombre  à  l'unité,  exprimera  le  rapport  du  paral- 
lélogramme rectangle  au  carré  fait  d'une  ligne  ou  d'un  pouce  ; 
ce  parallélogramme  contenant  en  effet  aSoo  petits  carrés  d'un 
pouce  ou  d'une  ligue.  Ainsi,  dire  qu'un  parallélogramme  est  le 
produit  de  sa  base  par  sa  hauteur,  c'est  une  manière  abrégée 
d'exprimer  la  proposition  que  nous  venons  d'énoncer,  et  dont 
renonciation  rigoureuse  et  développée  aurait  demandé  trop 
d'étendue  et  de  circonlocution.  Dans  les  sciences  on  peut  se 
servir  utilement  de  ces  sortes  d'expressions  abrégées,  quoique 
peu  exactes  en  elles-mêmes  :  je  dis  plus;  on  a  besoin,  pour  ne 
point  trop  fatiguer  l'esprit,  de  s'en  servir  souvent ,  pourvu  qu'on 
ait  soin  de  bien  fixer  le  sens  précis  qui  doit  y  être  attaché.  C'est 
par  malheur  ce  qu'on  ne  fait  pas  toujours,  et  ce  qui  peut  quel- 
quefois être  reproché  aux  géomètres  même. 

Il  est  aisé  de  conclure  de  cet  exemple  et  de  plusieurs  autres 
qu'on  pourrait  y  joindre,  que  le  mot  de  niesiirc  en  mathéma- 
tique renferme  l'idée,  d'un  rapport  implicitement  exprimé. 
Or  il  est  certains  rapports  qui  offrent  plus  de  difficultés  que  les 
autres,  soit  pour  en  présenter  la  notion  d'une  manière  bien 
nette,  soit  pour  les  démontrer  d'une  manière  rigoureuse  :  ce 
sont  les  rapports  des  quantités  incommensurables.  On  dit,  par 
exemple,  que  la  diagonale  du  carré  esta  son  côté  comme  la 
racine  carrée  de  2  est  à  i;  pour  avoir  une  idée  bien  nette  de 
la  vérité  que  cette  proposition  exprime  ,  il  faut  d'abord  remar- 
quer qu'il  ri  y  a  point  de  racine  carrée  du  nombre  2,  ni  par 
conséquent  de  rapport  proprement  dit  entre  cette  racine  et  l'u- 
nité, ni  par  conséquent  de  rapport  proprement  dit  entre  la 
diagonale  et  le  côté  d'un  carré,  ni  par  conséquent  enfin,  d'é- 
galité entre  c^s  rapports ,  puisqu'il  n'y  a  point  proprement 
d'égalité  entre  des  rapports  qui  n'existent  pas.  Mais  il  faut  re- 
marquer, en  même  temps,  que  si  on  ne  peut  trouver  un  nombre 
qui  multiplié  par  lui-même  produise  2  ,  on  peut  trouver  des 


284  ËLÉMENS 

nombres  qui  multiplies  |iar  eux-mêmes  produisent  un  nombre 
aussi  approchant  de  2  qu'on  voudra,  soit  en  dessus,  soit  en 
dessous.  Or  si  on  a  deux  nombres  quelconques,  dont  l'un  donne 
un  carré  plus  grand  que  2  ,  mais  avec  si  peu  de  différence  qu'on 
voudra,  et  l'autre  un  carré  plus  petit  que  2,  avec  si  peu  de 
différence  qu'on  voudra,  une  ligne  qui  aurait  avec  le  côté  du 
carré  un  rapport  exprimé  par  le  premier  de  ces  nombres , 
serait  toujours  plus  grande  que  la  diagonale ,  et  une  ligne  qui 
aurait  avec  le  même  côté  du  carré  un  rapport  exprimé  par  le 
second  nombre,  serait  plus  petite  que  la  même  diagonale.  Voilà 
le  développement  de  cette  proposition  ,  que  la  diagonale  est  au 
coté  du  carré  comme  la  racine  carrée  de  1  est  à  i.W.  en  est  de 
même  de  toutes  les  autres  propositions  qui  regardent  des  rap- 
ports incommensurables  ;  et  cela  suffit  pour  faire  voir  quel  sens 
précis  on  j  doit  attacher. 

Cette  facilité  qu'on  a  de  représenter  les  rapports  incommen- 
surables, non  par  des  nombres  exacts,  mais  par  des  nombres 
qui  en  ajoprochent  aussi  près  qu'on  voudra ,  sans  jamais  expri- 
mer rigoureusement  ces  rapports ,  est  cause  que  les  mathéma- 
ticiens ont  étendu  la  dénomination  de  nombre  aux  rapports 
incommensurables  ,  quoiqu'elle  ne  leur  appartienne  qu'impro- 
prement,  puisque  les  mots  nombre  et  nombrcr  supposent  une 
désignation  exacte  et  précise,  dont  ces  sortes  de  rapports  ne  sont 
pas  susceptibles.  Aussi  n'y  a-t-il  proprement  que  deux  sortes 
de  nombres ,  les  nombres  entiers  comme  2 ,  3,4?  etc. ,  et  les 
nombres  rompus ,  on  fractions,  comme  4,  y,  ;|,  etc.,  ou  |,  \^  ^,  etc. 
Les  premiers  représentent  les  rapports  de  deux  grandeurs,  dont 
l'une  contient  l'autre  une  certaine  quantité  de  fois  exactement, 
comme  2  fois ,  3  fois ,  4  fois  ;  les  seconds  expriment  le  rapport 
de  deux  grandeurs,  dont  l'une  contient  exactement  une  certaine 
quantité  de  fois,  la  moitié,  le  tiers,  le  quart,  le  cinquième  de 
l'autre,  et  ainsi  de  suite;  les  rapports  représentés  par  des 
nombres  rompus  peuvent  même  se  réduire  très-aisément  à  des 
rapports  représentés  par  des  nombres  entiers  ;  car  quand  je  dis, 
par  exemple,  qu'une  ligne  est  les  |  d'une  autre  ligne,  c'est 
comme  si  je  disais  que  la  première  ligne  est  à  la  seconde  dans  le 
rapport  du  nombre  entier  3  au  nombre  entier  4- 

De  là  il  est  aisé  de  voir  que  si  les  rapports  incommensurables 
sont  regardés  comme  des  nombres ,  c'est  par  la  raison  que  s'ils 
ne  sont  pas  des  nombres  proprement  dits,  il  ne  s'en  faut  rien  , 
2)our  ainsi  dire,  qu'ils  n'en  soient  réellement;  j^uisque  la  diffé- 
rence d'un  rapport  incommensurable  à  un  nombre  proprement 
dit,  peut  être  aussi  j^etite  qu'on  voudra. 

Deux  autres  raisons  ont  fait  ranger  les  rapporls  iiicomraen- 


DE  PHILOSOPHIE,  2.85 

surables  parmi  les  nombres  :  la  première,  c'est  que  ces  rapport* 
ont  plusieurs  propriétés  qui  leur  sont  communes  avec  les  nombres, 
et  peuvent  être  soumis  à  plusieurs  égards  à  un  calcul  semblable 
à  celui  des  nombres,  comme  nous  le  verrons  plus  en  détail  dans 
les  deux  paragraphes  suivans  ;  la  seconde ,  c'est  que  si  on  veut 
donner  au  mot  nombre  une  idée  plus  étendue  que  celle  qu'on 
lui  donne  ordinairement ,  et  qui  ne  renferme  proprement  que 
les  nombres  entiers  et  \t?>  fractions ,  alors  les  rapports  incom- 
mensurables peuvent  y   être   compris,  puisque   ces  rapports, 
quoiqu'ils  ne  puissent  pas  être  désignés   rigoureusement   par 
l'arithmétique,  peuvent  être,  sinon  exprimés,  au  moins  repré- 
sentés par  la  géométrie  ;  par  exemple ,  le  rapport  de  la  racine 
carrée  de  2  à  l'unité  ,  lequel  ne  peut  être  exprimé  aritJnnéti- 
quement^  peut  être  représenté  ^éomélriquemeiit ,  par  le  rapport 
de  la  diagonale  du  carré  à  son  côté.   Il  en  est  de  même  d'une 
infinité  d'autres  rapports  incommensurables ,  que  la  géométrie 
rej^résente  aisément  par  les  rapports  de  certaines  lignes  ;  par 
exemple,   la  racine  carrée  de  3   peut  être    représentée  par  le 
rapport  du  double  de  la  hauteur  d'un  triangle  équilatéral  au 
côté  du  même  triangle  ;  celle  de  5  par  le  rapport  de  la  diagonale 
d'un  parallélogramme  rectangle  au  petit  côté  de  ce  même  pa- 
rallélogramme ,  en  supposant  la  base  double  de  la  hauteur  ;  et 
ainsi  de  mille  autres  exemples  de  cette  espèce  qu'on  pourrait 
multiplier  à  l'infini.  Cette  remarque  sur  la  possibilité  de  repré- 
senter les  rapports  incommensurables  par  la  géométrie  ,  iion> 
sera  utile  dans  la  suite  pour  faire  connaître  quel  est  l'avantage 
de  l'application  de  l'analyse  à  cette  science.  C'est  ce  qu'on  verra 
plus  bas  dans  un  article  particulier  ;  mais  il  est  nécessaire  de 
donner  auparavant  quelque  idée  du  calcul  algébrique.  (  Voyez 
V article  Algèbre,  p.  260 ,  et  /'Éclaircissement ,  §  XI,  p.  263.  ; 

§    XIII.    Eclaircissement    sur  V application  de  V algèbre  à  Ic^ 
géométrie  ,  p.  274- 

Pour  se  faire  une  idée  de  cette  application  ,  et  en  comprendre 
les  avantages  ,  il  faut  se  rappeler  les  principes  suivans. 

La  géométrie  est,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs,  la  science 
des  propriétés  de  l'étendue,  considérée  simplement  en  tant  qu'é- 
tendue et  figurée. ^ 

Ces  propriétés  consistent  en  grande  partie  dans  le  rapport 
qu'ont  entre  elles  les  différentes  parties  de  l'étendue  figurée. 

Par  conséquent ,  un  des  grands  objets  de  la  géométrie  est  de 
connaître  et  de  calculer  le  rapport  des  lignes  les  unes  avec  les 
autres,  celui  des  surfaces  entre  elles,  et  celui  dessolides  entre  eux. 


28G  ELEMENS 

Ces  rapports  peuvent  être ,  ou  exprime's  par  des  nombres ,  ou 
incommensurables. 

Le  rapport  des  surfaces,  ou  pour  abre'ger,  les  surfaces  mêmes, 
peuvent  être  représentés  ,  comme  nous  l'avons  expliqué  plus 
haut,  par  le  produit  de  deux  lignes,  en  regardant  ces  lignes 
comme  exprimées  par  des  nombres  qui  en  indiquent  le  rapport. 

Il  n'est  pas  même  nécessaire  que  le  rapport  de  ces  lignes  soit 
commensurabl^  et  quel  qu'il  soit,  le  produit  des  quantités  qui 
expriment  ce  rapport  représentera  la  surface. 

De  même  et  par  la  même  raison  un  solide  ou  corps  géomé- 
trique ,  ayant  les  trois  dimensions  ,  peut  être  représenté  par  le 
produit  de  trois  lignes,  c'est-à-dire  de  trois  quantités,  dont  le 
rapport  soit  le  même  que  celui  de  ces  lignes. 

Or  les  caractères  algébriques  désignant  également  bien  ,  soit 
les  noiîibres ,  soit  les  rapports  incommensurables,  comme  on  l'a 
\u  ci-dessus,  ces  caractères  peuvent  servir  parfaitement  à  re- 
présenter les  lignes  ,  en  sorte  que  le  produit  de  deux  caractères 
algébriques  peut  exprimer  une  surface  ,  celui  de  trois  un 
solide ,  etc. 

Par  conséquent  les  opérations  qu'on  pourra  faire  sur  ces  ca- 
ractères ,  les  rapports  qu'on  y  découvrira  ,  en  un  mot  les  vérités 
qu'on  pourra  tirer  de  leur  combinaison  par  des  opérations  algé- 
briques ,  exprimeront  ,  étant  traduites  du  langage  algébrique 
en  langage  géométrique  ,  des  vérités  qui  seront  relatives  au 
rapport  des  lignes  ,  des  surfaces  et  des  solides. 

Par  la  même  raison  ,  les  opérations  algébriques  qui  servent  à 
résoudre  les  questions  qu'on  peut  proposer  sur  les  nombres  , 
serviront  aussi  à  résoudre  les  questions  géométriques  qu'on  peut 
proposer  sur  le  rapport  des  lignes,  des  surfaces  et  des  solides; 
et  par  conséquent  en  général  à  résoudre  la  plupart  des  questions 
qui  ont  rapport  à  cette  science.  En  effet ,  ces  questions  étant 
analysées  ,  se  réduisent  pour  l'ordinaire  à  trouver  certains  rap- 
ports entre  certaines  lignes,  certaines  surfaces,  certains  solides; 
puisque  la  plupart  des  propriétés  des  figures  consistent,  ou  dans 
le  rapport  qu'il  y  a  entre  quelques  unes  de  leurs  parties,  déter- 
minées d'une  certaine  manière  ,  ou  dans  le  rapport  de  certaines 
lignes  tirées  dans  ces  figures  ,  ou  dans  le  rapport  de  ces  figures , 
prises  dans  leur  enlier  ou  par  parties  ,  avec  d'autres  figures  aussi 
prises  dans  leur  entier  ou  par  parties  ,  et  ainsi  du  reste. 

Toutes  ces  considérations  suiïiraierft*  pour  faire  sentir  l'usage 
et  l'utilité  de  l'application  de  l'algèbre  à  la  géométrie.  Mais  il 
est  surtout  une  branche  de  cette  science ,  oii  l'analyse  algébrique 
est  extrêmement  utile  ;  c'est  la  théorie  des  courbes. 

Pour  s'en  convaincre ,  il  faut  considérer  d'abord  la  manière 


DE  PHILOSOPHIE.  287 

dont  on  détermine  la  nature  d'une  courbe.  On  rapporte  les 

Cl  ^.^^^  points   de  cette   courbe   CABQ   par  des 

^\    .  lignes  AD,  BE,  QO,  qu'on  appelle  or- 

1^1  \  données ,  à  une  ligne  droite  fixe  et  indéfi- 

I \  ^        nie  CR  tirée  dans  le  plan  de  cette  courbe, 

\  et  sur  laquelle  ces  lignes  AD,  BE,  QO, 

\         sont  perpendiculaires  ;  les  parties  CD  ,  CE, 

O  ÏQ    CO,  de  la  ligne  CR,  s'appellent  les  abs- 

1        ci  s  s  es. 

On  sent  bien  que ,  puisque  la  nature  de 
la  courbe  CABQ  est  déterminée,  la  lon- 
gueur de  chaque  ordonnée  D  A,  doit  être  déterminée  par  rap- 
port à  l'abscisse  correspondante  CD,  puisque  c'est  la  longueur 
plus  ou  moins  grande  DA  de  cette  ordonnée  qui  donne  par 
son  extrémité  le  jioint  correspondant  A  de  la  courbe.  La  nature 
de  la  courbe  consiste  donc  dans  un  certain  rapport,  une  cer- 
taine loi  qui  s*observe  entre  chaque  ordonnée,  comme  D  A,  et 
l'abscisse  C  D  correspondante.  Par  exemple ,  dans  la  courbe 
appelée  parabole  ,  le  carré  de  chaque  ordonnée  est  égal  au  pa- 
rallélogramme rectangle  qui  aurait  pour  hauteur  l'abscisse  cor- 
respondante ,  et  pour  base  une  ligne  toujours  la  même,  appelée 
paramètre  :  si  donc  on  suppose  que  cette  ligne  toujours  la  même 
soit  appelée  a,  que  chaque  abscisse  soit  appelée  x ,  et  l'ordonnée 
correspondante  j",  le  carré  de  j'  sera  égal  au  produit  de  a  par  .r, 
ce  qui  s'exprime  algébriquement  en  cette  sorte  yj'-  =  ax.  C'est 
là  ce  qu'on  appelle  V équation  de  la  courbe ,  dont  tous  les  points, 
comme  l'on  voit,  sont  déterminés  par  cette  écjuation.  Il  en  est 
de  même  de  toutes  les  autres  courbes;  elles  ont  chacune  leur 
équation  particulière,  qui  sert  à  déterminer  leurs  points  ;  et  ces 
équations,  dont  l'invention  est  due  à  Descartes  ,  sont  une  des 
branches  les  plus  belles  et  les  plus  fécondes  de  l'application  de 
l'algèbre  à  la  géométrie. 

Ayant  l'équation  entre  les  j  et  les  x ,  c'est-à-dire  entre  les 
ordonnées  et  les  abscisses ,  l'algèbre  enseigne  à  en  déduire  l'équa- 
tion entre  les  différences  des  abscisses  et  celle  des  ordonnées  ;  or 
nous  ferons  voir  dans  la  section  sur  les  principes  niétaphjsiques 
du  calcul  infinitésimal,  comment  la  connaissance  du  rapport 
entre  ces  différences  donne  la  limite  de  ce  rapport ,  comment 
cette  limite  donne  les  tangentes  de  la  courbe  ,  et  en  général 
comment  ce  calcul  i^Ç'.i  limites  des  rapports  est  la  clef  du  calcul 
différentiel  et  intégral.  Nous  n'en  pourrions  dire  davantage  ,  ni 
nous  faire  entendre  sur  les  détails  oîi  nous  entrerions  à  ce  sujet, 
sans  donner  un  traité  complet  d'algèbre  ,  de  géométrie  et  de 
calcul  infinitésimal  \  ce  qui  n'est  pas  ici  notre  objet ,  et  qui  a 


288  ÉLÉMENS 

d'ailleurs  été  exécuté  dr.ns  un  grand  nombre  d'ouvrages.  Ce  que 
nous  nous  sommes  proposé  ici  ,  c'est  5eu!eà]uent  de  présenter  sur 
l'algèbre  et  son  application  à  la  géométrie  des  notions  simples  , 
nettes  et  précises,  à  des  personnes  à  qui  d'antres  occupations  ne 
permettent  pas  de  s'appliquer  à  ces  sciences  et  à' en  faire  leur 
objet.  JNous  croyons  que  le  peu  que  nous  avons  dit  suffira  pour 
leur  donner  ces  notions,  et  pour  leur  fniie  sentir  l'usage  et 
l'utilité  de  l'analyse  mathématique  dans  la  science  des  propriétés 
de  l'étendue. 

§  XIV.  Eclaircissement   sur  les  principes  mêtaphjsiques   du 
calcul  infini it sirnal ,   p.  2^5. 

Pour  se  former  des  notions  exactes  de  ce  que  \^  géomètres 
appellent  calcul  infinitésimal ,  il  faut  d'abord  fixer  d'une  ma- 
nière bien  nette  l'idée  que  nous  avons  de  l'infini. 

Pour  peu  qu'on  y  réfléchisse  ,  on  verra  clairement  que  cette 
idée  n'est  qu'une  notion  abstraite.  Nous  concevons  une  étendue 
finie  quelconque,  nous  faisons  ensuite  abstraction  des  bornes  de 
cette  étendue  ,  et  nous  avons  l'idée  de  l'étendue  infinie.  C'est  de 
la  même  manière  ,  et  même  de  cette  manière  seule  ,  que  nous 
pouvons  concevoir  un  nombre  infini,  une  durée  infinie,  et  ainsi 
du  reste. 

Par  cette  définition  ou  plutôt  cette  analyse  ,  on  voit  d'abord 
à  quel  point  la  notion  de  Finjuii  est  ])our  ainsi  dire  vague  et 
imparfaite  en  nous;  on  voit  qu'elle  n'est  proprement  que  la 
notion  d'indéfini,  pourvu  qu'on  entendepar  ce  mot  une  quantité 
vague  à  laquelle  on  n'assigne  point  de  bornes  ,  et  non  pas  , 
comme  on  le  peut  supposer  dans  un  autre  sens ,  une  quantité  à 
laquelle  on  conçoit  des  bornes  sans  pourtant  les  fixer  d'une  ma- 
nière précise. 

On  voit  encore  par  cette  notion  que  Vinfmi ,  tel  que  l'analyse 
le  considère,  est  proprement  la  limite  du  fini,  c'est-à-dire  le 
terme  auquel  le  fini  tend  toujours  sans  jamais  y  arriver,  mais 
dont  on  peut  supposer  qu'il  approche  toujours  de  plus  en  plus  - 
quoiqu'il  n'y  atteigne  jamais.  Or  c'est  sous  ce  point  de  vue  que 
la  géométrie  et  l'analyse  bien  entendues  considèrent  la  quantité 
infinie  ;  un  exemple  servira  à  nous  faire  entendre. 

Supposons  celte  suite  de  nombres  fractionnaires  à  l'infini  , 
f  ?  i?  i?  ri?  ^t^-  >  ^t  ^^"^^  ^^  ^^"'^^'  '  ^'"^  diminuant  toujours  de  la 
moitié  :  les  mathématiciens  disent  et  prouvent  que  la  somme  de 
cette  suite  de  nombres,  si  on  la  suppose  poussée  à  i'miini ,  est 
égale  à  i.  Cela  signifie,  si  on  veut  ne  parler  que  d'ajuès  des 
idées  claires  ,  que  !e  nombre  i  est  la  hmite  de  la  somme  de  cette 
suite  de  nombres  ;  c'est-à-dire,  que  plus  on  prendra  de  nombres 


DE  PHILOSOPHIE.  289 

dans  celle  suite,  plus  la  somme  de  ces  nombres  approchera  tl'etre 
égale  à  i  ,  et  qu  tille  poiuTa  cii  approcher  aussi  pies  qu'on 
voudra.  Cette  dernière  condition  est  nécessaire  pour  compléter 
vjl'idee  attachée  au  mot  limile.  Car  le  nombre  2.,  par  exemple  , 
n'est  pas  la  limite  de  la  somme  de  celte  suite,  parce  (jne,  quelque 
nombre  de  termes  qu'on  y  prenne,  la  somme  à  la  vérité  appro- 
chera toujours  de  plus  ea  plus  du  nombre  ?,  ,  mais,  ne  pourra 
en  approcher  aussi  près  qu'on  voudra,  puique  la  différence  sera 
toujours  plus  grande  que  l'unité. 

De  même  quand  onditc[uelasoramede  cette  suite  2, 4, 8, 16.  etc. 
ou  de  toute  autre  qui  va  en  croissant,  est  infinie  .  on  \eut  dire 
que  plus  on  prendra  de  termes  de  celte  suite  ,  plus  la  somme 
«n  sera  grande  ,  et  qu'elle  peut  être  égale  à  un  nombre  aussi 
grand  qu'on  voudra. 

Telle  est  la  notion  qu'il  faut  se  former  de  Vmfini ,  au  moins 
par  rapport  au  point  de  vue  sous  lequel  les  mathématiques  le  con- 
sidèrent ;  idée  nette  ,  simple  ,  et  à  l'abri  de  toute  chicane. 

Je  n'examine  point  ici  s'il  y  a  en  effet  des  quantités  infinies 
actuellement  existantes  ;  si  l'espace  est  réellement  infini  ;  si  la 
durée  est  infmie  ;  s'il  y  a  dans  une  portion  finie  de  matière  un 
nombre  réellement  infini  de  particules.  Toutes  ces  questions 
sont  étrangères  à  l'infini  des  mathématiciens ,  qui  n'est  absolu- 
ment ,  comme  je  viens  de  le  dire  ,  que  la  limite  des  quantités 
finies  ;  limite  dont  il  n'est  pas  nécessaire  en  mathématiques  de 
supposer  l'existence  réelle  ;  il  suffit  seulement  que  le  fini  n'y  at- 
teigne jamais. 

La  géométrie  ,  sans  nier  l'existence  de  l'infini  actuel  ,  ne  sup- 
pose donc  point ,  au  moins  nécessairement,  l'infini  comme  réel- 
lement existant  ;  et  celte  seule  considération  suffit  pour  résoudre 
un  grand  nombre  d'objections  qui  ont  été  proposées  sur  l'infini 
mathématique. 

On  demande  ,  par  exemple  ,  s'il  n'y  a  pas  des  infinis  plus 
grands  les  uns  que  les  autres,  si  le  carré  d'un  nombre  infini 
n'est  pas  infiniment  plus  grand  que  ce  nombre?  La  réponse  est 
facile  au  géomètre  :  un  nombre  infini  n'existe  pas  pour  lui,  an 
moins  nécessairement;  l'idée  de  nombre  infini  n'e>t  pour  lui 
qu'une  idée  abstraite,  qui  exprime  seulement  une  limile  intel- 
lectuelle à  laquelle  tout  nombre  fini  n'atteint  jamais. 

Quand  on  parle  en  géométrie  d'infinis  du  second  et  iu  troi- 
sième ordre  ,  il  est  aisé  d'attacher  des  notions  nettes  à  ces 
expressions  ,  sans  se  jeter  dans  une  métaphysique  obscure  et 
contentieusc.  Si  on  dit,  par  exemple  ,  lorsque  telle  ligne  devient 
infinie  ,  telle  autre  ligne  qui  en  dépend  est  infinie  du  second 
©rdre,  cela  signifie  que  le  rapport  de  la  seconde  ligne  à  la  pre- 
I.  19 


ago  ÉLÉMENS 

luière  (en  les  supposant  toutes  deux  finies)  est  d'autant  plus 
grand  que  celte  première  est  plus  grande  ;  et  que  ce  rapport  peut 
être  supposé  plus  grand  qu'aucun  nombre  fini  qu'on  voudra 
assigner.  •* 

Si  on  dit  que  la  seconde  ligne  est  infinie  du  troisième  ordre  , 
cela  signifie,  en  s'exprimant  nettement,  que  le  produit  de  la 
seconde  ligne  ,  par  une  ligne  finie  quelconque  ,  est  d'autant  plus- 
grand  par  rapport  au  carré  construit  sur  la  première  ,  que  cette 
première  est  plus  grande  ;  et  que  le  rapport  peut  être  plus  grand 
qu'aucun  rapport  fini. 

De  mêine,  quand  on  dit  qu'une  courbe  est  un  polygone  d'une 
infinité  de  côtés  ,  on  veut  dire  que  cette  courbe  est  la  limite  des 
polygones  qu'on  peut  lui  inscrire  et  lui  circonscrire  ,  c'est-k-dire 
que  pi  us  ces  polygones  auront  de  côtés,  plus  ils  approcheront  d'être 
égaux  à  la  courbe  ,  dont  on  peut  supposer  qu'ils  diffèrent  aussi 
peu  qu'on  voudra ,  en  augmentant  à  volonté  le  nombre  de  leurs 
côtés. 

C'est  ainsi  qu'on  peut  attacher  des  notions  nettes ,  simples  et 
"précises ,  aux  expressions  dans  lesquelles  entrent  le  terme  ou 
l'idée  à^injini.  Ces  expressions  ,  si  communes  dans  la  haute  géo- 
métrie ,  sont  dans  la  classe  de  plusieurs  autres  que  nous  offre 
cette  science ,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  observé  plus  haut  (i)  ; 
expressions  ,  qui ,  comme  nous  l'avons  dit ,  dans  le  sens  méta- 
phjsique  quelles  présentent ,  paraissent  peu  exactes  ;  mais 
qui  ne  doii'ent  être  regardées  que  comme  des  manières  abrégées 
de  s'exprimer ,  que  les  mathématiciens  ont  inventées  pour  énoncer 
une  vérité  ^  dont  le  développement  et  V énoncé  exact  auraient 
demandé  beaucoup  plus  de  mots. 

Ce  que  j'ai  dit  sur  la  quantité  infinie  ,  je  le  dis  de  même  de 
la  quantité  infiniment  petite.  Le  calcul  de  l'infini  ne  suppose 
point  l'existence  de  ces  sortes  de  quantité.  Il  est  nécessaire  de 
développer  celte  idée. 

Je  veux ,  par  exemple ,  trouver  la  tan- 
gente d'une  courbe  C  AB  au  point  A.  Je 
prends  d'abord  deux  points  à  volonté  A , 
B,  sur  cette  ligne  courbe ,  et  par  ces  deux 
points,  je  tire  une  ligne  droite  AB,  in- 
définiment prolongée  vers  Z  et  vers  X, 
laquelle  coupe  la  courbe ,  comme  cela 
est  évident;  j'appelle  cette  ligne  une  .ve- 
cante;  j'imagine  ensuite  une  ligne  fixe 
^         CE,  placée  à  volonté  dans  le  plan  sur 
lequel  est  tracée  la  courbe;  et  par  les  deux  points  A,  B,  quç 
(0  Voyez  le  §  XII,  sur  le»  Élcmens  de  Geome'uie,  p.  277. 


DE  PHILOSOPHIE.  291 

fai  pris  sur  la  courbe,  je  mène  des  ordonnées  AD,  BE,  per- 
pendiculaires à  ceUe  ligne  fixe  CE,  rpie  ponr  abréger  j'appelle 
Vaxe  de  la  courbe.  Il  est  d'abord  évident  que  la  posilion  de  la 
sécante  est  déterminée  par  la  distance  DE  des  deux  ordonnées 
€t  par  leur  dilïérence  BO;  en  sorte  que,  si  on  connaissait  cette 
distance  et  cette  dilTéreiice,  ou  même  le  rapj^ort  de  !a  dis'ance 
des  ordonnées  à  leur  différence  ,  on  aurait  \n  position  de  la 
sécante.  Imaginons  à  jDrésent  que  des  deux  points  A  ,  B  ,  que 
nous  avons  supposés  sur  la  courbe,  il  y  en  ait  un,  prjr  exemple 
B,  qui  se  rapproche  continuellement  de  l'autre  poiot  A;  et  que 
par  cet  autre  point  A,  qu'on  suppose  fixe,  on  ait  tiré  une  tan- 
gente AP  à  la  courbe;  il  est  aisé  de  voir  que  la  sécante  AB, 
tirée  par  ces  deux  points  A,  B,  dont  l'un  est  supposé  se  rappro- 
cher de  plus  en  plus  de  l'autre,  approchera  continueliement  de 
la  tangente  ,  et  enfin  deviendra  la  tangente  même ,  lorsque  les 
<Ieux  points  se  seront  confondus  en  un  seul.  La  tangente  est  donc 
la  limite  des  sécantes,  le  terme  dont  elles  approchent  de  plus  en 
plus,  sans  pourtant  jamais  y  arriver  tant  qu'elles  sont  sécantes, 
mais  dont  elles  peuvent  approcher  aussi  près  qu'on  voudra.  Or 
nous  venons  de  voir  que  la  position  delà  sécante  se  détermine 
par  le  rapport  de  la  différence  BO  des  ordonnées,  à  leur  dis- 
tance DE.  Donc  si  on  cherche  la  limite  de  ce  rapport,  c'est-à- 
dire  la  valeur  dont  ce  rapport  approche  toujours  de  plus  en  plus 
à  mesure  que  l'une  des  ordonnées  s'approche  de  l'autre ,  cette 
limite  donnera  la  position  de  la  tangente,  puisque  la  tangente 
est  la  limite  des  sécantes. 

En  quoi  consiste  donc  le  calcul  qu'on  appelé  différentiel?  A 
trouver  la  limite  du  rapport  entre  la  diitérence  finie  de  deux 
quantités,  et  la  différence  finie  de  deux  autres  quantités,  qui 
ont  avec  les  deux  premières  une  analogie  dont  la  loi  est  connue. 

Il  est  évident  que  plus  chacune  de  ces  différences  es\  petite, 
plus  leur  rapport  approche  de  la  limite  qu'on  cherche.  Il  est  de 
plus  évident  que  tant  que  ces  différences  ne  sont  pas  absolu- 
ment nulles  ,  le  rapport  n'est  pas  exactement  égal  à  cette  limite; 
et  que  lorsqu'elles  sont  nulles  ,  il  n'y  a  plus  de  rapport  propre- 
ment dit:  car  il  n'y  a  poinC  de  rapport  entre  deux  choes  qui 
n'existent  point;  mais  la  limite  du  rapport  que  ces  différences 
avaient  entre  elles  lorsqu'elles  étaient  encore  quelque  chose  , 
cette  limite  n'est  pas  moins  réelle  ;  et  c'est  la  valeur  de  cette 
limite  qui  conduit,  comme  nous  l'avons  vu,  à  déterminer  la  posi- 
tion de  la  tangente. 

Pour  faire  entendre  par  un  exemple  ce  que  je  viens  de  dire 
sur  la  limite  des  rapports  ,  je  suppose  deux  quantités  dont  la 
seconde  soit  égale  au  double  de  la  première  plus  au  carré  de 


292  ÉLÉMENS 

cette  première  ;  il  est  évident  1°.  que  le  rapport  de  la  seconde 
à  la  première  sera  toujours  plus  grand  que  le  nombre  Jewx, 
tant  que  la  première  et  la  seconde  auront  quelque  valeur  ; 
0.^.  que  le  rapport  de  la  seconde  à  la  première  approchera  d'au- 
tant plus  d'être  égal  à  deux  ,  que  cette  première  sera  plus 
petite  ,  et  que  ce  rapport  peut  approcher  aussi  près  qu'on  voudra 
du  nombre  deux ,  en  prenant  la  première  quantité  aussi  petite 
qu'il  le  faudra.  D'oii  il  s'ensuit  que  le  nombre  2  est  la  limite  du 
rapport  de  ces  deux  quantités  ;  lorsque  la  première  des  deux 
quantités  devient  nulle  ,  la  seconde  devient  aussi  évidemment 
nulle  ;  et  il  est  vrai  de  dire  qu'elles  n'ont  alors  proprement 
aucun  rapport,  mais  il  n'est  pas  moins  vrai  ni  moins  évident 
que  2  est  la  limite  de  leur  rapport  tant  qu'elles  sont  quelque 
chose. 

Comme  le  rapport  des  différences  approche  d'autant  plus  de 
sa  limite  ,  que  ces  différences  sont  plus  petites  ,  c'est  pour  cette 
raison  qu'on  suppose  la  limite  du  rapport  représentée  par  le 
rapport  des  différences  infiniment  petites.  Mais  encore  une  fois 
ce  rapport  de  différences  infiniment  petites  n'est  qu'une  façon 
abrégée  d'exprimer  une 'notion  plus  exacte  et  plus  rigoureuse  , 
la  limite  du  rapport  des  différences  finies.  Car  les  différences. 
infiniment  petites,  ou  n'existent  pas  réellement ,  ou  du  moins 
n'ont  pas  besoin  d'être  supposées  réellement  existantes  ,  pour 
cléterminer  rigoureusement  et  exactement  cette  limite. 

Quelques  mathématiciens  ont  défini  la  quantité  infiniment 
petite 5  celle  qui  s'évanouit ,  considérée  non  pas  avant  quelle 
s'évanouisse ,  non  pas  après  qu'elle  est  évanouie  ,  mais  dans  le 
moment  inéme  ou  elle  s'évanouit.  Je  voudrais  bien  savoir  quelle 
idée  nette  et  précise  on  peut  espérer  de  faire  naître  dans  l'es- 
prit par  une  semblable  définition?  Une  quantité  est  quelque 
chose  ou  rien  ;  si  elle  est  quelque  chose  ,  elle  n'est  pas  encore 
évanouie  ;  si  elle  n'est  rien  ,  elle  est  évanouie  tout-à-fait. 
C'est  une  chimère  que  la  supposition  d'un  état  moyen  entre  ces 
deux-là. 

Ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  des  infinis  de  différens 
ordres  ,  s'applique  de  soi-même  aux  différens  ordres  d'injïni- 
ment  petits.  Quand  on  dit  qu'une  quantité  est  infiniment  pe- 
tite du  second  ordre ,  c'est-à-dire  infiniment  petite  par  rapport 
à  une  quantité  qui  est  déjà  infiniment  petite  elle-même  ,  cela 
signifie  seulement  que  le  rapport  de  la  première  de  ces  quan- 
tités à  la  seconde  est  toujours  d'autant  plus  petit  que  cette 
seconde  quantité  est  supposée  plus  petite  ,  et  que  le  rapport  peut 
être  supposé  aussi  petit  qu'on  le  veut ,  eu  imaginant  la  seconde 
quantité  assea  petite  pour  cela. 


DE  PHILOSOPHIE.  29S 

De  même,  une  quantité  infiniment  petite  du  troisième  ordre, 
est  "celle  dont  le  produit  par  une  quantité  finie  est  d'autant  plus 
petit  par  rapport  au  carre  d'une  autre  quantité  ,  que  cette  der- 
nière est  supposée  plus  petite  ;  de  manière  que  ce  rapport  peut 
être  supposé  aussi  petit  qu'on  voudra. 

Par  ces  principes  il  est  aisé  de  voir  l'utilité  du  calcul  diffé- 
rentiel pour  découvrir  la  nature  et  les  propriétés  des  courbes. 
Car  le  principe  de  ce  calcul  consistant  à  regarder  les  courbes 
comme  la  limite  des  polygones  ,  il  est  clair  que  les  quantités 
unies  dont  le  rapport  déterminerait  les  propriétés  de  ces  poly- 
gones ,  deviennent  nulles  dans  les  courbes  ;  et  qu'au  lieu  du 
rapport  de  ces  quantités,  c'est  la  limite  de  leur  rapport  que  le 
calcul  différentiel  détermine  ,  pour  trouver  par  ce  moyen  les 
propriétés  des  courbes  ,  considérées  comme  limite  des  polygones. 

D'après  cette  notion  ,  on  voit  que  le  calcul  différentiel  ne 
donne,  pour  ainsi  dire ,  les  propriétés  d'une  courbe  qu'à  chaque 
point  ,  puisqu'il  se  borne  à  donner  en  chaque  point  la  limite  du 
rapport  de  certaines  quantités  qui  s'évanouissent  dans  la  courbe, 
et  qui  sont  finies  dans  le  polygone. 

Le  calcul  différentiel  est  la  première  branche  du  calcul  infini- 
tésimal ;  la  seconde  s'appelle  le  calcul  intégral.  Nous  venons 
d'expliquer  en  quoi  consiste  le  calcul  différentiel.  Que  fait  le 
calcul  intégral?  11  donne  le  moyen  de  remonter,  lorsque  cela 
se  peut  ,  de  la  limite  du  rapport  entre  les  différences  des  quan- 
tités finies  ,  au  rapport  même  de  ces  quantités.  En  assignant  ce 
dernier  rapport ,  il  conduit  autant  qu'il  est  possible  à  la  con- 
naissance de  la  courbe  dans  telle  étendue  finie  qu'on  peut  juger 
à  propos ,  en  fournissant  le  inoyen  d'inscrire  à  cette  courbe  tel 
polygone  qu'on  voudra  ,  ou  ,  ce  qui  revient  au  même  ,  de  con- 
naître les  propriétés  de  ce  polygone  et  la  position  de  ses  côtés. 

Comme  il  n'y  a  point  de  problème  ,  susceptible  de  l'applica- 
tion des  calculs  différentiel  et  intégral  ,  qu'on  ne  puisse  réduire 
à  la  détermination  d'une  courbe  ,  et  à  la  connaissance  de  ses 
propriétés  ,  il  s'ensuit  que  ce  qu'on  vient  de  dire  pour  faire 
connaître  la  métaphysique  de  ces  calculs  et  leur  usage  dans  la 
recherche  des  propriétés  des  courbes  ,  s'applique  aisément  à 
toute  autre  question  susceptible  de  l'application  des  mêmes 
calculs. 

En  voilà  donc  assez  pour  ceux  qui  ne  veulent  avoir  sur  cet 
objet  que  des  notions  générales,  mais  exactes. 


^9/f  ÉLÉMENS 

§  XV.  Eclaircissement  sur  Vusage  et  sur  Vabus  de  la  métaphj- 
si(]ue  en  géométrie  ,  et  en  général  dans  les  sciences  mathé" 
ma  tiques  ,  page  276. 

La  métapliysique  ,  selon  le  point  de  vue  sous  lequel  on  l'envi- 
sage ,  est  la  plus  satisfaisante  ou  la  plus  futile  des  connaissances 
humaines  ;  la  plus  satisfaisante  quand  elle  ne  considère  que  des 
objets  qui  sont  à  sa  portée,  qu'elle  les  analyse  avec  netteté  et 
avec  ])récision  ,    et    qu'elle   ne  s'élève  point  dans  cette  analyse 
au-delà  de  ce  qu'elle  connaît  clairement  de  ces  mêmes  objets  ; 
la  plus  futile,  lorsque,  orgueilleuse  et  ténébreuse  tout  à  la  fois, 
elle   s'enfonce   dans  une  région  refusée  à  ses  regards  ,  qu'elle 
disserte  sur  les  attributs  de  Dieu  ,  sur  la  nature  de  l'âme  ,  sur  la 
liberté  ,  et  sur  d'autres  sujets  de  cette  espèce  ,  où  toute  l'anti- 
quité philosophique  s'est  perdue  ,  et  ou  la  philosophie  moderne 
ne  doit  pas  espérer  d'être  plus  heureuse.  C'est  de  cette  science 
de  ténèbres  qu'un  grand  monarque  disait  il  y  a  peu  de  temps , 
dans  une  lettre  digne  d'être  lue  par  tous  les  philosophes  et  par 
tous  les  rois  :  lin  y  a  point  assez  de  données  enmétaphjsique  ; 
nous  créons  les  principes  que  nous  appliquons  à  cette  science  ,  et 
ils  ne  nous  sen'ent  quà  nous  égarer  plus  méthodiquement  ;  ce 
qui  me  persuade  de  plus  en  plus  que  la  façon  dont  existe  VKtrc 
suprême  ,  la  manière  dont  cet  univers  a  été  formé  ,  la  nature  de 
ce  qui  se  passe  en  nous ,  sont  des  choses  qu'il  ne  nous  importe 
pas  de  connaître  ,  sans  quoi  nous  les  connaîtrions .  Pour^ni  que 
Vhomme  sache  distinguer  le  bien  et  le  mal,  qu'il  ait  un  penchant 
déterminé  pour  Vun  et  de  l'aversion  pour  l'autre  ;  pounni  qu'il 
•soit  assez  maUre  de  ses  passions  pour  qu'elles  ne  le  tyrannisent 
pas  ,  et  ne  le  précipitent  point  dans  l'infortune ,  c'est ,  je  crois  , 
assez  pour  le  rendre  heureux  ;  le  reste  des  connaissances  méta- 
pljsiques  ,  dont  on  s'efforce  en  vain  d'arracher  le  secret  à  la 
nature  ,  ne  nous  serviî^ait  qu'à  contenter  notre  curiosité  insa- 
tiable,  autant  cpi  elles  seraient  d'ailleurs  inutiles  à  notre  usage  ;  . 
l'homme  jouit ,  il  est  fait  pour  cela  ;  que  lui  faut-il  dai^antage  ? 

Ce  n'est  donc  pas  de  cette  métaphysique  couverte  de  nuages 
qu'il  sera  question  ici ,  mais  d'iaie  métaphysique  plus  faite  pour 
nous,  yjlus  terre  à  terre,  de  celle  qu'on  peut  porter  dans  les 
sciences  naturelles  ,  et  principalement  dans  la  géométrie  et  les 
diiféreutes  parties  des  mathématiques. 

A  proprement  parler,  il  n'y  a  point  de  science  qui  n'ait  sa 
métaphjsique  ,  si  on  entend  par  ce  mot  les  principes  généraux 
sur  lesquels  une  science  est  appuyée  ,  et  qui  sont  comme  le 
germe  des  vérités  de  détail  qu'elle  renferme  et  qu'elle  expose  ; 
principes  d'oii  il  faut  partir  pour  découvrir  de  nouvelles  vérités 


DE  PHILOSOPHIE.  29$ 

ou  auxquels  il  est  nécessaire  de  remonter  pour  mettre  au  creuset 
les  vérités  qu'on  croit  découvrir. 

Cependant  comme  le  mot  métaph/ysique  ne  doit  s'appliquer 
proprement,  et  suivant  son  sens  véritable,  qu'aux  objets  imma- 
tériels ,  on  ne  donne  point  proprement  de  partie  métaphysique 
aux  sciences  qui  ont  des  objets  palpables  et  sensibles  :  c'est  par 
cette  raison  que  la  médecine  ,  la  pharmacie ,  la  botanique  ,  la 
chimie  n'ont  point  de  métaphysique  ,  par  la  même  raison  ,  la 
physique  particulière  y  qui  entre  dans  le  détail  des  propriétés 
des  corps  matériels  ,  n'en  a  pas  non  plus  ;  mais  la.  phjsi'qite  gé^ 
nérale  en  a  une  ,  parce  que  cette  physique  a  pour  objet  des 
choses  abstraites,  comme  l'espace  en  général ,  le  mouvement  et 
le  temps  en  général  ,  les  propriétés  générales  de  la  matière.  La 
grammaire  a  de  même  sa  métaphysique,  en  tant  qu'elle  analyse 
les  idées  dont  les  mots  ne  sont  que  les  exj^ressions  ;  la  musiquç 
a  la  sienne ,  en  tant  qu'elle  remonte  aux  sources  du  plaisir  que 
l'harmonie  et  la  mélodie  nous  causent.  Enfin  la  géométrie ,  qui 
s'occupe  ,  comme  la  physique  générale  ,  des  propriétés  de  l'éten- 
due abstraite ,  mais  de  l'étendue  en  tant  que  yF^wree,  au  lieu 
que  la  physique  générale  la  considère  en  tant  que  divisible  et 
mobile ,  la  géométrie  ,  dis-je ,  a  aussi  sa  métaphysique  comme 
la  physique  générale  ;  c'est  de  cette  dernière  métaphysique  qu'il 
est  ici  principalement  question. 

En  toutes  choses,  dit  la  morale  pratique,  il  faut  considérer 
la  fin;  en  toutes  choses,  dit  la  saine  métaphysique  spéculative  , 
il  faut  considérer  le  principe.  Or  quel  est  le  principe  de  la  géo- 
métrie ?  La  nature  de  l'étendue  ,  non  pas  peut-être  telle  qu'elle 
est ,  mais  telle  que  nous  la  concevons ,  c'est-à-dire  comme  com- 
posée de  parties  semblables  entre  elles ,  et  comme  étant  suscep- 
tible de  trois  dimensions  ,  que  nous  pouvons  considérer  ,  ou 
toutes  ensemble  ,  ou  deux  à  deux  ,  ou  chacune  séparément. 

Le  premier  usage  de  la  métaphysique  en  géométrie,  est  de 
donner  d'après  cette  notion  des  idées  claires  du  solide  ,  de  la 
surface  ,  de  la  ligne  ;  Vabus  serait  de  disserter  sur  la  nature  de 
l'étendue,  sur  l'existence  du  point  mathématique,  qui  n'est 
qu'une  abstraction  de  l'esprit,  sur  la  nature  de  la  ligne  droite 
qu'il  nous  est  si  difficile  de  bien  définir  ,  quoique  nous  la 
connaissions  assez  par  sa  propriété  principale  pour  en  déduire 
évidemment  toutes  les  autres.  Voyez  à  ce  sujet  nos  réflexions 
précédentes  sur  les  E'émens  de  géométrie  ^  §  XÏI. 

\2usage  et  Vabus  de  la  métaphysique  en  géométrie  peuvent 
aussi  se  faire  sentir  tout  à  la  fois  dans  la  manière  de  traiter  cer- 
taines questions  qui  ont  partagé  les  géomètres,  par  exemple, 
daus  celle  de  Y  angle  de  contingence ,  dont  nous  avons  parlé  plus 


29^  ÉLÉMENS 

liant  :  on  verra  Vahus  de  la  mëtaphysicpie  dans  les  difTicultes 
dont  o'i  a  embrouillé  cette  question  ,  faute  d'avoir  fixé  nette- 
■n^ex\^  l'idée  qu'on  devait  attacher  au  mot  angle ^  on  apercevra 
V  rsage  de  la  métaphysique  dans  l'examen  de  la  véritable  idée 
qu'on  doit  attacher  à  ce  mot ,  examen  au  moyen  duquel  toute 
cette  controverse  se  réduit  à  une  question  de  nom.  Nous  avons 
déjà  remarqué  ,  à  l'occasion  de  cette  controverse  même  ,  que  ce 
rCeA  pas  le  seul  exemple  de  pareilles  disputes  élevées  dans  le 
sein  df's  mathématiques  ,  et  qui ,  au  grand  scandale  de  l'évidence 
dont  cette  science  se  glorifie  ,  ont  partagé  quelquefois  les  savans 
les  plus  éclairés  et  les  plus  célèbres. 

Uusage  et  Vabiis  de  la  métaphysique  peuvent  encore  avoir 
lîeu  dans  la  solution  de  certains  problèmes  ;  on  tombe  dans  Va- 
bus  ,  en  voulant  employer  les  raisonnemens  métaphysiques  à 
résoudre  des  questions  pour  lesquelles  nous  avons  un  guide  plus 
sur  ,  le  calcul  et  l'analyse  qui  ne  peuvent  nous  égarer,  au  lieu 
qu'une  métaphysique  vague  et  hasardée  ,  quelquefois  même  une 
métaphysique  claire  et  simple  en  apparence  ,  peut  nous  égarer 
souvent.  Qu'on  demande  ,  par  exemple,  quelle  est  la  ligne  qu'un. 
Corps  pesant  doit  décrire  pour  aller  d'un  point  donné  à  un  autre 
point  donné  dans  le  temps  le  plus  court  qu'il  est  possible  ; 
un  métaphysicien  ,  surtout  s'il  avait  le  malheur  d'être  un  peu 
géomètre,  répondrait  tout  d'un  coup,  et  sans  hésiter,  que  la 
ligue  qu'on  cherche  est  une  ligne  droite;  parce  que  cette  ligne 
étant  la  plus  courte  de  toutes  ,  doit  par  conséquent  être  parcou- 
rue en  moins  de  temps  qu'aucune  autre.  Le  métaphysicien  se 
tromperait  ;  une  analyse  exacte  fait  voir  que  la  ligne  cherchée 
est  une  courbe.  Mais  que  peut  faire  la  métaphysique,  et  en 
quoi  consiste  ici  son  véritable  usage  7  Elle  peut  ,  quand  le  pro- 
blème est  résolu,  éclairer  l'esprit  jusqu'à  un  certain  point  sur 
le  résultat  de  la  solution  ,  dissiper  le  paradoxe  auquel  cette  so- 
lution semble  conduire  ,  faire  connaître  comment  il  est  possible 
qu'une  certaine  ligne  courbe,  quoique  plus  longue  que  la  ligne 
droite,  soit  néanmoins  parcourue  en  moins  de  temps. 

La  métaphysique  peut  faire  encore  plus  ;  elle  peut  même  , 
non  yjas  faire  trouver  la  solution  des  problèmes  ,  mais  faire  en- 
trevoir en  plusieurs  cas  la  route  qu'on  doit  suivre  pour  arriver  à 
cette  solution  ;  elle  y  parvient  par  un  examen  attentif  des  cir- 
constances de  la  question  proposée.  Par  exemple  ,  dans  celle 
dont  il  s'agit,  elle  nous  montre  que  la  propriété  d'être  la  courbe 
de  la  plus  vile  descente,  doit  avoir  lieu  non-seulement  dans  la 
courbe  prise  en  total  ,  mais  dans  chacune  de  ses  parties  infini- 
ment petites  ;  d'oii  l'on  voit  que  la  question  se  réduit  à  trouver 
ime  courbe  dont  chaque  partie  infiniment  petite  soit  parcourue 


DE  PHILOSOPHIE.  297 

clans  un  temps  plus  court  que  toute  autre  petite  partie  cle  courbe 
p-T-^sant  par  les  mêmes  extrémités  ;  dès  lors  la  voie  est ,  pour 
ainsi  dire,  ouverte  au  calcul  ,  et  le  problème  est  réduit  à  une 
pure  (!{uestion  d'analyse.  On  peut  voir  ce  que  nous  avons  dit  sur 
cela  dans  l'Eloge  de  M.  BernouUi  ,  à  l'occasion  de  cette  ques- 
tion même,  dans  nos  Mélanges  ;  nous  avons  tâché  d'y  exposer 
tout  à  la  fois  Vusnge  et  Vaùus  qu'on  peut  faire  de  la  métaphy- 
sique dans  cette  question,  envisagée  même  sous  divers  autres 
points  de  vue-,  un  tel  exemple  sera  plus  utile  pour  faire  sentir  cet 
a/jus  et  cet  usage ,  que  des  préceptes  généraux  sans  application. 
Enfin  Vii.sage  etVabus  de  la  métaphysique  en  géométrie  peuvent 
surtout  avoir  lieu  dans  deux  parties  considérables  de  cette  der- 
nière science  ,  dans  l'application  de  l'analyse  à  la  géométrie ,  et 
dans  le  calcul  infinitésimal. 

Nous  l'avons  déjà  dit  ailleurs,  une  métaphysique  aussi  fine 
que  vraie  a  présidé  à  l'invention  du  calcul  algébrique ,  de  l'ap- 
plication de  ce  calcul  à  la  géométrie,  et  surtout  du  calcul  infini- 
tésimal. Cette  métaphysique  lumineuse  et  simple,  qui  a  guidé 
les  inventeurs  ,  leur  a  fait  imaginer  des  formules  ou  façons 
abrégées  de  s'exprimer,  dans  lesquelles  toute  cette  métaphysi- 
que est,  pour  ainsi  dire,  enveloppée;  mais  ces  signes  abrégés 
ont  cela  de  commode,  qu'ils  réduisent  presque  toute  la  science 
à  des  opérations  purement  mécaniques.  Ces  opérations  sont  k 
la  métaphysique  qui  a  guidé  les  inventeurs  ,  ce  que  les  règles 
usuelles  de  la  grammaire  sont  à  la  métaphysique  des  idées  d'a- 
près lesquelles  ces  règles  ont  été  établies  ;  métaphysique  qui  ne 
peut  être  connue  et  sentie  que  par  les  philosophes  ,  au  lieu  que 
les  règles  qui  en  sont  le  résultat  sont  à  la  portée  de  la  multi- 
tude ,  et  destinées  à  son  usage.  De  ïnême  ,  dans  les  arts  méca- 
niques ,  l'esprit  et  le  génie  des  inventeurs  se  trouve  ,  si  on  peut 
parler  de  la  sorte  ,  réduit  et  concentré  dans  un  petit  nombre 
d'opérations  manuelles ,  d'autant  plus  admirables  ,  que  leur  sim- 
plicité les  met  à  portée  d'être  exécutées  par  les  mains  les  plus 
grossières,  par  des  hommes  bien  éloignés  de  se  douter  de  l'es- 
prit qui  met  leurs  doigts  en  mouvement  ;  à  peu  près  comme  le 
corps  est  guidé  par  une  âme  qu'il  ne  connaît  point. 

C'est  donc  cette  métaphysique  primitive  ,  que  le  philosophe 
doit  chercher  dan*,  les  opérations  algébriques  ,  dans  l'application 
de  ces  opérations  à  la  géométrie,  et  dans  le  calcul  infinitésimal. 
Pour  y  parvenir  et  ne  s'égarer  jamais  ,  il  doit  toujours  avoir 
devant  les  yeux  cette  grande  vérité ,  que  la  métaphysique  qu'il 
cherche  doit  être  aussi  simple  et  aussi  lumineuse  que  les  opé- 
rations qui  en  sont  le  résultat  sont  sûres  et  faciles  ;  parce  qu'il 
eût  été  impossible  que  des  principes  obscurs  et  alambiqués  eussent 


298  ÉLÉMENS 

conduit  à  des  conséquences  qui  ne  le  fussent  pas.  Un  géomètre 
€{ui  par  de  vaines  subtilités  métaphysiques  obscurcirait  la  géo- 
métrie ,  mériterait  d'être  appelé  le  Scot  des  mathématiques  ,  et 
avec  bien  plus  de  raison  que  les  argumentateurs  scolastiques 
ne  méritent  ce  nom  en  philosophie  ;  car  souvent  ces  derniers 
embrouillent  par  leurs  subtilités  ce  qui  était  déjà  très-obscur  par 
soi-même  ;  celui-là  embrouillerait  par  les  siennes  ce  qui  peut 
être  réduit  à  des  notions  claires. 

On  trouvera  ,  je  pense  ,  le  caractère  de  lumière  et  de  simpli- 
cité que  nous  désirons  ,  dans  les  notions  métaphysiques  que  nous 
avons  données  ci-dessus  de  la  nature  des  opérations  algébriques, 
de  celle  des  rapports  incommensurables  ,  et  surtout  de  celle  des 
quantités  négatives  ,  sur  lesquelles  tant  de  géomètres  demi-phi- 
losophes se  sont  formé  des  idées  si  fausses  (i). 

Mais  c'est  principalement  dans  le  calcul  infinitésimal  que  Vu- 
sage  et  Vabus  de  la  métaphysique  peuvent  se  faire  également 
sentir.  Nous  le  disons  avec  peine  ,  et  sans  vouloir  outrager  les 
mânes  d'un  homme  célèbre  qui  n'est  plus;  il  n'y  a  peut-être 
point  d'ouvrage  oii  l'on  trouve  des  preuves  plus  fréquentes  de 
V abus àonl  nous  parlons ,  que  dans  l'ouvrage  très-connu  de  M.  de 
Fontenelle  ,  qui  a  pour  titre  :  Eléjnens  de  la  géométrie  de  Vin- 
fini  ;  ouvrage  dont  la  lecture  est  d'autant  plus  dangereuse  aux 
jeunes  géomètres  ,  que  l'auteur  y  présente  ses  sophismes  avec 
une  sorte  d'élégance,  et,  pour  ainsi  dire,  de  grâce,  dont  le 
sujet  ne  paraissait  pas  susceptible.  Il  semble  que  les  ouvrages 
géométriques  de  ce  philosophe  soient  destinés  à  produire ,  sur 
les  jeunes  gens  qui  entrent  dans  la  carrière  des  sciences,  le 
même  effet  que  ses  ouvrages  de  belles-lettres  sur  les  jeunes  litté- 
rateurs ;  celui  d'égarer  les  uns  et  les  autres  par  des  défauts  d'au- 
tant plus  propres  à  séduire,  qu'ils  se  trouvent,  et  agréables  par 
eux-mêmes  ,  et  joints  d'ailleurs  à  des  beautés  réelles.  La  grande 
source  des  erreurs  de  M.  de  Fontenelle  est  d'avoir  voulu  réaliser 
l'infini,  et  conséquemment  en  faire  la  base  réelle  de  ses  cal- 
culs ;  au  lieu  de  le  regarder ,  ainsi  que  nous  l'avons  fait  (2)  , 
comme  la  limite  à  laquelle  le  fini  ne  peut  jamais  atteindre ,  et 
de  chercher  dans  cette  notion  si  simple  et  si  vraie  l'explication 
des  paradoxes  que  les  résultats  de  ce  calcul  semblent  présenter. 
Voici  le  raisonnement  de  l'illustre  secrétaire  de  l'Académie  des 
sciences  pour  établir  l'existence  réelle  de  la  grandeur  infinie  : 

(i)  J'ai  donne  dans  mes  Opuscules  mathématiques,  t.  i ,  p.  204,  la  vraie 
raison  ,  si  je  ne  me  trompe,  du  principe  de  la  multiplication  des  signes  dans  les 
•jnantite's  négatives.  Je  ne  connais  aucun  algebristequiait  pense  à  cette  raison, 
que  je  crois  cependant  la  ve'ritable,  ne  fût-ce  que  par  son  cxticme  simplicité. 

(1)  Voyez  rcclaircisscment  sur  les  principes  Wt'tapbysiq^ucâ  du  calcul  in-- 
fitiitésimal  j  dans  le  paragraphe  procèdent. 


DE  PHILOSOPHIE.  sgcj 

La  grandeur ,  dit-il,  est  susceptible  d'augmentation  sans  Jin. 
Elle  nest  donc  pas  et  ne  peut  être  supposée  dans  le  même  cas 
que  si  elle  n'était  jjas  susceptible  d'augmentation  sans  Jin:  or, 
si  elle  n^ était  pas  susceptible  d'augmentation  sans  fin  ,  elle  res^ 
terait  toujours  finie  ;  donc  étant  susceptible  d'augmentation  sans 
fin  ^  elle  peut  être  supposée  infinie.  11  est  aisé  de  répondre  que  la 
différence  entre  la  grandeur  susceptible  d'augmentation  sans  fin, 
et  la  grandeur  qui  ne  le  serait  pas,  ne  consiste  point  en  ce  que 
la  seconde  resterait  toujours  finie  ,  au  lieu  que  la  première  peut 
être  supposée  infinie,;  mais  en  ce  que  la  seconde  reste  finie  sans 
pouvoir  passer  certaines  limites  ,  au  lieu  que  la  première  peut 
être  supposée  aussi  grande  qu'on  voudra  ,  en  demeurant  néan- 
moins toujours  finie. 

Aussi  quel  a  été  le  fruit  du  principe  hasardé  d'oli  notre  illustre 
philosophe  est  parti?  De  le  mener  à  des  conséquences  dont  l'ab- 
surdité aurait  du  lui  ouvrir  les  yeux  sur  ce  principe  même.  Il 
donne  ,  par  exemple ,  pour  réellement  existantes  ,  des  quantités 
c[\\'\\  ^Y^^^^^  finies  indéterminabtes  .,  et  qui  ne  sont,  selon  lui , 
ni  finies  ,  ni  infinies  ;  comme  si  de  pareilles  quantités  n'étaient 
pas  un  véritable  être  de  raison  ,  dont  il  est  impossible  de  se  for- 
mer aucune  idée.  Il  est  vrai  que  cette  conclusion  absurde  est  la 
suite  nécessaire  du  principe  ,  que  la  grandeur  peut  être  supposée 
infinie  ;  car  il  est  clair  que  dans  son  passage  du  fini  à  l'infini , 
qui  ne  saurait  être  un  passage  brusque,  elle  ne  peut  être  ni  finie 
ni  infinie.  C'est  encore  en  vertu  du  même  principe,  que  IVJ.  de 
Fontenelle  a  distingué  diflérens  ordres  d'infinis  et  d'infiniment 
petits,  qui  n'existent  pas  plus  les  uns  que  les  autres;  qu'il  a 
distingué  de  înême  deux  espèces  d'infinis  ,  l'infini  métaphj-sique 
et  l'infini  géométrique ,  aussi  chimériques  l'un  que  l'autre,  quand 
on  voudra  leur  attribuer  une  existence  réelle. 

Nous  avons  tâché,  dans  l'éclaircissement  particulier  sur  les 
principes  du  calcul  infinitésimal  ,  d'exposer  la  vraie  métaphy- 
sique qui  sert  de  base  à  ces  principes,  et  à  laquelle  nous  n'avons 
rien  à  ajouter  ici  ;  cette  métaphysique,  et  celle  que  nous  avons 
tâché  de  répandre  dans  tout  ce  que  nous  avons  dit  ci-dessus, 
peuvent  donner  une  idée  suffisante  de  celle  qui  doit  être  employée 
en  géométrie  ,  et  de  celle  qui  doit  y  être  proscrite. 


XYI.    MÉCANIQUE. 

Les  principes  de  la  géométrie  et  ceux  de  l'algèbre  renferment 
tout  ce  dont  le  philosophe  a  besoin  pour  arriver  à  la  mécanique. 
Cette  science  mérite  de  nous  arrêter. 


3oe  ÉLÉMENS 

Il  résulte  de  ce  que  nous  avons  dit  ailleurs  sur  la  clarté  et  l'utilité 
des  notions  abstraites  (i)  ,  que  pour  traiter,  suivant  la  meilieure 
méthode  possible,  quelque  partie  des  mathématiques  que  ce 
soit,  nous  pourrions  même  dire  quelque  science  que  ce  puisse 
<Hre  ,  il  est  nécessaire  non-seulement  d'y  introduire  et  d'y  ap- 
pliquer, autant  qu'il  se  peut,  des  connaissances  puisées  dans  des 
sciences  plus  abstraites,  et  par  conséquent  plus  simples,  mais 
<;ncore  d'envisager  de  la  manière  la  plus  abstraite  et  la  plus 
simple  qu'il  se  puisse  ,  l'objet  particulier  de  cette  science;  de  ne 
rien  supposer  ,  ne  rien  admettre  dans  cet  objet ,  que  les  proprié- 
tés que  la  science  même  qu'on  y  traite  y  suppose.  De  là  résultent 
deux  avantages  :  les  principes  reçoivent  toute  la  clarté  dont  ils 
sont  susceptibles;  ils  se  trouvent  d'ailleurs  réduits  au  plus  petit 
nombre  possible,  et  par  ce  moyeu  ils  ne  peuvent  manquer, 
comme  nous  l'avons  dit  encore,  d'acquérir  en  même  temps  plus 
d'étendue. 

On  a  pensé  depuis  iong-temps  ,  et  même  avec  succès,  à  rem- 
plir dans  les  mathématiques  une  partie  du  plan  que  nous  venons 
de  tracer  :  on  a  appliqué  heureusement  l'algèbre  à  la  géoaiétrie, 
la  géométrie  à  la  mécanique,  et  chacune  de  ces  trois  sciences  à 
toutes  les  autres ,  dont  elles  sont  la  base  et  le  fondement.  Mais 
on  n'a  pas  été  si  attentif,  ni  à  réduire  les  principes  de  ces  sciences 
au  plus  petit  nombre,  ni  à  leur  donner  toute  la  clarté  qu'on  pou- 
vait désirer.  La  mécanique  surtout  est  celle  qu'il  paraît  qu'on  a 
négligée  le  plus  à  cet  égard  :  aussi  la  plupart  de  ses  principes  , 
ou  obscurs  par  eux  -  mêmes  ,  ou  éiTC,ncés  et  démontrés  d'une 
manière  obscure,  ont-ils  donné  lieu  à  j)lusieurs  questions  épi- 
neuses. 

Le  philosophe  mécanicien  doit  donc  se  proposer  deux  choses  : 
de  reculer  les  limites  de  la  mécanique,  et  d'en  aplanir  l'abord  ; 
il  doit  se  proposer,  de  plus,  de  remplir  en  quelque  sorte  un  de 
ces  objets  par  l'autre ,  c'est-à-dire ,  non-seulement  de  déduire  les 
principes  de  la  mécanique  des  notions  les  plus  claires ,  mais  en- 
core de  les  étendre  en  les  réduisant  ;  de  faire  voir  tout  à  la  fois  , 
et  l'inutilité  de  plusieurs  principes  qu'on  avait  employés  jus- 
qu'ici dans  la  mécanique  ,  et  l'avantage  qu'on  peut  tirer  de  la 
combinaison  des  autres  pour  le  progrès  de  cette  science.  Pour 
donner  une  idée  des  moyens  par  lesquels  on  peut  remplir  ces 
dilTérentes  vues,  il  ne  sera  peut-être  pas  inutile  d'entrer  ici  dans 
un  examen  raisonné  de  la  science  dont  il  est  question. 

Le  mouvement  et  ses  propriétés  générales  sont  le  premier  et  le 
principal  objet  de  la  mécanique  ;  cette  science  suppose  l'existence 
du  mouvement ,  et  nous  la  supposerons  aussi  comme  avouée  et 

(i)  Voyez  le  Discours  préliminaire  de  rEncyclopcdie ,  p.  3i  de  ce  volurae. 


DE  PHILOSOPHIE.  3oi 

recounue  de  tous  les  philosophes.  A  l'égard  de  la  nature  du  mou- 
vement ,  les  mêmes  philosophes  sont  là-dessus  fort  partagés. 
Rien  n'est  plus  naturel,  sans  doute,  que  de  concevoir  le  mou- 
vement comme  l'application  successive  du  mobile  aux  difler  entes 
parties  de  l'espace  indéfini,  que  nous  imaginons  comme  le  lieu 
des  corps  :  mais  cette  idée  suppose  un  espace  dont  les  partie» 
soient  pénétrabîes  et  immobiles  ;  or  personne  n'ignore  que  le* 
cartésiens  (  secte  qui  à  la  vérité  n'existe  presque  plus  aujour- 
d'hui )  ne  reconnaissent  point  d'espace  distingué  des  corps  , 
et  qu'ils  regardent  l'étendue  et  la  matière  comme  une  même 
chose.  Il  faut  convenir  qu'en  partant  d'un  pareil  principe  ,  le 
mouvement  serait  la  chose  la  plus  difficile  à  concevoir ,  et  qu'un 
cartésien  aurait  peut-être  beaucoup  plus  tôt  fait  d'en  nier  l'exis- 
tence que  de  chercher  à  en  définir  la  nature.  Néanmoins ,  quel- 
que absurde  que  nous  paraisse  l'opinion  de  ces  philosophes  ,  et 
quelque  peu  de  clarté  et  de  précision  qu'il  y  ait  dans  les  principes 
métaphysiques  sur  lesquels  ils  s'efforcent  de  l'appuyer ,  nous 
n'entreprendrons  point  de  la  réfuter  ici  :  nous  nous  contenterons, 
en  nous  attachant  aux  notions  communes ,  de  concevoir  l'espace 
indéfini  comme  le  lieu  des  corps,  soit  réel  ,  soit  supposé,  et  de 
regarder  le  mouvement  comme  le  transport  du  mobile  d'un  lieu 
dans  un  autre. 

La  considération  du  mouvement  entre  quelquefois  dans  les 
recherches  de  géométrie  pure  ;  ainsi  on  imagine  souvent  les 
lignes  droites  ou  les  courbes,  comme  engendrées  par  le  mouve- 
ment continu  d'un  point,  les  surfaces  par  le  mouvement  d'une 
ligne  ,  les  solides  enfin  par  celui  d'une  surface.  Mais  il  y  a  entre 
la  mécanique  et  la  géométrie  cette  différence,  non-seulement 
que  dans  celle-ci  la  génération  des  figures  par  le  mouvement 
est,  pour  ainsi  dire  ,  arbitraire  et  de  pure  élégance,  mais  encore 
que  la  géométrie  ne  considère  dans  le  mouvement  que  l'espace 
parcouru,  au  lieu  que  dans  la  mécanique  on  a  de  plus  égard  au 
temps  que  le  mobile  emploie  à  parcourir  cet  espace.  {^Voyez 
EcLAiRCissEjiENT,  §  XYI,  page  3l5). 

On  ne  peut  comparer  ensemble  deux  choses  d'une  nature  dif- 
férente, telles  que  l'espace  et  le  temps  :  mais  on  peut  comparer 
le  rapport  des  parties  du  temps  avec  celui  des  parties  de  l'espace 
parcouru.  Le  temps  par  sa  nature  coule  uniformément,  et  la 
mécanique  suppose  cette  uniformité.  Du  reste,  sans  connaître 
le  temps  en  lui-même,  et  sans  en  avoir  de  mesure  précise, 
nous  ne  pouvons  représenter  plus  clairement  le  rapport  de  ses 
parties,  que  par  celui  des  portions  d'une  ligne  droite  indéfi- 
nie. On  peut  donc  comparer  le  rapport  des  parties  du  temps  à 
celui  des  parties  de  l'espace  parcouru ,  comme  ou  compare  en 


3o2  ÉLÉMENS 

géométrie  le  rapport  des  parties  d'une  ligne  à  celui  des  parties 
d'une  autre  ligne;  d'où  il  est  aisé  de  voir  que,  par  l'application 
seule  de  la  géométrie  et  du  calcul ,  ou  peut ,  sans  le  secours  d'au- 
cun autre  principe,  trouver  les  propriétés  générales  du  mouve- 
ment, varié  suivant  une  loi  quelconque.  Mais  comment  arrive- 
t-il  que  le  mouvement  d'un  corps  suive  telie  ou  telle  loi  parti- 
culière ?  C'est  sur  quoi  la  géométrie  seule  ne  peut  riei  nous 
apprendre,  et  c'est  aussi  ce  qu'on  peut  regarder  comme  le  pre- 
mier problème  qui  appartienne  immédiatement  à  ia  méca- 
nique. 

On  voit  d'abord  fort  clairement  qu'un  corps  ne  peut  se  don- 
ner le  mouvement  à  lui-même.  Il  ne  peut  donc  être  tiré  du 
repos  que  par  l'action  de  quelque  cause  étrangère.  Mais  conti- 
nue-t-il  à  se  mouvoir  de  lui-même  ,  ou  a-t-il  besoin  pour  se 
mouvoir  de  l'action  répétée  de  la  cause?  Quelque  parti  qu'on, 
pût  prendre  là-dessus,  il  sera  toujours  incontestable  que  l'exis- 
tence du  mouvement  étant  une  fois  supposée  sans  aucune  autre 
hypothèse  particulière  ,  la  loi  la  plus  simple ,  qu'un  mobile  puisse 
observer  dans  son  mouvement,  est  la  loi  d'uniformité,  et  c'est 
par  conséquent  celle  qu'il  doit  suivre.  Le  mouvement  est  donc 
uniforme  par  sa  nature  :  il  est  vrai  que  les  preuves  qu'on  a  don- 
nées jusqu'à  jîrésent  de  ce  principe,  ne  sont  peut-être  pas  fort 
convaincantes;  le  philosophe  fera  sentir  les  diflicultés  qu'on  peut 
y  opposer ,  et  montrera  le  chemin  qu'on  doit  prendre  pour  éviter 
de  s'engager  à  les  résoudre  (i). 

Cette  loi  d'uniformité,  essentielle  au  mouvement  considéré 
en  lui-même  ,  fournit  une  des  meilleures  raisons  sur  lesquelles 
la  mesure  du  temps,  par  le  mouvement  uniforme,  paraisse  ap- 
puyée. Quoique  cette  discussion  ne  soit  pas  absolument  essen- 
tielle à  la  mécanique,  cependant,  comme  elle  n'y  est  pas  non 
plus  entièrement  étrangère,  nous  entrerons  ici  dans  quelque  dé- 
tail à  ce  sujet. 

Comme  le  rapport  des  parties  du  temps  nous  est  inconnu  en 
lui-même,  l'unique  moyen  que  nous  puissions  employer  pour 
découvrir  ce  rapport,  c'est  d'en  chercher  quelque  autre  plus 
sensible  et  mieux  connu  ,  auquel  nous  puissions  le  comparer. 
On  aura  donc  trouvé  la  mesure  du  temps  la  plus  simple,  si  on 
vient  à  bout  de  comparer,  de  la  manière  la  plus  simple  qu'il 
soit  possible,  le  rapport  des  parties  du  temps  avec  celui  de  tous 
les  rapports  qu'on  connaît  le  mieux.  De  là  il  résulte  que  le  mou- 
vement uniforme  est  la  mesure  du  temps  la  plus  simple.  Car, 
d'un  côté  ,  le  rapport  des  parties  d'une  ligne  droite  est  celui  que 

(i)  Voyez  sur  cela  la  première  partie  du  Traité  de  Dynamique ,  art.  6, 
7  cl  8  de  la  nouvelle  édition. 


DE  PHILOSOPHIE.  3o3 

nous  saisissons  le  plus  facilement  ;  et  de  l'autre  il  n'est  point  de 
rapports  plus  aisés  à  comparer  entre  eux,  que  des  rapports  égaux. 
Or,  dans  le  mouvement  uniforme ,  le  rapport  des  parties  du  tempi 
est  égal  à  celui  des  parties  correspondantes  de  la  ligne  parcourue. 
Le  mouvement  uniforme  nous  donne  donc  tout  à  la  fois  le  moyen, 
et  de  comparer  le  rapport  des  parties  du  temps  au  rapport  qui 
nous  est  le  plus  sensible  ,  et  de  faire  celte  comparaison  de  la  ma- 
nière la  plus  simple  ;  nous  trouvons  donc  dans  le  mouvement 
uniforme  la  mesure  la  plus  simple  du  temps. 

Je  dis  outre  cela  que  la  mesure  du  temps  ,  par  le  mouvement 
uniforme,  est,  indépendamment  de  sa  simplicité,  celle  dont  il 
est  le  plus  naturel  de  penser  à  se  servir.  En  effet ,  comme  il  n'y  a 
point  de  rapport  que  nous  connaissions  plus  exactement  que  ce- 
lui des  parties  de  l'espace,  et  qu'en  général  un  mouvement  quel- 
conque ,  dont  la  loi  serait  donnée  ,  nous  conduirait  à  découvrir 
le  rapport  des  parties  du  temps,  par  l'analogie  connue  de  ce  rap- 
port avec  celui  des  parties  de  l'espace  parcouru ,  il  est  clair  qu'un 
tel  mouvement  serait  la  mesure  du  temps  la  plus  exacte,  et  par 
conséquent  celle  qu'on  devrait  mettre  en  usage  préférablement 
à  toute  autre.  Donc,  s'il  y  a  quelque  espèce  particulière  de  mou- 
vement, où  l'analogie  entre  le  rapport  des  parties  du  temps  et 
celui  des  parties  de  l'espace  parcouru,  soit  connue  indépendam- 
ment  de  toute  hypothèse  et  par  la  nature  du  mouvement  même  , 
et  que  cette  espèce  particulière  de  mouvement  soit  la  seule  à  qui 
cette  propriété  appartienne ,  elle  sera  nécessairement  la  mesure 
du  temps  la  plus  naturelle.  Or  il  n'y  a  que  le  mouvement  uni- 
forme qui  réunisse  les  deux  conditions  dont  nous  venons  de  par- 
ler. Car  le  mouvement  d'un  corps  est  uniforme  par  lui-même  : 
il  ne  devient  accéléré  ou  retardé  qu'en  vertu  d'une  cause  étran- 
gère ,  et  alors  il  est  susceptible  d'une  infinité  de  lois  différentes 
de  variation.  La  loi  d'uniformité ,  c'est-à-dire  l'égalité  entre  le 
rapport  des  temps  et  celui  des  espaces  parcourus ,  est  donc  une 
propriété  du  mouvement  considéré  en  lui-même.  Le  mouve- 
ment uniforme  n'en  est  par  là  que  plus  analogue  à  la  durée,  et 
par  conséquent  plus  propre  à  en  être  la  mesure,  puisque  les 
parties  de  la  durée  se  succèdent  aussi  constamment  et  uniformé- 
ment. Au  contraire,  toute  loi  d'accélération  ou  de  diminution 
dans  le  mouvement  est  arbitraire  ,  pour  ainsi  dire ,  et  dépen- 
dante de  circonstances  extérieures.  Le  mouvement  non  uniforme 
ne  peut  être  par  conséquent  la  mesure  naturelle  du  temps.  Car, 
en  premier  lieu  ,  il  n'y  aurait  pas  de  raison  pourquoi  une  espèce 
particulière  de  mouvement  non  uniforme  fut  la  mesure  première 
du  temps  plutôt  qu'une  autre.  En  second  lieu,  on  ne  pourrait 
îOiesurer  le  temps  par  un  mouvement  non  uniforme,  sans  avoir 


3o4  ^  ÉLÉMENS 

découvert  auparavant,  par  quelque  moyen  particulier,  l'analo- 
gie entre  le  rapport  des  temps  et  celui  des  espaces  parcourus  , 
qui  conviendrait  au  mouvement  proposé.  D'ailleurs,  comment 
connaître  cette  analogie  autrement  que  par  l'expérience,  et  l'ex- 
périence ne  supposerait-elle  pas  qu'on  eût  déjà  une  mesure  du 
temps  fixe  et  certaine? 

Mais  le  moyen  de  s'assurer  ,  dira-t-on  ,  qu'un  mouvement  soit 
])arfaitement  uniforme?  Je  réponds  d'abord  qu'il  n'y  a  non 
])lus  aucun  mouvement  non  uniforme  dont  nous  sachions  exac- 
tement la  loi,  et  qu'ainsi  cette  difficulté  yjrouve  seulement  que 
nous  ne  pouvons  connaître  exactement  et  en  toute  rigueur  le  rap- 
port des  parties  du  temps;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  de  là  que  le 
ïuouvement  uniforme  n'en  soit ,  par  sa  nature  seule  ,  la  première 
et  la  plus  simple  mesure.  Aussi ,  ne  pouvant  avoir  de  mesure  du 
temps  précise  et  rigoureuse  ,  c'est  dans  les  mouvemens  à  peu  près 
uniformes  que  nous  en  cherchons  la  mesure  au  moins  approchée. 
Nous  avons  trois  moyens  de  juger  qu'un  mouvement  e&t  à  peu 
près  uniforme  ;  i".  Quand  le  corps  oui  se  meut  parcourt  des  es- 
paces égaux ,  dans  des  temps  que  nous  avons  lieu  de  juger  égaux  ; 
et  nous  avons  lieu  de  juger  les  temps  égaux,  quand  nous  avons 
observé,  par  une  expérience  réitérée  ,  qu'il  se  passe  durant  ces 
temps  des  effets  semblables,  que  nous  avons  lieu  de  juger  devoir 
durer  également  long-temps  :  ainsi  nous  avons  lieu  de  juger  que 
les  temps  qu'une  même  clepsydre  met  à  se  vider,  sont  égaux; 
si  donc  pendant  ces  temps  un  corps  parcourt  des  espaces  égaux  , 
nous  avons  lieu  de  juger  que  son  mouvement  est  uniforme. 
?.".  Quand  nous  avons  lieu  de  croire  que  l'effet  de  la  cause  accé- 
lératrice ou  retardatrice,  s'il  y  en  a  une  ,  ne  peut  être  qu'insen- 
sible :  c'est  par  la  réunion  de  ces  deux  moyens  qu'on  a  jngé  que 
le  mouvement  de  la  terre  autour  de  son  axe  est  uniforme  ;  et 
cette  supposition  non-seulement  n'est  point  contredile  par  les 
autres  phénomènes  célestes ,  mais  elle  paraît  même  s'y  accorder 
],arfaitement.  3°.  Quand  nous  comparons  le  mouvement  dont 
il  s'agit  à  d'autres  mouvemens ,  et  que  nous  observons  la  même 
loi  dans  les  uns  et  les  autres.  Ainsi ,  si  plusieurs  corps  se  meuvent 
de  manière  que  les  espaces  qu'ils  parcourent  durant  un  même 
temps  soient  toujours  entre  eux  ,  ou  exactement ,  ou  à  peu  près 
<lans  le  même  rapport ,  on  juge  que  le  mouvement  de  ces  corps 
est  ou  exactement  ,  ou  au  moins  à  très-peu  près  uniforme.  Car 
si  un  corps  qui  se  meut  uniformément  parcourt  un  certain  es- 
pace durant  un  temps  pris  à  volonté,  et  qu'un  autre  corps  ,  se 
mouvant  aussi  uniformément ,  parcoure  un  autre  espace  pendant 
le  même  temps,  le  rapport  des  espaces  sera  toujours  le  même  , 
soit  qu«  les  deux  corps  aient  commencé  à  se  mouvoir  dans  le 


DE  PHILOSOPHIE.  3o5 

snéme  instant ,  ou  dans  clés  instans  dilTerens  ;  et  le  mouvement 
uniforme  est  le  seul  qui  ait  cette  propriété.  C'est  pourquoi  si  on 
divise  le  temps  en  parties  quelconques  ,  égales  ou  inégales  à  vo- 
lonté ,  et  si  on  trouve  que  les  espaces  parcourus  par  deux  corps 
durant  une  même  partie  de  ce  temps  ,  sont  toujours  dans  le 
même  rapport ,  plus  le  nombre  des  parties  du  temps  sera  grand  , 
plus  on  sera  en  droit  de  conclure  que  le  mouvement  de  chaque 
corps  est  uniforme. 

Aucun  de  ces  trois  moyens  n'est  exact  dans  la  rigueur  géomé- 
trique; mais  ils  suffisent,  surtout  quand  ils  sont  répétés  et  réu- 
nis, pour  tirer  une  conclusion  valable,  sinon  sur  l'uniformité 
absolue  du  mouvement,  au  moins  sur  l'uniformité  très-appro- 
chée. 

Après  cette  digression,  qui  même,  à  proprement  parler,  n'en 
«st  pas  une  ,  sur  la  mesure  du  temps  par  le  mouvement,  reve- 
nons aux  principes  de  la  mécanique. 

J^a.  force  d'inertie,  c'est-à-dire  ,  la  propriété  qu'ont  les  corps  de 
persévérer  dans  leur  état  de  repos  ou  de  mouvement ,  étant  une 
fois  établie,  il  est  clair  que  le  mouvement,  qui  a  besoin  d'une 
cause  pour  commencer  au  moins  à  exister,  ne  saurait  non  plus 
€tre  accéléré  ou  retardé  que  par  une  cause  étrangère.  Or,  quelles 
sont  les  causes  capables  de  produire  ou  de  changer  le  mouvement 
<Ians  les  corps  ?  Nous  n'en  connaissons  jusqu'à  présent  que  de  deux: 
sortes.  Les  unes  se  manifestent  à  nous  en  même  temps  que  l'eiFet 
qu'elles  produisent ,  ou  plutôt  dont  elles  sont  l'occasion  :  ce  sont 
celles  qui  ont  leur  source  dans  l'action  sensible  et  mutuelle  des 
corps,  résultante  de  leur  impénétrabilité:  elles  se  réduisent  à 
l'impulsion  et  à  quelques  autres  actions  dérivées  de  celles-là. 
Toutes  les  autres  causes  ne  se  font  connaître  que  par  leur  effet , 
et  nous  en  ignorons  entièrement  la  nature  :  telle  est  la  cause  qui 
fait  tomber  les  corps  pesans  vers  le  centre  de  la  terre,  et  celle  qui 
retient  les  planètes  dans  leurs  orbites. 

Nous  verrons  bientôt  comment  on  peut  déterminer  les  effets 
de  l'impulsion  ,  et  des  causes  qui  peuvent  s'y  rapporter.  Pour 
nous  en  tenir  ici  à  celles  de  la  seconde  espèce,  il  est  clair  que 
lorsqu'il  est  question  des  effets  produits  par  de  telles  causes  ,  ces 
effets  doivent  toujours  être  donnés  indépendamment  de  la  con- 
naissance de  la  cause,  puisqu'ils  ne  peuvent  en  être  déduits». 
C'est  ainsi  que  sans  connaître  la  cause  de  la  pesanteur ,  nous 
apprenons  ,  par  l'expérience,  que  les  espaces  décrits  par  un  corps 
qui  tombe  ,  sont  entre  eux  comme  les  carrés  des  temps.  En  gé- 
néral, dans  les  mouvemens  variés  dont  les  causes  sont  inconnues  , 
il  est  évident  que  l'effet,  produit  par  la  cause  ,  soit  dans  un  ;emps 
fini,  soit  dans  un  instant,  doit  toujours  être  donné  par  Téqua- 

1 .  20 


3o6  ÉLÉMENS 

tion  entre  les  temps  et  les  espaces  :  cet  effet  une  fois  connu,  et 
le  principe  de  la  force  d'inertie  supposé,  on  n'a  plus  besoin  que 
de  la  géométrie  seule  et  du  calcul ,  pour  découvrir  les  propriétés 
de  ces  sortes  de  niouvemens.  Pourquoi  donc  aurions-nous  re- 
cours à  ce  principe  dont  tout  le  monde  fait  usage  aujourd'hui  , 
que  la  force  accélératrice  ou  retardatrice  est  proportionnelle  à 
l'élément  de  la  vitesse?  principe  appuyé  sur  cet  unique  axiome 
vague  et  obscur  ,  que  l'effet  est  proportionnel  à  sa  cause.  Nous 
n'examinerons  point  si  ce  principe  est  de  vérité  nécessaire;  nous 
avouerons  seulement  que  les  preuves  qu'on  en  a  apportées  jus- 
qu'ici ,  ne  nous  paraissent  pas  hors  d'atteinte  :  nous  ne  l'adop- 
terons pas  non  plus  ,  avec  quelques  géomètres,  comme  de  vérité 
purement  contingente  ;  ce  qui  ruinerait  la  certitude  de  la  méca- 
nique ,  et  la  réduirait  à  n'être  plus  qu'une  science  expérimentale  : 
nous  nous  contenterons  d'observer  que ,  vrai  ou  douteux  ,  clair 
ou  obscur,  il  est  inutile  à  la  mécanique  ,  et  que  par  conséquent 
il  doit  en  être  banni. 

Nous  n'avons  fait  mention  jusqu'à  présent  que  du  change- 
ment produit  dans  la  vitesse  du  mobile  par  les  causes  capables 
d'altérer  son  mouvement  :  et  nous  n'avons  point  encore  cherché 
ce  qui  doit  arriver  ,  si  la  cause  motrice  tend  à  mouvoir  le  corps 
dans  une  direction  différente  de  celle  qu'il  a  déjà .  Tout  ce  que  nous 
apprend  dans  ce  cas  le  principe  de  la  force  d'inertie  ,  c'est  que 
le  mobile  ne  peut  tendre  qu'à  décrire  une  ligne  droite  ,  et  à  la 
décrire  uniformément  :  mais  cela  ne  fait  connaître  ni  sa  vitesse 
ni  sa  direction.  On  est  donc  obligé  d'avoir  recours  à  un  second 
principe,  c'est  celui  qu'on  appelle  la  composition  des  raouve- 
mens  ,  et  par  lequel  on  détermine  le  mouvement  unique  d'un 
corps  qui  tend  à  se  mouvoir  suivant  différentes  directions  à  la 
fois  avec  des  vitesses  données.  Dans  la  démonstration  que  le  phi- 
losophe donnera  de  ce  principe  ,  il  tâchera  d'une  part  d'éviter 
toutes  les  difïicultés  auxquelles  sont  sujettes  les  démonstrations 
qu'on  en  donne  communément,  et  en  même  temps  de  ne  pas 
déduire  d'un  grand  nombre  de  propositions  compliquées,  un 
principe  qui ,  étant  l'un  des  premiers  de  la  mécanique,  doit  né- 
cessairement être  appuyé  sur  des  preuves  simples  et  faciles. 

Comme  le  mouvement  d'un  corps  qui  change  de  direction  , 
peut  être  regardé  comme  composé  du  mouvement  qu'il  avait  d'a- 
bord et  d'un  nouveau  mouvement  qu'il  a  reçu  ,  de  même  le 
mouvement  que  le  corps  avait  d'abord  peut  être  regardé  comme 
com|X)sé  du  nouveau  mouvement  qu'il  a  pris,  et  d'un  autre  qu'il 
a  perdu.  De  là  il  s'ensuit  que  les  lois  du  mouvement  changé  par 
quelques  obstacles  que  ce  puisse  être  ,  dépendent  uniquement 
des  lois  du  mouvement  détruit  par  ces  mêmes  obstacles.  Car  il 


DE  PHILOSOPHIE.  807 

est  évident  qu'il  suffit  de  décomposer  le  mouvement  qu'avait  le 
corps  avant  la  rencontre  de  l'obstacle ,  en  deux  autres  mouve- 
mens  ,  tels  que  l'obstacle  ne  nuise  point  à  l'un  ,  et  qu'il  anéantisse 
l'autre.    Par  là  on  peut  non-seulement  démontrer  les  lois  du 
mouvement  changé  par  des  obstacles  insurmontables  ,  les  seules 
<|u'on  ait  trouvées  jusqu'à  présent  par  cette  méthode  ;  on  peut 
encore  déterminer  dans  quel  cas  le  mouvement  est  détruit  par 
ces  mêmes  obstacles.  A  l'égard  des  lois  du  mouvement  changé 
par  des  obstacles  qui  ne  sont  pas  insurmontables  en  eux-mêmes  , 
il  eit  clair,  par  la  même  raison  ,  qu'en  général  il  ne  faut ,  pour 
déterminer  ces  lois,  qu'avoir  bien  constaté  celles  de  l'équilibre. 
Or,  quelle  doit  être  la  loi  générale  de  l'équilibre  des  corps  ? 
Tous  les  géomètres  conviennent  que  deux  corps,  dont  les  direc- 
tions sont  opposées  ,  se  font  équilibre  quand  leurs  masses  sont  ea 
raison  inverse  des  vitesses  avec  lesquelles  ils  tendent  à  se  mouvoir; 
mais  il  n'est  peut-être  pas  facile  de  démontrer  cette  loi  en  toute 
rigueur  ,  et  d'une  manière  qui  ne  renferme  aucune  obscurité  ; 
aussi  la  plupart  des  géomètres  ont-ils  mieux  aimé  la   traiter 
d'axiome,  que  de  s'appliquer  à  la  prouver.  Cependant,  si  on  y 
fait  attention  ,  on  verra  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  cas  où  l'équilibre 
se  manifeste  d'une  manière  claire  et  distincte;  c'est  celui  oii  les 
masses  des  deux  corps  sont  égales,  et  leurs  vitesses  égales  et  op- 
posées. Le  seul  parti  qu'on  puisse  prendre  ,  ce  me  semble  ,  pour 
démontrer  l'équilibre  dans  les  autres  cas,  est  de  les  réduire, 
s'il  se  peut  ,  à  ce  premier  cas  simple  et  évident  par  lui-même. 

Le  principe  de  l'équilibre  ,  joint  à  ceux  de  la  force  d'inertie  et 
du  mouvement  composé  ,  nous  conduit  donc  à  la  solution  de 
tous  les  problèmes  oii  l'on  considère  le  mouvement  d'un  corps, 
en  tant  qu'il  peut  être  altéré  par  un  obstacle  impénétrable  et 
mobile,  c'est-à-dire  en  général  par  un  autre  corps  à  qui  il  doit 
nécessairement  communiquer  du  mouvement  pour  conserver  au 
moins  une  partie  du  sien.  De  là  ces  lois  générales  de  la  commu- 
nication du  mouvement,  que  les  philosophes  ont  enfin  trouvées, 
après  avoir  long-temps  ignoré  qu'il  y  en  eût,  et  après  s'être  long- 
temps trompé  sur  les  lois  véritables. 

Si  les  principes  de  la  force  d'inertie,  du  mouvement  composé , 
et  de  l'équilibre,  sont  essentiellement  différens  l'un  de  l'autre, 
comme  on  ne  peut  s'empêcher  d'en  convenir  ;  et  si  d'un  autre 
côté  ,  ces  trois  principes  suffisent  à  la  mécanique  ,  c'est  avoir  ré- 
duit cette  science  au  plus  petit  nombre  de  principes  possibles  , 
que  d'établir  sur  ces  trois  principes  toutes  les  lois  du  mouvement 
des  corps  dans  des  circonstances  quelconques. 

A  l'égard  des  démonstrations  de  ces  principes  en  eux-mêmes  , 
le  plan  qu'on  doit  suivre  pour  leur  donner  toute  la  clarté  et  la 


3o8  ÉLÉMENS 

simplicité  dont  elles  sont  susceptibles ,  est  de  les  déduire  toujours 
de  la  considération  seule  du  mouvement,  envisagé  de  la  manière 
la  plus  simple  et  la  plus  claire.  Tout  ce  que  nous  voyons  bien  dis- 
tinctement dans  le  mouvement  d'un  corps  ,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit  ailleurs  ,  c'est  qu'il  parcourt  un  certain  espace  ,  et  qu'il 
emploie  un  certain  temps  à  le  parcourir.  C'est  donc  de  cette  seule 
idée  qu'on  doit  tirer  tous  les  principes  de  la  mécanique ,  quand  on 
veut  les  démontrer  d'une  manière  nette  et  précise;  en  consé- 
quence de  cette  réflexion  ,  le  philosophe  doit ,  pour  ainsi  dire  ,  dé- 
tourner la  vue  de  dessus  les  causes  motrices,  pour  n'envisager  uni- 
quement que  le  mouvement  qu'elles  produisent  ;  il  doit  surtout 
entièrement  proscrire  les  forces  inhérentes  au  corps  en  mouve- 
ment, êtres  obscurs  et  métaphysiques,  qui  ne  sont  capables  que 
de  répandre  les  ténèbres  sur  une  science  claire  par  elle-même. 

C'est  par  cette  même  raison  qu'il  s'abstiendra  d'entrer  dans 
l'examen  de  la  fameuse  question  des  forces  in'ves.  Cette  question 
qui  ,  pendant  trente  ans ,  a  partagé  les  géomètres ,  consiste  à  sa- 
voir si  la  force  des  corps  en  mouvement  esi,  proportionnelle  au 
produit  de  la  masse  par  la  vitesse  ,  ou  au  produit  de  la  masse 
par  le  carré  de  la  vitesse  :  par  exemple ,  si  un  corps  double  d'un 
autre  ,  et  qui  a  trois  fois  autant  de  vitesse  ,  a  dix-huit  fois  autant 
de  force  ou  six  fois  autant  seulement.  Malgré  les  disputes  que 
cette  question  a  causées  ,  l'inutilité  parfaite  dont  elle  est  pour  la 
mécanique  ,  doit  la  bannir  d'un  livre  d'élémens  ;  cependant  le 
erand  bruit  qu'elle  a  fait,  les  hommes  célèbres  qui  l'ont  traitée  , 
l'intérêt  que  les  savans  y  ont  pris,  nous  déterminent  à  exposer 
ici  très-succinctement  les  principes  qui  peuvent  servir  à  la  ré- 
soudre. 

Quand  on  parle  de  la  force  des  corps  en  mouvement,  ou  l'on 
n'attache  point  d'idée  nette  au  mot  qu'on  prononce  ,  ou  l'on  ne 
peiit  entendre  parla,  en  général,  que  la  propriété  qu'ont  les  corps 
qui  se  meuvent,  de  vaincre  les  obstacles  qu'ils  rencontrent,  ou 
de  leur  résister.  Ce  n'est  donc  ni  par  l'espace  qu'un  corps  par- 
court uniformément ,  ni  par  le  temps  qu'il  emploie  à  le  parcou-' 
rir,  ni  enJinpar  la  considération  simple  ,  unique  et  abstraite  de 
sa  masse  et  de  sa  vitesse,  qu'on  doit  estimer  immédiatement  la 
force;  c'est  uniquement  par  les  obstacles  qu'un  corps  rencontre  , 
et  par  la  résistance  que  lui  font  ces  obstacles.  Plus  l'obstacle 
qu'un  corps  peut  vaincre,  ou  auquel  il  peut  résister,  est  considé- 
rable ,  plus  on  peut  dire  que  sa  force  est  grande  ;  pourvu  que  , 
srms  vouloir  représenter  par  ce  mot  un  prétendu  être  qui  réside 
dans  le  corps,  on  ne  s'en  serve  que  comme  d'une  manière  abré- 
gée d'exprimer  un  fait  ;  à  peu  près  comme  on  dit  qu'un  corps  a 
deux  fois  autant  de  vitessç  qu'un  autre,  au  lieu  de  dire  qu'il  par- 


DE  PHILOSOPHIE.  809 

couft  en  temps  égal  deux  fois  autant  d'esjiace,  sans  prétendre  pour 
cela  que  ce  mot  de  DÏtesse  représente  un  être  inhérent  au  corps. 
Ceci  bien  entendu,  il  est  clair  qu'on  peut  opposer  au  mouve- 
ment d'un  corps  trois  sortes  d'obstacles  :  ou  des  obstacles  invin- 
cibles qui  anéantissent  tout-à-fait  son  mouvement ,  quel  qu'il 
puisse  être  :  ou  des  obstacles  qui  n'aient  précisément  que  la  ré- 
sistance nécessaire  pour  anéantir  le  mouvement  du  corps,  et  qui 
l'anéantissent  dans  un  instant;  c'est  le  cas  de  l'équilibre  :  ou  en- 
fin des  obstacles  qui  anéantissent  le  mouvement  peu  à  peu  ;  c'est 
le  cas  du  mou*'enient  relardé.  Comme  les  obstacles  insurmon- 
tables anéantissent  également  toutes  sortes  de  mouvement,  ils  ne 
peuvent  servir  à  faire  connaître  la  force  :  ce  n'est  donc  que  dans 
l'équilibre  ou  dans  le  mouvement  retardé  qu'on  doit  en  chercher 
la  mesure.  Or  tout  le  monde  convient  qu'il  y  a  équilibre  entre 
deux  corps,  quand  les  produits  de  leurs  masses,  par  leurs  vi- 
tesses virtuelles ,  c'est-à-dire  par  les  vitesses  avec  lesquelles  ils 
tendent  à  se  mouvoir,  sont  égaux  de  part  et  d'autre.  Donc  dans 
l'équilibre  le  produit  de  la  masse  par  1^  vitesse ,  ou  ,  ce  qui  est 
la  même  chose  ,  la  quantité  du  mouvement,  peut  représenter  la 
force.  Tout  le  monde  convient  aussi  que  dans  le  mouvement  re- 
tardé ,  le  nombre  des  obstacles  vaincus  est  comme  le  carré  de 
la  vitesse  ;  en  sorte  qu'un  corps  qui  a  fermé  un  ressort ,  par 
exemple ,  avec  une  certaine  vitesse ,  pourra  avec  une  vitesse 
double  fermer,  ou  tout  à  la  fois,  ou  successivement,  non  pas 
deux,  mais  quatre  ressorts  semblables  au  premier ,  neuf  avec 
une  vitesse  trij)!e,  et  ainsi  du  reste.  D'où  les  partisans  des  forces 
vives  concluent  que  la  force  des  corps  qui  se  meuvent  actuelle- 
ment, est  en  général  comme  le  produit  de  la  masse  par  le  carré 
de  la  vitesse.  Au  fond  ,  quel  inconvénient  pourrait-il  y  avoir  à 
ce  que  la  mesure  des  forces  fut  différente  dans  l'équilibre  et 
dans  le  mouvement  retardé,  puisque,  si  l'on  ne  veut  raisonner 
que  d'après  des  idées  claires  ,  on  doit  n'entendre,  parle  mot  de 
force ,  que  l'effet  produit  en  surmontant  l'obstacle  ou  en  lui  ré- 
sistant? Il  faut  avouer  cependant  que  l'opinion  de  ceux  qui  re- 
gardent la  force  comme  le  produit  de  la  masse  par  la  vitesse, 
peut  avoir  lieu  non-seulement  dans  le  cas  de  l'équilibre,  mais 
aussi  dans  celui  du  mouvement  retardé,  si  dans  ce  dernier  cas  on 
mesure  la  force  ,  non  par  la  quantité  absolue  des  obstacles,  mais 
par  la  somme  des  résistances  de  ces  mêmes  obstacles.  Car  on  ne 
saurait  douter  que  cette  somme  de  résistances  ne  soit  propor- 
tionnelle à  la  quantité  de  mouvement,  puisque,  de  l'aveu  de  tout 
le  monde  ,  la  quantité  de  mouvement  que  le  corps  perd  à  chaque 
instant,  est  proportionnelle  au  produit  de  la  résistance  par  la 
durée  infiûitaeut  petite  de  l'instant ,  et  que  la  somme  de  ces  pro- 


3io  ÉLÉMENS 

duits  est  évidemment  la  résistance  totale.  Toute  la  difficulté  se 
réduit  donc  à  savoir  si  on  doit  mesurer  la  force  par  !a  quanfi'é 
absolue  des  obstacles,  ou  par  la  somme  de  leurs  résistances,  li 
paraîtrait  plus  naturel  de  mesurer  la  force  de  celte  dernière  ma- 
nière ;  car  un  obstacle  n'est  tel  qu'en  tant  qu'il  résiste  ;  et  c'est  à 
proprement  parler  la  somme  des  résistances  qui  est  l'ôbitacle 
vaincu;  d'ailleurs, en  estimantainsi  la  force,  on  a  l'avantage  d'avoir 
pour  l'équilibre  et  pour  le  mouvement  retardé  une  mesure  cora- 
mu'ie.  Néanmoins  comme  nous  n'avons  d'idée  préci>e  et  distincte 
du  mot  de  force ,  qu'en  restreignant  ce  terme  à  exprimer  un  efïèt, 
je  crois  qu'on  doit  laisser  chacun  le  maître  de  se  décider  comme 
il  voudra  là -dessus;  et  toute  la  question  ne  peut  plus  consister 
que  dans  une  discussion  métaphysique  très-futile  ,  ou  dans  une 
dispute  de  mots  plus  indigne  encore  d'occuper  des  philo  ophes. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  sufîit  pour  le  faire  sentir  à  nos 
lecteur?.  Mais  une  réflexion  bien  naturelle  achèvera  de  les  en 
convaiiicre.  Soit  qu'un  corps  ait  une  simple  tendance  à  se  mou- 
voir avec  une  certaine  vitesse,  tendance  arrêtée  par  quelque 
obstacle;  soit  qu'il  se  meuve  réellement  et  uniformément  avec 
cette  vitesse;  soit  enfin  qu'il  commence  à  se  mouvoir  avec  cette 
même  vitesse  ,  laquelle  se  consume  et  s'anéantisse  peu  à  peu  par 
quelque  cause  que  ce  puisse  être  ,  dans  tous  ces  cas,  l'effet  pro- 
duit par  le  corps  est  différent ,  mais  le  corps  considéré  en  lui- 
inéme  n'a  rien  de  plus  dans  un  cas  que  dans  un  autre  ;  seulement 
l'action  de  la  cause  qui  produit  l'effet  est  différemment  appliquée. 
Dans  le  premier  cas  ,  l'effet  se  réduit  à  une  simple  tendance,  qui 
n'a  point  proprement  de  mesure  précise  ,  puisqu'il  n'en  résulte 
aucun  mouvement  ;  dans  le  second  ,  l'effet  est  l'espace  parcouru 
uniformément  dans  un  temps  donné  ,  et  cet  effet  est  proportion- 
nel à  la  vitesse;  dans  le  troisième,  l'effet  est  l'espace  parcouru 
jusqu'à  l'extinction  totale  du  mouvement ,  et  cet  effet  est  comme 
le  carré  de  la  vitesse.  Or  ces  différens  effets  sont  évidemment 
produits  par  une  même  cause  ;  donc  ceux  qui  ont  dit  que  la  force 
était  tantôt  comme  la  vitesse,  tantôt  comme  son  carré,  n'ont 
pu  entendre  parler  que  de  l'effet,  quand  ils  se  sont  exprimés  de 
la  sorte.  Cette  diversité  d'effets,  provenant  tous  d'une  même 
cause ,  peut  servir  ,  pour  le  dire  en  passant ,  à  faire  voir  le  peu 
de  justesse  et  de  précision  de  l'axiome  prétendu  si  souvent  mis 
en  usage  ,  sur  la  proportionnalité  des  causes  à  leurs  effets. 

Enfin  ceux  même  qui  ne  seraient  pas  en  état  de  remonter 
jusqu'aux  principes  métaphysiques  de  la  question  des  forces  vi- 
ves,  verront  aisément  qu'elle  n'est  qu'une  dispute  de  mots, 
s'ils  considèrent  que  les  deux  partis  sont  d'ailleurs  entière- 
ment d'accord  sur  les  principes  fondamentaux  de  l'équilibre  et 


DE  PHILOSOPHIE.  3ii 

du  mouvement.  Qu'on  propose  le  même  problème  de  mécanique 
à  résoudre  à  deux  géomètres  ,  dont  l'un  soit  adversaire  et  l'autre 
partisan  des  forces  vives,  leurs  solutions,  si  elles  sont  bonnes, 
seront  toujours  parfaitement  d'accord  ;  la  question  de  la  mesure 
des  forces  est  donc  entièrement  inutile  à  la  mécanique ,  et  même 
sans  aucun  objet  réel.  Aussi  n'aurait-elle  pas  sans  doute  enfanté 
tant  de  volumes,  si  on  se  fût  attaché  à  distinguer  ce  qu'elle  ren- 
fermait de  clair  et  d'obscur.  En  s'y  prenant  ainsi,  on  n'aurait  eu 
besoin  que  de  quelques  lignes  pour  décider  la  question  ;  mais  il 
semble  que  la  plupart  de  ceux  qui  ont  traité  cette  matière,  aient 
craint  de  la  traiter  en  pende  mots. 

La  réduction  de  toutes  les  lois  de  la  mécanique  à  trois,  celle 
de  la  force  d'inertie  ,  celle  du  mouvement  composé  ,  et  celle  de 
l'équilibre  ,  peut  servir  à  résoudre  le  grand  problème  métaphy- 
sique, proposé  depuis  peu  par  une  des  plus  célèbres  académies 
de  l'Europe  ,  si  les  lois  du  moui>emfint  et  de  l  équilibre  des  corps 
sont  de i^érilé nécessaire  ou  contingente?  Pour  fixer  nos  idées  sur 
cette  question,  il  faut  d'abord  la  réduire  au  seul  sens  raisonnable 
qu'elle  puisse  avoir.  Il  ne  s'agit  pas  de  décider  si  l'auteur  de  la 
nature  aurait  pu  lui  donner  d'autres  lois  que  celles  que  nous  y 
observons;  dès  qu'on  admet  un  être  intelligent,  capable  d'agir 
sur  la  matière ,  il  est  évident  que  cet  être  peut ,  à  chaque  instant , 
la  mouvoir  et  l'arrêter  à  son  gré,  ou  suivant  des  lois  uniformes, 
ou  suivant  des  lois  qui  soient  différentes  pour  chaque  instant  et 
pour  chaque  partie  de  matière  ;  l'expérience  continuelle  des  mou- 
vemens  de  notre  corps ,  nous  prouve  assez  que  la  matière  ,  sou- 
mise à  la  volonté  d'un  principe  pensant ,  peut  s'écarter  dans  ses 
mouvemens  de  ceux  qu'elle  aurait  véritablement  si  elle  était 
abandonnée  à  elle-même.  La  question  proposée  se  réduit  donc 
à  savoir  si  les  lois  de  l'équilibre  et  du  mouvement  qu'on  observe 
dans  la  nature,  sont  différentes  de  celles  que  la  matière  aban- 
donnée à  elle-même  aurait  suivies  ;  développons  cette  idée.  Il  est 
de  la  dernière  évidence ,  qu'en  se  bornant  à  supposer  l'existence 
de  la  matière  et  du  mouvement ,  il  doit  nécessairement  résulter 
de  cette  double  existence  certains  effets  ;  qu'un  corps  mis  en  mou- 
vement par  quelque  cause  ,  doit  ou  s'arrêter  au  bout  de  quel- 
que temps,  ou  continuer  toujours  à  se  mouvoir  ;  qu'un  corps  qui 
tend  à  se  mouvoir  à  la  fois  suivant  les  deux  côtés  d'un  parallé- 
logramme ,  doit  nécessairement  décrire ,  ou  la  diagonale  ,  ou 
quelque  autre  ligne  ;  que  quand  plusieurs  corps  en  mouvement 
se  rencontrent  et  se  choquent,  il  doit  nécessairement  arriver, 
en  conséquence  de  leur  impénétrabilité  mutuelle ,  quelque  chan- 
gement dans  l'état  de  tous  ces  corps ,  ou  au  moins  dans  l'état  de 
quelques  uns  d'entre  eux.  Or  des  différens  eifels  possibles ,  soit 


3i2  ELEMENS 

dans  le  mouvement  d'un  corps  isolé  ,  soit  clans  celui  de  plusieurè 
corps  qui  agis-.ent  les  uns  sur  les  autres,  il  en  est  un  qui  ,  dans 
cliaque  cas,  doit  infailliblement  avoir  lieu  ,  en  conséquence  de 
l'existence  seule  de  la  matière  ,  et  abstraction  faite  de  tout  autre 
principe  différent,  qui  pourrait  modifier  cet  effet  ou  l'altérer. 
Voici  donc  la  route  qu'un  philosophe  doit  suivre  pour  résoudre  la 
question  dont  il  s'agit.  Il  doit  tâcher  d'abord  de  découvrir  par  le 
raisonnement  quelles  seraient  les  lois  de  la  statique  et  de  la  mé- 
canique dans  la  matière  abandonnée  à  elle-même  ;  il  doit  exa- 
miner ensuite  par  l'expérience  quelles  sont  ces  lois  dans  l'univers; 
si  les  unes  et  les  autres  sont  différentes  ,  il  en  conclura  que  les 
lois  de  la  statique  et  de  la  mécanique ,  telles  que  l'expérience  les 
donne,  sont  de  vérité  contingente,  puisqu'elles  seront  la  suite 
d'une  volonté  particulière  et  expresse  de  l'Etre  suprême  ;  si  au 
contraire  les  lois  données  par  l'expérience  s'accordent  avec  celles 
que  le  raisonnement  seul  a  fait  trouver,  il  en  conclura  que  les 
lois  observées  sont  de  vérité  nécessaire;  non  pas  en  ce  sens  que 
Je  Créateur  n'eût  pu  établir  des  lois  toutes  différentes,  mais  en 
ce  sens  qu'il  n'a  pas  jugé  à  propos  d'en  établir  d'autres  que  celles 
qui  résultaient  de  l'existence  même  de  la  matière. 

Or  il  est  démontré  qu'un  corps  abandonné  à  lui-même  ,  doit 
persister  éternellement  dans  son  état  de  repos  ou  de  mouvement 
uniforme  ;  il  est  démontré  de  même  que ,  s'il  tend  à  se  mouvoir 
à  la  fois  suivant  les  deux  côtés  d'un  parallélogramme  quelconque, 
îa  diagonale  est  la  direction  qu'il  doit  prendre  de  lui-même,  et 
pour  ainsi  dire ,  choisir  entre  toutes  les  autres.  Il  est  démontré 
enfin  que  toutes  les  lois  de  la  communication  du  mouvement 
entre  les  corps  se  réduisent  aux  lois  de  l'équilibre,  et  que  les  lois 
de  l'équilibre  se  réduisent  elles-mêmes  à  celles  de  l'équilibre  de 
deux^orps  égaux  ,  animés  en  sens  contraires  de  vitesses  virtuelles 
égales.  Dans  ce  dernier  cas,  les  mouvemens  des  deux  corps  se 
détruiront  évidemment  l'un  l'autre;  et  par  une  conséquence  géo- 
métrique, il  y  aura  encore  nécessairement  équilibre,  lorsque  les 
masses  seront  en  raison  inverse  des  vitesses;  il  ne  reste  plus  qu'à 
savoir  si  le  cas  de  l'équilibre  est  unique,  c'est-à-dire  ,  si  quand  les 
masse:-  ne  seront  pas  en  raison  inverse  des  vitesses ,  un  des  corps 
devra  nécessairement  obliger  l'autre  à  se  mouvoir.  Or  il  est  aisé 
de  sentir  que  dès  (ju'il  y  a  un  cas  possible  et  nécessaire  d'équi- 
libre, il  ne  saurait  y  en  avoir  d'autres  :  sans  cela  les  lois  du 
choc  des  coi-ps ,  qui  se  réduisent  nécessairement  à  celles  de  l'é- 
quilibre, deviendraient  indéterminées;  ce  qui  ne  saurait  être, 
puisqu'un  corps  venant  en  choquer  un  autre  ,  il  doit  nécessai- 
rement en  résulter  un  eflet  unique  ,  suite  indispensable  de  l'exis- 
ience  et  de  l'impénétrabilité  de  ces  corps.  On  peut  d'ailleurs  dé- 


DE  PHILOSOPHIE.  3i3 

montrer  l'unité  cle  la  loi  d'équilibre  par  un  autre  raisonnement, 
trop  mathématique  pour  être  développé  dans  cet  essai ,  mais  que 
j'ai  tâché  de  rendre  sensible  dans  un  autre  ouvrage  (t). 

De  toutes  ces  réflexions  il  s'ensuit  que  les  lois  connues  de  la 
statique  et  de  la  mécanique,  sont  celles  qui  résultent  de  Texis- 
tence  de  la  matière  et  du  mouvement.  Or  l'expérience  nous 
prouve  que  ces  lois  s'observent  en  effet  dans  les  corps  qui  nous 
environnent.  Donc  les  lois  de  l'équilibre  et  du  mouvement  , 
telles  que  l'observation  nous  les  fait  connaître ,  sont  de  vérité 
nécessaire.  Un  métaphysicien  se  contenterait  peut-être  de  le 
prouver  ,  en  disant  qu'il  était  de  la  sagesse  du  Créateur  et  de  la 
simplité  de  ses  vues,  de  ne  point  établir  d'autres  lois  de  l'équi- 
libre et  du  mouvement ,  que  celles  qui  résultent  de  l'existence 
même  des  corps  ,  et  de  leur  impénétrabilité  mutuelle.  Mais  nous 
avons  cru  devoir  nous  abstenir  de  cette  manière  de  raisonner, 
parce  qu'il  nous  a  paru  qu'elle  porterait  sur  un  principe  trop 
vague;  la  nature  de  l'Etre  suprême  nous  est  trop  cachée,  pour 
que  nous  puissions  connaître  directement  ce  qui  est  ou  n'est 
pas  conforme  aux  vues  de  sa  sagesse  ;  nous  pouvons  seulement 
entrevoir  les  effets  de  cette  sagesse  dans  l'observation  des  lois  de 
la  nature  ,  lorsque  le  raisonnement  mathématique  nous  aura  fait 
voir  la  simplicité  de  ces  lois,  et  que  l'expérience  nous  en  aura 
montré  les  applications  et  l'étendue. 

Cette  réflexion  peut  servir,  ce  me  semble  ,  à  nous  faire  appré- 
cier les  démonstrations  que  plusieurs  philosophes  ont  données 
des  lois  du  mouvement  d'après  le  principe  des  causes  finales  , 
c'est-à-dire  d'après  les  vues  que  l'auteur  de  la  nature  a  dû  se 
proposer  en  établissant  ces  lois.  De  j^areilles  démonstrations  ne 
peuvent  avoir  de  force  ,  qu'autant  qu'elles  sont  précédées  et  ap- 
puyées par  des  démonstrations  directes  et  tirées  de  principes 
qui  soient  plus  à  notre  portée;  autrement  il  arriverait  souvent 
qu'elles  nous  induiraient  en  erreur.  C'est  pour  avoir  suivi  cette 
route,  pour  avoir  cru  qu'il  était  de  la  sagesse  du  Créateur  de 
conserver  toujours  la  même  quantité  de  mouvement  dans  l'uni- 
vers, que  Descartes  s'est  trompé  sur  les  lois  de  la  percussion. 
Ceux  qui  l'imiteraient  courraient  risque,  ou  de  se  tromper  comme 
lui,  ou  de  donner  pour  un  principe  général  ce  qui  n'aurait  lieu 
que  dans  certains  cas,  ou  enfin  de  regarder  comme  une  loi  primi- 
tive de  la  nature,  ce  qui  ne  serait  qu'une  conséquence  purement 
mathématique  de  quelques  formules. 

Quand  on  demande  au  reste  si  les  lois  du  mouvement  sont  de 
vérité  nécessaire,  il  n'est  question  que  de  celles  par  lesquelles  le 
mouvement  se  communique  d'un  corps  à  un  autre;  et  nullement 

(i)  Daitc  de  Dynamique ,  art.  4^  ^^  47- 


3i4  .  ÉLÉMENS 

de  celles  en  vertu  desquelles  un  corps  paraît  se  mouvoir  sans  au- 
cune cause  d'impulsiou.  Telles  sont,  par  exemple,  les  loi-  de  la 
pesanteur,  supposé,  comme  bien  des  philosophes  le  croient  au- 
jourd'hui, que  ces  lois  n'aient  pas  l'impulsion  pour  can.se.  Dans 
cette  supposition  il  est  évident  que  les  lois  dont  il  sî>.g'J  ne  pour- 
raient être  en  aucun  sens  de  vérité  nécessaire;  que  la  chiile  des 
corps  pesans  serait  la  suite  d'une  volonté  immédiate  et  particu- 
lière du  Créateur  ;  et  que  sans  cette  volonté  expresse,  un  corps 
placé  en  l'air  y  resterait  en  repos.  La  multitude,  il  est  vrai, 
accoutumée  à  voir  tomber  un  corps  dès  qu'il  n'est  pas  soutenu  , 
croit  que  cette  seule  raison  suflit  pour  obliejer  le  corps  à  descen- 
dre. Mais  il  est  facile  de  détruire  ce  préjugé  par  une  réflexion 
bien  simple.  Supposons  un  corps  placé  sur  une  table  horizon- 
tale :  pourquoi  ne  se  meut-il  pas  horizontalement  le  long  de  la 
table,  puisque  rien  ne  l'en  empêche?  Pourquoi  ne  se  meut-il 
pas  de  bas  en  haut,  puisque  rien  ne  s'oppose  à  son  mouvement 
en  ce  sens?  Pourquoi  enfin  se  meut-il  de  haut  en  bas  préfé- 
rablement  à  toute  autre  direction  ,  puisque  par  lui-même  il  est 
évidemment  indifférent  à  se  mouvoir  dans  un  sens  plutôt  que 
dans  un  autre?  Ce  n'e^t  donc  pas  sans  raison  que  les  philosophes 
s'étonnent  de  voir  tomber  une  pierre  ;  et  ce  phénomène  si  com- 
3nun  est  en  effet  un  des  plus  surprenans  que  nous  présente  la 
nature. 

La  manière  dont  agit  cette  force  inconnue  ,  qui  fait  tomber 
les  corps  vers  la  terre,  n'est  guère  plus  facile  à  concevoir  que 
la  force  même.  Tous  les  philosophes  y^araissent  convenir  que  la 
vitesse  avec  laquelle  les  corps  qui  tombent  commencent  à  se 
mouvoir,  est  absolument  nulle  ;  pourquoi  donc  quand  on  sou- 
tient un  corps  pesant  qui  tend  à  tomber,  éprouve-t-on  une  ré- 
sistance qu'on  n'éprouve  point  dans  tout  autre  sens  que  le  sens 
vertical?  On  dira  peut-être  que  dans  les  instans  qui  suivent  le 
premier,  la  vitesse  avec  laquelle  le  corps  tend  à  descendre, 
augmentera  et  deviendra  finie,  au  lieu  que  dans  tout  autre  sens 
elle  demeure  toujours  nulle  ,  le  corps  n'a^'ant  aucune  tendance 
à  se  mouvoir  que  dans  le  seul  sens  vertical.  On  peut,  je  le  veux, 
expliquer  par  là  pourquoi  un  corps  pesant  qu'on  soutient,  tom- 
bera si  on  l'abandonne  à  lui-même  :  mais  on  n'explique  pas 
encore  une  fois  pourquoi  on  ne  peut  le  soutenir  sans  effort. Caria 
vitesse  finie  que  le  corps  doit  acquérir  dans  les  instans  qui  sui- 
vront le  premier  moment  de  la  chute  ,  n'existe  pas  encore  en  ce 
premier  moment ,  qui  est  celui  oii  l'on  soutient  le  corps  ;  elle  ne 
peut  donc  produire  aucune  résistance  à  vaincre.  Dira-t-on  que  la 
vitesse  avec  laquelle  les  corps  pesans  tendent  à  descendre  au 
premier  instant,  n'est  pas  absolument  nulle,  mais  seulement 


DE  PHILOSOPITIE.  3i5 

très-petite?  On  se  jette  alors  dans  une  autre  difficulté.  Car  suivant 
îliypofhèse  généralement  admise  par  les  philosophes  ,  l'action  de 
]a  pesanteur  est  continue,  et  tend  à  chaque  instant  à  imprimer 
au  corps  la  même  vitesse  qu'au  premier  instant  ;  ainsi  cette  vi- 
tesse ,  si  elle  était  finie  au  premier  instant ,  serait  infinie  au  bout 
d'un  temps  fini ,  ce  qui  est  contraire  aux  observations.  Yoilà  donc 
un  problème  que  nous  laissons  à  résoudre  aux  mécaniciens  phi- 
losophes. 


§  XVI.  Eclaircissement  sur  V espace  et  sur  le  temps  ,  page  3oi. 

Les  philosophes  demandent  si  l'espace  a  une  existence  indé- 
pendante de  la  matière  ,  et  le  temps  une  existence  indépendante 
des  êtres  existans;  y  aurait-il  un  espace  s'il  n'y  avait  point  c^e 
corps,  et  une  durée  s'il  nj  avait  rien  ?  Ces  questions  viennent, 
ce  me  semble,  de  ce  qu'on  suppose  à  l'espace  et  au  temps  plus 
de  réalité  qu'ils  n'en  ont. 

Et  premièrement,  quant  à  l'espace,  supposons  trois  corps  con- 
tigus  qui  se  touchent  immédiatement  :  imaginons  pour  un  mo- 
ment que  celui  du  milieu  soit  oté ,  il  restera  entre  les  deux  corps 
extrêmes  un  espace  dont  l'étendue  sera  égale  à  celle  qu'occupait 
le  corps  du  milieu;  cet  espace  a  bien  évidemment  une  existence 
indépendante  de  ^elle  de  ce  troisième  corps,  puisqu'il  existe 
également,  soit  que  ce  troisième  corps  soit  mis  entre  les  deux 
corps  extrêmes  ,  ou  qu'il  en  soit  6té;  avec  cette  différence  que 
dans  le  premier  cas  l'espace  est  impénétrable  ,  c'est-à-dire  qu'on 
ne  peut  y  placer  un  nouveau  corps  ,  et  que  dans  le  second  on 
peut  y  placer  un  corps  dont  l'étendue  soit  égale  à  celle  de  cet 
espace.  D'un  autre  côté  ,  quand  le  troisième  corps  est  placé 
entre  les  deux  autres,  les  deux  espaces  dont  on  vient  de  parler , 
l'un  pénétrable  ,  l'autre  impénétrable,  n'en  font  plus  qu'un  :  le 
premier  est  donc  anéanti  ;  car  on  ne  peut  pas  dire  que  ce  soit  le 
second,  puisque  cet  espace  impénétrable  appartient  au  troisième 
corps  placé  entre  les  deux  autres  ,  et  que  ce  troisième  corps  existe 
évidemment.  Otons  à  présent  ce  troisième  corps,  en  laissant  les 
deux  autres  à  leur  place;  l'espace  pénétrable,  auparavant  anéanti, 
renaîtra  tout  à  coup  et  sera  comme  créé  de  nouveau.  Or  cette 
succession  d'anéantissement  et  de  création  ,  qu'on  peut  multi- 
plier tant  qu'on  voudra  ,  est  une  chose  absurde ,  si  on  suppose 
que  l'espace  soit  un  être  réel ,  une  substance ,  en  un  mot  autre 
chose  ,  si  je  puis  parler  de  la  sorte  ,  qu'une  simple  capacité , 
propre  à  recevoir  l'étendue  impénétrable.  Les  enfans  qui  disent 
(fue  le  vide  n'est  rien  ont  raison  ,  parce  qu'ils  s'en  tiennent  aux 


3i6  ELÉMENS 

simples  notions  du  sens  commun  ;  et  les  philosophes  qui  veulent 
réaliser  le  vide  ,  se  perdent  dans  leurs  spéculations. 

A  l'égard  du  temps  ,  il  est  d'abord  certain  que  nous  n'en 
avons  la  notion  que  par  la  succession  de  nos  idées  ;  il  ne  l'est  pas 
moins  que  ce  n'est  pas  la  succession  de  nos  idées  qui  fait  le 
temjDS  ,  puisque  le  temps  a  une  mesure  indépendante  de  nos 
idées,  mesure  que  nous  fournit  le  mouvement  des  corsos.  Mais 
y  aurait-il  un  temps ,  s'il  n'y  avait  rien  du  tout  ?  Oui  et  non  ; 
comme  on  peut  dire  qu'il  y  aurait  un  lieu  et  qu'il  n'y  en  aurait 
pas  s'il  n'y  avait  point  de  corps  ;  qu'il  y  aurait  un  lieu,  parce 
qu'il  y  aurait  un  espace  prêt  à  recevoir  les  corps  ;  qu'il  n'y  en 
aurait  pas ,  parce  que  l'idée  de  lieu  suppose  celle  du  corps  qui 
l'occupe.  De  même  s'il  n'y  avait  rien  ,  il  n'y  aurait  point  de 
temps,  parce  que  l'idée  de  temps  est  relative  à  des  êtres  qui 
existent  successivement  ;  et  il  y  en  aurait  un,  parce  que  le  temps 
ne  serait  alors  que  la  simple  possibilité  de  succession  dans  des 
êtres  qui  n'existeraient  pas;  succession  qni  n'est  rien  de  réel, 
qu'autant  qu'il  y  a  réellement  des  êtres  existans. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  discussion  sur  l'espace  et  sur  le 
temps,  nous  ne  saiirions  trop  insister  sur  ce  que  nous  avons  déjà 
dit  ailleurs,  qu'elle  est  absolument  étrangère  et  inutile  à  la 
mécanique.  Cette  science  ne  suppose  autre  chose  que  les  notions 
naturelles  de  l'espace  et  du  temps  ,  telles  qu'elles  sont  dans  tous 
les  hommes  ;  notions  très-simples  et  très-nettes  par  elles-mêmes, 
et  que  la  philosophie  seule  a  le  privilège  d'obscurcir  et  d'em- 
brouiller. 

Mais  les  questions  que  nous  venons  de  proposer  sur  la  nature 
du  temps  et  de  l'espace  ,  nous  fourniront  l'occasion  d'un  éclair- 
cissement utile  sur  la  définition  que  les  mécaniciens  donnent  de 
la  vitesse. 

La  vitesse  d'un  corps  qui  se  meut  uniformément  est  égale  , 
disent-ils  ,  à  l'espace  divisé  par  le  temps  ;  ou  ,  comme  s'expri- 
ment d'autres  mathématiciens,  le  résultat  de  cette  division  est 
la  mesure  de  la  vitesse.  Cette  manière  de  s'exprimer,  prise  à  la 
rigueur,  ne  présente  point  d'idée  nette  ;  car  on  ne  saurait  diviser 
l'espace  par  le  temps;  on  ne  divise  point  une  quantité  par  une 
autre  de  nature  différente;  diviser  une  lieue  par  une  heure,  c'est 
comme  si  on  voulait  savoir  combien  de  fois  une  heure  est  con- 
tenue dans  une  lieue  ,  et  on  voit  bien  que  cette  question  n'a  pas 
de  sens.  Que  veut  donc  dire  celte  proposition  ,  la  vitesse  est 
égale  à  l'espace  di\'isë  par  le  temps  ?  Cela  veut  dire  ,  que  si 
deux  corps  se  meirvent  uniformément,  leurs  vitesses  seront  entre 
elles  comme  les  nombres  qui  expriment  les  rapports  des  espacés 
qu'ils  parcourent ,  sont  aux  nombres  qui  expriment  les  rapports 


DE  PHILOSOPHIE.  317 

icies  temps  employés  à  parcourir  ces  espaces.  Qu'un  corps  qui  se 
meut  uniformément  fasse  100  toises  en  6  minutes,  et  un  autre  i5 
toises  en  2  minutes,  les  vitesses  seront  entre  elles  comme  le  rapport 
des  espaces  ,  c'est-à-dire  comme  le  rapport  de  100  à  25  est  au 
rapport  des  temps ,  c'est-à-dire  au  rapport  de  6  à  2;  ces  vitesses 
seront  donc  comme  4  à  3  ,  et  ainsi  du  reste. 

Cet  éclaircissement  sur  la  définition  de  la  vitesse  est  analogue 
à  celui  que  nous  avons  donné  plus  haut  sur  la  mesure  des  paral- 
lélogrammes par  le  produit  de  leur  base  €t  de  leur  hauteur  ;  et 
l'un  et  l'autre  servent  à  montrer  quel  soin  on  doit  apporter  dans 
les  élémens  de  mathématiques  ,  pour  développer  les  idées  que 
certaines  définitions  ne  présentent  pas  avec  toute  la  précision 
nécessaire. 


XVII.  ASTRONOMIE. 

L'astbonomie  doit  suivre  immédiatement  la  mécanique,  comme 
étant  de  toutes  les  parties  de  la  physique  la  plus  certaine.  Elle  a 
deux  branches  ,  la  connaissance  des  phénomènes  célestes,  qu'on 
appelle  particulièrement  astronomie ,  et  l'explication  de  ces  phé- 
nomènes ,  qu'on  nomme  astronomie  physique. 

Si  quelque  science  mérite  à  tous  égards  d'être  traitée  selon  la 
méthodedes  inventeurs,  oudu  moins  selon  cellequ'ils  ont  pu  sui- 
vre, c'est  sans  doute  l'astronomie.  Rien  n'est  peut-être  plus  satisfai- 
sant pour  l'esprit  humain  ,  que  de  voir  par  quelle  suite  d'obser- 
vations ,  de  recherches ,  de  combinaisons  et  de  calculs  les  hommes 
sont  parvenus  à  connaître  le  mouvement  de  ce  globe  qu'ils  ha- 
bitent ,  et  celui  des  autres  corps  de  notre  système  planétaire.  La 
meilleure  manière  de  traiter  les  élémens  d'astronomie  est  donc  d'y 
supposer,  si  on  peut  parler  de  la  sorte  ,  un  astronome  tombé  des 
nues,  et  isolé  sur  la  terre,  à  qui  la  nature  accorde  une  assez 
longue  vie  pour  connaître  tout  ce  que  l'observation  peut  décou- 
vrir de  phénomènes  célestes,  et  qui  ait  en  même  temps  les  con- 
naissances géométriques  nécessaires  pour  pouvoir  tirer  de  ces 
phénomènes  toutes  les  connaissances  qui  en  résultent  (i).  Cette 
méthode,  outre  les  avantages  qu'elle  a  par  elle-même,  peut 
fournir  encore  des  observations  très-philosophiques  sur  les  dé- 
veloppemens  de  l'esprit  humain  ,  et  sur  la  manière  dont  il  pro- 
cède dans  ses  recherches.  Le  génie  des  philosophes ,  en  cela  peu 

(1)  M.  Montucla,  de  rAcademie  royale  des  sciences  de  Prusse,  a  donne', 
dans  VHistoire  des  Mathématiques  qu'il  vient  de  mettre  au  jour,  une  excel- 
lente esquisse  d'un  traité  d'astronomie ,  composé  suivant  le  plan  que  nous 
proposons  ici.  f^oyez  le  tome  premier  d«  cet  ouvrage,  p.  i45  et  suiv. 


3i8  ÉLÉMENS 

différent  Se  celui  des  autres  hommes  ,  les  porte  à  ne  chercher 
d'abord  ni  uniformité  ni  loi  dans  les  phénomènes  qu'ils  obser- 
vent. Commencent-ils  à  y  soupçonner  quelque  marche  régulière? 
Ils  imaginent  aussitôt  la  plus  parfaite  et  la  plus  simple.  Bientôt 
une  observation  plus  suivie  les  détrompe  ,  et  souvent  même  les 
ramène  précipitamment  à  leur  premier  avis.  Enfin  une  étude 
longue,  assidue,  dégagée  de  préventions  et  de  système,  les 
remet  dans  les  limites  du  vrai,  et  leur  apprend  que  pour  l'ordi- 
naire la  loi  des  phénomènes  n'est  ni  assez  peu  composée  pour 
être  aperçue  tout  à  coup  ,  ni  aussi  irrégulière  qu'on  pourrait 
le  penser;  que  chaque  effet  venant  toujours  du  concours  de  plu- 
sieurs causes,  la  manière  d'agir  de  chacune  est  simple  ,  mais  que 
le  résultat  de  leur  action  réunie  est  compliqué  quoique  régulier, 
et  que  tout  se  réduit  à  décomposer  ce  résultat  pour  en  démêler 
les  différentes  parties.  Parmi  une  infinité  d'exemples  qu'on 
pourrait  apporter  de  ce  que  nous  avançons  ici,  le  mouvement 
des  planètes  en  fournit  un  bien  frappant.  A  peine  a-t-on  soup- 
çonné que  les  planètes  se  mouvaient  circulairement ,  qu'on  leur 
a  fait  décrire  des  cercles  parfaits  et  d'un  mouvement  uniforme  , 
d'abord  autour  de  la  terre,  puis  autour  du  soleil  comme  centre; 
l'observation  ayant  montré  bientôt  après  que  les  planètes  étaient 
tantôt  plus,  tantôt  moins  éloignées  du  soleil  ,  on  a  déplacé  cet 
astre  du  centre  des  orbites  ,  mais  sans  rien  changer  ,  ni  à  la 
figure  circulaire  ,  ni  à  l'uniformité  de  mouvement  qu'on  avait 
supposées^  on  s'est  aperçu  ensuite  que  les  orbites  n'étaient  ni 
circulaires,  ni  décrites  uniformément,  et  on  leur  a  donné  la 
figure  elliptique,  la  plus  simple  des  ovales 'que  nous  connais- 
sions ;  enfin  on  a  vu  que  cette  figure  ne  répondait  pas  encore  à 
tout;  que  plusieurs  des  planètes,  entre  autres  Saturne,  Jupiter 
et  la  Lune,  ne  s'y  assujétissaient  pas  exactement  dans  leur  cours; 
on  a  tâché  de  découvrir  la  loi  de  leurs  inégalités ,  et  c'est  le  grand 
objet  qui  occupe  aujourd'hui  les  savans. 

Ainsi  des  élémens  d'astronomie  ,  composés  suivant  la  méthode 
des  inventeurs,  et  conforiuément  au  plan  que  nous  proposons  , 
montreraient  comment  on  est  parti  d'abord  des  hypothèses  les 
plus  simples  pour  rendre  raison  des  phénomènes;  comment  ou 
a  ensuite  rectifié  ces  hypothèses  à  mesure  que  les  phénomènes 
ont  été  mieux  connus  ;  et  comment  enfin  on  est  parvenu  insen- 
siblement à  porter  l'astronomie  au  point  de  perfection  où  nous- 
la  voyons. 

Mais  si  l'astronomie  est  une  des  sciences  qui  font  le  plus  d'hon- 
neur à  l'esprit  humain,  l'astronomie  physique  est  une  de  celles 
qui  en  font  le  plus  à  la  philosophie  moderne.  La  recherche  des 
causes  des  phénomènes  célestes,  dans  laquelle  on  fait  aujoui 


ir- 


DE  PHILOSOPHIE.  319 

d'huî  tant  de  progrès  ,  n'est  pas  d'ailleurs  une  spe'culatîon  stérile, 
et  dont  le  mérite  se  borne  à  la  grandeur  de  son  objet  et  à  la  dif- 
ficulté de  le  saisir.  Cette  recherche  doit  contribuer  encore  très- 
efficacement  à  l'avancement  rapide  de  l'astronomie  proprement 
dite.  Car  on  ne  pourra  se  flatter  d'avoir  J;rouvé  les  véritables 
causes  des  mouvemens  des  planètes,  que  lorsqu'on  pourra  assi- 
gner par  le  calcul  les  effets  que  peuvent  produire  ces  causes ,  et 
taire  voir  que  ces  effets  s'accordent  avec  ceux  que  l'observation 
nous  a  dévoilés.  Or  la  combinaison  de  ces  effets  est  assez  consi- 
dérable ,  pour  qu'il  en  reste  encore  beaucoup  à  découvrir  ;  par 
conséquent ,  dès  qu'une  fois  on  en  connaîtra  bien  le  principe , 
les  conclusions  géométriques  que  l'on  en  déduira  feront  en  peu 
de  temps  apercevoir  et  prédire  même  des  phénomènes  cachés 
et  fugitifs  ,  qui  auraient  peut-être  eu  besoin  d'un  long  travail 
pour  être  connus  ,  démêlés  et  fixés  par  l'observation  seule. 

