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Full text of "Oeuvres de J.J. Rousseau .."

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TAYLOR 

INSTITUTION 

LIBRARY 


STGILES- OXFORD 

Veb.  f-r.JUL.  33.  4Z^é 

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'1 


OEUVRES 


DE 


X  J.ROUSSEAU. 


TOME  DIX-SEPTIÈME. 


•» 


DE  L'IMPRIMEKIE  DE  P.  DIDOT  L'àlNÊ» 

CHEYALlEa  DE  l'oBDRE  ROTAL  DE  SAIITT-UIGHEL  ^ 

iMPinavs  DU  &oi« 


OEUVRES 


DE 


J.  J.  ROUSSEAU 


CITOYEN  DE  GENÈVE. 


NOUVELLE  ÉDITION 

ORNEE  DE  VINGT   GRAVURES. 


TOME  DIX-SEPTIÈME. 


A  PARIS 

CHEZ  DETERVILLE,  LIBRAIRE, 

BCB  BÀUTEFEVILLE,   H*  8, 

ET  LEFÈVEE,  RUE  DE  L'ÉPERON,  N?  C. 


M  D  CGC  XVII. 


?JALi^ei'IEll 


i^eiiEiu 


N^ 


MODERN  LANGUAOM 

f  ACULTY  LIBRARY 

OXFORD. 


;• 


CORRESPONDAJSCE. 


rw 


«7- 


CORRESPONDANCE. 


A  M.  LE  MARÉCHAL  h^  LUXEMBOURG. 

Motiers,  le  ao  janvier  1763. 

Vous  Touleï,  monsieur  le  maréchal,  que  je 
vous  décrive  1^  pays  que  j'habite.  Mais  comme tit 
fedre?  Je  ne  sais  voir  qu autant  que  je  suis  ému  ; 
les  objets  indifférents  sopt  nuls  à  mes  yeux  ;  je 
n  ai  éK  Vattention  qu  à  proportion  de  l'intérêt 
qui  Vcxcite  :  et  quel  intérêt  puis-je  prendre  à  ce 
que  je  retrouve  si  loin  de  vous?  Des  arbres,  des 
rochers, des  Biaisons,  d^s  hommes  mêmes,  sont 
autant  d'objets  isolés  dont  chacun  en  particu* 
lier  donne  peu  d'émoAon  à  celui  qui  le  regarde  : 
mais  l'impression  commune  de  tout  cela  ^  qui  le 
réunit  en  un  seul  tableau ,  dépend  de  l'état  où 
nous  sommes  en  le  contemplant.  Ce  tableaii, 
quoique  toujours  le  même,  se  peint  d'autant  de 
manières  qu'il  y  a  de  dispositions  différentes 
dans  les  cœurs  des  spectateurs;  et  ces  diffé- 
rences ,  qui  font  celles  de  nos  jugements ,  n'ont 
pas  lieu  seulement  d'un  spectateur  à  l'autre, 
mais  dans  le  même  en  différents  temps.  C'est 
ce  que  j'éprouve  bien  sensiblement  en  revoyant 
ce  pays  que  j'ai  tant  aimé.  J'y  croy ois  retrouver 
ce  q».mavoit  charmé  dans  ma  jeunesse  :  tout 
est  cbsaxQé}  c'est  un  autre  paysage,  un  autre  air^^ 


•» 


4  catKi^ç^a^&AiiÇB^ 

|iu  autr4(  çiâty  d*autres  hommes;  et,  ne  voyanr 
plus  mes  montagnons  avec  des  yeux  de  vingt 
9is ,  je  les  trouve  beaucoup  vieillis.  On  regrette 
le  bon  temps  d  autrefois  ;  je  le  crois  bien  :  noi^s 
attribuons  aux  choses^  tout  le  changement  qui 
s  est  fait  en  nous,  et  lorsque  le  plaisir  nous 
quitte  nous  croyons  qp  il  n  est  plus  nulle  part* 
D'autres  voient  les  choses  comme  nous  les  avons 
vues  y  çt  les  verront  comme  i^ous  If^fl^  vo^^Q^i 
aujowd'h\ii-  ^M  Çf  $ont  des  des^ip^i^mst  que 
vqu3  ^9  dewap^^z ,  uon  de^  réflei^ipns  ^  et  le9 
inien,nea  mentraiuent  ç<imm^  Jfxk  vieux  enfant 
qui  rçgrçtteepcore>e«  anciens  jei^ji^.  Les  di^çrs^^ 
iaipi:esS;i,Qi;^s  que  ce.  yays  a  faites  suf  no^pi  à  àftSr 
%ents.  âges  9xç  fpnt  çoxiçlure  qve  qo^  i^liojds 
89  r^pgrte^t  topîftfffis  p^vis  ^  api^  qu  a^3l  cjbo- 
sçs„  et  qqe,  cpjftime  nç^\il ^^cJfWçiM  l^^ pïl4»  W 
<pjie  vfi»^^  ^f ^ton^  qi^iç  ce  fai,  ç^tf,  i^  faudrojit  s^ 
voir  cp;]?^<a^nt;çtoit  ^^ç^  jl;flJilte^r  du»  \Qy«^ 
en. Içc^-iyai^^ ,  pftur  juger  dî?  cçaeaJi)ij3Q  ç^s  pein-, 
tures  spijt  ^u-^ç?^  ou  ^jM^  ^  viîipi  SÛç  09 
prinjcipÇL  n^^  vou^  étqs^ç^.  pas  dç  voir,  d^çv^njur 
s^ridç  çt  fcpid  apus  ina  pli*inç  ^n  piays^  }adÂ9  si 
xerdoyaù^ ,  ai  vivaçiA ,  %  ifiam  à  bmmoi  gué  :  vous 
8;pQ,t,i^.  trop  aisémeip^t  daii»%  ç^  l^ttce  eu  quel 
temp^.  de  ma  vi|ç  ft  «n  qu^Uç.  saison»  de  l'année 
elie  a  été  éçritç. 

Je  s^is ,  nj^onsiçur  le  çiaréçh^l;,  q^.,  jpour  vous 
parler  d'au  y^J^g^y  il.  mi  ^^%  f9â  coimuencer 
pajT you$. décrire  %q}H^  1^ Sim»^ ,  cpttun^si h  po- 
^it  coin  qi^e  JL^haJ^itfr^vpiil^Miii  d'ét^  circou^ 


Vcrit  d'an  si  grand  espacé.  Il  y  a  pdurâ'iit  dè^ 
choses  génëHBiiei  qui  ne  éë  disVhliéttt  poinl,  et 
qu  il  faut  savoir  ponr  juger  dfeê  objets  particu- 
liers. Pour  connottre  Motièrs ,  il  fbut  avoir  qtièt- 
4uè  idée  dti  comté  de  Netichutel^  et  pour  cottv 
^naître  le  comté  de  Neucbatèl,  il  faut  en  atôil*  de 
la  Suisse  entière.  ^ 

Elle  o&n  à-peu-prèd  par-tout  lèft  thènles  a^ 
pect« ,  des  kies ,  deé  prë3 ,  des  boid ,  deè  tnbki^ 
tagnes;  et  tes  Suisses  ôm  âtkssi  tobà  à-pèu-]^rèk 
lés  mêmes  mœurs ,  mêlées  die  Fimitation  dés  a  oh 
ires  peuples  et  de  leur  atitiq:ùe  simplicité.  Us  ont 
des  manières  de  vivre  qui  he  changent  point , 
pBrceqn*èi4es  tiennent  pour  ainsi  dire  au  sol  dû 
climat ,  aux  besoins  divers ,  et  qu  en  cela  les  ha^ 
bitants  sont  toujours  forcés  de  se  confol*iner  à 
ce  que  la  nature  des  lieux  leur  pY*escrit.  TeHe  ^St, 
par  exemple,  la  distribution  de  l'ears  habitatix^ns^ 
beaucoup  moins  réunies  ékl  viltes  et  en  bôûrgs 
qu^en  France  ^  mais  éJ^aï-S^i  et  diè]pêrééés  <;à  et  là 
sur  le  telhrain  avec  beaucoup  ^Ins  d'égalité.  Àin^i  \ 
quoique  la  Suisse  soh  en  jg^i^itéif^at  jplûs  peuplée  i 
pk*o^ortion  que  la  France  ^  glle  à  de  ittôlhé  ^Hû 
0^3  vâles  et  de  mofiiis  grùs^inagéâ  :  en  IrevAncM 
^n  y  trouve  par- t<^ut  de«  ttlâfe&ni;  te  tillé^ 
couvre  toute  la  pai^oisisé,  et  fa  Vflite  ë^étènd  *U<^ 
tout  U  pays.  La  Snisse  entière  est  ebteMë  \jh\é 
griande  ville  divisée  en  trëii^  quartier^,  dotit  lêà 
uns  sdnf  sûr  les  vallées ,  d'autres  Sur  ïék  cbtéayi^  ^ 
d'autres  sur  les  montégoeè^.  Genève ,  SàîA1>^6àl  ; 
lïetibhatel  sont  cotiitoe  lis  fetibourg^  :  il  f  A  de» 


«  • 


•  o 


$  C0RRÉ8H:0NDÀNCÉ. 

quartiers  plus  ou  moins  peuplés,  mais  toualé 
sont  assez  pour  marquer  qu'on  est  toujours  dans 
la  ville  :  seulement  les  maisons,  ail  lieu  d'être 
alignées,  sont  dispersées  sans  symétrie' et  sans 
ordre ,  comn^e  on  dit  qu  etoient  celles  de  l'ail- 
cienne  Rome.  On  ne  croit  plus  parcourir  des 
déserts  quand  on  trouve  des  clochers  parmi  les 
sapins,  des  trôupeauit  sur  des  rochers,  des  ma- 
nufactures dans  dés  précipices ,  des  ateliers  sur 
des  torrents.  Ce  mélangé  bizarre  a  je  ne  sais  quoi 
daniiné,  de  vivant,  qui  respire  la  liberté,  le 
bien-être,  et  qui  fera  toujours  du  pays  où  il 
se  trouve  un  spectacle  unique  en  son  genre, 
mais  fait  seulement  pour  des  yeux  qui  isachent 
voir.  I  • 

Cette  égale  distribution  vient  du  grand  nom- 
bre de  petits  états  qui  divisent  les  capitales,  de 
la  rudesse  du  pays ,  qui  rend  lés  ti^ansports  dif- 
ficiles ;  et  de  la  nature  des  productions ,  qui , 
consistant  pour  la  plupart  en  pâturages,  exige 
que  la  consommation  s'en  fasse  sur  les  lieux 
mêmes ,  et  tient;  les  hommes  aussi  dispersés  que 
.  les  bestiaux.  Voilà  Iç  plus  grand  avantage  de  *la 
Suisse  I  avantage  que  ses  htibitaiits  regardent 
peut-être  comme  un  malheui* ,  mais  qu'elle  tient 
d'elle  seule,  que  rie^i  ne  peut  lui ôter, qui ,  mal- 
gré'eux  ^contient  ou  retarde  le  progrès  du  luxe 
et  des  mauvaises  mœurs ,  et  qui  réparera  tou- 
jours à  la  longue  l'étonnante  déperdition  d'hom- 
mes qu  elle  fait  dans  les  pays  étrangers. . 

Voilà. le  bien  :  voici  le  mal  amené  par  ce  bien 


c    • 


ANNÉE   1763,  7 

même.  Quand  lesiSuî'sses,  qui  jadia  vivant  ren- 
ifermés  daçs  leurs  montagnes  se  suffispient  à  eux- 
mêmes^  ont  commencé  à  communiquer  avec 
jd  autres  nations ,  ils  ont  pris  goût  à  leur  manière 
de  vivre,  et  ont  voulu  Timiter  ;  ils  se  sont  aper- 
çus que  largent  étoit  une  bonne  chose,  et  ils 
«it  voulu  en  avoir  ;  sans  productions  et  sans 
dustrie  pour  lattirer,  ils  se  sont  mis  en  com- 
merce eux-mêmes.,  ils  se  sont  vendus  en  détail 
aux  puissances  ;  ils  ont  acquis  par^là  précisé- 
ment assez  d argent  pour  sentir  quils  étoient 
pauvres  ;  les  moyens  de  le  faire  circuler  étant 
presque  impossibles  dans  un  pays,  qui  ne  pro-- 
duit  rien  .et  qui  nest  pas  maritime,  cet  argent 
leur  a  porté  de  nouveaux  besoins  sans  augmen- 
ter leurs  ressources.  Ainsi  leurs  premières  aliéna* 
tions  de  troupes  les  ont  forcés  d  en  faire  de  plus 
grandes  et  de  continuer  toujours.  La  vie  étant 
devenue  plus  dévorante,  le  tnême  pays  n  a  plus 
pu  nourrir  la  même  quantité  d'habitants.  C'est 
la  raison  de  la  dépopulation  quon  commence  à 
sentir  dans  toute  la  Suisse.  Elle  nourrissoit  ses 
nombreux  habitants  jquand  ils  ne  sortoient  pas 
de  chez  eux^  à  présent  qu'il  en  sort  la  maitié,  à 
peine  peut-elle  nourrir  Fautre. 

Le  piê  est  que  de^  cette  moitié  qui  sort  il  en 
rentre  ass^z  pour  corrompre  tout  ce  quf  reste 
par  Timitation  des  usages  des  autres  pays  ;  et  sur- 
tout de  la  France ,  qui  a  plus  de  troupes  suisses 
qu  aucune  autre  nation,  Je  dis  corrompre ^ésm& 
entrer  dans  la  question  si  les  mœurs  françoises 


ê  COltAESPefIBAmCE,  • 

sont  bonàea  ou  mauvaises  en  Franee,  .pâvèe^ 
que  cette  question  est  hora  de  doute  <[Uant  à  la 
Suisse  y  et  qu  il  n'est  pas  possible  ^iie  le»  méipes 
usages  convieni^ent  à  des  peuples  qui^  n 'ayant 
pas  les  mêmes  ressources  et  ii'faabitant  ni  le 
lïiême  climat  ni  le  mçme  sol ,  seront  toujours 
forcés  da  yiyrfs  différemment.  ^ 

Le  concours  de  ce^  deux  cause| ,  Tune  boâ^ 
#t  latitre  mauvaise  y  ^e  fait  sentir  en  toutes chù* 
#es  ;  il  rend  raison  de  tout  ce  qu  on  reinç^rque  da  , 
particiilier  dans  les  mœurs  des  Suisses,  at  si|iv 
lout  de  ce  contraste  b^rre  de  recherche  et  d^ 
sim^plicitié  qu  on  sent  dans  toi^tes  leurs  mfiniè^t 
res.  Us  tournent  à  cantretsens  tous  les  usages^ 
qu  ils  prennent ,  non  pas  faute  d  esprit ,  niais  pai^ 
la  fôi^ce  des  choses*  £n  transportant  dans  kur$ 
bois  les  usages  des  grandes  villes,  ils  les  appli^ 
quent  de  la  façon  la  plus  comique  ;  ils  ne  saveftf 
ce  que  cest  qu  habits  de  campagne  ;  ils  sont 
parés  dans  leurs  rochers  comme  il^  Tétqient  à 
Paris  ;  ils  portent  sous  leurs  sapina  tous  les  pam^ 
pons  dii  Palais^royal ,  et  j  en  pii  vu  revenir  de  faim 
leurs  foins  en  petite  veiste  ^  f^bala  de  mousse-^ 
]ine.  Leur  délicatesse  a  toujot^^  quelque  chose^ 
de  grossier,  leur  lu:(e  a  toujours  quelque  cihose^ 
de  rude.  Ils  ont  dès  entremets ,  lôais  ils  mangent 
du  pa£Q  noir;  ils  sènnsnt  des  vins  ^t<ranget*s ,  ^ 
boivent  dç  la  piquette;  des  rag^^ùtd  fins  açcoln-? 
^  pagnent  leur  lard  ranee  et  leurs  ebôux  ;  ilis  voua 
affrironi  ji  d^eùiier  du  eaféét  du  frdâlôgé;  % 


/ 


ÀKNIÈË   1763;  9 

goèter  du  thé  atec  do  jambon  ;  les  iemmes  ont 
de  la  dentelle  et  de  fort  gros  linge ,  des  robes  d^ 
goût*ayec  des  bas  de  couleur  :  leurs  Talets,  bU 
lematÎTemeiit  laquai$  et  bouvières,  ontThabilf 
de  Urrée  en  servant  à  table,  et  mêlent  rt)deur 
du' fumier  à  celte  des  mets. 

Comme  on  ne  jouit  du  luiçe  quen  le  mon- 
trant ,  il  a  rendu  leur  société  plus  familièr%  sans 
leur  ôter  potirtant  le  goût  de  leurs  demeures 
isolées.  Personne  ici  n*est  surpris  de  me  voir  pas*^ 
«er  l'hiver  en-  campagne;  mille  gens  dû  monde 
en  font  tout  jutant.  On  demeure  donc  toujours 
séparés  -,  mais  on  sa  rapproche  par  de  longues  et 
fréquentes  visites.  Pour  étaler  sa  parure  et  ses 
meubles  il  fieiut  attirer  ses  voisins  et  les  aller  voir, 
et  comme  ces  voisins  sont  %|t>nvent  assez  éloi- 
gnés, ce  sont  des  voyages  continuels.  Aussi  ja-^ 
mais  n^airjeTU  de  peuple  «i  allant  que  les  Suisses  ; 
les  Fran^ois^  n  A  approchent  pas.  Vous  ne  ren-* 
contreasde  toqt^  p^rt  que  Voitures  ;  il  n  y  a  pas 
yne  niaison  quin^oit  la  sienne,  et  )es  chevaiv^, 
dom  la  Suisse  abonde,  ne  sont  rien  moins  quMm 
litilesdans  le  pgys.  Mais  comme  ces  courses  ont 
couvent  pour  objet  de$  visites  de  femmes ,  quand 
on  monfe  à  cheval ,  ce  qui  commence  à  devenii^ 
rare 9  on  y  monte  en  jolis  bas  blancs  bien  tirés, 
et  Ton  fait  à-peu-près  pour  courir  la  poste  la 
inénie  toihetie  que  pour  aller  au  bal.  Aussi  rien 
n'est  si  brillant  que  les  chemins  de  la  Suisse;  on 
f  reké(ïu%r^  êT  (ofUt  moment  de  petits  messieurs 


lO  C01«1Ë6P^NDANGE. 

et  de  1)eUe8  dames;  ou  ny  voit  que  bleu,,  vert, 
couleur  de  rose;  on  se  croiroit  au  jajrdih  du  Lu- 
xismbourg. 

4  Un  effet  de.  ce  commerce  est  d  avoir  presque 
été  aux  hommes  le  goût  du  vin  ;  et  un  effet  cpn- 
traire  de  cette  vie  ambulante  est  d'avoir  cepen- 
daôt  rendu  les  cabarets  fréquents  et  bons  dans 
toute*  la  Suisse.  Je  ne  sais  pas  pourquoi  Ton 
vante  tant  ceux  de  France;  ils  napprocheiit  sù- 
reçnent  pas  de  ceux-ci.  Il  est  vrai  qu'il  y  fait  très 
cher  vivre  ;  mais  cela  est  vrai  aussi  de  la  vie  do- 
mestique ,  et  cela  ne  sauroit  être  aqtrejnent  dans 
un  pays  qtii  produit  peu  de  denrées,  et  où. l'ar- 
gent ne  laisse  pas  de  circuler. 

I^s  trois  seules  marchandises  qui  leuren  aient 
fourni  jusqu'ici  sc^t  les  fromages,  les  chevaux, 
et  les  hommes  ;  mais  depuis  l'introduction  du 
luxe,  ce  commerce  ne  Jeur  suffit  plus,  et  ils  y 
ont  ajouté  celui  des  manufactures  dpnt  ils  sotit 
redevables  aux  réfugiés  françois  :  ressource  qui 
cependant  a  plus  d'apparence  que  dé  réalité  ;  car , 
comme  la  cherté  des  denrées  augmente  avec  les 
espèces,  et  que  la  culture  de  la  terre  se  néglige 
quand  on  gagne  davantage  à  d'autres  travaux , 
avec  plus  d'argent  ils  n'en  sont  pas  plus  riches  ; 
ce  qui  se  voit  par  la  comparaison  avec  les  Suisses 
catholiques ,  qui,  n'ayant  pas  la  même  ressour- 
ce, sont  plus  pauvrçs  d'argent  et  ne  vivent  pa& 
moins  bien. 

,  Il  est  Fort  singulier  qu'un  pays  si  rude  et  dont 
Ic;^  habitants  sont  si  enclins  à  sortir,  leur  inspire 


'  ANNÉE    1763.  '  tl 

'pourtant  un  amour  si  tendre,  que  le  regret  de 
1  avoir  quitté  les  y  ramène  presque  tous  à  la  fin , 
et  que  ce  regret  donne  à  ceux  qui  n  y  peuvent 
revenir  une  maladie  quelquefois  miortdie,  quih 
appellent ,  je  crois ,  le  benwé.  H  y  a  dans  la  Suisse 
un  air  célèbre  appelé  le  ranz*-des-va(^es ,  que 
les  bergers  sonnent  sur  leurs  cornet»  et  dont  ils 
font  retentir  tous  les  coteaux  du  pays.  Cet  air 
qui  est  peu  de  chose  on  lui-même ,  mais  qui  rap- 
pelle aux  Suisses  ipiille  idées  relatives  au  pays 
natal,  leur  fait  verser  des' torrents  de  larmes 
quand  ils  lentendent  en  terrie  étrangère.  Il  en  a 
même  fait  mourir  de  douleur  un  si  grand  nonv 
bre,  qu'il  a  été  défendu  p#  ordonnance  du  roi 
de  jouerleranz-des-vaches  dans  leS' troupes  suis- 
ses. Mais  ,  monsieur  le  maréchal  ^  vous  savez 
peut-être  tout  eda  mieux  que  nioi,  et  les  té* 
flexions  que  ce  fait  présente  ne  vous  auront  pas 
échappé.  Je  ne  puis  m  empêcher  de  remarquer 
seulement  que  la  France  est  assurément  le  meil- 
leur pays  du  monde,  Où  toutes  les  commodités 
et  tous  les  agréments  de  Is^  vie  concourent  au 
bien-être  dés  habitants.  Cependant  il  n'y  a  ja- 
mais eu ,  que  je  sache ,  de  hemvé  ni  de  ranz-des- 
vaches  qui  fît  pleurer  et  mourir  de  regret  un 
François  en  pays  étranger  ;  et  cette  maladie  di- 
minue beaucoup  chezîes  Suisses  depuis  quon 
vit  plus  agréablement  dans  leur  pays. 

Les  Suisses  en  général  sont  justes,  officieux, 
charitables,  amis  solides,  braves .s§ldats,  et  bons 
citoyens «,  mais,  intrigants ',  défiants ,  jaloux ,  €u^ 


13  C0fili«SPbi9I)ANCE. 

rieux  ,•  ava^ea,  et  leur  avarice  contient  phis  leur 
luie  que  ne  fait  leur  simplicité.  Ils  sont  ordinaî*- 
remait  graves  et  flegmatiques  ^  mais  ils  sant  fu* 
riêux  dans  la  colère^  et  leup»jt>ié  est  une  ivrefse. 
Je  n'ai  rien  vu  dt  si  gai  que  leurs  jeux.  Il  est  éton^ 
jQànt  que  le  peuple  franco is  danse  tristement^ 
Janiguissamment ,  de  mauvaise  grâce  ^  et  cj[iie  leb 
dalieed  suisses  soient  sautillantes  et  vives. ^ Lés, 
hommes  y  montrent  leur  vigueur  naturelle ,  et 
tes  filles  y  ont  une  légèi^eté  ô|^armanie  ;.  on  dii^oit 
que  la  terre  leur  brûle  les  pieds. 

Lès  Suivies  sont  adroits  et  rudes  dans  les  afw 
{aires  :  les  François  qui  les  jugent  groséiers  âônt 
bîeft  moins  déliés  qffeux^  ils  jugent  jdé  leur  es«- 
pHt  prpr  leur  acceût.  Là  cour  de  Frailce  a  toU«> 
j.ours  voulil  ieùr  envoyer  des  gens  fins  y  et  seH 
toujours  trompée.  A  ce  genre  d^aserhne  ils  bat«» 
tent  eommonément  les  Fran<;oi$  :  mais  envàyeb- 
leur  des  gend  droits  et  fermes ,  vous  ferez  d'eux 
ce  que  vous  voudrez,  car  naturellement  ils  vou9 
aiment.  Le  marquis  de  Bonnac ,  qui  avoit  taiit 
desprit,  mais  qui  jfasséit  pour  adroit,  na  rien 
lait  en  Suisse;  et  jadis  le  maréclial  de  Baisscnh^ 
pierre  y  faisdit  tout  ee  qu  il  voulbit ,  parceqo  il 
étoit  franc,  ou  qui!  passoit  cHezeîixpourrétre; 
lAf»  Suisses  négocieront  toujours  avec  avantagé  :, 
è  moins  qu'ils  né  soiest  vcaidus  par  kiurs  nia^^* 
gistrats ,  attendu  qu'ils  peuvent  nâdéux  se  passer 
d'argent  que  les  puissances  ne  peuvent  se  passer 
d'hommes  ;  ç^,  pour  votre  Ué,  quand  ils  voù^» 
^ont  il»  s'en  awoiit  jpas  besoin.  Il  faut  avpiiér 


ausM  qye^  ^^ilsfoni  bien  leurs  traités^  ils leéf  exé*" 
cuteat  encore  mieux  :  fidélité  qWoa  pe  se  pique 
pas  de  leur  rendre. 

Je  ne  vous  dirai  rien ,  monsietir  le  maréchal , 
de  kur  gouvernement  et  de  leur  politique ,  par« 
ceque  cela  me  méneroit  trop  loin ,  et  que  je  ne 
veux  vous  parler  que  de  ce  que  j'ai  vu.  Quant  ai^ 
comté  de  ^eucbatel  où  j'habite,  vous  savez  qu  il 
appartient  au  Voi  de  Prusse.  Cette  petite  princi*' 
pauté,  apr^s  avoir  été  démembrée  du  royaume 
de  Bourgogne  et  passé  successivement  dans  les 
liaisons  de  Qiàlons,  d^Hochberg,  et  de  Lon- 
gueville^  tomba  enfin,  en  4707,  dans  celle  de 
SraAdebour^;  par  la  décision  des  états  du  pays^ 
^ugea  naturels  des  droits  des  prétendants.  Je 
V^'entrerai  poin^  dans  Texamen  des  raisons  sur 
lesquelles  le  roi  de  JPrusse  lut  préféré  au  prince 
de  Conti  ^  ni  des  influences  que  purent  avoir 
d  autres  puis^iamces  dans  cette  affaire  ;  je  me  con- 
tenterai de  remarquer  que ,  dans  là  concurrence 
entre  ces  deux  princes,  cetoit  un  honneur  qui 
Ite  pouv<^t  manquer  au^  Neuchatelois  d  appar-» 
tiOiftir  un  jonr  à  lui  gra^nd^  capitaine.  Au  reste ,  ils 
ont  conservé  sous  leurs  souverains  à'-peu^près 
\k  mepie  liberté  qu  ont  les  autres  Suisses  :  mais 
peuVetre  eu  spnt-ils  plus  redevables  à  leur  posi-« 
iioi^  qu  à  leur  habileté  ;  car  je  les  retrouve  bien 
remi^nts^  pour  des  gens  sages. 

Tout  ce  que  je  viens  de  remarquer  des  Suisses^^ 
on  général  y  caractérise  encore  plus  fortement 
ce  peuple-^ci }  et  le  contraste  du  naturel  et  de  Tir 


l4  CORRESPONDANCE. 

mitation  s'y  fait  encore  .mieux  sentir,  avçc  cette- 
différence  poui^ant  que  le  naturel  a  moins  d'é-. 
toffe ,  et  qu'à  quelque  petit  coin  près  la  dorure 
couvre  tout  le  fond.  Le  pays,  si  Ton  excepte  la 
ville  et  les  bords  du  lac,  est  aussi  rude  que  le* 
reste  de  la  Suisse  :  la, vie  y  est. aussi  rustique  ;  et 
|es  habitants,  accoutumés  à  vivre  sous  des  prin« 
ces,  s'y  sont  encore  plus  afifei^tionnés  aux  gran- 
des manières;  de^sorte  qu'o» trouve  icidu  jar^ 
gon ,  des  airs ,  dan^  t*e^s  les  états  ;  de  beaux  par- 
leurs labourauif  les  champs,  et  des  courtisans- 
en  souq[uenille.  Aussi  dppelle-t-Qûles  Neucha- 
telois  les  Gascons  d&  la  Suisse.  Ils  ont  de  l'esprit, 
et  ils  se  piquent  de  vivacité;  ils  lisent ,  et  la.lec-^ 
ture  leur  profite  :  les  paysans  mémespsont  in-, 
struits;  ils  ont  presque  tous  un  petit  recueil  de 
livres  choisis  qu'ils  appellent  leur  bibliothèque; 
ils  sont  même  assez  au  courant  .pour  les  nou- 
veautés; ils  font  valoir  tout  cela  dans  la  conver- 
sation d'une  manière  qui  n'est  point,  gauche ,  et 
ils  ont  presque  le  ton  du  jour  comme  s'ils  vi- 
voient  à  Paris.  Il  y  a  quelque  temps  qu'en  me 
promenant  je  m'arrêtai  devant  une  maison  où 
des  filles  faisoient  de  la  dentelle  ;  la  mère  ber-. 
çpit  un  petit  enfant ,  et  je  la  regardois  faire  quand 
^e  vis  sortir  de  la  cabane  un  gros  paysan ,  qui^, 
m'al^rdant  d'un  air  aisé ,  me  dit  :  F'ous  voyez 
qtion  ne  suit  pas  trop  bien  vos  préceptes;  mais  nos. 
femmes  tiennent  autant  aux  vieux  préjugés  quel- 
les aiment  les  nouvelles  modes.  Je  tombois  desi 


■ 

polis  pàrceqU'ils  &ont  façonnier»,  et  gais  parcie'« 
qu'ils  sont  turbulents.  Je  crois  qu  il  n  y  a  que  les 
Chinois  au  monde  qui  puissetit  rem|>orter  sur 
eux  à  faire  dçs  cOmpliiiients.  Arrivez*TOUS  fati^^ 
gué,  pressé,  ci'importe,  il  fkut  d  abord  prêter  le 
flanc  à  laldn^ue  bordée;  tant  que  la  marine  est 
tnontée  elle  jeue ,  et  elle  se  remonta  toujours  à 
chaque  arriva nL  La  politesse  françoise  est  de 
mettre  les  gens  à  leur  aise,  et  même  de  s  y  inet-fe 
tre.au^i  :  la  politesse  neuchateloise  est  de  gên^ 
et  soi-même  et  les  autres.  Ils  ne  cotisultent  j^^ 
mais  ce  qtij  toUs  convient»  mais  ce  qui  peut  étà'^ 
1er  leur  prétendu  savoir-vivre.  Leurs  offres  exa« 
gérécis  ne  tentent  point;  elles  ont  toujours  je  ne 
sais^quel  air  de  formule,  je  ne  sais  quoi  de  seij 
et  d  apprêté  qui  VQUS  invite  au  refus.  Ils  sont 
pourtant  obligeants ,  officieux,  hospitaliers  très 
réfdlement,  sur-tout  pour  les  gens  de  qualité  : 
on  est  toujours  sûr  detre  accjaeilli  d*e«x  en  se 
donnant  pour  marquis  ou  comte  ;  et  comme  une 
ressouirce  aussi  fadk  ne  manque  pas  aua;  aven*^ 
turiers,  ils  en  ont  souvent  dans  leur  vilk,  qui 
;^ur  Vordinaire  y  sont  très  fêtés  :  un  sim|^ 
honnête  homme  avec  des  malheurs  et  des  ver^ 
tus  ne  le  seroit  pas  de  même  ;  on  peut  y  porteiî 
tmgrandxfomsans  mérite,  mais  non  pas  un  grand 
mérite  sans  nom.  Du  reste,  ceux  qui  servent  une 
fois  ils  les  servent  bien«  Ils  sont  fidèles  à  leurs 
promesses,  et  n'abandonnent  pas  aisément  leurs 
protégés,  tl  se  peut  même  quils  soient  aimants 
et  sensibles;  mais  rien  nest  plus  éloigné  dutoK 


Année  1763.  t-j 

an  sentiâièïit  que  celm  qu ils  prennent;  tout  ce 
quils  foat  par  humanité  semble  être  fait  par 
ostentation ,  et  leur  vaoité  cache  lenr  bon  cœur ^ 

Cette  vspiité  est  leur  vice  dominant  ;  elle  perce 
par-tout,  et  d autant  plus  aisément  quelle  est 
maladroite.  Us  se  croient  tous  gentilshommes  ^ 
quoique  leurs  souverains  ne  fussent  que  desgen^ 
lilshon^mes  etix-mêmes.  ils  aiment  la  chasse , 
moins  par  goût  que  parceque  c  est  un  amuse-^ 
ment  noble.  Enfin  jamais  on  ne  vit  des  bopr-« 
geois  si  pleins  de  leur  naissance  :  ils  ne  la  van- 
tent pourtant  pas,  Inais  on  voit  quils  s  en  oc-» 
cupent  ;  ils  nen  sont  pas  fiers ,  ils  n  en  sont  qu'en-* 
tétés. 

Au  défaut  de  dignités  et  de  titres  de  noblesse 
ils  ont  des  titres  militaires  ou  municipaux  en  telle 
abondance ,  qu  il  y  a  plus  de  gens  titrés  que  de 
gens  qui  ne  le  sont  pas«  C  est  monsieur  le  colo-^ 
nel ,  monsieur  le  iftajor,  monsieur  le  capitaine, 
monsieur  le  lieutenant,  monsieur  le  conseiller, 
iiftonsieur  le  châtelain ,  monsieur  le  maire ,  mon* 
sieur  le  justicier,  monsieur  le  professeur,  mon- 
sieur le  docteur ,  m^onsieur  Fancien  :  si  j  avois  pu 
reprendre  ici  mon  ancien  métier ,  je  ne  doute  pas 
que  je  n'y  fusse  monsieur  le  copiste.  Les  femmes 
portent  aussi  les  titres  de  leurs  maris  ;  madame 
la  conseillère ,  madame  la  ministre  :  j  ai  pour 
vcûsine  madame  la  major  ;  et  comme  on  n  y 
Romnoie  les  gens  que  par  leurs  titres ,  on  est  em- 
barrassé comment  dire  aux  gens  qui  n'ont  que 
leur  nom ,  c'est  comme  s'ils  n'en  ayoient  point. 


!  »7' 


l;8  CORUBSPONPiNCE. 

Le  sexe  u  y  est  pas  beau  ;  on  dit  qu  il  a  d^gé^ 
néré.  Les  filles  ont  beaucoup  de  liberté  et  en  font 
usagé.  Elles  se  rassemblent  souvent  en  société , 
eu  Ion  joue ,  où  Ton  goûte,  où  Ton  babille ,  et  où 
Ton  attire  tant  qu  on  peut  les  jeunes  gens  ;  mais 
par  malheur  ils  sont  rares, et  il  faut  se  les  arra-^ 
cher.  Les  femmes  vivent  assez  sagement  :  il  y 
a  dans  le  pays  d  assez  bons  ménages,  et  il  y  en 
auroit  bien  davantage  si  cétoit  un  air  de  bien 
vivreavec  son  mari.  Du  reste,  vivant  beaucoup 
en  campagne  ,  lisant  moins  çc  avec  moins  de 
fruit  que  les  hommes,  elles  n  ont  pas  Fesprit  fort 
orné  ;  et  ^,  dams  le  désoeuvrement  de  leur  vie ,  elles 
n  ont  d'autre  ressource  que  de  faire  de  la  dentelle, 
d-épier  curieusement  les  affaires  des  autres ,  de 
médire, et  de  jouer.  Il  y  en  a  pourtant  de  fort  ai- 
mables ;  mais  en  général  on  ne  trouve  pas  dans 
leur  entretien  ce  ton  que  la  décence  et  rhonnê- 
teté  même  rendent  séducteifr ,  ce  ton  que  les 
Françoises  savent  si  bien  prendre  ^uand  elles 
veulent ,  qui  montre  du  sentiment^  de  lame ^  et 
qui  promet  des  héroïnes  de  roman.  La  conver^ 
sation  des  Neuchateloises  est  aride  ou  badine  ;  elle 
tarit  sitôt  qu  on  ne  plaisante  pas.  Les  deux  sexes 
9e  manquent  pas  de  bon  naturel  ;  et  je  crois  que 
ce  n  est  pas  un  peuple  sans  mœurs ,  mais  cest  un 
peuple  sans  principes ,  et  le  mot  de  vertu  y  est 
aussi  étranger  ou  aussi  ridicule  qu  en  Italie.  La 
religion  dont  ils  se  piquent  sert  plutôt  à  les  ren- 
dre hargneux  que  bons.  Guidés  par  leur  clergé^ 
tis  épilogueront  sur  le  dogme  j  mais  pour  la  mo- 


ANNÉE   1763,  I9 

fale,  ils  ne  savent  ce  que  c'est;  car  quoiqu'ils 
))arlent  beaucoup  de  charité  ,  celle  qu'ils  ont 
ti  est  assurément  pas  l'amour  du  prochain ,  c'est 
seulemçnt  l^fFectation  de  donner  l'auméne.  Un 
chrétien  pour  eux  est  un  homme  qui  va  au  pré- 
t)fae  tous  les  dimanches  ;  quoi  qu'il  fasse  dans 
i'intervaHe,  il  n'importe  pas.  Leurs  ministres,  qui 
se  sont  acquis  un  ^and  crédit  sûr  le  peuple  tandis 
que  leurs  princes étoîent  catholiques,  voudroient 
conserver  ce  crédit  en  se  mêlant  de  tout ,  «n  chi- 
tanant  surlout ,  en  étendant  à  tout  la  juridiction 
de  l'église  :  ils  ne  voient  pas  que  leur  temps  est 
passé.  Cependant  ils  viennent  encore  d'exciter 
dans  l'état  unefermentation  qui  achèvera  de  les 
perdre.  L'importante  affaire  dont  il  s'agissoit 
étoit  de  savoir  si  les  peines  des  damnés  étoient 
éternelles.  Vous  auriez  peine  à  croire  avec  quelle 
chaleur  cette  dispute  a  été  agitée  ;  celle  du  jan- 
sénisme en  France  n'en  a  pas  approché.  Tous  les 
corps  assemblés ,  les  peuples  prêts  à  prendre 
les  armes,  nxinistres  destitués,  magistrats  inter- 
dits ;  tout  marquoit  les  approches  d'une  guerre 
civile  ;  et  cette  affaire  n'est  pas  tellement  finie 
qu'elle  ne  puisse  laisser  de  longs  souvenirs. 
Quand  ils  se  seroient  tous  arrangés  pour  aller  en 
enfer ,  ils  n'auroient  pas  plus  de  souci  de  ce  qui 
s'y  passe. 

Voilà  les  principales  remarques  que  j'ai  faites 
jusqu'ici  sur  les  gens  du  pays  oii  je  suis.  Elles 
voijs  paréitroient  peut-être  un  peu  dures  pour 
un  homme  qui  parle  de  ses  hôtes,  si  je  vous  lais- 


U0  GOAR^SPONDAHGE. 

sois  ignorer  que  je  ne  leur  suis  redevable  d*attr 
cune  hospitalité.  Ce  n  est  point  ^  messieurs  d^ 
Neuckatel  que  je  suis  venu  dèonander  un  asile 
quils  ne   mauroient  sûrement  pas    accordé  y 
c'est  à  milord-maréchal ,  et  je  ne  suis  ici  que 
chez  le  roi  de  Prusse.  Au  contraire ,  à  mon  arrb- 
vée  sur  les  terres  de  la  principauté ,  le  magistrat 
de  la  ville  de  Neuchatel  s  est ,  pour  tout  accueil , 
dépêché  de  défendre  mon  livre  sans  le  connoi*** 
tre  ;  la  classe  des  ministres  Fa  déféré  de  même 
au  conseil  detat:  on  na  jamais  vu  de  gens  plus 
pressés  d'imiter  les  sottises  de  leurs  voisins.  Sans 
la  protection  déclarée  de  milord-maréchal,  on 
ne  meut  sûrement  point  laissé  en  paix  dans  ce 
village.  Tant  de  bandits  se  réfugient  dans  le 
pays ,  que  ceux  qui  le  gouvernent  ne  savent  pas 
distinguer  des  malfaiteurs  poursuivis  les  inno- 
cents opprimés ,  ou  se  mettent  peu  en  peine 
den  faire  la  différence.  La  maison  que  j'habite 
appartient  à  une  nièce  de  mon  vieux  ami  M.  Ro« 
guin.    Ainsi  ,  loin  davoir  nulle  obligation   à 
messieurs  de  Neuchatel ,  je  n  ai  qu  a  m'en  plain- 
dre.  D'ailleurs  je  n'ai  pas  mis  le  pied  dans  leur 
ville,  ils  me  sont  étrangers  à  tous  égards  ;  je  ne 
leur  dois  que  justice  en  parlant  d  eux ,  et  je  la 
leur  rends. 

Je  la  rends  de  meilleur  cœur  encore  à  ceux 
d'entre  eux  qui  m'ont  comblé  de  caresses ,  d'of- 
fres ,  de  politesses  de  toute  espèce.  Flatté  de  leur 
estime  et  touché  de  leurs  bontés,  je^me  fjrai 
toujours  un  devoir  et  un  plaisir.de  leur  marquer 


•  ANNÉE   1763.  ai 

mon  attachement  et  ma  reconSoissance  ;  mais 
I accueil  qu'ils  m^otit  fait  n*a  rien  de'  commun 
avec  le  gouvernement  neucfaatelois  ,  qui  m'en 
eût  fait  un  bien  différent  s'il  en  eût  été  le  maître. 
Je  dôi^  dire  encore  que  ^  si  la  mauvaise  volonté 
du  corps  des  ministres  n'est  pas  douteuse ,  ]uil^ 
beaucoup  à  me  louer  en  particulier  de  celui  donit 
j'habite  lei  paroisse.  Il  me  -vint  voir  à  moniarri^ 
Vée,  il  me  fit  mille  offres  de  services  qui  n  etoient 
point  vaines ,  comme  il  me  Ta  prouvé  dans  une 
occasion  essentielle  où  il  s'est  exposé  à  la  mau-^ 
vaise  humeur  de  plusd'ub  de  ses  confrères ,  pour 
s'être  montré  vi*ai  pasteur  envers  moi.  Je  m'atten-» 
dois  d'autant  moins  de  sa  part  à  cette  justice  qu'il 
âvoit  joué  dans  ks  précédentes  brouilleries  un 
rôle  qui  n'annonçoit  pas  uu  ministre  tolérant. 
C'est  au  surplus  un  homme  assez  gai  dans  la  so-» 
ciété ,  qui  ne  manque  pas  d'esprit ,  qui  fait  quel- 
quefois d'assez  bons^ermons ,  et  souvent  de  fort 
bons  contes. 

Je  «n'aperçois  que  cette  lettre  est  un  livre  ^  et 
je  n'en  suis  encore  qu'à  la  moitié  de  ma  relation. 
Je  vais ,  monsieur  le  maréchal ,  vous  laisser  re*» 
prendre  baleine ,  dt  mettre  le  second  tome  à  une 
autre  fois;(i). 

(t)  Pour  apprécier  les  divers  jugements  portés  dans 
cette  lettre ,  le  lecteur  voudra  bien  faire  attention  à  Té- 
po^ue  de  sa  date  et  au  lieu  c^u'habitoit  Fauteur. 


^2  dORBESPOKDANCf. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEM60CRG. 

/  Motiers,  le  38  janvier  1763. 

n  faut ,  monsieur  le  maréchal ,  aveir  du  cou- 
lage pour*décrire  en  cette  saison  le  lieu  que  j  ha- 
bite. Des  cascades ,  des  glaces ,  des  fochers  tius  ^ 
des  «lopins  noirs  couverts  de  neige  y  sont  les  ob- 
jjets  dont  je  suis  entouré  ;  et  à  Timage  de  l'hiver 
le  pays  ajoutant  Taspect  de  Taridité  ne  promet^ 
à  le  voir ,  qu'une  description  fort  triste.  Aussi 
a-t^il  l'air  asisez  nu  en  toute  saison  ^  mais  il  est 
presque  effrayant  dans  celle-ci  II  faut  donc  voua 
le  représenter  comme  jej'ai  trouvé  en  y  arrivant^ 
et  non  comme  je  le  >ois  aujourd'hui^  sans  quoi 
l'intérêt  que  vous  prenez  à  moi  m'eaipêcheroit 
de  vous  en  rien  dire. 

Figurez-vous  donc  un  vallon  d  une  bonne  de-« 
mi-lieue  de  lairge  et  d'environ  deux  lieues  de  long, 
au  milieu  duquel  passe  une  petite  rivière  appelée 
laBeuse,  dans  la  direction  du  nord-ouest  au  sud- 
est.  Ce  vallon  ,  formé  par  deux  chaînes  de  mon- 
tagnes qui  sont  des^branches  du  Mont-Jura  et  qui, 
se  resserrent  par  les  deux  bouts ,  reste  pourtant 
assez  ouvert  pour  laisser  voir  au  loin  ses  prolon- 
gements ,  lesquels  divisés  en  rameaux  par  les  bras 
des  montagnes  oiFfrent  plusieurs  belles  perspec- 
tives. Ce  vallon,  appelé  le  Val -de-Travers,  du 
nom  d  un  village  qui  est  à  son  extrémité  orien- 
tale, est  garni  de  quatre  ou  cinq  autres  villages 
à  peu  de  distance  les  uns  des  autres  :  celui  de 


'  ANNÉE    1763.  23 

Motîers,  qui  fotme  le  milieu,  est  domibé  par  un* 
Tieuïchàteau  désert^  dont  le  voisinage  et  lasitu a* 
tion solitaire  et  sauvage  m'attirent  souvent  dans 
mes  promenades  du  matin,  d-antant  plus  que 
je  puis  sortir  de  ce  cèté  par  une  porte  de  derrière 
s^ns  passer  par  la  rue  ni  devant  aucune  maisoi^ 
On  dit  que  les  bois  et  les  rochers  qui  environ* 
nent  ce  château  sont  fort  remplis  de  vipères  ;  ce-* 
pendant ,  ayant  beaucoup  parcouru  tous  les  en* 
viron^et  m'étant  assis-  à  toutea  sortes  de  places^ 
je  n'en  ai  point  vu  jusqu'ici. 

Outre  ces  villages  on  vok  vers  le  bas  des  mon- 
tagnes plusieurs  maisons  éparses  ;  qu'on  appelle 
des  prises ,  dans  lesquelles  on  tient  des  bestiaux 
et  dont  plusieurs  sont  habitées  par  les  proprié- 
taires ^  la  plupart  paysans.  Il  y  en  a  une  entre 
autres  à  nii*c6te  nord,  par  conséquent  exposée 
au  midi ,  sur  uneterrasse  naturelle ,  dans  la  plus  * 
admirable  position  que  j'aie  jamais  vue ,  et  dont 
le  difficile  accès  m'eût  rendu  l'habitation  très 
commode.  J'en  fus  si  tenté,  que  dès  la  première 
fois  je  n^'étoîs  presque  arrangé  avec  le  proprié- 
taire pour  y  loger  ^  mais  on  n^'â  depuis  tant  dit 
de  mal  de  cet  homme,  qu'aimant  encore  mieux 
la  paix  et  la  sûreté  qu'une  demeure  agréable^  j'ai 
pris  le  parti  de  rester  où  je  suis«  La  maison  que 
j'occupe  est  dan&un^  moins  belle  position,  mais 
elle  est  grande ,  assez  commode  ;  elle  a  une  ga- 
lerie extérieure  où  je  me  pïroméne  dans  les  mau- 
vais temps ,  et ,  ce  qui  vaut  mieux  que  tout  le 
re&te  ^  c  est  un  asile  offert  par  lanxitié. 


•X 


©4  CORRESPONDAHCE, 

La  Reuse  a  sa  source  au-dessus  4'qn  village  ap^ 
pelé  SamtrSulpice,  à  rextréipaiië  occicleatale  du 
vallon  ;  elle  ^^  sort  au  village  de  Trav^^rs  »  à  l'awtrf 
extrémité  ^  où  elle  commence  ^  se  creuser  un  lit, 
qui  devient  bientôt  précipice ,  et  la^condiiit  enfiii 
^ans  le  lac  de  Neuchatel.  Cette  Reuse  est  une 
très  jolie  rivière,  daire  et  brillante  comme  de 
Fargent ,  où  les  |;ruites  ont  bien  de  la  peine  à  m 
cacher  dans  des  toiiffes  d'heï'b^s*  On  la  voit  sort 
tir  tout  d'un  coup  de  terre  àsa  source  ^  noivpoint 
en  petite  fontaine  ouruisseau,  mais  toulfi  grande 
et  déjà  rivière ,  comme  la  fontaine  de  Vaucluse, 
en  bouillonnant  à  travers  les  rochers.  Comme 
luette  source  est  fort  enfoncée  dans  les  roches  es- 
carpées d'une  montagne ,  on  y  -esl;  toujours  à 
l'ombre  ;.et  la  fraîcheur  continuelle ,  le  bruit, les 
phutes,  le  cours  de  leau ,  m  attirant  leté  à  tra-«- 
'vers  ces  roches  brûlantes,  me  font  souvent 
mettre  en  nage  pour  aller  chercher  le  frais  près 
de  ce  murmure,  ou  plutôt  près  de oe fracas,  plus 
flatteur  à  n^on  oreille  que  celui  de  la  rife  Saint-ir 
Martin, 

L'élévation  dés  montagnes  qui  forment  le  val- 
lon n'est  pas  excessive,  mais  le  vallon  même  est 
mctntagne ,  étant  fort  élevé  au-dessus  du  lac  ;  et 
le  lac,  ainsi  que  le  sol  d^  toute  la  Suisse,  est  en«- 
core  extrêmement  élevé  sur  les  pays  de  plaines, 
élevés  à  leur  tour  au-dessus  du  niveau  de  la  mer. 
On  peut  juger  sensiblement  de  la  pente  totale 
par  le  long  et  rapide  cours  des  rivières ,  qui ,  de$ 
montagnes  de  Suisse,  vont  se  rendre  les  unes 


•     ÀKNÉÊ    1763.  25 

dans  la  Méditerranée  et  les  antres  dans  FOçéan, 
jA^insi,  quoique  la  Reuse  traversant  ie  vallon  soit 
sujette  à  de  fi*équei|ts  débordements ,  qui  font 
des  bords  de  son  iit  une  espèce  de  marais,  on 
hY  sent  point  1«  marécage ,  Fair  ny  est  point 
htmtide  et  malsain ,  }a  vivacité  qu  il  tire  de  son 
élévation  Tempéchant  de  rester  iong-temps  cfaar^ 
gé  de  vapeurs  grossières  ;  les  brouillards ,  assez 
fi'équents  i«s  matins ,  cèdent  pour  Fordinaire  à^ 
Faction  du  soleil  à  mesure  qu'il  s'élève. 

Comme  entre  les  montagnes  et  les  vallées  I9 
vue  est  toujours  réciproque,  celle  dont  je  jouis 
éci  dans  un  fond  n'est  pas  moins  vaste  que  celle 
<}ue  j'avois  sur  les  hauteurs  de  Montmorency, 
^  mais  elle  est  d'un  autre  genre  ;  elle  ne  flatte  pas , 
f  elle  frap^^e  ;  elle  est  plus  sauvage  que  riante  ;  Fart 
n'y  étale  pas  ses  beautés,  mais  la  majesté  de  la 
nature  en  impose;  et,  quoique  le  parc  de  Vejp^^ 
'?  sailles  soit  plus  grand  que  ce  vallon ,  il  ne  pâr^U 
jtroit  qu'un  colifichet  en  sortant  d'ici.  Au  pre-^ 
mier  coupHol'oeil ,  le  spectacle ,  tout  grand  qu'il 
est\  semble  un  peu  nu;  on  voit  très  peu  d'arbres 
dans*  la  vallée  ;  ils  y  viennent  mal ,  et  ne  donnent 
presque  aucun  fruit  ;  l'escarpement  des  monta* 
gnes,  étant  très  rapide,  montre  en  divers en^ 
droits  le  gris  des  rochers  ;  le  noir  des  sapins 
coupe  ce  gris  d'une  nuance  qui  n'est  pas  riante, 
et  ces  sapins  si  grankls ,  si  beaux  quand  on  est 
dessous,  ne  paroisèenr  au  loin  que  des  arbrîsw 
seaux ,  ne  promettent  ni  Fasilej'ni  l'ombre  qu'ils 
jionnent  ;  le  fond  du  valloA^presqne  au  niveç^ii 


25  CORBBSPONDiLNGEr. 

de  la  rivière,  semble  n ofïrir  à  ses  deux,  bords; 
qu  un  large  marais  où  Ton  ne  sauroit  marcher; 
la  réverbération  des  rochers  n  annonce  pas  dans 
fin  lieu  sans  arbres  une  promenade  bien  fraîche 
quand  lesoleil  luit  ;  sitôt  qu  il  se  couche^  il  laisse 
à  peine  un  crépuscule,  et  la  hauteur  des  monts, 
interceptant  toute  la  lumière,  fait  passer  pres- 
que à  Finstant  du  jour  à  la  nuit. 

Mais ,  si  la  première  impression  de  tout  cela 
n  est  pas  agréable,  elle  change  insensiblement 
par  un  examen  plus  détaillé;  et,,  dans  un  pays 
où  Ton  croyoit  avoir  tout  vu  du  premier  coup- 
d'œil ,  on  se  trouve  avec  surprise  environné  d'ob- 
jets chaque  jour  plus  intéressants.  Si  la  prome* 
nade  de  la  vallée  est  un  peu  uniforme,  elle  est 
en  revanche  extrêmement  commode  ;  tout  y  est 
du  niveau  le  plus  perfait,  les  chemins  y  sont 
«mis  comme  des  allées  de  jardin  ;  les  bords  de  la 
rivière  offrent  par  places  de  larges  pelouses  d'un 
plu«  beau  vert  que  les  gazons  du  Palais-Royal , 
et.  Ton  s'y  promène  ayec  délices  le  long  de  cette 
belle  eau ,  qui  dans  le  vallon  prend  un  cours  pai- 
sible en  quittant  ses  cailloux  et  ses  rochers  qu'elle 
retrouve  au  sortir  du  Val-de-Travers.  On  a  pro- 
posé de  planter  ses  bords  de  saules  et  de  peu- 
pliers, pour  donner,  durant  la  chaleur  du  jour^ 
de  l'ombre  au  bétail  désolé  par  les  mouches.  Si 
jamais  ce  projet  s'exécute ,  les  bords  de  la  Beusa 
deviendront  aussi  charmants  que  ceux  du  Li^ 
gnon ,  et  il  ne  leur  manquera  plus  que  des  As?»^ 
trées ,  des  Silyandres ,  et  un  d'Urfé^ 


*    ANNÉB    1763,  27 

Comme  la  direction  du  vallon  coupe  oblique- 
ment le  cours  du  soleil ,  la  hauteur  des  monts 
jette  toujours  de  l'ombre  par  quelque  côté  sur 
la  plaine,  de  sorte  quen  dirigeant  ses  prome- 
nades ,  et  choisissant  ses  heures ,  on  peut  aisé* 
ment  faire  à  1  abri  du  soleil  tout  le  tour  du  val- 
lon. D^ailleurs,  ces  mêmes  montagnes,  intercep- 
tant ses  rayons,  font  qu  il  se  lève  tard  et  se  couche 
de  bonne  heure ,  en  sorte  qu'on  n'en  est  pas  long- 
temps brûlé.  Nous  avons  presque  ici  la  def  de 
l'énigme  du  ciel  de  trois  aunes,  et  il  est  certain 
que  les  maisons  qui  sont  près  de  la  source  de  la 
Reuse  n'ont  pas  trois  heures  de  soleil  même  en 
été. 

Lorsqu'on  quitte  le  bas  du  vallon  pour  se  pro- 
mener à  mi-c6te,  comme  nous  fîmes  une  fois, 
monsieur  le  maréchal ,  le  long  des  Champeaux , 
du  côté  d'Andilly,  on  n'a  pas  une  promenade 
aussi  commode  ;  mais  cet  agrément  est  bien 
compensé  par  la  variété  des  sites  et  des  points 
de  vue,  par  les  découvertes  que  l'on  fait  sans 
cesse  autour  de  soi,  par  les  jolis  réduits  qu'on 
trouve  dans  les  gorges  des  montagnes ,  où  le 
cours  des  torrents  qui  descendent  dans  la  vallée,  - 
les  hêtres  qui  les  ombragent ,  les  coteaux  qui  les 
entourent ,  ofïrent  des  asiles  verdoyants  et  frais 
quand  on  suffoque  à  découvert.  Ces  réduits ,  ces 
petits  vallons,  ne  s'aperçoivent  pas  tant  qu'oia 
regarde  au  loin  les  montagnes;  et  cela  joint  à 
l'agrément  du  lieu  celui  de  la  surprise ,  lorsqu'on 
vient  tout  d'un  coup  à  les  découvrir.  Combien  . 


s8  CORRESPOND^iNCE. 

de  fois  je  me  suis  figuré,  vous  silivatit  à  la  pro- 
menade et  tournaût  autour  d'un  rocher  aride, 
vous  voir  surpris  et  charmé  de  retrouver  des 
bosquets  pour  les  dryades ,  pu  vous  n  aurieï;  cru 
trouver  que  des  antres  et  des  ours  ! 

Tout  le  pays  est  plein  de  curiosités  naturelles 
quon  ne  découvre  que  peu-à-peu,  et  qui,  par 
ces  découvertes  successives ,  lui  donnent  chaque 
jour  lattrait  de  la  nouveauté.  La  botanique  of«* 
fre  ici  ses  trésors  à  qui  sauroit  les  connoître;  et 
souvent,  en  voyant  autour  de  moi  cette  profti^ 
sion  de  plantes  rares ,  je  les  foule  à  regret  sous 
le  pied  d  un  ignorant.  Il  est  pourtant  nécessaire 
d'en  connpître  une  pour  se  garantir  de  ses  ter^ 
ribles  effets  ;  c'est  le  napel.  Vous  voyez  une  très 
belle  plante  haute  de  trois  pieds ,  garnie  de  jolies 
fleurs  bleues ,  qui  vous  donnent  envie  de  la  cueil* 
Uï;  mais,  à  peine  Va-t-oa  gardée  quelques  mi-* 
nutes,  qu'on  se  sent  saisi  de  maux  de  têt^,  de 
vertiges,  d'évanouissements,  et  Ton  périroit  si 
l'on  ne  jetoit  promptement  ce  funeste  bouquet. 
Cette  plante  a  souvent  cause  des  accidents  à  des 
enfants  et  à  d'autres  gens  qui  ignoroieut  sa  per* 
ificjeu«e  vertu.  Pour  les  bestiaux,  ils  n'en  appro- 
cheiit  janit&is,  et  ne  broutent  pas  même  l'herbe 
qui  l'entoure.  Les  faucheurs  l'extirpent  autant 
qmils:pieuvent  ;  quoi  qu'on  fasse,  l'espèce  en  reste, 
et  je  ne  laisse  pas  d'en  voir  beaucoup  ep  mp 
prbmena&t  sur  les  montagnes  ;  mais  on  l'a  dé^ 
fruité  à-peu-près  dans  le  «vallon. 

A  une  petite  lieuéde  Motiers ,  dans  la  seigneui» 


ANNÉfi   1763.  2g 

rîe  de  Travers,  est  une  mine  d asphalte,  qu'on 
dit  qui  s  étend  sous  tout  le  pays  :  les  habitants 
lui  attribuent  modestement  la  g^aieté  dont  ils  se 
vantent,  et  quils  prétendent  se  transmettre 
nifème  à  leurs  bestiaux*  Voilà  sans  doute  une 
belle  vertu  de  ce  minéral  ;  mais,  pour  en  pouvoir 
sentir^fefificace ,  il  ne  faut  pas  avoir  quitté  le 
efaâteau  de  Montmorency.  Quoi  qu  i}en  soit  des 
merveilles  quils  disent  de  leur  asphalte,  jaî 
donné  au  seigneur  de  Travers  un  moyen  sur 
d'en  tirer  la  médecine  universelle;  c  e§t  de  foire 
Une  bonne  pension  à  Lorry  ou  à  Bordeu. 

Au-dessus  de  ce  même  village  de  Tra#?rs,  il 
se  (ît  il  y  a  deux  ans  un  avalanche  considérable, 
et  de  la  façon  du  monde  la  plus  singulière.  Un 
homme  qui  habite  au  pied  de  la  montagne 
avoit  son  champ  devant  sa  fenêtre  ,  entre  la 
montagne  et  sa  maison.  Un  matin,  qui  suivit 
une  nuit  d'orage,  il  fut  bien  surpris,  en  ouvrant 
sa  fenêtre,  de  trouver  un  bois  à  la  place  de  son 
champ  ;  le  terrain ,  s'éboulant  tout  d'une  pièce , 
avoit  recouvert  son  champ  des  arbres  d'un  bois 
qui  étoit  au-dessus  ;  et  cela ,  dit-on ,  fait  entra  les 
deux  propriétaires  le  sujet  d'un  procès  qui  pour- 
voit trouver  place  dauè  le  recueil  de  Pitaval. 
L'espace  que  l'avalanche  a  mis  à  nu  est  fort 
grand  et  paroit  de  loin;  mais  il  faut  en  appro- 
cher pour  juger  de  la  force  de  Féboulement,  de 
Vétendue  du  creux,  et  de  la  grandeur  des  ro- 
chers qui  ont  été  transportés.  Ce  fait  récent  et 
certain   reijd  croyable  ce  que  dit  Pline  d'une 


3o  CORRESPONDANCE. 

\igne  qm  avoit  été  aÎDsi  transportée  d'un  côté 
du  chemin  à  lautre.  Mais  rapprochons-nous  de 
mon  habitation.  / 

J'ai  vis^-vis  de  mies  fenêtres  une  superbe  cas- 
cade ,  qui  ^  du  haut  dç  la  montagne^  tombe  par 
l'escarpement  d'un  rocljer  dans  le  vallon,  avec 
un  bruit  qui  se  fait  entendre  au  loin,  sur-tout 
quand  les  eaux  sont  grandes.  Cette  cascade  est 
très  en  vue^  mais  ce  qui  ne  l'est  pas  de  même , 
est  une  grotte  à  côté  de  son  bassin ,  de  laquelle 
l'entrée  est  difficile,  mais  qu'on  trouve  au-de- 
dans  assez  espacée^  éclairée  par  une  fenêtre  na- 
turell^n  cintrée  en  tiers-point ,  et  décorée  d'un 
ordre  d'architecture  qui  n'est  ni  toscan ,  ni  do^ 
rique,  mais  l'ordre  de  la  nature  qui  sait  mettre 
des  proportions  et  de  l'harmonie  dans  ^es  ou- 
vrages les  moins  réguliers.  Instruit  de  la  situa-' 
tion.-de  cette  grotte ,  je  m'y  rendis  seul  l'été  der-» 
nier  pour  la  contempler  à  mon  aise.  L'extrême 
sécheresse  me  donna  la  facilité  d'y  entrer  par 
une  ouverture  enfoncée  et  très  surbaissée,  en 
me  traînant  sur  le  ventre,  car  la  fenêtre  est  trop 
haute  pour  qu'on  puisse  y  passer  sans  échelle. 
Quand  je  fus  au-dedans,  je  m'assis  sur  une 
pierre ,  et  je  me  mis  à  contempler  avec  ravis-- 
sèment  cette  superbe  salle  dont  les  ornements 
sont  des  quartiers  de  roche  diversement  situés , 
et  formant  la  décoration  la  plus  riche  que  j'aie 
jamais  vue ,  si  du  moins  on  peut  appeler  ainsi 
celle  qui  montre  la  plus  giiande  puissance,  celle 
qui  attache  et  intéresse,  celle  qui  fait  penser,  qui 


ANNÉE    1763.  3l 

^lëv^  Tame,  ceile  qui  force  rhomfxie  à  oublier 
sa  petitesse  pour  ne  penser  qu'aux  œuvres  de  la 
nature.  Des  divers  rochers  qui  meublent  cette 
caverne,  les  uns  détachés  et  tombés  de  la  voûte, 
les  atitresencore  pendants  et  diversement  situés» 
marquent  tous  dans  cette  mine  naturelle  lefifet 
de  quelque  explosion  terrible  dont  la  cause  pa« 
roit  difficile  à  imaginer^  car  même  un  tremble- 
ment de  terre  ou  un  volcan  n  expliqueroit  pas 
cela  d'une  manière  satisfaisante.  Dans  le  fond 
de  la  grotte^  qui  va  en  s  élevant  de  même  que  sa 
voûte,  on  monte  sur  une  espèce  d*estrade ,  et  de 
là ,  par  une  pente  assez  roide ,  sur  un  rocher  qui 
mène  de  biais  à  un  enfoncement  très  obscur  par 
où  Ion  pénétre  sous  la  montagne.  Je  n  ai  point 
été  jusque-là,  ayant  trouvé  devant  moi  un  trou 
large  et  profond  qu'on  ne  sauroit  franchir  qu'a- 
vec une  planche.  D'ailleurs,  vers  le  haut  de  cet 
epfoncemént ,  et  presque  à  l'entrée  de  la  galerie 
souterraine ,  est  un  quartier  de.  rocher  très  im- 
posant ;  car ,  suspendu  presque  en  l'air ,  il  porte 
à  faux  par  un  de  ses  angles ,  et  penche  tellement^ 
en  avant  qu'il  semble  se  détacher  et  partir  pour 
écraser  le  spectateur.  Je  ne  dcAite  pas  cependant 
qu'il  ne  soit  dans  cette  situation  depuis  bien  des 
siècles ,  et  qu  il  n'y  reste  encore  plus  long-temps  : 
mais  ces  sortes  d'équilibres ,  auxquels  les  yeu^ 
ne  sont  pas  faits,  ne  laissent  pas  de  causer  quel-, 
que  inquiétude ,  et  quoiqu'il  fallût  peut-être  des 
forces  immenses  pour  ébranler  ce  rocher  qui: 
paroit  si  prêt  h  tomber,  je  craindrois  d'y  tou- 


\ 


32  COURÉSPOISDANCÈ. 

cher  du  bout  du  doigt ,  et  ne  voudrois  pas  pïuâ 
tester  dans  la  direction  de  sa  chute  que  sous  le-* 
pée  de  Damoclès^ 

La  galerie  souterraine  ^  à  laquelle  cette  grottd 
sert  de  vestibule,  ne  continue  pas  daller  en 
uiontaat  ;  mais  elle  prend  sa  pente  un  peu  vers 
le  bas,  et  suit  la  niième  inclinaison  dans  tout 
1  espace  qu  on  a  jusqu'ici  parcouru.  Des  curieuî^ 
s  y  sont  engagés  à  diverses  fois  avec  dés  doraes"* 
tiques ,  des  ftanibeaux  et  tous  les  secours  néeels*^ 
saires;  mais  il  faut  du  courage  pour  pénétrer 
loin  dans  cet  effroyable  lieu,  et  de  la  vigueur 
pour  ne  pas  ay  trouver  mal.  On  est  allé  jusqu  a 
près  de  demi-lieue  en  ouvrant  le  passage  où  il 
est  trop  étroit,  et  sondant  avec  précaution  le» 
gouffres  et  fondrières  qui  sont  à  droite  et  à 
gauche  :  notais  on  pvétend ,  dans  le  pays ,  qu  on 
peut  aller  par  le  mênoje  souterrain  à  plus  de 
deux  lieues  jusqu  a  lautre  côté  de  ^a  montagne , 
où  Ton  dit  qu  il  aboutit  du  coté  du  lac,  non  loin 
de  lembouchure  de  la  Reuse. 

Au*dessous  du  bassin  de  la  même  cascade  est 
une  autre  grotte  plus  petite ,  dont  Fabord  est 
embarrassé  de  plusieurs  grands  cailloux  et  quar. 
tiers  de  roche  qui  paroissent  avoir  été  entraînés 
là  par  les  eaux.  Cette  grotte-ci  n  étant  pas  si 
prajticable  que  Fautre ,  n'a  pas  de  même  tenté 
]es  curieux.  Le  jour  que  j  en  examinai  Fou* 
\:erture  il  faisoit  une  chaleur  insupportable;  ce- 
pendant il  en  sortoit  un  vent  &i  vif  et  si  froid , 
que  je  nosai  rester  long*temps  à  Feutrée,  et 


( 


l 


ANNÉE   1763.  33 

toutes  les  fois  que  j  y  suis  retourné  j'ai  toujours 
^Dti  le  même  vent;  ce  qui  me  fait  juger  quelle 
a  une  communication  plus  immédiate  et  moins 
embarrassée  que  Tautre. 

A  louest  de  la  vallée ,  une  montagne  la  sépare 
en  deux  branches ,  lune  fort  étroite ,  où  sont  le 
village  de  Saint-Sulpice,  la  source  de  la  Reuse» 
et  le  chemin  de  Pontarlier.  Sur  ce  chemin ,  fou 
voit  encore  une  grosse  chajine  y  scellée  dans  le 
rocher,  et  mise  là  jadiis  par  les  âWîsses  pour 
fermer  de  ce  côté-là  le  passage  aux  Bourgui- 
gnons. 

L  autre  branche,  plus  large ,  et  à  gauche  de  la 
'  première,  mène  par  le  village  de  Butte  à  un 
pays  perdu  appelé  la  Côte  aux  Fées  y   qu'on 
aperçoit  de  loin  parcequil  va  en  montant.  Ce 
pays  n  étant  sur  aucun  chemin ,  passe  pour  très 
s^u wge  •  et  en  quelque,  sorte  ^pour  le  bout  du 
monde.  Aussi  pi:*étend-on  que  c  etoit  autrefois 
le  séj  our  des  fées ,  et  le  noni  lui  en  est  resté  : 
on  y  voit  encore  leur.salle  d'assemblée  dans  une 
troisième  caverne  qui  porte  aussi  leur  nom ,  et 
qui  n  est  pas  pi  oins  curieuse  que  les  précéden- 
tes, Jç  n'ai  pas  vu  cette  grotte  aux  Fées',  parce- 
qu'elle  est  assez  loin  d'ici  ;  mais  on  dit  qu'elle 
.étoit  superbement  ornée,  et  l'on  y  voyoit  en- 
core il  n'y  «a  pas  long-temps  un  trône  et  des 
sièges  très  bien  taillés  dans  le  roc.  Tout  cela  a 
été  gâté  et  ne  paroit  presque  plus  aujourd'hui. 
D'ailleurs,  l'entrée  de  la, gratte  est  presque  en- 
tièrement bouchée  par  les  décombres ,  par  les 

17.  .    3 


34  CORKESPONDANCE. 

broussailles;  et  la  crainte  des  serpents  et  des 
bêtes  venimeuses  rebute  les  curieux  dy  vouloir 
pénétrer.  Mais  si  elle  eût  été  praticable  encore 
et  dans  sa  première  beauté,  et  que  madame  là 
maréchale  eût  passé  dans  ce  pays ,  je  suis  sûr 
quelle  eût  voulu  voir  cette  grotte  singulière, 
n  eût-ce  été  qu'en  faveur  de  Fleur-d'Épine  et  des 
Facardins. 

Plus  j  exajnine  en  détail  l'état  et  la  position  de 
ce  vallon,  plus  je  me  persuade  qu'il  a  jadis  été 
sous  l'eau  ;  que  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  le 
Val-de-Travers  fut  autrefois  un  lac  formé  par  la 
Reusé,  la  cascade,  et  d'autres  ruisseaux,  et  con- 
tenu par  le^  montagnes  qui  l'environnent ,  de 
sorte  que  je  ne  doute  point  que  je  n'habite  l'an- 
cienne demeure  des  poissons  ;  en  effet  le  sol  du 
vallon  est  si  parfaitement  uni  qu'il  n'y  a  qu^un 
dépôt  formé  par  les  eaux  qui  puisse  l'avoiiprinsi 
nivelé.  Le  prolongement  du  vallon,  loin  de  des- 
cendre, monte  le  long  du  cours  delà  Reuse,  de 
sorte  qu'il  a  fallu  des  temps  înftnis  à  cette  rivière 
pour  secaver ,  dans  les  abymes qu'elle  forme,  un 
cours  en  sen^contraire  à  l'inclinaison  du  terrain. 
Avant  ces  temps ,  contenue  de  ce  côté ,  de  même 
que  de  fous  les  autres,  et  forcée  de  refluer  sur 
elle-même ,  elle  dut  enfin  remplir  le  vallon  jus- 
qu'à la  hauteur  de  la  première  grotte  que  j'ai  dé-* 
crite,  par  laquelle  elle  trouva  ou  s'ouvrit  un 
écoulement  dans  la  galerie  souterraine  qui  lui 
servoit  d'aquéduc. 

Le  petit  lac  demeura  donc  constamment  à  cette 


ANNÉE    1763.  35 

hauteur  jusqu  à  ce  que  par  quelques  ravages,  fr^ 
queûts  au  pied  des  montagnes  dans  les  grandes 
eaux ,  des  pierres  ou  graviers  embarrassèrent  tel- 
lemeiltle  canal  que  leseauxn  eurentplus  un  cours 
suffisant  pour  leur  écoulement.  Alors  s  étant  ex- 
trêmement élevées ,  et  agissant  avec  une  grande 
force  contre  les  obstacles  qui  les  retenoient,  elles 
s'ouvrirent  enfin  quelque  issue  par  le  côté  le  plus 
foibleet  le  plus  bas.  Les  premiers  filets  échappés 
ne  cessant  de  creuser  et  de  s  agrandir,  et  le  niveau 
du  lac  bftssant  à  proportion ,  à  force  de  temps  le 
vallon  dut  enfin  se  trouver  à  sec.  Cette  conjecture, 
qui  m  est  venue  en  examinant  la  grotte  où  Ton 
voit  des  traces  sensibles  du  cours  de  leau ,  s  est 
confirmée  premièrement  par  le  rapport  de  ceux 
qui  ont  été  dans  la  galerie  souterraine ,  et  qui 
m  ont  dit  avoir  trouvé  des  eaux  croupissantes 
dans  les  creux  des  fondrières  dont  j  ai  parlé ,  elle 
s  est  confirmée  encore  dans  les  pèlerinages  que 
j  ai  faits  à  quatre  lieues  d'ici  pour  aller  voir  mi- 
lord-maréchal  à  sa  campagne  au  bord  du  lac ,  et 
oii  je  suiyois,  en  montant  la  mo/itagne,  la  ri- 
vière qui  descendoit  à  côté  de  moi  par  des  pro- 
fondeurs effrayantes,  que^  selon  toute  apparence, 
.elle  n'iâ  pas  trouvées  toutes  faites ,  et  qu  elle  n'a 
pas  non  plus  creusées  en  un  jour.  Enfin ,  j'ai  pen- 
Bé  que  Fasphalte,  qui  nest  quun  bitume  durci, 
étoit  encore  un  indice  d'un  pays  long*temps  im- 
bibé paroles  eaux:  Si  j'osois  croire  que  ces  folies 
pussent  vous  amuser ,  je  tracerois  sur  le  papier 
une  espèce  de  plan  qui  pût  vous  éclaircir  tout 

3. 


36  CORRESPONDANCE. 

cela  :  inais  il  faut  attendre  qu  une  saison  plu9 
favorable  eX  un  peu  de  relâche  à  mes  maux  m^ 
lai:ssent  en  état  de  parcourir  le  pays. 
.    On  peut  vivre  ici  puisqu'il  y  a  des  habitants. 
On  y  trouve  même  les  principales  commodités 
de  la  vie ,  quoiqu'un  peu  mt)ins  facilement  qu'en 
France.  Les  denrées  y  sont  chères ,  parceque  le 
pays  en  pt^oduit  peu  et  qu'il  est  fort  peuplé ,  sur- 
tout depuisrqu'on  y  a  établi  des  manufactures  de 
toile  peinte,  et  que  les  travaux  d'horlogerie  et 
•  de  dentelle  s'y  multiplient.  Pour  y  avoir  du  paib 
«naiiçeable,  il  faut  le  faire  chez  soi;  et  c'est  lé 
parti  que  j'ai  pris  à  l'aide  de  mademoiselle  ht 
Vasseur;  la  viande  y  est  mauvaise  >  non  que  le 
pays  n'en  produise  de  bonne  ;  mais  tout  le  bœuf 
va  à  Oenève  ou  à  Neuchatel ,  et  l'on  ne  tue  ici 
que  <le  la  vache.  La  rivière  fournit  d'excellentlfe 
truite ,  mais  si  délicate  qu'il  faut  la  manger  sor-*- 
tant  de  l'eau.  Le  vin  vient  de  Neuchatel ,  et  il  est 
très  bon,  sur-tout  le  rouge  :  pour  moi,  je  m'en 
tiens  au  blanc,  bien  moins  violent,  à  meilleur 
marché,  et  s^lon  moi  beaucoup  plus  sain.  Point 
dé  volaille,  peu  de  gibier,  point  de  fruit,  pas 
même  des  pommes  ;  seulement  des  fraises  bien 
-parfumées ,  en  abondahce  et  qui  durent  long- 
temps. Le  laitage  y  est  excellent ,  moins  pourtant 
que  le  fromage -de  Viry,  préparé  par  mademoi- 
-selle  Rose  ;  les  eaux  y  sont  claires  et  légères  :  ce 
n'est  pas  pour  moi  une  chose  indifférente  que  de 
bonne  eau ,  et  je  me  sentirai  long-temps  du  mal 
que  m'a  fait  celle  de  Montmorency.  J'ai  sôii^ 


AÎTNÉE    1763,  -    >7 

ma  fenêtre  une  très  belle  fontaine  dont  le  bruit 
fait  une  de  mes  délices.  Ges  fontaines  ,  qui  sont 
élevées  et  taillées  en  colonnes  ou  en  obélisques , 
et  coulent  par  des  tuyaux  de  fer  dans  de  grands, 
bassins,  sont  un  des  ornements  ^e  la  Snisse.  Il 
ny  a  si  chétif  village  qui  nen  ait  au  moins  deux 
ou  trois ,  les  maisons^cartées  ont  presque  cha- 
cune la  sienne,  et  Ion  entfouve  même  sur  lesche- . 
mins  pour  la  commodité  des  passants,  hommes 
et  bestiaux.  Je  ne  saurois  exprimer  combien  Tas- 
pect  de  toutes  ces  belles  eaux  coulantes  est  agréa- 
ble au  notilieu  des  rochers  et  des  bois  durant  les 
chaleurs  ;  Ton  e^  déjà  rafraîchi  par  la  vue ,  et 
Ton  est  tenté  d  en  boire  sans  avoir  soif. 
/  Voilà,  monsieur  le  maréchal,  de  quoi  vous 
former  quelque  idée  du  séjour  que  j'habite ,  et 
auqud  vous  voulez  bien  prendre  intérêt.  Je  dois 
Faimer  comme  le  seul  lieu  de  la  terre  où  la>vérité 
ne  soit  pas  un  crime,  ni  1  amour  du  genre  humaià 
une  impiété.  Jy  trouve  la  sûreté  sous  la  protec- 
tion de  milord-maréchal  et  lagrément  dans  son 
comnxerce.  Les  habitants  du  lieu  m  y  montrent 
de  la  bienveillance  et  ne  me  traitent  point  en 
proscrit.  Gomment  pourrois-je  n'être  pas  tour- 
ché  des  bontés  qu  on  m'y  témoigne ,  moi  qui  dois 
tenir  à  bien%it  de  la  part  de^  hommes  tout  le 
mal  qu'ils  ne  me  font  pais  ?  Accoutumé  à  porter 
depuis  si  long-temps  les  pesantes,  chaînes  de  la 
nécessité ,  je  passerois  ici  sans  regret  le  reste  de 
-ma. vie ,  si  j'y  pouvois  voir  quelquefois  ceux  qui 
me  la  font  encore  aimer. 


38    •  CORRESPONDANCE, 

A  M.  MOULTOU. 

« 

,  Motiers,  le  ao  janvier  1763. 

Je  suis  en  souci,  cher  ami,  de  ce  que  vous^ 
m  avez  marqué  que  ma  lettre  par  le  messager 
vous  est  arrivée  malcacheffee.  Je  cachette  cepen- 
dant avec  soin  toutes  1^  lettres  que.  je  vous  écris. 
Cela  m'apprendra  à  ne  plus  me  servir  du  naessa- 
ger.  Mais  ce  n  est  pas  assez ,  il  faut  vérifier  le  fait  ; 
coupez  le  cachet  de  ma  lettre,  et  me  l'envoyez; 
je  verrai  bien  si  Ton  y  a  touché.  Si  on  la  fait,  je 
crois  que  eest  ici ,  le  messager  ^yant  différé  soa 
départ  de  plusieurs  jours ,   durant  lesquels  -il 
avpit  ma  lettre,  dont  il  ai:^ra  pu  parler,  et  que 
les  curieux  auront  été  tentés  de  lire.  Quoi  qu'il 
en  soit ,  j'estime  que,  dans  le  doute,  si  la  lettre 
a  été  ouverte,  vous  ne  devez  point  donner  votre 
écrit ,  du  moins  quant  à  présent. 

Comment  avez-vous  pu  imaginer  que  si  j'a-^ 
vois  écrit  des  mémoiresdema  vie,j'aurois  choisi 
M.  de  Montmollin  pour  l'en  faire  dépositaire? 
Soyez  sûr  que  la  reconnaissance  que  j'ai  pour  sa 
conduite  envers  moi  ne  m'aveugle  pas  à  ce  point  ; 
et  quand  je  me  choisirai  un  confesseur,  ce  ne 
sera  sûrement  pas  un  homme  d'é|^ise;  car  je  ne 
regarde  pas  mon  cherMoultou  comme  tel.  H  est 
certain  que  la  vie  de  votre  malheureux  ami,  que 
je  regarde  comme  finie,  est  tout  ce  qui  me  reste 
à  faire ,  et  que  l'histoire  d'un  homme  qui  aura  le 


ANNÉE.  1763.  3^ 

courage  de  fe  montrer  intus  et  in  ente  peut  être 
de  quelque  iixstruction  à  se^  semblables  ;  mais 
•cette  entreprise  a  des  difficultés  presque  insur- 
montables; car,  malheureusement ^  n ayant  pas 
toujours  vécu  seul,  je  nesauroisme  peindre  sans 
peindre  beaucoup  d autres  gens;  et  je  n'ai  pas  Iç 
droit  d  être  aussi  sincère  pour  eux  que  pour  moi| 
du  moins  avec  le  public  et  de  leur  vivant.  Il  y 
auroit  peut-être  des*  arrangements  à  prendre 
pour  cela  qui  denpian'deroient  le  concours  d  un 
homme  sur  et  d'un  véritable  ami  :  ce  n  est  pas 
d  aujourd'hui  que  je  médite  sur  cette  entreprise, 
qui  n  çst  pas  si  légère  qu  elle  peut  vous  paroître  ; 
et  je  ne  vois  qu  un  moyen  de  Texécuter ,  duquel  je 
voudrois  raisonner  avec  vous.  J'ai  une  chose  à 
vo«s  proposer.  Dites-moi ,  cher  Mpultou ,  si  je 
reprenois  assez  de  force  pour  être  sur  pied  cet 
été ,  pourriez-vous  vous  ménager  deux  ou  trois 
mois  à  me  donner  pour  les  p^ser  à-peu-prè^ 
tête  à  tête?  Je  ne  voudrois  pour  cela  choisir  ni 
Motiers ^  ni Zurick ,  ni  Genève,  mais  un  lieu  au- 
quel je  pense,  et  où  les  importuns  nevieijdroient 
pas  nous  chercher,  du  moins  de  sitôt.  Nous  y 
trouverions  un  hôte  et  un  ami,  et  même  des  so- 
ciétés très  agréables,  quand  n&us  voudrions  un 
peu  quitter  notre  solitude.  Pensez  à  cela ,  et  di- 
tes-m'en votre  avis.  Il  ne  s'agit  pas  d'un  long 
voyage.  Plus  je  pense  à  ce  projet ,  et  plus  je  le 
trouve  charmant.  C'est  mon  dernier  château  en 
Espagne  y  dont  lexécutipn  ne  tient  qu'à  ma  sau- 


4o  ^COftRïSPONDAACE. 

té  et,  à  VOS  afiPaires.  Pensez-y,  et  nie  répondez* 
Cher  artii,  que  je  vive  encore  deux  mois,  et  je 
meurs  content. 

Vous  me  proposez  d'aller  prés  de  Genève 
chercher  des  Recours  à  mes  maux  !  Et  quels  se- 
cours donc?  Je  n'en  connois  point  d'autres  quand 
je  soufFre  que  la  patience  et  la  tranquillité  :  mes 
amis  même  alors  me  sont  insupportables ,  pàrce- 
quil  faut  que  je  me  gêne  pour  ne  pas  les  affliger. 
Me  croyez-vous  donc  de  ceux  qui  méprisent  la 
médecine  quand  ils  se  portent  bien ,  et  l'adorent 
quand  ils  sont  malades?  Pour  moi,  quand  je 
le  suis ,  je  me  me  tiens  coi,  en  attendant  la  mort 
ou  la  guérison.  Si  j'étois  malade  à  Genève,  c'est 
ici  que  je  viendroi^ chercher  les  secours  qu'il  me 
faut.  * 

J'écris  àRoustan  pour  lui  conseiller  d'ajouter 
quelque  autre  écrit  au  sien ,  pour  en  faire  une 
espèce  de  volume  dont  il  sera  plus  aisé  de  tirer 
quelque  parti  que  d'une  petite  brochure.  Don- 
nez-lui le  même  conseil.  Si  son  ouvrage  étoit  de 
nature  à  pouvoir  être  imprimé  à  Paris  (  oh  paye 
mieux  les  manuscrits  là  qu'en  Hollande ,  où  rieii 
ne  met  à  l'abri  des  contre-façons),  je  pourrois 
le  lui  négocier  bien  plus  aisément;  mais  cela 
n'est  pas  possible.  Tandis  qu'il  travaillera ,  le 
temps  du  voyage  de  Rey  viendra,  et  je  lui  par- 
lerai. Je  lui  ai  pourtant  écrit;  mais  il  ne  m'a 
point  encore  répondu.  Si  Roustan  veut  s'en  te- 
nir à  ce  qu'il  a  fait ,  il  y'a  un  Grasset  à  Lausanne 
qui  peut-être  pourroit  s  en  charger  :  cela  seroit 


*     •  ANNÉE   1763.  4». 

bien  plue  commode,  et  épargneroit  des  embar- 
ras et  des  frais.  Il  n  y  a  pas  lons^emps  que  Rey 
ma  refusé  un  ezcelleat  manuscrit  au  profit 
d'une  pauvre  T«uve,  et  duquel  milord-maréchal 
est  dépositaire.  Gela  me  fait  craindre  qu  il  n'éft 
feisse  autant  de  celui-ci. 

Adieu;  je  vous  .embrasse.  Mon  état^est  tou- 
jours le  même  :  mais  cependant  Thiver  tend  à  sa 
fin  :  nous  vendons  ce  que  pourra  faire  une  saison 
moins  rude. 

Savez-vous  qu'on  entreprend  à  Paris  une  édi- 
tion générale  de  mes  écrits  avec  la  permission 
du  gouvernement  ?  Que  dîtefr-vous  de  cela  ?  Sa- 
vBz-vous  que  Timbécille  Néaulme  et  l'infatigable 
Formey  travaillent  à  mutiler  mon  Emile,  qm- 
quel  ils  auront  l'audace  de  laisser  mon  nom, 
Bprès  l'avoir  rendu  aussi  plat  queux? 

A  M.  PETIT-PIERRE,  ^ 

PRO'cun,JEUR  A   NEUCHATEL. 

r 

Motiers, 1763. 

Je  n'ai  point ,  monsieur,  de  satisfaction  à  faire 
au  christianisme.,  parceque  je  ne  l'ai  point  of- 
fensé ;  ainsi  je  n'ai  que  faire  pour  cela  du  livre 
de  M.  Denise. 

Toutes  les  preuves  de  la  vérité  de  la  religion 
chrétienne  sont  contenues  dans  la  Bible.  Ceux 
qui  se  mêlent  d'écrire  ces  preuves  ne  font  que 
les  tirer  de  là  et  les  retourner  à  leur  mode.  Il 
vaut  mieux  méditer  l'original  et  les  en  tirer  soi- 


42  ÇORRESPONDAIÎCE.       • 

même ,  que  de  les  chercher  dans  le  fatras  de  ce$ 
auteurs.  Ainsi ,  monsieur  ^  je  n'ai  que  faire  en^ 
core  pour  cela  ou  livre  de  M.  Denise. 

Cependant,  puisque  vous  m'assurez  qu'il  est 
lion ,  je  veux  bien  le  garder  sur  votre  parole  pour 
le  lire  quand  j  en  aurai  le  loisir,  à  condition  que 
vous  QLWjpz  la  bonté  de  me  faire  dire  ce  que  vous 
a  coûté  lexemplaire  que  vous  m  avez  envoyé, 
et  de  trouver  bon  que  j  en  remette  le  prix  à  votr^ 
commissionnaire;  faute  de  quoi  le  livre  lui  serqi 
rendu  sous  quinze  jours  pour  vous  être  renvoyée 

Je  passe,  monsieur,  à  la  réponse  à  vos  deux 
questions.  i        > 

Le  vrai  christianisn^e  n  est  que  la  religion  na- 
turelle mieux  expliquée,  comme  vous  le  dites 
vous-même  dans  la  lettre  dont  vous  m'avez  ho- 
noré.  Par  conséquent ,  professer  la  religion  na-^ 
turelle  n'est  point  se  déclarer  contre  le  christia- 
nise. 

Toutes  les  connoissances  humaines  ont  leurs 
objections  et  leurs  difficultés  souvent  insolu- 
bles. Le  christianisme  a  les  siennes ,  que  l'ami 
de  la  vérité ,  l'homme  de  bonne  foi ,  le  vrai  chré- 
tien ,  ne  doivent  point  dissimuler.  Bien  ne  me 
scandalise  davantage  que  de  voir  qu'au  lieu  de 
résoudre  ces  difficultés  on  nie  reproche  de  les 
avoir  dites.  Où  pi^enez-vous ,  monsieur,  que  j'aie 
dit  que  mon  motif  à  professer  la  religion  chré- 
tienne est  le  pouvoir  qu'ont  les  esprits  de  ma 
sorte  d'édifier,  et  de  scandaliser?  Cela  n'est  ^ssu- 

ri 

rément  pas  dans  ma  lettre  à  M»  de  Montmollin^ 


ANNÉE    1763.  45 

ni  rien  d'approchant,  et  je  n'ai  jamais  dit  ni 
écrit  pareille  sottise. 

Je  n  ainie  ni  n'estime  les  lettres  anonymes ,  et 
je  n  y  réponds  jamais  ;  mais  j  ai  cru ,  monsieur , 
vous  devoir  une  exception  par  respect  pour  votre 
âge  et  pour  votre  zèle.  Quant  à  la  formule  que 
vous  avez  voulu  m'éviter  en  ne  vous  signant  pas , 
c'étoit  un  soin  superflu;  car  je  n  écris  rien  (|ueje 
ne  veuille  avouer  hautement,  et  je  n'emploie 
jamais  de  formule. 

A  M.  MOULTOU. 

Mo  tiers ,  le  1 7  février  1763^. 

Je  ^e  suis  hâté  de  brûler  votre  lettre  du  4  j 
comme  vous  le  désiriez  ;  je  ferai  plus ,  je  tâcherai 
de  l'ouWier.  Je  ne  sais  ce  qui  vous  est  arrivé  ; 
maisivous  avez  bien  changé  de  langage.  Il  y  a 
six  mois  que  vous  étiez  indigné  conU*ç  M.  de 
Voltaire,  de  ce  qu'il  me  supposoit  capable  du 
quart  des  bassesses  que  vous  me  conseillez  main- 
tenant. Vos  conseils  peuvent  être  bons ,  mais 
ifi  ne  me  conviennent  pas.  Je  sais  bien  qu'après 
avoir  donné  le  fouet  aux  en£aints ,  très  souvent  à 
tort ,  on  leur  fait  encore  demander  pardon  \  mais 
outre  que  cet  usage  m'a  toujours  paru  extrava- 
gant, il  ne  va  pas  à  ma  barbe  grise.  Ce  n'est 
point  à  l'offensé  à  demander  pardon  des  outrages 
qu'il  a  reçus  ;  je  m'en  tiens  là.  Ce  que  j'ai  à  faire 
est  de  pardonner ,  et  c'est  ce  que  je  fais  de  boa 
coeur )  même  sans  qu'on  me  le  demande^  mai9 


44  -CORRESPONDANCE. 

quej*aille,  à  mon  âge,  solliciter, comme  tm  éco- 
lier, des  certificats  de  consistoire,  il  me  paroit 
singulier  que  vous  Tayez  imaginé  possible.  Vos 
ministres  et  moi  sommes  loin  de  compte  i  ils 
ont  cru ,  sur  ma  lettre  à  M.  de  MontmoUin ,  avoir 
trouvé  une  occasion  favorable  de  me  faire  rarm* 
per  sous  eux.  Ils  auront  tout  le  temps  de  se  dés- 
abuser. Puisqu'ils  se  sont  ôté  mon  estime ,  ils 
s'accommoderont ,  s  il  leur  plait,  de  mon  mé- 
pris. Je  leur  ai  donné  des  témoignages  publics 
de  cette  estime  ;  j'ai  eu  tort ,  et  voilà  le  seul  tort 
qu'il  me  reste  à  réparer. 

Mon  cber,  je  suis,  dans  ma  religion^  tolérant 
par  principes,  car  je  suis  chrétien  :  je  tolère 
tout ,  hors  l'intolérance  ;  mais  toute  inquisition 
*  m'est  odieuse.  Je  regarde  tous  les  inquisiteurs 
comme  autant  de  satellites  du  diable.  Par  cette 
raison ,  je  ne  voudrais  pas  plus  vivre  à  G«néve 
quà  Goa.  Il  n'y  a  que  les  athées  qui  pmssent 
vivre  en  paix  dans  ces  pays-là ,  parceque  toutes 
les  professions  de  foi  ne  coûtent  rien  à  (pii  n'en 
a  dans  le  cœur  aucune;  et,  quelque  peu  que  je 
sois  attaché  à  la  vie,  je  ne  suis  point  curieux 
d'aller  chercher  le  sort  des  Seryet.  Adieu  donc, 
messieurs  les  brûleurs.  Rousseau  n'est  pas  votre 
lipmme  ;  puisque  vous  ne  voulez  point  de  lui  y 
parcequ'il  est  tolérant ,  il  ne  veut  point  de  vous 
par  la  raison  contraire. 

Je  crois,  mon  cher  Moultou^  que,  si  nous  nous 

étions  vus  et  expliqués ,  nous  nous  serions  épar* 

:  gué  bien  des  malentendua  dansaxo&lettres.  Yous 


ANNlÈE    1763,  4d 

Ile  poiAT^z  pas  vous  mettre  à  ma  place  >  ni  voir 
les  choses  daûs  mon  point  de  •vue.  Genève  reste 
toujours  sOus  vo?  yeux,  et  s'éloigne  des  miens 
tous  les  jours  davantage;  j'ai  pris  mon  parti. 

J  ai  peur  que  mon  état,  qui  empire  sans  cesse, 
ne  m'empêche  d'exécuter  notre  projet  :  en  ce 
cas  il  faudra  que  vous  me  veniez  voir;  et  à^tout 
événement  ce  seroit  toujours  un  préliminaire 
qui  me  feroit  grand  plaisir.  Adieu. 

J'approuve  très  fort  que  vous  ne  songiez  point 
à  publier  ce  que  vous  avez  fait.  Tout  cela  ne  ser- 
viroit  plus  à  rien-,  et  vous  ne  feriez  que  vous  i 
compromettre.  , 

« 
A  M.  DAVID  HUME. 

Motîers^Travers,  le  19  février  i763. 

Je  n'ai  reçu  qu'ici,  monsieur,  et  d^pyispeu ,. 
la  lettre  dont  vous  m'honoriez  àLondres  Iç  2  juil- 
let dernier,  supposant  que  j'étois  dans  cette  ca- 
pitale. C'étoit  sans  doute  dans  votre  nation  et 
le  plus  près  de  vous  qu'il  m'eût  été  possible  que 
j'aurois  cherché  ma  retraite,  si  j'avois  prévu 
l'accueil  qui  m'attendoit  dans  ma  patrie.  Il  n'y 
avoit  qu'elle  que  je  pusse  préférer  à  l'Angleterre; 
et  cette  prévention,  dont  j'ai  été  trop  puni, 
m'étoit  sdors  bien  pardonnable;  mais  à  mon 
grand  étonnement,  et  même  à  celui  du  public, 
je  n'ai  trouvé  que  des  affronts  et  des  outrages  où 
j'espérois ,  sinon  de  la  reconnoissance ,  au  moins 
des  cAisolations.  Que  de  choses  m'ont  fait  re- 


46  CORRESPONDANCE. 

gretter  Tdsile  et  Thospitalité  philosophique  qui 
mattendoient  près  de  vous!  Toutefois  mes  maU 
heurs  m  en  ont  toujours  rapproché  en  quelque 
manière.  La  protection  et  les  hontes  de  milord- 
maréchal ,  votre  illustre  et  digne  compatriote , 
m'ont  fait  trouver  ^  pour  ainsi  dire ,  FÉcosse  au 
milieu  de  la  Suisse  :  il  vous  a  rendu  présent  à 
nos  entretiens ,  il  ma  fait  faire  avec  vos  vertus  la 
connoissance  que  je  n'avois  faite  encore  qu'avec 
vos  talents  ;  il  ma  inspiré  la  plus  tendre  amitié 
pour  vous,  et  le  plus  ardent. désir  d obtenir  la 
vôtre  avant  que  je  susse  que  vous  étiez  disposé  à 
me  l'accorder.;  Jugez,  quand  je  trouve  ce  pen- 
chant réciproque ,  combien  j'aurois  de  plaisir  à 
m'y  livrer!  Non,  monsieur,  je  ne  vous  rendois 
que  la  moitié  de  ce  qui  vous  étoit  dû  quand  je 
n'avois  pour  vous  que  de  l'admiration.  Vos  gran- 
des f  ues ,  ^votre  étonnante  impartialité ,  votre 
génie,  vous  élèveroient  trop  au-dessus  des  hom- 
mies,  si  votre  bon  cœur  ne  vous  en  rapprochoit. 
Milord^maréchal,  en  m'apprenant  à  vous  voir 
encore  plus  aimable  que  sublime,  me  rend  tous 
les  jours  votre  commerce  plus  désirable ,  et  nour- 
rit en  moi  Fempressement  qu'il  m'a  fait  naître  de 
finir  mes  jours  près  de  vous.  Monsieur ,  qu  une 
meilleure  santé ,  qu'une  situation  plus  commode 
ne  me  met-elle  àportée  de  faire  ce  voyage  comme 
je  le  desirerois  !  Que  ne  puis-je  espérer  de  nous 
voir  un  jour  rassemblés  avec  milord  dans  votre 
commune  patrie  qui  deviendroit  la  mienne!  Je 
bénirois,  dans  une  société  si  douce,  les  malheurs 


ANNÉE    1763.  4? 

j>ar  lesquels  j'y  fus  conduit,  et  je  croirois  n  avoir 
icommencé  de  vivre  que  du  jour  quelle  auroit 
commencé.  Puissè-je  voir  cet  heureux  jour  plus 
désiré  qu  espéré  !  Avec  quel  transport  je  m'écrie- 
rois  en  touchant  Theureuse  terre  où  sont  nés 
David  Hume  et  le  maréchal  d'Ecosse  ! 

Salve,  fati&  mihi  débita  tellus ! 

Hic«doinus ,  haec  patria  est. 

J»  J*  R» 

A  M.  MOULTOU. 

^  Motiers,  26  février  1763. 

Je  nai  point  trouvé,  cher  Moultou,  dans  la 
lettre  de  M.  Deluc  celle  que  vous  me  marquez 
lui  avoir  remise  ;  je  comprends  que  vous  vous 
^tes  ravisé.  Je  puis  avoir  mis  de  l'humeur  dans 
la  mîpnne,  et  j'ai  eu  tort  :  je  trouve,  aucon«- 
traire,  beaucoup  de  raison  dans  la  votre;  mais 
j'y  vois  en  même  temps  un  certain  ton  redressé, 
cent  fois  pire  que  l'humeur  et  les  injures.  J'aime- 
rois  mieux  que  vous  eussiez  déraisonné.  Quand 
j'aurai  tort,  dites-moi  mes  vérités  franchement 
et  durement ,  mais  ne  vous  redressez  pas ,  je  vous 
en  conjure  :  car  cela  finiroit  mal.  Je  vous  aime 
tendrement ,  cher  ami ,  et  vous  m'êtes  d'autant 
plus  précieux^  que  vous  serez  le  dernSbr  et  qu'a- 
près vous  je  n'en  aurai  plus  d'autres;  miais,  à 
mon  âge,  on  a  pris  son  pli;  c'est  au  vôtre  qu'on 
en  prend  un.  Il  faut  vous  accommoder  de  moi 
tel  que  je  suis,  ou  me  laisser  là. 


48  GORRESPONDANGlf. 

J  admire,  avec  reconnoissance et  respect,  le$. 
infatigables  soins  du  bon  M.  Deluc ;  mais,  en 
.  vérité ,  je  suis  si  excédé  de  toutes  leurs  tracasse-* 
ries  genevoises  que  je  ne  puis  plus  les  souffrir. 
Je  ne  leur  dis  rien^  je  ne  leur  denjiande  îrien ,  je 
ne  veux  rien  avoir  affaire  avec  eux.  Je  les  ai  lais- 
sés brûler,  décréter,  censurer  tdut  à  leur  aise: 
.que  me  veulent -ils  de  plus?  Et  ces  imbécilles 
bourgeois,  qui  regardent  tout  cela  dû  haut  de 
leur  gloire,  cpmme  si  cela  ne  les  intéressoit 
•  point;  et,  au  lieu  de  réclamer  hautemisnt  contre  ' 
la  violation  des  lois,  s  amusent  à  vouloir  me 
^ire  dire  mon  catéchisme,  et  à  se  demander 
ce  que  je  ferai  tandis  quils  demeurent  les  bras 
croisés,  que  me  veuJent-ils?je  ne  saurois  le  com- 
prendre. Je  croyois  que  les  Genevois  étoient  des 
hommes,  et  ce  ne  sont  que  des  caillettes.  Je  sens 
que  mon  cœur  s  Intéresse  encore  un  peu  à  eux , 
parle  souvenir  de  mon  bon  père,  qui  certaine- 
ment valoit  mieux  qu  eux  tous.  Mais  Tintérét 
devient  bien  foible  quand  lestim.e ne*le  soutient 
plus.  Dans  letat  où  je  suis,  ennuyé  de  tout,  et 
sur-tout  de  la  vie ,  le  repos  et  la  paix  sont  les 
seuls  biens  que  je  puisse  goûter  encore.  Voulea&- 
vous  que  j  y  renonce  pour  aller  chercher  des  cor- 
rections ,  des  leçons ,  des  réprimandes  et  de  nou- 
veaux affronts  parmi  des  gens  que  je  méprise? 
Oh  !  par  ma  foi ,  non. 

J'avois  barbouillé  une  espèce  de  réponse  à 
larchevêque  de  Paris, et  malheureuseâûient ,  dans 
un  moment  d'impatience ,  je  len voysii à  Rey .  En 


'    ANNÉE   1763.  49 

y  mieux  pensant,  je  Tai  voulu  retira  :  i)  ù'étoit 
plus  temps;  il  In'a  marqué,  en  réponse,  quil 
avoit  déj^  commencée  J  en  suis  très  fâché.  Il  n'est 
pas  perm^  de  s'échauffer  en  parlant  de  soi  ;  et , 
sur  des  chicanes  de  doctrine^  on  ne  peut  que 
vétiller.  L'écrit  e^t  froid  et  plat.  'J'en  prévois 
l'effet  d'avance;  mais  la  sottise  est  faite  :  il  est 
inutile  de  se  tourmenter  d'un  mal  sans  remède^ 
Bonjour^ 

A  M.  DELUG. 

.  *  • 

Motiers ,  le  26  février  1763. 

Je  n'ai  point ,  mon  cher  ami ,  de  déclaratioil 
à  faire  à  M.  le  premiei»  syndic ,  parcequ'ôn  a  com- 
mencé par  me  juger  sans  me  lire  ni  m'entendre^ 
et  qu'une  déclaration  après  coup  ne  sauroit  faire 
que  ce  qui  a  été  fait  n'ait  pas  été  fait.  C'est  pour-* 
tant  par-là  qu'il  faudroit  commencer  pour  re-» 
mettre  les  choses  dans  le  cas  de  la  déclaration 
que  vous  demandez^ 

Je  ne  puis  dire  que  je  suis  fâché  d  avoir  écrit 
ce  qu'il  n'est  pas  vrai  que  je  sois  fâché  d'avoir 
écrit ,  puisque  au  contraire ,  si  ce  que  j'ai  écrit  et 
publié  étoit  à  écrire  ou  à  publier ,  je  Técrirois  au- 
jourd'hui et  le  publierons  demain. 

Je  pourrois  dire ,  tout  au  plus ,  que  je  suis  fâ-' 
ché  qu'on  ait  pu  tirer  de  mes  écrits  des  prétextes 
pour  me  persécuter  ;  mais  jamais  ce  mot  dUani-^ 
mads^ersion  du  conseil  ne  me  conviendra.  Il  faut 
iniquité;  et  violation  des  lois.  Je  ne  sais  nommer 
les  choses  quâ  par  leur  nom  « 

17.  4 


5o  COIVRESPO^DANGE. 

Je  ne  piys  ni  ne  veux  rien  dire  f  ni  rien  faire , 
en  quelque  manière  que  ce  soit ,  qui  ait  Fair  de 
réparation  ni  d  excuses ,  p^rcequ  il  est  infâme  et 
ridicule  que  ce  soit  à  loffensé  de  faire  satisfaction 
à  Foôenseuf. 

Les  éc|iaii:Gisseme«|t$  que  vous  me  proposez 
$ont  bop$  et  b{en  tQurnjés.  Je  les  aurois  pu  don« 
per  silon  neùt  pas  voulu  m  y  contraindre  ;  maiâ 
je  suis  las  de  faire  lenfant ,  et  indigné  de  voir  des 
Genevois  faire  si  sottfement  les  inquisiteurs.  Les 
éclaircissements  nécessaires  sont  tous  dans  mes 
écrits  et  dans  ma  conduite  :  je  n  en  ai  plus  d'au- 
tres à  dojiner. 

YQ^Q^ip^voift,  dites-rVjQtift,  redemandent  Qu6 
fera  RonàmÇ'U  ^  Je  tiîQUve  qun  ceux  qui  disest , 
//  nef^m  rim*  parlant  très  sensément,  pai»> 
qu  en  e£Pet  il;  i^'a  rien  à  fiiire.  Qudnt  à  ceux  qui 
disent ,  //  s^f^ra  CQmiQUrè ,  j'ignore  ce  q» ils  ait 
tendent  ;  inaÂ$  J4  3ais  Jbden  que  si  cela  n'esi^  paa 
fait  cela  ne  se  fera  jamais.  Moi  aussi  je  lœ  diB-^ 
mandois ,  Queferani  lei  Genevois?  Je  répondbis , 
Ils  se  feront  QQrmotfre.  Ce^t  ajussice  qu  Uaont  lait» 

Je  syi§  surprij^  que  moft  aroi  Deluc  puis^ç  mo 
conseiller  4ç  feir^  k  Berne  <ks  kas8e$se$.  que  je  nq 
veux  pas  faire,  à  Genève-  J^  vous  jure  que  lea 
procédés  des  Peri)Ois;iie  me  touchent  guère  :  ce 
3pnt  ceux  des  G/&nevoi3  qui  m  ont  tts^vcé,  S'ife 
veulent  être  le§  derniers  à  réparer  leurs  tojcts.,  j^ 
les  en  dispense. 

Je  ne  suis  nullement  en  état  d'aller  à  Qenéve; 
je  nen  ai  pas  la  moindre  envie^  et  si  jamais  j  y 


/ 


ANNÉE    1763.       '  ^1* 

Tais  (ce  qîiî,  vu  le  sort  qtii  m'y  attend ,  nest  à 
désirer ,  ni  pt)Ur  mon  repos ,  ni  pour  ma  sûreté , 
ni  pour  rhonxuetir  des  Qenevois) ,  ce  ne  sera  sû- 
rement pas  en  suppliant. 

J'ai  été  citoyen  tant  qtie  j'ai  crû  avoir  une  pa-* 
trie.  Je  metrompois;  je  suis  désabusé;  L'insulté' 
«jui  m'a  été  faite  m'est  commune  ,  comme  vous 
le  dîtes  fort  Kién ,  avec  le^  lois  et  la  religion  :  les 
affronts  qu'on  partage  avec  elle  sont  des  triom-* 
phes.  Cependant  lès  membres  de  l'état  restent 
traniquilles  spectateurs  dans  cette  affaire,  comme* 
si  elle  ne  les  regaMoit  pas.  A  la  bonne  heure. 
Pour  moi ,  je  vous  déclare  que  désormais  elle  me 
regarde  encore  moins.  Si  je  m'obstinois  à  faire 
âeol  le  don  Quichotte ,  ce  qui  fut  jusqu'ici  le  zèle 
â'vm  patriote  devîendroit  l'entêtement  d'un  fou^ 
Personne  ne  ssïit  mîieux  que  les  Genevois  si  je  leui* 
suis  btm  à  quelque  chose  :  pour  moi ,  je  sais  pai* 
expérience  qu'ilsFUé  me  sont  bons  à  rien* 

Voilà  vos  livres,  cher  afhî  î  je  me  suis  efforcé 
de  les  Ki*e  ;  maïs  je  vous  avoue  que  votre  Ditton 
accable  ma  pauvre  tête.  îl  me  noie  dans  une  mer 
de  paroles  dont  je  ne  puis  me  tirer.  Tout  ce  qu'iï 
me  seniHe  d'apercevoir  c'est  qu'il  tient  en  l'aii* 
tine  grosse  massue  qu'il  reniue  sans,  cesse ,  d'un 
air  forft  terribfe  et  menaçant  ;  et  quand  il  vient  a 
frappei* ,  ce  qu'il  fait  rarement  et  pour  cause ,  on 
rfetit  que  ïa  massue  n  eât  que  du  coton. 

Bonjour,  homme  de  bien  :  je  vous  embras-» 
se  ;  et ,  Genevois  ou  non,  je  serai  toujours  votr^ 

•ini  /S^''^ 


5a  GORBESPONDANCE. 

A  M*  BEAU-CHAfEÂU.  / 

Motiers,  a6  février  1^65. 

Je,  ne  sais ,  mon  cher  Beau-Chàteau ,  comment 
TOUS  faites  ;  vous  me  louez,  et  vous  me  plaisez, 
Oest  sans  doute  que  vos  louanges  parlent  au 
cœur;  et  j  en  porte  un  qui  ne  sait  point  résistera 
cela.  Je  me  souviens  qu  avant  de  prendre  la  plume 
je  disois  à  mes  amis  :  Je  ne  voudrois  savoir  écrire 
que  pour  me  faire  aimer  des  bons  et  haïr  des 
méchants.  Maintenant  je  la  pose,  avec  la  gloire 
d'avoir  bien  rempli  mon  objet.  Combien  de  fcifis, 
entrant  dans  une  assemblée ,  je  me  suis  applaudi 
de  voir  étinceler  la  foreur  dans  les  yeux  des  fri- 
pons, et  Tœil  de  la  bienveillance  m  accueillir 
dans  les  gens  de  bien!  Non  quil  ny  ait  beaucoup 
de  ces  derniers  qui  trouvent  mes  livres  mal  faits 
et  qui  ne  sont  pas  de  mon  avis ,  mais  il  n  y  en  a 
pas  un  qui  ne  m  aime  à  cause  de  mes  livres.  Voilà 
ma  couronne,  cher  Beau-Château;  quelle  me  pa- 
roit  belle  !  elle  est  parée  sur  ma  tète  par  les  jnains 
de  la  vertu.  Puissé-je  être  digne  de  la  porter  ! 

Je  nai  fait  ni  ne  ferai  Tapologie  delà  Profes- 
sion de  foi  du  vicaire  :.j  espère,  comme  vous,  le 
dites ,  qu  elle  n  en  a  pas  besoin.  Je  laisse  bourdon- 
ner à  leur  aise  les  comparets  et  autres  insectes  ve- 
nimeux qui  me  vont  picotant  aux  jambes.  Leur» 
blessures  sont  si  peu  dangereuses ,  que  je  ne  dai- 
gne pas  même  les  écraser  dessus.  Mais  quant  aux 
gens  en  place  qui  ont  la  bassesse  de  mlnsul^r , 


ANNÉE  1763.   ^  53 

je  puis  avoil"  quelque  chose  à  leur  dire:  ils  ont  si 
grand  besoin  de  leçons ,  et  si  peu  d'hommes  leur 
en  oseBt  donner,  que  je  me  crois  spécialement 
appelé  à  cet  honorable  et  périlleux  emploi.  Mal- 
heureusement je  n  ai  plus  de  talents  9  mais  je  me 
sens  du  courag^e  encore. 

Vous  faites  bien ,  cher  Beau-Ghàteau ,  de  m'ai- 
mef ,  vous  et  vos  compagnons  de  voyage  ;  ce  n'est 
qu'une  dette  que  vous  payez.  Quand  vous  pourrez 
me  revenir  voir,  soit  ensemble,  sôit  séparément, 
vous  me  ferez  du  bien  ;  et  j^éspère  que  plus  nous 
nous  verrons  plus  nous  nous  aimerons.  Je  vous 
enii>rasse  de  tout  mon  cœur, 

A  M.  ***. 

Motiers,  1763. 

Il  est,  dites-vous ,  très^  cher  ami,  quatre  cents 
citoyens  et  bourgeois  qui  ont  paru  mécontents 
de  ee  qui  s'est  passé.  Il  s'en  est  donc  trouvé  |cinq 
ou  six  cents  autres  qui  en  ont  été  contents.  Que 
voulez-vous  que  j'aille  faire  parmi  ces  gens-là? 

Vous  me  proposez  un  voyage  dans  une  saison 
où  je  ne  puis  pas  même  sortir  de  ma  chambre  : 
c'est  un  arrangement  que  mon  état  rend  impos- 
sible. Il  y  a  vingt  ans  que  je  n'ai  fait  une  lieue 
en  hiver.  Si  jamais  j'entreprends  un  voyage  en 
pareille  saison  >  ce  né  sera  sûrement  pas  pour  al- 
ler à  Genève. 

Vous  me  demandez  le  compliment  que  je  fe-^ 
rois  à  M.  le  premier  syndic.  Je  serois  fort  embar- 
rassé de  vous  le  dire .  Jeii'aurois  assurément  qu'un 


$4  CORRESPONDÂIÎCE, 

fort  mauvais  compliment  à  lui  faire.  Ce  n'est  p^ 
]a  peine  d  aller  si  loin  pour  cela. 

Depuis  quand  est-ce  à  Toffensé  de  depaai^der 
excuse  ?  Que  Ton  commence  par  me  faire  la  satisr 
faction  qui  m  est  due  ;  je  tàcheraii  d'y  Fépoiidre 
convenablement. 

Tous  vos  messieurs  se  tourmentent  beaucoup 
çle  savoir  pourqjuoi  M.  de  MontmoUin  ne  ms^ 
pas  excommunié,  Je  les  trouve  plaisants.  Çt  de 
quoi  se  mêlent-ils  ?  Je  pense  avoir  autant  de 
droit  spr  eu:|:  qu  ils  en  oiit  sur  m.oi ,  cependant  je 
pe  vais  point  m'iaformer  curieusement  s'ils  di-? 
^ent  bien  leur  catéchispi^  et  s  il$  ont  biefi  fait 
leurs  Pâques. 

Que  je  sëis,  du  moins  quant  à  présent ,  ortho*? 
doxe^  juif^  païen,  athée,  que  leur  importe?  ce 
n  est  pas  de  cela  qu'il  sagit  ;  la  question  est  de 
,savoir  si  les  lois  ont  été  violées ,  et  si ,  quel  que 
je  sois ,  on  m^a  traité  injustement  :  voilà  ce  qui 
leur  importe  ,  et  sûrçmeqt  beaucoup  plus  qu'é^. 
moi  ;  car,  par  rapport  à  moi,  la  chose  est  f^ite  : 
on  ne  me  fera  pas  pis  ;  mais  les  conséquences  les 
l^egardent.  Tandis  qu'ils  traitent  cette  affaire  di:^ 
haut  de  leur  grandeur,  faut-il  donc  que  j'en  fasse 
pour  eux  tous  les  frais  y  et  que  je  vienne  en  sup- 
pliant demander  qu'on  me  pardonne  les  affront^ 
que  j'ai  reçus?  Ce  n'est  pas  mon  avis.  Que  les 
choses  en  restent  là,  puisque  cela  leur  convient. 
On  verra  q^ui  dans  la  suite  s'en  trouvera  le  pluij 
mal  i  d'eux  ou  de  moi. 

Cher  ami,  je  vous  l'ai  dit,  et  je  vous  le  répète 


l 

ANNÉE   1763.  55 

de  bon  cœur:  j*aime  encore  mes  compatriotes;  je 
sens  vivement,  dans  mes  malheurs,  l'atteinte  qui 
a  été  portée  à  leurs  droits  et  à  leur  liberté.  Quoi 
qu'il  arrive ,  je  ne  veux  jamais  demeurer  à  Ge- 
nève ;  cela  est  bien  décidé.  Mais ,  s'ils  avoient  vu  le 
tort  que  leur  fait  celui  que  j'ai  reçu ,  et  combien 
ils  ont  d'intérêt  qu'il  Mit  réparé ,  j'aurois  agi  de 
concert  avec  eux  dans  cette  affaire ,  autant  que 
mon  honneur  outragé  l'eut  permis.  Alors ,  après 
avoir  commencé  par  remettre  les  chose^dans  l'é- 
tat où  elles  doivent  être ,  s'ils  ont  tant  d'envie  de 
me  régeliter  ,  ils  m^auroient  régenté  tout  leur 
8oùl,  Mais  comment  ne  voient*ils  pa^  qu  avant 
cela  l'inquisition  qu'ils  veulent  établir  s^rntoi  est 
impertinente  et  ridicule?  Slls  sont  assez  fous  poui^ 
exiger  que  je  m'y  prête ,  je  ne  suis  pas  assez  sot 
pour  m'y  prêter.  Ainsi  je  n'ai  rien  à  dire  à  M.  de 
MontmoUin,  attendu  que  ni  M.  de  Montmollin 
ni  moi  n'avons  pas  plus^de  compte  à  \eûr  i^endre 
que  nous  tien  avons  à  teUr^ demander: 

Les  affronta  qui  m'ont  été  faits  ne  peuvent 
être  suffisamment  repaires  que  par  ùâe  invita- 
tion honnête  et  formelle  de  retourner  à  Genè- 
ve. Si  l'on  peut  se  résoudre  à  une  démarche  si 
décente  et  si  convenable ,  si  due ,  il  faudra  qu'on 
âoit bien  difficile  si  l'on  n  est  pas  contentde  la  ma- 
nière donf  fy  répondrai.  Alors  on  pourira  s'en- 
quêter de  ma  fei ,  et  je  serai  toujours  prêt  à  en 
rendre  coilieipte.  Satis  cela*,  ne  parlons  plus  de 
cette- aflbire ,  car  nul  autre  expédient  ne  peut  me 
convenir. 


56  conn^spo^BmCE, 


A. M,  M***, 


Motiersjle  i^mars  1763. 

J*ai  lu ,  monsieur ,  avec  un  vrai  plaisir,  la  lettre 
que  vous  m'avez  fait  rhouneur  de  m  écrire ,  et 
jy  ai  trouvé,  je  vous  jure,  yne  des  meilleures 
critiques  qu'on  ait  faites  de  mes  ^crjts.  Vous  êtes, 
élève  et  parent  de  M.  Marcel  ;  vous  défendez 
votre  maître ,  il  n'y  a  rien  là  que  de  louable  ;  voua . 
professez  un  art  sur  lequel  vous  me  trouves^  in-, 
juste  et  mal  instruit,  et  vous  le  justifiez  ;  cela  est 
assurément  très  permis  :  je  vous  parois  un  per-*^. 
sonnage  fort  singulier  tout  au  moins ,  et  vous 
avez  la  bonté  de  me  le  dire  plutôt  qu  au  public. 
On  ne  peut  riçi^  de  plus  honnête ,  et  vous  me , 
mettez ,  par  vos  censures ,  dans  le  c^s  de  voua 
devoir  des  remerciements. 

Je  ne  sais  si  je  m'excuserai  fort  bieii  près  de 
vous,  en  vous  avouai^t  que  les  singeries  dont  j  ai 
taxé  M,  Marcel  tomboient  bien  moins  sur  son 
art  que  sur  sfi  manière  de  le  faire  valoir.  Si  j'ai 
tort  même  ei\  cela ,  je  l'ai  d  autant  plus  que  ce 
n'est  point  d  après  autrui  que  je  lai  jugé,  mais 
cj'après  moi-même.  Car,  quoi  que  vous  en  puis- 
siez dire,  j'étois  quelquefois  admis  |i  Thonneur. 
de  lui  voir  donner  ses  leçons;  et  je  me  souviens 
que,  tout  autant  de  profanes  que  nous  étions, 
la ,  san3  excepter  son  écolière,  nous  ne  pouvions . 
Qous  tenir  de  rire  à  la  gravité  mjsigistrale  avec 
laquelle  il  prononçbit  ses  savants  apophtegmes^ 


ANNÉE    1763.  57 

Encore  une  fois,  monsieur,  je  ne  prétends  point 
in  excuser  en  ceci;  tout  au  contraire,  j'aurois 
ntauvaise  grâce  à  vous  soutenir  que  M.  Marcel 
fai^oit  des  singeries ,  à  vous  qui  peut-être  vous 
trouvez  bien  de  limiter  ;  car  mon  dessc^in  n  es( 
assurément  ni  de  vous  offenser  ni  de  vous  dé-* 
pls^re.  Quant  à  Fineptie  .avec  laquelle  j'ai  parlé 
de  votre  art ,  ce  tort  est  plus  naturel  qu  excusa- 
ble; il  est  celui  de  quiconque  se  mêle  de  p(;irler 
de  ce  qu  il  ne  sait  pas.  Mais  un  honnête  homme 
qu  on  avertit  de  sa  faute  doit  la  réparer  ;  et  c*est 
ce  que  je  crois  ne  pouvoir  mieux  faire  en  cette 
occasion  quen  publiant  franchement  vôtre  let- 
tre et  \os  corrections,  devoir  que  je  m'engage 
à  JT^mplir  en  temps  et  lieu.  Je  ferai ,  monsieur , 
avec  grand  plaisir  cette  réparation  publique  à 
la  danse  et  à  M.  Marcel ,  pour  le  malheur  que 
j'ai. eu  de  leur  manquer  de  respect.  J'ai  pour- 
tant quelque  lieu  de  penser  que  votre  indigna- 
tion se  fut  un  peu  calmée  si  mes  vieilles  rêveries 
eussent  obtenu  grâce  devant  vous.  Vous  auriez 
vu  que  je  ne  suis  pas.  si  ennemi  de  votre  art  que 
vous  m'accusez  de  l'être ,  et  que  ce  n'est  pas  une 
grande  objection  à  mé  faire  que  son  établisse- 
ment dans  mon  pays^  puisque  j'y  ai  proposé; 
moi-même  des  bals  publics ,  desquels  j'ai  donné 
Ifi  plan.  .Monsieur,  faites  grâce  à  mes  torts  en 
faveur  de  mes  services  ;  et  quand  j'ai  scandalisé 
pour  vous,  les  gens  austères,  pardonnez  -  moi 
quelques  d^raisonnements  sur  un  art  duquel 
j'iii  3i  bien  mérité, ,  - 


58  GOR&ESPONDANGE. 

Quelque  autorité  cepeùdaut  qu  aient  sur  moi 
vos  décisious^  je  tiens  encore  un  peu,  je  lavoue  ^ 
à  la  diversité  des  caractères  dont  je  proposoû^ 
^introduction  d&ns  la  danse.  Je  ne  vois  pa^  bien 
encore  ce  que  vous  y  trouvez  d'impraticable,  et 
il  me  paroit  moins  évident  qn  a  vous  qu  o»  ^'en- 
Huieroit  davantage ,  quand  les  danses  seroient 
plus  variées.  Je  n  ai  jamais  trouvé  que  ce  fàt  un 
amusement  bien  piquant  pour  une  assemblée  , 
que  cette  enfilade  d  éternels  âienu^s  par  l6S-^ 
quels  on  commence  et  poursuit  un  bal ,  et  qui 
ne  disent  tous  que  la  même  chose,  parcequ'ils 
nont  tous  qu  un  seul  caractère;  au  lieu  qu'en 
leur  en  donnant  seulement  deux ,  tels ,  par  e:&emo 
pie ,  que  ceux  de  la  blonde  et  de  la  brune  ^  on;  le» 
eût  pu  varier  de  quatre  manières  qui  les  eus«* 
sent  fendus  toujours  pittoresques  et  [plus  sou-* 
vent  intéressants.  La  blonde  avec  le  himn ,  la 
brune  avec  le  Mond,  la  brune  avec  le  brun,  et 
la  blonde  avec  le  blond.  Yoilà  Tidée  ébauchée  : 
il  est  aisé  de  la  perfectionner  et  de  Tétendre; 
car  vous  comprenez  bien,  monskur,  qu'il  ne 
jaut  pas  presser  ces  différences  de  blondie  et  de 
brune;  le  teint  ne  décide  pas  toujours  du  tem- 
pérament ;  telle  brune  est  blonde  par  Tindolen-» 
èe;  telle  blonde  est  brune  par  la  vivacité,  et 
l'habile  artiste  ne  juge  pas  d}h  caractère,  par  leà 
cheveux. 

Ce  que  je  dis  du  menuet  ^  pourquoi  ne  le  di*^; 
rois-je  pas  des  contredanses  et  de  la  plate  symé» 
trie  sur  laquelle  elles  sont  tout^dessbiées?  Pbur^ 


ANNÉE    1763.  69 

quoi  n'y  introduiroit^on  ps^s  de  savantes  irrégu- 
larités, comme  dans  une  bonne  décoration  ;  des 
oppositions  et  des  contrastes ,  comme  dans  les 
parties  de  la  musique?  On  fait  bi^n  chanter  eçkr 
semble  6érsiclite  et  Démocrite  ;  pourquoi  ne  les 
jPeroit-on  pas  danger? 

Quels  tableaux  charmante,  quelles  scènes  va* 
piées  ne  pourroit  point  introduire  dans  la  danse 
un  génie  in-venteur,  qui  sauroit  la  tirer  de  sa 
froide  uniformité,  et  lui  donner  un  langage  et 
des  sentiments  comme  en  a  la  musique  !  Mais 
votre  M.  Marcel  n*a  rien  inventé  que  des  phrases 
qui  sont  mortes  avec  lui  ;  il  a  laissé  son  art  dans 
le  même  état  où  il  Ta  trouvé  :  il  leût  servi  plus 
Utilement ,  en  pérorant  un  peu  moins ,  et  dessi-* 
ipuint  davanlfige;  et,  au  lieu  d'admirer  tant  de 
choses  dans  ce  menuet  ^  il  eût  mieux  fait  de  les 
Y  mettre..  Si  vous  vouUçk  faire  un  pas  de  plus , 
vous ,  monsieur ,  que  je  suppose  hon^me  de  gé-* 
nie ,  peut-être ,  au  lieu  d^  vous  amuser  à  censurer 
mes  idées ,  chcrcheriesj-vous  à  étendre  et  recti- 
fier les  vue*  q|a  ell^  vous  offrent  ;  yo^us  devien- 
driez créateur  daxm  votre  art  ;  vous  rendriez  ser- 
vice aux  hommes  qui  ont  tant  de  besoin  qu  oa 
leur  apprenne  a  ;^vair  du  plaisir  ;  vous,  immor- 
taliseriez votre  nonpi,  et  vous  auriez  cette  obli- 
gation à  un  pauvre  ^solitaire  qui  ne  vous  a  point 
offensé,  et  que  vous  voulez  haïr  sans  sujet. 

GrQye:^moi,  monsieur,  laissez  là  des  critiques 
qui  ne  conviennent  qu'aux  gens  sans  talents, 
ificap^bles  d€  rien  produire  d'eux -*  mêmes.,  e( 


6o  CORRESPONDANCE. 

qui  ne  savent  chercher  de  la  réputation  qu  aux 
dépens  de  celle  d'autrui.  Échauffez  votre  tête , 
et  travaillez;  vous  aurez  bientôt  oublié  ou  par- 
donné mes  bavardises ,  et  vous  trouvère?  que  les 
prétendus  inconvénients  que  vous  objectez  aux 
recherches  que  je  propose  à  foire  seront  des 
avantages  quand  elles  auront  réussi.  Alors ,  grâce 
à  la  variété  des  genres,  lart  aura  de  quoi  con- 
tenter tout  le  monde ,  et  prévenir  la  jalousie  en 
augmentant  lemulation.  Toutes  vos  écôlîères 
pourront  briller  sans  se  nuire,  et  chacune  se 
consolera  d  en  voir  d'autres  exceller  dans  leurs 
genres ,  en  se  disant ,  J  excelle  aussi  dans  le  mien  ; 
au  lieu  qu  en  leur  faisant  faire  à  toutes  la  même 
chose ,  vous  laissez  sans  aucun  subterfuge  Ta- 
mour-propre  humilié  ;  et  comme  il  n'y  a  qu'un 
modèle  de  perfection ,  si  l'une  excelle  dans  ie 
genre  unique ,  il  faut  que  toutes  les  autres  lui 
cèdent  ouvertement  la  primauté. 

Vous  avez  bien  raison ,  mon  cher  monsieur , 
de  dire  que  je  ne  suis  pas  philosophe.  Mais  vous 
qui  parlez ,  vous  ne  feriez  pas  mal  de  tâcher  de 
l'être  un  peu.  Gela  seroit  plus  avantageux  à  votre 
art  que  vous  ne  semblez  le  croire.  Quoi  qu'A  en 
soit,  ne  fâchez  pas  les  philosophes  ,  je  vous  le 
conseille  ;  car  tel  d'entre  eux  pourroit  vous  don- 
ner plus  d'instructions  sur  la  dansé  que  vous  ne 
pourriez  lui  en  rendre  sur  la  philosophie  ;  et  cela 
ne  laisseroit  pas  d'être  humiliant  pour  un  élève 
du  grand  Marcel. 

Vous  me  taxez  d'être  singulier  ,•  et  j'espère. qua 


'    ANNÉE   17^3.  6f 

"VOUS  avez  raison.  Toutefois  vous  auriez  pu,  sur 
ce  point ,  me  faire  grâce  en  faveur  de  votre  maî- 
tre ;  car  vous  m'avouerez  que  M.  Marcel  lui-mê- 
me étoit  un  homme  fort  singulier.  Sa  singulari-> 
té ,  je  lavoue ,  étoit  plus  lucrative  que  la  mienne  ; 
et,  si  cest  là  ce  que  vous  me  reprochez,  il  faut 
hien  passer  condamnation;  mais  quand  vous 
m  accusez  aussi  de  n  être  pas  philosophe ,  c  est 
comme  si  vous  m  accusiez  de  n  être  pas  maître 
à  danser.  Si  cest  un  tort  à  tout  homme  de  ne 
pas  savoir  son  métier ,  ce  n  en  est  point  un  de  ne 
pas  savoir  le  métier  d'un  autre.  Je  n  ai  jamais  as-^ 
pire  à  devenir  philosophe;  je  ne  me  suis  jamais 
donné  pour  tel  ;  je  ne  le  fus ,  ni  ne  le  suie,  ni  ne 
veux  1  être.  Peut-on  forcer  un  homme  à  mériter 
malgré  lui  un  titre  qu'il  ne  veut  pas  porter  ?  Je 
8.ais  qu'il  n'est  permis  qu'aux  philosophes  de  par- 
ler philosophie;  mais  il  est  permis  à  tout  homme 
de  parler  de  la  philosophie;  et  je  n'ai  rien  fait:  de 
plus.  J'ai  bien  aussi  parlé  quelquefois  de  la  danse, 
quoique  je  ne  sois  pas  danseur  ;  et ,  si  j'en  ai  parlé 
mênie  avec  trop  de  zélé ,  à  votre  avis ,  mon  excuse 
est  que  j'aime  la  danse ,  au  lieu  que  je  naime 
point  du  tout  la  philosophie.  J'ai  pourtant  eu 
rarement  la  précaution  quC' vous  me  prescrivez, 
de  danser  avec  les  filles,  pour  éviter,  la  tentation; 
naais  jgçi  eu  souvent  l'audace  de  courir  le  risque 
tout  entier  en  osant  les  voir  danser  sans  danser 
moi-même.  Ma  seule  précaution  a  été  de  meli^^ 
yrer  moins  aux  impressions  des  objets  qu'aux 
'i^éflexians  qu'ils  me  faispient  naître.»  et  de  rêirer 


6à  CO&BÉStONDAÏf£Ë. 

quelquefois,  pofur n'être  pas  séduit.  Je  suis  fftch^^ 
mon  cher  monsieur,  que  mes  rè?eries  aient  eu 
le  malheur  de  vous  déplaire^  Je  vous  assure  qtié 
ce  ne  fut  jamais  mon  intention  ;  et  je  Vous  sakitf 
de  tout  mon  cœur. 

A  m.  RÈIt. 

MotîerSyie  17  inai*s  i^6â.      * 

Si  jeune,  et  déjà  Marié!  Monsieur,  vous  aveai 
isntrepris  de  bonne  heure  une  grande  tache.  Je 
sais  que  la  maturité  de  le^rit  peut  suppléer  à 
lage ,  et  vous  m'atez  paru  promettre  ce  supplé- 
ment. Vous  vous  coanoisseas  d  ailleiirs  en  mérite, 
et  je  compta  sur  celui  de  1  épouse  que  vOtis  voué 
êtes  cboisiCé  II  n  en  feut  pas  moins ,  cher  Rèit , 
pour  rencire  heureux  un  établissement  si  pré-^' 
coce.  Votre  âge  seul  itit'alarme  piour  vous  ;  tout 
le  reste  me  rassure.  Je  suis  toujours  persuadé 
que  le  vrai  bonheur  dé  la  vfe  est  dans  un  mariage 
bien  assorti  ;  et  je  ne  le  suis  pas  moins  que  tout 
le  succès  de  cette  carrière  dépend  de  la  façon  de 
kk  commencer.  Le  t<Mr  cpie^  vont  prendre  vos  oc-^ 
cupatidns,  vossoins ,  vos»  manières,  vos  aflRèctions 
domestiques^  dui^atitla  première  année ,  décidera 
4e  toutes  les  antres.  C'est  maintenant  que  le  sort 
de  vos  jours  est  entre  vos  mains;  plus  tard,  il 
dépendra  de  vos  habitudes.  Jeunes  époux ,  vous 
êtes  perdus ,  si  vdusn  êtes  qu'amants  ;  mais  soyeàs 
amts  de  bonne  heure  pour  Têtre  toujours.  La  con- 
fiance ,  qui  vaut  mieux  que  l-amour ,  lui  survit  et" 


AURÀE  1765;     ^  13 

le  tem{i}aee;  Si  TOtis  a^wz  FétaHir  entre  vous  ^ 
irotre  naiMoi  voiu  plaira  plus  qu'aucune  autre; 
et,  dè9  qu  nue  fois  vous  seveas  mieux  chez  vous 
que  par-tout  ailleurs,  je  vobs^  promets  du  bon- 
heur pour  le  reste  de  votre  vie.  Mais  ne  vous  met-' 
tez  pas  dans  Vesprlt  d'en  chercher  au  loin,  ni 
dans  la  célébrité ,  ni  dans  les  plaisirs  y  ni  dans  la 
fortune.  La  véritable  félicité  ne  se  trouve  point 
au<lehors  ;  il  £Biut  que  votre  maison  vous  suffise^ 
eu  jamais  rien  ne  vous  suffira. 

Gonséquemment  à  ce  principe ,  je  crois  qu  il 
Q^e^t  pas  temps,  quant  à  présent,  de  songer  à 
l^sécution  du  projet  dont  vous  m'avez  parlé.  La 
société  conjugale  doit  vous  occuper  plus  que  la 
société  lielvétiquè  :  avant  q^  de  publier  les  an- 
nales de  celle-ci ,  mettez-vous  en  état  d'eniburnir 
le  plus  bel  article.  Il  f^ut  qu'en  rapportant  les  ac- 
tions d'autrui  vous  puissiez  dire  comme  le  Gor- 
rége,  Et  moi  aussi  je  suis  homme. 

Mon  cher  Keit ,  je  crois  voir  germer  beaucoup 
de  mérite  parmi  la  jeunesse  suisse  ;  mais  la  ma- 
la4k^ uni ver^eUe  vous  gagne  tous.  Ge  mérite  cher- 
cha ài  s«$  bire  impirimer  ;  et  je  crains  hien  que , 
4§  eetti^  manie  dans  les  gens  de  votre  état ,  il  ne 
9^ulle  m;  jour  à  la^  tête  de  vos  républiques  plus 
4#  petkfi  auteurs  que  de  grandshèmmes.  Il  n  ap- 
partJMtt  pas  à  tous  d'être  des  Haller. 

Vous  nxavez. envoyé  un  livre  très  précieux  ,  et 
de  fort  belles  icantes  ;  oomme  d'ailleurs  vous  avez 
acheté  Tun  et  l'autre  ,  il  n'y  a  aucune  parité  à 
ÏE|ire  ea  aucun  sens  entre  ces  envois  et-  le  bar- 


64  GOHRESPOlirDANGE. 

bouillage  dont  vous  faites  mention.  Déplus  vbiM 
vous  rappellerez,  s  il  vous  plaît,  que  ce  sont  des 
commissions  dont  vous  avez  bien  voulu  vou9 
charger ,  et  qu  il  n  est  pas  honnête  de  transfor-^ 
mer  des  commissions  en  présentSi  Ayez  donc  la 
bonté  de  me  marquer  ce  que  vous  coûtent  ces 
emplettes ,, afin  qu'en  acceptantla  peine  qu  elles 
vous  ont  donnée ,  d  aussi  bon  cœur  que  vous  Ta** 
vez  prise  ^  je  puisse  au  moins  vous  rendre  vo» 
déboursés,  sans  quoi  je  prendrai  le  parti  de  vous 
renvoyer  le  livre  et  les  cartes. 
.  Adieu,  très  bon  et  aimable  Reit;  faites,  je 
vous  prie,  agréer  mes  hommages  à  madame  vo- 
tre épouse  ;  dites-lui  combien  elle  a  droit  à  ma 
reconnoissance  en  faisant  le  bonheur  d  un  honw 
me  que^j  en  crois  si  digne  et  auquel  je  prends  ua 
si  tendre  intérêt. 

• 

A  M.  D.  R. 

Mo  tiers,  mars  1763. 

Je  ne  trouvé  pas ,  très  bon  papa ,  que  vous 
ayez  interprété  ni  bénignement  ni  raisonnable-» 
ment  la  raison  de  décence  et  de  modestie  qui 
m^empêcha  de  vous  offrir  mon  portrait,  et  qui 
mempèçhera  toujours  de  Toffrir  à  personne. 
Cette  raison  n  est  point ,  comme  vous  le  préten- 
dez, un  cérémonial,  mais  une  convenance  tirée 
de  la  nature  des  choses,  et  qui  ne  permet  à  nul 
homme  discret  de  porter  ni  sa  figure  ni  sa  per-* 
9onne  où  elles  ne  sont  pas  invitées ,  comme  s  il 


étdit  shtâe  faire  en  cela  un  cédeatl  ;  âU  lieiiquë 
ceti  dùH  être  un  podr  Itiî  ^  qtiand  oti  lui  ténioi-^ 
gne  là-desdtis  quelque  empreâsement.  Voilà  le 
sentiment  que  je  vous  ai  manifesté ,  et  au  lieii 
duquel  Vottô  nie  prêtez  rintéhiiôn  de  ne  voUloij^ 
accorder  tm  tel  présent  qu'aui  prières.  O'ëst  mé 
wpposer  un  motif  de  fatuité  où  j'en  mettais  un 
de  modestie»  Cela  ne  me  parolt  pas  dand  Tordre 
ordinaire  de  votte  bon  esprit* 

Vou«  m'ailëgue^  que  les  rois  et  les  prince! 
donnent  leurs  portraits.  S$ns  douté  iU  les  don-" 
nent  à  leurs  inférieurs  comme  un  honneur  où 
une  récompense  ;  et  c'est  préciaémeïit  pour  cela 
quHl  est  iniipertinent  à  de  petits  particuliers  de 
croire  honorer  leurs  égaux ,  coknmé  lés  rois  ho-^ 
notant  leurs  inférieurs;  Plusieurs  rois  donnent 
aussi  leur  main  à  baiser  en  signé  dé  faveur  et  dé 
itistjnction.  Dois-^je  vouloir  faire  à  UièS  amis  là 
même  grâce?  Cher  papa ,  quand  je  serai  roi ,  je 
ne  manquerai  pas,  eu  superbe  monarque,  de 
vdus  olftir  mon  portrait  enrichi  de  diamiânts. 
Eu  attendant ,  je  nït*ai  pas  sottement  m'imagi^ 
aer  quem  vous  ni  pèrsomré  soit  empressé  de  ma 
ntinee  êjgtàte;  et  il  n'y  à  qu'Un  témoignage  bien 
pi^liltMdé  la  part  dé  ceux  qui  sVn  soucient^  cfui 
puisse  me  permettre  de  le  supposer ,  SUr-tout 
n'âyaot  pud  lepasse^port  déà  diamants  pour  ac-^ 
t^mpâj^er  lé' p4>rtruit. 

y&mmechet  SéfmUei  IBÎe^nàrd.  €?ést  Je  vous 
Ta^oué)  tËifi  fing^iér  modèle  que  vous  me  p^o- 
pdses&  à  ittiH^r  t  J'au^ûiô  bien  dru  que  vous  me 

17,  ^ 


66  CORRESPONDAN^CE. 

desiriez  ses  millions ,  mais  non  pas  ses  ridiculegf 
Pour  moi,  jciserois  bien  fâché  de  les  avoir  avec 
sa  foFtunje  ;  elle  seroit  iSeaucoup  trop  chère  à  ce 
prix.  Je  sais  quil  avoitTimpertinenced  offrir ^on 
portrait  ^  même  a  gens  fort  au-dessus  de  lui.  Aussi^ 
entrant  unjour en  maison  étran(];ère  dans  la  garr 
de-roï^e,  y  trouva-t-ii  ledit  portrait  qu'il  avoit 
ainsi  donné,  fièrement  étalé  au-dessus  de  la  chaise 
percée.  Je  sais  cette  anecdote ,  et  bien  d  autres 
plus  plaisantes  ,  de  quelqu'un  qu'on  en  poqvoit 
croire  ,  car  c'étoit  le  président  de  BdUlainvil*- 
liers. 

.  Monsieur  ***  donnoit  son  portrait?  Je  lui  epi 
fais  mon  compliment.  Tout  ce  que  je  sais ,  c'est 
que  si  ce  portrait  est  l'estampe  fastueuse  que  j'ai 
vue  avec  des  vers  pompeux  au-dessous ,  il  fallpit 
que,^pour  oser  faire  un  tel  présent  lui-même^ 
ledit  monsieur  fût  le  plus  grand  fat  que  la  terre 
ait  porté.  Quoi  qu'il  en  soit ,  j!ai  vécu  aussi  qiiel- 
que^peu  avec  des  gens  à  ^portraits,  et  à  portraits 
recherchables  ;  je  les  ai  vus  tous  avoir  d'autf^s 
maximes  :  et,  quand,  je  ferai  tant  que  de  vouloit: 
imiter  des  modèles ,  je^ous  avoue  que  ce  n^e  sera 
ni  le  juif  Bernard ,  ni  monsieunrff*^  Si^^  j^  choisi- 
rai pour  cela.  On  n'inûtp  que  les  gens  à  qu^j^'oa 
Voudroit  ressembler. 

Je  vous  dis ,  il  est  vrai ,  que  le  portrait  que  je 
vous  montrai  étoit  le  seul  que  j'avois  ;  n^ats  j'a- 
joutai que  j'en  attendois  d'autres ,  et  qu'oik  le  gra- 
voit  encore  en  arménien.  Quand  je  Bie  rappelle 
qu'à  peine  y  daignâtes-vous  jeter  les  yeux  ^  que 


ANNÉE    1763.  67 

VOUS  ne  m'en  dites  pas  un  seul  mot,  que  voùi 
marquâtes  lèt-'desstis  la  plus  profonde  indifféren-^ 
ice,  je  ne  puis  m'cmpêcher  de  vous  dire  quil  au^ 
Voit  falïu  que  jcT  fusse  le  plus  extravagant  de» 
hommes  pour  crrfire  vous  faire  le  moindre  plai**  ' 
sir  en  vous  le  présentant-  et  je  dis ,  dès  le  même 
soir,  à  mademoiselle  Le  Vasseurla  mortificationt 
que  vous  m'aviez  faite  ;  car  j^sÉvoûe  que  j  avôis 
attendu  j  et  mênïe mendie  quelquemot  obligeant 
qui  me  itiît  en  droit  de  faire  le  reste.  Je  suis  bien 
persuadé  maintenant  que  ce  fut  discrétion  et  non 
dédain  de  votre  part;  mais  vous  me  permettrez 
de  vous*  dire  que  cette  discrétion  étoit  pour  nïoi 
un  peu  humiliante,  et  que  c^étoit  donner  un 
]gra'ndprix  aux' deux  sous  qu'un  tel  portrait  peut 
valoir:  :.      . 

A  MILORD-MARÉCHAL. 

« 

Le  21  mars  1763. 

Il  y  a  dans  votre  lettre  du  19  un  article  qui 
m'a  donné  des  palpitations  ;  c'est  celui  de  TÉcosse. 
Je  nervôus  dirai  là^dessus  qu  un  mot ,  c'est  que 
ye  donnerois  la  moitié  des  jours  qui  me  restent 
pour  y  pa!ssej:  l'autre  avec  vous.  Mais ,  pour  Go- 
lom]>iier^  ne  comptez  pas  sur  moL  Je  vous  aimey 
milord  ;  mais  il  faut  que  mon  séjoui)  me  plaise,  et 
je  ne  puis  souffrir  ce  pays-là.  jj  • 

Il  n'y  a  riefn  d'égal  à  la  position  dé  JFVédéric.  Il    , 
paroîit  qu'il  en  sent  tous  les  avantages  ;  et  qu'il 
saura  bien  les  faire  valoir.  Tout  le  pénible  et  le 
difficile  est  fait  ;  tout  ce  qui  demandoit  le  con- 

5. 


çpgfs  4^  lafQft^vne  ept  f»it.  M  w  lai  nQSte  à  pré* 
sent  à  recaplk  qye  cl6$  soh^^  «gréable^  >  at  dont 
rpffei:  dépend  4(3  Iw»  C'«3t  decemPltteat  quil  va 
I  çi^  vpr ,  s'il  yput ,  d^ps  1«^  pp^térité  u»  moi^umeot 
u^iqw;  car  il  n'a  travailla  j ^qu'ici  quepimr^an 
liédb.  ie  8çul  piège  dpngc^reil)^  qvl  déa^irmaîl  lui 

Tpsip  à  évii^er  est  celui  de  U  flatterie  ;  $'il  ae  laiMe 
Jpu^r ,  il  est  perdu.  Qu'il  ^nche  qu  il  n'y  a  plus 
^'éloges  dignes  de  lui  qua  eeuK  qui  ^o^îrôntdM 
^^abanes  de  ses  paylaus* 

SavçT^Qus ,  mijord ,  que  Voltaire  efaévdie  à  a^ 
r%cçp?nHipdef  ayip?  moi?  H  a  au  sur  mon  compte 
i|inJong  entretien  avec  M**^ ,  dans  lequel  il  a 
supérieurement  joué  spu  r6)e  :  il  n'y  en  a  point 
détrapgerau  talent  de  ce  grand  comédien ,  dolif 
instructus  et  arte  pelasgâ.  Pour  moi ,  je  ne  puis 
lui  promettre  unç  estime  qui  ne  dépend  pas  de 
moi  ;  mais  ,  à  cela  près,  je  serai ,  quand  il  le 
voudra,  toujours  prêt  à  tout  oublier;  car  je  vous 
^ure ,  milord  ,  que  de  tontes  led  vertos  ckrétien- 
nés  il  n  y  en  a  point  qui  me  eoàte  moina  que  le 
pardon  dçs  injures.  Il  est  certain  que ,  si  la  pro«- 
tection  des  Galas  lui  a  fait  grand  honneu»  ,  les 
persécutions  qu'il  m'a  fiiit  essuyer  à  Genève  hij 
çn  ont  peu  fait  à  Paris  ;  elles  y  ont  excité  un  cri 
universel  d'indigaaiitm.  J'y  jouis,  malgré  mes 
malheurs ,  d'un  honneur  qu'il  n'aura  jamais  nulle 
part^  c'est  d'avoir  laissé  ma  ipémaîre  en  estime 
4ans  le  pa^a  où  j'ai  vécu.  Bonjour ,  milord» 


^     A  M.  MOULTOI). 

Motiersr^  le  21  mars  1763, 

Voilà,  cker  Mo.1». ,  fa>«^  T<n»  te  »«l», 
un  exem|»kttre  de  ma  lettre  à  M.  de  Betattwmitv 
Jlren  ai  remis  dent  autreé  au  mésm^  àeipaU^ 
plumiira  fonxn  ;  mais  il  diffère*  9(m  départ  dUvm 
jour  à  Fautse ,  et  se  partira  y  je  croftâ ,  iftie  tnef  ^ 
eredi.  J'aurai  aoiu  de  venas  eil^  fitirid  përtenir  d^ 
^paiïtige.  Efi  dttendaiit  ^  ne  met te«  ces  ditut^lâi 
qu'en  det  makis  sores'  ^  jusqu'à  der  que  VouTi^g^ 
péreissè  ^de  peur  de  ooittrelaetieu. 

J'aifitteadÉ^  pemil^ju^  lesGeiievéis,  quejlf 
Sislsae,  dé  sang  froid.  Ife  août  ju^i'.  J'àumAs*  déjsù 
fait  la  dànsavche  dont  i^oi»  UM  ptfflea}  si  jntte^rd-^ 
maréchal  ne  m'avoit  engagé  à  différer  ^  et  je  vef{^ 
que  voua  pensca  conmie:  kiL  J'attendrai  donc 
ptmvla^CnredevcnrrefiiBtdela  lMt««q|uejeveu^ 
en^voie  x-mt»  quand  cet  eSkt  les  rarArèmffôM  et 
leur  devoir,  j'en  serais ,. je  v(»k» juré  f  ttè$  médi^iM 
QceaaettC  fliMté.  Ha  stcmt  d  sms?  et  9v  ro^ùes^  qm  lé^ 
bàsR  HiÀm^nelm'intércsfe9oi)Ddié8él'0fai8  èff  lê\3f 
j^t  guèkirp4naque  lemal;  0»ne  lient  plua^èfiâr 
aus  gensr^ii'eiMaépriae; 
:  M. deVoltatre voua 9 pam m'aimer ynraei{|t^it 
sait  que  vous  m'aimez  ;  soyez  persuadé  qu  a^e^ 
les  gens  de  son  parti  il  tient  un  autre  langage. 
Cet  habile  comédien ,  dolis  instructus  et  artepe* 
lasgâ^  sait  changer  de  ton  selon  les  gens  à  qui 
il  a  affaire.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  jamais  il  arrive 


V 


JO  C0RRE9P01IIIAVGE. 

qu  il  revienne  sincèrement,  j'ai  déjà  les  bras  ou- 
verts ;  car ,  de  toutes  les  vertus  chrétiennes ,  lou- 
bli  des  injures  est,  je  vous  jure,  celle  qui  me 
coûte  le  moins.  Point  d  avances ,  ce  seroit  une 
làcl^té  ;  ;mais  comptez  que  je  serai  toujours  prêt 
à  répondre  aux  siennes  d'une  manière  dont  il 
sera  content.  Partez  de  là,  si  jamais  il  vous  en 
reparle.  Je  sais  que  vous  ne  voulesrpas  me  coni- 
promettre,  et  vous  savez,  je  crois ,  que  vous  pou- 
vez répondre  de  votre  ami  en  toute  chose  hon- 
nête. Les  manœuvres  de  M.  de  Ydltaire  qui  ont 
tant  d  approbateurs  à  Genève  ne  sont  pas  vues 
du  même  œil.  à  Paris  :  elles  y  ont  soulevé  tout  le 
monde,  et  balancé  le  bon  ^et  de  la  protection 
des  Calas.  Il  est  certain  que  ce  quil  peut  faire  de' 
mieux .  pour  sa  gloire  est  de  se  raccommoder 
avec  moi.  m. 

Quand  vous  voudrez  venir  il  faudra  nous  con- 
certer. Je  dois' aller  voir  milord-^marédial  avant 
son  départ  pour  Berlin  :  vous  pourriez;  ne  pas  me 
trouver  ;  d  ailleurs,  la  saison  nest  pas  assez  avan- 
cée pour  le  voyage  de  Zurich,  ni  même  pour  la 
promenade.  Quand  je  vous  iiurar,  jevoudrois 
vous  tenir  un  peulongrtemps.  J  aime  mieux  di#-  ' 
férer  mon  plaisir  et  en  jouir  à  mon  aise.  Dou^ 
tezivous  que  tout  œ  qui;  vous  accompagnera  ne 
soit  bien  reçu?  ►  .  : 


i 


>  •  '   •  »  •   >     . 


ANNÉE    1763.,  71 

A  M.  J.  BUflNAND  (1). 

Motiers^  le  ai  mars  1763. 

La  réponse  à  votre  objection,  monsieur,  est 
.dans  le  livre  méipe  d  où  vous  la  tirez.  Lisez  plus 
attentivement  le  texte  et  les  notes  ^  vous  trou  • 
verez  cette  ol>jeêlion  résolue, 
'  Vous  voulez  que  j'ôte  de  mon  livre  ce  qui  est* 
contre  la  religion-  :  m^s  il  ny  a  dans  mon  livre 
rien  qui  soit  contre  la  relifjion. 

Je  voudrois  pouvoir  vous  complaire  en  fai- 
sant le  travail  que  vous  me  prescrivez.  Monsieur, 
}e  suis  infirme,  épuisé;  je  vieillis*;  j  ai  fait  ma  ta- 
.che,  mal  sans*doute,  mais  de  mon  mieux.  J  ai 
proposé  mes  idées  à  ceux  qui  conduisent  les 
jeunes  gens;  mais  je  ne  sais  pas  écrire  pour  le^ 
jeuneâ  gens. 

Vous  m  apprenez  qu  il  faut  vous  dire  tout ,  ou 
que  vous  n  entendez  rien.  Cela  me  fait  désespé- 
rer ,  monsieur,  que  vous  m  entendiez  jamais;  car 
je  n  ai  point ,  moi^  le  talent  de  parler  aux  gens  à 
qui  il  faut  twit  dire. 

*  Je  vous  salue ,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 

(1)  M.  Bumand ,  à  qui  ces  lettres  sont  adressées ,  a  voit 
reprocbé  à  M.  Rousseau  la  publication  de  la  Profession 
de  foi  du  vicaire  savoyard  contre  cette  maxime  expresse 
du  vicaire  lui-même  :      . 

.  tt  Tant  quUl  reste  quelque  bonne  croyance  parmi  le» 
«  hommes,  il  ne  faut  point  troubler  les  âmes  paisibles,  ni 
«  alarmer  la  foi  des  simples  par  des  difficultés  qu'ils  ne 

*  peuvent  résoudre,  et  <jui  les  m<iiûétent  sans  les  éclairer; i>. 


/ 


y:^  co;rrespondan.ce, 

Le  ay  mars  1763. 

Q^yotvG  lettre,  ipadaioe^  ma  donné  de- 
PijQtioQS  diyer^e^  !  Ah.  !  p«tte  pauvte  madame 
4?"**..,  !  PardQpfte»  si  je  commeace  jpar  «lie. 
Tant  de  malheurs.... ,  une  amitJC  de  traise  anS'..^ 
f  ^mme  aifi^s^l)!^  et  injSo.nunéa...  yaus  la  plai^ 
(griiL€2|,  madaPP^;  vous  ^ve^  bJien.  Faison  :  son  mé- 
rita doit  vous  int.ére^ser  pour  ^Ue  ;  mais  vous  la 

plai^dri^  ki^p  davantage  si  vous  avieas  vu  com- 
me mpi  toute  â>a  résistance  à  ce  fatal  mariage^  U 
semble  qu'eue  pré voypit  soa  sort^  Pour  celle-là , 
tçs  éçj^s  »e  Tont  pas  éUouie  ;  on  fa  Imujseojà»^ 
mi^I^t^ureuse  malgré  ell^^  Hélas  !  f  Ue  a  eat  pi^  i^ 
§^^lç.  De  combien  de  .maa;^  j  ai  à  gémir  l  J^  ne  suisfe 
point  étonné  des  bons  procédés  de  madaitie***  ;, 
tim  4^  bien  n^e  me  surpre«i,4ra  de  sa  p^aurt  ;  je /ai 
toujonçs  estimée  et  bonorée  ;  mais  ayec  tout  cela 
elte  n^'a  pas  Farnse  d^e  madame  de***.  Dites-^moi 
ce  quç^t  deyçnu  cç  misérablf  ^  je  n,ai  plus,!?a-s 
tendu  parler  de  lui,  ^ 

Je  pense  bie^comme  vous^m^damie;)^  n-'aîsmê 
point  que  vous  soyez  à  Paris.  Paris,  le  si^ge  du 
gpùt  et  de  la  politçss^ ,  convient  à  voitre  esiprit, 
à, votre  ton.,  à  vps  manières;  mais- fe séjonv  du 
vice  ne  convient  point  à  vos  mœwf^,  et  une  vilie 
où  Familié  ne  résiste  ni  à  ladversité  ni  à  Tab- 
sence  ne  saurpit  plaire  à  ^fotre  cœur.  Cette  con- 
tagion ne  1^  çagneca  pas  ;  n est-ce  pas > madame? 


Que  ne liseinrous  dans  le  mien  laitendrissenient 
avec  lequel  il  ma  dicté  ce  mot-là  1  L'heureux  ne 
3ait  sHl  est  aimé ,  dit  un  poëte  latin;  et  -moi  j  a- 
joute,  L'heureux  ne  sait  pas  aimer.  Pour  moi, 
grâces  au  ciel ,  j  ai  hien  fait  toutes  mes  épreuves  ; 
jfi  sais  à  quoi  m  en  tenir  sur  le  ceeur  des  autres 
et  sur  le  mien.  U  est  bien  constaté  quil  ne  me 
jreste  que  ^ous  seule  en  France ,  ex  quelqu'un  qui 
nest  pas  encore  jugé,  mais  qui  ne  tardera  pas  à 
l'être, 

,  S'il  faut  ntoins  regretter  les  amis  que  l'adver** 
site  nous  ôte  que  priser  ceux  qu  elle  nous  donne , 
j'ai  plus  ga^abé  que  perdu  ;  car  elle  m'en  a  donné 
un  qu  ^sûrement  elle  ne  m'ôterapas;.  Vous  cofn- 
prenez,  que  je  veux  parler  de  milord-«marécbaL 
II  m'a  accueilli ,  il  nit'a  honoré  dans^  mes  disgrâ- 
ces^ plus  peuat-ètre  qu'il  n'eût  fait  durant  ma 
prospérité.  Les  grandes  âmes  ne  portent  pas  seu- 
lement du  respect  au  mévite ,  eiles  en  porteml 
eni^oge  au  malheur.  Sans  lui  j'étoisi  tout  awsi 
mal  reçu  ^daiis  ce  pays  qiie  dans;  lea  autresi,  et  je 
ne  voyoi^plais  dWik  autour  de  moK  Mais»  tna 
)»en£ant  plus  précieux  cpie  sa  proitf  ction  esc  l'ah 
mitié  dont  IL  m'honoce ,.  et  qu'assorâRpcitt  je  ne 
perdrai  pjDinl.  Bme  restera  celui4à,  j'en  réponds. 
Je  suis  bien  aise  que  Tous*m'drj%2n»avqiié  ceqo'en^ 
pensoîft  M.  àiA*^^  :  cela  me  prouve  qu'il  se  coïii- 
noit  en  honuneâ  ;  et  qui  s'y  coanote  est  de  leur 
classe.  Je  compte  atter  voir  ce  digne  proteeteui» 
avant  son  départ  pour  Bsrlin  :  je  hii  parlerai d^ 
M,  d'A***  et  de  vous ,  madame  ;  U  n'y  a  rien  d^  si 


74  CORRESPONDANCE. 

doux  pour,  moi  que  de  Toir  ceux  cpd  maim'ent 
s  aimer  entre  eux. 

.  Quand  des  quidams  sovs^  le  nom  de  S^^^  ont 
voulu  se  porter  pour  juges  de  mon  livre,  et  se 
soBt  aus$i  bêtement  qu'insolemment  arrogé  le 
droit  de  me  censurer,  après. avoir  rapidement 
parcouru  leur  sot  écrit  je  lai  jeté  parterre  et  j'ai 
craché  dessus*  pour  toute  réponse^  Mais  je  n  al 
pu  lire  avec  le  mèmie  dédain  le  mandement  qu  a 
donné  contre  moi  M.  rarehevèque  de  Paris; 
premièrement  parceque  Touvrage  en' lui-jnèn\is 
est  beaucoup  moins  inepte ,  et  parceque.malgré 
les  travers  de  lauteur,  je  lai  toujours  estimé  et 
respecté.  Ne  jugeant  donc  pas  cet  écrit  indigne 
d'une  réponse,  j  en  ai  fait  une  qui  a  été  impri- 
mée en  Hollande,  et  qui,  si  elle  nest  pas  en- 
core publique,  le  sera  dans  peu.  Si  elle  pénètre 
jusqu'à  Paris  et  que  vous  en  entendiez  parler,^ 
mtadame,  je  vous  prie  de  me  marquer  naturéK 
lement  ce  qu'on  en  dit  ;  il  m'importe  de  le  sa^ 
voir.  Il  n'y  a  que  vous  de  qui  je  puisse  appren- 
dre ce  qui*se  passe  à  mon  égard  dans  u«x  pays  • 
où  j'ai  passé  une  partie  de  naa  vie,  où  j'ai  eu  des 
amis,  et  qui  ne  peut  me  devenir  indifférent.  Si 
vou$  n'étiez  pas  à  portée  de  voir  cette  lettre  im- 
nrimée,  et. que  vâns  pussiez  m'indiquer  quel- 
qu'un de  vos  amis  qui  eût  ses  ports  francs,  je 
vous,  l'enverrois  d'ici  ;  car  quoique  la  brochure 
soit  petite,  en  vous  l'envoyant  directement  elle 
vous  coûteroit  vingt  fdis  plus  de  port  que  ne. 
^valent  Touvrage  et  l'auteur.  ' 


ANNÉE    1763-.  75 

Je  sois  bien  touché  des  bontés  de  mademoi- 
selle L***  et  des  soins  queHe  veut  bien  prendre 
pour  moi  ;  mais  je  serois  bien  fâché  qu'un  aussi 
joli  travail  que  le  sien^,  et  si  digne  d'être  mis  en 
vue ,  restât  caché  sous  mes  grandes  vilaines 
mandhes  d'Arménien;  en  vérité  je'ùe' sauroîs 
me  résoudre  à  le  profaner  ainsi ,  ni  par  consé- 
quent à  l'accepter ,  à  moins  qu'elle  ne  m'or- 
donne de  le  porter  en  écbarpe'  ou  en  collier, 
comme  un  ordre  de  êhevalef  ie  inistitué  en  son 
honneur.  j  ^    .    . 

Bonjour,  madame;  recevez  les  hommages  de 
votre  pauvre  voisin.  Vous  venez  de  me  faire 
passer  une  âcmî^hêure  délicieuse ,  et  en  vérité 
j'en  avois  besoin  ;  car  depuis  quelques  mois  je 
souflFre  presque  sans  relâche  de  mon  mal  et  de 
mes  (ohagrins.  Mill^  choses ,  je  voUd  suppKe ,  à 
monsieur  le  marquis. 

A  M.  J.  BURNAND. 

Motiej^9 ,  le  28  mars  1 763. 

'  Solution  de  Tobjection  de  M;  Burnand: 

Maù^  quand  une  fois  toui'est  ébranlé ,  on  doit 
conserver  le  tronc  aux  dépend  des  branches^  etc. 
Fc4làj  fe  croii f  ce  que  le  bon  vicaire pourroit 
dire  à  présent  au  public. 

M.  Burnand  m'assure  quëtout  le  monde  trouve 
qu'il  y  a  dans  mon  livre  beaucoup  de  choses  con- 
tre la  religion  chrétienne.  Je  ne  suis  pas  sur  ce 
point  comme  sur  bien  d'autres  de  l'avis  de  tout 


76  GOR'B&S.POIPDAN^ÇE. 

le  monde,  et  d autant  mains  quQ,  parmi  tout 
ce  monde-là ,  ^e  ne  vois  pa»  un  chrétien. 

Un  homme  qui  chercbe  des  explication»  pour 
compromettre  celui  qui  les  donne  eét  peu  fçé^ 
néreux  ;  mais  Topprimé  qui  n'oise  le»  donner  ^t 
un  lâche ,  et  je  n  ai  pas  peur  de  passer  pour  tel.' 
Je  ne  crains  point  les-^expiicatiotis^;  je  craâl^  W» 
discours  inutiles^  Je  crains  siiir^tout  les  dé^eeu*^ 
vrés ,  qui ,  ne  sachant  à  quoi  passw  leu#  temps  ^ 
\eident  disposer  du  snien. 

Je  prie  M.  Burnand  dingréer  mes  salut «tknm. 

A  M.  0Ë  MONTIiJlOLLmy 

Ma  lui  envoyant  ma  Lèttsip  MÊ.  uh  BfitVMtîAM 

Motiers ,  le  2^  mars  1 763^ 

Voici,  moQsiei^r,  un  écrit  de^nu*  nécestatrew 
Quoique  mes  agresseurs  y  soiccirt'  un  peu  meà 
menés ,  ils  le  seroient  davantage  si  je  ne  vous 
trou  vois  pas  en  cptelqiie  sorte  entre  eux  et  moi. 
Comptez ,  monsieur ,  que,  si  vous  cessiez  de  leur 
servir  de  sauvegarde ,  As  ne  s'en  tireroient  pas 
à  si  bon  marché.  QuoiquiL  eii  soit,  j'espère  que 
vous  serez  coauent  de  \»  cUsse^  à  part  0k  jtsà  tâ- 
ché de  vous  mettre^  et  ft  ne  tieaide»  q»àr  voiw^ 
de  çûnnoiij?e,.et  aaascet.écpii  et  dans  toitte  i^à 
vie ,  qu  en  usant  avec  moi  de»  preeédéii  hocinÀ^ 
tes  vous  uav«z.  pas  oMi^  ua  ingjErétu 


âNNiE    1763.  7^ 

A  M.  MOULTOU. 

Mo  tiers-Travers,  ce  a  avril  iy6i* 

Ce  ïxétiH%  f9^^  cher  ami,  que  je  désapprou- 
WVi9»9  l'epvoi  d'uDt  exemplaire  en  France  que  je 
pe yom  f»i  fi9»  répondu sur-le-cfaamp ;  mais len*^ 
Olii,  kg  yicos,  le»  souffrauees,  les  importuns^ 
ui^  n^ddui  paresseux  :  lexactitude  est \jn  tra- 
y^ii  qui  pa^^e  ma  force  actuMle.  Faites  ce  que 
VQUS  Yauikez  ;  votre  envoi  ne  sera  qu'inutile  ; 
voilà  tout  Vou?  navez  que  trois  exemplaires; 
j  atieud»  d'en  avoir  davantage  pour  vous  en  en- 
voyer; encolne  ne  sais^je  pas  trop  comment. 

Yemet  eat  un  fourbe.  Je  n  approuve  point 
qu  on  lui  fa^se  lire  Fbuvrage ,  encore  moins  qu  on 
«  h  Im  prête.  U  ne  veut  le  voir  que  pour  lé  faire 
décrier  par  les  petits  vipereaux  qu'il  éleva  à  Ta 
iHtN^hette^  et  par  lesque^  il  répand  contre  moi 
%Qn  &ide  poiflon  dans  les  Mercures  de  Neu- 

Vous  devez  comprendre  qu  un  carton  est  im- 
possiUe  4^  quune  fois  un  ouvrage  est  sorti  de 
la  lioiitique  du  libraire.  Si  vous  voulez  en  faire 
un  pourGenéve  en  particulier,  soit,  j  Y  consens: 
mais  jeM^  veux  pas  m'en  mêler,  et  soyez  per- 
suadé que  cdbt  ne  sendra  de  rien.  Quand  on 
^^rch/e  des  prétextes  on  en  trouve.  Les  G*ene- 
vois  m'ont  trop  &it  de  mal  pournepas  me' haïr  ; 
et  moi  y  je  les  connois  trop  pour  ne  les  pas  mé- 
priser. Je  prévois  ixïieUx  que  vous  l'effet  de  la 


9fh  COHRESPOKD4^NC£. 

lettre.  Tai  honte  de  porter  encore  ce  mêm^titre 
dont  je  ip'honorois  cirdevant  :  dans  six  mois 
d'ici  je  compte  eirêtre  délivré.  * 

Votre  aventure  avec  la  compagnie  tae  m  étonne 
.point;  elle  me  confirme  dans  le  jugement  que 
j  ai  porté  de  toute  cette  prètraille.  Je  ne  douté 
point  qu  en  effet  votre  amitié  pour  moi  n'ait 
produit  voire  exclusion  :  mais  loin  dl||i  être  £à- 
.ché  je  vous  en  félicite.  L'état  d'homme  d'église 
lie  peut  plus  con^nir  à  un  homme  de  bien  ni  à 
un  croyant.  Quittez-moi  ce  coHet  qui  vous  avi- 
lit ;, cultivez  en  paixles  lettres ,  vos  amis ,  la  vertu  ; 
soyez  libre,  puisque  vous  pouvez  l'être.  Les  mar- 
chands de  religion  n'en  sauroient  avoir.  Mes 
malheurs  m'ont  instruit  trop  tard;  qu'ils  vous 
instruisent  à  temps.  * 

.    Je  souffre  beaucoujp ,  cher  ami  :  je  me  suis  % 
remî^  à  l'usage  des  sondes  pour  tâcher  de  me 
procurer  un  peu  çle  ^elàche  quand  vous  serez 
avec  moi.  Je  me  ménage  ce  temps  comme  le 
plus  précieux  de  ma  vie,  ou  du  moins  le  plus 
doux  qui  me  reste  à  passer.  Ménagez  -  vous  la 
liberté  de  venir  quand  je  vous  écrirai  ;  car  mal- 
heureusement je  suis  encore  moins  maître  de   . 
moA  temps  que  vous  du  vôtrel 
.    J'ai  toujours  oublié  de  vous,  dire  que  j'^ii  à 
Yv.erdun  un  cabriolet  que  je  ne  serois  pas  fâché 
de. trouver  à  vendre.  Po5rroit-il  vous  servir,  en 
attendant ,  dans  nos  petits  pèlerinages  ?  Pour 
moi ,  vous  savez  que  je  n!aime  aller  qu'à  pied.  Si 
'VOUS  ayez  des  jambes ,  nous  xidus  e»  servirons , 


A9NÉE    1763.  Yb 

xuaid  à  petits  pas,  car  je  ne  saurois  aller  vite,  iii 
faire  de  longues  traite^;  mais  je  vais  toujours. 
No^s  causerons  à  notre  aise  ;  cela  sera  délicieux. 
Je  vous  «mbrassQ. 

