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TAYLOR
INSTITUTION
LIBRARY
STGILES- OXFORD
Veb. f-r.JUL. 33. 4Z^é
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'1
OEUVRES
DE
X J.ROUSSEAU.
TOME DIX-SEPTIÈME.
•»
DE L'IMPRIMEKIE DE P. DIDOT L'àlNÊ»
CHEYALlEa DE l'oBDRE ROTAL DE SAIITT-UIGHEL ^
iMPinavs DU &oi«
OEUVRES
DE
J. J. ROUSSEAU
CITOYEN DE GENÈVE.
NOUVELLE ÉDITION
ORNEE DE VINGT GRAVURES.
TOME DIX-SEPTIÈME.
A PARIS
CHEZ DETERVILLE, LIBRAIRE,
BCB BÀUTEFEVILLE, H* 8,
ET LEFÈVEE, RUE DE L'ÉPERON, N? C.
M D CGC XVII.
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MODERN LANGUAOM
f ACULTY LIBRARY
OXFORD.
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CORRESPONDAJSCE.
rw
«7-
CORRESPONDANCE.
A M. LE MARÉCHAL h^ LUXEMBOURG.
Motiers, le ao janvier 1763.
Vous Touleï, monsieur le maréchal, que je
vous décrive 1^ pays que j'habite. Mais comme tit
fedre? Je ne sais voir qu autant que je suis ému ;
les objets indifférents sopt nuls à mes yeux ; je
n ai éK Vattention qu à proportion de l'intérêt
qui Vcxcite : et quel intérêt puis-je prendre à ce
que je retrouve si loin de vous? Des arbres, des
rochers, des Biaisons, d^s hommes mêmes, sont
autant d'objets isolés dont chacun en particu*
lier donne peu d'émoAon à celui qui le regarde :
mais l'impression commune de tout cela ^ qui le
réunit en un seul tableau , dépend de l'état où
nous sommes en le contemplant. Ce tableaii,
quoique toujours le même, se peint d'autant de
manières qu'il y a de dispositions différentes
dans les cœurs des spectateurs; et ces diffé-
rences , qui font celles de nos jugements , n'ont
pas lieu seulement d'un spectateur à l'autre,
mais dans le même en différents temps. C'est
ce que j'éprouve bien sensiblement en revoyant
ce pays que j'ai tant aimé. J'y croy ois retrouver
ce q».mavoit charmé dans ma jeunesse : tout
est cbsaxQé} c'est un autre paysage, un autre air^^
•»
4 catKi^ç^a^&AiiÇB^
|iu autr4( çiâty d*autres hommes; et, ne voyanr
plus mes montagnons avec des yeux de vingt
9is , je les trouve beaucoup vieillis. On regrette
le bon temps d autrefois ; je le crois bien : noi^s
attribuons aux choses^ tout le changement qui
s est fait en nous, et lorsque le plaisir nous
quitte nous croyons qp il n est plus nulle part*
D'autres voient les choses comme nous les avons
vues y çt les verront comme i^ous If^fl^ vo^^Q^i
aujowd'h\ii- ^M Çf $ont des des^ip^i^mst que
vqu3 ^9 dewap^^z , uon de^ réflei^ipns ^ et le9
inien,nea mentraiuent ç<imm^ Jfxk vieux enfant
qui rçgrçtteepcore>e« anciens jei^ji^. Les di^çrs^^
iaipi:esS;i,Qi;^s que ce. yays a faites suf no^pi à àftSr
%ents. âges 9xç fpnt çoxiçlure qve qo^ i^liojds
89 r^pgrte^t topîftfffis p^vis ^ api^ qu a^3l cjbo-
sçs„ et qqe, cpjftime nç^\il ^^cJfWçiM l^^ pïl4» W
<pjie vfi»^^ ^f ^ton^ qi^iç ce fai, ç^tf, i^ faudrojit s^
voir cp;]?^<a^nt;çtoit ^^ç^ jl;flJilte^r du» \Qy«^
en. Içc^-iyai^^ , pftur juger dî? cçaeaJi)ij3Q ç^s pein-,
tures spijt ^u-^ç?^ ou ^jM^ ^ viîipi SÛç 09
prinjcipÇL n^^ vou^ étqs^ç^. pas dç voir, d^çv^njur
s^ridç çt fcpid apus ina pli*inç ^n piays^ }adÂ9 si
xerdoyaù^ , ai vivaçiA , % ifiam à bmmoi gué : vous
8;pQ,t,i^. trop aisémeip^t daii»% ç^ l^ttce eu quel
temp^. de ma vi|ç ft «n qu^Uç. saison» de l'année
elie a été éçritç.
Je s^is , nj^onsiçur le çiaréçh^l;, q^., jpour vous
parler d'au y^J^g^y il. mi ^^% f9â coimuencer
pajT you$. décrire %q}H^ 1^ Sim»^ , cpttun^si h po-
^it coin qi^e JL^haJ^itfr^vpiil^Miii d'ét^ circou^
Vcrit d'an si grand espacé. Il y a pdurâ'iit dè^
choses génëHBiiei qui ne éë disVhliéttt poinl, et
qu il faut savoir ponr juger dfeê objets particu-
liers. Pour connottre Motièrs , il fbut avoir qtièt-
4uè idée dti comté de Netichutel^ et pour cottv
^naître le comté de Neucbatèl, il faut en atôil* de
la Suisse entière. ^
Elle o&n à-peu-prèd par-tout lèft thènles a^
pect« , des kies , deé prë3 , des boid , deè tnbki^
tagnes; et tes Suisses ôm âtkssi tobà à-pèu-]^rèk
lés mêmes mœurs , mêlées die Fimitation dés a oh
ires peuples et de leur atitiq:ùe simplicité. Us ont
des manières de vivre qui he changent point ,
pBrceqn*èi4es tiennent pour ainsi dire au sol dû
climat , aux besoins divers , et qu en cela les ha^
bitants sont toujours forcés de se confol*iner à
ce que la nature des lieux leur pY*escrit. TeHe ^St,
par exemple, la distribution de l'ears habitatix^ns^
beaucoup moins réunies ékl viltes et en bôûrgs
qu^en France ^ mais éJ^aï-S^i et diè]pêrééés <;à et là
sur le telhrain avec beaucoup ^Ins d'égalité. Àin^i \
quoique la Suisse soh en jg^i^itéif^at jplûs peuplée i
pk*o^ortion que la France ^ glle à de ittôlhé ^Hû
0^3 vâles et de mofiiis grùs^inagéâ : en IrevAncM
^n y trouve par- t<^ut de« ttlâfe∋ te tillé^
couvre toute la pai^oisisé, et fa Vflite ë^étènd *U<^
tout U pays. La Snisse entière est ebteMë \jh\é
griande ville divisée en trëii^ quartier^, dotit lêà
uns sdnf sûr les vallées , d'autres Sur ïék cbtéayi^ ^
d'autres sur les montégoeè^. Genève , SàîA1>^6àl ;
lïetibhatel sont cotiitoe lis fetibourg^ : il f A de»
« •
• o
$ C0RRÉ8H:0NDÀNCÉ.
quartiers plus ou moins peuplés, mais toualé
sont assez pour marquer qu'on est toujours dans
la ville : seulement les maisons, ail lieu d'être
alignées, sont dispersées sans symétrie' et sans
ordre , comn^e on dit qu etoient celles de l'ail-
cienne Rome. On ne croit plus parcourir des
déserts quand on trouve des clochers parmi les
sapins, des trôupeauit sur des rochers, des ma-
nufactures dans dés précipices , des ateliers sur
des torrents. Ce mélangé bizarre a je ne sais quoi
daniiné, de vivant, qui respire la liberté, le
bien-être, et qui fera toujours du pays où il
se trouve un spectacle unique en son genre,
mais fait seulement pour des yeux qui isachent
voir. I •
Cette égale distribution vient du grand nom-
bre de petits états qui divisent les capitales, de
la rudesse du pays , qui rend lés ti^ansports dif-
ficiles ; et de la nature des productions , qui ,
consistant pour la plupart en pâturages, exige
que la consommation s'en fasse sur les lieux
mêmes , et tient; les hommes aussi dispersés que
. les bestiaux. Voilà Iç plus grand avantage de *la
Suisse I avantage que ses htibitaiits regardent
peut-être comme un malheui* , mais qu'elle tient
d'elle seule, que rie^i ne peut lui ôter, qui , mal-
gré'eux ^contient ou retarde le progrès du luxe
et des mauvaises mœurs , et qui réparera tou-
jours à la longue l'étonnante déperdition d'hom-
mes qu elle fait dans les pays étrangers. .
Voilà. le bien : voici le mal amené par ce bien
c •
ANNÉE 1763, 7
même. Quand lesiSuî'sses, qui jadia vivant ren-
ifermés daçs leurs montagnes se suffispient à eux-
mêmes^ ont commencé à communiquer avec
jd autres nations , ils ont pris goût à leur manière
de vivre, et ont voulu Timiter ; ils se sont aper-
çus que largent étoit une bonne chose, et ils
«it voulu en avoir ; sans productions et sans
dustrie pour lattirer, ils se sont mis en com-
merce eux-mêmes., ils se sont vendus en détail
aux puissances ; ils ont acquis par^là précisé-
ment assez d argent pour sentir quils étoient
pauvres ; les moyens de le faire circuler étant
presque impossibles dans un pays, qui ne pro--
duit rien .et qui nest pas maritime, cet argent
leur a porté de nouveaux besoins sans augmen-
ter leurs ressources. Ainsi leurs premières aliéna*
tions de troupes les ont forcés d en faire de plus
grandes et de continuer toujours. La vie étant
devenue plus dévorante, le tnême pays n a plus
pu nourrir la même quantité d'habitants. C'est
la raison de la dépopulation quon commence à
sentir dans toute la Suisse. Elle nourrissoit ses
nombreux habitants jquand ils ne sortoient pas
de chez eux^ à présent qu'il en sort la maitié, à
peine peut-elle nourrir Fautre.
Le piê est que de^ cette moitié qui sort il en
rentre ass^z pour corrompre tout ce quf reste
par Timitation des usages des autres pays ; et sur-
tout de la France , qui a plus de troupes suisses
qu aucune autre nation, Je dis corrompre ^ésm&
entrer dans la question si les mœurs françoises
ê COltAESPefIBAmCE, •
sont bonàea ou mauvaises en Franee, .pâvèe^
que cette question est hora de doute <[Uant à la
Suisse y et qu il n'est pas possible ^iie le» méipes
usages convieni^ent à des peuples qui^ n 'ayant
pas les mêmes ressources et ii'faabitant ni le
lïiême climat ni le mçme sol , seront toujours
forcés da yiyrfs différemment. ^
Le concours de ce^ deux cause| , Tune boâ^
#t latitre mauvaise y ^e fait sentir en toutes chù*
#es ; il rend raison de tout ce qu on reinç^rque da ,
particiilier dans les mœurs des Suisses, at si|iv
lout de ce contraste b^rre de recherche et d^
sim^plicitié qu on sent dans toi^tes leurs mfiniè^t
res. Us tournent à cantretsens tous les usages^
qu ils prennent , non pas faute d esprit , niais pai^
la fôi^ce des choses* £n transportant dans kur$
bois les usages des grandes villes, ils les appli^
quent de la façon la plus comique ; ils ne saveftf
ce que cest qu habits de campagne ; ils sont
parés dans leurs rochers comme il^ Tétqient à
Paris ; ils portent sous leurs sapina tous les pam^
pons dii Palais^royal , et j en pii vu revenir de faim
leurs foins en petite veiste ^ f^bala de mousse-^
]ine. Leur délicatesse a toujot^^ quelque chose^
de grossier, leur lu:(e a toujours quelque cihose^
de rude. Ils ont dès entremets , lôais ils mangent
du pa£Q noir; ils sènnsnt des vins ^t<ranget*s , ^
boivent dç la piquette; des rag^^ùtd fins açcoln-?
^ pagnent leur lard ranee et leurs ebôux ; ilis voua
affrironi ji d^eùiier du eaféét du frdâlôgé; %
/
ÀKNIÈË 1763; 9
goèter du thé atec do jambon ; les iemmes ont
de la dentelle et de fort gros linge , des robes d^
goût*ayec des bas de couleur : leurs Talets, bU
lematÎTemeiit laquai$ et bouvières, ontThabilf
de Urrée en servant à table, et mêlent rt)deur
du' fumier à celte des mets.
Comme on ne jouit du luiçe quen le mon-
trant , il a rendu leur société plus familièr% sans
leur ôter potirtant le goût de leurs demeures
isolées. Personne ici n*est surpris de me voir pas*^
«er l'hiver en- campagne; mille gens dû monde
en font tout jutant. On demeure donc toujours
séparés -, mais on sa rapproche par de longues et
fréquentes visites. Pour étaler sa parure et ses
meubles il fieiut attirer ses voisins et les aller voir,
et comme ces voisins sont %|t>nvent assez éloi-
gnés, ce sont des voyages continuels. Aussi ja-^
mais n^airjeTU de peuple «i allant que les Suisses ;
les Fran^ois^ n A approchent pas. Vous ne ren-*
contreasde toqt^ p^rt que Voitures ; il n y a pas
yne niaison quin^oit la sienne, et )es chevaiv^,
dom la Suisse abonde, ne sont rien moins quMm
litilesdans le pgys. Mais comme ces courses ont
couvent pour objet de$ visites de femmes , quand
on monfe à cheval , ce qui commence à devenii^
rare 9 on y monte en jolis bas blancs bien tirés,
et Ton fait à-peu-près pour courir la poste la
inénie toihetie que pour aller au bal. Aussi rien
n'est si brillant que les chemins de la Suisse; on
f reké(ïu%r^ êT (ofUt moment de petits messieurs
lO C01«1Ë6P^NDANGE.
et de 1)eUe8 dames; ou ny voit que bleu,, vert,
couleur de rose; on se croiroit au jajrdih du Lu-
xismbourg.
4 Un effet de. ce commerce est d avoir presque
été aux hommes le goût du vin ; et un effet cpn-
traire de cette vie ambulante est d'avoir cepen-
daôt rendu les cabarets fréquents et bons dans
toute* la Suisse. Je ne sais pas pourquoi Ton
vante tant ceux de France; ils napprocheiit sù-
reçnent pas de ceux-ci. Il est vrai qu'il y fait très
cher vivre ; mais cela est vrai aussi de la vie do-
mestique , et cela ne sauroit être aqtrejnent dans
un pays qtii produit peu de denrées, et où. l'ar-
gent ne laisse pas de circuler.
I^s trois seules marchandises qui leuren aient
fourni jusqu'ici sc^t les fromages, les chevaux,
et les hommes ; mais depuis l'introduction du
luxe, ce commerce ne Jeur suffit plus, et ils y
ont ajouté celui des manufactures dpnt ils sotit
redevables aux réfugiés françois : ressource qui
cependant a plus d'apparence que dé réalité ; car ,
comme la cherté des denrées augmente avec les
espèces, et que la culture de la terre se néglige
quand on gagne davantage à d'autres travaux ,
avec plus d'argent ils n'en sont pas plus riches ;
ce qui se voit par la comparaison avec les Suisses
catholiques , qui, n'ayant pas la même ressour-
ce, sont plus pauvrçs d'argent et ne vivent pa&
moins bien.
, Il est Fort singulier qu'un pays si rude et dont
Ic;^ habitants sont si enclins à sortir, leur inspire
' ANNÉE 1763. ' tl
'pourtant un amour si tendre, que le regret de
1 avoir quitté les y ramène presque tous à la fin ,
et que ce regret donne à ceux qui n y peuvent
revenir une maladie quelquefois miortdie, quih
appellent , je crois , le benwé. H y a dans la Suisse
un air célèbre appelé le ranz*-des-va(^es , que
les bergers sonnent sur leurs cornet» et dont ils
font retentir tous les coteaux du pays. Cet air
qui est peu de chose on lui-même , mais qui rap-
pelle aux Suisses ipiille idées relatives au pays
natal, leur fait verser des' torrents de larmes
quand ils lentendent en terrie étrangère. Il en a
même fait mourir de douleur un si grand nonv
bre, qu'il a été défendu p# ordonnance du roi
de jouerleranz-des-vaches dans leS' troupes suis-
ses. Mais , monsieur le maréchal ^ vous savez
peut-être tout eda mieux que nioi, et les té*
flexions que ce fait présente ne vous auront pas
échappé. Je ne puis m empêcher de remarquer
seulement que la France est assurément le meil-
leur pays du monde, Où toutes les commodités
et tous les agréments de Is^ vie concourent au
bien-être dés habitants. Cependant il n'y a ja-
mais eu , que je sache , de hemvé ni de ranz-des-
vaches qui fît pleurer et mourir de regret un
François en pays étranger ; et cette maladie di-
minue beaucoup chezîes Suisses depuis quon
vit plus agréablement dans leur pays.
Les Suisses en général sont justes, officieux,
charitables, amis solides, braves .s§ldats, et bons
citoyens «, mais, intrigants ', défiants , jaloux , €u^
13 C0fili«SPbi9I)ANCE.
rieux ,• ava^ea, et leur avarice contient phis leur
luie que ne fait leur simplicité. Ils sont ordinaî*-
remait graves et flegmatiques ^ mais ils sant fu*
riêux dans la colère^ et leup»jt>ié est une ivrefse.
Je n'ai rien vu dt si gai que leurs jeux. Il est éton^
jQànt que le peuple franco is danse tristement^
Janiguissamment , de mauvaise grâce ^ et cj[iie leb
dalieed suisses soient sautillantes et vives. ^ Lés,
hommes y montrent leur vigueur naturelle , et
tes filles y ont une légèi^eté ô|^armanie ;. on dii^oit
que la terre leur brûle les pieds.
Lès Suivies sont adroits et rudes dans les afw
{aires : les François qui les jugent groséiers âônt
bîeft moins déliés qffeux^ ils jugent jdé leur es«-
pHt prpr leur acceût. Là cour de Frailce a toU«>
j.ours voulil ieùr envoyer des gens fins y et seH
toujours trompée. A ce genre d^aserhne ils bat«»
tent eommonément les Fran<;oi$ : mais envàyeb-
leur des gend droits et fermes , vous ferez d'eux
ce que vous voudrez, car naturellement ils vou9
aiment. Le marquis de Bonnac , qui avoit taiit
desprit, mais qui jfasséit pour adroit, na rien
lait en Suisse; et jadis le maréclial de Baisscnh^
pierre y faisdit tout ee qu il voulbit , parceqo il
étoit franc, ou qui! passoit cHezeîixpourrétre;
lAf» Suisses négocieront toujours avec avantagé :,
è moins qu'ils né soiest vcaidus par kiurs nia^^*
gistrats , attendu qu'ils peuvent nâdéux se passer
d'argent que les puissances ne peuvent se passer
d'hommes ; ç^, pour votre Ué, quand ils voù^»
^ont il» s'en awoiit jpas besoin. Il faut avpiiér
ausM qye^ ^^ilsfoni bien leurs traités^ ils leéf exé*"
cuteat encore mieux : fidélité qWoa pe se pique
pas de leur rendre.
Je ne vous dirai rien , monsietir le maréchal ,
de kur gouvernement et de leur politique , par«
ceque cela me méneroit trop loin , et que je ne
veux vous parler que de ce que j'ai vu. Quant ai^
comté de ^eucbatel où j'habite, vous savez qu il
appartient au Voi de Prusse. Cette petite princi*'
pauté, apr^s avoir été démembrée du royaume
de Bourgogne et passé successivement dans les
liaisons de Qiàlons, d^Hochberg, et de Lon-
gueville^ tomba enfin, en 4707, dans celle de
SraAdebour^; par la décision des états du pays^
^ugea naturels des droits des prétendants. Je
V^'entrerai poin^ dans Texamen des raisons sur
lesquelles le roi de JPrusse lut préféré au prince
de Conti ^ ni des influences que purent avoir
d autres puis^iamces dans cette affaire ; je me con-
tenterai de remarquer que , dans là concurrence
entre ces deux princes, cetoit un honneur qui
Ite pouv<^t manquer au^ Neuchatelois d appar-»
tiOiftir un jonr à lui gra^nd^ capitaine. Au reste , ils
ont conservé sous leurs souverains à'-peu^près
\k mepie liberté qu ont les autres Suisses : mais
peuVetre eu spnt-ils plus redevables à leur posi-«
iioi^ qu à leur habileté ; car je les retrouve bien
remi^nts^ pour des gens sages.
Tout ce que je viens de remarquer des Suisses^^
on général y caractérise encore plus fortement
ce peuple-^ci } et le contraste du naturel et de Tir
l4 CORRESPONDANCE.
mitation s'y fait encore .mieux sentir, avçc cette-
différence poui^ant que le naturel a moins d'é-.
toffe , et qu'à quelque petit coin près la dorure
couvre tout le fond. Le pays, si Ton excepte la
ville et les bords du lac, est aussi rude que le*
reste de la Suisse : la, vie y est. aussi rustique ; et
|es habitants, accoutumés à vivre sous des prin«
ces, s'y sont encore plus afifei^tionnés aux gran-
des manières; de^sorte qu'o» trouve icidu jar^
gon , des airs , dan^ t*e^s les états ; de beaux par-
leurs labourauif les champs, et des courtisans-
en souq[uenille. Aussi dppelle-t-Qûles Neucha-
telois les Gascons d& la Suisse. Ils ont de l'esprit,
et ils se piquent de vivacité; ils lisent , et la.lec-^
ture leur profite : les paysans mémespsont in-,
struits; ils ont presque tous un petit recueil de
livres choisis qu'ils appellent leur bibliothèque;
ils sont même assez au courant .pour les nou-
veautés; ils font valoir tout cela dans la conver-
sation d'une manière qui n'est point, gauche , et
ils ont presque le ton du jour comme s'ils vi-
voient à Paris. Il y a quelque temps qu'en me
promenant je m'arrêtai devant une maison où
des filles faisoient de la dentelle ; la mère ber-.
çpit un petit enfant , et je la regardois faire quand
^e vis sortir de la cabane un gros paysan , qui^,
m'al^rdant d'un air aisé , me dit : F'ous voyez
qtion ne suit pas trop bien vos préceptes; mais nos.
femmes tiennent autant aux vieux préjugés quel-
les aiment les nouvelles modes. Je tombois desi
■
polis pàrceqU'ils &ont façonnier», et gais parcie'«
qu'ils sont turbulents. Je crois qu il n y a que les
Chinois au monde qui puissetit rem|>orter sur
eux à faire dçs cOmpliiiients. Arrivez*TOUS fati^^
gué, pressé, ci'importe, il fkut d abord prêter le
flanc à laldn^ue bordée; tant que la marine est
tnontée elle jeue , et elle se remonta toujours à
chaque arriva nL La politesse françoise est de
mettre les gens à leur aise, et même de s y inet-fe
tre.au^i : la politesse neuchateloise est de gên^
et soi-même et les autres. Ils ne cotisultent j^^
mais ce qtij toUs convient» mais ce qui peut étà'^
1er leur prétendu savoir-vivre. Leurs offres exa«
gérécis ne tentent point; elles ont toujours je ne
sais^quel air de formule, je ne sais quoi de seij
et d apprêté qui VQUS invite au refus. Ils sont
pourtant obligeants , officieux, hospitaliers très
réfdlement, sur-tout pour les gens de qualité :
on est toujours sûr detre accjaeilli d*e«x en se
donnant pour marquis ou comte ; et comme une
ressouirce aussi fadk ne manque pas aua; aven*^
turiers, ils en ont souvent dans leur vilk, qui
;^ur Vordinaire y sont très fêtés : un sim|^
honnête homme avec des malheurs et des ver^
tus ne le seroit pas de même ; on peut y porteiî
tmgrandxfomsans mérite, mais non pas un grand
mérite sans nom. Du reste, ceux qui servent une
fois ils les servent bien« Ils sont fidèles à leurs
promesses, et n'abandonnent pas aisément leurs
protégés, tl se peut même quils soient aimants
et sensibles; mais rien nest plus éloigné dutoK
Année 1763. t-j
an sentiâièïit que celm qu ils prennent; tout ce
quils foat par humanité semble être fait par
ostentation , et leur vaoité cache lenr bon cœur ^
Cette vspiité est leur vice dominant ; elle perce
par-tout, et d autant plus aisément quelle est
maladroite. Us se croient tous gentilshommes ^
quoique leurs souverains ne fussent que desgen^
lilshon^mes etix-mêmes. ils aiment la chasse ,
moins par goût que parceque c est un amuse-^
ment noble. Enfin jamais on ne vit des bopr-«
geois si pleins de leur naissance : ils ne la van-
tent pourtant pas, Inais on voit quils s en oc-»
cupent ; ils nen sont pas fiers , ils n en sont qu'en-*
tétés.
Au défaut de dignités et de titres de noblesse
ils ont des titres militaires ou municipaux en telle
abondance , qu il y a plus de gens titrés que de
gens qui ne le sont pas« C est monsieur le colo-^
nel , monsieur le iftajor, monsieur le capitaine,
monsieur le lieutenant, monsieur le conseiller,
iiftonsieur le châtelain , monsieur le maire , mon*
sieur le justicier, monsieur le professeur, mon-
sieur le docteur , m^onsieur Fancien : si j avois pu
reprendre ici mon ancien métier , je ne doute pas
que je n'y fusse monsieur le copiste. Les femmes
portent aussi les titres de leurs maris ; madame
la conseillère , madame la ministre : j ai pour
vcûsine madame la major ; et comme on n y
Romnoie les gens que par leurs titres , on est em-
barrassé comment dire aux gens qui n'ont que
leur nom , c'est comme s'ils n'en ayoient point.
! »7'
l;8 CORUBSPONPiNCE.
Le sexe u y est pas beau ; on dit qu il a d^gé^
néré. Les filles ont beaucoup de liberté et en font
usagé. Elles se rassemblent souvent en société ,
eu Ion joue , où Ton goûte, où Ton babille , et où
Ton attire tant qu on peut les jeunes gens ; mais
par malheur ils sont rares, et il faut se les arra-^
cher. Les femmes vivent assez sagement : il y
a dans le pays d assez bons ménages, et il y en
auroit bien davantage si cétoit un air de bien
vivreavec son mari. Du reste, vivant beaucoup
en campagne , lisant moins çc avec moins de
fruit que les hommes, elles n ont pas Fesprit fort
orné ; et ^, dams le désoeuvrement de leur vie , elles
n ont d'autre ressource que de faire de la dentelle,
d-épier curieusement les affaires des autres , de
médire, et de jouer. Il y en a pourtant de fort ai-
mables ; mais en général on ne trouve pas dans
leur entretien ce ton que la décence et rhonnê-
teté même rendent séducteifr , ce ton que les
Françoises savent si bien prendre ^uand elles
veulent , qui montre du sentiment^ de lame ^ et
qui promet des héroïnes de roman. La conver^
sation des Neuchateloises est aride ou badine ; elle
tarit sitôt qu on ne plaisante pas. Les deux sexes
9e manquent pas de bon naturel ; et je crois que
ce n est pas un peuple sans mœurs , mais cest un
peuple sans principes , et le mot de vertu y est
aussi étranger ou aussi ridicule qu en Italie. La
religion dont ils se piquent sert plutôt à les ren-
dre hargneux que bons. Guidés par leur clergé^
tis épilogueront sur le dogme j mais pour la mo-
ANNÉE 1763, I9
fale, ils ne savent ce que c'est; car quoiqu'ils
))arlent beaucoup de charité , celle qu'ils ont
ti est assurément pas l'amour du prochain , c'est
seulemçnt l^fFectation de donner l'auméne. Un
chrétien pour eux est un homme qui va au pré-
t)fae tous les dimanches ; quoi qu'il fasse dans
i'intervaHe, il n'importe pas. Leurs ministres, qui
se sont acquis un ^and crédit sûr le peuple tandis
que leurs princes étoîent catholiques, voudroient
conserver ce crédit en se mêlant de tout , «n chi-
tanant surlout , en étendant à tout la juridiction
de l'église : ils ne voient pas que leur temps est
passé. Cependant ils viennent encore d'exciter
dans l'état unefermentation qui achèvera de les
perdre. L'importante affaire dont il s'agissoit
étoit de savoir si les peines des damnés étoient
éternelles. Vous auriez peine à croire avec quelle
chaleur cette dispute a été agitée ; celle du jan-
sénisme en France n'en a pas approché. Tous les
corps assemblés , les peuples prêts à prendre
les armes, nxinistres destitués, magistrats inter-
dits ; tout marquoit les approches d'une guerre
civile ; et cette affaire n'est pas tellement finie
qu'elle ne puisse laisser de longs souvenirs.
Quand ils se seroient tous arrangés pour aller en
enfer , ils n'auroient pas plus de souci de ce qui
s'y passe.
Voilà les principales remarques que j'ai faites
jusqu'ici sur les gens du pays oii je suis. Elles
voijs paréitroient peut-être un peu dures pour
un homme qui parle de ses hôtes, si je vous lais-
U0 GOAR^SPONDAHGE.
sois ignorer que je ne leur suis redevable d*attr
cune hospitalité. Ce n est point ^ messieurs d^
Neuckatel que je suis venu dèonander un asile
quils ne mauroient sûrement pas accordé y
c'est à milord-maréchal , et je ne suis ici que
chez le roi de Prusse. Au contraire , à mon arrb-
vée sur les terres de la principauté , le magistrat
de la ville de Neuchatel s est , pour tout accueil ,
dépêché de défendre mon livre sans le connoi***
tre ; la classe des ministres Fa déféré de même
au conseil detat: on na jamais vu de gens plus
pressés d'imiter les sottises de leurs voisins. Sans
la protection déclarée de milord-maréchal, on
ne meut sûrement point laissé en paix dans ce
village. Tant de bandits se réfugient dans le
pays , que ceux qui le gouvernent ne savent pas
distinguer des malfaiteurs poursuivis les inno-
cents opprimés , ou se mettent peu en peine
den faire la différence. La maison que j'habite
appartient à une nièce de mon vieux ami M. Ro«
guin. Ainsi , loin davoir nulle obligation à
messieurs de Neuchatel , je n ai qu a m'en plain-
dre. D'ailleurs je n'ai pas mis le pied dans leur
ville, ils me sont étrangers à tous égards ; je ne
leur dois que justice en parlant d eux , et je la
leur rends.
Je la rends de meilleur cœur encore à ceux
d'entre eux qui m'ont comblé de caresses , d'of-
fres , de politesses de toute espèce. Flatté de leur
estime et touché de leurs bontés, je^me fjrai
toujours un devoir et un plaisir.de leur marquer
• ANNÉE 1763. ai
mon attachement et ma reconSoissance ; mais
I accueil qu'ils m^otit fait n*a rien de' commun
avec le gouvernement neucfaatelois , qui m'en
eût fait un bien différent s'il en eût été le maître.
Je dôi^ dire encore que ^ si la mauvaise volonté
du corps des ministres n'est pas douteuse , ]uil^
beaucoup à me louer en particulier de celui donit
j'habite lei paroisse. Il me -vint voir à moniarri^
Vée, il me fit mille offres de services qui n etoient
point vaines , comme il me Ta prouvé dans une
occasion essentielle où il s'est exposé à la mau-^
vaise humeur de plusd'ub de ses confrères , pour
s'être montré vi*ai pasteur envers moi. Je m'atten-»
dois d'autant moins de sa part à cette justice qu'il
âvoit joué dans ks précédentes brouilleries un
rôle qui n'annonçoit pas uu ministre tolérant.
C'est au surplus un homme assez gai dans la so-»
ciété , qui ne manque pas d'esprit , qui fait quel-
quefois d'assez bons^ermons , et souvent de fort
bons contes.
Je «n'aperçois que cette lettre est un livre ^ et
je n'en suis encore qu'à la moitié de ma relation.
Je vais , monsieur le maréchal , vous laisser re*»
prendre baleine , dt mettre le second tome à une
autre fois;(i).
(t) Pour apprécier les divers jugements portés dans
cette lettre , le lecteur voudra bien faire attention à Té-
po^ue de sa date et au lieu c^u'habitoit Fauteur.
^2 dORBESPOKDANCf.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEM60CRG.
/ Motiers, le 38 janvier 1763.
n faut , monsieur le maréchal , aveir du cou-
lage pour*décrire en cette saison le lieu que j ha-
bite. Des cascades , des glaces , des fochers tius ^
des «lopins noirs couverts de neige y sont les ob-
jjets dont je suis entouré ; et à Timage de l'hiver
le pays ajoutant Taspect de Taridité ne promet^
à le voir , qu'une description fort triste. Aussi
a-t^il l'air asisez nu en toute saison ^ mais il est
presque effrayant dans celle-ci II faut donc voua
le représenter comme jej'ai trouvé en y arrivant^
et non comme je le >ois aujourd'hui^ sans quoi
l'intérêt que vous prenez à moi m'eaipêcheroit
de vous en rien dire.
Figurez-vous donc un vallon d une bonne de-«
mi-lieue de lairge et d'environ deux lieues de long,
au milieu duquel passe une petite rivière appelée
laBeuse, dans la direction du nord-ouest au sud-
est. Ce vallon , formé par deux chaînes de mon-
tagnes qui sont des^branches du Mont-Jura et qui,
se resserrent par les deux bouts , reste pourtant
assez ouvert pour laisser voir au loin ses prolon-
gements , lesquels divisés en rameaux par les bras
des montagnes oiFfrent plusieurs belles perspec-
tives. Ce vallon, appelé le Val -de-Travers, du
nom d un village qui est à son extrémité orien-
tale, est garni de quatre ou cinq autres villages
à peu de distance les uns des autres : celui de
' ANNÉE 1763. 23
Motîers, qui fotme le milieu, est domibé par un*
Tieuïchàteau désert^ dont le voisinage et lasitu a*
tion solitaire et sauvage m'attirent souvent dans
mes promenades du matin, d-antant plus que
je puis sortir de ce cèté par une porte de derrière
s^ns passer par la rue ni devant aucune maisoi^
On dit que les bois et les rochers qui environ*
nent ce château sont fort remplis de vipères ; ce-*
pendant , ayant beaucoup parcouru tous les en*
viron^et m'étant assis- à toutea sortes de places^
je n'en ai point vu jusqu'ici.
Outre ces villages on vok vers le bas des mon-
tagnes plusieurs maisons éparses ; qu'on appelle
des prises , dans lesquelles on tient des bestiaux
et dont plusieurs sont habitées par les proprié-
taires ^ la plupart paysans. Il y en a une entre
autres à nii*c6te nord, par conséquent exposée
au midi , sur uneterrasse naturelle , dans la plus *
admirable position que j'aie jamais vue , et dont
le difficile accès m'eût rendu l'habitation très
commode. J'en fus si tenté, que dès la première
fois je n^'étoîs presque arrangé avec le proprié-
taire pour y loger ^ mais on n^'â depuis tant dit
de mal de cet homme, qu'aimant encore mieux
la paix et la sûreté qu'une demeure agréable^ j'ai
pris le parti de rester où je suis« La maison que
j'occupe est dan&un^ moins belle position, mais
elle est grande , assez commode ; elle a une ga-
lerie extérieure où je me pïroméne dans les mau-
vais temps , et , ce qui vaut mieux que tout le
re&te ^ c est un asile offert par lanxitié.
•X
©4 CORRESPONDAHCE,
La Reuse a sa source au-dessus 4'qn village ap^
pelé SamtrSulpice, à rextréipaiië occicleatale du
vallon ; elle ^^ sort au village de Trav^^rs » à l'awtrf
extrémité ^ où elle commence ^ se creuser un lit,
qui devient bientôt précipice , et la^condiiit enfiii
^ans le lac de Neuchatel. Cette Reuse est une
très jolie rivière, daire et brillante comme de
Fargent , où les |;ruites ont bien de la peine à m
cacher dans des toiiffes d'heï'b^s* On la voit sort
tir tout d'un coup de terre àsa source ^ noivpoint
en petite fontaine ouruisseau, mais toulfi grande
et déjà rivière , comme la fontaine de Vaucluse,
en bouillonnant à travers les rochers. Comme
luette source est fort enfoncée dans les roches es-
carpées d'une montagne , on y -esl; toujours à
l'ombre ;.et la fraîcheur continuelle , le bruit, les
phutes, le cours de leau , m attirant leté à tra-«-
'vers ces roches brûlantes, me font souvent
mettre en nage pour aller chercher le frais près
de ce murmure, ou plutôt près de oe fracas, plus
flatteur à n^on oreille que celui de la rife Saint-ir
Martin,
L'élévation dés montagnes qui forment le val-
lon n'est pas excessive, mais le vallon même est
mctntagne , étant fort élevé au-dessus du lac ; et
le lac, ainsi que le sol d^ toute la Suisse, est en«-
core extrêmement élevé sur les pays de plaines,
élevés à leur tour au-dessus du niveau de la mer.
On peut juger sensiblement de la pente totale
par le long et rapide cours des rivières , qui , de$
montagnes de Suisse, vont se rendre les unes
• ÀKNÉÊ 1763. 25
dans la Méditerranée et les antres dans FOçéan,
jA^insi, quoique la Reuse traversant ie vallon soit
sujette à de fi*équei|ts débordements , qui font
des bords de son iit une espèce de marais, on
hY sent point 1« marécage , Fair ny est point
htmtide et malsain , }a vivacité qu il tire de son
élévation Tempéchant de rester iong-temps cfaar^
gé de vapeurs grossières ; les brouillards , assez
fi'équents i«s matins , cèdent pour Fordinaire à^
Faction du soleil à mesure qu'il s'élève.
Comme entre les montagnes et les vallées I9
vue est toujours réciproque, celle dont je jouis
éci dans un fond n'est pas moins vaste que celle
<}ue j'avois sur les hauteurs de Montmorency,
^ mais elle est d'un autre genre ; elle ne flatte pas ,
f elle frap^^e ; elle est plus sauvage que riante ; Fart
n'y étale pas ses beautés, mais la majesté de la
nature en impose; et, quoique le parc de Vejp^^
'? sailles soit plus grand que ce vallon , il ne pâr^U
jtroit qu'un colifichet en sortant d'ici. Au pre-^
mier coupHol'oeil , le spectacle , tout grand qu'il
est\ semble un peu nu; on voit très peu d'arbres
dans* la vallée ; ils y viennent mal , et ne donnent
presque aucun fruit ; l'escarpement des monta*
gnes, étant très rapide, montre en divers en^
droits le gris des rochers ; le noir des sapins
coupe ce gris d'une nuance qui n'est pas riante,
et ces sapins si grankls , si beaux quand on est
dessous, ne paroisèenr au loin que des arbrîsw
seaux , ne promettent ni Fasilej'ni l'ombre qu'ils
jionnent ; le fond du valloA^presqne au niveç^ii
25 CORBBSPONDiLNGEr.
de la rivière, semble n ofïrir à ses deux, bords;
qu un large marais où Ton ne sauroit marcher;
la réverbération des rochers n annonce pas dans
fin lieu sans arbres une promenade bien fraîche
quand lesoleil luit ; sitôt qu il se couche^ il laisse
à peine un crépuscule, et la hauteur des monts,
interceptant toute la lumière, fait passer pres-
que à Finstant du jour à la nuit.
Mais , si la première impression de tout cela
n est pas agréable, elle change insensiblement
par un examen plus détaillé; et,, dans un pays
où Ton croyoit avoir tout vu du premier coup-
d'œil , on se trouve avec surprise environné d'ob-
jets chaque jour plus intéressants. Si la prome*
nade de la vallée est un peu uniforme, elle est
en revanche extrêmement commode ; tout y est
du niveau le plus perfait, les chemins y sont
«mis comme des allées de jardin ; les bords de la
rivière offrent par places de larges pelouses d'un
plu« beau vert que les gazons du Palais-Royal ,
et. Ton s'y promène ayec délices le long de cette
belle eau , qui dans le vallon prend un cours pai-
sible en quittant ses cailloux et ses rochers qu'elle
retrouve au sortir du Val-de-Travers. On a pro-
posé de planter ses bords de saules et de peu-
pliers, pour donner, durant la chaleur du jour^
de l'ombre au bétail désolé par les mouches. Si
jamais ce projet s'exécute , les bords de la Beusa
deviendront aussi charmants que ceux du Li^
gnon , et il ne leur manquera plus que des As?»^
trées , des Silyandres , et un d'Urfé^
* ANNÉB 1763, 27
Comme la direction du vallon coupe oblique-
ment le cours du soleil , la hauteur des monts
jette toujours de l'ombre par quelque côté sur
la plaine, de sorte quen dirigeant ses prome-
nades , et choisissant ses heures , on peut aisé*
ment faire à 1 abri du soleil tout le tour du val-
lon. D^ailleurs, ces mêmes montagnes, intercep-
tant ses rayons, font qu il se lève tard et se couche
de bonne heure , en sorte qu'on n'en est pas long-
temps brûlé. Nous avons presque ici la def de
l'énigme du ciel de trois aunes, et il est certain
que les maisons qui sont près de la source de la
Reuse n'ont pas trois heures de soleil même en
été.
Lorsqu'on quitte le bas du vallon pour se pro-
mener à mi-c6te, comme nous fîmes une fois,
monsieur le maréchal , le long des Champeaux ,
du côté d'Andilly, on n'a pas une promenade
aussi commode ; mais cet agrément est bien
compensé par la variété des sites et des points
de vue, par les découvertes que l'on fait sans
cesse autour de soi, par les jolis réduits qu'on
trouve dans les gorges des montagnes , où le
cours des torrents qui descendent dans la vallée, -
les hêtres qui les ombragent , les coteaux qui les
entourent , ofïrent des asiles verdoyants et frais
quand on suffoque à découvert. Ces réduits , ces
petits vallons, ne s'aperçoivent pas tant qu'oia
regarde au loin les montagnes; et cela joint à
l'agrément du lieu celui de la surprise , lorsqu'on
vient tout d'un coup à les découvrir. Combien .
s8 CORRESPOND^iNCE.
de fois je me suis figuré, vous silivatit à la pro-
menade et tournaût autour d'un rocher aride,
vous voir surpris et charmé de retrouver des
bosquets pour les dryades , pu vous n aurieï; cru
trouver que des antres et des ours !
Tout le pays est plein de curiosités naturelles
quon ne découvre que peu-à-peu, et qui, par
ces découvertes successives , lui donnent chaque
jour lattrait de la nouveauté. La botanique of«*
fre ici ses trésors à qui sauroit les connoître; et
souvent, en voyant autour de moi cette profti^
sion de plantes rares , je les foule à regret sous
le pied d un ignorant. Il est pourtant nécessaire
d'en connpître une pour se garantir de ses ter^
ribles effets ; c'est le napel. Vous voyez une très
belle plante haute de trois pieds , garnie de jolies
fleurs bleues , qui vous donnent envie de la cueil*
Uï; mais, à peine Va-t-oa gardée quelques mi-*
nutes, qu'on se sent saisi de maux de têt^, de
vertiges, d'évanouissements, et Ton périroit si
l'on ne jetoit promptement ce funeste bouquet.
Cette plante a souvent cause des accidents à des
enfants et à d'autres gens qui ignoroieut sa per*
ificjeu«e vertu. Pour les bestiaux, ils n'en appro-
cheiit janit&is, et ne broutent pas même l'herbe
qui l'entoure. Les faucheurs l'extirpent autant
qmils:pieuvent ; quoi qu'on fasse, l'espèce en reste,
et je ne laisse pas d'en voir beaucoup ep mp
prbmena&t sur les montagnes ; mais on l'a dé^
fruité à-peu-près dans le «vallon.
A une petite lieuéde Motiers , dans la seigneui»
ANNÉfi 1763. 2g
rîe de Travers, est une mine d asphalte, qu'on
dit qui s étend sous tout le pays : les habitants
lui attribuent modestement la g^aieté dont ils se
vantent, et quils prétendent se transmettre
nifème à leurs bestiaux* Voilà sans doute une
belle vertu de ce minéral ; mais, pour en pouvoir
sentir^fefificace , il ne faut pas avoir quitté le
efaâteau de Montmorency. Quoi qu i}en soit des
merveilles quils disent de leur asphalte, jaî
donné au seigneur de Travers un moyen sur
d'en tirer la médecine universelle; c e§t de foire
Une bonne pension à Lorry ou à Bordeu.
Au-dessus de ce même village de Tra#?rs, il
se (ît il y a deux ans un avalanche considérable,
et de la façon du monde la plus singulière. Un
homme qui habite au pied de la montagne
avoit son champ devant sa fenêtre , entre la
montagne et sa maison. Un matin, qui suivit
une nuit d'orage, il fut bien surpris, en ouvrant
sa fenêtre, de trouver un bois à la place de son
champ ; le terrain , s'éboulant tout d'une pièce ,
avoit recouvert son champ des arbres d'un bois
qui étoit au-dessus ; et cela , dit-on , fait entra les
deux propriétaires le sujet d'un procès qui pour-
voit trouver place dauè le recueil de Pitaval.
L'espace que l'avalanche a mis à nu est fort
grand et paroit de loin; mais il faut en appro-
cher pour juger de la force de Féboulement, de
Vétendue du creux, et de la grandeur des ro-
chers qui ont été transportés. Ce fait récent et
certain reijd croyable ce que dit Pline d'une
3o CORRESPONDANCE.
\igne qm avoit été aÎDsi transportée d'un côté
du chemin à lautre. Mais rapprochons-nous de
mon habitation. /
J'ai vis^-vis de mies fenêtres une superbe cas-
cade , qui ^ du haut dç la montagne^ tombe par
l'escarpement d'un rocljer dans le vallon, avec
un bruit qui se fait entendre au loin, sur-tout
quand les eaux sont grandes. Cette cascade est
très en vue^ mais ce qui ne l'est pas de même ,
est une grotte à côté de son bassin , de laquelle
l'entrée est difficile, mais qu'on trouve au-de-
dans assez espacée^ éclairée par une fenêtre na-
turell^n cintrée en tiers-point , et décorée d'un
ordre d'architecture qui n'est ni toscan , ni do^
rique, mais l'ordre de la nature qui sait mettre
des proportions et de l'harmonie dans ^es ou-
vrages les moins réguliers. Instruit de la situa-'
tion.-de cette grotte , je m'y rendis seul l'été der-»
nier pour la contempler à mon aise. L'extrême
sécheresse me donna la facilité d'y entrer par
une ouverture enfoncée et très surbaissée, en
me traînant sur le ventre, car la fenêtre est trop
haute pour qu'on puisse y passer sans échelle.
Quand je fus au-dedans, je m'assis sur une
pierre , et je me mis à contempler avec ravis--
sèment cette superbe salle dont les ornements
sont des quartiers de roche diversement situés ,
et formant la décoration la plus riche que j'aie
jamais vue , si du moins on peut appeler ainsi
celle qui montre la plus giiande puissance, celle
qui attache et intéresse, celle qui fait penser, qui
ANNÉE 1763. 3l
^lëv^ Tame, ceile qui force rhomfxie à oublier
sa petitesse pour ne penser qu'aux œuvres de la
nature. Des divers rochers qui meublent cette
caverne, les uns détachés et tombés de la voûte,
les atitresencore pendants et diversement situés»
marquent tous dans cette mine naturelle lefifet
de quelque explosion terrible dont la cause pa«
roit difficile à imaginer^ car même un tremble-
ment de terre ou un volcan n expliqueroit pas
cela d'une manière satisfaisante. Dans le fond
de la grotte^ qui va en s élevant de même que sa
voûte, on monte sur une espèce d*estrade , et de
là , par une pente assez roide , sur un rocher qui
mène de biais à un enfoncement très obscur par
où Ion pénétre sous la montagne. Je n ai point
été jusque-là, ayant trouvé devant moi un trou
large et profond qu'on ne sauroit franchir qu'a-
vec une planche. D'ailleurs, vers le haut de cet
epfoncemént , et presque à l'entrée de la galerie
souterraine , est un quartier de. rocher très im-
posant ; car , suspendu presque en l'air , il porte
à faux par un de ses angles , et penche tellement^
en avant qu'il semble se détacher et partir pour
écraser le spectateur. Je ne dcAite pas cependant
qu'il ne soit dans cette situation depuis bien des
siècles , et qu il n'y reste encore plus long-temps :
mais ces sortes d'équilibres , auxquels les yeu^
ne sont pas faits, ne laissent pas de causer quel-,
que inquiétude , et quoiqu'il fallût peut-être des
forces immenses pour ébranler ce rocher qui:
paroit si prêt h tomber, je craindrois d'y tou-
\
32 COURÉSPOISDANCÈ.
cher du bout du doigt , et ne voudrois pas pïuâ
tester dans la direction de sa chute que sous le-*
pée de Damoclès^
La galerie souterraine ^ à laquelle cette grottd
sert de vestibule, ne continue pas daller en
uiontaat ; mais elle prend sa pente un peu vers
le bas, et suit la niième inclinaison dans tout
1 espace qu on a jusqu'ici parcouru. Des curieuî^
s y sont engagés à diverses fois avec dés doraes"*
tiques , des ftanibeaux et tous les secours néeels*^
saires; mais il faut du courage pour pénétrer
loin dans cet effroyable lieu, et de la vigueur
pour ne pas ay trouver mal. On est allé jusqu a
près de demi-lieue en ouvrant le passage où il
est trop étroit, et sondant avec précaution le»
gouffres et fondrières qui sont à droite et à
gauche : notais on pvétend , dans le pays , qu on
peut aller par le mênoje souterrain à plus de
deux lieues jusqu a lautre côté de ^a montagne ,
où Ton dit qu il aboutit du coté du lac, non loin
de lembouchure de la Reuse.
Au*dessous du bassin de la même cascade est
une autre grotte plus petite , dont Fabord est
embarrassé de plusieurs grands cailloux et quar.
tiers de roche qui paroissent avoir été entraînés
là par les eaux. Cette grotte-ci n étant pas si
prajticable que Fautre , n'a pas de même tenté
]es curieux. Le jour que j en examinai Fou*
\:erture il faisoit une chaleur insupportable; ce-
pendant il en sortoit un vent &i vif et si froid ,
que je nosai rester long*temps à Feutrée, et
(
l
ANNÉE 1763. 33
toutes les fois que j y suis retourné j'ai toujours
^Dti le même vent; ce qui me fait juger quelle
a une communication plus immédiate et moins
embarrassée que Tautre.
A louest de la vallée , une montagne la sépare
en deux branches , lune fort étroite , où sont le
village de Saint-Sulpice, la source de la Reuse»
et le chemin de Pontarlier. Sur ce chemin , fou
voit encore une grosse chajine y scellée dans le
rocher, et mise là jadiis par les âWîsses pour
fermer de ce côté-là le passage aux Bourgui-
gnons.
L autre branche, plus large , et à gauche de la
' première, mène par le village de Butte à un
pays perdu appelé la Côte aux Fées y qu'on
aperçoit de loin parcequil va en montant. Ce
pays n étant sur aucun chemin , passe pour très
s^u wge • et en quelque, sorte ^pour le bout du
monde. Aussi pi:*étend-on que c etoit autrefois
le séj our des fées , et le noni lui en est resté :
on y voit encore leur.salle d'assemblée dans une
troisième caverne qui porte aussi leur nom , et
qui n est pas pi oins curieuse que les précéden-
tes, Jç n'ai pas vu cette grotte aux Fées', parce-
qu'elle est assez loin d'ici ; mais on dit qu'elle
.étoit superbement ornée, et l'on y voyoit en-
core il n'y «a pas long-temps un trône et des
sièges très bien taillés dans le roc. Tout cela a
été gâté et ne paroit presque plus aujourd'hui.
D'ailleurs, l'entrée de la, gratte est presque en-
tièrement bouchée par les décombres , par les
17. . 3
34 CORKESPONDANCE.
broussailles; et la crainte des serpents et des
bêtes venimeuses rebute les curieux dy vouloir
pénétrer. Mais si elle eût été praticable encore
et dans sa première beauté, et que madame là
maréchale eût passé dans ce pays , je suis sûr
quelle eût voulu voir cette grotte singulière,
n eût-ce été qu'en faveur de Fleur-d'Épine et des
Facardins.
Plus j exajnine en détail l'état et la position de
ce vallon, plus je me persuade qu'il a jadis été
sous l'eau ; que ce qu'on appelle aujourd'hui le
Val-de-Travers fut autrefois un lac formé par la
Reusé, la cascade, et d'autres ruisseaux, et con-
tenu par le^ montagnes qui l'environnent , de
sorte que je ne doute point que je n'habite l'an-
cienne demeure des poissons ; en effet le sol du
vallon est si parfaitement uni qu'il n'y a qu^un
dépôt formé par les eaux qui puisse l'avoiiprinsi
nivelé. Le prolongement du vallon, loin de des-
cendre, monte le long du cours delà Reuse, de
sorte qu'il a fallu des temps înftnis à cette rivière
pour secaver , dans les abymes qu'elle forme, un
cours en sen^contraire à l'inclinaison du terrain.