Soit  que  les  anciens  ne  fussent  pas  assez  exactement  instruits 
des  phénomènes  célestes  pour  entreprendre  de  les  expliquer  en 
détail  ;  soit  que  leur  physique  consistât  plus  dans  la  recherche 
des  faits  que  dans  celle  des  causes  ;  soit  enfin  qu'ils  n'eussent  pas 
fait  assez  de  progrès  dans  les  sciences  physico-mathématiques  , 
pour  être  en  état  de  réduire  aux  lois  de  la  mécanique  les  mou- 
vemens des  corps  célestes  ;   leurs  ouvrages   n'ont  presque   été 
d'aucun  secours  sur  ce  point  aux  philosophes  qui  sont  venus 
depuis.  Il  est  vrai  que  les  différentes  hypothèses  imaginées  par 
les  modernes  pour  expliquer  le  système  du  monde  ,    l'avaient 
déjà  été  par  les  anciens;  et  on  n'en  sera  pas  surpris,  si  on  consi- 
dère qu'en  ce  genre  les  hypothèses  vraisemblables  se  présentent 
assez  naturellement  à  l'esprit,  que  les  combinaisons  d'idées  gé- 
nérales doivent  être  bientôt  épuisées,  et  par  une  espèce  de  ré- 
volution forcée,  être  successivement  remplacées  les  unes  par  les 
autres.  C'est  par  cette  raison  ,  sans  doute  ,  que  nous  n'avons  au- 
jourd'hui dans  notre  physique  presque  aucun  principe  général , 
dont  l'énoncé  ou  du  moins  le  germe  ne  se  trouve  chez  les  an- 
ciens. C'est  peut-être  aussi  pour  cela  que  la  philosophie  moderne 
s'est  rapprochée  sur  plusieurs  points  de  ce  qu'on  a   pensé  dans 
la  premier  âge  de  la  philosophie  ;  parce  qu'il  semble  que  la  pre- 
mière impression  de  la  nature  est  de  nous  donner  des  idées  jus- 
tes ,  qu'on  abandonne  bientôt  par  incertitude  ou  par  amour  de 
la  nouveauté ,  et  auxquelles  enfin  on  est  forcé  de  revenir.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  ce  que  les  anciens  ont  imaginé  sur  le  système  du 
monde,  ou  du  moins  ce  qui  nous  reste  de  leurs  opinions  là- 
dessus  ,  est  si  vague  et  si  mal  prouvé ,  qu'on  n'en  saurait  tirer 
aucune  lumière  réelle.  On  n'y  trouve  point  ces  détails  précis  , 
exacts  et  profonds ,  qui  sont  la  pierre  de  touclie  de  la  vérité  d'un 


320  ELEMENS 

système  ,  et  que  certains  auteurs  affectent  d'en  appeler  l'appa- 
reil ,  mais  qui  en  sont  réellement  le  corps  et  la  substance,  parce 
qu'ils  en  renferment  les  preuves  les  plus  subtiles  et  les  plus  in- 
contestables ,  et  qu'ils  en  font  par  conse'quent  la  difficulté  et  le 
mérite.  Qu'importa  ^  l'honneur  de  Copernic  que  quelques  an- 
ciens philosophes  aient  cru  le  mouvement  de  la  terre  ,  si  les 
preuves  qu'ils  en  donnaient  n'ont  pas  été  suffisantes  pour  em- 
pêcher le  plus  grand  nombre  de  croire  le  mouvement  du  soleil  ? 
Qu'importe  à  la  gloire  de  Nevrton  qu'Empédocle  ou  d'autres 
aient  eu  quelques  idées  vagues  et  informes  du  système  de  la  gra- 
vitation ,  quand  ces  idées  ont  été  dénuées  des  preuves  nécessaires 
pour  les  appuyer?  En  vain  un  savant  illustre,  en  revendiquant 
nos  hypothèses  et  nos  opinions  à  l'ancienne  philosophie  ,  a  cru  la 
venger  d'un  mépris  injuste,  que  les  vrais  savans  et  les  bons  es- 
prits n'ont  jamais  eu  pour  elle.  Sa  dissertation  sur  ce  sujet  ne' 
fait,  ce  me  semble,  ni  beaucoup  de  tort  aux  modernes,  ni  beau- 
coup d'honneur  aux  anciens,  mais  seulement  beaucoup  à  l'éru- 
dition et  aux  lumières  de  son  auteur  (i). 

Descartes ,  ce  philosophe  à  qui  les  sciences  et  l'esprit  humain 
ont  tant  d'obligation ,  dont  les  erreurs  même  étaient  au-dessus 
de  son  siècle ,  et  n'ont  été  que  trop  long-temps  au-dessus  da 
nôtre  ,  est  proprement  le  premier  qui  ait  traité  du  système  du 
monde  avec  quelque  soin  et  quelque  étendue.  Dans  un  temps  oii 
les  observations  astronomiques  ,  la  mécanique  et  la  géométrie 
étaient  encore  très-imparfaites,  il  imagina  pour  expliquer  Fes 
mouvemens  des  planètes,  l'ingénieux  et  célèbre  système  des 
tourbillons.  La  matière  subtile ,  disait  ce  philosophe  ,  se  meut 
circulairement  autour  du  soleil;  en  vertu  de  ce  mouvement  elle 
a  une  force  centrifuge  ;  en  vertu  de  cette  force  ,  toutes  les  par- 
ties du  fluide  raù  en  tourbillon  tendent  à  s'éloigner  du  soleil  ; 
elles  doivent  donc  imprimer  aux  planètes  une  tendance  vers 
cet  astre,  c'est-à-dire  dans  un  sens  contraire  à  la  direction  de  la 
force  centrifuge  ;  par  la  même  raison  qu'un  fluide  qui  pèse  de 
haut  en  bas,  tend  à  pousser  de  bas  en  haut  les  corps  qu'on  y 
plonge,  et  les  y  pousse  en  effet,  s'ils  tendent  de  haut  en  bas 
avec  moins  de  force  que  lui.  La  philosophie  ancienne  et  mo- 
derne n'a  peut-être  rien  imaginé  de  plus  simple  en  apparence 
et  de  plus  naturel  que  cette  hypothèse.  Mais  si  avant  l'examen 
elle  paraît  conforme  au  gros  des  phénomènes  ,  les  détails  et 
l'examen  approfondi  de  ces  mêmes  phénomènes  font  bientôt 
voir  qu'elle  ne  peut  subsister  ;  c'est  ce  qui  a  obligé  Newton  d'y 
substituer  l'hypothèse  de  la  gravitation  universelle,  qui  moins 
séduisante  peut-être  au  premier  coup  d'œil ,  a  presque  cessé  d'être 

(i)  Voyez  les  Mémoires  de  TAcadepaie  des  bellçs-lettics,  t.  i8,  p.  97, 


DE  PHILOSOPHIE.  Sai 

une  hypothèse  par  sou  accord  admirable  avec  les  observations  as- 
tronomiques. 

Parmi  les  différentes  suppositions  que  nous  pouvons  imaginer 
pour  expliquer  un  effet ,  les  seules  dignes  de  notre  examen  sont 
celles  qui  par  leur  nature  nous  fournissent  des  moyens  infail- 
libles de  nous  assurer  si  elles  sont  vraies.  Le  système  de  la  gra- 
vitation est  de  ce  nombre  ,  et  mériterait  par  cela  seul  l'atlenlioii 
des  philosophes.  On  n'a  point  à  craindre  ici  cet  abus  du  calcul 
et  de  la  géométrie  ,  dans  lequel  les  physiciens  ne  sont  que  trop 
souvent  tombés  pour  défendre  ou  pour  combattre  des  hypothèses. 
Les  planètes  étant  supposées  se  mouvoir,  ou  dans  le  vide,  ou  au 
moins  dans  un  espace  non  résistant,  et  les  forces  par  lesquelles 
elles  agissent  les  unes  sur  les  autres  étant  connues .,  c'est  un  pro- 
blème purement  mathématique,  que  de  déterminer  les  phéno- 
mènes qui  en  doivent  naître  ;  on  a  donc  le  rare  avantage  de 
pouvoir  juger  irrévocablement  du  système  newtonien,  et  cet 
avantage  ne  saurait  être  saisi  avec  trop  d'empressement  ;  il  serait 
à  souhaiter  que  toutes  les  questions  de  la  physique  pussent  être 
aussi  incontestablement  décidées.  Ainsi  on  ne  pourra  regarder 
comme  vrai  le  système  de  la  gravitation  ,  qu'après  s'être  assuré 
par  des  calculs  précis  qu'il  répond  exactement  aux  phénomènes  ; 
autrement  l'hypothèse  newtonienne  ne  mériterait  aucune  préfé- 
rence sur  celle  des  tourbillons ,  par  laquelle  on  explique  à  la 
vérité  bien  des  circonstances  du  mouvement  des  planètes ,  mais 
d'une  manière  si  incomplète  ,  et  pour  ainsi  dire  si  lâche  ,  que  si 
les  phénomènes  étaient  tout  autres  qu'ils  ne  sont ,  on  les  expli- 
querait toujours  de  même,  très-souvent  aussi  bien,  et  quelque- 
fois mieux.  Le  système  de  la  gravitation  ne  nous  permet  aucune 
illusion  de  cette  espèce  ;  un  seul  article  oii  l'observation  démen- 
tirait le  calcul  ferait  écrouler  l'édifice  ,  et  reléguerait  la  théorie 
newtonienne  dans  la  classe  de  tant  d'autres  que  l'imagination  a 
enfantées ,  et  que  l'analyse  a  détruites. 

L'accord  qu'on  a  remarqué  entre  les  phénomènes  célestes  et 
les  calculs  fondés  sur  le  système  de  la  gravitation  ,  accord  qui  se 
vérifie  tous  les  jours  de  plus  en  plus,  semble  avoir  pleinement 
décidé  les  philosophes  en  faveur  de  ce  système.  Les  preuves  en 
sont  répandues  dans  une  infinité  d'ouvrages,  et  le  précis  de  ces 
preuves  doit  se  trouver  dans  des  éléraens  de  philosophie.  C'est 
par  un  pareil  examen,  par  une  analyse  rigoureuse  des  faits, 
qu'il  faut  juger  la  philosophie  newtonienne  ,  et  non  par  des  rai- 
sonnemens  métaphysiques,  aussi  peu  propres  à  détruire  une 
hypothèse  qu'à  l'établir.  Ne  pouvant  entrer  ici  dans  ce  détail, 
nous  nous  bornerons  à  exposer  ce  qu'il  nous  semble  qu'on  doit 
penser  en  général  du  système  de  la  gravitation ,  des  applications 

ï.  21 


322  ELEMENS 

qu'on  en  a  faites ,  et  de  l'extension  plus  ou  moins  grande  qu'on 
lui  a  donnée. 

Les  observations  astronomiques  démontrent  que  les  planètes 
se  meuvent  ou  dans  le  vide,  ou  dans  un  milieu  fort  rare,  ou 
enfin ,  comme  l'ont  prétendu  quelques  philosophes ,  dans  un 
milieu  fort  dense  qui  ne  résiste  pas  (ce  qui  serait  néanmoins 
très-difficile  à  concevoir)  ;  mais  quelque  parti  qu'on  prenne  sur 
la  nature  du  milieu  dans  lequel  les  planètes  se  meuvent ,  il  est 
au  moins  constant ,  par  l'observation .  qu'elles  ont  une  tendance 
vers  le  soleil.  Ainsi  la  gravitation  des  planètes  vers  le  soleil, 
quelle  qu'en  soit  la  cause,  est  un  fait  qu'on  doit  regarder 
comme  démontré ,  ou  rien  ne  l'est  en  physique.  La  gravitation 
des  planètes  secondaires  ou  satellites ,  vers  leurs  planètes  prin- 
cipales, est  un  second  fait  évident  et  démontré  par  les  mêmes 
raisons  et  par  les  mêmes  faits.  Les  preuves  de  la  gravitation  des 
planètes  principales  vers  leurs  satellites  ne  sont  pas  en  aussi 
grand  nombre;  mais  elles  suffisent  cependant  pour  nous  faire 
reconnaître  cette  gravitation.  Les  phénomènes  du  flux  et  reflux 
delà  mer ,  et  surtout  ceux  de  la  précession  des  éqninoxes ,  si 
bien  d'accord  avec  les  observations ,  prouvent  invinciblement 
que  la  terre  tend  vers  la  lune.  Nous  n'avons  pas,  du  moins 
jusqu'ici,  de  semblables  preuves  pour  les  autres  satellites;  mais 
l'analogie  seule  ne  suffit-elle  pas  pour  nous  faire  conclure  que 
l'action  entre  les  planètes  et  leurs  satellites  est  réciproque?  On 
peut  à  la  vérité  abuser  en  physique  de  cette  manière  de  raison- 
ner ,  pour  s'élever  quelquefois  à  des  conclusions  trop  générales  ; 
mais  il  semble,  ou  qu'il  faut  absolument  renoncer  à  l'analogie, 
ou  que  tout  concourt  ici  jDOur  nous  engager  à  en  faire  usage. 

Si  l'action  est  réciproque  entre  c^^aque  planète  et  ses  satellites, 
elle  ne  paraît  pas  l'être  moins  entre  les  planètes  premières.  In- 
dépendamment des  raisons  tirées  de  l'analogie  qui  ont  à  la  vérité 
moin>>  de  force  ici  que  dans  le  cas  dont  on  vient  de  parler,  mais 
qui  pourtant  en  ont  encore,  il  est  certain  que  Saturne  éprouve 
dans  son  mouvement  des  variations  sensibles;  et  il  est  fort  vrai- 
semblable que  Jupiter  est  la  principale  cause  de  ces  variations.. 
Le  temps  seul,  il  est  vrai,  pourra  nous  éclairer  pleinement  sur 
ce  point,  les  géomètres  et  les  astronomes  n'ayant  encore  ni  des 
observations  assez  complètes  sur  les  mouvemens  de  Saturne ,  ni 
une  théorie  assez  exacte  des  dérangemens  que  Jupiter  lui  cause. 
Mais  il  y  «  beaucoup  d'apparence  que  Jupiter,  qui  est  sans 
comparaison  la  plus  grosse  de  toutes  les  planètes,  entre  au  moins 
pour  beaucoup  dans  la  cause  de  ces  dérangemens.  Nous  disons 
jDour  beaucoup  et  non  pour  tout  ;  car  outre  une  cause  dont  nous 
parlerons  bientôt,  l'action  des  cinq  satellites  de  Saturne  pour- 


DE  PHILOSOPHIE.  323 

rait  encore  produire  quelque  dérangement  dans  cette  planète  ; 
et  peut-être  sera-t-il  ne'cessaire  d'avoir  égard  à  l'action  des  satel- 
lites pour  déterminer  entièrement  et  avec  exactitude  toutes  les 
inégalités  du  mouvement  de  Saturne  ,  aussi  bien  que  celles  de 
Jupiter. 

Si  les  satellites  agissent  sur  les  planètes  principales,  et  si 
celles-ci  agissent  les  unes  sur  les  autres,  elles  agissent  donc  aussi 
sur  le  soleil  ;  c'est  une  conséquence  assez  naturelle.  Mais  jusqu'ici 
les  faits  nous  manquent  encore  pour  la  vérifier.  Le  moyen  le 
plus  sûr  de  décider  cette  question,  est  d'examiner  les  inégalités 
de  Saturne.  Car  il  est  démontré  que,  si  Jupiter  et  Saturne 
agissent  sur  le  soleil ,  il  doit  résulter  de  cette  action  une  variation 
particulière  dans  le  mouvement  apparent  de  Saturne  vu  du 
soleil  ;  c'est  aux  astronomes  à  s'assurer  si  cette  variation  existe, 
et  si  elle  est  telle  que  la  théorie  la  donne. 

On  peut  voir  par  ce  détail  quels  sont  les  différens  degrés  de 
certitude  que  nous  avons  jusqu'ici  du  système  de  l'attraction ,  et 
quelle  nuance  observent  ces  degrés.  Ce  sera  la  même  chose, 
quand  on  voudra  transporter  le  système  général  de  l'attraction 
des  corps  célestes ,  à  l'attraction  des  corps  terrestres  ou  sublu- 
iiaires.  Nous  remarquerons  en  premier  lieu,  que  cette  attraction 
ou  gravitation  générale  se  manifeste  moins  en  détail  dans  toutes 
les  parties  de  la  matière  qui  nous  environne,  qu'elle  ne  fait  pour 
ainsi  dire  en   total  dans  les  différens  globes  qui  composent  le 
système  du  monde;  nous  remarquerons,  outre  cela,  qu'elle  se 
manifeste  dans  quelques  uns  des  corps  terrestres  plus  que  dans 
les  autres,  qu'elle  paraît  agir  ici  par  impulsion,  là  par  une  mé- 
canique inconnue ,  ici  suivant  une  loi ,    là  suivant  une  autre. 
Enfin  ,  plus  nous  généraliserons  et  nous  étendrons  la  gravitation , 
plus  ses  effets  nous  paraîtront  variés ,  et  plus  nous  la  trouverons 
obscure  ,  et  en  quelque  manière  informe  ,  dans  les  phénomènes 
qui  en  résultent  ou  que  nous  lui  attribuons.  Soyons  donc  très- 
réservés  sur  cette  généralisation,  aussi  bien  que  sur  la  nature  de 
la  force  qui  produit  la  gravitation  des  planètes.  Reconnaissons 
seulement  que  les  effets  de  cette  force  n'ont  pu  se  réduire  encore 
à  aucune  des  lois  connues  de  la  mécanique  ;  n'emprisonnons  point 
la  nature  dans  les  limites  étroites  de  notre  intelligence;  appro- 
fondissons assez  l'idée  que  nous  avons  de  la  matière,  pour  être 
circonspects  sur  les  propriétés  que  nous  lui  attribuons,  ou  que 
nous  lui  refusons  ;  et  n'imitons  pas  le  grand  nombre  des  philo- 
sophes modernes  qui,  en  affectant  un  doute  raisonné  sur  les 
objets  qui  les  intéressent  le  plus ,  semblent  vouloir  se  dédom- 
mager de  ce  doute  par  des  assertions  prématurées  sur  les  ques- 
tions qui  les  touchent  le  moins. 


324  ÉLEMENS 

Il  y  a  donc ,  par  rapport  à  l'attraction  ,  deux  points  sur  lesquels 
on  ne  saurait  procéder  avec  trop  de  prudence  ;  le  premier  est  de 
ne  pas  prononcer  trop  affirmativement  sur  la  nature  de  la  cause 
qui  produit  la  gravitation  des  planètes;  le  second  de  ne  pas 
transporter  trop  légèrement  cette  force,  des  corps  célestes  aux 
corps  qui  nous  environnent.  D'un  côté  on  n'a  pu  jusqu'à  présent 
déduire  l'attraction  des  autres  lois  connues  de  la  nature ,  et  en 
particulier  des  lois  de  l'impulsion  des  fluides  ;  de  l'autre  il  j)araît 
dffîicile  de  comprendre  comment  deux  corps  placés  dans  le  vide 
agissent  l'un  sur  l'autre  par  leur  seule  présence.  La  difficulté  de 
le  concevoir  augmente  encore,  quand  on  fait  attention  à  la  loi 
suivant  laquelle  l'attraction  agit.  Les  corps  célestes  s'attirent  en 
raison  inversé  du  carré  de  leurs  distances,  c'est-à-dire  qu'à  une 
dist;ance  iiouble  leur  attraction  est  quatre  fois  moindre ,  neuf 
fois  à  une  distance  triple,  et  ainsi  du  reste.  Or,  si  la  seule  pré- 
sence des  corps  suffit  pour  produire  leur  attraction,  pourquoi 
cette  attraction  n'est-elle  pas  la  même  à  quelque  distance  que  ce 
soit  ?  L'action  de  la  lumière  ,  et  en  général  plusieurs  autres 
actions  semblables  ,  sont  à  la  vérité  en  raison  inverse  du  carré 
de  la  distance  comme  celle  de  l'attraction  ;  mais  l'action  de  la 
lumière  paraît  produite  par  des  corpuscules  qui  sont  élancés  ou 
poussés  par  le  corps  lumineux  ;  et  comme  le  nombre  des  rajons  , 
qui  partant  d'un  centre  frappent  un  même  corps,  diminue  à 
mesure  que  le  corps  s'éloigne  ,  il  est  évident  que  la  distance  doit 
diminuer  l'action  de  la  lumière.  Dans  le  système  de  l'attraction 
on  ne  peut  rien  imaginer  de  semblable,  à  moins  qu'on  n'attribue 
l'attraction  à  l'action  d'un  fluide,  hypothèse  qui  ne  saurait  à 
d'autres  égards  se  concilier  avec  les  phénomènes.  Soit  que 
M.  Newton  fut  frappé  de  ces  raisons  ou  de  quelques  autres  sem- 
blables ,  soit  qu'il  voulût  ménager  les  préjugés  bien  ou  mal 
fondés  des  philosophes  de  son  temps  sur  la  nécessité  de  l'im- 
pulsion pour  produire  le  mouvement  des  corps  ,  il  ne  s'est  jamais 
expliqué  clairement  par  rapport  à  la  nature  de  la  force  attraci 
tive.  Il  ne  nie  point  qu'elle  ne  puisse  être  l'efïét  de  l'impulsion  ; 
il  tâche  même  de  l'y  réduire.  Mais  les  idées  qu'il  propose  pour 
remplir  ce  but ,  sont  si  imparfaites  et  si  vagues  ,  qu'il  est  difficile 
de  penser  qu'un  si  grand  philosophe  pût  en  être  satisfait.  On  sent 
même  en  le  lisant,  malgré  tous  les  faux  fuyans  dont  il  se  couvre , 
qu'il  était  fort  porté  à  regarder  l'attraction  comme  un  premier 
principe  et  comme  une  loi  primitive  de  la  nature.  Car,  d'un  côté, 
il  admet  une  attraction  réciproque  entre  les  corps,  réciprocité 
qui  semble  supposer  que  l'attraction  est  une  propriété  inhérente 
à  la  matière  ;  de  l'autre  il  remarque  que  la  gravita-tioo  est  pro- 
portionnelle à  la  quantité  de  matière  que  les  corps  contiennent, 


DE  PHILOSOPHIE.  3^5 

ei  qu*elle  vient  d'une  cause  qui  pi'iietre  les  corps;  au  lieu  que 
l'impulsion  est  proportionnelle  à  la  quantité  de  surface.  Enfin, 
ce  qui  semble  dévoiler  pleinement  la  manière  dont  M.  Newton 
pensait  à  cet  e'gard ,  c'est  qu'il  a  consenti  qu'on  imprimât  à  la  tête 
de  la  deuxième  édition  de  ses  principes  la  fameuse  préface,  dans 
laquelle  M.  Cotes,  son  disciple  ,  dit  expressément  que  l'attraction 
est  une  propriété  aussi  essentielle  à  la  matière  que  l'impénétra- 
bilité et  l'étendue  ;  assertion  qui  nous  paraît  trop  précipitée , 
quelque    sentiment    qu'on  suive  d'ailleurs  sur  la  nature  de  la 
force  attractive.  Car  cette  force   pourrait  être   une  propriété 
primordiale ^  un  principe  général  de  mouvement  dans  la  nature, 
sans  être  pour  cela  une  propriété  essentielle  de  la  matière.  Dès 
que  nous  concevons  un  corps ,  nous  le  concevons  étendu ,  impé- 
nétrable ,  divisible  et  mobile  ;  mais  nous  ne  concevons  pas  néces- 
sairement qu'il  agisse  sur  im  autre  corps.  La  gravitation,  si  elle 
est  telle  que  la  conçoivent  les  attractionnaires  décidés  ,  ne  peut 
avoir  pour  cause  que  la  volonté  d'un  être  souverain,  qui  aura 
voulu  que  les  corps  agissent  les  uns  sur  les  autres  à  distance 
comme  dans  le  contact. 

Quoi  qu'il  en  soit,  fût-il  absolument  impossible  de  réduire  la 
force  attractive  aux  lois  de  l'impulsion ,  c'est  aux  phénomènes 
seuls  à  nous  décider  sur  l'existence  de  cette  force.  Si  parmi  ceux 
que  nous  connaissons  ou  que  nous  découvrirons  dans  la  suite  ,  il 
s'en  trouvait  quelques  uns  de  contraires  à  l'attraction  ,  nos  géo- 
mètres en  seraient  plus  embarrassés,  et  nos  métaphysiciens  plus 
à  leur  aise.  Mais  s'ils  décidaient  en  sa  faveur,  il  faudrait  bien 
prendre  le  parti  de  l'admettre,  dût-on  se  résoudre  à  n'avoir  pas 
une  idée  plus  nette  de  la  vertu  par  laquelle  les  corps  s'attirent 
que  de  celle  par  laquelle  ils  se  choquent.  Croit-on  en  effet  avoir 
une  idée  claire  de  la  vertu  impulsive  des  corps?  Quoiqu'il  soit 
bien  prouvé  qu'une  portion  de  matière  mise  en  mouvement  doit 
communiquer  une  partie  de  ce  mouvement  à  une  autre  portion 
de  matière  qu'elle  rencontre,  peut-on  concevoir  d'une  manière 
distincte  cette  vertu  secrète  par  laquelle  le  mouvement  se  trans- 
met d'un  corps  dans  un  autre  ?  Les  phénomènes  nous  prouvent 
l'existence  de  la  matière,  sans  nous  rien  apprendre  sur  sa  nature. 
Les  mêmes  phénomènes  nous  font  connaître  les  forces  qui  agis- 
sent sur  elle,  sans  nous  éclairer  sur  la  nature  de  ces  forces. 

L'extension  du  principe  de  l'attraction  aux  corps  qui  nous 
environnent,  est  encore  un  point  sur  lequel  les  philosophes  ne 
sauraient  être  trop  réservés.  En  premier  lieu ,  la  manière  dont 
on  explique  par  cette  dernière  attraction  plusieurs  phénomènes, 
n'est  pas  à  beaucoup  près  aussi  précise  que  celle  dont  on  explique 
par  le  même  principe  les  phénomènes  astronomiques.  En  second 


326  ELEMENS 

lieu  ,  les  attractions  tant  magnétiques  qu'électriques  ,  paraissent 
l'effet  d'un  fluide  invisible  ,  et  doivent  nous  faire  douter  si  un 
pareil  fluide  n'est  pas  aussi  la  cause  des  autres  attractions  qu'on 
observe  entre  les  corps  terrestres.  En  troisième  lieu  ,  l'expérience 
prouve  invinciblement  que  la  force  attractive  entre  les  corps 
terrestres  doit  avoir  d'autres  lois  que  celles  de  l'attraction  pla- 
nétaire ;  et  c'est  peut-être  une  raison  de  douter  qu'elle  existe  en 
effet;  car  il  n'est  pas  naturel  de  penser  que  la  loi  de  l'attrac- 
tion ,  si  cette  loi  est  un  principe  primitif,  ne  soit  pas  uniforme 
et  absolument  la  même  pour  toutes  les  parties  de  la  matière. 
Quelques  philosophes ,  il  est  vrai  ,  ont  imaginé  des  lois  d'attrac- 
tion qui  paraissent  renfermer  celle  des  corps  célestes  et  celle 
qu  on  suppose  entre  les  corps  terrestres  qui  nous  environnent. 
Mais  outre  que  les  lois  imaginées  à  cet  effet  n'ont  pas  cette  sim- 
plicité qui  pourrait  seule  prévenir  en  leur  faveur  ,  elles  ne  sont 
pas  aussi  propres  qu'on  l'imagine  à  concilier  tous  les  phénomènes. 
Car  suivant  ces  lois  l'attraction  devrait  être  presque  infiniment 
grande  dans  le  contact  des  corps  ;  ainsi  la  pesanteur  des  corps 
qui  touchent  la  surface  de  la  terre  ,  devrait  être  fort  différente 
de  celle  des  corps  qui  en  sont  peu  éloignés  ,  ce  qui  est  contraire 
aux  observations.  Gardons-nous  donc  bien  de  précipiter  notre 
jugement  sur  la  nature  et  sur  l'existence  même  d'une  force 
attractive  entre  les  corps  terrestres.  Le  système  du  monde  nous 
donne  lieu  de  soupçonner  légitimement  que  les  mouvemens 
des  corps  n'ont  peut-être  joas  l'impulsion  seule  pour  cause  ;  que 
ce  soupçon  nous  rende  sage  ;  ne  nous  pressons  pas  de  conclure 
que  l'attraction  soit  un  principe  universel  jusqu'à  ce  que  nous  y 
soyons  forcés  par  les  phénomènes.  Nous  aimons  ,  il  est  vrai ,  à 
généraliser  en  philosophie  nos  découvertes,  et  jusqu'à  nos  hypo- 
thèses; celte  manière  de  raisonner  nous  plaît,  parce  qu'elle  flatte 
notre  vanité  et  soulage  notre  paresse  ;  mais  la  nature  n'est  pas 
obligée  de  se  conformer  à  nos  idées.  Tâchons  de  bien  distinguer 
ce  qui  est  autour  de  nous ,  et  ne  portons  notre  vue  au-delà 
qu'avec  beaucoup  de  timidité  :  autrement  nous  n'en  verrions 
que  plus  mal  en  croyant  voir  plus  loin  ;  les  objets  éloignés  se- 
raient toujours  confus  ,  et  ceux  qui  étaient  à  nos  pieds  nous 
échapperaient. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  les  phénomènes  sont  le  seul 
moyen  de  juger  l'attraction.  Mais  s'il  ne  faut  pas  prononcer  trop 
légèrement  qu'ils  y  sont  conformes  ,  il  ne  faut  pas  non  plus  juger 
trop  précipitamment  qu'ils  y  sont  contraires.  Tel  effet  qui  paraît 
contredire  en  apparence  le  système  de  la  gravitation  ,  en  devient 
une  des  plus  fortes  preuves  quand  on  sait  l'approfondir,  et  dé- 
mêler les  causes  qui  le  produisent.  Nous  n'en  apporterons  que 


DE  PHILOSOPHIE.  827 

deux  exemples.  Les  philosophes  conviennent  unanimement  que 
le  flux  et  reflux  de  la  mer  est  du  principalement  à  l'action  de 
la  lune  ;  mais  ils  se  partagent  sur  la  manière  dont  celle  action 
produit  le  flux  et  reflux.  Les  Cartésiens  prétendent  que  la 
lune  en  passant  au-dessus  de  la  terre  presse  le  fluide  renfermé 
entre  la  terre  et  elle  ,  et  que  la  pression  de  ce  fluide  fait  soulever 
les  eaux  au-dessous  de  la  lune.  On  leur  objecte  avec  raison  que 
cette  pression  devrait  refouler  les  eaux  au  lieu  de  les  élever. 
Mais  de  leur  côté  ils  objectent  aux  Newtoniens ,  que  si  l'attrac- 
tion de  la  lune  sur  la  terre  produisait  le  flux  et  reflux,  cette 
attraction  en  élevant  les  eaux  dans  le  méridien  au-dessus  duquel 
la  lune  est  placée  ,  devrait  les  abaisser  dans  la  partie  opposée  du 
même  méridien  ;  or  il  est  bien  constaté  par  les  observations  que 
les  eaux  s'élèvent  également  quand  la  lune  passe  au  méridien , 
soit  au-dessus  soit  au-dessous  de  l'horizon.  Pour  répondre  sans 
figure  ,  sans  calcul  ,  et  d'une  manière  simple  et  facile  à 
cette  objection  tant  répétée  ,  une  des  principales  que  les  Carté- 
siens ont  opposée  au  système  de  la  gravitation  ,  imaginons  que 
la  terre  soit  une  masse  en  partie  solide  et  en  partie  fluide ,  et 
que  la  lune  exerce  son  attraction  sur  cette  masse  ;  supposons  de 
plus  que  les  parties  dont  la  terre  est  composée  gravitent  vers 
son  centre,  en  même  temps  qu'elles  sont  attirées  par  la  lune; 
il  est  certain  que  si  toutes  les  parties  du  fluide  et  du  globe  qu'il 
couvre  étaient  attirées  avec  une  égale  force ,  et  suivant  des  di- 
rections parallèles  ,  l'action  de  la  lune  n'aurait  d'autre  effet 
que  de  mouvoir  ou  de  déplacer  toute  la  masse  du  globe  et  du 
fluide  ,  sans  causer  d'ailleurs  aucun  dérangement  dans  la  situa- 
tion respective  de  leurs  parties.  Mais  suivant  les  lois  de  l'attrac- 
tion ,  les  parties  de  l'hémisphère  supérieur  ,  c'est-à-dire  de 
celui  qui  est  le  plus  près  de  la  lune  ,  sont  attirées  avec  plus  de 
force  que  le  centre  du  globe  ,  et  au  contraire  les  parties  de 
l'hémisphère  inférieur  sont  attirées  avec  moins  de  force  ;  d'où  il 
s'ensuit  que  le  centre  du  globe  étant  mû  par  l'action  de  la  lune, 
le  fluide  qui  couvre  l'hémisphère  supérieur  ,  et  qui  est  attiré  plus 
fortement,  doit  tendre  à  se  mouvoir  plus  vite  que  le  centre  ,  et 
par  conséquent  s'élever  avec  une  force  égale  à  l'excès  de  la 
force  qui  l'attire  sur  celle  qui  attire  le  centre.  Au  contraire  le 
fluide  de  l'hémisphère  inférieur  étant  nioins  attiré  que  le  centre 
du  globe,  doit  se  mouvoir  moins  vite  ;  il  doit  donc  fuir  ce  centre 
pour  ainsi  dire ,  et  s'en  éloigner  avec  une  force  à  peu  près  égale 
à  celle  du  fluide  de  l'hémisphère  supérieur.  Ainsi  le  fluide 
s'élèvera  aux  deux  points  opposés  qui  sont  dans  la  ligne  par  où 
passe  la  lune.  Toutes  les  parties  de  ce  fluide  accourront ,  si  on 
peut  s'exprimer  ainsi ,  pour  s'approcher  de  ces  points  avec  d'au- 


328  ÊLÉMENS 

tant  plus  de  vitesse  qu'elles  en  seront  plus  proches.  Le  sophisme 
des  Cartésiens  consiste  en  ce  qu'ils  supposent  que  l'élévation 
des  eaux  de  la  mer  est  produite  par  l'attraction  totale  que  la 
Juiie  exerce  sur  ces  eaux  ;  au  lieu  qu'elle  n'est  produite  que  par 
la  différence  de  cette  attraction ,  et  de  celle  que  la  lune  exerce 
sur  le  centre  de  la  terre. 

Il  en  est  de  même  d'une  autre  objection  des  Cartésiens  sur  les 
orbites  planétaires.  S'il  était  vrai,  disent-ils,  que  les  planètes 
eussent  une  force  de  tendance  vers  le  soleil ,  elles  devraient  s'en 
approcher  continuellement ,  et  par  conséquent  décrire  autour  de 
cet  astre  des  orbes  en  spirale  au  lieu  de  courbes  qui  rentrent  en 
elles-mêmes.  Mais  qui  ne  voit -que  le  mouvement  des  planètes 
dans  leur  orbite  est  composé  de  deux  autres  ;  d'un  mouvement 
rectiligne  en  vertu  duquel  elles  tendent  continuellement  à 
s  échapper  par  la  tangente  ,  et  d'un  mouvement  de  tendance 
vers  Je  soleil  ,  qui  change  ce  mouvement  rectiligne  en  curvi- 
ligne ,  et  retient  à  chaque  instant  les  planètes  dans  leur  orbite  ? 
Par  le  premier  de  ces  mouvemens  les  planètes  tendent  à  s'éloi- 
gner du  soleil  ;  par  le  second  elles  tendent  à  s'en  rapprocher.  Si 
donc  la  force  du  premier  mouvement  pour  les  éloigner  du  centre, 
est  plus  grande  que  celle  du  second  mouvement  pour  les  en 
rapprocher ,  el'es  doivent  s'éloigner  du  soleil  malgré  leur  gra- 
vitation vers  cet  astre.  Le  calcul  seul  peut  déterminer  les  cas  où 
l'une  des  deux  forces  l'emporte  sur  l'autre  ;  et  ce  calcul  fait  voir 
en  effet  que  quand  une  planète  est  arrivée  à  une  certaine  dis- 
tance du  soleil ,  elle  doit  s'en  éloigner  de  nouveau  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  pour  s'en  rapprocher  ensuite. 

Ces  deux  exemples  indiquent  suffisamment  au  philosophe  la 
méthode  qu'il  doit  suivre  ,  soit  pour  déterminer  la  nature  de  la 
force  qui  fait  tendre  les  planètes  les  unes  vers  les  autres  ,  soit 
pour  connaître  les  effets  de  cette  force.  Mais  en  voilà  assez  par 
rapport  à  cet  objet ,  le  premier  et  presque  le  seul  sur  lequel 
doive  rouler  l'astronomie  physique. 

Nous  finirons  cet  article  par  une  observation  que  nous  ne  pou- 
vons refuser  à  la  vérité.  Qu'on  examine  avec  attention  ce  qui  a 
été  fait  depuis  quelques  années  par  les  plus  habiles  mathémati- 
ciens sur  le  système  du  monde ,  on  conviendra  ,  ce  me  semble  , 
que  l'astronomie  physique  est  aujourd'hui  plus  redevable  aux 
Français  qu'à  aucune  autre  nation.  C'est  dans  les  travaux  qu'ils 
ont  entrepris  ,  dans  les  ouvrages  qu'ils  ont  mis  sous  les  yeux  de 
l'Europe  ,  que  le  système  newtonien  trouvera  désormais  ses 
preuves  les  plus  incontestables  et  les  plus  profondes.  Il  est  vrai 
qu'en  mathématique  ,  toutes  choses  d'ailleurs  égales  ,  chaque 
siècle  doit  l'emporter  sur  celui  qui  le  précède,  parce  qu'en  pro- 


DE  PHILOSOPHIE.  329 

fitant  des  lumières  qu'il  en  a  reçues ,  il  y  ajoute  encore  ;  mais 
on  n'en  doit  pas  moins  de  justice  à  ceux  qui  savent  le  mieux 
profiter  de  ces  lumières,  et  les  étendre  davantage.  S'il  y  a  un 
cas  dans  lequel  la  prévention  nationale  soit  permise  ,  ou  plutôt 
dans  lequel  cette  prévention  ne  puisse  avoir  lieu  ,  c'est  lorsqu'il 
s'agit  de  découverles  purement  géométriques  ,  dont  la  réalité 
ni  la  propriété  ne  peuvent  être  contestées  ,  et  dont  le  fruit  ap- 
partient d'ailleurs  à  tout  l'univers.  Ainsi  notre  nation,  que 
certains  savans  étrangers  ,  et  peut-être  même  quelques  Fran- 
çais semblent  prendre  à  tâche  de  rabaisser  ,  ne  pourrait-elle  pas 
s'appliquer  avec  raison  ce  qu'un  écrivain  éloquent  et  philosophe 
a  dit  de  son  siècle  ,  qui  à  plusieurs  égards  ressemblait  assez  au 
nôtre  ?  Ncc  omni'a  opud priores  meliora  ,  sed  noslra  quoque  œtas 
quœdam  artiwn  et  laudis  imitanda  posteris  tulit. 

XVIII.    OPTIQUE. 

Avant  que  de  passer  de  l'astronomie  à  la  physique  propre- 
ment dile  ,  il  est  deux  parties  de  cette  dernière  science  sur  les- 
quelles les  mathématiques  ont  une  influence  si  considérable , 
qu'il  est  nécessaire  de  les  envisager  séparément. 

La  première  est  l'optique  ,  qui  renferme  la  théorie  de  la  lu- 
mière et  les  lois  de  la  vision.  La  théorie  de  la  lumière  et  l'examen 
de  ses  propriétés  forment  un  objet  presque  entièrement  ma- 
thématique. Sans  s'embarrasser  si  la  lumière  se  propage  par  ia 
pression  d'un  fluide  ,  ou,  ce  qui  parait  plus  vraisemblable  ,  par 
une  émission  de  corpuscules  lancés  du  corps  lumineux  ;  saas 
discuter  les  difficultés  particulières  à  chacune  de  ces  hypothèses, 
difficultés  assez  considérables  pour  avoir  fait  douter  au  grand 
Newton  si  la  lumière  était  un  corps,  il  suffit  au  philosophe 
d'observer  trois  choses  ,  que  la  lumière  se  répand  en  ligne  droite  ; 
qu'elle  se  réfléchit  par  un  angle  égal  à  l'angle  d'incidence  ;  et 
qu'enfin  elle  se  rompt  en  passant  d'un  milieu  dans  un  autre  , 
suivant  certaines  lois  que  l'expérience  peut  aisément  découvrir. 
Ces  trois  principes  serviront  à  démontrer  les  lois  que  suit  la 
lumière  dans  sa  réflexion  sur  diiTérentes  surfaces  ;  celles  de  son 
passage  à  travers  différens  milieux  ;  celles  de  la  différente  ré- 
frangibilité  des  rayons  ,  qui  produit  la  difïérence  des  couleurs , 
et  d'oii  résulte  entre  autres  l'explication  rigoureuse  et  mathé- 
matique de  l'arc-en-ciel  ;  phénoniène  admirable  ,  dont  il  est 
assez  étonnant  que  le  philosophe  connaisse  si  bien  la  cause,  en 
même  temps  qu'il  ignore  pourquoi  une  pierre  tombe  ;  tant 
l'étude  de  la  nature  semble  faite  pour  flatter  et  pour  humilier  à 
la  fois  la  vanité  humaine. 


33o  ELEMENS 

Quiconque  réfléchira  sur  la  manière  dont  on  démontre  en 
optique  ces  différentes  propriétés  de  la  lumière  ,  ne  sera  pas 
surpris  que  l'illustre  aveugle  Saunderson  ait  donné  des  leçons 
publiques  de  cette  science  ,  sans  avoir  aucune  idée  de  la  manière 
dont  les  rayons  de  lumière  produisent  la  vision.  Il  lui  suffisait 
de  regarder  ces  rayons  comme  des  faisceaux  de  lignes  droites  , 
qui  en  agissant  sur  les  yeux  produisaient  à  peu  près  l'effet  du 
toucher  ;  avec  cette  différence  que  le  toucher  s'exerce  par  le 
contact  immédiat,  et  la  vue  par  l'action  d'une  matière  placée 
entre  l'œil  et  le  corps  lumineux  ;  à  peu  près  comme  un  aveugle 
reconnaît  au  moyeu  de  son  bâton  les  corps  éloignés  de  lui. 
Ces  suppositions  faites  ,  les  propositions  d'optique  étaient  pour 
Saunderson  des  théorèmes  de  géométrie  pure  ,  qu'il  démon- 
trait comme  il  eût  fait  ceux  d'Euclide  ;  et  oii  se  trouve  en  effet 
îa  même  évidence  mathématique. 

Il  s'en  faut  beaucoup  qu'on  puisse  porter  cette  évidence  dans 
îa  partie  de  l'optique  qui  examine  les  lois  de  la  vision.  Rien 
n'est  moins  satisfaisant ,  il  faut  l'avouer ,  que  les  raisonnemens 
des  philosophes  sur  les  moyens  par  lesquels  l'œil  juge  de  la  dis- 
tance et  de  la  grandeur  apparente  des  objets,  sur  le  lieu  oii  l'on 
voit  l'image  dans  les  miroirs  et  dans  les  verres  courbes,  enfin  sur 
les  jugemens  qu'on  porte  de  la  grandeur  de  cette  même  image. 
Ce  sont  là  néanmoins  les  questions  préliminaires  et  fondamen- 
tales de  la  théorie  de  la  vision  ,  dans  laquelle  il  est  impossible 
de  faire  aucun  progrès  sans  les  avoir  résolues.  Aussi  le  philo- 
sophe ne  doit-il  guère  traiter  ces  différeus  objets,  que  pour  faire 
sentir  combien  il  y  reste  à  désirer,  ou  plutôt  que  tout  y  est  en- 
core à  faire  ;  et  pour  indiquer  ,  s'il  est  possible  ,  les  moyens  de 
répandre  de  nouvelles  lumières  sur  une  matière  si  curieuse. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  de  l'optique ,  nous  pouvons  le  dire 
à  peu  près  d'une  autre  science  qui  lui  est  analogue ,  de  l'acous- 
tique ou  de  la  théorie  des  sons.  Les  mathématiques  nous  four- 
nissent des  méthodes  pour  calculer  les  vibrations  des  cordes 
sonores ,  eu  égard  à  leur  degré  de  tension  ,  à  leur  grosseur  et  à 
leur  longueur  ;  mais  quelle  est  la  cause  du  plaisir  que  certains 
accords  produisent  en  nous  ,  et  des  sensations  désagréables  que 
d'autres  nous  font  éprouver?  Yoilà  sur  quoi  nous  ne  sommes  pas 
plus  instruits  qu'on  l'était  du  temps  de  Pythagore.  Il  ne  faut  en 
ce  genre  qu'une  légère  connaissance  des  faits  pour  se  convaincre 
de  l'insuihsance  des  raisons  qu'on  en  donne  (i).  L'expérience 
seule  est  donc  la  base  de  l'acoustique  ,  et  c'est  de  là  qu'il  en 
faut  tirer  les  règles.  Un  célèbre  musicien  de  nos  jours  a  déjà 
frayé  cette  route  ,  en  déduisant  avec  succès  de  la  résonnance 

(i)  Voyez  dans  VEncyclopédie  les  art.  Gonsonnakge  et  FowBAMEWTAi^. 


DE  PHILOSOPHIE.  33i 

du  corps  sonore  les  principales  règles  de  l'harmonie.  Mais 
ayant  à  débrouiller  le  premier  cette  matière  diflicile  ,  qui  sur 
un  grand  nombre  de  points  importans  ne  paraît  pas  susceptible 
de  démonstration  ,  il  a  été  souvent  obligé  ,  comme  il  le  reconnaît 
lui-même  ,  de  multiplier  les  analogies ,  les  transformations  y  les 
convenances  ,  pour  satisfaire  la  raison  autant  quil  est  possible 
dans  l'explication  des  phénomènes.  L'iUustre  artiste  dont  il 
s'agit ,  a  été  pour  nous  le  Descartes  de  la  musique.  On  ne  peut 
se  flatter  ,  ce  me  semble ,  de  faire  quelque  progrès  dans  la 
théorie  de  cette  science  ,  qu'en  suivant  la  méthode  qu'il  a  tracée. 

XIX.   HYDROSTATIQUE  ET  HYDRAULIQUE. 

La  seconde  science  dont  nous  avons  à  parler  ,  est  celle  de 
l'équilibre  et  du  mouvement  des  fluides  ,  et  de  leur  action  sur 
les  corps  solides  qui  y  sont  plongés.  La  théorie  de  l'équilibre  des 
fluides  se  nomme  hydrostatique  ;  celle  de  leur  mouvement  et  de 
leur  résistance  s'appelle  hydraulique. 

Si  on  connaissait  la  figure  et  la  disposition  mutuelle  des  par- 
ticules qui  composent  les  fluides,  il  ne  faudrait  point  d'autres 
principes  que  ceux  de  la  mécanique  ordinaire  ,  pour  déterminer 
les  lois  de  leur  équilibre,  de  leur  mouvement  et  de  leur  action  ; 
car  la  recherche  de  ces  lois  dans  un  système  quelconque  de 
corpuscules  ,  n'est  qu'un  problème  de  mécanique  pour  la  solu- 
tion duquel  on  a  tous  les  principes  qu'on  peut  désirer.  Cependant 
plus  le  nombre  des  corpuscules  serait  grand  ,  plus  il  deviendrait 
diflicile  d'appliquer  le  calcul  aux  principes  d'une  manière  simple 
et  commode  ;  ainsi  une  telle  méthode  ne  serait  guère  praticable 
dans  la  mécanique  des  fluides.  Mais  nous  sommes  même  bien 
éloignés  d'avoir  toutes  les  données  nécessaires  pour  être  à  portée 
de  faire  usage  de  celte  méthode.  Nous  ignorons  la  figure  et 
l'arrangement  des  parties  des  fluides  ;  nous  ignorons  comment 
ces  parties  se  meuvent  entre  elles.  Il  y  a  d'ailleurs  une  si  grande 
difîerence  entre  un  fluide  et  un  amas  de  corpuscules  solides  , 
que  les  lois  de  la  pression  des  fluides  sont  très-difl"érentes  des 
lois  de  la  pression  des  solides.  L'expérience  seule  a  pu  nous 
instruire  en  détail  des  lois  de  l'hydrostatique ,  que  la  théorie 
la  plus  subtile  n'aurait  jamais  pu  nous  faire  soupçonner  ;  et 
depuis  même  qu'elles  sont  connues ,  on  n'a  pu  trouver  encore 
d'hypothèse  satisfaisante  pour  les  expliquer ,  et  pour  les  réduire 
aux  principes  ordinaires  du  mouvement  et  de  l'équilibre.  Aussi 
le  mécanisme  intérieur  des  fluides  ,  si  peu  analogue  à  celui  des 
autres  corps,  devrait  être  pour  les  philosophes  un  objet  particu- 
lier d'admiration,  si  l'étude  des  phénomènes  les  plus  simples  ne 


332  ÉLÉMENS 

Jes  avait  accoutumes  à  ne  s'ëtonner  de  rien,  ou  plutôt  à  s'eJonner 
également  de  tout.  Aussi  peu  éclairés  que  le  peuple  sur  les  pre-     J 
ïuiers  principes  de  toutes  choses  ,  ils  n'ont  et  ne  peuvent  avoir     ^ 
d'avantage  que  dans   la  combinaison  qu'ils  font  de  ces  principes 
et  dans  les  conse'quences  qu'ils  en  tirent  ;  et  c'est  dans  cette  espèce 
d'analyse  que  les  mathématiques  leur  sont  utiles.  C'est  avec  le     1 
secours  seul  de  ces  sciences  qu'il  est  permis  de  pe'nétrer  dans  les 
fluides  ,  et  de  découvrir  le  jeu  de  leurs  parties,  l'action  qu'exer- 
cent les  uns  sur  les  autres  ces   atomes  innombrables  dont  un 
fluide  est  composé  ,  et  qui  paraissent  tout  à  la  fois  unis  et  divisés, 
dépendans  et  indépendans  les  uns  des  autres. 

L'ignorance  ou  l'on  est  de  la  constitution  intérieure  des  fluides, 
na  donc  pas  empêché   les  physiciens    géomètres  de   faire   de 
graîids  progrès  dans  la  science  de  l'équilibre  et  du  mouvement 
de  ces  corps.  Ne  pouvant  déduire  immédiatement  et  directement 
de  la  nature  des  fluides  les  lois  de  leur  équilibre  et  de  leur  mou- 
\ement,  ils  les  ont  au  moins  réduites  à  des  principes  d'expé- 
rience, qu'ils  ont  regardés  (faute  de  mieux  )  comme  les  propriétés 
fondamentales  des  fluides ,  et  comme  celles  auxquelles  il  fallait 
rapporter  toutes  les  autres.  La  nature  est  une  machine  immense 
dont  les  ressorts  principaux  nous  sont  cachés  ;  nous  ne  voyons 
même  celte  machine  qu'à  travers  un  voile  qui  nous  dérobe  le 
jeu  des  parties  les  plus  délicates;    entre  les  parties  plus  frap- 
pantes, ou  si  l'on  veut  plus  grossières ,  que  ce  voile  nous  permet 
d'entrevoir  et  de  découvrir  ,  il  en   e^t  plusieurs  qu'un   même 
ressort  met  en  mouvement ,  et  c'est  là  surtout  ce  que  nous  de- 
vons chercher  à  démêler.  Condamnés  comme»nous  le  sommes  à 
ignorer  l'essence  et  la  contexture  intérieure  des  corps,  la  seule 
ressource  qui  reste  à  notre  sagacité  est   de  tâcher  au  moins  de 
saisir  dans  chaque  matière  l'analogie  des  phénomènes,  et  de  les 
rappeler  tous  à  un  petit  nombre  de  faits  primitifs  et  fondamen- 
taux. C'est  ainsi  que  Newton  ,  sans  assigner  la  cause  de  la  gra- 
vitation universelle,    n'a  pas  laissé  de  démontrer  que   le  sys- 
tème du  monde  est  uniquement  appuyé  sur   les   lois  de  cette 
gravitation. 

Nous  jugerons  aisément  du  plan  que  nous  devons  suivre  dans 
la  mécanique  des  fluides  ,  si  nous  examinons  d'abord  quelle 
différence  il  doit  y  avoir  entre  les  principes  généraux  de  cette 
mécanique  ,  et  ceux  de  la  mécanique  des  corps  ordinaires.  Ces 
derniers  principes,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  peuvent 
se  réduire  à  trois  ;  savoir,  la  force  d'inertie,  le  mouvement  com- 
posé ,  et  l'équilibre  de  deux  masses  égales  ,  animées  en  sens 
contraire  de  vitesses  virtuelles  égales.  Nous  avons  donc  ici  deux 
questions  à  résoudre  ;  en  premier  lieu^,  si  ces  trois  principes  sont 


DE  PHILOSOPHIE.  333 

les  mêmes  pour  les  fluides  que  pour  les  solides;  en  second  lieu, 
s'ils  suffisent  à  la  mécanique  des  fluides. 

Les  particules  de.^  fluides  étant  des  corps,  il  n'est  pas  douteux 
que  le  principe  de  la  force  d'inertie  ,  et  celui  du  mouvement 
composé,  ne  conviennent  à  chacune  de  ces  parties.  Il  en  serait 
de  même  du  principe  de  l'équilibre  ,  si  on  pouvait  comparer 
séparément  les  particules  fluides  entre  elles  :  mais  nous  ne  pou- 
vons comparer  ensemble  que  des  masses  ,  dont  l'action  mutuelle 
dépend  de  l'action  combinée  de  différentes  parties  qui  nous  sont 
inconnues. 

L'équilibre  des  fluides  animés  par  une  force  de  direction  et 
de  quantité  constante ,  comme  la  pesanteur  ,  est  celui  qui  se 
présente  d'abord  à  examiner  ,  et  qui  est  en  effet  le  plus  facile. 
Si  on  verse  une  liqueur  homogène  dans  un  tuyau  composé  de  " 
deux  branches  cylindriques  égales  et  verticales  ,  unies  ensemble 
par  une  branche  cylindrique  horizontale  ,  la  première  chose 
qu'on  observe,  c'est  que  la  liqueur  ne  saurait  être  en  équilibre, 
sans  être  à  la  même  hauteur  dans  les  deux  branches.  Il  est  facile 
de  conclure  de  là  que  le  fluide  contenu  dans  la  branche  hori- 
zontale est  pressé  en  sens  contraires  par  l'action  des  colonnes  ver- 
ticales. L'exj^érience  apprend  de  plus  que  si  une  des  branches 
verticales  ,  et  même  si  l'on  veut ,  une  partie  de  la  branche  ho- 
rizontale est  anéantie  ,  il  faut  pour  retenir  le  fluide ,  la  même 
force  qui  serait  nécessaire  pour  soutenir  un  tuyau  cylindrique 
égal  à  l'une  des  branches  verticales  ,  et  rempli  de  fluide  à  la 
même  hauteur  ;  et  qu'en  général ,  quelle  que  soit  l'inclinaison  de 
la  branche  qui  joint  les  deux  branches  verticales  ,  le  fluide  est 
également  pressé  dans  le  sens  de  cette  branche  et  dans  le  sens 
vertical.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  nous  convaincre  que 
les  parties  des  fluides  pesans  sont  pressées  et  pressent  également 
en  tous  sens.  Cette  propriété  étant  une  fois  découverte,  on  peut 
aisément  reconnaître  qu'elle  n'est  pas  bornée  aux  fluides  dont 
les  parties  sont  animées  par  une  force  constante  et  de  direction 
donnée  ;  mais  qu'elle  appartient  toujours  aux  fluides  ,  quelles 
que  soient  les  forces  qui  agissent  sur  leurs  différentes  parties. 
Il  suffit,  pour  s'en  assurer ,  d'enfermer  une  liqueur  dans  un  vase 
et  de  la  presser  avec  un  piston  ;  car  si  on  fait  une  ouverture  en 
quelque  point  que  ce  soit  de  ce  vase  ,  il  faudra  appliquer  en  cet 
endroit  une  pression  égale  à  celle  du  piston  pour  retenir  la 
liqueur  ;  observation  qui  prouve  incontestablement  que  la  pres- 
sion des  particules  se  répand  également  en  tout  sens ,  quelle 
que  soit  la  puissance  qui  tend  à  les  mouvoir. 

Celte  propriété  générale,  l'égalité  de  pression  en  tous  sens, 
constatée  par  une  expérience  très-simple  ,  est  le  fondement  de 


334  ÉLÉMENS 

tout  ce  qu'on  peut  démontrer  sur  l'équilibre  des  fluides.  Néan-^ 
moins,  quoiqu'elle  soit  connue  et  mise  en  usage  depuis  fort 
Jong-temps ,  il  e.>t  assez  surprenant  que  les  lois  principales  de 
l'hydrostatique  en  aient  été  si  obscurément  déduites.  Parmi 
une  fouie  d'auteurs  dont  la  plupart  n'ont  fait  que  copier  ceux 
qui  les  avaient  précédés,  à  peine  en  trouve-t-on  qui  expliquent 
avec  quelque  clarté  pourquoi  deux  liqueurs  sont  en  équilibre 
dans  un  siphon  ;  pourquoi  l'eau  contenue  dans  un  vase  qui  va 
eu  s'élargissant  de  haut  en  bas  ,  presse  le  fond  de  ce  vase  avec 
autant  de  force  que  si  elle  était  contenue  dans  un  vase  cylin- 
drique de  même  basé  et  de  même  hauteur,  quoiqu'en  soutenant 
]e  premier  de  ces  deux  vases,  on  ne  porte  que  le  poids  du  liquide 
qui  y  est  contenu  ;  pourquoi  un  corps  d'une  pesanteur  égale  à 
'celui  d'un  pareil  volume  de  fluide,  s'y  soutient  en  quelque  en- 
droit qu'on  le  place.  On  ne  viendra  jamais  à  bout  de  démontrer 
exactement  ces  propositions  ,  que  par  un  calcul  net  et  précis  de 
toutes  les  forces  qui  concourent  à  la  production  de  l'effet  qu'on 
veut  examiner,  et  par  la  détermination  exacte  de  la  force  qui 
en  résulte. 

Un  auteur  moderne  a  prétendu  expliquer  l'égalité  de  pression 
des  fluides  en  tout  sens,  par  la  figure  sphérique  et  la  disposition 
qu'il  leur  suppose;  il  prend  trois  boules  dout  les  centres  soient 
disposés  en  un  triangle  équilatéral  de  base  horizontale,  et  il  fait 
voir  aisément  que  la  boule  supérieure  presse  avec  la  même  force 
en  en  bas,  qu'elle  presse  latéralement  sur  les  deux  boules  voi- 
sines. On  sent  combien  cette  preuve  est  insuflisante  :  elle  suppose 
que  les  particules  des  fluides  sont  sphériques ,  ce  qui  peut  être 
probable,  mais  n'est  pas  démontré:  elle  suppose  que  les  deux 
boules  d'en  bas  soient  disposées  de  manière  que  leur  centre  soit 
dans  une  ligne  horizontale  :  elle  ne  démontre  enfin  l'égalité  de 
pression  avec  la  pression  verticale,  que  pour  les  deux  directions 
qui  font  avec  la  verticale  un  angle  de  60  degrés,  et  nullement 
pour  les  autres. 

Nous  avons  remarqué,  plus  haut,  qu'en  général  les  lois  du 
mouvement  et  de  l'action  d'un  système  de  corps  qui  agissent  les 
uns  sur  les  autres  ,  se  réduisent  à  celle  de  l'équilibre  de  ce  même 
système  de  corps.  D'oîi  il  s'ensuit  que  les  lois  du  mouvement  des 
fluides  et  de  leur  action,  se  réduisent  à  celles  de  l'équilibre  des 
mêmes  fluides.  Par  ce  principe  on  peut  résoudre  les  questions  les 
plus  délicates  et  les  plus  difficiles  sur  le  mouvement  des  fluides 
et  sur  la  pression  qu'ils  exercent  quand  ils  sont  mus. 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  remarquer  ici  le  peu  de 
solidité  d^un  principe  employé  autrefois  par  presque  tous  les  au- 
teurs d'hydraulique,  et  dont  plusieurs  se  servent  encore  aujour- 


DE  PHILOSOPHIE.  33{J 

J'hui  pour  déterminer  le  mouvement  d'nn  fluide  qui  sort  d'un 
vase.  Selon  ces  auteurs,  le  fluide  qui  s'échappe  à  chaque  instant 
est  pressé  par  le  poids  de  chaque  colonne  flnide  dont  il  est  la 
base.  Cette  proposition  est  évidemment  fausse  ,  lorsque  le  fluide 
coule  dans  un  vase  cylindrique  entièrement  ouvert  et  sans 
aucun  fond.  Car  la  liqueur  descend  alors  comme  ferait  une 
masse  solide  et  pesante,  sans  que  ces  parties  exercent  les  unes 
sur  les  autres  aucune  action  ,  puisqu'elles  se  meuvent  toutes  avec 
une  égale  vitesse.  Si  le  fluide  sort  du  tuyau  par  une  ouverture 
faite  au  fond  ,  alors  la  partie  qui  s'échappe  à  chaque  instant  peut 
à  la  vérité  souft'rir  quelque  pression  par  l'action  oblique  el  laté- 
rale de  la  colonne  qui  appuie  sur  le  fond;  mais  comment  prou- 
vera-t-on  qv,e  cette  pression  est  précisément  égale  (  surtout  lors- 
que le  fluide  est  en  mouvement  )  au  poids  de  la  colonne  de  fluide 
qui  aurait  l'ouverture  du  fond  pour  base  ? 

Il  ne  faut  pas  dissimuler,  au  reste,  que  quand  on  veut  appli- 
quer le  calcul  d'une  manière  rigoureuse  aux  lois  du  mouvement 
et  de  l'actian  des  fluides ,  sans  se  permettre  aucune  hypothèse 
arbitraire,  on  trouve  dans  cette  explication  plus  de  difficviUés 
qu'on  ne  pourrait  d'abord  en  attendre;  et  qu'on  ne  parvient  pas 
sans  peine  à  démontrer  sur  cette  matière  les  vérités  les  plus  gé- 
néralement connues,  dont  la  plupart  sont  assez  mal  prouvées 
dans  presque  tous  les  livres  de  physique.  On  ne  doit  pas  même 
être  surpris  que  dans  cette  matière  épineuse  la  solution  des  pro- 
blèmes ou  se  refuse  entièrement  à  l'analyse,  ou  ne  puisse  en  être 
déduite  que  d'une  manière  très-imparfaite  ;  mais  c'est  avoir 
beaucoup  fait  dans  un  sujet  si  difficile,  que  de  s'assurer  jusqu'oiî* 
peut  aller  la  théorie,  el  de  fixer  pour  ainsi  dire  les  limites  oh 
elle  doit  s'arrêter.  Souvent  l'expérience  même  ne  nous  offre  sur 
cet  objet  que  des  lumières  fort  imparfaites;  car  quand  on  com- 
pare entre  elles  les  expériences  qui  ont  été  faites  jusqu'ici,  pour 
déterminer  par  exemple  la  résistance  des  fluides,  on  les  trouve 
si  peu  d'accord  qu'il  n'y  a  peut-être  encore  aucun  fait  parfaite- 
ment constaté  à  cet  égard.  La  multitude  des  forces,  soit  actives, 
soit  passives,  est  ici  compliquée  à  un  tel  degré  ,  qu'il  paraît  pres- 
que impossible  de  déterminer  séparément  l'effet  de  chacune  ,  de 
distinguer  celui  qui  vient  de  la  force  d'inertie  d'avec  celui  qui 
résulte  de  la  ténacité  ,  et  ceux-ci  d'avec  l'efTet  que  doivent  pro- 
duire la  pesanteur  et  le  frolteraent  des  particules.  D'ailleurs 
quand  on  aurait  démêlé  dans  un  seul  cas  les  effets  de  chacune  de 
ces  forces  et  la  loi  qu'elles  siiivent ,  serait-on  bien  fondé  à  con- 
clure que  dans  un  cas  oii  les  particules  agiraient  tout  autrement 
tant  par  leur  nombre  que  par  leur  direction,  leur  disposition  et 
leur  vitesse,  la  loi  des  effets  ne  serait  pas  toute  diff'érente  ?  Cette 


336  ÉLÉMENS 

matière  pourrail;  bien  être  du  nombre  de  celles  où  les  eicpe'- 
riences  faites  en  petit  n'ont  presque  aucune  analogie  avec  les  ex- 
périences faites  en  grand  ,  et  les  contredisent  même  quelquefois; 
cîj  chaque  cas  particulier  demande  presque  une  expérience  iso- 
lée, et  cil  par  conséquent  les  résultats  généraux  sont  toujours 
très-fautifs  et  très-imparfaits. 

Mais  eût-on  fait  autant  de  progrès  qu'on  en  a  fait  peu  dans  la 
connaissance  du  mouvement  etâe  Taclion  des  fluides,  cette  con- 
naissance nous  serait  encore  assez  peu  utile  pour  résoudre  des 
questions  d'un  genre  plus  compliqué ,  quoique  d'ailleurs  très- 
importantes  en  elles-mêmes.  Il  ne  faudrait  pas  s'imaginer  sur- 
tout, avec  quelques  médecins  modernes,  que  la  théorie  du  mou- 
vement des  fluides  dans  des  tuyaux  ou  solides  on  flexibles,  put 
nous  conduire  à  celle  de  la  mécanique  du  corps  humain,  de  la 
vitesse  du  sang  ,  de  son  action  sur  les  vaisseaux  dans  lesquels  il 
circule.  Il  serait  nécessaire  pour  réussir  dans  une  telle  recherche , 
de  savoir  exactement  jusqu'à  quel  point  les  vaisseaux  peuvent  se 
dilater;  de  quelle  manière  et  suivant  quelle  loi  ils  se  dilatent;  de 
connaître  parfaitement  leur  figure,  leur  élasticité  plus  ou  moins 
grande,  leurs  différentes  anastomoses,  le  nombre,  la  force,  et 
la  disposition  de  leurs  valvules ,  le  degré  de  chaleur  et  de  téna- 
cité du  sang,  les  forces  motrices  qui  le  poussent.  Encore  quand 
chacune  de  ces  choses  serait  parfaitement  connue  ,  la  grande 
multitude  des  élémens  qui  entreraient  dans  une  pareille  théorie  , 
nous  conduirait  vraisemblablement  à  des  calculs  impraticables. 
C'est  en  eflet  ici  un  des  cas  les  plus  composés  d'un  problème , 
dont  le  cas  le  plus  simple  est  fort  diflicile  à  résoudre.  Lorsque  les 
effets  de  la  nature  sont  trop  compliqués  et  trop  peu  connus  pour 
pouvoir  être  soumis  à  nos  calculs,  l'expérience  est  le  seul  guide 
qui  nous  reste  ;  nous  ne  pouvons  nous  appuyer  que  sur  des  in- 
ductions déduites  d'un  grand  nombre  de  faits.  Voilà  le  plan  que 
nous  devons  suivre  dans  l'examen  d'une  machine  aussi  com- 
posée que  le  corps  humain.  Il  n'appartient  qu'à  des  physiciens 
oisifs  de  s'imaginer  qu'à  force  d'algèbre  et  d'hypothèses  ils  vien- 
dront à  bout  d'en  dévoiler  les  ressorts. 

XX.  PHYSIQUE  GÉNÉRALE. 

Les  principes  que  nous  venons  d'établir  sur  la  manière  dont 
on  doit  traiter  la  théorie  des  fluides  ,  peuvent  également  s'appli- 
que à  la  physique  prise  dans  toute  son  étendue.  L'étude  de 
cetie  science  roule  sur  deux  points  qu'il  ne  faut  pas  confondre  , 
l'observation  et  l'expérience.  L'observation,  moins  recherchée  et 
moins  subtile  ,  se  borne  aux  faits  qu'elle  a  sous  les  yeux,  à  bien 


DE  PHILOSOPHIE.  337 

voir  et  à  bien  détailler  les  phénomènes  de  toute  espèce  que  la 
nature  nous  présente.  L'expérience  cherche  à  pénétrer  la  nature 
plus  profondément ,  à  lui  dérober  ce  qu'elle  cache  ,  à  créer  eu 
quelque  manière  ,  par  la  différente  combinaison  des  corps ,  de 
nouveaux  phénomènes  pour  les  étudier;  enfin  elle  ne  se  restreint 
pas  à  écouter  la  nature ,  mais  elle  l'interroge  et  la  presse.  On 
pourrait  appeler  l'observation,  la  physique  des  faits,  ou  plutôt 
la  physique  vulgaire  et  palpable ,  et  réserver  pour  l'expérience 
le  nom  de  physique  occulte;  pourvu  qu'on  attache  à  ce  mot  une 
idée  plus  philosophique  et  plus  vraie  que  n'ont  fait  certains  phy- 
siciens modernes ,  et  qu'on  le  borne  à  désigner  la  connaissance 
des  faits  cachés  dont  on  s'assure  en  les  voyant ,  et  non  le  roman 
des  faits  supposés  qu'on  devine  bien  ou  mal  sans  les  chercher  ni 
sans  les  voir. 

Les  anciens ,  auxquels  nous  nous  croyons  fort  supérieurs  dans 
les  sciences,  parce  que  nous  trouvons  plus  court  et  plus  agréable 
de  nous  préférer  à  eux  que  de  les  lire ,  n'ont  pas  autant  négligé 
l'étude  de  la  nature  que  nous  les  en  accusons  communément. 
Leur  physique  n'était  ni  aussi  déraisonnable  ni  aussi  bornée  que 
le  pensent  ou  que  le  disent  quelques  écrivains  de  nos  jours.  Les 
ouvrages  d'Hippocrate  seul  seraient  suffisans  pour  montrer  l'es- 
prit qui  conduisait  alors  les  philosoj^hes.  Au  lieu  de  ces  systèmes , 
sinon  meurtriers,  du  moins  ridicules,  qu'a  enfantés  la  médecine 
moderne  ,  pour  les  proscrire  ensuite  ,  on  y  trouve  des  faits  bien 
vus  et  bien  rapprochés  ;  on  y  voit  un  système  d'observations , 
qui  encore  aujourd'hui  sert  de  base  à  l'art  de  guérir.  Or  il 
semble  qu'on  peut  juger  par  l'état  de  la  médecine  chez  les  an- 
ciens ,  de  celui  oii  la  physique  était  parmi  eux ,  en  premier 
lieu ,  parce  que  les  ouvrages  d'Hippocrate  sont  les  monumens  les 
plus  considérables  qui  nous  restent  de  la  physique  ancienne  ;  en 
second  lieu,  parce  que  la  médecine  étant  la  partie  la  plus  essen- 
tielle et  la  plus  intéressante  de  la  physique ,  on  peut  toujours 
juger  avec  assez  de  certitude  de  la  manière  dont  on  traite  celle- 
ci,  par  la  manière  dont,  celle-là  est  cultivée.  C'est  une  vérité 
dont  l'expérience  nous  assure  ,  puisqu'à  compter  seulement  de  la 
renaissance  des  lettres,  nous  avoiis  toujours  vu  subir  à  Tune  de 
ces  sciences  les  changemens  qui  ont  altéré  ou  dénaturé  l'autre. 

Nous  savons  d'ailleurs  que  dans  le  temps  même  d'Hippocrate , 
plusieurs  grands  hommes ,  à  la  tête  desquels  on  doit  placer  Dé— 
mocrite,  s'appliquèrent  avec  succès  à  l'étude  de  la  nature.  On. 
prétend  que  le  médecin ,  envoyé  par  les  habitans  d'Abdère  pour 
guérir  la  prétendue  folie  du  philosophe,  le  trouva  occupé  à  dis- 
séquer et  à  observer  des  animaux;  et  l'on  peut  juger  qui  fut 
trouvé  le  plus  fou  par  Hippocrate ,  ou  de  ceux  qui  l'avaient  en- 
I.  2a 


338  ÉLÉMENS 

Yoyé  j  ou  de  celui  qu'il  ailait  voir,  et  qui  avait  trouvé  la  manière 
la  plus  philosophique  de  jouir  de  la  nature  et  des  hommes,  eu 
étudiant  l'une  et  en  se  moquant  des  autres. 

Cependant  les  anciens  paraissent  avoir  cultivé  la  physique  que 
nous   appelons  vulgaire ,  préférablement  à  celle  que  nous  avons 
nommée  physique  occulte,  et  qui  est  proprement  Iol physique 
expérimentale.  Ils  se  contentaient  de  lire  dans  le  grand  livre  de 
la  nature,  toujours  ouvert  pour  eux  ainsi  que  pour  nous;  mais 
ils  y  lisaient  assidûment ,  et  avec  des  yeux  plus  attentifs  et  plus 
sûrs  que  nous  ne  l'imaginons;  plusieurs  faits  qu'ils  ont  avancés, 
et  qui  d'abord  avaient  été  démentis  par  les  modernes,  se  sont 
trouvés  vrais  quand  on  les  a  mieux  approfondis.  La  méthode  que 
suivaient  les  anciens  ,  en  cultivant  l'observation  plus  que  l'expé- 
rience ,  était  très-philosophique ,  et  la  plus  propre  de  toutes  à 
faire  faire  à  la  physique  les  plus  grands  progrès  dont  elle  fût  ca- 
pable dans  ce  premier  âge  de  l'esprit  humain.  Avant  d'employer 
et  d'user  notre  sagacité  pour  chercher  un  fait  dans  des  combi- 
naisons subtiles ,  il  faut  être  bien  assuré  que  ce  fait  n'existe  pas 
autour  de  nous  et  sous  notre  main  ;  comme  il  faut  en  géométrie 
réserver  ses  efforts  pour  trouver  ce  qui  n'a  pas  été  résolu  par 
d'autres.  Tout  est  lié  si  intimement  dans  la  nature  ,  qu'une 
simple  collection  de  faits  ,  bien  riche  et  ^bien  variée  ,  avancerait 
prodigieusement  nos  connaissances  ;  et  s'il  était  possible  de  rendre 
cette  collection  complète,  ce  serait  peut-être  le  seuL travail  au- 
quel le  physicien  dut  se  borner  :  c'est  au  moins  celui  par  lequel 
il  faut  qu'il  commence;  et  telle  est  la  méthode  que  les  anciens 
ont   suivie.   Les  plus  sages  d'entre  eux  ont  fait  la  table  de  ce 
qu'ils  voyaient,   l'ont  bien  faite  et  s'en  sont  tenus  là.  Ils  n'ont 
connu   de  l'aimant  que  sa  propriété  la  plus  facile  à  découvrir, 
celle  d'attirer  le  fer;  les  merveilles  de  l'électricité  qui  les  entou- 
raient,  et  dont  on  trouve  quelques  traces  dans  leurs  ouvrages, 
ne  les  ont  point  frappés  ,  parce  que  pour  êtra  frappé  de  ces  mer- 
veilles il  eût  fallu  en  voir  le  rapport  à  des  faits  plus  cachés,  que 
l'expérience  a  su  nous  dévoiler  dans  ces  derniers  temps.  Car  l'ex- 
périence, parmi  plusieurs  avantages,  a  celui  d'étendre  le  champ 
de  l'observation.  Un  phénomène  que  l'expérience  nous  apprend  , 
ouvre  nos  yeux  sur  une  infinité  d'autres  qui  ne  demandaient 
qu'à  être  aperçus.  L'observation,  par  la  curiosité  qu'elle  inspire 
et  par  les  vides  qu'elle  laisse,  mène  à  l'expérience;  l'expérience 
ramène  à  l'observation  par  la   même  curiosité  qui  cherche  à 
remplir   et  à  serrer  de  plus  en  plus  ces  vides:  ainsi  on  peut 
regarder  l'expérience  et  l'observation  comme  la  suite  et  le  com- 
plément l'une  de  l'autre. 

Les  anciens  ne  paraissent  avoir  cultiw  l'expérience  que  par 


DE  PHILOSOPHIE.  33r) 

rapport  aux  arts ,  et  nullement  pour  satisfaire ,  comme  nous , 
une  curiosité  purement  philosophique.  Ils  ne  décomposaient  et 
ne  combinaient  les  corps  que  pour  en  tirer  des  usages  utiles  ou 
agréables,  sans  chercher  beaucoup  à  en  connaître  le  jeu  ni  la 
structure.  Ils  ne  s'arrêtaient  pas  même  sur  les  détails  dans  la 
description  qu'ils  faisaient  des  corps;  et  s'ils  avaient  besoin  d'être 
justifiés  sur  ce  point,  ils  le  seraient  peut-être  suffisamment  par 
le  peu  d'utilité  que  les  modernes  ont  trouvé  à  suivre  une  mé- 
thode contraire.  C'est  dans  l'histoire  des  animaux  d'Aristote  qu'il 
faut  chercher  le  vrai  goût  de  physique  des  anciens ,  plutôt  que 
dans  ses  autres  ouvrages ,  oii  il  est  moins  riche  en  faits  et  plus 
abondant  en  paroles ,  plus  raisonneur  et  moins  instruit.  Car  telle 
est  tout  à  la  fois  la  sagesse  et  la  manie  du  philosophe  ;  tant  que 
la  collection  des  matériaux  est  facile  et  abondante  ,  il  n'est  guère 
occujDé  que  du  soin  de  les  recueillir  et  de  les  mettre  en  ordre  ; 
mais  à  l'instant  qu'ils  lui  manquent,  il  commence  aussitôt  à 
discourir  ;  obligé  même  ,  ce  qui  lui  arrive  souvent  ,  de  se  con- 
tenter d'un  petit  nombre  de  matériaux,  il  est  toujours  tenté  d'en 
former  un  corps,  et  de  délayer  en  un  système  de  science,  ou  en 
quelque  chose  du  moins  qui  en  ait  la  forme ,  un  petit  nombre 
de  connaissances  imparfaites  et  isolées. 

Néanmoins,  en  avouant  que  cet  esprit  peut  avoir  présidé  jus- 
qu'à un  certain  point  aux  ouvrages  physiques  d'Aristote,  ne 
mettons  pas  sur  son  compte  l'abus  que  les  modernes  en  ont  fait 
durant  les  siècles  d'ignorance  qui  ont  duré  si  long-temps,  ni 
toutes  les  inepties  que  les  commentateurs  ont  voulu  donner  pour 
les  opinions  de  ce  grand  homme.  Nous  ne  parlons  ici  de  ces  temps 
ténébreux,  que  pour  faire  mention,  en  passant,  de  quelques  génies 
supérieurs,  qui,  abandonnant  cette  méthode  vague  et  obscure  de 
philosopher,  laissaient  les  mots  pour  les  choses,  et  cherchaient 
dans  leur  sagacité  et  dans  l'étude  de  la  nature  des  connaissances 
plus  réelles.  Le  moine  Bacon ,  trop  peu  connu  et  trop  peu  lu 
aujourd'hui ,  doit  être  mis  au  nombre  de  ces  esprits  du  premier 
ordre;  dans  le  sein  de  la  plus  profonde  ignorance,  il  sut  par  la 
force  de  son  génie  s'élever  au-dessus  de  son  siècle ,  et  le  laisser 
bien  loin  derrière  lui  :  aussi  fut-il  persécuté  par  ses  confrères, 
et  regardé  par  le  peuple  comme  un  magicien ,  à  peu  près  comme 
Gerbert  l'avait  été  près  de  trois  siècles  auparavant  pour  ses  in- 
ventions mécaniques;  avec  cette  différence  que  Gerbert  devint 
pape ,  et  que  Bacon  resta  moine  et  malheureux. 

Au  reste  ,  le  petit  nombre  de  grands  génies ,  qui  étudièrent 
ainsi  la  nature  en  elle-même  jusqu'à  la  renaissance  proprement 
dite  de  la  philosophie,  ne  cultivaient  pas  à  beaucoup  près  dans 
toute  son  étendue  la  physique  expérimentale.  Chimistes  plutôt 


34o  ÉLÉMENS 

que  physiciens,  ils  semblent  s'être  plus  applique's  à  la  décompo- 
sition des  corps  particuliers,  et  au  détail  des  usages  qu'ils  en 
pouvaient  faire ,  qu'à  l'étude  générale  de  la  nature.  Riches  d'une 
infinité  de  connaissances  utiles  ou  curieuses ,  mais  détachées ,  ils 
ignoraient  les  lois  du  mouvement,  celles  de  l'hydrostatique,  la 
pesanteur  de  l'air  dont  ils  voyaient  les  effets  sans  les  connaître , 
et  plusieurs  autres  vérités  qui  sont  aujourd'hui  la  base  et  comme 
les  élémens  de  la  physique  moderne. 

Le  chancelier  Bacon  ,  Anglais  comme  le  moine  (  car  ce  nom 
et  ce  peuple  sont  heureux  en  philosophie) ,  embrassa  le  premier 
un  plus  vaste  champ.  Il  entrevit  les  principes  généraux  qui  doi- 
vent servir  de  fondement  à  l'étude  de  la  nature ,  il  proposa  de  les 
reconnaître  par  la  voie  de  l'expérience  ,  il  annonça  un  grand 
nombre  de  découvertes  qui  se  sont  faites  depuis.  Descartes  qui  le 
suivit  de  près,  et  qu'on  accusa  ,  peut-être  assez  mal  à  propos  , 
d'avoir  puisé  des  lumières  dans  les  ouvrages  de  Bacon,  ouvrit 
quelques  routes  dans  la  physique  expérimentale  ;  mais  il  la  re- 
commanda plus  qu'il  ne  la  pratiqua  ,  et  c'est  ce  qui  l'a  conduit  à 
plusieurs  erreurs.  Il  eut ,  par  exemple  ,  le  courage  de  donner  le 
premier  des  lois  du  mouvement;  courage  qui  mérite  la  recon- 
naissance des  philosophes ,  puisqu'il  a  mis  ceux  qui  ont  suivi  sur 
îa  route  des  lois  véritables;  mais  l'expérience,  ou  plutôt,  comme 
nous  le  dirons  plus  bas,  des  réflexions  sur  les  observations  les 
plus  communes ,  lui  auraient  appris  que  les  lois  qu'il  avait  don- 
nées étaient  insoutenables.  Descartes ,  et  Bacon  lui-même,  mal- 
gré toutes  les  obligations  que  leur  a  la  philosophie  ,  lui  auraient 
peut-être  été  plus  utiles  encore,  s'ils  eussent  été  plus  physiciens 
de  pratique  et  moins  de  spéculation;  mais  le  plaisir  oisif  de  la 
niéditation  et  de  la  conjecture  même  entraîne  les  grands  génies  ; 
ils  commencent  beaucoup  et  finissent  peu  ;  ils  proposent  des 
vues,  ils  prescrivent  ce  qu'il  faut  faire  pour  en  constater  la  jus- 
tesse et  l'avantage  ,  et  laissent  le  travail  mécanique  à  d'autres  , 
qui ,  éclairés  par  une  lumière  étrangère  ,  ne  vont  pas  aussi  loin 
que  leurs  maîtres  auraient  été  seuls.  Ainsi  les  uns  pensent  ou 
rêvent,  les  autres  agissent  ou  manœuvrent,  et  l'enfance  des 
sciences  est  éternelle. 

Cependant  l'esprit  de  la  physique  expérimentale,  que  Bacon 
et  Descartes  avaient  introduit,  s'étendit  insensillement.  L'aca- 
démie de  Florence  ,  Boyle ,  Mariotte  ,  et  après  eux  plusieurs 
autres  ,  firent  un  grand  nombre  d'expériences  avec  succès.  Les 
académies  se  formèrent ,  et  saisirent  avec  empressement  cette 
manière  de  philosopher.  Les  universités  pi  us  lentes ,  parce  qu'elles 
étaient  déjà  toutes  formées  lors  de  la  naissance  de  la  physique 
expérimentale  ,  suivirent  long-temps  encore  leur  méthode  au- 


DE  PHILOSOPHIE.  34i 

tienne.  Peu  à  peu  la  physique  de  Descartes  succéda  dans  les 
écoles  à  celle  d'Aristote  ,  ou  plutôt  de  ses  commentateurs.  Si  on 
ne  touchait  pas  encore  à  la  vérité  ,  on  était  du  moins  sur  la  voie  ; 
on  fit  quelques  expériences,  on  tenta  de  les  expliquer  ;  il  eût  été 
mieux  qu'on  se  bornât  à  les  bien  faire ,  et  a  les  rapprocher  les 
unes  des  autres  avant  que  d'en  venir  à  aucun  système  ;  mais 
enfin  il  ne  faut  pas  espérer  que  l'esprit  humain  se  délivre  si 
promptement  de  tous  ses  préjugés.  Enfin  Nev^ton  inontra  le  pre- 
mier ce  que  ses  prédécesseurs  n'avaient  fait  qu'entrevoir ,  l'art 
d'introduire  la  géométrie  dans  la  physique ,  et  de  former ,  en 
réunissant  l'expérience  au  calcul  ,  une  science  exacte ,  profonde , 
lumineuse  et  nouvelle.  Aussi  grand  du  moins  par  ses  expériences 
d'optique  que  par  son  système  du  monde ,  il  ouvrit  de  tous  côtés 
une  carrière  immense  et  sure  ;  l'Angleterre  saisit  ses  vues  ;  la 
Société  royale  les  regarda  comme  siennes  ;   les   académies  de 
France  s'y  prêtèrent  plus  lentement  et  avec  plus  de  résistance  , 
par  la  même  raison  qui  avait  fait  rejeter  aux  universités  ,  pen- 
dant plusieurs  années,  la  physique  de  Descartes.  La  lumière  a 
enfin  prévalu  :  la  génération  ,  ennemie  de  ces  grands  hommes  , 
s'est  éteinte  ou  est  demeurée  muette  dans  les  académies,  et  dans 
les  universités  auxquelles  les  académies  semblent  aujourd'hui 
donner  le  ton.  Une  génération  nouvelle  s*est  élevée  ,  qui  achè- 
vera la  révolution  ;  car,  quand  les  fondemens  d'une  révolution 
sont  jetés,  c'est  presque  toujours  dans  la  génération  suivante  que 
la  révolution  s'achève;  rarement  en  deçà,  parce  que  les  obstacles 
périssent  plutôt  que  de  céder  ;  rarement  au-delà  ,  parce  que  les 
barrières  une  fois  franchies  ,  l'esprit  humain  prend  un  essor  ra- 
pide, jusqu'à  ce  qu'il  rencontre  un  nouvel  obstacle  qui  l'oblige 
de  s'arrêter  pour  long-temps. 

L'Université  de  Paris  fournit  aujourd'hui  une  preuve  convain- 
cante des  progrès  de  la  philosophie  parmi  nous.  La  géométrie  et 
la  physique  expérimentale  y  sont  cultivées  avec  succès.  Plusieurs 
jeunes  professeurs  ,  pleins  de  savoir,  d'esprit  et  de  courage  (car 
il  en  faut  pour  les  innovations  même  les  plus  innocentes  )  ,  ont 
osé  quitter  la  route  battue  pour  s'en  frayer  une  nouvelle  ;  tan- 
dis que  dans  d'autres  écoles,  auxquelles  nous  épargnons  la  honte 
de  les  nommer,  les  lois  du  mouvement  de  Descartes  et  même  la 
physique  péripatéticienne  sont  encore  en  honneur.  Les  jeunes 
maîtres  dont  nous  parlons  forment  des  élèves  vraiment  instruits  , 
qui ,  au  sortir  de  leur  philosophie,  sont  initiés  aux  vrais  principes 
de  toutes  les  sciences  physico-mathématiques  ,  et  qui  ne  sont 
plus  obligés ,  comme  on  l'était  il  y  a  peu  de  temps ,  d'oublier  ce 
qu'ils  ont  appris  dans  les  écoles. 

Nous  terminerons  cette  courte  histoire  de  la  physique  expéri- 


34'A  ËLÉMENS 

inentale  par  quelques  réflexions  sur  la  manière  dont  on  doit 
traiter  cette  science.  Les  premiers  objets  qui  s*ofFrent  à  nous 
dans  l'ëtude  de  la  nature ,  sont  les  propriéte's  générales  des  corps  , 
et  les  effets  de  l'action  qu'ils  exercent  les  uns  sur  les  autres. 
Celle  action  n'est  point  pour  nous  un  phénomène  extraordi- 
naire ,  nous  j  sommes  accoutumés  dès  l'enfance  ;  les  effets  de 
l'équilibre  et  de  l'impulsion  nous  sont  connus,  je  parle  des  ef- 
fets en  général  ;  car  j30ur  la  mesure  et  la  loi  précise  de  ces  effets  , 
les  philosophes  ont  été  long-temps  à  la  chercher,  et  plus  long- 
temps encore  à  la  trouver.  Il  semble  néanmoins  qu'un  peu  de 
réflexion  sur  la  nature  des  corps ,  aurait  dû  leur  faire  découvrir 
ces  lois  beaucoup  plus  tôt  ;  elles  se  réduisent ,  comme  nous  l'a- 
vons vu,  aux  lois  de  l'équilibre  ,  et  les  lois  de  l'équilibre  étaient 
faciles  à  connaître,  soit  par  le  secours  seul  du  raisonnement , 
soit  par  l'observation  la  plus  simple.  Ainsi  les  phénomènes  de 
la  nature  les  plus  communs,  et  si  on  l'ose  dire  ,  les  plus  popu- 
laires ,  suffisaient  pour  constater  les  lois  de  la  percussion  ;  et 
Futilité  principale  de  ces  phénomènes  est  de  nous  assurer,  comme 
on  l'a  remarqué  plus  haut ,  que  les  lois  de  la  percussion  qui 
s'observent  dans  l'univers  ,  sont  précisément  celles  qui  résultent 
de  la  nature  des  corps.  De  là  il  s'ensuit  que  la  physique  expéri- 
m.entale  n'est  nullement  nécessaire  pour  déterminer  les  lois  du 
mouvement  et  de  l'équilibre  ;  si  elle  s'en  occupe ,  ce  doit  être 
comme  d'une  recherche  de  simple  curiosité  ,  pour  réveiller  et 
soutenir  l'attention  des  commençans  ;  à  peu  près  comme  on  les 
exerce  dès  l'entrée  de  la  géométrie  à  faire  des  figures  justes  , 
pour  avoir  la  satisfaction  de  s'assurer  par  leurs  yeux  de  ce  que 
le  raisonnement  leur  a  déjà  démontré  ;  mais  un  véritable  phy- 
sicien n'a  pas  plus  besoin  du  secours  de  l'expérience  pour  dé- 
montrer les  lois  de  la  mécanique  et  de  la  statique,  qu'un  géo- 
mètre n'a  besoin  de  règle  et  de  compas  pour  s'assurer  qu'il  a 
résolu  un  problème  difficile. 

La  seule  utilité  expérimentale  que  le  physicien  puisse  tirer 
des  observations  sur  les  lois  de  l'équilibre,  sur  celles  du  mouve- 
ment ,  et  en  général  sur  les  affections  primitives  des  corps,  c'est 
d'examiner  attentivement  la  différence  entre  le  résultat  que 
donne  la  théorie  et  celui  que  fournit  l'expérience;  et  d'employer 
cette  différence  avec  adresse  ,  pour  déterminer ,  par  exemple , 
dans  les  effets  de  l'impulsion ,  l'allération  causée  par  la  résistance 
de  l'air  ;  dans  les  effets  des  machines  simples  ,  l'altération  occa- 
sionée  par  le  frottement  et  par  d'autres  causes.  Telle  est  la  mé- 
thode que  les  plus  grands  physiciens  ont  suivie  ,  et  qui  est  la  plus 
propre  à  avancer  et  à  perfectionner  la  physique  ;  car  alors  l'ex- 
|>érience  ne  servira   plus  simplement  à  confirmer   la  théorie^ 


DE  PHILOSOPHIE.  343 

mais,  différant  de  la  théorie  sans  rébranler,  elle  conduira  à  des  vé- 
rités nouvelles  auxquelles  la  théorie  seule  n'aurait  pu  atteindre. 

Le  premier  objet  réel  de  la  physique  expérimentale  ,  est 
l'examen  des  proj^riétés  générales  des  corps  que  l'observation 
nous  fait  connaître  pour  ainsi  dire  en  gros ,  mais  dont  l'expé- 
rience seule  peut  mesurer  et  déterminer  les  effets  ;  tels  sont  , 
par  exemple,  les  phénomènes  de  la  pesanteur.  Aucune  théorie 
n'aurait  pu  nous  faire  trouver  la  loi  que  les  corps  pesans  suivent 
dans  leur  chute  verticale  ;  mais  cette  loi  une  fois  connue  par 
l'expérience  ,  tout  ce  qui  appartient  au  mouvement  des  corps 
pesans,  soit  rectiligne  ,  soit  curviligne,  soit  incliné  ,  soit  verti- 
cal ,  n'est  plus  que  du  ressort  de  la  théorie  :  si  l'expérience  s'y 
joint ,  ce  ne  doit  être  que  dans  la  même  vue  et  de  la  même  ma- 
nière que  pour  les  lois  primitives  de  l'impulsion. 

L'observation  journalière  nous  apprend  de  même  que  l'air 
est  pesant  ;  mais  l'expérience  seule  pouvait  nous  éclairer  sur  la 
quantité  absolue  de  sa  pesanteur.  Cette  expérience  est  la  base 
de  l'aérométrie ,  et  le  raisonnement  achève  le  reste.  Il  en  est  de 
même  d'un  grand  nombre  d'autres  parties  de  la  physique,  dans 
lesquelles  une  seule  expérience,  ou  même  une  seule  observation 
sert  de  base  à  des  théories  complètes.  Ces  parties  sont  principa- 
lement celles  qu'on  a  appelées  physico-mathématiques  ,  et  qui 
consistent  dans  l'ajDplication  de  la  géométrie  et  du  calcul  aux 
phénomènes  de  la  nature.  C'est  par  le  secours  de  la  géométrie 
qu'on  parvient  à  déterminer  la  quantité  d'un  effet  compliqué  , 
et  dépendant  d'un  autre  effet  mieux  connu;  il  ne  faut  donc  pas 
s'étonner  des  secours  que  nous  tirons  de  cette  science  dans  la 
comparaison  et  l'analyse  des  faits  que  l'expérience  nous  dé- 
couvre. Il  n'est  pas  surprenant  que  les  anciens  aient  peu  cultivé 
cette  branche  de  la  physique.  Souvent  la  plus  subtile  géométrie 
est  nécessaire  pour  y  réussir  ;  et  la  géométrie  des  anciens  ,  quoi- 
que d'ailleurs  très-profonde  et  très-savante  ,  ne  pouvait  aller 
jusque-là.  Il  y  a  bien  de  l'apparence  qu'ils  l'avaient  senti;  car 
leur  méthode  de  philosopher,  nous  ne  saurions  trojD  le  redire  , 
était  plus  sage  que  nous  ne  nous  l'imaginons  communément.  On 
doit  donc  ,  s'il  est  permis  de  parler  ainsi,  leur  tenir  compte  de 
l'ignorance  oii  ils  étaient  sur  ce  point,  de  n'avoir  pas  voulu  at- 
teindre à  ce  qu'il  leur  était  impossible  de  savoir,  et  de  n'avoir 
point  cherché  à  faire  croire  qu'ils  y  étaient  parvenus.  Les  géo- 
mètres modernes  ont  su  se  procurer  à  cet  égard  plus  de  secours, 
non  parce  qu'ils  sont  supérieurs  aux  anciens ,  mais  parce  qu'ils 
sont  venus  depuis.  La  perfection  de  l'analyse  et  l'invention  des 
nouveaux  calculs  nous  ont  mis  en  état  de  soumettre  à  la  géo- 
métrie des  phénomènes  très-compliqués. 


344  ÉLÉMENS 

Il  serait  seulement  à  souhaiter  que  les  géomètres  n'eussent 
pas  quelquefois  abusé  de  la  facilité  qu'ils  avaient  d'appliquer  le 
calcul  à  certaines  hypothèses.  C'est  souvent  le  désir  de  pouvoir 
faire  usage  du  calcul ,  qui  les  détermine  dans  le  choix  des  prin- 
cipes ;  au  lieu  qu'ils  devraient  examiner  d'abord  les  principes 
en  eux-mêmes,  sans  songer  d'avance  à  les  plier  de  force  au 
calcul.  La  géométrie ,  qui  ne  doit  qu'obéir  à  la  physique  quand 
elle  se  réunit  avec  elle  ,  lui  commande  quelquefois.  S'il  arrive 
que  la  question  qu'on  veut  examiner  soit  trop  composée ,  pour 
que  tous  les  élémens  puissent  entrer  dans  la  comparaison  ana- 
lytique qu'on  en  veut  faire  ,  on  sépare  les  plus  incommodes  ,  on 
leur  en  substitue  d'autres  ,  moins  gênans  ,  mais  aussi  moins 
réels  ,  et  l'on  est  surpris  de  n'arriver  après  un  travail  pénible 
qu'à  un  résultat  contredit  par  la  nature  ;  comme  si  après  l'avoir 
déguisée ,  tronquée  ou  altérée  ,  une  combinaison  purement  mé- 
canique pouvait  nous  la  rendre. 

Cependant  comme  d'un  côté  la  vanité  naturelle  à  l'esprit  hu- 
main le  porte  à  se  faire  honneur  de  ce  qu'il  sait ,  et  que  de 
l'autre  on  ne  consent  qu'avec  peine  à  avoir  fait  un  travail  inu- 
tile ,  on  résiste  diflicilement  à  montrer  aux  autres  cet  étalage  de 
savoir  géométrique  ,  qui ,  sans  instruire  le  lecteur  surja  matière 
qui  en  a  été  le  prétexte ,  ne  sert  qu'à  montrer  les  connaissances 
mathématiques  de  l'auteur.  Ainsi  l'esprit  de  calcul ,  qui  a  chassé 
l'esprit  de  système ,  règne  peut-être  un  peu  trop  à  son  tour. 
Car  il  y  a  dans  chaque  siècle  un  goût  de  philosophie  dominant  ; 
ce  goût  entraîne  presque  toujours  quelques  préjugés  ,  et  la  meil- 
leure philosophie  est  celle  qui  en  a  le  moins  à  sa  suite.  Il  serait 
mieux   sans  doute  qu'elle  ne  fût  jamais  assujélie  à  aucun  ton 
particulier  ;  les  différentes  connaissances  acquises  et  recueillies 
par  les  savans  en  auraient  plus  de  facilité  pour  se  rejoindre  et 
former  un  tout.  Mais  chaque  science  paraît  recevoir  et  secouer 
successivement  la  loi  de  celles  qui  sont  les  plus  en  honneur  ou  les 
plus  négligées  ,  et  la  philosophie  prend  la  teinture  des  esprits  oii 
elle  se  trouve.  Chez  un  métaphysicien  elle  est  ordinairement 
toute  systématique  ,  chez  un  géomètre  elle  est  souvent  toute  de 
calcul.  La  méthode  du  dernier  est  sans  doute  la  plus  sûre;  mais 
il  ne  faut  pas  s'y  borner  et  croire  que  tout  s'y  réduise.  Autrement 
nous  ne  ferions  de  progrès  dans  la  géométrie  transcendante  que 
pour  être  à  proportion  plus  bornés  sur  les  vérités  de  la  physique. 
Plus  on  peut  tirer  d'utilité  de  l'application  de  la  première  de 
ces  deux  sciences  à  la  seconde  ,   plus  on  doit  être  circonspect 
dans  cette  application.  C'est  à  la  simplicité  de  son  objet  que  la 
géométrie  est  redevable  de   sa  certitude  ;  à  mesure  que  l'objet 
devient  plus  composé,  la  certitude  s'obscurcit  et  s'éloigne;  il  faut 


DE  PHILOSOPHIE.  345 

donc  savoir  s'arrêter  sur  ce  qu'on  ignore  ,  ne  pas  croire  que  les 
mots  de  théorème  et  de  corollaire  fassent  par  quelque  vertu  se- 
crète l'essence  d'une  démonstration ,  et  qu'en  écrivant  à  la  fin 
d'une  proposition ,  ce  qu'il  fallait  démontrer ,  on  rendra  dé- 
montré ce  qui  ne  l'est  pas. 

Reconnaissons  donc  que  les  différens  sujets  de  physique  ne 
sont  pas  également  susceptibles  de  l'application  de  la  géométrie. 
Si  les  observations  ou  les  expériences  qui  servent  de  base  au 
calcul  sont  en  petit  nombre  ,  si  elles  sont  simples  et  lumineuses, 
le  géomètre  sait  alors  en  tirer  le  plus  grand  avantage,  et  en 
déduire  les  connaissances  physiques  les  plus  capables  de  satisfaire 
l'esprit.  Des  observations  moins  parfaites  servent  souvent  à  le 
conduire  dans  ses  recherches ,  et  à  donner  à  ses  découvertes  un 
nouveau  degré  de  certitude  :  quelquefois  même  les  raisonne- 
mens  mathématiques  peuvent  l'instruire  et  l'éclairer,  quand 
l'expérience  est  muette,  ou  ne  parle  que  d'une  manière  confuse  : 
enfin  si  les  matières  qu'il  se  propose  de  traiter  ne  laissent  aucune 
prise  à  ses  calculs  ,  il  se  réduit  alors  aux  simples  faits  dont  les 
observations  l'instruisent  ;  incapable  de  se  contenter  de  fausses 
lueurs  quand  la  lumière  lui  manque  ,  il  n'a  point  recours  à  des 
ra*sonnemens  vagues  et  obscurs  ,  au  défaut  de  démonstrations 
rigoureuses. 

C'est  principalement  la  méthode  qu'il  doit  suivre  par  rapport 
à  ces  phénomènes  sur  la  cause  desquels  le  raisonnement  ne  peut 
nous  aider  ,  dont  nous  n'apercevons  point  la  chaîne,  ou  dont  nous 
ne  voyons  du  moins  la  liaison  que  très-imparfaitement ,  très- 
rarement,  et  après  les  avoir  envisagés  sous  bien  des  faces.  Ce 
sont  là  les  faits  que  le  physicien  doit  surtout  chercher  à  bien  con- 
naître ;  il  ne  saurait  trop  les  multiplier  ;  plus  il  en  aura  recueilli, 
plus  il  sera  près  d'en  voir  l'union  ;  son  objet  doit  être  d'y  mettre 
l'ordre  dont  ils  seront  susceptibles,  d'expliquer  autant  qu'il  sera 
possible  les  uns  par  les  autres ,  d'en  trouver  la  dépendance  mu- 
tuelle ,  de  saisir  le  tronc  principal  qui  les  unit ,  de  découvrir 
même  par  leur  moyen  d'autres  faits  cachés  et  qui  semblaient  se 
dérober  à  ses  recherches ,  en  un  mot ,  d'en  former  un  corps  oii 
il  se  trouve  le  moins  de  lacunes  qu'il  se  pourra  ;  il  n'en  restera 
toujours  que  trojî.  Qu'il  se  garde  bien  surtout  de  vouloir  rendre 
raison  de  ce  qui  lui  échappe  ;  qu'il  se  défie  de  cette  fureur 
d'expliquer  tout,  que  Descartes  a  introduite  dans  la  physique  , 
qui  a  accoutumé  la  plupart  de  ses  sectateurs  à  se  contenter  de 
principes  et  de  raisons  vagues ,  propres  à  soutenir  également  le 
pour  et  le  contre.  On  ne  peut  lire  sans  étonnement ,  dans  cer- 
tains auteurs  de  physique  ,  les  explications  qu'ils  donnent  des 
variations  du  baromètre  ,  de  la  neige  ,  de  la  grêle  et  d'une  in- 


346  ÉLÉMENS 

fiiiîte  d'autres  faits.  Ces  auteurs,  avec  les  principes  et  la  méthode 
dont  ils  se  servent ,  ne  seraient  pas  plus  embarrassés  pour  ex- 
pliquer des  faits  absolument  contraires  à  ceux  que  nous  obser- 
vons; pour  prouver,  par  exemple  ,  qu'en  temps  de  pluie  le  ba- 
romètre doit  hausser,  que  la  neige  doit  tomber  en  été  et  la  grêle 
en  hiver,  et  ainsi  du  reste.  Des  faits  et  point  de  verbiage,  voilà 
îa  grande  règle  en  physique  comme  en  histoire  ;  ou  pour  parler 
plus  exactement,  les  explications  dans  un  livre  de  physique 
doivent  être  comme  les  réflexions  dans  l'histoire ,  courtes,  sages, 
fines  ,  amenées  par  les  faits  ,  ou  renfermées  dans  les  faits  même 
par  la  manière  dont  on  les  présente. 

Au  reste,  quand  nous  proscrivons  de  la  physique  la  manie 
de  tout  expliquer,  nous  sommes  bien  éloignés  de  condamner, 
ni  cet  esprit  de  conjecture  qui,  tout  à  la  fois  timide  et  éclairé  , 
conduit  quelquefois  à  des  découvertes  ;  ni  cet  esprit  d'analogie, 
dont  la  sage  hardiesse  perce  au-delà  de  ce  que  la  nature  semble 
vouloir  montrer  ,  et  prévoit  les  faits  avant  que  de  les  avoir  vus. 
Ces  deux  talens  précieux  et  rares  trompent  à  la  vérité  quelque- 
fois celui  qui  n'en  fait  pas  assez-  sobrement  usage  ;  mais  ne  se 
trompe  pas  ainsi  qui  veut. 

Si  la  retenue  et  la  circonspection  doivent  être  un  des  princi- 
paux caractères  du  physicien  ,  la  patience  et  le  courage  doivent 
d'un  autre  côté  le  soutenir  dans  son  travail.  En  quelque  matière 
que  ce  soit ,  on  ne  doit  pas  trop  se  hâter  d'élever  entre  la  nature 
et  l'esprit  humain  un  mur  de  séparation.  En  nous  méfiant  de 
notre  industrie  ,  gardons-nous  de  nous  en  méfier  avec  excès. 
Dans  l'impuissance  que  nous  sentons  tous  les  jours  de  surmonter 
tant  d'obstacles  qui  se  présentent  à  nous  ,  nous  serions  sans  doute 
trop  heureux  si  nous  pouvions  du  moins  juger  au  premier  coup 
d'œil  jusqu'oii  nos  efforts  peuvent  atteindre  :  mais  telle  est  tout 
à  la  fois  la  force  et  la  faiblesse  de  notre  esprit ,  qu'il  est  souvent 
aussi  dangereux  de  prononcer  sur  ce  qu'il  ne  peut  pas  que  sur 
ce  qu'il  peut.  Combien  de  découvertes  modernes  dont  les  an- 
ciens n'avaient  pas  même  l'idée  ?  Combien  de  découvertes  jDer- 
dues  que  nous  contesterions  trop  légèrement  ?  Et  combien  d'au- 
tres que  nous  jugerions  impossibles  ,  sont  réservées  pour  notre 
postérité  ? 

XXI.  CONCLUSION. 

Nous  avons  tracé  en  général  la  méthode  qu'on  doit  suivre  dans 
l'étude  des  principales  parties  de  la  philosophie.  Il  nous  reste 
encore  deux  objets,  les  faits  historiques  et  les  principes  du  goût. 
Nous  avons  déjà  indiqué  le  plan  que  le  philosophe  doit  se  pro- 
poser dans  l'étude  des  uns  et  des  autres  ,  nous  avons  même  fixé 


DE  PHILOSOPHIE.  M? 

dans  un  écrit  particulier  (i)  l'usage  et  l'abus  de  l'esprit  philoso- 
jjhique  par  rapport  aux  matières  de  goût  ;  c'est  pourquoi  nous 
terminerons  ici  cet  essai.  Nous  n'ajouterons  plus  qu'un  mot  sur 
la  manière  d'étudier  des  élémens  de  philosophie  bien  faits.  C'eat 
moins  avec  le  secours  d'un  maître  qu'on  peut  remplir  ce  but , 
qu'avec  beaucoup  de  méditation  et  de  travail.  Savoir  des  élémens, 
ce  n'est  pas  seulement  connaître  ce  qu'ils  contiennent ,  c'est  en 
connaître  l'usage  ,  les  applications  et  les  conséquences  ,  c'est 
pénétrer  dans  le  génie  des  inventeurs ,  c'est  se  mettre  en  état 
d'aller  plus  loin  qu'eus  ;  et  c'est  ce  qu'on  ne  fait  bien  qu'à  force 
d'étude  et  d'exercice.  C'est  aussi  pour  cela  qu'on  ne  saura  jamais 
parfaitement  que  ce  qu'on  s'est  appris  soi-même.  Peut-être  fe- 
rait-on bien  ,  par  cette  même  raison ,  d'indiquer  en  deux  mots  , 
dans  des  élémens  de  philosophie ,  l'usage  et  les  conséquences 
des  vérités  fondamentales.  Ce  serait  pour  les  commençans  un 
sujet  d'exercer  leur  esprit,  en  cherchant  la  preuve  de  ces  consé- 
quences, et  en  faisant  disparaître  les  vides  qu'on  leur  aurait  laissé 
à  remplir.  Le  propre  d'un  bon  livre  d'élémens  est  de  faire  beau- 
coup penser. 

Des  élémens  composés  suivant  le  plan  que  nous  avons  tracé 
dans  cet  essai ,  auraient  une  double  utilité  ;  ils  mettraient  les 
bons  esprits  sur  la  voie  des  découvertes  à  faire ,  en  leur  présen- 
tant les  découvertes  déjà  faites  ;  ils  mettraient  de  plus  les  lecteurs 
ordinaires  à  portée  de  distinguer  les  vraies  découvertes  d'avec 
ce  qui  ne  l'est  pas;  car  tout  ce  qui  ne  pourrait  être  ajouté  aux 
élémens  d'une  science  comme  par  forme  de  supplément,  ne 
serait  point  digne  du  nom  de  découverte. 

En  général,  l'objet  d'une  découverte  doit  être  non-seulement 
grand  et  nouveau ,  mais  encore  utile,  ou  du  moins  curieux  ,  et 
de  plus  difficile  à  trouver.  Il  n'y  a  que  l'utilité  éminente  ou 
l'excessive  singularité  qui  puisse  dispenser,  dans  une  découverte, 
du  mérite  delà  difficulté  vaincue.  Les  découvertes  qui  réunis- 
sent les  cinq  caractères  dont  nous  venons  de  parler,  sont  de  la 
première  espèce  3  celles  qui  n'ont  aucun  de  ces  caractères  dans 
un  degré  éminent ,  s'appellent  simplement  inventions. 

Le  hasard  a  fait  plusieurs  découvertes  dans  les  arts  ,  et  même 
dans  les  sciences  de  faits,  telles  que  la  physique  ;  les  découvertes 
dans  les  mathématiques  et  dans  les  autres  sciences  de  pur  rai- 
sonnement sont  presque  toujours  l'ouvrage  du  génie;  quelquefois 
seulement  le  génie  peut  y  concourir  avec  le  hasard,  lorsqu'en 
cherchant  ce  qu'on  ne  trouve  point ,  on  trouve  ce  qu'on  ne 
cherchait  pas.  De  pareilles  découvertes  sont  une  espèce  de  bon- 

(1)  Voyez  Réflexions  sur  Vvsage  et  l'abus  de  la  Philosophie  dans  les 
matières  de  goût. 


348  ÉLÉMENS  DE  PHILOSOPHIE. 

heur;  mais  c'est  un  bonheur  qui  n'arrive  qu'à  ceux  qui  le  mé- 
ritent, c'est-à-dire  ,  qui  auraient  pu  trouver,  par  le  génie  seul , 
ce  que  le  hasard  joint  au  génie  leur  a  fait  trouver. 

Les  découvertes  se  font ,  ou  en  joignant  ensemble  plusieurs 
idées  nouvelles,  ou  en  joignant  des  idées  nouvelles  à  des  idées 
connues  ,  ou  en  combinant  d'une  manière  nouvelle  des  idées 
connues.  Mais  il  faut  dans  ce  dernier  cas  que  la  réunion  soit 
importante  ou  difficile.  Il  n'est  pas  même  nécessaire  qu'elle  soit 
difficile  ,  quand  elle  est  importante.  Les  sciences  sont  une  espèce 
de  grand  édifice  auquel  plusieurs  personnes  travaillent  de  con- 
cert; les  uns,  à  la  sueur  de  leur  corps  ,  tirent  la  pierre  de  la 
carrière  ,  d'autres  la  traînent  avec  eÉfort  jusqu'au  pied  du  bâti- 
ment ,  d'autres  l'élèvent  à  force  de  bras  et  de  machines  ,  mais 
celui  qui  la  met  en  œuvre  et  en  place  a  le  mérite  de  la  cons- 
truction. 

Il  n'y  a  proprement  que  trois  genres  de  connaissances  oii  les 
découvertes  n'aient  pas  lieu  ;  l'érudition,  parce  que  les  faits  ne 
se  devinent  et  ne  s'inventent  pas  ;  la  métaphysique ,  parce  que 
les  faits  se  trouvent  au  dedans  de  nous-mêmes  ;  la  théologie  , 
parce  que  le  dépôt  de  la  foi  est  inaltérable  ,  et  qu'il  ne  saurait 
y  avoir  de  révélation  nouvelle. 


OEUVRES 


DE 


D'ALEMBERT 


TOME  PREMIER. 

II'.  PARTIE. 


PARIS. 

k.    BELIN  ,    RUE    DES    MATHURINS    S.-J.  ,    wo.     i/}. 

BOSSA^'GE    PÈRE   ET    FILS,    RUE    DE    TOURNON ,    W^.    6. 

EOSSANGE   FRÈRES,  RUE  DE  SEINE,  N*».    12. 

1821. 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

ou 
ANALYSE  DES  RECHERCHES 

SUR   DIFFÉRENS    POINTS    IMPORTANS 

DU   SYSTÈME   DU   MONDE. 


ôi  rastronomie  est  une  des  sciences  qui  font  le  yjlus  d'honneur 
à  l'esprit  humain ,  l'astronomie  physique  est  une  de  celles  qui  en 
font  le  plus  à  la  philosophie  moderne.  Il  a  fallu  sans  doute  une 
longue  suite  de  siècles  pour  que  les  hommes  pussent  parvenir  à 
connaître  avec  quelque  précision  le  mouvement  de  ce  globe  qu'ils 
habitent ,  et  celui  des  autres  corps  de  notre  système  planétaire  ; 
et  ce  serait  un  ouvrage  très-utile  et  très-philosophique ,  que 
celui  oii  l'on  exposerait  en  détail  le  progrès  de  l'astronomie  ,  dans 
l'ordre  ou  réel ,  ou  du  moins  vraisemblable  ,  que  ce  progrès  a  du 
suivre.  Mais  ce  n'est  pas  une  recherche  moins  digne  d'un  philo- 
sophe ,  que  celle  des  différentes  causes  des  phénomènes  célestes. 
Il  est  même  impossible  qu'un  pareil  travail  ne  contribue  très- 
efficacement  à  l'avancement  rapide  de  l'astronomie.  En  effet,  on 
ne  pourra  se  flatter  de  savoir  les  véritables  causes  des  mouvemens 
des  planètes ,  que  lorsqu'on  pourra  assigner  par  le  calcul  les 
effets  que  doivent  produire  ces  causes ,  et  faire  voir  que  ces  effets 
s'accordent  avec  ceux  que  l'observation  nous  a  dévoilés  ;  or  la 
combinaison  de  ces  effets  est  assez  considérable  pour  qu'il  en  reste 
encore  beaucoup  à  découvrir  ;  par  conséquent,  dès  qu'une  fois 
on  en  connaîtra  bien  le  principe ,  les  conclusions  géométriques 
qu'on  en  déduira  feront  en  peu  de  temps  apercevoir  et  prédire 
même  des  phénomènes  cachés  et  fugitifs  ,  qui  auraient  peut-être 
eu  besoin  d'un  long  travail  pour  être  connus,  démêlés  et  fixés 
par  l'observation  seule. 

Soit  que  les  anciens  ne  fussent  pas  assez  exactement  instruits 
des  phénomènes  célestes  pour  entreprendre  de  les  expliquer  en 
détail  ,  soit  que  leur  physique  consistât  plus  dans  la  connais- 
sance des  faits  que  dans  la  recherche  de  leurs  causes ,  soit  enfin 
qu'ils  n'eussent  pas  fait  assez  de  progrès  dans  les  sciences  physico- 
mathématiques  ,  pour  être  en  état  de  réduire  aux  lois  de  la 
mécanique  les  mouvemens  des  corps  célestes,  leurs  ouvrages 

I.  23 


35o  SUR  LE  SYSTÈME 

n'ont  été  presque  d'aucun  secours  sur  ce  point  aux  philosophes 
qui  sont  venus  depuis.  Il  est  vrai  que  les  différentes  hypolhëses 
imaginées  par  les  modernes  pour  expliquer  le  système  du 
monde  l'avaient  déjà  été  par  les  anciens  ;  et  on  n'en  sera  pas 
surpris,  si  on  considère  qu'en  ce  genre  les  hypothèses  vraisem- 
blables se  présentent  assez  naturellement  à  l'esprit ,  que  les 
combinaisons  d'idées  générales  doivent  être  bientôt  épuisées  ,  et 
par  une  espèce  de  révolution  forcée  être  successivement  rem- 
placées les  unes  par  les  autres.  C'est  par  cette  raison  sans  doute, 
pour  le  dire  en  passant ,  que  nous  n'avons  aujourd'hui  dans  notre 
physique  presque  aucuns  principes  généraux  dont  l'énoncé,  ou 
du  moins  le  germe  ne  se  trouve  chez  les  anciens.  C'est  peut-être 
aussi  pour  cela  que  la  philosophie  moderne  s'est  rapprochée  sur 
plusieurs  points  de  ce  qu'on  a  pensé  dans  le  premier  âge  de  la 
philosophie,  parce  qu'il  semble  que  la  première  impression  de 
la  nature  est  de  nous  donner  des  idées  justes  ,  que  l'on  aban- 
donne bientôt  par  incertitude  ou  par  amour  de  la  nouveauté  ,  et 
auxquelles  enfin  on  est  forcé  de  revenir.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce 
que  les  anciens  ont  imaginé  sur  le  système  du  monde,  ou  du 
moins  ce  qui  nous  reste  de  leurs  opinions  là-dessus,  est  si  vague 
et  si  mal  prouvé  qu'on  n'en  saurait  tirer  aucune  lumière  réelle. 
On  n'y  trouve  point  ces  détails  précis,  exacts  et  profonds  qui 
sont  la  pierre  de  touche  de  la  vérité  d'un  système,  et  que  quel- 
ques auteurs  affectent  d'en  appeler  l'appareil  ,  mais  qu'on  en 
doit  regarder  comme  le  corps  et  la  substance,  parce  qu'ils  en 
renferment  les  preuves  les  plus  subtiles  et  les  plus  incontes- 
tables ,  et  qu'ils  en  font  par  conséquent  la  difficulté  et  le  mérite. 
En  vain  un  savant  illustre  ,  en  revendiquant  nos  hypothèses  et 
nos  opinions  à  l'ancienne  philosophie  ,  a  cru  la  venger  d'un 
mépris  injuste  ,  que  les  bons  esprits  et  les,  vrais  savans  n'ont 
jamais  eu  pour  elle.  Sa  dissertation  sur  ce  sujet  (i)  ne  fait,  ce 
me  semble,  ni  beaucoup  de  tort  aux  modernes,  ni  beaucoup 
d'honneur  aux  anciens,  mais  seulement  beaucoup  à  l'érudition 
et  aux  lumières  de  son  auteur. 

Descartes  est  proprement  le  premier  qui  ait  traité  du  système 
du  monde  avec  quelque  soin  et  quelque  étendue.  Ce  grand  phi- 
losophe ,  dans  un  temps  où  les  observations  astronomiques  ,  la 
-mécanique  et  la  géométrie  étaient  encore  très-imparfaites,  ima- 
gina,  pour  expliquer  les  mouvemens  des  planètes,  l'ingénieuse 
et  célèbre  hypothèse  îles  tourbillons  ;  mais  si  elle  parut  au  pre- 
mier coup  d'œil  conforme  au  gros  des  phénomènes  .  les  détails 
•et  l'examen  approfondi  de  ces  niênjes  phénomènes  ont  fait  voir 

(i)  Voyez  les  ?vîc'iiioiics  de  rAcaiU'jiiic  loyule  des  iiucriplions  et  bcllcs- 
lecues ,  t.  i8j  j^.  97. 


DU  MONDE.  35i 

qu'elle  ne  pouvait  subsister;  c'est  ce  qui  obligea  Newton  à  lui 
substituer  riiypothèse  de  la  gravitation  universelle  ,  qui  a  cessé 
presque  entre  ses  mains  d'être  une  hypothèse ,  par  son  accord 
admirable  avec  les  observations  astronomiques  les  plus  délicates 
et  les  plus  singulières. 

Les  principes  fondamentaux  de  ce  système  ont  été  expliqués 
dans  un  si  grand  nombre  de  livres,  et  avec  tant  de  force  et  de 
clarté  ,  qu'il  serait  inutile  d'en  rien  répéter  ici.  Je  les  supposerai 
tels  qu'ils  sont  connus,  réservant  pour  la  fin  de  ce  discours  quel- 
ques réflexions  générales  sur  ces  principes  même.  Mon  but 
principal  est  d'exposer  d'abord  le  plus  exactement  et  le  plus 
succinctement  qu'il  me  sera  possible,  le  résultat  du  travail  de 
Newton,  ce  qui  reste  à  ajouter  à  ce  travail ,  et  l'objet  que  je  me 
suis  proposé  dans  cet  ouvrage. 

Je  commencerai  par  la  lune  ,  parce  qu'elle  est,  après  le  so- 
leil ,  celui  de  tous  les  corps  de  notre  système  qui  nous  intéresse 
le  plus;  et  parce  que  son  mouvement  est  altéré  par  des  inéga- 
lités plus  nombreuses,  ou  du  moins  plus  sensibles  que  celles 
d'aucune  des  autres  planètes. 

La  lune  est  attirée  non-seulement  par  la  terre ,  mais  encore 
par  le  soleil  ;  et  c'est  à  cette  dernière  attraction  qu'on  doit  attri- 
buer les  irrégularités  de  son  cours.  Il  faut  pourtant  remarquer 
que  si  l'attraction  que  le  soleil  exerce  sur  la  lune  était  égale  et 
parallèle  à  celle  qu'il  exerce  sur  la  terre,  ces  irrégularités  seraient 
nulles,  du  moins  pour  nous.  Car  l'effet  de  l'action  du  soleil  sur 
les  deux  planètes  étant  le  même ,  elles  se  trouveraient  dérangées 
de  la  même  manière  par  cette  action  ;  ainsi  quoique  le  mouve- 
ment de  la  lune  dans  l'espace  absolu  en  fût  altéré,  son  mou- 
vement relatif,  c'est-à-dire  son  mouvement  par  rapport  à  la 
terre  ne  le  serait  pas  :  or  ce  dernier  mouvement  est  le  seul  que 
nous  ayons  besoin  de  conniiître  ,  et  dont  il  soit  question  ici.  La 
cause  des  irrégularités  de  la  lune  vient  donc  de  l'inégalité  et  de 
la  direction  différente  des  deux  attractions  ;  et  il  n'est  pas  diffi- 
cile de  comprendre  ni  la  cause  de  cette  inégalité,  ni  comment 
cette  inégalité  ,  jointe  à  la  difïérence  des  directions,  altère  les 
mouvemens  de  celte  planète.  La  lune,  par  son  mouvement 
autour  de  la  terre,  se  trouve  tantôt  plus  près,  tantôt  plus  loin 
du  soleil  que  la  terre,  et  par  conséquent,  suivant  les  lois  de  l'at- 
traction, elle  doit  être  tantôt  plus  ,  tantôt  moins  attirée  par  le 
soleil  que  la  terre;  de  plus  il  est  aisé  de  voir  que  la  li^ne 
menée  du  soleil  à  la  lune  fait  presque  toujours  un  angle  avec  la 
ligne  menée  du  soleil  à  la  terre,  et  qu'ainsi  quand  les  deux 
attractions  seraient  égales ,  leurs  directions  ne  seraient  presque 
jamais  parallèles. 


352  SUR  LE  SYSTÈME 

Cela  posé ,  au  lieu  de  la  force  simple  par  laquelle  le  soleil 
attire  la  lune ,  on  peut  par  le  principe  de  la  décomposition  des 
forces  en  substituer  deux  autres  ;  l'une  sera  égale  et  parallèle  à 
l'action  du  soleil  sur  la  terre  ,  et  par  conséquent  ne  produira 
aucun  dérangement  dans  l'orbite  de  la  lune  autour  de  la  terre  ; 
et  l'autre  sera  celle  par  laquelle  le  mouvement  de  la  lune  est 
altéré. 

Mais  si  on  est  d'abord  naturellement  porté  à  regarder  cette 
dernière  force  comme  la  cause  des  irrégularités  de  la  lune ,  on 
ne  peut  aussi  en  être  pleinement  convaincu  qu'après  avoir  cal- 
culé les  effets  qu'elle  doit  produire  ,  et  après  s'être  assuré  qu'ils 
répondent  aux  jjhénomènes  ;  autrement  l'hypothèse  newtonienne 
n'aurait  aucun  avantage  sur  l'hypothèse  des  tourbillons  ,  par 
laquelle  on  explique  à  la  vérité  bien  des  circonstances  du  mou- 
vement des  planètes  ,  mais  d'une  manière  si  incomplète ,  et  pour 
ainsi  dire  si  lâche ,  que  si  les  phénomènes  étaient  tout  autres 
qu'ils  ne  sont,  on  les  expliquerait  toujours  de  même,  très-souvent 
aussi  bien,  et  quelquefois  mieux. 

Newton  ne  s'est  donc  pas  contenté  de  donner  ,  dans  le  premier 
livre  de  son  ouvrage  ,  une  explication  des  principales  inégalités 
de  la  lune,  suffisante  à  ceux  qui  en  matière  d'explications  phy- 
siques se  bornent  à  une  espèce  de  coup  d'œil  général ,  et  qui , 
s'imaginant  être  instruits  sans  qu'il  leur  en  coûte  ,  croient  satis- 
faire en  même  temps  la  paresse  et  le  désir  de  savoir.  Comme 
ce  grand  homme  écrivait  pour  l'avancement  réel  des  sciences, 
il  a  jugé  nécessaire  d'entrer  dans  une  discussion  j)lus  sévère  ,  en 
déterminant  la  quantité  précise  des  effets  que  la  gravitation  de 
la  lune  vers  le  soleil  doit  produire.  C'est  l'objet  d'une  partie  du 
troisième  livre  de  ses  Principes.  Il  y  calcule  plusieurs  des  inéga- 
lités de  la  lune,  et  les  trouve  conformes  aux  observations. 

B-ien  ne  paraît  plus  propre  que  ces  calculs  à  assurer  au  sys- 
tème de  Newton  toute  l'autorité  que  lui  ont  donnée  tant  de  secta- 
teurs. Cependant,  pour  arriver  dans  cette  matière  au  plus  haut 
degré  possible  de  certitude,  il  faut  que  les  calculs  soient  non- 
seulement  exacts,  mais  appuyés  sur  des  suppositions  géomé- 
triques certaines  ou  évidentes  par  elles-mêmes;  il  faut  déplus 
que  le  calcul  et  l'observation  soient  d'accord  sur  toutes  les  iné- 
galités de  la  lune.  Si  on  se  bornait  à  n'en  examiner  qu'un  certain 
nombre  ,  il  résulterait  sans  doute  du  succès  de  ce  travail  une 
prévention  plus  ou  moins  favorable,  selon  le  nombre  et  l'im- 
portance des  points  qu'on  aurait  discutés  :  mais  le  physicien  sage 
suspendrait  encore  son  jugement  :  encouragé  seulement  par  ce 
premier  trait  de  lumière  ,  il  n'en  mettrait  que  plus  de  soin  à 
approfondir  le  reste.  Un  seul  article  où  l'observation  démentirait 


DU  MONDE,  353 

le  calcul ,  ferait  écrouler  l'édifice  ,  et  reléguerait  la  théorie  new- 
Ionienne  clans  la  classe  de  tant  d'autres  systèmes  que  l'imagina- 
tion a  enfantés  ,  et  que  l'analyse  a  détruits. 

On  n'a  point  à  craindre  ici  cet  abus  du  calcul  et  de  la  géomé- 
trie, dans  lequel  les  physiciens  ne  sont  que  trop  souvent  tombés 
pour  défendre  ou  pour  combattre  des  hypothèses  ,  et  dont  nous 
avons  nous-mêmes  fait  sentir  les  inconvéniens  en  plus  d'une 
occasion.  Les  planètes  étant  supposées  se  mouvoir  ou  dans  le 
vide ,  ou  au  moins  dans  un  espace  non  résistant ,  et  les  forces 
par  lesquelles  elles  agissent  les  unes  sur  les  autres  étant  connues, 
c'est  un  problème  purement  mathématique  que  de  déterminer 
les  phénomènes  qui  en  doivent  naître  ;  on  a  donc  ici  le  rare 
avantage  de  pouvoir  juger  irrévocablement  de  la  validité  du 
système  newtonien ,  et  cet  avantage  ne  saurait  être  saisi  avec 
trop  d'empressement.  Il  serait  à  souhaiter  que  toutes  les  questions 
de  la  physique  pussent  être  aussi  incontestablement  décidées. 

Les  inégalités  de  la  lune  dont  Newton  a  donné  le  calcul ,  du 
moins  dans  un  certain  détail ,  sont  en  premier  lieu  celle  qui  est 
connue  sous  le  nom  de  variation,  qui  a  été  découverte  par  Ty- 
cho  ,  et  qui  monte  à  35'  environ  dans  les  octans,  c'est-à-dire 
lorsque  le  lieu  de  la  lune  est  à  45°  de  celui  du  soleil  ou  de  la 
terre  :  en  second  lieu,  le  mouvement  annuel  et  rétrograde  des 
nœuds ,  c'est-à-dire  des  points  oii  l'orbite  de  la  lune  coupe  l'é- 
cliptique;  ce  mouvement  est  d'environ  19''  par  an  :  en  troisième 
lieu  ,  la  principale  équation  ou  inégalité  du  mouvement  des 
nœuds  qui  monte  à  i**  3o';  et  enfin  la  variation  de  l'inclinaison 
de  l'orbite  lunaire  au*  plan  de  l'écliptique ,  variation  qui  est 
d'environ  8  à  9  minutes  ,  tantôt  dans  un  sens ,  tantôt  dans  un 
autre.  Dans  ces  calculs ,  qui  d'ailleurs  sont  faits  avec  beaucoup 
de  clarté  et  de  précision  ,  Newton  suppose  que  l'orbite  de  la  lune 
est  à  peu  près  une  ellipse  ,  dont  il  néglige  même  l'excentricité. 
Or  il  n'y  a  personne  tant  soit  peu  au  fait  de  ces  matières  ,  qui 
ne  sente  que  cette  supposition  aurait  besoin  d'être  démontrée. 
Il  est  vrai  que  si  on  néglige  plusieurs  circonstances  du  mouve- 
ment de  la  lune ,  on  trouve  qu'en  ayant  même  égard  à  l'action 
du  soleil  sur  elle,  elle  décrit  autour  de  la  terre  à  peu  près  une 
ellipse  (i)  dont  le  grand  axe  est  mobile.  Mais  toute  cette  figure 
elliptique  s'évanouit,  si  on  a  égard  aux  circonstances  négligées, 
circonstances  très-importantes  en  elles-mêmes  pour  l'exactitude 
de  la  solution ,  et  dont  les  principales  sont  les  inégalités  du 
mouvement  de  l'apogée  et  les  variations  de  l'excentricité. 

A  l'égard  des  autres  équations  de  la  lune,  il  en  est  quelques 
unes  que  Newton  dit  avoir  calculées  par  la  théorie  de  la  gravita- 
(î)  Voyez  les  Mémoires  de  rAcadcmic,  1743,  p.  17. 


354  SUR  LE  SYSTÈME 

tion  ,  mais  sans  nous  apprench'e  le  chemin  qu'il  a  pris  pour  y 
parvenir.  Telles  sont  celle  de  ii'  49*^'  fpi  dépend  de  l'équation 
du  centre  du  soleil ,  c'est-à-dire  de  l'inégalité  qu'on  observe  dans 
le  mouvement  de  cet  astre  ;  et  celle  de  47"  4^ii  dépend  de  la 
distance  du  soleil  au  nœud  de  la  lune.  Il  était  néanmoins  néces- 
saire que  New  ton  entrât  sur  ces  deux  points  dans  le  même  détail 
que  S'.jr  les  autres  inégalités;  car  la  manière  dont  il  a  calculé 
celles-ci,  fait  toujours  craindre  qu'il  n'ait  encore  employé  quel- 
ques suppositions  gratuites  dans  celles  dont  il  ne  donne  que  le 
résultat.  En  effet,  comme  on  peut  s'en  assurer,  la  seconde  de 
ces  équations  se  trouve,  par  un  calcul  exact,  à  peu  près  le 
double  de  4^'',  et  la  première  est  assez  sensiblement  différente 
de  1 1'  49"- 

Newton  fait  encore  mention  de  deux  autres  équations  de  la 
lune ,  l'équation  annuelle  du  mouvement  des  nœuds  ,  et  celle  du 
mouvement  de  l'apogée.  Ici  il  ne  se  contente  pas  d'établir  l'une 
de  9'  27",  l'autre  de  19'  62",  il  expose  en  peu  de  mots  la  mé- 
thode par  laquelle  il  est  parvenu  à  les  trouver.  Mais  la  question 
étant  très-compliquée^  le  raisonnement  sur  lequel  cette  méthode 
est  appuyée  ne  me  paraît  pas  propre  à  satisfaire  ceux  qui  sont 
déterminés  à  ne  se  rendre  qu'à  l'évidence  la  plus  complète.  Car 
ce  raisonnement  consiste  en  deux  propositions  que  Newton  n'a 
point  démontrées  ,  et  qui  auraient  du  moins  besoin  de  l'être  ; 
l'une  ,  que  si  le  mouvement  apparent  du  soleil  était  réciproque- 
ment proportionnel  aux  Cubes,  et  non  aux  carrés  des  distances, 
son  équation  du  centre  augmenterait  dans  la  raison  de  3  à  2  ; 
l'autre  ,  que  l'équation  de  l'apogée  et  du  flœud  delà  lune  doivent 
être  à  l'équation  du  centre  du  soleil  ainsi  augmentée  ,  dans  la 
raison  des  raouvemens  moyens  de  l'apogée  et  du  nœud  au  mou- 
vement moyen  du  soleil.  Ce  sont  là  ,  ce  me  semble ,  de  ces  théo- 
rèmes qui ,  quand  ils  seraient  vrais  ,  ne  doivent  pas  être  énoncés 
comme  des  axiomes.  Quelques  commentateurs  de  Newton  ont  à 
la  vérité  tâché  de  suppléer  à  cette  omission  ,  mais  dans  leurs 
démonstrations  ils  ont  négligé  tant  de  circonstances  aussi  essen- 
tielles que  délicates,  qu'il  me  paraît  qu'on  ne  peut  absolument 
s'en  contenter. 

Enfin  il  y  a  de  très-grandes  inégalités  du  mouvement  de  la 
lune  que  Newton  s'est  borné  à  déduire  des  observations;  savoir 
le  mouvement  de  l'apogée ,  l'équation  considérable  de  ce  mou- 
vement, la  variation  de  l'excentricité  ,  et  quelques  autres. 

Concluons  de  ce  détail,  que  malgré  tout  le  cas  qu'on  doit 
faire  de  la  théorie  de  Newton  sur  la  lune ,  malgré  les  tables  qui 
ont  résulté  de  cette  théorie ,  et  qui  sont  beaucoup  plus  exactes 
q^ue  toutes  les  précédentes ,  il  s'en  faut  beaucoup  que  cette  ma- 


DU  MONDE.  355 

tière  soit  epuisëe.  Peut-cire  même  ,  si  on  ose  le  dire,  son  illustre 
auteur  n'a  fait  qu'en  ébaucher  les  premiers  traits.  Mais  la  philo- 
sophie naturelle  a  tant  d'obligations  à  ce  grand  homme,  et  il 
montre  tant  de  génie  et  de  sagacité  dans  les  choses  même  où  il 
a  été  le  moins  heureux,  que  nous  ne  devons  point  cesser  de 
l'admirer  et  de  le  regarder  comm«  notre  maître  ,  même  lors- 
que nous  nous  écartons  de  ses  principes ,  ou  lorsque  nous 
ajoutons  à  ses  découvertes*  Quelque  lumière  qu'il  ait  portée  dans 
le  système  de  l'univers ,  il  n'a  pu  manquer  de  sentir  qu'il  laissait 
encore  beaucoup  à  faire  à  ceux  qui  le  suivraient.  C'est  le  sort  des 
pensées  d'un  grand  homme ,  d'être  fécondes  non-seulement 
entre  ses  mains  ,  mais  dans  celles  des  autres.  Newton  lui-même 
ne  s'est  élevé  si  haut  que  par  l'usage  heureux  qu'il  a  su  faire  de 
quelques  principes  trouvés  avant  lui ,  et  dont  les  auteurs  ou 
n'avaient  pas  senti  toute  l'étendue  ,  ou  n'avaient  pas  eu  le  temps 
de  l'apercevoir.  Il  n'y  avait  qu'un  jDas  de  la  méthode  de  Barrou' 
pour  les  tangentes,  au  calcul  des  fluxions;  la  théorie  des  forces 
centrifuges  dans  le  cercle  ,  trouvée  par  Huyghens  ,  et  rapprochée 
de  la  théorie  des  développées  du  même  auteur  qui  réduit  toutes 
les  courbes  à  des  portions  d'arc  de  cercle,  conduit  immédiate- 
ment et  comme  nécessairement  à  la  théorie  générale  des  forces 
centrales  sur  lesquelles  le  système  du  monde  est  appuyé.  Newton 
a  fait  le  premier  ces  deux  pas  iinportans  qui  paraissent  au- 
jourd'hui si  simples;  plus  heureux  ou  plus  habile  que  BarroAv  et 
qu'fluyghens  ,  il  a,  en  généralisant  seulement  leurs  princij>cs  , 
ouvert  une  carrière  immense  à  l'avancement  de  la  philosophie; 
cependant,  quelque  loin  qu'il  ait  été  dans  cette  carrière  ,  il  ne 
l'a  pas  à  beaucoup  près  entièrement  parcourue.  L'accord  singu- 
lier qu'il  avait  trouvé  dans  un  grand  nombre  de  phénomènes 
entre  la  théorie  et  les  observations  ,  a  pu  l'autoriser  à  penser  que 
ce  même  accord  aurait  lieu  dans  tous  les  autres  cas  ;  mais  il  ne 
nous  dispense  pas  d'examiner  si  cette  conséquence  est  exacte. 
D'ailleurs,  quoiqu'il  se  servît  de  l'analyse  très-fréquemment, 
et  avec  beaucoup  d'adresse  et  de  succès  ,  il  a  marqué  dans  ses 
ouvrages  une  sorte  de  prédilection  pour  la  synthèse  ;  et  la  théo- 
rie de  la  lune  dépend  d'élémens  trop  multipliés  et  trop  com- 
pliqués ,  pour  qu'il  soit  possible  de  la  traiter  sans  employer  le 
calcul  analytique. 

Heureusement  ce  calcul  a  acquis  depuis  Newton  différens 
degrés  d'accroissement,  et  étant  devenu  d'un  usage  tout  à  la 
fois  plus  étendu  et  plus  commode,  il  nous  met  en  état  de  per- 
fectionner l'ouvrage  commencé  par  ce  grand  philosophe.  Il 
suffit  à  sa  gloire  que  plus  d'un  demi-siècle  se  soit  écoulé  sans 
qu'on  ait  presque  rien  ajouté  à  sa  théorie  de  la  lune  ;  et  il  y  a 


356  SUR  LE  SYSTÈME 

peut-être  plus  loin  du  point  d'oii  il  est  parti  à  celui  oîi  il  est  par- 
venu ,  que  du  point  oii  il  en  est  resté  à  celui  auquel  nous  pouvons 
maintenant  atteindre. 