.  .Si  vous  'amenés  quelqu'un ,  tâchez  au  moins 
que  nous  puissions  un  peu  nous  voir  seuls. 

A  M.  DE  LA  PORTE. 

Motiérs,  le  4  avril  1763. 

• 

.  Vous  pouvez  savoir ,  monsieur ,  queje  n'ai  ja- 
mais concouru  ni  consenti  à  aucun  des  recueils 
de  mes  écrits  qu'on  a  publiés  jusqu'ici;  et ,  par 
la  manière  dont  ils  sont  faits,  on  voit  aisément 
que  lauteur  ne  s'en  est  pas  mêlé.  Ayant  résolu 
d'qn  faire  mpi-mème  une  édition  g^^nérale ,  en 
prenant  congé  du  public ,  jf  le  vois  avec  peine 
inondé  d'éditions  détestables*  et  réitérées  ,  qui 
peut-être  le  rebuteront  aussi  de  la  mienne  avant 
qu'il  soit  ^n  état  d'en  juger.  En  apprenant  quon 
en  préparoit  encore  une  nouvelle  où  vous  êtes , 
je  ne  pus  m'empêcher  d'en  faire  des  plaintes;  ces 
plaintes ,  trop  durement  interprétées,  donné"- 
rent  lieu  à  un  avis  de  la  gazette  de  Hollande ,  que 
je  n'ai  ni  dicté  ni  approuvé,  et  dans  lequel  on 
suppose  que  le  sieur  Rey  a  seul  le  droit  de  faii:e 
cette. édition  générale:  ce  qui  n'est  pas.  Quai;id 
il  Sn  a  fait  lui-même  un  recueil  avec  privilège ,  il 
l'a  fait  sans  naqn  aveu  ;  et  au  contraire  ,.enlui  ce-, 
dantwes  manuscrits,  je  me  suis  expressément 
réservé  le  droit  de  recueillir  le  tout ,  et  de  l^pu- 


ÀO  COAIlKSI»0NOl]!ICE. 

bUer  où  et  quand  il  me  plairait.  Voilà ,  inOAsiettf*  ^ 
la  vérité. 

Mais,  puisque cea  éditions  furtires  sont  nyivU 
tables ,  et  que  vous  voulez  bien  présider  à  celle** 
ci,  je  ne  doute  point ,  monsieur ,  que  vos  soins 
ne  la  mettent  fort  au-dessus  des  autres  t  dwaiè 
cette  opinion^  je  prends  le  parti  de  différer  la 
mienne ,  et  je  me  félicite  que  vous  ayez  fait. assez 
de  cas  de  mes  rêveries  pour.daigner  vous  en  oc* 
cuper.  Malheureusement  le  public ,  toujours  de 
mauvaise  humeur  contre  moi,  se  plaindra  que 
vou»  m'honorez  à  ses  dépçns.  Il  dira  qu'un  édi- 
teur tel  que  vous  lui  rend  moins  qu'il  ne  lui  dé- 
robe; etquand  vous  pourriez  lui  plaire  et  réclairer 
par  vol  écrits ,  il  regrettera  le  temps  que  vous 
prodiguez  aux  miens.  • 

Je  vous  remerciç ,  monsieur ,  d'avoir  bien 
voulu  m'envoyer  la  note  des  pièces  qui  devront 
entrer  dans  votre  recueil  :  vous  êtes  le  premier 
éditeur  de  mes  éorits  qui  ait  eu  cette  attention 
pour  moi.  Entre  celles  de  cea  pièces  dont  je  ifè 
suis  pas  Fauteur ,  j  y  en  trouve  une  qui  nie  doit 
.être  là  d'aucune  manière  ;  c'est  le  Petit  Prophète. 
Je  vous  prie  de  le  retrancher ,  si  vous  êtes  à  temps  ; 
sinon  de  vouloir  bien  déclarer  que  cet  ouvrage 
n'est  point  de  moi,  et  que  je  n'y  ai  pas  la  moindre 
part,  ^ 

Receveaî ,  monsieur ,  je  vous  supplie,  mon  res- 
pect et  mes  salutations. 


ÀIÏNÉÉ   1763;  "St 

« 

A  M.  J.  BURNAND. 

^  Motiers ,  le  4  avril  1 763* 

'  Je  suis  très  content ,  monsieur,  de  votre  der-* 
tklète  lettre  ^  et  je  me  fais  an  très  grand  plaisir  dé 
vous  le  dii*e;  Je  vois  avec  regret  que  je  vous  avois 
mal  jugé.  Mais  de  grâce  mettez- vous  à  ma  place  « 
Je  reçois  des  milliers  de  lettres  où ,  sous  prétexte 
de  me  demander  des  explications ,  on  ne  cherche 
qu'à  me  tendre  des  pièges.  Il  me  faudroît  de  la 
santé ,  du  loisir  et  des  siècles  pour  entrer  dans 
tous  les  détails  qu  on  me  demande;  et,  pénétrant 
le  motif  secret  de  tout  cela,  je  réponds  avec  fran- 
chise ^  avec  dureté  même  à  Fintention  plutôt 
quàlecrit.  Pour  vous, monsieur,  quemonàpreté 
u  a  point  révolté ,  vous  pouvez  compter  de  ma 
part  sur  toute lestime que  mérite  votre  procédé 
honnête ,  et  sur  une  disposition  à  vous  aimer , 
qui  probablement  aura  son  effet  si  jamais  nous 
nous  connoissons davantage.  En  attendant,  re-' 
cevez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mes  excuses 
et  mes  sincères  salutations. 

AM.  WAtELEt. 

Motiers,  1763. 

Vous  me  traitez  en  auteur ,  monsieur  ;  vous 
me  faites  des  compliments  sur  mon  livre.  Je  n*ai 
rien  à  dire  à  cela ,  c'est  Tusage.  Ce  même  usage 
veut  aussi  qu'en  avalant  modestement  votre  en- 

«7.  ^ 


Ç3«  CORRESPONDANCE. 

cens  je  vous  en  renvoie  une  bonne  partie.  Voilà 
pourtant  ce  que  je  ne  ferai  pas  ;  car^  quoique 
vous  ayez  des  talents  très  vrais, très  aimables, 
les  qualités  que  j'honore  eiï  vous  les  effacent  à 
mes^yeu^  ;  cestpajr^Ulçs  qu«  j«  vous  suis  att^acbé; 
cestpv  elleaqi^e  jai,  toujours  désiré  votrei  bi,en- 
yeiUance ;.  e.t  FoU; u&,  ma,  jauQ^is^  vu.  i:eqhercher 
les  gens  à  talents  qw  ^avoient  que  d^s  talents. 
Je  m  applaudis  pourtant  de  ceux  auxquels  voua 
l)[^  assurez  que.  je  do^s.  votre  estii^e,  puisqu  ils:me 
procurent  uii  bieA»  dont  je  fais  tant  de  cas.  Les 
çiieps  tels;  qu^  o|9Lt  çepend^njt  si  peu  dépendu 
<^e.ma  volonté.,  ils  mJoata^ttivé  t£|nt  de  maiix, 
ils.  m!ont  s^^f)y(ib;)imé  si  vite,  que  j'auroiâ  bien 
voulu  t^nir  cel,te^nfiti^dp9tv.ou3periQ€tttezqiie 
j^  njfi  flptjtedequelftuj?  çl>fts«q)»i  mieùt  ^té  neim 
funeste,  que. jps.pufi;a€^dîi2^iA^re  pj^;s  à>n»pif 

Ce  ser^  m,qnsj[(sur^  pouc  votr;e^loifie^a^in&i^ 
je  le  desi^^  et,  J€^  l^spijyee:,  cff^  j'aurai  bllmé  J» 
merveilleu^L-  de  To^^^a*  Sir  j^ai  ei^  tort ,  cqmmf^ 
cela  pçut  très  b^en  èti^e,  vi>u$  ni'aurez  i\éf|4ié  pan 
le  fait  ;  et  si  j'ai.  raJÂOti  ^  Ife  succès  ;  dajx^  un^rnsm-^ 
vais  genre  n  en  rendra,  votre. triompbi^.qcne^plua 
éclatant.  Vous  voyez,  monsieur,  par  lexpérience 
constante  du  théâtre^,  qnp  ce  ii'iesit  jamais  le  choix 
du  genre  bon  ou  mauvais  qui  décide  du  sort  d'une 
pièce.  Si  la  vàtre-est  intéressante  malgré  les  ma- 
chinas „  sopteniie  d  ^nebqnne  m^s^vif^  c^le  doit 
réuç^;  et.vqus.aurez eu,  comme  QaiMiiault,  1q 
mérixe  de  1^^  difficulté,  vaincue.  Si ,.  par  supposi* 
tiqu ,  elle,  ne.  l!e^ti  pas ,  votre  goût ,  votre  air^ 


ANNÉE   1763.  S3 

nidUepoésiie ,  Tauront  ornée  au  moîas  dedétaih 
charmaQts  qui  la  fendront  agréable  ;  et  g  en  est 
assez  pour  plaire  à  Topera  fran<;ois.  Monsieur , 
je  tiens  beaucoup  phis ,  je  vous  jure ,  à  votre  sue 
éès  qu  à  mon  opinion ,  et  non  seulemelit  pour 
vous,  mais  aussi  pour  votre  jeune  musicien  ;•  car 
le  grand  voyage  que  Fameur  de  Tart  lui-a  fait  en- 
treprendre, et  que  V'Ous  avez  encouragé ,  m-est 
garant  que  son  talent  nest  pas  médiocre.  H  faut 
en  ce  genre  ainsi  qu  en  bien  d'autres  avoir  déji^ 
beaucoup  en  soi*-méme  pour  sentir  combien  on 
.a  besoin  d  acquérir.  Messieurs ,  donnez^  biefntât 
votFe  pièce,  et,  dussé^-je  être  pendu,  je^Fiiiai  voir 
^•j^ptti&  ^ 

A  M.  MOULT  OU. 

Motiers,  ce  samedi.  16. avril  1763; 

Voici, .cIb^f  Moultoii,  puisque  vous  le  voulez, 
encore  deux^  exenïplaires  de  la  lettre  ;  c'est  tout 
ce  qui  me  reste  avec  le  n)i0n.  Je  n  entends,  pas 
dire^  c|u'il  s-'en  smt  népandu  daQ^  le  public  aucun 
autr*e  que  ceux  que  j'ai  donnés,  et  je  nai  pkïs 
«aieune  nouvelle  de  Bey  :  ainsi  il  se  pourroit  très 
biesx^  que  quelqu'un  fut  ventt  à  bout  de  suppri- 
inei?  Tédi^ion^  En  ce  cas,  il  ifnpoi*teroit  de  pla- 
cer très  bien  ces  exemplaires,  puisqu'ils  serbient 
difficiles  et  peut^^trie  iias^ossibles  à  remplacer. 
Si  vous  trouviez  à  propos  d'en  dbtmfer  un  à  Me  le 
colonel^ Pictet ,  lequel  ma  écrit  des  lettres  très 
bonnétes ,  vous  me  feriez  grand  plaisir. 

Je  comprends  quel  est  l'endroit  où  M.  Deluc 

6. 


84  COftRESPONDANCE. 

croît  se  reconnoître.  Il  se  trompe  fort.  Moiï  Ca- 
ractère nest  assurément pasMe  tympaiiîsermes 
amis  ;  tnais  le  bon  homme,  avec  toute  sa  sagesse, 
.n'a  pu  éviter  un  piège  dans  lequel  nous  tombohs 
tous  :  c'est  de  croire  tout  le  Ynonde  sans  cesse 
occupé  de  nous  en  bien  du  en  mal ,  tandis  que 
souvent  on  n'y  pense  guère. 
.  Quand  vous  viendrez ,  je  vous  montrerai  dans 
des  centaines  de  lettres  une  rame  des  lourds  ser- 
^mons  dont  je  me  suis  plaint;  et  quels  sermons, 
•grand  Dieu  !  Il  m'en  coûte ,  depuis  que  je  suis  ici, 
dix  louis  en  ports  dé  lettres  pour  des  répriman- 
des, des  injures,  et  des  bêtises;  et ,  ce  qu'il  y  a 
de  plaisant,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  un  de  ces  sots- 
là  qui  ne  pense  être  le  seul  et  ne  prétende  m'oc- 
cuper  tout  entier. 

Il  est  certain  que  j'ai  mieux  prévu  que  vous 
l'efFet  de  la  lettre  à  M.  de  Beaumont.  Tout  ce  que 
je  puis  faire  de  bien  ne  fera  jamais  qu'aigrir  la 
rage  des  Genevois.  Elle  est  à  un  point  inconce- 
vable. Je  suis  persuadé  qu'ils  viendront  à  bout 
de  m'en  rendre  enfin  la  victime.  Mon  seul  crime 
est  de  les  avoir  trop  aimés  :  mais  ils  ne  me  le 
pardonneront  jamais.  Soyez  persuadé  que  je  les 
vois  mieux  d'ici  que  vous  d'où  vous  êtes.  Je  né 
vois  qu'un  seul  moyen  d'attiédir  leur  fureur  ; 
cela  presse.  Envoyez-moi,  je  vous  prie,  le  nom* 
et  l'adresse  de  M.  le  premier  syndic. 

Venez  quand  vous  voudrez,  je  vous  attends. 
Mes  malheurs,  à  tous  égards,  sont  à  leur  der- 


ANNÉE   1763.  85 

nier  terme;  mais  seulement  que  je  vous  em- 
brasse ,  et  tout  est  oublié. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Motiers-Travers ,  le  23  avril  1763. 

'  Pardonnez- moi ,  monsieur  le  maréchal ,  une 
nouvelle  importunité  :  il  s*agit  d  un  doute  qui 
me  rend  malheureux,  et  dont  personne  ne  peut 
me  tirer  plus  aisément  ni  plus  sûrement  que 
vous.  Tout  le  monde  ici  me  trouble  de  mille 
vaines  alarmes  sur  de  prétendus  projets  contrer 
ma  liberté.  J  aipour  voisin  depuis  quelque  temps, 
un  gentilhomme  hongrois,  homme  de  mérite, 
dans  lentretien  duquel  je  trouve  des  consola- 
tions. On  vient  de  recevoir  et  de  me  montrer  un 
avis  que  cet  étranger  est  au  service  de  France,; 
et  envoyé  tout  exprès  pour  m  attirer  dans  quel- 
que piège.  Cet  avis  a  tout  lair  d  une  basse  ja- 
lousie. Outre  qne  je  ne  suis  assurément  pas  un. 
personnage  assez  important  pour  mériter  tant 
de  soins ,  je  ne  puis  reconnoître  lesprit  François 
à  tant  de  barbarie,  ni  soupçonner  un  honnête 
homme  sur  des  imputations  en  Fair.  Cependant 
on  se  fait  ici  un  plaisir  malin  de  m  effrayer.  A 
les  en  croire,  je  ne  suis  pas  même  en  sûreté  à  la 
promenade,  et  je  n'entends  parler  que  de  pro 
jets  de  m'enlever.  Ces  projets  sont-ils  réels?  Est 
il  vrai  qu  on  en  veuille  à  ma  personne  ?  Si  cela 
est,  1  exécution  nen  sera  pas  difficile  »  et  je  suis 


86  CORRESPONDANCE. 

prêt  d'aller  me  reikire  moi-même  où  Ton  voa-^ 
dra  ;  aimant  mille  fois  lïiieux  passer  le  reste  de 
Aies  jours  dans  les  fers  que  dans  les  agitations 
continuelles  où  je  vis,  et  en  défiance  de  tout  le 
monde.  Je  ne  demande  ni  faveur  ni  grâce,  je  ne 
demande  pas  même  justice;  je  ne  veux  qu'être 
éclairci  sur  les  intentions  du  gouvernement.  Ce 
n'est  nullement  pour  me  mettre  à  couvert  que 
je  désire  en  être  instruit,  comme  on  le  connoî- 
tra  par  ma  conduite  ;  et  si  Ton  ne  pense  pas  à 
moi,  ce  me  sera  un  grand  soulagement  d'en  être 
instruit.  Un  mot  d'ëclaîrcîssenient  de  vous  nie 
rendra  la  vie.  Je  ne  puis  croire  que  ma  prière 
soit  indiscrète.  Je  n'entends  pas  pour  cela  que 
yous  me  répondiez  de  rien-:  marquez-moi  sim- 
plement ce  que  vous  pensez  et  je  suis  content  ; 
le  doute  m'est  cent  fois^  pire  que  le  mal.  Si  vous 
connoissiez  de  quelle  angoisse  votre  réponse 
telle  qu'elle  soit  peut  me  tirer ,  je  connois  votre 
cœur,  jnonsieur  le  maréchal ,  et  je  suis  bîen  sur 
que  vous  ne  tarderiez  pas  à  la  faire. 

A  M.  MOULTOU. 

Moti^rs ,  le  7  mai  1763. 

Pour  Dieu ,  cher  ami ,  ne  laissez  point  courir 
cet  impertinent  bruit  d'une  résidence  auprès  des 
Cantons.  Je  parieroiy  que  c'est  une  invention  de 
mes  ennemis ,  pour  me  faire  regarder  comme  un 
homme  abandonné  quand  on  saura  combien  ce 
bruit  est  faux.  Vous  savez  que  je  viens  de  perdre 


ASNÉE    1763.  87 

milord-mdréchal y  mon  protecteur^  mon  ami, 
et  le  plus  digne  des  hommes  ;  mais  vous  ne  pou- 
vez savoir  quelle  perte  je  lais  en  lui.  Pour  me 
mettre  en  sûreté  autant  qu'il,  est  possible  contre 
la  mauvaise  volonté  des  gens  de  ce  pays ,  il  m  en- 
voya avant  son  départ  des  lettres  de  naturalité  : 
c'est  peut-être  ce  fait  augmenté  et  déîBguré  qui 
a  donné  lieu  au  sot  bruit  dont  vous  me  paHez. 
Quoi  quiîl  en  soit,  jugez  si  dans  mon  accable- 
ment j'ai  besoin  de  vous.  Venez,  ne  laissez  ]pas 
plus  long-temp3  en  presse  lin  cceur  accoutumé  à 
8  épancher  et  qui  n'a  plus  que  vous.  Marquez-rhoi 
à-peu -près  le  jour  de  votre  arrivée,  et  venez 
tomber  chez  moi  :  vous  y  trouverez  votre  cham- 
bre prête. 

Comme  M.  Pictet  tti  a  toujours  écrit  sous  le 
couvert  d'autrui ,  je  Vous  adresse  pour  lui  cette 
lettre,  dans  le  doute  s'il  il  y  a  point  dans  une 
correspondance  directe  quelque  inconvénient 
que  je  ne  sais  pas. 

Ne  vous  tournientez  pas  beaucoup  de  ce  qui 
se  fait  à  Geûéve  à  mon  égard  ;  cela  ne  m'inté- 
resse plus  guère.  Je  consens  à  votis  y  accompa- 
gner, si  vous  voulez ,  mais  comme  je  férois  dans 
une  autrfe  vîfle.  Mon  parti  est  pris;  mes  arran- 
gements sont  fàïu.  Kous  en  parlerons. 


88  CORÏiESPOÏÎDAISCE. 

A  M.  FAVRE, 

fUEMIEn  SYNDIC  DE  LÀ  REPUBLIQUE  DE  GEHÂTE^ 

Motieps-Trayers ,  le  i2  mai  1763. 
M0NSIE;UIi, 

Revenu  du  long  étonnement  où  ma  jeté  de  ls( 
part  du  magnifique  conseil  le  procédé  que  j  ca 
devôis  le  moins  attendre ,  je  prepda  çnfip  le  parti 
que  rhouneur  et  la  raison  me  prescrivept ,  quel- 
que chçr  qu'il  en  coûte  à  mon,  cœur. 

Je  vpus  déclare  donc,  monsieur,  et  je  vous 
prie  de  déclarer  au  magnifique  conseil  que  j'ab^ 
dique  à  perpétuité  mop  droit  de  bqurgeoisie  et 
de  cité  dans  la  ville  et  république  de  Genève, 
Ayant  rempli  de  mon  mieux  les  deyoirs  atta- 
chés è^  ce  titre  s£^ns  jouir  d'aucun  de  aes  avan? 
tages ,  je  ne  crois  point  être  eu  reste  avec  l'état 
^n  le  quitti^nt,  J'ai  t^ché  d'honorer  le  nom  ge^ 
nevois;  j'ai  tendrement  aimé  mes  compatriotes; 
je  n'ai  rien  oublié  pour  me  faire  aimer  d'eux;  on 
ne  sauroit  plqs  mal  réussir  :  je  veux  leur  cona^- 
plaire  jusque  dans  leur  haine.  Le  dernier  sacri- 
fice qui  me  reste  à  faire  est  celui  d'un  nom  qui 
me  fut  si  cher,  Mais ,  n(ionsieur,  ma  patrie  ,  en 
me  devenant  étrangère,  ne  peut  me  devenir  in- 
différente ;  je  lui  reste  attaché  par  un  tendre 
souvenir,  et  je  n'oublie  d'elle  que  ses  outrages.. 
Puisse-t-elle  prospérer  toujours  et  voir  augmen-. 
ter  sa  gloire  !  Puisse-t-elle  abonder  en  citoyens 
meilleurs  ,  et  sur-tout  plus  heureux  que  moi! 


ANNÉE    1763.  89 

Recevez ,  je  vous  prie ,  monsieur ,  les  assuran-» 
ces  de  mon  profond  respect. 

A  M.  MARC  CHAPPUIS. 

Modéra,  le  ai  mai  1763. 

« 

Vous  verrez ,  monsieur,  je  le  présume ,  la  let- 
tre que  j'écris  à  M.  le  premier  syndic.  Plaignez- 
moi,  vous  qui  connoissez  mon  cœur,  d  être  forcé 
de  faire  une  démarche  qui  le  déchire.  Mais  après 
les  affronts  que  j  ai  reçus  dans  ma  patrie ,  et  qui 
ne  sont  ni  ne  peuvent  être  réparés,  m'en  recon- 
noltre  encore  membre  seroit  consentir  à  mon 
désbonneur.  Je  ne  vous  ai  point  écrit,  monsieur, 
durant  mes  disgrâces  :  les  malheureux  doivent 
être  discrets.  Maintenant  que  tout  ce  qui  peut 
m'arriver  de  bien  et  de  mal  est  à-peu-près  arri- 
vé ,  je  me  livre  tout  entier  aux  sentiments  qui 
me  plaisent  et  me  consolent  ;  et  soyez  persuadé^ 
monsieur ,  je  vous  supplie ,  que  ceux  qui  m  att£^^ 
chent  à  vous  ne  s'affoibliront  jamais, 

AU  MÊME, 

Motiers,  le  26  mai  1763. 

Je  vois ,  monsieur ,  par  la  lettre  dont  vous 
m  avez  honoré  le  18  de  ce  mois,  que  vous  me 
jugez  bien  légèrement  dans  mes  disgrâces.  Il  en 
coûte  si  peu  d  accabler  les  malheureux ,  qu  on 
est  -presque  toujours  disposé  à  leur  faire  ua 
oriine  de  leur  ms^lheur, 


90  CORRESt>ONDANCE. 

Vous  dites  que  vous^  ne  comprenez  rien  à  hia 
démarche  :  elle  est  pourtant  aussi  plaire  que  là 
triste  nécessité  qui  m*y  a  réduit.  Flétri  publique* 
ment  dans  ma  patrie  sans  que  personne  ait  ré- 
clamé contre  cette  flétrissure  ;  après  dix  mois  d'at- 
tente j  ai  dû  prendre  le  seul  parti  propret  conser- 
ver mon  honneur  si  eruellemeut  offensé.  C'est 
avec  la  plus  vive  douletlr  que  je  m'y  suis  diéter^ 
miné  :  mais  que  pouvoîs-je  faire?  Demeurer  vo- 
lontairement membre  de  l'état  après  ce  quî^'étoit 
pa^sé ,  n'étoit-ce  pas  consentir  à  mon  déshon- 
neur? 

Je  ne  comprends  point  comment  vous  m'osez 
demander  ce  que  m'a  fait  la  patrie.  Un  homnré 
aussi  éclairé  que  vous  ignore-t-il  que  toute  démar- 
ché publique  faite  par  le  magistrat  est  censée  faite 
par  tout  l'état  lorsque  aucun  de  ceux  qui  ont  droit 
delà  désavouer  ne  la  désavoue.  Quand  le  gouver- 
nement parle  et  que  tous  les  citoyens  se  taisent, 
apprenéÉ  que  la  patrie  a  parlé. 

Je  ne  dois  pas  seulement  compte  de  moi  aux 
Genevois,  je  le  dois  encore  à  moi-même,  au  pu- 
blic ,  dont  j'ai  le  malheur  d'être  connu ,  et  à  la 
postérité,  de  qui  je  le  serai  peut-être.  Si  j'étqis  as- 
sez sot  pour  vouloir  persuader  au  reste  de  l'Eu- 
rope que  les  Genevois  ont  désapprouvé  la  procé- 
dure de  leurs  magistrats  ^  né  s'y  moqueroit-on 
pas  de  moi?  Ne  savons-nous  pas,  me  diroit-on, 
que  la  bourg^eoisie  a  droit  de  faire  des  représen- 
tations dàJùs  toutes  les  occasions  oii  elle  croit  \ei 
lois  lésées  et  où  elle  imprôuve  la  coùdaite  dei 


ANNÉE   1763.  91 

Magistrats  ?  Qu^a-treile  fait  ici  depuis  près  d  un  an 
que  vous  avez  attendu  ?  Si  cinq  ou  six  bourgeois 
seulement  eussent  protesté ,  Ton  pourroit  vous 
croire  sur  les  sentiments  que  vou$  leur  prêtez. 
Cette  démarche  étoit  facile,  légitime  ;  elle  ne 
trouWoit  point  Tordre  public  :  pourquoi  donc  ne 
Va-t-on  pas  laite  ?  Le  silence  de  tous  ne  dément- 
il  pas  vos  assertions?  Montrez-nous  les  signes 
du  désaveu  que  vous  leur  prêtez.  Voilà ,  mon- 
sieur ,  ce  qu'on  me  diroit  et  qu'on  auroit  raison 
de  me  dire.  On  ne  juge  point  les  hommes  par 
leurs  pensées ,  on  les  juge  sur  leurs  actions. 

Il  y  avoit  peut-être  divers  moyens  de  me  ven- 
ger de  l'outrage ,  mais  il  n  y  en  avoit  qu'un  de  le 
l'epousser  sans  vengeance  ;  et  c'est  celui  que  j'ai 
pris.  Ce  moyen  qui  ne  fait  de  mal  qu'à  moi  doit- 
il  m'attîrer  des  reproches  au  lieu  des  consolations 
que  je  devois  espérer  ? 

Vous  dites  que  je  n'avois  pas  droit  de  deman- 
der l'abdication  de  ma  bourgeoisie:  mais  le  dire 
n'est  pas  le  prouver.  Nous  sommes  bien  loin  de 
compte  ;  car  je  n'ai  point  prétendu  demander 
cette  abdication ,  mais  la  donner.  J'ai  assez  étu- 
dié mes  droits  pour  les  connoître,  quoique  je  ne 
les  aie  exercés  qu'une  fois  seulement  et  pour  les 
abdiquer.  Ayantpourmoi  l'usage  de  tous  les  peu- 
ples ,  l'autorité  de  la  raison ,  du  droit  naturel ,  de 
Grôtius ,  de  tous  les  jurisconsultes ,  et  même  l'a- 
veu dû:  conseil,  je  ne  suis  pas  obligé  de  me  ré- 
gler sur  votre  erreur.  Chacun  sait  que  tout  pacte 
dont  une  des  parties  enfreint  les  conditions  de- 


92  CORHESPONDANCE. 

vient  nul  pour  Tautre.  Quand  je  devois  tout  à  la 
patrie ,  ne  me  devoit-elle  rien  ?  J'ai  payé  ma  dette} 
a-t-elle  payé  la  sienne  ?  On  n  a  jamais  droit  de 
la  déserter,  je  lavoue;  mais,  quand  elle,  noua 
rejette  ,  on  a  toujours  droit  de  la  quitter  ;  on  le 
peut  dans  les  .cas  que  j'^  spécifiés ,  et  même  on 
_Je  doit  dans  le  mien.  Le  serment  que  j'ai  fait  en- 
vers elle ,  elle  la  fait  envers  moi.  En  violant  se» 
engagements ,  elle  m'affranchit  des  miens  ;  et , 
en  me  les  rendant  ignominieux ,  elle  me  fait  un 
devoir  d'y  renoncer. 

Vous  dites  que  si  des  citoyens  se  présen- 
toient  au  conseil  pour  demander  pareille  chose 
vous  ne  seriez  pas  surpris  qu'on  les. incarcérât. 
Mi  moi  non  plus,  je  n'en  serois  pas  surpris ,  par- 
ceque  rien  d'injuste  ne  doit  surprendre  de  la  part 
de  quiconque  a  la  fprce  en  main.  Mais  hien 
qu'une  loi,  qu'on  n'ohserva  jamais ,  défende  au 
citoyen  qui  veut  demeurer  tel  de  sortir  sans 
congé  du  territoire  ;  comme  on  n'a  pas  besoin 
de  demander  l'usage  d'un  droit  qu'on  a ,  quand 
Un  Genevois  veut  quitter  tout-à-fait  sa  patrie 
pour  aller  s'établir  en  pays  étranger,  personne 
ne  songe  à  lui  en  faire  un  crime ,  et  on  ne  l'in- 
carcère point  pour  cela.  Il  est  vrai  qu'ordinaire- 
ment cette  renonciation  n'est  pas  solennelle , 
mais  c'est  qu'ordinairement  ceux  qui  la  font  ^ 
n'ayant  pas  reçu  des  affronts  publics,  n^ont  pa8> 
besoin  de  renoncer  publiquement  à  la  société 
qui  les  leur  a  faits. 


ANNÉE   i^63.  qJ 

Monsieur,  j*âî  attendu,  j ai mëdité ,  j'ai  cher- 
ché long-temps  s'il  y  àvoit  quelque  moyen  d'évi- 
ter une  démarche  qui  m'a  déchiré.  Je  vous  avois 
confié  mon  honneur,  ô  Genevois ,  et  j'étois  tran- 
quille ;  mais  vous  avez  si  mal  gardé  ce  dépôt  que 
vous  me  forcez  de  vous  l'ôter. 

Mes  hons  anciens  compatriotes ,  que  j'aimerai 
toujours  malgré  votre  ingratitude,  de  grâce ,  ne 
tae  forcez  pas ,  par  vos  propos  durs  et  malhon- 
nêtes ,  de  faire  publiquement  mon  apologie. 
Épargnez-moi,  dans  ma  misère,  la  douleur  de 
me  défendre  à  vos  dépens. 

Souvenez-vous,  monsieur,  que  c'est  malgré 
xnoi  que  je  suis  réduit  à  vous  répondre^ur  ce  ton, 
La  vérité,  dans  cette  occasion,  n'en  a  pas  deux. 
Si  Vous  m'attaquiez  moins  durement ,  je  ne  cher- 
fcherois  qu'à  Verser  mes  peines  dans  votre  sein. 
Votre  amitié  me  sera  toujouï^s  chère ,  je  me  ferai 
toujours  un  devoir  de  la  cultiver;  mais  je  vous 
conjure,  en  m'écrivant ,  de  ne  pas  me  la  rendre 
si  cruelle,  et  de  mieux  consulter  votre  bon  cœur. 
Je  vous  embrasse  de  tout  le  mien. 

•  I 

A  M.  MODLTOD. 

Motier8,le4jtiiti  17Ô3.. 

J'ai  si  peu  de  bons  moments  en  ma  vie,  qu'à 
peine  espérois-jed'en  retrouver  d'aussi  doux  que 
ceux  que  vous  m'avez  donnée.  Grand  merci  j  cher 
ami  :  si  vous  avez  été  content  de  moi ,  je  l'ai  été 


j^4  GOlTRE^PeNDANGE. 

-encore  plus  de  vous;  cette  simple  vérité  vautbien 
vos  éloges.  Aimons-nous  assez  Tua  lautre  pour 
n  avoir  plus  à  nous  louer. 

Vous  me  donnez  pour  mademoiselle  C...  une 
conmiission  dont  je  m  acquitterai  mal ,  préciser- 
ment  à  cause  de  mon  estime  pour  elle.  Le  refroi-* 

dissement  de  M.  G me  fait  mal  penser  de  lui; 

j  ai  reyuson  livre ,  il  y  court  après  Tesprit  ;  il  s  y 

guindé  :  M.  6 n  est  point  mon.  homme  :  je 

ne  puis  croire  qu  il  soit  celui  de  mademoiselle 
G....  :  qui  ne  sent  pas  son  prix  n'est  pas  digne 
d  elle;  mais  qui  la  pu  sentir  ^  et  s  en  détache ,  est 
un  homnïe'à  mépriser.  Elle  ne  sait  ce  qu  elle  veut; 
cet  homme  la  sert  n^ieui^  que*  son  propre  cœur» 
j'aime  cent  fors  mieux-  qu  il  la  laisse  pauvre  et 
libre  au  milieu  de  vous ,  que  de  lemmener  être 
malheureuse  et  riche  en  Angleterre.  Eo:  vérité,  je 
souhaite  que  M«  G..*...  ne  vi^ine  pas;  Je  voudrois 
me  déguiser,  mais  ji3  ne8aurois;J6^r(>ud  rois  bien 
faire ,  e^  je  sens>  que  je  gâterai  tout. 

Je  tombe  des^n^es^au  juggBiiieiitdeM.de  Mon- 
clar.  Tous  les  hommes^vulgaires ,  tous  les  petits 
littérateurs  sont  faits  pour  crier  toujours  au  pa- 
radoxe, pour  n^neproeker< d'être  outré;  mais 
lui  que  jecroyois  philosophe,  et  du  moins  Ipgi-* 
cien,  qimiJ  c^estn ainsi  qu'il  m'a  lu!  c'est  ainsi 
qu'il  me  jug^!  U  ne  m'a  donc  pa^  entendu  !  Si 
mes  principessont. vrais,  tout  est  vr-ai; s'ils- ^nt 
faux ,  tout  est  faux;  caa?  je  n'ai.tiré  que  des  con-^ 
séquences  rigoureuses  et  nécessaires.  Que  veut-il 
donc  dire?  je  n'y  comprends  rien.  Je  suis  assuré- 


ment  comblé  et  honoré  de  ses^  éloges,  mais  au- 
tant seulement  que  je  peux  letre  de  ceu]^:  d'un 
homme  de  mérite  qui  ne  m'entepd  pas.  Du 
reste ,  usez  de  sa  lettre  comme  il  vous  plaira  ; 
elle  ne  peut  que  mètre  honorable  dans  le  pu- 
blic. Mais ,  quoi  qu'il  dise ,  il  sera  toujours  clair 
entre  vous  et  moi  quil  ne  m'entend  point. 

Je  suis  accablé  de  lettres  de  Genève.  Vous  ne 
sauriez  imaginer  à^larfois  la.  bêtise  et  la  hauteur 
de  ces  lettres.  Il  n  y  en  a  pas  une  où  lautenr  ne 
se  porte  pour  mon  juge,  €it  ne  me  cite  à  son  tri- 
bunal pour  lui  rendre  compte  de  ma  conduite. 
Un  M.  B...t,  qui  m'a  envoyé  toute  sa  procédure, 
prétend  que,  je  n'-ai  point  reçu  d  affront .  et  que 
le  conseil  avoit  droit  de  flétrir  mon  livre  ,  sans 
cominencer.par oitep  l'auteur.  Il  me  dit,  au  sujet 
de  n^on.  livre,  brûlé  par  le  bourreau ,  qt^  J'hon- 
^çxk^  ne  souffre  poin?t  dtL  fait  àlufi  tiers*  Ce  qui 
^gf|tiSe(  au^  moins,  si. ce  mot  de  iiers  veut  dire  ici 
quelque  chose  )qu!un.lmi|imé  qui  reçoit  un  souf- 
flet d'un  autre  ne  doit  poi^t^e  tenir  pour  indui- 
te. J^ai  pourtant ,  parmi  tout  ce  fatras ,  reçu  une 
lettre  qui  m'a  attendri  jusqu'aux  larme»  :  elle  e^t 
apQfiryiQ^ ,  et ,  par  une  simplicité'  qui  m'a  tpuché 
encore  en.  tne  faisant  lûre,  l'auteur  a  eu  soin  d^ 
r,eAferiper  le.port, 

Jq  .sou)%ajite  de.  tout  mon.  cœur  que  les  choses 
sfii^ijiLt  1-aissées  comme  elles  sont ,  et  que  je  puisse 
jpui;^  tranquillement  du  plaisir  de  voir  mes  amis 
à  Oenév^,  sans  affaires  et  sans  tracas  ;  je  partir 
rai  sitôt  que  j'aurai  reçu  de  vos  nouvelles.  Je  voust 


^6  GORRËSt^ÔNDANCE.     . 

manderai  le  jour  de  notre  arrivée,  et  je  vous  prie- 
rai de  nous  louer  une  chaise  pour  partir  le  lende- 
main matin.  Adieu,  cher  ami,  mille  respects  à 
monsieur  votre  père  et  à  madame  votre  épouse; 
elle  n'a  point  à  se  plaindre,  j  espère,  de  votre  sé- 
jour à,  Motiers  ;  si  vous  y  avez  acquis  le  corps 
d'Emile,  vous  n'y  avez  point  perdu  le  cœur  de 
Saint-Preux ,  et  je  suis  bien  sûr  que  vous  aurez 
toujours  l'un  et  l'autre  pour  elle. 

Voici  des  lettres  que  j'ai  reçues  pour  vous. 
Mille  amitiés  à  M»  Le  Sage.  Je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœun 

A  M.  MOULTOU. 

Motiérs-Travers ,  ce  lundi  ri^  juin  lyôS. 

Je  suis  en  peine  de  vous ,  mon  cher  Moul- 
tjOu  ;  seriez-vous  malade  ?  Je  le  demande  à  tout 
le  monde ,  et  ne  puis  avoir  de  réponse.  Vous 
qui  étiez  si  exact  à  m'écrire  dans  les  autres 
temps ,  comment  vous  taisez-vous  dans  la  cir- 
constance présente?  ce  silence  a  quelque  chose 
d'alarmant. 

Je  viens  de  recevoir  une  lettre  de  M.  Marc 
Chappuis ,  dans  laquelle  il  me  parle  ainsi  :  Vous 
tt  avez  envoyé  dans  cette  ville  copie  de  la  lettre 
«  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  le 
tf  36  mai  dernier...  Cette  copie,  que  je  n'ai  point 
«  vue,  est  tronquée,  à  ce  que  m'a  assuré  M.  Moul- 
«  tou ,  qui  m'est  venu  demander  lecture  de  To- 
(••riginal.  » 


;   A:NNÉE=  1,763.     ,  yj 

Cet  étrange  passage  demande  expUeàtion.  Je 
Tattends  de  vous ,  mon  oher  Moùltou  ;  et  ce  n'est 
qu'après  avoir  reçu  votre  réponse  que  jejferai 
la  mienne  à  M.  Chappuis.  M.  deSautern  vous 
fait  mille  amitiés  ;  recevez  les.  respects  de  made* 
moiselle  Le.Vasseur,  et  les  embrasaements  de 
Yotre  aim, 

A  M.  MOULTOU. 
Motiers-Travers,  ce  7  juillet  1763. 

Yotre  avis  est  honnête  et  sage.  J'y  reconnois 
la  voix  d'un,  ami  :  je  vous  remercie,. et  j'en  pro- 
fite. Mais  avec  aussi  peu  de  crédit  à  Genève,  que 
puis-je  faire  pour  m'y  faire  écouler,  sur-tout 
dans  une  affaire  qui  n'est  pas  tellement  la 
mienne,  quelle  ne  soit  aussi  c^lle  de  toqs? Re-r 
noncçr,  au.  moins  pour  ma  part,  à  l'intérêt  que 
j'y  puis  avoir,  en  déclarant  nettement,  comme 
J6.  le  fais  atiJQurd'hui,  qu'à  quelque, prix  que  ce 
soit  je  n'a€cept;erai  jamais  la  restitution  de  ma 
bourgeoisie,  et  que  je  ne  rentrerai  jamais  dans 
Genève.  J'ai  fait  serment  de  l'un  et  de  l'autre  : 
ainsi  me, voilà  lié  sans  retour;  et  tout  ce  qu'on 
peut  faire  pour  me  rappeler  est  par  conséquent 
inutile  et  vain.  J'écris  de  plus  à  Deluc  une  lettre 
très  forte ^  pour  l'engager  à  se  retirer;  j'en  écris 
autant  à  mon  cousin  RousseauVV^oilà  tout  ce 
que  je  puis  faire,  et  je  le  fais  de  très  bon  cœur  : 
ri^^tde  plus,  ne  dépend  de  moi.  L'interprétation 
qu'on  donne  à  ma  lettre  à  .Ghapp.^is ,  est  aussi 
raisonnable  que  si ,  lorsque  j'ai  dit  non ,  1  on  en 

-7.  7 


g8  CORRESPONDANCE. 

concluoit  que  j'ai  vquIu  dire  oui.  Voiileas-voiia 
que  je  me  défende  devant  des  fourbes  ou  des 
stupides?  Je  n'ai  jamais  rien  su  dire  à  ces  gens-* 
là  ^  et  je  ne  veux  pas  commencer.  Ma  conduite 
est ,  ce  me  semble ,  uniforme  et  claire  ;  pour  Tin* 
terpréter  il  ne  faut  que  du  bon  sens  et  un  cœur 
droit.  Adieu,  cher  Moultou.  J'aurois  bien  quel- 
que chose  à  vous  représenter  sur  ce  que  vous 
avez  dit  àChappuis,  que  j'avois  tronqué  la  copie 
de  sa  lettre  ;  car,  quoique  cela  ait  été  dit  à  bonne 
intention,  il  ne  faut  pas  déshonorer  ses  amis 
pour  les  servir  (i)«  Voua  m'avouez ,  à  la  vérité, 
que  cette  copie  n'est  point  tronquée;  mais  il 
croit  lui  qu'elle  l'est  :  il  le  doit  croire ,  puisque 
vous  le  lui  ayez  dit  ^  et  il  part  de  là  pour  me 
croire  et  me  dire  un  homme  capable  de  falsifi- 
cation. Il  ne  me  p,arott  pas  avoir  si  grand  tort , 
quoiqu'il  se  trompe. 

Au  reste ,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire ,  je 
ne  lui  éKsrirai  point  comme  à  mon  ami ,  puisque 
je  sais  qu'il  ne  l'est  pias.  J'écris  à  M.  de  Gauffe- 
court.  O  ce  regpectàUe  Abauzit  !  je  suis  donc 
condamné  à  ne  le  révoir  jamais  !  Ah  !  je  me 
trompe;  j'espère  le  revoir  dans  le  séjour  des 
justes  I  En  attendant  que  cette  commune  patrie 
nous  rassemble ,  adieu  ^  mon  ami. 

Le  pauvre  Aron  est  parti  en  me  chai^eant  de 

(i)  Il  ne  m^aVoit  pas  compris ,  et  vit  bien  que  je  savois 
aussi  bien  que  |tti  cette  maxime.  \ 

(Nvts  de  M.  Moultott^) 


«  ANNÉE  1763.  99 

mlHê  choses  pouir  vous.  Je  sUis  resté  seul ,  et  ddnë 
quel  moment  ! 

A  M.  ÙELtC. 

*  Motierê ,  l6  ^  juillet  i  j%i. 

Je  crains ,  mon  cher  ami ,  que  Vôtre  zèle  pa- 
triotique n  aille  un  peu  trop  loin  dans  cette  oc- 
casion, et  que  votre  amour  pour  les  lois  n  ex- 
pose à  quelque,  atteinte  la  plus  important^  de 
toutes ,  qiii  est  le  salut  de  Téiat.  J'apprends  que 
vous  et  vos  dignes  t;ont:itoyeîis  méditez  de  nou- 
velles Représentations;  et  la  certitude  de  leut 
inutilité  me  ftiît  craindre  quelles  ûfe  compro- 
mettent enfin  vis-à-vis  lesuns  des  autres,-  bu  la 
bôurgieoisie,  ou  les  magistrats.  Je  ne  prétends 
pas  me  donner  dans  cette  «affait^e  une  impor- 
tance, qu'au  surplus  je  ne  tiendrais  que  de  mes 
malheurs  :  je  sais  que  vous  avez  à  redresser  des 
griefs  qui ,  bien  que  relatifs  à  de  simples  parti- 
culiers ,  blessent  la  liberté  publique.  Mais ,  soit 
que  je  ôoilbidère  cette  démarche  relativement  à 
moi,  ou  Relativement  au  corpà  dé  la  bourgeoisie, 
je  la  trouve  également  inutile  et  dangereuse  ;  et 
j'ajoute  même  que  la  Solidité  de  Vôô  raisoJîs 
tournera  toute  à  votre  commun  préjudice,  en  te 
qu'ayant  tdis  en  poudre  les  sophismes  de  sa  ré- 
ponse ,  Vous  forcerez  le  conseil  à  ne  pouvoir  pluâ 
répliquer  que  par  un  sec  il  71  j  a  lieu  y  et  par  con- 
séquentde  rentrer,  par  le  fait,  en  possession  dé 
«on  prétendu  droit  négatif,  qui  réduiroit  à  rien 
•celui  que  vous  avei  de  faire  des  représentations. 


.ît)0  CORRESPONDANCE.      ^ 

Que  si,  après  cela ,  vous. vous  iobstinez^ à; pour- 
suivre le  redressement  des  griefs  (que  très  cer- 
tainement vous  n obtiendrez  point),  il  ne  vous 
reste  plus  quune  seule  voie  légitime,  dont  Fef- 
fet  n  est  rien  moins  qu  assuré*,  et  qui ,  donnant 
atteinte  à^ votre  souveraineté,  établîroit  une 
planche  très  dangereuse,  et  seroit  un  mal  beau- 
coup pire  que  celui  que  vous  voulez  réparer. 

Je  sais  qu  une  famille  intrigante  et  rusée  , 
s'étayant  d  un  grapd  crédit  au-dehors  ,  sape  à 
grands coi^ps  les  fondements  d^la  république, 
,et  que  ses  membres ,  j  ongleurs  adroits  et  gens 
à  deux  envers,  méhent  le  peuple  par  Thypocri- 
sie ,  et  les  grands  par  l'irréligion.  Mais  vous  et 
vos  concitoyens  devez  considérer  que  c'est  vous- 
mêmes  qui  l'avez  établie.;  qu'il  est  trop  tard 
pour,  tenter  de  Fabattre ,  et  qu'en  supposant 
.même  un  supcès  qui  n'est  pas  à  présumer,  vous 
pourriez  vous  nuire  encore  plus  qu'à  elle,  et 
vous  détruire  en  ^'abaissant.  Croyez-moi,  mes 
amis,  laissez-la  faire;  elle  toucbe  à  ^n  terme, 
et  je  prédis  que  sa  propre  ambition  la  perdra , 
sans  que  la  bourgeoisie  s'en  mêle.  Ainsi,  par 
isipport  à  la  république,  ce  que  vous  voulez 
£siire  n'est  pas  utile  en  ce  moment;  le  succès  est 
impossible,  ou  seroit  funeste,  et  tout  reprendra 
son  cours  naturel  avec  le  temps. 

Par  rapport  à  moi,  vous  connoissez  ma  nxa- 
nièredepenser,  et  M.'d'Ivernois,  à  qui  j'ai  ou- 
vert mon  cœur  à  son  passage  ici,  vous  dira^ 
comme  je  vous  ai  écrit,  et  à  tous  mes  jimis,  que, 


ANNÉE    1763.  lôt 

loin  de  désirer  en  cette  circonstance  des  re- 
présentations ,  j^aurors  voulu  qu  elles  n  eussent 
point  été  faites,  et  que  je  désire  encore  plus 
qu  elles  n  aient  aucune  •  suite.  Il  est  certain  , 
comme  je  Tai  écrit  à  M.  Chappuis  ,  qu'avant  ma 
lettre  à  M.  Favre,  des  représentations  de  quel- 
ques membres  de  la  bourgeoisie,  suffisant  pour 
, marquer  quelle  improuvoit  la  procédure ,  et 
mettant  pair  conséquent  mon  honneur  à  cou- 
vert, eussent  empêchéuné  démarche  que  je  n  ai 
faite  que  par  force,  avec  douleur,  et  quand  je 
ne  pouvois  plus  m  en  dispenser  sans  consentir  à 
mon  déshonneur.  Mai^  une  fois  faite,  et  mon 
parti  pris,  ce t(e  démarche  ne  me  laissant  plus 
qu  un  tendre  souvenir  de  mes  anciens  compa- 
triotes, et  un  désir  sincère  de  les  voir  vivre  en 
paix,  toute  démarche  subséquente,  et  relative  à 
celle-là,  ma  paru  déplacée,  inutile;  et  je  ne  lai 
ni  desiré€i4M  approuvée.  J'avoue  toutefois  que 
voé  représentations  m'ont  été  honorables,  en 
montrant  que  la  procédure  faite  contre  moî 
étoit  contraire  aux  lois,  et  improuvée  par. la 
plus  saine  partie  de  l'état.  Sous  ce  point  de  vue, 
quoique  je  n'aie  point  acquiescé  à  ces  représen- 
tations ,  je  ne  puis  en  être  fâché.  Mais  tout  ce 
que  vous  ferez  de  plus  maintenant  n'est  propre 
qu'à  en  détruire  le  bon  effet,  et  à  faire  triom- 
pher mes  ennemis  et  les  vôtres ,  en  criant  que 
vous  donnez  à  la  vengeance  ce  que  vous  ne  don  i 
nez  qu'au  maintien  des  lois. 
Je  vous  conjure  donc,'  mon  vertueux  ami,  par 


102  CORRESPONDANCE. 

votre  amour  pour  la  patrie  et  pour  la  paix ,  d€ 
laisser  tomber  Cette  afFai^e,  ou  même  d  en  abaq^ 
clou nçr  ouvertement  lapoursuitç^  au  moins  pour 
ce  qui  me  regarde ,  afiïi  que  yotre  exeinple  en- 
traîne ceux  qui  vous  honorent  de  leur  confiance  ^ 
et  que  les  griefs  dun  particulier  qi|i  n  est  plus 
rien  à  1  état  n  en  troublent  point  Je  repos.  Ne 
soyez  en  peine ,  ni  4p  jugement  qu  on  porterai 
de  cette  retraite,  ni  du  préjudice  quçn  pourroit 
soufFrir  la  liberté.  La  réponse  du  conseil,  quoi- 
que tournée  avec  toute  l'adresse  imaginable^préte 
le  flanc  de  tant  de  côtés ,  et  vous  donne  de  si 
grandes  prises,  qu'il  n  y  apoint  d'homme  un  peu 
au  fait  qui  ne  sente  le  motif  de  votre  silence,  et, 
qui  ne  juge  que  vous  vous  taisez  pour  savoir  trop 
à  dire.  Et  quant  à  la  lésion  des  lois,  comme  élk» 
en  deviendra  d'autant  plus  grande  qu  on  en  aura 
plus  vivement  pours\iivi  la  réparation  a^^ns  Tob- 
tenir ,  il  v^ut  n^ieux  fermer  les  yeux  dans  une 
occasion  où  le  manteau  de  Fhypocrisie  couvr^e 
Ifes  attentats  contre  la  liberté ,  que  de  fournir 
aux  usurpateurs  le  moyen  46  consommer,  au 
nom  de  Dieu ,  Touvrage  de  leur  tyrannie. 

Pour  nioi ,  mon  cher  ami ,  quelque  disposé 
que  je  fusse  à  me  prêter  à  tout  ce  qui  pouvoit 
complaire  à  mes  anciens  concitoyens ,  et  à  re- 
prendre avec  joie  un  titre  qui  ma  fut  si  cher, 
s'il  m'eût  été  restitué  de  leur  gré ,  d'un  commua 
accord  et  d'une  manière  qui  me  lent  pu  rendre 
acceptable ,  vos  démarches  en  cette  occasion ,  et 
les  maux  qui  peuvent  en  résulter ,  me  forcent  à 


4NNÉE    1763.  •lo? 

changer  de  résolulion  wr  cç  poipt,  et  à  ep  pren- 
dre une  dont ,  quoi  qu  il  arrive ,  rien  i^e  ipe  f^r£| 
départir.  Je  vous  déclare  doi^c ,  et  ]^n  ai  fait  le 
3erment,.que  de  me$  jour^  jç  nç  remettrai  I9 
pied  dans  vos  mur$,  et  que,  content  de  QoiirHr 
dans  mon  cœur  les  aentimentsd'uavrai  citQyex^ 
de  Genève ,  je  n'en  reprendrai  jamais  le  titre  ;. 
«insi  toute  démarche  qui  pourrpit  tepdre  à  ipq 
le  rendre  eAt  inutile  et  vaine.  Après  s^vikir  saçri^ 
fie  mes  droitsplea  plus  chers  à  Vhonneur ,  je  ^-> 
erifie  aujourd'hui  mes  espérances  à  la  paix.  Il  ne 
me  reste  plus  rien  à  faire.  Adieu.^ 

A  M.  DE  GAUf  FECOURT. 

IVfpUers,  le  7  juillet  1763. 

J  apprends,  cheAps^pa,  que  vpus  ête^  à  6e^ 
nève  ;  et  cela  redouble  won  regret  de  i^e  pou-; 
voir  passer  dans  cette  ville ,  cptnme  je  çpmptoia 
faîfe  après  toutes  ces  tracasseries ,  pour  aller  à 
Ghambéri,  voir  mes  ancieQS  «imis.  Forcé  de  ren 
noncer  à  ma  bourgeoisie  y  pour  Qe  p^s  consen-^ 
tir  à  mon  désbonueur ,  j  awois  pas;sé  çpnfiine  ui^ 
étranger;  et  avec  quel  plaisir  jeus^e  oublié ,  dans 
les  bras  ducher  Gauffecourt  >  tpus  lesmaun^  qu  oi) 
rassemble  sur  m^  tête  !  Mais  les  démarches  tar-? 
dives  et  déplacées  de  la  bourgeoisie ,  et  letrange 
i^éponse  du  conseil^  me  forceut ,  de  peur  d  atti^ 
*er  le  feu  par  ma  présence ,  ^  m'^^bstepir  d*ua 
voyage  que  je  voulois  faire  en  paix.  Après  s'être 
tu  quand  ilfalloitpa^rler^on  parle  quand  il  faut 


lO^  corhespôndance. 

se  taire ,  et  que  tout  ce  qu'on  peut  dire  n'est  plus 
bon  à  rien, 

L'affection  que  j'aurai  toujoursjpour  ma  pa-^ 
trie  me  fait  désirer  sincèrement  que  tout  ceci, 
qui  s'est  fait  contre  mon  gré ,  n'ait  aucune  suite , 
et  je  l'ai  écrit  à  mes  amis.  Mais  nein'ayant-ni 
défendu  dans  mon  malheur ,  ni  consulté  dans 
leur  Jémarche,  auront-ils  plus  d'égards  âmes 
représentations ,  qu'ils  n'en  eurent  à  mes  inté-i 
rets  lorsqu'ils  n'étoient  que  ceux  des  lois  et  les 
leurs?  Dans  le  doute  de  mon  crédit  sur  leur  es-  • 
prit ,  j'ai  pris  Iç  dernier  parti  que  je  devois  pren- 
dre ,  en  leur  déclarant  que,  quoi  qu  il  arrivât,  et 
quoi  qu'ils  fissent,  je  ne  reprendrois  jamais  le 
titre  de  leur  citoyenu  et  ne  rentrer  ois  jamais  dan» 
leurs  murs.  C'est  à  quoi  je  suis  aussi  très  déter- 
miné ,  et  c'est  le  seul  moyedhjuime  restoit  d'as- 
soupir toute  cette  affaire,  autant  du(  moins- 
que  mon  intérêt  y  peut  influer.  Ce  seroit,  }en 
conviens ,  me  donner  une  importance  bien  rigli- 
cule ,  si  on  ne  l'eût  rendue  nécessaire ,  et  dont 
je  ne  saurois  d'ailleurs  être  fort  vain,  puisque 
je  ne  la  dois  qu'à  mes  m^alheurs.  Ainsi  rien  ne 
manque  à  mes  sacrifices.  Puissent-ik  être  aussi 
utiles  que  je  les  fais  de  bon  cœur,* quoique  dé- 
chiré! 

Ce  qui  m'afflige  le  plus  dans  cette  résolution*^ 
est  l'impossibilité  oii  elle  me  nj(ét  d'embrassef' 
jamais  mes  amis  à  Genève ,  ni  vous  par  consé- 
quent qui  êtes  le  plus  ancien  de  tous.  Faut-il 
donc  renoncer  pbu^  toujours  à  cet  espoir?  Chei^  ^ 


ANNÉE    1765.  I05 

pa{>à,  j  espère  que  votre  sàmé  raffermie  ne  vous 
rend  plus  les  bains  d'Aix  nécessaires  ;niais  jadis 
cétoit  pour  vous  un  voyage  de  plaisir  plus  que 
de  besoin.  S'il  pouvoit  Fètre  encore ,  quelle  con- 
solation ce  seroit  pour  moi  d'aller  vous  y  voir  ! 
Je  crois  que  je  mourrois  de  joie  en  vous  serrant 
dans  mes  bras.  Je  traverserois  le  lac,  le  Chablais , 
le  Faucigny,  pour  vous  aller  joindre.  L'amitié 
me  donneroit  des  forces  ;  la  peine  ne  me  coûte- 
roit  rien. 

On  dit  que  les  jongleurs  ont  acheté  Marc 
Ghappuis  avec  votre  emploi.  Je  les  trouve  biea 
prodigues  dans  leurs  emplettes.  H  est  vrai  que 
celle-là  se  fait  à  vos  dépens,  et  c'est  tout  ce  qui 
m'en  fâche.  Assurément,  si  je  n'ai  pas  une  belle 
statue,  ce  ne  sera  pas  la  faute  des  jongleurs  ; 
ils  se  tourmentent  furieusement  pour  en  élever 
le  piédestal.  Donnez-moi*  de  vos  nouvelles.  Je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

A  M.  USTERI, 

PROFESSEUR   A   ZURICH,' 

Sur  le  chapitre  VIII  du  dernier  livre  du  Contbat  social. 

Motiers,  i5 juilleti763. 

Quelque  excédé  que  je  sois  de  disputes  et  d'ob- 
jections ,  et  quelque  répugnance  que  j'aie  d'em- 
ployer à  ces  petites  guerres  le  précieux  com- 
merce de  l'amitié,  je  continue  à  répondre  à  vos 
difficultés ,  |)uisque  vous  l'exige/  ainsi.  Je  vous 
dirai-  donc  ,  avec» ma  franchise  ordinaire,  que- 


Io6  GORHESPQNDANCE. 

TOUS  ne  me  paroissez  pas  avoir  bien  saisi  ¥ê* 
tat  de  la  question.  La  grande  société,  la  société 
humaine  en  général ,  e$t  fondée  sur  rhumanité, 
sur  la  bienfaisance  universeUe,  Jedis ,  et  j!ai  tour 
jours  dit  que  lé  christianisme  est  favoraUe  à 
ceUe4à. 

Mais  les  sociétés  partiçulièi^s ,  leiisodétés  po^ 
litiques  et  civiles^  ont  un  to^t  aqtre  principe  ;  C0 
sont  des  établissements  purement  hppiains  » 
dont  par  conséquent  le  vrai  christianisme  nous 
détache»  comme  de  tout  ce  qui  n'est  qne  terres^ 
|re.  Il  n'y  a  que  les  vices  des^  hommes  qui  reur 
dent  ces  établissements  nécessaires ,  et  il  n  y  a 
que  les  passions  humainea  qui  les  conservent. 
Chez  tdius  les.  vices  à  vos  chrétiens ,  ils  n  auront 
plus  besoin  de  magistrats  ni  de  lois  ;  oi,ezrleur 
toutes  lés  passions  humaines,  le  lien  civil  perd 
à  Finstant  tout  son  ressort;  plus  d'émulation, 
plus  de  gloire  ,  plus  d'ardeur  pourJes  préfèrent 
ces.  L'intérêt  particulier  e*st  détruit;  et,  faute 
d'un  soutien  convenable ,  l'état  politique  tombe 
en  langueur.  • 

Votre  supposition  d'une  société  politique  et 
rigoureuse  de  chrétiens^  tous  parfaits  à  la  ri- 
gueur ,  est  donc  contradictoire  ;  elle  est  encore 
outrée  quand  vous  n'y  voulez  pas  admettre  un 
seul  homme  injuste ,  pas  un  seul  usurpateur.  Se- 
ra-t-elle  plus  parfaite  que  celle  des  apètres?  et 
cependant  il  s'y  trouva  un  Judfis...  Sera-t-elle  plus 
parfaite  que  celle  dea anges? et  le  diable,  dit-on, 
en  est  sorti.  Mon  cher  ami,  vous  oubliez  quotas 


ANNÉE    1763.  107 

chrétiens  seront  des  hommes,  et  i|ue  la  perfeo-i 
lion  que  je  leur  suppose  est  celle  q^e  pfht  com- 
porter rhumanité.  Mon  livre  n  est  pas  fait  pour 
les  dieux. 

Ce  n  est  pas  tovit.  Yous  donne*  à  vos  citoyens 
un  tact  moral,  ui^e  finesse  exquise:  el  pourquoi? 
parcequ'ils  sont  bons  chrétiens.  Comment  !  nul 
pç  peut  être  bon  chrétien  à  votre  compte  sans 
être  n^  La  Rochefoucauld ,  un  La  Bruyère  ?  A 
quoi  pensoit  donc  notre  maître ,  quand  il  béniS"» 
soit  les  pauvres  en  esprit  ?  Cette  assertion-là  » 
premièrement ,  n  est  pas  raisonnable ,  puisaue 
la  finesse  du  tact  moral  ne  aacquiert  qu  a  force 
de  comparaisons,  et  s  exerce  même  infiit^iment 
mieux  sur  les  vices  que  Ton  eaohe  que  sur  les 
vertus  qu'on  ne  cache  point.  Secondement ,  cette 
mênoie  assertion  çst  contraire  à  toute  expérience, 
et  Ton  voit  cpustamment  que  e  est  dans  les  plus 
grandes  villes ,  chez  les  peuplas  les  plMS  carrom-i 
pus  qu  on  apprend  à  mieux  pénétrer  dans  les, 
cœurs  9  à  mi^ux  obsçrvçr  les  hommes ,  à  mieux 
interpréter  leurs  discours  par  leurs  sentiments  y 
à  mieuj^  distinguer  la  réalité  de  Tappar^nce.  Nie- 
rez-vo.i|i^  qu'il  n'y  ait  d'infinitnept  mçill^urs  oh* 
servateurs  mor^ui^à  Paris  qu'en  Suisse?  oucoiw 
clurez-vqus  de  là  qu  on  vit  plus  vertueusement  à 
Paris  qi;ie  çheap  voi^s  ? 

Vous  dites  que  vos  citoyens  seroient  infiniment 
choqués  de  la  première  inju8rtice.  Je  le  crois; 
mais^  quand  ils  la  verroient ,  il  ne  seroit  plus; 
temps  d'y  pQuryoir,  et  d  autant  mieux  qu'ils  ner 


îo8  CORRESPONDANCE. 

se  pepihettr oient  pas  aisément  de  mal  penser  de 
leur  pr<fthdin ,  ni  de  donner  une  mauvaise  in- 
terprétation à  ce  qui  pourroit  en  avoir  une 
bonne.  Cela  seroit  trop  contraire  à  la  charité. 
Vous  n  ignorer  pas  que  les  ambitieux  adroits  se 
gardent  bien  de  commencer  par  des  injustices  ; 
au  contraire  ,  ils  n  épargnent  rien  pour  gagner 
d  abord  la  confiance  et  l'estime  publique  par  la 
pratique  extérieure  de  la  vertu;  ils  ne  jettent  le 
masque  et  ne  frappent  les  grands  coups  que 
quand  leur  partie  est  bien  liée,  et  quon^n'en 
peut  plus  revenir.  Gromwel  ne  fut  connu  pour 
un  tyran  qu  après  avoir  passé  quinze  ans  pour 
le  vengQur  des  lois  et  le  défenseur  de  la  religion. 
Pour  conserver  votre  république  chrétienne  ,' 
voas  rendez  ses  voisins  aussi  justes  qu  elle  :  à  la 
bonne  heure.  Je  conviens  qu  elle  se  défendra  tou- 
jours assez  bien  pourvu  qu  elle  ne  SQi%  point  atta- 
quée. A  legard  du  «ourage  que  vous  donnez  à  ses 
soldats ,  par  le  simple  amour  de  la  conservation^ 
c'est  celui  qui  ne  manque  à  personne.  Je  lui  ai 
donné  un  motif  encore  plus  puissant  sur  des^ 
chrétiens;  savoir,  l'amour  du  devoir.  Là-dessus, 
je  crois  pouvoir,  pour  toute  réponse-,  votis  ren- 
voyer à  mon  livre,  où  ce  point  ^st  bien  discuté. 
Gomtnent  ne  voyez-vous  pas  qu'il  n'y  a  que  de' 
grandes  passions  qui  fassent  de  grandes  choses?- 
Qui  n'a  d'autre  passion  que  celle  de  son  salût  ne 
fera  jamais  rien  de  grand  dans  le  temporel.  3i' 
Mutins  Scœvola  n'eût  été  qu'un  saint ,  croyez-" 
vous  qu'il  eût  fait  lever  le  siège  de  Rome?  Vous^ 


-    ANNÉE    1763.  109 

me  citerez  peut-être  la  magnanime  Judith.  Mais 
nos  chrétiennes  hypothétiques ,  moins  barbare- 
.ment  coquettes ,  n  iront  pas  ,  > je  crois ,  séduire 
.leurs  ennemis,  et  puis  coucher  avec  eux  pour  les 
massacrer  durant  leur  sommeil. 

Mon  cher  ami,  je  n  aspire  pas  à  vous  con* 
.vaincre.  Je  sais  qu'il  n'y  a  pas  deux  têtes  orga- 
nisées de  même ,  et  qu'après  bien  des  disputes , 
bien  des  objections ,  bien  des  éclaircissements , 
chacun  finit  toujours  par  tester  dans  son  senti"* 
ment  fcomme  auparavant.  D'ailleurs ,  quelque 
philosophe  que  vous  puissiez  être,  je  sens  qu'il 
faut  toujours  un  peu  tenir  à  l'état.  Encore  une 
fois  ,  je  ,vous  réponds  parceque  vous  le  voulez  ; 
mais  je  ne  vous  en  estimerai  pas  moins  pour  ne 
pas  penser  comme  moi.  J'ai  dit  mon  avis  au  pu- 
blic ,  et  j'ai  cru  le  devoir  dire ,  en  choses  impor-^ 
tantes  et  qui  intéressent  l'humanité.  Au  reste, 
je  puis  m'être  trompé  toujours ,  et  je  me  suis 
trompé  souvent  sans  doute.  J'ai  dit  mes  raisons  ; 
c'est  au  public ,  c'est  à  vous  à  les  peser ,  à  les  ju- 
ger ,  à  choisir.  Pour  moi ,  je  n'en  sais  pas  davan- 
tage, et  je  trouve  très  bon  que  ceux  qui  ont  d'au- 
tres sentiments  les  gardent ,  pourvu  qu'ils  me 
laissenj;  en  paix  dans  le  mien. 

A  SON  COUSIN. 

Juillet  1763.^ 

Une  absence  de  quelques  jours  xnjà  empêché, 
mon  très  cher  cousin ,  de  répondre  plus  tôt  à 
votre  letue,  et  de  vous  marquer  mon  regret  sûr 


110  CORRESPOlfï&ANGE. 

la  pertc^e  mon  cousin  votre  père.  Il  a  vécu  eit 
homme  d'honneur,  il  a  supporté  la  vieillesse 
avec  courage,  et  il  est  mort  en  chrétien.  Une 
carrière  ainsi  passée  est  digne  d  envie  :  pul^siohs- 
nous ,  mon  cher  cousiii,  vivre  et  mourir  comme 
luil 

Quant  à  ce  que  vous  mè  marquez  deô  repré- 
sentations qui  ont  été  faites  à  mon  sujet ,  et  aux*- 
quelles  vous  avez  concouru ,  je  reconnois ,  mon 
cher  cousin ,  dans  cette  démarche  le  zèle  d*uEli 
bon  parent  et  d'un  digne  citoyen;  mais  j'ajoute- 
rai qu'ayant  été  faites  à  mon  Insu ,  et  dans  un 
temps  où  elles  tie  poùvoient  plus  produire  au- 
cun effet  utile ,  il  eut  peut-être  été  mieux  qu'elles 
n'eussent  point  été  faites ,  ou  qtie  mes  smiis  et 
parents  n'y  eussetit  point  acquiescé.  J'avoue  que 
l'affront  reçu  par  le  conseil  est  f  leinetnent  ré- 
paré par  le  désaveu  authentique  de  la  plus  saine 
partie  de  l'état  :  mais  comme  il  peut  naître  de 
cette  démarche  des  semences  de  mésintelligence, 
auxquelles,  même  après  ma  retraite ,  je  serois 
au  désespoir  d'avoir  donné  lieu ,  je  vous  prie , 
mon  cher  cousin ,  vous  et  tous  ceux  qui  dai- 
gnent s'intéresser  à  moi  ?  de  Vouloir  bien ,  du 
moins  pour  ce  qui  me  regarde ,  renoncer  à  la 
poursuite  de  cette  affaire,  et  vous  retirer  du 
nombre  des  représentants.  Pour  moi ,  content 
d'avoir  fait  en  toute  occasion  mon  devoir  en-» 
vers  ma  patrie ,  autant  qu'il  a  dépendu  de  moi , 
j y  renonce  pçur  toujours,  avec  doujeur,  mai^ 
sans  balancer;  et  afin  qiie  le  désir  de  mon  réta- 


ASRÉE    1763.  III 

blissement  n^  troul^  jamais  la  paijt  publique , 
je  déclare  que ,  quoi  qWil  arrive ,  je  ne  repren- 
drai de  mes  jours  le  titre  de  citoyen  de  Genève, 
ni  ne  rentrercd  dans  ses  murs.  Croyez  que  mon 
attachement  pour  mon  pays  ne  tient  ni  aux 
droits,  ni  au  séjour,  ni  au  titre,  mais  à  des 
nœuds  que  rien  oe  sauroit  briser  ;  croyez  aussi , 
mon  très  cher  cousin ,  qu  en  cessait  d'être  votre 
concitoyen  je  n  en  reste  pas  moins  pour  la  vie 
votre  bon  parent  et  véritable  ami. 

» 

^A  M.  DUCLOS. 

Motiers,  le  3o  juillet  1763. 

Bien  arrivé ,  mon  cher  philosophe.  Je  prévoyois 
votre  jugfement  sur  TAngleCevre.  Pour  df  s  yeux 
comme  les  vôtres ,  \^ê  hommes  sont  les  mêmes 
par  tout  pays  ;  les  nuances  qui  les  distinguent 
sont  trop  superficielles,  le  fond  de  Tétoffe  domina 
toujours»  Tout  éompéré ,  vous  vous  décidez  pour 
votre  pays  :  oe  choix  est  naturel.  Apnès  y  avoir 
pasifé  les  plus  bdiles  années  de  ma  vie  j'en  ferois 
de  bon  cœur  autant.  Je  crois  pourtant  qu  en  gé-^ 
néral  j  aimerois  mieux  que  mon  amt  fÙt  Anglois 
que  François*  J  avois  beaucoup  d'amis  enFrance; 
mes  disgrâces  sonjt  venues ,  et  j  en  ai  conservé 
deux.  En  Angleterre ,  j  en  aurois  eu  moins  peut*^ 
être,  mais  je  n'en  aurois  perdu  aucun. 

J'ai  liait  pour  mon  pays  ce  que  j'ai  fiiît  pour 
nfts  atnis.  J'ai  tendrement  aimé  ma  patrie ,  tant 
que  j'ai  cru  en  avoir  une.  A  l'épreuve ,  y  ai  trouvé 


It2  COBftESPONl>ANCE. 

que  je  me  trompois.En  me  détachant  d'une  cb^ 
mère ,  j'ai  cessé  d'être  un  homniie  à  visions  ;  voilà- 
tout.  Vous  voudriez  que  je  fisse  un  manifeste; 
c'est  supposer  que  j'en  ai  besoin.  Cela  me  paroît 
bizarre  qu'il  faille  toujours  me  justifier  de  Fitti- 
quité  d'autrui ,  et  que  je  sois  toujours  coupable,  "^ 
uniquement  parceque  je  suis  persécuté.  Je  ne  yia 
point  dans  le  monde ,  je  n'y  ai  nulle  correspon- 
dance, je  ne  sais  rien  de  ce  qui  s'y  dit.  Mes  en- 
nemis y  sont  à  leur  aise  ;  ils  savent  bien  que 
leurs  discours  ne  me  parviennent  pas.  Me  voilà 
donc,  comme  à  l'inquisition,  forcé  de  me  dé- 
fendre sans  savoir  de  quoi  je  suis  accusé. 

En  parlant  delà  renonciation  àma  bourgeoi- 
sie vou§  dites  que  beaucoup.de  citoyens  ont 
réclamé  ea  ma  faxe^r  ;  que  j'avois  donc  des  ex- 
ceptions à  faire.  Entendons-nous  ,  mon  cher  . 
philosophe:  les  réclamations  dont  vous:parlez, 
payant  été  Élites  ^qu'après  ma  déips^rche ,  ne 
pou  voient  pas;  me  fournie,  un  motif  pour  m'en 
abstenir.  Cette  démarche  n'a  point,  été  précipi- 
tée; elle  n'a  été  faite  qu'après  dix  mois  d'attesté^ 
durant  lesquels  personne  n'a  dit  un  mot  en  pu- 
blic ,  si  ce  n'est  cc^ntre  moi  Alors  le  consente- 
ment de  tous  étant  présumé  de  leur  silence, 
rester  volontairement  inem,bre  d'un  état  où  j'a- 
vois été  flétri ,  n'étoit-ce  pas  consentir  moi-même 
à  mon  déshonneur?  Et  me  restoit-il  une  voie 
plus  honnête ,  plus  juste ,  plus  modérée  de  pro- 
tester contre  cette  injijre,  que  de  me  retirei:  pfi^ 
çiblement  de  la  société  où  elle  m'avoit  été  faite? 


ANNÉE    1763.  Il3 

Nos  lois  les  plus  précises  a|^ant  été,  de  toutes 
manières ,  foulées  aux  jpieds  à  mon  égard ,  à  quoi 
pouvois-je  rester  engagé  de  Inoti  côté ,  lorsque 
les  liens  de  la  patrie  n  etoient  plus  rien  envers 
tnoi  que  ceux  de  Tignominie ,  de  Fitijustice  et 
delà  violence?  •  • 

Cette  retraite  fit  ouvrir  les  yeux  à  la  bourgeois 
sie  :  elle  sentit  sop  ^tort ,  elle  en  eut  honte  ;  et , 
selon  le  retour  olrdinaire  de  lamour-propre  ^ 
potir  s'en  disculper,  elle  tâchiade  mërimputer. 
On  m'écrivit  des  lettres  dt  reproches.  En  réponse  ^ 
j'exposai  n^s  raisons  :  elles  étoient  sans  réplique. 
On  vouluttrop  tard  réparer  la  faute  et  revenir  sui* 
une  chose  faite.  On  n  avoit  rien  dit  quand  il  fal- 
Idit parler;  on  parla  quand  il  ne  restoit  qu'à  se 
taire ,  et  que  tout  ce  qu'on  pouvoit  dire  n'abou- 
tissoit  plus  à  rien.  Là  bourgeoisie  fit  des  repré- 
sentations ;  le  conseil  les  éluda  par  des  réponses 
dont  l'adresse  ne  put  sauver  le  ridicule  :  mais 
il  y  a  long-temps  qu'on  s'est  mis  au-dessus  des 
sifflets.  La  bourgeoisie  voulut  insister;  les  esprits 
s'échauffoient ,  la  mésintelligence  alloit  devenir 
brouillerie,  et  peut-être  pis. 'Je  vis  alors  qu'il  me 
restoit  quelque  chose  à  faire.  Mes  amis  savoient  • 
que ,  toujours  attaché  par  le  cœur  à  mon  pays  » 
je  reprendrois  avec  joie  le  titre  auquel  j'avois- 
été  forcé  de  renoncer,  lorsque  d'un  commun 
accord  il  me  seroit  convenablement  rendu.  Le 
désir  de  mon  rétablissement  paroissoit  être  le 
seul  motif  de  leur  démarche  :  il  falloit  leur  ôter 
cette  source  de  discorde.  Pour  leur  faire  aban- 


1 14  CORRESPONDANCE. 

donner  la  poursuite  d  uq^e  affaire  qui  pouyoit 
les  mener  trop  loin ,  je  leur  ai  donc  déclaré  que 
i^aia43 ,  quoi  qu'il  privait ,  je  ne  rentrerons  dans 
leurs  uiur$}  que  jamaîs  je  ne  reprendroisla  qua- 
f  jité  M  leur  cojacitoyen ,  et  qu'ayant  confirmé 
«  par  serment  cette  résolution  je  n  étois  plus  le 
mattre  d'f  p  chçiiigçï*,  Qomme  jç  ^  ai  votilu  con- 
server auoupç  correspondance  suivie  à  Genève, 
j'i|;nore  ab3oIup]^ent  ce  qui  s^'y  est  passé  depuis 
cç  tewps-l^  ;  m^is  voUà  cç  que  j'^ti  fait.  Aprè$ 
avoir  sacrifié  mes  droits  les  plus  chers  à  xpoa 
bonne vir  putr^gé,  j'^  sacrifié  à  la  paix  mes  der^ 
nières  espi^r^nces.  T^ls  sont  mes  torts  dw$  cette 
af&^iS'e  ;  je  ne  m'çn  connois  point  d'autres. 

V<xu.s  voiJ^4riez ,  çl^tes-yous ,  que  je  fisse  voir 
à  touU^  inonde  çojpçwwt?  étam  mal  avec  ^fm- 
coup,  de  ceps ,  j|^  devroi?  ê^re  Juen  avec  tous  : 
mais  je  sçjçôi^  ^o^rt  eniharirass^  moi-même  ^. 
dire  pourquoi  je  s^is  wa]  avec  quelqi^'iin;  car  je 
défie  qui  que  ce  soit  au  iMonde  d'oser  dire  que 
j,e  lui  aie  j^a,mais  fait  ou  voulu  le  moindre  mal. 
Ceux  qw  roe  per^cuieç^t  ne  me  persécutent  qjti^ 
pour  le  seul  plaisir  de  nuire:  ceux  qui  xi^çi 
Jiaïssent  nç  peuvent  me  ba'û;'  qu  a  cause  du  qi^L 
qu'ils  m,'ont  fait.  Ils  se  çojçpplaisent  dw»  leur 
ouvrage*  ils  ne  me  pardonneront  javi^îs  Içur, 
propre  mécl^nceté.  Or,  qu'ils  fass^i^t  donc  tout 
à  leur^ai^  ;  bieni^Qt  jç  pourrai  les  mçttr«  au  pi$» 
Cepe^d£^nt  ils  auront  heaum'accablerdemau^;, 
il  leuy  en  reste  un  pour  ma  vengeance  que  je 
leur  défie  do  m^  fai^e  éprq^ver  ;  c  est  le  tt^^nient 


\ 


ANNÉE    1763.  Il5 

de  la  haine ,  avec  leq\iel  je  les  tiens  plus  mal- 
heureux que  moi.  Voilà  tout  ce  que  je  puis  dire 
sur  ce  chapitre.  Au  reste  ^  j'ai  passé  cinquante 
ans  de  ma  «vie  sans  apprendre  à  faire  mon  apo- 
logie ;  il  est  trop  tard  pour,  commencer. 

M.  Cramer  n'est  point  du  conseil.  Il  est  le  li- 
braire ,  même  Tami  de  M.  de  Voltaire  ;  et  Ton 
aait  ce  que  sont  les  amis  de  Voltaire  par  rapport 
à  moi  ;  du  reste ,  je  ne  les  connois  point  du  tout. 
Je  siBiis  seulement  quen  général  tous  le»Gene  vois 
du  grand  air  me  haïssent ,  m^  qu'ils  savent  se 
pUer  aux  goûts  de  ceux  qtii  leur  parlent.  Ils  on( 
90m  de  ne  pas  perdre  leurs  coups  en  lair  ;  ils  ne 
les  lâchent  que  quand  ils  portent. 

ASe  voici  au  hout  de  mon  papier  et  de  mon  ba« 
vardage  sans  avoir  pu  vous  parler  de  vous. 

Une  réflexion  bien  simple ,  mon  cher  philoso- 
phe ,  et  je  finis.  Je  vou»  ai  tmidrement  aimé  dans 
lés  jouns  brillants  de  ma  vie,  et  vous  savez  que 
ladversité  n'endurcit  pas  le  cœur.  Je  vous  em- 
brasse. 

A  M.  DUCLOS. 

Motiers,  k  i«r  août  1763. 

I>e{)uistti%  lettre  écrite ,  ma  situation  j^ysiqua 
9  teSesMat  emparé  et  s  est  tellement  déterminée, 
que  mes  douleurs,  sans  relâche  et  sans  ressource, 
«le  mettent  absolument  dans  le  cas  de  t  exception 
marqiaéa  par  milord  Édoiiard  en  répondant  à 
Sakit-PFeux  :  Usque  adeo  ne  mori  misemm  est? 
J'ignore  eaeûre  qu^  parti  je  prasdraiT  si  j  en 

s. 


Il6  CORRESPONDANCE. 

prends  un  ^  ce  sera  le  plus  tard  qu'il  me  sera  pos- 
sible ,  et  ce  sera  sans  impatience  et  sans  désespoir,^ 
comme  sans  scrupule  et  sans  crainte.  Si  nies  fau-- 
tes  m'effraient,  mon  cœur  me  rassure.  Je  parti- 
rois  avec  défiance,  si  je  connoissois  un  homme 
meilleur  que  moi;  mais  je  les  ai  bien  vus ,  je  les 
ai  bien  éprouvés,  et  souvent  à  mes  dépens.  Si  le 
bonheur  inaltérable  est  fait  pour  quelqu'un  de 
mon  espèce,  je  ne  suis  pas  en  peine  de  moi:  je  ne 
vois  qu'uœ  alternative,  et  elle  me  tranquillise; 
n'être  rien,,  ou  êlie  bien. 

Adieu ,  mon  cher  jphilosophe  :  quoi  qu'il  arrive, 
voici  probablement  la  dernière  fois  que  je  vous 
écrirai  ;  car  mes  souffrances  ^  ne  pouvant  qu'aug- 
menter incessamment,  me  délivreront  d'elles  ou 
m'absorbjBront  tout  entier.. Souvenez-vous  quel- 
quefois d'un  homme  qui  vous  aima  tendrement 
et  sincèrement , et  n'oubliez  pas  que  dans  les  der- 
niers moments  où  sa.  tête  et  son  cœur  furent  li- 
bres il  les  occupa  de  vous. 

P.  S.  Lorsque  vous  apprendrez  que  mon  sort 
sera  décidé,  ce  que  je  ne  puis  prévoir  moi-même, 
priez  de  ma  part  M.  Duchesne  de  vouloir  bien, 
tenir  à  majdemoiselle  Le  Vasseur  ce  qu'il  m'a  pro- 
mis pour  moi.  Elle,  de  son  côté,  lui  enverra  le 
papier  qu'il  m'a  demandé. 

Quelle  ame  que  celle  de  cette  bonne  fille! 
Quelle  fidélité ,  quelle  affection ,  quelle  patience  ! 
Elle  à  fait  tojute  ma  consolation  dans  mes  nial- 
heurs  \  Hic  me  les  a  fait  bénir.  Et  maintenant , 


.    ANNÉE    1763.  117 

pour  le  prix  dé  vingt  ans  d'attachement  et  de 
sbins,  je  la  laisse  seule  et  sans  protection, -dànâ 
un  pays  où  elle  en  auroît  si  grand  besoin  !  J  espère 
que  tous  ceux  qui  m'ont  aimé  lui  transporte- 
ront les  sentiments  qu'ils  ont  eus  pour  moi  : 
elle  en  est  digne  ;  c'est  un  cœur  touFsemblable 
au  mien.  • 

A  M.  MARTINET, 

CHEZ    LUI. 

t 

"Vous  ne  m'aimez  point ,  monsieur,  je  le  sais: 
mais  moi  je  vous  estime;  je  sais  que  vous  êtes 
un  homme  juste  et  raisonnable  :  cela  me  suffit 
pour  laisser  en  toute  confiance  mademoiselle 
Le  Vasseur  sous  votre  protection.  Elle  en  est 
digne;  elle  est  connue  et  bien  voulue  de  ce  qu'il 
y  a  de  plus  |^rand  en  France  :  tout  le  monde 
approuvera  ce  que  vous  aurez  Jftiit  pour  elle ,  et 
milord-maréchal  en  particulier  vous  en  saura 
gré.  Voilà  bien  des  raisons ,  monsieur ,  qui  me 
rassurent  contre  l'efFet  d'un  peu  de  froideur  en- 
tre nous.  Je  vous  fais  remettre  un  testament  qui 
peut  n'avoir  pas  toutes  les  formalités  requises;^ 
mais  s'il  ne  contient  rien  que  de  raisonnable  et 
de  juste,  pourquoi  le  casseroit-on ?  Je  me  fie 
bien  encore  à  votre'  intégrité  dans  ce  point. 
Adieu,  monsieur;  je  pars  pour  la  patrie  dès 
âmes  justes.  J'espère  ^  trouver  peu  d'évêques 
et  de  gens  d'église,  mais  beaucoup  d'hommes 
comme  vous  et  moi.  Quand  vous  y  viendrez  à 
votre  tour,  vous  arriverez  en  pays  de  connois- 


\ 


1 18  GORBESPDÏ^BAHCE, 

sance.  Adieu  donc  derechef,  monsieur;  du  té-* 
voir, 

A  M,  MOtJLTOU. 

MotierS)  lundi  ler  août  1763. 

Je  vous  remercie,  mon  cher'  Moultou,  du 
livre  de  M.  Vernes  que  vous  m'avez  envoyé:  letat 
oii  je  suis  ne  me  permet  pas  de  le  lire  ,  encore 
moins  dy  répondre;  et ,  quand  je  le  pôurroîs ,  je 
ne  le  ferois  assurément  pas.  Je«ne  réponds  jamais 
qu  a  des  gens  que  j'estime.  * 

Je  suis  persuadé  que  ce  que  M.  Vernes  me 
pardonne  le  moins ,  est  d  avoir  attaqué  le  livre 
d'Helvétiqs,  quoique  je  Taie  fait  avec  toute  la 
décence  imaginable^  en  passant,  sans  le  nom- 
mer, ni  même  le  désigner,  si  ce  tiedt  en  ren-^ 
dant  honneur  à  son  bon  caract'ère.  Dans  les 

Eages  71  et  7a  dfe  M.  Vernes,  qui  me  sont  tom- 
ées  sous  les  yeux,  il  me  fait  un  grand  crime 
d'avoir  employé  ce  qu'il  appelle  le  jargon  de  1$ 
métaphysique;  et  il  suppose  que  j'ai  eu  besoin 
de  ce  jargoii  pour  établir  la  religion  naturelle  ; 
^  au  lieu  que  je  n'en  ai  eu  besoin  que  pour  atta- 
quer le  matérialisme.  liC  principe  fondamental 
du  livre  de  l Esprit  est  c^e  juger  est  sentir;  d'où 
il  suit  clairement  que  tout  n'est  que  corpà.  Ce 
principe,  étant  établi  par  des  raisonnements 
métaphysiques;  ne  poilvolt  être  attaqué  que 
par  de  semblables  raisonnements.  Cest  ce  que 
M;  Vernes  ne  me  pardonne  pas.  La  métaphysi-» 


AN«'éB    1763.  119 

que  ne  Tédifie  que  dans  le  livre  d'Helvétius  ;  elle 
le  scandalise  dans  le  mien. 

Je  n'approuve  pourtant  pas  que  le  {itlblic  vbie 
Farticle  de  ma  lettre  qui  le  regardé  ;  j^exigë  inètne 
que  vous  ne  le  monirieas  à  perâdUiië,  quâ  lui 
deiil  si  vous  voulet.  Je  n  eue  jaôlslid  dé  pbnchâtit 
à  la  haine ,  et  je  crois  qu'à  tua  pla^e  Thôtaitiie  du 
monde  le  plus  haiùèux  s  attiédirôii  fort  dur  la 
vengeance.  Mon  ami,  laissdUs  tous  ceâ  getiâ-là 
triompher  à  leur  aise  ;  ils  ne  më  feriGUèrotit  pas 
la  patrie  des  aities  justed ,  dans  laquelle  j'espère 
parvenir  dans  peu. 

J'avoue  que  dans  de  eertaiud  mômëûts  j  au- 
rois  g^rand  besoin  de  quelque  consolation.  En 
proie  à  des  douleurs  sans  relâche  et  MUS  res- 
source «  je  suis  dans  le  cas  de  l'exception  felté 
par  çiilord  Edouard,  en  répondant  à  Saint-^ 
Preux ,  ou  jamais  homme  au  monde  n  y  fut. 
Toutefois  je  prends  patience;  mais  il  est  bien 
cruel  de  n'avoir  pas  la  main  d  un  ami  pour  me 
fermer  lés  yeux,  moi  à  qui  ce  devoir  a  tant 
coûté ,  et  qui  l'ai  rendu  de  si  bon  cœur.  Il  est 
hien  craél  de  laisser  ici,  loi ti  de  son  pëys,  cette 
pauvre  fille  sans  amis,  sans  protectiôU,  et  dé  rié 
ptmtoir  pas  jt^tné  lui  clssUrer  la  possèsëititi  de 
mes  gUenille^our  prit  dé  vingt  ans  dé  soins  et 
d'attachetâëut.  Elle  a  dès  défauts,  cher  Mofaltdu; 
Étais  e  est. une  belle  aine.  J'ai  fort  de  ïhe4]rîaln- 
dré  èe  mattquer  de  eôfnsalétititts;  je  leè  trouvé 
etk  eMe;  qvaokâ  ndU^  atôn^  déploré  filés  tîiâl-* 


1 20  CORRESPONDANCE. 

beurs  ensemble,  ils  sont  presque  tous  oubliés  : 
cependant  leur  sentiment  revient  et  s'aggrave 
par  la  continuité  des  maux  du  corps. 

Je  ^voulois  écrire  au  cher  GaufFecourt;  je  aen 
ai  pour  aujourfl'hui  ni  le  temps  ni  la  force; 
dites  lui,  je  vous  prie,  que  j'ai  un  extrême  re- 
gret de  ne  pouvoir  l'accompagner  ;  je  le  desirois 
trop  pour  devoir  l'espérer.  Qu  il  ne  manque  pas 
d'embrasser  pour  moi  M.  de  Consié ,  comte  des 
pharmettes ,  et  de  lui  témoigner  combien  j'étois 
disposé  à  me  rendre  à  son  invitation  ;  mais 

Me  anteit  saeva  nécessitas 
Clavos  trabales  çt  cuneos  manu 
Gestans  ahenâ. 

Mademoiselle  Le  Vasseur  persiste  à  vous  prier 
de  lui  renvoyer  sa  robe ,  si  vous  ne  l'avez  pas 
vendue.  Bonjour, 

A  M.  D'IVERNOIS.  • 

•  Motiers,  le  22  août  176?. 

* 

Recevez,  monsieur,  mes  remerciements  des 
attentions  dont  vous  continuez  de  m'honorer, 
et  des  peines  que  vous  voulez  bien  prendre  en 
ma  faveur.  Sans  M.  Deluc  et  sans  vous,  j'ignore- 
rois  ab3olument  l'état  des  chos^,  ne  conser- 
vant plus  aucune  relation  dans  Genève  par  la^ 
quelle  j'en  puisse  être  informé.  Je  vois,  par  ce  que 
vous  avez  la  bonté  de*  me  marquer,  qu'après 
toutes  ces  démarches  les  choses  resteront,  corn-» 
jne  je  l'avois  prévu,  dans  Te  même  état  où  elles 


t 


ANNÉE    1763.  121 

étoîeat  auparavant.  Il  peut  arriver  cependant 
que  tout  cela  rendra,  du  moins  pour  quelque 
temps ,  le  conseil  un  peu  moins  violent  dans  ses 
entreprises;  mais  je  suis  trompé  si  jamais  il  re* 
nonce  à  son  système,  et  s'il  ne  vient  à  bout  de 
lexécuter  à  la  fin.  Voilà,  monsieur,  puisque 
vous  le  voulez ,  ce  que  je  pense  de  Tissue  de  cette 
affaire,  à.  laquelle  je  ne  prends  plus,. quant  à 
moi,  d'autre  intérêt  que  celui  que  mon  tendre 
attachement  pour  la  bourgeoisie  de  Genève 
m  inspire,  et  qui  ne  s'éteindra  jamais  dans  mon 
coeur.  Permettez,  monsieur,  que  je  vous  adresse 
la  lettre  ci-jointe  pour  M.  Deluc.  Mademoiselle 
Le  Vasseur  vous  Remercie  de  l'honneur  que 
vous  lui  faites^  et  vous  assure  de  son  respect. 
Toute  votrç.  famille  se  porte  bien,  au  respecta- 
ble docteur  près,  qui  décline  de  jour  en  jour. 
Il  faut  toute  la  force  de  son  ame  pour  lui  faire 
supporter  avec  courage  le  poids  de  la  vie.  Quelle 
leçon  pour  moi ,  qui  souffre  moins  et  qui  suis 
moins  patient  !  Je  vous  embrasse ,  monsieur ,  et 
vous  salue  de  tout  mon  cœur» 


• 


A  M. 


•jf** 


Motiers-Travers ,  le  25  août  1763. 

. .  Vos  bontés ,  monsieur ,  pour  ma  gouvernante 
et  pour  moi  sont  sans  cesse  présentes  à  mon 
cœur  et  au  sien.  A  force  d'y  penser ,  nous  voilà 
tentés  d'en  user  encore ,  et  peut-être  d'en  abuser. 
|1  faut  vous  communiquer  notre  idée ,  afin  que 


122  COltBESPOND  AH  CE. 

VOUS  voyiez8i  elle  ne  vous  sera  point  importune, 
et  si  vous  voudrez  bien  porter  rhumanicé  jusqtià 
y  acquiescer. 

L'état  de  dépérissetnent  oii  je  suis  ne  peut  du- 
rer ;  et ,  à  moins  d  un  changement  bien  imprévu , 
je  dois  naturellement ,  avant  la  fin  de  l'hiver , 
trouver  un  repos  que  les  hommes  ne  pourront 
pius  troubler.  Mon  unique  regret  sera  de  laisser 
cette  bonne  et  honnête  fille  sans  appui  et  sàtis 
amis ,  et  de  ne  pouvoir  pas  même  lui  âissurer  la 
possession  des  guenilles  que  je  puis  laisser.  Elle 
s  eh  tirera  cotnme  elle  pout*ra  :  lln:ie  faut  pas  lut- 
ter inutilement  contre  la  nécessité.  Mais ,  comme 
elle  est  bonne  catholique ,  ette  ne  veut  pas  res* 
ter  dans  un  pays  d'une  autre  seligion  que  la 
sienne ,  quand  son  attachetnent  pour  mdi  ne  l'y 
retiendra  plus. Elle  ne  voudroit  pas  non  plus  re- 
tourner à  Paris  ;  il  y  fait  trop  cher  vivté ,  et  là 
vie  bruyante  de  ce  pays-4à  n'est  pas  de  soti  goût. 
Elle  voudroit  trouver  dans  quelque  province  re- 
culée ,  où  l'on  vécût  à  bon  compte  ,  un  petit 
asile,  soit  dans  une  commuliauté  de  filles,  soit 
en  prenant  son  petit  ménage  dans  un  village ,  • 
ou  ailleurs  ,  pourvu  qu'elle  y  soit  tranquille. 

J'ai  pensé  y  monsieur ,  au  pays  que  vous  habi*- 
tez ,  lequel  a ,  ce  me  semble ,  les  avantages  qu'elle 
cherche,  et  n'est  pas  bien  éloigné  d'Ici.  Voudriez- 
vous  bien  avoir  la  charité  de  lui  adcordei*  votre 
protection  et  vos  conseils,  deveiiir  son  patron^ 
et  lui  tenir  lieu  de  père?  Il  me  semble  qde  jd  né 
serois  plus  en  peine  d'elle  en  la  laissant  soué 


ANNÉE    1763.  123 

Vafre  gardé;  et  il  me  semble  aussi  quun  pareil 
soin  n  est  pas  moins  digne  de  votre  bon  cœur 
ijue  de  votre  ministère.  C  est ,  je  vous  assure , 
une  bonne  et  honnête  fille ,  qui  me  sert  depuis 
vingt  ans  avec  lattaelietnent  d'une  fille  à  son 
père ,  'plutôt  que  d  un  domestique  à  son  maitre. 
Elle  a  des  défauts ,  sans  doute  ;  c  est  le  sort  de 
rhumanité  :  mais  elle  a  des  vertus  rares ,  un  Cd^ur 
^xceUent,  unehonhèteté  de  moeurs ,  une  fidéliié 
et  un  désintéressement  à  toute  épreuve.  Voilà 
de  cpiol  je  réponds  après  vingt  ans  d'expérience. 
D'aÔleurd  elle  n'est  plus  jeune  et  ne  Veut  d'éta- 
blissement d'aucune  espèce.  Je  souhaite  qu'elle 
passe  ses  jours  dans  une  honnête  indfépendance , 
et  qu'elle  ne  serve  personne  après  moi.  Elle  n'a 
pas  pour  cela  de  grandes  ressources,  mais  elle 
saura  se  contenter  de  peu.  Tout  son  revenu  se 
borne  à  une  pension  viagère  de  trois  cents  francs , 
que  lui  a  faite  mon  libraire.  Le  peu  d'argent  que 
je  poUfttii  lui  laisser  servira  pour  son  voyage  et 
|>our  son  petit  etnménâgement.  Voilà  tout ,  mon- 
♦ieuf:  voyez  si  cela  pourra  suffire  à  cette  pauvre 
fille  pour  subsister  dans  le  pays  où  vous  êtes , 
et  si ,  par  la  connoissance  que  vous  avei  du  lo- 
cal, vous  voudrez  bien  lui  en  faciliter  les  tubyens. 
8i  voué  consentez,  je  ferai  ce  qu'il  ||Ut;  et  je 
n'aurai  plus  de  souci  pour  elle ,  si  ^  puis  mô 
flatter  qu'elle  vivra  sous  vos  yeux.  Un  mot  de 
réponse, monsieur,  je  vous  en  supplié ,  afiti  que 
je  prenne  mes  arrangements.  Je  vous  demande 
pardon  du  désordre  de  ma  lettre  j  mais^  je  sou£fr6 


124  CORRESPONDANCE. 

beaucoup,  et,  dans  cet  état,  ma  main  ni  ma  tète 
ne  sont  pas  aussi  libres  que  je  voudroîs  bien. 

Je  me  flatte ,  monsieur ,  que  cette  lettre  vous 
atteste  mes  sentiments  pour  vous  ;  ainsi  je  n'y 
ajouterai  rien  davantage  que  les  assurances  de 
mon  respect. 

P.  S.  Je  suis  obligé  de  vous  prévenir,  monsieur, 
que  par  la  Suisse  il  faut  afifranchir  jusqu'à  Pon- 
tarlier.  Quoique  votre  précédente  lettre  me  soit 
parvenue ,  il  seroit  fort  douteux  si  j'aurois  ce 
bonheur  une  seconde  fois.  Je  sens  toute  mon  in- 
discrétion ;  mais ,  ou  je  me  trompe  fort ,  ou  vous 
ne  regretterez  pas  de  payer  le  plaisir  de  faire  du 
bien. 

A  M.  ***. 

Mo  tiers-Travers,  le  II  septembre  1763. 

Je  ne  sais,  monsieur,  si  vous  vous  rappellerez 
un  homme  autrefois  connu  de  vous  ;  pour  moi, 
qui  n'oublie  point  vos  honnêtetés ,  je  me  suis  rap- 
pelé avec  plaisir  vos  traits  dans  ceux  de  M.  votr^ 
fils  ,  qui  mest  venu  voir  il  y  a  quelques  jours. 
Le  récit  de  ses  malheurs  m'a  vivement  touché  ; 
la  tendresse  et  le  respect  avec  lesquels  il  m'a 
parlé  de  vous  ont  achevé  de  m'intéresser  pour 
lui.  Ce  cjfÊli  lui  rend  ses  maux  plus  aggravants 
est  qu'ils  lui  viennent  d'une  main  si  chère.  J'i- 
gnore ,  monsieur ,  quelles  sont  ses  fautes ,  mais 
je  vois  son.  affliction  ;  je  sais  que  vous  êtes  père  ^ 
et  qu'un  père  n'est  pas  fait  pourêtre  inexorable. 


ANNÉE    1763.  125 

Je  croîs  vous  donner  un  vrai  témoig^nage  d  atta- 
chement en  vous  conjurant  de  n  user  plus  envers 
lui  d'une  rigueur  désespérante ,  et  qui ,  le  faisant 
errer  de  lieu  en  lieu  sans  ressource  et  sans  asile, 
n'honore  ni  le  nom  qu'il  porte,  ni  le  père  dont 
il  le  tient.  Réfléchissez,  monsieur,  quel  seroit 
son  sort  si ,  dans  cet  état ,  il  avoit  le  malheur 
de  vous  perdre.  Attendra^-t-il  des  parents,  des 
collatéraux ,  une  commisération  que  son  père 
lui  aura  refusée?  et  si  vous  y  comptez,  comment 
pouvez-vous  laisser  à  d'autres  le  soin  d'être  plus 
humains  que  vous  envers  votre  fils?  Je  ne  sais 
point  commeqt  cette  seule  idée  ne  désarme  pas 
votre  hon  cœur.  D'ailleurs  de  quoi  s'agit-il  ici  ? 
de  faire  révoquer  une  malheureuse  leftre-de- 
cachet  qui  n'auroit  jamais  dû  être  sollicitée. 
Votre  fils  ne  vous  demande  que  sa  liberté ,  et  il 
n'ell  veut  user  que  pour  réparer  ses  torts  s'il  en 
a.  Cette  demande  même  est  un  devoir  qu'il  vous 
rend  :  pouvez-vftus  ne  pas  sentir  le  vôtre?  Encore 
une  fois,  pensez  y,  monsieur,  je  ne  veux  que 
cela,  la  raison  vous  dira  le  reste. 

Quoique  M.  de  M.  ne  soit  plus  ici ,  je  sais ,  si 
vous  m'honorez  d'une  réponse ,  où  lui  faire  pas- 
ser vos  ordres  ;  ainsi  vous  pouvez  les  lui  donner 
par  mon  canal.  Recevez,  monsieur,  mes  saluta- 
tions et  les  assurances  de  mon  respect. 


126  GOHRfiSPONDANGE. 

•  .   .■       - 

A  M.  G., 

LIETJTSNAST-COLONBI.. 

Septembre  1763.      ; 

Je  crois ,  mou8ieur,  que  je  serois  fort  aisé  de 
vou$  copuQUre  ;  mais  on  me  fait  faire  tant  de 
CQ^noi^sauces  par  force  ,  que  j  ai  résolu  de  n  eu 
pliis  faire  volbmtairement  :  votre  franchise  avec 
mpi  mérite  bien  que  je  vous  la  rende*,  etvous  ^ 
coi^sentez  de  si  h^nae  grâce  que  je  ne  vous  ré- 
ponde paf ,  que  je  ne  puis  trop  tôt  vous  répon*- 
dre  ;  car  si  jamais  j^ètois  tenté  d'abxiscr  de  la  li- 
berté, ce  seroit  n(iQins  de  celle  quo^  me  laisse 
que  de  celle  qu  ou  voudroit  m'ôier.  Yoxks  êtes  lieu- 
tenant-colonel ,  DPipnsieur ,  j  en  suis  fort  aisa  i 
mais  futsiez^vous  prince ,  et ,  qui  plus  est ,  la-» 
bouleur  y  eomme  je  n  ai  qu  un  ton  avec  toi#  le 
monde ,  je  n  en  prendrai  pas  un  autre  avec 
vous.  Je  vou$  sialuc.  ^  monsieur  d^  tout  mmk 
cœur, 

■ 

f  -  k 

Motîers,  le.  39  septembre  1763. 

Vous  me  faites  >  monsieur  le  duc,  bien  plus 
d'honneur  que  je.  n  en  mérite.  Votre  ahesse  séré- 
nissime  aura  pu  voir  dans  le  livre  qu  elle  dai- 
gne citer  que  je  n'ai  jamais  su  comment  il  faut 
élever  les  princes ,  et  la  clameur  publique  me 
persuade  que  jç  ne  sais  comment  il  faut  élever 


personne.  >  D'ailjleurfi  les  disgraced  et  les  maut* 
m'ont  afFecté  ie  cœur  et  QfiToiblila  tête.  Il  ixe  me 
reste  de  vie  (jue  pour  souffrir ,  je  n'en  ai  plus 
pour  p^tiser.  A  Dieu  ne  plaise  toutefois  que  je 
me  refuse  au:s:  vues  que  vous  m'exposez  dans 
votre  lettre.  Elle  me  pénéti:e  de  respect  et  d  ad- 
miration, pour  VOU9,  Vous  me  paroissez  plus 
qu'un  faoïnn^ ,  puisque  vous  savez  l'être  encore 
dans  votre  çang.  Disposez  de  moi ,  monsieur  le 
duc }  marquez-moi  yos  doutes  ,  je  vous  dirai 
iqeis  idées;  vous  pourrez  me  convaincre  aisé* 
ment  d'insuffisance ,  mais  jamais  de  mauvaise 
volonté. 

Je  sa;^plie  votre  altesse  sérénissime  d'agréer 
le^  assurances  de  mon  profond  respect. 

A  Mt  LE  PAINCE  t.  E.  DE  WIHTEMBÉRG. 

Motien,  I9  17  octqbre  1763. 

J'atiei^doisi  y  ngionaimr  le  duc ,  pour  répondre 
à  1^  lettre  dont  m'ahooQkoré  Y.  A.  S.  le  4  octobre, 
d'avoir  reqn  eelle'où  elle  m'annonçoit  des  ques- 
tjbo^s  que  j'^urois  tliché  de  résotidre.  L'objet  du 
epmm^Bi^  qu^  vous  daigne^  me  proposer  ma 
paru  (rap  iBtéresaant  pour  devoir  y  mêler  rien 
d^  super£l¥(  ;  ^t  je  suis  bien  éloigné  de  ^oire 
qiffd  ^  hççs  cet  9bjet  si  dig^e  de  tous  vos  soins  ^ 
m^  lettres  f^  elles  -  mêmes  puissent  mériter 
VQttre  ^ttenti^A. 

Sur  cf  principe ,  j'ai  cru ,  monsieur  le  duc ,  que 
le  respect  le  mi^ux  entendu  quoe}^  pouvois  vous 


128  CORll^SPdNDARCE. 

témoigner  étoit  de  m'en  tenfr  exactement  à  Yexé^ 
cution  de  vos  ordres,  derépçndre  à  vos  ques-f 
tions  le  plus  précisément  et  le  plus  clairement 
qu'il  me  seroit  possible,  et  d'en  rester  là,  sans 
m'ingérer  à  mêler  du  verbiage  ou  des  louanges 
aux  devoirs  que  vous  m'imposes.  Je  n'ai  donc> 
point  répondu  d'abord  à  Votte  précédente  lettre, 
parcequé  vous  ne  me  demandiez  rien.  Lorsque 
vous  m'honorerez  de  vos  ordres  vous  seifez  conr 
tent ,  .sinon*  de  mes  efForts^  au moins  de  mou 
zèle.  J'ai  toujours  cru  qu'obéir  etlse  taire  étoit 
la  manière  la  plus  convenable  de  faire  sa  cour 
aux  grands.  ,    , 

^Té  dois  vous  prévenir  encore  qu'une  certaine 
^  exactitude  est  désormais*  au-dessus'  de  mes  for- 
ces. Les  maux  qui  m'accablent,  les  importuns  qui 
m'excèdent ,  m'ôtent  la  plus  grande  partie  de 
mon  temps;  la  nécessité  de  ma  situation  en  ab^ 
sorbe  une  autre  ;  enfin  le  découragement  me  re- 
jette insensiblement  dans^toute  l'indolence  pour 
laquelle  j'étois  né.  Je  ne  vous  promets  donc  point 
des  réponses  ponctuelles  ;  c'est  un  engagement 
qui  passe  mes  forces  et  que  je  serois  hors  d'état 
de  tenir.'  Mais  je  vous  promets  bien ,  et  mon  cœur 
m'atteste  quecette  promesse  ne  sera  point  vaine, 
dcm'occuper  beaucoup  du  respectable  obje£  de 
vos  lettres,  d'y  réfléchir,  d'y  méditer ,  et  de  ne 
vous  répondre  qu'après  avoir  fait  tous  mes  ef- 
forts pour  ne  pas  me  tromper  dans  mes  vues. 
Ainsi,  lorsque  je  passerai  trois  mois  sans  vous 
écrire,  ne  présumez  pas,  je  vous  supplie,  que  ces 


AN]»ÉË    1763;  f2$ 

trois  mois  sbietit  perdus  pour  les  soins  que  vous 
in'imposez;  Ce  que  je  né  dirai  pas  ne  sauroit 
nuire ,  mais  je  ne  puis  trop  penser  à  ce  que  jeî 
dirai. 

Si  cet  arrangement  vous  convient,  j  attends  vo« 
ordres ,  et  je  m'en  acquitterai  de  mon  mieux;  s'il 
tievous  convient  pasje  déplorerai  mon  impuis-^ 
sance ,  et  resterai  pénétré  toute  ma  vie  de  n'avoir 
pu  iliieux  répondre  à  là,  confiance  dont  vous  aviez 
daigné  m'honorer. 

Au  reste,  la  lecture  du  papiei*  qiie  vous  m'âve^s 
envoyé  m'a  mis  dans  une  sécurité  bien  parfaite 
sur. le  sort  de  cet  heureux  enfant.  Sôus  les  yeux 
de  M.  Tissot ,  sous  les  vôtres ,  le  plus  difficile  est 
'  déjà  fait;  et  pour  achever  votre  ouvrage  il  suffit 
de  n'y  rien  gâter« 

Agréez^  monsieur  le  duc,  je  vous  supplie ,  lea 
assurances  de  mon  profond  respecta 

AM.  RÉGNAULT, 

A   LYON, 

Âa  sujet  d'ane  o£Bre  d'argent  dont  il  étoit  chargé  de  U  part  d'un 
inconnu  qui ,  ayant  appris  que  M.  Rousseau  relevoit  d'une  ma- 
ladie dangereuse ,  atoit  supposé  que  ce  secours  pouvoit  lui  étro 
utile. 

Motiers,  lis  2C  octobre  1763. 

J'ignore ,  monsieur ,  sur  quoi  fondé  l'încomîu 
dont  vous  me  parlez  se  croit  en  droit  de  me  faire 
des  présents  ;  ce  que  je  sais,  c'est  que ,  si  jamais  j'en 
accepte ,  il  faudra  que  je  commence  par  bien  con- 
noître  celui  qui  croira  mériter  la  préférence ,  et 
que  je  pense  comme  lui  sur  ce  point. 

17.  ,  9 


j3o  CORTIESPONDANCE. 

Je  suis  fort  sensible  aux  offres  abligeàntes  que 
vous  me  faites.  N'étant  pas ,  quant  à  présent ,  cbfi^ 
le  cas  de  m  en  prévaloir,  je  voua  en  fois  mes  re* 
merciements ,  et  vous  salue,  monsieur,  de  tout 
looncœur. 

I 

Motiers^  le  2  novembre  1763. 

Pour  me  venger ,  madame  „  de  vos  présents  y 
^*ai  résolu  de  ne  voua  ea  i^emereic^  que  quand  ils 
seroieat  maâgrés  ;  et ,  grâces  aiux  hôtes  cpri  me 
sont  venus  ,.la  vengieaace  aé^^lus  courte  q«i'eUe 
n'eût  dâ  Tètre*  Yôus  aveai  eru  qu  ayant  tant  de 
droits  sur  i»ei  vous-  deviez^  avoir  aussi  celui:  de 
me  faire  des  présents ,  même  san*  m^en  prévenir') 
à  la  bonne  hewe  :  liiaî»  tei^  présenta  ^  que  le  oles- 
sager  qui  les  apporta  diseh  tenir  d'une  autra 
main ,  m'ont  coûté  bien  des  tourments  avant  de 
remontera  leur  sôutisé , ^t  jîft  les  ai  un  peu  ache- 
tés à  force  de  recherchés  et  de  lettres.  Je  vous  en 
remercie  enfin ,  madame,  et  j'ai  trouvé  les  rai- 
sins et  les  biscuits  excellents  ;  mais  ,  comme  je 
crains  encore  plus  la  peine  que  je  n  aime  les  bon- 
nes choses ,  je  vous  supplie  cependant  de  ne 
pas  m  eiivoyer  souvent  des  eâdeaitx  au  raêtne 
prix. 

Agréez-,  madame,^  qu6  je  fasse  me^  aahitation^ 
à  M.  de-  |iU^  t  ^^  %^^^  j^  viâts.  assure  de  tant  niion 
iespéct. 


ANNÉE   1763.  i3l 

AU  PRINCE  L0C1&E06ÈNE  DE  WIRTEMM»6. 

Motiers,  le  10  novembre  1763. 

Si  j  avois  le  malbenr  d'être  né  prince ,  d  être 
encfattinépar  le» convenanced  de  mon  état,  que 
ye  fusse  contraintd  aToirxm  train ,  une^uite ,  des 
domestiques^  cest-à-*dire  des  maUres,  et  que 
pourtant  j:  eusse  une  ame  assez  élevée  peur  vou- 
loir être  boBuiDe  malgré  mon  ran^^  pour  voii-^ 
loir  remplir  les  grands  devoirs  de  père ,  de  mari  ^ 
de  citoyen  de  la  république  humaine,  je  senti- 
rois  bientôt  les  difficultés  de  concilier  tout  cela,; 
ceHe  sui-tout.  d'élevier  meâ  enfants  pour  Tétat  où 
les  plaça  la  nalure,  en  cEépit  de  celui  quils  ont 
p^fcriBi  leurs  é^tiif.. 

Je  €omiBienjc»ois  doonc  par  me  dire.  Il  ne  faut 
pas  vouloir  des  cboses  contaradictoires  ;  il  ne  faut 
pas  vouloir  être  et  n  être  pas.  La  difficulté  que  je 
veux  vaincre  est  inhérente  à  la  chose;  si  Vétat  de 
la  chose  ne  peut  dianger ,  il  faut  que  la  difficulté 
reste.  Je' dois*  sentir  que  je  n'obtiendrai  pas  tout 
ce  que  je  veux  :  mais  n  importe ,  ne  nous  décou- 
rajB^ons  point.  De  tout  ce  qui  est  bienje  ferai  tout 
ce  qui  est  possible  ;  mon  zélé  et  ma  vertu  mea 
répondent  :  QBe  partie  de  la  sagesse  est  de  porter 
le  j(rfs»g  de  la  nécessité  :  quand  le  sage  fait  le  reste 
il  a  tout  fait.  Voilà  ce  que  je  me  dirois  si  j'étois 
prince.  Après  cela  j'irôis  en  avant  sans  me  rebu- 
ter ,  sans  rien  ciraindre  ;  et ,  quel  que  fat  mon  suc- 


l3%  COBRÊSPONDANCE. 

ces ,  ayant  fait  ainsi,  je  serois  content  de  moi.  Je 
ne  crois  pas  que  j  eusse  tort  de  l'être. 

Il  faut ,  M.  le  duc ,  commencer  par  vous  bien 
mettre  dans  l'esprit  quil^'y  a  point  d'œil  pater- 
nel que  cekii  d'un  père ,  ni  d'œil  maternel  que  ce,- 
lui  d'une  mère.  Je  voudrois  employer  vingt  rame» 
de  papier  à  vous  répéter  ces  deux  lignes,  tant  jç 
suis  convaincu  que  tout  en  dépend. 

Vous  êtes  prince,  rarement  pourrez-vous  être 
père,  vous  auirez  trop  d'autres  soins  à  remplir: 
il  faudra  donc  que  d'autres  remplissent  les  vô- 
tres. Madame  la  duchesse  sera  dans  le  même  cas 

à-pcu-près. 

De  là  suit  cette  première  règle.  Faites  «n  sorte 
que  votre  enfant  soit  cher  à  quelqu'un. 

Il  convient  que  ce  quelqu'un  soit  de, son  sexe. 
L'âge  est  très  difficile  à  déterminer.  Par  d'impor- 
tantes raisons  illafaudroit  jeune.  Mais  une  jeune 
^  personne  a  bien  d'autres  soins  en  tête  que  de  veil- 
ler jour  et  nuit  sur  un  enfant.  Ceci  est  un  incon- 
vénient inévitable  et  déterminant. 

Ne  la  prenez  donc  pas  jeune,  ni  belle  par  coû- 
séquent;  car  ce  seroit  encore  pis.  Jeune,  c'est  elle 
que  vous  aurez  à  craindre;  belle,  c'est  tout  ce  qui 
rapprochera.  •     ^ 

•  Il  vaut  mieux  qu'elle  soit  veuve  que  fille. 
Mais  si  elle  a  des  enfants ,  qu'aucun  d'eux  ne 
soit  autour  d'elle  ,  et  que  tous  dépendent  de 
vous. 

Point  de  femmes  à  grands  sentiments ,  encore 
moins  de  bel  esprit.  Qu'elle  ait  assez  d'esprit  pour 


ANNÉE    1763.  .  i33 

VOUS  bien  entendre,  non  pour  raffiner  sur  vos 
instructions. 

Il  importe  qu  elle  ne  soit  pas  trop  facile  à  vi- 
vre j  et  il  n'importe  pas^  qu  elle  soit  libérale.  Au 
contraire  ,  il  la  faut  rangée ,  attentive  à  ses  in- 
térêts. Il  est  impossible  de  soumettre  un  prodi- 
gue à  la  règle^  on  tient  les  avares  par  leur  propre 
défaut.  ' 

Point  d'étourdie  ni  d'évaporée  ;  outre  le  malde 
la  chose,  il  y  a  encore  celui  de  l'humeur ,  car  tou- 
tes les  folles  en  ont ,  et  rien  n'est  plusàcraindfe 
que  l'humeur  :  par  la  même  raison  les  gens  vifs, 
iqiioiqUe  plus  aimables ,  me  sont  suspects  à  cause 
de  l'emportement.  Gomme  nous  ne  trouverons 
pas  une  femme  parfaite,  il  nefaut  pas  tout  exiger: 
ici  la  douceur  est  de  précepte;  mais ,  pourvu  que 
la  raison  la  donne ,  elle  peut  n'être  pas  dans  le 
tempérament.  Je  l'aime  aussi  mieux  égale  et 
froide  qu'accueillante  et  capricieuse.  En  toutes 
choses  préférez  un  caractère  sur  à  un  caractère 
brillant.  Cette  dernière  qualité  est  même  un  in- 
convénient pour  notre  objet  ;  une  personpe 
faite  pour  être  au-dessus  des  autres  peut  être 
gâtée  par  le  mérite  de  ceux  qui  Félévent.  Elle  en 
exige  ensuite  autant  de  tout  ]£  monde ,  et  cela 
la  rend  injuste  avec  ses  inférieurs. 

Du  reste ,'  ne  cherchez  dans  son  esprit  aucune 
culture  ;  il  se  farde  en  étudiant ,  et  c'est  tout.  Elle 
se  déguisera ,  si  elle  sait  ;  vous  la  connoîtrez  bien 
mieux,  si  elle  est  ignorante  :  dût-elle  ne  pas  savoir 
lire,  tant  mieux  j^  elle  apprendra  avec  sou  élévç. 


r34  GOARESPOi^DANGE. 

La  seule  qualité  d  esprit  qu'il  faut  exiger ,  c^est  an 
seus  droit. 

Je  ne  parle  point  ici  Aes  qualités  du  cœur  ni  des 
mœurs,  qui  se  .supposent  ;  parcequ  on  se  contre- 
fait là-dessus.  On  n  est  pas  si  en  garde  sur  Le  reste 
•du  caractère^  et  cest  par-là  (fue  de  bons  yeux  ju- 
igent  du  tout.  Tout  ceci  demanderont  peut-êtrede 
plus  grands  détails  ;  mais  ce  n'est  pas  maintenant 
de  quai  il  s  agit. 

Je  dis^  et  cest  ma  première  régie.,  qti'il  faut 
que  Tenfant  soit  cberii  cette  persoane<4à.  Mais 
comment  faire  ? 

Vous*  ne  lui  ferez  point  aimer  lenfant  en  lui 
disant  de  Taimer  ;  et  avant  que  Fhabitude  ait  fait 
naître  rattachement ,  on  s'amuse  quelquefois 
avec  les  autres  enfants  ^  mais  on  nAîmjeque  les 
siens. 

Elfe  pourroit  laimer  si  elle  aimioit  le  père  ou 
la  snère  ;  maïs  dans  votre  rang  on  n  a  point 
d  amis  ,  et  jamais  ,  dans  quelque  rang  que  ce 
puisse  être ,  on  n  a  pour  amis  les  ^ens  qui  dépen- 
dent de  nous. 

Or  laffection  qui  nenatt  pas  du  sentiment  y 
d'où  peut-elle  naître^  si  ce  n  est  de  l'intérêt? 

Ici  vient  une  réflexion  que  le  concours  de  mille 
autres  confirme ,  c'est  que  les  difficultés  que  vous 
ne  pou^^z  ôter  de  votre  condition,,  vous  ne  les 
éluderez  qu'à  force  de  dépense. 

Mais  n'allez  pas  croire,  conime  les  autres,  que 
l'argent  fait  tout  par  lui-même ,  et  que^  pnourvu 
qu'on  paye ,  on  est  fiervi.  Ce  n'est  pas  cda. 


^ 


ANNÉE    1763.  i35 

Je  ne  connois  rien  de  si  difficile»  quand  on  est 
riche  4]iie  de  ^ire  usage  4e  sa  richesse  pour  aller 
à  ses  fins.  L'argent  est  un  ressort  dans  la  méca- 
nique moraie ,  mais  il  repousse  toujocii^  la  n^ain 
qui  le  fait  agir.  Faiso«is  quelques  observations 
nécessaires  pour  notne  4»fajet. 

Nous  yottlons  que  l!«»fftnt  soit  eher  à  sa  goù^ 
vernante.  H  faut  pour  cela  que  ie  sort  de  ia  gou* 
vernante  sott  lié  à  celui  de  lenfant.  U  ne  faut  pas 
qu  elle  dépende  seulement  des  «oins  quelle  lui 
rendra ,  tant  parcequ  on  naime  {[«ère  les  cens 
qu  on  sert ,  que  parceque  les  «oins  payés  ne  sont 
qu  apparents  :  les  soins  réels  se  négligent;  et  n<!His 
cherchons  ici  des  soins  réels. 

n  fiiivt  qu'elle  dépende  non  de  ses  «oins  mais 
de  leur  succès ,  et  que  sa  £(M*t«iné  soit  attachée  à 
leffet  de  Téducation  qn die  aura  donnée.  Alors 
seuleoAent  elle  %e  «verra  dans  s^n  élève  et  ^affec- 
tionnera nécessairement  à  elle  ;  elle  ne  lui  rendra 
pas  un  senvice  de  parade  ^et  de  montre ,  «nais  tin 
service  réel;  ou  plutôt,  en  la  servant,  elle  ne 
servira  qu  elle  -  même  ;  elle  ne  travailler^  que 
pour  soi. 

Mais  qui  sera  juge  de  ce  succès?  La  foi  d'un 
père  équitable ,  et  dont  la  probité  est  bien  éta* 
blie,  doit  suffire  :  la  probité  est  un  instrument 
sur  dans  les  affaires,  pourvu  qu'il  soit  joint  au 
discernement. 

Le  père  peut  mourir.  Le  jugement  des  femmes 
n  est  pas  reconnu  assez  sûr ,  et  Tamour  maternel 
fst  aveugle.  Si  la  mère  étoit  établie  juge  au  dé- 


j  36  COHRESPTOlSrDANCE. 

faut  du  père ,  pu  la  gouvernante  ne  s'y  fiêpoh  paa, 
ou  «elle  s  oGcuperoit  plus,  à  plaire  jt  la  mère  quu 
bien  élever  lenfant. 

•  Je  ne  metendrai  pas  sur  le  choix  des  juges  de 
leducation;  il  faudroit  pour  cela  des, connois-^ 
sances  particulières  relatives  aux  personnes.  Ge 
qui  importe  essentiellement ,  c'est  que  la  gou- 
.  vernante  aitia  plu$  entière  confiance  dans  l'in- 
•  tégrité  du  jugement,  qu'elle  soit  persuadée  qu'an 
ne  la  privera  point  du  prix  de  ses  soins  si  elle  a 
réussi {  et  que,  quoi  qu'elle  puisse  dire,. elle  ne 
l'obtiendra  pas  dans  le  cas  contraire.  Il  ne  faut 
jamais  qu'elle  oublie  que  ce  n'est  pas  à  sa  peine 
que  ce  prix  sera  dû ,  niais  au  succès. 

Je  sais  bien  que,  soit  qu'elle,  ait  fait  son  devoir 
Ou  non,  ce  pris^^ne  sauroit  lui  ruanquer.  Je  ne 
$uis  pas  sissèz  fou ,  moi  qui  cannois  les  bommes, 
pour  m'imaginer  que  ces  juges,  quels  qu'ilssoient, 
iront  déclarer  siolennellement  qu'une  jeune  prin-f 
cesse  de  quinze  à  vingt  ans  a  été  mal  élevée. 
Mais  cette  réflexion  que  je  fais  là ,  la  bonne  ne  la 
fiera  pas;  quand  elle  la  feroit,  elfe  ne  s'y  fierpit 
pas  tellement  qu'elle  en  négligeât  des  devoirs 
dont  dépend  son  sort,  sa  fortuiie,  son. existence. 
Et  ce  qu'il  importe  ici  n'est  pas  que  la  réçom-. 
pense  soit  bien  administrée,  mais  réduca,tion 
qui  doit  robtenir. 

Comme  là  raison  nue  a  peu  de  force,  l'intérêt 
seul  n'en  a  pas  tant  qu^'ori  croit.  L'imagination 
seule  est  active.  C'est  une  passion  que  nous  vout 
Ions  donner  à  la  gouvernante  ;  et  l'on  n'excite  les 


ANNÉE    1763.  ^"  iSy 

passions  queparrimagination.  Une  récompense 
promise  en  argent  est  très  puissante,  mais  la 
moitié  de  sa  force  se  perd  dans  }e  lointain  de 
l'avenir.  On  compare  de  sang  froid  Fintervalle 
et  l'argent ,  on  compense  le  risque  avec  la  for- 
tune, et  le  cœur  reste  tiède.  Étendez  pour  ainsi 
dire  lavenir  sous  les  sens,  afin  de  lui  donner 
plus  de  prise  ;  présentez-le  sous  des  faces  qiii  le 
rapprochetit  ^  qui  flattent  Fespoir  et  séduisent 
Tèsprit.  On  se  perdroit  dans  la  multitude  dé  sup- 
positions qu'il  faudroitpapcourir,selonles  temps, 
les  lieux,  les  caractères.  Un  exemple  est  un  cas 
dont  on  peut  tirer  l'induction  pour  cent  mille 
autres,  > 

Ai7Je  afBatire  à  un  caractère  paisible ,  aimant 
rindépendance  et  le  repos:  je mène  promener 
cette  personne  dans  une  campagne:  elle  voit 
dans  une  jolie  4||uation  une  petite  maison  bien 
ornée,  une  basse -cour,  un  jardin,  des  terres 
pour  J'entretien  du  maître ,  les  agréments  qui 
peuvent  lui  en  faire  aimer  le  séjour.  Je  vois  ma 
gouvernante  enchantée  ;  on  s'approprie  toujours 
par  la  convoitise  ce  qui  convient  à  notre  bon- 
heur. Au  fort  de  son  enthousiasnie  ,  je  la  prends 
à  part;  je  lui  dis.  Élevez  ma  fille  à  ma  fantaisie; 
tout  ce  que  vous  voyez  est  à  vous.  Et  afin  qu'elle 
ne  prenne  pas  ceci  pour  un  mot  en  i'àir ,  j'en 
passe  l'acte  conditionnel  :  elle  n'aura  pas  un  dé- 
goût dans  ses  fonctions  sur  lequel  son  imagina-» 
Ûon  n'applique  cette  maison  pour  ei^jplâtre. 

^core  uij  coup,  ceci  n'est  quun  exemple. 


l38  CORRESPONDANCE. 

Si  la  longueut*  du  temps  épuise  et  fatigue  Tim^ 
gination ,  Ton  peut  partager  lespace  et  la  récomr 
pense  eu  plusieurs  termes ,  et  même  à  plusieurs 
personqes  :  je  ne  vois  mi  difficulté  ni  inconvé- 
nient à  cela.  Si  dans  $ix  ans  mon  enfant  est 
ainsi,  vous  aurez  telle  dbose.  Le  terme  venu,  si 
la  condition  est  remplie  on  tient  parole,  et  l'on 
est.  libre  de  deux  côtés. 

Bien  d'autres  avantages  découleront  de  lexpé*- 
dient  que  je  propose  ;  mais  je  ne  peux  ni  ne  dois 
tout  dire.  L'enfant  aimera  sa  gouvernante ,  sur- 
tout «i  elle  est  d  abord  sév<ère  et  que  Tenfant  ne 
soit  pas  encore  gâté.  L'effet  de  Thabitude  est 
naturel  et  sûr  ;  jamais  il  n'a  manqué  que  par  la 
faute  des  guides.  D'ailleurs  la  justice  a  sa  mesure 
et  sa  règle  exacte  ;  au  lieu  que  la  complaisance 
qui  n'en  a  point  rendues  enfants  toujo«iirsexi-> 
géants  et  toujours  méconten^  L'enfant  donc 
qui  tsûme  sa  bonne  sait  que  le  «ort  de  cette  bonne 
est  dans  le  succès  de  ses  soins  ;  jugée  de  ee  qcie 
fera  l'enfant  à  mesure  que  son  intelligence  et 
son  coeur  se  formeront. 

Parvenue  à  certain  âge ,  la  petite  fille  esteapri* 
cieuse  ou  mutine.  Supposons  un  moment  criti- 
que, important  y  où  elle  ne  veut  rien  entendre  ;  ce 
moment  viendra  bien  rarement ,  on  smt  pour- 
quoi. Dans  ce  moment  fâcheux  la  bonne  man- 
que de  ressource  :  aïors  elle  «'attendrit,  en  regar- 
dant son  élève  et  lui  dit ,  (7^/i  est  donc  fait ,  tu 
niâtes  le  miin  de  ma  vieillesse  ! 

Je  suppose  que  la  fille  d'un  tel  pèite  ne  sera 


ANNÉE    1763.  iSg 

pas  un  monstre  :  cela  ëtant,  T^et  de  ce  mot 
«6t  sur  ;  mais  il  ne  faut  pas  qu  il  ^oit  dit  deux 
fois. 

On  peut  faire  «n  sorte  que  la  petite  <se  le  dise 
à  toute  heure;  et  voilà  d'où  naissent  miHe  biens 
a-la-fois.  Quoiqu'il  en  soit , croyez-^ous  qu'une 
femn^qui  pourra  parler  ainsi  à  son  élève  ne  s'af- 
lectionliera  pas  à  elle?  On  s'affectionne  aux  cens 
sur  la  tète  desquels  oû  a  mis  des  fonds  ;  c'est  le 
mouvement  de  la  nature ,  et  un  mouvement  non 
moins  naturel  est  de  s'affectionner  à  son  propre 
ouvrage ,  sur-tout  quand  on  en  attend  son  bon- 
heur. Voilà  donc  notre  première  recette  accom- 
plie. 

Seconde  rèjjle. 

Il  faut  que  la  bonne  ait  sa  conduite  toute  tra- 
cée et  une  pleine  confiance  dans  le  succès. 

Le  mémoire  instructif  qu'il  faut  lui  donner 
est  une  pièce  très  importante.  Il  faut  qu'elle  Té- 
tudie  «ans  cesse;  il  faut  qu'elle  le  sache  par  cœur, 
mieux  qu'un  ambassadeiar  ne  doit  savoir  ses  iri- 
stru£tion«.  Mais  ce  qui  est  plus  important  en- 
core, c'est  qu'elle  soit  parfaitement  convaincue 
quil  ny  a  poiiit  d'autre  route  pour  aller  au  but 
qu'on  lui  marque ,  et  par  conséquent  au  sien. 

H  ne  faut  pas  pour  cela  lui  donner  d'abord  le 
mémoire.  11  faut  lui  dire  premièrement  ce  que 
vous  voulez  luire,  lui  montrer  'Fétat  de  corps  et 
d'ame  où  vous  exigez  qu'elle  mette  votre  enfant. 
Là-dessus  toute  dispute  ou  objection  de  sa  part 
est  inutile  :  vous  n'avez  point  de  raisons  à  lui 


l4o  CORRESPONDANCE. 

rendre  dç  votre  volonté.  Mais  il  faut  lui  prou- 
ver que  la  chose  est  faisable ,  et  qu elle  ne  lest 
que  par  les  moyens  que  vous  proposez  :  c'est  sur 
cela  qu  il  faut  beaucoup  raisonner  avec  elle  :  il 
faut  lui  dire  vos  raisons  clairement ,  simple- 
ment, au  long,  en  termes  à  sa  portée.  Il  faut 
écouter  ses  réponses ,  ses  sentiments ,  ses  objecr 
tions,  les  discuter  à  loisir  ensemble,  non  pas  tant 
pour  ces  objections  mêmes,  qui  probablement 
seront  siiiperficielles ,  que  pour  saisir  Toccasion 
de  bien  lire  dans  son  esprit ,  de  la  bien  convain- 
cre que  les  moyens  que  vous  indiquez  sont  les 
seuls  propres  à  réussir.  Il  faut  s'assurer  que  de 
tout  point  elle  est  convaincue ,  non  en  paroles  , 
mais  intérieurement.  Alors  seulement  il  faut  lui 
donner  le  mémoire ,  le  lire  avec  elle,  l'examiner , 
Féclaircir ,  le  corriger  peut-être  ,  et  s'assurer 
qu'elle  l'entend  parfaitement. 
.  Il  surviendra  souvent ,  durant  l'éducation , 
des  circonstances  imprévues;  souvent  les  choses 
prescrites  ne  tourneront  pas  comme  onayoitcrU: 
les  éléments  nécessaires  pour  résoudre  les  pro- 
blêmes moraux  sont  en  très  grand  nombre ,  et 
un  seul  omis  rend  la  solution  fausse.  Gela  de- 
mandera des  conférences  fréquentes ,  des  discus- 
sions, des  éclaircissements,  auxquels  il  ne  faut 
jamais  se  refuser,  et  qu'il  faut  même  rendre 
i^gréables  à  la  gouvernante  par  le  plaisir  avec 
lequel  on  s'y  prêtera.  C'est  encore  un  fort  bon 
moyen  de  l'étudier  elle-même. 
.   Ces  détails  me  semblent  plus  particulièrement 


ANNÉE   1763.  t^i 

la  tâche  de  la  mère.  Il  faut  qu  elle  sache  le  mé-^ 
moire  aussi  bien  que  la  gouvernante  ;  mais  il 
faut  quelle  le  sache  autrement.  La  gouvernante 
le  saura  par  les  régies ,  la  mère  le  saura  par  led 
principes;  car  premièrement  ayant  reçu  une 
éducation  plus  soignée ,  et  ayant  eu  resprit  plus 
exercé ,  elle  doit  être  plus  en  état  de  généraliser 
ses  idées ,  et  d  en  voir  tous  les  rapports  ;  et  de 
plus ,  prenant  au  succès  un  intérêt  plus  vif  en- 
core, elle  doit  plus  s'occuper  des  moyens  dy 
parvenir. 

Troisième  régie.  La  bonne  doit  avoir  un  pou*» 
voir  absolu  sur  lenfant. 

Cette  régie  bien  entendue  se  réduit  à  celle-ci , 
que  le  mémoire  seul  doit  tout  gouverner;  car, 
quand  chacun  se  réglera  scrupuleusement  sur  le 
mémoire,  il  s  ensuit  que  tout  le  monde  agii^a 
toujours  de  concert ,  sauf  ce  qui  pourroit  être 
ignoré  des  uns  ou  des  autres  ;  mais  il  est  aisé  de 
pourvoir  à  cela. 

Je  n  ai  pas  perdu  mon  objet  de  vue,  mais  j  ai 
été  forcé  de  faire  un  bien  grand  détour.  Voilà 
déjà  la  difficulté  levée  en  grande  partie;  car  no- 
tre élève  aura  peu  à  craindre  des  domestiques 
quand  la  seconde  mère  aura  tant  d'intérêt  à  la 
surveiller.  Parlons  à  présent  de  ceux-ci. 

II  y  a  dans  une  maison  tiombreuse  des  moyens 
généraux  pour  tout  faire,  et  sans  lesquels  on  ne 
parvient  jamais  à  rien. 

D  abord  les  mœurs ,  l'imposante  image  de  la 
vertu,  devant  laquelle  tout  fléchit,  jusqu'au 


l4a  CORRESPaNJ>AWCE. 

vice  même  ;  ensuite  Tordre ,  la  vigilance,  eûfin 
Fintérèt,  le  dernier  de  tous  :  jajouterots  la  va«^ 
nité  ;  mais  1  état  sérvile  est  trop  près  de  la  mir- 
sère  ;  la  vanité  n  a  sa  grande  force  que  sur  les 
gens  qui  ont  du  padn. 

Pour  ne  pa»  me  répéter  ici,  permettez,  mon-^ 
sieur  le  duc,  que  je  vou»  renvoie  à  la  cinquième 
partie  de  rHéloïse,  lettre  dixième.  Vous  y  trou-. 
vere2  un  recueil  de  ma^iimes  qui  me  paroissent 
fondamentales  pour  donner  daod  une  maisoa 
grande  ou  petite  du  ressort  à  Fautorité;  du 
reste,  je  cottviens  de  la  difficulté  de  Fexécution , 
parceque ,  de  tous  les  ordres  d'iiommes  imagi-* 
nables ,  celui  de%  valets  laisse  le  moins  de  prise 
pour  le  nr/sner  où  Fou  veut.  Mais  tous  les  rai*« 
donttemients  du  monde  ne  feron^t  pas  quune 
ckose  ne  soit  pas  ce  quelle  est,,  quô  ce  qui  ny 
est  pa^  fli'y  trouve,  que  des  valets  ne  soient  pota 
des  valets. 

Le  train  d  un  grand  seigneur  est  susceptible 
de  plus  et  de  moins  y  san»  eesser  d  être  eonve- 
nablé.  Je  pars  dé  là  poftr  établir  m^t  prexuièré 
maxime. 

i^  Réduises  votre  suite  au  moindre  nôtftbr^ 

> 

de  gen»  qu'il  soit  possible  ^  vous  aureas  tnoina 
dennemis ,  et  vous  en  seret  m:ieux  servi.  Si\  y 
a  dans  votre  maison  un  seul  homme  qui  ny 
9oit  pas  nécessaire,  il  y  es%  nuisthle ,  soyea-^n 
sûr. 

2**  Mettes,  du  choix  dans  eeux  que  voua  garde- 
rez ,  et  préférez  de  beaucoup  un  service  exact  à 


( 


ANNÉE    1763.  ï43 

un  service  agréable.  Ces  gens  qui  aplanissent 
tout  devant  leur  raaiître  sont  tous  des  fnpons. 
Sùr-tout  point  de  dissipateur. 

3°  Soumette:&*lcs  à  la  règle  en  tonte  chose , 
Hiême  au  travail ,  ce  qu  ils^  feront  dùt-il  n'être 
bon  à  rien.  • 

4^  Faites  qu'ils  aient  un  grand  intérêt  à 
rester  long-tetnps  à  votre  service ,  qu-its  s'y  at- 
tachent à  mesure  qu'ils  y  restent ,  qu'ils  crai- 
gnent par  conséquent  d  autant  plus  d'en  sortir 
f|uils  y  dont  restés  plus  long-temps.  La  raisan 
et  les  moyens  de  cela  se  trouvent  dans  le  livre 
iadiqué. 

Ceci  sont  \t9  dosi^uées  que  je  peux  supposer , 
p&reeqMe',  lïiexi  quelles  demandent  beaucoup 
de  petite,  enfin  dQes  àépeûdent  de  tous.  Cela 
j>osé  :  • 

Qu^lqiue  temps  avant  qife  de  leur  parler,  vous 
avez  quelquefois  des  entretiens  à  table  éttr  l'édu- 
cation d«  Votre  enfant  ^  et  sur  ce  que  vous  vous 
proposez  de  ^re,  sur  les  difficultés  que  voud 
auréa  à  vaincre  y  et  sur  la  ferme  résolution  où 
ycHibs  êtes  de  n'épargner  aucun  soin  pour  réus- 
sir. Probablement  vos  gens*  n'auront  pas  man^ 
^ûé  de  critiquer  entre  eux  la  manière  extraor- 
dinaire d'élever  l'enfant  ;  ite  y  aruronfl  trouvé  de 
kl  bizarrerie  :  il  Ira  faut  justifier,  mais  simple- 
ment et  en  peu  de  mots.  Du  rfeste,  il  faut  mon- 
trer votre  objet  beaucoup  phis  du  côté  moral  et 
pieux  que  du  c6té  philosophique.  Madame  la 
l^ineesse ,  eh  ne  (Consultant  qite  $on  cœur,  peut 


î44  -CORRESPONDANCE. 

y  mêler  des  mots  charmants.  M.  Tissot  peut 
ajouter  quelques  réflexions  dignes  de  lui. 

On  est  si  peu  accoutumé  de  voir  les  grands 
avoir  des  entrailles ,  aimer  la  vertu,  s'occuper  de 
leurs  enfants ,  que  ces  conversations  courtes  et 
bien  ménagées  ne  peuvent  manquer  de  produire 
un  grand  effeti  Mais  sur-tout  nulle  orfibre  d'af- 
fectation; point  de  longueur.  Les  domestiques 
ont  l'œil,  très  perçant  :  tout  seroit  perdu  s'ils 
soupçondoient  seulement  qu'il  y  eût  en  cela  rien, 
de  concerté  j  et  en  effet  rien  ne  doit  l'être.  Boa 
père,  bonne  mère,  laissez  parler  vos  cœurs  avec 
simplicité  :  ils  trouveront  des  choses  touchantes 
d'eux-mêmes;  je  vois  d'ici  vos  domestiques  der- 
rière vos  chaises  se  prosterner  devant  leur  maî- 
tre au  fond  de  leurs  cœurs.  Voilà  les  disposi- 
tions qu'il  fiant  faire  naître,  et  dont  il  faut  pro- 
fiter pour  les  régies  que  nous  avons  à  leur 
prescrire* 

Ces  règles  sont  de  deux  espèces^  selon  le  juge- 
ment que  vous  porterez  vous-même  de  l'état  de 
votre  maison  et  des  mœurs  de  vos  gens. 
.  Si  vous  croyez  pouvoir  prendre  en  eux  une 
confiance  raisonnable  et  fondée  sur  leur  intérêt , 
il  ne  s'agira  que  d'un  énoncé  clair  et  bref  de  la 
manière  dont  on  doit  se  conduire  toutes  les  fois 
qu'on  approchera  de  votre  enfant,  pour  ne  point 
contrarier  son  éducation. 

Que  si ,  malgré  toutes  vos  précautions ,  vous 
croyez  devoir  vous  défier  de  ce  qu'ils  pourront 
dire  ou  faire  en  sa  présence,  la  règle  alors  sera 


ANNÉE    1763^  145 

plus  simple,  et  se  réduira  à  n'en  approcher  ja- 
mais sous  quelque  prétexte  que  ce  soit. 

Quel  /le  ces  deux  partis  que  vous  choisissiez , 
il  faut  qu  il  soit  sans  exception ,  et  le  même  pour 
vos  gens  de  tout  étage  ^  excepté  ce  que  vous 
destinez  spécialement  au  service  de  l'enfant ,  et 
qui*  ne  peut  être  en  trop  petit  nombre  ni  trop 
scrupideusement  choisi. 

Un  jour  donc  V9us  assemblez  vos  gens,  et, 
dans  un  discours  igrave  et  simple ,  vous  leur  di- 
rez que  vous  croyez  devoir  en  bon  père  apporter 
tous. vos  soins  à  bien  élever  lenfant  que  Dieu 
vous  a  donné  :  «  Sa  mèr%  et  moi  sentons  tout  ce 
u  qui  nuisit  à  la  nôtre.  Nous  l'en  voulons  pré- 
tt  server;  et,  si  Dieu  bénit  nos  efforts,  nous  n  au- 
u  rons  point  de  compte  à  lui  rendre  des  défauts 
«  ou  des  vices  que  notre  enfant  pourroit  con- 
«  tracter.  Nous  avons  pour  cela  de  grandes  pré- 
«  cautions  à  prendre  :  voici  celles  qui  vous  re- 
«  gardent,  et  auxquelles  j'espère  que  vous  vous 
«  prêterez  en  honnêtes  gens,  dont  les  premiers 
«  devoirs  sont  d'aider  à  remplir  ceux  de  leurs 
«  maîtres.  » 

Apt^  l'énoncé  de  la  régie  dont  vous  prescri- 
vez l'observation,  vous  ajoutez  que  ceux  qui 
seront  exacts  à  la  suivre  peuvent  compter  sur 
votre  bienveillance  et  même  sur  vos  bienfaits. 
«Mais  je  vous  déclare  en  même  temps,  pour- 
«  suivez-vous  d'une  voix:  plus  haute,  que  qui- 
«  conque  y  aura  manqué  une  seule  fois ,  et  en 
«  quoi  que  ce  puisse  être ,  sera  chassé  sur-le- 
17.  10 


l46  CORRESPONDANCE. 

u  champ  et  perdra  ses  gages.  Comme  c  est  là  la 
a  condition  sous  laquelle  je  vous  garde ,  et  que 
«  je  vous  en  préviens  tous ,  ceux  qui  n  y  veulent 
u  pas  acquiescer  peuvent  «ortir.  » 

Des  régies  si  peu  gênantes  ne  feront  sortir 
que  ceux  qui  seroieot  sortis  sans  cela  :  ainsi 
TOUS  ne  perdree  Hen  à.leur  mettre  le  marché  à 
la  main ,  et  vous  leur  en  imposez  beaucoup. 
Peut^re  au  commencement  quelque  étourdi 
«n  sera-t-il  la  victime',  et  il  faut  qu'il  le  soit. 
Fût-ce  le  maître  d'hôtel ,  s'il  n'est  chassé  comme 
^n  coquin,  tout  est  manqué.  Mais  s'ils  voient 
une  fois  que  c'est  tout  âe  bon ,  et  qu'on  les-  sur^ 
veille,  on  aura  désormais  peu  besoin  de  les  sur- 
veiller. 

Mille  petits  moyens  relatifs  naissent  de  ceux- 
ià  :  mais  il  ne  faut  pas  tout  dire ,  et  ce  mémoire 
est  déjà  trop  long;.  J'ajouterai  seulement  un  avis 
très  important  et  propre  à  couper  cours  au  mal 
qu'on  n'aura  pu  prévenir  ;  c'est  d'examiner  tou- 
jours l'enfant  avec  le  phis  grand  soin ,  et  de  sui- 
vre attentivement  les  progrès  de  son  corps  et  de 
son  cœur.  S'il  se  fait  quelque  chose  autour  -de 
lui  contre  là  règle ,  l'impression  s'en  mcrrquera 
dans  l'enfant  même.  Dès  que  vous  y  verrez  un 
sigtie  nouveau,  cherchez-en  la  cause  avec  soin; 
vous  la  trouverez  infailliblement.  A  certain  âge 
il  y  a  toujours  remède  au  mal  qu'on  n'a  pu  pré- 
venir, pourvu  qu'on  sache  le  connoître  et  qu'on 
s'y  prenne  à  temps  pour  le  guérir. 

Tous  ces  expédients  ne  sont  pas  faciles ,  et  je 


ANNÉE   1763.  147 

ne  réponds  pas  absolument  de  leurs  succès ,  ce- 
pendant je  crois  qu  on  y  peut  jirendre  une  con- 
fiance raisonnable ,  et  je  ne  vofc  rien  d'équiva- 
lent dont  j  en  puisse  dire  autant. 

Dans  une  route  toute  nouvelle  il  ne  faut  pas 
chercher  des  chemins  battus  ^  et  jamais  entre- 
prise extraordinaire  et  difficile  ne  s  exécute  par 
des  moyens  aisés  et  communs. 

Du  reste  ce  ne  sont  peut-être  ici  que  les  dé^ 
lires  d  un  fiévreux.  Lu  comparaison  de  ce  qui 
est  à  ce  qui  doit  être  n^  a  doioné  1  esprit  roma- 
nesque et  jna  toujours  Jeté  loin  de  tout  ceqi» 
se  Élit.  Mais  vous  ordonnes ,  monsieur  le  duc , 
j  obéis.  Ce  sont  mes  idées  que  vous  demandez  ^ 
les  voila.  Je  vous  tromperois  si  je  vous  donnois 
la  raison  des  autres  pour  les  folies  qui  sont  à 
moi.  %n  les  ibisaat  passer  sous  les  yeux  d'un  si 
bon  jng^^je  ne  Jcrains  pas  lemaî  qu  ejles  peuvent 
causer. 

A  M.  L'A.  DE***. 

MiHiers-Travérs ,  le  27  novembre  1768. 

J'ai  reçu,  monsieur ,  la  lettre  qjbligeante  dans 
laquelle  yotrehonnête  cœur  s'épanche  avec  moi. 
Je  sui^  touché  de  vos  sentiments  et  reconnois- 
sant  de  votre  zèle  ;  mais  je  ne  vois  pas  bien  sur 
quoi  vous  me  consultez.  Vous  me  dites ,  J  aide 
la  naissance  dont  je  dois  suivre  la  vocation , 
parcèque  mes  parents  le  veulent;  apprenez-moi 
ce  que  je  dois  faire  :  je  suis  gentilhomme ,. et  veux 
vivre  comtme  tel  ;  apprenez-moi  toutefois  à  vivre 

10, 


^48  CORRESPONDANCE. 

en  homme:  i'âi  des  préjugés  que  je  veuxTespee^ 
ter;  apprenez-moi  toutefois  à  les  vaincre.  Je  vous 
avQue,  monsieiA*,  que  je  ne  sais  pas  répondre  à 

cela.  ;  L 

Vous  me  parlez  avec  dédain  des 'deux  seuls 
métiers  que  la  noblesse  connoisse  et  •  qu  elle 
veuille  suivre;  cependant  vous  avez  pris  un  de 
ces  métiers.  Mon  conseil  est,  puisque  vous  y 
êtes,  que  vous  tâchiez  de  le  faire  bien.  Avant  de 
prendre  unvétat ,  on  ne  peut. trop  raisonner  sur 
son  objet  ;  quand  il  est  pris ,  il  en  fant  remplir 
les  devoirs,  cest  alors  tout  ce  qui  reste  à  faire. 

Vous  vous  dites  sans  fortune ,  sans  biens; 
TOUS  ne  savez  comment ,  avec  de  la  naissance 
(  car  la  naissance  revient  toujours),  vivre  libre 
et  mourir  vertueux.  Cependant  vous  offrez  ua 
asile  à  une  personne  qui  m  est  attacKée;  vous 
m  assurez  que  madame  votre  m.ère  la  mettraà 
son  aise  :  le  fils  d'une  dame  qui  peut  mettre  une 
étrangère  à  son  aise  doit  naturellernent  y^être 
aussi.  Il  peut  donc  vivre  libre  et  mourir  ver- 
tueux. Les  vieux  gentilshommes ,  qui  valoient 
bien  ceux  d'aujourd'hui,  cultivoient  leurs  terres 
et  faisoient  du  bien. à  leurs. paysans.  Quoi  que 
vous  en  puissiez  dire ,  j^e  ne  crois  pas  que  ce 
fût  déroger  que  d'«n  faire  autant. 
.  Vous  voyez,  monsieur,  que  je  trouve  dans 
votre  lettre  même  la  solution  des  difficultés  qui 
vous  embarrassent.  Du  reste  excusez  ma  fran- 
chise; je  dois  répondre  à  votre  estime  par  la 
mienne ,  et  je  ne  puis-  vous  en  donner^  une 


ANKÉE"  1763..  «49 

preuve  plus  sûre  qu  en  osant,  tout  gentilhomme 
que  vous  êtes,  voua  dire  la  vérité. 

Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur, 

A  MADAME  DE  B, 

Pçceiçbre  1763. 

Je  naî  rien,  madame,  à  vous  dire  sur  le  juge^ 
ment  que  vous  avez  porté  de  la  probité  deJM.  de 
Voltaire  ;  je  vous  dirai  seulement  quef  je  n-ai 
point  reçu  la  lettre  que  vous  lui  avez  adressée 
pour  moi,  et  que  je  nai  envoyé  ni  à  vous  ni  à 
personne  l'imprimé  intitulé  :  Sermon  des  cin-z 
quanta,  que  je  n'ai  même  jamais  vu.  Du  reste 
il  me  paroit  bizarre  que ,  pour  me  faire  parve-? 
nir  une  lettre ,  vous  vous  soyez  adressée  au  chef 
de  mes  persécuteurs. 

A  l'égard  des  doutes  que  vous  pouvez  ayair  , 
madame  ,  sur  certains  points  de  la  religion., 
pourquoi  vous  adressez-vous ,  pour  les  lever , 
à  un  homme  qui  n'en  est  pas  exempt  lui-même? 
Si  malheureusement  les  vôtres  tombent  sur  les 
principes  de  vos  devoirs^  je  voys  plain^;  niaiîi 
sïlsn'y  tombent  pas ,  de  quoi  vous  mettt?z-vous 
en  peine?  Vous  avez  une  religion  ,qui  dispense 
de  tout  examen;  suivez-la  en  simplicité  de. cœur. 
C'est  le  meilleur  conseil  que  je  puis  vous  don- 
ner, et  je  le  prends  .autant  que  je  peux  pour 
*mol-même.  . 

.Recevez,  madame,  mes  salutations  et  mpi^ 
respect. 


l5ô  CORRESPONDANCE. 


A  M. 


Mo  tiers ,  • . . .  décembre  1 763. 

La  vérité  que  j'aime,  monsieur,  nest  pas  tant 
métaphysique  que  morale  :  j  aime  la  vérité,  par- 
ceque  je  haJK  le  mensonge  ;  je  ûe  puis  être  in- 
conséquent là-dessus  que  quand  je  serai  de 
mauvaise  foi.  J'aimerois  bien  aussi  la  vérité  mé-» 
taphysi^ue  si  je  croyois  qu  elle  fat  à  notre  por- 
tée ;  mais  je  n'ai  jamais  vu  qu  elle  fut  dans  les 
livres;  et,  désespérant  de  l'y  trouver,  je  dé- 
daigne leur  instruction,  persuadé  que  la  vérité 
qui  nous  est  utile  est  plus  près  de  nous,  et 
qu'il  ne  faut  pas,  poui*  l'acquérir,  tm  si  grand 
appareil  de  science.  Votre  ouvrage,  monsieur, 
peut  donner  cette  démonstration  promise  et 
mancfuée  par  tou&  les  philosophes  ;  mais  je  ne 
puis  changer  de  principe  sur  des  raisons  que  je 
ne  connois  pas.  Cependant  votre  confiance  m'en 
impose;  vous  p^omette^  tant  et  si  hautement; 
je  trouve  d'ailleurs  tant  de  justesse  et  de  raison 
-  dans  votre  manière  d'écrire ,  que  je  serois  sur- 
pris qu'il  n'y  en  eût  pas  dans  votre  philosophie  ; 
et  je  devrois  peu  l'être ,  avec  ma  vue  courte , 
que  vous  vissiez  où  je  n'avois  pas  cru  qu'on  pût 
voir.  Or  ce  doute  me  donne  de  l'inquiétude,  par- 
ceque  la  vérité  que  je  connois ,  ou  ce  que  je 
prends  pour  elle,  est  très  aimable ,  qu'il  en  ré- 
sulte pour  moi  un  état  très  doux,  et  que  je  ne 
conçois  pas  comment  j'en  pourrois   changer 


ANNÉE    1763.  ï5i 

^ans  y  perdre.  Si  mes  sentiments  étoient  dé- 
montrés Je  mliiquiéterois  peu  des  vôtres  ;  mais, 
a  parler  sincèrement,  je  suis  allé  jusqu a  ]a per- 
suasion sans  aller  jusqu  ala  conviction.  Je  crois, 
mais  je  ne  sais  pas  ;  je  ne  sais  pas  même  si  la 
science  qui  me  manque  me  sér£^  bonne  quand 
je  Faurai ,  et  si  peut-être  alors  il  ne  faudra  point 
que  je  dise,  jilto  quœsmtcœla/ucem ,  ingemuit- 
querepertâ^ 

Voilà,  monsieur ,  la  solution,  ou  du  moins 
1  eclairdssement  des  inconséquences  que  vous 
m  avez  reprochées.  Cependant  il  me  paroi t  bi- 
zarre que ,  pour  vous  avoir  dit  mon  sentiment 
quand  vous  me  lavez  demandé ,  je  soit  réduit 
à  faire  mon  apologie.  Je  n  ai  pris  la  liberté  de 
vous  juger  que  pour  vous  complaire  ;  je  puis 
mètre  trompé,  s^ns  doute,  mais  se  tromper 
n  est  pas  avoir  tort. 

Vous  me  demandez  pourtant  encore  un  con- 
seil sur  un  sujet  très  grave ,  et  je  yais  peut-être 
vous  répondre  encore  tout  de  travers;  mais  heu- 
reusement ce  conseil  est  de  ceux  que  jamais  au- 
teur ne  demande  que  quand  il  a  déjà  pris  Son 
parti. 

Je  remarquerai  d abord  que  la. supposition 
que  votre  ouvrage  renferme  la  découverte  de  la 
vérité  ne  vous  est  pas  particulière  ;  et  si  cette  rai- 
son vous  engage  à  publier  votre  livre,  elle  doit 
de  même  engager  tout  philosophe  à  publier  le 
sien.  J'ajouterai  qu'il  ne  suffit  pas  de  considérer 
lé  bien  qu  un  livre  contient  en  lui-même ,  mais  le 


4  5i  CORRESPONDANCE. 

mal  auquel  il  peut  donner  lieu  ;  il  faut  songer 
qu'il  trouvera  peu  de  lecteurs  judicieux ,  bien  dis- 
posés, et  beaucoup  de mauvais  cœurs,  encore 
plus  de  mauvaises  têtes.  Il  faut,  avant  de  le  pu- 
blier ,  comparer  le  bien  et  le  mal  qu'il  peut  faire , 
et  les  usages  avec  les  abus.  Pesez  bien  votre  livre 
sur  cette  règle ,  et  tenez-^vous  en  garde  contre  la 
partialité  ;  c  est  par  celui  de  ces  deux  effets  qui 
doit  l'emporter  sur  l'autre ,  qu'il  est  bon  ou  niau- 
vais  à  publier. 

Je  ne  vous  connois  point ,  monsieur;  j*ignorc 
tjuel  est  votre  sort ,  votre  état ,  votre  âge  ;  et  cela 
pourtant  doit  régler  mon  conseil  par  rapport  à 
vous.  Tout  ce  que  fah  un  jeune  homme  a  moins 
de  conséquence ,  et  tout  se  répare  ou  s'efface 
•avec  le  temps.  Mais  si  vous  avez  passé  la  matu- 
rité ,  ah  !  pensez-y  cent  fois  avant  de  troubler  la 
paix  de  votre  vie  :  vous  ne  savez  pas  quelles  an- 
goisses vous  vous  préparez.  Pendant  quinze  ans, 
j'ai  ouï  dire  à  M.  de  Fontenelle  que  jamais  livr^ 
navoit  donné  tant  de  plaisir  que  de  chagrin  à 
son  auteur  :  cétoit  l'heureux  Fontenelle  qui  di- 
soitcela.  Monsieur,  dans  la  question  sur  laquelle 
vous  me  consultez ,  je  ne  puis  vous  parler  que  par 
«mon  exemple  :  jusqu'à  quarante  ans  je  fus  sage; 
ià  quarante  ans  je  pris  la  plume,  et  je  la  pose  avant 
cinquante ,  malgré  quelques  vains  succès  ,  mau- 
dissant tous  les  jours  de  ma  vie  celui  oii  mon  sot 
orgueil  me  la  fit  prendre ,  où  je  vis  mon  bon- 
heur, mon  repos,  ma  santé  s'en  aller  en  fumée^ 


ANNÉE    1763.  l53 

sans  espoir  de  les  recouvrer  jamais.  Voilà  Thom- 
me  à  qui  vous  demandez  conseil. 
Je  vous  salue  de  tout  mon  cœur.' 


À  M. 


^  11  faut  vous  faire  réponse ,  monsieur ,  puisque 
vous  la  voulez  absolument,  et  que  vous  la  de^ 
mandez  en  termes  si  honnêtes.  Il  me  semble 
pourtant  qu  a  votre  place  je  me  serois  moins  ob- 
stiné à  l'exiger;  Jç  me  serois  dit ,  J  écris  parceque 
jai  du  loisir,  et  que  cela  m'amuse  :  l'homme  à 
qui  je  m'adresse  peut  n'être  pas  dans  le  même 
cas ,  et  nul  n'est  tenu  à  une  correspondance  qu'il 
n'a  point  acceptée  :  j'offre  mon  amitié  à  un  hom- 
me que  je  ne  connois  point ,  et  qui  me  conhoît 
encore  moins  ;  je  la  lui  offre  sans  autre  titre  au- 
près de  lui  que  les  louanges  que  je  lui  donne  et 
que  je  me  donne,  sans  savoir  s'il  n'a  pas  déjà 
plus  d'amis  qu'il  n'en  peut  cultiver ,  sans  savoir 
si  mille  autres  ne  lui  font  pas  la  même,  offre  avec 
le  même  droit  ;  comme  si  l'on  pouvoit  se  lier 
ainsi  de  loin  sans  se  connoitre,  et  devenir  in- 
sensiblement l'ami  de  toute  la  terre.  L'idée  d'é- 
crire  à  un  homme  dont  on  lit  les  OMvrages,. 
et  dont  on  veut  avoir  une  lettre  à  montrer, 
est-elle  donc  si  singulière  qu'elle  ne  puisse  être 
venue  qu'à  moi  seul?  Et  si  elle  étoit  venue  à 
beaucoup  de  gens,  faudroiWl  que  cet  homme 
passât  sa  vie  à  faire  réponse  à  dés  foules  d'ù- 


l54  CORRESPONDANCE. 

mis  ineonnus,  et  qu  il  nég'ligeât  pour  eux  ceux 
qu'il  s  est  choisis  ?  On  dit  qu'il  s'est  retiré  datis 
dans  une  solitude;  cela  n'anboncepas  ui>  grand 
penchant  à  faire  de  nouvelles  connoissances.  On 
assure  aussi  qu'il  n'a  pour  tout  hien  que  le  fruit 
de  son  travail  ;  cela  ne  laisse  pas  un  grand  loisir 
pour  entretenir  un  commerce  oiseux.  Si,  par- 
dessus tout  cela,  peut-être  il  eut  perdu  la  santéf, 
s'il  étoit  tourmenté  d'une  maladie  cruelle  et  dou- 
loureuse qui  le  laissât  à  peine  en  état  de  vaquer 
aux  soins  indispensables ,  ce  setroit  une  tyrannie 
bien  injuste  et  bien  cruelle  de  vouloir  qu'il  passât 
sa  vie  à  répondre  à  des  foules  de  désœuvrés  qui, 
ne  sachant  que  faire  de  leur  temps ,  user  oient  très 
prodiguement  du  sien.  Laissons  donc  ce  pauvre 
homme  en  repos  dans  sa  retraite;  n'augmentons 
pas  le  nombre  des  importuns  qui  la  troublent 
chaque  jour  sans  discrétion  ,  sans  retenue ,  et 
même  sans  humanité.  Si  ses  écrits  m'inspirent 
pour  lui  de  la  bienveillance ,  et  que  je  veuille  cé- 
der an  penchant  de  la  lui  témoigner,  je  ne  lui 
vendrai  point  cet  honneur  en  exigeant  de  lui  dfeà 
réponses,  et  je  lui  donnerai  sans  trouble  et  sans 
peine  le  plaisir  d'apprendre  qu'il  y  a  dans  le  mon- 
.de  d'honnêtes  gens  qui  pensent  bien  de  lui ,  et 
qui  n'en  exigent  rien. 

Voilà,  monsieur,  ce  que  je  me  seroisdit  si  j'a- 
vois  été  à  votre  place;  chactm  a  sa  manière  de 
penser  :  je  ne  blâme  point  la  vôtre,  mais  je  crois 
la  mienne  plus  équitable.  Peut-être  si  je  vous  con- 
noissois  me  féliciterois-je  beaucoup  de  votre 


ANNÉE   1763.  l55 

amitié  ;  mais  9  coûtent  des  amis  que  j  ai ,  je  vous 
déclare  que  jeu  en  veux  point  faire  de  nouveaux; 
et  quand  je  le  voudrois,  il  ne  seroit  pas  raison*^ 
nable  quej^allasse  choisir  pour  cela  des  inconnus 
si  loin  de  moi.  Au  reste  je  ne  doute  ni  de  votre 
esprit ,  ni  de  votre  mérite.  Cependant  le  ton  mi- 
litaire et  galant ,  dont  vous  parlez  de  conquérir 
mon  coeur,  seroit,  je  crois ,  plus  de  mise  auprès 
des  femmes  qu'il  ne  le  seroit  avec  moi. 

f 

A  M.  LE  PRINCE  L.  E.  DE  WIRTEMBER6. 
•         Mo  tiers,  le  i5  décembre  1763. 

Vous  m  avez  tiré ,  monsieur  le  duc ,  d'une  gran- 
de inqcfiétude,  en  m  apprenant  la  résolution  où 
vous  êtes  d'élever  vous-même  votre  enfant.  Je 
vous  suggérois  des  moyens  dont  je  seutois  moi- 
même  Finsuffisance  ;  grâces  au  ciel ,  votre  vertu 
les  rend  superflus.  Si  vous  persévérez,  je  ne  suis 
plus  en  peine  du  succès.  Tout  ira  bien ,  par  cela 
seul  que  vous  y  veillerez  vous-même.  Mais  j'avoue 
que  vous  confondez  fort  toutes  mes  idées  :  j'étois 
bien  éloigné  de  croire  qu'il  eicist&t  dans  ce  siècle 
un  homme  semblable  à  vous  ;  et ,  quand  j^aurois 
soupçonné  son  existence,  j'aurois  été  bien  éloi- 
gné de  le  chercher  dans  votre  rang.  Je  n'ai  pu 
lire  sans  émotion  votre  dernière  lettre.  Est-il 
donc  vrai  que  j'ai  pu  contribuer  ailx  vertueuses 
résolutions  que  vous  avez  prises?  J'ai  besoin  de 
le  croire  pour  mettre  un.contre-poids  à  mes  af- 
flictions. Avoir  fait  quelque  bien  sur  la  terre  est 


l56  CORRESPONDANCE. 

une  condolation  qui  manquoit  à  mon  cœur  }  je 
vous  félicite  de  me  lavoir  donnée,  et  je  me  glo- 
rifie de  la  recevoir  de  vous. 

Vous  voyez  votre  enfant  précoce  :  je  n'en  suis 
pas  étonné  ;, vous  êtes  père.  Il  est  vrai  qu'un  père 
que  la  philosophie  a  conservé  tel  a  bien  d'autres 
yeux  que  le  vulgaire.  D'ailleurs  le  témoignage  iie 
M.  Tissot  légalise  le  vôtre;  et  puis  vous  citez  des 
faits.  De  ces  faits ,  il  y  en  a  que  je  conçois ,  d'au- 
tres non.  Les  enfants  distinguent  de  bonne  heure 
les  odeurs  comme  différentes ,  comme  foibles  ou 
fortes,  mais  non  pas  comme  bonnes  ou  mau- 
vaises :  la  sensation  vient  de  la  naCure  ;  la  préfé- 
rence ou  l'aversion  n'en  vient  pas;  Cette  observa- 
tion ,  que  j'ai  faite  en  particulier  sur  l'odorat'^ 
n'est  pas  applicable  aux  autres  sens  :  ainsi  le  ju- 
gement que  la  petite  porte  sur  cet  article  est  déjà 
une  chose  acquise. 

Elle  a  changé  de  voix  pour  témoigner  ses  de- 
sirs  :  cela  doit  être.  D'abord  ses  plaintes,  ne  mar- 
quant quel'inquiétude  du  malaise,  réssembloient 
à  des  pleurs.  Maintenant  l'expéûence  lui  apprend 
qu'on  l'écoute  et  qu'on  la  soulage.  Sa  plainte  esl 
donc  devenue  un  langage  ;  au  lieu  de  pleurer, 
elle  parle  à  sa  manière. 

De  ce  qu'elle  voit  avec  le  même  plaisir  les 
nouveaux  venus  et  les  vieilles  connoissances , 
vous  en  concluez  qu'elle  aura  le  caractère  ai- 
mant. Ne  vous  fiez  pas  trop  à  cette  observation  ; 
d'autres  en  tireroient  peut-être  un  signe  de  co- 
quetterie plutôt  que  de  sensibilité.  Pour  moi, 


ANNÉE    1763.  157 

l'en  tire  un  indice  différent  de  tous  les  deux  ,  et 
qui  n'est  pas  de  mauvais  augure  ;  c'est  qu'elle 

.aura  du  caractère  :  car  le  signe  le  plus  assuré 
d'un  cœur  foible  est  l'empire  que  l'habitude  a 
sur.  lui. 