Avant ces temps , contenue de ce côté , de même
que de fous les autres, et forcée de refluer sur
elle-même , elle dut enfin remplir le vallon jus-
qu'à la hauteur de la première grotte que j'ai dé-*
crite, par laquelle elle trouva ou s'ouvrit un
écoulement dans la galerie souterraine qui lui
servoit d'aquéduc.
Le petit lac demeura donc constamment à cette
ANNÉE 1763. 35
hauteur jusqu à ce que par quelques ravages, fr^
queûts au pied des montagnes dans les grandes
eaux , des pierres ou graviers embarrassèrent tel-
lemeiltle canal que leseauxn eurentplus un cours
suffisant pour leur écoulement. Alors s étant ex-
trêmement élevées , et agissant avec une grande
force contre les obstacles qui les retenoient, elles
s'ouvrirent enfin quelque issue par le côté le plus
foibleet le plus bas. Les premiers filets échappés
ne cessant de creuser et de s agrandir, et le niveau
du lac bftssant à proportion , à force de temps le
vallon dut enfin se trouver à sec. Cette conjecture,
qui m est venue en examinant la grotte où Ton
voit des traces sensibles du cours de leau , s est
confirmée premièrement par le rapport de ceux
qui ont été dans la galerie souterraine , et qui
m ont dit avoir trouvé des eaux croupissantes
dans les creux des fondrières dont j ai parlé , elle
s est confirmée encore dans les pèlerinages que
j ai faits à quatre lieues d'ici pour aller voir mi-
lord-maréchal à sa campagne au bord du lac , et
oii je suiyois, en montant la mo/itagne, la ri-
vière qui descendoit à côté de moi par des pro-
fondeurs effrayantes, que^ selon toute apparence,
.elle n'iâ pas trouvées toutes faites , et qu elle n'a
pas non plus creusées en un jour. Enfin , j'ai pen-
Bé que Fasphalte, qui nest quun bitume durci,
étoit encore un indice d'un pays long*temps im-
bibé paroles eaux: Si j'osois croire que ces folies
pussent vous amuser , je tracerois sur le papier
une espèce de plan qui pût vous éclaircir tout
3.
36 CORRESPONDANCE.
cela : inais il faut attendre qu une saison plu9
favorable eX un peu de relâche à mes maux m^
lai:ssent en état de parcourir le pays.
. On peut vivre ici puisqu'il y a des habitants.
On y trouve même les principales commodités
de la vie , quoiqu'un peu mt)ins facilement qu'en
France. Les denrées y sont chères , parceque le
pays en pt^oduit peu et qu'il est fort peuplé , sur-
tout depuisrqu'on y a établi des manufactures de
toile peinte, et que les travaux d'horlogerie et
• de dentelle s'y multiplient. Pour y avoir du paib
«naiiçeable, il faut le faire chez soi; et c'est lé
parti que j'ai pris à l'aide de mademoiselle ht
Vasseur; la viande y est mauvaise > non que le
pays n'en produise de bonne ; mais tout le bœuf
va à Oenève ou à Neuchatel , et l'on ne tue ici
que <le la vache. La rivière fournit d'excellentlfe
truite , mais si délicate qu'il faut la manger sor-*-
tant de l'eau. Le vin vient de Neuchatel , et il est
très bon, sur-tout le rouge : pour moi, je m'en
tiens au blanc, bien moins violent, à meilleur
marché, et s^lon moi beaucoup plus sain. Point
dé volaille, peu de gibier, point de fruit, pas
même des pommes ; seulement des fraises bien
-parfumées , en abondahce et qui durent long-
temps. Le laitage y est excellent , moins pourtant
que le fromage -de Viry, préparé par mademoi-
-selle Rose ; les eaux y sont claires et légères : ce
n'est pas pour moi une chose indifférente que de
bonne eau , et je me sentirai long-temps du mal
que m'a fait celle de Montmorency. J'ai sôii^
AÎTNÉE 1763, - >7
ma fenêtre une très belle fontaine dont le bruit
fait une de mes délices. Ges fontaines , qui sont
élevées et taillées en colonnes ou en obélisques ,
et coulent par des tuyaux de fer dans de grands,
bassins, sont un des ornements ^e la Snisse. Il
ny a si chétif village qui nen ait au moins deux
ou trois , les maisons^cartées ont presque cha-
cune la sienne, et Ion entfouve même sur lesche- .
mins pour la commodité des passants, hommes
et bestiaux. Je ne saurois exprimer combien Tas-
pect de toutes ces belles eaux coulantes est agréa-
ble au notilieu des rochers et des bois durant les
chaleurs ; Ton e^ déjà rafraîchi par la vue , et
Ton est tenté d en boire sans avoir soif.
/ Voilà, monsieur le maréchal, de quoi vous
former quelque idée du séjour que j'habite , et
auqud vous voulez bien prendre intérêt. Je dois
Faimer comme le seul lieu de la terre où la>vérité
ne soit pas un crime, ni 1 amour du genre humaià
une impiété. Jy trouve la sûreté sous la protec-
tion de milord-maréchal et lagrément dans son
comnxerce. Les habitants du lieu m y montrent
de la bienveillance et ne me traitent point en
proscrit. Gomment pourrois-je n'être pas tour-
ché des bontés qu on m'y témoigne , moi qui dois
tenir à bien%it de la part de^ hommes tout le
mal qu'ils ne me font pais ? Accoutumé à porter
depuis si long-temps les pesantes, chaînes de la
nécessité , je passerois ici sans regret le reste de
-ma. vie , si j'y pouvois voir quelquefois ceux qui
me la font encore aimer.
38 • CORRESPONDANCE,
A M. MOULTOU.
«
, Motiers, le ao janvier 1763.
Je suis en souci, cher ami, de ce que vous^
m avez marqué que ma lettre par le messager
vous est arrivée malcacheffee. Je cachette cepen-
dant avec soin toutes 1^ lettres que. je vous écris.
Cela m'apprendra à ne plus me servir du naessa-
ger. Mais ce n est pas assez , il faut vérifier le fait ;
coupez le cachet de ma lettre, et me l'envoyez;
je verrai bien si Ton y a touché. Si on la fait, je
crois que eest ici , le messager ^yant différé soa
départ de plusieurs jours , durant lesquels -il
avpit ma lettre, dont il ai:^ra pu parler, et que
les curieux auront été tentés de lire. Quoi qu'il
en soit , j'estime que, dans le doute, si la lettre
a été ouverte, vous ne devez point donner votre
écrit , du moins quant à présent.
Comment avez-vous pu imaginer que si j'a-^
vois écrit des mémoiresdema vie,j'aurois choisi
M. de Montmollin pour l'en faire dépositaire?
Soyez sûr que la reconnaissance que j'ai pour sa
conduite envers moi ne m'aveugle pas à ce point ;
et quand je me choisirai un confesseur, ce ne
sera sûrement pas un homme d'é|^ise; car je ne
regarde pas mon cherMoultou comme tel. H est
certain que la vie de votre malheureux ami, que
je regarde comme finie, est tout ce qui me reste
à faire , et que l'histoire d'un homme qui aura le
ANNÉE. 1763. 3^
courage de fe montrer intus et in ente peut être
de quelque iixstruction à se^ semblables ; mais
•cette entreprise a des difficultés presque insur-
montables; car, malheureusement ^ n ayant pas
toujours vécu seul, je nesauroisme peindre sans
peindre beaucoup d autres gens; et je n'ai pas Iç
droit d être aussi sincère pour eux que pour moi|
du moins avec le public et de leur vivant. Il y
auroit peut-être des* arrangements à prendre
pour cela qui denpian'deroient le concours d un
homme sur et d'un véritable ami : ce n est pas
d aujourd'hui que je médite sur cette entreprise,
qui n çst pas si légère qu elle peut vous paroître ;
et je ne vois qu un moyen de Texécuter , duquel je
voudrois raisonner avec vous. J'ai une chose à
vo«s proposer. Dites-moi , cher Mpultou , si je
reprenois assez de force pour être sur pied cet
été , pourriez-vous vous ménager deux ou trois
mois à me donner pour les p^ser à-peu-prè^
tête à tête? Je ne voudrois pour cela choisir ni
Motiers ^ ni Zurick , ni Genève, mais un lieu au-
quel je pense, et où les importuns nevieijdroient
pas nous chercher, du moins de sitôt. Nous y
trouverions un hôte et un ami, et même des so-
ciétés très agréables, quand n&us voudrions un
peu quitter notre solitude. Pensez à cela , et di-
tes-m'en votre avis. Il ne s'agit pas d'un long
voyage. Plus je pense à ce projet , et plus je le
trouve charmant. C'est mon dernier château en
Espagne y dont lexécutipn ne tient qu'à ma sau-
4o ^COftRïSPONDAACE.
té et, à VOS afiPaires. Pensez-y, et nie répondez*
Cher artii, que je vive encore deux mois, et je
meurs content.
Vous me proposez d'aller prés de Genève
chercher des Recours à mes maux ! Et quels se-
cours donc? Je n'en connois point d'autres quand
je soufFre que la patience et la tranquillité : mes
amis même alors me sont insupportables , pàrce-
quil faut que je me gêne pour ne pas les affliger.
Me croyez-vous donc de ceux qui méprisent la
médecine quand ils se portent bien , et l'adorent
quand ils sont malades? Pour moi, quand je
le suis , je me me tiens coi, en attendant la mort
ou la guérison. Si j'étois malade à Genève, c'est
ici que je viendroi^ chercher les secours qu'il me
faut. *
J'écris àRoustan pour lui conseiller d'ajouter
quelque autre écrit au sien , pour en faire une
espèce de volume dont il sera plus aisé de tirer
quelque parti que d'une petite brochure. Don-
nez-lui le même conseil. Si son ouvrage étoit de
nature à pouvoir être imprimé à Paris ( oh paye
mieux les manuscrits là qu'en Hollande , où rieii
ne met à l'abri des contre-façons), je pourrois
le lui négocier bien plus aisément; mais cela
n'est pas possible. Tandis qu'il travaillera , le
temps du voyage de Rey viendra, et je lui par-
lerai. Je lui ai pourtant écrit; mais il ne m'a
point encore répondu. Si Roustan veut s'en te-
nir à ce qu'il a fait , il y'a un Grasset à Lausanne
qui peut-être pourroit s en charger : cela seroit
* • ANNÉE 1763. 4».
bien plue commode, et épargneroit des embar-
ras et des frais. Il n y a pas lons^emps que Rey
ma refusé un ezcelleat manuscrit au profit
d'une pauvre T«uve, et duquel milord-maréchal
est dépositaire. Gela me fait craindre qu il n'éft
feisse autant de celui-ci.
Adieu; je vous .embrasse. Mon état^est tou-
jours le même : mais cependant Thiver tend à sa
fin : nous vendons ce que pourra faire une saison
moins rude.
Savez-vous qu'on entreprend à Paris une édi-
tion générale de mes écrits avec la permission
du gouvernement ? Que dîtefr-vous de cela ? Sa-
vBz-vous que Timbécille Néaulme et l'infatigable
Formey travaillent à mutiler mon Emile, qm-
quel ils auront l'audace de laisser mon nom,
Bprès l'avoir rendu aussi plat queux?
A M. PETIT-PIERRE, ^
PRO'cun,JEUR A NEUCHATEL.
r
Motiers, 1763.
Je n'ai point , monsieur, de satisfaction à faire
au christianisme., parceque je ne l'ai point of-
fensé ; ainsi je n'ai que faire pour cela du livre
de M. Denise.
Toutes les preuves de la vérité de la religion
chrétienne sont contenues dans la Bible. Ceux
qui se mêlent d'écrire ces preuves ne font que
les tirer de là et les retourner à leur mode. Il
vaut mieux méditer l'original et les en tirer soi-
42 ÇORRESPONDAIÎCE. •
même , que de les chercher dans le fatras de ce$
auteurs. Ainsi , monsieur ^ je n'ai que faire en^
core pour cela ou livre de M. Denise.
Cependant, puisque vous m'assurez qu'il est
lion , je veux bien le garder sur votre parole pour
le lire quand j en aurai le loisir, à condition que
vous QLWjpz la bonté de me faire dire ce que vous
a coûté lexemplaire que vous m avez envoyé,
et de trouver bon que j en remette le prix à votr^
commissionnaire; faute de quoi le livre lui serqi
rendu sous quinze jours pour vous être renvoyée
Je passe, monsieur, à la réponse à vos deux
questions. i >
Le vrai christianisn^e n est que la religion na-
turelle mieux expliquée, comme vous le dites
vous-même dans la lettre dont vous m'avez ho-
noré. Par conséquent , professer la religion na-^
turelle n'est point se déclarer contre le christia-
nise.
Toutes les connoissances humaines ont leurs
objections et leurs difficultés souvent insolu-
bles. Le christianisme a les siennes , que l'ami
de la vérité , l'homme de bonne foi , le vrai chré-
tien , ne doivent point dissimuler. Bien ne me
scandalise davantage que de voir qu'au lieu de
résoudre ces difficultés on nie reproche de les
avoir dites. Où pi^enez-vous , monsieur, que j'aie
dit que mon motif à professer la religion chré-
tienne est le pouvoir qu'ont les esprits de ma
sorte d'édifier, et de scandaliser? Cela n'est ^ssu-
ri
rément pas dans ma lettre à M» de Montmollin^
ANNÉE 1763. 45
ni rien d'approchant, et je n'ai jamais dit ni
écrit pareille sottise.
Je n ainie ni n'estime les lettres anonymes , et
je n y réponds jamais ; mais j ai cru , monsieur ,
vous devoir une exception par respect pour votre
âge et pour votre zèle. Quant à la formule que
vous avez voulu m'éviter en ne vous signant pas ,
c'étoit un soin superflu; car je n écris rien (|ueje
ne veuille avouer hautement, et je n'emploie
jamais de formule.
A M. MOULTOU.
Mo tiers , le 1 7 février 1763^.
Je ^e suis hâté de brûler votre lettre du 4 j
comme vous le désiriez ; je ferai plus , je tâcherai
de l'ouWier. Je ne sais ce qui vous est arrivé ;
maisivous avez bien changé de langage. Il y a
six mois que vous étiez indigné conU*ç M. de
Voltaire, de ce qu'il me supposoit capable du
quart des bassesses que vous me conseillez main-
tenant. Vos conseils peuvent être bons , mais
ifi ne me conviennent pas. Je sais bien qu'après
avoir donné le fouet aux en£aints , très souvent à
tort , on leur fait encore demander pardon \ mais
outre que cet usage m'a toujours paru extrava-
gant, il ne va pas à ma barbe grise. Ce n'est
point à l'offensé à demander pardon des outrages
qu'il a reçus ; je m'en tiens là. Ce que j'ai à faire
est de pardonner , et c'est ce que je fais de boa
coeur ) même sans qu'on me le demande^ mai9
44 -CORRESPONDANCE.
quej*aille, à mon âge, solliciter, comme tm éco-
lier, des certificats de consistoire, il me paroit
singulier que vous Tayez imaginé possible. Vos
ministres et moi sommes loin de compte i ils
ont cru , sur ma lettre à M. de MontmoUin , avoir
trouvé une occasion favorable de me faire rarm*
per sous eux. Ils auront tout le temps de se dés-
abuser. Puisqu'ils se sont ôté mon estime , ils
s'accommoderont , s il leur plait, de mon mé-
pris. Je leur ai donné des témoignages publics
de cette estime ; j'ai eu tort , et voilà le seul tort
qu'il me reste à réparer.
Mon cber, je suis, dans ma religion^ tolérant
par principes, car je suis chrétien : je tolère
tout , hors l'intolérance ; mais toute inquisition
* m'est odieuse. Je regarde tous les inquisiteurs
comme autant de satellites du diable. Par cette
raison , je ne voudrais pas plus vivre à G«néve
quà Goa. Il n'y a que les athées qui pmssent
vivre en paix dans ces pays-là , parceque toutes
les professions de foi ne coûtent rien à (pii n'en
a dans le cœur aucune; et, quelque peu que je
sois attaché à la vie, je ne suis point curieux
d'aller chercher le sort des Seryet. Adieu donc,
messieurs les brûleurs. Rousseau n'est pas votre
lipmme ; puisque vous ne voulez point de lui y
parcequ'il est tolérant , il ne veut point de vous
par la raison contraire.
Je crois, mon cher Moultou^ que, si nous nous
étions vus et expliqués , nous nous serions épar*
: gué bien des malentendua dansaxo&lettres. Yous
ANNlÈE 1763, 4d
Ile poiAT^z pas vous mettre à ma place > ni voir
les choses daûs mon point de •vue. Genève reste
toujours sOus vo? yeux, et s'éloigne des miens
tous les jours davantage; j'ai pris mon parti.
J ai peur que mon état, qui empire sans cesse,
ne m'empêche d'exécuter notre projet : en ce
cas il faudra que vous me veniez voir; et à^tout
événement ce seroit toujours un préliminaire
qui me feroit grand plaisir. Adieu.
J'approuve très fort que vous ne songiez point
à publier ce que vous avez fait. Tout cela ne ser-
viroit plus à rien-, et vous ne feriez que vous i
compromettre. ,
«
A M. DAVID HUME.
Motîers^Travers, le 19 février i763.
Je n'ai reçu qu'ici, monsieur, et d^pyispeu ,.
la lettre dont vous m'honoriez àLondres Iç 2 juil-
let dernier, supposant que j'étois dans cette ca-
pitale. C'étoit sans doute dans votre nation et
le plus près de vous qu'il m'eût été possible que
j'aurois cherché ma retraite, si j'avois prévu
l'accueil qui m'attendoit dans ma patrie. Il n'y
avoit qu'elle que je pusse préférer à l'Angleterre;
et cette prévention, dont j'ai été trop puni,
m'étoit sdors bien pardonnable; mais à mon
grand étonnement, et même à celui du public,
je n'ai trouvé que des affronts et des outrages où
j'espérois , sinon de la reconnoissance , au moins
des cAisolations. Que de choses m'ont fait re-
46 CORRESPONDANCE.
gretter Tdsile et Thospitalité philosophique qui
mattendoient près de vous! Toutefois mes maU
heurs m en ont toujours rapproché en quelque
manière. La protection et les hontes de milord-
maréchal , votre illustre et digne compatriote ,
m'ont fait trouver ^ pour ainsi dire , FÉcosse au
milieu de la Suisse : il vous a rendu présent à
nos entretiens , il ma fait faire avec vos vertus la
connoissance que je n'avois faite encore qu'avec
vos talents ; il ma inspiré la plus tendre amitié
pour vous, et le plus ardent. désir d obtenir la
vôtre avant que je susse que vous étiez disposé à
me l'accorder.; Jugez, quand je trouve ce pen-
chant réciproque , combien j'aurois de plaisir à
m'y livrer! Non, monsieur, je ne vous rendois
que la moitié de ce qui vous étoit dû quand je
n'avois pour vous que de l'admiration. Vos gran-
des f ues , ^votre étonnante impartialité , votre
génie, vous élèveroient trop au-dessus des hom-
mies, si votre bon cœur ne vous en rapprochoit.
Milord^maréchal, en m'apprenant à vous voir
encore plus aimable que sublime, me rend tous
les jours votre commerce plus désirable , et nour-
rit en moi Fempressement qu'il m'a fait naître de
finir mes jours près de vous. Monsieur , qu une
meilleure santé , qu'une situation plus commode
ne me met-elle àportée de faire ce voyage comme
je le desirerois ! Que ne puis-je espérer de nous
voir un jour rassemblés avec milord dans votre
commune patrie qui deviendroit la mienne! Je
bénirois, dans une société si douce, les malheurs
ANNÉE 1763. 4?
j>ar lesquels j'y fus conduit, et je croirois n avoir
icommencé de vivre que du jour quelle auroit
commencé. Puissè-je voir cet heureux jour plus
désiré qu espéré ! Avec quel transport je m'écrie-
rois en touchant Theureuse terre où sont nés
David Hume et le maréchal d'Ecosse !
Salve, fati& mihi débita tellus !
Hic«doinus , haec patria est.
J» J* R»
A M. MOULTOU.
^ Motiers, 26 février 1763.
Je nai point trouvé, cher Moultou, dans la
lettre de M. Deluc celle que vous me marquez
lui avoir remise ; je comprends que vous vous
^tes ravisé. Je puis avoir mis de l'humeur dans
la mîpnne, et j'ai eu tort : je trouve, aucon«-
traire, beaucoup de raison dans la votre; mais
j'y vois en même temps un certain ton redressé,
cent fois pire que l'humeur et les injures. J'aime-
rois mieux que vous eussiez déraisonné. Quand
j'aurai tort, dites-moi mes vérités franchement
et durement , mais ne vous redressez pas , je vous
en conjure : car cela finiroit mal. Je vous aime
tendrement , cher ami , et vous m'êtes d'autant
plus précieux^ que vous serez le dernSbr et qu'a-
près vous je n'en aurai plus d'autres; miais, à
mon âge, on a pris son pli; c'est au vôtre qu'on
en prend un. Il faut vous accommoder de moi
tel que je suis, ou me laisser là.
48 GORRESPONDANGlf.
J admire, avec reconnoissance et respect, le$.
infatigables soins du bon M. Deluc ; mais, en
. vérité , je suis si excédé de toutes leurs tracasse-*
ries genevoises que je ne puis plus les souffrir.
Je ne leur dis rien^ je ne leur denjiande îrien , je
ne veux rien avoir affaire avec eux. Je les ai lais-
sés brûler, décréter, censurer tdut à leur aise:
.que me veulent -ils de plus? Et ces imbécilles
bourgeois, qui regardent tout cela dû haut de
leur gloire, cpmme si cela ne les intéressoit
• point; et, au lieu de réclamer hautemisnt contre '
la violation des lois, s amusent à vouloir me
^ire dire mon catéchisme, et à se demander
ce que je ferai tandis quils demeurent les bras
croisés, que me veuJent-ils?je ne saurois le com-
prendre. Je croyois que les Genevois étoient des
hommes, et ce ne sont que des caillettes. Je sens
que mon cœur s Intéresse encore un peu à eux ,
parle souvenir de mon bon père, qui certaine-
ment valoit mieux qu eux tous. Mais Tintérét
devient bien foible quand lestim.e ne*le soutient
plus. Dans letat où je suis, ennuyé de tout, et
sur-tout de la vie , le repos et la paix sont les
seuls biens que je puisse goûter encore. Voulea&-
vous que j y renonce pour aller chercher des cor-
rections , des leçons , des réprimandes et de nou-
veaux affronts parmi des gens que je méprise?
Oh ! par ma foi , non.
J'avois barbouillé une espèce de réponse à
larchevêque de Paris, et malheureuseâûient , dans
un moment d'impatience , je len voysii à Rey . En
' ANNÉE 1763. 49
y mieux pensant, je Tai voulu retira : i) ù'étoit
plus temps; il In'a marqué, en réponse, quil
avoit déj^ commencée J en suis très fâché. Il n'est
pas perm^ de s'échauffer en parlant de soi ; et ,
sur des chicanes de doctrine^ on ne peut que
vétiller. L'écrit e^t froid et plat. 'J'en prévois
l'effet d'avance; mais la sottise est faite : il est
inutile de se tourmenter d'un mal sans remède^
Bonjour^
A M. DELUG.
. * •
Motiers , le 26 février 1763.
Je n'ai point , mon cher ami , de déclaratioil
à faire à M. le premiei» syndic , parcequ'ôn a com-
mencé par me juger sans me lire ni m'entendre^
et qu'une déclaration après coup ne sauroit faire
que ce qui a été fait n'ait pas été fait. C'est pour-*
tant par-là qu'il faudroit commencer pour re-»
mettre les choses dans le cas de la déclaration
que vous demandez^
Je ne puis dire que je suis fâché d avoir écrit
ce qu'il n'est pas vrai que je sois fâché d'avoir
écrit , puisque au contraire , si ce que j'ai écrit et
publié étoit à écrire ou à publier , je Técrirois au-
jourd'hui et le publierons demain.
Je pourrois dire , tout au plus , que je suis fâ-'
ché qu'on ait pu tirer de mes écrits des prétextes
pour me persécuter ; mais jamais ce mot dUani-^
mads^ersion du conseil ne me conviendra. Il faut
iniquité; et violation des lois. Je ne sais nommer
les choses quâ par leur nom «
17. 4
5o COIVRESPO^DANGE.
Je ne piys ni ne veux rien dire f ni rien faire ,
en quelque manière que ce soit , qui ait Fair de
réparation ni d excuses , p^rcequ il est infâme et
ridicule que ce soit à loffensé de faire satisfaction
à Foôenseuf.
Les éc|iaii:Gisseme«|t$ que vous me proposez
$ont bop$ et b{en tQurnjés. Je les aurois pu don«
per silon neùt pas voulu m y contraindre ; maiâ
je suis las de faire lenfant , et indigné de voir des
Genevois faire si sottfement les inquisiteurs. Les
éclaircissements nécessaires sont tous dans mes
écrits et dans ma conduite : je n en ai plus d'au-
tres à dojiner.
YQ^Q^ip^voift, dites-rVjQtift, redemandent Qu6
fera RonàmÇ'U ^ Je tiîQUve qun ceux qui disest ,
// nef^m rim* parlant très sensément, pai»>
qu en e£Pet il; i^'a rien à fiiire. Qudnt à ceux qui
disent , // s^f^ra CQmiQUrè , j'ignore ce q» ils ait
tendent ; inaÂ$ J4 3ais Jbden que si cela n'esi^ paa
fait cela ne se fera jamais. Moi aussi je lœ diB-^
mandois , Queferani lei Genevois? Je répondbis ,
Ils se feront QQrmotfre. Ce^t ajussice qu Uaont lait»
Je syi§ surprij^ que moft aroi Deluc puis^ç mo
conseiller 4ç feir^ k Berne <ks kas8e$se$. que je nq
veux pas faire, à Genève- J^ vous jure que lea
procédés des Peri)Ois;iie me touchent guère : ce
3pnt ceux des G/&nevoi3 qui m ont tts^vcé, S'ife
veulent être le§ derniers à réparer leurs tojcts., j^
les en dispense.
Je ne suis nullement en état d'aller à Qenéve;
je nen ai pas la moindre envie^ et si jamais j y
/
ANNÉE 1763. ' ^1*
Tais (ce qîiî, vu le sort qtii m'y attend , nest à
désirer , ni pt)Ur mon repos , ni pour ma sûreté ,
ni pour rhonxuetir des Qenevois) , ce ne sera sû-
rement pas en suppliant.
J'ai été citoyen tant qtie j'ai crû avoir une pa-*
trie. Je metrompois; je suis désabusé; L'insulté'
«jui m'a été faite m'est commune , comme vous
le dîtes fort Kién , avec le^ lois et la religion : les
affronts qu'on partage avec elle sont des triom-*
phes. Cependant lès membres de l'état restent
traniquilles spectateurs dans cette affaire, comme*
si elle ne les regaMoit pas. A la bonne heure.
Pour moi , je vous déclare que désormais elle me
regarde encore moins. Si je m'obstinois à faire
âeol le don Quichotte , ce qui fut jusqu'ici le zèle
â'vm patriote devîendroit l'entêtement d'un fou^
Personne ne ssïit mîieux que les Genevois si je leui*
suis btm à quelque chose : pour moi , je sais pai*
expérience qu'ilsFUé me sont bons à rien*
Voilà vos livres, cher afhî î je me suis efforcé
de les Ki*e ; maïs je vous avoue que votre Ditton
accable ma pauvre tête. îl me noie dans une mer
de paroles dont je ne puis me tirer. Tout ce qu'iï
me seniHe d'apercevoir c'est qu'il tient en l'aii*
tine grosse massue qu'il reniue sans, cesse , d'un
air forft terribfe et menaçant ; et quand il vient a
frappei* , ce qu'il fait rarement et pour cause , on
rfetit que ïa massue n eât que du coton.
Bonjour, homme de bien : je vous embras-»
se ; et , Genevois ou non, je serai toujours votr^
•ini /S^''^
5a GORBESPONDANCE.
A M* BEAU-CHAfEÂU. /
Motiers, a6 février 1^65.
Je, ne sais , mon cher Beau-Chàteau , comment
TOUS faites ; vous me louez, et vous me plaisez,
Oest sans doute que vos louanges parlent au
cœur; et j en porte un qui ne sait point résistera
cela. Je me souviens qu avant de prendre la plume
je disois à mes amis : Je ne voudrois savoir écrire
que pour me faire aimer des bons et haïr des
méchants. Maintenant je la pose, avec la gloire
d'avoir bien rempli mon objet. Combien de fcifis,
entrant dans une assemblée , je me suis applaudi
de voir étinceler la foreur dans les yeux des fri-
pons, et Tœil de la bienveillance m accueillir
dans les gens de bien! Non quil ny ait beaucoup
de ces derniers qui trouvent mes livres mal faits
et qui ne sont pas de mon avis , mais il n y en a
pas un qui ne m aime à cause de mes livres. Voilà
ma couronne, cher Beau-Château; quelle me pa-
roit belle ! elle est parée sur ma tète par les jnains
de la vertu. Puissé-je être digne de la porter !
Je nai fait ni ne ferai Tapologie delà Profes-
sion de foi du vicaire :.j espère, comme vous, le
dites , qu elle n en a pas besoin. Je laisse bourdon-
ner à leur aise les comparets et autres insectes ve-
nimeux qui me vont picotant aux jambes. Leur»
blessures sont si peu dangereuses , que je ne dai-
gne pas même les écraser dessus. Mais quant aux
gens en place qui ont la bassesse de mlnsul^r ,
ANNÉE 1763. ^ 53
je puis avoil" quelque chose à leur dire: ils ont si
grand besoin de leçons , et si peu d'hommes leur
en oseBt donner, que je me crois spécialement
appelé à cet honorable et périlleux emploi. Mal-
heureusement je n ai plus de talents 9 mais je me
sens du courag^e encore.
Vous faites bien , cher Beau-Ghàteau , de m'ai-
mef , vous et vos compagnons de voyage ; ce n'est
qu'une dette que vous payez. Quand vous pourrez
me revenir voir, soit ensemble, sôit séparément,
vous me ferez du bien ; et j^éspère que plus nous
nous verrons plus nous nous aimerons. Je vous
enii>rasse de tout mon cœur,
A M. ***.
Motiers, 1763.
Il est, dites-vous , très^ cher ami, quatre cents
citoyens et bourgeois qui ont paru mécontents
de ee qui s'est passé. Il s'en est donc trouvé |cinq
ou six cents autres qui en ont été contents. Que
voulez-vous que j'aille faire parmi ces gens-là?
Vous me proposez un voyage dans une saison
où je ne puis pas même sortir de ma chambre :
c'est un arrangement que mon état rend impos-
sible. Il y a vingt ans que je n'ai fait une lieue
en hiver. Si jamais j'entreprends un voyage en
pareille saison > ce né sera sûrement pas pour al-
ler à Genève.
Vous me demandez le compliment que je fe-^
rois à M. le premier syndic. Je serois fort embar-
rassé de vous le dire . Jeii'aurois assurément qu'un
$4 CORRESPONDÂIÎCE,
fort mauvais compliment à lui faire. Ce n'est p^
]a peine d aller si loin pour cela.
Depuis quand est-ce à Toffensé de depaai^der
excuse ? Que Ton commence par me faire la satisr
faction qui m est due ; je tàcheraii d'y Fépoiidre
convenablement.
Tous vos messieurs se tourmentent beaucoup
çle savoir pourqjuoi M. de MontmoUin ne ms^
pas excommunié, Je les trouve plaisants. Çt de
quoi se mêlent-ils ? Je pense avoir autant de
droit spr eu:|: qu ils en oiit sur m.oi , cependant je
pe vais point m'iaformer curieusement s'ils di-?
^ent bien leur catéchispi^ et s il$ ont biefi fait
leurs Pâques.
Que je sëis, du moins quant à présent , ortho*?
doxe^ juif^ païen, athée, que leur importe? ce
n est pas de cela qu'il sagit ; la question est de
,savoir si les lois ont été violées , et si , quel que
je sois , on m^a traité injustement : voilà ce qui
leur importe , et sûrçmeqt beaucoup plus qu'é^.
moi ; car, par rapport à moi, la chose est f^ite :
on ne me fera pas pis ; mais les conséquences les
l^egardent. Tandis qu'ils traitent cette affaire di:^
haut de leur grandeur, faut-il donc que j'en fasse
pour eux tous les frais y et que je vienne en sup-
pliant demander qu'on me pardonne les affront^
que j'ai reçus? Ce n'est pas mon avis. Que les
choses en restent là, puisque cela leur convient.
On verra q^ui dans la suite s'en trouvera le pluij
mal i d'eux ou de moi.
Cher ami, je vous l'ai dit, et je vous le répète
l
ANNÉE 1763. 55
de bon cœur: j*aime encore mes compatriotes; je
sens vivement, dans mes malheurs, l'atteinte qui
a été portée à leurs droits et à leur liberté. Quoi
qu'il arrive , je ne veux jamais demeurer à Ge-
nève ; cela est bien décidé. Mais , s'ils avoient vu le
tort que leur fait celui que j'ai reçu , et combien
ils ont d'intérêt qu'il Mit réparé , j'aurois agi de
concert avec eux dans cette affaire , autant que
mon honneur outragé l'eut permis. Alors , après
avoir commencé par remettre les chose^dans l'é-
tat où elles doivent être , s'ils ont tant d'envie de
me régeliter , ils m^auroient régenté tout leur
8oùl, Mais comment ne voient*ils pa^ qu avant
cela l'inquisition qu'ils veulent établir s^rntoi est
impertinente et ridicule? Slls sont assez fous poui^
exiger que je m'y prête , je ne suis pas assez sot
pour m'y prêter. Ainsi je n'ai rien à dire à M. de
MontmoUin, attendu que ni M. de Montmollin
ni moi n'avons pas plus^de compte à \eûr i^endre
que nous tien avons à teUr^ demander:
Les affronta qui m'ont été faits ne peuvent
être suffisamment repaires que par ùâe invita-
tion honnête et formelle de retourner à Genè-
ve. Si l'on peut se résoudre à une démarche si
décente et si convenable , si due , il faudra qu'on
âoit bien difficile si l'on n est pas contentde la ma-
nière donf fy répondrai. Alors on pourira s'en-
quêter de ma fei , et je serai toujours prêt à en
rendre coilieipte. Satis cela*, ne parlons plus de
cette- aflbire , car nul autre expédient ne peut me
convenir.
56 conn^spo^BmCE,
A. M, M***,
Motiersjle i^mars 1763.
J*ai lu , monsieur , avec un vrai plaisir, la lettre
que vous m'avez fait rhouneur de m écrire , et
jy ai trouvé, je vous jure, yne des meilleures
critiques qu'on ait faites de mes ^crjts. Vous êtes,
élève et parent de M. Marcel ; vous défendez
votre maître , il n'y a rien là que de louable ; voua .
professez un art sur lequel vous me trouves^ in-,
juste et mal instruit, et vous le justifiez ; cela est
assurément très permis : je vous parois un per-*^.
sonnage fort singulier tout au moins , et vous
avez la bonté de me le dire plutôt qu au public.
On ne peut riçi^ de plus honnête , et vous me ,
mettez , par vos censures , dans le c^s de voua
devoir des remerciements.
Je ne sais si je m'excuserai fort bieii près de
vous, en vous avouai^t que les singeries dont j ai
taxé M, Marcel tomboient bien moins sur son
art que sur sfi manière de le faire valoir. Si j'ai
tort même ei\ cela , je l'ai d autant plus que ce
n'est point d après autrui que je lai jugé, mais
cj'après moi-même. Car, quoi que vous en puis-
siez dire, j'étois quelquefois admis |i Thonneur.
de lui voir donner ses leçons; et je me souviens
que, tout autant de profanes que nous étions,
la , san3 excepter son écolière, nous ne pouvions .
Qous tenir de rire à la gravité mjsigistrale avec
laquelle il prononçbit ses savants apophtegmes^
ANNÉE 1763. 57
Encore une fois, monsieur, je ne prétends point
in excuser en ceci; tout au contraire, j'aurois
ntauvaise grâce à vous soutenir que M. Marcel
fai^oit des singeries , à vous qui peut-être vous
trouvez bien de limiter ; car mon dessc^in n es(
assurément ni de vous offenser ni de vous dé-*
pls^re. Quant à Fineptie .avec laquelle j'ai parlé
de votre art , ce tort est plus naturel qu excusa-
ble; il est celui de quiconque se mêle de p(;irler
de ce qu il ne sait pas. Mais un honnête homme
qu on avertit de sa faute doit la réparer ; et c*est
ce que je crois ne pouvoir mieux faire en cette
occasion quen publiant franchement vôtre let-
tre et \os corrections, devoir que je m'engage
à JT^mplir en temps et lieu. Je ferai , monsieur ,
avec grand plaisir cette réparation publique à
la danse et à M. Marcel , pour le malheur que
j'ai. eu de leur manquer de respect. J'ai pour-
tant quelque lieu de penser que votre indigna-
tion se fut un peu calmée si mes vieilles rêveries
eussent obtenu grâce devant vous. Vous auriez
vu que je ne suis pas. si ennemi de votre art que
vous m'accusez de l'être , et que ce n'est pas une
grande objection à mé faire que son établisse-
ment dans mon pays^ puisque j'y ai proposé;
moi-même des bals publics , desquels j'ai donné
Ifi plan. .Monsieur, faites grâce à mes torts en
faveur de mes services ; et quand j'ai scandalisé
pour vous, les gens austères, pardonnez - moi
quelques d^raisonnements sur un art duquel
j'iii 3i bien mérité, , -
58 GOR&ESPONDANGE.
Quelque autorité cepeùdaut qu aient sur moi
vos décisious^ je tiens encore un peu, je lavoue ^
à la diversité des caractères dont je proposoû^
^introduction d&ns la danse. Je ne vois pa^ bien
encore ce que vous y trouvez d'impraticable, et
il me paroit moins évident qn a vous qu o» ^'en-
Huieroit davantage , quand les danses seroient
plus variées. Je n ai jamais trouvé que ce fàt un
amusement bien piquant pour une assemblée ,
que cette enfilade d éternels âienu^s par l6S-^
quels on commence et poursuit un bal , et qui
ne disent tous que la même chose, parcequ'ils
nont tous qu un seul caractère; au lieu qu'en
leur en donnant seulement deux , tels , par e:&emo
pie , que ceux de la blonde et de la brune ^ on; le»
eût pu varier de quatre manières qui les eus«*
sent fendus toujours pittoresques et [plus sou-*
vent intéressants. La blonde avec le himn , la
brune avec le Mond, la brune avec le brun, et
la blonde avec le blond. Yoilà Tidée ébauchée :
il est aisé de la perfectionner et de Tétendre;
car vous comprenez bien, monskur, qu'il ne
jaut pas presser ces différences de blondie et de
brune; le teint ne décide pas toujours du tem-
pérament ; telle brune est blonde par Tindolen-»
èe; telle blonde est brune par la vivacité, et
l'habile artiste ne juge pas d}h caractère, par leà
cheveux.
Ce que je dis du menuet ^ pourquoi ne le di*^;
rois-je pas des contredanses et de la plate symé»
trie sur laquelle elles sont tout^dessbiées? Pbur^
ANNÉE 1763. 69
quoi n'y introduiroit^on ps^s de savantes irrégu-
larités, comme dans une bonne décoration ; des
oppositions et des contrastes , comme dans les
parties de la musique? On fait bi^n chanter eçkr
semble 6érsiclite et Démocrite ; pourquoi ne les
jPeroit-on pas danger?
Quels tableaux charmante, quelles scènes va*
piées ne pourroit point introduire dans la danse
un génie in-venteur, qui sauroit la tirer de sa
froide uniformité, et lui donner un langage et
des sentiments comme en a la musique ! Mais
votre M. Marcel n*a rien inventé que des phrases
qui sont mortes avec lui ; il a laissé son art dans
le même état où il Ta trouvé : il leût servi plus
Utilement , en pérorant un peu moins , et dessi-*
ipuint davanlfige; et, au lieu d'admirer tant de
choses dans ce menuet ^ il eût mieux fait de les
Y mettre.. Si vous vouUçk faire un pas de plus ,
vous , monsieur , que je suppose hon^me de gé-*
nie , peut-être , au lieu d^ vous amuser à censurer
mes idées , chcrcheriesj-vous à étendre et recti-
fier les vue* q|a ell^ vous offrent ; yo^us devien-
driez créateur daxm votre art ; vous rendriez ser-
vice aux hommes qui ont tant de besoin qu oa
leur apprenne a ;^vair du plaisir ; vous, immor-
taliseriez votre nonpi, et vous auriez cette obli-
gation à un pauvre ^solitaire qui ne vous a point
offensé, et que vous voulez haïr sans sujet.
GrQye:^moi, monsieur, laissez là des critiques
qui ne conviennent qu'aux gens sans talents,
ificap^bles d€ rien produire d'eux -* mêmes., e(
6o CORRESPONDANCE.
qui ne savent chercher de la réputation qu aux
dépens de celle d'autrui. Échauffez votre tête ,
et travaillez; vous aurez bientôt oublié ou par-
donné mes bavardises , et vous trouvère? que les
prétendus inconvénients que vous objectez aux
recherches que je propose à foire seront des
avantages quand elles auront réussi. Alors , grâce
à la variété des genres, lart aura de quoi con-
tenter tout le monde , et prévenir la jalousie en
augmentant lemulation. Toutes vos écôlîères
pourront briller sans se nuire, et chacune se
consolera d en voir d'autres exceller dans leurs
genres , en se disant , J excelle aussi dans le mien ;
au lieu qu en leur faisant faire à toutes la même
chose , vous laissez sans aucun subterfuge Ta-
mour-propre humilié ; et comme il n'y a qu'un
modèle de perfection , si l'une excelle dans ie
genre unique , il faut que toutes les autres lui
cèdent ouvertement la primauté.
Vous avez bien raison , mon cher monsieur ,
de dire que je ne suis pas philosophe. Mais vous
qui parlez , vous ne feriez pas mal de tâcher de
l'être un peu. Gela seroit plus avantageux à votre
art que vous ne semblez le croire. Quoi qu'A en
soit, ne fâchez pas les philosophes , je vous le
conseille ; car tel d'entre eux pourroit vous don-
ner plus d'instructions sur la dansé que vous ne
pourriez lui en rendre sur la philosophie ; et cela
ne laisseroit pas d'être humiliant pour un élève
du grand Marcel.
Vous me taxez d'être singulier ,• et j'espère. qua
' ANNÉE 17^3. 6f
"VOUS avez raison. Toutefois vous auriez pu, sur
ce point , me faire grâce en faveur de votre maî-
tre ; car vous m'avouerez que M. Marcel lui-mê-
me étoit un homme fort singulier. Sa singulari->
té , je lavoue , étoit plus lucrative que la mienne ;
et, si cest là ce que vous me reprochez, il faut
hien passer condamnation; mais quand vous
m accusez aussi de n être pas philosophe , c est
comme si vous m accusiez de n être pas maître
à danser. Si cest un tort à tout homme de ne
pas savoir son métier , ce n en est point un de ne
pas savoir le métier d'un autre. Je n ai jamais as-^
pire à devenir philosophe; je ne me suis jamais
donné pour tel ; je ne le fus , ni ne le suie, ni ne
veux 1 être. Peut-on forcer un homme à mériter
malgré lui un titre qu'il ne veut pas porter ? Je
8.ais qu'il n'est permis qu'aux philosophes de par-
ler philosophie; mais il est permis à tout homme
de parler de la philosophie; et je n'ai rien fait: de
plus. J'ai bien aussi parlé quelquefois de la danse,
quoique je ne sois pas danseur ; et , si j'en ai parlé
mênie avec trop de zélé , à votre avis , mon excuse
est que j'aime la danse , au lieu que je naime
point du tout la philosophie. J'ai pourtant eu
rarement la précaution quC' vous me prescrivez,
de danser avec les filles, pour éviter, la tentation;
naais jgçi eu souvent l'audace de courir le risque
tout entier en osant les voir danser sans danser
moi-même. Ma seule précaution a été de meli^^
yrer moins aux impressions des objets qu'aux
'i^éflexians qu'ils me faispient naître.» et de rêirer
6à CO&BÉStONDAÏf£Ë.
quelquefois, pofur n'être pas séduit. Je suis fftch^^
mon cher monsieur, que mes rè?eries aient eu
le malheur de vous déplaire^ Je vous assure qtié
ce ne fut jamais mon intention ; et je Vous sakitf
de tout mon cœur.
A m. RÈIt.
MotîerSyie 17 inai*s i^6â. *
Si jeune, et déjà Marié! Monsieur, vous aveai
isntrepris de bonne heure une grande tache. Je
sais que la maturité de le^rit peut suppléer à
lage , et vous m'atez paru promettre ce supplé-
ment. Vous vous coanoisseas d ailleiirs en mérite,
et je compta sur celui de 1 épouse que vOtis voué
êtes cboisiCé II n en feut pas moins , cher Rèit ,
pour rencire heureux un établissement si pré-^'
coce. Votre âge seul itit'alarme piour vous ; tout
le reste me rassure. Je suis toujours persuadé
que le vrai bonheur dé la vfe est dans un mariage
bien assorti ; et je ne le suis pas moins que tout
le succès de cette carrière dépend de la façon de
kk commencer. Le t<Mr cpie^ vont prendre vos oc-^
cupatidns, vossoins , vos» manières, vos aflRèctions
domestiques^ dui^atitla première année , décidera
4e toutes les antres. C'est maintenant que le sort
de vos jours est entre vos mains; plus tard, il
dépendra de vos habitudes. Jeunes époux , vous
êtes perdus , si vdusn êtes qu'amants ; mais soyeàs
amts de bonne heure pour Têtre toujours. La con-
fiance , qui vaut mieux que l-amour , lui survit et"
AURÀE 1765; ^ 13
le tem{i}aee; Si TOtis a^wz FétaHir entre vous ^
irotre naiMoi voiu plaira plus qu'aucune autre;
et, dè9 qu nue fois vous seveas mieux chez vous
que par-tout ailleurs, je vobs^ promets du bon-
heur pour le reste de votre vie. Mais ne vous met-'
tez pas dans Vesprlt d'en chercher au loin, ni
dans la célébrité , ni dans les plaisirs y ni dans la
fortune. La véritable félicité ne se trouve point
au<lehors ; il £Biut que votre maison vous suffise^
eu jamais rien ne vous suffira.
Gonséquemment à ce principe , je crois qu il
Q^e^t pas temps, quant à présent, de songer à
l^sécution du projet dont vous m'avez parlé. La
société conjugale doit vous occuper plus que la
société lielvétiquè : avant q^ de publier les an-
nales de celle-ci , mettez-vous en état d'eniburnir
le plus bel article. Il f^ut qu'en rapportant les ac-
tions d'autrui vous puissiez dire comme le Gor-
rége, Et moi aussi je suis homme.
Mon cher Keit , je crois voir germer beaucoup
de mérite parmi la jeunesse suisse ; mais la ma-
la4k^ uni ver^eUe vous gagne tous. Ge mérite cher-
cha ài s«$ bire impirimer ; et je crains hien que ,
4§ eetti^ manie dans les gens de votre état , il ne
9^ulle m; jour à la^ tête de vos républiques plus
4# petkfi auteurs que de grandshèmmes. Il n ap-
partJMtt pas à tous d'être des Haller.
Vous nxavez. envoyé un livre très précieux , et
de fort belles icantes ; oomme d'ailleurs vous avez
acheté Tun et l'autre , il n'y a aucune parité à
ÏE|ire ea aucun sens entre ces envois et- le bar-
64 GOHRESPOlirDANGE.
bouillage dont vous faites mention. Déplus vbiM
vous rappellerez, s il vous plaît, que ce sont des
commissions dont vous avez bien voulu vou9
charger , et qu il n est pas honnête de transfor-^
mer des commissions en présentSi Ayez donc la
bonté de me marquer ce que vous coûtent ces
emplettes ,, afin qu'en acceptantla peine qu elles
vous ont donnée , d aussi bon cœur que vous Ta**
vez prise ^ je puisse au moins vous rendre vo»
déboursés, sans quoi je prendrai le parti de vous
renvoyer le livre et les cartes.
. Adieu, très bon et aimable Reit; faites, je
vous prie, agréer mes hommages à madame vo-
tre épouse ; dites-lui combien elle a droit à ma
reconnoissance en faisant le bonheur d un honw
me que^j en crois si digne et auquel je prends ua
si tendre intérêt.
•
A M. D. R.
Mo tiers, mars 1763.
Je ne trouvé pas , très bon papa , que vous
ayez interprété ni bénignement ni raisonnable-»
ment la raison de décence et de modestie qui
m^empêcha de vous offrir mon portrait, et qui
mempèçhera toujours de Toffrir à personne.
Cette raison n est point , comme vous le préten-
dez, un cérémonial, mais une convenance tirée
de la nature des choses, et qui ne permet à nul
homme discret de porter ni sa figure ni sa per-*
9onne où elles ne sont pas invitées , comme s il
étdit shtâe faire en cela un cédeatl ; âU lieiiquë
ceti dùH être un podr Itiî ^ qtiand oti lui ténioi-^
gne là-desdtis quelque empreâsement. Voilà le
sentiment que je vous ai manifesté , et au lieii
duquel Vottô nie prêtez rintéhiiôn de ne voUloij^
accorder tm tel présent qu'aui prières. O'ëst mé
wpposer un motif de fatuité où j'en mettais un
de modestie» Cela ne me parolt pas dand Tordre
ordinaire de votte bon esprit*
Vou« m'ailëgue^ que les rois et les prince!
donnent leurs portraits. S$ns douté iU les don-"
nent à leurs inférieurs comme un honneur où
une récompense ; et c'est préciaémeïit pour cela
quHl est iniipertinent à de petits particuliers de
croire honorer leurs égaux , coknmé lés rois ho-^
notant leurs inférieurs; Plusieurs rois donnent
aussi leur main à baiser en signé dé faveur et dé
itistjnction. Dois-^je vouloir faire à UièS amis là
même grâce? Cher papa , quand je serai roi , je
ne manquerai pas, eu superbe monarque, de
vdus olftir mon portrait enrichi de diamiânts.
Eu attendant , je nït*ai pas sottement m'imagi^
aer quem vous ni pèrsomré soit empressé de ma
ntinee êjgtàte; et il n'y à qu'Un témoignage bien
pi^liltMdé la part dé ceux qui sVn soucient^ cfui
puisse me permettre de le supposer , SUr-tout
n'âyaot pud lepasse^port déà diamants pour ac-^
t^mpâj^er lé' p4>rtruit.
y&mmechet SéfmUei IBÎe^nàrd. €?ést Je vous
Ta^oué) tËifi fing^iér modèle que vous me p^o-
pdses& à ittiH^r t J'au^ûiô bien dru que vous me
17, ^
66 CORRESPONDAN^CE.
desiriez ses millions , mais non pas ses ridiculegf
Pour moi, jciserois bien fâché de les avoir avec
sa foFtunje ; elle seroit iSeaucoup trop chère à ce
prix. Je sais quil avoitTimpertinenced offrir ^on
portrait ^ même a gens fort au-dessus de lui. Aussi^
entrant unjour en maison étran(];ère dans la garr
de-roï^e, y trouva-t-ii ledit portrait qu'il avoit
ainsi donné, fièrement étalé au-dessus de la chaise
percée. Je sais cette anecdote , et bien d autres
plus plaisantes , de quelqu'un qu'on en poqvoit
croire , car c'étoit le président de BdUlainvil*-
liers.
. Monsieur *** donnoit son portrait? Je lui epi
fais mon compliment. Tout ce que je sais , c'est
que si ce portrait est l'estampe fastueuse que j'ai
vue avec des vers pompeux au-dessous , il fallpit
que,^pour oser faire un tel présent lui-même^
ledit monsieur fût le plus grand fat que la terre
ait porté. Quoi qu'il en soit , j!ai vécu aussi qiiel-
que^peu avec des gens à ^portraits, et à portraits
recherchables ; je les ai vus tous avoir d'autf^s
maximes : et, quand, je ferai tant que de vouloit:
imiter des modèles , je^ous avoue que ce n^e sera
ni le juif Bernard , ni monsieunrff*^ Si^^ j^ choisi-
rai pour cela. On n'inûtp que les gens à qu^j^'oa
Voudroit ressembler.