C'est  donc  j^ar  le  calcul  analytique ,  employé  avec  toute  l'at- 
tention possible  ,  que  j'ai  recherché  les  inégalités  du  mouvement 
de  la  lune.  Quand  je  parle  de  ces  inégalités,  j'entends  ici  seule- 
ment celles  qui  sont  produites  par  l'action  du  soleil.  Car  il  est 
facile  de  voir  que  l'action  des  planètes  sur  la  terre  et  sur  la  lune 
n'étant  pas  la  même,  cette  différence  doit  produire  aussi  quelque 
altération  dans  les  mouvemens  de  notre  satellite.  Mais  il  y  a 
beaucoup  d'apparence  que  ces  inégalités  doivent  échapper  à 
l'observation.  Car  la  plus  grande  inégalité  que  l'action  du  soleil 
produise  dans  le  mouvement  de  la  lune  est  à  peu  près  d'un  degré 
et  demi;  or  Jupiter,  la  plus  grosse  de  toutes  les  planètes,  a 
environ  mille  fois  moins  de  masse  que  le  soleil ,  et  en  est  quatre 
fois  plus  loin  que  la  lune  ;  donc,  si  on  supposait  en  général  les 
inégalités  de  la  lune  en  raison  des  masses  attirantes  et  des  cubes 
des  distances ,  on  trouverait  que  Jupiter  devrait  la  déranger 
soixante-quatre  mille  fois  moins  que  le  soleil  ;  d'oii  résulteraient 
des  variations  tout-à-fait  insensibles.  J'avoue  que  le  raisonnement 
que  nous  venons  de  faire  sur  le  rapport  des  inégalités ,  n'est 
peut-être  pas  exact ,  et  qu'un  calcul  rigoureux  peut  seul  nous 
faire  connaître  ce  rapport.  Mais  ce  calcul  étant  très-composé  et 
très-rebutant ,  on  ne  doit  se  résoudre  à  l'entreprendre  qu'après 
s'être  bien  assuré  que  l'action  seule  du  soleil  ne  suffit  pas  pour 
produire  toutes  les  variétés  sensibles  du  mouvement  de  la  lune. 

La  question  se  réduit  donc  à  déterminer  l'orbite  que  la  lune 
décrit  en  vertu  de  l'action  que  la  terre  et  le  soleil  exercent  sur 
elle  ;  et  cette  question,  quoique  déjà  très-réduite  dans  cet  énoncé, 
renferme  encore  assez  de  difficultés  ,  pour  qu'on  ne  soit  pas  tenté 
d'y  en  ajouter  de  nouvelles.  C'est  là  le  fameux  problème  que  les 
géomètres  ont  appelé  problème  des  trois  corps,  parce  qu'il 
consiste  à  déterminer  l'orbite  d'un  corps  céleste  attiré  par  deux 
autres. 

La  détermination  de  l'orbite  de  la  lune  autour  de  la  terre 
dépend  de  trois  élémens  ;  de  la  projection  de  cette  orbite  sur  le 
plan  de  l'écliptique  ,  qui  donne  pour  chaque  instant  le  lieu  de  la 
lune  dans  l'écliptique  même  ;  de  la  position  que  doit  avoir  dans 
un  instant  quelconque  la  ligne  des  nœuds  ;  enfin  de  l'inclinaison 
de  l'orbite  dans  ce  même  instant  :  connaissant  ces  trois  élémens, 
on  connaîtra  évidemment  le  lieu  de  la  lune  dans  le  ciel.  Il  est 
vrai  que  la  plupart  des  géomètres  qui  ont  jusqu'ici  traité  des 
mouvemens  de  la  lune,  considèrent  d'abord  son  orbite  réelle ,^ 
(qu'ils  regardent  comme  un  plan  mobile  sur  l'écliptique,  et  qu'en- 


DU  MONDE.  35; 

suite  ils  rapportent  à  récliptique  les  mouveraens  de  la  lune  dans 
ce  plan  ;  mais  il  me  paraît  beaucoup  plus  simple  et  plus  com- 
mode de  considérer  d'abord  le  mouvement  de  la  lune  dans  1  é- 
cliplique  même,  c'est-à-dire  la  projection  de  "son  orbite  sur 
récliptique.  Deux  raisons  me  font  penser  ainsi  :  la  première  , 
c'est  que  par  cette  méthode  on  a  immédiatement  le  lieu  de  la 
lune  dans  l'écliptique^  sans  avoir  besoin  de  le  déduire  du  lieu 
de  la  lune  dans  son  orbite  réelle  ,  laquelle  change  à  chaque 
instant  de  position  ;  la  seconde  ,  c'est  que  le  soleil ,  la  terre  et 
la  lune  ,  ou  plutôt  la  planète  feinte  qui  est  comme  la  projection 
de  la  lune  dans  l'écliptique ,  exécutent  leurs  mouvemens  dans 
un  même  plan  ;  circonstance  qui  facilite  un  peu  le  problème. 

Par  le  principe  de  la  décomposition  des  forces ,  toutes  les 
puissances  qui  agissent  à  chaque  instant  sur  la  lune  ou  sur  le 
mobile  qui  la  représente ,  peuvent  être  réduites  à  deux  autres , 
dont  l'une  soit  dirigée  vers  la  terre,  et  l'autre  soit  perpendiculaire 
au  rayon  vecteur.  Ainsi  il  faut  d'abord  terminer  l'équation  de 
l'orbite  décrite  en  vertu  de  ces  deux  forces.  Une  simple  analogie 
fait  connaître  la  puissance  qui ,  tendant  uniquement  vers  la  terre, 
ferait  décrire  à  la  lune  son  orbite  telle  qu'elle  est  ;  cette  puis- 
sance, ainsi  qu'il  est  aisé  de  le  présumer,  renferme  les  deux 
forces  dont  il  s'agit  ;  et  comme  on  connaît  depuis  long-temps 
l'équation  de  l'orbite  décrite  en  vertu  d'une  seule  puissance 
dirigée  vers  un  point  fixe  ,  on  parvient  sans  peine  à  une  équa- 
tion différentielle  du  second  degré,  qui  est  celle  de  l'orbite 
lunaire.  On  peut  sans  doute  arriver  à  cette  équation  par  diffé- 
rens  chemins  ,  mais  plusieurs  seraient  assez  embarrassés,  et  nul 
d'entre  eux  ,  si  je  ne  me  trompe  ,  n'est  aussi  simple  que  celui 
que  j'ai  suivi. 

Cette  équation  étant  trouvée,  on  n'a  encore  surmonté  qu'une 
très-petite  partie  des  obstacles.  L'intégration  de  l'équation  en 
présente  de  nouveaux  ,  premièrement  en  elle-même,  et  ensuite 
relativement  à  la  nature  de  la  question  proposée.  En  effet ,  non- 
seulement  il  faut  trouver  une  méthode  pour  intégrer  cette 
équation  aussi  exactement  qu'on  voudra  par  approximation, 
méthode  qui  ne  se  présente  pas  facilement,  et  qui  demande 
plusieurs  adresses  de  calcul  :  il  faut  encore  savoir  distinguer  les 
termes  qui  doivent  entrer  dans  cette  approximation.  Quelques 
unes  des  quantités  qui  paraîtraient  devoir  être  négligées  ,  à  cause 
de  la  petitesse  des  coëfficiens  qu'elles  ont  dans  la  différentielle  , 
augmentent  beaucoup  par  l'intégration  ,  et  deviennent  très- 
sensibles  dans  l'expression  du  rayon  vecteUr  de  l'orbite.  Quel- 
ques autres  qui  paraissent  assez  petites  dans  l'expression  du 
rayon  vecteur,   ou   qui  ont   déjà  augmenté  par  l'intégration, 


358  SUR   LE  SYSTÈME 

deviennent  beaucoup  plus  sensibles,  ou  racme  assez  grandes , 
par  l'intégration  nouvelle  dont  on  a  besoin  pour  tirer  de  l'ex- 
pression du  rayon  vecteur  celle  du  temps  que  la  lune  emploie 
à  parcourir  un  arc  quelconque.  Ce  sont  ces  différentes  quantités, 
l'attention  qu'il  faut  y  avoir ,  la  nécessité  de  n'en  omettre  au- 
cune ,  l'ordre  et  le  degré  qu'il  faut  distinguer  entre  elles  ,  qui 
rendent  surtout  épineuse  l'analyse  des  mouvemens  de  la  lune. 
On  pourra  remarquer  ,  par  exemple ,  la  nécessité  d'avoir  égard 
à  certains  termes  qui  étant  négligés  mal  à  propos,  donneraient 
3o  à  4o  de  différence  entre  le  lieu  de  la  lune  calculé  et  son  lieu 
observé  ;  ce  qui  conduirait  à  des  conséquences  très-fausses  contre 
le  système  de  la  gravitation  ,  et  irait  à  renverser  trop  légèrement 
ce  système.  Les  termes  dont  il  s'agit  sont  ceux  qui  dépendent 
de  la  distance  du  soleil  à  l'apogée  de  la  lune  ;  je  crois  être  le 
premier  qui  les  ait  calculés  exactement ,  et  qui  par  là  ait  cons- 
taté ,  du  moins  à  cet  égard  ,  l'accord  de  la  théorie  avec  les 
observations  :  il  ne  serait  pas  difficile  d'en  donner  des  preuves  , 
mais  cette  discussion  n'importerait  en  rien  au  système  du  inonde; 
elle  n'importerait  tout  au  plus  qu'à  moi ,  à  qui  même  il  n'im- 
porte guères. 

Ce  travail  pénible  ,  dont  l'importance  et  le  détail  ne  peuvent 
être  bien  connus  que  de  ceux  qui  l'ont  entrepris  ,  ou  du  moins 
tenté,  et  dont  on  ne  peut  donner  aux  autres  qu'une  idée  légère, 
m'a  enlin  conduit  à  une  formule  qui  exprime  le  lieu  de  la  lune 
pour  un  temps  donné  ,  et  d'après  laquelle  j'ai  construit  de  nou- 
velles tables  des  équations  de  cet  astre.  J'ai  cru  qu'il  pouvait 
être  avantageux  pour  la  commodité  des  astronomes  ,  et  pour 
d'autres  raisons  qu'on  trouvera  détaillées  dans  mon  ouvrage  ,  de 
conserver  à  mes  tables  la  forme  que  toutes  celles  de  la  lune  ont 
eue  jusqu'ici  ;  c'est-à-dire  d'y  regarder  l'excentricité  comme 
variable,  et  le  mouvement  de  l'apogée  comme  sujet  à  différentes 
inégalités  ;  quoiqu'en  envisageant  autrement  les  mouvemens  de  la 
lune,  j'eusse  pu  avec  quelques geoir.ètres modernes  regarder  l'ex- 
reutricité  comme  constante  ,  et  le  mouvement  de  l'apogée  comme 
uniforme,  et  ajouter  ensuite  au  lieu  de  la  lune  les  équations  qui 
dépendent  de  la  variation  de  l'apogée  et  de  l'excentricité. 

Pour  construire  ces  tables  plus  commodément  ,  j'ai  d'abord 
réduit  en  formules  celles  qui  ont  été  construites  jusqu'ici ,  tant 
d'après  les  observations  que  d'après  la  théorie  de  Newton  ;  et 
par  ce  moyen  j'ai  facilement  reconnu  les  cbangemens  qu'il  fal- 
lait faire  à  ces  dernières  tables  pour  les  rendre  ,  sinon  plus  exac- 
tes, au  moins  plus  conformes  aux  résultats  que  mes  calculs  m'a- 
vaient donnés.  C'est  à  l'usage  seul  et  à  la  comparaison  des  diffé- 
reples  tables   à  nous  faire   connaître  celles  qui  répondront  le 


DU  MONDE.  35f) 

mieux  aux  observalioris.  Quelque  soin  que  j'aie  apporté  dans  la 
construction  des  miennes  ,  la  nature  de  la  matière  et  diverses 
réflexions  que  je  n'ai  point  dissimulées,  m'empêchent  de  rien  dé- 
cider sur  le  degré  de  précision  qu'elles  peuvent  avoir  ;  je  crois 
même  que  plus  on  aura  approfondi  et  discuté  les  différentes  équa- 
tions du  mouvement  de  la  lune,  plus  on  sera  circonspect  à  pro- 
noncer sur  ce  sujet. 

Il  est  vrai  qu'un  géomètre  moderne  qui  a  publié  depuis  peu 
des  tables  de  la  lune  ,  calculées,  si  on  l'en  croit ,  d'après  la  théo- 
rie ,  assure  que  ses  tables  sont  infiniment  plus  exactes  qu'aucune 
de  celles  qui  les  ont  précédées.  Je  ne  prétends  point  détruire  les 
prétentions  de  cet  auteur  ;  mais  deux  choses  sont  nécessaires  pour 
les  affermir  ,  le  détail  de  ses  calculs  qu'il  n'a  pas  donné  ,  et  une 
comparaison  longue  et  suivie  qu'il  ne  paraît  pas  avoir  faite  des 
observations  avec  ses  calculs.  D'ailleurs ,  de  savans  mathémati- 
ciens qui  ont  aussi  construit  des  tables  d'après  la  théorie  ,  qui  ont 
fait  entrer  dans  ces  tables  beaucoup  plus  d'élémens  que  lui ,  et 
qui  les  ont  comparés  avec  quelques  observations  seulement  ,  ont 
trouvé  plus  de  l\  de  différence  ,  et  peut-être  en  poussant  la  com- 
paraison plus  loin  ,  en  auraient  trouvé  davantage.  C'en  est  assez, 
ce  me  semble ,  pour  nous  rendre  très-réservés  dans  nos  assertions. 
La  seule  chose  que  je  doive  remarquer  ici  ,  c'est  que  par  la 
comparaison  de  nos  tables  avec  celles  de  Newton  ,  on  trouvera 
dans  les  nôtres  plusieurs  équations  que  les  tables  de  ce  grand 
géomètre  ne  donnent  pas  ;  qu'il  y  a  presque  toujours  des  diffé- 
rences sensibles  entre  les  équations  qui  nous  sont  communes  , 
et  que  souvent  même  ces  différences  sont  assez  considérables^ 

Je  trouve  par  exemple  l'équation  annuelle  du  moyen  mouve- 
ment,  qui  dépend  de  l'équation  du  centre  du  soleil  ,  d'une  mi- 
nute et  quelques  secondes  plus  grande  ;  l'équation  annuelle 
de  l'apogée  moindre  de  la  moitié,  c'est-à-dire  d'environ  lo'; 
la  plus  petite  variation  moindre  de  près  de  3'  ;  la  plus  grande 
moindre  de  près  de  4  ;  ^^  seconde  équation  du  moyen  mou- 
vement qui  dépend  de  la  distance  du  soleil  à  l'apogée  de  la 
lune,  moindre  d'environ  i'  3o"  ;  l'équation  de  Fapogce  plus 
grande  d'environ  12';  la  plus  grande  équation  du  centre  aug- 
mentée d'environ  i',  et  la  plus  petite  diminuée  d'environ  1'  3o"; 
la  variation  moyenne  diminuée  de  près  de  3'  ;  enfin  la  sixième 
équation,  qui  dépend  des  distances  de  la  lune  au  soleil,  et  de 
l'apogée  de  la  lune  à  l'apogée  du  soleil  ,  plus  grande  d'environ 
1'  3o"  ;  sans  compter  quelques  autres  différences  moins  considé- 
rables ,  et  dont  plusieurs  montent  encore  à  un  assez  grand  nom- 
bre de  secondes.  De  plus,  à  ces  tables  ainsi  corrigées,  j'en 
ajoute  six  autres  nouvelles,  tirées  de  la  théorie,  dépendantes 


36o  SUR  LE  SYSTEME 

d'elemens  auxquels  Newton  n'a  point  eu  égard ,  et  dont  la  plus 
grande  monte  à  près  de  i'  47  "5  ^^  ^^  moindre  à  18".  Il  faut  re- 
marquer encore  que  la  méthode  que  j'ai  suivie ,  me  dispense 
d'avoir  égard  aux  équations  du  nœud  et  à  celles  de  l'inclinaison , 
pour  trouver  le  lieu  de  la  lune  réduit  à  l'écliptique.  Il  ne  faut 
qu'ajouter  ou  retrancher  iZ"  de  la  variation  dans  les  octans  ,  et 
à  proportion  dans  les  autres  situations  de  la  lune  ,  et  déterminer 
ensuite  le  lieu  de  cette  planète  dans  l'écliptique ,  en  regardant 
l'inclinaison  comme  constante  et  le  mouvement  des  nœuds  comme 
uniforme  ;  parce  que  les  quantités  qu'on  trouverait ,  en  ayant 
égard  aux  inégalités  de  l'inclinaison  et  du  mouvement  du  nœud , 
se  compensent  et  se  détruisent  à  ces  iV  près,  dont  la  variation 
est  augmentée  ou  diminuée.  New^ton  semhle  avoir  aperçu  cette 
compensation ,  et  en  a  même  fait  mention  à  la  fin  de  la  propo- 
sition 35  de  son  troisième  livre  :  mais  quoiqu'elle  ne  soit  pas  fort 
difficile  à  démontrer,  il  semble  que  ce  grand  géomètre  se  soit 
contenté  de  l'apercevoir  en  général.  S'il  en  eût  connu  et  déter- 
miné exactement  la  quantité  ,  comme  nous  l'avons  fait ,  il  eût 
épargné  quelque  travail  aux  astronomes  dans  la  détermination 
du  lieu  de  la  lune ,  dont  le  calcul  est  assez  composé  pour  qu'on 
cherche  tous  les  moyens  de  le  simplifier. 

Cette  simplification  ,  dont  Tintelligence  et  l'usage  sont  extrê- 
mement faciles  ,  jointe  aux  six  nouvelles  tables  dont  j'ai  parlé  ci- 
dessus  ,  et  que  la  théorie  m'a  données ,  sont  l'unique  changement 
que  j'ai  cru  devoir  faire  à  la  forme  ordinaire  des  tables  ,  pour  dé- 
terminer le  lieu  de  la  lune  dans  l'écliptique. 

A  l'égard  de  la  latitude  de  la  lune ,  il  est  nécessaire  pour  la 
déterminer  de  connaître  les  équations  du  mouvement  du  nœud 
et  celles  de  l'inclinaison  ,  et  pour  cela  il  faut  d'abord  ajouter  aux 
tables  newtoniennes  dix  nouvelles  tables,  quatre  pour  le  nœud  , 
et  six  pour  l'inclinaison.  Les  quatre  premières  montent  chacune 
à  plusieurs  minutes;  des  six  autres,  à  l'exception  d'une  seule 
qu'on  peut  négliger,  la  moindre  est  de  9",  et  la  plus  grande  est  de 
3o".  A  ces  dix  tables,  j'en  ajoute  encore  deux ,  dont  l'une  monte  à 
2'  3o''  pour  le  nœud  ,  et  l'autre  à  environ  12"  pour  l'inclinaison. 
Ces  deux  tables  viennent  d'une  circonstance  essentielle  à  laquelle 
il  ne  paraît  pas  qu'on  ait  fait  jusqu'à  présent  attention  ;  c'est 
l'action  de  la  lune  sur  la  terre  ,  qui  fait  changer  de  position  l'or- 
bite de  la  terre  elle-même  ,  et  qui  par  conséquent  influe  aussi  , 
du  moins  indirectement,  dans  la  position  de  l'orbite  de  la  lune 
par  rapport  à  l'écliptique. 

A  ces  différentes  recherches ,  j'en  ai  ajouté  de  nouvelles  sur 
la  parallaxe  de  la  lune  ;  je  la  trouve  dans  les  moyennes  distances 
d'environ   10"  plus  grande    qu'elle  n'a   été  déterminée  parles 


DU  MONDE.  36i 

meilleures  observations.  La  différence  est  si  petite,  eu  égard  au 
degré  de  précision  dont  les  observations  de  la  parallaxe  sont  sus- 
ceptibles ,  qu'il  est  incertain  si  on  doit  attribuer  cette  différence 
aux  erreurs  des  observations  ,  ou  à  l'incertitude  des  hypothèses 
sur  lesquelles  le  calcul  est  fondé.  En  effet ,  ce  calcul  dépend  sur- 
tout de  deux  élémens  qui  ne  sont  pas  encore  l'un  et  l'autre  bien 
constatés.  Il  dépend  premièrement  de  l'action  de  la  lune  sur  la 
terre ,  puisque  cette  action  ,  qui  tend  à  rapprocher  la  terre  de  la 
lune,  influe  sur  la  distance  de  la  lune,  et  par  conséquent  sur  la 
parallaxe.  Or  cette  action  est  proportionnelle  à  la  masse  de  la 
lune ,  qui  n'est  peut-être  pas  encore  fixée  assez  précisément , 
quoique  dans  mes  recherches  sur  la  précession  des  équinoxes  ,  je 
croie  en  avoir  approché  de  plus  près  qu'on  n'a  fait  encore,  et 
l'avoir  déterminé  par  une  méthode  rigoureuse  et  géométrique  , 
dont  l'exactitude  ne  tient  qu'à  celle  des  observations  de  la  nuta- 
tion.  En  second  lieu ,  la  parallaxe  de  la  lune  dépend  du  rapport 
de  la  gravitation  de  la  lune  vers  la  terre  à  la  gravitation  des  corps 
terrestres  ;  rapport  qui  n'est  pas  facile  à  déterminer  exactement , 
parce  que  la  quantité  précise  de  la  gravitation  des  corps  terrestres 
doit  varier  suivant  la  figure  de  la  terre  et  la  disposition  tant  inté- 
rieure qu'extérieure  de  ses  parties  ;  deux  objets  qui  ne  sont  pas 
suffisamment  connus. 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  attendant  que  la  théorie  ou  l'observa- 
tion ,  ou  l'une  et  l'autre  jointes  ensemble,  nous  donnent  sur  ce 
sujet  de  nouvelles  lumières,  j'ai  non-seulement  augmenté  la  pa- 
rallaxe horizontale  de  la  lune  de  io'%  j'y  ai  joint  deux  tables 
d'équation  d'environ  20"  chacune,  qui  dépendent  de  la  situation 
de  la  lune  par  rapport  au  soleil. 

Voilà  ,  à  l'exception  d'un  article  dont  je  parlerai  plus  bas ,  et 
qui  mérite  un«examen  à  part ,  le  précis  de  mes  recherches  sur  la 
théorie  de  la  lune.  Il  est  impossible  ,  par  une  infinité  de  raisons , 
que  les  résultats  de  ces  recherches  s'accordent  exactement  avec 
ceux  qui  pourront  donner  d'autres  calculs.  Pour  n'être  point 
étonné  de  cette  différence  ,  il  suffit  de  faire  attention  ,  non-seu- 
nient  aux  élémens  que  les  différens  calculateurs  peuvent  em- 
ployer ,  et  qui  pour  la  plupart  n'étant  pas  fixés  dans  la  der- 
nière rigueur ,  ne  sauraient  être  absolument  les  mêmes  ;  mais 
encore  à  la  quantité  d'équations  qu'on  peut  employer  ou  négli- 
ger ,  aux  parties  même  qu'on  peut  employer  ou  négliger  dans  les 
équations  auxquelles  on  a  égard;  enfin  aux  légères  erreurs  de 
toute  espèce  presque  inévitables  dans  un  travail  oii  il  est  difficile 
et  dangereux  de  se  faire  aider  par  personne.  Quelque  méthode 
que  l'on  suive,  il  est  certain  au  moins  ,  pourvu  qu'on  apporte  un 
peu  d'exactitude  dans  les  calculs  ,  que  les  tables  construites  uni- 


362  SUR  LE  SYSTÈME 

quement  sur  la  théorie  différeront  toujours  assez  peu  des  tables 
newtoniennes  ,  dont  on  a  jusqu'ici  fait  usage,  et  qui  elles-mêmes 
ne  s'écartent  que  peu  des  observations.  Ce  qui  suiilt  pour  démon- 
trer que  la  gravitation  de  la  lune  vers  le  soleil  est  la  principale 
et  peut-être  l'unique  cause  sensible  des  irrégularités  de  cette  pla- 
nète ,  et  que  si  d'autres  forces  se  joignent  à  celle-là,  leur  effet,  ou 
inconnu  ,  ou  non  calculé  jusqu'ici  ,  est  infiniment  moins  consi- 
dérable. 

Je  ne  doute  point  que  par  la  comparaison  des  différentes  tables 
que  la  théorie  pourra  produire  dans  la  suite  ,  on  ne  parvienne  à 
connaître  plus  exactement  les  mouveraens  de  la  lune.  Mais  pour 
mettre  les  astronomes  jîIus  à  portée  de  juger  de  l'exactitude  de 
mes  tables  ,  et  des  corrections  qu'il  sera  à  propos  de  leur  faire  , 
j'ai  construit  des  tables  à  part  de  toutes  les  différences  qui  se 
trouvent  entre  les  équations  de  Newton  et  les  miennes  ,  et  des 
équations  qui  me  sont  particulières.  Ainsi  après  avoir  calculé  le 
lieu  de  la  lune  par  les  tables  newtoniennes  les  plus  exactes  qui 
aient  été  données  jusqu'ici  ,  et  que  je  crois  être  celles  des  Insti- 
tutions astronomiques  de  Le  Monnier ,  et  après  avoir  pris  la  difîe- 
rence  du  lieu  calculé  et  du  lieu  observé,  on  pourra  s'assurer  ai- 
sément et  promptement ,  si  en  ayant  recours  aux  tables  des  dif- 
férences ,  on  approchera  davantage  des  observations. 

Pour  faciliter  l'avancement  d'une  partie  aussi  importante  de 
l'astronomie  que  la  théorie  de  la  lune,  j'exhorte  tous  ceux  qui 
ont  calculé  ou  qui  calculeront  dans  la  suite  des  tables  de  celte 
planète  ,  soit  d'après  la  théorie  ,  soit  d'après  les  observations  ,  à 
former  de  même  des  tables  à  part  des  différences  de  leurs  résul- 
tats avec  ceux  des  Institutions  astronomiques.  Par  ce  moyen  , 
non-seulement  on  reconnaîtra  bientôt  quelles  seront  les  tables  que 
l'on  devra  préférer  aux  autres  ,  mais  il  sera  mêmêfacile  ,  avec  le 
secours  des  observations,  de  rendre  les  différences  les  moindres 
qu'il  sera  possible  ,  et  de  perfectionner  ainsi  de  nouveau  ces  ta- 
bles même. 

Je  n'entrerai  point  ici  sur  ces  différens  objets  dans  un  plus 
grand  délail  que  je  réserve  pour  mon  ouvrage  ,  et  d'après  lequel 
mon  travail  doit  être  jugé  par  ceux  à  qui  il  appartient  d'en  con- 
naître. Mais  il  est  un  point  important  dans  la  théorie  de  la  lune, 
sur  lequel  je  ne  puis  me  dispenser  de  m'étendre  ici ,  à  cause  des 
discussions  géométriques  et  philosophiques  auxquelles  il  a  donné 
lieu;  c'est  le  mouvement  de  l'apogée. 

L'apogée  de  la  lune  ,  c'est-à-dire  le  point  ou  elle  est  le  plus 
éloignée  de  la  terre  ,  n'est  pas  fixe  dans  le  ciel  ;  il  répond  succes- 
sivement à  différens  degrés  du  zodiaque  ,  et  sa  révolution  ,  sui- 
vant l'ordre  des  signes,  s'achève  dans  l'espace  d'environ  neuf 


DU  MONDE.  363 

ans,  au  boul  desquels  il  revient  à  peu  près  au  même  point  d'oii 
il  était  parti. 

Si  la  force  qui  attire  la  lune  vers  la  terre  était  unique  ,  et 
qu'elle  fut  exactement  en  raison  inverse  du  carré  de  la  dis- 
lance ,  l'apogée  serait  immobile  ,  puisque  la  lune  décrirait  alors 
exactement  et  rigoureusement  une  ellipse  dont  la  terre  occupe- 
rait le  foyer,  comme  l'a  démontré  Newton,  et  une  foule  d'au- 
teurs après  lui.  Mais  celte  force  est  altérée,  et  dans  sa  direction 
et  dans  sa  quantité,  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut;  il  n'est 
donc  pas  surprenant  qu'il  en  résulte  un  mouvement  dans  l'apo- 
gée de  la  lune. 

La  première  difficulté  qui  se  présente  ,  tombe  sur  la  méthode 
par  laquelle  on  doit  déterminer  ce  mouvement.  Il  semble  d'abord 
qu'on  puisse  y  parvenir  ,  en  se  servant  à  l'ordinaire  de  méthodes 
connues  pour  la  solution  des  problèmes  oii  l'on  néglige  de  petites 
quantités,  c'est-à-dire  en  employant  dans  chaque  correction  une 
valeur  de  plus  en  plus  exacte  du  rayon  vecteur  ;  mais  dès  la  se- 
conde correction  ,  cette  méthode  introduirait  dans  la  valeur  du 
rayon  vecteur  des  arcs  de  cercle  qui  rendraient  cette  valeur  très- 
fautive.  II  faut  convenir  pourtant  que  comme  l'orbite  de  la  lune 
n'est  pas  fort  excentrique,  et  que  les  forces  qui  l'altèrent  ne  sont 
pas  très -considérables,  on  pourrait  se  servir  de  telle  méthode 
qu'on  voudrait  pour  déterminer  cette  orbite  durant  un  petit 
nombre  de  révolutions  ,  et  qu'en  ce  cas  on  parviendrait  à  dé- 
terminer pendant  ce  même  petit  nombre  de  révokitions  le  mou- 
vement de  l'apogée  ,  tel  que  la  théorie  doit  le  donner.  Mais  en 
suivant  cette  route  ,  on  ne  trouverait  pas  le  mouvement  de  la 
lune  pour  un  nombre  de  révolutions  quelconque  ,  et  il  serait  im- 
possible de  s'assurer,  par  la  théorie  ,  si  le  mouvement  de  celte 
planète  pendant  plusieurs  années  est  tel  que  l'observent  les  astro- 
nomes. Il  est  donc  nécessaire  d'avoir  une  méthode  qui  donne  le 
mouvement  de  l'apogée  de  la  lune  pour  tant  de  temps  qu'on 
voudra  ,  et  c'est  en  cela  que  consiste  une  des  principales  difil- 
cultés  qu'on  rencontre  pour  intégrer  l'équation  de  l'orbite.  Le 
chemin  que  j'ai  pris  pour  résoudre  ce  problème  est  fort  sim- 
ple ;  en  vertu  de  la  forme  que  je  donne  à  l'équation  différentielle  , 
on  trouve  par  la  seule  inspection  de  cette  équation  ,  sans  le  se- 
cours d'aucun  autre  calcul ,  les  différens  termes  de  la  sérié  que 
donne  le  mouvement  de  l'apogée. 

Mais  la  nature  de  cette  série  même  occasione  ici  une  dilRcultx' 
nouvelle.  Le  premier  terme  de  la  série  ne  donne  à  l'apogée  qu'en- 
viron la  moitié  du  mouvement  réel  qu'on  trouve  par  les  obser- 
vations. Il  était  naturel  de  penser  que  les  autres  termes  de  cette 
série,  pris  ensemble ,  étaient  beaucoup  plus  petits  que  le  premier, 


364  SUR  LE  SYSTÈME 

comme  il  arrive  pour  l'ordinaire  et  comme  on  suppose  qu'il  doit 
arriver  dans  les  problèmes  qu'on  résout  par  approximation  ,  en 
négligeant  de  petites  quantités.  Aussi  Euler,  Clairaut  et  moi, 
qui  travaillions  dans  le  même  temps  à  la  théorie  de  la  lune  , 
avions  trouvé  par  différentes  méthodes  que  le  mouvement  de 
l'apogée  ,  déterminé  par  le  calcul ,  était  la  moitié  plus  lent  que 
les  astronomes  ne  l'ont  établi.  Des  géomètres  célèbres  et  des  phy- 
siciens très-habiles  avaient  cru  pouvoir  tirer  de  là  quelques  con- 
séquences contre  la  loi  de  la  gravitation  en  raison  inverse  du 
carré  des  distances.  Pour  moi ,  j'ai  toujours  pensé  qu'il  ne  fal- 
lait pas  se  déterminer  si  vite  à  abandonner  cette  loi ,  et  cela  par 
deux  raisons  que  je  ne  ferai  qu'indiquer,  les  ayant  développées 
plus  au  long  dans  cet  ouvrage.  La  première  est  fondée  sur  un 
principe  qu'il  est  également  dangereux  d'employer  quand  les 
phénomènes  s'y  opposent,  et  de  négliger  quand  ils  ne  s'y  oppo- 
sent pas  ;  c'est  que  toute  autre  loi  substituée  à  la  loi  du  carré  , 
ne  serait  pas  aussi  simple  ,  puisqu'alors  le  rapport  des  attractions 
ne  dépendrait  plus  simplement  des  distances;  la  seconde,  c'est 
que  la  loi  substituée  ne  pourrait  servir,  comme  quelques  per- 
sonnes l'avaient  pensé ,  à  expliquer  tout  à  la  fois  les  phénomènes 
de  la  gravitation,   et  ceux  de  l'attraction  qu'on  reconnaît  ou 
qu'on  suppose  entre  les  corps  terrestres.  Je  croyais  donc,  sans 
rien  changer  à  la  loi  de  la  gravitation ,  qu'il  y  avait  seulement 
quelques  forces  particulières  qui  s'ajoutaient  à  celle-là,  et  sur  la 
nature  desquelles  je  m'abstins  absolument  de  2:)rononcer.  Newton 
en  avait  d'ailleurs  soupçonné  de  telles  ,  et  quoiqu'il  n'eût  point 
fait  entrer  ces  forces  dans  le  calcul  du  mouvement  de  l'apogée , 
il  était  possible  qu'elles  en  produisissent  une  partie  ;  c'en  était 
assez  du  moins  pour  susjDendre  notre  jugement  sur  ce  point. 
Enfin,  j'avais  déjà  calculé  assez  exactement  la  plupart  des  autres 
inégalités  du  mouvement  de  la  lune ,   pour  être  assuré  que  ces 
inégalités  répondaient  assez  bien  aux  observations  ;  j'étais  donc 
d'autant  moins  inquiet  sur  la  différence  que  tous  les  géomètres 
avaient  trouvée,  entre  le  mouvement  calculé  de  l'apogée  et  son 
mouvement  observé,  que  le  système  général  du  monde  ne  me 
paraissait  recevoir  par  là  aucune  atteinte. 

Clairaut,  en  calculant  plus  exactement  la  série  qui  donne  le 
mouvement  de  l'apogée,  s'est  aperçu  le  premier  qu'il  ne  suffisait 
pas  de  s'en  tenir  au  premier  terme.  A  cette  importante  remar- 
que ,  j'en  ajoute  une  autre  qui  ne  me  paraît  pas  moins  essen- 
tielle; c'est  qu'il  ne  sufïit  pas  même  de  s'en  tenir  au  second  terme 
de  cette  série,  qu'il  faut  pousser  l'exactitude  du  calcul  jusqu'au 
troisième  et  au  quatrième  terme  ;  car  c'est  le  seul  moyen  de  s'as- 
surer que  la  série  est  assez  convergente  après  son  second  terme, 


DU  MONDE.  365 

pour  que  les  termes  qui  sont  au-delà  des  quatre  ou  cinq  premiers 
puissent  être  négligés  sans  crainte.  Il  est  vrai  que  la  nécessité 
d'avoir  égard  à  tous  ces  termes ,  engage  dans  des  calculs  difficiles 
par  leur  objet  et  rebutans  par  leur  longueur.  Mais  on  est  suffisam- 
ment récompensé  par  le  résultat  qu'ils  donnent,  et  qui  se  trouve 
tel  qu'il  doit  être  pour  confirmer  entièrement  le  système  de  la 
gravitation  universeile. 

Newton,  dans  la  première  édition  de  ses  Principes^  en  1687, 
dit  qu'ayant  calculé  ,  d'après  les  lois  de  l'attraction  ,  le  mouve- 
ment de  l'apogée  ,  il  l'a  trouvé  assez  conforme  aux  observations. 
Mais  non-seulement  il  ne  donne  pas  la  méthode  qu'il  a  suivie 
pour  y  parvenir ,  il  avoue  même  que  son  calcul  est  peu  exact , 
et  que  c'est  pour  cette  raison  qu'il  n'en  détaille  pas  le  procédé. 
Dans  la  seconde  édition,  le  scolie,  oii  se  trouve  ce  que  nous  ve- 
nons de  dire,  est  remplacé  par  un  autre  où  Newton  ,  négligeant  et 
oubliant  même  le  premier  calcul ,  ne  parle  plus  dn  mouvement 
de  l'apogée  lunaire  que  d'après  les  observations.  ISIais  dans  un. 
autre  endroit  de  cette  seconde  édition  ,  ii  dit ,  sans  en  apporter 
de  preuves,  que  l'action  du  soleil  sur  la  lune,  en  tant  qu'elle 
est  dirigée  vers  la  terre  ,  est  telle  qu'il  le  faut  pour  donner  à  l'a- 
pogée son  mouvement;  cependant  il  esttrès-cer'ain  que  la  par- 
tie de  l'action  du  soleil  qui  est  proportionnelle  à  la  distance  de  la 
lune  à  la  terre,  et  qui,  dans  les  principes  de  Newton ,  doit  cau- 
ser le  mouvement  de  l'apogée,  n'est  que  la  moitié  de  ce  qu'elle 
doit  être  pour  donner  à  l'apogée  le  mou  veinent  nécessaire.  Aussi 
un  des  plus  habiles  commentateurs  de  New  ton  ,  et  le  seul  même 
qui  ait  entrepris  avant  ces  derniers  temps  de  résoudre  la  ques- 
tion du  mouvement  de  l'apogée,  trouve  d'abord  qu'en  considé- 
rant seulement  la  force  dont  nous  venons  de  parler  ,  le  mouve- 
ment de  l'apogée  n'est  que  la  moitié  de  ce  qu'il  doit  être.  Le 
même  commentateur  ayant  égard  ensuite   à  l'excentricité   de 
l'orbite  ,  et  à  la  force  entière  du  soleil  qui  agit  sur  la  lune  dans 
le  sens  du  rayon  vecteur,  trouve  par  le  mouvement  de  l'apogée 
une  quantité  beaucoup  plus  rapprochante  du  mouvement  réel. 
Mais  quand  on  a  traité  cette  question  avec  l'exactitude  que  nous 
y  avons  apportée,  et  qu'on  a  examiné  attentivement  les  différens 
termes  dont  la  combinaison  donne  le  mouvement  de  l'apogée  , 
on  reconnaît  aisément  combien  peu  on  doit  se  fier  aux  calculs 
de  l'auteur  dont  nous  parlons.  Car  ce  géomètre,  dont  le  travail 
montre  d'ailleurs  beaucoup  de  sagacité  et  de  connaissance,  pa- 
rait avoir  entièrement  négligé  deux  circonstances  essentielles  , 
qui  influent  plus  que  toutes  les  autres  sur  le  mouvement  de  l'apo- 
gée, la  variation  de  l'excentricité  bien  différente  de  rexcentncité 
même,  la  force  perpendiculaire  au  rayon  vecteur,  bien  différente 
I.  24 


366  SUR  LE  SYSTÈME 

aussi  et  bien  dislinguëe  de  celle  qui  agit  dans  la  direction  de  ce 
rayon.  Ces  deux  observations  ,  indépendamment  de  plusieurs 
autres  qu'on  y  pourrait  ajouter,  suffiront  à  ceux  qui  entendent 
et  qui  ont  approfondi  ces  matières  .  pour  juger  que  le  problème 
du  mouvement  de  l'apogée  n'a  point  été  suffisamment  résolu  par 
cet  auteur,  et  que  le  calcul  le  plus  sévère,  le  plus  épineux  et  le 
plus  pénible  était  nécessaire  pour  décider  la  question. 

Tels  sont  les  principaux  objets  que  j'ai  traités  dans  le  premier 
livre  de  cet  ouvrage ,  qui  a  pour  objet  la  théorie  de  la  lune.  L'a- 
cadémie de  Pétersbourg  avait  choisi ,  il  y  a  deux  ans  ,  cette  théo- 
rie pour  le  sujet  du  prix  qu'elle  proposa.  Elle  insistait  surtout 
dans  son  programme  sur  le  problème  du  mouvement  de  l'apo- 
gée; du  reste,  cette  savante  académie  observe  très-judicieuse- 
ment que  tout  ce  qu'on  peut  exiger  de  la  théorie  ,  c'est  qu'elle 
conduise  à  peu  près  au  même  résultat  que  donnent  les  observa- 
tions ;  et  que  d'ailleurs  c'est  au  temps  seul  à  assurer  la  valeur 
exacte  des  équations  qu'on  trouve  par  le  calcul ,  ou  à  faire  con- 
naître ce  qui  manque  à  cette  valeur.  Je  croyais  donc  avoir  rem- 
pli ,  autant  qu'il  m'était  possible,  les  principales  vues  de  l'acadé- 
mie de  Pétersbourg.  Mais  quelques  raisons  particulières  m'ayant 
empêché  de  concourir ,  je  me  suis  contenté  de  remettre  ma  Théo- 
rie de  la  lune  entre  les  mains  du  secrétaire  de  l'Académie  des 
sciences,  près  de  neuf  mois  (i)  avant  le  jugement  de  l'académie 
de  Pétersbourg,  et  long-temps  avant  qu'aucun  ouvrage  sur  la 
théorie  de  la  lune  eut  été  mis  au  jour.  Les  additions  dont  j'ai 
enrichi  cette  théorie  sont  désignées  avec  soin  ;  c'est  une  précau- 
tion que  j'ai  cru  devoir  prendre  pour  distinguer  ce  qui  était  fait, 
il  y  a  près  de  trois  ans  ,  de  ce  qui  a  été  fait  depuis.  Cependant  , 
pour  peu  qu'on  examine  ces  additions ,  on  verra  facilement  que  ce 
qui  a  été  publié  sur  la  lune,  malgré  tout  le  cas  que  j'en  fais,  et 
qu'on  en  doit  faire  ,  n'a  pu  m'étre  absolument  d'aucun  secours. 
En  rendant  justice ,  comme  je  le  dois  ,  aux  talens  et  à  la  sagacité 
des  savans  géomètres  qui  ont  traité  en  même  temps  que  moi  cette 
importante  matière  ,  il  doit  m'étre  permis  de  me  conserver  aussi 
la  possession  de  ce  qui  peut  m'appartenir. 

Les  inégalités  qu'on  observe  dans  le  mouvement  de  la  terre 
sont  l'objet  du  premier  chapitre  du  second  livre  ;  elles  sont  beau- 
coup moins  sensibles  que  celles  de  la  lune.  Ce  n'est  même  que 
depuis  un  assez  petit  nombre  d'années  qu'on  a  remarqué  ces  iné- 
f^alités.  Deux  causes  peuvent  concourir  pour  les  produire;  l'ac- ' 
lion  de  la  lune  sur  la  terre  ,  et  celle  des  planètes  tant  supérieure* 

(i)  Le  lo  janvier  1752. 


DU  MONDE.  367 

qu'inférieures.  Il  est  nécessaire  d'examiner  d'abord  quelle  peut 
être  l'action  de  la  lune  seule. 

Ce  problème,  outre  les  difficultés  analytiques,  en  renferme 
d'une  autjre  espèce  ;  car  il  demande  qu'on  connaisse  la'parallaxe 
du  soleil  et  la  masse  de  la  lune,  deux  quantités  jusqu'ici  assez 
peu  connues ,  parce  que  la  détermination  en  est  très-délicate  , 
une  légère  erreur  dans  l'observation  en  produisant  une  fort 
grande  dans  le  résultat  qui  donne  la  valeur  de  ces  quantités. 
INéanmoins,  en  prenant  la  parallaxe  du  soleil  à  peu  près  telle 
que  l'ont  établie  les  astronomes  les  plus  exacts  ,  et  en  supposant  la 
masse  de  la  lune  telle  que  je  l'ai  tix)uvée  dans  mes  recherrlies  sur 
la  précession  des  équinoxes,  on  parvient  à  une  équation  d'envi- 
ron 11",  tantôt  ad'litive  et  tantôt  soustractive  ,  qui  dépeud  de  la 
distance  du  lieu  de  la  lune  à  celui  du  soleil.  On  trouve  une  équa- 
tion à  peu  près  semblable  pour  le  mouvement  en  latitude  que  la 
terre,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  le  soleil  doit  recevoir  par 
l'action  de  la  Inné;  car  il  est  évident  que  l'orbite  de  la  lune  n'é- 
tant pas  exactement  dans  le  même  plan  que  l'orbite  de  la  terre  , 
l'action  que  la  lune  exerce  sur  la  terre  doit  donner  ;,  celle-ci  un 
mouvement  de  libration  ,  tantôt  au-dessus,  tantôt  au-dessous  du 
plan  de  l'écliptitjue. 

Soit  que  ces  variations  aient  une  valeur  moindre  que  nous  ne 
l'avons  déterminée,  soit  que  les  astronomes  n'aient  pas  apporté, 
pour  les  observer,  toute  l'attention  nécessaire,  elles  paraissent 
jusqu'à  présent  avoir  échappé  à  leurs  recliercnes.  Pour  les  euf^a- 
ger  à  s'y  rendre  encore  plus  attentifs  ,  s'il  est  possible ,  j'ai  donné 
une  méthode  assez  facile  ,  par  laquelle  on  ])eut  assigner  ces  iné- 
galités en  observant  la  déclinaison  et  l'ascension  droite  du  soleil. 

A  l'égard  des  autres  inégalités  du  mouvement  de  la  terre,  iné- 
galités qui  font  varier  l'équation  du  centre  de  près  d'une  minute, 
et  qui  ne  dépendent  point  de  la  situation  de  la  lune  par  rapport 
à  la  terre  ,  ou  qui  du  moins  n'en  dépendent  pas  unfquement , 
sera-ce  à  l'action  de  la  lune  ou  à  celle  des  planètes  premières, 
comme  de  Jupiter,  qu'il  faudra  les  attribuer?  Il  ne  paraît  pas 
d'abord  vraisemblable  qu'aucune  des  inégalités  causées  par  l'ac- 
tion de  la  lune  puisse  aller  jusqu'à  près  d'une  minute,  puisque 
les  premières  inégalités  qu'on  découvre ,  et  qui  |)araisssent  devoir 
être  les  plus  considérables  ,  ne  montent  qu'à  quelques  secondes. 
D'un  autre  côté,  pour  peu  qu'on  examine  l'équation  du  problème, 
et  qu'en  général  on  soit  exercé  à  ces  sortes  de  questions ,  il  ne  pa- 
raît pas  impossible  qu'un  second  calcul,  plus  exact  que  le  pre- 
mier, ne  donne  des  inégalités  plus  considérables.  En  etlet ,  on 
trouve  d'abord  par  ce  second  cah  ul  certains  ternie-^  qui  ,  par  les 
coèljftciens  dont  ils  sont  affectés ,  semblent  devoir  donner  des  équa- 


368  SUR  LE  SYSTÈME 

tions  plus  grandes  que  les  premières.  Mais  en  examinant  cette' 
analyse  de  plus  près  ,  on  s'aperçoit  bientôt  que  ces  termes  sont 
détruits  ,  ou  entièrement  ,  ou  presque  entièrement  par  d'autres  , 
et  ne  laissent  qu'un  résultat  ou  nul ,  ou  fort  petit.  Néajiraoins  la 
nature  de  ces  questions  est  si  compliquée  par  les  différentes  sortes 
d'élémens  qui  y  entrent ,  et  si  propre  à  tromper  le  plus  habile 
calculateur,  qu'on  aurait  besoin  d'une  analyse  encore  plus  exacte, 
pour  s'assurer  si  les  inégalités  dont  il  s'agit  sont  produites  ou  non 
par  la  lune.  Heureusement  je  crois  avoir  trouvé  moyen  de  déci- 
der cette  question  sans   aucun  calcul ,  par  une  synthèse  fort 
simple.  Celte  synthèse  fait  voir,  non-seulement  que  le  centre  de 
gravité  de  la  terre  et  de  la  lune  décrit  autour  du  soleil  une  ellipse 
suivant  la  loi  de  Kepler,  comme  Newton  l'a  avancé  sans  démons- 
tration, mais  encore  que  les  forces  perturbatrices  qui  agissent  sur 
ce  centre  de  gravité  jDour  altérer  son  mouvement  dans  cette  el- 
lipse ,  sont  d'une  petitesse  si  excessive  ,  que  leur  effet  paraît  de- 
voir absolument  échapper  aux  observations  et  aux  calculs  ;  d'où 
il  résulte  en  premier  lieu  que  l'inégalité  de  ii",  dont  il  a  été 
parlé  plus  haut,  et  qui  peut-être  est  encore  plus  petite ,  est  la  plus 
considérable  de  toutes  celles  que  l'action  de  la  lune  peut  produire 
dans  le  mouvement  de  la  terre  ;  en  second  lieu  ,  que  les  inégali- 
tés ,  remarquées  par  les  astronomes  dans  le  mouvement  de  la 
terre  ,  sont  l'effet  de  l'action  des  autres  planètes;   et  ce  qui  le 
confirme  ,  c'est  que  Jupiter  n'est  guère  plus  éloigné  de  la  terre 
que  de  Saturne,  et  qu'il  dérange  sensiblement  le  mouvement  de 
cette  dernière  planète. 

Newton  ,  dans  ses  Principes  ,  avait  déjà  remarqué  en  général 
que  l'action  de  Jupiter  sur  Saturne  peut  produire  un  effet  qui 
n'est  pas  à  négliger  ;  mais  ce  n'est  que  depuis  peu  d'années  qu'on 
a  recherché  avec  soin  les  inégalités  du  mouvement  de  Saturne. 
Euler,  dans  une  excellente  pièce  sur  ce  sujet,  qui  remporta  le 
prixde  l'itcadémie,  en  1748,  a  déterminé  parla  théorie  plusieurs 
de  ses  inégalités.  Le  mouvement  de  Jupiter  étant  à  celui  de  Sa- 
turne dans  un  rapport  qui  n'est  ni  fort  différent  ni  fort  appro- 
chant de  l'unité,  savoir,  dans  celui  de  5  à  2,  la  recherche  des  iné- 
galités de  Saturne  n'est  pas  sujette,  à  certains  égards,  aux  mêmes 
difficultés  que  celle  des  inégalités  de  la  lune  ;  car  on  n'y  rencontre 
pas,  du  moins  aussi  fréquemment,  de  ces  termes  dont  les  coëffi- 
ciens deviennent  par  l'intégration  beaucoup  plus  grands  qu'ils  n'é- 
taient dans  la  différentielle  ,  et  ne  doivent  pas  par  conséquent  être 
négligés,  quoique  d'abord  ils  semblent  devoir  l'être.  Mais  à  la  place 
de  ces  difficultés,  il  s'en  présente  d'autres  qui  ne  sont  guère  moin- 
dres ,  par  la  nature  et  le  peu  de  convergence  des  sérieâ  qui  expri- 
ment les  forces  perturbatrices.  Heureusement  Eulçr  a  remarqué 


Ï)U  MONi)Ë.  36g 

^{Liê  ces  séries  devenaient  très-convergentes  par  l'intégration  ,  et 
il  a  donné  une  méthode  particulière  pour  en  trouver  les  premiers 
et  principaux  termes.  Je  trouve  aussi  ces  mêmes  termes  par  une 
route  différente ,  et  que  je  crois  assez  simple;  c'est  aux  savans  à 
juger  laquelle  des  deux  réunit  le  plus  d'avantages.  J'ai  aussi  tâché 
de  faire  sentir  pourquoi  Euler  a  rencontré  des  arcs  de  cercles  dans 
l'expression  du  rayon  de  l'orbite  de  Saturne  ,  comment  on  pour- 
rait se  débarrasser  de  ces  arcs,  et  parvenir  ainsi  à  rendre  raison 
de  l'inégalité  séculaire  qu'on  observe  dans  le  mouvement  de  Sa- 
turne. J'ai  rendu  compte  de  cette  inégalité,  ainsi  que  de  plu- 
sieurs autres  ,  sur  la  quantité  desquelles  les  astronomes  sont  ou 
ne  sont  pas  d'accord.  A  ce  détail  historique  et  astronomique, 
j'ai  joint  une  méthode  pour  déterminer  le  mouvement  des  nœuds 
et  la  variation  d'inclinaison  de  l'orbite  des  planètes  premières , 
en  la  rapportant ,  non  à  l'orbite  des  planètes  dont  l'action  trouble 
leurs  mouvemens  ,  mais  ,  ce  que  personne  n'avait  encore  fait  , 
au  plan  de  l'écliptique  ,  ou  plutôt  au  plan  fixe  et  immobile  qui 
la  représente.  Il  resterait  à  tirer  de  ces  différentes  méthodes  la 
valeur  des  inégalités  de  Saturne,  pour  la  comparer  avec  celle 
que  donnent  les  observations  ,  ou  peut-être  même  pour  y  sup- 
pléer ,  les  observations  de  Saturne  depuis  deux  siècles  n'ayant 
été  ni  toutes  exactes  ,  ni  assez  nombreuses.  Mais  le  travail  con- 
sidérable que  demandent  ces  recherches  ,  et  des  occupations 
d'un  autre  genre  auxquelles  des  circonstances  imprévues  m'ont 
obligé  ,  me  forcent  de  remettre  ces  opérations  à  un  autre  temps. 
Non-seulement  les  planètes  agissent  les  unes  sur  les  autres,  et 
altèrent  par  ce  moyen  leurs  mouvemens  ;  elles  agissent  encore, 
suivant  Newton  ,  sur  le  soleil ,  qui  par  ce  moyen  n'est  pas  im- 
mobile dans  l'espace  absolu.  Il  est  vrai  que  le  mouvement  du 
soleil  importe  peu  aux  astronomes  ;  premièrement ,  parce  que 
ce  mouvement  est  très-peu  considérable  par  rapport  à  celui  des 
planètes  ;  et  de  plus  ,  parce  que  les  astronomes  n'observent  et 
n'ont  besoin  d'observer  que  le  mouvement  relatif  des  planètes 
par  rapport  au  soleil  considéré  comme  immobile  ,  soit  qu'en  effet 
cet  astre  ait  du  mouvement  ,  ou  qu'il  n'en  ait  pas.  Néanmoins 
il  m'a  paru  à  propos  de  traiter  cette  question  dans  un  ouvrage 
oii  je  discute  les  principaux  points  du  s^^stème  du  monde.  D'ail- 
leurs celte  recherche  ne  sera  peut-être  pas  tout-à-fait  inutile 
pour  connaître  le  mouvement  de  certaines  étoiles  dans  lesquelles 
on  observe  des  aberrations  particulières  ,  occasionées  peut-être 
par  l'action  de  quelque  planète  qui  tourne  autour  d'elles.  J'ai 
donc  déterminé  le  mouvement  du  soleil  en  embrassant  d'abord 
la  question  dans  toute  sa  généralité  ;  puis  en  la  simplifiant  par 
degrés ,  je  suis  parvenu  à  une  méthode  fort  facile  ,  par  laquelle^ 


370  SUR  LE  SYSTÈME 

on  trouve  à  très-peu  près  le  lieu  de  cet  astre  clans  un  tenip** 
quelconque. 

Ces  recherches  sont,  suivies  de  quelques  remarques  nouvelles 
sur  le  problème  îles  trois  corps,  sur  les  diiîérens  moyens  qu'on 
petit  employer  pour  le  résoudre  ,  et  sur  certaines  difficultés  ana- 
lytiques relatives  à  ce  problème.  Je  souhaite  que  ces  remarques, 
dans  lesquelles  j'ai  été  le  plus  court  qu'il  m'a  été  possible ,  pa- 
raissent dignes  de  quelque  attention  au"s  géomètres. 

Dans  le  dernier  chapitre  du  second  livre,  j'applique  la  solu- 
tion générale  du  problème  des  trois  corps  au  mouvement  d'un 
projectile  sollicité  par  des  forces  quelconques  ,  et  mû  dans  un 
mouvement  résistant.  Quoique  cette  matière  ait  déjà  été  traitée 
avec  grand  soin  par  de  très-savans  hommes  ,  j'ai  tâché  de  me 
renfermer  ici  dans  des  recherches  absolument  nouvelles  ,  et 
aux  nielles  peut-être  les  méthodes  connues  ne  s'appliqueraient 
qu'avec  difficulté.  Si  l'espace  danslequel  lesplauètes  se  meuvent 
n'est  pas  absolument  vide  ,  comme  il  est  permis  de  le  croire,  nos 
remarques  sur  le  mouvement  d'une  planète  ,  dans  une  orbite 
peu  excentrique  et  dans  un  milieu  résistant  ,  pourront  avoir 
leur  application.  Je  n'entre  point  sur  cela  dans  un  plus  grand 
détail  ,  et  je  renvoie  mes  lecteurs  à  l'endroit  de  înon  ouvrage  où 
cette  matière  est  traitée» 

Le  troisième  livre  est  destiné  à  la  discussion  de  différens 
autres  points  du  système  du  monde.  Il  commence  par  de  nou- 
velles réflexions  sur  la  précession  des  équinoxes ,  sur  les  deux 
solutions  que  j'ai  données  de  ce  problème ,  sur  la  route  que  j'ai 
suivie  dans  la  première  de  ces  solutions  ,  sur  la  nécessité  dont 
elle  est  pour  assurer  l'exactitude  de  la  seconde,  sur  les  méthodes 
fautives  qu'on  pourrait  employer  pour  traiter  cette  question  , 
sur  les  conséquences  qu'on  peut  tirer  de  ma  théorie  par  rapport 
à  la  figure  de  la  terre  et  à  la  masse  de  la  lune  ,  sur  l'influence 
que  l'action  des  autres  planètes  peut  avoir  dans  cette  précession, 
enfin  sur  la  manière  de  calculer  les  variations  des  étoiles  en  dé- 
clinaison et  en  ascension  droite  qui  résultent  du  mouvement  de 
l'axe  de  la  terre. 

Ces  différentes  recherches  sont  suivies  de  plusieurs  autres  que 
je  n'ai  pas  cru  moins  nécessaires.  Elles  ont  pour  objet  le  mouve- 
ment que  l'action  du  soleil  peut  produire  dans  l'axe  de  la  lune 
considérée  comme  un  sphéroïde  ,  la  libralion  de  cette  planète  , 
sa  figiire  ,  la  rotation  des  planètes  sur  leur  axe  ,  celle  de  la  lune 
en  particulier  ,  et  l'insuffisance  des  raisons  par  lesquelles  quel- 
ques savans  ont  prétendu  expliquer  pourquoi  cet  astre  nous 
montre  toujours  à  peu  près  la  même  face.  Je  me  contente  d'ia- 


DU  MONDE.  37t 

(tiquer  en  général  ces  diflerens  objets ,  les  bornes  et  la  nature  de 
ce  discours. ne  me  permettant  pas  d'en  parler  ici  plus  au  long. 

Enfin  le  dernier  chapitre  de  cet  ouvrage  roule  sur  la  figure 
de  la  terre.  Ce  sujet ,  déjà  savamment  et  profondément  discuté 
par  plusieurs  géomètres,  est  envisagé  ici  sous  un  point  de  vue 
plus  étendu.  Après  quelques  observations  préliminaires  sur  la 
parallaxe  de  la  lune  ,  la  terre  étant  considérée  comme  un  sphé- 
roïde ,  et  sur  la  manière  de  déterminer  la  figure  delà  terre,  par 
la  mesure  de  plusieurs  degrés  de  méridien  ,  sans  s'asujétir  d'ail- 
leurs à  aucune  hypothèse,  je  viens  à  des  recherches  mécaniques 
sur  cette  figure  même.  Par  une  route  assez  singulière  et  entiè- 
rement nouvelle  ,  je  détermine  l'attraction  d'un  sphéroïde  quel- 
conque, sans  supposer,  comme  on  l'a  fait  jusqu'à  présent ,  que 
cç  sphéroïde  soit  elliptique  ,  mais  seulement  qu'il  soit  peu  diffé- 
rent d'un  cercle.  Je  vais  voir  ensuite  comment  cette  théorie  peut 
être  appliquée  à  la  recherche  de  la  figure  de  la  terre.  Il  y  a  lieu 
de  croire  que  ces  remarques,  jointes  à  celles  que  j'ai  données 
sur  les  lois  hydrostatiques  d'où  dépend  ce  problème  ,  pourront 
conduire  à  un  nouveau  traité  sur  cette  importante  question  , 
plus  général ,  ce  me  semble  ,  et  moins  hypothétique  que  ceux 
qui  ont  paru  jusqu'à  présent,  quelque  estime  que  l'on  doive  faire 
d'ailleurs  de  ces  excellens  ouvrages. 

Tels  sont  les  principaux  objets  traités  dans  ce  livre  auquel  je 
travaille  depuis  plusieurs  années,  et  que  divers  obstacles  m'ont 
empêché  de  publier  plus  tôt.  Je  ne  doute  point  que  les  différentes 
matières  que  j'y  ai  discutées  ne  puissent  être  encore  plus  exac- 
tement et  plus  utilement  approfondies  ;  il  n'en  est  même  presque 
aucune  sur  laquelle  je  ne  sente  que  je  pourrais  moi-même  aller 
plus  loin  avec  le  temps  et  de  nouvelles  recherches.  Je  connais 
les  engagemens  que  cet  ouvrage  m'impose  ,  et  je  leur  consa- 
crerai avec  autant  d'ardeur  que  de  scrupule  tous  les.  moraens 
que  pourront  me  laisser  mes  autres  occupations.  C'est  à  quoi  je 
suis  d'autant  plus  disposé  ,  que  je  crois  avoir  développé  dans  ce 
traité  la  partie  la  plus  difilcile  des  principales  questions  qui  re- 
gardent le  système  du  monde,  c'est-à-dire  avoir  donné  le  moyen 
de  les  résoudre.  L'espérance  que  ces  méthodes  pourront  être  de 
quelque  secours  pour  ceux  qui  travaillent  à  l'avancement  de 
l'astronomie-physique  ,  est  le  principal  motif  qui  m'a  engagé 
à  publier  cet  ouvrage.  De  tous  ceux  que  j'ai  donnés  jusqu'ici  au 
public  ,  il  n'en  e^t  point  qui  m'ait  coûté  plus  de  temps  et  de 
travail.  J'en  serais  suilisarament  récompensé  ,  quand  il  ne  servi- 
rait qu.'à  en  produire  de  meilleurs. 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  faire  quelques  réflexions  sur  le  système 


372  SUR  LE  SYSTEME 

îiewtonien,  qui  est  la  base  de  toutes  mes  recherclies.  J'ai  exposé 
ailleurs  ce  qu'il  me  semble  qu'on  doit  penser  de  ce  système  , 
des  applications  qu'on  en  a  faites  ,  et  de  l'extension  plus  ou 
moins  grande  qu'on  lui  a  donnée.  A  ces  réflexions  ,  auxquelles 
je  renvoie  le  lecteur,  j'ajouterai  les  suivantes. 

Les  observations  astronomiques  démontrent  que  les  planètes 
se  meuvent,  ou  dans  le  vide,  ou  au  moins  dans  un  milieu  fort 
rare,  ou  enfin,  comme  l'ont  prétendu  quelques  philosophes,  dans 
un  milieu  fort  dense  qui  ne  résiste  pas ,  ce  qui  serait  néanmoins 
plus  difficile  à  concevoir  que  l'attraction  même  ;  mais  quelque 
parti  qu'on  prenne  sur  la  matière  du  milieu  dans  lequel  les  pla- 
nètes se  meuvent ,  la  loi  de  Kepler  démontre  au  moins  qu'elles 
tendent  vers  le  soleil  ;  ainsi  la  gravitation  des  planètes  vers  le 
soleil ,  quelle  qu'en  soit  la  cause  ,  est  un  fait  qu'on  doit  regarder 
comme  démontré,  ou  rien  ne  l'est  en  physique. 

La  gravitation  des  planètes  secondaires  ou  satellites  vers  leurs 
planètes  principales  ,  est  un  second  fait  évident  et  démontré  par 
les  mêmes  raisons  et  par  les  mêmes  faits. 

Les  preuves  de  la  gravitation  des  planètes  principales'  vers 
leurs  satellites  ne  sont  pas  en  aussi  grand  nombre,  mais  elles 
suffisent  cependant  pour  nous  faire  reconnaître  cette  gravitation. 
Les  phénomènes  du  flux  et  reflux  de  la  mer  ,  et  surtout  la 
théorie  de  la  nutation  de  l'axe  de  la  terre  et  de  la  précession  des 
équinoxes  ,  si  bien  d'accord  avec  les  observations ,  prouvent  in- 
vinciblement que  la  terre  tend  vers  la  lune.  Nous  n'avons  pas  de 
semblables  preuves  pour  les  satellites.  Mais  l'analogie  seule  ne 
suffit-elle  pas  pour  nous  faire  conclure  que  l'action  entre  les 
planètes  et  leurs  satellites  est  réciproque?  Je. n'ignore  pas  l'abus 
que  l'on  peut  faire  de  cette  manière  de  raisonner  pour  tirer  en 
physique  des  conclusions  trop  générales  ;  mais  il  me  semble  , 
ou  qu'il  faut  absolument  renoncer  à  l'analogie  ,  ou  que  tout 
concourt  ici  pour  nous  engager  à  en  faire  usage. 

Si  l'action  est  réciproque  entre  chaque  planète  et  ses  satellites, 
elle  ne  paraît  pas  l'être  moins  entre  les  planètes  premières.  In- 
dépendamment des  raisons  tirées  de  l'analogie  ,  qui  ant  à  la 
vérité  moins  de  force  ici  que  dans  le  cas  précédent,  mais  qui 
pourtant  en  ont  encore ,  il  est  certain  que  Saturne  éprouve  dans 
son  mouvement  des  variations  sensibles  ,  et  il  est  fort  vraisem- 
blable que  Jupiter  est  la  principale  cause  de  ces  variations.  Le 
temps  seul  ,  il  est  vrai  ,  pourra  nous  éclairer  pleinement  sur  ce 
point ,  les  géomètres  et  les  astronomes  n'ayant  encore ,  ni  des 
observations  assez  complètes  sur  les  mouvemens  de  Saturne  ,  ni 
une  théorie  assez  exacte  des  dérangemens  que  Jupiler  lui  cause. 
Mais  il  y  abeaucoup  d'apparence  que  Jupiter,  qui  est  sans  corn- 


DU  MONDE.  >3 

pnrnison  la  plus  grosse  de  toutes  les  planètes  ,  et  la  plus  prodie 
<ie  Satrrne,  entre  au  moins  pour  beaucoup  clans  la  cause  de 
ces  de'rangemens.  Je  dis  poiii'  beaucoup  ,  et  non  pour  tout  ;  car 
outre  une  cause  dont  nous  parlerons  bientôt ,  l'action  des  cinq 
satellites  de  Saturne  pourrait  encore  produire  quelque  déran- 
gement dans  cette  planète  ;  et  peut-être  sera-t-il  nécessaire 
d'avoir  égard  à  l'action  des  satellites  pour  déterminer  entièrement 
et  avec  exactitude  toutes  les  inégalités  du  mouvement  de  Sa- 
turne, aussi  bien  que  celles  de  Jupiter. 

Si  les  satellites  agissent  sur  les  planètes  principales  ,  et  si 
celles-ci  agissent  les  unes  sur  les  autres,  elles  agissent  donc  aussi 
sur  le  soleil  :  c'est  une  conséquence  assez  naturelle.  Mais  jusqu'ici 
les  faits  nous  manquent  encore  pour  la  vérifier.  Le  moyen  le 
plus  infaillible  de  décider  cette  question  ,  est  d'examiner  les 
i^»iégalités  de  Saturne.  Car  si  Jupiter  agit  sur  le  soleil  en  même 
temps  que  sur  Saturne ,  il  est  nécessaire  de  transporter  à  Saturne, 
en  sens  contraire  ,  l'action  de  Jupiter  sur  le  soleil,  pour  avoir 
le  mouvement  de  Saturne  par  rapport  à  cet  astre  ;  et  entre 
autres  inégalités,  cette  action  doit  produire  dans  le  mouvement 
de  Saturne  une  variation  proportionnelle  au  sinus  de  la  distance 
entre  le  lieu  de  Jupiter  et  celui  de  Saturne.  C'est  aux  astronomes 
à  s'assurer  si  cette  variation  existe  ,  et  si  elle  est  telle  que  la 
théorie  la  donne. 

On  peut  voir  par  ce  détail  quels  sont  les  différens  degrés  de 
certitude  que  nous  avons  jusqu'ici  sur  les  ])rincipaux  points  du 
système  de  l'attraction  ,  et  quelle  nuance  ,  pour  ainsi  dire  ,  ob- 
servent ces  degrés.  Ce  sera  la  même  chose  quand  on  voudra 
transporter  le  système  général  de  l'attraction  des  corps  célestes  à 
l'attraction  des  corps  terrestres  ou  sublunaires.  Nous  remarque- 
rons en  premier  lieu  que  cette  attraction  ou  gravitation  générale 
s'y  manifeste  moins  en  détail  dans  toutes  les  parties  de  la  ma- 
tière ,  qu'elle  ne  fait  pour  ainsi  dire  en  total  dans  les  différens 
globes  qui  composent  le  système  du  monde  :  nous  remarquerons, 
de  plus ,  qu'elle  se  manifeste  dans  quelques  uns  des  corps  qui 
nous  environnent  plus  que  dans  les  autres  ;  qu'elle  paraît  agir  ici 
par  impulsion,  là  par  une  mécanique  inconnue  :  ici  suivant  une 
loi,  là  suivant  une  autre  ;  enfin  pins  nous  généraliserons  et  nous 
étendrons  en  quelque  manière  la  gravitation,  plus  ses  effets  nous 
paraîtront  variés  ,  et  plus  nous  la  trouverons  obscure  ,  et  en 
quelque  manière  informe  dans  les  phénomènes  qui  en  résultent, 
ou  que  nous  lui  attribuons.  Soyons  donc  très-réservés  sur  cette 
généralisation  ,  aussi  bien  que  sur  la  nature  de  la  force  qui 
produit  la  gravitation  des  planètes;  reconnaissons  seulement  que 
les  effets  de  cette  force  n'ont  pu  se  réduire  -  du  moins  jusqu'ici. 


374  SUP^   LE  SYSTÈME 

à  aucune  des  lois  connues  de  la  mécanique  ;  n'emprisonnons 
point  la  nature  dans  les  limites  étroites  de  notre  intelligence  ; 
approfondissons  assez  l'idée  que  nous  avons  de  la  matière  pour 
être  circonspects  sur  les  propriétés  que  nous  lui  attribuons  ou 
que  nous  lui  refusons  ;  et  n'imitons  pas  le  grand  nombre  des 
philosophes  modernes,  qui,  en  affectant  un  doute  raisonné  sur  les 
objets  qui  les  intéressent  le  plus,  semblent  vouloir  se  dédom- 
mager de  ce  doute  par  des  assertions  prématurées  sur  les  questions 
qui  les  touchent  le  moins. 

Nous  finirons  ce  discours  par  une  observation  que  nous  ne 
pouvons  refuser  à  la  vérité.  Qu'on  examine  avec  attention  ce  qui 
a  été  fait  depuis  quelques  années  par  les  plus  habiles  mathéma- 
ticiens sur  le  système  du  monde,  on  conviendra,  sans  aucune 
.  peine,  que  l'astronomie-physique  est  aujourd'hui  plus  redevable 
aux  Français  qu'à  aucune  autre  nation.  Quelle  autre  ,  en  effet, 
pourrait  produire  autant  de  titres?  les  voyages  au  nord  ,  au  sud 
et  au  cap  de  Bonne-Espérance  pour  connaître  la  figure  de  la 
terre  et  pour  résoudre  d'autres  questions  importantes,  le  travail 
assidu  et  délicat  de  Le  Monnier  pour  déterminer  les  mouvemens 
de  la  lune,  les  savantes  et  utiles  recherches  de  Maupertuis, 
Bouguer  et  Clairaut?  me  sera-t-il  permis  de  joindre  à  cette  énu- 
inération  deux  de  mes  ouvrages  ,  que  je  n'aurais  pas  la  pré- 
somption de  nommer ,  s'ils  n'avaient  eu  l'avantage  d'élre  honorés 
par  les  suffrages  les  plus  illustres  ,  mon  Essai  sur  la  cause  géné- 
rale des  Dents,  et  mes  Recherches  sur  la  précession  des  équi— 
noxes ,  problème  que  je  crois  avoir  le  premier  résolu?  Je  ne 
parle  point  ici  du  traité  que  je  publie  aujourd'hui ,  dont  il  ne 
m'appartient  ni  de  fixer  le  sort,  ni  d'apprécier  le  mérite.  Mais 
indépendamment  de  mon  travail,  et  quelque  jugement  qu'on  en 
porte,  on  ne  pourra  disconvenir,  ce  me  semble,  que  le  système 
newtonien  ne  doive  principalement  à  l'Académie  des  sciences 
de  Paris  les  fondemens  nombreux  et  inébranlables  sur  lesquels 
il  va  être  appuyé  désormais.  Il  est  vrai  qu'en  mathématique, 
toutes  choses  d'ailleurs  égales,  chaque  siècle  doit  l'emporter  sur 
celui  qui  le  précède,  parce  qu'en  profitant  des  lumières  qu'il 
en  a  reçues,  il  y  ajoute  encore;  mais  on  n'en  doit  pas  moins  de 
justice  à  ceux  qui  savent  le  mieux  profiter  de  ces  lumières,  et 
les  étendre  davantage.  S'il  y  a  un  cas  dans  lequel  la  prévention 
nationale  soit  permise  ,  ou  plutôt  dans  lequel  cette  prévention 
ne  puisse  avoir  lieu  ,  c'est  lorsqu'il  s'agit  de  découvertes  pure- 
ment géométriques,  dont  la  réalité  ni  la  propriété  ne  peuvent 
être  contestées  ,  et  dont  le  fruit  appartient  d'ailleurs  à  tout 
l'univers.  Ainsi  notre  nation  ,  que  certains  savans  étrangers  ,  et 
peut-être  même  quelques  Français ,  semblent  prendre  à  tâche  de 


DU  MONDE.  375 

rabaisser,  ne  pourrail-elle  pas  s'r-ippliffuer  avf  c  raison  ce  qu'un 
écrivain  éloquent  et  philosophe  a  dit  de  son  siècle,  qui  à  plusieurs 
éyards  ressemblait  assez  au  nôtre?  Nec  omnia  apiid  prioves 
meliores ,  sed  noslra  auoque  œtas  qiiœdam  artinm  et  laudis 
imitamenta  posteris  tulit. 

Maigre  tous  mes  efforts  pour  remplir  avec  soin  les  diiTcVeus 
objets  que  je  rae  suis  proposés,  je  suis  bien  éloigné  de  croire  les 
avoir  épuisés.  Convaincu  des  diîllcultés  et  de  l'étendue  de  la 
maliere,  j'ai  espéré  aller  plus  loin  avec  le  temps  et  de  nouvelles 
recherches  sur  les  tables  de  la  lune  et  la  figure  de  la  terre. 

Il  en  est ,  à  ce  que  je  crois  ,  des  tables  de  la  lune ,  et  en  général 
de  toutes  les  tab'es  astronomiques  ,  comme  des  catalogues 
d'étoiles,  qu'il  vaut  mienx  s'appliquer  à  corriger  que  de  cher- 
cher à  en  publier  de  nouveaux,  la  multitude  des  catalogues  et  des 
tables  n'étant  propre  qu'à  fatiguer  dans  l'étude  de  l'astronomie 
lorsqu'il  est  question  de  les  comparer  et  de  découvrir  la  cause 
de  leurs  différences.  Ainsi  sans  prétendre  rien  diminuer  du  mé- 
rite des  différentes  tables  de  la  lune  ,  que  plusieurs  célèbres 
géomètres  ont  publiées  depuis  quelques  années  ,  j'ai  cru  qu'il 
serait  du  moins  aussi  utile  de  s'appliquer  à  perfectionner  les  tables 
de  cette  planète  dont  les  astronoîoes  font  le  plus  communément 
et  le  plus  anciennement  usage ,  comme  avait  déjà  fait  Flamsteed 
sur  celles  d'Horoxius  ,  les  meilleures  qu'on  eût  publiées  de  son 
temps.  Les  tables  de  la  lune  ,  dont  on  se  sert  le  plus  aujourd'hui, 
sont  celles  que  Halley  a  construites  sur  la  théorie  de  Newton  , 
et  que  Le  Monnier  a  perfectionnées  depuis  dans  ses  Institutions 
astronomiques ,  soit  en  augmentant  d'une  minute  le  mouvement 
moyen,  soit  en  perfectionnant  ou  ajoutant  quelques  équations. 
La  forme  de  ces  tables  est  familière  aux  astronomes  qui  doivent 
par  cette  raison  s'en  détacher  difficilement  ;  de  plus  ,  elles  ne 
demandent  qu'un  assez  petit  nombre  d'opérations  ;  enfin  la 
quantité  la  plus  grande  d'erreur  qui  peut  en  résulter,  est  bien 
constatée  par  le  grand  nombre  d'observations  auxquelles  on  les  a 
comparées  jusqu'ici  :  espèce  d'avantage  qu'on  ne  peut  se  pro- 
mettre que  d'une  comparaison  longue  et  assidue.  On  avait  cru 
long-temps  que  les  premières  tables  dressées  sur  la  théorie  de 
Newton  ,  ue  s'écartaient  des  observations  que  de  deux  minutes  ; 
ce  n'a  été  qu'après  plusieurs  années  qu'on  s'est  aperçu  que  l'er- 
reur montait  quelquefois  à  5',  quoiqu'à  la  vérité  très-rarement. 

Il  me  semble  donc  que  le  moyen  le  plus  efficace  et  le  plus 
prompt  de  contribuer  à  la  perfection  des  tables  de  la  lune,  c'est 
de  s'attacher  à  corriger  ,  soit  par  la  théorie  ,  soit  par  l'observa- 
tion ,  les  tables  des  Institutions  astronomiques.  Je  dis  soit  par  la 
théoi'ie  ,  soit  par  l'observation;   car  elles  ont  besoin  l'une   de 


3;6  SUR  LE  SYSTEME 

Tautre,  et  doivent  s'aider  mutuellement  sur  ce  point.  Les  cal- 
culs analytiques  des  raouvemens  de  la  lune  ont  sans  doute  été 
portés  à  un  assez  grand  degré  de  précision  pour  nous  convaincre 
(jue  l'attraction  newtonienne  est  en  effet  la  vraie  cause  des  inéga- 
lités qu'on  observe  dans  le  mouvement  de  cette  planète  ,  ou  du 
moins  que  si  d'autres  causes  se  joignent  à  celle-là  ,  leur  effet  est 
incomparablement  moindre ,  et  n'est  pas  même  jusqu'ici  cons- 
taté par  les  phénomènes  ;  mais  les  calculs  analytiques  n'ont  pas 
encore  été  poussés  assez  loin  ,  et  ne  le  seront  peut-être  de  long- 
temps assez  pour  répondre  parfaitement  aux  observations  astro- 
nomiques. J'en  ai  dit  la  raison  ailleurs.  C'est  donc  en  joignant 
l'observation  à  la  théorie  qu'on  peut  espérer  de  perfectionner 
les  tables  de  la  lune.  Voyons  d'abord  ce  que  la  théorie  peut  nous 
donner  de  lumières  sur  cet  objet. 

Elle  doit ,  si  je  ne  me  trompe  ,  se  borner  ou  du  moins  s'ap- 
pliquer principalement  à  marquer  les  différences  entre  les  équa- 
tions que  fournit  le  calcul  analytique  ,  et  celles  qui  résultent 
des  tables  dont  les  astronomes  font  usage.  C'e^t  ce  que  j'avais 
déjà  fait  dans  la  première  partie  de  ces  recherches  par  des  tables 
particulières.  Mais  ayant  depuis  trouvé  moyen  de  perfectionner 
ces  mêmes  tables,  soit  en  leur  donnant  à  certains  égards  quelques 
degrés  d'exactitude  de  plus,  soit  en  rendant  leur  usage  plus  fa- 
cile ,  plus  abrégé  et  plus  commode  ,  j'ai  publié  séparément  au 
commencement  de  cette  année  lySô  ,  mes  nouvelles  tables  de 
correction  ,  en  y  joignant  un  exemple  de  la  manière  dont  on 
doit  s'en  servir,  et  en  invitant  les  astronomes  à  les  comparer  aux 
observations  pour  s'assurer  si  les  corrections  que  je  propose  doi- 
vent être  admises.  Mes  invitations  n'ont  pas  été  tout-à-fait  in- 
fructueuses ;  et  M.  Pingre  ,  associé  libre  de  l'Académie  des 
sciences  ,  m'a  appris  qu'ayant  fait  quelquefois  usage  de  ces  cor- 
rections ,  il  avait  trouvé  le  lieu  de  la  lune  à  une  demi-minute 
près  ,  et  plus  exactement  que  par  les  tables  ordinaires.  Je  sens 
qu'une  longue  suite  d'obervations  peut  seule  assurer  ou  enlever 
cet  avantage  à  mes  tables,  et  je  prie  de  nouveau  les  astronomes 
de  vouloir  bien  donner  quelques  moraens  à  cette  comparaison 
qui  ne  demande  qu'un  calcul  très-court  et  très-facile. 

A  la  tête  de  mes  nouvelles  tables  j'avais  promis  d'expliquer 
ailleurs,  plus  au  long,  les  raisons  pour  lesquelles  je  les  ai  rendues 
à  certains  égards  un  peu  différentes  de  celles  que  j'avais  déjà 
mises  au  jour. 

ïl  serait ,  ce  me  semble ,  fort  à  souhaiter  que  tous  les  géomètres 
et  les  astronomes  qui  nous  ont  donné  dans  ces  derniers  temps 
des  tables  de  la  lune  ,  eussent  ainsi  que  moi  pris  la  peine  de 
marquer  la  différence  entre  leurs  tables  et  celles  des  Institutions, 


DU  MONDE.  377 

et  d'en  dresser  des  tables  séparées.  Par  là  on  serait  à  jiortëe  de 
démêler  plus  promptement  les  corrections  qui  approcheraient  le 
plus  de  la  vérité.  Cet  examen  serait  d'autant  plus  nécessaire  , 
que  ces  corrections  ne  seraient  pas  toujours  d'accord  entre  elles, 
comme  on  le  peut  voir  par  la  différence  qui  se  trouve  entre  les 
équations  principales  des  diverses  tables  de  la  lune  publiées  jus- 
qu'ici. J'ai  mis  sous  les  yeux  cette  différence  dans  le  chapitre 
second.  Elle  est  assez  grande  par  rapport  au  calcul  du  lieu  de  la 
lune  ,  pour  faire  varier  sensiblement  les  résultats  ;  mais  elle  est 
en  même  temps  assez  petite  pour  qu'elle  ne  doive  point  étonner 
ceux  qui  ont  approfondi  la  matière  ;  ils  ont  dû  voir  que  cette 
variété  de  résultats  peut  et  doit  provenir  d'un  grand  nombre  de 
causes  ,  entre  autres  de  la  quantité  et  de  la  diversité  des  élémens 
qu'on  emploie  ,  de  la  nature  et  du  nombre  plus  ou  moins  grand 
des  équations  et  des  quantités  qu'on  néglige.  Aussi  les  équations 
particulières  trouvées  par  différentes  théories  ,  peuvent-elles 
s'éloigner  quelquefois  les  unes  des  autres  de  deux  minutes  et 
davantage.  C'est  ce  qu'on  remarque  surtout  dans  les  deux  équa- 
tions de  la  lune  qui  sont  les  plus  considérables  après  l'équation 
du  centre  ;  la  première  appelée  variation  ,  est  proportionnelle 
au  sinus  du  double  de  la  distance  de  la  lune  au  soleil  ,  et  la  se- 
conde appelée  par  quelques  uns  é^'ection  ,  est  proportionnelle 
au  sinus  du  double  de  cette  même  distance  ,  moins  l'anomalie 
moyenne  de  la  lune.  La  première  de  ces  deux  équations  selon 
mon  calcul  est  d'environ  2'  et  demie  plus  petite  que  celle  des 
Institutions  astronoiniques ,  et  la  seconde  ,  qui  est  de  signe 
contraire  à  la  première,  est  de  1'  18"  plus  grande  que  dans  les 
tables  des  Institutions ,  et  de  2'  plus*  grande  que  dans  d'autres 
tables  ;  ainsi  quand  la  lune  se  trouve  périgée  et  dans  les  octans  , 
le  lieu  de  cette  planète  ,  toutes  choses  d'ailleurs  égales ,  doit  se 
trouver  plus  avancé  ou  plus  reculé  de  4'  P^ï"  ïios  tables  que  par 
celles  des  Institutions  :  il  est  vraf  que  les  autres  équations  n^étant 
pas  absolument  les  mêmes  de  part  et  d'autre  ,  elles  pourront 
souvent  influer  sur  cette  différence  de  4'  5  de  manière  à  la  rendre 
moins  sensible  ,  mais  il  paraît  difficile  qu'elle  soit  anéantie  ou 
extrêmement  diminuée  dans  tous  les  cas  ;  c'est  pourquoi  plusieurs 
observations  de  la  lune  périgée  et  dans  les  octans  ,  décideront 
infailliblement  des  équations  que  l'on  doit  préférer.  J'ai  tout 
lieu  de  croire  que  la  variation  est  en  effet  plus  petite  que  les  as- 
tronomes ne  l'ont  établie  jusqu'ici.  Elles  sont  principalement 
fondées  sur  la  considération  suivante.  L'équation  proportionnelle 
au  sinus  du  double  de  la  distance  de  la  lune  au  soleil ,  équation 
que  les  astronomes  ont  nommée  variation,  et  qu'ils  ont  jusqu'à 
présent  regardée  comme  absolument  indépendante  de  l'équation 


378  SUR  LE  SYSTÈME 

du  centre  ,  renferme  une  petite  partie  d'environ  5',  qui  dépend 
de  l'équation  du  centre  et  de  la  variation  de  l'excentricité  :  il  est 
donctrès-possibleque  quand  les  astronomes  ont  fixé  d'aprèsTyclio 
la  variation  à  35' ,  en  croyant  distinguer  et  séparer  absolument 
cette  équation  de  celle  du  centre  ,  l'équation  du  centre  influât 
encore  jusqu'à  un  certain  point  sur  celle-ci  ;  en  sorte  que  la 
partie  de  la  variation  ,  qui  est  indépendante  de  l'équation  du 
centre  ,  fût  réellement  un  peu  plus  petite  que  35'  ;  auquel  cas 
notre  calcul  s'accorderait  avec  les  observations. 

La  réunion  que  j'ai  faite  sous  un  même  point  de  vue  ,  des 
principaux  résultats  des  différentes  tables  ,  m'a  naturellement 
conduit  à  quelques  réflexions  sur  la  comparaison  que  l'on  a  faite 
de  ces  tables  avec  les  observations. 

Quoique  je  sois  bien  éloigné  de  donner  l'exclusion  à  aucune 
des  tables  modernes  ,  tout  mis  en  balance  néanmoins,  les  tables 
des  Institutions  astronomiques  sont  celles  dont  l'accord  avec  les 
observations  me  paraît  jusqu'ici  le  plu^ constaté  ,  et  cette  raison 
m'engage  à  leur  donner  là  préférence.  Ce  n'est  pas  ([ue  d'autres 
astronomes  ne  prétendent  leurs  tables  plus  exactes  ;  celui  d'entre 
eux  qui  se  flatte  d'avoir  le  plus  approché  de  la  vérité  est  Mayer , 
de  la  société  royale  de  Gottingen  ;  m.'.is  je  n'ai  point  dissimulé 
les  raisons  assez  fortes  que  l'on  peut  avoir  de  suspendre  encore 
son  jugement  sur  l'exactitude  de  ces  tables. 

Peut-être  en  augmentant  de  nouveau  dans  les  tablas  des 
Institutions  le  mouvement  moyen  de  la  lune  ,  et  en  applic-uant 
les  corrections  que  j'ai  proposées  ,  on  pourra  parvenir  à  leur 
donner  encore  plus  de  précision  ;  j'attends  sur  ce  point  la  dé- 
cision des  astronomes  ,  et  je  me  borne  à  les  avertir  que  j'ai  cal- 
culé ces  corrections  uniquement  swr  la  théorie ,  sans  les  comparer 
à  aucune  observation  ,  et  à  plus  forte  raison  sans  chercher  à  les 
faire  cadrer  avec  les  observations  que  je  pouvais  leur  comparer; 
espèce  de  petite  supercherie  ,  qu'il  est  toujours  ai-é  de  mettre 
en  usage  ,  soit  en  altérant  le  mouvement  moyen  en  excès  ou  en 
défaut  pour  diminuer  les  plus  grandes  erreurs,  soit  en  altérant 
les  équations  qui  paraissent  produire  le  plus  de  différence  entre 
le  lieu  calculé  et  le  lieu  observé. 

J'avouerai  de  plus  ,  car  les  connaissances  que  je  crois  avoir 
acquises  en  cette  matière  m'ont  appris  à  ne  rien  hasarder  ,  que 
si  on  remarquait  un  singulier  accord  entre  les  observations  et 
des  tables  uniquement  tirées  de  la  théorie  ,  cet  accord  serait  à 
plusieurs  égards  l'effet  d'un  hasard  heureux,  tant  il  paraît  diffi- 
cile de  porter  les  tables  par  le  moyen  de  la  théorie  seule  au  degré 
de  précision  que  l'astronomie  peut  exiger. 

On  trouvera,  sans  doute  ,  un  avantage  plus  réel  dans  les  ob- 


DU  MONDE.  379 

servations  jointes  à  la  théorie ,  et  c'est  pour  cette  raison  que  j'ai 
cru  devoir  envisager  d'une  manière  particulière  et  détaillée,  les 
secours  que  les  astronomes  peuvent  se  procurer  de  ce  côté-là  ; 
mais  avant  que  de  perfectionner  les  tables  par  ce  moyen  ,  je  fais 
voir  qu'en  les  laissant  înéme  dans  l'état  oii  elles  sont  ,  on  peut 
les  simplifier  sans  les  rendre  moins  exactes  et  sans  en  changer 
la  forme;  qu'on  peut  s'épargner  cinq  opérations  dans  la  réduc- 
tion du  lieu  de  la  lune  à  l'écliplique  ,  et  deux  dans  le  calcul  de 
la  latitude. 

Les  secours  que  les  observations  fournissent  pour  la  correction 
des  tables  ,  sont  de  deux  espèces  ;  ils  peuvent  se  tirer  ou  immé- 
diatement et  directement  des  observations  mêmes,  en  détermi- 
nant par  les  observations  des  coëtUciens  des  équations  lunaires; 
ou  de  la  période  de  Hallej ,  en  cherchant  par  le  moyen  de  cette 
période  l'erreur  des  tables.  Ces  deux  points  méritent  quelque 
discussion. 

II  semble  d'abord  qu'on  ne  puisse  qu'avec  un  travail  immense, 
déterminer  d'après  les  observations  les  coëfficiens  des  équations 
lunaires  ,  à  cause  du  grand  nombre  d'équations  algébriques 
qu'il  faudrait  résoudre  ,  et  du  grand  nombre  de  quantités  diffé- 
rentes qui  entreraient  dans  ces  équations.  Biais  on  vient  à  bout 
d'abréger  beaucoup  ce  calcul  ,  en  remarquant  que  les  coëfTiciens 
de  ces  équations  n'influent  en  aucune  manière  sur  le  lieu  de  la 
lune,  lorsque  les  argumens  correspondans  sont  nuls  ;  en  sorte  que 
si  on  choisit  artistement  et  dans  les  circonstances  que  j'indique, 
des  positions  de  la  lune  ou  plusieurs  de  ces  argumens  soient  nuls 
en  même  temps  ,  tandis  que  d'autres  ne  le  sont  pas ,  on  aura 
assez  peu  d'inconnues  à  déterminer  à  la  fois  ,  et  des  équations 
assez  peu  compliquées  à  résoudre  ;  cependant ,  conime  il  arrive 
rarement  que  plusieurs  de  ces  argumens  soient  nuls  à  la  fois, 
il  arrive  aussi  très-rarement  qu'on  puisse  regarder  les  équations 
qui  leur  répondent  comme  absolument  nulles  ;  ainsi  la  méthode 
que  je  propose  semblerait  demander  une  longue  suite  d'obser- 
vations durant  plusieurs  siècles.  Mais  on  peut  observer  que  les 
coëfiîciens  des  équations  sont  déjà  à  peu  près  connus  pour  la 
plupart,  tant  par  les  observations  que  par  la  théorie,  et  que 
l'erreur  qui  peut  résulter  de  ces  coëfficiens  doit  être  réputée 
presque  nulle,  lorsque  les  argumens  ne  sont  pas  fort  éloignés 
d'être  nuls;  par  cette  remarque  on  trouve  moyen  de  rendre  la 
méthode  beaucoup  plus  praticable  et  même  assez  simple  ,  en  se 
bornant  à  supposer  très-petits  les  argumens  qu'on  avait  d'abord 
supposés  nuls. 

La  période  de  Halley  est  un  second  moyen  de  perfectionner 
les  tables  en  employant  les  observations.  Cette  période  est,  comme 


38o  SUR  LE  SYSTÈME 

]'on  sait ,  de  deux  cent  vingt-trois  limaisons  ,  après  lesquelles, 
selon  Hallej ,  les  inégalités  de  la  lune  redeviennent  les  mêmes; 
d'oîi  il  conclut  que  si  l'on  observe  assidûment  pendant  ce  temps 
les  lieux  de  la  lune,  l'erreur  des  tables  qu'on  en  tire  doit  se 
trouver  la  même  dans  une  seconde  période  ,  et  qu'ainsi  l'erreur 
des  tables  sera  connue,  ce  qui  les  rendra  équivalentes  à  des 
tables  parfaitement  exactes.  Mais  il  faudrait  pour  l'exactitude 
rigoureuse  de  la  période  de  Halley  ,  que  chacun  des  argu- 
mens  dont  dépendent  les  inégalités  de  la  lune,  fut  le  même 
à  la  fin  de  la  période  qu'au  commencement  ,  et  c'est  ce  qui  n'est 
pas.  L'anomalie  moyenne  de  la  lune  est  moindre  de  près  de  trois 
degrés;  l'anomalie  moyenne  du  soleil  est  plus  grande  de  10"  7, 
et  les  argurnens  qui  dépendent  de  ces  deux-là  sont  altérés  à 
proportion  ,  sans  compter  des  différences  moins  considérables 
entre  les  autres  argurnens,  différences  dont  l'effet  doit  du  moins 
être  sensible  après  plusieurs  périodes  consécutives.  D'ailleurs,  en 
supposant  la  lune  observée  très-exactement  pendant  le  cours  de 
la  période  ,  on  ne  peut  guère  avoir  de  lieux  observés  que  de 
vingt-quatre  en  vingî-quatre  heures  ;  ainsi  on  ne  pourra  con- 
naître que  par  approximation  et  par  une  espèce  d'estime  ,  l'er- 
reur des  tables  dans  les  lieux  intermédiaires  ,  quand  même  la 
période  de  Halley  donnerait  rigoureusement  et  exactement  l'er- 
reur dans  les  lieux  observés.  Je  propose  différens  moyens  de 
rendre  un  peu  plus  exact  l'usage  qu'on  fait  de  cette  période  en 
astronomie  ;  mais  quoique  je  la  croie  très-utile  pour  découvrir 
en  grande  partie  l'erreur  des  tables  ,  je  crois  aussi  qu'on  ne  peut 
par  ce  moyen  seul  déterminer  l'erreur  rigoureusement ,  et  peut- 
être  même  à  une  ou  deux  minutes  près  ;  il  est  d'ailleurs  néces- 
saire, pour  faire  usage  de  cette  méthode,  d'observer  la  lune 
infatigablement  et  sans  se  borner  à  deux  cent  vingt -trois  lu- 
naisons; car  l'erreur  des  tables  variant  à  chaque  période,  par 
les  raisons  que  nous  venons  de  dire  ,  l'erreur  observée  ne  peut 
guère  s'appliquer  qu'à  des  périodes  qui  se  suivent  immédiate- 
ment. 

Enfin,  pour  terminer  mon  nouveau  travail  sur  les  tables  de  la 
lune,  je  donne  en  peu  de  mots,  et  comme  en  passant,  une 
méthode  pour  trouver  d'une  manière  abrégée  le  mouvement 
horaire  de  cette  planète  ,  et  une  autre  pour  dresser  des  tables 
du  lieu  vrai  de  la  lune  ,  en  se  bornant  à  la  formule  du  lieu 
moyen  que  donne  la  théorie,  et  sans  tirer  de  cette  formule  celle 
du  lieu  vrai  ;  ce  qui  épargne  à  l'analyste  un  calcul  assez  pénible, 
sans  augmenter  le  travail  de  l'astronome. 

Du  mouvement  de  la  lune  je  passe  à  celui  de  la  terre  ;  c'est 
l'objet  du  livre  cinquième  ;,  beaucoup  plus  court  que  le  précé- 


DU  MONDE.  38i 

clent.  Je  fais  voir  d'abord  qu'il  reste  encore  très-douteux,  malgré 
quelques  observations  alléguées  pour  établir  le  contraire,  que 
l'action  de  la  lune  dérange  sensiblement  la  terre  dans  son  orbite. 
D'où  ii  résulte  que  l'équation  en  longitude  que  j'ai  tirée  ^e 
l'action  de  la  lune  sur  la  terre  ,  et  que  j'ai  trouvée  de  1 1",  pour- 
rait bien  être  trop  grande ,  puisqu'il  serait  difficile  que  cette 
équation  eût  entièrement  échappé  aux  observateurs.  Il  en  est 
de  même  ,  selon  toute  apparence j,  de  l'équation  de  i3"  que  j'ai 
trouvée  pour  la  variation  apparente  du  soleil  en  latitude,  pro- 
duite par  l'action  de  la  lune  sur  la  terre  ;  mais  l'erreur,  s'il  y  en 
a  ,  vient  uniquement  de  l'incertitude  des  deux  éîémens  princi- 
paux d'oii  dépend  celte  équation ,  savoir  la  masse  de  la  lune  et 
Ja  parallaxe  du  soleil  ,  et  nullement ,  comme  on  l'a  prétendu 
dans  le  Journal  des  Savans  ,  de  ce  que  j'ai  négligé  dans  le  calcul 
des  forces  essentielles  :  c'est  ce  que  je  démontre  de  nouveau  plus 
«n  détail  ;  mais  je  remarque  en  même  temiDS  que  par  l'inexac- 
titude nécessaire  des  observations  ,  et  la  nature  des  circonstances 
dans  lesquelles  la  variation  de  la  latitude  peut  être  observée , 
cette  variation  doit  paraître  en  effet  beaucoup  plus  petite  que  le 
calcul  n€  la  donne.  A  ces  recherches  j'en  ajoute  quelques  autres 
sur  les  dérangemens  que  peut  produire  dans  le  mouvement  de 
la  terre  et  dans  celui  de  la  lune,  la  figure  non  sphérique  de  ces 
deux  planètes  ,  et  je  démontre  que  ces  dérangemens  doivent 
€tre  absolument  insensibles. 

Je  viens  présentement  au  second  objet  de  mon  ouvrage.  Il 
paraîtra  peut-être  surprenant  qu'après  tout  ce  qui  a  été  fait 
depuis  vingt  ans  en  France,  et  principalement  dans  l'Académie, 
sur  la  figure  de  la  terre ,  après  les  théories  subtiles  et  profondes 
qu'on  en  a  données  ,  après  les  savantes  opérations  entreprises 
pour  la  connaître,  j'aie  cru  pouvoir  encore  m'en  occuper.  Les 
savans  et  les  philosophes  même  sont  presque  fatigués  de  lire  et 
d'écrire  sur  ce  sujet  ;  n'ai-je  point  à  craindre  de  les  intéresser 
très-faiblement  en  y  revenant  de  nouveau  ,  surtout  si  mon  but 
principal  est  de  montrer  qu'après  tant  de  travaux  immenses^ 
honorables  pour  ceux  qui  les  ont  entrepris  ,  et  propres  en  appa- 
rence à  épuiser  la  matière,  elle  est  aujourd'hui  plus  embrouillée 
que  jamais? Heureusement  l'espèce  de  lecteurs  à  qui  cet  ouvrage 
est  destiné  ,  s'intéresse  sincèrement  à  tout  ce  qui  contribue  réel- 
lement au  progrès  des  sciences,  même  en  paraissant  le  suspendre  ; 
c'est  aussi  uniquement  à  celte  espèce  de  lecteurs  que  je  vais  par- 
ier. Je  commence  par  quelques  réflexions  générales. 

Le  génie  des  philosophes ,  en  cela  peu  différent  de  celui  des 
autres  hommes  ,  les  porte  à  ne  chercher  d'abord  ni  uniformité 
iii  loi  dans  les  phénomènes  qu'ils  observent  ;  commencent-ils  a 

I.  25 


^2  SUR  LE  SYSTÈME 

y  soupçonner  quelque  marche  régulière  ^  ils  imaginent  aussitôt 
la  plus  parfaite  et  la  plus  simple  ;  bientôt  une  observation  plus 
suivie  les  détrompe  ,  et  souvent  même  les  ramène  précipitam- 
ment à  leur  premier  avis  ;  enfin  une  étude  longue,  assidue, 
dégagée  de  prévention  et  de  système ,  les  remet  dans  les  limites 
du  vrai ,  et  leur  apprend  que  pour  l'ordinaire  la  loi  des  phéno- 
mènes n'est  ni  assez  peu  composée  pour  être  aperçue  tout  d'un 
coup  ,  ni  aussi  régulière  qu'on  pois.!  rait  le  penser  ;  que  chaque 
effet  venant  presque  toujours  du  concours  de  plusieurs  causes, 
la  manière  d'agir  de  chacune  est  simple  ,  mais  que  le  résultat 
de  leur  action  réunie  est  compliqué,  quoique  régulier;  et  que 
tout  se  réduit  à  décomposer  ce  résultat  pour  en  démêler  les  dif- 
férentes parties.  Parmi  une  infinité  d'exemples  qu'on  pourrait 
apporter  de  ce  que  nous  avançons  ici  ,  les  orbites  des  planètes 
en  fournissent  un  bien  frappant  ;  à  peine  a-t-on  soupçonné  qu^ 
les  planètes  se  mouvaient  circulairement  ,  qu'on  leur  a  fait  dé- 
crire des  cercles  parfaits  et  d'un  mouvement  uniforme  ,  d'abord 
autour  de  la  terre ,  puis  autour  du  soleil  comme  centre.  L'ob- 
servation ayant  montré  bientôt  après  que  les  planètes  étaient 
tantôt  plus  ,  tantôt  moins  éloignées  du  soleil  ,  on  a  déplacé  cet 
astre  du  centre  des  orbites  ,  mais  sans  rien  changer  ni  à  la  figure 
circulaire ,  ni  à  l'uniformité  du  mouvement  qu'on  avait  suppo- 
sées ;  on  s'est  aperçu  ensuite  que  les  orbites  n'étaient  ni  circu- 
laires, ni  décrites  uniformément,  et  on  leur  a  donné  la  figure 
elliptique,  la  plus  simple  des  ovales  que  nous  connaissions; 
enfin  on  a  vu  que  cette  figure  ne  répondait  pas  encore  à  tout , 
que  plusieurs  des  planètes,  entre  autres  Saturne,  Jupiter,  la  terre 
même  ,  et  surtout  la  lune  ,  ne  s'y  assujétissaient  pas  exacte- 
ment dans  leurs  cours  ;  on  a  tâché  de  découvrir  la  loi  de  leurs 
inégalités  ;  et  c'est  le  grand  objet  qui  occupe  aujourd'hui  les 
savans. 

Il  en  a  été  à  peu  près  de  même  de  la  figure  de  la  terre  ;  à 
peine  a-t-on  reconnu  qu'elle  était  ronde  ,  qu'on  l'a  supposée 
sphérique.  Voici  par  quels  degrés  on  s'est  désabusé  de  cette  opi- 
nion. Les  observations  du  pendule  sous  l'équateur  apprirent, 
dans  le  dernier  siècle,  que  la  pesanteur  y  était  moindre  qu'aux 
pôles  ;  et  il  semble ,  pour  le  dire  en  passant ,  qu'on  aurait  pu 
s'en  douter  sans  avoir  besoin  du  secours  de  l'expérience,  puisque 
les  corps  à  l'équateur  étant  plus  éloignés  de  l'axe  de  la  terre,  la 
force  centrifuge  produite  par  la  rotation  y  est  plus  grande  ,  et 
par  conséquent  ôte  davantage  à  la  pesanteur  ;  c'est  ainsi  que  par 
une  espèce  de  fatalité  attachée  à  l'avancement  des  connaissances 
humaines,  certains  faits  qui  ne  sont  que  des  connaissances  très- 
simples  et  immédiates  de  principes  connus,  demeurent  néar.- 


DU  MONDE.  383 

moins  souvent  ignorés   avant   que  l'observation  les  découvre. 
Quoi  qu'il  eu  soit  ,  on  conclut  de  la  diminution  observée  de  Ja 
pesanteur  à   l'équateur ,  que  la  terre  devait  être  aplatie  ,  c'est- 
à-dire  plus  élevée  à  l'équateur  qu'aux  pôles  ;  mais  cette  consé- 
quence supposait  que  la  terre  eût  été  primitivement  fluide,  et 
qu'en  se  durcissant  elle  eut  conservé  sa  première  figure.  Or  cette 
hypothèse   n'étant  pas  démontrée  ,    la  conséquence   qu'on   en 
tirait  avait  besoin,  pour  être  mise  hors  d'atteinte  ,  d'être  vérifiée 
par  l'observation  :  on  n'en  trouva  point  de  plus  directe  que  celle 
de  la  mesure  des  degrés  ,  qui  devaient  aller  en  diminuant  du 
pôle  vers  l'équateur  si  la  terre  était  un  sphéroïde  aplati.  La  me- 
sure des  degrés  dans  l'étendue  de  la  France  contredit  d'abord 
cette  conclusion,  elle   donnait  les  degrés  plus  petits  à  mesure 
qu'on  approchait  du  pôle;  mais  comme  la  différence  entre   les 
degrés  voisins  était  assez  peu  considérable  pour  pouvoir  être  at- 
tribuée aux  observations  ,  on  résolut ,   pour  éviter  cette  source 
d'erreur,  de  mesurer  les  degrés  les  plus  éloignés  qu'il   serait 
possible  ,  l'un   sous  l'équateur,  l'autre  en  Laponie  ;  ce  dernier 
degré  s'est  trouvé  en  effet  plus  grand  que  le  degré  moyen  de 
France,  et  celui-ci  plu^  grand  que  le    degré  sous   l'équateur; 
ainsi  la  terre  est  redevenue  aplatie  comme  la  théorie  l'avait  d'a- 
bord fait  juger.  Il  fallait  de  plus,  par  cette  théorie,  que  le  mé- 
ridien fût  une  ellipse  dont  les  axes  différassent  de  ~;  dans  cette 
supposition ,  les  trois  degrés  dutsud  ,  de  France  et  du  nord,  de- 
vaient avoir  une  certaine  proportion ,  dont  en  effet  ils  ne  s'éloi- 
gnaient pas  beaucoup.  De  plus,  la  différence  des  axes  supposée 
de  770  demandait  que  les  longueurs  du  jjendule  à  ces  trois  la- 
titudes eussent  un  rapport ,   et  ce  rapport  s'éloignait  assez  de 
celui  que  la  théorie  donnait.  Ainsi  d'un  côté  l'observation  des 
degrés  était  assez  favorable   à  la  théorie,  de  l'autre  celle  du 
pendule  y  paraissait  assez  contraire.  On  prétendit  d'ailleurs  que 
Picard  s'était  trompé  non-seulement  sur  l'amplitude  de  son  arc, 
mais  encore  sur  la  mesure  de  la  base  qui  lui  avait  donné  le  degré 
de  France  ,  et  en  conséquence  on  crut  devoir  raccourcir  de  109 
toises  le  degré  qu'on  venait  de  fixer  à  57188,  on  le  mit  à  57074; 
nouvel  échec  pour  la  théorie  ,  qui  alors  semblait  démentie  par 
îa  mesure  même  des  degrés.  On  avait  mesuré  à  peu  près  vers  le 
même  temps  un  degré  de  longitude  à  4^°  32^  de  latitude  ;  ce 
degré  ,  qui  s'accordait  assez  bien  avec  la  figure  de  la  terre  ré- 
sultante des  trois  premiers  degrés,  ne  s'accordait  plus  avec  le 
nouveau  degré  de  France  ,  non  plus   que  les   deux  degrés  du 
Pérou  et  de  Laponie.  On  chercha  cependant  à  faire  cadrer  de 
son  mieux  ces  quatre  degrés  les  uns  avec  les  autres,  en  donnant 
au  méridien  une  (brme  qui  s'y  ajustât ,  mais  ce  méridien  n'a- 


384  S^ï^   LE  SYSTÈME 

vait  plus  la  figure  elliptique,  la  seule  que  la  théorie  lui  eut  fait 

trouver  jusqu'alors. 

A  peine  cette  première  difficulté  fut-elle  vaincue  ,  ou  plutôt 
palliée  ,  qu'il  s'en  présenta  de  nouvelles.  Le  degré  mesuré  au 
cap  de  Bonne-Espérance  par  33°  18'  de  latitude  australe  ,  se 
trouva  de  67037  toises  ,  c'est-à-dire  presque  égal  au  nouveau 
degré  de  France,  et  par  conséquent  beaucoup  plus  grand  qu'il 
n'aurait  du  être  par  rapport  à  ce  degré.  Cette  mesure  étant  sup- 
posée juste  ,  il  s'ensuivait  que  les  deux  hémisphères  de  la  terre 
n'étaient  pas  semblables,  mais  du  moins  on  pouvait  encore  se 
flatter  que  tous  les  méridiens  étaient  les  mêmes  ,  quoique  com- 
posés de  parties  inégales  des  deux  côtés  de  l'équateur  :  cette  hy- 
pothèse n'avait  point  encore  été  ébranlée  :  elle  vient  de  l'être  par 
la  longueur  du  degré  mesuré  en  Italie,  sous  un  autre  méridien 
que  celui  de  France.  Cette  longueur  diffère  de  70  toises  de  ce 
qu'elle  aurait  du  être ,  si  le  méridien  d'Italie  était  semblable  au 
nôtre.  De  plus,  ce  degré  ne  s'accorde  nullement  avec  l'hypo- 
thèse elliptique,  même  en  supposant  les  méridiens  semblables. 
Il  ne  manque  plus  rien  ,  comme  l'on  voit ,  pour  rendre  la  ques- 
tion de  la  figure  de  la  terre  aussi  obscure  que  le  pyrrlionisme 
peut  le  désirer. 

Les  doutes  qu'on  pouvait  se  former  sur  la  figure  elliptique  des 
méridiens  m'avaient  déjà  frappé  dans  le  temps  que  je  publiai  les 
deux  premières  parties  de  ces  liecherches  ;  et  ce  fut  en  consé- 
quence que  j'indiquai  à  la  fin  de  la  seconde  de  ces  deux  parties, 
une  méthode  générale  pour  trouver  la  figure  de  la  terre  par  la 
mesure  des  degrés,  sans  s'appuyer  sur  aucune  théorie;  j'y  joi- 
gnis une  méthode  pour  déterminer  par  la  théorie  cette  même 
figure  ,  en  ne  regardant  plus  le  méridien  comme  une  ellipse  , 
méthode  que  les  géomètres  semblaient  désirer  depuis  long-temps. 
J'étais  alors  très-porté  à  penser  que  les  méridiens  de  la  terre 
étaient  semblables,  et  je  crois  encore  que  cette  hypothèse  ne  doit 
pas  être  proscrite  sans  des  raisons  démonstratives.  Cependant , 
pour  ne  rien  me  dissimuler  à  moi-même  ,  il  m'a  paru  qu'il  était 
à  propos  d'examiner  en  toute  rigueur  les  suppositions  sur  les- 
quelles la  mesure  du  degré  est  fondée;  ces  suppositions  sont  eu 
premier  lieu  que  le  plan  du  méridien,  celui  dans  lequel  le  soleil 
se  trouve  à  midi ,  passe  par  l'axe  même  de  la  terre  ,  et  par  con- 
séquent par  son  centre  ;  en  second  lieu  ,  que  la  ligne  du  zénith 
est  perpendiculaire  à  la  surface  de  la  terre ,  ou  ,  ce  qui  revient 
au  même  ,  à  l'horizon  du  lieu  oii  l'on  observe  ,  c'est-à-dire  au 
plan  qui  toucherait  la  surface  de  la  terre  en  ce  lieu.  Or  je  trouve, 
par  des  raisons  dont  je  renvoie  le  détail  à  mon  ouvrage,  qu'il  est 
pres([ue  impossible  de  s'assurer  démonstrativercent  par  Tobser- 


DU   MONDE.  385 

vation  actuelle  de  la  vérité  de  la  seconde  supposition ,  et  qu'il 
l'est  encore  bien  davantage  de  constater  celle  de  la  première. 
Cependant  il  faut  avouer  que  ces  deux  suppositions  étant  assez 
naturelles  ,  la  seule  difficulté  de  s'en  assurer  rigoureusement 
n'est  point  une  raison  pour  les  rejeter ,  si  d'ailleurs  les  observa- 
tions n'y  sont  pas  sensiblement  contraires.  La  question  se  réduit 
donc  à  savoir  si  la  mesure  du  degré  faite  récemment  eu  Italie  , 
est  une  preuve  suffisante  de  la  dissimilitude  des  méridiens.  Cette 
dissimilitude  une  fois  avouée  ,  la  terre  ne  serait  plus  un  solide 
de  révolution,  et  non-seulement  il  demeurerait  très-incertain  si 
la  ligne  du  zénith  passe  par  l'axe  de  la  terre ,  et  si  elle  est  per- 
pendiculaire à  l'horizon,  mais  le  contraire  serait  même  beaucoup 
plus  probable  ;  la  ligne  à-plomb  ne  serait  plus  perpendiculaire 
à  la  surface  de  la  terre  ni  dans  le  plan  du  méridien  et  de  l'axe 
terrestre  ,  la  détermination  de  la  figure  de  la  terre  deviendrait 
sujette  à  trop  d'erreurs ,  et  par  conséquent  impossible.  Cette 
question  mérite  donc  un  sérieux  examen.  Envisageons-la  d'a- 
bord par  le  côté  physique. 

Si  la  terre  avait  été  primitivement  fluide  et  homogène  ,  la 
gravitation  mutuelle  de  ses  parties,  combinée  avec  la  rotation 
autour  de  l'axe  ,  lui  eût  certainement  donné  la  forme  d'un 
sphéroïde  aplati  dont  tous  les  méridiens  eussent  été  semblables. 
Si  la  terre  eût  été  originairement  formée  de  fluides  de  diflerentes 
densités  ,  ces  fluides  cherchant  à  se  mettre  en  équilibre  entre 
eux,  se  seraient  aussi  disposés  tous  de  la  même  manière  dans 
chacun  des  plans  qui  auraient  passé  par  l'axe  de  rotation  du  sphé- 
roïde ,  et  par  conséquent  les  méridiens  eussent  encore  été  sem- 
blables. Mais  est-il  bien  prouvé  ,  dira-t-on  ,  que  la  terre  ait  été 
originairement  fluide  ?  et  quand  elle  l'eut  été  ,  quand  elle  eïit 
pris  la  figure  que  cette  liypothèse  demandait ,  est-il  bien  certain 
({u'elle  l'eût  conservée  ?  Pour  ne  point  dissimuler  ni  diminuer 
la  force  de  cette  objection,  appuyons-la  avant  que  d'en  appré- 
cier la  valeur,  par  la  réflexion  suivante.  La  fluidité  du  sphéroïde 
demande  une  certaine  régularité  dans  la  disposition  de  ses  par- 
ties ,  régularité  que  nous  n'observons  pas  dans  la  terre  que 
nous  habitons;  la  surface  du  sphéroïde  fluide  devrait  être  ho- 
mogène ,  celle  de  la  terre  est  composée  de  parties  fluides  et  de 
])arties  solides,  diff"érentes  par  leur  densité.  Les  bouleversemens 
évidens  que  la  surface  de  notre  globe  a  essuyés  ,  et  qui  ne  sont 
cachés  qu'à  ceux  qui  ne  veulent  pas  les  voir  ,  le  changement  des 
terres  en  mers  et  des  mers  en  terres ,  l'affaissement  du  globe  en 
certains  lieux  ,  son  exhaussement  dans  d'autres,  tout  cela  n'a- 
t.-il  pas  dû  altérer  considérablement  la  figure  primitive  ?  Or  cette 
figure  primitive  étant  altérée,   et  la  plus  grande  partie  de  la 


386  SUR  LE  SYSTÈME 

terre  e'fant  solide  ,  qui  nous  assurera  qu'elle  ait  conservé  aucune 
re'gularité  dans  la  figure  ni  dans  la  distribution  de  ses  parties"? 
îl  serait  d'autant  plus  difficile  de  le  croire  ,  que  cette  distribution 
seiLible  pour  ainsi  dire  faite  au  hasard  dans  la  partie  que  nous 
pouvons  connaître  de  l'intérieur  et  de  la  surface  de  la  terre.  En 
vain  alléguerait-on  la  circularité  apparente  de  l'ombre  de  la 
terre  dans  les  éclipses  de  lune  ,  les  mêmes  hauteurs  du  pôle  ob- 
servées après  avoir  fait  le  même  chemin  sous  différens  méridiens 
en  partant  de  la  même  latitude  ,  les  règles  de  la  navigation  qui 
dirigent  d'autant  plus  sûrement  un  vaisseau,  qu'elles  sont  mieux 
pratiquées  ;  toutes  ces  raisons  ne  prouvent  pas  mieux  que  Téqua- 
teur  est  un  cercle,  qu'elles  ne  le  prouvent  du  méridien,  qui  , 
comme  on  le  sait ,  n'en  est  pas  un. 

Voilà  des  raisons  en  apparence  très-fortes  pour  supposer  à  la 
terre  une  figure  irrégulière.  Mais  n'y  aurait-il  point  d'autre* 
inconvéniens  à  cette  irrégularité  ?  La  rotation  uniforme  et  cons- 
tante de  la  terre  autour  de  son  axe  ,  ne  semble-t-elle  pas  prou- 
ver, comme  l'ont  déjà  remarque  quelques  philosophes  ,  que  ses 
parties  sont  à  peu  près  également  distribuées  autour  du  centre  ? 
Il  est  vrai  que  ce  phénomène  pourrait  absolument  avoir  lieu  dans 
Fhjpothèse  de  la  dissimilitude  des  méridiens  ,  et  de  la  densité 
irrégulière  des  parties  de  notre  globe  ;  mais  alors  l'axe  de  rota- 
tion de  la  terre  ne  passerait  pas  par  son  centre  de  figure  ,  et  le 
rapport  entre  la  durée  des  jours  et  celle  des  nuits  à  chaque  lati- 
tude ,  ne  serait  pas  tel  que  l'observation  et  le  calcul  le  donnent  ; 
ou  si  on  voulait  que  l'axe  de  rotation  passât  par  le  centre  de  la 
terre  ,  comme  les  observations  semblent  le  prouver,  il  faudrait 
supposer  dans  les  parties  du  globe  un  arrangement  singulier  , 
dont  la  symétrie  serait  beaucoup  plus  surprenante  que  la  simi- 
litude des  méridiens  ne  pourrait  l'être  ,  surtout  si  cette  similitude 
n'était  que  très-approchée  ,  comme  on  le  suppose  dans  les  opé- 
rations astronomiques  ,  et  non  absolument  rigoureuses. 

De  plus  ,  les  phénomènes  de  la  précession  des  écjuinoxes  ,  si 
bien  d'accord  avec  l'hypothèse  que  les  méridiens  soient  sembla- 
îiles ,  et  que  l'arrangement  des  parties  de  la  terre  soit  régulier,  ne 
semblent-ils  pas  prouver  qu'en  effet  cette  hypothèse  est  légitime? 
ces  phénomènes  auraient-ils  également  lieu  si  les  parties  extérieu- 
res de  notre  globe  étaient  disposées  sans  ordre  et  sans  loi  ?  car  la 
précession  des  équinoxes  venant  uniquement  de  la  non-sphéricité 
de  la  terre,,  ces  parties  extérieures  influeraient  beaucoup  sur  la 
quantité  et  la  loi  de  ce  mouvement  dont  elles  pourraient  alors  dé- 
ranger l'uniformité.  Enfin  la  surface  de  la  terre  est  flxiide  et  par 
conséquent  homogène  dans  sa  plus  grande  partie  ,  la  matière 
solide  qui  la  couvre  presque  partout  ailleurs  diiïcre  pou  en  pe- 


DU  MONDE.  SS; 

sauteur  de  l'eau  commune;  n'est-il  donc  pas  naturel  de  supi3oser 
qu'elle  fait  à  peu  près  le  même  effet  qu'une  matière  fluide  ;  que 
la  terre  est  à  peu  près  dans  le  même  état  que  si  sa  surface  était 
^i-Trtout  fluide  et  homogène  ;  qu'ainsi  la  direction  de  la  pesanteur 
est  sensiblement  perpendiculaire  à  cette  surface  et  dans  le  plan 
de  l'axe  de  la  terre ,  et  que  par  conséquent  tous  les  méridiens 
sont  semblables  ,  sinon  à  la  rigueur  ,  au  moins  sensiblement?  Les 
inégalités  de  la  surface  de  la  terre  ,  les  montagnes  qui  la  cou- 
vrent sont  moins  considérables  par  rapport  au  diamètre  du 
globe ,  que  ne  le  seraient  des  inégalités  d'un  dixième  de  ligne 
répandues  çà  et  là  sur  la  surface  d'un  globe  de  deux  pieds  de 
diamètre.  D'ailleurs  le  peu  d'attraction  que  les  montagnes  exer- 
cent par  rapport  à  leur  masse  ,  semble  prouver  que  cette  masse 
est  très-petite  par  rapport  à  leur  volume  ;  une  montagne  hémi- 
sphérique d'une  lieue  de  hauteur  devrait  écarter  le  pendule  de 
la  situation  verticale  de  plus  de  i',  et  à  peine  les  hautes  mon- 
tagnes du  Pérou  produisent-elles  une  variation  de  7":  les  mon- 
tagnes semblent  donc  avoir  en  général  très-peu  de  matière 
propre  par  rapport  au  reste  du  globe;  conjecture  appuyée  par 
d'autres  observations  ,  qui  nous  ont  découvert  d'immenses  ca- 
vités dans  plusieurs  de  ces  montagnes.  Ces  inégalités,  qui  nous 
paraissent  si  considérables  et  qui  le  sont  si  peu  ,  ont  été  produites 
par  les  bouleversemens  que  la  terre  a  soufferts  ,  et  dont  vraisem- 
blablement l'effet  ne  s'est  pas  étendu  fort  au-delà  de  sa  surface  et 
de  ses  premières  couches. 

Ainsi,  de  toutes  les  raisons  qu'on  peut  avoir  pour  croire  les 
méridiens  dissemblables ,  la  seule  qui  soit  de  quelque  poids  est 
la  différence  du  degré  mesuré  en  Italie,  et  du  degré  mesuré  en 
France  à  une  latitude  pareille  et  sous  un  autre  méridien  :  mais 
cette  différence  qui  n'est  que  de  70  toises  ,  c'est-à-dire  d'environ. 
35  pour  chacun  des  deux  degrés  ,  est-elle  assez  considérable 
pour  ne  pas  être  attribuée  aux  erreurs  des  observations  ,  quel- 
que exactes  qu'on  les  suppose?  Deux  secondes  d'erreur  dans  la 
seule  mesure  de  l'arc  céleste  donnent  82  toises  d'erreur  sur  le 
degré;  et  quel  observateur  peut  répondre  de  deux  secondes? 
Ceux  qui  sont  tout  à  la  fois  les  plus  exacts  et  les  plus  sincères  , 
oseraient-ils  même  répondre  de  60  toises  sur  la  mesure  du  de- 
gré ,  puisque  60  toises  ne  supposent  pas  une  erreur  de  4'  dans  la 
mesure  de  l'arc  céleste,  et  aucune  dans  les  opérations  géogra- 
phiques ? 

Rien  ne  nous  oblige  donc  à  croire  encore  que  les  méridiens 
soient  dissemblables.  11  faudrait  pour  autoriser  pleinement  cette 
opinion  ,  avoir  mesuré  deux  ou  plusieurs  degrés  à  la  même  la-^ 


3BB  Sl'R  LE   SYSTÈME 

titiide  dans  des  lieux  très-éloignes  ,  et  y  avoir  trouve  irop  de 
différence  pour  l'imputer  aux  observateurs.  Je  dis  dans  des  lieux 
très-éloignés  ;  car  quand  le  méridien  d'Italie  et  celui  de  France 
seraient  réellement  différens,  comme  ces  méridiens  ne  sont  pas 
fort  distans  l'un  de  l'autre,  on  pourrait  toujours  rejeter  sur  les 
erreurs  de  l'observation  la  différence  qu'on  trouverait  entre  les 
degrés  correspondans  de  France  et  d'Italie  à  la  même  latitude. 
Il  faudrait  de  plus  observer  le  pendule  à  la  même  latitude  ,  sous 
des  méridiens  très-différens  et  très-éloignés;  on  verrait  par  là  si 
les  longueurs  observées  différeraient  assez  pour  en  pouvoir  con- 
clure l'inégalité  de  pesanteur  à  la  même  latitude  ,  sous  des  mé- 
ridiens différens ,  et  par  conséquent ,  ce  qui  en  serait  une  suite 
presque  nécessaire  ,  la  dissimilitude  de  ces  m^éridiens. 

Au  reste  ,  en  attendant  que  l'observation  directe  du  pendule  , 
ou  la  mesure  immédiate  des  degrés  nous  donne  à  cet  égard  les 
connaissances^  qui  nous  manquent  ,  l'analogie ,  quelquefois  si 
utile  en  physique  ,  pourrait  nous  éclairer  jusqu'à  un  certain 
point  sur  l'objet  dont  il  s'agit  ,  en  y  employant  les  observations 
de  la  figure  de  Jupiter.  L'aplatissement  de  cette  planète,  observée 
dès  1666  par  Picard,  avait  déjà  fait  soupçonner  celui  de  la 
terre  ,  long-temps  avant  que  l'on  s'en  fût  invinciblement  assuré 
par  la  comparaison  des  degrés  du  nord  et  de  France.  Des  ob- 
servations réitérées  de  cette  même  planète ,  nous  apprendraient 
aisément  si  son  équateur  est  circulaire  ;  pour  cela  il  suffirait 
d'observer  l'aplatissement  de  Jupiter  dans  ditférens  temps. 
Comme  son  axe  est  à  peu  près  perpendiculaire  à  son  orbite  ,  et 
par  conséquent  à  l'écliptique  qui  ne  forme  qu'un  angle  d'^environ 
un  degré  avec  l'orbite  de  Jupiter  ,  il  est  évident  que  si  l'équa- 
teur  de  Jupiter  est  un  cercle  ,  le  méridien  de  cette  planète  per- 
pendiculaire au  rayon  visuel  tiré  de  la  terre  ,  doit  toujours  être 
le  même  ,  et  qu'ainsi  Jupiter  doit  paraître  toujours  également 
aplati,  dans  quelque  temps  qu'on  l'observe.  Ce  serait  le  con- 
traire si  les  méridiens  de  Jupiter  étaient  dissemblables.  Je  sais 
que  cette  observation  ne  sera  pas  démonstrative  par  rapport  à 
la  similitude  ou  dissimilitude  des  méridiens  de  la  terre  ;  mais 
enfin  si  les  méridiens  de  Jupiter  se  trouvaient  semblables,  comme 
j'ai  lieu  de  le  soupçonner  par  les  questions  que  j'ai  faites  là- 
dessus  à  un  très-habile  astronome,  on  serait,  ce  me  semble  , 
assez  bien  fondé  à  croire,  au  défaut  de  preuves  plus  rigoureuses  , 
que  la  terre  aurait  aussi  ses  méridiens  semblables.  Car  les  ob- 
servations nous  prouvent  que  la  surface  de  Jupiter  est  sujette  à 
des  altérations  sans  comparaison  plus  considérables  et  pi  us  fré- 
quentes que  celles  de  la  terre;  or  si  ces  altérations  71'influaient  en 


DU  MONDE.  389 

rien  sur  la  figure  de  i'équateur  de  Jupiter,  pourquoi  la  figure 
de  l'ëquateur  de  la  terre  serait-elle  allérëe  par  des  mouvemens 
beaucoup  moindres  ? 

Mais  en  supposant  même  que  tous  les  méridiens  sont  à  peu 
près  semblables ,  il  reste  encore  à  examiner  si  ces  méridiens  ont 
la  figure  d'une  ellipse.  Jusqu'ici  la  théorie  n'a  point  donné  for- 
mellement l'exclusion  aux  autres  figures ,  elle  s'est  bornée  à 
montrer  que  la  figure  elliptique  de  la  terre  s'accordait  avec  les 
lois  de  l'hydrostatique  ;  j'ai  trouvé  de  plus,  et  je  le  démontre 
dans  cet  ouvrage  ,  qu'il  y  a  une  infinité  d'autres  figures  qui  s'ac- 
cordent avec  ces  lois  ,  surtout  si  on  ne  suppose  pas  la  terre  en- 
tièrement homogène.  Proposition  qui  me  paraît  importante  et 
digne  de  quelque  attention  de  la  part  des  géomètres,  tant  par 
elle-même  que  par  la  méthode  que  j'ai  imaginée  pour  la  dé- 
montrer. J'avais  déjà  donné  ailleurs  quelque  extension  à  la 
théorie,  même  dans  l'hypothèse  elliptique,  en  faisant  voir  qu'il 
n'estpas  toujours  nécessaire,  comme  on  l'avait  cru  jusqu'ici,  que 
les  surfaces  des  différentes  couches  fussent  de  niveau',  et  j'avais 
présenté  en  conséquence  l'équation  des  différentes  couches  de 
la  terre  sous  une  forme  plus  générale  qu'on  ne  l'avait  fait  avant 
moi  ;  mais  cette  équation  généralisée  n'est  plus  elle-même  qu'un 
corollaire  très-simple  de  la  théorie  que  je  donne  aujourd'hui , 
et  dont  l'hypothèse  elliptique  est  un  cas  particulier  et  très-limité. 

J'ai  supposé  de  plus,  en  regardant,  s'il  est  nécessaire,  la  terre 
comme  solide  ,  que  les  méridiens  du  sphéroïde  ne  fussent  sem- 
blables ni  par  leur  figure  ni  par  la  densité  de  leurs  parties  ,  que 
tous  les  points  de  la  tferre  différassent  en  densité,  non  pas  à  la 
vérité  suivant  une  loi  quelconque  ,  mais  suivant  une  loi  presque 
aussi  générale  qu'on  peut  le  désirer.  J'ai  cherché  dans  cette  hypo- 
thèse l'action  qu'un  pareil  solide  exerçait  sur  ses  parties;  pro- 
blème difficile  et  important,  dont  la  solution  pourrait  nous  être 
fort  utile  ,  si  en  effet  la  terre  se  trouvait  avoir  des  irrégularités 
considérables  dans  sa  figure. 

Enfin,  en  supposant  que  le  méridien  ne  soit  pas  elliptique  ,  je 
donne  une  méthode  aussi  simple  qu'il  est  possible  pour  trouver 
d'une  manière  approchée  sa  figure  par  la  mesure  de  tant  de 
degrés  de  latitude  et  de  longitude  qu'on  jugera  à  propos.  Cette 
méthode  peut  être  d'autant  plus  nécessaire  à  pratiquer,  que  ni 
la  théorie  ni  les  mesures  actuelles  ne  nous  forcent  à  donner  à  la 
terre  la  figure  d'un  sphéroïde  elliptique.  Les  mesures  semblent 
même  nous  en  éloigner  :  car  les  5  degrés  du  nord,  du  Pérou  , 
de  France  ,  d'Italie  et  du  Cap  ne  s'accordent  point  avec  cette 
iigure  ;  et  les  expériences  du  pendule  dans  cette  même  hypo- 
thèse ,  mènent  à  un  résultat  différent  de  celui  que  présente  la 


%o  SLll  LE  SYSTÈME 

mesure  des  degrés.  Ces  dernières  expériences  s'accordent  assez 
bien^à  donner  à  la  terre  la  figure  elliptique  ,  mais  t:lles  la  font 
plus  aplatie  que  de  tJ-.  D'un  autre  coté,  ce  dernier  aplatissement 
s'accorde  assez  avec  les  cinq  degrés  suivans,  celui  du  nord,  celui 
du  Pérou  ,  celui  du  Cap,  le  degré  de  France  supposé  de  671 83 
toises  ,  et  le  degré  de  longitude  mesuré  à  43°  22';  mais  le  degré 
de  France  supposé  de  570^4  toises  ,  comme  on  le  veut  aujour- 
d'hui, et  le  degré  d'Italie  dérangent  tout. 

Le  Monnier,  dans  le  dessein  de  lever  une  partie  de  ces  doutes, 
a  demandé  et  obtenu  de  l'Académie  qu'on  vérifiât  de  nouveau 
la  base  de.  Picard,  pour  proscrire  ou  pour  rétablir  le  degré  de 
France,  fixé  par  les  académiciens  du  nord  à  67183  toises.  Si  ce 
degré  est  rétabli ,  ce  serait  aux  astronomes  à  décider  jusqu'à 
quel  point  l'hypothèse  elliptique  serait  ébranlée  par  la  mesure 
du  degré  d'Italie  ,  le  seul  (jui  s'éloignerait  alors  de  cette  hypo- 
thèse. Il  faudrait  examiner  de  plus  jusqu'à  quel  point  les  ob- 
servations du  pendule  s'écarteraiept  de  ce  même  aplatissement  , 
et  même  de  raplatisseraent  supposé  à  -j-^.  Si  le  degré  de  Picard 
est  proscrit ,  il  faudra  en  ce  cas  discuter  soigneusement  les  er- 
reurs qu'on  peut  commettre  dans  les  observations  tant  du  pen- 
dule que  des  degrés;  et  si  ces  erreurs  devaient  être  supposées 
trop  grandes  pour  accommoder  l'hypothèse  elliptique  aux  obser- 
vations ,  on  serait  forcé  d'abandonner  cette  hypothèse  ,  et  de 
faire  usage  de  nouvelles  vues  que  je  propose  dans  cet  ouvrage  , 
pour  déterminer  par  la  théorie  et  par  les  observations  la  figure 
de  la  terre. 

L'observation  de  l'aplatissement  de  Jupiter  pourrait  encore 
nous  être  utile  ici  jusqu'à  un  certain  point.  Il  est  aisé  de  trouver 
par  la  théorie  quel  doit  être  le  rapport  de  ses  axes  en  regardant 
cette  planète  comme  homogène.  Si  ce  rapport  était  sensiblement 
égal  au  rapport  observé,  on  pourrait  en  conclure,  avec  assez  de 
vraisemblance,  que  la  terre  serait  aussi  dans  ie  même  cas,  et 
que  son  aplatissement  serait  7—  ,  le  même  que  dans  le  cas  de  l'ho- 
inogénéilé  ;  mais  si  le  rapport  observé  des  axes  de  Jupiter  est 
différent  de  celui  que  la  théorie  nous  donne  ,  alors  on  en  pourra 
conclure  par  la  même  raison  que  la  terre  n'est  pas  homogène  ; 
et  peut-être  même  qu'elle  n'a  pas  la  figure  elliptique.  Cette  der- 
nière conclusion  pourrait  encore  être  confirmée  ou  infirmée  par 
l'observation  de  la  figure  de  Jupiter.  Car  il  serait  aisé  de  déter- 
miner si  le  méridien  de  cette  planète  est  une  ellipse  ou  non. 
Pour  cela  il  suffirait  de  mesurer  le  parallèle  à  l'équateur  de  Ju- 
piter, qui  en  serait  éloigné  de  60  degrés  ;  si  ce  parallèle  se  trou- 
vait sensiblement  égal  ou  inégal  à  la  moilié  de  l'équateur  ,  le 
méridien  de  Jupiter  serait  eliiptique^ou  ne  le  serait  pas. 


DU   IMOA'OE.  'M)i 

Tel  est  l'état  oii  se  trouve  pour  le  prcscnt  Timportante  ques- 
tion de  la  figure  de  la  terre.  On  voit  combien  sa  solution  de^ 
mande  encore  d'observations  et  de  recherches.  Aidé  du  travail 
de  mes  prédécesseurs,  j'ai  taché  de  préparer  les  matériaux  de 
ce  qui  reste  à  faire ,  et  d'en  faciliter  les  moyens.  Quel  parti 
prendre  jusqu'à  ce  que  le  temps  nous  aj^jiorte  de  nouvelles  lu- 
mières? Sauoir  attendre  et  douter. 


INTRODUCTION 

AU  TRAITÉ  DE  DYNAMIQUE, 

Où  les  lois  de  Véquilibre  sont  réduites  au  plus  petit  nombre 
jjossible ,  et  dcmnntrées  d'une  manière  nouvelle,  et  oii  Von 
donne  un  principe  général  pour  trouver  le  mouvement  de  plu- 
sieurs corps  qui  agissent  les  uns  sur  les  autres  d'une  manière 
quelconque. 


l_i  A  certitude  des  mathématiques  est  un  avantage  que  ces 
sciences  doivent  principalement  à  la  simplicité  de  leur  objet.  Il 
faut  avouer  même  que  comme  toutes  les  parties  des  mathéma- 
tiques n'ont  pas  un  objet  également  simple  ,  aussi  la  certitude 
proprement  dite  ,  celle  qui  est  fondée  sur  des  principes  nécessai- 
rement vrais  et  évidens  par  eux-mêmes,  n'appartient  ni  égale- 
ment, ni  de  la  même  manière  ,  à  toutes  ces  parties.  Plusieurs 
d'entre  elles,  appuyées  sur  des  principes  physiques  ,  c'est-à-dire 
sur  des  vérités  d'expérience  ,  ou  sur  de  simples  hypothèses, 
n'ont,  pour  ainsi  dire,  qu'une  certitude  d'expérience,  ou  même 
de  pure  supposition.  Il  n'y  a  ,  pour  parler  exactement ,  que  celles 
qui  traitent  du  calcul  des  grandeurs  ,  et  des  propriétés  générales 
de  l'étendue,  c'est-à-dire  l'algèbre,  la  géométrie  et  la  méca- 
nique ,  qu'on  puisse  regarder  comme  marquées  au  sceau  de 
l'évidence.  Encore  y  a-t-il  dans  la  lumière  que  ces  sciences  pré- 
sentent à  notre  esprit,  une  espèce  de  gradation  et,  pour  ainsi 
dire,  de  nuance  à  observer.  Plus  l'objet  qu'elles  embrassent  est 
étendu,  et  considéré  d'une  manière  générale  et  abstraite,  plus 
aussi  leurs  principes  sont  exempts  de  nuages  et  faciles  à  saisir. 
C'est  par  cette  raison  que  la  géométrie  est  plus  simple  que  la 
mécanique,  et  Tune  et  Fautre  plus  simples  que  l'algèbre.  Ce 
paradoxe  ne  paraîtra  point  tel  à  ceux  qui  ont  étudié  ces  sciences 


3r)7  SUR    LES   LOIS 

en  pliilosoplies  :  les  notions  les  plus  abstraites  ,  celles  ([ue  le 
commun  des  hommes  regarde  comme  les  plus  inaccessibles  ,  sont 
souvent  celles  qui  portent  avec  elles  une  plus  grande  lumière  : 
l'obscurité  semble  s'emparer  de  nos  idées,  à  mesure  que  nous 
examinons  dans  un  objet  plus  de  propriétés  sensibles  ;  l'impéné- 
trabilité ,  ajoutée  à  l'idée  de  l'étendue ,  semble  ne  nous  offrir 
qu'un  mystère  de  plus;  la  nature  du  mouvement  est  une  énigme 
pour  les  jîliilosophes  ;  le  principe  métaphysique  des  lois  de  la 
percussion  ne  leur  est  pas  moins  caché  ;  en  un  mot ,  plus  ils 
approfondissent  l'idée  qu'ils  se  forment  de  la  matière  et  des 
propriétés  qui  la  représentent,  plus  cette  idée  s'obscurcit,  et 
paraît  vouloir  leur  échapper;  plus  ijs  se  persuadent  que  l'exis- 
tence des  objets  extérieurs  ,  appuyée  sur  le  témoignage  équi- 
voque de  nos  sens  ,  est  ce  que  nous  connaissons  le  moins  impar- 
faitement en  eux. 