Si  réellement  votre  enfant.est  précoce,  il  vous 

.donnera  beaucoup  plus  de  peine;  mais  il  vous  en 
dédommagera  bien  plus  tôt:  ainsi  gardez  cepen- 
dant de  vous  prévenir  au  point  de  lui  appliquer 
avant  le  temps  une  méthode  qui  ne  lui  seroit  pas 
convenable.  Observez,  examinez ,  vérifiez ,  et  ne 
gâtez  rien  ;  dans  le  doute ,  il  vaut  toujours  mieux 
attendre. 
,  Au  reste,  quoi  que  vous  fassiez,  j'ai  la  plus 

.  grande  confiance  dans  votre  ouvrage,  et  je  suis 
persuadé  que  tout  ira  bien.  Quand  vous  vous 

,  tromperiez ,  ce  que  je  ne  présume  pas,  ce  ne  sç- 
roit  jamais,  en  chose  grave  ;  et  les  erreurs  des 
pères  nuisent  toujours  moins  que  la  négligence 

,  des  instituteurs.  Il  ne  me  reste  qu'une  seule  in- 
quiétude, c'est  tjue  vous  n'ayez  entrepris  cette 
grande  tâche  sans  en  prévoir  toutes  les  difficul- 

.  tés  „  et  qu'en  s'offrant  de  jour  en  jour,  elles  ne 
>jous  rebutent.  Dans. une  première  ferveur,  rien 

.  ne  coûte,  mais  un  soin  continuel  accable  à  la  fin  ; 
et  les;  nieilleures  résolutions^  qui  dépendent  de 

,Ja  persévérance ,  sont  rarement  à  l'épreuve  du 
temps.  Je  yous  supplie ,  monsieur  le  duc ,  de  me 
pardonner  ma  franchise;  elle  vient  de  l'admira- 
tion que  vous  m'inspirez.  Votre  entreprise  est 

,  .trop  bielle  pour  ne  pas  éprouver  des  obstacles ,  et 


lS9  G0RBI&SPOMBANGE. 

il  vaut  mieux  vous  y  préparer  d  avance  que  tfeii 
rencontrer  d'imprévus. 

Ce  que  vous  me  dites  de  la  manière  dont  vous 
voulez  acquérir  des  amis  m  apprend  combien 
vous  méritez  d  en  faire;  mais  où  seront  les  hom-* 
mes  dignes  que  vous  soyez  le  leur. 

Je  supplie  V.  A.  S.  d'agréer  mon  profond  res- 
pect. 

A  M.  M***. 

Motiers-Travers,le  i5  décembre  1763. 

Si  je  ne  me  f^isois  une  peine  de  vous  impor- 
tuner trop  souvent,  monsieur,  dune  correspon- 
dance dont  vous  seul  faites  tous  les  frais  ,jenau- 
rois  pas  tardé  si  long-l;emps  à  vous  remercier  de 
la  réponse  fia vorable  que  votre  charité  vous  a  £aiit 
faire  à  ma  proposition  ausujetdemademoiselU 
Le  Vasseur.  Je  ne  pnévois  pas  encore  quand  elle 
se  trouvera  dans  le  clis  de  profit»*  de  vos  bontés» 
J'ai  été  fort  mal  leié  dernier;  mais  l'automne 
ma  donné  du  relâche  avi  point  de  pouvoir  faire, 
dans  le  pays ,  quelques  voyages  pédestres ,  ^rè$ 
utiles  à  ma  sa^jLé.  M^stle  iretour  de  l'hiver  a  pro* 
duit  son  effet  .ordinaire^  en  me  remettant  alussi 
bas  que  j'étois^u  primfemps.Si  je  puis  atteindre 
la  belle  saison,  j'en  eapère.le  xn^e soulagement 
qu'elle  m'a  souvent  procuré.  Mais  si  dans  la  vie 
ordinaire  on  doit  compter  sur  si  peu  de  chose , 
la  mienne  est  telle  .qu'on  n'y  peut  compter  sur 
rien.  Dans  <:ette  {position ,  j'aiinstruit  mademoi- 
selle Le  Vasseur  de  toutes  vos  bontés,  dont  elle 


ANNÉE    1763»  iSg 

est  pénétrée  :  je  lui  ai  donné  votre  adresse  afin 
quelle  vous  écrive  en  cas  d'accident.  Tandis 
qu'elle  seroit  occupée  à  recueillir  ici  nies  {^[uenil- 
les ,  vous  pourriez  concerter  avec  elle  le  moyen 
de  faire  son  voyage  avec  le  plus  d  économie  et 
le  plus  commodément.  Je  pense  qu'elle  pour-* 
roit  prendre  une  voiture  à  Neudaatel  pour  Ge- 
nève, et  que  là  vous  pourriez  lui  en  envoyer  une 
qui  la  conduiroit  mieux  que  celle  qu  elle  pour- 
roit  prendre  à  Genève  même.  Quoi  qu'il  en  soit, 
je  suis  tranquillisé  par  vous  sur  le  sort  de  cette 
pauvre  fille.  Je  n'ai  plus  rien  qui  m'inquiète  sur 
le  mien ,  et  je  vous  dois  en  grande  partie  la  paix 
dont  je  jouis  dans  mon  triste  état. 

Bonjjour,  monsieur;  je  suis  plein  dç  vous  et  de 
vos  ibontés  ,  et  je  voudrois  être  un  jour  à,  portée 
de  voir  €t  d'aembrasser  un  aussi  digne  officier  de 
morale.  Vous  savez  que  c'est  ainsi  que  l'abbé  de 
Saint-Pierre  appeloit  ses  collègues  les  gens  d'é- 
glise. Agréez ,  monsieur,  mes  salutations  et  mon 
respect. 

A  M.  D'ÏVERNOIS.       ' 

Moûers,  le  17  décembre  je 763. 

Je  reçois  à  l'instant,  monsieur,  une  lettre  de 
v:otre  compagnoai  de  voyage  ,  par  laquelle  j'ap-« 
piTends  qu'il  l'a  aussi  bien  fini  que  commencé,  et 
qu'il  s'est  mieux  trouvé  de  vos  auspices  que  des 
suiens.  Je  m'en  réjouie  de  toiut  mon  cœur ,  et  je 
voudrois  bien  être  à  portée  de  me  sentir  de  la 
même  influence;  car  j'en  ai  encore  plus  besoin 


i6q  corhespoSdance. 

que  lui,  et  le  remède  ne  mé  plairoit  pas  moins* 
Quant  à  votre  querelle  avec  madame  votre  fem- 
me ,  vous  m^'avez  bien  Fair  de  me  prendre  pour 
arbitre  honoraire ,  et  de  m'avoir  dëja  soufflé  le 
raccommodenaent.  Quoiqu'il  en  soit^  je  vais  remr 
plirmonof&ceen  vous  condamnant  touslesdeux; 
elle  pour  réclamer,  après  quatorze  enfants,  les 
droits  de  Sophie;  car  en  ce  point  il  vaut  mieux 
jamais  que  tard  ;  et  vous  pour  lui  reprocher  sa 
paresse  en  vrai  paresseux  vt)us-même ,  qui  vou* 
droit  faire  à-la-fois  beaucoup  d'ouvrage  pournY 
pas  revenir  si  souvent. 

Je  vous  salue ,  monsieur ,  et  votn  honore  de 
tout  mon  cœur.  . 

Mille  amitiés  et  compliments  de  votre  aima- 
ble cousine.  Monsieur  son  frère  a  enfin  reçu 
son  brevet ,  et  je  m'en  réjouis  de  tout  mon 
t^œur. 

A  M.  L'A.  DE***. 

Mo  tiers,  6  janvier  1764. 

Quoi,  monsieur,  vous  avez  renvoyé  vos  por- 
traits de  famille  et  vos  titres  !  Vouis  vou^ètes  dé- 
iait  de  votre  cachet!  voilà  bien  plus  de  prouesses 
que  je  n'en  aui:ois  faites  à  votre  place,  «f'aurois 
laissé  les  portraits  où  ils  étoient  ;  j'aurois  gardé 
mon  cachet  parceque  je  l'avois  ;  j'aurois  laissé 
moisir  mes  titres  dans  leur  coin ,  sans  m'imagi- 
ner  même  que  tout  cela  valût  la  peine  d'en  faire 
.un  sacrifice  :  mais  vous  êtes  pour  ks  grandes  ac- 
tions :  je  vous  en  félicite  de  tout  mon  cœur. 


ÀNNÊÎE    1764.  î6i 

À  force  de  me  parler  de  vos  doutes ,  vou^s  m*eu 
donnez  d'inquiétants  sur  votre  compte;  vous  me 
faites  douter  s'il  y  a  des  choses  dont  vous  ne  dou- 
tiez pas  :  ces  doutes  mêmes  ^  à  iHesure  quils 
croissent  ,'vous  rendent  tranquille;  vous  vous  y  \ 

reposez  comme  sur  un  oreiller  de  paresse.  Tout 
cela  meffraieroit  beaucoup  pour  vous,  si  vos 
grands  scrupules  ne  me  rassuroient.  Ces  scrupu<-  ^ 

les  sont  assurément  respectables  comme  foddés 
sur  la  vertu  ;  mais  l'obligation  d'avoir  de  la  Ver- 
tu, sur  quoi  la  fondez-vous  ?  Il  seroit  bon  de  sa- 
voir si«vous  êtes  bien  décidé  sur  ce  point':  si  vous 
l'êtes ,  je  me  rassure.  Je  ne  vous  trouve  plus  si 
sceptique  que  vous  affectez  de  l'être  ;  et  quand 
on  est  bien  décidé  sur  les  principes  de  ses  devoirs, 
le  reste  n'est  pas  une  si  grande  affaire.  Mais,  sji 
vous  ne  l'êtes  pas ,  vos  inquiétudes  me  semblent 
peu  raisonnées.  Quand  on  est  si  tranquille  dans 
le  doute  de  ses  devoirs ,  pourquoi  tant  s'affecter 
dlu  parti  qu'ils  nous  imposent? 

Votre  délicatesse  suj^l'état  ecclésiastique  est  • 
sublime  ou  puérile ,  swon  le  degré  de  vertu  qtfe 
vous  avez  atteint.  Cette  délicatesse  est  sans  doute 
un  devoir  pour  quiconque  remplit  tous  les  au- 
tres ;  et  qui  n'est  faux  ni  menteur  en  rien  dans  ce 
monde  n^  doit  pas  l'être  même  en  cela.  Mais  je 
ne  connois  que  Socrate  et  vous  à  qui  la  raison 
pût  passer  un  tel  scrupule,  car  à  nous  autres 
hommes  vulgaires  il  seroit  impertinent  et  vain 
d'en  oser  avoir  un  pareil.  Il  n'y  a  pas  un  de  nous 
qui  ne  s'écarte  de  la  vérité  cent  fois^le  jour  dans 


l6a  CORRESPONDANCE.  / 

le  commerce  des  hommes  en  choses  claires ,  im- 
portantes ,  et  souvent  préjudiciables  ;  et  dans  uu 
point  de  pure  spéculation  dans  lequel  nul  ne  voit 
ce  qui  est  vrai  ou  faux ,  et  qui  n'importe  ni  à  Dieu 
ni  aux  hommes,  nous  nous  ferions  un  crime  de 
condescendis  aux  préjugés  de  nos  frères^  et  de 
dire  oui  où  nul  n  est  en  droit  de  dire  noti.  Je  vous 
avoue  qu  un  homme  qui ,  d'ailleurs  n  étant  pas 
un  saint,  s'aviseroit  tout  de  bon  d^un  scrupule 
que  labbé  de  Saint-Pierre  et  Fénélon  n  ont  pas 
eu ,  me»  deviendroit  par  cela  seul  très  suspect. 
Quoi!  diroi&je  en  moi-même ,  cet  homm^  refuse 
d'embrasser  le  noble  état  d  officier  de  morale ,  Un 
état  dans  lequel  il  peut  être  le  guide  et  le  bien-- 
faiteur  des  hommes  ^  dans  lequel  il  peut  les  in- 
struire, les  soulager, les  consoler,  les  protéger, 
leur  servir  d  exemple ,  et  cela  pour  quelques  énig- 
mes auxquelles  ni  lui  ni  bous  n  entejpdons  rien , 
et  qu'il  n'avoit.qu'a  prendre  et  donner  pour  ^t 
qu'elles  valent,  en  ramenant  sans  bruit  le  chris- 
tianisme à  son  véritabl^objet  !  Non ,  conclurois- 
je ,  cet  homme  ment ,  ^nous  trompe ,  sa  f&usse 
vertu  n'esfc  point  active ,  elle  n  est  que  de  pure  o»^ 
tentation;  il  faut  être  un  hypocrite  soi-même 
pour  oser  taxer  d'hypocrisie  détestable  ce  qui 
n'est  au  fond  qu'un  formulaire  indifférent  en  lui- 
même  ,  mais  Consacré  par  les  lois.  Sondes  bien 
votre  cœur ,  monsieur ,  je  vous  en  conjure  :  si  vous 
y  trouvez  cette  raison  telle  que  vous  me  la  don*- 
nez,  elle  doit  vous  déterminer ,  et  je  vous  admire. 
Mais  souvenez -vous  bien  qu'alors  si  vous  n'êtes 


ANNÉE    1764.  l63 

le  plus  digne  des  hommes,  vous  aurez  été  le  plus 
fou. 

A  la  manière  dont  vous  me  demandez  des  pré- 
ceptes de  vertu ,  l'on  diroit  (jjae  vous  la  regardez 
tomme  un  métier.  Non,  nflonsieur ,  la  vertu  n'est 
que  la  force  de  faire  son  devoir  dans  les  occasions 
difficiles  ;  et  la  sôgesse ,  au  contraire ,  est  d'écarter 
ia  difficulté  de  nos  devoirs.  Heureux  celui  qui , 
se  contentant  d'être  homme  de  hien ,  s'est  mis 
dans  une  position  à  n'avoir  jamais  besoin  d'être 
vertuèuxl'Sî  vous  n'allez  à  la  campagne  que  pour 
y  porter  le  faste  de  la  vertu ,  restez  à  la  ville.  Si 
vouis  voulez  à  toute  force  exercer  les  grandes 
vertus  ,  l'état  de  prêtre  vous  les  rendra  souvent 
nécessaires  ;  mais  si  vous  vous  sentez  les  pas- 
sions assez  modérées ,  l'esprit  assez  doux ,  le  cœur 
assez  sain  pour  votls  accommoder  d'une  vie  égale, 
simple  et  laborieuse,  allez  dans  vos  terres ,  fai- 
tes-les valoir,  travaillez  vous-même,  soyez  le 
père  de  vos  domestiques,  l'ami  de  vos  voisins, 
juste  et  bon  envers  tout  le  monde  :  lotissez  là  vos 
rêveries  métaphysiques ,  et  servez  Dieu  dans  la 
simplicité  de  votre  cœur  ;  vous  serez  assez  ver- 
tueux. 

Je  vous  salue ,  monsieui^,  de  tout  mon  cœur. 
"  Au  reste,  je  vous  dispense,  monsieur,  du  se- 
cret qu'il  vous  plaît  de  m'ofPrir,  je  ne  sais  pour- 
quoi. Je  n'ai  pas ,  ce  me  semble,  dans  ma  con- 
duite ,  l'air  d'un  homme  fort  mystérieux. 


ir, 


l64  CORRESPONDANCE. 

A  M.  LE  PRINCE  L.  E.  DE  WIRTEMBERG. 

^  Mo  tiers,  le  21  janvier  1764. 

Je  m'attendois  bien,  monsieur  le  duc,  que  la 
manière  dont  vous  élevez  votre  enfant  ne  passe- 
roit  pas  sans  critique  et  sans  opposition ,  et  je 
vous  avoue  que  je  sais  quelque  gré  au  révé- 
rend docteur  de  celle  qu'il  vous  a  faite;  car  ses 
objections  étoient  plus  propres  à  vous  réjouir 
qu'à  vous  ébranler  ;  et  moij  ai  profité  de  la  gaieté 
qu  elles  vous  ont  donnée.  On  ne  peut  rien  de 
plus  plaisant  que  lexposé  de  ses  raisons,  et  je 
crois  qu'il  seroit  difficile  qu'il  en  fût  plus  content 
que  moi  :  je  crains  pourtant  qu'il  ne  les  trouvé 
pas  tout-à-fait  péremptoires  ;  car  s'il  a  pour  lui 
les  chardonnerets ,  les  chenilles ,  les  escargots , 
en  revanche  il  a  contre  lui  les  vers,  les  lima- 
çons ,  les  grenouilles,  et  cela  doit  l'intriguer  fu- 
rieusement. 

Je  ne  suj^  pas  fort  surpris  non  plus  des  petits 
désagréments  qui  peuvent  rejaillir  à  cette  occa- 
sion sur  M.  Tissot  ;  je  crains  même  que  l'accord 
de  nos  principes  sur  ce  point  n'ajoute  au  chagrin 
qu'on  lui  témoigne;  l'influence  d'un  certain  voi- 
sinage nourrit  dans  le  canton  de  Berne  une  fu- 
rieuse animosité  contre  moi,  que  les  traitements 
qu'on  m'y  a  faits  aigrissent  encore.  On  oublie 
quelquefois  les  offenses  qu'on  a  reçues ,  mais  ja- 
mais celles  qu'on  a  faites  ;*  et  ces  messieurs  ne 
me  pardonnent  point  le  tort  qiS'ils  ont  avec  moi  : 


ANNÉE    1764.  i65 

tels  sont  les  hommes.  Ce  qui  me  rassure  pour 
M.  Tissot  c'est  qu'il  leur  est  trop  nécessaire  pouf 
qu'ils  ne  lui  passent  pas  de  mieux  penser  qu  eux  : 
c'est  aux  rêveurs  purement  spéculatifs  qu'il  n'est 
pas  permis  de  dire  des  vérités  que  rien  ne  rachète. 
Le  bienfaiteur  des  hommes  peut  être  vrai  impu- 
nément ,  mais  il  n'en  faut  pas  moins,  je  l'avoue; 
et  s'il  étoit  moins  directement  utile  il  seroit  bien- 
tôt persécuté. 

Permettez  que  je  supplie  votre  altesse  séré- 
nissime  de  vouloir  bien  lui  remettre  le  barbouil- 
lage ci-joint,  roulant  sur  une  métaphysique  as- 
sez ennuyeuse,  et  dont  par  cette  raison  je  ne, 
vous  propose  pas  la  lecture^,  ni  même  à  M.  Tis- 
sot; mais  la  bonté  qu'il  a  eue  de  m'envoyer  ses 
ouvrages  m'impose  l'obligation  de  lui  faire  hom- 
mage des  miens.  J'ai  même  été  deux  fois  l'été 
dernier  sur  le  point  d'employer  à  lui  aller  ren-« 
drq  sa  visite  un  des  pèlerinages  que  mes  bons 
intervalles  m'ont  permis  ;  mais  quelque  plaisir > 
que  ce  devoir  m'eût  fait  à  remplir ,  je  m'en  suis 
abstenu  pour  ne  pas  le  compromettre,  et  j'ai 
sacrifié  mon  désir  à  son  repos. 

Vous  mlnspirez  pour  monsieur  et  madame 
de  GoUovirkin  toute  l'estime  dont  vous  êtes  pé-> 
nétré  pour  eux;  mais^  flatté  de  l'approbation 
qu'ils  donnent  à  mes  maximes,  je  ne  suis  pas 
sans  crainte  que  leur  en£ant  ne  soit  peut-être  un 
jour  la  victime  de  mes  erreurs.  Par  bonheur  je 
dois,  sur  le  portrait  que  vous  m'avez  tracé,  les 
supposer  assez  éclairés  pour  discerner  le  vrai  et 


t66  CORRESPONDANCE. 

ne  pratiquer  que  ce  qui  est  bien.  Cependant  il 
me  re&te  toujours  ^une  frayeur  fondée  sur  Fex- 
trême  difficulté  d'une  telle  éducation;  c'est 
qu'elle  n  est  bonne  que  dans  son  tout,  qu'autant 
qu'on  y  pei;sévère ,  et  que ,  s'ils  viennent  à  se  re- 
lâcher ou  à  changer  de  système,  tout  ce  qu'ils 
auront  fait  jusqu  alors  gâtera  tout  ce  quUls  vou- 
dront faire  à  l'avenir.  Si  l'on  ne  va  jusqu'au 
bout ,  c'est  un  grand  mal  d'avoir  commencée 

J'ai  relu  plusieurs  fois  votre  lettre,  et  je  ne  l'ai 
point  lue  saps  émotion.  Les  chagrins,  1^  maux^ 
les  ans  ont  beau  vieillir  m:a  pauvre  machine  y 
mon  cœur  sera  jeuae  jusqu'à  la  fin ,  et  je  sens 
.  que  vous  lui  rende?  sa  première  chaleur.  Ose*- 
rois-je  vous  demander  ci  nous  ne  nous  sommes 
jamais  vus?  N'est-ce  point  avec  vous  que  j'ai  eu 
l'honneur  de  causer  un  quart  d'heure ,  il  y  a 
huit  ou  dix  ans,  à  Passy^  chez  M.  de  La  Popli- 
nière?  Je  n'ai  pas,  comme  vous  voyez,  oub^é 
cet  entretien  ;  mais  j'avoue  qu'il  m'eût  fait  une 
autre  impression  si  j'avois  prévu  la  correspon- 
dance que  nous  avons  maintenant,  et  le  sujet 
qui  l'a  fait  naître. 

Qu  ai-je  fait  pour  mériter  les  bontés  de  ma- 
dame la  princesse  ?  Rien  n'est  si  commun  que 
des  barbouilleurs  de  papier^:  ce  qui  est  si  rare, 
c'est  une  femme  de  son  rang  qui  aime  et  rem- 
plit ses  devoirs  de  mère  ^  et  voilà  ce  qu'il  faut 
admirer. 


ANNÉE    1764.  167 

  MADAME  LA  MARQUISE  DE  V N. 

MQtierf ,  le  98  j«pviar  1 704- 

Vos  reg[ret8  soot  (>ien  légitimes,  madame ;•  ce 
que  vous  me  marquez  de»  derniers  moments  de 

M.  de  V ,  prouve  qU'il  vous  ë^oit  sinc^e- 

ment  attaché.  Et  combien  ne  devoit-il  pas  Têtre! 
Cependant ,  comme  dans  l'état  où  il  étoit ,  il  a 
plus  gagné  que  vous  n'ave»  perdu ,  les  senti- 
ments qu  il  vous  laisse  doivent  être  plus  relatSs 
à  lui  qu  à  vous.  D  ailleurs  moi  qui  sais  combien 
vous  êtes  bonne  mère,  et  qu'en  le  perdant  vou« 
avez  pour  ainsi  dire  acquis  vos  enfants;  tout  ce 
que  je  puis  faire  en  cette  circonstance ,  par  res- 
pect pour  votre  bon  cœur  et  pour  sa  mémoire, 
est  de  ne  vous  pas  féliciter. 

Il  est  vrai ,  madame,  que,  m'étant  trouv4|i^Ius 
mal  cet  été ,  j'ai  écrit  à  un  curé  qui  avoit  fait  la 
route  avec  mademoiselle  Le  Vasscur  pour  la  lui 
recommander,  sachant  qu'elle  ne  se  soucioit 
pas  de  retourner  à  Paris ,  où  elle  ne  manqueroit 
pas  d'être  tyrannisée  et  dévalisée  de  nouveslu 
par  toute  son  avide  fanrille.  Sur  les  attentions 
qu  il  avoit  eues  pour  elle ,  sur  les  discours  qu'il 
lui  avoit  tenus ,  j'avois  pris  la  plus  grande  opi- 
nion de  cet  honnête  homme,  et  je  la  lui  recom*- 
mandois,'non  jpas  pour  lui  être  à  charge ,  com- 
me  il  parolt  par  ma  lettre  même ,  puisqu'elle  a-, 
par  la  petision  de  mon  libraire ,  de  quoi  vivre  en 
Jp^rèViBLce  avec  économie,  mais  seulement  pour 


|68  GOIlKESPOnDÀNCË. 

diriger  sa  conduite  et  ses  petites  affaires  dana 
un  pays  qui  lui  est  inconiiu.  Mais  le  bon  homme 
est  parti  de  là  pour  supposer  que  j'iuiplorois  ses 
charités  poui"  elle ,  et  pour  faire  courir  ma  lettre 
par  tout  Paris,. au  point  de  proposer  à  un  li- 
})raire  de  Timpriiner,  J'ai  gagné  par-là  detrcî 
instruit  à  temps  et  de  pouvoir  prendre  d  autres 
mesures.  J'ai  la  plus  grande  confiance  en  vous , 
Tnadame,  et  l'intérêt  que  vous  daignez  prendre 
à  elle  et  à  moi  fait  la  consolation  de  ma  vie. 
Mais  connoiss£(ut  ses  fa^^ons  de  peqser,  son  état , . 
ses  inclinations, x^c  ^l^i convient  à  soii  bonheur, 
je  ne  lui  conseillerai  jamais  d'aller  vivre  à  Paris 
ni  dans  la  maison  d'autrui ,  bien  çonvaiacu  par 
ma  propre  expérience  qu'où  n'est  jamais  libre 
que  che^  soi.  Du  reste,  je  compte  si  parfaitement 
sur  votre  souvenir,  quen  quelque  lieu  qu'ellq 
viv|pe  ue  doute  point  que  vous  n'ayez  lOt  bouté^ 
de  la  recommander,  de  1^ ^protéger,  de  vous  in^ 
téresser  à  elle;  et  j'avois  si  peu  de  doute  là-des-r 
sus,,  que,  sans  ce  que  vous  m'en  dites  dans  votre 
dernière  lettre ,  je  ne  naç  çerois  pas  pieme  avisé 
de  vous  en  parler. 

Garderez^vous  Soisl,  madame,  ou  vivrez-vous 
toujours  à  Paris?  Lesquelles  de  vos  filles  pren-? 
drez-vous  auprès  de  vous?  Resterez-vous  à  l'hô^ 
tel  d'Aubeterre,  ou  prendrez^vous  une  maison  à 
vous?  Le  voyage  de  Xaintonge,  que  vous  médi-»* 
tez,  sera,  selon  moi,  bien  inutile;  quelque  teu<r 
dresse  qu'ait  pour  vous  monsieur  votre  père,  à 
^OU  âge  Qn  n'aime  guère  ^  se  déplacer,  J'éprouve 


ANNÉE    1764.  V69 

bien  cette  repug^nance,  moi  que  les  infirmités 
ont  déjà  rendu  si  vieux.  Je  suis  ici  Fhiver  au 
milieu  des  glaces ,  l'été  en  proie  à  mille  impor* 
tuns ,  très  chèrement  pour  la  vie;  en  toute  sai* 
son  ma  demeure  a  ses  incommodités.  Cependant 
je  ne  puis  me  résoudre  à  me  déplacer  ;  le  moin* 
dre  embarras  m  effraie  ;  et  je  crois  que  j'aurai 
moins  de  peine  à  déménager  de  mon  corps  que 
de  ma  maisoiï.  Bonjour,  madame. 

A  MADEMOISELLE  JULIE  BONDELL 

*  Mo  tiers ,  le  28  janvier  1764. 

Vous  savez  bien,  mademoiselle,  que  les  cor- 
respondants de  votre  ordre  font  toujours  plaisir 
et  n'incommodent  jamais;  mais  je  ne  suis  pas 
assez  injuste  pour  exiger  de  vous  une  exactitude 
dont  je  ne  me  sens  pas  capable,  et  la  mise  est  si 
peu  égale  entre  nous,  que,  quand  vous  répon- 
driez à  dix  de  mes  lettres  par  une  des  vôtres , 
vous  seriez  quitte  avec  moi  tout  au  moins. 

Je  trouve  M.  Schulthess  bien  payé  de  son  goût 
pour  la  vertu  par  l'intérêt  qu'il  voys  inspire  ;  et , 
$i  ce  goût  dégénère  en  passion  près  de  vous ,  ce 
pourroitbien  être  un  peu  la  faute  du  maître.  Quoi 
qu'il  en  sQât ,  je  lui  veux  trop  de  bien  pour  Iç  ti- 
rer de  votre  djirection  en  le  prenant  sous  la 
Hiienne,  et  jamais ,  ni  pour  le  bonheur,  ni  pour 
la  vertu ,  il  n'aura  regret  à  sa  jeunesse ,  s'il  la  coç- 
9acre  à  recevoir  vos  instructions.  Au  reste ,  si , 
qqnune  vous  le  pensej^,  les  passions  sont  la  pe« 


tfJO  CORRESPONDANCE. 

tite  vérole  de  Famé,  heureux  qui,  pouvant  la 
prendre  encore  ,  îroît  s  inoculer  à  Kœnitz  !  Le 
mal  d  une  opération  si  douce  seroit  le  danger  de 
n'en  pas  guérir.  N'allez  pas  vous  fâcher  de  mes- 
douceurs ,  je  vous  prie,  je  ne  les  prodigue  pas  à 
toutes  les  femmes;  et  puis  on  peut  être  un  peu 
vaine. 

Je  ne  puis,  mademoiselle,  répondre  à  votrcr 
question  sur  les  lettres  d'un  citoyen  de  Genève , 
car  cet  ouvrage  m'est  parfaitement  inconpu,  et 
je  ne  sais  que  par  vous  qu'il  existe.  Il  est  vrai 
qu'en  général  je  suis  peu  curieux  de  ces  sortes 
d'écrits ,  et ,  quand  ils  seroient  aussi  obligeants 
qu'ils  sont  insultants  pouf  l'ordinaire ,  je  n'irois 
pas  plus  à  la  chasse  des  éloges  que  des  injures. 
Du  reste ,  sitôt  qu'il  est  question  de  moi ,  tous 
les  préjugés  sont  quen  effet  l'ouvrage  est  une 
satire;  mais  les  préjugés  sont-ils  faits  pour  l'em- 
porter sur  vos  jugements?  D'ailleurs ,  je  ne  vois 
pas  que  ce  livre  soit  annoncé  dans  la  gazette  de 
Berne;  grande  preuve  qu'il  ne  m'est  pas  inju- 
rieux. 

Je  n'ose  vous  parler  de  mon  état,  jl  contris- 
teroit  votre  bon  cœur.  Je  vous  dirai  seulement 
que  je  ne  puis  me  procurer  des  nuits  suppor- 
tables qu'en  fendant  du  bois  tout  le  jour,  malgré 
ma  foiblesse ,  pour  me  maintenindans  une  trans- 
piration continuelle,  dont  la  moindre  suspen^- 
sion  me  fait  cruellement  souffrir.  Vous  avez  rai- 
son toutefois  de  prendre  quelque  intérêt  à  mon 
existence  :  malgré  tous  mes  maux,  elle  m'est 


ANNÉE    1764.  171 

chère  encore  par  les  sentiments  d'estime  et  d'at- 
fection  qui  m  attachent  au  vrai  mérite  ;  et  voilà, 
mademoiselle ,  ce  qui  ne  doit  pas  vous  être  in*- 
difFérent. 

Acceptez  un  barbouillage  qui  ne  vaut  pa»  la 
peine  den  parler ,  et  dont  je  n  ose  vous  propo- 
ser la  lecture  que  sous  les  auspices  de  lami  Pla- 
ton. 

A  M.  D'ESGHERNY. 

Motier9,  le  2  février  i764< 

Je  ne  suis  pas  si  pressé,  monsieur,  de  juger , 
et  sur-tout  en  mal ,  des  personnel  que  je  ne  con- 
nois  point  ;  etjaurois  tort,  plus  que  tout  homme 
au  monde ,  de  donner  un  si  grand  poids  aux  im- 
putations du  tiers  et  du  quart.  L  estime  des  gens 
de  mérite  est  toujours  honorable,  et,  comme  on 
vous  a  peint  jk  moi  comme  tel ,  je  ne  puis  que 
m  applaudir  de  la  vôtre.  Au  reste ,  si  notre  goût 
commun  pour  la  retraite  ne  nous  rapproche  pas 
l'un  de  l'autre ,  ayez-y  peu  de  regret  ;  j'y  perds 
plus  que  vous,  peut-être:  on  dit  votre  commerce 
fort  agréable,  et  moi  je  suis  un  pauvre  malade, 
fort  ennuyeux  ;  ainsi ,  pour  Tamour  de  vous , 
demeurons  comme  nous  sommes,  et  soyez  per- 
suadé ,  je  vous  supplie ,  que  je  n'ai  pas  le  moindre 
soupçon  que  vous  pensiez  4u  mal  de  moi ,  ni  par 
conséquent  que  vous  en  vouliez  dire. 

Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie,  mes  re- 
merciements d%  votre  lettre  obligeante ,  et  mes 
salutations. 


17a  CORàESPOîfDAN€E. 

A  M.  PICTET. 

Motiers,  le  i^r  mars  1764* 

J^  suis  flatté,  monsieur,  que,  sans  un  fréquent 
commerce  de  lettres,  vous  rendiez  justice  à  mes. 
sentiments  pour  vous  :  ils  seront  aussi  durables 
que  l'estime  sur  laquelle  ils  sont  fondés;  et  j  es- 
père que  le  retour  dont  vous  m'honorez  ne  sera 
pas  moins  à  l'épreuve  du  temps  et  du  silence. 
La  seule  chose  changée  entre  nous  est  l'espoir 
d.'une  connoissance  personnelle.  Cette  attente, 
monsieur ,  m'étoit  douce  ;  mais  il  faut  y  renon- 
cer ,  si  je  ne  puis  la  remplir  que  sur  les  terres  de 
Genève  ou  dans  les  environs.  Là- dessus  mon 
parti  est  pris  poTur  la  vie  ;  et  je  puis  vous  assurer 
que  vous  êtes  entré  pour  beaucoup  dans  ce  qu'il 
m'en  a  coûté  de  le  prendre.  Du  restp  je  sens  avec 
surprise  qu'il  m'en  coûtera  moins  de  le  tenir  que 
-.je  ne  m'étois  figuré.  Je  ne  pense  plus  à  mon  an- 
cienne patrie  qu'avec  indifférence;  c'est  même 
un  aveu  que  je  vous  fais  sans  honte,  sachant 
bien  que  nos  sentiments  ne  dépendent  pas  de 
nous;  et  cette  indifférence  étoit  peut-être  le  seuL 
qui  pouvoit  rester  pour  elle  dans  un  cœur  qui 
ne  sut  jamais  haïr.  Ce  n'est  pas  que  je  me  croie 
quitte  envers  elle,  on  ne  l'est  jamais  qu'à  la 
mort.  J'ai  le  zèle  du  devoir  encore ,  mais  j'ai  per- 
du celui  de  l'attachement. 

Mais  où  est-elle  cette  patrie  ?  Existe-t-elle  en- 
core? Votre  lettre  décide  cette  question.  Ce  ne 


ANNÉE    1764.  173 

sont  ni  les  murs  ni  les  hommes  qui  font  la  pa- 
trie ;  ce  sont  les  lois,  les  mœurs,  les  coutumes , 
le  ^gouvernement ,  la  constitution  ,  la  manière 
d  être  qui  résulte  de  tout  cela.  La  patrie  est  dans 
les  relations  de  Fétat  à  ses  membres  :  quand  ces 
relations  chane^ent  ou  s'anéantissent,  la  patrie 
s  évanouit.  Ainsi,  monsieur,  pleurons  la  nôtre; 
elle  a  péri ,  et  son  simulacre  qui  reste  encore  ne 
sert  plus  qu  a  la  déshonorer. 

Je  me  mets,  monsieur,  à  votre  place,  et  je 
comprends  combien  le  spectacle  que  vous  avez 
sous  les  yeux  doit  vous  déchirer  le  cœur.  Sans 
contredit  on  soufFre  moins  loin  de  son  pays  que 
de  le  voir  dans  un  état  si  déplorable  ;  mais  les 
affections ,  quand  la  patrie  n'est  plus ,  se  resser- 
rent autour  de  la  famille ,  et  un  bon  père  se  con- 
sole avec  ses  enfants  de  ne  plus  vivre  avec  ses 
frères.  Cela  me  fait  comprendre  que  des  intérêts 
si  chers ,  malgré  les  objets  qui  nous  affligent ,  ne 
vous  permettront  pas  de  vous  dépayser.  Cepen- 
dant, s'il  arrivoit  que  par  voyage  ou  par  dépla- 
cement vous  vous  éloignassiez  de  Genève,  il  me 
seroif  très  doux  de  vous  embrasser  ;  car ,  bien 
que  nous  n'ayons  plus  de  commune  patHe,  j'au* 
gure  des  sentiments  qui  nous  animent  que  nous 
ne  cesserons  point  d'être  concitoyens  ;  et  les  liens 
de  l'estime  et  de  l'amitié  demeurent  toujours 
quand  même  on  a  rompu  tous  les  autres.  Je  vous 
salue ,  monsieur ,  de  tout  mon  cœur. 


174  CORRESPONDANCE. 

A  M.  L'A.  DE***. 

Motiers ,  le  4  mars  1764* 

J  ai  parcouru ,  monsieur ,  là  longue  lettre  où 
VOU8  m'exposez  vos  sentiments  sur  la  nature  de 
lame  et  sur  Fexistence  de  Dieu.  Quoique  j  eusse 
résolu  de  ne  plus  rieh  lire  sur  ces  matières ,  j'ai 
cru  vous  devoir  une  exception  pour  la  peine  que 
vous  ayez  prise ,  et  dont  il  ne  m  est  pas  aisé  de 
démêler  le  but.  Sî  c'eis.t  d'établir  entre  nous  un 
commerce  de  dispute,  je  ne  saurois  en  cela  vous 
complaire;  car  j^  ne  dispute  jamais,  persuadé 
que  chaque  homme  â  sa  manière  de  raisonner 
qui  lui  est  propre  en  quelque  chose  ^  et  qui  n'est 
bonne  en  tout  à  nul  autre  que  lui.  Si  c'est  de  me 
guérir  des  erreurs  où  vous  me  jtLgez  être,  je  vous 
remercie  de  vos  bonnes  intentions,  mais  je  n'en 
puis  faire  aucun  usage,  ayant  pris  depuis  long-* 
temps  n>on  parti  sur  ces  choses^^là.  Ainsi,  mon«- 
sieur,  votre  zèle  philosophique  est  à  pure  perte 
avec  moi,  et  je  oe  serai  pas  plus  votre  prosélyte 
que  votre  missionnaire*  Je  ne  condamne*point 
vos  façoks  de  penser,  mais  daignez  me  laisser  les 
miennes,  car  je  vous  déclare  que  je  n'en  veu3t 
pas  changer* 

Je  vous  dois  encore  de6  remerciement^  du  soin 
que  vous  prenez  dans  la  même  lettre  de  in'ôter 
l'inquiétude  que  m'avoîent  donnée  les  premières 
sur  les  principes  de  la  haute  vertu  dont  vous  faites 
profiession.  Sitôt  que  ces  principes  vous  parois- 


ANNÉE    1764.  176 

$ent  sdlides ,  le  devoir  qui  en  dérive  doit  avoir 
pour  vous  la  même  foix:e  que  s'ils  letoient  en 
effet  :  ainsi  ones  doutes  sur  leur  solidité  n  ont 
rien  d'offensant  pour  vous  ;  mais  je  vous  avoue 
que,  quant  à  ipoi,  de  tels  principes  me  paroi- 
troient  frivoles  ;  et  sitôt  que  je  nen  admettrois 
pas  d  autres,  je  sens  que  dans  le  secret  de  mon 
cœur  ceip-là  me  méttroient  fort  à  Taise  sur  les 
vertus  pénibles  qu'ils  paroitroient  m'imposer  : 
tant  il  est  vrai  que  .les  mêmes  raisons  ont  rare- 
ment la  même  prise  en  diverses  tètes,  et  qu'il 
ne  faut  jamais  disputer  de  rien  ! 

D'abord  l'amour  de  l'ordre,  en  tant  que  cet 
ordre  est  étranger  à  moi ,  n'e^t  point  un  senti*^ 
loaeut  qui  puisse  balancer  en  moi  celui  de  mon 
intérêt  propre;  une  vue  purement  spéculative 
ne  sauroit  dans  le  cœur  humain  l'emporter  sur 
jies  passons  ;  ce  seroit  à  ce  qui  est  moi  préférer 
£e  qui  m'est  étranger  :  ce  sentiment  n'est  pas 
i|ans  la  n£M:ure.  Quant  à  l'amour  de  l'ordre  dont 
je  fais  partie,  il  ordonne  tout  par  rapport  à 
moi;  et  comme  alors  je  suis  seul  le  centre  de 
cet  ordre,  il  seroit  absurde  et  contradictoire 
qu'il  ne  me  fit  pas  rapporter  toutes  choses  à 
mçn  bien  particulier*  Or  la  vertu  suppose  un 
combat  contre  nous-mêmes,  et  c'est  la  diffî*> 
culte  de  la  victoire  qui  en  .fait  le  mérite  ;  mais, 
dans  la  supposiûon  ,  pou|wuoi  ce  combat  ? 
Toute  rai^pn^  tout  motif  y  manque.  Ainsi  point 
de  vertu  possible^ar  le  seul  amour  de  Tordre. 
Le  sentiment  intérieur  est  un  motif  très  puCë- 


176  GOAËESPONDANGE. 

sant  sans  doute  ;  mais  les  passions  et  Forgueli 
l'altèrent  et  letouffent  de  bonne  heure  dans 
presque  tous  les  cœurs.  De  tous  les  sentiments 
que  nous  donne  une  conscience  droite ,  les  deux 
plus  forts  et  les  seuls  fondements  de  tous  les 
autres  sont  celui  de  la  dispensatiôn  d  une  pro- 
vidence et  celui  de  l'immortalité  de  lame  :  quand 
ces  deux-là  sont  détruits ,  je  ne  vois  p]|is  ce  qui 
peut  rester.  Tant  que  le  sentiment  intérieur  me 
diroit  quelque  chose ,  il  me  défendroit,  si  j'avois 
le  malheur  d'être  sceptique ,  d'alarmer  ma  pro- 
pre mère  des  doutes  que  je  pourrois  avoir. 

L'amour  de  soi-même  est  le  plus  puissant ,  et, 
selon  moi,  le  seul  motif  qui  fasse  agir  les  hom- 
mes. Mais  comment  la  vertu ,  prise  absolument 
çt  comme  un  être  métaphysique,  se  fonde-t-elle 
sur  cet  amour-là  ?  c'est  ce  qui  me  passe.  Le 
crime ,  dites- vous ,  est  contraire  à  celui  qui  le 
commet;  cela  est  toujours  vrai  dans  mes  prin- 
cipes ,  et  souvent  très  faux  dans  les  vôtres.  Il 
faut  distinguer  alors  les  tentations ,  les  posi- 
tions ,  l'espérance  plus  ou  moins  grande  qu'on 
a  qu'il  reste  inconnu  ou  impuni.  Communé- 
ment le  crime  a  pour  motif  d'éviter  un  grand 
mal  ou  d'acquérir  uft  grand  bien  ;  souvent'  il 
parvient  à  son  but.  Si  ce  sentiment  n'est  pas 
naturel,  quel  sentiment  pourra  Têtre?  Le  crime 
adroit  jouit  dans  y  tte  vie  de  tous  les  avantages 
de  la  fortune  et  même  de  la  gloire.  La  justice 
et  les  scrupules  ne  font  ici -bas  que  des  dupes. 
Otez  la  justice  éternelle  et  la  prolongation  de 


ANNÉE    1764*  17-^ 

inon  être  après  cette  vie ,  je  ne  vois  plus  dàiis 
la  vertu  qu'une  folie  à  qui  Ton  donné  un  beau 
nom.  Pour  un  matérialiste  lamour  de  soi-même 
n  est  que  Famôur  de  son  corps.  Or  quand  Ré- 
gulus  alloit ,  pour  tenir  sa  foi ,  mourir  dans  les 
tourments  à  Carthage ,  je  ne  vois  point  ce  que 
l'amour  de  son  corps  feisoit  à  cela. 

Une  considération  plus  forte  encore  confirme 
les  précédentes;  c'est  que,  dans  votre  système , 
le  mot  même  de  vertu  ne  peut  avoir  aucun  sens; 
c'est  un  son  qui  bat  l'oreille,  et  rien  de  plus. 
Car  enfin ,  selon  vous ,  tout  est  nécessaire  :  où 
tout  est  nécessaire ,  il  n'y  a  point  de  liberté  ; 
sans  libeHé ,  point  de  moralité  dans  les  actions  ; 
sans  la  moralité  des  actions ,  où  est  la  vertu  ? 
Pour  moi ,  je  ne  le  vois  pas.  En  parlant  du  sen- 
timent  intérieur  je  devois  mettre  au  premier 
rang  celui  du  libre  arbitre  ,  mais  il  suffit  de  l'y 
renvoyer  d'ici. 

Ces  raisons  vous  paroitront  très  foibles ,  je 
n'en  doute  pas  ;  mais  elles  me  paroissent  fortes 
à  moi  ;  et  cela  suffit  pour  vous  prouver  que  ,  si 
par  hasard  je  devenois  votre  disciple,  vos  le- 
çons n'auroient  fait  de  moi  qu'un  fripon.  Or 
un  homme  vertueux  comme  vous  ne  voudroit 
pas  consacrer  ses  peines  à  mettre  un  fripon  de 
plus  dans  le  monde;  car  je  crois  qu'il  y  a  bien 
autant  de  ces  gens-là  que  d'hypocrites ,  et  qu'il 
n'est  pas  plus  à  propos  de  les  y  multiplier. 

Au  reste  je  dois  avouer  que  ma  morale  est 
bien  moins  sublime  que  la  vôtrç ,  et  je  sens  que 


/ 


I  ^8  CORRESPONDANCE. 

ce  sera  beaucoup  même  si  elle  me  sauve  de  votre 
mépris.  Je  ne  puis  disconvenir  que  vos  imputa- 
tions d'hypocrisie  ne  portent  un  peu  sur  moi. 
Il  est  très  vr^i  que  sans  être  en  tout  du  senti- 
ment de  mes  frères ,  et  sans  dédaigner  le  mien 
dans  l'occasion,  je  m'accommode  très  bien  du 
leur  :  d'accord  avec  eux  sur  les  principes  de  nos 
devoirs,  je  ne  dispute  point  sur  le  reste,  qui  me 
paroit  très  peu  important.  En  attendant  que 
nous  sachions  certainement  qui  de  nous  a  rai- 
son ,  tant  qu'ils  me  souffriront  dans  leur  com- 
munion je  continuerai  d'y  vivre  avec  un  véri- 
table attachement.  La  vérité  pour  nous  esf 
couverte  d'un  voile , mais  la  paix  et  l'union  sont 
des  biens  certains. 

Il  résulte  de  toutes  ces  réflexions  que  nos  fa^ 
çons  de  penser  sont  trop  différentes  pour  que 
nous  puissions  nous  entendre ,  et  que  par  con- 
séquent un  plus  long  commerce  entre  nous  ne 
peut  qu  être  sans  fruit.  Le  temps  est  si  court  et 
nous  en  avons  besoin  pour  tant  de  choses ,  qu'il 
ne  faut  pas  l'employer  inutilement.  Je  vou^^ 
souhaite ,  monsieur,  un  bonheur  solide,  la  paix 
de  l'ame ,  qu'il  me  semble  que  vous  n  ayea^  p^^r 
et  je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 

A  M.  LE  PRINCE  L.  E.  DE  WIRTEMBÇRG. 

II  mars  1764. 

Qui,  moi,  des   contes?  à  mon  âge  et  dans 
mon  état?  Non,  prince,  je  ne  suis  plus  dans 


ANNÉE   1764.  179 

fenfance,  ou  plutôt  je  n'y  suis  pas  encore;  et 
malheureusement  je  ne  suis  pas  si  gai  dans  mes 
itiaux  que  Scarron  Tétoit  dans  les  siens.  Je  dé- 
péris tous  les  jours  ;  j'ai  des  comptes  à  rendre 
et  point  dé  contes  à  faire.  Ceci  m'a  bien  l'air 
d  un  bruit  préliminaire  l'épandu  par  quelqu'un 
qui  veut  m'honorer  d'une  gentillesse  de  sa  façon. 
Divers  auteurs ,  non  contents  d'attaquer  mes 
sottises,  se  sont  mis  à  m'imputer  les  leurs,  f^aiis 
est  inondé  d'ouvrctges  qui  portent  tnôn  nom , 
€t  doiit  on  a  soin  de  faire  des  chefs-d'œuvre  de 
bêtise ,  sans  doute  afin  dé  Mieux  tromper  le» 
lecteurs.  Vous  n'imagineriez  jamais  quels  coups 
détournés  on  porte  à  ma*  réputation ,  à  mes 
mœurs ,  à  mes  principes.  En  voici  un  qui  vous 
fera  juger  des  autres. 

Tous  les  amis  de  M.  de  Voltaire  répandent 
à  Paris  qu^il  ^'intéresse  tendrement  à  mon  sort 
(  et  il  est  vrai  qu'il  s'y  intéres^  ).  Ils  font  en^ 
tendre  qu'il  est  avec  moi  dans  la  plus  intime 
liaison.  Sur  ce  bruit,  une  femme  qui  ne  me  çon« 
nott  point  me  demande  par  écrit  quelques  éclair-  ' 
cisseménts  sur  la  religion,  et  envoie  sa  lettre  à 
M.  de  Voltaire,  le  priatit  d^  me  la  faire  passer. 
M.  de  VoHaire  garde  la  lettre  qui  m'est  adressée  ^ 
et  renvoie  à  celte  daime ,  comme  en  réponse ,  le 
Serteo^n  des  cinquante.  Surprise  d'un  pareil  en- 
voi de  ma  part ,  cette  femme  m'écrit  par  une 
autre  voie  ;  et  voilà  comment  j'apprends  ce  qui 
s  est  passé. 

Vous  êtes  sui^pris  que  ma  lettre  sur  ta  Pro- 


la. 


^ 


l86  GORKESPONDANGE. 

vidence  n'ait  pas  empêché  Candide  de  nattre  1^ 
C'est  elle,  au  contraire  ,  qui  lui  a  donné  nais- 
sance ;  Candide  en  est  la  réponse.  L  auteur  m  en 
fit  une  de  deux  pages.,  dans  laquelle  il  battoit 
la  campagne ,  et  Candide  parut  dix  mois  après. 
Je  voulois  philosopher,  avec  lui  ;  en  réponse  îï 
m'a  persiflé.  Je  lui  ai  écrit  une  fois  que  je  le 
haïssois ,  et  je  lui  en  ai  dit  les  raisons.  Il  ne  m'a 
pas  écrit  la  même  chose,  mais  il  me  l'a  vive- 
ment fait  sentir.  Je  me  venge  en  profitant  des 
excellentes  leçons  qui  sont  dans  ses  ouvrages  , 
et  je  le  force  à  continuer  de  me  faire  du  bien 
malgré  lui. 

Pardon,  prince  :  voilà  trop  de  jérémiades  ; 
mais  c'est  un  peu  votre  faute  si  je  prends  tant^ 
de  plaisir  à  m'épan cher  avec  vous.  Que  fait  ma-^ 
4ame  la  princesse?  Daignez  me  parler  quelque- 
fois de  son  état.  Quand  aurons-nous  ce  prë-^ 
cieux  enfant  jieJ  amour  qui  sera  Téléve  de  lav 
vertu  ?  Que  ne  oeviendra-t-il  point  sous  de  tels 
auspices?  De  quelles  fleurs  charmantes,  de  queU 
fruits  délicieux  ne  couronnera-t-il  point  les  liens 
deses  dignes  parents?  Mais  cependant  quels- 
nouveaux  soins  vous  sont  imposés  !  Vos  travaux 
vont  redoubler;  y  pourrez-vous  suffire?  aurez- 
vous  la  force  de  persévérer  jusqua  la  -fin?  Par- 
don ,  monsieur  le  duc  ;  vos  sentiments  connus* 
me  sont  garants  de  vos  succès.  Aussi  mon  in-^ 
quiétude  ne  vient-elle  pas  de  défiance,  mais  du; 
vif  intérêt  que  j  y  prends. 


ANNÉE    1764.  181 

A  MADAME  DE  LUZE. 

Mo  tiers,  le  17  mars  1764* 

Il  est  dît,  madame  ,  que  j  aurai  toujours  be- 
soin de  votre  indulgence  y  moi  quivoudrois  mé- 
riter toutes  vos  bontés.  Si  je  pouvois  changer 
une  réponse  en  visite ,  vous  n  auriez  pas  à  vous 
plaindre  de  mon  inexactitude ,  et  vous  me  trou- 
veriez peut-être  aussi  importun  qua  présent 
vous  me  trouvez  négligent.  Quand  viendra  ce 
temps  précieux  où  je  pourrai  aller  au  Biez  ré- 
parer mes  fautes  ,  ou  du  moins  en  implorer  le 
pardon?  Ce  ne  sera  points  madame,  pour  voir 
ma  mince  figure  que  je  ferai  ce  voyage  ;  j'aurai 
.  un  motif  d'empressement  plus  satisfaisant  et 
plus  raisonnable.  Mais  permettez-moi  de  me 
plaindre  de  ce  qu'ayant  bien  voulu  loger  ma  res- 
semblance ,  vous  n'avez  pas  voulu  me  faire  la 
faveur  tout  entière  en  permettant  qu  elle  vou^ 
vînt  de  moi.  Vous  savez  que  c'est  une  vanité 
qui  n'est  pas  permise  d'oser  offrir  son  portrait  ; 
mais  vous  ayez  craint  peut-être  que  ce  ne  fût 
une  trop  grande  faveur  de  le  demander  ;  votre 
but  étoit  d'avoir  une  image ,  et  non  d'enorgueil- 
lir Fôriginal.  Aussi  pour  me  croire  chez  vous 
il  faut  que  j'y  sois  en  personne ,  et  il  faut  tout 
l'accueil  obligeant  que  vous  daignez  m'y  faire 
pour  né  pas  me  rendre  jaloux  de  moi. 

Permettez ,  madame,  que  je  remercie  ici  ma- 
dame deFaugnes  de  l'honneur  de  son  souvenir 


l8a  CORREfiPOKDAKGE. 

et  que  je  Tassure  de  mon  respect.  Daignez  Qgtéer 
pour  vous  la  même  assurance  et  présenter  mes 
salutations  à  M.  de  Luze. 

A  MILORD-MABÉCHAL. 

* 

.  Enfin,  milord ,  j  ai  reçu  dans  son  temps,  par 
M*  Bougemont ,  votre  lettre  du  2  février ,  et 
cest  de  toutes  les  réponses  dont  vous  me  par- 
lez la  seule  qui  me  spit  parvenue*  J'y  vois ,  par 
votre  dégoût  de  l'Ecosse ,  par  Tincertitude  du 
choix  de  votre  demeure  ,  qu  une  partie  de  nos 
châteaux  en  Espagne  est  déjà  détruite ,  et  je 
crains  bien  que  le  progrès  de  mon  dépérisse^ 
ment,  qui  rend  chaque  jour  mon  déplacement 
plus  difficile,  n achève  de  renverser  lautre.  Que 
le  cœur  de  Fhomme  est  inquiet  1  Quand  j  etois 
près  de  vous ,  je  soupirois ,  pour  y  être  plus  à 
mon  aise,  après  le  séjour  de  rÉcqsse;  et  main*^ 
tenant  je  donnerois  tout  au  monde  pour  vous 
voir  encore  ici  gouverneur  de  Neuchatel.  Mes 
vœux  sont  divers ,  mais  leur  objet  est  tou-» 
jours  le  même.  Revenez  à  Colombier,  milord  ^ 
cultiver  votre  jardin ,  et  faire  du  bien  à  des 
ingrats ,  même  malgré  eux  ;  peut-on  terminer 
plus  dignement  sa  carrière  ?  Cette  exhortation 
de  ma  part  est  intéressée ,  j  en  conviens  ;  mais, 
si  elle  offensoit  votre  gloire  ,  le  cœur  de  votre 
enfant  ne  se  la  permettroit  jamais, 
.  J  ai  beau  vouloir  me  flatter  ^  je  vois ,  milord^ 


ANNÉE   I7&4.  l83 

qtf  il  faut,  renoncer  à  vivre  auprès  de  vous  ;  et 
malheureusement  je  n -en  perdrai  pas  si  facile- 
ment le  besoin  que  lespoir.  La  circonstance  où 
vous  m^avez  accueilli  m'a  fait  une  impression 
que  les  jours  passés  avec  vous  ont  rendue  in- 
effaçable :  il  me  semble  que  je  ne  puis  plus  être 
libre  que  sous  vos  yeux ,  ni  valoir  mon  prix  que 
dans  votre  estime.  L*imagpnation  du  moins  me 
rapprocheroit ,  si  je  pou  vois  vous  donner  led 
bons  moments  qui  me  restent:  mais  vous  m'a-*' 
vez  refusé  des  mémoires  sur  votre  illustre  frère. 
Vous  avez  eu  peur  que  je  ne  fisse  le  bel  esprit  ^ 
et  que  je  ne  gâtasse  la  sublime  simplicité  du 
probus  vixity  fortis  ohiiL  Ah ,  milord  l  fiez-vous 
à  mon  cœur  ;  il  saura  trouver  un  ton  qui  doit 
plaire  au  vôtre  pour  parler  de  Ce  qui  vous  ap- 
partient. Oui,  je  donnerais  tant  au  nionde  pour 
que  vous  voulussiez  me  fournir  des  matériaux 
pour  m'occuper  de  vous,  dé  votre  famille,  pour 
pouvoir  transmettre  à  la  postérité  quelque  té- 
moignage de  mon  attachement  pour  vous  e( 
de  vos  bontés  pour  nioi.  Si  vous  avez  la  corn*» 
plaisance  de  m  envoyer   quelques  mémoires , 
soyez  persuadé  que  votre  confiance  ne  sera  point 
trompée:  d'ailleurs  vous  serez  le  juge  de  mon 
travail  ;  et  comme  je  n'ai  d'autre  objet  que  de 
satisfaire  un  besoin  qui  me  tourmente ,  si  j'y 
parviens  j'aurai  fait  ce  que  j'ai  voulq.  Vous  dé- 
ciderez <iu  reste ,  et  rien  ne  sera  publié  que  de 
votre  aveu.  Pensez  à  Cela ,  milord ,  je  vous  con* 
jure ,  et  croyez  quç  vous  n'aurez  pas  peu  faii 


j84  correspondance. 

pour  le  bonheur  de  ma  vie,  si  yous  me  mettes 
à  portée  d  en  consacrer  le  reste  à  m*OGcuper  d^ 
vous. 

Je  suis  touché  de  ce  que  vous  avez  écrit  à 
M.  le  conseiller  Rougemont  au  sujet  de  mon 
testament.  Je  compte ,  si  ye  me  remets  un  peu , 
Faller  voir  cet  été  à  Saint-Aubin  pour  en  confé^ 
rer  avec  lui.  Je  me  détournerai  pour  passer  à 
Colombier  :  j  y  reverrai  du  moins  ce  jardin , 
ces  allées ,  ces  bords  du  lac  où  se  sont  faites  de  si 
douces  promenades ,  et  oii  vous  devriez  venir  les 
recommencer,  pour  réparer  du  moins,  dans  un 
climat  qui  vous  étoit  salutaire ,  laltération  quç 
celui  d'Edimbourg  a  faite  à  votre  santé. 

Vous  me  promettez ,  milord ,  de  me  donner 
de  vos  nouvelles  et  de  mlnstruire  de  vos  direc-^ 
tions  itinéraires.  Ne  Toubliez  pas ,  je  vous  en 
supplie,  J  ai  été  cruellement  tourmenté  de  ce 
long  silence,  Je  ne  craignois  pas  que  vous  meus-» 
siez  oublié,  mais  je  craignois  pour  vous  la  ri-* 
gueur  de  l'hiver.  Leté  je  craindrai  la  mer,  les 
fatigues,  les  déplacements,  e(  de  ne  savoir  plu^ 

pii  vous  écrire. 

< 

A  MII^ORD. MARÉCHAL. 

3i  mars  1764. 

,  Sur  l'acquisition ,  milord,  que  vous  avez  faite, 
et  sur  l'avis  que  vous  m'en  avez  donné ,  la  meil-: 
leure  réponse  que  j'aie  à  vous  faire  est  de  vous 
transcrire  ici  ce  que  j'écris  sur  ce  sujet  à  la  per-r 


AKNEE   1764.  l85 

sonne  que  je.prie  de  donner  cours  à  cette  lettre , 
en  lui  parlant  des  acclamations  de  vos  bons 
compatriotes. . 

Tous  les  plaisirs  ont  beau  être  pour  les  mé* 
chants^  en  voilà  pourtant  un  que  je  leur  défie 
de  goûter.  Il  na  rien  eu  de  plus  pressé  que  de 
me  donner  avis  du  changement.de  sa  fortune  : 
vous  devinez  aisément  pourquoi.  Félicitez-moi 
de  tous  mes  malheurs^  madame;  ils  m^ ont  donné 
pour  ami  milord^maréchal. 

Sur  vos  offres  qui  regardent  mademoiselle  Le 
Vasaeur  et  moi ,  je  commencerai ,  milord ,  par 
vous  dire  que,  loin  de  mettre  de  l'amour-propre 
à  me  refuser  à  vos  dons ,  j  en  mettrois  un  très 
itoble  à  les  recevoir.  Ainsi  là-dessus  point  de 
dispute  ;  les  preuves  que  vous  vous  intéressez  à 
moi,  de  quelque  genre. quelles  puissent  être, 
sont  plus  propres  à  m  enorgueillir  qu  a  m'humi- 
lier ,  et  je  ne  m'y  refuserai  jamais  ;  soit  dit  une 
fois  pour  toutes. 

Mais  j  ai  du  pain  quant  à  présent  ;  et ,  au 
moyen  des  arrangements  que  je  médite,  j'en 
aurai  pour  le  reste  de  mes  jours.  Que  me  servi- 
roit  le  surplus  ?  Rien-  ne  me  manque  de  ce  que 
je  désire  et  qu'on  peut  avoir  avec,  de  l'argent. 
Milord,  il  faut  préférer  ceux  qui  ont  besoin  à 
ceux  qui  n'ont  pas  besoin ,  et  je  suis  dans  ce  der- 
nier cas.  D'ailleurs  je  n'aime  point  qu'on  me 
parle  de  testaments.  Je  ne  voudrois  pas  être , 
moi  le  sachant^  dans  celui  d'un  indifférent:  ju- 
^ez.ii  jcivoudrois  me  savoir  dans  le  vôtre, 


t86  CORRESPONDANCE. 

Vous  savez ,  milord  ^  que  mademoiselle  Le 
Vasseur  a  une  petite  peDsion  de  mon  libraire 
avec  laquelle  elle  peut  vivrç  quand  elle  ne  m  au^ 
ra  plus.  Cependant  j'avoue  que  le  bien  que 
vous  voulez  lui  faire  m'est  plus  précieux  que  s'il 
me  regardoit  directement  ^  et  je  suis  extrême- 
ment touché  de  ce  moyen  trouvé  par  votre 
cœur  de  contenter  la  bienveillance  dont  vous 
m'honorez.  Mais  s'il  se  pouvoit  que  vous  lui  as^ 
signassiez  plutôt  la  rente  de  la  somme  que  la 
sotame  même ,  cela  m'éviteroit  l'embarras  de 
chercher  à  la  jJacer,  sorte  d'affaire  où  je  n'en- 
tends rien. 

J'espère ,  milord ,  que  vous  aurez  reçu  ma 
précédente  lettre.  M'accordere2>-vous  des  mé- 
moires? Pourrai-je  écrire  l'histoire  de  votre  mai- 
son? Pourrai-je  donner  quelques  éloges  à  ces 
bons  Êcossois  à  qui  vous  êtes  si  cher ,  et  qui  par 
là  me  sont  chers  aussi  ? 

A  MILÔRD-MARÉGHAL. 

Avril  1764- 

J'ai  répondu  très  exactement ,  milord ,  à  cha- 
cune de  vos  deux  lettres  du  2  février  et  du  6 
mars ,  et  j'espère  que  vous  serez  content  de  ma 
façon  de  penser  sur  les  bontés  dont  vous' m'ho- 
norez dans  la  dernière.  Je  reçois  à  l'instant  celle 
du  26  mars ,  et  j'y  vois  que  vous  prenez  le  parti 
que  j*ai  toujours  prévu  que  vous  prendriez  à  la 
fin.  En  vous  menaçant  d'une  descente ,  le  roi  Fa 


ANIQÉË   1764.  1S7 

effectuée  ;  çt ,  quelqtie  redoutable  qu'il  soit ,  il 
vous  a  encore  plus  sûrement  conquis  par  sa  let«- 
tre  (1)  quil  n'auroit  fait  par  ses  armes.  L*asile 
qu  il  vous  presse  d'accepter  est  le  seul  digne  de 
vous.  Allez,  milord,  à  votre  destination  ;  il  voua 
convient  de  vivre  auprès  de  Frédéric  comme  il 
m'eût  convenu  de  vivre  auprès  de  George  Keith. 
II  n'est  ni  dans  l'ordre  de  la  justice  ni  dans  celui 
de  lai  fortune  que  mon  bonheur  soit  préféré  au 
vôtre.  D'ailleurs  mes  maux  empirent  et  devien- 
nent pt*esque  insupportables  :  il  ne  me  reste 
qu'à  soufiFrir  et  mourir  sur  la  terre  ;  et  en  vérité 
c'eut  "été  dommage  de  n'aller  vous  joindre  que 
pour  cela. 

Yoilà  donc  ma  dernière  espérance  évanouie.... 
Milord ,  puisque  vous  voilà  devenu  si  riche  et  si 
ardent  à  verser  sur  moi  vos  dons ,  il  en  est  un 

(i)  Voici  cette  lettre,  que  la  version  qu^en  a  publiée 
M.  d'Argenson  dans  son  éloge  de  lord-maréchal  d'Ecosse 
nous  autorise  à  donner  ici. 

tt  Je  dispoteroÎB  bien  avec  les  habitants  d'Edimbourg 
«  l'avantage  de  voUs  posséder  ;  si  j'^vois  des  vaisseaux,  je 
«  méditerois  une  descente  en  Ecosse  pour  enlever  mon 
tt  cher  milord,  et  pour  l'emmener  ici;  mais  nod  barques 
M  de  l'Elbe  sont  peu  propres  à  une  pareille  expédition.  Il 
«  n'y  a  que  vous  sur  qui  je  puisse  compter.  J'étois  ami  de 
«  votre  frère,  je  lai  avots  des  obligations;  je  suis  le  vôtre* 
u  de  cœur  et  d'aine  ;  voilà  .mes  titres  ;  voilà  les  droits  que 
«j'ai  sur  vous.  Vous  vivrez  ici  dans  le  sein  de  l'amitié, 
«  de  la  liberté ,  et  de  la  philosophie  :  il  n'y  a  que  cela 
M  dans  le  monde,  mon  cher  milord;  quand  on  a  passé  par 
«  toutes  les  métamorphoses  des  états ,  quand  on  a  goûté 
«  de  tout,  on  en  revi^it  là.  n 


i88  GORRESPONDAIfCE. 

que  j  ai  souvent  désiré ,  et  qui  malheureusement 
me  devient  plus  désirable  encore  lorsque'je  perds 
lespoir  de  vous  revoir.  Je  vous  laisse  expliquer 
cette  énigme;  le  çceur  d'un  père  est  fait  pourra 
deviner. 

Il  est  vrai  que  le  trajet  que  vous  préférez  vous 
épargnera  de  la  fatigue;  mais  si  vous  n  étiez  pas 
bien  fait  à  la  mer  elle  pourroit  vous  éprouver 
beaucoup  à  votre  âge ,  sur-tout  sll  survenoit  du 
gros  temps.  £n  ce  cas  le  plus  long  trajet  par 
terre  me  paroitr oit  préférable,  même  au  risque 
dua  peu  de  fatigue  de  plus.  Comme  j  espère 
aussi  que  vous  attendrez  pour  vous  embarquer 
que  la  saison  soit  moins  rude,  vous  voulez  bien , 
m^ilord , .  que  je  compte  encore  sur.  une  de  vos 
Ij^ttres  ayant  votre  départ. 

A  M.  A. 

Mo  tiers-Travers ,  le  7  avril  1764. 

L'état  où  j'étois,  monsieur,  au  moment  où 
votre  lettre  me  parvint,  m'a  empêché  de  vous  en 
accuser  plus  tôt  la  réception ,  et  de  vous  remer- 
cier comme  je  fais  aujourd'hui  du  plaisir  que  m'a 
fait  ce  témoignage  de  votre  souvenir.  J'en  suis 
plus  touché  que  surpris;  et  j'ai  toujours  bien  cru 
que  l'amitié  dont  vous  m'honoriez  dans  mes 
jours  prospères  ne  se  refroidiroit  ni  par  mes  dis- 
grâces ni  par  mon  exil.  De  mon  côté,  sans  avoir 
avec  vous  des  relations  suivies ,  je  n'ai  point  ces- 
sé, monsieur ,  de  prendre  intérêt  ,aux  change-» 


ANNÉE    1764.  18g 

ihënts  agréables  que  vous  avez  éprouvés  depuis 
nos  anciennes  liaisons.  Je  ne  cloute  point  que 
vous  ne  soyez  aussi  bon  mari  et  aussi  digne  père 
de  jBsimille  que  vous  étiez  homme  aimable  étant 
garçon  ;  que  vous  ne  vous  appliquiez  à  donner 
à  vos^nfants  une  éducation  raisonnable  et  ver- 
tueuse ,  et  que  vous  ne  fassiez  le  bonheur  d  une 
femme  de  mérite  qui  doit  faire  le  vôtre.  Toutes 
ces  idées,  fruits  de  lestime  qui  vous  est  due ,  me 
rendent  la  vôtre  plus  précieuse. 

Je  voudrois  vous  rendre  compte  de  moi  pour 
répondre  à  l'intérêt  que  vous  daignez  y  prendre: 
mais  que  vous  dirois-je?  Je  ne  fus  jamais  bien 
grand'chose  ;  maintenant  je  ne  suis  plus  rien  ;  je 
me  regarde  comme  ne  vivant  déjà  plu;».  Ma  pau- 
vre machine  délabrée  me  laissera  jusqu'au  bout, 
j'espère ,  une  ame  saine  quant  aux  sentiments  et 
à  la  volonté  ;  mais ,  du  côté  de  l'entendement  et 
des  idées,  je  suis  aussi  malade  de  l'esprit  que  du 
corps.  Peut-être  est-ce  un  avantage  pour  ma  si- 
tuation. Mes  maux  me  rendent  mes  malheurs 
peu  sensibles.  Le  cœur  se  tourmente  moins  quand 
le  corps  souffre ,  et  la  nature  me  donne  tant  d'af- 
faires que  l'injustice  des  hommes  ne  me  touche 
plus.  Le  remède  est  cruel ,  je  l'avoue;  mais  enfin 
c'en  est  un  pour  moi  r  car  les  plus  vives  douleurs 
me  laissent  toujours  quelque  relâche ,  au  lieu  que 
les  grandes  afOiction^ne  m'en  laissent  point:  II 
est  donc  bon  que  je  souffre  et  que  je  dépérisse 
pour  être  moins  attristé  ;  et  j'aimerois  mieux  être 
Scarron  malade  que  Timon  en  santé.  Mais  si  Je 


igô  CORRESPONDANCE. 

suis  désormais  peu  sensible  aux  peines  je  le  suis' 
encore  aux  consolations;  et  cen  sera  toujours 
une  pour  moi  d'apprendre  que  vous  vous  portez? 
bien ,  que  vous  êtes  heureux ,  et  que  vous  conti-^ 
nuez  de  m  aimer.  Je  vous  salue ,  monsieur ,  et 
vpus  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

A.  M.  LE  PRINCE  L.  E.  DE  WIRTEMBERG. 

Motiers,  le  i5  avril  1764. 

Ne  vous  plaignez  pas  de  vos  disgrâces ,  prince. 
Gomme  elles  sont  l'ouvrage  dé  vôtre  courage  et 
de  vos  vertus ,  elles  sont  aussi  rinstrument  de 
votre  gloire  et  de  votre  bonheur.  Vaincre  Fré- 
déric eut  éxé'beaucoup,  sans  doute;  mais  vaincre 
dans  son  propre  cœur  les  préjugés  et  les  passions 
qui  subjuguent  les  conquérants  comme  les  autres 
hommes  est  plus  encore.  £t ,  dites  la  vérhé, 
combien  de  batailles  gagnées  vous  eussent  donné 
dans  l'opinion  des  hommes  ce  que  vous  donne 
au  fond  de  votre  cœur  une  heure  de  jouissance 
des  plaisirs  de  lamour  conjugal  et  paternel  ? 
Quand  vos  succès  euss^it  fait  aux  hommes  quel- 
que vrai  bien ,  ce  qui  me  paroît  fort  douteux  ; 
car  qu'importe  aux  peuples  qui  perde  ou  qui  ga-^ 
gne?  vous  auriez  méconnu  les  vrais  biens  pour 
vous-même,  et,  séduit  par  les  acclamations  pu- 
bliques ,  vous  n'eussiez  plus  mis  votre  bonheur 
que  dans  lés  jugements  d'antrui.  Vous  avez  ap- 
pris à  le  trouver  en  vous ,  à  en  être  le  maître ,  et 
à  en  jouir  malgré  la  reine  et  malgré  les  jaloux. 


,     ANNÉE   1764*  »9t 

Vous  lavez  conquis  pour  aiusi  dire;  e'étoit  la 
meilleure  conquête  à  faire. 

La  fumée  de  la  gloire  est  enivrante  dans  mon 
métier  comme  dans  le  vôtre.  J'ignore  si  cettQ 
fumée  ma  porté  à  la  tète ,  mais  elle  m'a  souvent 
fait  mal  au  cœur;  et  il  est  bien  difficile  quau 
milieu  des  triomphes  un  guerrier  ne  sente  pas 
quelquefois  la  même  atteinte  ;  car  si  les  lauriers 
des  héros  sont  plus  brillants ,  la  culture  en  est 
aussi  plus  pénible ,  plus  dépendante,  et  souvent 
on  la  leur  fait  payer  bien  cher: 

I^a  manière  de  vivre  isolé  et  sans  prétention 
que  j'ai  choisie ,  et  qui  me  retid  à-peu-près  nul  sur 
la  terre,  ma  mis  à  portée  d observer  et  compa- 
rer toutes  les  conditions  depuis  les  paysans  jus-* 
qu  aux  grands.  J  ai  pu  facilement  écarter  Tappa-» 
rence  ;  car  j  ai  été  par-tout  admis  dans  le  com- 
merce et  mèinedanslafawiliarité.  Jemesuispour 
ainsi  dire  incorporé  dans  tous  les  états  pour  les 
bien  étudier.  J  ai  vu  leurs  sentiments,  leurs  plai- 
sirs ,  leurs  désirs ,  leur  manière  interne  d'être  : 
j'ai  tou^urs  vu  que  ceux  qui  savoient  rendre 
leur  situation  ,  non  la  plus  éclatante  ^  mais  la 
pIu$indépendaqte,étoient  les  plus  près  de  toute 
la  félicité  permise  à  Thoflime  ;  que  les  sentiments 
libres  qu'ils  cultivoient,  tels  que  l'amour,  l'ami- 
tié ,  étoient  tout  autrement  délicieux  que  ceux 
qui  naissent  des  relations  forcées  que  donnent 
l'état  et  le  rang  ;  que  les  affections  enfin  qui  te-« 
noient  aux  personnes  et  qui  étoient  du  choix  du 
cœur  étoient  infiniment  plus  douces  que  celles 


tgH  CORRES^PONDANCE. 

qtii  tenoient  aux  choses  et  que  déterminoit  Id 
fortune. 

Sur  ce  principe  il  m'a  semblé,  dès  les  premiè- 
res lettres  dont  vous  m'avez  honoré ,  et  toutes  les 
suivantes  confirment  ce  jugetnent,  que  vous  aviez 
fait  le  plus  grand  pas  pour  arriver  au  bonheur; 
que ,  de  pritice  et  de  général ,  se  faire  père ,  mari^ 
véritable  homme ,  n'étoit  point  aller  aux  priva- 
tions ^  mais  aux  jouissances  ;  que  vos  présentes 
occupations  marquoient  1  état  de  votre  ame  de 
la  façon  la  moins  équivoque  ;  que  votre  respect 
pour  le  sublime  Rliog  montroit  combien  voua 
en  méritiez  vous-même  ;  qu  enfin  vous  pouviez 
avoir  des  chagrins ,  parceque  tout  homme  en  a; 
mais  que,  si  quelqu'un  dans  le  monde  dppro- 
choit  par  sa  situation  et  par  ses  sentiments  du 
vrai  bonheur,  ce  devoit  être  vous;  et  que,  sur 
la  disgrâce  qui  vous  avoit  conduit  à  cet  état 
simple  et  désirable,  vous  pouviez  dire,  comme 
Thémistocle,  Nous  périssions,  si  nous  n'eus- 
sions péri.  Voilà,  prince,  ma  façon  de  penser 
sur  votre  s^ituation  présenté  et  passée.iSi  je  me 
trompe ,  ne  me  détrompez  pas. 

Une  femme  du  pays  de  Vaud,  qui  se  prétend 
grosse,  m'a  écrit  pour  me  demander  des  conseils 
sur  l'éducation  de  son  enfant.  Sa  lettre  me  pa- 
roît  un  persiflage  perpétuel  sur  mes  chimériques 
idées.  J'ai  pris  la  liberté  de  lui  citer  pour  réponse 
votre  petite  Sophie,  et  la  manière  dont  vous 
avez  le  courage  de  l'élever.  J'espère  n'avoir  point 


ANNÉE   1764.  193 

tomtnis  en  cela  d'incUscrétion  ;  si  je  Tavois  fait , 
je  vous  prier  ois  de  me  le  dire  afin  que  je  fusse  plus 
retenu  une  autre  fois. 

Si  vous  approuviez  que  nos  lettres  finissent 
désormais  sans  formule  et  sans  signature,  il  me 
semble  que  cela  seroit  plus  commode.  Quand 
les' sentiments  sont  connus ,  quand  Fécritureest 
connue  ,  il  né  reste  à  prendre  sur  cet  article  que 
des  soins  qui  me  semblent  superflus  :  en  atten-* 
dant  que  votre  exemple  m^'autorise  avec  vous  à 
cet  usage ,  agréez ,  monsieur  le  duc ,  je  vous  sup- 
plie^ lés  assurances  de  mon  profond  respect. 

A  M.  LE  MARÉCHAL  DE  LUXEMBOURG. 

Motiers,  k  21  avril  1764. 

•  Je  sui«  alarmé,  monsieur  le  maréchal,  d ap- 
prendre à  Tinstant  que  vous  n'êtes  pas  allé  ce 
printemps  à  Montmorency.  Je  crains  que  la 
suite  d'une  indisposition,  qu  on  mavoit  décrite 
comme  légère ,  et  dont  je  vous  croyois  rétabli , 
n'ait  mis  obstacle  à  ce  voyage.  Permettez  que  je 
vous  supplie  de  me  faire  écrire  un  mot  sur  votre 
état  pi'ésent»  Je  sais  qu'il  fau droit  toujours  sa- 
voir se  retirer  avant  que  d'être  importun ,  et 
qu'on  y  est  obligé ,  du  moins  quand  on  sent 
qu'on  l'est  devenu.  Mais,  monsieur  le  maré- 
chal, comme  lès  sentiments  que  vous  daignâtes 
cultiver  ne  peuvent  sortir  de  mon  cœur,  je  ne 
puis  perdre  non  plus  les  inquiétudes  qui  en  sont 

17.  i3 


|.- 


194  GORRESPONBAT^GE. 

inséparables.  Je  serai  disent  désormais  sikr  tout 
autre  article;  mais  je  ne  puis  me  résoudre  à  le-' 
tre ,  quand  je  suis  en  peine  4^  votre  santé. 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Motiers,  le  ai  avril  1764. 

Je  me  réjouis ,  monsieur ,  de  yous  savoir  heu- 
reusement de  retour  de  votre  voyage  ;  et  je  me 
réjouir  ois  bien  aussi^de  celui  que  vous  aves  la 
bonté  de  me  proposer,  si  j'étois  en  état  de  lac- 
cepter;  mais  cest  à  quoi  ma  situation  présente 
ne  me  permet  pas  de  penser.  D'ailleurs  je  vous 
avouerai  franchement  qu  il^entre  dans  mes  ar- 
rangements de  ne  dépendre  que  de  ma  volonté 
dans  mes  courses ,  de  n  en  faire  par  conséquent 
quavec  gens  qui  n'okit  point  d affaire,  et  qui 
n'ont  une  voiture  ni  devant  ni  derrière  eux*  Mais 
si  je  ne  puis,  monsieur ,  avoir  le  plaisir  de  vous 
suivre,  j attends  du  moins  avec  empressement 
celui  de  vous  embrasser  ;  ce  seroit  un  bien  de 
plus  dans  ma  vie  d  en  pouvoir  jouir  plus  sou-* 
vent. 

Oseroi&je  vous  charger  d'une  petite  commis* 
sion  ?  M..  Deluc  laîné  a  eu  la  bonté  de  m  envoyer 
un  baril  de  miel  de  Çhamouni,  comme  je  len 
avois  prié.  Je  lui  ai  écrit  là-dessus  sans  recevoir 
de  réponse.  Vous  m'obligeriez  beaucoup ,  mon** 
$ieur,  si  vous  vouliez  bien  solder  avec  lui  cette 
petite  affaire ,  en  y  ajoutant  quelques  affranchis- 
sements de  lettres  que  je  lui  dois  aussi ,  et  je  vous 


ASII9ÉE   1764*  igi 

rembourser  ois  ici  le  tout  à  votre  passage*  Je  y  oui 
connois  trop  obligeant  pour  croire  avoir  là-dés^ 
sus  d  excuse  à  vous  faire.  Recevez  les  remercie-^ 
ments  et  respects  de  luademoiselle^^e  Vassettr^ 
et  faites ,  je  vous  supplie ,  agréer  les  miené  é^  m^ 
dame  dlvernois.  Je  vous  salue,  monsieur,  dd 
tout  mon  cœur. 

A  MADEMOISELLE  D.  M. 

« 

L«  7  mai.  1764. 

'  Je  ne  prends  pas  le  <!hangfe ,  Hetiriette ,  sur 
f objet  de  votre  lettre,  non  plus  que  sur  votre 
date  de  Paris.  Vous  recberehe2  moins  mon  avis 
aur  le  parti  que  vous  avez  à  prendre  que  mon 
approbation  pour  celui  que  vous  ave«  pris.  Sur 
chacune  de  vos  lignes  je  lis  ces  mots  écrits  en 
gros  caractères  :  Foyons  si  vous  aurez  le  front 
de  condamner  à  ne  plus  penser  ni  lire  quel* 
q^un  qui  pense  et  écrit  ainsi.  Cette  interpréta- 
tion n'est  assurément  pas  un  reproche,  et  je  ne 
puis  que  vous  savoir  gré  de  me  mettre  au  notiff 
hve  de  ceua  dont  les  jugements  vous  importent. 
Mais  en  me  flattant,  vous  n'exigea  p^s,  je  crois , 
que  je  vous  flatte  ;  et  vous  déguiser  mon  senti- 
ment ,  quand  il  y  va  du  bonheur  de  votre  vie , 
aeroit  mal  répondre  à  rhonneur  que  vouô  m'a* 
vez  fait. 

Commençons  par  écarter  les  délibéra tfdU^ 
inutiles.  Il  ne  s'agit  plus  de  vous  réduire  à  cou- 
dre et  broder.  Henriette,  on  ne  quitte  pas  sa  tête 

i3. 


196  GORRESPOlSrDÂNCE. 

GommË  son  bonnet ,  et.  Ton  ne  revient  pas  pkis^ 
à  la  simplicité  qu a  Fenfance;  lesprit  une  fois  eçr 
effervescence  y  reste  toujours,  et  quiconque  a 
pensé  pensefa  toute  sa  vie.  Cest  là  le  plus  grand 
malheur  de  letat  de  réflexions  :  plus  on  en  sent 
les  maux,  plus  on  les  augmente  ;  et  tous  nos  ejB- 
forts  pour  en  sortir  ne  font  que  nous  y  embour- 
ber plus  profondément.  • 

Ne  parlons  donc  pas  de  changer  d!état ,  mais 
du  parti  que  vous  pouvez  tirer  du  vôtre.  Cet 
état  est  malheureux,  il  doit  toujours  letre.  Vos 
maux  sont  grands  et  sans  remède;  vous  le  sen- 
tez ,  vous  en  gémissez  ;  et ,  pour  les  rendre  sup- 
portables, vous  cherchez  du  moins  un  palliatif. 
N  est-oe  pas  là  l'objet  que  vous  vous  proposez 
dans  vos  plans  d  études  et  d  occupations? 

Vos  moyens  peuvent  être  bons  dans  une  autre 
vue^  mais  c'est  votre  fin  qui  vous  trompe,  par- 
ceque  ne  voyant  pas  la  véritable  source  de  vos. 
n^aux,  vous  en  cherchez  l'adoucissement  dans 
la  cause  qui  les  fit  naître.  Vous  les  cherchez, 
dans  votre  situation,  tandis  qu'ils  sont  votre 
ouvrage.  Combien  de  personnes  de  mérite  nées 
dans  le  bien-être,  et  tombées  dans  l'indigence, 
l'ont  supportée  avec  nM)ins  de  succès  et  d^  bon- 
heur que  vous ,  et  toutefois  n'ont  pas  ces  réveiU 
tristes  et  cruels  dont  vous  décrivez  l'horreur, 
avec  tant  d  énergie?  Pourquoi  cela?  Sans  doute 
elles  n'auront  pas,  direz-vous,  une  ame  aussi 
^tcnsible.  Je  n'ai  vu  personne  en  ma  vie  qui  n'en 
dît  autant.  Mais  qu'est-ce  enfin  que  cette  sensH 


"> 


ANNÉE    1764.  197 

kilité  si  vantée?  Voiile»-vqp&  le  savoir, -Hen- 
riette ?  ces  t  en  dernière  analyse  un^amour-pro-* 
pre  qui  se  compare*  J'ai  mis  le  doigt  sur  le  siège 
du  mal. 

Toutes  vos  misères  viennent  et  viendront  de 
vous  être  affichée.  Par  cette  manière  de  cher- 
cher le  honheur  il  est  impossible  qu'on  le  trouve. 
On  n'obtient  jamais  dans  Fopinion  des  autres 
la  place  qu'on  y  prétend.  S'ils  nous  l'accordent 
à  quelques  égards ,  ils  nous  la  refusent  à  mille 
autres,  et  une  seule  exclusion  tourmente  plu^ 
que  ne  flattent  cent  préférences.  C'est  bien  pis 
encore  dans  une  femme  qui,  voulant  se  faire 
homme,  met  d'at)ord  tout  son  sexe  contre  elle , 
et  nàest  jamais  prise  au  mot  par  le  nôtre  ;  en 
sorte  que  son  orgueil  est  souvent  aussi  mor- 
tifié par  les  honneurs  qu'on  lui  rend  que  par 
ceux  qu'on  lui  refuse.  Elle  n'a  jamais  précisé- 
ment ce  qu'elle  veut ,  parcequelle  veut  des  choi- 
ses  contradictoires,  et  qu'usurpant  les  droiQ 
d'un  sexe  sans  vouloir  renoncer  à  ceux  de  l'autre, 
elle  n'en  possède  aucun  pleinement. 

Mais  le  grand  malheur  d'une  femme  qui  s'af- 
fiche est  de  n'attirer ,  ne  voir  que  des  gens  qui 
font  comme  elle ,  et  d'écarter  9  mérite  solide  et 
modeste,  qui  ne  s'affiche  point,  et  qui  ne  court 
point  où  s'assemble  la  foule.  Personne  ne  juge 
si  mal  et  si  faussement  des  hommes  que  les  gens 
à  prétentions;  car  ils  ne  les  jugent  que  d'après 
eux-mêmes  et  ce  qui  leur  ressemble;  et  ce  n'est 
certainement  pas  voir  le  genre  humain  par  son 


•-»' 


198  CORRESPONDANCE, 

beau  jcéié.  Vous  étgs  i!nécontente  de  toutes  vos 
80ciét^6  :  je  le  crois  bien  ;  celles  où  vous  aves 
vécu  étoient  les  moins  propres  a  tous  rendre 
heureuse;  vous  n'y  trouviez  personne  en  qui 
TOUS  pussiez  prendre  cette  confiance  qui  sou^ 
lage.  Gomment  lauriez-vous  trouvée  parmi  les 
gens  tout  occupés  deux  seuls,  à  qui  vous  de- 
mandiez dans  leur  cœur  la  première  place ,  et 
qui  n  en  ont  pas  même  une  seconde  à  donner? 
Vous  vouliez  briller,  vous  vouliez  primer,  et 
vous  vouliez  être  aimée  :  ce  sont  des  choses  in-* 
compatibles.  Il  faut  opter.  Il  n  y  a  point  d  ami« 
tié  sans  égalité,  et  il  ny  a  jamais  d  égalité  re- 
connue entre  gens  à  prétentions.  Il  ne  suffit  pas 
d  avoir  besoin  d  un  ami  pour  en  trouver ,  il^aut 
•ncore  avoir  de  quoi  fournir  aux  besoins  d'ua 
autre.  Parmi  les  provisions  que  vous  avez  faites  ^ 
vous  avez  oublié  celle-là. 
•  La  marche  par  laquelle  vous  avez  acquis  des 
d^nnoissances  n  en  justifie  ni  Tobjet  ni  Fusage. 
Vous  avez  voulu  paroître  philosophe;  cetoit  re- 
noncer à  Têtre  ;  et  il  valoit  beaucoup  mieux  avoir 
lair  d'une fiUe  qui  attend  un  mari,  que  d'un  sage 
qui  attend  de  lencens.  Loin  de  trouver  le  bon- 
heur dans  lefïetfkes  soins  que  vous  navez  don- 
nés qua  la  seule  apparence,  vous  n  y  avez  trou- 
vé que  dcç  biens  apparents  et  des  maux  vérita- 
bles. L'état  de  réflexion  où  vous  vous  êtes  jetée 
vou$  a  fait  faire  incessamment  des  retours  dou* 
loureux  sur  vous-même;  et  vous  voulez  pour*- 


ANNÉB    176II.  199 

tant  bannir  ces  idées  par  le  même  genre  d  occu- 
pation qui  vous  \ei  donna. 

Vous  voyez  l'erreur  de  la  route  que  votre  avez 
prise,  etv croyant  en  changer  par  votre  projet, 
vous  allez  encore  au  même  but  par  un  détour. 
Ce  n'est  point  pour  vous  que  vous  voulez  reve- 
nir à  l'étude,  c'est  encore  pour  les  autres.  Vous 
voulez  faire  des  provisions  de  connoissances 
pour  suppléer  dans  un  autre  &ge  à  la  figure  : 
vous  voulez  substituer  Tempire  du  savoir  à  celui 
des  charmes.  * 

Vous  ne  voulez  pas  devenir  la  complaisante 
d'une  autre  femme ,  mais  vous  voulez  avoir  des 
coTi|plaisants.  Vous  voulez  avoir  des  amis ,  c'est* 
à-dire  une  cour.  Car  les  amis  d'une  femme 
jeune  ou  vieille  sont  toujours  ses  courtisans  ; 
ils  la  servent  ou  la  quittent  ;  et  vous  prenez  de 
loin  des  mesures  pour  les  retenir,  afin  d'être 
toujours  le  centre  d'une  sphère ,  petite  ou 
grande.  Je  crois  sans  cela  que  les  provisi#bs 
que  vous  voulez  faire  sçroient  la  chose  la  plus 
inutile  pour  l'objet  que^Ous  croyez  bonnement 
VOU3  proposer.  Vous  voudriez,  dites-vous,  vous 
mettre  en  état  d'entendre  les  autres.  Avez-vous 
besoin  d'un  nouvel  acquis  pour  cela?  Je  ne  sais 
pas  au  vrai  quelle  opinion  vous  avez  de  votre 
intelligence  actuelle;  mais,  dussiez-vous  avoir 
pour  amis  des  OËdipes ,  j  ai  peine  à  croire  que 
vous  soyez  fort  curieuse  de  jamais  entendre  les 
gens  que  vous  ne  jpouvez  entendre  aujourd'hui. 


/• 


200  GOlMtESPOKDAHGE. 

Pourquoi  donc  tant  de  soins  pour  obtenir  ce 
que  vous  avez  déjà?  Non,  Henriette,  ce  Brest 
pas  cfla;  mais,  quand  vous  serez  une  sibylle, 
vous  voulez  prononcer  des  oracles;  votre  vrai 
projet  n'est  pas  tant  d  écouter  les  autres  que 
d'avoir  vous-même  des  auditeurs.  Sous  prétexte 
de  travailler  pour  Findépendance ,  vous  travail- 
lez encore  pour  la  domination.  C'est  ainsi  que  j 
loin  d'alléger  le  poids  de  l'opinion  qui  vous  rend 
malheureuse,  vous  voulez  en  aggraver  le  joug. 
Ce  n'est  pas  le  moyen  de  vous  procurer  des  ré- 
veils plus  sereins. 

Vous  croyez  que  le  seul  soulagement  du  sen- 
timent pénible  qui  vous  tourmente  est  de  lous 
éloigner  ^e  vous.  Moi,  tout  au  contraire,  je 
crois  que  c'est  de  vous  en  rapprocher. 

Toute  votre  lettre  est  pleine  de  preuves  que 
jusqu'ici  l'unique  but  de  toute, votre  conduite  a 
été  de  vous  mettre  avantageusement  sous  les 
yekx  d'autrui.  Comment ,  ayant  réussi  dans  le 
public  autant  que  personne ,  et  en  rapportant 
?i  peu  de  satisfaction  intérieure ,  n'avez-vpus. 
pas  s^ti  que  ce  n  étoit  pas  là  le  bonheur  qu'il 
yous  falloit ,  et  qu'il  étoit  temps  de  changer  de 
plan  ?  Le  vôtre  peut  être  bon  pour  la  gloire , 
mais  il  est  mauvais  pour  la  félicité.  Il  ne  faut 
point  chercher  à  s^éloigner  de  soi,  parceque 
cela  n'est  pas  possible ,  et  que  tout  nous  y  ra- 
mène malgré  que  nous  en  ayons.  Vous  conve- 
nez d'avoir  passé  des  heures  très  douces  en  m'é» 
crivant  et  me  parlant  de  vous.  Il  est  étonnant 


ANNÉE    1764*  2(tl 

que  cette  expérieDce  ne  vous  mette  pas  sur  la 
voie^  et  ne  vous  apprenne  pas  où  voys  deve* 
chercher,  sinon  le  bonheur,  au  moins  la  paix. 

Cependant ,  quoique  mes  idées  en  ceci  dif- 
fèrent beaucoup  des  #&tres ,  nous  sommes  à* 
peu-près  d  accord  sur  ce  que  vous  devez  faire. 
L  étude  est  désormais  pour  vous  la  lance  d'A- 
chille ,  qui  doit  g[uérir  la  blessure  qu'elle  a  faite. 
Mais  vous  ne  voulez  qu  anéantir  la  douleur ,  et 
je  Voudrois  ôter  la  cause  du  mal.  Vous  voulez 
vous  distraire  de  vous  par  la  philosophie;  moi, 
je  voudrois  quelle  vous  détachât  de  tout  et 
vous  rendit  à  vous-même.  Soyez  sûre  que  vous 
ne  serez  contente  des  autres  que  quand  vous 
n'aurez  plus  besoin  d  eux ,  et  que  la  société  ne 
peut  vous  devenir  agréable  quen  cessant  de 
vous  être  nécessaire.  N'ayant  jamais  à  vous 
plaindre  de  ceux  dont  vous  n'exigerez  rien ,  c'est 
vous  alors  qui  leur  serez  nécessaire  ;  et ,  sen^ 
tant  que  vous  vous  suffisez  à  vous-même ,  ils 
vous  sauront  gré  du  mérilè  que  vous  voulez 
bien  mettre  en  commun.  Ils  ne  croiront  plus 
vous  faire  grâce;  ils  la  recevront  toujours.  Les 
agrénients  de  la  vie  vous  rechercheront  par  cela 
seul  que  vous  ne  les  rechercherez  pas  ;  et  c'est  alors 
que,  contente  de  vous  sans  pouvoir  être  mé- 
contente des  autres,  vous  aurez  un  sommeil 
paisible  et  un  réveil  délicieux. 

Iiest  vrai  que  des  études  faites  dans  des  vues 
si  contraires  ne  doivent  pas  beaucoup  se  ressem- 
bler ,  et  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  la  cul- 


»oa  CORRESPONDAIfCE. 

ture  qui  orne  l'esprit  et  celle  qui  nourrît  l'amç . 
Si  vous  aviez  le  courage  de  goûter  un  projet 
dont  lexScution  vous  sera  d abord  très  pénible^ 
il  faudroit  beaucoup  changer  vos  directions. 
Cela  demanderoit  d  y  bjkn  penser  avant  de  se 
mettre  à  Touvrage.  Je  suis  malade  ,  occupé , 
abattu,  jai  lesprit  lent;  il  me  faut  des  efforts 
pénibles  pour  sortir  du  petit  cercle  d'idées 
qui  me  sont  familières,  et  rien  nen  est  plu»- 
éloigné  que  votre  situation.  Il  nest  pas  juste 
que  je  me  fatigue  à  pure  perte  ;  car  j  ai  peine  à 
croire  que  vous  vouliez  entreprendre  de  refon- 
dre ,  pour  ainsi  dire ,  toute  votre  constitution 
inorale.  Vous  avez  trop  de  philosophie  pour  ne 
pas  voir  avec  effroi  cette  entreprise.  Je  désespè- 
rerois  de  vous ,  si  vous  vous  y  mettiez  aisément. 
]S[  allons  donc  pas  plus  loin  quant  à  présent;  il 
suffit  que  votre  principale  question  est  résolue; 
suivez  la  carrière  des  lettres;  il  ne  vous  en  reste 
plus  d  autre  à  choisir. 

Ces  lignes  que  je  vous  écris  à  la  hâte ,  distrait 

et  souffrant,  ne  disent  peut-être  rien  de  ce  quUl 
faut  dire  :  mais  les  erreurs  qq.e  tnsr précipitation 
peut  m  avoir  fait  faire  ne  sont  pas  irréparables. 
Ce  qu  il  falloit  avant  toute  chose  étoit  de  vous 
faire  sentir  combien  vous  m'intéressez;  et  je 
crois  que  vous  n'en  douterez  pas  en  lisant  cette 
lettre.  Je  ne  vous  regardois  jusqu'ici  que  comme 
une  belle  penseuse  qui ,  si  elle  avoit  reqn  un 
caractère  de  la  nature ,  avoit  pris  soin  de  l'étouf- 
fer, de  l'anéantir  sous  l'extérieur,  comme  un^ 


ANNÉE    1764.  30^ 

de  0€8  chefs-d'œuvre  jetés  en  bronze,  quon  ad- 
mire par  les  dehors  et  dont  le  dedans  est  vide« 
Mais  si  vous  savez  pleurer  encore  sur  votre  état, 
il  n  est  pas  sans  ressource  ;  tant  qu  il  reste  au 
cœur  un  peu  d'étoffe ,  il  ne  faut  désespérer  de 
rien. 

i  MADAME  D£  V 

* 

Motiers,  le  i3  mai  1764* 

Quoique  tout  ce  que  vous  m'écrivez,  ma- 
dame ,  me  soit  intéressant ,  l'article  le  plus  im-» 
portant  de  votre  dernière  lettre  en  mérite  une 
tout  entière,  et  fera  l'unique  sujet  de  celle-ci. 
Je  parle  des  propositions  qui  vous  ont  faithâtec 
votre  retraite  à  la  campagne.  La  réponse  né- 
gative que  vous  y  avez  faite  et  le  motif  qui 
vous  l'a  inspirée  sont ,  comme  tout  ce  que  vous 
faites ,  marqués  au  coin  de  la  sagesse  et  de  la 
vertu;  mais,  je  vous  avoue,  mon  aimable  voi- 
sine, que  les  jugements  que  vous  portez  sur  la 
conduite  de  la  personne  me  paroissent  bien  sé« 
vères  ;  et  je  ne  puis  vous  dissimuler*que ,  sachant 
combien  sincèrement  il  vous  étoit  attaché,  loin 
de  voir  dans  son  éloignçment  un  signe  de  tié<^ 
deur ,  j'y  ai  bien  plutôt  vu  les  scrupules  d'un 
cœur  qui  croit  avoir  à  se  défier  de  lui-même  ;  et 
le  genre  de  vie  qu'il  choisit  à  sa  retraite  montre 
assez  ce  qui  l'y  a  déterminé.  Si  un  amant  quitté 
pour  la  dévotion  ne  doit  pas  se  croire  oublié , 
l'indice  est  bien  plus  fyt  dans  les  hommes;  et , 
comme  cette  ressource  leur  est  moins  aaturelle^ 


Ôo4  CORRESPONDANCE. 

il  faut  quun  besoin  plus  puissant  les  force  d^ 
recourir.  Ce  qui  ma  confirmé  dans  mon  senti- 
ment c'est  son  empressement  à  revenir  du  mo- 
ment qu'il  a  cru  pouvoir  écouter  son  penchant 
sans  crime  ;  et  cette  démarche ,  dont  votre  dé-- 
licatesse  me  paroît  offensée ,  est  à  mes  yeux  un© 
preuve  de  la  sienne ,  qui  doit  lui  ftériter  toute 
votre  estime ,  de  quelque  manière  que  vous  en- 
visagiez d'ailleurs  son  retour. 

Ceci,  madame,  ne  diminue  absolument  rien 
de  la  solidité  de  vos  raisons  quant  à  vos  devoirs 
envers  vas  enfants.  Le  parti  que  vous  prenez  est 
sans  contredit  le  seul  dont  ils  ti'aîent  pas  à  se 
nlaindre  et  le  plus  digne  de  vous;  lEiais  ne  gâtez 
pas  un  acte  de  vertu  si  grand  et  si  pénible  par  un 
dépit  déguisé ,  et  par  un  seatimeot  injuste  envers 
un  homme  aussi  digne  de  votre  estime  par  sa 
conduite  que  vous-même  êtes  par  la  vôtre  digne 
de  l'estime  de  tous  les  honnêtes  gens.  J'oserai 
dire  plus,  votre  motif  fondé  sur  vos  devoirs  de 
mère  est  grand  et  pressant;  mais  il  peut  n'être 
que  secondaire.  Vous  êtes  trop  jeune  encore , 
vous  avez  un  cœur  trop  tendre  et  plein  d'une  in«^ 
clination  trop  anciennç  pour  n'être  pas  obligée  à 
compter  avec  vous-même  dans  ce  que  vous  devez 
sur  ce  point  à  vos  enfants^  Pour  bien  remplir  ses 
devoirs ,  il  ne  faut  point  s'en  imposer  d'insuppor- 
tables :  rien  de  ce  qui  est  juste  et  honnête  n'est 
illégitime;  quelque  chers  que  vous  soient  vos 
enfants,  ce  que  vous  leur  devez  sur  cet  article 
n'est  point  ce  ique  vous  deviez  à  votre  mari«  Pesez; 


ANNÉE    1764.  2o5 

ck)tic  les  choses  en  bonne  mère,  mais  en  personne 
libre.  Consultez  si  bien  votre  cœur  que  vous  fas- 
siez leur  avantage ,  mais  sans  vous  rendre  mal- 
heureuse ,  car  vous  rie  leur  devez  pas  jusque-là. 
Après  cela*,  si  vous  persistez  dans  vos  refus ,  je 
vous  en  respecterai  davantage  ;  mais  si  vous  cé- 
dez ,  je  ne  vous  en  estimerai  pas  moins. 

Je  n'ai  pu  refuser  à  mon  zèle  de  vous  exposer 
mes  sentiments  sur  une  matière  si  importante  et 
dans  le  moment  où  vous  êtes  à  temps  de  délibé- 
rei^.  M.  de***  ne  m'a  écrit  ni  fait  écrir^  je  n  ai  de 
ses  nouvelles  ni  directement  ni  indirectement  ;  et 
quoique  nos  anciennes  liaispns  m'aient  laissé  de 
l'attachement  pour  lui ,  je  n'ai  eu  nul  égard  à  son 
intérêt  dans  ce  que  je  viens  de  vous  dire.  Mais^ 
moi  qqe  vous  laissâtes  lire  dans  votre  cœur,  et 
qui  en  vis  si  bien  la  tendresse  et  l'honnêteté  ; 
mpi  qui  q.uelquefois  vis  couler  vos  larmes,  je 
n'ai  point  oublié  l'impression  qu'elles  m'ont  faite, 
et  je  ne  suis  pas  sans  crainte  sur  celle  qu  elles 
ont  pu  vous  laisser.  Mériterois-je  l'amitié  dont 
vous  m'honorez,  si  je  nég)igeois  en  ce  moment 
les  devoirs  qu'elle  impose? 

A  MADEMOISELLE  GALLÉY, 

En  lai  envoyant  un  lacet. 

i4  mai  1764. 

Ce  ^présent,  ma  bonne  amie ,  vous  fut  destiné 
du  moment  que  j'eus  le  bien  de  vousconnoitre, 
it ,  quoi  qu'en  pût  dire  votre  modestie  ,j'étois  sûr 
qu'il  auroit  dans  peu  sou  emploi.  La  récompense 


3o6  CORRESPONDANCE. 

suit  de  près  la  bonne  œuvre.  Vous  étiez  cet  hiver 
garde-malade ,  et  ce  printemps  Dieu  vous  donne 
un  mari  :  vous  lui  sereiz  charitable ^  et  Dieu  vous 
donnera  des  enfants  ;  vous  les  élèverez  en  sage 
mère ,  et  ils  vous  rendront  heureuse  un  jour.. 
D'avance  vous  devez  letre  par  les  soins  d un 
époux  aimable  et  aimé,  qui  saura  vous  rendre 
le  bonheur  qu  il  attend  de  vous.  Tout  ce  qui 
promet  un  bon  choix  m'est  garant  du  vôtre  ;  des 
liens  d  amitié  formés  dès  lenfance,  éprouvés  pat* 
le  temps ,  fondés  sur  la  connoissance  des  carac- 
tères ;  lunion  des  cœurs  que  le  mariage  affermit , 
mais  ne  produit  pas  ;  1  accord  des  esprits  où  ded 
deux  parts  la  bonté  domine ,  et  où  la  gaieté  de 
Tun  ,  la  solidité  de  Vautre  se  tempérant  mutuel- 
lement ,  rendront  douce  et  chère  à  tous  deux 
laustère  loi  qui  fait  succéder  aux  jeux  de  Fado** 
lescence  des  soins  plus  graves,  mais  plus  ton*- 
chants.  Sans  parler  d  autres  convenances,  voilà 
de  bonnes  raisons  de  compter  pour  toute  la  vie 
sur  un  bonheur  commun  dans  Tétat  où  vous  en* 
trez ,  et  que  vous  honorerez  par  votre  conduite. 
Voir  vérifier  un  augure  si  bien  fondé  sera ,  chère 
Isabelle ,  une  consolation  très  douce  pour  votre 
ami.  Du  reste  la  connoissance  que  j  ai  de  vos 
principes  et  l'exemple  de  madame  votre  sœur, 
me  dispensent  de  faire  avec  vous  des  conditions. 
Si  vous  n  aimez  pas  les  enfants  ,  vous  aimerez 
vos  devoirs.  Cet  amour  me  répond  de  l'autre  ;  et 
votre  mari,  dont  vous  fixerez  les  goûts  sur  divcrt 
articles,  saura  bien  changer  le  vôtre  dur  celuMà. 


ANNÉE    1764.  207 

'  En  prenant  la  plume  j'étois  plein  de  ces  idées. 
Les  voilà  pour  tout  compliment.  Vous  atten- 
diez peut-être  iflle  lettre  faite  pour  être  mon- 
trée ;  mais  auriez-vous  dû  me  la  pardonner ,  et 
reconnoitriez-vous  lamitié  que  vous  m  avez 
inspirée,  dans  une  épitre  où  je  songerois  au  pu- 
blic en  parlant  à  vous? 

A  M.  DE  SAUTTERSHAIM. 

Mo  tiers,  le  ao  mai  1764*^ 

Mettez-vous  à  ma  place ,  monsieur,  et  jugez- 
vous.  Quand ,  trop  facile  à  céder  à  vos  avances , 
j  epanchois  mon  cœur  avec  vous,  vous  me  trom- 
piez. Qui  me  répondra  qu'aujourd'hui  vous  ne 
me  trompez  pas  encore  ?  Inquiet  de  votre  long 
silence,  je  me  suis  fait  informer  de  vous  à  la 
cour  de  Vienne  :  votre  nom  n'y  est  connu  de  per- 
sonne. Ici  votre  honneur  eflk  compromis  ,  et , 
depuis  votre  départ,  une  salope,  appuyée  de  cer- 
taines gens,  voUs  a  chargé  d'un  enfant.  Qu'êtes- 
vous  allé  faire  à  Paris?  Qu'y  faites-vous  mainte- 
nant., logé  précisément  dans  la  r^ue  qui  a  le  plus 
mauvais  renom  ?  Que  voulez-vous  que  je  pense  ? 
J'eus  toujours  du  penchant  à  vous  aimer;  mais 
je  dois  subordonner  mes  goûts  à  la  raison ,  et  je 
ne  veux  pas  être  dupe.  Je  vous  plaiùs  ;  mais  je 
ne  puis  vous^rendre  ma  confiance^que  je  n'aie 
des  preuves  que  vous  ne  me  trompez  plus. 

Vous  avez  ici  des  effets  dans  deux  malles  dont 
une  est  àc  moi.  Disposez  de  ces  effets ,  je  vous 


2o8  CORRESPONDANCE. 

prie,  puisqu^ik  vous  doivent  être  utiles,  et  qu'ils 
la  embarrasseroient  dans  le  transport  des  miens 
si  je  quittois  Motiers.  Vous  nîe  paroissez  être 
dans  le  besoin;  je  ne  suis  pas  non  plus  trop  à 
mon  aise«  Cependant ,  si  vos  besoins  sont  pres- 
sants,, et  que  les  dix  louis  que  vous  n  acceptâtes 
pas  l'année  dernière  puissent  y  porter  quelque 
remède,  parlez-moi  clairement.  Si  je  connois- 
sois  mieux  votre  état ,  je  vous  préviendrois  ;  mais 
je  voudrois  vous  soulager,  non  vous  offenser. 

Vous  êtes  dans  un  âge  où  Tame  a  déjà  pris  son 
pli ,  et  où  les  retours  à  la  vertu  sont  difficiles. 
Cependant  les  malheurs  sont  de  grandes  leçons: 
puissiez-vous  en  profiter  pour  rentrer  en  vous- 
même  !  Il  est  certain  que  vous  étiez  fait  pour 
être  un  homme  de  mérite.  Ce  seroit  grand  dom- 
mage que  vous  trompassiez  votre  vocation. 
Quant  à  moi,,  je  n  oublierai  jamais  l'attache- 
ment que  j'eus  po^r  vous;  et  si.j'achevois  de 
vous  çn  croire  indigne ,  jie  m'en  consolerois  dif- 
ficilement. • 

A  M.  DE  P. 

23  mai  i764* 

.  Je  sais,  monsieur^  que,  depuis  deux  ans,  Pa- 
ris fourmille  d'écrits  qui  portent  mon  nom ,, 
mais  dont  heureusement  peu  de  gens  sont  les 
dupes.  Je  n'ai  ni  écrit  ni  vu  ma  prétendue  lettre 
à  M.  larchevêque  d'Auch ,  et  la  date  de  Neucha- 
tel  prouve  que  l'auteur  n'est  pas  même  instruit 
de  ma  demeure. 


ANNÉE    1764^  205 

'   3e  n'dYOis  pas  attendu,  les  exhortations  à^s 
^protestants  de  France  pour  réclamer  contre  les 
mauvais  traitements  qu'ils  essuient.  Ma  lettre  à 
M.  larchevêqiie  de  Paris  porte  un  témoignage 
assez  éclatant  du  vif  intérêt  que  je  prends  à 
leurs  peines  :  il  seroit  difficile  d'ajouter  à  la  force 
des  raisons  que  j'apporte  pour  engager  le  gou-» 
vernetnent  à  lés  tolérer,  et  j'ai  même  lieu  de 
présumer  qu'il  y  a  fait  quelque  attention.  Quel 
gré  m'en  ont-ils  su  ?  On  diroit  que  cette  lettré 
qui  a  ramené  tant  de  catholiques  n'a  fait  qu'a- 
chever d'aliéner  les   protestants  ;   et  combien 
d'entre  eux  ont  osé  m'en  faire  un  nouveau  crime? 
Gomment  voudriez-vous;  monsieur,  que  je  prisse 
avec  succès  leur  défense^  lorsque  j'ai  mdi-niême 
à  me  défendre  de  leurs  outrages?  Opprimé,  per- 
sécuté, poursuivi  chez  eux  de  toutes  parts  com^ 
me  un  scélérat,  je  les  ai  vus  toué  réunis  pour  ache- 
ver de  m^accabler  i  et  lorsqu'enfin  la  protection 
du  roi  a  mis  ma  personne  à  couvert ,  ne  pou- 
vant plus  autrement  me  nuire ,  ils  n'ont  cessé  de 
Hi'injurier.   Ouvrez  jusqu'à  vos  Mercures,  et 
vous  verrez  dé  quelle  façon  ces  charitables  chré- 
tiens m'y  traitent  :•  si  je  cdntinuois  à  prendre 
leur  cause ,  ne  me  demanderoit-on  pas  de  quoi 
je  me  in^le?  Ne  jugeroit-on  pas  qu'apparem- 
ment je  suis  de  ces  braves  qu'on  mène  au  com* 
bat  à  coups  de  bâton  ?  «  Vous  avez  bonne  grâce 
«  de  venir  nous  prêcher  la  tolérance,  me  diroit-^ 
«  on ,  tandis  que  vos  gens  se  montrent  plus  in- 
«  tolérants  que  nous.  Votre  propre  histoire  dé- 

17.  »4 


2Ï0  CORRESPOltDA^GE. 

(c  prient  vos  principes ,  et  prouve  que  les  réfbf<- 

«  mes,  doux  peut-être  quand  ils  sont  foiUes, 

u  sont  très  violents  sitôt  qu  ils  sont  les  plu9*.forts« 

a  Les  uns  vous  ^décrètent,  les  autres  vous  ban- 

u  nissent ,  les  autres  vous  reçoivent  en  rechi-* 

«  gnant.  Cependant  voua  voulez  que  nous  lea 

«  traitions  sur  des  maiiinies  de  douceur  qu  ils 

a  n'ont  pas  eux-naêmea!  Non;  puisqu'ils persécu-p 

tt  tent ,  ils  doivent  iètre  persécutés  ;  c  est  la  loi  de 

«  1  équité  qui  veut  qu  on  fasse  à  chacun  comme 

¥  il  fait  9iV%  autres.  Croyez-nous,  ne  vous  mêlez^ 

«  plus  de  leurs  affaires,  car  ce  ne  sont  point  les 

tt  vôtres.  Us  ont  grand  soin  da  le  déclarer  tous  les 

tf  jours  en  vous  reniant  pour  leurirère,  en  pro-^ 

tf  testant  que  votre  religion  n'est  pas  la  leur.  » 

Si  vous  voyez,  monsieur,  ce  que  j'aurois  de 
solide  à  répondre  à  ce  discours ,  ayes  la  bqnté  de 
rae  le  dire  ;  quant  à  moi  je  ne  le  vois  pas.  Et: 
puis  que  saisrje  encore?  Peut? être ,  en  voulant 
les  défendre ,  avanceroisvje  pa^  mégarde  quelque* 
hérésie ,  pour  laquelle  on  me  feroit  saintement 
brûler.  Enfin ,  je  suis  abattu^  découragé ,  souf--. 
frant ,  et  Ton  me  donne  tant*  d'affaires  à  moi-^^ 
ïnème  que  je  n'ai  plus  le  temps  de  me  mêler  dé 
celles  d'autrui. 

Recevez  mes  salutations ,  monsieur ,  je  vous 
supplie ,  et  les  assurances  de  mon  respect. 


A  M.  LE  PRINCE  DE  WIRTEMBERG. 

Mo  tiers,  le  aÔ  mai  1764* 

Je  reçois  avec  reconnoidsance  le  livre  que  vous 
avcE  eu  la  bonté  de  m'euvoyer;  et  lorsque  je 
relirai  cet  ouvrage ,  ce  qui ,  j'espère  j  m  arri- 
vera quelquefois  encore ,  ce  sera  toujours  dans 
Teiiemplaire  que  je  tiens  de  vous.  Ces  entretiens 
né  sont  point  de  Phociqn^  ils  sont  de  Tabbé  de 
Mably ,  frère  de  labbé  de  Gondillae ,  célèbre  par 
dexcdlents  livres  de  métaphysique,  et  connu 
lui«^méme  par  divers  ouvragés  de  politique^  très 
bons  QusM  dan»  leur  genre.  Cependant  on  re^^ 
trouve  quelquefois  dans  ceux-ci  de  ces  principes 
de  la  politique  moderne ,  qu  il  seroit  à  désirer 
que  tous  les  hommes  de  votre  rang  blâmassent 
ainsi  que  ybùs.' Aussi ,  quoique  Tabbé  de  Mably 
soit  un  honnête  homme  rempli  de  vues  trèg 
sained ,  j'ai  pourtant  été  surpris  de  le  voir  s'éle- 
ver, dans  ce  dernier  ouvrage,  à  uûe  morale  si 
pure  et  si  sublime.  C'est  pour  cela  sans  doute 
qae  ces  entretiens ,  d'aitleuts  très  bien  faits , 
n'ont  eu  qu'un  succès  médiocre  en  France;  maisr 
ils  en  ont  eu  un  très  grand  en  Suisse,  où  je  vois 
avec  pli||sir  qu'ils  oi^t  été  réimprimés.  ' 

J'ai  le  cœur  plein  de  vos  deux  dernières  lettres. 
Je  n'en  reçois  pas  une  qui  n'augmente  mon  res- 
pect ,  et ,  si  j'ose  le  dire ,  mon  attachement  pour 
vous.  L'homme  vertueux ,  le  grand  homme  élevé 
par  les  disgrâces ,  me  fait  tout-à-fait  oublier  le 

14. 


/ 


:2I2  GOHRESPONDj&NGE. 

prince  et  le  frère  d'un  souverain  ;  et ,  vu  rantipa* 
thie  pour  cet  état  qui  m  est  naturelle ,  ce  n'est 
pas  peu  de  m  avoir  amené  là.  Nous  pourrions 
bien  cependant  netre  pas  toujours  de  même 
avis  en  toute.chose  ;  et,  par  exemple /je  ne  suis 
pas  trop  convaincu  qu  il  suffise  ^  pour  être  heu^ 
reux,  de  bien  remplir  les  devoirs  de  son  emploie 
Sûrement  Turenne ,  en  brûlant  lePalatinatpaF 
Tordre  de  son  prince,  ne  jouissoit  pas  .du  vrai 
bonheur  ;  et  je  ne  crois. pas  que  les  fermiers-g[é^ 
néraux  les  plus  appliqués  autour  de  leur  tapis 
vert  en  jouissent  davantage  :  mais  si  ce  senti- 
ment est  une  erreur,  elle  est  plus  belle  en  vous 
que  la  vérité  même  ;  elle,  est  digne  de  qui  sut  se 
choisir  un  état ,  dont  tous  les  devoirs  sont  des 
vertus. 

Le  cceur  me  bat  à  chaqueiordinaire  dans  Fat- 
tente  du  moment  désiré  qui  doft  tripler  votre 
être.  Tendres  époux,  que  yoné  êtes  heureux  1 
Que  vous  allez  le  devenir  encore,  en  voyant  mul* 
tiplier  des  devoirs  si  charmants  à  remplir!  Dans 
la  disposition  dame  où  je  vous  vois  tous  les 
deux,  non,  je  n'imagine  aucun  bonheur  pareil 
au  vôtre.  Hélas  !  quoi  qu'on  en  puisse  dire.,  la 
vertu  seule  ne  le  donne  pas,  mais  elle  seule  nous 
le  fait  connoltre ,  et  nous  apprend  à  le  goûter,  . 


ANNÉE   1764.  2l3 

A  M.  ***. 

Motiers,  le  28  mai  1764- 

Cefit  rendre  un  vrai  service  à  un  solitaire  éloi- 
gné de  tout,  que  de  l'avertir  de  ce  qui  se  passe 
par  rapport  à  lui.  Voilà,  monsieur,  ce  que  vous 
avez  très  obligeamment  fait  en  m  envoyant  un 
exemplaire  de  ma  prétendue  lettre  à  M.  l'arche- 
vêque d'Auch. 

Cette  lettre,  comme  vous  l'avez  deviné,  n'est 
pas  plus  de  moi  que  tous  ces  écrits  pseudonymes 
qui  courent  Paris  sous  mon  nom.  Je  n'ai  point 
vu  le  mandement  auquel  elle  répond ,  je  n'en  ai 
même  janitais  ouï  parler,  et  il  y  a  huit  jours  que 
j'ignorois  qu'il  y  eût  un  M.  du  Tillet  au  monde. 
J'ai  peine  à  croire  que  l'auteur  de  cette  lettre  ait 
vt)ulu' persuader  sérieusement  qu'elle  étoit  de 
itiôi.  N'ai-je  pas  assez  des  affaires  qu'on  me  sus- 
cite sans  m'aller  mêler  de  celles  d'autrui?  Depuis 
quand  m'a-t-on  vu- devenir  homme  de  parti? 
Quel  nouvel  intérêt  m'auroit  fait  changer  si 
brusquement  de  maximes?  Les  jésuites  sont-ils 
en  meilleur  état  que  quand  je  refusois  d'écrire 
contre  eux  dans  leurs  disgrâces?  Quelqu'un  me 
connoit-il  assez  lâche,  assez  vil  pour  insulter 
aux  malheureux?  Eh  !  si  j'oubliois  les  égards  qui 
leur  sont  dus  j  de  qui  pourroient-ils  en  attendre? 
Que  m'importe  enfin  le  sort  des  jésuites  ,  quel 
qu'il  puisse  être  ?  Leurs  ennemis  se  sont-ils  mon- 
trés pour  moi  plus  tolérants  qu'eux?  La  triste 


!2i4  GORRESPOiNDÂNGE. 

vérité  délaissée  est-elle  plus  chère  aux  uns  qu  aux 
autres?  et,  soit  qu'ils  triomphent  ou  quils  suc- 
combent, en  serai-je  moins  persécuté?  D'ail- 
leurs ,  pour  peu  qu'on  lise  attentivement  cette 

lettre,  qui  ne  sentira  pas  comme  vous  que  je 
n'en  suis  point  l'auteurr  Les  maladresses  y  sont 

entassées  :  elle  est  datée  de  NeUchatel  où  je  n'ai 

pas  mis  le  pied  ;  on  y  emploie  la  formulé  du  très 

humbie  serviteur ^  dont  je  n'use  avec  personne  ; 

on  m'y  fait  prendre  le  titre  de  citoyè^n  de  Genève 

auquel  j'ai  renoncé  :  tout  en  commençant  on 

s'échauffe  pour  M.  de  Voltaire,  le  plus  ardent, 

le  plus  adroit  de  mes  persécuteurs^,  et  qui  se 

passe  bien ,  je  crois ,  d'un  défenseur  tel  que  moi: 

on  affecte  quelques  imitations  de  mes  phrases , 

et  ces  imitations  se  démentent  Finstant  après  : 

le  style  de  la  lettre  peut  être  meilleur  que  le 

mien  ;  mais  enfin  ce  n'est  pas  le  mien  :  on  m'y 

prête  des  expressions  basses  ;  on  m'y  fait  dire 

des  grossièretés  qu'on  ne  trouvera  certainement 

dans  aucun  de  mes  écrits  :  on  m'y  fait  dire  vous 

à  Dieu  ;  usage  que  je  ne  blâme  pas ,  mais  qui 

n'est  pas  le  nôtre.  Pour  me  supposer  l'auteur 

de  cette  lettre ,  il  faut  supposer  aussi  que  j'ai 

voulu  me  déguiser.  Il  n'y  fsîlloitdonc  pas  mettre 

mon  nom,  et  alors  on  auroit  pu  persuader  aux 

sots  qu'elle  étoit  de  moi. 

Telles  sont ,  monsieur ,  les  armes  dignes  de 

mes  adversaires  dont  ils  achèvent  de  m'accabler. 

Non  contents  de  m'outrager  dans  mes  ouvrages , 

ils  prennent  le  parti  plus  cruel  encore  de  lii^at- 


ANNÉE    1764.  ai5 

tribuer  les  leurs.  A  la  vérité  le  public  jusqu'ici 
n'a  pas  pris  le  change,  et  il  faudrait  qu'il  fut 
bien  aveuglé  pour  le  prendre  aujourd'hui.  La 
justice  que  j'en  attends  sur  ce  point  est  une  con- 
solation* bien  foible  pour  tant  de  maux.  Vous 
savez  la  nouvelle  affliction  qui  m'accable  :  la 
perte  de  M»  de  Luxembourg  met  le  comble  à 
toutes  les  autres;  je  la  sentirai  jusqu'au  tom* 
beau.  Il  fut  mon  consolateur  durant  sa  vie,  il 
sera  mon  protecteur  après  sa  mort  :  sa  chère  et 
honorable  mémoire  défendra  la  mienne  des  in- 
sultes de  mes  ennemis;  et  quand  ils  voudront 
la  souiller  par  leurs  calomnies ,  on  leur  dira  : 
Comment  cela  pourroit-il  être?  le  plus  honnête 
homme  de  France  fut  son  ami. 
r  Je  vous  remercie  et  vous  salue,  monsieur,  de 
tout  mon  cœur. 

A  M.  DELEYRE. 

Métiers,  3  juin  1764. 

J'avois  reçu  toutes  vos  lettres ,  cher  Deleyre,  et 
j'ai  aussi  reçu  celle  que  m'a  fait  passer  en  dernier 
lieu  M.  Sabattier.  Je  tie  crois  pas  vous  aVôit*  pro- 
posé d'établir  entre  nous  une  correspondance 
suivie  ;  non  qu'elle  ne  me  soit  agréable ,  niais  par- 
ceque  ma  paressé  naturelle  ,  moii  état  languis- 
sant, içs  lettres  dont  je  suis  accablé,  les  Surve- 
nants dont  ma  maison  ne  désemplit  poidt,  m'em- 
pècheroient  de  la  suivre  régulièrement.  Mais, 
eonmie  je  yous  aime  et  que  je  désire  que  vous 


2î6        I  CORRESPONDANCE. 

m  aimiez,  je  recevrai  toujours  avec  plaisir  les^ 
détails,  que  vous  voudrez  me  faire  de  Ja  situation 
de  votre  ame  et  de  vos  affaires,  des  marques  de. 
votre  confiance  et  de  votre  amitié.  Je  me  mena- 

• 

gérai  aussi  par  intervalles  le  plaisir  de  vous  écrire; 
et  quand  j'aurai  le  temps  d  épancher  mon  cœur, 
avec  vous,  ce  sera  un  soulagement  pour  moi. 
Voilà  ce  que  je  puis  vous  promettre;  mais  je  ne 
vous  promets  point  dans  mes  réponses  uneexac^ 
titude  que  je  n'y  sus  jamais  mettre.  On  n  a  que 
trpp  de  devoirs  à  remplir  dans  la  vie  sans  s  en 
imposer  encore  de  nouveaux. 

Vos  deux  dernières  lettres  me  fourniroient 
ample  matière  à  disserter,  tant  sur  vos  disposi- 
tions actuelles  que  sur  votre  manière  d'envisa-? 
ger  rhistoire  grecque  et  romaine  :  comme  si , 
commençant  cette  étude,  vous  y  eussies^  cherché  ^ 
d'autres  êtres  que  des  hommes ,  et  que  ce  ne  fût 
pas  hien  assez  d'y  ep  trouver  de  meilleurs  dans 
leurs  étoffes  que  ne  sont  nos  contemporains. 
Mais ,  mon  cher ,  l'accahlement  oii  me  jettent  les 
maux  du  corps  et  de  l'ame ,  et  tout  récemment 
la  perte  de  M.  de  Luxembourg ,  qui  n^'a  porté  le 
dernier  coup,  m'ôtent  la  force  de  penser  et  d'é-». 
crire.  Vous  le  savez,  j'avois  pour  amis  tout  ce 
qu'il  y  avoit  d'illustre  parmi,  les  geps  de  lettres  :, 
je  les  ai  tous  perdus  pleins  de  vie;  aqcun,  pas^ 
même  Duçlos ,  ne  m'est  resté  dans  mes  disgrâ- 
ces. J'en  fais  un  parmi  Içs  grands  :  c'est  celui 
qui  se  trouve  à  l'épreuve,  et  la  mort  vient  me 
l'ôter.   Quel   renversement   d'idées  !  Sur  queU 


ANNÉE    1764  217 

pouveaux  principes  faut*ii  donc  remonter  ma 
raison  ?  Je  suis  trop  vieux  pour  supporter  un- tel 
bouleversement;  je  suis  trop  sensible  pour  philo- 
sopher uniquement  sur  mes  pertes.  Ma  tète  n'y 
est  plus  ;  je  ne  sens  plus  que  mes  douleurs  ;  je  ne 
vois  plus  qu'un  chaos.  Cher  Deleyre ,  j'ai  trop 
vécu., 

.  Avant  de  finir ,  reparlons  de  la  m^anière  de  lier 
notre  correspondance ,  au  moins  telle  que  je  puis 
l'entretenir.  Puisque  vous  avez  reçu  la  lettre  que 
je  vous  ai  écrite  directement,  et  que  j'ai  reçu  la 
vôtre,  nous  ne  sommes  point  fondés. par  notre 
expérience  à  nous  défier  des  postes  d'Italie.  La 
médiation  de  M.  Sabattier,  plus  embarrassante, 
lie  fait  qu'augmenter  la  peine  et  la  dépense  puis- 
qu'il faut  multiplier  les  enveloppes ,  lui.  écrire 
à  lui-même ,  affranchir  pour  Turin  comme  pour 
Parme,  payer  des  ports  plus  forts  encore.  En 
tout  nia  peine  me  coûtle  plus  que  mon-  argents 
Ainsi  je  suis  d'avis  que  nous  revenions  au  plus 
simple ,  en  nous  écrivant  directement.  Si.  l'on 
pnvre  t^os  lettres  ,  que  nous  importe  ?  nous  ne 
tramons  pas  des  conspirations.  Si  nous  trouvons^ 
qu'elles  se  perdent ,  il  sera  temps  alors  de  prendre 
d'autres  mesures,  Quant  à  préfient,  contentons- 
nous  de  les  numéroter,  comme  je  fais  celle-ci  ; 
Cfi  sera  le  moyeu  de  reconnoître  si  Ton  en  a  inter*: 
cepté  quelqu'une,  Je  ne  croyois  vous  écrire  qu'un 
mot ,  et  me  voilà  à  ma  troisième  page.  La  consé-. 
quence  est  facile  à  tirer.  Mon  respect ,  je  vous 
prie,  à  madame  Deleyre,  et  mes  salutations  à 


2t8  CORRESPONDANCE. 

M.  labbé  de  Gondillac.  Je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Motiers ,  le  5  juin  I764. 

■ 

C  est  en  vain  que  je  lutte  contre  moi-même 
pt)ur  vous  épargner  les  importunités  d  un  tnal- 
faeureux  ;  la  douleur  qui  nie  déchire  ne  conjioit 
plus  de  discrétion.  Ce  n'est  pas  à  vous  que  je 
m  adresserois ,  madame  la  maréchale,  si  je  côn- 
noissois  quelqu'un  qui  eut  été  plus  cher  au  digne 
ami  que  j'ai  perdu.  Mais  avec  qui  puis-je  moins 
déplorer  cette  perte  qii'avéc  la  personne  du  mon- 
de qui  la  sent  le  plus?  Et  comment  ceux  qu  il  aima 
peuvent-ils  rester  divisés  ?  Leurs  cœUi^s  ne  de- 
vroient-ils  pas  se  réunir  pour  le  pleurer  ?  Si  le 
vôtre  ne  vous  dit  plus  rieïi  pour  tûoi ,  prenez  du 
moins  quelque  intérêt  à  meâ  misères  par  celui 
que  vous  savez  qu'il  y  prenôit. 
'  Maïs  c'est  trop  me  flatter ,  sans  doute  :  il  àvoit 
cessé  d'y  en  prendre;  à  votre  exemple  il  m'avoit 
oublié* Hélas!  qu'ai-je  fait?  Quel  est  mon  crime, 
ai  ce  n'est  de  vous  avoir  trop  aimés  l'un  et  l'autre, 
et  deïn'étre  apprêté  ainsi  les  regrets  dont  je  suis 
consumé  ?  Jusqu'au  dernier  instant  vous  avez  joui 
de  sa  plus  tendre  affection  ;  la  mort  seule  a  pu 
vous  l'ôter  :  mais  moi ,  je  vous  ai  perdus  tous 
deux  pleins  de  vie  ;  je  sm$  plus  à  plaindre  que 
vous. 


ANNÉE    1764.  '219 

A  MADAME  LA  MARÉCHALE  DE  LUXEMBOURG. 

Motiere  ^  le  1 7  jùiû  1 764. 

Que  mon  état  est  affreux  !  et  que  votre  lettre 
ma  soulagé  !  Oui ,  mctdame  la  maréchale ,  la 
certitude  d'avoir  été  aimé  de  M.  le  maréchal , 
sâtis  mè  Consoler  de  sa  perte,  en  adoucit  l'amen- 
tùme ,  et  fait  succéder  à  mon  désespoir  des  lar- 
mes précieuses  et  douces  dont  je  ne  cesserai 
d*honorer  sa  mémoire. tous  les  jours  de  ma  vie. 
J-ose  dire  qu'il  me  la  devoit  cette  amitié  sincère 
que  vous  m'assurez  qu'il  eut  toujours  pour  moi; 
car  mon  cœur  n'eut  jamais  d'attachement  plus 
vrai,  plus  vif,  plus  tendre,  que  celui  qu'il  m'a- 
voit  inspiré.  C'est  encore  un  de  mes  regrets  que 
les  tristes  bienséances  m'aient  sauvent  empêché 
de  lui  faire  cotinôître  jusqu'à  quel  point  il  m'é- 
toit  cher.  J'eû  puis  dire  autant  à  votre  égard , 
madame  la  maréchale ,  et  j'en  ai  pour  preuve 
bien  cruelte  les  déchirements  que  j'ai  sentis  dans 
la  persuasion  d'être  oublié  de  vous.  Mon  dessein 
n'est  point  d'entrer  en  explication  sur  le  passé. 
Vous  dites  m'avoir  écrit  là  dernière  :  nous  som- 
mes là^Ieèsus  bieû  loin  de  compte;  maiâ  vos 
bontés  me  sont  si  précieuses  ,  que ,  pourvu 
qu'elles  me  sdient  rendues ,  je  me  chargerai  vo- 
lontiers d'un  tort  que  mon  cœur  n'eut  jamais, 
et  qu'il  saura  bien  vous  faire  oublier.  Je  consens 
que  vous  ne  m'àccordîez  rien  qu'à  titre  de  grâce. 
Mais ,  ^i  je  n'ai  point  mérité  votre,  amitié ,  son^ 


!220  G0KRE8P0NDANCE. 

gez,  je  vous  supplie,  que ,  de  votre  propre fiveu, 
M.  le  maréchal  maccordoit  la  sienne.  G*est  en 
son  nom,  c'est  au  nom  de  sa  mémoire  qui  nous 
est. si  chère  à  tous  deux,  que  je  réclame  de 
votre  part  les  sentiments,  qu  il  eut  pour  moi  ,et 
que,.demon  côté,  je  voue  à  la  persoime  qu'il  ai- 
ma le  plus  tous  ceux  que  j  avois  pour  lui.  Il  est 
impossible  de  dire  davantage.  Je  ne  demande  ni 
de  fréquentes  lettres ,  ni  d^s  réponses  exactes  ; 
mais  quand  vous  sentirez  que  je  doisêtre  inquiet 
(  et,  quand  on  aime  les  gens,  cela  se  devine) , 
faites-moi  dire  un  mot  par  M,  de  La  Roche,  etje 
suis  content. 

A  M.  DE  SAUTTERSHAIM. 

Motiers,  21  juin  176^. 

"'9 

Je  suis  honteux  d'avoir  tardé  si  long-temps , 
monsieur,  à  vous  répondre.  Je  sais  mieux  que 
personne  quels  privilèges  d'attention  méritent 
les  infortunés;  mais ,  à  ce  même  titre,  je  mérite 
aussi  quelque  indulgence ,  et  je  ne  différoisquc 
pour  pouvoir  vous  dire  quelque  choses  de  pomif 
sur  les  dix  louis  dont  vous  craignez  de  vous  pré- 
valoir ,  de  peur  de  n'être  pas  en  état  de  me  les 
rendre.  Mais  soyez  bien  tranquille  sur  cet  arti- 
cle, puisque  ma  plus  constante  maxime ,  quatid 
je  prête  (ce  qui,  vu  ma  situation,  m'arrive  rare- 
ment), est  de  ne  compter  jamais  :sur  la  restitu-. 
tion,  let  niême  de  ne  la  pas  exiger.  Ce.qui  retarde, 
à  cet  égard  l'exécution  de  ma  promesse  est  uix 


ANNÉE   1764.  ^2f 

lévénement  malheureux  qui  ne  me  laisse  pas  <]is^ 
poser*  d$tns  le  moment  dun  argent  quim'appàr*' 
tient.  Sitôt  que  je  le  pourrai  je  n'oublierai  pas 
qu'une  chose  offerte  est  une  chose  due ,  quand  il 
B  y  a  que  Timpuissance  de  rendre  qui  empêche 
d'accepter. 

J'ai  du  penchant  à  croire  que  pour  le  présent 
vous  me  pariez  sineèretnent  ;  mais  à  moins  d'en 
être  sûr  ^  je  ne  puis  continuer  avec  vous  une  cor- 
respondance qui  ^  aux  termes  où  nous  avons  été, 
ne  pourroit  qu'être  désagréable  à  tous  deux  sans 
une  eonfiance  réciproque.  Malheureusement  ma 
santé  est  si  mauvaise ,  moù  état  est  si  triste ,  et 
j'ai  tant  d'embarras  plus  pressants,  que  je  ne  puis 
vaquer  maintenant  aux  fecher^hes*  néciessaires 
pour  vérifier  votre  histoire  et  votre  conduite,  ni 
demeurer  avec  vous  en  liaisons  que  cette  vérifi- 
cation  ne  soit  faite;  ce  qui  etnporte  de  votre  côté 
laiH^essité  de  disposer  de  ce  que  vous  avez  laissé 
chez  moi ,  et  que  je  souhaite  de  ne  pas  garder  plus 
longrtemps.  Je  voudrois  donc ,  monsieur ,  vous 
faire  acheter  une  autre  malle  à  la  place  de  la 
mienne ,  dont  j'ai  besoin ,  et  que  vous  trouvassiez 
un  autre  dépositaire  qui  se  chargeât  <le  vos  effets, 
ou  que  vous  me  marquassiez  par  quelle  voie  je 
dois  vous  les  envoyer. 

Mou  dessein  n'est  pas  d'entrer  eii  discussion 
sur  les  explications  de  votre  dernière  lettre.  Yoxis 
demandez,  par  exemple,  si  la  servante  de  li» 
maison-de^ville  a  des  preuves  que  l'enfant  qu'elle 
vous  donne  .est  (jkt  vous  :  ordinàirétlient  on  ne 


11^^  CORRESPONDANCE. 

prend  pas  des  témoins  dans  ees  sortes  d'affaires,? 
Mais  elle  a  fait  ses  déclara  tioQS.juridiq^aes,  et 
prêté  serment  au  moment  de  raccouchement  ^ 
selon  la  forme  prescrite  en  ce  pays  par  la  loi  ;  et 
cela  fait  foi ,  en  justice  et  dans  le  public  ^  par  dé- 
faut d'opposition  de  votre  part. 

Quelles  qu  aient  été  vos  mçeijirs  j  usqu  ici ,  vous 
êtes  à  portée  encore  de  rentrer  en  vous-même  ;  et 
Vadversité ,  qui  achève  de  perdre  ceu*  qui  ont  un» 
penchant  décidé  au  mal ,  peut ,  si  vow  en  faite» 
un  bon  usage ,  vqus  raniener  au  bien ,  pour  lequd 
il  XXX  ^  toujours  paru  que  vous  étie*  né.  L'épreuve 
est  rude  et  pénihli^  ;  mais  quand  Iq  mal  est  grand 
le  remède  y  doit  être  proportionné.  Adieu,  mon- 
sieur. Je  comprends  que  votre  situati<m  deman-^ 
deroit  de  m^  pcirt  autrç  cbose  quq  des  disooura  ;^ 
mais  la  tienne  vw  tient  enchaîné  pour  1«  pres- 
sent, Prenez,  s'il  est  possible,  un  peu  de  patien-^* 
ce,  et  soye?  piçr<^uf^dé qu'au  moment  que  je  pour^ 
rai  disposer  de  1^  bagatelle  en  question  vous  au*- 
rez  de  mtes  nouvelka,  Je  vous  salue ,.  iqionsiçuf , 

d^  tpvït  mo»  ço^nr. 

A  M.  i>B  QHAMFORT. 

> 

J'ai  toi^onrs  désiré,  monsieur,  d'être  oublié  de 
lOr  tourbe  insoljin^  ei  vile  qui  ne  songe  aux  in- 
fortunés que  poujf  iesulter  à  leur  niisère^  mais 
Testime  d^S  bomm^*  de  mi^rics  est  un  pitéoieux 
dédomniag^^Qient  de  ses  outrages,  et  je  ne  pui» 


ANNÉE   1764*  àal 

qu'elle  flatté  de  Thônneur  que  vous  m'avez  fait 
en  m'envoyant  votre  pièce.  Quoique  accueillie  du 
public  j  elle  doit  l'être  des  counoisseurs  et  des 
gens  sensibles  auK  vrai^  charmes  de  la  nature. 
L effet  le  plus  $ûr  de  mes  maximes,  qui  est  de 
m  attirer  la  haine  des  méchants  et  lafifeotien  des 
gens  de  bien ,  et  qui  se  marquis  autant  par  mes 
malheurs  que  par  mes  succès ,  m'apprend ,  par 
lapprobation  dont  vous  honorez  mes  écrits ,  ce 
qu  on  doit  attendre  des  vôtres,  et  me  fait  désirer, 
pour  Futilité  publique,  qu ils  tiennent  tout  ce 
que  promet  votre  début.  Je^vous  salue,  mon-^ 
sieur  I  de  tout  mon  cœur. 

A  M.  D'IVEilNOIfi. 

é 

\ 

MQtier^ ,  Iç  6  juillet  1 764, 

J'^pprQi^ds,  monsieur,  avnc  grand  plaisir  votre 
heureuse  airrivée  à  Genève ,  et  je  vous  remercie 
de  l'inquiétude  que  vous  donne  ma  sciatique 
naissante.  Des  personnes  à.qui  je  suis  attaché ,  et 
qui  me  marquent  quelles  me  viennent  voir, 
m'ôtent  la  liberté  de  partir  pour  Aîx.  Je  vous  prie 
df?  i^e  pa3  cjnvçyciP  la  flanelle,  dont  je  vous  re- 
mercia ^  «P^i?  dout  il  me  aeroit  impossil^le  de' 
fi^iire  UA  U3ag9  ^^çeai  çttivi  pour  m'en  ressentir. 
L^^  %çm%  qui  gênant  et  qtû  dujrent  m'importu- 
niSQt  pl^$  que  Içs  niaux,  ^t  en  toule  chose  j'aime 
mieux  «pwffw  qu'agir. 

\k%  r^pon^fi  du  conseil  aui^  démises  repré- 
sf  nt^tions  n€^  m'étonne  point  \  mais  ce  ijui  m'é^^ 


424  CORRESPONDANCE. 

tonne  c'est  la  persévérance  des  citoyens  etboUi*- 
geois  à  faire  des  représentations. 

La  brochure  que  yous  inavez  envoyée  me 
paroît  dxin  homme  qui  a  trop  d  étoffe  dans  la 
tête  pour  n'en  avoir  pas  un  peu  dans  lé  cœur.  Si 
jamais  il  prend  part  à  quelque  affaire^  il  fera 
poids  dans  le  parti  qu'il  embrassera. 

Celui  à  qui  je  me  suis  adressé  pour  les  airs  dé 
mandoline  ma  marqué  qu'il  les  feroit  graver. 
Ainsi,  il  ne  me  reste  qu'à  vous  remercier  pouf 
cela  de  la  peiné  que  vous  avez  bien  voulu  pren-* 
dre. 

Mademoiselle  Le  Vassettr  Vous  retoeircîè  dé 
l'honneur  de  votre  souvenir ,  et  vous  assure  de 
son  respect.  Je  vous  prie'  d'assurer  du  mien  ma- 
dame d'Ivernois.  J'embrasse  M.  Deluc ,  et  vous 
salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 
'  Je  reçois  à  l'instant  la  flanelle,  et  vous  en  re- 
mercie ,  en  attendant  le  plaisir  de  vous  voir.    • 

A  M.  H.  D.  P. 

« 

.  l^çtier»,  le  1 5  juillet  1764* 

Si  mes  raisons,  monsieur,  contre  la  prèposi-' 
tidn  qui  m'a  été  faite  par  le  canal  dé  M.  P*** 
vous  paroissent  mauvaises ,  celles  que  vous  m'ob* 
jectez  ne  me  semblent  pas  meilleures  ;  et  dans  ce 
qui  regardé  ma  conduite,  je  crois  pouvoir  rester 
juge  des  motifs  qui  doivent  me  déterminer. 
-  Il  ne  s'agit  pas ,  je  le  sais ,  de  ce  que  tel  ou  tel 
peut  mériter  par  là  loi  du  talion ,  mais  il  s'agit 


ANNÉE    1764.  225 

Aé  robjection  par  laquelle  les  catholiques  me  fer- 
meroient  la  bouche  en  m  accusant  de  combattre  . 
ma  propre  religion.  Vous  écrivez  contre  les  per- 
sécuteurs, me  <liroient-ils,  et  vous  vous  dites 
protestant  !  Vous  avez  donc  tort  ;  car  les  protes-< 
tants  «ont  tout  aussi  persécuteurs  que  nous ,  et 
cest  pour  cela  que  nous  ne  devons  point  les  to- 
lérer, bien  sûrs  que,  s'ils  devenoient  les  plus 
forts ,  ils  ne  nous  tolëreroient  pas  nous-mêmes. 
Vous  nous  trompez,  ajouteixHent-ils ,  ou  vous 
vous  trompez  en  vous  mettant  en  contradiction 
avec  les  vôtres ,  et  nous  prêchant  d  autres  maxi- 
mes que  les  leurs.  Ainsi ,  Tordre  veut  qu  avant 
d'attaquer  les  catholiques  je  commence  par  at- 
taquer les  protestants ,  et  par  leur  montrer  qu'ils 
ne  savent  pas'  leur  propre  religion.  Est-ce  là , 
monsieur,  ce  que  vous  m'ordonnez  de  faire? 
Cette  entreprise  préliminaire  rejetteroit  l'autre 
encore  loin;  et  il  me  parott  que  la  grandeur  de 
la  tàdbe  ne  vous  effraie  guère,  quand  il  n'est 
question  que  de  l'imposer. 

Que  si  les  arguments  â^ ^;n//t^m<}u'on  m'ob- 
jecteroit  vous  paroissent  peu  embarrassants ,  ils 
me  le  paroissent  beaucoup  à  moi  ;  «t ,  dans  ce 
cas ,  c'est  à  celui  qui  sait  les  résoudre  d'en  pren- 
dre le  soin. 

Il  y  a  encore,  ce  me  semble,  quelque  chose 
de  dur  et  d'injuste  de  compter  pour  rien  tout 
ce  que  j'ai  fait  ,  et  de  regarder  ce  qu'on  me 
prescrit  comme  un  nouveau  travail  à  faire. 
Quand  on  a  bien  établi  une  vérité  par  cent  preu- 

17.  i5 


226  GOHBBSPONDÂNGE. 

ves  invincibles*,  ce  n'est  pas  un  si  grand  .crime , 
à  mon  avis^  de  ne  pas  courir  après  la  cent  et 
unième ,  sur-tout  si  elle  n'existe  pas.  J'aime  à  dire 
des  choses  utiles ,  mais  je  n  aime  pas  à  les  répé- 
ter; et  ceux  qui  veulent  absolument  des  redites 
n  ont  qu  a  prendre  plusieurs  exemplaires  du 
même  écrit.  Les  protestants  de  France  jouissent 
maintenant  d  un  repos  auquel  je  puis  avoir  con- 
tribué ,^non  par  de  vaines  déclamations  comme 
tant  d'autres ,  mais  par  de  fortes  raisons  politi- 
ques bien  exposées.  Cependant,  voilà  qu'ils  me 
pressent  d'écrire  en  leur  faveur  :  c'est  faire  trop 
de  cas  de  ce  que  je  puis  faire ,  ou  trop  peu  de  ce 
que  j'ai  fait.  Us  avouent  qu'ils  sont  tranquilles  ; 
mais  ils  veulent  être  mieux  que  bien,  et  c'est 
après  que  je  les  ai  servis  de  toutes  mes  forces 
qu'ils  me  reprochent  de  ne  les  pas  servir  au-delà 
de  mes  forces. 

Ce  reproche ,  monsieur,  me  paroit peu  recon- 
noissant  de  leur  part ,  et  peu  raisonné  de  la  vôtre. 
Quand  un  homme  revient  d'un  long  combat , 
hors  d'haleine  et  couvert  de  blessures,  est -il 
temps  de  l'exhorter  gravement  à  prendre  les  ar- 
mes, tandis  qu'on  se  tient  soi-même  en  repos? 
Eh!  messieurs,  chacun  son  tour ,  je  vous  prie.  Si 
vous  êtes  si  curieux  des  coups ,  allez  en  chercher 
votre  part: quant  à  moi,  j'en  ai  bien  la  mienne  ; 
il  est  temps  de  songer  à  la  retraite  :  mes  cheveux 
gris  m'avertissent  que  je  ne  suis  plus  qu'un  vété- 
ran ;  mes  maux  et  mes  malheurs  me  prescrivent 
le  repos ,  et  je  ne  sors  point  de  la  lice  sans  y  avoir 


'  ANNÉE    1764»  ^^^ 

|)ûyé«de  ma  jpersonne.  Sut  patniB  Priamoque 
datum.  Prenez  mon  rang,  jeunes  gens^  je  vous 
le  cède  ;  gardez-le  seulement  comme  j  ai  £siit ,  et 
après  cela  ne  vous  tourmentez  pas  plus  des  ex- 
hortations indiscrètes  et  des  reproches  déplaces 
que  je/  ne  m'en  tourmenterai  désormais. 

Ainsi ,  monsieur ,  je  confirme  à  loisir  ce  que 
vous  m'accusez  d'avoir  écrit  à  la  hâte  ^  et  que 
:Vous  jugez  n  être  pas  digne  de  moi  ;  jugemetit 
auquel  j'éviterai  de  répondre ,  faute<  dé  renten*^ 
dre  suffisamment* 

Recevez ,  monsieur ,  je  vous,  supplie ,  les  assu^ 
rances  de  tout  mon  respect* 

A  MADAME  DE  C:|IÉQUL 

Motiers-TraVers,  le  21  juillet  1764* 

Vous ' ne  m'auriez  pas  prévenu,  madame,  si 
>  ma  situation  m'eût  permis  de  vous  faire  sou  ver- 
nir de  moi  ;  mais  si  dans  la  prospérité  l'on  doit 
aller  au-devant  de  ses  amis,  dans  l'adversité  il 
n  est  permis  que  d'attendre.  Mes  malheurs ,  l'ab- 
sence et  la  mort,  qui-  ne  .cessent  de  m'en  ôter , 
me  rendent  plus  précieux  ceux  qui  me  restent. 
•Je  n'avois  pas  besoin  d'un  si  triste  motif  pour 
faire  valoir  votre  lettre;  mais  j'avoue,  madame , 
que  la  circonstance  où  elle  m'est  venue  ajoute 
encore  au  plaisir  qu'en  tout  autre  temps  j'auroie 
eu  de  la  recevoir^  Je  reconnois  avec  joie  toutes 
vos  anciennes  bontés  pour  moi  dans  les  vœux 
que  vous  daignez  faire  pour  ma  conversion.  Mais, 

iS. 


228  CORRBSPONDARCfi. 

quoique  je  rois  trop  bon  chrétien  pour  *ètire 
jamais  catholique ,  je  ne  m  en  crois  pas  moins 
de  la  même  religfion  que  vous  :  car  la  bonne  re* 
ligion  consiste  bemicoiip  moins  dans  ce  qn  on 
croit  que  dans  ce  qu  on  fait.  Ainsi ,  madame , 
restons  cbaune  nous  so^imes;  et  quoi  que  voué 
en  puissiez  dire ,  nous  nous  reverrons  bien  plus 
purement  dans  lautre  monde  que  danscelui-cf. 
£'eùt  été  un  très  grand  honneur  pour  votre 
{[ouvernement  que  J»  J.  Rousseau  y  vècdt  et 
mourût  tranquille,  mais  lesprit  étroit  de  vok 
petits  pieirlèmentaires  ne  leur  a  pas  permis  de 
voir  jusque-là;  et,  qilanfl  ils  i'auroient  vu ,  l'in^ 
térêt  particulier  ne  leur  eût  pas  permis  de  cher- 
cher la  gloire  nationale  au  préjudice  de  leur 
vengeance  jésuitique  et  des  petits  moyens  qui 
tenaient  à  ce  projet.  Je  connois  trop  leur  portée 
pour  les  exposer  à  ftiire  une  seconde  sottise':  la 
première  ^  suffi  pour  ssie  l'endre  sage.  L'air  de 
0e  lieii^ci  me  tuera,  Je  le  sais  :  mats  n importe; 
J'ftme  mieuxmourir  sons  iautorîtéydes  lois  que 
de  vivre  éternel  jouet  des  petites  passions  des 
hommes.  Madame,  Paris  ne  me  reverra  jamais  ; 
voilà,  sur  quoi  vous  pouvez  compter,  ie  suis  faien 
fâché  que  cette  eâi:itude  m'ote  Fespoir  de  vous 
revoir  jamais  quen  esprit;  car  je  crois  qu^avec 
toute  votre  dévotion  vous  ne  pensez  pas  quW 
4e  revoie  autrement  dans  lautre  vie.  Becevez , 
madame,  mes  salutations  et  mon  respect,  et 
soyez  bien  persuadée ,  je  vous  supplie ,  que,  mort 
ou  vif,  je  ne  v€«is  oublierai  jamais. 


ANNÉE    1764»  229 


AM 


«■»« 


22  juillet  i764^ 

Je  crains,  monsieur,  que  vous  n alliiez  uu  peu 
vite  e«  bedogne  dans  vos  projets;  ilfaudroit, 
quand  rien  ne  vouâ  ptesse,  proportionner  la 
maturité  des  délibérations  à  rknportance  des 
résolutions.  Pourquoi  quitter  si  brusquement  Tes- 
tât que  vous  aviez  embrassé,  tandis  que  vous 
pouviez  à  loisir  vous  arranger  pour  en  prendre, 
un  autre  y  91  tant  est  quon  puisse  appeler  un 
état  le  genre  de  vie  qoe  voqs  vous  èies  c&oisi,  çt 
4pnt  vous  serez  peut-être  àussitèt  rebuté  que 
du  premier?  Que  risquiez-vous  à  mettre  un  peu 
moins  d'impétuosité  dans  vos  démarches,  et  à 
tirer  parti  de  ce  retard ,  pour  vous  confirmer 
dans  vos  principes,  et  pour  assurer  vds  résolu- 
tions par  ilne  plus  mûre  étude  de  vous-^mème  ? 
Vous  voilà  éeul  sur  la  terre  dans  l'âge  où  Thom* 
me  doit  tenir  à  tout;  je  vous  plains ,  et  c'est  pour 
cela  que  je  ne  pui»  vous  approuver,  puisque 
vous  avez  voulu  vous  isoler  vous-même  au  mo- 
ment  où  cela  vous  convenoit  le  moins.  Si  vous 
croyez  avoir  suivi  mes  principes,  vous  vous 
tronifpez^  vous  avez  suivi  l'impétuosité  dé  votre 
ège;  une  démarche  d'un  tel  éclat  valoit  assuré-^ 
ment  la  peiise  d'être  bien  p^sée  avant  d'en  venir 
à  rexécutiou.  C'est  une  chose  faite,  je  le  sais  :  je 
vei|x  seulement  vouS'  feiire  entendre  que  la  ma- 
nière de  la  soutenir  ou  den  revenir  demande 


33o  CORRESPONDAN€E. 

un  peu  plus  d  examen  que  vous  n  en  avez  mis  à 
la  faire. 

Voici  pis.  L  effet  naturel  de  çcttte  conduite  a 
été  dé  vous  brouiller  avec  madame  votre  mère. 
Je  vois,  sans  que  vous  me  le  montriez,  le  fil  de 
tout  cela  ;  et ,  quand  il  n  y  auroit  que  ce  que 
vous  me  dites ,  à  quoi  bon  aller  effaroucher  la 
conscience  tranquille  d'une  mère,  en  lui  mon" 
trant  sans  nécessité  des  sentiments  différetits 
des  siens?  Il  falloit,  monsieur,  garder  ces  senti-* 
nxents  au^dedans  de  vous  pour  la  régie  de  votre 
conduite,  et  leur  premier  effet  devoit  être  de 
vous  faire  endurer  avec  patience  les  tracasseries 
de  vos. prêtres,  et  de  ne  pas  changer  ces  tracas- 
series en  persécutions ,  en  voulant  secouer  hau* 
tenxent  le  joug  de  la  religion  où  vous  étiez  né, 
Jç  pense  si  peu  comme  vous  sur  cet  article,  que 
quoique  îe  clergé  protestant  me  fasse  une  guerre 
ouverte,  et  que  je  sois  fort  éloigné  de  penser 
comme  lui  sur  tous  les  points,  je^n  en  demeure 
pas  moins  sincèrement  uni  à  la  communion  de 
notre  église,  bien  résolu  d'y  vivre  et  dy  mourir 
s'il  dépend  de  moi  :  car  il  est  très  consolant 
pour  un  croyant  affligé  de  rester  en  commu- 
nauté de  culte  avec  ses  frères,  et  de  servir  Djieu 
conjointement  avec  eux.  Je  vous  dirai  plus,  et 
je  vous  déclare  que  si  j  étois  né  catholique ,  je 
demeurerois  catholique,  sachant  bien  que  vo- 
tre église  met  un  frein  très  salutaire  aux  écarts 
de  la  raison  humaine  qui  ne  trouve  ni  fond  ni 
rive ,  quand  elle  veut  sonder  Fabyme  des  cho^ 


ANNÉE    1764-  23l 

8çs;  et  je  suis  si  convaincu  de  Futilité  de  ce  frein, 
que  je  men  suis  moi-même  imposé  uq  seni- 
blable ,  en  me  prescrivant ,  pour  le  reste  de  ma 
vie ,  des  règles  de  foi  dont  je  ne  me  permets  plus 
de  sortir.  Aussi  je  vous  jure  que  je  ne  suis  tran- 
quille que  depuis  ce  temps-là ,  bien  convaincu 
que ,  sans  cette  précaution ,  je  ne  laurois  été  de 
ma  vie.  Je  vous  parle,  monsieur,  avec  efFusion 
de  coeur ,  et  comme  un  père  parleroit  à  son  en- 
fant. Votre  brouillerie  avec  madame  votre  mèfe 
me  navre.  J'avois  dans  mes  malheurs  la  conso- 
lation de  croire  que  mes  écrits  ne  pouvoient 
faire  que  du  bien;  voulez-vous  m'ôtef  encore 
cette  consolation  ?  Je  sais  que  s'ils  font  du  mal , 
ce  n*est  que  faute  d'être  entendus  ;  mais  j'aurai 
toujours  le  regret  de  n'avoir  pu  me  faire  enten- 
dre. Cher***,  un  fils  brouillé  avec  sa  mère  a  tou- 
jours tort  :  de  tous  les  sentiments  naturels  ,  le 
seul  demeuré  parmi  nous  est  lafFection  mater- 
nelle. Le  droit  des  mères  est  le  plus  sacré  que  je 
connoisse;  en  aucun  cas,  on  ne  peut  le  violer 
sans  crime  :  raccommodez -vous  donc^avèc  la 
vôtre.  Allez  vous  jeter  à  ses  pieds  ;  à  quelque 
prix  que  ce  soit ,  apaisez-la  ;  soyez  sûr  que  son 
cœur  vous  sera  rouvert  si  le  vôtre  vous  ramène 
à  elle.  Ne  pouvez-vous  sans  fausseté  lui  faire  le 
sacrifice  de  quelques  opinions  inutiles ,  ou  du 
moins  les  dissimuler?  Vous  ne  serez  jamais  ap- 
pelé à  persécuter  personne;  que  vous  importe 
le  reste? Il  n'y  a  pas  deux  morales.  Celle  du  chris- 
tianisme et  celle  de ]a philosophie  sont  la  même; 


23^2  CORRESPOItDA^NGE. 

luae  et  l'autre  tous  impose  ici  le  même  deToir^ 
TOUS  pouvez  le  remplir,  yotts  le  devez;  la>raiw 
3oa,  l'honneur,  votre  intérêt,  tout  le  veut;  iixoi 
je  lexige  pour  répondre  aux  sentiments  dont 
vous  m'honorez.  Si  vons  le  faites ,  comptez  sur 
mon  anûtié,  sur  toute  mon  estime^  sur  tù€9 
soins ,  si  jamais  ils  vous  sont  hons  à  qiselque 
chose.  Si  vous  ne  le  faites  pas,  vous  navezi 
qu'une  mauvaise  tèté;  ou,  qm  pis  est^  votre 
c«eur  vous  condkiitmal,  et  je  ne  veux  conserver 
de  liaisons  qu'avec  des  gens  dont  la  tète  et  le 
cœur  soient  sains. 

A  M.  D'IVEHNOIS. 

y  Verdun ,  le  i^»  aoAt  1764- 

Le  voyaçe ,  monsieur  ^  <}ui  doit  me  rapprocher 
de  v-ous  est  commencé;  mais  je  ne  tsU  quand 
il  s'achèvera ,  vu  les  pluies  qui  tombent  actuel- 
lement,  et  qui  rendent  les  chemins  désagréables 
pour  un  piéton^  Toutefois  supposant  que  la 
pluie  cesse  et  que  le  chemin  se  ressuie  passsdde- 
ment  dici  à  demain  après-diné ,  je  me  propose 
d'aller  coucher  à  Goumoins ,  après-^demain  à 
Morges  où  j'attendrai  peut-* être  un  jour  ou^ 
deux.  Comme  j'en  crois  les  cabarets  m^uvs^  et? 
le  séjour  ennuyeux,  je  tâcherai  de  trouver  ùst^ 
bateau  pour  traverser  àThonon,t^ti  je  séjour^ 
nerai  quelques  jours  attendant  de  vOS:  nouvelles. 
Je  vous  marque  ma  marche  up  peu  en  détail , 
afiqi  que,  si  vous  vouliez  me  joindre  k  Morges^ 


.   ANNÉE   1764  ^3 

TOlis  -ptuis^ii^  savoir  quand  m  y  trouver  :  mais 
enci^e  une  fois^  ma  manière  de  voyager  fait 
que  tous  ine$  arrangfemeut»  dépendent  du  temps. 
Je  serai  charmé  de  vous  voir  et  no4  amis ,  à  cou* 
ditioa  que  je  oe  serai  point  gêné  dans  ma  ma* 
nière  de  vivre,  et  quon  n amènera  point  de 
femme,  quelque  plaisir  que  j  eusse  en  tout  autro 
^mps  de  faire  connois«ance  a,veo  madame  àth- 
vernois.  Je  lui  présente  mon  respect ,  et  vous 
^alue ,  monsieur ,  de  tout  mon  eœur. 


A  ft&D'IVERNOIS. 

Motiers,  le  2K>«out  1764. 

En  arriva^  ici  avant^kîer ,  monsieur ,  en  iné* 
dîocre  état,  jfe  reçus  aveedttscQntaiMs  de  lettres 
la  vôtre  pour  m'en  eonsoler ,  mais  à  iaqueSe 
rimportusnité  des  autres  m'ea^pécké  de  répondre 
en  détail  an}oiwd'hm« 

Je  suis,  très  sensible  à  la  grâce  qoe  veut  me 
£aâre  M.  Guyot  ;  cesevoit  ea  abuser  que  de  pren- 
dre toutes  ses  bougies  au  prix  auquel  il  vc^t  bien 
Hie  les  passer.  DaiEeurs,  itnemeparoitpafsque 
oelle  qiie  vous  m  avez  envoyée  soit  exactement 
semblable  auxm^nnes  ;^lfaudr  oit,  poiaiT  en  faire 
Tessai  convenaifaliemeiit ,  et  phis  de  loisir  et  ua 
ftus  grand  nombre;  A  tout  événement ,  si  de  ces 
cinq  douzaines  M.  Guym  vouloit  bien  en  céder 
deux  y.  je  pouvrois ,  sur  ces  vingts-quatre  bougies  ^ 
faire  oet  hiver  des  essais  qui  me  décideroient 
sur  ce  xjpi  pourroit  lui  en  rester  au  printemps  ; 


13$  GO&RESPQNPANCE. 

et,  si  pour  ce  nombre  il  permet  le  choix,  J6  les 
aimerpis  mieux  grises  ou  noires  que  rouges,  et 
sur-tout  des  plus  longues  qu  il  ait ,  puisque  je 
suis  obligé  de  meftre  à  toutes  des  alonges  qui 
m'incommodent  beaucoup ,  mais  qui  sont  né- 
cessaires pour  que  la  bougie  pénétre  jusqu'à 
Fobstacle.- 

Vous  aurez  la  Nouvelle  Hiloîse  ;  mais,  comme* 
je  suppose  que  vous  n'êtes  pas .  pressé ,  j'atten- 
drai que  les  tracas  me  laissent  respirer.  Du  reste , 
ne  vous  faites  pas  tant  valoir  pour  m'avoir  de- 
mandé cette  bagatelle  ;  votre  intention  se  pénè- 
tre aisément.  Les  autres  donnent  pour  recevoir; 
vous  faites  tout  le  contraire ,  et  même  vous  abu- 
sez de  ma  facilité.  Ne  m'envoyez  point  de  l'eau 
d'Auguste,  parçequen  vérité  je  n'en  saurois  que 
îaàve ,  ne  la  trouvant  pas  fort  agréable ,  et  n'ayant 
p9S  grand'  foi  à  ses  vertus.  Quant  à  la  truite , 
l'assaisonnement  et  la  main  qui  l'a  préparée 
dpivent  rendre  excellente  une  chose  naturelle- 
ment aussi  bonne; mais  mon  état  présent  m'in- 
terdit l'usage  de  ces  sortes  de  mets.  Toutefois  ce 
présent  vient  d'une  part  qui  m'empêche  de  le 
refuser,  et  j'ai  grand'  peur  que  ma  gourmandise 
ne,  m'empêche  de  m'en  abstenir. 

Je  dois  vous  avertir,  par  rapport  à  l'eau  d'Au-; 
gusfe ,  de  ne  plus  vous  servir  d'une  aiguille  de, 
cuivre ,  ou  de  vous  abstenir  d'en  boire  ;  car  la 
liqueur  doit  dissoudre  assez  de  cuivre  pour  ren- 
dre cette  boisson  pernicieuse  et  pour  en  faire- 
même  un  poison.  Ne  négligez  pas  cet  avis, 


ANNÉE  -1764.  235 

JTâuroisiceiit choses  à  vaus  dire;  mais  le  temps 
me  presse ,  il  faut  finir  ;  ce  ne  seroit  pas  sans  vous 
fairetqusles  remerciements  que  je  vous  dois,  si 
dés  psiroles  y  pouvoient  suffire.  Bieù  des  respects 
à  madame ,  je  vous  supplie;  mille  choses  à  nos 
amis;  recevez  les  remerciements  et  les  saluta- 
tions de  mademoiseUeLe  Vasseur,  et  d'un  honi^ 
mé  dont  le  cœur  est  plein  de  vous. 

Je  ne  puis  m  empêcher  de  vous  réitérer  que 
l'idée  d'adresser  D  k  Best  une  chose  excellente  ; 
c'est  une  mine  d'or  que  cette  idée  entre  des  mains 
qui  sauront  l'exploiter, 

A  MILORD-MARÉCHAL. 

Mo  tiers,  le  ai  août  i764- 

Lé  plaisir  que  m'a  causé ,  milord ,  la  nouvelle 
de  votre  heureuse  arrivée  à  Berlin  par  votre  lettre 
du  mois  dernier ,  a  été  retardé  par  un  voyage  que 
j'avois  entrepris ,  et  que  la  lassitude  et  le  mauvais 
temps  m'ont  fait  abandonner  à  moitié  chemin. 
Un  premier  ressentiment  de  sciatique,  mal  héré- 
ditaire dans  ma  famille ,  m'effrayoit  avec  raison. 
Car  jugez  de  ce  que  deviendroit  cloué  dans  sa 
chambre  un  pauvre  malheureux  qui  n'a  d'autre 
soulagement  ni  d'autre  plaisir  dans  la  vie  que  la 
promenade,  et  qui  n'est  plus  qu'une  machine  am- 
Bidante?  Je  m'étois  donc  mis  en  chemin  pour 
Aix  dans  l'intention  d'y  prendre  la  douche  et 
aussi  d'y  voir  mes  bons  amis  les  Savoyards,  le 
meilleur  peuple ,  à  mon  avis,  qui  soit  sur  lac 


a36  GORftESPONDANCE. 

terre.  J*ai  fait  la  route  jusqu'à  Morgës  pédestre^ 
ineut ,  à  mon  ordinaire ,  as^ez  c^ress^  par-^tout* 
En  traversant  le  lac  ^  et  yofyant  de  loin  les  clo-^ 
cbers  de  Genève ,  je  me  suis  surpris  à  soupirer 
aussi  lâchement  que  j'auroisfait  jadis  pour  une 
perfide  maîtresse.  Arrivé  à  Thonon ,  il  a  fallu  ré- 
trograder,  malade  et  sous  une  pluie  continuelle. 
Enfin  me  voici  de  retour ,  non  cocu  à  la  vérité, 
mais  battu ,  mais  content ,  puisque  j  apprends 
votre  heureux  retour  auprès  du  roi ,  et  que 
mon  protecteur  et  mon  père  aime  toujours  soa 
enfant. 