Je vous dis , il est vrai , que le portrait que je
vous montrai étoit le seul que j'avois ; n^ats j'a-
joutai que j'en attendois d'autres , et qu'oik le gra-
voit encore en arménien. Quand je Bie rappelle
qu'à peine y daignâtes-vous jeter les yeux ^ que
ANNÉE 1763. 67
VOUS ne m'en dites pas un seul mot, que voùi
marquâtes lèt-'desstis la plus profonde indifféren-^
ice, je ne puis m'cmpêcher de vous dire quil au^
Voit falïu que jcT fusse le plus extravagant de»
hommes pour crrfire vous faire le moindre plai** '
sir en vous le présentant- et je dis , dès le même
soir, à mademoiselle Le Vasseurla mortificationt
que vous m'aviez faite ; car j^sÉvoûe que j avôis
attendu j et mênïe mendie quelquemot obligeant
qui me itiît en droit de faire le reste. Je suis bien
persuadé maintenant que ce fut discrétion et non
dédain de votre part; mais vous me permettrez
de vous* dire que cette discrétion étoit pour nïoi
un peu humiliante, et que c^étoit donner un
]gra'ndprix aux' deux sous qu'un tel portrait peut
valoir: :. .
A MILORD-MARÉCHAL.
«
Le 21 mars 1763.
Il y a dans votre lettre du 19 un article qui
m'a donné des palpitations ; c'est celui de TÉcosse.
Je nervôus dirai là^dessus qu un mot , c'est que
ye donnerois la moitié des jours qui me restent
pour y pa!ssej: l'autre avec vous. Mais , pour Go-
lom]>iier^ ne comptez pas sur moL Je vous aimey
milord ; mais il faut que mon séjoui) me plaise, et
je ne puis souffrir ce pays-là. jj •
Il n'y a riefn d'égal à la position dé JFVédéric. Il ,
paroîit qu'il en sent tous les avantages ; et qu'il
saura bien les faire valoir. Tout le pénible et le
difficile est fait ; tout ce qui demandoit le con-
5.
çpgfs 4^ lafQft^vne ept f»it. M w lai nQSte à pré*
sent à recaplk qye cl6$ soh^^ «gréable^ > at dont
rpffei: dépend 4(3 Iw» C'«3t decemPltteat quil va
I çi^ vpr , s'il yput , d^ps 1«^ pp^térité u» moi^umeot
u^iqw; car il n'a travailla j ^qu'ici quepimr^an
liédb. ie 8çul piège dpngc^reil)^ qvl déa^irmaîl lui
Tpsip à évii^er est celui de U flatterie ; $'il ae laiMe
Jpu^r , il est perdu. Qu'il ^nche qu il n'y a plus
^'éloges dignes de lui qua eeuK qui ^o^îrôntdM
^^abanes de ses paylaus*
SavçT^Qus , mijord , que Voltaire efaévdie à a^
r%cçp?nHipdef ayip? moi? H a au sur mon compte
i|inJong entretien avec M**^ , dans lequel il a
supérieurement joué spu r6)e : il n'y en a point
détrapgerau talent de ce grand comédien , dolif
instructus et arte pelasgâ. Pour moi , je ne puis
lui promettre unç estime qui ne dépend pas de
moi ; mais , à cela près, je serai , quand il le
voudra, toujours prêt à tout oublier; car je vous
^ure , milord , que de tontes led vertos ckrétien-
nés il n y en a point qui me eoàte moina que le
pardon dçs injures. Il est certain que , si la pro«-
tection des Galas lui a fait grand honneu» , les
persécutions qu'il m'a fiiit essuyer à Genève hij
çn ont peu fait à Paris ; elles y ont excité un cri
universel d'indigaaiitm. J'y jouis, malgré mes
malheurs , d'un honneur qu'il n'aura jamais nulle
part^ c'est d'avoir laissé ma ipémaîre en estime
4ans le pa^a où j'ai vécu. Bonjour , milord»
^ A M. MOULTOI).
Motiersr^ le 21 mars 1763,
Voilà, cker Mo.1». , fa>«^ T<n» te »«l»,
un exem|»kttre de ma lettre à M. de Betattwmitv
Jlren ai remis dent autreé au mésm^ àeipaU^
plumiira fonxn ; mais il diffère* 9(m départ dUvm
jour à Fautse , et se partira y je croftâ , iftie tnef ^
eredi. J'aurai aoiu de venas eil^ fitirid përtenir d^
^paiïtige. Efi dttendaiit ^ ne met te« ces ditut^lâi
qu'en det makis sores' ^ jusqu'à der que VouTi^g^
péreissè ^de peur de ooittrelaetieu.
J'aifitteadÉ^ pemil^ju^ lesGeiievéis, quejlf
Sislsae, dé sang froid. Ife août ju^i'. J'àumAs* déjsù
fait la dànsavche dont i^oi» UM ptfflea} si jntte^rd-^
maréchal ne m'avoit engagé à différer ^ et je vef{^
que voua pensca conmie: kiL J'attendrai donc
ptmvla^CnredevcnrrefiiBtdela lMt««q|uejeveu^
en^voie x-mt» quand cet eSkt les rarArèmffôM et
leur devoir, j'en serais ,. je v(»k» juré f ttè$ médi^iM
QceaaettC fliMté. Ha stcmt d sms? et 9v ro^ùes^ qm lé^
bàsR HiÀm^nelm'intércsfe9oi)Ddié8él'0fai8 èff lê\3f
j^t guèkirp4naque lemal; 0»ne lient plua^èfiâr
aus gensr^ii'eiMaépriae;
: M. deVoltatre voua 9 pam m'aimer ynraei{|t^it
sait que vous m'aimez ; soyez persuadé qu a^e^
les gens de son parti il tient un autre langage.
Cet habile comédien , dolis instructus et artepe*
lasgâ^ sait changer de ton selon les gens à qui
il a affaire. Quoi qu'il en soit, si jamais il arrive
V
JO C0RRE9P01IIIAVGE.
qu il revienne sincèrement, j'ai déjà les bras ou-
verts ; car , de toutes les vertus chrétiennes , lou-
bli des injures est, je vous jure, celle qui me
coûte le moins. Point d avances , ce seroit une
làcl^té ; ;mais comptez que je serai toujours prêt
à répondre aux siennes d'une manière dont il
sera content. Partez de là, si jamais il vous en
reparle. Je sais que vous ne voulesrpas me coni-
promettre, et vous savez, je crois , que vous pou-
vez répondre de votre ami en toute chose hon-
nête. Les manœuvres de M. de Ydltaire qui ont
tant d approbateurs à Genève ne sont pas vues
du même œil. à Paris : elles y ont soulevé tout le
monde, et balancé le bon ^et de la protection
des Calas. Il est certain que ce quil peut faire de'
mieux . pour sa gloire est de se raccommoder
avec moi. m.
Quand vous voudrez venir il faudra nous con-
certer. Je dois' aller voir milord-^marédial avant
son départ pour Berlin : vous pourriez; ne pas me
trouver ; d ailleurs, la saison nest pas assez avan-
cée pour le voyage de Zurich, ni même pour la
promenade. Quand je vous iiurar, jevoudrois
vous tenir un peulongrtemps. J aime mieux di#- '
férer mon plaisir et en jouir à mon aise. Dou^
tezivous que tout œ qui; vous accompagnera ne
soit bien reçu? ► . :
i
> • ' • » • > .
ANNÉE 1763., 71
A M. J. BUflNAND (1).
Motiers^ le ai mars 1763.
La réponse à votre objection, monsieur, est
.dans le livre méipe d où vous la tirez. Lisez plus
attentivement le texte et les notes ^ vous trou •
verez cette ol>jeêlion résolue,
' Vous voulez que j'ôte de mon livre ce qui est*
contre la religion- : m^s il ny a dans mon livre
rien qui soit contre la relifjion.
Je voudrois pouvoir vous complaire en fai-
sant le travail que vous me prescrivez. Monsieur,
}e suis infirme, épuisé; je vieillis*; j ai fait ma ta-
.che, mal sans*doute, mais de mon mieux. J ai
proposé mes idées à ceux qui conduisent les
jeunes gens; mais je ne sais pas écrire pour le^
jeuneâ gens.
Vous m apprenez qu il faut vous dire tout , ou
que vous n entendez rien. Cela me fait désespé-
rer , monsieur, que vous m entendiez jamais; car
je n ai point , moi^ le talent de parler aux gens à
qui il faut twit dire.
* Je vous salue , monsieur, de tout mon cœur.
(1) M. Bumand , à qui ces lettres sont adressées , a voit
reprocbé à M. Rousseau la publication de la Profession
de foi du vicaire savoyard contre cette maxime expresse
du vicaire lui-même : .
. tt Tant quUl reste quelque bonne croyance parmi le»
« hommes, il ne faut point troubler les âmes paisibles, ni
« alarmer la foi des simples par des difficultés qu'ils ne
* peuvent résoudre, et <jui les m<iiûétent sans les éclairer; i>.
/
y:^ co;rrespondan.ce,
Le ay mars 1763.
Q^yotvG lettre, ipadaioe^ ma donné de-
PijQtioQS diyer^e^ ! Ah. ! p«tte pauvte madame
4?"**.., ! PardQpfte» si je commeace jpar «lie.
Tant de malheurs.... , une amitJC de traise anS'..^
f ^mme aifi^s^l)!^ et injSo.nunéa... yaus la plai^
(griiL€2|, madaPP^; vous ^ve^ bJien. Faison : son mé-
rita doit vous int.ére^ser pour ^Ue ; mais vous la
plai^dri^ ki^p davantage si vous avieas vu com-
me mpi toute â>a résistance à ce fatal mariage^ U
semble qu'eue pré voypit soa sort^ Pour celle-là ,
tçs éçj^s »e Tont pas éUouie ; on fa Imujseojà»^
mi^I^t^ureuse malgré ell^^ Hélas ! f Ue a eat pi^ i^
§^^lç. De combien de .maa;^ j ai à gémir l J^ ne suisfe
point étonné des bons procédés de madaitie*** ;,
tim 4^ bien n^e me surpre«i,4ra de sa p^aurt ; je /ai
toujonçs estimée et bonorée ; mais ayec tout cela
elte n^'a pas Farnse d^e madame de***. Dites-^moi
ce quç^t deyçnu cç misérablf ^ je n,ai plus,!?a-s
tendu parler de lui, ^
Je pense bie^comme vous^m^damie;)^ n-'aîsmê
point que vous soyez à Paris. Paris, le si^ge du
gpùt et de la politçss^ , convient à voitre esiprit,
à, votre ton., à vps manières; mais- fe séjonv du
vice ne convient point à vos mœwf^, et une vilie
où Familié ne résiste ni à ladversité ni à Tab-
sence ne saurpit plaire à ^fotre cœur. Cette con-
tagion ne 1^ çagneca pas ; n est-ce pas > madame?
Que ne liseinrous dans le mien laitendrissenient
avec lequel il ma dicté ce mot-là 1 L'heureux ne
3ait sHl est aimé , dit un poëte latin; et -moi j a-
joute, L'heureux ne sait pas aimer. Pour moi,
grâces au ciel , j ai hien fait toutes mes épreuves ;
jfi sais à quoi m en tenir sur le ceeur des autres
et sur le mien. U est bien constaté quil ne me
jreste que ^ous seule en France , ex quelqu'un qui
nest pas encore jugé, mais qui ne tardera pas à
l'être,
, S'il faut ntoins regretter les amis que l'adver**
site nous ôte que priser ceux qu elle nous donne ,
j'ai plus ga^abé que perdu ; car elle m'en a donné
un qu ^sûrement elle ne m'ôterapas;. Vous cofn-
prenez, que je veux parler de milord-«marécbaL
II m'a accueilli , il nit'a honoré dans^ mes disgrâ-
ces^ plus peuat-ètre qu'il n'eût fait durant ma
prospérité. Les grandes âmes ne portent pas seu-
lement du respect au mévite , eiles en porteml
eni^oge au malheur. Sans lui j'étoisi tout awsi
mal reçu ^daiis ce pays qiie dans; lea autresi, et je
ne voyoi^plais dWik autour de moK Mais» tna
)»en£ant plus précieux cpie sa proitf ction esc l'ah
mitié dont IL m'honoce ,. et qu'assorâRpcitt je ne
perdrai pjDinl. Bme restera celui4à, j'en réponds.
Je suis bien aise que Tous*m'drj%2n»avqiié ceqo'en^
pensoîft M. àiA*^^ : cela me prouve qu'il se coïii-
noit en honuneâ ; et qui s'y coanote est de leur
classe. Je compte atter voir ce digne proteeteui»
avant son départ pour Bsrlin : je hii parlerai d^
M, d'A*** et de vous , madame ; U n'y a rien d^ si
74 CORRESPONDANCE.
doux pour, moi que de Toir ceux cpd maim'ent
s aimer entre eux.
. Quand des quidams sovs^ le nom de S^^^ ont
voulu se porter pour juges de mon livre, et se
soBt aus$i bêtement qu'insolemment arrogé le
droit de me censurer, après. avoir rapidement
parcouru leur sot écrit je lai jeté parterre et j'ai
craché dessus* pour toute réponse^ Mais je n al
pu lire avec le mèmie dédain le mandement qu a
donné contre moi M. rarehevèque de Paris;
premièrement parceque Touvrage en' lui-jnèn\is
est beaucoup moins inepte , et parceque.malgré
les travers de lauteur, je lai toujours estimé et
respecté. Ne jugeant donc pas cet écrit indigne
d'une réponse, j en ai fait une qui a été impri-
mée en Hollande, et qui, si elle nest pas en-
core publique, le sera dans peu. Si elle pénètre
jusqu'à Paris et que vous en entendiez parler,^
mtadame, je vous prie de me marquer naturéK
lement ce qu'on en dit ; il m'importe de le sa^
voir. Il n'y a que vous de qui je puisse appren-
dre ce qui*se passe à mon égard dans u«x pays •
où j'ai passé une partie de naa vie, où j'ai eu des
amis, et qui ne peut me devenir indifférent. Si
vou$ n'étiez pas à portée de voir cette lettre im-
nrimée, et. que vâns pussiez m'indiquer quel-
qu'un de vos amis qui eût ses ports francs, je
vous, l'enverrois d'ici ; car quoique la brochure
soit petite, en vous l'envoyant directement elle
vous coûteroit vingt fdis plus de port que ne.
^valent Touvrage et l'auteur. '
ANNÉE 1763-. 75
Je sois bien touché des bontés de mademoi-
selle L*** et des soins queHe veut bien prendre
pour moi ; mais je serois bien fâché qu'un aussi
joli travail que le sien^, et si digne d'être mis en
vue , restât caché sous mes grandes vilaines
mandhes d'Arménien; en vérité je'ùe' sauroîs
me résoudre à le profaner ainsi , ni par consé-
quent à l'accepter , à moins qu'elle ne m'or-
donne de le porter en écbarpe' ou en collier,
comme un ordre de êhevalef ie inistitué en son
honneur. j ^ . .
Bonjour, madame; recevez les hommages de
votre pauvre voisin. Vous venez de me faire
passer une âcmî^hêure délicieuse , et en vérité
j'en avois besoin ; car depuis quelques mois je
souflFre presque sans relâche de mon mal et de
mes (ohagrins. Mill^ choses , je voUd suppKe , à
monsieur le marquis.
A M. J. BURNAND.
Motiej^9 , le 28 mars 1 763.
' Solution de Tobjection de M; Burnand:
Maù^ quand une fois toui'est ébranlé , on doit
conserver le tronc aux dépend des branches^ etc.
Fc4làj fe croii f ce que le bon vicaire pourroit
dire à présent au public.
M. Burnand m'assure quëtout le monde trouve
qu'il y a dans mon livre beaucoup de choses con-
tre la religion chrétienne. Je ne suis pas sur ce
point comme sur bien d'autres de l'avis de tout
76 GOR'B&S.POIPDAN^ÇE.
le monde, et d autant mains quQ, parmi tout
ce monde-là , ^e ne vois pa» un chrétien.
Un homme qui chercbe des explication» pour
compromettre celui qui les donne eét peu fçé^
néreux ; mais Topprimé qui n'oise le» donner ^t
un lâche , et je n ai pas peur de passer pour tel.'
Je ne crains point les-^expiicatiotis^; je craâl^ W»
discours inutiles^ Je crains siiir^tout les dé^eeu*^
vrés , qui , ne sachant à quoi passw leu# temps ^
\eident disposer du snien.
Je prie M. Burnand dingréer mes salut «tknm.
A M. 0Ë MONTIiJlOLLmy
Ma lui envoyant ma Lèttsip MÊ. uh BfitVMtîAM
Motiers , le 2^ mars 1 763^
Voici, moQsiei^r, un écrit de^nu* nécestatrew
Quoique mes agresseurs y soiccirt' un peu meà
menés , ils le seroient davantage si je ne vous
trou vois pas en cptelqiie sorte entre eux et moi.
Comptez , monsieur , que, si vous cessiez de leur
servir de sauvegarde , As ne s'en tireroient pas
à si bon marché. QuoiquiL eii soit, j'espère que
vous serez coauent de \» cUsse^ à part 0k jtsà tâ-
ché de vous mettre^ et ft ne tieaide» q»àr voiw^
de çûnnoiij?e,.et aaascet.écpii et dans toitte i^à
vie , qu en usant avec moi de» preeédéii hocinÀ^
tes vous uav«z. pas oMi^ ua ingjErétu
âNNiE 1763. 7^
A M. MOULTOU.
Mo tiers-Travers, ce a avril iy6i*
Ce ïxétiH% f9^^ cher ami, que je désapprou-
WVi9»9 l'epvoi d'uDt exemplaire en France que je
pe yom f»i fi9» répondu sur-le-cfaamp ; mais len*^
Olii, kg yicos, le» souffrauees, les importuns^
ui^ n^ddui paresseux : lexactitude est \jn tra-
y^ii qui pa^^e ma force actuMle. Faites ce que
VQUS Yauikez ; votre envoi ne sera qu'inutile ;
voilà tout Vou? navez que trois exemplaires;
j atieud» d'en avoir davantage pour vous en en-
voyer; encolne ne sais^je pas trop comment.
Yemet eat un fourbe. Je n approuve point
qu on lui fa^se lire Fbuvrage , encore moins qu on
« h Im prête. U ne veut le voir que pour lé faire
décrier par les petits vipereaux qu'il éleva à Ta
iHtN^hette^ et par lesque^ il répand contre moi
%Qn &ide poiflon dans les Mercures de Neu-
Vous devez comprendre qu un carton est im-
possiUe 4^ quune fois un ouvrage est sorti de
la lioiitique du libraire. Si vous voulez en faire
un pourGenéve en particulier, soit, j Y consens:
mais jeM^ veux pas m'en mêler, et soyez per-
suadé que cdbt ne sendra de rien. Quand on
^^rch/e des prétextes on en trouve. Les G*ene-
vois m'ont trop &it de mal pournepas me' haïr ;
et moi y je les connois trop pour ne les pas mé-
priser. Je prévois ixïieUx que vous l'effet de la
9fh COHRESPOKD4^NC£.
lettre. Tai honte de porter encore ce mêm^titre
dont je ip'honorois cirdevant : dans six mois
d'ici je compte eirêtre délivré. *
Votre aventure avec la compagnie tae m étonne
.point; elle me confirme dans le jugement que
j ai porté de toute cette prètraille. Je ne douté
point qu en effet votre amitié pour moi n'ait
produit voire exclusion : mais loin dl||i être £à-
.ché je vous en félicite. L'état d'homme d'église
lie peut plus con^nir à un homme de bien ni à
un croyant. Quittez-moi ce coHet qui vous avi-
lit ;, cultivez en paixles lettres , vos amis , la vertu ;
soyez libre, puisque vous pouvez l'être. Les mar-
chands de religion n'en sauroient avoir. Mes
malheurs m'ont instruit trop tard; qu'ils vous
instruisent à temps. *
. Je souffre beaucoujp , cher ami : je me suis %
remî^ à l'usage des sondes pour tâcher de me
procurer un peu çle ^elàche quand vous serez
avec moi. Je me ménage ce temps comme le
plus précieux de ma vie, ou du moins le plus
doux qui me reste à passer. Ménagez - vous la
liberté de venir quand je vous écrirai ; car mal-
heureusement je suis encore moins maître de .
moA temps que vous du vôtrel
. J'ai toujours oublié de vous, dire que j'^ii à
Yv.erdun un cabriolet que je ne serois pas fâché
de. trouver à vendre. Po5rroit-il vous servir, en
attendant , dans nos petits pèlerinages ? Pour
moi , vous savez que je n!aime aller qu'à pied. Si
'VOUS ayez des jambes , nous xidus e» servirons ,
A9NÉE 1763. Yb
xuaid à petits pas, car je ne saurois aller vite, iii
faire de longues traite^; mais je vais toujours.
No^s causerons à notre aise ; cela sera délicieux.
Je vous «mbrassQ.
. .Si vous 'amenés quelqu'un , tâchez au moins
que nous puissions un peu nous voir seuls.
A M. DE LA PORTE.
Motiérs, le 4 avril 1763.
•
. Vous pouvez savoir , monsieur , queje n'ai ja-
mais concouru ni consenti à aucun des recueils
de mes écrits qu'on a publiés jusqu'ici; et , par
la manière dont ils sont faits, on voit aisément
que lauteur ne s'en est pas mêlé. Ayant résolu
d'qn faire mpi-mème une édition g^^nérale , en
prenant congé du public , jf le vois avec peine
inondé d'éditions détestables* et réitérées , qui
peut-être le rebuteront aussi de la mienne avant
qu'il soit ^n état d'en juger. En apprenant quon
en préparoit encore une nouvelle où vous êtes ,
je ne pus m'empêcher d'en faire des plaintes; ces
plaintes , trop durement interprétées, donné"-
rent lieu à un avis de la gazette de Hollande , que
je n'ai ni dicté ni approuvé, et dans lequel on
suppose que le sieur Rey a seul le droit de faii:e
cette. édition générale: ce qui n'est pas. Quai;id
il Sn a fait lui-même un recueil avec privilège , il
l'a fait sans naqn aveu ; et au contraire ,.enlui ce-,
dantwes manuscrits, je me suis expressément
réservé le droit de recueillir le tout , et de l^pu-
ÀO COAIlKSI»0NOl]!ICE.
bUer où et quand il me plairait. Voilà , inOAsiettf* ^
la vérité.
Mais, puisque cea éditions furtires sont nyivU
tables , et que vous voulez bien présider à celle**
ci, je ne doute point , monsieur , que vos soins
ne la mettent fort au-dessus des autres t dwaiè
cette opinion^ je prends le parti de différer la
mienne , et je me félicite que vous ayez fait. assez
de cas de mes rêveries pour.daigner vous en oc*
cuper. Malheureusement le public , toujours de
mauvaise humeur contre moi, se plaindra que
vou» m'honorez à ses dépçns. Il dira qu'un édi-
teur tel que vous lui rend moins qu'il ne lui dé-
robe; etquand vous pourriez lui plaire et réclairer
par vol écrits , il regrettera le temps que vous
prodiguez aux miens. •
Je vous remerciç , monsieur , d'avoir bien
voulu m'envoyer la note des pièces qui devront
entrer dans votre recueil : vous êtes le premier
éditeur de mes éorits qui ait eu cette attention
pour moi. Entre celles de cea pièces dont je ifè
suis pas Fauteur , j y en trouve une qui nie doit
.être là d'aucune manière ; c'est le Petit Prophète.
Je vous prie de le retrancher , si vous êtes à temps ;
sinon de vouloir bien déclarer que cet ouvrage
n'est point de moi, et que je n'y ai pas la moindre
part, ^
Receveaî , monsieur , je vous supplie, mon res-
pect et mes salutations.
ÀIÏNÉÉ 1763; "St
«
A M. J. BURNAND.
^ Motiers , le 4 avril 1 763*
' Je suis très content , monsieur, de votre der-*
tklète lettre ^ et je me fais an très grand plaisir dé
vous le dii*e; Je vois avec regret que je vous avois
mal jugé. Mais de grâce mettez- vous à ma place «
Je reçois des milliers de lettres où , sous prétexte
de me demander des explications , on ne cherche
qu'à me tendre des pièges. Il me faudroît de la
santé , du loisir et des siècles pour entrer dans
tous les détails qu on me demande; et, pénétrant
le motif secret de tout cela, je réponds avec fran-
chise ^ avec dureté même à Fintention plutôt
quàlecrit. Pour vous, monsieur, quemonàpreté
u a point révolté , vous pouvez compter de ma
part sur toute lestime que mérite votre procédé
honnête , et sur une disposition à vous aimer ,
qui probablement aura son effet si jamais nous
nous connoissons davantage. En attendant, re-'
cevez, monsieur, je vous supplie, mes excuses
et mes sincères salutations.
AM. WAtELEt.
Motiers, 1763.
Vous me traitez en auteur , monsieur ; vous
me faites des compliments sur mon livre. Je n*ai
rien à dire à cela , c'est Tusage. Ce même usage
veut aussi qu'en avalant modestement votre en-
«7. ^
Ç3« CORRESPONDANCE.
cens je vous en renvoie une bonne partie. Voilà
pourtant ce que je ne ferai pas ; car^ quoique
vous ayez des talents très vrais, très aimables,
les qualités que j'honore eiï vous les effacent à
mes^yeu^ ; cestpajr^Ulçs qu« j« vous suis att^acbé;
cestpv elleaqi^e jai, toujours désiré votrei bi,en-
yeiUance ;. e.t FoU; u&, ma, jauQ^is^ vu. i:eqhercher
les gens à talents qw ^avoient que d^s talents.
Je m applaudis pourtant de ceux auxquels voua
l)[^ assurez que. je do^s. votre estii^e, puisqu ils:me
procurent uii bieA» dont je fais tant de cas. Les
çiieps tels; qu^ o|9Lt çepend^njt si peu dépendu
<^e.ma volonté., ils mJoata^ttivé t£|nt de maiix,
ils. m!ont s^^f)y(ib;)imé si vite, que j'auroiâ bien
voulu t^nir cel,te^nfiti^dp9tv.ou3periQ€tttezqiie
j^ njfi flptjtedequelftuj? çl>fts«q)»i mieùt ^té neim
funeste, que. jps.pufi;a€^dîi2^iA^re pj^;s à>n»pif
Ce ser^ m,qnsj[(sur^ pouc votr;e^loifie^a^in&i^
je le desi^^ et, J€^ l^spijyee:, cff^ j'aurai bllmé J»
merveilleu^L- de To^^^a* Sir j^ai ei^ tort , cqmmf^
cela pçut très b^en èti^e, vi>u$ ni'aurez i\éf|4ié pan
le fait ; et si j'ai. raJÂOti ^ Ife succès ; dajx^ un^rnsm-^
vais genre n en rendra, votre. triompbi^.qcne^plua
éclatant. Vous voyez, monsieur, par lexpérience
constante du théâtre^, qnp ce ii'iesit jamais le choix
du genre bon ou mauvais qui décide du sort d'une
pièce. Si la vàtre-est intéressante malgré les ma-
chinas „ sopteniie d ^nebqnne m^s^vif^ c^le doit
réuç^; et.vqus.aurez eu, comme QaiMiiault, 1q
mérixe de 1^^ difficulté, vaincue. Si ,. par supposi*
tiqu , elle, ne. l!e^ti pas , votre goût , votre air^
ANNÉE 1763. S3
nidUepoésiie , Tauront ornée au moîas dedétaih
charmaQts qui la fendront agréable ; et g en est
assez pour plaire à Topera fran<;ois. Monsieur ,
je tiens beaucoup phis , je vous jure , à votre sue
éès qu à mon opinion , et non seulemelit pour
vous, mais aussi pour votre jeune musicien ;• car
le grand voyage que Fameur de Tart lui-a fait en-
treprendre, et que V'Ous avez encouragé , m-est
garant que son talent nest pas médiocre. H faut
en ce genre ainsi qu en bien d'autres avoir déji^
beaucoup en soi*-méme pour sentir combien on
.a besoin d acquérir. Messieurs , donnez^ biefntât
votFe pièce, et, dussé^-je être pendu, je^Fiiiai voir
^•j^ptti& ^
A M. MOULT OU.
Motiers, ce samedi. 16. avril 1763;
Voici, .cIb^f Moultoii, puisque vous le voulez,
encore deux^ exenïplaires de la lettre ; c'est tout
ce qui me reste avec le n)i0n. Je n entends, pas
dire^ c|u'il s-'en smt népandu daQ^ le public aucun
autr*e que ceux que j'ai donnés, et je nai pkïs
«aieune nouvelle de Bey : ainsi il se pourroit très
biesx^ que quelqu'un fut ventt à bout de suppri-
inei? Tédi^ion^ En ce cas, il ifnpoi*teroit de pla-
cer très bien ces exemplaires, puisqu'ils serbient
difficiles et peut^^trie iias^ossibles à remplacer.
Si vous trouviez à propos d'en dbtmfer un à Me le
colonel^ Pictet , lequel ma écrit des lettres très
bonnétes , vous me feriez grand plaisir.
Je comprends quel est l'endroit où M. Deluc
6.
84 COftRESPONDANCE.
croît se reconnoître. Il se trompe fort. Moiï Ca-
ractère nest assurément pasMe tympaiiîsermes
amis ; tnais le bon homme, avec toute sa sagesse,
.n'a pu éviter un piège dans lequel nous tombohs
tous : c'est de croire tout le Ynonde sans cesse
occupé de nous en bien du en mal , tandis que
souvent on n'y pense guère.
. Quand vous viendrez , je vous montrerai dans
des centaines de lettres une rame des lourds ser-
^mons dont je me suis plaint; et quels sermons,
•grand Dieu ! Il m'en coûte , depuis que je suis ici,
dix louis en ports dé lettres pour des répriman-
des, des injures, et des bêtises; et , ce qu'il y a
de plaisant, c'est qu'il n'y a pas un de ces sots-
là qui ne pense être le seul et ne prétende m'oc-
cuper tout entier.
Il est certain que j'ai mieux prévu que vous
l'efFet de la lettre à M. de Beaumont. Tout ce que
je puis faire de bien ne fera jamais qu'aigrir la
rage des Genevois. Elle est à un point inconce-
vable. Je suis persuadé qu'ils viendront à bout
de m'en rendre enfin la victime. Mon seul crime
est de les avoir trop aimés : mais ils ne me le
pardonneront jamais. Soyez persuadé que je les
vois mieux d'ici que vous d'où vous êtes. Je né
vois qu'un seul moyen d'attiédir leur fureur ;
cela presse. Envoyez-moi, je vous prie, le nom*
et l'adresse de M. le premier syndic.
Venez quand vous voudrez, je vous attends.
Mes malheurs, à tous égards, sont à leur der-
ANNÉE 1763. 85
nier terme; mais seulement que je vous em-
brasse , et tout est oublié.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Motiers-Travers , le 23 avril 1763.
' Pardonnez- moi , monsieur le maréchal , une
nouvelle importunité : il s*agit d un doute qui
me rend malheureux, et dont personne ne peut
me tirer plus aisément ni plus sûrement que
vous. Tout le monde ici me trouble de mille
vaines alarmes sur de prétendus projets contrer
ma liberté. J aipour voisin depuis quelque temps,
un gentilhomme hongrois, homme de mérite,
dans lentretien duquel je trouve des consola-
tions. On vient de recevoir et de me montrer un
avis que cet étranger est au service de France,;
et envoyé tout exprès pour m attirer dans quel-
que piège. Cet avis a tout lair d une basse ja-
lousie. Outre qne je ne suis assurément pas un.
personnage assez important pour mériter tant
de soins , je ne puis reconnoître lesprit François
à tant de barbarie, ni soupçonner un honnête
homme sur des imputations en Fair. Cependant
on se fait ici un plaisir malin de m effrayer. A
les en croire, je ne suis pas même en sûreté à la
promenade, et je n'entends parler que de pro
jets de m'enlever. Ces projets sont-ils réels? Est
il vrai qu on en veuille à ma personne ? Si cela
est, 1 exécution nen sera pas difficile » et je suis
86 CORRESPONDANCE.
prêt d'aller me reikire moi-même où Ton voa-^
dra ; aimant mille fois lïiieux passer le reste de
Aies jours dans les fers que dans les agitations
continuelles où je vis, et en défiance de tout le
monde. Je ne demande ni faveur ni grâce, je ne
demande pas même justice; je ne veux qu'être
éclairci sur les intentions du gouvernement. Ce
n'est nullement pour me mettre à couvert que
je désire en être instruit, comme on le connoî-
tra par ma conduite ; et si Ton ne pense pas à
moi, ce me sera un grand soulagement d'en être
instruit. Un mot d'ëclaîrcîssenient de vous nie
rendra la vie. Je ne puis croire que ma prière
soit indiscrète. Je n'entends pas pour cela que
yous me répondiez de rien-: marquez-moi sim-
plement ce que vous pensez et je suis content ;
le doute m'est cent fois^ pire que le mal. Si vous
connoissiez de quelle angoisse votre réponse
telle qu'elle soit peut me tirer , je connois votre
cœur, jnonsieur le maréchal , et je suis bîen sur
que vous ne tarderiez pas à la faire.
A M. MOULTOU.
Moti^rs , le 7 mai 1763.
Pour Dieu , cher ami , ne laissez point courir
cet impertinent bruit d'une résidence auprès des
Cantons. Je parieroiy que c'est une invention de
mes ennemis , pour me faire regarder comme un
homme abandonné quand on saura combien ce
bruit est faux. Vous savez que je viens de perdre
ASNÉE 1763. 87
milord-mdréchal y mon protecteur^ mon ami,
et le plus digne des hommes ; mais vous ne pou-
vez savoir quelle perte je lais en lui. Pour me
mettre en sûreté autant qu'il, est possible contre
la mauvaise volonté des gens de ce pays , il m en-
voya avant son départ des lettres de naturalité :
c'est peut-être ce fait augmenté et déîBguré qui
a donné lieu au sot bruit dont vous me paHez.
Quoi quiîl en soit, jugez si dans mon accable-
ment j'ai besoin de vous. Venez, ne laissez ]pas
plus long-temp3 en presse lin cceur accoutumé à
8 épancher et qui n'a plus que vous. Marquez-rhoi
à-peu -près le jour de votre arrivée, et venez
tomber chez moi : vous y trouverez votre cham-
bre prête.
Comme M. Pictet tti a toujours écrit sous le
couvert d'autrui , je Vous adresse pour lui cette
lettre, dans le doute s'il il y a point dans une
correspondance directe quelque inconvénient
que je ne sais pas.
Ne vous tournientez pas beaucoup de ce qui
se fait à Geûéve à mon égard ; cela ne m'inté-
resse plus guère. Je consens à votis y accompa-
gner, si vous voulez , mais comme je férois dans
une autrfe vîfle. Mon parti est pris; mes arran-
gements sont fàïu. Kous en parlerons.
88 CORÏiESPOÏÎDAISCE.
A M. FAVRE,
fUEMIEn SYNDIC DE LÀ REPUBLIQUE DE GEHÂTE^
Motieps-Trayers , le i2 mai 1763.
M0NSIE;UIi,
Revenu du long étonnement où ma jeté de ls(
part du magnifique conseil le procédé que j ca
devôis le moins attendre , je prepda çnfip le parti
que rhouneur et la raison me prescrivept , quel-
que chçr qu'il en coûte à mon, cœur.
Je vpus déclare donc, monsieur, et je vous
prie de déclarer au magnifique conseil que j'ab^
dique à perpétuité mop droit de bqurgeoisie et
de cité dans la ville et république de Genève,
Ayant rempli de mon mieux les deyoirs atta-
chés è^ ce titre s£^ns jouir d'aucun de aes avan?
tages , je ne crois point être eu reste avec l'état
^n le quitti^nt, J'ai t^ché d'honorer le nom ge^
nevois; j'ai tendrement aimé mes compatriotes;
je n'ai rien oublié pour me faire aimer d'eux; on
ne sauroit plqs mal réussir : je veux leur cona^-
plaire jusque dans leur haine. Le dernier sacri-
fice qui me reste à faire est celui d'un nom qui
me fut si cher, Mais , n(ionsieur, ma patrie , en
me devenant étrangère, ne peut me devenir in-
différente ; je lui reste attaché par un tendre
souvenir, et je n'oublie d'elle que ses outrages..
Puisse-t-elle prospérer toujours et voir augmen-.
ter sa gloire ! Puisse-t-elle abonder en citoyens
meilleurs , et sur-tout plus heureux que moi!
ANNÉE 1763. 89
Recevez , je vous prie , monsieur , les assuran-»
ces de mon profond respect.
A M. MARC CHAPPUIS.
Modéra, le ai mai 1763.
«
Vous verrez , monsieur, je le présume , la let-
tre que j'écris à M. le premier syndic. Plaignez-
moi, vous qui connoissez mon cœur, d être forcé
de faire une démarche qui le déchire. Mais après
les affronts que j ai reçus dans ma patrie , et qui
ne sont ni ne peuvent être réparés, m'en recon-
noltre encore membre seroit consentir à mon
désbonneur. Je ne vous ai point écrit, monsieur,
durant mes disgrâces : les malheureux doivent
être discrets. Maintenant que tout ce qui peut
m'arriver de bien et de mal est à-peu-près arri-
vé , je me livre tout entier aux sentiments qui
me plaisent et me consolent ; et soyez persuadé^
monsieur , je vous supplie , que ceux qui m att£^^
chent à vous ne s'affoibliront jamais,
AU MÊME,
Motiers, le 26 mai 1763.
Je vois , monsieur , par la lettre dont vous
m avez honoré le 18 de ce mois, que vous me
jugez bien légèrement dans mes disgrâces. Il en
coûte si peu d accabler les malheureux , qu on
est -presque toujours disposé à leur faire ua
oriine de leur ms^lheur,
90 CORRESt>ONDANCE.
Vous dites que vous^ ne comprenez rien à hia
démarche : elle est pourtant aussi plaire que là
triste nécessité qui m*y a réduit. Flétri publique*
ment dans ma patrie sans que personne ait ré-
clamé contre cette flétrissure ; après dix mois d'at-
tente j ai dû prendre le seul parti propret conser-
ver mon honneur si eruellemeut offensé. C'est
avec la plus vive douletlr que je m'y suis diéter^
miné : mais que pouvoîs-je faire? Demeurer vo-
lontairement membre de l'état après ce quî^'étoit
pa^sé , n'étoit-ce pas consentir à mon déshon-
neur?
Je ne comprends point comment vous m'osez
demander ce que m'a fait la patrie. Un homnré
aussi éclairé que vous ignore-t-il que toute démar-
ché publique faite par le magistrat est censée faite
par tout l'état lorsque aucun de ceux qui ont droit
delà désavouer ne la désavoue. Quand le gouver-
nement parle et que tous les citoyens se taisent,
apprenéÉ que la patrie a parlé.
Je ne dois pas seulement compte de moi aux
Genevois, je le dois encore à moi-même, au pu-
blic , dont j'ai le malheur d'être connu , et à la
postérité, de qui je le serai peut-être. Si j'étqis as-
sez sot pour vouloir persuader au reste de l'Eu-
rope que les Genevois ont désapprouvé la procé-
dure de leurs magistrats ^ né s'y moqueroit-on
pas de moi? Ne savons-nous pas, me diroit-on,
que la bourg^eoisie a droit de faire des représen-
tations dàJùs toutes les occasions oii elle croit \ei
lois lésées et où elle imprôuve la coùdaite dei
ANNÉE 1763. 91
Magistrats ? Qu^a-treile fait ici depuis près d un an
que vous avez attendu ? Si cinq ou six bourgeois
seulement eussent protesté , Ton pourroit vous
croire sur les sentiments que vou$ leur prêtez.
Cette démarche étoit facile, légitime ; elle ne
trouWoit point Tordre public : pourquoi donc ne
Va-t-on pas laite ? Le silence de tous ne dément-
il pas vos assertions? Montrez-nous les signes
du désaveu que vous leur prêtez. Voilà , mon-
sieur , ce qu'on me diroit et qu'on auroit raison
de me dire. On ne juge point les hommes par
leurs pensées , on les juge sur leurs actions.
Il y avoit peut-être divers moyens de me ven-
ger de l'outrage , mais il n y en avoit qu'un de le
l'epousser sans vengeance ; et c'est celui que j'ai
pris. Ce moyen qui ne fait de mal qu'à moi doit-
il m'attîrer des reproches au lieu des consolations
que je devois espérer ?
Vous dites que je n'avois pas droit de deman-
der l'abdication de ma bourgeoisie: mais le dire
n'est pas le prouver. Nous sommes bien loin de
compte ; car je n'ai point prétendu demander
cette abdication , mais la donner. J'ai assez étu-
dié mes droits pour les connoître, quoique je ne
les aie exercés qu'une fois seulement et pour les
abdiquer. Ayantpourmoi l'usage de tous les peu-
ples , l'autorité de la raison , du droit naturel , de
Grôtius , de tous les jurisconsultes , et même l'a-
veu dû: conseil, je ne suis pas obligé de me ré-
gler sur votre erreur. Chacun sait que tout pacte
dont une des parties enfreint les conditions de-
92 CORHESPONDANCE.
vient nul pour Tautre. Quand je devois tout à la
patrie , ne me devoit-elle rien ? J'ai payé ma dette}
a-t-elle payé la sienne ? On n a jamais droit de
la déserter, je lavoue; mais, quand elle, noua
rejette , on a toujours droit de la quitter ; on le
peut dans les .cas que j'^ spécifiés , et même on
_Je doit dans le mien. Le serment que j'ai fait en-
vers elle , elle la fait envers moi. En violant se»
engagements , elle m'affranchit des miens ; et ,
en me les rendant ignominieux , elle me fait un
devoir d'y renoncer.
Vous dites que si des citoyens se présen-
toient au conseil pour demander pareille chose
vous ne seriez pas surpris qu'on les. incarcérât.
Mi moi non plus, je n'en serois pas surpris , par-
ceque rien d'injuste ne doit surprendre de la part
de quiconque a la fprce en main. Mais hien
qu'une loi, qu'on n'ohserva jamais , défende au
citoyen qui veut demeurer tel de sortir sans
congé du territoire ; comme on n'a pas besoin
de demander l'usage d'un droit qu'on a , quand
Un Genevois veut quitter tout-à-fait sa patrie
pour aller s'établir en pays étranger, personne
ne songe à lui en faire un crime , et on ne l'in-
carcère point pour cela. Il est vrai qu'ordinaire-
ment cette renonciation n'est pas solennelle ,
mais c'est qu'ordinairement ceux qui la font ^
n'ayant pas reçu des affronts publics, n^ont pa8>
besoin de renoncer publiquement à la société
qui les leur a faits.
ANNÉE i^63. qJ
Monsieur, j*âî attendu, j ai mëdité , j'ai cher-
ché long-temps s'il y àvoit quelque moyen d'évi-
ter une démarche qui m'a déchiré. Je vous avois
confié mon honneur, ô Genevois , et j'étois tran-
quille ; mais vous avez si mal gardé ce dépôt que
vous me forcez de vous l'ôter.
Mes hons anciens compatriotes , que j'aimerai
toujours malgré votre ingratitude, de grâce , ne
tae forcez pas , par vos propos durs et malhon-
nêtes , de faire publiquement mon apologie.
Épargnez-moi, dans ma misère, la douleur de
me défendre à vos dépens.
Souvenez-vous, monsieur, que c'est malgré
xnoi que je suis réduit à vous répondre^ur ce ton,
La vérité, dans cette occasion, n'en a pas deux.
Si Vous m'attaquiez moins durement , je ne cher-
fcherois qu'à Verser mes peines dans votre sein.
Votre amitié me sera toujouï^s chère , je me ferai
toujours un devoir de la cultiver; mais je vous
conjure, en m'écrivant , de ne pas me la rendre
si cruelle, et de mieux consulter votre bon cœur.
Je vous embrasse de tout le mien.
• I
A M. MODLTOD.
Motier8,le4jtiiti 17Ô3..
J'ai si peu de bons moments en ma vie, qu'à
peine espérois-jed'en retrouver d'aussi doux que
ceux que vous m'avez donnée. Grand merci j cher
ami : si vous avez été content de moi , je l'ai été
j^4 GOlTRE^PeNDANGE.
-encore plus de vous; cette simple vérité vautbien
vos éloges. Aimons-nous assez Tua lautre pour
n avoir plus à nous louer.
Vous me donnez pour mademoiselle C... une
conmiission dont je m acquitterai mal , préciser-
ment à cause de mon estime pour elle. Le refroi-*
dissement de M. G me fait mal penser de lui;
j ai reyuson livre , il y court après Tesprit ; il s y
guindé : M. 6 n est point mon. homme : je
ne puis croire qu il soit celui de mademoiselle
G.... : qui ne sent pas son prix n'est pas digne
d elle; mais qui la pu sentir ^ et s en détache , est
un homnïe'à mépriser. Elle ne sait ce qu elle veut;
cet homme la sert n^ieui^ que* son propre cœur»
j'aime cent fors mieux- qu il la laisse pauvre et
libre au milieu de vous , que de lemmener être
malheureuse et riche en Angleterre. Eo: vérité, je
souhaite que M« G..*... ne vi^ine pas; Je voudrois
me déguiser, mais ji3 ne8aurois;J6^r(>ud rois bien
faire , e^ je sens> que je gâterai tout.
Je tombe des^n^es^au juggBiiieiitdeM.de Mon-
clar. Tous les hommes^vulgaires , tous les petits
littérateurs sont faits pour crier toujours au pa-
radoxe, pour n^neproeker< d'être outré; mais
lui que jecroyois philosophe, et du moins Ipgi-*
cien, qimiJ c^estn ainsi qu'il m'a lu! c'est ainsi
qu'il me jug^! U ne m'a donc pa^ entendu ! Si
mes principessont. vrais, tout est vr-ai; s'ils- ^nt
faux , tout est faux; caa? je n'ai.tiré que des con-^
séquences rigoureuses et nécessaires. Que veut-il
donc dire? je n'y comprends rien. Je suis assuré-
ment comblé et honoré de ses^ éloges, mais au-
tant seulement que je peux letre de ceu]^: d'un
homme de mérite qui ne m'entepd pas. Du
reste , usez de sa lettre comme il vous plaira ;
elle ne peut que mètre honorable dans le pu-
blic. Mais , quoi qu'il dise , il sera toujours clair
entre vous et moi quil ne m'entend point.
Je suis accablé de lettres de Genève. Vous ne
sauriez imaginer à^larfois la. bêtise et la hauteur
de ces lettres. Il n y en a pas une où lautenr ne
se porte pour mon juge, €it ne me cite à son tri-
bunal pour lui rendre compte de ma conduite.
Un M. B...t, qui m'a envoyé toute sa procédure,
prétend que, je n'-ai point reçu d affront . et que
le conseil avoit droit de flétrir mon livre , sans
cominencer.par oitep l'auteur. Il me dit, au sujet
de n^on. livre, brûlé par le bourreau , qt^ J'hon-
^çxk^ ne souffre poin?t dtL fait àlufi tiers* Ce qui
^gf|tiSe( au^ moins, si. ce mot de iiers veut dire ici
quelque chose )qu!un.lmi|imé qui reçoit un souf-
flet d'un autre ne doit poi^t^e tenir pour indui-
te. J^ai pourtant , parmi tout ce fatras , reçu une
lettre qui m'a attendri jusqu'aux larme» : elle e^t
apQfiryiQ^ , et , par une simplicité' qui m'a tpuché
encore en. tne faisant lûre, l'auteur a eu soin d^
r,eAferiper le.port,
Jq .sou)%ajite de. tout mon. cœur que les choses
sfii^ijiLt 1-aissées comme elles sont , et que je puisse
jpui;^ tranquillement du plaisir de voir mes amis
à Oenév^, sans affaires et sans tracas ; je partir
rai sitôt que j'aurai reçu de vos nouvelles. Je voust
^6 GORRËSt^ÔNDANCE. .
manderai le jour de notre arrivée, et je vous prie-
rai de nous louer une chaise pour partir le lende-
main matin. Adieu, cher ami, mille respects à
monsieur votre père et à madame votre épouse;
elle n'a point à se plaindre, j espère, de votre sé-
jour à, Motiers ; si vous y avez acquis le corps
d'Emile, vous n'y avez point perdu le cœur de
Saint-Preux , et je suis bien sûr que vous aurez
toujours l'un et l'autre pour elle.
Voici des lettres que j'ai reçues pour vous.
Mille amitiés à M» Le Sage. Je vous embrasse de
tout mon cœun
A M. MOULTOU.
Motiérs-Travers , ce lundi ri^ juin lyôS.
Je suis en peine de vous , mon cher Moul-
tjOu ; seriez-vous malade ? Je le demande à tout
le monde , et ne puis avoir de réponse. Vous
qui étiez si exact à m'écrire dans les autres
temps , comment vous taisez-vous dans la cir-
constance présente? ce silence a quelque chose
d'alarmant.
Je viens de recevoir une lettre de M. Marc
Chappuis , dans laquelle il me parle ainsi : Vous
tt avez envoyé dans cette ville copie de la lettre
« que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le
tf 36 mai dernier... Cette copie, que je n'ai point
« vue, est tronquée, à ce que m'a assuré M. Moul-
« tou , qui m'est venu demander lecture de To-
(••riginal. »
; A:NNÉE= 1,763. , yj
Cet étrange passage demande expUeàtion. Je
Tattends de vous , mon oher Moùltou ; et ce n'est
qu'après avoir reçu votre réponse que jejferai
la mienne à M. Chappuis. M. deSautern vous
fait mille amitiés ; recevez les. respects de made*
moiselle Le.Vasseur, et les embrasaements de
Yotre aim,
A M. MOULTOU.
Motiers-Travers, ce 7 juillet 1763.
Yotre avis est honnête et sage. J'y reconnois
la voix d'un, ami : je vous remercie,. et j'en pro-
fite. Mais avec aussi peu de crédit à Genève, que
puis-je faire pour m'y faire écouler, sur-tout
dans une affaire qui n'est pas tellement la
mienne, quelle ne soit aussi c^lle de toqs? Re-r
noncçr, au. moins pour ma part, à l'intérêt que
j'y puis avoir, en déclarant nettement, comme
J6. le fais atiJQurd'hui, qu'à quelque, prix que ce
soit je n'a€cept;erai jamais la restitution de ma
bourgeoisie, et que je ne rentrerai jamais dans
Genève. J'ai fait serment de l'un et de l'autre :
ainsi me, voilà lié sans retour; et tout ce qu'on
peut faire pour me rappeler est par conséquent
inutile et vain. J'écris de plus à Deluc une lettre
très forte ^ pour l'engager à se retirer; j'en écris
autant à mon cousin RousseauVV^oilà tout ce
que je puis faire, et je le fais de très bon cœur :
ri^^tde plus, ne dépend de moi. L'interprétation
qu'on donne à ma lettre à .Ghapp.^is , est aussi
raisonnable que si , lorsque j'ai dit non , 1 on en
-7. 7
g8 CORRESPONDANCE.
concluoit que j'ai vquIu dire oui. Voiileas-voiia
que je me défende devant des fourbes ou des
stupides? Je n'ai jamais rien su dire à ces gens-*
là ^ et je ne veux pas commencer. Ma conduite
est , ce me semble , uniforme et claire ; pour Tin*
terpréter il ne faut que du bon sens et un cœur
droit. Adieu, cher Moultou. J'aurois bien quel-
que chose à vous représenter sur ce que vous
avez dit àChappuis, que j'avois tronqué la copie
de sa lettre ; car, quoique cela ait été dit à bonne
intention, il ne faut pas déshonorer ses amis
pour les servir (i)« Voua m'avouez , à la vérité,
que cette copie n'est point tronquée; mais il
croit lui qu'elle l'est : il le doit croire , puisque
vous le lui ayez dit ^ et il part de là pour me
croire et me dire un homme capable de falsifi-
cation. Il ne me p,arott pas avoir si grand tort ,
quoiqu'il se trompe.
Au reste , quoi que vous en puissiez dire , je
ne lui éKsrirai point comme à mon ami , puisque
je sais qu'il ne l'est pias. J'écris à M. de Gauffe-
court. O ce regpectàUe Abauzit ! je suis donc
condamné à ne le révoir jamais ! Ah ! je me
trompe; j'espère le revoir dans le séjour des
justes I En attendant que cette commune patrie
nous rassemble , adieu ^ mon ami.
Le pauvre Aron est parti en me chai^eant de
(i) Il ne m^aVoit pas compris , et vit bien que je savois
aussi bien que |tti cette maxime. \
(Nvts de M. Moultott^)
« ANNÉE 1763. 99
mlHê choses pouir vous. Je sUis resté seul , et ddnë
quel moment !
A M. ÙELtC.
* Motierê , l6 ^ juillet i j%i.