Il  résulte  de  ces  réflexions  que  pour  traiter  suivant  la  meilleure 
méthode  possible  quelque  partie  des  mathématiques  que  ce  soit 
(nous  pourrions  même  dire  que  ce  puisse  être)  ,  il  est  nécessaire 
non-seulement  d'y  introduire  et  d'y  appliquer  autant  qu'il  se 
peut  des  connaissances  puisées  dans  des  sciences  plus  abstraites, 
et  par  conséquent  plus  simples,  mais  encore  d'envisager  de  la 
manière  la  plus  abstraite  et  la  plus  simple  qu'il  se  puisse,  l'objet 
particulier  de  cette  science  ;  de  ne  rien  sujDposer  ,  ne  rien  ad- 
mettre dans  cet  objet,  que  les  propriétés  que  la  science  même 
qu'on  y  traite  y  suppose.  De  là  résultent  deux  avantages  :  les 
principes  reçoivent  toute  la  clarté  dont  ils  sont  susceptibles  ;  ils 
se  trouvent  d'ailleurs  réduits  au  plus  petit  nombre  possible,  et 
par  ce  moyen  ils  ne  peuvent  manquer  d'acquérir  en  même 
temps  plus  d'étendue ,  puisque  l'objet  d'une  science  étant  néces- 
sairement déterminé,  les  principes  en  sont  d'autant  plus  féconds, 
qu'ils  sont  en  plus  petit  nombre. 

On  a  pensé  depuis  long-temps,  et  même  avec  succès,  à  rem- 
plir dans  les  mathématiques  une  partie  du  plan  que  nous  venons 
de  tracer  :  on  a  appliqué  heureusement  l'algèbre  à  la  géométrie, 
la  géométrie  à  la  mécanique  ,  et  chacune  de  ces  trois  sciences  à 
toutes,  dont  elles  sont  la  base  et  le  fondement.  Mais  on  n'a  pas 
été  si  attentif,  ni  à  réduire  les  principes  de  ces  sciences  au  plus 
petit  nombre  ,  ni  à  leur  donner  toute  la  clarté  qu'on  pouvait 
désirer.  La  mécanique  surtout  est  celle  qu'il  jiaraît  qu'on  a  né- 
gligée le  plus  à  cet  égard  :  aussi  la  plujDart  de  ses  principes,  ou 
obscurs  par  eux-mêmes  ,  Ou  énoncés  et  démontrés  d'une  manière 
obscure,  ont-ils  donné  lieu  à  plusieurs  questions  épineuses.  En 
général ,  on  a  été  plus  occupé  jusqu'à  présent  à  augmenter 
l'édifice  qu'à  en  éclairer  l'enlrée  ;  et  on  a  pensé  principalement 


DE  L'ÉQUILIBRE.  393 

à  rélever ,  sans  donner  à  ses  fondemens  toute  la  solidité  con- 
venable. 

Je  me  suis  proposé  dans  cet  ouvrage  de  satisfaire  à  ce  double 
objet,  de  reculer  les  limites  de  la  mécanique,  et  d'en  aplanir 
l'abord  ;  et  mon  but  principal  a  été  de  remplir  en  quelque  sorte 
un  de  ces  objets  par  l'autre,  c'est-à-dire,  non-seulement  de 
déduire  les  principes  de  la  mécanique  des  notions  les  plus  claires, 
mais  de  les  appliquer  aussi  à  de  nouveaux  usages;  de  faire  voir 
tout  à  la  fois  ,  et  l'inutilité  de  plusieurs  principes  qu'on  avait 
employés  jusqu'ici  dans  la  mécanique  ,  et  l'avantage  qu'on  peut 
tirer  de  la  combinaison  des  autres  pour  le  progrès  de  cette 
science;  en  un  mot,  d'étendre  les  principes  en  les  réduisant. 
Telles  ont  été  mes  vues  dans  le  traité  que  je  mets  au  jour.  Pour 
faire  connaître  au  lecteur  les  moyens  par  lesquels  j'ai  tâché  de 
les  remplir,  il  ne  sera  peut-être  pas  inutile  d'entrer  ici  dans  un 
examen  raisonné  de  la  science  que  j'ai  entrepris  de  traiter. 

Le  mouvement  et  ses  propriétés  générales  sont  le  premier  et 
le  principal  objet  de  la  mécanique  ;  cette  science  suppose  l'exis- 
tence du  mouvement ,  et  nous  la  supposerons  aussi  comme 
avouée  et  reconnue  de  tous  les  physiciens.  A  l'égard  de  la  nature 
du  mouvement ,  les  philosophes  sont  au  contraire  fort  partagés 
là-dessus.  Rien  n'est  plus  naturel,  je  l'avoue,  que  de  concevoir 
le  mouvement  comme  l'application  successive  du  mobile  aux 
différentes  parties  de  l'espace  indéfini ,  que  nous  imaginons 
comme  le  lieu  des  corps  :  mais  cette  idée  suppose  un  espace 
dont  les  parties  soient  pénétrables  et  immobiles  ;  or  personne 
n'ignore  que  les  Cartésiens,  secte  qui  à  la  vérité  n'existe  presque 
plus  aujourd'hui,  ne  reconnaissent  point  d'espace  distingué  des 
corps,  et  qu'ils  regardent  l'étendue  et  la  matière  comme  une 
même  chose.  Il  faut  convenir  qu'en  partant  d'un  pareil  principe, 
le  mouvement  serait  la  chose  la  plus  difficile  à  concevoir,  et 
qu'un  Cartésien  aurait  peut-être  beaucoup  plutôt  fait  d'en  nier 
l'existence,  que  de  chercher  à  en  définir  la  nature.  Au  reste, 
quelque  absurde  que  nous  paraisse  l'opinion  de  ces  philosophes, 
et  quelque  peu  de  clarté  et  de  précision  qu'il  y  ait  dans  les 
principes  métaphysiques  sur  lesquels  ils  s'efforcent  de  l'appuyer , 
nous  n'entreprendrons  point  de  la  réfuter  ici  :  nous  nous  con- 
tenterons de  remarquer  que  pour  avoir  une  idée  claire  du  mou- 
vement ,  on  ne  peut  se^ dispenser  de  distinguer  au  moins  par 
l'esprit  deux  sortes  d'étendue  :  l'une  qui  soit  regardée  comme 
impénétrable  ,  et  qui  constitue  ce  qu'où  appelle  proprement  les 
corps  ;  l'autre,  qui  étant  considérée  simplement  comme  étendue, 
sans  examiner  si  elle  est  pénétrable  ou  non  ,  soit  la  mesure  de 
la  distance  d'un  corps  ù  un  autre ,  et  les  parties  envisagées  comme 


394  SUR  LES  LOIS 

fixes  et  immobiles  ,  puissent  servir  à  juger  du  repos  ou  du  mou- 
vement des  corps.  Il  nous  sera  donc  toujours  permis  de  concevoir 
un  espace  indéfini  comme  le  lieu  des  corps,  soit  rëel,  soit  sup- 
posé ,  et  de  regarder  le  mouvement  comme  le  transport  du  mobile 
d'un  lieu  dans  un  autre. 

La  considération  du  mouvement  entre  quelquefois  dans  les 
recherches  de  géométrie  pure  ;  c'est  ainsi  qu'on  imagine  souvent 
les  ligues,  droites  ou  courbes,  engendrées  par  le  mouvement 
continu  d'un  point  ,  les  surfaces  par  le  mouvement  d'une  ligne  , 
les  solides  enfin  par  celui  d'une  surface.  Mais  il  y  a  entre  la  mé- 
canique et  la  géométrie  cette  différence ,  non-seulement  que 
dans  celle-ci  la  génération  des  figures  par  le  mouvement  est , 
pour  ainsi  dire,  arbitraire  et  de  pure  élégance,  mais  encore  que 
la  géométrie  ne  considère  dans  le  mouvement  que  l'espace  par- 
couru ;  au  lieu  que  dans  la  mécanique  on  a  égard  de  plus  au 
temps  que  le  mobile  emploie  à  parcourir  cet  espace. 

On  ne  peut  comparer  ensemble  deux  choses  d'une  nature  dif- 
férente ,  telles  que  l'espace  et  le  temps  :  mais  on  peut  comparer 
le  rapport  des  parties  du  temps  avec  celui  des  parties  de  l'espace 
parcouru.  Le  temps  par  sa  nature  coule  uniformément,  et  la 
mécanique  suppose  cette  uniformité.  Du  reste,  sans  connaître 
le  temps  en  lui-même  et  sans  en  avoir  de  mesure  précise,  nous 
ne  pouvons  représenter  plus  clairement  le  rapport  de  ses  parties, 
que  par  celui  des  portions  d'une  ligne  droite  indéfinie.  Or  l'ana- 
logie qu'il  y  a  entre  le  rapport  des  parties  d'une  telle  ligne,  et 
celui  des  }3arlies  de  l'espace  parcouru  par  un  corps  qui  se  meut 
d'une  manière  quelconque,  peut  toujours  être  exprimée  par  une 
équation  :  on  peut  donc  imaginer  une  courbe,  dont  les  abscisses 
représentent  les  portions  du  temps  écoulé  depuis  le  commence- 
ment du  mouvement,  les  ordonnées  correspondantes  désignant 
les  espaces  parcourus  durant  ces  portions  de  temps  :  l'équation 
de  cette  courbe  exprimera,  non  le  rapport  des  temps  aux  espaces, 
mais ,  si  on  peut  parler  ainsi,  le  rapport  du  rapport  que  les 
parties  de  temps  ont  à  leur  unité,  à  celui  que  les  parties  de  l'es- 
pace parcouru  ont  à  la  leur.  Car  l'équation  d'une  courbe  peut 
être  considérée  ,  ou  comme  exprimant  le  rapport  des  ordonnées 
aux  abscisses,  ou  comme  l'équation  entre  le  rapport  que  les 
ordonnées  ont  à  leur  unité,  et  le  rapport  que  les  abscisses  cor- 
respondantes ont  à  la  leur. 

Il  est  donc  évident  que  par  l'application  seule  de  la  géométrie 
et  dii  calcul ,  on  peut,  sans  le  secours  d'aucun  autre  principe, 
trouver  les  ])ropriétés  générales  du  mouvement,  varié  suivant 
une  loi  quelconque.  Mrtis  comment  nrrive-t-il  que  le  mouvement 
d'un  corps  suive  telle  m\  telle  loi  particulière?  C'est  sur  quoi  la 


DE  L'ÉQUILIBRE.  3çp 

géométrie  seule  ne  peut  rien  nous  apprendre,  et  c'est  aussi  ce 
qu'on  peut  regarder  comme  le  premier  problème  qui  appartienne 
immédiatement  à  la  mécanique. 

On  voit  d'abord  fort  clairement  qu'un  corps  ne  peut  se  donner 
le  mouvemeat  à  lui-même.  Il  ne  peut  donc  être  tiré  du  repos 
que  par  l'action  de  quelque  cause  étrangère.  Mais  contiriue-t-il  à 
se  mouvoir  de  lui-même,  ou  a-t-il  besoin,  pour  se  mouvoir,  de 
l'action  répétée  de  la  cause  ?  Quelque  parti  qu'on  pût  prendre 
là-dessus  ,  il  sera  toujours  incontestable  que  l'existence  du  mou- 
vement étant  une  fois  supposée  sans  aucune  autre  hyp^Jtbèse 
particulière  ,  la  loi  la  plus  simple  qu'un  mobile  puisse  observer 
dans  son  mouvement ,  est  la  loi  d'uniformité,  et  c'est  par  consé- 
quent celle  qu'il  doit  suivre,  comme  on  le  verra  plus  au  long 
dans  le  premier  chapitre  de  ce  traité.  Le  mouvement  est  donc 
uniforme  par  sa  nature  :  j'avoue  que  les  preuves  qu'on  a  données 
jusqu'à  présent  de  ce  principe  ne  sont  peut-être  pas  fort  convain- 
cantes :  on  verra  dans  mon  ouvrage  les  difficultés  qu'on  peut  y 
opposer,  et  le^cbemin  que  j'ai  pris  pour  m'eugager  à  les  ré- 
soudre. Il  me  s0mble  que  cette  loi  d'uniformité  essentielle  au 
mouvement  considéré  en  lui-même ,  fournit  une  des  meilleure* 
raisons  sur  lesquelles  la  mesure  du  temps  par  le  mouvement 
uniforme  puisse  être  appuyée.  Aussi  j'ai  cru  devoir  entrer  là- 
dessus  dans  quelque  détail ,  quoiqu'au  fond  cette  discussion 
puisse  paraître  étrangère  à  la  mécanique. 

ha  force  cV inertie ,  c'est-à-dire  la  propriété  qu'ont  les  corps 
de  persévérer  dans  leur  état  de  repos  ou  de  mouvement,  étant 
une  fois  établie,  il  est  clair  que  le  mouvement,  qui  a  besoin 
d'une  cause  pour  commencer  au  moins  à  exister,  ne  saurait  non 
plus  être  accéléré  ou  retardé  que  par  une  cause  étrangère.  Or 
quelles  sont  les  causes  capables  de  produire  ou  •de  changer  le 
mouvement  dans  les  corps  ?  Nous  n'en  connaissons  jusqu'à  pré- 
sent que  de  deux  sortes  :  les  unes  se  manifestent  à  nous  en  même 
temps  que  l'efTet  qu'elles  produisent ,  ou  plutôt  dont  elles  sont 
l'occasion  :  ce  sont  celles  qui  ont  leur  source  dans  l'action  sen- 
sible et  mutuelle  des  corps  ,  résultante  de  leur  impénétrabilité  : 
elles  se  réduisent  à  l'impulsion  et  à  quelques  autres  actions  dé- 
rivées de  celle-là  :  tontes  les  autres  causes  ne  se  font  connaître 
que  par  leur  effet,  et  nous  en  ignorons  entièrement  la  nature  : 
telle  est  la  cause  qui  fait  tomber  les  corps  pesans  vers  le  centre 
de  la  terre  ,  celle  qui  retient  les  planètes  dans  leurs  orbites  ,  etc. 
Nous  verrons  bientôt  comment  on  peut  déterminer  les  eflets 
de  l'impulsion,  et  des  causes  qui  peuvent  s'y  rapporter  ;  pour 
iious  en  tenir  à  colles  de  la  seconde  espèce  ,  il  est  clair  quç 


396  SUR  LES  LOIS 

lorsqu'il  est  question  des  effets  produits  par  de  telles  causes  ,  ces 
effets  doivent  toujours  être  donnés  indépendamment  de  la  con- 
naissance de  la  cause  ,  puisqu'ils  ne  peuvent  en  être  déduits  : 
c'est  ainsi  que ,  sans  connaître  la  cause  de  la  pesanteur ,  nous 
apprenons  par  l'expérience  que  les  espaces  décrits  par  un  corps 
qui  tombe  ,  sont  entre  eux  comme  les  carrés  des  temps.  En  gé- 
néral, dans  les  mouvemens  variés  dont  les  causes  sont  inconnues, 
il  est  évident  que  l'effet  produit  par  la  cause,  soit  dans  un 
temps  fini,  soit  dans  un  instant,  doit  toujours  être  donné  par 
l'équation  entre  les  temps  et  les  espaces  :  cet  effet  une  fois  connu, 
et  le  principe  de  la  force  d'inertie  supposé  ,  on  n'a  plus  besoin 
que  de  la  géométrie  seule  et  du  calcul ,  pour  découvrir  les  pro- 
priétés de  ces  sortes  de  mouvemens.  Pourquoi  donc  aurions-nous 
recours  à  ce  principe  dont  tout  le  monde  fait  usage  aujourd'hui, 
que  la  force  accélératrice  ou  retardatrice  est  proportionnelle  à 
l'élément  de  la  vitesse  ?  principe  appuyé  sur  cet  unique  axiome 
vague  et  obscur ,  que  l'effet  est  proportionnel  à  sa  cause.  Nous 
n'examinerons  point  si  ce  principe  est  de  vérité  nécessaire  ;  nous 
avouerons  seulement  que  les  preuves  qu'on  en  a  apportées  jus- 
qu'ici ne  nous  paraissent  pas  hors  d'atteinte  :  nous  ne  l'adopte- 
rons pas  non  plus,  avec  quelques  géomètres  ,  comme  de  vérité 
purement  contingente ,  ce  qui  ruinerait  la  certitude  de  la  méca- 
nique, et  la  réduirait  à  n'être  plus  qu'une  science  expérimen- 
tale :  nous  nous  contenterons  d'observer  que  vrai  ou  douteux , 
clair  ou  obscur  ,  il  est  inutile  à  la  mécanique,  et  que  par  con- 
séquent il  doit  en  être  banni. 

Nous  n'avons  fait  mention  jusqu'à  présent  que  du  changement 
produit  dans  la  vitesse  du  mobile  par  les  causes  capables  d'altérer 
son  mouvement  :  et  nous  n'avons  point  encore  cherché  ce  qui 
doit  arriver  ,  si  la  cause  motrice  tend  à  mouvoir  le  corps  dans 
une  direction  différente  de  celle  qu'il  a  déjà.  Tout  ce  que  nous 
apprend  dans  ce  cas  le  principe  de  la  force  d'inertie,  c'est  que 
le  mobile  ne  peut  tendre  qu'à  décrire  une  ligne  droite,  et  à  la 
décrire  uniformément  :  mais  cela  ne  fait  connaître  ni  sa  vitesse 
ni  sa  direction.  On  est  donc  obligé  d'avoir  recours  à  un  second 
principe,  c'est  celui  qu'on  appelle  la  composition  des  mouvemens, 
et  par  lequel  on  détermine  le  mouvement  unique  d'un  corps  qui 
tend  à  se  mouvoir  suivant  différentes  directions  à  la  fois  avec 
des  vitesses  données.  On  trouvera  dans  cet  ouvrage  une  démons- 
tration nouvelle  de  ce  principe,  dans  laquelle  je  me  suis  pro- 
posé, et  d'éviter  toutes  les  difficultés  auxquelles  sont  sujettes  les 
démonstrations  qu'on  en  donne  communément,  et  en  même 
temps  de  ne  pas  déduire  d'un  grand   nombre  de  propositions 


DE  L'ÉQUILIBRE.  3(^7 

compliquées ,  un  principe  qui  e'tant  l'un  des  premiers  de  la 
mécanique ,  doit  nécessairement  être  appuyé  sur  des  preuves 
simples  et  faciles. 

Gomme  le  mouvement  d'un  corps  qui  change  de  direction 
peut  être  regardé  comme  composé  du  mouvement  qu'il  avait 
d'abord  ,  et  d'un  nouveau  mouvement  qu'il  a  reçu  ,  de  même  le 
mouvement  que  le  corps  avait  d'abord  peut  être  regardé  comme 
composé  du  nouveau  mouvement  qu'il  a  pris ,  et  d'un  autre 
qu'il  a  perdu.  De  là  il  s'ensuit  que  les  lois  du  mouvement  changé 
par  quelques  obstacles  que  ce  puisse  être,  dépendent  uniquement 
des  lois  du  mouvement  détruit  par  ces  mêmes  obstacles.  Car  il 
est  évident  qu'il  sufifit  de  décomposer  le  mouvement  qu'avait  le 
corps  avant  la  rencontre  de  l'obstacle  ,  en  deux  autres  mouve- 
mens  tels  ,  que  l'obstacle  ne  nuise  point  à  l'un ,  et  qu'il  anéan- 
tisse l'autre.  Par  là ,  on  peut  non-seulement  démontrer  les  lois 
du  mouvement  changé  par  des  obstacles  insurmontables  ,  les 
seules  qu'on  ait  trouvées  jusqu'à  présent  par  cette  méthode  ;  on 
peut  encore  déterminer  dans  quel  cas  le  mouvement  est  détruit 
par  ces  mêmes  obstacles.  A  l'égard  des  lois  du  mouvement 
changé  par  des  obstacles  qui  ne  sont  pas  insurmontables  en  eux- 
mêmes  ,  jl  est  clair ,  par  la  même  raison ,  qu'en  général  il  ne 
faut ,  pour  déterminer  ces  lois,  qu'avoir  bien  constaté  celles  de 
l'équilibre. 

Or  quelle  doit  être  la  loi  générale  de  l'équilibre  des  corps  ? 
Tous  les  géomètres  conviennent  que  deux  corps  dont  les  direc- 
tions sont  opposées,  se  font  équilibre  quand  leurs  masses  sont 
en  raison  inverse  des  vitesses  avec  lesquelles  ils  tendent  à  se 
mouvoir  ;  mais  il  n'est  peut-être  pas  facile  de  démontrer  cette 
loi  en  toute  rigueur ,  et  d'une  manière  qui  ne  renferme  aucune 
obscurité  ;  aussi  la  plupart  des  géomètres  ont-ils  mieux  aimé  !a 
traiter  d'axiome,  que  de  s'appliquer  à  la  prouver.  Cependant  ti 
l'on  y  fait  attention ,  on  verra  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  cas  oii  l'é- 
quilibre se  manifeste  d'une  manière  claire  et  distincte  ;  c'est 
celui  oii  les  masses  des  deux  corps  sont  égales,  et  leurs  vitesses 
égales  et  opposées.  Le  seul  parti  qu'on  puisse  prendre  ,  ce  me 
semble,  pour  démontrer  l'équilibre  dans  les  autres  cas,  est  de 
les  réduire,  s'il  se  peut ,  à  ce  premier  cas  simple  et  évident  pcr 
lui-même.  C'est  aussi  ce  que  j'ai  tâché  de  faire  ;  le  lecteur  jugera 
si  j'y  ai  réussi. 

Le  principe  de  l'équilibre,  joint  à  ceux  de  la  force  d'inertie  et 
du  mouvement  composé  ,  nous  conduit  donc  à  la  solution  de  toiis 
les  problèmes  où  l'on  considère  le  mouvement  d'un  corps,  eu 
tant  qu'il  peut  être  altéré  par  un  obstacle  impénétrable  et  mo- 
bile ,  c'est-à-dire  en  général  par  un  autre  corps  à  qui  il  doit 
I.  26 


398  SUR  LES   LOIS 

nécessairement  communiquer  du   mouvement  pour  conserver 

au  moins  une  partie  du  sien.  De  ces  principes  combinés  on  peut 

donc  aisément  déduire  les  lois  du  mouvement  des  corps  qui  se 

choquent  d'une  manière  quelconque,  ou   qui  se  tirent  par  le 

moyen  de  quelque  corps  interposé  entre  eux  ,  et  auquel  ils  sont 

attachés. 

Si  les  principes  de  la  force  d'inertie  ,  du  mouvement  composé 
et  de  l'équilibre  ,  sont  essentiellement  différens  l'un  de  l'autre  , 
conime  on  ne  peut  s'empêcher  d'en  convenir;  et  si ,  d'un  autre 
côté,  ces  trois  principes  suffisent  à  la  mécanique,  c'est  avoir 
réduit  cette  science  au  plus  petit  nombre  de  principes  possible  , 
que  d'avoir  établi  sur  ces  trois  principes  toutes  les  lois  du  mou- 
vement des  corps  dans  des  circonstances  quelconques ,  comme 
j'ai  tâché  de  le  faire  dans  ce  traité. 

A  l'égard  des  démonstrations  de  ces  principes  en  eux-mêmes , 
le  plan  que  j'ai  suivi  pour  leur  donner  toute  la  clarté  et  la  sim- 
plicité dont  elles  m'ont  paru  susceptibles ,  a  été  de  les  déduire 
toujours  de  la  considération  seule  du  mouvement,  envisagé  de  la 
manière  la  plus  simple  et  la  plus  claire.  Tout  ce  que  nous  voyons, 
bien  distinctement  dans  le  mouvement  d'un  corps  ,  c'est  qu'il 
parcourt  un  certain  espace  ,  et  qu'il  emploie  un  certain  temps  à 
le  parcourir.  C'est  donc  de  cette  seule  idée  qu'on  doit  tirer  tous 
les  principes  de  la  mécanique,  quand  on  veut  les  démontrer 
d'une  manière  nette  et  précise  ;  ainsi  on  ne  sera  point  surpris 
qu'en  conséquence  de  cette  réflexion  ,  j'aie,  pour  ainsi  dire,  dé- 
tourné la  vue  de  dessus  les  causes  motrices^  pour  n'envisager 
uniquement  que  le  mouvement  qu'elles  produisent;  que  j'aie 
entièrement  proscrit  les  forces  inhérentes  au  corps  en  mouve- 
ment, êtres  obscurs  et  métaphysiques,  qui  ne  sont  capables  que 
de  répandre  les  ténèbres  sur  une  science  claire  par  elle-même. 

C'est  par  cette  raison  que  j'ai  cru  ne  devoir  point  entrer  dans 
l'examen  de  la  fameuse  question  des  forces  vwes.  Cette  question 
qui  depuis  trente  ans  partage  les  géomètres  ,  consiste  à  savoir  si 
la  force  des  corps  en  mouvement  est  proportionnelle  au  produit 
de  la  masse  par  la  vitesse,  ou  au  produit  de  la  masse  par  le  " 
carré  de  la  vitesse  :  par  exemple  ,  si  un  corps  double  d'un  autre, 
et  qui  a  trois  fois  autant  de  vitesse  ,  a  dix-huit  fois  autant  de 
force,  ou  six  fois  autant  seulement.  Malgré  les  disputes  que 
cette  question  a  causées,  l'inutilité  parf^ute  dont  elle  est  pour 
la  mécanique,  m'a  engagé  à  n'en  faire  aucune  mention  dans 
l'ouvrage  que  je  donne  aujourd'hui  :  je  ne  crois  pas  néanmoins 
devoir  passer  entièrement  sous  silence  une  opinion  dont  Leibnitz 
a  cru  pouvoir  se  faire  honneur ,  comme  d'une  découverte ,  que 
le  grand  Bernoulli  a  depuis  si  savamment  et  si  heureusement 


DE  L'ÉQUILIBRE.  399 

approfondie ,  que  Marc-Lauriii  a  fait  tous  ses  efforts  pour  ren- 
verser, et  à  laquelle  enfin  les  écrits  d'un  grand  nombre  de  mathé- 
maticiens illustres  ont  contribué  à  intéresser  le  public.  Ainsi , 
sans  fatiguer  le  lecteur  par  le  détail  de  tout  ce  qui  a  été  dit  sur 
cette  question  ,  il  ne  sera  pas  hors  de  propos  d'exposer  ici  très- 
succinctement  les  principes  qui  peuvent  servir  à  la  résoudre. 

Quand  on  parle  de  la  force  des  corps  en  mouvement,  ou  l'on 
n'attache  point  d'idée  nette  au  mot  qu'on  prononce  ,  ou  l'on  ne 
peut  entendre  par  là  en  général  que  la  propriété  qu'ont  les  corps 
qui  se  meuvent,  de  vaincre  les  obstacles  qu'ils  rencontrent,  ou 
de  leur  résister.  Ce  n'est  donc  nt  par  l'espace  qu'un  corps  par- 
court uniformément ,  ni  par  le  temps  qu'il  emploie  à  le  parcou- 
rir,  ni  enfin  par  la  considération  simple,  unique  et  abstraite  de 
sa  masse  et  de  sa  vitesse  qu'on  doit  estimer  immédiatement  la 
force;  c'est  uniquement  par  les  obstacles  qu'un  corps  rencontre, 
et  par  la  résistance  que  lui  font  ces  obstacles.  Plus  l'obstacle 
qu'un  corps  peut  vaincre  ,  ou  auquel  il  peut  résister,  est  consi- 
dérable ,  plus  on  peut  dire  que  s3l  force  est  grande ,  pourvu  que 
sans  vouloir  représenter  par  ce  mot  un  prétendu  être  qui  réside 
dans  le  corps ,  on  ne  s'en  serve  que  comme  d'une  manière  abré- 
gée d'exprimer  un  fait ,  à  peu  près  comme  on  dit  qu'un  corps  a 
deux  fois  autant  de  vitesse  qu'un  autre  ,  au  lieu  de  dire  qu'il  par- 
court en  temps  égal  deux  fois  autant  d'espace,  sans  prétendre  pour 
cela  que  ce  mot  de  vitesse  représente  un  être  inhérent  au  corps. 

Ceci  bien  entendu ,  il  est  clair  qu'on  peut  opposer  au  mou- 
vement d'un  corps  trois  sortes  d'obstacles  :  ou  des  obstacles 
invincibles  qui  anéantissent  tout-à-fait  son  mouvement,  quel 
qu'il  puisse  être ,  ou  des  obstacles  qui  n'aient  précisément  que 
la  résistance  nécessaire  pour  anéantir  le  mouvement  du  corps, 
et  qui  l'anéantissent  dans  un  instant ,  c'est  le  cas  de  l'équilibre; 
ou  enfin  des  obstacles  qui  anéantissent  le  mouvement  peu  à  peu , 
c'est  le  cas  du  mouvement  retardé.  Comme  les  obstacles  insur- 
montables anéantissent  également  toutes  sortes  de  mouvemens, 
ils  ne  peuvent  servir  à  faire  connaître  la  force  :  ce  n'est  donc 
que  dans  l'équilibre  ou  dans  le  mouvement  retardé  qu'on  doit 
en  chercher  la  mesure.  Or  tout  le  monde  convient  qu'il  y  a 
équilibre  entre  deux  corps,  quand  les  produits  de  leurs  masses 
par  leurs  vitesses  virtuelles ,  c'est-à-dire  par  les  vitesses  avec 
lesquelles  ils  tendent  à  se  mouvoir,  sont  égaux  de  part  et  d'autre. 
Donc,  dans  l'équilibre,  le  produit  de  la  masse  par  la  vitesse,  ou, 
ce  qui  est  la  même  chose,  la  quantité  de  mouvement  peut  re- 
présenter la  force.  Tout  le  monde  convient  aussi  que  ,  dans  le 
mouvement  retardé,  le  nombre  des  obstacles  vaincus  est  comme 
le  carré  de  la  vitesse  ;  en  sorte  qu'un  corps  qui  a  fermé  un  res- 


4oo  '       SUR  LES  LOIS 

sort,  par  exemple,  avec  une  certaine  vitesse,  pourra  avec  une 
vitesse  double  fermer ,  ou  tout  à  la  fois  ,  ou  successivement , 
non  pas  deux ,  mais  quatre  ressorts  semblables  au  premier  ,  neuf 
avec  une  vitesse  triple ,  et  ainsi  du  reste  ;  d'oii  les  partisans  des 
forces  vives  concluent  que  la  force  des  corps  qui  se  meuvent 
actuellement,  est  en  général  comme  le  produit  de  la  masse  par 
le  carré  de  la  vitesse.  Au  fond ,  quel  inconvénient  pourrait-il 
y  avoir  à  ce  que  la  mesure  des  forces  fut  différente  dans  l'équi- 
libre et  dans  le  mouvement  retardé ,  puisque ,  si  on  veut 
ne  raisonner  que  d'après  des  idées  claires,,  on  doit  n'entendre 
parle  mot  Ae  force  que  l'effet  produit  en  surmontant  l'obstacle 
ou  en  lui  résistant  ?  Il  faut  avouer  cependant  que  l'opinion  de 
ceux  qui  regardent  la  force  comme  le  produit  de  la  masse  par  la 
vitesse ,  peut  avoir  lieu  non -seulement  dans  le  cas  de  l'équilibre, 
mais  aussi  dans  celui  du  mouvement  retardé,  si  dans  ce  der- 
nier cas  on  mesure  la  force ,  non  par  la  quantité  absolue  des 
obstacles ,  mais  par  la  somme  des  résistances  de  ces  mêmes  obs- 
tacles. Car  on  ne  saurait  douter  que  cette  somme  de  résistances 
ne  soit  proportionnelle  à  la  quantité  de  mouvement ,  puisque , 
de  l'aveu  de  tout  le  monde,  la  quantité  de  mouvement  que  le 
corps  perd  à  chaque  instant  est  proportionnelle  au  produit  de 
la  résistance  par  la  durée  infiniment  petite  de  l'instant ,  et  que 
la  somme  de  ces  produits  est  évidemment  la  résistance  totale. 
Toute  la  difficulté  se  réduit  donc  à  savoir  si  on  dmt  mesurer  la 
force  par  la  quantité  absolue  des  obstacles ,  ou  par  la  somme  de 
leurs  résistances.  Il  paraîtrait  plus  naturel  de  mesurer  la  force  de 
cette  dernière  manière  ;  car  un  obstacle  n'est  tel  qu'en  tant  qu'il 
résiste,  et  c'est,  à  proprement  parler,  la  somme  des  résistances 
qui  est  l'obstacle  vaincu  :  d'ailleurs  ,  en  estimant  ainsi  la  force  , 
on  a  l'avantage  d'avoir  pour  l'équilibre  et  pour  le  mouvement 
retardé  une  mesure  commune  :  néanmoins  ,  comme  nous  n'avons 
d'idée  précise  et  distincte  du  mot  de  force  qu'en  restreignant 
ce  terme  à  exprimer  un  effet,  je  crois  qu'on  doit  laisser  chacun 
le  maître  de  se  décider  comme  il  voudra  là-dessus  ;  et  toute  la 
question  ne  peut  plus  consister  que  dans  une  discussion  méta- 
physique très-futile  ,  ou  dans  une  dispute  de  mots,  plus  indigne 
encore  d'occuper  des  philosophes. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  suffit  assez  pour  le  faire 
sentir  à  nos  lecteurs  ;  mais  une  réflexion  bien  naturelle  achèvera 
de  les  en  convaincre.  Soit  qu'un  corps  ait  une  simple  tendance 
à  se  mouvoir  avec  une  certaine  vitesse,  tendance  arrêtée  par 
(•uelque  obstacle  ,  soit  qu'il  se  meuve  réellement  et  uniformé- 
ment avec  cette  vitesse,  soit  enfin  qu'il  commence  à  se  mouvoir 
avec  cette   même    vitesse,  laquelle  se  consume  et  s'anéantisse 


DE  L'ÉQUILIBRE.  4or 

peu  à  peu  par  quelque  cause  que  ce  puisse  être ,  dans  tous  ces 
cas  ,  l'effet  produit  par  le  corps  est  différent ,  mais  le  corps  con- 
sidéré en  lui-même  n'a  rien  de  plus  dans  un  cas  que  dans  un 
autre;  seulement  l'action  de  la  cause  qui  produit  l'effet,  est  dif- 
féremmeiit  appliquée.  Dans  le  premier  cas ,  l'effet  se  réduit  à 
une  simple  tendance  qui  n'a  point  proprement  de  mesure  pré- 
cise, puisqu'il  n'en  résulte  aucun  mouvement  ;  dans  le  second, 
l'effet  est  l'espace  parcouru  uniformément  dans  un  temps  donné, 
et  cet  effet  est  proportionnel  à  la  vitesse  ;  dans  le  troisième , 
l'effet  est  l'espace  parcouru  jusqu'à  l'extinction  totale  du  mou- 
vement ,  et  cet  effet  est  comme  le  carré  de  la  vitesse.  Or  ces 
différens  effets  sont  évidemment  produits  par  une  même  cause  ; 
donc  ceux  qui  ont  dit  que  la  force  était  tantôt  comme  la  vitesse, 
tantôt  comme  son  carré  ,  n'ont  pu  entendre  parler  que  de  l'effet , 
quand  ils  se  sont  exprimés  de  la  sorte.  Cette  diversité  d'effets 
provenant  tous  d'une  même  cause  ,  peut  servir,  pour  le  dire  en 
passant,  à  faire  voir  le  peu  de  justesse  et  de  précision  de  l'axiome 
prétendu  ,  si  souvent  mis  en  usage ,  sur  la  proportionnalité  des 
causes  à  leurs  effets. 

Enfin  ceux  même  qui  ne  seraient  pas  en  état  de  remonter 
jusqu'aux  principes  métaphysiques  de  la  question  des  forces 
vives,  verront  aisément  qu'elle  n'est  qu'une  dispute  de  mots  ,  s'ils 
considèrent  que  les  deux  partis  sont  d'ailleurs  entièrement  d'ac- 
cord sur  les  principes  fondamentaux  de  l'équilibre  et  du  mou- 
vement. Qu'on  propose  le  même  problème  de  mécanique  à  ré- 
soudre à  deux  géomètres  ,  dont  l'un  soit  adversaire  et  l'autre 
partisan  des  forces  vives,  leurs  solutions,  si  elles  sont  bonnes  , 
seront  toujours  parfaitement  d'accord;  la  question  de  la  mesure 
des  forces  est  donc  entièrement  inutile  à  la  mécanique  ,  et  même 
sans  aucun  objet  réel.  Aussi  n'aurait-elle  pas  sans  doute  en- 
fanté tant  de  volumes,  si  on  se  fut  attaché  à  distinguer  ce 
qu'elle  renfermait  de  clair  et  d'obscur.  En  s'y  prenant  ainsi , 
on  n'aurait  eu  besoin  que  de  quelques  lignes  pour  décider  la 
question  ;  mais  il  semble  que  la  plupart  de  ceux  qui  ont  traité 
cette  matière,  aient  craint  de  la  traiter  en  peu  de  mots. 

La  réduction  que  nous  avons  faite  de  toutes  les  lois  de  la  mé- 
canique à  trois ,  celle  de  la  force  d'inertie  ,  celle  du  mouve- 
ment composé  et  celle  de  l'équilibre  ,  peut  servir  à  résoudre 
le  grand  problème  métaphysique  ,  proposé  depuis  peu  par  une 
des  plus  célèbres  académies  de  l'Europe,  si  les  lois  de  la  sta-^ 
tique  et  de  la  mécanigue  sont  de  vérité  nécessaire  ou  contin- 
gente?  Pour  fixer  nos  idées  sur  cette  question  ,  il  faut  d'abord 
la  réduire  au  seul  sens  raisonnable  qu'elle  puisse  avoir.  Il  ne 
s'agit  pas  de   décider  si  l'auteur  de  la  nature   aurait  pu  lui 


4o2  SUR  LES   LOIS 

donner  d'autres  lois  que  celles  que  nous  y  observons  ;  dès 
qu'on  admet  un  être  intelligent  capable  d'agir  sur  la  matière , 
il  est  évident  que  cet  être  peut  à  chaque  instant  la  mouvoir  et 
l'arrêtera  son  gré,  ou  suivant  des  lois  uniformes  ,  ou  suivant 
des  lois  qui  soient  différentes  pour  chaque  instant  et  pour 
chaque  partie  de  matière;  l'expérience  continuelle  des  mou- 
vemens  de  notre  corps  nous  prouve  assez  que  la  matière ,  so'u- 
mise  à  la  volonté  d'un  principe  pensant^  peut  s'écarter,  dans 
ses  mouvemens ,  de  ceux  qu'elle  aurait  véritablement  si  elle 
était  abandonnée  à  elle-même.  La  question  proposée  se  réduit 
donc  à  savoir  si  les  lois  de  l'équilibre  et  du  mouvement  qu'on 
observe  dans  la  nature ,  sont  différentes  de  celles  que  la  ma- 
tière abandonnée  à  elle-même  aurait  suivies.  Développons  cette 
idée.  Il  est  de  la  dernière  évidence  qu'en  se  bornant  à  sup- 
poser l'existence  de  la  matière  et  du  mouvement ,  il  doit  né- 
cessairement résulter  de  cette  double  existence  certains  effets  ; 
qu'un  corps  mis  en  mouvement  par  quelque  cause ,  doit  ou 
s'arrêter  au  bout  de  quelque  temps ,  ou  continuer  toujours  à  se 
mouvoir  ;  qu'un  corps  qui  tend  à  se  mouvoir  à  la  fois  suivant 
les  deux  côtés  d'un  parallélogramme,  doit  nécessairement  dé- 
crire ,  ou  la  diagonale ,  ou  quelque  autre  ligne  ;  que  quand  plu- 
sieurs corps  en  mouvement  se  rencontrent  et  se  choquent ,  il 
doit  nécessairement  arriver  en  conséquence  de  leur  impéné- 
trabilité mutuelle,  quelque  changement  dans  l'état  de  tous  ces 
corps  ,  ou  au  moins  dans  l'état  de  quelques  uns  d'entre  eux. 
Or,  des  différens  effets  possibles,  soit  dans  le  mouvement  d'un 
corps  isolé  ,  soit  dans  celui  de  plusieurs  corps  qui  agissent  les 
uns  sur  les  autres ,  il  en  est  un  qui ,  dans  chaque  cas ,  doit 
infailliblement  avoir  lieu  en  conséquence  de  l'existence  seule 
de  la  matière  ,  et  abstraction  faite  de  tout  autre  principe 
différent  qui  pourrait  modifier  cet  effet  ou  l'altérer.  Yoici 
donc  la  route  qu'un  philosophe  doit  prendre  pour  résoudre  la 
question  dont  il  s'agit.  Il  doit  tâcher  d'abord  de  découvrir, 
par  le  raisonnement,  quelles  seraient  les  lois  de  la  statique  et 
de  la  mécanique  dans  la  matière  abandonnée  à  elle-même  ;  il 
doit  examiner  ensuite  par  l'expérience  quelles  sont  ces  lois  dans 
l'univers;  si  les  unes  et  les  autres  sont  différentes  ,  il  en  con- 
clura que  les  lois  de  la  statique  et  de  la  mécanique ,  telles 
que  l'expérience  les  donne ,  sont  de  vérité  contingente ,  puis- 
qu'elles seront  la  suite  d'une  volonté  particulière  et  expresse  de 
l'Etre  suprême  ;  si ,  au  contraire ,  les  lois  données  par  l'expé- 
rience s'accordent  avec  celles  que  le  raisonnement  seul  a  fait 
trouver ,  il  en  conclura  que  les  lois  observées  sont  de  vérité 
nécessaire;  non  pas  en  ce  sens  que  le  Créateur  n'eût  jiu  établir 


DE  L'ÉQUILIBRE.  4o3 

des  lois  toutes  clifFérentes  ,  mais  en  ce  sens  qu'il  n'a  pas  jugé  à 
propos  d'en  établir  d'autres  que  celles  qui  résultaient  de  l'exis- 
tence même  de  la  matière. 

Or,  nous  croyons  avoir  démontré  ,  dans  cet  ouvrage,  qu'un 
corps  abandonné  à  lui-même  doit  persister  éternellement  dans 
son  état  de  repos  ou  de  mouvement  uniforme  ;  nous  croyons 
avoir  démontré  de  même  que  s'il  tend  à  se  mouvoir  à  la  fois 
suivant  les  deux  côtés  d'un  parallélogramme  quelconque, 
la  diagonale  est  la  direction  qu'il  doit  prendre  de  lui-même, 
et ,  pour  ainsi  dire  ,  choisir  entre  toutes  les  autres.  Nous 
avons  démontré  enfin  que  toutes  les  lois  de  la  communication 
du  mouvement  entre  les  corps  se  réduisent  aux  lois  de  l'équi- 
libre, et  que  les  lois  de  l'équilibre  se  réduisent  elles-mêmes  à 
celles  de  l'équilibre  de  deux  corps  égaux ,  animés  en  sens  con- 
traires de  vitesses  virtuelles  égales.  Dans  ce  dernier  cas ,  les 
mouvemens  des  corps  se  détruiront  évidemment  l'un  l'autre , 
et,  par  une  conséquence  géométrique,  il  y  aura  encore  néces- 
sairement équilibre  ,  lorsque  les  masses  seront  en  raison  in- 
verse des  vitesses;  il  ne  reste  plus  qu'à  savoir  si  le  cas  de 
l'équilibre  est  unique  ,  c'est-à-dire  ,  si,  quand  les  masses  ne  se- 
ront pas  en  raison  inverse  des  vitesses  ,  un  des  corps  devra 
nécessairement  obliger  l'autre  à  se  mouvoir.  Cr  il  est  aisé  de 
sentir  que  dès  qu'il  y  a  un  cas  possible  et  nécessaire  d'équi- 
libre ,  il  ne  saurait  y  en  avoir  d'autres  :  sans  cela  les  lois  du 
choc  des  corps ,  qui  se  réduisent  nécessairement  à  celles  de 
l'équilibre  ,  deviendraient  indéterminées  ;  ce  qui  ne  saurait 
être  ,  puisqu'un  corps  venant  en  choquer  un  autre  ,  il  doit  né- 
cessairement en  résulter  un  effet  unique  ,  suite  indispensable 
de  l'existence  et  de  l'impénétrabilité  de  ces  corps.  On  peut 
d'ailleurs  démontrer  l'unité  de  la  loi  de  l'équilibre  par  un 
autre  raisonnement ,  trop  mathématique  pour  être  développé 
dans  ce  discours. 

De  toutes  ces  réflexions ,  il  s'ensuit  que  les  lois  de  la  sta- 
tique et  de  la  mécanique ,  exposées  dans  ce  livre ,  sont  celles 
qui  résultent  de  l'existence  de  la  matière  et  du  mouvement. 
Or,  l'expérience  nous  prouve  que  ces  lois  s'observent  en  effet 
dans  les  corps  qui  nous  environnent.  Donc  les  lois  de  l'équi- 
libre et  du  mouvement,  telles  que  l'observation  nous  les  fait  con- 
naître ,  sont  de  vérité  nécessaire.  Un  raétajDhysicien  se  conten- 
terait jDeut-être  de  le  prouver  ,  en  disant  qu'il  était  de  la  sa- 
gesse du  Créateur  et  de  la  simplicité  de  ses  vues  ,  de  ne  jioint 
établir  d'autres  lois  de  l'équilibre  et  du  mouvement ,  que  celles 
qui  résultent  de  l'existence  même  des  corps  et  de  leur  im- 
pénétrabilité mutuelle  ;  mais  nous  avons  cru  devoir  nous  abs- 


4o4  SUR   LES  LOIS 

tenir  de  cette  manière  de  raisonner ,  parce  qu'il  nous  a  paru 
qu'elle  porterait  sur  un  principe  trop  vague  ;  la  nature  de  l'Etre 
suprême  nous  est  trop  cachée  pour  que  nous  puissions  con- 
naître directement  ce  qui  est  ou  n'est  pas  conforme  aux  vues  de 
sa  sagesse  ;  nous  pouvons  seulement  entrevoir  les  effets  de  cette 
sagesse  dans  l'observation  des  lois  de  la  nature  ,  lorsque  le 
raisonnement  mathématique  nous  aura  fait  voir  la  simplicité 
de  ces  lois,  et  que  l'expérience  nous  en  aura  montré  les  ap- 
plications et  l'étendue. 

Cette  réflexion  peut  servir  ,  ce  me  semhle ,  à  nous  faire  ap- 
précier les  démonstrations  que  plusieurs  philosophes  ont  don- 
nées des  lois  du  mouvement  d'après  le  principe  des  causes 
finales ,  c'est-à-dire  d'après  les  vues  que  l'auteur  de  la  nature 
a  dû  se  proposer  en  établissant  ces  lois.  De  pareilles  dé- 
monstrations ne  peuvent  avoir  de  force  qu'autant  qu'elles  sont 
précédées  et  appuyées  par  des  démonstrations  directes  et  tirées 
de  principes  qui  soient  plus  à  notre  portée;  autrement  il  arri- 
verait souvent  qu'elles  nous  induiraient  en  erreur.  C'est  pour 
avoir  suivi  cette  route,  pour  avoir  cru  qu'il  était  de  la  sa- 
gesse du  Créateur  de  conserver  toujours  la  même  quantité 
de  mouvement  dans  l'univers,  que  Descartes  s'est  trompé  sur 
les  lois  de  la  percussion.  Ceux  qui  l'imiteraient,  courraient  risque 
ou  de  se  tromj^er  comme  lui ,  ou  de  donner  pour  un  principe 
général  ce  qui  n'aurait  lieu  que  dans  certains  cas  ,  ou  enfin 
de  regarder  comme  une  loi  primitive  de  la  nature,  ce  qui 
ne  serait  qu'une  conséquence  purement  mathématique  de  quel- 
ques formules. 

Après  avoir  donné  au  lecteur  une  idée  générale  de  l'objet 
que  je  me  suis  proposé  dans  cet  ouvrage  ,  il  ne  me  reste  plus 
qu'un  mot  à  dire  sur  la  forme  que  j'ai  cru  devoir  lui  donner. 
J'ai  tâché  dans  ma  première  partie  de  mettre  ,  le  plus  qu'il 
m'a  été  possible,  les  principes  de  la  mécanique  à  la  portée 
des  commençans;  je  n'ai  pu  me  dispenser  d'employer  le  calcul 
différentiel  dans  la  théorie  des  mouvemens  variés  ;  c'est  la 
nature  du  sujet  qui  m'y  a  contraint.  Au  reste  ,  j'ai  fait  en 
sorte  de  renfermer  dans  cette  première  partie  un  assez  grand 
nombre  de  choses  dans  un  fort  petit  espace  ;  et  si  je  ne  suis 
point  entré  dans  tout  le  détail  que  la  matière  pouvait  compor- 
ter, c'est  qu'uniquement  attentif  à  l'exposition  et  au  déve- 
loppement des  principes  essentiels  delà  mécanique,  et  ayant 
pour  but  de  réduire  cet  ouvrage  à  ce  qu'il  peut  contenir  de 
nouveau  en  ce  genre,  je  n'ai  pas  cru  devoir  le  grossir  d'une 
infinité  de  propositions  particulières  que  l'on  trouvera  aisé- 
ment ailleurs. 


DE  L'ÉQUILIBRE.  4^5 

La  seconde  partie  ,  dans  laquelle  je  me  suis  propose  de  traiter 
des  lois  du  mouvement  des  corps  entre  eux,  fait  la  portion  la 
plus  considérable   de  l'ouvrage  :   c'est  la  raison  qui  m'a  en- 
gagé à  donner  à  ce  livre  le  nom  de   Traité  de  Djnamiqiie. 
Ce  nom  ,  qui  signifie  proprement  la  science  des  puissances  ou 
causes  motrices  ,  pourrait  paraître  d'abord  ne  pas  convenir  à 
ce  livre,  dans  lequel  j'envisage  plutôt  la  mécanique  comme  la 
science   des  effets ,    que  comme  celle  des  causes  :   néanmoins 
comme  le  mot  de  dynamique  est  fort  usité  aujourd'hui  parmi 
les  savans ,  pour  signifier  la  science  du  mouvement  des  corps 
qui  agissent  les  uns  sur  les  autres  d'une  manière  quelconque , 
j'ai  cru  devoir  le  conserver,  pour  annoncer  aux  géomètres ,  par 
le  titre  même  de  ce  traité ,  que  je  m'y  propose  principalement 
pour  but  de  perfectionner  et  d'augmenter  cette  partie  de  la 
mécanique.  Comme  elle   n'est  pas  moins  curieuse  qu'elle  est 
difficile,  et  que  les  problèmes   qui   s'y  rapportent    composent 
une  classe  très-étendue  ,  les  plus  grands  géomètres  s'y  sont  ap- 
pliqués ,  particulièrement    depuis  quelques  années  :    mais  ils 
n'ont  résolu  jusqu'à  présent   qu'un   très-petit  nombre  de  pro- 
blèmes de  ce  genre,  et  seulement  dans  des  cas  particuliers  : 
la  plupart  des  solutions  qu'ils  nous  ont  données  ,  sont  appuyées 
outre  cela  sur  des  principes  que  personne  n'a  encore  démon- 
trés  d'une  manière  générale  ;   tels  ,   par    exemple  ,  que  celui 
de  la  conservation  des  forces  vives.  J'ai  donc  cru  devoir  m  e- 
tendre  principalement  sur  ce  sujet ,  et  faire  voir  comment  on 
peut  résoudre  toutes  les  questions  de  dynamique  par  une  même 
méthode  fort  simple  et  fort  directe  ,  et  qui  ne  consiste  que  dans 
la  combinaison  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  des  principes  de  l'équi- 
libre et  du  mouvement  composé.  J'en  montre  l'usage  dans  un 
petit  nombre  de  problèmes  choisis  ,    dont   quelques  uns  sont 
déjà  connus,  d'autres  sont  entièrement  nouveaux,  d'autres  enfin 
ont  été  mal  résolus  ,  même  par  les  plus  savans  mathématiciens. 
L'élégance  dans  la  solution  d'un  problème  ,  consistant  surtout 
à  n'y  employer  que  des  principes  directs  et  en  très-petit  nombre, 
on  ne  sera  pas  surpris  que  l'uniformité  qui  règne  dans  toutes 
mes  solutions  ,  et  que  j'ai  eue  principalement  en  vue  ,  les  rende 
quelquefois  un  peu  plus  longues  que  si  je  les  avais  déduites  de 
princijîes  directs.   La  démonstration  que  j'aurais  été  obligé  de 
faire  de  ces  principes ,  ne  pouvait  d'ailleurs  que  m'écarter  de 
la  brièveté  que  j'aurais  cherché  à  me  procurer  par  leur  moyen; 
et  la  portion  la  plus  considérable  de  mon  livre  n'aurait  plus 
été  qu'un   amas  informe  de  problèmes  peu  dignes  de  voir  le 
jour,  malgré  la  variété  que  j'ai  tâché  d'y  répandre  ,  et  les  diffi- 
cultés qui  sont  particulières  à  chacun  d'eux. 


/\oG  SUR  LES  LOIS  DE  L'ÉQUILIBRE. 

Au  reste  ,  comme  cette  seconde  partie  est  destinée  principa- 
lement à  ceux  qui  ,  déjà  instruits  du  calcul  différentiel  et  inté- 
gral ,  se  seront  rendu  familiers  les  principes  établis  dans  la  pre- 
mière ,  ou  seront  déjà  exercés  à  la  solution  des  problèmes  con- 
nus et  ordinaires  de  la  mécanique,  je  dois  avertir  que  ,  pour 
éviter  les  circonlocutions ,  je  me  suis  souvent  servi  du  terme  obs- 
cur de  force,  et  de  quelques  autres  qu'on  emploie  communé- 
ment quand  on  traite  du  mouvement  des  corps  ;  mais  je  n'ai  ja- 
mais prétendu  attacher  à  ces  termes  d'autres  idées  que  celles 
qui  résultent  des  principes  que  j'ai  établis,  soit  dans  ce  discours, 
soit  dans  la  première  partie  de  ce  traité. 

Enfin  ,  du  même  principe  qui  me  conduit  à  la  solution  de 
tous  les  problèmes  de  dynamique,  je  déduis  aussi  plusieurs 
propriétés  du  centre  de  gravité ,  dont  les  unes  sont  entièrement 
nouvelles,  les  autres  n'ont  été  prouvées  jusqu'à  présent  que 
d'une  manière  vague  et  obscure  ;  et  je  termine  l'ouvrage  par 
une  démonstration  du  principe  appelé  communément  la  con- 
servation des  forces  vives . 


EXPOSITION 

DU  TRAITÉ  DE  L'EQUILIBRE, 

ET  DU  MOUVEMENT  DES  FLUIDES.     ^ 


LiES  propriétés  sensibles  des  corps  qui  nous  environnent,  ont 
entre  elles  des  rapports  plus  ou  moins  marqués  ,  dont  la  con- 
naissance est  presque  toujours  le  terme  prescrit  à  nos  lumières, 
et  doit  être  par  conséquent  notre  principal  objet  dans  l'étude 
de  la  physique.  En  vain  l'expérience  nous  instruira-t-elle  d'un 
grand  nombre  de  faits  :  des  vérités  de  cette  espèce  nous  seront 
presque  entièrement  inutiles ,  si  nous  ne  nous  appliquons  avec 
soin  à  en  trouver  la  dépendance  mutuelle,  à  saisir,  autant 
qu'il  est  possible,  le  tronc  principal  qui  les  unit,  à  découvrir 
même,  par  leur  moyen,  d'autres  faits  plus  cachés  ,  et  qui  sem- 
blaient se  dérober  à  nos  recherches.  Tel  est  le  but  que  le  physi- 
cien doit  se  proposer;  telles  sont  les  vues  par  lesquelles  il  peut 
se  montrer  vraiment  philosophe. 

Ce  petit  nombre   de  réflexions  sufiit ,  ce  me  semble,    pour 


SUR  LE  MOUVEMENT  DES  FLUIDES.  407 

prouver  combien  il  est  à  propos  d'unir  la  géométrie  à  la  phy- 
sique. C'est  par  le  secours  de  la  géométrie  qu'on  parvient  à 
déterminer  exactement  la  quantité  d'un  effet  compliqué  ,  et 
dépendant  d'un  autre  effet  mieux  connu  ;  cette  science  nous  est 
par  conséquent  presque  toujours  nécessaire  dans  la  comparai- 
son et  l'analyse  des  faits  que  l'expérience  nous  découvre.  Il 
faut  avouer  néanmoins  que  les  différens  sujets  de  physique  ne 
sont  pas  également  susceptibles  de  Tapplicalion  de  la  géométrie. 
Si  les  observations  qui  servent  de  base  au  calcul ,  sont  en  petit 
nombre ,  si  elles  sont  simples  et  lumineuses ,  le  géomètre  sait 
alors  en  tirer  le  plus  grand  avantage ,  et  en  déduire  les  con- 
naissances physiques  les  plus  capables  de  satisfaire  l'esprit.  Des 
observations  moins  parfaites  servent  souvent  à  le  conduire  dans 
ses  recherches  ,  et  à  donner  à  ses  découvertes  un  nouveau  degré 
de  certitude  :  quelquefois  même  ies  raisonnemens  mathéma- 
tiques peuvent  l'instruire  et  l'éclairer,  quand  l'expérience  est 
muette,  ou  ne  parle  que  d'une  manière  confuse.  Enfin,  si  les 
matières  qu'il  se  propose  de  traiter,  ne  laissent  aucune  prise 
à  ses  calculs ,  il  se  réduit  alors  aux  simples  faits  dont  les  ob- 
servations l'instruisent  :  incapable  de  se  contenter  de  fausses 
lueurs  quand  la  lumière  lui  manque  ,  il  n'a  point  recours  à 
des  raisonnemens  vagues  et  obscurs,  au  défaut  de  démonstra- 
tions rigoureuses. 

Newton,  qui  a  été  incontestablement  le  plus  grand  physi- 
cien de  son  siècle ,  n'est  parvenu  à  ce  degré  de  gloire  que 
pour  avoir  constamment  suivi  une  pareille  méthode.  Les  dé- 
couvertes dont  ce  grand  homme  a  enrichi  la  physique,  mon- 
trent assez  qu'il  est  le  modèle  que  nous  devons  nous  proposer, 
si  nous  voulons  faire  quelques  progrès  dans  cette  science,  et 
que  nos  succès  dépendront  de  notre  exactitude  à  ne  jjoint  nous 
écarter  des  règles  que  nous  venons  d'établir. 

La  matière  que  j'entreprends  de  traiter  dans  cet  ouvrage 
est  peut-être  une  de  celles  oii  ces  règles  peuvent  le  mieux  s'ap- 
pliquer. Dès  les  premiers  pas  qu'on  veut  faire  dans  la  théorie 
des  fluides,  on  s'aperçoit  aisément  combien  le  secours  de  l'ex- 
périence est  nécessaire  pour  en  connaître  les  propriétés.  Mais 
chercherons-nous  à  nous  éclairer  dans  un  sujet  si  compliqué 
par  des  expériences  multipliées  à  l'infini?  presque  toutes  celles 
que  nous  pouvons  tenter  sur  cette  matière ,  sont  si  mêlées  de 
circonstances  qui  nous  éloignent  de  la  précision  ,  et  nous  dé- 
robent,  pour  ainsi  dire,  la  vérité,  qu'elles  ne  doivent  être 
regardées,  pour  la  plupart,  que  comme  un  moyen  de  confir- 
mer et  d'appuyer  nos  calculs.  L'art  consiste  donc  à  les  ré- 
duire et  à  les  simplifier  pour  en  former  un  véritable  corps  de 


4o8  SUR   LE  MOUVEMENT 

science  ,    et    pour  en  déduire   une  théorie  certaine   et  lumi- 
neuse. 

C'est  aussi  l'objet  que  je  me  suis  proposé  en  travaillant  à 
cet  ouvrage.  Dans  le  Traité  de  Dynamique ,  j'ai  eu  pour  but 
de  réduire  au  plus  petit  nombre  possible  les  lois  de  l'équilibre 
et  du  mouvement  des  corps  solides  :  j'ai  tâché  de  faire  ici  la 
même  chose  pour  les  fluides. 

Il  y  a  cependant  une  différence  essentielle  entre  la  matière 
que  j'ai  traitée  dans  ce  Traité  de  Dynamique  ,  et  celle  que 
j'entreprends  de  traiter  dans  celui-ci.  La  mécanique  des  corps 
solides  n'étant  appuyée  que  sur  des  principes  métaphysiques  et 
indépendans  de  l'expérience  ,  on  peut  déterminer  exactement 
ceux  de  ces  principes  qui  doivent  servir  de  fondement  aux 
autres.  La  théorie  des  fluides ,  au  contraire ,  doit  nécessaire- 
ment avoir  pour  base  l'expérience ,  dont  nous  ne  recevons 
même  que  des  lumières  fort  bornées.  Obligés  de  nous  en  tenir 
aux  principes  qu'elle  nous  fournit ,  nos  recherches  se  réduisent 
à  savoir  discerner  ceux  de  ces  principes  qui  réunissent  à  la  fois 
le  plus  de  simplicité  et  de  certitude.  Les  matériaux  de  l'édifice 
nous  sont  donnés  :  l'arrangement  de  ces  matériaux  et  le  choix 
particulier  qu'il  peut  y  avoir  à  faire  entre  eux ,  est  la  seule 
chose  dont  nous  soyons  maîtres  de  disposer. 

Si  l'on  connaissait  la  figure  et  la  disposition  mutuelle  des 
particules  qui  composent  les  fluides,  il  ne  faudrait  point  d'autres 
principes  que  ceux  de  la  mécanique  ordinaire ,  pour  déterminer 
les  lois  de  leur  équilibre  et  de  leur  mouvement.  Car  c'est  tou- 
jours un  problème  déterminé  ,  que  de  trouver  l'action  mu- 
tuelle de  plusieurs  corps  qui  sont  unis  entre  eux,  et  dont  on 
connaît  la  figure  et  l'arrangement  respectif.  Mais  comme  nous 
ignorons  la  forme  et  la  disposition  des  particules  fluides,  la  dé- 
termination des  lois  de  leur  équilibre  et  de  leur  mouvement 
est  un  problème ,  qui ,  envisagé  comme  purement  géomé- 
trique ,  ne  contient  pas  assez  de  données ,  et  pour  la  solution 
duquel  on  est  obligé  d'avoir  recours  à  de  nouveaux  principes. 

Nous  jugerons  aisément  du  plan  que  nous  devons  suivre  dans 
cette  recherche,  si  nous  nous  appliquons  à  connaître  d'abord 
quelle  différence  il  doit  y  avoir  entre  les  principes  généraux  du 
mouvement  des  fluides ,  et  ceux  dont  nous  avons  fait  dépendre 
les  lois  de  la  mécanique  des  corps  ordinaires.  Ces  derniers 
principes,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs,  peuvent  se  ré- 
duire à  trois;  savoir,  la  force  d'inertie  ,  le  mouvement  com- 
])osé ,  et  l'équilibre  de  deux  masses  égales ,  animées  en  sens 
contraire  de  deux  vitesses  virtuelles  égales.  Nous  avons  donc 
ici  deux  choses  à  examiner;  en  premier  liei^,  si  ces  'rois  priu'* 


DES  FLUIDES.  409 

cipos  sont  les  mêmes  pour  les  fluides  que  pour  les  solides  ;  en 
second  lieu  ,  s'ils  suffisent  à  la  théorie  que  nous  entreprenons  de 
donner. 

Les  particules  des  fluides  étant  des  corps ,  il  n'est  pas  dou- 
teux que  le  princijDe  de  la  force  d'inertie,  et  celui  du  mou- 
vement comjDosé ,  ne  conviennent  à  chacune  de  ces  parties  : 
il  en  serait  de  même  du  principe  de  l'équilibre ,  si  on  pouvait 
comparer  séparément  les  particules  fluides  entre  elles  ;  mais 
nous  ne  pouvons  comparer  ensemble  que  des  masses  ,  dont 
l'action  mutuelle  dépend  de  l'action  combinée  de  différentes 
parties  qui  nous  sont  inconnues  :  l'expérience  seule  peut 
donc  nous  instruire  sur  les  lois  fondamentales  de  l'hydrosta- 
tique. 

L'équilibre  des  fluides  ,  animés  par  une  force  de  direction  et 
de  quantité  constante  ,  comme  la  pesanteur,  est  celui  qui  se 
présente  d'abord ,  et  qui  est  en  effet  le  plus  facile  à  exami- 
ner. Si  on  verse  une  liqueur  homogène  dans  un  tuyau  com- 
posé de  deux  branches  cylindriques  et  verticales ,  unies  en- 
semble par  une  branche  cylindrique  horizontale,  la  première 
chose  qu'on  observe  ,  c'est  que  la  liqueur  ne  saurait  y  être  en 
équilibre,  sans  être  à  la  même  hauteur  dans  les  deux  bran- 
ches. Il  est  facile  de  conclure  de  là  que  le  fluide  contenu  dans 
la  branche  horizontale  est  pressé  en  sens  contraire  par  l'action 
des  colonnes  verticales.  L'expérience  apprend  de  plus  que  si 
une  des  branches  verticales  ,  et  même  ,  si  l'on  veut ,  une  partie 
de  la  branche  horizontale  est  anéantie,  il  faut,  pour  retenir  le 
fluide  ,  la  même  force  qui  serait  nécessaire  pour  soutenir  un 
tuyau  cylindrique  égal  à  l'une  des  branches  verticales,  et  rempli 
de  fluide  à  la  même  hauteur;  et  qu'en  général ,  quelle  que  soit 
l'inclinaison  de  la  branche  qui  joint  les  deux  branches  verti- 
cales ,  le  fluide  est  également  pressé  dans  le  sens  de  cette 
branche  et  dans  le  sens  vertical.  Il  n'en  faut  pas  davantage 
pour  nous  convaincre  que  les  parties  des  fluides  pesans  sont 
pressées  et  pressent  également  en  tout  sens.  Cette  propriété 
étant  une  fois  découverte  ,  on  peut  aisément  reconnaître  qu'elle 
n'est  pas  bornée  aux  liqueurs  dont  les  parties  sont  animées 
par  une  force  constante  et  de  direction  donnée,  mais  qu'elle 
appartient  toujours  aux  fluides ,  quelles  que  soient  les  forces 
qui  agissent  sur  leurs  différentes  parties.  Il  sufht,  pour  s'en 
assurer,  d'enfermer  une  liqueur  dans  un  vase  de  figure  quel- 
conque ,  et  de  la  presser  avec  un  piston  ;  car  si  l'on  fait  une 
ouverture  en  quelque  point  que  ce  soit  de  ce  vase ,  il  faudra 
appliquer  en  cet  endroit  une  pression  égale  à  celle  du  piston 
pour  retenir  la  liqueur;  observation  qui  prouve  incontestable- 


4io  SUR  LE  MOUVEMENT 

ment  que  la  pression  des  particules  se  répand  également  en  tout 

sens  ,  quelle  que  soit  la  puissance  qui  tend  à  les  mouvoir. 

Cette  propriété  générale  ,  constatée  par  une  expérience  si 
simple  ,  est  le  fondement  de  tout  ce  qu'on  peut  démontrer  sur 
l'équilibre  des  fluides.  Néanmoins,  quoiqu'elle  soit  connue  et 
mise  en  usage  depuis  fort  long-temps,  il  est  assez  surprenant 
que  les  lois  principales  de  l'hydrostatique  en  aient  été  si  obs- 
curément déduites.  Parmi  une  foule  d'auteurs  ,  dont  la  plu- 
part n'ont  fait  que  copier  ceux  qui  les  avaient  précédés  ,  à 
peine  en  trouve-t-on  qui  expliquent  avec  quelque  clarté  pour- 
quoi deux  liqueurs  sont  en  équilibre  dans  un  syphon  ;  pour- 
quoi l'eau  contenue  dans  un  vase  qui  va  en  s'élargissant  de  haut 
en  bas  ,  presse  le  fond  de  ce  vase  avec  autant  de  force  que  si  elle 
était  contenue  dans  un  vase  cylindrique  de  même  base  et  de 
même  hauteur  ,  quoique ,  en  soutenant  un  tel  vase  ,  on  ne  porte 
que  le  poids  du  liquide  qui  y  est  contenu;  pourquoi  un  corps 
d'une  pesanteur  égale  à  celle  d'un  pareil  volume  de  fluide  s'y 
soutient  en  quelque  endroit  qu'on  le  place  ,  etc.  On  ne  viendra 
jamais  à  bout  de  démontrer  exactement  ces  propositions,  que 
par  un  calcul  net  et  précis  de  toutes  les  forces  qui  concourent  à 
la  production  de  l'effet  qu'on  veut  examiner  ,  et  par  la  déter- 
mination exacte  de  la  force  qui  en  résulte.  C'est  ce  que  j'ai 
tâché  de  faire  d'une  manière  qui  ne  laissât  dans  l'esprit  au- 
cune obscurité ,  en  employant  pour  unique  principe  la  pres- 
sion égale  en  tout  sens.  J'en  ai  déduit  jusqu'à  la  propriété  si 
connue  des  fluides,  de  se  disposer  de  manière  que  leur  sur- 
face soit  de  niveau ,  propriété  qui  n'a  j^eut-être  pas  été  trop 
bien  prouvée  jusqu'ici. 

Au  reste  ,  quoique  l'exposition  et  le  développement  des  lois 
connues  de  l'équilibre  des  fluides  soit  l'objet  principal  de  la  pre- 
mière partie  de  cet  ouvrage,  néanmoins  je  me  suis  aussi  pro- 
posé de  la  rendre  intéressante  pour  les  savans ,  soit  en  y  trai- 
tant des  matières  qui  ne  l'avaient  point  encore  été  ,  comme  l'é- 
quilibre des  fluides  dont  les  parties  sont  adhérentes  entre 
elles,  soit  en  approfondissant  celles  qui  m'ont  paru  le  mériter 
davantage,  comme  l'équilibre  des  fluides  élastiques;  soit  enfin 
en  proposant  quelques  conjectures  sur  différens  problèmes 
d'hydrostatique  ,  dont  la  solution  pourra  donner  lieu  anx  re- 
cherches des  géomètres. 

Les  principes  généraux  de  l'équilibre  des  fluides  étant  cor- 
nus ,  il  s'agit  à  présent  d'examiner  l'usage  que  nous  en  de- 
vons faire,  pour  trouver  les  lois  de  leur  mouvement  dans  les 
vases  qui  les  contiennent. 

La  méthode   générale  dont  nous  nous   sommes  servis  dans 


DES  FLUIDES.      ^  4ii 

notre  Dynamique  pour  déterminer  le  nioiivenient  d'un  système 
de  corp'^  qui  agissent  les  uns  sur  les  autres*  est  de  regarder  la 
vitesse  avec  laquelle  chaque  corps  tend  à  se  mouvoir  comme 
compose'e  de  deux  autres  vitesses,  dont  l'une  est  détruite,  et 
l'autre  ne'nuit  point  au  mouvement  des  corps  adjacens.  Pour 
appliquer  cette  méthode  à  la  question  dont  il  s'agit  ici  ,  nous 
devons  examiner  d'abord  quels  doivent  être  les  mouvemens  des 
particules  du  fluide  ,  pour  que  ces  |>articules  ne  se  nuisent 
point  les  unes  aux  autres.  Or  l'expérience,  de  concert  avec  la 
théorie ,  nous  fait  connaître  que  quand  un  fluide  s'écoule  d'un 
vase  ,  sa  surface  supérieure  demeure  toujours  sensiblement  ho- 
rizontale ;  d'où  l'on  peut  conclure  que  la  vitesse  de  tous  les  points 
d'une  même  tranche  horizontale,  estimée  suivant  le  sens  ver- 
tical ,  est  la  même  dans  tous  ces  points  ,  et  que  cette  vitesse  , 
qui  est,  à  proprement  parler  ,  la  vitesse  de  la  tranche  ,  doit  élre 
en  raison  inverse  de  la  largeur  de  cette  même  tranche  ,  pour 
qu'elle  ne  nuise  point  au  mouvement  des  autres.  Par  ce  prin- 
cipe combiné  avec  le  principe  général ,  j'ai  réduit  fort  aisément 
aux  lois  de  l'hydrostatique  ordinaire  les  problèmes  qui  ont 
pour  objet  le  mouvement  des  fluides,  comme  j'avais  réduit  les 
questions  de  dynamique  aux  lois  de  l'équilibre  des  corps  so- 
lides. 

Il  me  paraît  inutile  de  démontrer  ici  fort  au  long  le  peu  de 
solidité  d'un  principe  employé  autrefois  par  presque  tous  les 
auteurs  d'hydraulique ,  et  dont  plusieurs  se  servent  encore  au- 
jourd'hui pour  déterminer  le  mouvement  d'un  fluide  qui  sort 
d'un  vase.  Selon  ces  auteurs,  le  fluide  qui  s'échappe  à  chaque 
instant  est  pressé  par  le  poids  de  toute  la  colonne  de  fluide  dont 
il  est  la  base.  Cette  propositio«i  est  évidemment  fausse ,  lorsque 
le  fluide  coule  dans  un  tuyau  cylindrique  entièrement  ouvert 
et  sans  aucun  fond.  Car  la  liqueur  y  descend  alors  comme  ferait 
une  masse  solide  et  pesante,  sans  que  ses  parties,  qui  se  meu- 
vent toutes  avec  une  égale  vitesse,  exercent  les  unes  sur  les 
autres  aucune  action.  Si  le  fluide  sort  du  tuyau  par  une  ou- 
verture faite  au  fond  ,  alors  la  partie  qui  s'échappe  à  chaque 
instant ,  peut  à  la  vérité  soufî*rir  quelque  pression  par  l'actinu 
oblique  et  latérale  de  la  colonne  qui  appuie  sur  le  fond;  mais 
comment  prouvera-t-on  que  cette  pression  est  précisément  égale 
au  poids  de  la  colonne  du  fluide  qui  aurait  l'ouverture  du  fond 
pour  base? 

Je  ne  m'arrêterai  point  non  plus  à  faire  voir  ici  dans  un  grand 
détail  ,  avec  quelle  facilité  on  déduit  de  mes  principes  la  solu- 
tion de  plusieurs  problèmes  fort  difliciles  qui  ont  rapport  à  la 
matière  que  je  traite  ,  comme  la  pression  des  fluides  contre  les 


4i2  ^K  LE  MOUVEMENT 

vaisseaux  dans  lesqxiels  ils  coulent,  le  mouvement  d'un  fluide 
qui  s'echapjDe  d'un  vase  mobile  et  entraîné  par  un  poids  ,  etc. 
Ces  différens  problèmes,  qui  n'avaient  été  résolus  jusqu'à  pré- 
sent que  d'une  manière  indirecte  ,  ou  pour  quelques  cas  parti- 
culiers seulement ,  sont  des  corollaires  fort  simples  d'e  ma  mé- 
thode. En  effet,  pour  déterminer  la  pression  mutuelle  des  par- 
ticules du  fluide,  il  suffit  d'observer  que  si  les  tranches  se 
pressent  les  unes  sur  les  autres  ,  c'est  parce  que  la  figure  et  la 
forme  du  vase  les  empêchent  de  conserver  le  mouvement  qu'elles 
auraient,  si  chacune  d'elles  était  isolée.  Il  faut  donc  par  notre 
principe  regarder  ce  mouvement  comme  composé  de  celui 
qu'elles  ont  réellement ,  et  d'un  autre  qui  est  détruit.  Or  c'est 
en  vertu  de  ce  dernier  mouvement  détruit  qu'elles  se  pressent 
mutuellement  avec  une  force  qui  réagit  contre  les  parois  du 
vase.  La  quantité  de  cette  force  est  donc  facile  à  déterminer 
par  les  lois  de  l'hydrostatique  ,  et  ne  peut  manquer  d'être  con- 
nue dès  qu'on  a  trouvé  la  vitesse  du  fluide  à  chaque  instant. 
Il  n'y  a  pas  plus  de  difficulté  à  déterminer  le  mouvement  des 
fluides  dans  des  vases  mobiles. 

Mais  un  des  plus  grands  avantages  qu'on  tire  de  notre  théo- 
rie ,  c'est  de  pouvoir  démontrer  que  la  fameuse  loi  de  méca- 
nique,  appelée  la  conservation  des  forces  vives,  a  lieu  dans  le 
mouvement  des  fluides  comme  dans  celui   des   corps   solides. 

Ce  principe ,  reconnu  aujourd'hui  pour  vrai  par  tous  les  mé- 
caniciens, et  que  j'ai  expliqué  fort  au  long  dans  mon  Traité 
de  Dynamique,  est  celui  dont  Daniel  Bernoulli  a  déduit  les  lois 
du  mouvement  des  fluides ,  dans  son  Hjdrodjnamique.  Dès  l'an- 
née 1727  ,  le  même  auteur  avait  donné  un  essai  de  sa  nouvelle 
théorie  :  c'est  le  sujet  d'un  très-»beau  méritoire  imprimé  dans 
le  tome  II  de  V Académie  de  Pétershourg.  Daniel  Bernoulli 
n'apporte  dans  ce  mémoire  d'autre  preuve  de  la  conservation 
des  forces  vives  dans  des  fluides ,  sinon  qu'on  doit  regarder 
un  fluide  comme  un  amas  de  petits  corpuscules  élastiques  qui 
se  pressent  les  uns  les  autres  ,  et  que  la  conservation  des 
forces  vives  a  lieu,  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  dans  le  choc 
d'un  système  de  corps  de  cette  espèce.  Il  me  semble  qu'une 
pareille  preuve  ne  doit  pas  être  regardée  comme  d'une  grande 
force  :  aussi  l'auteur  paraît-il  ne  l'avoir  donnée  que  comme  une 
induction ,  et  ne  l'a  même  rappelée  en  aucune  manière  dans 
son  grand  ouvrage  sur  les  fluides  ,  qui  n'a  vu  le  jour  que 
plusieurs  années  après.  Il  m'a  donc  paru  qu'il  était  nécessane 
de  prouver  d'une  manière  plus  claire  et  plus  exacte  le  prin- 
cipe dont  il  s'agit,  appliqué  aux  fluides.  J'avais  déjà  essayé  de 
le  démontrer  en  peu  de  mots   à  la  fin  de  mon  Traité  de  Dy- 


DES  FLUIDES.  4i3 

namique;  mais  on  en  trouvera  ici  une  preuve  plus  e'tendue  et 
plus  détaillée. 

Au  reste,  quoique  Daniel  Bernoulli  n'ait  pas  de'montré  le 
principe  géne'ral  qui  sert  de  fondement  à  son  ouvrage,  on  n'en 
doit  pas  moins  convenir  que  sa  théorie  est  très-élégante  ,  et  qu'il 
est  constamment  le  premier  qui  ait  entrepris  de  déterminer 
le  mouvement  des  fluides  par  des  méthodes  sûres  et  non  arbi- 
traires. Aussi  suis-je  obligé  d'avouer  ici  que  les  résultats  de 
mes  solutions  s'accordent  presque  toujours  avec  les  siens.  Il  [en 
faut  néanmoins  excepter  un  petit  nombre  de  problèmes.  [Ce 
sont  ceux  où  cet  habile  géomètre  a  employé  le  principe  de  la 
conservation  des  forces  vives  pour  déterminer  le  mouvement 
d'un  fluide  dans  lequel  il  y  a  quelque  partie  dont  la  vitesse  di- 
minue ou  augmente  en  un  instant  d'une  quantité  finie.  Tel 
est ,  entre  autres ,  le  problème  oii  il  s'agit  de  trouver  la  vitesse 
d'un  fluide  sortant  d'un  vase  qu'on  entretient  toujours  plein  à  la 
même  hauteur,  en  supposant  que  la  petite  lame  de  fluide  qu'on 
ajoute  à  chaque  instant  à  la  surface  ,  reçoive  son  mouvement  du 
fluide  inférieur  par  lequel  elle  est  entraînée.  Il  est  évident  que 
dans  une  pareille  hypothèse,  cette  lame  de  fluide  qui  n'avait 
aucune  vitesse  dans  l'instant  qu'on  l'a  aj^pliquée  sur  la  sur- 
face ,  reçoit  dans  l'instant  suivant  une  vitesse  finie  égale  à  celle 
de  la  surface  qui  l'entraîne.  Or,  sans  vouloir  examiner  si  cette 
hypothèse  est  conforme  à  la  nature ,  ou  non ,  il  est  toujours 
certain  qu'on  ne  doit  point  employer  le  principe  de  la  conserva- 
tion des  forces  vives  pour  trouver  le  mouvement  d'un  sys- 
tème de  corps,  lorsqu'on  suppose  qu'il  y  a  dans  ce  système 
quelque  corps  dont  la  vitesse  varie  en  un  instant  d'une  quantité 
finie.  C'est  pour  cette  raison  que  dans  ce  problème ,  et  dans 
€[uelques  autres,  mes  solutions  sont  différentes  de  celles  de  Da- 
niel Bernoulli. 

Un  autre  reproche  qu'on  pourrait  faire  à  cet  illustre  au- 
teur ,  c'est  qu'il  semble  avoir  supposé  que  quand  un  fluide 
sort  d'un  vase  par  une  ouverture  faite  au  fond  ,  la  petite  masse 
qui  s'échappe  à  chaque  instant ,  passe  tout  d'un  coup  de  la  vitesse 
qu'elle  a,  lorsqu'elle  est  encore  renfermée  dans  le  vase  ,  à  une 
autre  vitesse  qui  en  diffère  d'une  quantité  finie.  Il  est  vrai  que 
cette  supposition ,  pourvu  qu'on  ne  la  prenne  pas  à  la  rigueur 
n'empêchera  point,  comme  je  l'ai  fait  voir,  que  les  solutions 
de  Daniel  Bernoulli  ne  soient  exactes  pour  la  plupart ,  et  qu'il 
n'ait  pu  les  déduire  du  principe  des  forces  vives.  Mais  c'est  peut- 
être  aussi  pour  avoir  donné  à  cette  supposition  trop  d'étendue 
et  de  réalité,  que  ce  même  auteur  s'est  servi  des  forces  vives 
en  d'autres  cas  où  il  n'aurait  pas  dû  en  faire  usage. 

27 


4i4  SUR  LE  MOUVEMENT 

L'insuffisance  du  principe  des  forces  vives  pour  conduire  à 
une  the'orie  lumineuse  sur  le  mouvement  des  fluides,  paraît 
avoir  été  un  des  principaux  motifs  qui  ont  engagé  le  célèbre 
Jean  Bernoulli  à  composer  sa  nouvelle  Hjdrauliqiie ,  impri- 
mée en  1743  ,  dans  le  recueil  de  ses  œuvres.  J'ai  donné  dans 
un  article  particulier  le  précis  de  la  méthode  de  ce  grand  géo- 
mètre ,  et  des  difficultés  qu'il  m'a  paru  qu'on  y  pouvait  oppo- 
ser. On  verra,  si  je  ne  me  trompe,  par  l'exjiosé  que  j'en  ai 
fait,  qu'il  reste  encore  dans  la  théorie  de  Bernoulli  de  l'incer- 
tain et  de  l'arbitraire.  Son  principe  général  se  déduit  d'ailleurs 
si  facilement  de  celui  des  forces  vives ,  qu'il  paraît  n'être  autre 
chose  que  ce  dernier  principe  présenté  sous  une  autre  forme. 
Aussi  cherche-t-il  à  confirmer  sa  méthode  par  des  solutions 
indirectes  appuyées  sur  la  loi  de  la  conservation  des  forces  vives. 

Long-temps  avant  MM.  Bernoulli,  l'illustre  Nevrton  avait 
donné  dans  ses  Principes  un  léger  essai  sur  la  matière  dont  il 
s'agit.  Tout  le  monde  connaît  sa  fameuse  Cataracte.  Mais 
quelque  ingénieuse  qu'en  puisse  être  la  formation ,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  reconnaître  qu'elle  est  fondée  sur  un  grand 
nombre  de  suppositions  purement  gratuites ,  démenties  presque 
foutes  par  la  théorie  et  par  l'expérience.  L'application  et  l'u- 
sage de  mes  principes  ,  et  les  objections  de  Bernoulli  contre  cette 
même  cataracte,  suffiront  au  lecteur  pour  juger  de  la  vérité 
de  ce  que  j'avance  ici. 

J'ose  me  flatter,  si  une  aveugle  prévention  pour  mon  propre 
ouvrage  ne  me  séduit  point,  qu'on  conviendra  sans  peine  de 
la  simplicité  et  de  la  fécondité  des  principes  que  j'ai  substitués 
aux  méthodes  des  géomètres  que  je  viens  de  citer.  Mon  des- 
sein n'est  point  ici  de  déprimer  le  travail  de  ces  grands 
hommes  :  mais  les  sciences  telles  que  celle-ci ,  sont  de  nature  à 
se  perfectionner  toujours  de  plus  en  plus  :  aidés  des  lumières 
que  les  savans  qui  nous  ont  précédés  ont  répandues  sur  des 
matières  obscures  ,  nous  sommes  quelquefois  assez  heureux  pour 
avancer  plus  loin  qu'ils  n'ont  fait  dans  les  routes  qu'eux-mêmes 
nous  ont  tracées;  et  si  nous  osons  les  combattre,  c'est  avec  des 
armes  que  nous  tenons  d'eux. 

Je  ne  prétends  pas  cependant  avoir  surmonté  toutes  les  dif- 
ficultés qu'il  pouvait  y  avoir  à  vaincre  dans  une  matière  si 
délicate.  Il  y  a  des  cas  où  les  mouvemens  des  particules  sont  si 
subits  et  si  jdcu  réguliers,  qu'ils  ne  laissent ,  pour  ainsi  dire  ,  au- 
cune prise  au  calcul,  et  que  le  problème  demeure  indéter- 
miné. Mais  il  me  semble  que  ces  difficultés  naissent  plutôt  du 
fond  du  sujet  et  du  peu  de  connaissances  que  nous  avons  sur  les 
fluides  j  que  de  la  nature  de  ma  méthode. 


DES  FLUIDES.  4i5 

Les  principes  dont  je  me  suis  servi  pour  de'terminer  le  mou- 
vement des  fluides  non  élastiques  ,  s*appliquent  avec  une  ex- 
trême facilité  aux  lois  du  mouvement  des  fluides  élastiques  : 
j'ai  donc  cru  devoir  m'étendre  particulièrement  sur  ce  sujet, 
qu'on  peut  regarder  comme  nouveau  ,  puisque  Daniel  Bernoullî 
dans  son  Hydrodjnamique  s'est  contenté  d'examiner  eu  peu  de 
mots,  et  par  une  méthode  indirecte,  le  mouvement  d'un  fluide 
élastique  qui  sort  d'un  vase  par  une  seule  ouverture  fort  petite  , 
eu  supposant  la  chaleur  constante,  et  l'élasticité  proportionnelle 
à  la  densité. 

Le  mouvement  d'un  fluide  élastique  diffère  de  celui  d'un 
fluide  ordinaire,  principalement  par  la  loi  des  vitesses  de  ses 
différentes  couches.  Ainsi ,  par  exemple ,  lorsqu'un  fluide  non 
élastique  coule  dans  un  tuyau  cylindrique  ,  comme  il  ne  change 
point  de  volume,  ses  différentes  tranches  ont  toutes  la  même 
vitesse.  Il  n'en  est  pas  de  même  d'un  fluide  élastique.  Car  s'il 
ne  se  dilate  que  d'un  côté,  les  tranches  inférieures  se  meuvent 
plus  vite  que  les  supérieures ,  à  peu  près  comme  il  arrive  h 
un  ressort  attaché  à  un  point  nxe  ,  et  dont  les  parties  parcou- 
rent en  se  dilatant  d'autant  moins  d'espace  qu'elles  sont  plus 
proches  de  ce  point.  Telle  est  la  diflerence  principale  qu'il 
doit  y  avoir  dans  la  théorie  du  mouvement  des  fluides  élasti- 
ques ,  et  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  La  méthode  pour  trouver 
les  lois  de  leur  mouvement ,  et  les  jîrincipes  qu'on  emploie  pour 
cela  ,  sont  d'ailleurs  entièrement  semblables. 

C'est  aussi  en  suivant  cette  même  méthode  que  j'ai  examiné 
le  mouvement  des  fluides  dans  des  tuyaux  flexibles;  matière 
entièrement  nouvelle  ,  mais  dont  j'ai  été  obligé  d'exposer  sim- 
plement les  principes  ,  en  les  appliquant  seulement  à  quelques 
cas  particuliers ,  à  cause  de  l'extrême  complication  de  calculs  , 
oii  une  recherche  plus  étendue  n'aurait  pas  manqué  de  me 
jeter  ;  ce  qui  n'aurait  servi  qu'à  remplir  inutilement  plusieurs 
pages  de  caractères  algébriques,  sans  instruire  davantage  le 
lecteur. 

Je  suis  ,  au  reste  ,  bien  éloigné  de  penser  que  la  théorie  que 
j'ai  établie  sur  le  mouvement  des  fluides  dans  des  tuyaux 
flexibles,  puisse  nous  conduire  à  la  connaissance  de  la  méca- 
nique du  corps  humain,  de  la  vitesse  du  sang,  de  son  action 
sur  les  vaisseaux  dans  lesquels  il  circule ,  etc.  Il  faudrait  pour 
réussir  dans  une  telle  recherche ,  savoir  exactement  jusqu'à 
quel  point  les  vaisseaux  peuvent  se  dilater ,  connaître  parfaite- 
ment leur  figure ,  leur  élasticité  plus  ou  moins  grande  ,  leurs 
différentes  anastomoses ,  le  nombre ,  la  force  et  la  disposition 
de  leurs  valvules,  le  degré  de  chaleur  et  de  ténacité  du  sang  , 


4i6  SUR  LE  MOUVEMENT 

les  forces  motrices  qui  le  poussent ,  etc.  Encore  quand  chacune 
de  ces  choses  serait  parfaitement  connue  ,  la  grande  multi- 
tude d'élémens  qui  entreraient  dans  une  pareille  théorie  nous 
conduirait  vraisemblablement  à  des  calculs  impraticables.  C'est 
en  effet  ici  un  des  cas  les  plus  composes  d'un  problème  dont  le 
cas  le  plus  simple  est  fort  difficile  à  re'soudre.  Lorsque  les  effets 
de  la  nature  sont  trop  compliqués  et  trop  peu  connus  pour 
pouvoir  être  soumis  à  nos  calculs ,  l'expérience ,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit,  est  le  seul  guide  qui  nous  reste  :  nous  ne 
pouvons  nous  appuyer  que  sur  des  inductions  déduites  d'un 
grand  nombre  de  faits.  Voilà  le  plan  que  nous  devons  suivre 
dans  l'examen  d'une  machine  aussi  composée  que  le  corps  hu- 
main. Il  n'appartient  qu'à  des  physiciens  oisifs  de  s'imaginer 
qu'à  force  d'algèbre  et  d'hypothèses  ils  viendront  à  bout  d'en 
dévoiler  les  ressorts ,  et  de  réduire  en  calcul  l'art  de  guérir  les 
hommes. 

Après  avoir  déterminé  par  les  méthodes  les  plus  exactes  qu'il 
nous  a  été  possible  les  lois  du  mouvement  des  fluides  ,  il  ne 
nous  reste  plus  qti'à  examiner  leur  action  sur  les  corps  solides 
qui  y  sont  plongés  et  qui  s'y  meuvent.  Rien  n'est  plus  difficile 
que  de  donner  là-dessus  des  règles  précises  et  exactes  :  car  non- 
seulement  on  ignore  la  figure  des  parties  du  fluide  et  leur  dis- 
position par  rapport  au  corps  qui  les  frappe,  on  ignore  aussi 
jusqu'à  quelle  distance  le  corps  agit  sur  le  fluide,  et  quelle 
route  les  particules  prennent  lorsqu'elles  ont  ét,é  mises  en  mou- 
vement par  ce  corps.  Tout  ce  que  l'expérience  nous  apprend  , 
c'est  que  les  particules  du  fluide,  après  avoir  été  poussées,  se 
replient  ensuite  derrière  le  corps  pour  venir  occuper  l'es^^ace 
qu'il  laisse  vide  par  derrière. 

Voici  donc  le  plan  que  j'ai  cru  dô^voir  suivre  dans  une  re- 
cherche de  la  nature  de  celle-ci.  J'ai  déterminé  d'abord  le  mou- 
vement qu'un  corps  solide  doit  communiquer  à  une  infinité  de 
petites  boules  dont  on  supjiose  qu'il  est  couvert  ;  j'ai  fait  voir 
ensuite  que  le  mouvement  perdu  par  ce  corps  dans  un  instant 
donné  était  le  même  ,  soit  qu'il  choquât  à  la  fois  un  certain 
nombre  de  couches  de  ces  j)etites  boules  ,  soit  qu'il  ne  les  cho- 
quât que  successivement  ;  que  de  plus  ,  la  résistance  serait  la 
même  quand  les  petits  corpuscules  seraient  de  toute  autre  figure 
que  la  sphérique  ,  et  disposés  de  quelque  manière  que  ce  fût , 
pourvu  que  la  masse  totale  de  ces  petits  corps  contenus  dans  un 
espace  donné  ,  fût  supposée  la  même  que  quand  ils  étaient  de 
petites  boules.  Par  ce  moyen  je  suis  arrivé  à  des  formules 
générales  sur  Feur  résistance,  dans  lesquelles  il  n'entre  que  le 
rapport  des  densités  du  fluide  et  du  corps  qui  s'y  meut.  J'ai 


DES  FLUIDES.  4''7 

déterminé,  par  une  méthode  semblable,  la  résistance  qu'un  corps 
solide  éprouve  ,  soit  dans  un  fluide  élastique  ,  soit  dans  un 
fluide  dont  les  parties  sont  adhérentes  entre  elles. 

Enfin  pour  ne  rien  omettre  de  ce  qui  pouvait  rendre  ma 
théorie  plus  intéressante  et  plus  générale  ,  j'ai  cru  devoir  exposer 
aussi  la  méthode  de  INewton.  Cette  méthode  consiste,  comme 
l'on  sait ,  à  supposer  qu'au  lieu  que  le  corps  vient  frapper  le 
fluide ,  ce  soit  au  contraire  le  fluide  qui  frappe  le  corps  ,  et  à 
déterminer  par  ce  moyen  le  rajjport  de  l'action  d'un  fluide  sur 
une  surface  courbe ,  à  son  action  sur  une  surface  plane.  La  dif- 
cullé  principale  est  d'évaluer  exactement  l'action  d'un  fluide 
contre  un  pjan.  Aussi  les  plus  grands  géomètres  ne  sont-ils  point 
d'accord  là-dessus.  Cette  action  vient  en  grande  partie  de  l'ac- 
céliration  du  fluide  ,  qui ,  obligé  de  se  détourner  à  la  rencontre 
du  plan ,  et  de  couler  dans  un  canal  plus  étroit ,  doit  nécessai- 
rement y  couler  plus  vite  ,  et  par  ce  moyen  presser  le  plan. 
IMais  on  ignore  jusqu'à  quelle  distance  le  fluide  peut  s'accélérer 
des  deux  côtés  du  plan  ,  et  par  conséquent  la  quantité  exacte  de 
la  pression  qu'il  exerce.  C'est  là  ,  ce  me  semble  ,  le  nœud 
principal  de  la  question  ,  et  la  cause  du  partage  qu'il  y  a  entre 
les  géomètres ,  touchant  la  valeur  absolue  de  la  résistance. 

Yoilà  ce  que  j'avais  à  dire  ici  sur  les  principes  généraux  de 
la  mécanique  des  fluides ,  qui  font  le  sujet  de  la  plus  grande 
partie  de  ce  traité.  Le  reste  de  l'ouvrage  est  destiné  à  l'examen 
des  difîérens  points  de  la  théorie  des  fluides,  qui  n'ont  peut-être 
pas  été  aj^profondis  jusqu'ici  avec  assez  de  soin.  Telle  est  en 
premier  lieu  la  théorie  de  la  réfraction.  Tout  le  monde  sait 
qu'un  corps  solide  qui  passe  d'un  fluide  dans  un  autre,  ne  con- 
tinue pas  son  chemin  en  ligne  droite ,  mais  qu'il  s'écarte  de  sa 
première  route  pour  décrire  une  autre  ligne ,  plus  ou  moins 
inclinée  que  la  première^  à  la  surface  du  nouveau  milieu  dans 
lequel  il  est  entré.  C'est  ce  qu'on  remarque  en  particulier  dans 
les  rayons  de  lumière ,  qui  se  brisent  en  passant  de  l'air  dans  le 
verre  ou  dans  tel  autre  corps  transparent  que  ce  soit.  Ce  phéno- 
mène ,  connu  d'abord  par  l'expérience  ,  a  beaucoup  exercé  la 
sagacité  des  philosophes.  Il  paraissait  naturel  de  faire  dépendre 
la  réfraction  de  la  lumière  des  mêmes  principes  que  la  réfrac- 
tion des  corps  solides  qui  traversent  un  fluide.  C'est  aussi  le  parti 
qu'avait  pris  Descartes ,  suivi  en  cela  par  un  grand  nombre  de 
physiciens.  Quelques  raisonnemens  vagues  et  dénués  de  précision 
que  Descartes  avait  faits,  pour  prouver  que  les  principaux  phé- 
nomènes de  la  réfraction  de  la  lumière  s'expliquaient  parfai- 
tement dans  ses  principes  ,  ont  paru  et  paraissent  encore  à 
quelques  philosophes  des  démonstrations  exactes  et  complètes» 


4i8  SUR  LE  MOUVEMENT 

Une  chose  néanmoins  a  toujours  embarrassé  les  Cartésiens ,  c'est 
qu'il  résulte  de  leur  théorie  même ,  que  les  milieux  qui  résistent 
le  moins  à  la  lumière ,  sont  ceux  oii  elle  s'approche  de  la  per- 
pendiculaire ,  et  qu'ainsi  il  faut  supposer  qu'elle  trouve  plus 
de  résistance  dans  l'air  que  dans  l'eau.  Quelque  révoltante  que 
puisse  paraître  cette  supposition  ,  et  les  conséquences  qu'elle 
entraîne  après  elle  ,  les  Cartésiens  s'y  sont  toujours  tenus  re- 
tranchés comme  dans  un  asile  où  il  était  difficile  de  les  forcer  : 
car  la  nature  des  corpuscules  lumineux  nous  étant  entièrement 
inconnu^ ,  il  n'est  pas  aisé  de  démontrer  que  l'eau  leur  résiste 
plus  que  l'air.  J'ai  donc  cru  devoir  tourner  mes  vues  d'un  autre 
côté ,  en  m'appliquant  à  examiner  à  fond  les  lois  de  la  réfraction 
des  corps  solides  ,  non  par  des  principes  incertains  et  par  des 
raisonnemens  hasardés ,  mais  par  une  méthode  exacte  et  des 
calculs  précis.  Les  propositions  oii  ma  méthode  m'a  conduit , 
sont  pour  la  plupart  si  paradoxes ,  si  singulières  et  si  éloignées 
de  tout  ce  qu'on  avait  cru  jusqu'ici,  qu'on  sentira  aisément 
combien  cette  matière  était  nouvelle ,  quoique  maniée  par  tant 
d'auteurs  différens.  Il  résulte  de  mes  démonstrations  qu'aucune 
des  lois  qu'on  observe  dans  la  réfraction  de  la  lumière ,  ne  doit 
avoir  lieu  dans  celle  des  corps  solides ,  et  qu'ainsi  c'est  mal  à 
propos  qu'on  a  fait  dépendre  l'une  et  l'autre  réfraction  des 
mêmes  principes. 

Pour  donner  à  m.a  théorie  un  nouveau  degré  de  force  ,  il  m'a 
paru  nécessaire  d'examiner  les  princijjes  généraux  sur  lesquels 
la  plupart  des  physiciens  ont  cru  devoir  appuyer  les  lois  de  la 
réfraction  des  corps  solides.  J'ai  choisi  la  théorie  de  Mairan ,  qui 
est,  à  proprement  parler,  une  extension  de  celle  de  Descartes. 
L'intérêt  de  la  vérité ,  ou  du  moins  de  ce  qui  m'a  paru  l'être , 
în'a  obligé  d'exposer  fort  au  long  les  raisons  que  j'ai  eues  pour 
établir  sur  la  réfraction  des  propositions  contraires  à  celles  de 
cet  illustre  académicien  :  j'espère  qu'il  ne  me  désapprouvera  pas 
d'être  entré  là-dessus  dans  un  assez  grand  détail,  s'il  peut  en 
résulter  de  sa  part  ou  de  la  mienne  quelques  lumières  sur  cet 
objet  important  de  la  physique. 

Lemouveraent  des  corps  de  figure  quelconque  dans  des  milieux 
de  densité  uniforme  ou  variable ,  est  une  branche  de  la  réfrac- 
tion. Je  me  suis  étendu  d'autant  plus  volontiers  sur  cette  ma- 
tière, qu'il  m'a  paru  qu'elle  fournissait  un  vaste  chamj)  à  la  géo- 
métrie. Dans  le  chapitre  où  je  l'ai  traitée,  on  trouvera  entre 
autres  choses  la  méthode  pour  construire  dans  plusieurs  cas  in- 
connus jusqu'ici,  les  trajectoires  dans  les  milieux  résistans,  et 
des  observations  nouvelles  sur  la  réfraction  des  corps  dans  des  mi- 
lieux d'une  densité  non  uniforme,  sur  le  choc  des  fluides  contre 


DES  FLUIDES.  4^9 

les  moulins  à  eau  et  à  vent,  et  sur  le  solide  de  la  moindre  ré- 
sistance. 

Le  dernier  chapitre  de  cet  ouvrage  contient  des  recherches  sur 
les  fluides  qui  se  meuvent  en  tourbillon ,  et  sur  le  mouvement 
des  corps  qui  y  sont  plongés.  Mon  dessein ,  dans  ce  chapitre ,  n'a 
été  ni  de  soutenir  une  cause  aussi  désespérée  que  celle  des  tour- 
billons de  Descartes ,  ni  de  lui  porter  de  nouveaux  coups.  Je  me 
suis  seulement  proposé  de  donner  au  j^ublic  mes  recherches  sur 
un  sujet  qui  est  par  lui-même  assez  curieux ,  indépendamment  de 
Tapplication  qu'on  voudrait  en  faire  au  mouvement  des  planètes. 
J'ai  tâché  de  ne  renfermer  dans  ma  théorie  que  des  propositions 
nouvelles  et  intéressantes  pour  les  géomètres.  Si  je  suis  entré 
dans  quelque  détail  sur  les  tourbillons  cartésiens  ,  c'a  été  pour 
éclaircir  quelques  articles  singuliers  et  importans  qui  ont  été 
jusqu'ici  peu  approfondis  ,  et  à  la  discussion  desquels  la  nature 
de  mon  sujet  m'a  conduit.  Un  plus  long  examen  du  système  de 
Descartes  n'aurait  eu  rien  de  nouveau.  D'ailleurs  ,  ce  système 
n'a  j)resque  plus  aujourd'hui  de  sectateurs  parmi  les  physiciens  : 
il  est  vrai  que  dans  des  circonstances  singulières,  de  très-habiles 
géomètres  se  sont  déclarés  partisans  de  l'hypothèse  de  Descartes  : 
mais  ils  nous  ont  laissé  tout  lieu  de  croire ,  par  les  raisons  dont 
ils  l'ont  appuyée ,  que  ce  n'était  pas  sérieusement  qu'ils  en  pre- 
naient la  défense.  A  l'égard  de  ceux  que  la  prévention  ou  le 
défaut  des  lumières  attache  encore  aux  tourbillons  ,  en  vain 
chercherions-nous  à  les  convaincre.  Ce  n'est  point  par  des  dé- 
monstrations qu'on  peut  espérer  de  déraciner  des  préjugés  aussi 
invétérés ,  et  de  détruire  une  opinion  à  laquelle  même  quelques 
personnes  croient  faussement  que  l'honneur  de  la  nation  est  in- 
téressé. Heureusement  ces  personnes  sont  aujourd'hui  en  petit 
nombre  ,  et  le  système  des  tourbillons  est  presque  entièrement 
proscrit ,  même  dans  nos  écoles. 


INTRODUCTION 

ET  ANALYSE 

DES  TROIS  PARTIES  COMPOSANT  LES  RÉFLEXIONS 

SUR  LA  CAUSE  GÉNÉRALE  DES  VENTS, 

Ouvrage  qui  a  remporté  le  prix  proposé  par  V  Académie 
de  Berlin,  en  1746. 


V^UELQUE  inconstant  que  paraisse  le  cours  des  vents  ,  il  est  ce- 
pendant assujéti  à  certaines  lois.  Les  navigateurs  observent  de- 
puis long- temps  que  Tair  a  un  mouvement  réglé  en  pleine  mer 
sous  la  zone  torride  ;  et  s'ils  remarquent  quelques  variations 
dans  ce  mouvement ,  c'est  principalement  proche  des  côtés  et 
vers  les  endroits  où  l'Océan  est  resserré  par  les  terres.  On  ne 
peut  dont  s'empêcher  de  reconnaître  que  ,  parmi  les  différentes 
causes  des  vents  ,  il  y  en  a  au  m^oins  une  dont  l'action  suit  un 
ordre  uniforme  et  invariable  ,  et  dont  les  effets ,  lors  même 
qu'ils  semblent  le  plus  irréguliers  ,  ne  sont  peut-être  que  mo- 
difiés ,  et  pour  ainsi  dire  ,  déguisés  par  des  causes  accidentelles. 
Ainsi  le  premier  objet  qu'un  philosophe  doive  avoir  en  vue, 
lorsqu'il  se  propose  d'approfondir  la  théorie  des  vents  ,  c'est 
d'examiner  quelle  peut  être  cette  cause  générale  ,  et  de  détermi- 
ner ,  s'il  est  possible  ,  par  le  calcul  ,  sa  quantité  ,  son  action 
et  ses  effets. 

Tous  les  physiciens  conviennent  aujourd'hui  que  le  flux  et  re- 
flux journalier  des  eaux  de  la  mer  ne  peut  être  attribué  qu'à 
l'action  du  soleil  et  de  la  lune.  Quel  que  soit  leur  principe  de  cette 
action  ,  il  est  incontestable  que  pour  se  transmettre  jusqu'à 
l'Océan  ,  elle  doit  traverser  auparavant  la  masse  d'air  dont  il  est 
environné  ,  et  que  par  conséquent  elle  doit  mouvoir  les  parties 
qui  composent  cette  masse.  Nous  pouvons  donc  regarder  l'ac- 
tion du  soleil  et  de  la  lune  ,  sinon  comme  l'unique  cause  des 
vents  ,  au  moins  comme  une  des  causes  générales  que  nous 
cherchons  ;  et  une  telle  supposition  est  d'autant  plus  vraisem- 
blable ,  que  les  endroits  oîi  l'Océan  est  libre  ,  sont ,  comme  nous 
venons  de  le  dire  ,  les  plus  sujets  aux  vents  réguliers. 

Il  résulte  de  cette  première  réflexion  ,  que  la  force  de  la  Irtne 
pour  agiter  l'air  que  nous  respirons ,  et  pour  en    changer  la 


SUR  LA  CAUSE  DES  VENTS.  4^1 

température  ,  peut  être  beaucoup  plus  grande  que  les  philo- 
sophes ne  paraissent  le  croire  communément.  Je  ne  prétends 
point  adopter  sur  ce  sujet  tous  les  préjugés  vulgaires  :  mais  l'ac- 
tion de  la  lune  sur  la  mer  étant  fort  supérieure  à  celle  du 
soleil,  de  l'aveu  de  tous  les  savans  ,  on  est  forcé  ,  ce  me  semble  , 
d'avouer  aussi  que  l'action  de  cette  planète  sur  notre  atmos- 
père  est  très-considérable  ,  et  qu'elle  doit  être  mise  au  nombre 
des  causes  capables  de  produire  dans  l'air  des  changemens  et 
àes  altérations  sensibles. 

A  l'égard  de  la  nature  de  la  force  que  le  soleil  et  la  lune 
exercent  ,  tant  sur  la  mer  que  sur  l'atmosphère  ,  et  de  la  quan- 
tité précise  de  cette  force  ,  c'est  à  Newton  que  nous  en  devons 
la  découverte.  Ce  grand  philosophe  ,  après  avoir  démontré  que 
toutes  les  planètes  pèsent  vers  le  soleil  ,  et  que  la  lune  pèse  vers 
la  terre  ,  a  fait  voir  d'une  manière  invincible  ,  que  la  gravita- 
tion de  ces  corps  ne  pouvait  être  attribuée  à  l'impulsion  d'au- 
cun fluide  :  d'oii  il  a  conclu  qu'elle  était  réciproque  ,  c'est-à- 
dire  ,  que  non-seulement  le  soleil  tendait  vers  la  terre  ,  mais 
encore  que  la  terre  et  toutes  ses  parties  tendaient  à  la  fois  vers 
le  soleil  et  la  lune.  Or  comme  ces  deux  astres  changent  conti- 
nuellement de  situation  par  rapport  aux  diiférens  points  de  la 
terre  ,  il  n'est  pas  difficile  de  concevoir  que  l'air  et  Ja  mer  dont 
ils  attirent  les  particules  ,  doivent  être  dans  un  mouvement 
continuel. 

La  plupart  des  physiciens  n'ayant  point  pensé  à  cette  cause 
générale  des  vents  ,  en  ont  imaginé  d'autres.  Les  uns  ont  pré- 
tendu que  l'air  qui  se  meut  avet  la  terre  ,  d'occident  en  orient , 
devait  sous  l'équateur  tourner  moins  vite  que  la  terre  ;  et  c'est 
par  là  qu'ils  ont  expliqué  le  vent  d'est  continuel  qui  souffle 
entre  les  tropiques.  Mais  cette  hypothèse  est  sans  aucun  fonde- 
inent  ;  car  si  la  terre  se  mouvait  plus  vile  que  la  couche  d'air 
qui  lui  est  contiguë  ,  le  frottement  continuel  de  cette  couche 
contre  la  surface  du  globe  rendrait  bientôt  sa  vitesse  égale  à 
celle  de  la  terre:  par  la  même  raison,  la  couche  voisine  de 
celle-ci  en  serait  entraînée,  et  forcée  à  achever  aussi  sa  rotation 
dans  le  même  temps  :  ainsi  l'adhérence  et  le  frottement  mutuel 
de  toutes  les  couches  obligeraient  fort  promptement  la  terre  et 
son  atmosphère  à  faire  leur  révolution  en  temps  égal  autour  du 
même  axe  ,  comme  si  elles  ne  composaient  qu'un  seul  corps 
solide. 

D'autres  auteurs  ont  attribué  les  vents  à  la  chaleur  que  le 
soleil  produit  dans  l'atmosphère.  Selon  ces  auteurs  ,  la  masse 
d'air  qui  est  à  l'orient  par  rapport  au  soleil  ,  et  que  cet  astre 
a  échauffée  en  passant  par-dessus ,  doit  avoir  plus  de  chaleur 


422  SUR  LA  CAUSE 

que  la  masse  d'air  occidentale  sur  laquelle  le  soleil  n'a  point 
encore  passé  ;  elle  doit  donc  ,  en  se  dilatant ,  pousser  vers  l'oc- 
cident l'air  qui  la  pre'cëde  ,  et  produire  par  ce  moyen  un  vent 
continuel  d'orient  en  occident  sous  la  zone  torride.  J'avoue 
que  la  différente  chaleur  que  le  soleil  répand  dans  les  parties 
de  l'atmosplîère  ,  doit  y  exciter  des  mouvemens  :  je  veux  Lien 
même  accorder  qu'il  en  résulte  un  vent  général  qui  souffle  tou- 
jours dans  le  même  sens  ,  quoique  la  preuve  qu'on  en  donne 
ne  me  paraisse  pas  assez  évidente  pour  porter  dans  l'esprit  une 
lumière  parfaite.  Mais  si  on  se  propose  de  déterminer  la  vi- 
tesse de  ce  vent  général  ,  et  sa  direction  dans  chaque  endroit 
de  la  terre  ,  on  verra  facilement  qu'un  pareil  problème  ne  peut 
être  résolu  que  par  un  calcul  exact.  Or  les  principes  nécessaires 
pour  ce  calcul  nous  manquent  entièrement^  puisque  nous  igno- 
rons et  la  loi  suivant  laquelle  la  chaleur  agit  ,  et  la  dilatation 
qu'elle  produit  dans  les  parties  de  l'air.  Cette  dernière  raison 
est  plus  que  suffisante  pour  nous  déterminer  à  faire  ici  abstrac- 
tion de  la  chaleur  solaire  ;  car  comme  il  n'est  pas  possible  de 
calculer  avec  quelque  exactitude  les  mouvemens  qu'elle  peut 
occasioner  dans  l'atmosphère ,  il  faut  nécessairement  reconnaître 
que  la  théorie  des  vents  n'est  presque  susceptible  d'aucun  degré 
de  perfection  de  ce  côté-là. 

Si  nous  ne  pouvons  soumettre  au  calcul  les  vents  que  la  chaleur 
du  soleil  fait  naître ,  quoique  réguliers  et  constans  en  eux-mêmes , 
à  plus  forte  raison  ne  devons-nous  point  entreprendre  de  cher- 
cher quels  dérangemens  peuvent  exciter  dans  l'air  les  variations 
accidentelles  du  chaud  et  du  froid ,  produites  ,  ou  par  l'élé- 
vation des  vapeurs  et  des  nuages  ,  ou  par  d'autres  causes  in- 
connues ,  qui  n'ont  aucune  loi  certaine.  A  l'égard  des  irrégu- 
larités des  vents ,  occasionées  par  les  montagnes  ,  et  par  les 
autres  éminences  qui  se  rencontrent  sur  la  surface  de  la  terre  , 
on  ne  saurait  disconvenir  que  ces  irrégularités  ne  suivissent 
un  ordre  constant ,  si  les  vents  n'étaient  d'ailleurs  produits  que 
par  une  cause  périodique  et  uniforme.  Mais  quand  on  fera  atten- 
tion ,  soit  aux  calculs  impraticables  dans  lesquels  une  pareille 
considération  doit  jeter  ,  soit  au  peu  que  l'on  connaît  de  la  sur- 
face du  globe  terrestre  ,  en  un  mot,  comme  s^expriment  les  géo- 
mètres ,  au  peu  de  données  que  l'on  a  pour  résoudre  un  tel  pro- 
blème ,  on  reconnaîtra  sans  peine  que  les  recherches  les  plus 
profondes  sur  cette  matière  doivent  aboutir  tout  au  plus  à  des 
résultats  fort  vagues  et  fort  imparfaits.  Par  conséquent  l'objet 
le  plus  étendu  ,  et  peut-être  le  seul  qu'on  puisse  espérer  de 
remplir,  c'est  de  déterminer  les  mouvemens  de  l'air,  dans 
rhypolhcse  que  la  surface  du  globe  soit  entièrement  régulière  , 


DES  VEINTS.  4^.3 

et  que  l'agitation  de  l'atmosphère  provienne  tle  l'attraction  seule 
de  la  lune  et  du  soleil. 

J'avoue  qu'ajDrès  avoir  re'solu  ce  problème  ,  on  sera  encore  bien 
éloigné  de  connaître  d'une  manière  certaine  le  cours  et  les  lois 
des  vents.  Mais  la  plupart  des  questions  physico-mathématiques 
sont  si  compliquées  ,  qu'il  est  nécessaire  de  les  envisager  d'abord 
d'une  manière  générale  et  abstraite  ,  pour  s'élever  ensuite  par 
degrés  des  cas  simples  aux  composés.  Si  on  a  fait  jusqu  ici 
quelques  progrès  dans  l'étude  de  la  nature  ,  c'est  à  l'observa- 
tion constante  de  cette  méthode  qu'on  en  est  redevable.  Une 
théorie  complète  sur  la  matière  que  nous  traitons  ,  est  peut- 
être  l'ouvrage  de  plusieurs  siècles  ;  et  la  question  dont  il  s'agit 
est  le  premier  pas  que  l'on  doive  faire  pour  y  parvenir.  De 
nouvelles  connaissances  nous  mettront  en  état  d'en  faire  de 
nouveaux.  Tâchons  donc  d'ouvrir  ,  autant  qu'il  sera  en  nous  , 
l'entrée  d'une  route  peu  frayée  jusqu'ici ,  et  que  nous  ne  de- 
vons pas  espérer  de  voir  sitôt  aplanie  entièrement. 

Pour  embrasser  à  la  fois  le  moins  de  difficultés  qu'il  est  pos- 
sible ,  imaginons  d'abord  que  le  soleil  et  la  lune  soient  l'un  et 
l'autre  sans  mouvement ,  et  que  la  terre  soit  un  globe  solide  en 
repos  ,  couvert  jusqu'à  telle  hauteur  qu'on  voudra  d'un  fluide 
homogène  ,  rare  et  sans  ressort  ,  dont  la  surface  soit  sphérique  ; 
supposons  ,  de  plus  ,  que  les  parties  de  ce  fluide  pèsent  vers  le 
centre  du  globe  ,  tandis  qu'elles  sont  attirées  par  le  soleil  et  par 
la  lune  ;  il  est  certain  que  si  toutes  les  parties  du  fluide  et  du 
globe  qu'il  couvre  ,  étaient  attirées  avec  une  force  égale  et  sui- 
vant des  directions  parallèles  ,  l'action  des  deux  astres  n'aurait 
d'autre  effet  que  de  mouvoir  ou  de  déplacer  toute  la  masse  du 
globe  et  du  fluide  ,  sans  causer  d'ailleurs  aucun  dérangement 
dans  la  situation  respective  de  leurs  parties.  Mais  ,  suivant  les 
lois  de  l'attraction  ,  les  parties  de  rhémisj^hère  supérieur ,  c'est- 
à-dire  de  celui  qui  est  le  plus  près  de  l'astre  ,  sont  attirées  avec 
plus  de  force  que  le  centre  du  globe  ;  et  au  contraire  les  parties 
de  l'hémisphère  inférieur  sont  attirées  avec  moins  de  force  :  d'oii 
il  s'ensuit  que  le  centre  du  globe  étant  mû.  par  l'action  du  soleil 
ou  de  la  lune  ,  le  fluide  qui  couvre  l'hémisphère  supérieur  ,  et 
qui  est  attiré  plus  fortement ,  doit  tendre  à  se  mouvoir  plus  vite 
que  le  centre  ,  et  par  conséquent  s'élever  avec  une  force  égale 
à  l'excès  de  la  force  qui  l'attire  sur  celle  qui  attire  le  centre  ; 
au  contraire  ,  le  fluide  de  l'hémisphère  inférieur  étant  moins 
attiré  que  le  centre  du  globe  ,  doit  se  mouvoir  moins  vite^  il 
doit  donc  fuir  le  centre  ,  pour  ainsi  dire  ,  et  s'en  éloigner  avec 
une  force  à  peu  près  égale  à  celle  de  l'hémisphère  supérieur. 
Ainsi  le  fluide  s'élèvera  aux  deux  points  opposés  qui  sont  dans 


4^4  SUR  LA  CAUSE 

1a  ligne  par  où  passe  le  soleil  ou  la  lune  ;  toutes  ses  parties 
accourront  ,  si  on  peut  s'exprimer  ainsi ,  pour  s'approcher  de 
c«s  points  ,  avec  d'autant  plus  de  vitesse  qu'elles  en  seront  plus 
proches.  Transformons  maintenant  le  fluide  dont  il  s'agit  en 
notre  atmosphère  ;  il  est  évident  que  ce  flux  ou  ce  transport  de 
ses  parties  produira   ce  que  nous  appelons  du  vent. 

On  peut  expliquer  par  là  ,  pour  le  dire  en  passant  ,  comment 
l'élévation  et  l'abaissement  des  eaux  de  la  mer  se  fait  aux  mêmes 
înstans  dans  les  points  opposés  d'un  même  méridien.^  Quoique 
ce  phénomène  soit  une  conséquence  nécessaire  du  système  de 
Newton  ,  et  que  ce  grand  géomètre  l'ait  même  expressément 
remarqué,  cependant  les  Cartésiens  soutiennent,  depuis  un  demi- 
siècle  ,  que  si  l'attraction  j^roduisait  le  flux  et  reflux  ,  les  eaux 
de  l'Océan  ,  lorsqu'elles  s'élèvent  dans  notre  hémisphère  ,  de- 
vraient s'abaisser  dans  l'hémisphère  opposé.  La  preuve  simple 
et  facile  que  je  viens  de  donner  du  contraire  ,  sans  figure  et 
sans  calcul  ,  anéantira  peut-être  enfin  pour  toujours  une  objec- 
tion aussi  frivole  ,  qui  est  pourtant  une  des  principales  de  cette 
secte  contre  la  théorie  de  la  gravitation  universelle. 

Les  mouvemens  de  l'air  et  de  l'Océan ,  au  moins  ceux  qui 
nous  sont  sensibles  ,  ne  proviennent  donc  point  de  l'action  totale 
du  soleil  et  de  la  lune  ,  mais  de  la  différence  qu'il  y  a  entre  l'ac- 
tion de  ces  astres  sur  le  centre  de  la  terre  ,  et  leur  action  sur 
le  fluide  tant  supérieur  qu'inférieur  ;  c'est  cette  différence  que 
j'appellerai  dans  toute  la  suite  de  ce  discours ,  action  solaire  ou 
lunaire.  Newton  nous  a  appris  à  calculer  chacune  de  ces  deux 
forces  ,  et  à  les  comparer  avec  la  pesanteur.  Il  a  démontré  par 
la  théorie  des  forces  centrifuges  ,  et  par  la  comparaison  entre 
le  mouvement  annuel  de  la  terre  et  son  mouvement  diurne  , 
que  l'action  solaire  était  à  la  pesanteur  ,  environ  comme  i  à 
128682000:  à  l'égard  de  l'action  lunaire,  il  ne  l'a  pas  aussi 
exactement  déterminée  ,  parce  qu'elle  dépend  de  la  masse  de  la 
lune  ,  qui  n'est  pas  encore  suffisamment  connue  ;  cependant  , 
fondé  sur  quelques  observations  des  marées  ,  il  suppose  l'action 
lunaire  environ  quadruple  de  celle  du  soleil.  Si  on  peut  espérer 
de  la  connaître  plus  parfaitement ,  c'est  sans  doute  en  perfec- 
tionnant la  théorie  du  mouvement  de  la  lune  ;  et  je  crois  qu'il 
ne  sera  pas  impossible  de  parvenir  à  cette  découverte  par  une 
méthode  fort  simple  ,  pourvu  que  les  observations  qui  servi- 
ront d'élémens  soient  assez  exactes.  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
de  m'étendre  là-dessus  (i). 

Cl)  Voici  en  peu  de  mots  l'ide'e  de  cette  méthode.  Pour  trouver  Torbitc 
apparente  que  la  lune  décrit  autour  de  la  terre,  il  faut  non-seulement  avoir 
tj^ard  à  Taciion  de  la  terre  et  du  soleil  sur  la  lune ,  il  faut  encore  faire  attcn- 


DES  VENTS.  4^5 

Quoi  qu'il  en  soit  ,  lorsqu'on  voudra  déterminer  l'effet  de 
l'action  réunie  du  soleil  et  de  la  lune  ,  ou  sur  l'atmosphère  , 
ou  sur  tout  autre  fluide  ,  dont  on  imaginera  la  terre  couverte  , 
il  suffira  de  trouver  l'effet  qui  résulte  de  l'action  seule  du  soleil. 
Car  l'effet  qui  proviendra  de  l'action  seule  de  la  lune  ,  sera  tou- 
jours en  rapport  à  peu  jîrès  constant  avec  celui  qui  proviendra 
de  l'action  seule  du  soleil  ,  c'est-à-dire  dans  le  rapport  de  l'ac- 
tion lunaire  à  l'action  solaire.  D'ailleurs ,  l'action  solaire  étant 
très-petite  par  rapport  à  la  pesanteur  ,  elle  ne  doit  changer  que 
très-peu  la  figure  du  fluide  ;  par  conséquent  l'action  de  la  lune  , 
considérée  indépendamment  de  celle  du  soleil ,  doit  être  à  peu 
près  la  même ,  soit  quand  elle  est  jointe  ,  soit  quand  elle  n'est 
pas  jointe  à  celle  du  soleil.  Donc  si  on  cherche  d'abord  l'effet 
seul  de  l'action  solaire  ,  il  sera  facile  ensuite  de  connaître  l'effet 
de  l'action  lunaire  ,  et  de  déterminer  enfin  par  les  principes 
connus  de  la  mécanique  ,  l'effet  composé  qui  résultera  de  l'une 
et  de  l'autre.  C'est  pour  cette  raison  que  l'action  solaire  sera  la 
seule  dont  nous  parlerons  dans  la  suite  de  ce  discours. 

Si  le  fluide  que  l'action  solaire  tend  à  élever,  n'était  pas  sup- 
posé d'une  figure  sphérique  ,  il  pourrait  se  faire  que  cette  action 
n'y  produisît  aucun  mouvement.  En  effet ,  combinant  l'action 
solaire  sur  chaque  point  de  la  surface  ,  avec  la  force  de  la 
pesanteur  qui  agit  vers  le  centre  du  globe,  on  réduira  aisé- 
ment ces  deux  forces  en  une  seule  ,  dont  on  aura  la  direction  ; 
et  si  la  figure  du  fluide  était  telle  ,  que  cette  direction  fût  par- 
tout perpendiculaire  à  la  surface  ,  on  sait  par  les  principes  de 
l'hydrostatique  ,  que  cette  surface  resterait  alors  en  équilibre. 
Or  comme  les  parties  du  fluide  tendent  sans  cesse  à  l'état  de 
repos ,  la  figure  dont  il  s'agit  est  celle  que  sa  surface  exté- 
rieure doit  chercher  à  prendre  ,  et  pour  ainsi  dire  ,  affecter  : 
il  faut  donc  s'appliquer  d'abord  à  déterminer  cette  figure.  On 

lion  à  l'action  de  la  lune  sur  la  terre;  ou,  ce  qui  revient  an  même,  il  faut 
supposer  que  la  lune,  outre  Taction  que  le  soleil  exerce  sur  elle,  soit  encore 
tirée  vers  le  centre  de  la  terre  par  une  masse  e'galc  à  celle  de  la  terre  et  de  la 
lune,  prises  ensemble.  Donc  connaissant,  par  exemple,  la  distance  de  la 
lune  apogt'e  ou  périgée,  et  sa  vitesse,  on  pourra  facilement  exprimer  la  ré- 
volution périodique  de  la  lune  par  nne  formule  analytique ,  dans  laquelle  il 
n'entrera  d'inconnue  que  la  masse  de  cet  astre.  On  égalera  ensuite  l'expres- 
sion tirée  de  cette  formule  à  celle  de  la  révolution  périodique  qu'on  aura  par 
observation  :  par  là  on  connaîtra  la  masse  de  la  lune.  Toute  la  diiîlcirité  est 
de  savoir  si  cette  masse  est  assez  considérable  pour  pouvoir  être  détermine'e 
.  par  une  telle  méthode.  Or  je  trouve  qu'eu  supposant  l'action  lunaire  qua- 
druple de  l'action  solaire,  et  l'orbite  de  la  lune  très-peu  elliptique,  la  masse 
de  la  lune  serait  h  celle  de  la  terre ,  à  peu  près  comme  i  à  45 ,  et  que  l'action  de 
la  lune  sur  la  terre  devrait  accéle'rer  la  révolution  périodique  de  plus  d'un  jour. 


4^6  .  SUR  LA  CAUSE 

trouve ,  par  un  calcul  fort  simple  ,  qu'elle  doit  être  à  peu  près 
une  ellipse. 

La  solution  de  ce  problème  est  le  terme  oii  les  géomètres  en 
sont  restes  jusqu'ici  sur  cette  matière.  Cependant  il  ne  suffit 
pas ,  dans  la  recherche  présente  ,  de  trouver  la  courbure  que  la 
surface  du  fluide  doit  avoir  pour  rester  en  repos  :  il  est  encore 
plus  important  de  déterminer  comment  elle  acquiert  cette  cour- 
bure, et  suivant  quelle  loi  doivent  se  mouvoir  les  parties  du  fluide , 
lorsque  l'action  solaire  les  agite.  C'est  une  question  beaucoup 
plus  difficile  que  la  précédente  ;  aussi  personne  n'a-t-il  encore 
tenté  de  la  résoudre  ;  j'ai  été  obligé  ,  pour  j  parvenir  ,  d'em- 
ployer une  méthode  nouvelle  ,  et  de  me  servir  d'un  principe 
général  dont  j'ai  montré  ailleurs  l'étendue  et  l'usage  dans  la 
Dynamique  et  l'Hydrodynamique. 

Pour  donner  ici  une  légère  idée  de  ce  principe  ,  et  de  la  ma- 
nière dont  je  l'ai  appliqué  à  mon  sujet  ,  je  remarque  que  si 
dans  quelque  situation  donnée  le  fluide  n'est  pas  en  équilibre  , 
c'est  que  l'action  solaire  est  nécessairement  plus  grande  ou  plus 
petite  qu'il  ne  faut  ,  pour  qu'étant  combinée  avec  la  ^^esanteur  , 
elle  retienne  les  parties  dans  une  direction  perpendiculaire  à  la 
surface.  Je  partage  donc  la   force  ou  l'action  solaire  totale  en 
deux  autres  ,  dont  l'une  soit  capable  de  produire  cet  équilibre  , 
et  n'ait  par  conséquent  aucun  effet ,  tandis  que  l'autre  partie 
est  employée  toute  entière  à  mouvoir  le  fluide  ;  par  cette  mé- 
thode ,  je  démontre  que  le  fluide  doit  passer  successivement  , 
de  la  figure  sphérique  qu'il  avait  d'abord  ,  à  difî'érentes  figures 
elliptiques  ,  dont  l'un  des  axes  s'allonge  de  plus  en  plus  ,  tandis 
que  l'autre  diminue  ,  et ,  ce  qui  est  très-remarquable  ,  je  trouve 
que  le  mouvement  soit   horizontal  ,  soit  vertical  des  parties  du 
fluide  ,  peut  être  comparé  à  celui  d'un  pendule  qu'on  tirerait 
de  son  repos  pour  lui  faire   décrire  de  petits  arcs  circulaires. 
Or  tout  le  monde  sait  qu'un  pendule  ,   lorsqu'il  est   arrivé  à 
son  point  de  repos  ,  passe  au-delà  en  vertu  de  la  vitesse  qu'il 
a  acquise  ,  pour  retomber  ensuite  de  nouveau  :  de  même  aussi , 
lorsque  la  surface  du  fluide  ,  qui  s'éloigne  de  plus  en  plus  de  la 
courbure  circulaire  ,  a  acquis  la  figure  qu'elle  aurait  du  avoir 
d'abord  pour  rester  en  équilibre  ,  elle  doit  nécessairement  passer 
au-delà  de   ce  terme ,  et  continuer  à   s'élever  d'une   quantité 
à  peu  près  égale  à  celle  dont  elle  s'est  déjà  élevée  ;  après  quoi 
le  fluide  retombera  et  s'abaissera  :  et  si  ce  fluide  est  de  l'air , 
cette  espèce  de  reflux   produira  un  vent  contraire  à  celui  qui 
soufflait  d'abord.  Pour  donner  là-dessus  un  essai  de  calcul  ,  je 
fais  voir  que  dans  le  cas  oii  l'air  serait  homogène  ,  et  où  le 


DES  VENTS.  4^.7 

soleil  répondrait  toujours  au  même  point  de  l'cquateur  ,  ceux 
qui  habitent  sous  ce  grand  cercle  devraient  sentir  pendant 
environ  huit  heures  un  vent  d'est  ,  et  ensuite  un  vent  d'ouest 
pendant  le  même  temps. 

Il  faut  avouer  cependant  que  comme  les  oscillations  d'un 
pendule  cessent  assez  promptement ,  de  même  aussi  ces  oscilla- 
tions de  l'air  finiraient  en  fort  peude  temps,  si  le  soleil  répondait 
toujours  au  même  endroit  de  la  terre.  Mais  puisque  cet  astre 
change  continuellement  de  situation  par  rapport  aux  différens 
points  de  natre  globe ,  son  action  sur  chaque  particule  de  l'air 
doit  varier  sans  cesse  ,  et  par  conséquent  elle  doit  produire 
sans  cesse  du  mouvement  dans  l'air  ,  aussi  bien  que  dans  l'O- 
céan. Ainsi  pour  pouvoir  mettre  l'action  solaire  au  nombre 
des  causes  des  vents  ,  il  faut  nécessairement  y  joindre  le  mou- 
vement de  la  terre  :  mais  il  faut  aussi  remarquer  que  si  le 
mouvement  de  la  terre  influe  sur  les  vents ,  c'est  seulement  en 
ce  qu'il  change  la  situation  des  parties  de  la  terre  par  rapport 
au  soleil.  En  effet ,  ni  le  mouvement  annuel  de  la  terre  ,  ni 
son  mouvement  diurne ,  ne  peuvent  produire  par  eux  seuls  aucun 
dérangement  dans  l'atmosphère  :  car  le  mouvement  annuel  est 
exactement  le  même  dans  toutes  les  parties  de  la  terre  ,  il  ne 
fait  que  transporter  le  globe  terrestre  et  l'air  qui  l'environne  , 
comme  si  le  tout  ensemble  formait  un  seul  corps  solide  ;  et  à 
l'égard  du  mouvement  diurne  ,  il  y  a  long-temps  que  toute  la 
masse  de  l'air  a  acquis  la  figure  de  sphéroïde  aplati  qu'elle  doit 
avoir  en  vertu  de  ce  mouvement ,  et  qu'elle  a  peut-être  eu  dès 
son  origine- 

Il  serait  assez  facile  de  déterminer  les  vents  occasionés  par 
le  mouvement  vrai  ou  apparent  du  soleil ,  si ,  pour  y  parvenir  , 
il  ne  s'agissait  que  de  chercher  séparément  la  vitesse  et  la  di- 
rection de  chaque  particule  de  l'air  :  car  il  suffirait  alors  d'em- 
ployer les  méthodes  ordinaires  pour  trouver  le  mouvement 
d'un  point  qui  est  animé  par  une  force  accélératrice  donnée. 
Mais  la  force  accélératrice  qui  meut  chaque  particule  de  l'air 
n'est  pas  la  même  ,  que  si  cette  particule  était  un  point  libre 
et  unique.  En  effet  ,  toutes  les  particules  du  fluide  ,  considé- 
rées comme  des  points  isolés  et  animés  j^ar  la  seule  force  attrac- 
tive du  soleil ,  doivent  avoir  différentes  vitesses  suivant  la  posi- 
tion oii  elles  sont  par  rapport  à  cet  astre:  il  faudrait  donc, 
pour  que  ces  parties  pussent  former  une  masse  continue  ,  que 
le  fluide  s'élevât  en  certains  endroits  et  s'abaissât  en  d'autres. 
Mais  alors  les  colonnes  les  plus  pesantes  venant  à  agir  sur  celles 
qui  le  seraient  moins  ,  produiraient  dans  le  fluide  un  nouveau 
mouvement  qui  altérerait  son  mouvement  primitif. 


428  SUR  LA  CAUSE 

Cependant ,  la  densité  de  l'air  étant  fort  petite  ,  on  peut  aisé- 
ment s'assurer  que,  dans  le  cas  présent  ,  la  différence  de  pe- 
santeur des  colonnes  serait  presque  nulle  ;  et  comme  l'effet  qui 
devrait  en  résulter  pourrait  être  anéanti  par  l'adhérence  mu- 
tuelle des  parties  de  l'air  ,  j'ai  cru  qu'il  ne  serait  pas  inutile  de 
résoudre  d'adord.  le  problème  sous  ce  point  de  vue  ,  c'est-à- 
dire  de  regarder  chaque  particule  de  l'atmosphère  comme  un 
point  unique  et  isolé  ,  en  négligeant  la  différente  j^^santeur 
des  colonnes.  On  trouve  fort  aisément  que  dans  cette  suppo- 
sition il  peut  y  avoir  sous  l'équateur  un  vent  d'est  continuel. 
Mais  ce  phénomène  si  singulier  devient  une  conséquence  encore 
plus  immédiate  des  calculs  ,  lorsqu'on  envisage  la  question  avec 
toutes  ses  circonstances  ,  et  qu'on  a  égard  à  l'action  mutuelle 
des  particules  de  l'air.  On  explique  alors  avec  facilité  ,  par  le 
secours  d'une  simple  formule  géométrique  ,  non -seulement  le 
vent  d'est  de  la  zone  torride  ,  mais  encore  les  vents  d'ouest 
des  zones  tempérées,  et  les  violens  ouragans,  qui,  selon  l'obser- 
vation des  navigateurs  ,  sont  fort  fréquens  entre  les  tropiques  à 
certaines  latitudes. 

Au  reste  ,  quoique  dans  cette  recherche  j'aie  supposé  l'air 
homogène  ,  ce  qui  est  le  cas  le  plus  simple  de  la  question  pro- 
posée ,  cependant  le  problème  est  si  compliqué  ,  même  dans 
ce  cas  ,  qu'il  m'a  paru  difîicile  de  le  résoudre  sans  le  secours 
du  principe  général  dont  j'ai  parlé  plus  haut  :  de  plus  ,  les 
équations  analytiques  auxquelles  je  suis  arrivé  ,  paraissent 
de  nature  à  ne  pouvoir  être  résolues  que  par  des  approximations  ; 
mais  ces  approximations  donnent  des  résultats  assez  exacts  , 
principalement  pour  les  endroits  qui  sont ,  ou  proches  des  pôles , 
ou  peu  éloignés  de  l'équateur. 

La  détermination  de  la  vitesse  du  vent  devient  encore  plus 
embarrassante,  lorsqu'on  suppose  l'atmosphère  telle  qu'elle  est 
en  effet ,  c'est-à-dire ,  composée  de  couches  qui  se  compriment 
les  unes  les  autres  par  leurs  poids,  et  dont  la  densité  diminue  à 
mesure  qu'elles  s'éloignent  de  la  terre.  Comme  la  loi  suivant 
laquelle  se  fait  leur  compression  est  encore  inconnue,  j'ai  cru 
devoir  déterminer  les  vents  dans  le  cas  général  oii  les  densités 
suivraient  une  loi  quelconque,  et  j'ai  joint  à  ma  solution  diffé- 
rentes remarques  sur  la  loi  des  densités,  qui  est  aujourd'hui  le 
plus  généralement  admise. 

Jusqu'ici  j'ai  regardé  la  terre  comme  un  globe  entièrement 
solide,  dont  la  surface  serait  unie,  et  immédiatement  contiguë 
à  l'atmosphère.  Mais  l'académie  de  Berlin  demande  expressé- 
ment ,  par  son  programme ,  l'ordre  et  le  cours  des  vents  ,  dans 
le  cas  ou  la  terre  serait  couverte  d'un  profond  Océan  j  et  cette 


DES  VENTS.  429 

nouvelle  condition  ajoute  au  problème  une  difficulté  très-consi- 
dérable :  car  s'il  est  permis  de  négliger  l'attraction  mutuelle  des 
parties  de  l'atmosphère ,  à  cause  de  leur  peu  de  densité,  il  faut 
nécessairement  avoir  égard  à  celles  que  les  particules  fluides  de 
l'Océan  exercent  les  unes  sur  les  autres,  et  sur  la  masse  d'air 
qui  les  couvre.  D'ailleurs,  les  eaux  de  la  mer  sont  agitées  par 
le  soleil  en  même  temps  que  les  parties  de  l'air;  et  cette  cir- 
constance doit  rendre  les  vents  autres  qu'ils  ne  seraient  sur  une 
surface  solide  et  inébranlable.  Car  il  est  facile  de  concevoir  que 
la  vitesse  d'un  fluide  dont  le  lit  change  continuellement  de 
pente,  doit  être  fort  différente  de  celle  que  ce  même  fluide  au- 
rait s'il  coulait  sur  un  fond  stable  et  immobile.  Aussi  la  seule 
profondeur  des  eaux  peut-elle  changer  dans  certains  cas  la  di- 
rection naturelle  du  vent,  et  transformer,  par  exemple,  le  vent 
général  d'est  en  un  vent  d'ouest,  comme  il  arrive  en  quelques 
parages  sous  la  zone  torride  même. 