Ce  que  vous  m'apprenez  de  TafFranchissement 
des  paysans  de  Poipéranie ,  joint  à  tous  les  au- 
tres traits  pareils  que  vous  m  avez  ci-devant  rap- 
portés ,  me  montre  par-tout  deux  choses  éga- 
lement belles;  savoir,  dans  lobjet  le  génie  de 
Frédéric,  et  dans  le  choix  le  cœur  de  George.  Oa 
feroit  une  histoire  dig^  d'immortaliser  le  roi 
sans  autres  méoioires  que  vos  lettres. 

A  propos,  de  mémoires,  j'attends  avec  impa- 
tience ceux  que  vous  m'avez  promis.  J'abandon-^ 
nerois  volontiers  la  vie  particulière  de  votre  frère 
si  vous  les  rendiez  asse&  aai;nples  pour  en  pouvoir 
tirer  l'histoire  de  votre  luaison.  J'y  pourrais  par- 
ler au  loQg  de  TÉçosse  que  vous  aimez  tant  ,.et  de 
votre  illustre  frère  et  de  son  illustre  frère ,  par 
lequel  tout  cela  m'est  devenu  cher.  Il  est  vrai 
que  cette  .entreprise  seront  immense  et  fort  au-- 
dessus de  mes  forces  /sur-tout  dans  l'état  où  je 
suis  i  mais  il  s'agit  moins  de  f^ire  un  ouvrage  que 


ANNÉE    1764.  iSjr 

^  m^oocuper  de  vous,  et  de  fixer  mes  indociles 
idées  qui  voudroient  aller  leur  train  malgré  moi. 
3i  vous  voulez  que  j'écrive  la  vie  de  l'ami  dont 
vous  liiç  parlez ,  que  votre  volonté  soit  faîte  ;  la 
Mienne  y  trouvera  toujours  son  compte,  puis-* 
qu'en  vousobéissant  je  m'occuperai  devons.  Bon- 
jour ,  miJord. 

A  MADAME  LA  C,  DE  B. 

Motier8,}e  8:6  aoàt  1764. 

Après  les  pr^çuves  touchantes,  madame,  que 
j'ai  eues  de  vpti^  amitié  dans  les  p]us  cruels  mô- 
meiits  de  ma  vie ,  il  y  auroit  à  moi  de  l'ingratitude 
de  n'y  pûS  -comptier  toujours  ;  mais  il  faut  par-* 
idon^er  beaucoup  à  mon  état  :  la  confiance  aban- 
donne ies  malheureux ,  et  je  sens ,  au  plaisir  que 
lû'a  fait  votre  lettre ,  ^ue  j'ai  besoin  d'être  ainsi 
rM%urè  qudquefois.  Cette  consolation  ne  pou- 
voit  we  venir  plus  à  propos  :  après  tant  de  per- 
tes irréparables ,  et  en  dernier  lieu  celle  de  M.  de 
Luxembofi^g ,  il  m'importe  de  sentir  qu'il  me 
reste  des  biens  assez  précieux  pour  valoir  1^  ppine 
de  vivre.  Le  moment  où  j'eus  le  bonheur  de  le 
jeonntoltre  res^embloit  beaucoup  à  celui  où  je  l'ai 
l^erdu  ;  dans  l'un  et  dan^  l'autre ,  j'étoîs  affligé , 
idëlaissé,  inalade  :  il  nte  consola  de  tout  ;  qui  me 
consolera  de  lui  ?  Les  amis  que  j'^voîs  avant  de  le 
perdre  j  43ar  mon  cœur  usé  par  les  maux ,  et  déjà 
durci  par  les  ans,  est  fermé  désormais  à  tout 
nouvel  attachement.  ^ 


238  CORRESPONDANCE. 

Je  ne  puis  penser ,  madame ,  que  dans  \e%  cri- 
tiques qui  regardent  l^ducation  de  monsieur 
votre  fils ,  vous  compreniez  ce  que,  sur  le  parti 
que  vous  avez  pris  de  lenvoyer  à  Leyde,  j'ai 
écrit  au  chevalier  de  L***.  Critiquer  quelquun^ 
c  est  blâmer  dans  le  public  sa  conduite  ;  mais 
dire  son  sentiment  à  un  ami  commun  sur  un 
pareil  sujet,  ne  s'appellera  jamais  critiquer,  à 
moins  que  Famitié  n'impose  la  loi  de  ne  dire  ja- 
mais ce  qu'on  pense ,  même  en  choses  où  les 
gens  du  meilleur  sens  peuvent  n'être  pas  du  mê- 
me avis.  Après  la  manière  dont  j'ai  constamment 
pensé  et  parlé  de  vous,  madame ,  je  me  décrie- 
rois  moi-même  si  je  m'avisois  de  vous  critiquer. 
Je  trouve  à  la  vérité  beaucoup  d'inconvénient  à 
envoyer  les  jeunes  gens  dans  les  universités; 
mais  je  trouve  au^si  que,  selon  .les  circonstan- 
ces ,  il  peut  y  en  çivoir  davantage  à  ne  pas  le  faire, 
et  l'on  n'a  pas  toujours  en  ceci  le  choix  du  plus 
grand  bien ,  mais  du  maindremal.  D'ailleurs  une 
fois  la  nécessité  de  ce  parti  supposée ,  je  crois, 
comme  vous  qu'il  y  a  moins  de  danger  en  Hol- 
lande que  par-tout  ailleurs. 

Je  suis  ému  de  ce  que  vous  m'avez  marqué  de 
messieurs  les  comtes  de  B***  :  jugez,  madame, 
si  la  bienveillance  des  hommes  de  ce  mérite 
m'est  précieuse ,  à  moi ,  que  celle  même  des 
gens  que  je  n'estime  pas  subjugue  toujours. 
Je  ne  sais  ce  qu'on  eût  fait  de  moi  par  les  ca- 
resses :  heureusement  on  ne  s'est  pas  avisé  de 
me  gâter  là-dessus.  ^On  a  travaillé  sans  relàohe 


ANNÉB    1764*  2^g 

à  donner  à  mon  cœur ,  et  peut^^t  re  à  mon  génie, 
le  ressort  que  naturellement  ils  n  a  voient  pas. 
J'étois  né  foible  ;  les  mauvais  traitements  m'ont 
fortifié  :  à  force  de  vouloir  m'avilir ,  on  ma  ren- 
du fier. 

Vous  avez  la  bonté ,  madame ,  de  vouloir  des  ^ 

'  détails  sur  ce  qui  me  regarde.  Que  vous  diraî-je? 
rien  n  est  plus  uni  que  ma  vie ,  rien  n  est  plus 
borné  que  mes  projets  ;  je  ^s  au  jour  la  journée 
sans  souci  du  lendemain ,  ou  plutôt  j'acbëve  de 
vivre  avec  plus  de  lenteur  que  je  n  avois  compté. 
Je  ne  m  en  irai  pas  plus  tôt  qu  il  ne  plaît  à  la  na- 
ture ;  mais  ses  longueurs  ne  laissent  pas  de  m  em- 
barrasser,  car  je  n'ai  plus  rien  à  faire  ici.  Le  dé- 
goût de  toutes  choses  me  livre  toujours  plus  à 
Findolence  et  à  Foisiveté.  Les  maux  physiques 
me  donnent  seuls  un  peu  d  activité.  Le  séjour  que 
j'habite  7  quoique  assez^ain  pour  les  autres  hom- 
mes ;  est  pernicieux  pour  mon  état  ;  ce  qui  fait 
qtie,  pour  me  dérober  aux  injures  de  Fair  et  à 
Timportunité  des  désœuvrés ,  je  vais  errant  par 
le  pays  durant  la  belle  saison  ;  mais ,  aux  appro- 
ches de  lltiver,  qui  est  ici  très  rude  et  très  long, 
il  faut  revenir  et  souffrir.  Il  y  à  long-temps  que  je 
cherche  à  déloger  :  mais  où  aller?  comment m'ar- 
rànger?  J'ai  tout  à-la-fois  Fembarras  de  Findi- 
gence  et  celui  des  richesses:  toute  espèce  de  sain 
m  effraie  ;  le  transport  de  mes  guenilles  et  de  mes 

'  livres  par  ces  montagnes  est  pénible  et  coûteux  : 
c'est  bien  la  peine  de  déloger  de  ma  maison ,  dans 
4'altente  <le  déloger  bientôt  de  mon  corps  !  Au 


24o  GORRËSPOJ^DAIlfCE. 

lieu  que ,  restant  où  je  suis ,  j'ai  des  journées  déli^ 
cieuses ,  errant  sans  souci  y  sans  projet,  sans  af-^ 
faires ,  de  bois  en  bois  et  de  rochers  en  rochers, 
rêvant  toujours  et  ne  pensant  point.  Je  donne* 
Tois  tout  au  monde  pour  savoir  la  botanique; 
,  cest  la  véritable  occupation  d un  corps  ambu- 
lant et  d'ua  e&ptit  pare8$eux  :  je  ne  répondrois 
pas  que  je  n'eusse  la  folie  d'essayer  de  i'aj5pren- 
dre ,  si  je  isavoîs  pareil  commencer.  Quant  à  ma 
situation  du  côté  des  ressources,  n'en  abyezpoint 
en  peine;  le  nécessaire,  même  abondant,  ûe  m'a 
point  manqué  jusqu'ici ,  et  probablement  ne  me 
manquera  pas  sitôt.  Loin  de  vous  gronder  de  vos 
offices,  madame, je  vous  en  remercie;  mais  vous 
conviendrez  qu'elles  saroient  mal  placées  si  je 
m'en  prëvalois  avant  le  besoin  « 

Vous  vouliez  des  détails  ;  V4$U8  devez  être  con- 
tente. Je  suis  très  content  des  vôtres ,  à  cela  près 
que  je  n'ai  jamais  pu  lire  le  nom  du  lieu  que  vous 
habitez.  Peut-être  le  connois-je;  et  il  me  seroit 
bien  doux  de  vous  y  suivre ,  du  moins  par  l'ima-^ 
gination.  Au  reste ,  je  vous  plains  de  n'en  être 
encore  qu'à  la  philosophie.  Je  sais  bien  plus 
avancé  que  vous ,  madame  ;  sauf  mon  devoir  et 
mes  amis ,  vne  voilà  revenu  à  rien. 

Je  ne  trouve  pas  le  chevalier  si  déraisohnable 
puisqu'il  vous  divertit  ;  s'il  n  étoit  que  déraison- 
nable ,  il  nY  pdrviendroit  sûrement  pas.  Il  est 
bien  à  plaindre  dans  les  accès  de  sa  goutte ,  car 
on  soufiFre  cruellement;  mais  il  a  du  moins  l'a* 
vantage  de  souffrir  sans  risque.  Des  scélérats  ne 


ANNÉE   1764.  241 

Tassassineront  pas ,  et  personne  n'a  intérêt  à  le 
tuer.  Étes-vous  à  portée,  madame,  de  voir  sou- 
▼en|  madame  la  maréchale?  dans  les  tristes  cir- 
constances où  elle  se  trouve,  elle  a  bien  besoin 
de  tous  ses  amis,  et  sur-tout  de  vous. 

A  M.  LE  PRINCE  R  E.  DE  WIRTEMBERG. 

•  Motiers,  le  3  septembre^ 764* 

J'apprends  avec  plus  de  chagrin  que  de  sur- 
prise l'accident  qui  vous  a  forcé  d'ôter  à  votre 
second  tnfiyit  sa  nourrice  naturelle.  Ces  refus  de 
lait  sont  assez  communs  ;  mais  ils  ne  sont  pas 
tous  sur  le  compte  de  la  nature,  les  mères  pour 
lordinaire  y  ont  bonne  part.  Cependant ,  en 
cette  occasion ,  mes  soupçon^  tombent  plus  sur 
le  père  que  sur  la  mère.  Vous  me  parlez  de  ce 
joli  sein,  en  époux  jaloux  de  lui  conserver  toute 
sa  fraîcheur ,  et  qui ,  au  pis-aller ,  ai(pe  mieux 
que  le  dégât  qui  peut  s  y  faire  soit  de  sa  façon 
que  de  celle  de  lenfant  :'  mais  les  voluptés  con- 
jugales sont  passagères ,  et  les  plaisirs  de  Tamant 
ne  font  le  bonheur  ni  du  père  ni  de  Fépoux. 

Rien  de  plus  intéressant  que  les  détails  des 
progrès  de  Sophie..  Ces  premiers  act^s  d  autorité-  . 
ont  été  très  bien  vus  et  très  bien  réprimés.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  difficile  dans  l'éducation ,  est  de 
ne  donner  aux  pleurs  des  enfants  ni  plus  ni  moins 
d'attention  qu'il  n'est  nécessaire.  Il  faut  que  l'en- 
fant demande ,  et  non  qu'il  commande  ;  il  faut 
que  la  mère  accorde  souvent ,  mais  qu'elle  n« 

17.  ï6 


i 


%^2  CORRESPONDANCE. 

cède  jamais.  Je  vois  que  Sophie  sera  très  rusëe  ; 
et  tant  mieux  -,  pourvu  qu  elle  ne  soit  ni  capri-r 
cieuse  ni  impérieuse;  mais  je^vois  quelle  fyira 
grand  besoin  de  la  vigilâpce  paternelle  et  mater- 
nelle, et  de  l'esprit  de  discernement  que  vous  y 
joignez.  Je  sens,  au  plaisir  et  à  Finqiiiétude  que 
me  donnent  toutes  vos  lettres  ,'que  le  succès  de 
léducation  de  cette  chère  enfant  m'intéresse 
pre$que«autant  que  vous. 

A  M.  DUPEYROU.. 

12  septembre  1764. 

Je  prends  le  parti ,  monsieur  ^  suivant  votre 
idée ,  d'attendre  ici  votre  passage  •-  s'il  arrive  que 
vous  alliez  à  Gressier,  je  pourrai  prendre  celui 
de  vous  y  suivre ,  et  c'est  de  tous  les  arrangements 
celui  qui  me  plaira  le  plus.  En  ce  cas-là  j'irai  seul, 
c'est-à-dire ,  sans  mademoiselle  Le  Vasseur,  et  je 
resterai  seulement  deux  ou  trois  jours  pour  essai , 
ne  pouvant  guère  m!éloigner  en  ce  moment  plus 
long-temps  d'ici.  Je  comprends ,  au  temps  que  . 
demande  la  dame  Guinchard ,  pour  ses  prépara- 
tifs, quelle  |ne  prend  pour  un  sybarite.  Peut- 
,  être .  aussi  veut-elle  soutenir  la  réputation  du 
cabaret  de  Gressier  ;  mais  cela  lui  sera  difficile , 
puisque  les  plats ,  quoique  bons ,  n'en  font  pas  la 
bonne  chère,  et  qu'on  n'y  remplace  pas  l'hôte 
par  un  cuisinier.  Vous  avez  à  Moulezi  un  autre 
hôte  qui  n'est  pas  plus  facile  à  remplacer ,  et  des 
hôtesses  qui  le  sont  encore  moins.  Monlezi  doit 


ANNÉE    1764.  a43 

être  une  espèce  de  mont  Oiympe  pour  tout  ce 
<jui  l'habite  en  paveille  Compagnie.  Bonjour  ^ 
monsieur  :  quand  vous  reviendrez  parmi  les 
m^ortels,  n'oubliez  pas,  je  vous  prîe,  celui  de  tous 
qui  vous^  honore  le  plus,  et  qui  veut  vous  o£Frir^ 
au  lieu  d'encens ,  des  sentiments  qui  le  valent 
bien.  « 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Motiers^  le  iS  septembre  i764. 

La  difficulté,  monsieur,  de  trouver  un  loge- 
ment qui  me  convienne  me  force  à  demeurer 
ici  cet  hiver;  ainsi  vous  m  y  trouverez  à  votre 
passage.  Je  viens  de  recevoir,  avec  votre  lettre 
du  1 1 ,  le  mémoire  que  vous  m'y  annoncez  :  je 
n'ai  point  celui  de  jE*  à  G ,  et  je  nSi  aucune  nou- 
velle de  C;  ce  qui  me  confirme  dans  l'opinion  où 
j'étois  sur  son  sort. 

Je  suis  charmé ,  mais  non  surpris ,  de  ce  que 
vous  me  marquei  de  la  part  de  M.  Abauzit.  Cet 
homme  vénérable  est  trop  éclairé  pour  ne  pas 
Voij  mes  intentions ,  et  trop  vertueux  pour  ne 
pas  les  approuver. 

*  Je  savois  le  voyage  de  M.  le  duc  de  Bandan  ; 
deux  carrossées  d'officiers  du  régiment  du  roi  ^ 
qui  l'ont  accompagné ,  et  qui  me  sqnt  venus  voir, 
m'en  ont  dit  les  «détails.  On  leur  avbit  assuré  à 
Genève  que  j'étois  un  loup  -  garou  inabordable. 
Ils  ne.  sont  pas  édifiés  de  ce  qu'on  leut  a  dit  de 
moi  dans  ce  pavs-là. 

■  J'aurai  soin  de  mettre  une  marque  distinctivc 

16. 


r 


244  CORRESFONPANGE. 

aux  papiers  qui  me  viennent  de  vous  ;  mais  je 
vous  avertis  que,  si  j  en  idoi^ faire  usage  ^  il  fau- 
dra qu  Us  me  restent  très  long-temps ,  aussi  bien 
que  tout  ce  qui  est  entre  mes  mains  et  tout  ce 
dont  j'ai  besoin  encore.  Nous  en  causerons  quand 
j  aurai  le  plaisir  de  vous  voir,  moment  que  j'at- 
tends avec^un  véritable  empressement.  Mes  res- 
pects à  madame  dlvernois  et  mes  salutations  à 
nos  amis.  Je  vous  embrasse. 

Je  croiâ  vous  avoir  marqué  que  j'avois  ici  la 
harangue  ds  M.  Chouet. 

A  M.  DANIEL  RofiuiN.  .     * 

Motiers,  le  32  septembre  1764- 

^  Je  suis  vivement  touché,  très  cher  papa  ,dela 
perte  que  nous  venons  de  faife  ;  car,  outre  que 
nul  événement  dans  votre  famille  ne  m  est  étran- 
ger ,  j'ai  pour  ma  part  à  regretter  toutes  les  bon- 
tés dont  m'honoroit  M.  le  banneret.  La  tranquil- 
lité de  ses  derniers  moments  nous  montre  bien 
que  rhorreur  qu'on  y  trouve  est  moins  dat^  la 
chose  que. dans  la onanière  de  lenvisager.  Une 
.  vie  intégre  est  à  tout  événement  un  grand  moyen 
de  paix  dans  ces  ioioments-là  ;  et  lasérénité  avec 
laquelle  vous  philosophez  sur  cette  matière  vient 
autant  de  voire  cœur  que  de\otre  raison.  Cher 
papa ,  nous  n'abrégerons  pas ,  comme  le  défunt, 
notre  carrière  à  force  de  vouloir  la  prolonger  ; 
nous  laisserons  disposer  de  nous  à  la  nature  et 
à  son  autour  sans  t;rQubler  notfe  vie  par  l'efBKki 


i 


Année  1764.  245 

de  la  perdre.  Quand  les  maux  ou  les  ans  auront 
mûri  cfi^ruh  éphémère  nous  le  laisserons  tom- 
ber çans  murmure  ;  et  tout  ce  qu'H  peut  arriver 
de  pis  en  toute  supposition  est  que  nous  cesse- 
rons alors,  moi  d'aimer  le  «bien,  vous  den  faire. 

A  M.  DEC***. 

*   '    Motiers,  le  6  octobre  1764* 

Je  vous  remercie ,  monsieur,  de  votre  der- 
nière pièce  et  du  plaisir  que  ma  fait  sa  lecture. 
Elle  décide  le  talent  quannonçoit  la  première, 
et  déjà  lauteur  m'inspire  assez  destime  pour 
oser  lui  dire  du  mal  de  son  ouvrage.  Je  n'aime 
pas"  trop  qu'à  votre  âge  vous  fassiez  le  grand 
père  f  que  vous  me  donniez  lin  intérêt  si  tendre 
pour  le  petit^fils  que  vous  n'avez  point ,  et  que , 
dans  une  épttre  où  vous  dites  de  si  belles  choses^, 
je  sente  que  ce  n'est  pas  vous  qui  parlez.  Evitez 
cette  métaphysique  à  la  mode,  qui  depuis  quel- 
que temps  obscurcit  telFement  les  vers  françoîs 
qu'on  né  peut  Jes  lire  qu'avec  contention  d'es- 
prit. Les  vôtres  ne  sont  pas  dans  ce  cas  encore  ; 
mai$  ils  y  tomberoient  si  la  différence  qu'on  sent 
"entre  votre  première  pièce  et  la  seconde  alloit 
en  augmentant.  Votre  épitre  abonde ,  non  seu- 
lement en  grands  sentiments ,  mais  en  pensées 
•  philosophiques,  auxquelles  je  reprocherois  quel- 
quefois de  l'être  trop.  Par  exemple,  en  louant 
dan&  les  jeunes  gens  la  foi  qu'ils  ont  et  qu'on 
floit  à  Ifif  vertu,  croyez-vous  que  leur  faire  eu- 


fl46  CORHESPONDAnCE. 

tendre  que  cette  fyi  n  est  qu'cine  erreur  oe  leur 
âge  soit  un  bon  moyen  de  la  leur  consftrer?  Il 
ne  faut  pas,  monsieur,  pour  paroitre  au-dessus 
des  préjugés,  saper  les  fondements  dé  la  morale. 
Quoiqu'il  n  y  ait  auc\ine  parfaite  vertu  sur  la 
terre ,  il  n'y  a  peut-être  aucun  homme  qui  ne 
surmonte  ses  penchants  en  quelque  chose  ,•  et 
.  qui  par  conséquent  n'ait  quelque  vertu  ;  les  uns 
'en  ont  plus ,  les  autres  moins!  Mais  êi  la  mesure 
est  indéterminée ,  est-ce  à  dire  que  la  chose 
n'existe  point  ?  C'est  ce  qu'assurément  vous  ne 
croyez  point ,  et  que  pourtant  vous  faites  enten- 
dre. Je  vous  condamne ,  pour  réparercette  faute, 
à  faire  une  pièce  où  vous  prouverez  que ,  malrr 
gré  les  vices  des  hommes ,  il  y  a  parmi  eux  des 
vertus,  et  même  tïe  la  vertu ,  et  qu'il  y  entaurioi 
toujours.  Voilà,  monsieur,  de  quoi  s'élever  à  la 
plus  haute  philosophie.  Il  y  en  a  davantage  à 
combattre  les  préjugés  philosophiques  qui  sont 
nuisibles  qu'à  combattre  les  préjugés  populaires 
qui  sont  utiles.  Entreprenez  hardiment  cet  bu* 
vrage;  et,  si  vous  le  traitez  commue  vous  le  pou- 
vez faire,  un  prix  ne  sauroit  vous  manquer. 

En  vous  pariant  des  gens  qui  m  accablent  dans 
mes  malheurs  et  qui  me  portent  leurs  coups  en' 
secret,  j'étois  bien  éloigné,  monsieur,  de  songer 
à  rien  qui  eût  le  moindre  rapport  au  parlement 
de  Paris.  J'ai  pour  cet  illustre  corps  les  mêmes  j| 
sentiments  qu'avant  ma  disgrâce,  et  je  rends  ^ 
toujours  la  même  justice  à  ses  membres ,  quoi- 
qu'ils me  l'aient  si  mal  rendue.  Je  veux  même 


ANNÉE    1764-  247 

penser  qu'ils  ont  cru  faire  envers  moi  leur  de- 
voir d'hommes,  publics  ;  mais  c'en  étoit  un  popr , 
eux  de  mieux  lappfendre.  On  trouverpit  diffi- 
cilement un  fait  où  le  drcyt  des  gens  fût  violé 
d'autant  de  manières  :  mais  quoique  les  suites 
•de  cetft  affaire  m'aient  plongé  dans  un  gouffre 
de  malheurs  d'où  je  ne  sortirai  de  ma  vie,  je 
n'en  sais  nul  mauvais  gré  à  ces  messieurs.  Je 
sais  que  leur  but  n'étoit  point  de  me  nuire ,  mais 
seulement  d'aller  à  leurs  fins.  Je  sais  qu'ils  n'ont 
pour  moi  ni  amitié  ni  haine ,  que  mon  être  et 
mon  sort  est  la  chose  du  monde  qui  les  inté- 
resse le  moins.  Je  me  sull  trouvé  sur  leur  pas- 
sage comme  un  caillou  qu'on  pousse  avec  le 
pied  sans  y  regarder.  Je  connois  à-peu-prèsleur 
portée  et  leurs  principes,  rlls  ne  doivent  pas  dire 
qu'ils  ont  fai^  leur  devoir^  mais  qu'ils  ont  fait 
leur  métier. 

Lorsque  vous  voudrez  m'honorer  de  quelque 
témoignage  de  souvenir  et  me  faire  quelque  part 
de  vos  travaux  littéraires,je  les  recevrai  toujours 
avec  intérêt  et  reconnoissance.  Je  vous  salue , 


monsieur^  de  tout  mon  cœur. 


A  M.  MARTEAU. 


* 

le  1 4  octobre  1764» 

J'ai  reçu,  monsieur,  au  retour  d'une  tournée 
que  j'ai  faite  dans  nos  montagnes,  votre  lettre 
du  4  août, et  l'ouvrage  que  vous  y  avez  joint.  J'y 
ai  trouvé  des  sentiments^  de  Thonnêteté  ,  du 


2JiS  CORRESPONDANCE. 

goût  ;  et  il  ma  rappelé  avec  plaisir  notre  ^a- 
cienne  counoissauce.  Je  ne  voudrois  pourtant 
pas  qu'avec  le  talent  que  ^ous  paroissez  avoir 
vous  en  bornassiez  l'emploi  à  de  pareilles  baga- 
telles. 

Ne  songez  pas ,  monsieur ,  à  venir  ici  atec  une» 
femme  et  douze  cents  livres  de  rentre  viagère  pour 
toute  fortune.  La  liberté  met  ici  tout  le  mond^ 
à  son  aise.  Le  commerce  qu'on  ne  gêné  point  y 
fleurit  ;  on  y  a  beaucoup  d'argent  et  peu  de 
denrées  ;  ce  n'est  pas  le  moyen  d'y  vivre  à  bon 
marché.  Je  vous  conseille  aussi  de  bien  songer  ^ 
avant  de  vous  marierf  à  ce  que  vous  allez  faire. 
Une  rente  viagère  n'est  pas  une  grande  ressource 
pour  une  famille.  •Je  remarque  d!ailleurs  que 
tous  les  jeunes  gens  à  marier  trouvent  des  So- 
phies  'y  mais  je  n'entends  plus  parler  de  SophieS: 
aussitôt  qu'ils  sont  mariés.  ,     , 

Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœUr. 

A  M.  LALIAUD. 

Motiers,  le  i4  octobre  1764. 

Voici,  monsieur,  celle  des  trois  estampes  que 
vous  m'avez  envoyées  qui ,  dans  le  nombre  de» 
gens  que  j'ai  consultés,  a  eu  la  plyiralité  des  voijc- 
Plusieurs  cependant  préfèrent  celle  qui  est  en 
habit  françois  ;  et  l'on  peut  balancer  avec  rai- 
son, puisque  l'une  et  l'autre  ont  été  gravées  sur 
le  même  portrait ,  peint  par  M.  de  La  Tour, 
Quant  à  l'estampe  oti  le  visage  est  de  profil ,  elle 


ANNÉE    1764.  249 

Va  pas  la  moindre  resseaiblance  :  il  paroit  que 
celui  qui  la  faite  ne  m'avoit  jamais  vu ,  et  il  s'est  * 
même  trompé  sur  mon  âge: 

Je  vottdrois,  monsieur,  être  digne  de  Thon- 
neur  que  vous  me  faites.  Mon  portrait  figure 
mal  parmi  ceux  des  grands  philosophes  dont 
vous  me  parlez  ;  mais  j  ose  croire  qu'il  n  est  pas 
déplacé  parmi  ceux  des  amis  dé  la  justice  et  de 
la  vérité.  Je  vous  salue,  Inonsieur ,  de  tout  mou 
cœur. 

A  M.  LE  PRINCE  DE  WIRTEMBERG. 

Moliers,le  1 4  octobre  1764* 

C'est  à  regret,  prince,  que  je  me  prévaux 
quelquefois  des  conditions  que  mon  état  et  la 
nécessité  plus  que  ma  paresse  m'ont  forcé  de 
faire  avec  vous.  Je  v.ous  écris  rarement;  mais 
j'ai  toujours  le  cœur  plein  de  vous  et  de  tout  ce 
qui  vous  est  cher.  Votre  constance  à  suivre  le 
genre  de  vie  si  sage  et  si  simple  que  voils  avez 
choisi ,  me  fait  voir  que  vous  avez  tout  ce  qu'il 
faut  pour  l'aimer  toujours  ;  et  cela  m  attache  et 
m'intéresse  à  vous  comme  si  j'étois  votre  égal  ^ 
ou  plutôt  comme  si  vous  étiez  le  mien  ;  car  ce 
n'est  que  dans  les  conditions  privées  que  1  on 
connoit  l'amitié. 

Le  sujet  des  deux  épitaphes  que  vous  m'avez 
envoyées  est  bien  moral  ;  la  pensée  en  est  fort 
belle;  mais  avouez <iue  les  vers  de  l'une  et  de 
l'autre  soa|;  biçn  mauvais.  Des  vers  plats  sur. 


aSo  CORRESPONDANCE. 

une  plate  pensée  font  du  moins  un  tout  assorti^ 
au  lieu  qu  a  mal  dire  une  belle  chose  on  a  l^ 
double  tort  de  mal  dire  et  de  la  gâter. 

Il  me  vient  une  idée  en  ^  écrivant  ceci  :  ne 
seriez-vous  point  l'auteur  dune  de  ces  deux 
pièces?  Cela  serait  plaisant ,  et  je  le  voudrois  utt 
peu.  Que  navez-vous  fait  quatre  mauvais  vers  , 
afin  que  je  pusse  vous  le  dirç ,  et  que  vous  m'en 
aimassiez  encore  plus  !  * 

A  M.  DE  LA  TOUR. 

MotierSjle  i4  octobre  1764. 

Oui,  monsieur,  j'accepte  encore  mon  second 
portrait.  Vous  savez  que  j'ai  fait  du  premier  un 
usage  aussi  honorable  à  vous  qu  à  moi  et  bien 
précieux  à  mon  cœur.  M.  le  maréchal  de  Luxem- 
«bourg  daigjna  l'accepter  :  madame  la  marécbale 
a  daigné  le  recueillir.  Ce  monunient  de  votre 
amitié ,  de  votre  générosité ,  de  vos  rares  talents-^ 
occupfe  une  place  digne  de  la  main  dont  il  est 
sorti.  J'en  destine  au  second  une  plus  humble  , 
mais  dont  le  même  sentiment  a  fait  choix.  Il  ne 
me  quittei'a  point,  monsieur,  cet  admirable 
portrait  qui  me  rend  en  quelque  façon  l'original 
respectable,  il  sera  sous  mes  yeux  chaque  jour 
de  ma  vie  ;  il  parlera  sans  ces^e  à  mon  cœur; 
il  sera  transmis  après  moi  dans  ma  famille:  et' 
ce  qui  nie  flatte  le  plms  dans  cette  idée  est  qu'on 
s'y  souviendra  toujours  de  nrotre  amitié. 

Je  vous  prie  instamment  de  vouloir  bien  do»- 


.     ANNÉE    1764.  25ï 

ner  à  M.  Le  Niep^  vos  directions  pour  lembal*- 
lage.  Je  tremble  que  cet  ouvrage ,  que  je  me 
réjouis  de  faire  admirer  en  Suisse  ^  ne  souffre 

quelque  atteinte  dans  le  transport. 

• 

A  M.  LE  NIEPS. 

Motiers,Ie  i4  octobre  1764* 

Puisque ,  malgré  ce  que  je  vous  avois  marqué 
ci-devant ,  mon  boû  ami ,  vous  avez  jugé  à  pro- 
pos de  recevoir  pour  moi  mon  second  portrait 
de  M.  de  La  Tour,  je  ne  vous  en  dédirai  pas. 
L'honneur  qu'il  m'a  fait ,  l'estime  et  l'amitié  ré- 
ciproque, les  consolations  que  je  reçois  de  ^n 
souvenir  dans  mes  malheurs ,  ne  me  laissent  pas 
écouter  dans  cette  occasion  une  délicatesse  qui , 
vis-à-vis  de  lui ,  seroit  une  espèce  d'ingratitude. 
J'accepte  ce  second  présent ,  ekil  ne  m'est  point 
pénible  de  joindre  pour  lui  la  ^econnoissance 
et  l'attachement.  Faites-moi  le  plaisir,  cher  ami , 
de  lui  remettre  l'incluse,  et  priez-le ,  comme  je 
fais,  de  vous  donner  ^es  avis  sur  la  manière 
d'emballer  et  de  voiturer  ce  bel  ouvrage ,  afin, 
qu'il  ne  s'endoinmage  pas  dans  le  transport. 
Employez  quelqu'un  d'entendu  J30ur  cet  embal- 
lage, et  prenez  ^  peine  aussi  de  prier  MM.  Ro«i- 
gemont  de  voi|s  indiquer  des  voituriers  de  con- 
fiance à  qui  l'on  puisse  remettre  la  caisse  pour 
qu'elle  me  parvienne  sûrement  et  que  ce  qu'elle 
contiendra  ne  soit  point  tourmenté.  Comme  il 
ne  vient  pas  de  voituriers  de  Paris  jusqu'ici, 


352  CORRESPONDANCE. 

il  faut  l'adresser,  par  lettre  de  •rôîture ,  à.  M.  Ja- 
net ,  directeur  des  postes  à  Pontarlier ,  avec 
prière  de  me  la  faire  parvenir.  Vous  ferez ,  s'il 
vous  plaît;  une  note  exacte  de  vos  déboursés  , 
et  je  vous  les  ferai  rembourser  aussitôt.  Je  suis 
impatient  de  m'hônorer  en  ce  pays  du  travail 

^  d  un  auss)  illustre  artiste  ,   et  des   dons  d'un 
homme  aussi  vertueux. 

^  Le  mauvais  temps  ne  më  permit  pas  de  suivre 
cet  été  ma  route  jusqu'à  ^x,  pour  une  misé- 
rable sciatique  dont  les  premières  atteintes , 
jointes  à  mes  autres  maux,  m'ont  effrayé.  Je 
vis  à  Thonon  quelques  Genevois ,  et  entre  autres 
celui  dont  vous  parlez,  et  en  ce  point  vous  avez 
été  très  bien  informé ,  niais  non  sur  Le  reste , 
puisque  nous  nous  séparâmes  tous  fort  con- 
tents les  uns  des  autres.  M.  D.  à  des  défauts  qui 
sont  assez  désagréables;  mais  c'est  un  honnête 
homme ,  bon  citoyen ,  qui ,.  sans  cagoterie ,  a  de 
la  religion  et  des  mœurs  sans  âpreté.  Je  vous 
dirai  qu'à  mon  voyage  de  Genève,  en  1754,  il 
me  parut  désirer  de  se  raccommoder  avec  vous; 
mais  je  n'osai  vous  en  parler ,  voyant  l'éloigné*- 
ment  que  vous  aviez  pour  lui  :  cependant  il  me 
seroît  fort  doux  de  voir  tous  ceux  que  j'aime 
s'aimer  entre  eux.  ^ 

Après  avoir  cherché  dans  tout  le  pays  une 
habitation  qui  me  convint  mieux  que  celle-ci, 
j'ai  par-tout  trouvé  des  inconvénients  qui  m^ont 
retenu  et  sur  lesquels  je  me  suis  enfin  déterminé 
à  revenir  passer  l'hiver  ici.  Bien  sûr  que  je  ne 


J 


ANNÉE    1764.  253 

trouverai  la  santé  nulle  part,  j'aime  autant 
trouver  ici  qu  ailleurs  la  fin  de  mes  misères. 
Les  maux,  les  ennuis,  les  années  qui  s  accu- . 
mulent  me  rendent  moins  ardent  dans  mes 
désirs,  et  moins  actif  à  les  satisfaire  ;  puisque  le 
bonheur  n  est  pas  dans  cette  vie^  n  y  multiplions 
pas  du  moins  les  tracas. 

'  Nous  avons  perdu  le  banneret  Rogûin ,  homme 
de  grand  mérite,  proche  parent  de  notre  ami , 
et  très  regretté  de  sa  famille ,  de  sa  ville  et  de 
tous  les  gen^  de  bien.  C'est  encore,  en  mon  par- 
ticulier ,  un  ami  de  moins  ;  hélas!  ils  s'en  vont' 
tous ,  et  moi  je  reste  pour  survivre  à  tant  de 
pertes 'c;j  pour  le*  sentir.  U  ne, m'en  demeure 
plus  guère  à  faire ,  mais  elles  me  seroient  bien 
cruelles.  Cher  ami ,  conservez-nous. 

•  A  m;  MOULTOU. 

Motiers,  le  i5  octobre  1764* 

4 

.  Voici  la  lettre  que  vous  m'avez  envoyée.  Je 
suis.peii  surpris  de  ce  qu'elle  contient , «mais 
vous  paroissiez  avoir  une  si  grande  opinion  de^ 
celui  à  qui  vous  vous  adressiez,  qu'il  peut  vous 
être  bon  d'avoir  vu  ce  qu'il  en  étoit. 

Vous  songez  à  changer  de  pays  ;  c'est  fort 
bien  fait ,  à  ïnon  a^s  ;  mais  il  eut  été  mieux 
encore  de  commencer  par  changer  de  robe  , 
puisque  celle  que  vous  portez  ne  peut  plus  qute 
vous  déshonorer.  Je  vous  aimerai  toujours,  et 
Je  n'ai  point  cessé  de  vous  estimer  j  mais  je  veux 


354  CORRESPONDANCE. 

que  mes  amis  sentent  ce  qu'ils  se  doivent ,  et 
quils  fassent  leur  devoir  pcrtir  eux-mêmes  aussi 
bien  qu  ils  le  font  pour  moi*  Adieu,  cher  Moul- 
teu  ;  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

*    A  M.  DELEYRE. 

le  17  octobre  1764- 

.  J'ai  le  cœur  surcharçié  de  mes  torts,  cher  De- 
leyre  ;  je  comprends  piar  votre  lettre  qu'il  m'est* 
échappé  dans  un  moment  d'humeur  desexpres- 
•sions  désobligeantes  ,  dont  vous  auriez  raison 
d'être  offensé ,  s'il  ne  falloit  pardonner  beaucoup^ 
à  mon  tempérament  et  à  ma^^situation.  Je  sens 
que  je  me  suis  mis  en  colère  sans  sujet  et  dans 
une  occasion  où  vous  méritiez  d'être  désabusé 
et  non  querellé.  Si  j'ai  plus  fait  et  que  je  vous 
aie  outragé ,  comme  il  semble  par  vos  reprodKes, 
j'ai  fait  dans  un  emportement  ridicule  ce  que 
dans  nul  autre  temps  je  n'aurois  lait  avec  per- 
sonne ,  et  bien  moins  encore  avec  vous.  Je  suis 
inexcusable ,  je  l'avoue ,  mais  je  v#us  ai  offensé 
^ans  le  vouloir.  Voyez  moins  l'action  que  l'in- 
tention, je  vous  en  supplie.  Il  est  permis  aux 
autres  hommes  de  n'être  que  justes ,  mais  les 
amis  doivent  être  cléments. 

Je  reviens  de  longues  ^^urses  ijue  j'ai  faites 
dans  nos  montagnes,  et  même  jusqu'en  Savoie, 
où  jecomptois  aller  preçidre  à  Aix  les  bains  pour 
une  sciatique  naissante  qui ,  par  son  progès  , 
môtoit  le  seul  plaiisir  qui  me  reste  dans  la  vie^# 


ANNÉE  1764.  .  a55 

savoir  la  promenade.  II  a  fallu  revenir  sans  avoir 
été  jusque-là.  Je  trouve  en  rentrani^  chez  moi 
des  tas  de  paquets  et  de  lettres  à  faire  tourner 
la  tête.  U  faut  absolument  répondre  au  tiers  de 
tout  cela  pour  le  moins.  Quelle  tâche!  Pour  sur- 
croît ,  je  commemce  à  sentir  cruellement  lès  ap- 
proches de  l'hiver,  ^souff^ant,  occupé,  sur-tout 
ennuyé  :  jug^s  de  ma  situation  !  N'attendez  donc 
de  moi  jusqu  a  ce  qu  ellechange  ni  de  fréquentes 
ai  de  longes  lettres  ;  mais  soyez  bien  convaincu 
que  je  vous  aime ,  que  je  suis  fâché  de  vous  avoir 
offensé,  et  que  je  ne  puis  être  bien  avec  moi- 
même  jusqu  a  ce  que  j'aie  fait  ma  paix  avec 
vous. 

•  A  M.  FOULQUIER, 

Au  sujet  dfu  MsHOiirs  de  M.  de  J . ,  sur  lesMaitiaoes 

^  "         r  »>E8  PftOTESTAHTS. 

Motiers,  le  18  octobre  1764. 

^  Voiqi.,  monsieur,  le  mémoire  que  ^ptis  avez 
eu  la  bonté  de  m'envoyer.  Il  ma  paru  fort  bien 
fait  ;  il  dit  assez  et  ne  dit  rien  de  trop.  Il  y  auroit 
seulement  quelques  petites  fautes  de  langue  à 
corriger,  silon  youloitledonner  au  public:  mais 
ce  n'est  rien;  l'ouvragé  est  bon,  et  ne  sent  point 
trop  son  théologien.  ^  f 

Il  meparoit  que  depuis  quelque  temps  le  gou- 
vernement de  France ,  éclairé  par  quelquies  bons 
écrits ,  se  rapp coche  assez  d'une  tolérance  tacite 
en  faveur  des  protestants.  Mais  je  pense  aussi 
que  le  moment  de  l'expulsion  des  jésuites  le  force 


256  CORRESPONDANCE. 

à  pluff  de  circoi^spection  que  dans  un  autre  temps, 
de  peur  qu#  ces  pères  et  leurs  amis  ne  se- préva- 
lent de  cette  indulgence  pour  confondre  leur 
cause  avec  celle  de  la  religion.  Cela  étant ,  ce  mo- 
ment ne  seroit  pas  le  plus  favorable  pour  agir  à 
la  cour  ;  mais^  en  attendant  quil  vînt ,  onpour^ 
roit  continuer  d'instruire  et  d'intéresser  le  publie' 
par  des  écrits  sages  et  modérés ,  forts  de  raisons 
d'état,  claires  et  précises,  et 'dépouillées  de  tou-^ 
tes  ces  aigres  et  puériles  déclamations  trop  or-* 
dinaires  aux  gens  d'église.  Je  crois  même  qu'on 
doit  éviter  d'irriter  trop  le  clergé  catholique  :  il 
faut  dire  ces  faits  sans  les  charger  de  réflexions 
offensantes.  Concevez,  au  contraire,  un  mémoire 
adressé  aux  évèques  de  France  en  termes  déq^nts 
et  respectueux,  et  oti,  sur  d^s, principes  qu'ils 
n  oseroient  désavouer ,  on  interpellerait  leur 
équité ,  leur  charité ,  leur  commisération ,  leur 
patriotisme,  et  même  leur  christianisme.  Ce 
mémoire ,  je  le  sais  bien ,  ne  changeroit  pas  leur 
volonté ,  mais  il  leur  feroit  honte  de  la  montrer, 
et  les  empêcheroit  peut-être  de  persécuter  si  ou- 
vertement et  si  durement  nos  malheureux  frè- 
res. Je  puis  me  tromper  ;  voilà  ce  que  je  pense. 
Pour  moi  je  n'écrirai  point ,  cela  ne  m'est  pas 
possible  ;  mail  par-tout  oii  mes  soins  et  mes 
conseils  pourront  être  utiles  aux  opprimés,  ils 
trouveront  toujours  en  moi ,  dans  leur  malheur, 
Fintérêtet  le  zèle  q^e  dans  les  miens  je  n'ai  trou- 
vé chez  personne. 


ANNÉE    1764.  157 

A  M.  LE  COMTE  CHARLES  DE  ZINZENDORFF. 

Motiers ,  le  20  octobre  1 764. 

J'avois  résolu,  monsieur,  dé  vous  écrire.  Je 
suis  fâché  que  vous  m  ayez  prévenu  ;  mais  je  n  ai 
pu  trouver  jusqu'ici  le  temps  de  chercher  dans 
des  tas  de  lettres  la  matière  du  mémoire  dont 
vous  vouliez  bien  vous  charger.  Tout  ce  que  je 
me  rappelle  à  ce  sujet,  est  que  Thomme  en  ques- 
tion s'appelle  M^de  Sautrershaim ,  fils  d'un  bour- 
guemestre  de  Budè ,  et  qu  il  a  été  employé  du- 
rant deux  ans  dans  une  des  chambres  dont  sont 
composés  à  Vienne  les  différents  conseils  de  la 
reiïie.  C  est  un  homme  d'environ  trente  ans,  d  une 
bonne  taille,  ayant  assez  d  embonpoint  pour  son 
&ge ,  brun ,  portant  ses  cheveux ,  d  un  visage  assez 
agréable,  ne  manquant  pas  d'esprit.  Je  ne  sais  de 
lui  que  des  choses  honnêtes ,  et  qui  ne  sont  jpoint 
d'un  aventurier. 

J'étois  bien  sûr^  monsieur,  que  lorsque  vous 
auriez  vu  M.  le  prince  de  Wirtemberg ,  vous 
changeriez  de  sentiment  sur  son  compte,  et  je 
suis  bien  sur  maintenant  quevousn'en  changerez 
plus.  Il  y  a  long-temps  qu'à  force  de  m'inspirer 
du  respect  il  m'a  fait  oublier  sa  naissance  ;  ou  si 
je  m'en  souviens  quelquefois  encore,  c'est  pour 
honorer  tant  plus  sa  vertu. 

Les  Corses ,  par  leur  valeur  ayant  acquis  l'in- 
dépendance ,  osent  aspirer  encore  à  la  liberté. 
Pour  l'établir  ,  ils  s'adr^sent  au  saul  ami  qu  ils 

17.  >  17 


lS8  CORRESPONDANCE. 

lui  connoissent.  Puisse-t-il  justifier rhonneur  de 
leur  choix  ! 

Je  recevrai  toujours,  monsieur,  avec  empres- 
sement ,  des  témoignages  de  votre  souvenir ,  et 
j'y  répondrai  de  noiême.  Ils  ne  peuvent  que  me 
rappeler  la  journée  agréable  que  j'ai  passée  avec 
vous,  et  nourrir  le  désir  den  avoir  encore  de 
pareilles.  Agréez,  monsieur ,  mes  salutations  et 
mon  respect. 

Je  suis  bien  aise  que  vous  connoissiezM.  Deluc  ; 
c  est  un  digne  citoyen.  Il  a  été  Futile  défenseur 
de  la  liberté  de  sa  patrie  ;  maintenant  il  voudroit 
courir  encore  après  cette  liberté  qui  n  est  plus  : 
il  perd  son  temps. 

« 

A  MADAME  Pf**. 

Mo  tiers,  24  octobre  1764. 

J'ai  reçu  vos  deux  lettres,  madame  ;  c  est  avouer 
tous  mes  torts  :  ils  sont  grands ,  mais  in volon-* 
taj^'es;  ils  tiennent  aux  désagréments  de  mon 
état.  Tous  les  jours  jcTOulois  vous,  répondre ,  el 
tous  les  jours  des  réponses  plus  indispensables 
ven oient  renvoyer  celle-là  ;  car  enfin,  avec  la  meil- 
leure volonté  du  monde,  on  ne  sauroit  passer  la 
vie  à  faire  des  réponses  du  matin  jusqu'au  soir» 
D  ailleurs  je  n  en  connois  point  de  meilleure,  aux 
sentiments  obligeants  dont  vous  m'bQnorez,qu< 
de  tâcher  den  être  digne ,  et  de  vous  rendre  ceux 
qui  vousr  sont  dus.  Quant  aux  opinions  ^sur  les- 
quelles vouk  me  marquez  que  nous  ne  sommc^ 


ANNÉE    1764.  259 

pas  d*accorcl ,  qu'aurois-je  à  dire ,  moi ,  qui  ne 
dispute  jamais  avec  personne,  qui  trouve  très 
bon  que  chacun  ait  ses  idées ,  et  qui  ne  veux  pas 
plus  qu  on  se  soumette  aux  miennes  que  me  sou- 
mettre à  celles  d  autrui  ?  Ce  qui  me  sembloit  utile 
et  vrai,  j'ai  cru  de  mon  devoir  de  le  dire  ;  mais  je 
n  eus  jamais  la  manie  de  vouloir  le  faire  adopter, 
et  je  réclame  pour  moi  la  liberté  que  je  laisse  à 
tout  le  monde.  Nous  sommes  d  accord ,  madame, 
sur  les  devoirs  des  gens  de  bien ,  je  n  en  doute 
point.  Gardon^  au  reste ,  vous  vos  sentiments  , 
moi  les  miens ,  et  vivons  en  paix.  Voilà  mon  avis. 
Je  vous  salue ,  niadame ,  avec  respect  et  de  tout 
mon  cœur. 

A  MADAME  DE  LUZE. 

Motiers,  le  27  octobre  1764. 

Vous  me  faîtes ,  madame ,  vous  et  mademoi- 
selle Bondely ,  bien  plus  d'honneur  que  je  n'en 
mérite.  Il  y  a  long*temps  que  mes  maux  et  ma 
barbe  grise  m'avertissent  que  jç  n'ai  plus  le  droit 
de  braver  la  neige  et  les  frimas  pour  aller  voir 
les  damés.  J'honore  beaucoup  mademoiselle  Bon- 
dely ,  et  je  fais  grand  cas  de  son  éloquence  ;  mais 
elle  me  persuadera  difficilement  que ,  parce- 
quelle  a  toujours  le  printemps  avec  elle,  l'hiver 
et  ses  glaces  ne  sont  pas  autour  de  moi.  Loin  de 
pouvoir  en  ce  moment  faire  des  visites,  je  ne 
suis  pas  même  en  état  d'en  recevoir.  Me  voilà 
comme  une  marmotte ,  enterré  pour  sept  mois 

«7- 


26o  CORRESPONDANCE. 

au  moins.  Si  j'arrive  jusqtl^à  ce  temps ,  j'irai  vo- 
lontiers ^  madame ,  au  milieu  des  fleurs  et  de  la 
verdure ,  me  réveiller  auprès  de  vous  ;  mais  main- 
tenant je  m  engourdis  avec  la  nature  :  jusqu  à  ce 
qu  elle  renaisse ,  je  ne  vis  plus. 

A  MILORD-MARÉCHAL. 

Motiers-Travers,  le  ig  octobre  1764* 

Je  voudroîs,  milord^  pouvoir  supposer  que 
vous  n* avez  point  reçu  mes  lettres ,  je  serois 
beaucoup  moins  attristé  ;  mais  outre  qu  il  n  est 
pas  possible  qu  il  ne  vous  en  soit  parvenu  quel- 
qu'une ,  si  le  cas  pouvoit  être ,  les  bontés  dont 
vous  m'honoriez  vous  auroient  à  vous-même  in- 
spiré quelque  inquiétude;  vous  vous  seriez  infor- 
mé de  moi;  vous  m'sluriez  fait  dire  au  moins 
quelques  mots  par  quelqu'un  :  mais  point  ;  mille 
gens  en  ce  pays  ont  de  vos  nouvelles ,  et  je  suis 
le  seul  oublié.  Cela  m'apprend  mon  malheur; 
mais ,  qui  m'en  apprendra  la  cause  ?  Je  cesse  de 
la  chercher ,  n'en  trouvant  aucune  qui  soit  digne 
devons. 

Milord ,  les  sentiments  que  je  vous  dois  et  que 
je  vous  ai  voués  dureront  toute  ma  vie  ;  je  ne 
penserai  jamais  à  vous  sans  attendrissement  ; 
je  vous  regarderai  toujours  comme  mon  protec- 
teur et  mon  père.  Mais  comme  je  ne  crains  riei^ 
tant  que  diêtre  importun ,  et  que  je  ne  sais  pas 
nourrir  seul  uae  correspondance ,  je  cesserai  de 


ANNÉE    1764.  261 

TOUS  écrire  jusqu'à  ce  que  vous  m'ayez  permis  de 
continuer. 

Daignez ,  milord,  je  vous  supplie,  agréer  mon 
profond  respect. 

A  MADEMOISELLE  D,  M. 

Motiers ,  le  4  noTembre  1 764. 

Si  votre  situation ,  mademoiselle ,  vous  laisse 
à  peine  le  temps  de  m'écrire ,  vous  devez  conce- 
voir que  la  mienne  m'en  laisse  encore  moins 
pour  vous  répondre.  Vous  n'êtes  que  dans  la  dé- 
pendance de  vos  affaires  et  des  gens  à  qui  vous 
tenez  ;  et  moi  je  suis  dans  celle  de  toutes  les  af- 
faires et  de  tout  le  monde ,  parceque  chacun ,  me 
jugeant  libre,  veut  par  droit  de  premier  occu^ 
pant  disposer[de  moi.  D'ailleurs ,  toujours  harce- 
lé ,  toujours  souffrant,  accablé  d'ennuis ,  et  dans 
un  état  pire  que  le  vôtre ,  j'emploie  à  respirer  le 
peu  de  moments  qu'on  me  laisse;  je  suis  trop  oc^ 
cupé  pour  n'être  pas  paresseux.  Depuis  un  mois 
je  cherche  un  mpment  pour  vous  écrire  à  mon 
aise  :  ce  moment  ne  vient  point;  il  faut  donc 
vous  écrire  à  la  dérobée ,  car  vous  m'intéressez 
trop  pour  vous  laisser  sans  réponse.  Je  connois 
peu  de  gens  qui  m'attachent  davantage ,  et  per- 
sonne qui  m  étonne  autant  que  vous. 

Si  vous  avez  trouvé  dans  ma  lettre  beaucoup 
de  choses  qui  ne  cadroient  pas  à  la  vôtre ,  c'est 
qu^elle  étoit  écrite  pour  une  autre  que  vous,  U  y 


202  CORRESPONDANCE. 

a  dans  votre  situation  des  rapports  si  frappants 
avec  celle  dune  autre  personne,  qui  précisément 
étoit  à  Neuchatel  quand  je  reçus  votre  lettre,  que 
je  ne  doutai  point  que  cette  lettre  ne  vînt  d  elle; 
et  je  pris  le  change  dans  l'idée  qu  on  cherchoit  à 
me  le  donner.  Je  vous  parlai  donc  moins  sur  ce 
que  vous  me  disiez  de  votre  caractère,  que  sur  ce 
qui  m  etoit  connu  du  sien.  Je  crus  trouver  dans 
9B,  manie  de  a  afficher,  car  c'est  une  savante  et  un 
bel  esprit  en  titre ,  la  raison  du  malaise  intérieur 
dont  vous  me  faisiez  le  détail  :  je  commençai  par 
attaquer  cette  manie ,  comme  si  c'eût  été  la  vôtre, 
et  je  ne  doutai  point  qu'en  vous  ramenant  à  vous*» 
même  je  ne  vous  rapprochasse  du  repos ,  dont 
rien  n'est  plus  éloigné ,  selon  moi,  que  l'état  d'une 
femme  qui  s'affiche. 

Une  lettre  faite  sur  un  pareil  quiproquo  doit 
contenir  bien  des  balourdises.  Cependant  il  y 
avoit  cela  de  bon  dans  mon  erreur ,  qu'elle  me 
donnoit  la  clef  de  l'état  naoral  de  celle  à  qui  je 
pensois  écrire  ;  et ,  sur  cet  état  supposé ,  je  croyois 
entrevoir  un  projet  à  suivre  pour  vous  tirer  des 
angoisses  que  vous  me  décriviez,  sans  recourir 
aux  distractions  qui,  selon  vous,  en  sont  le  seul 
remède ,  et  qui ,  selon  moi ,  ne  sont  pas  même  un 
palliatif  Vous  m'apprenez  que  je  me  suis  trom- 
pé, et  que  jen'ai  rien  vu  de  ce  que  jecroyois  voir, 
(Comment  trouverois-je  un  remède  à  votre  état , 
puisque  cet  état  m'est  inconcevable?  Vous  m'êtes 
line  énigme  affligeante  et  humiliante.  Je  croyois 
coilïioitre  le  cœur  humain,  et  je  ne  connois  rien 


ANNÉE    1764.  263 

ûti  vôtre.  Vous  souffrez ,  et  je  ue  puis  vous  sou- 
lager. 

Quoi  !  parcequè  rieu  d  étranger  à  vous  ne  vous 
contente,  vous  voulez  vous  fuir;  et,  parcequè 
vous  avez  à  vous  plaindre  des  autres ,  parcequè 
vous  les  méprisez ,  qu'ils  vous  en  ont  donné  le 
droit,  que  vous  sentez  en  vous  une  ame  digne 
d  estime ,  vous  ne  voulez  pas^vous  consoler,  avec 
elle  du  mépris  que  vous  inspirent  celles  qui  ne 
lui  ressemblent  pas  ?  Non ,  j  e  n  entends  rien  à  cette 
bizai*rerie ,  elle  me  passe. 

Cette  sensibilité  qui  vous  rend  mécontente  de 
lout  ne  devoit-elle  pas  se  replier  sur  elle-même  ? 
ne  devoit*elle  pas  nourrir  votre  cœur  d'un  senti- 
ment sublime  et  délicieux  d amour-propre?  na- 
t-on  pas  toujours  en  lui  la  ressource  contre  Tin- 
justice  et  le  dédommagement  de  Tinsensibilité? 
Il  est  si  rare,  dites-vous^  de  rencontrer  une  ame«. 
Il  est  vrai^,  mais  comment  peut-on  en  avoir  une, 
et  ne  passe  complaire  avec  elle?  Si  Ion  sent ,  à  la 
sonde ,  les  autres  étroites  et  resserrées ,  on  s  en 
rebujte ,  on  s  en  détache  ;  mais  après  s  être  si  mal 
trouvé  chez  les  autres,  quel  plaisir  na->t^on  pas 
de  rentrer  dans  sa  maison  ?  Je  sais  combien  le 
besoin  d  attachement  rend  affligeante  aux  cœurs 
sensibles  l'impossibilité  d  en  former ,  je  sais  com- 
bien cet  état  est  triste  ;  mais  je  sais  qu  il  a  pour-> 
tant  des  douceurs  :  il  foit  verser  des  ruisseaux  de 
larmes  ;  il  donne  une  mélancolie  qui  nous  rend 
témoignage  de  nous-mêmes  et  qu  on  ne  voudroit 
pas  ne  pas  avoir  j  il  fait  rechercher  la  solitude 


:264  COARESPONDANGE. 

comme  le  seul  asile  où  Ion  se  retrouva  avec  tout 
ce  qu  on  a  raison  d  aimer.  Je  ne  puis  trop  voua 
le  redire ,  je  ne  connois  ni  bonheur  ni  repos 
dans  leloignement  de  soi-même  ;  et ,  au  con-r 
traire,  je  sens  mieux,  de  jour  en  jour,  quon  ne 
peut  être  heureux  sur  la  terre  qu  a  proportiou 
qu  on  s  éloigne  des  choses  et  qu  on  se  rappro-*- 
che  de  soi.  S'il  y  a  quelque  sentiment  plus  doux 
que  lestime  de  soi-même,  s'il  y  a  quelque  oc- 
cupation plus  aimable  que  celle  d'augmenter 
ce  sentiment ,  je  puis  avoir  tort  ;  mais  voilà 
comme  je  pense  :  jugez  sur  cela  s'il  m  est  possi-* 
ble  d'entrer  dans  vos  vues,  et  même  de  concevoir 
votre  état. 

Je  ne  puis  m'empêcher  d'espérer  encore  que 
vous  vous  trompez  sur  le  principe  de  votre  malt- 
aise, et  qu'au  lieu  de  venir  du  sentiment  qui  ré- 
fléchit sur  vous-même  ,  il  vient  au  contraire  de 
celui  qui  vous  lie  encore  à  votre  insu  aux  choses 
dont  vous  vous  croyez  détachée ,  et  dont  peut-être 
vous  désespérez  seulement  de  jouir.  Je  voudrois 
quece]afut,jeverrois  une  prise  pour  agir;  mais., 
si  vous  accusez  juste,  je  n'en  vois  point.  Si  j'avois 
actuellement  sous  les  yeux  votre  première  lettre, 
et  plus  de  loisir  pour  y  réfléchir,  peut-être  par-^ 
viendrois-je  à  vous  comprendre,  et  je  n'y  épar- 
gnerois  pas  ma  peine,  car  vous  m'inquiétez  vérir 
tablement  ;  mais  cette  lettre  est  noyée  dans  de^ 
tas  de  papiers  ;  il  me  faudroit  pour  la  retrouver 
plus  de  temps  qu'on  ne  m'en  laisse  ;  je  suis  forcé 


*    AUNÉE    1764-  265 

de  renvoyer  cette  recherche  à  d  autres  moments. 
Si  Tinutilitéde  notre  correspondance  ne  tous  re* 
butoit  pas  de  m'écrire,  ce  seroit  vraisemblable- 
ment un  moyen  de  vous  entendre  à  la  fin.  Mais 
je  ne  puis  vous  promettre  plus  d  exactitude  dans 
mes  réponses  que  je  ne  suis  en  état  d  y  en  met-^ 
tre  ;  ce  que  je  vous  prornets  et  que  je  tiendrai 
bien ,  cest  de.m'occuper  beaucoup  de  vous  et  de 
ne  vous  oublier  de  ma  vie.  Votre  dernière  lettre^ 
pleine  de  traits  de  lumières  et  de  sentiments  pro^ 
fond»,  m  affecte  encore  plus  que  la  précédente. 
Quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  je  croirai  toujours 
qu'il  ne  tient  qu a  celle  qui  la  écrite  de  se  plaire 
avec  elle-même,  et  de  sç  dédommager  par-là  des 
rigueurs  de  9qq  §ort, 

A  M.  D***- 

Motiers,  le  4  novembre  1764- 

*  Bien  des  remerciements ,  monsieur ,  du  Dic- 
tionnaire philosophique.  Il  est  agréable  à  lire  ; 
il  y  règne  une  bonne  morale  ;  il  seroit  à  souhai- 
ter qu  elle  fut  dans  le  cœur  de  Fauteur  et  de 
tous  les  hommes.  Mais  ce  même  auteur  est 
presque  toujours  de  mauvaise  foi  dans  les  ex- 
traits de  récriture;  il  raisonne  souvent  fort  mal: 
et  lair  de  ridicule  et  de  mépris  qu'il  jette  sur 
des  sentiments  respectés  des  hommes ,  rejaillis^ 
sant  sur  les  hommes  mêmes ,  me  paroît  un  ou- 
trage fait  à  la  société.  Voilà  mon  sentiment ,  et 


266  CORRESPONITANCE. 

peut-être  mon  erreur,  que  je  me  crois  permis  de 
dire ,  mais  que  je  n  entends  faire  adopter  à  qui 
que  ce  soit. 

Je  suis  fort  touché  de  ce  que  vous  me  marquez 
de  la  part  de  M.  et  madame  de  Buffon.  Je  suis 
bien  aise  de  vous  avoir  dit  ce  que  je  pensois  de 
cet  homme  illustre  avant  que  son  souvenir  ré- 
chauffât mes  sentiments  pour  lui,  afin  d-avoir 
tout  l'honneur  de  la  justice  que  j'aime  à  lui  ren- 
dre, sans  que  mon  amour-propre  s'en  soit  mêlé. 
Ses  écrits  m'instruiront  et  me  plairont  toute  ma 
vie.  Je  lui  (i)  crois  des  égaux  parmi  ses  contem- 
porains en  qualité  de  penseur  et^de  philosophe; 
mais  en  qualité  d  écrivain  je  ne  lui  en  connois 
point  :  c  est  la  plus  belle  plume  de  son  siècle  ;  je 
ne  doute  point  que  ce  ne  soit  là  le  jugement  de 
la  postérité.  Un  de  mes  regrets  est  de  n'avoir  pas 
été  à  portée  de  le  voir  davantage  et  de  profiter 
de  ses  obligeantes  invitations;  je  sens  combien 
ma  tète  et  mes  écrits  auroient  gagné  dans  sdh 
commerce.  Je  quittai  Paris  au  moment  de  son 
mariage  ;  ainsi  je  n'ai  point  eu  le  bonheur  de  oon- 
noitre  madame  de  Buffon  ;  mais  je  sais  qu'il  a 
trouvé  dans  sa  personne  et  dans  son  mérite  l'ai- 
mable et  digne  récompense  du  sien.  Que  Dieu  les 
bénisse  l'un  et  l'autre  de  vouloir  bien  s'intéresser 
à  ce  pauvre  proscrit.  Leurs  bontés  sont  une  des 
consolations  de  ma  vie  :  qu'ils  sachent ,  je  vous 

(i)  Quand  M.  Rousseau  écrivoit  ceci ,  M.  le  comte  de 
Bu£Fon  n'avoit  pas  encore  publié  les  Époques  de  la  Na* 
turc. 


AIHNÉE    1764.  267 

en  supplie,  <]ue  je  les  honore  et  les  aime  de  tout 
mon  cœur. 

Je  suis  bien  éloigné,  monsieur,  de  renoncer 
aux  pèlerinages  projetés.  Si  la  ferveur  de  la  bo- 
tanique YOU8  dure  encore ,  et  que  Vous  ne  rebu- 
tiez pas  un  élève  à  barbe  grise,  je  compte  plus 
que  jamais  aller  herboriser  cet  été  sur  vos  pas. 
Mes  pauvres  Corses  ont  bien  maintenant  d'au- 
tres affaires  que  d'aller  établir  TUtopie  au  milieu 
d'eux.  Vous  savez  la  marche  des  troupes  fran- 
çoises  :  il  faut  voir  ce  qu'il  en  résultera.  En  atten- 
dant, il  faut  gémir  tout  bas  et  aller  herboriser. 

Vous  rae  rendez  fier  en  me  marquant  que  ma* 
demoiselle  B***  n'ose  me  venir  voir  à  cause  des 
bienséances  de  son  sexe,  et  quelle  a  peur  de  moi 
comme  d'un  circoncis.II  y  a  plus  de  quinze  ans 
que  les  jolies  femmes  ine  faisoient  en  France 
l'affront  de  me  traiter  comme  un  bon  homme 
sans  conséquence ,  jusqu'à  venir  dîner  avec  moi 
tête  à  tête  dans  la  plus  insultante  familiarité , 
jusqu'à  m'embrasser  dédaigneusement  devant 
tout  le  monde,  comme  le  grand-père  de  leur 
nourrice.  Grâces  au  ciel ,  me  voilà  bien  rétabli 
dans  ma  dignité ,  puisque  les  demoiselles  me  font 
Vhonneur  de  ne  m'oseï*  venir  voir. 

A  M.  L'A.  DE***. 
Motiers-Travers,  le  11  novembre  1764* 

Vous  voilà  donc ,  monsieur ,  tout  d'un  coup 
devenu  croyant.  Je  vous  félicite  de  ce  miracle^ 


368  GORRBSPOI^^DARGE. 

car  c  en  est  sans  doute  un  de  là  grâce ,  et  la  rai- 
son pour  Fordinaire  n'opère  pas  si  subitement. 
Mais ,  ne  nie  faites  pas  honneur  de  votre  conver- 
sion ,  je  vous  prie  ;  je  sens  que  cet  honneur  ne 
m  appartient  point .  Un  homme  qui  ne  croit  guère 
aux  miracles  n  est  pas  fort  propre  à  en  faire  ç  un 
homme  qui  ne  dogmatise  ni  ne  dispute  n  est  pas 
un  fort  bon  convertisseur.  Je  dis  quelquefois  mon 
avis  quand  on  me  le  demande ,  et  que  je  crois  que 
c  est  à  bonne  intention  ;  mais  je  n'ai  point  la  folie 
d  en  vouloir  faire  une  loi  pour  d'autres ,  et  quand 
ils  m  en  veulent  faire  une  du  leur ,  je  m*en  dé- 
fends du  mieux  que  je  puis  sans  chercher  à  les 
convaincre.  Je  n  ai  rien  fait  de  plus  avec  vous  : 
ainsi,  monsieur,  vous  avez  seul  tout  le  mérite 
de  votre  résipiscence ,  et  je  ne  songeois  sûrement 
point  à  vous  catéchiser. 

Mais  voici  maintenant  les  scrupules  qui  s'élè- 
vent. Les  vôtres  m'inspirent  du  respect  pour  vos 
sentiments  sublimes ,  et  je  vous  avoue  ingénu- 
ment que ,  quant  à  moi ,  qui  marche  un  peu  plus 
terre  à  terre,  j'en  serois  beaucoup  moins  tour- 
menté. Je  me  dirois  d'abord  que  de  confesser  mes 
fautes  est  une  chose  utile  pour  m'en  corriger , 
parceque,  me  faisant  une  loi  de  dire  tout  et  de 
dire  vrai ,  je  serois  souvent  retenu  d'en  com- 
mettre par  la  honte  de  les  révéler. 

Il  est  vrai  qu'il  pourroit  y  avoir  quelque  em- 
barras sur  la  foi  robuste  qu'on  exige  dans  votre 
église ,  et  que  chacun  n'est  pas  maître  d'avoir 
comme  il  lui  plaît.  Mais  de  quoi  s'agit-il  au  fond 


.ANNÉE   1764*  269 

dans  cette  afïaire?  du  sincère  désir  de  croire, 
d^une  soumission  du  coeur  plus  que  de  la  raison  : 
car  enfin  la  raison  ne  dépend  pas  de  nous,  mais 
la  volonté  en  dépend  ;  et  c'est  par  la  seule  vo- 
lonté qu  on  peut  être  soumis  ou  rebelle  à  Féglise. 
Je  cbmmencerois  donc  par  me  choisir  pour  con* 
fesseur  un  bon  prêtre,  un  homme  sage  et  sensé, 
tel  qu  on  en  trouve  par-tout  quand  on  les  cher- 
che. Je  lui  dirois  :  Je  vois  locéan  de  difficultés 
où  nage  1  esprit  humain  dans  ces  matières;  le 
mien  ne  cherche  point  à  s  y  noyer  ;  je  cherche 
ce  qui  est  vrai  et  bon  ;  je  le  cherche  sincèrement; 
je  sens  que  la  docilité  qu  exige leglise  est  un  état 
désirable  pour  être  en  paix  avec  soi  :  j*aime  cet 
^^^9  j V  veux  vivre  ;  mon  esprit  murmure,  il  est 
vrai ,  mais  mon  cœur  lui  impose  silence ,  et  mes 
sentiments  sont  tous  contre  mes  raisons.  Je  ne 
crois  pas ,  mais  je  veux  croire ,  et  je  le  veux  de 
tout  nion  cœur.  Soumis  à  la  foi  malgré  mes  lu- 
mières ,  quel  argument  puis-je  avoir  à  craindre? 
Je  suis  plus  fidèle  que  si  j  etois  convaincu. 

Si  mon  confesseur  n'est  pas  un  sot ,  que  vou- 
lez-vous qu'il  me  dise?  Voulez-vous  qu'il  exige 
bêtement  de  moi  l'impossible  ;  qu'il  m'ordonne 
de  voir  du  rouge  où  je  vois  du  bleu?  Il  me  dira. 
Soumettez-vous.  Je  répondrai ,  C'est  ceque  je  fais. 
Il  priera  pour  moi ,  et  me  donnera  l'absolution 
sans  balancer;  car  il  la  doit  à  celui  qui  croit  de 
toute  sa  force,  et  qui  suit  la  loi  de  tout  son  cœur. 
Mais  supposons  qu'un  scrupule  mal  entendu  le 
retienne ,  il  se  contentera  de  m*exhorter  ea  se«* 


a7P  CO)[lRi:SPONDANGE. 

cret  et  de  me  plaindre  ;  il  m  aimera  mêiùe  :  je  êtiis 
HÙr  que  ma  bonne  foi  lui  gagnera  le  cœur.  Voud 
supposez  qu  il  mira  dàfioncer  à  loffîcial  ;  et  pour- 
quoi? quar-t-il  à  me  reprocher?  de  quoi  voulez* 
vous  quil  m'accuse?  d avoir  trop  fidèlement 
rempli  mon  devoir?  Vous  supposez  un  extrava- 
gant ,  un  frénétique  ;  ce  n  est  pas  Thomme  que 
j  ai  choisi.  Vous  supposez  de  plus  un  scélérat 
abominable  que  je  peux  poursuivre ,  démentir , 
faire  pendre  peut-être ,  pour  avoir  sapé  le  sacre- 
ment par  sa  base ,  pour  avoir  causé  le  plus  dan- 
gereux scandale,  pour  avoir  violé  sans  nécessité^ 
sans  utilité ,  le  plus  saint  de  tous  les  devoirs  y 
quand  j'étois  si  bien  dans  le  mien ,  que  je  n'ai 
mérité  que  des  éloges.  Cette  supposition,  je  l'a- 
voue ,  une  fois  admise ,  parott  avoir  ses  diffi- 
cultés. 

Je  trouve  en  général  que  vous  les  pressez  en 
homme  qui  n  çst  pas  fâché  d  en  faire  naître.  Si 
tout  se  réunit  contre  vous ,  si  les  prêtres  vous 
poursuivent^  si  le  peuple  vous  maudit ,  si  la  dou- 
leur fait  descendre  vos  parents  au  tombeau , 
voilà,  je  Favoue,  des  inconvénients  bien  terribles 
pour  n  avoir  pas  voulu  prendne  en  cérémonie  un 
morceau  de  pain.  Mais  que  faire  enfin?  me  de<^ 
mandez-vous.  Là-dessus  voici ,  monsieur,  ce  que 
j  ai  à  vous  dire. 

Tant  qu  on  peut  être  juste  et  vrai  dans  la  so- 
ciété des  hommes,  il  est  des  devoirs  difficiles  sur 
lesquels. un  ami  désintéressé  peut  être  utilement 
consulté.. 


ANNÉE   1764.  Û'Ji 

Mais  qliànd  une  fois  les  institutions  humaines 
sont  à  tel  point  de  dépravation  qu'il  n  est  plus 
possible  d  y  vivre  et  d  y  prendre  un  parti  sans 
mal  faire,  alors  on  ne  doit  plus  consulter  per-* 
sonne  ;  il  faut  n  écoutée  que  son  propre  cœur, 
parcequ'il  est  injuste  et  malhonnête  de  forcer 
un  honnête  homme  à  nous  conseiller  le  mal. 
Tel  est  mon  avis. 

Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 

A  M.  HIRZEL. 

II  novembre  1764* 

,  Je  reçois,  monsieur,  avec  reconnoissance ,  la 
seconde  édition  du  Socrate  rustique ,  et  les  bon-» 
tés  dont  EbL'banore  son  digne  historieih  Quelque 
étonnant  que  soit  le  héros  de  votre  livre ,  lau-^ 
leur  ne  Test  pas  moins  à  mes  yeux.  Il  y  a  plus  de 
paysans  respectables  que  de  savants  qui  les  res-^ 
pectent  et  qui  Fosent  dire.  Heureux  le  pays  oti 
ées  Klyiogg^  cultivent  la  terre,  et  où  des  Hirzela 
cultivent  les  lettres  !  labondance  y  règne  et  les. 
vertus  y  sont  en  honneur. 

Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie ,  mes  re«- 
mereiements  et  mes  salutations. 

A  M.  DE  MALESHËRBES. 

Motiers-TrayerSfparPontarlier,  le  11  oovembre  17S4* 

J'use  rarement ,  monsieur ,  de  la  permissioa 
que  vous  m  avez  donnée  de  vous  écrire  ;  mai» 


2^2  CORBESPONDANCE. 

les  malheureux  doivent  être  discrets.  Mon  cœur 
nest  pas  plus  changée  que  mon  sort,  et,  plongé 
dans  un  abyme  de  maux  dont  je  ne  sortirai  de 
ma  vie ,  j  ai  beau  sentir  mes  misères ,  je  sens  tou*- 
jours  vos  bontés. 

En  apprenant  votre  retraite ,  monsieur ,  j  ai 
plaint  les  gens  de  lettrés  ;  mais  je  vous  ai  félicité. 
En  cessant  d'être  à  leur  tête  par  votre  place, 
vous  y  serez  toujours  par  vos  talents  ;  par  eux , 
vous  embellissez  votre  ame  et  votre  asile.  Occupé 
des  charmes  de  la  littérature ,  vous  n  êtes  plus 
forcé  d  en  voir  les  calamités  :  vous  philosophez 
plus  à  votre  aise  et  «votre  cœur  a  moins  à  spuf- 
frir.  C'est  un  moyen  d'émulation,  selon  moi, 
bien  plus  sur,  bien  plus  digne  d  accueillir  et  dis- 
tinguer le  mérite  à  Malesherbes  que  de  le  pro- 
téger à  Paris. 

Où  est-il ,  où  est-il ,  ce  château  de  Malesher- 
bes ,  quje  j'ai  tant  désiré  de  voir  ?  les  bois ,  les 
jardins ,  auroient  maintenant  un  attrait  de  plus 
pour  moi  dans  le  nouveau  goût  qui  me  gagne. 
Je  suis  tenté  d'essayer  de  la  botanique;  non 
comme  vous ,  monsieur ,  en  grand  et  comme 
une  branche  de  l'histoire  naturelle ,  mais  tout 
au  plus  en  garçon  apothicaire,  pour  savoir  faire 
ma  tisane  et  mes  bouillons.  C'est  le  véritable 
amusement  d'un  solitaire  qui  se  promène  et  qui 
pe  veut  penser  à  rien.  Il  ne  me  vient  jamais  une 
idée  vertueuse  et  utile,  que  je  ne  voie  à  côté  de 
iDoi  la  potence  ou  l'échafaud  :  avec  un  Linnseus 
dans  la  poche  et  du  foin  dans  là  tête ,  j'espère 


ANNÉE    1764.  H'j'i 

quon  ne  me  pendra  pas.  Je  m'attends  à  faire 
les  progrès  d'un  écolier  à  barbe  grise  :  mais 
qu'importe  ?  Je  ne  veux  pas  savoir ,  mais  étudier  ; 
et  cette  étude ,  si  confof'hie  à  ma  vie  ambulante, 
m'amûsèra  beaucoup  et  me  sera  salutaire  :  oh 
n  étudie  pas  toujours  si  utilement  que  cela. 

Je  viens,  à  la  prière  de  mes  anciens  conci- 
toyens, de  faire  imprimer  en  Hollande  une  es- 
pèce de  réfutation  des  Lettres  de  la  campagne  ; 
écrit  que  peut-être  vous,  aurez  vu.  Le  mien  n  a 
trait  absolument  qu'à  la  procédure  faite  à  Ge- 
nève contre  moi  et  à  ses  stiite^  :  je  n'y  jiarle  des 
François  qu'avec  éloge,  de  la  médiation  de'  la 
France  qu'avec  respect  j  il  n'y  a  pas  un  mot 
contre'  les  catholique^  ni  leur  clergé  ;  les  rieurs 
y  sont  toujours  po^ur  lui  contre  nqg  niiillstres. 
Enfin  cet  ouvrage  ailroit  pu  s'imprimer  à  Paris 
atee  privilège  du  roi ,  et  le  gotiverneÉttetit  auroit 
dû  en  être  bien  aise»  M.  de  Ssirtine  en  d  défendu 
l'èritrée.  J'en  suis  fâché,  pdrceqae  cette  défense 
me  met  hors  d  état  de  faire  passer  sous  vOvS  yeux 
cet  èérit  dans  sa  nouveauté ,  n'osant  satis  vôtre 
pémiission  v6ùs  le  ftire  etïvoyèf  pd^  la  poste. 

Agréée ,  tiio^nsiefùr ,  je  voiis  supplié,  ïiion  pro- 
fond respect. 

On  dit  que  là  rai^ôii  potl^  laqtteïlé  M.  de  Sar- 
tine  a  défendu  l'entrée  de  mon  ouvragé  est  que 
j'ose  ni  y  justifiée  contre  l'àceusàttiofl  d'avoir  re- 
jeté' les  ihiracles.  Ce  M.  de  Sôff^tirté  m'a  bien  l'air 
d'frtt  homme  qui  ne  ^evàii  pals  fâché  de  nie  faire 
pendre ,  uniquement  pouf  avoir  prouvé  que  je 

17,  18 


274  CORRESPONDANCE. 

ne  méritois  pas  d*être  penda.  France,  France, 
vous  dédaignez  trop  dans  votre  gloire  les  hom^ 
mes  qui  vous  aiment  et  qui  savent  écrire  !  Quel- 
que méprisables  qu'ils  vous  paroissent,  ceseroit 
toujours  plus  sagement  fait  de  ne  pas  les  pous- 
ser à  bout. 

A  M., LE  PRINCE  L.  E.  DE  WIRTEMBËRG. 

Motiers,  le  i5  novembre  17CI. 

Il  est  certain,  que  vos  vers  ne  sont  pas  bons , 
et  il  est  certain  de  plus ,  que ,  si  vous  vous  pi- 
quiez d'en  faire  de  tels  ou  mênfe  de.  vous  y  trop 
bien  connoître ,  il  faudroit  vous  dire  comme  un 
musicien  disoit  à  Philippe  de  Macédoine  qui  cri- 
tiquoit  ses  airs  de  flûte:  A  Dieu  ne  plaise,  sire, 
que  tu  sacKes  ces  choses-là  mieux  que  moi  !  Du 
reste,  quand  on  ne  croit  pas  faire  de  bons  vers, 
;il  est  toujoilîrs  permis  d'en  faire,  pourvu  qu'on 
ne  les  estime  que  ce  qu'ils  valent,  et  qu'on  ne 
les  montre  qu'à  ses  amis. 

Il  y  a  bien  du  temps  que  je  n'ai  des  nouvelles 
de  nos  petites  élèves,  de  leur  digne  précepteur, 
et  de  leur  aimable  gouvernante.  De  grâce,  une 
petite  relation  de  l'état  présent  des  choses.  J'ai- 
me à  suivre  les  progrès  de  ces  chers  enfants 
dans  tout  leur  détail. 

Il  est  vrai  que  les  Corses  m'ont  fait  proposer 
de  travailler  à  leur  dresser  un  plan  de  gouver- 
nement. Si  ce  travail  est  au-dessus  de  Qies  forces 


« 

ANNÉE    1764*  275 

^  n  est  pas  au-d^sus  de  mon  zèle.  Du  reste  cest 
uûe  entreprise  à  méditer  long-temps,  qui  de- 
mande bien  des  préliminaires  ;  et  avant  d'y  son-^ 
ger  il  faut  voir  d  abord  ce  que  la  France  veut 
faire  de  ces  pauvres  gens.  En  attendant ,  je  crois 
que  le  général  Paoli  mérite  lestime  et  le  respect 
de  toute  la  terre ,  puisque  étant  le  maître ,  il  n  a 
pas  craint  de  s  adresser  à  quelqu'un  qu'il  sait  bien, 
la  guerre  exceptée ,  ne  vouloir  laisser  personne 
au-dessus  des  lois!  Je  suis  prêt  à  consacrer  ma 
vie  à  leur  service  ;  mais ,  pour  ne  pas  m'exposer 
à  perdre  mon  temps,  j'ai  débuté  par  toucher 
Fendroit  sensible.  Nous  Terrons  <}p  que  cela  pro- 
duira. 

A  M.  D'iVERNOIg* 

Mo  tiers  >  le  29  novembre  1764. 

Je  m^aperçois  à  1  instant,  monsieur ,  d'un  qui-^ 
proquo  que  je  viens  défaire,  en  prenant  dans 
votre  lettre  le  6  décembre  *  pour  le  6  janvier. 
Cela  me  donne  l'espoir  de  vous  voir  un  mois 
plus  tôt  que  je  n'avois  cru ,  et  je  prends  le  parti 
de  vous  l'écrire ,  de  peur  que  vous  n'imaginiex 

S  eut-être  sur  ma  lettre  d'aujourd'hui  que  je  vou- 
rois  renvoyer  aux  roië  votre  visite,  de  quoi  je 
8erois  bien  fâché.  M.  de  Payraube  sort  d^ici ,  et 
m'a  apporté  votre  lettre  et  vos  nouveaux  ca- 
deaux. Nous  avons  pour  lé  présent  beaucoup  de 
comptes  à  faire,  et  d'autres  arrangements  à 
prendre  pour  l'avenir»  D'aujourd'hui  eti  huit 

18. 


276  COBRESPOnDA5CC. 

donc,  j*attends,  moDsieur,  Ic^  plaisir  de  tou^ 
embrasser;  et  en  attendant  je  tous  soohaite  un 
bon  voyage  et  vous  salue  de  tout  mon  cœur, 

AM.  DUPETROU. 

Motiers ,  le  39  noYcmbre  1764. 

Le  temps  et  mes  tracas  ne  me  permettent  pas, 
monsieur,  de  répondre  à  présent  à  votre  der-- 
nière  lettre,  dont  plusieurs  articles  m*ont  ému 
et  pénétré  :  je  destine  uniquement  celle-ci  à 
vous  consulter  sur  un  article  qui  m'intéresse ,  et 
sur  lequel  je  ik)US  épargnerois  cette  importu- 
nité,  si  je  connoissois  quelqu'un  qui  me  parût 
plus  digne  que  vous  de  toute  ma  confiance. 

Vous  savez  que  je  médite  depuis  long-temps 
de  prendre  le  dernier  congé  du  public  par  une- 
édition  générale  de  mes  écrits ,  pour  passer  dans 
la  retraite  et  le  repos  le  reste  des  jours  qui! 
plaira  à  la  Providence  de  me  départir.  Cette  en- 
treprise doit  m  assurer  du  pain ,  sans  lequel  il 
n'y  a  ni  repos ,  ni  liberté  parmi  les  hommes  :  le 
recueil  sera  d'ailleurs  le  monument  sur  lequel  je 
compte  obtenir  de  la  postérité  le  redressement 
des  jugements  iniques  de  mes  contemporains. 
Jugez  par-lâ  si  je  dois  regarder  comme  impor- 
tante pour  moi  une  entreprise  sur  laquelle 
moti  indépendance  et  ma  réputation  sont  fon- 
dées. 

•Le  libraire  Fauche,  aidé  d'une  société,  jugeant 
que  cette  affaire  lui  peut  être  avantageuse ,  de- 


ANNÉE    1764.  277 

sire  de  s'en  charger;  et,  présentant  l'obstacle 
qqe  vos  minîstraux  peuvent  mettre  à  son  exé-» 
cution ,  il  projette,  en  supposant  l'agrément  du 
conseil  d'état ,  dont  pourtant  je  doute,  d'établir 
son  imprimerie  à  Motiers ,  ce  qui  me  seroit  très 
commode;  et  il  est  certain  qu'à  considérer  la 
chose  en  hommes  d'état,  tous  les  membres  du 
gouvernement  doivent  favoriser  une  entreprise 
qui  versera  peut-être  cent  mille  écus  dans  le  * 
pays. 

Cet  agrément  donc  supposé  (c'est  son  affaire), 
il  reste  à  savoir  si  ce  sera  la  mienne  de  consentir 
à  cettie  proposition ,  et  d^me  lier  par  un  traité  en 
forme.  Voilà ,  monsieur,  sur  |quoi  je  vous  con- 
sulte. Premièrement ,  croyez-vous  que  ces  gens-là 
puissent  être  en  état  de  consommer  cette  affaire 
avec  honneur,  soit  du  côté  de  la  dépense,  soijt 
du  côté  de  l'exécution?  car  l'édition  que  je  pro- 
pose de  faire ,  étant  destinée  aux  grandes  biblio- 
thèques ,  doit  être  un  chef-d'œuvre  de  typogra^- 
phie ,  et  je  n'^épargnerai  point  ma  peine  pour  que 
c'en  soit  un  d^orrection.  En  second  lieu ,  croyez- 
vous  que  les  engagements  qu'ils  prendront  avec 
moi  soient  assee  sûrs  pour  que  je  puisse  y  comp- 
ter, et  n'avoir  plus  de  souci  là-dessus  le  reste  de 
ma  vie?En  supposant  que  oui,  voudrez-vous  bien 
m'aidèr  de  vos  soins  et  de  vos  conseils  pour  éta- 
blir mes  sûretés  sur  un  fondement  solide?  Vous 
sentez  que  mes  infirmités  croissant ,  e^  la  vieil- 
lesse avançant  par  dessus  le  nâarché ,  ibrîe  faji^t 
pas  que ,  hors  d'état  de  gagner  mon  pain  ,  j^ 


278  CORRESPONDANCE. 

m'expose  au  danger  d  en  manquer.  Voilà  1  exa*- 
men  que  je  soumets  à  vos  lumières,  et  je  vdus 
prie  dç  vous  en  occuper  par  amitié  pour  moi. 
Votre  réponse ,  monsieur,  réglera  la  mienne- J  ai 
promis  de  la  donner  dans  quinze  jours.  Marquez- 
moi  ,  je  vous  prie,  avant  ce  temps-là  »  votre  sen- 
timent sur  cette  affaire ,  afin  que  je  puiss^  nciç 

déterminer. 

A  M.  DDCLOS. 

■ 

Mo  tiers ,  le  a  décembre  1764* 

Je  crois,  mon  cher  ami,  quau  point  où  nous 
en  sommes ,  la  rareté  des  lettres  est  plus  unç 
marque  de  confiance  que  de  négligence  :  votre 
silence  peut  m'inquiéter  sur  votre  santé ,  mais 
non  sur  votre  amitié,  et  j'ai  lieu  d'attendre  de 
vous  la  même  sécurité  syr  la  mienne.  Je  suis  er- 
rant tout  Tété ,  [malade  tout  Fhi ver ,  et  en  tout 
temps  si  surchargé  de  désœuvrés ,  qu'à  peine  aï-  ' 
je  un  moment  de  relâche  pour  écrire  à  mes  amis. 

Le  recueil  fait  par  Duchesne  est  en  effet  in- 
complet, et,  qui  pis  est,  très^ fautif;  mais  il  n'y 
manque  rien  que  vous  ne  çonnoissiez ,  excepté 
ma  réponse  aujç  lettres  écrites  dfe  la  campagne , 
qui  n'est  pas  encore  publique.  J'espérais  vous  la 
faire  remettre  aussitôt  qu'elle  seroit  à  Paris  ; 
mais  on  m'apprend  que  M,  de  Sartine  en  a  dé^ 
fendu  l'entrée,  quoique  assurément  il  n'y  ait  pas 
un  n^ot  dans  cet. ouvrage  qui  puisse  déplaire  à 
la  France  ni  aux  François ,  et  que  le  clergé  catho- 
lique y  ait  à  son  tour  les  rieurs  ciux  dépens  du 


^      ANNÉE    1764.  279 

hôtre.  Malheur  aux  opprimés ,  sur-tout  quatid 
ils  le  sont  injustement ,  car  alors  ils  n'ont  pas 
même  le  droit  de  se  plaindre  ;  et  je  ne  serois  pas  * 
étonné  qu'on  me  fît  pendre*uniquement  pour 
avoir  dit  et  prouvé  que  je  ne  méritois  pas  d^êire 
décrété.  Je  pressens  le  contre-coup  de  cette  dé- 
fense eu  ce  pays.  Je  vois  d'avance  le  parti  qu'en 
vont  tirer  mes  implacables  ennemis ,  et  sur-tout 
ipse  doU  fahricator  Epeusif^ 

J'ai  toujours  le  projet  de  taire  enfin  moi-même 
un  recueil  de  mes  écrits,  dans  lequel  je  pourrai 
faire  entrer  quelques  chiffons  qui  sont  encore  en 
mainuscrits,  et  entre  autres  le  petit  conte  (i)  dont 
vous  parlez,  puisque  vous  jugez  qu'il  en  vaut  la 
peine.  Mais  outre  que  cette  entreprise  m'effraie, 
sur-tout  dans  l'état  où  je  suis ,  je  ne  sais  pas  trop 
où  la  faire.  En  France  il  n'y  faut  pas  songer.  La 
Hollande  est  trop  loin  de  moi.  Les  libraires  de  ce 
pays  n'ont  pas  d'assez  vastes  débouchés  pour 
cette  entreprise,  les  profits  en  seroient  peu  de# 
ch^e  ,  et  je  vous  avoue  que  je  n'y  songe  que 
pour  me  procurer  du  pain  durant  le  reste  de  mes 
malheureux  jours,  ne  me  sentant*plus  en  état 
d'en  gagner.  Quant  aux  mémoires  de  ma  vie , 
dont  vous  parlez,  ils  sont  trop  di^ciles  à  faire 
sans  compromettre  personne;  pour  y  songer  il 
faut  plus  de  tranquillité  qu'pn  ne  m'en  laisse ,  et 
que  je  n'en  aurai  probablement  jamais  :  si  je  vis 
toutefois  ,  je  n'y  renonce  pas.  Vous  avez  toute 

(i)  La  Reine  fantasque. 


28q  correspondance. 

ma  confiance ,  mais  vous  sentez  qu  il  y  a  des 
choses  qui  ne  se  disent  pas  de  si  loin. 

Mes  courses  dans  nos  niontagnes,  si  riches  en 
plantes,  m'ont  dohné  du  goût  pour  la  botani- 
que :  cette  occupation  convient  fort  à  une  mar 
chine  ambulante  à  laquelle  il  est  interdit  de  pen* 
§er.  Ne  pouvant  laisser  ma  tête  vide,  je-la  veux 
empailler;  c^st  de  foin  qu'il  fout  l'avoir  pleinç 
pour  être  libre  et  vrq^sans  crainte  d'être  décrété. 
J'ai  l'avantage  de  ne  connoître  encore  que  dix 
plantes  ,  en  comptant  l'hysope  ;  j'aurai  long- 
temps du  plaisir  à  prendre  avant  d'en  être  aux 
arbres  de  nos  forêts. 

J'attends  avec  impatience  votre  nouvelle  édi- 
tion des  Considérations  ^ur  les  moeurs.  Puisque 
vous  avez  des  facilités  pour  tout  le  royaume, 
adresse?  le  paquet  à  Pontarlier ,  à  moi  directe- 
ineiît,  ce  qu\  suffit,  ou  à  M.  Junet,  directeur 
des  postea;  il  me  le  fera  parvenir.  Vous  pouvez 
^  aussi  le  remettre  à  Duchesne,  qui  me  le  fera  pas- 
ser avec  d'a,utres  envois.  Jç  vous  dei^tanderai 
même,  saps  façon,  de  faille  relier  l'exemplaire, 
ce  que  je  ne  puis  faire  ici  sans  le  gâter  ;  je  le  pren- 
drai secrétenient  dans  ma  poçh,e  ep  allant  herbo- 
riser, et,  q^an.d  je  ne  yerrfi^i  point  d'archers  au- 
tour de  moi,*  j'y  jetterai  les  yeux  à  la  dérobée. 
Mon  cher  g,nii,  cornaient  faites-vous  pour  pen- 
ser, être  honnête  homme,  et  ne  vous  pas  faire 
pendre?  cela  me  paroit  difficile,  en  vérité.  Je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


ANNÉE    1764.       -  281 

A  MILQ^. MARÉCHAL. 

8  décembre  1 764* 

Sur  la  dernière  lettre,  milord,  que  vous  avez 
^ù  rtcevoir  de  moi,  vou^  aurez,  pu  juger  du  plai- 
sir que  m'a  causé  cçUe  dont  vous  m  avei;  honoré 
le  24  octobrt.  Vpu^  m'avez  fait  sentir  un  peu 
cruellement  ^  quel  point  je  vous  suis  attaché , 
et  trois  mois  de  silence  de  votre  part  m'ont  plus 
affecté  et  navré  que  ne  fit  le  décret  du  conseil  de 
Genève.  Tant  de  malheurs  ont  rendu  mon  cœup 
inquiet,  et  je  crains  toujours  de  perdre  ce  que  je 
désire  si  ardemment  de  conserver.  Vous  êtes  mon 
seul  protecteur,  le  seul  homme  à  qui  j aie  de 
véritables  obligations  ,  le  seul  ami  sur  lequel  je 
compte,  le  dernier  auquel  je  me  sois  attaché,  et 
auquel  il  n  en  succédera  jamais  d  autres.  Jugez 
sur  cela  si  vos  bontés  me  sont  chères ,  et  si  votre 
oubli  m'est  facile  à  supporter. 

Je  suis  fâché  que  vous  ne  puissiez  habiter  votre 
maison  que  dans  un  an.  Tant  qu'on  en  est  encore 
aux  châteaux  en  Espagne ,  toute  habitation  nous 
est  bonne  en  attendant;  mais  quand  enfin  Fex- 
périence  et  la  raison  nous  ont  appris  qu'il  n'y  a 
de  véritable  jouissance  que  celle  de  soi-même, 
un  Ipgem^ent  commode  et  un  corps  sain  devien- 
nent lea  seuls  biens  de  la  vici^  et  dont  le*  prix  se 
fait  sentir  de  jour  en  jour,  à  mesure  qu'on  est 
détaché  du  reste.  Comrme  il  n'a  pas  fallu  si  long- 
temps pour  faire  votre  jardin ,  j'espère  que  dè^ 


a8l  X^ORRESPONDANCE. 

à  présent  il  vous  amuse ,  etvque  vous  en  tirez 
déjà  de  quoi  fournir  ces  ÉÊM^s  si  savoureuses  , 
que,  sans  être  fort  gourmand,  je  regrette -tous 
les  jours. 

Qiie  ne  puis-je  m'instruire  auprès  devons  dans 
une  culturje  plus  utile*,  quoique  plus  ingrate! 
Que  mes  bons  et  infortunés  Corses  nepeiivent- 
îls ,  par  mon  entremise ,  profiter  dfe  vos  longues 
et  profondes  observations  sur  les  hommes  et  les 
gouvernements  !  mais  je  suisloin  de  vous.  N'im- 
pof  te  ;  sans  songer  à  l'impossibilité  du  succès  , 
je  m'occuperai  de  ces  pauvres  gens  comme  si 
mes  rêveries  leur  pouvoient  être  utiles.  Puisque 
je  suis  dévoué  aux  chimères,  je  veux  du  m^ins 
m'en  forger  d'agréables.  En  songeant  à  ce  que 
les  homnies  pourroient  être,  je  tâcherai  d'ou- 
blier ce  qu'ils  sont.  Les  Corses  sont,  comme  vous 
le  dites  fort  bien ,  plus  près  de  cet  état  désirable 
qu'aucun  autre  peuple.  Par  exemple ,  je  ne  crois 
pas  que  la  dissolubilité  des  mariages,  très  utile 
dans  le  Brandebourg,  le  fût  de -long-temps  «i 
Corse ,  où  la  simplicité  des  mœurs  et  la  pauvreté 
générale  rendent  encore  les  grandes  passions 
inactives  et  les  mariages  paisibles  et  heureux. 
Les  feimmes  sont  laborieuses  et  chastes;  les 
hommes  n'ont  de  plaisirs  que  dans  leur  maison: 
dans  cet  état ,  il  n'est  pas  bon  de  leur  faire  en- 
visager comme  possible  une  séparation  qu'ils 
n'ont  nulle  occasion  de  désirer. 

Je  n'ai  point  encore  reçu  la  lettre  avec  la  tra- 
duction'de  FletcKer  aae  vous  m'annoncez.  Je 


r 

■ 

I 


ANNÉE    1764^  283 

1  attendois  pour  vous  écrire  ;  mais  ,  voyant  que 
le  paquet  ne  vient  point ,  je  ne  puis  diflPérer  plus 
long -temps.  Milord,  j  ai  le  cœur  plein  de  vous 
sans  cesse.  Songez  quelquefois  à  votre  fils  le 
cadet. 

A  M.  LALIAUD. 

* 

Motiers,  le  9  décembre  1764. 

Je  voudroîs,  monsieur,  pour  contenter  votre 
obligeante  fantaisie^  pouvoir  vous  envoyer  le 
profil  que  vous  me  demandez  ;  mais  je  ne  suis 
pas  en  lieu  à  trouver  aisément  quelqu  un  qui  le 
sache  tracer.  J  espérois  me  prévaloir  pour  cela 
de  la  visite  qu'un  graveur  hoUandois ,  qui  va 
s'établir  à  Morat ,  avoit  dessein  de  me  faire  ;  mais 
il  vient  de  me  marquer  que  des  affaires  indis- 
pensables ne  lui  en  laissoient  pas  le  temps.  Si 
M.  Liotard  fait  un  tour  jusqu'ici,  comme  il  pa- 
roît  le  désirer,  c'est  une  autre  occasion  dont  je 
profiterai  pour  vous  complaire ,  pour  peu  que 
letat  cruel  où  je  suis  m'en  laisse  le  pouvoir.  Si 
cette  seconde  occasion  me  manque ,  je  n'en  vois 
pas  de  prochaine  qui  puisse  y  suppléer.  Au  reste, 
je  prends  peu  d'intérêt  à  ma  figure ,  j'en  prends 
peu  même  à  mes  livres;  mais  j'en  prends  beau- 
coup à  l'estime  des  honnêtes  gens ,  dont  les  cœurs 
ont  lu  dans  le  mien.  C'est  dans  le  vif  amour  du 
juste  et  du  vrai,  c'est  dans  des  penchants  bo»s 
et  honnêtes ,  qui  sans  doute  m'attacheroient  à 
vous ,  que  je  voudrois  vous  faire  aimer  ce  qui 
est  véritablement  moi ,  et  vous  laisser  dé  mon 


284  COBR^SPOIÏDABCE. 

effigie  intérienre  un  souvenir  qui  vous  fut  inté- 
ressant. Je  vous  salue ,  monsieur ,  de  tout  mon 
cœur. 

A  M.  DE  MOrfTPEROUX,, 

-RÉSIDENT  DE   FRAKCE  A   GEHÈVE. 

Motîers,  le  9  décembre  1764. 

L'écrit ,  monsieur ,  qui  vous  est  présenté  de 
ma  part  contient  mon  apologie  et  celle  du  nom- 
bre d'honnêtes  geus'ofFensés  dans  leurs  droits 
par  Finfraction  des  miens.  La  place  que  vous 
remplissez ,  monsieur,  et  vos  anciennes  bontés 
pour  moi,  m'engagent  également  à  mettre  sous 
vos  yeux  cet  écrit.  Il  peut  devenir.une  des  pièces 
d'un  procès  au  jugement  duquel  vous  prési- 
derez peut-être.  D'ailleurs,  aussi  zélé  sujet  que 
bon  patriote,  vous  aimerez  me  voir  célébrer 
dans  ces  lettres  le  plus  beati  monument  du 
régne  de  Louis  XV ,  et  rendre  aux  François ,  mal- 
gré mes  malheurs  ,  toute  la  justice  qui  leur  est 
due.     0 

Je  vous  supplie,  monsieur ,  d'agréer  mon  resr 
pect. 

A  M.  D***. 

Mbticrs,  le  1 3  décembre  1764. 

V 

Je  vous  parlerai  maintenant,  monsieur,  de 
mon  affaire  (i),  puisque  vous  voulez  bien  vous 
charger  de  mes  intérêts.  J'ai  revu  mes  gens  :  leur 

(i)  L^édition  générale  de  ses  ouvrages. 


ANNÉE    1764.  l85 

socjf^té  est  augmentée  d'un  li^aire  de  France , 
homme  entendu,  qui  aura  llnspection  de  là  par- 
tie typographique.  Us  sont  en  état  de  faire  les 
fonds  nécessaires  sans  avoir  besoin  dé  Soiiscrip- 
tion,  et  c'est  d'ailleurs  une  voie  à  laquelle  je  ne 
consentirai  jamais ,  par  de  très  bonnes  raisons , 
trop  longues  à  détailler  dans  une  lettre. 

En  combinant  toutes  les  parties  de  l'entre- 
prise, et  supposant  un  plein  succès,  j'estime 
qu'elle  doit  donner  un  profit  net  de  cent  mille 
francs.  Pour  aller  d'abord  au  rabais.,  réduisons- 
le  à  cinquante.  Je  crois  que ,  sans  être  déraison- 
nable, je  puis  porter  mes  prétentiofis  ^u  quart 
de  cette  somme  ;  d'autant  plus  qud  cette  entte- 
prîse  demande  de  ma  part  un  travail  assidu  de 
trois  ou  quatre  ans,  qui  sans  doute  achèvera  de 
m'époiser,  et  me  coûtera  plus  de  peine  à  prépa- 
rer et  revoir  .mes  feuilles  que  je  n'en  éu^  à  les 
composer. 

Sur  cette  considération ,  et  laissant  à  part  celle 
du  profit,  pontr  ne  songer  qu'à  mes  besoins,  je 
vois  que  ma  dépense  ordinaire  depuis  vingt  ans 
a  été ,  Fun  dans  lautre ,  de  soixante  louis  par 
an.  Cette  dépense  deviendra  moindre  lorsque 
absolument  séquestré  dû  public  je  ne  serai  plus 
accablé  de  ports  de  lettres  et  de  Visites,  qui,  par 
la  loi  de  l'hospitalité,  me  forcent  d'avoir;  une 

tble  pour  les  survenants. 

Je  pars  de  ce  petit  calcul  pour  fixer  ce  qui 
Hl'est  nécessaire  pour  vivre  en  paix  ïe  reste  de. 
mes  jours ,  sans  manger  le  pain  de  personne  j 


« 


a86  GORRESPOlSDANGE. 

résolution  formée  depuis  long-temps ,  et  dont  ^ 
quoi  qu'il  arrive ,  je  ne  tne  départirai  japiais. 

Je  compte  pour  ma  part  sur  un  fonds  de  dix 
à  douze  mille  livres  ;  et  j'aime  mieux  ne  pas  jfaire 
l'entreprise  s'il  faut  me  réduire  à  moins,  parce- 
qu'il  n'y  a  que  le  repos  du  reste  dermes  jours  que 
je  veuille  acheter  par  quatre  ans  d'esclavage. 

Si  ces  messieurs  peuvent  me  faire  cette  somme , 
mon  dessein  est  de  la  placer  en  rentes  viagères'; 
et,  puisque  vous  voulez  bien  vous  charger  de 
cet  emploi ,  elle  vous  sera  comptée,  et  tout  est 
dit.  Il  convient  seulement ,  pour  la  sûreté  de  la 
chose,  que  tout  soit  payé  avant  que  l'on  com- 
mence l'fmpression  du  dernier  volume ,  parce- 
que  je  n'ai  pas  le  temps  d'attendre  le  débit  de 
l'édition  pour  assurer  mon  état. 

Mais  comme  une  telle  somme  en  argent^  comp- 
tant pourroit  gêner  les  entrepreneurs,  vu  les 
grandes  avances  qui  leur  sont  nécessaires ,  ils 
aimeront  mieux  me  faire  une  rente  viagère  ;  ce 
qui ,  vu  mon  âge  et  Tétat  de  ma  santé ,  leur  doit 
probablement  tourner  plus  à  compte.  Ainsi, 
moyennant  des  sûretés  dont  vous  soyez  content,, 
j'accepterai  la  rente  viagère ,  sauf  une  somme  en 
argent  comptant  lorsqu'on  commencera  Tédî- 
tion  ;  et ,  pourvu  que  cette  somme  ne  soit  paS: 
moindre  que  cinquante  louis ,  je  m'en  contepte^ 
en  déduction  du  capital  dont  on  me  fera  la 
rente.  W 

Voilà ,  monsieur  ,   les  divers,  arrangements . 
dont  je  leur  laisserons  le  choix  si  je  traitois  di- 


ANNEE    1764.  287 

rectement  avec  eux  :  mais ,  comme  il  se  peut  que 
je  me  trompe ,  ou  que  j'exige  trop ,  ou  qu'il  y 
ait  quelque  meilleur  parti  à  prendre  pour  eux 
ou  pour  moi ,  je  n'entends  point  \(fùs  'donner 
en  cela  des  régies  auxquelles  vous  deviez  vou^ 
tenir  dans  cette  négociation.  Agissez  pour  moi 
comme  un  bon  tuteur  pour  son  pupille;  mais 
ne  chargez  pas  ces  messieurs  d'un  traité  qui  leur 
soit  onéreux.  Cette  entreprise  n'a  de  leur  part 
qu'un  objet  de  profit ,  il  faut  qu'ils  gagnent  ;  de 
ma  part  elle  a  un  autre  objet,  il  suffit  que  je 
vive;  et,  toute  réflexion  faite,  je  puis  bien  vivre 
à  moins  de  ce  que  je  vous  ai  marqué.  Ainsi  n'a- 
busons pas  de  la  résolution  où  ils  paroissent 
être  d'entreprendre  cette  affaire  à  quelque  prix 
que  ce  soit  :  comme  tout  le  risque  demeure  de 
leur  côté ,  il  doit  être  compensé  par  les  avan- 
tages. Faites  l'accord  dans  cet  esprit,  et  soyez 
sûr  que  de  i^  part  il  sera  ratifié. 

Je  vous  vois  avec  plaisir  prendre  cette  peine: 
voilà,  monsieur,  le  sçul  compliment  que  je  vous 
ferai  jamais. 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Motiers,  le  17  décembre  1764. 

Il  est  bon  ,  monsieur ,  que  vous  sachiez  que  , 
depuis  votre  départ  d'ici ,  je  n'ai  reçu  aucune  de 
vos  lettres ,  ni  nouvelles  d'aucune  espèce  par  le 
canal  de  personne ,  quoique  vous  m'eussiez  pro*- 
mis  de  m^annoncer  votre  heureuse  arrivée  ^  Ge- 


!î88  COllRESPOjîftANCÊ. 

néve,  et  de  m  écrire  même  auparavant.  X^oUâl 
pDtfvez  coùcevoir  mon  inquiétude.  Je  sais  bien 
que  c*qst  l'ordinaire  quon  m'accable  de  lettres 
inutiles ,  et  que  tout  se  taise  dans  les  moments 
essentiels;  je  metois  flatté  cependant  qu'il  y 
auroit  dans  celui-ci  quelque  exception  en  ma 
faveur.  Je  me  suis  trompé.  Il  fatit  prendre  pa- 
tience ,  et  se  résoudre  à  attendre  qu'il  tous  plaise 
de  me  donner  des  nouvelles  de  votre  santé,  que 
je  souhaite  être  bonne  de  tout  mon  cœur. 
Mes  respects  à  madame ,  je  vou3  supplie.  * 

A  M.  D'IVERNOIS. 

« 

Motters,  le  29  déôeiùbré  ï^64* 

J'ai  reçu,  monsieur,  toutes  les  lettres  que  vous 
m'avez  fait  l'amitié  de  m'écrire ,  jusqu'à  celle  du 
25  inclusivement.  J'ai  aussi  reçu  les  estampes 
que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'eilvoyer  ;  mais 
le  messager  de  Genève  n'étant  point  encore  de 
retour ,  je  n'ai  pas  reçu ,  par  conséquent  ,  leâ 
deux  paquets  que  vous  lui  avez  remis ,  et  je  n'ai 
pas  non  plus  entendu  parler  encore  du  paquet 
que  vous  m'avez  envoyé  par  le  voiturier.  Je  prie-y 
rai  M.  le  trésorier  de  s'en  faire  informer  à  Neu- 
chatel ,  puisqu'il  y  ^oit  être  de  retour  depuis 
plusieurs  jours. 

Leà  vacherins  que  vous  m'envoyez  seront  dis- 
tribués en  totre  nom  dans  votre  famille.  La 
caisse  de  vin  de  Lavaux,  que  vous  m'annoncez,» 
ûe  sera  reçue  qu'en  payant  le  prix ,  sans  quoi 


j 


ANNÉE    1764.  289 

elle  restera  chez  M.  dlvernois.  Je  croyôîs  que 
vous  feriez  quelque  attention  à  ce  dont  nous 
étious  convenus  ici  :  puisque  vous  n  y  voulez  pas 
avair  égard,  ce  sera  désormais  mon  affaire;  et 
je  vous  avoue  que  je  commence  à  craindre  que 
le  train  que  vous  avez  pris  ne  produise  entre 
nous  une  rupture  qui  maffligeroit  beaucoup.  Ce 
quily  a  de  parfaitement  sûr ,  c'est  que  personne 
au  inbnde  ne  sera  bien  reçu  à  vouloir  me  faire 
des  présents  par  force;  les  vôtres,  monsieur ^ 
sont  si  fréquents ,  et,  j'ose  dire^  si  obstinés,  que 
de  la  part  de  tout  autre  homme ,  en  qui  je  re- 
qonnottrois  moins  de  franchise ,  je  croirois  qu'il 
cache  quelque  vue  secrète  qui  ne  se  découvriroit 
qu  en  temps  et  lieu. 

Mon  cher  monsieur ,  vivons  bons  amis ,  je 
vous  en  supplie.  Les  soins  que  vous  vous  donnez 
pour  mes  petites  commissions  me  sont  très  pré- 
cieuxi  Si  vous  voulez  que  je  croie  qu  ils  ne  vous 
sont  pas  importuns  )  faites-moi  des  comptes  si 
exacts  qu'il  n'y  soit  pas  même  oublié  le  papier 
pour  leè  paquets ,  ou  la  ficelle  des  emballageis  ;  à 
cette  condition  j'accepte  vos  soins  obligeants, 
et  toute  mon  affection  ne  vous  est  pas  moins 
acquise  que  ma  reconnoissance  vous  est  due. 
Mais,  de  grâce,  ne  rendez  pas' là-dessus  une 
troisième  explication  nécessaire ,  car  elle  seroit 
la  dernière  bien  sûrement. 

Je  suis  €[t,  serai  même  plusieurs  années;  hors 
d'état  de  m'occuper  des  objets  relatifs  à  Fdm- 
primé!  qu'une  personne  vous  a  remis  pour  me 

17.  »» 


le  prêter;  aiusi,  s'il  faut  s  en  servir,  prompftf- 
ment ,  je  serai  contraint  de  le  renvoyer  sans  en 
faire  usage.  Mon  intention  étoit  de  rassembler 
des  matériaux  pour  le  temps  éloigné  de  me» 
loisirs,  si  jamais  il  vient,  de  quoi  je  doute:  ainsi 
ne  m  envoyez  rien  là-dessus  qui  ne  puisse  rester 
entre  mes  mains ,  sans  autre  condition  qtie  de 
l'y  retrouver  quand  on  voudra. 

Vous  trouverez  ci^jointe  la  copie  de  la  lettre 
de  remerciement  que  M.  G....r  m'a  écrite^  Com- 
ment se  peut-il  qu'avec  un  coeur  si  aimant  et  si 
tendre ,  je  ne  trouve  par-tout  que  haine  et  que 
malveillants  ?  Je  ne  puis  là-^dessus  me  vaincre  v 
l'idée  d'un  seul  ennemi,  quoique  injuste,  me  fait 
sécher  de  douleur.  Genevois,  Genevois,  il  faut 
que  mon  amitié  pour  vous  n^e  coûte  à  la  fin  la 
vie. 

Obliges(-moi ,  mon  cher  monsieur ,  ea^  m  en^ 
toyant  la  note  de  Targent  que  vous  avez  dé« 
bourse  pour  toutes  mes  commissioits ,  et  d'en 
tirer  sur  moi  le  montant  par  lettre^de-ohange, 
eu  de  me  marquer  par  qui  je.doi»  vous  le  faire 
t^nir.  N'omettez  pas  ce  qu'a  fourni  monsieur 
Deluc.  Je  vous  embrasse  de  tout  nion  eœur. 

A  M.  DUPEYROU. 

• 3 1  décembre  fjSl^. 

Votre  lettre  m'a  touché  jusqu'aux  larmes.  Je 
vois  que  je  ne  me  suis  pas  trompé ,  et  que  vous 
avez  une  ame  honnête.  Vous  serez  un  homme 


ÀSNéfe   1764.  igt, 

pi*écîeux  à  mon  cœun  Lisez Fimprimé  ci-joînt  (i). 
Voilà ,  monsieur ,  à  quels  ennemis  j  ai  affaire  ; 
Voilà  les  armés  dont  ils  m'attaquent.  Renvoyez» 
moi  cette  pièce  quand  vous  l'aurez  lue  ;  ejle  en-» 
trera  dans  les  monuments  de  l'histoire  de  ma 
vie.  O!  quand  un  jour  le  Voile  sera  tiré,  que  la 
postérité  m'aimera  !  quelle  bénira  ma  mémoire  I 
Vous ,  aimez-moi  maintenant ,  et  croyez  que  je 
n'en  suis  pas  indigne.  Je  vous  embrasse» 

A  M.  D^ÎVERNOIS. 

Motiers)  le  3i  décembre  1764^ 

Jfc  re^is ,  mon  cher  monsieur,  vatre  lettre  du 
28  et  les  feuilles  de  la  réponse;  vous  recevrez 
aussi  bientôt  la  musique  que  vous  demandez* 
J*ai  reçu  par  ce  même  courrier  un  imprimé  in- 
titulé ,  Sentiments  des  citàjens.  J  aï  d'abord  re- 
connu le  style  pastoral  de  monsieur  Vernes ,  dé- 
fenseur de  la  foi ,  de  la  vérité ,  de  la  vertu,  et  de 
la  charité  chrétienne.  Les  citoyens  ne  pouvoient 
choisir  un  plus  digne  organe  pour  déclarelr  au 
public  leurs  sentiments»  Il  est  très  à  souhaiter 
que  cette  pièce  se  répande  en  Europe;  elle  achè- 
vera ce  que  le  décret  a  commencé. 

Tout  ce  qu'on  me  marque  de  monsieur  le 
Premier  est  d'un  magistrat  bien  sage.  Si  les  autres 
Fétoient  autant ,  tout  seroit  bientôt  pacifié ,  et 
les  choses  rentreroient  dans  l'état  douteux  où 

(i)  Le  libelle  intitule,  «fen/i/wenfy  des  Citoyens. 

19. 


292  CORRESPONDANCE. 

peut-êti*eîl  seroit  à  désirer  quelles  fussent  en-* 
core.  Mais  fiez-vous  aux  sottises  qUe  ranimosité 
leur  fera  faire  :  ils  vont  désormais  travailler  pour 

vous. 

Les  deux  exemplaires  que  demande  M*^*sont 
sans  doute  pour  travailler  dessus:  mais  n'im- 
porte; je  les  lui  enverrois  avfec  grand  plaisir,  si 
j'en  avois  Vpccasion ,  sur-tout  s'il  vouloit  pren- 
dre le  ton  de  monsieur  Yernes.  Si  par  hasard 
cétoit  en  effet  par  goût  pour  l'ouvrage ,  M***  se- 
roit un  théologien  bien  étonnant  :  mais,  laissez- 
les  faire.  La  colère  les  transporte  :  comme  ils 
vont  prêter  le  flanc  1  O,  monsieur,  si  tous  ces 
gens-là,  moyis  brutaux,  moins  rognes,  s'étoient 
avisés  de  me  prendre  par  des  caresses ,  j'étois 
perdu  ,  je  sens  que  jamais  je  n'aurois  pu  résis- 
ter ;  mais ,  par  le  côté  qu'ils  m'ont  pris ,  je  suis 
à  l'épreuve.  Ils  feront  tant  qu'ils  me  rendront 
illustre  et  grand ,  au  lieu  que  j'étois  fait  pour 
n'être  jamais  qu'un  petit  garçon.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  coeur. 

A  M.  ***, 

Au  «UJet  d'un  MiMOIRS  en   faveur  des   PROTBflTAIITfl, 

que  Ton  devoit  adresser  aux  évéques  de  France. 

1765. 

La  lettre,  monsieur,  etle  mémoire  de  M***, 
que  vous  m'avez  envoyés,  confirment  bien  l'es- 
time et  le  respect  que  j'avois  pour  leur  auteur.  Il 
y  a  dans  ce  mémoire  des  choses  qui  sont  tout-à- 
fait  bien  ;  cependant  il  me  parott  que  le  plan  et 


ANNÉE    1765.  293 

Fexécution  demanderoient  une  refonte  confor- 
me aux  excellentes  observations  contenues  dans 
votre  lettre.  L'idée  d'adresser  un  mémoire  aux 
évêques  n'a  pas  tant  pour  but  de  les  persuader 
eux-mêmes ,  que  de  persuader  indirectement  la 
cour  et  le  clergé  catholique,  qui  seront  plus 
portés  à  donner  au  corps  épiscopal  le  tort  dont 
on  ne  les  chargera  pas  eux-mêmes.  D  où  il  doit 
arriver  que  les  évêques  auront  honte  d  élever 
des  oppositions  à  la  tolérance  des  protestants , 
ou  que ,  s'ils  font  ces  oppositions,  ils  attireront 
.contre  eux  la  clameur  publique ,  et  peut-être  les 
rebuffades  de  la  cour. 

Sur  cette  idée  il  paroît  qu'il  ne  s'agit  pas  tant , 
comme  vous  le  dites  très  bien ,  d'explications  sur 
la  doctrine ,  qui  sont  assez  connues  et  ont  été 
données  mille  fois ,  que  d'une  exposition  politi- 
.  que  et  adroite  de  l'utilité  dont  les  protestants 
sont  à  la  France;  à  quoi  l'oii  peut  ajouter  la 
bonne  remarque  de  M***,  sur  l'impossibilité  re- 
connue de  les  réunir  à  l'église,  et  par  consé- 
quent sur  l'inutilité  de  les  opprimer;  oppression 
qui,  ne  pouvant  les  détruire,  ne. peut  servir 
qu'à  les  aliéner. 

En  prenant  les  évêques,  qui,  pour  la  plupart, 
sont  des  plus  grandes  maisons  du  royaume,  du 
côté  des  avantagés  de  leur  naissance  et  de  leurs 
places,  on  peut  leur  montrer  avec  force  com- 
bien ils  doivent  être  attachés  au  bien  de  l'état  à 
proportion  du  bien  dont  il  les  comble,  et  des 
privilèges  qu'il  leur  accorde;  combien  il  seroit 


294  CORRESPOND  ANCP. 

horrible  à  eux  de  préférer  leur  intérêt  et  leur 
ambition  particulière  au  bien  général  d'une  so- 
ciété dont  ils  sont  les. principaux  membres;  on 
peut  leur  prouver  que  leurs  devoirs  de  citoyens , 
loin  detre  opposés  à  ceux  de  leur  ministère  V  en 
reçoivent  de  nouvelles  forces ,,  que  Fhumanité , 
la  religion,  la  patrie,  leur  .prescrivent  la  même 
conduite  et  la  même  obligation  de  protéger 
leurs  malheureux  frères  opprimés  plutôt  que  de 
les  pour3uivre.  Il  y  a  mille  choses  vives  et  sail- 
lantes à  dire  là-dessus ,  en  leur  faisant  honte  d'un 
côté  de  leurs  maximes  barbares,  sans  pourtant 
les  leur  reprocher ,  et  de  l'autre  en  excitant  con^ 
tre  eux  l'indignation  du  ministère  et  des  autres 
ordres  du  royaume ,  sans  pourtant  paroître  y 
tâcher, 

.  Je  suis ,  monsieur ,  si  pressé ,  si  accablé ,  si 
surchargé  de  lettres,  que  je  ne  puis  vous  jeter 
ici  quelques  idées  qu'avec  la  plus  grande  rapi- 
dité. Je  voudrois  pouvoir  entreprendre  ce  mé- 
moire, mais  cela  m'est  absolument  impossible  ^ 
et  j'en  ai  bien  du  regret;  car,  outre  le  plaisir  de 
bien  faire,  j'y  trouverois  un  des  plus  beaux 
sujets  qui  puissent  honorer  la  plume  d'un  aur- 
teur.  Cet  ouvrage  peut  être  un  chef-d'œuvre  de 
politique  et  d'éloquence,  pourvu  qu'on  y  mette 
le  temps;  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  puisse  être 
bien  traité  par  un  théologien.  Je  vous  salue, 
monsieur ,  de  tout  mon  cœur. 


I 


ANNÉE   1765.  ^95 

A  M.  MOULTOU. 

Motiers,  le  7  janvier  1765. 

Il  étoit  bien  cruel ,  monsieur,  que  chacun  de 
nous  désirant  si  fort  conserver  1  amitié  de  Tau- 
tre ,  crut  également  I  avoir  perdue.  Je  me  sou- 
viens très  bien,  moi  qui  suis  si  peu  exact  à 
écrire ,  de  vous  avoir  écrit  le  dernier.  Votre  si- 
lence obstiné  me  navra  Famé ,  et  me  fit  croire 
que  ceux» qui  vouloient  vous  détacher  de  moi 
avoient  réussi  ;  cependant ,  même  dans  cette 
supposition ,  je  plaignois  votre  foiblesse  sans  ac- 
cuser votre  cœur;  et  mes  plaintes,  peut-être  in- 
discrètes ,  prouvoient ,  mieux  que  n  eût  fait  mon 
silence,  lamertume  de  ma  douleur.  Que  pou- 
voit  faire  de  plus  un  homme  qui  ne  s  est  jamais 
départi  de  ces  deux  maximes,  et  ne  s  en  veut  ja^ 
mats  départir  :  lune  de  ne  jamais  rechercher  per- 
sonne, Tautre  de  ne  point  courir  après  ceux  qui 
s'en  vont?  Votre  retraite  m'a  déchiré  :  si  vous 
revenez  sincèrement ,  votre  retour  me  rendra  la 
vie.  Malheureusement ,  je  trouve  dans  votre  let- 
tre  plus  déloges  que  de  sentiments.  Je  n'ai  que 
faire  de  vos  louanges,  et  je  donnerois  mon  sang 
pour  votre  amitié. 

Quant  à  mon  dernier  écrit,  loin  de  l'avoir 
fait  par  animosité ,  je  ne  l'ai  fait  qu'avec  la  plus 
grande  répugnance,  et  vivement  sollicité  :  c'est 
MU  devoir  que  j'ai  rempli  sans  m'y  complaire  : 
mais  je  n'ai  qu'un  ton  ;  tant  pis  pour  ceux  qui 


2q6  courçspokdahce. 

irie  forcent  de  le  prendre,  car  je  n'en  changerai 
sûrement  pas  pour.  eux.  Du  reste,  ne  craignez 
rien  de  leffet  de  mon  livre  ;  il  ne  fera  du  mal 
qu'à  moi.  Je  connois:  mieux  que  vous  la  bour- 
geoisie dç  Genève;  elle  n ira. pas  plus  loin  qu'il 
ne  faut ,  je  vous  en  réponds, 

Hi  ipotus  anîmorum  atque  haeç  certamjna  taqts^ 
Pulveris  exigui  jactu  compressa  quiescent. 

Moultou^  je  n'aime  à  vous  voir ,  ni  D>inistre , 
ni  citoyen  de  Genève.  Dans  l'état  où  sont  k» 
mœurs,  les  goûts,  les  esprits  dans  cette  ville, 
y pjus  n'êtes  pas  fait  pour  l'habiter. «Si  cette,  dé- 
claration vous  fâche  encore,  ne  nousxaccom- 
modons  pgs ,  car,  je  ne  cesserai  point  de  vous  la 
faire.  Le  plus  mauvais  parti  qu'un  homme  de 
votre  portée  puisse  prendre  est  celui  de  se  .par-» 
tag^r.  Il  faut  être  tout*à-fait  comme  leâ^^tres, 
ou  toiit-à-rfait  comme  soi.  Pensez-y.  Je  vous  em- 
brasse. 
;    Saluez  de  ma  part  votre  vénérable  père. 

A  M.  D'IVERNOIS, 

Motiers,  le  7  janvier  1765. 

J'ai  reçu,  monsieur,  avec  vos  dernières  Jet-» 
très,  comprise  celle  du  5 ,  la  réponse  aux  Lettres 
écrites  de  la  .campagne..  Cet  ouvrage  est  excel- 
lent, et  doit  être  en  tout  temps  le  manuel:  des 
citoyens.  Voilà,  monsieur,  le  ton  respectueux, 
mais  ferme  et,  noble,  qu'il  faut  toujours  pren- 


ANNÉE    1765.  297 

dre,  au  lieu  du  ton  craintif  et  rampant  dont  on 
n'o^pit  sortir  autrefois  ;  mais  il  ne  faut  jainais 
passer  au-delà.  Vos  magistrats  n'étant  plus  pies 
supérieurs,  je  puis,  vis-à-vis  deux,  prendre  un 
ton  qu'il  ne  yous  conviendroit  pas  d'imiter, 
>  Je  vous  remercie  derechef  des  soins  sans  nom- 
bre que, vo.us  ave^bien  voulu  prendre  pour  mes 
petites  commissions ,  mais  qui  sont  g^randes  par 
la  peine  continuelle  qu'elles  vous  donnent  ;  car 
il  semble,  à  votre  activité,  que  vous  ne  pouvez 
être  occupé  que  de  moi.  Vos  soins  obligeants , 
monsieur,  peuvent  m'être  aussi  utiles  que  votre 
amitié  me.  sera  précieuse  ;  et ,  lorsque  vous  vou- 
drez bien  observer  nos  conditions,  une  fois  à 
mon  aise  de  ce  coté ,  bien  sur  de.  vos  bontés ,  je 
n'épargnerai  point  vos  peines. 

Je  n'ai  point  encore  donné  le  louis  de  votre 
part  à  ma  pauvre  voisine  ;  premièrement,  parce- 
que  sa  santé  étant  passable  à  présent ,  elle  n'est 
pas  absolument  sous  la  condition  que  vous  y 
avez  .mise  ;  et ,  en  second  lieu ,  parceque  vous 
exigez  de  n'être  pas  nommé,  condition  que  je 
ne  puis  admettre ,  parceque  ce  seroit  faire  pré- 
sumer à  ces  bonnes  gens  que  cette  libéralité  vient 
de  moi,  et  que  je  me  cache  par  modestie  ;  idée 
à  laquelle  il  ne  me  convient  pas  de  donner  lieu. 
.  Bien  des  remerciements  à  M.  Deluc  fils ,  de  sa 
bonne  volonté.  Je  ne  vous  cacherai  pas  que  l'op- 
tique me  seroit  fort  agréable;  mais,  première- 
ment ,  je  ne  consentirai  point  que  M.  Deluc ,  déjà 
.  §i  chargé  d'autres  occupations ,  s'en  donne  la 


29B  CORRESPONDANCE. 

peine  lui*inême ,  et  je  crains  que  cette  fontaisie 
ne  coijte  plus  d-argept  que  je  n  y  en  puis  mettre 
pour  le  présent.  Mais  il  m  a  promis  de  me  pour-* 
¥oir  d*un  microscope;  peut -^ être  mième  eafau- 
droit-il  deux.  Il  en  sait  lusa^e,  il  décidera.  Je  se- 
rois  bien  aise  aussi  d avoir,  en  couleurs  bien 
pures ,  un  peu  d'outremer  et  de  carmin ,  du  vert 
de  vessie,  et  de  la  gomme  arabique. 

II  est  très  à  désirer  que  la  fermentation  causée 
par  les  derniers  écrits  n  ait  rien  de  tumultueux. 
Si  les  Genevois  sont  sages,  ils  se  réuniront,  mais 
paisiblement  ;  ils  ne  se  livreront  à  aucune  im- 
pétuosité ,  et  ne  feront  aucune  démarche  brus- 
que. Il  est  vrai  que  la  longueur  du  temps  est 
contre  eux;  car  on  travaillera  fortemei^t  à  les 
desunir,  et  tôt  ou  tard  on  réussira.  La  combi** 
saison  des  droits ,  des  préjugés ,  des  circonstan- 
ces ,  exige  dans  le&  démarches  autant  de  sagesse 
que  de  fermeté.  Il  est  des  moments  qui  ne  re- 
viennent plus  quand  on  les  néglige  ;  mais  il  faut 
autant  de  pénétration  pour  les  connottre,  que 
d'adresse  à  les  saisir.  N  y  auroit-il  pas  moyen  de 
ipé  veiller  un  peu  le  Deux-cents  ?  S'il  ne  voit  pas  ici 
son  intérêt,  ses  membres  ne  sont  que  des  cru* 
ches.  Mais  tenez-vous  sûrs  qu'on  vous  tendra  des 
pièges ,  et  craignez  les  faux  frères.  Profitez  du 
zèle  apparent  de  M.  Ch. ,  mais  ne  vous  y  fiez  pas, 
je  vous  le  répète.  Ne  comptez  point  non  plus  sur 
l'homme  dont  vous  m'avez  envoyé  une  réponse. 
S'il  faut  agir,  que  ce  soit  plus  loin.  Du  re^te,  je 
commence  à  pepser  que ,  si  Ton  se  conduit  HeUf 


ANNÉE    1765.  299 

cette  ressource  hasardeuse  ne  sera  pas  nécessaire. 

Vous  voulez  une  inscription  sur  votre  exem'« 
plaire.  Mes  bons  Saint-Gervaisiens  en  ont  mis 
une  qui  se  rapporte  à  Fouvragfe  :  en  voici  une  au- 
tre qui  se  rapporte  à  Fauteur  :  jilto  quœsivit cœlo 
lucem ,  ingemuitque  repertâ. 

Je  suis  fâché  de  vous  donner  du  latin  :  mais 
le  françois  ne  vaut  rien  pour  ce  genre  ;  il  est  mou, 
il  est  mort,  il  n  a  pas  plus  de  nerf  que  de  vie. 

MiUe  remerciements ,  je  vous  prie ,  à  madame 
dlverftois ,  pour  la  bonté  qu  elle  a  eue  de  prési- 
der à  lâchât  pour  mademoiselle  Le  Vasseur.  Son 
goût  se  montre  dans  ses  emplettes  comme  son 
esprit  dans  ses  lettres.  Je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 

Voici  une  lettre  pour  M.  Moultou  :  la  sienpe 
ma  fait  le  plus  grand  plaisir,  et  mon  cceur  en 
avoit  besoin. 

Je  m'aperçois  que  l'inscription  ci-dessus  est 
beaucoup  trop  longue  pour  lusage  que  vous 
en  voulez  faire.  En  voici  une  de  Imvention  de 
M.  Moultou ,  qui  dit  à-peu-près  la  même  chose 
en  moins  de  mots  :  Luget  et  monet]      * 

J  oubliois  de  vous  dire  que  le  premier  de  ce 
mois  messieurs  deCouvet  me  firent  prier  par  une 
députâtion  de  vouloir  bien  agréer  la  bourgeoisie 
de  leur  communauté,  ce  que^je  fis  avec  recon- 
noissance  ;  et ,  le  lendemain ,  un  des  gouverneurs 
avec  le  secrétaire,  m'apportèrent  des  lettres  con- 
çues en  ternies  très  obligeants  et  trèshonorables, 
et  dans  le  cartouche  desquelles,  dessiné  en  mi-» 


3oo  CORRESPONDANCE. 

niature ,  il8  avoient  eu  Fattention  de  mettre  ma 
dévide.  Je  leur  dis ,  car  je  ne  veux  rien  vous  taire, 
que  je  me  tenois  plus  libre ,  sujet  d  un  roi  juste, 
et  plus  honoré  d  être  membre  d'une  commu- 
nauté où  régnoit  légalité  et  la  concorde ,  que 
citoyen  d  une  république  où  les  lois  n  etoient 
qu  un  mot ,  et  la  liberté  qu  un  leurre.  Il  est  dit 
dans  les  lettres  que  la  délibération  a  été  unanime 
aul  suffrages  de  cent  vingt-cinq  voix.      I 

Hier  labbaye  de  Tarquebuse  de  C!ouvel| me  fit 
offrir  le  même  honneur,  et  je  lacceptai  de  lùême. 
Vous  savez  que  je  suis  déjà  de  celle  de  Mo  tiers. 
Je  vous  avoue  que  je  suis  plus  flatté  de  ces  mar- 
ques de  bienveillance,  après  un  assez  long  séj^our 
dans  le  pays  pour  que  ma  conduite  et  mes  mœurs 
y  fussent  connues ,  que  si  elles  m'eussent  été  pro- 
diguées d*abqrd  en  y  arrivant. 

A  M.  DE  GAUFFECOURT. 

Motiers-Travers,  le  12  janvier  1765. 

Je  suis  bien  aise,  mon  cher  papa,  que  vous 
puissiez  envisager ,  dans  la  sérénité  de  votre  pai- 
sible apathie ,  les  agitations  et  les  traverses  de  ma 
vie,  et  que  vous  ne  laissiez  pas  de  prendre  aux 
soupirs  qu  elles  m'arrachent  un  intérêt  digne  de 
notre  ancienne  amitié. 

Je  voudrois  encore  plus  que  vous  que  le  moi 
parût  moins  dans  les  Lettres  écrites  de  la  mon- 
tagne ;  mais  sans  le  moi  ces  lettres  n  auroient 
point  existé.  Quand  on  fit  expirer  le  malheureux 


ANNÉE   1765.  3ot 

Calas  €ur  la  roue,  il  lui  étoit  difficile  d oublier 
qu  il  étoit  là. 

Vous  doutez  qu  on  permette  une  réponse.' 
Vous  vous  trompez,  ils  répondront  par  des  li- 
belles diffamatoires  :  c  est  ce  que  j  attends  pour 
achever  de  les  écraser.  Que  je  suis  heureux  qu'on 
ne  se  soit  pas  avisé  de  me  prendre  par  des  ca- 
resses !  j'étois  perdu,  je  sens  que  je  naurois  ja- 
mais résisté.  Grâce  au  ciel ,  on  ne  ma  pas  çkté 
de  ce  côté-là,  et  je  me  sens  inébranlable  par  ce- 
lui qu  on  a  choisi.  Ces  gens-là  feront  tant  qu'ils 
me  rendront  grand  et  illustre ,  au  lieu  que  na- 
turellement je  ne  devois  être  qu'un  petit  garçon. 
Tout  ceci  n'est  pas  fini  :  vous  verrez  la  suite ,  et 
vous  sentirez,  je  l'espère,  que  les  outrages  et  les 
libelles  n'auront  pas  avili  votre  ami.  Mes  saluta- 
tions ,  je  vous  prie,  à  M.  de  Quinsonas  :  les  deus 
lignes  qu'il  a  jointes  à  votre  lettre  me  sont  pré- 
cieuses ;  son  amitié  me  paroit  désirable ,  et  il 
seroit  bien  doux  de  la  former  par  un  médiateur 
tel  que  vous. 

Je  vous  prie  de  faire  dire  à  M.  Bourgeois  que 
je  n'oublie  point  sa  lettre ,  mais  que  j'attends 
pour  y  répondre  d'avoir  quelque  chose  de  positif 
à  lui  marquer.  Je  suis  fâché  de  ne  pas  savpir  son 
adresse. 

Bonjour,  bon  papa,  parlez-moi  de  temps  en 
temps  de  votre  santé  et  de  votre  amitié.  Je  vous 
embrasse  de  tout  mon  cœur. 

P.  S.  Il  paroit  à  Genève  une  espèce  de  désir 


3o2  CÔRtlESI*ÔNBÂN<ÎÈ. 

de  se  rapprocher  de  part  et  d'autre.  Plût  à  DîetI 
que  ce  désir  fat  sincère  d'un  côté ,  et  que  j'eusse 
la  joie  de  voir  finir  des  divisions  dont  je  suis  la 
cause  innocente  !  Plût  à  Dieu  que  je  pusse  con-* 
tribuer  moi-même  à  cette  bonne  œuvre  par 
toutes  les  déférences  et  satisfactions  que  Thon- 
neur  peut  nie  permettre  !  Je  n'aurois  rien  fait  de 
ma  vie  d'aussi  bon  cœur ,  et  dès  ce  moment  je 
me  tairois  pour  jamais. 

A  M.  DUCLOS. 

Motiers,  le  i3  janvier  176$. 

J'attendoîs ,  mon  cher  ami ,  pour  vous  remer-» 
cîer  de  votre  présent  que  j'eusse  eu  le  plaisir  de 
lire  cette  nouvelle  édition  et  de  la  comparer 
avec  la  précédente;  mais  la  situation  violente  où 
me  jette  la  fureur  de  mes  ennemis  ne  me  laisse 
pas  un  moment  de  relâche  ;  et  il  failt  renvoyer 
les  plaisirs  à  des.  moments  plus  henreux ,  s'il 
m'est  encore  permis  d'en  attendre.  Votre  portrait 
ti'avoit  pas  besoin  die  la  circonstance  pour  me 
causer  de  l'émotion  ;  mais  il  est  vrai  qu'elle  en 
a  été  plu^  vive  par  la  comparaison  de  mes  mi- 
sèfes  {présentes  avec  les  temps  où  j'avois  ïe  boti-" 
heur  de  vous  voir  tous  les  jours.  Je  voudroi^r 
Ken  que  vous  me  fissiez  l'amitié  de  m'en  donner 
une  seconde  épreuve  pour  mon  porte-feuille- 
Les  vrais  amis  sont  trop  rares  jpour  qu'en  effet 
la  planche  ne  restât  pas  long-temps  neuve,  si 
Vous  n'en  donniez  qu'une  épreuve  à  chacun  des 


ANiïÉE  1765.  3o3 

vôtres;  mais  j*o^e  ici  dire  au  nom  de  tous  qu'ils 
sont  bien  dignes  que  vous  Fusiez  pour  eux. 

Quoique  je  sache  que  vous  n  êtes  point  fait 
pour  en  perdre,  je  suis  peu  surpris  que  vous 
ayez  à  vous  plaindre  de  ceux  avec  lesquels  j'ai 
été  forcé  de  rompre.  Je  sens  que  quiconque  est 
un  faux  ami  pour  moi  n  en  peut  être  un  vrai 
pour  personne. 

Ils  travaillent  beaucoup  à  me  faciliter  lentre-* 
prise  d'écrire  ma  vie,  que  vous  m'exhortez  de 
reprendre.  Il  vient  de  paroître  à  Genève  un  li- 
belle effroyable ,  pour  lequel  la  dame  d'E y  a 

fourni  des  mémoires  à  sa  manière,  lesquels  me 
mettent  déjà  fort  à  mon  aise  vis-à-vis  d  elle  et 
dé  ce  qui  lentoure*  Dieu  me  préserve  toutefois 
de  I  imiter  même  en  me  défendant  !  Mais  sans 
révéler  les  secrets  quelle  m'a  confiés,  il  m'en 
reste  assez  de  ceux  que  je  ne  tiens  pas  d'elle  pour 
la  faire  ccmhoître  autant  qu^il  est  nécessaire  en 
ce  qui  se  rapporte  à  moi.  Elle  ne  me  croit  pas  si 
bien  instruit;  mais,  puisqu'elle  m'y  force,  elle 
apprendra  qudqiiejôur  combien  j'ai  été  discret. 
Je  vous  avoue  cependant  que  j'ai  peine  encore 
à  vaincre  ma  répugnance ,  et  je  prendrai  du 
moins  des  mesures  pour  que  rien  ne  paroisse  de 
mon  vivant.  Mais  j'ai  beaucoup  à  dire ,  et  je 
dirai  tout  ;  je  n'omettrai  pas  une  de  mes  fautes , 
pas  même  une  de  mes  mauvaises  pensées.  Je  me 
peindrai  tel  que  je  fus,  tel  que  je  suis:  le  mal 
of&isquera  presque  toujours  le  bien  ;  et,  malgré 
cela ,  j'ai  peine  à  croire  qu'aucun  de  mes  lec- 


3o4  CORhESPOîÎDANCE. 

teurs  ose  se  dire ,  je  suis  méilletir  que  ne  Ait  Cet 
homme-là. 

Cher  ami,  j  ai  le  cœur  oppressé ,  j  ai  les  yeux 
gonflés  de  larmes  ;  jamais  être  humain  n'éprouva 
tant  de  maux  à-'la-fois.  Je  me  tais^  je  souffre, 
et  j'étouffe.  Que  ne  suis-je  auprès  de  vous!  du 
moins  je  respirerois.  Je  vous  embrasse. 

« 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Mo  tiers,  le  17  janvier  lyfô 

Votre  lettre ,  monsieur ,  du  9  de  ce  Brois  n^ 
m  est  parvenue  qu'hier,  et  très  certainement 
elle  avoit  été  ouverte. 

Il  me  semble  que  je  ne  serois  pas  de  votre  avis 
sur  la  question  de  porter  ou  de  ne  pas  porter  au 
conseil  général  les  griefs  de  la  bourgeoisie,  puis- 
qu'en  supposant  de  la  part  du  petit  conseil  Je 
refus  de  la  satisfaire  sur  ses  grieé ,  il  n'y  a  nul^ 
autre  moyen  de  prouver  qu'il  y  est  obligé  :  car 
enfin  de  ce  que  des  particuliers,  se  plaignent, 
il  ne  s'ensuit  pas  qu'ils  aient  raison  de  se  plain- 
dre ,  et  de  ce  qu'ils  disent  que  la  loi  a  été  violée 
il  ne  s'ensuit  pas  que  cela  soit  vrai ,  snr^iout 
quand  le  conseil  n'en  convient  pas.  Je  vois  ici 
deux  parties;  savoir ,  les  représentants  et  le  pe- 
tit cotiseil.  Qui  sera  juge  entre  lés  deux? 

D'ailleurs  la  grande  affaire  en  cette  occasion 
est  d'annuler  le  prétendu  droit  négatif  dans  sa. 
partie  qui  n'est  pas  légitime;  et  rien  n'est  plus 
important  pour  constater  cette  nullité  que  l'ap-' 


ANNÉE  1765/  3o5 

pel  SLVk  conseil  général.  Le  fait  seul,  de  cette  as- 
semblée donneroit  aux  représentants  gain  de 
cause  quand  même  leurs  griefs  n'y  seroient  pas 
adoptés.  • 

Je  conviens  que  par  la  diminution  du  nombre 
cette  souveraine  assemblée  perdra  peu-à-peu 
son  autorité  ;  mais  cet  inconvénient  ^  peut-èf re 
inévitable  ^t  encore  éloigné ,  et  il  est  bien  plus 
grand  en  renonçant  dès  à  présent  aux  conseils 
généraux.  Il  est  certain  que  votre  gouvernement 
tend  rapidement  à  laristpcratie  héréditaire  ; 
mais  il  ne  s  ensuit  pas  qu  on  doive  abandonner 
dès  à  présent  un  bon  remède,  et  sur-tout  s'il  est 
unique  ^  seulement  parcequ'on  prévoit  qu'il  per- 
dra sa  force  un  jour.  Mille  incidents  peuvent 
d'ailleurs  retarder  ce  progrès  encore  ;  m^is  si  le 
petit  conseil  demeure  seul  juge  de  vos  griefs, 
en  tout  état  de  cause  vous  ^tes  perdus. 

La  question  me  paroit  bien  établie  dans  nia. 
huitième  lettiy.  On  se  plaint  que  la  loi  est  trans- 
gressée. Si  le  conseil  convient  de  cette  transgres- 
sion et  larépare  j  tout  est  dit,  et  vous  n  avez  rien 
à  demander  de  plus;  mais  s'il  n'en  convient  pas, 
x>u  refuse  de  la  réparer ,  que  vous  ireste-t-il  à 
demander  pour  l'y  contraindre?  un  conseil  gé- 
néral. 

L'idée  de  faire  une  déclaration  sommaire  dei 
griefs  est  excellente;  mais  il  faut  éviter  de  la 
faire  d'une  manière  trop  dure  qui  mette  le  con- 
seil trop  au  pied  dû  mur.  Demander  que  le  ju- 
gement contre  moi  soit  révoqué  c'est  demander 
17.  20 


3o6  GQRRE&PONDANGE. 

une  chose  insupportable  pour  eux,  et  au^ipar-* 
faitement  inutile  pour  vous  que  pour  moi.  Il 
n  est  pas  même  sur  que  Taffirmative  passât  au 

'  conse^  général ,  et  ce  seroît  m  exposer  à  un  nou- 
vel affront  encore  plus  solennel.  Mais  demander 
si  Farticle  88  de  Tordonnance  ecclésiastique  ne 
s  applique  pas  aux  auteurs  des  livres  ainsi  qu  a 
ceux  qui  dogmatisent  de  vive  voii^c  est  exiger 
une  décision  très  raisonnable ,  quinaris le  droit 
aura  la  mêm^force,  en  supposant  l'affirmative , 
que  si  la  procédure  étoit  annuléq  ,  mais  qui 
£auve  le  conseil  deTaffront  de  lannuler  ouver* 
tement.  Sauvez  à  vos  magistrats  des  rétracta- 
tions humiliantes,  et  prévenez  les  interpréta- 
tions arbitraires  pour  Fayenir.  Il  y  a  cependant 
des  points  sur  lesquels  on  doit  exiger  les  déda- 
rations  les  plus  expresses  ;  tels  sont  les  tribu*- 
naux  sans  syndics ,  tels  sont  les  emprisonne- 

,  inents  faits  d'office ,  etc.  Laissez  là ,  messieurs , 
le  petit  poipt  cl'honneuret  allez  ^  solide.  Voilà 
mon  avis. 

J'ai  re<;u  les  couleurs  et  le  microscope  ;  mille 
remerciements,  et  à  M.  Deluc.  N'oubliez  pas,  je 
vous  supplie,  de  tenir  une  note  exacte  de  tout. 
Dans  celle  qi^e  vous  m'avez  envoyée  vous*  avez 
oublié  la  flanelle;  je  vous  prie  de  réparer  cette 
omission. 

Tai  fait  donner  le  louis  à  ma  voisine;  Digne 
homme ,  que  les  bénédictions  du  ciel  sur  vous 
et  sur  votre  famille  augmentent  de  jour  en 


ANNÉE    1765.  307 

jour  une  fortune  dont  vous  faites  un  si  noble 
usage  ! 

Le  messager  doit  partir  la  semaine  prochaine. 
Je  voudrois  que  Vous  attendissiez  les  occasions 
de  vous  servir  de  lui  plutôt  que  d'importuner 
incessamment  M.  le  trésorier  pour  tant  de  pë^ 
ttts  articles  qui  ne  pressent  point  du  tout ,  et  m 
dont  fexpédhion  lui  donne  encore  plus  d'incom- 
modité qu  a  moi  d'avantage. 

Ne  faites  rien  me^re  dans  la  gazette.  Le  gazé- 
tier,  vendu  à  mes  ennemis,  altéreroit  infailli- 
blgmept Votre  article ,  ou  lempoisonneroit  dans 
quelque  autre.  D'ailleurs  à  quoi  bon?  Que  ne 
suis^îe  oublié  du  genre  humain!  Que  ne  puis-je, 
aux  dépens  de  cette  petite  gloriole,  qui  ne  me 
flatta  de  ma  yit ,  jouir  du  repos  que  j'idolâtre , 
de  cette  paix  si  cfhère  à  mon  cœur ,  et  qu'on  ne 
goûte  que  dûtiê  l'obscurité  !  O  si  je  puî^  faire  une 
fois  mes  dentiers  adieux  au  public!...  Mais  peut- 
être  avant  cet  heureuiL  moment  faut-il  les  faire 
à  la  vie.  La  volonté  de  Dieu  soit  faite.  Je  Vous 
embrasse  tendrement. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  donner  cours  à 
cette  lettre  pour  Ghambéry.  Je  ne  puis  faire  la 
proauration  c(ue  vous  demandez  que  dans  là 
belle  saison ,  voulant  qu  elle  soit  légalisée  à 
Yverdun  ou  à  Neudhatel,  par  des^aisons  que  je 
TOUS  expliquerai  et^ui  n'ont  aucun  rapport  à 
la  chose. 


ai>. 


3o8  GORRESPONDâNÛE. 


A  M.  PICTET. 


Motierft,  le  19  janvier  1765^ 

Vous  auriez  toujours ,  monsieur,  des  répan* 
^es  bien  promptes  si  ma  diligence  à  les  faire 
étûit  proportionnée  au  plaisir  que  je  reçois  de 
vos  lettres  :  mais  il  me  semble  que ,  par  égard 
pour  ma  triste  situation ,  ^us  m'avjez  promis 
sur  cet  article  une  indulgence  dont  assurément 
mon  cœur  n  a  pas  besoin,  mais  que  les  tracas 
des  faux  empressés ,  et  Imdolence  de  mon, état 
ilie  rendent  chaque  jour  plus  nécessaire.  Rappe- 
lez-vous donc  quelquefois,  je  vous  supplié,  les 
sentiments  que  je  vous  ai  voués,  et  ne  concluez 
rien  de  mon  silence  contre  mes  déclarations. 

Vous  aurez  pu  comprendre  aisément,  mon- 
sieur, à  la  lecture  des  Lettres  de  la  montagne  y 
combien  elles  ont  été  écrites  à  contreK^œur.  Je 
n'ai  jamais  rempli  devoir  avec  plus  de  répu- 
gnance que  celui  qui  mlmposoit  cette  tâ(;^e  ; 
mais  enfin  c  en  étoit  un  tant  envers  moi  qu'en- 
vers ceux  qui  s'étoient  compromis  en  prenant 
ma  défense.  J  aurois  pu ,  j'en  conviens ,  le  rem- 
plir sur  un  autre  ton  :  mais  j«  n'en  ai  qu'un  ; 
ceux  qui  ne  l'aiment  pa^.  ,u^  dévoient  pas  me 
forcer  à  le  prendre.  Puisqulla  s'étudient  à  m'o- 
bliger  de  leur  dire  leur  vérité ,  il  faut  bien  user 
du  droit  qu'ils  me  donnent.  Que  je  suis  heu- 
reux qu'ils  ne  se  soient  pas  avisés  de  me  gâter 
par  des  caresses  !  Je  sens  bien  mon  cœur,  j'étois 


• 


ANNÉE    1765.  309 

perdu  s'ils  m'avbieat  pris  de  ce  coté-là  ;  mais  je 
me  crois  à  l'épreuve  par  celui  qu'ils  ont  préféré. 

Ce  que  j'ai  dit  à  la  page  202  est  si  simple  que 
vous  ne  pouvez  m'en  savoir  aucun  gré;  mais* 
vous  pouvez  m'en  savoir  un  peu  de  ce  que  je  n'ai 
pas  osé  dire,  et  vous  n'ignorez  pas  la  raison  qui 
m'a  rendu  discret. 

Puisque  vous  avez  cependant ,  monsieur,  le 
courage  d'avouer  dans  ces  circonstances  l'amitié 
dont  vous  m'honorez ,  je  m'en  honore  trop  moi- 
même  pour  ne  pas  vous  prendre  au  mot.  Jus- 
qu'ici je  n'ai  point  indiscrètement  parlé  de  notre 
correspondance,  et  je  n'ai  laissé  voir  aucune  de 
vos  lettres  ;  mais  par  la  '  permission  que  vous 
m  eu  donnez  j'ai  montré  la  dernière.  Par  les  ta- 
lents qu'elle  annonce ,  elle  mérite  à  son  auteur 
la  célébrité  ;  mais  elle  la  lui  mérite  encore  à 
%ieilleur  titre  par  les  vertus^qui  s'y  font  sentir. 

« 

A  M.  D. 

*  Motiers,  le  24  janvier  1765. 

\  Je  VOUS  avoue  que  je  ne  vois  qu'avec  effroi 

l'engagement  (i)  que  je  vais  prendre  avec  la 
compagnie  en  question  si  l'affaire  se  consomme  ; 
ainsi  quand  elle  manqueroit  j'en  serois  très  peu 
puni.  Cependant,  comme  j'y  trôuverois  4l|^s  avan- 
tages solides,  et  une  commodité  très  grande 
pour  l'exécution  d'une  entreprise  que  j'ai   à 

(i)  Pour  une  édition  générale  de  ses  ouvrages. 


3iO  CORRESPONDANCE. 

cœur ,  que  d'ailleurs  je  0e  veux ,  pas  répandre 
malhonnêtement  aux  avances  de  ces  messieurs, 
j^  désire,  si  lentreprise  se  rompt,  que  ce  ne 
soit  pas  par  ma  faute.  Ou  reste,  quoique  je 
trouve  les  demandes  que  vous  avez  faites  en 
mon  nom  un  peu  fortes;  je  suis  fort  davis, 
puisqu'elles  sont  faites,  qu'il  u'en  soit  rien  ra- 
battu. 

Je  vous  reconnois  bien,  monsieur ,. dans  Tar* 
rangement  que  vous  me  proposez  au  défaut  de 
celui-là  ;  mai* ,  quoique  j'eu  sois  pénétré  de  re- 
çonnoissance ,  je  me  rcconnoitrois  peu  moi^ 
même  si  je  pouvois  l'accepter  sur  ce  pied4à  : 
toutefois  j'y  vois  une  ouverture  pour  sortir, 
avec  votre  aide,  d'un  furieux  embarras  où  je  suis. 
Car,  dans  l'état  précaire  où  sont  ma  santé  et  ma 
vie,  je  mourrois  dans  une  perplexité  bien  cruelle 
en  songeant  que  je  laisse  mes  papiers ,  mes  ef-* 
fets ,  et  ma  gouvernante ,  à  la  merci  d'un  incon- 
nu. Il  y  aura  bien  du  malheur  si  l'intérêt  que 
vous  voulez  bien  prendre  à  moi ,  et  la  confiance 
que  j'ai  en  vous  ne  nous  amènent  pas  à  quelque 
arrangement  qui  contente  votre  çoour  san^  faire 
souffrir  le  mien«  Quand.vous  serez  une  fois  mon 
dépositaire  universel,  je  serai  tranquille,  et  il 
me  semble  que  le  repos  de  mes  jours  m'^n  sera 
plus  do^  quand  je  vous  en  serai  redevable.  Jç 
youdrois  seulement  qu'au  préalable  nous  pus-^ 
sions  faire  une  connoi^sauoe  enporç  plus  intime. 
J'ai  des  projets  de  voyage  pour  cet  été.  Ne  pour- 
rions-nous en  fiiire  quelqu'un  ensemble?  YQtre 


ANNÉE    1765.  3ll 

Mtiment  vous  6ccupera-t-il  si  fort  que  vous  ne 
Jouissiez  le  quitter  quelques  semaines,  même 
quelques  mois,  si*  le  cas  y  échoit?  Mon  cher 
it)ODsieur ,  il  faut  commencer  par  beaucoup  se 
connottre  pour  savoir  bien  ce  qu^on  fait  quand 
on  se  lie.  Je  m  attendris  à  penser  qu'après  une 
vie  si  inalheureuse ,  peut-être  trou verai- je  en- 
core des  jours  sereins  près  de  vous,  et  que  peut- 
être  une  chaîne  de  'traverse  ma-t-elle  conduit  à 
rhomme  ^que  la  Providence  appelle  à  nie  fermer 
les  yeux.  Au  reste  je  vous  parle  de  mes  voyages , 
parceqrfà  force  d'habitude  les  déplacements  sont 
devenus  pour  moi  des  besoins.  Durant  toute  la 
belle  saison  il  m'est  impossible  de  rester  plus 
de  deux  ou  trois  jours  en  place  sans  me  con- 
traindre et  sans  souffrir. 


A  M.  LE  COMTE  DE***. 

Motiers,  le  16  jtiiQvieiC  r^G&. 

fe  suis  pénétré,  monsieur,  des  téiïibîgnages 
destime  et  de  confiance  dont  vous  jii'bdnorez  : 
mais ,  comme  vous  dites  fort  bien ,  laissons  les 
compliments',  et ,  s'il  est   possible ,  allons  à 


fe 


Je  ne  çroispas  que  ce  que  vous  désire^  de  moi 
se  prisse  exécuter  avec  succès  d'emblée  dans 
une  seule  lettre  ,  que  madame  la  comtesse  seh- 
tîi^a  d'abord  être  vôtre  ouvrage.  H  vaut  mieux , 
ce  me  semble*,  puisque  vous  m'assurez  qu'elle  est 
portée  à  bieti  penser  de  moi,  que  je  fasse  avec 


3l4  ^  CORRESPONDANCE. 

d'dppartenir  à  votre  sang  par  des  devoirs  (i)w . 

En  voilà  plus  quil  ne  faut,  madame ^  pour 
m'attacherpar  le  plus  vif  intérêt  au  bonheur  d'un 
soigne  couple,  et  l^ienaSsezJ  espère  ,pourm-ffa- 
toriser  à  vou^  marquer  ma  reconnôissânce  pour 
la  part  qui  me  vient  de  vous  des  bontés  qu  Maour 
moi  M.  le  comte  de***.  J  ai  pensé  que  Fheureux 
événement  qui  s'approche  pou  voit  ^  selon  vos  ar« 
rangements ,  me  mettre  avec  vous  en  correspon- 
dance; et  pour  un  objet  si  respectables  je  sens  du 
plaisir  à  la  prévenir. 

Une  autre  idée  me  fait  livrer  àrmbn  zèle  avec 
confiance.  Les  devoirs  de  M.  le  comte  de***  tap- 
pelleront  quelquefois  loin  de  vous.  Je  rends' trop 
de  justice  à  vos  sentiments  nobles  pour  douter 
que  si  le  charme  de  votre  présence  lui  faisoit  ou- 
blier ces  devoirs ,  ibus  ne  les  lui  rappelassiez 
vous-même  avec  courage.  Gomme  un  amour 
fondé  sur  la  vertu  peut  sans  dangerbraver  lab- 
sence,  il  n'a  rien  de  la  mollesse  du  vice;  il  se 
renforce  par  les  sacrifices  qui  lui  coûtent  ,  et 
dont  il  s'honore  à  ses  propres  yeux.*  Qae  vous 
êtes  heureuse ,  madame ,  d'avoir  un  mérite  qui 
vous  çlet  au-dessus  des  craintes ,  et  un  époux  qui 
sait  si  bien  ^n  sentir  le  prix  !  Plus  il  aura  de  com- 
pars^isons  à  faire,  plus  il  s'applaudira  de  son 
bonheur. 
DiMfts  ces  intervalles  vous*  passerez  un  temps 

• 

(i)  Madame  la  G.  de  B.  avoît  paru  souhaiter  que 
M.  Rotisseau  Toulût  être  le  parrain  de  l'enfant  dont  elle 
étoit.surie  point  d'accoucher. 


ANNÉE    1765.  3l5 

très  àowL  à  v6us  occuper  de  lui,  des  chers  gages 
de  sa  tendresse ,  à  lui  en  parler  dans  vos  lettres^ 
à  en  parler  4.  ceux  qui  preimeot  part  à  votre 
i:imo0.  Dans  ce  nombre  oserois^e,  madame,  me 
cojmpter  auprès  de  y ous  pour  quelque  clft>se?  J'en 
ai  le  droit  par  mes  sentynents  :  essayez  si  j  en^ 
tends  les  vôtres,  si  je  sens  vos  inquiétudes ,  si 
qu^uefois  je  puis  les  calmer.  Je  ne  me  flatte 
pas  d  adoucir  vos  peines  ;  mais  cest  quelque 
chose  que  les  p£^rtager ,  et  voilà  ce  que  je  ferai 
de  tout  mon  cœui*.  Recevez ,  madame ,  je  vov^ 
supplie ,  les  assurances  de  mon  respect. 

A  MILORD<MAR£GHAL. 

26  janvier  1765. 

J'espérois,  m^ilord,  finir  ici  mes  jou*enpaix; 
je  sens  que  cela  n  est  pas  possible.  Quoique  je  vive 
en. toute  sûreté  dans  ce  pays  aous  la  protection  du 
roi ,  je  suas  trop  près  4«  Genève  et  de  Berne  qui 
ne  me  laisseront  point  en  repos.  Vous  savezà  quel 
usage  ils  jugent  à  propos  d  employer  la  religion: 
ils  en  font  un  gros  torchon  de  paille  enduit  de- 
boue  ,  quils  me  fourrent  dans  la  bouche  à  toute 
force  *pour  me  mettre'en  pièces  tout  à  leur  aise  y 
sans  que  je  puisse  crier.  Il  faut  donc  fuir  malgré 
mes  maux,  malgré  ma  paresse;  il  faut  chercher 
quelque  endroit  paisible  où  je  puisse  i^spifer. 
Mais  où  aller  ?  Voilà ,  milord ,  sur  quoi  je  vou9 
QonMt^* 

Je  ne  vois  quer  deux  pays  à  choisir  j  TAngleterre 


3lé  CORRESPONDANCE. 

OU  ritalie.  L'Angleterre  seroît  bieû  plus^elon  inon 
humeur ,  mais  elle  es{  iAoins  convenable  à  ma 
santé ,  et  je  ne  sais  pas  la  langue  :  grand  incon- 
vénient quand  oi^  s'y  transplante  seul.  D'ailleurs 
il  y  fait  sPchcr  vivre ,  qu'un  homme  qui  manque 
de  grandes  ressources  ^'y  doit  point  aller ,  à 
moins  qu'il  ne  veuille  s'intriguer  pour  s'en  pro- 
curer,  chose  que  je  ne  ferai  de  ma  vie;  cela  est 
plus  décidé  que  jamais. 

Le  climat  de  l'Italie  me  conviendroît  fort ,  et 
moa  état^  à  tous  égards ,  nte  le  rend  de  beaucoup 
préférable.  Mais  j'ai  besoin  de  protection  pour 
qu'on  m'y  laisse  tranquille  :  il  faudroit  que  quel- 
qu'un des  princes  de  ce  pays-là  m'accordât  un 
asile  dans  quelqu'une  de  ses  maisons ,  afin  que  le 
clergé  ne  nût  me  chercher  querelle  si  par  hasard 
la  fantaisie  lui  en  pr^ioit  ;  et  cela  né  me  paroit 
ni  bienséant  à  demander  ni  facile  à  obtenir  quand 
on  ne  connott  personne.  J'aimerois  assez  le  séjour 
de  Venise,  que  je  connois  déj$  ;  mais  quoique 
Jésus  ait  défendu  la  vengeance  •  à  seis  apôtres , 
S.  Marc  ne  se  pique  pas  d'obéii^'SUr  ce  point.  J'ai 
pensé  que  si  le  roi  ne  dédaignoit  pas  de  m'honorer 
de  quelque  apparente  commission ,  ou  de  quelque 
titre  sans  fonctions  comme  sabs^ppointenients, 
et  qui  ne  signifiât  rien  que  l'honneur  que  j'aurois 
d'être  à  lui,  je  pourrois  sous  cette  sauvegarde^ 
soit  à  Yienise  soit  ailleurs,  jdulr^en  sûreté  du 
respect  qu  on  porte  à  tout  ce  qifi  lui  apjpartient. 
Voyez ,  milord ,  si  dans  cette  occurrence  votre 
sollicitude  paternelle  imagineroit  quelque  chose 


.       ANNÉE    1765.  317 

pour  me  préserver  daller.»., (i),  ce 

qui  seroit  finir  assez  tristement  une  vie  bien 
malheureuse.  C'est  une  chose  bien  précieuse  à 
mon  cœur  que  le  repos ,  mais  qui  me  seroit 
bien  plus  précieuse  encore  si  je  la  tenois  de 
vous.  Au  reste ,  ceci  n'est  qu'une  idée  qui  me 
vient ,  et  qui  peut-être  est  très  ridicule.  Un  mot 
de  votre  part  me  décidera  sur  ce  qu'il  en  faut 
penser. 

.  A  M.  BALLIÈRE. 

Motier8|  le  a8  ja^nvier;[765. 

Deux  etivois  de  M.  Duchesne,  qui  ont  de- 
meuré très  long-temps  en  route ,  m'ont  apporté:, 
monsieur  ,  l'uu  votre  lettre  et  l'autre,  votre  li^ 
vre  (2).  Voilà  ce  qui  m'a  fait  retarder  si  long^ 
temps  à  vous  remercier  de  l'une  et  de  l'autre.  Que 
ne  donnerois-jepas  pour  avoirpu  consulter  votre 
ouvrage  ou  vos  lumières  il  y  a  dix  ou  douze  ans, 
lorsque  je  travaillois  à  rassembler  les  articles  mal 
digérés  que  j'avois  faits  pour  l'Encyclopédie! 
Aujourd'hui  que  cette  collection  est  achevée, et 
que  tout  ce  qui  s'y  rapporte  est  entièrement  ef- 
facé de  mon  esjprit ,  il  n'est  plus  temps  de  re- 
prendre cette  longue  et  ennuyeuse  besogne, 
malgré  les  erreur^t  les  fautes  dont  elle  foui^miîle. 

(i)^  Cette  lacune  est  indéchiffrable  dans  le  brouillpn 
^e  Velilteur.  Il  paroit  quHl  y  a  sans  ou  bien  sous  les  plombs^ 
expression  que  je  ne  comprends  pas. 

(Note  de  FÉditeur.) 

/ .  ^a).  Un  exeiûplaire  de  la  Théowde  la^Musùjue, 


3l8  CORÏlEBPONDANCE.   v 

J'ai  pourtant  le  plaish*  de  sentir  quelquefois  que 
j'étois ,  pour  ainsi  dire ,  à  la  piste  de  vos  décou- 
vertes, et  qu'avec  un  peu  plus  d'étude  et  de  mé^ 
ditation  j'aurois  pu  peut-être  en  atteindre  quel- 
ques unes.  Car,  par  exemple ,  j  ai  très  bien  vu  que 
l'expérience  qui  sert  de  principe  à  M;  Rameau 
n'est  quune  jpartie  de  celle  des  aliquotés,  et  que 
cest  de  cette  dernière ,  priâe  dans  sa  totalité , 
qu'il  faut  déduire  le  système  de  notre  harmonie; 
mais  je  n'ai  eu  du  reste  que  des  demi-lueurs  qui 
n'ont  fait  que  n»  égarer.  Il  est  trop  tard  pour  "re- 
venir maintenant  sur  mes  pas ,  et  il  faut  que  mon 
ouvrage  reste  avec  toutes  ses  fautes ,  ou  qu'il  soit 
refondu  dans  une  seconde  édition  par  une  meil- 
leure main.  Plût  à  Dieu ,  monsieur^  que  cette 
main  fut  la  vôtre!  vous  trouveriez  peut-être  a^sséz 
de  bonnes  recherches  toutes  faites  pour  vous 
lépargner  le  travail  du  manœuvre ,  et  vous  laisser 
seulement  celui  de  l'architecte  et  dû  théoricien. 
Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie ,  mes  très 
humbles  salutations,  ^ 

À  M.  DUPEYROU. 

'.*"■■     -         -       •.'••• 

l^otiersyle  3i  janvier  1765. 

Voici ,  monsieur ,  deux  exe4||||)Iaires  de  la  pièce 
qjue  vous  avez  déjà  yue ,  et  que  j'ai  fait  imprimer 
à- Paris.  C'étoit;  hi  meilleur(ç  réponse  qu'il  me 
convenoit  d'y  faire. 

Voici  aussi  la  procuration  sur  votre  dernier 
modèle;  je  doute  qu'elle  puisse  ^avoir  son  Usage. 


j 


ANNÉE   1765.  311^ 

Pourvu  que  ce  ne  soit  ni  votre  faute  ni  la  mienne, 
i]  importe  peu  que  laffaire  se  rompe;  naturelle^ 
ment  je  dois  m  y  attendre,  et  je  m'y  attends. 