Je crains , mon cher ami , que Vôtre zèle pa-
triotique n aille un peu trop loin dans cette oc-
casion, et que votre amour pour les lois n ex-
pose à quelque, atteinte la plus important^ de
toutes , qiii est le salut de Téiat. J'apprends que
vous et vos dignes t;ont:itoyeîis méditez de nou-
velles Représentations; et la certitude de leut
inutilité me ftiît craindre quelles ûfe compro-
mettent enfin vis-à-vis lesuns des autres,- bu la
bôurgieoisie, ou les magistrats. Je ne prétends
pas me donner dans cette «affait^e une impor-
tance, qu'au surplus je ne tiendrais que de mes
malheurs : je sais que vous avez à redresser des
griefs qui , bien que relatifs à de simples parti-
culiers , blessent la liberté publique. Mais , soit
que je ôoilbidère cette démarche relativement à
moi, ou Relativement au corpà dé la bourgeoisie,
je la trouve également inutile et dangereuse ; et
j'ajoute même que la Solidité de Vôô raisoJîs
tournera toute à votre commun préjudice, en te
qu'ayant tdis en poudre les sophismes de sa ré-
ponse , Vous forcerez le conseil à ne pouvoir pluâ
répliquer que par un sec il 71 j a lieu y et par con-
séquentde rentrer, par le fait, en possession dé
«on prétendu droit négatif, qui réduiroit à rien
•celui que vous avei de faire des représentations.
.ît)0 CORRESPONDANCE. ^
Que si, après cela , vous. vous iobstinez^ à; pour-
suivre le redressement des griefs (que très cer-
tainement vous n obtiendrez point), il ne vous
reste plus quune seule voie légitime, dont Fef-
fet n est rien moins qu assuré*, et qui , donnant
atteinte à^ votre souveraineté, établîroit une
planche très dangereuse, et seroit un mal beau-
coup pire que celui que vous voulez réparer.
Je sais qu une famille intrigante et rusée ,
s'étayant d un grapd crédit au-dehors , sape à
grands coi^ps les fondements d^la république,
,et que ses membres , j ongleurs adroits et gens
à deux envers, méhent le peuple par Thypocri-
sie , et les grands par l'irréligion. Mais vous et
vos concitoyens devez considérer que c'est vous-
mêmes qui l'avez établie.; qu'il est trop tard
pour, tenter de Fabattre , et qu'en supposant
.même un supcès qui n'est pas à présumer, vous
pourriez vous nuire encore plus qu'à elle, et
vous détruire en ^'abaissant. Croyez-moi, mes
amis, laissez-la faire; elle toucbe à ^n terme,
et je prédis que sa propre ambition la perdra ,
sans que la bourgeoisie s'en mêle. Ainsi, par
isipport à la république, ce que vous voulez
£siire n'est pas utile en ce moment; le succès est
impossible, ou seroit funeste, et tout reprendra
son cours naturel avec le temps.
Par rapport à moi, vous connoissez ma nxa-
nièredepenser, et M.'d'Ivernois, à qui j'ai ou-
vert mon cœur à son passage ici, vous dira^
comme je vous ai écrit, et à tous mes jimis, que,
ANNÉE 1763. lôt
loin de désirer en cette circonstance des re-
présentations , j^aurors voulu qu elles n eussent
point été faites, et que je désire encore plus
qu elles n aient aucune • suite. Il est certain ,
comme je Tai écrit à M. Chappuis , qu'avant ma
lettre à M. Favre, des représentations de quel-
ques membres de la bourgeoisie, suffisant pour
, marquer quelle improuvoit la procédure , et
mettant pair conséquent mon honneur à cou-
vert, eussent empêchéuné démarche que je n ai
faite que par force, avec douleur, et quand je
ne pouvois plus m en dispenser sans consentir à
mon déshonneur. Mai^ une fois faite, et mon
parti pris, ce t(e démarche ne me laissant plus
qu un tendre souvenir de mes anciens compa-
triotes, et un désir sincère de les voir vivre en
paix, toute démarche subséquente, et relative à
celle-là, ma paru déplacée, inutile; et je ne lai
ni desiré€i4M approuvée. J'avoue toutefois que
voé représentations m'ont été honorables, en
montrant que la procédure faite contre moî
étoit contraire aux lois, et improuvée par. la
plus saine partie de l'état. Sous ce point de vue,
quoique je n'aie point acquiescé à ces représen-
tations , je ne puis en être fâché. Mais tout ce
que vous ferez de plus maintenant n'est propre
qu'à en détruire le bon effet, et à faire triom-
pher mes ennemis et les vôtres , en criant que
vous donnez à la vengeance ce que vous ne don i
nez qu'au maintien des lois.
Je vous conjure donc,' mon vertueux ami, par
102 CORRESPONDANCE.
votre amour pour la patrie et pour la paix , d€
laisser tomber Cette afFai^e, ou même d en abaq^
clou nçr ouvertement lapoursuitç^ au moins pour
ce qui me regarde , afiïi que yotre exeinple en-
traîne ceux qui vous honorent de leur confiance ^
et que les griefs dun particulier qi|i n est plus
rien à 1 état n en troublent point Je repos. Ne
soyez en peine , ni 4p jugement qu on porterai
de cette retraite, ni du préjudice quçn pourroit
soufFrir la liberté. La réponse du conseil, quoi-
que tournée avec toute l'adresse imaginable^préte
le flanc de tant de côtés , et vous donne de si
grandes prises, qu'il n y apoint d'homme un peu
au fait qui ne sente le motif de votre silence, et,
qui ne juge que vous vous taisez pour savoir trop
à dire. Et quant à la lésion des lois, comme élk»
en deviendra d'autant plus grande qu on en aura
plus vivement pours\iivi la réparation a^^ns Tob-
tenir , il v^ut n^ieux fermer les yeux dans une
occasion où le manteau de Fhypocrisie couvr^e
Ifes attentats contre la liberté , que de fournir
aux usurpateurs le moyen 46 consommer, au
nom de Dieu , Touvrage de leur tyrannie.
Pour nioi , mon cher ami , quelque disposé
que je fusse à me prêter à tout ce qui pouvoit
complaire à mes anciens concitoyens , et à re-
prendre avec joie un titre qui ma fut si cher,
s'il m'eût été restitué de leur gré , d'un commua
accord et d'une manière qui me lent pu rendre
acceptable , vos démarches en cette occasion , et
les maux qui peuvent en résulter , me forcent à
4NNÉE 1763. •lo?
changer de résolulion wr cç poipt, et à ep pren-
dre une dont , quoi qu il arrive , rien i^e ipe f^r£|
départir. Je vous déclare doi^c , et ]^n ai fait le
3erment,.que de me$ jour^ jç nç remettrai I9
pied dans vos mur$, et que, content de QoiirHr
dans mon cœur les aentimentsd'uavrai citQyex^
de Genève , je n'en reprendrai jamais le titre ;.
«insi toute démarche qui pourrpit tepdre à ipq
le rendre eAt inutile et vaine. Après s^vikir saçri^
fie mes droitsplea plus chers à Vhonneur , je ^->
erifie aujourd'hui mes espérances à la paix. Il ne
me reste plus rien à faire. Adieu.^
A M. DE GAUf FECOURT.
IVfpUers, le 7 juillet 1763.
J apprends, cheAps^pa, que vpus ête^ à 6e^
nève ; et cela redouble won regret de i^e pou-;
voir passer dans cette ville , cptnme je çpmptoia
faîfe après toutes ces tracasseries , pour aller à
Ghambéri, voir mes ancieQS «imis. Forcé de ren
noncer à ma bourgeoisie y pour Qe p^s consen-^
tir à mon désbonueur , j awois pas;sé çpnfiine ui^
étranger; et avec quel plaisir jeus^e oublié , dans
les bras ducher Gauffecourt > tpus lesmaun^ qu oi)
rassemble sur m^ tête ! Mais les démarches tar-?
dives et déplacées de la bourgeoisie , et letrange
i^éponse du conseil^ me forceut , de peur d atti^
*er le feu par ma présence , ^ m'^^bstepir d*ua
voyage que je voulois faire en paix. Après s'être
tu quand ilfalloitpa^rler^on parle quand il faut
lO^ corhespôndance.
se taire , et que tout ce qu'on peut dire n'est plus
bon à rien,
L'affection que j'aurai toujoursjpour ma pa-^
trie me fait désirer sincèrement que tout ceci,
qui s'est fait contre mon gré , n'ait aucune suite ,
et je l'ai écrit à mes amis. Mais nein'ayant-ni
défendu dans mon malheur , ni consulté dans
leur Jémarche, auront-ils plus d'égards âmes
représentations , qu'ils n'en eurent à mes inté-i
rets lorsqu'ils n'étoient que ceux des lois et les
leurs? Dans le doute de mon crédit sur leur es- •
prit , j'ai pris Iç dernier parti que je devois pren-
dre , en leur déclarant que, quoi qu il arrivât, et
quoi qu'ils fissent, je ne reprendrois jamais le
titre de leur citoyenu et ne rentrer ois jamais dan»
leurs murs. C'est à quoi je suis aussi très déter-
miné , et c'est le seul moyedhjuime restoit d'as-
soupir toute cette affaire, autant du( moins-
que mon intérêt y peut influer. Ce seroit, }en
conviens , me donner une importance bien rigli-
cule , si on ne l'eût rendue nécessaire , et dont
je ne saurois d'ailleurs être fort vain, puisque
je ne la dois qu'à mes m^alheurs. Ainsi rien ne
manque à mes sacrifices. Puissent-ik être aussi
utiles que je les fais de bon cœur,* quoique dé-
chiré!
Ce qui m'afflige le plus dans cette résolution*^
est l'impossibilité oii elle me nj(ét d'embrassef'
jamais mes amis à Genève , ni vous par consé-
quent qui êtes le plus ancien de tous. Faut-il
donc renoncer pbu^ toujours à cet espoir? Chei^ ^
ANNÉE 1765. I05
pa{>à, j espère que votre sàmé raffermie ne vous
rend plus les bains d'Aix nécessaires ;niais jadis
cétoit pour vous un voyage de plaisir plus que
de besoin. S'il pouvoit Fètre encore , quelle con-
solation ce seroit pour moi d'aller vous y voir !
Je crois que je mourrois de joie en vous serrant
dans mes bras. Je traverserois le lac, le Chablais ,
le Faucigny, pour vous aller joindre. L'amitié
me donneroit des forces ; la peine ne me coûte-
roit rien.
On dit que les jongleurs ont acheté Marc
Ghappuis avec votre emploi. Je les trouve biea
prodigues dans leurs emplettes. H est vrai que
celle-là se fait à vos dépens, et c'est tout ce qui
m'en fâche. Assurément, si je n'ai pas une belle
statue, ce ne sera pas la faute des jongleurs ;
ils se tourmentent furieusement pour en élever
le piédestal. Donnez-moi* de vos nouvelles. Je
vous embrasse de tout mon cœur.
A M. USTERI,
PROFESSEUR A ZURICH,'
Sur le chapitre VIII du dernier livre du Contbat social.
Motiers, i5 juilleti763.
Quelque excédé que je sois de disputes et d'ob-
jections , et quelque répugnance que j'aie d'em-
ployer à ces petites guerres le précieux com-
merce de l'amitié, je continue à répondre à vos
difficultés , |)uisque vous l'exige/ ainsi. Je vous
dirai- donc , avec» ma franchise ordinaire, que-
Io6 GORHESPQNDANCE.
TOUS ne me paroissez pas avoir bien saisi ¥ê*
tat de la question. La grande société, la société
humaine en général , e$t fondée sur rhumanité,
sur la bienfaisance universeUe, Jedis , et j!ai tour
jours dit que lé christianisme est favoraUe à
ceUe4à.
Mais les sociétés partiçulièi^s , leiisodétés po^
litiques et civiles^ ont un to^t aqtre principe ; C0
sont des établissements purement hppiains »
dont par conséquent le vrai christianisme nous
détache» comme de tout ce qui n'est qne terres^
|re. Il n'y a que les vices des^ hommes qui reur
dent ces établissements nécessaires , et il n y a
que les passions humainea qui les conservent.
Chez tdius les. vices à vos chrétiens , ils n auront
plus besoin de magistrats ni de lois ; oi,ezrleur
toutes lés passions humaines, le lien civil perd
à Finstant tout son ressort; plus d'émulation,
plus de gloire , plus d'ardeur pourJes préfèrent
ces. L'intérêt particulier e*st détruit; et, faute
d'un soutien convenable , l'état politique tombe
en langueur. •
Votre supposition d'une société politique et
rigoureuse de chrétiens^ tous parfaits à la ri-
gueur , est donc contradictoire ; elle est encore
outrée quand vous n'y voulez pas admettre un
seul homme injuste , pas un seul usurpateur. Se-
ra-t-elle plus parfaite que celle des apètres? et
cependant il s'y trouva un Judfis... Sera-t-elle plus
parfaite que celle dea anges? et le diable, dit-on,
en est sorti. Mon cher ami, vous oubliez quotas
ANNÉE 1763. 107
chrétiens seront des hommes, et i|ue la perfeo-i
lion que je leur suppose est celle q^e pfht com-
porter rhumanité. Mon livre n est pas fait pour
les dieux.
Ce n est pas tovit. Yous donne* à vos citoyens
un tact moral, ui^e finesse exquise: el pourquoi?
parcequ'ils sont bons chrétiens. Comment ! nul
pç peut être bon chrétien à votre compte sans
être n^ La Rochefoucauld , un La Bruyère ? A
quoi pensoit donc notre maître , quand il béniS"»
soit les pauvres en esprit ? Cette assertion-là »
premièrement , n est pas raisonnable , puisaue
la finesse du tact moral ne aacquiert qu a force
de comparaisons, et s exerce même infiit^iment
mieux sur les vices que Ton eaohe que sur les
vertus qu'on ne cache point. Secondement , cette
mênoie assertion çst contraire à toute expérience,
et Ton voit cpustamment que e est dans les plus
grandes villes , chez les peuplas les plMS carrom-i
pus qu on apprend à mieux pénétrer dans les,
cœurs 9 à mi^ux obsçrvçr les hommes , à mieux
interpréter leurs discours par leurs sentiments y
à mieuj^ distinguer la réalité de Tappar^nce. Nie-
rez-vo.i|i^ qu'il n'y ait d'infinitnept mçill^urs oh*
servateurs mor^ui^à Paris qu'en Suisse? oucoiw
clurez-vqus de là qu on vit plus vertueusement à
Paris qi;ie çheap voi^s ?
Vous dites que vos citoyens seroient infiniment
choqués de la première inju8rtice. Je le crois;
mais^ quand ils la verroient , il ne seroit plus;
temps d'y pQuryoir, et d autant mieux qu'ils ner
îo8 CORRESPONDANCE.
se pepihettr oient pas aisément de mal penser de
leur pr<fthdin , ni de donner une mauvaise in-
terprétation à ce qui pourroit en avoir une
bonne. Cela seroit trop contraire à la charité.
Vous n ignorer pas que les ambitieux adroits se
gardent bien de commencer par des injustices ;
au contraire , ils n épargnent rien pour gagner
d abord la confiance et l'estime publique par la
pratique extérieure de la vertu; ils ne jettent le
masque et ne frappent les grands coups que
quand leur partie est bien liée, et quon^n'en
peut plus revenir. Gromwel ne fut connu pour
un tyran qu après avoir passé quinze ans pour
le vengQur des lois et le défenseur de la religion.
Pour conserver votre république chrétienne ,'
voas rendez ses voisins aussi justes qu elle : à la
bonne heure. Je conviens qu elle se défendra tou-
jours assez bien pourvu qu elle ne SQi% point atta-
quée. A legard du «ourage que vous donnez à ses
soldats , par le simple amour de la conservation^
c'est celui qui ne manque à personne. Je lui ai
donné un motif encore plus puissant sur des^
chrétiens; savoir, l'amour du devoir. Là-dessus,
je crois pouvoir, pour toute réponse-, votis ren-
voyer à mon livre, où ce point ^st bien discuté.
Gomtnent ne voyez-vous pas qu'il n'y a que de'
grandes passions qui fassent de grandes choses?-
Qui n'a d'autre passion que celle de son salût ne
fera jamais rien de grand dans le temporel. 3i'
Mutins Scœvola n'eût été qu'un saint , croyez-"
vous qu'il eût fait lever le siège de Rome? Vous^
- ANNÉE 1763. 109
me citerez peut-être la magnanime Judith. Mais
nos chrétiennes hypothétiques , moins barbare-
.ment coquettes , n iront pas , > je crois , séduire
.leurs ennemis, et puis coucher avec eux pour les
massacrer durant leur sommeil.
Mon cher ami, je n aspire pas à vous con*
.vaincre. Je sais qu'il n'y a pas deux têtes orga-
nisées de même , et qu'après bien des disputes ,
bien des objections , bien des éclaircissements ,
chacun finit toujours par tester dans son senti"*
ment fcomme auparavant. D'ailleurs , quelque
philosophe que vous puissiez être, je sens qu'il
faut toujours un peu tenir à l'état. Encore une
fois , je ,vous réponds parceque vous le voulez ;
mais je ne vous en estimerai pas moins pour ne
pas penser comme moi. J'ai dit mon avis au pu-
blic , et j'ai cru le devoir dire , en choses impor-^
tantes et qui intéressent l'humanité. Au reste,
je puis m'être trompé toujours , et je me suis
trompé souvent sans doute. J'ai dit mes raisons ;
c'est au public , c'est à vous à les peser , à les ju-
ger , à choisir. Pour moi , je n'en sais pas davan-
tage, et je trouve très bon que ceux qui ont d'au-
tres sentiments les gardent , pourvu qu'ils me
laissenj; en paix dans le mien.
A SON COUSIN.
Juillet 1763.^
Une absence de quelques jours xnjà empêché,
mon très cher cousin , de répondre plus tôt à
votre letue, et de vous marquer mon regret sûr
110 CORRESPOlfï&ANGE.
la pertc^e mon cousin votre père. Il a vécu eit
homme d'honneur, il a supporté la vieillesse
avec courage, et il est mort en chrétien. Une
carrière ainsi passée est digne d envie : pul^siohs-
nous , mon cher cousiii, vivre et mourir comme
luil
Quant à ce que vous mè marquez deô repré-
sentations qui ont été faites à mon sujet , et aux*-
quelles vous avez concouru , je reconnois , mon
cher cousin , dans cette démarche le zèle d*uEli
bon parent et d'un digne citoyen; mais j'ajoute-
rai qu'ayant été faites à mon Insu , et dans un
temps où elles tie poùvoient plus produire au-
cun effet utile , il eut peut-être été mieux qu'elles
n'eussent point été faites , ou qtie mes smiis et
parents n'y eussetit point acquiescé. J'avoue que
l'affront reçu par le conseil est f leinetnent ré-
paré par le désaveu authentique de la plus saine
partie de l'état : mais comme il peut naître de
cette démarche des semences de mésintelligence,
auxquelles, même après ma retraite , je serois
au désespoir d'avoir donné lieu , je vous prie ,
mon cher cousin , vous et tous ceux qui dai-
gnent s'intéresser à moi ? de Vouloir bien , du
moins pour ce qui me regarde , renoncer à la
poursuite de cette affaire, et vous retirer du
nombre des représentants. Pour moi , content
d'avoir fait en toute occasion mon devoir en-»
vers ma patrie , autant qu'il a dépendu de moi ,
j y renonce pçur toujours, avec doujeur, mai^
sans balancer; et afin qiie le désir de mon réta-
ASRÉE 1763. III
blissement n^ troul^ jamais la paijt publique ,
je déclare que , quoi qWil arrive , je ne repren-
drai de mes jours le titre de citoyen de Genève,
ni ne rentrercd dans ses murs. Croyez que mon
attachement pour mon pays ne tient ni aux
droits, ni au séjour, ni au titre, mais à des
nœuds que rien oe sauroit briser ; croyez aussi ,
mon très cher cousin , qu en cessait d'être votre
concitoyen je n en reste pas moins pour la vie
votre bon parent et véritable ami.
»
^A M. DUCLOS.
Motiers, le 3o juillet 1763.
Bien arrivé , mon cher philosophe. Je prévoyois
votre jugfement sur TAngleCevre. Pour df s yeux
comme les vôtres , \^ê hommes sont les mêmes
par tout pays ; les nuances qui les distinguent
sont trop superficielles, le fond de Tétoffe domina
toujours» Tout éompéré , vous vous décidez pour
votre pays : oe choix est naturel. Apnès y avoir
pasifé les plus bdiles années de ma vie j'en ferois
de bon cœur autant. Je crois pourtant qu en gé-^
néral j aimerois mieux que mon amt fÙt Anglois
que François* J avois beaucoup d'amis enFrance;
mes disgrâces sonjt venues , et j en ai conservé
deux. En Angleterre , j en aurois eu moins peut*^
être, mais je n'en aurois perdu aucun.
J'ai liait pour mon pays ce que j'ai fiiît pour
nfts atnis. J'ai tendrement aimé ma patrie , tant
que j'ai cru en avoir une. A l'épreuve , y ai trouvé
It2 COBftESPONl>ANCE.
que je me trompois.En me détachant d'une cb^
mère , j'ai cessé d'être un homniie à visions ; voilà-
tout. Vous voudriez que je fisse un manifeste;
c'est supposer que j'en ai besoin. Cela me paroît
bizarre qu'il faille toujours me justifier de Fitti-
quité d'autrui , et que je sois toujours coupable, "^
uniquement parceque je suis persécuté. Je ne yia
point dans le monde , je n'y ai nulle correspon-
dance, je ne sais rien de ce qui s'y dit. Mes en-
nemis y sont à leur aise ; ils savent bien que
leurs discours ne me parviennent pas. Me voilà
donc, comme à l'inquisition, forcé de me dé-
fendre sans savoir de quoi je suis accusé.
En parlant delà renonciation àma bourgeoi-
sie vou§ dites que beaucoup.de citoyens ont
réclamé ea ma faxe^r ; que j'avois donc des ex-
ceptions à faire. Entendons-nous , mon cher .
philosophe: les réclamations dont vous:parlez,
payant été Élites ^qu'après ma déips^rche , ne
pou voient pas; me fournie, un motif pour m'en
abstenir. Cette démarche n'a point, été précipi-
tée; elle n'a été faite qu'après dix mois d'attesté^
durant lesquels personne n'a dit un mot en pu-
blic , si ce n'est cc^ntre moi Alors le consente-
ment de tous étant présumé de leur silence,
rester volontairement inem,bre d'un état où j'a-
vois été flétri , n'étoit-ce pas consentir moi-même
à mon déshonneur? Et me restoit-il une voie
plus honnête , plus juste , plus modérée de pro-
tester contre cette injijre, que de me retirei: pfi^
çiblement de la société où elle m'avoit été faite?
ANNÉE 1763. Il3
Nos lois les plus précises a|^ant été, de toutes
manières , foulées aux jpieds à mon égard , à quoi
pouvois-je rester engagé de Inoti côté , lorsque
les liens de la patrie n etoient plus rien envers
tnoi que ceux de Tignominie , de Fitijustice et
delà violence? • •
Cette retraite fit ouvrir les yeux à la bourgeois
sie : elle sentit sop ^tort , elle en eut honte ; et ,
selon le retour olrdinaire de lamour-propre ^
potir s'en disculper, elle tâchiade mërimputer.
On m'écrivit des lettres dt reproches. En réponse ^
j'exposai n^s raisons : elles étoient sans réplique.
On vouluttrop tard réparer la faute et revenir sui*
une chose faite. On n avoit rien dit quand il fal-
Idit parler; on parla quand il ne restoit qu'à se
taire , et que tout ce qu'on pouvoit dire n'abou-
tissoit plus à rien. Là bourgeoisie fit des repré-
sentations ; le conseil les éluda par des réponses
dont l'adresse ne put sauver le ridicule : mais
il y a long-temps qu'on s'est mis au-dessus des
sifflets. La bourgeoisie voulut insister; les esprits
s'échauffoient , la mésintelligence alloit devenir
brouillerie, et peut-être pis. 'Je vis alors qu'il me
restoit quelque chose à faire. Mes amis savoient •
que , toujours attaché par le cœur à mon pays »
je reprendrois avec joie le titre auquel j'avois-
été forcé de renoncer, lorsque d'un commun
accord il me seroit convenablement rendu. Le
désir de mon rétablissement paroissoit être le
seul motif de leur démarche : il falloit leur ôter
cette source de discorde. Pour leur faire aban-
1 14 CORRESPONDANCE.
donner la poursuite d uq^e affaire qui pouyoit
les mener trop loin , je leur ai donc déclaré que
i^aia43 , quoi qu'il privait , je ne rentrerons dans
leurs uiur$} que jamaîs je ne reprendroisla qua-
f jité M leur cojacitoyen , et qu'ayant confirmé
« par serment cette résolution je n étois plus le
mattre d'f p chçiiigçï*, Qomme jç ^ ai votilu con-
server auoupç correspondance suivie à Genève,
j'i|;nore ab3oIup]^ent ce qui s^'y est passé depuis
cç tewps-l^ ; m^is voUà cç que j'^ti fait. Aprè$
avoir sacrifié mes droits les plus chers à xpoa
bonne vir putr^gé, j'^ sacrifié à la paix mes der^
nières espi^r^nces. T^ls sont mes torts dw$ cette
af&^iS'e ; je ne m'çn connois point d'autres.
V<xu.s voiJ^4riez , çl^tes-yous , que je fisse voir
à touU^ inonde çojpçwwt? étam mal avec ^fm-
coup, de ceps , j|^ devroi? ê^re Juen avec tous :
mais je sçjçôi^ ^o^rt eniharirass^ moi-même ^.
dire pourquoi je s^is wa] avec quelqi^'iin; car je
défie qui que ce soit au iMonde d'oser dire que
j,e lui aie j^a,mais fait ou voulu le moindre mal.
Ceux qw roe per^cuieç^t ne me persécutent qjti^
pour le seul plaisir de nuire: ceux qui xi^çi
Jiaïssent nç peuvent me ba'û;' qu a cause du qi^L
qu'ils m,'ont fait. Ils se çojçpplaisent dw» leur
ouvrage* ils ne me pardonneront javi^îs Içur,
propre mécl^nceté. Or, qu'ils fass^i^t donc tout
à leur^ai^ ; bieni^Qt jç pourrai les mçttr« au pi$»
Cepe^d£^nt ils auront heaum'accablerdemau^;,
il leuy en reste un pour ma vengeance que je
leur défie do m^ fai^e éprq^ver ; c est le tt^^nient
\
ANNÉE 1763. Il5
de la haine , avec leq\iel je les tiens plus mal-
heureux que moi. Voilà tout ce que je puis dire
sur ce chapitre. Au reste ^ j'ai passé cinquante
ans de ma «vie sans apprendre à faire mon apo-
logie ; il est trop tard pour, commencer.
M. Cramer n'est point du conseil. Il est le li-
braire , même Tami de M. de Voltaire ; et Ton
aait ce que sont les amis de Voltaire par rapport
à moi ; du reste , je ne les connois point du tout.
Je siBiis seulement quen général tous le»Gene vois
du grand air me haïssent , m^ qu'ils savent se
pUer aux goûts de ceux qtii leur parlent. Ils on(
90m de ne pas perdre leurs coups en lair ; ils ne
les lâchent que quand ils portent.
ASe voici au hout de mon papier et de mon ba«
vardage sans avoir pu vous parler de vous.
Une réflexion bien simple , mon cher philoso-
phe , et je finis. Je vou» ai tmidrement aimé dans
lés jouns brillants de ma vie, et vous savez que
ladversité n'endurcit pas le cœur. Je vous em-
brasse.
A M. DUCLOS.
Motiers, k i«r août 1763.
I>e{)uistti% lettre écrite , ma situation j^ysiqua
9 teSesMat emparé et s est tellement déterminée,
que mes douleurs, sans relâche et sans ressource,
«le mettent absolument dans le cas de t exception
marqiaéa par milord Édoiiard en répondant à
Sakit-PFeux : Usque adeo ne mori misemm est?
J'ignore eaeûre qu^ parti je prasdraiT si j en
s.
Il6 CORRESPONDANCE.
prends un ^ ce sera le plus tard qu'il me sera pos-
sible , et ce sera sans impatience et sans désespoir,^
comme sans scrupule et sans crainte. Si nies fau--
tes m'effraient, mon cœur me rassure. Je parti-
rois avec défiance, si je connoissois un homme
meilleur que moi; mais je les ai bien vus , je les
ai bien éprouvés, et souvent à mes dépens. Si le
bonheur inaltérable est fait pour quelqu'un de
mon espèce, je ne suis pas en peine de moi: je ne
vois qu'uœ alternative, et elle me tranquillise;
n'être rien,, ou êlie bien.
Adieu , mon cher jphilosophe : quoi qu'il arrive,
voici probablement la dernière fois que je vous
écrirai ; car mes souffrances ^ ne pouvant qu'aug-
menter incessamment, me délivreront d'elles ou
m'absorbjBront tout entier.. Souvenez-vous quel-
quefois d'un homme qui vous aima tendrement
et sincèrement , et n'oubliez pas que dans les der-
niers moments où sa. tête et son cœur furent li-
bres il les occupa de vous.
P. S. Lorsque vous apprendrez que mon sort
sera décidé, ce que je ne puis prévoir moi-même,
priez de ma part M. Duchesne de vouloir bien,
tenir à majdemoiselle Le Vasseur ce qu'il m'a pro-
mis pour moi. Elle, de son côté, lui enverra le
papier qu'il m'a demandé.
Quelle ame que celle de cette bonne fille!
Quelle fidélité , quelle affection , quelle patience !
Elle à fait tojute ma consolation dans mes nial-
heurs \ Hic me les a fait bénir. Et maintenant ,
. ANNÉE 1763. 117
pour le prix dé vingt ans d'attachement et de
sbins, je la laisse seule et sans protection, -dànâ
un pays où elle en auroît si grand besoin ! J espère
que tous ceux qui m'ont aimé lui transporte-
ront les sentiments qu'ils ont eus pour moi :
elle en est digne ; c'est un cœur touFsemblable
au mien. •
A M. MARTINET,
CHEZ LUI.
t
"Vous ne m'aimez point , monsieur, je le sais:
mais moi je vous estime; je sais que vous êtes
un homme juste et raisonnable : cela me suffit
pour laisser en toute confiance mademoiselle
Le Vasseur sous votre protection. Elle en est
digne; elle est connue et bien voulue de ce qu'il
y a de plus |^rand en France : tout le monde
approuvera ce que vous aurez Jftiit pour elle , et
milord-maréchal en particulier vous en saura
gré. Voilà bien des raisons , monsieur , qui me
rassurent contre l'efFet d'un peu de froideur en-
tre nous. Je vous fais remettre un testament qui
peut n'avoir pas toutes les formalités requises;^
mais s'il ne contient rien que de raisonnable et
de juste, pourquoi le casseroit-on ? Je me fie
bien encore à votre' intégrité dans ce point.
Adieu, monsieur; je pars pour la patrie dès
âmes justes. J'espère ^ trouver peu d'évêques
et de gens d'église, mais beaucoup d'hommes
comme vous et moi. Quand vous y viendrez à
votre tour, vous arriverez en pays de connois-
\
1 18 GORBESPDÏ^BAHCE,
sance. Adieu donc derechef, monsieur; du té-*
voir,
A M, MOtJLTOU.
MotierS) lundi ler août 1763.
Je vous remercie, mon cher' Moultou, du
livre de M. Vernes que vous m'avez envoyé: letat
oii je suis ne me permet pas de le lire , encore
moins dy répondre; et , quand je le pôurroîs , je
ne le ferois assurément pas. Je«ne réponds jamais
qu a des gens que j'estime. *
Je suis persuadé que ce que M. Vernes me
pardonne le moins , est d avoir attaqué le livre
d'Helvétiqs, quoique je Taie fait avec toute la
décence imaginable^ en passant, sans le nom-
mer, ni même le désigner, si ce tiedt en ren-^
dant honneur à son bon caract'ère. Dans les
Eages 71 et 7a dfe M. Vernes, qui me sont tom-
ées sous les yeux, il me fait un grand crime
d'avoir employé ce qu'il appelle le jargon de 1$
métaphysique; et il suppose que j'ai eu besoin
de ce jargoii pour établir la religion naturelle ;
^ au lieu que je n'en ai eu besoin que pour atta-
quer le matérialisme. liC principe fondamental
du livre de l Esprit est c^e juger est sentir; d'où
il suit clairement que tout n'est que corpà. Ce
principe, étant établi par des raisonnements
métaphysiques; ne poilvolt être attaqué que
par de semblables raisonnements. Cest ce que
M; Vernes ne me pardonne pas. La métaphysi-»
AN«'éB 1763. 119
que ne Tédifie que dans le livre d'Helvétius ; elle
le scandalise dans le mien.
Je n'approuve pourtant pas que le {itlblic vbie
Farticle de ma lettre qui le regardé ; j^exigë inètne
que vous ne le monirieas à perâdUiië, quâ lui
deiil si vous voulet. Je n eue jaôlslid dé pbnchâtit
à la haine , et je crois qu'à tua pla^e Thôtaitiie du
monde le plus haiùèux s attiédirôii fort dur la
vengeance. Mon ami, laissdUs tous ceâ getiâ-là
triompher à leur aise ; ils ne më feriGUèrotit pas
la patrie des aities justed , dans laquelle j'espère
parvenir dans peu.
J'avoue que dans de eertaiud mômëûts j au-
rois g^rand besoin de quelque consolation. En
proie à des douleurs sans relâche et MUS res-
source « je suis dans le cas de l'exception felté
par çiilord Edouard, en répondant à Saint-^
Preux , ou jamais homme au monde n y fut.
Toutefois je prends patience; mais il est bien
cruel de n'avoir pas la main d un ami pour me
fermer lés yeux, moi à qui ce devoir a tant
coûté , et qui l'ai rendu de si bon cœur. Il est
hien craél de laisser ici, loi ti de son pëys, cette
pauvre fille sans amis, sans protectiôU, et dé rié
ptmtoir pas jt^tné lui clssUrer la possèsëititi de
mes gUenille^our prit dé vingt ans dé soins et
d'attachetâëut. Elle a dès défauts, cher Mofaltdu;
Étais e est. une belle aine. J'ai fort de ïhe4]rîaln-
dré èe mattquer de eôfnsalétititts; je leè trouvé
etk eMe; qvaokâ ndU^ atôn^ déploré filés tîiâl-*
1 20 CORRESPONDANCE.
beurs ensemble, ils sont presque tous oubliés :
cependant leur sentiment revient et s'aggrave
par la continuité des maux du corps.
Je ^voulois écrire au cher GaufFecourt; je aen
ai pour aujourfl'hui ni le temps ni la force;
dites lui, je vous prie, que j'ai un extrême re-
gret de ne pouvoir l'accompagner ; je le desirois
trop pour devoir l'espérer. Qu il ne manque pas
d'embrasser pour moi M. de Consié , comte des
pharmettes , et de lui témoigner combien j'étois
disposé à me rendre à son invitation ; mais
Me anteit saeva nécessitas
Clavos trabales çt cuneos manu
Gestans ahenâ.
Mademoiselle Le Vasseur persiste à vous prier
de lui renvoyer sa robe , si vous ne l'avez pas
vendue. Bonjour,
A M. D'IVERNOIS. •
• Motiers, le 22 août 176?.
*
Recevez, monsieur, mes remerciements des
attentions dont vous continuez de m'honorer,
et des peines que vous voulez bien prendre en
ma faveur. Sans M. Deluc et sans vous, j'ignore-
rois ab3olument l'état des chos^, ne conser-
vant plus aucune relation dans Genève par la^
quelle j'en puisse être informé. Je vois, par ce que
vous avez la bonté de* me marquer, qu'après
toutes ces démarches les choses resteront, corn-»
jne je l'avois prévu, dans Te même état où elles
t
ANNÉE 1763. 121
étoîeat auparavant. Il peut arriver cependant
que tout cela rendra, du moins pour quelque
temps , le conseil un peu moins violent dans ses
entreprises; mais je suis trompé si jamais il re*
nonce à son système, et s'il ne vient à bout de
lexécuter à la fin. Voilà, monsieur, puisque
vous le voulez , ce que je pense de Tissue de cette
affaire, à. laquelle je ne prends plus,. quant à
moi, d'autre intérêt que celui que mon tendre
attachement pour la bourgeoisie de Genève
m inspire, et qui ne s'éteindra jamais dans mon
coeur. Permettez, monsieur, que je vous adresse
la lettre ci-jointe pour M. Deluc. Mademoiselle
Le Vasseur vous Remercie de l'honneur que
vous lui faites^ et vous assure de son respect.
Toute votrç. famille se porte bien, au respecta-
ble docteur près, qui décline de jour en jour.
Il faut toute la force de son ame pour lui faire
supporter avec courage le poids de la vie. Quelle
leçon pour moi , qui souffre moins et qui suis
moins patient ! Je vous embrasse , monsieur , et
vous salue de tout mon cœur»
•
A M.
•jf**
Motiers-Travers , le 25 août 1763.
. . Vos bontés , monsieur , pour ma gouvernante
et pour moi sont sans cesse présentes à mon
cœur et au sien. A force d'y penser , nous voilà
tentés d'en user encore , et peut-être d'en abuser.
|1 faut vous communiquer notre idée , afin que
122 COltBESPOND AH CE.
VOUS voyiez8i elle ne vous sera point importune,
et si vous voudrez bien porter rhumanicé jusqtià
y acquiescer.
L'état de dépérissetnent oii je suis ne peut du-
rer ; et , à moins d un changement bien imprévu ,
je dois naturellement , avant la fin de l'hiver ,
trouver un repos que les hommes ne pourront
pius troubler. Mon unique regret sera de laisser
cette bonne et honnête fille sans appui et sàtis
amis , et de ne pouvoir pas même lui âissurer la
possession des guenilles que je puis laisser. Elle
s eh tirera cotnme elle pout*ra : lln:ie faut pas lut-
ter inutilement contre la nécessité. Mais , comme
elle est bonne catholique , ette ne veut pas res*
ter dans un pays d'une autre seligion que la
sienne , quand son attachetnent pour mdi ne l'y
retiendra plus. Elle ne voudroit pas non plus re-
tourner à Paris ; il y fait trop cher vivté , et là
vie bruyante de ce pays-4à n'est pas de soti goût.
Elle voudroit trouver dans quelque province re-
culée , où l'on vécût à bon compte , un petit
asile, soit dans une commuliauté de filles, soit
en prenant son petit ménage dans un village , •
ou ailleurs , pourvu qu'elle y soit tranquille.
J'ai pensé y monsieur , au pays que vous habi*-
tez , lequel a , ce me semble , les avantages qu'elle
cherche, et n'est pas bien éloigné d'Ici. Voudriez-
vous bien avoir la charité de lui adcordei* votre
protection et vos conseils, deveiiir son patron^
et lui tenir lieu de père? Il me semble qde jd né
serois plus en peine d'elle en la laissant soué
ANNÉE 1763. 123
Vafre gardé; et il me semble aussi quun pareil
soin n est pas moins digne de votre bon cœur
ijue de votre ministère. C est , je vous assure ,
une bonne et honnête fille , qui me sert depuis
vingt ans avec lattaelietnent d'une fille à son
père , 'plutôt que d un domestique à son maitre.
Elle a des défauts , sans doute ; c est le sort de
rhumanité : mais elle a des vertus rares , un Cd^ur
^xceUent, unehonhèteté de moeurs , une fidéliié
et un désintéressement à toute épreuve. Voilà
de cpiol je réponds après vingt ans d'expérience.
D'aÔleurd elle n'est plus jeune et ne Veut d'éta-
blissement d'aucune espèce. Je souhaite qu'elle
passe ses jours dans une honnête indfépendance ,
et qu'elle ne serve personne après moi. Elle n'a
pas pour cela de grandes ressources, mais elle
saura se contenter de peu. Tout son revenu se
borne à une pension viagère de trois cents francs ,
que lui a faite mon libraire. Le peu d'argent que
je poUfttii lui laisser servira pour son voyage et
|>our son petit etnménâgement. Voilà tout , mon-
♦ieuf: voyez si cela pourra suffire à cette pauvre
fille pour subsister dans le pays où vous êtes ,
et si , par la connoissance que vous avei du lo-
cal, vous voudrez bien lui en faciliter les tubyens.
8i voué consentez, je ferai ce qu'il ||Ut; et je
n'aurai plus de souci pour elle , si ^ puis mô
flatter qu'elle vivra sous vos yeux. Un mot de
réponse, monsieur, je vous en supplié , afiti que
je prenne mes arrangements. Je vous demande
pardon du désordre de ma lettre j mais^ je sou£fr6
124 CORRESPONDANCE.
beaucoup, et, dans cet état, ma main ni ma tète
ne sont pas aussi libres que je voudroîs bien.
Je me flatte , monsieur , que cette lettre vous
atteste mes sentiments pour vous ; ainsi je n'y
ajouterai rien davantage que les assurances de
mon respect.
P. S. Je suis obligé de vous prévenir, monsieur,
que par la Suisse il faut afifranchir jusqu'à Pon-
tarlier. Quoique votre précédente lettre me soit
parvenue , il seroit fort douteux si j'aurois ce
bonheur une seconde fois. Je sens toute mon in-
discrétion ; mais , ou je me trompe fort , ou vous
ne regretterez pas de payer le plaisir de faire du
bien.
A M. ***.
Mo tiers-Travers, le II septembre 1763.
Je ne sais, monsieur, si vous vous rappellerez
un homme autrefois connu de vous ; pour moi,
qui n'oublie point vos honnêtetés , je me suis rap-
pelé avec plaisir vos traits dans ceux de M. votr^
fils , qui mest venu voir il y a quelques jours.
Le récit de ses malheurs m'a vivement touché ;
la tendresse et le respect avec lesquels il m'a
parlé de vous ont achevé de m'intéresser pour
lui. Ce cjfÊli lui rend ses maux plus aggravants
est qu'ils lui viennent d'une main si chère. J'i-
gnore , monsieur , quelles sont ses fautes , mais
je vois son. affliction ; je sais que vous êtes père ^
et qu'un père n'est pas fait pourêtre inexorable.
ANNÉE 1763. 125
Je croîs vous donner un vrai témoig^nage d atta-
chement en vous conjurant de n user plus envers
lui d'une rigueur désespérante , et qui , le faisant
errer de lieu en lieu sans ressource et sans asile,
n'honore ni le nom qu'il porte, ni le père dont
il le tient. Réfléchissez, monsieur, quel seroit
son sort si , dans cet état , il avoit le malheur
de vous perdre. Attendra^-t-il des parents, des
collatéraux , une commisération que son père
lui aura refusée? et si vous y comptez, comment
pouvez-vous laisser à d'autres le soin d'être plus
humains que vous envers votre fils? Je ne sais
point commeqt cette seule idée ne désarme pas
votre hon cœur. D'ailleurs de quoi s'agit-il ici ?
de faire révoquer une malheureuse leftre-de-
cachet qui n'auroit jamais dû être sollicitée.
Votre fils ne vous demande que sa liberté , et il
n'ell veut user que pour réparer ses torts s'il en
a. Cette demande même est un devoir qu'il vous
rend : pouvez-vftus ne pas sentir le vôtre? Encore
une fois, pensez y, monsieur, je ne veux que
cela, la raison vous dira le reste.
Quoique M. de M. ne soit plus ici , je sais , si
vous m'honorez d'une réponse , où lui faire pas-
ser vos ordres ; ainsi vous pouvez les lui donner
par mon canal. Recevez, monsieur, mes saluta-
tions et les assurances de mon respect.
126 GOHRfiSPONDANGE.
• . .■ -
A M. G.,
LIETJTSNAST-COLONBI..
Septembre 1763. ;
Je crois , mou8ieur, que je serois fort aisé de
vou$ copuQUre ; mais on me fait faire tant de
CQ^noi^sauces par force , que j ai résolu de n eu
pliis faire volbmtairement : votre franchise avec
mpi mérite bien que je vous la rende*, etvous ^
coi^sentez de si h^nae grâce que je ne vous ré-
ponde paf , que je ne puis trop tôt vous répon*-
dre ; car si jamais j^ètois tenté d'abxiscr de la li-
berté, ce seroit n(iQins de celle quo^ me laisse
que de celle qu ou voudroit m'ôier. Yoxks êtes lieu-
tenant-colonel , DPipnsieur , j en suis fort aisa i
mais futsiez^vous prince , et , qui plus est , la-»
bouleur y eomme je n ai qu un ton avec toi# le
monde , je n en prendrai pas un autre avec
vous. Je vou$ sialuc. ^ monsieur d^ tout mmk
cœur,
■
f - k
Motîers, le. 39 septembre 1763.
Vous me faites > monsieur le duc, bien plus
d'honneur que je. n en mérite. Votre ahesse séré-
nissime aura pu voir dans le livre qu elle dai-
gne citer que je n'ai jamais su comment il faut
élever les princes , et la clameur publique me
persuade que jç ne sais comment il faut élever
personne. > D'ailjleurfi les disgraced et les maut*
m'ont afFecté ie cœur et QfiToiblila tête. Il ixe me
reste de vie (jue pour souffrir , je n'en ai plus
pour p^tiser. A Dieu ne plaise toutefois que je
me refuse au:s: vues que vous m'exposez dans
votre lettre. Elle me pénéti:e de respect et d ad-
miration, pour VOU9, Vous me paroissez plus
qu'un faoïnn^ , puisque vous savez l'être encore
dans votre çang. Disposez de moi , monsieur le
duc } marquez-moi yos doutes , je vous dirai
iqeis idées; vous pourrez me convaincre aisé*
ment d'insuffisance , mais jamais de mauvaise
volonté.
Je sa;^plie votre altesse sérénissime d'agréer
le^ assurances de mon profond respect.
A Mt LE PAINCE t. E. DE WIHTEMBÉRG.
Motien, I9 17 octqbre 1763.
J'atiei^doisi y ngionaimr le duc , pour répondre
à 1^ lettre dont m'ahooQkoré Y. A. S. le 4 octobre,
d'avoir reqn eelle'où elle m'annonçoit des ques-
tjbo^s que j'^urois tliché de résotidre. L'objet du
epmm^Bi^ qu^ vous daigne^ me proposer ma
paru (rap iBtéresaant pour devoir y mêler rien
d^ super£l¥( ; ^t je suis bien éloigné de ^oire
qiffd ^ hççs cet 9bjet si dig^e de tous vos soins ^
m^ lettres f^ elles - mêmes puissent mériter
VQttre ^ttenti^A.
Sur cf principe , j'ai cru , monsieur le duc , que
le respect le mi^ux entendu quoe}^ pouvois vous
128 CORll^SPdNDARCE.
témoigner étoit de m'en tenfr exactement à Yexé^
cution de vos ordres, derépçndre à vos ques-f
tions le plus précisément et le plus clairement
qu'il me seroit possible, et d'en rester là, sans
m'ingérer à mêler du verbiage ou des louanges
aux devoirs que vous m'imposes. Je n'ai donc>
point répondu d'abord à Votte précédente lettre,
parcequé vous ne me demandiez rien. Lorsque
vous m'honorerez de vos ordres vous seifez conr
tent , .sinon* de mes efForts^ au moins de mou
zèle. J'ai toujours cru qu'obéir etlse taire étoit
la manière la plus convenable de faire sa cour
aux grands. , ,
^Té dois vous prévenir encore qu'une certaine
^ exactitude est désormais* au-dessus' de mes for-
ces. Les maux qui m'accablent, les importuns qui
m'excèdent , m'ôtent la plus grande partie de
mon temps; la nécessité de ma situation en ab^
sorbe une autre ; enfin le découragement me re-
jette insensiblement dans^toute l'indolence pour
laquelle j'étois né. Je ne vous promets donc point
des réponses ponctuelles ; c'est un engagement
qui passe mes forces et que je serois hors d'état
de tenir.' Mais je vous promets bien , et mon cœur
m'atteste quecette promesse ne sera point vaine,
dcm'occuper beaucoup du respectable obje£ de
vos lettres, d'y réfléchir, d'y méditer , et de ne
vous répondre qu'après avoir fait tous mes ef-
forts pour ne pas me tromper dans mes vues.
Ainsi, lorsque je passerai trois mois sans vous
écrire, ne présumez pas, je vous supplie, que ces
AN]»ÉË 1763; f2$
trois mois sbietit perdus pour les soins que vous
in'imposez; Ce que je né dirai pas ne sauroit
nuire , mais je ne puis trop penser à ce que jeî
dirai.
Si cet arrangement vous convient, j attends vo«
ordres , et je m'en acquitterai de mon mieux; s'il
tievous convient pasje déplorerai mon impuis-^
sance , et resterai pénétré toute ma vie de n'avoir
pu iliieux répondre à là, confiance dont vous aviez
daigné m'honorer.
Au reste, la lecture du papiei* qiie vous m'âve^s
envoyé m'a mis dans une sécurité bien parfaite
sur. le sort de cet heureux enfant. Sôus les yeux
de M. Tissot , sous les vôtres , le plus difficile est
' déjà fait; et pour achever votre ouvrage il suffit
de n'y rien gâter«
Agréez^ monsieur le duc, je vous supplie , lea
assurances de mon profond respecta
AM. RÉGNAULT,
A LYON,
Âa sujet d'ane o£Bre d'argent dont il étoit chargé de U part d'un
inconnu qui , ayant appris que M. Rousseau relevoit d'une ma-
ladie dangereuse , atoit supposé que ce secours pouvoit lui étro
utile.
Motiers, lis 2C octobre 1763.
J'ignore , monsieur , sur quoi fondé l'încomîu
dont vous me parlez se croit en droit de me faire
des présents ; ce que je sais, c'est que , si jamais j'en
accepte , il faudra que je commence par bien con-
noître celui qui croira mériter la préférence , et
que je pense comme lui sur ce point.
17. , 9
j3o CORTIESPONDANCE.
Je suis fort sensible aux offres abligeàntes que
vous me faites. N'étant pas , quant à présent , cbfi^
le cas de m en prévaloir, je voua en fois mes re*
merciements , et vous salue, monsieur, de tout
looncœur.
I
Motiers^ le 2 novembre 1763.
Pour me venger , madame „ de vos présents y
^*ai résolu de ne voua ea i^emereic^ que quand ils
seroieat maâgrés ; et , grâces aiux hôtes cpri me
sont venus ,.la vengieaace aé^^lus courte q«i'eUe
n'eût dâ Tètre* Yôus aveai eru qu ayant tant de
droits sur i»ei vous- deviez^ avoir aussi celui: de
me faire des présents , même san* m^en prévenir')
à la bonne hewe : liiaî» tei^ présenta ^ que le oles-
sager qui les apporta diseh tenir d'une autra
main , m'ont coûté bien des tourments avant de
remontera leur sôutisé , ^t jîft les ai un peu ache-
tés à force de recherchés et de lettres. Je vous en
remercie enfin , madame, et j'ai trouvé les rai-
sins et les biscuits excellents ; mais , comme je
crains encore plus la peine que je n aime les bon-
nes choses , je vous supplie cependant de ne
pas m eiivoyer souvent des eâdeaitx au raêtne
prix.
Agréez-, madame,^ qu6 je fasse me^ aahitation^
à M. de- |iU^ t ^^ %^^^ j^ viâts. assure de tant niion
iespéct.
ANNÉE 1763. i3l
AU PRINCE L0C1&E06ÈNE DE WIRTEMM»6.
Motiers, le 10 novembre 1763.
Si j avois le malbenr d'être né prince , d être
encfattinépar le» convenanced de mon état, que
ye fusse contraintd aToirxm train , une^uite , des
domestiques^ cest-à-*dire des maUres, et que
pourtant j: eusse une ame assez élevée peur vou-
loir être boBuiDe malgré mon ran^^ pour voii-^
loir remplir les grands devoirs de père , de mari ^
de citoyen de la république humaine, je senti-
rois bientôt les difficultés de concilier tout cela,;
ceHe sui-tout. d'élevier meâ enfants pour Tétat où
les plaça la nalure, en cEépit de celui quils ont
p^fcriBi leurs é^tiif..
Je €omiBienjc»ois doonc par me dire. Il ne faut
pas vouloir des cboses contaradictoires ; il ne faut
pas vouloir être et n être pas. La difficulté que je
veux vaincre est inhérente à la chose; si Vétat de
la chose ne peut dianger , il faut que la difficulté
reste. Je' dois* sentir que je n'obtiendrai pas tout
ce que je veux : mais n importe , ne nous décou-
rajB^ons point. De tout ce qui est bienje ferai tout
ce qui est possible ; mon zélé et ma vertu mea
répondent : QBe partie de la sagesse est de porter
le j(rfs»g de la nécessité : quand le sage fait le reste
il a tout fait. Voilà ce que je me dirois si j'étois
prince. Après cela j'irôis en avant sans me rebu-
ter , sans rien ciraindre ; et , quel que fat mon suc-
l3% COBRÊSPONDANCE.
ces , ayant fait ainsi, je serois content de moi. Je
ne crois pas que j eusse tort de l'être.