Néanmoins,  en  imaginant  que  le  globe  terrestre  fût  entière- 
ment inondé  par  l'Océan  ,  j'ai  cru  devoir  donner  aux  eaux  une 
hauteur  assez  peu  considérable  par  rapport  au  rayon  de  la  terre. 
Car  la  masse  du  gloire  terrestre ,  dans  l'état  oii  il  est  mainte- 
nant, est  principalement  composée  de  parties  solides  ;  or  ces 
parties  résistent  à  l'action  du  soleil  par  leur  solidité  même  qui 
les  empêche  de  changer  de  place  les  unes  par  rapport  aux 
autres;  et  il  est  évident  que  dans  le  cas  oii  la  terre  deviendrait 
entièrement  fluide,  le  mouvement  des  eaux  et  de  l'atmosphère 
serait  bien  différent  de  ce  qu'il  est  en  effet.  C'est  pourquoi, 
si  on  imagine  le  globe  terrestre  entièrement  couvert  d'eau,  il 
faut  au  moins  le  rapprocher  le  jdIus  qu'il  est  possible  de  son  état 
actuel,  et  supposer  par  conséquent  la  profondeur  de  la  mer 
assez  petite  par  rapport  au  rayon  de  la  terre,  quoique  toujours 
très-considérable  par  rapport  à  celle  des  plus  grands  fleuves. 

Je  ne  dois  pas  omettre  ici  une  observation  essentielle.  Il  peut 
y  avoir  des  cas  oii  le  fluide  s'abaisse  sous  l'astre  qui  l'attire,  au 
lieu  de  s'élever;  on  rendra  aisément  raison  de  ce  paradoxe,  si 
on  considère  que  le  fluide,  étant  une  fois  mis  en  mouvement, 
s'élève ,.  non-seulement  par  l'action  de  l'astre,  mais  encore  par  la 
force  d'inertie  et  par  l'action  mutuelle  de  ses  parties.  Or  la  com- 
binaison de  ces  forces  peut  être  telle  ,  que  le  fluide,  au  lieu  de 
s'élever  sous  l'astre  même ,  s'élève  à  90  degrés  delà ,  et  par  con- 
séquent s'abaisse  au-dessous  de  l'astre. 

A  cette  observation  j'en  joindrai  une  seconde  qui  n'est  pas 
moins  importante.  Si  la  terre  était  entièrement  inondée  par  les 
eaux  de  l'Océan,  ces  eaux  pourraient  aussi  bien  que  l'air,  former 
sous  l'équateur  un  courant  perpétuel ,  et  ce  courant  serait  ver^ 


43o  SUR  LA  CAUSE 

l'est  ou  vers  l'ouest ,  selon  que  la  profondeur  de  la  mer  serait 
plus  ou  moins  grande.  Je  sais  que  proche  des  côtes  un  tel  mou- 
vement doit  nécessairement  être  détruit,  et  se  changer  en  un 
mouvement  d'oscillation  :  mais  je  laisse  au  lecteur  à  juger  si 
les  courans  les  plus  remarquables ,  surtout  ceux  qu'on  observe 
en  pleine  mer,  ne  pourraient  pas  être  attribue's,  au  moins  en 
j)artie ,  à  l'action  du  soleil  et  de  la  lune  ,  et  à  la  différente  hau- 
teur des  eaux  ;  et  si  les  oscillations  de  la  pleine  mer  dans  le 
sens  horizontal  ne  seraient  pas  l'effet  de  plusieurs  courans  con- 
traires. 

Il  me  reste  à  dire  un  mot  de  l'influence  que  le  ressort  de  l'air 
peut  avoir  sur  les  vents.  Comme  les  différentes  couches  de  l'at- 
mosphère sont  capables  de  dilatation  et  de  compression  ,  et  que 
l'action  solaire  doit  nécessairement  en  élever  certaines  parties  , 
tandis  que  d'autres  s'abaissent ,  il  est  certain  que  les  différens 
points  d'une  même  couche  seront  inégalement  pressés,  et  que 
cette  couche  ne  conservera  pas  exactement  la  même  densité  ni 
le  même  ressort  dans  toutes  ses  parties.  Mais  quand  on  vient  à 
déterminer  la  différence  des  pressions  sur  les  points  d'une  même 
couche ,  on  trouve  cette  différence  si  petite ,  que  l'effet  qui  en 
résulte  doit  être  très-peu  considérable.  Il  est  donc  permis  dans 
toute  cette  recherche  de  regarder  chacune  des  couches  de  l'air 
comme  non  élastique  et  d'une  densité  invariable.  Aussi  les  ob- 
servations du  baromètre  nous  font-elle  connaître  que  le  poids 
des  différentes  colonnes  de  l'atmosphère  est  fort  peu  altéré  par 
l'action  du  soleil  et  de  la  lune. 

On  demandera  sans  doute  pourquoi  cette  action  qui  élève  si 
fort  les  eaux  de  l'Océan  ,  ne  produit  pas  une  assez  grande  varia- 
tion dans  le  poids  de  l'air,  pour  qu'on  s'en  aperçoive  très-facile- 
ment sur  le  baromètre.  Nous  pourrions  en  donner  plusieurs 
raisons,  mais  la  seule  différence  entre  la  densité  de  l'air  et  celle 
de  l'eau,  fournit  une  explication  très-sensible  de  ce  phénomène. 
Supposons  que  l'eau  s'élève  en  pleine  mer  à  la  hauteur  de  60 
pieds  :  qu'on  mette  à  la  place  de  l'eau  quelque  autre  fluide  que 
ce  soit,  il  est  certain  qu'il  devra  s'élever  à  une  hauteur  à  peu 
près  semblable  ;  car  si  ce  fluide  est  plus  ou  moins  dense  que 
l'eau  de  l'Océan  ,  l'action  solaire  qui  attire  chacune  de  ses  par- 
lies,  produira  aussi -'dans  la  masse  totale  une  force  plus  ou  moins 
grande  en  même  proportion  ;  par  conséquent  la  vitesse  et  l'élé- 
vation des  deux  fluides  devront  être  les  mêmes.  Ainsi  une  co- 
lonne d'air  homogène ,  d'une  densité  égale  à  celui  que  nous 
respirons,  s'élèverait  à  la  hauteur  de  60  pieds,  et  sa  hauteur 
varierait  de  120  pieds  en  un  jour,  savoir  60  pieds  en  montant, 
et  60  en  descendant.  Or  le  mercure  étant]  environ  onze  mille 


DES  VENTS.  43i 

fois  plus  pesant  que  l'air  d'ici  bas ,  une  différence  de  120  pieds 
dans  la  hauteur  de  l'atmosphère  ne  doit  faire  varier  le  baro- 
mètre que  d'environ  2  lignes.  C'est  à  peu  près  la  quantité  dont 
on  trouve  qu'il  doit  hausser  chaque  jour  sous  l'équateur,  dans 
la  supposition  que  le  vent  d'est  y  fasse  8  pieds  par  seconde.  Mais 
comme  il  y  a  une  infinité  de  causes  accidentelles  qui  font  sou- 
vent hausser  et  baisser  le  baromètre  de  beaucoup  plus  de  deux 
lignes  en  un  jour,  il  n'est  pas  surprenant  que  les  balancemens 
qui  peuvent  y  être  excités  par  l'action  du  soleil  et  de  la  lune , 
ne  soient  pas  faciles  à  distinguer  ;  j'exhorte  pourtant  les  observa- 
teurs à  s'y  rendre  attentifs. 

Il  me  semble  que  le  lecteur  doit  avoir  maintenant  une  idée 
générale  de  mon  travail  sur  la  question  proposée  par  l'acadé- 
mie de  Berlin.  Si  ce  travail  laisse  encore  dans  la  théorie  des 
vents  de  l'obscurité  et  de  l'incertitude,  c'est  au  moins  avoir  fait 
quelques  progrès  dans  cette  matière ,  que  d'avoir  donné  les  vrais 
principes  dont  elle  dépend  ;  principes  qui ,  étant  combinés  avec 
les  ex23ériences ,  nous  conduiront  sans  doute  à  des  connaissances 
plus  fixes  et  plus  certaines  sur  l'origine  ,  l'ordre  et  les  causes 
des  vents  réguliers. 

Cette  considération  m'a  engagé  à  faire  aussi  quelques  recher- 
ches sur  le  mouvement  de  l'air  renfermé  entre  une  chaîne  de 
montagnes,  quoique  l'académie  de  Berlin  n'ait  pas  paru  le  de- 
mander. Je  me  suis  contenté  de  supposer  cette  chaîne,  ou  sur 
l'équateur  ,  ou  sur  un  parallèle ,  ou  sur  un  méridien ,  parce  que 
la  nature  du  sujet  et  les  bornes  qui  m'étaient  prescrites ,  ne 
m'ont  pas  permis  de  m'engager  dans  un  plus  grand  détail.  Entre 
plusieurs  remarques  singulières  auxquelles  le  calcul  m'a  con- 
duit, j'ai  trouvé  que  l'air,  ou  en  général  tout  autre  fluide,  qui, 
par  une  cause  quelconque ,  se  mouvrait  uniformément  et  hori- 
zontalement entre  deux  plans  verticaux  et  parallèles ,  ne  devrait 
pas  toujours  s'accélérer  dans  les  endroits  oii  son  lit  viendrait  à 
se  rétrécir;  mais  que  suivant  le  rapport  de  sa  profondeur,  avec 
l'espace  qu'il  parcourrait  dans  une  seconde  ,  il  devrait  tantôt 
s'abaisser  en  ces  endroits ,  tantôt  s'y  élever  ;  que  ,  dans  ce  der- 
nier cas  ,  il  augmenterait  plus  sa  hauteur  en  s'élevant  qu'il  ne 
perdrait  en  largeur ,  et  que  par  conséquent  au  lieu  d'accélérer 
sa  vitesse,  il  devrait  au  contraire  la  ralentir,  puisque  l'espace 
par  lequel  il  devrait  passer,  serait  augmenté  réellement  au  lieu 
d'être  diminué. 

Tels  sont  en  abrégé  les  principes  et  le^ points  fondamentaux 
de  la  dissertation  suivante.  Pour  les  faire  connaître  plus  à  fond  , 
il  serait  nécessaire  d'entrer  dans  des  discussions  plus  profondes, 
qui  ne  pourraient  être  entendues  que  des  seuls  géomètres.  Mais 


432  SUR   LA  CAUSE 

je  ne  dois  pas  manquer  de  re'peter,  en  finissant ,  que  si  le  concours 
des  causes  accidentelles  peut  occasioner  dans  les  vents  une  infi- 
nité de  variations,  et  altérer  même  quelquefois  l'action  du  soleil 
et  de  la  lune  jusqu'à  la  faire  me'connaître ,  l'effet  de  cette  action 
n'en  doit  pas  moins  suivre  par  lui-même  un  ordre  invariable  et 
constant.  Approfondir  et  calculer  cet  effet  est  Tunique  but  au- 
quel il  soit  permis  d'atteindre  pour  le  présent ,  et  c'est  aussi  la 
seule  question  que  j'aie  tâché  de  résoudre. 

Cras  vel  atrâ 
IVube  polum  pater  occupato  , 
yel  sole  puro  ;  non  tamen  irritum 
.  Quodcumque  rétro  est  efficiet. 

ANALYSE  DE  L'OUVRAGE. 

La  question  proposée  par  l'académie  consistait  à  déterminer 
V ordre  et  la  loi  que  le  vent  de\>rait  suivre ,  si  la  terre  était  envi- 
ronnée de  tous  côtés  par  V Océan  ^  en  sorte  quon  put  en  tout 
temps  prédire  la  vitesse  et  la  direction  du  vent  pour  chaque  en- 
droit. Pour  répondre  à  cette  question,  autant  que  la  nature  du 
sujet  m'a  paru  le  permettre  ,  j'ai  composé  cette  dissertation,  qui 
peut  se  diviser  en  trois  parties. 

Analyse  de  la  première  partie. 

Dans  cette  première  partie ,  je  suppose  que  la  terre  est  un 
globe  solide  dont  la  surface  est  parfaitement  unie  et  couverte  d'un 
air  fort  rare ,  homogène  et  sans  ressort ,  qui ,  dans  son  premier 
état,  ait  une  figure  sphérique.  Je  suppose,  de  plus,  que  tous  les 
points  de  ce  fluide  soient  animés  par  des  forces  qui  soient  per- 
pendiculaires à  l'axe,  et  proportionnelles  aux  distances  de  ces 
points  à  l'axe  ;  et  non-seulement  je  détermine  la  figure  que  le 
fluide  doit  prendre  en  vertu  de  ces  forces  ,  mais  je  détermine 
encore  les  oscillations  que  doit  faire  le  fl;uide  pour  passer  de  la 
figure  sphérique  qu'il  avait  d'abord  ,  à  sa  nouvelle  figure  sphé- 
roïdale  :  oscillations  que  personne  n'a  encore  enseigné  à  cal- 
culer (i). 

Je  résous  ensuite  le  même  problème,  en  supposant  que  le 

(i)  Il  ne  sera  peut-elre  pas  inutile  de  rapporter  ici  ce  que  dit  le  célèbre 
Euler  sur  un  sujet  qui  a  quelque  rapport  avec  celui-ci,  dans  son  excellent 
Traité  du  flux  et  reflux  de  la  mer,  fait  en  1740.  Duce  sunt  res,  c/uœ  abso- 
lutam  ac  perfectam  totius  motiîs  (  Oceani  ),  reddunt  summopere  difficilem.  ; 
cfuarum  altéra  physicam  s^ectat,  atque  in  ipsâjîuidorum  naturâ  cnnsistit^ 
quorum  motus  difficulter  ad  calculwn  rei^ocatur,  prœcipuc  si  quœstio  sit  de 

amplissimo  Oceano,  qui  aliis  in  locis  cleuelur ,  aliis  veio  deprimatur 

Pins  bas  il  ajoute  :  Quod  quidem  ad  dijficultatem  physicam  atlinet,  res 
hoc  quidem  tempore  ferè  desperata  videtur  :  quanquam  enim  ab  aliquo 


DES  VENTS.  433 

fluide  dont  le  globe  est  couvert  est  homogène  et  sans  élasticité; 
mais  qu'il  est  assez  dense  pour  qu'on  doive  avoir  égard  à  l'attrac- 
tion mutuelle  de  ses  parties. 

Ces  problèmes  résolus ,  je  détermine  aisément  les  oscillations 
que  l'air  aurait  du  faire  en  vertu  de  la  rotation  diurne  de  la 
terre  sur  son  axe ,  si  la  figure  de  l'air  avait  d'abord  été  sphérique  : 
je  détermine  de  même  les  oscillations  que  l'air  devrait  faire  en 
vertu  de  l'action  du  soleil  et  de  la  lune ,  si  ces  deux  astres  étaient 
l'un  et  l'autre  en  repos  :  il  est  vrai  que ,  dans  le  cas  oii  le  soleil 
et  la  lune  seraient  supposés  immobiles  ,  l'air  aurait  bientôt  pris 
la  figure  qu'il  devrait  avoir  en  vertu  de  leur  action,  s'il  n'avait 
pas  eu  cette  figure  dès  le  commencement ,  et  qu'ainsi  les  oscilla- 
tions dont  il  s'agit  dureraient  fort  peu  ,  ou  même  qu'il  n'y  en 
aurait  peut-être. point  du  tout;  cependant  il  m'a  paru  qu'il  n'était 
pas  inutile  de  m'appliquer  à  celte  recherche,  non-seulement 
parce  qu'il  en  résulte  une  théorie  curieuse  et  nouvelle,  mais 
encore  parce  que  cette  théorie  est  appuyée  sur  des  principes 
dont  la  plupart  me  seront  nécessaires  dans  la  suite  de  cet  ouvrage. 

Analyse  de  la  seconde  partie. 

Cette  seconde  partie  est  destinée  à  déterminer  le  mouvement 
de  l'air  en  vertu  de  l'action  des  deux  astres ,  lorsqu'on  les  sup- 
pose en  mouvement.  Pour  en  venir  à  bout ,  je  suppose  d'abord 
que  la  terre  est  un  globe  solide  couvert  d'une  couche  d'air,  soit 
homogène,  soit  hétérogène,  dont  les  parties  ne  puissent  se  nuire 
réciproquement  dans  leurs  mouvemens  ,  et  reçoivent  par  consé- 
quent de  l'action  de  l'astre  tout  le  mouvement  qu'elles  peuvent 
en  recevoir.  Dans  cette  supposition,  je  détermine  la  directiwi  et 
la  vitesse  du  vent  pour  chaque  endroit ,  et  j'explique ,  entre  autres 
choses  ,  comment  il  peut  se  faire  qu'il  y  ait  sous  l'équateur  un 
vent  d'est  continuel.  Ensuite,  tout  le  reste  demeurant  comme 
auparavant ,  je  change  le  globe  solide  en  un  globe  fluide ,  ou  plu- 
tôt en  un  globe  solide  couvert  d'un  fluide  dense  et  dont  les  par- 
ties s'attirent,  comme  l'eau  de  la  mer;  dans  cette  supposition, 
je  détermine  la  vitesse  du  vent ,  et  je  fais  voir  qu'elle  est  fort 
différente  de  celle  que  le  vent  devrait  avoir  sur  ui;i  globe  solide. 

tempore ,  theoria  motus  aquarum  ingentia  sit  assecuta  incrementa ,  tamen 
ea  potissimiim  moium  aquaiiini  in  vasis  et  tubis  Jiuentium  respiciunt ,  ne- 
que  l'ix  ullian  commodum  indè  ad  motum  Oceani  defîniendiim  derwari 
potest.  Quaiuohrem  in  hoc  negotio  aliud  quidquam  prœstare  non  licet , 
nisi  ut  hypothesibus  effingendis ,  quœ  a  veritate  qnani  minime  abludant, 
tota  quœstio  ad  considerationes  pure  geometricas  et  analj  tiens  rei^ocetur. 
Je  ne  cite  ces  paroles  d'un  grand  géomètre  que  pour  faire  entrevoir  eu  quoi 
consiste  la  difficulté  du  proMème  que  je  me  suis  propose;  la  méthode  que  j'ai 
employée  pour  en  trouver  la  solution ^  est,  si  je  ne  me  tïompe,  générale  et 
nouvelle. 


434  SUR   LA  CAUSE 

Je  détermine  ensuite  la  vitesse  du  vent ,  en  supposant  que  les 
parties  de  l'air  se  nuisent  réciproquement  dans  leurs  mouvemens, 
comme  elles  se  nuisent  en  effet;  et  je  cherche  d'abord  la  vitesse 
que  doit  avoir  l'air,  en  imaginant  qu'il  soit  homogène,  et  que  la 
surface  du  globe  terrestre  soit  solide.  Je  prouve  que  la  direction 
du  vent  ne  doit  s'écarter  que  fort  peu  du  plan  vertical  variable  , 
par  lequel  l'astre  passe  à  chaque  instant;  et  déterminant  ensuite 
la  vitesse  du  vent  par  le  calcul ,  je  trouve  que  sous  l'équateur  elle 
doit  avoir  d'orient  en  occident  une  direction  constante. 

Je  démontre  un  paradoxe  singulier  :  savoir  qu'il  y  a  des  cas 
cil  le  fluide ,  mù  par  la  force  de  l'attraction  de  l'astre ,  doit  s'a- 
baisser sous  cet  astre,  au  lieu  de  s'élever,  comme  il  semblerait 
le  devoir  faire.  Ensuite ,  résolvant  la  question  d'une  manière  plus 
générale ,  je  donne  les  équations  pour  déterminer  la  vitesse  du 
vent ,  sans  supposer  que  sa  direction  soit  toujours  dans  le  vertical 
de  l'astre;  mais  ces  équations  sont  si  compliquées  que,  dans  le 
cas  même  le  plus  simple,  je  n'ai  pu  en  déduire  que  par  approxi- 
mation les  principales  lois  d'oii  dépend  la  théorie  des  vents. 

Ensuite  je  reprends  l'hypothèse  de  la  direction  du  vent  dans  le 
plan  vertical  de  l'astre ,  et  je  détermine  sa  vitesse  ,  en  supposant 
que  la  terre  soit  un  globe  solide  ,  couvert,  i°.  d'un  fluide  dense  , 
et  dont  les  parties  s'attirent,  comme  l'eau  de  la  mer,  2°.  d'un 
fluide  rare,  dont  les  couches  diffèrent  en  densité,  comme  la 
masse  d'air  qui  nous  environne. 

Analyse  de  la  troisième  partie. 

Cette  partie  contient  un  léger  essai  sur  le  mouvement  de  l'air , 
en  tant  que  ce  mouvement  est  changé  et  altéré  par  des  mon- 
tagnes ou  par  d'autres  obstacles.  Je  détermine  la  vitesse  du  vent 
sous  l'équateur,  sous  un  parallèle,  et  sous  un  méridien  quel- 
conque, en  supposant  que  ce  vent  souflle  dans  une  chaîne  de 
montagnes  parallèles  ,  soit  que  ces  montagnes  s'étendent  jusqu'au 
haut  de  l'atmosphère,  ou  non,  ensuite  je  donne  les  équations 
par  le  moyen  desquelles  on  peut  déterminer  le  mouvement  du 
vent,  ou  les  oscillations  qu'il  devrait  faire  dans  un  espace  en- 
touré et  fermé  de  tous  côtés  par  des  montagnes.  Enfin,  j'essaie 
de  donner  aussi  quelques  règles  pour  déterminer  la  vitesse  du 
vent,  lorsqu'il  souflle  entre  une  chaîne  de  montagnes  qui  ne 
sont  point  parallèles ,  et  je  termine  cette  partie  par  la  solution 
d'un  problème  assez  curieux,  dans  lequel  je  détermine  quelle 
doit  être  la  vitesse  du  vent,  supposé  1°.  que  la  terre  soit  réduite 
au  plan  de  l'équateur,  ou  ce  qui  revient  au  même,  que  l'équa- 
teur soit  couvert  de  très-hautes  montagnes  parallèles  entre  elles  ; 
2".  que    l'atmosphère  au   premier  instant  de   son   mouvement 


DES  VENTS.  435 

ait  une  figure  quelconque  ,  pourvu  que  celle  figure  soit  peu  dif- 
férente d'un  cercle  ;  S'',  que  chaque  partie  de  l'atmosphère  ait 
reçu,  au  premier  instant  de  son  mouvement,  une  impulsion 
quelconque;  4"-  qu'on  connaisse  l'endroit  d'oii  l'astre  commence 
à  se  mouvoir ,  et  le  temps  depuis  lequel  il  est  en  mouvement. 

REMARQUE. 

Dans  tout  le  cours  de  cet  ouvrage  ,  j'ai  toujours  supposé  que  le 
fluide,  ou  les  fluides  ,  soit  homogènes,  soit  hétérogènes,  dont 
le  globe  terrestre  était  imaginé  couvert ,  avaient  peu  de  profon- 
deur par  rapport  au  rayon  de  la  terre  ,  ce  qui  n'est  point  con- 
traire à  l'expérience,  puisque  la  hauteur  moyenne  de  l'air  n'est 
que  d'un  petit  nombre  de  lieues,  selon  l'estimation  commune  : 
et  que  la  hauteur  moyenne  des  eaux  de  l'Océan  est  réputée  d'en- 
viron un  quart  de  mille.  De  plus,  cette  supposition  n'est  point 
contraire  à  ces  mots  de  la  question  proposée  par  l'académie, 
couverte  d'un  profond  océan  ^  car  quand  on  supposerait  la  hau- 
teur moyenne  de  l'Océan ,  d'une  lieue  par  exemple ,  l'Océan , 
quoique  très-profond  ,  aurait  encore  fort  peu  de  hauteur  par 
rapport  au  rayon  de  la  terre. 

Je  n'ai  presque  point  eu  d'égard  au  mouvement  de  l'air,  en 
tant  qu'il  peut  résulter  de  la  chaleur  produite  par  le  soleil.  En 
effet,  comme  la  cause  de  la  chaleur,  et  la  force  par  laquelle  le 
soleil  échauffe  l'air  ,  sont  entièrement  inconnues  ,  soit  dans  leur 
principe  ,  soit  dans  la  manière  dont  elles  agissent  et  dans  les  effets 
qu'elles  produisent,  il  m'a  paru  qu'on  n'en  pouvait  rien  déduire 
qui  servît  à  faire  connaître  la  intesse  et  la  direction  du  vent , 
comme  l'académie  le  demande  dans  son  programme.  Je  me  suis 
donc  borné  à  déterminer  le  mouvement  de  l'air,  en  tant  qu'il 
provient  de  la  seule  force  du  soleil  et  de  la  lune ,  qui  agit  sur  la 
mer  et  sur  l'atmosphère  en  attirant  leurs  parties;  force  que 
Newton  nous  a  appris  à  mesurer,  quel  qu'en  soit  le  principe;  et 
que  l'académie  semble  indiquer  comme  la  principale  cause  des 
vents,  jîar  ces  paroles  de  son  programme  :  Le  mouvement  des 
vents  ne  serait  peut-être  déterminé  que  par  ces  trois  causes  ; 
savoir ,  le  mouvem.ent  de  la  terre  ,  la  force  de  la  lune ,  et  V  activité 
du  soleil.  Comme  ces  trois  cJioses  suivent  un  ordre  certain ,  les 
effets  qa  elles  produisent  doivent  aussi  subir  des  changemens  dans 
un  ordre  semblable.  Par  ces  paroles ,  il  me  semble  que  l'acadé- 
mie regarde  l'action  de  la  lune  comme  influant  sur  les  vents,  du 
moins  autant  que  le  soleil,  quoique  l'action  delà  lune  ne  puisse 
échauffer  l'air.  De  plus ,  l'académie  demanda)  les  lois  du  mouve- 
ment de  l'air  en  tant  qu'il  est  produit  par  des  causes  qui  suivent 
un  ordre  certain.  Or  la  force  du  soleil  pour  échauffer  l'air  ne 


436  SUR  LA  CAUSE 

doit  point  être  comptée  ,  ce  me  semble  ,  au  nombre  de  ces 
causes,  puisque  l'ordre  qu'elle  suit,  s'il  n'est  pas  incertain  en 
lui-même,  l'est  au  moins  par  rapport  à  nous  qui  l'ignorons.  J'a- 
voue qu'il  y  a  eu  jusqu'à  plusieurs  auteurs  qui  ont  regarde 
comme  la  principale  cause  des  vents  ,  la  chaleur  produite  dans 
l'air  par  le  soleil,  et  la  raréfaction  que  cet  astre  y  cause.  Mais, 
en  premier  lieu,  il  me  semble  que  les  vents  qui  en  sont  l'effet 
ont  été  expliqués  jusqu'ici  d'une  manière  assez  vague,  et  ne  peu- 
vent l'être  que  par  des  calculs  précis  qu'on  ne  saurait  faire  ; 
d'ailleurs ,  si  ces  auteurs  ont  attribué  les  vents  généraux  à  la 
chaleur  produite  par  Je  soleil ,  c'est ,  selon  toute  apparence ,  parce 
qu'ils  n'ont  pas  cru  pouvoir  expliquer  autrement  le  vent  d'est 
continuel  qu'on  sent  sousl'équateur.  Or  j'espère  démontrer,  dans 
cet  ouvrage ,  que  le  vent  d'est  dont  il  s'agit  peut  être  produit  par 
l'attraction  seule  du  soleil  et  de  la  lune. 

Cependant,  pour  ne  rien  laisser  à  désirer  sur  le  problème 
proposé ,  j'ai  ajouté  à  la  fin  de  cette  dissertation  quelques  re- 
marques sur  les  mouvemens  que  peut  occasioner  dans  l'air  la 
différente  chaleur  de  ses  parties. 

A  l'égard  de  l'élasticité  de  l'air,  j'ai  fait  voir  qu'on  doit  n'y 
avoir  aucun  égard ,  au  moins  en  tant  qu'elle  peut  être  augmentée 
ou  diminuée  par  l'attraction  du  soleil  et  de  la  lune. 

Pour  ce  qui  concerne  les  vents  irréguliers  qui  résultent,  soit 
des  vapeurs,  soit  des  nuages,  soit  de  la  situation  des  terres,  soit 
enfin  de  différentes  autres  causes  entièrement  inconnues,  je  n'en 
ai  fait  aucune  mention  ;  l'académie  avouant  elle-même  qu'on 
ne  peut  raisonnablement  en  exiger  le  calcul. 

Dans  plusieurs  endroits  de  cette  dissertation ,  j'ai  cru  pouvoir 
insérer  différentes  choses  ,  qui ,  sans  avoir  un  rapport  direct  et 
immédiat  à  la  question  proposée  par  l'Académie  ,  résultent 
néanmoins  de  la  solution  que  j'en  ai  donnée ,  et  peuvent  être 
utiles,  soit  à  la  dynamique,  soit  à  l'hydrodynamique,  soit  à  l'a- 
nalyse même.  De  ce  nombre  sont,  entre  autres,  i".  les  remar- 
ques sur  la  figure  de  la  terre,  oii  je  démontre  plusieurs  vérités 
fort  paradoxales  sur  cette  matière  ;  2°.  l'examen  de  la  cause  pour 
laquelle  l'action  du  soleil  et  de  la  lune  produit  une  variation 
fort  peu  sensible  sur  le  baromètre  ,  et  en  même  temps  quelques 
réflexions  sur  la  manière  dont  le  savant  Daniel  Bernoulli  a  ex- 
pliqué ce  phénomène  ;  3°.  le  principe  général  par  lequel  on  peut 
résoudre  avec  facilité  toutes  les  questions  de  dynamique  et 
d'hydrodynamique;  4"-  les  remarques  sur  les  grandeurs  imagi- 
naires, et  la  méthode  singulière  exposée  pour  intégrer  certaines 
équations,  comme  aussi  la  solution  de  quelques  problèmes. 

Une  me  reste  plus  qu'à  soumettre  au  jugement  de  l'académie 


DES-YENTS.  4^7 

ce  petit  nombre  de  recherches ,  auxquelles  le  défaut  de  temps,  et 
d'autres  occupations ,  ne  m'ont  pas  permis  de  donner  tout  l'ordre 
et  toute  la  perfection  dont  elles  pouvaient  être  susceptibles. 


INTRODUCTION 

AUX   RECHERCHES 
SUR  LA  PRÉCESSION  DES  ÉQUINOXES 

ET  SUR  LA  NUTATION  DE  L  AXE  DE  LA  TERRE 

DANS    LE    SYSTÈME    NEWTONIEN. 


J-j'esprit  de  système  est  dans  la  physique  ce  que  la  méta- 
physique est  dans  la  géométrie  :  s'il  est  quelquefois  nécessaire 
pour  nous  mettre  dans  le  chemin  de  la  vérité  ,  il  est  presque 
toujours  incapable  de  nous  y  conduire  par  lui-même.  Eclairé 
par  l'observation  de  la  nature  fiï\  peut  entrevoir  les  causes  des 
phénomènes  ;  mais  c'est  au  calcul  à  assuref^  pour  ainsi  dire  , 
l'existence  de  ces  causes  ,  en  déterminant  exactement  les  effets 
qu'elles  peuvent  produire  ,  et  en  comparant  ces  effets  avec  ceux 
que  l'expérience  découvre.  Toute  hypothèse  dénuée  d'un  tel  se- 
cours ,  acquiert  rarement  ce  degré  de  certitude  qu'on  doit  tou- 
jours se  proposer  dans  les  sciences  naturelles,  et  qui  néarîmoins 
se  trouve'  si  peu  dans  ces  conjectures  frivoles  qu'on  honore  du 
nom  de  systèmes.  S'il  ne  pouvait  y  en  avoir  que  de  cette  espèce, 
le  principal  mérite  du  physicien  serait,  à  proprement  parler , 
d'avoir  l'esprit  de  système  et  de  n'en  faire  jamais. 

.De  là  il  s'ensuit  que,  parmi  les  différentes  suppositions  que 
nous  pouvons  imaginer  pour  expliquer  un  effet,  celles  qui  par 
leur  nature  nous  fournissent  des  moyens  infaillibles  de  nous  as- 
surer si  elles  sont  vraies  ,  sont  les  seules  dignes  de  notre  examen. 
Le  système  de  l'attraction  est  de  ce  nombre  ,  et  mérite ,  au  moins 
à  cet  égard,  l'attention  des  philosophes.  En  effet,  si  les  corps 
célestes  se  meuvent  dans  un  espace  non  résistant,  en  s'attirant 
les  uns  les  autres  avec  une  force  réciproquement  proportionnelle 
au  carré  de  leur  distance,  la  recherche  de  leur  mouvement  est 
un  problème  de  mécanique  ,  pour  lequel  nous  avons  toutes  les 
données  nécessaires.  La  solution  de  ce  problème  indiquera  les 


438  SUR  LA  PRÉCESSION 

pliënomèues  tels  qu'ils  doivent  être  dans  le  système  de  l'attrac- 
tion ;  il  n'y  aura  plus  qu'à  les  comparer  avec  les  phénomènes  réels 
pour  juger  de  l'autorité  que  ce  système  doit  avoir  dans  l'astrono- 
mie physique. 

Quoique  l'examen  de  cette  importante  question  renferme  de 
grandes  difficultés  de  calcul ,  peut-être  touchons-nous  au  moment 
de  sa  décision  :  la  perfection  à  laquelle  l'analyse  s'élève  de  jour 
en  jour ,  nous  donne  lieu  de  l'espérer.  Ce  sera  du  moins  contri- 
buer à  l'avancement  des  sciences,  que  de  remplir  quelque  par- 
tie d'un  si  grand  objet.  Animé  par  ce  motif,  j'ai  entrepris  de 
discuter  dans  cet  ouvrage  les  moyens  que  l'attraction  peut  fournir 
d'expliquer  un  des  principaux  phénomènes  célestes. 

Pour  peu  qu'on  ait  de  connaissances  dans  l'astronomie,  on  sait 
que  la  sphère  des  étoiles  paraît  se  mouvoir  d'occident  en  orient 
autour  des  pôles  de  l'écliptique  d'un  mouvement  très-lent,  qui, 
suivant  les  observations  des  astronomes  ,  est  d'environ  5o  se- 
condes chaque  année.  Cette  apparence  vient  d'un  mouvement 
réel  de  Taxe  de  la  terre  autour  des  pôles  de  l'écliptique  ,  en  con- 
séquence duquel  les  points  équinoxiaux  ,  c'est-à-dire  les  points 
oii  l'écliptique  et  l'équateur  se  coupent ,  changent  continuelle- 
ment de  place ,  et  rétrogradent  chaque  année  d'orient  en  occident 
d'environ  5o  secondes.  La  rétrogradation  de  ces  points  a  été 
nommée  précession  des  équinoxes  (i).  Mais  quelle  est  la  cause 
d'un  mouvement  si  singulier  dans  l'axe  de  la  terre  ?  l'attraction 
peut-elle  en  rendre  raison  ?  c'est  ce  que  je  me  suis  proposé 
d'examiner. 

J^^ewton,  qui  n'a  presque  rien  hasardé,  et  que  par  cette  raison 
nos  systématiques  n'ont  pas  mis  au  rang  des  philosophes,  paraît 
n'avoir  pas  porté  dans  l'explication  de  ce  phénomène  la  lumière 
qu'il  a  répandue  sur  tant  d'autres.  Il  trouve,  à  la  vérité,  par  une 
méthode  dont  on  ne  saurait  trop  admirer  la  finesse,  que  la  pré- 
cession annuelle  des  équinoxes  doit  être  de  5o  secondes ,  telle 
qu'elle  est  en  effet.  Mais  si  on  ne  saurait  désirer  une  plus  grande 
exactitude  dans  l'accord  de  ses  calculs  avec  les  observations ,  il 
me  semble  qu'il  n'en  est  pas  de  même  des  principes  sur  lesquels 
son  analyse  est  appuyée.  Pour  développer  les  raisons  qui  m'o- 
bligent à  penser  ainsi,  il  est  nécessaire  de  donner  une  idée  de 
l'ingénieuse  théorie  de  Newton,  autant  que  les  bornes  et  la  na- 
ture de  cette  introduction  pourront  me  le  permettre. 

(i)  Le  mot  de  précession  des  équinoxes  peut  venir  ou  de  ce  que  le  mou- 
vement des  points  oquinoxiaux  se  fait,  pour  parler  le  langage  des  astronomes, 
vers  les  signes  {]ni,p récèdent  ■>  c'est-à-dire  contre  Tordre  naturel  des  signes  j 
ou  de  ce  que,  par  la  rétrogradation  de  ces  points  ,  le  moment  oii  Tequinoxe 
arrive  chaque  année,  précède  celui  où  la  terre  revient  au  point  de  son  orbite 
où  Fcquinoxc  ciait  arrive  Pauncc  d'auparavant. 


DES   EQUINOXES.  439 

Imaginons  que  la  terre  soit  une  masse  sphcrique ,  divisée  en 
deux  hémisphères  par  un  plan  perpendiculaire  à  l'écliplique, 
qui  joigne  les  centres  de  la  terre  et  du  soleil ,  et  que  le  soleil 
seul  agisse  sur  cette  masse  en  attirant  les  parties  qui  la  composent; 
il  est  certain  que  l'action  de  cet  astre  sur  les  deux  hémisphères 
sera  parfaitement  semblable,  en  quelque  point  que  la  terre  se 
trouve  sur  l'orbite  qu'elle  décrit.  Ainsi ,  dans  cette  hypothèse, 
l'axe  de  la  terre  conserverait  toujours  une  situation  constante, 
c'est-à-dire,  demeurerait  toujours  parallèle  à  lui-même  durant 
la  révolution  de  la  terre  autour  du  soleil.  Mais  on  sait,  parles 
observations,  que  la  terre  est  un  sphéroïde  aplati ,  et  la  théorie 
de  la  gravitation  concourt  même  avec  les  mesures  actuelles  à  lui 
donner  cette  figure.  Ainsi ,  pour  changer  notre  globe  en  un  sphé- 
roïde de  cette  forme,  supposons  qu'il  soit  recouvert  d'une  espèce 
d'enveloppe  solide  dont  l'épaisseur  aille  en  augmentant  depuis 
les  pôles  jusqu'à  l'équateur  ;  il  est  évident  que,  tandis  que  la 
terre  parcourt  son  orliite,  un  plan  perpendiculaire  à  l'écliptique 
qui  joindrait  les  centres  de  la  terre  et  du  soleil ,  diviserait  notre 
sjjhéroïde  en  deux  portions,  qui  seraient  à  la  vérité  semblables 
et  égales,  mais  qui  ne  seraient  point  placées  de  la  même  manière 
par  rapport  à  ce  plan,  excepté  lorsque  l'axe  de  la  terre  se  trou- 
verait dans  le  plan  même;  d'où  il  est  aisé  de  voi^'que,  dans  le 
cas  du  sphéroïde ,  l'action  du  soleil  sera  différente  sur  les  deux 
moitiés  delà  terre,  et  déjà  l'on  doit  entrevoir  que  cette  inégalité 
produira  dans  l'axe  terrestre  un  mouvement  de  rotation  ,  comme 
il  arrive  à  une  verge  dont  les  deux  parties  sont  poussées  avec  des 
forces  différentes  ou  différemment  appliquées. 

Pour  déterminer  le  mouvement  de  rotation  dont  nous  venons 
de  parler,  Newton  suppose  que  la  masse  de  toute  l'enveloppe 
extérieure  du  globe  soit  ,  pour  ainsi  dire  ,  resserrée  et  réduite  à 
un  seul  anneau  très-mince  et  très-dense,  placé  dans  le  plan  de 
l'équateur ,  et  qui  environne  la  terre  à  peu  près  comme  on  voit 
l'horizon  dans  nosglobes  terrestres.  Ensuite,  faisant  abstraction  du 
globe  ,  il  imagine  que  les  particules  dont  l'anneau  est  composé  , 
soient  une  infinité  de  petites  lunes  adhérentes  entre  elles  ,  et  qui , 
entraînées  par  le  mouvement  diurne  des  points  de  l'équateur, 
tournent  en  un  jour  autour  du  centre  de  la  terre  à  la  distance 
de  son  demi-diamètre.  Newton  trouve  par  la  théorie  de  l'attrac- 
tion que  les  nœuds  de  ces  petites  lunes  ,  c'est-à-dire  les  points 
d'intersection  de  leur  orbite ,  ou ,  ce  qui  revient  au  même  ,  de 
l'anneau ,  avec  le  plan  de  l'écliptique ,  devraient  rétrograder 
chaque  année  d'orient  en  occident  d'environ  45'.  Voilà  quel  se- 
rait, selon  ce  grand  géomètre,  le  mouvement  des  points  équi- 
noxiaux  ,  si  l'enveloppe  dont  nous  avons  parlé  était  réduite  à  un 


44o  SUR  LA  PRÉCESSION 

anneau  solide  placé  dans  le  plan  de  l'équateur  ,  et  que  le  globe 
fût  supposé  anéanti.  Et  ce  mouvement  ,  qui  est  déjà  si  considé- 
rable par  rapport  à  la  précession  réelle  des  équinoxes  ,  aurait  été 
trouvé  beaucouiD  plus  grand ,  si  on  avait  eu  égard  à  l'action  de 
la  lune.  Mais  plusieurs  circonstances  concourent  à  le  diminuer 
considérablement ,  et  Newton  paraît  les  combiner  avec  tant  d'a- 
dresse ,  qu'il  réduit  la  précession  à  n'être  précisément  que  de  5o", 
tel  que  le  donnent  les  observations.  Yoici  en  général  les  prin- 
cipes qu'il  emploie  pour  arriver  à  un  résultat  si  frappant. 

Le  mouvement  de  ^5'  que  l'anneau  devrait  avoir  s'il  était  seul, 
doit  se  partager  entre  lui  et  tout  le  globe  auquel  il  est  adhérent  ; 
et  comme  la  masse  du  globe  est  beaucoup  plus  grande  que  celle 
de  l'anneau,  la  distribution  du  mouvement  doit  se  faire  de  ma- 
nière que  la  vitesse  annuelle  de  45'  en  soit  très -diminuée.  En 
effet ,  on  conçoit  aisément  que  si  un  corps  à  qui  l'on  a  imprimé 
une  vitesse  quelconque  ,  est  obligé  de  la  p^  ,>ager  avec  un  autre 
corps  de  masse  beaucoup  plus  grande ,  la'  vitesse  commune  et 
restante  aux  deux  corps  ne  sera  qu'une  trhj^"^  petite  partie  de  la 
vitesse  primitive. 

Une  seconde  circonstance  contribue  à  diminuer  encore  le 
mouvement  de  l'anneau  ;  c'est  que  l'action  du  soleil  sur  l'en- 
veloppe réelle  qui  environne  le  globe ,  n'est  que  les  deux  cin- 
quièmes de  l'action  de  cet  astre  sur  l'anneau  ,  où  nous  avons 
supposé  d'abord  que  toutes  les  particules  de  l'enveloppe  étaient 
réunies.  Enfin  ,  l'inclinaison  de  l'axe  terrestre  au  plan  de  l'éclip- 
tique  doit  modifier  aussi  l'action  du  soleil  :  car  selon  que  cet  axe 
sera  différemment  incliné  ,  il  fera  à  cliaque  point  de  l'écliptique 
un  angle  différent  avec  la  ligne  qui  joint  les  centres  de  la  terre  et 
du  soleil  ;  par  conséquent  la  quantité  et  la  loi  de  l'action  du  soleil 
dépendent  de  l'inclinaison  de  l'axe,  et  c'est  aussi  ce  que  l'ana- 
lyse apprend. 

Toutes  ces  remarques  étant  rapprochées  et  combinées  par  le 
calcul'^  Newton  trouve  que  le  mouvement  annuel  et  rétrograde  de 
la  section  de  l'équateur  et  de  l'écliptique ,  causé  par  l'action  seule 
du  soleil,  doit  être  de  lo^'  par  an.  Or  l'action  seule  de  la  lune  doit 
produire,  selon  lui ,  un  mouvement  quadruple  de  celui-là,  c'est-à- 
dire  de  /\o" ;  d'où  il  conclut  qu'en  conséquence  des  deux  actions 
réunies ,  le  mouvement  des  points  équinoxiaux  doit  être  de  5o". 

Une  conformité  si  exacte  entre  le  calcul  et  le  phénomène,  pa- 
raît sans  doute  une  des  preuves  les  plus  favorables  au  système 
de  l'attraction.  Mais  les  conséquences  qui  en  résultent  perdront 
de  leur  force ,  si  quelques  unes  des  propositions  qui  servent  de 
base  à  la  théorie  de  Newton  ,  sont  ou  douteuses,  ou  peu  exactes. 
J'oserais  dire  que  j'ai  tout  lieu  de  le  croire ,  si  je  ne  savais  avec 


t)ES  ÉQUINOXES.  44^ 

quelle  retenue,  et,  pour  ainsi  dire,  avec  quelle  superstition  on 
doit  juger  les  grands  hommes. 

Avant  que  d'entrer  là-dessus  dans  aucun  de'tail ,  je  crois  de- 
voir faire  une  observation  qui  ne  sera  peut-être  pas  jugée  inutile. 
Newton  regarde  l'anneau  qui  environne  la  terre,  comme  com- 
posé de  petites  lunes ,  et  il  prend  pour  hypothèse  que  le  mou- 
vement des  nœuds  de  cet  anneau  serait  le  même ,  soit  que  les 
lunes  fussent  isolées  ou  adhérentes  les  unes  autres.  Cette  propo- 
sition n'est  pas  ,  ce  me  semble  ,  assez  évidente  pour  être  donnée 
comme  une  espèce  d'axiome,  et  j'avoue  que  j'ai  eu  besoin  d'un 
calcul  assez  difficile  pour  en  reconnaître  la  vérité.  Il  est  certain 
que  des  lunes  isolées  n'auraient  pas  toujours  leurs  centres  placés 
dans  un  même  plan  ;  car  l'attraction  du  soleil  sur  ces  lunes  étant 
différente  selon  leur  différente  situation,  le  mouvement  de  leurs 
nœuds  varierait  suivant  la  position  oii  chaque  lune  se  trouverait 
par  rapport  à  son  nœud  ;  au  lieu  que  le  mouvement  des  nœuds 
de  toutes  les  lunes  serait  parfaitement  le  même ,  si  elles  for- 
maient un  anneau  solide.  Ainsi  la  solidité  de  l'anneau  doit  né- 
cessairement influer  sur  le  mouvement  des  nœuds  de  chaque  lune 
prise  séparément  ;  il  est  vrai  qu'elle  n'altère  pas  le  mouvement 
moyen  ,  qui  est  le  seul  dont  Newton  veut  parler.  Mais  quoique 
son  hypothèse  soit  vraie ,  n'était-on  pas  en  droit  d'en  exiger  une 
démonstration?  personne,  que  je  sache,  ne  l'avait  encore  don- 
née ,  et  je  me  flatte  qu'on  conviendra  ,  après  avoir  vu  la  mienne , 
que  cet  endroit  de  Newton  avait  au  moins  besoin  d'être  expli- 
qué. Mais  je  n'insiste  pas  sur  une  observation  aussi  légère.  Les 
remarques  qui  suivent  me  paraissent  un  peu  plus  importantes. 

En  premier  lieu ,  ce  grand  géomètre  suppose  que  la  terre  est 
homogène ,  et  que  la  différence  des  axes  est  77-  ;  or  cet  hypo- 
thèse n'est  point  conforme  aux  observations  de  la  figure  de  la 
terre  ,  qui  paraissent  adoptées  par  les  plus  célèbres  astronomes  ; 
car  suivant  ces  observations,  la  différence  des  axes  est  d'envi- 
ron T^g  ,  et ,  ce  qui  en  est  une  conséquence  nécessaire ,  la  terre 
n'est  pas  un  sphéroïde  entièrement  homogène.  J'avoue  que  cette 
erreur,  si  c'en  est  une,  ne  pouvait  être  connue  de  Newton,  et 
ne  saurait  par  conséquent  lui  être  imputée  ;  car  ce  n'est  que  de- 
puis très-peu  d'années  qu'on  a  pu  déterminer  le  vrai  rapport  des 
axes  de  la  terre.  Mais  je  crois  qu'on  doit  avouer  aussi  que  le  peu 
de  certitude  de  l'hypothèse  rend  la  théorie  suffisante.  On  verra 
même ,  dans  un  moment ,  que  cette  hypothèse  doit  donner,  sui- 
vant mon  calcul ,  un  résultat  fort  différent  de  celui  de  Newton. 

En  second  lieu  ,  il  me  semble  qu'on  peut  former  quelques 
doutes  sur  le  rapport  établi  par  Newton  entre  les  forces  que  le 
soleil  et  la  lune  exercent  sur  la  terre.  Les  forces  dont  il  s'agit  ici 


44^  SUR   LA  PRECESSION 

ne  sont  autre  chose  que  la  différence  de  l'attraction  de  ces  astres 
sur  le  centre  de  la  terre  et  sur  ses  parties  extérieures.  Elles  sont 
donc  entièrement  analogues  à  celles  qui  produisent  le  flux  et 
reflux  de  la  mer  ;  car  le  mouvement  des  eaux  de  l'Océan  vient 
de  ce  que  les  différentes  parties  de  la  terre  sont  attirées  vers  le  so- 
leil et  vers  la  lune  avec  une  force  plus  ou  moins  grande  que  son 
centre.  C'est  aussi  par  des  observations  choisies  de  la  hauteur  des. 
marées  ,  que  Newton  détermine  le  rapport  de  la  force  du  soleil  à 
celle  de  la  lune  ,  et  qu'il  trouve  que  la  seconde  est  environ  qua- 
druple de  la  première.  Cette  méthode  ,  qui  est  la  seule  dont  ce 
grand  philosophe  ait  pu  faire  usage  ,  est  très-ingénieuse  ,  tant 
par  elle-même  que  par  la  manière  dont  son  illustre  auteur  l'a 
employée.  Mais  on  doit  convenir  ,  ce  me  semble ,  qu'elle  a  cpiel- 
([ue  chose  d'un  peu  vague.  La  profondeur  et  la  figure  des  côtes, 
les  vents  et  les  courans ,  altèrent  tellement  la  hauteur  des  ma- 
rées, qu'il  n'y  a  peut-être  pas  deux  endroits  sur  la  terre  où  elle 
soit  exactement  la  même.  Aussi  Daniel  Bernoulli  trouve-t-il,  par 
d'autres  observations  qu'il  prétend  mieux  choisies  et  plus  exactes, 
que  la  force  de  la  lune  est  à  celle  du  soleil ,  comme  5  est  à  2  ;  ce 
qui  réduirait  le  mouvement  annuel  des  points  équinoxiaux  à 
anoins  de  35"  ,  en  conservant  d'ailleurs  toutes  les  autres  hypo- 
thèses de  Newton.  Il  me  semble  que  bien  loin  de  déterminer 
la  précession  des  équinoxes  par  un  rapport  si  incertain  des  deux 
forces ,  il  serait  bien  plus  sûr  de  trouver  ce  rapport  par  le  moyen 
de  la  quantité  observée  de  la  précession  et  des  mouvemens  con- 
nus de  l'axe  de  la  terre.  C'est  ce  que  nous  examinerons  un  peu 
plus  bas. 

Jusqu'ici ,  les  objections  que  nous  avons  osé  faire  à  Newton  ne 
tombent  que  sur  des  hypothèses  incertaines,  ou  tout  au  plus  sur 
des  erreurs  de  fait ,  qu'il  n'était  pas  à  portée  de  corriger ,  ni  même 
de  connaître.  Mais  voici ,  ce  me  semble ,  une  méprise  plus  réelle  : 
c'est  celle  oii  il  paraît  tomber,  en  calculant  le  mouvement  que 
l'action  du  soleil  doit  produire  dans  l'axe  de  la  terre.  Je  ne  crois 
pas  que  le  mouvement  de  l'enveloppe  extérieure  du  globe ,  et 
celui  de  l'anneau  auquel  on  a  réduit  cette  enveloppe  ,  doivent 
être  entre  eux  comme  les  forces  qui  les  animent ,  ainsi  que  New- 
ton semble  le  supposer  ;  il  est  nécessaire,  pour  déterminer  le  rap- 
port de  ces  mouvemens,  d'avoir  égard  à  la  figure  des  masses  que 
les  puissances  ont  à  mouvoir.  Car,  quoique  les  masses  soient  égales, 
elles  sont  cependant  formées  départies  difl'érerament  disposées  , 
et  on  ne  peut  déterminer  le  mouvement  de  la  ma 5se  totale,  sans 
connaître  le  mouvement  isolé,  pour  ainsi  dire,  de  chacune  de  ces 
parties.  Qu'une  force  quelconque  agisse  sur  un  levier  dont  toute 
la  masse  soit  ramassée  à  une  de  ses  extrémités  ,  il  est  facile  de  voir 


DES  ÉQUINOXES.  44^ 

que  le  mouvement  de  celte  masse  ne  sera  pas  le  même  ,  que  si 
elle  était  répandue  sur  toute  la  longueur  du  levier.  La  raison  en 
est  évidente,  c'est  que  le  bras  de  levier,  par  lequel  chaque  par- 
ticule est  poussée,  se  trouve  différent  dans  les  deux  cas. 

Enfin  Newton  tombe  encore  ,  si  je  ne  me  trompe ,  dans  une 
autre  méprise ,  par  la  façon  dont  il  partage  entre  le  globe  et  l'an- 
neau ,  le  mouvement  que  l'anneau  devrait  avoir  s'il  était  isolé  et 
non  adhérent  au  globe.  En  corrigeant  le  principe  dont  il  se  sert 
pour  faire  cette  distribution,  et  dont  il  serait  difficile  de  donner 
ici  l'idée,  on  voit  que  l'action  seule  du  soleil  devrait  produire  un 
mouvement  annuel  de  12^'  dans  les  points  équinoxiaux  ;  de  sorte 
qu'en  admettant  même  toutes  les  autres  hypothèses  dont  nous 
croyons  avoir  montré  l'insuffisance  ou  le  peu  de  fondement ,  la 
précession  des  équinoxes  devrait  être  ,  suivant  la  théorie  de  New- 
ton ,  d'environ  10"  plus  grande  que  ne  la  donnent  les  observa- 
tions :  différence  qui  n'aurait  pas  échappé  aux  astronomes. 

Mais  cette  différence  même  quoique  assez  sensible  ,  est  cepen- 
dant bien  plus  petite  que  celle  qu'on  devrait  trouver  réellement, 
en  faisant  entrer  dans  le  calcul  toutes  les  circonstances  néceisai- 
res.  Car  le  mouvement  de  rotation  de  la  terre  autour  de  son  axe , 
auquel  Newton  ne  paraît  pas  faire  toute  l'attention  convenable  , 
et  qui  se  combine  avec  toute  l'action  du  soleil  etde  la  lune ,  doit , 
toutes  choses  d'ailleurs  égales  ,  influer  pour  beaucoup  sur  la 
quantité  de  la  précession  ;  et  je  crois  avoir  démontré  dans  cet  ou- 
vrage ,  que  si  l'on  a  égard  à  ce  mouvement ,  et  que  l'on  combine 
avec  exactitude  toutes  les  forces  qui  agissent  sur  notre  globe,  le 
mouvement  des  points  équinoxiaux  se  trouvera  de  2.3  à  24^%  en 
faisant  abstraction  de  la  lune,  et  en  regardant  la  terre  comme 
sphéroïde  homogène  ;  résultat  qui  serait  sans  doute  très-con- 
traire à  l'attraction,  si  le  rapport  des  axes  de  la  terre  et  celui 
des  deux  forces  étaient  tels  que  Newton  le  suppose. 

L'accord  apparent  des  calculs  de  ce  grand  géomètre  avec  les 
observations,  ne  paraît  donc  pas  aussi  favorable  à  l'attraction 
qu'on  aurait  pu  le  croire.  Cependant  il  serait  injuste  d'attribuer 
à  ce  système  ,  sans  autre  examen,  un  défaut  qui,  supposé  qu'il 
soit  réel ,  n'est  peut-être  que  dans  les  principes  et  les  suppositions 
dont  l'auteur  s'est  servi.  D'ailleurs  ,  est-il  surprenant  qu'un  phi- 
losophe à  qui  nous  devons  un  si  grand  nombre  de  découvertes, 
ait  laissé  quelques  pas  à  faire  dans  la  carrière  immense  oii  il  a  tant 
avancé?  et  pouvons-nous  nous  glorifier,  si ,  instruits  comme  nous 
le  sommes  par  des  observations  dont  il  n'a  pu  avoir  le  secours  , 
et  aidés  par  une  analyse  que  nous  tenons  de  lui  presque  toute 
entière,  nous  nous  trouvons  en  état  d'ajouter  quelque  chose  à 
l'édifice  qu'il  a  si  prodigieusement  élevé  ?  C'est  d'après  ces  ré.^xions 


444  SUR  LA  PRÉCESSION 

que  j'ai  cru  pouvoir  traiter  le  point  d'astronomie  physique  dont 
il  s'agit,  comme  un  sujet  entièrement  nouveau.  J'ai  tâché  de 
trouver,  par  une  méthode  rigoureuse  et  directe  ,  le  mouvement 
que  l'action  réunie  du  soleil  et  de  la  lune  doit  produire  dans  l'axe 
de  la  terre.  Yoici  la  méthode  que  j'ai  suivie  pour  y  parvenir. 

Je  détermine  d'abord  l'action  par  laquelle  le  soleil  tend  à  im- 
primer du  mouvement  à  l'axe  terrestre ,  et  comme  elle  résulte 
des  différentes  forces  que  cet  astre  exerce  sur  les  parties  de  la 
terre,  je  réduis  par  un  calcul  exact  toutes  ces  forces  à  une  seule. 
Je  fais  la  même  chose  pour  la  lune  ,  en  ayant  égard  à  l'inclinaison 
et  à  la  position  de  son  orbite  ;  et  par  cette  méthode,  je  trouve  à 
chaque  instant  la  direction  et  la  quantité  absolue  des  deux  forces 
qui  tendent  à  faire  tourner  l'axe  de  la  terre.  Ces  forces  étant 
connues  ,  il  reste  encore  à  déterminer  leur  effet ,  et  c'est  la  partie 
de  notre  problème  la  plus  délicate  et  la  plus  compliquée. 

J'ai  démontré  dans  mon  Traité  de  Djnamique  que ,  pour 
trouver  à  chaque  instant  le  mouvement  d'un  corps  animé  par 
un  nombre  quelconque  de  forces  ,  il  faut  regarder  le  mouvement 
qu'il  avait  dans  l'instant  précédent,  comme  composé  d'un  mou- 
vement qui  est  détruit  par  ces  forces ,  et  d'un  autre  mouvement 
qu'il  doit  prendre  réellement ,  et  qui  doit  être  tel ,  que  les  parties 
du  corps  puissent  le  suivre  sans  se  nuire  les  unes  aux  autres.  Ce 
principe  supposé ,  je  commence  par  chercher  de  la  manière  la  plus 
générale  le  mouvement  de  la  terre  ,  en  imaginant  qu'elle  tourne 
autour  de  son  axe  avec  une  vitesse  quelconque,  uniforme  ou  non  , 
et  que  l'axe  reçoive  en  même  temps  un  mouvement  quelconque 
de  rotation  autour  du  centre.  Dans  cette  hypothèse  ,  le  mouve- 
ment de  chaque  particule,  durant  un  instant  quelconque,  peut 
être  supposé  formé  de  trois  autres  mouvemens ,  dont  deux  sont  pa- 
rallèles au  plan  de  l'écliptique,  et  dont  le  troisième  lui  est  perpen- 
diculaire: chacun  de  ces  mouvemens  se  change  l'instant  suivant  en 
uii  autre ,  et  peut  être  regardé  comme  composé  de  cet  autre  mou- 
vement, et  d'un  second  qui  est  détruit  par  l'action  du  soleil  et  de 
la  lune,  action  que  nous  venons  de  réduire  à  deux  forces ,  dont 
la  quantité  et  la  direction  sont  connues.  Il  n'est  donc  plus  ques- 
tion que  de  chercher  les  lois  d'équilibre  entre  ces  forces  et  celles 
qu'on  doit  supposer  être  détruites  dans  chaque  particule.  Ce  qui 
m'oblige  à  donner  la  solution  générale  d'un  problème  de  stati- 
que ,  où  je  détennine ,  par  un  assez  grand  nombre  de  proposi- 
tions ,  les  lois  de  l'équibre  entre  des  puissances  qui  n'agissent  pas 
dans  le  même  plan  ,  ni  suivant  des  lignes  parallèles. 

Les  différentes  équations  que  fournit  la  solution  de  ce  pro- 
blème ,  étant  appliquées  au  cas  particulier  dont  il  s'agit ,  se 
transferment  en  deux  formules  qui  renferment  la  loi  du  mouve- 


DES  ÉQUINOXES.    .  445 

tnent  de  Vaxe  cîe  la  terre.  Ces  formules  sont  au  nombre  de  deux  , 
parce  que  la  position  de  l'axe  de  la  terre  à  chaque  instant  dépend 
de  deux  variables;  savoir  du  chemin  qu'il  fait  circulaireraent 
autour  des  pôles  de  l'écliptique  ,  et  de  son  inclinaison  sur  le  plan 
de  ce  grand  cercle.  Car  la  variation  de  cette  inclinaison  est  une 
circonstance  à  laquelle  il  est  nécessaire  d'avoir  égard.  On  est 
d'autant  moins  en  droit  de  la  négliger,  qu'on  aurait  de  la  peine 
à  voir,  sans  le  secours  d'un  calcul  assez  subtil,  pourquoi  cette 
variation  est  si  peu  considérable,  tandis  que  le  mouvement  cir- 
culaire de  l'axe  de  la  terre  autour  des  pôles  de  l'écliptique  est  au 
contraire  très-sensible.  Selon  le  chevalier  de  Louville  ,  l'obliquité 
de  l'écliptique  ou  l'angle  qu'elle  fait  avec  l'équateur,  ne  doit  di- 
minuer que  d'environ  une  minute  en  cent  ans;  et  cette  diminu- 
tion ,  quoique  fort  petite  ,  n'est  pas  même  bien  constatée  ,  parce 
qu'elle  €st  fondée  sur  des  observations  anciennes  dont  on  peut 
révoquer  en  doute  l'exactitude. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  celles  que  l'illustre  Bradley  vient  de 
publier,  et  par  lesquelles  il  trouve  que  l'axe  de  la  terre  est  sujet 
à  une  nutation  sensible,  c'est-à-dire  à  une  espèce  de  balancement 
ou  de  vibration  ,  dont  le  centre  de  la  terre  est  le  point  fixe  ,  et 
par  lequel  cet  axe  s'incline,  tantôt  plus,  tantôt  moins,  sur  le 
plan  de  l'écliptique.  L'étendue  ou  la  quantité  totale  de  cette 
nutation  est  de  i8",  suivant  les  observations  de  Bradley  :  et  sa 
période  répond  exactement  à  celle  des  nœuds  de  la  lime,  c'est- 
à-dire  des  points  d'intersection  de  l'orbite  lunaire  avec  l'éclip- 
tique. Ces  points  qui  se  meuvent ,  comme  l'on  sait ,  d'un  mou- 
vement rétrograde,  achèvent  leur  révolution  à  peu  près  en  dix-neuf 
ans.  Or  Bradley  a  observé  que,  durant  ce  temps,  l'extrémité  de 
i'axe  de  la  terre  s'éloigne  du  plan  de  l'écliptique  d'environ  i8", 
€t  s'en  rapproche  ensuite  de  la  même  quantité  pour  revenir  à  sa 
première  place. 

Si  on  résout  par  approximation  les  deux  formules  dont  j'ai 
parlé  plus  haut ,  et  auxquelles  j'ai  réduit  la  solution  du  problème, 
on  trouve  que  la  nutation  observée  par  Bradley  est  en  eifet  le  plus 
sensible  de  tous  les  mouvemens  auxquels  l'axe  de  la  terre  peut 
être  sujet  pour  s'approcher  ou  pour  s'éloigner  de  l'écliptique  ,  et 
qu'elle  doit  suivre  exactement  la  loi  que  ce  célèbre  astronome  a 
■déterminée  par  ses  observations.  On  voit  de  plus,  par  les  mêmes 
formules  ,  que  les  points  équinoxiaux  doivent  en  effet  rétrogra- 
der fort  lentement ,  et  que  leur  mouvement,  quoique  à  peu  près 
uniforme,  est  sujet  à  une  petite  irrégularité  qui  dépend  de  la 
nutation  de  l'axe,  et  qui  est  aussi  confirmée  par  les  observations. 
Si  ces  résultats  sont  aussi  favorables  à  l'attraction  qu'on  peut  le 
désirer ,  l'analyse  délicate  et  pénible  qu'il  faut  employer  pour  y 


44e?  SUR  LA   PRÉGESSION 

parvenir ,  me  donne  lieu  de  penser  qu'il  n'y  avait  que  ce  seul 
moyen  de  procurer  aux  partisans  de  Newton  un  nouvel  avantage, 
et  je  crois  être  le  premier  à  qui  ils  le  doivent.  La  nutation  de  l'axe 
terrestre  ,  confirmée  par  les  observations  et  par  la  théorie  ,  four- 
nit ,  ce  me  semble,  la  démonstration  la  plus  complète  de  la  gra- 
vitation de  la  terre  vers  la  lune,  et  par  conséquent  de  la  ten- 
dance des  planètes  principales  vers  leurs  satellites.  Jusqu'ici  cette 
tendance  n'avait  paru  se  manifester  que  dans  le  flux  et  reflux  de  la 
ïîier,  phénomène  peut-être  trop  compliqué  et  trop  peu  susceptible 
d'un  calcul  rigoureux,  pour  pouvoir  réduire  au  silence  les  adver- 
saires de  la  gravitation  réciproque.  La  nutation  est  un  effet  plus 
simple ,  auquel  je  ne  vois  pas  ce  qu'ils  auront  à  répondre.  Ainsi 
les  réflexions  que  j'ai  cru  pouvoir  faire  sur  la  théorie  de  Newton , 
étant  rapprochées  des  nouvelles  preuves  que  mon  ouvrage  va 
fournir  à  l'attraction ,  ne  serviront  qu'à  montrer  combien  cet  in- 
génieux système  est  jusqu'ici  à  l'abri  de  toute  atteinte  ,  et  com- 
bien l'idée  seule  en  était  heureuse. 

Bradley  dit  avoir  vu  une  table  calculée  par  Machin  d'après  la 
théorie,  pour  déterminer  la  nutation  de  l'axe  de  la  terre.  Mais 
il  me  semble  que  Machin  n'a  encore  rien  publié  de  son  travail. 
D'ailleurs ,  l'idée  légère  que  l'on  pourrait  s'en  former  sur  quel- 
ques mots  qu'en  dit  Bradley  ,  ferait  juger  que  sa  méthode  a  quel- 
que chose  de  vague  ,  si  on  ne  devait  pas  présumer  que  ce  grand 
géomètre  a  traité  un  problème  si  important  avec  toute  l'exacti- 
tude et  la  précision  nécessaires.  Je  suis  cependant  surpris  que  , 
suivant  la  théorie  de  Machin  adoptée  par  Bradley ,  le  pôle  vrai 
de  la  terre  doive  décrire  autour  du  pôle  moyen  un  cercle ,  ou 
tout  au  plus  une  ellipse  très-peu  allongée;  car,  suivant  mes  for- 
mules ,  les  axes  de  cette  ellipse  doivent  être  entre  eux  environ 
comme  3  à  4-  Cette  différence  entre  nos  deux  théories  me  porte 
à  croire  que  l'équation  ou  l'inégalité  de  la  précession  des  équi- 
noxes  n'est  peut-être  pas  exactement  telle  que  Bradley  l'a  trouvée 
d'après  Machin ,  et  d'après  ses  propres  observations.  Comme  l'er- 
reur, s'il  y  en  a,  est  fort  petite  et  difficile  à  observer  ,  j'exhorte 
les  astronomes  à  s'y  rendre  attentifs;  et  pour  leur  faciliter  ce  tra- 
vail, j'ai  donné  dans  un  article  particulier  des  formules  très-simples 
pour  calculer,  d'après  mes  principes,  la  nutation  de  l'axe  de  la 
terre,  l'équation  de  la  précession,  et  les  variations  qui  en  résul- 
tent dans  la  position  des  étoiles. 

Pour  rendre  ma  solution  aussi  générale  qu'elle  pouvait  l'être  , 
j'ai  regardé  la  terre  comme  un  sphéroïde  composé  de  couches 
solides  ,  dont  les  densités  varient  suivant  une  loi  quelconque  ,  et 
dont  la  figure  soit  aussi  telle  qu'on  voudra,  elliptique  ou  non, 
mais  cependant  à  peu  près  sphérique.  Il  est  d'autant  plus  né- 


DES  ÉQUINOXES.  ^  447   ^ 

cessaire  de  ne  se  borner  à  aucune  hypothèse  particulière  sur  ce 
sujet,  que  les  observations  ne  nous  ont  encore  rien  appris  sur  la 
figure  ni  sur  la  densité  des  couches  intérieures  de  notre  globe, 
quoiqu'elles  nous  aient  fait  connaître  à  peu  près  sa  figure  exté- 
rieure. Mais  il  me  semble  d'un  autre  côté  que  la  généralité  de 
notre  supposition  doive  rendre  la  solution  du  problème  tout-à- 
fait  indéterminée.  Car  le  mouvement  que  l'action  du  soleil  et 
celle <îe  la  lune  impriment  à  l'axe  delà  terre,  dépend  beaucoup 
de  la  figure  et  de  Tarrangement^les  couches  intérieures.  Or  dans 
l'ignorance  où  nous  sommes  sur  cet  arrangement  et  sur  le  rap- 
port de  la  force  du  soleil  à  celle  de  la  lune,  comment  pourrons- 
nous  assurer  que  la  précession  des  équinoxes  doit  être  en  effet 
de  5o"?  Heureusement  la  découverte  de  Bradley  sur  la  nu- 
tation  nous  met  en  état  de  résoudre  une  partie  de  ces  difficultés. 
Car  quoique  nous  ignorions  la  constitution  intérieure  de  notre 
globe ,  la  théorie ,  d'accord  avec  les  observations ,  nous  apprend 
que  la  précession  annuelle  vient  de  l'action  réunie  du  soleil  et 
de  la  lune,  et  qu'au  contraire  la  nutation  et  l'équation  de  la 
précession  doivent  être  attribuées  à  l'action  de  la  lune  seule.  Le 
calcul  montre  de  plus  que,  quelque  arrangement  qu'on  suppose 
dans  les  différentes  couches  de  la  terre ,  la  quantité  de  la  nuta- 
tion €t  de  la  précession  annuelle  auront  toujours  entre  elles  le 
même  rapport,  quoique  leurs  valeurs  absolues  varient  dans 
chaque  hypothèse.  D'oii  il  s'ensuit  que  sans  connaître  l'arrange- 
ment des  parties  de  la  terre  ,  on  peut  trouver  le  rapport  des  forces 
du  soleil  et  de  la  lune ,  en  comparant  la  quantité  observée  de  la 
nutation  avec  la  quantité  observée  de  la  précession.  Je  trouve  par 
cette  méthode  que  la  force  lunaire  est  à  celle  du  soleil ,  à  peu 
près  comme  7  à  3 ,  rapport  qui  est  beaucoup  moindre  que  celui 
de  Newton ,  et  presque  le  même  que  celui  de  Daniel  Bernoulli , 
mais  qui  est  déduit ,  ce  me  semble  ,  de  principes  plus  exacts.  Je 
regarde  cette  découverte  ,  si  c'en  est  une  ,  comme  un  des  avan- 
tages les  plus  importans  qu'on  puisse  tirer  de  ma  théorie.  Brad- 
ley s'est  flatté  avec  raison  que  les  observations  qu'il  vient  de 
publier  pourraient  y  conduire  ;  c'est  aux  savans  à  juger  si  j'ai 
rempli  son  attente.  Ce  grand  astronome,  supposant  avec  les  as- 
tronomes français  la  terre  plus  aplatie  que  dans  le  cas  de  l'ho- 
mogénéité, soupçonne  que  la  force  de  la  lune  est  moindre  que 
Newton  ne  l'a  trouvée  ;  ce  qui  doit  en  effet  paraître  assez  vrai- 
semblable. Car  plus  la  terre  sera  aplatie  ,  plus  la  lune  et  le  soleil 
agiront  sensiblement  pour  mouvoir  son  axe;  ainsi 'puisque  la 
quantité  de  la  précession  est  de  5o"  ,  et  que  la  force  du  soleil 
est  connue ,  il  faudra  diminuer  la  force  de  la  lune  à  mesure 
qu'on  supposera  la  terre  plus  aplatie.  Mais  ce  raisonnement  j  qui 


4^  SUR  LA  PRÉCESSION 

est  sans  doute  bon  en  son  genre ,  ne  saurait  nous  conduire  à 
déterminer  exactement  la  force  de  la  lune ,  à  cause  du  peu  de 
lumières  que  nous  avons  sur  la  forme  du  globe  que  nous  habi- 
tons ;  le  moyen  que  j'ai  employé  me  paraît  plus  direct  et  plus 
sûr.  J'avoue  cependant  qu'il  suppose  des  observations  très- 
exactes.  Car  si  la  nutation  était  seulement  de  2"  plus  grande  ,  le 
rapport  de  la  force  lunaire  à  celle  du  soleil  se  trouverait  beau- 
coup plus  grand  que  je  ne  l'ai  assigné  ,  et  beaucoup  plus  près 
de  celui  de  Newton.  Mais  le  peu  d'altération  que  la  lune  paraît 
causer  dans  le  mouvement  annuel  de  la  terre  autour  du  soleil , 
sujQlrait  peut-être  pour  montrer  que  la  force  de  la  lune  est  en 
effet  beaucoup  moindre  que  Newton  ne  l'a  cru.  D'un  autre  côté, 
par  les  observations  du  flux  et  reflux  ,  la  force  de  la  lune  sur  la 
terre  paraît  plus  grande  que  celle  du  soleil  ;  or  le  rapport  de  7 
à  3  que  nous  avons  trouvé  entre  les  deux  forces  satisfait  à  ces 
deux  conditions.  Je  crois  donc  que  l'on  peut  compter  pour  le 
présent  sur  l'exactitude  des  observations  de  Bradley  ,  en  remar- 
quant seulement  que  la  quantité  de  la  nutation  a  besoin  d'être 
déterminée  avec  la  précision  la  plus  rigoureuse. 

A  l'égard  de  la  densité  et  de  la  figure  des  couches  de  la  terre, 
je  ne  vois  pas  que  mes  calculs  puissent  servira  la  découvrir;  car 
on  peut  faire  apparemment  une  infinité  d'hypothèses  ,  dans 
lesquelles  on  trouverait  5o"  pour  la  quantité  de  la  précession 
annuelle  des  équinoxes  ;  et  dans  un  si  grand  nombre  de  suppo- 
sitions ,  celle  que  nous  devons  choisir  nous  est  inconnue.  Mais 
par  la  même  raison  il  y  en  a  une  infinité  d'autres  qui  doivent 
être  exclues  ,  comme  donnant  une  quantité  trop  grande  ou  trop 
petite  pour  le  mouvement  annuel  des  points  équinoxiaux.  Cette 
considération  m'a  conduit  à  des  remarques  singulières  et  cu- 
rieuses. On  verra,  par  exemple  ,  que  si  la  terre  était  un  corps 
entièrement  solide,  et  composé  de  couches  elliptiques  différem- 
ment  denses,  il  faudrait  qu'elle  fut  beaucoup  moins  aplatie 
qu'elle  n'est  en  effet,  pour  que  la  j^ï'écession  annuelle  fût 
de  5o".  Cette  remarque  fournit,  ce  me  semble,  une  nouvelle 
preuve  de  l'insufhsance  des  calculs  de  Newton;  elle  paraît  même 
d'abord  contraire  au  système  de  l'attraction;  mais  bien  appro- 
fondie,  elle  lui  devient  très-favorable.  Car  quand  nous  regarde- 
rions la  terre  comme  entièrement  formée  de  couches  solides  , 
rien  ne  nous  forcerait,  ce  me  semble  ,  à  donner  à  ces  couches 
la  figure  elliptique.  Il  paraît  même  douteux,  par  la  comparaison 
des  degrés  de  France,  de  Laponie  et  du  Pérou,  que  la  surface 
extérieure  de  la  terre  ait  une  telle  courbure.  Mais ,  sans  insister 
sur  cette  remarque,  nous  pouvons  nous  contenter  d'observer  que 
la  terre  est  en  partie  solide  et  en  partie  fluide.  Or,  suivant  le 


DES  ÉQÛINOXES.  44r 

système  de  Tattraction ,  l'action  du  soleil  et  de  la  lune  doit  exci- 
ter dans  la  partie  fluide  un  mouvement  particulier ,  qui  est  en 
effet  connu  et  observé  depuis  long-temps  sous  le  nom  de  flux  et 
reflux  ;  ce  mouvement  est,  pour  ainsi  dire,  afTecté  à  la  partie 
fluide  et  indépendant  de  celui  qu'il  doit  y  avoir  dans  la  partie 
solide  du  globe.  Donc  le  mouvement  de  l'axe  de  la  terre  vient 
de  l'action  du  soleil  et  de  la  lune  sur  la  partie  solide;  ainsi, 
quoique  la  figure  de  la  masse  d'eau  qui  environne  notre  globe , 
dépende  de  la  figure  et  de  la  densité  des  couches  solides  inté- 
rieures, ce  n'est  point  à  la  figure  de  cette  masse  d'eau  qu'on  doit 
s'arrêter,  en  cherchant  la  précession  des  équinoxes.  Pour  rendre 
cette  vérité  plus  sensible  par  une  hypothèse  particulière  et  fort 
simple,  j'ai  considéré  la  terre  comme  un  sphéroïde  elliptique 
homogène  couvert  d'une  couche  de  fluide  dont  la  profondeur 
soit  très-petite  ,  par  rapport  au  rayon  de  la  terre,  et  dont  la 
densité  soit  différente  de  celle  de  la  partie  solide  ;  et  j'ai  montré 
assez  facilement  comment  on  pourrait  accorder,  dans  cette  sup- 
position ,  l'aplatissement  connu  de  la  terre  ,  avec  le  mouvement 
connu  des  points  équinoxiaux. 

Comme  la  solution  du  problème  qui  fait  l'objet  de  cet  ouvrage, 
est  très-longue  et  très-compliquée ,  tant  par  les  principes  qu'elle 
suppose  que  par  les  calculs  qu'elle  exige  ,  j'ai  cru  non-seulement 
devoir  exposer  ces  principes  et  ces  calculs  avec  tout  le  détail  et 
toute  la  clarté  nécessaires,  mais  aussi  ne  devoir  rien  négliger  de 
ce  qui  pouvait  leur  prêter  un  nouveau  jour.  Outre  plusieurs 
remarques  particulières  qui  servent  à  les  appuyer  ,  on  trouvera 
dans  cet  ouvrage  une  seconde  solution  du  problème,  qui  est  un 
peu  plus  simple  que  la  première ,  parce  qu'elle  est  un  peu  moins 
générale,  mais  qui  d'ailleuVs  conduit  aux  mêmes  formules, 
quoique  par  une  route  fort  différente.  Cette  solution  est  suivie 
d'un  examen  détaillé  de  la  théorie  de  Newton  sur  la  précession 
des  équinoxes;  examen  oii  j'ai  tâché  de  développer  avec  toute 
l'étendue  convenable  les  réflexions  que  je  me  suis  contenté  d'in- 
diquer dans  cette  introduction. 

Au  reste  ,  comme  les  équations  que  j'ai  déduites  de  ma  théorie 
ne  sont  résolues  que  par  approximation ,  et  ne  paraissent  pou- 
voir l'être  que  de  cette  manière,  j'espère  que  par  une  analyse 
encore  plus  exacte  de  mes  formules  ,  jointe  au  secours  du  temps 
et  des  observations,  les  philosophes  pourront  acquérir  dans  la 
suite  de  nouvelles  lumières  sur  un  point  si  important  de  l'astro- 
nomie ,  et  sur  l'usage  qu'on  peut  faire  du  système  de  l'attraction 
pour  connaître  les  plus  petits  mouvemens  de  l'axe  de  la  terre. 
Les  moyens  qu'on  peut  employer  pour  y  parvenir  ,  sont  exposés 
en  peu  de  mots  à  la  fin  de  ces  recherches. 


45o        SUR  LA  PRÉCESSION  DES  ÉQUINOXES. 

Tel  est  le  plan  et  l'objet  de  cet  ouvrage  ;  et  telle  est  la  mé- 
thode que  Je  me  propose  de  suivre,  en  comparant  avec  le  sys- 
tème nevrtonien  les  autres  phénomènes  célestes.  C'est  par  un 
semblable  examen  ,  par  une  analyse  rigoureuse ,  qu'il  faut  juger 
l'attraction,  et  non  par  des  raisonnemens  métaphysiques  aussi 
peu  propres  à  détruire  une  hypothèse  qu'à  l'établir.  Il  ne  suffit 
pas  à  un  système  de  satisfaire  aux  phénomènes  en  gros  et  d'une 
manière  vague  ,  ni  même  de  fournir  des  explications  assez  plau- 
sibles de  quelques  uns  :  les  détails  et  les  calculs  précis  en  sont 
la  pierre  de  touche  ;  eux  seuls  peuvent  apprendre  s'il  faut  adop- 
ter une  hypothèse,  îâ  rejeter,  ou  la  modifier.  Si  parmi  les 
phénomènes  que  nous  connaissons ,  ou  parmi  ceux  que  nous 
découvrirons  dans  la  suite,  il  s'en  trouve  quelques  uns  de  con-' 
traires  à  l'attraction  ,  nos  géomètres  en  seront  plus  embarrassés, 
et  nos  métaphysiciens  plus  à  leur  aise.  Mais,  s'ils  décidaient  en 
sa  faveur  ,  il  faudrait  bien  prendre  le  parti  de  l'admettre ,  fut- 
on  forcé  de  reconnaître  une  nouvelle  propriété  dans  la  matière, 
et  dût-on  se  résoudre  à  n'avoir  pas  une  idée  plus  nette  de  la 
vertu  par  laquelle  les  corps  s'attirent ,  que  de  celle  par  laquelle 
ils  se  choquent. 

Je  ne  dirai  rien  ici  de  l'explication  que  fournissent  les  tour- 
billons cartésiens  de  la  précession  des  équinoxes.  L'examen  de 
cette  explication  n'est  point  du  ressort  de  cet  ouvrage  ,  et  serait 
d'ailleurs  hors  de  saison  ,  dans  un  temps  oii  les  hypothèses  et  les 
conjectures  vagues  paraissent  enfin  bannies  de  la  physique.  Le 
système  de  Descartes  n'a  été,  si  on  peut  parler  ainsi,  qu'un  feu 
passager  ;  mais  c'est  un  feu  qui  a  brillé  dans  la  nuit  la  plus  pro- 
fonde ,  et  à  cet  égard  il  doit  être  regardé  comme  un  monument 
du  génie  de  son  inventeur.  Les  sciences  et  l'esprit  humain  ont  les 
plus  grandes  obligations  à  ce  philosophe  ;  ses  erreurs  même 
étaient  au-dessus  de  son  siècle,  et  n'ont  été  que  trop  long- 
temps au-dessus  du  nôtre  ;  mais  ses  intérêts  sont  fort  différens 
de  ceux  des  sectateurs  qui  lui  restent. 


DOUTES  ET  QUESTIONS 

SUR 

LE   CALCUL   DES    PROBABILITÉS  (0. 


vJi\  se  plaint  assez  communément  que  les  formules  des  mathé- 
maticiens ,  appliquées  aux  objets  de  la  nature,  ne  se  trou- 
vent que  trop  en  défaut.  Personne  néanmoins  n'avait  encore 
ajîerçu  ou  cru  apercevoir  cet  inconvénient  dans  le  calcul  des 
probabilités.  J'ai  osé  le  premier  proposer  des  doutes  sur  quel- 
ques principes  qui  servent  de  base  à  ce  calcul.  De  grands  géo- 
mètres ont  jugé  ces  doutes  dignes  d'attention;  d'autres  grands 
géomètres  les  ont  trouvés  absurdes  ;  car  pourquoi  adoucirais-je 
les  termes  dont  ils  se  sont  servis?  La  question  est  de  savoir  s'ils 
ont  eu  tort  de  les  employer,  et  en  ce  cas  ils  auraient  doublement 
tort.  Leur  décision  ,  qu'ils  n'ont  pas  jugé  à  propos  de  motiver, 
a  encouragé  des  mathématiciens  médiocres,  qui  se  sont  hâtés 
d'écrire  sur  ce  sujet,  et  de  m'attaquer  sans  m'entendre.  Je  vais 
tâcher  de  m'expliquer  si  clairement,  que  presque  tous  mes  lec- 
teurs seront  à  portée  de  me  juger. 

Je  remarquerai  d'abord  qu'il  ne  serait  pas  étonnant  que  des 
formules  oii  on  se  propose  de  calculer  V incertitude  même ,  pus- 
sent, à  certains  égards  au  moins  ,  participer  à  cette  incertitude, 
et  laisser  dans  l'esprit  quelques  nuages  sur  la  vérité  rigoureuse  du 
résultat  qu'elles  fournissent.  Mais  je  n'insisterai  point  sur  cette 
réflexion,  trop  vague  pour  qu'on  puisse  en  rien  conclure.  Je  ne 
m'arrêterai  point  non  plus  à  faire  voir  que  la  théorie  des  proba- 
bilités ^ieWei^u'eMe  est  \néseniée  dans  les  livres  qui  en  traitent, 
n'est  sur  bien  des  points  ni  aussi  lumineuse  ,  ni  aussi  complète 
qu'on  pourrait  le  croire  ;  ce  détail  ne  pourrait  être  entendu  que 
des  mathématiciens;  et  encore  une  fois  je  veux  tâcher  ici  d'être 
entendu  de  tout  le  monde.  J'adopte  donc,  ou  plutôt  j'admets  pour 
bonne  dans  la  rigueur  mathématique,  la  théorie  ordinaire  des 
probabilités ,  et  je  vais  seulement  examiner  si  les  résultats  de 
cette  théorie ,  quand  ils  seraient  hors  d'atteinte  dans  l'abstraction 
géométrique,  ne  sont  pas  susceptibles  de  restriction,  lorsqu'on 
applique  ces  résultats  à  la  nature. 

(i)  Je  ne  sais  si  ces  dontes  sur  certains  principes  ge'ne'raïement  reçus  dans 
le  calcul  des  piobabiiitcs  sont  aussi  fondes  qu'ils  me  le  paraissent  ;  mais  je 
crois  du  moins  avoir  prouve'  que  de  liès-habiles  mathématiciens  ont  suppose 
tacitement  et  sans  s'en  apercevoir,  dans  plusieurs  savantes  recherches,  des 
principes  semblables  h.  ceux  que  je  tâche  d'établir. 


452  SUR  LE  CALCUL 

Pour  m'expliquer  de  la  manière  la  plus  pre'cise,  voici  le  point 
de  la  difficulté  que  je  propose. 

Le  calcul  des  probabilités  est  appuyé  sur  cette  supposition  y 
que  toutes  les  combinaisons  différentes  d'un  même  effet  sont 
également  possibles.  Par  exemple ,  si  on  jette  une  pièce  en  l'air 
cent  fois  de  suite  ,  on  suppose  qu'il  est  également  possible  que 
jjile  arrive  cent  fois  de  suite  ,  ou  que  pile  et  croix  soient  mélca , 
en  suivant  d'ailleurs  entre  eux  telle  succession  particulière  qu'on 
voudra;  par  exemple,  pile  au  premier  coup,  croix  aux  deux 
coups  suivans  ,  pile  au  quatrième  ,  croix  au  cinquième  ,  jyi/e  au 
sixième ,  au  septième  ,  etc. 

Ces  deux  cas  sont  sans  doute  également  possibles  ,  mathémati- 
quement parlant  ;  ce  n'est^  pas  là  le  point  de  la  difficulté  ,  et  les 
mathématiciens  médiocres  dont  je  parlais  tout  à  l'heure  ont  pris 
îa  peine  fort  inutile  d'écrire  de  longues  dissertations  pour  prouver 
cette  égale  possibilité.  Mais  il  s'agit  de  savoir  si  ces  deux  cas  , 
également  possibles  mathématiquement ,  le  sont  aussi  physique- 
ment  et  dans  l'ordre  des  choses  ;  s'il  est phj-siquement  aussi  pos- 
sible que  le  même  effet  arrive  cent  fois  de  suite ,  qu'il  l'est  que 
ce  même  effet  soit  mêlé  avec  d'autres  suivant  cette  loi  qu'on 
voudra  marquer.  Avant  que  de  faire  là-dessus  nos  réflexions , 
nous  proposerons  la  question  suivante,  très- connue  des  algé- 
bristes. 

Pierre  joue  avec  Paul  à  croix  on  pile  ^  avec  cette  condiîion  que 
si  Paul  amèney;z7e  au  premier  coup,  il  donnera  un  écu  à  Pierre  ; 
s'il  n'amène />//e  qu'au  second  coup,  deux  écus  ;  s'il  ne  l'amène 
qu'au  troisième,  quatre  écus;  au  t'[uatrième,  huit  écus  ;  au  cin- 
quième ,  seize  ;  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  que  pile  vienne  ;  on 
demande  l'espérance  de  Paul ,  ou  ce  qui  est  la  même  chose  ,  ce 
qu'il  doit  donner  à  Pierre  avant  que  le  jeu  commence  ,  pour 
jouer  avec  lui  à  jeu  égal,  ou,  comme  on  s'exprime  d'ordinaire, 
pour  son  enjeu. 

Les  formules  connues  du  calcul  des  probabilités  font  voir 
aisément ,  et  tous  les  mathématiciens  en  conviennent ,  que  si 
Pierre  et  Paul  ne  jouent  qu'en  un  coup,  Paul  doit  donner  à  Pierre 
un  demi-écu  ;  s'ils  ne  jouent  qu'en  deux  coups,  deux  demi-écus, 
ou  un  écu  ;  s'ils  ne  jouent  qu'eu  trois  coups,  trois  demi-écus  ; 
en  quatre  coups  ,  quatre  demi-écus,  etc.  D'où  il  est  évident  que 
si  le  nombre  des  coups  est  indéfini,  comme  on  le  suppose  ici  , 
c'est-à-dire  si  le  jeu  ne  doit  cesser  que  quand  ^j>z7e  viendra  ,  ce  qui 
peut  mathématiquement  parlant  n'arriver  jamais,  Paul  doit 
donner  à  Pierre  une  infinité  de  fois  un  demi-écu  ,  c'est-à-dire 
une  somme  infinie.  Aucun  mathématicien  ne  conteste  cette  con- 
séquence ;  mais  il  n'en  est  aucun  qui  ne  sente  et  n'avoue  que  le 


DES  PROBABILITÉS.  4^3 

résultat  en  est  absurde,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  joueur  qui  voulût 
à  un  pareil  jeu  risquer  seulement  cinquante  écus ,  et  même 
])eaucoup  moins. 

Plusieurs  grands  matîiémaliciens  se  sont  efforcés  de  résoudre 
ce  cas  singulier.  Mais  leurs  solutions  ,  qui  ne  s'accordent  nulle- 
ment, et  qui  sont  tirées  de  circonstances  étrangères  à  la  question, 
prouvent  seulement  combien  cetle  question  est  embarrassante  (i) . 
Un  d'entre  eux  croit  l'avoir  résolue  en  disant  que  Paul  ne  doit 
pas  donner  une  somme  infinie  à  Pierre  ,  pai^e  que  le  bien  de 
Pierre  n'est  pas  infini,  et  qu'il  ne  peut  donner  ni  promettre  plus 
qu'il  n'a.  Mais  pour  voir  à  quel  point  cetle  solution  est  illusoire, 
il  suffit  de  considérer  que,  quelque  énormes  richesses  qu'on 
suppose  à  Pierre,  Paul,  à  moins  d'être  fou,  ne  lui  donnerait 
seulement  pas  mille  écus,  quoiqu'il  dût  rattraper  ces  mille  écus 
et  au-delà  si  pile  n'arrivait  qu'au  onzième  coup;  plus  de  deux 
mille  écus  si  yj//(?  n'arrivait  qu'au  douzième,  quatre  mille  écus 
au  treizième  ,  et  ainsi  de  suite. 

Or  qu'on  demande  à  Paul  pourquoi  il  ne  donnerait  pas  ces 
mille  écus?  c'est,  répondra-t-il  ,  parce  qu'il  n'est  pas  vraisem- 
blable que  pile  n'arrive  qu'au  onzième  coup.  Mais,  lui  dira-t-on  , 
si  pile  n'arrive  qu'après  le  onzième  coup  ,  ce  qui  peut  être,  vous 
gagnerez  bien  au-delà  de  vos  mille  écus  :  j'avoue,  réplicffeera 
Paul,  qu'en  ce  cas  je  pourrais  gagner  considérablement;  m#s  il 
est  si  peu  probable  ([ue pile  n'arrive  pas  avant  le  onzième  coup, 
que  la  grosse  somme  que  je  gagnerais  par-delà  ce  onzième  couj:), 
n'est  pas  suffisante  pour  m'engager  à  courir  ce  risque. 

Quand  Paul  s'en  tiendrait  à  ce  raisonnement  ,  c'en  serait  déjà 
assez  pour  faire  voir  que  les  règles  des  probabilités  sont  en  défaut 
lorsqu'elles  proposent,  pour  trouver  l'enjeu,  de  multiplier  la 
somme  espérée  par  la  probabilité  du  cas  qui  doit  faire  gagner 
cette  somme  ;  parce  que  ,  quelque  énorme  que  soit  la  somme 
espérée,  la  probabilité  de  la  gagner  peut  être  si  petite  ,  qu'on 
serait  insensé  de  jouer  un  pareil  jeu.  Par  exemple,  je  suppose  que 
sur  deux  mille  billets  de  loterie,  tous  égaux,  il  doive  y  en  avoir 
im  qui  porte  un  lot  de  vingt  millions;  il  faudrait,  suivant  les  règles 
ordinaires  ,  donner  dix  mille  francs  pour  un  billet  ;  et  c'est  assu- 
rément ce  que  personne  n'oserait  faire  :  s'il  se  trouvait  des  hommes 
assez  riches  ou  assez  fous  pour  cela ,  mettons  le  lot  à  deux  mille 
millions  ,  chaque  billet  alors  sera  d'un  million  ,  et  je  crois  que 
pour  le  coup  personne  n'oserait  en  prendre. 

Cependant  il  est  bien  sûr  que  quelqu'un  gagnerait  à  cette  lo- 
terie ,  et  que  par  conséquent  chacun  des  mettans  en  particulier 

(t)  On  peut  voir  ces  soliuions  dans  le  cinfiuième  totiie  des  Mémoires  (;e 
J'acadcmie  de  Pctersboure,  dans  le  recueil  des  Mémoires  de  M.  FonUiinc,  cic. 


45Î  SUR  LE  CALCUL 

a  l'espérance  d'y  gagner;  au  lieu  que  dans  le  cas  proposé  ,  ou 
Paul  serait  obligé  de  donner  à  Pierre  une  somme  infinie,  Pierre 
serait  toujours  sur  de  gagaer  ,  quelque  long-temps  que  le  jeu 
durât;  en  sorte  que  Pierre  serait  en  droit  de  se  plaindre,  si 
n'ayant  pas  fixé  le  nombre  des  coups  ,  Gi  pile  arrivant  enfin  à  tel 
coup  qu'on  voudra,  par  exemple  au  vingtième  ,  Paul  se  conten- 
tait pour  son  enjeu  de  donner  une  somme  double  ou  triple  ,  ou 
centuple  de  cinq  cent  vingt-quatre  mille  deux  cent  quatre-vingt- 
huit  écus  ,  somme  que  Pierre  devrait  de  son  côté  donner  à  Paul. 

En  un  mot,  si  le  nombre  de  coups  n'est  pas  fixé,  et  que  Paul 
niette  au  jeu  ,  avant  qu'il  commence  ,  telle  somme  qu'il  voudra  ,• 
y  mît-il  tout  l'or  et  l'argent  qui  est  sur  la  terre,  Pierre  est  en 
droit  de  lui  dire  qu'il  ne  met  pas  assez,  si  on  s'en  tient  aux  for- 
mules reçues. 

Or  je  demande  s'il  faut  aller  chercher  bien  loin  la  raison  de 
ce  paradoxe  ,  et  s'il  ne  saute  pas  aux  yeux  que  cette  prétendue 
somme  infinie  due  jiar  Paul  au  commencement  du  jeu  ,  n'est  in- 
finie, en  apparence,  que  parce  qu'elle  est  appuyée  sur  une  sup- 
position fausse  ,  savoir  sur  la  supposition  ç^we pile  peut  n'arriver 
jamais,  et  que  le  jeu  peut  durer  éternellement  ? 

Il  est  pourtant  vrai ,  et  même  évident ,  que  cette  supposition 
est  possible  dans  la  rigueur  mathématique.  Ce  n'est  donc  que 
phjdtëiqiiem en t  parlant  qu'elle  est  fausse. 

Il  est  donc  faux  ,  plijsicpiement parlant  ^  c^ue pile  puisse  n'ar- 
river jamais. 

Il  est  donc  impossible,  physiquement  parlant ,  que  croix 
arrive  une  infinité  de  fois  de  suite. 

Donc  ,  physiquement  parlant ,  croix  ne  peut  arriver  de  suite 
qu'un  nombre  fini  de  fois. 

Quel  est  ce  nombre  ?  c'est  ce  que  je  n'entreprends  point  de 
déterminer.  Mais  je  vais  plus  loin  ,  et  je  demande  par  quelle 
raison  croix  ne  saurait  arriver  une  infinité  de  fois  de  suite, 
physiquement  parlante  On  ne  peut  en  donner  que  la  raison 
suivante  :  cest  quil  nest  pas  dans  la  nature  quun  ejjet  soit 
toujours  et  constamment  le  même ,  comme  il  nest  pas  dans  la 
nature  que  tous  les  hommes  et  tous  les  arbres  se  resseniblent. 

Je  demande  ensuite  s'il  est  plus  possible,  physiquement par~ 
lant  ^  que  le  même  effet  arrive  un  très-grand  nombre  de  fois 
de  suite  ,  dix  mille  fois  ,  par  exemple  ,  qu'il  ne  l'est  que  cet 
eflèt  arrive  une  infinité  de  fois  de  suite  ?  Par  exemple  ,  est-il 
possible  ^  physiquement  parlant,  que  si  on  jette  une  pièce  en  Vair 
dix  mille  fois  de  suite ,  il  vienne  de  suite  dix  mille  fois  croix  ou 
pile  ?  Sur  cela  j'en  appelle  à  tous  les  joueurs.  Que  Pierre  et  Paul 
jouent  ensemble  à  croix  ou  pile,  ({ue  ce  soit  Pierre  qui  jette  ,  et 


DES   PROBABILITÉS.  4^5 

que  croix  arrive  seulement  dix  fois  de  suite,  ce  serait  déjà  beau- 
coup, Paul  se  récriera  infailliblement,  au  dixième  coup  ,  que  la 
chose  n'est  pas  naturelle  ,  et  que  sûrement  la  pièce  a  été  préparée 
de  manière  à  amener  toujours  croix.  Paul  suppose  donc  qu  il 
n'est  pas  dans  la  nature  qu'une  pièce  ordinaire  ,  fabriquée  et 
jetée  en  l'air  sans  supercherie,  tombe  dix  fois  de  suite  du  même 
côté.  Si  on  ne  trouve  jDas  assez  de  dix  fois  ,  mettons-en  vingt;  il 
en  résultera  toujours  qu'il  n'y  a  point  de  joueur  qui  ne  fasse  ta- 
citement cette  supposition  ,  qu'un  même  effet  ne  saurait  arriver 
de  suite  un  certain  nombre  de  fois. 

Il  y  a  quelque  temps  qu'ayant  eu  occasion  de  raisonner  sur 
cette  matière  avec  un  savant  géomètre,  les  réflexions  suivantes 
me  vinrent  encore ,  à  l'appui  de  celles  que  j'ai  déjà  exposées.  On 
sait  que  la  longueur  moyenne  de  la  vie  des  hommes,  à  compter 
depuis  le  moment  delà  naissance,  est  d'environ  27  ans ,  c'est-à-dire 
que  1 00  enfans  ,  par  exemple ,  venus  en  même  temps  au  monde  , 
ne  vivront  qu'environ  27  ans  l'un  portant  l'autre;  on  a  reconnu 
de  même  que  la  durée  des  générations  successives  pour  le  com- 
mun des  hommes  est  d'environ  32  ans  ,  c'est-à-dire  que  20  gé- 
nérations successives  plus  ou  moins,  ne  doivent  donner  qu'en- 
viron 20  fois  32  ans  ;  enfin  on  a  prouvé  par  toutes  les  listes  de 
la  durée  des  règnes  dans  chaque  partie  de  l'Europe  ,  que  la  durée 
moyenne  de  chaque  règne  est  d'environ  20  à  22  ans  ,  en  sorte 
que   i5,  20,  3o,  5o  rois   successifs  et  davantage,  ne  régnent 
qu'environ  20  à  22  ans  l'un  portant  l'autre.  On  peut  donc  parier, 
non-seulement  avec  avantage,  mais  à  jeu  sûr,  que  100  enfans 
nés  en  même  temps  ne  vivront  qu'environ  27  ans  l'un  portant 
l'autre;  que  20  générations  ne  dureront  pas  plus  de  640  ans  ou 
environ;  que  20  rois  successifs  ne  régneront  qu'environ  l\io  ans 
plus  ou  moins.  Donc  une  combinaison  qui  ferait  vivre  les  100  en- 
fans 60  ans  l'un  portant  l'autre ,  qui  ferait  durer  les  20  généra- 
tions 80  ans  chacune,  qui  ferait   régner  70   ans  l'un  portant 
l'autre  20  rois  successifs,  serait  illusoire,  et  hors  des  combinai- 
sons physiquement  possibles.  Cependant ,  à  s'en  tenir  à  l'ordre 
mathématique,  cette  combinaison  serait  évidemment  aussi  pos- 
sible qu'aucune  autre.  Car  si  deux  rois  de  suite ,  par  exemple  , 
avaient  régné  60  ans,  il  n'y  aurait  nulle  raison  mathématique 
pour  que  leur  successeur  ne  régnât  pas  autant  ;  celui-ci  mort , 
il  n'y  aurait  non  plus  nulle  raison  mathématique  pour  que  le 
suivant  ne  fût  pas  dans  le  même  cas  ,  et  ainsi  de  suite.  D'oii  il 
résulte  qu'il  y  a  des  combinaisons  qu'on  doit  exclure  ,  quoique 
mathématiquement  possibles  ,  lorsque  ces  combinaisons  sont  con- 
traires à  l'ordre  constant  observé  dans  la  nature.  Or  il  est  con- 
traire à  cet  ordre  constant  que  le  même  effet  arrive   100  fois, 


456  SUR  LE  CALCUL 

5o  fois  de  suite.  Donc  la  combinaison  oii  l'on  suppose  que  pîîc 
ou  cTO/jc arrive  loo  ou  5o  fois  de  suite,  est  absolument  à  rejeter, 
quoique  inathéinatiqueinent  aussi  possible  que  celles  oii  croix  et 
pile  seront  mélës. 

Antre  réflexion  ;  car  plus  on  pense  à  cette  matière  ,  plus  elle 
en  fournit.  Il  n'y  a  23oint  de  banquier  de  Pharaon  qui  ne  s'en- 
ricliisse  à  ce  métier-là  ;  pourquoi  ?  C'est  que  le  banquier  ayant 
de  l'avantage  à  ce  jeu  ,  parce  que  le  nombre  des  cas  qui  le  font 
gagner  est  plus  grand  que  le  nombre  des  cas  qui  le  font  perdre  , 
il  arrive  au  bout  d'un  certain  temps  qu'il  a  plus  de  fois  gagné 
que  perdu.  Donc  au  bout  d'un  certain  temps  il  est  arrivé  plus 
de  cas  favorables  au  banquier  que  de  cas  défavorables.  Donc 
puisqu'il  y  a  ,  comme  le  calcul  le  prouve  et  comme  on  le  sup- 
pose ,  plus  de  cas  favorables  au  banquier  que  de  cas  défavo- 
rables ,  il  est  clair  qu'au  bout  d'un  certain  temps  ,  la  suite 
des  événemens  a  en  effet  amené  plus  souvent  ce  qui  devait  plus 
souvent  arriver.  Donc  les  combinaisons  qui  renferment  plus  de 
cas  défavorables  que  de  favorables  ,  sont  ,  au  bout  d'un  certain 
temps  ,  moins  T^osûhXe'i  physiquement  que  les  autres  ,  et  peut- 
être  même  doivent  être  rejetées  ,  quoique  mathématiquement 
toutes  les  combinaisons  soient  également  possibles.  Donc  ,  en  gé- 
néral ,  plus  le  nombre  des  cas  favorables  est  grand  dans  un  jeu 
quelconque,  plus  au  bout  d'un  certain  temps  le  gain  est  sûr  ; 
et  on  peut  ajouter  même  que  ce  temps  sera  d'autant  moins  long 
que  le  nombre  des  cas  favorables  sera  plus  grand.  Donc  si  Pierre 
et  Paul  sont  supposés  jouer  à  croix  et  pile  durant  un  an  ,  par 
exemple  ,  celui  qui  pariera  que  pile  ou  croix  n'arriveront  pas 
consécutivement  pendant  toute  l'année,  pendant  un  mois  même, 
sera,  phj'-siquement ,  c'est-à-dire,  absolument  sûr  de  gagner  et  de 
gagner  .beaucoup .  Donc  il  faut  rejeter  toutes  les  combinaisons  qui 
donneraient  cro/x  ou /j'zYe  un  trop  grand  nombre  de  fois  de  suite. 

De  là  ,  et  de  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  ,  il  résulte  encore 
une  autre  conséquence  ;  c'est  que  si  on  suppose  le  temps  un 
peu  long  ,  les  combinaisons  de  croix  et  de  pile  arriveront  de 
manière  qu'au  bout  de  ce  temps  il  y  en  aura  à  peu  près  autant 
des  unes  que  des  autres  ;  en  sorte  que  si  la  pièce  est  marquée 
de  I  au  côté  de  croix  et  de  i  au  côté  Ae pile  ,  il  arrivera  au  bout 
de  100  fois  ,  ou  davantage,  que  la  somme  des  nombres  qui 
seront  venus  sera  à  peu  près  égale  à  5o  fois  2  et  5o  fois  i  ,  c'est- 
à-dire  à  i5o  ;  nouvelle  raison  pour  rejeter  du  nombre  des  com- 
binaisons physiquement  possibles  ,  celles  qui  renferment  le 
même  cas  un  trop  grand  nombre  de  fois  de  suite. 

Voici  une  autre  question  ,  qui  est  la  suite  de  celle  que  nous 
venons  d'agiter.  Qu'un  effet  soit  arrivé  plusieurs  fois  de  suite  , 


DES  PROBABILITÉS.  4^7 

par  exemple  ,  que  pile  arrive  de  suite  trois  fois,  est-il  e'galement 
probable  que  croix  ou  pile  arriveront  au  quatrième  coup  ?  Il 
est  certain  que  si  on  admet  les  réflexions  précédentes  ,  on  doit 
parier  pour  croix  ,  et  c'est  en  effet  ainsi  que  bien  des  joueurs  en 
usent.  La  difficulté  est  de  savoir  combien  il  y  a  à  parier  que 
croix  arrivera  plutôt  que  pile  ^  et  c'est  sur  quoi  le  calcul  n'a  pas 
de  prise  suffisante. 

Ce  qu'on  vient  de  dire  est  fondé  sur  la  supposition  que  pile 
ne  soit  pas  arrivé  de  suite  un  très-grand  nombre  de  fois  :  car  il 
serait  plus  probable  que  c'est  l'effet  de  quelque  cause  particulière 
dans  la  construction  de  la  pièce  ,  et  pour.lors  il  y  aurait  de  l'a- 
vantage à  parier  que /7z7e  arriverait  encore.  Quoi  qu'il  en  soit , 
j'imagine  qu'il  n'y  a  point  de  joueur  sage  qui  ne  doive  dans  ce 
cas  être  embarrassé  pour  savoir  s'il  pariera  croix  on  pile ,  tandis 
qu*au  commencement  du  jeu ,  il  dira  ,  sans  hésiter  ,  croix  ou.  pile 
indifféremment. 

Je  demande  donc  en  conséquence  : 

1".  Si  parmi  les  différentes  combinaisons  qu'un  jeu  peut  ad- 
mettre ,  on  ne  doit  pas  exclure  celles  oii  le  même  effet  arriverait 
un  grand  nombre  de  fois  de  suite  ,  au  moins  lorsqu'on  voudra 
appliquer  le  calcul  à  la  nature  ? 

2°.  Supposons  qu'on  doive  exclure  les  combinaisons  oli  le  même 
effet  arrivera  ,  par  exemple  ,  20  fois  de  suite  ;  sur  quel  pied 
envisagera-t-on  les  combinaisons  oii  le  même  effet  arrivera  19 
fois  ,  18  fois  de  suite  ,  etc.  ?  Il  me  paraît  peu  conséquent  de  les 
regarder  comme  aussi  possibles  que  celles  où  les  effets  seraient 
mêlés.  Car  s'il  est  aussi  possible  ,  par  exemple  ,  que  croix  arrive 
ig  fois  de  suite,  qu'il  l'est  que  pile  arrive  au  premier  couj)  , 
croix  ensuite  ,  ensuite  pile  deux  fois  si  l'on  veut  ,  et  ainsi  du 
reste  ,  en  mêlant  ci^oix  et  pile  ensemble  sans  les  faire  arriver 
long-temps  de  suite  l'un  ou  l'autre  ;  je  demande  pourquoi  ou 
exclurait  absolument,  comme  ne  devant  jamais  arriver  dans  la 
nature  ,  le  cas  où  croix  viendrait  vingt  fois  de  suite  ?  Comment 
se  pourrait-il  que  pile  pût  arriver  19  fois  de  suite  ,  aussi  bien 
que  tout  autre  coup ,  et  que  pile  ne  put  arriver  20  fois  de 
suite? 

Pour  moi ,  je  ne  vois  à  cela  qu'une  réponse  raisonnable  :  c'est 
que  la  probabilité  d'une  combinaison  oii  le  même  effet  est  sup- 
posé arriver  plusieurs  fois  de  suite  ,  est  d'autant  plus  petite  , 
toutes  choses  d'ailleurs  égales  ,  que  ce  nombre  de  fois  est  plus 
grand  ,  en  sorte  que  quand  il  est  très-grand ,  la  probabilité  est 
absolument  nulle  ou  comme  nulle  ,  et  que  quand  il  est  assez 
petit ,  la  probabilité  n'est  que  peu  ou  point  diminuée  par  cette 
considération. 


458  SUR   LE  CALCUL 

D'assigner  la  loi  de  cette  diminution  ,  c'est  ce  que  ni  moi  , 
ni  |3ersonne  ,  je  crois  ,  ne  peut  faire  :  mais  je  pense  en  avoir 
assez  dit  pour  convaincre  mes  lecteurs  que  les  principes  du 
calcul  des  probabilités  pourraient  bien  avoir  besoin  de  quelques 
restrictions  lorsqu'on  voudra  les  enVisdi^eY  jjhjsiquement. 

Pour  fortifier  les  réflexions  précédentes  ,  qu'on  n/e  permette 
d'j  ajouter  celles-ci. 

Je  suppose  que  mille  caractères  qu'on  trouverait  arrangés  sur 
ime  table  ,  formassent  un  discours  et  un  sens  ;  je  demande  quel 
est  l'homme  qui  ne  pariera  pas  tout  au  monde  que  cet  arran- 
gement n'est  pas  l'effet  du  hasard  ?  Cependant  il  est  de  la  der- 
nière évidence  que  cet  arrangement  de  mots  qui  donnent  un 
sens  ,  est  tout  aussi  possible  ,  mathématiquement  parlant  ^  qu'un 
autre  arrangement  de  caractères  ,  qui  ne  formerait  point  de 
sens.  Pourquoi  le  premier  nous  paraît-il  avoir  incontestablement 
une  cause  ,  et  non  pas  le  second  ?  si  ce  n'est  jDarce  que  nous  sup- 
posons tacitement  qu'il  n'y  a  ni  ordre  ,  ni  régularité  dans  les 
choses  où  le  hasard  seul  préside  ;  ou  du  moins  que  quand  nous 
apercevons  dans  quelque  chose  de  l'ordre  ,  de  la  régularité  ,  une 
sorte  de  dessein  et  de  projet  ,  il  y  a  beaucoup  plus  à  parier  que 
cette  chose  n'est  pas  l'effet  du  hasard  ,  que  si  on  n'y  apercevait 
ni  dessein  ni  régularité. 

Pour  développer  mon  idée  avec  encore  plus  de  netteté  et  de 
précision  ,  je  suppose  qu'on  trouve  sur  une  table  des  caractères 
d'imprimerie  arrangés  en  cette  sorte  : 

Constantinopolitanensibus, 
Oï/aabceiiilnnnnnooopssstttu, 
oz/nbsaeptolnoiauostnisnictn, 

ces  trois  arrangeraens  contiennent  absolument  les  mêmes  lettres: 
dans  le  premier  arrangement  elles  forment  un  mot  connu;  dans 
le  second  elles  ne  formient  point  de  mot,  mais  les  lettres  y  sont  dis- 
posées suivant  leur  ordre  alphabétique,  et  la  même  lettre  s'y  trouve 
autant  de  fois  de  suite  qu'elle  se  trouve  de  fois  dans  les  vingt- 
cinq  caractères  qui  forment  le  mot  Constantinopolitanensibus; 
enfin  ,  dans  le  troisième  arrangement ,  les  caractères  sont  pêle- 
mêle  ,  sans  ordre  ,  et  au  hasard.  Or  il  est  d'abord  certain  que  , 
mathématiquement  parlant ,  ces  trois  arrangeraens  sont  égale- 
ïnent  possibles.  Il  ne  l'est  pas  moins  que  tout  homme  sensé  qui 
jettera  un  coup  d'œil  sur  la  table  oii  ces  trois  arrangeraens  sont 
supposés  se  trouver ,  ne  doutera  pas  ,  ou  du  moins  pariera  tout 
au  monde  que  le  premier  n'est  pas  l'effet  du  hasard ,  et  qu'il  ne 
sera  guère  moins  porté  à  parier  que  le  second  arrangement  ne 
l'est  pas  non  plus.  Donc  cet  homme  sensé  ne  regarde  pas  en 


DES   PP.OBABILITES.  4^9 

quelque  manière  les  trois  arrangemens  comme  également  pos- 
sibles, 7j/y^5^z^z/e772e72fy?rtr/««f,  quoique  la  possibilité  mathéma^ 
tique  soit  égale  et  la  même  pour  tous  les  trois. 

On  est  étonné  que  la  lune  tourne  autour  de  son  axe  dans  un 
temps  précisément  égal  à  celui  qu'elle  met  à  tourner  autour  de 
la  terre,  et  on  cherche  quelle  en  est  la  cause  ?  Si  le  rapport  des 
deux  temps  était  celui  de  deux  nombres  pris  au  hasard  ,  par 
exemple  de  21  à  33,  on  ne  serait  plus  surpris,  et  on  n'y  cher- 
cherait pas  de  cause  ;  cependant  le  rapport  d'égalité  est  évidem- 
ment aussi  230ssib]e  ,  mathématiquement  parlant,  que  celui  de 
21  à  33;  pourquoi  donc  chercher  une  cause  au  premier  et  non 
pas  au  second  ? 

Un  grand  géomètre,  Daniel  Bernoulli ,  nous  a  donné  un  savant 
mémoire  où  il  cherche  par  quelle  raison  les  orbites  des  planètes 
sont  renfermées  dans  une  très-petite  zone  parallèle  à  Vécliptique^ 
et  qui  n'est  que  la  dix-septième  partie  de  la  sphère;  il  calcule 
combien  il  y  a  à  parier  que  les  cinq  planètes,  Saturne,  Jupiter, 
Mars,  Vénus  et  Mercure  y  jetées  au  hasard  autour  du  soleil, 
s'écarteraient  si  peu  du  plan  oii  tourne  la  sixième  planète  ,  qui 
est  la  Terre;  il  trouve  qu'il  y  a  à  parier  plus  de  1 400000  contre 
un  que  la  chose  n'arriverait  pas  ainsi  :  d'oii  il  conclut  que  cet 
effet  n'est  point  dû  au  hasard ,  et  en  conséquence  il  en  cherche 
et  en  détermine  bien  ou  mal  la  cause.  Or  je  dis  que,  mathéma- 
tiquement parlant ,  il  était  également  possible,  ou  que  les  cinq 
planètes  s'écartassent  aussi  peu  qu'elles  le  font  du  plan  de  l'é- 
cliptique,  ou  qu'elles  prissent  tout  autre  arrangement,  qui  les 
aurait  beaucoup  plus  écartées,  et  dispersées  comme  les  comètes 
sous  tous  les  angles  possibles  aveè  l'écliptique  ;  cependant  per- 
sonne ne  s'avise  de  demander  pourquoi  les  comètes  n'ont  pas 
de   limites  dans  leur  inclinaison  ,  et  on  demande  pourquoi  les 
planètes  en  ont?  Quelle  peut   en  être  la  raison  ?  sinon  encore 
une    fois  parce   qu'on   regarde   comme  très-vraisemblable,  et 
presque  comme  évident  qu'une  combinaison  oii  il  paraît  de  la 
régularité  et  une  espèce  de  dessein,  n'est  pas  l'effet  du  hasard  , 
quoique  ,  mathématiquement  parlant ,  elle  soit  aussi  possible  que 
toute  autre  combinaison  où  l'on  ne  verrait  aucun  ordre  ni  aucune 
singularité,  et  à  laquelle,  par  cette  raison,  on  ne  penserait  pas 
à  cherther  une  cause. 

Si  on  jetait  cinq  fois  de  suite  un  dé  à  dix-sept  faces ,  et  que 
toutes  ces  cinq  fois  il  arrivât  sonnez,  Bernoulli  pourrait  prouver 
qu'il  y  avait  précisément  le  même  pari  à  faire  que  dans  le  cas 
des  planètes,  (\v\e  sonnez  n'iarriverait  pas  ainsi.  Or,  je  lui  de- 
mande s'il  chercherait  une  cause  à  cet  événement,  ou  s'il  n'en 
chercherait  pas?  S'il  n'en  cherche  point,  et  qu'il  le  regarde 


46o  SUR  LE   CALCUL 

comme  un  efTet  du  hasard  ,  pourquoi  cherche-t-îl  une  cause  à 
l'arrangement  des  planètes,  qui  est  précisément  dans  le  meuae 
cas  ?  Et  s'il  cherche  une  cause  à  ce  coup  de  dé  ,  comme  il  le 
doit  faire  pour  être  conséquent,  pourquoi  ne  chercherait-il  pas 
une  cause  à  toute  autre  combinaison  particulière ,  où  le  dé  à 
dix-sept  faces ,  jeté  cinq  fois  de  suite  ,  produirait  des  nombres 
différens,  sans  ordre  et  sans  suite,  par  exemple  3  au  premier 
coup  ,  7  au  second,  i  au  troisième,  etc.  ?  Cependant  il  y  aurait 
autant  à  parier  que  cette  combinaison  n'arriverait  jias,  qu'il  y 
aurait  à  parier  que  sonnez  n'arriverait  pas  cinq  fois  de  suite 
dans  un  dé  à  dix-sept  faces.  Donc  Bernoulli  regarderait  tacite- 
ment cette  dernière  combinaison  de  sonnez  cinq  fois  de  suite  , 
comme  étant  moins  possible  que  l'autre.  Il  supposerait  donc 
qu'il  n'est  pas  dans  la  nature  que  le  même  effet  arrive  dix-sept 
fois  de  suite,  surtout  lorsque  la  combinaison  totale  des  effets 
montre  que  le  nombre  des  cas  possibles  est  égal  à  17  multiplié 
quatre  fois  de  suite  par  lui-même  ? 

Allons  plus  loin  ,  toujours  d'après  les  calculs  de  Bernoulli. 
Si  les  planètes  étaient  toutes  dans  le  même  plan  ,  et  qu'on  ap- 
pliquât à  ce  cas-là  les  raisonnemens  de  l'auteur  ,  on  trouverait 
qu'il  y  a  l'infini  à  parier  contre  un,  que  cet  arrangement  ne 
devrait  pas  arriver  ,  et  on  conclurait  avec  lui  qu'il  y  a  l'infini  à 
parier  que  cet  arrangement  est  produit  par  une  cause  particu- 
lière et  non  fortuite  ;  c'est-à-dire  ,  qu'il  est  impossible  que  cet 
arrangement  soit  l'effet  du  hasard  ;  car  parier  Vinfini  qu'une 
chose  n'est  pas  ,  c'est  assurer  quelle  est  impossible.  Cependant 
tout  autre  arrangement  particulier  et  arbitraire  qu'on  voudra 
imaghier  (  par  exemple  Mercure  à  20  degrés  d'inclinaison ,  /^e— 
nus  à  i5  ,  Mars  à  62  ,  Jupiter  h.  4o,  Saturne  à  83  )  est  unique  , 
comme  celui  de  l'arrangement  des  planètes  dans  le  même 
plan  ;  il  y  a  de  même  l'infini  contre  un  à  parier  que  ce  cas  n'arri- 
vera pas;  pourquoi  donc  Bernoulli  cherche-t-il  une  cause  dans 
le  premier  cas  ,  lorsqu'il  n'en  chercherait  point  dans-  le  second  , 
si  ce  n'est  par  la  raison  que  nous  avons  dite? 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier  ,  c'est  que  ce  grand  géomètre  dont 
je  parle,  a  trouvé  ridicules ,  du  moins  à  ce  qu'on  m'assure  ,  mes 
raisonnemens  sur  le  calcul  des  probabilités.  Pour  toute  réponse, 
je  le  prie  seulement  de  s'accorder  avec  Un-même,  et  de  nous  faire 
entendre  bien  clairement  pourquoi  il  ne  chercherait  pas  une 
cause  à  certaines  combinaisons,  tandis  qu'il  en  cherche  à  d'autres, 
qui,  malhématicpiement  parlant ,  sont  également  possibles? 

J'ajouterai  encore  une  réflexion  qui  me  paraît  à  l'avantage 
de  la  thèse  que  je  soutiens  :  c'est  qu'il  était  peut-être  plus 
possible  ^  physiquement  parlant ,  qi^e  les  planètes  se  trouvassent 


DES  PROBABILITÉS.  ^         4^i 

toutes  dans  un  même  plan  ,  qu'il  ne  l'est  qu'un  même  effet  ar- 
rive cent  fois  de  suite  ;  parce  qu'il  est  peut-être  plus  possible 
qu'un  seul  jet  ,  une  seule  impulsion  produise  à  la  fois  sur  dif- 
férens  corps  un  effet  qui  soit  le  même,  qu'il  ne  l'est  qu'un  corps, 
lancé  successivement  au  hasard  cent  fois  de  suite ,  prenne  en 
l'ctorabanl  la  même  situation  :  ainsi  le  raisonnement  que  Ber- 
noulli  tire  de  ses  calculs  pourrait  être  faux  ,  que  peut-être  le 
KÔtre  serait  encore  juste.  Ceci  pourrait  me  conduire  à  d'autres 
réfiexit)ns  sur  certains  cas  qu'on  regarde  comme  semblables 
dans  h  calcul  des  probabilités  ,  et  qui ,  phj^sique?nent  parlant  , 
pourrait  bien  ne  l'être  pas  ;  mais  je  terminerai  ici  ces  doutes  , 
en  avertissant  que  si  je  suis  bien  éloigné  de  les  donner  pour  des 
démonstrations  ,  je  ne  cesserai  pas  non  "plus  de  l«s  croire  fondés, 
tant  qu'on  n'y  opposera  que  des  considérations pz/reme/zf  mathc- 
jnatiqiws  ,  ou  des  réponses  que  je  savais  avant  qu'on  me  les 
eût  faites  ;  en  un  mot ,  tant  qu'on  ne  résoudra  pas  d'une  ma- 
nière nette  et  précise  la  question  que  j'ai  proposée  sur  le  jeu  de 
croix  et  pile  ,  et  qu'on  se  croira  en  droit  de  chercher  une  cause 
aux  effets  symétriques  et  réguliers. 

Peut-être  me  dira-t-on  ,  pour  dernière  ressource  ,  que  si  on 
cherche  une  cause  aux  effets  symétriques  et  réguliers,  ce  n'est  pas 
i^' absolument  parlant,  ils  ne  puissent  pas  être  l'effet  du  hasard, 
mais  seulement  parce  que  cela  n'est  pas  vraisemblable.  Voilà 
tout  ce  que  je  veux  qu'on  m'accorde.  J'en  conclurai  d'abord  que 
si  les  effets  réguliers  dus  au  hasard  ne  sont  pas  absolument  impos- 
sibles , pli/ysiquement  parlant ,  ils  sont  du  moins  beaucoup  plus 
vraisemblablement  l'effet  d'une  cause  intelligente  et  régulière  , 
que  les  effets  non  symétriques  et  irréguliers  ;  j'en  conclurai,  en 
second  lieu  ,  que  s'il  n'y  a"-à  la  rigueur  ,  et  m.cme phj-siqiiemcnt 
parlant,  aucune  combinaison  qui  ne  soit  possible ,  la  possibilité 
physique  de  toutes  ces  combinaisons  ,  tant  qu'on  les  supposera 
le  pur  effet  du  hasard,  ne  sera  pas  égale,  quoique  leur  possi- 
bilité mathématique  soit  absolument  la  même.  Cela  suffira  pour 
répondre  à  toutes  les  difficultés  proposées  ci-dessus,  et  entre  autres 
pour  résoudre  la  question  proposée  sur  le  jeu  de  croix  et  pile. 
Car  dès  qu'on  supposera  que  toutes ;Ces  combinaisons  ne  sont  pas 
également  possibles  ,  sans  même  en  regarder  aucune  comme 
rigoureusement  impossible  dans  la  nature  ,  on  trouvera  que 
Paul  peut  n'être  pas  obligé  de  donner  à  Pierre  une  somme  in- 
finie. C'est  ce  qu'il  serait  très-aisé  de  prouver  mathématiquement; 
c'est  même  de  quoi  un  calculateur  médiocre  pourra  facilement 
s'assurer.  Mais  ce  calcul  serait  difficile  à  faire  entendre  au  com- 
mun de  nos  lecteurs.  Je  le  supprimerai  donc  comme  ne  pouvant 
souffrir  aucune  objection  ,  et  j'attendrai  que  des  géomètres ,  qui 
I.  3o 


'    4^2  ,       §UR  LE  CALCUL  DES  PROBABILITÉS. 

mentent  que  je  les  lise  ou  que  je  leur  réponde,  combattent  ou 
appuient  les  nouvelles  vues  que  je  propose  sur  le  calcul  des  pro- 
babilités. ^ 

P.S.  En  finissant  cet  écrite  je  tombe  par  hasard  sur  l'article 
Fatalité  dn  dictionnaire  Encyclopédique,  article  qu'on  recon- 
naîtra aisément  pour  l'ouvrage  d'un  homme  d'esprit  et  d'un 
philosophe  ;  et  voici  ce  que  j'y  trouve ,  à  propos  du  prétendu 
bonheur  ou  malheur  dans  le  jeu.  «  Ou  il  faut  avoir  égard  aux 
»  coups  passés  pour  estimer  le  coup  prochain ,  ou  il  faut  consi- 
»  dérer  le  coup  prochain ,  indépendamment  des  coups  déjà 
»  ^oués;  ces  deux  opinions  ont  leurs  partisans.  Dans  le  premier 
»  cas  ,  l'analyse  des  hasards  me  conduit  à  penser  que  si  les 
«  coups  précédens  m'ont  été  favorables  ,  le  coup  prochain 
»  me  sera  contraire;  que  si  j'ai  gagné  tant  de  coups,  il  y  a 
»  tant  à  parier  que  je  perdrai  celui  que  je  vais  jouer,  et  vice 
»  versa.  Je  ne  pourrai  donc  jamais  dire  :  je  suis  en  malheur  , 
î)  et  je  ne  risquerai  pas  ce  coup-là;  car  je  ne  pourrais  le  dire 
V  que  d'après  les  coups  passés  qui  m'ont  été  contraires  ;  mais 
»  ces  coups  passés  doivent  plutôt  me  faire  espérer  que  le  coup 
»  salivant  me  sera  favorable.  Dans  le  second  cas,  c'est-à-dire, 

'f  »  si  on  regarde  le  coup  prochain  comme  tout-à-fait  isolé  des 
«  coups  précédens ,  on  n'a  point  de  raison  d'estimer  que  le  coup 
»  prochain  sera  favorable  plutôt  que  contraire,  ou  contraire 
»  plutôt  que  favorable  ;  ainsi  on  ne  peut  pas  régler  sa  conduite 
»  au  jeu,  d'après  l'opinion  du  destin  ,  du  bonheur,  ou  du  mal- 
,  »  heur.  » 

De  ëe  passage  je  tire  deux  conséquences.  La  première,  que, 
suivant  l'auteur  de  cet  excellent  article  ,  on  peut  se  partager  sur 
la  question,  s'il  est  également  probable  quun  effet  arrive  ou 
n  arrive  pas ,  lorsquil  est  déjà  arrivé  pulsieurs  fois  de  suite.  Or  ' 
il  me  suffit  que  cela  soit  regardé  comme  douteux,  pour  m'au- 
toriser  à  croire  que  l'objet  de  l'écrit  précédent  n'est  pas  aussi 
étrange  que  d'habiles  mathématiciena  l'ont  imaginé.  La  seconde 
conséquence ,  c'est  que  l'analyse  des  hasards ,  telle  que  la  con- 
çoit l'auteur  de  l'article  ,  donne  moins  de  probabilité  aux  com- 
binaisons qui  renferment  la  répétition  successive  du  même  effet , 
(juaux  combinaisons  ou  cet  effet  est  mêlé  avec  d'autres.  Or  cela 
ne  se  peut  dire  que  de  l'analyse  des  hasards  considérée  physi- 
ouement;  car  à  l'envisager  du  seul  côté  mathématique,  toutes 
le»  combinaisons,  comme  nous  l'avons  dit,  sont  égalemeut  pos- 
sibles. Je  crois  donc  pouvoir  regarder  l'auteur  de  l'article  Fata- 
lité comme  partisan  de  l'opinion  que  j'ai  tâché  d'établir;  et  un 
partisan  de  ce  mérite  me  persuade  de  nouveau  que  cette  opinion 
n'est  pas  une  absurdité. 


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RÉFLEXIONS 

^UR  L'INOCULATION. 


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AVERTISSEMENT 


Une  partie  de  l'ouvrage  suivant  a  été  lue  à  l'Académie  royale  des 
sciences  de  Paris  en  1760,  et  imprimée  depuis  en  différens  endroits; 
on  le  redonne  aujourd'hui  entier,  avec  beaucoup  d'additions  qui  en 
font  comme  un  nouvel  ouvrage.  Les  circonstances  ont  paru  favorables 
à  l'auteur  pour  soumettre  ses  réflexions  au  jugement  du  public.  La 
question  sur  Vinoculation  est  plus  débattue  en  France  que  jamais  ; 
elle  est  même  devenue  une  affaire  de  parti,  et  l'objet  d'une  dispute 
presque  aussi  violente  qne  l'ont  été  le  jansénisme  et  les  bovjfons.  Il 
est  vrai,  et  c'est  un  aveu  que  nous  devons  faire  pour  cette  fois  à 
l'honneur  de  la  nation  française,  que  le  nouvel  objet  pour  lequel 
elle  se  passionne  aujourd'hui  est  un  peu  plus  important  que  beau- 
coup d'autres  qui  Font  si  souvent  agitée  :  aussi  les  brochures,  les 
personnalités ,  les  accusations  de  mauvaise  foi  sont-elles  prodiguées 
dans  les  deux  partis;  les  adversaires  de  Vinoculation  appellent  ses 
partisans  meurtriers ,  ceux-ci  traitent  leurs  antagonistes  de  mauvais 
citoyens  ;  peu  s'en  est  fallu  même,  à  ce  qu'on  assure,  que  cette  que- 
relle n'ait  abouti  entre  les  plus  graves  docteurs  à  des  suites  sanglantes, 
qui  auraient  obligé  la  médecine  d'appeler  la  chirurgie  à  sou  secours. 

On  a  tâché  dans  cet  écrit  de  ne  dire  d'injures  à  personne  ;  de  prouver 
que  l'inoculation  a  été  mal  défendue  à  certains  égards,  et  plus  mal 
attaquée  à  beaucoup  d'autres  5  que  si  cette  opération  est  avantageuse, 
c'est  par  des  raisons  que  ses  partisans  n'ont  peut-être  pas  fait  assez 
valoir,  et  non  par  celles  sur  lesquelles  ils  paraissent  avoir  appuyé 
le  plus. 

L'auteur,  dans  le  quatrième  volume  de  ses  Opuscules  mathéma- 
tiques^ propose  à  l'examen  des  savans  plusieurs  autres  considérations 
analytiques  sur  les  calculs  relatifs  à  l'inoculation;  il  se  borne  ici  aux 
raisonnemens  qu'il  a  cru  pouvoir  mettre  à  la  portée  de  tout  le  monde, 
parce  que,  dans  une  matière  si  intéressante  pour  tous  les  citoyens  , 
il  désire  de  les  avoir  tous  pour  lecteurs  et  pour  juges  ;  il  le  souhaite 
d'autant  plus  qu'il  ne  peut  se  flatter  d'obtenir  grâce  devant  ceux 
qui  ont  porté  le  zèle  à  l'excès  pour  ou  contre  l'inoculation  :  peut-être 
sera-ce  une  marque  qu'il  a  attrapé  ce  juste  milieu  oii  la  vérité  se  trouve 
souvent  dans  les  contestations  qui  partagent  des  hommes  éclairés  ; 
c'est  là  que  le  public  impartial  revient  enfin  pour  l'ordinaire,  après 
de  longues  et  violentes  secousses. 

De  très-grands  géomètres  ont  paru  porter  un  jugement  favorable 
sur  la  manière  dont  l'auteur  de  cet  écrit  a  discuté  la  question;  d'autres, 
intéressés  peut-être  a  n'en  pas  juger  de  même,  pourront  trouver  ses 
raisons  peu  concluantes,  soit  contre  les  partisans,  soit  contre  les  ad- 
versaires de  la  petite  vérole  artificielle.  Si  elles  sont  attaquées  par  de^ 
écrivains  dont  l'autorité  en  mathématique  soit  de  quelque  poids,  ce 


4ai  AVERTISSEMENT. 

qui  suppose  des  objectiçns  au  moins  spécieuses,  il  tâchera  de  leur 
répondre  ou  de  se  corriger;  il  ne  répondra 'point  aux  autres.  Il  ose 
même  ajouter,  tant  il  se  croit  sûr  de  la  bonté  de  sa  cause,  qu'il  n'est 
en  Europe  aucun  mathématicien  d'un  grand  nom  au  jugement  duquel 
il  ne  soit  prêt  à  s'en  rapporter  ;  il  n'en  excepte  qu'un  géomètre  célèbre 
qu'il  a  pris  la  liberté  de  contredire,  et  qui  par  conséquent  ne  peut 
être  ici  juge  et  partie.  Jusqu'à  présent  ce  savant  illustre  n'a  répondu 
aux  objections  de  l'auteur  que  par  des  expressions  désobligeantes  , 
qu'il  n'a  d'ailleurs  accompagnées  d'aucune  raison  bonne  ou  mavi- 
vaisej  procédé  que  des  hommes  de  son  mérite  ne  devraient  pas  se 
permettre,  quand  ils  y  joindraient  les  meilleures  preuves  en  faveur 
de  leur  opinion. 

On  n'a  plus  qu'un  mot  à  ajouter.  Plusieurs  de  nos  lecteurs,  ou  de 
ceux  qui  voudront  l'être,  diront  sans  doute  :  Quoi,  encore  un  écrit 
sur  l'inoculation!  n^en  sommes-nous  pas  déjà  suffisamment  inondés? 
Il  est  un  peu  fâcheux,  sans  doute,  d'écrire  pour  une  nation  qui  ne 
saurait  s'occuper  long-temps  du  même  objet ,  de  quelque  importance 
qu'il  puisse  être.  Mais  si  cet  ouvrage  contient  des  vérités  utiles ,  si 
on  y  a,  comme  on  le  croit,  traité  la  matière  d'après  ses  vrais  prin- 
cipes-il  ne  sera  pas  venu  trop  tard,  et  l'auteur  consentira  volontiers 
à  avoir  moins  de  lecteurs  frivoles,  pourvu  qu'il  lui  soit  permis  de 
compter  sur  ceux  qui  sont  capables  de  réfléchir,  et  qui  ne  se  lassent 
point,  par  air  ou  par  légèreté,  de  voir  approfondir  et  envisager  par 
toutes  ses  faces  un  sujet  intéressant  pour  la  vie  des  hommes. 


'i*. 


RÉFLEXIONS 

SUR  L'INOCTîLATION(i). 


\_/jv  a  tant  imprimé  d'ouvrages  depuis  quelques  années  ,  pour 
et  contre  V inoculation ,  que  l'on  doit  être  aujourd'hui  plus  que 
suffisamment  instruit  sur  ce  sujet  ,  et  par  conséquent  fatigué 
d'avance  de  tout  ce  qu'on  pourrait  ajouter  encore  pour  éclaircir 
ou  pour  embrouiller  la  question.  J'ai  donc  tout  lieu  de  craindre 
que  cet  écrit  n'ennuie  déjà  mes  lecteurs  par  son  seul  titre;  je 
tacherai  seulement  de  les  ennuyer  le  moins  qu'il  me  sera  pos- 
sible; et  pour  leur  tenir  parole,  j'entre  prômptement  en  ma- 
tière. 

Je  me  propose  ici  trois  objets;  i°.  j'examinerai  successivement 
les  différentes  manières  dont  on  a  calculé  jusqu'ici  les  avantages 
de  V inoculation ,  et  j'essaierai  de  prouver  que  dans  ces  divers 
calculs,  on  n'ai  .point  ,  ce  me  semble,  envisagé  la  question  sous 
son  véritable  point  de  vue. 

2°.  Je  montrerai  même  que  les  avantages  de  cette  opération  , 
sous  quelque  aspect  qu'on  veuille  les  présenter  ,  sont  très-diffi- 
ciles à  apprécier  d'une  manière  satisfaisante,  si  Von  confient  que 
cette  opération  peut  causer  la  mort, 

3°.  Je  tâcherai  de  faire  voir  ensuite  que  Vinoculation  peut  être 
soutenue  par  d'autres  raisons ,  qui  non-seulement  doivent  em- 
pêcher de  la  proscrire  ,  mais  qui  paraissent  même  propres  à 
l'autoriser. 