Voici  enfin  la  lettre  de  M.  de  Buffoù,  de  la- 
quelle je  suis  extrêmement  touché.  Je  veux  lui 
écrire;  mais  la  crise  horrible  où  je  suis  ne  me  le 
permettra  pas  sitôt.  Je  vous  avoue  cependant 
que  je  n  entends  pas  bien  le  conseil  qu  il  me  donne 
de  ne  pas  me  mettre  à  dos  M.  de  Voltaire;  c'est 
comme- si  Ton  conseilloit  à  un  passant ,  attaqué 
dans  un  gnand  chemin ,  de  ne  pas  se  mettre  à  dos 
le  brigand  qui  Tassassine.  Quai -je  fait  pour 
m  attirer  les  persécutions  de  M.  de  Voltaire  ;  et 
qu  ai  -  J6.,  à  craindre  de  pire  de  sa  part  ?  M.  de 
Buffon  veut-il  qi|e  je  fléchisse  ce  tigre  altéré  de 
mon  sang  ?  il  'sait  bien  que  rien  n  apaise  ni  ne 
fléchit  jamais  la  fureur  des  tigres.  Si  je  rampois 
devant  Voltaire ,  il  en  triompheroit  sans  doute , 
piais  il  ne  m'ei^  égorgeroit  pas  moins.  Des  bas-ir 
êesses  me  déshonoreroient^  et  ne  me  sauveroient 
pas.  Monsieur,  je  sais  souffrir;  j'espère  appren- 
dre à  mourir  ;  et  qtii  sait  cela  n'a  jamais  besoin 
d'être  làohe. 

Il  a  fait  jouer  les  pantins  de  Berne  à  l'aide  de 

son  ame  damnée  le  jésuite  B dr  il  joue  à  pré<^ 

sent  le  même  jeu  en  Hollande.  Toutes  les  puis* 
sances  plient  sous  l'ami  des  ministres  tant  poli^ 
tiquôs  que  presbytériens.  A  cela  que  puis-je  faire? 
Je  ne  doute  presque  pas  du  sort  qui  m'attend  sur 
le  canton  de  Berne,  si  j'y  mets  les  pieds  ;  cepen» 
dant  j'en  aurai  le  cœur  net ,  et  je  veux  voir  jus- 


3;aid  CORRESPONDANCE. 

quoùy  dâ^s  ce  siècle  aussi  doux  qu'éclairé ,  la 
philosopliie  etrhumanité  seront  poussées.Quand 
l'inquisiteur  Voltaire  m'aura  fait  brûler,  cela  ne 
sera  pas  plaisant  pour  moi ,  je  l'avoue  ;  mais 
avouez  aussi  que,  pour  la  chose,  cela  ne  sauroit 
l'être  plus. 

•  Je  ne  sais  pas  eifcore  ce  que  je  deviendrai  cet 
été.  Je  me  sens  ici  trop  près  de  Genève  et  de 
Berne  pour  y  goûter  un  moment  de  tranquillité. 
Mon  corps  y  est  en  sûreté ,  mais  mon  ame  y  est 
incessamment  bouleversée.  Je  voudrois  trouver 
quelque  asile  où  je  pusse  au  moins  achever  de 
vivre  en  paix.  J'ai  quelque  envie  d'aller  chercher 
en  Italie  une  inquisition  plus  douce ,  et  un  climat 
moins  rude.  J'y  suis  désiré,  et  je  suis  sûr  d'y  être 
accueilli.  Je  ne  ndie  propose  pourtant  pas  de  me 
transplanter  brusquement  ^  mais  d'aller  ^ule-» 
ment  reconnottre  les  lieux,  si  mon  état  me  le 
permet ,  et  qu'on  me  laisse  les  passages  libres , 
de  quoi  je  doute.  Le  projet  de  ce  voyage  trop 
éloigné  ne  me  permet  pas  de  songer  à  le* faire 
jBivec  vous ,  et  je  crains  que  l'objet;  qui  me  le  fiai- 
soit  sur-tout  désirer  ne  s'éloigne.  Ce  que  j'avoîs 
besoin,  de  connottre  mieux  n  étoit  assurément 
pas  la  conformité  de  nos  sentiments  et  de  nos 
principes ,  mais  cellç  de  nos  humeurs,  dans  la 
supposition  d'avoir,  à  vivre  ensemble  comme 
vous  aviez  eu4'bpnnèt été  de  mêle  proposer.  Quel- 
que parti  que  je  prenne,  vous  connoitrez,  naon- 
sieur,  je  m'en  flotte,  que  vous  n'avez,  pas  jooon 


ANNÉE    1765.  321 

estime  et  ma  coofiance  à  demi;  et,  si  vous  pou- 
vez me  prouver  que, certains  arrang[ements  ne 
Vous  porteront  pas  un  notable  préjudice ,  je 
vous  remettrai ,  puisque  vous  le  voulez  bien , 
rembarras  de  tout  ce  qui  regarde  tant  la  collec- 
tion de  mes  écrits  que  Thonneur  de  ma  mémoire; 
et ,  perdant  toute  autre  idée  que  de  me  préparer 
au  dernier  passage,  je  vous  devrai  avec  joie  le 
l*epo8  du  reste  de  mes  jours» 

J'ai  l'esprit  trop  agité  maintenant  poUr  pren- 
dre un  parti  ;  mais  ^  après  y  avoir  mieux  pensé  ^ 
quelque  parti  que  je  prenne,  ce  ne  serd  point 
siEins  en  causer  avec  vous,  et  sans  vous  faire  en* 
trer  pour  beaucoup  dans  mes  résolutions  der* 
nières.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœun 

A  M.SAINT^BOORGEOlS; 

;...i  2  février  176$^ 

.  Jaî  reçu,  monsieur^  avec  la  lettre  que  vous 
m  ave&  fait  l'honneur  de  m'écrire  le  29  janvier  ^ 
l'écrit  que  vous  avez  pris  la  peine  d'y  joindre;  Je 
VOUs*remercie  de  l'une  et  de  l'autrci 

Vous  m'assurez  qu'un  grand  nombre  de  lec- 
teurs me  traite  d'homme  plein  d'drgUeil ,  de  pré« 
somption ,  d'arrogance  ;  vous  avez  soin  d'ajouter 
que  ce  sont  là  leurs  propres  expressions^  Voilà  ^ 
montteur ,  de  fori^vilains  vices  dont  je  dois  ta-* 
chef  de  me  corriger.  Mais  sans  doute  ces  mes-» 
sieurs  ^  qui  usent  si  libéralement  de  ces  termes  ^ 

17^  àl 


322  CORRESPONDANCE. 

sont  eux-mêmes  si  remplis  d'humilité ,  de  dou- 
ceur et  de  modestie  ^  qu'il  n'eSt  pas  aisé  d'en  avoir 
autant  qu'^x. 

Je  vois ,  monsieur  ^  que  vous  avez  de  la  santé , 
du  loisir 9  et  du  goût  pour  la  dispute:  je  vous  en 
fais  mon  compliment  ;  et  pour  moi,  qui  n'ai  rien 
de  tout  cela ,  je  vous  salue,  monsieu^,  de  tout 
mon  cœur. 

A  M,  P.  CHAPPUIS, 

Motiers,  le  i  février  1765. 

J'ai  lu ,  monsieut* ,  avec  grand  plaisir  la  lettre 
dont  vous  Hï'àvez  honoré  le  18  janvier.  J^y  trouvé 
tant  de  justesse ,  de  sens ,  et  une  si  honnête  fran-. 
chise,  que  j'ai  regret  de  ne  pouvoir  vous  suivre 
dans  les  détails  où  vous  y  êtes  entré.  Mais  ,  de 
grâce ,  mettez-vous  à  ma  placé  ;  supposez-*vous 
malade ,  accablé  de  chagrins  ,  d'affaires  ,  de 
lettres ,  de  Visites  ,  excédé  d'importuns  de  toute 
espèce  qui,  n)e  sachant  que  faire  de  leur  temps , 
absorberoientimpitoyableiilientle  vôtré^  et  dpnt 
chacun  voudroit  vous  occuper  de  lui  s<eul  et  de  st9 
idées.  Dans  cette  position  ^monsieury  car  é*est  la 
mienne ,  il  me  faudroit  dix  têtes ,  vingt  mains^; 
quatre  secrétaires ,  et  des  jours  de  quarante-huit 
heures  pour  répondre  à  tout  ;  encore  ne  pour- 
rois-je  contenter  personne,  parceque  souvent 
deux  lignes  d'objections  denr^ndeùt  vinglll|^ages 
de  solutions. 

Monsieur,  j'ai  dit  ce  que  je  savois ,  et  peut'-être 
ce  que  je  ne  savois  pas  ;  ce  qu'il  y  a  de  sûr ,  c'est 


ANNÉE   1765.  3îî3 

que  je  n  en  sais  pas  davantage;  ainsi  je  ne  ferois 
plus  que  bavarder,  il  vaut  mieux  me  taire.  Je  vois 
que  la  plupart  de  ceux  qui  m'écrivent  pensent 
comme  moi  sur  quelques  points ,  et  différem- 
ment sur  d  autres  :  tous  les  hommes  en  sont  à- 
peû-près  là  ;  ilneâiut  point  se  tourmenter  de  ce$ 
différences  inévitables,  sur-tout  quand  on  est 
d*açcord  sur  'Fessentiel ,  comme  il  me  parott  que 
nous  le  sommes  vous  et  moi. 

Je  trouve  les  chefs  aui^quels  vo«is  réduisez  les 
éclaircissements  à  demander  au  conseil  assezVai- 
sonnables.  Il  n'y  a  qu^le  premier  qu'il  faut  re- 
trancher comme  inutile,  puisque,  ne  voulant  ja- 
?mais  rentrer  dans  Genève,  il  m'est  parfaitemei^t 
égal  que  le  jugement  rendti  contre  moi  soit  ou  ne 
soit  pas  redressé.  Ceux  qui  pensent  que  l'intérêt 
ou  la  passion  m'a  fait  agir  dans  cette  affaire ,  lisent 
bien  mal  le  fond  de  mon  cœur.  Ma  conduite  est 
une ,  et  n'a  jamais  varié  sur  ce  poinjt  :  si  mes  con- 
temporains ne  me  rendent  pas  justice  en  ceci,  je  > 
m'en  console  en  me  la  rendant  à  moi-même ,  et 
je  l'attends  de  la  postérité, 
•  Bonjour ,  monsieur.  Vous  croyez  que  j'ai  fait 
afyec  vous  en  finissant  ma  lettre  ;  point  du  tout, 
ayant  oublié  votre  adresse ,  il  famt  maintenant  la 
retourner  chercher  d«n^  votre  première  lettre , 
p<erdue  dans  cinq  cents  autres ,  où  il  me  faudra 
peut-être  une  dtemî-joumée  pour  la  trouver..  Ce 
qui  achève  de  te'étowriîir,  est  que  je  manque 
d'ordre  :  mais  le  déccfuragement  'et  la  paresse 
m'abBorbent,  Éti'anéantisâent  ;  et  je  suis  trop  vieux 


ai. 


â24  CORRESPONDANCE. 

/  pour  me  corriger  de  rien.  Je  vous  salue  de  tout 
mon^œur.. 

A  MADAME  LA  M.  DE  V. 

Motiers^  le  5  février  1765. 

Au  milieu  des  soios  que  vous  donne ,  mada- 
me ,  le  zélé  pour  votre  famille ,  et  au  premier 
moment  de  votre  convalescence ,  vous  vous  oc- 
cupez de  moi;  vous  pressentez  les  nouveaux 
dangers. où  vont  me  replonger  les  fureurs  de  mes 
ennemis,  indignés  que  j'uie  osé  montrer  leur  in- 
justice. Vous  ne  vous  trompez  pas ,  madame  ;  on 
ne  peut  rien  imaginer  de  pareil  à  la  rage  qu  ont 
excitée  les  Lettres  de  kt  montagne.  Messieurs  de 
Berne  viennent  de  défendre  cet  ouvrage  en  ter- 
mes très  insultants  :  je  ne  serois  pas  surpris  qu  on 
me  fit  un  mauvais  parti  sur  leurs  terres ,  lorsque 
j  y  remettrai  le  piedt  II  faut  en  ce  pays  même 
toute  la  protection  du  roi  pour  m  y  laisser  en 
sûreté.  Le  conseil  de  Genève,  qui  souffle  le  feu 
tant  ici  qu'en  Hollande ,  attend  le  moment  d'a- 
gir ouvertement  à  son  tour,  et  d'achever  de  m'é- 
craser,  s'il  lui  est  possible.  De  quelque  côté  que 
je  me  tourne ,  je  ne  vois  que  gri|fes  pour  me  dé- 
chirer ,  et  que  gueules  ouvertes  pour  m'englou- 
tir.  J'fspérois  du  moins  plus  d'humanité  du  côté 
de  la  France  :  mais  j'avois  tort  ;  coupable  du 
crime  irrémissible  d'être  injustement  opprimé , 
je  n!en  dois  atteindre  que  mon  coup  de  grâce. 
Mon  parti  est  pris ,  madame  y  je  laisserai  tout 


,^  ANNÉE    1765.      '  325 

faire ,  tont  dire ,  et  je  me  tairai  :  ce  n'est  pourtant 
jpas  faute  fl  avoir  à  parler. 

Je  sens  qu'il  est  impossible  qu'on  me  laisse  res-» 
pirer  en  paix  ici.  Je  suis  trop  près  de  Genève  et 
de  Berne.  La  passion  de  cet  te  heureuse  tranquil-* 
iité  m'agite  et  me  travaille  chaque  jour  davan-* 
tage.  Si  je  n'espërois  la  trouver  à  la  fin  ,  je  sens 
que  ma  constance  achéveroit  de  m'abandonner. 
J  ai  quelque  envie  d'essayer  de  l'Italie ,  dont  le 
dimat  et  l'inquisition  me  seront  peut-être  plud 
doux  qu'en  France  et  qu'ici.  Je  tâcherai  cet  été  de 
me  traîner  de  ce  cÔté*là  pour  y  chercher  un  gîte 
paisible;  et,  si  je  le  |>uis  trouver  ;  je  vous  pro- 
mets bien  qu'on  n'entendra  plus  parler  de  moi. 
Repos,» repos,  chère  idole  de  mon  cœur,  où  te 
trbuverai*je?  Est-il  possible  que  peraonne  n'en 
veuille  laisser  jouir  un  homme  qui  ne  troubla  ja- 
mais celui  de  personne  !  Je  ne  serois  pas  surpris 
d'être  à  la  fiû  forcé  de  me  réfugier  chez  les  Turcs, 
et  je  ne  doute  point  que  je*  n'y  fusse  accueilli 
avec  plus  d'humanité  et  d'équité  que  chez  les 
chrétiens. 

^  On  vous  dit  donc,  madame,  que  M.  de  Vol- 
taire m'a  écrit  Ibus  le  nom  du  général  Paoli ,  et 
que  j'ai  donnédans  le  piège.  Ceux  c^ui  disent  c^Ia 
ne  jFont  guère  plus  d'honneur,  ce  me  semble ,  à 
]a*probité-  de  M.  dé  Voltaire  qu'à  mon  discerne 
ment.  Depuis  la  réception  de  votre  lettre ,  voici 
ce  qui  m'est  arrivé.  Un  chevalier  de  A|alte ,  qui  a 
beaucoup  bavardé  dans  Genève ,  et  qui  dit  venir 
d'Italie,  est  venu  me  voir,  il  y  a  quinze  jours,  de 


326  GORRESPONDAIKCE. 

la  part  du  général  Paoli  ^faisant  beaucoup Teni*» 
pressé  des  commissioi^s  doat  il  se'diiSt>it  charge 
près  dé  moi ,  mais  me  disant  au  fond  très  peu 
de  chose ,  et  m  étalant ,  d  un  air  important ,  d'as- 
sez chétives  paperasses  fortpochetéea.  Acha'que 
pièce  quil  me  mojitroit,  il^^oit  tout  étonné  dç 
me  voir  tirer  d  un  tiroir  la  même  pièce  ^  et  la  lui 
montrer  à  mon  tour.  J'di  vu  qu«f  cela  le  nikorti- 
fioit  d  autant  plus ,  qu  ayant  fait  tous  ses  efifortff 
pour  savoir  quelles  relations  je  pouvois  avoir 
eues  en  Corse ,  il  na  pu  là^des^us  m  arracher , un 
seul  mot/ Gomme  il  ne  nu'a  point  apporté  de 
lettres ,  et  qu  il  n'a  voulti  ni  se  nolnmer ,  ni 
me  donner  la  moindre  notion  de  lui ,  je  lai 
remercié  des  visites  qu  il  vouloit  continuer  de 
me  faire.  Il  n  a  pas  laissé  de  passer  .encore  ici 
dix  ou  douze  jours  sans  me  revenir  voir.  J'ignore 
ce  qudl  y  a  fait.  On  m'apprend  qu'il  est  reparti 

jd'hiei?-  *      j. 

Vous  vous  imaginez  bien,  madame,  qu'il  n'est 
plus  question  pour  moi  de  la  Corse,  tant  à  cause 
de  l'état  où  je  me  trouve ,  que  par  mille  raisons 
qu!il  vous  est  aisé  d'imaginer.  Ces  messieurs  don]t 
vous  nue  parlez  (i)  ont  de  la  saffté,  du  pain ,  du 
repos;  ils  ont  la  tête  libre ,  et  le  cœur  épanoui  par 
le.hien-rètre^ils  peuvent  méditer  et  travailler  à 
leur  aise.  Selon  toute  apparence  les  troupes  frdn- 
çoises ,:  Viis  yont  ^  dans  «le  .pays  y  ne. maltraiteront 

(ï) 'Messiairs  Helvëticis  et  Didetot,  auxquels  les  Cor- 
ses, disoit-bn,  ^étoîé&t  adressés  pour  avoir  u{i  plan  de 
législation» 


ANNÉE    1765.  327 

point  leura  parsoapes ,  .et ,  s  ils  ny  vont  pas, 
n  etnpèdbieront  poiat  leur  travaiL  Je  désire  pas* 
sionnément  v<>ir  une  législation  de  Jq\ir  façop^ 
maisj'avoue  que  j  ai  peine  à  voir  quel  fonçlepient 
ils  pourroient  lui  donner  en  Corse ,  car  malheu- 
reusement les  fenptmes  de  ce  pays-là  sont  très 
laides,  et  très  chastes,  qui  pis  est. 

Que  mon  voyage  projeté  n  aille  pas,  mada- 
me ,  vous  faire  renoncer  au  vôtre.  J  ep  ai  plus 
besoin  que  jamais ,  et  tout  peut  très  biep  ^  arran- 
ger,  pourvu  que  vou^s  veniez  au  commencement 
ou  à  la  fin  de  la  belle  saison.  Je  compte  ne  paiv 
tir  qu  a  la  fin  de  mai ,  et  revenir  au  mois.de  sepr 
tembre. 

A  MADAME  6UIENET. 


•  •  • 


• . .  Ç  février  1765. 

Que  j'apprenne  à  ma  bonne  amie  mes  bonnes 
nouvelles,  l^e  22  janvier ,  on  a  brûlé  mon  livre  à 
la  Haye  ;  op  doit  aujourd'hui  lebrûlei'à  Genève^ 
on  le  brûlera,  j'espère^  encore  ailleurs.  Voilà )^ 
par  le  froid  qu  il  fait ,  des  gens  bien  brûlants. 
Que  de  feux  de'  joie  brillent  à  mon  honneur 
dans  FEurope  !  Qu  ont  donc  fait  pies  autrep 
écrits  pour  n  être  pas  aussi  brûlés  ?  et  que  n'en 
ai«je  à  faire  brûler  encore  !  Mais  j  ai  ^fini  pour 
ma  vie  ;  il  faut  savoir  mettre  des  bornes  à  sç>n 
orgueil.  Je  n'en  mets  point  à  mon  attachement 
pour  vous  ,  et  vous  voyez  qu  au  milieu  de  mes 
triomphes  je  n'oublie  pas  mes  amis.  Augmen- 
tez-en bientôt  le  nombre^  chère  Isabelle;  j'en  at-^ 


3a8  GORRESPONJOÀNCE. 

tends  rheureuse  nouvelle  avec  la  plus  vive  im* 
patience.]  Il  ne  manque  plus  rien  à  ma  gloire; 
mais  il  manque  à  mon  bonheur  d^être  grand*^ 
papa(i), 

A  MADAME  DE  GHENONGEAUX4 

Motiers ,  le  Ç  février  1765. 

Je  suis  entraîné ,  madame ,  dans  un  torrent  de 
inalheurs  qui  m'absorbe  et  m'ôte  le  temps  de 
vous  écrire.  Je  me  soutiens  cependant  assez  bien. 
Je  n'ai  plus  de  tète;  mais  mon  cœur  me  reste 
encore. 

Faites-nioi  Famitié ,  madame ,  de  faire  tenir 
cette  lettre  à  M.  Tabbé  de  Mably ,  et  de  me  faire 
passet*  sa  réponse  aussitôt  qu'il  se  pourra.  On  fait 
circuler  sous  son  nom,  dans  Genève,  une  lettre 
avec  laquelle  on  achève  de  me  traîner  par  les 
boues  ^  et  toujours  vers  le  bûcher.  Je  serois  sûr 
que  cette  lettre  n  ^st  pas  de  lui ,  par  cela  seul 
qu  elle  est  lourdement  écrite  ;  j  en  suis  encore 
plus  sûr ,  paroequ^elle  est  basse  et  malhonnête^ 
Mais  à  Genève,  oii  Ton  se  con'noît  aussi  mal  en 
style  qu  en  procédés ,  le  public  s'y  trompe.  Jçs 
crois  qu  il  est  bon  qu'on  le  désabuse ,  autant 

Î^our  rhonneur  de  M.  T^ibbé  de  Mably  que  poiir 
e  niien. . 
'  > 

(i)  Madame^Oaienet  appeloit  M«  Rousseau  son  papa. 


ANNÉE   1765.  329 

À  M.  L'ÀBBÉ  DE  MABLT. 

t 

/  Motiers ,  le  6  f lévrier  tj^iS» 

Voici,  monsieur,  une  lettre  quon  vous  at^ 
tribue,  et  q\ii  circule  dans  Genève  à  la  faveur 
de  votre  nom.  Daignez  me  marquçr^  non  ce  que 
j'en  dois  croire,  mais  ce  que  j'en  dois  dire,  car 
je  n'en  puis  parler  comme  j'en  pense  que  quand 
vous  m'y  aurez  autorisé. 

Si  mes  malheurs  ne  vous  ont  point  fait  ou- 
blier nos  anciennes  liaisons  ,  et  Famiiié  dont 
vous  m'honorâtes,  con^ervez-la ,  monsieur,  à 
.  im  homme  qui  n'a  point  mérité  de  la  perdre ,  et 
qui  vous  sera  toujours  attaché  (i). 

(i)%  la  suite  decette  lettré,  Rousseau  a  transcrit  celle 
attribuée  à  Tabbé  de  Mably.  Elle  est  du  1 1  janvier  1766, 
et  l'extrait  lui  en  fut  envoyé  de  Genève  ,  le  4  février 
suivant,  par  un  anonyme.  Voici  cet  extrait: 

M  Une  chose  qui  me  fâche  beaucoup ,  c'est  la  lectui^e 
«  que  je  viens  de  faire  des  Lettres  de  la  montagne;  et  voilà 
A  toutes  mes  idées  bouleversées  sur  le  com{>te  de  Rous- 
'  u  seau.  Je  le  crpyois  honnête  bomme;  je  croyois  que  sa 
u  morale  étqit  sérieuse ,  qu'elle  étoit  dans  son  cœur,  et 
«  non  pas  au  bout  de  sa  plume.  Il  me  fait  prendre  malgré 
«  moi  une  autre  façon  de  penser,  et  j'en  suis  affligé.  SMl 
^f  s'étoit  borné  à  prétendre  que  son  déisme  est  un  boti 
«  christianisnîe ,  et  qu'on  a  eu  tort  de  brûler  son  livre  et 
«  de  décréter  sa  personne ,  on  pourroit  rire  de  ses  sp- 
«  phismes^  de  ses  paralogismes ,  et  de  ses  paradoxes;  et 
u  on  auroit  dit  qu^il  est  fâcheux  que  l'homme  le  plus  élo- 
«  quent  de  son  siéole  n^ait  pas  le  sens  commun.  Mais  cet 
^  homme  finit  psir  être  une  espèce  de  conjuré.  Est-ce 


33p  GORRESPONDirNGE. 

A  M.  D***. 

Motiers ,  le  7  février  1765. 

Je  ne  doute  point,  monsieur,  quhier^  jp^^ 
de  Deux-cent& ,  on  naît  brûlé  mon  livre  àGe- 

M  Erostrate  qui  veut  brûler  le  temple  d^Éphèse?  est-ce  un 
a  Gracchus?  Jie  sais  bîeki  que  les  trois  dernières  lettres, 
«  dans  lesquelles  Rousseau  attaque  votre  gouvernement, 
«  ne  sont  remplies  que  de  déclamations  et  de  mauvais 
«  raisonnements  ;  mais  il  eat  à  craindre  que  tout  cela  ne 
u  paroisse  très  juste,  très  sage  ,'et  très  raisonnable ,là  des 
u  têtes  échauffées ,  et  qui  ne  savent  pas  juger  et  goûter 
u  leur  bonheur.  Je  croirois  que  votre  gouvernement  est 
il  aussi i>on  qu'il  peut  l^tre,  eu  égard  h  éa  situation;  et, 
«  dans  ce  cas,  c'est  un  crime  que  d'en  troubler  l'harroo- 
«  nie.  J'espère  que  cette  aflEatire  n'aura  aucune  suite  fà- 
tt  cheuse;  et  l'excellente  tête  qui  a^fait  le%  Lettres  de  la 
u  campagne  a  sans  doute  tout  ce  qu'il  feut  pouj^  Atrete- 
fi  nir  l'ordre  au  milieu  delà  fermentation ,  ouvrir  les  yeux 
u  du  peuple,  et  lui  faire, connoitre  ses  erreurs,  ou  plutôt 
u  celles  de  Rousseau.  Que  voulez-vous  !  il  n'est  point  de 
a  bonheur  parfait  pour  les  hommes,  ni  de  gouvei:nement 
u  sans  inconvénient.  La  liberté  veut  être  achetée ,  elle 
u  est  exposée  à  4gs  ippo^ents  d'agitation  et  d'inquiétude. 
u  Malgré  cela ,  elle  vaut  n|ieuxque  le  despotisme.  Je. vous 
u  demanderois  pardon,  madame,  de  vous. parler  si  gra- 
it  vement,  si  vous  étiez  Parisienne;  mais  vous  êtes  Gene- 
«  voise,  et  des  choses  sérieuses  vous  plaisent  plus  que 
tt  nos  colifichets.  » 

L'anonyme  avoit  accompagné  cet  envoi  du  biUet.sui- 
vant  : 

ti  O  toi,  le  plus  vertueux  et  le  plus  modeste  de  tous  les 
«hommes,  sur-tout  pour  les  statues  et  .les  médailles, 
M  juge  à  présent  lequel  les  mérite  le  mieux  de  celui-ci  ou 
u  de  toi  !  n 


ANNÉE    1765.  33l 

nève  ;  du  moins  toutes  les  mesures  étoient  prises 
pour  cela.  Vous  aurez  ûu  qu'il  iiit  brûlé  le  22  à 
la  Haye.  Rey  me  marque  que  l'inquisiteur  (1)  a 
écrit  dans  ce  pays-'là  beaucoup  de  lettres ,  et  que 
le  ministre  Ch***  de  Genève  s'est  donné  de  grands 
mouvements.  Au  surplus ,  on  laisse  Bey  fort 
tranquille.  Tout  cela  n'est-il  pas  plaisant?  Cette 
affaire  s'est  tramée  avec  beaucoup' de  secret  et 
de  diligence;  car  le  comte  de  B***,  qui  m'écrivit 
peu  de  jours  auparavant ,  n'en  savoit  rien.  Vous 
me  direz ,  Pourquoi  ne  l'a-t-il  pas  empêché  au 
moment  de  l'exécution?  Monsieur ,  j'ai  par-tout 
des  amis  puissants,  illustres,  et  'qui,  j'en  suis 
très  sûr,  m'aiment  de  tout  leur  cœur;  mais  ce 
sont  tous  gens  droits ,  bons ,  doux ,  pacifiques , 
qui  dédaignent  toute  voie  oblique.  Au  con- 
traire, mes  ennemis  sont  ardents,  adroits,  in- 
trigai^ts  ^  rusés ,  infatigables  pour  nuire ,  et  qui 
manœuvrent  toujours  sous  terre,  comme  les 
taupes.  Vous  sentez  que  la  partie  n'est  pas  égale. 
L'inquisiteur  est  l'homme  le  plus  actif  que  la 
terre  ait  produit;  il  gouverne  em  quelque  façou 
toute  l'Europe. 

Tu  dois  régner;  ce  monde  est  fait  pour  les  méchants. 

Je  suis  très  sûr  qu'à  inoins  que  je  ne  lui  survive 
je  serai  persécuté  jusqu'à  la  mort. 

Je  ne  digère  point  que  M.  de  B***  suppose  que 
c'est  moi  qui  m'attire  sa  haine.  Eh  !  qu'ai-je  donc 

(i)  M.  de  Voltaire.  * 


33â  C0RKE&P0NDA19GE. 

fait  pour  cela?  Si  Ton  parle  trop  de  moi /ce  n'est 
pas  ma  faute  ;  je  me  passerois  d'une  célébrité 
acquise  à  ce  prix.  Marquez  à  M.  de  B***  tout  ce 
que  votre  amitié  pour  moi  vous  inspirera  ;  et , 
en  attendant  que  je  sois  en  état  de  lui  écrire , 
parlez-lui ,  je  vous  supplie ,  de  tous  les  senti- 
ments dont  vous  me  savez  pénétré  pour  lui. 
.  M.  Vernes  désavoue  hautement,  et  avec  hor- 
reur, le  libelle  où  j'ai  mis  son  nom.  Il  m  a  écrit 
Ià<-dessus  une  lettre  honnête ,  à  laquelle  j'ai  ré^ 
pondu  sur  le  même  ton ,  offrant  de  contribuer, 
Autant  qu'il  me  seroit  possible ,  à  répandre  son 
désaveu.  Malgré  la  certitude  où  je  croyois  être 
que  l'ouvrage  étoit  de  lui,  certains  faits  récents 
me  font  soupçonner  qu'il  pourroit  bien  être  de 
quelqu'un  qui  se  cache  sous  son  manteau. 

Au  reste ,  l'imprimé  de  Paris  s'est  très  promp- 
tement  et  très  singulièrement  répandu  à  Genève. 
Plusieurs  particuliers  en  ont  reçu  par  la  poste 
des  exemplaires  sous  enveloppe ,  avec  ces  seuls 
mots,  écrits  d'une  main  de  femme,  Lisez\  bonnes 
gens!  Je  donnerois  tout 'au  monde  pour  savoir 
qui  est  cette  aimable  femme  qui  s'intéresse  si 
vivement  à  un  pauvre  opprimé ,  et  qui  sait  mar- 
quer son  indignation  en  termes  si  brefs  et  si 
pleins  d'énergie. 

J'avois  bien  prévu ,  monsieur,  que  votre  caU 
cul  ne  seroit  pas  admissible,  et  qu'auprès  d'un 
homme. que  vous  aimez  votre  cœur  feroit  dérai- 
sonner votre  tête  ennlatière  d'intérêt.  Nous  cau- 
serons dd  cela  plus  à  notre  aise,  en  herborisant 


ANNÉE    176s-  333 

ùei  été;  car  loin  de  renoncer  à  nos  caravanes  ^ 
même  en  supposant  le  voyage  dltalie,  je  veux 
bien  tâcher  qu  il  n  y  nuise  pas.  Au  reste,  je  vous 
dirai  que  je  sens  en  moi,  depuis  quelques  jours  , 
une  révolution  qui  m'étonne.  Ces  derniers  événe- 
ments ,  qui  dévoient  achever  de  m  accabler  ^ 
m'ont  y  je  ne  sais  comment,  rendu  tranquille, 
et  même  assez  gai.  Il  me  semble  que  je  donnois 
trop  d'importance  à  des  jeux  d  enfants.  Il  y  a 
dans  toutes  ces  brûlerfes  quelque  chose  de  si 
niais  et  de  si  bête ,  'qu'il  faut  être  plus  enfant 
qu'eux  pour  s'en  émouvoir.  Ma  vie  morale  est 
finie.  Est-ce  la  peine  de  tant  choisir  la  terre  oti 
je  dois  laisser  mon  corps  ?  La  partie  la  plus  pré- 
cieuse demoi-même  est  déjà  morte  :  les  hommes 
n'y  peuvent  plus  rien ,  et  je  ne  regarde  j>lus  tous 
ces  tas  de  magistrats  si  barbares  y  que  comme 
autant  de  vers  qui  s'amusent  à  ronger  mon  ca* 
<]pvre. 

La  machine  ambulante  se  mbntera  donc  cet 
été  pour  aller  herboriser  ;  et ,  si  l'amitié  peut 
la  réchauffer  encore ,  vous  serez  le  Prométhée 
qui  me  rapportera  le  feu  du  ciel.  Bonjour,  mon* 
sieur. 

A  M.  LE  NIEP8. 

•        >. 

8  février  1765. 

Je  commeûçois  à  êlre  inquiet  de  vous ,  cher 
ami  ^  votre  lettre  vient  bien  à  propos  me  tirer  de 
peine.  La  violente  crise  où  je  suis  me  force  à  ne 
vous  parler,  dans  celle-ci ,  que  de  moi.  Vous 


334  CORRESPONDANCE. 

nurez  VU  quW  ^  brûlé  le  2  a  mon  livre  à  la  Haye; 
Rey  me  marque  que  le  ministreOhais  s'est  donné 
beaucoup  de  mouvements,  et  que  rinquhiteur 
Voltaire  a  écrit  beaucoup  de  lettres  pour  cette 
affaire.  Je  pense  qu  avant-hier  le  Deux-cents  en 
a  fait  autant  à  Genève  ;  du  moins  tout  étoit 
préparé  pour  cela.  Toutes  ces  brûleries  sont  si 
bètes  qu  elles  ne  font  plus  que  me  faire  rire.  Je 
Yous  envoie  ci-joint  copie  dune  lettre  (i)  que 
j  écrivis  avant-hier  là-dessus,  à  une  jeune  fenimé 
qui  m'appelle  son  papa.  Sfla  lettre  vous  paroît 
bonne,  vous  pouvez  la  foire  courir,  pourvu  que 
les  copies  soient  exactes. 

Prévoyant  les  chag^rins  sans  nombre  que  m'at-  . 
tireroit  mon  dernier  ouvrage ,  je  ne  le  fis  qu'avec 
répugnance,  malgré  moi,  et  vivement  sollicité; 
Le  voilà  fait,  publié^  brûlé.  Je  m'eiî  tiens  là. 
Non  seulement  je  ne  veux  plus  me  mêler  des 
affaires  de  Genève,  ni  même  en  entendre  pârlev^ 
mais,  pour  le  coup,  je  quitte  tout-à-fj^it  la 
plume;  et  soyez. assuré  que  rien  au  nH>nde  ne 
me  la  fera  reprendre.  Si  l'on  m'eût  laissé  faire, 
il  y  a  long-temps  que  j'aurois  pri^  ce  parti  ;  mais 
il  est  pris  si  bien  que ,  quoi  qu'il  arrive ,  rien  ne 
m'y  fera  renoncer.  Je  ne  demande  au  ciel  que 
quelque  intervalle  de  paix  jusqu'à  ma  dernière 
heure ,  et  tous  mes  malheurs  seront  oubliés  ; 
mais,  dût^n  me  poursuivre  jusqu'au  tombeau, 
je  cesse  de  me  défendre.  Je  ferai  comme  les  en- 
•  ■     .  •  •     t 

(i)  C'est  ceBe  ci-derrière  du  6  février.  §       ' 


ANNÉE    1765.  â35 

fants  #  les  ivrognes ,  qui  se  laissent  tomber  tout 
jbo0nement  quand  on  les  pousse,  et  ne  se  font 
aucun  mal;  au  lieu  qu'un  homme  qui  veut  se 
roidir,  n'en  tombe  pas  moins,  et  se  casse  une 
jambe  ou  un  bras  par  dessus  le  marché. 

On  répand  donc  que  c'est  l'inquisiteur  qui 
ma  écrit  au  nom  des  Corses,  et  que  j'ai  donné 
dans  un  piège  si  subtil.  Ce  qui  me  paroit  ici 
tout-à-fait  bon  ,  est  que  l'inquisiteur  trouve 
plaisant  de  se  faire  passer  pour  faussaire ,  pour«« 
vu  qu'il  me  fasse  passer  pour  dupe.  Supposons 
que  ma  stupidité  fût  telle  que ,  sans  autre  infor- 
mation ,  j'eusse  pris  cette  prétendue  lettre  pour 
argent  comptant,  est*il  concevable  qu'une  pa- 
reille négociatiion  se  fàt  bornée  à  cette  unique 
lettre ,  sans  instructions,  sans  éclaircissements^ 
sans  mémoiires,  sans  précis  d  aucune  espèce?  ou 
bien  M.  de  Voltaire  aura*t-il  pris  la  peine  de  fa- 
briquer aussi  tout  cela?  Je  veux  que  sa  pro^ 
fonde  érudition  ait  pu  tromper,  sur  ce  point, 
mon  ignorance  ;  tout  cela  n'a  pu  se  faire  au 
moins  sans  avoir  de  m^  part  quelque  réponse , 
ne  fiit-ce  que  pour  savoir  si  j'acceptois  la  propo- 
sition, n  ne  pouvoit  mèfue  avoir  que  cette  ré- 
ponse en  fue  pour  attester  ma  crédulité;  ainsi 
son  premieip  soin  à  dû  être  de  se  la  faire  écrîre  : 
qu'ii  là  montre ,  et  tout  sera  dit. 
I    Voyez  éaâ^ment  ces  pauvres  gens  accordent 
leurs  flûtes.  Au  premier  bruit  d'une  lettre  que 
j  a  vois  reçue,  6n  y  mit  aussitôt  pour  emplàti'e 
que  méssieui^s  Heïvétiu^  et  Diderot  en  atoient 


^63  CORRESPONDANCE. 

TièqvL  de  pareilles.  Que  sont  maintenant  dqpenUê^ 
ces  lettres?  M.  de  Voltaire  a-t-il  aussi  voulu  se 
moquer  d'eux?  Je  ris  toujours  de  vos  Parisiens, 
de  ces  esprits  si  subtils  ^  de  ces  jolis  faiseurs  de« 
pigrammes ,  que  leur  Voltaire  mène  incessami-» 
ment  avec  des  conte;s  de  vieilles ,  qu  on  ne  feroit 
pas  croire  aux  enfants.  J  ose  dire  que  ce  Voltaire 
lui-même,  avec  tout  son  esprit,  n'est  quune 
bête,  un  méchant  très  maladroit.  II  me.pour-^ 
suit ,  il  m'écrase ,  il  me  persécuta  ^  et  peut*-être 
me  fera-t-il  périr  à  la  fin  :  grande  merveille  ^ 
avec  cent  mille  livres  de  rente ,  tant  d  amis  puis- 
sants à  la  cour ,  et  tant  de  si  basses  cajoleries 
contre  un  pauvre  homme  dans  mon  état  1  J'ose 
dire  que  si  Voltaire ,  dans  une  situation  pareille 
à  la  mienne,  osoit  m'attaquer,  et  que  je  dai-» 
gnasse  employer  contre  lui  ses  propres  armes  ^ 
il  seroit  bientôt  terrassé.  Vous  ailes  juger  de  la 
finesse  de  ses  pièges  par  un  fait  qui  peut-être  sL 
donné  lieu  au  bruit  qu'il  a  répandu ,  comme  s'il 
eût  été  sur  d'avance  du  succès  d'une  ruse  si  bien 
conduite.  ^ 

Un -chevalier  de,  Malte ^  qui  a  beaucoup  ba« 
vardé  dans  Gçnéve  ,  et  d'y  venir  dltalie ,  est 
venu  me^voir ,  il  y  a  quinze  jours ,  de  la  part  du 
général  Paoli,  faisant  beaucoup  lempressé  des 
commissions  dont  il  se  disoit  chargé  près  de 
moi,  mais  me  disant  au  fond  très  peu  de  chose, 
et  m'étalant  d'un  air  important  d'assez  chétivej 
paperasses  fort  pochetées.  A  chaque  pièce  qu'il 
me  monU*oit,  il  étoit  tout  étonné  de  me  voii' 


ANNÉE    1765.  337 

tirer  dun  tiroir  la  même  pièce,  et  la  lui  mon- 
trer à  mon  tour.  J'ai  vu  que  cela  le  mortifioit 
d  autant  plus ,  qu  ayant  fait  tous  ses  efforts  pour 
Savoie  quelles  relations  je  pouvois  avoir  eues  en 
Corse,  il  na  pu  là-dessus  marrachet"  un  seul 
mot.  Ck)tyim^  il  Ué  ni  à  point  apporté  de  lettres^ 
tt  qu'il  né  voulu  ni  se  nommer,  ni  me  donnei^ 
la  moindre  «lotion  de  lui ,  je  Fai  remercié  des  vîr 
sites  qu'il  vôulôit  continuer  de  me  faire.  Il  né 
pas  laissé  dé  passer  enoore  ici  dix  ou  douze  jours 
sans  me  reveuir  voir. 

Tout  ceJa  peut  être  une  chose  fort  sitiiple. 
ÎPeut-être ,  ayant  quelque  envie  de  me  voir,  n'a-^ 
Ml  cherché  qu  un  prétexté  pour  s'introduire ,  et 
peVLt-^re  est-ce  un  galant  homme  ^  très  bien  in- 
tentionné ,  et  qui  n'a  d'autre  tort ,  dans  ce  fait  ^ 
que  d'avoir  fait  un  peu  trop  lempressé  poui* 
Hen.*Mais  comme  tant  de  malheurs  doivent 
m'avoir  appris  à  me  tenir  sur  nies  g^ardes , 
Vous  m'avouerez  que  si  «est  un  piège,  il' n est 
|>âsfin. 

M.  Verues  m'a  écrit  une  lettré  honnête  pour* 
(ôiésavouer  avec  horreur  le  libelle.  Je  lui  ai  ré- 
pondu très  honnêtement ,  et  je  mé  suis  obligé 
de  contribuer ,  autant  qu'il  m'est  possible ,  à  ré- 
jpandre  son  désaveu,  dans  le  doute  que  quel-* 
qu'un  {^uâméchant  ^ue  lui  ne  ^e  cache  sous  sori 
manteau  i 


i'j^.  Mal 


338  CORRESPONDANCES 

AU  LORD  MARÉCHAL  D'ECOSSE. 

.Motiers,  le  ii  février  1765. 

Vous  savez ,  milord ,  une  partie  de  ce  qui 
m'arrive,  la  brûlerie  de  la  Haye^  la  défense  de 
Berne ,  ce  qui  se  prépare  à  Genève  ;  mais  vous 
ne  pouvez  savoir  tout.  Des  malheurs  si  cons- 
tants, une  animosité  si  universelle,  coromen-» 
çoient  à  maccablef  tout- à -fait.  Quoique  les 
mauvaises  nouvelles  se  multiplient  depuis  la  ré- 
ception de  votre  lettre,  je  suis  plus  tranquille, 
et  même  assez  gai.  Quand  ils  m'auront  fait  tout 
le  mal  qu'ils  peuvent,  je  pourrai  les  mettre  au 
pis.  Grâces  à  la  protection  du  roi  et  à  la  vôtre , 
ma  personne  est  en  sûreté  contre  leurs  atteintes; 
xpais  elle  ne  lest  pas  contre  leurs  tracasseries , 
et  ils  me  le  font  bien  sentir.  Quoi  qu  il  en  soit,  si 
ma  tête  s  affoiblit  et  s'altère,  mon  cœur  me  reste 
en  bon  état.  Je  l'éprouve  en  lisant  votre  dernière 
lettre  et  le  billet  que  vous  avez  écrit  pour  la 
commutiauté  de  Gouvet.  Je  crois  que  M.  AI euron 
s'acquittera  avec  plaisir  de  la  commission  que 
vous  lui  donnez  :  je  n'en  dirois  pas  autant  de 
l'adjoint  que  vous  lui  associez  pour  cet  effet , 
malgré  l'empressement  qu'il  affecte.  Un  des 
tourments  de  ma  vie  est  d'avoir  quelquefois  à 
me  plaindre  des  gens  que  vous  aimez,  et  à  me 
louer  de  ceux  que  vous  n'aimez  pas.  Combien 
tout  ce  qui  vous  est  attaché  me  seroit  cher  s'il 
vouloit  seulement  ne  pas  repousser  mon  zèle! 


.   ANNÉE    1765.  339 

mBÎs  VOS  bontés  pour  moi  font  ici  bien  des  ja- 
loux; et  j  dans  Poccasion,  ces  jaloux  ne  me  ca- 
chent pas  trop  leur  haine.  Puisse-t-elle  aug- 
menter sans  cesse  au  même  prix!  Ma  bonne 
sœur  EmetuUa,  conservez-moi  soigneusement 
notre  père:  si  je  le  perdois,  je  serois  le  plus 
malheureux  des  êtres. 

Avez-vous  pu  croire  que  j'aie  fait  la  moindre 
démarche  pour  obtenir  la  permission  d'impri- 
mer ici  le  recueil  de  mes  écrits,  ou  pour  empê- 
cher que  cette  permission  ne  fût  révoquée? Non , 
nxilord,  j'étois  si  parfaitement  là-dessus  dans 
vos  sentiments  sans  les  connoître ,  que  dès  le 
commencement  je  parlai  sur  ce  ton  aux  associés 
qui  se  présentèrent ,  et  à  M***  qui  a  bien  voulu 
se  charger  de  traiter  avec  eux.  La  proposition 
est  venue  deux,  et  je  ne -me  suis  point  pressé 
d  y  consentir.  Du  reste ,  je  n'ai  rien  demandé ,  je 
ne  demande  rien,  je  ne  demanderai  riçn,  et, 
quoi  quil  arrive,  on  ne  pourra  pas  se  vanter  de 
m  avoir  fait  un  refus,  qui ,  après  tout,  me  nuira 
moins  qu'à  eux-mêmes ,  puisqu'il  ne  fera  qu'ôter 
au  pays  cinq  ou  six  cent  mille  francs  que  j'y 
aurois  fait  entrer  de  cette  manière ,  et  qu  on  ne 
rebutera  peut-être  pas  si  dédaigneusement  ail- 
leurs. Mais  s'il  arrivoit,  contre  toute  attente, 
que  la  permission  fût  accordée  ou  ratifiée ,  j'a- 
voue que  j'en  serois  touché  comme  si  personne 
n'y  gagnoit  quç  jnoi  seul ,  et  que  je  m'attacherois 
au  pays  pour  le  reste  de  ma  vie. 

Comme  probablement  cela  n'arrivera  pas ,  et 


aai 


34o  CÔRRE$P0JSPA1SCÈ* 

que  le  vpisinagjs  dç  Genève  me  devient  de  jour  en 
jour  plus  iubupportablç ,  je  jchercbd  à  m'^n  éloîr 
gner  à  tout  prix  :  il  ne  me  reste  à  choisir  que  deuJ^ 
asiles  ,  TADigleterrç  ou  Tltalie.  Mais  TAngleterr^ 
çst  trop  éloignée,  il  y  fait  trop  cher  vivre ,  et  rapQ 
corps  ni  ma  bourse  n'en  supporteroient  p^as  ^ 
trajet.  Reste  lltalie,  et  sur-tout  Venise,  dont  le 
climat  et  Tinquisition  sont  plu$  doux  qu  an  Suisse; 
mais  saint  Marc ,  quoique  apôtre^  ne  pardonne 
guère,  et  jai  bien  dit  du  m^l  de  ses  enfants. 
Toutefois  je  crois  qu'à  la  fin  j  en  courrai  les  ris*? 
ques ,  car  j'aime  encore  mieux  la  prison  et  lc( 
paix ,  que  la  liberté  et  la  guerre.  Le  tumulte  oij 
je  suis  ne  me  permet  encore  de  rien  résoudre;  jt; 
vous  en  dirai  davantage  quand  mes  sens  serpn^  , 
plus  rassis.  Un  peu  de  vos  conseils  me  seroit  bien 
nécessaire  ;  car  je  suis  si  malheureux  quand  j'agis 
de  moi-même ,  qu'après  ^voir  bien  raisonné , 
détériora  sçquor. 

,     A^tf.  DE  LEYRÏL 

Motiers,  le  ii  février  i^ôS* 

Je  répondis,  cher  deLeyre ,  à  votre  lettre  (n°  4} 
par  un  gentilhonime écossais  nomméM.  Bosvrell , 
qui,  devant  s'arrêter  à  Turin^  n'arrivera  peut-être 
pas  à  Parme  aussitôt  que  cette  lettre.  Mais  une 
bévue  que  j'ai  faite  est  d'avoir  mi.s  ma  lettre  qi^ 
verte  dans  celle  que  je  lui  écrivis  en  la  lui  adr^ s* 
sânt  à  Genève.  Il  m'en  a  remercié  comme  d'un^ 
marque  de  confiance  :  il  se  trompe,  ce  n'est 


ANNÉE    1765.  S41 

ji^u  tine  ittar({ue  d  etotirderie.  J'ôâpère,  au  reste  , 
que  le  mal  ne  sera  pas  grand;  car  quoique  je  ne 
ftlé  gouvletïne  pas  dé  ce  que  contenôit  ma  lettre, 
je  suis  sûr  âe  n  avoir  aucun  secret  qui  craigne 
îes  yeux  d'un  tiers. 

'  Vôttà  ne  sauriez  £^voîr  d'idée  de  l'orage  qu  ex- 
ôite  contré  tttoi  la  publication  dçs  Lettres  écrites 
dé  ià  môntagke,  (Test  utré  défense  que  je  dieyois 
à  mes  anciens  concitoyens ,  et  que  je  me  devoisi 
à  'rtc>i-niétiic  :  tnâi»  comÈtte  j'aime  encore  mieux 
Jiïôn  repoâ  qne  ma  justification  ,  ce  sera  mon 
dérfticr  écrit ,  quoi  qtf  il  arrive.  Si  je  puis  faire  le 
recueil  gféttéràl  que  je  projette,  je  finirai  par  là , 
et ,  grâces  au  ciel ,  l€  puMîc  n  efrtendra  plus  par- 
ter  de  rodî.  Si  M.  Bos^^ell  étôlt  parti  d'ici  hui< 
loursi  plue  tard,*  je  lui  aurois  remis  pour  vous  un 
exemplaire  d^  ce  dernier  éérh,  qui,  au  reste, 
n'intéresse  que  Genève  et  les  Genevois  ;  mais  je 
ne  le  reçus  qu'après  SK>n  départ. 

Une  amie  de  M.  l'abbé  de  Condillac  et  de  moi 
me  marqua  dé  I^aris  sa  maladie  et  sa  guérison 
dans  la  m-ême  lettré  ;  ce  qui  tne  ^uval  l'inquié- 
todé  d'appi*éudré  le  préroière  nouvelle  avant 
Fî^titré.  îe  vois  cepéndaiit,  eh  rejirenânt  Votre 
l**tre  ,  cfue  vous?  m'aviez  nïarqué  cette  première 
rionvelle ,  m:a'îs  dan»  le  post-scrtptutn ,  si  séparé 
du  reste,  et  en  si  petit  caractère ,  qu'à  m'a  voit 
éit»happé  dans  une  fort  grande  lettré  que  je  ne  pus 
lire  que  très  à  la  hâté  dana  la  cît'constancé  où  je 
la  reçus.  La  même  amie  me  ttiarque  <fai\  doit 
refôurfi^er  en  FrsÉrice  Famléé  prochaine,  et  que 


34^^  CORRBSPOHDANCB. 

peut-être  aurai -je  le  plaisir  de  le  voir.  Ain^ 
soit-il. 

Je  sayois  déjà  par  les  bruits  publics  ce  que  je 
savois  des  triomphes  du  jongleur  Tronchin  dans 
votre  cour.  La  pierre  renchérira  s'il  faut  un  buste 
à  chaque  inoculateur  de  la  petite  vérole  ;  et  je 
trouve  que  Tabbé  Gondillac  méritoit  mieux  ce 
buste  pour  lavoir. gagnée  y  que  lui  pour  l'avoir 
guérie. 

Donnez-moi  de  vos  nouvelles ,  cher  de  Le^re  y 
et  de  celles  de  madame  de  Leyre.  Vous  m'appre- 
nez à  connoître  cette  digne  femme ,  et  à  vous  ai- 
mer autant  de  votre  attachement  pour  elle,  que 
je. vous  en  blâmois  avant  votre  mariage ,  quand 
je  ne  la  connoissois  pas.  C'est  une  réparation 
dont  elle  doit  être  contente,  que  celle  que  la 
vertu  arrache  à  la  vérité.  Je  vous  embrassç^ 

A  M.  DUPEYROU. 

Motiers,  le  i4  février  1765. 

» 

Voici ,  monsieur  y  le  projet  que  vous  avez  pris 
la  peine  de  dresser  :  sur  quoi  je  ne  vous  dis  rien  , 
par  la  raison  que  vous  savez.  Je  vous  prie,  si 
cette  affaire  doit  se  conclure ,  de  vouloir  bien 
décider  de  tout  à  vQtre  volonté  ;  je  confirmerai 
tout,  car  pour  moi  j'ai  maintenant  l'esprit  à  mille 
lieues  de  là  ;  et ,  sans  vous ,  je  n'irois  pas  plus 
loin ,  par  le  seul  dégoût  de  parler  d'affaires.  Si  ce 
que  les  associés  disent  dans  leur  réponse,  ar- 
ticle premier  de  mon  ouvrage  sur  la  Musique  y 


ANNÉE    1765.  343 

s'entend  du  dictionnaire ,  je  m^en  rapporte  \k^ 
dessus  à  la  réponse  verbale  que  je  leur  ai  faite, 
J  ai  sur  cette  compilation  des  engagements  an- 
térieurs qui  ne  me  permettent  plus  den  dispo-- 
ser  ;  et  s'il  arrivo'it  que ,  changeant  de  pensée ,  je 
le  comprisse  dans  mon  recueil ,  ce  que  je  ne  pro- 
mets nullement ,  ce  ne  seroit  qu  après  quil  au^ 
Foit  lété  imprimé  à  part  par  le  libraire  auquel  je 
suis  engagé. 

Vous  ne  devez  point  y  s-'il  vous  plaît ,  passer 
outre  que  les  associés  n  aient  le  consentement 
formel  du  conseil  d  état,  que  je  doute  fort  qu  ils 
obtiennent.  Quant  à  la  permission  qu'ils  ont  de,- 
mandée  à  la  cour,  je  doute  encore  plus  quelle^ 
leur  soit  accordée.  Milord-maréchal  connoitlà>- 
dessus  mes  intentions  ;  il  sait  que  non  seulement 
je  ne  demande  rien ,  mais  qtie  J€  suis  très  déter- 
miné à  ne  jamais  me  prévaloir  de  son  crédit  à  la 
cour,  pour  y  obtenir  quoi  que  ce  puisse  être ,  re- 
lativement au  pays  où  je  vis,  qui  n'ait  pas  l'agré- 
ment du  gouvernement  particulier  du  pays 
même.  Je  n'entends  me  mêler  en  aucune  façan 
de  ces  choses-là ,  ni  traiter  qu'elles  ne  soient  dé- 
cidées. ^ 

Depuis  hier  que  ma  lettre  est  écrite,  j'ai  la 
preuve  de  ce  que  je  spupçonnois  depuis  quel- 
ques jours  ,  que  l'écrit  de  Vernes  trou  voit  ici 
parmi  les  fqmmes  autant  d'applaudissement  qu'il 
a  causé  d'indignation  à  Genève  et  à  Paris ,  et  que 
trois  ans  d'une  conduite  irréprochable  sous  leurs 
yeux  mêmes,  ne  pouvoient  garantir  la  pauvre 


344.  CORRESPONDANCE. 

mademoiselle  Le  Vasseur  de  1  effet  don  libelle 
venu  d  un  pays  où  ni  raoi  ni  elle  n  avons  reçu. 
Peu  surpris  que  ces  viles  âmes  ne  se  conmoissenl 
pas  mieuir  en  vertu  qu  en  mérite ,  et  se  plaisent 
à  insulter  aux  malh^eureux,  je  prends  enfin  la 
ferme  résolution  de  quitter  ce  pays,  ou  du  moins 
ce  village ,  et  d'aller  chercher  une  habitation  où 
Ton  juge  les  gens  sur  leur  conduite,  et  non  sur 
les  libelles  de  leurs  ennemis.  Si  quelque  autre 
honnête  étranger  veut  connoitre  Moiiers ,  qu  il 
y  passe ,,  s'il  peut ,  trois  ans,  cofiune  j  ai  fait ,  e| 
puis  quil  en  dise  des  nowelles. 

Si  je  trou  vois  à  ]^euehatel  ou  aux  environs  uni 
logement  convenable,  je  serois  homme  9  Tallef 
occuper  eii  attendant.  >  . 

A  U.  DAJSTIER, 

Motlers.,  le  17  février  176S, 

.  Les  malheureux  jours,  que  je  passe  au  milieu 
des  tempêtes  memf>êchent,  monsieur,  d  entre- 
tenir avec  vous  une  correspand9Cice  aussi  iré^ 
quente  qu  il  seroit  à  désirer  pour  mon^  instrno- 
tion  et  pour  ma  consolation.  Les  bruits  pitl^ies 
ë^iront  peut-être  porté  jusqu'à  \0v»  Yidée  des 
nouvelles  persécution»  que  m'attire  Fouvrage 
auqudi  vous  ave;^  daigtié  vous  intéresser.  J*ai 
cherché  tous  les  moyens  de  vous  en  faire  panrve- 
nir  un  exemplaire;  mais  U  m  en  est  venu  si  peu 
de  Hollande  ,  si  lentement ,  avee  tant  d  embar-» 
ras,  jen  suis  si  peu  Iç  maître,  e|le$€»eeasionsf. 


ANIMÉE    1765.  345 

pbiilr  aller  jusqu'à  vous  sont  si  rares ,  qu appre» 
nant  qu  oh  a  imprimé  à  Lyon  cet  ouvrage  ,|  je 
n«  doute  poiat  qu*îl  ne  vous  parvienne  beau- 
coup plus  tôt  par  cette  voie ,  qu'il  ne  m'est  pos-» 
sibJe  de  vous  le  faire  parvenir  d'ici.  Ainsi  ma  des- 
tinée est  d'être  en  tout  prévenu  par  voff  bontés , 
?ans  pouvoir  remplir  envers  vous  aucun  des  de- 
voirs qu'elles  m'imposent.  Acceptez  le  tribut  des 
malbeureux  et  des  foibles,  la  reconnoissance  et 
f  intention. 

Les  éclaircissements  que  vous  ave^  bien  voulu 
me  donner  sur  les  affaires  de  Corse  m'ont  abso- 
lument fait  abandonner  le  projet  d'aller  dans  ce 
pays-^là,  d'autant  plus  que,  n'en  recevant  plus  de 
nouvelles,  je  dois  juger,  parles  empressements 
suspects  dequelques  inconnus ,  que  je  suis  circon- 
venu par  des  pièges  dont  je  veux  tâcher  de  me 
garantir.  Cependant  on  m'a  fait  parvenir  quel- 
ques pièces  dont  je  puis  tirer  parti,  du  moins 
pour  mon  amusement ,  dans  la  ferme  résolution 
où  je  sais  de  me  tenir  en  repos  pour  le  reste  de 
ma  vie ,  et  de  ne  plus  occuper  le  public  de  moi. 
Bans  cette  position, monsieur,  je  souhaiterois 
fort  que  vous  voulussiez  bien  ,  dans  vos  plus 
grands  loisirs,  continuer  à  me  communiquer 
vos  observations  et  vos  idées  ,  et  m'îndiquer  Tes 
sources  où  je  pourrois  puiser  les  instructions  re- 
latives à  cet  objet.  Ne  pensez-vous  pas  que  M.  de 
Gurzaî  doit  avoir  là-dessuis  de  fort  bons  mémoi- 
res, et'que,  s'if  voùloit  les  communiquer  à  un 
bomniezélé,  mâ|s discret,  ilane  pourroient que 


346  CORRESPONDANCE. 

lui  faire  honDeur,  sans  le  compromettre  ^  puis- 
que rien  ne  resteroit  écrit  de  ma  part  là-dessus 
que  de  son  aveu  ^  et'qu  il  ne  seroit  nommé  qu  au- 
tant quil  consentiroit  à  l'être?  Si  vous  approu- 
vez cette  idée ,  ne  pourriez-vous  point  m'aider  à 
découvrir  où  est  M.  de  Curzai ,  me  procurer  exac- 
tement son  adrese  ,  et  me  mettre  même  en  cor- 
respondance avec  lui  ? 

Me  voici  bientôt  à  la  fin  d'un  hiver,  passé  ua 
peu  moins  cruellement  que  le  précédent  quant 
au  corps,  mais  beaucoup  plus  quant  à  lame. 
J'ignore  encore  ce  que  je  deviendrai  cet  été.  Je 
suis  ici  trop  voisin  de  Genève  pour  y  pouvoir 
jamais  jouir  d'un  vrai  repos.  Je  suis>  bien  tenté 
d'aller  chercher  du  côté  de  l'Italie  quelque  asile 
où  le  climat  et  l'inquisition  soient  plus  doux 
qu'ici.  D'ailleurs,  mille  désœuvrés  me  menacent 
de  toutes  parts  de  leurs  importunes  visites ,  aux- 
quelles je  voudrois  bien  échapper.  Que  nesuis-je 
plus  à  portée ,  monsieur,  de  recevoir  la  vôtre,  et 
que  j'en  aurois  besoin!  mais,  en  vérité,  l'on  ne 
fait  point  un  si  long  trajet  par  partie  de  plaisir: 
et  moi ,  dans  ma  vie  orageuse ,  je  ne  suis  pas  as* 
sez  maître  de  l'avenir  pour  pouvoir  faire  un  plan 
fixe,  sur  l'exécution  duquel  je  puisse  compter. 
Un  de  ceux  qui  me  rient  le  plus  est  d'aller  passer 
quelques  semaines  avec  un  gentilhomme  sa- 
voyard, de  mes  très  anciens  amis,  dains  une  de 
ses  terres.  Seroit-il  impossible  d'exécuter  de  là 
l'ancien  projet  d'un  rendez-vous  à  la  grande 
chartreuse  ?  Si  cette  idée  vous  plaisoit ,  je  sens 


ANNÉE    1765-  347 

qu  elle  auroit  la  préférence.  Je  n'ai  point  écrit  à 
madame  de  La  Tour  du  Pin.  Le  nombre  et  la 
force  de  mes  tracas  absorbent  tous  mes  bons  des* 
seins;  Si  vous  lui  écrivez,  quelle  apprenne  au 
moins*  mes  remords ,  je  vous  en  supplie.  Si  ma 
fauté  m  attiroit  sa  disgrâce ,  je  ne  m  en  console-- 
roi»  pas. 

Vous  ne  me  parlez  point,  monsieur,  du  petit 
Compte  de  Thuile  et  du  café.  Il  n  est  pas  permis 
d  être  aussi  peu  soigneux,  pour  les  comptes , 
quand  on  l'est  si  fort  pour  les  commissions.  Je 
vous  salue,  monsieur,  et  vous  embrasse  avec  le 
plus  véritable  attachement. 

AM.  MOULTOU, 

Motiers ,  le  1.8  férricr  1 765 . 

Ce  qui  arrive. ne  me  surprend  point;  je  l'ai 
toujours  prévu ,  et  j'ai  toujours  dit  qu'en  pareil 
cas  il  falloit  s'en  tenir  là.  Au  lieu  de  faire  tout  ce 
qu'on  peut ,  il  suffit  de  faire  tout  ce  qu'on  doit , 
et  cela  est  fait.  On  nesauroit  aller  plus  loin  sans 
exposer  la  patrie  et  le  repos  public,  ce  que  le 
sage  ne  doit  jamais.  Quand  il  n'y  a  plus  de  li- 
berté commune  ,  il  reste  une  ressource,  c'est  de 
cultiver  la  liberté  particulière ,  c'est-à-dire  la  ver- 
tu. L'homme  vertueux  çst  toujours  libre ,  car  en 
faisant  toujours  son  devoir,  il  ne  fait  jamais  que 
ce  qu'il  veut.  Si  la  bourgeoisie  de  Genève  savoit 
remonter  ses  principes,  épurer  ses  goûts,  pren- 
dre des  mœurs  plus  sévères,  en  livrant  ces  mes- 


34^  COBRESPÔNDJCSIGE. 

sieurs  à  laTilisTsemeiit  des  leurs , elle leordevién-^ 
droit  encore  si  respectable ,  qu  avec  leur  morgue 
apparente  ilstremUeroient  devant  elle;  et  corail 
nie  i^s  jongleurs  de  toute  espèce  «t  leurs  amis  ne 
vivront  pas  toujours,  tel  dutogement  de  circon^ 
stances étrlEmgères  pourroit  les  mettre  àportée de 
faire  examiner  enfin  par  la  justice  ce  que  la  seule 
force  décide  aujourd'hui. 

Je  VOU9  prie  de  vouloir  bien  saluer  fnes9ieut*9 
Delqc  de  ma  part ,  et  leur  dire  que  je  ne  puis  kur 
écrire. C!eanme  cela  n'est  plu» nécessaire  ni  utile, 
il  ïtest  pa»  raisonnable  de  lexiger.  On  ne  dmt  pas" 
m  envier,  le  repos  que  je  demande ,  et  je  crois  Y  9^ 
voir  assez  payé. 

Tâchez  de  m'en voryer ,  avant  votre  départ ,  ce 
dont  vous  m'ayez  parlé,  non  pour  eu  faire  à  pré- 
sent aucun  usage,  mais  pour  prendre  d'avance 
tous  lés  arrangements  nécessaires  pour  en  fkire 
uâage  un  jour.  J'aurois  même  aotrechose ,  et  ef  un^ 
genre  plus  agréable,  à  vous  proposer  ;;  maid  nou^ 
en  parlerons  à  loisir.  Je  vous  embrasse. 

A  M.  LE  PftïNCE  DE  WIRTEWEERO. 

Moders,  le  18  février  1765. 

A  l'arrivée  de  M.  de  Schlieben  et  de  Mattzaii, 
je  les  reçus  pour  vous,  prince;  ensuite  je  lesgaif- 
dai  pour  eux-^mêmes,  et  j'achetai  une  jbuméè 
agréable  à  leurs  dépens.  J'en  ai  si  rarement  de' 
telles  ,  qu'il  est  bien  naturel  que  j'en  profite  ; 
et,  sur  les  sentiments  d'humanité  que  je  leur 


ANîiÉfe  i^Gf)*  34g 

Cit>anois,  ils  doivent  être  bien  aises  de  me  lavoir 
doQU^e. 

Us  sont  attaçWs  au  vertueux,  prtoce  Hei^ri  par 
des  sentiments  qui  les  honorent  :  pleins  dé 
tout  ce  qims  venoient  de  voir  av^près  de  vous , 
ils  ont  versé  dans  mon  cœur  attristé  un  baume 
de  vie  et  de  consolation.  Leurs  discours  y  por^ 
toient  un  peu  de  ce  feu  qui  brille  encore  dans 
de  grandes  âmes  ;  et  j  ai  presque  oublié  m^  mi- 
sères en  soU{]^eant  de  qui  j  avois  Thonneur  d  être 
aimé. 

En  tout  autre  temps,  je  ne  craindrons  pas  nue 
brouillerie  avee  la  princes^  pour  j»e  inréBager 
lavantagedun  raccommodenieut ;  mais,  en  vé^ 
rite ,  je  suis  aujourd'hui  si  maussade ,  que ,  n  ayiant 

{>oint  mérité  la  quercille ,  à  peii^^  osè-je  espérer 
e  pardon.  Dites-lui  toutefois ,  je  vous  suppUe  9 
que  Tamour  paternel  nes<  pas  ei^clusif  comm^ 
lamour  conjugal;  quun  cœur  de  père,  sans  se 
partager,  se  multiplie,  et  quordinah^ement,  les 
cadets  nont  pas. la  plus  mauvaise  part.  Mon 
Isabelle  est  laînée  ,  et  devait  êt,re  la  seule;  mais 
«a  soeur  est  bien  ingrate  d'oser  me  traiter  de  vo** 
lage ,  elle  qui  d  abord  ma  forcé  de  1  être ,  et  qui 
me  force  à  présent  de  ne  Têtre  plus. 

Si  j'ai  fait  quelques  vers  dans  ma  jeunesse , 
comme  ils  ne  valpientpas  mieux  quç  lei  vôtres , 
j  aiprispourmoile  conseil  que  je  vous  ai  donné. 
Les  Benjamîiesj  ou  le  Léi^ite  dEphraim,  est  une 
espèce  de  petit  poëme ,  en  prose ,  de  sept  à  huit 
pages ,  qui  n  a  de  mérite  que  d  avoir  été  fait  pouf 


35o  CORRESPONDANCE. 

me  distraire  quand  je  partie  de  Paris  ;  et  qui 
n  est  digne  en  aucune  manière  de  paroitre  aux 
yeux  du  héros  qui  daigne  en  parler. 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Motiers,  le  22  février  1765. 

Où  êtes-vous  ,  monsieur?  que  faites-vous? 
comment  vous  portez^vous?  Votre  absence  et 
votre  long  silence  me  tiennent  en  peine.  G*est 
votre  tour  d'être  paresseux  :  a  la  bonne  heure, 
pourvu  que  je  sache  que  vous  vous  portez  bien, 
et  que  madame  dlvernois ,  que  je  supplie  d  a- 
gréer  mon  respect-,  veuille  bien  m  en  faire  infor- 
mer par  un  bulletin  de  deux  lignes. 

Le  tour  qu*6nt  pris  vos  affaires,  messieurs, 
et  les  miennes ,  la  persuasion  que  la  vérité  ni 
la  justice  n  ont  plus  aucune  autorité  parmi  les 
hommes,  Fardent  désir  de  me  ménager  quelques 
moments  de  repos  sur  la  fin  de  ma  triste  car- 
rière, m'ont  fait  prendre  Tirrévocable  résolution 
de  renoncer  désormais  à  tout  commerce  avec  le 
public,  à  toute  correspondance  hors  de  la  plus 
absolue  nécessité ,  sur-tout  à  Genève,  et  de  me 
ménager  quelques  douleurs  de  moins,  en  igno^ 
rant  tout  ce  qui  se  passe,  et  à  quoi  je  ne  peux 
plus  rien.  Les  bontés  dont  vous  m  avez  comblé, 
et  l'avantage  que  j  ai  de  vous  voir  deux  fois 
Tannée ,  me  feront  pourtant  faire  pour  vous ,  si 
vous  1  agréez,  une  exception,  au  moyen  de  la- 
quelle j  aurai  le  plaisir  d  avoir  aussi  y  de  temps 


ANNÉE    1765.  35l 

en  temps ,  des  nouvelles  de  nos  amis ,  auxquels 
je  ne  cesserai  assurément  point  de  m'intéresser. 

Votre  aimable  parente ,  la  jeune  madame 
Guyenet,  après  une  couche  assez  heureuse,  est 
si  mal  depuis  deux  jours,  qu il  est  à  craindre 
que  je  ne  la  perde.  Je  dis  moi,  car  sûrement  de 
tout  ce  qui  l'entoure,  rien  ne  lui  est  plus  vérita- 
blement attaché  que  moi;  et  je  le  suis  moins  à 
cause  de  son  esprit ,  qui  me  paroit  pourtant 
d  autant  plus  agréable  qu  elle  est  moins  pressée 
de  le  montrer  )  qu  à  cause  de  son  bon  cœur  et  de 
sa  vertu;  qualités  rares  dans  tous  les  pays  du 
monde,  et  bien  plus  rares  encore  dans  celui-ci. 

Pour  moi ,  mon  cher  monsieur ,  je  ne  vous 
dis  rien  de  ma  situation  particulière  ;  vous  pou- 
vez Fimaginer.  Cependant ,  depuis  ma  résolu- 
tion, je  me  sens  lame  beaucoup  plus  calme. 
Comme  je  m  attends  à  tout  de  la  part  des  hom- 
mes, et  quils  m  ont  déjà  fait  à-peu-près  du  pis 
quils  pouvoient ,  je  tâcherai  de  ne  plus  nVaffliger 
que  des  maux  réels ,  c  est-à-dire  de  ceux  que  ma 
volonté  peut  faire,  ou  de  ceux  que  mon  corps 
peut  souffrir.  Ces  derniers  me  retiennent  actuel- 
lement dans  des  entraves  que  je  tiens  de  votre 
charité ,  mais  qui  ne  laissent  pas  d'être  fort  pé- 
nibles. J  attends  avec  empressement  de  vos  nou- 
velles ,  çt  vous  embrasse,  mon  cher  monsieur, 
de  tout  mon  cœur. 


3^3  COttfiËSPÔNDAiiCËi 

» 

A  MM.  DELUC. 

24  février  1765. 

J  appl^ends,  messieurs^  que  vous  êtes  en  peiné 
des  lettres  que  vous  m  avez  écrites.  Je  les  ai 
toutes  reçues  jusqu'à  celle  du  i5  févrîet*  inchi'^ 
siveiBe9t.  Je  regarde  votre  situation  comme  dé^ 
cidée.  Vous  êtes  trop  gens  de  bien  pour  pousseï' 
les  choses  à  lextrêmé^et  ne  pas  préférer  la  pais 
à  la  liberté.  Un  peuple  cesse  d  être  libre  quand 
les  lois  ont  perdu  leur  force;  mais  la  vertu  ne 
perd  jamais  la  sienne  ^  et  Thomme  vertueux  de-« 
tujeure  libre  toujours.  Vôilà  désormais  ,  mes-^ 
sieurs  ,  v^tre  ressourcé  :  elle  est  assez  {prahde  ^ 
assez*  belle  pour  vous  consoler  de  tout  ce  que 
vous  perdez  CQmme  citoyenSi 

Pour  moi,  je  prends  le  seul  parti  quimei^sté  y 
et  je  le  prends  irrévocablement.  Puisque  avec  dea 
intentio;xs  aussi  pures^  puisque  avec  tantd  amoui^ 
pour  la  justice  et  pour  la  vérité  ^  je  nai  fait  qu€^ 
du  mal  sur  la  terre  $  ^e  n  en  veuk  plus  faire ,  et 
je  me  retire  au-dedans  de  moii  Je  ne  veux  plus* 
entendre  parler  de  Genève  ni  de  ce  qui  s'y  passée 
ici  finit  notre  correspondance.  Je  vous  aioterâi 
toute  ma  vie ,  mais  je  ne  vous  écrirai  plus.  Eni-^ 
brassez  pour  moi  votre  père.  Je  vous>  embrasse  ^ 
Inessieurs ,  de  tout  mon  cœuri 


ANNÉE    1765.  353 

AM.  MEURON, 

PBOGDREUR-GÉMÉRAL. 

25  février  1765. 

J'apprends ,  monsieur ,  avec  quelle  bonté  de 
cœur  et  avec  quelle  vigueur  de  courage  vous  avez 
pris  la  défense  d'un  pauvre  opprimé.  Poursuivi 
par  la  classe,  et  défendu  par  vous,  je  puis  bien 
dire  comme  Pompée,  Victrix causa  diisplacuit\ 
sed  vicia  CatonL 

Toutefois  je  suis  malKeureuic ,  mais  non  pas 
vaincu  ;  mes  persécuteurs  ,  ai;i  contraire ,  ont 
tout  fait  pour  ma  gloire ,  puisqtie  c  est  par  eux 
que  j  ai  pour  protecteur  le  plus  grand  des  rois , 
pour  père  le  plus  vertueux  des  hommes ,  et  pour 
patron  Fun  des  plus  éclairés  m'agistrats. 

A  M.  DE  P. 

25  février  1765. 

Votre  lettre ,  moùsîetir ,  m'a  pénétré  jusqu'aux 
larmes.  Que  la  bienveillance  est  une  douce  cho- 
se 1  et  que  n€  donnerois-j«  pas  pour  avoir  Êelle 
d«  tous  les  honnêtes  gens!  Puissei^t  nïesi  nou^ 
veatix  patriotes  ih'accorder  la  leur  à  votre  exem- 
ple! puisse  le  lieu  de  mon  refuge  être  aussi  ce- 
lui de  mes  attachements!  Mon  cœur  est  bon  ;  il 
est  ouvert  à  tout  ce  qui  lui  ressemble  ;  il  n'a  be- 
soin, j'en  suis  très  sûr,  que  d'être  connu  pour 
êirè  aimé.  Il  reste, après  la  santé,  trois  biens 
t[ui  rendent  sa  perte  plus  supportable,,  la  paix, 
la  liberté ,  l'amitié.  Tout  cela,  monsieur,  si  je  le 

17.  23 


-N 


354  CORRESPONDANCE. 

trouve  9  me  deviendra  plus  doux  encore  lorsque 
l'eu  pourrai  jouii^  près  de  vous^ 

1  '  A  M.  DE  G.  P.  A.  A. 

Février  ijôS* 

J^attendois  des  réparations  ^  monsieur,  et  vous 
jen  exigez  ;  nous  sommes  fort  loin  de  compte.  Je 
veux  croire  que  vous  navez  point  concouru, 
dans  les  lieux  où  vous  êtes,  aux  iniquités  qui 
sont  Touvrage  de  vos  confrères;  mais  il  falloit, 
monsieur,  vous  élever  contre  une  manoeuvre 
si  opposée  à  Tesprit  du  christianisme ,  et  si 
déshonorante  pour  votre  état.  La  lâcheté  n  est 
pas  moins  répréhensihle  que  la  violence  dans 
les  ministres  du  Seigneur.  Dans  tous  les  pays  du 
monde  il  est  permis  à  Tinnocent  de  défendre 
son  inuocence  :  dans  le  vôtre  on  len  punit  ;  on 
fait  plus ,  on  ose  employer  la  religippà  cet  usage. 
Si  vous  avez  protesté  contre  cette  profanation , 
vous  êtes  excepté  dans  mon  livre ,  et  je  ne  vous 
dois  point  de  réparation  :  si  vous  n  avez  pas 
protesté ,  vous  êtes  coupable  de  connivence ,  et. 
je  vous  en  dois  encore  moins. 

Agréez ,  monsieur ,  je  vous  supplie  ^  mes  salu- 
tations et  mon  respect. 

A  MADAME  LA  GÉNÉRALE  SANDOZ, 

/  Mo  tiers,  aS  février  1765* 

L admiration  me  tue,  et  sur-tout  de  votre 
part.  Ah  !  madame ,  un  peu  d'amitié ,  et ,  parmi 


ANNÉE    1765.  355 

tant  d'affronts  ^  je  serai  le  plus  glorieux  des  êtres. 
Votre  patrie  (i)  est  injuste^  sans  doute;  maïs 
avec  le  mal  elle  a  produit  le  remède.  Peut-elle 
me  faire  quelque  injustice  que  votre  estime  ne 
puisse  réparer?  La  lettre  que  vous  tnavéz  en- 
voyée est  d*un  homme  d'église  j  c'est  tout  dire  ^ 
et  peut-être  trop,  car  il  paroit  assesÈ  modérée 
Mais ,  vu  lé  traitement  que  je  viens  d'essuyer  à 
l'instigatiou  de  ses  confrères ,  j'attendois  des  ré 
parations,  et  il  en  exige  î  vous  voyeii  que  nous 
sommes  loin  de  compte.  Gonservei-moi  vos 
bontés ,  madame;  elles  mci  seront  toujours  pré^ 
cieuses,  et  j'aspire  au  bonheur  detrè  à  portée  dà 
les  culiver. 

A  M.  DUPËYftOtJ.' 

4....  4  mars  1765^ 

Je  vous  dois  une  réponse,  monsieur,  je  lé 
sais.  L'horrible  situation  de  corps  et  d'ame  où 
je  me  trouve  m'ôte  la  force  et  le  courage  d'é- 
crire. J'attendois  de  vous  quelques  mots  de 
consolation  ;  mais  je  vois  que  vous  comptez  à 
la  rigueur  avec  les  malheureux.  Ce  procéda 
n'est  pas  injuste,  mais  il  est  unpeu  dur  dan0 
l'amitié. 

(i)  La  HoUand4> . 


»i. 


356  CORRESPONDANCE. 


AU  MÊME. 


Motiers ,  le  7  mars  lyôS- 

Pour  Dieu  ^  q«  vous  fâchez  pas ,  et  sachez  par- 
donner quelques  torts  à  vos  amis  dans  lenrs  mi- 
sères. Je  n  ai  qu  un  ton ,  monsieur,  et  il  est  quel- 
quefois un  peu  àuK  :  il  ne  faut  pas  ine  juger  sur 
mes  expressions,  mais  sur  ma  condiiite.  Elle 
'  vous  honore  quand  mes  teriaes  vous  offensent. 
Dans  le  besoin  que  j'ai  des  consolations  de  la* 
mitié  9  je  sens  que  les.  vôtres  me  naanquent ,  et  je 
m'en  plains:  cela  est-^il  donc  si  désobligeant? 

Si  j'ai  écrit  à  d'autres ,  comment  n'avez-yous 
pas  senti  l'absolue  nécessité  de  répondre,  et  sur-, 
tout  dans  la  circonstance,  à  des  personnes  avec 
qui  je  «n'ai  point  de  correspondance  habituelle^ 
et  qui  viennent  au  fort  de  mes  malheurs  y  pren- 
dre le  plus  généreux  intérêt?  Je  croyois  que,  sur 
ces  lettres  mêm^s ,  vous  yous^  diriez ,  il  n'a  pas 
le  temps  de  m* écrire  ^  et  que  yons  vous  souvien- 
driez de  nos.  conventions.  Falloiti-il  donc ,  dans 
une  occasion  si  critique,  abandonner  tous  nies 
intérêts ,  toutes  mes  affaires ,  mes  devoirs  mê- 
mes, de  peur  de  manquer  avec  vous  à  l'exacti-^ 
tude  d'une  réponse  dont  vous  m'aviez  dispensé  ? 
Vous  vous  seriez  offensé  de  ma  crainte ,  et  vous 
auriez  eu  raison.  L'idée  naême ,  très  fausse  assu- 
rément ,  que  vous  aviez  de  m'avoir  chagriné  par 
votre  lettre,  n'étoit-elle  pas,  pour  votre  bon 
cœur,  un  motif  de  réparer  le  mal  que  vous  sup- 


j 


ANNÉE    1766;  357 

posiez  m  avoir  fait  ?  Dieu  vous  préserve  d'afflic- 
tion !  mais,  en  pareil  cas,  soyez  sûr  que  je  ne 
compterai  pas  vos  réponses.  En  tout  jautre  cas , 
ne  comptez  jamais  mes  lettres ,  ou  rompons 
tout  de  suite,  car  aussi  bien  ne  tarderions-nous 
pas  à  rompre.  Mon  caractère  vous  est  connu ,  je 
ne  saurois  le  changer. 

Toutes  vos  autres  raisons  ne  sont  que  trop 
bonnes.  Je  vous  plains  dans  vos  tracas ,  et  les 
approches  de  votre  goutte  me  chagrinent  sur-^ 
tout  vivement,  d'autant  plus  que,  dans  l'extrê- 
me besoin  de  me  distraire,  je  me  promettois  des 
promenades  délicieuses  avec  vous.  Je  sens  en- 
core que  ce  que  je  vais  vous  dire  peut  être  bien 
déplacé  parmi  vos  affaires;  mais  il  faut  vous 
niontrer  si  je  vous  crois  le  cœur  dur,  et  si  je 
manque  de  confiance  en  votre  amitié.  Je  ne  fais 
pas  des^  compliments ,  mais  je  prouve. 

Il  faut  quitter  ce  pays ,  je  le  sens  ;  il  est  trop 
près  de  Genève;  on  ne  m'y  laisseroit  jamais  en 
repos.  Il  n'y  a  guère  qu'un  pays  catholique  qui 
me  convienne;  et  c'est  de  là,  puisque  vos  minis- 
tres veulent  tant  la  guerre ,  qu'on  peut  leur  en 
donner  le  plaisir  tout  leur  soûl.  Vous  sentez^ 
monsieur,  que  ce  déménagement  a  ses  embar- 
ras. Voulez^vous  être  dépositaire  de  mes  effets 
en  attendant  que  je  me  fixe  ?  voulez-vous  ache- 
ter mes  livres,  ou  m'aider  à  les  vendre?  voulez- 
vous  prendre  quelque  arrangement,  quant  à  mes 
ouvrages ,  qui  me  délivre  de  l'horreur  d'y  penser, 
et  de  m  en  occuper  le  reste  de  ma  vie  ?  Toute 


358  CORRESPONDANCE. 

cette  rumeur  est  trop  vive  et  trop  folle  pour 
pouvoir  durer.  Au  bout  de  deux  ou  trois  ans, 
toytes  les  difficultés  pour  Tinipression  seront 
levées ,  sur-tout  quand  je  uy  serai  plus.  Su  tous 
cas,  les  autres  liçu^,  même  au  voisinage^  ne 
Inanq^eront  pas«  Il  y  a  sur  tout  cela  <les  détails 
qu il  seroit  trop  long  d'écrire,  et  sur  lesquels, 
sans  que  vous  soye^  marchand ,  sans  que  vous 
me  fassiei^  laumôue ,  cet  arrangement  peut 
m'être  utile,  et  ne  vous  pas  être  onéreux.  Cela 
demande  den^  conférer.  Il  faut  voir  seulement 
si  vo8£|fFaires  présentes  vq\is  permettent  depen-.- 
ser  à  celle-là. 

Vous  saivez  donc  le  triste  état  do  la  pauvre' 
madame  Guienet,  femme  aimable,  dun  vrai 
mérite,  dun  esprit  aussi  Bn  que  juste, et  pour 
qui  la  vertu  n  étoit  pas  un  vain  mot  :  sa  faimillç 
est  dans  la  pliis  graudt  désolation ,  son  mari 
est  au  désespoir,  et  moi  je  suis  déchiré.  Voilà ,. 
monsieur ,  l'objet  que  j  ai  sous  les  yeux  pour  me 
consoler  dun  tissu  de  malheurs  sans  exemple, 

J  ai  des  accès  d'abattement ,  cela  est  assez  na-» 
turel  dans  Tét^t  de  maladie,  et  ces  accès  sont 
très  sensibles,  parcequ  ils  sont  les  moments  où 
je  cherche  le  plus  à  m'épancher^  ms^is  ils  sont 
courts ,  et  n 'influent  point  sur  ma  ^conduite. 
Mon  état  habituel  est  le  courage;  et  vous  le 
verrez  peut-^être  dans  cette  affaire,  si  l'on  me 
pousse  à  bout  \  car  je  me  fais  une  loi  d'être  pa-- 
tient  jusqu'au  moment  où  l'on  ne  peqt  plus  l'être 
sans  lâcheté.  Je  ne  sais  quelle  diable  de  mouche 


ANNÉE   1765.  35g 

a  piqué  vos  meçsieufs ;  mais  il  y  a  bien  de  lex* 
travagance  à  tout  ce  vacarme  ;  ils  en  rougiront 
«itôt  qu'ils  seront  calmés. 

Mais,  que  dites-vous^  monsieur,  de  1  etour- 
derie  de  vos  ministres ,  qui  devroient  trembler 
qu  on  n  aperçut  qu  ils  existent,  et  qui  vont  sotte- 
ment payer  pour  les  autres  dans  une  affaire  qui 
ne  les  regarde  pas  ?  Je  suis  persuadé  qu  ils  s'ima* 
ginent  que  je  vais  rester  sur  la  défensive,  et  faire 
le  pénitent  et  lé  suppliant  :  le  conseil  de  Genève 
le  croyoit  aussi  ;  je  Tài  désabusé  ;  je  me  charge 
de  les  désabuser  de  même.  Soyea^moi  témoin , 
monsieur,  de  mon  amour  pour  la  paix,  et  du 
plaisir  avec  lequel  j  avois  posé  les  armes  :  s'ils 
me  forcent  à  les  reprendre ,  je  les  reprendrai , 
car  je  he  veux  pas  me  laisser  battre  à  terre,  t'est 
un  point  tout  résolu.  Quelle  prise  ne  me  don- 
nent-ils pas  ?  A  trois  ou  quatre  près ,  que  j'ho- 
nore et  que  j  excepte ,  que  sont  les  autres?  quels 
mémoires  n'aurai-je  pas  sur  leur  compte  ?  Je  suis 
tenté  dé  faire  ma  paix  avec  tous  les  autres  cler- 
gés, aux  dépens  du  vôtre;  d'en  faire  le  bouc 
d'expiation  pour  les  péchés  d'Israël.  L'invention 
est  bonne ,  et  son  succès  est  certain.  Ne  seroit- 
ce  pas  bien  servir  l'état ,  d'abattre  si  bien  leur 
morgue ,  de  les  avilir  à  tel  point ,  qu'ils  ne  pus- 
sent jamais  plus  ameuter  les  peuples?  J'espère  ne 
pas  me  livrer  à  la  vengeance;  mais  si  je  les  tou- 
che, comptez  qu'ils  sont  morts.  Au  reste,  il  faut, 
premièrement  attendre  l'excommunication  ;  car, 
jusqu'à  ce  moment ,  ils  me  tiennent  ;  ils  sont 


36o  CORRESPONDANCE. 

mes  pasteurs ,  et  je  leur  dais  du  respect.  J  ai  là- 
dessus  de$  maximes  dont  je  ne  me  dépar|;irai  ja- 
mais ,  et  c  est  pour  cela  même  que  je  le^  trouve 
bien  peu  sages  de  m'aimer  mieux  loup  que  bre- 
bis. 


A  M.  MOULTOU.  î 


9  mars  1766. 

Vous  ignorez ,  je  le  vois ,  cje  qui  S(B  pas^e  ici  par 
rapport  à  moi.  Par  des  manœuvres  souterraines, 
que  j'ignore  ,  les  ministres ,  Montniollip  à  leur 
tète  ^  se  sont  tout-à-coup  déchaînés  contre  moi  y 
mais  avec  une  telle  violence  que,  malgré  milord- 
maréchal  et  le  roi  même ,  je  suis  chassé  d'ici  sai^s 
savoir  plus  où  trouver  d'asile  sur  la  terre;  il  ne 
m'en  reste  que  dans  son  sein.  Cher  Moultou, 
voyez  mon  sort.  Les  plus  grands  sçéléraM  trou- 
vent un  refuge;  il  n'y  a  que  vptrç  ami  qui  ^'ea 
trouve  point.  J'aurois  encore  l'Angleterre  ;  mais 
quel  trajet ,  quelle  fatigue ,  quellç  dépende  !  En- 
core si  j'étois  seul  !...  Que  la  nature  est  Içnte  4  ipe 
tirer  d'affaire  !  Je  ne  sais  ce  que  je  devieQdr^i  j 
mais ,  en  quelque  lieu  que  j'aiUa  terminer  ma 
misère ,  souvenez-vous  de  votre  ami. 

Il  n'est  plus  question  de  mon  édition  généjrale. 
Selon  toute  apparence,  je  ne  trouverai  plus  à  la 
faire;  et,  quand  je  le  pourrois,  je  ne  ^aissije 
pourrois  vaincre  Thorrible  aversion  q^iie  j'ai  con- 
çue pour  ce  travail.  Je  ne  regarde  auoun  de  mes 
livres  sans  frén^ir,  et  tout  ce  qiiç  je  désire  au 


ANNÉE    1765.  36l 

Monde  est  un  coin  de  terre  où  je  puisse  mourir 
en  paix,  sans  toucher  ni  papier  ni  plume. 

Je  sens  le  prix  de  ce  que  vous  ave2&  fait  pen- 
dant quç  nous  ne  nous  écrivions  plus.  Je  me 
plaignois  de  vous,  et  vous  vous  occupiez  de  ma 
défense.  On  ne  remercie  pas  de  ces  choses-là,  on 
les  sent,. On  ne  fait  point  d excuse,  on  se  cor- 
rige. 

Voici  la  lettre  de  M.  Garcin  :  ^1  vient  bien  no- 
blement à  moi  au  moment  de  mes  plus  cruels 
malheurs.  Du  reste ,  ne  m'instruirez  plus  de  ce 
qu'on  pense  ou  de  ce  quon  dit  ;  succès ,  revers , 
discours  publics,  tout  m  est  devenu  de  la  plus 
grande  indifférence,  Je  n  aspire  qu  a  mourir  en 
repos.  Ma  répugnance  à  me  cacher  est  enfin  vain- 
cue. Je  suis  à-peu-près  déterminé  à  changer  de 
nom ,  et  à  disparoitre  de  dessus  la  terre.  Je  sais 
déjà  quel  nom  je  prendrai;  je  pourrai  le  pren- 
dre sans  scrupule;  je  ne  mentir|ii  sûrement  pas. 
Je  vous  embrasse.  : 

En  finissant  cette  lettre,  qui  est  écrite  depuis 
hier,  j  etois  dans  le  plus  grand  abattement  0(1 
j  aie  été  de  ma  vie.  M.  de  MontmoUin  entra,  et , 
dans  cette  entrevue ,  je  retrouvai  toute  la  vi- 
gueur que  je  croyois  m  avoir  tout-à-fait  aban- 
donné. Vous  jugerez  comment  je  m'en  suis  tiré 
par  la  relation  que  j'en  envoie  à  Ibomme  du  roi , 
et  dont  je  joins  ici  copie ,  que  vous  pouvez  mon- 
trer. L'assemblée  est  indiquée  pour  la  semaine 
prochaine.  Peut-être  ma  contenance  en  impo- 


362  CORRESPONDANCE. 

sera-t-elle.  Ce  qu  il  y  a  de  sûr,  c'est  que  je  ne  flé- 
chirai pas.  En  attendant  qu  on  sache  quel  parti 
ils  auront  pris ,  ne  montrez  cette  lettre  à  per- 
sonne. Bon  voyage. 

A  M.  MEURON, 

COUSEILLER  d'ÉTAT  ET  PRDGUREÛR-céNÉRAL  A  NEtCHATEL. 

Motiers,  le  9  mars  1765. 

Hier ,  monsieur ,  M.  de  Montmollin  m'honora 
d'une  visite ,  dans  laquelle  nous  eûmes  une  cqu- 
férence  assez  vive.  Après  m'avoir  annoncé  l'ex- 
communication formelle  comme  inévitable  ,  il 
me  proposa ,  pour  prévenir  le  scandale,  un  tem- 
pérament que  je  refusai  net.  Je  lui  dis  que  je  ne 
voulois  point' d'un  état  intermédiaire;  que  je 
voulois  être  dedans  ou  dehors,  en  paix  ou  en 
guerre,  hrebis  ou  loup.  Il  me  fit  sur  toute  cette 
affaire  plusieurs  objections  qye  je  mis  en  pou- 
dre^ car,  comme  il  n'y  a  ni  raison  ni  justice  à 
tout  ce  qu'on  fait  contre  moi ,  sitôt  qu'on  entre 
en  discussion  je  suis  fort.  Pour  lui  montrer  que 
ma  fermeté  n'étoit  point  obstination ,  encore 
moins  insolence ,  j'offris  ,  si  la  classe  vouloit 
rester  en  repos,  de  m'engager  avec  lui  de  ne 
plus  écrire  de  ma  vie  sur  aucun  point  de  reli- 
gion. Il  répondit  qu'on  se  plaignoit  que  j'avois 
déjà  pris  cet  engagement ,  et  que  j'y  avois  man- 
qué. Je* répliquai  qu^on  avoit  tort  ;  que  je  pou- 
voir bien  l'avoir  résolu  pour  moi,  mais  que  je 
»e  Tavois  promis  à  personne.  Il  protesta  qu  ^ 


ANNÉE    1765.  365 

n  étoit  pas  le  maître ,  qu  il  craignoit  que  la  classe 
n  eût  déjà  pris  sa  résolution.  Je  répondis  que  j  en 
étois  fâché ,  mais  que  j  avois  aussi  pris  la  mienne. 
En  sortant ,  il  me  dit  qu  il  feroit  ce  qu'il  pour- 
ront ;  je  lui  dis  qu'il  feroit  ce  qu'il  voudroît  ;  et 
nous  nous  quittâmes.  Ainsi,  monsieur,  jeudi 
prochain  ,  ou  vendredi  au  plus  tard ,  je  jetterai 
ï'épée  ou  le  fourreau  dans  la  rivière. 

Gomme  vous  êtes  mon  bon  défenseur  et  pa-<- 
tron ,  j  ai  cru  vous  devoir  rendre  compte  de  cette 
entrevue.  Recevez ,  je  vous  supplie ,  mes  saluta-» 
tions  et  mon  respect. 

A  M.  LE  PROFESSEUR  DE  MONTMOLLIN. 

Par  déférence  pour  M.  le  professeur  de  Mont* 
mollin ,  mon  pasteur,  et  par  respect  pour  la  vé- 
nérable claâse,  j'offre,  si  on  l'agrée,  de  m'enga* 
ger^  par  un  écrit  signé  de  ma  main,  à  ne  jamais 
publier  aucun  nouvel  ouvrage  sur  aucune  ma- 
tière de  religion ,  même  de  n'en  jamais  traiter 
incidemment  dans  aucun  nouvel  ouvrage  que  je 
pourrois  publier  sur  tout  autre  sujet  ;  et  de  plus, 
je  continuerai  à  témoigner ,  par  mes  sentiments 
et  par  ma  conduite ,  tout  le  prix  que  je  mets  au 
bonheur  d'être  uni  à  l'église. 

Je  prie  M.  le  professeur  de  communiquer  cette 
déclaration  à  la  vénérable  classe. 

Fait  à  Motiers ,  le  10  mars  1 766. 


364  COURESPONDANCE. 

A  M.  D. 

Motîers,le  1 4  mars  ijGS. 

Voici,  monsieur,  votre  lettre.  Ea.la  lisant 
j  etois  dans  votre  cœur  :  elle  est  désolante.  Je  vous 
désolerai  peuV^tre  moi-même  en  vous  avouant 
que  celle  qui  l  écrit  nie  paroît  avoir  de  bons  yeux, 
beaucoup  desprit,  et  point  d'ame.  Vous  devriez 
en  faire,  non  votre  amie,  mais  votre  folle, 
comme  les  princes  avoient  jadis  des. fous,  c est- 
à-dire  d'heureux  étourdis ,  qui  osoient  leur  dire 
la  vérité.  Nous  reparlerons  xle  cette  lettre  dans 
un  tête-à-tête.  Cher  D. ,  croyez -moi,  continuez 
d'être  bon  et  d  aimer  les  hommes  ;  mais  ne  comp- 
tez jamais  avec  eux.  4 

Premier  acte  d  ami  véritable  ,  non  dans  vos 
offres ,  mais  dans  vos  conseils  ;  je  les  attendpis  de 
vous  :  vous  n  avez  pas  trompé  mon  attente.  Le 
désir  de  me  venger  de  votre  prêtraiDe  étoit  né 
dans  le  premier  mouvement  ;  c  etoit  un  efiPet  de 
la  colère;  mais  je  nagis  jamais  dans  le  premier 
mouvement ,  et  ma  colère  est  courte.  Nous  som^ 
mes  de  même  avis,  ils  sont  en  sûreté,  et  je  ne 
leur  ferai  sûrement  pas  Thonneur  d'écrire  contre 
eux. 

Non  seulement  je  n  ai  pas  dessein  de  quitter 
ce  pays  durant  Forage ,  je  ne  veux  pas  même 
quitter  Mo  tiers,  à  moins  qu  on  nuse  de  violence 
pour  m  en  chasser,  ou  qu'on  ne  me  montre  un 
ordre  du  roi  sous  l'immédiate  protection  duquel 


ANNÉE   1765.  365 

j'ai  l'honneur  d'être.  Je  tiendrai  dans  cette  affaire 
la  contenance  que  je  dois  à  mon  protecteur  et  à 
moi.  Mais ,  de  manière  ou  d'autre  ,  il  faudra  que 
cette  affaire  finisse.  Si  l'on  me  fait  traîner  de- 
hors par  des  archers,  il  faut  bien  que  je  m'en 
aille;  si  l'on  finit  par  me  laisser  en  repos,  je 
veux  alors  m'en  aller ,  c'est  un  point  résolu.  Que 
voulez-vous  que  je  fasse  dans  un  pays  où  l'on  me 
traite  plus  mal  qu'un  malfaiteur?  Pourrai-je  ja- 
mais jeter  sur  ces  gens-là  un  autre  œil  que  celui 
du  mépris  [et  ûc  l'indignation  ?  Je  m'avîlirois 
aux  yeux  de  toute  la  terre  si  je  restois  au  milieu 
d'eux. 

Je  suis  bien  aise  que  vous  ayez  d'abord  senti  et 
dît  la  vérité  sur  le  prétendu  livre  des  Princes  : 
mais  savez-vous  qu'on  a  écrit  de  Berne  à  l'impri- 
meur d'Y  Verdun  de  me  demander  ce  livre  et  de 
l'imprimer,  que  ce  seroit  une  bonne  affaire  ?  J'ai 
d'abord  senti  les  soins  officieux  de  l'ami  Ber- 
trand ;  j'ai  tout  de  suite  envoyé  à  M.  Péliee  la 
lettre  dont  copie  ci-jointe,  le  faisant  prier  de 
l'imprimer  et  de  la  ifépandre.  Comme  il  est  livré 
à  gens  qm  ne  m'ain^nt  pas ,  j  ai  prié  M»  Roguin, 
en  cas  d'obstacle ,  die  vous  en  donner  avis  par  la 
poste;.et  alors  je  vous  serôis  bien,  obligé  si  vous 
vouliez: la  donner \out  de  suite  à  Fauche,  et  la 
lui  faire  imprimer  bieu.correctement.  H  femqu  il 
la  verse,  le  plus  promptement  qu'il  sera  possible, 
à  Berne,  à  Genève  ^  et  dams  le  parys  de  Vaud  ;  mais 
avant  qu'elle  paroisse  ayez  la  bonté  de  la  relire 
sur  l'imprimé,  de  peur  qu'il  ne  s'y  glisse  quelque 


366  COBbËSPONDANGË. 

faute.  Yous  sentez  qu  il  ne  s  agit  pas  ici  d'uil  p<3  * 
tit  scrupule  d'auteur,  mais  de  ma  sûreté  et  de  mal 
liberté  peut-être  pour  le  reste  de  ma  vie.  En  at- 
tendant l'impression  vous  pouvez  donner  et  ew 
voyer  des  copies. 

Je  ne  serai  peut-être  en  état  de  vous  écrire  de 
long-temps.  De  grâce  mettez-vous  à  ma  place,  et 
ne  soyez  pas  trop  exigeant.  Vous  devriez  sentir 
qu'on  ne  me  laisse  pas  du  temps  de  reste  ;  mais 
vous  en  avez  pour  me  donner  de  vos  nouvelles^ 
et  même  des  miennes  :  car  vous  savez  ce  qui  se 
passe  par  rapport  à  moi ,  pour  moi  je  Tignore 
parfaitement. 

Je  vous  embrasse. 

A  M.  LE  P.  DE  FÉLIGË. 

Motlers ,  le  i4  mars  1766. 

Je  n  ai  point  fait,  monsieur,  Fouvrage  intitulé 
des  Princes;  je  ne  lai  point jVu;  je  doute  même 
qu  il  existe.  Je  comprends  aisément  de  quelle  fa-^ 
brique  vient  cette  invention ,  comme  beaucoup 
d'autres ,  et  je  trouve  que  mes  ennemis  scf  rendent 
bien  justice  en  mattaquant  avec  des  armes  si 
dignes  d  eux.  Gomme  je  n'ai  jamais  désavoué  au-» 
cun  ouvrage  qui  fût  de  moi  ^  j*ai  le  dlroit  d'en  être 
cru  sur  ceux  que  je  déclare  n'en  pas  être.  Je  vous 
prie ,  monsieur ,  de  recevoir  et  de  publier  cette 
déclaration  en  faveur  de  la  vérité ,  et  d'un  hom-^ 
me  qui  n'a  qu'elle  pour  sa  défense.  Recevez  me9 
très  humbles  salutations. 


ANMÉE    17661  367 

A  M.  MEURON, 

t^ROCtJRECR-OEHÉRAL  A  MEUCHATEt. 

Motiers,  le  2Z  mars  176S. 

Je  ne  sais,  monsieur ,  si  je  ne  dois  pas  bénir  mes 
misères ,  tant  elles  sont  accompagnées  de  con&Q- 
lations.  Votre  lettre  m  en  a  donné  debien  douces, 
et  j'en  ai  trouvé  de  plus  douces  encore  dans  le  pa- 
quet qu  elle  contenoit.  J  avois  exposé  à  milord- 
maréchalles  raisons  qui  me  faisoient  désirer  de 
quitter  ce  pays  pour  chercher  la  tranquillité  et 
pour  ly  laisser.  Il  approuve  ces  raisons ,  et  il  est , 
comme  moi,  davis  que  j  eh  sorte  :  ainsi ,  mon- 
sieur, cest  un  parti  pris ,  avec  regret,  je  vous  le 
jure,  mais  irrévocablement.  Assuirément  tous 
ceux  qui  ont  des  bontés  pour  moi  ne  peuvent 
désapprouver  que ,  dans  le  triste  état  où  je  suis, 
j^aille  cherchçr  une  terre  de  paix' pour  y  déposer 
mes  os.  Avec  plus  de  vigueur  et  de  santé  je  con» 
sentirois  à  faire  face  à  mes  persécuteurs  pour  le 
bien  public  ;  mais  accablé  d'infirmités  et  de  mal- 
heurs sans  exemple,  je  suis  peu  propre  à  jouer 
unjrôle ,  et  il  y  auroit  de  la  cruauté  à  me  Fimpoi 
ser.  Las  de  combats  et  de  querelles ,  je  n  en  peux 
plus  supporter.  Qu  on  me  laisse  aller  mourir  en 
paix  ailleurs ,  car  ici  cela  n  est  pas  possible ,  moins 

Î>ar  la  mauvaise  humeur  des  habitants,  que  par 
e  trop  grand  voisinage  de  Genève;  inconvénient 
qu  avec  la  meilleure  volonté  du  monde  il  ne  dé- 
pend pas  d  eux  de  lever. 


368  CORRESPONDANCE. 

Ce  parti,  monsieur,  étant  celui  auquel  on 
vouloit  me  réduire ,  doit  naturellement  faire 
tomber  toute  démarche  ultérieure  pour  m'y  for- 
cer. Je  ne  suis  point  encore  en  état  de  me  trans- 
J)orter,  et  il  me  faut  quelque  temps  pour  met- 
tre ordre  à  mes  affaires ,  durant  lequel  je  puis 
raisonnablement  espérer  qu  on  ne  me  traitera 
pas  plus  mal  qu'un  Turc ,  un  Juif,  un  païen ,  un 
athée,  et  qu'on  voudra  bien  me  laisser  jouir, 
pour  quelques  semaines ,  de  l'hospitalité  qu'on 
ne  refuse  à  aucun  étranger.  Ce  n'est  pas,  mon- 
sieur ,  que  je  veuille  désormais  me  regarder  com- 
me tel  ;  au  contraire,  l'honneur  d'être  inscrit 
parmi  les  citoyens  du  pays  me  sera  toujours 
précieux  par  lui-même,  encore  plus  par  la  main 
dont  il  me  vient ,  et  je  mettrai  toujours  au  rang 
de  mes  premiers  devoirs  le  zélé  et  la  fidélité  que 
je  dois  an  roi ,  comme  notre  prince  et  comme 
mon  protecteur.  J'avoue  que  j'y  laisse  un  bien 
très  regrettable,  mais  dont  je  n'entends  point 
du  tout  me  dessaisir.  Ce  sont  !es  amis  que  j'y  ai 
trouvés  dans  mes  disgrâces ,  et  que  j'espère  y  con- 
server malgré  mon  éloignement. 

Quant  à  messieurs  les  ministres,  s'ils  trouvent 
àpropos  d'aller  toujours  eh  avant  avec  leur  (con- 
sistoire ,  je  me  traînerai  de  mon  mieux  pour  y 
comparoître,  en  quelque  état  que  je  sois,  puis- 
qu'ils le  veulent  ainsi  ;  et  je  crofs  qu'its  trouve- 
ront ,  pour  ce  que  j'ai  à  leur  dire ,  qu'ils  auroient 
pu  se  passer  de  tant  d'appareil.  Du  reste  ils  sont 
fort  les  maîtreé  de  m'excommunjer,  si  cela  les 


ÀNtiiÊË  iiS^i  369 

atnusfe  t  étiré  éxdommtinié  de  la  façoii  de  M.^e 
Voltaire  m'amusera  fbrt  aussi* 

Permettes^  ^  monsieur,  que  cette  lettre  soit 
commune  aux  deux  messieurs  qui  ont  eu  la 
bonté  de  m'ëcrire  avec  un  intérêt  si  généreul* 
Vous  sentez  que ,  dans  les  embarras  où  je  me 
trouve,  je  n  ai  pas  plus  le  temps  que  les  termes 
pour  exprimer  combien  je  suis  touché  de  vos 
soins  et  des  leurs.  Mille  salutations  et  res*- 
pectSb 

A  MADAME  D*IVÈRNaîS. 

» 

Motiers^  le  a5  mars  1765. 

Je  âùis  comblé  de  vos  bbnté3 ,  madame ,  et 
èonfus  de  mes  torts  :  ils  sont  tous  dans  ma  situa- 
tion, je  vous  assure;  aucun  n'est  dans  mies  sen- 
timents. Vous  avez  trop  bien  deviné ,  madame , 
le  sort  de  notre  aimable  et  infoHunée  amie. 
M.  Tissot  lU'a  fait  Famitié  de  venir  la  voir;  sous 
sa  direction  elle  est  déjà  beaucoup  mieu^^  Je  ne 
doute  point  qu  il  n  achève  de  rétablir  son  cdrps  et 
sa  tète,  mais  je  crains  que  son  Cœur  Ue  soit  plus 
long-temps  malade ,  et  que  Famitié  même  ne 
puisse  pas  grâud'chose  sur  un  tnal  auquel  la  mé- 
decine* ne  peut  rien; 

Pourquoi ,  madame ,  u'avez-vous  pas  ouvert 
ma  lettre  pour  monsieur  votre  mari  ?  j'y  avois 
compté  ;  une  médiatrice  telle  que  vous  ne  peut 
que  rendre  notre  commerce  encore  plus  agréable. 
Dites-lui,  je  vous  supplie,  mille  choses  pour  moi 
que  je  n^ai  pas  le  temps  de  lui  dire;  j  ai  le  temps 

17.  a4 


Syo  CORRESPONDANCE. 

seulepient  de  Taimer  de  tout  mon  cœur ,  et  j'em* 
ploie  bien  ce  temps-là  :  poiir  remployer  mieux 
encore ,  je  voudrois  que  vous  daignassiez  en  usur- 
per une  partie.  Il  faut  finir,  madame.  MîUe  salu^ 
taiipp^  et  respects. 

AU  CONSISTOIRE  DE  MOTIERS. 

Mo  tiers,  le  29  mars  1765. 

Messieurs, 

Sur  votre  citation  j'avois  hier  résolu ,  malgré 
mon  état,  de  comparoitre  aujourd'hui  par-de- 
vant vous;  mais  sentant  quil  me  seroit  impos- 
sible ,  pp^gré  toute  ma  bonne  volonté ,  de  soute- 
nir unç  longue  séiance  ;  et  3ur  la  matière  de  foi 
qui  fait  Tunique  objet  de  cette  citation ,  réfl^r 
cbissant  que  je  pouvons  également  m'explique»^ 
ps^r  écrit,  je  tx^i  point  douté,  messiçura,  que  U| 
douceur  de  la  charité  ^e  s'alliât  çn  vous,  au  zéki 
de  la  foi,  et  quje  yoi^s,  u  agréas^^  dans  cette^  let- 
tre la  mxèxw  rép,0A3e.que  }  awois  pu  ùiixede  bou- 
che aux  questions  d^Mfde  ISiftontmAlliu,  queUea^ 
quelles  soient. 

Il  m^  pj^04t  donc,  qu  a  moins^  que  la  rigueur 
dont  la  vénérable  classe  juge  àprppos  d'useï:  cqu^ 
tre  moi  ne  soit  fondée  sur  uae  loi  positive,  <^on 
m.'^ssui:e  ne  pas  es^ister  dan^  cet  état ,  rien  «  esA 
pj.us.  nouveau,  plus,  ir régulier ,.  plus,  attentatoire 
à  la  liberté  civile  „  et  s^ur-^tout  plus  contcaire^  4 
lesprit  de  la  religion^  qu'une  pareille- prc^durQ 
en  puxe  matière,  d^  foi. 


ANNÉE   1765.  371 

Car,  messieurs,  je  vous  supplie  de  considérer 
que,  vivant  depuis  long-^temps  dans  le  sein  de 
Téglisé,  et  n étant  ni  pasteur,  ni  professeur,  ni 
chargé  d'aucune  partie  de  l'instruction  publique, 
je  ne  dois  être  soumis,  moi  particulier,  moi 
simple  fidèle,  à  aucune  interrogation  ni  inquisi- 
tion sur  ta  foi  ;  de  telles  inquisitions ,  inouies  dans 
ce  pays ,  sapant  tous  les  fondements  de  la  réfor- 
mation, et  blessant  à-la- fois  la  liberté  évangé- 
lique,  la  charité  chrétienne,  l'autorité  du  prin- 
ce, et  les  droits  des  sujets ,  soit  comme  membres 
de  Féglise,  so^it  comme  citoyens  de  l'état.  Je  dois 
toujours  compte  de  mes  actions  et  de  ma  con- 
duite ailx  lois  et  aux  hommes  ;  mais  puisqu'on 
n^admet  poinf  parmi  nous  d'église  infaillible  qui 
ait  droit  de  prescrire  à  ses  membres  ce  qu'ils 
doivent  croîi^e,  donc ,  une  fois  reçu  dans  l'é- 
glise ,  je  ne  dois  plus  qu'à  Dieu  seul  compte  de 
ma  foi. 

JPajoufe  à  cela  que  lorsque  après  la  publication 
de  l'Emile  je  fus  admis  à  la  communion  dans 
cette  paroisse ,  il  y  a  près  de  trois  ans,  par  M.  de 
MontmoUin ,  je  lui  fis  par  écrit  une  déclaration 
dont  il  fut  si  pleinement  satisfait ,- que  non  seu- 
lement iï  n'iexigea  nulle  autre  explication  sur  le 
tfogme,  mais  qu'il  me  promit  même  de  n'en 
point  e:iiger.  Je  me  tiens  exactement  à  sa  pro- 
messe,  et  sur-tout  à  ma  déclaration.  Et  quelle 
conséquence,  quelle  absurdité, quel  scandale  ne 
6eroit-ce  point  de  s'en  être  contenté,  après  la 
publication  d'un  livre  où  le  christianisme  sem« 

24, 


372  CORRESPONDANCE. 

Hoit  si  violemment  attaqué ,  et  de  ne  s'en  paa 
contenter  maintenant ,  après  la  publication  d'un 
autre  livre  où  Fauteur  peut  errer ,  sans  doute , 
puisqu'il  est  homme,  mais  où  du  moins  il  erre 
en  chrétien ,  puisqu'il  ne  cesse  de  s'appuyer  pas 
à  pas  sur  l'autorité  de  l'évangile?  C'étoit  alors 
qu'on  pouvoit  m'ôter  la  communion  ;  mais  c'est 
à  présent  qu'on  devroit  me  la  rendre.  Si  vous 
faites  le  contraire,  messieurs , pensez  à  voscon-- 
sciences;  pour  moi,  quoi  qu'il  arrive, la  mienne 
est  en  paix. 

Je  vous  dois ,  messieurs ,  et  je  veux  vaus  ren- 
dre toutes  sortes  de  déférences ,  et  je  souhaite 
de  tout  mon  cœur  qu'on  n'oublie  pas  assez  la 
protection  dont  le  roi  m'honore  pour  me  forcer 
d'implorer  celle  du  gouvernement. 

Recevez ,  messieurs ,  je  vous  supplie ,  les  assu- 
rances de  tout  mon  respect. 

Je  joins  ici  la  copie  de  la  déclaration  sur  la- 
.  quelle  je  fus  admis  à  la  communion  en  1 762 ,  et 
que  je  confirme  aujourd'hui. 

A  M.  D***. 

Le  6  avril  1765. 

Je  souffre  beaucoup  depuis  quelques  jours,  et 
les  tracas  que  je  croyois  finis ,  et  que  je  vois  se 
multiplier,  ne  contribuent  pas  à  me  tranquilli- 
ser le  corps  ni  l'aine.  Voilà  donc  de  nouvelles 
lettres  d'éclat  à  écrire ,  de  nouveaux  engagements 
à  prendre ,  et  qu'il  faut  jeter  à  la  tête  de  tout  le 
monde,  jusqu'à  ce  que  je  trouve  quelqu'un  qui 


ANNÉE    I7G5.  373 

les  daigne  agréer.  Voilà ,  toute  chose  cessante , 
un  déménagement  à  faire.  II  faut  me  réfugier  à 
Couvet ,  parce(jue  j  ai  le  malheur  d'être  dans  la 
disgrâce  du  ministre  de  Motiers  :  il  faut  vite  aller 
chercher  un  autre  ministre  et  un  autre  consis- 
toire ;  car ,  sans  ministre  et  sans  consistoire ,  il 
ne  m*est  plus  permis  de  respirer;  et  il  faut  errer 
de  paroisse  en  paroisse,  jusqu'à  ce  que  je  trouve 
un  ministre  assez  bénin  pour  daigner  me  tolérer 
dans  la  sienne.  Cepetidant  M.  de  P***  appelle 
cela  le  pays  le  plus  libre  tfe  la  terre  ;  à  la  bonne 
heure  :  mais  cette  liberté-là  n'est  pas  de  mon 
goût.  M.  de  P***  sait  que  je  ne  veux  plus  rien 
avoir  à  faire  avec  les  ministre^;  il  me  l'a  con- 
seillé lui-même; il  sait  que  naturellement  je  suis 
désormais  dans  ce  cas  avec  celui-ci  ;  il  sait  que  le 
conseil  d'état  m'a  exempté  de  la  juridiction  de 
son  consistoire  :  par  quelle  étrange  maxime  veut- 
il  que  je  m'aille  refourrer  tout  exprès  sous  la  ju-  , 
ridiction  d'un  autre  consistoire  dont  le  conseil 
d'état  ne  m'a  point  exempté ,  et  sous  celle  d'un 
autre  ministre  qui  nve  tracassera  plus  poliment , 
sans  doute,  mais  qui  me  tracassera  toujours  ; 
voudra  poliment  savoir  comme  je  pense,  et  que 
poliment  j'enverrai  promener  ?  Si  j'avois  une 
habitation  à  choisir  dans  ce  pays ,  ce  seroit  celle- 
ci,  précisément  par  la  raison  qu'on  veut  que 
j'en  sorte.  J'en  sortirai  donc  puisqu'il  le  faut  ; 
mais  ce  ne  sera  sûrement  pas  pour  aller  à  Couvet. 
Quant  à  la  lettre  que  vous  jugez  à  propos  que 
j'écrive  pour  promettre  le  silence  pendant  mon 


374  CORRESPONDANCE. 

séjour  en  Suisse ,  j'y  consens ,  je  desirerois  seu- 
lement que  vous  me  fissiez  l'amitié  de  m'envoyçr 
le  modèle  de  cette  lettre,  que  je  transcrirai  exac- 
tement, et  de  me  marquer  à  qui  je  dois  Tadres- 
ser.  Garrottez-moi  si  bien  que  je  ne  puisse  plus 
remuer  ni  pied  ni  patte  ;  voilà  mon  cœur  et  mes 
mains  dans  les  liens  de  Famitié.  Je  suis  très  dé«- 
terminé  à  vivre  en  repos ,  si  je  puis ,  et  à  ne  plus 
rien  écrire,  quoi  qu'il  arrive,  si  ce  n'est  ce  que 
vous  savez,  et  pour  la  Corse,  s'il  le  faut  absolu- 
ment ,  et  que  je  vive  assez  pour  cela.  Ce  qui  me 
fâche  encore  un  coup ,  c'est  d'aller  offrant  cette 
promesse  de  porte  en  porte,  jusqu'à  ce  qu'il  se 
trouve  quelqu'un  qui  la  daigne  agréer: je  ne 
sache  rien  au  monde  de  plus  humiliant;  c'est 
donner  à  mon  silence  une  importance  qu^  per<- 
sonqe  n'y  voit  que  moi  seul. 

Pardonnez,  monsieur,  l'humeur  qui  me  ronge; 
j'ai  onze  lettres  âur  la  table,  la  plupart  très  dés- 
agréables, et  qi:ii  veulent  toutes  la  plus  prompte 
réponse.  Mon  sang  est  calciné,  la  fièvre  me  con- 
sume, je  ne  pisse  plus  du  tout,  et  jamais  rien 
ne  m'a  tant  coûté  de  ma  vie  que  cette  promesse 
authentique  qu'il  faut  que  je  fa^se  d'iiine  chose 
que  je  suis  bien  déterminé  à  tenir  ^  que  je  la  pro- 
mette ou  non. Mais,  tout  en  grognantfort  maus- 
sadement ,  j'ai  le  cœur  plein  des  sentiments  les 
plus  tendres  pour  ceu^  qui  s'intéresaent  si  gêné-* 
reusement  à  mon  repos ,  et  qui  me  donnent  lea 
meilleurs  ccm^eils  pour  l'assurer.  Je  sais  qu'ils  ne 
me  çonsçîUçnt  que  poiir  mon  bien,  qu'ils  ne 


ANNÉE    1765.  375 

prennent  à  tout  cela  d'autre  intérêt  que  le  mien 
propre.  Moi, de  mon  côté,  tout  en  murmurant, 
je  veux  leur  complaire,  sans  songera  cequim  est 
bon.  S'ils  me  demandoient  pour  eux  ce  qu'ils  me 
demandent  pour  moi«-méme ,  il  ne  me  coûteroit 
plus  rien  ;  mais  comme  il  est  permis  de  faire  en 
rechignant  son  propre  avantage ,  je  veux  leur 
obéir,  les  aimer,  et  les  gronder.  Je  vous  em- 
brasse.- 

P.  S.  Tout  bien  pensé,  je  crois  pourtant  qu'a- 
vant le  départ  de  M.  Meuron  je  ferai  ce  qu'on 
désire.  Ma  paresse  commence  toujours  par  se 
dépiter,  mais  à  la  fin  mon  cœur  cède. 

81  je  restois ,  j'en  reviendroîs ,  en  attendant 
que  votre  maison  fût  faîte ,  au  projet  de  cher- 
cher quelque  jolie  habitation  près  deNeuchatel, 
et  de  m'abonner  à  quelque  société  où  j'eusse  à- 
,la*foîs  la  liberté  et  le  commerce  des  hommes.  Je 
n'ai  pas  besoin  de  société  pour  me  gâtrantiip  de 
l'ennui ,  au  contraire  ;  mais  j'en  ai  besoin  pour 
me  détourner  de  rêver  et  d'écrire,  Tatlt  que  je 
vivrai  seul ,  ma  tête  ira  malgré  moi. 

A  MILORD-MARÉCHAU 

Le  6  avril  1765. 

Il  me  pai^oît ,  mitôrd ,  que ,  grades  aux  soins 
des  honnêtes  gens  qui  vous  sont  attachés ,  les 
projets  des  prédicants  contre  moi  s'en  iront  en 
fumée ,  ou  aboutiront  tout  au  plus  à  me  garantir 


376  GOBBESPONDAlSïGE. 

de  lennui  de  leurs  lourds  sermons.  Je  n'entrerdl 
point  dans  le  détail  de  ce  qui  s  est  passé,  sachant 
qii'on  vous  en  ^  repdu  un  fidèle  comptç;  tnais  il 
y  auroit  dç  l'ingratitude  à  moi  de  ne  vous  rien 
dire  de  la  c|i£ileur  que  M^  Ch^illet  ^  mise  à.toute 
cette  affaire ,  et  de  Tactivîté  pleiijLe  à-rla*fois  de 
prudeucç  et  dç  vigueur  ^yec  laquçUe  M,  Meuro^ 
ÎV  conduite.  A  portée ,  dansi  la  place  où  vous  Ta^ 
vez  mis,  d'a^jir  et  pç^rler  au  nom  du  roi  et;  a.u 
vôtre ,  il  s'est  prévalu  de  cet  avantage  avec  tant 
de  dextérité,  que,  s^ns  indisposer  persopne^  il 
a  ramçné  tout  le  conseil  d'état  à  son  avis  ;  ce  qui 
p'étoit  pas.  peu  dç  chose ,  vu  l'extrême  ferment 
tation  qu'on  avoit  trouvé  le  inoyen  d'çxcîter  dan$ 
les  esprits.  La  n^^nière  dont  il  s'est  tiré  de  cette 
affaire  prouve  qu'il  est  très  en  état  d'çn  pianier 
de  plus  grandes.  ; 

Lorsque  je  reçus  votre  lettre  du  10  mar&ayeç 
les  petits  billets  numérotés  qui  l'accompagnoient, 
je  me  sentis  le  cœur  si  pénétré  de  ces  tendres  SQin§ 
de  votre  part ,  que  je  m'épanchai  là-dessus  avec 
M..  ïç  prince  Louis  de  Wirtemberg,  homme  d'un 
mérite  rare ,  épuré  par  lea  disgrâces.,  et  qui  m'ho^ 
nore  de  sa  correspondance  et  de  son  amitié.  Voici 
là-dessus  sa  réponse  ;  je  vous  la  transmets  mot  à 
mot  :  a  Je  n'ai  pas  douté  un  moment  que  le  roi  de 
K  Prusse  ne  vous  soutint  ;  mais  vçus  me  faites 
«  chérir  milord-maréchal  :  veuillez  lui  témoigner 
M  toute  la  vivacité  des  sentiments  que  cet  honune 
«  respectable  m'inspire.  Jan^ais  personne  avant 


ANNÉE    1765.  377 

«  lui  lie  s'est  avisé  de  faire  un  jouriial  si  hono-^ 
«  rable  pour  rhumanité.  n 

Quoiqu  il  me  paroisse  à-peu-près  décidé  qué^ 
je  puis  jouir  QU  ce  pays  de  toute  la  sûreté  possible, 
sous  la  protection  du  roi,  sous  la  vôtre ,  et  grâces 
à  vos  précautions ,  comme  sujet  de  Tétat  (i),  ce- 
pendant il  me  paroît  toujours  impossible  qu  on 
m'y  laisse  tranquille.  Genève  n'en  est  pas  plus  loin 
qu'auparavant,  et  les  brouillons  de  ministres  me 
haïssent  encore  plus  à  cause  du  mal  qu'ils  n'ont 
pu  me  faire.  On  ne  peut  compter  sur  rien  de  so-* 
lide  dans  un  pays  où  les  têtes  s'échauffent  tout 
d'un  coup  sans  savoir  pourquoi.  Je  persiste.donc 
à  vouloir  suivre  votre  conseil  et  m'éloigner  d'ici. 
Mais  comme  il  n'y  a  plus  de  danger ,  rien  ne 
presse  ;  et  je  prendrai  tout  le  temps  de  délibérer 
et  de  bien  peser  mon  cboiic,  pour  ne  pas  faire 
une  sottise,  et  m'aller  mettre  dans  de  nouveaux 
lacs,  ToutiBS  mes  raisous  contre  l'Angleterre  sub* 
sistent  ;  et  il  suffit  qu  il  y  ait  des  ministres  dans 
ce  pay^là  pour  me  faire  craindre  d'en  approcher. 
Mon  état  et  mon  goût  m'attirent  également  vers 
l'Italie;  et  si  la  lettre  dont  vous  m'avez  envoyé 
copie  obtient  une  réponse  favorable ,  je  penche 
extrêmement  pour  en  profiter.  Cette  lettre ,  mi- 
lord  ,  est  un  chef-d'iœuvre  ;  pas  un  mot  de  trop  , 
si  ce  n'est  des  louanges  ;  pas  une  idée  omise  pour 

,(i)  Lord-marécbal  lui  avoit. obtenu  des  lettres  de  natu« 
rMiaation^ 


378  GORRBSPONDAKGE. 

aller  au  but.  Je  compte  si  bien  sur  son  efïet ,  que , 
sans  autre  sûreté  qu une  pareille  lettre,  j'irois 
volontiers  me  livrer  aux  Vénitiens.  Cependant , 
comme  je  puis  attendre  ;,  et  que  la  saison  n*est 
pas  bonne  encore  pour  passer  les  tnonts ,  je  ne 
prendrai  nul  parti  définitif  sans  en  bien  consul- 
ter avec  vous. 

Il  est  certain,  milord ,  que  je  n  ai  pour  le  mo-- 
ment  nul  besoin  d  argent.  Cependant  je  vous  Fai 
dit,  et  je  vous  le  répète  ,  loin  de  me  défendre 
de  vos  dons  je  m'en  tiens  honoré.  Je  vous  dois 
les  biens  les  plus  précieux  de  la  vie  ;  marchan- 
der sur  les  autres  seroit  de  ma  part  une  ingrati- 
tude. Si  je  quitte  ce  pays ,  je  n  oublierai  pas  qûll 
y  a  dans  les  mains  de  M.  Meuroii  cinquante 
louis  dont  je  puis  disposer  au  besoin. 

Je  n'oublierai  pas^  non  plus  de  remercier  le 
roi  de  ses  grâces.  C'a  toujours  été  mon  dessein  si 
jamais  je  quittois^ses  états.  Je  vois  milord ,  avec 
une  grande  joie,  qu'en  tout  ce  qui  est  cdiiVéna- 
ble  et  honnête  nous  nous  entendons  sans  nous 
être  conftmunjqùé.  '       ' 

A  M.  D'ESCHEftRY. 

Aloders ,  le  6  avril  1765. 

Je;  n  entends  pas  bien,  monsieur,  ce  qu'après 
sept  ans  de  silence  M.  Diderot  vient  tout-à-coup 
exiger  de  moi.  Je  ne  lui  demande  rien.  Je  n'ai 
nul  désaveu  à  faire.  Je  suis  bien  éloigné  de  hii 
vouloir  du  mal ,  encore  plus  de  lui  en  faire  ou 


ANNÉE   1765.  379 

à'en  dire  de  lui  ;  je  sais  respecter  jusqu'à  la  fin 
les  droits  de  i  amitié ,  même  éteinte ,  mais  je  ne 
la  rallume  jamais  ;  cest  ma  plus  inviolable 
maxime. 

J'ignore  encore  où  m'entraînera  noua  destinée. 
Ce  que  je  sais,  cest  que  je  ne  quitterai  qu'à  re- 
gret un  pays  où ,  parmi  beaucoup  de  personnes 
que  j  estime ,  il  y  en  a  quelques  unes  que  j  aime 
et  dont  je  suis  aimé.  Mais ,  monsieur ,  ce  que 
j'aime  le  plus  au  monde,  et  dont  j  ai  le  plus  de 
besoin ,  c  est  la  paix  :  je  la  chercherai  jusqu'à  ce 
que  je  la  trouve  ou  que  je  meure  à  la  peine.  Voilà 
la  seule  chose  sur  laquellie  je  suis  bien  décidé. 

J'espérois  toiijours  vous  rapporter  votre  mu- 
sique ;  mais ,  malade  et  distrait ,  je  n'ai  pas  le 
temps  dy  jeter  les  yeux.  M.  deMontmoIlinajugé 
à  propos  de  m  occuper  ici  d  autres  chansons  bien 
moins  amusantes.  Il  a*  voulu  me  faire  chanter 
ma  gamme ,  et  s'est  fait  un  peu  chanter  la  sienne  ; 
que  Dieu  nous  préserve  dépareille  musique!  Ainsi 
soit-il.  Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon 
cœur. 

AM.  LALIAUD. 

Métiers ,  la  7  avril  1 765. 

Puisque  vous  le  voulez  absolument,  monsieur, 
voici  deux  mauvaises  esquisses  que  j'ai  £eiit  faire , 
faute  de  mieux ,  par  une  manière  de  peintre  qui 
a  passé  par  NeuchateL  La  grande  est  un  profil  à 
la  silhouette,  oit  j'ai  feiit  ajouter  quelques  trait» 
en  crayoQ  pour  mieux  déterminer  la  posiliou 


38o  GORHESPONDÀNGE. 

des  traits  ;  l'autre  est  un  profil  tiré  à  la  vue.  On 
ne  trouvé  pas  beaucoup  de  ressemblance  à  1  un 
ni  à lautre  :  j'en  suis  fâché ,  mais  je  n  ai  pu  faire 
mieux  ;  je  crois  même  que  vous  me  sauriez  quel- 
que gré  de  cette  petite  attention,  si  vous  con- 
noissiez  la. situation  où  j'étois  quand  je  me  suis 
ménagé  le  moment  de  vous  complaire.  ' 

U  y  a  un  portrait  de  moi  très  ressemblant 
dans  lappartement de  madame  la  maréchale  de 
Lu^iembourg.  Si  M.  Lemoine  prenoit  la  peine  de 
s  y  transporter  et  de  demander  de  ma  part  M.  de 
La  Boche,  je  ne  doute  pas  qu  il  n'eût  la  complai- 
sante de  le  lui  montrer.  * 

Je  ne  vous  connois ,  monsieur ,  que  par  vos 
lettres  ;  mais  elles  respirent  la  droiture  et  l'hon- 
nêteté ;  elles  me  donnent  la  plus  grande  opinion 
de,  votre  ame  ;  l'estime  que  vous  m'y  témoignez 
rae  flatte ,  et  je  suis  bien  aise  que  vous  sachiez 
qu'elle  fait  une  des  consolations  de  ma  vie. 


i  «  • 


A  M.  D'IVERNOIS. 


Mo  tiers  I  le  8  avril  1765. 

Bien  arrivé ,  mon  cher  monsieur;  ma  joie  est 
grande ,  mais  elle  n'est  pas  complète ,  puisque 
vous  n'avez  pas  passé  par  ici.  Il  est  vrai  que  vous 
y  auriez  trouvé  une  fermentation  désagréable  à 
votre  amitié  pour  moi.  J'espère ,  quand  vous  vien- 
drez, que  vous  trouverez  tout  pacifié.  La  chance 
eonunence  à  tourner  extrêmement.  Le  roi  s'est 
si  hautement  déclaré ,  milord-maréçhal  a  si  vi^ 


ANNÉE   1765*  38t 

vement  écrit  »  les  gens  eu  crédit  ont  pris  taon 
parti  si  chaudement ,  que  le  conseil  d'état  s'est 
unanimemept  déclaré  pour  moi,  et  m-a  ^  par  un 
arrêt ,  exempté  de  la  juridiction  du  consistoire  ^ 
et  assuré  la  protection  du  gouvernement.  '  Les 
ministres  sont  généralement  hués  :  Thûmme  à 
qui  vous  avez  écrit  est  consterné  et  furieux  ;  il 
ne  lui  reste  plus  d'autres  ressources  que  d'ameu- 
ter la  canaille ,  ce  qu'il  a  fait  jusqu'ici  avec  assez 
de  succès.  Un  des  plus  plaisants  bruits  qu'il  fmt 
courir,  est  que  j'ai  dit  dans  mon  dernier  livre  que 
les  femmes  n'avoient  point  d'ame  ;  ce  qui  les  met 
dans  une  telle  fureur  par  tout  le  Val-de-Travers , 
que,  pour  être  honoré  du  sort  d'Orphée,  je  n'ai 
qu'à  sortir  dç  chez  moi.  C'est  tout  le  contraire  à 
Neuchatel,  où  toutes  les  dames  sont  déclarée» 
en  ma  faveur.  Le  sexe  dévot  y  traîne  les  ministres 
dans  les  boues.  Une  des  plus  aimables  disoit ,  il 
y  a  quelques  jours,  en  pleine  assemblée,  qu'il 
n'y  avoit  qu'une  seule  chose  qui  la  scandalisât 
dans  tous  mes  écrits  ,  c'étoit  i'éloge  de  M.  de 
Montmollin.  Les  suites  de  cette  affaire  m'opcti- 
pent  extrêmement.  M.  Andrié  m'est  arrivé  de 
Berlin  de  la  part  de  milord-maréchal.  H  me  sur- 
vient de  toutes  parts  des  multitudes  de  visites. 
Je  songe  à  déménager  de  cette  maudit^aroisse 
pour  aller  m  établir  près  de  Neuchatel,  où  tout 
le  monde  a  la  bonté  de  me  désirer.  Par-dessus 
tous  ces  tracas ,  mon  triste  état  ne  me  laisse  point 
de  relâche  ,  et  voici  le  septième  mois  que  je 
'  nq  suis  sorti  qu'une  seule  fois ,  dont  je  me  suis 


383  GORRCSPONDA^GE. 

trouvé  fort  mal.  Juges  d'après  tout  cela  si  je  snis 
en  état  de  recevoir  M.  de  Servant,  qciél'que  désir 
que  j  en  eusse;  dans  tout  le  cours  de  ma  vie  il 
n  auroît  pas  pu  choisir  plus  mal  son  temps  pour 
me  vctiir  voir.  Dissuadez-l'en ,  je  vous  supplie , 
0u  qu  il  n^e  s  en  prenne  pas  à  moi  s'il  perd  ses 
pas. 

Je  ne  crois  pas  avoir  écrit  à  personne  que 
peut-être  je  serois  dans  le  cas  d'aller  à  Berlin.  Il 
m'a  tant  passé  de  choses  par  la  tête  que  celle-là 
pourroit  y  avoir  passé  aussi;  mais  je  suis  près* 
que  assuré  de  n'en  avoir  rien  dit  à  qui  que  ce 
soit.  Ija  mémoire  que  je  perds  absolument  m'em* 
pêche  de  rien  affirmer»  Des  motifs  très  dou:x, 
trèsi  pressants ,  très  honorables,  m'y  attireroient 
sans  doute;  mais  te  climat  me  feit  peur.  Que  je 
cherche,  an  n»€Mms  la  hénigmté  dn  soleil,  pnis^ 
^e^je  n'en  dois  point  attendre  des  hommes^! 
J'o^père  que  eeUe  de  Famhié  me  suivra  par-tout. 
Je  conttcâa  la  vôtre,  et  je  m^'èn prévaudrois  au 
be5c»n;:mais  ce  n'est  pas  l'argent  qui  me  man- 
que ^  et  si  )''en  avoisbesom ,  cinquante  fouis  sont 
àNetiditateià  mesonk^s ,  grâce  à  la  prévoyance 
db:  miWd-maréefaal. 

§MIM)EA£OÏSfibLE  6ALLET. 

MoiieFs ,.  le  9  a^rii  1763^. 

Au  moins:,  mMlemoiselle ,  n'allez  pas  m^àccu:- 
aer  afnssi  de  croire  que  les  femmes  n'ont  poinl( 
d  ame  ;  car  r  <n*  cowiraire ,  je*  snia  persuadé'  que 


ASNÉE   1765.  383 

touled  cdles  qui  vous  ressemblent  en  ont  ati 
moins  deux  à  leur  disposition.  Quel  dommage 
qae  la  votre  vous  suffise  !  J  en  cannois  une  qui 
^e  plairait  fort  à  loger  en  m^e  lieu.  Mille  res- 
pects à  la  chère  maman  et  à  toute  la  famille.  Je 
vous  prie,. mademoiselle,  d'agréer  les  miens. 

A  M.  MEURÔN, 
FRocnaEini-GÉBréiuL  a  heuchatel. 

Motiera,  le  9  avril  i^ôS. 

Permeitest ,  mtonsieur ,  qu  avant  votre  départ 
jfi  vous  aupplie  de  joindre  à  tant  de  soins  obli- 
geants pour  moi  celui  de  faire  agréer  à  mes^ 
sieurs  du  c€»nseil  d  état  mon  profond  respect  et 
mu  vive  reconnaissance.  Il  n^est  extrêmement 
conaofent  de  JQuir,  &ouaragrément  du  gouverne^ 
vc^xkt  de  Oel  état,  de  la  protection  dont  le  roi 
m'honore ,  et  des  hontes  de  milord-maréchal  ;  de 
%l  pré9eîeu&  àictea;  de  bienveiUance  m'imposent  de 
nouveaux  devoirs  que  mon  cœur  remplira  tou- 
jours avec  zèle ,  non  seulement  en  (idéle  sujet  de 
Tétat ,  mais  en  homme  particulièrement  obligé 
à  l'illustre  corps  qui  le  gouverne.  Je  me  flatte 
qu'on  a  vu  jusqu'ici  dans  ma  conduite  une  sim- 
plicité stfftcère ,  et  autant  d'aversion  pour  la  dis- 
pute ^ue  d'amour  pour  la  paix.  J'o^e  dire  que 
j«miaîs  komme  iie-  chercha  moins  à  répandre  ses 
QfMWQpç ,  et  ne  lut  moins  auteur  dans  la  vie  pri- 
\é^et  s^ocialer:  si,  dans  la  chaîne  de  mes  disgra* 
ce«i,  le^  ^U'icitisubîons.,  le  devoir  ^Jhonneur  mè- 


384  GORitBSPO]!<rOANCE. 

me  m'ont  forcé  de  prendre  la  plume  pour  ma  dé« 
fense  et  pour  celle  d  aulrui ,  je  n'ai  rempli  qu*à 
regret  un  devoir  si  triste ,  et  j'ai  regardé  cette 
cruelle  nécessité  comme  un  nouveau  malheur 
pour  moi.  Maintenant ,  monsieur  ^  que ,  grâces 
au  ciel  ^  j  en  suis  quitte ,  je  m'impose  la  loi  de  me 
taire ,  et ,  pour  mon  repos  et  pour  celui  de  Fétàt 
où  j'ai  le  bonheur  de  vivre,  je  m'engage  libre- 
ment ,  tant  que  j'aurai  le  même  avantage ,  à  ne 
plus  traiter  aucune  matière  qui  puisse  y  dé-* 
plaire ,  ni  dans  aucun  des  états  voisins.  Je  ferai 
plus ,  je  rentre  avec  plaisir  dans  l'obscurité  où 
j'aurois  dû  toujours  vivre,  et  j'espère  sur  aucun 
sujet  ne  plus  occuper  le  public  de  moi.  Je  vou<- 
drois  de  tout  mon  cœur  offrir  à  ma  nouvelle  pa* 
trie  un  tribut  plus  digne  d'elle  :  je  lui  sacrifie  un 
bien  très  peu  regrettable,  et  je  préfère  infini- 
ment au  vain  bruit  du  monde  l'amitié  de  ses 
membres ,  et  la  faveur  de  ses  chefs. 

Recevez ,  monsieur,  je  vous  supplie,  mes  très 
humbles  salutations. 

•  r 

A  M.  DDPEYROD. 

Vendredi  i%  anil  1765* 

Plus  j'étois  touché  de  vos  peines ,  plus  j'étoîs 
fâché  contre  vous;  et  en  cela  j'avois  tort;  le  com- 
mencement de  votre  lettre  me  le  prouve.  Je  ne 
suis  pas  toujours  raisonnable,  mais  j'aime  tou-* 
jours  qu'on  me  parle  raison.  Je  voudrois  con- 
nottre  vos  peines  pour  les  soulager,  pour 


ANNÉE   I765.  38a 

partager  dii'  moins.  Les  vrais  épanch^ments  du 
coqur  veulent  non  seulement  Faniitié ,  mais  la 
familiarité;  et  la  familiarité  ne  vient  que  par 
Fhabitude  de  vivre  ensemble.  Puisse  un  jour  cett€ 
habitude  si  douce  donner  entre  nous  à  lamitié 
tous  ses  charmes  !  Je  les  sentirai  trop  bien  pour 
ne  pas  vous  les  faire  sentir  aussi. 

Au  train  dont  la  neige  tombe,  nous  eu  au- 
rons  ce  soir  plus  d'un  pied  :  ,cel€i  et  mon  état 
encore  empiré  m'ôtera  le  plaisir  de  vous  aller 
voir  aussitôt  que  je  lespérois.  Sitôt  que  je  le 
pourrai,. comptez  que  vous  verrez  celui  qui  vous 
aime. 

AU  MÊME. 

.*..é  22  avril  17^5. 

•    *  . 

Lamitié  est  une  chose  si  sainte  que  le  nom 
n en  doit  pas  même  être  employé  dans  lusage 
ordinaire  :  ainsi  nous  serons  amis ,  et  nous  ne 
nous  dirons  pas  mou  ami.  J'eus  un  surnom  ja-^ 
dis  que  je  crois  mériter  mieux  que  jamais.  A 
Paris  on  ne  m  appeloit  que  le  Citoyen.  Rendes 
moi  ce  titre  qui  ip'est  si  cher  et  que  j  ai  payé  si 
cher  \  faites  même  en  sorte  qu'il  se  propage ,  et 
que  tous  ceux  qui  m'aiment  ne  m  appellent  js^- 
mais  monsieur )  mais  en  parlant  de  moi,  leCi-^ 
tqyen ,  et  en  m'écrivant ,  mon  cher  Citoyen.  Je 
vous  charge  de  faire  connoître  ce  que  je  désire, 
et  je  crois  que  tous  vos  amis  et  les  miens  me  fe- 
ront volontiers  ce  plaisir.  En  attendant ,  com- 
mencez par  donner. l'exemple.  A  votre  égard, 

17,  a5 


386  CORRESPONDANCE. 

prenez  un  nom  de  société  qui  vous  plaise  et  que 
je  puisse  vous  donner.  Je  me  plais  à  songer  que 
vous  devez  être  un  jour  mon  cher  hôte,  et  j  ai- 
merois  à  vous  en  donner  le  titre  d  avance:  mais 
celui-là  ou  un  autre  ^  prenez-en  un  qui  so^  de 
votre  goût ,  et  qui  supprime  entre  nous  le  maus- 
sade mot  de  monsieur,  que lamitié  et  la  familia- 
rité doivent  proscrii'e. 

Je  souffre  toujours  heaucoup.  Je  vous  em- 
brasse. 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Mo  tiers,  le  22  avril  1765. 

J'ai  reçu 9  monsieur,  tous  vos  envois,  et  ma 
sensibilité  à  votre  amitié  atigmente  de  jour  en 
jour  :  mais  j'ai  une  grâce  à  vous  demander;  cest 
de  ne  me  plus  parler  des  affaires  de  Genève,  et 
PC  plus  m'envoyer  aucune  pièce  qui  s'y  rap- 
porte. Poiu*quoi  veut-ôn  absolument  par  de  si 
tristes  images  me  faire  finir  dans  laflliçtion  le 
reste  des  malheureux  jours  que  la  nature  m'a 
comptés ,  et  m'ôter  un  repos  dont  j'ai  si  grand 
besoin,  et  que  j'ai  si  chèrement  acheté?  Quel- 
que plaisir  que  me  fasse  votre  correspondance , 
si  vous  continuez  d'y  faire  entrer  des  objets  dont 
je  ne  puis  ni  ne  veux  plus  m'occuper,  vous  me 
fprcerez  d'y  renoncer. 

Parmi  ce  que  m'a  apporté  le  neveu  de  M.  Vies- 
âfux,  il  y  avoit  une  lettre  de  Venise,  où  celui 
qui  l'écrit  a  eu  l'étourderie  de  ne  pas  marquer 
son  adresse.  Si  vous  savez  par  quelle  voi^est  ve- 


ANNÉE    1765.  387 

nue  celte  lettre,  informez-vous  de  grâce  si  je  ne^ 
pourrois  pas  me  servir  de  la  même  voie  pour 
faire  parvenir  ma  réponse. 

Je  vous  remercie  du  vin  deLunel;  mais,  mon 
cher  monsieur,  nous  sommes  convenus ,  ce  me 
semble,  que  vous  ne  m'enverriez  plus  rien  de  ce 
qui  ne  vous  coûte  rien.  Vous  me  paroissez  n'a- 
voir pas  pour  cette  convention  la  même  mé- 
moire qui  vous  sert  si  bien  dans  mes  commis* 
sions. 

Je  ne  peux  rien  vous  dire  du  chevalier  de  Mal- 
te ;  il  est  encore  à  Neuchatel.  Il  ma  apporté  une 
lettre  de  M.  de  Paoli  qui  n'est  certainement  pas 
supposée  :  cependant  la  conduite  de  cet  homme- 
là  est  en  tout  si  extraordinaire  que  je  ne  puis 
prendre  sur  moi  de  m'y  fier  ;  et  je  lui  ai  remis 
pour  M.  Paoli  une  réponse  qui  ne  signifie  rien, 
et  qui  le  renvoie  à  notre  correspondance  ordi- 
naire, laquelle  n'est  pas  connue  du  chevalier. 
Tout  ceci ,  je  vous  prie,  entre  nous. 

Mon  état  empire  au  lieu  de  s'adoucir.  Il  me 
vient  du  monde  des  quatre  coins  de  l'Europe.  Je 
prends  le  parti  de  laisser  à  la  poste  les  lettres 
que  je  ne  connois  pas ,  ne  pouvant  plus  y  suffire. 
Selon  toute  apparence  je  ne  pourrai  guère  jouir 
à  ce  voyage*  du  plaisir  de  vous  voir  tranquille-' 
ment.  Il  faut  espérer  qu'une  autre  fois  je  serai 
plus  heureux. 

La  lieutenante  est  à  Neuchatel.  Je  ne  veux  lui 
faire  votre  commission  que  de  bouche.  Je  crains 
qu'elle  ne  pût  vous  aller  voir  seule ,  et  que  la 


390  CORRESPONDANCE. 

laquelle  sa  plaie  setoit  refermée  ;  il  avôit  à  la 
jambe  un  trou  fort  profond;  elle  étoit  en&ée ,  il 
soufFroit  beaucoup  et  ne.  pou  voit  se  soutenir.  Eu 
cinq  ou  six  heures,  avec  une  simple  application 
de  thériaque ,  plus  d  enflure ,  plus  de  douleur, 
plus  de  trou  ,  à  peine  en  ai-je  pu  retrouver  )a 
place:  il  est  gaillardement  revenu  de  son  pied  à 
Mo  tiers ,  et  se  porte  à  merveille  depuis  cetemi^- 
là.  Comme  vous  avez  des  chiens,  jai  cru  quil 
étoit  bon. de  vous  apprendre  Tfaistoire  de  mon 
spécifique  ;  elle  est  aussi  étonnante  que  certaine. 
Il  faut  ajouter  que  je  lai  mis  au  lait  durant  quel- 
ques jours;  c'est  une  précaution  quil  faut  tou- 
jours prendre  sitôt  qu  un  animal  est  blessé. 

Il  est  singulier  que  depuis  tro^s  jours  je  res- 
sens les  mêmes  attaques  que  j  ai  eues  cet  hiver  : 
il  est  constaté,  que  ce  séjour  ne  me  vaut  rien  à 
aucun  égard.  Ainsi  mon  parti  est  pris  ;  tirez-moi 
d'ici  au  plus  vite.  Je  vous  embrasse. 

A  M,  D'IVERNOIS. 

Motiers,  le  3o  mai  1765. 

Je  suis  très  inquiet  de  vous ,  monsieur.  Suivant 
ce  que  vous  m'aviez  marqué,  jai  suspendu  mes 
courses  et  mes  affaires  pour  revenir  vous  atten- 
dre ici  dès  le  20  :  cependant  ni  moi  ni  personne 
n'avons  entendu  parler  de  vous.  Je  crains  que 
vous  ne  soyez  malade;  faites-moi  du  moins  écrire 
deux  mots  par  charité. 

Il  m'est  impossible  de  vous  attendre  plus  long- 


ANNÉE    1765.         '  391 

temps  que  deux  ou  trois  jours  encore  ;  mais  je  ne 
serai  jamais  assez  éloigné  d'ici  pour  que,  lorsque 
vous  y  viendrez ,  nous  ne  puissions  pas  nous  join* 
<lre.  On  vous  dira  chez  moi  où  je  serai;  et,  selon 
vos  arrangements  de  route,  vous  viendrez,  ou 
Ton  m  enverra  chercher. 

Voici,  monsieur,  deux*lettres  pour  Gênes, 
auxquelles  je  vous  prie  de  donner  cours  en  fai- 
<sant  affranchir  s  il  est  nécessaire.  J  attends  de 
vos  nouvelles  avec  la  plus  grande  impatience ,  et 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

AM.  KLUPFFEL. 

Motiers,  0191  1765. 

Ce  n est  pas,  mon  cher  ami,  faute  d'empres- 
sement à  vous  répondre  que  j'ai  différé  si  long- 
temps; mais  les  tracas  dans  lesquels  je  me  suis 
trouvé,  et  un  voyage  que  j'ai  fait  à  Vautre  extré- 
mité du  pays,  m'ont  fait  renvoyer  ce  plaisir  à  un 
moment  plus  tranquille.  Si  j'avois  fait  le  voyage 
de  Berlin  ,  j'aurois  pensé  que  je  passois  près 
<l'un  ancien  ami,  et  je  me  serois  détourné  pour 
aller  vous  embrasser.  Un  autre  motif  encore 
m'eût  attiré  dans  votre  ville,  c'eût  été  le  désir 
d'être  présenté  par  vous  à  madame  la  duchesse 
de  Saxe-Gotha ,  et  de  voir  de  près  cette  grande 
princesse,  qui,  fût-elle  personne  privée,  fcroit 
admirer  son  esprit  et  son  mérite.  La  reconnois- 
sance  m'auroit  fait  même  un  devoir  d'accomplir 
ce  projet  après  la  manière  obligeante  dont  il  a 


3^2  •    CORRESPONDANCE. 

plu  à  S.  A.  S.  d  çcrire  sur  mon  compte  à  mîlord- 
maréphal  ;  et ,  au  risque  de  lui  faire  dire,  N  et  oit- 
ce  que  cela  ?  jaurois  justifié  parmon  obéissance 
à  ses  ordres  mon, empressement  à  lui  foire  ma 
cour.  Mais,  mon  cher  ami,  ma  situation  à  tous 
égards  ne  me  permet  plus  d'entreprendre  de 
grands  voyages  y  et  ifn  homme  qui  huit  mois  de 
Tannée  ne  peut  sortir  de  sa  chambre  n  est  guère 
en  état  de  faire  des  voyages  de  deux  cents  lieues. 
Toutes  les  bontés  dont  milord-maréchal  m'ho- 
nore, tous  les  sentiments  qui  m'attachent  à  cet 
homme  respectable,  me  font  désirer  bien  vive- 
ment de  finir  mes  jours, près  de  lui  :  mais  il  sait 
que  c'est  un  désir  qu'il  m'est  impossible  de  satis- 
feire;  et  il  neme  reste  pour  nourrir  cette  espé- 
rance que  celle  de  le  revoir  quelque  jour  en  ce 
pays.  Je  voudrois ,  mon  cher  ami ,  pouvoir  nour- 
rir par  rapport  à  vous  la  même  espérance  :  ce  se-^ 
roit  une  grande  consolation  pour  moi  de  vous 
.embrasser  encore  une  fois  en  ma  vie ,  et  de  re- 
trouver en  vous  l'ami  tendre  et  vrai  près  duquel 
j'ai  pasisé  de  si  douces  heures,  et  que  je  n'ai  ja- 
.mais  cessé  de  regretter.  Je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 

BILLET  A  M.  DE  VOLTAIRE. 

Motiçrs,le  3i  mai  1^65. 

Si  M.  de  Voltaire  a  dit  qu'au  lieu  d'avoir  été 
secrétaire  de  l'ambassadeur  de  France  à  Venise 
j'ai  été  son  valet,  M.  de  Voltaire  en  a  menti 
comme  un  impudent.    . 


ANNÉE    1765.  393 

Si  dans  les  années  1 743  et  1744  j^  n*^^  P^s  ^^^ 
premier  secrétaire  de  Tambassadeur  de  France , 
si  je  n  ai  pas  failles  fonctions  de  secrétaire  d'am- 
bassade, si  je  n*en  ai  pas  eu  les  honneurs  au  sé- 
nat de  Venise,  j  en  aurai  menti  moi-^même. 

.  A  M.  D'ESCHERNY. 

Motiers,  le  !«' juin  176$. 

Je  suis  bien  sensible,  monsieur ,  et  à  la  bonté 
que  vous  avez  de  penser  à  mon  logement,  et  à 
celle  qu  ont  les  obligeants  propriétaires  de  la 
maison  de  Gornaux,  de  vouloii'bien  m'accorder 
la  préférence  sur  ceux  qui  se  sont  présentés  pour 
rhabiter.  Je  vais  à  Yverdun  voir  mon  ami  M.  Bo- 
guin,  et  mon  amie  madame  Boy  de  La  Tour , 
qui  est  malade  ^  et  qui  croit  que  je  lui  peux  être 
de  quelque  consolation.  J  espère  que  dans  quel- 
ques jours  M.  Dupeyrou  sera  rétabli,  et  que, 
vous  trouvant  tous  en  bonne  santé ,  je  pourrai 
consulter  avec  vous  sur  le  lieu  oii  je  dois  plan- 
ter le  piquet.  Cette  manière  de  chercher  est  si 
agréable  qu  il  est  naturel  quejenesois  pa«  pressé 
de  trouver.  Bien  des  salutations,  monsieur,  de 
tout  mon  cœur.  ^ 

A  M.  DUPEYROU. 

% 

Mardi  11  juin  1766. 

Si  je  reste  un  jour  de  plus  je  suis  pris  :  je  pars 
donc,  mon  cher, hôte,  pour  la  Perrière,  où  je 


394  GORRESPONDAKGE. 

VOUS  attendrai  avec  le  plus  grand  empressetnetit , 
mais  sans  mlmpatienter.  Ce  qui  achève  de  me 
déterminer  est  quon  m  apprend  que  vous  avez 
commencé  à  sortir.  Je  vous  recommande  de  ne 
pas  oublier  parmi  vos  provisions  ^  café ,  sucre , 
cafetière,  briquet,  et  tout  Fattirail  pour  faire, 
quand  on  veut,  du  café  dans  les  bois.  Prenez 
Linnceus  et  Sauvages,  quelque  livre  amusant, 
et  quelque  jeu  pour  s  amuser  plusieurs ,  si  Ton 
est  arrêté  dans  une  maison  par  le  mauvais  temps. 
Il  faut  tout  prévoir  pour  prévoir  le  désœuvré* 
ment^et  Fennui. 

Bonjour  :  je  compte  partir  demain  matin,  s'il 
fait  beau ,  pour  aller  coucher  au  Locle,  et  diner 
ou  coucher  à  la  Perrière  le  lendemain  jeudi.  Je 
yous  embrasse. 

AM-DCPEYROU. 

A  la  Perrière,  le  16  juin  1765. 

Me  voici ,  mon  cher  hô  te ,  à  la  Perrière ,  où  je  ne 
suis  arrivé  que  pour  y  garder  la  chambre ,  avec 
un  rhume  affreux ,  une  assez  grosse  fièvre ,  et  une 
esquinancie,mal  auquel  jetois  très  sujet  dans  ma 
jeunesse ,  mais  dont  j  espérois  que  l'âge  mauroit 
exempté.  Je  me  trompois ,  cette  attaque  a  été 
violente  :  j'espère  qu  elle  sera  courte.  La  fièvre 
est  diminuée ,  ma  gorge  sç  dégage,  j  avale  plus 
aisément ,  mais ,  il  m  est  encore  impossible  de 
parler. 

Au  peu  que  j'ai  vu  sur  la  botanique,  je  com- 


ANNÉE    1765.  395 

prends  que  je  repartirai  d'ici  plus  ignorant  que 
je  n y  suis  arrivé,  plus  convaincu  du  moins  de 
mon  ignorance,  puisquen  vérifiant  mes  con* 
noissances  sur  les  plantes ,  il  se  trouve  que  plu* 
sieurs  de  celles  que  je  croyois  connoître  je  ne 
les  oonnoissois  point.  Dieu  soit  loué  !  c  est  tou- 
jours apprendre  quelque  chose  que  d  apprendre 
quon  ne  sait  rien.  Le  messager  attend  et  me 
presse;  il  faut  finir.  Bonjour,  mon  cher  hôte;  je 
vous  embraie  de  tout  mon  cœur« 

A  M.  DUPEYROU. 

A  Brot,  le  lundi  i5  juillet  1766. 

Vos  gens ,  mon  cher  hôte ,  ont  été  bien  mouil- 
lés,, et  le  seront  encore ,  de  quoi  je  suis  bien  fâ- 
ché :  ainsi  trouvant  ici  un  char  à  banc,  je  ne  les 
mènerai  pas  plus  loin.  Je  pars  le  cœur  plein  de 
vous  et  aussi  empressé  de  vous  revoir  que  si  nous 
ne  nous  étions  vus  depuis  long-temps.  Puissè-je 
apprendre  à  notre  première  entrevue  que  tous 
'VOS  tracas  sont  finis  et  que  vous  avez  lesprit 
aussi  tranquille  que  votre  honnête  cœur  doit  être 
content  de  lui-même  et  serein  dans  tous  les  temps! 
La  cérémonie  de  ce  matin  met  dans  le  mien  la 
satisfaction  la  plus  douce.  Voilà ,  mon  cher  hôte, 
les  traits  qui  me  peignent  au  vrai  lame  de  mi- 
Ibrd-maréchal ,  et  me  montrent  qu  il  connoît  la 
mienne.  Je  ne  cùnnois  personne  plus  fait  pour 
vous  aimer  et  pour  être  aimé  de  vous.  Comment 
ne  verrois-je  pas  enfin  réunis  tous  ceux  qui  m  ai- 


396  CORfiESPONDAUCE. 

ment  ?  ils  sont  dignes  de  s  aimer  tous.  Je  vous 
embrasse. 

A  M.  BTIVERNOIS. 

Mo  tiers  le  20  juillet  lyôS» 

J'arrive  il  y  a  trois  jours,  je  reçois  vos  lettres, 
vos  envois,  M.  Chapuis,  etc.  Mille  remercie- 
ments. Je  vous  renvoie  les  deux  lettres^  J  ai  bien 
les  bilboquets  ;  mais  je  ne  puis  m'en  servir  ^par- 
ceque,  outre  que  lescordons  sont  trop  courts,  je 
n'en  ai  point  pour  changer  et  qu'ils  s'usent  très 
promptement. 

Je  vous  remercie  aussi  du  livre  de  M.  Claparède. 
Comme  mes  plantes  et  mon  bilboquet  me  lais- 
sent peu  de  temps  à  perdre,  je  n'ai  lu  ni  ne  lirai 
ce  livre  que  je  crois  fort  beau.  Mais  ne  m'envoyez 
plus  de  tous  ces  beaux  livres  ;  car  je  vous  avoue 
qu'ils  m'ennuient  à  la  mort  et  que  je  n'àime  pas 
à  m'ennuyer. 

Mille  salutations  à  M.  Deluc  et  à  sa  famille.  Je 
le  remercie  du  soin  qu'il  veut  bien  donner  à  l'op- 
tique. Je  n'ai  point  d'estampes.  Je  le  prie  d'en 
faire  aussi  l'emplette,  et  de  les  choisir  belles  et 
bien  enluminées;  car  je  n'aurai  pas  le  temps  de 
les  enluminer.  Une  douzaine  me  suffira  quant  à 
présent  :  je  souhaite  que  l'illusion  soit  parfaite, 
ou  rien. 

Mademoiselle  Le  Vasseur  a  reçu  votre  envoi , 
dont  elle  vous  fait  ses  remerciements ,  et  moi  mes 
reproches.  Vous  êtes  un  donneur  insupportable; 
il  n'y  a  pas  moyen  de  vivre  avec  vous. 


ANNÉE    1765.  397 

J'ai  passé  huit  ou  dix  jours  charmants  dans 
File  de  Saint-Pierre,  mais  toujours  obsédé  d'im- 
portuns :  j'excepte  de  ce  nombre  M,  de  Graffen- 
ried ,  bailli  de  Nidau*,  qui  est  venu  dîner  avec 
moi  ;  c'est  un  homme  plein  d'esprit  et  de  con* 
noissances,  titré,  très  opulent,  et  qui,  malgré 
cela ,  me  paroit  penser  très  bien  et  dire  tout  haut 
ce  qu'il  pense. 

Je  reçois  à  l'instant  vos  lettres  et  envois  des  16 
et  17.  Je  suis  surchargé,  accablé,  écrasé  de  visi* 
tes ,  de  lettres  et  d'affaires ,  malade  par-dessus 
le  marché  ;  et  vous  voulez  que  j'aille  à  Morges 
m'aboucher  avec  M.  Vernes  !  Il  n'y  a  ni  possibi- 
lité ni  raison  à  cela.  Laissez-lui  £edre  ses  perqui- 
sitions ;  qu'il  prouve ,  et  il  sera  content.de  moi  : 
mais  en  attendant  je  ne  veux  nul  commerce 
avec'lui.  Vous  verrez  à  votre  premier  voyage  ce 
que  j^ai  fait;  vous  jugerez  de  n^ea  preuves,  et  de 
celles  qui  peuvent  les  détruire.  En  attendant  je 
n  ai  rien  publié  ;  je  lie  publierai  riien  sans  nou- 
veau sujet  de  parler.  Je  pardonne  de  tout  mon 
cœur  à  M.  Vernes,  même  en  le  supposant  cou- 
pable :  je  suis  fâohé  de  lui  avoir  nui  ;  je  ne  vaux 
plus  lui  nuire  à  moins  que  je  n'y  sois  forcé.  Je 
donnerois  tout  au  monde  pour  le  croire  inno-« 
cent ,  afin  qu'il  connût  mon  cœur  et  qu'il  yît 
comment  je  répare  mes  tort«.  Mais  avant  de  le 
déclarer  innocent  il  faut  que  je  le  croie  ;  et  je 
crois  si  décidément  le  contraire,  que  je  n'ima- 
gine pas  même  comment  il  pourra  me  déper- 
suader. Qu'il  prouve  et  je  suis  à  ses  pieds.  Maïs,. 


398  C0RRESP0I9DÀNCE. 

pour  Dieu ,  s'il  est  coupable,  conseillez-lui  de  se 
taire  ;  c'est  pour  lui  le  meilleur  parti.  Je  vous  em- 
brasse. 

Notre  'archiprêtre  fait  imprimer  à  Yverdun 
une  réponse  que  le  magistrat  de  Neucbatel  a  re- 
fusé la  permission  d'imprimer  à  cause  des  per- 
sonnalités. Je  suis  bien  aise  que  toute  la  terre 
connoisse  la  frénésie  du  personnage.  Vous  savez 
que  le  colonel  Pury  a  été  fait  conseiller  d'état.  Si 
notre  homme  ne  sent  pas  celui-là  il  faut  qu  il 
soit  ladre  comme  un  vieux  porc. 

Ma  lettre  a  par  oubli  retardé  d'un  ordinaire. 
Tout  bien  pensé  j'abandonne  l'optique  pour  la 
botanique  :  et  si  votre  ami  étoit  à  portée  de  me 
faire  faire  les  petits  outils  nécessaires  pour  la  dis- 
section des  fleurs  je  serois  sûr  que  son  intelli-' 
gence  suppléeroit  avantageusement  à  celle  des 
ouvriers.  Ces  outils  consistent  dans  trois  ou 
quatre  microscopes  de  différents  foyers,  de  pe- 
tites pinces  délicates  et  minces  pour  tenir  les 
fleurs ,  de  ciseaux  très  /^ns ,  canifs  et  lancettes, 
pour  les  découper.  Je  serois  bien  aise  d'avoir  lie 
tout  à  double,  excepté  les  microscopes,  parce- 
qu'il  y  a  ici  quelqu'un  qui  a  le  même  goût  que 
moi  et  qui  a  été  mal  servi. 

A  M.  D'IVERNOra 

Mo  tien,  le  i«' août  1765* 

Si  vous  n'êtes  point  ennuyé ,  monsieur,  de  mé- 
riter des  remerciements,  moi  je  suis  ennuyé  d'en 


ANNÉE    176S.  3^9 

faire  ;  ainsi  n'en  parlons  plus.  Je  suis ,  en  vérité  ^ 
fort  embarrassé  de  lemploi da présent  de  made* 
moiselle  votre  fille.  La  bonté  qu  elle  a  eue  de  s'oc*  * 
cuper  de  moi  mérite  que  je  m  en  fasse  honneur, 
et  je  n  ose.  Je  suis  à-la-fois  vain  et  sot  :  c'est  trop  ; 
il  îaudroit  choisir.  Je  crois  que  je  prendrai  le 
parti  de  tourner  la  chose  en  plaisanterie ,  et  de 
dire  qu'une  jeune  demoiselle  m'enchaîne  par  les 
poignets. 

Je  suis  indigné  de  l'insultante  lettre  du  minis- 
tre :  il  vous  croît  le  coeur  assez  bas  pour  penser 
comme  lui.  Il  est  inutUe  que  je  vous  envoie  <^e 
que  je  lui  écrirois  à  votre  place  ;  vous  ne  vous  en 
serviriez  pas.  Suivez  vos  propres  mouveiûents  ; 
vous  trouverez  assez  ce  qu'il  faut  lui  dire,  et  vous 
le  lui  direz  moins  durement  que  moi. 

M.  Deluc  est  en  vérité  trop  complaisant  de  se 
prêter  ainsi  à  toutes  mea  fantaisies;  mais  je  vous 
avoue  qu'il  ne  sauroit  me  faire  plus  de  plaisir 
que  de  vouloir  bien  s'occuper  de  mes  petits  in* 
struments.  Je  raffolé  de  la  botanique,  cela  ne 
fait  qu'empirer  tous  les  jours;  Je  n'ai  plus  que 
du  foin  dans  la  tête  :  je  vais  devenir  plante  moi- 
même  un  de  ces  matins ,  et  je  prends  déjà  racine 
à  Motiers ,  en  |dépit  de  l'archiprêtre  qui  conti- 
nue d'ameuter  la  canaille  pour  m'en  chasser. 

J  ai  grande  envie  de  voir  M.  de  Gonzié  ;  mais 

je  ne  compte  pas  pouvoir  aller  à  sa  terre  pour 

cette,  année  :  j  ai  regret  aux  plaisirs  dont  cela  me 

|>r^Ye;  nkais  il  &ut  céder  à  la  nécessité. 

c  h^$  lettrea  de  l'archiprêtre  sont ,  à  ce  qu'on 


^OO  CORRESPONDANCE. 

dit,  imprimées  :  je  ne  sais  pourquoi  elles  ne  pa- 
roissent  pas.  U  est  étonnant  que  vous  ayez  cru 
*  que  je  lui  ferois  Thonneur  de  lui  répondre  ;  serea- 
vous  toujours  la  dupe  de  ces  bruits-là  ? 

Mes  respects  à  madame  dlvernois.  Receye:r 
ceux  de  mademoiselle  Le  Vasseur,  et  les  saluta- 
tions de  celui  qui  vous  aime. 

A  MADEMOISELLE  D'IVERNOIS. 

Motiers,  le  i^^'  août  ,176s. 

Vous  me  remerciez,  mademoiselle,  du  pré- 
sent que  vous  me  faites  ;  et  moi  je  de v rois  vous 
le  reprocher  :  car  si  je  vous  fais  aimer  le  travail, 
vous  me  faites  aimer  le  luxe  :  c  est  rendre  le  mal 
pour  le  bien.  Je  puis,  il  est  vrai,  vous  remercier 
d  un  autre  miracle  aussi  grand  et  plus  utile  ;  c  est 
de  me  rendre  exact  à  répondre  et  de  me  donner 
du  plaisir  à  Fètre.  J  en  aurai  toujours ,  mademoi- 
selle, à  vous  témoigner  ma  reconnoissance  et  à 
mériter  votre  amitié. 