Il faut , M. le duc , commencer par vous bien
mettre dans l'esprit quil^'y a point d'œil pater-
nel que cekii d'un père , ni d'œil maternel que ce,-
lui d'une mère. Je voudrois employer vingt rame»
de papier à vous répéter ces deux lignes, tant jç
suis convaincu que tout en dépend.
Vous êtes prince, rarement pourrez-vous être
père, vous auirez trop d'autres soins à remplir:
il faudra donc que d'autres remplissent les vô-
tres. Madame la duchesse sera dans le même cas
à-pcu-près.
De là suit cette première règle. Faites «n sorte
que votre enfant soit cher à quelqu'un.
Il convient que ce quelqu'un soit de, son sexe.
L'âge est très difficile à déterminer. Par d'impor-
tantes raisons illafaudroit jeune. Mais une jeune
^ personne a bien d'autres soins en tête que de veil-
ler jour et nuit sur un enfant. Ceci est un incon-
vénient inévitable et déterminant.
Ne la prenez donc pas jeune, ni belle par coû-
séquent; car ce seroit encore pis. Jeune, c'est elle
que vous aurez à craindre; belle, c'est tout ce qui
rapprochera. • ^
• Il vaut mieux qu'elle soit veuve que fille.
Mais si elle a des enfants , qu'aucun d'eux ne
soit autour d'elle , et que tous dépendent de
vous.
Point de femmes à grands sentiments , encore
moins de bel esprit. Qu'elle ait assez d'esprit pour
ANNÉE 1763. . i33
VOUS bien entendre, non pour raffiner sur vos
instructions.
Il importe qu elle ne soit pas trop facile à vi-
vre j et il n'importe pas^ qu elle soit libérale. Au
contraire , il la faut rangée , attentive à ses in-
térêts. Il est impossible de soumettre un prodi-
gue à la règle^ on tient les avares par leur propre
défaut. '
Point d'étourdie ni d'évaporée ; outre le malde
la chose, il y a encore celui de l'humeur , car tou-
tes les folles en ont , et rien n'est plusàcraindfe
que l'humeur : par la même raison les gens vifs,
iqiioiqUe plus aimables , me sont suspects à cause
de l'emportement. Gomme nous ne trouverons
pas une femme parfaite, il nefaut pas tout exiger:
ici la douceur est de précepte; mais , pourvu que
la raison la donne , elle peut n'être pas dans le
tempérament. Je l'aime aussi mieux égale et
froide qu'accueillante et capricieuse. En toutes
choses préférez un caractère sur à un caractère
brillant. Cette dernière qualité est même un in-
convénient pour notre objet ; une personpe
faite pour être au-dessus des autres peut être
gâtée par le mérite de ceux qui Félévent. Elle en
exige ensuite autant de tout ]£ monde , et cela
la rend injuste avec ses inférieurs.
Du reste ,' ne cherchez dans son esprit aucune
culture ; il se farde en étudiant , et c'est tout. Elle
se déguisera , si elle sait ; vous la connoîtrez bien
mieux, si elle est ignorante : dût-elle ne pas savoir
lire, tant mieux j^ elle apprendra avec sou élévç.
r34 GOARESPOi^DANGE.
La seule qualité d esprit qu'il faut exiger , c^est an
seus droit.
Je ne parle point ici Aes qualités du cœur ni des
mœurs, qui se .supposent ; parcequ on se contre-
fait là-dessus. On n est pas si en garde sur Le reste
•du caractère^ et cest par-là (fue de bons yeux ju-
igent du tout. Tout ceci demanderont peut-êtrede
plus grands détails ; mais ce n'est pas maintenant
de quai il s agit.
Je dis^ et cest ma première régie., qti'il faut
que Tenfant soit cberii cette persoane<4à. Mais
comment faire ?
Vous* ne lui ferez point aimer lenfant en lui
disant de Taimer ; et avant que Fhabitude ait fait
naître rattachement , on s'amuse quelquefois
avec les autres enfants ^ mais on nAîmjeque les
siens.
Elfe pourroit laimer si elle aimioit le père ou
la snère ; maïs dans votre rang on n a point
d amis , et jamais , dans quelque rang que ce
puisse être , on n a pour amis les ^ens qui dépen-
dent de nous.
Or laffection qui nenatt pas du sentiment y
d'où peut-elle naître^ si ce n est de l'intérêt?
Ici vient une réflexion que le concours de mille
autres confirme , c'est que les difficultés que vous
ne pou^^z ôter de votre condition,, vous ne les
éluderez qu'à force de dépense.
Mais n'allez pas croire, conime les autres, que
l'argent fait tout par lui-même , et que^ pnourvu
qu'on paye , on est fiervi. Ce n'est pas cda.
^
ANNÉE 1763. i35
Je ne connois rien de si difficile» quand on est
riche 4]iie de ^ire usage 4e sa richesse pour aller
à ses fins. L'argent est un ressort dans la méca-
nique moraie , mais il repousse toujocii^ la n^ain
qui le fait agir. Faiso«is quelques observations
nécessaires pour notne 4»fajet.
Nous yottlons que l!«»fftnt soit eher à sa goù^
vernante. H faut pour cela que ie sort de ia gou*
vernante sott lié à celui de lenfant. U ne faut pas
qu elle dépende seulement des «oins quelle lui
rendra , tant parcequ on naime {[«ère les cens
qu on sert , que parceque les «oins payés ne sont
qu apparents : les soins réels se négligent; et n<!His
cherchons ici des soins réels.
n fiiivt qu'elle dépende non de ses «oins mais
de leur succès , et que sa £(M*t«iné soit attachée à
leffet de Téducation qn die aura donnée. Alors
seuleoAent elle %e «verra dans s^n élève et ^affec-
tionnera nécessairement à elle ; elle ne lui rendra
pas un senvice de parade ^et de montre , «nais tin
service réel; ou plutôt, en la servant, elle ne
servira qu elle - même ; elle ne travailler^ que
pour soi.
Mais qui sera juge de ce succès? La foi d'un
père équitable , et dont la probité est bien éta*
blie, doit suffire : la probité est un instrument
sur dans les affaires, pourvu qu'il soit joint au
discernement.
Le père peut mourir. Le jugement des femmes
n est pas reconnu assez sûr , et Tamour maternel
fst aveugle. Si la mère étoit établie juge au dé-
j 36 COHRESPTOlSrDANCE.
faut du père , pu la gouvernante ne s'y fiêpoh paa,
ou «elle s oGcuperoit plus, à plaire jt la mère quu
bien élever lenfant.
• Je ne metendrai pas sur le choix des juges de
leducation; il faudroit pour cela des, connois-^
sances particulières relatives aux personnes. Ge
qui importe essentiellement , c'est que la gou-
. vernante aitia plu$ entière confiance dans l'in-
• tégrité du jugement, qu'elle soit persuadée qu'an
ne la privera point du prix de ses soins si elle a
réussi { et que, quoi qu'elle puisse dire,. elle ne
l'obtiendra pas dans le cas contraire. Il ne faut
jamais qu'elle oublie que ce n'est pas à sa peine
que ce prix sera dû , niais au succès.
Je sais bien que, soit qu'elle, ait fait son devoir
Ou non, ce pris^^ne sauroit lui ruanquer. Je ne
$uis pas sissèz fou , moi qui cannois les bommes,
pour m'imaginer que ces juges, quels qu'ilssoient,
iront déclarer siolennellement qu'une jeune prin-f
cesse de quinze à vingt ans a été mal élevée.
Mais cette réflexion que je fais là , la bonne ne la
fiera pas; quand elle la feroit, elfe ne s'y fierpit
pas tellement qu'elle en négligeât des devoirs
dont dépend son sort, sa fortuiie, son. existence.
Et ce qu'il importe ici n'est pas que la réçom-.
pense soit bien administrée, mais réduca,tion
qui doit robtenir.
Comme là raison nue a peu de force, l'intérêt
seul n'en a pas tant qu^'ori croit. L'imagination
seule est active. C'est une passion que nous vout
Ions donner à la gouvernante ; et l'on n'excite les
ANNÉE 1763. ^" iSy
passions queparrimagination. Une récompense
promise en argent est très puissante, mais la
moitié de sa force se perd dans }e lointain de
l'avenir. On compare de sang froid Fintervalle
et l'argent , on compense le risque avec la for-
tune, et le cœur reste tiède. Étendez pour ainsi
dire lavenir sous les sens, afin de lui donner
plus de prise ; présentez-le sous des faces qiii le
rapprochetit ^ qui flattent Fespoir et séduisent
Tèsprit. On se perdroit dans la multitude dé sup-
positions qu'il faudroitpapcourir,selonles temps,
les lieux, les caractères. Un exemple est un cas
dont on peut tirer l'induction pour cent mille
autres, >
Ai7Je afBatire à un caractère paisible , aimant
rindépendance et le repos: je mène promener
cette personne dans une campagne: elle voit
dans une jolie 4||uation une petite maison bien
ornée, une basse -cour, un jardin, des terres
pour J'entretien du maître , les agréments qui
peuvent lui en faire aimer le séjour. Je vois ma
gouvernante enchantée ; on s'approprie toujours
par la convoitise ce qui convient à notre bon-
heur. Au fort de son enthousiasnie , je la prends
à part; je lui dis. Élevez ma fille à ma fantaisie;
tout ce que vous voyez est à vous. Et afin qu'elle
ne prenne pas ceci pour un mot en i'àir , j'en
passe l'acte conditionnel : elle n'aura pas un dé-
goût dans ses fonctions sur lequel son imagina-»
Ûon n'applique cette maison pour ei^jplâtre.
^core uij coup, ceci n'est quun exemple.
l38 CORRESPONDANCE.
Si la longueut* du temps épuise et fatigue Tim^
gination , Ton peut partager lespace et la récomr
pense eu plusieurs termes , et même à plusieurs
personqes : je ne vois mi difficulté ni inconvé-
nient à cela. Si dans $ix ans mon enfant est
ainsi, vous aurez telle dbose. Le terme venu, si
la condition est remplie on tient parole, et l'on
est. libre de deux côtés.
Bien d'autres avantages découleront de lexpé*-
dient que je propose ; mais je ne peux ni ne dois
tout dire. L'enfant aimera sa gouvernante , sur-
tout «i elle est d abord sév<ère et que Tenfant ne
soit pas encore gâté. L'effet de Thabitude est
naturel et sûr ; jamais il n'a manqué que par la
faute des guides. D'ailleurs la justice a sa mesure
et sa règle exacte ; au lieu que la complaisance
qui n'en a point rendues enfants toujo«iirsexi->
géants et toujours méconten^ L'enfant donc
qui tsûme sa bonne sait que le «ort de cette bonne
est dans le succès de ses soins ; jugée de ee qcie
fera l'enfant à mesure que son intelligence et
son coeur se formeront.
Parvenue à certain âge , la petite fille esteapri*
cieuse ou mutine. Supposons un moment criti-
que, important y où elle ne veut rien entendre ; ce
moment viendra bien rarement , on smt pour-
quoi. Dans ce moment fâcheux la bonne man-
que de ressource : aïors elle «'attendrit, en regar-
dant son élève et lui dit , (7^/i est donc fait , tu
niâtes le miin de ma vieillesse !
Je suppose que la fille d'un tel pèite ne sera
ANNÉE 1763. iSg
pas un monstre : cela ëtant, T^et de ce mot
«6t sur ; mais il ne faut pas qu il ^oit dit deux
fois.
On peut faire «n sorte que la petite <se le dise
à toute heure; et voilà d'où naissent miHe biens
a-la-fois. Quoiqu'il en soit , croyez-^ous qu'une
femn^qui pourra parler ainsi à son élève ne s'af-
lectionliera pas à elle? On s'affectionne aux cens
sur la tète desquels oû a mis des fonds ; c'est le
mouvement de la nature , et un mouvement non
moins naturel est de s'affectionner à son propre
ouvrage , sur-tout quand on en attend son bon-
heur. Voilà donc notre première recette accom-
plie.
Seconde rèjjle.
Il faut que la bonne ait sa conduite toute tra-
cée et une pleine confiance dans le succès.
Le mémoire instructif qu'il faut lui donner
est une pièce très importante. Il faut qu'elle Té-
tudie «ans cesse; il faut qu'elle le sache par cœur,
mieux qu'un ambassadeiar ne doit savoir ses iri-
stru£tion«. Mais ce qui est plus important en-
core, c'est qu'elle soit parfaitement convaincue
quil ny a poiiit d'autre route pour aller au but
qu'on lui marque , et par conséquent au sien.
H ne faut pas pour cela lui donner d'abord le
mémoire. 11 faut lui dire premièrement ce que
vous voulez luire, lui montrer 'Fétat de corps et
d'ame où vous exigez qu'elle mette votre enfant.
Là-dessus toute dispute ou objection de sa part
est inutile : vous n'avez point de raisons à lui
l4o CORRESPONDANCE.
rendre dç votre volonté. Mais il faut lui prou-
ver que la chose est faisable , et qu elle ne lest
que par les moyens que vous proposez : c'est sur
cela qu il faut beaucoup raisonner avec elle : il
faut lui dire vos raisons clairement , simple-
ment, au long, en termes à sa portée. Il faut
écouter ses réponses , ses sentiments , ses objecr
tions, les discuter à loisir ensemble, non pas tant
pour ces objections mêmes, qui probablement
seront siiiperficielles , que pour saisir Toccasion
de bien lire dans son esprit , de la bien convain-
cre que les moyens que vous indiquez sont les
seuls propres à réussir. Il faut s'assurer que de
tout point elle est convaincue , non en paroles ,
mais intérieurement. Alors seulement il faut lui
donner le mémoire , le lire avec elle, l'examiner ,
Féclaircir , le corriger peut-être , et s'assurer
qu'elle l'entend parfaitement.
. Il surviendra souvent , durant l'éducation ,
des circonstances imprévues; souvent les choses
prescrites ne tourneront pas comme onayoitcrU:
les éléments nécessaires pour résoudre les pro-
blêmes moraux sont en très grand nombre , et
un seul omis rend la solution fausse. Gela de-
mandera des conférences fréquentes , des discus-
sions, des éclaircissements, auxquels il ne faut
jamais se refuser, et qu'il faut même rendre
i^gréables à la gouvernante par le plaisir avec
lequel on s'y prêtera. C'est encore un fort bon
moyen de l'étudier elle-même.
. Ces détails me semblent plus particulièrement
ANNÉE 1763. t^i
la tâche de la mère. Il faut qu elle sache le mé-^
moire aussi bien que la gouvernante ; mais il
faut quelle le sache autrement. La gouvernante
le saura par les régies , la mère le saura par led
principes; car premièrement ayant reçu une
éducation plus soignée , et ayant eu resprit plus
exercé , elle doit être plus en état de généraliser
ses idées , et d en voir tous les rapports ; et de
plus , prenant au succès un intérêt plus vif en-
core, elle doit plus s'occuper des moyens dy
parvenir.
Troisième régie. La bonne doit avoir un pou*»
voir absolu sur lenfant.
Cette régie bien entendue se réduit à celle-ci ,
que le mémoire seul doit tout gouverner; car,
quand chacun se réglera scrupuleusement sur le
mémoire, il s ensuit que tout le monde agii^a
toujours de concert , sauf ce qui pourroit être
ignoré des uns ou des autres ; mais il est aisé de
pourvoir à cela.
Je n ai pas perdu mon objet de vue, mais j ai
été forcé de faire un bien grand détour. Voilà
déjà la difficulté levée en grande partie; car no-
tre élève aura peu à craindre des domestiques
quand la seconde mère aura tant d'intérêt à la
surveiller. Parlons à présent de ceux-ci.
II y a dans une maison tiombreuse des moyens
généraux pour tout faire, et sans lesquels on ne
parvient jamais à rien.
D abord les mœurs , l'imposante image de la
vertu, devant laquelle tout fléchit, jusqu'au
l4a CORRESPaNJ>AWCE.
vice même ; ensuite Tordre , la vigilance, eûfin
Fintérèt, le dernier de tous : jajouterots la va«^
nité ; mais 1 état sérvile est trop près de la mir-
sère ; la vanité n a sa grande force que sur les
gens qui ont du padn.
Pour ne pa» me répéter ici, permettez, mon-^
sieur le duc, que je vou» renvoie à la cinquième
partie de rHéloïse, lettre dixième. Vous y trou-.
vere2 un recueil de ma^iimes qui me paroissent
fondamentales pour donner daod une maisoa
grande ou petite du ressort à Fautorité; du
reste, je cottviens de la difficulté de Fexécution ,
parceque , de tous les ordres d'iiommes imagi-*
nables , celui de% valets laisse le moins de prise
pour le nr/sner où Fou veut. Mais tous les rai*«
donttemients du monde ne feron^t pas quune
ckose ne soit pas ce quelle est,, quô ce qui ny
est pa^ fli'y trouve, que des valets ne soient pota
des valets.
Le train d un grand seigneur est susceptible
de plus et de moins y san» eesser d être eonve-
nablé. Je pars dé là poftr établir m^t prexuièré
maxime.
i^ Réduises votre suite au moindre nôtftbr^
>
de gen» qu'il soit possible ^ vous aureas tnoina
dennemis , et vous en seret m:ieux servi. Si\ y
a dans votre maison un seul homme qui ny
9oit pas nécessaire, il y es% nuisthle , soyea-^n
sûr.
2** Mettes, du choix dans eeux que voua garde-
rez , et préférez de beaucoup un service exact à
(
ANNÉE 1763. ï43
un service agréable. Ces gens qui aplanissent
tout devant leur raaiître sont tous des fnpons.
Sùr-tout point de dissipateur.
3° Soumette:&*lcs à la règle en tonte chose ,
Hiême au travail , ce qu ils^ feront dùt-il n'être
bon à rien. •
4^ Faites qu'ils aient un grand intérêt à
rester long-tetnps à votre service , qu-its s'y at-
tachent à mesure qu'ils y restent , qu'ils crai-
gnent par conséquent d autant plus d'en sortir
f|uils y dont restés plus long-temps. La raisan
et les moyens de cela se trouvent dans le livre
iadiqué.
Ceci sont \t9 dosi^uées que je peux supposer ,
p&reeqMe', lïiexi quelles demandent beaucoup
de petite, enfin dQes àépeûdent de tous. Cela
j>osé : •
Qu^lqiue temps avant qife de leur parler, vous
avez quelquefois des entretiens à table éttr l'édu-
cation d« Votre enfant ^ et sur ce que vous vous
proposez de ^re, sur les difficultés que voud
auréa à vaincre y et sur la ferme résolution où
ycHibs êtes de n'épargner aucun soin pour réus-
sir. Probablement vos gens* n'auront pas man^
^ûé de critiquer entre eux la manière extraor-
dinaire d'élever l'enfant ; ite y aruronfl trouvé de
kl bizarrerie : il Ira faut justifier, mais simple-
ment et en peu de mots. Du rfeste, il faut mon-
trer votre objet beaucoup phis du côté moral et
pieux que du c6té philosophique. Madame la
l^ineesse , eh ne (Consultant qite $on cœur, peut
î44 -CORRESPONDANCE.
y mêler des mots charmants. M. Tissot peut
ajouter quelques réflexions dignes de lui.
On est si peu accoutumé de voir les grands
avoir des entrailles , aimer la vertu, s'occuper de
leurs enfants , que ces conversations courtes et
bien ménagées ne peuvent manquer de produire
un grand effeti Mais sur-tout nulle orfibre d'af-
fectation; point de longueur. Les domestiques
ont l'œil, très perçant : tout seroit perdu s'ils
soupçondoient seulement qu'il y eût en cela rien,
de concerté j et en effet rien ne doit l'être. Boa
père, bonne mère, laissez parler vos cœurs avec
simplicité : ils trouveront des choses touchantes
d'eux-mêmes; je vois d'ici vos domestiques der-
rière vos chaises se prosterner devant leur maî-
tre au fond de leurs cœurs. Voilà les disposi-
tions qu'il fiant faire naître, et dont il faut pro-
fiter pour les régies que nous avons à leur
prescrire*
Ces règles sont de deux espèces^ selon le juge-
ment que vous porterez vous-même de l'état de
votre maison et des mœurs de vos gens.
. Si vous croyez pouvoir prendre en eux une
confiance raisonnable et fondée sur leur intérêt ,
il ne s'agira que d'un énoncé clair et bref de la
manière dont on doit se conduire toutes les fois
qu'on approchera de votre enfant, pour ne point
contrarier son éducation.
Que si , malgré toutes vos précautions , vous
croyez devoir vous défier de ce qu'ils pourront
dire ou faire en sa présence, la règle alors sera
ANNÉE 1763^ 145
plus simple, et se réduira à n'en approcher ja-
mais sous quelque prétexte que ce soit.
Quel /le ces deux partis que vous choisissiez ,
il faut qu il soit sans exception , et le même pour
vos gens de tout étage ^ excepté ce que vous
destinez spécialement au service de l'enfant , et
qui* ne peut être en trop petit nombre ni trop
scrupideusement choisi.
Un jour donc V9us assemblez vos gens, et,
dans un discours igrave et simple , vous leur di-
rez que vous croyez devoir en bon père apporter
tous. vos soins à bien élever lenfant que Dieu
vous a donné : « Sa mèr% et moi sentons tout ce
u qui nuisit à la nôtre. Nous l'en voulons pré-
tt server; et, si Dieu bénit nos efforts, nous n au-
u rons point de compte à lui rendre des défauts
« ou des vices que notre enfant pourroit con-
« tracter. Nous avons pour cela de grandes pré-
« cautions à prendre : voici celles qui vous re-
« gardent, et auxquelles j'espère que vous vous
« prêterez en honnêtes gens, dont les premiers
« devoirs sont d'aider à remplir ceux de leurs
« maîtres. »
Apt^ l'énoncé de la régie dont vous prescri-
vez l'observation, vous ajoutez que ceux qui
seront exacts à la suivre peuvent compter sur
votre bienveillance et même sur vos bienfaits.
«Mais je vous déclare en même temps, pour-
« suivez-vous d'une voix: plus haute, que qui-
« conque y aura manqué une seule fois , et en
« quoi que ce puisse être , sera chassé sur-le-
17. 10
l46 CORRESPONDANCE.
u champ et perdra ses gages. Comme c est là la
a condition sous laquelle je vous garde , et que
« je vous en préviens tous , ceux qui n y veulent
u pas acquiescer peuvent «ortir. »
Des régies si peu gênantes ne feront sortir
que ceux qui seroieot sortis sans cela : ainsi
TOUS ne perdree Hen à.leur mettre le marché à
la main , et vous leur en imposez beaucoup.
Peut^re au commencement quelque étourdi
«n sera-t-il la victime', et il faut qu'il le soit.
Fût-ce le maître d'hôtel , s'il n'est chassé comme
^n coquin, tout est manqué. Mais s'ils voient
une fois que c'est tout âe bon , et qu'on les- sur^
veille, on aura désormais peu besoin de les sur-
veiller.
Mille petits moyens relatifs naissent de ceux-
ià : mais il ne faut pas tout dire , et ce mémoire
est déjà trop long;. J'ajouterai seulement un avis
très important et propre à couper cours au mal
qu'on n'aura pu prévenir ; c'est d'examiner tou-
jours l'enfant avec le phis grand soin , et de sui-
vre attentivement les progrès de son corps et de
son cœur. S'il se fait quelque chose autour -de
lui contre là règle , l'impression s'en mcrrquera
dans l'enfant même. Dès que vous y verrez un
sigtie nouveau, cherchez-en la cause avec soin;
vous la trouverez infailliblement. A certain âge
il y a toujours remède au mal qu'on n'a pu pré-
venir, pourvu qu'on sache le connoître et qu'on
s'y prenne à temps pour le guérir.
Tous ces expédients ne sont pas faciles , et je
ANNÉE 1763. 147
ne réponds pas absolument de leurs succès , ce-
pendant je crois qu on y peut jirendre une con-
fiance raisonnable , et je ne vofc rien d'équiva-
lent dont j en puisse dire autant.
Dans une route toute nouvelle il ne faut pas
chercher des chemins battus ^ et jamais entre-
prise extraordinaire et difficile ne s exécute par
des moyens aisés et communs.
Du reste ce ne sont peut-être ici que les dé^
lires d un fiévreux. Lu comparaison de ce qui
est à ce qui doit être n^ a doioné 1 esprit roma-
nesque et jna toujours Jeté loin de tout ceqi»
se Élit. Mais vous ordonnes , monsieur le duc ,
j obéis. Ce sont mes idées que vous demandez ^
les voila. Je vous tromperois si je vous donnois
la raison des autres pour les folies qui sont à
moi. %n les ibisaat passer sous les yeux d'un si
bon jng^^je ne Jcrains pas lemaî qu ejles peuvent
causer.
A M. L'A. DE***.
MiHiers-Travérs , le 27 novembre 1768.
J'ai reçu, monsieur , la lettre qjbligeante dans
laquelle yotrehonnête cœur s'épanche avec moi.
Je sui^ touché de vos sentiments et reconnois-
sant de votre zèle ; mais je ne vois pas bien sur
quoi vous me consultez. Vous me dites , J aide
la naissance dont je dois suivre la vocation ,
parcèque mes parents le veulent; apprenez-moi
ce que je dois faire : je suis gentilhomme ,. et veux
vivre comtme tel ; apprenez-moi toutefois à vivre
10,
^48 CORRESPONDANCE.
en homme: i'âi des préjugés que je veuxTespee^
ter; apprenez-moi toutefois à les vaincre. Je vous
avQue, monsieiA*, que je ne sais pas répondre à
cela. ; L
Vous me parlez avec dédain des 'deux seuls
métiers que la noblesse connoisse et • qu elle
veuille suivre; cependant vous avez pris un de
ces métiers. Mon conseil est, puisque vous y
êtes, que vous tâchiez de le faire bien. Avant de
prendre unvétat , on ne peut. trop raisonner sur
son objet ; quand il est pris , il en fant remplir
les devoirs, cest alors tout ce qui reste à faire.
Vous vous dites sans fortune , sans biens;
TOUS ne savez comment , avec de la naissance
( car la naissance revient toujours), vivre libre
et mourir vertueux. Cependant vous offrez ua
asile à une personne qui m est attacKée; vous
m assurez que madame votre m.ère la mettraà
son aise : le fils d'une dame qui peut mettre une
étrangère à son aise doit naturellernent y^être
aussi. Il peut donc vivre libre et mourir ver-
tueux. Les vieux gentilshommes , qui valoient
bien ceux d'aujourd'hui, cultivoient leurs terres
et faisoient du bien. à leurs. paysans. Quoi que
vous en puissiez dire , j^e ne crois pas que ce
fût déroger que d'«n faire autant.
. Vous voyez, monsieur, que je trouve dans
votre lettre même la solution des difficultés qui
vous embarrassent. Du reste excusez ma fran-
chise; je dois répondre à votre estime par la
mienne , et je ne puis- vous en donner^ une
ANKÉE" 1763.. «49
preuve plus sûre qu en osant, tout gentilhomme
que vous êtes, voua dire la vérité.
Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur,
A MADAME DE B,
Pçceiçbre 1763.
Je naî rien, madame, à vous dire sur le juge^
ment que vous avez porté de la probité deJM. de
Voltaire ; je vous dirai seulement quef je n-ai
point reçu la lettre que vous lui avez adressée
pour moi, et que je nai envoyé ni à vous ni à
personne l'imprimé intitulé : Sermon des cin-z
quanta, que je n'ai même jamais vu. Du reste
il me paroit bizarre que , pour me faire parve-?
nir une lettre , vous vous soyez adressée au chef
de mes persécuteurs.
A l'égard des doutes que vous pouvez ayair ,
madame , sur certains points de la religion.,
pourquoi vous adressez-vous , pour les lever ,
à un homme qui n'en est pas exempt lui-même?
Si malheureusement les vôtres tombent sur les
principes de vos devoirs^ je voys plain^; niaiîi
sïlsn'y tombent pas , de quoi vous mettt?z-vous
en peine? Vous avez une religion ,qui dispense
de tout examen; suivez-la en simplicité de. cœur.
C'est le meilleur conseil que je puis vous don-
ner, et je le prends .autant que je peux pour
*mol-même. .
.Recevez, madame, mes salutations et mpi^
respect.
l5ô CORRESPONDANCE.
A M.
Mo tiers , • . . . décembre 1 763.
La vérité que j'aime, monsieur, nest pas tant
métaphysique que morale : j aime la vérité, par-
ceque je haJK le mensonge ; je ûe puis être in-
conséquent là-dessus que quand je serai de
mauvaise foi. J'aimerois bien aussi la vérité mé-»
taphysi^ue si je croyois qu elle fat à notre por-
tée ; mais je n'ai jamais vu qu elle fut dans les
livres; et, désespérant de l'y trouver, je dé-
daigne leur instruction, persuadé que la vérité
qui nous est utile est plus près de nous, et
qu'il ne faut pas, poui* l'acquérir, tm si grand
appareil de science. Votre ouvrage, monsieur,
peut donner cette démonstration promise et
mancfuée par tou& les philosophes ; mais je ne
puis changer de principe sur des raisons que je
ne connois pas. Cependant votre confiance m'en
impose; vous p^omette^ tant et si hautement;
je trouve d'ailleurs tant de justesse et de raison
- dans votre manière d'écrire , que je serois sur-
pris qu'il n'y en eût pas dans votre philosophie ;
et je devrois peu l'être , avec ma vue courte ,
que vous vissiez où je n'avois pas cru qu'on pût
voir. Or ce doute me donne de l'inquiétude, par-
ceque la vérité que je connois , ou ce que je
prends pour elle, est très aimable , qu'il en ré-
sulte pour moi un état très doux, et que je ne
conçois pas comment j'en pourrois changer
ANNÉE 1763. ï5i
^ans y perdre. Si mes sentiments étoient dé-
montrés Je mliiquiéterois peu des vôtres ; mais,
a parler sincèrement, je suis allé jusqu a ]a per-
suasion sans aller jusqu ala conviction. Je crois,
mais je ne sais pas ; je ne sais pas même si la
science qui me manque me sér£^ bonne quand
je Faurai , et si peut-être alors il ne faudra point
que je dise, jilto quœsmtcœla/ucem , ingemuit-
querepertâ^
Voilà, monsieur , la solution, ou du moins
1 eclairdssement des inconséquences que vous
m avez reprochées. Cependant il me paroi t bi-
zarre que , pour vous avoir dit mon sentiment
quand vous me lavez demandé , je soit réduit
à faire mon apologie. Je n ai pris la liberté de
vous juger que pour vous complaire ; je puis
mètre trompé, s^ns doute, mais se tromper
n est pas avoir tort.
Vous me demandez pourtant encore un con-
seil sur un sujet très grave , et je yais peut-être
vous répondre encore tout de travers; mais heu-
reusement ce conseil est de ceux que jamais au-
teur ne demande que quand il a déjà pris Son
parti.
Je remarquerai d abord que la. supposition
que votre ouvrage renferme la découverte de la
vérité ne vous est pas particulière ; et si cette rai-
son vous engage à publier votre livre, elle doit
de même engager tout philosophe à publier le
sien. J'ajouterai qu'il ne suffit pas de considérer
lé bien qu un livre contient en lui-même , mais le
4 5i CORRESPONDANCE.
mal auquel il peut donner lieu ; il faut songer
qu'il trouvera peu de lecteurs judicieux , bien dis-
posés, et beaucoup de mauvais cœurs, encore
plus de mauvaises têtes. Il faut, avant de le pu-
blier , comparer le bien et le mal qu'il peut faire ,
et les usages avec les abus. Pesez bien votre livre
sur cette règle , et tenez-^vous en garde contre la
partialité ; c est par celui de ces deux effets qui
doit l'emporter sur l'autre , qu'il est bon ou niau-
vais à publier.
Je ne vous connois point , monsieur; j*ignorc
tjuel est votre sort , votre état , votre âge ; et cela
pourtant doit régler mon conseil par rapport à
vous. Tout ce que fah un jeune homme a moins
de conséquence , et tout se répare ou s'efface
•avec le temps. Mais si vous avez passé la matu-
rité , ah ! pensez-y cent fois avant de troubler la
paix de votre vie : vous ne savez pas quelles an-
goisses vous vous préparez. Pendant quinze ans,
j'ai ouï dire à M. de Fontenelle que jamais livr^
navoit donné tant de plaisir que de chagrin à
son auteur : cétoit l'heureux Fontenelle qui di-
soitcela. Monsieur, dans la question sur laquelle
vous me consultez , je ne puis vous parler que par
«mon exemple : jusqu'à quarante ans je fus sage;
ià quarante ans je pris la plume, et je la pose avant
cinquante , malgré quelques vains succès , mau-
dissant tous les jours de ma vie celui oii mon sot
orgueil me la fit prendre , où je vis mon bon-
heur, mon repos, ma santé s'en aller en fumée^
ANNÉE 1763. l53
sans espoir de les recouvrer jamais. Voilà Thom-
me à qui vous demandez conseil.
Je vous salue de tout mon cœur.'
À M.
^ 11 faut vous faire réponse , monsieur , puisque
vous la voulez absolument, et que vous la de^
mandez en termes si honnêtes. Il me semble
pourtant qu a votre place je me serois moins ob-
stiné à l'exiger; Jç me serois dit , J écris parceque
jai du loisir, et que cela m'amuse : l'homme à
qui je m'adresse peut n'être pas dans le même
cas , et nul n'est tenu à une correspondance qu'il
n'a point acceptée : j'offre mon amitié à un hom-
me que je ne connois point , et qui me conhoît
encore moins ; je la lui offre sans autre titre au-
près de lui que les louanges que je lui donne et
que je me donne, sans savoir s'il n'a pas déjà
plus d'amis qu'il n'en peut cultiver , sans savoir
si mille autres ne lui font pas la même, offre avec
le même droit ; comme si l'on pouvoit se lier
ainsi de loin sans se connoitre, et devenir in-
sensiblement l'ami de toute la terre. L'idée d'é-
crire à un homme dont on lit les OMvrages,.
et dont on veut avoir une lettre à montrer,
est-elle donc si singulière qu'elle ne puisse être
venue qu'à moi seul? Et si elle étoit venue à
beaucoup de gens, faudroiWl que cet homme
passât sa vie à faire réponse à dés foules d'ù-
l54 CORRESPONDANCE.
mis ineonnus, et qu il nég'ligeât pour eux ceux
qu'il s est choisis ? On dit qu'il s'est retiré datis
dans une solitude; cela n'anboncepas ui> grand
penchant à faire de nouvelles connoissances. On
assure aussi qu'il n'a pour tout hien que le fruit
de son travail ; cela ne laisse pas un grand loisir
pour entretenir un commerce oiseux. Si, par-
dessus tout cela, peut-être il eut perdu la santéf,
s'il étoit tourmenté d'une maladie cruelle et dou-
loureuse qui le laissât à peine en état de vaquer
aux soins indispensables , ce setroit une tyrannie
bien injuste et bien cruelle de vouloir qu'il passât
sa vie à répondre à des foules de désœuvrés qui,
ne sachant que faire de leur temps , user oient très
prodiguement du sien. Laissons donc ce pauvre
homme en repos dans sa retraite; n'augmentons
pas le nombre des importuns qui la troublent
chaque jour sans discrétion , sans retenue , et
même sans humanité. Si ses écrits m'inspirent
pour lui de la bienveillance , et que je veuille cé-
der an penchant de la lui témoigner, je ne lui
vendrai point cet honneur en exigeant de lui dfeà
réponses, et je lui donnerai sans trouble et sans
peine le plaisir d'apprendre qu'il y a dans le mon-
.de d'honnêtes gens qui pensent bien de lui , et
qui n'en exigent rien.
Voilà, monsieur, ce que je me seroisdit si j'a-
vois été à votre place; chactm a sa manière de
penser : je ne blâme point la vôtre, mais je crois
la mienne plus équitable. Peut-être si je vous con-
noissois me féliciterois-je beaucoup de votre
ANNÉE 1763. l55
amitié ; mais 9 coûtent des amis que j ai , je vous
déclare que jeu en veux point faire de nouveaux;
et quand je le voudrois, il ne seroit pas raison*^
nable quej^allasse choisir pour cela des inconnus
si loin de moi. Au reste je ne doute ni de votre
esprit , ni de votre mérite. Cependant le ton mi-
litaire et galant , dont vous parlez de conquérir
mon coeur, seroit, je crois , plus de mise auprès
des femmes qu'il ne le seroit avec moi.
f
A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBER6.
• Mo tiers, le i5 décembre 1763.
Vous m avez tiré , monsieur le duc , d'une gran-
de inqcfiétude, en m apprenant la résolution où
vous êtes d'élever vous-même votre enfant. Je
vous suggérois des moyens dont je seutois moi-
même Finsuffisance ; grâces au ciel , votre vertu
les rend superflus. Si vous persévérez, je ne suis
plus en peine du succès. Tout ira bien , par cela
seul que vous y veillerez vous-même. Mais j'avoue
que vous confondez fort toutes mes idées : j'étois
bien éloigné de croire qu'il eicist&t dans ce siècle
un homme semblable à vous ; et , quand j^aurois
soupçonné son existence, j'aurois été bien éloi-
gné de le chercher dans votre rang. Je n'ai pu
lire sans émotion votre dernière lettre. Est-il
donc vrai que j'ai pu contribuer ailx vertueuses
résolutions que vous avez prises? J'ai besoin de
le croire pour mettre un.contre-poids à mes af-
flictions. Avoir fait quelque bien sur la terre est
l56 CORRESPONDANCE.
une condolation qui manquoit à mon cœur } je
vous félicite de me lavoir donnée, et je me glo-
rifie de la recevoir de vous.
Vous voyez votre enfant précoce : je n'en suis
pas étonné ;, vous êtes père. Il est vrai qu'un père
que la philosophie a conservé tel a bien d'autres
yeux que le vulgaire. D'ailleurs le témoignage iie
M. Tissot légalise le vôtre; et puis vous citez des
faits. De ces faits , il y en a que je conçois , d'au-
tres non. Les enfants distinguent de bonne heure
les odeurs comme différentes , comme foibles ou
fortes, mais non pas comme bonnes ou mau-
vaises : la sensation vient de la naCure ; la préfé-
rence ou l'aversion n'en vient pas; Cette observa-
tion , que j'ai faite en particulier sur l'odorat'^
n'est pas applicable aux autres sens : ainsi le ju-
gement que la petite porte sur cet article est déjà
une chose acquise.
Elle a changé de voix pour témoigner ses de-
sirs : cela doit être. D'abord ses plaintes, ne mar-
quant quel'inquiétude du malaise, réssembloient
à des pleurs. Maintenant l'expéûence lui apprend
qu'on l'écoute et qu'on la soulage. Sa plainte esl
donc devenue un langage ; au lieu de pleurer,
elle parle à sa manière.
De ce qu'elle voit avec le même plaisir les
nouveaux venus et les vieilles connoissances ,
vous en concluez qu'elle aura le caractère ai-
mant. Ne vous fiez pas trop à cette observation ;
d'autres en tireroient peut-être un signe de co-
quetterie plutôt que de sensibilité. Pour moi,
ANNÉE 1763. 157
l'en tire un indice différent de tous les deux , et
qui n'est pas de mauvais augure ; c'est qu'elle
.aura du caractère : car le signe le plus assuré
d'un cœur foible est l'empire que l'habitude a
sur. lui.
Si réellement votre enfant.est précoce, il vous
.donnera beaucoup plus de peine; mais il vous en
dédommagera bien plus tôt: ainsi gardez cepen-
dant de vous prévenir au point de lui appliquer
avant le temps une méthode qui ne lui seroit pas
convenable. Observez, examinez , vérifiez , et ne
gâtez rien ; dans le doute , il vaut toujours mieux
attendre.
, Au reste, quoi que vous fassiez, j'ai la plus
. grande confiance dans votre ouvrage, et je suis
persuadé que tout ira bien. Quand vous vous
, tromperiez , ce que je ne présume pas, ce ne sç-
roit jamais, en chose grave ; et les erreurs des
pères nuisent toujours moins que la négligence
, des instituteurs. Il ne me reste qu'une seule in-
quiétude, c'est tjue vous n'ayez entrepris cette
grande tâche sans en prévoir toutes les difficul-
. tés „ et qu'en s'offrant de jour en jour, elles ne
>jous rebutent. Dans. une première ferveur, rien
. ne coûte, mais un soin continuel accable à la fin ;
et les; nieilleures résolutions^ qui dépendent de
,Ja persévérance , sont rarement à l'épreuve du
temps. Je yous supplie , monsieur le duc , de me
pardonner ma franchise; elle vient de l'admira-
tion que vous m'inspirez. Votre entreprise est
, .trop bielle pour ne pas éprouver des obstacles , et
lS9 G0RBI&SPOMBANGE.
il vaut mieux vous y préparer d avance que tfeii
rencontrer d'imprévus.
Ce que vous me dites de la manière dont vous
voulez acquérir des amis m apprend combien
vous méritez d en faire; mais où seront les hom-*
mes dignes que vous soyez le leur.
Je supplie V. A. S. d'agréer mon profond res-
pect.
A M. M***.
Motiers-Travers,le i5 décembre 1763.
Si je ne me f^isois une peine de vous impor-
tuner trop souvent, monsieur, dune correspon-
dance dont vous seul faites tous les frais ,jenau-
rois pas tardé si long-l;emps à vous remercier de
la réponse fia vorable que votre charité vous a £aiit
faire à ma proposition ausujetdemademoiselU
Le Vasseur. Je ne pnévois pas encore quand elle
se trouvera dans le clis de profit»* de vos bontés»
J'ai été fort mal leié dernier; mais l'automne
ma donné du relâche avi point de pouvoir faire,
dans le pays , quelques voyages pédestres , ^rè$
utiles à ma sa^jLé. M^stle iretour de l'hiver a pro*
duit son effet .ordinaire^ en me remettant alussi
bas que j'étois^u primfemps.Si je puis atteindre
la belle saison, j'en eapère.le xn^e soulagement
qu'elle m'a souvent procuré. Mais si dans la vie
ordinaire on doit compter sur si peu de chose ,
la mienne est telle .qu'on n'y peut compter sur
rien. Dans <:ette {position , j'aiinstruit mademoi-
selle Le Vasseur de toutes vos bontés, dont elle
ANNÉE 1763» iSg
est pénétrée : je lui ai donné votre adresse afin
quelle vous écrive en cas d'accident. Tandis
qu'elle seroit occupée à recueillir ici nies {^[uenil-
les , vous pourriez concerter avec elle le moyen
de faire son voyage avec le plus d économie et
le plus commodément. Je pense qu'elle pour-*
roit prendre une voiture à Neudaatel pour Ge-
nève, et que là vous pourriez lui en envoyer une
qui la conduiroit mieux que celle qu elle pour-
roit prendre à Genève même. Quoi qu'il en soit,
je suis tranquillisé par vous sur le sort de cette
pauvre fille. Je n'ai plus rien qui m'inquiète sur
le mien , et je vous dois en grande partie la paix
dont je jouis dans mon triste état.
Bonjjour, monsieur; je suis plein dç vous et de
vos ibontés , et je voudrois être un jour à, portée
de voir €t d'aembrasser un aussi digne officier de
morale. Vous savez que c'est ainsi que l'abbé de
Saint-Pierre appeloit ses collègues les gens d'é-
glise. Agréez , monsieur, mes salutations et mon
respect.
A M. D'ÏVERNOIS. '
Moûers, le 17 décembre je 763.
Je reçois à l'instant, monsieur, une lettre de
v:otre compagnoai de voyage , par laquelle j'ap-«
piTends qu'il l'a aussi bien fini que commencé, et
qu'il s'est mieux trouvé de vos auspices que des
suiens. Je m'en réjouie de toiut mon cœur , et je
voudrois bien être à portée de me sentir de la
même influence; car j'en ai encore plus besoin
i6q corhespoSdance.
que lui, et le remède ne mé plairoit pas moins*
Quant à votre querelle avec madame votre fem-
me , vous m^'avez bien Fair de me prendre pour
arbitre honoraire , et de m'avoir dëja soufflé le
raccommodenaent. Quoiqu'il en soit^ je vais remr
plirmonof&ceen vous condamnant touslesdeux;
elle pour réclamer, après quatorze enfants, les
droits de Sophie; car en ce point il vaut mieux
jamais que tard ; et vous pour lui reprocher sa
paresse en vrai paresseux vt)us-même , qui vou*
droit faire à-la-fois beaucoup d'ouvrage pournY
pas revenir si souvent.
Je vous salue , monsieur , et votn honore de
tout mon cœur. .
Mille amitiés et compliments de votre aima-
ble cousine. Monsieur son frère a enfin reçu
son brevet , et je m'en réjouis de tout mon
t^œur.
A M. L'A. DE***.
Mo tiers, 6 janvier 1764.
Quoi, monsieur, vous avez renvoyé vos por-
traits de famille et vos titres ! Vouis vou^ètes dé-
iait de votre cachet! voilà bien plus de prouesses
que je n'en aui:ois faites à votre place, «f'aurois
laissé les portraits où ils étoient ; j'aurois gardé
mon cachet parceque je l'avois ; j'aurois laissé
moisir mes titres dans leur coin , sans m'imagi-
ner même que tout cela valût la peine d'en faire
.un sacrifice : mais vous êtes pour ks grandes ac-
tions : je vous en félicite de tout mon cœur.
ÀNNÊÎE 1764. î6i
À force de me parler de vos doutes , vou^s m*eu
donnez d'inquiétants sur votre compte; vous me
faites douter s'il y a des choses dont vous ne dou-
tiez pas : ces doutes mêmes ^ à iHesure quils
croissent ,'vous rendent tranquille; vous vous y \
reposez comme sur un oreiller de paresse. Tout
cela meffraieroit beaucoup pour vous, si vos
grands scrupules ne me rassuroient. Ces scrupu<- ^
les sont assurément respectables comme foddés
sur la vertu ; mais l'obligation d'avoir de la Ver-
tu, sur quoi la fondez-vous ? Il seroit bon de sa-
voir si«vous êtes bien décidé sur ce point': si vous
l'êtes , je me rassure. Je ne vous trouve plus si
sceptique que vous affectez de l'être ; et quand
on est bien décidé sur les principes de ses devoirs,
le reste n'est pas une si grande affaire. Mais, sji
vous ne l'êtes pas , vos inquiétudes me semblent
peu raisonnées. Quand on est si tranquille dans
le doute de ses devoirs , pourquoi tant s'affecter
dlu parti qu'ils nous imposent?
Votre délicatesse suj^l'état ecclésiastique est •
sublime ou puérile , swon le degré de vertu qtfe
vous avez atteint. Cette délicatesse est sans doute
un devoir pour quiconque remplit tous les au-
tres ; et qui n'est faux ni menteur en rien dans ce
monde n^ doit pas l'être même en cela. Mais je
ne connois que Socrate et vous à qui la raison
pût passer un tel scrupule, car à nous autres
hommes vulgaires il seroit impertinent et vain
d'en oser avoir un pareil. Il n'y a pas un de nous
qui ne s'écarte de la vérité cent fois^le jour dans
l6a CORRESPONDANCE. /
le commerce des hommes en choses claires , im-
portantes , et souvent préjudiciables ; et dans uu
point de pure spéculation dans lequel nul ne voit
ce qui est vrai ou faux , et qui n'importe ni à Dieu
ni aux hommes, nous nous ferions un crime de
condescendis aux préjugés de nos frères^ et de
dire oui où nul n est en droit de dire noti. Je vous
avoue qu un homme qui , d'ailleurs n étant pas
un saint, s'aviseroit tout de bon d^un scrupule
que labbé de Saint-Pierre et Fénélon n ont pas
eu , me» deviendroit par cela seul très suspect.
Quoi! diroi&je en moi-même , cet homm^ refuse
d'embrasser le noble état d officier de morale , Un
état dans lequel il peut être le guide et le bien--
faiteur des hommes ^ dans lequel il peut les in-
struire, les soulager, les consoler, les protéger,
leur servir d exemple , et cela pour quelques énig-
mes auxquelles ni lui ni bous n entejpdons rien ,
et qu'il n'avoit.qu'a prendre et donner pour ^t
qu'elles valent, en ramenant sans bruit le chris-
tianisme à son véritabl^objet ! Non , conclurois-
je , cet homme ment , ^nous trompe , sa f&usse
vertu n'esfc point active , elle n est que de pure o»^
tentation; il faut être un hypocrite soi-même
pour oser taxer d'hypocrisie détestable ce qui
n'est au fond qu'un formulaire indifférent en lui-
même , mais Consacré par les lois. Sondes bien
votre cœur , monsieur , je vous en conjure : si vous
y trouvez cette raison telle que vous me la don*-
nez, elle doit vous déterminer , et je vous admire.
Mais souvenez -vous bien qu'alors si vous n'êtes
ANNÉE 1764. l63
le plus digne des hommes, vous aurez été le plus
fou.
A la manière dont vous me demandez des pré-
ceptes de vertu , l'on diroit (jjae vous la regardez
tomme un métier. Non, nflonsieur , la vertu n'est
que la force de faire son devoir dans les occasions
difficiles ; et la sôgesse , au contraire , est d'écarter
ia difficulté de nos devoirs. Heureux celui qui ,
se contentant d'être homme de hien , s'est mis
dans une position à n'avoir jamais besoin d'être
vertuèuxl'Sî vous n'allez à la campagne que pour
y porter le faste de la vertu , restez à la ville. Si
vouis voulez à toute force exercer les grandes
vertus , l'état de prêtre vous les rendra souvent
nécessaires ; mais si vous vous sentez les pas-
sions assez modérées , l'esprit assez doux , le cœur
assez sain pour votls accommoder d'une vie égale,
simple et laborieuse, allez dans vos terres , fai-
tes-les valoir, travaillez vous-même, soyez le
père de vos domestiques, l'ami de vos voisins,
juste et bon envers tout le monde : lotissez là vos
rêveries métaphysiques , et servez Dieu dans la
simplicité de votre cœur ; vous serez assez ver-
tueux.
Je vous salue , monsieui^, de tout mon cœur.
" Au reste, je vous dispense, monsieur, du se-
cret qu'il vous plaît de m'ofPrir, je ne sais pour-
quoi. Je n'ai pas , ce me semble, dans ma con-
duite , l'air d'un homme fort mystérieux.
ir,
l64 CORRESPONDANCE.
A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
^ Mo tiers, le 21 janvier 1764.
Je m'attendois bien, monsieur le duc, que la
manière dont vous élevez votre enfant ne passe-
roit pas sans critique et sans opposition , et je
vous avoue que je sais quelque gré au révé-
rend docteur de celle qu'il vous a faite; car ses
objections étoient plus propres à vous réjouir
qu'à vous ébranler ; et moij ai profité de la gaieté
qu elles vous ont donnée. On ne peut rien de
plus plaisant que lexposé de ses raisons, et je
crois qu'il seroit difficile qu'il en fût plus content
que moi : je crains pourtant qu'il ne les trouvé
pas tout-à-fait péremptoires ; car s'il a pour lui
les chardonnerets , les chenilles , les escargots ,
en revanche il a contre lui les vers, les lima-
çons , les grenouilles, et cela doit l'intriguer fu-
rieusement.
Je ne suj^ pas fort surpris non plus des petits
désagréments qui peuvent rejaillir à cette occa-
sion sur M. Tissot ; je crains même que l'accord
de nos principes sur ce point n'ajoute au chagrin
qu'on lui témoigne; l'influence d'un certain voi-
sinage nourrit dans le canton de Berne une fu-
rieuse animosité contre moi, que les traitements
qu'on m'y a faits aigrissent encore. On oublie
quelquefois les offenses qu'on a reçues , mais ja-
mais celles qu'on a faites ;* et ces messieurs ne
me pardonnent point le tort qiS'ils ont avec moi :
ANNÉE 1764. i65
tels sont les hommes. Ce qui me rassure pour
M. Tissot c'est qu'il leur est trop nécessaire pouf
qu'ils ne lui passent pas de mieux penser qu eux :
c'est aux rêveurs purement spéculatifs qu'il n'est
pas permis de dire des vérités que rien ne rachète.
Le bienfaiteur des hommes peut être vrai impu-
nément , mais il n'en faut pas moins, je l'avoue;
et s'il étoit moins directement utile il seroit bien-
tôt persécuté.
Permettez que je supplie votre altesse séré-
nissime de vouloir bien lui remettre le barbouil-
lage ci-joint, roulant sur une métaphysique as-
sez ennuyeuse, et dont par cette raison je ne,
vous propose pas la lecture^, ni même à M. Tis-
sot; mais la bonté qu'il a eue de m'envoyer ses
ouvrages m'impose l'obligation de lui faire hom-
mage des miens. J'ai même été deux fois l'été
dernier sur le point d'employer à lui aller ren-«
drq sa visite un des pèlerinages que mes bons
intervalles m'ont permis ; mais quelque plaisir >
que ce devoir m'eût fait à remplir , je m'en suis
abstenu pour ne pas le compromettre, et j'ai
sacrifié mon désir à son repos.