(i)  Ces  reflexions  pourraient  bien  ne  pas  contenter  tout  le  monde.  Les  con- 
sidcralions  d'après  lesquelles  je  crois  qu'on  peut  se  de'teiniiner  en  leur  faveur 
ne  paraîtront  peut-être  pas  concluantes  à  plusieurs  même  do  ses  partisans  :  je 
suis  d'autant  plus  porte  à  le  croire,  qu'ils  ne  feront  en  cela  qu'user  de  repré- 
sailles; car  je  n'ai  point  dissimule  ,  et  j'ai  tâche  même  de  ftiire  voir  demonstra- 
tivement  l'insufiisance  des  principales  raisons  dont  la  plupart  des  inoculateurs 
ou  inoculistes  se  sont  appuyés  jusqu'ici.  Je  n'en  dirai  pas  davantage  sur  ce 
sujet  :  si  Tinoculalion,  comme  je  le  crois,  est  véritablement  utile  ,  il  importe 
à  ses  progrès  que  sa  cause  ne  soit  i^as  mal  défendue;  c'est  au  public  à  juger  si 
j'ai  e'tc  plus  heureux  que  les  autres. 


4^  RÉFLEXIONS 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Examen  des  calculs  par  lesquels  on  a  prouve  jusqu'ici  les 
avantagées  de  Y  inoculation^  dans  ITiypothèse  que  cette 
opération  puisse  faire  perdre  la  vie. 

§  I.   Calcul  des  partisans  de  /'inoculation  ;  objection  contre  ce 
calcul  y  et  examen  de  cette  objection. 

On  n'inocule  guère  avant  l'âge  de  quatre  ans  ;  depuis  cet  âge 
jusqu'au  terme  ordinaire  de  la  vie  ,  la  petite  vérole  naturelle 
détruit,  selon  les  inocuîateurs ,  entre  la  septième  et  la  huitième 
partie  du  genre  humain  :  au  contraire  ,  selon  eux  ,  l'inoculation 
enlève  à  peine  une  victime  sur  3oo.  Je  ne  prétends  point  leur 
contester  ces  faits  ,  et  Je  ne  m'arrête  qu'à  la  conséquence  qu'ils 
en  tirent  :  donc^  disent-ils  ,  le  risque  de  mourir  de  la  petite  vé" 
rôle  naturelle  est  à  celui  de  mourir  de  la  petite  vérole  inoculée  , 
environ  comme  3oo  à  7  | ,  c'est-à-dire  quarante  fois  plus  grand. 

Cette  conséquence  ,  ainsi  présentée ,  peut  être  attaquée  avec 
justice  par  les  adversaires  de  l'inoculation.  «  Car  en  supposant , 
»  diront-ils  ,  que  le  nombre  de  ceux  qui  périssent  de  la  petite 
»  vérole  soit  quarante  fois  aussi  grand  que  le  nombre  de  ceux 
»  qui  meurent  de  l'inoculation ,  s'ensuit-il  que  les  deux  risques 
>»  soient  entre  eux  dans  le  même  rapport?  La  nature  de  l'un 
>»  et  de  l'autre  est  bien  différente  ;  quelque  petit  qu'on  veuille 
»  supposer  le  risque  de  mourir  de  l'inoculation ,  celui  qui  se 
»  fait  inoculer  se  soumet  à  courir  ce  risque  dans  le  court  espace 
»  de  quinze  jours,  dans  celui  d'un  mois  tout  au  plus  :  au  con- 
>♦  traire  ,  le  risque  de  mourir  de  la  petite  vérole  naturelle  se  ré- 
»  pand  sur  tout  le  temps  de  la  vie  ,  et  en  devient  d'autant  plus 
«  petit  pour  chaque  année  et  pour  chaque  mois.  Si  l'on  veut 
»  faire  un.  parallèle  exact  des  deux  risques ,  il  faut  que  les 
»  temps  soient  égaux  ;  il  faut  comparer  le  risque  de  mourir  de 
»  l'inoculation",  non  pas  vaguement  et  en  général  ,  au  risque  de 
»  mourir  de  la  petite  vérole  naturelle  dans  tout  le  cours  de  la 
»  vie ,  mais  au  danger  qu'on  court  de  mourir  de  cette  maladie 
»  pendant  le  même  temps  où  l'on  s'expose  à  mourir  de  l'inocu- 
»  lation,  c'est-à-dire  dans  l'espace  de  quinze  jours  ou  d'un 
»  mois.  » 

Il  faut  avouer  que  si  on  admettait  cette  manière  de  comparer 
les  deux  risques  ,  elle  donnerait  beaucoup  d'avantage  aux  ad- 
versaires de  l'inoculation.  ««  En  effet  ,  diront-ils  encore,  suppo- 
»  SQUS  ,  ce  qu'il  est  très-naturel  de  croire ,  que  la  petite  vérole 


SUR  L'INOCULATION.  46g 

»  naturelle  emporte  par  mois ,  année  commune  ,  moins  que  la 
»  trois-centième  jjartie  de  ceux  qui  ne  l'ont  pas  encore  eue  (i)  ; 
»  en  ce  cas,  le  nombre  des  victimes  que  la  petite  vérole  natu- 
».  relie  fait  périr  en  un  mois ,  sera  moindre  que  le  nombre  de 
»  celles  qui  seraient  sacrifiées  à  l'inoculation  ;  on  court  donc 
»  vraisemblablement  beaucoup  moins  de  risque  de  mourir  en  un 
»  mois  de  la  petite  vérole  naturelle  qu'on  attend  ,  que  de  la 
>»  petite  vérole  qu'on  se  donne  :  or  ne  peut-on  pas  faire  à  cha- 
»  que  mois  un  raisonnement  semblable  ?  Donc  dans  tout  le  cours 
»  de  la  vie  on  ne  pourra  parvenir  à  aucun  mois  oii  l'inocula- 
»  tion  soit  réellement  moins  à  craindre  que  la  petite  vérole  na- 
»  turelle  ;  par  conséquent  on  sera  toujours  plus  sage  d'attendre 
»  la  petite  vérole  que  de  5e  la  donner.  » 

Cet  argument ,  qui  n'a  point  encore  été  proposé ,  que  je  sache  , 
d'une  manière  aussi  frappante  ,  a  quelque  chose  de  spécieux. 
Cependant  si  le  calcul  des  inoculateurs  est  défectueux  en  ce  qu'on 
y  compare  deux  risques  dont  la  durée  est  différente  ,  celui  des 
adversaires  de  l'inoculation  pèche  aussi  par  le  même  côté ,  quoi- 
qu'à  la  vérité  envisagé  sous  une  autre  face.  Celui  qui  se  fait  ino- 
culer, court,  si  l'on  veut ,  plus  de  risque  de  mourir  de  la  petite 
vérole  dans  le  mois ,  que  s'il  attendait  cette  maladie  ;  mais  le 
mois  étant  passé ,  le  risque  une  fois  couru  s'éteint ,  et  l'inoculé 
en  est  délivré,  du  moins  si  l'on  en  croit  les  partisans  de  l'inocu- 
lation; celui  au  contraire  qui  attend  la  petite  vérole,  court, 
si  l'on  veut,  pour  chaque  mois  un  moindre  risque  que  l'inoculé  ; 
mais  le  mois  fini ,  le  risque  se  renouvelle  ,  et  peut  même  de- 
venir de  jour  en  jour  plus  grand  ,  au  moins  jusqu'à  un  certain 
âge. 

§  II.  Difficulté  de  calculer  d'une  manière  précise  le  danger  de 
succomber  à  la  petite  vérole  naturelle ,  et  de  comparer  ce 
danger  aux  avantages  de  V inoculation. 

Pour  savoir  donc  ce  qu'on  gagne  et  ce' qu'on  risque  à  se  faire 
inoculer,  il  ne'sufFit  pas  d'avoir  égard  au  danger  que  l'on  court 
en  un  mois  de  mourir  de  la  petite  vérole  naturelle  ,  il  faut  ajou- 
ter à  ce  danger  celui  que  l'on  court  de  mourir  de  la  même  maladie 
dans  les  mois  suivans  ,  jusqu'à  la  fin  de  la  vie. 

C'est  ici  que  la  difficulté  du  calcul  commence  à  se  faire  sentir. 
Non-seulement  on  n'a  point  encore  d'observations  suffisantes  pour 
constater  au  juste ,  ni  même  à  peu  près  ,  quel  est  le  risque  qu'on 

(i)  Suivant  les  hypothèses  de  Daniel  Beinoulli ,  dont  nous  parlerons  plus 
loin,  la  petite  vérole  naturelle  emporte  par  an  -^  de  ceux  qui  ne  Font  pas 
encore  eue  j  ce  qui  ne  fait  par  mois  que  y|-g-,  c'est-à-dire  beaucoup  moins 
que  -y—. 


4:0  RÉFLEXIONS  ^ 

court  à  chaque  âge  de  mourir  de  la  pelite  vérole  naturelle  dans 
le  courant  d'un  mois;  mais  quand  on  pourrait  apprécier  exac- 
tement ce  danger  pour  chaque  mois  pris  séparément ,  com- 
ment apprécier  ensuite  le  risque  total ,  résultant  de  la  somme 
de  ces  risques  particuliers  ?  Car  il  faut  bien  remarquer  que 
ces  risques  s'affaiblissent  en  s'éloignant  ,  non -seulement  par 
la  distance  vague  oii  on  les  voit,  distance  qui  tout  à  la  fois  les 
rend  incertains  et  en  adoucit  la  vue  ,  mais  par  l'espace  de  temps 
qui  doit  les  précéder  ,  et  durant  lequel  on  doit  jouir  de  l'avan- 
tage de  vivre.  Il  faudrait  pouvoir  déterminer  suivant  quel  rap- 
port un  risque  de  cette  espèce  diminue,  quand  on  l'envisage 
dans  le  lointain,  et  fuyant,  pour  ainsi  dire,  devant  nous  ;  il 
faudrait  avoir  égard  à  mille  autres  considérations  particulières 
qui  peuvent  rendre  ce  risque  plus  ou  moins  effrayant ,  et  par 
conséquent  mettre  plus  ou  moins  dans  la  nécessité  d'avoir  recours 
à  l'inoculation.  En  un  mot ,  il  suffit ,  ce  me  semble  ,  de  penser 
à  toutes  les  conditions  dont  cette  question  est  compliquée,  pour 
désespérer  de  la  bien  résoudre:  peut-être  ne  sera-t-il  pas  inutile 
d'entrer  sur  cela  dans  un  plus  grand  détail. 

§  III.   Ou  Von  développe  la  difficulté  du  calcul  dans  ses  prin- 
cipaux points. 

Des  mathématiciens  novices  ne  seront  peut-être  pas  aussi 
frappés  qu'ils  le  devraient  être  de  la  difficulté  de  ce  problème  ; 
ils  croiront  pouvoir  évaluer,  au  moins  à  peu  près ,  la  somme  des 
risques  dont  il  s'agit ,  par  des  calculs  fondés  sur  des  suppositions 
vagues  et  purement  gratuites.  Sans  entreprendre  de  réfuter  des 
raisonnemens  de  cette  espèce,  nous  tâcherons  d'exjDoser  avec  la 
précision  convenable  le  véritable  état  de  la  question  (i). 

Nous  supposerons  qu'on  soit  parvenu  à  l'âge  qu'on  voudra  sans 
avoir  eu  la  petite  vérole  :  pour  fixer  les  idées  ,  nous  prendrons 
l'âge  de  trente  ans  ;  le  raisonnement  sera  le  même  pour  tout 
autre  âge. 

Pour  calculer  le  risque  qu'on  court  à  cet  âge  d'avoir  un  jour 
la  petite  vérole  et  d'en  mourir  ,  il  faut  i"*.  parcourir  tout  le 
temps  qu'on  peut  vivre,  depuis  l'âge  de  trente  ans  jusqu'au  plus 
long  terme  de  la  vie,  c'est-à-dire  jusqu'à  eiwiron  cent  ans,  et 
connaître  le  danger  qu'on  court  d'être  attaqué  de  la  petite  vé- 
role à  chaque  partie  de  ce  temps  ,  supposé  qu'on  y  arrive,  et  de 
succomber  à  cette  maladie.  Sur  cet  article  on  n'a  jusqu'à  pré- 

(i)  Quoique  les  raisonueracns  exposes  dans  ce  paragraphe  paraisseni  faciles 
h  suivre  avec  un  peu  d'aUcntiou,  on  peut  les  passer  si  on  veut,  et  aller  tout 
de  suite  au  §  IV. 


SUR  L'INOCULATION.  4?^ 

sent  que  des  connaissances  très- imparfaites  ,  faute  de  faits  et 
d'observations  suffisantes;  par  exemple,  sur  un  certain  nombre 
de  personnes  de  cinquante  ans  ,  ou  de  tout  autre  âge  ,  qui  n'ont 
pas  encore  eu  la  petite  vérole ,  on  ignore  combien  il  en  mourra 
de  cette  maladie,  année  commune. 

2.°.  En  supposant  cette  dernière  probabilité  connue ,  il  faut , 
suivant  les  règles  adoptées  par  les  mathématiciens ,  la  multiplier 
par  la  probabilité  qu'on  sera  encore  vivant  à  chaque  partie  du 
temps  dont  il  s'agit.  Cette  probabilité  ,  qu'on  sera  vivant  à  tel 
âge  ,  quel  qu'il  soit ,  est  à  peu  près  connue  par  les  meilleures 
tables  de  mortalité  publiées  jusqu'à  présent ,  et  s'évalue  par  une 
fraction  d'autant  plus  petite  que  cet  âge  est  plus  avancé  :  ainsi , 
comme  cette  probabilité  multiplie  celle  d'avoir  la  petite  vérole  à 
cet  âge  ,  et  d'en  mourir,  elle  doit  diminuer  d'autant  plus  cette 
dernière,  que  l'âge  oii  l'on  pourra  avoir  cette  maladie  sera  plus 
avancé  ;  car  une  fraction  multipliée  par  une  autre  fraction  de- 
vient d'autant  plus  petite  ,  que  la  fraction  qui  la  multiplie  est 
moindre. 

3°.  Plus  le  risque  d'avoir  la  petite  vérole  et  d'en  mourir  se 
trouvera  placé  loin  du  moment  actuel  d'où  l'on  commence  à 
compter,  et  qu'on  suppose  ici  l'âge  de  trente  ans  ,  plus  le  désa- 
vantage qui  résulte  de  ce  risque  doit  s'affaiblir,  et  cela  par  une 
considération  très-importante  ;  c'est  qu'on  ne  doit  courir  ce 
risque  qu'après  avoir  vécu  tout  le  temps  qui  précède  ;  plus  ce 
temps  sera  long,  plus  le  désavantage  de  mourir  sera  petit ,  puis- 
qu'on en  sera  d'autant  plus  près  de  la  fin  naturelle  de  sa  carrière. 
Or  de  quelle  manière  et  en  quel  rapport  ce  temps ,  plus  ou 
moins  long,  doit-il  modifier  et  diminuer  le  désavantage  de  mourir 
de  la  petite  vérole  à  l'âge  dont  il  s'agit  ?  C'est  un  problème  que 
je  prends  la.  liberté  de  proposer  aux  plus  habiles  géomètres ,  et 
sur  lequel  je  me  flatte  qu'ils  seront  un  peu  plus  embarrassés  que 
les  mathématiciens  dont  je  parlais  il  n'y  a  qu'un  moment.  Quant 
à  moi,  il  me  paraît  presque  impossible  de  déterminer  ce  rap- 
port, si  ce  n'est  d'une  manière  purement  hypothétique  et' très- 
vague.  Je  vois  seulement , 

1°.  Que  si  le  temps  qui  doit  s'écouler  entre  l'instant  actuel ,  et 
celui  oii  l'on  mourra  de  la  petite  vérole  ,  est  peu  considérable  , 
comme  de  quinze  jours  ou  d'un  mois  ,  il  ne  doit  point  entrer 
sensiblement  en  ligne  de  compte  ,  puisqu'un  risque  de  mort 
q\i'on  doit  courir  dans  quinze  jours  ou  dans  un  mois  ,  est  à  peu 
près  le  même  que  si  on  le  devait  courir  dans  l'instant  ou  dans  la 
journée. 

2,°.  Au  contraire  ,  si  le  temps  est  fort  considérable  ,  le  désa- 
vantage sera  prodigieusement  diminué  ,  et  dans  un  rapport  plus 


472  RÉFLEXIONS 

grand  que  ce  temps  même.  Afin  de  le  prouver  d'une  manière 
sensible,  je  suppose  pour  un  moment  qu'à  loo  ans  le  risque 
d'avoir  la  petite  vérole  et  d'en  mourir,  soit  le  même  qu'il  est  à 
la  moitié  de  l'intervalle  entre  3o  et  loo  ans,  c'est-à-dire  à  65 
ans;  et  je  dis  que  le  désavantage  du  risque  qu'on  court  à  loo  ans 
est  infiniment  moindre  que  la  moitié  du  désavantage  du  risque 
qu'on  courrait  à  65  ,  et  qu'il  sera  même  absolument  nul  ;  par 
la  raison  que  loo  ans  étant  supposés  le  terme  de  la  vie  humaine, 
il  faudra  mourir  à  cet  âge  ,  ou  de  la  petite  vérole ,  ou  d'une 
autre  maladie. 

3°.  La  difficulté  d'apprécier  le  désavantage  de  succomber  à  la 
petite  vérole  dans  un  temps  plus  ou  moins  éloigné ,  devient  plus 
grande  encore  ,  si  on  considère  que  cette  appréciation  sera  et 
devra  être  fort  différente  pour  chaque  particulier  ,  relativement 
à  son  âge  ,  à  sa  situation  ,  à  sa  manière  de  penser  et  de  sentir, 
au  besoin  que  sa  famille ,  ses  amis ,  ses  concitoyens  peuvent 
avoir  de  lui.  Je  suppose ,  par  exemple,  qu'on  annonce  à  quel- 
qu'un que  s'il  ne  se  fait  inoculer,  il  mourra  au  bout  de  20  ans 
de  la  petite  vérole  ;  il  est  certain  que  ces  20  ans  de  vie  dont  il 
est  assuré  ,  pourront  lui  être  ou  lui  paraître  plus  ou  moins  avan- 
tageux relativement  aux  circonstances  oii  il  se  trouvera  placé  ; 
et  qu'il  n'y  aura  peut-être  pas  deux  individus  qui  apprécient 
également  cet  avantage.  Il  pourrait  être  si  grand ,  que  quand  on 
ne  risquerait  que  1  sur  5oo  à  se  faire  inoculer ,  et  qu'on  serait 
assuré  ensuite  de  vivre  4o  a^is  ou  davantage ,  on  ferait  un  mau- 
vais marché  de  prendre  ce  dernier  parti. 

On  voit  par  là  combien  il  est  difficile ,  pour  ne  pas  dire  impos- 
sible ,  d'apprécier  le  désavantage  de  mourir  de  la  petite  vérole 
dans  un  temps  plus  ou  moins  éloigné  du  moment  actuel  d'oii 
l'on  est  supposé  partir. 

Je  pourrais  faire  encore  entrer  dan?  le  calcul  une  autre  con- 
sidération qui  doit  certainement  y  influer  beaucoup  ,  et  qui  me 
paraît  du  moins  aussi  dililcile  à  apprécier  que  les  précédentes.  Plus 
l'âge  auquel  on  sera  supposé  courir  le  risque  de  la  petite  vérole 
sera  considérable ,  plus  le  désavantage  de  mourir  diminue  par 
une  nouvelle  raison  ;  savoir,  que  durant  le  temps  qu'on  peut  en- 
core espérer  de  vivre,  on  sera  plus  sujet  aux  infirmités,  aux 
souffrances  ,  aux  maladies  qu'on  peut  regarder  comme  une  es- 
pèce de  mort  anticipée  ;  ce  qui  doit  rendre  moins  cher  et  moins 
précieux  le  temps  qui  pourrait  encore  rester  à  vivre.  Mais  je 
veux  bien  mettre  cet  objet  essentiel  absolument  à  part,  ainsi  que 
les  considérations  relatives  à  la  situation  des  particuliers  ,  et  qui 
peuvent,  comme  ou  vient  de  le  voir,  augmenter  ou  diminuer 
encore  le  désavantage.  En  faisant  donc  cette  double  abstraction. 


SUR  L^INOCULATION.  4-3 

il  faudra  ,  pour  évaluer  le  risque  total  d'avoir  la  petite  vérole  et 
d'eu  mourir,  prendre  la  somme  d'une  suite  de  fractions,  dont 
chacune  représentera  le  désavantage  de  mourir  de  cette  maladie 
chaque  année ,  à  compter  depuis  3o  ans  ;  chacune  de  ces  frac- 
tions sera  le  produit  de  trois  nombres,  dont  un  seul  est  à  peu 
près  connu  par  les  tables  ,  des  deux  autres  le  premier  l'est  très- 
peu  ,  ou  point  du  tout ,  et  le  second  inappréciable  avec  quelque 
précision.  S'il  est  quelqu'un  à  qui  la  solution  de  ce  problème  soit 
réservée  ,  ce  ne  sera  sûrement  pas  à  ceux  qui  la  croiront  facile. 
On  ne  saurait  donc  espérer  de  comparer  par  ce  moyen  ,  avec 
quelque  exactitude,  les  avantages  de  l'inoculation  au  risque  de 
mourir  un  jour  de  la  petite  vérole  ;  puisque  ce  dernier  risque  ne 
peut  être  évalué  que  d'une  manière  fort  vague  et  fort  incertaine. 

§  IV.  Calcul  de  Daniel  BernouUi pour  déterminer  les  avantages 
de  V inoculation. 

Aussï  un  très-grand  géomètre  ,  Daniel  Bernoulli  ,  qui  nous 
a  donné  sur  l'inoculation  un  savant  mémoire  mathématique  ,  a 
bien  senti  que  la  question  devait  être  envisagée  d'une  autre  ma- 
nière pour  être  susceptible  d'une  solution  plus  satisfaisante  et 
plus  précise.  Voici  le  point  de  vue  sous  lequel  il  l'a  traitée. 

Supposons  mille  personnes  ,  toutes  du  même  âge  ,  et  vivantes 
à  la  fois  ;  ces  personnes  vivront,  les  unes  plus  ,  les  autres  moins, 
et  la  somme  de  leurs  vies  fera  un  certain  nombre  d'années  ;  ce 
nombre  d'années  divisé  en  raille  portions  égales  ,  exprimera  ce 
que  chacun  a  vécu  l'un  portant  l'autre  ;  par  conséquent  ce  même 
nombre  exprimera  aussi  ce  que  chacun  d'eux ,  l'un  portant 
l'autre  ,  peut  espérer  de  vivre  ,  et  c'est  ce  qu'on  appelle  leur  vie 
moyenne.  Or  dans  ce  nombre  de  mille  personnes,  il  y  en  a  qui 
n'ont  point  eu  la  petite  vérole,  il  y  en  a  qui  l'ont  eue  ;  les  premiers 
ayant  une  cause  de  mort  de»  plus  ,  doivent  aussi  à  proportion  vivre 
mioins  que  les  autres,  étant  pris  en  total.  Donc  si  on  prend  séparé- 
ment la  vie  moyenne  de  chacune  de  ces  deux  classes  ,  celle  de  la 
première  sera  moindre  que  celle  de  la  seconde  ;  et  la  vie  moyenne 
du  total  tiendra  un  milieu  entre  ces  deux  vies  moyennes. 

Présentement ,  qu'on  inocule  toutes  celles  de  ces  mille  per- 
sonnes qui  n'ont  point  eu  la  petite  vérole ,  et  supposons  qu'il  en 
périsse  très-peu  par  l'inoculation  ,  et  que  de  plus  l'inoculation 
préserve  de  la  petite  vérole  naturelle  ;  il  est  évident  qu'en  ce 
cas  la  vie  moyenne  des  inoculés  deviendra  plus  grande  que  s'ils 
avaient  attendu  la  petite  vérole  ,  puisque  voilà  une  cause  de 
mort ,  ou  détruite  ,  ou  extrêmement  affaiblie.  Or  cet  excès  de  la 
vie  moyenne  des  inoculés  sur  la  vie  moyenne  de  ceux  qui  atten- 


474  RÉFLEXIONS 

draient  la  petite  vérole ,  exprimera  ,  selon  Bernoulli ,  l'avantage 

que  procure  l'inoculation. 

Pour  calculer  cet  avantage  avec  toute  la  précision  dont  il  est 
susceptible  ,  eu  égard  au  peu  de  faits  que  nous  avons  sur  ce  su- 
jet ,  Bernoulli  parcourt  tous  les  âges  depuis  i  an  jusqu'à  24  ,  et 
détermine  ainsi  j)our  chacun  de  ces  âges  le  gain  qui  résulte  de 
l'inoculation.  Il  suppose  d'abord  que  parmi  tous  ceux  qui  n'ont 
pas  eu  la  petite  vérole  et  qui  sont  du  même  âge  ,  depuis  i  an 
jusqu'à  24 ,  cette  maladie  en  attaque  constamment  un  huitième 
chaque  année  ,  et  qu'il  périt  aussi  un  huitième  de  ceux  qui  en 
sont  attaqués  ;  d'après  cette  hypothèse,  il  détermine  par  uu 
calcul  très-ingénieux  la  vie  moyenne  de  ceux  qui  n'ont  pas  en- 
core eu  la  petite  vérole  naturelle  ;  il  suppose  ensuite  que  l'ino- 
culation enlève  une  victime  sur  200  ,  et  il  en  déduit  la  vie 
moyenne  dans  l'hypothèse  de  l'inoculation  ;  comparant  enfin  les 
résultats  que  les  deux  hypothèses  fournissent ,  il  détermine  pour 
chaque  âge  le  temps  qu'on  peut  espérer  de  vivre  plus ,  en  se  fai- 
sant inoculer,  qu'en  attendant  la  petite  vérole.  Ce  temps  ,  par 
le  calcul  de  Bernoulli  ,  est  d'un  assez  petit  nombre  d'années  ; 
par  exemple  ,  il  trouve  que  la  vie  moyenne  des  personnes  âgées 
de  5  ans  est  environ  4i  ans  et  3  mois;  que  la  vie  moyenne  de 
celles  qui  n'ont  pas  eu  la  petite  vérole  à  cet  âge  est  Sg  ans  4  niois  ; 
qu'elle  est  de  43  ans  10  mois  pour  celles  qui  ont  eu  cette  ma- 
ladie ,  et  de  43  ans  9  mois  pour  celles  qui  se  font  inoculer  à  ce 
même  âge.  Ainsi  l'avantage  que  procure,  selon  Bernoulli,  l'ino- 
culation faite  à  5  ans  ,  est  d'environ  4  ans  et  demi  dont  la  vie 
moyenne  est  augmentée,  ou  plus  exactement  de  4  ans  et  5  mois 
ajoutés  aux  89  ans  4  niois,  à  quoi  la  vie  moyenne  aurait  été  bor- 
née ,  si ,  n'ayant  point  eu  la  petite  vérole  à  cet  âge ,  on  s'aban- 
donnait à  la  nature.  Selon  ce  même  grand  géomètre,  le  gain 
dans  les  autres  âges  est  à  peu  près  proportionnel  à  la  vie  moyenne. 
Or,  suivant  les  tables  connues  ,  la  vie  moyenne  à  l'âge  de  3o  ans 
est  d'environ  26  ans  6  mois ,  en  joignant  ensemble  ceux  qui  ont 
eu  la  petite  vérole  ,  et  ceux  qui  ne  l'ont  pas  eue  ;  donc,  puisqu'à 
5  ans  la  vie  moyenne  est  de  4^  ans  et  3  mois  pour  le  total  de 
ceux  qui  arrivent  à  cet  âge,  de  Sg  ans  4  niois  pour  ceux  qui 
n'ont  point  encore  eu  la  petite  vérole  ,  et  de  43  ans  9  mois  pour 
ceux  qui  se  font  inoculer ,  on  trouvera  par  une  simple  règle  de 
trois  ,  d'un  côté  environ  24  ans  4  mois  pour  la  vie  moyenne  de 
ceux  qui  à  3o  ans  n'ont  pas  eu  la  petite  vérole  et  l'attendent,  et 
de  l'autre  environ  27  ans  pour  la  vie  moyenne  de  ceux  qui  se 
font  inoculer.  Ainsi  l'avantage  de  l'inoculation  faite  à  l'âge  de 
3o  ans  ne  serait ,  suivant  les  calculs  et  les  hypothèses  de  Ber- 
noulli ,  que  d'environ  2  ans  et  8  mois  ajoutés  h  2\  ans  et  4  mois. 


SUR  L'INOCULATION.  475 

Ce  résultat ,  quelque  peu  considérable  qu'il  paraisse  ,  ne  doit 
point  surprendre  ,  parce  que  le  risque  de  la  petite  vérole  n'étant 
qu'une  assez  petite  partie  de  tous  ceux  auxquels  la  vie  est  d'ail- 
leurs exposée,  l'effet  de  ce  risque,  pour  diminuer  la  vie  moyenne, 
ne  doit  pas  être  très-considérable. 

Je  ne  sais  où  l'on  a  pris  ce  qui  a  été  avancé  depuis  peu  ,  que, 
selon  le  calcul  de  Bernoulli  ,  l'avantage  de  se  faire  inoculer  est 
à  celui  d'attendre  la  petite  vérole,  environ  comme  19  à  i.  On 
ne  trouve  rien  de  pareil  dans  l'écrit  de  ce  grand  géomètre  sur 
l'inoculation  ;  il  me  paraît  même  impossible  que  la  manière  dont 
il  a  envisagé  la  question  conduise  à  cette  conséquence  ni  à  rien 
d'approchant.  Je  vois  seulement  que,  selon  lui  ,  la  vie  moyenne 
des  enfans  nouveau-nés,  qui  dans  l'état  naturel  serait  de  26  ans 
7  mois ,  serait  augmentée  d'environ  un  neuvième  dans  l'hypo- 
thèse qu'on  inoculât  tous  ces  enfans  au  moment  de  leur  nais- 
sance ,  et  qu'il  en  mourût  i  sur  200.  Or  cette  augmentation  d'un 
neuvième  dans  la  vie  moyenne  est  bien  différente  du  prétendu 
avantage  d'environ  1931,  qu'on  dit  résulter  de  la  méthode  de 
Bernoulli. 

k'  §  V.   Insuffisance  du  calcul  de  Bernoulli. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  résultat  de  cette  théorie  ,  elle  mérite  sans 
doute  beaucoup  d'éloges  par  l'habileté  et  la  finesse  avec  laquelle 
l'auteur  l'a  développée  ;  mais  elle  laisse  ,  ce  me  semble  ,  beau- 
coup à  désirer  encore. 

En  premier  lieu  ,  la  supposition  que  fait  l'illustre  mathéma- 
ticien sur  le  nombre  de  personnes  de  chaque  âge  qui  prennent 
i-Ja  petite  vérole,  et  sur  le  nombre  de  ceux  qui  en  meurent,  pa- 
raît absolument  gratuite.  Il  est  très-douteux  ,  pour  ne  rien  dire 
de  plus ,  que  la  petite  vérole  attaque  constamment ,  à  quelque 
âge  que  ce  soit ,  la  huitième  partie  de  ceux  qui  n'ont  pas  eu 
cette  maladie  ,  et  il  est  plus  douteux  encore  qu'elle  fasse  périr 
constamment  ,  à  quelque  âge  que  ce  soit,  la  huitième  partie  de 
ceux  qu'elle  attaque.  Plusieurs  médecins  prétendent  que  dans 
les  dix  premières  années  de  la  vie  ,  on  est  dix  fois  plus  sujet  à 
la  petite  vérole  que  dans  les  autres;  et  selon  les  inoculateurs , 
presque  tous  les  enfans  qui  meurent  avant  l'âge  de  4  ^ns  ,  ce 
qui  fait  la  moitié  des  enfans  qui  naissent ,  meurent  d'autres 
maladies  que  de  la  petite  vérole.  Suivant  ces  hypothèses,  le  plus 
grand  danger  d'avoir  la  petite  vérole  ,  serait  depuis  3  ou  4  ans 
jusqu'à  10  ;  et  le  danger  de  mourir  de  cette  maladie  ne  com- 
mencerait guère  qu'à  4  ans,  et  non  pas  dès  l'âge  d'un  an,  comme 
Bernoulli  le  suppose. 

Croit-on  ,  d'ailleurs  ,  que  le  danger  de  mourir  de  la  petite 


476  RÉFLEXIONS 

vérole ,  lorsqu'on  en  est  attaqué  ,  soit  le  même  pour  tous  les 
âges  ?  Sur  un  nombre  égal  de  personnes  de  20  ou  24  ans  d'une 
part ,  et  de  l'autre  d'enfans  de  4?  5  ou  6  ans  qui  auront  la  pe- 
tite vérole  ,  peut-on  supposer  raisonnablement  qu'il  n'en  mourra 
pas  davantage  dans  la  première  classe  que  dans  la  seconde  ? 
L'expérience  paraît  prouver  le  contraire  ;  et  il  n'est  pas  dif- 
ficile de  concevoir  qu'en  effet  cette  maladie  est  plus  dange- 
reuse dans  un  âge  où  le  sang  est  peut-être  déjà  fort  altéré  par 
les  passions ,  par  la  manière  de  vivre  ,  et  par  mille  autres 
causes  ,  que  dès  l'enfance  où  le  sang  est  infiniment  plus  pur  et 
plus  doux. 

Aussi  les  suppositions  de  Bernoulli  conduisent-elles  à  des  con- 
séquences qui  ne  paraissent  pas  fort  vraisemblables;  entre  autres 
à  celle-ci  ,  que,  dans  le  cours  de  la  neuvième  année  de  la  vie  , 
il  meurt ,  par  la  seule  petite  vérole  ,  les  deux  tiers  de  ce  qui 
meurt  par  toutes  les  autres  maladies  prises  ensemble.  Il  n'y 
aura ,  je  crois  ,  personne  à  qui  ce  résultat  ne  paraisse  exorbi- 
tant. 

Enfin  les  hypothèses  de  ce  grand  géomètre  sur  le  risque  de 
l'inoculation  ne  sont  peut-être  pas  plus  exactes;  il  faudrait  sa- 
voir si  cette  opération  emporte  toujours  ,  comme  il  le  suppose  ^ 
la  même  partie  des  inoculés  ,  à  quelque  âge  qu'on  les  inocule. 

J'avouerai  cependant  que  s'il  n'y  avait  que  des  difficultés  de 
cette  espèce  qui  empêchassent  de  fixer  par  le  calcul  les  avan- 
tages de  l'inoculation  ,  ces  diflicultés  n'auraient  lieu  qu'à  raison 
de  l'imperfection  actuelle  de  nos  connaissances  sur  cette  matière, 
et  le  petit  nombre  d'observations  certaines  qu'on  a  recueillies 
jusqu'à  présent.  En  formant  avec  le  tenips  des  tables  exactes  de^, 
ceux  qui  prennent  la  petite  vérole  à  chaque  âge  ,  .de  ceux  qui 
en  meurent  ,  et  du  sort  des  inoculés,  on  parviendrait  dans  la 
suite  à  une  connaissance  précise  de  la  mortalité  du  genre  hu- 
main ,  dans  l'hypothèse  qu'on  laisse  agir  la  petite  vérole  natu- 
relle ,  et  dans  l'hypothèse  de  l'inoculation  ;  et  on  aurait  la  diffé- 
rence de  vie  moyenne  dans  les  deux  cas. 

Mais  qu'apprendra-t-on  par  cette  différence  de  vie  moyenne  ? 
On  connaîtra  tout  au  plus  pour  chaque  âge  le  temps  qu'on  peut 
espérer  d'ajouter  à  sa  vie  en  se  faisant  inoculer  ;  or  cette  con- 
naissance ne  me  paraît  pas  suffire  pour  fixer  d'une  manière  sa- 
tisfaisante les  avantages  de  l'inoculation.  Afin  de  me  faire  mieux 
entendre  ,  j'appliquerai  à  un  exemple  le  raisonnement  que  je 
vais  faire.  Je  suppose  ,  comme  il  résulte  des  principes  et  des 
calculs  de  Bernoulli  ,  que  la  vie  mo^^enne  d'un  Iiomme  de  3o 
ans  ,  qui  n'a  point  eu  la  petite  vérole  ,  soit  24  autres  années 
et  4  mois  ,  c'est-à-dire  qu'il  puisse  raisonnablement  espérer  de 


SUR  L'INOCULATION.  4^7 

vivrj  encore  24  ans  et  4  mois  en  s'abandonnanl  à  la  nature  et 
en  ne  se  faisant  point  inoculer  ;  je  suppose  encore  avec  Bernoulli, 
comme  on  Va  vu  plus  haut ,  qu'en  se  soumettant  à  cette  opéra- 
tion ,  la  vie  soit  de  27  ans ,  c'est-à-dire  de  2  ans  et  8  mois  de 
plus  que  si  on  attendait  la  petite  vérole  ;  je  suppose  enfin  ,  tou- 
jours avec  Bernoulli ,  que  le  risque  de  mourir  de  l'inoculation 
soit  de  I  sur  200  ;  cela  supposé  ,  il  me  semble  que  pour  appré- 
cier l'avantage  de  l'inoculation,  il  faut  comjDarer ,  non  la  vie 
moyenne  de  27  ans  à  la  vie  moyenne  de  24  ans  et  4  mois,  mais 
Je  risque  de  i  sur  200  ,  auquel  on  s'expose ,  de  mourir  en  un 
inois  par  l'moculation  ,  et  cela  à  l'âge  de  3o  ans  ,  dans  la  force 
de  la  santé  et  de  la  jeunesse  ,  à  l'avantage  éloigné  de  vivre  2  ans 
et  8  mois  par-delà  54  ans  ,  c'est-à-dire  lorsqu'on  sera  beaucoup 
moms  jeune  ,  moins  vigoureux  ,  enfin  moins  en  état  de  jouir  de 
la  vie  (i). 

§  VI.   Comparaison  frappante  pour^faire  sentir  Vinsuffisance 
de  ces  calculs. 

Ex  un  mot ,  si  on  admet  les  suppositions  de  Bernoulli ,  celui 
qui  se  fait  inoculer  est  à  peu  près  dans  le  cas  d'un  joueur  qui  ris- 
que I  contre  200  ,  de  perdre  tout  son  bien  dans  la  journée,  jDour 
l'espérance  d'ajouter  à  ce  bien  une  somme  inconnue ,  et  même 
assez  petite,  au  bout  d'un  nombre  d'années  fort  éloigné,  et 
lorsqu'il  sera  beaucoup  moins  sensible  à  la  jouissance  de  cette 
augmentation  de  fortune.  Or,  comment  comparer  ce  risque  pré- 
sent à  cet  avantage  inconnu  et  éloigné  ?  c'est  sur  quoi  l'analyse 
des  probabilités  ne  peut  rien  nous  apprendre  :  toutes  les  règles 
de  cette  analyse  n'enseignent  qu'à  comparer  un  risque  présent 
ou  proche,  à  un  avantage  également  présent  ou  proche  ,  et  non 
un  risque  présent  à  un  avantage  éloigné  ,  qui  diminue  par  sa 
distance  même  ,  sans  qu'on»jmisse  estimer  au  juste,  ni  même  à 
peu  près ,  suivant  quelle  loi  se  fait  cette  diminution. 

Ce  serait  une  objection  bien  puérile  contre  la  comparaison 
précédente  ,  de  dire  que  personne  n'est  obligé  de  risquer  sou 
argent  au  jeu  ,  au  lieu  que  tout  homme  est  obligé  de  jouer  le  jeu 
de  se  faire  inoculer  ,  s'il  ne  veut  pas  s'exposer  au  risque  de 
mourir  un  jour  de  la  petite  vérole.  Pour  prévenir  cette  chicane 
supposons  que  le  joueur  auquel  nous  comparons  l'inoculé  se 
trouve  obligé  en  effet ,  n'importe  par  quelle  circonstance  ,  ou  de 
risquer  i  contre  200  d'être  réduit  tout  à  coup  à  l'aumône     ou 

(0  Le  calcul  est  fait  ici  d'après  les  principes  de  Bernoulli ,  avec  plus  de 
prccision  que  dans  les  premières  éditions  de  cet  écrit,  et  le  nouveau  résultai 
est  encore  moins  favorable  à  l'inoculation  •  mais  d  rjnelquc  calcul  que  l'on 
parte,  le  raisonnement  sera  toujours  le  même. 

I-  3ï 


478  REFLEXIONS 

de  renoncer  à  une  très-me'diocre  augmentation  de  fortune  qui 
lui  viendra  au  bout  de  plusieurs  années  ,  s'il  s'expose  à  ce  risque 
et  qu'il  y  échappe;  je  demande  si  ce  joueur  sera  fort  blâmable 
d'être  embarrassé  sur  le  parti  qu'il  doit  prendre. 

Yoilà  ,  il  n'en  faut  point  douter,  ce  qui  rend  tant  de  personnes, 
et  surtout  tant  de  mères  ,  peu  favorables  parmi  nous  à  l'inocu- 
lation. Le  raisonnement  que  nous  venons  de  développer,  elles 
le  font  implicitement  :  sans  pouvoir  comparer  leur  crainte  à  leur 
espérance  ,  elles  prennent  acte,  si  on  peut  parler  ainsi,  de  l'a- 
veu que  font  les  inoculateurs,  qu'on  peut  mourir  de  la  petite 
vérole  artificielle  ;  elles  voient  l'inoculation  comme  un  péril 
instant  et  prochain  de  perdre  la  vie  en  un  mois ,  et  la  petite  vé- 
role comme  un  danger  incertain  ,  et  dont  on  ne  peut  assigner  la 
place  dans  le  cours  d'une  longue  vie  ;  ne  pouvant  donc  comparer 
ces  deux  risques  et  en  fixer  le  rapport ,  la  présence  du  premier 
les  frappe  plus  que  la  grandeur  incertaine  du  second  ;  et  l'on 
sait  combien  la  présence  ou  la  proximité  d'un  danger  qu'on 
craint ,  ou  d'un  avantage  qu'on  espère  ,  a  de  poids  pour  déter- 
miner la  multitude.  Jouir  du  présent  ^  et  s' inquiéter  peu  de  Va- 
venir,  telle  est  la  logique  commune  ;  logique  moitié  bonne  , 
moitié  mauvaise  ,  dont  il  ne  faut  pas  espérer  que  les  hommes  se 
corrigent. 

§  YIL   Considération  qui  sert   encore  à  montrer  V insuffisance 
du  calcul  de  Bernoulli. 

Pour  rendre  encore  plus  sensible  l'impossibilité  d'appliquer  à 
cette  matière  ,  d'une  manière  précise,  le  calcul  des  probabilités, 
et  pour  réfuter  les  sophisraes  qu'on  pourrait  faire  à  ce  sujet , 
je  joindrai  ici  le  raisonnement  suivant ,  auquel  je  prie  qu'on 
fasse  attention.  Si  l'inoculation  était  avantageuse  par  cette 
considération  seule  ,  que  la  vie  moyenne  des  inoculés  est  plus 
grande  que  celle  des  autres  hommes  ,  elle  serait  d'autant  plus 
avantageuse  ,  et  on  devrait  être  d'autant  plus  empressé  de  la 
pratiquer,  qu'elle  augmenterait  davantage  la  longueur  de  la 
vie  moyenne.  Or  il  est  aisé  d'imaginer  une  infinité  d'hypothèses, 
oii  l'inoculation  augmenterait  énormément  la  vie  moyenne  ,  et 
oii  néanmoins  on  serait  très-imprudent  de  se  soumettre  à  cette 
opération.  Voici  ,  par  exemple  ,  un  de  ces  cas. 

Je  supposerai  que  la  plus  longue  vie  de  l'homme  soit  de  100 
ans  ,  que  la  petite  vérole  soit  la  seule  maladie  mortelle  ,  et  que 
cette  maladie  enlève  tous  les  ans  un  nombre  égal  d'hommes  ; 
dans  ce  cas,  la  vie  moyenne  de  ceux  qui  attendraient  la  petite 
vérole   serait  de  5o    ans,    puisque  tous   les  hommes  vivraient 


SUR  L'INOCULATION.  4:9 

chacun  5o  ans  ,  l'un  portant  l'autre  ,  en  ne  se  faisant  point  ino- 
culer. Je  suppose  ensuite  que  l'inoculation  ,  une  fois  pratiquée, 
délivre  de  la  petite  vérole  pour  tout  le  reste  de  la  vie  ,  et  par 
conséquent  que  les  inoculés  soient  sûrs  de  vivre  loo  ans,  s'ils 
échappent  à  l'inoculation  ;  mais  que  cette  opération  enlève  une 
victime  sur  cinq  ,  en  sorte  qu'il  n'en  réchappe  que  les  quatre  cin- 
quièmes. Cela  posé,  si  tous  les  citoyens  sont  inoculés  à  la  mamelle, 
il  en  mourra  en  i5  jours  un  cinquième  ,  et  les  survivans  vivront 
100  ans  chacun  ;  donc  la  vie  moyenne  du  total  des  enfans ,  qui 
était  de  5o  années  avant  qu'on  les  inoculât ,  deviendra  ,  au  mo- 
ment oii  on  les  inocule  ,  de  loo  ans  moins  un  cinquième,  c'est- 
à-dire  de  80  ans  ,  et  par  conséquent  de  3o  années  plus  grande 
que  ne  le  serait  la  vie  moyenne  de  ces  mêmes  enfans  abandon- 
nés à  la  nature  :  dans  cette  même  hypothèse ,  la  vie  moyenne 
des  enfans  de  10  ans  serait  de  45  années  avant  l'inoculation  ,  et 
de  72 ,  c'est-à-dire  de  27  ans  de  plus  ,  au  moment  oii  on  Jes 
inoculerait  ;  celle  des  personnes  de  20  ans  serait  de  ^o  ans 
avant  l'inoculation ,  et  de  64  dès  qu'elles  seraient  inoculées ,  c'est- 
à-dire  de  24  ans  de  plus  ,  et  ainsi  du  reste.  Si  donc  on  appli- 
quait à  cette  hypothèse  le  raisonnement  fondé  sur  l'augmenta- 
tion de  la  vie  moyenne  des  inoculés  ,  on  en  conclurait  que  dans 
le  cas  présent  l'inoculation  serait  très-avantageuse;  cependant 
je  doute  que  dans  ce  même  cas  personne  ne  voulût  prendre  le 
parti  de  la  risquer  ,  ni  sur  soi  ni  sur  les  siens  ;  par  la  raison  que 
le  risque  de  mourir  de  l'inoculation  étant  un  danger  instant  et 
présent ,  et  se  trouvant  d'un  contre  quatre ,  est  plus  que  suffisant 
pour  balancer  la  certitude  de  vivre  jusqu'à  100  ans  après  avoir 
échappé  à  cette  opération.  En  vain  répondrait- on  que  nous 
avons  fait  une  supposition  arbitraire  ,  qui  n'a  point  lieu  dans 
l'état  actuel  de  la  vie  des  hommes.  Cette  supposition  suffit  pour 
l'objet  que  nous  nous  sommes  proposé  ,  pour  montrer  que  l'aug- 
mentation de  la  vie  moyenne  des  inoculés  n'est  pas  un  argument 
suffisant  en  faveur  de  l'inoculation  ;  car,  encore  une  fois ,  si  ce 
principe  était  juste  ,  il  serait  applicable  à  toutes  sortes  d'hypo- 
thèses ,  surtout  à  celles  oii  la  vie  moyenne  des  inoculés  serait 
considérablement  plus  grande  que  la  vie  moyenne  de  ceux  qui 
ne  le  sont  pas.  Dans  le  cas  imaginaire  que  nous  avons  pris,  le 
risque  de  mourir  de  l'inoculation  est  très-grand  ,  mais  la  vie 
moyenne  est  prodigieusement  augmentée;  dans  le  cas  réel  ,  le 
risque  est  sans  doute  beaucoup  moindre  ,  mais  l'augmentation 
de  la  vie  moyenne  est  beaucoup  moindre  aussi.  Ce  n'est  donc 
ni  la  longueur  seule  de  la  vie  moyenne ,  ni  la  seule  petitesse  du 
risque  ,  qui  doit  déterminer  à  admettre  l'inoculation  ;  c'est  uni- 
quement le  rapport  entre   le  risque  d'une  part ,   et  de  l'autre 


48o  •       RÉFLEXIOî^S 

râligmenlation  de  la  vie  moyenne  ,  ou  plutôt  l'avantage  que 
doit  procurer  cette  augmentation  ,  relativement  au  temps  et  à 
l'âge  oii  l'on  en  doit  jouir;  or  la  difficulté  est  de  fixer  ce  rapport. 

§  YIII.  Autre  considération  très-importante  à  faire  sur 
ce  sujet, 

La  supposition  que  nous  avons  faite  il  n'y  a  qu'un  moment , 
toute  gratuite  qu'elle  est ,  conduit  encore  à  une  autre  considé- 
ration ,  qu'on  n'a  pas  ,  ce  me  semble  ,  assez  faite  en  cette  ma- 
tière. On  a  trop  confondu  l'intérêt  que  l'Etat  en   général  peut 
avoir  à  l'inoculation,  avec  celui  que  les  particuliers  y  peuvent 
trouver  ;  ces  deux  intérêts  peuvent  être  fort  différens.  Par  exem- 
ple ,  dans  l'hypotlièse  que  nous  venons  de  faire ,  il  est  certain 
que  l'Etat  gagnerait  à  l'inoculation  ,  puisqu'en  sacrifiant  un  ci- 
toyen sur  cinq  ,  la  société  serait  assurée  de  conserver  ses  autres 
membres  sains  et  vigoureux  jusqu'à  l'âge  de  cent  ans;  cepen- 
dant nous  venons  de  voir  que  dans  cette  même  hypothèse,  il  n'y 
aurait  peut-être  pas  de  citoyen  assez  courageux  ou  assez  témé- 
raire, pour  s'exposer  à  une  opération  ,  où  il  risquerait  un  contre 
quatre  de  perdre  la  vie.  C'est  que,  pour  chaque  individu,  l'intérêt 
de  sa  conservation  particulière  est  le  premier  de  tous;  l'Etat  au 
contraire  considère  tous  les  citoyens  indifféremment ,  et  en  sa- 
crifiant une  victime  sur  cinq  ,   il   lui   importe   peu  quelle  sera 
cette  victime ,  pourvu  que  les  quatre  autres  soient  conservées. 
Or  je  demande  si  aucun  législateur  serait  en  droit  d'obliger  les 
citoyens  à  l'inoculation  ,  dans  la  supposition  ,  d'ailleurs  si  favo- 
rable à  l'Etat,  qu'il  en  pérît  un  sur  cinq,  et  que  les  quatre 
autres  qui  en  réchapperaient  fussent  assurés  de  cent  ans  de  vie? 
C'est  une  question  digne  d'exercer  les  arithméticiens  politiques  ; 
pour  moi ,  je  ne  crois  pas  que  dans  une  pareille  circonstance  , 
ni  même  dans  la  supposition  que  l'inoculation  puisse  être  mor- 
telle, aucun  législateur,   aucun  souverain,  aucun  Etat  puisse 
exiger  du  dernier  citoyen  qu'il  en  coure  le  risque.  Ce  n'est  pas 
ici  le  cas  d'appliquer  la  maxime  dont  on   abuse  quelquefois  , 
nue  le  bien  particulier  doit  être  sacrifié  au  bien  public  ;  parce 
que  si  chaque  citoyen  doit  à  l'Etat  le  risque  de  sa  vie  ,  il  ne  le 
lui  doit  en  rigueur  que  dans  le  cas  de  la  plus  pressante  néces- 
sité ,  comme  serait  celle  de  le  défendre  ou  de  le  sauver  de  sa 
destruction. 

Quoiqu'il  en  soit,  on  se  convaincra  ,  du  moins  par  l'hypothèse 
précédente  ,  que  dans  cette  matière  délicate,  l'intérêt  de  l'Etat 
e»  celui  des  particuliers  doivent  être  calculés  séparément.  On  ne 
pensera  pas ,  par  exemple ,  comme   le  célèbre  mathématicien 


SUR  L'INOCULATION.  481 

déjà  cité  paraît  l'avoir  cru  ,  que  si  l'inoculation  ne  faisait  périr 
qu'une  victime  sur  dix  ,  elle  serait  encore  avantageuse ,  par 
cette  seule  raison  ,  qu'elle  augmenterait  de  quelques  jours  la  vie 
moyenne.  Je  sais  que  dans  ce  cas  l'inoculation  pourrait  être  de 
quelque  utilité  à  l'Etat ,  parce  qu'il  en  résulterait  la  conserva- 
tion d'un  nombre  de  citoyens  un  peu  plus  grand ,  que  si  on  les 
abandonnait  à  la  nature  ;  mais  elle  serait  si  peu  avantageuse  aux 
particuliers ,  ou  pour  mieux  dire  ,  elle  serait  d'un  si  grand  ris- 
que pour  eux,  que  je  doute  qu'il  y  en  eût  un  seul  qui  voulut  s'y 
exposer;  or  n'est-ce  pas  une  espèce  de  chimère  politique  ,  qu'une 
opération  prétendue  avantageuse  pour  l'Etat,  lorsqu'on  ne  sau- 
rait déterminer  aucun  citoyen  à  l'adopter? 

Il  faut  donc  ,  pour  fixer  avec  précision  par  le  calcul  les  avan- 
tages de  l'inoculation  ,  examiner  s'il  ne  serait  pas  possible  de 
les  apprécier  d'une  autre  manière.  En  voici  une  qui  paraît  plus 
simple  et  plus  sensible  que  les  précédentes.  Nous  allons  la  pro- 
poser avec  toute  la  clarté  dont  nous  serons  capables ,  et  nous 
examinerons  ensuite  les  doutes  ou  les  scrupules  qu'elle  peut  en- 
core laisser. 

SECONDE  PARTIE. 

Manière  nouvelle  et  plus  convaincante  de  calculer  les 
avantages  de  V inoculation  ^  dans  l'hypothèse  que  \ ino- 
culation puisse  causer  la  mort  j  et  doutes  qu'on  peut 
encore  avoir  sur  le  résultat  de  cette  nouvelle  méthode. 

• 
§  L  Principes  et  suppositions  qui  peuvent  servir  de  fondement 
au  nouveau  calcul. 

Je  supposerai  d'abord  ,  comme  je  l'ai  fait  jusqu'ici  d'après 
les  inoculateurs ,  1°.  que  l'inoculation  préserve  de  la  petite  vé- 
role naturelle  ;  2°,  qu'elle  augmente  en  effet  la  vie  moyenne  des 
hommes.  Je  reviendrai  dans  la  suite  sur  chacune  de  ces  deux 
suppositions;  admettons-les  d'abord  pour  vraies,  afin  de  ne  pas 
embrasser  à  la  fois  un  trop  grand  nombre  de  questions. 

Selon  les  observations  faites  en  Angleterre,  la  petite  vérole 
emporte ,  année  commune  ,  un  quatorzième  de  ceux  qui  meu- 
rent. Il  meurt  à  Paris  environ  20000  jDcrsonnes  par  an  ;  la  qua- 
torzième partie  de  ce  nombre  ,  qui  est  environ  i4oo  ,  exprimera 
donc  ce  qu'il  meurt  de  personnes  à  Paris  de  la  petite  vérole 
chaque  année  ;  supposons  700000  habitans  dans  Paris  ,  il  y  a 
donc  une  personne  sur  5oo,  qui  meurt  de  la  petite  vérole  par 
an  ,  et  par  conséquent  une  sur  6000  par  mois. 


482  RÉFLEXIONS 

Or  on  peut  supposer  sans  erreur  qu'il  y  a  au  moins  la  moitié 
des  vivans  qui  ont  déjà  eu  la  petite  vérole.  En  effet ,  la  totalité 
des  personnes  vivantes  depuis  la  première  enfance  jusqu'à  trente 
ans  ,  est  à  peu  près,  comme  le  prouvent  les  tables  de  mortalité, 
la  moitié  du  nombre  total  des  vivans  depuis  le  berceau  jusqu'au 
plus  long  terme  de  la  vie  ;  or  le  nombre  de  ceux  qui  n'ont  pas 
encore  eu  la  petite  vérole  ,  est  sans  comparaison  plus  considérable 
depuis  le  berceau  jusqu'à  trente  ans,  que  depuis  trente  ans  jus- 
qu'à la  dernière  vieillesse;  et  le  nombre  de  ceux  qui  n'ont  pas 
eu  la  petite  vérole ,  dans  la  classe  qui  s'étend  depuis  le  berceau 
jusqu'à  trente  ans,  est  évidemment  beaucoup  moindre  que  le 
nombre  total  des  personnes  vivantes  dans  cette  classe  ,  c'est-à- 
dire  beaucoup  moindre  que  la  moitié  du  nombre  total  des  vivans; 
d'oii  on  peut  conclure  ,  sans  craindre  de  se  tromper,  que  parmi 
la  totalité  des  personnes  actuellement  vivantes,  depuis  le  berceau 
jusqu'à  la  dernière  vieillesse,  le  nombre  de  ceux  qui  n'ont  point 
eu  la  petite  vérole  est  beaucoup  moindre  que  la  moitié  du 
nombre  total  de  ces  personnes  vivantes.  Mais  supposons  qu'il 
n'en  soit  que  la  moitié  ,  pour  mettre  nos  calculs  à  l'abri  de  toute 
contestation.  Donc  des  6000  personnes  prises  au  hasard,  et  à 
tout  âge ,  parmi  lesquelles  nous  venons  de  voir  qu'il  en  meurt 
une  par  mois  de  la  petite  vérole ,  il  y  en  a  au  moins  3ooo  qui 
ont  déjà  eu  cette  maladie  ;  donc  ceux  qui  meurent  de  la  petite 
vérole  doivent  se  trouver  parmi  les  3ooo  autres;  donc,  année 
commune,  il  meurt  à  Paris  de  la  petite  vérole  naturelle  au  moins 
une  personne  sur  3ooo  en  un  mois. 

§  II.  Conséquences  qu  on  peut  tiner  de  ces  principes  en  fa^^eur 
de  V inoculation. 

Si  donc  l'inoculation,  qui  enlève  déjà  si  peu  de  personnes  , 
même  prises  au  hasard ,  se  perfectionnait  au  point  de  n'en  faire 
périr  qu'une  sur  Sooo  ou  sur  un  plus  grand  nombre ,  alors  la 
partie  du  genre  humain  que  la  petite  vérole  enlève  chaque 
mois,  ne  serait  pas  plus  petite  ,  ou  même  serait  plus  grande  que 
celle  qui  succomberait  à  l'inoculation  :  en  ce  cas,  le  danger  réel 
de  cette  opération  serait  nul,  et  j)ersonne  au  monde  ne  devrait 
craindre  de  s'y  exposer ,  ou  pour  soi  ou  pour  les  siens  :  car  alors 
on  ne  courrait  pas  plus  de  risque,  ou  même  on  en  courrait  moins 
à  se  donner  la  petite  vérole ,  qu'à  attendre  qu'elle  vînt  naturel- 
lement dans  le  courant  du  mois  où  l'on  se  fait  inoculer  ;  avec 
cet  avantage  de  plus ,  que  l'inoculation  délivrerait  pour  le  reste 
de  la  vie,  comme  on  le  suppose  ,  de  la  crainte  d'une  maladie 
affreuse  et  cruelle. 

Or  des   listes ,  qu'on   assure  fidèles ,  prouvent  qu'en  Angle- 


SUR  L'INOCULATION.  483 

terre  1200  inoculés,  bien  choisis  et  trailés  avec  soin,  ont  échappé 
au  danger  de  l'inoculation;  n'y  a-t-il  pas  tout  lieu  de  croire 
que  3ooo  inoculés  ,  choisis  et  traités  de  même  ,  en  réchappe- 
raient? On  assure  qu'à  Constantinople  loooo  personnes,  ino- 
culées avec  précaution  dans  une  seule  annjée ,  ont  subi  heureu- 
sement cette  épreuve  ;  quand  le  fait  serait  exagéré  du  triple , 
c'en  serait  plus  que  nous  n'en  demandons. 

Enfin,  quand  même  le  risque  de  mourir  de  l'inoculation, 
sagement  administrée ,  serait  plus  grand  que  celui  de  mourir 
de  la  petite  vérole  naturelle  dans  le  courant  du  même  mois  ,  ce 
risque,  s'il  n'était  en  effet  que  de  i  sur  1200,  serait  encore  plus 
petit  que  celui  de  mourir  de  la  petite  vérole  naturelle  dans  l'es- 
pace de  trois  mois.  Car  le  nombre  de  ceux  qui  meurent  à  Paris 
de  la  petite  vérole,  année  commune,  est  tout  au  moins  de  i 
sur  iooo  en  trois  mois  ;  donc  le  risque  de  mourir  de  la  petite 
vérole  naturelle  en  trois  mois ,  serait  au  moins  égal ,  et  vraisem- 
blablement supérieur  à  celui  de  mourir  en  un  mois  de  l'inocula- 
tion. Or  risquer  de  mourir  au  bout  d'un  mois,  ou  dans  l'esjiace 
de  trois  ,  est  à  peu  près  la  même  chose  pour  le  commun  des 
hommes.  On  ne  devrait  donc  pas  balancer  à  préférer  celui  de 
ces  deux  risques  ,  qui  délivre  pour  toujours  de  la  crainte  de  la 
petite  vérole.  Par  là  on  aurait  l'avantage  de  s'assurer  à  la  fois 
une  vie  plus  longue  et  une  plus  grande  tranquillité;  avantage 
assez  grand  pour  l'emporter  sur  la  légère  probabilité  de  suc- 
comber à  l'inoculation  ,  en  ne  sacrifiant  que  deux  mois  de  sa 
vie.  Lorsqu'il  est  question  d'un  avantage  ,  même  éloigné,  il  y  a 
une  infinité  de  cas,  surtout  dans  le  cours  de  la  vie  ,  oii  une  pro- 
babilité très-petite  de  danger,  qui  balance  cet  avantage,  doit 
être  traitée  comme  si  elle  était  absolument  nulle.  Ce  prin- 
cipe, pour  le  dire  en  passant,  est  très-important  dans  la  théorie 
des  jeux  de  hasard  ,  et  peut  servir  à  résoudre  des  questions  épi- 
neuses et  délicates  ,  qui  n'ont  point  été  résolues  jusqu'ici,  ou 
qui  l'ont  été  mal ,  mais  qui  ne  sont  pas  quant  à  présent  de  notre 
objet. 

Yoilà  ,  ce  me  semble ,  ce  qu'on  peut  dire  de  plus  fort  en  fa- 
veur de  l'inoculation  ;  cette  manière  d'en  calculer  l'avantage  , 
quoiqu'elle  ait  échappé  à  ses  plus  zélés  partisans  ,  e^t ,  si  je  ne 
me  trompe  ,  la  moins  sujette  aux  objections  qu'il  est  possible. 
Il  est  vrai  qu'elle  ne  donne  pas  et  ne  saurait  dorftier  la  valeur 
précise,  mathématique  et  rigoureuse,  de  l'avantage  qu'il  y  a  à 
se  faire  inoculer;  mais  elle  montre,  et  cela  suffit,  que  l'avan- 
tage est  très-considérable  ;  je  ne  suis  donc  pas  surpris  que  cet 
avantage  détermine  un  grand  nombre  de  citoyens  à  subir  l'ino- 
culation ,  ou  à  la  faire  subir  aux  personnes  qui  les  intéressent. 


484  RÉFLEXIONS 

§  III.  Doutes  qui  peuvent  encore  subsister  malgré  ces 
conséquences. 

Cependant,  si  j'ose  dire  ici  ce  que  je  pense,  je  ne  suis  point 
surpris  non  plus  que  d'autres  citoyens  se  refusent  à  ce  même 
avantage,  quelque  considérable  qu'il  puisse  paraître.  Dès  qu'on 
accordera  qu'on  peut  mourir  de  l'inoculation,  je  n'oserai  plus 
blâmer  un  père  qui  craindra  de  faire  inoculer  son  fils.  Car  si  ce 
fils  par  malheur  en  est  la  victime ,  son  père  aura  éternellement 
à  se  faire  le  reproche  affreux  d'avoir  avancé  la  mort  de  ce  qu'il 
avait  de  plus  cher  ;  et  je  ne  connais  rien  à  mettre  dans  la  ba- 
lance vis-à-vis  d'un  pareil  malheur  ,  fait  pour  répandre  sur  les 
jours  de  ce  père  infortuné  la  plus  cruelle  amertume.  J'avoue 
que  s'il  ne  fait  pas  inoculer  son  fils ,  il  aura  peut-être  à  se  re- 
procher un  jour  de  l'avoir  laissé  périr  de  la  petite  vérole  na- 
turelle ;  mais  quelle  différence  entre  le  désespoir  d'avoir  hdté 
la  mort  de  ce  fils,  et  le  malheur  de  la  lui  avoir  laissé  subir , 
parce  qu'il  n'a  pas  osé  courir  le  risque  de  la  lui  donner?  Quand 
il  y  aurait  dix  mille  à  parier  contre  un  qu'on  aura  le  second 
reproche  à  se  faire  plutôt  que  le  premier ,  je  ne  sais  si  cette  dif- 
férence de  probabilité  serait  suffisante  pour  justifier  à  ses  pro- 
pres yeux  un  père  qui  aurait  perdu  son  fils  par  l'inoculation  ; 
je  doute  encore  plus  que  cette  raison  put  consoler  une  mère. 
Qu'on  le  demande  à  cette  mère  infortunée  ,  qui  a  eu  la  douleur 
cruelle  de  voir  périr  par  l'inoculation  une  de  ses  filles ,  quoi- 
qu'elle n'eût  pas  à  se  reprocher  de  l'y  avoir  livrée  sans  son  con- 
sentement, et  qu'elle  eût  même  cédé  avec  beaucoup  de  peine 
aux  instances  que  cette  jeune  et  malheureuse  personne  lui  avait 
faites  à  ce  sujet. 

§  IV.   Examende    quelques  raisonnemens  qui  paraissent  peu 
concluans  en  faveur  de  l'inoculation. 

Un  père,  dit-on,  qui  marie  sa  fille,  l'expose  à  mourir  en 
couche  ,  et  ce  danger  est  même  plus  grand  que  celui  de  l'inocu- 
lation. 

Cela  est  ^rai  ;  mais  un  père  qui  marie  sa  fille  suit  l'intention 
de  la  nature  ;  le  genre  humain  périrait  bientôt ,  si  les  filles  ne 
se  mariaient4ipas  ;  au  lieu  qu'il  ne  périra  jamais  quand  l'inocu- 
lation cesserait. 

On  ajoute  que  ceux  qui  tous  les  jours  s'exposent  sur  mer 
pour  faire  fortune,  courent  beaucoup  plus  de  risque  que  les 
inoculés. 

Cela  se  peut ,  et  c'est  l'affaire  de  ceux  qui  s'exposent  sur  mer  \ 


SUR  L'INOCULATION.  4^5 

aussi  beaucoup  d'autres  ne  jugent-ils  pas  à  propos  de  courir  ce 
risque,  et  n'en  sont  peut-être  pas  moins  sages. 

Enfin,  dit-on  encore,  en  se  faisant  saigner  par  précaution, 
on  expose  aussi  sa  vie ,  puisqu'il  y  a  des  exemples  de  saignées 
devenues  mortelles  par  la  piqûre  d'un  tendon  ou  d'une  artère  ; 
est-ce  à  dire  qu'il  ne  faut  pas  se  faire  saigner  par  précaution  ? 

Les  deux  cas  ne  sont  pas  les  mêmes;  la  saignée  de  sa  na- 
ture est  salubre,  ou  du  moins  regardée  comme  telle,  et  ne  peut 
être  nuisible  que  par  la  maladresse  accidentelle  de  l'opérateur  ; 
au  lieu  que  ceux  qui  accordent  qu'on  peut  mourir  de  l'inocula- 
tion ne  sauraient  attribuer  ce  malheur  qu'à  la  maladie  même 
qu'on  s'est  donnée. 

Non ,  répondent  quelques  uns  d'entre  eux  ;  quand  un  inoculé 
périrait,  il  serait  injuste  d'attribuer  sa  mort  à  l'inoculation  ;  il 
est  prouvé  que  de  3oo  personnes  vivantes  il  en  meurt  à  peu  près 
une  par  mois  ;  l'inoculé  qui  meurt  sera  cette  trois-centième  per- 
sonne qui  devait  mourir ,  et  qui  serait  morte  d'ailleurs  sans  se 
faire  inoculer. 

Cette  réponse  ,  si  on  ose  le  dire,  ne  paraît  qu'un  faux-fuyant 
peu  capable  de  faire  impression  sur  les  esprits  non  prévenus. 
Que  penserait-on  d'un  père  qui  dirait  :  monjîls  est  mort  à  la 
suite  de  V inoculation ,  mais  je  m'en  console ,  parce  que  sûre- 
ment il  serait  mort  dans  le  mois,  indépendamment  de  cette  ma- 
ladie? D'ailleurs,  de  l'aveu  des  inoculateurs  mêmes,  ceux  qu'on 
inocule  doivent  être ,  si  l'opérateur  est  sage ,  dans  un  état  de 
santé  qui  ne  laisse  presque  pas  douter  du  succès  ;  or  je  veux 
bien  accorder  que  de  3oo  personnes  il  en  meurt  une  dans  le 
mois,  si  ces  3oo  personnes  sont  prises  au  hasard ,  parce  qu'en 
effet  parmi  ces  3oo  personnes  il  y  en  aurait  plus  d'une  dont 
l'examen  annoncerait  évidemment  qu'elle  touche  à  sa  fin  ;  mais 
de  3oo  personnes  choisies,  reconnues  bien  portantes  par  un 
observateur  attentif  et  expérimenté  ,  n'ayant  pas  en  un  mot 
la  plus  légère  cause  apparente  de  mort ,  et  même  de  maladie 
prochaine,  en  mourra-t-il  une  dans  le  mois?  c'est  de  quoi  je 
doute  beaucoup^  je  crois  même  qu'on  peut  assurer  le  contraire. 
En  effet ,  comme  on  l'a  vu  plus  haut ,  1200  inoculés  bien  choi- 
sis ,  et  traités  en  Angleterre  par  un  seul  opérateur ,  ont  échappé 
à  la  mort  ;  or  il  aurait  du  en  mourir  quatre ,  dans  la  supposition 
que  de  3oo  personnes  bien  saines ,  il  en  meure  une  dans  le  mois. 

Mais  ,  disent  encore  quelques  partisans  de  l'inoculation  ,  ceux 
à  qui  cette  opération  paraîtra  donner  la  mort ,  peuvent  avoir 
déjà  contracté  par  contagion  le  venin  de  la  petite  vérole  natu- 
relle ,  dont  ils  périront ,  quoiqu'ils  soient  en  apparence  les  vic- 
times de  la  petite  vérole  artificielle.  "^ 


486  RÉFLEXIONS 

Cette  défaite  est  encore ,  ce  rae  semble ,  du  genre  de  celles  aux- 
quelles on  a  recours  quand  on  ne  veut  pas  être  réduit  au  silence. 
Il  y  a  apparence  qu'elle  serait  ainsi  jugée  par  ceux  des  ino- 
culateurs  qui ,  comme  nous  le  verrons  plus  bas ,  assurent  que 
la  petite  vérole  artificielle  est  absolument  sans  danger  ;  ces  mé- 
decins sont  persuadés  sans  doute,  ou  qu'il  y  a  des  moyens  de 
connaître  si  celui  qu'on  veut  inoculer  n'a  pas  déjà  la  jDetite  vé- 
role par  contagion  ,  ou  que  le  danger  de  cette  contagion  ,  si  elle 
existe ,  sera  prévenu  par  l'inoculation ,  promptement  et  sage- 
ment administrée. 

§  V.  Quel  parti  chaque  citoyen  doit  prendre  sur  V  inoculation, 
en  conséquence  de  tout  ce  qui  a  été  dit  jusquici. 

Concluons  que  celui  qui  accorde  aux  pères  et  mères  que 
l'inoculation  peut  faire  périr  leurs  enfans,  s'ôte  le  droit  de  les 
blâmer  s'ils  ne  s'y  soumettent  pas.  Mais  ajoutons,  car  il  ne  faut 
rien  outrer,  que  ,  dans  cette  supposition  même  ,  on  n'aurait  pas 
moins  de  tort  de  blâmer  ceux  qui  auraient  le  courage  ou  la  pru- 
dence de  courir  ce  risque,  et  de  le  préférer  à  celui  d'attendre 
la  petite  vérole  naturelle,  cette  maladie  si  commune,  si  redou- 
tée et  si  dangereuse.  Si  l'inoculation  peut  faire  perdre  la  vie , 
et  si  en  même  temps  elle  préserve  de  la  petite  vérole  naturelle, 
le  parti  que  doit  prendre  tout  homme  sage  est  de  ne  donner 
de  conseil  à  personne,  ni  pour  ni  contre  cette  opération.  Un 
père  ,  dans  ces  circonstances ,  ne  doit  pour  la  décision  s'en  rap- 
porter qu'à  lui-même.  Cette  décision  dépendra  non-seulement 
du  degré  auquel  il  aime  son  fils ,  mais  de  la  manière  dont  il 
l'aime ,  si  c'est ,  par  exemple ,  comme  son  fils  ,  ou  comme  son 
héritier;  si  c'est  par  tendresse,  ou  seulement  par  devoir;  si 
c'est  comme  son  bien ,  ou  comme  le  bien  de  l'Etat  :  la  décision 
dépendra  encore  des  circonstances  oii  ce  père  se  trouve  ainsi 
que  son  fils ,  et  qui  peuvent  le  déterminer  à  hâter  ou  à  sus- 
pendre cette  opération  ;  de  la  proportion  qu'il  établira  dans  son 
esprit,  d'une  part  entre  la  nature  des  deux  reproches  dont  il 
court  le  rique ,  et  de  l'autre  entre  la  probabilité  qu'il  a  d'être 
dans  le  cas  de  se  les  faire.  Comme  ce  rapport  est  inappréciable, 
chaciin  peut  l'estimera  son  gré,  suivant  le  degré  et  l'espèce 
de  sentiment  dont  il  est  pourvu ,  et  se  déterminer  en  consé- 
quence. 

Si  ce  père  a  une  nombreuse  famille  ,  cette  considération  ajoute 
beaucoup  dans  la  balance  en  faveur  de  l'inoculation,  parce  que 
plus  il  aura  d'enfans,  plus  il  est  vraisemblable  qu'il  en  perdra 
quelqu'un  par  la   petite  vérole  naturelle.   Cependant  le  reste  de 


SUR   L'INOCULATION.  4^7 

crainte  qu'il  jDeut  toujours  avoir,  de  donner  par  l'inoculation 
une  mort  prématurée  à  quelqu'un  de  ses  enfans,  et  peut-être 
à  celui  qui  lui  est  le  plus  cher ,  peut  encore  avoir  assez  de  force 
pour  le  faire  balancer  :  l'amour  paternel ,  de  tous  les  sentimens 
le  plus  profond  et  le  plus  vif,  peut  se  faire  des  scrupules  dont 
il  faut  respecter  la  délicatesse  ;  et  tout  ce  qui  tient  aux  impres- 
sions de  la  nature  est  d'un  genre  qu'on  ne  peut  soumettre  àl  a- 
nalyse  mathématique. 

§  YI.  Ce  que  doit  considérer^  toujours  dans  la  même  hypothèse, 
toute  personne  qui  voudra  se  faire  inoculer. 

Ce  que  nous  avons  dit  des  pères  à  l'égard  de  leurs  enfans  , 
toujours  dans  la  supposition  que  l'inoculation  puisse  faire  perdre 
la  vie,  peut  se  dire  de  même  de  chaque  particulier  qui  voudra 
se  faire  inoculer.  Le  parti  qu'on  prendra  dépend  de  mille  con- 
sidérations ,  que  la  seule  personne  intéressée  peut  apprécier;  du 
degré  et  de  l'espèce  d'attachement  qu'on  a  pour  la  vie,  des 
raisons  qui  peuvent  y  attacher  plus  ou  moins  dans  le  moment 
oii  l'on  délibère  ;  de  quelques  considérations  particulières  qui 
peuvent  rendre  la  petite  vérole  naturelle  plus  redoutable  ;  par 
exemple ,  dans  les  femmes  la  crainte  de  perdre  leur  beauté; 
dans  plusieurs  familles  les  ravages  que  la  petite  vérole  y  a  faits  ; 
dans  certaines  personnes  la  frayeur  extrême  qu'elles  ont  d'en 
mourir,  frayeur  qui  peut  seule  rendre  celte  maladie  mortelle 
si  on  en  est  attaqué  y  frayeur  qui  d'ailleurs  trouble  et  empoi- 
sonne la  vie ,  et  qui  doit  faire  recourir  à  l'inoculation ,  à  moins 
que  la  terreur  ne  s'étende  jusqu'à  la  crainte  de  succomber  à 
l'inoculation  même  :  c'est  ce  qu'on  a  vu  dans  quelques  per- 
sonnes, qui  redoutant  à  peu  près  également  la  petite  vérole 
naturelle  et  l'inoculée ,  et  n'osant  par  cette  raison  s'exposer  à  la 
seconde,  ont  fini  par  être  les  victimes  de  la  première. 

§  YII.  Examen  de  quelques  faits  quon  a  avancés  sur  la  petite 
vérole  naturelle. 

Au  reste ,  la  frayeur  de  mourir  de  la  petite  vérole  ,  quand 
elle  est  raisonnée ,  car  nous  ne  parlons  pas  d'une  terreur  pué- 
rile et  panique ,  doit  être  proportionnée  au  danger  qu'on  court 
réellement  d'être  attaqué  de  cette  maladie  et  d'en  mourir;  et 
ce  danger  est  plus  ou  moins  grand  ,  selon  le  lieu  qu'on  habite  , 
et  l'âge  auquel  on  est  parvenu.  En  effet,  les  calculs  que  nous 
avons  faits  ci-dessus  pour  apprécier  les  avantages  de  l'inocula- 
tion en  général,  ne  sont  bons  tout  au  plus  que  pour  les  grandes 
villes  comme  Paris,  Londres,  etc.  ,  oii  la  petite  vérole  est  beau- 


488  RÉFLEXIONS 

coup  plus  dangereuse  qu'ailleurs.  Daniel  Bernoulli  estime  qu'à 
Baie  le  nombre  de  ceux  qui  meurent  de  la  petite  vérole  est  tout 
au  plus  la  douzième  partie  de  ceux  qui  en  sont  attaqués  ,  et  tout 
au  plus  la  vingtième  partie  de  ceux  qui  meurent.  Cette  suppo- 
sition même  pourrait  bien  être  encore  trop  forte,  s'il  est  vrai, 
comme  le  dit  ce  grand  ge'omètre  en  un  autre  endroit  du  même 
écrit,  que,  dans  des  épidémies  assez  malignes  de  la  petite  vérole, 
il  en  meurt  à  peine  i  sur  20  dans  cette  même  ville.  Dans  d'au- 
tres villes  plus  petites  ,  autrement  situées ,  et  surtout  à  la  cam- 
pagne, le  danger  paraît  encore  moindre,  et  par  conséquent  le 
besoin  de  l'inoculation  est  diminué  d'autant.  Il  est  vrai,  et  c'est 
une  sorte  de  compensation,  que  vraisemblablement  dans  ces 
endroits-là  l'inoculation  sera  encore  moins  dangereuse  que  dans 
les  grandes  villes,  en  même  proportion  que  la  petite  vérole  l'est 
moins. 

Ajoutons  qu'il  y  a  des  lieux  oii  la  petite  vérole  est  non-seule- 
ment beaucoup  moins  redoutable,  mais  beaucoup  moins  fré- 
quente qu'ailleurs;  et  il  est  évident  que  plus  elle  sera  rare, 
moins  la  nécessité  de  l'inoculation  deviendra  pressante,  sur- 
tout dans  l'hypothèse  que  cette  opération  puisse  causer  la  mort. 

§  yill.  Ce  quon  devrait  faire  pour  constater  la  vérité  ou  la 
fausseté  des  faits  en  cette  matière. 

Quand  nous  avançons  ces  faits  ,  sur  le  danger  plus  ou  moins 
grand  de  mourir  de  la  petite  vérole  suivant  les  lieux ,  c'est  d'a- 
près des  garans  dont  l'autorité  peut  être  de  quelque  poids  en 
cette  matière.  Un  médecin  partisan  de  l'inoculation  avance  dans 
ses  Recherches  sur  l'histoire  de  la  médecine ,  imprimées  depuis 
■peu,  page  5'ji ,  que  la  petite  vérole  n'est  nullement  redoutée 
dans  les  provinces  méridionales  de  la  France,  et  qu'on  n'y  prend 
même  aucune  précaution  pour  se  préserver  de  cette  maladie; 
ce  médecin  (Razoux)  va  jusqu'à  prétendre  qu'en  général  on  a 
beaucoup  grossi  dans  les  grandes  villes  le  nombre  des  victimes 
de  la  petite  vérole;  qu'on  a  trop  abusé  de  la  crainte  des  peuples; 
que  les  bons  sujets,  c'est-à-dire ,  les  personnes  saines  et  bien 
constituées ,  sont  presque  assurés  de  se  tirer  heureusement  de 
cette  maladie.  Je  ne  prétends  point  décider  si  ce  médecin  a  tort 
ou  raison;  je  dois  même  avouer  que,  suivant  d'autres  médecins, 
la  petite  vérole  est  souvent  très-meurtrière  dans  les  provinces 
méridionales  ,  et  qu'on  fait  mention,  entre  autres,  d'une  épidé- 
mie assez  récente  oli  il  périt  à  Montpellier  la  moitié  des  malades. 
Mais  je  tire  de  là  deux  conséquences  importantes  ;  la  première  , 
que   les  partisans  de  l'inoculation  ne  sont  pas  assez  d'accord 


SUR  L'INOCULATION.  489 

entre  eux  sur  les  faits  qui  doivent  servir  de  base  à  leurs  raison- 
nemens  ;  la  seconde ,  qu'il  serait  bien  à  souhaiter ,  pour  consta- 
ter ces  faits,  que,  dans  chaque  pays  et  dans  chaque  ville,  les  mé- 
decins tinssent,  avec  toute  l'exactitude  et  la  bonne  foi  possible, 
des  registres  exacts  des  malades  qu'ils  traitent  de  la  petite  vé- 
role ,  de  leur  tempérament,  de  leur  âge ,  et  du  sort  qu'ils  au- 
raient eu  par  cette  maladie  :  ces  registres ,  donnés  au  public 
par  les  Facultés  de  médecine  ou  par  les  particuliers ,  seraient 
certainement  d'une  utilité  plus  palpable  et  plus  prochaine  ,  que 
les  recueils  d'observations  météorologiques  publiés  avec  tant  de 
soin  par  nos  Académies  depuis  70  ans,  et  qui  pourtant,  à  cer- 
tains égards,  ne  sont  pas  eux-mêmes  sans  utilité. 

§  IX.  A  quelles  personnes  V inoculation  doit  surtout  être  utile  , 
si  elle  l'est  réellement  en  elle-inême. 

Ce  qui  paraît  incontestable  ,  c'éSt  que  la  petite  vérole  est  plus 
dangereuse  à  Paris,  au  moins  pour  une  certaine  classe  de  per- 
sonnes, que  ne  le  prétendent  quelques  adversaires  de  l'inocula- 
tion. Dans  un  mémoire  publié  depuis  peu ,  on  assure  que  de 
100  jeunes  demoiselles  attaquées  à  Saint-Cyr  de  cette  maladie 
en  1764,  il  n'en  est  mort  qu'une  seule;  mais  que  conclure  de 
cet  exemple?  tout  au  plus  qu'il  y  a  des  années  oii  la  petite  vé- 
role est    extrêmement  bénigne,  surtout  pour  des  enfans  qui 
n'ont  point  encore  le  sang  altéré  par  les  veilles,  par  l'intempé- 
rance, par  les  chagrins,  par  les  passions  :  peut-être  par  ces 
mêmes  raisons  la  petite  vérole  n'est-elle  pas  fort  à  craindre  pour 
les  gens  du  peuple,  don*!;  la  vie  simple  et  frugale  doit  moins 
détruire  le  temj)érament;  mais  peut-on  nier  que  celte  maladie 
ne  soit  très-redoutable  à  Paris  pour  ce  qu'on  appelle  les  gens  du 
inonde,  que  l'aisance  et  l'oisiveté  invitent  et  livrent  à  une  vie 
molle,   déréglée,  et  très-contraire  au  bon  état  de  l'économie 
animale?  Quand  quelqu'une  de  ces  personnes,  qu'on  appelle 
connues ,  est  attaquée  de  la  petite  vérole ,  c'est  une  nouvelle  qui 
n'est  pas  ignorée  de  tous  ceux  qui  vivent  dans  le   monde  ;   or 
j'en  appelle  à  la  voix  publique;  combien  n'est-il  pas  ordinaire 
d'entendre  dire  que  ces  personnes  qu'on  a  su  malades  de  la  pe- 
tite vérole,  en  sont  mortes?  Je  crois  que  quand  on  avancerait 
que  ce  malheur  arrive  à  un  sur  quatre  ,  on  ne  se  tromperait  pas 
beaucoup;  il  est  vraisemblable,  je  l'avoue  ,  que  dans  la  plupart 
des   autres   états  de  la  société,   la  petite  vérole  est  beaucoup 
moins  meurtrière;   aussi   suis-je  persuadé  que  si  l'inoculation 
est  réellement  avantageuse  ,   c'est  principalement  aux  gens  du 
inonde,  aux  personnes  de  la  cour,  aux  citoj^ens  aisés  ou  opu- 


490  RÉFLEXIONS 

lens' de  la  ville;  sans  que  je  pre'tende  néanmoins  qu'elle  ne 
puisse  aussi  être  utile  aux  autres  états ,  comme  je  le  dirai  dans 
la  suite. 

§  X.  Du  danger  plus  ou  moins  grand  de  la  petite  vérole  suivant 

les  âges. 

A  CES  considérations  sur  le  danger  plus  ou  moins  grand 
de  la  petite  vérole  relativement  aux  lieux ,  ajoutons-en  une 
autre  relativement  à  l'âge.  Le  calcul  que  nous  avons  fait  plus 
haut,  sur  le  risque  d'avoir  la  petite  vérole  et  d'y  succomber, 
risque  que  nous  avons  évalué  à  i  sur  3ooo,  a  l'inconvénient 
d'être  trop  vague ,  étant  appliqué  à  tous  les  âges  pris  indistinc- 
tement. Il  est  certain,  en  premier  lieu  ,  que  le  danger  d'avoir  la 
petite  vérole  n'est  pas  le  même  pour  tous  les  âges ,  car  plus  on 
approche  de  la  vieillesse  ,  plus  ce  danger  diminue  ;  seconde- 
ment, que  le  danger  d'en  mourir  n'est  pas  non  plus  le  même 
pour  tous  les  âges,  puisqu'on  en  réchappe  bien  plus  aisément 
dans  l'enfance  que  dans  la  vigueur  de  la  jeunesse.  On  est  donc 
bien  loin  de  connaître  la  valeur,  même  approchée,  du  danger 
qu'on  court  à  chaque  âge  de  mourir  de  la  petite  vérole  natu- 
relle dans  le  mois  ,  danger  que  nous  avons  exprimé  en  gros  par 
le  rapport  de'i  à  3ooo  pour  tous  les  âges  pris  ensemble.  Cepen- 
dant il  serait  très-nécessaire  de  savoir,  et  quelle  est  la  valeur 
précise  de  ce  danger  pour  chaque  âge,  et  quel  est,  pour  chaque 
âge  aussi,  le  risque  qu'on  court  en  se  faisant  inoculer  :  les  faits 
nous  manquent,  au  moins  jusqu'ici ,  pour  pouvoir  apprécier  ces 
deux  risques  ;  c'est  pour  cette  raison  sans  doute  que  plusieurs 
partisans  très-déclarés  de  l'inoculation,  surtout  parmi  ceux  qui 
ont  passé  ^o  ans,  ne  jugent  point  à  propos  de  courir  ce  risque 
pour  eux-mêmes,  parce  qu'ils  ignorent  à  quoi  ils  s'exposent  d'un 
côté,  et  ce  qu'ils  gagneraient  de  l'autre  :  chacun  veut  voir  clair 
au  jeu  qu'il  joue. 

§  XI.  Examen  de  quelques  autres  raisonnemens  peu  concluans 
en  faiseur  de  la  petite  vérole  inoculée. 

Quelques  partisans  de  l'inoculation  ont  prétendu  que  celui 
qui  attend  la  petite  vérole,  à  quelque  âge  que  ce  soit,  risque 
presque  autant  d'en  mourir  que  celui  qui  l'a  déjà  ,  par  la  grande 
probabilité  qu'il  y  a  ,  selon  eux ,  qu'on  sera  un  jour  attaqué  de 
cette  maladie  :  d'où  ils  concluent  qu'à  quelque  âge  que  ce  soit, 
celui  qui  ne  se  fait  pas  inoculer  calcule  très-mal. 

Ce  raisonnement  porte  sur  plusieurs  suppositions,  les  unes 
gratuites,  les  autres  peu  concluantes.  D'abord   on  ne   sait  pas 


« 
SUR  L'INOCULATION.  491 

exactement  quel  est  le  rapport  entre  la  partie  du  genre  humain 
qui  a  la  petite  ve'role,  et  celle  qui  n'y  est  pas  sujette.  Les  ino- 
culateurs,  en  prétendant  que  ce  rapport  est  de  24  à  i ,  pourraient 
bien  l'avoir  enflé  considérablement;  sur  24  personnes  parvenues 
à  un  âge  mûr,  il  est  très-ordinaire  d'en  trouver  beaucoup  qui 
n'ont  pas  eu  la  petite  vérole,  et  qui  vraisemblablement  ne  l'au- 
ront jamais.  Dire  que  ces  personnes  ont  j^eut-étre  eu  sans  le 
savoir  la  petite  vérole  dans  leur  enfance,  qu'elles  l'ont  peut-être 
eue  dans  le  sein  de  leur  mère,  ce  sont  de  ces  suppositions  ha- 
sardées ,  auxquelles  on  peut  en  opposer  de  contraires ,  pour  le 
moins  aussi  vraies.  D'ailleurs  ,  parmi  ceux  même  qui  croient 
avoir  eu  la  petite  vérole  dans  leur  enfance,  combien  n'y  en  a-t-il 
pas  qui  se  trompent,  et  qui  n'ont  eu  qu'une  éruption  cutanée, 
que  les  parens  et  les  nourrices  ont  prise  pour  cette  maladie? 
Cette  erreur  n'est  que  trop  bien  prouvée  par  tant  de  victimes 
qui  succombent  à  la  petite  vérole ,  à  laquelle  elles  n'ont  pas 
craint  de  s'exposer,  dans  la  persuasion  qu'elles  y  avaient  déjà 
payé  le  tribut.  On  ajoute  que  de  i4  personnes  qui  naissent,  il 
en  meurt  une  de  la  petite  vérole;  que  de  c^  i4,  il  en  meurt 
la  moitié  avant  de  l'avoir  eue,  et  que  par  conséquent  des  7  sur- 
vivans  il  en  meurt  un  de  la  petite  vérole  ;  que,  de  plus ,  sur  7 
personnes  attaquées  de  la  petite  vérole  il  en  meurt  une  ;  d'où 
il  s'ensuivrait  évidemment  que  tous  les  hommes ,  ou  du  moins 
presque  tous,  doivent  infailliblement  avoir  la  petite  vérole  ,  s'ils 
ne  sont  pas  enlevés  par  une  mort  prématurée.  Mais  ces  suppo- 
sitions, qu'il  meurt  de  la  petite  vérole  7^  du  genre  humain,  et 
y  de  ceux  qui  en  sont  attaqués,  ne  sont  peut-être  légitimes  que 
pour  la  seule  ville  de  Londres,  sur  laquelle  ces  calculs  ont  été 
faits  ;  nous  avons  vu  que  la  petite  vérole  est  beaucoup  moins 
mortelle  ailleurs  ;  nous  avons  vu  même  que  des  médecins,  par- 
tisans de  l'inoculation  ,  prétendent  qu'on  a  fort  grossi  le  danger 
de  la  petite  vérole  dans  les  grandes  villes,  au  moins  en  France, 
Il  faudrait  d'ailleurs  supposer  que  le  calcul  précédent,  fait  pour 
Londres  même ,  est  également  rigoureux  dans  toutes  ses  par- 
ties ,  ce  qu'il  n'est  pas.  En  effet  supposons ,  comme  on  l'a  pré- 
tendu depuis  quelque  temps,  d'après  les  calculs  de  M.  Jurin , 
que  la  petite  vérole  naturelle  emporte  à  Londres,  non  pas  un 
septième  seulement,  mais  un  sixième  de  ceux  qui  en  sont  atta- 
qués,  et  ne  changeons  rien  d'ailleurs  aux  autres  suppositions  , 
fondées  aussi,  à  ce  qu'on  prétend,  sur  les  calculs  du  même 
M.  Jurin;  savoir  qu'il  meurt  de  la  petite  vérole  la  quatorzième  . 
partie  de  l'espèce  humaine;  et  que  de  i4  personnes  il  en  meurt 
7  avant  que  d'avoir  eu  cette  maladie  ;  il  s'ensuivrait  de  là  que 
des  7  survivans,  6  seulement  en  seraient  attaqués,  et  que  p:ir 


492  '  RÉFLEXIONS 

conséquent  un  septième  du  genre  humain  ne  serait  point  sujet 
à  la  petite  vérole  ;  ce  qui  serait  bien  au-dessus  du  vingt-qua- 
trième auquel  on  fixe  cette  partie  des  hommes.  Je  ne  prétends 
pas  donner  le  calcul  précédent  pour  exact  à  beaucoup  près  ; 
mais  il  suffit,  cerne  semble,  pour' faire  voir  que  le  prétendu 
rapport  de  i  à  24 ,  entre  ceux  qui  n'ont  pas  la  petite  vérole  et 
ceux  qui  en  sont  attaqués  ,  est  au  moins  très-douteux ,  pour 
n'en  pas  dire  davantage;  et  cela  d'après  les  calculs  même  adop- 
tés par  les  partisans  de  l'inoculation. 

On  ignore  de  plus  quel  est  à  chaque  âge  le  danger  de  tomber 
dans  cette  maladie  ;  danger  qui  est  peut-être  fort  peu  considé- 
rable pour  ceux  qui  ont  passé  5o  ans.  Je  trouve  par  les  éloges 
de  l'Académie  des  sciences,  que  de  go  académiciens  morts  au- 
dessus  de  cet  âge  ,  il  n'en  a  péri  aucun  de  la  petite  vérole  ;  d'où 
l'on  serait  peut-être  en  droit  de  conclure  qu'au-dessus  de  5o 
ans  ,  cette  maladie  n'enlève  pas  la  quatre-vingt-dixième  partie 
de  l'espèce  humaine.  Or  s'il  est  très-commun ,  comme  nous 
l'avons  observé  plus  haut ,  de  n'avoir  pas  encore  eu  la  petite 
vérole  à  5o  ans ,  et» si  d'un  autre  côté,  comme  il  y  a  lieu  de  le 
croire,  elle  est  sujtout  dangereuse  et  mortelle  pour  ceux  qui 
ont  atteint  cet  âge,  il  s'ensuivrait  de  toutes  ces  vérités  ou  hyj^o- 
thèses  combinées ,  qu'un  grand  nombre  de  ceux  qui  ont  atteint 
cet  âge  sans  avoir  eu  cette  maladie ,  meurent  sans  lui  payer  ce 
tribut  ;  assertion  peut-être  aussi  fondée  pour  le  moins  que  le 
pourrait  être  l'assertion  opposée. 

Enfin ,  et  c'est  ici  l'observation  essentielle  sur  laquelle  nous 
ne  saurions  trop  insister,  quand  on  égale  le  danger  d'attendre 
la  petite  vérole  ,  au  danger  d'en  mourir  lorsqu'on  en  est  atteint , 
on  tombe  dans  le  sophisme  palpable  d'égaler  un  danger  présent 
à  un  danger  qui  peut  être  éloigné ,  et  qui  devient  même  incer- 
tain par  son  éloignement,  comme  nous  l'avons  déjà  dit.  On 
objecte,  je  ne  sais  si  c'est  sérieusement ,  que  la  distance  oii  l'on 
voit  un  danger  ne  le  rend  pas  incertain  pour  cela  ;  et  on  cite 
pour  preuve  la  mort;  étrange  raisonnement!  comme  s'il  était 
aussi  sûr  qii  on  sera  attaqué^  de  la  petite  vérole ,  quilVest  qiion 
doit  mourir  un  jour?  L'effet  de  la  distance  oii  l'on  voit  le  danger 
est  bien  différent  dans  les  deux  cas;  dans  celui  de  la  mort,  la 
distance  ne  rend  pas  \%  danger  incertain ,  parce  que  ce  danger 
a  dans  le  cours  de  la  vie  une  place  fixe,  quoique  inconnue,  dont 
on  s'approche  toujours;  dans  le  cas  de  la  petite  vérole ,  non- 
seulement  on  voit  le  danger  dans  l'éloignement,  mais  il  est  in- 
certain même  si  on  s'en  approche. 


SUR  L'INOCULATION.  4g3 

§  XII.  Du  parti  que  V  État  doit  prendre  sur  l'inoculation. 

Après  avoir  exposé  les  cloutes  qui  peuvent  rester  aux  parti- 
culiers sur  les  avantages  de  l'inoculation,  dans  l'hypothèse  que 
cette  opération  puisse  causer  la  mort,  examinons  le  parti  que 
l'Etat  doit  prendre  dans  cette  même  supposition. 

Si  l'inoculation  peut  donner  la  mort,  l'État,  comme  nous  l'a- 
vons vu ,  n'est  pas  en  droit  d'obliger  les  citoyens  à  s'y  soumettre. 
Mais  il  doit  encore  moins  les  en  empêcher  ,  si ,  dans  la  supposi- 
tion qu'elle  puisse  être  nuisible  à  quelques  personnes  ,  elle  pro- 
longe en  même  temps,  comme  nous  le  supposons,  la  vie  d'un 
beaucoup  plus  grand  nombre.  Car  il  est  évident  que  dans  cette 
supposition  elle  serait  avantageuse  à  l'État ,  puisqu'elle  augmen- 
terait la  population  aux  dépens  de  quelques  victimes  seulement 
qu'on  n'aurait  pas  forcées  à  l'être  :  peut-être  même  serait-ce 
une  politique  bien  entendue  pour  encourager  l'inoculation,  de 
promettre  des  marques  d'honneur  après  leur  mort  à  ces  victimes 
volontaires ,  ou  des  récompenses  à  leur  famille.  La  seule  raison 
qui  pourrait  empêcher  que  l'inoculation  n'obtînt  cette  faveur , 
ce  serait  la  crainte  bien  ou  mal  fondée  d'augmenter  en  ce  cas 
par  la  contagion  le  nombre  des  petites  véroles  naturelles;  objec- 
tion que  nous  examinerons  dans  la  suite. 

Abstraction  faite  pour  un  moment  de  cette  dernière  objection  , 
et  partant  d'ailleurs  des  suppositions  que  nous  avons  faites, 
l'Etat  doit- il  consentir  à  l'établissement  d'un  hôpital  tel  que 
celui  de  Londres,  oii  sur  3oo  victimes  volontaires  qui  viendraient 
se  dévouer  à  l'inoculation,  il  en  périrait  une?  Non-seulement 
l'Etat  doit  consentir  à  cet  établissement ,  il  doit  même  le  favo- 
riser de  tout  son  pouvoir,  parce  que  tout  moyen  de  conserver 
la  vie  à  plusieurs  centaines  de  citoyens,  doit  être  précieux  à  ceux 
qui  gouvernent. 

Enfin  l'Etat  doit-il  se  permettre,  toujours  dans  les  mêmes 
hypothèses,  de  faire  pratiquer  l'inoculation  sur  ces  malheureux 
enfans ,  victimes  du  libertinage  ou  de  l'indigence ,  qui  n'ont  de 
père  que  l'État?  Je  crois  que  l'intérêt  public  le  demande,  et 
que  l'humanité  ne  s'y  oppose  pas  ;  car  on  suppose  que  par  cette 
opération  on  prolongerait  la  vie  d'un  grand  nombre  de  ces  ch- 
fans ,  qui  tous  sans  distinction  doivent  être  également  chers  et 
précieux  à  la  patrie.  Mais  la  même  humanité  exigerait  qu'on  ne 
soumîtàropération  que  ceuxsurquielleparaîtrait  devoir  réussir; 
autrement  ce  serait  imiter  en  partie  ces  lois  barbares  de  Sparte, 
qui  condamnaient  à  la  mort  des  enfans  nouveau-nés  lorsqu'ils 
étaient  estropiés  ou  malsains. 

Au  reste,  la  précaution  qu'on  demande  ici  en  faveur  de  ces 

I'  32 


494  PvEFLEXIONS 

enfans,  a*ôst  pas  le  seul  droit  que  rhumanité  réclame  en  leur 
faveur  ;  par  malheur  elle  ne  parle  que  trop  vainement  pour  eux  ; 
témoin  la  quantité  énorme  qui  en  périt  faute  de  soins  ;  nous 
voulons  cependant  croire  que  par  la  triste  fatalité  des  circons- 
tances ,  et  par  le  défaut  de  secours  suffisans ,  on  ne  pourrait , 
avec  toute  la  bonne  volonté  et  toute  la  vigilance  possible ,  les 
arracher  à  la  mort  ;  mais  on  ne  doit  pas  au  moins  les  y  livrer  : 
les  précautions  préliminaires  de  l'inoculation  doivent  être  les 
mêmes  pour  eux  que  pour  les  enfans  les  plus  chers  à  leur  fa- 
mille. Ceux  qui  auraient  la  barbarie  de  penser  autrement  n'au- 
raient pas  l'audace  de  le  dire. 

§  XIII.  Fatalité  des  objections  théologiques  contre  la  petite 
vérole  artificielle. 

En  examinant  les  objections  qu'on  peut  faire  contre  l'inocu- 
lation, dans  l'hypothèse  qu'elle  puisse  donner  la  mort,  je  n'ai 
pas  parlé  des  objections  purement  théologiques,  objections  qui 
me  paraissent  devoir  être  mises  absolument  à  l'écart,  et  aux- 
quelles je  trouve  qu'on  a  fait  trop  d'honneur  de  s'occuper  sé- 
rieusement à  y  répondre.  Rien  ne  nuit  plus  à  la  religion,  du 
moins  auprès  des  esprits  malintentionnés  ,  que  de  la  mêler  dans 
les  questions  qui  n'y  ont  aucun  rapport.  L'inoculation  n'est  pas 
plus  du  ressort  de  la  théologie ,  que  les  matières  de  la  prédesti- 
nation et  de  la  grâce  ne  sont  du  ressort  de  l'arithmétique  et  de 
la  médecine.  En  supposant  qu'on  puisse  mourir  de  l'inocula- 
tion ,  la  question  se  réduit  à  celle-ci  :  voilà  deux  dangers ,  Vun 
présent  y  mais  petit ,  V autre  plus  grand ,  niais  éloigné ',  auquel 
des  deux  dois-je  m  exposer  de  préférence  ?  C'est  à  chacun  à  ré- 
soudre ce  problème  comme  il  le  juge  à  propos,  sans  avoir  à 
craindre  d'ofifenser  Dieu  ,  quelque  parti  qu'il  prenne  :  car  ce 
parti ,  quel  qu'il  soit,  aura  pour  but  de  conserver  le  plus  long- 
temps qu'il  est  possible  la  vie  que  le  Créateur  nous  a  donnée. 

Convenons  néanmoins  que,  dans  la  circonstance  présente, 
l'État  peut  avoir  des  raisons  plausibles  de  s'adresser  à  l'église  , 
et  d'exiger  qu'elle  donne  son  avis  sur  cet  objet ,  ne  fût-ce  que 
pour  calmer  les  scrupules  des  citoyens  peu  éclairés.  Car  elle  ne 
manquera  pas  sans  doute  de  les  assurer,  comme  elle  doit,  que 
la  question  dont  il  s'agit  n'est  point  de  sa  corajDétence.  Aussi 
entre  les  théologiens  qu'on  a  consultés  là-dessus,  les  plus  sages 
se  sont  contentés  de  répondre  que  ce  qui  concernait  la  santé  du 
corps  ne  les  regardait  pas. 

Je  ne  puis  ni'empêcher  à  cette  occasion  ,  pour  égayer  la  tris- 
tesse de  cette  matière ,  de  faire  part  à  mes  lecteurs  d'un  singu- 


SUR  L'INOCULATION.  495 

lier  raisonnement  que  je  me  souviens  d'avoir  lu  autrefois  dans 
une  dissertation  sur  les  loteries  ;  dissertation  non  pas  pliiloso- 
phique  ,  mathématique  encore  moins ,  mais  théologique,  ou  soi- 
disant  telle.  Au  lieu  de  beaucoup  d'excellentes  raisons  qu'on 
peut  apporter  contre  cette  espèce  de  jeu,  pour  en  détourner  les 
citoyens  sages,  l'auteur  appuie  principalement  sur  un  principe 
qu'il  applique  en  général  à  tous  les  jeux  de  hasard  ,  de  quelque 
espèce  qu'ils  soient  ;  c'est  que  jouer  à  ces  jeux ,  c'est  tenter  Dieu, 
et  commettre  par  conséquent,  suivant  S.  Paul ,  un  grand  pé- 
ché ;  d'oii  il  résulte  que  c'est  un  grand  péché  que  de  jouer  au 
doigt  mouillé  ou  à  la  courte  paille.  Peut-on  faire  des  préceptes 
de  la   religion  un  abus  plus  ridicule ,  et  par  conséquent  plus 
condamnable?  C'est  pourtant  un  grave  janséniste,  accrédité  et 
considéré   parmi   les   siens,  qui  fait  de   pareils  raisonnemens, 
très-dignes  à  la  vérité  d'être  accueillis  et  admirés  dans  son  partie 
Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  ce  théologien   scrupuleux,  qui 
craindrait  si  fort  de  tenter  Dieu  en  jouant  au  trictrac,  et  qui  ne 
craindrait  peut-être  pas  de  le  tenter  en  se  faisant  donner  des 
coups  de  bûche ,  ne  serait  pas  favorable  à  l'inoculation  ;  et   il 
faut  avouer  que  c'est  là  un  grand  malheur  pour  elle. 

La  question  de  l'inoculation  est  sans  doute  bien  plus  du  res- 
sort de  la  Faculté  de  médecine  que  de  celle  de  théologie  ;  mais 
dans  les  hypothèses  que  nous  avons  faites ,  je  ne  vois  pas  par 
quel  motif  la  première  de  ces  Facultés  s'opposerait  à  cette  opé- 
ration, quand  même  elle  serait  beaucoup  plus  mortelle  que 
nous  ne  1  avons  supposé.  Il  suffit  que  dans  ces  hypothèses  elle 
soit  avantageuse  à  l'État,  pour  qu'aucun  corps  de  l'Etat  ne  doive 
y  mettre  obstacle.  Quand  même  il  en  résulterait  quelques  ris- 
ques pour  les  particuliers ,  risques  peu  avérés  jusqu'ici ,  comme 
nous  le  verrons  plus  bas,  des  médecins  que  l'État  consulte  sur 
ce  qui  est  plus  ou  moins  utile  à  la  totalité  de  ses  membres , 
doivent  mettre  cette  considération  à  l'écart  ;  elle  ne  doit  entrer 
que  dans  les  réponses  qu'ils  pourront  faire  aux  particuliers  qui 
les  consulteront  ;  et  elle  doit  y  entrer  plus  ou  moins ,  suivant 
les  circonstances  oii  ces  particuliers  se  trouvent,  et  suivant  les 
lumières  que  peuvent  avoir  acquises  les  médecins  qu'ils  con- 
sultent. 

§  XI  Y.  Ou  Von  détruit  un  fait  très-faux  avancé  par  les  adver- 
saires de  V inoculation, 

Epï  finissant  cette  seconde  partie,  je  me  crois  obligé  d'assurer 
la  fausseté  d'un  fait  avancé  ,  dit-on,  dans  une  brochure  que  je 
n'ai  point  lue.  L'auteur  de  cette  brochure  prétend  que  le  roi  de 


49S  RÉFLEXIONS 

Prusse  a  défendu  V inoculation  dans  ses  Etats ^  et  mis  à  Vamende 
les  inoculés  et  les  inoculateurs.  Personne  n'est  plus  en  élut  que 
moi  d'attester  que  ce  prince  si  éclairé  ,  si  phiiosoj^lie,  si  juste 
appréciateur  des  préjugés  et  des  superstitions  des  Lommes,  bien 
loin  d'être  opposé  à  l'inoculation  ,  est  au  contraire  étrangement 
surpris ,  pour  ne  rien  dire  de  plus ,  des  obstacles  qu'on  y  met 
dans  plusieurs  autres  Etats  ;  qu'il  Test  encore  davantage  de 
riionneur  qu'on  voudrait  faire  à  cette  question,  en  l'élevant  à 
la  dignité  de  cas  de  conscience  et  de  problème  théologique  ;  qu'il 
regarde  l'inoculation  comme  digne  d'être  favorisée  et  encoura- 
gée, quoique  la  petite  vérole  soit  beaucoup  moins  dangereuse 
dans  ses  États  qu'elle  ne  l'est  à  Paris  ;  mais  qu'en  monarque 
aussi  équitable  que  sage,  il  croit  qu'on  doit  laisser  aux  citoyens 
liberté  pleine  et  entière  de  se  livrer  ou  de  se  refuser  à  cette  opé- 
ration. 

S'il  est  évident ,  d'après  les  raisons  apportées  jusqu'ici ,  que 
les  princes,  les  États  ,  les  corps  doivent  favoriser  unanimement 
la  petite  vérole  artificielle  ,  il  n'est  pas  également  démontré  que 
les  particuliers  doivent  être  pleinement  persuadés  par  ces  mêmes 
raisons.  Nous  avons  exposé  les  calculs  les  plus  plausibles  qui 
puissent  les  déterminer  à  subir  cette  épreuve,  et  nous  n'avons 
point  dissimulé  les  doutes  qu'ils  peuvent  encore  opposer  à  ces 
calculs. 

Passons  à  des  raisons  qui  nous  paraissent  plus  convaincantes 
et  pins  propres  à  les  décider  absolument  en  faveur  de  cette 
opération. 

TROISIÈME  PARTIE. 

Raisons  qui  paraissent  les  plus  persuasives  en  faveur  de 
Finoculation. 

§  I.   Quoîi  ne  meurt  point  de  la  petite  vérole  inoculée  quand  elle 
est  donnée  avec  prudence. 

Les  réflexions  qui  viennent  d'être  exposées  dans  les  deux 
premières  parties  de  cet  écrit ,  n'attaquent  pas  ,  comme  il  est 
aisé  de  le  voir  ,  l'inoculation  en  elle-même  ,  mais  seulement 
la  prétendue  évidence  des  calculs  par  lesquels  on  a  cru  l'ap- 
puyer, en  avouant  qu'on  pouvait  en  mourir.  Il  eut  été  plus 
simple ,  et  je  crois  beaucoup  plus  sage ,  de  s'en  tenir  fermement 
à  cette  assertion  :  On  ne  meurt  point  de  la  petite  vérole  inoculée^ 
quand  elle  est  donnée  avec  prudence  et  dans  les  circonstances 
convenables  ;  c'est  le  moyen  le  plus  sûr  de  répondre  à  la  prin- 
cipale objection  contre  l'inoculation  ,  la  crainte  d'j  succomber  ^ 


SUR  L'INOCULATION.  497 

crainte  qui  aura  toujours  beaucoup  de  force  sur  le  commun  des 
hommes  ,  quelque  légère  qu'on  la  sui^pose  ;  parce  que  d'un  côté 
elle  a  pour  objet  un  danger  présent ,  et  que  de  l'autre  ils  ne  peu- 
vent comparer  avec  assez  de  certitude  le  risque  qu'ils  courent  à 
l'avantage  qu'ils  espèrent. 

Aussi  ne  suis-je  point  étonné  d'avoir  entendu  dire  à  Tronchin , 
l'un  des  inoculateurs  les  plus  accrédités  de  l'Europe  ,  qu'il  71  ino- 
culerait de  sa  vie,  si  un  seul  inoculé  mourait  entre  ses  jnains. 
Je  suis  moins  surpris  encore  de  ce  qu'un  autre  inoculateur  (  Gatti  ) , 
qui  a  pratique  beaucoup  à  Paris,  a  imprimé  dans  ses  Réflexions 
sur  les  pt^éjugés  qui  s'opposent  aux  progrès  de  V inoculation  , 
pages  98  et  99,  que  si  sur  mille  inoculés  il  en  mourait  un  ,  c'est 
bien  moins  qu'un  sur  trois  cents  ,  ce  serait  déjà  pour  les  inoculés 
un  risque  effrayant ,  et  par  conséquent  pour  l'inoculation  un 
grand  désavantage.  Il  y  a  lieu  de  croire  que  ces  deux  médecins 
souscriraient  sans  peine  à  tout  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut, 
sur  les  raisons  principales  qu'on  a  apportées  jusqu'ici  pour  jus- 
tifier cette  opération  ,  et  sur  les  doutes  que  ces  raisons  peuvent 
laisser. 

§  II.  Preuves  quon  peut  apporter  de  V assertion  avancée  dans 
le  paragraphe  précédent. 

Mais  est-il  bien  certain  qu'on  ne  meurt  jamais  de  la  petite 
vérole  inoculée  ,  lorsqu'elle  est  donnée  avec  prudence  ? 

Jusqu'à  présent  il  ne  paraît  pas  y  avoir  de  preuve  du  contraire. 
Je  sais  que  s'il  y  en  avait  quelqu'une  ,  les  inoculateurs  pour- 
raient être  intéressés  à  la  cacher  ;  mais  c'est  à  leurs  adversaires 
à  la  produire  au  grand  jour,  et  de  manière  qu'il  ne  reste  point 
de  porte  aux  subterfuges  :  sans  doute  la  vérité  pourra  être  sou- 
vent obscurcie  ;  il  lui  arrivera  pourtant  à  la  fin  ce  qui  lui  arrive 
toujours  ,  de  dissiper  tous  les  nuages  et  de  triompher.  Un  en- 
fant inoculé  il  y  a  deux  ou  trois  ans  par  M.  Hosti ,  périt  d'un 
dépôt  dans  la  tête  assez  peu  de  temps  après  ;  on  assura ,  et  on 
rapporta  des  témoignages  qu'il  avait  fait  une  chute  ;  les  ennemis 
de  l'inoculation  attribuèrent  le  dépôt  à  cette  opération  ;  qu'eu 
conclure?  Qu'il  faut  suspendre  son  jugement  sur  ce  fait  particu- 
lier ,  et  le  mettre  à  l'écart  sans  en  tirer  de  conséquence  ni  pour 
ni  contre.  Les  anti-inoculateurs  prétendent,  il  est  vrai,  qu'il 
est  mort  d'autres  personnes  de  l'inoculation,  administrée  même 
avec  les  précautions  convenables  ,  et  que  leur  mort  a  été  tenue 
secrète  ;  mais  c'est*  ce  qui  n'est  pas  suffisamment  prouvé  ,  et  les 
preuves  évidentes  sont  ici  nécessaires. 

A  cette  occasion ,  on  ne  saurait  trop  recommander  aux  ad  ver- 


498  RÉFLEXIONS 

saires  et  aux  partisans  de  l'inoculation  ,  la  bonne  foi  la  plus 
exacte  dans  les  faits  qu'ils  rapportent.  Le  bien  de  l'humanité  y 
est  intéressé  ;  et  peut-être  les  uns  et  les  autres  ont-ils  sur  ce  sujet 
quelques  reproches  à  se  faire.  Il  faut  avouer  surtout  que  les  ad- 
versaires de  l'inoculation  ont  été  jusqu'à  présent  fort  accusés 
d'être  peu  exacts  dans  leurs  écrits  (i)  ,  mais  je  ne  voudrais  pas 
non  plus  répondre  pleinement  d.e  l'entière  sincérité  de  tous 
leurs  adversaires ,  dans  les  faits  qui  pourraient  ne  leur  pas  être 
favorables. 

Pour  nous  en  tenir  donc ,  quant  à  présent ,  aux  seuls  faits  in- 
contestablement avouçs  de  part  et  d'autre,  il  ne  paraît  pas  y 
avoir  eu  de  victime  bien  constatée  de  l'inoculation  ,  du  moins  à 
Paris,  qu'une  jeune  personne  ,  inoculée  mal  à  propos  en  1765, 
dans  des  circonstances  critiques  ,  et  lorsque  l'inoculation  com- 
mençait à  peine  à  être  connue  en  France.  On  peut,  je  crois,  as- 
surer que  cette  jeune  personne  n'aurait  été  inoculée,  dans  l'état 
ou  elle  se  trouvait  ,  par  aucun  des  médecins  éclairés  qui  prati- 
quent aujourd'hui  cette  opération. 

On  m'écrit  de  Berlin  que  Wieffler,  médecin  à  Magdebourg, 
inocule  depuis  dix  ans  la  petite  vérole  dans  tout  ce  duché  avec 
un  succès  prodigieux  ;  il  ne  lui  est  pas  mort  un  enfant ,  et  les 
paysans  même  lui  amènent  les  leurs. 

Monro  ,  célèbre  médecin  d'Edimbourg ,  dit  dans  un  ouvrage 
qu'il  a  fait  imprimer  depuis  peu  que  ,  de  5554  personnes  inocu- 
lées dans  cette  ville  ou  aux  environs,  il  n'en  est  mort  que  72  , 
dont  36  ont  péri  par  des  causes  étrangères ,  par  leur  imprudence , 
ou  par  l'ignorance  de  l'opérateur.  A  l'égard  des  36  autres  per- 
sonnes dont  Monro  ne  paraît  pas  attribuer  la  mort  à  d'autres 
causes  qu'à  l'inoculation  ,  il  y  a  beaucoup  d'apparence  que  ce 
n'est  pas  uniquement  sur  cette  opération  qu'il  faut  en  rejeter  le 
reproche;  la  preuve  en  est  que  dans  l'hôpital  établi  à  Londres 
pour  l'inoculation  ,  il  n'est  mort  qu'un  inoculé  sur  34o  ,  au  lieu 
que  les  36  personnes  mortes  sur  5554  donneraient  un  sur  i55  : 
ce  qui  serait  beaucoup  plus  fort  ;  d'oli  on  est  en  droit  de  con- 
clure que  ,  si  la  pratique  de  l'inoculation  était  aussi  connue  et 
aussi  en  vogue  à  Edimbourg  qu'à  Londres,  le  nombre  des  morts 
inoculés  dans  la  première  de  ces  deux  villes  aurait  été  beaucoup 
moindre. 

(î)  A  Dieu  ne  plaise  qne  je  venille  taxer  de  mauvaise  foi  tons  les  adver- 
saires de  la  petite  vérole  artificielle  ;  il  en  est  plusieurs ,  entre  autres  MM.  Bou  - 
vart.  Baron,  etc.,  dont  je  connais  et  respecte  les  lumières  et  la  probité.  S'il 
se  trouve  des  faits  qu'on  assure  être  avances  légèrement  dans  un  mémoire  au 
bas  duquel  on  voit  leur  nom  ,  il  s'ensuit  seulement  que  ces  habiles  mcdecins 
ont  pu  être  trompes;  mais  ceux  qui  les  connaissent  ne  les  soupçonneront 
jamais  (.ravoir  voulu  tromper  personne. 


SUR  L'INOCULATION.  499 

Mais,  dira-t-on,  vous  ne  pourrez  nier  au  moins  quà  l'hôpital 
de  Londres  il  ne  soit  mort  un  inoculé  sur  34o  ;  et  cela  suf- 
fit pour  former  un  argument  contre  votre  assertion ,  quon  ne 
meurt  point  de  la  petite  vérole  inoculée.  Je  réponds,  1°.  que  ces 
inoculés  sont  morts  dans  un  hôpital  infecté  de  la  petite  vérole 
naturelle,  et  que,  selon  les  inoculateurs  les  plus  sages  ,  on  doit 
éviter  d'inoculer  dans  le  temps  des  épidémies,  et  à  plus  forte 
raison  dans  les  lieux  infectés  ;  i"*.  que  vraisemblablement  les 
inoculés  de  l'hôpital  de  Londres  n'ont  pas  subi  avant  l'insertion 
l'examen  nécessaire  et  scrujjuleux ,  auquel  néanmoins  il  eût  été 
bon  de  les  soumettre  ;  cet  examen  ,  comme  on  l'a  déjà  dit  plu- 
sieurs fois ,  a  sauvé  la  vie  à  1200  inoculés ,  dont  environ  4  au- 
raient dû  mourir  sans  cette  précaution. 

Je  sais  que  dans  un  mémoire  récemment  imprimé  ,  signé  par 
des  médecins  habiles  ,  et  déjà  cité  plus  haut ,  on  prétend  que 
cette    liste  de   1200  personnes  échappées  à  l'inoculation  ,  n'a 
pas  été  faite  avec  toute  la  fidélité  possible ,  qu'on  en  a  retranché 
celles  qui  sont  mortes  très-peu  de  temps  après  l'inoculation ,  ou 
même  qui  ont  été  enlevées  durant  le  cours  de  l'opération  ,  par 
des  maladies  survenues  tout  à  coup  ,  pour  lesquelles  on  a  été 
obligé  d'appeler  des  médecins.  Mais  ,  en  premier  lieu  ,   le  mé- 
moire oii  ce  fait  est  allégué  ,  en  rapporte  beaucoup  d'autres  qui 
ont  été  niés  très-fortement ,  ce  qui  doit  ^u  moins  nous  tenir  en 
garde  sur  la  vérité  de  celui-ci.  D'ailleurs  ,  quand  une  personne, 
qui  vient  d'échapper  à  l'inoculation  ,  mourrait  peu  de  temps 
après  d'une  autre  maladie  ,  est-ce  à  l'inoculation  qu'il  faudrait 
imputer  sa  mort  ?  Qu'on  inocule  à  la  fois   10,000  personnes  et 
qu'elles  en  réchappent  toutes  ,  serait-il  raisonnable  d'exiger  que 
ces    10,000  personnes  vécussent  toutes  un  certain  temps  assez 
considérable  après  leur  guérison  ,  pour  prouver  que  l'inoculation 
n'est  pas  la  cause  de  leur  mort?  Et  serait-on  étonné  quand  même 
de  ces  10,000  personnes  il  en  mourrait  pendant  l'année  un  assez 
grand  nombre  ?  En  effet ,  il  est  prouvé  qu'il  meurt  tous  les  ans 
une  personne  sur  35  vivantes  ,  et  que  de  ces  personnes  qui  meu- 
rent, il  y  en  a  une  sur   i4  qui  meurt  de  la  petite  vérole  ;  donc 
il  y  a  environ  une  personne  sur  38  qui  meurt  tous  les  ans  par 
d'autres   maladies    que   par  la  petite  vérole  ;  ce   qui  fait  sur 
les  10,000  personnes  prises  au  hasard  plus  de  260  par  an  ,  et  plus 
de  20  par  mois.  J'avoue  que  le  nombre  des  morts  devrait  être 
beaucoup  moindre  parmi  les  inoculés  dont  il  s'agit ,  et  qui  ayant 
été  choisis  entre  les  personnes  les  mieux  portantes  ',  doivent  être 
moins  menacés  d'une  mort  prochaine  que  les  autres.  Mais  de 
quelque  santé  qu'on  paraisse  jouir  ,  à  combien  d'accidens  la  vie 
n'est-elle  pas  sujette  ?  Je  dirai  plus  :  il  serait  injuste  d'imputer 


5oo  RÉFLEXIONS 

à  l'inoculation  la  mort  d'un  inoculé  ,  s'il  périssait  clans  le  cours 
de  l'opération  par  une  maladie,  qui,  examinée  sans  prévention  , 
parût  n'avoir  aucun  rapport  à  l'insertion  de  la  petite  vérole  , 
d'une  fluxion  de  poitrine  ,  par  exemple ,  que  mille  causes  étran- 
gères à  cette  insertion  peuvent  occasioner. 

Mais  encore  une  fois ,  ce  qui  serait  à  désirer  là-dessus,  et  par 
malheur  ce  dont  on  n'ose  guère  se  flatter,  c'est  que  tous  les  par- 
tisans et  les  adversaires  de  l'inoculation  voulussent  bien  agir  et 
parler  avec  toute  la  bonne  foi  possible ,  soit  dans  leurs  observa- 
tions, soit  dans  leurs  pratiques  ^  soit  dans  leurs  écrits. 

En  attendant  qu'ils  s'accordent  à  ce  sujet  ,  il  nous  parait  qu'il 
n'y  a  jusqu'à  présent  nulle  preuve  sufïisante  ,  qu'aucun  malade, 
sagement  inoculé  ,  ait  perdu  la  vie  ;  nous  espérons  n'être  pas 
désavoués  dans  cette  assertion  par  ceux  même  des  partisans  de 
l'inoculation  qui  conviennent  qu'on  peut  en  mourir  ,  puisque, 
jusqu'à  présent ,  toutes  les  fois  qu'on  leur  a  opposé  quelque  mort 
causée  par  l'inoculation  ,  ou  ils  ont  nié  le  fait  ,  ou  ils  l'ont  at- 
tribué à  une  autre  cause  ,  ou  ils  ont  dit  que  l'inoculation  n'avait 
pas  été  donnée  avec  les  précautions  convenables. 

Ainsi  tous  ceux  qui  ont  à  craindre  la  petite  vérole  naturelle 
feront  bien  ,  je  crois  ,  d'éviter  ce  danger  ,  en  le  prévenant ,  lors- 
que rien  ne  s'y  opposera  ,  par  une  maladie  qui  ne  doit  leur  laisser 
rien  à  craindre ,  s'ils  ont  soin  d'en  confier  le  traitement  à  un 
inoculateur  prudent  et  expérimenté. 

Mais,  dira-t-on ,  s'il  arri<^ait  enfin,  car  la  chose  n'est  pas 
démontrée  impossible  ,  quune  personne  inoculée  avec  les  pré- 
cautions convenables  en  fut  la  victime ,  quel  parti  prendriez 
vous  ?  Celui  que  j'ai  déjà  indiqué  ci-dessus  dans  l'hypothèse 
que  l'inoculation  puisse  causer  la  mort  :  je  ne  voudrais  ni  con-> 
seiller  à  personne  de  se  faire  inoculer ,  ni  en  dissuader  personne , 

§  III.  Si  V inoculation  garantit  de  la  petite  vérole  naturelle. 

En  admettant,  comme  nous  l'avons  fait,  que  l'inoculation 
ne  mette  point  la  vie  en  danger  ,  les  avantages  de  cette  opération 
ne  seront  pleinement  incontestables  que  dans  les  deux  autres 
suppositions  que  nous  avons  faites ,  et  qui  nous  restent  à  exa- 
miner, i^.  Que  l'inoculation  garantisse  de  la  petite  vérole  na- 
turelle ;  1"*.  que  l'inoculation  augmente  la  vie  moyenne  des 
hommes. 

Les  observations  rapportées  par  les  inoculateurs  paraissent 
jusqu'ici  très-favorables  à  la  première  supposition.  On  n'a  point 
encore,  selon  eux  ,  un  seul  exemple  incontestable  d'un  inoculé  sur 
qui  l'opération  ait  réussi,  et  qui  ait  repris  la  petite  vérole;  il 


SUR  L'INOCULATION.  5oi 

faut  avouer  de  plus  que  ,  quand  même  le  cas  arriverait  ,  il 
pourrait  être  si  rare  qu'on  serait  autorisé  à  le  regarder  dans  la 
pratique  comme  n'existant  pas.  Pour  être  en  droit  de  croire 
l'inoculation  très-utile  ,  il  suffirait  qu'un  inoculé  n'eût  pas  plus 
à  craindre  la  petite  vérole  que  celui  qui  l'aurait  déjà  eue  natu- 
rellement. Or  il  est  certain  que  ceux  qui  ont  eu  la  petite  vérole 
naturelle,  sont  au  moins  rarement  exposés  à  l'avoir  une  seconde 
fois.  Quand  on  veut  savoir  si  quelqu'un  est  menacé  de  la  pe- 
tite vérole  ,  la  première  question  qu'on  fait  est  de  savoir  s'il  l'a 
déjà  eue. 

Qu'on  nous  permette  à  cette  occasion  une  réflexion  bien  na- 
turelle ;  n'est-ce  pas  le  scandale  de  la  médecine  ,  de  voir  les 
praticiens  les  plus  employés  disputer  entre  eux  sur  la  question  , 
si  onpeiit  a^oir  deux  fois  la  petite  vérole?  Une  telle  controverse 
suppose  que  cette  maladie,  malheureusement  si  commune ,  n'a 
pas  encore  été  assez  bien  observée  pour  que  les  médecins  con- 
viennent unanimement  de  ce  qui  en  fait  le  véritable  caractère. 
Qu'ils  ignorent  l'art  de  guérir ,  comme  ils  ne  le  font  voir  que 
trop  ,  ce  n'est  peut-être  pas  leur  faute  ;  mais  qu'après  onze  siècles 
d'observations  ,  ils  ne  soient  point  d'accord  sur  les  symptômes 
qui  la  constituent ,  c'est  ce  qui  est  incompréhensible  ,  et  qu'il 
est  bien  difficile  de  ne  leur  pas  reprocher.  Ce  reproche  au  reste 
ne  tombe ,  comme  on  doit  le  sentir,  que  sur  celui  des  deux 
partis  qui  se  trompe  ici  dans  son  assertion  ;  nous  devons  même 
ajouter  que  ,  dans  le  doute  oii  cette  dispute  nous  laisse  ,  la  pré- 
somption est  pour  les  médecins  habiles  et  expérimentés  ,  qui 
nous  assurent  avoir  traité  detix  fois  la  même  personne  d'une 
petite  vérole  bien  décidée  et  bien  caractérisée.  Quoi  qu'il  en 
soit ,  ces  médecins  même  conviennent  que  le  fait  est  rare ,  et  cela 
suffit  pour  autoriser  l'inoculation. 

§  IV.  Si  V inoculation  augmente  la  vie  des  hommes. 

Venons  à  la  seconde  question,  si  l'inoculation  augmente  la 
vie  moyenne  des  hommes  ?  Cette  question  se  réduit  à  savoir,  si 
Vinoculation  en  nous  garantissant  ou  absolument  ou  presque 
absolument  de  la  petite  vérole,  n'emporte  pas  après  elle  ^au^ 
cune  autre  maladie  mortelle  ou  dangereuse,  ne  dérange  pas 
V économie  animale  par  une  opération  forcée ,  et  nest  pas  la 
source  secrète  d'un  désordre  qui  doit  abréger  les  jours  ?  Les 
adversaires  de  l'inoculation  prétendent  que  plusieurs  personnes  , 
qui  avant  d'être  inoculées  jouissaient  d'une  santé  parfaite,  ont 
eu  depuis  une  santé  languissante.  Le  fait  peut  être  vrai  sur 
quelques  unes ,  car  il  paraît  qu'on  en  a  grossi  la  liste  j  mais  cet 


J5o2  REFLEXIONS 

événement  doit-il  être  attribué  à  l'inoculation  ?  C'est  c-e  qu'il 
est  Lien  difficile  de  prouver  ,  d'autant  plus  qu'un  très-grand 
nombre  d'autres  inoculés  ont  joui  après  cette  opération  d'une 
aussi  bonne  santé  qu'auparavant.  L'inoculation  préserve  de  la 
petite  vérole ,  mais  il  n'est  pas  dit  qu'elle  doive  préserver  d'autres 
maladies  ;  et  combien  de  personnes  ayant  eu  la  petite  vérole 
naturelle  ,  et  en  ayant  été  bien  guéries  ,  ont  été  ensuite  sujettes 
à  des  infirmités  qu'on  aurait  tort  d'attribuer  aux  suites  de  la 
petite  vérole  ? 

Soyons  au  reste  de  bonne  foi.  Il  peut  se  faire ,  et  M.  Monro 
semble  en  convenir  dans  l'ouvrage  déjà  cité ,  que  l'inoculation 
ait  été  suivie  quelquefois  d'accidens  ou  d'infirmités  qu'il  ne  pa- 
raissait pas  qu'on  put  attribuer  à  une  autre  cause.  Mais  outre  que 
ces  accidens  et  ces  infirmités  sont  tombés  pour  l'ordinaire  sur 
des  sujets  déjà  malsains  avant  l'opération  ,  M.  Monro  assure 
que,  suivant  le  rapport  unanime  de  ses  correspondans,  la  petite 
vérole  naturelle  est  beaucoup  plus  sujette  à  entraîner  de  pareilles 
suites.  Il  reste  donc  à  savoir  si  une  personne  bien  saine,  bien 
examinée  par  un  médecin  sage  ,  bien  préparée  enfin  à  l'inocu- 
lation ,  doit  s'y  refuser  par  la  crainte  de  se  voir  sujette  en  con- 
séquence à  quelques  infirmités,  fort  rares,  et  presque  toujours 
passagères.  Il  me  semble  qu'un  tel  motif  n'est  pas  fait  pour 
épouvanter  beaucoup.  J'ajoute  qu'on  aura  d'autant  moins  ces 
infirmités  à  craindre ,  que  le  médecin  auquel  on  se  sera  confié 
aura  plus  d'expérience ,  et  sera  plus  en  état  par  conséquent  de 
prévenir  les  incommodités  qui  pourraient  survenir  à  la  suite 
de  l'opération.  Il  y  a  apparence  qu'elles  seront  d'autant  moins 
fréquentes  ,  que  la  pratique  de  l'inoculation  se  perfectionnera 
davantage. 

Les  infirmités  ,  arrivées  à  la  suite  de  l'inoculation  ,  peuvent 
aussi  venir  de  ce  que  les  malades  auront  été  inoculés  avec  une 
petite  vérole  de  mauvaise  espèce.  Je  sais  que  parmi  les  inocula- 
teurs  qui  ont  pratiqué  à  Paris,  il  y  en  a  eu  qui  n'ont  pas  été 
assez  difficiles  ,  ni  même  assez  attentifs  sur  le  choix  de  la  ma- 
tière qu'ils  employaient  ;  et  qui  ayant  sous  les  yeux  ,  par 
exemple,  deux  enfans  malades  de  la  petite  vérole,  choisissaient 
indifféremment  celui  des  deux  qui  avait  une  petite  vérole  ma- 
ligne confluente ,  ou  celui  qui  avait  une  petite  vérole  discrète 
et  bénigne  pour  en  faire  la  matière  de  leur  inoculation.  Je  sais 
même ,  et  je  pourrais  citer  des  personnes  connues ,  inoculées 
par  ces  médecins,  lesquelles  ont  été  en  grand  danger,  et  ont  eu 
une  convalescence  longue,  fâcheuse  et  pénible.  Mais  je  me  con- 
tente d'exhorter  les  inoculateurs  à  se  rendre  attentifs  à  un  point 
de  si  grande  importance. 


SUR  L'INOCULATIOIN.  5o3 

§  V.  Seul  moj-en  de  décider  sans  réplique  la  question ,  si  l'inocu- 
lation augmente  la  vie  des  hommes  ? 

Il  n'y  aurait  donc  d'autre  parti  à  prendre  pour  décider  la 
question  ,  si  V inoculation  augmente  la  vie  mojenne  des  hommes, 
que  de  tenir  dans  chaque  lieu  des  registres  mortuaires  bien  dé- 
taillés ;  de  distinguer  dans  ces  registres  ,  autant  qu'il  serait  pos- 
sible ,  les  inoculés  de  ceux  qui  ne  l'ont  pas  été  ,  et  de  voir  si  la 
vie  moyenne  des  inoculés  est  plus  grande  que  celle  des  autres 
hommes.  C'est  ce  qu'on  n'a  pas  encore  fait  jusqu'ici  ;  et  d'ailleurs 
il  y  a  trop  peu  de  temps  qu'on  pratique  l'inoculation  ,  même 
dans  les  lieux  où  elle  est  le  plus  en  vigueur  ,  pour  qu'on  put  tirer 
encore  de  ces  registres  des  conclusions  valables. 

Si  après  avoir  tenu  ces  registres  exactement  pendant  un  grand 
nombre  d'années ,  il  se  trouvait  que  la  vie  moyenne  des  inoculés 
est  en  effet  plus  grande  ,  que  ne  l'était  la  vie  moyenne  des 
citoyens  avant  la  pratique  de  l'inoculation ,  il  en  résulterait  alors 
bien  évidemment  que  l'inoculation  serait  avantageuse.  Si  la  vie 
moyenne  des  inoculés  ne  se  trouvait  pas  plus  grande,  ou  même 
était  plus  petite  que  ne  l'était  la  vie  moyenne  avant  qu'on  pra- 
tiquât l'inoculation  ,  alors  il  faudrait  encore  examiner ,  si  en 
commençant  à  l'époque  de  l'inoculation  ,  et  en  faisant  abstrac- 
tion des  temps  antérieurs  ,  la  vie  moyenne  des  inoculés  est  plus 
grande  que  celle  des  non  inoculés  ;  et  en  cas  qu'elle  le  fût ,  on 
pourrait  encore  conclure  avec  sûreté  que  l'inoculation  serait 
très-utile. 

Cette  dernière  considération  est  d'autant  plus  nécessaire  qu'on 
observe  que  depuis  plusieurs  années  la  mortalité  de  la  petite 
vérole  est  devenue  plus  grande  à  Londres  qu'elle  ne  l'était  au- 
paravant :  quelles  que  soient  les  raisons  de  ce  fléau  ,  les  mêmes 
causes  qui  rendent  la  petite  vérole  plus  maligne  ,  pourraient 
bien  influer  de  même  sur  les  autres  maladies  ,  et  les  rendre  par 
conséquent  plus  communes  et  plus  dangereuses.  En  ce  cas  la  vie 
moyenne  aurait  réellement  été  augmentée  par  l'inoculation  , 
quoiqu'elle  ne  parut  pas  l'être ,  ou  même  qu'elle  parut  diminuée. 
M.  Monro,  dans  l'ouvrage  que  nous  avons  déjà  cité  ,  assure 
que  depuis  dix  ans  qu'on  inocule  à  Edimbourg  ,  la  mortalité  a 
été  moindre  de  1086  personnes  que  dans  les  années  précédentes. 
M.  Razoux  assure  que  de  78  inoculés  ,  il  n'en  est  mort  que  4 
en  neuf  ans  ,  par  les  maladies  ordinaires  ,  et  assez  long-temps 
après  l'opération.  Ces  faits  seraient  déjà  un  commencement  de 
preuve  en  faveur  de  l'inoculation  ;  mais  je  conviens  qu'il  est  né- 
cessaire d'en  avoir  un  bien  plus  grand  nombre  ,  et  d'observer 
pendant  Ires-long-temps. 


5o4  RÉFLEXIONS 

§  YI.  Examen  d'ime  objection  proposée pav  les  adversaires  de 
r  inoculation. 

Quelques  adversaires  de  l'inoculation  ont  fait  contre  elle  un 
raisonnement  qui,  au  premier  coup  d'œil^  paraîtra  spécieux. 
Depuis  le  26  septembre  i745,  ont-ils  dit,  jusqu'au  24  mars 
1763,  il  est  entré  à  Vhôjjital  de  Londres  pour  là  petite  vérole , 
6:^^56 personnes  malades  de  la  petite  vérole  naturelle,  dont  i634 
sent  mortes;  c  est  plus  de  i  sur  ^.  Pendant  le  même  temps  on  a 
inoculé  dans  ce  même  hôpital  Z.\Z^  personnes,  dont  10  seule- 
ment sont  mortes;  le  total  des  malades  de  la  petite  vérole  natw 
relie  et  de  V artificielle  est  de  9890  ;  et  le  total  des  morts  est  de 
1644»  c'est-à-dire  de  j  sur  6  à  7.  Or  aidant  V inoculation  la  mor- 
talité totale  de  la  petite  vérole  n^  était  que  de  i  sur^àS;  donc, 
concluent  les  adversaires  de  l'inoculation,  cette  opération  est 
plus  destructive  du  genre  humain  que  si  on  laissait  agir  la  na- 
ture seule. 