'    Mes  respects,  je  vous  en  prie,  à  la  très  bonne 
maman. 

A  M.  D. 

Motiers-Travars,  le  8  août  1765. 

Non,  monsieur;  jamais,  quoi  que  Ton  en  dise, 
je  ne  me  repentirai  d'avoir  loué  M.  deMontmol-. 
lin.  J'ai  loué  de  lui  ce  que  j'en  cdnnoissois,  sa 
conduite  vraiment  pastprale  enverg  moi  ;  je  n  ai 
point  loué  son  caractère  que  je  ne  connoissois 


ANNÉE    1765.  4oï 

pas;  je  n  aï  point  loué  sa  véracité,  sa  droiture. 
J'avouerai  mêmeque  son  extérieur,  qui  ne  Jui  est. 
pas  favorable,  son  ton ,  son  air,  son  regard  si- 
nistre^ me  repoussoient  malgré  moi  :  j'étois 
étonné  de  voir  tant  de  douceur,  d'humanité,  de 
vertus,  se  cacher  sous  une  aussi  sombre  physio- 
nomie; mais  j'étouffois  ce  penchant  injuste.  Fal- 
loit-il  juger  d'un  homme  sur  des  signes  trom- 
peurs que  sa  conduite  démentoit  si  bien  ?  falloit-il 
épier  malignement  le  principe  secret  d'une  tolé- 
grance  peu  attendue?  Je  hais  cet  art  cruel  d'em- 
poisonner les  bonnes  actions  d'autrui,  et  mon 
cœur  ne  sait  point  trouver  de  mauvais  motifs  à 
ce  qui  est  bien.  Plus  je  sentois  en  moi  d'éloigné- 
ment  pour  M.  de  ^MontmoUin ,  plus  je  cherchoîis 
à  le  combattre  par  la  reconnoissance  que  je  lui 
devois.  Supposons  derechef  possible  le  même 
cas,  et  tout  ce  que  j'ai  fait  je  le  referois  encore. 

Aujourd'hui  M.  de  MontmoUin  lève  le  masque 
et  se  montre  vraiment  tel  qu'il  est.  Sa  conduite 
présente  explique  la  précédente.  Il  est  clair  que 
saprétendue  tolérance,  qui  le  quitte  au  moment 
qu'elle  eut  été  le  plus  juste,  vient  de  la  même 
source  que  ce  cruel  zèle  qui  l'a  pris  subitement. 
Quel  étoit  son  objet,  quel  est-il  à  présent?  je  l'i- 
gnore; je  sais  seulement  qu'il  ne  sauroit  être 
bon.  Non  seulement  il  m'admet  avec  empresse- 
ment ,  avec  honneur  à  la  communion ,  mais  il 
me  recherche,  me  prône,  me  fête,  quand  je  pa- 
rois avoir  attaqué  de  gaieté  de  cœur  le  christia- 
nisme :  et  quand  je  prouve  qu'il  est  faux  que  je 
17.  26 


403  CORRESPONDANCE. 

Taie  attaqué,  qu'il  est  faux  du  moins  que  j  aie  eu 
ce  dessein,  le  voilà  lui-même  attaquant  brus- 
quement ma  sûreté,  ma  foi,  ma  personne  ;  il 
veut  tn  excommunier ,  me  proscrire  ;  il  anieute 
la  paroisse  après  moi ,  il  me  poursuit  avec  un 
acharnement  qui  tient  de  la  ra]g[e.  Ces  disparates 
sont-elles  dans  son  devoir? non;  la  charité  nest 
point  inconstante ,  la  vertu  ne  se  contredit  point 
elle-même ,  et  la  conscience  n'a  pas  deux  voix. 
Après  s'être  montré  si  peu  tolérant  il  s'étoit  avisé 
trop  tard  de  Têtre;  cette  aflectation  ne  lui  alloit 
point  :  et ,  comme  elle  n  abusoit  personne ,  il  a 
bien  fait  de  rentrer  dans  son  état  naturel.  En 
détruisant  sou  propre  ouvrage ,  en  me  faisant 
plus  de  mal  qu'il  ne  m'avoit  fait  de  bien,  il 
m  acquitte  envers  lui  de  toute  f  econnoissance  ; 
je  ne  lui  dois  plus  que  la  vérité ,  je  me  là  dois 
à  moi-même  ;  et ,  puisqu'il  me  force  à  la  dire ,  je 
la  dirai. 

Vous  voulez  savoir  au  vrai  ce  qui  s'est  passé 
entre  nous  dans  cette  affaire.  M.  de  M ontmoUiu 
a  fait  au  public  sa  relation  en  homme  d'église  , 
et  trempant  sa  plume  dans  ce  miel  empoisonné 
qui  tue  il  s'est  ménagé  tous  les  avantages  de  son 
état.  Pour  moi,  monsieur, je  vous  feraila  mienne 
du  ton  simple  dont  les  gens  d'honneur  se  parlent 
entre  eux.  Je  ne  m'étendrai  point  en  protesta- 
tions d'être  dncère;  je  laisse  à  votre  esprit  sain , 
à  votre  cœur  ami  de  la  vérité ,  le  soin  de  la  dé- 
mêler entre  lui  et  moi. 

Je  ne  suis  point,  grâces  au  ciel,  de  ces  gens 


ANNÉE    1765.  4o3 

qu  on  fête  et  que  1  on  méprise  ;  j  ai  Thonneur 
d  être  de  ceux  que  1  on  estime  et  qu  on  chasse. 
Quand  je  me  réfiigrai  dans  ce  pays  je  n  y  appor- 
tai de  recommandations  pour  personne,  pas 
même  pour  milord-maréchal.  Je  n  ai  qu  une  re- 
commafidation  q&eje  porte  par-tout ,  et  près  de 
milord-maréchalilnen  £Elut  point  d  autre.  Deux 
'  heures  après  mon  arrivée ,  écrivant  à  S.  E.'  pour 
len  informer  et  me  mettre  sous  3a  protection  ^ 
je  vis  entrer  un  }iomme  inconnu  qui,  s  étant  nom- 
mé le  pasteur  du  lieu,  me  fit  des  avances  de  tpute 
espèce,  et  qai,  voyant  que  jécrivois  à  milord- 
inaréchai,  nd offrit  d'ajouter  de  sa  main  quel- 
qties  Hgnes  po«ir  me  recommander.  Je  n  accep- 
tai point  cette  offre;  ma  lettre  partit,  et  j'eus 
laecaeii  que  peut  espérer  l'innocence  opprimée 
par-tout  où  régnera  Id  vertu. 

Gomme  je  ne  m'attendois  pas  dans  la  ciition- 
stanceà  trouver  un  pasteur  si  liant,  je  contai 
dès  le  même  jour  cette  histoire  à  tout  le  monde , 
et  entre  autres^  à  M.  le  colonel  Rdguin,  qui, 
plein  pour  moi  des  bontés  les  plus  tendres ,  avoit 
bien  voulu  m  accompagner  jusqu'ici. 

Les  empressements  de  M.  de  Montmollin  con- 
tinuèrent :  je  crus  devoir  en  profiter;  et,  voyant 
approcher  la  communion  de  septembre,  je  pris 
le  parti  de  lui  écrire  pour  savoir  si  malgré  la  ru- 
meur publique  je  pouvois  m'y  présenter.  Je  pré- 
férai une  lettre  à  une  visite  pour  éviter  les  expli- 
cations verbales  qu'il  auroit  pu  vouloir  pousser 
trop  loin.  C'est  même  sur  quoi  je  tâchai  de  le 

36. 


4o4  COBRESPONDANGE. 

prévenir  ;  car  déclarer  qne  j6  ne  voulois  ni  dés- 
avouer ni  défendre  mon  livre,  cetoit  dire  assez 
que  je  ne  voulois  entrer  sur  ce  point  dans  au- 
cune discussion.  Et  en  effet,  forcé  de  défendre 
mon  honneur  et  ma  personne  au  sujet  de  ce 
livre ,  j  ai  toujours  passé  condamnation  sur  les 
erreurs  qui  pouvoient  y  être ,  me  bornant  à 
montrer  quelles  ne  prouvoient  point  que  lau- 
teur  voulût  attaquer  le  christianisme  ,  et  qu'on 
avoit  tort  de  le  poursuivre  criminellement  pour 

cela.  .  / 

M.  de  MontmoUin  écrit  que  j  allai  le  lende- 
main savoir  sa  réponse  :  cest  ce  que  j  aurois  fait 
s'il  ne  fût  venu  me  l'apporter.  Ma  mémoire  peut 
me  tromper  sur  ces  bagatelles;  mais  il  me  pré- 
vint ,  ce  me  semble ,  et  je  me  souviens  au  moins 
que  par  les  démonstrations  de  la  plus  vive  joie 
il  me  marqua  combien  ma  démarche  lui  faisoit 
de  plaisir.  Il  me  dit  en  propres  termes  que  lui  eft 
son  troupeau  s'en  tenoient  honorés ,  et  que  cette 
démarche  inespérée  alloit  édifier  tous  les  fidèles. 
Ce 'moment,  je  vous  Favoue,  fut  un  des  plus 
doux  de  ma  vie.  Il  fa^ut  connoitre  tous  mes  mal- 
heurs,  il  faut  avoir  éprouvé  les  peines  d'un  cœur 
sensible  qui  perd  tout  ce  qui  lui  étoit  cher,  pour 
juger  combien  il,  m'étoit  consolant  de  tenir  à 
une  société  de  frères  qui  me.dédommageroit  des 
pertes  que  j'avois  faites ,  et  des  amis  que  je  ne 
pouvois  plus  cultiver.  Il  me  sembloit  qu'uni  de 
Cœur  avetce  petit  troupeau  dans  lin  culte  affec- 
tueux et  raisonnable ,  j'oublierois  plus  aisément 


ANNÉE    1765.  4o5 

tous  mes  ennemis.  Dans  les  premiers  temps  je 
mattendrissois  au  temple  jusqu'aux  larmes. 
N^ayant  jamais  vécu  chez  les  protestants,  je  m  é- 
tois  fait  d'eux  et  de  leur  clergé  des  images  angé- 
liques  :  ce  cuFte  si  simple  et  si  pur  et  oit  pré- 
cisément ce  quil  falloit  à  mon  cœur;  il  me  sein- 
*  bloit  fait  exprès  pour  soutenir  le  courage  et 
Icspoir  des  malheureux  ;  tous  ceux  qui  le  parta- 
geoient  me  sembloient  autant  de  vrais  chrétiens 
unis  entre  eux  par  la  plus  tendre  charité.  Qu'ils 
m'ont  bien  guéri  d'une  erreur  si  douce  !  Mais  en- 
fin j'y  étois  alors ,  et  c'étoit  d'après  mes  idées 
que.  je  jugeois  du  prix  d'être  admis  au  milieu 
d'eux. 

Voyant  que  durant  cette  visite  M.  de  Mont- 
moUin  ne-me  disoit  rien  sur  mes  sentiments  en 
matière  de  foi,  je  crus  qu'il  réservoit  cet  entre- 
tien pour  un  autre  temps  ;  et  sachant  combien 
ces  messieurs  sont  enclins  à  s'arroger  le  droit 
qu'ils. n'ont  pas  de  juger  de  la  foi  des  chrétiens, 
je Jui déclarai  que  je  n'entendois  me  soumettre  à 
aucune  interrogation  nia  aucun  éclaircissement 
quel  qu'il  put  être.  Il  me  répondit  qu'il  la'en  exi- 
geroit  jamais  ;  et  il  m'a  là-^dessius  si  bien  tenu 
parole,  je  l'ai  toujours  trouvé  si  soigneux  d'éviter 
toute  discussion  sur  la  doctrine,  que  jusqu'à  la 
dernière  afïaire  il  ne  m'en  a  jamais  dit  un  seul 
mot ,  quoiqu'il  me  soit  arrivé  de  lui  en  parler 
quelquefois  nroi-méme; 

Les  choses  se  passèrent  de  cette  sorte  tant 
avant  qu'après  la  communion  j  toujours  même 


4o6  CORRESPONDANCE. 

empressement  de  la  part  de  M.  de  Montmollîn, 
et  toujours  i»ême  silence  sur  les  matières  théo- 
logiques. Il  portoit  même  si  loin  Icaprît  de  to- 
lérance et  le  uiontroit  si  ouvertement  dans  ses 
sermons,  quil  mmquiétoit  quelquefois  pour 
lui'4nême.  Comme  je  lui  étois  sincèrement  at- 
taché je  ne  lui  déguisoîs  poîat  mes  alarmes  ;  et  je 
me  souviens  qu'un  jour  qu'il  prèchoit  très  vive- 
ment contre  l'intolérance  des  protestants^  je  lus 
très  effrayé  de  lui  entendre  souteair  avec  chaleur 
que  l'église  réformée  avoit  grand  b^oin  d'une  ré- 
formation nouvelle  tant  dans  la  doctrine  que 
dans  les  mœurs.  Je  n'imaginois  guère  alors  qu'il 
fourniroit  dans  peu  lui-même  une  si  grande 
preuve  de  ce  hesoin.  • 

Sa  tolérance  et  l'honneur  qu^eUe  Ini  faisoit? 
dansie  monde  excitèrent  la  jalousie  de  phtsieurs 
de  ses  confrères ,  sur-tout  à  Genève.  Ils  ne  cessé- 
rent  de  le  hanceler  par  des  reproches ,  et  de  lut 
tendre  des  pièges  où  il  est  à  la  fin  tombé.  J'en 
suis  fâché,  mais  ce  n'est  aseurétnent  pas  ma 
faute.  Si  M.  de  MontmoUin  eût  voulu  soutenir 
une  conduite  si  pastorale  par  des  moyens  qui  en 
fussent  dignes ,  s'il  se  fut  contenté  pour  sa  dé- 
fense d'employer  avec  courage ,  avec  franchise , 
les  seules  armes  du  christianisme  et  <ie  la  vérité , 
quel  exemple  ne  donnoit-il  point  à  l'église ,  à 
r£urope  eikdèi^  ?  quel  triomphe  ne  s'assoroit-il 
point  ?  Il  a  préféré  les  armes  de  son  m^étier  ,  et 
les  sentant  mollir  contre  la  vérité ,  pour  sa  dé- 
fense ,  il  a  vouliJi  les  rendre  offensives  en  m'at^ 


ANNÉE    1765.  407 

taquaut.  II  sesttrpmpé  ;  ces  vieilles  armes,  falo- 
tes contre  qui  les  craint ,  foibles  contre  qui  les 
bravé ,  se  ^oat  brisées.  Il  s'étoit  mal  adressé  pour 
réussir. 

Quelques  mois  après  mon  admission ,  je  ris 
entreivui)  soir  M.  de  MoutmoUm  dans  ma  cham- 
bre :  il  avoit  lair  embarrassé;  il  s  assit  et  garda 
loog-temps  le  silence;  il  le  rompit  enfin  par  un 
de  ces  longs  exordes  dont  le  fréquent  besoin  lui 
a  j(ait  uii  talent.  Venant  ensuite  à  son  sujet,  il 
me  dit  que  le  parti  qu  il  avoit  pris  de  m  admettre 
à  la  communion  lui  avoit  attiré  bien  des  cha«* 
grins.^t  le  blâme  de  ^es  confrères,  quil  étoit  ré- 
duit à  se  justifier  là-dessus  d  une  manière  qui 
pût  leur  fermer  la  bouche,  et  que  si  la  bonne 
opinion  qu  il  avoit  de  mes  sentiments  lui  avoit 
fait  supprimer  les  explications  qu  a  sa  place  un 
autr^  auroit  exigées ,  il  ne  pouvoit ,  sans  se  com- 
proQi^ttre»  laisser  croire  qu  il  nen  avoit  eu  au-* 
cunev 

Là-dessus ,  tirant  doucement  ua  papier  de  sa 
poche,  il  set  mit  à  Ike,  dans  un  projet  de  lettre 
à  un  ministre  de  Genève ,  des  détails  d  entretiens 
qui  n  avoient  jamais  existé ,  mais  où  il  plaçoit  à 
la  vérité,  fort  heureusement,,  quelques  mots  par-* 
ci  par  ^  là.,  dits  à  la  volée  et  sur  un  tout  autre 
ohjet.  Juge? ,  monsieur ,  de  mon  étonnement  : 
il  fut  tel  que  j  eus  besoia  de  toute  la  longueur 
de  cette  lecture  pour  me  remettre  en  lecoutant. 
Dans  les  endroits  où  la  fiction  étoit  la  plus  forte , 
il  s  interrompoit.  en  me  di§aat  :  f^om  sentez  ta 


4o8  CORRESPONDANCE. 

nécessité..,  ma  situation..,  ma  place:.,  il  faut  bien, 
un  peu  se  prêter.  Cette  lettre,  au  reste,  étoit 
feite  avec  assez  d  adresse,  et,  à  peu  de  chose  près, 
il  avoit  grand  soin  de  ne  m'y  faire  dire  que  ce 
que  j  aurais  pu  dire  en  effet.  En  finissant  il  lïie 
demanda  si  japprouvois  cette  lettre,  et-s'iïpou-  , 
voit  renvoyer  telle  qu  elle  étoit.  ' 

Je  répondis  que  je  le  plaignois  d  être  réduit  à 
de  pareilles  ressources  ;  que  ,  quant  à  moi ,  je  ne 
pouvois  rien  dire  de  semblable  ;  mais  que,  puis- 
que c  étoit  lui  qui  se  cbargeoit  de  le  dire ,  c  étoit 
son  affaire  et  non  pas  la  mienne  )  que  je  n  y 
voyois  rien  non  plus  que  je  fusse  obligé  de  dé- 
mentir. Comme  tout  ceci,  reprit -il,  ne  peut 
nuire  à  personne ,  et  peut  vous  être  utile  ainsi 
qu  à  moi ,  je  passe  aisément  sur  un  petit  scru- 
pule qui  ne  feroit  qu  empêcher  le  biep  ;  mais 
dites-moi,  au  surplus,  si  vous  [êtes  content  de 
cette  lettre,  et  si  vous  n'y  voye»  rien  à  changer 
pour  qu'elle  soit  mieux.  Je  lui  dis  que  je  la  trou- 
vois  bien  pour  la  fin  qu'il  s'y  propoaoit.  Il  me 
pressa  tant ,  que ,  pour  lui  com{>laire ,  je  lui  isk^ 
diquai  quelques  légères  corrections  qui  ne  signi* 
Soient  pas  grand'chose.  Or  il  faut  savoir  que  dé 
la  manière  dont  nous  étions  assis  ,  i'écritoi^e 
étoit  devant  M.  de  MontmoUin  ;  mais  durant 
tout  ce  petit  colloque  il  la  poussa  comme  par 
hasard  devant  moi  ;  et  comme  je  tenois  alors  sa 
lettre  pour  la  relire,  il  me  présenta  la  plume 
pour  faire  les  changements  indiqués  ;  ce  que  je 
fis  avec  la  simplicité  que  je  mets  à  toute  chose*. 


■  > 

ANNÉE    1765.  4<>9 

cela  fait,  il  mit  son  papier  dans  sa  poche ,  et  s'en 
alla. 

Pardonnez-moi  ce  long  détail ,  il  étoit  néces- 
saire. Je  vous  épargnerai  celui  de  mon  dernier 
entretien  avec  M.  de  Montmollin ,  qu'il  est  plus 
aisé  d'imaginer.  Vous  comprenez  ce  qu'on  peut 
répondre  à  quelqu'un  qui  vient  froidement  vous  ^ 
dire  :  Monsieur ,  j'ai  ordre  de  vous  casser  la  tête  ; 
mais  si  vous  voulez  bien  vous  casser  la  jambe  y 
peut-être  se  contentera  - 1 -  on  de  cela.  M.  de 
Montmollin  doit  avoir  eu  quelquefois  à  traiter 
de  mauvaises  affaires  ;  cependant  je  ne  vis  de  ma 
vie  un  homme  aussi  embarrassé  qu'il  le  fut  vis- 
à-vis  de  moi  dans  celle-là  :  rien  n'est  plus  gênant 
en  pareil  casque  d'être  aux  prises  avec  un  homme 
ouvert  et  franc,  qui ,  sans  combattre  avec  vous 
de  subtilités  et  de  ruses ,  vous  rompt  en  visière  à 
tout  moment.  M.  de  Montmollin  assure  que  je 
lui  dis  en  le  quittant  que ,  s'il  venoit  avec  de 
bonnes  nouvelles ,  je  l'embrasserois ,  sinon  que 
nous  nous  tournerions  le  dos.  J'ai  pu  dire  des 
choses  équivalentes,  mais  en  termes  plus  hon- 
nêtes ;  et  quant  à  ces  dernières  expreissions ,  je 
suis  très  sur  de  ne  m'en  être  point  servi.  M.  de 
Montmollin  peut  reconnoltre  qu'il  ne  me  fait 
pas  si  aisément  tourner  le  dos  qu'iri'àvoit  cru. 

Quant  au  dévot  pathos  dont  il  use  pour  prou- 
ver la  nécessité  de  sévir  ,  on  sent  pour  quelle 
sorte  de  gens  il  est  fait,  et  ni  vous  ni  moi  n  avons 
rien  à  leur  dire.  Laissant  à 'part  ce  jargon  d'in- 
quisiteur ,  je  vais  examiner  ses  raisons  vis-à--vi3 


» 


'4l6  CORRESPONDANCE. 

de  moi,  sans  entrer  dans  celles  quil  pouvolt 
avoir  avec  d'autres. 

Ennuyé  du  triste  métier  d  auteur^  pour  lequel 
j^étois  si  peu  fait ,  j*avois  depuis  long-temps  ré- 
solu d  y  renoncer  ;  quand  l'Énïile  parut  j  avois 
déclaré  à  tous  mes  amis  à  Paris ,  à  Genève  et  ail- 
leurs, que  c  etoit  mon  dernier  ouvrage ,  et  quen 
Fachevant  je  posois  la  plume  pour  ne  la  plus  re- 
prendre. Beaucoup  de  lettres  me  restent  où  Ton 
cfaerchoit  à  me  dissuader  de  ce  dessein.  En  arri- 
vant ici  j  avois  dit  la  même  chose  à  tout  le 
monde  ,  à  vous-même  ainsi  qu  à  M;  de  Mont- 
mollin.  Il  est  le  seul  qui  se  soit  avisé  de  trans- 
former ce  propos  en  promesse ,  et  de  prétendre 
que  je  .m  etois  engagé  avec  lui  de  ne  plus  écrire, 
parceque  je  lui  en  avois  montré  Finteiition.  Si 
je  lui  disois  aujourd'hui  que  je  compte  aller  de^ 
nf ain  à  Neuchatel ,  prendroit-il  acte  de  dette 
parole ,  et  si  j  y  manquois  m'en  feroit-il  un  pro- 
cès? C'est  la  même  chose  absolument ,  et  je  n'ai 
pas  plus  songé  à  faire  une  promesse  à  M.  de 
Montmollin,  qu'à  vous  d'une  résolution  dont 
j'informois  simplement  l'un  et  l'autre.  ' 

M.  de  Montmollin  oseroit-il  dire  qu'il  ait  en-* 
tendu  la  chose  autrement?  oseroit-il  affirmer, 
comme  il  l'ose  faire  entendre ,  t[ue  c'est  sur  cet 
engagement  prétendu  qu'il  m'admit  à  la  ^commu- 
nion? La  preuve  du  contraire  est  qu'à  la  publia 
cation  de  ma  lettre  à  M.  l'archevêque  de  Paris , 
M.  de  Montmollin ,  loin  de  m'accusér  de  lui  avoir 
manqué  de  parole^  fut  très  content  de.c^f  oi^^ 


ANNjÉE    1765.       v/  4" 

V4rage ,  et  qu'il  en  fit  FélQge  à  moi-même  et  à  tout 
le  monde,  sans  dire  alors  un  mot  de. cette  fabu*- 
leùse  promesse  quil  m  accuse  aujourd'hui  de  lui 
avoir  faite  auparavant.  Remarques  pourtant  que 
cet  écrit. est  l>ien  plus  fort  aur  les  mystères  et 
même  sur  les  miracles  que  celui  dont  il  fait  main- 
tenant tant  de  bruit;  remarquez  encoi^  que  j y 
parle  de  même  en  mon  nom ,  et  non  plus  au 
nom  du  vicait^.  Peut -on  chercher  des  sujets 
d'excommunioa^tion  dans  ce  denlier  qui  n  ont 
pas  mêmie  été  des  sujets  de  plainte  dans  Tautre? 
Quaiid  j  aurois  fait  à  M'  de  MontmoUin^  cette 
promesse,  à  laquelle  je  iie  songeai  de  ma  vie  y 
prétendroit «- il  quelle  fut  si  absolue  quelle  ne 
supportât  pasja  moindre  exceptiofoivP^s  même 
d'imprimer  un  mémoire  pour  ma  défense,  lors-^ 
que  j  aurois  ui|  procès  ?  Et  quelle  exception  m  e- 
toit  mieux  permise  que  celle  où,  me  justifiant , 
jiQ  le  justifiais  lai-même ,  où  je  montrais  qu  il 
étoit  faux  quil  eut  admis  dans  son  église  un 
agresseur, de  Ja  religion  ?  Quelle  promesse  pou- 
vait m'acquitter  de  ce  que.  je  devois  à  d  autres  et 
à  moi-même?  Comment  pouvois-je  aupprimer 
un  écrit  défen^if  pour  mon»  honneur  v  pour  celui 
de  mes  anciens  compatriotes  ;  un  écrit  que  tant 
de  grwtd^  motifs  rendaient  nécessaire  et  où  j  a- 
yéis  à  remplir  de  si  saints  devoirs  ?  A  qui  M.  de 
Montm^Uin  fera-t^il  croire  que  je  lui  ai  promis 
d  endurer  Tignominijeen  silenoe?Âpréaent  même 
qiifô  j  ai  pri^  avec  un  corp»  respectable  un  ejoga* 
gement.  for^iel  >  qui  est-<^e  dans  ce  corps  qui, 


4ia  CORltESPONDANGE. 

maceuseroit  d'y  manquer,  si,  forcé  par  les  01^- 
ti^es  de  M.  de  MontmoUin ,  je  pfenoîs  le  parti 
de  les  repousser  aussi  publiquement  qu  il  ose  les 
faire?  Quelque  promesse  que  fasse  un  honnête 
homme ,  on  n'exigera  jamais ,  on  présumera 
bien  moins  encore ,  qu  elle  aille  jusqu'à  se  laisser 
déshonorer. 

En  publiant  les  Lettrées  écrites  de  la  montagne, 
je  fis  mon  devoir  et  je  ne  manquai  point  à  M.  de 
MontmoUin.  Il  en  jugea  lui-même  ainsi ,  puis- 
que après  la  publication  de  l'ouvrage,  dont  je  lui 
avois  envoyé  un  exemplaire ,  il  ne  changea  point 
avec  moi  de  manière  d'agir.  Il  le  lut  avec  plaisir, 
m'en  parla  avec  éloge;  pas  un  mot  qui  sentit 
l'objection.  Depuis  lors  il  mie  vit  long-temps  en- 
core ,  toujours  de  la  meilleure  amitié;  jamais  la 
moindre  plainte  sur  mon  livre.  On  parloit  dans 
ce  tempS'là  d'une  édition  générale  de  mes  écrits  ; 
non  seulement  il  approuvoit  cette  entreprise,  il 
desiroit  même  s'y  intéresser  :  il  me  marqua  ce 
désir,  que  je  n'encourageai  pas,  sachant  que  la 
compagnie  qui  s'étoit  formée  se  trouvoit  déjà 
trop  nombreuse ,  et  ne  vouloit  plus  4'au^<*c  as- 
socié. Sur  mon  peu  d'empressement ,  qu'il  re- 
marqua trop,  il  réfléchit  quelque  temps  après 
que  la  bienséance  de  son  état  ne  lui  permettoit 
pas  d'entrer  dans  cette  entreprise.  C'est  alors 
que  la  classe  prit  le  parti  de  s'y  opposer ,  et  fit 
des, représentations  à  la  cour. 

Du  reste ,  la  bonne  intelligence  étoit  si  parfaite 
encore  entre  nous,  et  mon  dernier  ouvrage  y 


ANNÉE    1765*  4l3 

mettoit  si  peu  d'obstacle,  que,  long^temps  après 
sa  publication ,  M.  de  Montmollin  causant  avec 
mol,  me  dit  quiLvouloit  demander  à  la  cour 
une  augmentation  de  prébende,  et  me  proposa^ 
de  mettre  quelques  lignes  dans  la  lettre  qu'il 
écriroit  pour  cet  efFet  à  milord-maréchal.  Cette 
forme  de  recommandation  me  paroissant  trop 
familière,  je  lui  demandai  quinze  jours  pour  en 
écrire  à  milord-maréchal  auparavant.  Il  se  tut^ 
et  ne  m'a  plus  parlé  de  cette  affaire.  Dès-lors  il 
commença  de  voir  d  un  autre  œil  les  Lettres  de 
la  montagne ,  sans  cependant  en  improuver  ja- 
mais un  seul  mot  en  ma  présence.  Une  fois  seu- 
lement il  me  dit  :  Pour  moi,  je  crois  aux  mira-' 
des.  J  aurois  pu  lui  répondre  :  jy  crois  tout  aU'^ 
tant  que  vous. 

Puisque  je  suis  sur  mes  torts^avec  M.  de  Mont- 
mollin, je  dois  vous  avouer,  monsieur,  que  je 
m  en  reconnois  d'autres  encore.  Pénétré  pour  lui 
de  reçonnoissance ,  j'ai  cherché  toutes  les  occa- 
sions de  la  lui  marquer,  tant  en  public  qu'en 
particulier  :  mais  je  n'ai  point  fait  d'un  senti- 
ment si  noble  un  trafic  d'intérêt;  l'exemple  ne 
m'a  point  gagné ,  je  ne  lui  ai  point  fait  de  pré- 
sents ,  je  ne  sais  pas  acheter  les  choses  saintes. 
M.  de  Montmollin  vouloit  savoir,  toutes  mes  af- 
faires ,  connoitre  tous  mes  correspondants ,  di- 
riger ,  recevoir  mon  testament ,  gouverner  mon 
petit  ménage  :  voilà  ce  que  je  n'ai  point  souf- 
fert. M.  de  Montmollin  aime  à  tenir  table  long- 
temps ;  pour  moi  c'est  un  vrai  supplice.  Rare-» 


4l4  CORRESPONDANCE. 

inent  il  a  ïùangé  chez  moi ,  jamais  je  n  ai  mange 
chez  lui.  Enfin  j  ai  toujours  repoussé  avec  tous 
les  égards  et  tout  le  respect  possible  Fintimité 
qu  il  vouloit  établir  entre  nous.  Elle  n  est  jamais 
un  devoir  dès  quelle  ne  convient  pas  à  tous 
deux. 

Voilà  mes  torts ,  je  les  confesse  sans  pouvoir 
m'en  repdntir  :  ils  sont  grands  si  Ion  veut,  mais 
ils  sont  les  seuls,  et  j'atteste  quiconque  connoit 
un  peu  ces  contrées ,  si  je  nfe  m  y  suis  pas  sou- 
Vent  rendu  désagréable  aux  honnêtes  gens  par 
mon  zèle  à  louer  dans  M.  de  Montmollin  ce  que 
j*y  trouvois  de  louable.  Le  rôle  qu'il  avoit  joué 
précédemment  le  rendoit  odieux,  et  Ion  n'ai- 
moit  pas  à  me  voir  effacer  par  ma  propre  bis-» 
toire  celle  des  maux  dont  il  fut  Fauteur. 

Cependant ,  quelques  mécontentements  se- 
crets qu'il  eut  contre  moi ,  jamais  il  n'eut  pris 
pour  les  faire  éclater  un  moment  si  mal  choisi, 
si  d'autres  motifs  ne  l'eussent  porté  à  ressaisir 
Foccasion  fugitive  qu'il  avoit  d'abord  laissée  é-* 
chapper  :  il  voyoit  trop  combien  sa  ccmduit^ 
alloit  être  choquante  et  contradictoire.  Que  de 
combats  n'an-il  pas  dû  sentir  en  lui-même  avant 
d'oser  afficher  une  si  claire  prévarication  !  Car 
passons  telle  condamnation  qu  on  voudra  sur 
les  Lettres  de  la  montagne ,  en  diront-elles ,  en*- 
fin,  plus  que  FÉmile,  après  lequel  j'ai  été,  non 
pas  laissé,  mais  admis  à  la  table  sacrée?  plus 
que  la  I^ettre  à  M^  de  Beaumont ,  sur  laquelle  on 
ne  m'a  dit  un  seul  mot  ?' Qu'elles  ne  soient ,  si 


ANNÉE    1765*  4*5 

Ton  veut ,  qu'un  tissu  d'erreurs ,  qtie  s'ensuivra^- 
t-il  ?  qu  elles  ne  m'ont  point  justifié ,  et  que  FaU-- 
teur  d'Emile  demeure  inexcusable ,  mais  jamais 
que  celui  des  Lettres  écrites  de  la  montag[ne 
doive  en  particulier  être  condamné.  Après  avoir 
fait  grâce  à  un  homme  du  crime  dont  on  lac- 
cuse ,  le  punit-on  pour  s  être  mal  défendu  ?  Voilà 
pourtant  ce  que  fait  ici  M.  de  Montmollin  ;  et  je 
le  défie,  lui  et  tous  ses  confrères,  de  citer  dans 
ce  dernier  ouvrage  aucun  des  sentiments  qu  ils 
censurent ,  que  je  ne  prouvé  être  plus  fortement 
établi  dans  les  précédents. 
•  Mais,  excité  sous  main  par  d'autres  gens,  il 
saisit  le  prétexte  qu'on  lui  présente ,  sûr  qu'en 
criant  à  tort  et  à  travers  à  l'impie ,  on  met  ton-* 
jours  le  peuple  en  fureur  ;  il  sonne  après  coup  le 
tocsin  de  Motiers  sur  un  pauvre  homme  pour 
s'être  osé  défendre  chez  les  Genevois  ;  et  sentant 
bien  que  k  succès  seul  pouvoit  lesau  ver  du  blâme, 
il  n'épargne  rien  pour  se  l'assurer.  Je  vis  à  Motiers: 
je  ne  veux  point  parler  de  ce  qui  s'y  passe,  vous 
le  savez  aussi  bien  que  moi  ;  personne  àNeucha- 
tel  ne  l'ignore  ;  les  étrangers  qui  viennent  le 
voient,  gémissent,  et  moi  je  me  tais. 

M.  de  Montmollin  s'excuse  sur  les  ordres  de  la 
classe.  Mais  supposons-les  exécutés  par  des  voies 
légitimeis;  si  ces  ordres  étoient  justes,  comment 
àvoitr-il  attendu  $i  tard  à  le  sentir?  comment  ne 
les  prévenoit^l  point  lui-même  que  cela  regar- 
doit  spécialement?  comment,  après  avoir  lu  et 
relaies  Lettres  de  la  montagne,  n'y  avoit-il  j^- 


4l6  CORRESPONDANCE. 

mais  trouvé  un  mot  à  reprendre ,  ou  pourquoi 
ne  m'en  avoit-il  rien  dit,  à  moi  son  paroissien , 
dans  plusieurs  visites  qu'il  m'avoit  faites?  Que* 
toit  devenu  son  zèle  pastoral  ?  Voudroit-îl  qu'on 
le  prtt  pour  un  itnbécille  qui  ne  sait  voir  dans  un 
livre  de  son  métier  ce  qui  est  que  quand  on  le 
lui  montre?  Si  ces  ordres  étoient  injustes,  pour- 
quoi s'y  soumettoit-il?  Dn  ministre  de  l'évangile, 
un  pasteur ,  doit-il  persécuter  par  obéissance  un 
homme  qu'il  sait  être  innocent?  Ignoroit-il  que 
paroltre  même  en  consistoire  est  une  peine  igno- 
minieuse, un  affront  cruel  pour  un  homme  de 
mon  âge,  sur-tout  dans  un  village  où  l'on  ne  con- 
nott  d'autres  inatières  consistoriales  que  des  ad- 
monitions sur  les  mœurs  ?  Il  y  a  dix  «ans  que  je 
fus  dispensé  à  Genève  de  paroître  en  consistoire 
dans  une  occasion  beaucoup  plus  légitime ,  et , 
ce  que  je  me  reproche  presque ,  contre  le  texte 
formel  de  la  loi.  Mais  il  n'est  pas  étonnant  que 
l'on  connoisse  à  Genève  des  bienséances  que  l'on 
Ignore  à  Motiers. 

Je  ne  sais  pour  qui  M.  de  MontmoUin  prend 
ses  lecteurs  quand  il  leur  dit  qu'il  n'y  avoit  point 
d'inquisition  dans  cette  affaire  ;  c'est  comme  s'il 
disoit  qu'il  n'y  avoit  point  de  consistoire  ;  car  c'est 
la  même  chose  en  cette  occasion.  Il  fait  enten* 
dre,  il  assure  même  qu'elle  ne  devoit  point  avoir 
de  suite  temporelle  :  lecontraire  est  connu  de 
tous  les  gens  au  fait  du  projet  ;  et  qui  ne  sait 
qu'en  surprenant  la  religion  du  conseil  d'état,  on 
l'àvoit  déjà  engagé  à  faire  des.démarches  qui  ten?  ; 


'       ANNÉE    1765.       H  4i'y. 

doient  à  m^5ter  la  protection  du  roi  ?  Le  pas  né^ 
cessaire  pour  achever  étoit  lexcommunication; 
après  quoi  de  nouvelles  remontrances  au  conseil 
d  état  auroient  fait  le  reste  :  on  s  y  étoit  engagé  ; 
et  voilà  d'où  vient  la  douleur  de  n  avoir  pu  réus- 
sir. Gard  ailleurs  qu'importe  à  M.deMontmoUin? 
Craint-il  que  je.  ne  me  présente  pour  commu- 
nier de  sa  main?  Qu'il  se  rassure  ;  je  ne  suis  pas 
aguerri  aux  communions  comme  je  vois  tant  de 
gens  l'être  :  j'admire  ces  estomacs  dévots  toujours 
si  prêts  à  digérer  le  pain  sacré;  le  mien  n'est  pas 
si  robuste.  ' 

Il  dit  qu'il  n'avoit  qu'une  question  très  simple 
^  me  faire  de  la  part  de  la  classe.  Pourquoi  donc 
eu  me  citant  ne  me  fit-il  pas  signifier  cette  ques- 
tion ?  Quelle  est  cette  ruse  d'user  de  surprise ,  et 
de  forcer.les  gens  de  répondre  à  l'instaut  même 
sans  leur  donner  unmomeptpour  réfléchir?  C'est 
qu'avec  cette  question  de  la  classe  dont  M.  de 
Montmollin  parle,  il  m'en  réservpit  de  son  chef 
d'autres  dont.il  ne  parle  point,  et  sur  lesquelles 
il  ne  vouloit  pas  que  j'eusse  le  temps  de  me  pré- 
parer. On  sait  que  son  projet  étoi^absolument  de 
me  prendre  en  faute ,  et  de  m'embarrasser  par 
tant  d'interrogations  captieuses  qu'il  en  vînt  à 
bout;  il  savoit  combien  j'étois  languissant  et 
foible.  Je  ne  veux  pas  l'accuser  d'avoir  eu  le  des- 
sein d'épuiser  mes  forces  ;  mais  quand  je  fus  cité 
j'étois  malade-,  hors  d'état  de  sortir,  et  gardant 
la  chambre  depuis  six  mois  :  c'étoit  l'hiver;  il 
faisoit  froid,  et  c'est,  pour  un  pauvre  infirme,  un 
17.  37 


étrange  spécifi^fœ  qu'une  séftnce  de  pludièurs 
heures ,  debout ,  interrogé  san»  relâche  dur  des 
matières  de  théologie,  devant  des  andens  dôût 
Jes  plus»  instruits  déclareut  n*y  rien  entendre. 
N'importe  ;  on  ne  s'informa  pas  même  si  je  pou- 
vois  sortir  de  mon  lit,  si  j'avois  la  force  daller, 
s'il  faudrôit  me  faire  porter  ;  on  ne  s'embarras- 
soit  pas  de  cela  :  la  charité  pastorale ,  occupée 
des  choses  de  la  foi ,  ne  s'abaisse  pas  aux  terres- 
tres soins  de  cette  vie. 

Vous  savez ,  monsieur,  ce  qui  se  passa  dans  le 
consistoire  en  mon  absence,  comment  s'y  fit  lâ 
lecture  de  ma  lettre  ;  et  les  propos  qu'on  y  tint 
pour  en  empêcher  l'effet  ;  vos  mémoires  là-des- 
sus vous  viennent  de  la  bonne  source.  Concevet- 
vous  qu'après  cela  M.  de  Montmollin  change 
tout-à-coup  d'état  et  de  titre ,  et  que  s'étant  fait 
commissaire  delà  classe  pour  solliciter  FaUfaîre, 
il  redevienne  aussitôt  pasteur  pour  la  juger.  y*a- 
gissôù,  dit-il,  comme  pasteur,  comme  chef  du 
consistoire,  et  non  comme  représentant  de  la 
i^t^érable  classe.  R'étoit  bien  tard  changer  de 
xèAt  après  en  avoir  fait  jusqu'^alors  un  si  diffë* 
i?ê*it.  Craignons,  monsieur,  fes  gens  qui  font  si 
volontiers  deux  personnages  dans  }a  même  af- 
faire ;  il  est  rare  que  ces  deux  en  fassei^t  un  bon. 
Il  appuie  la  nécessité  de  sévir  sur  le  scandale 
causé  par  mon  livre.  Voilà  des  scrupules  tout 
nouveaux ,  qu'il  n'eut  point  du  teriips  de  FÉmrle*. 
ïiC  scandale  fut  tout  aussi  grand.pour  lemoms  ; 
fes  gens  d'église  et  les  ga2etiers  ne  feient  pas 


ANNÉE    1765.  4^9 

tiiolDé  de  htnk  ;  du  brûlolt ,  on  brâyôît ,  on 
tu ïnsuUoit  pdr  toute  lEurope*  M.  de  MontmoU 
lin  trotiv Aujourd'hui  des  raisons  de  m  excom- 
nauniet'  dans  celles  ()ui  ne  letnpèchèfent  pas 
«lors  de  m  admettre.  Son  zèle,  suivant  le  ptë* 
tepte,  prend  totiteë  les  formes  pour  agir  selon 
les  temps  et  led  lieuis.  Mais  qui  est-^ce,  je  voué 
prie ,  qtii  excita  dans  sa  paroisse  le  scandale  dont 
il  se  plaint  ô«t  sujePde  mon  dernier  livre?  Qui 
è0t-ce  qui  aflfectôit  dcn  fai^B  un  bruit  affreux, 
et  par  soi^^mème  et  par  des  gens  apostés?  Qui 
esc-^e^  parmi  tout  ce  peuple  si  saintement  for-- 
cené ,  qui  auroit  su  que  j'avois  commis  le  crime 
énorme  de  prouver  qnê  le  conseil  de  Genève 
m'avoit  condamné  à  tort,  si  Ton  neût  pris  soin 
de  le  leur  dire  en  kur  peignant  ce  singulier 
crime  avte  kâ  couleurs  que  chacun  sait  ?  Qui 
d'entre  eux  est  même  en  état  de  lire  mon  livre 
et  d'entendre  ce  dont  il  s'ggit  ?  Exceptons  ,  si 
ïon  veut ^  lardent  satellite  de  M*  de  Montmoï- 
Un ,  ùe  groâd  màfréchal  qu'il  cite  si  fièrement ,  cé 
l^mnd  elere  5  le  Boirude  de  son  église ,  qui  se  eon- 
pofolf  êi  bien  en  fers  de  chetaux  et  en  livres  dé 
théologie.  Je  veux  le  croire  en  état  de  lire  à  jeuri 
et  ssms  épeler  tme  ligne  entière ,  quel  autre  des 
ameutés  en  peut  faire  autant  ?  En  entrevoyant 
Èùt  tMê  pages  les  mots  S  évangile  et  de  miracles^ 
il0  â«roiètl4  cru  lire  un  Irvrè  de  dévotion ,  et  me 
ftaeha^t  bon  hômrm^lîls  ttu-roient  dit  :  Que  Dieu 
h  bén^6j  ilnôîiâ  édifit.  Mai»  c^n  leu^r  a  tant  as- 
mrè  qoÉ  j'éf  «d»  u«  hfotiMie  abernirinàblG ,  un  im- 

27. 


420  CORRESPONDANCE. 

pie,  qui  disoit  qu'il  ny  avoit  point  de  Dieu,  et 
que  les  femmes  n  avoient  point  d  ame ,  que ,  sans 
sobger  au  langage  si  contraire  qu'oiÉk^ur  tenoit 
ci-devant,  ils  ont  à  leur  tour  répété  :  Cest  un  im- 
pie, un  scélérat,  c'est  Vuéntechrist;  il  faut  tex^ 
communier^  le  brûler.  On  leur  ar  charitablement 
répondu  :  Sans  doute;  mais  criez,  et  laissez-nous 
faire  ;  tout  ira  bien. 

La  marche  ordinaire  d#  messieurs  les  gens 
d  église  me  paroit  admirable  pour  aller  à  leur 
but  :  après  avoir  établi  en  principe  leur  compé- 
tence sur  tout  scandale ,  ils  excitent  le  scandale 
sur  tel  objet  qu'il  leur  plaît ,  et  puis",  en  vertu  de 
ce  scandale  qui  est  leur  ouvrage ,  ils  s'emparent 
de  l'affaire  pour  la  juger.  Voilà  de  quoi  se  ren- 
dre maîtres  de  tous  les  peuples,  de  toutes  les  lois, 
de  tous  les  rois,  et  de  toute  la  terre  sans  qu'on 
ait  le  moindre  mot  à  leur  dire.  Vous  rappelez- 
vous  le  conte  de  ce  chirurgien  dont  la  boutique 
donnoit  sur  deux  rues ,  et  qui  sortant  par  une 
porte  estropioit  les  passants ,  puis  rentroit  subti- 
lement, et  pour  les  panser  ressoftoit  par  l'autre? 
Voilà  l'histoire  de  tous  les  clergés  du  monde , 
excepté  que  le  chirurgien  guérissoitdu  moins  ses 
blessés ,  et  que  ces  messieurs ,  en  traitant  les 
leurs ,  les,  achèvent.  . 

N'entrojns  point,  monsieur ,  dans  les  intrigues 
secrètes  qu'il  ne  faut  pas  mettre  au  grand  jour. 
Mais  si  M.  de  MontmoUin  n'eût  voulu  qu'exécuter 
l'ordre  de  la  classe,  ou  faire  l'acquit  de  sa  con- 
science, pourquoi  l'acharnement  qu'il  a  mis  à> 


ANNÉE    176(1..  42Ï 

cetite  affaire?  pourquoi  ce  tumulte  excité  dans 
le  pays?  pourquoi  ce^  prédications  violentes  , 
pourquoi  ces  conciliabules?  pgurquoi  tant  de 
sots  bruits  répandus  pour  tâcher  de  m  effrayer 
par  les  cris  delà  populace?  Tout  cela  n  est-il  pas 
notoire  au  public?  M.  de  MontmoUin  le  nie;  et 
pourquoi  non,  puisqu'il  a  bien  nié  d*avoir  pré- 
tendu deux  voix  dans  le  consistoire?  Moi,  j  en 
vois  trois ,  si  je  ne  me  trompe  :  d'abord  celle  de 
son  diacre,  qui  netoit  là  que  comme  son  repré- 
sentant; la  sienne  ensuite  qui  formoit  légalité; 
et  celle  enfin  qu'il  vouloit  avoir  pour  départager 
les  suffrages.  Trois  voix  à  lui  seul,  c'eût  été  beau- 
coup, même  pour  absoudre;  il  les  vouloit  pour 
condamner,  et  ne  put  les  obtenir:  où  étoît  le 
mal?  M.  de  MontmoUin étoit  trop  heureux  que 
son  consistoire ,  plus  sage  que  lui ,  l'eût  tiré  d'af- 
faire avecla  classe,  avec  ses  confrères ,  avec  ses 
correspondants,  avec  lui-même.  J'ai  fait  mon 
devoir,  auroit-il  dit  ,  j'ai  vivement  poursuivi 
la  chose  ;  mon  consistoire*  n'a  pas  jugé  coitime 
moi ,  il  a  absous  Rousseciu  contre  mon  avis*.  Ce 
n'est  pas  ma  faute;  je  me  retire;  je  n'en  puis 
faire  davantage  sans  blesser  les  lois,  sans  dés- 
obéir au  prince,  sans  troubler  le  repos  public;  je 
suis  trop  bon  chrétien,  trop  bon  citoyen,  trop 
btjn  pasteur  pour  rien  tehter  de  semblable.  Après 
avoir  échoué ,  il  pouvoit  encore,  avec  un  peu 
d'adresse ,  conserver  sa  dignité  et  recouvrer  sa 
réputation;  mais  l'amour-prôpre  irrité  n'est  pas 
si  sage;  on  pardonne  encore  moins  aux  autres 


4^2  G0RR£SP0I«]>4NCE, 

le  mal  qu pn  leur  £|  voulu  fwre  que  celui  quoti 
leur  a  fait  en  effet.  Furieux  de  voir  mauquer  à 
I9  fa^e  de  l'Europe  ce  gr^iyl  crédit  doat  il  aimie  à 
8e  vanter ,  il  ne  pçut  quitter  lu  partie ,  il  dit  eu 
classe  qu  il  ne$%  pat  sans  espoir  de  la  renouer  ; 
il  le  tente  dans  un  autre  consistoire  :  mais  pour 
ce  montrer  moins  à  découvert ,  il  ne  la  propose 
pas  lui-même  f  il  la  fait  proppier  par  son  maré^ 
chai,  par  cet  instrument  de  sesmenécis,  quil 
appelle  à  témoin  qu  il  n  en  a  pas  fait.  Cela  n'étoit- 
il  pas  finement  trouvé?  Ce  n  est  pas  que  M*  de 
Montmollin  ne  soit  fin  ;  mais  un  homme  que 
la  colère  aveugle  n^ .  fait  plus  que  des  sottises 
quand  il  se  livre  à  sa  passion, 
,  Cette  ressource  lui  manque  encorç.  Vous  croi- 
riez qu'au  moins  alor^  ses  efforts  s  arrêtât  là  : 
point  du  tout;  dans  l'assemblée  suivante  de  la 
classe,  il  propose  un  autre  expédient,  fondé  sur 
l'impossibilité  d'éluder  l'activité  de  l'officier  du 
prince  dans  sa  paroisse  ;  c'est  d  attendre  que  j'aie 
passé  dans  une^  autre,  et  là  de  recommencer  les 
poursuites  sur  nouveaui^i^  frais.  En  conséquence 
de  ce  bel  expédient 9  les  sermons  emportés  rC"- 
commencent;  on  met  derechef  le  peuple  en  ru- 
meur, comptapt  à  forç^de  désagrément  me  for» 
cer  enfin  de  quitter  la  paroisse.  En  voilà  trop  , 
en  vérité ,  pour  un  homme  aussi  tolérant  que 
M.  de  Montmollin  prétend  letre,  et  qui  n'agit 
que  par  Tordre  de  son  corps. 

Ma  lettre  s'allonge  beaucoup,  mon^ur,  mais 
il  le  faut,  et  pourquoi  la  couperois-^je  ?  seroit-ce 


ANNÉE    1765.  423 

IVbrége^  qM  den  loultiplier  les  formules?  Lais-i- 
«cms  à  M.VJIe  Mo«ttmolUn  le  plaisir  de  dire  dix  foi» 
de  suite:  JDJnaaard^^m^scpar^dprmez-vausi^ 

Je  Q  ai  j^oiot  eotam^  la  questioo  de  droit  ;  je 
me  suis  interdit  cette  matière*  Je  me  s^is  borné 
dans  la  seconde  partie  de  cette  lettre  à  vous  prour 
vff  que  M,  d^  MontmoUiti^^  malgré  le  ton  béat 
qu'il  afFécte-,  ua  point  élé  conduit  dafis  cette 
affaire  par  le  xélo  de  la  foi»  Dti  par  aon  devoir , 
maif  qu  il  a ,  selQU  Tusage  y  fait  servir  Dieu  d'in- 
strument à$es.  pa$$ioos.  Or  juge«d  pour  de  telles 
fine  on.  emploie  des  moyens  qui  soient  honnêtes , 
et  dispensesrmoi  d  entrer  dans  des,  détails  qui 
feroient  gémir  la  vertu- 
Dans  la  prenaière.  partie  de  ma  lettre  je  rap- 
porte des  faits  oppo$és  à  ceux  qu  avance  M.  de 
MontmoUin,  Il  avoit  eu  1  art  de  se  ménager  des 
indices  auxquels  je  n  ai  pu  répondre  que  par  le 
récit  fidèle  de  ce  qui  s  est  passé.  De  ces  asser-» 
tions  contraires  de  sa  part  et  de  la  mienne  vous 
conclurez  que  lun  des  deux  est  un  menteur;  et 
j  avoue  que  cette  conclusion  me  paroît  juste. 

En  voulant  finir  ma  lettre  et  poser  sa  bro-* 
chure,  je  la  feuillette  encore.  Les  observations 
se  présentent  sans  nombre  ^  et  il  ne  faut  pas 
toujours  recommencer.  Cependant  comment 
passer  ce  que  j  aidan&  cet  instant  sous  les  yeux? 
Quçforont  nos  ministres  ?  se  disoit^on  publique- 
ment, défendront'-ils  Fés^angile  attaqué  si  vuver^ 
tementpar  sfis  ennemie  P  C  est  donc  moi  qui  sui^ 
lennemi  de  levangile,  parceque  je  mlndigne 


424  CaRRESPONDANCE. 

qu  on  le  défigure  et  qu'on  Favilisse?  Eh!  que  ces 
prétendus  défenseurs  n  imitent-ils  Fusage  que 
j  en  voudrais  faire  !  que  û'en  prennent-ils  ce  qui 
les  rendroît  bons  et  justes ,  que  n'en  laissent-ils 
ce  qui  ne  sert  de  rien  à  personne^  et  qu'ils  n  en- 
tendent pas  plus  que  moi  ! 
•  Si  un  citoyen  de  ^cepdjs  n^oit  osé  dire  ou  écmre 
quelque  chose  d'âpprok)hant  à  ce  qu'avance 
M.  Itousseau^  ne  séi^iwit*6n  pas  contre  iuiPHon 
assurément;  j'ose  Je  croire  pour  l'honneur  de 
cet  état.  Peuples  de  Net^ehatel ,  qtrelles  seroient 
donc  vos  franchises  si  y  pôut*  quelque  point  qui 
fournrroit  matière  de  chicane  awx  ministres,  ils 
pouvoient  poursuivre  autniliéu  devons  Fauteur 
d'un  factum  imprimé  à  Fautre  bout  de'FEurope , 
pour  sa  défense  en  pays  étranger?  M;  c(e  Mont- 
môllin  m'a  choisi  pour  vous  imposer  en  moi  ce 
nouveau  joug:  mais  serois-je  digne  d'avoir  été 
reçu  parmi  vous ,  si  j'y  taissois ,  par  mon  exem- 
ple ,  une  servitude  que  je  n'y  ai  point  trouvée? 
Monsieur  Rousseau ,  nouveau  citoyen  ,  ^^-/-^7 
donc  plus  de  privitéges  que  tous  les  anciens  ci^ 
toyens?  Je  ne  rédame  pas  même  ici  les  leurs  ;  je 
ne  réclame  que  ceux  que  j'avois  étant  homme  , 
et  comme  simple  étranger.  Le  correspondant 
que  M.  de  MontmolIiVi  fait  parler,  ce  merveil- 
leux correspondant  qu'il  ne  nommé  point  /  et 
qui  lui  donne  tant  de  louanges ,  est  un  singulier 
raisonneur^  ce  me  semble.  Je  veux  avoir,  selon 
kii,  plus  de  privilèges  que  tous  les  citoyens ,  par- 


ANNÉE    1765.  425 

ceque  je  résiste  à  des  vexations  que  n endura  ja- 
mais aucun  citoyen.  Pour  moter  le  droit  de  dé- 
fendre ma  bourse  contre  un  voleur  qui  voudrait 
me  la  prendre  J  il  n  auroit  donc  qu'à  me  dire  : 
P^ous  êie^s  plaisant  de  ne  vouloir  pas  que  je  vous 
h)ole!  Je  volerais  bien  un  homme  du  pays  s'il 
•passoit  au  lieu  de  vous. 

Remarquez  qu'ici  M.  le  professeur  de  Mont- 
mollin  est  le  seul  souverain,  le  despote  qui  me 
condamne,  et  que  la  loi ,  le  consistoire ,  le  ma- 
gistrat, le  gouvernement,  le  gouverneur,  le^roi 
même ,  qui  me  protègent,  sont  autant  de  rebellés 
à  Faute  ri  té  suprême  de  M.  le  professeur  de  Mont- 
ra ollin,  ; 

L'anonyme  demande  si  je  ne  me  suis  pas  sou- 
mis "comme  citoyen  aux  lois  de  Vétat  et  aux 
usages;  et  de  ]  affirmative,  qu'assurément  on  ne 
lui  contestera  pas ,  il  conclût  que  je  me  suis  sou- 
mis à  une  loi  qui  n'existe  point,  et  à  un  usage 
q\ii  n'eut  jan^ais  lieu. 

M,  de  MontmoUin  dit  à  cela  que  cette  loi 
existe  à  Genève,  et  que. je  me  suis  plaint  moi- 
même  quori  l'a  violée  à  mon  préjudice.  Ainsi 
donc  la  loi  qui  fîxiste  à  Genève,'et  qui  n'existe 
pas  à  Motiers,  on  la  viole  à  Genève  pour  me  dé- 
créter, et  on  la  suit  à  Motiers  pour  m'excommu- 
nier.  Convenez  que  me  voilà  dans  une  agréable 
position!  C'étoit  sans  doute  dans  un  de  ses  mo- 
ments de  gaieté  que  M.  de  MontmoUin -^fit  ce 
raison  ncraent-là.  -  •  •  i 


426  GORRESPONQAISCE. 

U  plai$aQte  à-peu^près  sur  le  même  ton  daa^ 
une  note  sar  l-oiïre  (i),  que  je  voulus  bien  fair^ 
à  la  classe,  à  condition  quQU  me  laissât  ^Q  re* 
pos;  il  dit  que  cest  se  moquer,  et  qu'on  ne  fait 
pas  ainsi  la  loi  à  ses  supérieurs. 

Premièrement  il  se  moque  lui-même  quand  il 
prétend    qu  offrir  une  satisfaction   très .  obsé^ . 
quieuse^  et  trèi»  raisonnable  à  gens  qui  se  plai- 
gnent qupiqu  a  tort,  cest  leur  faire  la  loi. 

Mai9  ]a  plaisanterie  est  d'avoir  appelé  mes^ 
sieurs  de  la  classe  mes  supérieurs ,  comme  si  j'é-» 
jtois  homme  d  e^j^lise.  Car  qui  ne  sait.que  la  classe, 
ayant  juridiction  sur  le  clergé  seulement,  e% 
n  ayant  a<u  surplus  rien  à  commander  à  qui  que 
ce  soit,  ses  membres  ne  sont  comme  tels  les  su- 
périeurs  de  personne  (2)?  Or  de  me  traiter  en 
homme  d  église  ist  une  plaisanterie  fort  déplacée 
à  mon  avis.  M,  de  MontmoUin  sait  très  bien  que 
je  ne  suis  point  homme  d église,  et  que  jai  mê- 

^  (i)  Offre  dont  le  secret  fut  ci  bien  gardé ,  que  personne 
n'en  sut  rien  que  quand  je  le  publiai;  et  qui  fut  si  niai- 
honnêtement  reçu,  qu'on  ne  daigna  pas  y  faire  la  moin- 
dre réponse:  il  fallut  même  que  je  fisse  redemander  k 
M.  de  MontmoUin  ma  déclaration,  qu'il  s'étoit  doace» 
ïpent  appi)opriée. 

(2)  Il  faudroit  croire  que  la  tête  tourne  à  M.  de  Mont* 
moUin ,  si  Ton  lui  supposoit  assez  d'arrogance  pour  vou- 
loir sérieusement  donner  à  messieurs  de  la  classe  quel- 
que supériorité  sur  les  autres  sujets  du  roi.  Il  n'y  a  pas 
cent  ans  que  ces  supérieurs  prétendus  ne  signoient  qu'»^ 
près  tous  les  autres  corps. 


ANNÉE    1765.  4^7 

me 9  grace^nu  ciel,  très  p^u  de  vocation  pour  1q 
devenir. 

Encore  quelques  mots  sur  la  leure  que  j  ecri* 
vis  au  çoosistoire ,  et  j'ai  6ui,  M.  de  MontmolUa 
promet  peu  de  commentaire  sur  cette  lettre.  Je 
crois  qu'il  fait  très  bien ,  et  qu'il  eut  mieiHL  fait 
fUGore  de.n  en  poiut  donner  du  tout.  Permettes 
que  je  passe  en  revue  ceux  qui  me  regardent  : 
lexamen  ue  sera  pas  long* 

Comment  répondre^  dit --il,  à  des  questions 
qiCon  ignore?  Comme  jaî  fait,  en  prouvant 
d'avance  qu  on  n  a  point  \t  droit  de  question-» 
ner. 

Une  foi  dont  on  ne  doit  compte  quà  Dieu  ne 
se  publie  pas  dans  toute  l'Europe.        1^ 

Et  pourquoi  une  foi  dont  on  ne  doit  compte 
qu  a  Dieu ,  ne  se  publieroit-elle  pas*  dans  toute 
l'Europe  ? 

Bemarquez  Tétrange  prétention  dempécher 
un  liomme  dé*  dire  son  sentiment ,  quand  on  lui 
en  prête  d'autres,  de  lui  fermer  la  bouche  et  de 
le  faire  parler* 

Celui  qui  fsrre  en  chrétien  redresse  volontiers 
4es  erreurs.  Plaisant  .sophisme  ! 

Celqi  qui  erre  en  chrétien  ne  sait  pas  quil 
erre.  S'il  redressoit  ses  erreurs  sans  les  connot-^ 
tre,  il  nerreroit  pas  moins  ♦  et  de  plus  il  menti*» 
roit.  Ce  ne  seroit  plus  errer  en  chrétien. 

Est^ç^  s'appuyer  sur  d'autorité  de  tévangile 
que  de  rendre  douteux  les  miracles?  Oui,  quand 


428  CORRESPONDAI^CE. 

c'est  par  Fautorité  même  de  levarigae  qu on 
rend  douteux  les  miracles. 

Et  d'y  jeter  du  ridicule?  Pourquoi  non ,  quand, 
«'appuyant  sur  l'évangile,  on  prouve  que  ce 
ridicule  n'est  pas  dans  les  interprétations  àe^ 
théologiens? 

Je  suis  sur  que  M.  de  Montmollin  se  félieitoit 
ici  beaucoup  de  son  laconisme.  Il  est  toujours^ 
aisé  de  répondre  à  de  bons  raisonnements  par 
des  sentences  ineptes.  • 

Quant  à  la  note  de  Théodore  de  Bèze ,  il  na 
pas  voulu  dire  autre  chose ,  sinon  que  la  foi  du 
chrétien  n'est  pas  appuyée  uniquement  sur  les 
miracles. 

Prenap  garde,  monsieur  le  professeur;  ou 
vous  n'entendez  pas  le  latin,  ou  vous  êtes  un 
homme  de  mauvaise  foi. 

Ce  passage ,  non  satis  tuta  fides  eorum  qui  mi- 
raculis  nituntur^  ne  signifie  point  du  tout,  conjL- 
me  vous  le  prétendez,  que  la  foi  du  chrétien 
ri  est  pas  appuyée  uniquement  sur  les  miracles. 

Au  contraire ,  il  signifie  très  exactement  que 
la  foi  de  quiconque /appuie  sur  les  miracles  est 
peu  solide.  Ce  sens  se  rapporte  fortbienau  pas- 
sage de  saint  Jean  qu'il  commente,  et  qui  dit  de 
Jésus  que  plusieurs  crurent  en  lui,  voyant  ses 
miracles,  mais  qu'il  ne  leur  confioit  pointpotir 
cela  sa  personne  ^parcequil  les  connoissoitbien. 
Pensez-vous  qu'il  auroit  aujourd'hui  plus  de  con- 
fiance en  ceux  qui  font  tant  de  bruit  de  la  même 
foi? 


r    ANNÉE    1765.  429 

îfe  croiroif^on  pas  entendre  M.  Rousseau  dire^ 
dans  sa  Lettre  à  V archevêque  de  Paris ^  qiion 
devrait  lui  dresser  des  statues  pour  son  Emile  ? 
ISotez  que  cela  se  dit  au  moment  où,  pressé 
par  la  comparaison  d'Emile  et  des  Lettres  de  la 
montagne ,  M.  de  Montmollin  ne  sait  comment 
s  échapper  ;  il  se  tire  d  affaire  par  une  gambade. 

S'il  falloit  suivre  pied  à  pied  ses  écarts,  s'il 
falloit  examiner  le  poids  .de  ses  affirmations ,  et 
analyser  les  singuliers  raisonpements  dont  il 
nous  paye,  on  ne  Bniroit  pas  ;  et  il  faut  finir.  Au 
bout  de  tout  cela,  fier  de  s'être  nommé,-  il  s'en 
vante»  Je  ne  vois  pas  trop  là  de  quoi  se  vanter. 
Quand  une  fois  on  a  pris  son  parti  sur  certaine 
chose  j  on  a  peu  de  mérite  à  se  nommer. 

Pour  vous ,  monsieur,  qui  gardiez  par  ména*^ 
"'gement  poui*  lui  l'anonyme  qu'il  vous  reproche, 
nommez-vbus  puisqu'il  le  veut  ;  acceptez  des 
honnêtes  gens  l'élage  qui  vous  est  dû  ;  montrez* 
leur  le  digne  avocat  de  la  cause  juste ,  l'historien 
de  la  vérité,  l'apologiste  des  droits  de  l'opprimé, 
de  ceux  du  prince ,  de  l'état  et  des. peuples ,  tous 
a^ttaqués  par  lui  dans  ma  personne.  Mes  défen- 
seurs ,  mes  protecteurs  sont  connus;  qu'il  mon- 
tre à  son  tour  son  anonyme  et  ses  partisans 
dans  cette  affaire  :  il  en  a  déjà  nommé  deux , 
qu'il  achève.  Il  m'a  fait  bien  du  mal  :  il  vouloit 
m'en  faire  bien  davantage  \  que  tout  le  monde 
connoisse  ses  amis  et  les  miens  ;  je  ne  veux  point 
d'autre  vengeance. 

Recevez,  monsieur,  mes  tendres  salutations. 


J^3ù  CORRESPONDANCE. 

A  M.DMVBRN01S. 

Mpliers ,  te  i  &  ftoài  i  y&i* 

J'ai  veqti  tous  vos  envois ,  inonsieur,  et  je  vôtfi 
remercie  deê  commissiofis  ;  elles  sont  fort  bien , 
et  je  vous  prie  anussi  d  en  faire  mes  remerciements 
à  M.  Deluc.  A  Tégàrd  des  abricots ,  par  respect 
pour  madame  d'Ivemôis ,  je  \tux  bien  lie  pas  les 
renvoyer  ;  mais  j  ai  là^dessus  detfx  choses  à  tûtts 
dire  ^  et  je  vchis  les  di^  polir  la  defnière  fois;  ïvtM 
qu  à  faire  aux  gens  des  cadeaux  malgré  eù% ,  et  à 
les  servie  à  notre  mode  et  non  pas  à  la  leoi* ,  je 
vois  plus  de  vanité  que  d'amitié  ;  Tàutre^'  que  je 
suis  très  déterminé  à  secouer  toute  espèce  de 
joug  qu  on  peut  vouloir  m'iinposer  malgré  ttioi^ 
quel  qu'il  puisse  être  ;  que  quand  cela  Ae  peu*  * 
se  faire  qu  en  rompant  je  romps ,  et  que  quand 
une  S&M  j  ai  rompu  je  ne  renoue  jamais ,  c^eM 
pour  la  vie«  Votre  amitié ,  mdtïSietii',  m'est  tmp 
prcdkuse  pour  que  je  vous  pardoti^nasse  jamaiir 
de  m  y  «voir  fait  reaoncier. 

Les  cadeaux  sont  un  pefit  cîommeree  d'âmitlé 
fart  agréable  quand  ils  sont  réciproques  :  m^i9 
ce  c<K»mercc  denisnde  de  part  et  d  autre  de  ht 
peîae  et  des  aoins;  et  la  peine  et  ks  soins  sont 
le  fléau  de  m«  vie  ^j  Mme  mieux  un  quâfrt  d'tieure 
dfoisiveté  que  toutes  bs  coiïfltui^es  de  iû  tetre. 
VouJea^YOTis  me  faive  de%  piésent^  qtà  soiefiV 
pour  mon  cœur  d'un  prix  ihe^mâiblé ,  pwcti^ 


A5IIÉË  !765.  43i 

f  esÈ-BFioî  des  loisirs ,  sauvez-moi  des  visites ,  four-^ 
tiissez-moi  des  moyetis  de  n^écrireà  personne; 
alors  je  vous  devrai  le  bonheur  de  ma  ^re ,  et  je 
reconnaîtrai  les  soins  du  véritable  ami  ;  autre- 
ment non. 

M.  Marepard  est  venu  lui  cinq  on  sixième  t  j  c- 
tois  malade,  je  n  ai  pu  le  voir  ni  lui  ni  sa  compà-^ 
.  gnie.  Je  suis  bien  aise  de  savoir  que  les  visités 
que  vous  me  forcez  de  faire  m'en  attirent.  Main- 
tenant  que  je  suis  ayertî ,  si  jY  snjs  repris  ce  sera 
ma  faute. 

Votre  M.  de  Fburtiière ,  qui  part  de  Bordeaux 
pour  me  venir  voir,  ne  s'embarrasse  pas  si  cela 
me  convient  ou  non.  Comme  il  faît  tous  ses  pe- 
tits arrangements  sans  moi ,  il  ne  trouvera  pas 
mauvais ,  je  pense,  que  je  prenne  les  miens  sans 
hiî. 

Quant  à  M.  Lîotard,  son  voyage  ayant  un  but 
détermina  qui  se  rapporte  plus  â  moi  qu  a  lui, 
It  m^ite  utte  exception,  et  il  laura.  Les  grands 
térfents^  exigent  des  égards.  Je  ne  réponds  pâ« 
qu'il  me  troUMB  en  état  de  me  laisser  peindre, 
ipraîs  je  réponds  qu'il  aura  lieu  d  être  content  de 
la  réception  que  je  lui  ferai.  Au  reste,  avertissez- 
lé  que  pour  être  sûr  de  me  trouver ,  et  de  me  trou- 
ver Ubte,  il  ne  doit  pas  venir  avant  le  4  ou  le  ^ 
dé  se^etnbre. 

Je  suis  étonné  du  front  qu'a  eu  le  sîeur  Durey 
de  se  présenter  chez  vous,  sachant  que  vous  m'ho- 
norez de  Vôtre  amitié.  Je  ne  sais  s'il  a  fait  ce  qu'il 


43ft  CORRESPONDANCE. 

VOUS  a  dît  :  mais  je  suis  bien  sûr  qu'il  ne  vous  a 
pas  dit  tout  ce  qu'il  a  fait.  C'est  le  dernier  des 
misérables.  ." 

J  ai  vu  depuis  quelque  temps  beaucoup  d'An- 
çlois^;  mais  M.  Wilkes  n'a  pas  paru ,  que  je  s^che. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

A  M.  DE  SAINT-BRISSON. 

1765. 

J  ai  reçu.,  monsieur,  votre  lettre  du  27  décem- 
bre ;  j'ai  aussi  lu  vos  deux  écrits.  Malgré  le  plai- 
sir que  m'ont  fait  l'un  et  l'autre^  je  ne  me  repens 
point  du  mal  que  je  vous  ai  dit  du  premier,  et 
ne  doutez  pas  que  je  ne  vous  en  eusse  dit  du  se- 
cond si  vous  m'eussiez  consulté.  Mon  cher  Saint- 
Brisson ,  je  ne  vous  dirai  jamais  aâséz  avec  quelle 
douleur  je  vous  vois  entrer  dans  une  carrière 
couverte  de  fleurs  et  semée  d'abymes ,  où  l'on^ne 
pjBut  éviter  de  se  corrompre  ou  de  se  perdre  ,pii 
l'on. devient  malheureux  ou  méchant  à  mesure 
qu'on  avance ,  et  très  souvent  l'un  et  l'autre  avant 
d'arriver.  Le  métier  d'auteur  n'est  bon  que  pour 
qui  veut  servir  les  passions  des  gens  qui  méneût 
les  autres ,  mais  pour  qui  veut  sincèrement  le 
bien  de  l'humanité  c'est  un  métier  funeste.  Au- 
rez-vous  pliis  de  zèle  que  moi  pour  la  justice, 
pour  la  vérité ,  pour  tout  ce  qui  est  honflête  et 
-bon  ?aurez-vous  des  sentiments  plus  désintérçs- 
ses ,  une  religion  plus  douce ,  plus  tolérante ,  plus 
pure ,  plus  sensée?  aspirerez- vous  à  moins  dç  chor 
ses?  suivrez-vous  une  route  plus  solitaire?  irez- 


ANNÉE   1765.  433 

Vous  âiir  leoh^min  d^  moii^s  de  geas  ?  choquçrez- 
vous  moins  de  nvdux  fst  de. concurrents?  évite- 
çez-vousavec  plus  de  soin  de  croiser  les  intérêts 
de  personne?  Et  toutcifois  vous  voyez  ;  je  ne  s^s 
comnient  il  existe. dans  le  moinde  un  seul  hpn* 
n^ête  homn^e  à  qui  mon^  exemple  ne  fasse  pas 
tomber  la  plume  des  mains.  Faites  du  bien ,  mon 
cher  Saint-Brjsson ,  mais  non  pas  des  livres  ;  loin 
de  corriger  les  .méchants  ils  pe  font  que  les  ai- 
grir. Le  meilleur  livre  fait  très  peu.  de  bien  ai^j^ 
.  hommes  et  beaucoup  de  mal  à  son  auteur.  Je 
vous  ai  <iéj,a  vu  aux  champs  pour  une  brochure 
qui  n  etoit  pas  même  fort  m^:lhQnnête  ;  4  quoi 
devez-vo^s  vous  attendre  si  ces  choses  vous  bles- 
sent déjii? 

.  Copixa^nt  pouvez-yous  croire  que  je  v/euiUe 
passer,  en  Corse  j  sachant  qi^e  les  troupes  fran- 
çoisesy  sont?  Jugez- vous,  que  je  n'aie  pas  assez 
de  mes  malheurs  sans  en  aller  chercher  d  autres? 
•  Non,  monsieur;  dans  raccablement.oùjç  suis 
j'ai  besoin  de  reprendre  hc^teii^^  j'ai  besoin  d'al- 
ler plus  loin  de  Genève  cherj^her  quelques  mo- 
ments de  repos  ;  car  on  ,nje  m'en*  lais^^ra  nulle 
part  un  lopg  sur  terre  ;  je  ne  pui^  plus  Te^péiier 
q^e  dans  son  sein.  J'ignore,  encore  de  quel  côté 
j'irai,  il  ne  m'en  reste  plus  guère  à  choisir  ;  je  vou- 
drois^vchcnûn  faisant,  me  chercher  quelque  re- 
traite fixe,  pour  m'y  transplanter  tout^à-fait, 
où  l'on  eût  l'humanité  de  me  recevoir,  et  de  me 
laisser  mourir  en  paix,.  Mais  oii  la  trouver  par- 
mi le^  chrétiens  ?  La  Turquie  est  trqjj  Iqip  d'icL 

17.  a8 


434  COHRCSrcyNII^NGE* 

Ne  douter  pas ,  cher  Siânt-brisson ,  qu'il 
fat  fort  doux  de  vous  avoir  pour  compagi^on  de 
Toyage,  pour  consolateur,  pour  garde-malade; 
mais  j  ai  contre  ce  mime  voyage  de  grandes  ob-^ 
jections  par  rapport  à  vous.  Premièrement,  ôtej^ 
TOUS  de  TeSprit  de  me  consulter  sur  rien ,  et  d*a^ 
voir  la  moindre  ressource  contre  Tennui  dans 
mon  entretien.  L'étourdissement  oh.  me  jettent 
des  agitations  sans  relâche  m'a  rendu  stupide  ; 
ma  tête  est  en  léthargie,  mon  cœur  même  est 
mou  ;  je  ne  sens  ni  ne  pebse  fJus.  H  me  reste  un 
seul  plaisir  dans  la  vie;  j'aime  encore  à  marcher, 
mais  en  marchant  je  ne  rêve  pas  même;  j  ai  les 
sensations  des  objets  qui  me  frappent  et  rien  de 
plus.  Je  voulois  essayer  d'un  peu  de  botanique 
pour m'amuserdu  moins  à  recontloltre en  che^ 
min  quelques  plantes  ;  mais  ma  mémoire  est  ab* 
solument  éteiî&të^  elle  i|^'  peut  pas  nïème  aBer 
jusque-là.  Imaginez  le  plaisir  de  voyager  avec  un 
pareiîautbtiratè!'  ^ 

Ce  n^st  pas  tout.  Je  sens  le  mauvais  effet  que 
votre  voyage  ici  fera  J)0Ur  vous-^même.  V<)us 
n'êtes  déjà  pas  t¥dp  bien  auprès  des  dévots  ;  vou- 
lez-vous afchêver  de  vous  perdre?  Vos  Cotopa- 
triotes  mêmes  j  en  général ,  ne  vous  pardonneùt 
pas  de  me  consulter  ;  comment  Vous  pardonne- 
roiènt-ilsde  M'ai'mer?  Je  suis  très  fâché  que  vous 
mayezucmmé  à  la  tête  de  vôtre  Ariste  :  ne  fai- 
tes plus  pareille  sottise,  ou  je  me  brouille  avec 
vous  tout  de  bon.  Dites-'moi  sur-tout  de  quel 
œil  voua  cf  oyez  que  votre  famille  verra  ce  voya- 


J 


ANNÉE   1765.  43s 

ge  :  madame  votre  teère  en  frémira  ;  je  frémis 
moi-même: à  penser  aux  frinestes  efiets  quil 
peut  produire  auprès  de  vos  proches.  Et  vous 
voulez  que  je  vous  laisse  faire  !  c  est  vouloir  que 
je  sois  le  dernier  des  hommes.  Non ,  monsieur  ; 
obtenez  1  agrément  de  madame  votre  mère  ^  et 
venez.  Je  vous  embrasse  avec  la  plus  grande  joie ^ 
mais  sans  cela  n*en  parions  plus. 

A  M.  MOULTOU. 

Mo  tiers.,  le  i5  août  1765. 

J'ai  tort,  cher  Moultou ,  de  ne  vous  avoir  pas 
accusé  sUT'^le-champ  la  réception  de  l'argent  et 
de  fétoffe.  Je  nai  que  mon  état  pour  excuse; 
mais  cette  excuse  n  est  que  trop  bonne  malheu- 
reusement. Cet  état  est  toujours  le  même  ;  et 
ma  seuleconsolation est qu il  ne  peut  plus  guère 
changer  en  pis.  Il  n'y  a  plus  aucune  apparence 
au  voyage  dTÉcosse.  C'étoit  là  que  j  aurois  voulu 
vivre  ;  mais  tout  pays  est  bon  pour  mourir ,  ex- 
cepté toutefois  celui'-ci ,  quand  on  laisse  quelque 
chose  après  soi. 

Je  crois  que  vous  avez  bien  fait  de  vous  déta*» 
cher  de  V....s«  Les  gens  faux  sotlt  plus  dange- 
reux, amis  qu  ennemis  :  d'ailleurs  c  est  une  petite 
perte  ;  je  lui  ai  toujours  trouvé  peu  d'esprit  avec 
beaucoup' de  prétention  :  mais  je  l'aimois,  le 
croyd[nt  bon  homme.  Jugei^eomment  j'en  dois 
penser  aujourd'hui  que  je  sais  qu'il  n'est  qu'un 
méchant  sot.  Cher  ami,  ne  me  parlez  plus  de 

28. 


436  CORRESPONDANCE. 

lui,  je  VOUS  prie,  ne  joignoift  pas  aux  sentiments 
douloureux  des  idées  déplaisantes  :  la  paix  de 
Tame^est  le  seul  bien  qui  reste  à  ma  portée  iet  le 
plus  précieux  dont  je  puisse  jouir  ;  je  m  y  tiens. 
J-espère  qu  à  ma  dernière  heure  le  scrutateur  des 
cœurs  ne  trouvera  dans  le  mien  que  la  justice  et 
Tamitié. 

Puisque  vous  n  avez  pas  voulu  déduire  ni  rue 
marquer  le  prix  de  la  laine,  comme  je  vous  en 
avois  prié ,  j'exige  au  moins  que  vous  ne  vous 
mêliez  plus  des  autres  commissions  de  mademoi- 
selle Le  y  asseur ,  qui  me  charge  de  vous  présen- 
ter ses  remerciements  et  ses  respects.  Pour  moi^ 
dans  Tétat  oii  je  suis ,  à  moins  qu  il  ne  change,  il 
ne  me  fieiut  plus  d'autres  provisions  que  celles 
quon  peut  emporter*  avec  soi.  Bonjour^  mon 
ami  ;  je  vous  embrasse. 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Motiers,  le  iS  août  1765. 

I 

Ei^agez,  monsieur,  je  vous  en  prie,  M.  Lio- 
tard  non  seulement  à  venir  seul ,  à  moins  qu  il 
ne  lui  soit  extrêmement  agréable  de  venir  avec 
M.  Wilkes,  mais  à  difiGérer  son  départ  jusqu'au 
moisr  doctobre  :  car  en  vérité ,  Iqu' ne  me  laisse 
plus  respirer.  Il  m'est  absolument  jjécessaire  de 
reprendre  haleine;  et  lorsqu'une  compagnie  que 
j  attends  à  la  fin  du  mois  sera  repartie ,  je  serai 
forcé  de  partir  moi-même  pour  quelque  temps, 
pour  éviter  quelques  unes  des  bandes  qui  -me 


J 


ANNÉE    I^GS.  '  4^7; 

tombent ,  non  plus  par  deux  ou  trois ,  cocanie 
autrefois,  mais  par  sept  ou  huit  à-la*fois..     . 

VouSî  avez  eu  bien  tort  d'imaginer  que  je  voun 
lusse>  cesser  de  vous  écrire ,  puisque  r^xceptioa* 
est  faite  pour  vous  depuis  long-temps.  Il  est  virai 
que  je  voudrois  que  cela  ne  devint  une  tâche  oné-: 
reuse  ni  pour  vous  ni  pour  moi.  Écrivons  à  notre' 
aise  et  quand  nous  en  aurons  la  commodité. 
Mais  y  si  vous  voulez  m'asservir  régulièrement  à. 
vous  écrire  tous  les  huit  ou  quinze  jours,  je  vous^ 
déclare  une  fois  pour  toutes  que  cela  ne  m  est 
pas  possible;  et^  quand  vous  vous  plaindrez  de 
m  avoir  écrit  tant  dé  lettres  sans  réponse ,  vous 
voudrez  bien  vous  tenir  pour  dit  une  fois  pour 
toutes  :  Pourquoi  m'en  écriyez-vous  tant  ? 

To«t  en  vous  querellant  j  abuse  de  votre  com- 
plaisance. Voici  une  réponse  pour  Venise  :  vous 
m'avez  dit  que  vous  pourriez  la  faire  tenir;  ainsi 
Je  vous  renvoie,  sans  savoir  l'adresse.  Ceux  qui 
ont  remis  la  lettre  à  laquelle  celle-ci.  répond  y 
suppléeront.  Je  .  vous  ,  embrasse  de  tout  mon 


cœur. 


A  M.  D'IVERNOIS. 


Neuchatel,  ce  lundi  lo  septembre  1765. 

Les  bruits  publics  vous  apprendront ,  mon- 
sieur ,  ce  qui  s'est  passé ,  et  comment  le  pasteur 
de  Motiers  s'est  fait  ouvertement  capitaine  de 
coupe-jarrets.  Votre  amitié  pour  moi  m'engage 
à  me  presser  de  vous  tranquilliser  sur  mon 
compte.  Grâces  au  ciel  je  suis  en  sûreté,  et  hors 


438  -    GORRESPONDANGE. 

de  Motiers ,  où  je  compte  ne  retourner  de  ma 
vie  :  mais  malheureusement  ma  gouvernante  et 
mon  bagage  y  sont  encore  ;  mais  j  espère  que  le 
gouvernement  donnera  des  ordres  qui  contien- 
dront ces  enragés  et  leur  digne  chef.  En  atten- 
dant que  vous  soyez  mieux  instruit  de  tout  y  je 
VOtis  conseille  de  ne  pas  vous  fier  à  ce  que  vous 
écriront  vos  parents ,  et  je  suis  forcé  de  vous  dé- 
clarer qu'ils  ont  pris  dans  cette  occasion  un  parti 
qui  les  déshonore.  Aimez-moi  toujours  ;  je  vous 
aime  de  tout  mon  coeur  et  je  vous  embrasse. 

Adressez  tout  simplement  vos  lettres  à  M.  Du- 
peyrou  à  Neuchatel;  et,  pour*éviter  les  enve- 
loppes ,  mettez  simplement  une  croix  au-dessus 

de  Fadresse;  il  saura  ce  que  cela  veut  dire. 

• 

A  M.  DUPEYROU. 

Ue  de  Saint-Pierre,  le  17  octobre  1765.   . 

On  me  chasse  d'ici ,  mon  cher  hôte.  Le  climat 
de  Berlin  est  trop  rude  pour  moi  ;  je  me  déter- 
mine à  passer  en  Angleterre ,  où  j'aurois  dû  <|'a  1 
bord  aller.  JTaurois  grand  besoin  de  tenir  con- 
seil avec  vous  ;  mais  je  ne  puis  aller  à  Neuchatel  : 
voyez  si  vous  pourriez  par  charité  vous  dérober 
à  vos  affaires  pour  faire  un  tour  jusqu'ici.  Je 
vous  embrasse. 


f 


ANNÉE   1765.  4^ 

!a  m.  de  GRA-FFENRIED, 

BAILLI  A.  HIDAC. 

'  4 

Ile  de  Saint-Pierre^  le  17  octobre  1765, 

Monsieur,  . 

J  obéirai  à  Tordre  de  LL.  £E.  ayee  le  regret 
de  sortir  de  votre  gouvernement  et  de  votre  voi- 
sinage, maisaveclaconsblation  d  emporter  votre 
estime  et  celle  des  honnêtes  gens»  Nous  entrons 
dans  une  saison  dure ,  sur^-tout  pour  un  pauvre 
infirme  :  je  ne  suis  point  préparé  pour  un  long 
voyage ,  et  mes  affaires  demanderoient  quelques 
.préparations.  J  aurois  souhaité,  monsieur ,  qu'il 
vous  eût  plu  de  me  marquer  si  Ion  m'ordon- 
noit  de  partir  sur*]ie<-champ ,  ou  si  Ton  vouloit 
bien  m'accorder  queiques-semainespour  prendre 
les  arrangements  néœssaires  à  ma  situation.  En 
attendant  qu  il  vous  plaise  de  me  prescrire  un 
terme ,  que  je  m'efforcerai  même  d'abréger ,  je 
supposerai  qu'il  m'est  permis  de  séjourner  ici 
.jusqu'à  ce  que  j'aie  mis  ï'prdre  le  plus  pressant  à 
mes  affaires.  Ce  qui  me  renà  ce  retard  presque 
indispensable  ,  est  que ,  sur  les  indices  que  je 
croyok  sûrs ,  je  me  suis  arrangé  pour  passer  ici 
le  reste  de  ma  vie  avec  l'agrément  tacite  du  sou- 
verain. Je  voudrois  être  sûr  que  ma  visite  ne 
vous  déplairoit  pas  ;  quelque  précieux  que-  me 
«oient  les  moments  en  celle  occasion ,  j'en  déro- 
berai de  bien  agréables  pour  aller  vous  renou- 
vel»,  mimsieur,  les  assurances  de  mon  respecf. 


\ 


44o  COHRESPONDAKCE. 

A  M;DE  GRAFFENRIED. 

Ile  de  Saint-Pierre ,  le  no  octobre  1765. 

MONSIEUR, 

Le  triste  état  où  je  me  trouve  et  la  confiance 
que  j'ai  dans  vos  bontés ,  me  déterminent  à  vou» 
iupplier  de  vouloir  bien  faire  agréer  à  leurs  ex- 
c^Iences  une  proposition  qui  tend  à  me  délivrer 
une'fois  pour  toutes  des  tourments  d  une  vie  ora- 
geuse j  et  qui  va  mieux ,  ce  me  semble ,  au  but 
de  ceux  qui  me  poursuivent  que  ne  fera  mon 
éloignement..J'ai  consulté  ma  situation,  mon 
âge ,  mon  humeur ,  mes  forces  ;  rien  de  tout  cela 
ne  me  permet  d'entreprendre  en  ce  moment  et 
sans  préparation  de  longs  et  pénibles  voyages, 
d'aller  errant  dans  des  pays  froids ,  et  de  me  fa- 
tiguer à  chercher  au  loin  un  asile,  dans  une  sai- 
son où  mes  infirmités  ne  me  permettent  pas 
même  de  sortir  de  la  chambre.  Après  ce  qui  s  est 
passé  je  ne  puis  me  résoudre  à  rentrer  dans  le 
territoire  de  Neuchatel ,  où  la  protection  du 
prince  «t  du  gouvernement  ne  sauroitme  garan- 
tir des  fureurs  d  une  populace  excitée  qui  ne  con- 
noit  aucun  frein;  et  vous  comprenez,  monsietir, 
qu  aucun  des  états  voisins  ne  voudra  ou  n'osera 
donner  retraite  à  un  mailheureux  si  durement 
chassé  de  celui-sci. 

Dans  cette  extrémité ,  je  ne.  vois,  pour:  mm  ^ 
qtiWe  seule  ressource,  et,  quelque  eJSbayante  V 
quelle  paroisse,  je  laprendmi  noiaî^ealemenA 


AH  NÉE    1765.  44l 

saûs  répug[naace,  maiis  avec  empressement,  si 
leurs  excellences  veulent  bien  y  consentir;  c'est 
qu  il  leur  plaise  que  je  passe  en  prison  le  reste 
de  mes  jours  dans  quelqu'un  de  leurs  châteaux 
pu  tel  autre  lieu  de  leurs  états  qu'il  leur  semblera 
bon  de  choisir.  J'y  vivrai  à. mes  dépens,  et  je 
donnerai  sûreté  de  n'être  jamais  à  leur  charge  ; 
je  me  soumets  à  n'avoir  ni  papier,  ni  plume,  ni 
aucune  communication  au«dehors,  si  ce  n'est 
pour  l'absolue  nécessité  et  par  le  canaLde  ceux 
^ui  seront  chargés  de  moi  ;  seulement  qu'on  me 
laisse ,  avec^l'usage  de  quelques  livres ,  la  liberté 
de  me  promener  quelquefois  dans  un  jardin ,  et 
je  suis  contenu . 

Ne  croyez  point ,  monsieur ,  qu'un  expédient 
si  violent  en  apparence  soit  le  fruit  du  désespoir; 
j'ai  l'esprit  très  calme  en  ce  nloment  :  je  me  suis 
donné  le  temps  d'y  bien  penser ,  et  c'est  d'après 
la  profonde  considération  de  mon  état  que  je 
m'y  détermine.  Considérez ,  je  vous  supplie,  que 
si  ce  parti  est  extraordinaire ,  ma  situation  l'est 
encore  plus  :  mes  maKieurs  sont  sans  exemple; 
la  vie  orageuse  que  je  mène  sans  relâche  depuis 
plusieurs  années  seroit  terrible  pour  un  homme 
en  santé  ;  jugez  ce  qu'elle  doit  être  pour  un  pauvre 
infirme  épuisé  de  maux  et  d'ennuis  ,  et  qui  n'as- 
pire qu'àntourir  en  paix.  Toutes  les  passions  sont* 
éteintes  dans  mon  cœur  ;  il  n'y  reste  que  l'ardent 
d«;sir  du  repos  et  de  la  retraite;  je  les  trouverois 
dansç  rfiabitatioa'que  je  demande.  Délivré  des 
importuns,  à  couvert  de  AftuveUescatastriophea» 


44^  CORRESPGtNDAIfCE. 

j  attendrois  tranquillementla  dernière ,  etn'ëtant 
plus  instruit  de  ce  qui  se  passe  dans  le  inonde , 
je  ne  serois  plus  attristé  de  rien.  J'aime  la  liberté, 
«ans  douter,  mais  la  mienne  n  est  point  au  pou- 
voir des  hommes ,  et  ce  ne  seront  ni  des  murs  ni 
des  clefs  qui  me  loteront.  Cette  captivité,  mon-* 
sieur,  me  paroit  si  peu  terrible ,  je  sens  si  bien 
que  je  jouirois  de  tout  le  bonheur  que  je  puis 
encore  espérer  dans  cette  vie ,  que  cest  paMà 
même  que ,  quoiqu'elle  doive  délivrer  mes  en- 
nemis de  toute  inquiétude  à  mon  égard ,  je  n  ose 
espérer  de  l'obtenir  :  mais  je  ne  veux  rien  avoir 
À  me  reprocher  vis-à^vis  de  moi ,  non  plus  que 
vis-à-vis  d'autrui  :  je  veux  pouvoir  me  rendre  le 
témoignage  que  j'ai  tenté  tous  les  moyens  pra- 
ticables et  honnêtes  qui  pouvoient  m'assurer  le 
repos,' et  prévenir  les  nouveaux  orages  qu'on 
me  force  d  aller  chercher. 

Je  connois ,  monsieur,  les  sentiments  d'humar 
nité  dont  votre  ame  généreule  est  remplie:  je 
sens  tout  ce  qu'une  grâce  de  cette  espèce  peut 
vous  coûter  à  deitiander  f  mais  quand  vous  au- 
rez compris  que,  vu  ma  situation,  cette  grâce 
en  seroit  en  effet  une  très  grande  pour  moi,  ce» 
mêmes  sentiments  qui  font  votre  répugnance 
^me  sont  garants  que  vous  saurez  la  surmonter. 
J'attends  pour  prendre  définitivement  mon  parti 
qu'il  vous  plaise  de  m'honorer  de  quelque  ré*- 
ponse. 

'   Daignez  ^  monsieur ,  je  vous  supplie ,  agréer 
mes  çxcuses^  et  mon  respect. 


A  M.  DE  GRAFFENRIED.     • 

Le  aa  octobre  1765. 

Je  puis,  monsieur,  quitter  samedi  prochain 
nie  de  Saint-Pierre ,  et  je  me  conformerai  en 
cela  à  Tordre  de  LL.  EE.  ;  mais ,  vu  Fétendue  de 
leurs  états  et  ma  triste  situation ,  il  m  est  absor<- 
lument  impossible  d,e  sortir  lemême  jour  de len- 
eeinte  de  leui*  territoire.  J'obéirai  en  tout  ce  qui 
me  sera  possible.  Si  LL.  EE.  me  veulent  punir  de 
ne  lavoir  pas  fait,  elles  peuvent  disposer  à  leur 
gré  de  ma  personne  et  de  ma  vie  :  j  ai  appris  à 
m  attendre  à  tout  de  la  part  des  hommes  ;  ils  ne 
prendront  pas  mon  ame  au  dépourvu, 
'  Recevez,  homme  juste  et  généreux,  les  assu- 
rances de  ma  respectueuse  reconnoissance ,  et 
d'un  souvenir  qui  ne  sortira  jamais  de  mon 
cœur. 

A  M.  DE  GRAFFENRIED. 

Bîenne,  le  25  octobre  .1765.'   . 

Je  reçois,  monsieur,  avec  reconnoissance  les 
nouvelles  marques  de  vos  attentions  et  de  vos 
bontés  pour  moi  :  mais  je  nen  profiterai  pas 
pour  le  présent  ;  les  prévenances  et  sollicitations 
de  messieurs  de  Sienne  me  déterminent  à  passer 
quelque  temps  avec  eux ,  et ,  ce  qtii  me  flatte ,  à 
votre  voisinage.  Agréez,  monsieur,  je  vous  sup- 
plie, mes  remerciements,  mes  salutations,  et 
mon  respect. 


444  CORRESPONDANCE. , 

•  A  M.-DUPEYROt. 

Sienne /le  27  octobre  176$. 

J  ai  cédé ,  mon  cher  hôte ,  aux  caresses  et  aux 
sollicitations  ;  je  reste  à  Bienne,  résolu  dy  pas- 
ser l'hiver  ;  et  j'ai  lieu  de  croire  que  je  l'y  passe- 
rai tranquillement.  Cela  fera  quelque  change- 
ment dans  nos  arrangements  ,  et  mes  effets 
pouvant  me  venir  joindre  avec  mademoiselle  Le 
Vasseur,  je  pourrai ,  pendant  l'hiver ,  faire  moi- 
même  le  catalogue  de  mes  livres.. Ce  qui  me 
flatte  dans  tout  ceci,  est  que  je  reste. votre  voi- 
sin, avec  l'espoir  de  vous  voir  quelquefois  dans 
vos  moments  de  loisir.  Donnez-moi  de  vos  nou- 
velles et  de  celles  de  nos  amis.  Je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur. 

^       A  M.  DUPEYROU. 

Bienne,  lundi  28  octobre  1765. 

On  m'a  trompé,  mon  cher  hôte.  Je  pars  de- 
maiiïmatin  avant  qu'on  me  chasse.  Donnez-moi 
de  vos  nouvelles  à  Basic.  Je  vous  recommande 
ma  pauvre  gouvernante.  Je  ne  puis  écrire  à  per- 
sonne, quelque  désir  que  j'en  aie;  je  n'ai  pas 
taéme  le  temps  de  respirer,  ni  la  force.  Je  voua 
embrasse.  , 


ANNÉE    1765.  445 

'  A<  M.  D,  L.  G. 

.  Il  faut ,  monsieur,  quç  vous  ayez  une  grande 
opinion  de  votre  éloquence ,  et  une  -bien  petite 
du  discernement  de  Thomme  dont  voUs  vous 
dites  enthousiaste ,  pour  croire  Fintéresser  en 
votre  faveur  par  le  petit  roman  scandaleux  qui 
remplit  la  moitié  de  la  lettre  que  vous  m'avez 
écrite,  et  par  l'historiette  ^qui' la  suit.  Ce 'que 
j'apprends  de  plus  sûr  dans  cette  lettre,  c'est  que 
vous  êtes  bien  jeune  et  que  vous  me  croyez  bien 
jeune  aussi. 

Vous  voilà ,  monsieur,  avec  votre  Zélie,  com- 
me ces  saints  de  votre  église,  qui,  dit*on,  cou- 
choient  dévotement  avec  des  filles  et  atdsoient 
tous  leû  feux  des  tentations  pouij;  se  mortifier 
en  combattant  le  désir  de  les  éteindre.  J'ignore 
ce  que  vous  prétendez  par  les  détails  indécents 
que  vous  m'osez  faire  ;  mais  il  est  difficile  jde 
les  lire  sans  vous  croire  un  menteur  ou  un  imi- 

puissant. 

L'amour  peut  épurer  les  sens ,  je  le  sais;  il  est 
cent  fois  plus  facile  à  un  véritable  amant  d'être 
sage  qu'à  un  autre  homme  :  l'amour  qui  respecte 
son  objet  en  chérit  la  pureté  ;  c'est  une  perfection 
de  plus  qu'il  y  trouve ,  et  qu'il  craint  de  lui  oter. 
L'amour-propre 'dédommage  un  amant  des  pri- 
vations, qu'il  s'impose  iotUtUii  «montrant  l'objet 
^u'il  convoite  p{i§s  digne,  des^  sientiments  qu'il  a 
pour  lui;  mais  si  sa  i)iaitress.e^  une  fois. livrée  à 


 


446 .  CORRESPONDANCE. 

ses  caresses ,  a  déjà  perdu  toute  modestie,  si  son 
corps  est  en  proie  à  ses  attouchements  lascifs  ;  si 
son  cœur  brûle  de  tous  les  feux  qu  ils  y  portent  ; 
si  sa  volonté  même ,  déj^  corrompue ,  la  livre  à  sa 
di^rétiqn  Je  voudrois  bien  savoir  ce  qui  lui  reste 
à  respecter  en  elle. 

Supposons  qu  après  avoir  ainsi  souillé  la  per* 
sonne  de  votre  maîtresse  vous  ayez  obtenu  sur 
vous-même  Tétrangevictoiredont  vous  vous van^ 
tez ,  et  que  vous  en  ayez  le  mérite ,  I  ave2*vous  ob^- 
tenue  sur  elle,  sur  ses  désirs ,  surses  sens  même  ? 
Vous  vous  vantefe  de  1  avoir  fait  pâmer  entre  vos 
bras  :  vous  vous  êtes  donc  ménagé  le  sot  plaisir 
de  la  voir  p&mer  seule?  Et  cétoit.là  l'épargner 
selon  vous?  non ,  c'étoit  lavilir.  Elle  est  plus  mé- 
prisable que  si  vous  en  eussiez  joui.  Voudriez- 
vous  d  une  f^mme  qui  sèroit  sortie  ainsi  des 
mains  d  un  autre?  Vous  appelez  pourtant  tout 
cela  des  sacrifices  à  la  vertu.  Il  feut  que  vous 
ayez  d'étranges  idées  de  cette  vertu  dont  vous 
parlea,  et  qui  ne  vous  laisse  pas  même  le  moin- 
dre scrupule  d'avoir  déshonoré  la  fille  d'un  hom- 
me dont  vous  mangiez  le  pain.  Vous  n'adoptez 
pas  les  maximes  de  THéloï se ,  vous  Vous  piquez 
de  les  braver  ;  il  est  faux ,  sejon  vous ,  qu'on  ne 
doit  rien  accorder  aux  sens  quand  ô'n  veut  leur 
refuser  quelque  chose.  En  accordant  aux  vôtres 
tout  ce  qui  peut  vous  rendre  coupable,  vous  ne 
leur  refusiez  que  oe  qui  pouvoir  vous  excuser. 
Votre  exemple  supposé  vrai  ne  fait  point  contre 
la  maxime ,  il  la  confirmie. 


:  AtiiriE  1765,  44? 

Gè  joli  conte  est  suivi  d'un  autra  plvs  vraisem- 
blable ,  mais  que  le  premier  me  rend  bien  suspect.. 
Vous  ^roulez  avec  lart  de  votre  âge  émouvoir 
mon  amour-propre  y  et  me  forcer,  au  moins  par 
Henséance ,  à m'io  téresser  pour  vous.  Voilà,  mon-^ 
sieur,  de  tous  les  pièges  qu  on  peut  me  tendre,  ce-^ 
lui  dans  lequel  on  .me  prend  le  moins,  surrtout 
quand  on  le  tend  aussi  peu  finement.  Il  yauroit 
de  rbumeur  à  vous  blâmer  de  la  manière  dont 
vous  dites  avoir  soutenu  ma  cause  ^  et  même  une 
sorte  d'ingratitude  à  ne  vous  en  pas  savoir  gré. 
Cependant ,  monsieur,  mon  livre  ayant  été  con-* 
damné  pai^  votre  -  parlement ,  vous  ne  pouviez, 
mettre  trop  dç  modestie  et  de  circonspection  à 
le  défendre,  tat  vous  ne  devez  pas  me  faire  unq 
obligation  .pers^pnnelle  envers,  vous  d  une  justice 
que  vous  avez  dû  vendre  à  la  vérité,  ou  à  'Ce  q^i 
Vious  a  paru  Yétrè.  Si  j'étois  sûr  que  les  choses  sei 
jftissent  passées  cpmm^  voua  me  le  mfarquez ,  jet 
oroirois  dfevolr  vous  dédommager ,  si  je  pouvois^ 
d^un  préjudi«edontjeserois  en  quelque  manière 
kl  ea^se  ;  «nais /c^  n»  m/engagerbit  pas  à  voud 
re^mmandei^  sans  vous  êoimoterje,  préiS^reble-^ 
m^tki'  à  beaucou)^<fe  j^tts  de  mérite «^ue  je  cou-» 
nois  sans  pouvoir  le^» servir ,  et  je  m»,  garderois 
dé  vous  procvrendes»  élèves,  sur-tout  s -ils  inroieni 
dessœtirs ,  skns  àtitiregarant  de  leur-bonnezéducat 
tion  que  ce  que  voiks  mWess  «appris  de  -vous  et  ia 
pièce  de  vers  qiie^v^us  m'a vefe  envoyée;  Leli- 
braille  à  qui  Vou6  '  if àttez  présentée  a  eu  tort  de 
you#iré)^ndf«  «assi  brutalement  qu'il  la  fait,  ei 


4  i8  CORRESPONDANCE. 

)  ouvrage  9  du  côté  de  la  ^composition ,  n'est  pa^ 
aussi  mauvais  qu  il  Fa  paru  croire  :  les  vers  sont 
fiiits  avec  facilité;  il  y  en  a  de  très  bons  parmi 
beaucoup  d'autres  foibles  et  peu  corrects  :  du 
reste  il  y  réçne  plutôt  un  ton  de  déclamation 
qu  une  certaine  chaleur  d  ame.  Zamon  se  tue  en 
acteur  de  tragédie  :  cette  mort  ne  persuade  ni  ne 
touche;  tous  les  sentiments  sont  tirés  de  la  nou- 
velle Héloi(se;on  en  trouve  à  peine  un  qyi  vous 
appartienne ,  ce  qui  n  est  pa^s  un  grand  signe  de 
la  chaleur  de  votre  cœur  ni  de  la  vérité  de  Thi»- 
toire.  D  ailleurs ,  si  le  libraire  avoit  tort  dans  un 
3ens ,  il  avoit  bien  raison  dans  un  autre,  auqudl 
vraisemblablement  il  nesongeoit  pas.  Comment 
un  homme  qui  se  pique  de  vertu  peut-il  vouloir 
publier  une  pièce  d  où  résulte  la  plus  pernicieuse 
morale ,  une  pièce  pleine  d'images  licencieuses 
que  rien  n  épure ,  une  pièce  qui  tend  à  persuader 
aux  jeuneB  personnes  que  les  privautés  des 
amants  sont  sans  conséquence ,  et  qu-on  peut 
-toujours  8 arrêter  où  Ion  veut;  .maxime  aus^i 
£au8se.  que  dangereuse  ,  et .  propre  à  ;  déitrviire 
toute  pudeur,  toute  honnêteté,  toute  retenue 
entre  les  deuxrS^ces?  MonsAsur,  si  vousruétea 
pas  un  homsne  sanstmoeurd,  sans  priinâpê^, 
vous  ne  ferez  jamais  imprimer  vos  vers,  quoi- 
que passables ,  isans  un  corvectif. suffisant  p<mr 
en  empêcher  le  numvaîs  «fFeÉ. .  / 

Vous  avez  des  talents ,  sjmis  doute^  mais  voua 
n  en  faites  pas  un  usage  qi|i  pqirte  à  les  enooiira- 
ger.  Puissiez-vous ,  monsieur,  en  &ire  un  nskoâr 


ANMÉE    1765.  44g 

leur  dans  la. suite)  et  qui  ne  vous  attire  ni  re« 
f[retâ  à  vous-mèmç,  ni  le  blâme  des  honnêtes 
^ens.  Je  vous  salue  de  tout  mon  cœur. 

P.  5.  Si  vous  aviez  un  besoin  pressant  des 
<leux  louis  que  vous  demandiez  au  libraire,  je 
jpourrois  en  disposer  sans  m 'incommoder  beau- 
coup. Parlez-moi  naturellement  :  ce  ne  seroit 
pas  vous  en  faire  un  don ,  ce  seroit  seulement 
payer  vos  vers  au  prix  que  vous  y  avez  mis  vous^ 
même. 

A  M.  DE  LUZE. 

Strasbourg,  le  4  novembre  176$. 

J'arrive,  monsieur ,  du  plus  détestable  voyage 
à  tous  égards  que  j  aie  fait  de  ma  vie.  J  arrive 
excédé ,  rendu  ;  mais  enfin  j  arrive,  et,  grâces  à 
vous,  dans  une  maison  où  je  puis  me  remettre 
et  reprendre  haleine  à  mon  aise ,  car  je  ne  puis 
songer  à  reprendre  de  long-temps  ma  route  ;  et 
si  j  en  ai  encore  une  pareille  à  celle  que  je  viens 
de  faire ,  il  me  sera  totalement  impossible  de  la 
soutenir.  Je  ne  me  prévaux  point,  sitôt  de  votre 
lettre  pour  monsieur  ZoUicofFre  ;  car  j'aime  fort 
le  plaisir  de  prince,  de  garder  l'incognito  le  plus 
long- temps  qu'on  peut.  Que  ne  puis-je  le  garder 
le  reste  dé  ma  vie  !  je  serois  encore  un  heureux 
mortel.  Je  ne  sais  au  reste  comment  m  accueil- 
leront les  François  ^  mais  s'ils  {ont  tant  que  de  me 
chasser,  ils  ne  choisiront  pas  le  temps  que  je 
suis  malade,  et  s'y  prendront  moins  brutale- 


45p  GOARESPORDANGE. 

ment  que  les  Bernois.  Je  suis  dune  lassitude  à  ne 
pouvoir  tenir  la  plume.  I^  cocher  veut  repartir 
dès  aujourd'hui:  Je  n'écris  donc  point  à  M.  Du- 
peyrou  :  veuillez  suppléer  à  ce  que  je  ne  puis 
faire;  je  lui  écrirai  dans  la  semaine  infaillible- 
ment. Il  faut  que  je  lui  parle  de  vos  attentions 
«t  de  vos  bontés ,  mieux  que  je  ne  peux  faire  è 
Vous-'-mème.  Ma  manière  d  en  remercier  e^  d  en 
profiter;  et ,  sur  ce  pied,  Ton  ne  peut  être  mieux 
remercié,  que  vous  l'êtes  :  mais  il  est  justç  que  je 
lui  parle  de  l'effet  qu'a  produit  sa  recommanda- 
tion. Bonjour,  .monsieur;  bonne  foire  et  bon 
voyage.  J'espère  avoir  le  plaisir  de  vous  embras- 
ser encore  ici. 

  M.  DUPEYROU. 

Strasbourg,  le  5  novembre  1765. 

Je  suis  arrivé,  mon  cher  hôte,  à  Strasbourg 
samedi,  tout-à-fait  hors  d'état  de  continuer  ma 
route ,  tant  par  l'effet  de  mon  mal  et  de  la  fati- 
gue ,  que  par  la  fièvre  et  une  chaleur  d'entrailles 
qui  s'y  sont  jointes.  Il  m'est  aussi  impossible 
d'aller  maintenant  à  Potzdam  qu'à  la  Chine,  et 
je  ne  sais  plus  trop  ce  que  je  vais  devenir;  car 
•probablement  on  ne  me  laissera  pas  long-temps 
ici.  Quand  on  est  une  fois  au  point  où  je  sais , 
on  n'a  plus  de  projets  à  faire;  il  ne  reste  qu'à  se 
résoudre  à  toutes  choses,  et  plier  la  tête  sou3  le 
pesant  joug  de  la  nécessité. 

J'ai  écrit  a  mUord-maréchal  ;  je  voudrois  at- 


ANNÉE    1765.  ^it 

tendre  ici  sa  réponse.  Si  Ton  me  chasse,  j'irai 
chercher  de  Fautré  côté  du  Rhin  quelque  huma- 
nité, quelque  hospitalité;  si  je  nen  trouve  plus 
nulle  part,  il  faudra  bien  chercher  quelque 
moyen  de  sen  passer.  Bonjour,  non  plus  mon 
hôte,  mais  toujours  mon  ami.  George  Keith  et 
vous  m'attachez  encore  à  la  vie  ;  de  tels  liens  ne 
se  rompent  pas  aisément.  Je  vous  emibrasse* 

AM.  DUPEÎROU. 
Strasbourg,  le  10  novembre  1765. 

'  Rassurez-vous ,  mon  cher  hôte ,  et  rassurez  nosr 
amis  sur  les  dangers  auxquels  vous  me  croyez 
expoèé.  Je  ne  reçois  ici  que  des  marques  de  hien« 
veillance,  et  tout  ce  qui  commande  dans  la  ville 
et  dans  la  province  paroit  s  accorder  à  me  fa-« 
voriser.  Sur  ce  que  ma  dit  M.  le  maréchal^  que 
je  vis  hier,  je  dois  me  regarder  comme  aussi  en 
sûreté  à  Strasbourg  qu  a  Berlin.  M.  Fischer  m'a 
servi  avec  toute  la  chaleur  et  tout  le  zélé  d  un 
ami;  et  il  a  eu  le  plaisir  de  trouver  tout  le  monde 
aussi  bien  disposé  qu  il  pouvoit  le  désirer.  On 
me  fait  apercevoir  bien  agréablement  que  je  ne 
suis  plus  en  Suisse. 

Je  n  ai  que  le  temps  de  vous  marquer  ce  mot 
pour  vous  rassurer  sur  mon  compte. 
'   Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


39- 


452  C0BRËSP0JNDÀI9CE. 


A  M.  DUPETROU. 


Strasbourg ,  le  1 7  novembre  1 765* 

Je  reçois,  mou  cher  hôte,  votre  lettre.  Vous 
aurez  vu  par  les  miennes  que  je  renonce  ahso* 
lument  au  voyage  de  Berlin ,  du  moins  pour  cet 
hiver ,  à  moins  que  milord-marécfaal ,  à  qui  j'ai 
écrit ,  ne  lut  d'un  avis  contraire.  Mais  je  le  con- 
nois  ;  il  veut  mon  repos  sur  tonte  chose ,  ou  plu- 
tôt il  ne  veut  que  cela.  Selon  toute  apparence , 
je  passerai  l'hiver  ici.  On  ne  peut  rien  ajouter 
aux  marques  de  hienveillance,  d'estime ,  et  même 
de  respect  qu'on  m'y  donne ,  depuis  M.  le  maré- 
chal et  les  chefs  du  pays,  jusqu'aux  derniers  du 
peuple.  Ce  qui  vous  surprendra  est  que  les  gens 
d'église  semblent  vpuloir  renchérir  encore  sur 
les  autres.  Ils  ont  l'air  de  médire  dans  leurs  ma- 
nières :  Distinguez-nous  de  vos  ministres;  vous 
voyiez  que  nous  ne  pensons  pas  comme  eux. 

Je  ne  sais  pas  encore  de  quels  livres  j'aurai 
besoin;  cela  dépendra  beaucoup  du  choix  de 
ma  demeure;  mais ,  en  quelque  lieu  que  ce  soit  y 
je  sais  absolument  déterminé  à  reprendre  la  bo- 
tanique. En  conséquence,  je  voUs  prie  de  vou- 
loir bien  faire  trier  d  avance  totis  les  livres  qui 
en  traitent ,  figures  et  autres ,  et  les  bien  encais-* 
ser.  Je  voudrois  aussi  que  mes  herbiers  et  plan- 
tes sèches  y  fussent  joints;  car,  ne  connoissant 
pas  à  beaucoup  près  toutes  les  plantes  qui  y 
sont,  j'en  peux  tirer  encore  beaucoup  d'instruc- 


ANNÉE    1765.  453 

fion  sur  les  plantes  de  la  Suisâe,  que  je  ne  trou- 
Terai  pas  ailleurs.  Sitât  que  je  serai  arrêté ,  je 
consacrerai  le  goût  que  j  ai  pour  les  herbiers , 
à  Tous  en  faire  un  aussi  complet  qu  il  me  sera 
possible,  et  dont  je  tâcherai  que  vous  soyez 
content. 

Mon  cher  hôte,  je  ne  donne  pas  ma  confiance 
A  demi  ;  visitez ,  arrangez  tous  mes  papiers ,  lisez 
et  feuilletez  tout  sans  scrupule.  Je  vous  plains 
de  Tennùi  que  vous  donnera  tout  ce  fatras  sans 
choix ,  et  je  vous  remercie  de  Tordre  que  vous  y 
voudrez  mettre.  Tâc];iez  de  ne  pas  changer  les 
numéros  des  paquets,  afin  quils  nous  servent 
toujours  d'indication  pour  les  papiers  dont  je 
puis  avoir  besoin.  Par  exemple,  je  suis  dans  le 
cas  de  désirer  beaucoup  de  faire  usage  ici  de 
deux  pièces  qui  sont  dans  le  numéro  1 2  ;  1  une 
est  Pjrgmalion etlautre  \ Engagement  téméraire. 
Le  directeur  du. spectacle  a  pour  moi  mille  at-» 
tentions;  il  ma  donné  pour  mon  usage  une  pe« 
tite  loge  grillée  ;  il  ma  fait  faire  une  clef  d'une 
petite  porte  pour  entrer  incognito;  il  fait  jouer 
les  pièces  qu  il  juge  pouvoir  me  plaire.  Je  vou- 
drois  tâcher  de  reconnottre  ses  honnêtetés  ;  et 
je  crois  que  quelque  barbouillage  de  ma  fa*^ 
çon ,  bon  ou  liiauvais ,  lui  seroit  utile  par  la 
bienveillance  que  le  public  a  pour  moi ,  et  qui 
8  est  bien  marquée  au  Devin  du  village.  Si  j  osois 
espérer  que  vous  vous  laissassiez  tenter  à  la  pro- 
position de  M.  de  Luze,  vous  apporteriez  ces 
pièces  vous-même , -et  nous  nous  amuserions-  à 


454  GORITESPOMDANCE. 

les  hire  répéter.  Maiscomineilny  a  nulb  copte 
de  PygpnaUcm,  ilea  faudroit  faire  faire  une  par 
précaution,  sur-4out  si,  ne  venant  pas  voust 
même ,  vous  preniez  le  parti  d  envoyer  le  paquet 
par  la  poste  à  l'adresse  de  M.  Zollicoffre  ^  on 
par  occasion.  Si  vous  venez,  mandez-le*-mai  à 
î  avance ,  et  donnez^moi  le  temps  de  la  réponse, 
^elon  les  réponses  que  j attends,  je  pourrois^ 
$i  la  chose  ne  vous  étoit  pas  trop  importune  ^ 
vous  prier  de  permettre  que  mademoiselle  Lo 
Vasseur  vint  avec  vous.  Je  vous  embrasse, 

A  RLDUPEYROU. 

-  * 

Strasbourg,  le  25  novembre  1 765. 

J'ai,  nion  cher  hôte,  votre  numéro  8  et  tous 
}e&  précédents.  Ne  soyez  point  en  peine  du  passe» 
port  ;  ce  n  est  pas  une  chose  si  absolument  né* 
cessaire  que  vous  le  supposez ,  ni  si  difficile  à 
renouveler  au  besoin  ;  mais  il  me  sera  toujours 
précieux  par  la  main  dont  il  me  vient  et  par  les 
soins  dont  il  est  la  preuve. 

Quelque  plaisir  que  j  eusse  à  vous  voir ,  le  chant 
gement  que  j  ai  été  forcé  de  mettre  dans  ma  ma-» 
nière  de  vivre,  ralentit  mon  empressement  à  cet 
égard-  Les  fi^équ^iits  dinés  en  ville,  et  la  fréquien-t 
tation  dés  femmes  et  desg:ens  du  monde,  à  quoi 
je  m'étois  livré  d  abord,  en  retour  de  leur  bien-? 
vaillance,  m'imposoient  une  g;ène  qui  a  tellement 
pris  sur  ma  santé,  quil  a  fallu  tout  rompre  et 
redevenir  ours  par  nécessité.  Vivant  seul  ou  avec 


jlnnéb  1765.  455 

Fischer ,  qui  ^t  ua  très  bon  garçon  y  je'në  serois 
&  portée  de  partager  aucun  amusement  avec 
Taua ,  et  vous  iriez  sans  moi  dans  le  monde  ;  ou 
bien,  ne  vivant  quavec  moi,  vous  seriez,  dans 
cette  ville  sans  la  connottre.  Je  ne  désespère  pas 
des  moy^is  de  nous  voir  plus  agréablement  et 
plus  à  notre  aise  ;  mais  cela  est  encore  dans  len 
futurs  contingents*:  d'ailleurs ,  n  étant  pas  encore 
décidé  siu*  moi-même  ,  je  ne  le  suis  pas  sur  le 
voyage  de  mademoiselle  Le  Vasseur.  Cependant , 
si  vous  ivenez  ^  vous  êtes  sûr  de  me  trouver  en- 
core ici ,  et ,  ^ans  ce  cas ,  je  serois  bien  aise  d  en 
être  instruit  d  avance,  afin  de  vous  faire  prépa^ 
rer  un  logement  dans  cette  maison;  car  je  ne 
suppose  pas  que  vous  vouliez  -que  nous  soyona 
séparés. 

L'heure  presse,  le  monde  vient;  je  vous  quitte 
brusquement ,  mais  mon  cœur  ne  vous  quitte 
pas. 

AM.DELUZE. 

Strasbourg ,  le  37  novembre  1 765. 

Je  nie  réjouis ,  monsieur ,  de  votre  heureuse 
arrivée  à  Paris ,  et  je  suis  sensible  aux  bons  soinà 
dont  vous  vous  êtes  occupé  pour  moi  dès  Tins- 
tant  même.:  c  est  une  suite  de  vos  bontés  pour 
moi ,  qui  ne  m  étonne  plus ,  mais  qui  me  touclie 
toujours.  Jai  di£Pérédun  jour  à  vous  répondre^ 
pour  vous  envoyer  la  copie  que  vous  demandez, 
et  que  vous  trouverez  ci^jointe  :  vous  pouvez  la 
à  qui  il  vous  plaira  ;  mais  je  vous  prie  de  ne 


456  CORRESPONDANCE. 

la  pas  laisser  transcrire.  Il  est  superflu  de  pren« 
dre  de  nouvelles  informations  sur  la  sûreté  de 
mon  passage  à  Paris  :  j  ai  là-dessus  les  meilleures 
assurances;  mais  j'ignore  encore  si  je  serai  dans 
le  Cas  de  m  en  prévaloir,  vu  là  saison ,  vu  mon 
état  qui  ne  me  permet  pas  à  présent  de  me 
mettre  en  route.  Sitôt  que  je  serai  déterminé  de 
manière  ou  d  autre  je  vous  le  manderai.  Je  vous 
prie  de  me  maintenir  dans  les  hons  souvenirs  de 
madame  de Faùgnes ,  et  de  lui  dire  qne  lem-*^ 
pressement  de  la  revoir ,  ainsi  que  M.  de  Fau- 
tes ,  et  d'entretenir  chez  eux  une  connoissance 
qui  s  est  faite  chez  vous,  entre  pour  beaucoup 
dans  le  désir  que  j  ai  de  passer  par  Paris.  J  ajoute 
de  grand  oœur,  et  j  espère  que  vous  n  eh  doute» 
pas ,  que  ma  tentation  d'aller  en  Angleterre  s'aug-- 
mente  extrêmement  par  lagrémeat  de  vous  y 
suivre ,  et  de  voyager  avec  vous.  Voilà  quant  à 
présent  tout  ce  que  je  puis  dire  sur  cet  article  :, 
je  ne  tarderai  pas  à  vous  parler  plus  positive- 
ment ;  mais  jusqu'à  présent  cet  arrangement 
est  très  douteux.  Recevez  mes  plus  tendres  salu- 
tations; je  vous  embrasse,  monsieur,  de  tout 
mon  cœur. 

Prêt  à  fermer  ma  lett^re ,  je  reçois  la  vôtre 
sans  date ,  qui  contient  les  éclaircissements  que 
vous  avez  eu  la  bonté  de  prendre  avec  Guy  :  ce 
qui  me  détermine  absolument  à  vous  aller  join-^ 
dre  aussitôt  que  je  serai  en  état  de  soutenir  le 
voyage.  Faites-moi  entrer  dans  vos  arrange^, 
ments  pour  celui  4^  Londres  ;  je  me  réjouJ|s  beau^ 


ANNÉE    1765.  457 

coup  de  le  faire  avec  votis.  Je  ne  joins  pas  ici 
ma  lettre  à  M.  de  GrafFenried ,  sur  ce  que  vous 
me  marquez  qu'elle  court  Paris.  Je  marquerai 
à  M.  Guy  le'  temps  précis  de  mon  départ  ;  ainsi 
vous  en  pourrez  être  informé  par  lui.  Qu'il  ne 
m'envoie  personne,  je  trouverai  ici  ce  quil  me 
faut.'Rey  m'a  envoyé  son  commis ,  pour  m'em-^ 
inener  en  Hollande  :  il  s'en  retournera  comme  il 
est  venu* 

AM.  DUPEYROU. 

Strasbourg,  le  3o  novembre  1765.: 

Tout  bien  pesé,  je  me  détermine  à  passer  en 
Angleterre.  Si  j'étois  en  état ,  je  partirois  dès  de^ 
main  ;  mais  ma  rétention  mé  tourmente  si  crueV* 
lement ,  qu  il  faut  -  laisser  calmer  cette  attaque. 
Employant  ma  ressource  ordinaire ,  je  compte 
être  en  état  de  partir  dans  huit  ou  dix  jours; 
ainsi  ne  m  écrivez  plus  ici ,  votre  lettre  ne  m  y 
trouveroit  pas  ;  avertissez ,  je  vous  prie ,  made*- 
moiselle  Le  Vasseur  de  la  même  chose  :  je  compte 
marrêter  à'Paris  quinze  jours  ou  trois  semaines; 
je  vous  enverrai  mon  adresse  avant  de  partir. 
Au  reste  vous  pouvez  toujours  m  écrire  jpar  M.  de 
Luze ,  que  je  compte  joindre  à  Paris ,  et  faire  avec 
lui  le  voyage.  Je  suis  très  fâché  de  navoir  paa 
encore  écrit  à  madame  de  Luze.  Elle  me  rend 
bien  peu  de  justice  si  elle  est  inquiète  de  mes 
sentiments  ;  ils  sont  tels  qu  elle  les  mérite ,  et 
«est  tout  dire.  Je  m  attache  aussi  très  véritable» 
ment  ^  son  ipari.  Il  a  lair  froid  et  le  cœur  chaud  j 


.> 


458  CORUBSPONDANCE. 

il  ressemble  en  cela  à  moa  cber  hôte  :  viûlà  les 
gens  qu'il  me  faut, 

J  approuve  très  fort  d'user  sobrement  de  la 
poste, qui  en  Suisse  est  deveoueun  brigandage 
public  :  elle  est  plus  respectée  en  France;  mai^ 
les  ports  y  sont  exoii>itants,  et  f  ai,  depuis  mon 
arrivée  ici ,  plus  de  cent  francs  en  porte  de  let-' 
très.  Retenez  et  lisez  les  lettres  qui  vous  viennent 
pour  moi ,  ne  m'envoyez  que  celles  qui  Teidi 
gent  absolument  ;  il  sufiBt  d  un  petit  extrait  des 
autres. 

Je  reçois  en  ce  moment  votre,  paquet  n*^  n>. 
Vous  devez  avoir  reçu  une  de  mes  lettre  où  je 
vous  priois  d'ouvrir  toutes  celles  qui  vous  ve** 
noietit  à  mon  adresse  :  ainsi-vos  scrupdbs  sont 
fort  déplacés.  Je  ne  sais  si  je  vous  écrirai  encore 
9vant  mon  départ  ;  mais  ne  m'écrivez  plus  ici.- 
Je  vous  embrasse  de  la  plus  tendre  amitié, 

A  M.  D'IVERNOIS. 

< 

Strasbourg,  le  a  décembre  1765* 

.  Vous  ne  doutez  pas ,  monsieur ,  du  plaisir  avec 
lequel  j'ai  reçu  vos  deux  lettres  et  celles  de  mon* 
«ieiir  D^luc»  On  s'attache  à  ce  qu'on  aime  à  pro* 
portion  des  maux  qu'il  nous  coûte.  Ji^^oe  par^là 
$i  mon  cœur  est  toujours  au  milieu  de  vous.  Je 
suia  aiïivé  dans  cette  ville,  malade  et  rendu  de 
ÊUigues.  Je  m*y  repose  nvec  le  plaisir  qu'on  a  de 
se  retrouver  parmi  des  humains ,  en  sortant  du 
milieu  des  bêtes  féroces.  J'ose  dire  que  d^nîs  le 


AUNÉE   1765.  4% 

commandant  de  la  province  jusqu  au  derAiêr 
bourgeois  de  Strasbourg ,  tout  le  monde  desiroit 
de  me  voir  passer  ici  mes  jours  :  mais  telle  i^^est 
pas  ma  vocation.  Hors  d'état  de  soutenir  la  routé 
da  Berlin ,  je  prends  le  parti  de  passer  en  Angle* 
terre.  Je  m  arrêterai  quinze  jours  ou  troi^  se^ 
mainesà  Paris,  et  vous  pouvez  m'y  donner  de 
vos  nouvelles  chez  la  veuve  Duchesne,  libraire^ 
rue  Saint-Jacques, 

Je*  vous  remercie  de  la  bonté  que  vous  avez 
eue  de  songer  à  mes  commissions.  J*ai  d'autres 
prunes  à  digérer;  ainsi  disposez  des  vôtres.  Quant 
aux  bilboquets  et  aux  mouchoirs ,  je  voudroià 
bien  que  vous  pussiez  me  les  envoyer  à  Paris  i 
car  ils  me  feroient  grand  plaisir  ;  mais,  à  cause 
q[^e  les  mouchoirs  sont  neufs ,  j  ai  peur  que  cela 
ne  aoit  difficile..  Je  suis  maintenant  très  en  état 
d  acquitter  votre  petit  mémoire  sans  m'incom*^ 
knoder.  Il  n  en  sera  pas  de  même  lorsque  après 
les^  frais  d'un  voyage  long  et  coûteux ,  j'en  serai 
à  ceux  de  mon  premier  établisseihent  en  Angte^ 
terre  :  ainsi ,  je  voildrois  bieti  que  vous  Voullis* 
aiez  tirer  sur  moi  à  Paris  à  vue,  le  tnontsint  du 

m 

mémoire  en  question.  Si  vous  voulez  absolu*' 
ni.e9.t  remettre  cette  afïkire  au  temps  où  je  séraf 
plus  tranquille,  je  vous  prie  au  moins  de  mé 
marquer  à  combien  tous  vos  déboursés  se  tnàn^ 
tent ,  et  permettre  que  je  vous  en  fasse  mon  bil- 
let. Considérez ,  mon  bon  ami ,  que  vous  avez 
une  nombreuse  famille  à  qui  vous  devez  compte 
de  l'emploi  de  votre  temps,  et  que  le  partage 


46p  CORRESPONDANCE. 

^e  votre  fortune ,  quelque  g^rande  qu'elle  ptiisse 
être,  vous  oblige  à  nen  rien  laisser  dissiper, 
pour  laisser  tous  vos  enfants  dans  une  aisance 
honnête.  Moi ,  de  mon  côté ,  je  serai  inquiet  sur 
cette  petite  dette ,  tant  qu  elle  ne  sera  pas  ou 
payée  ou  réglée.  Au  reste ,  quoique  cette  violente 
expulsion  me  dérange ,  après  un  peu  d'embarras 
je  me  trouverai  du  pain  et  le  nécessaire  pour  le 
reste  de  mes  jours,  par  des  arrangements  dont 
je  dois  vous  avoir  parlé  ;  et  quant  à  présent  rien 
ne  me  manque.  J ai  tout  largent  qu'il  me  faut 
pour  mon  voyage  et  au-delà,  et  avec  un  p^u 
d'économie ,  je  compte  me  retrouver  bientôt  au 
courant  comme  auparavant.  J'ai  cru  vous  devoir 
ces  détails  pour  tranquilliser  votre  honnête  cœur 
sur  le  compte  d'un  homme  que  vous  aimez.  Vous 
sentez  que  dans  le  désordre  et  la  précipitation 
d'un  départ  brusque ,  je  n'ai  pu  emmener  inade* 
mpiselle  Le  Yasseur,  errer  avec  moi  dans  cette 
saison ,  jusqu'à  ce  que  j'eusse  un  gîte;  je  l'ai  lais- 
sée à  l'île  Saint -Pierre,  où  elle  est  très  bien  et 
avec  de  très  honnêtes  gens.  Je  pense  à  la  (aire 
venir  ce  printemps ,  en  Angleterre ,  par  le  bateau 
qui  part  d'Yverdun  tous  les  ans.  Bonjour ,  mon^ 
sieur  ;  mille  tendres  salutations  à  votre  chère  fa- 
mille et  à  tous  nos  amis;  je  vous  embrassé  do 

tout  mon  cœur. 


ANNÉE   1765.  46i 

AM.  DAVID  HUME. 

Strasbourg ,  le  4  décembre  i  yGiSm 

Vos  bontés,  monsieur,  me  pénétrent  autant 
qu  elles  m'honorent.  La  plus  digne  ï*éponse  que 
je  puisse  faire  à  vos  offres,  est  de  les  accepter,  et 
je  les  accepte.  Je  partirai  dans  cinq  ou  six  jourà 
pour  aller  me  jeter  entre  vos  bras  ;  c'est  le  con- 
seil de  milord-maréchal ,  mon  protecteur,  mon 
ami ,  mon  père  ;  c*est  celui  de  madame  de  ***» 
dont  la  bienveillance  éclairée  me  guide  autant 
quelle  me  console;  enfin  j*ose  dire  cest  celui  de 
mon  cœur ,  qui  se  plait  à  devoir  beaucoup  au 
plus  illustre  de  mes  contemporains  ,  dont  la 
bonté  surpasse  la  gloire.  Je  soupire  après  une 
retraite  solitaire  et  libre  où  je  puisse  finir  mesr 
jours  en  puix.  Si  vos  soins  bienfaisants  me  la  pro* 
curent ,  je  jouirai  tout  ensemble  et  du  seul  bien 
que  mon  cœur  désire ,  et  du  plaisir  de  le  tenir 
de  vous.  Je  vous  salue ,  monsieur ,  de  tout  moi^ 
cœur*^ 

A  M.  DE  LUZE. 

Paris, le  16  décembre  1765. 

J  arrive  chez  madame  Duchesne  plein  du  de- 
sir  de  vous^voir,  de  vous  embrasser,  et  de  con- 
certer avec  vpus  le  prompt  voyage  de  Londres , 
sll  y  a  moyen.  Je  suis  ici  dans  la  plus  parfaite 
sûreté  j  j'en  ai  en  poche  l'assurance  la  plus  pré- 


^6%  GO&HESPOIÏBAIICE. 

cise  (i).  Cependant ,  pour  éviter  d'être  accablé  \ 
je  veux  y  rester  le  moins  i);u'il.iùef.sera  possible, 
et  garder  le  plus  parfait  incognito ,  sll  se  peut  : 
ainsi  ne  me  décelez ,  je  vous  prie,  à  qui  que  ce 
soiti  Je  voudrois  vous  aller  voir;  xns^is,  pour  ne 
pi^s  promener  mon  bonnet  dans^  les  rues  (2),  je 
dçsire  que  vous  puissiez  venir  vous-^m^ne  lé  plus 
tôt  qu  il  sepourra«  Je  vous  cambrasse ,  monsieur, 
de  tQut  mon  cœur. 

A  M.  UUPEYROD. 

Paris,  le  t?  décembre  1765. 

J  arrive  d'bier  au  solr^.  mon  aimable  bète  et 
ami.  Je  suis  venu  en  poste ,  m^ais  aveo  une  bomn^ 
cbaise,  et  à  petites  journées.  Cependant  j'ai 
failli  mourir  en  route  :  j'ai  été  forcé  de  marrêtei^ 
à  Épemay,  ^^  JY  ^^  passé  une  telle  nuit,  que  je 
u  espérois  plus  revoir  le  jour  :  toutefois  mé  voici 
à  Paris  dans  un  état  assez  passable.  Je  n'ai  vu 
personne  encore,  pas  même  M.  de  Luze,  mais  je 
lui  ai  écrit  en  arrivant.  J'ai  le  plu«  grand  besoin 
de  repos  ;  je  sortirai  le  moins  que  je  pourrai.  Je 
ne  veux  pas  m'exposer  derechef  aux  dinés  et  aux 
fatigues  de  Strasbourg.  Je  ne  sais  si  M.  de  Luze 
est  toujours  d'humeur  de  passer  à  I>6ndres; 
pour  mol ,  je  suis  déterminé  à  partir  le  plus  tôt 
qu'il  me  sera  possible ,  et^  tandis  qu'il  me  rôste 

(1)  n  avoit  un  passe-port  du  ministre  bon  poujT  trois 
mois. 

(2)  U  portoit  encore  l'habillement  d^Armënîeà. 


.  .anhée  i7â5«    ^  4^3 

encore  des  forces ,  pour  arriver  enfin  en  lieu  de 
repos. 

^  viens  en  ce  moment  d'avoir  la  visite  de 
M.  de  Luae ,  qui  m'a  remis  votre  billet  du  7  ^ 
daté  de  Berne.  J*ai  écrit  en  effet  la- lettre  de  M.  le 
bailli  de  Nidau;  mais  je  ne  voulus  point  voué 
en  parler  pour  ne  point  vous  affliger  :  ce  sont , 
je  crois,  les  seules  réticences  que  lamitié  per* 
mette. 

Voici  une  lettre  pour  cette  pauvre  fille  qui  est 
à  rUe  :  je  vous  prie  de  la  lui  faire  passer  le  plus 
promptement  qu'il  se  pourra  ;  elle  sera  utile  à 
sa  tranquillité.  Dites ,  je  vous  supplie ,  à  mada-- 
me  **  combien  je  suis  touché  de  son  souvenir, 
et  de  rintérèt  qu  elle  veut  bien  prendre  à  mon 
sort.  J'aurois  assurément  passé  des  jours  bien 
doux  près  de  voUs  et  d'elle,  mais  je  n  etois  pas 
appelé  à  tunt  de  l»en.  Faute  du  bonheur  que 
je  ne  dois  plus  attendre,  cherchons  «du  moins 
la  tranquillité.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon 
oceur. 

A  M.  D'IVÉRNOIS. 

Paris ,  le  1 8  décembre  1 766  * 

Avant-hier  au  soir,  monsieur,  j'arrivai  ici  très 
fatigué,  très  malade,  ayant  le  pins  grand  besoin 
de  repos.  Je  n'y  suis  point  incognito,  et  je  n'ai 
pas  besoin  d'y  être  :  je  ne  me  suis  jamais  caché, 
et  je  ne  veux  pas  commencer.  Comme  j'ai  pris 
^mon  parti  -sur  les  injustices  des  hommes ,  je  les 
mets  au  pis  sur  toutes  choses,  et  je  m'attends  à 


464  CORRESPONDANCE. 

tout  de  leur  part,  même  quelquefois  à  ce  qui  est 
bien.  J  ai  écrit  en  efFet  la  lettre  à  M.  le  bailli  de 
Nidau  ;  mais  la  copie  que  vous  m'avez  envQi^ée 
est  pleine  de  contre-sens  ridicules  et  de  fautes 
épouvantables.  On  voit  de  quelle  boutique  elle 
vient.  Ce  nesi  pas  la  première  fabrication  de 
cette  espèce ,  et  vous  pouvez  croire  que  des  gens 
si, fiers  de  leurs  iniquités  ne  sbnt  guère  hon- 
teux de  leurs  falsifications.  Il  court  ici  des  co- 
pies plus  fidèles  de  cette  lettre ,  qui  viennent  de 
Berne ,  et^  qui  font  assez  d  effet.  M.  le  dauphin 
lui-même ,  à  qui  on  Ta  lue  dans  son  lit  de  mort, 
e^n  a*  paru  touché ,  et  a  dit  là-dessus  des  choses 
qui  feroient  bien  rougir  mes  persécuteurs ,  s'ils 
les  savoient ,  et  qu'ils  fussent  gens  à  rougir  de 
quelque  chose. 

Vous  pouvez  m'écrire  ouveistement  chez  ma- 
dame Duchesne  où  je  suis  toujours.  Cependant 
j'apprends  à  l'instant  que  M.  le  prince  de  Conti 
a  eu  la  bonté  de  me  faire  préparer  un  logement 
au  Temple,  et  qu'il  désire  que  je  l'aille  occuper. 
Je  ne  pourrai  guère  me  dispenser  d'accepter  cet 
honneur  ;  mais ,  malgré  mon  délogement ,  vos 
lettres  sous  la  même  adresse  me  parviendront 
également. 

A  M.  D'IVERNOÏS. 

Paris,  le  20  décembre  1765. 

Votre  lettre,  mon  bon  ami,  m'alarme  plus 
qu'elle  m'instruit.  Vous  me  parlez  de  milord- 
maréchal  pour  avoir  la  protection  du  roi;  mais 


ANNÉE    Ï765.  465 

de  quel  tùi  énten^ezrVùti^  pàtiér?  Je  pvds  me^ 
fiaire  fort  de  iîeHe  ^n  tùi  de  Prtidse  ;  rnais.de  quoi 
vous  serviroît-elle  auprës  de  la  médiation? Et  s'il' 
est  question  du  roi  de  France,  <juel  crédit  mi- 
lord-maréchal  a-t-il  à  sa  cour?  employer  cette 
voie  seroit  vouloir  tout  gâter. 

Mon  hoû  axm,  lai^^ez  fmte  vo$  amis,  et  soyez 
tranquille.  Je  vous  donne  ma  parole  que  si  la 
médiation  a  lieu ,  lea  misérsibleé  qui  vous  me-^  ' 
notent  ne  toug  feront  aucun  mal  par  cette  voié^ 
là.  Voilà  sw  quoi  voud  pouvez  compter.  Cépen*» 
dant  ne  négliges^  pas^  locea^ion  de- voir  M.  le 
résident  ^  pour  parer  e^ux  préventione  quott  peut 
loi  donner  côntf  e  vous  :  du  reste  ^  je  vous  le  Vé-' 
pëte,  soyez  tranq;tiille>  Ist  Médfialion  ne, vous 
fér»  aucun  mal. 

Je  déloge  danis  deux  heCffés  pëUf  aller  occuper 
au  Tewbpt^  lappariemiént  qui  m  y  est  destiné. 
Vous  pourrez  m'écrire  â  l'hôtel  de  St:-^Simon , 
au  Temple^  à  Paris.  Je  vous  embrasse  de  la  plus 
tendre  amitié. 

A  M..  DE  LUZE. 

aa  décembre  1765. 

L'afflictîott,  mottsieu^r,  6ù  la  perte  d'ufit  père 
tendrement  ainvé  plonge  en  ce  moment  mada-» 
me  de:  Y^rdelin ,  ne  me  permet  pa»'  de  me  livrer 
à  dea  amusements ,  t^ndis^  qu  elle  est  darrd  les 
larn^es.  Amsi  nous  n'auroni»  point  de  inûsitjué 
aujourd^bm^  Je  serai  cependamf  ébé2î  moi  ce  soir 
comme  à  l'ordinaire;  et,  s?il  entre 'danâ.  vos 

17.  3o 


4^6  CORRESPONDANCE. 

.arrangements  dy  passer,  ce  changement  ne 
m'ôtera.pasie^pkitsfr'4e  vous  y  voir.  MiUe/saliH 
tations. 

A  M.  DE  LUZJE. 

26  décembre  1765. 

Je,  ne  saurais ^  monsieur,  durer  plus  long- 
temps sur  ce  théâtre  public.  Pourriez-vous ,  par 
dbarité)  accélérer  un  peu  notre  départ?  M.  Hume 
consent  à  partir  le  jeudi  2  à  midi  pour  aller  cou- 
cher à  Senlis.  Si  vous  pouvez  vous  prêter  à  cet 
arrangement,  vous  me  ferez  le  plus  grand  plai- 
sir. Nous  n  aurons  pas  la  berline  à  quatre;  ainsi 
vous' prendrez  votre  chaise  de  poste,  M.  Hume 
la  sienne ,  et  nous  changerons  de  temps  en 
temps.  Voyez ,  de  grâce ,  si  tout  cela  vous  con- 
vient, et  si  vous  Voulez  m'envoyer  quelque 
chose  à  mettre  dans  ma  malle.  Mille  tendres  «a^ 
lutations.  1    . 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Paris,  le  3o  décejnbre  1765. 

Je  reçois,  mon  bon  ami ,  votre  lettre  du  23.  Je 
suis  très,  fâché  quevousn  ayez  pas  été  voir  M.  de 
Voltaire:  Avez-vous  pu  penser  que  cette  démar- 
<^he  me  feroit.de  la  peine?  que  vous  conrnoissez 
niai  mon  cœur  !  Eh ,  plût  à  Dieu  qu  une  heureuse 
réconciliation  entre  vous ,  opérée  par  les  soins 
de  cet  homme  illustre,  me  faisant  oublier  tous 
ses  torts,  m^e  Uvràt  sans  mélange  à  mon  admira- 
tion pouriui  !  Dans  les  temps  où  il  m'a  le  plus 


.     ANNÉR  1765*       .  467 

crueUeto^nt'  traité ,  j'ai  toujours  eu  beaucoup 
moins  d  aversion  pour  lui  que  d'aniour  pour 
mon  pays.  Quel  que  soit  Thomme  qui  vous  ren- 
dra la  paix  et  la  liberté,  il  me  sera  toujours  cber 
et  respectable.  Si  c'est  Voltaire ,  il  pourra  du 
reste  me  faire  tout  le  mal  qu  il  voudra  ;  mes 
vœux  coAStants,  jusqua  mon  dernier  soupir, 
seront  pour  son  bonheur  et  pour  sa  gloire. 

Laissez  menacer  les  jongleurs  ;  telfiert  qui  ne 
tue  pM.Yotre  sort  est  presque.  entreJes  mains  de 
M*  de  Voltaire;  s'il. est  pour  vous,  les  jongleurs 
vous  feront  fort  peu  de  mal.  Je  vous  conseille  et 
vous  exhorte ,  après  que  vous  Faurez  suffisam- 
ment sondé ,  de  lui  donner  votre  confiance.  Il 
n  est  pas  croyable  que ,  pouvant  être  l'admiration. 
.  de  l'univers,  il  veuille  en  devenir  l'horreur  :  il  sent 
trop  bien  l'avantage  de  sa  position  pour  ne  pas 
la  .mettre  à  profit  pour  sa  gloire.  Je  ne  puis  pen- 
ser qu'il  veuille ,  en  vous  trahissant ,  se  couvrir 
d'infamie.  En  un  mot ,  il  est  votre  unique  res- 
source  :  ne  vous  l'ôtez  pas.  S  il  vous  trahit  /vous 
ê^es  pei'du ,  je  l'avoue  ;  mais  vous  l'êtes  également 
s'il  ne  se  mêle  pas  de  vous.  Livrez-vous  donc  à 
lui  rovdenient  et  franchement  ;  gagnez  son  cœur 
par  cette  confiance  ;  prêtez-vous  à  tout  accom- 
modemerit«raisonnable.  Assurezles  lois. et  la  li- 
berté  ;  miais  sacrifiez  l'amour-propre  à  la*paix. 
Sur-tout  aucune  mention  de  moi ,  pour  ne  pas 
aigrir  ceux  qui  me  haïssent  ;  et  si  M.  de  Voltaire 
vous  sert  comme  il  le  doit,  s'il  entend  sa  gloire, 
comblez-le  d'honneurs  ;  et  consacrez  à  Apollon 

3o« 


L 


^6.8  GO&RESPONDÂNGE. 

pacificateur ,  Phœbo  pcLcatpri ,  la  médaille  que 
isous  m'ai^iea^  destiuée. 

A  madame:  DrË  CRÉQUI. 

Au  Temple,  ]e  3  jftçyier  i^ôS.^ 

Je  reçois  votre  lettre,  madame,  en  arrivant 
d'une  cauF$e ,  et  j'y  réponds  à  la  hâte ,  en  repar- 
tant pour  une  autre.  L'air  malsain  pour  moi  de  ^ 
mon  bakitation ,  et  fimportunité  des  désoeuvrés 
de  toi:i:^  les  coiDs  du  moâde,  me  forcent  à  cher- 
dbeff  le  soulagement  ^  la  solitude  dana  de»  pèle- 
»na^&  continuela. 

A  LA  Ail^ME. 

Au  Temsie^  la  3  îaoTier  ^7^ 

Le  désir  de  vons  revoir,  madame,  formoit  un 
de  ceux  cpii  m'altirc4ent  à  I^ris.  La'nécessité,  la 
duce  nécessité,  qui  gouverne  toujours  ma  vie, 
m.'enipâ(^  dele  satisfaire.  Je  pars  avec  la  cruelfe 
certitude  de  né  voms^  revoir  jamais  :  mais  IP091 
sort  a'a  point  changé  ii^n  ame  ;  l'attachement, 
le  respect ,  la  reconnoi^ance,  tous  les  sentiments 
que  j'eias.  pour  vous  dans  les  moments  les  plus 
heureux,  màccompagneront  daçs  me3  fiehessed  ' 
jusqju^'ài  mon  dernier  soupir. 


▲  N^ÉE    176S.  4^ 

A,  MADAME  DE  CRÉQUI. 

Ce  dimanche  matin. 

Je  sens ,  madame  I  après  de  vains  efforts ,  4^e 
traduire  m  est  impossible  ;  tout  ce  que  je  puis 
faire  pour  vous  obéir ,  c'est  de  vous  donner  une 
idée  de  lepftre  désignée,  en  récrivant  à-peu-près 
comme  j'ims^gine  qu'Horace  auroit  fait  s'il  avoit 
voulu  la  mettre  en  prose  françoise ,  à  la  différence 
près  de  l'iafériorité  du  talent  et  de  la  servitude 
de  l'imitation.  Si  vous  montrez  ^e. barbouillage  i 
monsieur  l'ambassadeur^  il  â'en  moquera  avee 
raison  î  et  j'en  ferois  de  hotx  cœur  autant:  nkais 
je  n<e  sais  pas  dire  mieux  d'api^ès  uù  aùti^è)  ûi 
besmcettp  mieux  de  tnoi^ntème. 

A  LA  MÊME. 

Ce  mercredi  matin/ 

^ene  vaispoiût  voul  voir^  madame ,  pa^rceque 
j'ai  tort  av^  vous  ^  et  que  je  n'aime  {la»  à  £âir« 
mayvaise  ooqtenfitice  ;  je  sens  pourtant  qu'éprè» 
livoiir  ^u  Vbopineui*  de  youè  cônnoître  ^  je  né  pcmV' 
rai  me  passer  long-temps  çb.o^ui  île  yOus:  voit*; 
et  quand  je  vous  aurai  fait  oublier  mes  mauvais 
procédés ,  je  comptiif  bien  dé  Ae  me  plus  mettre 
dan*  le  tû^  d'en  avoir  d'autres  à  réparer. 


470  CORRESPONDAifCE. 

Je  commençai  la  traduction  immédiatement 
en  sortant  de  cJhea  vous;  je  l'ai  suspendue parce- 
que  je  souffre  beaucoup ,  «t  ne  suis  point  en  état 
de  travailler  :  je  l'achèverai  durant  le  premier 
calme,  et  m'en  servirai  de  passe-port  pour  me 
pré^eqter  à  vous,  •  ^ 

A  MADAME  DE  GRÉQUI. 

Ce  samedi. 

J'ai  travaillé  huit  jours , madame,  c  est-à  dire 
huit  matinées.  Pour  vivre ,  il  faut  que  je  gagne 
quarante  sous  par  jour  :  ce  sont  donc  seize  francs 
qui  me  sont  dus ,  et  dont  je  prie  votre  exactitude 
de  dififiérer  le  paiement  jusqu'à  hion  retour  de  la 
campagne.  Je  n'ai  point  oublié  votre  ord'i^e;  mais 
moiisieur  l'ambassadeur  étoit  pressé,  et  vous  m'a^ 
vez  dit  vous-même  que  je  pouVois  égalementfaire 
à  loisir  ma  traduction  sur  la  copie.  A  mon  retour 
de  Passy  j'aurai  Thonneur  de  vous  voir  :  le  copiste 
recevra  son  paiement;  Jean -Jacques  recevra, 
puisqu'il  le  faut,"le«t  compHmênts  qticf  vétiè  lui 
destinez  ;  et  nous;ferons ,  sur  Thonrieùr  qUé  veut 
me  faire  monsieur  l'ambassadeur,  t^t  'ce  qu'il 
plaira  à  lui  et  à  voui^.  ..  i  ■ 


»       /  )     M 


-A  LA  MÊME.  --  '.  -/'    ■ 

Ce;  m^riji  l6i« . 

Je  vous  remercie ,  madame,  des  injustices  que 
vous  me  faites  ;  elles  marquent  au  moins  un  inté* 
rêt  qui  m'honore  et  auquel  je  suis  sensible.  J*^( 


ANNÉE    1765.  47Ï 

un  ami  dangereusement  malade ,  et  tous  mes 
soins  lui  sont  dus  :  avec  une  telle  excuse ,  je  ne 
nxé  croirois  point  coupable  d  avoir  manqué  à  ma 
parole,  quelque  scrupuleux  que  je  sois  sur  ce 
point.  Mais,  madame,  j  ai  promis  que  vous  ver- 
riez avant  le  public  ma  lettre  sur  M.  Gautier ,  et 
c'est  ce  que  j'exécuterai  ;  j'ai  promis  aussi  de  vous 
porter  mon  opéra ,  et  je  le  ferai  encore  :  nous 
n'avons  point  parlé  du  temps;  et,  pour  avoir  dif- 
féré de  quelques  jours,  je  ne  crois  pas  être  hors 
de  règle  à  cet  égard. 

Si  vous  vous  repentez  de  la  confiance  dont 
vous  m'avez  honoré ,  ce  nie  peut  être  que  pour  ne 
m'en  avoir  pas  trouvé  digne.A  l'égard  de  la  dé* 
fiance  dont  vous  me  taxez  sur  mes  manuscrits, 
je  vous  supplie  de  croire  que  j'en  suis  peu  capa* 
kle,  et  que  je  vous  rends  sur-tout  beaucoup  plus 
de  justice  que  vous  ne  paroissez  m'en  rendre  à 
moi-même.  En  un  mot,  je  vous  supplie  de  croire 
que,  de  quelque  manière  que  ce  puisse  être,  ce 
ne  sera  jamais  volontairement  que  j'aurai  tort 
avec  vous. 

Je  suis  avec  un  profond  respect^  madanpie^ 
votre ,  etc. 

I 

A  Madame  de  créqul 

Ce  lundi  21. 

I^on ,  madame,  je  ne  dirai  point ,  qu'est-ce  que 
ce\a  me  fait?  je  serai ,  comme  je  l'ai  toujours  été, 
touché ,  pénétré  de  vos  bontés  pour  moi  :  mes 


472  CORRESPONDANCE. 

.sentini^i^ti 71'ozit  jamai$  eu  de  part  à  inçB  i^iai^ 
.vais  procédés ,  et  je  veu^.  travailler  à  vpu$  eu 
convaincre. 

..  Lp  discours  de  M.  Bordes ,  tout  bien  {^^se^ 
restera  saqs  réponse  :  je  le  trouve,  qnant  àmx)!, 
fprt  au-dessous  du  premier  j  catp ,  il  faut  wpore 
mieux  se  montrer  bon  rhéteur  d^  coll^^  q?i? 
mauvais  Logicien.  J'aurai  pei}t-^tr^  ocp^siop  de 
mieu^  développer  me  i^es  lians- répondra  di^ 
recteipenj.  • 

Voici ,  madame ,  le  livre  que  vous  den^andez^ 
Je  ne  sais  s'il  sera  facile  d'en  reçouv^-er  qvie)que 
exemplaire  ;  mais  vnu^  m'obligerez seq^iM^iilimi 
de  qe  me  rendre  celui-là  que  quftpd  je  y^^a  ?iit 
aurai  trouvé  im  autre. 

Adieu  y.ipadame  :  je  nose  plii3  vous  p^lpr  de 
^e$  résolutions  i  tpm^  vous  aggravez  ^i  fort  1^ 
poids  dç  paes  torts  epvers  vou^, qup  je  sei^  bien 
qu'il  ne  p[)  est  plus  possible  de  les  supporter. 

A  MADAME.»^  CBÉqUI. 

Ce  mercredi  matin  23. 

Je  compte  les  jours,  madame,  et  je^f^ns.p^e^ 
torts.  Je  voudrois  que  vous  les  sentissiez  aussi; 
je  voudrois  vous  las  fa/re  q^bï^ar.  Oi>^est  bien  en 
peine  quand  on  est  coupable  et  qu'on  veut  cesser 
de  l'être.  Ne  me  félicitez  donc  point  de  ma  for- 
tune, carjçtmaisjenefus  ^imisér^^le^iued^j^is 
que  je  suis  riche. .  ' 


ANNÉE. 1765.  .473 

A  MADAME  DE  CRÉQDI. 

'  Ce  mercredi  33.    ' 

Vous  mo  force?  «  modame ,  de  vûus  faire  un 
refus  pour  la  première  fois  de  ma  vie.  Je  me  suis 
bien  étudié ,  et  j'ai  toujours  senti  que  la  recon- 
noisâaDc^  et  r^niiiif  aesauroient  compatir  dans 
mon  ïQceur,  Permettez  donc  que  je  le  conserve 
tout  entier  pour  un  gentiment  qui  peut  faire  le 
))onhear  de  ma  vie,  et  dont  touâ  V03  biena  ni 
ceux  dç  p^r^OQap  ne  pom*roieni  jamais  me  dé^ 
domiiia0er. .  . 

Jetoi3  ^U^  hiep  à  Passy,  et  ne  reviàs  que  le 
soir  ;  ce  qui  m'empêcha  de  yous  aller  voir.  De-* 
main ,  m^daqa^ ,  je  dînerai  chez  voi^s  avec  d'au- 
tant plus  de  plaisir,  que  vous  voulez  bien  vous 
passer  d  un  troisième. 

.    A  LA  MÊME. 

Le  meilleur  moyen  ,  madame,  :de  me  -faira 
rougir  de  me^  %oH^  et  de  nae  contraindre  à  kg 
réparer,  c^s%  de. rester  telle, que  wo*is  étes.^Je  né 
pourrai,  madan^e,- avoir  Thonncurde  dîner >di« 
ma^cbe  avec  Yom  ;  mais  ce  né  sont  pQinI;  mtfs 
rjU^he^B^  qui  3oat  cause  de  ce  refu& ,  puisqu'on 
prétend  quelles  ne  sont  boohM  qu'A  nous  prov 
curer  0^  qi*e  noUs  desinons.  J'espère  avoir  Tbon-i 
neur  dç  ypus  voir  la  semaine  prochaine  ;  et  s.'H 
ne  fgiut ,  pour  mériter  le  retour  de  votre  .estime 


474  CORRESPONDANCE. 

et  de  vos  bontés ,  quie  jeter  mon  trésor  par  les 
fenêtres ,  cela  sera  bientôt  fait  ;  et  je  croirai  pour 
le  coup  être  devenu  usurier. 

A  MADAME  DE  CRÉQUI. 

Ce  samedi  matin. 

J'ai  regret ,  madame ,  de  ne  pouvoir  profiter 
lundi  de  Fhonneur  que  vous  me  faites  :  j  ai  pour 
ce  jour-là  Tàbbé  B^ynal  et  M.  Orimm  à  diner 
chez  moi.  J  aurai  sûrement  Thonneur  de  vous 
voir  dans  le  cours  de  )a  sçniiaine ,  et  je  tâcherai 
de  vous  convaincre  que  vous  ne  sauriez  avoir 
tant  de  bonté  pour  moi  que  je  n  aie  encore  plus 
de  désir  de  la  mériter. 

-  Je  suis  avec  un  profond  respect ,  madame , 
votre,  etc. 

A  LA  MÊME. 

Ce  samedi  6. 

Je  viens,  madame,  de  relire  votre  dernière 
lettre,  et  je 'me  sens  pénétré  de  vos  bontés.  Je 
vois  quejejoûe  un  rôle  très  ridicule,  et* cepen- 
dant je  puis  vous  protester  qu'il  ny  a  point  de 
ma  faute:  mron malheur  veut  que  j'aie  l'air  de 
chercher  des  défaites  dans  le  tétnps  que  je  vou- 
drois  beaucoup  faire  pour  cultiver  l'amitié  que 
vous  daignez  m'offrit*.  Si  vous  ti'êtes  point  rebu- 
tée de  mes  torts  apparents  ,  donness-moi  vos 
ordres  pour  jeudi  ou  vendredi  prochain ,  ou  pour 
pareils,  jours  de  l'autre  semaine /qui  sont  les 


A'NNÉE   4765.    '■'  475 

seuls  o*Èi  je  sois  sur  de  pouvoir  disposer  de  moi. 
J'espère  qu'une  conférence  entre  nous  éclaircira 
bien  des  choses,  et  sur-tout  qu'elle  vous  dés- 
abusera sur  la  mauvaise  volonté  que  vous  avez 
droit  de  me  supposer.  Je  finis,  madame,  sans 
cérémonie ,  pour  vous  marquer  d'avçmce  com- 
bien je  suis  disposé  à  vous  obéir  en  tout. 

A  MADAME  DE  CRÉQUI. 

Ce  dimanche  matin. 

Non,  madame,  je  n'ai  point  usé  de  défaite 
avec  vous;  quant  au  mensonge,  je  tâche  de 
n'en  user  avec  personne.  Le  dîner  dont  je  vous 
ai  parlé^  est  arrêté  depuis  phns  de  huit  jours;  et, 
si  j  avois  cherche  à  éluder  pour  lundi  votre  invi- 
tation ,  il  n'y  a  pas  de  raison  pourquoi  je  l'eusse 
acceptée  le  jeudi  ou  le  vendredi.  J'aurai  l'hon- 
neur de  dîner  avec  voiis  le  jour  que  vous  ine 
prescrirez,  et  là  nous  discuteronis  nos  griefs; 
«àr  j'ai  les  miens  aussi,  et  je  trouve  dans  vos 
lettres  un  ton  de  louanges  iDeaucôup  pire  que 
celui  de  cérémonie  que  vous  me  reprochez,  et 
dont  je  n'ai  peut*éttfe  qUè  trop  de  facilité  à  me 
corriger.  » 

Ce  n  est  pas  sérieusement ,  sans  doute ,  que 
vous  parlez  de  venir  -dans  mon  galetas  ;  non  que 
je  ne  vous  croie,  as&ez  de  philosophie  pour  me 
faire  cet  honneur,  mais  parceque  n  en  ayant  pas 
assez  moi-nséme  pour  vous  y  refcevoir  sans  quel* 
<|iie  embarr^  )  jf  ne  vous  suppose  pas  la  malice 


476  COBRESPONDANGE. 

d*ejQ  vouloirjooir.  AufturpIaS)  je  dois  Vous  after- 

tir  qu  à  Theure  dont  tous  parlez  y  vous  pourriez 
trouver  encore  mes  convives;  quilsne  manqùe- 
roient  pas  de  soupçonner  quelque  intelligence 
entre  vous  et  moi  ;  et  que,  s'ils  me  pressoient  de 
leur  dire  la  vérité  sur  ce  point,  je  naufois  ja<- 
mais  la  force  de  la  leur  cacher.  U  âiUoit  vous 
prévenir  là-dessus  pour  être  tranquille  sur  l'é- 
vénement. A  vendredi  donc,  madame,  car  j  en- 
visage ce  point  de  vue  avec  plaisir. 

A  MADAME  DE  CBÉQOL 

•  •• 

Ce  dimanche  matio^ 

Tous  m'affligez ,  sÀadftme ,  en  désirant  de moi 
une  chose  qui  m  est  devenue  impossible.  Elle 
peut  un  jour  cesser  dû  Tètre»  Tous  les  obscurs 
complots de3  hommes,  leurs* longs  succès,  leurs 
ténébreux  triompher ,  lEie  me  feront  jamais  dés**» 
espérer  de  la  Providence;  et?,  si  soq  oeuvre  se 
fait  de  moi^  vivant,  je  n'oublierai -pas  votre  de^ 
mande,  ni  le  plaisir  qiie  j  aurai  dy  .acquiescera 
Jusque*-là,  permtettesi  madame,,  que  je  vdus 
conjure  de  m  pxen  j^\m$  reparler. 

Ma  femme  est  comblée  de  l'honneur  que  vous 
Ju^  faites  diç  penser  À.dW  ^  et  d^  votre  obligeatite 
invitation.. 3i;eUeéto^t  un  peu  pln^  allante ,  elle 
en  pro&teroU  bieû  vite,  moins  pourvoir  le  jar- 
)lin  que  pour  faire  sa  révérence  a^la  «saièresàe; 
i^ais  elle  çst  d'ui^e  paresse  incrOî^aJMè  à  sortir 
de  sa  chambre ,  jet  j'ai  toutQf  Içs  peines  du  monde 


ANNÉE    1765.  477 

à  oy^nir ,  cinq  ou  six  fois  )  année ,  qu'elle  TeuiUe 
bien  i^emt  promener  avec  moi:  au  reste,  elle 
partage  tous  mes  sentiments,  madame ,  et  sur- 
tout ceux  de  respect  et  d^attaekement  dont  mon 
eceur  est  et  sera  pénétré  pour  vous  jusqu'à  mon 
dernier  soupir. 

Je  me  proposoisde  vous  porter  ma  réponse 
HKNhmèBie ,  mais  des  contrariétés  me  font  pren- 
dre 1^  parti  d  envoyer  toujours  ce  mot  devant. 

A  MADAME  DB  CRÉQUL 

Ce  Vendredi  matin. 

Vous^ ne  m'imposez  pas,  madame,  une  tâche 
aisée^  en  m'ordonnanï  de  vous  montrer  Emile 
datts  cette  île  oè  l'on  est  vertueux  sans  témoins 
et  courageoK  sans  o^teni^ation.  Tout  ce  que  j'ai 
pu  saiiïoiir  de  cette  lie  étrangère ,  est  qu'avant  d'y 
ahord^  on  n'y  voit  jamais  personne,  qu'en  y 
arrivant  on  est  encore  fort  sujet  à  s'y  trouver 
seul;  nfeais  qwators  on  se  console  aussi  sans 
peine  du  petit  malheur  de  n'y  être  vu  de  qui  que 
ce  soit.  En  vérité,  madame,  je  crois  que  pour 
voir  les  habitants  de  cette  île,  il  faut  les  cher- 
cher soi-même ,  et  ne  s'en  rapporter  jamais  qu'à 
soL  le  VOUS!  ai  montré  mon  Emile  en  chemin 
pour  y  Mfiver;  lé  reste  de  la  route  vous  sera 
bien  moins*  difficik  à  foire  seule ,  qu'à  moi  de 
liions  y  guider. 

Je.vousrsmeitcie,  madame,  de  la  ebanson  que 
voua  .acre»  eu  la  bonté  de,  m'envoyer ,  et  je  vous' 


478  CORRESPONDANCE. 

demande  pardon  de  ne  lavoir  pas  trouvée ,  à  ma 
propre  lecture ,  aussi  jolie  que  quand  vous  nous 
la  lisiez  :  la  versification  m'en  paroît  contrainte; 
je  n'y  trouve  ni  douceur  ni  chaleur  :  le  pénul- 
tième couplet  est  le  seul  où  je  trouve  du  natu- 
rel et  du  sentiment  :  dans  le  premier  couplet, le 
premier  vers. est  gâté  par  le  second  :  les  deux 
premiers  vers  du  quatrième  couplet  sont  tout- 
à^fait  louches  ;  il  falloit  dire  :  Si  fon  ne  pairie 
décile  à  tout  moment,  on  parle  une  langue  qui 
m  est  étrangère.  S'il  faut  être  clair  quand  on 
parle ,  il  faut  être  lumineux  quand  on  chante. 
La  lenteur  du  chant  efface  les  liaisons  du  sens , 
à  moins  quelles  ne  soient  très  marquées.  Je  ne 
renonce  pourtant  pas  à  faire  lair  que  vous  de- 
sirez; mais ,  madame,  je  voudrois  que  vous  eus- 
siez la  honte  de  faire  faire  quelques  corrections 
aux  parole^ ,  car  pour  moi  cela  m'est  impossihle  ; 
et  même ,  si  vous  ne  trouvez  pas  mes  observa- 
tions justes ,  je  les  abandonne ,  et  ferai  l'air  sur 
la  chanson  telle  qu'elle  est.  Ordonnez ,  j'obéirai. 

•     A  MADAME  DE  CRÉQUI. 

Ce  mardi  matin. 

Ma  besogne  n'est  point  encore  faite,  mada- 
me; le  temps  qui  me  presser,  et  le  travail  qui 
me  gagne ,  m'empêcheront  de  pouvoir  vous  la 
montrer  avant  la  semaine  prochaine.  Puisque^ 
vous  sortez  le  matin ,  nous  prendrons  l'après- 
jjûdi  qu'il  vous  plaira  ^  pourvu  que^ce  ne  soit  pas 


ANNÉE.  1765.  •      4^^ 

plus  tôt  que  de.  demain  en  huit,  ni  jour  d'opéra 
italien.  Gomme  la  lecture  sera  un  peu  longue , 
si  nous  la  voulons  faire  sans  interruption ,  il  fau- 
dra que  vQus  ayez  la  bonté  de  faire  fermer  votre 
porte.  Jai  tant  de  torts  avec  voud,  madame  y 
que  je  nose  pas  me  justifier,  mèmp  quand  jai 
raison;  cependant  je  sais  bien  que ^  sans  mon 
travail,  je  naurois  pas  mis  cette  fois  si  long- 
temps à  vous  aller  voir. 

A  MADAME  DE  CRÉQUI. 

Ce  vendredi. 

Il  est  vrai ,  madame  ,  que  je  me  présentai  hier 
à  votre  porte.  L'inconvénient  'de  vous  trouver 
en  compagnie ,  ou ,  ce  qui  est  encore  pire ,  de 
ne  vous  pas  trouver  chez  vous,  mè  fait  hasarder 
de  vous  demander  là  permission  de  me  présen- 
ter dans  la  matinée  au  lieu  de  Taprè&dnidi ,  trop 
^redoutable  pour  moi ,  à  cause  des  visites  qui 
peuvent  survenir. 

Il  est  vrai  aussi  que  je  suis  libre  :  cest  un 
bonheur  dont  jai  voulu  goûter  avant  que.de 
mourir.  Quant  à  la  fortune,  ce  neût  pas  été 
la  peine  de  philosopher  pour  ne  pas  apprendre 
à  m  en  passer.  Je  gagnerai  ma  vie,  et  je  serai 
homme  :  il  n  y  a  point  de  j^ortune  au-dessus  de 
cela.     ' 

:  Je  ne  puis ,  madame ,  profiter  demain  de 
rhonneur  que  vous  me  faites  ;  et ,  pour  vou5 
prouver  que  ce  nest  pgint  M.  Saurin  qui  m  en 


48o  GORRESPONDABICE. 

détourne  9,  .je  suis  prêt  à  accepter  ttd  dî^  sn^ec 
lui  y  tout  autre  jour  qu'il  vous  plaira  de  me  pres- 
crire.   . 