Vous mlnspirez pour monsieur et madame
de GoUovirkin toute l'estime dont vous êtes pé->
nétré pour eux; mais^ flatté de l'approbation
qu'ils donnent à mes maximes, je ne suis pas
sans crainte que leur en£ant ne soit peut-être un
jour la victime de mes erreurs. Par bonheur je
dois, sur le portrait que vous m'avez tracé, les
supposer assez éclairés pour discerner le vrai et
t66 CORRESPONDANCE.
ne pratiquer que ce qui est bien. Cependant il
me re&te toujours ^une frayeur fondée sur Fex-
trême difficulté d'une telle éducation; c'est
qu'elle n est bonne que dans son tout, qu'autant
qu'on y pei;sévère , et que , s'ils viennent à se re-
lâcher ou à changer de système, tout ce qu'ils
auront fait jusqu alors gâtera tout ce quUls vou-
dront faire à l'avenir. Si l'on ne va jusqu'au
bout , c'est un grand mal d'avoir commencée
J'ai relu plusieurs fois votre lettre, et je ne l'ai
point lue saps émotion. Les chagrins, 1^ maux^
les ans ont beau vieillir m:a pauvre machine y
mon cœur sera jeuae jusqu'à la fin , et je sens
. que vous lui rende? sa première chaleur. Ose*-
rois-je vous demander ci nous ne nous sommes
jamais vus? N'est-ce point avec vous que j'ai eu
l'honneur de causer un quart d'heure , il y a
huit ou dix ans, à Passy^ chez M. de La Popli-
nière? Je n'ai pas, comme vous voyez, oub^é
cet entretien ; mais j'avoue qu'il m'eût fait une
autre impression si j'avois prévu la correspon-
dance que nous avons maintenant, et le sujet
qui l'a fait naître.
Qu ai-je fait pour mériter les bontés de ma-
dame la princesse ? Rien n'est si commun que
des barbouilleurs de papier^: ce qui est si rare,
c'est une femme de son rang qui aime et rem-
plit ses devoirs de mère ^ et voilà ce qu'il faut
admirer.
ANNÉE 1764. 167
 MADAME LA MARQUISE DE V N.
MQtierf , le 98 j«pviar 1 704-
Vos reg[ret8 soot (>ien légitimes, madame ;• ce
que vous me marquez de» derniers moments de
M. de V , prouve qU'il vous ë^oit sinc^e-
ment attaché. Et combien ne devoit-il pas Têtre!
Cependant , comme dans l'état où il étoit , il a
plus gagné que vous n'ave» perdu , les senti-
ments qu il vous laisse doivent être plus relatSs
à lui qu à vous. D ailleurs moi qui sais combien
vous êtes bonne mère, et qu'en le perdant vou«
avez pour ainsi dire acquis vos enfants; tout ce
que je puis faire en cette circonstance , par res-
pect pour votre bon cœur et pour sa mémoire,
est de ne vous pas féliciter.
Il est vrai , madame, que, m'étant trouv4|i^Ius
mal cet été , j'ai écrit à un curé qui avoit fait la
route avec mademoiselle Le Vasscur pour la lui
recommander, sachant qu'elle ne se soucioit
pas de retourner à Paris , où elle ne manqueroit
pas d'être tyrannisée et dévalisée de nouveslu
par toute son avide fanrille. Sur les attentions
qu il avoit eues pour elle , sur les discours qu'il
lui avoit tenus , j'avois pris la plus grande opi-
nion de cet honnête homme, et je la lui recom*-
mandois,'non jpas pour lui être à charge , com-
me il parolt par ma lettre même , puisqu'elle a-,
par la petision de mon libraire , de quoi vivre en
Jp^rèViBLce avec économie, mais seulement pour
|68 GOIlKESPOnDÀNCË.
diriger sa conduite et ses petites affaires dana
un pays qui lui est inconiiu. Mais le bon homme
est parti de là pour supposer que j'iuiplorois ses
charités poui" elle , et pour faire courir ma lettre
par tout Paris,. au point de proposer à un li-
})raire de Timpriiner, J'ai gagné par-là detrcî
instruit à temps et de pouvoir prendre d autres
mesures. J'ai la plus grande confiance en vous ,
Tnadame, et l'intérêt que vous daignez prendre
à elle et à moi fait la consolation de ma vie.
Mais connoiss£(ut ses fa^^ons de peqser, son état , .
ses inclinations, x^c ^l^i convient à soii bonheur,
je ne lui conseillerai jamais d'aller vivre à Paris
ni dans la maison d'autrui , bien çonvaiacu par
ma propre expérience qu'où n'est jamais libre
que che^ soi. Du reste, je compte si parfaitement
sur votre souvenir, quen quelque lieu qu'ellq
viv|pe ue doute point que vous n'ayez lOt bouté^
de la recommander, de 1^ ^protéger, de vous in^
téresser à elle; et j'avois si peu de doute là-des-r
sus,, que, sans ce que vous m'en dites dans votre
dernière lettre , je ne naç çerois pas pieme avisé
de vous en parler.
Garderez^vous Soisl, madame, ou vivrez-vous
toujours à Paris? Lesquelles de vos filles pren-?
drez-vous auprès de vous? Resterez-vous à l'hô^
tel d'Aubeterre, ou prendrez^vous une maison à
vous? Le voyage de Xaintonge, que vous médi-»*
tez, sera, selon moi, bien inutile; quelque teu<r
dresse qu'ait pour vous monsieur votre père, à
^OU âge Qn n'aime guère ^ se déplacer, J'éprouve
ANNÉE 1764. V69
bien cette repug^nance, moi que les infirmités
ont déjà rendu si vieux. Je suis ici Fhiver au
milieu des glaces , l'été en proie à mille impor*
tuns , très chèrement pour la vie; en toute sai*
son ma demeure a ses incommodités. Cependant
je ne puis me résoudre à me déplacer ; le moin*
dre embarras m effraie ; et je crois que j'aurai
moins de peine à déménager de mon corps que
de ma maisoiï. Bonjour, madame.
A MADEMOISELLE JULIE BONDELL
* Mo tiers , le 28 janvier 1764.
Vous savez bien, mademoiselle, que les cor-
respondants de votre ordre font toujours plaisir
et n'incommodent jamais; mais je ne suis pas
assez injuste pour exiger de vous une exactitude
dont je ne me sens pas capable, et la mise est si
peu égale entre nous, que, quand vous répon-
driez à dix de mes lettres par une des vôtres ,
vous seriez quitte avec moi tout au moins.
Je trouve M. Schulthess bien payé de son goût
pour la vertu par l'intérêt qu'il voys inspire ; et ,
$i ce goût dégénère en passion près de vous , ce
pourroitbien être un peu la faute du maître. Quoi
qu'il en sQât , je lui veux trop de bien pour Iç ti-
rer de votre djirection en le prenant sous la
Hiienne, et jamais , ni pour le bonheur, ni pour
la vertu , il n'aura regret à sa jeunesse , s'il la coç-
9acre à recevoir vos instructions. Au reste , si ,
qqnune vous le pensej^, les passions sont la pe«
tfJO CORRESPONDANCE.
tite vérole de Famé, heureux qui, pouvant la
prendre encore , îroît s inoculer à Kœnitz ! Le
mal d une opération si douce seroit le danger de
n'en pas guérir. N'allez pas vous fâcher de mes-
douceurs , je vous prie, je ne les prodigue pas à
toutes les femmes; et puis on peut être un peu
vaine.
Je ne puis, mademoiselle, répondre à votrcr
question sur les lettres d'un citoyen de Genève ,
car cet ouvrage m'est parfaitement inconpu, et
je ne sais que par vous qu'il existe. Il est vrai
qu'en général je suis peu curieux de ces sortes
d'écrits , et , quand ils seroient aussi obligeants
qu'ils sont insultants pouf l'ordinaire , je n'irois
pas plus à la chasse des éloges que des injures.
Du reste , sitôt qu'il est question de moi , tous
les préjugés sont quen effet l'ouvrage est une
satire; mais les préjugés sont-ils faits pour l'em-
porter sur vos jugements? D'ailleurs , je ne vois
pas que ce livre soit annoncé dans la gazette de
Berne; grande preuve qu'il ne m'est pas inju-
rieux.
Je n'ose vous parler de mon état, jl contris-
teroit votre bon cœur. Je vous dirai seulement
que je ne puis me procurer des nuits suppor-
tables qu'en fendant du bois tout le jour, malgré
ma foiblesse , pour me maintenindans une trans-
piration continuelle, dont la moindre suspen^-
sion me fait cruellement souffrir. Vous avez rai-
son toutefois de prendre quelque intérêt à mon
existence : malgré tous mes maux, elle m'est
ANNÉE 1764. 171
chère encore par les sentiments d'estime et d'at-
fection qui m attachent au vrai mérite ; et voilà,
mademoiselle , ce qui ne doit pas vous être in*-
difFérent.
Acceptez un barbouillage qui ne vaut pa» la
peine den parler , et dont je n ose vous propo-
ser la lecture que sous les auspices de lami Pla-
ton.
A M. D'ESGHERNY.
Motier9, le 2 février i764<
Je ne suis pas si pressé, monsieur, de juger ,
et sur-tout en mal , des personnel que je ne con-
nois point ; etjaurois tort, plus que tout homme
au monde , de donner un si grand poids aux im-
putations du tiers et du quart. L estime des gens
de mérite est toujours honorable, et, comme on
vous a peint jk moi comme tel , je ne puis que
m applaudir de la vôtre. Au reste , si notre goût
commun pour la retraite ne nous rapproche pas
l'un de l'autre , ayez-y peu de regret ; j'y perds
plus que vous, peut-être: on dit votre commerce
fort agréable, et moi je suis un pauvre malade,
fort ennuyeux ; ainsi , pour Tamour de vous ,
demeurons comme nous sommes, et soyez per-
suadé , je vous supplie , que je n'ai pas le moindre
soupçon que vous pensiez 4u mal de moi , ni par
conséquent que vous en vouliez dire.
Recevez, monsieur, je vous supplie, mes re-
merciements d% votre lettre obligeante , et mes
salutations.
17a CORàESPOîfDAN€E.
A M. PICTET.
Motiers, le i^r mars 1764*
J^ suis flatté, monsieur, que, sans un fréquent
commerce de lettres, vous rendiez justice à mes.
sentiments pour vous : ils seront aussi durables
que l'estime sur laquelle ils sont fondés; et j es-
père que le retour dont vous m'honorez ne sera
pas moins à l'épreuve du temps et du silence.
La seule chose changée entre nous est l'espoir
d.'une connoissance personnelle. Cette attente,
monsieur , m'étoit douce ; mais il faut y renon-
cer , si je ne puis la remplir que sur les terres de
Genève ou dans les environs. Là- dessus mon
parti est pris poTur la vie ; et je puis vous assurer
que vous êtes entré pour beaucoup dans ce qu'il
m'en a coûté de le prendre. Du restp je sens avec
surprise qu'il m'en coûtera moins de le tenir que
-.je ne m'étois figuré. Je ne pense plus à mon an-
cienne patrie qu'avec indifférence; c'est même
un aveu que je vous fais sans honte, sachant
bien que nos sentiments ne dépendent pas de
nous; et cette indifférence étoit peut-être le seuL
qui pouvoit rester pour elle dans un cœur qui
ne sut jamais haïr. Ce n'est pas que je me croie
quitte envers elle, on ne l'est jamais qu'à la
mort. J'ai le zèle du devoir encore , mais j'ai per-
du celui de l'attachement.
Mais où est-elle cette patrie ? Existe-t-elle en-
core? Votre lettre décide cette question. Ce ne
ANNÉE 1764. 173
sont ni les murs ni les hommes qui font la pa-
trie ; ce sont les lois, les mœurs, les coutumes ,
le ^gouvernement , la constitution , la manière
d être qui résulte de tout cela. La patrie est dans
les relations de Fétat à ses membres : quand ces
relations chane^ent ou s'anéantissent, la patrie
s évanouit. Ainsi, monsieur, pleurons la nôtre;
elle a péri , et son simulacre qui reste encore ne
sert plus qu a la déshonorer.
Je me mets, monsieur, à votre place, et je
comprends combien le spectacle que vous avez
sous les yeux doit vous déchirer le cœur. Sans
contredit on soufFre moins loin de son pays que
de le voir dans un état si déplorable ; mais les
affections , quand la patrie n'est plus , se resser-
rent autour de la famille , et un bon père se con-
sole avec ses enfants de ne plus vivre avec ses
frères. Cela me fait comprendre que des intérêts
si chers , malgré les objets qui nous affligent , ne
vous permettront pas de vous dépayser. Cepen-
dant, s'il arrivoit que par voyage ou par dépla-
cement vous vous éloignassiez de Genève, il me
seroif très doux de vous embrasser ; car , bien
que nous n'ayons plus de commune patHe, j'au*
gure des sentiments qui nous animent que nous
ne cesserons point d'être concitoyens ; et les liens
de l'estime et de l'amitié demeurent toujours
quand même on a rompu tous les autres. Je vous
salue , monsieur , de tout mon cœur.
174 CORRESPONDANCE.
A M. L'A. DE***.
Motiers , le 4 mars 1764*
J ai parcouru , monsieur , là longue lettre où
VOU8 m'exposez vos sentiments sur la nature de
lame et sur Fexistence de Dieu. Quoique j eusse
résolu de ne plus rieh lire sur ces matières , j'ai
cru vous devoir une exception pour la peine que
vous ayez prise , et dont il ne m est pas aisé de
démêler le but. Sî c'eis.t d'établir entre nous un
commerce de dispute, je ne saurois en cela vous
complaire; car j^ ne dispute jamais, persuadé
que chaque homme â sa manière de raisonner
qui lui est propre en quelque chose ^ et qui n'est
bonne en tout à nul autre que lui. Si c'est de me
guérir des erreurs où vous me jtLgez être, je vous
remercie de vos bonnes intentions, mais je n'en
puis faire aucun usage, ayant pris depuis long-*
temps n>on parti sur ces choses^^là. Ainsi, mon«-
sieur, votre zèle philosophique est à pure perte
avec moi, et je oe serai pas plus votre prosélyte
que votre missionnaire* Je ne condamne*point
vos façoks de penser, mais daignez me laisser les
miennes, car je vous déclare que je n'en veu3t
pas changer*
Je vous dois encore de6 remerciement^ du soin
que vous prenez dans la même lettre de in'ôter
l'inquiétude que m'avoîent donnée les premières
sur les principes de la haute vertu dont vous faites
profiession. Sitôt que ces principes vous parois-
ANNÉE 1764. 176
$ent sdlides , le devoir qui en dérive doit avoir
pour vous la même foix:e que s'ils letoient en
effet : ainsi ones doutes sur leur solidité n ont
rien d'offensant pour vous ; mais je vous avoue
que, quant à ipoi, de tels principes me paroi-
troient frivoles ; et sitôt que je nen admettrois
pas d autres, je sens que dans le secret de mon
cœur ceip-là me méttroient fort à Taise sur les
vertus pénibles qu'ils paroitroient m'imposer :
tant il est vrai que .les mêmes raisons ont rare-
ment la même prise en diverses tètes, et qu'il
ne faut jamais disputer de rien !
D'abord l'amour de l'ordre, en tant que cet
ordre est étranger à moi , n'e^t point un senti*^
loaeut qui puisse balancer en moi celui de mon
intérêt propre; une vue purement spéculative
ne sauroit dans le cœur humain l'emporter sur
jies passons ; ce seroit à ce qui est moi préférer
£e qui m'est étranger : ce sentiment n'est pas
i|ans la n£M:ure. Quant à l'amour de l'ordre dont
je fais partie, il ordonne tout par rapport à
moi; et comme alors je suis seul le centre de
cet ordre, il seroit absurde et contradictoire
qu'il ne me fit pas rapporter toutes choses à
mçn bien particulier* Or la vertu suppose un
combat contre nous-mêmes, et c'est la diffî*>
culte de la victoire qui en .fait le mérite ; mais,
dans la supposiûon , pou|wuoi ce combat ?
Toute rai^pn^ tout motif y manque. Ainsi point
de vertu possible^ar le seul amour de Tordre.
Le sentiment intérieur est un motif très puCë-
176 GOAËESPONDANGE.
sant sans doute ; mais les passions et Forgueli
l'altèrent et letouffent de bonne heure dans
presque tous les cœurs. De tous les sentiments
que nous donne une conscience droite , les deux
plus forts et les seuls fondements de tous les
autres sont celui de la dispensatiôn d une pro-
vidence et celui de l'immortalité de lame : quand
ces deux-là sont détruits , je ne vois p]|is ce qui
peut rester. Tant que le sentiment intérieur me
diroit quelque chose , il me défendroit, si j'avois
le malheur d'être sceptique , d'alarmer ma pro-
pre mère des doutes que je pourrois avoir.
L'amour de soi-même est le plus puissant , et,
selon moi, le seul motif qui fasse agir les hom-
mes. Mais comment la vertu , prise absolument
çt comme un être métaphysique, se fonde-t-elle
sur cet amour-là ? c'est ce qui me passe. Le
crime , dites- vous , est contraire à celui qui le
commet; cela est toujours vrai dans mes prin-
cipes , et souvent très faux dans les vôtres. Il
faut distinguer alors les tentations , les posi-
tions , l'espérance plus ou moins grande qu'on
a qu'il reste inconnu ou impuni. Communé-
ment le crime a pour motif d'éviter un grand
mal ou d'acquérir uft grand bien ; souvent' il
parvient à son but. Si ce sentiment n'est pas
naturel, quel sentiment pourra Têtre? Le crime
adroit jouit dans y tte vie de tous les avantages
de la fortune et même de la gloire. La justice
et les scrupules ne font ici -bas que des dupes.
Otez la justice éternelle et la prolongation de
ANNÉE 1764* 17-^
inon être après cette vie , je ne vois plus dàiis
la vertu qu'une folie à qui Ton donné un beau
nom. Pour un matérialiste lamour de soi-même
n est que Famôur de son corps. Or quand Ré-
gulus alloit , pour tenir sa foi , mourir dans les
tourments à Carthage , je ne vois point ce que
l'amour de son corps feisoit à cela.
Une considération plus forte encore confirme
les précédentes; c'est que, dans votre système ,
le mot même de vertu ne peut avoir aucun sens;
c'est un son qui bat l'oreille, et rien de plus.
Car enfin , selon vous , tout est nécessaire : où
tout est nécessaire , il n'y a point de liberté ;
sans libeHé , point de moralité dans les actions ;
sans la moralité des actions , où est la vertu ?
Pour moi , je ne le vois pas. En parlant du sen-
timent intérieur je devois mettre au premier
rang celui du libre arbitre , mais il suffit de l'y
renvoyer d'ici.
Ces raisons vous paroitront très foibles , je
n'en doute pas ; mais elles me paroissent fortes
à moi ; et cela suffit pour vous prouver que , si
par hasard je devenois votre disciple, vos le-
çons n'auroient fait de moi qu'un fripon. Or
un homme vertueux comme vous ne voudroit
pas consacrer ses peines à mettre un fripon de
plus dans le monde; car je crois qu'il y a bien
autant de ces gens-là que d'hypocrites , et qu'il
n'est pas plus à propos de les y multiplier.
Au reste je dois avouer que ma morale est
bien moins sublime que la vôtrç , et je sens que
/
I ^8 CORRESPONDANCE.
ce sera beaucoup même si elle me sauve de votre
mépris. Je ne puis disconvenir que vos imputa-
tions d'hypocrisie ne portent un peu sur moi.
Il est très vr^i que sans être en tout du senti-
ment de mes frères , et sans dédaigner le mien
dans l'occasion, je m'accommode très bien du
leur : d'accord avec eux sur les principes de nos
devoirs, je ne dispute point sur le reste, qui me
paroit très peu important. En attendant que
nous sachions certainement qui de nous a rai-
son , tant qu'ils me souffriront dans leur com-
munion je continuerai d'y vivre avec un véri-
table attachement. La vérité pour nous esf
couverte d'un voile , mais la paix et l'union sont
des biens certains.
Il résulte de toutes ces réflexions que nos fa^
çons de penser sont trop différentes pour que
nous puissions nous entendre , et que par con-
séquent un plus long commerce entre nous ne
peut qu être sans fruit. Le temps est si court et
nous en avons besoin pour tant de choses , qu'il
ne faut pas l'employer inutilement. Je vou^^
souhaite , monsieur, un bonheur solide, la paix
de l'ame , qu'il me semble que vous n ayea^ p^^r
et je vous salue de tout mon cœur.
A M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBÇRG.
II mars 1764.
Qui, moi, des contes? à mon âge et dans
mon état? Non, prince, je ne suis plus dans
ANNÉE 1764. 179
fenfance, ou plutôt je n'y suis pas encore; et
malheureusement je ne suis pas si gai dans mes
itiaux que Scarron Tétoit dans les siens. Je dé-
péris tous les jours ; j'ai des comptes à rendre
et point dé contes à faire. Ceci m'a bien l'air
d un bruit préliminaire l'épandu par quelqu'un
qui veut m'honorer d'une gentillesse de sa façon.
Divers auteurs , non contents d'attaquer mes
sottises, se sont mis à m'imputer les leurs, f^aiis
est inondé d'ouvrctges qui portent tnôn nom ,
€t doiit on a soin de faire des chefs-d'œuvre de
bêtise , sans doute afin dé Mieux tromper le»
lecteurs. Vous n'imagineriez jamais quels coups
détournés on porte à ma* réputation , à mes
mœurs , à mes principes. En voici un qui vous
fera juger des autres.
Tous les amis de M. de Voltaire répandent
à Paris qu^il ^'intéresse tendrement à mon sort
( et il est vrai qu'il s'y intéres^ ). Ils font en^
tendre qu'il est avec moi dans la plus intime
liaison. Sur ce bruit, une femme qui ne me çon«
nott point me demande par écrit quelques éclair- '
cisseménts sur la religion, et envoie sa lettre à
M. de Voltaire, le priatit d^ me la faire passer.
M. de VoHaire garde la lettre qui m'est adressée ^
et renvoie à celte daime , comme en réponse , le
Serteo^n des cinquante. Surprise d'un pareil en-
voi de ma part , cette femme m'écrit par une
autre voie ; et voilà comment j'apprends ce qui
s est passé.
Vous êtes sui^pris que ma lettre sur ta Pro-
la.
^
l86 GORKESPONDANGE.
vidence n'ait pas empêché Candide de nattre 1^
C'est elle, au contraire , qui lui a donné nais-
sance ; Candide en est la réponse. L auteur m en
fit une de deux pages., dans laquelle il battoit
la campagne , et Candide parut dix mois après.
Je voulois philosopher, avec lui ; en réponse îï
m'a persiflé. Je lui ai écrit une fois que je le
haïssois , et je lui en ai dit les raisons. Il ne m'a
pas écrit la même chose, mais il me l'a vive-
ment fait sentir. Je me venge en profitant des
excellentes leçons qui sont dans ses ouvrages ,
et je le force à continuer de me faire du bien
malgré lui.
Pardon, prince : voilà trop de jérémiades ;
mais c'est un peu votre faute si je prends tant^
de plaisir à m'épan cher avec vous. Que fait ma-^
4ame la princesse? Daignez me parler quelque-
fois de son état. Quand aurons-nous ce prë-^
cieux enfant jieJ amour qui sera Téléve de lav
vertu ? Que ne oeviendra-t-il point sous de tels
auspices? De quelles fleurs charmantes, de queU
fruits délicieux ne couronnera-t-il point les liens
deses dignes parents? Mais cependant quels-
nouveaux soins vous sont imposés ! Vos travaux
vont redoubler; y pourrez-vous suffire? aurez-
vous la force de persévérer jusqua la -fin? Par-
don , monsieur le duc ; vos sentiments connus*
me sont garants de vos succès. Aussi mon in-^
quiétude ne vient-elle pas de défiance, mais du;
vif intérêt que j y prends.
ANNÉE 1764. 181
A MADAME DE LUZE.
Mo tiers, le 17 mars 1764*
Il est dît, madame , que j aurai toujours be-
soin de votre indulgence y moi quivoudrois mé-
riter toutes vos bontés. Si je pouvois changer
une réponse en visite , vous n auriez pas à vous
plaindre de mon inexactitude , et vous me trou-
veriez peut-être aussi importun qua présent
vous me trouvez négligent. Quand viendra ce
temps précieux où je pourrai aller au Biez ré-
parer mes fautes , ou du moins en implorer le
pardon? Ce ne sera points madame, pour voir
ma mince figure que je ferai ce voyage ; j'aurai
. un motif d'empressement plus satisfaisant et
plus raisonnable. Mais permettez-moi de me
plaindre de ce qu'ayant bien voulu loger ma res-
semblance , vous n'avez pas voulu me faire la
faveur tout entière en permettant qu elle vou^
vînt de moi. Vous savez que c'est une vanité
qui n'est pas permise d'oser offrir son portrait ;
mais vous ayez craint peut-être que ce ne fût
une trop grande faveur de le demander ; votre
but étoit d'avoir une image , et non d'enorgueil-
lir Fôriginal. Aussi pour me croire chez vous
il faut que j'y sois en personne , et il faut tout
l'accueil obligeant que vous daignez m'y faire
pour né pas me rendre jaloux de moi.
Permettez , madame, que je remercie ici ma-
dame deFaugnes de l'honneur de son souvenir
l8a CORREfiPOKDAKGE.
et que je Tassure de mon respect. Daignez Qgtéer
pour vous la même assurance et présenter mes
salutations à M. de Luze.
A MILORD-MABÉCHAL.
*
. Enfin, milord , j ai reçu dans son temps, par
M* Bougemont , votre lettre du 2 février , et
cest de toutes les réponses dont vous me par-
lez la seule qui me spit parvenue* J'y vois , par
votre dégoût de l'Ecosse , par Tincertitude du
choix de votre demeure , qu une partie de nos
châteaux en Espagne est déjà détruite , et je
crains bien que le progrès de mon dépérisse^
ment, qui rend chaque jour mon déplacement
plus difficile, n achève de renverser lautre. Que
le cœur de Fhomme est inquiet 1 Quand j etois
près de vous , je soupirois , pour y être plus à
mon aise, après le séjour de rÉcqsse; et main*^
tenant je donnerois tout au monde pour vous
voir encore ici gouverneur de Neuchatel. Mes
vœux sont divers , mais leur objet est tou-»
jours le même. Revenez à Colombier, milord ^
cultiver votre jardin , et faire du bien à des
ingrats , même malgré eux ; peut-on terminer
plus dignement sa carrière ? Cette exhortation
de ma part est intéressée , j en conviens ; mais,
si elle offensoit votre gloire , le cœur de votre
enfant ne se la permettroit jamais,
. J ai beau vouloir me flatter ^ je vois , milord^
ANNÉE I7&4. l83
qtf il faut, renoncer à vivre auprès de vous ; et
malheureusement je n -en perdrai pas si facile-
ment le besoin que lespoir. La circonstance où
vous m^avez accueilli m'a fait une impression
que les jours passés avec vous ont rendue in-
effaçable : il me semble que je ne puis plus être
libre que sous vos yeux , ni valoir mon prix que
dans votre estime. L*imagpnation du moins me
rapprocheroit , si je pou vois vous donner led
bons moments qui me restent: mais vous m'a-*'
vez refusé des mémoires sur votre illustre frère.
Vous avez eu peur que je ne fisse le bel esprit ^
et que je ne gâtasse la sublime simplicité du
probus vixity fortis ohiiL Ah , milord l fiez-vous
à mon cœur ; il saura trouver un ton qui doit
plaire au vôtre pour parler de Ce qui vous ap-
partient. Oui, je donnerais tant au nionde pour
que vous voulussiez me fournir des matériaux
pour m'occuper de vous, dé votre famille, pour
pouvoir transmettre à la postérité quelque té-
moignage de mon attachement pour vous e(
de vos bontés pour nioi. Si vous avez la corn*»
plaisance de m envoyer quelques mémoires ,
soyez persuadé que votre confiance ne sera point
trompée: d'ailleurs vous serez le juge de mon
travail ; et comme je n'ai d'autre objet que de
satisfaire un besoin qui me tourmente , si j'y
parviens j'aurai fait ce que j'ai voulq. Vous dé-
ciderez <iu reste , et rien ne sera publié que de
votre aveu. Pensez à Cela , milord , je vous con*
jure , et croyez quç vous n'aurez pas peu faii
j84 correspondance.
pour le bonheur de ma vie, si yous me mettes
à portée d en consacrer le reste à m*OGcuper d^
vous.
Je suis touché de ce que vous avez écrit à
M. le conseiller Rougemont au sujet de mon
testament. Je compte , si ye me remets un peu ,
Faller voir cet été à Saint-Aubin pour en confé^
rer avec lui. Je me détournerai pour passer à
Colombier : j y reverrai du moins ce jardin ,
ces allées , ces bords du lac où se sont faites de si
douces promenades , et oii vous devriez venir les
recommencer, pour réparer du moins, dans un
climat qui vous étoit salutaire , laltération quç
celui d'Edimbourg a faite à votre santé.
Vous me promettez , milord , de me donner
de vos nouvelles et de mlnstruire de vos direc-^
tions itinéraires. Ne Toubliez pas , je vous en
supplie, J ai été cruellement tourmenté de ce
long silence, Je ne craignois pas que vous meus-»
siez oublié, mais je craignois pour vous la ri-*
gueur de l'hiver. Leté je craindrai la mer, les
fatigues, les déplacements, e( de ne savoir plu^
pii vous écrire.
<
A MII^ORD. MARÉCHAL.
3i mars 1764.
, Sur l'acquisition , milord, que vous avez faite,
et sur l'avis que vous m'en avez donné , la meil-:
leure réponse que j'aie à vous faire est de vous
transcrire ici ce que j'écris sur ce sujet à la per-r
AKNEE 1764. l85
sonne que je.prie de donner cours à cette lettre ,
en lui parlant des acclamations de vos bons
compatriotes. .
Tous les plaisirs ont beau être pour les mé*
chants^ en voilà pourtant un que je leur défie
de goûter. Il na rien eu de plus pressé que de
me donner avis du changement.de sa fortune :
vous devinez aisément pourquoi. Félicitez-moi
de tous mes malheurs^ madame; ils m^ ont donné
pour ami milord^maréchal.
Sur vos offres qui regardent mademoiselle Le
Vasaeur et moi , je commencerai , milord , par
vous dire que, loin de mettre de l'amour-propre
à me refuser à vos dons , j en mettrois un très
itoble à les recevoir. Ainsi là-dessus point de
dispute ; les preuves que vous vous intéressez à
moi, de quelque genre. quelles puissent être,
sont plus propres à m enorgueillir qu a m'humi-
lier , et je ne m'y refuserai jamais ; soit dit une
fois pour toutes.
Mais j ai du pain quant à présent ; et , au
moyen des arrangements que je médite, j'en
aurai pour le reste de mes jours. Que me servi-
roit le surplus ? Rien- ne me manque de ce que
je désire et qu'on peut avoir avec, de l'argent.
Milord, il faut préférer ceux qui ont besoin à
ceux qui n'ont pas besoin , et je suis dans ce der-
nier cas. D'ailleurs je n'aime point qu'on me
parle de testaments. Je ne voudrois pas être ,
moi le sachant^ dans celui d'un indifférent: ju-
^ez.ii jcivoudrois me savoir dans le vôtre,
t86 CORRESPONDANCE.
Vous savez , milord ^ que mademoiselle Le
Vasseur a une petite peDsion de mon libraire
avec laquelle elle peut vivrç quand elle ne m au^
ra plus. Cependant j'avoue que le bien que
vous voulez lui faire m'est plus précieux que s'il
me regardoit directement ^ et je suis extrême-
ment touché de ce moyen trouvé par votre
cœur de contenter la bienveillance dont vous
m'honorez. Mais s'il se pouvoit que vous lui as^
signassiez plutôt la rente de la somme que la
sotame même , cela m'éviteroit l'embarras de
chercher à la jJacer, sorte d'affaire où je n'en-
tends rien.
J'espère , milord , que vous aurez reçu ma
précédente lettre. M'accordere2>-vous des mé-
moires? Pourrai-je écrire l'histoire de votre mai-
son? Pourrai-je donner quelques éloges à ces
bons Êcossois à qui vous êtes si cher , et qui par
là me sont chers aussi ?
A MILÔRD-MARÉGHAL.
Avril 1764-
J'ai répondu très exactement , milord , à cha-
cune de vos deux lettres du 2 février et du 6
mars , et j'espère que vous serez content de ma
façon de penser sur les bontés dont vous' m'ho-
norez dans la dernière. Je reçois à l'instant celle
du 26 mars , et j'y vois que vous prenez le parti
que j*ai toujours prévu que vous prendriez à la
fin. En vous menaçant d'une descente , le roi Fa
ANIQÉË 1764. 1S7
effectuée ; çt , quelqtie redoutable qu'il soit , il
vous a encore plus sûrement conquis par sa let«-
tre (1) quil n'auroit fait par ses armes. L*asile
qu il vous presse d'accepter est le seul digne de
vous. Allez, milord, à votre destination ; il voua
convient de vivre auprès de Frédéric comme il
m'eût convenu de vivre auprès de George Keith.
II n'est ni dans l'ordre de la justice ni dans celui
de lai fortune que mon bonheur soit préféré au
vôtre. D'ailleurs mes maux empirent et devien-
nent pt*esque insupportables : il ne me reste
qu'à soufiFrir et mourir sur la terre ; et en vérité
c'eut "été dommage de n'aller vous joindre que
pour cela.
Yoilà donc ma dernière espérance évanouie....
Milord , puisque vous voilà devenu si riche et si
ardent à verser sur moi vos dons , il en est un
(i) Voici cette lettre, que la version qu^en a publiée
M. d'Argenson dans son éloge de lord-maréchal d'Ecosse
nous autorise à donner ici.
tt Je dispoteroÎB bien avec les habitants d'Edimbourg
« l'avantage de voUs posséder ; si j'^vois des vaisseaux, je
« méditerois une descente en Ecosse pour enlever mon
tt cher milord, et pour l'emmener ici; mais nod barques
M de l'Elbe sont peu propres à une pareille expédition. Il
« n'y a que vous sur qui je puisse compter. J'étois ami de
« votre frère, je lai avots des obligations; je suis le vôtre*
u de cœur et d'aine ; voilà .mes titres ; voilà les droits que
«j'ai sur vous. Vous vivrez ici dans le sein de l'amitié,
« de la liberté , et de la philosophie : il n'y a que cela
M dans le monde, mon cher milord; quand on a passé par
« toutes les métamorphoses des états , quand on a goûté
« de tout, on en revi^it là. n
i88 GORRESPONDAIfCE.
que j ai souvent désiré , et qui malheureusement
me devient plus désirable encore lorsque'je perds
lespoir de vous revoir. Je vous laisse expliquer
cette énigme; le çceur d'un père est fait pourra
deviner.
Il est vrai que le trajet que vous préférez vous
épargnera de la fatigue; mais si vous n étiez pas
bien fait à la mer elle pourroit vous éprouver
beaucoup à votre âge , sur-tout sll survenoit du
gros temps. £n ce cas le plus long trajet par
terre me paroitr oit préférable, même au risque
dua peu de fatigue de plus. Comme j espère
aussi que vous attendrez pour vous embarquer
que la saison soit moins rude, vous voulez bien ,
m^ilord , . que je compte encore sur. une de vos
Ij^ttres ayant votre départ.
A M. A.
Mo tiers-Travers , le 7 avril 1764.
L'état où j'étois, monsieur, au moment où
votre lettre me parvint, m'a empêché de vous en
accuser plus tôt la réception , et de vous remer-
cier comme je fais aujourd'hui du plaisir que m'a
fait ce témoignage de votre souvenir. J'en suis
plus touché que surpris; et j'ai toujours bien cru
que l'amitié dont vous m'honoriez dans mes
jours prospères ne se refroidiroit ni par mes dis-
grâces ni par mon exil. De mon côté, sans avoir
avec vous des relations suivies , je n'ai point ces-
sé, monsieur , de prendre intérêt ,aux change-»
ANNÉE 1764. 18g
ihënts agréables que vous avez éprouvés depuis
nos anciennes liaisons. Je ne cloute point que
vous ne soyez aussi bon mari et aussi digne père
de jBsimille que vous étiez homme aimable étant
garçon ; que vous ne vous appliquiez à donner
à vos^nfants une éducation raisonnable et ver-
tueuse , et que vous ne fassiez le bonheur d une
femme de mérite qui doit faire le vôtre. Toutes
ces idées, fruits de lestime qui vous est due , me
rendent la vôtre plus précieuse.
Je voudrois vous rendre compte de moi pour
répondre à l'intérêt que vous daignez y prendre:
mais que vous dirois-je? Je ne fus jamais bien
grand'chose ; maintenant je ne suis plus rien ; je
me regarde comme ne vivant déjà plu;». Ma pau-
vre machine délabrée me laissera jusqu'au bout,
j'espère , une ame saine quant aux sentiments et
à la volonté ; mais , du côté de l'entendement et
des idées, je suis aussi malade de l'esprit que du
corps. Peut-être est-ce un avantage pour ma si-
tuation. Mes maux me rendent mes malheurs
peu sensibles. Le cœur se tourmente moins quand
le corps souffre , et la nature me donne tant d'af-
faires que l'injustice des hommes ne me touche
plus. Le remède est cruel , je l'avoue; mais enfin
c'en est un pour moi r car les plus vives douleurs
me laissent toujours quelque relâche , au lieu que
les grandes afOiction^ne m'en laissent point: II
est donc bon que je souffre et que je dépérisse
pour être moins attristé ; et j'aimerois mieux être
Scarron malade que Timon en santé. Mais si Je
igô CORRESPONDANCE.
suis désormais peu sensible aux peines je le suis'
encore aux consolations; et cen sera toujours
une pour moi d'apprendre que vous vous portez?
bien , que vous êtes heureux , et que vous conti-^
nuez de m aimer. Je vous salue , monsieur , et
vpus embrasse de tout mon cœur.
A. M. LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBERG.
Motiers, le i5 avril 1764.
Ne vous plaignez pas de vos disgrâces , prince.
Gomme elles sont l'ouvrage dé vôtre courage et
de vos vertus , elles sont aussi rinstrument de
votre gloire et de votre bonheur. Vaincre Fré-
déric eut éxé'beaucoup, sans doute; mais vaincre
dans son propre cœur les préjugés et les passions
qui subjuguent les conquérants comme les autres
hommes est plus encore. £t , dites la vérhé,
combien de batailles gagnées vous eussent donné
dans l'opinion des hommes ce que vous donne
au fond de votre cœur une heure de jouissance
des plaisirs de lamour conjugal et paternel ?
Quand vos succès euss^it fait aux hommes quel-
que vrai bien , ce qui me paroît fort douteux ;
car qu'importe aux peuples qui perde ou qui ga-^
gne? vous auriez méconnu les vrais biens pour
vous-même, et, séduit par les acclamations pu-
bliques , vous n'eussiez plus mis votre bonheur
que dans lés jugements d'antrui. Vous avez ap-
pris à le trouver en vous , à en être le maître , et
à en jouir malgré la reine et malgré les jaloux.
, ANNÉE 1764* »9t
Vous lavez conquis pour aiusi dire; e'étoit la
meilleure conquête à faire.
La fumée de la gloire est enivrante dans mon
métier comme dans le vôtre. J'ignore si cettQ
fumée ma porté à la tète , mais elle m'a souvent
fait mal au cœur; et il est bien difficile quau
milieu des triomphes un guerrier ne sente pas
quelquefois la même atteinte ; car si les lauriers
des héros sont plus brillants , la culture en est
aussi plus pénible , plus dépendante, et souvent
on la leur fait payer bien cher:
I^a manière de vivre isolé et sans prétention
que j'ai choisie , et qui me retid à-peu-près nul sur
la terre, ma mis à portée d observer et compa-
rer toutes les conditions depuis les paysans jus-*
qu aux grands. J ai pu facilement écarter Tappa-»
rence ; car j ai été par-tout admis dans le com-
merce et mèinedanslafawiliarité. Jemesuispour
ainsi dire incorporé dans tous les états pour les
bien étudier. J ai vu leurs sentiments, leurs plai-
sirs , leurs désirs , leur manière interne d'être :
j'ai tou^urs vu que ceux qui savoient rendre
leur situation , non la plus éclatante ^ mais la
pIu$indépendaqte,étoient les plus près de toute
la félicité permise à Thoflime ; que les sentiments
libres qu'ils cultivoient, tels que l'amour, l'ami-
tié , étoient tout autrement délicieux que ceux
qui naissent des relations forcées que donnent
l'état et le rang ; que les affections enfin qui te-«
noient aux personnes et qui étoient du choix du
cœur étoient infiniment plus douces que celles
tgH CORRES^PONDANCE.
qtii tenoient aux choses et que déterminoit Id
fortune.
Sur ce principe il m'a semblé, dès les premiè-
res lettres dont vous m'avez honoré , et toutes les
suivantes confirment ce jugetnent, que vous aviez
fait le plus grand pas pour arriver au bonheur;
que , de pritice et de général , se faire père , mari^
véritable homme , n'étoit point aller aux priva-
tions ^ mais aux jouissances ; que vos présentes
occupations marquoient 1 état de votre ame de
la façon la moins équivoque ; que votre respect
pour le sublime Rliog montroit combien voua
en méritiez vous-même ; qu enfin vous pouviez
avoir des chagrins , parceque tout homme en a;
mais que, si quelqu'un dans le monde dppro-
choit par sa situation et par ses sentiments du
vrai bonheur, ce devoit être vous; et que, sur
la disgrâce qui vous avoit conduit à cet état
simple et désirable, vous pouviez dire, comme
Thémistocle, Nous périssions, si nous n'eus-
sions péri. Voilà, prince, ma façon de penser
sur votre s^ituation présenté et passée.iSi je me
trompe , ne me détrompez pas.
Une femme du pays de Vaud, qui se prétend
grosse, m'a écrit pour me demander des conseils
sur l'éducation de son enfant. Sa lettre me pa-
roît un persiflage perpétuel sur mes chimériques
idées. J'ai pris la liberté de lui citer pour réponse
votre petite Sophie, et la manière dont vous
avez le courage de l'élever. J'espère n'avoir point
ANNÉE 1764. 193
tomtnis en cela d'incUscrétion ; si je Tavois fait ,
je vous prier ois de me le dire afin que je fusse plus
retenu une autre fois.
Si vous approuviez que nos lettres finissent
désormais sans formule et sans signature, il me
semble que cela seroit plus commode. Quand
les' sentiments sont connus , quand Fécritureest
connue , il né reste à prendre sur cet article que
des soins qui me semblent superflus : en atten-*
dant que votre exemple m^'autorise avec vous à
cet usage , agréez , monsieur le duc , je vous sup-
plie^ lés assurances de mon profond respect.
A M. LE MARÉCHAL DE LUXEMBOURG.
Motiers, k 21 avril 1764.
• Je sui« alarmé, monsieur le maréchal, d ap-
prendre à Tinstant que vous n'êtes pas allé ce
printemps à Montmorency. Je crains que la
suite d'une indisposition, qu on mavoit décrite
comme légère , et dont je vous croyois rétabli ,
n'ait mis obstacle à ce voyage. Permettez que je
vous supplie de me faire écrire un mot sur votre
état pi'ésent» Je sais qu'il fau droit toujours sa-
voir se retirer avant que d'être importun , et
qu'on y est obligé , du moins quand on sent
qu'on l'est devenu. Mais, monsieur le maré-
chal, comme lès sentiments que vous daignâtes
cultiver ne peuvent sortir de mon cœur, je ne
puis perdre non plus les inquiétudes qui en sont
17. i3
|.-
194 GORRESPONBAT^GE.
inséparables. Je serai disent désormais sikr tout
autre article; mais je ne puis me résoudre à le-'
tre , quand je suis en peine 4^ votre santé.
A M. D'IVERNOIS.
Motiers, le ai avril 1764.
Je me réjouis , monsieur , de yous savoir heu-
reusement de retour de votre voyage ; et je me
réjouir ois bien aussi^de celui que vous aves la
bonté de me proposer, si j'étois en état de lac-
cepter; mais cest à quoi ma situation présente
ne me permet pas de penser. D'ailleurs je vous
avouerai franchement qu il^entre dans mes ar-
rangements de ne dépendre que de ma volonté
dans mes courses , de n en faire par conséquent
quavec gens qui n'okit point d affaire, et qui
n'ont une voiture ni devant ni derrière eux* Mais
si je ne puis, monsieur , avoir le plaisir de vous
suivre, j attends du moins avec empressement
celui de vous embrasser ; ce seroit un bien de
plus dans ma vie d en pouvoir jouir plus sou-*
vent.
Oseroi&je vous charger d'une petite commis*
sion ? M.. Deluc laîné a eu la bonté de m envoyer
un baril de miel de Çhamouni, comme je len
avois prié. Je lui ai écrit là-dessus sans recevoir
de réponse. Vous m'obligeriez beaucoup , mon**
$ieur, si vous vouliez bien solder avec lui cette
petite affaire , en y ajoutant quelques affranchis-
sements de lettres que je lui dois aussi , et je vous
ASII9ÉE 1764* igi
rembourser ois ici le tout à votre passage* Je y oui
connois trop obligeant pour croire avoir là-dés^
sus d excuse à vous faire. Recevez les remercie-^
ments et respects de luademoiselle^^e Vassettr^
et faites , je vous supplie , agréer les miené é^ m^
dame dlvernois. Je vous salue, monsieur, dd
tout mon cœur.
A MADEMOISELLE D. M.
«
L« 7 mai. 1764.
' Je ne prends pas le <!hangfe , Hetiriette , sur
f objet de votre lettre, non plus que sur votre
date de Paris. Vous recberehe2 moins mon avis
aur le parti que vous avez à prendre que mon
approbation pour celui que vous ave« pris. Sur
chacune de vos lignes je lis ces mots écrits en
gros caractères : Foyons si vous aurez le front
de condamner à ne plus penser ni lire quel*
q^un qui pense et écrit ainsi. Cette interpréta-
tion n'est assurément pas un reproche, et je ne
puis que vous savoir gré de me mettre au notiff
hve de ceua dont les jugements vous importent.
Mais en me flattant, vous n'exigea p^s, je crois ,
que je vous flatte ; et vous déguiser mon senti-
ment , quand il y va du bonheur de votre vie ,
aeroit mal répondre à rhonneur que vouô m'a*
vez fait.
Commençons par écarter les délibéra tfdU^
inutiles. Il ne s'agit plus de vous réduire à cou-
dre et broder. Henriette, on ne quitte pas sa tête
i3.
196 GORRESPOlSrDÂNCE.
GommË son bonnet , et. Ton ne revient pas pkis^
à la simplicité qu a Fenfance; lesprit une fois eçr
effervescence y reste toujours, et quiconque a
pensé pensefa toute sa vie. Cest là le plus grand
malheur de letat de réflexions : plus on en sent
les maux, plus on les augmente ; et tous nos ejB-
forts pour en sortir ne font que nous y embour-
ber plus profondément. •
Ne parlons donc pas de changer d!état , mais
du parti que vous pouvez tirer du vôtre. Cet
état est malheureux, il doit toujours letre. Vos
maux sont grands et sans remède; vous le sen-
tez , vous en gémissez ; et , pour les rendre sup-
portables, vous cherchez du moins un palliatif.
N est-oe pas là l'objet que vous vous proposez
dans vos plans d études et d occupations?
Vos moyens peuvent être bons dans une autre
vue^ mais c'est votre fin qui vous trompe, par-
ceque ne voyant pas la véritable source de vos.
n^aux, vous en cherchez l'adoucissement dans
la cause qui les fit naître. Vous les cherchez,
dans votre situation, tandis qu'ils sont votre
ouvrage. Combien de personnes de mérite nées
dans le bien-être, et tombées dans l'indigence,
l'ont supportée avec nM)ins de succès et d^ bon-
heur que vous , et toutefois n'ont pas ces réveiU
tristes et cruels dont vous décrivez l'horreur,
avec tant d énergie? Pourquoi cela? Sans doute
elles n'auront pas, direz-vous, une ame aussi
^tcnsible. Je n'ai vu personne en ma vie qui n'en
dît autant. Mais qu'est-ce enfin que cette sensH
">
ANNÉE 1764. 197
kilité si vantée? Voiile»-vqp& le savoir, -Hen-
riette ? ces t en dernière analyse un^amour-pro-*
pre qui se compare* J'ai mis le doigt sur le siège
du mal.
Toutes vos misères viennent et viendront de
vous être affichée. Par cette manière de cher-
cher le honheur il est impossible qu'on le trouve.
On n'obtient jamais dans Fopinion des autres
la place qu'on y prétend. S'ils nous l'accordent
à quelques égards , ils nous la refusent à mille
autres, et une seule exclusion tourmente plu^
que ne flattent cent préférences. C'est bien pis
encore dans une femme qui, voulant se faire
homme, met d'at)ord tout son sexe contre elle ,
et nàest jamais prise au mot par le nôtre ; en
sorte que son orgueil est souvent aussi mor-
tifié par les honneurs qu'on lui rend que par
ceux qu'on lui refuse. Elle n'a jamais précisé-
ment ce qu'elle veut , parcequelle veut des choi-
ses contradictoires, et qu'usurpant les droiQ
d'un sexe sans vouloir renoncer à ceux de l'autre,
elle n'en possède aucun pleinement.
Mais le grand malheur d'une femme qui s'af-
fiche est de n'attirer , ne voir que des gens qui
font comme elle , et d'écarter 9 mérite solide et
modeste, qui ne s'affiche point, et qui ne court
point où s'assemble la foule. Personne ne juge
si mal et si faussement des hommes que les gens
à prétentions; car ils ne les jugent que d'après
eux-mêmes et ce qui leur ressemble; et ce n'est
certainement pas voir le genre humain par son
•-»'
198 CORRESPONDANCE,
beau jcéié. Vous étgs i!nécontente de toutes vos
80ciét^6 : je le crois bien ; celles où vous aves
vécu étoient les moins propres a tous rendre
heureuse; vous n'y trouviez personne en qui
TOUS pussiez prendre cette confiance qui sou^
lage. Gomment lauriez-vous trouvée parmi les
gens tout occupés deux seuls, à qui vous de-
mandiez dans leur cœur la première place , et
qui n en ont pas même une seconde à donner?
Vous vouliez briller, vous vouliez primer, et
vous vouliez être aimée : ce sont des choses in-*
compatibles. Il faut opter. Il n y a point d ami«
tié sans égalité, et il ny a jamais d égalité re-
connue entre gens à prétentions. Il ne suffit pas
d avoir besoin d un ami pour en trouver , il^aut
•ncore avoir de quoi fournir aux besoins d'ua
autre. Parmi les provisions que vous avez faites ^
vous avez oublié celle-là.
• La marche par laquelle vous avez acquis des
d^nnoissances n en justifie ni Tobjet ni Fusage.
Vous avez voulu paroître philosophe; cetoit re-
noncer à Têtre ; et il valoit beaucoup mieux avoir
lair d'une fiUe qui attend un mari, que d'un sage
qui attend de lencens. Loin de trouver le bon-
heur dans lefïetfkes soins que vous navez don-
nés qua la seule apparence, vous n y avez trou-
vé que dcç biens apparents et des maux vérita-
bles. L'état de réflexion où vous vous êtes jetée
vou$ a fait faire incessamment des retours dou*
loureux sur vous-même; et vous voulez pour*-
ANNÉB 176II. 199
tant bannir ces idées par le même genre d occu-
pation qui vous \ei donna.
Vous voyez l'erreur de la route que votre avez
prise, etv croyant en changer par votre projet,
vous allez encore au même but par un détour.
Ce n'est point pour vous que vous voulez reve-
nir à l'étude, c'est encore pour les autres. Vous
voulez faire des provisions de connoissances
pour suppléer dans un autre &ge à la figure :
vous voulez substituer Tempire du savoir à celui
des charmes. *
Vous ne voulez pas devenir la complaisante
d'une autre femme , mais vous voulez avoir des
coTi|plaisants. Vous voulez avoir des amis , c'est*
à-dire une cour. Car les amis d'une femme
jeune ou vieille sont toujours ses courtisans ;
ils la servent ou la quittent ; et vous prenez de
loin des mesures pour les retenir, afin d'être
toujours le centre d'une sphère , petite ou
grande. Je crois sans cela que les provisi#bs
que vous voulez faire sçroient la chose la plus
inutile pour l'objet que^Ous croyez bonnement
VOU3 proposer. Vous voudriez, dites-vous, vous
mettre en état d'entendre les autres. Avez-vous
besoin d'un nouvel acquis pour cela? Je ne sais
pas au vrai quelle opinion vous avez de votre
intelligence actuelle; mais, dussiez-vous avoir
pour amis des OËdipes , j ai peine à croire que
vous soyez fort curieuse de jamais entendre les
gens que vous ne jpouvez entendre aujourd'hui.