A  ce  raisonnement,  voici  ce  qu'on  doit  re'pondre.  1°.  Si  de- 
puis quelques  années  la  petite  vérole  est  devenue  plus  meur- 
trière à  Londres,  c'est  par  des  causes  étrangères  à  l'inoculation, 
entre  autres  par  l'usage  immodéré  que  le  peuple  y  fait  plus  que 
jamais  des  liqueurs  fortes.  2°.  Les  6456  malades  de  la  petite 
vérole  naturelle,  portés  à  l'hôpital  de  Londres,  se  trouvaient 
dans  le  cas  d'un  danger  encore  plus  grand  que  celui  auquel  on 
est  déjà  sujet  dans  cette  maladie  ;  non-seulement,  à  ce  qu'as- 
sure \e  Journal  de  Médecine,  d'avril  1765,  la  plupart  étaient 
adultes,  et  par  conséquent  dans  l'âge  oii  la  petite  vérole  natu- 
relle est  le  plus  à  craindre,  mais  un  très-grand  nombre  s'était 
fait  porter  à  l'hôpital  après  avoir  commis  de  grandes  fautes  dans 
le  régime,  et  souvent  même  lorsqu'il  n'était  plus  temps  de  faire 
des  remèdes. 

Le  calcul  suivant  fera  voir,  ce  me  semble,  que  c'est  en  effet 
à  ces  deux  causes  qu'il  faut  attribuer  la  grande  mortalité  de  la 
petite  vérole  à  l'hôpital  de  Londres.  Pour  que  l'inoculation  n'eût 
produit  ni  bien  ni  mal ,  d'après  le  raisonnement  que  nous  exa- 
minons ,  il  faudrait  supposer  que  la  mortalité  des  deux  petites 
véroles  prises  ensemble  n'eût  été  à  l'hôpital  de  Londres  que 
dans  le  rapport  de  i  à  7  ^,  qu'on  suppose  avoir  été  autrefois  à 
Londres  celui  de  la  petite  vérole  naturelle.  Donc  de  9890  ma- 
lades ,  tant  de  la  petite  vérole  naturelle  que  de  l'inoculée,  il 
aurait  dû  n'en  mourir  à  cet  hôpital  que  i3i8.  Il  est  donc  mort, 
selon  ce  raisonnement,  tant  de  la  petite  vérole  naturelle  que  de 
J'inoculée ,  3^6  personnes  de  plus  que  si  on  n'en  eût  inoculé 
aucune.  Ainsi  l'inoculation  aurait  porté  malheur,  qu'on  nous 


SUR  ^INOCULATION.  5o5 

permette  cette  expression,  non-seulement  aux  lo  personnes  qui 
eu  sont  mortes,  mais  à  3i6  personnes  sur  les  1734  qui  ont  përi 
de  la  petite  vérole  naturelle  ;  supposition  trop  étrange  pour 
qu'il  soit  besoin  de  la  réfuter. 

N'était-il  pas  sans  couîparaison  plus  vraisemblable,  selon  l'ob- 
servation d'un  journaliste,  de  conclure  que  si  on  eût  inoculé  les 
6456  personnes  malades  de  la  petite  vérole  naturelle ,  il  n'en 
serait  mort  que  18  à  19  au  lieu  de  i634  ,  et  que  par  conséquent 
l'inoculation  aurait  sauvé  la  vie  à  1600  citoyens? 

Mais  quoi  qu'il  eu  soit,  et  sans  entrer  dans  cette  dernière  con- 
sidération, d'ailleurs  si  naturelle,  le  raisonnement  que  nous  exa- 
minons demeure  sans  force,  s'il  est  vrai ,  comme  il  y  a  tout  lieu 
de  le  croire,  qu  aucun  inoculé,  choisi  et  traité  a\>ec  soin,  nest 
la  victime  de  cette  opération. 

§  VIL  Si  V inoculation  augmente  la  mortalité  de  la  petite 
vérole. 

Il  restait  pourtant  encore  une  question;  car  nous  ne  voulons 
rien  oublier,  s'il  est  possible.  L'augmentation  de  mortalité  de  la 
petite  vérole  qu'on  a  observée  à  Londres  dans  ces  derniers 
temps,  ne  viendrait-elle  pas,  au  moins  en  grande  partie,  de 
l'inoculation?  Pour  répondre  pleinement  à  cette  diffculté  ,  il 
faudrait,  s'il  était  possible,  avoir  un  registre  des  personnes  atta- 
quées de  la  petite  vérole,  et  examiner  1°.  si  ce  nombre  est  plus 
grand  ,  année  moyenne,  depuis  l'époque  de  l'inoculatioii  qu'au- 
paravant; 2°.  si  en  le  supposant  plus  grand,  la  mortalité  de  la 
petite  véroîe  n'est  pas  augmentée  dans  une  plus  grande  propor- 
tion :  quelques  essais  de  calcul  paraissent  le  prouver.  M.  Jurin 
a  fait  voir  qu'en  l'année  1723,  qu'on  appelle  en  Angleterre 
Vannée  de  V inoculation,  la  grande  mortalité  de  la  petite  vérole 
fut  en  janvier  et  février,  et  qu'on  ne  commença  d'inoculer  que 
le  ■>-."}  mars.  On  a  fait  voir  déplus  ,  dans  différens  écrits,  qu'il  n'est 
nullement  prouvé  que  l'inoculation  ,  depuis  seize  ans  qu'elle  est 
devenue  commune  à  Londres,  y  ait  augmenté  réellement  ni  le 
nombre  des  petites  véroles  na,turelles,  ni  la  mortalité  de  cette 
maladie;  il  ne  paraît  pas  prouvé  davantage,  de  l'aveu  de  pres- 
que tous  les  médecins,  que  depuis  qu'on  inocule  à  Paris,  la 
petite  vérole  soit  devenue  plus  fréquente,  ni  plus  dangereuse 
qu'elle  ne  l'était  auparavant.  Ainsi  l'objection  tirée  de  la  pré- 
tendue contagion  ne  paraît  pas  jusqu'ici  devoir  être  d'un  grand 
poids  :  elle  doit  même  cesser  tout-à-fait  depuis  l'arrêt  qui  or- 
donne qu'aucune  inoculation  ne  sera  pratiquée  dans  l'intérieur 
de  k  ville.  Il  est  vrai  que  cet  arrêt  ôte  aux  familles  peu  aisées 


5o6  RÉFLEXIONS 

l'avantage  d'échapper  à  la  petite  vérole  par  l'inoculation  ;  et  c'est 
une  question  que  je  ne  veux  pas  décider ,  de  savoir  si  la  loi  est  en 
droit  d'ôler  cet  avantage  au  plus  grand  nombre  de  citoyens,  par 
l'inconvénient  vraisemblablement  léger,  et  encore  plus  douteux, 
que  quelques  uns  pourraient  en  ressentir.  Il  paraîtrait  au  moins 
juste  de  faciliter,  par  quelque  moyen,  aux  citoyens  pauvres  ou 
peu  opulens,  c'est-à-dire  à  la  partie  la  plus  nombreuse  et  la  plus 
précieuse  de  l'Etat,  le  moyen  de  se  faire  inoculer,  s'ils  jugent 
à  propos  de  se  soumettre  à  cette  opération. 

§  VIII.  Autres  objections  peu  fondées  contre  V inoculation.  Ce 
que  doivent  faire  les  inoculateurs  pour  mettre  leur  bonne  foi 
entièrement  à  couvert. 

Je  n'examinerai  point  d'autres  objections,  à  peu  près  de  la 
même  nature  que  celle  de  la  contagion  prétendue;  si,  par 
exemple ,  il  n'est  pas  à  craindre  qu'en  insérant  la  petite  vérole , 
on  n'insère  d'autres  maladies.  Si,  dans  ceux  sur  lesquels  le 
virus  variolique  ne  prend  pas,  il  ne  peut  causer  des  maux  d'une 
autre  espèce.  L'expérience  seule  peut  répondre  à  ces  questions; 
et  le  peu  de  lumières  qu'elle  nous  a  données  jusqu'à  présent 
pour  y  satisfaire,  ne  nous  a  rien  appris,  ce  me  semble,  de  con- 
traire à  l'inoculation,  ni  qui  doive  en  détourner.  De  pareils 
doutes,  quand  ils  ne  sont  point  fondés  sur  des  faits,  doivent 
céder  aux  probabilités  si  multipliées  en  faveur  de  cette  opé- 
ration. 

Il  faut  cependant  en  convenir;  et  pourquoi  hésiterions-nous 
sur  cet  aveu ,  dans  un  ouvrage  oii  notre  unique  but  est  de  cher- 
cher sincèrement  la  vérité?  quelques  partisans  de  l'inoculation 
se  sont  trop  avancés  dans  leurs  premiers  écrits,  quand  ils  ont 
prétendu  que  ceux  sur  lesquels  l'inoculation  ne  prendrait  pas  , 
ou  n'auraient  point  en  eux  le  germe  de  la  petite  vérole,  et  par 
conséquent  ne  l'auraient  jamais  naturellement ,  ou  peut-être 
l'auraient  déjà  eue.  Il  a  été  bien  prouvé  depuis,  et  par  leur 
aveu  même,  que  des  personnes  inoculées  en  vain  à  plusieurs 
reprises,  ont  eu  ensuite  la  petite  vérole  naturelle.  Sans  doute  il 
serait  à  souhaiter  que  l'inoculation ,  si  on  peut  parler  de  la  sorte, 
ne  manquât  jamais  son  coup  ;  cependant  que  peut-on  après 
tout  inférer  du  très-petit  nombre  de  faits  contraires  ?  Il  en  ré- 
sulte seulement  que  le  très-petit  nombre  de  ceux  sur  qui  l'ino- 
culation ne  réussit  pas ,  peuvent  encore  craindre  la  petite  vé- 
role ;  mais  cet  inconvénient  ne  diminue  rien  des  avantages 
de  cette  opération  pour  ceux  sur  lesquels  elle  réussit. 

On  a  prétendu ,  il  est  vrai  y  que  d'habiles  inoculateurs   ont 


SUR  L'INOCULATION.  ^07 

varié  sur  ce  sujet  dans  leurs  discours.  Après  une  opération  qui 
n'avait  rien  produit  en  apparence,  ils  avaient,  dit-on,  assuré  d'a- 
bord les   inoculés  et  leurs  parens  qu'ils    pouvaient  être  tran- 
quilles,  la   matière  de  la  petite  vérole,   s'il  y  en  avait,  étant 
sortie   par  la  seule  suppuration  des  plaies;  ces  inoculateurs , 
ajoute-t-on,  car  nous  ne  sommes  qu'historiens,  ont  changé  de 
langage   quand  ils  ont  vu  ces  mêmes  inoculés  attaqués  de  la 
petite  vérole  naturelle;  ils  ont  dit  que  cet  accident  ne  devait 
point  surprendre  ,  puisque  l'eiFet  de  l'inoculation  avait  été  man- 
qué. Je  n'ajDprofondirai  point  la  vérité  de  ces  faits,  devenus  au- 
jourd'hui trop  difficiles  à  éclaircir.  J'examinerai  encore  moins, 
n'étant  pas  en  état  de  rien  décider  là-dessus ,  si  certains  ma- 
lades qui  ont  eu  la  petite  vérole  et  qui  même  en  sont  morts 
après  avoir  été  inoculés  plusieurs  fois  inutilement ,  auraient  eu 
la  petite  vérole  artificielle ,  en  se  faisant  inoculer  par  d'autres 
médecins,  qui  ne  les  eussent  pas,  dit-on-,  si  légèrement  traités, 
qui  eussent  employé  un  virus  variolique  plus  efficace.  Je  vou- 
drais seulement  que,  pour  éviter  à  l'avenir  ces  reproches  bien  ou 
mal  fondés,  les  inoculateurs  déclarassent  désormais  par  écrit, 
à  chaque  malade  qu'ils  traitent,  s'ils  croient  que  l'inoculation 
a  réussi  suffisamment  pour  n'avoir  plus  de  petite  vérole  à  crain- 
dre. Pour  la  centième  fois  ,  car  à  la  honte  du  genre  humain  on 
ne  saurait  trop  le  répéter ,  la  bonne  foi  la  plus  scrupuleuse  est 
surtout  ce  qu'on  doit  désirer  ici,  soit  dans  les  adversaires  de 
l'inoculation,  soit  dans  ses  partisans.  Malheureusement,  cette 
bonne  foi  si  nécessaire  ne  passe  pas  pour  être  la  vertu  favorite 
de  la  plupart  de  ces  hommes  à  qui  nous  confions  notre  santé 
et  notre   vie  ;   il   me    semble   pourtant  que  le   plus   estimable 
d'entre  eux,  le  plus  digne  à  tous  égards  de  la  confiance  publique , 
serait  celui  dont  on  230urrait  dire  : 

Incorrupta  jîdes ,  nudaque  veritas 
Qiiando  ullum  ingénient  parem  ! 

Je  n'ose  parler  qu'en  frémissant  d'une  dernière  objection 
contre  l'inoculation,  qu'on  n'a  pas  craint  de  faire  dans  un 
écrit  public. 

V inoculation,  a-t-on  dit,  si  elle  était  autorisée,  pourrait 
sen'ir  de  moyen  aux  scélérats  pour  abréger  les  jours  de  ceux 

quils  auraient  intérêt  de  voir  périr Ma  plume  se  refuse  à 

transcrire  de  telles  horreurs Et  quel  remède  ne  peut  pas  de- 
venir un  poison  entre  les  mains  d'un  scélérat? 


5o8  ^   REFLEXIONS 

§  IX.  Exhortation  aux  médecins ,    et  proposition  au 
gouvernement. 

Combien  ne  serait-il  pas  à  souhaiter  que  les  médecins ,  au 
lieu  de  se  quereller ,  de  s'injurier,  de  se  déchirer  mutuellement 
au  sujet  de  Vinoculation  avec  un  acharnement  tliëologique  ,  au 
lieu  de  supposer  ou  de  déguiser  les  faits ,  voulussent  bien  se 
réunir ,  pour  faire  de  bonne  foi  toutes  les  expériences  néces^ 
saires  sur  une  matière  si  intéressante  pour  la  vie  des  hommes  ? 

Combien  ne  serait-il  pas  à  souhaiter  qu'au  moyen  de  ces 
expériences  ,  non-seulement  les  adversaires  de  l'inoculation  ces- 
sassent de  l'attaquer ,  mais  que  ses  partisans  même  se  réunis- 
sent sur  les  faits  relatifs  à  cette  question  importante  ;  sur  la 
meilleure  manière  de  donner  et  de  traiter  la  petite  vérole  arti- 
ficielle ;  sur  r espèce  de  préparation  qui  j  convient  le  mieux  ; 
sur  VdgCy  le  temps  ,  les  circonstances  les  plus  favorables  pour 
se  soumettre  à  cette  maladie  ^  et  sur  les  effets  qui  en  résultent 
quand  la  guérison  est  achevée.  Il  ne  suffit  pas  ,  pour  le  plus 
grand  bien  de  l'inoculation,  que  ceux  qui  la  pratiquent  ne 
perdent  aucun  de  leurs  malades ,  malgré  la  différence  des  mé- 
thodes qu'ils  suivent;  il  faut  encore  que  les  suites  de  cette  ma- 
ladie soient  les  plus  avantageuses  pour  la  santé  qu'il  est  possible  : 
et  c'est  à  quoi  on  ne  peut  parvenir  que  par  des  observations 
exactes ,  et  faites  sur  un  grand  nombre  de  sujets  ,  avant  l'opé- 
ration ,  pendant  la  cure  ,  et  après  la  maladie. 

Combien  ne  serait-il  pas  à  souhaiter  que  dans  celles  de  ces 
expériences  qui  pourraient  paraître  dangereuses  ,  la  justice  vou- 
lut bien  abandonner  à  la  médecine  quelques  malheureux  con- 
damnés à  mort,  qui  trouveraient  dans  une  pareille  épreuve 
l'expiation  de  leurs  crimes^  sans  que  leur  famille  fût  déshono- 
rée, jet  souvent  même  la  conservation  de  leur  vie  ,  devenue  par 
ce  moyen  utile  à  l'Etat. 

Combien  ne  serait-il  pas  à  souhaiter  que  dans  un  pays  oii 
l'on  prononce  et  l'on  écrit  si  souvent  le  grand  mot  de  bien  pu- 
blic,  le  gouvernement  donnât,  pour  des  expériences  si  utiles, 
toutes  les  facilités  nécessaires  ? 

Combien  rie  serait-il  pas  à  souhaiter  qu'il  ordonnât  aux  Fa- 
cultés de  médecine  de  se  rendre  particulièrement  attentives  aux 
effets  de  la  petite  vérole  naturelle,  à  la  quantité  plus  ou  moins 
grande  de  ceux  qui  en  sont  attaqués,  surtout  dans  les  épidé- 
mies, à  marquer  ceux  qui  en  périssent ,  ceux  qui  en  sont  multi- 
lés  ®u  défigurés,  les  circonstances  oii  elle  est  le  plus  ou  le  moins 


SUR  L'INOCULATION.  509 

dangereuse,  suivant  Tàge,  le  climat,  la  saison,  le  tempéra- 
ment, la  force  ,  ou  la  faiblesse  des  sujets  (i)? 

Combien  enfin  ne  serait-il  pas  à  souhaiter  que  le  gouverne- 
ment ordonnât  de  marquer  dans  les  registres  mortuaires ,  au- 
tant qu'il  serait  possible  ,  l'âge  auquel  chaque  citoyen  est  mort , 
le  genre  de  maladie  dont  il  a  péri ,  s'il  a  eu  la  petite  vérole 
naturelle  ou  artificielle,  et  à  quel  âge  il  l'a  eue  ,  enfin  jusqu'au 
lieu  même  de  sa  naissance  î  Cette  dernière  attention  peut  d'a- 
bord paraître  superflue  ;  mais  elle  pourrait  devenir  de  la  plus 
grande  utilité ,  pour  former  au  bout  de  plusieurs  années  des 
registres  de  mortalité  parfaitement  exacts  ;  surtout  si  le  gouver- 
nement ordonnait ,  en  même  temps ,  que  lorsqu'un  citoyen 
mourrait  dans  un  lieuoiiil  n'est  pas  né,  on  envoyât  la  note  de 
sa  mort  au  lieu  de  sa  naissance. 

Quel  pays  est  plus  à  portée  que  le  nôtre  de  se  procurer 
toutes  ces  lumières ,  par  la  facilité  avec  laquelle  le  souverain  y 
peut  être  obéi ,  par  le  zèle  et  l'activité  de  la  nation ,  et  par  tant 
de  sages  régîeraens  qui  ne  demandent  qu'à  être  exécutés?  Fau- 
dra-t-il  donc  que  sur  l'inoculation,  comme  sur  tant  d'autres 
objets,  la  France  en  soit  réduite  à  tout  apprendre  de  ses  voi- 
sins ,  lorsqu'elle  aurait  tant  de  facilités  pour  les  éclairer  et  les 
instruire? 

CONCLUSION. 

Jusqu'à  ce  que  des  souhaits  si  naturels  s'accomplissent ,  voici 
ce  qu'on  peut  conclure  des  réflexions  précédentes. 

i".  Il  y  a  lieu  de  croire  qu'on  ne  meurt  jamais  de  l'inocula- 
tion ,  quand  elle  est  sagement  administrée ,  et  après  un  examen 
convenable. 

2°,  Il  est  extrêmement  rare ,  pour  n'en  pas  dire  davantage , 
qu'un  inoculé  sur  qui  l'opération  a  réussi ,  ait  repris  la  petite 
vérole. 

3«.  S'il  n'est  pas  démontré  en  rigueur  que  l'inoculation  aug- 
mente la  vie  moyenne  des  hommes ,  il  est  encore  moins  prouvé 
qu'elle  la  diminue  ;  il  est  même  vraisemblable  qu'elle  doit  l'aug- 
menter, puisqu'elle  délivre,  ou  absolument,  ou  presque  abso- 
lument, d'une  cause  de  mort,  sans  qu'il  soit  prouvé  qu'elle  en 
substitue  d'autres  à  la  place. 

Il  faut  donc  bien  se  garder,  ce  me  semble,  d'arrêter  ou  de 

(i)  Ce  serait,  par  exemple,  un  fait  tiès-singulier  à  constater  que  de  savoir 
s'il  est  vrai,  comme  le  prétendait  un  médecin  célèbre,  mort  depuis  quelques 
années  ,  que  tous  ceux  qui  sont  attaqués  de  la  petite  vérole,  et  qui  ont  en 
même  temps  le  mal  vénérien ,  ne  succombent  point  à  la  première  de  ces 
deux  maladies.  Voyez  les  questions  proposées  aux  académiciens  danois ,  par 
M.  Michaelis.  Francfort,  1763,  p.  256. 

I.  33 


5ip  RÉFLEXIONS 

retarder  les  progrès  de  cette  opération.  C'est  même  le  seul 
moyen  d'acquérir  sur  cette  matière  importante  toutes  les  lu- 
mières qui  nous  manquent  encore,  et  que  l'expérience  seule 
peut  fournir. 

Je  dirai  plus.  Quand  l'expérience  déposerait  enfin,  contre 
toute  vraisemblance,  que  l'inoculation  serait  inutile  ou  nui- 
sible ,  on  n'aurait  rien  à  se  reprocher  des  tentatives  qu'on  au-- 
rait  faites  ^  parce  que  le  succès  en  était  plus  probable  que  le 
danger.  - 

Je  suis  donc  bien  éloigné  de  dissuader  mes  concitoyens  d'une  J 
pratique  dont  l'utilité  paraît,  au  moins  jusqu'ici,  beaucoup  ' 
mieux  constatée  que  ses  inconvéniens.  Les  objections  proposées 
dans  les  deux  premières  parties  de  cet  écrit,  n'attaquent  que 
les  mathématiciens  qui  pourraient  trop  se  presser  de  réduire 
cette  matière  en  équations  et  en  formules;  mais  je  crois  d'ail- 
leurs en  avoir  dit  assez  pour  faire  voir,  que  si  les  avantages  de 
r inoculation  ne  sont  pas  de  nature  à  être  appréciés  mathéma- 
tiquement,  ils  n^ en  paraissent  pas  moins  réels. 

C'est  par  là  que  je  terminerai  ces  réflexions  ,  dans  lesquelles 
je  ne  crois  pas  que  les  partisans  ni  les  adversaires  de  l'inocula- 
tion m'accusent  d'avoir  marqué  la  plus  légère  partialité  ;  ses 
adversaires  ,  puisque  j'ai  tâché  de  prouver  que  les  calculs  qu'on 
a  faits  jusqu'à  présent  contre  eux ,  n'étaient  peut-être  pas  suffi- 
sans  pour  les  convaincre  ;  ses  partisans  ,  puisqu'eù  partant  des 
faits  avancés  par  eux  ,  et  qui  ne  paraissent  pas  avoir  été  solide- 
ment combattus ,  j'en  conclus  que  Vinoculation  mérite  d'être 
encouragée. 

Yoilà  ,  ce  me  semble ,  le  parti  que  doit  prendre  le  gouverne- 
ment sur  cet  important  objet.  A  l'égard  des  particuliers  ,  j'ai 
tâché  de  leur  présenter  la  question  par  toutes  les  faces ,  et ,  après 
avoir  balancé  le  pour  et  le  contre  ,  de  leur  exposer  les  motifs  qui 
paraissent  devoir  les  déterminer  ;  c'est  à  eux  à  voir  maintenant 
ce  qu'ils  ont  à  faire. 

Causa  quœ  sit,  videtis  ;  nunc  quid  agendum  sit ,  considerate. 

Cic.  pro  lege  Manih'â. 

EXTRAIT  DU  MÉMOIRE 

Des  commissaires  de  la  Faculté  de  médecine,  favorable  à 
Vinoculation, 

Les  réflexions  qu'on  vient  de  lire  étaient  déjà  données  à  l'im- 
pression lorsque  ce  mémoire  a  paru  ,  après  s'être  long-temps  fait 
attendre.  Sans  entrer  dans  le  détail  et  l'examen  de  tous  les  rai- 


SUR  L'INOCULATION.  5n 

sonnemens  qu'il  renferme ,  nous  nous  bornerons  à  en  extraire 
les  assertions  principales.  Cet  extrait  servira  à  confirmer  plu- 
sieurs de  nos  réflexions,  et  en  même  temps  à  prouver  de  nouveau 
ce  que  nous  avons  déjà  remarqué  ,  que  les  partisans  même  de 
l'inoculation  ne  s'accordent  pas  entièrement ,  ni  sur  les  principes 
d'oii  ils  partent ,  ni  sur  les  faits  qu'ils  rapportent. 

I.  Nos  docteurs  ùioculistes  conviennent  qu'on  peut  avoir  deux 
fois   une  véritable  petite  vérole  y    et  même   qu'il  y   en  a  des 
exemples  ;  mais  ils  avouent  que  souvent  les  médecins  même 
s'y  sont  trompés  ;  ils  estiment  qu'en  faisant  l'évaluation  la  plus 
forte,  le  nombre  de  ceux  qui  ont  deux  fois  la  petite  vérole  peut 
être  i  sur  9  à  10,000.  Ils  paraissent  croire  d'ailleurs,  mais  d'après 
un  raisonnement pliysique-qùe  nous  ne  prétendons  pas  garantir, 
que  la  récidive  est  encore  moins  à  craindre  après  l'inoîïulation , 
qu'après  la  petite  vérole  naturelle  ;  aussi  assurent-ils  que ,  sur 
200,000  personnes  inoculées  en  Angleterre ,  on  n'a  pu  en  assi- 
gner une  seule  qui  ait  eu  ensuite  la  petite  vérole.  Cependant  ils 
disent  dans  un  autre  endroit  de  leur  mémoire ,  qu'il  n'y  a  pas 
deux  exemples  incontestables  d'un  inoculé  qui  ait  repris  cette 
maladie;  en  quoi  ils  semblent  convenir  que  le  fait  est  au  moins 
arrivé  une  fois  ;  ce  qui  étant  à  la  vérité  très-rare  ,  ne  doit  pas 
nuire  à  l'inoculation  chez  les  personnes  exemptes  de  préjugés. 
Ces  médecins  reconnaissent  d'ailleurs,  et  en  effet  des  observa- 
tions incontestables  le  prouvent,  que  plusieurs  personnes,  infruc- 
tueusement inoculées  ,  ont  eu  ensuite  la  petite  vérole  naturelle  , 
mais  ce  n'est  pas  de  ces  inoculés  qu'il  est   question  ;  il  s'agit  do 
ceux  sur  lesquels  l'inoculation  a  réussi.  Au  reste,  on  nous  assure 
dans  le  mémoire  qu'il  n'y  a  aucun  exemple  d'une  personne  ino- 
culée trois  fois  en  pure  perte.  Cela  peut   être  ;    mais   quand 
l'inoculation  aura  deux  fois  manqué  son  effet ,  faudra-t-il  s'y 
soumettre  une  troisième  fois  ?  Et  quand  on  s'y  sera  soumis,  avec 
ou  sans  succès  ,  sera-t-on  en  sûreté  contre  la  petite  vérole  pour 
le  reste  de  ses  jours?  C'est  ce  qu'on  ne  nous  dit  pas. 

II.  Les  auteurs  du  mémoire  paraissent  convaincus  de  ce  que 
nous  Sisons  SiVaxicé  ^  que  V inoculation,  rigoureusement  parlant ,  ne 
fait  perdre  la  vie  à  aucun  sujet ,  à  moins  quelle  ne  soit  mal  à 
propos^  ou  mal  administrée ,  ou  quelle  ne  se  trouifc  compliquée 
ai>ec  une  autre  maladie.  Il  y  a  ,  disent-ils,  bien  de  la  différence 
entre  mourir  de  V inoculation  ou  après  V inoculation  ;  d'oii  ils 
concluent  que  le  succès  dépend  toujours  de  l'habileté  ,  de  l'ex- 
périence et  de  la  sagesse  de  l'inoculateur.  Ils  avouent  cependant 
qu'il  peut  quelquefois  lui  être  difficile  de  ne  s'y  pas  tromper  :  mais, 
ajoutent-ils  ,  la  médecine  en  général  est  dans  le  même  cas  par 
rapport  à  un  grand  nombre  de  maladies  ;  serait-ce  une  raison 


5i2  RÉFLEXIONS 

pour  la  proscrire  7  Ils  s'inscrivent  en  faux  à  cette  occasion  contre 
ce  qui  est  rapporté  dans  le  mémoire  de  leurs  adversaires,  que 
les  plus  habiles  inoculateurs  de  Londres  ,  lorsqu'ils  voient  leurs 
inoculés  aller  mal ,  les  abandonnent  au  médecin  ,  pour  ne  pas 
mettre  la  mort  sur  le  compte  de  l'inoculation,  et  par  conséquent 
pour  en  décharger  leur  liste  ;  on  nous  assure  que  cette  super- 
cherie n'a  été  pratiquée  en  Angleterre  que  par  des  chirurgiens 
téméraires  et  ignorans.  Nos  inoculistes  pensent  que  le  nombre 
de  ceux  qui  meurent  de  la  petite  vérole  artificielle  peut  être  tout 
au  plus  de  i  sur  4  à  5ooo  ;  et  ils  ajoutent  même  ,  nous  ignorons 
sur  quel  fondement ,  que  ceux  qui  succombent  à  cette  maladie 
seraient  morts  de  la  petite  vérole  naturelle.  Ils  paraissent  d'ail- 
leurs assez  peu  sensibles  à  la  perte  que  l'inoculation  pourrait 
occasioner  à  la  société  ,  si  on  la  pratiquait  constamment  sur  les 
enfans  à  la  mamelle  ,  perte  qu'ils  regardent  comme  très-légère. 
On  peut  voir  les  raisons  qu'ils  en  apportent ,  et  que  nous  aban- 
donnons au  jugement  des  lecteurs.  Quoi  qu'il  en  soit ,  pour 
éviter  toute  chicane ,  ils  fixent  le  rapport  des  morts  de  l'ino- 
culation à  1  sur  3oo.  Mais  ils  croient  que  le  danger  serait 
bien  plus  considérable  ,  si  on  inoculait  sans  préparation  ;  et  ils 
prétendent  que  dans  le  Levant  le  nombre  des  morts  est  de  i  sur 
25  ;  ce  qui  s'accorde  bien  peu  avec  ce  que  d'autres  inoculateurs 
ont  avancé.  Ce  fait ,  vrai  ou  non ,  est  attesté  à  nos  auteurs  par  un 
de  leurs  confrères  ,  d'après  le  témoignage  de  plusieurs  négo- 
cians,  qui,  pendant  leur  séjour  à  Constantinople  ,  ont  fait,  dit- 
on  ,  des  recherches  à  ce  sujet. 

ni.  Quoique  les  médecins  opposés  à  l'inoculation  prétendent, 
dans  leur  mémoire  imprimé  ,  qu'il  y  a  au  moins  un  sixième  des 
hommes  qui  n'est  point  sujet  à  la  petite  vérole  naturelle ,  les 
médecins  favorables  à  l'inoculation  ne  se  rendent  pas  aux  preuves 
sur  lesquelles  leurs  adversaires  fondent  ce  calcul.  Cependant  ils 
augmentent  eux-mêmes  ce  nombre  bien  davantage  ;  car  ils 
accordent  qu'il  y  a  un  tiers  du  genre  humain  exempt  de  cette 
maladie.  Sans  discuter  ces  différentes  assertions ,  nous  en  con- 
clurons seulement  qu'il  n'est  pas  à  beaucoup  près  certain ,  comme 
d'autres  inoculistes  l'ont  avancé  ,  que  presque  tous  les  hommes, 
à  l'exception  de  i  sur  7.1\  tout  au  plus  ,  sont  sujets  à  la  petite 
vérole  naturelle. 

lY.  Nos  auteurs  avancent  ,  du  moins  si  nous  les  avons  bien 
compris  ,  que  la  mortalité  générale  de  la  petite  vérole  à  Paris 
est  de  I  sur  5  ;  ce  qui  est  bien  plus  fort  que  le  rapport  de  i  à  7, 
donné  pour  Londres  par  M.  Jurin  ;  cependant,  afin  de  ne  rien 
forcer,  ils  ne  mettent  la  mortalité  qu'à  i  sur  10.  Mais  ils  re- 
marquent que  la  mortalité  de  la  petite  vérole  ,  soit  naturelle , 


SUR  L'INOCULATION.  5î3 

soft  même  inoculée  ,  ne  doit  point  être  calculée  d'après  les  re- 
gistres des  hôpitaux ,  qui  la  donneraient  trop  forte  ;  attendu  que 
dans  les  hôpitaux  les  maladies  sont  beaucoup  plus  funestes 
qu'ailleurs  ,  par  mille  raisons,  et  que  même  certaines  maladies^ 
comme  les  blessures  à  la  tête ,  y  sont  presque  toujours  mortelles, 
tandis  qu'ailleurs  on  en  guérit  presque  toujours  ;  selon  M.  Jurin  , 
la  mortalité  générale  ,  causée  par  toutes  les  maladies  ,  est  plus 
grande  de  trois  septièmes  dans  les  hôpitaux  que  dans  les  autres 
lieux.  Au  reste  ,  plus  la  petite  vérole  sera  bénigne  dans  un  lieu 
donné,  plus  aussi ,  selon  nos  médecins,  l'inoculation  le  doit  être  ; 
ainsi  la  raison  de  la  pratiquer  sera  toujours  égale  ,  dans  les  lieux 
même  oiz  la  petite  vérole  est  moins  à  craindre. 

V.  On  assure  dans  le  mémoire  que  les  accidens  sont  beau- 
coup moins  communs  à  la  suite  de  l'inoculation  que  de  la 
petite  vérole  naturelle,  et  que  ces  accidens  viennent  presque  tou- 
jours de  la  faute  de  l'opérateur  ;  on  ne  convient  pas  même  , 
quoi  qu'en  dise  M.  Pringle  ,  d'ailleurs  favorable  à  l'inoculation  , 
que  cette  maladie  ait  une  incommodité  qui  lui  soit  propre , 
V abcès  des  glandes  axillaires. 

YI.  Nos  médecins  iuoculistes  ne  croient  pas  qu'il  soit  facile 
de  communiquer  d'autres  maladies  par  l'inoculation.  L'obser- 
vation fait  voir,  selon  eux  ,  que  rarement  deux  levains  différens 
existent  ensemble  dans  le  même  corps  sans  que  l'un  détruise 
l'autre  ;  quelques  faits  recueillis  de  ce  qui  s'est  passé  durant 
la  dernière  peste  de  Marseille  ,  semblent,  disent-ils,  favoriser 
cette  assertion.  Ils  accordent  pourtant  qu'il  est  possible  que  , 
par  une  méprise  dans  le  choix  du  virus  variolique ,  on  insère 
avec  la  petite  vérole  d'autres  maladies ,  quoique  de  très-grands 
inoculateurs  en  doutent ,  et  qu'il  y  ait  même  des  faits  qui  sem- 
blent prouver  le  contraire. 

VU.  Selon  ces  médecins ,  l'inoculation  doit  diminuer  la  con- 
tagion ,  parce  que  la  matière  variolique  est  beaucoup  moins 
abondante  dans  les  inoculés  ,  et  la  fièvre  beaucoup  moins  forte  ; 
ils  prétendent  que  six  petites  véroles  artificielles  produiront  à 
peine  autant  d'effet  pour  la  contagion  qu'une  seule  petite  vérole 
naturelle.  D'ailleurs  si  on  inocule  les  enfans  en  nourrice,  et 
par  conséquent  à  la  campagne  pour  la  plupart ,  la  contagion  se 
répandra  encore  moins  dans  les  villes  ;  et  même,  après  quelques 
générations ,  le  nombre  des  petites  véroles  pourra  diminuer  à 
tel  point,  qu'il  n'y  aurait  plus  de  personnes  sujettes  à  cette  ma- 
ladie ,  que  celles  qui  devraient  l'avoir  deux  fois.  On  nie  for- 
mellement dans  le  mémoire  que  l'épidémie  de  la  petite  vérole 
à  Paris  ait  augmenté  depuis  l'inoculation.  On  remarque  que 
l'épidémie  de  Boston  avait  commencé  au  mois  de  mai,  et  qu'on 


5i4  RÉFLEXIONS  SUR  L'INOCULATION. 

n'a  pratique  l'iiioculation  qu'au  mois  d'août.  On  ajoute  que 
depuis  que  l'inoculation  est  reléguée  dans  les  faubourgs  de  Paris 
par  arrêt  du  parlement,  la  petite  vérole  n'est  pas  plus  fréquente 
qu'autrefois  dans  ces  faubourgs  ;  et  qu'elle  ne  l'est  pas  non  plus 
devenue  davantage  à  Londres ,  où  l'on  inocule  beaucoup  plus 
qu'à  Paris.  Quoiqu'il  y  ait  à  l'Hôtel-Dieu  des  petites  véroles  en 
tout  temj)S ,  cette  maladie  ,  à  ce  qu'on  prétend  ,  n'est  pas  plus 
commune  dans  le  quartier  de  l'Hôtel-Dieu  que  dans  le  reste  de 
la  ville ,  et  n'y  dure  pas  toute  l'année  ;  la  contagion  même  ne 
se  répand  pas  dans  l'intérieur  de  cet  hôpital  ,  quoique,  pour 
toute  précaution ,  on  se  contente  de  mettre  les  malades  dans 
une  salle  haute.  Nos  auteurs  observent  à  ce  sujet  combien  il 
est  contradictoire  de  craindre  si  fort  la  prétendue  contagion 
que  l'inoculation  peut  causer  ,  tandis  qu'on  se  met  si  peu  à  l'abri 
contre  celle  de  la  petite  vérole  naturelle.  Cependant ,  pour  cal- 
mer jusqu'aux  moindres  scrupules ,  ces  médecins  croient  qu'il 
serait  facile  de  prévenir  par  de  bons  réglemens  jusqu'à  l'ombre 
même  des  abus  ;  mais  ils  paraissent  persuadés  que  proscrire 
l'inoculation  par  arrêt ,  ce  serait  condamner  à  la  mort  tous  ceux 
que  cette  opération  aurait  empêchés  de  succomber  à  la  petite 
vérole  naturelle.  Ils  ne  nous  disent  pas  si  les  réglemens  qu'ib 
proposent  de  faire  par  rapport  à  l'inoculation  ,  doivent  ou  peu- 
vent être  tels,  qu'ils  privent  les  citoyens  peu  aisés  de  tenter  cette 
opération  sur  eux  ou  sur  leurs  enfans ,  et  par  conséquent  des 
avantages  qu'elle  pourrait  leur  procurer. 

YIII.  Il  ne  faut  pas  oublier  ,  selon  nos  auteurs  ,  parmi  les 
avantages  de  l'inoculation,  ce  que  rapporte  le  docteur  Maty, 
qu'en  Angleterre,  dans  les  temples  ,  dans  les  promenades  ,  aux 
spectacles  ,  on  commence  à  s'apercevoir  de  ce  qu'on  doit  à  cette 
pratique  pour  la  conservation  de  la  beauté. 

IX.  De  tous  ces  faits  réunis ,  les  auteurs  du  mémoire  con- 
cluent ,  que  V inoculation  doit  sauver  la  vie  à  une  quantité  pro- 
digieuse de  citoyens  ;  quelle  empêchera  que  beaucoup  d'autres 
ne  soient  défigurés  ou  mutilés  ;  qu  ainsi  elle  est  utile  à  la 
société  en  général,  et  par  conséquent,  ajoutent-ils,  a  chaque 
citoyen  en  particulier  :  nous  renvoyons  ,  pour  apprécier  la 
justesse  de  cette  conséquence  ,  aux  deux  premières  parties  de 
notre  écrit  sur  l'inoculation.  Nos  médecins  pensent  donc  que 
l'inoculation  doit  être  au  moins  tolérée;  expresssion  qui  pourra  , 
disent-ils ,  paraître  mitigée  jusqu'à  l'excès,, mais  qu'ils  n'em- 
ploient aussi  que  par  excès  de  précaution ,  et  pour  se  réserver 
le  droit  de  proscrire  l'inoculation  ouvertement ,  si  l'expérience 
y  faisait  découvrir  dans  la  suite  des  iuconvéniens  jusqu'à  pré- 
sent inconnus. 


DE  LA  LIBERTÉ 

DE  LA  MUSIQUE  (i). 


Italiam,  Italiam 

AEneid.  VI. 


I.  XL  y  a ,  chez  toutes  les  nations ,  deux  choses  qu'on  doit  res- 
pecter ,  la  religion  et  le  gouvernement  ^  en  France  on  y  en  ajoute 
une  troisième  ,  la  musique  du  pays.  Rousseau  a  osé  pourtant  en 
médire  dans  cette  lettre  fameuse  ,  tant  combattue  et  si  peu 
réfutée;  mais  les  vérités  qu'il  a  eu  le  courage  d'imprimer  sur  ce 
grand  sujet ,  lui  ont  fait  plus  d'ennemis  que  tous  ses  paradoxes  ; 
on  l'a  traité  de  perturbateur  du  repos  public  ,  qualification  d'au- 
tant mieux  méritée  que  la  musique  française  laisse  fort  en  repos 
ceux  qui  Vécoutent.  Quelques  uns  néanmoins  prétendaient ,  et 
avec  autant  de  raison  ,  que  Rousseau  eût  été  mieux  nommé /?er- 
turbateur  du  hmit  public ,  attendu  que  la  musique  française  en 
fait  beaucoup. 

IL  Dans  les  matières  les  plus  sérieuses ,  il  est  permis  à  nos 
écrivains  de  faire  la  satire  de  la  nation  ;  on  est  bien  reçu  à  nous 
prouver  que  sur  le  commerce  ,  sur  le  droit  public ,  sur  les  grands 
principes  de  la  législation  ,  nous  ne  sommes  encore  que  des  enfans;^ 
mais  c'est  un  crime  de  nous  dire  que  nous  ne  faisons  que  bal- 
butier en  musique.  La  plupart  des  lecteurs  du  citoyen  de  Genève 
opinaient  à  le  traiter  comme  cet  artiste  de  la  Grèce,  que  de 
sévères  magistrats  Q\idi%%tx^Vi\  pour  avoir  voulu  ajouter  une  corde 
à  la  lyre.  Aurions-nous  adopté  ce  principe  de  Platon  ,  que  tout 
changement  dans  la  musique  annonce  un  changement  dans  les 
mœurs  ?  Si  c'est  là  le  sujet  de  nos  craintes  ,  nous  pouvons  être 
tranquilles  ;  nos  mœurs  sont  à  un  point  de  perfection  oii  le 
changement  n'a  rien  à  leur  faire  perdre. 

III.  Des  bouffons ,  arrivés  d'Italie  il  y  a  huit  ans,  et  qu'on 
eut  l'imprudence  de  montrer  au  public  sur  le  théâtre  de  l'Opéra, 

(i)  Les  Remontrances  sur  la  liberté  de  la  Musique  auront  vraisemblable- 
ment autant  de  contradicteurs  ou  plutôt  d'ennemis  que  VEssai  sur  les  Gens 
de  lettres  ;  car  dans  ces  Remontrances  on  a  eu  la  témérité'  de  dire  librement 
son  avis  sur  la  musique  de  la  nation ,  ou  plutôt  sur  la  musique  que  cette  nation 
croit  avoir.  L'auteur  sera  peut-être  regarde  comme  maui^ais  citoyen,  c'est  le 
nom  qu'on  donne  assez  ordinairement  à  ceux  qui  attaquent  certains  préjugés 
reçus.  En  recompense,  il  est  vrai,  le  nom  de  bon  citoyen  est  aussi  e'quiiable- 
ment  prodigne'. 


5i6  DE  LA  LIBERTÉ 

ont  été  la  funeste  cause  de  la  lettre  de  Rousseau,  et  d'une  guerre 
civile  très-vive  qu'elle  a  excitée  parmi  nous.  Cette  guerre  suffi- 
rait pour  détruire  l'opinion  commune,  que  les  Français,  trop 
inconstans  et  trop  légers,  ne  sont  pas  capables  de  s'occuper  long- 
temps d'un  même  objet.  Durant  une  année  et  plus,  nos  entre- 
tiens et  nos  ouvrages  ont  épuisé  la  matière  ;  notre  parterre  divisé 
présentait  l'image  de  deux  armées  en  présence,  prêtes  à  en  venir 
aux  mains  ;  et  cet  espace  d'une. année,  employé  à  disserter  bien 
ou  mal  sur  la  musique ,  est  sans  doute  un  temps  fort  honnête 
pour  un  pays  oii  l'on  ne  parle  que  deux  jours  d'une  bataille  per- 
due, et  oii  l'on  emploie  même  le  second  à  chansonner  le  géné- 
ral. Aussi  notre  querelle  musicale  avait  été  préparée  insensible- 
ment et  de  longue  main  ,  comme  les  grands  événemens  qui  doivent 
agiter  les  Etats.  Des  mouveraens  qui  d'abord  paraissaient  légers, 
s'étendant  et  se  fortifiant  peu  à  peu,  ont  enfin  produit  une  fer- 
mentation violente.  En  voici  l'origine  et  le  progrès.  Il  y  a  environ 
quarante  ans  que  les  directeurs  de  l'Opéra  firent  la  même  faute 
qu'en  lySS;  ils  appelèrent  sur  leur  théâtre  des  bouffons  d'Italie, 
Les  oreilles  françaises ,  quoique  accoutumées  à  la  psalmodie  de 
Luîly  et  de  ses  disciples  ,  la  seule  espèce  de  chant  qu'elles  con- 
nussent encore  ,  accueillirent ,  plus  qu'on  ne  l'avait  espéré  ,  la 
nouvelle  musique  qu'on  leur  faisait  entendre  ;  déjà  elle  acqué- 
rait des  partisans ,  et  la  mauvaise  doctrine  gagnait  du  terrain  ; 
il  fallut ,  pour  détruire  le  mal ,  le  couper  par  la  racine  ;  les 
bouffons  furent  renvoyés  ,  et  la  paix  revint  à  l'Opéra  avec  l'en- 
nui. Cependant  quelques  musiciens  furent  frappés  de  l'effet  qu'a- 
vait produit  sur  les  auditeurs  français  cette  musique  italienne, 
moins  uniforme ,  moins  languissante  et  moins  pauvre  que  celle 
dont  on  nous  avait  allaités  jusqu  alors.  Ces  musiciens  essayèrent 
donc  de  nous  donner,  comme  à  des  enfans  qu'on  sèvre  ,  une 
nourriture  un  peu  plus  forte.  Mouret  s'écartant  le  premier  de 
la  route  battue,  mais  s'en  écartant  peu,  car  il  ne  voulait  ni  ne 
pouvait  trop  hasarder  ,  osa  dans  ses  opéras  essayer  quelques 
ariettes ,  modelées  ,  autant  qu'il  en  était  capable ,  sur  les  airs 
italiens  qu'on  connaissait  en  France.  La  jeunesse,  juge  impar- 
tial, et  par  là  meilleur  qu'on  ne  croit ,  prit  plaisir  à  cette  nou- 
veauté ;  mais  les  Nestors  criaient  que  cen  était  fait  du  bon  genre, 
que  le  goût  allait  se  perdre ,  et  que  le  gouvernement  était  bien- 
mal  conseillé  de  nj  pas  mettre  ordre.  Enfin  en  1733  paraît 
Rameau  avec  son  opéra  à^Hippoljte.  C'est  alors  que  les  cla- 
meurs redoublent  ;  les  brochures  injurieuses  ,  les  estampes  sati- 
riques ,  les  noirceurs  secrètes  ,  tous  les  petits  moyens  que  Vigno- 
rance  et  V envie  savent  si  bien  mettre  en  usage  contre  ce  qui  leur 
nuit  ou  leur  déplaît,  sont  employés  poui:  perdre  ce  dangereux  nova- 


DE  LA  MUSIQUE.  5i7 

teur  ;  le  public  va  l'entendre  ,  il  se  révolte  d'abord,  il  se  partage 
ensuite ,  il  se  réunit  enfin  en  faveur  du  génie  et  du  talent  per- 
sécuté. Encouragé  par  ce  succès,  d'autant  plus  flatteur  qu'il  avait 
été  disputé  long-temps  ,  ce  musicien  célèbre  en  mérite  de  nou- 
veaux ;  et  après  un  grand  nombre  d'opéras ,  déchirés  d'abord 
avec  fureur ,  mais  applaudis  ensuite  presque  tous  avec  enthou- 
siasme, il  donne  enfin  l'opéra  bouffon  de  Platée,  son  chef- 
d'œuvre  et  celui  de  la  musique  française.  C'est  par  cet  opéra 
qu'il  faut  juger  de  l'état  présent  de  cet  art  parmi  nous,  des  pro- 
grès dont  il  est  redevable  à  Rameau  ,  et  osons  ajouter  ,  du  che- 
min qui  lui  reste  à  faire  encore.  La  gloire  de  l'illustre  artiste 
n'a  rien  à  souffrir  de  cet  aveu  ;  peut-être  y  a-t-il  plus  loin  du 
iieu  d'oii  il  est  parti  à  celui  oii  il  est  parvenu ,  que  du  point  oii 
nous  sommes  aujourd'hui ,  à  celui  oii  nous  pouvons  arriver. 
Rameau  est  d'autant  plus  digne  d'estime ,  qu'il  a  osé  tout  ce  qu'il 
a  pu ,  et  non  tout  ce  qu'il  aurait  voulu  oser  ;  il  a  eu  le  mérite 
de  voir  au-delà  du  terme  oii  il  a  conduit  ses  auditeurs ,  et  le 
mérite  peut-être  aussi  grand  ,  de  juger  jusqu'oii  ils  pouvaient 
être  conduits.  Il  eût  manqué  son  but  en  allant  plus  loin  ;  il  nous 
a  donné ,  non  la  meilleure  musique  dont  il  fut  capable  ,  mais  la 
meilleure  que  nous  pussions  recevoir.  Ce  n'est  pas  seulement  par 
leurs  ouvrages  qu'il  faut  mesurer  les  hommes ,  c'est  en  les  com-^ 
parant  à  leur  siècle  et  à  leur  nation  ;  et  si  les  partisans  zélés  que 
Rameau  s'était  faits  parmi  nous ,  sont  devenus  plus  froids  sur  sa 
musique  ,  depuis  que  l'italienne  a  frappé  leurs  oreilles  ,  ils  n'en 
sentent  pas  moins  tout  le  prix  de  ses  heureux  efforts  ,  et  toute  la 
justice  des  applaudissemens  dont  ils  ont  été  couronnés. 

IV.  C'est  dans  ces  circonstances  ,  et  après  toutes  les  innova- 
lions  déjà  tentées  ou  hasardées  dans  notre  musique ,  que  les 
bouffons  ont  reparu  pour  la  seconde  fois  sur  notre  théâtre  ;  ils 
ont  fourni  à  la  plume  éloquente  de  Rousseau ,  déjà  exercée  à 
nous  dire  des  vérités  dures  ,  une  occasion  bien  favorable  de  nous 
instruire  et  de  nous  maltraiter.  On  peut  juger  s'il  a  été  écouté  pa- 
tiemment. Il  a  soutenu  presque  seul,  comme  ce  fameux  Romain, 
les  attaques  de  l'armée  française  ,  animée  et  réunie  contre  sa 
lettre  et  contre  sa  personne.  Cette  armée ,  il  est  vrai  ,  n'était 
guère  composée  que  de  troupes  légères;  mais  si  elles  ne  portaient 
pas  à  leur  ennemi  des  coups  bien  redoutables  ,  elles  faisaient 
contre  lui  presque  autant  de  bruit  que  la  musique  qu'elles  dé- 
fendaient. Ses  complices  ,  car  la  musique  italienne  lui  en  avait 
donné,  avaient  aussi  leur  part,  quoique  plus  faiblement,  aux 
traits  qu'on  lançait  au  hasard  contre  le  philosophe  de  Genève. 
L'Encyclopédie  ,  dont  les  principaux  aut«urg  avaient  le  malheur 


5i8  DE  LA  LIBERTÉ 

de  penser  comme  Rousseau  ,  et  la  témérité  de  le  dire,  ne  fut 
pas  épargnée  dans  ces  circonstances  ;  ce  fut  comme  la  première 
étincelle  de  l'embrasement  général ,  qui ,  en  gagnant  de  proche 
en  proche,  a  depuis  échauffé  tant  d'esprits  contre  cet  ouvrage. 
On  représenta  les  auteurs  comme  une  société  formée  pour  dé- 
truire à  la  fois  la  religion ,  V autorité  ,  les  mœurs  et  la  musique. 
Bientôt ,  comme  par  un  effet  du  sort  qui  les  poursuivait  pour 
les  rendre  odieux  ,  l'effervescence  qu'on  les  accusait  d'exciter , 
s  étendit  de  la  capitale  aux  provinces  ;  Lyon  fut  troublé  comme 
Paris;  et  c'était  encore  un  encyclopédiste,  et  par  malheur  un 
homme  de  beaucoup  d'esprit,  qui  était  à  la  tête  des  séditieux. 

V.  Parmi  le  grand  nombre  d'écrits  sur  les  deux  musiques, 
dont  Rousseau  a  donné  comme  le  signal ,  presque  tous  étaient  en 
faveur  de  la  musique  française  qui  en  avait  le  plus  de  besoin  ; 
quelques  uns  de  ses  partisans  essayèrent  de  la  soutenir  par  des 
raisons  ,  le  plus  grand  nombre  de  la  venger  par  des  injures  ;  les 
bouffonistes  n'écrivaient  guère ,  lisaient  encore  moins  ce  qu'on 
écrivait  contre  eux,  et  se  consolaient  des  ennemis  que  la  musique 
italienne  leur  faisait,  par  le  plaisir  qu'ils  avaient  à  l'entendre. 
En  vain,  pour  les  dégoûter  des  airs  charmans  que  les  Italiens 
exécutaient,  on  les  assurait  que  ces  baladins  qui  leur  faisaient 
tourner  la  tête  ,  étaient  le  rebut  de  l'Italie  ,  et  dignes  à  peine  des 
tréteaux  d'une  place  publique  ;  ils  répondaient  que  si  V exécution 
était  mauvaise ,  la  musique  était  divine ,  et  qu  ils  préféraient  un 
excellent  livre  aussi  mal  lu  qu'on  voudrait ,  à  la  lecture  la  mieux 
faite  d'un  ouvrage  fastidieux.  Du  reste,  soit  par  la  bonté  de 
leur  cause ,  soit  par  l'art  qu'ils  ont  eu  de  la  faire  valoir ,  l'avan- 
tage leur  est  demeuré  dans  le  peu  même  qu'ils  ont  écrit  ;  de  cette 
foule  innombrable  de  brochures  publiées  il  y  a  huit  ans  contre 
l'opéra  français ,  le  petit  Prophète  et  la  lettre  de  Rousseau  sont 
les  deux  seules  dont  on  se  souvienne  ;  on  a  oublié  jusqu'au  titre 
des  autres. 

YI.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'on  a  manqué  de  respect  à 
la  musique  française  dans  le  lieu  même  de  son  empire.  Au 
commencement  de  ce  siècle,  l'abbé  Pvaguenet,  écrivain  d'une 
imagination  vive ,  mit  au  jour  un  petit  ouvrage  où  notre  musique 
était  presque  aussi  maltraitée  que  dans  la  lettre  de  Rousseau. 
Cet  écrit  n'excita  ni  guerres,  ni  haine  dans  le  temps  ou  il  parut; 
la  musique  française  régnait  alors  paisiblement  sur  nos  organes 
assoupis  ;  on  regarda  l'abbé  Raguenet  comme  un  séditieux  isolé, 
un  conjuré  sans  complices ,  dont  on  n'avait  point  de  révolution 
à  craindre.  Rousseau  a  trouvé  des  lecteurs  plus  aguerris  et  plus 
capables  de  l'entendre ,  et  par  conséquent  plus  de  gens  intéres- 


DE  LA  MUSIQUE.  Sig 

ses  a  le  combattre.  Mais  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de 
remarquer  ici  le  jugement  porté  sur  le  livre  de  l'abbé  Raguenet 
par  son  censeur  Fonteuelle,  ce  pliilosojDhe  si  modéré  et  si  paci- 
fique, accoutumé  d'ailleurs  à  nos  anciens  opéras  dont  il  avait  les 
oreilles  imbues  et  pénétrées  ,  élevé  enfin  dans  la  musique  la  plus 
française  et  la  moins  ultramontaine;  je  crois,  dit-il,  que  Vim-- 
pression  de  cet  ouvrage  sera  tres-agrêable  au  public ,  pourvu 
quil  soit  capable  d'équité.  Cinquante  ans  plus  tard  ,  quel  cri 
n'eût  pas  excité  cette  approbation  ?  Le  sage  Fontenelle  n'aurait 
pas  eu  l'imprudence  ou  le  courage  de  parler  ainsi  de  nos  jours. 
Il  n'était  pas  bomme  à  se  faire  des  ennemis  pour  des  chansons. 

VII.  Il  y  a  une  espèce  de  fatalité  attachée  dans  ce  siècle  à  ce 
qui  nous  vient  d'Italie.  Depuis  la  bulle  Uuigenitus  jusqu'à  la  mu- 
sique des  intermèdes  ,  tous  les  présens  bons  ou  mauvais  qu'elle 
veut  nous  faire,  sont  pour  nous  un  sujet  de  trouble.  Ne  serait- 
il  pas  possible  d'accommoder  notre  différend  avec  les  Italiens, 
de  prendre  leur  musique  et  de  leur  renvoyer  le  reste  ?  dissen- 
sions pour  dissensions ,  celles  que  l'Opéra  peut  causer  parmi  nous 
seront  moins  turbulentes ,  et  surtout  moins  ennuyeuses.  Qu'on 
me  permette  de  raconter  à  cette  occasion,  comme  une  matière 
de  réflexion  pour  les  philosophes,  la  conversation  que  j'eus  dans 
la  plus  grande  chaleur  de  notre  guerre  musicale ,  avec  un  jansé- 
niste austère  qui  ne  va  jamais  au  spectacle  ,  et  qui  n'en  a  pas  la 
plus  légère  idée.  On  lui  avait  envoyé  une  de  ces  brochures  dont 
nous  avons  été  inondés  sur  la  musique  française.  J'ai  reçu,  me 
dit-il ,  une  feuille  où  je  ne  comprends  rien,  si  ce  n'est  quelle  m'a 
paru  fort  mal  faite  et  fort  mal  écrite.  Qu'est-ce  que  le  Correcteur 
des  bouffons  ,  /'Écolier  de  Prague,  le  petit  Prophète,  le  Coin  de 
la  Reine  ?  —  Je  lui  expliquai  de  mon  mieux  ce  que  signifiaient 
ces  mots.  Hé  bien,  lui  dis-je  ensuite,  vous  n'entendiez  rien  à 
tout  cela,  et  vous  n'en  étiez  pas  plus  à  plaindre  ;  cependant  ap- 
prenez que  cette  dispute  sur  la  musique ,  qui  vous  touche  si  peu , 
et  qui  n'est  pas  même  parvenue  jusqu'à  vous  ,  occupe  depuis  six 
mois  avec  fureur  les  graves  citoyens  de  cette  ville  ;  apprenez  que 
r intérêt  violent  qu'ils  j- prennent ,  a  suspendu  et  presque  anéanti 
celui  qu'ils  commençaient  à  prendre  à  la  chose  du  monde  dont 
vous  êtes  le  plus  agité,  V affaire  de  la  sœur  Mojzan,  et  celle  de 
la  sœur  Perpétue.  Mon  janséniste  gémit ,  et  alla  prier  Dieu  pour 
l'aveuglement  de  son  siècle. 

YIII.  Enfin,  pour  calmer  les  esprits ,  il  a  fallu  de  nouveau  ren- 
voyer les  bouffons  ,  à  peu  près  comme  il  fallut  autrefois  que 
Titus  renvoyât  sa  maîtresse  pour  apaiser  les  Romains.  En  vain 
les  bouffonistes ,  réduits  à  la  disette ,  ont  demandé  instamment 


520  DE  LA  LIBERTÉ 

qu'on  ne  les  privât  pas  avec  rigueur  d*un  amuserc^nt  qu'on  leur 
avait  laissé  goûter.  Ceux  qui  président  à  nos  plaisirs,  et  qui  n'en 
ont  guère ,  ont  été  aussi  inexorables  à  leurs  plaintes ,  que  les 
vieilles  femmes  le  sont  pour  interdire  V  amour  aux  jeunes.  On 
n*a  voulu  ni  souffrir  à  l'Opéra  la  musique  italienne,  dont  elle 
blessait,  disait-on,  la  dignité,  mais  dont  elle  dévoilait  encore 
plus  l'indigence  ;  ni  permettre  à  cette  musique  de  se  faire  en- 
tendre à  ses  malheureu};  partisans  sur  un  théâtre  particulier ,  et 
uniquement  destiné  pour  elle.  A  peine  Ta-t-on  soufferte  dans 
quelques  concerts  ,  dont  la  liberté  n'est  pas  même  trop  assurée. 
Je  ne  sais  pourtant  si  on  a  bien  fait  d'ôter  cet  objet  de  distraction 
ou  de  dispute  à  une  nation  vive  etfrifble ,  dont  l'inquiétude  a  be- 
soin d'aliment ,  qui  même  heureusement  n'y  est  pas  difficile , 
qui  est  satisfaite  pourvu  qu'elle  parle ,  mais  qui  peut  exercer  sa 
langue,  sur  des  sujets  plus  sérieux ,  si  on  la  lui  lie  sur  ses  plai- 
sirs. On  sait  le  mot  du  danseur  Pylade  à  Auguste ,  qui  voulait 
prendre  parti  dans  la  dispute  des  citoyens  de  Rome  au  sujet  de 
ce  danseur  et  de  son  concurrent  Bathylle  :  Tu  es  un  sot ,  dit  le 
comédien  à  l'empereur ,  que  ne  les  laisses-tu  s* amuser  de  nos  que- 
relles ?  Quoi  qu'il  en  soit ,  aujourd'hui  que  l'animosité  est  éteinte, 
les  brochures  oubliées  ,  et  les  esprits  adoucis  ,  tandis  que  l'atten- 
tion partagée  des  Parisiens  oisifs  est  tournée  vers  des  objets  plus 
importans  ,  et  s'exerce ,  sans  fruit  comme  sans  intérêt ,  sur  les 
affaires  de  l'Europe ,  serait-il  permis  de  faire  un  examen  paci- 
fique de  notre  querelle  musicale  ? 

IX.  Je  m'étonne  d'abord  que  dans  un  siècle  où  tant  de  plumes 
se  sont  exercées  sur  la  liberté  du  commerce ,  sur  la  liberté  des 
mariages ,  sur  la  liberté  de  la  presse ,  sur  la  liberté  des  toiles 
peintes ,  personne  n'ait  encore  écrit  sur  la  liberté  de  la  musique. 
Etre  esclave  dans  nos  divertissemens ,  ce  serait,  pour  employer 
l'expression  d'un  écrivain  philosophe,  dégénérer  non-seulement 
de  la  liberté  ,  mais  de  la  servitude  même.  Vous  avez  la  vue  bien 
courte ,  répondent  nos  grands  politiques  ;  toutes  les  libertés  se 
tiennent,  et  sont  également  dangereuses .  La  liberté  de  la  musique 
suppose  celle  de  sentir  ;  la  liberté  de  sentir  entraine  celle  de  pen- 
ser, la  liberté  de  penser  celle  d'agir,  et  la  liberté  d'agir  est  la 
ruine  des  États.  Conservons  donc  l'Opéra  tel  quil  est,  si  nous 
avons  envie  de  conserver  le  royaume,  etm.ettons  un  frein  à  la 
licence  de  chanter ,  si  nous  ne  voulons  pas  que  celle  de  parler  la 
suive  bientôt.  —  Voilà  ,  comme  disait  Pascal  de  je  ne  sais  quel 
raisonnement  d'Escobar,  ce  qui  s'appelle  argumenter  en  forme  ; 
ce  n'est  pas  là  discourir ,  c'est  prouver.  On  aura  peine  à  le  croire, 
mais  il  est  exactement  vrai  que  dans  le  dictionnaire  de  certaines 


DE  LA  MUSIQUE.  «21 

gens  ,  houjfomste ,  républicain  ,  frondeur ,  athée ,  j'oubliais  ma- 
iérialiste,  sont  autant  de  termes  synonymes.  Leur  logique  pro» 
fonde  me  rappelle  cette  leçon  d'un  professeur  de  |>bilosophie. 
La  dioptrique  est  la  science  des  propriétés  des  lunettes  ;  les 
lunettes  supposent  les  jeux  -,  les  jeux  sont  un  des  organes  de  îws 
sens  ;  l'existence  de  nos  sens  suppose  celle  de  Dieu,  puisque  c'est 
Dieu  qui  nous  les  a  donnés  ;  V  existence  de  Dieu  est  le  fondement 
de  la  religion  chrétienne  ;  nous  allons  donc  proui^er  la  vérité  de 
la  religion  pour  première  leçon  de  dioptrique, 

X.  La  majesté  de  l'Opéra ,  disent  nos  gens  de  goût ,  serait 
outragée,  si  on  j  admettait  des  baladins.  Cependant  si  cette 
majesté  nous  ennuie,  je  ne  vois  pas  ce  qui  nous  obligerait  à  la 
révérer.  D'ailleurs  pourquoi  la  majesté  d'Arraide  serait-elle 
offusquée  par  la  Ser^a  padrona ,  si  celle  de  Cinna  ne  l'est  pas 
par  le  Bourgeois  gentilhomme  ?  Pourquoi  ces  connaisseurs  si 
difficiles  ,  qui  se  croiraient  dégradés  de  voir  Bertholde  à  la  cour 
après  Roland,  n'ont-ils  pas  honte  de  rire  à  Pourceaugnac  après 
avoir  pleuré  à  Zaïre  ?  Pourquoi  enfin  leurs  oreilles  sont-elles 
blessées  des  airs  comiques  d'un  intermède  italien  ,  lorsque  leurs 
yeux  ne  le  sont  pas  des  bambochades  de  Ténieres  ,  des  Jîgures 
estropiées  de  la  Chine,  et  des  magots  de  porcelaine  dont  leurs 
maisons  sont  meublées  ? 

XL  La  musique  italienne ,  ajoutent-ils,  nous  dégoûterait  de 
la  française.  Oii  est  l'inconvénient ,  si  la  musique  italienne  est 
préférable  ?  C'est  comme  si  on  eût  défendu  à  Corneille  de  com- 
poser ses  pièces ,  sous  prétexte  qu'elles  devaient  faire  oublier 
celles  de  Hardi  et  de  Jodelle.  Mais  on  fait  plus  d'honneur  à  la 
musique  italienne  qu'elle  ne  mérite  ;  après  l'avoir  entendue 
pendant  plus  d'un  an  ,  il  s'en  faut  bien  que  nous  soyons  revenus 
de  la  nôtre.  On  court  à  l'Opéra  comme  à  l'ordinaire  ;  et  les  bouf- 
fonistes  qui  en  avaient  annoncé  la  désertion ,  se  sont  trompés 
dans  leurs  prophéties.  Ces  enthousiastes  ont  jugé  de  l'impression 
du  vulgaire  par  celle  qu'ils  éprouvaient.  Ils  ont  été  dans  la  même 
erreur  que  certains  écrivains  de  nos  jours  ,  qui  nous  parlent  sans 
cesse  des  progrès  de  la  nation  dans  ce  qu'ils  appellent  V  esprit  phi- 
losophique et  qui  s'imaginent  avoir  contribué  par  leurs  ouvrages 
à  répandre  cet  esprit  jusque  dans  le  peuple.  S'établit-il  dans  un 
faubourg  quelque  faiseur  de  miracles?  le  peuple  y  court  en  foule, 
et  l'esprit  philosophique  est  pris  pour  dupe.  Je  me  rej^résente 
les  philosophes  vrais  ou  prétendus  ,  qui  ont  quelque  réforme  à 
faire  ou  à  prêcher  ,  comme  étant  sur  le  bord  d'un  fleuve  très- 
rapide  qu'ils  se  proposent  de  franchir  ;  ils  assemblent  leur  siècle 
sur  le  bord  du  fleuve  ,  le  haranguent  et  l'exhortent  à  les  imiter. 


522  DE  LA  LIBERTÉ 

Ils  se  jettent  ensuite  dans  le  lleuve ,  et  à  travers  une  grêle  de 
traits  ,  ils  le  passent  à  la  nage  ,  ne  doutant  point  que  leur  siècle 
ne  les  suive.  A  peine  ont-ils  passé  ,  qu'ils  se  retournent  et  voient 
leur  siècle  à  l'autre  bord  ,  qui  les  regarde ,  qui  se  moque  d'eux  , 
et  qui  s'en  va  ;  c'est  la  fable  du  Berger  et  de  son  troupeau  (  La 
Fontaine ,  livre  IX,  fable  9  ).  Ne  jugeons  donc  pas  de  l'effet  de 
la  musique  italienne  sur  le  commun  des  spectateurs ,  par  celui 
qu'elle  a  produit  sur  un  petit  nombre.  Son  futur  empire,  fût-il 
aussi  infaillible  qu'il  est  douteux ,  aura  besoin  de  temps  pour 
s'établir.  Toute  musique,  pour  peu  qu'elle  soit  nouvelle,  de- 
mande de  l'habitude  pour  être  goûtée  par  le  vulgaire;  c'est  pour- 
quoi si  l'opéra  français  a  quelque  décadence  à  craindre ,  elle 
n'arrivera  que  peu  à  peu,  et  il  pourra  survivre  encore  à  la  gé- 
nération qui  le  regrette.  Qu'elle  jouisse  en  paix  de  ses  tranquilles 
plaisirs  ;  mais  qu'elle  ne  prétende  point  régler  ceux  de  la  géné- 
ration suivante. 

XII.  On  fait  contre  la  musique  italienne  une  objectioti  plus 
raisonnable  que  les  précédentes  :  cest  quelle  nous  obligerait  de 
substituer  à  notre  opéra  français  râpera  italien^  que  ce  dernier 
est  froid  et  languissant ,  que  nous  en  serions  bientôt  ennuj-és ,  et 
qu  ainsi  nous  perdrions  d'un  côté  sans  rien  gagner  de  Vautre. 
Avant  de  répondre  à  cette  objection  ,  observons  d'abord  qu'elle 
ne  paraît  pas  avoir  frappé  comme  nous  les  autres  nations  de  l'Eu- 
rope. Toutes  sans  exception  ont  rejeté  notre  opéra  et  notre  mu- 
sique ,  pour  leur  préférer  l'opéra  et  la  musique  des  Italiens ,  soit 
que  l'opéra  français  ne  leur  ait  pas  paru  aussi  supérieur  à  ceux 
d'Italie  que  nous  l'imaginons ,  soit  que  le  dégoût  pour  notre 
musique  l'ait  emporté  chez  elles  sur  les  avantages  que  nous  pou- 
vons avoir  du  côté  des  pièces  et  du  genre  de  spectacle.  Cette  dé- 
cision générale  de  l'Europe  est  d'autant  moins  suspecte ,  qu'en 
proscrivant  notre  opéra,  elle  a  universellement  adopté  notre 
théâtre  français  ,  qui  est  en  effet  le  meilleur  modèle  qu'on  ait 
encore  du  genre  dramatique.  Les  étrangers  ont  fait  plus;  malgré 
la  préférence  qu'ils  donnent  à  la  musique  italienne  sur  la  nôtre , 
ils  n'ont  pas  pour  cela  renoncé  à  notre  langue  en  faveur  de  l'ita- 
lienne ,  qui  cependant  n'est  peut-être  pas  inférieure  à  la  fran- 
çaise, et  que  bien  des  gens  de  lettres  osent  même  lui  préférer. 
En  vain  dirait-on  que  les  étrangers  ne  sont  prévenus  contre  notre 
opéra  ,  que  faute  de  le  connaître  et  de  l'entendre.  Parmi  cette 
foule  d'Anglais ,  d'Espagnols,  d'Allemands  et  de  Piusses,  qui  ac- 
courent à  Paris  de  toutes  parts  ,  à  peine  s'en  trouve-t-il  un  seul 
que  nos  ouvrages  lyriques  ne  fassent  bâiller  jusqu'aux  vapeurs. 
C'est  un  tintamarre  qui  leur  rompt  la  tête;  ou  un  plain-chant 


DE  LA  MUSIQUE  523 

qui  les  endort  par  sa  langueur ,  quand  il  ne  les  révolte  pas  par  sa 
prétention  ;  s'ils  prennent  plaisir  à  quelque  partie  du  spectacle, 
c'est  à  nos  danses  ;  mais  elles  ne  suffisent  pa^  pour  les  dédommager 
de  trois  heures  de  bruit  et  d'ennui  ;  ils  sortent  en  se  bouchant 
les  oreilles  ,  et  on  ne  les  y  voit  guère  reparaître.  Quelques  uns  , 
il  est  vrai,  moins  difficiles  ou  moins  sincères,  semblent  approuver 
et  partager  notre  plaisir.  On  dit  plus  ;  on  assure  que  depuis  deux 
ans  la  musique  française  commence  à  réussir  à  Yienne  ,  oii  on  la 
détestait  autrefois  ;  mais  je  crains  bien  que  cet  empressement, 
survenu  tout  à  coup  aux  Autrichiens  pour  notre  musique  ,  ne 
soit  de  la  part  de  nos  nouveaux  alliés  un  simple  accueil  de  po- 
litesse et  de  reconnaissance. 

XIII.  Cependant  serait-il  juste  de  régler  absolument  notre 
goût,  quant  aux  spectacles  en  musique ,  sur  l'opinion  et  l'exemple 
des  étrangers,  eux  qui  dans  tout  le  reste  sont  accoutumés  à  pren- 
dre le  goût  français  pour  le  modèle  du  leur?  Quelque  général 
que  soit  leur  suffrage  en  faveur  de  l'opéra  italien  ,  s'ensuit-il  que 
nous  ferions  bien  de  les  imiter?  La  forme  de  cet  opéra,  il  faut 
en  convenir ,  le  rend  uniforme  et  ennuyeux  ;  celle  du  nôtre  est 
sans  comparaison  plus  variée  et  plus  agréable.  Nous  avons ,  ce 
me  semble ,  mieux  connu  qu'aucun  autre  peuple  le  vrai  carac- 
tère de  chaque  théâtre  ;  chez  nous  la  comédie  est  le  spectacle  de 
V esprit ,  la  tragédie  celui  de  V cime,  l'opéra  celui  des  sens;  voilà 
tout  ce  qu'il  est  et  tout  ce  qu'il  peut  être.  Oii  la  vraisemblance 
n'est  pas  ,  l'intérêt  ne  saurait  s'y  trouver,  au  moins  l'intérêt  sou- 
tenu ;  car  l'intérêt  de  la  scène  est  fondé  sur  l'illusion ,  et  l'illusion 
est  bannie  d'un  théâtre  où  un  coup  de  baguette  transporte  en  un 
moment  le  spectateur  d'une  extrémité  de  la  terre  à  l'autre,  et 
cil  les  acteurs  chantent  au  lieu  de  parler.  Ce  n'est  pas  que  la 
musique  bien  faite  d'une  scène  touchante  ne  nous  arrache  quel- 
quefois des  larmes,  ni  que  je  veuille  renouveler  l'objection  tri- 
viale contre  les  tragédies  en  musique,  que  les  héros j-  meurent 
en  chantant;  laissons  au  vulgaire  ce  préjugé  ridicule ,  de  croire 
que  la  musique  ne  soit  propre  qu'à  exprimer  la  gaieté  ;  l'expé- 
rience nous  prouve  tous  les  jours  qu'elle  n'est  pas  moins  suscep- 
tible d'une  expression  tendre  et  douloureuse.  Mais  si  la  musique 
touchante  fait  couler  nos  pleurs,  c'est  toujours  en  allant  au  cœur 
par  les  sens  ;  elle  diffère  en  cela  de  la  tragédie  déclamée  ,  ou 
pour  parler  plus  juste  de  la  tragédie ^«r/ee ,  qui  va  au  cœur  par 
la  peinture  et  le  développement  des  passions.  L'opéra  est  donc  le 
spectacle  des  sens  ,  et  ne  saurait  être  autre  chose.  Or  si  les  plai- 
sirs des  sens,  comme  nous  l'éprouvons  tous  les  jours,  s'émoussent 
quand  ils  sont  trop  continus  ,  s'ils  veulent  de  la  variété  et  de 


524  DE  LA  LIBERTÉ 

rinterruption  pour  être  goûtés  sans  fatigue  ,  il  s'ensuit  que  dans 
ce  genre  de  spectacle  le  plaisir  ne  peut  entrer  dans  notre  âme  par 
trop  de  sens  à  la  fois;  qu'on  ne  saurait,  pour  ainsi  dire,  laisser 
trop  de  portes  ouvertes ,  y  mettre  trop  de  diversité  ;  et  qu'un 
opéra  qui  réunit  comme  le  nôtre  les  machines ,  les  chœurs ,  le 
chant  et  la  danse  ,  est  préférable  à  l'opéra  italien  qui  se  borne 
aTa  spectacle  et  au  chant.  On  prétend ,  je  le  sais ,  que  les  opéras  (i) 
italiens  ont  un  avantage  ,  en  ce  qu'ils  peuvent  être  déclamés 
comme  chantés  ,  ce  qui  n'aurait  pas  lieu  dans  les  nôtres.  Sup- 
posé le  fait  vrai ,  tout  ce  qu'on  en  peut  conclure  ,  c'est  qu'il  faut 
chanter  nos  opéras  et  déclamer  (2)  nos  tragédies.  Mais  ce  prétendu 
avantage  des  tragédies  italiennes ,  d'être  également  propres  au 
chant  ou  à  la  déclamation  ,  rend  à  mes  yeux  leur  mérite  bien, 
suspect.  C'est  n'avoir  point  de  caractère  que  d'en  pouvoir  si  faci- 
lement changer  ;  et  je  ne  sais  ce  qu'on  doit  penser  d'un  genre  de 
pièces ,  auquel  la  forme  de  la  représentation  est  indifférente. 
J'accorderai  pourtant ,  si  l'on  veut ,  que  le  meilleur  opéra  de 
Quinault  déclamé  fera  moins  de  plaisir  que  le  meilleur  opéra 
de  Métastase  déclamé  de  même  ;  j'accorderai  encore  que  la 
meilleure  tragédie  de  Racine,  mise  en  musique,  nous  plaira  moins 
que  la  meilleure  tragédie  chantée  de  Métastase  ;  mais  qu'on 
joue  à  la  suite  l'une  de  l'autre  une  tragédie  de  Racine  et  une 
de  Métastase  ,  et  qu'on  exécute  de  même  successivement  un 
opéra  de  Métastase  ,  et  un  opéra  de  Quinault  mis  en  bonne  mu- 
sique :  et  malgré  toute  l'estime  que  mérite  le  poète  italien  ,  je 
ne  doute  pas  que  l'avantage  du  parallèle  ne  demeure  aux  deux 
poètes  français. 

XIV.  Au  reste ,  quel  que  doive  être  le  succès  de  cette  épreuve , 
il  sera  toujours  incontestable  que  la  tragédie  parlée  est  préfé- 
rable à  la  tragédie  chantée  ;  la  première  est  une  action  ,  dont 
la  vérité  ne  dépend  que  de  ceux  qui  l'exécutent,  la  seconde  ne 
sera  jamais  qu'un  spectacle.  Quelque  superstitieux  admirateur 
de  l'antiquité  m'opposera  sans  doute  les  tragédies  grecques  :  les 
anciens,  àira-l-il,  nos  modèles  et  nos  maîtres,  connaissaient  aussi 
bien  que  nous  la  nature,  et  le  mérite  de  V  imiter  telle  quelle  est. 
Cependant  chez  eux  les  pièces  de  théâtre  étaient  chantées  ;  et  ils 
y  trouvaient  apparemment  plus  d'avantages  que  dans  la  simple 
déclamation.  Si  on  voulait  répondre  en  servile  adorateur  des 
anciens,  qui  regarde  leur  exemple  et  leur  autorité  comme  un 
argument  sans  réplique  ,  on  pourrait  dire  que  la  question  dont 

(1)  J'ccris  opéras  au  pluriel,  malgré  la  décision  contraire,  parce  qu'il  me 
semble  que  la  dernière  syllabe  de  ce  mol  est  longue  au  pluriel. 

(2)  Je  me  sers  ici  du  mot  déclamer,  tout  impropre  qu'il  est,  parce  que  nous 
n'en  avons  point  d'autre  pour  opposer  la  tragédie  parlée  à  la  tragédie  chantée. 


DE  LA  MUSIQUE.  525 

il  s*agît  est  fort  difficile  à  décider;  qu'elle  tient  a  plusieurs 
autres  qu'on  n'a  point  encore  résolues  ,  sur  la  nature  des  lan- 
gues anciennes  ,  sur  leur  prosodie  ,  sur  la  musique  des  Grecs  , 
sur  la  mélopée  du  chant  dramatique ,  sur  la  forme  et  la  gran- 
deur des  anciens  théâtres  ;  nous  n'avons  en  effet  sur  tous  ces 
objets  que  des  notions  fort  imparfaites  ;  car  les  historiens  sont 
comme  les  commentateurs ,  tres-diffus  sur  ce  quon  ne  leur  de- 
mande  pas,  et  muets  sur  ce  quon  voudrait  savoir.  Mais  on  ac- 
corde que  les  anciens  aient  préféré  dans  leurs  tragédies  le  chant 
à  la  déclamation  ;  et  on  ne  craindra  pas  de  dire  que  sur  ce 
point  nous  avons  touché  de  plus  près  qu'eux  à  la  nature.  Que  la 
musique  des  Grecs  ait  été  aussi  parfaite  qu'on  voudra  ;  les  siècles 
d'ignorance  qui  l'ont  détruite  ,  nous  ont  dédommagé  en  un  sens 
du  plaisir  qu'ils  nous  ont  fait  perdre,  puisqu'ils  nous  ont  forcés 
de  nous  rapprocher  de  la  vérité ,  en  substituant  la  parole  au  chant 
dans  nos  représentations  dramatiques  (i).  Il  semble  que  le  propre 
des  siècles  d'ignorance  est  de  représenter  la  nature  plus  grossière, 
mais  aussi  plus  vraie;  et  celui  des  siècles  de  lumière,  de  la  peindre 
plus  délicate,  mais  plu^  déguisée.  Nous  ne  prétendons  pas  pour 
cela  qu'on  doive  toujours  représenter  sur  le  théâtre  la  nature 
exacte  et  toute  nue:  mais  nous  croyons  qu'on  ne  saurait  l'imiter 
trop  fidèlement,  tant  qu'elle  ne  tombe  point  dans  la  bassesse.  Per- 
sonne ne  regrettera  dans  nos  tragédies  les  fossoyeurs  du  théâtre 
anglais  ;  mais  peut-être  y  pourrait-on  désirer  plus  d'action  et 
moins  de  paroles ,  moins  d'art  et  plus  d'illusion.  Il  serait  à  sou- 
haiter surtout  que  nos  acteurs  fussent  un  peu  plus  ce  qu'ils  repré- 
sentent; presque  tous  ne  paraissent,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  que 
des  marionnettes  dont  on  ne  voit  point  le  fil  d'archal,  mais  dont  les 
mouvemens  n'en  sont  pas  plus  naturels  et  mieux  entendus.  Je  ne 
dis  rien  du  peu  de  vérité  que  nous  avons  mis  dans  les  accessoires 
du  spectacle,  dans  la  décoration  de  la  scène  ,  dans  les  circons- 
tances locales,  dans  l'habillement  des  personnages.  Un  de  nos 
grands  artistes ,  qui  ne  sera  pas  soupçonné  d'ignorer  la  belle  na- 
ture par  ceux  qui  ont  vu  ses  ouvrages  ,  a  renoncé  aux  spectacles 
,que  nous  appelons  sérieux,  et  qu'il  n'appelle  pas  du  même  nom  ; 
la  manière  ridicule  dont  les  dieux  et  les  héros  y  sont  vêtus  (2) , 

(î)  Ce  n'est  pas  la  seule  obligation  que  nous  avons  à  ces  siècles  obscurs  , 
qncvnous  méprisons  quelquefois  injustement.  Nous  leur  devons  la  plupart  des. 
inventions  utiles,  le  papier,  la  faïence ,  le  linge,  les  moulins  à  -vent,  la 
boussole,  l'imprimerie,  et  plusieurs  antres.  Des  hommes  de  génie  servaient 
rhumanitepar  ces  découvertes,  tandis  que  les  poètes  faisaient  de  mauvais 
vers,  les,  écrivains  de  mauvaise  prose  ,  et  les  philosophes  de  maiwais  raison- 
neniens. 

(2)  Sur  le  Théâtre-Français  ,  et  même  sur  celui  de  l'Opéra ,  on  a  commerce 

34 


526  DE  LA  LIBERTÉ 

dont  ils  y  agissent ,  dont  ils  y  parlent ,  dérange  toutes  les  idées 
qu'il  s'en  est  faites  ;  il  n'y  retrouve  point  ces  dieux  et  ces  héros , 
auxquels  son  ciseau  sait  donner  tant  de  noblesse  et  tant  d'âme  ; 
et  il  est  réduit  à  chercher  son  délassement  dans  les  spectacles  de 
farce  dont  les  tableaux  burlesques  sans  prétention ,  ne  laissent 
dans  sa  tête  aucune  trace  nuisible.  Quelquefois  ,  au  milieu  de  la 
représentation  d'une  pièce  de  théâtre,  j'imagine  qu'un  philoso- 
phe ,  qui  n'aurait  aucune  idée  de  cette  espèce  de  plaisir,  soit 
transporté  tout  à  coup  au  milieu  de  la  salle  ;  alors  je  n'aperçois 
plus  avec  lui  que  des  automates  qui  parlent  et  se  remuent  sur 
des  planches ,  quelques  êtres  animés  qui  ont  la  bonté  de  converser 
avec  eux ,  et  des  enfans  qui  ont  la  simplicité  de  s'amuser  de  ce 
bizarre  assemblage;  et  je  vois  mon  philosophe,  comme  Démo- 
crite  ,  regarder  un  moment  le  spectacle  ,  et  bien  plus  long-temps 
les  spectateurs.  Mais  encore  une  fois  ,  ces  défauts  si  communs 
dans  nos  représentations  dramatiques  ,  sont  ceux  de  l'exécution , 
et  nullement  du  genre  ;  ils  disparaîtront  quand  les  auteurs  sau- 
ront mieux  exprimer,  et  les  acteurs  mieux  sentir.  Au  contraire 
les  défauts  de  l'opéra  sont  essentiellement  attachés  à  sa  nature  ; 
et  puisqu'on  ne  peut  les  détruire,  tout  ce  qui  nous  reste  à  tenter 
est  de  les  rendre  agréables. 

XV.  Revenons  donc  à  nos  drames  en  musique.  Si  nous  étions 
réduits  à  l'aUernative  ,  ou  de  conserver  notre  opéra  tel  qu'il  est , 
ou  d'y  substituer  l'opéra  italien  ,  peut-être  ferions-nous  bien  de 
prendre  le  premier  parti.  Notre  opéra  nous  amuse,  nous  le 
croyons  du  moins ,  et  il  est  fort  douteux  que  l'opéra  italien  en 
fît  autant.  Ainsi  nous  ôter  l'opéra  français  pour  y  substituer 
l'opéra  italien ,  ce  serait  vraisemblablement  nous  mettre  dans  le 
cas  de  ce  malade  dont  parle  Horace ,  qui  dans  son  délire  croyait 
assister  aux  spectacles  les  plus  agréables ,  qui  devint  malheu- 
reux par  sa  guérison  en  perdant  son  erreur ,  et  qui  priait  les  mé- 
decins de  la  lui  rendre.  Mais  ne  serait-il  pas  possible  ,  en  conser- 
vant le  genre  de  notre  opéra  tel  qu'il  est,  d'y  faire  par  rapport  à 
la  musique  des  changemens  qui  le  rendraient  bientôt  supérieur 
à  l'opéra  italien?  Nous  deviendrions  alors  les  législateurs  de  l'Eu- 
rope pour  le  théâtre  lyrique  ,  comme  nous  l'avons  été  pour  le 
dramatique  ;  et  cette  gloire  serait  assez  flatteuse  pour  notre  va- 
nité. Or  il  paraît  que  le  seul  moyen  d'y  parvenir ,  est  de  substi- 
tuer,  s'il  est  possible  ,  la  musique  italienne  à  la  française.  Cette 

h  se  rapprocher  davantage  rie  la  veiilc  dans  les  habilleracns,  gnlcç  h  made- 
moiselle Claiiou,  qui  n''imitait  pas  moins  la  nature  dans  son  jeu  qnc  le  cos- 
tume dans  ses  iiabits. 


DE  LA  MUSIQUE.  537 

proposition  demande  que  nous  entrions  dans  quelques  détails 
sur  le  caractère  des  deux  musiques ,  et  sur  la  manière  d'appli- 
quer la  musique  italienne  à  notre  langue. 

• 

XVI.  Nous  supposons ,  comme  un  fait  qui  n'a  pas  besoin  d'être 
prouvé,  la  supériorité  delà  musique  italienne  sur  la  nôtre.  On 
ne  doute  de  cette  vérité  qu'en  France ,  il  n'y  a  plus  même  qu'une 
partie  de  la  nation  qui  en  doute ,  et  les  étrangers  s'étonnent 
qu'elle  en  doute  encore.  Qu'on  fasse  ses  délices  de  la  musique 
française,  tant  qu'on  n'en  connaîtra  point  d'autre,  rien  n'est  plus 
naturel  et  plus  permis  :  mais  que  parmi  ceux  qui  ont  entendu  ou 
plutôt  écouté  les  deux  musiques  ,  il  puisse  y  avoir  deux  avis  sur 
la  préférence  ,  qu'il  soit  même  possible  de  balancer  ,  c'est  ce  qui 
doit  paraître  bien  étrange  à  toute  oreille  tant  soit  peu  délicate  , 
et  à  toute  âme  tant  soit  peu  sensible.  En  vain  les  partisans  de  la 
musique  française  ,  pour  couvrir  sa  nullité  et  sa  faiblesse  ,  affec- 
tent de  vanter  le  beau  simple  ,  qui  en  fait  selon  eux  le  caractère; 
de  ce  que  le  beau  est  toujours  simple  ,  ils  en  concluent  que  le 
simple  est  toujours  beau  ;  et  ils  appellent  simple  ce  qui  est  froid 
et  commun,  sans  force.,  sans  âme  ,  et  sans  idée. 

XVII.  Ce  serait  néanmoins  être  indigne  de  goûter  la  musique 
italienne  ,  et  incapable  de  la  sentir,  que  d'applaudir  sans  discer- 
nement et  sans  choix  à  tout  ce  qui  nous  vient  en  ce  genre  d'au- 
delà  des  monts.  Outre  la  foule  de  compositeurs  médiocres  qui 
abonde  toujours  dans  un  pays  oii  la  musique  est  fort  cultivée  , 
comme  elle  l'est  en  Italie  ,  le  bon  goût ,  il  faut  l'avouer  ,  y  dé- 
génère sensiblement.  Pergolèse ,  trop  tôt  enlevé  pour  le  progrès 
de  l'art,  a  été  le  Raphaël  de  la  musique  italienne  :  il  lui  avait 
donné  un  style  vrai ,  noble  et  simple,  dont  les  artistes  de  sa  na- 
tion s'écartent  un  peu  trop  aujourd'hui.  Le  beau  siècle  de  cet 
art  semble  être  en  Italie  sur  son  déclin,  et  le  siècle  de  Sénèque 
et  de  Lucain  commence  à  lui  succéder.  Quoiqu'on  remarque  en- 
core dans  la  musique  italienne  moderne  des  beautés  vraies  et  su- 
périeures, l'art  elle  désir  de  surprendre  s'y  laisse  voir  trop  souvent 
au  préjudice  de 'la  nature  et  de  la  vérité.  Ce  n'est  pas  d'aujour- 
d'hui que  les  Italiens  éclairés  s'en  aperçoivent  eux-mêmes,  et 
gémissent  de  cet  abus.  Mais  il  a  sa  source  dans  un  défaut  peut- 
être  incurable;  l'amour  excessif  des  Italiens  pour  la  nouveauté 
en  fait  de  musique.  Le  plus  admirable  opéra  n'est  jamais  repré- 
senté deux  fois  sur  le  même  théâtre  ,  l'on  préfère  à  YArtaxercc 
de  Vinci ,  à  V Olympiade  de  Pergolèse,  les  mêmes  pièces  mises 
en  musique  par  un  compositeur  médiocre.  Nous  sommes  tombés 
dans  l'inconvénient  contraire  ;  et  nos  musiciens  les  plus  célèbres 
n'osent  encore  toucher  aux  opéras  de  Lully,  comme  nos  ancêtres 


ôoB  DE   LA   LIBEP.TÉ 

n'osaient  s'écarter  par  respect  de  la  doctrine  d'Aristote.  Ainsi  la 
passion  pour  le  changement  corrompt  la  musique  au-delà  des 
Alpes ,  et  une  timidité  superstitieuse  en  relarde  les  progrès  parmi 
nous.  Le  seul  genre  de  musique  qiîi  n'ait  rien  perdu  en  Italie , 
qui  peut-être  même  s'y  est  perfectionné ,  c'est  le  genre  burlesque 
et  comique  :  les  libertés  qu'il  permet ,  la  variété  dont  il  est  sus- 
ceptible ,  laissent  le  génie  des  compositeurs  plus  à  son  aise.  La 
musique  des  intermèdes ,  quand  elle  est  composée  par  un  habile 
artiste  ,  est  rarement  médiocre  ,  souvent  admirable  ;  la  musique 
des  tragédies  est  quelquefois  admirable  ,  et  souvent  médiocre. 

XVin.  Les  Italiens  ont  donc  de  fort  mauvaise  musique,  et 
même  en  très-grande  quantité.  Mais  juger  la  musique  italienne 
sur  ce  qu'elle  a  de  faible  ou  de  défectueux  ,  c'est  juger  notre 
école  de  peinture  par  nos  tableaux  d'enseigne.  Et  oii  en  serions- 
nous,  si  les  Italiens  voulaient  apprécier  la  musique  française  par 
celle  que  nous  reconnaissons  nous-mêmes  pour  détestable  ?  C'est 
d'après  ce  que  les  deux  musiques  ont  de  meilleur  qu'il  faut  les 
comparer  :  et  quand  on  fera  cette  comparaison  avec  un  peu  de 
lumières,  de  sentiment,  et  de  bonne  foi  ^  quand  on  aura  mis 
la  richesse  ,  la  chaleur  et  la  variété  des  Italiens  à  côté  de 
notre  monotonie ,  denotre froideur  et  de  notre  indigence ,  pourra- 
t-on  ne  pas  penser  avec  toute  l'Europe,  que  la  musique  ita- 
lienne est  une  langue  dont  nous  n'avons  pas  seulement  l'alphabet? 
Tout  se  réduit  donc  à  savoir  si  nous  devons,  ou  plutôt  si  nous 
pouvons  adopter  cette  musique ,  si  notre  023éra  pourra  s'y  prêter, 
et  jusqu'à  quel  point  il  en  sera  susceptible.  Mais  ,  dira-t-on  ,  ne 
serait-il  pas  plus  court  de  donner  à  l'opéra  italien  la  forme  du 
nôtre?  oui,  si  on  pouvait  engager  les  Italiens  à  changer  leur  opéra, 
et  les  Français  à  abandonner  leur  langue  ;  et  c'est  ce  qui  ne 
paraît  pas  facile.  J'ai  meilleure  opinion  de  la  docilité  de  nos 
musiciens;  la  plupart  semblent  assez  peu  attachés  à  la  musique 
ancienne  ;  cette  disposition  paraît  surtout  dans  les  jeunes  artistes  , 
qui  sont  ceux  dont  on  doit  le  plus  espérer;  l'impénitence  finale 
est  le  partage  des  autres.  Déjà  même  sur  le  théâtre  de  l'Opéra  , 
sur  ce  théâtre  si  attaché  à  ses  anciens  usages  ,  on  a  hasardé  des 
nouveautés  ;  nous  y  avons  vu  un  opéra  gascon.  C'est  un  pas 
-vers  des  changemens  plus  nécessaires  et  plus  agréables  ;  à  la  vé- 
rité le  pas  est  un  peu  en  arrière;  car  il  ne  s'agit  point,  comme 
on  l'a  fait  dans  cet  opéra ,  de  garder  notre  musique  et  de  changer 
notre  langue;  il  s'agit  de  garder  notice  langue ,  et  de  changer,  si 
nous  pouvons ,  notre  musique.  Mais  enfin  cette  innovation ,  quelle 
qu'elle  soit,  prouve  que  nous  osons  risquer  encore,  et  que  parmi 
nous  la  superstition  de  l'opéra  n'est  pas  tout-à-fait  incurable. 


DE  LA  MUSIQUE.  $29 

XIX.  Il  y  a  dans  notre  musique  trois  choses  à  considérer, 
le  récitatifs  les  airs  chantans  ,  et  les  symphonies  ;  parcourons 
successivement  ces  trois  objets.  On  entend  quelquefois  les  parti- 
sans de  Lully  se  récrier  d'admiration  sur  ce  que  c'est  un  étranger 
qui  a  créé  notre  récitatif.  Il  y  paraît  ;  on  sait  à  quel  point  la 
prosodie  y  est  estropiée  ,  surtout  dans  les  finales.  On  ne  dira  pas 
sans  doute  que  ce  contre-sens  prosodique ,  si  je  puis  l'appeler 
de  la  sorte ,  soit  un  agrément  dans  notre  chant  ;  mais  on  pré- 
tendra peut-être  qu'il  est  inévitable.  Il  y  aurait  d'abord  un 
moyen  facile  d'y  remédier  ',  ce  serait  de  ne  faire  jamais  tomber 
les  chutes  musicales  que  sur  des  terminaisons  masculines;  et 
là-dessus  il  serait  aisé  au  musicien  et  au  poète  de  s'entendre. 
Mais  nous  ne  voyons  pas  d'ailleurs  pourquoi  il  est  plus  néces- 
saire de  faire  sentir  les  finales  dans  le  chant  que  dans  la  conver- 
sation et  dans  la  déclamation  même.  En  effet  le  caractère  du 
chant ,  et  surtout  du  récitatif,  étant  d'approcher  du  discours 
le  plus  qu'il  est  possible ,  pourquoi  les  chutes  musicales  y  se- 
raient-elles plus  marquées  qu'elles  ne  le  sont  dans  le  discours  ? 
Aussi  ne  le  sont-elles  pas  dans  le  récitatif  des  Italiens,  bien  plus 
analogue  à  leur  langue  que  le  récitatif  français  ne  l'est  à  la 
nôtre.  Ils  paraissent  avoir  bien  mieux  étudié  que  nous  la  marche 
et  les  inflexions  de  la  voix  dans  la  conversation  ;  et  il  est  singu- 
lier que  dans  une  langue  aussi  remplie  que  la  française  de 
finales  muettes,  le  récitatif  appuie  sur  ces  finales,  tandis  qu'il 
fait  le  contraire  dans  la  langue  italienne,  dont  les  finales  sont 
moins  sourdes  et  les  voyelles  plus  éclatantes.  On  dirait  que  c'est 
un  Français  qui  a  créé  le  récitatif  italien ,  comme  c'est  un  Italien 
qui  a  inventé  le  nôtre. 

XX.  Cependant  il  ne  faut  pas  le  dissimuler  ;  le  récitatif  ita- 
lien dont  nous  faisons  ici  l'apologie,  déplaît  à  la  plupart  des 
oreilles  françaises.  On  ne  doit  pas  en  être  surpris  ;  comme  c'est 
un  genre  moyen  entre  le  chant  et  le  discours ,  il  exige  néces- 
sairement dans  celui  qui  l'écoute ,  l'habitude  de  l'entendre  , 
jointe  à  la  connaissance  de  la  langue  italienne  et  de  sa  prosodie. 
Ainsi  le  jugement  sévère  que  nous  portons  à  cet  égard  pourrait 
bien  être  précipité.  Une  réflexion  sufîira  pour  le  faire  sentir. 
Outre  le  récitatif  courant  des  scènes  ,  qui  marche  presque  aussi 
vite  que  la  déclamation  ordinaire,  les  Italiens  en  ont  un  autre 
qu'ils  appellent  récitatif  o^//g'e,  c'est-à-dire,  accoinpagné  d'ins- 
trumens  ,  et  qu'ils  emploient  souvent  avec  succès  dans  les  mor- 
ceaux d'expression  ,  et  surtout  dans  les  tableaux  pathétiques. 
Ce  véciinûî obligé ,  quand  il  est  bien  fait,  et  il  est  rare  qu'il  ne 
le  soit  pas  lorsqu'il  est  traité  par  un  bon  maître /produit  sur 


53o  DE   LA  LIBERTÉ 

Foreille  la  moins  sensible  une  impression  qui  n^est  ni  moins 
vive  ni  moins  agréable  que  celle  des  plus  beaux  airs  italiens. 
D'excellens  juges  même  ne  balancent  pas  à  lui  donner  la  préfé- 
rence sur  les  airs,  j^arce  que  l'expression  du  sentiment  y  est 
Hioins  chargée ,  plus  simple,  et  par  conséquent  plus  vraie;  il 
semble  enfin  ,  tant  la  vérité  et -la  nature  ont  des  droits  sur  nous, 
que  ce  récitatif  o^/z^e  est  entendu  quelquefois  avec  plaisir  par 
les  ennemis  même  du  récitatif  italien  ordinaire.  Cependant  il 
n'y  a  point  entre  l'un  et  l'autre  de  différence  réelle  ,  la  marche 
est  absolument  semblable;  seulement  le  récitatif  oZ/Z/^e^  dont 
on  fait  souvent  usage  dans  les  monologues,  est  coupé,  interrom- 
pu ,  et  soutenu  par  l'orchestre  qui  sert  comme  d'interlocuteur  ; 
et  d'ailleurs  ce  récitatif  étant  employé  pour  l'ordinaire  à  des 
expressions  vives ,  les  inflexions  de  la  douleur ,  de  la  joie ,  du 
désespoir,  de  la  colère  y  sont  plus  sensibles  et  plus  fréquentes 
que  dans  le  récitatif  courant;  comme  elles  le  sont  davantage 
dans  un  discours  animé  que  dans  le  discours  ordinaire. 

XXL  Peut-être  objectera-t-on  que  les  momens  de  repos  mé- 
j      nages  par  les  instrumens  dans  le  récitatif  obligé ^  les  tableaux  et 
I      l'expression  qu'ils  y  ajoutent ,  les  inflexions  des  passions ,  et  pour 
1      ainsi  dire  les  tons  de  l'âme ,  plus  marqués  dans  ce  récitatif, 
•     suffisent  pour  le  rendre  très-différent  du  récitatif  italien  ordi- 
;     naire,  dont  la  route  uniforme  et  non  interrompue  produit  une 
(     monotonie  insupportable.  Nous  répondrons  d'abord  que  notre  ré- 
citatif même  n'est  pas  plus  exempt  de  monotonie  que  le  récitatif 
italien,  et  qu'il  joint  à  ce  défaut  une  lenteur  encore  plus  fatigante 
et  plus  odieuse.  Nous  répondrons  en  second  lieu,  que  la  monoto- 
nie du  récitatif  est  peut-être  un  mal  nécessaire,  un  inconvénient 
inévitable  attaché  à  la  nature  de  la  scène  lyrique.  En  effet  qu'est-ce 
qu'un  opéra?  Une  pièce  de  théâtre  mise  en  haut.  Or  dans  une 
pièce  de  théâtre,  tout  n'est  pas  destiné  aux  grands  mouvemens  des 
passions  ;  l'âme  ne  peut  y  être  agitée  que  par  intervalles  :  il  faut  né- 
cessairement, pour  l'exposition  du  sujet ,  pour  la  préparation  des 
scènes ,  pour  le  développement  de  l'action ,  des  momens  de  re- 
pos oii  le  spectateur  ne  doit  qu'écouter.  Je  demande  maintenant 
comment  ces  scènes  d'exposition,  ces  scènes  de  développement, 
ces  scènes  préparatoires  doivent  être  traitées  par  le  compositeur? 
La  musique  n'est  point  une  langue  ordinaire  et  naturelle  :  c'est 
une  langue  de  charge,   peu  faite  par  conséquent  pour  expri- 
mer les  chosesindifférentes  ou  les  pensées  communes;  elle  n'est 
propre  par  sa  nature  qu'a  rendre  avec  énergie  les  impressions 
vives,  lessentimens  profonds,  les  passions  violentes,  ou  à  peindre 
les  objets  qui  les  font  naître.    Que  doit  donc  faire  le  musicien 


DE  LA  MUSIQUE.  53i 

dans  les  endroits  nombreux  du  poëine  ,  où  il  n'y  aura  ni  pas- 
sions,  ni  mouveinens  à  exciter?  tera-t-il  simplement  réciter  et 
déclamer  ces  morceaux  comme  une  pièce  de  théâtre  ordinaire? 
Mais  cette  déclamation  trancherait  trop  avec  le  chant  qui  sui- 
vrait, et  Topera  ne  serait  alors  qu'un  tout  bizarre  et  monstrueux, 
La  vraisemblance ,  il  est  vrai ,  ne  se  trouve  pas  dans  un  opéra 
chanté  d'un  bout  à  l'autre  ;  mais  elle  j  est  moins  blessée  que 
dans  un  opéra  moitié  chanté,  moitié  parlé;  il  est  plus  facile  de 
se  prêter  à  la  supposition  d'un  peuple  qui  dit  tout  en  musique , 
qu'à  celle  d'un  peuple  dont  la  langue  est  mêlée  de  chant  et  de 
discours.  Il  faut  donc  que  dans  un  opéra  tout  soit  chanté.  Mais 
tout  ne  doit  pas  y  .être  chanté  de  la  même  manière,  comme 
dans  le  discours  tout  n'est  pas  dit  du  même  ton,  avec  la  même 
froideur  et  le  même  mouvement.  Il  doit  donc  y  avoir  entre  les 
airs  et  le  récitatif  une  différence  très-marquée  par  l'étendue  et 
la  qualité  des  sons,  par  la  rapidité  du  débit ,  et  par  le  caractère 
de  l'expression.  La  nature  du  chant  ordinaire,  de  ce  qu'on  ap- 
pelle proprement  ainsi,  consiste  en  trois  choses 5  en  ce  que  la 
marclie  y  est  plus  lente  que  dans  le  discours  ;  en  ce  que  Van 
appuie  sur  les  sons  comme  pour  les  faire  goûter  dai-antage  à 
r oreille f  enfin  en  ce  que  les  tons  de  la  voix  et  les  intervalles 
quelle  parcourt ,  j  varient  fréqueimnent  et  presque  ci  chaque 
syllabe.  Le  premier  et  le  second  de  ces  caractères  n'appartien- 
nent point  à  un  bon  récitatif;  le  troisième  doit  à  la  vérité  s'y 
trouver,  maisd'une  manière  moins  marquée  que  dans  le  chant. 
D'un  côté  la  rapidité  du  débit  rend  la  succession  des  intervalles 
moins  sensible  dans  le  récitatif,  et  de  l'autre  cette  succession 
doit  y  être  plus  fréquente  que  dans  le  discours ,  mais  moins  que 
dans  le  chant  ordinaire.  Yoilà  ce  que  les  Italiens  ont  senti  ; 
voilà  ce  qu'ils  pratiquent  avec  raison,  et  on  ose  dire,  avec  succès, 
Au  contraire  un  des  grands  défauts  de  notre  opéra ,  c'est  que 
le  récitatif  n'est  pas  assez  distingué  des  airs.  Aussi  les  étrangers 
nous  demandent-ils  avec  surprise  quelle  différence  nous  y  met- 
tons, ou  plutôt  pourquoi  nous  n'y  en  mettons  pas  ;  depuis  l'ou- 
verture jusqu'à  la  toile  baissée,  ils  attendent  toujours,  disent-ils, 
que  l'opéra  commence. 

XXII.  Ce  récitatif  auquel  nous  tenons  si  fort ,  et  dont  nous 
avons  même  la  simplicité  de  nous  glorifier^  est  aujourd'hui  dans 
nos  opéras  d'un  ennui  plus  mortel  que  jamais.  Les  acteurs,  pour 
faire  briller  leur  voix,  ne  songent  qu'à  crier  et  à  tramer  leurs 
sons;  la  vivacité  du  débit,  si  nécessaire  au  récitatif,  est  absolu- 
ment ignorée  d'eux  ;  peut-être  même  n'en  ont-ils  pas  l'idée. 
On  assure  que  du  temps  de  Lully  le  récitatif  se  chantait  beau- 


532  DE  LA  LIBERTÉ 

coup  plus  vite ,  et  il  en  était  moins  fastidieux  ;  Lully  qui  était 
homme  de  goût,  et  même  de  génie  ,  quoique  peu  versé  dans 
son  art ,  parce  que  l'art  de  son  temps  était  encore  au  berceau , 
sentit  au  moins,  dans  ce  premier  âge  de  la  musique ,  que  le  ré- 
citatif n'était  pas  fait  pour  être  exécuté  avec  effort  et  lenteur, 
comme  des  airs  destinés  à  exprimer  les  sentimens  de  l'âme. 
Depuis  le  temps  de  Lully,  notre  récitatif,  sans  rien  gagner 
d'ailleurs ,  a  même  perdu  le  débit  que  cet  artiste  lui  avait  donné , 
et  qu'il  faudrait  tâcher  de  lui  rendre.  Nous  avouerons  néan- 
moins qu'on  n'y  réussira  qu'imparfaitement,  en  lui  conservant 
le  caractère  qu'il  a  reçu  de  Lully  même^,  et  qu'on  s'obstine  à 
retenir.  Les  cadences ,  les  ténues,  les  ports  de  voix  que  nous 
y  prodiguons,  seront  toujours  un  écueil  insurmontable  au  débit 
ou  à  l'agrément  du  récitatif;  si  la  voix  appuie  sur  tous  ces  orne- 
mens ,  le  récitatif  traînera;  si  elle  les  précipite,  il  ressemblera 
à  un  chant  mutilé.  Mais  ne  serait-il  pas  possible,  en  supprimant 
toutes  ces  entraves,  de  donner  au  récitatif  français  une  forme 
plus  approchante  de  la  déclamation  ?  Ycici  quelques  réflexions 
que  je  hasarde  sur  ce  sujet  :  je  les  exposerai  dans  l'ordre  oii  elles 
se  sont  présentées  à  mon  esprit. 

XXIIL  J'assitais  à  une  représentation  de  la.  Sen^a padrona^ 
l'un  des  chefs-d'œuvre  de  Pergolèse.  On  sait  à  quel  point  les  airs 
de  cet  intermède  sont  estimés  en  Italie  ;  ils  ont  même  obtenu 
jusqu'à  notre  suffrage,  et  il  est  difficile  en  effet  de  pousser  plus 
loin  dans  le  chant  l'imitation  de  la  nature  et  la  vérité  de  l'ex- 
pression. Les  airs  de  la  Serva padrona  sont  mêlés  à  l'ordinaire 
d'un  récitatif,  dont  on  assure  que  les  connaisseurs  d'Italie  ne 
font  pas  moins  de  cas.  Ce  récitatif  n'avait  d'abord  fait  sur  moi 
qu'une  impression  légère,  sans  m'affecter  ni  en  bien  ni  en  mal  : 
l'ébranlement  que  les  airs  chantans  avaient  produit  dans  mon 
oreille,  y  subsistait  encore  après  que  ces  airs  étaient  finis,  en- 
tretenait mon  plaisir ,  et  dérobait  mon  attention  au  récitatif. 
Je  l'écoutai  plus  attentivement  dans  les  représentations  sui- 
vantes ,  et  j'y  trouvai  une  vérité  qui  m'étonna  ;  il  me  parut  si 
peu  différent  du  discours  ,  que  j'avais  besoin  d'une  sorte  d'at- 
tention pour  me  convaincre  que  ce  n'était  pas  en  effet  une 
scène  absolument  parlée  ;  je  croyais  entendre  "une  conversation 
italienne.  Les  inflexions  fréquentes,  et  les  changemens  de  ton 
que  je  remarquais  dans  le  dialogue  ,  ne  détruisaient  point  l'illu- 
sion ;  car  on  sait  que  la  prononciation  des  Italiens  est  beaucoup 
plus  chantante  et  plus  musicale  que  la  nôtre.  J^oilà^me  disais-je> 
des  acteurs  dont  le  dialogue  est  une  simple  déclamation  ^  ils 
chantent  néanmoins^  car  ce  dialogue,  outre  quil  est  facile  à 


DE  LA  MUSIQUE.  533 

noter,  a  déplus  ufi  accompagnement  qui  le  nourrit  et  le  soutient. 
Donnons  à  ce  récitatif  moins  de  rapidité ,  ajoutons'^  des  ca- 
dences,  des  ports  de  7wix ,  des  ténues  qui  n'j  sont  pas,  ce 
sera  du  chant  ordinaire.  L'examen  de  la  partition  que  je  fis 
bientôt  après,  justifia  ma  pensée;  je  m'aperçus  qu'en  chantant 
ce  récitatif  avec  la  lenteur  et  les  prétendus  agrémens  du  nôtre  , 
il  devenait  un  récitatif  français,  mais  sans  comparaison  moins 
naturel  et  moins  agréable  que  dans  son  premier  état.  Cette 
observation  me  conduisit  à  une  autre.  Si  le  récitatif  italien , 
disais-]  e  ,  pew^  se  chanter  à  la  française,  le  récitatif  français 
ne  pourrait-il  pas  se  chanter  à  V  italienne?  le  premier  a  perdu 
en  se  transformant,  peut-être  le  second  y  gagnerait-il.  J'es- 
sayai donc;  je  pris  le  premier  opéra  qui  se  présenta  sous  ma 
main  ;  je  chantai  le  récitatif  à  l'italienne ,  en  retranchant  les 
cadences,  les  ports  de  voix,  les  ténues,  et  en  y  mettant  la  ra- 
pidité et  le  débit  nécessaires  à  une  bonne  déclamation;  et  voici 
ce  que  je  remarquai  avec  autant  de  plaisir  que  de  surprise.  Dans 
les  endroits  oii  le  récitatif  imitait  le  mieux  le  discours ,  il  n'y 
avait  pas  de  comparaison  entre  le  plaisir  que  me  faisait  ce  réci- 
tatif débité  à  l'italienne,  et  le  dégoût  qu'il  me  causait,  crié  et 
traîné  à  la  française.  Dans  les  endroits  au  contraire  oii  le  musi- 
cien s'était  écarté  des  tons  de  la  déclamation,  c'est-à-dire  ,  du 
sentiment  et  de  la  nature,  rien  de  plus  désagréable  et  de  plus 
affreux  que  le  récitatif  français  italianisé. 

XXIV.  De  cette  observation  ,  que  tout  musicien  peut  aisé- 
ment faire ,  nous  osons  tirer  une  conséquence  qui  révoltera  peut- 
être  d'abord  certains  lecteurs  ,  mais  qui  nous  paraît  mériter 
quelque  attention  de  la  part  de  ceux  qui  s'intéressent  au  pro- 
grès de  l'art;  c'est  que  si  le  récitatif  français  était  aussi  bien 
composé  qu'il  le  peut  être,  on  devrait  le  débiter  à  V italienne. 
Car  il  est  certain  qu'étant  chanté  de  cette  manière  ,  il  ressemble 
beaucoup  mieux  à  la  déclamation ,  et  j)lus  exactement  à  pro- 
portion qu'il  est  mieux  fait.  Nous  avons  même  dans  notre  réci- 
tatif quelques  morceaux,  à  la  vérité  en  petit  nombre,  oii  il  serait 
facile  à  l'auditeur  de  s'y  tromper,  et  de  prendre  le  récitatif  ainsi 
chanté  pour  un  véritable  discours.  On  peut  citer  pour  exemple 
ces  vers  de  la  scène  célèbre  du  second  acte  de  Dardanus. 

A  cet  art  lout-puissant n'est-il  rien  d'impossible? 

Et  s'il  était  un  coeur trop  faible trop  sensible 

Dans  de  funestes  nœuds malgré  lui  retenu,) 

Pourriez-vous 

DARDANUS. 
Vous  aimez,  ô  ciel!  qii'ai-je  entendu I 


534  DÉ  LA   LIBERTÉ 

IPHISE. 

Si  vous  dlcs  surpris  en  apprenant  ma  flamme, 

De  quelle  horreur  screz-vous  prévenu, 
Quand  vous  saurez  l'objet  qui  règne  sur  mon  âme  ? 

DARDANUS. 
Je  tremble je  frémis.....  Quel  est  votre  vainqueur?  etc. 

Nous  croyons  pouvoir  proposer  ce  morceau  à  tous  nos  artistes 
français ,  comme  le  modèle  d'un  bon  récitatif.  Il  nous  semble 
qu'un  excellent  acteur  qui  aurait  à  déclamer  tout  cet  endroit 
de  la  scène  de  Dardaniis ,    le  rendrait  précisément  comme  il 
est  mis  en  musique.  Pour  parler  plus  exactement ,   et  pour  ne 
rien  outrer,  car  il  peut  y  avoir  plusieurs  manières  différentes  , 
toutes  également  bonnes ,  d'exprimer  le  sentiment  renfermé 
dans  ces  vers,  je  suppose  qu'un  acteur  intelligent  les  débite  à 
l'italienne,  en  se  conformant  à  la  note,  mais  en  mettant  d'ail- 
leurs dans  son  débit  les  inllexions ,  les  finesses,  les  nuances,  les 
degrés  de  fort  et  de  faible  nécessaires  pour  faire  sortir  l'expres- 
sion ;  et  je  crois  pouvoir  assurer  que  le  chant  se  fera  sentir  à 
peine ,  et  qu'on  croira  simplement  entendre  une  scène  tragique 
bien  rendue.  Je  vais  plus  loin  ,  et  j'ose  prédire  que  ce  morceau  , 
débité  de  la  manière  dont  je  le  propose  par  une  excellente 
actrice,  ferait  plus  de  plaisir  que  le  même  morceau  chanté  k 
pleine  voix  par  la  même  actrice,  avec  toute  la  perfection  dont 
i!  est  susceptible  ;  les  traits  du  chant  proprement  dit  sont  plus 
marqués ,  et  si  on  ose  parler  de  la  sorte  ,  plus  grossiers  que  ceux 
de  la  simple  déclamation  ;  celle-ci  a  dans  l'expression  du  senti- 
ment certaines  délicatesses,  dont  la  voix  poussée  avec  plus  d'ef- 
fort ne  serait  pas  capable.  Cette  différence  entre  le  chant  et  la 
déclamation  paraîtrait  surtout  à  l'avantage  de  la  dernière  dans 
les  premiers  vers  qu'on  a  cités,  et  s'il  était  un  cœur  trop  faible , 
trop  sensible ,  etc. ,  oii  il  n'est  pas  possible  de  porter  plus  loin 
que  le  compositeur  l'a  fait,  la  vérité  du  sentiment  et  la  ressem- 
blance du  chant  avec  le  discours.  La  voix  y  monte  presque  à 
chaque  syllabe  par  semi-tons,  c'est-à-dire,  par  les  moindres 
degrés  naturels,  comme  elle  le  doit  faire  quand  on  vient  eu 
tremblant  découvrir  un  sentiment  dont  on  rougit,  mais  dont 
on  n'est  pas  le  maître  ;  car  cette  élévation  de  ton  graduelle  et  in- 
sensible est  l'effet  que  doit  produire  d'un  côté  la  force  de  la  pas- 
sion qui  ne  peut  plus  se  contraindre,  de  l'autre  la  timidité  natu- 
relle qui  s'enhardit  par  degrés.  C'est  cet  endroit  de  la  scène  de 
Dardanus  que  nous  devons  citer  et  apprendre ,  et  non  pas  l'air , 
arrachez  de  mon  cœur,  peu  naturel  pour  les  paroles,  et  com=" 
niun  pour  la  musique. 


DE  LA  MUSIQUE,  535 

XXV.  Si  le  récitatif,  comme  tout  le  monde  en  convient , 
doit   n'être  qu'une   déclamation  notée ,   on   peut  en  conclure 
qu'une  des  lois  les  plus  essentielles  à  observer  dans  le  récitatif, 
c'est  de  uf  pas  faire  parcourir  à  la  voix  un  aussi  grand  espace 
que  dans  le  chant,  et  d'en  régler  V étendue  sur  celle  des  ions  de 
la  7)oix  dans  la  déclamai  ion  ordinaire.  Le  seul  cas  oli  l'on  puisse 
se  permettre  de  sortir  des  limites  naturelles  à  la  voix,  c'est  dans 
certains  momens  de  passion,  oii  la  voix,  même  en  déclamant, 
franchirait  ces  limites  ;  encoi'e  ces  momens  doivent  être  rares  , 
et  même  ne  se  rencontrer  guère  que  dans  le  récitatif  obligé, 
qui  par  son  objet ,  son  accompagnement  et  son  caractère,  doit 
approcher  un  peu  plus  du  chant.  Lully,  dont  nous  regardons 
le  récitatif  comme  un  modèle  de  perfection  ,  est  souvent  tombé 
dans  le  défaut  d'y  faire  parcourir  un  trop  grand  espace  à  la 
voix.  On  peut  s'en  convaincre  en  chantant  son  récitatif  à  l'ita- 
Jienne  ;  car  on  s'apercevra  bientôt  que  ce  récitatif  sort  en  mille 
endroits  de  l'étendue  que  la  voix  peut  parcourir  dans  la  décla- 
mation la  plus  animée. 

XXVL  Je  ne  prétends  pas  au  reste  décider  absolument , 
quelque  porté  que  je  sois  à  le  croire,  que  notre  récitatif  réussît 
sur  le  théâtre  de  l'Opéra  ,  étant  débité  comme  je  le  propose, 
à  l'italienne  et  avec  rapidité  ;  mais  je  puis  assurer  au  moins  que 
cette  manière  de  le  rendre  n'a  point  déplu  à  d'excellcns  juges 
devant  lesquels  j'en  ai  hasardé  l'essai  ;  tous  unanimement  l'ont 
préférée  à  la  langueur  insipide  et  insupportable  du  récitatif  de 
nos  opéras  ;  et  je  crois  que  la  différence  les  eût  encore  frappés 
davantage ,  si  l'exécution  eût  été  moins  imparfaite ,  et  le  récita- 
tif mieux  composé.  C'est  à  l'expérience  à  nous  apprendre  si 
cette  manière  de  chanter  doit  être  admise  sur  la  scène  lyrique. 
Mais  il  paraît  au  moins  incontestable  qu'on  doit  rejeter  tout 
récitatif,  qui,  étant  débité  de  la  sorte  hors  du  théâtre,  choquera 
grossièrement  nos  oreilles  ;  c'est  une  preuve  certaine  que  l'ar- 
tiste s'est  grossièrement  écarté  des  tons  de  la  nature  ,  qu'il  doit 
avoir  toujours  présens.  Ainsi  un-  musicien  veut-il  s'assurer  s'il  a 
réussi  dans  son  récitatif;  qu'il  l'essaie  en  le  débitant  à  l'italienne, 
et  s'il  lui  déplaît  en  cet  état,  qu'il  jette  son  récitatif  au  feu.  On 
peut  observer  que  les  deux  vers  du  monologue  éCArmide ,  que 
Ptousseau  trouve  les  moins  mal  déclamés  , 

Est-ce  ainsi  que  je  dois  me  venger  auiourd'hui? 
Ma  colère  s'cleiiit  quand  j?approchc  de  lai, 

sont  en  effet  ceux  qui  étant  récités  à  l'italienne ,  auraient  moins 
l'apparence  de  chant. 


536  DE  LA  LIBERTÉ 

XXVII.  Ce  monologue  à'Armide^  vanté  par  nos  pères  comme 
un  chef-d'œuvre,  jouissait  paisiblement  de  sa  réputation,  lors- 
que le  citoyen  de  Genève  a  osé  l'attaquer.  Sa  critique  est  restée 
sans  réponse.  En  vain  le  célèbre  Rameau  ,  pour  l'honneur  de 
notre  ancienne  musique  ,  qui  devrait  néamoius  lui  être  plus  in- 
différent qu'à  personne,  a  essayé  de  venger  Lully  des  coups 
que  Rousseau  lui  a  portés. 

Si  Pergania  dextrâ 
Defendi  passent ,  etiam  hâc  defensa  fuissent. 

Mais  en  changeant,  comme  il  l'a  fait,  la  basse  de  Lully  en  di- 
vers endroits,  pour  répondre  aux  plus  fortes  objections  de  Rous- 
seau ,  en  supposant  dans  cette  basse  mille  choses  sous -entendue  s 
auxquelles  Lully  n'a  jamais  pensé ,  il  n'a  fait  que  montrer  com- 
bien les  objections  étaient  solides.  D'ailleurs,  en  se  bornant  à 
quelques  changemens  dans  la  basse  de  Lully  ,  croit-on  avoir 
ranimé  et  réchauffé  ce  monologue  ,  où  le  poète  est  si  grand  et  le 
musicien  si  faible  ,  oii  le  cœur  d'Armide  fait  tant  de  chemin  , 
tandis  que  Lully  tourne  froidement  autoiir  de  la  même  modu- 
lation ,  sans  s'écarter  des  routes  les  plus  communes  et  les  plus 
élémentaires?  Nous  nous  en  rapportons  au  témoignage  de  son 
illustre  défenseur.  Eût-il  fait  ainsi  chanter  Armide?  eût-il  donné 
à  sa  basse  cette  marche  terre  à  terre ,  si  traînante ,  si  écoliere 
et  si  triviale  ?  Lully  ,  répondra-t-on  ,  n'en  pouvait  faire  davan- 
tage ,  dans  l'état  d'imperfection  et  de  faiblesse  oii  la  musique 
était  alors.  Cela  peut  être  ,  mais  il  ne  s'agit  pas  de  juger  le  mo- 
nologue à^ Armide  sur  l'impossibilité  qu'il  pouvait  y  avoir,  il  y 
a  cent  ans,  d'en  faire  un  meilleur  ;  il  s'agit  de  juger  ce  mono- 
logue en  lui-même  ;  et  peu  nous  importe  qu'il  ait  été  admirable 
pour  nos  pères ,  s'il  est  devenu  insipide  pour  nous.  Excusons  les 
fautes  de  Lully  ,  mais  avouons-les.  Cet  artiste  a  donné  à  notre 
raïusique  tout  l'essor  dont  elle  était  capable  en  commençant  à 
naître  :  il  transporta  à  l'opéra  français  la  musique  italienne  telle 
qu'elle  était  de  son  temps  ;  il  ne  faut  pour  s'en  convaincre  que 
jeter  les  yeux  sur  les  anciens  opéras  d'Italie  ,  et  les  comparer 
aux  siens.  Les  innovations  qu'il  osa  faire  dans  notre  musique 
causèrent  une  révolution  ;  on  commença  par  s'élever  contre  lui, 
et  on  finit  par  avoir  du  plaisir  et  par  se  taire.  Mais  il  avouait  lui- 
même  ,  en  mourant ,  qu'il  voyait  bien  au-delà  du  point  oii  il 
avait  porté  son  art  ;  c'était  un  avis  qu'il  donnait ,  sans  le  vouloir, 
à  ses  admirateurs.  Ces  froids  enthousiastes  ,  car  une  musique 
sans  chaleur  ne  peut  en  avoir  d'autres  ,  nous  assurent  quel- 
quefois que  les  belles  scènes  des  opéras  de  Lully  sont  si  parfai- 
tement mises  en  musique  ,  qu'un  homme  d'esprit  et  de  goût 


DE  LA  MUSIQUE.  537 

qui  ne  saurait  point  les  paroles  ,  les  devinerait  en  entendant 
chanter  la  note.  Si  cette  expérience  est  faite  de  bonne  foi  et 
qu'elle  réussisse ,  le  Florentin  mérite  des  autels  ;  mais  l'expé- 
rience ne  sera  pas  même  tentée. 

XXVIII.  Qu'il  nous  soit  permis  de  considérer  un  moment  ici 
l'étrange  effet  de  l'injustice  et  de  la  prévention  des  hommes. 
Lully  ,  de  son  vivant ,  était  sur  le  trône  ,  et  Quinault  dans  le 
mépris  ;  cependant,  quelle  distance  de  l'un  à  l'autre  ,  eu  égard 
au  degré  de  perfection  oii  chacun  d'eux  a  porté  son  art  ?  Le 
plus  grand  éloge  d'un  poëte ,  dit  Voltaire ,  est  quon  retienne 
ses  vers  ;  et  l'on  sait  des  scènes  entières  de  Quinault  par  cœur. 
Que  d'invention  ,  que  de  naturel ,  que  de  sentiment ,  que  d'é- 
lévation même  quelquefois  ,  enfin  que  de  beautés  d'ensemble  et 
de  détails  dans  ses  poèmes  lyriques  î  Combien  de  tableaux  a-t-il 
donné  à  faire  à  Lullj  ,  que  cet  artiste  a  manques  totalement  , 
ou  peut-être  même  n'a  pas  sentis?  Mais  Quinault  était  créateur 
d'un  genre  ,  et  d'un  genre  oii  tout  le  monde  se  croit  j«iige  ;  c'en 
était  assez  pour  déchaîner  contre  lui  les  prétendus  gens  de  goût , 
et  les  échos  de  leurs  décisions.  Les  beaux-esprits  qui  étaient 
pour  lors  à  la  mode  ,  ennemis  d'autant  plus  redoutables  qu'ils 
avaient  eux-mêmes  beaucoup  de  talent  et  de  mérite  ,  étaient 
parvenus  à  rendre  ridicule  aux  yeux  d'une  cour  dont  ils  étaient 
l'oracle  ,  l'auteur  de  la  Mère  coquette  ,  de  Thésée  ,  è^ Atj s  et 
à'Armide.  La  génération  suivante,  il  est  vrai ,  n'en  a  pas  jugé 
comme  eux  ;  et  le  fameux  satirique  du  dernier  siècle  serait  au- 
jourd'hui bien  étonné  de  voir  ce  Quinault  qu'il  outrageait  ,  mis 
par  la  postérité  siir  la  même  ligne  que  lui ,  et  peut-être  au-dessus. 
Mais  qu'importe  cet  honneur  aux  mânes  du  persécuté  ?  Tel  a 
été  le  triste  sort  d'une  multitude  d'hommes  célèbres  ;  on  les 
insulte,  on  les  déchire  ,  on  les  tourmente  de  leur  vivant  ;  on  leur 
rend  justice  quand  ils  ne  sont  plus  en  état  d'en  jouir  ^  raremei  t 
même  entrevoient-ils ,  à  travers  les  nuages  que  l'envie  répand 
autour  d'eux  ,  la  justice  tardive  et  inutile  que  la  postérité  leur 
prépare  ;  la  satire  est  pour  leur  personne  ,  et  la  gloire  est  pour 
leur  ombre. 

XXIX.  Si  le  récitatif  de  nos  opéras  nous  ennuie,  les  airs 
chantans  ne  nous  offrent  guère  de  quoi  nous  dédommager.  Nous 
avons  déjà  observé  qu'en  général  ils  diffèrent  trop  peu  du  réci- 
tatif :  cette  ressemblance  se  remarque  surtout  dans  les  scènes  ; 
elle  est  un  peu  moindre  entre  les  récitatifs  des  scènes  ,  et  quel- 
ques airs  placés  dans  les  divertissemens  ,  oii  nos  musiciens  ont  osé 
quelquefois  se  donner  carrière.  Mais  ces  airs  ont  un  défaut  en- 
core plus  grand  que  les  airs  des  scènes;  c'est  que  la  musique,  ou 


538  DE  LA  LIBERTÉ 

plutôt  les  notes  y  sont  2>rodiguées  pour  l'ordinaire  sur  des  pa- 
roles vides  de  sens ,   et  incapables  de  rien  inspirer  à  l'artiste  ; 
c'est  toujours  Vamour  qui  vole  ,  qui  règne  ou  qui  triomphe  ,  le 
musicien  qui  fait  des  roulades  ,  l'acteur  qui  les  exécute  comme 
il  peut ,  et  l'auditoire  qui  applaudit  en  bâillant;  ainsi  le  peu  de 
musique  vocale  que  nous  avons  ,  tombe  presque  uniquement  sur 
des  paroles  qui  ne  valent  pas  même  la  peine  d'être  chantées. 
Ces  airs  ne  méritent  donc  point  par  eux-mêmes  qu'on  songe  à 
les  perfectionner  ,  mais  plutôt  à  les  proscrire  ;  car  la  musique 
manque  son  but ,  quand  elle  déploie  ses  richesses  en  pure  perte, 
et  sur  des  syllabes.  Ce  que  nous  allons  dire  a  donc  moins  pour 
objet  les  airs  chantans  qui  se  trouvent  dans  nos  opéras  ,  que 
ceux  qui  devraient  y  être,  et  faire  l'âme  de  nos  scènes  lyriques. 
Les  Italiens  ont  un  grand  nombre  d'airs  de  cette  espèce  ;  c'est 
une  princesse  qui  déplore  la  perte  ou  V infidélité  de  son  amant  ; 
un  malheureux  qui  évoque  et  qui  voit  V ombre  de  son  père  ;  une 
mère  qui  croit  son  fils  assassiné  par  wi  tyran ,  et  qui  se  livre 
tout  à  la  fois  ii  des  mouvemens  de  désespoir  et  de  fureur.  Le 
grand  mérite  de  ces  morceaux  est  d'être  liés  à  la  situation  et 
d'en  augmenter  l'intérêt.    Mais  malheureusement  les  Italiens 
n'observent  pas  toujours  celte  règle ,  et  les  airs  de  leurs  scènes 
sont  trop  souvent  détachés  du  sujet  ;  ce  sont  des  maximes ,  des 
comjiaraisons ,  des  images  qui  refroidissent  nécessairement  l'ac- 
tion ,  quelque  bien  rendues  qu'elles  puissent  être  par  le  compo- 
siteur et  par  le  poëte.  On  ne  peut  s'empêcher,  par  exemple  , 
de  reconnaître  ce  défaut  dans  l'air  célèbre  chanté  par  Arbace  ; 
T^o    solcando  un  mar  crudele  ,  tout   admirable  qu'il  est  pour 
la  musique  et  pour  les  paroles  :  il  n'est  pas  dans  la  nature  qu'Ar- 
bace  accusé,  innocent  et  prêt  à  périr,  se  compare  en  beaux  vers 
il  un  nautonier  égaré ,  qui  a  perdu  ses  7?oilcs ,  qui  voit  Vonde  se 
soulever  et  le  ciel  se  coiivrir  de  nuages.  Arbace  sort  encore  plus 
de  la  nature  dans   ce  qu'il   ajoute  ,  qu'abandonné  de   tout  le 
monde  ,  il  a  pour  seule  compagne  son  innocence ,  qui  le  conduit 
elle-même  au  naufrage. 

XXX.  La  première  loi  des  airs  est  donc  d'intéresser  par  le 
sujet ,  et  d'attacher  par  les  paroles.  Si  on  les  envisage  mainte- 
nant du  côté  de  la  musique,  il  faut  y  distinguer  le  chant ,  l'ac- 
compagnement et  la  mesure.  Point  de  véritable  chant  sans  ex- 
pression ,  et  c'est  en  quoi  la  musique  des  Italiens  excelle.  Il  n'est 
aucun  genre  de  sentiment  dont  elle  ne  nous  fournisse  des  mo- 
dèles inimitables.  Tantôt  douce  et  insinuante .,  tantôt  folâtre  et 
gaie,  tantôt  simple  et  naïve  ,  tantôt  enfin  sublime  et  pathétique , 
tour  à  tour  elle  nous  chrirwc  ,  nous  enlève  et  nous  déchire.  Des 


DE  LA  MUSIQUE.  539 

hardiesses  expressives ,  des  licences  heureuses ,  des  routes  de 
modulations  détournées  et  savaîUes ,  et  néaninoins  toujours  na- 
turelles,  voilà  son  caractère  et  ses  richesses.  Toutes  les  oreilles 
françaises ,  pour  l'honneur  de  notre  nation ,  n'y  sont  pas  in- 
sensibles. Il  est  vrai  qu'il  y  en  a  beaucoup  d'incrédules  ,  et  ce 
qui  est  pis  encore ,  bien  des  oreilles  hypocrites ,  qui  feignent 
par  air  un  plaisir  qu'elles  n'ont  pas.  Un  moyen  sûr  pour  les  con- 
naître ,  c'est  d'examiner  les  jugemens  qu'elles  portent  des  diifé- 
rens  airs  italiens  qu'elles  entendent;  ceux  qui  leur  plaisent  pour 
l'ordinaire  davantage,  sont  ceux  qui  sont  le  plus  à  la  française. 
Je  me  souviens  que  dans  l'intermède  du  Mattre  de  Musique  , 
l'air  de  VEcho  eut  un  grand  succès  auprès  de  ces  prétendus  ama- 
teurs. C'e'tait  pourtant  un  air  assez  commun  ,  indigne  d'être 
comparé  à  plusieurs  autres  du  même  intermède  ,  qui  avaient 
glissé  sur  les  oreilles  vulgaires.  De  pareils  juges  ,  qui  ne  goûtent 
dans  la  musique  italienne  que  ce  qu'elle  a  de  plus  trivial  ,  ne 
sont  pas  faits  pour  sentir  l'expression  q-^.i  en  est  l'âme.  Mais 
cette  expression  n'a  pas  échappé  parmi  nous  à  l'espèce  d'hommes 
qui ,  par  leur  état ,  doivent  s'y  connaître  mieux  que  les  autres  , 
aux  gens  de  lettres  et  aux  artistes.  La  plupart  sont  devenus  par- 
tisans aussi  zélés  de  la  musique  italienne  ,  qu'antagonistes  dé- 
clarés de  la  nôtre,  et  l'opéra  français  leur  est  aujourd'hui  in- 
supportable, du  moins  à  presque  tous  ceux  qui  me  sont  connus. 

XXXI.  Et  comment  ne  le  serait-il  pas  ?  Le  chant  français  a 
le  défaut  le  plus  contraire  à  l'expression  ;  c'est  de  se  ressembler 
toujours  à  lui-même.  La  douleur  et  la  joie ,  la  fureur  et  la  ten- 
dresse y  ont  le  même  style  (1)  ;  toujours  la  même  route  de  mé- 
lodie ,  la  même  marche  de  modulation ,  et  toujours  la  marche 
la  plus  élémentaire,  la  plus  étroite  et  la  moins  variée  ;  en  sorte 
que  celui  qui  va  entendre  un  air  français,  peut  s'assurer  d'a- 
vance qu'il  l'a  déjà  entendu  cent  fois  auparavant.  Au  reste,  c'est 
encore  moins  nos  musiciens  qu'il  faut  accuser  de  celte  indigence 
que  leurs  auditeurs.  Chez  la  plupart  des  Français,  la  musique 
qu'ils  appellent  chantante  ,  n'est  autre  chose  que  la  musique 
commune ,  dont  ils  ont  eu  cent  fois  les  oi'eilles  rebattues;  pour 
eux  un  mauvais  air  est  celui  quils  ne  peuvent  fredonner  ^  et  un 
mauvais  opéra  ,  celui  dont  ils  ne  peuvent  rien  retenir. 