Jai  Fhonnenr  d'être  avec  un  profond  respect, 
niadaïae^  votre,  etc. 

élmadélme  de  gréqui. 

Ce  mardi  7. 

Rousçeau  peut  assurer  madame  la  marquise 
de  Créqui  que,  faut  qu'if  croira  trouver  chez  elle 
les  sentiments  qu  il  y  porte ,  et  dont  le  retour  Ipii 
est  dû ,  loin  de  compter  et  regretter  se$  pas 
poiir  avoir  Tbonneur  delà  voir,  it se croiria  hien 
dédon^magé  de  cent  courseoi  inutiles  ]p^  là  snc-^ 
ces  d'une  seuie.  IViais ,  en  tout  autre  cas ,  il  dé^ 
dare  quil  regarderait  un  seul  pïB  comme  îndi^ 
goenient  perdiu  ^  et  ses  visites  reqmtB  cofinine  une 
frande  et  mi  vpL,  pui^pie  V estime-  réciprcique 
eèt  la  condition  sacrée  et  indispensable  sans  la- 
quelle ,  hors  la  nécessité  des  affaires  ,  il  est  bien 
détedminé  'à;  nlen  jamais  honorer  vo4<>nfiaire- 
ment  qui  que.  ce  sbit. 

Je  reçois  chez  moi ,  j-^en  conviens,  des  geâs 
pour  ({ui  je  n  ai  nulle  estime;  mais  je  ies^  recjôi^i 
par  force  :  je  ne  leur  cache  point  mon  dédeén  ^ 
etcomme'illi  sont  accommodants  ,.ils  lesuppo^r- 
tent  pour  aller  à  leurs  fins.  Pour  mpi,  qui  ne 
veux  tf  omper  ni  trahir  personne ,  quand  je  fais 
tant  que  d'aller  chez  quelqu'un ,  c'est  pour  Tho- 
norev  et  en  être  honoré.  Je  lui  témoigne  mon 


ANNÉE   1766.  48ï 

estime  en  y  allant  ;  il  me  témoigne  la  sienne  en  { 

me  recevant  :  s'il  a  le  malheur  de  me  la  refuser,  i 

et  qu  il  ait  de  la  droiture ,  il  sera  bientôt  dés-^ 
abusé ,  ou  bientôt  dëlivlré  de  moi.  Voilà  mes  sen-*  1 

timents  :  s'ils  s'accordent  avec  ceux  de  madame  j 

la  marquise  de.... ,  j'en  serai  comblé  de  joie;  s'ils  ! 

en  diffèrent ,  j'espère  qu'elle  voudra  bien  me  1 

dire  en  quoi.  Si  elle  aime  mieux  ne  me  rien 
dire ,  ce  sera  parler  très  clairement.  Je  la  supplie 
d'agréer  ici  mes  sentiments  et  mon  respect. 

ROUSSEAU. 

N,  B*  Ce  billet  fut  écrit  à  la  réception  de  celui  que  ma- 
dame la  marquise  de  Gréqui  m^a  fait  écrire  ;  mais,  ne  vou** 
lant  pas  le  confier  à  la  petite  poste ,  j^ai  attendu  que  je 
fusse, en  état  de  le  porter  moi-même. 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Ghiswick ,  lé  29  janvier  1 766. 

Je  ëûîs  arrivé  heureusement  dans  ce  pays  :  j'y 
ai  été  accueilli ,  et  j'en  suis  très  content  :  mais 
ma  santé,  moti  humeur,  mon  état ,  demandent 
que  je  m'éloigne  de  Londres  ;  et ,  pour  tie  plus  ^ 
entendre  parler,  s'il  est  possible,  dé  mes  mal-' 
heurs ,  je  vais  dans  peu  me  confiner  dans  le  pays 
de^  Galles.  Puissé-je  y  mourir  en  paix  !  c'est  le 
seul  vœu  qui  me  reste  à  faire»  Je  vous  embrasse 
tendrement. 


17. 


3i 


482  COBRESPONOINCE. 

A  M.  D'tTERNOIS. 

(Siiswick)  le  23  février  1766. 

3 fi  reçois ,  monsMir ,  votre  lettre  du  premier 
de  ce  iuois.  Je  sens  la  douleur  qu  a  dû  tous  cau- 
ser la  perte  de  madame  votre  mère  ^  et  Famitié 
me  la  fait  partager.  G  est  le  cours  de  la  nature , 
que  1^  parents  meurent  avant  leurs  enfants ,  et 
que  les  enfants  de  céox-ci  restent  pour  les  cou-* 
soler.  Vous  avez  dans  votre  famille  et  dans  vos 
amis  de  quoi  ne  vous  laisser  sentir  d  une  telle 
perte  q'uè  ce  que  votre  bon  naturel  ne  lui  peut 
tefuser. 

Vous  n'avez  pas  du  penser  que  je  voulusse  être 
redevable  à  M.  de  Voltaire  de  mon  rétablisse- 
ment.  Qu'il  vous  serve  utilement ,  et  quil  con- 
tinue au  surplus  ses  plaisanteries  sur  mon 
compte  ;  elles  ne  me  £srom  pas  plus  de  cbagrin 
que  de  mal.  Jaurois  pu  m'honorer  de  son  amitié 
s'il  eti  eût  été  capable  ;  je  n'aurois  jamais  voulu 
de  sa  protection  :  jugez  si  j'en  veux,  après  ce 
qui  s'est  passé.  Son  apologie  est  pitoyable;  il  ne 
me  croit  pas  si  bien  instruit.  Parlez-lui  toujours 
de  ma  part  en  termes  honnêtes  ;  n'acceptez  ni 
ne  refusez  rien.  Le  moins  d'explication  que  vous 
aurez  avec  lui  sur  mon  compte  sera  le  mieux , 
à  moins  que  vous  n'aperceviez  clairement  quH 
révient  de  bonne  foi  :  mais  il  a  tous  les  torts,  il 
faut  qu'il  fasse  toutes  lès  avances  ;  et  voilà  ce 


J 


ANNÉE   1766.  /g3 

qu'il  ne  fera  jamais.  Il  veut  pardonner  etproté- 
çer  :  nous  sommes  fort  loin  de  compte 

Je  ne  connois  point  M.  deGperchi,  ambassa- 
deur  de  France  en  cette  cour;  et ,  quand  je  le 
connoitrois,  je  doute  «Jne  sa  recommandation 
nr  celle  d  an  autre  iùt  de  quelque  poids  dans  vos 
attaires.  Votre  sort  est  décidé  à  Versailles  M  de 
Bauteville^  fera  qu'exécuter  l'arrêt  prononcé. 
Toutefois  je  tente  de  lui  écrire,  quoique  je  sois 
très  peu  connu  de  lui.  Je  voudrois  qu'il  vous 
connût  et  qu'il  vous  aimât,  ce  qui  est  à-peu- 
près  la  même  chose.  Une  lettre  sert  au  moins  à 
laire  connoissance  :  vous  pourrez  donc  lui  rendre 
la  mienne  après  l'avoir  cachetée,  si  vous  le  iupez 
a  propos.  Je  vous  l'envoie  à  Bordeaux  pour  plus 
de  iùreté;  mais  sur-tout  n'en  parlez  ni  ne  la 
montrez  à. personne.  Je  vous  en  ferai  peut-être 
passer  à  Genève  un  double  par  duplicata  pour 
plus  de  sûreté. 

Je  vous  suis  obligé  de  votre  lettre  de  crédit  • 
je  serai  peut-être  dans  le  cas  d'en  faire  usage! 
Selon  mes  arrangements  avec  M.  Dupeyrou  il  à 
écrit  à  son  banquier  de  me  donner  l'argent  que 
je  lui  demanderois.  Je  lui  ai  demandé  vingt-cinq 
louls'  il  ne  m'a  fait  aucune  réponse.  Je  ne  suis 
pas  d'humeur  de  demander  deux  fois  :  ainsi 
quand  j'awrai  découvert  l'adresse  de  MM.  Luca* 
don  et  Drake,  que  vous  ne  m'avez  pas  donnée , 
je  les  prierai  peut-être  de  m'avancer  cette  somme' 
et  j'en  ferai  le  reçu  de  manière  qu'il  vous  serve 


3i. 


4^4  COHRESPOKDâNGE. 

d^assignation  pour  être  remboursé  par  M.  Da*- 
peyrou. 

J'aurois  à  vous  consulter  sur  autre  chose^  J'ai 
chez  madame  Boy  de  La  Tour  trois  mille  liTres 
de  France ,  et  mademoiselle  Le  Yasseur ,  quatre 
cents.  L'augmentation  de  dépense  que  le  séjour 
d'Angleterre  va  m'occasioner ,  me  fait  désirer 
de  placer  ces  sommes  en  rentes  viagères  sur  la 
tête  de  mademoiselle  Le  Yasseur.  Le  petit  revenu 
de  cet  argent  doubleroit  de  cette  manière,  et  ne 
seroit  pas  perdu  pour  cette  pauvre  fille  à  ma 
mort.  Il  se  fait ,  à  ce  qu'on  dit,  un  emprunt  en 
France  ;  croyez-vous  que  je  pourrois  placer  là 
mon  argent  sans  risque?  y  serois-je  à  temps? 
pourriez- vous  vous  charger  de  cette  affaire?  à 
qui  faudr oit-il  que  je  remisse.le  billet  pour  retirer 
cet  argent ,  et  cela  pourroit-il  se  faire  convena- 
blement sans  en  avoir  prévenu  madame  Boy  de 
La  Tour  ?  Yoyez.  Dans  l'éloignement  où  je  vais 
être  de  Londres ,  les  correspondances  seront  lon- 
gues et  difficiles;  c'est  pour  cela  que  je  voudrois, 
en  partant ,  emporter  assez  d'argent  pour  avoir 
le  temps  de  m'arranger.  D'ailleurs ,  j'écrirai  peu  ; 
j'attendrai  des  occasions  pour  évijter  d'immenses 
ports  de  lettres ,  et  je  ne  recevrai  point  de  lettres 
par  la  poste.  J'aurai  soin  de  donner  une  adresse 
à  M.  Casenove  avant  de  partir;  ce  que  je  compte 
faire  dans  quinze  jours  au  plus  tard.  Boa  voyage, 
'heureux  retour.  Je  vous  embrasse. 

Je  suppose  que  vous  avez  reçu  la  lettre  que  je. 


J 


ANNÉE    1766.  485 

VOUS 'ai  écrite  de  Londres,  il  y  a  environ  trois  se- 
maines ou  un  mois. 

Il  me  vient  une  pensée.  Une  histoire  de  la  mé- 
diation pourroit  devenir  un  ouvrage  intéressant.* 
Recueillez,  sir  se  peut,  des  pièces,  des  anec- 
dotes, des  faits ,  sans  faire  semblant  de  rien.  Je 
regrette  plusieurs  pièces  qui  étoient  dans  la 
malle ,  et  qui  seroient  nécessaires.  Ceci  n  est 
qu  un  projet  qui ,  j'espère ,  ne  s'exécutera  jamais , 
au  moina  de  ma  part.  Toutefois,  de  ma  part  ou 
dune  autre,  un  bon  recueil  de  matériaux  auroit 
tôt  ou  tard  son  emploi.  £n  faisant  un  peu  cau- 
ser Voltaire ,  l'on  en  pourroit  tirer  d'excellentes 
choses.  Je  vous  conseille  de  le  voir  quelquefois  ; 
mais  sur-tout  ne  me  compromettez  pas. 

Je  ne  comprends  pas  ce  que  j'ai  pu  vous  en- 
voyer à  la  place  démette  lettre  que  je  vous  écri- 
voisi,  en  vous  envoyant  celle  pour  M,  de  Baute- 
vlUe.  Je  me  hâte  de  réparer  cette  étourderie, 
Voici  votre  lettre.  Vous  pourrez  juger  si  ce  que 
j^al  pu  vous  envoyerà  la  place  demande  de  m'être 
renvoyé.  Pour  moi ,  je  n'en  sais  rien, 

A  M.  LE  CHEVALIER  DE  BAUTEVILLE. 

Cbiswick,  le  a3  février  1766. 

Monsieur, 

-  C'est  au  nom  9  cher  à  votre  cœur,  de  feu  M.  le 
maréchal  de.  Luxembourg,  que  j'ose  rappeler  à 
votre  souvenir  un  homme  à  qui  l'honneur  de 


486  CORRESPONDANCE. 

son  amitié  valut  celui  d  être  connu  de  vous.  Dana 
la  noble  fonction  que  va  remplir  V.  E.*.  vous  en 
tendrez  quelquefois  parler  de  cet  infortuné.  Vous 
'connoitrez  ses  malheurs  dans  leur  source ,  et 
vousj  ugerez  s'ils  étoient  mérités.  Toutefois,  quel- 
que confiance  qu'il  ait  en  vos  sentiments  intégres 
et  gjénéreux,  iL  na  rien  à  demander  pour  lui^ 
même  ;  il  sait  endurer  des  torts  qui  ne  seront 
point  réparés;  mûis  il  om s  monsieur >  préseater 
à  y>  Ë..un  boinme  de  bien,  son  ami,  cl  digne 
de  letre  de  tous  les  honnêtes  gens.  Vous  voudrez 
connoitre  la  vérité ,  et  prêter  à  ses  défenseurs 
une  oreille  impartiale.  Mw  dlvernois  est  en  étal 
de  vous  la  dire  et  par  lui***même  et  par  sfes  amis  4 
tous  estimables  par  leurs  mœurs ,  par  leurs  vert 
tus  et  par  leui"  bon  sens.  Ce  ne  liont  poiot  des 
hommes  brillants,  intrigant^ ,  versés  dates  lart 
de  séduire  ;  mats  ce  sont  de  aignes  citoyens^, dis-» 
tingués  autant  par  une  conduite  bage  et  m^su-^ 
réCi,  que  par  leur  attachement  à  la  constitution 
et  au9  lois.  Daignez^  monsieur  «  leur  accorder 
un  accueil  favorable  ^  et  les  écouter  aveè  hoiité* 
Us  vous  exposeront  leurs  raisons  et  leurs  droits 
avec  toute  la  candeu»  et  la  simplicité  de  leur  ca- 
ractère ,  et  je  m'assure  que  vous  trouverez  en  eux 
mon  eicuse  pour  la  liberté  que  je  prends  de 
vous  les  présenter. 

Je  supplie  votre  exjcellence  li'agréer  mon  pro-' 
fond  respect. 


ANNÉE    1766.  4*7 

A  M.  HUME. 

Wootton ,  le  ^2  mars  1766. 

Vous  voyes  déjà,  mon  cherpatroa,  par  la 
date  de  ma  lettre  q/m  je  raie  arrivé  au  lieu  de  ma 
destination  ;  mais  vous  ne  pouvm  Toir  tous  les 
i^armes  que  j  y  trouve;  il  fàudroit  ccmnottre  le 
li^u  et  lire  daQS  mon  cœur.  Vous  y  devez  lire  au 
moins  les  sentiments  qui  vous  regardent ,  et  que 
vous  avez  si  bien  mérités.  Si  je  vis  dans  cet  agréa- 
ble asile  aussi  heureux  que  je  J'espère ,  une  des 
douceurs  de  ma  vie  sera  de  penser  que  je  vous 
les  dois.  Faire  un  homme  heureux,  c'est  mériter 
de  Tétre.  Puissies^vous  trouver  en  vous-même  le 
prix  de  tout  ce  que  vous  avesE  fait  pour  moi  ! 
Seul,  j  auroia  pu  trouver  de  rhodpitaiiié  peut-être; 
mais  je  nelaurois  jamais  aussi  bien  goûtée  quen 
ta  tenant  de  votre  amitié.  Ooviservez'Ja'-aMiiaur- 
jours,  moQ  içlier  pati^on  ;  fùmez^moi  poor  0101 
qui  vous  dois  taoi; ,  pofir  v^ii»'màme  ;  aimez<* 
moi  pour  le  bien  que  vous  m'dve^  fait.  Je  saps 
tout  le  prix  de  votre  sincère  amitié  ;  je  la  désire 
ardemjcaea^t  ;  j  y  veux  répondre  par  tmi^  la 
mienoa ,  et  Je  sens  dans  mau  cœur  de  quoi  yous 
convaincre  un  jour  quelle  nest  pas  non  plus 
4saas  quelque  prix.  Comme ,  pour  des  raiwns 
^lont  nous  avons  parlé ,  je  ne  veux  rien  recevoir 
piar  la  p^ste,  je  vou3  prie^  l^r^qMe  vous  leees  la 
boiwe  amrm  de  m'éçrîre ,  d^  remettre  votre  let^ 
tre  à  M.  Davenport.  L'affaire  de  ma  voiture  n  est 


488  couresponbange. 

pas  arrangée,  parceque  je  sais  quon  m*en  a  im« 
posé  :  c'est  une  petite  faute  qui  peut  n'être  que 
l'ouvr^ige  d'une  vanité  obligeante ,  quand  elle  ne 
revient  pas  deux  fols.  Si  vous  y  avez  trempé,  je 
vous  çonaeille  de  quitter ,  une  fois  pour  toutes , 
ces  petites  ruses  qui  ne  peuvent  avoir  un  bon 
principe ,  quand  elles  se  tournent  en  pièges  con- 
tre la  simplicité.  Je  vous  embrasse  ^  mon  cher 
patron ,  avec  le  même  cœur  que  j'espère  et  désire 
trouver  en  vous, 

.A  M.  HUME, 

Woptton,  le  29  mars  17ÔÔ. 

Vous  avez  vu ,  mon  cher  patron ,  par  la  lettre 
que  M.  Davenport  a  dû  vous  remettre ,  combien 
je  tiae  trouve  ici  place  seloQ  mon  goût.  J'y  serois 
peut-être  plus  à  mon  aise  si  Ion  y  avoit  pour 
-moi  moins  d'attentions  ;  mais  les  soins  d'un  si 
galant  homme  sont  trop  obligeants  pour  s'ea 
•fâcher  ;  et ,  comme  tout  est  mêlé  d'inconvénients 
dans  la  vie,  celui  d'être  trop  bien  est  un  de  ceux 
qui  se  tolèrent  le  plus  aisément^  J'en  trouve  un 
plus  grand  h  ne  pouvoir  me  faire  bien  entendre 
des  domestiques,  ni  sur-tout  à  entendre  un  mot 
de  ce  qu'ils  me  disent.  Heureusement  mademoi- 
selle Le  Vasseur  me  sert  d'interprète ,  et  ses  doigts 
parlent  mieux  que  ma  langue.  Je  trouve  même  à 
mon  ignorance  un  avantage  qui  pourra  fairç 
compensation,  c'est  d'écarter  les  oisifs  en  les  en-^ 
^nuyant.  J'ai  eu  hier  la  visite  de  M.  le  ministre. 


ANNÉE   1766.  489 

qui,  voyant  que  j^  ne  lui  parlois  que  françoiâ, 
n  a  pas  voulu  me  parler  anglois  ;  de  sorte  que 
l'entrevue  s'est  passée  à-peu-près  sans  mot  dire. 
J'ai  pris  goût  à  l'expédient  ;  je  m'en  servirai 
avec  tous  mes  voisins ,  si  j'en  ai  ;  et ,  dussé-je  ap- 
prendre l'anglois ,  je  ne  leur  parlerai  que  Fran- 
çois ,  sur-tout  si  j'ai  le  bonheur  qu'ils  n'en  sa- 
chent pas  un  mot.  Cest  à-peu-près  la  ruse  des 
singes  qui,  disent  les  Nègres,  ne  veulent  pas 
parler ,  quoiqu'ils  le  puissent ,  de  peur  qu'on  ne 
les  fasse  travailler. 

Il  n'est  point  vraf  du  tout  que  je  sois  convenu 
avec  M.  Gosset  de  recevoir  un  modèle  en  présent. 
Au  contraire,  je  lui  en  demandai  le  prix ,  qu'il  me 
dit  être  d'une  guinée  et  demie,  ajoutant  qu'il  m'en 
vouloit  faire  la  galanterie,  ce  que  je  n'ai  point  ac- 
cepté. Je  vous  prie  donc  de  vouloir  bien  lui  payer 
le  modèle  en  question  J  dont  M.  Davenport  aura 
la  bonté  de  vous  rernbourser.  S'il  n'y  consent  pas, 
il  faut  le  lui  rendre  et  le  faire  acheter  par  une  au- 
tre main.  Il  est  destiné  pour  M.  Dupeyrou ,  qui 
depuis  long-temps  désire  avoir  mon  portrait ,  et 
en  a  fait  faire  un  en  miniature  qui  n'est  point  du 
tout  ressemblant.  Vous  êtes  pourvu  mieux  que 
lui;  mais  je  suis  fâché  que  vous  m'ayez  ôté  par 
une  diligence  aussi  flatteuse  le  plaisir  de  remplir 
le  même  devoir  envers  vous.  Ayess  la  bonté,  mon 
cher  patron ,  de  faire  remettre  ce  modèle  à  MM. 
Guinand  et  Hankey,  Little-Saint-Héllen's  Bîs- 
hopsgatc-Street,  pour  l'envoyer  à  M.  DM|eyrou 
p£ir  la  pretnière  occasion  sùrè.  Il  gèle  OTciepuis 


49^  CORRESPONDANCE. 

que  j  y  suis  ;  il  a  neigé  tous  les  jours  ;  le  vent 
coupe  le  visage;  malgré  cela,  jaiiûerois  mieux 
habiter  le  trou  dun  des  lapins  de  cette  garenne 
quele  plus  bel  appartement  de  Londres.  Bonjour, 
mon  cher  patron  ;  je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 

AU  ROI  DE  PRUSSE. 

Woottoi^,  le  3o  mars  17G6. 

Sire, 

Je  dois  au  malheur  qui  me  poursuit  deux  biens 
qui  m'en  consolent  :  la  bienveillance  de  milord- 
maréchal ,  et  la  protection  de  votre  majesté. 
Forcé  de  vivre  loin  de  letat  où  je  suis  inscrit 
parmi  vos  peuples ,  je  garde  lamour  des  devoirs 
que  j'y  ai  contractés.  Permettez,  sire,  que  vos 
bontés  me  suivent  avec  ma  jreconnoissance ,  %t 
que  j'aie  toujours  Thonneur  d'être  votre  proté- 
gé 9  comme  3e  serai  toujours  votre  plus  fidèle 
sujet. 

A  M.  LE  CHEVALIER  VÈO^ 

Wootton,  le  Si'mars  1766. 

J'étois  ,*  monsieur,  à  la  veille  de  mon  départ 
pour  cette  province ,  lorsque  je  reçus  le  paquet 
que  vous  m'avez  adressé  ;  et^  ne  l'ay^ant  ouvert 
qu'ici^  je  n'ai  pu  lire  plus  tôt  la  lettre  que  vous 
m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire.  Je  n'ai  xaêsaae 
€Qcorepu  que  parcourir  rapidbment  vos  Jmémoi- 
res.  ^i^iest  assez  pour  confirmer  l'opinion  que 
j  avonBs  rares  talents  de  Fauteur ,  mais  non  ]>as 


ANNÉE    17^6.  49' 

pour  juger  du  fond  de  la  querelle  entre  vous  et 
M«  de  Guerehi.  J  avoue  pourtant,  monsieur,  que, 
dans  le  principe ,  je  crois  voir  le  tort  de  votre 
côté;. et  il  ne  me  parolt  pas  juste  que ,  comme 
ministre^  vous  vouliez,  en  votre  nom  et  à  ses 
frais,  faire  la  même  dépense  quil  eût  faite  lui- 
même;  mais,  sur  la  lecture  de  vos  mémoires,  je 
trouve  dans  la  suite  de  cette  affaire  àts  torts 
beaucoup  plus  graves  du  côté  de  M.  de  Guer- 
ehi ;  et  la  violence  de  ses  poursuites  n  aura ,  je 
pense,  aucun  de  ses  propres  amis  pour  approba- 
teur. Tout  ce  que  prouve  lavantàge  qu'il  a  sur 
vous  à  cet  égard,  cest  qu'il  est  le  plus  fort,  et 
que  vous  êtes  k. plus  foible.  Gela  met  contre  lui 
tout  le  préjugé  de  l'injustice  ;  car  le  pouvoir  et 
l'impunité  rendent  les  forts  audadeux  ;  le  bon 
droit  seul  est  l'arme  des  foibles;  et  cette  arme 
leur,  crève  ordinairement  dans  les  mains.  J'ai 
éprouvé  tout  cela  comme  vous ,  monsieur  ;  et  ma 
vie  est  un  tissu  de  preuves  en  faits  que  la  justice 
a  toujours  tort  contre  la  puissance.  Mon  sort  est 
tel  que  j'ai  du  l'attendre  de  ce  principe.  J'en  suis 
accablé  sans  en  être  surpris;  je  sais  que  tel  est 
l'ordre  ^  pas  moral ,  mais  naturel  des  choses. 
Qu'un  prêtre  huguenot  me  fasse  lapider  par  la 
canaiUe ,  qu'un  ConseU  ou  quSm  parlement  -me 
déeréte.,  qu'un  sénat  m^outrage  de  gaieté  de 
coQur,^  qu'il  me  chasse  barbaremeat  ^  au  cœttr  de 
rhiver,  moi  malade ,  sans  ombre  de  plainte ,  de 
justice,  ni  de  raison,  j'en  soufire  sans  doute; 
mais  j6  ne  m'en  fâche  pasphis  que  de  voir  dét9> 


49^  CORRESPONDANCE. 

cher  un  rocher  sur  ma  tète ,  au  moment  'que  je 
passe  au-dessous  de  lui.  Monsieur,  les  vices  des 
hommes  sont  en  grande  partie  Fouvrage  de  leur 
situation;  l'injustice  marche  avec  le  pouvoir. 
Nous,  qui  sommes  victimes  et  persécutés^  si 
nous  étions  à  la  place  de  ceux  qui  nous  poursui- 
vent,  nous  serions  peut-être  tyrans  et  persécu- 
teurs comme  eux.  Cette  réflexion ,  si  humiliante 
pour  rhumanité ,  no  te  pas  le  poids  des  disgra*- 
ces ,  mais  elle  en  ôte  Findignation  qui  les  rend 
accablantes.  On  supporte  son  sort  avec  plus  de 
patience ,  quand  on  le  sent  attaché  à  notre. con- 
stitution. 

Je  ne  puis  qu  applaudir ,  monsieur ,  à  Tarticle 
qui  termine  votre  lettre.  Il  est  convenable  que 
vous  soyez  aussi  content  de  votre  religiop  queje 
le  suis  de  la  mienne ,  et  que  nous  restions  cha- 
cun dans  la  nôtre  en  sincérité  de  cœur.  La  votre 
€st  fondée  sur  la  soumission ,  et  vous  vous  sou- 
mettez. La  mienne  est  fondée  sur  la  discussion, 
et  je  raisonne.  Tout  cela  est  fort  bien  pour  gens 
qui  ne  vieulent  être  ni  prosélytes,  ni  mission- 
naires, comme  je  pense  que  nous  ne  voulons 
Fétre,  ni  vous  ni  moi.  Simon  principe  me  paroit 
le  plus  yrai,  le  vôtre  me  paroît  le  plus  cocn- 
mode;  et  un  grand  avantage  que  vou^  avez,  est 
que  votre  clergé  s  y  tient  bien ,  au  lieu  que .  le 
nôtre,  composé  de  petits  barbouillons,  à  qui 
Farrogance  a  tourné|la  tête,  ne  sait  nfce  qu'il 
veut  ni  ce  qull  dit ,  et  n  ôte  l'infaillibilité  à  le- 
glisè  qu  afin  de  Fusurper  chacun  pour  soi.  Mon-- 


ANNÉE    1766.  4gf3 

sieur ,  j'ai  éprouvé ,  comme  vous ,  des  f  racasse^ 
ries  d  ambasstadeurs  :  que  Dieu  vous  préserve  de 
celles  des  prêtres  !  Je  finis  par  ce  vœu  salutaire , 
en  vous  saluant  très  humblement  ^  monsieur,  et 
de  tout  mon  cœur. 

A  M.  D'IVERNOIS?. 

Wootton,  le  3i  mars  1766^ 

Je  vous  écrivis  avant-hier^  mon  ami,  et  je  re- 
çus le  même  soir  votre  lettre  du  i5.  Elle  avoit 
été  ouverte  et  recachetée.  Elle  me  vint  par  mon- 
sieur Hume,  très  lié  avec  le  fils  de  Tronchin 
le  jongleur,  et  demeurant  dans  la  même  mai-^ 
son ,  très  lié  encore  à  Paris  avec  mes  plus  dan-^ 
géreux  ennemis,  et  auquel,  s'il  n'est  pas  un 
fourbe,  j aurai  intérieurement  bien  des  répa^ 
rations  à  faire.  Je  lui  dois  de  la  reconnois- 
sance  pour  tous  les  soins  qu  il  a  pris  de  moi 
dans  un  pays  dont  j'ignore  la  langue.  Il  s'occupe 
beaucQup  de  mes  petits  intérêt*,  mais  n^a  ré- 
putation n'y  gagne  pas  ;  et  je  ne  sais  comment 
il  arrive  que  les  papiers  publics  ^  qui  parloien  t  ' 
beaucoup  de  moi,  et  toujours  avec  honneur 
avant  notre  arrivée ,  depuis  qu'il  est  à  Londres , 
n'en  parlent  plus ,  ou  n'en  parlent  que  désavàn- 
tageusement.  Toutes  mes  affaires ,  toutes  mes 
lettres  passent  par  ses  mains  ;  celles  que  j'écris 
n'arriyent  point;  celles  que  je  reçois  ont  été  ou- 
vertes. Plusieurs  autres  faits  me  rendent  tdtit 
suspect  de  sa  part  jusqu'à  son  zèle.  Je  ne  puis 


494  gorkespondaï^ce!. 

voir  encore  quelles  sont  ses  intentions,  mais  je 
ne  puis  m  empêcher  de  les  croire  sinistres;  et  je 
.  suis  fort  trompé  si  toutes  nos  lettres  ne  sont 
éventées  par  les  jong^leurs  qui  tâcheront  infailli^ 
blement  d'en  tirer  parti  contre  nous.  En  atten- 
dant que  je  sache  mieux  sur  quoi  compter,  voyez 
de  cacheter  plus  soigneusement  vos  lettres,  et  je 
verrai  de  mon  côté  de  m'ou vrir  avec  vos  corres-* 
pondants  une  communication  directe ,  sans  pas- 
ser par  ce  dangereux  entrepôt. 

Puisqu'un  associé  vous  étoit  nécessaire ,  je 
crois  que  vous  ave:e  bien  fait  de  choisir  M.  De-* 
lue.  Il  joint  la  probité  avec  les  lumières  et  Tac-» 
tivité  dans  le  travail  :  trouvant  tout  cela  dans 
votre  association,  et  Fy  portant  Yous-même,  il 
y  aura  bien  du  mialbeur  si  vous  n  avez  pas  lieu 
tousdeus  d'en  être  contents.  J'y  gagnerai  beau-^ 
coup  moi-omême  si  elle  vous  procure  du  loisir 
pour  me  venir  voir.  J'imagine  que  si  vous  pré^ 
veniez  de  ce  4e6seîn  M*  Dupeyrou ,  il  ne  «eroit 
pas  impossible  que  vous  fissiez  le  voyage  en^ 
semble ,  en  l'avançant  ou  retardant  ^oû  qu'il 
caiiviendr<^it  à  tous  deux.  J  ai  grand  besoin  d'é« 
pancher  mon  cœur,  ^t  dé  consulter  de  vrais 
amis  sur  ma  situation.  Je  croyois  être  à  la  fin  d« 
mes  malheurs,  et  ils  ne  font  que  de  comineh* 
cer.  Livré  sans  re^ource  à  de  faux  amis,  j'ai 
^rand  besoin  d'en  trouver  de  vrais  qui  me  con-i 
soient  et  qui  me  conseillent.  Lorsque  vous  vou^ 
drez  partir  avertissez-m'en  d'avance ,  et  mandea> 
moi  si  vous  passerez  par  Paris  ;  j'ai  des  commisr 


ANNÉE    1766,  495 

fions  pour  ce  pays-là  que  des  amis  seuls  peu- 
vent faire.  Jç  ne  ss^urois ,  quant  à  présent,  vous 
envoyer  de  procuration,  n ayant  point  ici  aux 
environs  de  notaire ,  surtout  qui  parle  françois , 
et  ^tant  bien  éloigné  de  savoir  assez  d'anglois 
pour  dire  des  choses  aussi  compliquées.  Gomme 
lafitaire  ne  presse  pas,  elle  s'arrangera  entre 
nous  lors  de  votre  voyage.  En  attendant ,  veillez 
à  vos  affaires  particulières  et  publiques.  Songez 
bien  plus  aux  intérêts  de  l'état  qu'aux  miens. 
Que  votre  constitution  se  rétablisse ,  s'il  est  pos- 
sîMe  ;  oubliez  tout  autre  objet ,  pour  ne  songer 
qu'à  celui-là;  et  du  reste  pourvoyez-vous  de  tout 
ce  qui  peut  rendre  votre  voyage  utile  autant 
qu'il  peut  l'être  à  tous  égards. 

Vous  m'obligerez  de  communiquer  à  M.  Du- 
peyrou  cette  lettre ,  du  moins  le  commence* 
ment.  Je  suis  trè^  en  peine  pour  établir  de  lui  à 
moi  une  correspondance  prompte  et  sûre.  Je  ne 
eonnois  que  vpus  en  qui  je  me  fie,  et  qui  soyez 
posté  pour  cela;  mais  un  expédient  aussi  indis- 
cret ne  se  propose  guère,  et  ne  peut  avoir  que 
a  nécessité  pottr  excuse.  Au  reste,  nous  som- 
mes sûrs  les  uns  des  autres;  renonçons  à  de  fré- 
quentes lettres  que  Téloignement  expose  à  trop 
de  frais  et  de  risques  ;  n  écrivons  que  quand  la 
inécessité  le  requiert  ;  examinons  bien  le  cachet 
avant  de  l'ouvrir,  létat  des  lettres,  leurs  dates  ^ 
les  mains  par  où  elles  passent.  Si  on  les  inter- 
cepte encore ,  il  est  impossible  qu'avec  ces  pré-f 
cautions  ces  abus  durent  long-temps.  Je  ne  se- 


i 


49^  Correspondance. 

rois  pas  étonné  que  celle-ci  fût  encore  ouverte 
et  même  supprimée,  parceque  la  poste  étant 
loin  d'ici,  il  faut  nécessairement  un  intermé-* 
diaire  entre  elle  et  moi;  mais  avec  le  temps  je 
parviendrai  à  désorienter  les  curieux  ;  et ,  quant 
à  présent,  ils  nen  apprendront  pas  plus  quils 
nen  savent.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 

A  MILORD  STRAFFORD, 

Wootton,  3  aviril  1766. 

Les  témoignages  de  votre  souvenir,  milord^ 
et  de  vos  bontés  pour  moi,  me  feront  toujours 
autant  de  plaisir  que  d'honneur.  J'ai  regret  de 
n  avoir  pu  profiter  à  Chiswick  de  la  dernière 
promenade  que  vous  y  avez  faite.  J'espère  répa- 
rer bientôt  cette  perte  en  ce  pays.  Je  voudrois 
être  plus  jeune  et  mieux  portant,  j'irois  vous 
rendre  quelquefois  mes  devoirs  en  Torkshire; 
mais  quinze  lieues  sont  beaucoup  pour  un  pié- 
ton presque  sexagénaire  ;  car  dès  que  je.suis  une 
fois  en  place ,  je  ne  voyage  plus  pour  mon  plai- 
sir autrement  qu'à  pied.  Toutefois  je  ne  re* 
nonce  pas  à  cette  entreprise ,  et  vous  pouvez 
vous  attendre  à  voir  quelque  jour  un  pauvre 
garçon  herboriste  aller  vous  demander  l'hospi- 
talité. Pour  vous ,  mil^rd ,  qui  avez  des  chevaux 
et  des  équipages ,  si  vous  faites  quelque  pèleri- 
nage équestre  dans  ce  canton ,  et  quelque  sta- 
tion dans  la  maison  que  j'habite ,  outre  l'hon- 
neur  qu'en  receyra  le  maître  du  logis  ^  vous  fe« 


ANNÉE   1766.  497 

re2  une  œuvre  pie  en  faveur  d  un  exile  de  la  terre  ' 
ferme ^  prisonnier,  mais  bien  volontaire ,  dans 
le  pays  de  la  liberté.  Agréez ,  milord ,  je  vous 

supplie*,  mes  salutations  et  mon  respect. 

'  *  ..  .'  ■  '  •    » 

«  A  MILORD***. 

*  •  * 

.Le  7  ayril  1766. 

Ge  n'est  plus  de  mon  chien  qu'il  sagit^iDdi- 
lord ,  e'eet  de  moi*mémel  Vous  verrez  par  la 
lettre  ci*joint€;  pourquoi'  je  souhaite  qu'elle  pa- 
roisse dans  les  papiers  pubiicis ,  sur-tout  dans  le 
Saint  James  Ohroniçle,  s'il  est  possible.  Gela  ne 
sera  pi^  aisé ,.  selon  moli  opinion  ,  ceux  cjui' 
m'entourent  de  leurs  embûches  ayant  ôté*  à- 
jîies  vrais  anïis  et  à  moi-même-  tout  moyen  de 
feire  entendre  la  voix  de  là  vérité.  Cependant 
il  convient  que  le  public  apprenne  qu'il  y  a  des 
traîtres  secrets  qui ,  sous  le  maisque  d'une  amitié' 
perfide,  travaillent  sans  relâcl^  à  me  désho- 
norer. Une  fois  averti ,  si  le  public  veut  entore 
être  trompé,  qu'il  le  soit  ;  je  n'aurai  plus  rien  à 
lui  dire.  J'ai  cru ,  milord ,  qu'il  ne  seroit  pas  au- 
dessous  de  vous  de  m'accorder  Votre  assistance 
en  cette  occasion.  A  notre  première  entrevue, 
vous  jugerez  si  je  la  mérite,  et  si  j'en  ai  besoin. 
En  attendant ,  ne  dédaignez  pas  ma  confiance; 
on  ne  m'a  pas  appris  à  la  pl*èdiguèr  ; 'lés  trahie 
Sons  que  j'éprouve  doivent  li!ii'  donner  quelque 
piix. 


I  • 


•   • 


»7' 


50O  CORRESt'ONDANGE. 

affectant ,  pour  Tatâour  de  lui,  de  vouloir  mê' 
faire  la  charité  plutôt  (Ju'honnêteté ,  sans  le  moiîi- 
dre  témoignage  d'affection  ni  d  estime^  et  comiïae 
ptei^uadé  qu'il  n'y  a  que  des  services  d'argent  qui 
soient  à  l'usage  d'un  homme  comme  moi.  Du- 
rant  le  voyage  il  m'avoit  parlé  du  jongleur Tron- 
chin  comtne  d'un  homme  qui  avok  fait  près  de 
lui  des  avances  traîtresses ,  et  dont  il  étoit  fondé 
à  se  défier  :  il  se  trouve  cependant  qu'il  loge  à 
Londres  avec  le  fils  dudit  jongleur,  vit  avec,  lui 
dans  la  plus  grande  intitaité ,  et  vient  de  le  pla^ 
oer  auprès  d^  Mi  Mitchel ,  ministre  à  Bwlin ,  où 
ce  jeune  homme  va,  sans  doute,  chargé  d'in- 
structions qui  me  regardent.  J'ai  eu  le  malheur 
déloger  deux  jours  <;hez  M.  Hume,  dans  cette 
xnème  maison ,  venant  de  la  campagne  à  Lon- 
dlres.  Je  ne  puis  vous  exprimer  à.  quel  point  la 
haine  et lellédain  se  sont  manifestés  contre  moi 
dans  les  hètesses  et  les  servantes  ,  et  de  quel 
accueil  infâme  on  y  a  régalé  mademoiselle  Le 
Yasseur.  Enfin  je  suis  presque  assuré  de  recon- 
nottre,  au  tob  haineux  et  méprisa;nt,  tous  les 
gens  avec  qui  M.  Hume  vient  d'avoir  des  confé- 
rences ;  et  je  l'ai  vu  cent  fois ,  même  en  xnapré-- 
sence,  tenir- indii^ctement  lès  propos  qui  pou- 
Yoient  le  plus  indisposer  contre  moi  ceux  à  qui 
il  parlôit.  Deviner  quel  est  son  but  c^est'ce  qui 
ito'est  difficile^  d'autant  plu^  quêtant  à  sa' dis- 
crétion et  dans  un  pays  dont  j'i^ore  la  langue, 
toutes  nîes  lettres  ont  passé  jusqu'ici*  par  ses 
mi^ns,  qu'il  a  toujours  été  très  avide  de  les  voir 


"     ANNÉE    1766.   :-.  Soi 

et  de  Ms  avoir;  que  d!e  xeltes  que  j'ai  écrite» , 
peu  sont  paryeaues;  qiie  presque  toutes  celles 
que  j.ai  reçues  avpieut.ëié  ottvejrtes  ;  et  celles 
d  où  j  aurois  pu  tireir  quelque,  éclaireisaemeat , 
probablement  suppring^^»  Je  lie  dois,  pas  oublier 
deux  petites  remarques  ;  Tune,  que  le  premier 
soir  depuis  notre  départ  de  Paris ,  étakit  couchés 
tous  trqis  dans  la  mème^^bamldrev  j'Ien tendis  au 
milieu  de  la  nUit  David  Hume  s'éorier  plusieurs 
fois  à  pleine  voix.  Je  tiens,  /.]/.  Aows^au;  Qe 
quejenepus  alor3  interpréter  que  £giyoraI^}e- 
ipent  ;!cependant  il  y  ay oit  dans  le.  ton^je.ne  sais 
quoi  d.  effrayant  et  de  sinistre  que  }ie  n'oublierai 
jamais.  La  seconde  remarque  vient  d'une  espèce 
4^p^ncbçTQent  que  j  ep&  avfsç  \pfi  apr^s  i^ne^uti^e 
o.cca^^on,de4^ttre,que|je  ,v^^  .vous  ,dir^..  lavois 
écrit  le  3oi^(  sur  sa  taille  à  madamqde  Çb/çnon- 
.ceaux.  M  ç^oit,  très  inquiet  de  «^v.oir..ce  :qiie>  j'ç- 
crivois^  et  ue  pouvoit  presi^e  s  abstq[iic|d  y  ^rjç. 
Je fériifejtna, ijettre san$4^^^if ipQO^rer :  il IftflçH 
i^f^n^e  avidemçm^  cysant^q\:|fl^^ 
demain jp^r  la  poste;  Ufat^tfl^i/^îlajClOtnn^r;  elle 
.rç§te  sur  sa  taj)le.,  L|ord  Newnbajn  çirriye  ;  David 
sort  un  n^opieut,  je  ue  sais  pQurq;npi.  Je  re>- 
prends.  ma  lettre  en  disant  qu|s  j'afif:f4 1^  te^ps 
de  reuypyer  le  lendemain  LxnilQr4  N|Q)y^^ïam 
s'offre  de  l'ejavoyer  par  le  paquet  ^e  Tapal^assa- 
deur  de  France;  j acçeptq.  David  rentre j.^açjdis 
que  lord.NeVnham  fait  son  enveloppe,  il. tire 
son^çaçhet;;  David  pffre  le  sien-  avec  tant  d  em- 
pressement qu  il  faut  s'en  servir. par  préférence; 


5oa  ÇOnRESPONDANCÉ. 

On  sonne;  lord  Newnbam  donne  la  lettre  au 
domestique  pottr  fen'vtjyer  Sur-le-champ  chez 
l'ambassadeur.  Je  me  dis  en  moi-même,  Je  suis 
,shr  que  David  va  suivre  le  domestique.  Il  n^ 
manqua  pas  ^  et  je  pdrierois  tout  au  monde  que 
ma  lettre  n  a  pas  été  rendue ,  ou  qu-elle  avoit  été 
/décachetée.  -^ 

A  ^oUper  il  fixôit  alternativement  sur  made- 
moiselle Le  Vassëur  et  sur  moi  des  regards  qui 
m'ieffVâyèreilt  et  qU^ùu  honnête  homme  n*est 
guère  assez  mialheureux  pour  avoir  i'eçus  de  la 
nature.  Quand  elle  ftit  montée  pour  s'aller  c6u- 
-  cher  dans  le  chénfl-qtfôu" lui  avoit  destiné,  nous 
restâtnéls  quelque  temps  sans  rien  dire  :  il  me 
fixa  de  nouveau  dii  même  air  :  je  voulus  ^essayer 
de  le  fixer  à  mohioUr,  il  me  fut  impossible  de 
soutenir  son  affreux  regard.  "Je  sentis  mod  ame 
se  troubler  jj'étois  dans  une  émotion  horrible  ; 
enfin  le  remords  de  mal  juger  dW  si  grand 
homhiesur  des  apparetices  prévalut  ;  je  me  pré- 
cipitai dans' ses  bras  tout  eh  larmes,  en  m'é- 
'  oriarit  :  Non  [  David  ^Hume  n'est  pas  Un  traître , 
'cela  n'est  pas  possible  ;  et  s'il  n'étoit  pas  le  meil- 
leur des  hbmtnes ,  il  fàudroit  qu'il  en  Fut  le  plus 
noir.  A  cela  mon  hotnme ,  au  lieu  de  ^'attendrir 
avec  nibi,  où  de  seihettre  en  colère,  au  lieu  dé 
Ttie  demander  des  explications ,  reste  tranquille , 
répond  à  inès  transports  par  quelques  caresses 
froîdès','  en  me  frappant  de  petits  coups  sur  le 
dos ,  et  s'écrîant  plusieurs  fois ,  Mon  cher  mon- 
sieur !'  Qutu  donc ,  mon  cher  monsieur  ?  J'avooé 


•     ANlfÉË   1766»  io^ 

que  celte  mai»ièrede  reee^oir  xnûti  é]panchein«nt 
me  frappa  pkift:  que  tout  le  l-edte.  lé  parais  le  len^ 
demain  pour  cette  province /où  j*ai  i^asëemblë 
de  nouveaux  faite,  réfltéchl,  c6inbMé,êt  rôncki^ 
en  attendant  que  je  meb  ré. 

l'ai  toute»  mes  fatuités  dans  uri  boûl«vet««^ 
itoent  qtii  ne  tue  perniet  pas  de  vous  parler dW^ 
tte  chose.  Madame ,  né  Vous  rebutez  pas  par  mes 
Aiisèreis ,  et  5iaignefe  m*aimer  encore,  quoique  le 
fk^^  xbalhie^urchtix  des  Hommes. 
*  J'aÏT^rie  docteur  Gatti  en  grande  liaisom  avec 
notre  homme  :  et  deux  seules  enti^evues  m'ont 
appris  certainement  que,  quoi  que  vous  en  puis- 
siez dire,  le  docteur  Gaui  ne  m  aime  pas.  Je  dois 
vous  avertir  aussi  que  la  boîte  que  vous  m'avez 
envoyée  par  lui  avoit  été  ouverte,  et  qu'on  y 
avoit  mis  un  autre  cachet  (ope  le  v6tre.  il  y  a 
presque  de  quoi  rire  à  penser  combien  mes  cu^ 
fieux  ont  été  punis. 

'*  •  .  .  .    •         .         »  ■    • 

i  A  MM.  BEC«ET  ET  DB  HONDT. 

•')'-••"  .      •  » 

Woottan,  le  9  avril  ijÇô. 

J'étois  sunpris ,  messieurs ,  de  ne  point  voir 
paroitre  la  traduction  et  Timipression  des  lettces 
de  M.  Dupeyrou ,  que  je  vous  ai  remise  et  dont 
vous  tne  paroissiez  si  empressés  :  mais  en  lisakit 
dans  les  papiers  publics  une  prétendue  lettre  du 
roi  de  Presse  à  moi  adressée ,  j'ai  d'fibord  coin«* 
pris  pourquoi  celles  de  M,  Dupeyrou  ne  parois 
soient  point.  A  ta  boni|e  heure ,  mes^^urs ,  puis*- 


5o4  GORRISPQIIDANCE. 

qme  le  p^ubHç  veut  être  trompé ,  qn-on  Àe  tromp?^ 
jy  pnsd^s^  quâqt: à. moi:  ibn  peu  diutérèt,  et 
j'espère,  qpe  le^.  poire»;  .vupeurs  quoa  ei&tûte  à 
Loiudre»  ne  tfô^blerq|tt  pais  ]A  âéréoité  de lair 
que  je  respire  ici.  M^isjl  me  paroit  qu^^  ne  fai« 
saut  auquD.tisag^  46  cet  exemplaire,  y  ou&  auriez 
du  songer  ànielç  rendis  avant  que  jq^yous  ca 
fi^se  souvenir-  Aypïilfi^  hm$4  %  soesf  ienrs,  je,  voua 
prie,  de  faire  remettre  cet  exemplaire  à -moa 
adresse,  cliezM.  DaivenpHft,  demeurant. près  du 
lordEgrem.ont ,  en  PiçcadiUy,  Jq  votas  fai^ ,  mes^ 
sieura ,  mes  très  humbles  salutations.    ^ 

A  M.F.  BLJaOUSSEÂU: 

f  • 

y/    .       •  •  '  t      •   I      t  •  »  f  •  '  » 

Wootton,  le  lo  avril  1766. 

Je  me  reprobherois ,  mon  cher  cousin ,  de  taiy 
der  plus  long*temps  à  yxïnë  remercier  des  visites 
et  amitiés  que  vous  m'avez  faites  pewlant  mon 
séjour  à  Londres  et  au  voisinage.  Je  n  ai  point 
oublié  vos  offres  obligeantes^^  et  je.iaen-prévau* 
drai  dans  l'occasion  avec  confiance,  sûr  de  trou- 
ver^ toujours  ek  tous  un  bon  parent,  comme 
vous  Je  trouvères  toujours  ei^iliqi.^iJe^'t^aipas 
oubUé  non  plus  .que:  javois  comptée ^rler.d^ 
vosvues  à  un  çertain^hoi^me  au  sujet  duk^o^gë 
dltalie.  Sur  la  conduite  extraordinaire  et  peu 
nette  de  cet  hoxnme,  il  m  est  d'abord  veiiu<le3 
soupçôna,  et  ensuite  des  lumières  ^uii  nbont 
empêché  de  lui  parleç,  et  qui ,  je^Orois ,  vouS'  en 
empêcheront  de  même^quand  vous  «aurez  q^<6 


ANNÉE    1766.     >  5o5 

cet' homnoe ,  :  à  Tabri^  d'une  amitié  traîtresse  ,  a 
fbriué  ai^i  deux  ou  trois .  eomplices  rbonnête 
|>r0Je|.de'dé9bonoi*er  votre  parent;  quil  est  ea 
train  dexécutiei^  ce  projet,  si  on  le  laisse  faire. 
Gfi  qm  me  ft^pe  le  plus  en  cette  occasion ,  c  est 
la  légèreté,  et',  jose  dire,  l'étourderie  avec  la- 
quelle Iqjs  lÂngloiis ,  sur  la  foi  ^de  deux  ou  trois 
fourbes  dont  la  conduite  doublé  dt  traîtresse  de- 
vrdit  >leâ  saisir  d'borreur,  ju^nt  du  caractère  et 
des  xnceufs  d'iûi  étrangler  qu  ils  ne  connoissent 
l^oint,  et.  quils  savent  être  estimé,  honoré  et 
respecté  daaâ  les  lieux  011  il  a  passé  sa  vie.  Voilà 
ce  singulier  abrégé  de  mon  histoire ,  où  l'on  me 
donne  entre  autres  pour  fils  d'tin  musicien .  cou- 
rant Londres  comme  une  pièce  authentiqué. 
Voilà /qu'on  îniprîtrie  effrontément  dans  leurs 
leuilles:qae  M.*  Hume  a  été  moxi  protecteur  en 
Fran^,  et  que€<eat  Irii  qtti  ma  obtenu  lepassé- 
«port  avée  lequel  j'ai  pasâéîd^nièifement  à  Paris. 
Voilà  dette  prétendue  lettre  d»  roi  de  Prusse , 
imprimée  dans.  kurs. «feuillet 7<éi  le&^voiiàveuxi, 
«te  doutant)  pas  que  cette 'lettre  v-^l'^'^f'^^^euvre 
•de  gaiimat^aft  et:  d'imperlinènce;,  ii'ait:  fc^éellè^ 

-  I99eat  éijé  lécrlto  par  ce  pciticei,  >  saiis  que ,  paè  ua 
j9e«d  s'aiyiae.  de.  penser  qu'il  ser oit  pourtant  boR 
de^  rul'e'ntimidpe  ei  d^  savoir!  ce  que  j'ai  à  dire  à 
tout  cela.  Bn^  viérité  v  4^  ^1  uautais  jugés  de  la 
j^^titationne  nftéritfintr|)^Sfqtt'ikii  homme  sensé 
mfmhite^  fert;ea>tpbixie  de  celle  qu'il  peut  avoir 

.  ^pélteii  :eiix  :  ainsi  ^  les  laisse  dire  ;  en  attendant 
19U9  le  momenu  v^eabe  de.  les  faire  rougir.  Quoi 


5o6  COURESPON'DAKCË. 

qu  il  en  soit ,  s'il  y  a  des  lâches  et  déê  traîtres 
dans  oe  pays ,  il  y  a  aussi  des  gans  d'bc^nnenr  et 
d  une  probité  sûre  auxquels  un  honnête  hèmme 
peut  sans  honte  avoir  obligatiolK  Cest  à  eux 
que  je  veux  parler  de  vous  si  Toç^asionsen  pré^ 
sente,  et  vous  pouvez  compter  que  je  ne  la  lais- 
serai pas  échappen  Adieu,  mon  <Âier  cousin; 
portez  -  vous  bien  et  soyet'  t<yiijour6  |[ai.  Pour 
moi ,  je  n'ai  pas  trop  de  quoi  Vêéte*;  mais  j'es^ 
père  que  les  noires  vap^rs  de  Londres  ne  trou^ 
bleront  pas  la  sérénité  de  Tair  que  jp  respilne  ici 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

À  LORD**». 


*  I  • 


Wootton,  leigaviril  1766. 

Je  ne  saurois,  milord^  attendre  votw^retour  à 
Londres «pourirouS' faire  les  remerdements  que 
je  Vous  dois.  Vos  bontés  m'ont  €onvain<m'  que 
j'avois  eu  raison  de  compteriur  votre  générosité. 
Pocnr  excuser  rindiscrétion  qui  m'y  à  fait  recdu^ 
rir,  il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  ma  situ»- 
•tion.  Trompé  par  des  traîtres  qui^  ne  pouvant  me 
déshonorer  dans  l«s  lieux  où  j'atois  ^eu ,  ^'oM 
«ntratné  dans  un  pays  oji  je  suisiiscott&u  et  <)onC 
j'ignore  la4angue ,  afin  d'y  exècMer  plus  aisément 
Jeur  abominabie  projet^ji^^me  trouve  jeté  â^tàé 
cette  Ile  après  des  malheurs  isa«is  exemple.  Seul , 
sans  appui ,  saps  amis ,  sans  défense ,  alxauidôni^ 
à  la  témérité  des  jugements  publics  >  et  aux  effel» 
.qui  en  ^ontiaâuite  ordiittâW)  .sar«tout-chex  cm 


AWWÉIS  1766.  507 

peuple  qui  naturellement  n  aime  pas  les  étran*^ 
çers  ;  j'avois  le  plus  grand  besoin  d  un  protecteur 
qui  ne  dédaignât  pas  ma  confiance,  et  où  foa^ 
vois-je  mieux  le  chercher  que  parmi  cette  illustre 
noblesse  à  laquelle  je  me  plaisois  à  rendre  hon* 
neur ,  avant  de  penser  qu'un  jour  j'aurois  besoin 
d'die  pour  m  aider  à  défendre  le  mien  ? 

Vous  me  dites,  milord,  qu'après  s'être  un  peu 
amusé  votre  public  rend  ordinairement  justice  ; 
mais  c'est  un  amusement  bien  cruel ,  ce  me  sem- 
lÀe ,  que  celui  qu'on  prend  aux  dépens  des  infor- 
tunée ,  et  ce  n'est  pas  assez  de  finir  par  rendre 
justice  quand  on  commence  par  en  manquer. 
J'apportois  au  sein  de  votre  nation  deux  grands 
-droits  qu'elle  eut  dû  respecter  davantage  ;  le  droit 
sacré  de  l'hospitalité,  et  celui  des  égards  i^ueTon 
doit  aux  malheureux  :  j'y  apportais  l'estime  uni- 
verselle et  le  respect  même  de  mes  ennemis. 
Pour€|(uoi  m'a-t-on  dépouillé  chez  vous  de  tout 
cela  ?"  Qu'ai -je  ftiit  pour  mfériter  un  traitement 
•si  cruel?  En  quoi  me  suis^je  mal  conduit  à  Lon- 
dres ,  où  l'on  me  traitoit  si  favorablement  avant 
qiie  jY  fusse  arfîvé?  Quoi  !  mîlord ,  des  diflama- 
tions  seûrétes ,  qui  ne  devroient  produire  qu'une 
juste  horreur  pour  les  fourbes  qui  les  répandent, 
-suffiroient  pour  détruire  l'efifet  de  cinquante  ans 
d'honneur  et  de  mœurs  honnêtes  !  Non  ;  les  pays 
où  je  suis  connu  ne  me  jugeront  point  d'après 
votre  publie  mal  ihst-ruît  ;  l'Europe  entière  con- 
tinuera de  me  rendre  la  justice  qu'on  me  refuse 
en  Angleterre;  et  FécIsAdUlt  accueil  que,  malgré 


5o8  CpRRE^PONDAIVGE. 

le  décret, .je  yiem  de. recevoir  à  Paris  à  mon.pa»*' 
jBagfe ,  prouve  qu^  pat-tout  où.  mau  conduite  est 
connue  elle  m'attire  VJaiQnneur  qm  m  est  du.  Ce- 
pendant si  lepublic  fraaçois  eut  été  aussi  prompt 
à  mal  juger  que  le  vôtre ,  il  en  eût  ea  le  même 
«ujet.  L^année  dernière  on  fit  courir  à  Genève  un 
libelle  (i)  affreu):  sûr  ma  conduite  à  Saris.  Pour 
toute  réponse ,  je  fis  imprimer  ce  libelle  à  Paris 
même.  Il  y  fut  veqix  comme  il  :mériioit  de  Têlre, 
et  il  semble  que  tout  ce  que  les  deux  sexes  onit 
d'illustres  et  de  vertueux  dans  :cetite  capitale  ait 
Vjoulu  me  venger  par  les  plusigrandes^  marques 
d  estime  ,dcs  outrages  de  mes  vilsiem^iemis. 

Vous  dij^ez,  milord^  quon  me  eonnptt  à  Paris 
jet  qu'on  ne  me  coUBott  pas  à  Londres  :  voilà  pré- 
cisément de  quoi  je^iQiC^p  Wns^  0a  note  point  ^  ua 
hommç  d'bpnneur,  san^  teconAoUrç  et  sans  Teiv 
.teiidre ,  lestime  publique  dppt  iljjouit..  Si  jamais 
je  v^s  en  AAgletetre  ^ussi  long-temps  que  j!ai  v;éc|i 
en  France,  il;£^qdra;))ien  qu'Cpfin  yotre  public 
ine  repde;sp0,estime;  mais  quel  gré  lai  en<s94*- 
r^iî-j/e  lorsque  je,  l'y  aurai  fbrqé  ?    •  . 

Pardonnez;  m|lord ,  cette  Idogite  lettre  :  me 
pardonneriez-vous  mi^ux  d'être  indifférent àma 
réputation  dan$  vouq,  paysj  h^  Anglois  valent 
bien  qu'on  soit  facM  de  les  voir  injustes  ^  et  qu'ur 
fin  qu'ils  cessent  de  l'être  on  leur  fasse  seatir 
combien  ils  le  som.  Milord ,  Us  malbeureux  sont 
malheureux  par^tout.^  |^n  Fran^^ie  on  les  décrète, 

•  .  *  1 

.  (f)  Sentiments  des  oitayieDs* 


ANNÉE    1766.  5o9 

*n  Suisse  on  les  lapide ,  en  Angleterre  on  les  dés- 
honore :  c'est  leur  vendre  cher  Vhospitalité.    ^ 

A  M 

Avril  1766. 

J-apprends,  monsieur,  avec  quelque  surprise 
de  quelle  manière  on  me  traite  à  Londres  dans 
un  public  plus  léger  que  je  naurois  cru.  Il  me 
semble  qu*il  vaudrpit  beaucoup  mieux  rciFuser 
aux  infortunés  '•  tout  asile  que  de  les  accueillir 
pour  les  insulter  ;  et  je  vous  avoue  que  Thospita- 
lité  vendue  au  prix  du  déshonneur  me  paroit 
trop  chère.  Je  trouve  aussi  que  pour  juger  un 
homme  qu'on  ne  connoît  point  il  faudroit  sen 
rapporter  à  ceux  qui  le  connoissent  ;  et  il  me  pa- 
roit bizaife  queinportant  de  tous  lés  pays  où 
j'ai  vécu  restime  et  la  considération  des  bonne* 
,  tes  gebs  et  du  public ,  l'Angleterre ,  où  j'arrive  ^ 
soit  le  seul  où  l'oii  me  la  refuse.  C'est  en  ïnême 
temps' ce  qui  me  console  :  l'accueil  que  je  viens 
de  recevoir  à  Paris,  où  j'ai  passé  ma  vîe,  me' 
dédommage  de  tout  ce  qu'on  dit  à  Londres. 
Gomnie  le^  Anglqis,  un  peu  légers  à  juger,  ne 
sont  pourtant  pas  injustes,  si  jamais  je  vis  en; 
Angleterre  aussi  long-temps  qu'en  France,  j'es- 
pèi:e  à  la  fin  n'y  pas  être  moins  estimé.  Je  sais 
que  tout  ce  qui  se  passe  à  mon  égard  n'est  point 
i^aturél,  qu'une  nation  tout  entière  ne  change 
pas  immédiatement  du  blanc  du  noir  sans  cau- 
se, et  que. cette  cause  secrète  est  d autant' plus 
dangereuse  ^u'on  s'en  défie  moins  :   c'est  cela 


5ia  GORRESPONDAKCE. 

même  qui  devroit  ouvrir  les  yeux  du  public  Bur 
ceux  qui  le  mènent  ;  mais  ils  se  cachent  avec  tropl 
d  adresse  pour  qu  il  s  avise  de  les  chercher  où  ils 
sont.  Un  jour  il  en  saura  davantage,  et  il  rou- 
gira de  sa  légèreté.  Pour  vous ,  monsieur,  vous 
avez  trop  de  sens  et  vous  êtes  trop  équitable  pouc 
être  compté  parmi  ces  jugçs  plus  sévères  que  ju- 
dicieux. Vous  m'avez  honoré  de  votre  estime ,  je 
ne  mériterai  jamais  de  la  perdre  ;  et  comme  voua 
avez  toute  la  mienne,  j  y  joins  1^  confiance  que 
vous  méritez. 

)'     ■     '    '  '  '■        ' 

^  MADAME  DE  LUZE. 

Wootton^  le  lo  mai  1766. 

SuiS'-je  assez  heureux ,  madame ,  pour  que 
vo^s  pensiez  quelquefois  a  mes  torts  et  pour 
qu^  vous  me  sachiez  mauvais  gré  dun  si  long 
silence?  J'^n  serois  trop  puni  si  vous  n  y  étie& 
pus  sensible.  Dans  le  tumulte  d  une  vie  ora-» 
geuse,  qombien  jai  regretté  les  douces  heures 
que  je  passois  près  de  vous  !  combien  de  fois  les 
premiers  moments  du  repos  après  lequel  je  sou-« 
pirois  ont  été  consacrés  d  avance  au  plaisir  de 
vous  écrire  !  J'ai  maintenant  celui  de  remplie 
cet  engagement ,  et  les  agréments  du  lieu  que 
j'habite  m'invitent  à  m'y  occuper  de  vous, ma- 
dame ,  et  de  monsieur  dé  Luze ,  qui  m'en*  a  fait 
trouver  beaucoup  à  y  venir.  Quoique  je  n'aie 
point  directement  de  ses  nouvelles ,  j'ai  su  qu'il 
étoit  arrivé  à  Paris  en  bonne  santé;  et  j  espère 


.:    ANȃE  1766.  5ii 

qiil'au  momefit-où  j'écris  cette  lettré,  il  est  heu-- 
reusemem  de  retour  près  de  vous.  Quelque  in-* 
térét  que  je  prenae  à  ses  Avantages^,  je  ne  puis 
m  empêcher  de  lui  envier  celui-là,  et  je  vous 
jure ,  madanie ,  que  cette  paisible  retraite  perd 
pour  moi  beaucoup  de  son  prix  quand  je  songe, 
quelle  est  à  trois  cents  lieues  de  vous.  Je  vou- 
drois  VQUS  la  décrire  avec  tous  sès^  charmes,' 
afin  de  vous  tenter,  je  nose  dire  de  m'y  venir 
voir^  mais  de  la  venir  voir;  et  moi  j'en  profi- 
terois. 

Figure2-vous ,  madame ,  une  maison  seule . 
non  fort  grande,  mais  fort  propre, bâtie  à  mi* 
côte  sur  le  penchant  d'un  vallon ,  dont  la  pente 
est  assez  interrompue  pour  laisser  des  prome* 
nadcs  de  plain  pied  sur  la  plus  belle  pelousç  de 
l'univers.  Au  devant  de  la  maison  régne  une 
grande  terrasse ,  d'où  l'œil  suit  dans  une  demi* 
circon£érei;ice  quelques  lieues  d'un  paysage  for- 
mé de  prairies,  d'arbres,  de  fermes  éparses ,  de 
maisons  plus  ornées ,  et  bordée  en  forme  de  bas- 
sin par  des  coteaux  élevés  qui  bornent  agréable- 
ment la  vue  quand  elle  ne  pourroit  aller  au-delà.  > 
Au  fond  du  vallon,  qui  sert  à-la-fois  de  garenne 
et  de  pâturage,  on  entend  muV'murer  un  ruis- 
seau qi|i ,  d'une  xûontagtie  voisine ,  vient  couler 
parallèlement  à  la  maison ,  et  dont  les  petits  dé->' 
tours ,  les  cascades  sont  dans  une  telle  direction 
que  des  fenêtres  et  de  la*  terrasse  l'œil  peut  assez 
long-temps  fifuiVi^e  son  cours.  Lé  vallon  est  garni 
p^r  places  de  rochers  et  d'arbreb  où  Ton  trouve 


5 12  COBRESPONDANGE. 

des  réduits. délicieux,  et  qui  ne  laissent  pas  de 
seloigner  assez  de  temps  en  temps  du  ruisseau 
pour  offrir  .sur  ses  bords  des  promenades  corn-* 
modes ,  à  labri  des  vents  et  même  de  la  pluie  ; 
ea  sorte  que  par  le  plus  vilain  temps  dn  monde 
je  vais  tranquillement  herboriser  sous  lés  roches 
avec  les  moutons  et  les  lapins  ;  mais  hélas,  ma- 
dame ,  je  n  y  trouve  point  de  scordium! 
•  A  bout  de  la  terrasse  à  g^auche  sont  les  b&ti-' 
ments  rustiques  et  le  potager  ;  à  droite  sont  desf 
bosquets  et  un  jet-d  eau.  Derrière  la  maison  est 
un  pré  entouré  dune  lisière  de. bots  ,  laquelle^ 
tournant  au-delà  du  vallon ,  couronne  le  parc , 
si  l'on  peut  donner  ce  nom  à  une  enceinte  à  la- 
quelle on  a  laissé  toutes  les  beautés  de  la  nature. 
Ce  pré  mène,  à  traders,  un  petit  village  qui  dé- 
pend de  la  maison ,  à  une  montagne  qui  en  est 
à  une  den^i-4ieue ,  et  dans  laquelle  sont  diverses 
mines  de  plomb  que  Ton  exploite.  Ajoutez  qu'aux 
environs  on  a  tle  choix  des  promenades,  soit 
dans  des  prairies  charmantes,  soit  dans  les  bois, 
soit  dans  dea  jardins  à  Tangloise ,  moins  pei- 
gnés ,  n^is  de  meilleur  ^ût  que  ceux  des  Fran- 
çois. 

La  maison.,  quoique  petite,  est  très  logeable 
et  bien  distribuée.  Il  y  a  dans  le  itiihëu  de  la  fa- 
çade un  avantHCorps  à  rangloisê,  par  lequel  la 
chambre  du  maitne  de  lai  maison^  et  la  mienne, 
qui  est  au-dessus,  ont  une  vue  de  trois  côtés. 
Son  appartement  ts%  composé  de  pkisi|eùl*s  piè- 
ces sur  le  devant ,  ^et  d'un  grand  saioi»  inïr  le  dek^-i 


ANNÉE    1766:  Sl3 

rière  :  le  luien  €»t  distribué  de  même,  excepté 
<}iie  je  n'occupe  que  deux  chambres ,  entre  les<r 
quelles  et  le  salou  est  une  espèce  de  vestibule 
ou  d'antich^tfnbre  fort  singulière ,  éclairée  pat 
«ine  large  lanterne  de  vitrage  au  milieu  du  toit. 

Aveo  cela ,  madame ,  je  dois  vous  dire  qu  on 
fait  ici  bopne  chère  à  la  mode  du  pays ,  c  est-à- 
dit«  simple  et  saine ,  précisément  comme  il  me 
la  faut.  Le  paya  est  humide  et  froid;  ainsi  les  léi- 
gumes  ont  peu  de  goût ,  le  gibier  aucun  ;  mais  la 
viande  y  est  excellente,  le  laitage  abondant  et 
bon,  U  maîtl^  de  cette  maison  Ja  trouve  trop 
aanvage  et  s  y  tient  peu.  Il  en  a  de  plus  riante 
qu'il  lui  préfère  ^  et  auxqu^les  je  la  préfère ,  mot, 
par  la  même  raispn.  J  y  ëuis  no%  seulement  le 
maître ,  mais  mon  maître ,  ce  qui  est  bien  plus* 
Point  de  grand  village  wix  environs  :  la  ville  la 
plus  voisine  en  e9t  à  deux  lieue»  ;^par  <^onsé<- 
quent  peu  de  voisins  désoeuvrés.  Sans  le  minis- 
tre, qui  m'a  pris  dans  une  affection  singulière, 
jeserois  ici  dix  mois  de  lann^  absolument  seuK 

Que  pensTea^vous  de  mon  habitation ,  mada^ 
jmie?  la  tronvea-vous  assez  bien  choisie,  et  ne 
eroyez-^ous  pas  que  pour  en  préférer  une  aiitre 
il  fisiiiie  âtm  ou  bien*sage  ou  bien  Ibu  ?  Hé  bien , 
madame,  il  s  en  prépare  une  peu  Ibin  de  Bies, 
plus  près  du  Tertre ,  que  je  regretterai  sans  cesse^ 
et .011,  malgré  Fetivie,  mon  cœur  habitera  tou- 
jours. .Je  ne  la  regretterois  pas  moins  quand 
celle-ci  m* offriroit  tous  les  autres  biens  possibles, 
excepté  celui  de  vivre  avec  ses  amis.  Mais  au  reste, 

17.  33 


5l4  COBR£SPONDANGE« 

après  Vous  avoir  peint  le  beau  côté ,  je  ne  yeux 
pas  vous  dissimuler  qu  il  y  en  a  dautres ,  et  que, 
comme  dans  toutes  les  choses  de  la  vie ,  les  avan- 
tages y  sont  mêlés  d'inconvénients.  Ceux  du  cli- 
mat sont  grands ,  il  est  tardif  et  froid  ;  le  pays 
est  beau ,  mais  triste  ;  la  nature  y.  est. engourdie 
et  paresseuse;  à  peine  avons-nous  déjà  des  vio- 
lettes, les  arbres  nont  encore  aucunes  feuilles  ^ 
jamais  on  ny  entend  de  rossignols^  tous  les 
signes  du  printemps  disparoissent  devant  moi. 
Mais  ne  gâtons  pas  le  tableau  vrai  .que  je  viens 
de  faire  ;  il  est  pris  dans  le  point  da  vue  où  je 
veux  vous  montrer  ma- demeure,  afin  que  vos 
idées  s'y  promènent  avec  plaisir.  Ce  nlest^quau* 
près  de  vous  ,;piadame,  que  je  pouvois  trouver 
une  société  préférable  à  la  solitude.  Pour  la  for- 
mer d^ltns  cette  province  il  y  faudroit  transpor- 
ter votre  fjEftnlUe  entière,  une  partie.de Neucha- 
tel ,  et  presque  tout  Yverdun.  Encore  après. cela, 
comme  l'homme  est  insatiable,  rae.faudroit-il 
VQS  bois ,  vos  monts,  vos  vignes ,  enfin  tput.jus* 
qu'au  lac  et  ses  poissons.  Bonjour,  no^adame, 
mille  tendres  salutations  à  M.  de  Luze.  Parlez 
quelquefois  avec  Inadame  de  Froment  et  mada- 
me de  Sandoz  de  ce  pauvre  exilé.  Pourvu  qu'il  ne. 
le  soit  jamais  de  vos  cœurs,  tout  autre  exil  lui 
sera  supportable. 


ANNÉE   1766.  5l5 

A  MADAME  DE  GRÉQUI. 

•  .  .  .       • 

Bfei'1766. 

Bien  loin  de  vous  oublier,  madame ,  je  fais  uu 
ile  mes  plaisirs  dans  cette  retraite  de  me  rappeler 
les  heureux  temps  de  ma  vie.  Us  ont  été  rares  et 
courts^  mais  leur  souvenir  les  multiplie  :  cest  le 
passé  qui  me  rend  le  présent  supportable,  et  j'ai 
trop  besoin  de  voua  pour  vous  oublier.  Je  ne  vous 
écrirai  pas  pourtant ,  madame,  et  je  renonce  à 
tout  commerce  de  lettres ,  hors  les  cas  d  absolue 
.  nécessité.  Il  est  temps  de  chercher  le  repos ,  et  je 
sens  que  je  n  en  puis  avoir  qu'en  renonçant  à 
toute  correspondance  hors  du  lieu  que  j'habite. 
Je  prends  donc  mon  parti  trop  tard,  sans  doute, 
mais  assez  tôt  pour  jouir  des  jours  tranquilles 
qu  on  voudra  bien  me  laisser.  Adieu ,  madame. 
L'amitié  dont  vous  m*avez  honoré  me  sera  tou- 
jours présente  et  chère;  daig[nez  aussi  vous  en 
«ouvrir  quelquefois. 

  M.  DE  M4LESHERBES. 

Wootton,  le  10  mai  1766. 

Ce  uest  pas  d'aujourd'hui,  monsieur,  que 
j'àime  à  vous .  ouvrir  mon  cœur  et  que  vous  lé 
permettez,  La  confiance  que  vous  m'avez  inspirée 
m'a  déjà  fait  sentir  près  de  vous  que  l'affliction 
même  a  quelquefois  ses  douceurs  ;  mais  ce  prix 
de  l'épanchemetit  me  devient  bien  plus  sensible 

33. 


I 
i 


5l6  GORRESPONPARGE. 

depuis  que  mes  maux,  portés  à  leur  comble,  ne 
me  laissent  plus  dans  la  vie  d'autre  espoir  que 
des  consolations  ,  et  depuis  qua  mon  dernAr 
voyage  à  Paris  j  ai  si  bien  achevé  de  vous  con- 
noître.  Oui ,  monsieur ,  ayouier  un  tort,  le  décla- 
rer ,  est  un  effort  de  justice  assez  rare  ;  mais  s'ad- 
cuser  au  malheureux  qu  on  a  perdu ,  quoique 
innocemmeat ,  et  nei'en  aimer  que  davantage, 
est  un  acte  de  force  qui  n'appartenoit  qu'à  vous. 
Votre  ame  honore  Thumanité,  et  la  rétablit  dans 
mon  estime.  Je  savois  qu  il  y  avoit  encore  de  fsh 
mitié  parmi  les  hommes;  mais  sans  vous  j4giaK>^ 
rerois  qu  il  y  eût  de  la  vertu. 

Laissez  *<moi  donc  vous  décrire  mon  état  «nt 
seconde  |bis  en  ma  vie.  Que  mon  sort  a  ebailgé 
depuis  mon  séjour  de  Montmorency  !  Vous  ma- 
vez  cru  n^alheureux  alo^s,  et  vous  vous  trom*^ 
piez  ;  si  vqus  me  croyez  heureux  -maintenant , 
vous  vous  trompez  davantage.  Vous  alleii  éon*- 
noiire  un-^nre  de  malheurs  digne  dé  couronner 
tous  les  autres;  et  quen  vérité  je  n'fiurors  pas 
cru  fait  pour  moi. 

Je  vivois  etx  Suisse  en  homme  doux  et  paisible, 
fuyant  le  monde,  ne  me  mêlant  de  rien,  ne  dis- 
putant jamais,  ne  parlant  pas  même  de  mes  opi- 
nions. On  m  en  chasse  par  des  persécutions ,  sans 
sujet,  saus  motif,  sans  prétexte,  les  [4us  vio* 
lentes  3  )es  moins  méritées  quii  soit  posdibk^ 
«^'imaginer ,  et  quon  a  la  barbarie  de  me  repro- 
cher encore ,  comme  si  je  me  les  étois  attirées 
p^r  v9uûté.  Languissant  y  malade*,  aiBigé ,  jq  mV 


ANNÉE    1766.  5l7 

cheminois  à  leatrée  de  Vjhiver  vers  Berlin.  A 
Strasbourg  je  reçois  de  M.  Hume  les  inVitaiions 
les  phis  tendres  de  me  livrer  à  sa  cokidulte ,  et 
de  le  suivre  ^  Angleterre ,  où  il  se  charge  de  me 
procurer  une  retraite  agréable  et  tranquille. 
J'avois  eu  d^a  le  projet  de  ni  y  retirer;  milord-* 
maréchal  me  lavoit  toujours  conseillé;  M.  le  duo 
d'Aumont  afvoit ,  à  la  prière  de  madame  de  Vçr- 
delin ,  demandé  et  obtenu  pour  moi  un  passe** 
port.  J  en  fais  usage  ;  je  par^  Iç  cœur  plein  du  bon  * 
David,  je  cours  à  Paris^me  jeter  entre  ses  bras« 
M.  le  prince  de  Conti  m'honore  d^  laccueil  plus 
convenable  à  sa  générosité  qu  a  ma  situation , 
et  auquel  je  me  prête  par  devoir ,  mais  avec  ré- 
pugnance, prévoyant  combien  mes  ennemis, 
m'en  feroient  payer  cher  1  éclat. 
.  Ce  fut  un  spectacle  bien  doux  pour  moi  que 
Taugmentation  sensible  de  bienveillance  pour 
M.  Hume ,  que  cette  bonne  œuvre  produisit  dans 
tout  Paris  :  il  devoit  en  être  touché  comme  moi  ^ 
je  doute  quil  le  fût  de  la  même  manière.  Quoi 
qu  il  en  soit,  vo^à  de  ces  compliments  à  la  fran- 
çoise,  que  jaime,  et  que  les  autres  nations  ne 
savent  guère  imiter. 

Mais  ce  qui  me  fit  une  peine  extrême  fut  de 
voir  que  M.  le  prince  de  Conti  m'accaUpit  en  sa 
prései^ce  de  si  grandes  bontés ,  qu  elles  auroient 
pu  passer  pour  railleuses  si  j  eusse  été  moins  à 
plaindre,  ou  que  le  prince  eût  été  moins  géné- 
reux :  toutes  les  attentions  étoient  pour  moi  ; 
M.  Hume  étoit  oublié  en  quelque  sorte ,  ou  in«* 


5l8  CORRESPONDANCE. 

vite  à  y  concourir.  Il  étoit  clair  que  cette  préfé- 
rence d'humanité  dont  j'étois  l'objet  en  liion- 
troit  pour  lui  une  beaucoup  plus  flatteuse  :  c*étoit 
lui  dire  :  Man  ami  Hume ,  aidez-m^i  à  marquer 
de  la  commisération  à  cet  infortuné.  Mais  son 
cœur  jaloux  fut  trop  bête  pour  sentir  cette  dis- 
tinction4à, 

Nous  partons.  Il  étoit  si  occupé  de  moi  qu'il 
en  parloit  même  durant  son  sonoimeil  :  vous  sau- 
*  rez  ci-après  ce  qu'il  dit  à  la  première  couchée. 
En  débarquant  à  Douvres ,  transporté  de  tou- 
cher enfin  cette  terre  de  liberté ,  et  d'y  être  amené 
par  cet  homme  illustre ,  je  lui  sautai  au  cou ,  je 
l'embrassai  étroitement  sans  rien  dire ,  mais  en 
couvrant  son  visage  de  baisers  et  de  pleurs.  Ce 
n'est  pas  la  seule  fois  ni  la  plus  remarquable  où 
il  ait  pu  voir  en  moi  les  saisissements  d'un  cœur 
pénétré.  Je  ne  sais  pas  trop  ce  qu'il  fait  de  ces 
souvenirs,  s'ils  lui  viennent,  mais  j'ai  dans  l'es- 
prit qu'il  en  doit  quelquefois  être  importuné. 

Nous  sommes  fêtés  arrivant  à  Londres  ;  dans 
les  deux  chambres ,  àia  cour  même ,  on  s'em- 
presse à  me  marquer  de  la  bienveillance  et  de 
l'estime.  M.  Hume  me  présente  de  très  bonne 
grâce  à  tout  le  monde;  et  il  étoit  naturel  de  lui 
attribuent  comnoie  je  faisois,  la  meilleure  partie 
dé  ce  bon  accueil.  L'afïluence  me  fait  trouver  le 
séjour  de  la  ville  incommode  :  aussitôt  lés  mai- 
sons jie  campagne  se  présentent  en  foule:  un 
m'en  offre  à  choisir  dans  toutes  les  provinces. 
M.  Hume  se  charge  des  propositions  ;  il  me  les 


ANNÉE    1766.  5l^ 

feit ,  il  me  conduit  même  à  deux  ou  troîs^çam- 
pagnes  voisines  ;  j'hésite long-temps.sur  le  choix; 
je  me  détermine  enfin  pour  cette  province.  Aus- 
sitôt M.  Hume  arrange  tout,  les  embarras  s'a- 
planissent ;  je  pars  ;  jlarrive  dans  une  habitation 
commode,  agré^le  et  solitaire  :  le  maître  pré* 
voit  tout,  rien  ne  me  manque  ;  je  suis  tranquille, 
indépendant.  Voilà  le  moment  si  désiré  où  tous 
mes  maux  doivent  finir  :  non ,  c'est  là  qu  ils  com- 
mencent ,•  plus  cruels  que. je  ne  les  avois  encore 
éprouvés* 

•  Peut-être  n  ignorez-vous  pas ,  monsieur ,  qu'a- 
vant mon  arrivée- en  Angleterre  elle  étoit  un  des 
pays  de  l'Europe  oix  j'a vois  le  plus  de  réputation , 
j'oseroîs  presque  dire,  déconsidération;  les  pa- 
piers publics  étoient  pleins  de  mes  éloges ,  et  il 
n'y  avoit  qu'un  cri  d'indignation  contre  mes  per- 
sécuteurs. Ce  ton  se  soutient  à  mon  arrivée;  le» 
papiers  l'annoncèrent  en  triomphe  ;  l'Angleterre 
s'horioroit  d'être  mon  refuge,  et  elle  en  glorifiât 
avec  justice  ses  lois  et  son  gouverneraeat.  Tout- 
à-coup  ,  et  sans  aucune  cause  assignable ,  ce  ton 
change ,  mais  si  fort  et  si  vite  que.  dans  tous  le» 
caprices  du  public  on  n'en  vit  jamais  un  plus 
étonnant.  Le  signal  fut  donné  dans  un  certain 
magasin,  aussi  plein  d'inepties  que  de  menson- 
ges ,  et  où  l'auteur  bien  instruit  me  donnoit  pour 
fils  de  musicien.  Dès  ce  moment  tout  paft  avec 
un  accord  d'insultçs  et  d'outrages  qui  tient  du 
prodige  ;  des  foules  de  livres  et  d'écrits  m'atta- 
>  quent  personnellement ,  sans  ménagement,  sans 


$20  GOBBfiBPOADAiNCE. 

discrétion ,  et  nulle  feuille  n  oserait  parottrd  si 
elle  neconteuoit  quelque  malhonnêteté  contre 
moi.  Trop  accxiutnmé  aux  injures  du  publicpour 
m  en  afïecter  encore ,  je  ne  laissois  pas  d  être  Bor^^ 
pris  de  ce  chang^emént  si  brusque ,  de  ce  concert 
si  parfaitement  unanime ,  qu#  p^  un  de  ceui» 
qui  m  avoient  tant  loué  ne  dit  un  seul  mot  pour 
ma  défende.  Je  trouvois  bizdrre  que  précisément 
après  le  retour  de  M.  Hume ,  qui  a  tant  dio-< 
fluence  ici  sur  les  gens  de  lettres  et  de  si  grancl^ 
liaisons  avec  .eux ,  sa  présence  eut  produit  un 
effet  si  contraire  à  celui  que  j  en  pouvois  atten- 
dre ,  que  pas  un  de  i^  amia  ne  se  fut  montré  le 
mien  ;  et  Ion  voyoit  bien  que  les  gens  qui  me 
traitoient  si  mal  n  étoient  pas  ennemis  y  puis-« 
qu  en  faisant  sonner  haut  sa  qualité  de  ministre , 
ils  disoient  que  je  n  avois  traversé  la  France  que 
sous  sa  protection  ;  qu  il  m  avoit  obtenu  ua  passe* 
port  de  la  cour  de  France  ;  et  peu  s  en  fallait  qu'ils 
n'ajoutassent  que  j  avois  fait  le  voyage  à  ses  frais^ 
Une  aulre  chose  nietonnoit  davantage.  Tous 
m'a  voient  également  caressé  à  mon  arrivée;  mais 
à  mesure  que  notre  séjour  se  proloi^eoit ,  je 
Toyois  de  la  façon  la  plus  sensible  changer  avec 
moi  les  manières  de  ses  amis.  Toujours ,  je  la-* 
voue ,  ils  ont  pris  les  m:èmes  soins  en  ma  faveur; 
mais ,  loin  de  nie  marquier  la  même  estime,  iU 
accompagnoient  leurs  services  de  lair  déskii- 
gneux  le  plus  choquant  :  on  eût  dit  qu'ils  oe 
cherchoient  à  m  obliger  que  pour  avoir  droit  de 
me  marquer  du  mépris.  Malheuireusement  ûf^  # 


A«NÉ15   1766.  521 

s'étoient  6mparé6  de  mqi.  Que  foire,  livré  à  leur 
merci  dans  un  pays  dont  je  ne  ravoia  pas  la  lan- 
gue? Baisser  la  têt^  et  ne  pas  voir  les  affronts. 
Si  quelques  Anglois  ont  continué  à  me  marquer 
de  lestime ,  ce  sont  uniquement  ceux  avec  qui 
M.  Hume  na  aucune  liaison. 

Les  fls^gorneries  m  ont  toujours  été  suspectes. 
U  m  en  a  fait  des  plus  basses  et  de  toutes  les  fa- 
çons ;  mais  je  n  ai  jamais  trouvé  dans  son  lan- 
gage rien  qui  sentit  la  vraie  amitié.  On  eut  dit 
même  <{u  en  voulant  me  faire  des  patrons  il 
cherchoit  à  m'ôter  leur  bienveillance;  il  vouloit 
plutôt  que  j'en  fusse  assisté  qu  aimé  ;  et  cent  fois 
j  ai  été  surpris  du  tour  révoltant  qu  il  donnoit  à 
ma  conduite  près  des  gens  qui  pouvoient  s  en 
offenser.  Un  exemple  éclaircira  ceci.  M.  Pen- 
neck,  du  muséum,  ami  de  milord* maréchal, 
et  pasteur  d'une  paroisse  où  Ton  vouloit  m  éta- 
blir, vient  me  voir ,  M.  Hume,  moi  présent,  lui 
fait  mes  excusés  de  ne  l'avoir  pas  prévenu.  Le 
docteur  Maty,  lui  dit-il ,  nous  avoit  imntés  pour 
jehdi.  au  muséum ,  où  M.  Rousseau  déçoit  vous 
voir,,  mais  il  préféra  d*  aller  avec  madame  Gar-* 
rick  à  la  comédie  :  on  ne  peut  pas  faire  tant  de 
choses  en  un  four. 

On  répand  à  Paris  une  fausse  lettre  du  roi 
de  Prusse,  qui  depuis  a  été  traduite  et  iju primée 
ici.  J  apprends  avec  étonnement  que  c'est  un 
M.  Walpole ,  ami  de  M,  Hume ,  qui  fait  courir 
cette  lettre  :  je  lui  demande  si  cela  est  vrai ,  au 
lieu  de  me  répondre ,  il  me  demande  froidement 


5aa  CORHE^PONDANGE. 

de  qui  je  le  tiens  ;  et  queV]ues'jonrs  après ,  il  veut 
que  je  confié  à  ce  même  M.  Walpole  des  papiers 
qui  m  mtéressent  et  que  je  cherche  à  faire  venir 
en  pureté.  Je  vois  cette  prétendue  lettre  du  roi 
de  Prusse ,  et  j'y  reconnois  à  Finstant  le  style  de 
M.  d'Alembert ,  autre  ami  de  M.  Hume ,  et  mon 
ennemi  d  autant  plus  dangereux  qu  il  a  soin  de 
cacher  sa  haine.  J  apprends  que  le  fils  du  jon- 
gleur Tronchin ,  mon  plus  mortel  ennemi ,  est 
non. seulement  un  ami  de  M.  Hume,  mais  quil 
loge  avec  lui;  et  quand  M.  Hume  voit  que  je  sais 
cela ,  il  m'en  fait  la  confidence ,  m'assurant  que 
le  fils  ne  ressemble  pas  au  pèie«  J  ai  logé  deux 
ou  trois  nuits  avec  ma  gouvernante  dans  cette 
même  maison ,  chez  M.  Hume;  et  à  l'accueil  que 
nous  ont  fait  ses  hôtesses,  qui  sont  ses  amies, 
j'ai  jugé  de  la  façon  dont  lui ,  ou  cet  homme 
qu'il  dit  ne  pas  ressembler  à  son  père ,  leur  avoit 
parlé  d'elle  et  de  moi. 

Tous  ce&  faits  combinés ,  et  d'autres  sembla- 
bles que  j'observe,  me  donnent  insensiblement 
une  inquiétude  que  je  repousse  avec  horreur. 
Cependant  les  lettres  que  j'écris  n'arrivent  pas; 
plusieurs  de.  celles  que  je  reçois  ont  été  ou- 
vertes, et  toutes  ont  passé  par  les  mains  dé 
M.  Hume  :  si  quelqu'une  lui  échappe  il  ne  peut 
cacher  r#rdente  avidité  de  la  voir.  Un  soir  je 
vois  encore  chez  lui  une  manœuvre  de  lettre 
dont  je  suis  frappé.  Voici  ce  que  c'est  quecette 
manœuvre,  car  il  peut  importer  de  la  détailler. 
Jevous  l'aidit,  monsieur;  dans  un  fait  je  veux 


ANNÉE   1766.  53  J 

tout  jdire.  Après  soupe,  gardant  tous  deux  le  si* 
lence  au  coin  de  son  feu ,  je  m  aperçois  qu'il  me 
regarde  fixement,  ce  qui  lui  arrive  souvent  et 
d'une  manière  assez  remarquable.  Pour  cette 
fois  son  regard  ardent  et  prolongé  devînt  pres- 
que inquiétant.  J  essaie  de  lé  fixer  à  mon  tour  ^ 
mais  en  arrêtant  mes  yeux  sur  les  siens  je  sens 
un  firémissement  inexplicable,  et  je  suis  bientôt 
forcé  de  les  baisser.  La  physionomie  et  le  ton  du 
bon  David  sont  dun  bon4)omme;  mais  ilfaut 
que  pour  me  fixer  dans  nos  tétes-à-tètes  ce  bon 
homme  ait  trouvé  d'autres  .yeux  que  les  siens. 

L'impression  de  ce  regard  me  reste  :  mort 
trouble  augmente  jusqu  au  àaisissement.  Bientôt 
un  violent  remords  me  gagne;  je  m'indigne  de 
moi-même.  Enfin,  dans  un  transport,  que  je 
me  rappelle  encore  avec  délices,  je  me  jette  à 
son  cou,  je  le  serre  étroitement,  je  l'inonde  de 
mes  larmes  ;  je  m'écrie:  Non^  non^  David  Hume 
n^ est  pas  un  traître;  s'il  ri  était  le  meilleur  des 
hommes  j  il  faudrait  qu  il  en  fût  le  plus  noir, 
David  Hume  me  rend  mes  embrassements ,  et , 
tout  en  me  frappant  de  petits  coups  sur  le  dos , 
me  répète  plusieurs  fois  d  un  ton  tranquille  : 
Quoi!  mon  cher  monsieur!  Eh!  mon  cher  mon- 
sieur! Quoi  donc!  mon  cher  monsieur!  Il  ne  me 
dit  rien  de  plus;  je  sens  que  mon  cœur  se  f es- 
serre  ;  notre  explication  finit  là;  nous  allons 
nous  coucher,  et  le  lendemain  je  pars  pour  la 
province. 

Je  reviens  maintenant  à  ce  que  j  entendis  à 


5^4  coaRï:spoNDÂKCE. 

Roye  la  première  nuit  qui  suivit  notre  départ. 
Nous  étions  couchés  dans  la  même  chambre, 
et  plusieurs  fois  au  milieu  de  la  nuit  je  l^nten- 
dis  s  écrier  avec  une  véhémence  extrême  :  Je 
tiens  /.  /•  Housseau.  Je  pris  ces  mots  dans  un 
sens  favorable  qu  assurément  le  ton  n  indiquoit 
pas;  cest  Un  ton  dont  il  m^est  impossible  de 
donner  Fidée,  et  qui  n  a  nul  rapport  à  celui  quil 
a  pendant  le  jour,  et  qui  correspond  très  bien 
aux  regards  dont  j  ai  parlé.  Chaque  fois  qu  il  dit 
ces  mots ,  je  sentis  un  tressaillement  *d  effroi 
dont  je  n  etois  pas  le  maître  :  mais  il  ne  me  fal- 
lut quun  moment  pour  me  remettre  et  rire  de 
ma  terreur;  dès  le  lendemain ,  tout  fut  si  parfai* 
tement  oublié,  que  je  ny  ai  pas,  même  pensé 
durant  tout  mon  séjour  à  Londres  et  au  voisi** 
nage.  Je  ne  m  en  suis  souvenu  que  depuis  mon 
arrivée  ici  en  repassant  toutes  les  observations 
que  j  ai  faites,  et  dont  le  nombre  augmente  de 
jour  en  jour;  mais  à  présent  je  suis  trop  sûr  de 
ne  plus  Toublier.  Cet  homme,  que  mon  mau- 
vais destin  semble  avoir  forgé  tout  exprès  pour 
moi-,  n  est  pas  dans  la  sphère  ordinaire  de  Thu* 
Hianité  9  et  vous  avez  assurément  plus  que  per- 
sonne le  droit  de  trouver  son  caractère  incroya* 
ble.  Mon  dessein  n  est  pas  aussi  que  vous  le  ju- 
gie#^ur  mon  rapport,  mais  seulement  que  vous 
jugiez  de  ma  situation. 

Seul  dans  un  pays  qui  m  est  inconnu ,  parmi 
des  peuples  peu  doux ,  dont  je  ne  sais  pas  la 
langue,  et  quon  excite  à  me  haïr,  sans  appui > 


ANNÉE    1766,  525 

sans  ami,  sans  moyen  de  parer  lès  atteintes 
qu'on  me  porte ,  je  pourrois  pour  eela  seu!  sem* 
bler  fodrt  à  plaindre.  Je  vous  proteste  cependant 
4|ue  ce  n'est  ùi  aux  désagréments  que  j'essuie ,  ni 
aux  dangers  que  je  peux  courir  que  je  suis  sen- 
sibtt  :  j  ai  même  si  bien  pris  mon  parti  sur  ma 
réputation ,  que  je  ne  songe  plus  à  la  défendre  ^ 
je  Tabandonne  sans  peine ,  au  moins  durant  ma 
vie  9  à  mes  infatigables  ennemis.  Mais  de  penser 
qu  un  homme  avec  qui  je  n'eus  jamais  aucun 
démêlé,  un  homme  de  mérite^  estimable  par 
ses  talents 9  estimé  par  son  caractère,  me  tend 
les  bras  dans  ma  détresse,  et  m  étouffe  quand  je 
m^  suis  jeté;  voilà,  monsieur,  une  idée  qui 
m'attirre.  Voltaire ,  d'Alcmbert ,  Tronchin,  n'ont 
jamais  im  instant  affecté  mon  ame;  mais  quand 
je  vivrois  mille  ans,  je  sens  que  jusqif à  ipa  der- 
nière heure  jamais  David  Hume  ne  cessera  de 
m'^éti^  présent.  * 

Gependan  t  j'endure  mes  maux  avec  assez  de 
patience,  et  je  me  félicite  sur-tout  de  ce  que 
mon  naturel  n  en  est  point  aigri  :  cela  me  le» 
rend  moins  insupportables.  J'ai  repris  mçs  pro* 
monades  solitaires ,  mais  au  lieu  dy  rêver  j'hçr- 
borise;  cest  une  distraction  dont  je  sens  le  be- 
so^in  :  malheureusement  elle  ne  m'est  pas  ici 
d'une  grande  ressource;  nous  avons  peu  de  beaux: 
jours;  j'ai  de  mauvais  yeux,  un  mauvais  micros* 
eope-;  je  suis  trop  ignorant  pour  herboriser  sans 
livres,  #t^,je  n'en  ai  point  encore  ici  :  d'ailleurs 
mes  nuits  sont  cruelles ,  mon  corps  souffre  en- 


526  CORRESPONDANCE. 

core  plus  que  mou  cœur;  la  perte  totale  du  som- 
meil me  livre  aux  plus  tristes  idées  ;  Tair  du  pays 
joiut  à  tout  cel^  sa  sombre  influence ,  et  je  com- 
mence à  sentir  fréquemment  que  j^i  trop  vécu» 
Le  pis  est  que  je  crains  la  mort  encore,  non  seur 
lement  pour  elle-même ,  non  seulement  pour 
n'avoir  pas  un  de  mes  amis  qui  puisse  adoucir 
mes  dernières  heures  /mais  sur-tout  pour  laban- 
don  total  où  je  laisserois  ici  la  compagne  de  mes 
misères,  livrée  à  la  barbarie,  ou,  qui  pis  est,  à 
Tinsultante  pitié  de  ceux  dont  les  soins  ne  son( 
qu  un  raffinement  de  cruauté  pour  faire  endurer 
Topprobre  en  silence.  Je  ne  sais  pas  eh  vérité 
quelles  ressources  la  philosophie  offre  à  ub 
homme  dans  mon  état.  Pour  moi ,  je  n  ^  voi$ 
que  deux  qui  soient  à  mon  usage,  Fespérance 
et  la  résignation. 

Le  plaisir,  monsieur,  que  j'ai  de  vous  écrire 
est  si  parfaitement  indépeAlant  de  Tattente  d  une 
réponse ,  que  je  ne  vous  envoie  pour  cela  aucune 
adresse ,  bien  sûr  que  vous  ne  vous  servirez  pas 
de  celle  de  M.  Hume,  avec  qui  j'ai  rompu  toute 
communication.  Vos  sentimepts  me  sont  con- 
nus ,  il  ne  m'en  faut  pas  davantage  ;  j'aurai  l'é- 
quivalent de  cent  lettres  dans  l'assurance  où  je 
suis  que  vous  pensez  à  moi  quelquefois  avec  in- 
térêt. Je  prends  le  parti  de  supprimer  désormais 
tout  commerce  de  lettres,  horslescas  d absolue 
nécessité ,  de  ne  plus  lire  ni  journaux  ni  nou-^ 
velles  publiques ,  et  de  passer  dans  l'igadrance 


ANNÉE    1766.      -  Sa-) 

de  ce  qui  se  dit  et,  se  fait  dans  le  inonde  les  jours 
tranquilles  qu  on  voudra  me  laisser. 

Je  fais,  monsieur,  les  vœux  les  plus  vrais  et 
les  plus  tendres  pour  votre  félicité. 

AM.  DELUZE. 

WoottQD,  le  16  mai  1766. 

Quoique  ma  longue  lettre  à  madame  de  Luze 
soit,  monsieur,  .à  votre  intention  coiJEime^à  la 
sienne,  je  ne  puis  m  empêcher  ||[kj  oindre  un 
mot  pour  vous  remercier  et  des  nBs  que  vous 
avez  bien  voulu  prendre  pour  réparer  la  ban* 
queroute  que  j  avois  faite  à  Strasbourg  sans  en 
rien  savoir  et  de  votre  obligeante  lettre^u  i  oavril. 
J  ai  senti ,  à  lextrême  plaisir  que  ma  fait  sa  lec- 
ture ,  combien  je  vous  suis  attaché  et  combien 
tous  vos  bons  procédés  pour  moi  ont  jeté  de  res- 
sentiments dans  mon  ame.  Comptez ,  monsieur, 
que  je  vous  aimerai  toute  ma  vie ,  et  qu  un  des 
regrets  qui  nie  suivent  en  Angleterre  est  d  y  v>- 
vre  éloigné  de  vous.  J'ai  formé  dans  votre  pays 
des  attachements  qui  me  le  rendront  toujours 
cher,  et  le  de^ir  de  m'y  revoir  un  jour,  que  vous 
voulez  bien  me  témoigner,  n  est  pas'moins  dans 
mon  cœur  que  dans  le  vôtre  :  mais  comment 
espérer  qu'il  s'accomplisse?  Si  j'avois  fait  quel- 
que faute  qui  m'eût  attiré  la  haine  de  vos  corn*- 
patriotes ,  si  je  m'étois  mal  conduit  en  quelque 
chose ,  si  j'avois  quelque  tort  à  me  reprocher^  j'es* 


SaS  CORRESPONDANCE. 

|>èrerotô  en  le  réparant  parvenir  à  le  leur  faire 
oublier  et  à  obtenir  leur  bienveillance  ;  mais 
quai-je  fait  pour  la  perdre?  en  quoi  me  suis-je 
mal  conduit  ?  à  qui  ai-je  manqfié  dans  la  moin- 
dre chose?  à  qui  âi-je  pu  rendre  service  que  je 
ne  Taie  pas  fait?  Et  vous  voyez  comme  ils  m*ont 
traité.  Mettez- vous  à  ma  place ,  et  dites-moi  s  il 
est  possible  de  vivre  parmi  des  gens  qui  veulent 
assommer  un  homme  sans  grief ,  sans  motif, 
san^ plainte  contre  sa  personne ,  et  uniquement 
paroeqnll  egMnalheureux.  Je  sens  qu'il  seroit  à 
désirer  pou^Ronneur  de  ces  messieiirs  que  je 
retournasse  finir  mes  jours  au  milieu  d'ieux  :  je 
sens  que  je  le  desirerpi«  moi-même  ;  mais  je  sens 
aussi  qxie  «e  seroit  une  haute  folie  à  laquelle  la 
prudence  ne  me  permet  pas  de  songer.  Gé  qui 
me  reste  k  espérer  en.  tout  ceci  est  de  conserver 
les  amis  que  j  ai  eu  le  bonheur  dy  faire ,  et  d'être 
twijoiirs  aimé  d  eux  quoique  absent.  Si  quelque 
chose  pouvoit  me  dédommager  de  leur  com- 
merce, ee  seroit  celui  du  galant  homme  dont 
j'habite  la  maison ,  et  qui  n'épargne  rien  pour 
m'en  rendre  le  séjour  agréable;  tous  les  gentils- 
hommes des  environs,  tous  les  m uistres  des  pa*- 
roisses  voisine^  ont  la  bonté  dé  me  marquer  des 
empressements  qui  me  touchent  en  ce  qulls  me 
montnént  la  disposition  générale  du  ]>ays  :  le 
peuple  même ,  tnalgré  mon  équipage,  erublie  en 
ma  ftiveur  sa  dureté  ordinaire  envers  les  étran- 
Ifers.  Madame  de  Luze  vous  dira  comment  est;.  !e 
pays;  enfin  j  y  trouverois  de  quoi  n'en  regretter 


ANNÉE    1766.  529 

aucun  autre  si  î'étois  plus  près  du  soleil  et  de 
jnes  amis.  Bonjour,  monsieur;  je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur. 

A  M.  LE  GÉNÉRAL  CONWAY. 

Le  22  mai  1 766. 

Monsieur, 

Vivement  touché  des  grâces  dont  il  plaît  à  sa 
majesté  de  m'honorer ,  et  de  vos  bontés  qui  me. 
les  ont  attirées,  j'y  trouve  dès  à  présent  ce  bien 
précieux  à  mon  cœur  d'intéresser  à  mon  sort  le 
meilleur  des  roi^  et  Tbomme  le  plus  digne  d  être 
aimé  de  lui.  Voilà,  monsieur ,  un  avantage  que 
je  ne  mériterai  point  de  perdre.  Maisil  faut  voua 
parler  avec  la  franchise  qv^  vous  aimez  :  après 
tant  de  malheurs  je  me  croyois  préparé  à  tous 
les  événements  possibles  ;  il  m'en  arrive  pour- 
tant que  je  n  avois  pas  prévus,  et  qu'il  n'est  pas 
même  permis  à  un  honnête  homme  de  prévoir. 
Ils  m'en  affectent  d'autant  plus  cruellement,  et 
le  trouble  oii  ils  me  jettent  m'ôtant  la  liberté 
d'esprimnécessaire  pour  me  bien  conduire .  tout 
ce  que  médit  la  raisoa,)ilapsuqétat  aussi  triste, 
est  de  suspendre  ma  résolution  sur  toute  affaire 
importante ,  telle  qu'çst  pour  moi  celle  dont.il 
s'agit.  Loin  de  me  refuser  au^  bienfaits  du  roi 
par  l'orgueil  qu'on  m'impute,  je  lemettroisà 
m'en  glorifier  ;  et  tout,  ce  que  j'y  vois  de  pénible 
^t  de  ne  poi^voir  m'en  honorer  aux  yeux  du  pu- 
yic  comme  aux  miens  propres.  Mais  lorsque  je 
les  recevrai  je  veu?t  pou  voir  me  livrer  tout  entier 
17.  34 


53o  GOÀBE8PONDANCË. 

aux  sentiments  qu'ils  m'inspirent  ^  et  n'avoir  le 
coeur  plein  que  des  bontés  de  sa  majesté  et  des 
vôtres  :  je  ne  crains  pas  que  cette  façon  de  pen- 
ser les  puisse  altérer.  Daignez  donc,  monsieur , 
me  les  conserver  pour  des  temps  plus  heureux  : 
vous  cohnoltrez  alors  que  je  n'ai  difFéré  de  m'en 
prévaloir  que  pour  tâcher  de  m'en  rendre  plus 
digne. 
Agréez ,  monsieur,  je  vous  supplicf ,  mes  très 

humbles  salutations  et  mon  respect. 

A  M.  lyiVERNOIS. 

Wootton,  le  ^i  mai  1766. 

Monsieur  Lucadiu  aura  pu  vous  marquer, 
monsieur,  combien  j'étois  en  peine  de  vous  ;  et 
votre  lettre  du  28  avril  m'a  tiré  d'tiniâ  grande 
inquiétude.  Je-  suis  dans  la  plus  grande  joie  du 
projet  que  vous  avez  formé  de  me  venir^  voir 
cette  année  ;  je  suis  fâché  seulement  que  ce  soit 
trop  tard  pour  jouir  dès  charmes  du  lieu  que 
\  j'habite  :  il  est  délicieux  dans  cette  sais  Ai ,  mais 
en  novembre  il  sera  iriôté;  il  aura  grand  besoin 
que  vous  veniez  en  égayer  l'habitant.  Il  faudra 
préveilir  M.  Dupeyrou  de  votre  voyage  au  cas 
qu'il  ait  quelque  chose  à  m'ebvoyfef.  J'aurois 
souhaité  que  vous  pussiez'  Venir  ensemble  pour 
que  le  voyage  fût  plus  agréable  à  tous  les  deux-, 
mais  je  trouverai  mon  compté  à  vouis  voir  Tun 
après  l'autre  ;  je  serai  tout  entier  à  chacun  des 
deux ,  et  j'aurai  deux  fois  du  plaisir. 


AN«É8    Î766.  ^3i 

Si  mes  vœux  pouvolent  contribuer  à  rétablir 
parmi  vous  les  lois  et  ]a  liberté,  je  crois  que  vous 
iie  douiez  pas  que  Genève  ne  redevînt  une  répu- 
blique ;  in^is ,  messieurs ,  puisque  les  tourments 
<jue  Vôtre  sort  futur  donne  à  mon  cœur  sont  à 
put^  perte ,  permettez  que  je  cherche  à  les  adou- 
cir en  pensant  à  vos  affaires  le  moins  qu'il  est 
possible.  Vous  avez  publié  que  je  voulois  écrire 
rhistôirê  dé  la  médiation  :  je  serois  bien  aisé 
sedletnetit  d'en  savoir  Fhistoire  ;  mais  mon  iti- 
tentiou  n'est  assurément  pas  de  l'écrire  ;  et,  quand 
Je  récriroTis ,  je  me  {jarderoîs  de  la  publier.  Ce- 
pendént ,  sî  vous  voulez  îne  rassembler  les  pièces 
fet  mémoires  qui  regardent  cette  affaire ,  vous 
èente:fc  qu  il  n'iest  pas  possible  qu'ils  me  soient  ja- 
mais indifférents  ;  mais  gardez-les  pour  les  appor- 
ter'avec  votks^,  et  nem'fen  envoyez  pluspar  la  poste, 
car  les  ports  en  ce  pays  sont  si  exorbitants,  que 
Vott*e  paquet  pi'écédentm'd  coûté  de  Lôtidres  ici 
4 1.  io  s.  de  France.  Au  reste,  je  vous  préviens , 
poxiT  ïa  dernière  fois,  que  je  ne  veux  pllis  faire 
^ouvétiir  le  public  que  j'existe  ]  et  que  de  ma  part 
51  n'entendra  plus  parler  de  trioi  durant  ma  vie. 
Je  ^ik  en  repos,  je  veux  tâcher  d'y  rester.  Pat 
iitkè  suite  du  désir  dé  me  faire  oublier ,  j'éôris  le 
ïnoins  die  lettres  qu'il  rii'est  possible;  hors  trois 
amis'^  énr  vous  comptant ,  j''aî  rompu  toute  autre 
tortésponââncé ,  et ,  potfr  quoi  que  ce  puisses  être, 
je  n'en  renouerai  plus.  Si  voiis  voulez  que  je  con- 
tinué à  vous  écrîi^ ,  né  mxîtitrez  plu«  riies  lettres 
et  fae  pàriiefz  plus  dfe  mai  "à  personne ,  sî  ce  ti'est 

34. 


53^  .  CORRESPONDANCE. 

pour  les  commissions  dont  votre  ^imi^ié  me  per^ 
met  de  vous. charger. 

Je  voudrois  bien  que  votre  associé  ,qife  je  sa* 
lue,  eût  le  temps  den  faire  une  avant  yotre  dé'- 
part.  J'ai  perdu  presque  tous  mes  niicroscppe^; 
et  ceux  qui  me  restent  sont  ternis  et  incommor 
des ,  en  ce  qu  il  me  faudroit  trois  mains  pouf 
m  en  servir  :  une  pour  tenir  le  microscope ,  une 
autre  pour  tenir  là  plante  en  étçit  à.  son  foyer, 
et  la  troisième  pour  ouvrir  la  fleur  avec  une 
pointe ,  et  en  tenir  les  parties  soumises  à  Tinsr 
pection.  N'y  auroit-il  point  moyen  d'avoir  un 
microscope  auquel  on  pût  attacher  rpl:get  dans 
la  situation  qu'on  voudroit ,  sans  avoir,  besoin 
de  le  tenir,  afin  d'avoir  au  moins  une  main  libre 
et  que  l'objet  ne  vacillât  pas  tant?  Les  ouvriers 
de  Londres  sont  si  es^orbitamment  chers  ^  et  je 
sqis  si  peu  à  portée  de  me  faire  entendf^e ,  q.ue  jç 
crois  qu'il  y  auroit  à  gagner  de. toutes  manji^es 
à  faire  faire  mespj^tits  instrun^en|s  a  Genève, 
sur*tout  sous  des  yeux  comme  ceux^d^momsiisur 
Deluc  :  il  faudroit  plusieurs  verres,  au  microsr 
cope,  et  tous  extrêmement, polis.  II. me  ipanque 
aussi  quelques  livres  de  botianique,;,  c^^^is  ];lpus 
serons  à  temps  d'en  parler  quand  vous  seifça^^nr 
votre  départ,  de  même  que  de  quelq\ie^  çpmEuisr- 
sions  pour  Paris,  oii  je  supppse  qu^r^9uS)p,^ssey 
rez ,  à  moins  que  vous  n'aimief&  liriieux  yp^s  c;ni— 
barquer  à  Bordeaux.  ,  ,^       ,,   ,    .   .       .  , 

Yoltairç  a  £Eiit  imprimer  et  traduire  ici  par  sea 
amis  ime  lettre  à  moi  adressée,  où  l'arrogance 


ARNÉE    1766.  533 

et  la  brutalité  sont  portées  à  leur  comble,  et  où 
i]  s'applique ,  avec  une  noirceur  infernale ,  àr  m  at- 
tirer la  haine  de  la  nation.  Heureusement  la 
sienne  est  si  maladroite ,  il  a  trouvé  le  secret 
d'ôter  si  bien  tout  crédit  à  ce  qu  il  petit  dire,  que 
cet  écrit  ne  sert  qu  a  augpaienter  le  mépris  que 
Ion  aici  pour  lui.  La  sotte  hauteur  que  ce  pauvre 
hohime  affecte  est  un  ridicule  qui  va  toujours 
en  augmentant.  Il  croit  faire  le  prince,  et  ne  fait 
en  effet  que  le  crocheteur.  Il  est  si  bête  qu  il  ne 
fait  qu  apprendre  à  tout  le  monde  combien  il  se 
tourmente  de  moi. 

L'homme  dont  je  vous  ai  parlé  dans  ma  précé- 
dente lettre  a  placé  O  fils  chez  Thomme  de  B^ 
qui  va  près  de  C,  Vous  comprenez  de  quelles 
commissions  ce  petit  barbouillon  peut  être  char- 
gé; j'en  ai  prévenu  Z>. 

Vos  offres  au  sujet  de  l'argent  qui  est  chez 
madame  Boy  de  La  Tour  sont  assui:ément  très 
obligeantes  ;  le  mal  que  j'y  vois  est  qu'elles  ne 
sont  pas  acceptables  :  on  ne  place  point  au  dix 
pour  cent  sur  deux  têtes.  Sur  celle  de  mademoi- 
selle-Le  Vasseur  passe,  cela  se  peut  accepter.  A 
cette  condition ,  je  vous  enverrai  le  billet  pour 
retirer  cet  aident  ;  ou  bien  nous  arrangerons  ici 
cette  affaire  à  votre  voyage.  Je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur.. 


/ 


534  COBfiEaPOÏ«0*NCE. 

A  M.  DUPStROU.     , 

31  juio  i7€6. 

« 

•  J  ai  reçu ,  mon  cher  h6te,  votre  n^  26  qui  ma 
£9iit  fifrand  bien.  Je  me  corrigerai  damant  plus 
diffioilement  de  Tinquiétude  que  votis  me  repro* 
chez ,  que  vou«  ne  vous  en  corrigez  pas  trop  bien 
vous*même  quand  mes  lettres  tardent  à  vous  ar- 
river ;  ainsi ,  médecin ,  guéris-toi  toi-même;  mais 
non,  cher  ami,  cette  tendre  inquiétude,  et  la 
cause  qui  la  produit ,  est  une  trop  douce  mala? 
die  pour  que  ni  vous  ni  moi  nous  en  voulions 
guérir.  Je  prendrai  toutefois  les  mesures  que 
votis  m  indiquez  pour  ne  pas  me  tourmenter 
mal-à-r-propos  ;  et  /pour  cammencer ,  j'inscris  au* 
jourd'hui  la  date  de  cette  lettre  en  commençant 
par  n*^  i,  afin  de  voir  successivement  une  suite 
de  numéro  bien  en  ordre.  Ma  première  ferveur 
d'arrangement  est  toujours  une  chose  admirable; 
malheureusement*  elle  dure  peu.  , 

J  auFois  fort  souhaité  que  vous  n  eussiez  pas 
fait  partir  mes  livres  ;  mais  c  est  dne  affairefaite: 
je  sens  que  l'objet  de  toute  la  peine  que  vous 
avez  prise  pour  cela  n'étoit  que  de  me  fournir 
des  amusements  dans  ma  retraite;  cependant 
vous  vous  êtes  trompé.  J'ai  perdu  tout  goût  pour 
la  lecture,  et  hors  des  livres  de  botanique  il  m'est 
impossible  de  lire  plus  rien.  Ainsi  je  prendrai  le 
parti  de  faire  rester  tous  ces  livres  à  Londres  ,  et 
de  m  en  défaire  comme  je  poi#rai ,  attendu  que 


ASNÉE  I766,  535 

.  leur  transport  jusqu'ici  me  coûteroit  beaucoup 
au-delà  de  leur  valeur ,  que  cette  dépense  me  j^* 
roit  fort  onéreuse,  que  quapd  ils  seroient  ici  je 
ne  saurois  pas  trop  où  les  mettre  ni  qu  en  fairei 
Je.  suis  charmé  qu  au  moins  vous  n'ayez  pas  en* 
voyé  les  papiers. 

Soyez  moins  en  peine  de  mpn  humeur,  mon 
cher  hôte ,  et  ne  le  soyez  ppint  de  ma  situation. 
l^e  séjour  que  j'habite  est  fort  de  mon  goût  ;  le 
mattre  de  la  maison  est  un  très  galant  homme , 
pour  qui  trois  se.maines  de  séjour  qu'il  a  fait  ici 
avec  sa  famille  ont  cimenté  l'attachement  que  ses 
bons  procédés  m'avoient  donné  pour  lui.  Tout  ce 
qui  dépend  de  lui  e^t  employé  pour  me  rendre  le 
séjour  de  sa  maison  agréable.  Il  y  a  des  inconvé- 
nients^ mais  où.  n'y  en  a^t-il  pas  ?  Si  j'avois  à 
choisir  de  nouveau  dans  toute  l'Angleterre  je  ne 
choisirois  pas  d'autre  habitation  que  celle-ci  : 
mnsi  j'y.  passerai  très  patiemment  tout  le  temps 
qi^e  j'y  dois  vitre;  et  si  j'y  dois  mourir,  le  plus 
grand  mal  que  j'y  trouve  est  de  moUrir  loin  de 
vous,  et  q^eThôte  de  mon  cœur  ne  soit  pas  aussi 
celui  de  mes  cendres,  car  je  me  souviendrai  tou- 
joùins  avec  attendrissement  de  notfe  premier  pro- 
jet ;  et  les  idées  tristes  mais  douces  qu'il  me  rap- 
pelle valent  sûrement  mieux  que  celles  du  bal  de 
votre  foJle  amie.  Mais  je  ne  veux  pas  m'engager 
dans  cçs  sujets  mélancoliques  qui  vous  feroient 
mal  augurer  de  monr^tat  présent ,  quoique  à  toxt  : 
et  je  vous  dirai  qu'il  m'est  venu  cette  semaine  de 
la  compagnie  de  Londres, •hommes  et  femmes, 


!>36  GORRESPONDANOE. 

qui  tous,  à  mon  accueil,  à  mon  air,  à  ma  ma- 
nière de  vivre,  ont  jugé,  contre  ce  qulls  avaient 
pensé  avant  de  me  voir,  que  j  etois  heureux  dans 
ma  retraite  ;  et  il  est  vrai  que  je  n  ai  jamais  vécu 
plus  à  mon  aise,  ni  mieux  suivi  mon  humeur  du 
matin  au  soir.  Il  est  certain  que  la  fausse  lettre 
du  roi  de  Prusse  et  les  premières  clabauderie^  de 
Londres  m'ont  alarmé  dans  la  crainte  que  cela 
n'influât  sur  mon  repos  dans  cette  province,  et 
qu'on  n'y  voulût  renouveler  les  scènes  de  Mo- 
tiers.  Mais  sitôt  que  j'ai  été  tranquillisé  sur  ce 
chapitre ,  et  qu'étant  une  fois  connu  dans  mon 
voisinage  j'ai  vu  qu'il  étoit  impossible  que  les 
t^hoses  y  prissent  ce  tour-là,  je  me  suis  moqué 
de  tout  le  reste,  et  si  bien ,  que  je  suis  le  premier 
à  rire  de  toutes  leurs  folies.  Il  n'y  a  quô  la  noir- 
ceur de  celui  qui  sous  n^ain  fait  ailer  tout  cela 
qui  me  trouble  encore:  cet  homme  a  passé  mes 
idées  ;  je  n'en  imaginois  pas  de  faits  comme  lui. 
Mais  parlons  de  nous.  Il  me  madque  de  vous  re« 
voir  pour  chasser  tout  souvenir  cruel  de  mon 
ame.  Vous  savez  ce  qu'il  me.  faudroit  de  plus 
pour  mourir  heureux ,  et  je  suppose  que  vous 
avez  reçu  la  lettre  que  je  vous  ai  écrite  par  M.  d'I- 
vernois  :  mais  comme  je  regarde  ce  projet  com- 
me une  belle  chimère ,  je  ne  me  flatte  pas  de  le 
voir  réaliser.  Laissons  la  direction  de  l'avenir  à 
la  Providence.  En  attendam  j'herborise ,  je  me 
promène  ^  je  médite  le  grana  projet  dont  je  suis 
occupé ,  je  compte  même,  quand  vous  viendrez, 
pouvoir  déjà  vous  remettre  quelque  chose;  mats 


A»»*»  1766.  537 

la  douce  paresse  nfie  gagne  chaque  jour  davan* 
tage ,  et  j'ai  bien  dé  la  peiûe  à  me  mettre  a  Tou^ 
vrage  ;j'ai  pourtant  de  rétoffe  assurément  et  bien 
du  désir  de  la  mettre  en  œuvre.  Mademoiselle  Iie< 
Yasseur  est  très  sensible  à  votre  souvenir  :  elle 
n'a  pas  appris  un  seul  mot  d  anglois  ;  j'en  avois 
appris  une  trentaine  à  Londres ,  que  j'ai  tous  ou- 
bliés ici ,  tant  leur  terrible  baragouin  est  indé*^ 
chifFrable  à  mon  oreille.  Ce  qu  il  y  à  dé  plaisant 
est  que  pas  une  ame  dans-la  maison  ne  sait  un 
mot  de  François  :  cependant  sans  s'entendre,  on 
va  et  Ion  vit.  Bonjour. 

A  M.  HtJMË. 

Le  a3  juii^  1766. 

Je  croyois  que  mon  silence,  interprété  par 
votre  conscience ,  en  disoit  assez  ;  mais ,  puis- 
qu'il entré  dans  vos  vues  de  ne  pas  l'entendre ,  je 
parlerai. 

Je  vous  connois,  monsieur,  et  vous  ne  l'igno- 
rez pas.  Sans  liaisons  antérieures,  sans  querelles, 
sans  démêlés,  sans  nous  connoître  autrement 
que  par  la  réputation  littéraire,  vous  vous  em- 
pressez à  m'offrir  dans  mes  malheurs  vos  amis  et 
vos  soins  ;  touché  de  vQtre^énérosité,  je  me  jette 
entre  vos  bras:  vous  m'amenez  en  Angleterre,  en 
apparence  pour  m'y  procurer  un  asile,  et  en  effet 
pour  m'y  déshonorer:  vous  vous  appliquez  à  cette 
noble  oeuvre  avec  un  zèle  digne  cle  votre  cœur, 
et  2it'ec  un  art  digne  de  vos  talents.  Il  n'en  failoit 
pas  tant  pour  réussir  ;  vous  vivez  dans  le  grand 


X 


538  GOKRESPOKBAIGE. 

monde ,  et  moi  dans  la  retraite  :  le  public  aime 
à  être  trompé ,  et  vous  êtes  fait  pour  le  tromper. 
Je  connois  pourtant  un  homme  que  vous  ne 
tromperez  pas ,  c*est  vous-même.  Vous  savez  avec 
quelle  horreur  mon  cœur  repoussa  le.  premier 
soupçon  de  vos  desseins.  Je  vous  dis ,  en  vous^ 
embrassant  les  yeux  en  larmes,  que  sr  vous  ne- 
tiez  pa$  le  meilleur  des  hommes ,  il  faudroit  que 
vous  eh  fussiez  le  plus  noir.  Ëq  pensant  à  votre 
conduite  sécrète ,  vous  vous  direz  quelquefois  que 
vous  n  êtes  pas  le  meilleur  des  hommes  ;  et  je 
doute  qu  avec  cette  idée  vous  en  soyez  jamais  le 
plus  heureux. 

Je  laisse  un  libre  cours  aux  manœuvres  de  vos 
amis  et  aux  vôtres ,  et  je  vous  abandonne  avec 
peu  de  regret  ma  réputation  durant  ma  vie ,  bien 
sûr  quun  jour  on  nous  rendra  justice  à  tous 
deux.  Quant  aux  bons  offices  en  matière  d  mté-* 
rèt,  avec  lesquels  vous  vous  masquez,  je  vous 
en  remercie  et  vous  en  dispense.  Je  me  dois  de 
n  avoir  plus  de  commerce  avec  vous,  et  de  n'ac- 
cepter, pas  même  à  mon  avantage,  aucune  af- 
faire dont  vous  soyez  le  médiateur.  Adieu, mon* 
sieur  :  je  vous  souhaite  le  plus  vrai  bonheur  ; 
mais  ,  comme  nous  ne  devons  plus  rien  avoir  à 
nous  dire ,  voici  la  dernière  lettre  que  vous  rece- 
vrez de  moi. 


ANÏ«ÉE   1766.  53g 

•    À  M.  D'IVERNOIS. 

■  —  \ 

^  Woptton,  le  28  juin  1766. 

Je  voisiy  monsieur,  par  votre  IeUI^e  du  9,  qu'à 
cette  date  vtius  11  avies^  pas  reçu  ma  précédente^ 
quoi<{u  elle  dût  vous  être  arrivée ,  et  que  je  vous 
I  eusse  adressée  par  vos  correspondants  ordinai* 
rès  ,  comme  je  fais  celle-ci.  Letat  critique  de 
vos  affaires  me  nsivre  lame  ;  mais  nia  situation 
me  force  à  me  borner  pour  vous  à  des  soupirs 
et  des  vœux  inutiles.  Je  n  aurai  pas  même  la  té- 
mérité de  risquer  des  conseils  sur  votre  conduite^ 
dont  le  mauvais  succès  me  feroit  gémir  toute 
ma  vie  si  les  choses  venoient  à  mal  tourner,  et 
je  ne  vois  pds  assez  clair  dans  les  secrètes  intri- 
gues qui  décideront  de  votre  sort,  pour  juger  des 
moyens  les  plus  propres  à  vous  servir.  Le  vif  in- 
térêt même  que  je  prends  à  vous  vous  nuiroit  si 
je  le  laissois  paroitre;  et  je  suis  si  infortuné  que 
mon  malheur  s  étend  à  tout  ce  qui  m'intéresse. 
J  ai  fait  ce  que  j'ai  pu,  monsieur;  j  ai  mal  réussi; 
je  réussirois  plus  mal  encore  :  et,  puisque  je 
vous  suis  inutile ,  n'ayez  pa3  la  cruauté  de  m  af- 
fliger sans  cesse  dans  cette  retraite ,  et ,  par  hu- 
manité, respectez  le  repos  dont  j'ai  si  grand 
besoin. 

Je  sens  que  je  n'en  puis  avoir  tant  que  je  con- 
serverai des  relations  avec  le  continent.  Je  n'en 
peçois  pas  une  lettre  qui  ne  cqçtienne  des  choses 
affligeantes  ;  et  d'autres  raisons ,  trop  longues  à 


54o  CORRESPONDANCE. 

déduire ,  me  forcent  à  rompre  toute  correspon- 
dance même  avec  mes  amis,  hors  les  cas  de  la 
plus  grande  nécessité.  Je  vous  aime  tendrement , 
et  j'attends  avec  la  plus  vive  impatience  la  visite 
que  vous  me  promettez  ;  mais  comptez  peu  sur 
mes  lettres.  Quand  je  vous  aurai  dit  toutes  les 
raisons  du  parti  que  jte  prends,  vous  lés  approu- 
verez vous-même  ;  elles  ne  sont  pas  dé  nature  à 
pouvoir  être  mises  par  écrit.  S'il  arrivoit  que  je 
ne  vous  écrivisse  plus  jusqu'à  votre  départ,  je 
vous  prie  d'en  prévenir  dans  le  temps  M.  Dupey- 
rou ,  afin  que ,  s'il  a  quelque  chose  à  m'envoyer,  il 
vous  le  remette;  et,  en  passant  à  Paris,  vous 
m'obligerez  aussi  d'y  voir  M.  Guy ,  chez  la  veuve 
Duchesne ,  afin  qu'il  vous  remette  ùe  qu'il  a  d'im- 
primé de  mon  Dictionnaire  de  Musique,  et  que 
j'en  aie  par  vous  des  nouvelles,  car  je  n'en  ai  plus 
depuis  long-temps.  Mon  cher  monsieur,  je  ne  se- 
rai tranquille  que  quand  je  serai  oublié  :  je  vou- 
drois  être  mort  dans  la  mémoire  des  hommes. 
Parlez  de  moi  le  moins  que  vous  pourrez,  même 
à  nos  amis  ;  n'en  parlez  plus  du  tout  à  **,  vous 
avez  vu  comment, il  me  rend  justice;  je  n'en  at- 
tends plus  que  de  la  postérité  parmi  les  hommes, 
et  de  Dieu  qui  voit  mon  cœur  dans  tous  les  temps. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

A  M.  GRANVILLE. 

1766. 

Quoique  je  sois  fort  incommodé,  monsieur, 
depuis  deux  jours,  je  n'aurois  assurément  pas 


:  AKNÉE  1766.  54i 

bijEirt^hjaadé  ave0  ipa!  santé ,  pour  la  faveur  que 
vous  vouliez  me  faire ,  et  je  me  préparois  à  en 
profiter  ce  soir  y  mais  voilà  M.  Davenport  qui 
m  arrive  ;  il  a  Thonnéteté  de  venir  exprès  pour 
me  voir  :  vous,  monsieur,  qui  êtes  si  plein  d'hon- 
nêteté vous-même  ,  vous  n'approuveriez  pas 
qu'au  WQineiit.de  son  arrivée  je  commentasse 
pai:  ni'élo^aer  de  luÂ..  Je.r^^grette  beaucoup  l'a*^ 
vantage>  dont  je  ^uis  privé  ;  mais  du  reste  je  ga- 
gnerai peviM^^.  A  ^^  P^s  me. montrer.  Si  vous 
daigniez  parler  de  moi  à  madame  la  duchesse  de 
Portlfin4  siyeç  la  piême  bonté  dont  vous  m  avez 
dx>nné  tant  de, marques,  il  vaudra; mieux  pour 
jaxçà  qu'elle  me  voie  par  vos  yeux  que,  par  les 
siens  ,  et  je^  me  consolerai  par  le  .bien.queUe 
pensera  de  moi  de  celui  que  j  aurai  perdu  mojr 
même.  .  .     .:•);. 

Je  dois  une  réponse  à  un  charmant  billet  : 
mais  l'espoir  de  la^  porter  me  fait  différer  à  la 
faire.  Recevez,  monsieur,  je  vous  supplie ,  mes 
très  :  humlJes .  ^lut^tions..     . , ,  ^  ,  î - .  . .  ;      i 


t 


A  M.  GRANY^^I^E.     ,   : 

Puisque  M.  Granville  m'^terdit  .(^  liii  rendre 
des, visites  au  milie^d^s  ijieige^^iil  permettra  dft 
moins  qi^e  j'envoie  savoir  de^  s^s  n<)Uvelles,  é% 
comment  il  s'jçst^  tiré  de.  ses  ^erribles  chemin^^ 
3  espère  quç.la  nçîge  qui  r,eçQypm.ejqi9eypoujçr|af^ 
tàrdier  asçez  spjçi  d^pç^rtjpipu^jque  jp, puisse)  t^<?j|i* 
ver  le  moment  d'aller  lui  souhaiter  un  Jb9n 


S43  COBRE9PON0i;i»CE. 

voyage.  Mais»,  jque  j  aie  <m  ûotl  te  plaisir  de  le  re^ 
voir  avant  qu'il  patte  ^  iûe$  phi^  tendres  vœux 
laccooipagcieroat  toujotiirb. 

A  M.  GRAN  VILLE. 

Voici  )  monsieur ,  un  petit  mdrceau  d^  pois- 
son de  montagne  qm  ne  vaut  p^è  celui  que  vbué 
m'avez  envoyé  ;  audsi  je  vous  roflfire  en  hommage 
et  non  pas  en  Change,  sathaïit  bien  que  toutes 
vos  bontés  pour  moi  ne'  peuvent  s'acquitter 
qu'avec  les  sentiments  que  vods  mi'àvez inspirés*. 
Je  me  faisoié  nne  fête  d'aller  vous  prier  de  me 
prés^njter  ^  madame  vôtre  sœur,  mais  le  tehips 
me  cpntrarie.  ;Je'  suis  malheureux  en  beaucoup 
de  dhe^ses,  car  je  de  puis  palis  dire  en  tout^  ayant 
un  voisin  tel  que  vous. 

j..      i .' 

Je  suis  fâché,  monsieni',^  qtreie  temps  ni' ma 
santé  ne  me  permettent  pas  d'aller  vous  rendre 
mes  devoirs  et  vous  faire  hies  remerciements 
aussitôt  que  ie  le  desirerois :  mais  en  ce  moment, 
ëxtrêmemeM^  îîiëbtiMibdë  V'jé'  ûé  âerai  de  quel- 
tjùes  jours' eik'éfesÉi'dfë'iRaiiié'ii^'mêin^  de  t-ecevoir 
8ës  Vrsitëéï  -Sôyèr'^ei-fexiad^i'tàôtiéfcuf ,  je  vôtIS 
^fié ,  qûè  sîtlôt'iîilfe'riîtes'^îéaè  ^t^A-fàm  ih^  por- 
^t-  itft(lti%-^btfs;'fci&  Vdltttoté  ffiY  cbhdtiifa.  Je 
vHtt*fâis/'ifcaii3fëùr/,"riieS|Hï'èâ  humbles  saluw- 


•                 •  « 
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.    .  ANSES    1766*    .  543 

▲  JVL  OHANYtLLB. 
.  ''  •  •  •  .    - 

^  Je  Mis  très  sensible  à  vos  honnêtetés,  mon- 
sieur, et  à  vos  cadeaux  ;  je  le  serois  encore  plus 
s'ils  revenoîent  moins  souvent.  J'irai  le  pins  tôt 
que  le  temps  me  le  permettra  vous  réitérer  mes 
remeroiemeats  .et  mes  reproches.  Si  je  pouvois 
m'entretenir  avec  votre  domestique  je  lui  de- 
manderois  des  nouvelles  de  votre  santé;  mais 
j'ai  Heu  de  présumer  qu'elle  continue  d'être  nieil- 
leure.  Ainsi  soit-il. 

.     .  ..  ,         ./'  AU  MÊME. 

J'ai  été  ^  monsieur^  assez  incommodé  ces  tro|ç 
jour^ ,  et  je  ne  suis  pas  fort  bien  aujourd'hui. 
J'appreijids  avec  g^and  plaisir  que  vous  vous 
portez  bien  ;  et  si  le  plaisir  donnoit  la  santé ,  ce- 
lui de  votre  bon  souvenir  me ,  procureroit  cet 
avantage.  Mill|e  très  humbles  salutations.      .    .^ 

A  MADEMOISELLE  DEWES,      ,       ,,^ 

aujourd'hui   MADAWte   P0,RT.  ^{ 

f     .        .  .  U  ^       .  /...^       .       .  .•   .  ..«7^.  ■ 

,  -Ne  soye»  jpas  eti  peines  de  m»  santé ,  ma  belle 
voisine}  elle »6€râ^tM;(j durs  a^s^t  et  ttop  boni»i 
tant  que 'jé^  vonë^aurai  ]^our  mëd^id.  J'aiurois 
pourtant ^adide  fenvife  d'être  tnal^de  pour  enga- 
ger ,  pa^  ^baritév  o^daiiie  la  comtesse  efvousrà 
ne  pk^  piÊLti»3i*6f€,^itf^^€^ïÉ^t9  ailer  luad}  ,s'A 


544  CORHESPONDANGE. 

fait  beau,  voir  s'il  d  y  a  point  de  délai  à  esj^érer, 
et  jouir  au  moins  du  plaisir  de  voir  encore  une 
fois  rassemblée  la  bonne  et  aimable  compagnie 
de  Calwick ,  à  laquelle  j  offre  en  attendant  mille 
très  humbles  salutations  et  respects. 

I 

« 

«      RÉPONSES 

AUX   QUESTIONS  FAITES  PAB  M.  DE  CHA17VEL. 

.        '766. 

Jamais ,  ni  en  1 759  ni  en  aucun  autre  temps , 
M.  Marc  Ghappuis  ne  m'a  proposé^  de  la  part 
de  M.  de  Voltaire ,  d'habiter  une  petite  maison 
appelée  l'Ermitage.  En  1 755 ,  M.  de  Voltaire ,  me 
pressant  de  revenir  dans  ma  patrie,  m'invitoit 
d'aller  boire  du  lait  de  ses  vaches  :  je  lui  répon- 
dis. Sa  lettre  et  la  mienne  furent  publiques.  Je 
ne  me  ressouviens  pas  d'avoir  eu  dé  sa  part  au- 
cune autre  invitation. 

'  Ce  que  j'écrivis  à  M.  de  Voltaire  en  1760 
n'étoit  point  une  réponse.  Ayant  retrouvé  par 
hasard  le  brouillon  de  cette  lettre  ,  je  la  trans- 
cris ici  y  permettant  à  M.  de  Ghauvel  d'en  faire 
l'usage  qu'il  lui  plaira. 

Je  ne  me  souviens  point  exactement  de  ce  que 
j'écrivis  il  y  a  vingt  -  trois  ans  à  M.  du  Theîl  ; 
inais  il  est  vrai  que  j'ai  été  doip^tiqiie  de  M.  de 
Montaigu ,  ambassfH^eur  de  France  à  Venise ,.  et 
que  j'ai  mangé  ëon  piin  comtes  ses  gentils- 
hommes étoient  ses  doicpestiques  et.niangeoient 
paîo)  avéa  o^m  ci4fi(erq>6«  tiiie.j>v<û«par- 


ANNÉE    1766.  545 

tout  le  pas  sur  les  gentilshommes ,  que  j'allois 
au  sénat,  que j'assistoisaux  oonfiérences ,  et  que 
j'allois  en  visite  chez  les  ambassadeurs  et  minis- 
tres {étrangers  ,  ce  qu'assurément  les  gentils- 
hommes de  lambassadeur  n'eussent  osé  faire. 
Mais  bien  qu'eux  et  moi  fussions  ses  domesti- 
ques il  ne  s'ensuit  point  qué*nous  fussions  ses 
valets. 

Il  est  vrai  qu'ayant  répondu  sans  insolence 
mais  avec  fermeté  aux  brutalités  de  l'ambassa- 
deur, dont  le  ton  ressembloit  assez  à  celui  de 
M.  de  Voltaire ,  il  me  menaça  d'appeler  ses  gens 
et  de  me  faire  jeter  par  les  fenêtres.  Mais  ce  que 
M.  de  Vo||aîre  ne  dit  pas ,  et  dont  tout  Venise 
rit  beaucoup  dans  ce  temps-là,  c'est  que,  sur 
cette  menace ,  je  m'approchai  de  la  porte  de  son. 
cabinet ,  où  nous  étions ,  puis  l'ayant  fermée  et 
mis  la  clef  dans  ma  poche ,  je  revins  a  M.  de 
Montaigu ,  et  lui  dis  :  Non  ptis^  s'il  vousplatt^ 
M.  l'ambassadeur  ;  les  tiers  sont  incommodes 
dans  les  explications;  trouvez  bon  que  celle^ise 
passe  entre  nous.  A  l'instant  Son  Excellence  de- 
'Vint  très'polie;  nous  nous  séparâmes  fort  hon- 
nêtement ;  et  je  sortis  de  sa  maison .  non  pas 
honteusement,  comme  il  plaît  à. M.  de  Voltaire 
de  me  foire  dire,  mais  en  triomphe.  J'allai  loger 
chez  rabbé'Patizel ,  chancelier  du  consulat.  Le 
lendemain  M.  Le  Bloi^ ,  consul  de  France ,  fne 
donna  un  dîner  où  M.  de  Saint-Cyr  et  une  partie 
de  la  nation  framjoise  se  trouva.  Toutes  les 
bourses  me  &rent  ouvertes ,  et  j'y  pris  l'argent 

17.  '  35 


/ 


546  GORKESPONDANGE. 

dont  j  avais  besoin ,  n  ayant  pu  être  payé  de  mes 
appointements.  Enfin  je  partis  accompagné  et 
fêté  de  tout  le  monde,  tandis  qtie  Fambassadeur, 
seul  et  abandonné  dans  son  palais,  y  rong[eoit 
son  frein.  M.  Le  Blond  doit  être  maintenant  à 
Paris ,  et  peut  attester  tout  cela  :  le  chevalier  de 
Carrion,  alors  mdlï  confrère  et  mon  ami,  secré- 
taire de  Fanxbassadeur  d'Espagne ,  et  depuis  se- 
crétaire d  ambassade  à  Paris ,  y  est  peut-être  en- 
core, et  peut  attester  la  m^me chose;  des  foules 
de  lettres  et  de  témoins  la  peuvent  attester: 
mais  qu'importe  à  M.  de  Voltaire? 

Je  nai  jamais  rien  écrit  ni  signé  de  pareil  à  la 
déclaration  que  M.  de  Voltaire  dit  que  M.  de 
MontmoUin  a  entre  les  mains  signée  de  moi.  On 
peut  consulter  là-dessus  ma  lettre  du  8  août 
I  ^65  ;  adressée  à  M.  D**. 

Messieurs  de  Berne  m  ayant  chassé  de  leurs 
états  en  1766  à  leutt-ée  de  Thiver,  le  peu  d  es- 
poir de  trouver  nulle  part  la  tranquillité  dont 
j'ayois  si  grand  besoin ,  joint  à  ma  foiblesse  et 
au  mauvais  état  de  ma  santé  qui  m'ôtoit  le  cou- 
rage d'entreprendre  un  long  voyage  <jans  une 
saison  si  rude ,  m'engagea  d'écrire  à  IVL  le  bailli 
de  Nidau  une  lettre  qui  a  couru  Paris ,  qui  a  ar- 
raché des  larmes  à  tous  les  honnêtes  gens ,  et  des 
plaisanteries  au  seul  M.  de  Voltaire.' 

M.  de  Voltaire  ayant  dit  publiquement  à 
huit  citoyens  de  Genève  qu'il  étoit  faux  que 
j'eusse  jamais  été  secrétaire  d'un  ambassadeur, 
et  que  je  n'avois  été»  que  son  valet,  un  d'entre 


ANNÉE    1766.  547 

eux  m'instruisit  de  ce  discours  ;  et  ;  dans  le  pre<^ 
mier  mouvement  de  mon  indignation ,  j  envoyai 
à  M.  de  Voltaire  un  démenti  conditionnel  dont 
j'ai  oublié  les  termes  y  mais  qu  il  avoit  assuré- 
ment bien  mérité. 

Je  me  souviens  très  bien  d  avoir  une  fois  dit 
à  quelqu'un  que  je  me  sentois  le  cœur  ingrat,  et  . 
que  je  naimois  point  les  bienfaits;  mais  ce  ne- 
toit  pas  après  les  avoir  reçus  que  je  tenois  ce 
discours^  cétoit  au  contraire  pour  men  défen- 
dre; et  cela ,  monsieur ,  est  très  différent.  Celui 
qui  veut  me  servir  à  sa  mode  et  non  pas  à  la 
mienne  cherche  l'ostentation  du  titre  de  bien- 
faiteur, et  je  vous  avoue  que  rien  au  monde  ne 
me  touche  moins  que  de  pareils  soins.  A  voir  la 
multitude  prodigieuse  de  mes  bienfaiteurs  on 
doit  me  croire  dans  une  situation  bien  brillant#; 
j'ai  pourtant  beau  regsu'der  autour  de  moi ,  je 
n'y  vois  point  les  grands  monumélits  de  tant  de 
bienfaits.  Le  seul  vrai  bien  dont  je  jouis  est  la 
liberté  ;  et  ma  liberté ,  grâce  au  ciel ,  ,est  mon 
ouvrage,  ti^uelqu'un  s'ose-t-il  vanter  d'y  avoir 
contribué?  Vous  seul ,  ô  George  Keith,  pouvez 
le  faire ,  et  ce  n'est  pas  vous  qui  m'accuserez  d'in- 
gratitude. J'ajoute  à*milord-maréchal,înQn  ami 
Dupeyrou  ;  vpilà  îbes  vrais  bienfaiteurs ,  je  n'en 
connois  point  d'autres.  Voulez^vous  donc  me 
lier  par  des  bienfaits ,  faites  qu'ils  soient  de  mon 
choix ,  et  non  pas  du  vôtre ,  et  soyez  sûr  que 
vous  ne  trouverez  de  la  vie  un  coeur  plus  vrai- 
ment reconnoissant  que  le  mien.  Telle  est  ma 

3â. 


55o  CORRESPONDANCE. 

gletérre,  où  il  me  promettoit  1  accueil  le  plus 
agréable ,  et  plus  de  tranquillité  que  je  n'y  en  ai 
trouvé.  Je  balançai  entre  Fancien  aîni  et  le  nou- 
veau ,  j  eus  tort  ;  je  préférai  ce  dernier,  j'eus  plus 
grand  tort;  mais  le  désir  de  çonnoitre  par  moi- 
même  une  nation  célèbre,  donjt  on  me  disoit 
tant  de  mal  et  tant  de  bien ,  l'emporta.  Sur  de 
ne  pas  perdre  George  Keith ,  j'étois  flatté  d'ac- 
quérir David  Hume.  Son  mérite,  ses  rares  ta- 
lents, l'honnêteté  bien  établie  de  son  caractère 
me  faisoient  désirer  de  joindre  son  amitié  à  celle 
dont  m'honoroit  son  illustre  compatriote;  et  je 
mé  faisois  une  sorte  de  gloire  de  montrer  un  bel 
exemple  aux  gens  de  lettres  dans  l'union  sincère 
de  deux* hommes  doût  les  principes  étaient  si 
différents. 

Avant  l'invitation  du  roi  de  Prusse  et  de  mi- 
lord^maréchal,  incertain  sur  le  lieu  de  ma  re- 
traite, j'avois  demandé  et  obtenu  par  mes  amis 
un  passe-port  de  la  cour  de  France,  dont  je  me 
servis  pour  aller  à  Paris  joindre  M.  Hume.  Il  vit, 
et  vit  trop  peu t-êt|p,  l'accueil  que  je  reçus  d'un 
grand  prince,  et,  j'ose  dire,  du  public.  Je  me 
prêtai  par  devoir,  mais  avec  répugnance ,  à  cet 
éclat,  jugeant  combien  l'envie *de  mes  ennemis 
en  seroit  irritée.  Ce  fut  un  spectacle  bien  doux 
pour  moi  que  Taugmentation  sensible  de  bien- 
veillance pour  M,  Hume,  que  la  bonne  œuvre 
qu'il  alloit  faire  produisit  dans  tout  Paris.  Il  de- 
voit  en  être  touché  comme  moi;  je  ne  sais  s'il  1^ 
fut  de  la  même  manière.' 


ANNÉE    1766.  55l 

Noud  partons  avec  un  de  mes  amis  qui  pres- 
que uniquement  pour  moi  faisoit  le  voyage 
d'Angleterre.  En  débarquant  à  Douvres ,  trans- 
porté de  toucher  enfin  cette  terre  de  liberté,  et 
d y  être  amené  par' cet  homme  illustre,  je  lui 
saute  9u  cou,  je  lembrasse  étroitenient  sans 
rien  dire ,  mais  en  couvrant  son  visage  de  bai- 
sers et  de  larmes  qui  parloient  assez.  Ce  n  est 
pas  la  seule  fois  ni  la  plus  remarquable  où  il  ait 
pu  voir  en  moi  les  saisissements  d'un  cœur  pé- 
nétré. Je  ne  sais  ce  qu'il  fait  de  ces  souvenirs , 
s'ils  lui  viennent;  j'ai  dans  l'esprit  qu'il  en  doit 
quelquefois  être  importuné. 

Novis  sommes  fêtés  arrivant  à  Tiondres;  on 
s'empresse  dans  tous  les  états  à  me  marquer  de 
la  bienveillance  et  de  l'estime.  M.  Hume  me 
présente  de  bonne  grâce  à  tout  le  monde  :  il 
éjtoit  naturel  de  lui  attribuer,  comme  je  faisois, 
la  meilleure  partie  de  ce  bon  accueil  :  mon  cœur 
étoit» plein  de  lui,  j^en  parlois  à  tout  le  monde, 
j'en  écrivois  à  tous  mes  amis  ;  mon  attachement 
pour  lui  prenoit  chaque  jour  de  nouvelles  for- 
ces :  le  sien  paroissoit  pour  moi  des  plus  ten- 
dres, et  il  m'en  a  quelquefois  donné  des  mar- 
ques dont  je  me  suis  $enti  très  Ibuché.  Celle  de 
faire  faire  mon  portrait  en  grand  ne  fut  pour- 
tant pas  de  ce  nombre  -,  cette  fantaisie  me  parut 
trop  affichée ,  et  j'y  trouvai  je  ne  sais  quel  air 
d'ostentation  qui  ne  mé  plut  pas.  C'est  tout  ce 
que  j'aurois  pu  passer,  à  M.  Hume ,  s'il  efit  été 
homme  à  jeter  son  argent  par  les  fenêtres ,  et 


553  CORRESPONDâNCE. 

qu  il  eût  ea  dans  une  galerie  tous  les  portraits  ' 
de  ses  amis.  Au  reste,  j  avouerai  sans  peine  quen 
cela  je  puis  avoir  tort, 

Mais  ce  qui  me  parut  un  acte  d  amitié  et  de 
générosité  des  plus  vrais  et  des  plus  estimables  ^ 
des  plus  dignes  en  un  mot  de  M.  Hume,  œ  fut  le 
soin  qu'il  prit  de  solliciter  pour  moi  de  lui-même 
une  pension  du  roi ,  à  laquelle  je  n  avôis  assuré- 
ment  aucun  droit  d  aspirer.  Témoin  du  zèle  qu'il 
mit  à  cette  affaire ,  j  en  fus  vivement  pénétré  : 
l*ien  ne  pouvoit  plus  me  flatter  qu  un  service  de 
cette  espèce ,  non  pour  l'intérêt  assurément ,  car^ 
trop  attaché  peut-être  à  ce  que  je  possède,  je  ne 
sais  point  désirer  ce  que  je  n'ai  pas,. et  ayant  par 
mes  amis  et  par  mon  travail  du  pain  suffîsahi-^ 
ment  pour  vivre ,  je  n'ambitionne  rien  de  plusu 
mais  l'honneur  de  recevoir  des  témoignages  di^ 
bonté ,  je  ne  dirai  pas  d'un  si  grand  monarque , 
mais  d'un  si  bon  père,  d'un  si  bon  mari ,  d'an  si 
bon  maître,  d'un  si  bon  ami ,  et  sur-tout  'd'un 
si  honnête  homme,  m'affectoit  sensiblement; 
etquandjeconsidérois  encore  dans  cette  grâce, 
que  ^e  ministre  qui  Tavoit  obtenue  étoit  la  pro- 
bité vivante ,  cette  pr<^ité  si  utile  aux  peuj^es  ; 
et  si  rare  dans^on  état,  je  ne  pouvpis  que  me 
glorifier  d'avoir  pour  bienfaiteurs  trois  des  hom** 
mes  du  monde  que  j'aurais  le  plus  désirés  pour 
amis*  Aussi,  loin  de  me  refuser  k  la  pension  of- 
jerte  ,  je  ne  mis  pour  l'accepter  qu'une  condi-k 
tion  l|écessaire,  savoir ,  %m  consentement  dont , 


I 


I 


AîtNÉE  1766.     ^  553 

êans  manquer  à  mon  devoir,  je  ne  pourois  me 
passer.  ♦ 

Honore  des  empressements  de  tout  le  monde, 
je  tàchois  d'y  répondre  convenablement.  Cepen- 
dant ma  mauvaise  santé  et  Thabitude  de  vivre  à 
la  campagne  me  firent  trouver  le  séjour  de  la 
ville  incommode  :  aussitôt  les  maisons  de  cam- 
pagne se  présentent  c»  foule  ;  on  m'en  offre  à 
choisir  dans  toutes  les  provinces.  M., Hume  se 
charge  des  propositions,  il  me  les  fait,  il  me 
conduit  même  à  deux  ou  trois  campagnes  voi- 
sines :  j'hékite  long-temps  sur  le  choix  ;  il  aug- 
mentott  cette  incertitude.  Je  me  détermine  en- 
fin pour  cette  province  ;  ^  d'abord  M.  Hume  ar- 
range tout;  les  embarras  s'aplanissent  ;  je  pars; 
j'arrive  dans  cette  habitation  solitaire,  commo- 
de ,  agréable  :  îe  maître  de  la  maison  prévoit 
tout,  pourvoit  à  tout;  rien  ne  naanque;  je  suis 
tranquille,  indépendant.  V^oîlà le  moment  si  dé- 
siré on  tous  mes  maux  doivent  finir;  non,  c'est 
Jà  qu'ils  commencent ,  plus  cruels  que  je  ne  les 
àvois  encore  éprouvés. 

Jaî  parlé  jusqu'ici  d'abondance  de  cœur,  et 
rendant  avec  le  plus  grand  plaisir  justice  *aux 
bons  offices  de  M.  Hume.  Que  ce  qui  me  reste  à 
dire  n'est-il  dé  même  nature!  Rien  ne  me  coûtera 
jamais  de  ce  qui  pourra  fhonorer.  Il  n'^est  per- 
mis ^e  marchander  sur  le  priit  des  bienfaits  que 
quand  on  nous  accuse  d'ingratitude  ;  et  M.  Hume 
m'en  accuse  aujourd'hui.  J'oserai  donc  faire  une 


554  CORRESPONDANCE. 

observation  qu  il  rend  nécessaire.  En  appréciant 
ses  soins  par  la  peine  et  le  temps  qu  ils  lui  coù- 
toient ,  ils  étoient  d  un  prix  inestimable ,  encore 
plus  par  sa  bonne  volonté  :  pour  le  bien  réel 
qu'ils  mont  fait,  ils  ont  plus  d  apparence  que  de 
poids.  Je  ne  venois  point  commie  un  mendiant 
quêter  du  pain  en  Angleterre ,  j'y  apportais  le 
mien  ;  j'y  venois  absolument  cbercher  un  asile, 
et  il  est  ouvert  à  tout  étranger.  D'ailleurs  je  n'y 
étois  point  tellement  ipconnu ,  qu'arrivant  seul 
j'eusse* manqué  d'aseistaq,ce  et  de  services.  Si 
quelques  personnes  m'ont  recherché  pour  M; 
Hume ,  d'autres  aussi  m  ont  recherché  pour  moi  ; 
et,  par  exemple,  quand  M.  Davenport  voulut 
bien  m'offrir  l'asile  que  j'habite ,  ce  ne  fut  pas 
pour  lui,  qu'il  ne  connoissoit  points  et  qu'il  vit 
seulement  pour  le  prier  de  faire  et  d'appuyer  son 
obligeante  proposition.  Ainsi  ^  quand  M«  Hume 
tâche  aujourd'hui  d'aliéner  de  moi  cet  honnête 
homme ,  il  cherche  à  m'ôter  ce  qu'il  ne  m'a  pas 
donné.  Tout  ce  qui  s'est  fait  de  bien  se  seroit  fait 
sans  lui  à-peu-près  de  même,  et  peut-être  mieux; 
mais  le  mal  ne  se  fût  point  fait.  -,  Car  pourquoi 
ai-je  des  ennemis  en  Angleterre?  pourquoi  ces 
ennemis  sont-ils  précisément  les  amis  de  M.  Hu- 
me? qui  est-ce.  qui  a  pu  m'attirer  leur  inimitié  ? 
Ce  n'est  pas  moi,  qui  ne  les.  vis  dema.vie,  et  qui 
neles  connois  pas;  jenen  aurdfc.aucun  si  j'y  étois 
venu  seul.  ,     .  .  , 

,  J  ai  parlé  jusqu'ici  de  faits  publics  et  notoires, 
qui ,  par  leur  nature  et  par  ma  reconnoissance, 


ANNÉE    1766.  *555 

ont  eu  le  plus  grand  éclat.  Ceux  qui  me  restent  à 
dire  sont,  non  seulement  particuliers,  mais  se- 
crets, du  moins  dans  leur  cause,  et  l'on  a  pris 
toutes  les  mesures  possibles  pour  qu'ils  restassent 
cachés  au  public;  mais,  bien  connus  de  la  per- 
sonne intéressée,  ils  n'en  opèrent  pas  moins  sa 
propre  conviction. 

Peu  de  temps  après  notre  arrivée  à  Londres^ 
j'y  remarquai  dans^les  esprits,  à  mon  égard,  un 
changement  sourd  qui  bientôt  devint  très  sen- 
sible. Avant  que  je  vinsse  en  Angleterre,  elle  étoit 
un  des  pays  de  l'Europe  oti  j'avois  le  plùs^de  ré- 
putation ,  j'oiserois  prasque  dire  de  considération; 
les  papiers  publics  étoient  pleins  de  mes  éloges, 
et  il  n'y  avoit  qu'un  cri  contre  mes  persécuteurs. 
Ce  ton  se  soutint  à  mon  arrivée  ;  les  papiers  l'an- 
honcèrent  en  tripmpbe  ;  l'Angleterre  s'bonoroit 
d'être  mon  refuge,  die  en  glorifioit  avec  justice 
ses  lois  et  son  gouvernement.  Tout-à-coup ,  et 
sans  aucune  cause  assignable,  ce  ton  change, 
mais  si  fort  et  si  vite  que  dans  tous  les  caprices 
du  public  on  n'en  voit  guère  de  plus  étonnant. 
Le  signal  fut  donné  dans  un  certain  magasin , 
aussi  plein  d'inepties  que  de  mensonges ,  où  l'au- 
teur, bien  instruit,  ou  feignant  de  l'être,  me 
donnoit  pour  fils  de  musicien.  Dès  ce  moment 
les  imprimés  ne  parlèrent  plus  de  moi  que  d'une 
manière  équivoque  ou  malhonnêie  :  tout  ce  qui 
avoit  trait  à  mes  malheurs  étoit  déguisé ,  altéré, 
présenté  sous  un  faux  jour ,  et  toujours  le  moins 
à  tnon  avantage  qu'il  étoit  possible  :  loin  de  par- 


556*  CORBESPOîîDANCE. 

1er  de  Taccueil  que  j  avois  reçu  à  Paris  ^  çt  qui 
n  avoit  fait  que  trop  de  bruit ,  on  m  sqppoçpit 
pas  même  que  jeusse  osé  p^roitr^  d^ns  c^it^ 
ville  9  et  uu  des  ^mis  de  M.  Hwm  fut  très  surprii 
quaud  je  lui  dis  que  j  y  ^yoi»  passé. 

Trop  acçoutui»é  à  Ti^constauçe  d^  publie 
pour  m  en  affecter  encore ,  je.ue  laissoiiS  pas  dè^ 
||re  étonné  de  ce  cbangçjDemt  si  brusque  >  de  ce 
concert  si  singu^ièreroent  unMÛine,  que  pas  uû 
de  ceuj^  qui  mWvoient  t^pt  loué  ab^éat  ne  pa-^ 
rut,  mbi  présent,  se  souvenir  de  mou  ^sistea**- 
ce»  Je  trou  vois  bizarre  que  préeifiémdeiait  après 
le  retour  de  M.  Huxne ,  q|ii  a  tant  de  lenédit  i 
Londres ,  tant  d'influence  sur  les  gens  de  lettres 
et  les  Jibraires ,  et  de  si  graudes  liaisons  avec  eux, 
sa  présence  eût  produit  uu  effet  si  contrçiire  à  ce^ 
lui  qu  on  en  pouyoit  attendre  y.que ,  p^rmi  tant 
d  écrivains  de  toute  e^péçeii  pas  un  de  ses  amis 
ne  se  n^ntràt  1^  iviien  ;  ^  Ton  voyoit  bîta  que 
ceu4:  qui  parloient  de  moi  n  etoient  pas  ses  en^ 
nemis,  puisquen  faisant  sonner, sopi  çarac^tère 
public  9  ils  disoient  que  j'^voîs  traversera  Fiance 
sous  sa  protection ,  jà  la  faveur  d'ua  passe*port 
qu  il  m  avoit  obtenu  de  la  cour;  et  jpeu  s*<en  faJioit 
qu  ils  ne^ssfsntentendreque  j  avois&iit  le  voyage 
à  sa  suite  et  à  ses  fr^is. 

Ceci  ne  signifioit  rien  encore  et  n  éioit  quisiâin^r 
gulier ;  xuais  ce  qui  letoit  davantage  fut .  quo  le 
ton  de  ses  amis  ne  cbaogea  pas  isnoios  avec  mm 
que  celui  du  public  :  toujours  Je  me  fois  luaplai^ 
^ir  de  le  dire^  leurs  soins,  leurs  bons  offices  ont 


ANNÉE.I766.  557 

été  les  mêmes ,  et  très  grands  enr  ma  faveur  ;  mais^ 
loin  de  me  marquer  ]a  même  estime ,  celui  sur- 
tout dont  je  yeux  parler,  et  chez  qui  nous  ëtion(| 
descendus  à  notre  arrivée,  accompagnoit  tout 
cela  de  propos  si  durs ,  et  quelquefois  si  cho- 
quants ,  qu  on  eût  dît  qu'il  ne  cherchoit  à  m*ohli- 
ger  que  pour  avoir  droit  de  me  marquer  du  mé- 
pris. Son  frère ,  d*abord  très  accueillant ,  très 
honnête ,  changea  bientôt  avec  si  peu  de  mesure 
qu'il  ne  daignoit  pas  même  dans  leur  propre 
maison  me  dire  un  se&l  mot ,  ni  me  rendre  le 
àialuf ,  ni  aticun  des  devoirs  que  Ton  rend  che2 
soi  aux  étrangers.  Rien  cependant  n'étoK  sur- 
Venu  de  nouveau  que  l'arrivée  de  J.  J.  Rousseau 
et  de  David  Hume  ;  et  certainement  la  cause  de 
tei  changements  ne  vînt  pas  de  mol,  à  moins 
que  trop  de  simplicité ,  de  discrétion ,  de  mo- 
destie ,  ne  sôit  un  moyen  de  mécontenter  les 
Attgldis. 

Pour  M.  Hume,  loin  de  prendre  avec  moi  un 
ton  révoltant ,  il  donnoît  dans  l'autre  extrême. 
Lês  flagorneries  m'ont  toujours  été  suspectes  :  il 
m'en  a  fait  de  toutes  les  façons  (i),  au  point  de 
me  forcer,  n'y  pouvant  tenir  davantage ,  à  lui  en 

dire  mon  sentiment.  Sa  conduite  le  dispeosoit 

(t)  J'dA  dirai  seulèmânt  une  qui  mjfi  fait  rire;  c'étoti 
A9  faire  en  sorte  ^  quand  je  vtnois  le  Toir,  que  je  trou- 
vasse toujours  sur  sa  table  un  toibe  de  rHëloïse:  comme 
si  je  ne  connoissois  pas  assez  le  goût  de  M.  Hume  pour 
être  assuré  que, de  tous  les  livres  qui  existent,  THéloise 
doit  être  pour  lui  le  plus  ennuyeux? 


558  CORRESPONDANCE. 

fort  de  s  étendre. en  paroles  ;  cependant ,  puis* 
qu  il  en  vouloit  dire,  j  aurois  voulu  qu'à  toutes 
ces  louanges  fades  il  eût  substitué  quelquefois  la 
Toix  d'un  ami  :  mais  je  n'ai  jamais  trouvé  dans 
son  langage  rien  qui  sentit  la  vraie  amitié,  pas 
même  dans  la  façon  dont  A  parloit  de  moi  à 
d'autres  en  ma  présence.  On  eût  dit  qu'en  voulant 
me  faire  des  patrons  il  cherchoit  à  m'ôter  leur 
bienveillance;  qu'il  vouloit pjutôt  qtie  j'en  fusse 
assisté  qu'aimé  ;  et  j'ai  été  quelquefois  surpris  du 
tour  révoltant  qu'il  donitoit  à  ma  conduite  près 
des  gens  qui  pouvoients'en  offenser.  Un  exemple 
éclaircira  ceci.  M.  Pennech  du  muséum  /ami  de 
milord-maréchal ,  et  pasteur  d'une  paroisse  où 
l'on  vouloit  m'établir,  vient  nous  voir.  M.  Hume, 
moi  présent ,  lui  fait  mes  excusés  de  ne  l'avoir 
pas  prévenu.  Le  docteur  Maty,  lui  dit-il ,  nous 
avoit  invités  pour  jeudi  au  muséum  où  M.  Rous- 
seau de  voit  vous  voir;  mais  il  préféra  d'aller 
avec  madame  Garrick  à  la  comédie  :  on  ne  peut 
pas  faire  tant  de  choses  en  un  jour.  Vous  na'a- 
vouerez,  monsieur,  que  c'étoit  là  une  étrange 
façon  de  me  capter  la  bienveillance  de  M.  Pen- 
nech. 

Je  ne  sais  ce  qu'avoit  pu  dire  en  secret  M.  Hume 
à  ses  connoîssances  ;  mais  rien  n'étoit  plus  bizarre 
que  leur  façon  d'en  user  avec  moi ,  de  son  aveu, 
souvent  même  par  son  assistance.  Quoique  ma 
bourse  ne  fût  pas  vide  ,  que  je  n'eusse  besoin  de 
celle  de  personne ,  et  qu'il  le  sût  très  bien,  Fou 
eût  dit  que  je  n'étois  là  que  pour  vivre  aux  dé- 


ANNÉE    1766*  559 

peils  du  public ,  et  qu'il  n  étoit  question  que  de 
me  faire  Faumône ,  de  manière  à  m  en  sauver 
|Ui  jpeu  J'enibarras.  J/e-puis  dire  que  cette  affec- 
tation continuelle  et  choquante  est  unedes  cho- 
ses qui  m'ont  fait  prendre  le  plus  en  aversion  le 
séjour  de  Londres.  Ce  nest  sûrement  pas  sur  ce 
pied  qu'il  faut  présenter  en  Angleterre  un  hom- 
me à  qui  l'on  veut  attirer  un  peu  de  considéra- 
tion :  mais  cette  charité  peut  être  bénignement 
interprétée ,  et  je  consens  qu'elle  le  soit.  Avan-  ' 
çons. 

On  répand  à  Paris  une  fausse  lettre  du  roi  de 
Prusse  à  moi  adressée ,  et  pleipe  de  la  plus 
cruelle  malignité.  J'apprends  avec  surprise  que 
c'est  un  M.  Walpole ,  ami  de  M.  Hume ,  qui  ré- 
pand cette  lettre  ;  je  lui  demande  si  cela  est  vrai; 
mai^,  pour  toute  réponse ,  il  me  demande  de  qui* 
je  le  tiens.  Un  moment  auparavant ,  il  m'avoit 
donné  une  carte  pour  ce  même  M.  Walpole,  afin 
qu'il  se  chargeât  de  papiers  qui  m'importent ,  et 
que  je  veux  faire  venir  de  Paris  en  sûreté. 

J'apprends  que  Je  fils  du  jongleur  Tronchin, 
mon  plus  mortel  ennemi ,  est  non  seulement  Fa- 
mi,  le  protégé  de  M.  Hume,  mais  qu'ils  logent  en- 
semble ;  et  quand  M.  Hume  voit  que  je  sais  cela, 
il  m'en  fait  la  confidence ,  m  assurant  qu^e  fils  ne 
ressemble  pas  au  père.  J'ai  logé  quelques  nuits 
dans  cette  maison  chez  M.  (C[ume  avec  ma  gou- 
vernante ;  et  à  Fair,  à  Façcueil  dont  nous  ont  ho- 
norés ses  hôtesses ,  qui  sont  ses  amies ,  j'ai  jugé  à' 
la  façon  dont  lui ,  ou  cet  homme  qu  iF.dit  ne  pas 


56o  COaRESPORDAHCE. 

ressemUer  à  son  père,  ont  pa  leur  parler  d'elle 
et  de  moi. 

Ces  £aiits  combinés  entre  eux  et  dvec  une^M** 
taine  apparence  générale  me  donnent  insensîMe* 
ment  une  inquiétude  que  je  repousse  avec  hor- 
reur. Cependant  les  lettres  que  j'écris  n  arrivent 
pas  ;  j'en  reçois  qui  ont  été  ouvertes,  et  tontes  ont 
passé  par  les  mains  de  M.  Hume.  Si  quelqu'une 
lui  échappe,  il  ne  peut  cacher  l'ardente  avidité 
de  la  voir.  Un  soir ,  je  vois  encore  chez  lui  une 
manœuvre  de  lettre  dont  je  suis  frappé  (i). 
Après  le  souper,  gardant  tous  deux  le  silence  au 
coin  de  son  feu ,  je  m'aperçois  qu'il  me  fixe , 
comme  il  lui  arrivoit  souvent ,  et  d'une  manière 
dont  l'idée  est  difficile  à  rendre.  Pour  cette  fois, 
son  regard  sec,  ardent ^  moqueur  et  prolongé, 
'  devint  plus  qu'inquiétant.  Pour  m'en  débarras* 
ser,  j'essayai  de  le  fixer  à  mon  tour;  mais  en 
arrêtant  tues  yeux  sur  les  siens ,  je  sens  un  fré- 

(i)  U  faut  dire  ce  que  c'est  que  cette  manfleavre.  J^écn- 
vois  sur  la  table  de  M.  Hume,  en^son  absence,  une  ré- 
ponse à  une  lettre  que  je  venois  de  recevoir.  U  arrive, 
très  curieux  de  savoir  ce  que  j^écrivois ,  et  ne  pouvant 
presque  s'abstenir  d'y  lire.  Je  ferme  ma  lettre  sans  la  lui 
montrer;  €t«  éomme  je  la  mettois  dans  ma  poche,  il  la 
itematidjf  avidement,  disant  qu'il  l'enverra  le  lendemain, 
jour  de  poste.  La  lettre  reste  sur  sa  table.  Lord  Newnham 
arrive,  M.  Hume  sort  vÊà  moment^  je  reprends  ma  lettre, 
disant  que  j'aurai  le  temps  de  l'envoyer  le  lendemain. 
,Lord  Néwnham  m'offre  de  l'envoyer  par  le  paquet  de 
*M.  l'ambassadeàrde  FVsnee;  faiècepte.  M..  Hume  tentre 
tandis  quelord  Newnham  ftiit  son  9âWl<^p^$  U  tire  son 


ANNÉE    1766.  56l 

tnissement  inexplicable ,  et  bientôt  je  suis  forcé 
de  les  baisser.  La  physionomie  et  le  ton  du  boa 
David  sont  dun  bon  homme,  mais  où,  grand 
Dieu  !  ce  bon  homme  emprunte-t-il  les  yeux  dont 
il  fixe  ses  amis  ? 