/•
200 GOlMtESPOKDAHGE.
Pourquoi donc tant de soins pour obtenir ce
que vous avez déjà? Non, Henriette, ce Brest
pas cfla; mais, quand vous serez une sibylle,
vous voulez prononcer des oracles; votre vrai
projet n'est pas tant d écouter les autres que
d'avoir vous-même des auditeurs. Sous prétexte
de travailler pour Findépendance , vous travail-
lez encore pour la domination. C'est ainsi que j
loin d'alléger le poids de l'opinion qui vous rend
malheureuse, vous voulez en aggraver le joug.
Ce n'est pas le moyen de vous procurer des ré-
veils plus sereins.
Vous croyez que le seul soulagement du sen-
timent pénible qui vous tourmente est de lous
éloigner ^e vous. Moi, tout au contraire, je
crois que c'est de vous en rapprocher.
Toute votre lettre est pleine de preuves que
jusqu'ici l'unique but de toute, votre conduite a
été de vous mettre avantageusement sous les
yekx d'autrui. Comment , ayant réussi dans le
public autant que personne , et en rapportant
?i peu de satisfaction intérieure , n'avez-vpus.
pas s^ti que ce n étoit pas là le bonheur qu'il
yous falloit , et qu'il étoit temps de changer de
plan ? Le vôtre peut être bon pour la gloire ,
mais il est mauvais pour la félicité. Il ne faut
point chercher à s^éloigner de soi, parceque
cela n'est pas possible , et que tout nous y ra-
mène malgré que nous en ayons. Vous conve-
nez d'avoir passé des heures très douces en m'é»
crivant et me parlant de vous. Il est étonnant
ANNÉE 1764* 2(tl
que cette expérieDce ne vous mette pas sur la
voie^ et ne vous apprenne pas où voys deve*
chercher, sinon le bonheur, au moins la paix.
Cependant , quoique mes idées en ceci dif-
fèrent beaucoup des #&tres , nous sommes à*
peu-près d accord sur ce que vous devez faire.
L étude est désormais pour vous la lance d'A-
chille , qui doit g[uérir la blessure qu'elle a faite.
Mais vous ne voulez qu anéantir la douleur , et
je Voudrois ôter la cause du mal. Vous voulez
vous distraire de vous par la philosophie; moi,
je voudrois quelle vous détachât de tout et
vous rendit à vous-même. Soyez sûre que vous
ne serez contente des autres que quand vous
n'aurez plus besoin d eux , et que la société ne
peut vous devenir agréable quen cessant de
vous être nécessaire. N'ayant jamais à vous
plaindre de ceux dont vous n'exigerez rien , c'est
vous alors qui leur serez nécessaire ; et , sen^
tant que vous vous suffisez à vous-même , ils
vous sauront gré du mérilè que vous voulez
bien mettre en commun. Ils ne croiront plus
vous faire grâce; ils la recevront toujours. Les
agrénients de la vie vous rechercheront par cela
seul que vous ne les rechercherez pas ; et c'est alors
que, contente de vous sans pouvoir être mé-
contente des autres, vous aurez un sommeil
paisible et un réveil délicieux.
Iiest vrai que des études faites dans des vues
si contraires ne doivent pas beaucoup se ressem-
bler , et il y a bien de la différence entre la cul-
»oa CORRESPONDAIfCE.
ture qui orne l'esprit et celle qui nourrît l'amç .
Si vous aviez le courage de goûter un projet
dont lexScution vous sera d abord très pénible^
il faudroit beaucoup changer vos directions.
Cela demanderoit d y bjkn penser avant de se
mettre à Touvrage. Je suis malade , occupé ,
abattu, jai lesprit lent; il me faut des efforts
pénibles pour sortir du petit cercle d'idées
qui me sont familières, et rien nen est plu»-
éloigné que votre situation. Il nest pas juste
que je me fatigue à pure perte ; car j ai peine à
croire que vous vouliez entreprendre de refon-
dre , pour ainsi dire , toute votre constitution
inorale. Vous avez trop de philosophie pour ne
pas voir avec effroi cette entreprise. Je désespè-
rerois de vous , si vous vous y mettiez aisément.
]S[ allons donc pas plus loin quant à présent; il
suffit que votre principale question est résolue;
suivez la carrière des lettres; il ne vous en reste
plus d autre à choisir.
Ces lignes que je vous écris à la hâte , distrait
et souffrant, ne disent peut-être rien de ce quUl
faut dire : mais les erreurs qq.e tnsr précipitation
peut m avoir fait faire ne sont pas irréparables.
Ce qu il falloit avant toute chose étoit de vous
faire sentir combien vous m'intéressez; et je
crois que vous n'en douterez pas en lisant cette
lettre. Je ne vous regardois jusqu'ici que comme
une belle penseuse qui , si elle avoit reqn un
caractère de la nature , avoit pris soin de l'étouf-
fer, de l'anéantir sous l'extérieur, comme un^
ANNÉE 1764. 30^
de 0€8 chefs-d'œuvre jetés en bronze, quon ad-
mire par les dehors et dont le dedans est vide«
Mais si vous savez pleurer encore sur votre état,
il n est pas sans ressource ; tant qu il reste au
cœur un peu d'étoffe , il ne faut désespérer de
rien.
i MADAME D£ V
*
Motiers, le i3 mai 1764*
Quoique tout ce que vous m'écrivez, ma-
dame , me soit intéressant , l'article le plus im-»
portant de votre dernière lettre en mérite une
tout entière, et fera l'unique sujet de celle-ci.
Je parle des propositions qui vous ont faithâtec
votre retraite à la campagne. La réponse né-
gative que vous y avez faite et le motif qui
vous l'a inspirée sont , comme tout ce que vous
faites , marqués au coin de la sagesse et de la
vertu; mais, je vous avoue, mon aimable voi-
sine, que les jugements que vous portez sur la
conduite de la personne me paroissent bien sé«
vères ; et je ne puis vous dissimuler*que , sachant
combien sincèrement il vous étoit attaché, loin
de voir dans son éloignçment un signe de tié<^
deur , j'y ai bien plutôt vu les scrupules d'un
cœur qui croit avoir à se défier de lui-même ; et
le genre de vie qu'il choisit à sa retraite montre
assez ce qui l'y a déterminé. Si un amant quitté
pour la dévotion ne doit pas se croire oublié ,
l'indice est bien plus fyt dans les hommes; et ,
comme cette ressource leur est moins aaturelle^
Ôo4 CORRESPONDANCE.
il faut quun besoin plus puissant les force d^
recourir. Ce qui ma confirmé dans mon senti-
ment c'est son empressement à revenir du mo-
ment qu'il a cru pouvoir écouter son penchant
sans crime ; et cette démarche , dont votre dé--
licatesse me paroît offensée , est à mes yeux un©
preuve de la sienne , qui doit lui ftériter toute
votre estime , de quelque manière que vous en-
visagiez d'ailleurs son retour.
Ceci, madame, ne diminue absolument rien
de la solidité de vos raisons quant à vos devoirs
envers vas enfants. Le parti que vous prenez est
sans contredit le seul dont ils ti'aîent pas à se
nlaindre et le plus digne de vous; lEiais ne gâtez
pas un acte de vertu si grand et si pénible par un
dépit déguisé , et par un seatimeot injuste envers
un homme aussi digne de votre estime par sa
conduite que vous-même êtes par la vôtre digne
de l'estime de tous les honnêtes gens. J'oserai
dire plus, votre motif fondé sur vos devoirs de
mère est grand et pressant; mais il peut n'être
que secondaire. Vous êtes trop jeune encore ,
vous avez un cœur trop tendre et plein d'une in«^
clination trop anciennç pour n'être pas obligée à
compter avec vous-même dans ce que vous devez
sur ce point à vos enfants^ Pour bien remplir ses
devoirs , il ne faut point s'en imposer d'insuppor-
tables : rien de ce qui est juste et honnête n'est
illégitime; quelque chers que vous soient vos
enfants, ce que vous leur devez sur cet article
n'est point ce ique vous deviez à votre mari« Pesez;
ANNÉE 1764. 2o5
ck)tic les choses en bonne mère, mais en personne
libre. Consultez si bien votre cœur que vous fas-
siez leur avantage , mais sans vous rendre mal-
heureuse , car vous rie leur devez pas jusque-là.
Après cela*, si vous persistez dans vos refus , je
vous en respecterai davantage ; mais si vous cé-
dez , je ne vous en estimerai pas moins.
Je n'ai pu refuser à mon zèle de vous exposer
mes sentiments sur une matière si importante et
dans le moment où vous êtes à temps de délibé-
rei^. M. de*** ne m'a écrit ni fait écrir^ je n ai de
ses nouvelles ni directement ni indirectement ; et
quoique nos anciennes liaispns m'aient laissé de
l'attachement pour lui , je n'ai eu nul égard à son
intérêt dans ce que je viens de vous dire. Mais^
moi qqe vous laissâtes lire dans votre cœur, et
qui en vis si bien la tendresse et l'honnêteté ;
mpi qui q.uelquefois vis couler vos larmes, je
n'ai point oublié l'impression qu'elles m'ont faite,
et je ne suis pas sans crainte sur celle qu elles
ont pu vous laisser. Mériterois-je l'amitié dont
vous m'honorez, si je nég)igeois en ce moment
les devoirs qu'elle impose?
A MADEMOISELLE GALLÉY,
En lai envoyant un lacet.
i4 mai 1764.
Ce ^présent, ma bonne amie , vous fut destiné
du moment que j'eus le bien de vousconnoitre,
it , quoi qu'en pût dire votre modestie ,j'étois sûr
qu'il auroit dans peu sou emploi. La récompense
3o6 CORRESPONDANCE.
suit de près la bonne œuvre. Vous étiez cet hiver
garde-malade , et ce printemps Dieu vous donne
un mari : vous lui sereiz charitable ^ et Dieu vous
donnera des enfants ; vous les élèverez en sage
mère , et ils vous rendront heureuse un jour..
D'avance vous devez letre par les soins d un
époux aimable et aimé, qui saura vous rendre
le bonheur qu il attend de vous. Tout ce qui
promet un bon choix m'est garant du vôtre ; des
liens d amitié formés dès lenfance, éprouvés pat*
le temps , fondés sur la connoissance des carac-
tères ; lunion des cœurs que le mariage affermit ,
mais ne produit pas ; 1 accord des esprits où ded
deux parts la bonté domine , et où la gaieté de
Tun , la solidité de Vautre se tempérant mutuel-
lement , rendront douce et chère à tous deux
laustère loi qui fait succéder aux jeux de Fado**
lescence des soins plus graves, mais plus ton*-
chants. Sans parler d autres convenances, voilà
de bonnes raisons de compter pour toute la vie
sur un bonheur commun dans Tétat où vous en*
trez , et que vous honorerez par votre conduite.
Voir vérifier un augure si bien fondé sera , chère
Isabelle , une consolation très douce pour votre
ami. Du reste la connoissance que j ai de vos
principes et l'exemple de madame votre sœur,
me dispensent de faire avec vous des conditions.
Si vous n aimez pas les enfants , vous aimerez
vos devoirs. Cet amour me répond de l'autre ; et
votre mari, dont vous fixerez les goûts sur divcrt
articles, saura bien changer le vôtre dur celuMà.
ANNÉE 1764. 207
' En prenant la plume j'étois plein de ces idées.
Les voilà pour tout compliment. Vous atten-
diez peut-être iflle lettre faite pour être mon-
trée ; mais auriez-vous dû me la pardonner , et
reconnoitriez-vous lamitié que vous m avez
inspirée, dans une épitre où je songerois au pu-
blic en parlant à vous?
A M. DE SAUTTERSHAIM.
Mo tiers, le ao mai 1764*^
Mettez-vous à ma place , monsieur, et jugez-
vous. Quand , trop facile à céder à vos avances ,
j epanchois mon cœur avec vous, vous me trom-
piez. Qui me répondra qu'aujourd'hui vous ne
me trompez pas encore ? Inquiet de votre long
silence, je me suis fait informer de vous à la
cour de Vienne : votre nom n'y est connu de per-
sonne. Ici votre honneur eflk compromis , et ,
depuis votre départ, une salope, appuyée de cer-
taines gens, voUs a chargé d'un enfant. Qu'êtes-
vous allé faire à Paris? Qu'y faites-vous mainte-
nant., logé précisément dans la r^ue qui a le plus
mauvais renom ? Que voulez-vous que je pense ?
J'eus toujours du penchant à vous aimer; mais
je dois subordonner mes goûts à la raison , et je
ne veux pas être dupe. Je vous plaiùs ; mais je
ne puis vous^rendre ma confiance^que je n'aie
des preuves que vous ne me trompez plus.
Vous avez ici des effets dans deux malles dont
une est àc moi. Disposez de ces effets , je vous
2o8 CORRESPONDANCE.
prie, puisqu^ik vous doivent être utiles, et qu'ils
la embarrasseroient dans le transport des miens
si je quittois Motiers. Vous nîe paroissez être
dans le besoin; je ne suis pas non plus trop à
mon aise« Cependant , si vos besoins sont pres-
sants,, et que les dix louis que vous n acceptâtes
pas l'année dernière puissent y porter quelque
remède, parlez-moi clairement. Si je connois-
sois mieux votre état , je vous préviendrois ; mais
je voudrois vous soulager, non vous offenser.
Vous êtes dans un âge où Tame a déjà pris son
pli , et où les retours à la vertu sont difficiles.
Cependant les malheurs sont de grandes leçons:
puissiez-vous en profiter pour rentrer en vous-
même ! Il est certain que vous étiez fait pour
être un homme de mérite. Ce seroit grand dom-
mage que vous trompassiez votre vocation.
Quant à moi,, je n oublierai jamais l'attache-
ment que j'eus po^r vous; et si.j'achevois de
vous çn croire indigne , jie m'en consolerois dif-
ficilement. •
A M. DE P.
23 mai i764*
. Je sais, monsieur^ que, depuis deux ans, Pa-
ris fourmille d'écrits qui portent mon nom ,,
mais dont heureusement peu de gens sont les
dupes. Je n'ai ni écrit ni vu ma prétendue lettre
à M. larchevêque d'Auch , et la date de Neucha-
tel prouve que l'auteur n'est pas même instruit
de ma demeure.
ANNÉE 1764^ 205
' 3e n'dYOis pas attendu, les exhortations à^s
^protestants de France pour réclamer contre les
mauvais traitements qu'ils essuient. Ma lettre à
M. larchevêqiie de Paris porte un témoignage
assez éclatant du vif intérêt que je prends à
leurs peines : il seroit difficile d'ajouter à la force
des raisons que j'apporte pour engager le gou-»
vernetnent à lés tolérer, et j'ai même lieu de
présumer qu'il y a fait quelque attention. Quel
gré m'en ont-ils su ? On diroit que cette lettré
qui a ramené tant de catholiques n'a fait qu'a-
chever d'aliéner les protestants ; et combien
d'entre eux ont osé m'en faire un nouveau crime?
Gomment voudriez-vous; monsieur, que je prisse
avec succès leur défense^ lorsque j'ai mdi-niême
à me défendre de leurs outrages? Opprimé, per-
sécuté, poursuivi chez eux de toutes parts com^
me un scélérat, je les ai vus toué réunis pour ache-
ver de m^accabler i et lorsqu'enfin la protection
du roi a mis ma personne à couvert , ne pou-
vant plus autrement me nuire , ils n'ont cessé de
Hi'injurier. Ouvrez jusqu'à vos Mercures, et
vous verrez dé quelle façon ces charitables chré-
tiens m'y traitent :• si je cdntinuois à prendre
leur cause , ne me demanderoit-on pas de quoi
je me in^le? Ne jugeroit-on pas qu'apparem-
ment je suis de ces braves qu'on mène au com*
bat à coups de bâton ? « Vous avez bonne grâce
« de venir nous prêcher la tolérance, me diroit-^
« on , tandis que vos gens se montrent plus in-
« tolérants que nous. Votre propre histoire dé-
17. »4
2Ï0 CORRESPOltDA^GE.
(c prient vos principes , et prouve que les réfbf<-
« mes, doux peut-être quand ils sont foiUes,
u sont très violents sitôt qu ils sont les plu9*.forts«
a Les uns vous ^décrètent, les autres vous ban-
u nissent , les autres vous reçoivent en rechi-*
« gnant. Cependant voua voulez que nous lea
« traitions sur des maiiinies de douceur qu ils
a n'ont pas eux-naêmea! Non; puisqu'ils persécu-p
tt tent , ils doivent iètre persécutés ; c est la loi de
« 1 équité qui veut qu on fasse à chacun comme
¥ il fait 9iV% autres. Croyez-nous, ne vous mêlez^
« plus de leurs affaires, car ce ne sont point les
tt vôtres. Us ont grand soin da le déclarer tous les
tf jours en vous reniant pour leurirère, en pro-^
tf testant que votre religion n'est pas la leur. »
Si vous voyez, monsieur, ce que j'aurois de
solide à répondre à ce discours , ayes la bqnté de
rae le dire ; quant à moi je ne le vois pas. Et:
puis que saisrje encore? Peut? être , en voulant
les défendre , avanceroisvje pa^ mégarde quelque*
hérésie , pour laquelle on me feroit saintement
brûler. Enfin , je suis abattu^ découragé , souf--.
frant , et Ton me donne tant* d'affaires à moi-^^
ïnème que je n'ai plus le temps de me mêler dé
celles d'autrui.
Recevez mes salutations , monsieur , je vous
supplie , et les assurances de mon respect.
A M. LE PRINCE DE WIRTEMBERG.
Mo tiers, le aÔ mai 1764*
Je reçois avec reconnoidsance le livre que vous
avcE eu la bonté de m'euvoyer; et lorsque je
relirai cet ouvrage , ce qui , j'espère j m arri-
vera quelquefois encore , ce sera toujours dans
Teiiemplaire que je tiens de vous. Ces entretiens
né sont point de Phociqn^ ils sont de Tabbé de
Mably , frère de labbé de Gondillae , célèbre par
dexcdlents livres de métaphysique, et connu
lui«^méme par divers ouvragés de politique^ très
bons QusM dan» leur genre. Cependant on re^^
trouve quelquefois dans ceux-ci de ces principes
de la politique moderne , qu il seroit à désirer
que tous les hommes de votre rang blâmassent
ainsi que ybùs.' Aussi , quoique Tabbé de Mably
soit un honnête homme rempli de vues trèg
sained , j'ai pourtant été surpris de le voir s'éle-
ver, dans ce dernier ouvrage, à uûe morale si
pure et si sublime. C'est pour cela sans doute
qae ces entretiens , d'aitleuts très bien faits ,
n'ont eu qu'un succès médiocre en France; maisr
ils en ont eu un très grand en Suisse, où je vois
avec pli||sir qu'ils oi^t été réimprimés. '
J'ai le cœur plein de vos deux dernières lettres.
Je n'en reçois pas une qui n'augmente mon res-
pect , et , si j'ose le dire , mon attachement pour
vous. L'homme vertueux , le grand homme élevé
par les disgrâces , me fait tout-à-fait oublier le
14.
/
:2I2 GOHRESPONDj&NGE.
prince et le frère d'un souverain ; et , vu rantipa*
thie pour cet état qui m est naturelle , ce n'est
pas peu de m avoir amené là. Nous pourrions
bien cependant netre pas toujours de même
avis en toute.chose ; et, par exemple /je ne suis
pas trop convaincu qu il suffise ^ pour être heu^
reux, de bien remplir les devoirs de son emploie
Sûrement Turenne , en brûlant lePalatinatpaF
Tordre de son prince, ne jouissoit pas .du vrai
bonheur ; et je ne crois. pas que les fermiers-g[é^
néraux les plus appliqués autour de leur tapis
vert en jouissent davantage : mais si ce senti-
ment est une erreur, elle est plus belle en vous
que la vérité même ; elle, est digne de qui sut se
choisir un état , dont tous les devoirs sont des
vertus.
Le cceur me bat à chaqueiordinaire dans Fat-
tente du moment désiré qui doft tripler votre
être. Tendres époux, que yoné êtes heureux 1
Que vous allez le devenir encore, en voyant mul*
tiplier des devoirs si charmants à remplir! Dans
la disposition dame où je vous vois tous les
deux, non, je n'imagine aucun bonheur pareil
au vôtre. Hélas ! quoi qu'on en puisse dire., la
vertu seule ne le donne pas, mais elle seule nous
le fait connoltre , et nous apprend à le goûter, .
ANNÉE 1764. 2l3
A M. ***.
Motiers, le 28 mai 1764-
Cefit rendre un vrai service à un solitaire éloi-
gné de tout, que de l'avertir de ce qui se passe
par rapport à lui. Voilà, monsieur, ce que vous
avez très obligeamment fait en m envoyant un
exemplaire de ma prétendue lettre à M. l'arche-
vêque d'Auch.
Cette lettre, comme vous l'avez deviné, n'est
pas plus de moi que tous ces écrits pseudonymes
qui courent Paris sous mon nom. Je n'ai point
vu le mandement auquel elle répond , je n'en ai
même janitais ouï parler, et il y a huit jours que
j'ignorois qu'il y eût un M. du Tillet au monde.
J'ai peine à croire que l'auteur de cette lettre ait
vt)ulu' persuader sérieusement qu'elle étoit de
itiôi. N'ai-je pas assez des affaires qu'on me sus-
cite sans m'aller mêler de celles d'autrui? Depuis
quand m'a-t-on vu- devenir homme de parti?
Quel nouvel intérêt m'auroit fait changer si
brusquement de maximes? Les jésuites sont-ils
en meilleur état que quand je refusois d'écrire
contre eux dans leurs disgrâces? Quelqu'un me
connoit-il assez lâche, assez vil pour insulter
aux malheureux? Eh ! si j'oubliois les égards qui
leur sont dus j de qui pourroient-ils en attendre?
Que m'importe enfin le sort des jésuites , quel
qu'il puisse être ? Leurs ennemis se sont-ils mon-
trés pour moi plus tolérants qu'eux? La triste
!2i4 GORRESPOiNDÂNGE.
vérité délaissée est-elle plus chère aux uns qu aux
autres? et, soit qu'ils triomphent ou quils suc-
combent, en serai-je moins persécuté? D'ail-
leurs , pour peu qu'on lise attentivement cette
lettre, qui ne sentira pas comme vous que je
n'en suis point l'auteurr Les maladresses y sont
entassées : elle est datée de NeUchatel où je n'ai
pas mis le pied ; on y emploie la formulé du très
humbie serviteur ^ dont je n'use avec personne ;
on m'y fait prendre le titre de citoyè^n de Genève
auquel j'ai renoncé : tout en commençant on
s'échauffe pour M. de Voltaire, le plus ardent,
le plus adroit de mes persécuteurs^, et qui se
passe bien , je crois , d'un défenseur tel que moi:
on affecte quelques imitations de mes phrases ,
et ces imitations se démentent Finstant après :
le style de la lettre peut être meilleur que le
mien ; mais enfin ce n'est pas le mien : on m'y
prête des expressions basses ; on m'y fait dire
des grossièretés qu'on ne trouvera certainement
dans aucun de mes écrits : on m'y fait dire vous
à Dieu ; usage que je ne blâme pas , mais qui
n'est pas le nôtre. Pour me supposer l'auteur
de cette lettre , il faut supposer aussi que j'ai
voulu me déguiser. Il n'y fsîlloitdonc pas mettre
mon nom, et alors on auroit pu persuader aux
sots qu'elle étoit de moi.
Telles sont , monsieur , les armes dignes de
mes adversaires dont ils achèvent de m'accabler.
Non contents de m'outrager dans mes ouvrages ,
ils prennent le parti plus cruel encore de lii^at-
ANNÉE 1764. ai5
tribuer les leurs. A la vérité le public jusqu'ici
n'a pas pris le change, et il faudrait qu'il fut
bien aveuglé pour le prendre aujourd'hui. La
justice que j'en attends sur ce point est une con-
solation* bien foible pour tant de maux. Vous
savez la nouvelle affliction qui m'accable : la
perte de M» de Luxembourg met le comble à
toutes les autres; je la sentirai jusqu'au tom*
beau. Il fut mon consolateur durant sa vie, il
sera mon protecteur après sa mort : sa chère et
honorable mémoire défendra la mienne des in-
sultes de mes ennemis; et quand ils voudront
la souiller par leurs calomnies , on leur dira :
Comment cela pourroit-il être? le plus honnête
homme de France fut son ami.
r Je vous remercie et vous salue, monsieur, de
tout mon cœur.
A M. DELEYRE.
Métiers, 3 juin 1764.
J'avois reçu toutes vos lettres , cher Deleyre, et
j'ai aussi reçu celle que m'a fait passer en dernier
lieu M. Sabattier. Je tie crois pas vous aVôit* pro-
posé d'établir entre nous une correspondance
suivie ; non qu'elle ne me soit agréable , niais par-
ceque ma paressé naturelle , moii état languis-
sant, içs lettres dont je suis accablé, les Surve-
nants dont ma maison ne désemplit poidt, m'em-
pècheroient de la suivre régulièrement. Mais,
eonmie je yous aime et que je désire que vous
2î6 I CORRESPONDANCE.
m aimiez, je recevrai toujours avec plaisir les^
détails, que vous voudrez me faire de Ja situation
de votre ame et de vos affaires, des marques de.
votre confiance et de votre amitié. Je me mena-
•
gérai aussi par intervalles le plaisir de vous écrire;
et quand j'aurai le temps d épancher mon cœur,
avec vous, ce sera un soulagement pour moi.
Voilà ce que je puis vous promettre; mais je ne
vous promets point dans mes réponses uneexac^
titude que je n'y sus jamais mettre. On n a que
trpp de devoirs à remplir dans la vie sans s en
imposer encore de nouveaux.
Vos deux dernières lettres me fourniroient
ample matière à disserter, tant sur vos disposi-
tions actuelles que sur votre manière d'envisa-?
ger rhistoire grecque et romaine : comme si ,
commençant cette étude, vous y eussies^ cherché ^
d'autres êtres que des hommes , et que ce ne fût
pas hien assez d'y ep trouver de meilleurs dans
leurs étoffes que ne sont nos contemporains.
Mais , mon cher , l'accahlement oii me jettent les
maux du corps et de l'ame , et tout récemment
la perte de M. de Luxembourg , qui n^'a porté le
dernier coup, m'ôtent la force de penser et d'é-».
crire. Vous le savez, j'avois pour amis tout ce
qu'il y avoit d'illustre parmi, les geps de lettres :,
je les ai tous perdus pleins de vie; aqcun, pas^
même Duçlos , ne m'est resté dans mes disgrâ-
ces. J'en fais un parmi Içs grands : c'est celui
qui se trouve à l'épreuve, et la mort vient me
l'ôter. Quel renversement d'idées ! Sur queU
ANNÉE 1764 217
pouveaux principes faut*ii donc remonter ma
raison ? Je suis trop vieux pour supporter un- tel
bouleversement; je suis trop sensible pour philo-
sopher uniquement sur mes pertes. Ma tète n'y
est plus ; je ne sens plus que mes douleurs ; je ne
vois plus qu'un chaos. Cher Deleyre , j'ai trop
vécu.,
. Avant de finir , reparlons de la m^anière de lier
notre correspondance , au moins telle que je puis
l'entretenir. Puisque vous avez reçu la lettre que
je vous ai écrite directement, et que j'ai reçu la
vôtre, nous ne sommes point fondés. par notre
expérience à nous défier des postes d'Italie. La
médiation de M. Sabattier, plus embarrassante,
lie fait qu'augmenter la peine et la dépense puis-
qu'il faut multiplier les enveloppes , lui. écrire
à lui-même , affranchir pour Turin comme pour
Parme, payer des ports plus forts encore. En
tout nia peine me coûtle plus que mon- argents
Ainsi je suis d'avis que nous revenions au plus
simple , en nous écrivant directement. Si. l'on
pnvre t^os lettres , que nous importe ? nous ne
tramons pas des conspirations. Si nous trouvons^
qu'elles se perdent , il sera temps alors de prendre
d'autres mesures, Quant à préfient, contentons-
nous de les numéroter, comme je fais celle-ci ;
Cfi sera le moyeu de reconnoître si Ton en a inter*:
cepté quelqu'une, Je ne croyois vous écrire qu'un
mot , et me voilà à ma troisième page. La consé-.
quence est facile à tirer. Mon respect , je vous
prie, à madame Deleyre, et mes salutations à
2t8 CORRESPONDANCE.
M. labbé de Gondillac. Je vous embrasse de tout
mon cœur.
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Motiers , le 5 juin I764.
■
C est en vain que je lutte contre moi-même
pt)ur vous épargner les importunités d un tnal-
faeureux ; la douleur qui nie déchire ne conjioit
plus de discrétion. Ce n'est pas à vous que je
m adresserois , madame la maréchale, si je côn-
noissois quelqu'un qui eut été plus cher au digne
ami que j'ai perdu. Mais avec qui puis-je moins
déplorer cette perte qii'avéc la personne du mon-
de qui la sent le plus? Et comment ceux qu il aima
peuvent-ils rester divisés ? Leurs cœUi^s ne de-
vroient-ils pas se réunir pour le pleurer ? Si le
vôtre ne vous dit plus rieïi pour tûoi , prenez du
moins quelque intérêt à meâ misères par celui
que vous savez qu'il y prenôit.
' Maïs c'est trop me flatter , sans doute : il àvoit
cessé d'y en prendre; à votre exemple il m'avoit
oublié* Hélas! qu'ai-je fait? Quel est mon crime,
ai ce n'est de vous avoir trop aimés l'un et l'autre,
et deïn'étre apprêté ainsi les regrets dont je suis
consumé ? Jusqu'au dernier instant vous avez joui
de sa plus tendre affection ; la mort seule a pu
vous l'ôter : mais moi , je vous ai perdus tous
deux pleins de vie ; je sm$ plus à plaindre que
vous.
ANNÉE 1764. '219
A MADAME LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG.
Motiere ^ le 1 7 jùiû 1 764.
Que mon état est affreux ! et que votre lettre
ma soulagé ! Oui , mctdame la maréchale , la
certitude d'avoir été aimé de M. le maréchal ,
sâtis mè Consoler de sa perte, en adoucit l'amen-
tùme , et fait succéder à mon désespoir des lar-
mes précieuses et douces dont je ne cesserai
d*honorer sa mémoire. tous les jours de ma vie.
J-ose dire qu'il me la devoit cette amitié sincère
que vous m'assurez qu'il eut toujours pour moi;
car mon cœur n'eut jamais d'attachement plus
vrai, plus vif, plus tendre, que celui qu'il m'a-
voit inspiré. C'est encore un de mes regrets que
les tristes bienséances m'aient sauvent empêché
de lui faire cotinôître jusqu'à quel point il m'é-
toit cher. J'eû puis dire autant à votre égard ,
madame la maréchale , et j'en ai pour preuve
bien cruelte les déchirements que j'ai sentis dans
la persuasion d'être oublié de vous. Mon dessein
n'est point d'entrer en explication sur le passé.
Vous dites m'avoir écrit là dernière : nous som-
mes là^Ieèsus bieû loin de compte; maiâ vos
bontés me sont si précieuses , que , pourvu
qu'elles me sdient rendues , je me chargerai vo-
lontiers d'un tort que mon cœur n'eut jamais,
et qu'il saura bien vous faire oublier. Je consens
que vous ne m'àccordîez rien qu'à titre de grâce.
Mais , ^i je n'ai point mérité votre, amitié , son^
!220 G0KRE8P0NDANCE.
gez, je vous supplie, que , de votre propre fiveu,
M. le maréchal maccordoit la sienne. G*est en
son nom, c'est au nom de sa mémoire qui nous
est. si chère à tous deux, que je réclame de
votre part les sentiments, qu il eut pour moi ,et
que,.demon côté, je voue à la persoime qu'il ai-
ma le plus tous ceux que j avois pour lui. Il est
impossible de dire davantage. Je ne demande ni
de fréquentes lettres , ni d^s réponses exactes ;
mais quand vous sentirez que je doisêtre inquiet
( et, quand on aime les gens, cela se devine) ,
faites-moi dire un mot par M, de La Roche, etje
suis content.
A M. DE SAUTTERSHAIM.
Motiers, 21 juin 176^.
"'9
Je suis honteux d'avoir tardé si long-temps ,
monsieur, à vous répondre. Je sais mieux que
personne quels privilèges d'attention méritent
les infortunés; mais , à ce même titre, je mérite
aussi quelque indulgence , et je ne différoisquc
pour pouvoir vous dire quelque choses de pomif
sur les dix louis dont vous craignez de vous pré-
valoir , de peur de n'être pas en état de me les
rendre. Mais soyez bien tranquille sur cet arti-
cle, puisque ma plus constante maxime , quatid
je prête (ce qui, vu ma situation, m'arrive rare-
ment), est de ne compter jamais :sur la restitu-.
tion, let niême de ne la pas exiger. Ce.qui retarde,
à cet égard l'exécution de ma promesse est uix
ANNÉE 1764. ^2f
lévénement malheureux qui ne me laisse pas <]is^
poser* d$tns le moment dun argent quim'appàr*'
tient. Sitôt que je le pourrai je n'oublierai pas
qu'une chose offerte est une chose due , quand il
B y a que Timpuissance de rendre qui empêche
d'accepter.
J'ai du penchant à croire que pour le présent
vous me pariez sineèretnent ; mais à moins d'en
être sûr ^ je ne puis continuer avec vous une cor-
respondance qui ^ aux termes où nous avons été,
ne pourroit qu'être désagréable à tous deux sans
une eonfiance réciproque. Malheureusement ma
santé est si mauvaise , moù état est si triste , et
j'ai tant d'embarras plus pressants, que je ne puis
vaquer maintenant aux fecher^hes* néciessaires
pour vérifier votre histoire et votre conduite, ni
demeurer avec vous en liaisons que cette vérifi-
cation ne soit faite; ce qui etnporte de votre côté
laiH^essité de disposer de ce que vous avez laissé
chez moi , et que je souhaite de ne pas garder plus
longrtemps. Je voudrois donc , monsieur , vous
faire acheter une autre malle à la place de la
mienne , dont j'ai besoin , et que vous trouvassiez
un autre dépositaire qui se chargeât <le vos effets,
ou que vous me marquassiez par quelle voie je
dois vous les envoyer.
Mou dessein n'est pas d'entrer eii discussion
sur les explications de votre dernière lettre. Yoxis
demandez, par exemple, si la servante de li»
maison-de^ville a des preuves que l'enfant qu'elle
vous donne .est (jkt vous : ordinàirétlient on ne
11^^ CORRESPONDANCE.
prend pas des témoins dans ees sortes d'affaires,?
Mais elle a fait ses déclara tioQS.juridiq^aes, et
prêté serment au moment de raccouchement ^
selon la forme prescrite en ce pays par la loi ; et
cela fait foi , en justice et dans le public ^ par dé-
faut d'opposition de votre part.
Quelles qu aient été vos mçeijirs j usqu ici , vous
êtes à portée encore de rentrer en vous-même ; et
Vadversité , qui achève de perdre ceu* qui ont un»
penchant décidé au mal , peut , si vow en faite»
un bon usage , vqus raniener au bien , pour lequd
il XXX ^ toujours paru que vous étie* né. L'épreuve
est rude et pénihli^ ; mais quand Iq mal est grand
le remède y doit être proportionné. Adieu, mon-
sieur. Je comprends que votre situati<m deman-^
deroit de m^ pcirt autrç cbose quq des disooura ;^
mais la tienne vw tient enchaîné pour 1« pres-
sent, Prenez, s'il est possible, un peu de patien-^*
ce, et soye? piçr<^uf^dé qu'au moment que je pour^
rai disposer de 1^ bagatelle en question vous au*-
rez de mtes nouvelka, Je vous salue ,. iqionsiçuf ,
d^ tpvït mo» ço^nr.
A M. i>B QHAMFORT.
>
J'ai toi^onrs désiré, monsieur, d'être oublié de
lOr tourbe insoljin^ ei vile qui ne songe aux in-
fortunés que poujf iesulter à leur niisère^ mais
Testime d^S bomm^* de mi^rics est un pitéoieux
dédomniag^^Qient de ses outrages, et je ne pui»
ANNÉE 1764* àal
qu'elle flatté de Thônneur que vous m'avez fait
en m'envoyant votre pièce. Quoique accueillie du
public j elle doit l'être des counoisseurs et des
gens sensibles auK vrai^ charmes de la nature.
L effet le plus $ûr de mes maximes, qui est de
m attirer la haine des méchants et lafifeotien des
gens de bien , et qui se marquis autant par mes
malheurs que par mes succès , m'apprend , par
lapprobation dont vous honorez mes écrits , ce
qu on doit attendre des vôtres, et me fait désirer,
pour Futilité publique, qu ils tiennent tout ce
que promet votre début. Je^vous salue, mon-^
sieur I de tout mon cœur.
A M. D'IVEilNOIfi.
é
\
MQtier^ , Iç 6 juillet 1 764,
J'^pprQi^ds, monsieur, avnc grand plaisir votre
heureuse airrivée à Genève , et je vous remercie
de l'inquiétude que vous donne ma sciatique
naissante. Des personnes à.qui je suis attaché , et
qui me marquent quelles me viennent voir,
m'ôtent la liberté de partir pour Aîx. Je vous prie
df? i^e pa3 cjnvçyciP la flanelle, dont je vous re-
mercia ^ «P^i? dout il me aeroit impossil^le de'
fi^iire UA U3ag9 ^^çeai çttivi pour m'en ressentir.
L^^ %çm% qui gênant et qtû dujrent m'importu-
niSQt pl^$ que Içs niaux, ^t en toule chose j'aime
mieux «pwffw qu'agir.
\k% r^pon^fi du conseil aui^ démises repré-
sf nt^tions n€^ m'étonne point \ mais ce ijui m'é^^
424 CORRESPONDANCE.
tonne c'est la persévérance des citoyens etboUi*-
geois à faire des représentations.
La brochure que yous inavez envoyée me
paroît dxin homme qui a trop d étoffe dans la
tête pour n'en avoir pas un peu dans lé cœur. Si
jamais il prend part à quelque affaire^ il fera
poids dans le parti qu'il embrassera.
Celui à qui je me suis adressé pour les airs dé
mandoline ma marqué qu'il les feroit graver.
Ainsi, il ne me reste qu'à vous remercier pouf
cela de la peiné que vous avez bien voulu pren-*
dre.
Mademoiselle Le Vassettr Vous retoeircîè dé
l'honneur de votre souvenir , et vous assure de
son respect. Je vous prie' d'assurer du mien ma-
dame d'Ivernois. J'embrasse M. Deluc , et vous
salue, monsieur, de tout mon cœur.
' Je reçois à l'instant la flanelle, et vous en re-
mercie , en attendant le plaisir de vous voir. •
A M. H. D. P.
«
. l^çtier», le 1 5 juillet 1764*
Si mes raisons, monsieur, contre la prèposi-'
tidn qui m'a été faite par le canal dé M. P***
vous paroissent mauvaises , celles que vous m'ob*
jectez ne me semblent pas meilleures ; et dans ce
qui regardé ma conduite, je crois pouvoir rester
juge des motifs qui doivent me déterminer.
- Il ne s'agit pas , je le sais , de ce que tel ou tel
peut mériter par là loi du talion , mais il s'agit
ANNÉE 1764. 225
Aé robjection par laquelle les catholiques me fer-
meroient la bouche en m accusant de combattre .
ma propre religion. Vous écrivez contre les per-
sécuteurs, me <liroient-ils, et vous vous dites
protestant ! Vous avez donc tort ; car les protes-<
tants «ont tout aussi persécuteurs que nous , et
cest pour cela que nous ne devons point les to-
lérer, bien sûrs que, s'ils devenoient les plus
forts , ils ne nous tolëreroient pas nous-mêmes.
Vous nous trompez, ajouteixHent-ils , ou vous
vous trompez en vous mettant en contradiction
avec les vôtres , et nous prêchant d autres maxi-
mes que les leurs. Ainsi , Tordre veut qu avant
d'attaquer les catholiques je commence par at-
taquer les protestants , et par leur montrer qu'ils
ne savent pas' leur propre religion. Est-ce là ,
monsieur, ce que vous m'ordonnez de faire?
Cette entreprise préliminaire rejetteroit l'autre
encore loin; et il me parott que la grandeur de
la tàdbe ne vous effraie guère, quand il n'est
question que de l'imposer.
Que si les arguments â^ ^;n//t^m<}u'on m'ob-
jecteroit vous paroissent peu embarrassants , ils
me le paroissent beaucoup à moi ; «t , dans ce
cas , c'est à celui qui sait les résoudre d'en pren-
dre le soin.
Il y a encore, ce me semble, quelque chose
de dur et d'injuste de compter pour rien tout
ce que j'ai fait , et de regarder ce qu'on me
prescrit comme un nouveau travail à faire.
Quand on a bien établi une vérité par cent preu-
17. i5
226 GOHBBSPONDÂNGE.
ves invincibles*, ce n'est pas un si grand .crime ,
à mon avis^ de ne pas courir après la cent et
unième , sur-tout si elle n'existe pas. J'aime à dire
des choses utiles , mais je n aime pas à les répé-
ter; et ceux qui veulent absolument des redites
n ont qu a prendre plusieurs exemplaires du
même écrit. Les protestants de France jouissent
maintenant d un repos auquel je puis avoir con-
tribué ,^non par de vaines déclamations comme
tant d'autres , mais par de fortes raisons politi-
ques bien exposées. Cependant, voilà qu'ils me
pressent d'écrire en leur faveur : c'est faire trop
de cas de ce que je puis faire , ou trop peu de ce
que j'ai fait. Us avouent qu'ils sont tranquilles ;
mais ils veulent être mieux que bien, et c'est
après que je les ai servis de toutes mes forces
qu'ils me reprochent de ne les pas servir au-delà
de mes forces.
Ce reproche , monsieur, me paroit peu recon-
noissant de leur part , et peu raisonné de la vôtre.
Quand un homme revient d'un long combat ,
hors d'haleine et couvert de blessures, est -il
temps de l'exhorter gravement à prendre les ar-
mes, tandis qu'on se tient soi-même en repos?
Eh! messieurs, chacun son tour , je vous prie. Si
vous êtes si curieux des coups , allez en chercher
votre part: quant à moi, j'en ai bien la mienne ;
il est temps de songer à la retraite : mes cheveux
gris m'avertissent que je ne suis plus qu'un vété-
ran ; mes maux et mes malheurs me prescrivent
le repos , et je ne sors point de la lice sans y avoir
' ANNÉE 1764» ^^^
|)ûyé«de ma jpersonne. Sut patniB Priamoque
datum. Prenez mon rang, jeunes gens^ je vous
le cède ; gardez-le seulement comme j ai £siit , et
après cela ne vous tourmentez pas plus des ex-
hortations indiscrètes et des reproches déplaces
que je/ ne m'en tourmenterai désormais.
Ainsi , monsieur , je confirme à loisir ce que
vous m'accusez d'avoir écrit à la hâte ^ et que
:Vous jugez n être pas digne de moi ; jugemetit
auquel j'éviterai de répondre , faute< dé renten*^
dre suffisamment*
Recevez , monsieur , je vous, supplie , les assu^
rances de tout mon respect*
A MADAME DE C:|IÉQUL
Motiers-TraVers, le 21 juillet 1764*
Vous ' ne m'auriez pas prévenu, madame, si
> ma situation m'eût permis de vous faire sou ver-
nir de moi ; mais si dans la prospérité l'on doit
aller au-devant de ses amis, dans l'adversité il
n est permis que d'attendre. Mes malheurs , l'ab-
sence et la mort, qui- ne .cessent de m'en ôter ,
me rendent plus précieux ceux qui me restent.
•Je n'avois pas besoin d'un si triste motif pour
faire valoir votre lettre; mais j'avoue, madame ,
que la circonstance où elle m'est venue ajoute
encore au plaisir qu'en tout autre temps j'auroie
eu de la recevoir^ Je reconnois avec joie toutes
vos anciennes bontés pour moi dans les vœux
que vous daignez faire pour ma conversion. Mais,
iS.
228 CORRBSPONDARCfi.
quoique je rois trop bon chrétien pour *ètire
jamais catholique , je ne m en crois pas moins
de la même religfion que vous : car la bonne re*
ligion consiste bemicoiip moins dans ce qn on
croit que dans ce qu on fait. Ainsi , madame ,
restons cbaune nous so^imes; et quoi que voué
en puissiez dire , nous nous reverrons bien plus
purement dans lautre monde que danscelui-cf.
£'eùt été un très grand honneur pour votre
{[ouvernement que J» J. Rousseau y vècdt et
mourût tranquille, mais lesprit étroit de vok
petits pieirlèmentaires ne leur a pas permis de
voir jusque-là; et, qilanfl ils i'auroient vu , l'in^
térêt particulier ne leur eût pas permis de cher-
cher la gloire nationale au préjudice de leur
vengeance jésuitique et des petits moyens qui
tenaient à ce projet. Je connois trop leur portée
pour les exposer à ftiire une seconde sottise': la
première ^ suffi pour ssie l'endre sage. L'air de
0e lieii^ci me tuera, Je le sais : mats n importe;
J'ftme mieuxmourir sons iautorîtéydes lois que
de vivre éternel jouet des petites passions des
hommes. Madame, Paris ne me reverra jamais ;
voilà, sur quoi vous pouvez compter, ie suis faien
fâché que cette eâi:itude m'ote Fespoir de vous
revoir jamais quen esprit; car je crois qu^avec
toute votre dévotion vous ne pensez pas quW
4e revoie autrement dans lautre vie. Becevez ,
madame, mes salutations et mon respect, et
soyez bien persuadée , je vous supplie , que, mort
ou vif, je ne v€«is oublierai jamais.
ANNÉE 1764» 229
AM
«■»«
22 juillet i764^
Je crains, monsieur, que vous n alliiez uu peu
vite e« bedogne dans vos projets; ilfaudroit,
quand rien ne vouâ ptesse, proportionner la
maturité des délibérations à rknportance des
résolutions. Pourquoi quitter si brusquement Tes-
tât que vous aviez embrassé, tandis que vous
pouviez à loisir vous arranger pour en prendre,
un autre y 91 tant est quon puisse appeler un
état le genre de vie qoe voqs vous èies c&oisi, çt
4pnt vous serez peut-être àussitèt rebuté que
du premier? Que risquiez-vous à mettre un peu
moins d'impétuosité dans vos démarches, et à
tirer parti de ce retard , pour vous confirmer
dans vos principes, et pour assurer vds résolu-
tions par ilne plus mûre étude de vous-^mème ?
Vous voilà éeul sur la terre dans l'âge où Thom*
me doit tenir à tout; je vous plains , et c'est pour
cela que je ne pui» vous approuver, puisque
vous avez voulu vous isoler vous-même au mo-
ment où cela vous convenoit le moins. Si vous
croyez avoir suivi mes principes, vous vous
tronifpez^ vous avez suivi l'impétuosité dé votre
ège; une démarche d'un tel éclat valoit assuré-^
ment la peiise d'être bien p^sée avant d'en venir
à rexécutiou. C'est une chose faite, je le sais : je
vei|x seulement vouS' feiire entendre que la ma-
nière de la soutenir ou den revenir demande
33o CORRESPONDAN€E.
un peu plus d examen que vous n en avez mis à
la faire.
Voici pis. L effet naturel de çcttte conduite a
été dé vous brouiller avec madame votre mère.
Je vois, sans que vous me le montriez, le fil de
tout cela ; et , quand il n y auroit que ce que
vous me dites , à quoi bon aller effaroucher la
conscience tranquille d'une mère, en lui mon"
trant sans nécessité des sentiments différetits
des siens? Il falloit, monsieur, garder ces senti-*
nxents au^dedans de vous pour la régie de votre
conduite, et leur premier effet devoit être de
vous faire endurer avec patience les tracasseries
de vos. prêtres, et de ne pas changer ces tracas-
series en persécutions , en voulant secouer hau*
tenxent le joug de la religion où vous étiez né,
Jç pense si peu comme vous sur cet article, que
quoique îe clergé protestant me fasse une guerre
ouverte, et que je sois fort éloigné de penser
comme lui sur tous les points, je^n en demeure
pas moins sincèrement uni à la communion de
notre église, bien résolu d'y vivre et dy mourir
s'il dépend de moi : car il est très consolant
pour un croyant affligé de rester en commu-
nauté de culte avec ses frères, et de servir Djieu
conjointement avec eux. Je vous dirai plus, et
je vous déclare que si j étois né catholique , je
demeurerois catholique, sachant bien que vo-
tre église met un frein très salutaire aux écarts
de la raison humaine qui ne trouve ni fond ni
rive , quand elle veut sonder Fabyme des cho^
ANNÉE 1764- 23l
8çs; et je suis si convaincu de Futilité de ce frein,
que je men suis moi-même imposé uq seni-
blable , en me prescrivant , pour le reste de ma
vie , des règles de foi dont je ne me permets plus
de sortir. Aussi je vous jure que je ne suis tran-
quille que depuis ce temps-là , bien convaincu
que , sans cette précaution , je ne laurois été de
ma vie. Je vous parle, monsieur, avec efFusion
de coeur , et comme un père parleroit à son en-
fant. Votre brouillerie avec madame votre mèfe
me navre. J'avois dans mes malheurs la conso-
lation de croire que mes écrits ne pouvoient
faire que du bien; voulez-vous m'ôtef encore
cette consolation ? Je sais que s'ils font du mal ,
ce n*est que faute d'être entendus ; mais j'aurai
toujours le regret de n'avoir pu me faire enten-
dre. Cher***, un fils brouillé avec sa mère a tou-
jours tort : de tous les sentiments naturels , le
seul demeuré parmi nous est lafFection mater-
nelle. Le droit des mères est le plus sacré que je
connoisse; en aucun cas, on ne peut le violer
sans crime : raccommodez -vous donc^avèc la
vôtre. Allez vous jeter à ses pieds ; à quelque
prix que ce soit , apaisez-la ; soyez sûr que son
cœur vous sera rouvert si le vôtre vous ramène
à elle. Ne pouvez-vous sans fausseté lui faire le
sacrifice de quelques opinions inutiles , ou du
moins les dissimuler? Vous ne serez jamais ap-
pelé à persécuter personne; que vous importe
le reste? Il n'y a pas deux morales. Celle du chris-
tianisme et celle de ]a philosophie sont la même;
23^2 CORRESPOItDA^NGE.
luae et l'autre tous impose ici le même deToir^
TOUS pouvez le remplir, yotts le devez; la>raiw
3oa, l'honneur, votre intérêt, tout le veut; iixoi
je lexige pour répondre aux sentiments dont
vous m'honorez. Si vons le faites , comptez sur
mon anûtié, sur toute mon estime^ sur tù€9
soins , si jamais ils vous sont hons à qiselque
chose. Si vous ne le faites pas, vous navezi
qu'une mauvaise tèté; ou, qm pis est^ votre
c«eur vous condkiitmal, et je ne veux conserver
de liaisons qu'avec des gens dont la tète et le
cœur soient sains.
A M. D'IVEHNOIS.
y Verdun , le i^» aoAt 1764-
Le voyaçe , monsieur ^ <}ui doit me rapprocher
de v-ous est commencé; mais je ne tsU quand
il s'achèvera , vu les pluies qui tombent actuel-
lement, et qui rendent les chemins désagréables
pour un piéton^ Toutefois supposant que la
pluie cesse et que le chemin se ressuie passsdde-
ment dici à demain après-diné , je me propose
d'aller coucher à Goumoins , après-^demain à
Morges où j'attendrai peut-* être un jour ou^
deux. Comme j'en crois les cabarets m^uvs^ et?
le séjour ennuyeux, je tâcherai de trouver ùst^
bateau pour traverser àThonon,t^ti je séjour^
nerai quelques jours attendant de vOS: nouvelles.
Je vous marque ma marche up peu en détail ,
afiqi que, si vous vouliez me joindre k Morges^
. ANNÉE 1764 ^3
TOlis -ptuis^ii^ savoir quand m y trouver : mais
enci^e une fois^ ma manière de voyager fait
que tous ine$ arrangfemeut» dépendent du temps.
Je serai charmé de vous voir et no4 amis , à cou*
ditioa que je oe serai point gêné dans ma ma*
nière de vivre, et quon n amènera point de
femme, quelque plaisir que j eusse en tout autro
^mps de faire connois«ance a,veo madame àth-
vernois. Je lui présente mon respect , et vous
^alue , monsieur , de tout mon eœur.
A ft&D'IVERNOIS.
Motiers, le 2K>«out 1764.