XXXII.  Mais,  diront  -  ils  ,  o«  trouvez-vous  donc  V  expres- 
sion de  la  musique  italienne  7  est-ce  dans  ces  répétitions  éter- 
nelles des  mêmes  paroles,  dans  ces  roulemens  prodigués  à  con- 

(i)  A  l'article  Expression,  dans  VEncy  clopéJie  ,  on  prouve  que  le  chant 
(le  Mcdu-^e ,  dans  Pcrsée,  irait  aussi  bien  sur  des  paroles  à'nn  caractère  tout 
dilTcrent. 


54o  DE  LA  LIBERTÉ 

tre-seîis ,  et  pr^olougés  jusqu'à  la  fatigue  ,  erifin  dans  ces  points 
d'orgue  ridicules  7  A  dieu  ne  plaise  ;  ces  faux  ornemens  ,  loin 
de  contribuer  à  l'expression  ,  y  nuisent  au  contraire  beaucoup  : 
mais  de  pareils  défauts  se  corrigent  aisément ,  il  n'est  besoin 
pour  cela  que  d'effacer.  Au  contraire  ,  pour  rendre  nos  airs 
français  expressifs  ,  il  faut  y  ajouter  la  vie  qui  leur  manque  , 
et  cela  ne  se  fait  pas  d'un  trait  de  plume  ;  la  musique  italienne 
est  défectueuse  par  ce  quelle  a  de  trop  ,  la  musique  française 
par  ce  qui  nj  est  pas. 

XXXIIL  Non -seulement  les  Italiens  devraient  supprimer 
dans  leurs  airs  la   répétition  si  souvent  ennuyeuse  des  mêmes 
paroles,  ils  feraient  bien  de  supprimer  aussi  la  répétition  totale 
de  l'air  après  la  reprise.  Nous  les  avons  imités  dans  cette  répé- 
tition ,  et  nous  n'en  avons  pas  mieux  fait.   Peut-être  aussi  de- 
vraient-ils le  plus  souvent  supprimer  la  reprise  même  ,  oii  le 
musicien  ,  pour  l'ordinaire ,  se  néglige.  A  l'égard  des  roulemens, 
ils  sont  presque  toujours  déj^lacés  ,  surtout  quand  on  fait  parler 
les  passions;  et  il  faut  convenir  que  la  musique  italienne  mo- 
derne en  est  ridiculement  chargée.  Ce  que  nous  disons  des  rou" 
leinens  ^  nous  le  dirons  à  plus  forte  raison  des  points  d'orgue, 
uniquement  propres  à  faire  briller  le  chanteur  aux  dépens  du 
goût  et  de  la  nature.  C'est  s3iCvi?ieY  V expression ,  c'est-à-dire  , 
Y  dîne  de  la  musique^  à  l'amour-propre  de  celui  qui  l'exécute  , 
amour -propre  d'ailleurs  très -mal  entendu;  car  le  sentiment 
rendu  par  l'acteur  avec  vérité ,  lui  ferait  bien  plus  d'honneur 
auprès  des  vrais  juges  que  ses  tours  de  force  ou  de  souplesse.  On 
prétend  que  \es  points  d'orgue  ^onYVZxeni  être  moins  fastidieux, 
et  contribuer  même  à  l'expression  ,  si  l'acteur  les  savait  faire  de 
manière  qu'ils  fussent  comme  l'abrégé  et  la  récapitulation  de 
l'air  qu'il  vient  de  chanter.  Mais  je  n'entends  rien  à  cette  ré- 
capitulation prétendue  ;  je  ne  conçois  pas  comment  elle  se  peut 
faire,  ni  comment  tous  ces  fredons  recherchés  ,  mis  à  la  suite 
les  uns  des  autres  pour  terminer  un  air  pathétique  ,  n'effaceront 
pas  l'impression  qu'il  a  faite  au  lieu  de  la  fortifier  ;  et  je  félicite 
ceux  qui  en  voient  là-dessus  plus  que  moi.  En  général ,  la  mu- 
sique itcdienne  moderne  est  encore  plus  défectueuse  par  le  mau- 
vais goût  de  ceux  qui  V exécutent ,  que  par  les  écarts  de  ceux 
qui  la  composent.  Ce  n'est  pas  que  l'art  et  l'habileté  des  chan- 
teurs laissent  rien  à  désirer  ,  c'est  au  contraire  qu'ils  n'en  font 
paraître  que  trop  ;  c'est  qu'ils  ajoutent  presque  à  chaque  note 
des  ornemens  nouveaux  à  ceux  que  le  compositeur  avait  déjà 
trop  accumulés.  Ils  sont  parvenus  même  à  gâter  souvent  à  force 
de  charge  les  plus  excellcns  airs  comiques  :  pour  l'ordinaire  le 


DE  LA  MUSIQUE.  ^x 

tnusicieii  met  dans  ces  airs  le  juste  degré  de  plaisarilerie  qui  doit 
y  être  ;  tout  ce  qui  est  au-delà  ,  est  bouffonnerie  et  grimace. 
Mais  en  voilà  assez  sur  rexpression  du  chant  considéré  en  lui- 
même  ,  et  sur  son  exécution.  Venons  à  raccompagnement. 

XXXIV.  La  fureur  de  nos  musiciens  français  est  d'entasser 
parties  sur  parties;  c'est  dans  le  bruit  qu'ils  fent  consister  V effet;  la 
voix  estcouverte  et  étouffée  par  leurs  accompagnemens,  auxquels 
elle  nuit  à  son  tour.  On  croit  vingt  livres  ditférens  lus  à  la  fois; 
tant  notre  harmonie  a  peu  d'ensemble.  Faut-il  s'étonner  si  les 
Italiens  disent  que  nous  ne  savons  pas  écrire  la  musique?  L'ori^ 
gine  de  ce  défaut  vient  de  la  prévention  de  nos  artistes  en  faveur 
de  l'harmonie  au  préjudice  du  chant,  en  quoi  ils  sont  dans 
une  grande  erreur.  Pour  une  oreille  que  l'harmonie  affecte,  il 
y  en  a  cent  que  la  mélodie  touche  par  préférence.  Ce  n'est  pas 
que  nous  ne  reconnaissions  tout  le  mérite  d'une  harmonie  bien 
entendue.  Elle  nourrit  et  soutient  agréablement  le  chant  ;.  alors 
l'oreille  la  moins  exercée  fait  naturellement  et  sans  étude  nne 
égale  attention  à  toutes  les  parties;  son  plaisir  continue  d'être 
un,  parce  que  son  attention,  quoique  portée  sur  différens  objets, 
est  toujours  une.  C'est  en  quoi  consiste  vin  des  principaux  charmes 
de  la  bonne  musique  italienne  ;  et  c'est  là  cette  unité  de  mélodie 
dont  Rousseau  a  si  bien  établi  la  nécessité  dans  sa  lettre  sur  la 
musique  française.  C'est  avec  la  même  raison  qu'il  a  dit  ailleurs  : 
les  Italiens  ne  veulent  pas  quon  entende  rien  dans  V accompa- 
gnement y  dans  la  basse  ^  qui  puisse  distraire  V oreille  de  l'objet 
principal  y  et  ils  sont  dans  Vopinion  que  V  attention  s'évanouit  en 
se  partageant.  Il  en  conclut  très-bien  qu'il  y  a  beaucoup  de 
choix  à  faire  dans  les  sons  qui  forment  l'accompagnement,  pré- 
cisément par  cette  raison  ,  que  l'attention  ne  doit  pas  s'y  porter. 
En  effet,  parmi  les  différens  sons  que  l'accompagnement  doit 
fournir,  en  supposant  la  basse  bien  faite,  il  faut  du  choix  pour 
déterminer  ceux  qui  s'incorporent  tellement  avec  le  chant,  que 
l'oreille  en  sente  l'effet  sans  être  pour  cela  distraite  du  chant,  et 
qu'au  contraire  l'agrément  du  chant  en  augmente.  L'harmonie 
sert  donc  à  fortifier  et  à  faire  valoir  un  dessus  bien  composé  ; 
ajoutons  même  ,  ce  qui  est  très-vrai  ,  qu'une  basse  bien  faite 
contient  tout  le  fond  et  tout  le  dessein  du  chant,  que  les  diffé- 
rentes parties  ne  font  que  déi^elopper,  et  pour  ainsi  dire,  dé- 
tailler à  V oreille.  Mais  en  avouant  celte  vérité,  et  en  convenant 
même  des  grands  effets  de  l'harmonie  dans  certains  cas,  recon- 
naissons la  mélodie  comme  devant  être  presque  toujours  l'objet 
principal.  Préférer  les  effets  de  l'harmonie  à  ceux  de  la  mélodie, 
éoi'.s  ce  prétexte  que  lune  est  le  fondement  de  l'autre^  c'est  à 
I.  35 


542  -  DE  LA  LIBERTÉ 

peu  près  comme  si  on  voulait  soutenir  que  les  fondemens  cVunc 
maison  sont  l'endroit  Le  plus  agréable  à  habiter,  parce  que  tout 
V édifice  porte  dessus. 

XXXV.  li  se  pourrait  aureste  que  les  Italiens  même  n'eussent 
pas  tiré  de  l'harmonie  tout  le  parti  qu'ils  auraient  dû.  Ces  grands 
iirtistes  font  à  la  vérité  un  usage  assez  fréquent  de  quelques 
accords  peu  connus  à  nos  musiciens  ;  mais  est-il  bien  certain  qu'on 
■ne.n  puisse  pas  encore  employer  d'autres?  L'oreille  est  ici  le  vrai 
juge,  ou  plutôt  le  seul  ;  tout  ce  qu'elle  approuve  pourra  dans 
l'occasion  être  mis  en  usage  avec  succès  ;  ce  sera  ensuite  à  la 
théorie  à  chercher  l'origine  des  nouveaux  accords,  ou,  si  elle 
n'y  réussit  pas  ,  à  ne  leur  point  donner  d'autre  origine  qu'eux- 
mêmes.  Je  crains  que  la  plupart  des  musiciens,  soit  français,  soit 
étrangers  ,  les  uns  prévenus  par  des  sj-stèmes ,  les  autres  aveu- 
glés jy^ir  la  routine,  n'aient  exclu  de  Tharmonie  plusieurs  accords, 
qui  peut-être  en  certaines  circonstances  produiraient  des  effets 
inattendus.  Je  m'en  rapporte  là-dessus  à  des  oreilles  plus  sen- 
sibles, plus  exercées  et  plus  savantes  que  les  miennes.  Mais,  je 
le  répète,  je  les  voudrais  sans  prévention ^  et  c'est  peut-être  ce 
qui  sera  le  plus  difficile  à  trouver. 

XXXVI.  Nous  ne  dirons  qu'un  mot  de  la  mesure,  qui  est 
d'une  nécessité  indispensable  dans  la  musique.  Ce  n'est  pourtant 
pas  par  l'exactitude  de- la  mesure  que  nos  opéras  se  distinguent; 
elle  y  est  à  tout  moment  estropiée  ;  aussi  les  Italiens  renoncent- 
ils  à  accompagner  nos  airs.  La  mesure  manque  à  notre  musique 
par  plusieurs  raisons  ,  par  Vincapacité  de  la  plupart  de  nos 
acteurs  ;  par  la  nature  de  notre  chant  ;  j)ar  celle  des  prétendus 
ngrémcns  dontnous  le  chargeons,  et  qui  ne  sentent  quli  en  troubler 
la  marche 'y  enfin  par  le  peu  de  soin  que  nous  avons  de  donner 
aux  mom>emens  lents  une  mesure  marquée.  Nous  avons  sur  ce 
dernier  genre  de  mouvemens  un  préjugé  bien  étrange.  Nous  ne 
saurions  nous  persuader,  grâce  à  la  finesse  de  notre  tact  en 
musique,  qu'une  mesure  vive  et  rapide  puisse  exprimer  un 
autre  sentiment  que  la  joie;  comme  si  une  douleur  vive  et  fu- 
rieuse parlait  lentement.  C'est  en  conséquence  de  cette  persuasion 
que  les  morceaux  vifs  du  slabat.,  exécutés  gaiement  au  concert 
spirituel,  ont  paru  des  contre-sens  à  plusieurs  de  ceux  qui  les 
ont  entendus.  Nous  pensons  sur  ce  point  à  peu  près  comme 
nous  faisions  il  y  -a  très-peu  de  temps  sur  l'usage  des  cors  de 
chasse.  On  sait ,  pour  peu  qu'on  ait  entendu  de  beaux  airs 
italiens  pathétiques  ,  l'efiét  admirable  que  cet  iustrument  y  pro- 
duit ;  avant  ce  temps  nous  n'aurions  pas  cru  qu'il  pût  être  placé 
ailleurs  que  dans  une  fête  de  Diane. 


DE  LA  MUSIQUE.  .        5.?3 

XXXYII.  Il  nous  resle  à  exainmer  si  l'on  peut  Iranspcrlerà  !.a 
langue  française  les  beautés  de  la  musique  ità!iennv'*  chaiitanle. 
Les  étrangers^  le  nient. ,  maison  p^ut,  les  récuser  pour  juges; 
plusieurs  français  en  (lout(înl ,  et  il  faut  leur  *tvou%r  du  moins 
que  la  langue  italienne  sera  toujours  infininienl.  plus  propre^^au 
chant  qr.e  la  nôtre.  Mais  «enfin  devons-nous  désespérer  si  légè- 
rement de  pouvoir  accommoder  le  chant  italien  à  notre  langue? 
il  ne  s'agit  peut-élre  que  d'y  accoutumer  nos  <y\-e.il\ês.  Si  on 
peut  en  venir  à  bout,  c'est  par  ]a  route  qu'on  a  prise  depuis' 
assez  peu  de  temps  ,  en  ajustant  à'd'excellens  airs,  italiens  des 
paroles  françaises,  et  en  commençant  cet  essai  par  Je  genre 
comique,  qui  trouve  toujours^le  spectateur  moins  sévère  contre 
les  innovations  qu'on  lui  présente.  Cette  petite  su|1*?rcherie  a 
très-bien  réussi  au  théâtre  italien;  Sn  ^  s'élaft  pas  precau- 
tionné  contre  le  plaisir,  et  on  en  a  eu;  ou  a  cru  entendre  de 
la  musique  française,  parce  qu'on  n'entendait  plus  les  paroles 
italiennes.  C'est  aussi  par  ce  me  aie  genre  comique  qu'il  faudra 
commencer  pour  essayer,  si  on  le  juge  à  propo^,  le  nouveau 
genre  de  récitatif  que  nous  avons  proposé.  Le  Devin  du  village^ 
dont  le  récitatif  est  très-bien  fait  et  très-propre  au  débit , 
serait  susceptible,  si  je  ne  me  trompe,  de  i'énreuve  dont  il  est 
question  ;  et  il  y  a  lieu  de  croire  qu'elle  y  réussirait.  Ainsi,  en 
gagnant  du  terrain  peu  à  peu  ,  en  ne  faisant  pas  tout  à  coup  des 
innovations  trop  hardies,  en  ne  hasardant  une  tentative  qu'a- 
près une  autre  ,  on  se  mettra  à  portée  de  prononcer  sans  partia- 
lité et  sans  précipitation  sur  une  des  troi"S  propositions  avancées 
par  Piousseau,  que  nous  îie  pommons  avoir  de  musique;  car  pour 
les  deux  autres  elles  me  paraissent  très-décidées.  Je  crois  très- 
fermement  avec  lui,  que  nous- n  avons  point  de  musique^  ou  du 
moins  que  nous  en  avons  trop  peu  pour  nous, en  gloripfler;  mais 
je  ne  puis  être  de  son  avis  dans  ce  qu'il  ajoute,  que  si  jamais 
nous  en  avons,  une,  ce  sera  Lanl  pis  pour  nous ,  puisque  nous 
n'en  aurons  ,  selon  lui  ,  que  quand  nous  aurons  changé  la  nôtre. 
Je  dois  à  cette  occasion  une  sorte  d'excuse  au  leclenr  sur  le 
langage  que  j'ai  employé  dans  tout  le  cours  de  cet  écrit.  J'ai 
toujours  parlé  de  la  musique  italienne  et  de  la  française , 
comme  s'il  y  avait  deux  musiques,  et  comme  si  la  première 
îx'était  pas  en  effet  la  seule  qui  méritât  ce  nom.  C'est  unique- 
ment pour  me  conformer  à  l'usage  que  je  me  suis  exprimé  d'une 
autre  jnanière  ;  et  j'avoue  qu'au  lieu  d'employer  ie  teriîie  de 
musique  française ,  j'aurais  dû  dire  ,  ce  que  nous  appelons  de 
la  nntsiquc ,  et  qui  nen  est  pas. 

XXXYIIL  Nous  avons  beaucoup  moins  à  reformer  dans  nos 


544  I>E  LA  LIBERTÉ 

symphonies  que  dans  nos  chants.  Plusieurs  de  celles  de  Ra- 
meau ne  nous  laissent  rien  à  , désirer.  Parmi  un  grand  nombre 
d'exemples  que  j'en  pourrais  rappeler  ici,  je  me  bornerai  au 
ballet  desjielirs  dans  les  Jndes  galantes ,  dont  les  airs  de  danse 
si  bien  dialogues  et  si  pittoresques  forment  la  scène  muette  la 
plus  expressive.  Sur  cette  partie,  les  Italiens  même  sont  moins 
riches  que  nous.  Car  je  compte  pour  rien  la  quantité  prodigieuse 
des  sonates  que  nous  avons  d'eux.  Toute  cette  musique  purement 
instrumentale,  sans  dessein  et  sans  objet,  ne  parle  ni  à  l'esprit 
ni  à  l'âme,  et  mérite  qu'on  lui  demande  avec  Fontenelle ,  sonate 
que  me  veux-tu  ?  Les  auteurs  qui  composent  de  la  musique 
instrumentale  ne  feront  qu'un  vain  bruit,  tant  qu'ils  n'auront 
pas  dans  la  tête ,  à  l'exemple ,  dit-on  ,  du  célèbre  Tartini ,  une 
action  oii  une  expression  à  peindre.  Quelques  sonates,  mais  en 
assez  petit  nombre  ,  ont  cet  avantage  si  désirable,  et  si  nécessaire 
pour  les  rendre  agréables  aux  gens  de  goût.  Nous  en  citerons  une 
qui  a  pour  titre  Didone  ahhandonata.  C'est  un  très-beau  mono- 
logue; on  y  voit  se  succéder  rapidement  et  d'une  manière  très- 
marquée,  la  douleur ,  V espérance  ,  le  désespoir,  avec  des  degrés 
et  suivant  des  nuances  différentes  ;  et  on  pourrait  de  cette  sonate 
faire  aisément  une  scène  très-animée  et  très-pathétique.  Mais 
de  pareils  morceaux  sont  rares.  Il  faut  même  avouer  qu'en  gé- 
néral on  ne  sent  toute  l'expression  de  la  musique ,  que  lorsqu'elle 
est  liée  à  des  paroles  ou  à  des  danses.  La  musique  est  une  langue 
sans  voyelles  ;  c'est  à  l'action  à  les  y  mettre.  Il  serait  donc  à 
souhaiter  qu'il  n'y  eût  dans  nos  opéras  que  des  symphonies 
expressives,  c'est-à-dire  dont  le  sens  et  l'esprit  fussent  toujours 
indiqués  en  détail,  ou  par  la  scène,  ou  par  l'action,  ou  par  le 
spectacle  ;  que  les  airs  de  danse  toujours  liés  au  sujet ,  toujours 
caractérisés ,  et  par  conséquent  toujours  pantomimes  ,  fussent 
dessinés  par  le  musicien ,  de  manière  qu'il  fût  en  état  d'en 
donner  pour  ainsi  dire  la  traduction  d'un  bout  à  l'autre  ,  et  que 
la  danse  fût  exactement  conforme  à  cette  traduction  ;  qu'une 
symphonie  qui  aurait  à  peindre  quelque  grand  objet,  par  exemple 
le  mélange  et  la  séparation  des  élémens ,  fût  expliquée  et  déve- 
loppée au  spectateur  par  une  décoration  convenable,  dont  le 
jeu  et  les  mouvemens  répondissent  aux  mouvemens  analogues 
de  la  symphonie;  en  un  mot,  que  les  yeux  toujours  d'accord  avec 
les  oreilles  y  servissent  continuellement  d'interprètes  à  la  musique 
instrumentale. 

XXXIX.  Il  est  dans  nos  opéras  un  genre  de  symphonie  sur 
lequel  nous  nous  arrêterons  un  moment  ;  ce  sont  les  ouvertures. 
Celles  de  Lully ,  toutes  insipides,  et  jetées  d'ailleurs  au  même 


DE  LA  MUSIQUE.  543 

moule ,  ont  été  peudant  plus  de  soixante  ans  le  œocTèle  inva- 
riable de  celles  qui  les  ont  suivies  ;  durant  tout  ce  temps ,  il  n'y 
a  eu  qu'une  ouverture  à  l'Opéra  ^  si  même  on  peut  dire  qu'il 
y  en  eût  une.  Rameau  a  le  premier  secoué  le  joug  ,  et  osé  tenter 
une  autre  roule.  Que  d'objections  ne  fit-on  pas  d'abord  contre 
cette  nouveauté  ?  Ce  ne  sont  pas  là  des  ouvertures ,  disait-on  ; 
comme  s'il  était  décidé  qu'une  ouverture  dut  essentiellement 
commencer  par  un  morceau  grave  ^toujours  composé  à  la  façon 
de  Lully  ,  de  croches  et  de  noires  pointées.  Enfin  nous  avons 
adopté  depuis  peu  le  genre  d'ouverture  des  opéras  italiens;  et, 
s'il  m'est  permis  de  le  dire  ,  ce  n'est  pas  en  cela  que  nous  aurions 
dû  les  imiter.  Car  qu  est-ce  quune  ouverture?  c'est  la  pièce  de 
musique  qui  commence  un  opéra  ,  et  qui  doit  préparer  l'auditeur 
à  ce  qu'il  va  entendre.  Le  caractère  de  cette  pièce  doit  donc  être 
différent  suivant  le  genre  de  situation  qu'on  va  mettre  sous  les 
yeux  du  spectateur.  Pourquoi  donc  faut-il  qu'une  ouverture  soit 
toujours  formée  ,  comme  le  pratiquent  les  Italiens,  d'un  allegro, 
d'un  adagio,  et  d'un  passe-pied?  Le  passe-pied  surtout,  qui 
n'est  par  sa  nature  qu'un  air  de  danse  ,  et  de  danse  vive  et  lé- 
gère, est  bien  déj^lacé  dans  ce  genre  de  symphonie.  Je  ne  prétends 
point  cependant ,  avec  quelques  écrivains  modernes ,  qu'une 
ouverture  dojve  être  la  préface  et  comme  l'analyse  de  l'opéra 
qui  doit  suivre  ;  cette  analyse  et  cette  préface  ne  me  paraissent 
pas  plus  intelligibles  ni  plus  praticables  que  la  prétendue  récapi- 
tulation des  points  d'orgue  dans  les  airs  italiens.  Mais  le  caractère 
naturel  et  nécessaire  d'une  ouverture,  c'est  d'être  l'annonce  de 
la  première  scène ,  la  ritournelle  convenable  au  tableau  que  cette 
scène  doit  présenter.  Prenons  pour  exemple  l'opéra  de  Thétis. 
La  Nuit  qui  descend  sur  son  char  ouvre  le  prologue  ,  et  chante 
ces  vers  ; 

Achevons  notre  cours  paisible , 
Achevons  de  verser  nos  tranquilles  pavots;  * 

Mortels ,  dans  votre  sort  pe'nible  ^ 
Le  plus  grand  bien  est  le  repos. 

Que  doit  faire  l'ouverture?  une  symphonie  bruyante  et  variée 
annoncera  d'abord  et  peindra  les  différens  mouvemens  qui 
agitent  les  hommes  ;  cette  symphonie  se  calment  peu  à  peu ,  et 
s'adoucissant  par  degrés,  dégénérera  enfin,  à  la  levée  de  la 
toile ,  en  un  sommeil  qui  servira  de  prélude  et  d'accompagne- 
ment au  chant  de  la  nuit.  L'ouverture  d'^mût/î??.?  doit  présenter 
un  tableau  tout  opposé.  Alquif  et  Urgande  endormis  ,  brusque- 
ment réveillés  par  un  coup  de  tonnerre,  forment  la  première 
scène  du  prologue.  L'ouverture  doit  donc  commencer  par  un 
sommeil,  sur  lequel  la  toile  se  lèvera  à  la  première  mesure;  et 


5^6  DE  LA  LIBERTÉ  DE  LA  MUSIQUE. 

ce  sommeil  devenant  totijours  plus  profond  et  plus  lent,  finira 
tout  à  coup  et  sans  gradation  par  une  symphonie  bruyante. 

XL.  Rameau  a  suivi  ce  plan  dans  plusieurs  de  ses  ouvertures, 
et  en  a  fait  des  tableaux.  L'ou^%rture  de  Zaïs  peint  le  débroml- 
lement  du  chaos,  celle  de  Nais  le  combat  des  Titans,  celle  de 
V\nXeGVarn\'i'e  de  la  Folie,  celle  de  Pygmalion  les  coups  de  ciseau 
d'un  sculpteur.  Désirons  pour  le  progrès  de  l'art  que  ce  modèle 
soit  imité.  Mais  il  faut  pour  cela  que  le  musicien  et  le  décorateur 
s'entendent,  que  l'orchestre  et  le  machiniste  agissent  de  con- 
cert, et  que  le  spectacle  soit  toujours  le  tableau  détaillé  de  la 
symphonie  ;  sans  quoi  l'image  musicale  sera  imparfaite  et  man- 
quée.  Il  faut  de  plus,  et  c'est  là  l'essentiel,  des  musiciens  de 
génie  ,  qui  sentent  toute  l'énergie  et  la  variété  des  peintures  dont 
la  musique  est  capable,  et  qui  soient  en  état  de  les  exécuter  dans 
toule  leur  étendue.  Nous  disons  dans  toute  leur  étendue  ,  car, 
en  matière  d'expression ,  rien  ne  prouve  davantage  le  défaut  de 
génie  ,  que  de  rester  à  moitié  chemin  ;  c'est  une  marque  qu'on 
a  enîçevu  le  but,  et  qu'on  n'a  pas  eu  la  force  d'y  arriver;  un 
compo-iteur'qui  rie  rend  son  idée  qu'à  îuoitié  ou  faiblement, 
ressemble  k  un  écrivain  qui  n'a  pu  trouver  le  mot  propre  ;  la 
musique  est  mnnquée  quand  elle  ne  produit  pas  tout  l'effet  qu'on 
a  droit  d'en  attendre ,  quand  l'auditeur  voit  au-delà  de  ce  que 
lui  présente  l'artiste.  Nous  pourrions  donner  d!?s  exemples  frap- 
pans  de  ce  diéfaut  dans  plusieurs  morceaux  de  musique,  qui  ont 
néanmoins  de  la  réputation  parmi  nous  ;  mais  les  auteurs  sont 
\ivans  ,  et  nous  n'écrivons  pas  pour  offenser. 

XLÏ.  Yoilà  bien  des  réflexions  qu'on  trouvera  peut-être  ha- 
sardées ,  mais  qui,  bonnes  ou  mauvaises  ,  ne  valent  pas  à  coup 
sûr  un  bel  air  de  mus'que.  L'artiste  qui  crée  et  qui  réussit  est 
bien  préférable  au  philosophe  qui  raisonne  ;  aussi  ne  souge-t-on 
guère  à  donner  des  préceptes,  qu.nnd  on  est  en  état  de  fournir 
des  modèles.  R.aphaël  n'a  point  fait  de  dissertations,  mais  des 
tableaux.  En  musique  nous  écrivons  ,  et  les  Italiens  exécutent, 
"Les  deux  «alioi/s  à  cet  égard  sont  l'image  de  ces  deux  architectes 
qui*  se  présentèrent  aux  Athéniens  pour  uii  monument  que  la 
République  voulait  faire  élever.  L'un  d'eux  parla  long-temps  et 
forl  éloquemment  sur  son  art  ;  l'autre  ,  après  l'avoir  écouté,  ne 
prononça  que  ces  mots  ;  cequila  dit ,  je  le  ferai. 


DE  L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE 

EN  MATIÈRE  DE  RELIGION. 


i^uœ  caput  à  ^>celi  regianibus  ostendebat. 
Lu<:ret.  I. 


PRÉFACE, 


i^ES  réflexions  Irès-utiles,  on  ose  le  dire,  à  la  religion  même,  et  qui 
jic  peuvent  manquer  par  cette  raison  d'obtenir  le  suffrage  des  vérita- 
bles gens  de  bien,  ne  pourront  aussi  manquer  de  déplaire  à  tous  ceux 
qui  en  usurpent  seulement  le  nom.  Heureusement  l'intérêt  qui  anime 
ces  derniers  est  trop  à  découvert  pour  que  le  public  impartial  y  soit 
trompé  j  et  c'est  à  ce  public  que  l'auteur  en  appelle.  La  religion,  qu'il 
s'est  toujours  fait  un  devoir  de  respecter  dans  ses  écrits,  est  la  seule 
chose  sur  laquelle  il  ne  demande  point  de  grâce,  et  sur  laquelle  il 
espère  n'en  avoir  pas  besoin.  Si  le  fanatisme  de  la  superstition  lui  pa- 
raît odieux ,  celui  de  l'impiété  lui  a  toujours  paru  ridicule ,  parce 
qu'il  est  sans  motif  comme  sans  objet.  Aussi  a-t-il  cette  consolation, 
qu'on  n'a  pu  tirer  encore  une  seule  proposition  répréhensible  dans  ses 
ouvrages.  Il  ne  parle  point  des  passages  qiton  a  tronqués  ou  falsifiés 
pour  le  rendre  coupable  ;  des  imputations  vagues  qu'on  lui  a  faites  ;  des 
intentions  qu^on  lui  a  prêtées  ;  des  interprétations  forcées  qu'on  a  don- 
nées à  ses  paroles  ;  avec  une  pareille  méthode,  on  trouverait  des  erreurs 
dans  les  écrits  même  des  Pères.  Il  a  eu  le  malheur  ou  l'avantage  d'être 
un  des  principaux  auteurs  de  Y  Encyclopédie  ^  et  l'Encyclopédie,  peu 
favorable  à  ces  controverses  futiles,  a  jeté  sur  tous  les  hommes  de. 
parti  sans  distinction ,  le  ridicule  et  le  mépris  qu'ils  méritent  j  tous  les 
hommes  départi  doivent  donc  se  liguer  pour  la  détruire  j  cela  est  na- 
turel et  dans  l'ordre. 


DE  UABUS  DE  LA  CRITIQUE 

EN  MATIÈRE  DE  RELIGION. 


I.  UN>ft<4teur  assez  ignoré  et  plus  digne  encore  de  l'être  ,  le 
P.  Laubruss^,  jésuite,  donna  autrefois  un  ouvrage  que  depuis 
long-temps  on  ne  lit  plus ,  et  dont  le  titre  est  le  même  que  celui 
de  cet  écrit.  Il  avait  pour  but  de  venger  la  religion  des  coups 
impuissans  que  lui  ont  portés  les  incrédules  et  les  hérétiques. 
L'entreprise  était  très-louable  ;  il  serait  seulement  à  désirer 
qu'il  l'eût  exécutée  plus  heureusement ,  et  qu'il  n'eut  pas  mis 
trop  souvent  des  déclamations  et  des  injures  à  la  place  des 
raisons  (i).  Néanmoins,  sans  approuver  sa  logique,  on  peut  lui 
tenir  compte  de  son  zèle  ,  si  le  zèle  doit  couvrir  la  multitude  des 
inepties  ,  comme  la  charité  la  multitude  des  fautes.  Nous  nous 
projDosons  ici  un  objet  très-différent,  qui  n'est  pas  moins  utile, 
et  que  nous  tâcherons  de  mieux  remplir.  C'est  de  venger  les 
philosophes  des  reproches  d'impiété  dont  on  les  charge  souvent 
mal  à  propos  y  en  leur  attribuant  des  sentimens  quils  nont  pas^ 
en  donnant  à  leurs  paroles  des  interprétations  forcées ,  en  tirant 
de  leurs  principes  des  conséquences  odieuses  et  fausses  qu'ils 
désavouent  :  en  voulant  enfin  faire  passer  pour  criminelles  ou 
pour  dangereuses  des  opinions  que  le  christianisme  n  a  jamais 
défendu  de  soutenir.  Entre  les  abus  sans  nombre  qu'on  peut  re- 
procher à  la  critique,  il  n'en  est  point  de  plus  funeste  que  celui 
dont  nous  allons  nous  plaindre  ,  et  sur  lequel  il  soit  plus  néces- 
saire de  la  démasquer  et  de  la  confondre.  L'importance  de  la 
matière  exigerait  peut-être  un  ouvrage  considérable  ;  les  ré- 
flexions que  nous  présentons  n'en  sont  que  le  projet  et  l'esquisse; 
puissent-elles  mériter  l'approbation  des  sages,  également  éclairés 
sur  les  droits  de  la  foi  et  sur  ceux  de  la  raison  !  puisse  le  plan 
d'apologie  que  je  vais  tenter  en  leur  faveur,  être  goûté  et  saisi 
par  quelqu'un  de  nos  illustres  écrivains,  plus  digne  et  plus  ca- 
pable que  moi  de  l'exécuter  I 

(i)  Cest  une  chose  incioyable  qu'on  ait  laisse  paraître  dans  le  temps,  sous 
le  sceau  de  l'autorité'  publique,  cet  ouvrage  du  P.  Laubrussel ,  où  Pauteur 
.semble  avoir  pris  à  tâche,  h  la  vérité  innocemment  et  de  bonne  foi,  de  re'unir 
dans  uu  même  volume  ce  qui  a  jamais  e'té  dit  contre  la  religion  de  plus  scan- 
daleux et  de  plus  impie,  sans  y  répondre  autrement  que  par  des  exclamations. 
Ce  livre  n'est  presque  absolument  qu'un  recueil  portatif  des  plaisanteries  les 
plus  indécentes  ,  et  des  descriptions  les  plus  burlesques  de  nos  mystères, 
imprime  ayec  approbation  et  prii'ilége. 


55o  DE  L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE 

II.  Dans  la  défense  comme  dans  la  recherche  de  la  vérité,  le 
premier  devoir  est  d'être  juste.  Nous  commencerons  donc  par 
avouer  que  les  défenseurs  de  la  religion  ont  quelque  raison  de 
craindre  pour  elle  ,  autant  néanmoins  qu'on  peut  craindre  pour 
ce  qui  n'est  pas  l'ouvrage  des  hommes.  On  ne  saurait  se  dissi- 
muler que  les  principes  du  christianisme  sont  aujourd'hui  indé- 
cemment attaqués  dans  un  grand  nombre  d'écrits.  Il  est  vrai  que 
la  manière  dont  ils  le  sont  j^our  l'ordinaire,  est  très-capable  de 
rassurer  ceux  que  ces  attaques  pourraient  alarmer  :  le  désir  de 
n'avoir  plus  de  frein  dans  les  passions ,  la  vanité  de  ne  pas  penser 
comme  la  multitude,  ont  bien  plus  fait  d'incrédules  que  l'illu- 
sion des  sophismes ,  si  néanmoins  on  doit  appeler  incrédules  ce 
gratid  nombre  d'impies  qui  ne  veulent  que  le  paraître ,  et  qui, 
selon  l'expression  de  Montaigne,  t  délient  d'être  pires  qu'ils  ne 

peuvent.  Cette  grêle  de  traits  émoussés  ou  perdus,  lancés  de 
toutes  parts  contre  le  christianisme,  a  jeté  l'efifroi  dans  le  cœur 
de  nos  plus  pieux  écrivains.  Empressés  de  soutenir  la  cause  et 
l'honneur  de  la  religion  ,  qu'ils  croyaient  en  péril ,  parce  qu'ils 
la  voyaient  outragée ,  ils  ont  été  pour  ainsi  dire  à  la  découverte 
de  l'impiété  dans  tous  les  livres  nouveaux;  et  il  faut  avouer 
qu'ils  y  ont  fait  une  moisson  tristement  abondante.  Mais  quel- 
ques uns  d'entre  eux,  semblables  à  ces  guerriers  pleins  décou- 
rage que  l'ardeur  entraîne  au-delà  des  rangs ,  et  qui  par  un  faux 
mouvement  prêtent  le  flanc  à  Vennemi,  ont  porté  dans  leur  zèle 
et  dans  leurs  recherches  une  indiscrétion  dangereuse  à  leur 
cause.  Quand  ils  n'ont  pas  trouvé  d'impiétés  réelles  ,  ils  en  ont 
forgé  d'imaginaires  pour  avoir  l'avantage  de  les  combattre.  Ils 
ont  supposé  des  intentions  au  défaut  des  crimes  ;  ils  ont  accusé 
jusqu'au  silence  même.  Sénateurs ,  disait  autrefois  un  Romain  , 
on  m'attaque  dans  mes  discours ,  tant  je  suis  innocent  dans  mes 
fictions ^  quelques  uns  de  nos  philosophes  pourraient  dire  à  son 
exemple  :  on  m'attaque  dans  mes  pensées,  tan  tje  suis  irréprochable 
dans  mes  discours.  Denis  ,  tyran  de  Syracuse  ,  fit  mourir  un  de 
S:es  sujets  ,  qui  avait  conspiré  contre  lui  en  songe.  Souvent  il  n'a 
manqué  au  faux  zèle,  pour  porter  l'injustice  encore  plus  loin,  que 
Je  crédit  ou  la  puissance.  Le  tyran  punissait  les  rêves;  les  en- 
nemis de  1{^  philosophie  les  supposent ,  demandent  le  sang  des 
coupables  ,  et  peu  s'en  est  fallu  quelquefois  qu'ils  ne  l'aient 
obtenu  ,  à  la  honte  de  la  raison  et  de  l'humanité. 

III.  Rien  n'a  été  plus  commun  dans  tous  les  temps,  que 
Faccusation  d'irréligion  intentée  conire  les  sages  par  ceux  qui 
ne  le  sont  pas.  Périclès  eut  à  peine  le  crédit  de  sauver  Anaxa-- 
gore ,   accusé  d'athéisme  par  les  piètres  athéniens ,  pour  avoir 


EN  MATIÈRE  DE  RELIGION.  S'îi 

prétendu  que  Vunwers  était  gouverné  par  une  intelligence  su- 
prême suivant  des  lois  générales  et  invariables.  Les  cendres 
de  Socrate  fumaient  encore ,  lorsqii'Arislote ,  cité  devant  les 
mêmes  juges  par  des  ennemis  fanatiques,  fut  contraint  de  se 
dérober  par  Ja  fuite  à  la  persécution  :  Ne  souffrons  pas ,  dit-il , 
fju'on  fasse  une  seconde  injure  à  la  philosophie.  Ces  Athéniens 
superstitieux  ,  qui  applaudissaient  aux  impiétés  d'Aristophane, 
permettaient  de  tourner  en  ridicule  les  ohjets  de  leur  culte,  et 
ne  souffraient  pourtant  pas  qu'on  y  en  substituât  d'autres.  Il 
n'était  défendu  chez  les  Grecs  de  parler  de  divinité,  qu'aux  seuls 
hommes  qui  pouvaient  en  parler  dignement.  Mais  sans  remonter 
aux  siècles  des  Anax^gore,  des  Aristote  etdes  Socraîe,  bornons- 
nous  à  ce  qui  s'est  passé  dans  le  nôtre. 

IV.  Le  fameux  jésuite  Hardouin ,  un  des  premiers  hommes 
fie  son  ^.iècle  par  la  profondeur  de  son  érudition,  et  un    des 
derniers  par  l'usage   ridicule  qu'il   en  a  fait ,  porta  autrefois 
l'extravagaace  jusqu'à  composer  un  ouvrage  exprès,  pour  mettre 
sans  pudeur  et  sans  remords  au  nombre  des  athées  des  auteurs 
respectables,  dont  plusieurs  avaient  solidement  prouvé  l'exis- 
tence   de  Dieu   dans  leurs  écrits  ;  absurdité   bien  digne   d'un 
visionnaire  ,  qui  prétendait  que  la  plupart  des    chefs-d'œuvre 
de  l'antiquité  avaient  été  composés  par  des  moines  du  treizième 
siècle.  Ce  pieux  sceptique,  en  attaquant,  comme  il  le  faisait,  la 
certitude  de  presque  tous  les  inonumens  historiques ,  eût  mérité 
plus  que  personne  le   nom  d'ennemi  de  la  religion ,  si  ses  opi- 
nions n'eussent  été  trop  insensées  pour  avoir  des  partisans.  Sa 
folie  ,  dit  un  écrivain  célè])re  ,  ôta  à  sa  calomnie  toute  son  atro- 
cité; mais  ceux  qui  rmomellent  celte  calomnie  dans  notre  siècle^ 
ne  sont  pas  toujours  reconnus  pour  fous  ,   et  sont  souvent  très- 
dangereux.  Naturellement  intolérans  dans  leurs  opinions,  quel- 
que indifférentes  qu'elles   soient  en   elles-mêmes ,  les  hommes 
saisissent  avec  etupresseraent  tout  ce  qui  peut  leur  servir  de 
prétexte  pour  rendi^e  ces  opinions  respectables.  On  a  voulu  lier 
au  christianisme  les  questions  métaphysiques  les   plus  conten- 
tieuses  ,  et  les  systèmes  de  philosophie  les  plus  arbitraires.  En 
vain  la  religion,  si  simple  et  si  précise  dans  ses  dogmes,  a  re- 
jeté constamment  un  alliage  qui  la  défigurait  ;  c'est  d'après  cet 
alliage  imaginaire  qu'on  a  cru  la  voir  attaquée  dans  les  ouvrages 
oii  elle  l'était  le  moins.  Entrons  à  cet  égard  dans  quelque  détail, 
et  montrons  avec  quelle  injustice  on  alraité  sur  un  point  de  cette 
importance  les  plus  sages  et  les  plus  respectables  des  philosophes. 

V.  Donnez-moi  de  la  matière  et  du  mouvement ,  et  je  ferai  un 
monde  :  ainsi  parlait  autrefois  Descartes ,  et  ainsi  se  sont  expri- 


552  DE  L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE 

niés  après  lui  quelques  uns  de  ses  sectafeurs.  Cette  proposition  , 
<[u'on  a  regardée  comme  injurieuse  à  Dieu ,  est  peut-être  ce  que 
la  philosophie  a  jamais  dit  de  plus  relevé  à  la  gloire  de  l'Etre 
suprême  ;  une  pensée  si  profonde  et  si  grande  n'a  pu  partir  que 
d'un  génie  vaste,  qui  d'un  coté  sentait  la  nécessité  d'une  intel- 
ligence toute-puissante  pour  donner  l'existence  et  l'impulsion, 
à  la  matière  ,  et  qui  apercevait  de  l'autre  la  simplicité  et  la  fé- 
condité non  moins  admirable  des  lois  du  mouvement;  lois  ea 
vertu  desquelles  le  Créateur  a  renfermé  tous  les  événemens 
dans  le  premier  comme  dans  leur  germe,  et  n'a  eu  besoin  pour 
les  produire  que  d'une  parole ,  selon  l'expression  si  sublime  de 
l'Ecriture.  Voilà  tout  ce  que  la  proposition  de  Descartes  signifie 
pour  qui  la  veut  entendre  ;  mais  les  ennemis  de  la  raison  , 
qui  n  aperçoivent  qu'en  petit  les  ouvrages  du  souverain  Etre  et 
qui  lui  rendent  un  hommage  étroit,  pusillanime,  et  borné 
comme  eux,  n'ont  vu  dans  Vhommage  plus  grand  et  plus  pur 
du  philosophe ,  qu'un  orgueilleux  fabricateur  de  systèmes  ^  qui 
semblait  vouloir  se  mettre  à  la  place  de  la  divinité. 

VI.  Les  newtoniens  admettent  le  vide  et  l'attraction;  c'était 
à  peu  près  la  physique  d'Epicure;  or  ce  philosophe  était  athée; 
les  newtoniens  le  sont  donc  aussi;  telle  est  la  logique  de  quel- 
ques uns  de  leurs  adversaires.  Il  est  pourtant  vrai  qu'aucune 
philosophie  n'est  plus  favorable  que  celle  de  Newton  à  la 
croyance  d'un  Dieu.  Car  comment  les  parties  de  la  matière, 
qui  par  elle-même  n'ont  point  d'action,  pourraient-elles  tendre 
les  unes  vers  les  autres,  si  cette  tendance  n'avait  pour  cause  la  vo- 
lonté toute-puissante  d'un  souverain  moteur  ?  Un  Cartésien  athée 
est  un  philosophe  qui  se  trompe  dans  les  principes  ^  un  Newtonien 
athée  serait  encore  quelque  chose  de  pis  ,  un  philosophe  incon- 
s'quent, 

VII.  Quand  je  levé  les  jeux  vers  le  ciel,  dit  l'impie  ,  j'y  crois 
voir  des  traces  de  la  divinité  j  mais  quand  je  regarde  autour  de 
moi,..  Regardez  au  dedans  de  vous ,  peut-on  lui  répondre  ,  et 
malheur  à  vous ,  si  cette  preuve  ne  vous  suffit  pas.  Il  ne  faut 
en  effet  que  descendre  au  fond  de  nous-mêmes,  pour  recon- 
naître en  nous  l'ouvrage  d'une  intelligence  souveraine  qui  nous 
a  donné  l'existence  et  qui  nous  la  conserve.  Cette  existence  est 
un  prodige  qui  ne  nous  frappe  pas  assez,  parce  qu'il  est  conti- 
nuel ;  il  nous  retrace  néaitmoins  à  chaque  instant  une  puissance 
suprême  de  laquelle  nous  dépendons.  Mais  plus  l'empreinte  de 
son  action  est  sensible  en  nous  et  dans  ce  qui  nous  environne  , 
plus  nous  sommes  inexcusables  de  la  chercher  dans  des  objets 
minutieux  et  frivoles.  Un  savant  de  nos  jours,  si  persuadé  de 


EN  MATIÈRE  DE  RELIGION.  553 

rexistence  cîe  Dieu ,  qu'il  en  a  cherché  et  donné  des  preuves- 
nouvelles,  a  cru  devoir  attaquer  quelques  argumens  puérils  et 
même  indécens,  par  lesquels  certains  auteurs  ont  voulu  établir 
cette  grande  vérité  ,  et  n'ont  fait  que  l'outrager  et  l'avilir.  Ce 
philosophe  enlevait  aux  athées  des  armes  que  l'ineptie  leur  pré- 
tait ;  devait-il  s'altenclre  qu'on  l'accusât  de  leur  en  fournir? 
Yoilà  néanmoins  ce  que  des  censeurs  ignorans  ou  de  mauvaise 
foi  n'ont  pas  eu  hon'e  de  lui  reprocher.  Ainsi  l'illustre  Boerhaave 
fut  autrefois  accusé  de  spinosisme,  parce  qu'ayant  entendu 
attaquer  fort  mal  ce  système  par  un  inconnu  plus  orthodoxe 
qu'éclairé,  il  demanda  à  l'advei'saire  de  Spinosa  s'il  avait  lu 
celui  qu'il  attaquait. 

Yllt.  Le  même  philosophe  ,  trop  facilement  ébranlé  du  par- 
tage dé  certains  scolasliques  sur  les  argumens  de  l'existence  de 
Dieu,  a  prétendu  que  les  preuves  dont  on  l'appuie  ne  sont  pas 
des  démonstrations  proprement  dites  ,  qu'elles  ne  roulent  que 
sur  des  prohobilités  très-grandes ,  et  qu'ainsi  elles  ne  peuvent 
tirer  une  force  invincible  que  de  leur  multitude  et  de  leur  union. 
Nous  sommes  bien  éloignés  de  croire  qu'aucune  preuve  de  l'exis- 
tence de  Dieu  n'est  rigoureusement  démonstrative  ;  mais  nous 
n'en  sommes  pas  plus  disposés  à  taxer  d'athéisme  ceux  qui  pen- 
seraient autrement.  L'existence  de  César  n'est  pas  démontrée 
comme  les  théorèmes  de  géométrie  ;  est-ce  une  raison  pour  la 
révoquer  en  doute  ?  Dans  une  infinité  de  matières,  plusieurs  ar- 
gumens ,  dont  chacun  en  particulier  n'est  que  probable,  peuvent 
former  dans  l'esprit  par  leur  concours  une  conviction  aussi  forte 
que  celle  qui  naît  des  démonstrations  même;  comme  le  con- 
cours des  témoignages  pour  constater  un  fait ,  produit  une  certi- 
tude aussi  inébranlable  que  celle  de  la  géométrie,  quoique  d'une 
espèce  différente.  C'est  ce  que  Pascal  lui-même  avait  déjà  re- 
marqué à  l'occasion  des  preuves  de  l'existence  de  Dieu;  et  jamais 
Pascal  a-t-il  été  soupçonné  de  regarder  cette  vérité  comme  dou- 
teuse? Les  ennemis  de  ce  grand  homme  ont  bien  dit  que  pour 
réponse  aux  dix-huit  ProwAzcza/e^-,  il  suffisait  de  répéter  dix-huit 
.fois  qu  il  était  hérétique;  mais  ils  n'ont  pas  osé  dire  une  seule  fois 
qu'il  fût  athée  (i). 

(i)  Nous  ne  craindrons  pas  plus  que  ce  grand  homme  d'être  accuse  d'a- 
théisme, en  faisant  ici  à  son  occasion  même  quelques  reflexions  sur  certains 
argumens  qu'on  joint  pour  l'ordinaire  aux  preuves  de  Pcxistence  de  Dieu. 
De  ce  nombre  est  l'argument  fameux  qu'on  appelle  gageure  de  Pascal;  il  se 
réduit  à  prouver  qu'on  risque  davantage  à  nier  un  premier  être  fju'à  l'ad- 
mettre. Cet  argument  ne  peut  avoir  de  force  qu'autant  qu'il  est  joint  avec 
d'autres,  qu'il  les  précède,  et  qu'il  les  prépare;  et  c'est  aussi  l'inicntion  dans 
laquelle  Pascal  Ta  propose.  Car  il  ne  peut  y  avoir  de  risque  pour  nous  à  douter 


554  DE   L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE 

IX.  Quelques  écrivain'^,  oiit  avancé  qiîe  la  notion  développée 
et  distincte  de  la  créati;m ,  n:;  se  Irouvait  ni  dans  l'ancien  ,  ni 
dans  le  nouveau  Testament;  ou  a  attaqué  cette  assertion  comme 
impie;  il  eut  été  plus  naturel  ris  la  discuter  par  l'examen  dés 
passages  même  ,  et  l'exanien  n'en  devrait  pas  être  difticile.  Mais 
quelque  parti  qu'on  prenne  sur  ce  point  de  fait,  il  me  semble 
que  la  foi  n'en  a  lien  à  craindre;  ceci  a  besoin  d'explication. 
La  création,  comme  les  théologiens  eux-mêmes  le  reconnais- 
sent, est  une  Dcrité  que  la  .-eule  raison  nous  enseigne ,  une  suite 
nécessaire  de  V existence  du  premier  Klre.  Celte  notion  est  donc 
du  nombre  de  celles  qrje  la  révélaiion  suppose,  et  sur  lesquelles 
il  n'était  pas  besoin  qu'elle  s'expliquât  d'une  manière  expresse 
et  particulière.  Il  sufïit  qoe  les  livres  saints  n'aiiirment  rien  de 
contraire  ;  c'est  de  quoi  on  ne  les  a  jaiuais  accusés.  Et  quand 
même  ,  comme  on  l'a  prétendu  ,  quelques  anciens  Pères  de  l'É- 
glise ne  se  seraient  pas  assez  clairement  exprimés  sur  ce  même 
sujet  de  la  création  ,  serait-ce  une  raison  pour  supposer  qu'ils  ont 
cru  la  matière  éternelle  ? 

X.  L'opinion  qu'on  a  attribuée  à  deux  ou  trois  Pères  de  l'Eglise 
sur  la  nature  de  l'âme  ,  a  excité  les  mêmes  clameurs  et  raériîe  la 
même  réponse.  Si  on  en  croit  différens  critiques,  ces  Pères  n'ont 
pas  eu  sur  la  spiritualité  du  principe  pensant  des  idées  bien  dis- 
tinctes, et  paraissent  l'avoir  fait  matériel.  La  prétention  bien 
ou  mal  fondée  de  ces  critiques  a  suffi  pour  les  faire  accuser  du 
matérialisme  qu'ils  attribuaient  à  d'autres;  car  le  matérialisme 
est  aujourdliui  le  monstre  quon  voit  partout ,  VV.jdre  à  sept 
têtes  qu'on  veut  combattre.  Mais  quand  un  ou  deux  écrivains 
ecclésiastiques  auraient  été  dans  cette  erreur,  ce  que  nous  ne 
prétendons  pas  décider,  qu'iîîipoVte  cette  erreur  à  la  religion  ? 
Les  preuves  purement  philosoplifques  de  la  spiritualité  de  l'âme 

de  rexistence  de  Dieu»  ou  à  la  nier,  qu'eut/) nt  que  cette  exisfence  est  établie 
sur  des  pvci»vcs  convaincantes,  puisque  l'Eue  suprême  ne  pent  rien  exis;er 
<le  nous  au-delà  des  lumièies  qu'il  nous  a  données.  11  est  d'ailleurs  évident 
que  la  croyance  d\m  Dieu  ,  appuyée  sur  des  motifs  d'iaterët  oa  de  crainte  , 
ne  remplirait  pas  ce  que  nous  devon»  au  Cieateur.  Ainii  \i.  ejageure  de  Pascal 
ne  peut  être  dans  celte  grande  question  qu'un  arj^unient  pix'vnratoire ,  et  non 
pas  un  arguaient  direct.  C'est  ce  qui  n'a  pa^  ete  assez  dibliugue  ,  ce  me 
semble,  par  plusieurs  nielapnysicien^. 

Quelques  écrivains  ont  voulu  appliquer  cet  argument  au  christianisme  :  0« 
ne  risque  rien  a  croire ,  disent  ils;  ainsi  c''est  le  parti  le  j^/us  sage.  Je  ne 
voudrais  pas,  à  leur  exemple,  employer  col  a:;g;imenL;  cai  ,  ouj^'on  a  déjà 
prouvé  la  vérité  du  christianisme,  et  alors  rarguincnl  est  inutile,  ou  on  ne 
l'a  pas  encore  prouvée  ,  et' pour  lots  l'incrédule  est  suppose  douter  rrcore  si 
la  religion. chrétienne  est  la  vraie,  ce  qui  est  nécessaire  pour  qu'il  soif  sûr  de 
la  suivre,  {puisqu'il  ne  peut  y  avoir,  suivant  les  théologiens,  qivane  espèce 
de  cidle  ai^réable  an  som^erain  I:.'trc. 


EN  MATIERE  DE  RELIGION.  555 

en  sont-elles  moins  convaincantes,  et  ne  peut-on  pas  se  rendre 
à  la  force  de  ces  preuves,  que  Descartes  a  le  premier  approfon- 
dies et  de'veloppëes  ,  et  croire  que  quelques  Pères  de  l'EglisQ  ne 
les  ont  pas  connues?  Mais  ,  dira-t-on,  ceux  qui  soutiennent  que 
la  notion  distincte  de  créa  lion  ne  se  trom'e  point  dans  V Ecri- 
ture,  ni  celle  de  la  spiritualité  de  l'âme  dans  quelques  anciens 
docteurs  ,  ne  se  soutiennent  que  parce  qu'ils  prétendent  que  le 
monde  est  éternel  et  que  Viime  est  matière.  S'ils  le  prétendent  , 
voilà  de  quoi  il  faut  les  convaincre;  rien  n'est  plus  nécessaire  et 
plus  juste  ;  mais  il  me  semble  qu'on  ne  choisit  pas  le  plus  sûr 
moyen  pour  les  démasquer  ,  surtout  quand  ils  reconnaissent , 
comme  plusieurs  l'ont  fait  expressément ,  les  deux  vérités  qu'on 
les  accuse  de  révoquer  en  doute. 

XI.  Ce  n'est  pas  assez  de  s'élever  contre  l'impiété;  il  faut  en- 
core ne  pas  se  méprendre  sur  le  genre  d'impiété  qu'on  attaque. 
On  m'accuse  de  matérialisme ,  disait  un  jour  un  pyrrhonien  ;  c'est 
à  peu  près  comme  si  on  accusait  un  constitutionnaire  de  jansé- 
nisme. Si  j'avais  à  douter  de  quelque  chose  ^  ce  serait  plutôt  de 
l'existence  de  la  matière  que  de  celle  de  la  pensée.  Jene  connais  la 
première  que  par  le  j^apport  équivoque  de  mes  sens,  et  je  connais 
la  seconde  par  le  témoignage  infaillible  du  sentiindnt  intérieur. 
Ma  propre  pensée  m'assure  de  l'existence  d^ûn  principe  pensant, 
l'idée  que  j'ai  des  corps  et  de  l'étendue  est  beaucoup  plus  incer- 
taine et  plus  obscure,  et  je  ne  vois  sur  cet  objet  que  le  scepti- 
cisme de  raisonnable .  Ainsi ,  bien  loin  d'être  matérialiste ,  je  pen- 
cherais plutôt  à  nier  l'existence  de  la  niatiére  ,  au  moins  telle  que 
mes  sens  me  la  représentent  ;  mais  il  me  parait  plus  sage  de  me 
taire  et  de  douter.  Ce  pyrrhonien  ,  outré  dans  ses  opinions,  n'a- 
vait pas  tout-à-fait  tort  dans  ses  plaintes.  Le  nom  de  matéria- 
liste,  nous  ne  pouvons  nous  dis2:)enser  de  le  répéter,  est  de- 
venu de  nos  jours  une  espèce  de  cri  de  guerre  ;  c'est  la  qualifi- 
cation générale,  qu'on  applique  sans  discernement  à  toutes  les 
espèces  d'incrédules,  ou  même  à  ceux  qu'on  veut  seulement  faire 
passer  pour  tels.  Dans  toutes  les  religions  et  dans  tous  les  temps, 
le  fanatisme  ne  s'est  piqué  ni  d'équité^  ni  de  justesse.  Il  a  donné 
à  ceux  qu'il  voulait  perdre,  non  pas  les  noms  qu'ils  méritaient, 
mais^ceux  qui  pouvaient  leur  nuire  le  plus.  Ainsi ,  dans  les  pre- 
miers siècles ,  les  païens  donnaient  à  tous  \ci  chrétiens  le  nom 
de  juifs  ,  parce  qu'il  s'agissait  moins  d'avoir  raison  que  de  rendre 
les  chrétiens  odieux. 

XTÎ.  Durant  iout  le  temps  que  la  philosophie  d'Aristole  a 
ré^né  ,   c'eàt-à-dire  ,  pendant  plusieurs   siècles,  on  a  cru  que 


656  DE  L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE 

toutes  les  idées  venaient  des  sens  ;  et  on  n'avait  pas  imagine 
qu'une  opinion  ,  si  conforme  à  la  raison  et  à  l'expe'rience  ,  pût 
être  regardée  comme  dangereuse.  On  le  croyait  si  peu  ,  qu'il 
fuf  même  défendu  pendant  un  temps,  sous  peine  de  mort,  d'en- 
seigner une  doctrine  contraiie.  La  peine  de  mort ,  nous  en  con- 
venons ,  était  un  peu  forte  ;  ([we  les  idées  viennent  des  sens,  ou 
n'en  viennent  pas,  il  est  juste  que  tout  le  monde  vive;  mais 
enfin  la  défense  et  la  peine  même  prouvent  l'attachement  reli- 
gieux de  nos  pères  à  l'opinion  ancienne,  que  les  sensations  sont 
les  principes  de  toutes  nos  connaissances.  Descartes  vint  et  dit  : 
L'âme  est  spirituelle;  or,  qu  est-ce  quwi  être  spirituel  sans 
idées?  V  âme  a  donc  des  idées  des  Vins  tant  ou  elle  commence 
d'être  ^  il  j-  a  donc  des  idées  innées.  Ce  raisonnement,  joint  à 
l'attrait  d'une  opinion  nouvelle,  séduisit  plusieurs  écoles;  mais 
on  alla  plus  loin  que  le  maître.  De  la  spiritualité  de  l'âme  ,  Des- 
cartes  avait  conclu  les  idées  innées  ;  quelques  uns  de  ses  dis- 
ciples eu  conclurent  de  plus,  que  nier  les  idées  innées ,  c^était 
nier  la  spiritualité  de  Vâme;  peut-être  même  auraient-ils  es- 
sayé d'ériger  les  idées  innées  en  article  de  foi ,  s'ils  avaient  pu 
se  dissimuler  que  cette  prétendue  vérité  révélée  ne  remontait 
pas  au-delà  du  dernier  siècle.  On  a  vu  des  théologiens  porter 
l'extravagance  jusqu'à  soutenir  que  l'opinion  ,  qui  attribue  l'o- 
rigine de  nos  idées  à  nos  sensations,  met  en  danger  le  mystère 
du  péché  originel  et  de  la  grâce  du  baptême.  C'est  à  peu  près 
comme  si  on  attaquait  les  axiomes  les  plus  incontestables  des 
mathématiques  et  de  la  philosophie ,  sous  prétexte  de  leur  op- 
position apparente  avec  quelques  unes  des  vérités  que  la  foi  nous 
enseigne.  Croit-on  d'ailleurs  qu'il  fût  impossible  de  combattre 
les  idées  innées  par  ces  mêmes  armes  de  la  religion  dont  on  se 
sert  pour  les  établir?  Un  enfant  qui  aurait  l'idée  de  Dieu  , 
comme  le  prétendent  les  Cartésiens,  dès  la  mamelle,  et  même 
dès  le  sein  de  sa  mère,  n'aurait-il  pas,  avant  l'âge  de  raison,  et 
avant  sa  naissance  même  ,  des  devoirs  envers  Dieu  à  remplir  ,  ce 
qui  est  contre  les  premiers  principes  de  la  religion  et  du  sens  com- 
mun? Dira-t-on  que  l'idée  de  Dieu  existe  dans  les  en/ans  sansjr 
être  développée?  Mais  qu'est-ce  que  des  idées  que  l'âme  possède 
sans  le  savoir  ,  et  des  choses  qu'elle  sait  sans  y  avoir  pensé  ,  quoi- 
qu'elle soit  obligée  de  les  apprendre  ensuite  comme  si  elle  ne  les 
avait  jamais  sues?  Ln  être  spirituel,  ajoule-t-on  ,  doit  avoir  des 
idées  dès  l'instant  qu'il  existe.  Il  est  d'abord  facile  de  répondre 
que  cet  être,  dans  les  premières  momens  de  son  existence ,  peut 
être  borné  à  des  sensations  ;  et  que  pour  n'être  j^as  matériel ,  il 
suffit  même  qu'il  soit  capable  de  sentir ,  cette  j  acuité  ne  pouvant 
appartenir  j  de  l'aveu  de  tous  les  théologiens ,  qu'à  une  substance 


EN  MATIÈRE  DE  RELIGION.  557 

spirituelle.  Mais ,  de  plus ,  pour  décider  en  quoi  la  spiritualité 
consiste ,  et  s'il  est  de  la  nature  d'un  être  spirituel  de  penser 
ou  même  de  sentir  toujours ,  avons-nous  une  idée  distincte  de  la 
nature  de  notre  dme?  Qu'on  le  demande  au  P*  Mallebranche  , 
qui  ne  sera  pourtant  pas  soupçonné  d'avoir  coufondu  l'esprit 
avec  la  matière.  Enfin  ,  c'est  par  nos  sens  que  nous  connaissons 
la  substance  corporelle  ;  c'est  donc  par  leur  moyen  que  nous 
avons  appris  à  la  regarder  comme  incapable  de  volonté  et  de 
sensation  ,  et  par  conséquent  de  pensée.  De  là  résultent  deux 
conséquences;  en  premier  \\e\i  ^  que  nous  devons  à  nos  sensa^ 
lions  et  aux  réflexions  quelles  nous  ont  fait  faire ,  la  connais- 
sance que  nous  avons  de  /'immatérialité  de  l'âme  ^  en  second 
iieu  ,  que  l'idée  de  spiritualité  est  en  nous  une  idée  purement  né- 
gative ,  qui  nous  apprend  ce  que  l'être  spirituel  n'est  pas ,  sans 
nous  éclairer  sur  ce  qu'il  est.  Il  y  aurait  de  la  présomption  à 
penser  autrement ,  et  de  l'imbécillité  à  croire  qu'il  faille  penser 
autrement  pour  être  orthodoxe.  Notre  âme  n'est  ni  matière,  ni 
étendue  ,  et  cependant  est  quelque  chose  ;  quoiqu'un  préjugé 
grossier,  fortifié  par  l'habitude,  nous  porte  à  juger  que  ce  qui. 
n'est  point  matière  n'est  rien.  Yoilà  où  la  philosophie  nous  con- 
duit, et  oii  elle  nous  laisse. 

XIIÎ.  Cette  manie  si  étrange ,  de  vouloir  ériger  en  dogme  les 
opinions  les  moins  fondées  sur  la  nature  de  l'âme,  n'est  pas  par- 
ticulière à  notre  siècle.  Nous  n'en  rapporterons  qu'un  seul  exem- 
ple. Hincmar ,  archevêque  de  Reims,  le  même  qui  fit  si  bien 
fouetter  Gothescalc  au  concile  de  Quercy ,  en  attendant  qu'il 
fut  prouvé  que  Gothescalc  avait  tort  (i) ,  fit  condamner  à  peu 
près  dans  le  même  temps  un  certain  Jean  Scot  Erigène ,  qui  , 
parmi  plusieurs  erreurs  réelles ,  soutenait  que  Vaine  n'était  pas 
dans  le  corps.  Il  est  difficile  de  concevoir  en  quoi  cette  prélea^ 
due  hérésie  peut  consister,  car  c'est  aux  corps  seuls  qu'il  appar- 
tient d'être  dans  un  lieu  plutôt  que  dans  un  autre  ;  et  si  dans  le 
neuvième  siècle  on  eut  été  aussi  vigilant  que  dans  le  nôtre  sur  le 
matéricdisme  ,  Jean  Scot  aurait  eu  beau  jeu  pour  en  accuser  son 
adversaire.  L'âme  est  unie  au  corps  d'une  manière  tout-à-fait 
inconnue  pour  nous,  et  que  la  ténébreuse  métaphysique  des 
écoles  a  tenté  d'expliquer  en  vain  ;  mais  au  temps  d'Hincmar  on 
était  trop  ignorant  pour  savoir  douter. 

XlV.  Au  reste ,  si  le  philosophe  ,  toujours  obligé  de  s'énoncer 
clairement ,  ne  doit  point  se  permettre  d'expressions  impropres 

(i)  Ou  sait  qne  S.  Remy  de  Lyon  et  S.  Prudence  de  Troycs  prirent  sa 
♦Ic'fcnae ,  même  après  sa  flagellation, 

I.  ■  36 


558  DE  L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE 

dans  une^matière  si  délicate ,  il  ne  doit  pas  non  plus  condamner 
trop  légèrement  et  sans  explication  des  expressions  équivoques , 
dans  une  matière  qui  est  en  même  temps  si  obscure ,  et  qui  laisse 
au  raisonnement  et  à  la  langue  même  si  peu  de  prise.  Un  au- 
teur,  par  exemple,  qui  dirait  aujourd'hui  que  l'âme  est  essen^ 
tiellement  la  forme  substantielle  du  corps  humain,  serait  au  moins 
regardé  comme  suspect  de  matérialisme.  Cependant  celui  qui 
avancerait  cette  proposition  ne  ferait  que  répéter  le  premier  ca- 
non du  concile  général  de  "Vienne.  C'est  que  le  mot  àe  forme  est 
un  terme  vague,  auquel  les  Pères  de  ce  concile  appliquaient  sans 
doute  un  sens  catholique ,  et  dont  par  conséquent  il  est  permis 
de  faire  usage ,  pourvu  qu'on  j  attache  le  même  sens.  Dans  un 
ouvrage  moderne  on  a  rapporté  et  expliqué  ce  canon  du  concile 
de  Vienne,  pour  prévenir  l'abus  que  les  matérialistes  de  nos  jours 
pourraient  en  faire.  L'apologiste  du  concile  aurait  du  se  repentir 
de  son  zèle  ,  si  on  pouvait  se  repentir  d'une  bonne  action  ;  car, 
malgré  le  ton  simple  et  sérieux  de  sa  défense  ,  on  l'a  sottement 
accusé  d'avoir  voulu  tourner  en  ridicule  la  doctrine  d'un  concile 
œcuménique. 

XV.  Ce  n'est  pas  la  le  seul  exemple  d'expressions  équivoques 
usitées  autrefois  dans  les  écoles,  ou  même  employées  encore  au- 
jourd'hui par  des  sectes  entières  de  philosophes.  Mallebranche 
et  ses  disciples  appellent  Dieu  VEtre  universel ^  les  Spinosistes  ne 
s'exprimeraient  pas  autrement.  Les  Scotistes  admettent  en  Dieu 
une  étendue  éternelle ,  immense ,  immobile  et  indivisible  ;  et  ce 
n'est  qu'en  s'enveloppant  du  jargon  le  plus  obscur,  qu'ils  se  défen- 
dent de  faire  Dieu  corporel  ou  du  moins  étendu.  Cependant  on  se- 
rait injuste  d'accuser  Mallebranche  de  spinosisme ,  et  les  Scotistes 
de  confondre  Dieu  avec  V espace.  Pourquoi  ne  pas  traiter  avec  la 
même  indulgence  des  hommes  aussi  peu  portés  qu'eux  à  en  abu- 
ser? Cette  indulgence  serait  d'autant  plus  équitable,  qu'il  n'est 
point  de  sujet  ou  l'intention  de  nuire  trouve  plus  de  prétexte  à 
s'exercer  qu'en  matière  de  religion.  Souvent  des  expressions  in- 
nocentes en  elles-mêmes  ,  et  dans  le  sens  que  l'auteur  y  attache  , 
sont  susceptibles  d'un  sens  erroné  ou  dangereux,  surtout  quand 
on  les  sépare  de  ce  qui  les  précède  et  de  ce  qui  les  suit.  Il  suiïit , 
pour  s'en  convaincre  ,  de  jeter  les  yeux  sur  les  abus  innombra- 
bles que  l'hérésie  a  faits  des  expressions  de  l'Ecriture. 

XVI.  Non-seulement  les  opinions  métaphysiques  Aq?,  philo- 
sophes ont  été  l'objet  de  mille  déclamations  ;  leurs  systèmes  sur 
la  formation  et  l'arrangement  de  l'univers  n'ont  pas  été  appré- 
cies avec  plus  de  justice,  ha  matière  n'est  pas  éternelle  ;  elle  a 


EN  MATIÈRE  DE  RELIGIOPT.  5^9 

donc  commencé  à  exister  ^  voilà  le  point  fixe  cl'oii  l'on  doit  par» 
tir.  Mais  Dieu  a-t~il  arrangé  les  différentes  parties  de  la  ma- 
tière dès  le  moment  qu'il  Va  créée,  ou  le  chaos  a-t-il  existé  plus 
ou  moins  de  temps  aidant  la  séparation  de  ses  parties  ?  voilà  sur 
quoi  il  est  permis  aux  philosophes  de  se  partager.  En  effet ,  s'il 
n'y  a  dans  les  corps  que  Jigure  et  mouvement ,  comme  la  saine 
physique  le  reconnaît ,  quel  inconvénient  y  a-t-il  à  dire  que 
l'Etre  supjréme  ,  en  créant  la  matière  et  en  la  formant  d'abord 
d'une  seule  masse  liomogene  et  informe  en  apparence ,  a  imprimé 
à  ses  différentes  parties  le  moui>ement  nécessaire  pour  se  séparer 
ou  se  rapprocher  les  unes  des  autres ,  et  produire  par  ce  mojen 
les  différens  corps  ;  que  de  cette  grande  opération ,  l'ouvrage  du 
géomètre  éternel ,  sont  sortis  successivement  et  dans  le  temps 
prescrit  par  le  Créateur,  la  lumière ,  les  astres,  les  animaux  et 
les  plantes?  Cette  idée  si  grande  et  si  noble,  non-seulement  n'a 
rien  de  contraire  à  la  puissance  ni  à  la  sagesse  divine ,  mais  ne 
sert  peut-être  qu'à,  la  développer  davantage  à  nos  yeux.  D'ail- 
leurs l'existence  du  chaos ,  avant  la  séparation  de  ses  parties  , 
est  une  hypothèse  nécessaire  à  l'explication  physique  de  la  for- 
mation du  globe  terrestre.  L'Etre  suprême  a  pu,  dans  un  même 
instant ,  créer  et  arranger  le  monde ,  sans  qu'il  soit  défendu  pour 
cela  au  philosophe  de  chercher  de  quelle  manière  il  aurait  pu 
être  produit  dans  un  temps  plus  long  ,  et  en  vertu  des  seules  lois 
du  mouvement  établies  par  l'Auteur  de  la  nature.  Le  système  de 
ce  philosophe  pourra  être  plus  ou  moins  d'accord  avec  les  phéno- 
mènes; mais  c'est  en  physicien,  et  non  en  théologien  qu'il  faut 
le  juger.  Ainsi  les  Newtoniens ,  pour  expliquer  la  figure  de  la 
terre ,  supposent  quelle  a  été  originairement  fluide .  Ainsi  Des- 
cartes Va  regardée  comme  ayant  été  autrefois  un  soleil ,  obscurci 
et  étouffé  depuis  par  une  croûte  épaisse  dont  il  s'est  couvert  ; 
hypothèse  qui  a  essuyé  d'aussi  pit03'ables  chicanes  de  la  part  de 
quelques  théologiens,  que  de  bonnes  objections  de  la  part  des 
philosophes. 

XVn.  Aucun  physicien  ne  doute  aujourd'hui  que  la  mer 
n'ait  couvert  une  grande  partie  de  la  terre  habitée.  Il  paraît 
même  impossible  d'attribuer  uniquement  au  déluge  tous  les  ves- 
tiges qui  restent  d'une  inondation  si  ancienne.  On  a  attaqué  cette 
opinion  comme  contraire  à  l'Ecriture;  il  ne  faut  qu'ouvrir  la  Ge- 
nèse pour  voir  combien  une  pareille  imputation  est  injuste.  Au 
troisième  jour  Dieu  dit  :  que  les  eaux  quicouvrent  la  terre,  se  ras^ 
semblent  en  un  seul  lieu,  et  que  la  terre  ferme  paraisse  :  ce  pas- 
sage a-t-il  besoin  de  commentaire?  Peut-être  trouverait-on  dans 
Je  même  chapitre  des  preuves  de  l'existence  du  chaos  avant  la 


56o  DE   L'ABUS   DE   LA  CRITIQUE 

formation  du  monde ,  si  nous  n'avions  déjà  observe  4|iie  celte  opi- 
nion est  en  elle-même  tout-à-fait  indifférente  à  la  religion ,  pourvu 
qu^on  ne  soutienne  point  l'éternité  du  chaos.  Mais  nous  ne  pou- 
vons nous  dispenser  de  relever  à  cette  occasion  la  maladresse  d'un 
criticpe  moderne.  L'illustre  historien  de  l'Académie  des  sciences 
(Fontenelle  )  a  dit ,  dans  quelqu'un  de  ses  extraits  ,  que  les  pois- 
sons ont  été  les  premiers  liahitans  de  notre  globe  :  le  censeur  a 
crié  de  toutes  ses  forces  à  l'impiété  ;  qui  n'aurait  cru  qu'il  avait 
l'Ecriture  pour  garant?  On  ouvre  la  Genèse ,  et  on  trouve  qu'il  a 
manqué  de  bonne  foi  ou  de  mémoire  •  car  on  y  lit  que  les  pois- 
sons ont  été  en  effet  les  premiers  animaux  créés. 

XVIII.  Personne  n'ignore  qu'un  passage  du  livre  de  Josué, 
mal  attaqué  par  les  incrédules  ,  et  mal  défendu  par  les  inqui- 
siteurs, a  été  la  source  des  malheurs  de  Galilée.   Pourquoi , 
disaient  avec  affectation  les  esprits  forts  ,  Josué  a-t-il  ordonné 
au  soleil  de  s'arrêter  ,  au  lieu  de  Vordonner  à  la  terre  ?  Qu'en 
coûte-t-il  à  un  auteur  qnon  prétend  inspiré  ,  de  dire  les  choses 
telles  quelles  sont?  Pourquoi  V  Esprit  saint  qui  a  dicté  les  Ecri- 
tures ,  nous  induit-il  en   erreur  sur  la  physique  en  nous  éclai- 
rant sur  nos  devoirs  ?  Aussi  devez-vous  croire ,    répondaient 
les  inquisiteurs  ,  ciue  le   soleil  tourne  autour  de   la  terre.  Le 
Saint-  Esprit^  qui  doit  le  savoir ,  vous  en  assure  ,    et  ne  saurait 
vous  tromper.  On  a  répondu  aux  uns  et  aux  autres  que  ,  dans 
les  matières  indiiférentes   à  la  foi ,  l'Écriture  peut  employer  le 
langage  du  peuple.  Mais  cette  réponse  ne  suffisait  pas,  ce  me 
semble  ,  pour  confondre  Vimpiété  d'une  part ,  et  Vimbécillité 
de  l'autre.  On  aurait  du  ajouter  ,  que  V Ecriture  a  besoin  même 
de  parler  le  langage  de  la  multitude  pour  se  mettre  à  sa  portée. 
Qu'un  missionnaire  ,  transplanté  au  milieu  d'un  peuple  de  sau- 
vages ,  leur  prêche  ainsi  l'Évangile  :  Je  vous  annonce   le  Dieu 
cpdfait  tourner  autour  du  soleil  cette  terre  qiïe  vous  habitez  y 
aucun  de  ces  sauvages  ne  daignera  faire  attention  à  son  discours; 
il  faudra  qu'il  leur  tienne  un  autre  langage  pour  les  préparer  à 
l'entendre  ;  il  imitera  en  quelque  manière  cet  orateur  ,  qui  ra- 
contait une  fable  aux  Athéniens  pour  s'en  faire  écouter  ;  en  un 
mot ,  il  en  fera  d'abord  des  chrétiens ,  et  ensuite ,  s'il  le  veut  ou 
s'il  le  peut,  des  astronomes .  Quand  ils  en  seront  là  ,  ils  ne  cher- 
cheront pas  le  système  du  monde  dans  des  passages  de  l'Écriture 
mal  entendus  ;  et  pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  ce  s.:)et ,  ils 
préféreront  l'observatoire  au  St.-OiTice  ;  ils  feront  comme  le  roi 
d'Espagne,  lequel  se  trouva  mieux ,  dit  Pascal ,  de  croire  sur  les 
antipodes  Christophe  Colomb  qui  en  venait ,  que  le  papa  Za~ 
cliarie  qui  nj  avait  jamais  été.  Respectons  assez  l'Ecriture  v.l 


EN   MATIERE  DE  RELIGION.  56f 

la  Révélation  pour  n'en  pas  profaner  l'usage  ,  et  laissons  ma- 
dame Dacier  justifier  par  le  discours  de  l'ânesse  de  Balaam  ,  le 
discours  du  cheval  d'AcHille  dans  Homère. 

XIX.  Quoique  les  opinions  purement  métaphysiques  ,  et 
les  sytèmes  sur  la  formation  ou  sur  l'arrangement  du  monde 
aient  servi  le  plus  souvent  de  prétexte  pour  tourmenter  les  phi- 
losophes ,  la  calomnie  n'a  pas  négligé  pour  cela  d'autres  moyens, 
quand  elle  a  pu  les  mettre  en  usage.  Peut-on  se  défendre  d'un 
mouvement  de  pitié  ou  d'indignation  ,  quand  on  voit  un  de  nos 
plus  célèbres  écrivains  accusé  d'impiété  par  des  journalistes  , 
pour  avoir  dit ,  que  le  Jourdain  est  une  assez  petite  rivière  ,  et 
que  la  Palestine  était  du  temps  des  croisades  ce  qu'elle  est  en- 
core aujourd'hui ,  une  des  plus  stériles  contrées  de  l'Asie  ?  Les 
critiques  accumulent  les  passages  de  l'Ecriture  pour  prouver 
que  du  temps  de  Josué  la  Palestine  était  très-fertile  ;  mais  que 
font  tous  ces  passages  à  l'état  de  ce  pays  du  temps  de  Saladin  ? 
que  font-ils  à  son  état  présent  ?  Pourquoi  Dieu  n'aurait-il  pas 
vengé  le  déicide  qui  a  été  commis  dans  cette  terre ,  en  frappant  de 
stérilité  des  contrées  auparavant  riches  et  abondantes  ?  ou  plutôt, 
car  les  explications  les  plus  simples  sont  toujours  les  meilleures, 
pourquoi  celte  terre  asservie  et  dépeuplée  ne  serait-elle  pas  de- 
venue stérile  par  la  dépopulation  même  ?  Mais  quand  on  a  résolu 
de  rendre  un  écrivain  suspect ,  tout  devient  impiété  dans  sa 
bouche  ;  ses  preuves  de  l'existence  de  Dieu  seront  traitées  de 
sopJiismes ,  ses  raisonnemens  en  faveur  de  la  religion  ,  de  plai- 
santeries faites  contre  elle.  Écrit-il  contre  la  superstition  et  le 
fanatisrne  ?  c'est  au  christianisme  quil  en  7)eut.  Parle-l-il  en  fa- 
•veur  de  la  tolérance  civile  des  religions  ?  il  ne  montre  que  son 
indifférence  pour  toutes. 

XX.  Trouvez-moi,  dit  Fontenelle  ,  dans  son  Histoire  des 
Oracles  ,  une  demi-douzaine  dlwmmes  à  qui  je  puisse  persuader 
que  ce  ii  est  pas  le  soleil  qui  fait  le  jour ,  je  ne  désespère  pas  de 
le  faire  croire  par  leurmojen  à  des  nations  mitières.  Si  quelque 
chose  au  monde  est  inconteslaljle  ,  c'est  assurément  cefte  j^ropo- 
sition  ;  les  religions  absurdes  dont  l'Asie  et  l'Afrique  sont  cou- 
vertes ,  en  fournissent  la  preuve  la  plus  frappante  et  la  plus 
triste.  Qu'ont  fait  les  censeurs  de  l'histoire  des  oracles? "7/  ne 
manque  y  ont-ils  dit,  que  la  douzaine  cl  la  proposition  de  l'au^ 
teiir,  pour  en  faire  une  grande  impiété.  L'impiété  est  évidem- 
ment toute  entière  sur  le  compte  des  critiques.  De  ce  qu'une 
demi-douzaine  d'hommes  peut  entraîner  des  nations  dans  l'er- 
reur, s'ensuit-iî  qu'une  douaaiiic  d'autres  n°  poussent  leur  faire 


502  DE  L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE 

connaître  la  vérité?  Tout  ce  qu'on  a  écrit  de  profond  et  de  vrai 
dans  ces  derniers  temps  sur  les  préjugés  ,  sur  la  crédulité  des 
hommes,  sur  les  fausses  prophéties  ,  sur  les  faux  miracles  ,  tout 
cela  peut-il  avoir  quelque  application  aux  argumens  invincibles 
sur  lesquels  la  vraie  religion  est  appuyée  ? 

XXI.  Les  Pères  de  l'Eglise,  ces  premiers  défenseurs  du  chris- 
tianisme ,  ne  se  défiaient  pas  ainsi  de  la  bonté  de  leur  cause  ,  ils 
ne  craignaient  poar  elle ,  ni  les  objections  ,  ni  le  grand  jour  ;  ils 
ignoraient  les  fausses  attaques  et  les  précautions  pusillanimes. 
Plusieurs  écrivains  de  nos  jours,  dignes  de  marcher  après  eux 
dans  une  si  noble  carrière  ,  ont  imité  leur  exemple  ;  mais  si  la 
cause  respectable  de  l'Evangile  a  ses  Pascal  et  ses  Bossuet,  elle  a 
aussi  ses  Chaumeix  et  ses  Garasses. 

XXII.  L'abus  de  la  critique  en  matière  de  religion  est  fu- 
neste à  la  religion  même  par  plusieurs  raisons  ;  pai^  la  mal- 
adresse et  Vineptie  avec  laquelle  la  bonne  cause  est  quelquefois 
défendue;  par  les  conséquences  que  la  multitude  peut  tirer  de 
r accusation  vague  d'irréligion  intentée  aux  philosophes  ;  par 
les  motifs  qui  portent  de  prétendus  gens  de  bien  à  déclarer  la 
guerre  à  la  raison  ;  enfn  par  le  peu  dhniion  et  V animosité  réci- 
proque de  ses  adversaires ,  Chacun  de  ces  objets  mérite  un  article 
à  part ,  et  nous  occupera  quelques  momens. 

XXIII.  L'Encyclopédie  nous  fournira  le  sujet  du  premier  ar- 
ticle =  Au  -mot  forme  substantielle ,  on  a  rapporté  ,  comme  on  le 
devait,  le  grand  argument  des  Cartésiens  contre  l'âme  des  bétes, 
tiré  de  ce  principe  de  S.  Augustin  que  sous  un  Dieu  juste , 
aucune  créature  ne  peut  souffrir  sans  V avoir  mérité  ;  argument 
très-connu  dans  les  écoles,  que  le  P.  Mallebranche  a  fait  valoir 
avec  beaucoup  de  force,  qu'enfin  les  philosophes  et  \es  théolo- 
giens éclairés  ont  toujours  regardé  comme  très-diilicile  à  ré- 
soudre. En  exposant  dans  l'Encyclopédie  cet  argument ,  on  a  en 
même  temps  remarqué  que  c  était  tout  au  plus  une  objection 
qui  ne  devait  d' ailleurs  porter  aucune  atteinte  aux  preuves  de  la 
spiritualité  de  Vâme  ,  de  son  immortalité  ,  de  la  justice  et  de 
la  Providence  divine.  Qu'a  fait  un  des  antagonistes  de  l'Ency- 
clopédie? Il  a  prétendu  qu'on  avait  eu  pour  unique  dessein  dans 
cet  article  de  tourner  le  principe  de  S.  Augustin  en  ridicule; 
et  pour  le  prouver  ,  il  a  conclu  de  ce  principe  que  S.  Augustin 
regardait  les  bétes  comme  des  automates  ;  opinion  dont  ce  saint 
docteur  était  bien  éloigné  et  dont  il  faut  uniquement  faire  hon- 
neur à  son  prétendu  apologiste.  Ainsi  ce  n'est  pas  l'Encyclopédie; 


EN  MATIÈRE  DE  RELIGION.  563 

c'^est  son  ridicule  adversaire  qui  accuse  le  plus  respectable  des 
fP.de  l'Eglise  di  absurdité  ou  à' inconséquence  ;  et  c'est  ainsi  que 
la  religion  est  défendue.  Selon  ce  nouvel  apôtre,  on  ne  saurait 
être  chrétien  sans  regarder  les  animaux  comme  des  machines  ; 
ainsi  depuis  S.  Pierre  jusques  à  Descartes  ,  il  n'y  a  point  eu 
de  chrétiens.  Mais  de  pareilles  absurdités  doivent-elles  étonner 
de  la  part  d'un  écrivain  qui  prétend  que  les  devoirs  de  la  morale 
ne  peuvent  être  connus  par  la  raison  ;  qui  nous  assure  que  V exis- 
tence des  corps  est  une  vérité  révélée  ;  qui  soutient  enfin  contre 
les  prétendus  incrédules ,  que  Viime  est  immortelle  de  sa  na- 
ture ;  proposition  blasphématoire ,  puisqu'elle  ravit  à  l'intelli- 
gence suprême  un  de  ses  attributs  les  plus  essentiels.  Le  seul 
Etre  incréé  est  immortel  par  essence.  Notre  âme  ne  l'est  que  par 
la  volonté  de  cet  Etre  ,  qui  a  jugé  à  propos  de  lui  donner  une 
existence  éternelle ,  et  dont  elle  reçoit  à  chaque  instant  cette 
existence  par  une  création  continuée.  Ce  n'est  point  par  la  disso- 
lution des  parties  ,  comme  les  corps  ,  que  notre  âme  peut  cesser 
d'être  ;  c'est  en  retombant  dans  le  néant  d'où  l'Auteur  de  la  na- 
ture l'a  fait  sortir,  et  oii  il  pourrait  à  chaque  instant  la  replonger. 
Voilà  les  premier»  élémens  de  la  métaphysique  chrétienne  , 
dont  l'auteur  aurait  du  être  instruit  avant  que  d'écrire.  Il  est 
pour  lui  aussi  triste  qu'humiliant  d'être  réduit  à  apprendre 
ces  dogmes  de  la  bouche  de  ceux  même  qu'il  accuse  de  les 
combattre. 

XXiy.  Ceux  qui  exercent  le  métier  de  critique  avec  le  plus 
de  violence,  et  par  conséquent  de  maladresse ,  ont  quelquefois 
l'esprit  d'être  modérés  quand  ils  sont  sûrs  d'attaquer  avec  avan- 
tage. Je  ne  sais  par  quelle  fatalité  les  vengeurs  du  christia- 
nisme ont  si  souvent  fait  le  contraire  ,  et  ont  soutenu  les  intérêts 
de  Dieu  avec  des  injures  :  elles  ont  néanmoins  de  grands  incon- 
véniens  ;  elles  prés^iennent  le  lecteur  contre  celui  qui  les  dit;  elles 
aigrissent  et  par  conséquent  éloignent  des  esprits  que  la  modé- 
ration aurait  pu  ramener  ;  enfin  elles  empêchent  le  critique 
de  donner  aux  raisons  qu'il  apporte  ,  tout  le  choix  et  toute 
V attention  nécessaire.  Quand  on  se  contentera  ,  par  exemple  , 
comme  font  quelques  enthousiastes,  de  dire  à  un  athée ,  ^z/ 7/ 
n  est  point  d'athées  de  bonne  foi,  que  V  athéisme  a  sa  source  dans 
le  libertinage  du  cœur,  on  aura  sans  doute  raison  en  général; 
mais  espère-t-on  réussir  par  ce  moyen  à  faire  des  prosélytes  ? 
Si  l'intérêt  qu'on  croit  avoir  de  nier  une  vérité  doit  rendre  sus- 
pect le  refus  qu'on  fait  de  la  croire  ,  cet  intérêt  n'est  pas  non  plus 
une  raison  suffisante  pour  être  condamné ,  quand  on  peut  l'être 
sur  de  meilleures  preuves.  Plus  un  esprit  éclairé  approfondit 


564  DE  L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE 

celles  de  l'existence  de  Dieu  ,  plus  il  doit  en  tirer  de  lumières , 
plus  il  doit  être  en  état  de  rendre  à  la  Divinité  ce  culte  raison- 
nable qui  seul  peut  vraiment  l'honorer,  et  qui  est  un  de  ses 
premiers  préceptes.  Par  conséquent  la  meilleure  manière  d'éta- 
blir qu'il  ne  peut  y  avoir  des  athées  de  bonne  foi,  est  de  prouver 
avec  la  plus  grande  évidence  la  vérité  qu'ils  combattent.  N'imi- 
tons pas  un  écrivain  moderne,  qui  commence  par  soutenir  qu'il 
nj  a  point  d'incrédules ,  et  qui  finit  par  les  réfuter.  D'ail- 
leurs ,  qu'importe  à  une  vérité  incontestable  les  motifs  de  ceux 
qui  la  nient  ?  Que  fait-on  pour  la  persuader  en  refusant  à  ses 
adversaires  la  probité  et  la  bonne  foi?  C'est  imiter  le  maître 
d'école  de  la  fable,  qui  dit  des  injures  à  V enfant  qui  se  noie ,  et 
lui  fait  une  harangue  avant  de  le  sauver.  Peut-on  se  dissimuler 
enfin  que  plusieurs  philosophes,  tant  anciens  que  modernes,  ac- 
cusés d'athéisme  ou  de  septicisme  ,  ont  eu  ,  du  moins  en  appa- 
rence ,  une  conduite  irréprochable  ,  et  se  sont  montrés  aussi 
réglés  dans  leurs  mœurs,  qu'aveugles  et  inconséquens  dans  leurs 
opinions?  Frappe^  mais  écoute,  disait  Thémistocle  à  Euri- 
biade  ;  on  pourrait  dire  à  quelques  uns  des  prétendus  vengeurs 
de  la  religion  -.frappe ,  mais  raisonne.  Malkeureusement  il  est 
à  croire  qu'on  leur  répétera  long-temps  sans  fruit  cet  avis  si 
salutaire  et  si  sage.  L'excès  en  toutes  choses  est  l'élément  de 
l'homme ,  sa  nature  est  de  se  passionner  sur  tous  les  objets  dont 
il  s'occupe  ;  la  modération  est  pour  lui  un  état  forcé,  ce  n'est 
jamais  que  par  contrainte  ou  par  réflexion  qu'il  s'y  soumet  ;  et 
quand  le  respect  qui  est  du.  à  la  cause  qu'il  défend  peut  servir  de 
prétexte  à  son  animosité  ,  il  s'y  abandonne  sans  retenue  et  sans 
remords.  Le  faux  zèle  aurait-il  oublié  que  l'Évangile  a  deux 
préceptes  également  indispensables ,  V  amour  de  Dieu  et  celui 
du  prochain?  et  croit-il  mieux  pratiquer  le  premier  en  violant 
le  second. 

XX'V  .  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  injures  qui  peuvent  nuire 
à  la  défense  du  christianisme ,  c'est  encore  la  nature  des  accu- 
sr.ûons  et  des  accusés.  Plus  on  serait  coupable  de  prêcher  l'ir- 
véligion  ,  plus  il  est  ciminel  d'en  accuser  ceux  qui  ne  la  prêchent 
pas  en  effet.  En  cette  matière  plus  qu'en  aucune  autre  ,  c'est 
sur  ce  qu'on  a  écrit  qu'on  doit  être  jugé ,  et  non  sur  ce  qu'on 
est  soupçonné  mal  à  propos  de  penser  ou  d'avoir  voulu  dire.  La 
foi  est  un  don  de  Dieu  ,  qu'il  ne  dépend  pas  de  nous  seuls  de 
nous  procurer;  et  tout  ce  que  la  société  ordonne  est  de  respecter 
ce  don  précieux  dans  ceux  qui  ont  le  bonheur  d'en  jouir.  C'est 
aux  homniGs  à  prononcer  sur  les  discours ,  et  à  Dieu  seul  à  juger 
les   cœurs.    Ainsi  l'accusation    d'irréligion  ,    surtout  quand   on 


EN  MATIÈRE  DE  RELIGION.  565 

l'intente  devant  le  public  ,  ne  saurait  être  appuyée  sur  des 
preuves  trop  convaincantes  et  trop  notoires.  Mais  cette  précau- 
tion ,  si  équitable  en  elle-même  ,  est  surtout  nécessaire  lorsqu'on 
attaque  un  écrivain  célèbre  ,  dont  le  nom  seul  est  capable  de 
donner  du  poids  à  ses  opinions  ,  et  même  à  celles  qu'on  pourrait 
lui  attribuer  faussement.  Quel  avantage  la  religion  a-t-elle  tiré' 
des  imputations  et  des  invectives  tant  de  fois  réitérées  contre  Fil- 
lustre  auteur  de  VEspi^it  des  Lois  ?  D'un  côté  on  n'a  pu  le  con- 
vaincre d'avoir  cherché  à  porter  la  moindre  atteinte  à  l'Evangile, 
dont  il  a  parlé  avec  le  plus  grand  respect  dans  tout  le  cours  de 
son  ouvrage  ;  de  l'autre  les  incrédules  se  sont  glorifiés  du  chef 
qu'on  leur  donnait  si  gratuitement  ;  ils  ont  accepté  avec  recon- 
naissance l'espèce  de  présent  qu'on  leur  faisait ,  et  le  nom  de 
Montesquieu  leur  a  été  bien  plus  utile  que  les  prétendus  traits 
qu'on  l'accusait  d'avoir  lancés  contre  le  christianisme.  L'autorité 
est  le  grand  argument  de  la  multitude  ;  et  V incrédulité' ,  disait 
un  homme  d'esprit,  est  wie  espèce  de  foi  pour  la  plupart  des 
impies.  Aussi  qu'est-il  enfin  arrivé  ,  après  tant  d'écrits  et  d'in- 
jures pieuses  contre  l'auteur  de  V Esprit  des  Lois  ?  Les  défen- 
seurs éclairés  de  la  religion,  qui  étaient  d'abord  restés  dans 
le  silence  ,  l'ont  enfin  rompu ,  peut-être  un  peu  trop  tard  ,  pour 
justifier  eux-mêmes  le  philosophe.  Ils  ont  senti  le  poids  du  nom 
qu'on  leur  opposait ,  et  n'ont  rien  oublié  pour  le  rayer  du  cata- 
logue des  mécréans ,  oli  on  l'avait  si  légèrement  placé. 

XXyi.  Yeut-on  savoir  une  des  principales  causes  de  cette 
guerre  déclarée  aux  philosophes  ?  Les  théologiens  de  France  sont 
divisés  depuis  long-temps  en  deux  partis  qui  s'abhorrent  et  se 
déchirent  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu ,  et  pour  le  plus 
grand  bien  de  VEglise  et  de  l  Etat.  Le  plus  faible  des  deux  , 
après  avoir  épuisé  contre  le  plus  puissant  ,  qui  cessera  bientôt 
de  l'être  ,  tout  ce  que  la  médisance  ou  la  calomnie  peuvent  faire 
imaginer  d'injures  ,  a  fini  par  lui  reprocher  son  indifférence 
pour  la  doctrine  de  l'Evangile  ,  attaquée  tous  les  jours  dans  une 
multitude  innombrable  d'écrits.  Sensible  à  ce  reproche,  le  parti 
le  plus  puissant  s'est  piqué  d'honneur  ,  et  s'est  en  apparence 
réuni  au  plus  faible  ,  pour  tomber  sans  discernement  sur  les 
incrédules  vrais  ou  supposés.  Cette  alliance  offensive  devait 
naturellement  suspendre  la  guerre  allumée  depuis  plus  de  cent 
ans  dans  le  sein  de  l'Eglise  de  France;  mais  au  grand  détriment 
de  la  religion  ,  elle  n'a  pas  même  produit  cet  effet  ;  et  on  ne 
saurait  dire  dans  cette  circonstance  ^facti  suntamici  ex  ipsa  die  ; 
au  contraire  cette  guerre  déclarée  à  l'ennemi  commun  n'a 
fourni  aux  deux  partis  qu'un  prétexte  nouveau  pour  se  d-^chirer 


ÙGG  DE  L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE 

l'un  l'autre  avec  plus  de  fureur  et  de  scandale.  Uu  exemple  frap- 
pant et  re'cent  sera  la  preuve  ailligeante  de  ce  que  nous  avançons. 
Il  a  paru  l'année  dernière  un  ouvrage  fameux  par  le  grand 
nombre  d'éditions  et  de  critiques  qui  en  ont  été  faites  ,  et  que 
nous  condamnons  avec  l'auteur  dans  ce  qu'on  y  a  trouvé  de 
répréhensible.  Les  journalistes  de  Trévoux  ,  qui  depuis  l'espèce 
de  signal  dont  nous  venons  de  parler  ,  sont  en  possession  de 
crier  à  l'irréligion  sur  ce  qui  le  mérite  et  ne  le  mérite  pas  , 
ont  fait ,  dans  leur  style  dogmatique  et  bourgeois  ,  une  sortie 
très-vive  sur  cet  ouvrage  ,  jusqu'à  chercher  même  à  rabaisse^ 
les  talens  de  l'auteur  ;  sur  ce  dernier  article  ,  à  la  vérité ,  ils 
permettent  qu'on  ne  soit  pas  de  leur  avis  ;  les  matières  de 
goût  et  de  philosophie  sont  un  genre  profane  oîi  ils  n'osent  se 
piquer  d'être  infaillibles  ;  la  théologie  est  un  peu  de  leur  com- 
pétence ;  encore  est-ce  un  domaine  que  bien  des  gens  leur  dis- 
putent. Quoi  qu'il  en  soit ,  ces  journalistes  jouissaient  paisible- 
ment de  leur  victoire,  lorsqu'un  écrivain  périodique  et  clan- 
destin ,  leur  ennemi  déclaré  bien  plus  encore  que  des  incré- 
dules ,  est  venu  à  la  charge  à  son  tour  contre  le  même  livre  , 
déjà  si  vivement  et  si  longuement  attaqué.  Mais  les  traits  de  ce 
nouvel  athlète  portent  beaucoup  moins  sur  l'ouvrage  que  sur 
les  journalistes  ses  premiers  adversaires.  Voilà  ,  s'écrie-t-il  ;,  le 
fruit  de  la  morale  abominable  des  casuistes  ;  voilà  la.  doctrine 
des  Casnedis ,  des  Tambourins  ,  des  Berrujers  et  de  leurs 
confrères  ,  consacrée  dans  cette  production  pernicieuse.  Et  les 
gens  raisonnables  se  sont  écriés  à  leur  tour,  voilà  les  confrères 
des  Casnedis  ,  des  Tambourins  et  des  Berrujers  ,  bien  décem- 
ment récompensés  de  leur  zèle ,  et  la  religioji  vengée  d'une  ma- 
nière bien  édifiante.  En  effet  ,  puisqu'un  des  deux  critiques 
accuse  l'autre  d'être  dans  les  principes  de  l'auteur  censuré,  il  faut 
nécessairement  qu'un  des  deux  soit  de  mauvaise  foi  ;  nous  ne 
pensons  point  à  les  en  taxer  en  commun  ,  et  à  décider  leur  que- 
relle comme  le  procès  du  loup  et  du  renard  par  devant  le  singe. 

XXyiI.  Quand  on  voit  l'auteur  d'un  libelle  vingt  fois  flétri 
par  les  magistrats  déclamer  contre  les  incrédules  ,  on  croit  voir 
Calvin  qui  fait  brûler  Servet.  Mais  les  fanatiques  sont  toujours 
austères.  En  accusant  d'irréligion  celui  qui  ne  pense  pas  comme 
eux  ,  ils  se  donnent  un  air  de  zèle  qui  sied  toujours  bien  à  des 
hommes  de  parti  ;  ils  ont  la  satisfaction  de  calomnier  le  gou- 
vernement, trop  indifférent ,  selon  eux  ,  sur  ce  qu'ils  appellent 
la  cause  de  Dieu  ,  et  qui  n'est  réellement  que  la  leur.  Cependant 
on  osera  le  dire  avec  confiance  ;  si  l'on  doit  punir  davantage 
ceux  qui  nuisent  le  plus  au  christianisme ,  les  fanatiques  ouV 


Î:N  MATIÉPtE  DE  RELIGION.  56^ 

encore  plus  besoin  d'être  réprimés  que  les  incrédules.  Quelle 
idée  le  peuple  doit-il  se  former  de  la  religion  .  quand  il  voit  ses 
ministres  s'analhématiser  réciproquement  avec  fureur  ,  sans  que 
l'autorité  même  puisse  les  forcer  au  silence  que  la  charité  seule 
aurait  du  leur  prescrire  ?  Croit-on  que  les  disputes  scandaleuses 
des  théologiens  de  nos  jours  ,  sur  des  matières  souvent  futiles  et 
toujours  inintelligibles  ,  n'aient  pas  fait  plus  de  tort  au  chris- 
tianisme que  tous  les  faibles  raisonnemens  des  impies  ?  Com- 
ment ne  produiraient-elles  pas  sur  les  mécréans  ,  le  même  effet 
que  produisirent  sur  l'empereur  de  la  Chine  les  querelles  des 
dominicains  et  des  jésuites?  Ces  lioinmes  ^  disait  l'empereur, 
viennent  de  cinq  mille  lieues  nous  prêcher  une  doctrine  sur  la- 
quelle ils  ne  s'accordent  pas.  On  peut  juger  du  fruit  que  leur 
mission  devait  avoir.  Enfin  ,  quoi  de  plus  propre  à  faire  triom- 
pher en  aj^parence  l'irréligion  et  chanceler  les  faibles ,  que  tant 
d'ouvrages  contradictoires  dont  nous  avons  été  accablés  dans 
ces  derniers  temps  ,  sur  la  grâce  ,  sur  les  caractères  de  V Eglise , 
sur  les  miracles  ?  Le  public  a  fini  par  mépriser  et  ignorer  tous 
ces  écrits  ;  et  leurs  auteurs,  chagrins  de  ne  plus  être  lus  ,  ont 
attaqué  ceux  qui  l'étaient. 

XXVIII.  Ptéclamons  autant  qu'il  est  en  nous  ,  en  faveur  de 
l'humanité  et  de  la  philosophie  ,  contre  leurs  injustes  plaintes. 
Les  faits  suffiront  sans  raisonnemens  ,  et  n'en  auront  peut-être 
que  plus  de  force.  Ouvrons  l'histoire  ecclésiastique,  histoire  dont 
la  lecture  est  tout  à  la  fois  si  utile  au  chrétien  et  au  philosophe  ; 
au  chrétien  ,  pour  l'animer  par  des  exemjjles  de  vertu ,  et  par 
V  accomplissement  qu'ont  toujours  eu  les  promesses  de  Dieu,  mal- 
gré les  obstacles  que  les  puissances  de  la  terre  j  ont  opposés ,  ^.u. 
philosophe  ,  par  les  monwnens  incroyables  et  sans  nombre 
quelle  lui  présente  de  Vextravagance  des  liommes ,  et  surtout 
des  maux  que  le  fanatisme  a  produits.  Montrons  par  un  détail 
abrégé  de  ces  maux  ,  mais  aussi  effrayant  qu'utile  ,  combien  le 
gouvernement  a  intérêt  de  défendre  et  d' appuyer  les  gens  de 
lettres .)  qui,  soumis  aux  dogmes  réels  de  la  foi  ,  ont  le  courage 
et  V équité  d'en  séparer  tout  ce  qui  ne  leur  appartient  pas.  C'est 
en  efïet  à  eux  que  les  souverains  doivent  aujourd'hui  l'affermis- 
sement de  leur  puissance  ,  et  la  destruction  d'une  foule  d'opi- 
nions absurdes  ,  nuisibles  au  bonheur  de  leurs  Etats.  C'est  au 
contraire  pour  avoir  confondu  les  objets  de  la  religion  avec  ce 
qui  leur  était  étranger  ,  que  les  peuples  ont  si  long-temps  gémi 
sous  le  joug  de  la  puissance  temporelle  des  ecclésiastiques  ;  que 
les  excommuTiications  ,  ces  armes  si  respectables  de  l'Eglise  , 
înais  dont  l'abus  est  si  méprisable  ,  ont  clé  prodiguées  p)cur  sou- 


568  DE  UABUS  DE  LA   CRITIQUE 

tenir  des  droits  purement  humains  ,  et  sow^ent  mal  fondés  ;  que 
le  fils  de  Charlcmagne  a  subi  deux  fois  consécutives  ,  en  esclave 
plutôt  qu'en  chrétien,  V  ignominie  d'une  pénitence  publique  dont 
quelques  évéques  osaient  le  charger ,  et  quil  ne  méritait  que 
par  la  bassesse  quil  avait  de  s'j  soumettre  (i)  ;  quun  concile 
œcuménique ,  dans  un  siècle  de  servitude  et  d'ignorance  ,  na 
osé  réclamer  ouvertement  contre  V entreprise  d'un  pontife  auda- 
cieux,  qui  se  croit  en  droit  de  priver  un  empereur  de  son  patri- 
>  moine  (2)  ;  qu'un  de  nos  rois ,  voulant  expier  le  crime  d'avoir 
brûle  treize  cents  personnes  dans  une  égUse  ,  faisait  vœu  d'en 
aller  égorger  cent  mille  en  Syrie  pour  faire  pénitence  (3)  ;  que 

(1)  En  822  et  823,  Louis,  qu'on  appelle  le  Débonnaire,  et  qu'on  ferait 
mieux  d'appeler  le  Faible,  se  soumit  à  la  pénitence  publique  à  Attigny  et  h 
boissons  j  la  première  fois  pour  avoir  fait  mourir  Bernard  son  neveu,  qui 
sV'lait  révolte  contre  lui 5  la  seconde  ,  pour  n\ivoir  pas  voulu  recevoir  la  loi 
de  ses  enfans.  Les  chèques  qui  lui  imposèrent  cette  pénitence ,  dit  Fleury , 
prétendirent  qu'il  ne  lui  était  pas  permis  de  reprendre  la  dignité  royale. 
S.  Ambroise  ne  tira  pas  de  telles  conséquences  de  la  pénitence  de  Théo- 
dose ;  dira-t-on  que  ce  grand  saint  manquait  de  courage  pour  faire  valoir 
l'autorité  de  l'Eglise,  ou  quHl  fit  îtioins  éclairé  que  les  éi'éques français 
du  neuidcme  siècle?  Ces  é^éques  bien  plus  hardis  se  déclarèrent  contre 
contre  Louis  le  Débonnaire  pour  ses  enfans,  et  les  animèrent  à  cette  guerre 
cii'ile  qui  ruina  V Empire  français.  Les  prétextes  spécieux  ne  leur  man- 
quaient pas  :  Louis  était  un  prince  faible ,  gouuerné  par  sa  femme ,  tout 
V  Empire  était  en  désordre;  mais  il  fallait  préi^oir  les  conséquences ,  et  ne 
pas  prétendre  mettre  en  pénitence  un  souverain  comme  un  simple  moine. 

Les  deux  pe'nitences  de  Louis  le  Débonnaire  ,  surtout  la  seconde,  que  ce 
faible  et  malheureux  empereur  méritait  le  moins ,  furent  accompagnées  des 
circonstances  les  plus  humiliantes  pour  lui.  Ebbon ,  archevêque  de  Reims  , 
qui  avait  ose'  avilir  son  maître,  fut  dépose  l'année  d'après,  mais  l'empereur 
était  déshonore. 

(2)  En  1245,  au  premier  concile  gênerai  de  Lyon,  le  pape  Innocent  IV 
depot.a  publiquement,  en  présence  du  concile  ,  Penipereur  Frédéric  lï,  tous  les 
Pères  tenant  un  cierge  allume;  ce  que  les  écrivains  protestans  ont  très-injuste- 
ment regarde'  comme  une  espèce  d'approbation  tacite,  puisqu'il  est  constant, 
conmie  le  remarque  Fleury,  que  celle  déposition  ne  fut  i>as  faite  ui^ec  l'ap- 
probation du  concile ,  ainsi  que  les  autres  décrets.  Mais,  disent  les  protes- 
tans,  pourquoi  ce  cierge  et  ce  silence?  On  a  repondu  à  cette  objection, 
qu'en  efl'et  la  plus  grande  partie  des  cccît-siastiqucs  étaient  alors  dans  l'opi- 
nion presque  générale  du  pouvoir  des  papes  sur  le  temporel  des  rois  ,  mais 
que  Dieu  n'a  pas  permis  que  cette  opinion  fut  conlirmc'e  par  le  suiïVage  positit 
d'un  concile  oecuménique;  et  que  le  silence  de  l'Eglise  assemblée  n'est  pas 
toujours  une  marque  d'approbation  ,  surtout  dans  les  matières  qui  ne  regardent 
pas  expressément  la  foi. 

(3)  On  sait  combien  i'abbé  Suger,  aussi  grand  homme  d'Etat  que  l!abbe'  de 
Clairvaux  était  grand  orateur,  s'opposa  à  celte  croisade  malheureuse  que 
Louis  le  Jeune  entreprit  par  Je  conseil  de  S.  Bernard.  L'événement  justifia 
les  craintes  du  ministre,  et  demenlit  les  promesses  du  prédicateur.  Louis  le 
Jeune  s'était  croise  yiour  conquérir  la  Palestine ,  et  en  chasser  les  Sarrasins  ; 
.^on  expédition  se  borna  h  chasser  sa  femme  à  son  retour,  et  à  perrPc  en  co.u- 
scqucncc  le  Poitou  et  la  Guyenne.  En  vain  $.  Bernard  voulut  se  justifier,  en 


EN  MATIÈRE  DE  RELIGION.  56ç) 

clés  insensi's  dépouillaient  leur  famille  pour  enrichir  des  moines 
ignorans  et  inutiles  ;  que  les  controverses  ridicules  des  Grecs 
sur  des  absurdités  ont  aisance  la  perte  de  leur  Empire  (i)  ;  que 
Von  a  osé  regarder  comme  jugemens  de  Dieu  ,  des  épreuves 
incertaines  et  cruelles  ,  dont  le  fruit  était  souvent  la  condam- 
nation des  innocens  et  V absolution  des  coupables  (2)  ;  quune 
des  plus  riches  parties  du  monde  a  été  dévastée  par  des  mons- 
tres ,  qui  en  faisaient  mourir  les  habitans  dans  les  supplices 
pour  les  convertir  ;  que  la  moitié  de  notre  nation  s'est  baignée 
dans  le  sang  de  Vautre  ,  enfin  que  Vétendard  de  la  révolte  a 
été  mis  à  la  main  des  sujets  contre  leurs  souverains  ,  et  le  glaive 
à  la  main  des  souverains    contre  leurs  sujets  (3).  C'est  par  les 

imputant  aux  péchés  des  croisés  les  malheurs  de  leur  entreprise  ;  il  oubliait 
«}ue  la  première  croisade  avait  cte  plus  heureuse  ,  sans  que  les  croisés  en 
fussent  plus  dignes,  et  ne  s'apercevait  pas  ,  dit  Fleury,  qu'une  preme  qui 
rt^est  pas  toujours  concluante  ne  l'est  jamais. 

(ï)  Vers  le  milieu  du  quatorzième  siècle ,  quelques  moines  imbéciles  du 
mont  Alhos,  à  qui  de  longs  et  frequens  jeûnes  avaient  apparemment  cchaufîe 
k  cerveau,  s'imaginèrent  qu'ils  voyaient  à  leur  nombril  la  lumière  du  Thabor^ 
et  passaient  leur  temps  h  la  contempler.  Voilà  une  hérésie  bien  triste.  lis 
prétendaient  de  plus  que  cette  lumière  était  incréée,  n'étant  autre  chose  que 
Dieu  même.  Barkara ,  leur  adversaire,  plus  ridicule  qu'eux  en  ce  qu'il  les 
attaquait  sérieusement,  eut  le  crédit  de  faire  assembler  à  Conslanlinople  un 
concile  contre  ces  visionnaires;  il  n'avait  pas  prévu  qu'il  y  serait  condamne. 
(Je  fut  pourtant  ce  qui  arriva.  L'empereur  grec,  Andronic  Paleologue,  haran- 
gua ce  prétendu  concile  avec  tant  de  véhémence  qu'il  en  mourut  quelques 
jours  après;  digne  fin  d'un  empereur!  C'est  cet  Andronic  Paleologue  qui 
laissa  périr  la  marine  dans  ses  États,  parce  qu'on  l'assura  que  Dieu  était  si 
content  de  son  zèle  pour  l'Eglise,  que  ses  ennemis  n  oseraient  pas  l'attaquer. 
Le  mem.e  empereui:  regrettait  le  temps  qu'il  dérobait  aux  disputes  ihe'ologiques 
pour  le  donner  au  soin  de  ses  aflaires.  La  querelle  des  Grecs  sur  la  lumière 
de  Thabor  dura  jusqu'à  la  destruction  de  l'Empire,  et  subsistait  même  avec 
violence  tandis  que  Bajazet  assiégeait  Constantinople.  Toutes  ces  ridicule^? 
controverses  auxquelles  les  empereurs  prirent  trop  de  part ,  hâtèrent  leur 
chute  en  leur  faisant  ne'gliger  le  gouvernement. 

(2)  On  j)eut  voir  dans  un  grand  nombre  d'ouvrages  le  détail  de  ces  sortes 
trcpreaves,  et  les  raisons  qui  les  ont  fait  abolir.  On  décidait  généralement 
par  ce  moyen  toutes  sortes  de  questions.  On  alla  jusqu'à  jeter  deux  missels 
au  feu  pour  connaître  quel  était  le  meilleur;  il  arriva  la  chose  du  monde ia 
plus  extraordinaire  ,  et  qu'oft  avait  le  moins  prévue  ,  les  deu.r  missels  jurent 
hnilcs.  Dans  la  première  croisade  un  clerc  provençal  se  soumit  à  l'épreuve  du 
feu  pour  prouver  une  révélation  qu'il  disait  avoir  eue  sur  la  découverte  de  la 
sainte  lance;  le  provençal  en  mourut.  L'événement  de  ces  sortes  d'épreuves 
eût  toujours  été  aussi  simple,  si  on  y  eût  toujours  agi  de  bonne  foi;  mais 
dans  les  siècles  d'ignorance  comme  dans  les  autres  ,  les  hommes  ont  su 
vomper. 

(3)  No:;s  ne  pouvons  mieux  terminer  ces  notes  que  par  un  pass.Tge  de 
"FIcury.  iZ  est  triste ,  je  le  s'en?  bien  ,  dit-jl^  de  rclcfer  ces  j'aiis  peu  édi- 

pans Mais  le  fondement  de  i  histoire  est  latérite  y.....  I9eux  sortes  de 

personnes  trouvent  mauvais  que  ion  rapporté  ces  faits  désavantageux  a 
l'Eglise,  Les  premiers  sont  des  politiques  profanes ,  qtii  ne  connaisiant  point 


570  DE  L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE 

lumières  de  la  philosophie  que  nous  nous  sommes  de'livre's  de 
tant  de  maux.  Des  hommes  courageux  ont  ose'  quelquefois  même 
au  pe'ril  de  leur  liberté  ,  de  leur  fortune  et  de  leur  vie  ,  ouvrir 
les  jeux  des  peuples  et  des  rois.  La  reconnaissance  qu'ils  ont 
droit  d'exiger  de  notre  siècle  ,  doit  se  mesurer  sur  l'importance 
des  services  qu'ils  lui  ont  rendus  ,  et  l'effet  le  plus  réel  de  cette 
reconnaissance  est  la  protection  qu'on  doit  à  leurs  successeurs. 
Cette  protection^  nous  le  disons  avec  joie  ,  trouvera  aujourd'hui 
d'autant  moins  d'obstacles  ,  que  l'esprit  de  philosophie ,  qui 
se  répand  de  jour  en  jour,  s'est  communiqué  à  la  partie  la  plus 
saine  et  la  plus  sage  des  théologiens  ,  et  les  a  rendus  jîIus  in- 
duïgens  ou  plus  équitables  sur  les  matières  qui  ne  sont  pas  de 
leur  objet.  Nous  ne  sommes  plus  au  temps  oii  c'était  presque 
un  crime  parmi  nous  d'enseigner  une  autre  philosophie  que  celle 
d'Aristote.  Avec  quelques  lumières  de  moins  et  l'inquisition  de 
plus  ,  on  en  eut  fait  une  espèce  de  loi  de  l'Etat  ,  comme  elle  l'est 
encore  chez  des  nations  voisines  (i). 

XXIX.  Il  ne  faut  que  jeter  les  yeux  sur  ces  nations  malheu- 
reuses ,  victimes  d'une  loi  si  ridicule  ,  pour  se  convaincre  des 
tristes  effets  que  produisent  chez  un  peuple  la  crainte  et  l'im- 
possibilité de  s'instruire.  La  postérité  croira-t-elle  que  de  nos 
jours  on  ait  imprimé  dans  une  des  principales  villes  de  l'Europe 
l'ouvrage  suivant  avec  ce  titre  ;  Sjstema  Aristotelicimi  defomùs 
substantialibus  et  accidentibiis  absolutis ,  i^So?  Cette  postérité 
ne  jugera-t-elle  pas  que  la  date  est  une  faute  d'impression  ,  et 
qu'il  faut  lire  i55o?  Tel  est  cependant  ,  au  milieu  du  dix- 
huitième  siècle ,  l'état  déplorable  de  la  raison  dans  une  des 
belles  régions  de  la  terre  ,  chez  une  nation  d'ailleurs  spirituelle 
et  polie  ;  tandis  que  les  sciences  font  de  si  grands  progrès  eu 

la  vraie  religion ,  la  confondent  avec  les  fausses  ,  la  repçardent  comme  vme 
invention  humaine  pour  contenir  le  vulgaire  dans  son  devoir,  et  craignent 
tout  ce  qui  pourrait  en  diminuer  le  respect  dans  l'esprit  du  peuple,  c'est-à- 
dire,  selon  eux,  le  désabuser.  Je  ne  dispute  point  contre  ces  politiques,  il 
faudrait  commencer  par  les  instruire  et  les  convertir  :,  mais  je  crois  det^oir 
satisfaire,  s'il  est  possible,  les  gens  de  bien  scrupuleux  qui  par  un  zèle  peu 
éclairé  tond)ent  dans  le  même  inconvénient ,  de  trembler  lorsqu'il  n'y  a  pas 
sujet  de  craindre.  Ç)ue  craignez-vous?  leur  dirais-je  ;  est-ce  de  connaître  la 
vérité?  Vous  aimez  donc  a  demeurer  dans  V erreur,  ou  du  moins  dans 
l'ignorance  ;  et  poui^ez-vous  y  demeurer  en  silreté ,  vous  qui  deuez  instruire 
les  autres  ? 

(i)  Nos  pères  s'en  virent  bien  près  en  1624 ,  lorsqu'à  la  requête  de  l'Uni- 
versité', et  surtout  de  la  Sorbonne ,  il  fut  défendu  par  arrêt  du  parlement , 
sous  peine  de  la  vie,  de  tenir  ou  d''enseigner  aucune  maxime  contre  les 
anciens  auteurs  et  approuvés ,  et  défaire  aucunes  disputes  que  celles  qui 
seront  approuvées  par  les  docteurs  de  la  Faculté  de  théologie.  Par  le  même 
arrêt  on  admonesta  et  on  bannit  difTcrens  particuliers  qui  avaient  compose  et 
publi«  des  thèses  contre  la  doctrine  d'Avistole. 


EN  MATIÈRE  DE  RELIGION.  571 

Angleterre  ,  en  France  ,  et  dans  la  Yta.riie  p7^o testante  de  l' Alle- 
magne ?  Nous  disons  dans  la  Y>Rr\.ie  pj^otestante;  car  on  ne  peut 
s'empêcher  d'avouer  avec  aïïliction  la  supériorité  présente  des 
universités  de  cette  partie  de  l'Allemagne  sur  les  écoles  catho- 
liques. Elle  est  si  frappante  ,  que  les  étrangers  qui  voyagent 
dans  ce  pays  et  qui  passent  d'une  université  catholique  à  une 
université  protestante  voisine  ^  croient  en  une  heure  avoir  fait 
quatre  cents  lieues  ou  vécu  quatre  cents  ans ,  avoir  passé  de 
Salamanque  à  Cambridge  ,  ou  du  siècle  de  Scot  à  celui  de 
Newton.  Nous  en  faisons  la  remarque  avec  d'autant  plus  de 
liberté,  qu'on  ne  doit  point  sans  doute  attribuer  cette  différence 
de  lumières  et  de  savoir  dans  les  différentes  régions  de  l'AUe- 
lîiagne  à  la  différence  de  religion.  En  France  oii  la  doctrine 
catholique  est  suivie  et  respectée  ,  les  sciences  n'en  sont  pas 
cultivées  avec  moins  de  succès  ;  en  Italie  même  elles  ne  sont 
pas  négligées  ;  sans  doute  parce  que  les  souverains  pontifes  , 
pour  la  plupart  éclairés  et  sages  ,  et  connaissant  les  abus  qui 
résultent  de  l'ignorance ,  sont  plus  à  portée  en  Italie  de  répri- 
mer ,  quand  il  est  nécessaire ,  la  tyrannie  des  inquisiteurs  su- 
balternes. Car  tout  sert  de  prétexte  à  cette  espèce  d'hommes 
méprisable  et  lâche  ,  pour  étouffer  la  lumière ,  et  pour  arrêter 
les  progrès  de  l'esprit. 

XXX.  Il  n'y  a  ,  ce  me  semble  ,  qu'un  moyen  d'affaiblir  leur 
emj)ire  dans  les  contrées  malheureuses  où  ils  dominent  encore  ; 
c'est  cTjr  favoriser ,  autant  qu'il  est  possible  ,  l'étude  des  sciences 
exactes.  Souverains  qui  gouvernez  ces  peuples  ,  et  qui  voulex 
leur  faire  secouer  le  joug  de  la  superstition  et  de  l'ignorance  , 
faites  naître  des  mathématiciens  parmi  eux  ;  cette  semence  pro- 
duira des  philosophes  avec  le  temps ,  et  presque  sans  qu'on  s'en 
aperçoive.  L'orthodoxie  la  plus  délicate  n'a  rien  à  démêler  avec 
la  géométrie.  Ceux  qui  croiraient  avoir  intérêt  de  tenir  les  esprits 
dans  les  ténèbres ,  fussent-ils  assez  prévoyans  pour  pressentir 
la  suite  des  progrès  de  cette  science ,  manqueraient  de  prétexte 
pour  l'empêcher  de  se  répandre.  Bientôt  l'étude  de  la  géométrie 
conduira  comme  d'elle-même  à  celle  de  la  saine  physique  ,  et 
celle-ci  à  la  vraie  philosophie  ,  qui  par  la  lumière  qu'elle  ré- 
pandra ,  sera  bientôt  plus  puissante  que  tous  les  efforts  de  la 
superstition  ;  car  ces  efforts  ,  quelque  grands  qu'ils  soient,  de- 
viennent inutiles  dès  qu'une  fois  la  nation  est  éclairée. 

XXXI.  C'est  faire  injure  à  la  religion  que  de  vouloir  ra]>- 
puyer  sur  l'ignorance.  Il  en  est  du  domaine  des  philosophes  et 
de  celui  des  théologiens ,  comme  des  deux  puissances ,  la  spiri- 


572,  DE  L'ABUS  DE  LA  CRITIQUE,  etc. 

tuelle  et  la  temporelle  ^  rien  n'est  plus  distingué  que  les  droits  de 
l'une  et  de  l'autre  ;  mais  comme  autrefois  la  puissance  spirituelle , 
après  avoir  secoué  le  joug  de  la  temporelle  qui  l'opprimait ,  a 
voulu  à  son  tour  opprimer  celle-ci ,  de  même  quelques  ministres 
de  la  religion ,  après  avoir  écarté  les  ténèbres  qu'une  philosophie 
audacieuse  avait  lâché  d'y  répandre  ,  ont  à  leur  tour  voulu  res- 
serrer cette  philosophie  bien  en-deçà  des  bornes  que  la  religion 
lui  prescrivait.  Le  domaine  de  l'une  et  de  l'autre  paraît  aujour- 
d'hui trop  bien  fixé ,  trop  étendu  ,  trop  assuré  même ,  pour  avoir 
à  redouter  ces  attaques  réciproques  :  leur  intérêt  est  d'être  unies, 
comme  celui  de  deux  souverains  puissans  est  de  se  ménager;  et 
si  d'un  côté  le  christianisme  ,  appuyé  par  les  lois  divines  et  hu- 
maines ,  est  établi  sur  des  fondemens  durables  ,  de  l'autre  ,  il 
y  a  lieu  de  croire  qu'en  respectant ,  comme  il  est  juste  ,  les  vé- 
rités de  la  foi ,  les  philosophes  du  dix-huitième  siècle  défendront 
leur  bien  avec  plus  de  force  et  d'avantage  que  les  princes  du 
douzième  n'ont  défendu  leurs  couronnes. 

XXXII.  Voilà  un  précis  très-succinct  des  réflexions  qui  m'ont 
paru  nécessaires  sur  l'abus  qu'on  fait  dans  notre  siècle  de  la 
critique  en  matière  de  religion.  Je  ne  dou^e  point  qu'on  ne  les 
aj^prouve  ,  quand  on  les  examinera  sans  préjugés  ,  et  avec  les 
lumières  d'une  saine  philosophie.  Je  crois  m'être  suffisamment 
prémuni  contre  les  attaques  du  fanatisme  imbécile  et  hjpocrite. 
A  l'égard  des  personnes  qu'un  zèle  sincère,  quoique  mal  entendu , 
pourra  indisposer  contre  moi  ,  j'en  respecterai  la  cause  sans  en 
craindre  et  sans  en  approuver  l'effet  ;  et  je  me  contenterai  de 
leur  répondre  par  ce  passage  de  Cicéron  :  Istos  homines  sine 
contumelid  dimittamus  ;  sunt  enim  et  boni  viri ,  et  quoniam  ità 
ipsi  sibi  videntur  ,  beati. 


FIN    DU    PREMIETl    VOLUME, 


TABLE  DES  MATIÈRES 

CONTENUES  DANS  CE  PREMIER  VOLUME. 


Eloge  de  d'Aleivibert,  par  Condorcet.  j 

MiÎMOiUE  DE  d'Alembert,  par  lui-même.  i 
Portrait  de  l'auteur  ,  fait  par  lui-même ,  et  adressé  ,  en  1 760 ,  à 

madame  **^.  q 

Discours  préliminaire  de  I'Encyclopédie.  ,5 

Explication  détaillée  du  Système  des  Corinavpsances  humaines.  gg 

Mémoire  ,  d'où  Histoire.  100 

Histoire.  —  1,  Sacrée.  II.  Civile.  III.  Naturelle.  ibid. 

Raison,  d'où  Philosophie.  iO'2 

Philosophie  ou  science. —  I.  Science  de  Dieu.  II.  Science  de  l'homme. 
III.  Science  de  la  nature.  ibid. 

Imagination  ,  d'où  Poe'sie.  108 

Poésie.  —  I.  Narrative.  II.  Dramatique.  III.  Parabolique.  109 

Observations  sur  la  division  des  Sciences  du  chancelier  Bacon.  110 

Système  ge'ne'ral  de  la   connaissance  humaine,  suivant  le  chancelier 

Bacon.  ju 

Tableau  des  connaissances  humaines.  uî 
Essai  sur  les  Élémens  de  Philosophie  ,  ou  sur  les  principes  des 

Connaissances  humaines,  avec  les  Eclaircissemens.  ii5 

I.  Tableau  de  l'esprit  humain  au  milieu  du  dix-huitième  siècle.  121 

II.  Dessein  de  cet  ouvrage.  laî 

III.  Objet  et  plan  gênerai.  126 

IV.  Méthode   générale  qu'on  doit  suivre  dans  des  Elémens  de  Phi- 
losophie. i3o 
^  I.  Eclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  du  défaut  d'enchaînement 

entre  les  vérités.  i35 
5  II.  Eclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  concernant  les  idées  simples 

€t  les  déjîni tiens.  i38 
^  III.  Eclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  des  vérités  appelées  prin- 
cipes, i^'j 
^  IV.  Éclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  concernant  les  principes  du 
second  ordre ,  comparés  à  ceux  que  j'appelle  premiers  principes.  i/jO 

V.  Logique.  lyi, 
§  V.  Éclaircissement  sur  ce  qui  est  dit,  que  l'art  du  raisonnement 

se  réduit  h  la  copiparaison  des  idées.  i55 

§  VI.  Éclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  de  Vart  de  conjecturer.  167 

VI.  Métaphysique.  180 
§  VU.  Éclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  de  l'analyse  de  nos  sens  e  l 

de  ce  que  chacun  d'eux  en  parlicnlier  peut  nous  apprendre.  i(j3 
§  VIII.  Eclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  de  la  distinction  de  l'àme 

et  du  corps.  iqg 

\Ii.  Morale,                                                                                                    ^  507 

37 


^74  TABLE  DES   MATIEP.ES. 

VIII.  Division  de  la  Morale.  Morale  de  l'homme.  2ti 

IX.  Morale  des  lef;islateurs.  217 

X.  Morale  d-es  États.  116 

XI.  Morale  dn  citoyen,  ibid. 

XII.  Morale  du  philosophe.  23 1 

XIII.  Grammaire.  234 
§  IX.  Éclaircissement  sur  ce  qui  est  dit  des  differens  sens  dont  un 

même  mot  est  susceptible.  238 
§  X.  Éclaircissement  sur  l'inversion ,  et  à  cette  occasion  sur  ce  qu'on 

appelle  le  génie  des  langues.  246 

XIV.  Mathématiques.  Algèbre.  260 
§  XL  Éclaircissement  sur  les  e'iémens  d'Algèbre.  203 

XV.  Géométrie.  268 
§  XII.  Éclaircissement  sur  les  clemens  de  Géométrie.  277 
§  XIII.  Éclaircissement  sur  l'application  de  l'algèbre  à  la  gcome'trie.  285 
K  XIV.  Éclaircissement  sur  les  principes  me'taphysiques  du  calcul 

infinitésimal.  288 
§  XV.  Éclaircissement  sur  l'usage  et  sur  l'abus  de  la  métaphysique 

en  géométrie  ,  et  en  général  dans  les  sciences  mathématiques.  294 

XVI.  Mécanique.  299 
§  XVI.  Éclaircissement  sur  l'espace  et  sur  le  temps.  3i5 

XVII.  Astronomie.  3i7 

XVIII.  Optique.  329 

XIX.  Hydrostatique  et  Hydraulique.  33i 

XX.  Physique  générale.  336 

XXI.  Conclusion.  346 
Discours  préliminaire,  ou  Analyse  des  recherches  sur  differens 

points  importans  du  Système  du  Monde.  3^9 

Introduction  au  Traité  de  Dynamique  ,  où  les  lois  de  l'équilibre 
sont  réduites  au  plus  petit  nombre  possible,  et  démontrées 
d'une  manière  nouvelle ,  et  où  l'on  donne  un  principe  général 
pour  trouver  le  mouvement  de  plusieurs  corps  qui  agissent  les 
uns  sur  les  autres  d'une  manière  quelconque.  391 

Exposition  du  Trailé  de  l'Équilibre  et  du  Mouvement  des  Fluides.  ^06 
Introduction  et  Analyse  des  trois  parties  composant  les  Réflexions 
sur  la  Cause  générale  des  Vents,  ouvrage  qui  a  remporté  le 
prix  proposé  par  l'Académie  de  Berlin,  en  1746.  ^20 

Analyse  de  l'ouvrage.  432 

Analyse  de  la  première  partie.  ibid. 

Analyse  de  la  seconde  partie.  433 

Analyse  de  la  troisième  partie.  434 

Remarque.  4^5 

Introduction  aux  recherches  sur  la  Précession  des  Équinoxes,  et 

sur  la  JNutation  de  l'axe  de  la  Terre  dans  le  système  newtonien.  437 
Doutes  et  Questions  sur  le  Calcul  des  Probabilités.  4^1 

Réflexions  sur  l'Inoculation.  4^3 

Première  partie.  Examen  des  calculs  par  lesquels  on  a  prouvé  jus- 
qu'ici les  avantages  de  l'inoculation,  dans  Thypothèse  que  cette 
opération  puisse  faire  perdre  la  vie.  ^GS 


TABLE  DES  MATIERES.  5^5 

§  I.  Calcul  des  partisans  de  l'inoculation  j  objection  contre  ce  calcul, 

et  examen  de  cette  objection.  ibid. 

§  IL  Difficulté  de  calculer  d'une  manière  pre'cise  le  danger  de  suc- 
comber h  la  petite  vérole  naturelle,  et  de  comparer  ce  danger  aux 
avantages  de  l'inoculation.  4^9 

§  III.  Où  l'on  de'veloppe  la  difficulté'  du  calcul  dans  ses  principaux 

points.  47^ 

§  IV.  Calcul  de  Daniel  Bernoulli  pour  de'terminer  les  avantages  de 

rinoculation.  '  4/3 

S  V.  Insuffisance  du  calcul  de  Bernoulli.  4>5 

Jj  VI.  Comparaison  frappante  pour  faire  sentir  l'insuffisance  de  ces 

calcnls.  477 

S  VII.   Considération  qui  sert  encore  à  montrer  l'insuffisance  du 

calcul  de  Bernoulli.  47^ 

§  VIII.  Autre  considération  très-importante  à  faire  sur  ce  sujet.  4^<^ 

Seconde  partie.  Manière  nouvelle  et  plus  convaincante  de  calculer 
les  avantages  de  l'inoculation  ,  dans  rhypolhcse  que  l'inoculation 
puisse  causer  la  mort  5  et  doutes  qu'on  peut  encore  avoir  sur  le  ré- 
sultat de  cette  nouvelle  méthode.  4^^ 
S  I.  Principes  et  suppositions  qui  peuvent  servir  de  fondement  au 

nouveau  calcul.  ibid. 

§.  IL  Conséquences  qu'on  peut  tirer  de  ces  principes  en  faveur  de 

l'inoculation.  4^^ 

§  IIL  Doutes  qui  peuvent  encore  subsister  malgré  ces  conséquences.    4^4 
§  IV.  Examen   de  quelques  raisonnemens  qui  paraissent  peu  con- 

cluans  en  faveur  de  l'inoculation.  ibid. 

§  V.  Quel  parti  chaque  citoyen  doit  prendre  sur  Tinoculation ,  en 

conséquence  de  tout  ce  qui  a  été  dit  jusqu'ici.  4^ 

§  VI.  Ce  que  doit  considérer,  toujours  dans  la  même  hypothèse, 

toute  personne  qui  voudra  se  faire  inoculer.  4^7 

§  VIL  Examen  de  quelques  faits  qu'on  a  avancés  sur  la  petite  vérole 

naturelle.  ibid, 

§  VIII.  Ce  qu'on  devrait  faire  pour  constater  la  vérité  ou  la  faus- 
seté des  faits  en  cette  matière.  4^^ 
§  IX.  A  quelles  personnes  l'inoculation  doit  surtout  être  utile ,  si 

elle  l'est  réellement  en  elle-même.  4^9 

§  X.  Du  danger  plus  ou  moins  grand  de  la  petite  vérole  suivant  les 

âges.  49^ 

§  XL  Examen  de  quelques  autres  raisonnemens  peu  concluans  en 

faveur  de  la  petite  vérole  inoculée.  ibid. 

§  XII.  Du  parti  que  l'État  doit  prendre  sur  l'inoculation.  493 

§  XIII.  Fatalité  des  objections  théologiques  contre  la  petite  vérole 

artificielle.  494 

§  XIV.  Où  l'on  détruit  un  fait  très-faux  avancé  par  les  adversaires 
de  l'inoculation.  49^ 

Troisième    partie.  Raisons  qui  paraissent  les  plus   persuasives  en 
faveur  de  l'inoculation.  49^ 

§  I.  Qu'on  ne  meurt  point  de  la  petite  vérole  inoculée  quand  elle  est 

donnée  avec  prudence.  ibid^ 

§  IL  Preuves  qu'on  peut  apporter  de  l'assertion  avancée  dans  le 

paragraphe  précédent.  497 

§  IIL  Si  l'inoculation  garantit  de  la  petite  vérole' naturelle.  5oo 


5;6  TABLE  DES  MATIERES. 

§  IV.  Si  rinoculation  augmente  la  vie  des  hommes.  Soi 

§  V.  Seul  moyen  de  décider  sans  réplique  la  question  ,  si  l'inocula- 
tion augmente  la  'vie  des  lionunes  ?  5o3 
§  VI.  Examen  d'une  ob}éciion  proposée  par  les  adversaires  de  l'ino- 
culation. 5o4 
§  Vil.  Si  l'inocnbtion  augmente  la  mortalité  de  la  petite  ve'role.      \    5o5 
5  VIII.  Autres  objections  peu  fonde'es  contre  l'inoculation.  Ce  que 
doivent  faire  les  inoculateurs  pour  mettre  leur  bonne  foi  entière- 
ment à  couvert.                                                                                             5o6 
§  IX.  Exhortation  aux  médecins,  et  proposition  au  gouvernement.    5o8 
Conclusion.  C09 
Extrait  du  Mémoire  des  commissaires  de  la  Faculté  de  médecine, 
favorable  h.  l'inoculation.                                                                                5io 

De  la  Liberté  de  la  Musique.  5 1 5 

De  l'Abus  de  la  Critique  en  matière  de  Religion.  547 


FIN    DE    la    table. 


6 


V 


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