L'impression  de  ce  regard  me  reste  et  m  agite  ; 
mon  trouble  augmente  jusqu'au  saisissement  ;  si 
1  epanchement  n  eût  succédé ,  j  etoufFois.  Bientôt 
un  violent  remords  me  gagne  ;  je  m'indigne  de 
moi-même  ;  enfin ,  dans  un  transport  que  je  me 
rappelle  encore  avec  délices,  je  m  élance  à  son 
cou ,  je  le  serre  étroitement  ;  suffoqué  de  san- 
glots ,  inondé  de  larmes  ,  je  m  écrie  d  une  voix 
entrecoupée  :  Non^  non ,  David  Hume  n'est  pas 
un  traître;  s'il  n'étoit  le  meilleur  des  hommes ,  // 
faudroit  qu'il  en  fût  le  plus  noir.  David  Hume 
me  rend  poliment  mes  embrassements ,  et ,  tout 
en  me  frappant  de  petits  coups  sur  le  dos ,  me 
répète  plusieurs  fois  d'un  ton  tranquille  :  Quoi! 

cachet:  M.  Hume  offre  le  sien  avec  tant  d^empressement, 
qu'il  faut  s'en  servir  par  préférence.  On  sonne;  lord 
Newnham  donne  la  lettre  au  laquais  de  M.  Hume  pour  la 
remettre  au  sieii,qui  attend  en  bas  avec  son  carrosse,  afin 
qu'il  la  porte  chez  M.  l'ambassadeur.  A  peine  le  laquais 
de  M.  Hume  étoit  hors  de  la  porte,  quQ  je  me  dis,  Je 
parie  que  le  maître  va  le  suivre  :  il  n'y  manqua  pas.  Ne 
sachant  comment  laisser  seul  milord  Newnham ,  j'hésitai 
quelque  temps  avant  que  de  suivre  à  mon  tour  M.  Hume; 
je  n'aperçus  rien;  mais  il  vit  très  bien  que  j'étois  inquiet. 
Ainsi,  quoique  je  n'aie  reçu  aucune  réponse  à  ma  lettre, 
je  nie  doute  pas  qu'elle  ne  soit  parveQue;  mais  je  doute 
un  peu,  je  l'avoue,  qu'elle  n'ait  été  lue  auparavant. 

17.  36' 


562  €ORREspo:ndange. 

mon  cher  monsieur!  Ehl  mon  cher  monsieur! 
Quoi  donc!  mon  cher  monsieur!  Il  ne  me  dit 
rien  de  plus  ;  je  sens  que  mon  cœur  se  resserre  ; 
nous  allons  nous  coucher,  et  je  pars  le  lende- 
main pour  la  province. 

Arrivé  dans  cet  agréable  asile  où  j  etois  venu 
chercher  le  repos  dé  si  loin ,  je  devois  le  trouver 
dans  une  maison  solitaire ,  commode  et  riante , 
dont  le  maître ,  homme  d  esprit  et  de  mérite , 
n'épargnoit  rien  de  ce  qui  pouvoit  m'en  fîoûre 
aimer  le  séjour.  Mais  quel  repos  peut-on  goûter 
dans  la  vie  quand  le  cœur  est  agité?  troublé  de 
la  plus  cruelle  incertitude ,  et  ne  sachant  que 
penser  d'un  homme  que  je  devois  aimer ,  je  cher- 
chai à  me  délivrer  de  ce  doute  funeste  en  ren- 
dant ma  confiance  à  mon  bienfaiteur  ;  car , 
pourquoi ,  par  quel  caprice  inconcevable  eût-il 
eu  tant  de  zèle  à  l'extérieur  pour  mon  bien-être, 
avec  des  projets  secrets  contre  mon  honneur? 
Dans  les  observations  qui  m'avoient  inquiété, 
chaqtie  fait. en  lui-même  étoit  peu  de  chose, 
il  n'y  avoit  que  leur  concours  d'étonnant ,  et 
peut-être ,  instruit  d  autres  faits  que  j'ignorois  y 
M.  Hume  pouvoit -il  dans  un  éclaircissement, 
me  donner  une  solution  satisfaisante.  La  seule 
chose  inexplicable  étoit  qu'il  se  fu^  refusé  à  un 
éclaircissement  que  son  honneur  et  son  amitié 
pour  moi  rendoient  également  nécessaire.  Je 
voyois  qu'il  y  avoit  là  quelque  chose  que  je  ne 
comprenois  pas  ,  et  que  je  mourois  d'envie  d'en- 
tendre. Avant  donc  de  me  décider  absolument 


i 


1 


"•  ANNÉE    1766.  563 

snr  son  cotripte,  je  voulus  faire  un  dernier  ef- 
fort et  kri  écrire  pour  ïe  ramener ,  s'il  se  laissoit 
séduire  à  tries  ennemis ,  ou  pour  le  faire  expli- 
quer de  manière  ou  d'autre.  Je  lui  écrivis  une 
lettre  (i),  qu'il  dut  trouver  fort  naturelle  s'il 
ëtoit  coupable ,  mais  fort  extraordinaire  s'il  n9 
l'étoit  pas  ;  car  quoi  de  plus  extraordinaire  qu'une 
lettre  pleine  à-la-fois  de  gratitude  sur  ses  ser- 
vices et  d'inquiétudes  sur  ses  sentiments,  et  où, 
mettant  pour  ainsi  dire  ses  actions  d'un  côté  et 
ses  intentions  de  l'autre ,  au  lieu  de  parler  des 
preuves  d'amitié  qu'il  m'avoit  données ,  je  le  prie 
de  m'aimer  à  cause  du  bieiï  qull  m'avoit  fait  ?  Je 
n  ai  pas  pris  mes  précautions  d'assez  loin  pour 
garder  une  copie  de  cette  lettre  ;  mais ,  puisqu'il 
les  a  prises  lui ,  qu  il  la  montre  ;  et  quiconque  la 
lira ,  y  voyant  un  homme  tourmenté  d'une  peine 
secrète  qu'il  veut  faire  entendre  et  qu'il  n'ose 
dire,  sera  curieux,  je  m'assure,  de  savoir  quel 
éclaircissement  cette  lettre  aura  produit ,  sur- 
tout à  là  suite  de  la  scène  précédente.  Aucun , 
rien  du  tout  :  M.  Hume  se  contente ,  en  réponse, 
de  me  parler  des  soins  obligeants  que  M.  Daven- 
port  se  propose  de  prendre  en  ma  faveur;  dû 
reste  ,  pas  un  seul  mot  sur  le  principal  sujet  de 
ma  letti^e ,  ni  sur  l'état  de  mori  cœur  dont  il  de- 
voit  si  bien  voir  le  tourment.  Je  fus  frappé  de  ce 
silence ,  ericore  plus  que  je  ne  l'àvois  été  de  soa 

(i)  11  paroit,  par  ce  qu'il  m'écrit  en  dernier  lieu,  qu'il 
est  très  content  de  cette  lettre,  et  qu'il  la  trouve  fort 
bien. 


V 


564  CORRESPONDANCE.  . 

flegnXf  à  notre  dernier  entretien.  J  a  vois  tort, 
ce  silence  étoit  fort  naturel  après  Tautre ,  et  j  au* 
rois  dû  m  y  attendre  ;  car  quand  on  a  osé  dire 
en  face  à  un  homme  :  Je  suis  tenté  de  'vous  croire 
un  traitre ,  et  qu  il  n  a  pas  la  curiosité  de  de- 
mander sur  quoi ,  Ton  peut  compter  qu  il  n  aura 
pareille  curiosité  de  sa  vie  ;  et ,  pour  peu  que  les 
indices  le  chargent,  cet  homme  est  jugé. 

Après  la  réception  de  sa  lettre ,  qui  tarda  beau- 
coup, je  pris  enfin  mon  parti ,  et  résolus  de  ne 
lui  plus  écrire.  Tout  me  confirma  bientôt  dans  la 
résolution  de  rompre  avec  lui  tout  commerce. 
Curieux  au  dernier  point  du  détail  de  mes  moin- 
dres affaires ,  il  ne  s  etoit  pas  borné  à  s'en  infor- 
mer do  moi  dans  nos  entretiens ,  mais  j  appris 
qu'après  avoir  commencé  par  faire  avouer  à  ma 
gouvernante  qu  elle  en  étoit  instruite ,  il  n  avoit 
pas  laissé  échapper  avec  elle  un  seul  tête-à-tête 
sans  linterroger  jusquà  limportunité  sur  mes 
occupations ,  sur  mes  ressources ,  sur  mes  amis, 
sur  mes  connoissances ,  sur  leur  nom ,  leur  état, 
leur  demeure  ;  et ,  avec  une  adresse  Jésuitique ,  il 
avoit  demandé  séparément  les  mêmes  choses  à 
elle  et  à  moi.  On  doit  prendre  intérêt  aux  affaires 
d'un  ami;  mais  on  doit  se  contenter  de  ce  quil 
veut  nous  en  dire ,  sur^tout  quand  il  est  aussi 
ouvert ,  aussi  confiant  que  moi  ;  et  tout  ce  petit 
cailletage  de  commerce  convient,  on  ne  peut 
pas  plus  mal ,  à  un  philosophe. 

Dans  le  même  temps,  je  reçois  encore  deux 
lettres  qui  ont  été  ouverte^;  lune  de  M.  Boswell, 


ANNÉE    1766.  565 

'dotit  le  cachet  étoit  en  si  mauvais  état  queM.Ca- 
vehport,  en  la  recevant,  le  fit  remarquer  au  la* 
quais  de  M.  Hume;  et  Vautre  de  M.  d'Ivernois  , 
dafis  un  paquet  de  M.  Hume,  laquelle  avoit  été 
recâchetée  au  moyen  d'un  fer  chaud  qui ,  mal- 
adroitement appliqué ,  avoit  brûlé  le  papier  au- 
tour de  Fempreinte.  J'écrivis  à  M.  Davenport 
pour  le  prier  de  garder  par-devers  lui  toutes  les 
lettres  qui  lui  seroient  remises  pour  moi ,  et  de 
n  en  remettre  aucune  à  personne ,  sous  quelque 
prétexte  que  ce  fût.  J'ignore  si  M.  Davenport , 
bien  éloigné  de  penser  que  cette  précaution  pût 
regarder  M.  Hume,  lui  montra  ma  lettre  ;  mais 
je  sais  que  tout  disoit  à  celui-ci  qu'il  avoit  perdu 
ma  confiance ,  et  qu'il  n'en  alloit  pas  moins  son 
train  sans  s'embarrasser  de  la  recouvrer. 

Mais  que  deviqs-je  lorsque  je  vis  dans  les  pa- 
pier's  publics  la  prétendue,  lettre  du  roî  de  Prusse, 
que  je  n'a  vois  pas  encore  vue ,  cette  fausse  lettre 
imprimée  en  François  et  en  augloîs ,  donnée  pour 
vraie ,  même  avec  la  signature  du  roi ,  et  que  j*y 
reconnus  la  plume  de  M.  d^Alembert  ^  aussi,  sûre- 
ment que  si  je  la  lui  avois  yu  écrire  ^ 

A  l'instant  un  trait  de  lumière  vint  m  éclairer 
sur  la  cause  secrète  du  changement  étonnant  et 
pronlpt  du  public  anghois  à  man  égard,  et  je  vis 
à  Paris  le  foyer  du  complot  qui  s^exécutoit  à 
Londres. 

IVI.  d'Alembert,  autre  ami  très  intime  de  M.  Hu- 
me, étoit  depuis  long-temps  mon  ennemi  caché, 
et  n'épioit  que  les  occasions  de  me  nuire  sans  se 


566  GOBRESP0NDAI7CÉ. 

commettra  ;  il  étoit  le  seul  des  gens  de  lettre? 
d  un  certain  nom  et  de  mes  ançienpes  coiinoiS'' 
sances  qui  ne  me  fût  point  venii^  voir ,  pu  qui  ne 
m'eût  rien  fait  dire  à  mon  dernier  pa^sageà  Paris. 
Je  connoissois  ses  dispositions  secrètes ,  mais  je 
m'en  inquiétois  peu,  me  content £|iit  d'en  avertir 
mes  amis  dans  loccasion.  Je  me  souviens  qaun 
jour ,  questionné  sur  son  compte  par  M.  Hume , 
qui  questionna  de  même  ensuitç  ma  gouvernan- 
te, je  lui  dis  que  M.  d'Alembert  étoit  un  homme 
adroit  et  rusé.  Il  me  contredit  avec  une  chaleur 
dont  je  m'étonnai ,  ne  sachant  pas  alors  qu'ils 
étoient  si  bien  ensemble ,  et  que  c  éf  oit  sa  propre 
cause  qu'il  défendoit. 

La  lecture  de  cette  lettre  ni'als^ri^ia  beaucoup; 
et  sentant  que  j'avois  été  attiré  en  Angleterre  en 
vertu  d'un  projet  qui  commençoit  à  s'exécuter^ 
mais  dont  j'ignorois  le  but,  je  sentois  le  péril 
sans  savoir  où  il  ppuvoit  être  ni  de  quqi  j'avois 
à  me  garantir  :  je  me  rappelai  alors  quatre  mots 
effrayants  de  M.  Hunie,  que  je  rapporterai  ci- 
après.  Que  penser  d'un  écrit  où  Ton  me.  fisiisoit 
un  crime  de  mes  misères ,  q^i  tepdoit  à  n^'ôtçr 
la  commisération  de  tout  le  mpnde  d^ps  me» 
malheurs,  et  qu'on  donnoit  sous  le  no^  du 
prince  même  qui  m'avoit  protégé ,  pour  çn  ren- 
dre l'effet  plus  cruçl  ençpre?  Qi;e  devpis-je  au- 
gurer de  la  suite  d'un  tel  début  ?  Lé  peuple  an- 
glois  lit  les  papiers  publics,  e.t  n'ç^t  déjà  pas  trop 
favorable  aux  étrangers.  Un  vêtewçnt  qui  n'est 


ANNÉE    1766.  567 

pas  le  sien  spffît  pour  le  mettre  de  m^uvaiçe 
humeur;  qu  en  doit  attendre  un  pauvre  étranger 
dans  ses  proiqpenades  champêtres,  le  seul  plaisir 
de  la  vie  auquel  il  s'est  horné?  quand  ou  aura 
persuadé  à  ces  bonnes  gens  que  cet  homme  aime 
qu'on  le  lapide,  ils  seront  fort  tentés  de  lui  en 
donner  lamusemçnt.  Mais  mat  douleur,  madou- 
leur  profonde  et  cruelle ,  la  plus  amère  que  j'aie 
jamais  ressentie,  ne  veuoit  pas  du  péril  auquel 
j'étois  exppsé  ;  j  en  avois  trop  bravé  d'autres 
pour  être  fort  ému  de  celui-là  :  la  trahison  d'un 
faux  ami,  dont  j'étois  la  proie ,  étoit  ce  qui  por- 
tqitdans  mon  cœur  trop  sensible  l'acciablement , 
la  tristesse  et  la  mort.  Pans  l'impétuosité  d'un 
premier  mouvement,  dont  jamais  je  ne  fus  le 
maître ,  et  que  mes  adroits  ennemis  savent  faire 
naître  pour  s'en  prévaloir ,  j'écris  des  lettres  plei- 
nes de  désordre ,  où  je  ne  déguise^ni  mon  trou- 
ble ni  mon  indignation. 

Monsieur ,  j'ai  tant  de  choses  à  dire  qu'en  che- 
min faisant  j'en  oublie  la  moitié.  Par  exewiple , 
une  relation  en  forme  de  lettre  sur  mpû  séjour 
à  Montmorency  fut  portée  p^r  des  libraires  à 
M.  Hume,  qui  me  la  montra.  Je  consentis  qu'elle 
fût  imprimée  ;  il  se  chargea  d'y  veiller  :  elle  n'a 
jamais  paru.  J'avois  apporté  un  exemplaire  des 
lettres  de  M-  Pupeyrou  contenant  la  rejation 
des  affaires  de  Neuchatel,  qui  me.  regardent  ;  je 
les  remis  aux  mêmes  libraires  à  leur  prière,  pour/ 
les  faire  traduire  et  réimprimer  ;  M.  Hume  se 


568  CORRESPONDANCE. 

chargea  d'y  veiller  :  elles  n'ont  jamais  paru  (i). 
Dès  que  la  fausse  lettre  3u  roi  de  Prusse  et  sa 
traduction  parurent,  je  compris  pourquoi  les 
autres  écrits  restoient  supprimés,  et  je  l'écrivis 
aux  libraires.  J'écrivis  d'autres  lettres  qui  pro- 
bablement ont  couru  dans  Londres  ;  enfin  j'em- 
ployai  le  crédit  d'un  homme  de  mérite  et  de 
qualité  pour  faire  mettre  dans  les  papiers  une 
déclaration  de  Timposture  :  dans  cette  déclara- 
tion ,  je  laissois  paroître  toute  ma  douleur  et  je 
n'en  déguisois  pas  la  cause. 

Jusqu'ici  M.  Hume  a  semblé  marcher  dans  les 
ténèbres  ;  vous  l'allez  voir  désormais  dans  la  lu- 
mière et  marcher  à  découvert.  Il  n'y  a  qu'à  tou- 
jours aller  droit  avec  les  gens  rusés,  tôt  ou  tard 
ils  se  décèlent  par  leurs  ruses  mêmes. 

Lorsque  cette  prétendue  lettre  du  roi  de  Prusse 
fut  publiée  à  Londres ,  M.  Hume ,  qui  certaine- 
ment savoit  qu'elle  étoit  supposée ,  puisque  je 
le  lui  avois  dit ,  n'en  dit  rien ,  ne  m'écrit  rien ,  se 
tait ,  et  ne  songe  pas  même  à  faire ,  en  faveur  de 
son  ami  absent ,  aucune  déclaration  de  la  vérité. 
Il  ne  falloit,  pour  aller  au  but,  que  laisser  dire 
et  se  tenir  coi  ;  c'est  ce  qu'il  fit. 

M.  Hume  ayant  été  mon  conducteur  en  Angle- 
terre, y  étoit  en  quelque  façon  mon  protec- 
teur, mon  patron.  S'il  étoit  naturel  qu'il  prît  ma 
défense,  il  né  Fétoit  pas  moins  qu'ayant  uae 

(i)  Les  libraires  viennent  de  me  marquer  que  cettQ 
édition  est  faite  et  prête  à  paroître.  Cela  peut  être,  maia 
c'est  trop  tard,  et ,  qui  pis  est,  trop  à  propos. 


ANNÉE    1766.  56c> 

protestation  publique  à  faire,  je  m'adressasse  à 
lui  pour  cela.  Ayant  déjà  cessé  de  lui  écrire,  je 
n  avois  garde  de  recommencer.  Je  m'adresse  à 
un  autre.  Premier  soufflet  sur  là  joue  de  mon 
patron  :  il  n'en  sent  rien. 

En  disant  que  la  lettre  étoit  fabriquée  à  Paris , 
il  m'importoit  fort  peu  lequel  on  entendit  de 
M.  d'Alembert  ou  de  son  prête*nom,  M.  Wal- 
pole  ;  mais ,  en  ajoutant  que  ce  qui  havroit  et  dé- 
chiroit  mon  cœur  étoit  que  l'imposteur  a  voit  des 
complices  en  Angleterre,  je  m'expliquois  avec 
la  plus  grande  clarté  pour  leur  ami  qui  étoit  à 
Londres ,  et  qui  vouloit  passer  pour  le  mien  ;  il 
n'y  avoit  certainement  que  lui  seul  en  Angle- 
terre dont  la  haine  pût  déchirer  el  navrer  mon 
cœur.  Second  soufflet  sur  la  joue  de  mon  patron  : 
il  n'en  sent  rien. 

Au  contraire ,  il  feint  malignement  que  mon 
affliction  venôit  seulement  de  la  publication  de 
cette  lettre,  afin  de  me  faire  passer  pour  un 
homme''vain,  qu'une  satire  affecte  beaucoup. 
Vain  ou  non,  j'étois  mortellement  affligé  ;  il  le 
savoit  et  ne  m'écrivoit  pas  un  mot.  Ce  tendre 
ami  qui  a  tant  à  cœur  que  ma  bourse  sôît  pleine 
se  soucie  assez  peu  que  mon  coeur  soit  déchiré.  I 

Un  autre  écrit  paroît  bientôt  dans  les  mêmes 
feuilles  de  la  même  main  que  le  premier,  plus 
cruel  encore ,  s'il  étoit  possible ,  et  où  l'auteur  ne 
peut  déguiser  sa  rage  sur  l'accueil  que  j'avois  reçu 
à  Paris.  Cet  écrit  ne  m'affecta  plus  ;  il  ne  m'ap- 
prenoit  rien  de  nouveau;  les  libelles  pouvoièpt 


570  CORRESPONDANCE. 

aller  leur  traia  sans  m  émouvoir,  et  le  volage 
public  lui-même  se  lassoit  d  être  long-temps  oc- 
cupé du  même  sujet.  Ce  n  est  pas  le  compte  des 
comploteurs  qui ,  ayant  ma  réputation  dlion- 
nête  homme  à  détruire^  veulent  de  manière  ou 
d'autre  en  venir  à  bout.  Il  fallut  changer  de  bat- 
terie, 

L  affaire  de  la  pension  n  etoit  pas  termiaée  : 
il  ne  fut  pas  difficile  à  M.  Hume  d'obtenir  de 
rhumanité  du  ministre  et  de  la  générosité  du 
prince  qu  elle  le  fût  :  il  fut  chargé  de  me  le  mar- 
quer, il  le  fit.  Ce  moment  fi|t,  je  1  avoue,  un  des 
plus  critiques  de  ma  vie.  Combien  il  m  en  coûta 
pour  faire  mon  devoir  !  Mes  engagements  précé- 
dents, Tobligation  de  correspondre  avec  respect 
aux  bontés  du  roi,  l'honneur  d'être  l'objet  de  ses 
attentions ,  de  celles  de  son  ministre ,  le  désir 
de  marquer  combien  j'y  étois  sensible ,  même 
l'avantage  d'être  un  peu  plus  au  large  en  appro- 
chant de  la  vieillesse  „  accablé  d'ennuis  çt  de 
maux,  enfin  l'embarras  dé  trouver  une  excuse 
honnête  pour  éluder  un  bienfait  déjà  presque 
accepté  ;  tout  me  rendoit  difficile  et  cruelle  la 
nécessité  d'y  renoncer ,  car  il  le  falloit  assuré- 
ment, ou  me  rendre  le  plus  vil  de  tous  les  hom- 
mes en  devenant  volontairement  l'objigé  de  celui 
dont  j'étois  trahi. 

.Je  fis  mon  devoir,  non  sans  peine ^  j'écrivis 
directement  à  M.  le  général  Conwai ,  et  avec  au- 
tant de  respect  et  d'honnêteté  qu'il  me  fut  pos- 
sible, sans  refus  absolu;  je  me  défendis  pour  le 


ANNÉE   1766.  571 

présent  d'accepter.  M.  Hume  avoit  été  le  négo- 
ciateur de  1  affaire,  le  seul  mèjne  qui  en  eut 
parlé;  non  seulement  je  ne  lui  répondis  «points 
quoique  ce  fut  lui* qui  naeut  éprit,  mais  je  ne 
dis  pas  un  mot  de  lui  dans  ina  lettre.  Troisième 
soufflet  sur  la  joue  de  mon  patron  ;  et  pour  celui- 
là,  s'il  ne  le  sent  pas,  cest  assurément  sa  faute  : 
il  n  en  sent  rien. 

Ma  lettre  netoit  pas  claire,  et  ne  pQuvoit  letre 
pour  M.  le  général  Gonwai,  qui  n^  savôit  pas  à 
quoi  tenoit  ce  refus;  mais  ellp  Tétoit  fort  pour 
M.  Hume  qui  le  savoit  très  bien  :  cependant  il 
feint  de  prendre  le  change ,  tant  sur  le  sujet  de 
ma  douleur,  que  sur  celui  de  mon  refus ,  et ,  dans 
un  billet  qu  il  m  écrit,  il  me  fait  entendre  qu  on 
me  ménagera  la  continuation  des  bontés  du  roi, 
si  je  me  ravise  sur  la  pension.  En  un  mot  il  pré- 
tend à  toute  force ,  et  quoi  qu'il  arrive ,  demeu- 
rer mon  patron  malgré  moi.  yQ\\^  j^^^  ^^^^  > 
monsieur,  qu'il  n'fittendoit  pas  c^e  réponse,  et  il 
p'en  eut  point* 

Dans  ce  même  tçnips  à-peu-près,  car  fç  ae 
*  sais  pas  les  dates,  et  cette  exactitt^d^  Ici  n'est  pas 
nécessaire ,  parut  une  lettre  de  M.  de  Voltaire  k 
moi  adressée,  avec  une  traduction  angloise  qui 
renchérit  encore  sur  l'original.  Le  noble  objet  de 
ce  spirituel  ouvrage  est  de  m'attirerle  ^népris  et 
la  haine  de  ceux  chez  qui  je  me  sws  réfugié.  Je 
ne  doutai  point  que  mon  ohfsr  patroi>  n'e\it  été 
un  des  instruments  de  cette  publication,  sur-tout 
quand  je  vis  qu'en  tâchant  d'aliéner  de  moi  ceux 


572  CORRESPONDANCE. 

qui  pouvoient  en  ce  pays  me  rendre  la  vie  agréa* 
ble ,  on  avoît  omis  de  nommer  celui  qui  m  y 
avoit  conduit.  On  savoît  sans  doute  que  cetôit 
un  soin  superflu ,  et  qu'à  cet  égard  rien  ne  restoît 
à  faire.  Ce  nom  si  maladroitement  oublié  dans 
cette  lettre  me  rappela  ce  que  dit  Tacite  du  por^ 
trait  de  Brutus  omis  dans  une  pompe  funèbre^ 
que  chacun  l'y  distinguoit  précisément  parce- 
qull  n'y  étoit  pas. 

On  ne  nommoit  donc  pas  M.  Hume ,  mais  il 
vit  avec  les  gens  qtfon  nommoit;  il  a  pour  amis 
tous  mes  ennemis ,  on  le  sait  :  ailleurs  Jes.Tron- 
chiù,  ies  d'Alembert,  les  Voltaire;  mais  il  y  a  bien 
pis  à  Londres,  c'est  que  je  n'y  ai  pour  ennemis 
que  ses  amis.  Eh  pourquoi  y  en  aurois-je  d'autres? 
pourquoi  même  y  ai-je  ceux-là?  Qu'ai-je  fait  à 
lord-Littletonquejeneconnoismêmepas?Qu'ai- 
je  fait  à  M.  Walpoleque  je  ne  connois  pas  davan- 
tage? Que  savent-ils  de  moi,  sinon  que  je  suis 
malheureux  et  l'ami.de  leur  ami  Hume?  Que  leur 
a-t-il  donc  dit,  puisque  ce  n'est  que  par  lui  qu'ils 
me  connoissent?  Je  crois  bien  qu'avec  le  rôle  qu'il 
fait,  il  ne  se  démasque  pas  devant  tout  le  monde; 
ce  ne  seroit  plus  être  masqué.  Je  crois  bien  qu'il 
ne  parle  pas  de  moi  à  M»  le  général  Gonwai  nia 
M.  le  duc  de  Richemond  comme  il  en  parle  dans 
ses  entretiens  secrets  avec  M.  Walpole  et  dans  sa 
correspondance  secrète  avec  M.  d'Alembert;  mais 
qu'on  découvre  la  trame  qui  s'ourdit  à  Londres 
depuis  mon  arrivée,  et  l'on  verra  si  M.  Hume  n'ea 
tient  pas  les  principaux  fils.  . 


ANNÉE    1766.  573 

.  E^ifin  le  moment  venu  quon  croit  propre  b 
frapper  le  grand  coup,  on  en  prép^fe  leffet  par 
un  nouvel  écrit  satirique  qu  on  fait  mettre  dans 
les  papiers.  S'il  metoit  resté  jusqu'alors  le  moin* 
dre  doute,  comment  auroit-il  pu  tenir  devant 
cetécrit ,  puisqu'il  contenoit  des  faits  qui  n  etoîent 
connus  que  de  M.  Hume,  chargés,  il  est  vrai, 
pour  les  rendre  odieux  au  public  ? 

On  dit  dans  cet  écrit  que  j  ouvre  ma  porte  aux 
grands,  et  que  jç  la  ferme  aux  petits.  Qu  est-ce 
qui  sait  à  qui  j  ai  ouve|*touferméma  porte,  que 
M.  Hume ,  avec  qui  ]ûi  demeuré  et  par  qui  sont 
venus  tous  ceux  que  j  ai  vus?  Il  faut  en  excepter 
un  grand  que  j  ai  reçu  de  bon  cœur  sans  le  con- 
noitre,  et  que  j  aurois  reçu  de  bien  meilleur  cœur 
encore  si  je  lavois  connu.  Ce  fut  M.  Hume  qui 
me  dit  son  nom  quand  il  fut  parti.  En  l'appre- 
nant ,  j  eus  un  vrai  chagrin  que ,  daignant  monter 
au  second  étage,  il  ne  fût  pas  entré  au  premier* 

Quant  aux  petits ,  je  n  ai  rien  à  dire.  J  aurois 
désiré  voir  moins  de  monde;  mais,  ne  voulant 
déplaire  à  personne ,  je  me  laissois  diriger  par 
M.  Hume ,  et  j  ai  reçu  de  mon  mieux  tous  ceux 
4JU il  ma  présentés ,  sans  distinction  de  petits  ni 
:de  grands. 

On  dit  dans  ce  même  écrit  que  je  reçois  mes 
parents  froidement,  pour  ne  rien  dire  de  plus. 
Cette  généralité  consiste  à  avoir  une  fois  reçu 
assez  froidement  le  seul  parent  que  j'aie  hors,  de 
Genève ,  et  cela  en  présence  de  M.  Hume.  C'est 
nécessairement  ou  M,  Hume  ou  ce  parent  qui  4 


/ 


$74  CORRESPONDANCE. 

fouroi  cet  article.  Or  «/Oioii  eousiii  ^  qtie  j  ai  tou^ 
jours  coiiA%pour  bdd  pateht  et  poili*  hontiète 
homme,  nest  point  capable  de  fournir  à  des  sa-^ 
tires  publiques  contre  moi;  d'ailleurs ^  borné  par 
son  état  à  la  société  des  gêna  de  commerce ,  il  ne 
vit  pas  avec  lés  gens  de  lettres,  ni  avec  ceux  qui 
fournissent  des  ar tidaÉi  dans  les  papiers ,  encore 
moins  avec  ceux  qui  s  occupent  à  des  satii*es  : 
ainsi  larticle  ne  vient  pas  de  lui.  Tout  au  plus 
puis-je  penser  que  M.  Humé  auf*a  tâché  dé  le 
luire  jaser,  ce  qui  n'est  pad  sibsolu.meàt  difficile, 
et  qu'il  aura  tourné  ce  qu  il  lui  a  dit ,-  de  la  ma- 
nière la  plus  favorable  à  ses  vues.  Il  é^  bon  d'a- 
jouter qu'après  ma  ruptui^e  avec  M.  Hume  j'en 
avois  écrit  à  ce  cousin-là. 

Enfin  on  dif  dans  ce  même  écrit  que  je  suis 
«ujet  à  câiang^r  d'amis.  Il  ne  fi&ut  pas  être  biea 
fin  ponr  comprendre  à  quoi  cela  prépare. 

Distinguons.  J'ai  depuis  vingt-cinq  et  trente 
ans  des  amis  trèd  solides.  J'en  ai  de  plus  nou- 
veaux ,  mais  non  moins  sûrs ,  que  je  garderai 
plus  long-temps  d  je  vis.  Je  n'ai  pas  en  général 
trouvé  la  mêtne  dureté  chez  ceux  que  j'ai  faits 
parmi  les  gens  de  lettres  :  aussi  j'en  ai  changé 
quelquefois,  et  j'en  changerai  tant  qu'ils  me  se-^ 
ront  suspects  ;  car  je  suis  bien  déterminé  à  ne 
garder  jamais  d'anils  par  bienséance:  je  n'en 
veux  avoir  que  pour  les  aimer.  ' 

Si  j'amais  j'eus  uùe  convictioh  intime  et  cer- 
taine ,  je  lai  que  M.  Hume afoumi lesf  matériaux 
de  cet  écrit.  Bien  plus ,  non  seulement  j'ai  cette 


\ 


4 

ANNÉE    1766.  575 

certitude,  mais  il  m'est  clair  qu  il  a  voulu  que  je 
1  eusse;  car  comment  supposer  un  homme  aussi 
fin ,  asses  mâlddroit  pour  se  découvrir  à  ce  point , 
voulatnt  se  cacher. 

Quel  étoit  son  but?  Rie^  U'est  plus  clair  en* 
core;  c'étoit  de  porter  mon  indignation  à  son 
dernier  terme ,  pour  amener  avec  plus  d'éclat  le 
coup  qu'il  me  préparoit.  11  sait  que,  pour  me 
faire  faire  bien  des  sottises,  il  suffit  de  me  mettre 
en  colère.  Nous  sommes  au  moment  critique  qui 
montrera  s  il  a  bien  ou  mal  raisonné. 

Il  faut  se  po^sséder  autaint  que  fait  M.  Hume, 
îl  faut  atôir  son  flegme  et  toute  sa  forcé  d  esprit 
pour  prendre  le  parti  qu'il  prit,  après  tout  ce 
qui  s'étoit  passé.  Dans  l'embarras  où  j'étois,  écri- 
vait à  M',  le  général  Gtoîjwai,  je  rie  pus  remplir 
ma  lettif'e  que  de  phrases  obscures  dont  M.  Hume 
fit ,  cdmm«  mon  ami ,  l'interprétation  qui  lui 
plut.  Supposons  donc  ,^  quoiqu'il  sût  très  bien  le 
contraire,  qUe  cétoit  la  clause  du  secret  qui  nie 
faisoit  de  la  peine ,  il  obtient  de  M.  le  général 
qu'il  voudroit  bien  s'employer  pour  la  foire  lever. 
Alors  cet  homme 'stoïque  et  vraiment  insensible 
m'écrit  la  lettre  la  plus  amicale,  où  îl  me  mar- 
que qu'il  s'est  employé  pour  faire  lever  la  clause , 
mais  qu'avàM  toute  chose  il  faut  savoir  si  je 
Veux  accepter  sans  cette  condition ,  pour  ne  pas 
exposer  sa  majesté  à  vm  second  refus. 

Cétoit  ici  le  àioiïrent  décisif,  la  fin ,  l'objet  de 
tous  ses  travaux  ;  il  lui  falloit  une  réponse,  il  la 
voUloitvPour  que  je  ne  pusse  me  dispenser  delà 


576  CORKESPONDANCE. 

faire  9  il  envoie  à  M.  Daveoport  un  duplicata  de 
sa  lettre ,  et,  non  content  de  cette  précaution ,  il 
m  écrit  dans  un  autre  billet  qu'il  ne  sauroit  res* 
ter  plus  long-temps  à  Londres  pour  mon  service. 
La  tête  me  tourna  presque  en  lisant  ce  billet. 
De  mes  jours  je  n  ai  rien  trouvé  de  plus  incon- 
cevable. 

Il  la  donc  enfin  cette  réponse  tant  désirée,  et 
se  presse  déjà  den  triompher.  Déjà,  écrivait  à 
M.  Davenport,  il  me  traite  d'homme  féroce  et 
de  monstre  d'ingratitude  :  mais  il  lui  faut  plus  ; 
ses  mesures  sont  bien  prises,  à  ce  qu il. pensé; 
nulle  preuve  contre  lui  ne  peut  échapper.  U  yeut 
une  explication;  il  l'aura,  et  la  voici. 
.  Rien  ne  la  conclut  mieux  que  le  dernier  trait 
qui  l'amène.  Seul,  il  prouve  tout  et  sans'répliquê. 

Je  veux  supposer,  par  impossible,  quil  n'eàt 
rien  revenu  à  M.  Hume  de  mes  plaintes  contre 
lui:  il  n'en  sait  rien,  il  les  ignore  aussi  parfaite- 
ment que  s'il  n'eût  été  faufilé  avec  personne  qui 
en  fut  instruit ,  aussi  parfaitement  que  si  durant 
ce  temps  il  eût  vécu  à  ]a  Chine  :  mais  ma  con*- 
duite  immédiate  entre  lui  et  moi,  les  derniers 
mots  si  frappants  que  je  lui  dis  à  Londres ,  ia 
lettre  qui  suivit  pleine  d'inquiétude  et  de  crainte, 
mon  silence  obstiné  plus  énergique  que  des  pa-, 
rôles ,  ma  plainte  amère  et  publique  au  sujet  de 
la  lettre  de  M.  d'Alembert,  ma  lettre  au  ministre , 
qui  ne  m'a  point  écrit ,  en  réponse  à  celle  qu'il 
m'écrit  lui-même,  et  dans  laquelle  je  ne  dis  pas. 
un  mot  de  lui,  enfin  mon  refus ,  sans  daigner 


.      ANNÉE   1766.  5-77 

m*adre8ser  à  lui,  d'acquiescer  à  unfe  affaire qu il 
a  traitée  en  ma  faveur,  moi  le  sachant,  et  sans 
opposition  de  ma  part;  tout  cela  parle  seul  du 
ton  le  plus  fort,  je  ne  dis  pas  à  tout  homme  qui 
auroit  quelque  seûtimient  dans  lame ,  mais  à  tout 
homme  qui  n  est  pas  hébété* 

Quoi!  après*  que  jai  rompu  tout  commercé 
avec  lui  depuis  près  de  trois  mois,  après  que  je 
nai  répondu  à  pas  une  de  ses  lettrés,  quelque 
important  quen  fût  lesujet,  environné  des  mar- 
ques publiques  et  particulières  de  Fafïliction  que 
son  infidélité  me  cause,  cet  homme  éclaii^,  ce 
beau  génie,  naturellement  si  clairvoyant,  et  vo-^ 
iontairement  si  stupide,  ne  Voit  rien,  n'entend 
rien ,  ne  sent  rien ,  n  est  ému  de  rien ,  et  sans  un 
seul  mot  de  plainte,  de  justification ,  dexplica^ 
tion ,  il  continue  à  sQ  donner,  malgré  moi ,  pour 
Inoi  les  soins  les  plus  grands ,  les  plus  empressés  ; 
il  m  eérit  affectueusement  qu'il  ne  peut  rester  à 
Londres  plus  long- temps  pour  mon  service; 
comme  si  nous  étions  d'accord  qu'il  y  restera 
pour  cela!  Cet  aveuglement ,  cette  impassibilité^ 
cette  obstination ,  ne  sont  pas  dans  la  nature;  il 
faut  expliquer  cela  par  d'autres  motifs.  Mettons 
cette  conduite  dans  un  plus  grand  jour,  car  c'est 

un  point  décisif. 

Dans  cette  affaire ,  il  faut  nécessairement  que 
M.  Hume  soit  le  plus  grand  ou  le  dernier  des 
hommes;  il  n'y  a  pas  de  milieu.  Reste  à  voir  le- 
quel c'est  des  deux* 

Mîilgré  tant  de  marques  de  dédain  de  ma  part , 
17.  37 


578  GORBESPONDANGE. 

M.  Hume  avoit-iLrétonnaDte  géûérosilé  de  Vou- 
loir me  servir  çiacèrement  ?  il  sixvolt  quil  m'iét^it 
impossible  d  accepter  ses  boj^s  pffîces ,  tant  que 
jaurois  <jl^  lui  les  sentimeuts  que  j^vois  coc^^s; 
il  avoit  éludé  lei^plication  luirO)èi;oe.  AUm  ipe 
servant  sans  se  justifier,  il  reiidoit  ses  fioip^  inu- 
tiles :  il  n  etoit  dpnc  pas  géjaéreiix. 

S'il  supppspit  quen  cet  état  .jaGcept-erois  ses 
soins ,  il  supposoit  doue  qii,e  j'étois  up  inlapae. 
G  etoit  dope  pour  un  homme  quil  jugeipH  être 
un  in&ipe  quil  soUicitoit  aveic  tapt  d  ardeur  une 
pension  du  roi.  Peut-on  rien  pepser  de  plus  .e;^- 
travagant  ? 

Mais  que  M.  Hume ,  suivant  toujours  son 
plan,  se  soit  dit  à  lui-qiên^e,  Voici  le, moment 
de  lexécution ;  car ,  pressant  Rou^sef^u id'i^ccep- 
ter  la  pension,  il  &udrj^  quil  r^^p);^  X]|U  qjut'i} 
la  refuse.  S'il  1  accjeptfs ,  ^y^c  les  pi^pyes  qu,e  j  ai 
en  maip,  je  le  déshqnorie  copipl|&f^ip,ept;  9'iLl^ 
refuse  après  lavoir  acceptée,  on  a  jievé  topt  pf^ 
texte ,  il  faudra  qu  il  dise  pourqilpi  ;  c'^t  là  que 
je  Fattepds  :  s'il  m  accuse  il  esjt  p^r^o. 

Si,  dM*je ,  M,  Hume  a  rai^nné  ^is^i  vil  ^.  64^ 
une  chose  fort  cQn9équente  à  son  plan  ,  et  pair* 
Jà  nxême  ici  fart  paturelle;  et  il  ny.  a  que.  cette 
unique  façon  d  expliquer  sa  conduire  dan^  cette 
affaire,  car  elle  est  inexplicable  dap#  toute  autre 
supposition  :  si  ceci  n  est  pas  démontré  jamais 
rien  ue  le  sera; 

L état  critique  oii  il  ma  réduit  me  rappelle 
bien  fortement  les  quatre  mots  doP)t  j  ai  parlé 


ANNÉE    1766.  579 

ci-devant  et  que  je  lui  entendis  dire  et  répéter 
dans  un  temps  où  je  n'en  pénétrois  guère  1^ 
force.  Cétoit  la  première  nuit  qui  suivit  noti*ç 
départ  de  Paris.  Nous  étions  couchés  dans  1a 
même  chambre ,  et  plusieurs  fois  dans  la  nuit  je 
len  tends  s  écrier  en  françois  avec  une  véhé-* 
menée  extrême:  Je  tiem  J.  J.  Rousseaul Tignore 
s'il  veilloit  ou  s  il  dormoit  ;  lexpression  est  rer 
marquable  dans  la  bouche  d'un  homine  qui  se^it 
trop  bien  le  françois  pour  se  tromper  sur  la  force 
et  le  choix  des  termes.  Cependant  je  pris,. et  j^ 
ne  pouvois  manquer  alors  de  prendre  ces  mots 
dans  un  se^^  fwprable ,  quoique  le  ton  Tindir 
quàt  encore  mpms  que  Texpression  ;  c  est  un  ton 
dont  il  m'est  impossible  de  donner  lidée,  et  qui 
correspond  très  bien  aux  regards  dont  j  ai  parlé. 
Chaque  fois  qu  il  dît  ces  mots  je  sentis  un  tressail- 
lement d'effroi,  dont  je  n'étois  pas  le  maître;  mais 
il  ^e  me  fsMxxt  qu'un  moment  pour  me  remettre 
et  rire  de  ma  terreur  :  dès  le  lendemain  tout  fut 

• 

si  parfaitement  oublié ,  que  je  n'y  ai  pas  même 
p^n^  durant  tout  mon  séjour  à  Londres  et  au 
voisinage.  Je  ne  m'en  suis  souvenu  qu'ici,  où 
tant  de  choses  m'ont  rappelé  ces  paroles,  e% 
me  les  rappellent,  pour  ainsi  dire,  à  chaque 
instant. 

Ces  mots  dont  le  ton  retentit  sur  mon  coeur 
icomncie  s'ils  venoient  d'être  prononcés;  les  longs 
et  funestes  regards  tant  de  fois  lancés  sur  moi  ; 
les  petits  coups  sur  le  dos  avec  des  mots  de  mon 
cher  monsieur^  en  répônâe  au  soupçon  d'étn^  un 

37. 


58o  coii:r£spôndanc£. 

traître;  tout  cela  m  affecte  à  un  tel  point  après 
ie  reste ,  que  ices  souvenirs ,  fussent-ils  les  seuls , 
fermeroient  tout  retour  à  la  confiance;  et  il  n'y 
B  pas  une  nuit  où  ces  mot8,/e  tiens  /.  /.*  Rous- 
seau^ ne  sonnent  encore  à  mon  oreille  comme 
^i  je  les  entendois  de  nouveau. 

Oui^  M.  Hume ,  vous  me  tene^,  je  ie  sais ,  mais 
seulement  par  des  choses  qui  me  sont  exté- 
rieures; vous  me  tenez  par  Topinion^  par  les 
jugements  des  hommes  ;  vous  me  tenez  par  ma 
réputation  i  par  ma  sûreté  peut-être;  tous  les 
préjug[és  sont  pour  vous:  il  vous  est  aisé  de  me 
faire  passer  pour  un  monstre  .^mxae  vous  avez 
commencé,  et  je  vois  déjà  Texultation  barbare 
de  mes  implacables  ennemis.  Le  public,  en  gé- 
néral, ne  me  fera  pas  plus  de  grâce:  sans  autre 
examen*  il  est  toujours  pour  les  services  rendus,, 
parceque  chacun  est  bien  aise  d'inviter  à  lui  en 
rendre  en  montrant  quil  sait  les  sentir.  Je  pré- 
vois aisément  ia  suite  de  tout  cela ,'  sur-tout dan$ 
le  pays  où  vous  fn  avez  conduit^  et  où,  sans  amis^ 
étranger  à  tout  le  monde ,  je  suî^  presque  à  votre 
merci.  Les  gens  sensés  comprendront  cependant 
que ,  loin  que  j'aie  pu  chercher  cette  a£Faire ,  elle 
'étoit  ce  qui  pouvoit  m'arriver  de  plus  terrible 
dans  la  position  où  je  suis  ;  ils  sentiront  qu'il 
n  y  ^  <)ue  ma  haine  invincible  pour  toute  fausseté 
et  l'impossibilité  de  marquer  de  l'estime  à  celui 
pour  qui  je  Fai  perdue,  qui  aient  pu  m  empê- 
cher de  dissimuler  quand  tant  d'intérêts  m'en 
fatsoient  une  loi:  mais  les  gens  sensés  sont  en 


ANNÉE   1766.      .  58l 

petjt  nombre ,  et  ce  ne  sont  pas  eux  qui  font  du 
bruit. 

Oui,  M.  Hume,  vous  me  tenez  par  tous  les 
liens  de  cette  vie  ;  mais  vous  ne  me  tenez  ni  par 
ma  vertu  ni  par  mon  courage ,  indépendant  de 
vous  et  des  hommes,  et  qui  me  restera  tout  en- 
tier malgré  vous.  Ne  pensez  pas  m  effrayer  par 
la  crainte  du  sort  qui  m  attend.  Je  connois  les 
jugements  des  hommes ,.  je  suis  accoutumé  à 
leur  injustice,  et  j  ai  appris  à  les  peu  redouter. 
Si  votre  parti  est  pris ,  comme  j  ai  tout  lieu  de  le 
croire ,  soyez  sûr  que  le  mien  ne  lest  pas  moins. 
Mon  corps  est  afibibli,  mais  jamais  mon  ame  ne 
fut  plus  ferme.  Les  hommes  feront  et  diront  ce 
,  qu  ils  voudront ,  peu  m'importe  ;  ce  qui  m'im-* 
porte  est  d  achever,  comme  j'ai  commencé,  d'ê- 
tre droit  et  vrai  jusqu'à  la.  fin ,  quoi  qu'il  arrive , 
et  de  n'avoir  pas  plus  à  me  reprocher  une  lâ- 
cheté dans  mes  misères ,  qu'une  insolence  dans 
ma  prospérité.  Quelque  opprobre  qui  m'attende 
et  quelque  malheur  qui  me  menace ,  je  suis  prêt. 
Quoiqu'à  plaindre,  je  le  serai  moins  que  vous , 
et  je  vous  laisse  pour  toute  vengeance  le  tour- 
ment de  respecter ,  malgré  vous ,  l'infortuné  que 
vous  accablez. 

En  achevant  cette  lettre  je  suis  surpris  de  la 
force  que  j'ai  eue  de  l'écrire.  Si  Ton  mouroit  de 
douleur ,  j'en  scrois  mort  à  chaque  ligne.  Tout 
est  également  incompréhensible  dans  ce  qui  se 
passe.  Une  conduite  pareille  à  la  vôtre  n'est  pas 
dans  la  nature;  elle  est  contradictoire,  et  cepen- 


Séa  CORRESPÔNDAI^CE. 

dant  elle  m  est  dëmontrée.  Abynie  des  deux  cô- 
tés !  Je  péris  dans  Tun  ou  dans  Fautre.  Je  suis  le 
plus  malheureux  des  humains  si  vous  êtes  cou- 
pable ;jVn  suîà  le  plus  vil,  si  vous  êtes  innocent. 
Vous  me  faites  désirer  detre  cet  objet  méprisa- 
ble. Oui,  Fétat  où  je  me  verrois  prosterné,  fouW 
éous  vos  pieds ,  criant  miséricorde  et  faisant  tout 
pour  l'obtenir,  publiant  à  haute  voix  mon  in- 
dignité ,  et  rendant  à  vos  vertus  le  plus  éclatant 
bommagîëy  sèroit  pour  mon  ciœur  un  état  d'é- 
panouissethènt  et  de  joie  après  Fétat  JétoufFe- 
ment  et  de  mort  où  vous  lavez  mis.  11  rie  me 
reste  qu'un  mot  à  tous  dire.  Si  vous  êtes  coupa- 
ble, ne  ni'ëcrîvèz'*  plus  ;  cela  seroît  îhittire,  et 
sûrement  vouis  rie  ine  tromperez  pas.  Si  vous 
êtes  innocent ,  daignez  vous  justifier.  Je  côrinôis 
mon  devoir ,  je  Faime  et  Faimèrài  toujours,  quel- 
que rude  qu'il  puisse  être.  Il  n'y  à  poîiit  d'abjec- 
tion dont  un  coeur  qui  n'est  pas  né  pour  elle 
ne  puisse  revenir.  Encore  ùri  coup ,  si  vous  êtes 
innocent,  daignez  vous  justifier:  si  tous  rie  Fêles 
pas,  adieu  pour  jamais. 

A  IviltÔRD-MÀRÉCHAL. 

Le  ad  juillet  1766^ 

La  dernière  lettre ,  niilord ,  que  j'ai  reçue  de 
voiis  étoit  du  25  mai.  Depuis  ce  temps,  j'ai  été 
forcé  de  déclarer  mes  sentiments  à  M.  Hume:  il 
à  voulu  une  explication,  il  la  eue;  j'ignore  l'u- 
sage qu'il  en  fera.  Quoi  qu'il  en  soit,  tout  est  dit 


ANNÉE    1766.  583 

dëtormaiii  «ntre  lui  ef  moi.  Je  ^oudrois  vo^s  en- 
voyer copie  des  lettres,  mais  cest  ttn  livre  pour 
la  grosseur.  Milord ,  le  sentiment  cruel  que  nous 
ne  nous  verrous  phis  charge  mon  eœur  d'un 
poids  insupportable  ;  je  donnerois  la  moitié  de 
mon  sang  pour  vous  voir  un  seul  quart  d'heure 
encore  une  fois  en  ma  vie  :  vont  suivez  combien 
te  q^art  d'heurr e  me  seroit  doux,  niais  vous  igno- 
rez combien  il  me  seroit  important. 

Après  avoir  bien  réfléchi  sur  ma  situâtiop 
présente,  je  n'ai  trouvé  quun  seul  moyen  pos- 
sible de  massurer  quelque  repos  sur  mes  der- 
niers jours;  cest  de  me  faire  oublier  des  hommes 
aussi  parfaitement  que  si  je  n'existois  plus ,  si 
tant  est  qu'on  puisse  appeler  existence  un  reste 
de  végétation  inutile  à  soi-même  et  aux  autres, 
loiti  de  tout  ce  qui  nous  est  cher.  En  consé- 
quence de  cette  résolution  j  ai  pris  ceHé  de  rom- 
pre toute  correspondance  hors  les  cai  d'absolue 
nécessité.  Je  cesse  désormais  d'écrire  et  de  ré- 
pondre à  qui  que  ce  soit.  Je  ne  fais  que  deux 
seules  exceptions ,  dont  l'une  est  pour  M.  Du- 
peyrou  ;  je  crois  Superflu  de  vous  dire  quelle  eht 
lautre:  désormais  tout  à  l'amitié ,  n'existant  plus 
que  par  elle,  vous  sentez  que  j'ai  plus  besoin  que 
jamais  d'avoir  quelquefois  de  vos  lettres. 

Je  suis  très  beureux  d'avoir  pris  du  goût  pour 
la  botanique:  ce  goût  se  change  insensiblement 
en  une  passion  d'enfant,  ou  plutôt  en  un  rado- 
tage inutile  et  vain  ,  car  je  n'apprends  aujour- 
d'hui qu'en  oubliant  ce  que  j'appris  hier  ;  Inais 


584  GORRESPONDAHGE. 

n'importe  :  si  je  n  ai  jamais  le  plaisir  de  savoir^ 
j  aurai  toujours  celui  d'apprendre ,  et  c'est  tout 
ce  qu'il  me  faut.  Vous  ne  sauriez  croire  combien 
Tétudedes  plantes  jette  d'agrément  sur  mes  pro- 
menades solitaires.  J'ai  eu  le  bonheur  de  me 
conserver  un  cœur  assez  sain*  pour  que  les  plus 
simples  amusements  lui  suffisent ,  et  j  empêche, 
en  m'empaillant  la  tête,  qu'il  n'y  reste  place 
pour  d'autres  fatras.  i 

L'occupation  pour  les  jours  de  pluie,  fré- 
quents en  ce  pays ,  est  d'écrite  ma  vie  ;  non  ma 
vie  extérieure  comme  les  autres,  mais  ma  vie 
réelle,  celle  de  mon  ame,  Thistoire  de  mes  sen- 
timents le^  plus  secrets.  Je  ferai  ce  que  nul 
homme  n'a  fait  avant  moi ,  et  ce  que  vraisem- 
blablement nul  autre  ne  fera  dans  la  suite.  Je  di- 
rai tout,  le  bien ,  le  mal ,  tout  enfin  ;  je  me  sens 
une  ame  qui  se  peut  montrer.  Je  suis  loin  de 
cette  époque  chérie  de  Î762,  mais  j'y  viendrai., 
je  l'espère.  Je  recommencerai  du  moins  en  idées 
ces  pèlerinages  de  Colombier,  qui  furent  les 
jours  les  plus  purs  de  ma  vie.  Que  ne  peuvent*- 
ils  recommencer  encore  et  recommencer  sans 
cesse  !  je  ne  demanderois  point  d'autre  éternité. 

M.  Dupeyrou  me  marque  qu'il  a  reçu  les  trois 
cents  louis.  Ils  viennent  d'un  bon  père  qui,  non 
plus  que  celui  dont  il  est  l'image,  n'attend  pas 
que  ses  enfants  lui  demandent  leur  pain  quor 
tidien.  t'  - 

Je  n'entends  point  ce  que  vous  me  diteâ  d'une 
prétendue  charge  que  les  habitants  de  Derbyshire 


ANNÉE  I766»  585 

m'ont  dpimée.  Il  n  y  a  rien  de  pareil ,  je  vous  as- 
sure ,  et  cela  ma  tout  lair  d une  plaisanterie  que 
quelqu'un  vous  aura  faite  sur  mon  compte  ;  du 
reste  je  suis  très  content  du  pays  et  des  habi* 
lants^  autant  quon  peut  l'être  à  mon  âge  dun 
climat  et  d'une  manière  de  vivre  auxquels  pn 
n  est  pas  accoutumé.  Tespérois  que  vous  me  par-- 
leriez  un  peu  de  votre  maison  et  de  votre  jardin  » 
ne  fût-ce  qu  en  faveur  de  la  botanique.  Ah  !  que 
nesuis-je  à  portée  de  ce  bienheureux  jardin,  dût 
mon  pauvre  sultan  le  |purrager  un  peu  comme 
il  fit  celui  de  Colombier  ! 

A  M.  DAVENPORT. 

1766. 

Je  suis  bien  sensible ,  monsieur ,  à  Tattention 
que  vous  avez  de  m  envoyer  tout  ce  que  vous 
croyez  devoir  m'intéresser.  Ayant  pris  mon  parti 
sur  laffaire  en  question ,  je  continuerai ,  quoi 
qu  il  arrive ,  de  laisser  M.  Hume  fa^re  du  bruit 
tout  seul,  et  je  garderai ,  le  reste  de  mes  jours, 
le  silence  que  je  me  suis  imposé  sur  cet  article. 
Au  reste,  sans  affecter  une  tranquillité  stoïque, 
j  o^e  vous  assurer  que  dans  ce  déchaînement  uni*- 
versel  je  suis  ému  aussi  peu  quil  est  possible,  et 
beaucoup  moins  que  je  n  aurois  cru  Tètre ,  si 
d'avance  on  me  leùt  annoncé;  mais  ce  que  je 
vous  proteste  et  ce  que  je  vous  jure,  mon  res- 
pectable hôte ,  en  vérité  et  à  la  face  du  ciel ,  c'est 
qm,e  le  bruyant  et  triomphant  David  Humé,  dans 
tout  l'éclat  de  sa  gloire,  mcf  parott  beaucoup 


586  GORRESPONDitl^GE. 

pltis  à  plaindre  qiié  rinforifiilië  J.  J.  Rôrttssèiiti , 
li^ré  à  la  diâPamatioù  pufiliqtre.  Je  ne  voiidrois 
jp(yur  rieir  an* monde  étté  à  sa  place,  et  j'y  pfé- 
fèite  de  beauconp  la  mienne ,  mènïe  avec  Top* 
pfabre  qu'il  lui  a  plu  d  y  attachée. 

J'ai  craint  pour  vous  ces  mauvais  tenipd  pas- 
sés. J'espère  que  ceitx  qu'il  feit  à  présent  en  répa* 
reroflt  le  mauvais  effet.  Je  n'rfî  pas  été  lùîéux 
traité  que  vous ,  et  je  ne  connois  pîtii  guère  de 
bon  temps  ni  pour  mon  cœur,  ni  pour  mon  côfps: 
j'excepte  celui  que  je  pafte  auprès  de  vous:  c'est 
vous  dire  assez  avec  quel  empressement  je  vous 
attends  et  votre  chère  famille ,  que  je  remercie 
et  salue  de  toute  mon  ame. 

A  M.  GtJY. 

r 

Wootton ,  le  a  août  1766. 

Je  me  seroisbien  passé ,  monsieur,  d'apprendre 
les  bruits  obligeants  qu'on  répand  à  Paris  sur 
mon  compte ,  et  vous  auriez  bien  pu  vous  passer 
de  vous  joindre  à  ces  cruels  amis  qui  se  plaisent 
à  m'enfoncer  vingt  poignards  dans  le  cœur.  Le 
parti  que  j  ai  pris  de  m'ensevélir  dans  cette  soli- 
tude, sans  entretenir  plus  aucune  correspon- 
dance dans  le  monde  est  l'effet  de  îna  situation 
bien  examinée.  La  ligue  qui  s'est  formée  colitrc 
Moi  est  trop  puissante ,  trop  adroite ,  trop  ar- 
dente, trop  accréditée,  pour  que  dans  ma  posi- 
tion ,  sans  autre  appui  que  la  vérité ,  je  sois  en  état 
de  lui  faire  face  dans  le  public.  Couper  ks  tètes 


ANNÉE    1766.  587 

de  cette  hydre  hè  sefvîrôît  qu'à  ïes  inultiplièr)  et 
je  n  aurois  J)às  tfétrdit  uhe'  de  leurs  calomniés  y 
que  vingt  aiitrës  plu^  cruelles  lui  sùccèdèroîent 
à  Finstant.  Ce  que  j'àî  à  faire  est  de  bien  prendre 
mon  parti  Sur  les  jugemetïts  du  public,  de  me 
taire,  et  de  tâcher  au  moins  de  vivre  et  mourir 
en  repos. 

Je  n  en  suis  pas  rboîns  recotinôissant  pour  ceux 
que  Tîtitérét  qùik  prennent  à  moî, engage  a 
m'înstruîre  de  ce  qui  se  paâSe  :  en  m  aflflîgeant , 
ils  m'obligent  ;  s'ils  ine  fobt  du  mal ,  c'est  en  vou- 
lant me  faire  du  bien.  Ils  croient  que  ma  répu- 
tation dépend  d'une  lettre  iiijurîease,  cela  peut 
être;  mais,  s'ils  croient  que  mon  honneur  en  dé- 
pend, ils  se  trompetit.  Si  ThonneUr  d'un  homme 
dépendoit  des  injures  qu'oBt  lui  dit,  et  de^  ou- 
trages qu'on  lui  fait,  11  y  a  long-temps  qu'il  ne 
me  resteroit  plus  d'hotmeur  à  peridre;  mais, 
au  contraire ,  il  est  même  au-dessous  d'un  hon- 
nête homme  de  repousser  dé  certains,  outrages. 
On  dit  que  M.  Hume  me  traite  de  vile  canaille 
et  de  scélérat.  Si  je  savois  répondre  à  de  pareils 
noifas,  je  m'en  croirois  digne. 

Montrez  cette  letltre  à  mes  amis,  et  priez-les 
de  se  tranquilliser.  Ceux  qui  ne  jugent  que  sur 
dés  preuves  ne  me  condamneront  certainement 
pas,  et  ceux  qui  jugent  sans  preuves  ne  valent 
pas  la  peine  qu  on  les  désabuse.  M.  Hume  écrit , 
dit-on,  qu'il  veut  publier  tolites  les  pièces  rela- 
tives à  cette  affaire;  c'est,  j'en  réponds,  ce  qu'il 
se  gardera  défaire ,  ou  ce  qu  il  se  gardera  bien  au 


588  CORRESPONDANCE. 

moins  de  faire  fidèlement.  Que  ceux  qui  seront 
au  fait  nous  jugent,  je  le  désire;  que  ceux  qui 
ne  sauront  que  ce  que  M.  Hume  voudra  leur  dire 
ne  laissent  pas  de  nous  juger;  cela  m  est,  je  vous 
jure,  très  indifférent. .)  ai  un  défenseur  dont  les 
opérations  sont  lentes,  mais  sûres:  je  les  attends. 
Je  me  bornerai  à  vous  présenter  une  seule  ré* 
flexion.  Il  s  agit,  monsieur,  de  deux  hommes, 
dont  lun  a  été  amené  par  lautre  en  Angleterre 
presque  malgré  lui:  letranger,  ignorant  la  lan* 
gue  du  pays,  ne  pouvant  parler  ni  entendre, 
seul,  sans  ami,  sans  appui,  sans  connoissance , 
sans  savoir  même  à  qui  confier  nne  lettre  en  sû- 
reté, livré  sans  réserve  à  lautre  et  aux  siens, 
malade,  retiré,  et  ne  voyant  personne,  écrivant 
peu ,  est  allé  s  enfermer  dans  le  fond  dtme  re- 
traite où  il  herborise  pour  toute  occupation  :  le 
Breton ,  homme  actif,  liant,  intrigant,  au  milieu 
de  son  pays,  de  ses  amis,  de  ses  parents,  de  ses 
patrons,  de  ses  patriotes,  en  grand  crédit  à  la 
cour,  à  la  ville;  répandu  dans  le  plus  grand 
monde ,  à  la  tête  des  gens  de  lettres ,  disposant 
des  papiers  publics,  en  grande  relation  chez 
l'étranger,  sur -tout  avec  les  plus  mortels  en- 
nemis du  premier.  Dans  cette  position,  il  se 
trouve  que  l'un  des  deux  a  tendu  des  pièges  à 
l'autre.  Le  Breton  crie  que  c'est  cette  vile  ca- 
naille, ce  scélérat  d'étranger  qui  lui  en  tend: 
l'étranger,  seul,  malade,  abandonné,  gémit,  et 
ne  répond  rien.  Làrdessus  le  voilà  jugé,  et  il  de- 
meure clair  qu'il  s  est  laissé  mener  dans  le  pays 


ANNÉE    1766.  5Ô9 

de  Tautre,  qu'il  sest  mis  à  sa  merci,  tout  exprès 
pour  lui  faire  pièce  et  pour  conspirer  contre  lui. 
Que  pensez-vous  de  ce  jqgement?  Si  j'avois  été 
(capable  de  former  un  projet  aussi  monstrueu-' 
sèment  extravagant,  où  est  Thomme  ayant  quel- 
que sens,  quelque  humanité,  qui nedevroit  pas 
dire:  Vous  faites  tort  à  ce  pauvre  misérable;  il 
est  trop  fou  pour  pouvoir  être  un  scélérat:  plai- 
gnez-le, saignez-le  ;  mais  ne  Tinjuriez  pas.  J'ajou- 
terai que  le  ton  seul  que  prend  M.  Hume  devroit 
décréditer  ce  qu  il  dit  :  ce  ton  si  brutal ,  si  bas  , 
si  jndigne  d'un  homme  qui  se  respecte ,  marque 
assez  que  lame  qui  la  dicté  n  est  pas  saine  ;  il 
n'annonce  pas  un  langage  digne  de  foi.  Je  suis 
étonné ,  je  l'avoue ,  comment  ce  ton  seul  n'a  pas 
excité  l'indignation  publique.  C'est  qu'à  Paris, 
c'est  toujours  celui  qui  crie  le  plus  fort  qui  a  rai- 
son. A  ce  combat-là  je  n'emporterai  jamais  la 
victoire,  et  je  ne  la  disputerai  pas. 

Voici,  monsieur,  le  fait  en  peu  de  mots.  Il 
m  est  prouvé  que  M.  Hume,  lié  avec  mes  plus 
cruels  ennemis,  d'accord  à  Londres  avec  des 
gens  qui  se  montrent,  et  à  Paris  avec  tel  qui  né 
se  montre  pas ,  m'a  attiré  dans  son  pays ,  en  ap- 
parence pour  m'y  servir  avec  la  plus  grande  os- 
tentatioix,  et  en  effet  pour  m'y  diffamer  avec  la 
plus  grande  adresse  ;  à  quoi  il  a  très  bien  réussi. 
Je  m'en  suis  plaint  :  il  a  voulu  savoir  mes  raisons  ; 
je  les  lui  ai  écrites  dans  le  plus  grand  détail;  si 
on  les  demande,  il  peut  les  dire;  quant  à  moi, 
je  n'ai  rien  à  dire  du  tout. 


599  CORRESPONDANCE. 

Plus  je  pense  à  la  publication  promise  par 
M.  Hume,  moins  je  puis  concevoir  quil  Fexé- 
cute.  S'il  lo^e  faire ,  à  moins  d'énormes  falsifica- 
tions, je  prédis  hardiment  que,  malgré  son  ex- 
trême.adresse  et  celle  de  ses  amis,  sans  même  que 
je  m'en.môle ,  M.  Qume  est  un  homme  démasqué.  . 

A  MILORD -MARÉCHAL. 

Le  9  août  lyGô, 

Les  choses  incroyables  que  M.  Hume  écrit  à 
Paris  sur  mon  cpn^pte  me  font  présumer  que, 
S'il  lose,  \l  ne  m£)pquera  pfis  de  voU^  en  écrire 
•autant  ;  je  ne  suis  pas  en  peine  de  ce  que  vous 
en  penserez.  Je  me  flatte ,  milord ,  d  être  usaez 
connu  de  vous^  et  cela  me  tranquillise;  mais  il 
m'accuse  ^vec  tant  d  audace  dawr  reftisé  mal- 
honnêtement la  pension  ^  après  la  voir  acceptée, 
que  je  crois  devoir  vous  envoyici*  une  copie  fidèle 
de  1^  lettre  que  j  écrivis  à  ce  siijetà  M/  le  général 
Couwai.  J'étois  bien  embarrassé  dans  cette  lettre^ 
ne  voulant  pas  dire  la  véritable  cause  démon 
refus,  et  oe  pouvant  pn  allégiier  aucune  autre. 
Vous  conviendrez,  je  m  assure,  que  si  Ion  peut 
s  en  tirer  mieux  que  je  qe  fis,  on  ne  peut  du 
moi|[is  s'en  tjrer  plus  honnêtement.  J  ajouter.ois 
qu'il  ç^t  faux  que  j'aie  jamais  accepté  là  pension; 
j'y  mi$  seulement  votre  agi^éiq^çqt  pour  condition 
liécessaire,  et,  quand  cet  agfrément  fut  venu, 
M.  Dume  alla  en  avant  sfms  me  consulte!*  dav^n* 
tage.  Comme  vous  ne  pQuyez  savoir  ce  qui  s'est 


ANNÉE    1766^  §91 

passé. en  Angleterre  |t  mon  égard  depuis  mon  ar-^^ 
ifivée ,  il  est  impossible  que  vous  pronôiiGiezdaii^ 
cette  fifSaurfs,  avec  connoissjance ,  entre  M.  Humd 
et  moi  :  ses  procédés  secrets  sont  trop  incroya- 
bles,  et  il  ùy  a  personne  au  monde  moins  fait 
.que  vous  pour  y  ajouter  foi.  Pour  moi ,  qui  lejs 
ai  sentis  si  cruellement,  et  qui  n'y  peux  penser 
qu  avec  la  douleur  la  plus  amère,  tout  ce  qu  il 
me  reste  à  désirer  est  de  n  en  reparler  jamais  : 
mais  comme  M.  Hume  ne  garde  pas  le  même  sir 
lepçe,  et  quil  avance  les  choses  les  plus  fausses 
du  ton  le  plus  affirmatif^  je  vous  demande  aussi;, 
milQrd,:Un/s  justice  que  vous  ne  pouvez  me  re*- 
jFuser;  cest,  lorsqu'on  pourra  vpus  dire  ou  vous 
écrire  qu^e  j  ai  fait  volontairement  une  chose  inr 
juste  ou  malhppnète,  d'être  Men  persuadé  qjue 
cela  n  est  pas  vrai. 

» 

A  J^lfABÈJiSE  i,A  MARQUISE  DE  VERDELIN. 

Wootton,  août  1766. 

4a^  atteadu ,  madjaime,  votre  retour  k  Paris 
pour  voi|S  répondre ,  ps^rcequ  il  y  a ,  pour  écrire 
des  provinces  d'Angleterre  dans.les  provinces  de 
JPrsince.y  ^es  embarras  que  j  aurais  peine  et  lever 
d'ici. 

Vous  91e  demandez  quels  sont  mes  griefs 
cotitre  M.  Hume.  Des  griefs?  non,  madame,  ce 
n  est  pas  le  mi^ot  :  ce  mot  propre  n  existe  pas  dans 
la  langue  françoise  ;  et  j  espère ,  pour  Thonuçnr 
/de  VhumaQité  9  qu'il  in  existe  dans  aucune  langue. 


Sgft  GORËESPONDANGE. 

M.  Hume  a  promis  de  publier  toutes  les  pièces 
relatives  à  cette  affaire  :  s'il  tient  parole ,  vous 
verrez,  dans  la  lettre  que  je  lui  ai  écrite  le  lo  juil- 
let, les  détails  que  vous  demandez,  du  moins 
assez  pour  que  le  reste  soit  superflu.  D'ailleurs, 
vous  voyez  sa  conduite  publique  depuis  ma  der- 
nière lettre;  elle  parle  assez  clair,  ce  me  semble, 
pour  que  je  n  aie  plus  besoin  de  rien  dire. 

Je  vous  dois  cependant ,  madame ,  d'examiner 
ce  que  vous  m  alléguez  à  ce  sujet. 

Que  la  fausse  lettre  du  roi  de  Prusse  soit  de 
M.  d'AIembert,  ami  de  M.  Hume,  ou  deM.  Wal- 
pole ,  atni  de  M.  Hume ,  ce  n  est  pas  au  fond  de 
cela  qu  il  s  agit  ;  c  est  de  savoir ,  quel  que  soit  Fau- 
teur de  la  lettre,  si  M.  Hume  en  est  complice. 
Vous  voulez  que  madame  Dudefland  ait  travail- 
lé à  cette  lettre  ^  à  la  bonne  heure  r  xnais  deul 
autres  écrits,  mis  successivement  dans  les  mêmes 
papiers ,  et  de  la  même  main ,  ne  sont  sûrement 
pas  dé  celle  dune  femme;  et,  quant  à  M.  Wal- 
pale,  tout  ce  que  je  puis  dire  est  quil  faut  assu- 
rément que  je  mé  connoisse  mal  en  style  pour 
avoir  pu  prendre  le  françois  dun  Ânglois  pour  le 
françois  de  M.  d'Alémbert. 

Votre  objection ,  tirée  du  caractère  connu  de 
M.  Hume,  est  très  forte ,  et  m  étonnera  toujours: 
il  n'a  pas  fallu  moins  que  ce  que  j  ai  vu  et  senti 
d'opposé  pour  le  croire.  Tout  ce  que  je  peux  con- 
clure de  cette  contradiction  est  qu'apparemment 
M.  Hume  n'a  jamais  haï  que  moi  seul;  mais  aussi 
quelle  haine,  quel  art  profond  à  la  cacher  et  & 


ANNÉE    1^66.  593 

ras|ou vir?  le  même  cœur  p.ourroit-il  aufBre  à  deux 
passions  pareilles  ? 

'  .  On  vous  marque  que  j  ai  voué  àM.Huméuïie' 
baine  implacable ,  parcequïl  veut  me  déshonorer 
en  me  forçant  d'accepter  des  biénîFaits.  Savez^vous 
bien*  madame ,  ce  que  milord-màréchal,,à  qui 
vous  me  renvoyez,  eût  fait  si  on  lui.eût  dit  pa- 
reille chose?  il  eût  répondu  que  cela  n etoit  pas 

•  vrai ,  et  n  eût  pas  même  daigné  m'en  parler.' 
Tout  ce  que  vous  ajoutez  sur  Thonneur  que 
meut  fait  une  pension  du  roi  d'Angleterre  est 
très  juste;  il  est  seulement  étonnait  que  vous 

,  ayez  cru  avoir  besoin  de  me  dire  ces  cboseis-là\ 
Pour  vous  prouver ,  madanîe  ,  que  je  pense 
'exactement  comme  vous  sur  cet  article  ^  je  vous 
envoie  ci-jointé  la  copie  d'une  lettre  que  j'écrivis', 
il  y  a  trois  mois,  à  M.  le  général  Conwai ,  et  dans 
laquelle  j'étois  même  fort  embarrassé,  sentant 
déjà  les  trahisons  de  M«  Hume,  et  ne  voulant  ce- 
pendant pas  le  notfimer.  Il  ne  s'agit  pas  de'savoir 
si  cette  pension  m'eût  été  honorable ,  mais  si  elle 
J'étoit  assez  pour  que  je  dusse  l'accepter  à  tout 
p9x,  même  à, celui  de  l'infamie. 

Quand  vous  me  demandez  quel  est  le  sujet 
qui  ose  solliciter  son  maître  pour  un  homme 
.qu'il  veut  avilir,  vous  ne  voyez  pas  qu'il  faisoif 
de  cette  sollicitation  son  grandmoyen  pofcrm'ac- 
cuser  bientôt  de  la  plus  noire  ingratitude.  Si  M. 
Hume  eût  travaillé  publiquement  à  m'avihr  lui- 
même,  vous  auriez  raison;  mais  il  ne  faut  pas 
supposer  qu'il  exécutoit  avec  bêtise  un  projet  si 

.17.  .38 


$94  CORftESPONDAMCE. 

profotidëment  médité  :  cette  objection  se^^oit 
bonne  encore,  si,  connu  depuis  lonç-temps de 
M.  Humé  ^  j!avoi0  été  inconnu  du  roi  d'Angleterre 
et  de  su  cour;  mais  votre  lettre  même  dit  le  con- 
traire :  cette  affaire  ne  pou  voit  tourner,  comme 
elle  a.fait,  quà  T^vantagede  Ml' Hume.  Totttela 
cour  d'Angleteri*e  dit  maintenant  :  Ce  pauvre 
homme  !  Il  croit  que  tout  le  monde  lui  ressemelé; 
nous  y  avons  été  trompés  comme  lui. 

Dans  le  plan  qu'il  fc'étoit  fait ,  et  qu  il  a  si  plei- 
nement elLécùté,  de  pâroitre  me  servir  en  public 
avec  la  pluf  ^ande  ostentation,  et  de  me  diffa- 
mer ensuite  avec  la  plus  grande  adresse  ,  il  devoit . 
écrire  et  parler  honorablement  de  moi.  Youliez- 
VDUs  qu'il  allât  dire  du  mal  d'un  homme  pour 
lequel  il  affectoit  tant  d'amitié  ?  c'eût  été  se  con- 
tredire ,  et  jouer  très  mal  son  jeu  :  il  vouloit 
parottre  avoir  été  pleinement  ma  dupe;  il  pré 
paroit  l'objection  que  vous  me  faites  aujour*- 
d'hui.  *   * 

Vous  me  renvoyez ,  sur  ce  que  vous  appelez 
mes  griefs,  à  milord-maréchal,  pour  en  juger: 
milord-maréchal  est  trop  sage  pour  vouloir, 
d'où  il  est,  voir  mieux  que  moi  ce  qui  se  passe 
où  je  suis;  et  quand  un  homme,  entre  quatre 
yeux  m'enfonce  à  coups  redoublés  un  poignard 
dans  l#8ein,  je  n'ai  pas  besoin,  plur  savoir  s'il 
m'a  touché ,  de  l'aller  demander  à  d'autres. 

Finissons  pour  jamais  sur  ce  sujet ,  je  vous 
supplie.  Je  vous  avoue,  madame ,  tonte  ma  foi- 
blesse.  Si  je  savois  que  M.  Hume  ne  ^Lit  pas  dé- 


0         ANNÉE    1766.  •   SgS 

tnasqué  aVâDt  sa  mort,  jaurois  jpeine  à  croire 
encore  à  la  Providence. 

Je  me  fais  quelque  scrupule  de  mêler  dans  une 
même  lettre  des  sujets  si  disparates;  mais^ cette 
atteinte  de  goutte  que  vous  avez  sentie,  mais  les 
incommodités  de  vos  enfants,  ne  me  permettent 
pas  dé  vous  rien  dire  ici  d'eux  et  de  vous.  Quant 
à  la  goutte,  il  nest  pas  naturel  «fu'elle  vous  mal- 
traite beaucoup  à  votre  âge,  et  j'espère  que  vous 
en  serez  quitte  pour  un  ressentiment  passager  ; 
mais  je  nenvisage  pas  de  même  cette  humeur 
scrofuleuse,  qui  paroit  avoir  été  transmise   % 
vos  enfants  par  leur  pèrej  Tâge  pubère  les  gué- 
rira ,  comme  je  l'espère,  ou  rien  ne  les  guérira; 
et,  dans  ce  dernier  cas ,  je  vois  une  raison  déplus 
de  combler  les  vœux  d  un  honnête  homme  qui 
a  toute  votre  estime,  et  qui  mérite  tout  votre  at- 
tachement. Vos  filles,  malgré  leur  mérite,  leur 
naissance  et  leur  bien,  se  marieront  peut  -  être 
avec  peine,  et  peut-être  aurez- vous  vous-même 
quelque  scrupule  de  les  marier.  Ah!  madame*, 
les  races  de  gens  de  bien  sont  si  rares  sur  la  terre  ! 
voulez-vous  en  laisser  éteindre  une  ?  A  la  place 
des  simples  et  vrais  sentiments  de  la  nature, 
^  on  étouffe ,  on  a  fourré  dans  la  société  je  ne 
sais  quels  raffinements  de  délicatesse  que  je  ne 
sauroîssouffrir.  Croyez-moi,  croyez-en  votre  ami, 
et  Tami  de  toutes  choses  hoimêtes  ;  mariez-vous, 
puisque  votre  âge  et  voire  cœur  le  demandent  ; 
rintérêt  même  de  vos  filles' ne  s'y  oppose  j^s. 

Vos  enfants  dés  deux  parts  auront  les  biens  de 

3$. 


L 


5g6  ♦  COKRESPOHDAKCE.  ^ 

leur  père  j  et  ils  auront  de  plus  les  uns  dans  les 
antres  un  appui,  que  vous  rendrez  très  solide 
par  rattachement  mutuel  que. vous  leur  saurez 
ipspirer  :  mon  intérêt  aussi  se  mêle  à  ce  conseil , 
je  vous  l'avoue  ;  je  sens  et  j  ai'  grand  besoin  de 
sentir  qu'on  n'est  pas  tout-à-feit  misérable,  quand 
on  a  des  amis  heureux.  Soyez-le  l'un  et  l'autre , 
et  l'un  par  l'auy^e  ;  qu'au  milieu  des  afflictions 
qui  m'accablent ,  j'aie  la  consolation  de  savoir 
que  j'ai  deux  amis  unis  et  fidèles  qui  parlent 
quelquefois  avec  attendrissement  de  mes  misères; 
elles  m'en  seront  moins  rudes  à  supporter.  Taime 
^  envisager  comme  faite  une  chose  qui  doit  se 
faire.  Permeltez-nnoi  de  vous  conseiller ,  lorsque 
vous^serez  dans  votre  nouveau  ménage ,  de  bien 
choisir  ceux  à  qui  vous  accorderez  l'entrée  de 
votre  maison  ;  qu'elle  ne  soit  pas  ouverte  à  tout 
le  monde,  comme  la  plupart  des  maisons  de  Paris. 
Ayez  un  petit  nombre  d'amis  sûrs ,  et  tenez- vous^ 
en  à  leur  commerce  :  ayez-en ,  si  vous  voulez  ^ 
qui  aient  de  la  littérature,  cela  jette  de  l'agfé- 
ment  dans  la  société  ;  mais  point  de  gens  de  let- 
tres de  profession,  sur  toute  chose;  jamais  au- 
cun auteur,  quel  qu'il  soit.  Souvenez-vous  de 
cet  avis,  madame;  et  soyez  |ûre  que  si  vous  le 
négligez  vous  vous  en  trouverez  mal  tôt  ou  tard. 
Je  n'ai  pas  la  force  d'étendre  jusqu'à  vous  ma 
résolution  de  ne  plus  écrire  ;  c'est  une  résolution 
que  j'avois  pourtant  prise ,  mais  quii  est  impos- 
sible à  mon  cœur  d'eçécuter  :  je  vou§  écrirai  quel- 
quefois, madame,  mais  rarement  peut-être  ;  je 


ANNÉE    1766,  597 

voudrais  Y{tren  cela  ^vous  ne  m'imitassiez  pas. 
Je  ne  dois  pas  vous  affliger,  et  vous  pouvez  mç 
consoler.  Je  vous  prie  de  ne  remettre  vos  lettres 
ni  à  M.  Coindret,  ni  à  personne,  mais  de  ies  en- 
.voyer  vous-même  sous  1  adresse  enjointe,  exac- 
tement* suivie  ,  sans  gue  mon  nom  y  paroisse  en 
aucune  façon  :  en  prenant  soin  de  faire  affran- 
chir les  lettres  jusqua  Londres,  elles  parvien- 
dront sûrement ,  et  personne  ne  les  euvrirs^que 
moi;  mais  il  faut  tacher,  par  économie,  d éviter 
lès  paquets ,  et  décrire  plutôt  dos  lettres  simples 
sur  d  aussi  grand  papier  quon  veujt  ;  car,  que* 
que  grosse  que  soit  une  lettre  simple,  elle  ne  paye 
que  pour  simple;  mais  la  moindre  enveloppe 
renchérit  le  port  exorbitamment.  Le  dernier  pa- 
quet de  M.  Goindet  mra  coûté  »x  francs  de  port  : 
je  ne  les  ai  pas  regrettés  assurément  ;  ce  paquet 
contenoit  une  lettre  de  vous ,  mais  en  tout  ce  qui 
peut  se  faire  avec  économie,  sans  que  la  chose 
ftille  moins  bien,  je  suis  dans  une  position  qui 
m  en  rend  le  soin  très  utile.  Au  reste,  je  ne  sais 
pas  qui  peut  vous  avoir  dit  que  j  etois  à  viagt- 
cinq  lieues  de  Londres  ;  j  en  suis  à  cinquante- 
bonnes  ,  et  j'ai  mis  quatre  jours  à  les  faire ,  ^aveo 
les  mêmes  chevaux  à  la  vérité.  Recevez,  madi^me, 
les  salutations  de  la  plus  tendre  amitié. 


598  CORBESPOKDAIICE. 

A  M.  MARC-MI^ShEL  KET, 

WoottQi»,  août  1766. 

•  Je  reçois ,  num  cher  compère  j  avec  grand  plai^ 
•ir,  de  ww  noavdlea  :  limpossibilité  de^rouver 
nulle  part  ce  repos  après  leouel  mon  cœur  soa<- 
pire  inutilement  m  eût  fait  un  scrupule  de  vous 
donner  des  miennes,  pour  ne  pas  vous  affliger. 
D'ailleurs ,  voulant  me  recueillir  en  moi*-même^ 
autant  qnil  esttpossil^,  et  ne  plus  ritm  savoir 
âe  ce  qui  se  passe  dans  le  monde  par  rapport  à 
moi 9  j'ai  rompu  t#ut  commerce  de  lettres,  hors 
les  cas  d  absolue  nécessité  :  cela  fera  que  je  vous 
écrirai  plus  jrarement  désormais  ;  mais  soyes  sur 
que  mon  attachement  pour  vous ,  et  pour  toutes 
qui  vous  appartient,  e$t  toujours  le  même,  et  que 
ce  seroit  une:  grande  consolation  pour  moi  dans 
la  vieillesse  qui  s'approche,  au  milieu  d  un  cor« 
tége  dedouleurs  de  toute  espèce,  d  embrasser  mk 
chère  filleultf avant  ma  mort.* 

J  ai  su  que  vous  aviez  eu  aussi  quelques.affaires 
•désagréaUes  :  j  en  étois^en  peine  ;  et  je  vous  au^ 
rois  écrit  à  ce  sujet ,  si  vov^  ne  m'aviez  prévenu, 
J  augure,  sur  ce  que  vous  ne  m  en  dites  rien, 
que  tout  cela  ua  pas  au  des  suites,  et  je  m'en 
réjouis  de  tout  mon  cœur  ;  mais  mon  amitié  pour 
vous  ne  me  permet  pas  de  vous  taire  mon  sen- 
timent sur  ces  sortes  d  affaires.  Tandis  que  vous 
commenciez  et  que  vous  aviez  besoin  de  mettre, 
pour  ainsi  dire,  à  la  loterie,  il  vous  convenoit 


ée  oourir  qu^qu^a  li^qu^a  po^r«voM«  avancer  9 
mais  inaintenant ,  qu^  vdtre  maiaau  est  Uen 
établie,  qire  vos  afl^ire$,  comme  je  le  suppose ^^ 
sont  en  bon  état,  né  les  dérapgez  pas  p^r  votro 
faute  ;  jouissez  eo  paix  de  la  fortune  dont  la  Pro« 
Tid^ce  a4)éni  votre  travail  ;  et,  au  lieu  d*expor» 
ser  le  bien  de  vos  enftmls  et  le  vôtre,  contentes^ 
TOUS  de  Venlretenir  en  sûreté,  fl§nê  plus  vou« 
permettra  dentreprrises  ba9ardeuse8.  Voilà  ^  mon 
cher  eomp^re,  un  conseil  de  lamitid,  et  je  croi» 
de  la  raison  :  si  vous  trouvez  qu  il  soit  à  votns 
usage,  profite^en.  * 

Vos  gazettea  disent  dooe  que  M.  tiuroe  e^ 
mon  bienfaiteur,  et  que  j«  sui&son  protçgé.  Que 
Dieu  me  préserve  d'ôtrç  SOM vent  protégé*  d«  W 
sorte,  e%  de* trouver  en  ma  vie  encore  un  pareil 
bienfaiteur  \  Je  présume  que  cet  article  n  est  que 
préparatoire,  et  qu^il  en  suivra  "bientàt  un  te^ 
qond  aussi  véridique ,  ausai  bumain ,  an^si  jusft?. 
Qu  importe,  mon  cher  çpmpère?  IjaiaiMi  dire, 
et  M.  Hume ,  et  les  plénipotentiaires,  et  les  pnia^ 
sances ,  et  les  ga9«tiei>8  »  et  U  publie  «  et  tQu^  le 
monde;  quils  crient,  qullp  montraient,  qn'ili 
m  iositltent ,  qu  ils  disent  et  fa96eot%ut  ce  qu  ila 
voudront  :  mon  ame,  en  dépit  d'eux,  restera 
toujours  la  même  ;  il  n  e#t  pas  au  pouvoir  de» 
hommes  de  la  çbauger.  l^e  pubUc  défnrmeî^  eft 
mort  nour  moi;  je  vont  prie,  quand  vou»  m'é^ 
crire?,  de  ne  me  reparler  jamaia  de  #e  quW  y 
,dit-  • 

*   MM.  Becket  et  de  Hondt  ne  m'ont  point  parlé 


6ob  'correspondance. 

de  la  pension  idê  mademoiseUe  14e  VasseUr;  et 
comme  Tannée  n'est  pas  écoulée,  cela  ne  préisse 
pas  :  mais  je  vous  prie  de  ne  vous  servir  jamais 
de  ces  rnessieurs-,  pour  me  rien  envoyer,  ni  pour 
rien  qui  me  régarde;  j  ai  senti ,  dans  plus  d'une 
a£&ire,  Tinfluence  qiie  M.  Hume  a  su r  eux.  11 
vient  de  m  en  arriver  une  qui  mérite  d^être  con- 
tée. M.  Dupe^où  ayant  jugé  à  pVopos  de  ni^en* 
voyer  mes  livres ,  je  Tavois  peié  de  les  adressera 
ces  messieurs ,  qui  s  étoient  offerts.  Ayant  une  col- 
lection considérable  d  estampes ,  dont  les  droits , 
exigés  à  la  rigueur,  auroient  passé  mes  ressour- 
ces ,  je  les  priai  de  tàd[ier  dé  faire  mitiger  le  droit ,  ^ 
dautai^t  plus  que  la  moitié  de  mes  estampes  ne  . . 
valant  pas  ce  droit  jaimerois mieux  les  abandon- 
lier  que  de  le  payer  sans  rabais  :  ces  messieurs 
promettent  de  faire  de  leur  mieux  ;  ils  reçoivent 
mes- livres,  et,  outre  quinze  louis  de  port,  en 
prennent  quinze  autres  chez  mon  banquier  pour 
les  frais ide  douane,  gardent  et  fouillent  les  li- 
vres tant  qui!  leur  plaît,  sans  me  rien  marquer 
de  leur  arrivée ,  m  envoient  enfin  sans  avis  un 
ballot  que  je  les  avois  priés  de  m  envoyer  sitôt 
que  les  miens  arriveroient.  J'ouvre  ce  ballot  où 
mes  estam|fes  étoient  ;  je  trouve  les  porté-feuille& 
vides,  et  pas  une  seule  estampe  ni  petite  ni 
grande,  sans  quils  aient  même  daigné  me  mar- 
quer ce  quils  en  avoient  fait:  Ainsi  j  ai  quinze 
Ipuis  de  port,  autant  de  douane ,  sans  savoir  sur 
quoi,  et  pour  cent%)uis  d'estampes  perdues^ 


ANNÉE    1766.  60/ 

«ans  qu'il  m'en  reste  une  seule  (i).  Je  ne  sais  sr 
les*livres  que  vous  avez  vus  doivent  payer  à 
Xondres  mille  écus  de  douane;  mais  je  sais  bien 
qucfsi  je  le&  revends ,  comme  il"  le  faut  bien  ,^e 
n  en  retirerai  pas  la  moitié  de  cette  somme.  Il 
y  a  un  seul  article  d  une  livre  sterling  (cest  près 
d'un  louis)  ,  pour  une  vieille  guitare  sourde, 
brisée  et  pourrie ,  qui  ma  coûté  six  francs  de 
France /et  dont  je  ne  les  retrouverai  jamais; 
cela  ne  se  feroit  pas  à  Alger,  mais  cela  se  fait 
.  à  Londres ,  grâces  aux  bons  soins  de  ces  mes- 
sieurs. Si  je  laisse  long-^temps  mes  livres  dans  leur 
magasin^ et  s'ils  me  font  payer  à  proportion  pour 
lentrepôt,  ne  le  pouvant  gas,  je  serai  forcé  de 
Jeur  laisser  mes  livres  :  ainsi  j'aurai  perdu  par 
leurs  bons  soins  tous  m^s  livres ,  toutes  mes  es- 
"^  tampès^  et  trente  louis  d'argent  comptant.  Que 
dites-vous  de  cela?  Je  crois  que  ces  messj^rs 
sont  par  eux-mêmes  de  fbrt  honnêtes  gens  ;  mais 
je  crois  aussi  qu  a'mon  égard  ils  cèdent  trop  à  Tin- 
*  sdgation  d'autrui  :  c  est  pourquoi  je  veux  n'avoir 
.avec  eux ,  si  je  pujis ,  aucune  sorte  d'affaires,  dp 
peur  de  m  en  trouver  toujours  plus  mal.  Je  cher- 
cl^rai,  si  vous  y  consentez,  à%ie  prévaloir  sur 
vous,  des  trois  cents  francs  de  mademoiselle  Le 
Vasseur  soit  par.  lettrcKie-change,  soit  en  vous 
envoyant  d'Angleterre  son  reçu ,  en  échange  du- 


(i)  Ces  estampes,  déplacées  des  porte-feuilles  qui  les 
eontenoient ,  se  êont  retrouvées  dans  un  antre  b^lLot^ 


» 


602  g6r11C6PQNI»AI9CB. 

quel  vous  en  donnerez  largent  à  célui'qui  voiii 
le  remettra:         *  ^ 

Je  dois  avoir  paraii^mes  livrer  uo  exemplairt 
«lïlr  la  musique  du  Dei^in  du  viliage  :  ù  Youif^r* 
998 tez  à  vouloir  la  faire Ngraver,  je  pourraÎB  eor* 
riger  cet  exemplaire,  et  vous  louvoyer;  mai»  il 
faut  du  teropâ^  non  leuk^ientf  our  attendre  Too^ 
cagion,  mais  pour  le  faire  venir  de  Londie»,  par^ 
cequil  faut  que  je  donne  commission' à  qnel-» 
qu'un  de  confiance  d  ouvrir  la  balle  où  tl  est ,  pour 
len  tirer  et  me  fenvoy^r  ;  ce  qui  ne  peut  se  &ire 
avant  cet  hiver.  Je  suis  très  fàêhé  que  vous  pu- 
bliiez ia  Reine  fantasque  y  pareeqûe  cela  peut 
faire  encore  des  tracasserie^  désagréables  pour 
vous  et  pour  moi. 

Guy  ma  écrit  au  sujet  du  Dictionnaire  de  Ma^ 
sique  :  il  se  plaint  de  vous  et  de  vos  propositions;  * 
qu^  trouve  déraisonnables  :  je  lui  ai  répondu 
qu'il  fit  comme  il  lentetidroit ;  que  je  vous  ai** 
mois  fort  tous  les  deui(,  mais  que  de»  affai^ 
res  de  libraire  à  libraire,  je  ne  m  en  mêleroîa 
de  mes  jours.  Mille  tendres  salutations  a  ma« 
dame  Sey.  J'embrasse  la  ckère  petite  et  son  cher 
papa.  ^  f 

Voici  une  adresse  dont  il  fiiut  v^^ue  servir  àé^ 
sormais,  quand  vous  m'émrez:  ne  faites  point 
d'enveloppe;  et,  quoique  mon  nom  Ue  paroisae 
point  sur  la  lettre ,  soyez  fur  que  personne  ne 
l'ouvrira  que  moi,  et  quelle  me  parviendra  Bure- 
ment,  pourvu  que  vous^uiviess  exactiament  la* 
dresse,  et  que  vous  afiranchissiez  jusqu'à  Lon- 


^9 


ANNÉE    1766.  Coî 

dres,  anns  quoi  les  leltres  pour  les  provîaces 
d'Angleterre  restent  au  rebut. 

A  M.  D'IVËRNOn. 

Wootton,  le  ï6  août  1766. 

.  Je  suis  extrêmement  en  peine  de  vous ,  man« 
sieur,  n  ayant  point  dé  vos  nouvelles  depuis  Le 
21  juin  :  je  vous  ai  marqué ,  il  est  vrai ,  qiie  je  ne 
vous  écrirpis  pas;  mais,  comme  vorfs  nétie» pas 
dsins  le  même  embarras  que  moi,  je  me^lattois 
que  mon  silence  ne  produiront  pas  le  vôtre  ;  et  j  W 
père  au  moins,  puisque  vous  ne  m  avez  rien  écrit  • 
de  contraire  à  la  promesse  que  vous  m  avez  faite 
de  me  venir  voir  cet  ^tomne  ^  que  cette  pror 
mtsse  sera  exécutée  :  ainsi  je  vous  attends  au 
..mois.d^  novembre,  fâché  seulement  que  vous 
ne  preniez  pas  une  meilleure  saison.. 

Je  vous  prie  de  voir,  en  passant  k  Lyon ,  ma- 
dame Boy  de  La  Tour,  ma  bonne  amie,  et  sa 
chère  fille,  et  de  m'apporter  amplement  de  leurs 
nouvelles  :  apprenez<-moi  le  rétjiblissément  de  la 
première ,  et  le  bonheur  de  la  seconde  4ans  soi^ 
mariage  ;  rien  ne  manquera  à  mon  plaisir  en  vous 
embrassant:  assurez -les  de  ma  tendre  et. con- 
stante ^mitjé  pour  elles ,  et  dites-leur  que  vous 
leur  expliquerez  à  votre  retour  pourquoi  «je  oe 
leur  ai  pointécrit,  moi  qui  pense  continuellement 
à  elles,  et  pourquoi  je  n  écris  plus  à  personne, 
^ors  les  cas  de  nécessité. 

Vous  ne  manquerez  pas,  je  vous  prie,  en  pasc 


6o4  CORRESPONDANCE. 

sant  à  Paris,  de  voir  madame  la  veuye  Darhesne, 
libraire ,  et  M.  Guy,  à  qui  je  compte  envoyer  une 
lettre  pour  vous ,  où  je  rassefoMerai  ce  que  je 
peux  avoir  à  y<ms  dire  d'ici  à  ce  temps-là,  con- 
cernant votre  voyage  :  en  attendant,  je  vous  pré- 
viens de  ne  donner  votre  confiance  à  personne 
à  Londres,  sur  ce  qui  me 'regarde,  mais  de  re- 
mettre, s'il  se  peut,  les  affaires  que  «vous  pour-    • 
riez  avoir  dans  cette  capitale  à  votre  retour ,  où 
vous  pourrez  a^ssi  m  y*  rendre  des  services.  Je 
vous  |irie  aussi  de  ne  m  amener  personne  àe 
Londres  «qui  que  ce  puisse  être,  et  quelque  pré- 
•  texte  qu'ijs  puissent  prendre  pour  vous  accompa- 
gner :  il  suffira  que  vous  preniez,  pour  la  route, 
un  domestique  qui  sache  la  langue  ;  je  ne  vois 
pas  que  vous  puissiez  vous  en  passer  ;  car  dips 
la  route,  ni  dans  cette  contrée ,  personne  ne  sait 
un  seul  mot  de  françors. 

'    Je  ne  vous  envoie  point  cette  lettrepar  M.  Lu- 
cadou  ;  vous  en  saurez  la  raison  quand  nous  nous 
serons  vus  :  ne  me  répondez  pas  non  plus  par 
son  canal;*  mais  ^envoyez  votre  lettre  à  M.  Da-  ^ 
peyrou ,  qui  aura  la  bonté  de  me  la  faire  parve- 
nir ;'  je  vous  avoue  même  que  je  desirerois  que 
M;  liUcadou  ne  fut  pas  prévenu  de  votre  voyage, 
de  crainte  quil  ne  survint  des  (^stadiBs  qui 
vous  empécheroient de  lachever.  Je  ne  puis  vous 
^1  dire  ici  davantage  ;  mais  tout  ce  que  je  de- 
sire  pour  ce  moment  le  plus  au  monde  est  de 
vous  voir  arriver  en  bonne  santé.  Je  vous  em» 
Jbrasse. 


.ANNÉE    1766,  6ô5 

A  M.  DUPEYRGU. 

t 

Wootton,l.,e  16  août  1766. 

Je  De  doute  point,  mon  cher  hôte,  que  les 
choses  incroyables  que  M.  Hume  écrit  par^tout  ne 
vous  soient  parvenues,  et  je  ne  suis  pas  en  peine 
de  lefFet  quelles  feront  sur  vous.  Il  promet. au 
public  une  relation  de  ce  qui  s  est  passé  entre  lui 
et  moi  avec  le  recueil  des  lettres. ^i  ce  recuejl  est 
fait  fidèlement ,  vous  y  verrez  dans  celle  que  je 
lui  ai  écrite  le  10  juillet  un  ample  détail  de:  sa 
conduitcet  de  la  mienne ,  sur  lequel  vous  pour- 
fez  ju|;er  entre  nous  ;  mais  comme  infaillible^ 
ment  il  ne  fera  pas  cette  publication ,  du  moins 
sans  les  falsifications  les^lus  énormes,  je  me  ré- 
serve à  vous  mettre  au  fait,  par  le  retour  de 
M.  d'Ivçrnois  ;  car  vous  copier  maintenant  cet 
immense  recueil ,  c  est  ce  qui  ne  m  est  pas  possi- 
ble ,  et  ce  seroit  rouvrir,  toutes  mes  plaies  :  j'ai 
besoin  d'un  peu  de  trêve  pour  reprendra  mes 
forces  prêtes  à  pie  manquer;  du  reste  je  le  laisse  ' 
déclamer  dans  le  public ,  et  s'emporter  aux  in-^- 
»  jures  les  ylus  brutales  ;  je  ne  sais  point  quereller 
en  charretier:  j'ai  un  défenseur  dont  les  opéra- 
tions sont  lentes ,  mais  sûres  ^  je  les  attends,et  je 
me  tais. 

Je  vous  dirai  seulement  un  mot  sur  une  pen- 

'sion  du  roi  d'Angloterre  dont  il  a  été  question , 

et  dont  vous  m'aviez  parlé  vousr-même:  je  ne 

vous  répondis  pas  sur  cet  article, non  seulement 


6o6  CORRESPftNDANCE. 

à  cause  du  secret  que  M.  Hume  exigeoit ,  au  nom 
du  roi,  et  que  je  lui  ai  fidèlement  gardé  jusqua 
dk  quil  Tait  publié  lui-même,  mais  parceque, 
n  ayant  jamais  bien  compté  sur  cette  pension ,  je 
né  voulois  vous  flatter  pour  moi  de  cette  espé- 
rance que  quand  je  serois  assuré  de  la  voir  rem- 
plir. Vous  sentez  que  rompant* avec  M.  Hume, 
après  avoir  découvert  ses  trahisons ,  je  ne  pou'^ 
vois  sans  infamie  accepter  des  bienfaits  qui  me 
venoient  par  Ii)^  :  il  est  vrai  que  ces  bienfaits  et  ces 
trahisons  semblent  s'accorder  fort  mal  ensemble; 
tout  cela' s'accorde  pourtant  fort  bien.  Son  plan 
étoit  de  me  servir  ^publiquement  avec  la  plus 
grande  ostentation  ^  et  de  me  diffamer  eu  secret 
avec  la*  plus  grande  adresse  :  ce  dernier  objet  a 
été  parfaitement  rempli.  Vous  aurez  la  clef  de. 
tout  cela:  en* attendant,  comme  il  publiepar- 
tout  quaprès  avoir  accepté  la  pension  je  1  ai 
malhonnêtement  refusée,  je  vous  envoie  une 
copte  de  la  lettre  qi;ie  j'écrivis  à  ce  sujet  au  mi- 
nistre ,  par  laquelle  vous  verrez  ce  qu'il  en  est. 
Je  reviens  maintenant  à  ce  «que  vous  m'en  avez 
écrit. 

Lqrsqu'on  vous  marqua  que  la  pension  m'a-  t 
voit  été  offerte ,  cela  étoit  vrai  ;  mais  lorsqu'on 
ajouta  que  je  lavois  refusée  ^  cela  étoit  parfaite- 
ment faux  ;  car,  au  contraire ,  sans  aucun  doute 
alors  sur  la  sincérité  de  M.  Hume,  je  ne  mis, 
pour  accepter  cette  pension,  qu  une  condition 
unique ,  savoir  l'agrément  de  milord-maréchal , 
que,  vu  ce  qui  s'étoit  passé  à  Neuchate],  je  ne 


AïïHÉfe   1766.  ^         607 

pouvois  me  Hiapênser  d'obtenir.  Or,  noiîs  avions 
eu  cet  agrément  avant  mon  départ  de  Londres; 

il  ne  restoit  de  la  partie  la  cour  qu  à  terminer 
laffaire ^  ce  ({ue  je  n espéroiê pourtant  pas  beau- 
coup; mais  ni  dans  ce  temps-là,  ni  avant,  ni 
après,  je  nen  ai  parlé  à  qui  que  ce  fut  au  lyonde, 
hors  le  seul  milord-maréchal,  qui  sûrement  m'a* 
gardé  le  secret  :  il  faut  donc  que  ce  secret  ait  été 
ébruité  de  |a  part  de  M.  Hume.  Or,  comment 
M.  Hume  a-t-il  pu  dire  que  j'avois  refusé,  puis*^ 
que  cela  étoit  faux ,  et  qu  aloi^  ipon  intention 
n  etoit  pas  même  de  refuser  ?  Cette  anticipation 
ne  montrë-t-elle  pas  qu'il  savoit  ^ue  je  serois 
bientôt  forcé  à  ce  refus,  et  qu'il  entroit  même 
dans  Ion  projet  de  m'y  forcer,  pour, amener  le^ 
choses  au  point  où  il  Içs  a  mises?  La  chaîne  de 
tout  cela  îne  paroit  importante  à  suivre  pour  le 
travail  dont  je  suis  occupé;  et  si  vous  pouviee 
parvenir  à  rembnter,  par  votre  ami^  à  la  source 
de  ce  qu'il  vous  écrit,  vous  rendriez  un  grand  ser- 
vice à  la  chose  et  à  moi-même.  « 
Les  choses  qui  se  passent  en  Angleterre  à  mon 
égard  sont,  jc^vous  assure,  hors  de  toute  ima- 
gination: j'y  suis  dans  la  plus  complète  diffama- 
tion oii  il  soit  ppssible  d  être,  sans  que  j'aie  donné 
a  cela  la  moindre  occasion ,  et  sans  que  pas  une 
ame  puisse  dire  avoir  eu  personnellement  )k 
moindre  mécontentement  de  moi.  Il  paroitmain* 
tenant  que  le  projet  de  M*  Hume  et  de  ses  asso<« 
âéê  est  de  me  couper  toute  ressource ,  \|}nte 
communication  avec  le  continent .  et  de  me  faire 


6o8  COBRÉSPONDANCÈ. 

périr  ici  de  douleur  et  de  misère.  J  espère  qu'ils 
ne  réussiroat  pas  :  mais  deux  cnoses  me  fout 
trembler:  Tune  est  quil^  travaillent  avec  fol'ce 
à  détacher  de  moi  M.  Davenport ,  et  q^e ,  s'ils  y 
réussissent ,  je  suis  absolument  sans  asile ,  et  saus 
savoir  que  devenir  ;  lautre  ,   encore  plus  ef*- ^ 
•  frayante,  est  quil  faut  absolument  que,  pour 
ma  correspondance  avec  vous ,  j  aie  un  commis- 
sionnaire à  Londres,  à  cause  de  F^fFranchisse- 
ment  jusqu'à  cette  capitale,  qu'il  ne  m'est  pas 
possible  de  f^ire  ici  ;  je  me  sers  pour  cela  d'un 
libraire  que  je  ne  connois  point,  mais  qu'on 
m'assure  être  fort  honnête  homme:  si  par  quel- 
que accident  cet  homme  venoit  à  me  manquer, 
il  ne  me  reste  personne  à  qui  adresser  mes  lettres 
en  sûreté ,  et  je  ne  saurois  plus  comment  vous 
écrire:  il  faut  espérer  que  cela' n'arrivera  pas; 
mais,  mon  cher  hôte,  je  suis  si  malheureux!  il 
ne  me  faudroit  que  ce  dernier  cbup^  . 
'   Je  tâche  de  fermer  de  tous  côtés  la  porte  aux 
.nouvelles  affligeantes;  je  ne  Us  plus  aueiin  'pa*^ 
pier  public;  je  ne  réponds  plus  à  aucune  lettre, 
ce  qui  doit  rebuter  à  la  fin  de  m'en  écrire  ;  je  ne 
parle  que  de  choses  indifFéreâtes  au  seul  voisin 
avec  Jiequel  je  converse,  parcequ'il  est  le  seul 
qui  parle  françois.  Il  ne  m'a  pas  été  ptjssible',  vu 
Ip,  cause ,  de  n'être  pas  affecté  de  cette  épouvanf- 
table  révcilution ,  qui ,  je  n  en  doute  pas  ^  a  gagné 
toute  l'Europe;  mais  cette  émotion  a  peu  duré; 
la  sérénité  est  revenue,  et  j'espère  qifelle  tien- 
dra :  car  il  me  paroit  difficile  qu'il  m'arrive  dé- 


ANNÉE    1766.  609 

formais  aucun  malheur  imprévu.  Pour  vous, 
mon  cher  hôte ,  que  tout  cela  ne  vous  ébranle 
pas:  j'ose  vous  prédire  qu  un  jour  FEurope  por- 
tera le  plus  grand  respect  à  ceux  qui  en  auront 
conservé  pour  moi  dans  mes  disgrâces. 

A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  BOUFFLERS. 

Woot ton  5  le  3o  août  1 766. 

Une  chose  me  fait  grand  plaisir,  madame, 
dans  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de 
m'écrire  le  27  du  mois  dernier,  et  qui  ne  m'eât 
parvenue  que  depuis  peu  de  jours  ;  c'est  de  con- 
noître  à  son  ton  que  vous  êtes  en  bonne  santé. 

Vous  dites,  madame,  n'avoir  jamais  vu  de 
lettre  semblable  à  celle  que  j'ai  écrite  à  M.  Hume; 
cela  peut  être ,  car,  je  n'ai,  moi ,  jamais  rien  vu 
de  semblable  à  ce  qui  y  a  donné  lieu  :  cette  lettre 
ne  ressemble  pas  du  moins  à  celles  qu'écrit 
M.  Hume,  et  j'espère  n'en  écrire  jamais  qui  leur 
ressemblent. 

Vous  me  demandez  quelles  sont  les  injures 
dont  je  me  plains.  M.  Hume  m'a  forcé  de  lui  dire 
que  je  voybis  ses  manœuvres  secrètes ,  et  je  l'^i 
fait;  il  m'a  forcé  d'entrer  là-dessus  en  explica- 
tion, je  l'ai  fait  encore,  et  dans  le  ^lus  grand 
détail.  Il  peut  vous  rendre  compte  de  tout  cela, 
madame;  pour  moi ,  je  ne  me  plains  de  rien. 

Vous  me  reprochez  de  me  livrer  à  d'odieux 
soupçons:  à  cela  je  réponds  que  je  ne  me  livre 
point  à  des  soupçons:  peut-être  auriez-vous  pu, 

17'  ^9 


6lO  GOREESPONDANGE. 

madame ,  prendre  pour  vous  un  ^eu  des  leçoni 
que  vous  me  donnez,  netre  pas  si  facile  à  croire 
qu«  je  croyois  si  facilement  aux  trahisons ,  et 
vous  dire  pour  moi  une  partie  des  choses  que 
vous  voulez  que  je  me  dise  pour  M.  Hume. 
"  Tout  ce  que  vous  m  alléguez  en  sa  faveur 
forme  un  préjugé  très  fort,  très  raisonnable, 
d  un  très  grand  poids ,  sur-tout  pour  moi ,  et  que 
je  ne  cherche  point  à  combattre;  mais  les  pré- 
jugés ne  font  rien  Contre  les  faits.  Je  m  abstiens 
de  juger  du  caractère  de  M.  Hume,  que  je  ne 
connois  pas;  je  ne  juge  que  sa  conduite  avec 
moi  que  je  connois.  Peut-être  suis-je  le  seul 
homme  quil  ait  jamais  hàï;  mais  aussi  quelle 
haine!  Un  même  cœur  suffiroit-il  à  deux  comme 
celle-là? 

Vous  vouliez  que  je  me  refusasse  à  l'évidence , 
cest  ce  que  j ai  fait  autant  que  j.ai  pu;  que  je 
démentisse  le  témoignage  de  mes  sens ,  cest  un 
conseil  plus  facile  à  donner  qua  suivre;  que.  je 
ne  crusse  rien  de  ce  que  je  sentois;  que  je  con- 
sultasse les  amis  que  j  ai  en  France  :  mais  si  je 
ne  dois  rien  croire  de  ce  que  je  vois  et  de  ce 
que  je  sens  ils  le  croiront  bien  môina encore, 
eux  qui  ne  le  voient  pas,  et  qui  le  sentent  en- 
core moiis.  Quoi,  madame!  quand  un  homme 
vient  entre  quatre  yeux  m  enfoncer ,  à  coups  re- 
doublés, un  poignard  dans  le  sein ,  il  faut,  avant 
doser  lui  dire  quil  mcvirappe,  que  j  aille  de- 
mander à  d  autres  s'il  ma  frappé? 

L'extrême  emportement  que  vous  trouvez  dan« 


ANNÉE    1766.,  6u 

ma  lettre  me  fait  présumer ,  madame ,  que  vous 
n  êtes  pas  de  sang  froid  vous-même ,  ou  que  la 
copie  que  vous  avez  vue  est  falsifiée.  Dans  la  cir- 
constance funeste  où  j  ai  écrit  cette  lettre,  et  où 
M.  Hume,  m  a  forcé  de  fécrire,  sachant  bien  ce 
qu'il  en  vouloit  faire ,  j'ose  dire  qu'il  falloit  avoir 
une  ame  forte  pour  se  modérer  à  ce  point.  Il 
n'y  a  que  les  infortunés  qui  sentent  combien , 
dans  l'excès  d'une  afQiction  de  cette  espèce,  il 
est  difficile  d'allier  la  douceur  avec  la  douleur. 

M.  Hume  s'y  est  pris  autrement,  je  l'avoue; 
tandis  quen  réponse  à  cette  même  lettre  il  m'é- 
crivoiten  termes  décents  et  même  honnêtes;  il 
écrivôit  a  M.  d'Holback  et  à  tout  lé  monde  en 
termes  un  peu  différents.  Il  a  rempli  Paris,  la 
France,  les  gazettes,  lEurope  entière,  de  choses 
que  ma  plume  ne  sait  pas  écrire ,  et  qu  elle  ne  ré- 
pétera jamais:  étoit-ce  comm€  cela,  madame, 
que  j'aurois  dû  faire? 

Vous  dites  que  j'aurois  dû  modérer  mon  em- 
portement contre  un  homme  qui  m'a  réellement 
s^rvi.  Dans  la  longue  lettre  que  j'ai  écrite ,  le  10 
juillet,  à  M.  Hume,  j  ai  pesé  avec  la  plus  grande 
équité  les  services  qu'il  ma  rendus  :  il  étoit  digne 
de  moi  d'y  faire  par-tout  pencher  la  balance  en 
8a  faveur,  et  c'est  ce  que  j'ai  fait  :  mais  quand 
tous  ces  grands  services  auroient  eu  autant  de 
réalité  que  d'ostentation,  s'ils  n'ont  été  que  des 
pièges  qui  couvroicnt  les  plus  noirs  desseins ,  je 
ne  vois  pas  qu'ils  exigent  une  grande  reconnois- 
sance. 

39. 


6l  1  CORRESPOHD  A2VCE. 

Les  liens  de  t amitié  sont  respedables  même 
saprès  qu  ils  sont  rompus  i  cela  est  vrai ,  mais  cela 
suppose  que  ces  liens  ont  existé  :  malheureuse- 
ment ils  ont  existé  de  ma  part  ;  aussi  le  parti  que 
j  ai  pris  de  gémir  tout  bas  et  de  me  taire  est-il 
îefiet  du  respect  que  je  me  dois. 

Et  les  seules  apparences  de  ce  sentiment  le  soîU 
aussi.  Voilà,  madame,  la  plus  étonnante  maxime 
dont  j  aie  jamais  entendu  parler.  Comment?  sitôt 
quun  homme  prend  en  public  le  masque  de 
lamitié,  pour  me  nuire  plus  à  son  aise,  sans 
même  daigner  se  cacher  de  moi ,  sitôt  quH  me 
baise  en  m  assassinant,  je  dois  noser  plus  me 
défendre,  ni  parer  ses  coups,  ni  nt'en  plaindre, 

pas  même  à  lui! Je  ne  puis  croire  que  c  est  là 

ce  que  vous  avez  voulu  dire  :  cependant  en  re- 
lisant ce  passage  dans  votre  lettre,  je  ny  puis 
trouver  aucun  autre  sens. 

Je  vous  suis  obligé,  madame,  des  soins  que 
vous  voulez  prendre  pour  ma  défense ,  maïs  je 
ne  les  accepte  pas  :  M.  Hume  a  si  bien  jeté  le 
masque,  qua  présent  sa  conduite  parle  et  dit 
tout«à  qui  ne  veut  pas  s  aveugler;  mais  quand 
cela  ne  seroit  pas ,  je  ne  veux  point  qu  on  me  jus-r 
tifie,  parceque  je  n  ai  pas  besoin  de  j  ustification , 
et  je  ne  veux  pas  qu'on  m  excuse,  parceque  cela 
est  au-dessous  de  moi;  je  souhaiterois  seulement 
que,  dans  Fabyme  de  nialbeurs  où  je  suis  plongé , 
les  personnes  que  j'honore  m'écrivissent  des  letr 
très  moins  accablantes,  afin  que  j  eusse  au  moins 


/.' 


.  AJïNÉE  17.66:  6r5 

là  consolation  de  consenrer  pour  elles  tous  le» 
sentiments  quelles  in  ont  inspirés. 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Wootton ,  le  3o  août  1766* 

J  ai  lu,  monsieur,  daps  votre  lettre  du  3i  juil- 
let ,  larticle  de  la  gazette  que  vousy  avez  trans- 
crit, et  sur  leqjuel  vous  me  demandez  des  in-^ 
structions  pour  ma  défense.  Eh  !  de  quoi  Je  vou» 
prie,  voulez- vous  me  défendre?  de  laccusation 
d'être  un  infâme?  Mon  bon  ami ,  vous  n'y  pense» 
pas  :  lorsqu'on  vous  parlera  de  cet  article ,  ^t  des^ 
étonnantes  lettï*es  qu'écrit  M.  Hume ,  répondez 
simplement:  Je  connois  mon  ami  Rousseau,  de 
pareilles  accusations  ne  sauroient  le  regarder: 
du  reste,  faites  comme  moi,  gardez  le  silence, 
et  demeurez  en  repos:  sur-tout  ne  me  parlez  plus 
de  ce  qu'on  dit  dans  le  public  et  dans  les  gazet- 
tes ;  il  y  a  long-temps  que  tout  cela  est  mort  pour 
moi. 

.  Il  y  a  cependant  un  point  sur  lequel  jie  désire 
que  mes  amis  soient  instruits ,  parcequ'ils  pour- 
roient  croire ,  comme  ils  ont  fait  quelquefois^  et 
toujours  à  tort,  que  des  principes  outrés  me 
conduisent  à  des  choses  déraisonnables.  M.  Hume 
a  répandu  à  Paris  et  ailleurs  que  j'avois  refusé 
brutalement  une  pension  de  deux  mille  francs 
du  roi  d'Angleterre,  après  l'avoir  acceptée:  je 
n'ai  jamais  parlé  à  personne  de  cette  pension 


6l4  GORbESPONDANCK. 

que  le  roi  ^ouloit  qui  fut  secrète ,  et  je  n'en  au- 
rois  parlé  de  ma  vie,  si  M.  Hume  neût  com- 
mencé. L'histoire  en  seroit  long;ue  à  déduire  dans 
une  lettre  ;  il  suffit  que  vous  sachiez  comment 
je  m  en  défendis ,  quand ,  ayant  découvert  les 
manœuvres  secrètes  de  ]Vf  •  Hume ,  je  dus  ne  rien 
accepter  par  la  médiation  d  un  homme  qui  me 
trahissoit.  Voici ,  monsieur ,  une  copie  de  la  let- 
tre que  j'écrivis  à  ce  sujet  à  M.  le  général  Conwai, 
secrétaire  d'état.  J  etois  d  autant  pliis  embarrassé 
dans  cette  lettre  que,  par  on  excès  de  ménage- 
tuent,  je  jie  voulois  ni  nommer  M.  Hume,  ni 
dire  mon  vrai  motif:  je  lerivoie  pour  que  vous 
jugiez  )  quant  à  présent ,  d'une  seule  chose ,  si  j'ai 
refusé  malhonnêtement.  Quand  nous  nous  ver- 
rons, vous  saurez  le  reste:  plaise  à  Dieu  que  ce 
soit  bientôt  !  Toutefois ,  ne  prenez  rien  sur  vos 
affaires  d'aucune  espèce:  je  puis  attendre,  et, 
dans  quelque  temps  que  vous  veniez,  je  vous 
verrai  toujours  avec  le  même  plaisir.  Je  me  rap- 
porte en  toute  chose  à  la  lettre  que  je  vous  ai 
écrite,  il  y  a  une  quinzaine  de  jours,  par  voie 
d'ami  ;  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

P.  5.  Il  faut  que  vous  ayez  une  mince  opinion 
de  mon  discernement,  en  fait  de  style,  pour 
vous  imaginer  que  je  me  trompe  sur  celui  ue 
M.  Voltaire,  et  que  je  prends  pour  être  de  hii  ce 
qui  nVîd  est  pas;  et  il  faut  en  revanche  que  vous 
ayez  une  haute  opinion  de  sa  bonne  foi ,  po^^ 
CW)ire  que  dès  qu'il  renie  un  ouvrage  t'est  une 
preuve  qu'il  n'est  pas  de  lui. 


AIINÉE    1766.  61 5 

A  MADAME  LA  DUCHESSE  DE  PORTLÂND. 

V 

Wootton ,  le  3  septembre  1 766. 

Madame, 

Quand  je  n  aurois  eu  aucun  goût  pour  la  bo- 
tanique ,  les  plantes  que  M.  Granville  ma  remi- 
ses de  votre  part  m'en  auroîent  donné  ;  et ,  pour 
mériter  les  trésors  que  je  tiens  de  vous ,  je  vou- 
droià  apprendre  à  les  connottre  :  mais ,  madame 
la  duchesse,  il  me  manque  le  plus  essentiel  pour 
cela ,  et  ce  n  est  pas  assez  pour  moi  de  vos  hevw 
bes,  il  me  faudroit  de  plus  vos  instructions;  que 
ne  suis«»je  à  portée  den  profiter  quelquefois  !  Si, 
<»>mmençant  trop  tard  cette  étude,  je  navois 
jamais  Thonneur  de  savoir ,  j  aurois  du  moins  le 
plaisir  dapprendre,  et  celai  d apprendre  auprès 
de  vous  :  j  y  trouverois  cette  précieuse  sérénité 
dame,  que  donne  la  contemplation  des  mer<» 
veilles  qui  nous  entourent;  et,  que  j  en  devinsse 
ou  non  meilleur  botaniste ,  j  en  deviendrois  sû- 
rement et  plus  sage  et  plus  heureux.  Voilà ,  ma* 
4ame  la  duchesse ,  un  bien  que  j  aime  à  cher- 
cher à  v<)tre  exemple ,  et  qu  on  ne  recherche 
iamais  en  vain  :  plus  lesprit  s  éclaire  et  s'instruit, 
plus  le  coeur  demeure  paisiUe  ;  Fétude  de  la  na- 
tu re  nous  détache  de  nous-mêmes  et  nous  élève 
à  son  auteur .|p!est  en  ce  Sens  qu  on  devient 
"vraiment  philosophe;  cest  ainsi  que  l'histoire 
naturelle  et  la  botanique  ont  un  usage  pour  la 
sagesse  et  pour  la  vertu.  Donaer  le  change  à  noé 


6e6  GOBHESPONDAirCK. 

passions  par  le  goût  des  belles  connoissanoes, 
c  est  enchaîner  les  amours  avec  des  liens  de  fi6urs. 
Daignez  ^  madame  la^  duchesse ,  recevoir  ai^ec 
bonté  mon  profond  respect. 

A  M.  RODSTAN. 

Wootton,  le  7  septeiobre  1766* 

.  .  Vous  méritez  bien ,  monsieur,  l'exception  que 
je  fais  pour  vous  de  très  bon  cœur  au. parti  que 
j  ai  pris  de  rompre  toute  correspondance  de  let- 
tres, et  de  n'écrire  plus  à  personne,  hors  les  cas 
de  nécessité.  Je  ne  veux  pas  vous  laisser  un  mo- 
ment la  fausse  opinion  que  je  ne  vois  en  vous 
qu  un  homme  d'église ,  et  j  ajouterai  que  je  suis 
bien  éloigné  de  voir  .les  ecclésiastiques  en  gAié- 
ral  de  Tceil  que  vqus  supposez;  ils  sont  bien 
moins  mes  ennemis  que  des  instruments  aveu- 
gles et  ostensibles  dans  les  mains  de  mes  eune- 
mis  adroits  et  cachés.  Le  clergé  catholique ,  qui 
seul  avoit  à  se  plaindre  de  moi ,  ne  ma  jamais 
fait  ni  voulu  aucun  mal  ;  et  le  clergé  protestant, 
qui  n'avoit  qu'à  s'en  louer,  ne  m'en  a  fait  et  vou- 
lu que  parcequ'il  est  aussi  stupide  que  to  artisan, 
et  qu'il  n'a  pas  vu  que  ses  ennemis  et  les  miens 
le  faisoient  agir  pour  me  nuire  contre  tous  ses 
vrais  intérêts.  Je  reviens  à  vous ,  monsieur ,  pouf 
qui  mes  sentiments  n'ont  poin%phaDgé ,  parce- 
que  je  crois  les  vôtres  toujours  les  njèipes,  et  que 
les  hommes  de  votre  étoffe  prennent  moins  1  es- 
prit de  leur  état  qu'ils  n'y  portent  le  leur.  Jcï^^ 


ANNÉE    1766.  617 

pas  craint  que  les  clameurs  de  M.  Hume  fissent 
impression  sur  vous,  ni  sur  M.  Abaua^it,  ni  sur 
aucun  de  ceux  qui  me  connoissent  ;  et ,  quant  au 
public ,  il  est  mort  pour  moi;  ses  jugfements  in- 
sensés Font  tué  dans  mon  cœur:  je  ne  conndis 
plus  d autre  bien  que  celui  de  la  paix  de  lame , 
e%  des  jours  achevés  en  repos ,  loin  du  tumulte 
et  des  hommes  ;  et  si  les  méchants  ne  veulent 
pas  m'oublier  9  peu  m  importe;  pour  moi ,  je  les 
ai  parfaitement  oubliés.  M.  Hume,  en  macca* 
blant  publiquement  des  outrages  que  vous  savez, 
a  promis  de  publier  les  faits  et  les  pièces  qui  les 
autorisent.  Peut-être  voudroit-il  aujourd'hui 
n  avoir  pas  pris  cet  engagement ,  mais  il  est  pris 
enfin:  sïl  le  remplit,  vous  trouverez  dans  sa  re- 
lation Téclaircissement  que  vous  demandez;  s'il 
ne  le  remplit  pas,  vous  en  pourrez  jugei:  pâr-là 
même  :  un  tel  silence,  ajprès  le  bruit  qu'il  a  fait, 
^seroit  décisif.  Il  faut,  monsieur,  que  chacun  ait 
^on  tour;  c est  à  présent  celui  de  M.  Humé:  le 
mien  viendra  tard  ;  il  viendra  toutefois ,  je  m'en 
fie  à  la. Providence.  J'ai  un  défenseur  dont  les 
opérations  sont  lentes,  mais  sûres;  je  les  at- 
tends, et  je  me  tais.  Je  suis  touché  du  souvenir 
de  M.  Abàuzit  et  de  ses  obligeantes  inquiétudes  : 
,  saltiéz^lè  tendrement  et  respectueusement  de  ma 
part;  marquez-lui  qu'il  ne  se  peut  pas  qu'un 
homme  qui  sait  honorer  dignement  la  vertu ,  en 
soit  dépourvu  lui-même:  assurez-le  que,  quoi 
que  puissent  faire  et  dire,  et  M.  Hume,  et  les 
gazetiers ,  et  les  plénipotentiaires ,  et  toutes  les 


6l8  CORRESPONDANCE. 

puissances  de  la  terre ,  mon  ame  restera  toujours 
la  même:  elle  a  passé  par  toutes  les  épreuves,  et 
les  a  soutenues  ;  il  nest  pas  au  pouvoir  des 
hommes  de  la  changer.  Je  vous  remercie  de  lof- 
fre  que  vou3  me  feites  de  m 'instruire  de  ce  (jui  se 
passe  ;  mais  je  ne  laccepte  pas  :  je  ne  prévois  que 
trop  ce  qui  arrivera ,  comme  j  ai  prévu  tout  ce 
qui  arrive.  La  bourgeoisie  n  a  démenti  en  rien 
la  haute  opinion  que  j'avois  délie;  sa  conduite, 
toujours  sage,  modérée,  et  ferme  dans  d aussi 
cruelles  circonstances,  o£Pre  un  exemple  petite 
être  unique ,  et  bien  digne  d  être  célébré.  Jamais 
Us  nont  mieux  mérité  de  jouir  de  la  liberté 
quau  moment  qu'ils  la  perdent;  et  }ose  dire 
qu'ils  effacent  la  gloire  de  ceux  qui  lai  leur  ont 
acquise.  Vous  devriez  Inen ,  monsieur ,  fermier  là 
noble  entreprise  de  célébrer  ces  hommes  magna* 
Himes ,  en  disant  Voraiton  funèbre  de  leur  li- 
berté :  votre  cœur  seul ,  même  sans  vos  talents, 
suffiroit  pour  vous  faire  exécuter  supérieure* 
ment  cette  entreprise  ;  et  jamais  Isocrate  et  Dé- 
mosthène  n  ont  traité  de  plus  grand  sujet.  Fai'- 
tes-le,  monsieur,  avec  majesté  et  simplicité;  ne 
TOUS  y  permettez  ni  satire  ni  invective ,  pas  un 
mot  choquant  contre  les  destructeurs  de  la  répiv- 
blique;  les  faits,  sans  y  ajouter  de  réflexion, 
quand  ils^ seront  à  leur  charge.  Détournez  V06 
regards*  de  l'iniquité  triomphante ,  et  ne  voyes 
que  la  vertu  dans  les  fers.  Imitez  cette  ancienne 
prêtresse  d'Athènes ,  qui  ne  voulut  jamais  pro- 
noncer d'impréeations  contre  Akibiade^  disaof 


ANNÉE    1766.  619 

quelle  étoit  ministre  des  dieux,  non  pour  ex- 
communier et  maudire  ;  mais  pour  louer  et 
bénir. 

A  MILORD-MARÉCHAL. 

7  septembre  1766. 

Je  ne  puis  vous  exprimer,  milord,  à  quel 
point,  dans  les  circonstances  où  je  me  trouve, 
je  suis  alarmé  de  votre  silence.  La  dernière  lettre 
que  j  ai  reçue  de  vous  étoit  du....  Seroit-il  possi- 
ble que  les  terribles  clameurs  de  M.  Hume  eus- 
sent fait  impression  sur  vous,  et  m  eussent,  au 
milieu  de  tant  de  malheurs,  été  la  seule  consola- 
tion qui  me  restoit  sur  la  terre?  Non ,  milord , 
cela  ne  peut  pas  être;  votre  ame  ferme  ne  peut 
être  entraînée  par  lexemple  de  la  foule;  votre 
esprit  judicieux  ne  peut  être  abusé  à  ce  point. 
Vous  n'avez  point  connu  cet  homme ,  personne 
ne  l'a  connu ,  ou  plutôt  il  n  est  plus  le  même.  !!• 
na  jamais  haï  que  moi  seul;  mais  aussi  quelle 
haine  !  un  même  cœur  pourroit'41  suffire  à  deux 
comme  celle-là?  Il  a  marché  jusqu'ici  dans  les 
ténèbres ,  il  s'est  caché  ;  mais  maintenant  il  se 
montre  à  découvert.  Il  a  rempli  l'Angleterre,  la 
France,  les  gazettes,  l'Europe  entière,  de  cris 
auxquels  je  ne  sais  que  répondre,  et  d'injures 
dont  je  me  croirois  digne  si  je  daignois  les  re- 
pousser. Tout  cela  ne  décèle-t-il  pas  avec  évi- 
dence ie  but  qu'il  a  caché  jusqu'à  présent  avec 
tant  4e  soin?  Mais  laissons  M.  Hume;  je  veux 
l'oublier  malgré  les  maux  qu'il  ma  faits  :  seule- 


/ 


620  CORRESPONDANCE. 

ijient  quil  ne  m'^e  pas  mon  père; 'cette  perte 
est  la  seule  que  je  ne  pourrois  supporter.  Avez*  ' 
vous  reçu  mes  deux  dernières  lettres.  Tune  du 
20  juillet  et  l'autre  du  9  août?  Ont-elles  eu  le 
bonheur  d  échapper  aux  filets  qui  sont  tendus 
tout  autour  de  moi ,  et  au  travers  desquels  peu 
de  chose  passe,?  ,  Il  parott  que.  Imtention  de 
mon  persécuteur  et  de  ses  amis  est  de  m'àter  ' 
toute  communication  avec  le  continent,  et  de 
me  faire  périr  ici  de  douleur  et  de  misère  ;  leurs 
mesures  sont  trop  bien  prises  pour  que  je  puisse 
aisément  leur  échapper.  Je  suis  préparé  à  tout 
et  je  puis  tout  supporter  hors  votre  silence.  Je 
m  adresse  à  M.  Rougemont;  je  ne.connois  que 
lui  seul  à  Londres  à  qui  j  ose  me  confier  :.  s'il  me 
refuse  ses  services,  je  suis  sans  ressource  et  sans* 
moyens  pour  écrire  à  mes  amis.  Ah ,  milord  \ 
qu'il  me  vienne  une  lettre  de  vous ,  et  je  me  con- 
•sole  de  toute  le  rçste  ! 

A  M.  RICHARD  DAVENPORT. 

Wootton ,  le  1 1  septembre  1766. 

Après. le  départ,  monsieur,  de  ma  précédente 
lettre ,  j'en  reçus  enfin  une  de  M.  Becket  :  il  me 
marque  que  les  estampes  sont  dans  une  des  au- 
tres caisses  ;  ainsi  je  n'ai  plus  rien  à  dire:  mais 
vous  m'avouerez  que ,  ne  les  trouvant  pas  dans 
la  caisse  où  elles  dévoient  être ,  et  trouvant. les 
porte-feuilles  vidi^s ,  .il  étoit  assez  naturel  que  je 
les' crusse  perdues.  Il  m^e  reste  à  vous  faire  mes 


ANNÉE    1766.  621 

excuses  de  vous  avoir  donné  pour  cette  affaire 
bien  de  lembarras  mal-à propos. < 

Vous  recevez  si  bien  vos  hôtes  et  votre  habi-* 
tation  me  parolt  si  agréable ,  que  j  ai  grande  en^ 
vie  de  retourner  vous  y  voir  l^nnée  prochaine. 
Si  vous  n  étiez  pas  pressé  pouf  la  plantation  dé 
votre  jardin  et  que  vous  voulussiez  attendre  jus- 
qu'à Tannée  prochaine,  il  me  viehdroit  peut- 
être  quelques  idées,  car  quant  à  présent  j  ai  l'es- 
prit encore  trop  rempli  de  choses^  tristes ,  pour 
qu  aucune  idée  agréable  vienne  s  y  présenter; 
mais  lasile  où  je  suis  et  la  vie  douce  que  j  y 
mène  m  en  rendront  bientôt,  quand  rien  du  de-* 
hors  ne  viendra  les  troubler.  Puissé-je  être  ou- 
blié du  public,  comme  je  loublie!  Quoi  que  vous 
en  disiez,  je  préfërerois  et  je  croirois  faire  une 
chose  cent  fois  plus  utile  de  découvrir  une  seule 
nouvelle  plante,  que  de  prêcher  pendant  cin- 
quante ans.  tout  le  genre  humaini 

Nous  avons  depuis  quelques  jours^  un  bien 
mauvais  temps ,  dont  je  serois  moins  affligé ,  si 
jespérois  qu'il  ne  s'étendît  pas  jusqu'à  Daven- 
port.  J'en  salue  de  tout  mon  cœur  les  habitants 
et  sur-tout  le  bon  et  aimable  maître.. 

A  MILÔRD-MARÉCHAL. 

Wootton,  le  27  septembre  1^66. 

Je  n'ai  pas  besoin ,  milord ,  de  vous  dire  com- 
bien vos  deux  dernières  lettres  m'ont  fait  de  plai- 
sir et  in'étoient  nécessaires.  Ce  plaisir  a  pour^ 


623  CORRESPONDANCE. 

tant  été  tempéré  par  plus  cTun  article,  par  un 
sur-tout -auquel  je  réserve  une  lettre  exprès,  et 
aussi  par  ceux  qui  regardent  M.  Hume,  dont  je 
ne  saurais  lire  le  nom  ni  rien- qui  s  y  rapporte, 
sans  un  serrement  de  càeur  et  un  mouvement 
convtrisif ,  qui  fait  pis  que  de  me  tuer ,  puisqu'il 
me  laisse  vivre.  Je  ne  chercha  point,  milord ,  à 
détruire  Fopinion  que  vous  avez  de  cet  homme, 
ainsi  que  toute  FEurope;  mais  je  vous  conjure 
par  votre  cœur  paternel  de  ne  me  reparler  ja- 
mais de  lui  sans  la  plus  grande  nécessité. 

Je  ne  puis  me  dispenser  de  répondre  à  ce  qUe 
vous  m  en  dites  dans  votre  lettre  du  5  de  ce  mois. 
Je  vois  avec  douleur ,  me  marquez-vous,  que 
vos  ennemis  mettront  sur  le  compte  df  M.  Hume 
tout  ce  qu'il  leur  plaira  d'ajouter  au  démêlé 
d'entre  vous  et  lui.  Mais  que  pourroient-ils  faire 
de  plus  que  ce  quil  a  fait  lui-même?  Diront-ils 
de  moi  pis  qu  il  n  en  a  dit  dans  les  lettres  qu'il 
a  écrites  à  Paris,  par  toute  FEurope,  et  quil  a 
Élit  mettre  dans  toutes  les  gazettes?  Mes  autres 
ennemis  me  font  du  pis  qu  ils  peuvent  et  ne 
s  en  cachent  guère;  lui  fait  pis  qu  eux  et  se  cache, 
et  c  est  lui  qtii  ne  manquera  pas  de  mettre  sur 
leur  compte  le  mal  que  jusqu'à  ma  mort  il  ne 
cessera  de  me  faire  en  secret. 

Vous  me  dites  encore ,  milord ,  que  je  trouve 
mauvais  que  M.  Hume  ait  sollicité  la  pension 
du  roi  d'Angleterre  à  mon  insu.  Comment  avez- 
vous  pu  vous  laisser  surprendre  au  point  d'aflfir 
mer  ainsi  ce  qui  n  est  pas  ?  Si  cela  étoit  vrai ,  je 


.    AKNÉE    1766.  623 

seroi&  un  extravagant ,  tout  au  moins  ;  mais 
rien  n'est  plus  faux.  Ce  qui  m'a  fâché,  cetoit 
qu  avec  sa  profonde  adresse  il  se  soit  servi  de 
cette  pçnsion ,  sur  laquelle  il  revenoit  à  mon  in- 
su, quoique  refusée,  pour  me  forcer  de  lui  mo- 
tiver mon  refus  et  de  lui  faire  la  déclaration 
qu'il  vouloit  absolument  avoir  et  que  je  voulois 
éviter,  sachant  bien  l'usage  qu'il  en  vouloit  faire. 
Voilà,  milord,  l'exacte  vérité,  dont  j'ai  les  preu- 
ves et  que  vous  pouvez  affirmer. 

Grâces  au  ciel  j'ai  fini  quant  à  présent  sur  ce 
qui  regarde  M.  Hume.  Le  sujet  dont  j'ai  main- 
tenant à  ^ous  parler  est  telque  je  ne  puis  me  ré- 
soudre à  le  mêler  avec  celui-là  dans  la  même  let- 
tre, je  le  réserve  pour  la  première  que  je  vous 
écrirai.  Ménagez  pour  moi  vos  précieux  jours, 
je  vous  en  conjure.  Ah  !  vous  ne  savez  pas ,  dans 
l'abyme  de  malheurs  où  je  suis  plongé,  quel  se-^ 
l'oit  pour  moi  celui  de  vous  survivre! 

A  MADAME  ***. 

Wootton ,  le  27  septembre  1766. 

Le  cas  que  vous  m'exposez,  madame,  est  dans 
le  fond  très  commun,  mais  mêlé  de  choses  si  ex- 
traordinaires,  que  votre  lettre  a  lair  d'un  romam 
Votre  jeune  homme  n'est  pas  de  son  siècle  ;  c'est 
.un  prodige  ou  un  monstre.  H  y  a  des  monst-res 
dans  ce  siècle ,  je  le  sais  trop ,  mais  plus  vils  quç 
courageux  et  plus  fourbes  que  féroces.  Quant 
aux  prodiges,  on  en  voit  si  peu  quç  ce  n'est  pas 


624  CORRESPONDANCE. 

la  peine  d'y  croire  ;  et  si  Gassius*  en  est  un  de 
force  d  ame ,  il  n  en  est  assurément  pas  un  de 
bon  sens  et  de  raison. 

Il  se  vante  de  sacrifices  qui  ^  quoiquilsi» fassent 
horreur ,  seroient  grands  s'ils  étoient  pénibles , 
et  seroient  héroïques  s'ils  étoient  nécessaires, 
mais  où,  faute  de  lune,  et  de  lautre  de  ces  condi- 
tions,  je  ne  vois  quune  extravagance  qui  me 
faittrès  mal  augurer  de  celui  qui  les  a  faits.  Con- 
venez, madame,  qu'un  amant  qui  oublie  sa 
belle  dans  un  voyage ,  qui  en  redevient  amou- 
reux quand  il  la  revoit,  qui  l'épouse  et  puis  qui 
s'éloigne ,  et  l'oublie  encore ,  qui  promet  sèche- 
ment de  revenir  à  ses  couches  et  n'en  fait  rien, 
qui  revient  enfin  pour  lui  dire  qu'il  l'abandonne, 
qui  part  et  ne  lui  écrit  que  pour  confirmer  cette 
belle  résolution  ;  convenez ,  dis-je ,  que  si  cet 
homme  eut  de  l'amour ,  il  n'en  eut  guère ,  et 
que  la  victoire  dont  il  se  vante  avec  tant  de 
pompe  lui  coûte  probablement  beaucoup  moins 
qu'il  ne  vous  dit. 

Mais ,  supposant  cet  amour  assez  violent  pour 
se  faire  honneur  du  sacrifice ,  où  en  est  la  néces- 
sité? c'est  ce  qui  me  passe.  Qu'il  s'occupe  du  su- 
blime emploi  de  délivrer  sa  patrie,  cela  est  fort 
beau,  et  je  veux  croire  que  cela  est  utile;  mais 
ne  se  permettre  aucun  sentiment  étranger  à  ce 
devoir ,  pourquoi  cela  ?  Tous  les  sentiments  ver- 
tueux ne  s'étayentrils  pas  les  uns  lies  autres ,  et 
peut-on  en  détruire  un  sans  les  afibiblir  tous? 
J'ai  cru  hng-temps^  dit-il ,  combiner  mes  iiffec^ 


ANNÉE    1766.  625 

tions  ayec  mes  devoirs.  Il  n  y  a  point  là  de  com^ 
binaisons  à  faire  ^  quand  ces  affections  elles- 
mêmes  sont  des  devoirs.  V illusion  cesse ,  et  je 
'vois  qiHun  vrai  citoYen  doit  les  abolir.  Quelle  est 
donc  cette  illusion ,  et  où  a^^t^il  pris  cette  affreuse 
maxime?  S  il  est  de  tristes  situations  dans  la  jie, 
s'il  est  de  cruels  devoirs  qui  nous  forcent  quel- 
quefois à  leur  en  sacrifier  d autres,  à  déchirer 
notre  cœur  pour  obéir  à  la  nécessité  pressante^ 
ou  à  Tinflexible  vertu,  en  est-il,  en  peut-il  jamais 
être  qui  nous  forcent  d'étouffer  des  sentiments 
liussi  légitimes  que  ceux  de  Famour  filial ,  con- 
jugal ,  paternel;  et  tout  homme  qui  se  fait  une 
expresse  loi  de  n  être  plus  ni  fils ,  ni  mari ,  ni 
père,  ose-t-il  usurper  le  nom  de  citoyen ,  ose-t-il 
'  usurper  le  nom  d'homme? 

On  diroit,  madame,  en  lisant  votre  lettre, 
qui!  s'agit  d'une  conspiration.  Les  conspirations 
peuvent  être  des  actes  héroïques  de  patriotisme, 
et  il  y  en  a  eu  de  telles;  mais  presque  toujours 
elles  ne  sont  que  des  crimes  punissables ,  dont 
les  auteurs  songent  bien  moins  à  servir  la  patrie 
qu'à  l'asservir ,  et  à  la  délivrer  de  ses  tyrans  qu'à 
letre.  Pour  moi,  je  vous  déclare  que  j%ne  vou- 
drois  pour  rien  au  monde  avoir  trempé  dans  la 

i  conspiration  la  plus  légitime  ;  parceque  enfin  ces 

sortes  d'entreprises  ne  peuvent  s'exécuter  ^âns 

I  troubles,  sans  désordres ,  sans  violences,  quel- 

quefois sans  effusion  de  sang,  et  qu'à  mon  avis 

t  le  sang  d'un  seul  homme  est  d'un  plus  grand 

\  prix  que  là  liberté  de  tout  le  genre  humain.  Ceux 

17.  40 


$20  CORRESPONDANGE. 

qui  aîmeol  siocèremeDi  la  liberté  n  ont  pas  oe^ 
soin ,  pour  la  trouver ,  de  tant  de  machines  ; 
et ,  s^ns  causer  ni  révolutions  ni  troubles ,  qui-» 
conque  veut  être  libre  lest  en  effet. 

Posons  toutefois  cette  grande  entreprise  corn** 
me  un  devoir  sacré  qui  doit  régner  sur  tous  les 
autres,  doit-il  pour  cela  les  anéantir,  et  ces  di& 
férents  devoirs  sont-ils  donc  à  tel  point  incom-* 
patibles  qu'on  ne  puisse  servir  la  patrie  sans  re- 
noncer à  rhumanité?  Votre  Gassius  est-il  donc 
le  premier  qui  ait  formé  le  projet  de  délivrer  la 
sienne,  et  c^ux  qui  Font  exécuté  Font-ils  fait  au 
prix  des  sacrifices  dont  il  se  vante?  Les  Pélopidas, 
les  Brutus,  les  vrais  Cassius  et  tant  d autres, 
oi^t-ils  eu  besoin  d  abjurer  tous  les  droits  du  sang 
et  de  la  nature  pour  accomplir  leurs  nobles  des» 
seins  ?  y  eut-il  jamais  de  meilleurs  fils ,  de  meil- 
leurs maris ,  de  meilleiirs  pères  que  ces  grands 
hommes?  la  plupart ,  au  contraire ,  concertèrent 
leurs  entreprises  au  sein  de  leurs  familles;  et 
Qrutus  osa  révéler ,  sans  nécessité ,  son  secret  à 
sa  femme,  uniquement  parcequ'il  la  trouva  digne 
d  en  être  dépositaire.  Sans  aller  si  loin  chercher 
des  exemples ,  je  puis ,  madame ,  vous  en  citer 
un  plu^  moderne  d  un  héros  à  qui  rien  ne  lûan* 
que  pour  être  à  côté  de  ceux  de  lantiquité  que 
d'être  aussi  connu  queux;  c'est  le  comte  Louis 
de  Fiesque,  lorsqu'il  voulut  briser  les  fers  de 
Qê^es  sa  patrie ,  et  La  délivrer  du  joug  des  Doria^ 
Ce  jeune  hooime  si  aimable ,  si  vertueux ,  si  par« 
ff^it,  forma  ce  {;rand  dessein  presque  dè&  aon  én^ 


AWNÈE    1766.  627 

.  lance ,  çt  s'éleva  pour  ainsi  dire  lui-même  pour 
Vexécuter.  Quoique  trè6  prudent,  il  le  confia  à 
son  frère,  à  sa  famille,  à  sa  femme  auâsi  jeune 
que  lui  ;  et  après  des  préparatifs  très  grands , 
très  lents ,  très  diflïciles ,  le  secret  fut  si  bien  gar- 
dé ,  lentreprise  fut  si  bien  concertée  et  eut  un  si 
plein  succès ,  que  le  jeune  Fiesque  étoît  mattre 
de  Gènes  au  moment  qu  il  périt  par  un  accident. 
Je  ne  dis  pas  qu'il  soit  sage  de  révéler  ces  sor- 
tes de  secrets,  même  à  ses  proches ,  sans  la  plus 
grande  nécessité  ;  mais  autre  chose  est ,  garder 
son  secret,  et  autre  chose,  rompre  avec  ceux 
à  qui  on  le  cache  :  j'accorde  même  qu'en  mé- 
ditant un  grand  dessein ,  Ton  est  obligé  de  s'y 
livrer  quelquefois  au  point  d  oublier  pour  uii 
temps  des  devoirs  moins  pressants  peut-être, 
mais  non  moins  sacrés  sitôt  qu'on  peut  les  rem- 
plir; mais  que,  de  propos  délibéré,  de  gaieté %le 
cœur,  le  sachant,  le  voulant,  on  ait  avec  la  bar- 
barie de  renoncer  pour  jamais  à  tout  ce  qui  nous 
doit  être  cher,  celle  de  l'accabler  de  cette  décla- 
ration cruelle ,  c'est ,  madame,  ce  qu'aucune  si- 
tuation imaginable  ne  peut  ni  autoriser  ni  sug- 
gérer même  à  un  homme  dans  son  bon  sens  qui 
n'est  pat  un  monstre.  Ainsi  je  conclus,  quoiqu'à 
regret ,  que  votre  Gassius  est  fou  tout  au  moins , 
et  je  vous  avoue  qu'il  m'a  tout-à-fait  l'air  d'un 
ambitieux  embarrassé  de  sa  femme,  qui  veut 
cou  vrir  du  masque  de  l'héroïsme  son  inconstance 
et  ses  projets  d'agrandissement  :  or,  ceux  qui  sa- 
vent employer  à  son  âge  de  pareilles  ru  ses  sont 

40. 


62^  GORHESPONDANGE. 

des  gens  qu'on  ne  ramène  jamais ,  et  qui  rare* 
ment  en  valent  }a  peine. 

Il  se  peut,  madame^  qu<^  j^  ^^  trompe;  cest 
h  vous  den  juger.  Je  voudrois  avoir,  des  choses 
plus  agréables  à  vous  dire  ;  mais  vous  me  deman- 
dez mon  sentiment,. il  faut  vous  le  dire,  ou  me 
taire ,  ou  vous  tromper.  Des  trois  partis  j'ai  choisi 
le  plus  honnête  et  celui  qui  pouvoit  le  mieux. 
vQus  marquer ,  madame ,  ma  déférence  et  mon 
respect. 

A  M.  DUPEYROD. 

Wootton,  le  i5  novembre  1766. 

Je  vois  avec  douleur,  cher  ami^  par  votre  n^Sy^ 
que  je  vous  ai  écrit  des  choses  déraisonnables 
dont  vous  vous  tenez  offensé.  Il  faut  que  vous 
ayez  liaison  d'«n  juger  ainsi ^  puisque  vous  êtes 
d«  sang-froid  en  lisant  mes  lettrés ,  et  que  je  ne 
le  suis  guère  en  les  écrivant  ;  ainsi  vous  êt^splus 
en  état  que  moi  de  voir  les  choses  telles  qu  elles 
sont.  Mais  cette  considération  doit  être  aussi  de 
votre  part  une  plus  grande  raison  d'indulgence  : 
ce  qu  on  écrit  dans  le  trouble  ne  doit  pas  être  en- 
visagé comme  ce  qu  on  écrit  de .  sang-froid.  Da 
dépit  outré  a  pu  me  laisser  échapper  des  expres- 
sions démenties  par  mon  cœur ,  qui  n  eut  jamais 
pour  vousque  dessentimentshonorables.  Au  con- 
traire, quoique  vos  expressionsle  soient  toujours, 
vos  idées  souvent  ne  le  sont  guère  ;  et  voilà  ce  qui, 
dans  le  fort  de  mes  afflictions,  a  souvent  achevé 
de  m  abattre.  En  me  supposant  tous  les  torts  dont 


ANNÉE    1766,  629 

VOUS  m'avez  chargé,  il  falloit  peut-être  attendre 
un  auti^e  moment  pour  me  les  dire ,  ou  du  moins 
vous  résoudre  à  endurer  ce  qui  en  pouvoit  résul- 
ter. Je  lie  prétends  pas ,  à  Dieu  ne  plaise ,  m  ex- 
cuser ici,  ni  vous  (charger,  mais  seulement  vous 
donner  des  raisons  qui  me  semblent  justes ,  d  ou* 
blier  les  torts  d'un  ami  dans  mon  état.  Je  vous 
en  demande  pardon  de  tout  mon  cœur;  j  ai  grand 
besoin  que  vous  me  laccordiez,  et  je  vous  pro- 
teste avec  vérité  que  je  n'ai  jamais  cessé  un  seul 
moment  d'avoir  pour  vous  tous  les  sentiments 
que  j'aurois  désiré  vous  trouver  pour  moi.  . 

La  punition  a  suivi  de  près  l'ofïeqse.  Vous  ne 
pouvez  douter  du  tendre  intérêt  que  je  prends  à 
tout  ce  qui  tient  à  votre  santé,  et  vous  refuse» 
de  me  parler  des  suites  de  votre  voyage  de  Beffôrt. 
Heureusement  yous  n'avez  pu  être  méchant  qu'à 
demi ,  et  vous  me  laissez  entrevoir  un  succès  dont 
je  brûle  d'apprendre  la  confirmation.  Écrivez- 
moi  là-dessus  en  détail,  mon  aimable  hôte; 
donnez-moi  tout  à-la-fois  le  plaisir  dé  savoir  que 
vos  remèdes  opèrent,  et  celui  d'apprendre  que  je 
suis  pardonné.  J'ai  le  cœur  trop  plein  de  ce  be- 
soin pour  pouvoir  aujourd'hui  vous  parler  d'au- 
tre chose  ;  et  je  finis  en  vous  répétant  du  fond 
de  mon  ameque  mon  tendre  attachement  et  mon 
vrai  respect  pour  vous  ne  peuvent  pas  plus  sor- 
tir de  mon  cœur  que  l'amour  de  la  vertu. 


63a  COBRESPOliDANÇE. 


t  >  < 


A  M,  LALLIAUD. 

Wootton^le  i5  novembre  1766. 

A  peine  noua^connoissons-Dous,  monsieur, et 
vous  me  rendez  les  plus  vrais  services  de  lami- 
tié  :  ce  z^le  est  donc  moins  ponr  moi  que  pour 
la  chose,  et  m  en  est  4'un  plus- grand  prix.  Je 
vois  que  ce  même  amour  de  la  justice ,  qui  brûla 
toujours  dans  mon  cœur,  br^le  aussi  dans  le 
v6tre  :  rien  ne  lie  tant  les  âmes  que  cette  confor-? 
^mité.  La  nature  nous  fit  amis;  nous  ne  sommes, 
ni  vous  ni  moi,  disposés  à  len  dédire.  J ai  reçu 
le  paquet  que  vous  m  avez  envoyé  par  la  voie  de 
M.  Dutens;  c!e8t  à  mon  avis  la  plus  sûre.  Le 
duplicata  in'a  pourtant  çléja  été  annoncé,  et  je 
ne  doute  pas  qu'il  ne  me  parvienne.  J  admire  Fia- 
trépidité  des  auteurs  de  cet  ouvrage ,  et  sur-tout 
s'ils  le  laissent  répandre  à  Londres ,  ce  qui  nie 
parott  difficile  à  empêcher.  Du  reste ,  ils  peuvent 
faire  et  dire  tout  à. leur  aise  :  pour  moi,  je  n'ai 
rien  à  dire  de  M.  Hume ,  sinon  que  j.e  le  trouve 
bien  insultant  pour  un  bonMiomme^  et  bien 
bruyant  pour  un  philosophie.  Bonjour,  mon- 
sieur ;  je  vous  aimerai  toujours,  ruais  je  ne  vous 
écrirai  pas ,  à  moins  de  nécessité  :  cependant  je 
serois  bien  aise ,  par  précaution  ,  d  avoir  votre 
adresse.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur,  et 
vous  prie  de  dire  à  M.  Sauttershaim  que  je  suis 
sensible  à  son  souvenir,  et  n'ai  point  oublié  notre 
ancienne  amitié.  Je  suis  aussi  surpris  que  fâché 


ATÎÎNÉE    1766.  63V 

quavec  de  lesprit,  des  talents,  de  la  douteur,  et 
une  dssez  jolie  figure,  il  ne  trouTe  rien  à  faire  k 
Paris.  Cela  viendra ,  mais  les  commencements  y 
sont  difficiles. 

A  MADEMOISËLI.E  DEWES. 

Wootton,  le  9  décembre  1766. 

Ma  belle  voisine ,  vous  me  rendez  injuste  et 
jalotix  pour  la  première  fois  de  ma  vie  :  je  n  ai 
pu  voir  sans  envie  les  cbairies  dont  vous  hdno* 
riez  nKon  sultan;  et  je  lui  ai  ravi  lavantage  de 
les  porter  le  premier  :  j'en  aurots  dû  parer  votre 
brebis  chérie ,  mais  je  n  ai  osé  empiéter  sur  les 
droits  d'un  jeune  et  aimiable  berger;  cest  déjà 
trop  passer  les  miens  de  faire  le  galant  à  moQ 
âge;  mais  puisque  vous 'me  lavez  fait  oublier, 
tâchez  de  loublier  vous-même^  et  pensez  moins 
au  bàrbôn  qui  vous  rend  hommage,  quau  soip 
que  vous  avez  pris  de  lui  rajeunir  le  cœur. 

Je  ne  veux  pas,  ma  belle  voisine,  vous  ennuyer 
plus  long-temps  de  mes  vieilles  sornettes  :  si  je 
Vous  contois  toutes  les  bontés  et  amitiés  dont 
votre  cher  oncle  m'honore,  je  seror^  encore  en- 
nuyeux par  mes  longueurs  ;  ainsi  je  me  tais.  Mais 
revenez  Tété  prochain  en  être  le  témoin  vous* 
même,  et  ramenez  madame  la  comtesse  (i),  à 
condition  que  nous  serons  cette  fois-ci  tes  plus 

(1)  Madame  la  comtesse  de  Gowper,  veuve  du  fe|i 
/sonate  Gowper,  ei  fille  du  comte  de  Granville, 


63a  CORBESPONDANCE. 

forts ,  et  qu  au  lieu  de  vous  laisser  enlever  comme 
cette  année,  vous  nous  aiderez  à  la  retenir. 

A  MILORD-MARÉCHAL. 

1 1  décembre  1 766. 

Abréger  la  correspondance!...  Milord,  que 
mannoncez-vous,  et  quel  temps  prenez- vous 
pour  cela  ?  Serois-je  dans  votre  disgrâce  ?  Ah  ! 
dans  tous  les  malheurs  qui  m  accablent,  voilà  le 
seul  que  je  ne  saurois  supporter.  Si  j  aï  des  torts , 
daignez  les  pardonner  ;  en  est-il ,  en  peut-il  être , 
que  mes  sentiments  pour  vous  ne  doivent  pas  ra- 
cheter? Vos  bontés  pour  moi  font  toute  la  con^ 
solation  de  ma  vie  :  voulez-vous  m'ôter  cette 
unique  et  douce  consolation?  Vous  avez. cessé 
d'écrire  à  vos  parents.  Eh  !  qu'importe ,  tous  vos 
parents,  tous  vos  amis  ensemble?  ont-ils  pour 
vous  un  attachement  comparable  au  mien  ?  Eh  ! 
milord,  c'est  votre  âge,  ce  sont  mes  maux  qui 
nous  rendent  plus  utiles  l'un  à  l'autre  ;  à  quoi 
peuvent  mieux  s'employer  les  restes  de  la'Tie, 
qu'à  s'entretenir  avec  ceux  qiH  nous  sont  chers? 
Vous  m'avez  promis  une  éternelle  amitié  ;  je  la 
veux  toujours ,  j'en  suis  toujours  digne.  Les  terres 
et  les  mers  nous  séparent,  les  hommies  peuvent 
semer  bien  des  erreurs  entre  nous  ;  mais  rien  ne 
peut  séparer  mon  cœur  du  vôtre,  et  celui  que 
vous  aimâtes  une  fois  n'a  point  changé.  Si  réel- 
lement vous  craignez  la  peine  d'écrire ,  c'est  mon 


ANNÉE   1766.  '     633 

devoir  de  vous  1  épargner  autant  qu'il  se  peut: 
je  ne  demande,  à  chaque  fois,  que  deux  lignes, 
toujours  les  mêmes,  et  rien  de  plus  :  T ai  reçu 
votre  lettre  de  telle  date;  je  me  porte  bien,  et  je 
vous  aime  toujours.  Voilà  tout;  répétez-moi  ces 
dix  mots  douze  fois  Tannée,  et  je  suis  content. 
De  mon  côté  j'aurai  le  plus  grand  soin  de  ne  vous 
écrire  jamais  rien  qui  puisse  vous  importyner  ou 
vous  déplaire  :  mais  cesser  de  vous  écrire  avant 
que  la  mort  nous  sépare,  non,  milord,  cela  ne 
peut  pas  être;  cela  ne  se  peut  pas  plus  que  cesser 
de  vous  aimer. 

Si  TOUS  tenez  votre  cruelle  résolution,  j'en 
mourrai;  ce  n'est  pas  le  pire;  mais  j'en  mourrai 
dans  la  douleur,  et  je  vous  prédis  que  vous  y 
aure;  du  regret.  J'attends  une  réponse,  je  -l'at- 
tends dans  les  plus  mortelles  inquiétudes  ;  mais 
je  connois  votre  ame  et  cela  me  rassure  :  si  vous 
pouvez  sentir  cqmbien  cette  réponse  m'est  né- 
cessaite ,  je  suis  très  sûr  que  je  l'aurai  prompte- 
ment. 

A  M.  D'IVERNOIS. 

Wootton,  le  la  décembre  1766. 

'  J'étois  extrêmement  en  peine  de  vous,  mon- 
sieur, quand  j'ai  reçu  votre  lettre  du  19  novem- 
bre, qui  m'a  tranquillisé  sur  votre  santé,  et  sur 
votre  amitié ,  mais  qui  m'a  donné  des  douleurs , 
dont  la  perte  de  votre  enfant ,  quelque  touché 
que  je  sois  de  tout  ce  qui  vous  afflige ,  n'est  pour- 


634  CORRESPONDANCE. 

tenl  pas  la  plus  vive.  Cette  vie,  moDsieùr,  Vest 
le  temps  ni  de  la  vérité ,  ni  de  la  justice  :  il  faut 
s  en  consoler  par  lattente  d'une  meilleure. 

Tout  bien  pesé ,  je  ne  suis  pas  fàcbé  que  vous 
n  ayez  pas  fait  cette  année  la  bonne  œuvre  que 
yous  vous  étiez  proposée  ;  mais  je  le  suis  beati*- 
coup  que  vous  m'ayez  laissé  dans  la  plus  parfaite 
kicertitude  sur  lavenir.  Il  mlmporteroit  de  sa-- 
voir  à  quoi  m'en  tenir  sur  ce  point.  Il  ne  s'agit 
que  d'un  oui  ou  d'un  non  de  votre  part^  que 
jlentendrai  sans  qu'il  soit  besoin  de  plus  grande 
explication. 

C'est  à  regret  que  je  vous  écris  si  rarement  et 
si  peu  :  ce  n'est  pas  faute  d'avoir  de  quoi  vous 
entretenir;  mais  il  faut  attendre  de  plus  sûres 
occasions.  Mes  respects  à  madame  d'Iverçois  ; 
j'embrasse  tendrement  tout  ce  qui  vous  est 
cher,  tous  ceux  qui  m'aiment,  et  sur-tout  votre 
associé. 

A  M.  DAVENPORT. 

32  décembre  1766. 

Quoique  jusqu'ici,  monsieur,  malgré  mes  sol- 
licitations et  mes  prières,  je  "n'aie  pu  obtenir  de 
vous  un  seul  mot  d'explication,  ni  de  réponse 
sur  les  choses  qu'il  m'importe  le  plus  de  savoir, 
mon  extrême  confiance  en  vous  m'a  fait  endurer 
patiemment  ce  silence ,  bien  que  très  extraordi* 
tiâire.  Mais,  monsieur,  il  est  temps  qu'il  cesse; 
et  vous  pouvez  juger  des  inquiétudes  dont  je  s^is 
dévoré,  vous  voyant  prêt  à  partir  pour  Londres 


ANNÉE    1766.  635 

dans  maccorder,  malgré  vos  promesses,  auctiù 
des  éclaircissements  que  je  vous  ai  demandés 
avec  tant  dlnstances.  Chacun  a  son -caractère; 
je  suis  ouvert  et  confiant  plus  qu'il  ne  ibudroit 
peut-être  :  je  ne  demande  pas  que  vous  le  soyez 
comme  moi;  mais  c est  aussi  pousser  trop  loin 
le  mystère,  que  de  refuser  constamment  de  me 
dire  sur  quel  pied  je  suis  dans  votre  maiaori ,  et 
si  jy  suis  de  trop  ou  non.  Considérez,  je  vous 
supplie,  ma  situation,  et  jugez  de  mes  embar- 
ras; quel  parti  puis-je  prendre,  si  vous  refusez 
de  me  parler?  Dois-je  rester  dans  votre  maison 
malgré  vous?  en  puis-je  sortir  sans  votre  assis- 
tance ?  Sans  amis ,  sans  connoissances,  enfoncé 
dans  un  pays  dont  j'ignore  la  langue ,  je  suis  en* 
tièrement  à  la  merci  de  vos  gens  :  c'est  à  votre 
invitation  que  j  y  suis  venu,  et  vous  m'avez  aidé 
à  y  venir;  il  convient,  ce  me  semble,  que  vous 
m  aidiez  de  même  à  en  partir,  si  j'y  suis  de  trop. 
Quand  j'y  resterôis,  il  faudroit  toujours,  malgré 
toutes  vos  répugnances ,  que  vous  eussiez  la  bon- 
té de  prendre  des  arrangements  qui  rendissent 
inon  séjour  chez  vous  moins  onéreux  pour  l'un 
et  pour  l'autre.  Les  honnêtes  gens  gagnent  tou- 
jours à  s'expliquer  et  s'entendre  entre  eux  :  si 
vous  entriez  avec  moi  dans  les  détails  dont  vous 
vous  fiez  à  vos  gens ,  vous  seriez  moins  trompé 
et  je  serois  mieux  traité ,  nous  y  trouverions  tous 
deux  notre  avantage  ;  vous  avez  trop  d'esprit 
pour  nef  pas  voir  qu'il  y  a  des  gens  à  qui  mon 
séjour  dans  votre  maison  déplatt  beaucoup,  et 


636  CORRESPONDANCE. 

qui  feront  de  leur  mieux  pour  me  le  rendre  dés- 
agréable. 

Que  si,  malgré  toutes  ces  raisons,  tous  conti- 
nuez à  garder  avec  moi  le  silence ,  cette  réponse 
alors  deviendra  très  claire ,  et  vous  ne  trouverez 
pas  mauvais  que ,  sans  m  obstiner  davantage  in- 
utilement y  je  pourvoie  à  ma  retraite  comme  je 
pourrai,  sans  vous  en  parler  davantage,  empor- 
tant un  souvenir  très  reconnoissant  de  Fhospita- 
lité  que  vous  m'avez  offerte,  mais  ne  pouvant 
me  dissimuler  les  cruels  embarras  où  je  me  suis 
mis  en  lacceptant. 

A  LORD  VICOMTE  DE  NUNCHAM, 

AVJOURD^HVI  COMTE  DE  HARGOURT. 

Wootton,  le  24  décembre  1766.  - 

Je  croirois,  milord ,  exéctiter  peu  honnêtement 
la  résolution  que  j  ai  prise  de  me  défaire  de  mes 
estampes  et  de  mes  livres ,  si  je  ne  vous  prioîs  de 
vouloir  bien  commencer  par  en  retirer  les  es-*^ 
tampes  dont  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  faire 
présent.  J  en  fais  assurément  tout  le  cas  possible, 
et  la  nécessité  de  ne  rien  laisser  sous  mes  yeux 
qui  me  rappelle  un  goût  auquel  je  veux  renon- 
cer pou  voit  seule  en  obtenir  le  sacrifice.  S'il  y  a 
dans  mon  petit  recueil,  soit  d estampes,  soit  de 
livres,  quelque  chose  qui  puisse  vous  convenir, 
je  vous  prie  de  me  faire  Fhonneur  de  lagréer, 
et  sur- tout  par  préférence  ce  qui  me  vient  de 
votre  digne  ami  M.  Watelet,  et  qui  ne  doit  pas- 


ANNÉE    1766.  *  637 

ser  qu'en  main  d  ami.  Enfin ,  milord  ,  si  vous 
êtes  à  portée  d'aider  au  débit  du  reste,  je  recon- 
noîtrai,  dans  cette  bonté,  les  soins  officieux 
dont  vous  m  avez  permis^  de  me  prévaloir.  C'est 
chez  M.  Davenport  que  vous  pourrez  visiter  le 
tout,  si  vous  voulez  bien  en  prendre  la  peine.  Il 
demeure  en  Piccaddily  à  côté  de  lord  Egremond. 
Recevez,'  milord^  je  vous  prie,  les  assurances  de 
ma  reconnoissance  et  de  mon  respect. 


FIN  DU  DIX-SEPTIÈME  VOLUME. 


•  . 


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