En arriva^ ici avant^kîer , monsieur , en iné*
dîocre état, jfe reçus aveedttscQntaiMs de lettres
la vôtre pour m'en eonsoler , mais à iaqueSe
rimportusnité des autres m'ea^pécké de répondre
en détail an}oiwd'hm«
Je suis, très sensible à la grâce qoe veut me
£aâre M. Guyot ; cesevoit ea abuser que de pren-
dre toutes ses bougies au prix auquel il vc^t bien
Hie les passer. DaiEeurs, itnemeparoitpafsque
oelle qiie vous m avez envoyée soit exactement
semblable auxm^nnes ;^lfaudr oit, poiaiT en faire
Tessai convenaifaliemeiit , et phis de loisir et ua
ftus grand nombre; A tout événement , si de ces
cinq douzaines M. Guym vouloit bien en céder
deux y. je pouvrois , sur ces vingts-quatre bougies ^
faire oet hiver des essais qui me décideroient
sur ce xjpi pourroit lui en rester au printemps ;
13$ GO&RESPQNPANCE.
et, si pour ce nombre il permet le choix, J6 les
aimerpis mieux grises ou noires que rouges, et
sur-tout des plus longues qu il ait , puisque je
suis obligé de meftre à toutes des alonges qui
m'incommodent beaucoup , mais qui sont né-
cessaires pour que la bougie pénétre jusqu'à
Fobstacle.-
Vous aurez la Nouvelle Hiloîse ; mais, comme*
je suppose que vous n'êtes pas . pressé , j'atten-
drai que les tracas me laissent respirer. Du reste ,
ne vous faites pas tant valoir pour m'avoir de-
mandé cette bagatelle ; votre intention se pénè-
tre aisément. Les autres donnent pour recevoir;
vous faites tout le contraire , et même vous abu-
sez de ma facilité. Ne m'envoyez point de l'eau
d'Auguste, parçequen vérité je n'en saurois que
îaàve , ne la trouvant pas fort agréable , et n'ayant
p9S grand' foi à ses vertus. Quant à la truite ,
l'assaisonnement et la main qui l'a préparée
dpivent rendre excellente une chose naturelle-
ment aussi bonne; mais mon état présent m'in-
terdit l'usage de ces sortes de mets. Toutefois ce
présent vient d'une part qui m'empêche de le
refuser, et j'ai grand' peur que ma gourmandise
ne, m'empêche de m'en abstenir.
Je dois vous avertir, par rapport à l'eau d'Au-;
gusfe , de ne plus vous servir d'une aiguille de,
cuivre , ou de vous abstenir d'en boire ; car la
liqueur doit dissoudre assez de cuivre pour ren-
dre cette boisson pernicieuse et pour en faire-
même un poison. Ne négligez pas cet avis,
ANNÉE -1764. 235
JTâuroisiceiit choses à vaus dire; mais le temps
me presse , il faut finir ; ce ne seroit pas sans vous
fairetqusles remerciements que je vous dois, si
dés psiroles y pouvoient suffire. Bieù des respects
à madame , je vous supplie; mille choses à nos
amis; recevez les remerciements et les saluta-
tions de mademoiseUeLe Vasseur, et d'un honi^
mé dont le cœur est plein de vous.
Je ne puis m empêcher de vous réitérer que
l'idée d'adresser D k Best une chose excellente ;
c'est une mine d'or que cette idée entre des mains
qui sauront l'exploiter,
A MILORD-MARÉCHAL.
Mo tiers, le ai août i764-
Lé plaisir que m'a causé , milord , la nouvelle
de votre heureuse arrivée à Berlin par votre lettre
du mois dernier , a été retardé par un voyage que
j'avois entrepris , et que la lassitude et le mauvais
temps m'ont fait abandonner à moitié chemin.
Un premier ressentiment de sciatique, mal héré-
ditaire dans ma famille , m'effrayoit avec raison.
Car jugez de ce que deviendroit cloué dans sa
chambre un pauvre malheureux qui n'a d'autre
soulagement ni d'autre plaisir dans la vie que la
promenade, et qui n'est plus qu'une machine am-
Bidante? Je m'étois donc mis en chemin pour
Aix dans l'intention d'y prendre la douche et
aussi d'y voir mes bons amis les Savoyards, le
meilleur peuple , à mon avis, qui soit sur lac
a36 GORftESPONDANCE.
terre. J*ai fait la route jusqu'à Morgës pédestre^
ineut , à mon ordinaire , as^ez c^ress^ par-^tout*
En traversant le lac ^ et yofyant de loin les clo-^
cbers de Genève , je me suis surpris à soupirer
aussi lâchement que j'auroisfait jadis pour une
perfide maîtresse. Arrivé à Thonon , il a fallu ré-
trograder, malade et sous une pluie continuelle.
Enfin me voici de retour , non cocu à la vérité,
mais battu , mais content , puisque j apprends
votre heureux retour auprès du roi , et que
mon protecteur et mon père aime toujours soa
enfant.
Ce que vous m'apprenez de TafFranchissement
des paysans de Poipéranie , joint à tous les au-
tres traits pareils que vous m avez ci-devant rap-
portés , me montre par-tout deux choses éga-
lement belles; savoir, dans lobjet le génie de
Frédéric, et dans le choix le cœur de George. Oa
feroit une histoire dig^ d'immortaliser le roi
sans autres méoioires que vos lettres.
A propos, de mémoires, j'attends avec impa-
tience ceux que vous m'avez promis. J'abandon-^
nerois volontiers la vie particulière de votre frère
si vous les rendiez asse& aai;nples pour en pouvoir
tirer l'histoire de votre luaison. J'y pourrais par-
ler au loQg de TÉçosse que vous aimez tant ,.et de
votre illustre frère et de son illustre frère , par
lequel tout cela m'est devenu cher. Il est vrai
que cette .entreprise seront immense et fort au--
dessus de mes forces /sur-tout dans l'état où je
suis i mais il s'agit moins de f^ire un ouvrage que
ANNÉE 1764. iSjr
^ m^oocuper de vous, et de fixer mes indociles
idées qui voudroient aller leur train malgré moi.
3i vous voulez que j'écrive la vie de l'ami dont
vous liiç parlez , que votre volonté soit faîte ; la
Mienne y trouvera toujours son compte, puis-*
qu'en vousobéissant je m'occuperai devons. Bon-
jour , miJord.
A MADAME LA C, DE B.
Motier8,}e 8:6 aoàt 1764.
Après les pr^çuves touchantes, madame, que
j'ai eues de vpti^ amitié dans les p]us cruels mô-
meiits de ma vie , il y auroit à moi de l'ingratitude
de n'y pûS -comptier toujours ; mais il faut par-*
idon^er beaucoup à mon état : la confiance aban-
donne ies malheureux , et je sens , au plaisir que
lû'a fait votre lettre , ^ue j'ai besoin d'être ainsi
rM%urè qudquefois. Cette consolation ne pou-
voit we venir plus à propos : après tant de per-
tes irréparables , et en dernier lieu celle de M. de
Luxembofi^g , il m'importe de sentir qu'il me
reste des biens assez précieux pour valoir 1^ ppine
de vivre. Le moment où j'eus le bonheur de le
jeonntoltre res^embloit beaucoup à celui où je l'ai
l^erdu ; dans l'un et dan^ l'autre , j'étoîs affligé ,
idëlaissé, inalade : il nte consola de tout ; qui me
consolera de lui ? Les amis que j'^voîs avant de le
perdre j 43ar mon cœur usé par les maux , et déjà
durci par les ans, est fermé désormais à tout
nouvel attachement. ^
238 CORRESPONDANCE.
Je ne puis penser , madame , que dans \e% cri-
tiques qui regardent l^ducation de monsieur
votre fils , vous compreniez ce que, sur le parti
que vous avez pris de lenvoyer à Leyde, j'ai
écrit au chevalier de L***. Critiquer quelquun^
c est blâmer dans le public sa conduite ; mais
dire son sentiment à un ami commun sur un
pareil sujet, ne s'appellera jamais critiquer, à
moins que Famitié n'impose la loi de ne dire ja-
mais ce qu'on pense , même en choses où les
gens du meilleur sens peuvent n'être pas du mê-
me avis. Après la manière dont j'ai constamment
pensé et parlé de vous, madame , je me décrie-
rois moi-même si je m'avisois de vous critiquer.
Je trouve à la vérité beaucoup d'inconvénient à
envoyer les jeunes gens dans les universités;
mais je trouve au^si que, selon .les circonstan-
ces , il peut y en çivoir davantage à ne pas le faire,
et l'on n'a pas toujours en ceci le choix du plus
grand bien , mais du maindremal. D'ailleurs une
fois la nécessité de ce parti supposée , je crois,
comme vous qu'il y a moins de danger en Hol-
lande que par-tout ailleurs.
Je suis ému de ce que vous m'avez marqué de
messieurs les comtes de B*** : jugez, madame,
si la bienveillance des hommes de ce mérite
m'est précieuse , à moi , que celle même des
gens que je n'estime pas subjugue toujours.
Je ne sais ce qu'on eût fait de moi par les ca-
resses : heureusement on ne s'est pas avisé de
me gâter là-dessus. ^On a travaillé sans relàohe
ANNÉB 1764* 2^g
à donner à mon cœur , et peut^^t re à mon génie,
le ressort que naturellement ils n a voient pas.
J'étois né foible ; les mauvais traitements m'ont
fortifié : à force de vouloir m'avilir , on ma ren-
du fier.
Vous avez la bonté , madame , de vouloir des ^
' détails sur ce qui me regarde. Que vous diraî-je?
rien n est plus uni que ma vie , rien n est plus
borné que mes projets ; je ^s au jour la journée
sans souci du lendemain , ou plutôt j'acbëve de
vivre avec plus de lenteur que je n avois compté.
Je ne m en irai pas plus tôt qu il ne plaît à la na-
ture ; mais ses longueurs ne laissent pas de m em-
barrasser, car je n'ai plus rien à faire ici. Le dé-
goût de toutes choses me livre toujours plus à
Findolence et à Foisiveté. Les maux physiques
me donnent seuls un peu d activité. Le séjour que
j'habite 7 quoique assez^ain pour les autres hom-
mes ; est pernicieux pour mon état ; ce qui fait
qtie, pour me dérober aux injures de Fair et à
Timportunité des désœuvrés , je vais errant par
le pays durant la belle saison ; mais , aux appro-
ches de lltiver, qui est ici très rude et très long,
il faut revenir et souffrir. Il y à long-temps que je
cherche à déloger : mais où aller? comment m'ar-
rànger? J'ai tout à-la-fois Fembarras de Findi-
gence et celui des richesses: toute espèce de sain
m effraie ; le transport de mes guenilles et de mes
' livres par ces montagnes est pénible et coûteux :
c'est bien la peine de déloger de ma maison , dans
4'altente <le déloger bientôt de mon corps ! Au
24o GORRËSPOJ^DAIlfCE.
lieu que , restant où je suis , j'ai des journées déli^
cieuses , errant sans souci y sans projet, sans af-^
faires , de bois en bois et de rochers en rochers,
rêvant toujours et ne pensant point. Je donne*
Tois tout au monde pour savoir la botanique;
, cest la véritable occupation d un corps ambu-
lant et d'ua e&ptit pare8$eux : je ne répondrois
pas que je n'eusse la folie d'essayer de i'aj5pren-
dre , si je isavoîs pareil commencer. Quant à ma
situation du côté des ressources, n'en abyezpoint
en peine; le nécessaire, même abondant, ûe m'a
point manqué jusqu'ici , et probablement ne me
manquera pas sitôt. Loin de vous gronder de vos
offices, madame, je vous en remercie; mais vous
conviendrez qu'elles saroient mal placées si je
m'en prëvalois avant le besoin «
Vous vouliez des détails ; V4$U8 devez être con-
tente. Je suis très content des vôtres , à cela près
que je n'ai jamais pu lire le nom du lieu que vous
habitez. Peut-être le connois-je; et il me seroit
bien doux de vous y suivre , du moins par l'ima-^
gination. Au reste , je vous plains de n'en être
encore qu'à la philosophie. Je sais bien plus
avancé que vous , madame ; sauf mon devoir et
mes amis , vne voilà revenu à rien.
Je ne trouve pas le chevalier si déraisohnable
puisqu'il vous divertit ; s'il n étoit que déraison-
nable , il nY pdrviendroit sûrement pas. Il est
bien à plaindre dans les accès de sa goutte , car
on soufiFre cruellement; mais il a du moins l'a*
vantage de souffrir sans risque. Des scélérats ne
ANNÉE 1764. 241
Tassassineront pas , et personne n'a intérêt à le
tuer. Étes-vous à portée, madame, de voir sou-
▼en| madame la maréchale? dans les tristes cir-
constances où elle se trouve, elle a bien besoin
de tous ses amis, et sur-tout de vous.
A M. LE PRINCE R E. DE WIRTEMBERG.
• Motiers, le 3 septembre^ 764*
J'apprends avec plus de chagrin que de sur-
prise l'accident qui vous a forcé d'ôter à votre
second tnfiyit sa nourrice naturelle. Ces refus de
lait sont assez communs ; mais ils ne sont pas
tous sur le compte de la nature, les mères pour
lordinaire y ont bonne part. Cependant , en
cette occasion , mes soupçon^ tombent plus sur
le père que sur la mère. Vous me parlez de ce
joli sein, en époux jaloux de lui conserver toute
sa fraîcheur , et qui , au pis-aller , ai(pe mieux
que le dégât qui peut s y faire soit de sa façon
que de celle de lenfant :' mais les voluptés con-
jugales sont passagères , et les plaisirs de Tamant
ne font le bonheur ni du père ni de Fépoux.
Rien de plus intéressant que les détails des
progrès de Sophie.. Ces premiers act^s d autorité- .
ont été très bien vus et très bien réprimés. Ce
qu'il y a de plus difficile dans l'éducation , est de
ne donner aux pleurs des enfants ni plus ni moins
d'attention qu'il n'est nécessaire. Il faut que l'en-
fant demande , et non qu'il commande ; il faut
que la mère accorde souvent , mais qu'elle n«
17. ï6
i
%^2 CORRESPONDANCE.
cède jamais. Je vois que Sophie sera très rusëe ;
et tant mieux -, pourvu qu elle ne soit ni capri-r
cieuse ni impérieuse; mais je^vois quelle fyira
grand besoin de la vigilâpce paternelle et mater-
nelle, et de l'esprit de discernement que vous y
joignez. Je sens, au plaisir et à Finqiiiétude que
me donnent toutes vos lettres ,'que le succès de
léducation de cette chère enfant m'intéresse
pre$que«autant que vous.
A M. DUPEYROU..
12 septembre 1764.
Je prends le parti , monsieur ^ suivant votre
idée , d'attendre ici votre passage •- s'il arrive que
vous alliez à Gressier, je pourrai prendre celui
de vous y suivre , et c'est de tous les arrangements
celui qui me plaira le plus. En ce cas-là j'irai seul,
c'est-à-dire , sans mademoiselle Le Vasseur, et je
resterai seulement deux ou trois jours pour essai ,
ne pouvant guère m!éloigner en ce moment plus
long-temps d'ici. Je comprends , au temps que .
demande la dame Guinchard , pour ses prépara-
tifs, quelle |ne prend pour un sybarite. Peut-
, être . aussi veut-elle soutenir la réputation du
cabaret de Gressier ; mais cela lui sera difficile ,
puisque les plats , quoique bons , n'en font pas la
bonne chère, et qu'on n'y remplace pas l'hôte
par un cuisinier. Vous avez à Moulezi un autre
hôte qui n'est pas plus facile à remplacer , et des
hôtesses qui le sont encore moins. Monlezi doit
ANNÉE 1764. a43
être une espèce de mont Oiympe pour tout ce
<jui l'habite en paveille Compagnie. Bonjour ^
monsieur : quand vous reviendrez parmi les
m^ortels, n'oubliez pas, je vous prîe, celui de tous
qui vous^ honore le plus, et qui veut vous o£Frir^
au lieu d'encens , des sentiments qui le valent
bien. «
A M. D'IVERNOIS.
Motiers^ le iS septembre i764.
La difficulté, monsieur, de trouver un loge-
ment qui me convienne me force à demeurer
ici cet hiver; ainsi vous m y trouverez à votre
passage. Je viens de recevoir, avec votre lettre
du 1 1 , le mémoire que vous m'y annoncez : je
n'ai point celui de jE* à G , et je nSi aucune nou-
velle de C; ce qui me confirme dans l'opinion où
j'étois sur son sort.
Je suis charmé , mais non surpris , de ce que
vous me marquei de la part de M. Abauzit. Cet
homme vénérable est trop éclairé pour ne pas
Voij mes intentions , et trop vertueux pour ne
pas les approuver.
* Je savois le voyage de M. le duc de Bandan ;
deux carrossées d'officiers du régiment du roi ^
qui l'ont accompagné , et qui me sqnt venus voir,
m'en ont dit les «détails. On leur avbit assuré à
Genève que j'étois un loup - garou inabordable.
Ils ne. sont pas édifiés de ce qu'on leut a dit de
moi dans ce pavs-là.
■ J'aurai soin de mettre une marque distinctivc
16.
r
244 CORRESFONPANGE.
aux papiers qui me viennent de vous ; mais je
vous avertis que, si j en idoi^ faire usage ^ il fau-
dra qu Us me restent très long-temps , aussi bien
que tout ce qui est entre mes mains et tout ce
dont j'ai besoin encore. Nous en causerons quand
j aurai le plaisir de vous voir, moment que j'at-
tends avec^un véritable empressement. Mes res-
pects à madame dlvernois et mes salutations à
nos amis. Je vous embrasse.
Je croiâ vous avoir marqué que j'avois ici la
harangue ds M. Chouet.
A M. DANIEL RofiuiN. . *
Motiers, le 32 septembre 1764-
^ Je suis vivement touché, très cher papa ,dela
perte que nous venons de faife ; car, outre que
nul événement dans votre famille ne m est étran-
ger , j'ai pour ma part à regretter toutes les bon-
tés dont m'honoroit M. le banneret. La tranquil-
lité de ses derniers moments nous montre bien
que rhorreur qu'on y trouve est moins dat^ la
chose que. dans la onanière de lenvisager. Une
. vie intégre est à tout événement un grand moyen
de paix dans ces ioioments-là ; et lasérénité avec
laquelle vous philosophez sur cette matière vient
autant de voire cœur que de\otre raison. Cher
papa , nous n'abrégerons pas , comme le défunt,
notre carrière à force de vouloir la prolonger ;
nous laisserons disposer de nous à la nature et
à son autour sans t;rQubler notfe vie par l'efBKki
i
Année 1764. 245
de la perdre. Quand les maux ou les ans auront
mûri cfi^ruh éphémère nous le laisserons tom-
ber çans murmure ; et tout ce qu'H peut arriver
de pis en toute supposition est que nous cesse-
rons alors, moi d'aimer le «bien, vous den faire.
A M. DEC***.
* ' Motiers, le 6 octobre 1764*
Je vous remercie , monsieur, de votre der-
nière pièce et du plaisir que ma fait sa lecture.
Elle décide le talent quannonçoit la première,
et déjà lauteur m'inspire assez destime pour
oser lui dire du mal de son ouvrage. Je n'aime
pas" trop qu'à votre âge vous fassiez le grand
père f que vous me donniez lin intérêt si tendre
pour le petit^fils que vous n'avez point , et que ,
dans une épttre où vous dites de si belles choses^,
je sente que ce n'est pas vous qui parlez. Evitez
cette métaphysique à la mode, qui depuis quel-
que temps obscurcit telFement les vers françoîs
qu'on né peut Jes lire qu'avec contention d'es-
prit. Les vôtres ne sont pas dans ce cas encore ;
mai$ ils y tomberoient si la différence qu'on sent
"entre votre première pièce et la seconde alloit
en augmentant. Votre épitre abonde , non seu-
lement en grands sentiments , mais en pensées
• philosophiques, auxquelles je reprocherois quel-
quefois de l'être trop. Par exemple, en louant
dan& les jeunes gens la foi qu'ils ont et qu'on
floit à Ifif vertu, croyez-vous que leur faire eu-
fl46 CORHESPONDAnCE.
tendre que cette fyi n est qu'cine erreur oe leur
âge soit un bon moyen de la leur consftrer? Il
ne faut pas, monsieur, pour paroitre au-dessus
des préjugés, saper les fondements dé la morale.
Quoiqu'il n y ait auc\ine parfaite vertu sur la
terre , il n'y a peut-être aucun homme qui ne
surmonte ses penchants en quelque chose ,• et
. qui par conséquent n'ait quelque vertu ; les uns
'en ont plus , les autres moins! Mais êi la mesure
est indéterminée , est-ce à dire que la chose
n'existe point ? C'est ce qu'assurément vous ne
croyez point , et que pourtant vous faites enten-
dre. Je vous condamne , pour réparercette faute,
à faire une pièce où vous prouverez que , malrr
gré les vices des hommes , il y a parmi eux des
vertus, et même tïe la vertu , et qu'il y entaurioi
toujours. Voilà, monsieur, de quoi s'élever à la
plus haute philosophie. Il y en a davantage à
combattre les préjugés philosophiques qui sont
nuisibles qu'à combattre les préjugés populaires
qui sont utiles. Entreprenez hardiment cet bu*
vrage; et, si vous le traitez commue vous le pou-
vez faire, un prix ne sauroit vous manquer.
En vous pariant des gens qui m accablent dans
mes malheurs et qui me portent leurs coups en'
secret, j'étois bien éloigné, monsieur, de songer
à rien qui eût le moindre rapport au parlement
de Paris. J'ai pour cet illustre corps les mêmes j|
sentiments qu'avant ma disgrâce, et je rends ^
toujours la même justice à ses membres , quoi-
qu'ils me l'aient si mal rendue. Je veux même
ANNÉE 1764- 247
penser qu'ils ont cru faire envers moi leur de-
voir d'hommes, publics ; mais c'en étoit un popr ,
eux de mieux lappfendre. On trouverpit diffi-
cilement un fait où le drcyt des gens fût violé
d'autant de manières : mais quoique les suites
•de cetft affaire m'aient plongé dans un gouffre
de malheurs d'où je ne sortirai de ma vie, je
n'en sais nul mauvais gré à ces messieurs. Je
sais que leur but n'étoit point de me nuire , mais
seulement d'aller à leurs fins. Je sais qu'ils n'ont
pour moi ni amitié ni haine , que mon être et
mon sort est la chose du monde qui les inté-
resse le moins. Je me sull trouvé sur leur pas-
sage comme un caillou qu'on pousse avec le
pied sans y regarder. Je connois à-peu-prèsleur
portée et leurs principes, rlls ne doivent pas dire
qu'ils ont fai^ leur devoir^ mais qu'ils ont fait
leur métier.
Lorsque vous voudrez m'honorer de quelque
témoignage de souvenir et me faire quelque part
de vos travaux littéraires,je les recevrai toujours
avec intérêt et reconnoissance. Je vous salue ,
monsieur^ de tout mon cœur.
A M. MARTEAU.
*
le 1 4 octobre 1764»
J'ai reçu, monsieur, au retour d'une tournée
que j'ai faite dans nos montagnes, votre lettre
du 4 août, et l'ouvrage que vous y avez joint. J'y
ai trouvé des sentiments^ de Thonnêteté , du
2JiS CORRESPONDANCE.
goût ; et il ma rappelé avec plaisir notre ^a-
cienne counoissauce. Je ne voudrois pourtant
pas qu'avec le talent que ^ous paroissez avoir
vous en bornassiez l'emploi à de pareilles baga-
telles.
Ne songez pas , monsieur , à venir ici atec une»
femme et douze cents livres de rentre viagère pour
toute fortune. La liberté met ici tout le mond^
à son aise. Le commerce qu'on ne gêné point y
fleurit ; on y a beaucoup d'argent et peu de
denrées ; ce n'est pas le moyen d'y vivre à bon
marché. Je vous conseille aussi de bien songer ^
avant de vous marierf à ce que vous allez faire.
Une rente viagère n'est pas une grande ressource
pour une famille. •Je remarque d!ailleurs que
tous les jeunes gens à marier trouvent des So-
phies 'y mais je n'entends plus parler de SophieS:
aussitôt qu'ils sont mariés. , ,
Je vous salue, monsieur, de tout mon cœUr.
A M. LALIAUD.
Motiers, le i4 octobre 1764.
Voici, monsieur, celle des trois estampes que
vous m'avez envoyées qui , dans le nombre de»
gens que j'ai consultés, a eu la plyiralité des voijc-
Plusieurs cependant préfèrent celle qui est en
habit françois ; et l'on peut balancer avec rai-
son, puisque l'une et l'autre ont été gravées sur
le même portrait , peint par M. de La Tour,
Quant à l'estampe oti le visage est de profil , elle
ANNÉE 1764. 249
Va pas la moindre resseaiblance : il paroit que
celui qui la faite ne m'avoit jamais vu , et il s'est *
même trompé sur mon âge:
Je vottdrois, monsieur, être digne de Thon-
neur que vous me faites. Mon portrait figure
mal parmi ceux des grands philosophes dont
vous me parlez ; mais j ose croire qu'il n est pas
déplacé parmi ceux des amis dé la justice et de
la vérité. Je vous salue, Inonsieur , de tout mou
cœur.
A M. LE PRINCE DE WIRTEMBERG.
Moliers,le 1 4 octobre 1764*
C'est à regret, prince, que je me prévaux
quelquefois des conditions que mon état et la
nécessité plus que ma paresse m'ont forcé de
faire avec vous. Je v.ous écris rarement; mais
j'ai toujours le cœur plein de vous et de tout ce
qui vous est cher. Votre constance à suivre le
genre de vie si sage et si simple que voils avez
choisi , me fait voir que vous avez tout ce qu'il
faut pour l'aimer toujours ; et cela m attache et
m'intéresse à vous comme si j'étois votre égal ^
ou plutôt comme si vous étiez le mien ; car ce
n'est que dans les conditions privées que 1 on
connoit l'amitié.
Le sujet des deux épitaphes que vous m'avez
envoyées est bien moral ; la pensée en est fort
belle; mais avouez <iue les vers de l'une et de
l'autre soa|; biçn mauvais. Des vers plats sur.
aSo CORRESPONDANCE.
une plate pensée font du moins un tout assorti^
au lieu qu a mal dire une belle chose on a l^
double tort de mal dire et de la gâter.
Il me vient une idée en ^ écrivant ceci : ne
seriez-vous point l'auteur dune de ces deux
pièces? Cela serait plaisant , et je le voudrois utt
peu. Que navez-vous fait quatre mauvais vers ,
afin que je pusse vous le dirç , et que vous m'en
aimassiez encore plus ! *
A M. DE LA TOUR.
MotierSjle i4 octobre 1764.
Oui, monsieur, j'accepte encore mon second
portrait. Vous savez que j'ai fait du premier un
usage aussi honorable à vous qu à moi et bien
précieux à mon cœur. M. le maréchal de Luxem-
«bourg daigjna l'accepter : madame la marécbale
a daigné le recueillir. Ce monunient de votre
amitié , de votre générosité , de vos rares talents-^
occupfe une place digne de la main dont il est
sorti. J'en destine au second une plus humble ,
mais dont le même sentiment a fait choix. Il ne
me quittei'a point, monsieur, cet admirable
portrait qui me rend en quelque façon l'original
respectable, il sera sous mes yeux chaque jour
de ma vie ; il parlera sans ces^e à mon cœur;
il sera transmis après moi dans ma famille: et'
ce qui nie flatte le plms dans cette idée est qu'on
s'y souviendra toujours de nrotre amitié.
Je vous prie instamment de vouloir bien do»-
. ANNÉE 1764. 25ï
ner à M. Le Niep^ vos directions pour lembal*-
lage. Je tremble que cet ouvrage , que je me
réjouis de faire admirer en Suisse ^ ne souffre
quelque atteinte dans le transport.
•
A M. LE NIEPS.
Motiers,Ie i4 octobre 1764*
Puisque , malgré ce que je vous avois marqué
ci-devant , mon boû ami , vous avez jugé à pro-
pos de recevoir pour moi mon second portrait
de M. de La Tour, je ne vous en dédirai pas.
L'honneur qu'il m'a fait , l'estime et l'amitié ré-
ciproque, les consolations que je reçois de ^n
souvenir dans mes malheurs , ne me laissent pas
écouter dans cette occasion une délicatesse qui ,
vis-à-vis de lui , seroit une espèce d'ingratitude.
J'accepte ce second présent , ekil ne m'est point
pénible de joindre pour lui la ^econnoissance
et l'attachement. Faites-moi le plaisir, cher ami ,
de lui remettre l'incluse, et priez-le , comme je
fais, de vous donner ^es avis sur la manière
d'emballer et de voiturer ce bel ouvrage , afin,
qu'il ne s'endoinmage pas dans le transport.
Employez quelqu'un d'entendu J30ur cet embal-
lage, et prenez ^ peine aussi de prier MM. Ro«i-
gemont de voi|s indiquer des voituriers de con-
fiance à qui l'on puisse remettre la caisse pour
qu'elle me parvienne sûrement et que ce qu'elle
contiendra ne soit point tourmenté. Comme il
ne vient pas de voituriers de Paris jusqu'ici,
352 CORRESPONDANCE.
il faut l'adresser, par lettre de •rôîture , à. M. Ja-
net , directeur des postes à Pontarlier , avec
prière de me la faire parvenir. Vous ferez , s'il
vous plaît; une note exacte de vos déboursés ,
et je vous les ferai rembourser aussitôt. Je suis
impatient de m'hônorer en ce pays du travail
^ d un auss) illustre artiste , et des dons d'un
homme aussi vertueux.
^ Le mauvais temps ne më permit pas de suivre
cet été ma route jusqu'à ^x, pour une misé-
rable sciatique dont les premières atteintes ,
jointes à mes autres maux, m'ont effrayé. Je
vis à Thonon quelques Genevois , et entre autres
celui dont vous parlez, et en ce point vous avez
été très bien informé , niais non sur Le reste ,
puisque nous nous séparâmes tous fort con-
tents les uns des autres. M. D. à des défauts qui
sont assez désagréables; mais c'est un honnête
homme , bon citoyen , qui ,. sans cagoterie , a de
la religion et des mœurs sans âpreté. Je vous
dirai qu'à mon voyage de Genève, en 1754, il
me parut désirer de se raccommoder avec vous;
mais je n'osai vous en parler , voyant l'éloigné*-
ment que vous aviez pour lui : cependant il me
seroît fort doux de voir tous ceux que j'aime
s'aimer entre eux. ^
Après avoir cherché dans tout le pays une
habitation qui me convint mieux que celle-ci,
j'ai par-tout trouvé des inconvénients qui m^ont
retenu et sur lesquels je me suis enfin déterminé
à revenir passer l'hiver ici. Bien sûr que je ne
J
ANNÉE 1764. 253
trouverai la santé nulle part, j'aime autant
trouver ici qu ailleurs la fin de mes misères.
Les maux, les ennuis, les années qui s accu- .
mulent me rendent moins ardent dans mes
désirs, et moins actif à les satisfaire ; puisque le
bonheur n est pas dans cette vie^ n y multiplions
pas du moins les tracas.
' Nous avons perdu le banneret Rogûin , homme
de grand mérite, proche parent de notre ami ,
et très regretté de sa famille , de sa ville et de
tous les gen^ de bien. C'est encore, en mon par-
ticulier , un ami de moins ; hélas! ils s'en vont'
tous , et moi je reste pour survivre à tant de
pertes 'c;j pour le* sentir. U ne, m'en demeure
plus guère à faire , mais elles me seroient bien
cruelles. Cher ami , conservez-nous.
• A m; MOULTOU.
Motiers, le i5 octobre 1764*
4
. Voici la lettre que vous m'avez envoyée. Je
suis.peii surpris de ce qu'elle contient , «mais
vous paroissiez avoir une si grande opinion de^
celui à qui vous vous adressiez, qu'il peut vous
être bon d'avoir vu ce qu'il en étoit.
Vous songez à changer de pays ; c'est fort
bien fait , à ïnon a^s ; mais il eut été mieux
encore de commencer par changer de robe ,
puisque celle que vous portez ne peut plus qute
vous déshonorer. Je vous aimerai toujours, et
Je n'ai point cessé de vous estimer j mais je veux
354 CORRESPONDANCE.
que mes amis sentent ce qu'ils se doivent , et
quils fassent leur devoir pcrtir eux-mêmes aussi
bien qu ils le font pour moi* Adieu, cher Moul-
teu ; je vous embrasse de tout mon cœur.
* A M. DELEYRE.
le 17 octobre 1764-
. J'ai le cœur surcharçié de mes torts, cher De-
leyre ; je comprends piar votre lettre qu'il m'est*
échappé dans un moment d'humeur desexpres-
•sions désobligeantes , dont vous auriez raison
d'être offensé , s'il ne falloit pardonner beaucoup^
à mon tempérament et à ma^^situation. Je sens
que je me suis mis en colère sans sujet et dans
une occasion où vous méritiez d'être désabusé
et non querellé. Si j'ai plus fait et que je vous
aie outragé , comme il semble par vos reprodKes,
j'ai fait dans un emportement ridicule ce que
dans nul autre temps je n'aurois lait avec per-
sonne , et bien moins encore avec vous. Je suis
inexcusable , je l'avoue , mais je v#us ai offensé
^ans le vouloir. Voyez moins l'action que l'in-
tention, je vous en supplie. Il est permis aux
autres hommes de n'être que justes , mais les
amis doivent être cléments.
Je reviens de longues ^^urses ijue j'ai faites
dans nos montagnes, et même jusqu'en Savoie,
où jecomptois aller preçidre à Aix les bains pour
une sciatique naissante qui , par son progès ,
môtoit le seul plaiisir qui me reste dans la vie^#
ANNÉE 1764. . a55
savoir la promenade. II a fallu revenir sans avoir
été jusque-là. Je trouve en rentrani^ chez moi
des tas de paquets et de lettres à faire tourner
la tête. U faut absolument répondre au tiers de
tout cela pour le moins. Quelle tâche! Pour sur-
croît , je commemce à sentir cruellement lès ap-
proches de l'hiver, ^souff^ant, occupé, sur-tout
ennuyé : jug^s de ma situation ! N'attendez donc
de moi jusqu a ce qu ellechange ni de fréquentes
ai de longes lettres ; mais soyez bien convaincu
que je vous aime , que je suis fâché de vous avoir
offensé, et que je ne puis être bien avec moi-
même jusqu a ce que j'aie fait ma paix avec
vous.
• A M. FOULQUIER,
Au sujet dfu MsHOiirs de M. de J . , sur lesMaitiaoes
^ " r »>E8 PftOTESTAHTS.
Motiers, le 18 octobre 1764.
^ Voiqi., monsieur, le mémoire que ^ptis avez
eu la bonté de m'envoyer. Il ma paru fort bien
fait ; il dit assez et ne dit rien de trop. Il y auroit
seulement quelques petites fautes de langue à
corriger, silon youloitledonner au public: mais
ce n'est rien; l'ouvragé est bon, et ne sent point
trop son théologien. ^ f
Il meparoit que depuis quelque temps le gou-
vernement de France , éclairé par quelquies bons
écrits , se rapp coche assez d'une tolérance tacite
en faveur des protestants. Mais je pense aussi
que le moment de l'expulsion des jésuites le force
256 CORRESPONDANCE.
à pluff de circoi^spection que dans un autre temps,
de peur qu# ces pères et leurs amis ne se- préva-
lent de cette indulgence pour confondre leur
cause avec celle de la religion. Cela étant , ce mo-
ment ne seroit pas le plus favorable pour agir à
la cour ; mais^ en attendant quil vînt , onpour^
roit continuer d'instruire et d'intéresser le publie'
par des écrits sages et modérés , forts de raisons
d'état, claires et précises, et 'dépouillées de tou-^
tes ces aigres et puériles déclamations trop or-*
dinaires aux gens d'église. Je crois même qu'on
doit éviter d'irriter trop le clergé catholique : il
faut dire ces faits sans les charger de réflexions
offensantes. Concevez, au contraire, un mémoire
adressé aux évèques de France en termes déq^nts
et respectueux, et oti, sur d^s, principes qu'ils
n oseroient désavouer , on interpellerait leur
équité , leur charité , leur commisération , leur
patriotisme, et même leur christianisme. Ce
mémoire , je le sais bien , ne changeroit pas leur
volonté , mais il leur feroit honte de la montrer,
et les empêcheroit peut-être de persécuter si ou-
vertement et si durement nos malheureux frè-
res. Je puis me tromper ; voilà ce que je pense.
Pour moi je n'écrirai point , cela ne m'est pas
possible ; mail par-tout oii mes soins et mes
conseils pourront être utiles aux opprimés, ils
trouveront toujours en moi , dans leur malheur,
Fintérêtet le zèle q^e dans les miens je n'ai trou-
vé chez personne.
ANNÉE 1764. 157
A M. LE COMTE CHARLES DE ZINZENDORFF.
Motiers , le 20 octobre 1 764.
J'avois résolu, monsieur, dé vous écrire. Je
suis fâché que vous m ayez prévenu ; mais je n ai
pu trouver jusqu'ici le temps de chercher dans
des tas de lettres la matière du mémoire dont
vous vouliez bien vous charger. Tout ce que je
me rappelle à ce sujet, est que Thomme en ques-
tion s'appelle M^de Sautrershaim , fils d'un bour-
guemestre de Budè , et qu il a été employé du-
rant deux ans dans une des chambres dont sont
composés à Vienne les différents conseils de la
reiïie. C est un homme d'environ trente ans, d une
bonne taille, ayant assez d embonpoint pour son
&ge , brun , portant ses cheveux , d un visage assez
agréable, ne manquant pas d'esprit. Je ne sais de
lui que des choses honnêtes , et qui ne sont jpoint
d'un aventurier.
J'étois bien sûr^ monsieur, que lorsque vous
auriez vu M. le prince de Wirtemberg , vous
changeriez de sentiment sur son compte, et je
suis bien sur maintenant quevousn'en changerez
plus. Il y a long-temps qu'à force de m'inspirer
du respect il m'a fait oublier sa naissance ; ou si
je m'en souviens quelquefois encore, c'est pour
honorer tant plus sa vertu.
Les Corses , par leur valeur ayant acquis l'in-
dépendance , osent aspirer encore à la liberté.
Pour l'établir , ils s'adr^sent au saul ami qu ils
17. > 17
lS8 CORRESPONDANCE.
lui connoissent. Puisse-t-il justifier rhonneur de
leur choix !
Je recevrai toujours, monsieur, avec empres-
sement , des témoignages de votre souvenir , et
j'y répondrai de noiême. Ils ne peuvent que me
rappeler la journée agréable que j'ai passée avec
vous, et nourrir le désir den avoir encore de
pareilles. Agréez, monsieur , mes salutations et
mon respect.
Je suis bien aise que vous connoissiezM. Deluc ;
c est un digne citoyen. Il a été Futile défenseur
de la liberté de sa patrie ; maintenant il voudroit
courir encore après cette liberté qui n est plus :
il perd son temps.
«
A MADAME Pf**.
Mo tiers, 24 octobre 1764.
J'ai reçu vos deux lettres, madame ; c est avouer
tous mes torts : ils sont grands , mais in volon-*
taj^'es; ils tiennent aux désagréments de mon
état. Tous les jours jcTOulois vous, répondre , el
tous les jours des réponses plus indispensables
ven oient renvoyer celle-là ; car enfin, avec la meil-
leure volonté du monde, on ne sauroit passer la
vie à faire des réponses du matin jusqu'au soir»
D ailleurs je n en connois point de meilleure, aux
sentiments obligeants dont vous m'bQnorez,qu<
de tâcher den être digne , et de vous rendre ceux
qui vousr sont dus. Quant aux opinions ^sur les-
quelles vouk me marquez que nous ne sommc^
ANNÉE 1764. 259
pas d*accorcl , qu'aurois-je à dire , moi , qui ne
dispute jamais avec personne, qui trouve très
bon que chacun ait ses idées , et qui ne veux pas
plus qu on se soumette aux miennes que me sou-
mettre à celles d autrui ? Ce qui me sembloit utile
et vrai, j'ai cru de mon devoir de le dire ; mais je
n eus jamais la manie de vouloir le faire adopter,
et je réclame pour moi la liberté que je laisse à
tout le monde. Nous sommes d accord , madame,
sur les devoirs des gens de bien , je n en doute
point. Gardon^ au reste , vous vos sentiments ,
moi les miens , et vivons en paix. Voilà mon avis.
Je vous salue , niadame , avec respect et de tout
mon cœur.
A MADAME DE LUZE.
Motiers, le 27 octobre 1764.
Vous me faîtes , madame , vous et mademoi-
selle Bondely , bien plus d'honneur que je n'en
mérite. Il y a long*temps que mes maux et ma
barbe grise m'avertissent que jç n'ai plus le droit
de braver la neige et les frimas pour aller voir
les damés. J'honore beaucoup mademoiselle Bon-
dely , et je fais grand cas de son éloquence ; mais
elle me persuadera difficilement que , parce-
quelle a toujours le printemps avec elle, l'hiver
et ses glaces ne sont pas autour de moi. Loin de
pouvoir en ce moment faire des visites, je ne
suis pas même en état d'en recevoir. Me voilà
comme une marmotte , enterré pour sept mois
«7-
26o CORRESPONDANCE.
au moins. Si j'arrive jusqtl^à ce temps , j'irai vo-
lontiers ^ madame , au milieu des fleurs et de la
verdure , me réveiller auprès de vous ; mais main-
tenant je m engourdis avec la nature : jusqu à ce
qu elle renaisse , je ne vis plus.
A MILORD-MARÉCHAL.
Motiers-Travers, le ig octobre 1764*
Je voudroîs, milord^ pouvoir supposer que
vous n* avez point reçu mes lettres , je serois
beaucoup moins attristé ; mais outre qu il n est
pas possible qu il ne vous en soit parvenu quel-
qu'une , si le cas pouvoit être , les bontés dont
vous m'honoriez vous auroient à vous-même in-
spiré quelque inquiétude; vous vous seriez infor-
mé de moi; vous m'sluriez fait dire au moins
quelques mots par quelqu'un : mais point ; mille
gens en ce pays ont de vos nouvelles , et je suis
le seul oublié. Cela m'apprend mon malheur;
mais , qui m'en apprendra la cause ? Je cesse de
la chercher , n'en trouvant aucune qui soit digne
devons.
Milord , les sentiments que je vous dois et que
je vous ai voués dureront toute ma vie ; je ne
penserai jamais à vous sans attendrissement ;
je vous regarderai toujours comme mon protec-
teur et mon père. Mais comme je ne crains riei^
tant que diêtre importun , et que je ne sais pas
nourrir seul uae correspondance , je cesserai de
ANNÉE 1764. 261
TOUS écrire jusqu'à ce que vous m'ayez permis de
continuer.
Daignez , milord, je vous supplie, agréer mon
profond respect.
A MADEMOISELLE D, M.
Motiers , le 4 noTembre 1 764.
Si votre situation , mademoiselle , vous laisse
à peine le temps de m'écrire , vous devez conce-
voir que la mienne m'en laisse encore moins
pour vous répondre. Vous n'êtes que dans la dé-
pendance de vos affaires et des gens à qui vous
tenez ; et moi je suis dans celle de toutes les af-
faires et de tout le monde , parceque chacun , me
jugeant libre, veut par droit de premier occu^
pant disposer[de moi. D'ailleurs , toujours harce-
lé , toujours souffrant, accablé d'ennuis , et dans
un état pire que le vôtre , j'emploie à respirer le
peu de moments qu'on me laisse; je suis trop oc^
cupé pour n'être pas paresseux. Depuis un mois
je cherche un mpment pour vous écrire à mon
aise : ce moment ne vient point; il faut donc
vous écrire à la dérobée , car vous m'intéressez
trop pour vous laisser sans réponse. Je connois
peu de gens qui m'attachent davantage , et per-
sonne qui m étonne autant que vous.
Si vous avez trouvé dans ma lettre beaucoup
de choses qui ne cadroient pas à la vôtre , c'est
qu^elle étoit écrite pour une autre que vous, U y
202 CORRESPONDANCE.
a dans votre situation des rapports si frappants
avec celle dune autre personne, qui précisément
étoit à Neuchatel quand je reçus votre lettre, que
je ne doutai point que cette lettre ne vînt d elle;
et je pris le change dans l'idée qu on cherchoit à
me le donner. Je vous parlai donc moins sur ce
que vous me disiez de votre caractère, que sur ce
qui m etoit connu du sien. Je crus trouver dans
9B, manie de a afficher, car c'est une savante et un
bel esprit en titre , la raison du malaise intérieur
dont vous me faisiez le détail : je commençai par
attaquer cette manie , comme si c'eût été la vôtre,
et je ne doutai point qu'en vous ramenant à vous*»
même je ne vous rapprochasse du repos , dont
rien n'est plus éloigné , selon moi, que l'état d'une
femme qui s'affiche.
Une lettre faite sur un pareil quiproquo doit
contenir bien des balourdises. Cependant il y
avoit cela de bon dans mon erreur , qu'elle me
donnoit la clef de l'état naoral de celle à qui je
pensois écrire ; et , sur cet état supposé , je croyois
entrevoir un projet à suivre pour vous tirer des
angoisses que vous me décriviez, sans recourir
aux distractions qui, selon vous, en sont le seul
remède , et qui , selon moi , ne sont pas même un
palliatif Vous m'apprenez que je me suis trom-
pé, et que jen'ai rien vu de ce que jecroyois voir,
(Comment trouverois-je un remède à votre état ,
puisque cet état m'est inconcevable? Vous m'êtes
line énigme affligeante et humiliante. Je croyois
coilïioitre le cœur humain, et je ne connois rien
ANNÉE 1764. 263
ûti vôtre. Vous souffrez , et je ue puis vous sou-
lager.
Quoi ! parcequè rieu d étranger à vous ne vous
contente, vous voulez vous fuir; et, parcequè
vous avez à vous plaindre des autres , parcequè
vous les méprisez , qu'ils vous en ont donné le
droit, que vous sentez en vous une ame digne
d estime , vous ne voulez pas^vous consoler, avec
elle du mépris que vous inspirent celles qui ne
lui ressemblent pas ? Non , j e n entends rien à cette
bizai*rerie , elle me passe.
Cette sensibilité qui vous rend mécontente de
lout ne devoit-elle pas se replier sur elle-même ?
ne devoit*elle pas nourrir votre cœur d'un senti-
ment sublime et délicieux d amour-propre? na-
t-on pas toujours en lui la ressource contre Tin-
justice et le dédommagement de Tinsensibilité?
Il est si rare, dites-vous^ de rencontrer une ame«.
Il est vrai^, mais comment peut-on en avoir une,
et ne passe complaire avec elle? Si Ion sent , à la
sonde , les autres étroites et resserrées , on s en
rebujte , on s en détache ; mais après s être si mal
trouvé chez les autres, quel plaisir na->t^on pas
de rentrer dans sa maison ? Je sais combien le
besoin d attachement rend affligeante aux cœurs
sensibles l'impossibilité d en former , je sais com-
bien cet état est triste ; mais je sais qu il a pour->
tant des douceurs : il foit verser des ruisseaux de
larmes ; il donne une mélancolie qui nous rend
témoignage de nous-mêmes et qu on ne voudroit
pas ne pas avoir j il fait rechercher la solitude
:264 COARESPONDANGE.
comme le seul asile où Ion se retrouva avec tout
ce qu on a raison d aimer. Je ne puis trop voua
le redire , je ne connois ni bonheur ni repos
dans leloignement de soi-même ; et , au con-r
traire, je sens mieux, de jour en jour, quon ne
peut être heureux sur la terre qu a proportiou
qu on s éloigne des choses et qu on se rappro-*-
che de soi. S'il y a quelque sentiment plus doux
que lestime de soi-même, s'il y a quelque oc-
cupation plus aimable que celle d'augmenter
ce sentiment , je puis avoir tort ; mais voilà
comme je pense : jugez sur cela s'il m est possi-*
ble d'entrer dans vos vues, et même de concevoir
votre état.
Je ne puis m'empêcher d'espérer encore que
vous vous trompez sur le principe de votre malt-
aise, et qu'au lieu de venir du sentiment qui ré-
fléchit sur vous-même , il vient au contraire de
celui qui vous lie encore à votre insu aux choses
dont vous vous croyez détachée , et dont peut-être
vous désespérez seulement de jouir. Je voudrois
quece]afut,jeverrois une prise pour agir; mais.,
si vous accusez juste, je n'en vois point. Si j'avois
actuellement sous les yeux votre première lettre,
et plus de loisir pour y réfléchir, peut-être par-^
viendrois-je à vous comprendre, et je n'y épar-
gnerois pas ma peine, car vous m'inquiétez vérir
tablement ; mais cette lettre est noyée dans de^
tas de papiers ; il me faudroit pour la retrouver
plus de temps qu'on ne m'en laisse ; je suis forcé
* AUNÉE 1764- 265
de renvoyer cette recherche à d autres moments.
Si Tinutilitéde notre correspondance ne tous re*
butoit pas de m'écrire, ce seroit vraisemblable-
ment un moyen de vous entendre à la fin. Mais
je ne puis vous promettre plus d exactitude dans
mes réponses que je ne suis en état d y en met-^
tre ; ce que je vous prornets et que je tiendrai
bien , cest de.m'occuper beaucoup de vous et de
ne vous oublier de ma vie. Votre dernière lettre^
pleine de traits de lumières et de sentiments pro^
fond», m affecte encore plus que la précédente.
Quoi que vous en puissiez dire, je croirai toujours
qu'il ne tient qu a celle qui la écrite de se plaire
avec elle-même, et de sç dédommager par-là des
rigueurs de 9qq §ort,
A M. D***-
Motiers, le 4 novembre 1764-
* Bien des remerciements , monsieur , du Dic-
tionnaire philosophique. Il est agréable à lire ;
il y règne une bonne morale ; il seroit à souhai-
ter qu elle fut dans le cœur de Fauteur et de
tous les hommes. Mais ce même auteur est
presque toujours de mauvaise foi dans les ex-
traits de récriture; il raisonne souvent fort mal:
et lair de ridicule et de mépris qu'il jette sur
des sentiments respectés des hommes , rejaillis^
sant sur les hommes mêmes , me paroît un ou-
trage fait à la société. Voilà mon sentiment , et
266 CORRESPONITANCE.
peut-être mon erreur, que je me crois permis de
dire , mais que je n entends faire adopter à qui
que ce soit.
Je suis fort touché de ce que vous me marquez
de la part de M. et madame de Buffon. Je suis
bien aise de vous avoir dit ce que je pensois de
cet homme illustre avant que son souvenir ré-
chauffât mes sentiments pour lui, afin d-avoir
tout l'honneur de la justice que j'aime à lui ren-
dre, sans que mon amour-propre s'en soit mêlé.
Ses écrits m'instruiront et me plairont toute ma
vie. Je lui (i) crois des égaux parmi ses contem-
porains en qualité de penseur et^de philosophe;
mais en qualité d écrivain je ne lui en connois
point : c est la plus belle plume de son siècle ; je
ne doute point que ce ne soit là le jugement de
la postérité. Un de mes regrets est de n'avoir pas
été à portée de le voir davantage et de profiter
de ses obligeantes invitations; je sens combien
ma tète et mes écrits auroient gagné dans sdh
commerce. Je quittai Paris au moment de son
mariage ; ainsi je n'ai point eu le bonheur de oon-
noitre madame de Buffon ; mais je sais qu'il a
trouvé dans sa personne et dans son mérite l'ai-
mable et digne récompense du sien. Que Dieu les
bénisse l'un et l'autre de vouloir bien s'intéresser
à ce pauvre proscrit. Leurs bontés sont une des
consolations de ma vie : qu'ils sachent , je vous
(i) Quand M. Rousseau écrivoit ceci , M. le comte de
Bu£Fon n'avoit pas encore publié les Époques de la Na*
turc.
AIHNÉE 1764. 267
en supplie, <]ue je les honore et les aime de tout
mon cœur.
Je suis bien éloigné, monsieur, de renoncer
aux pèlerinages projetés. Si la ferveur de la bo-
tanique YOU8 dure encore , et que Vous ne rebu-
tiez pas un élève à barbe grise, je compte plus
que jamais aller herboriser cet été sur vos pas.
Mes pauvres Corses ont bien maintenant d'au-
tres affaires que d'aller établir TUtopie au milieu
d'eux. Vous savez la marche des troupes fran-
çoises : il faut voir ce qu'il en résultera. En atten-
dant, il faut gémir tout bas et aller herboriser.
Vous rae rendez fier en me marquant que ma*
demoiselle B*** n'ose me venir voir à cause des
bienséances de son sexe, et quelle a peur de moi
comme d'un circoncis.II y a plus de quinze ans
que les jolies femmes ine faisoient en France
l'affront de me traiter comme un bon homme
sans conséquence , jusqu'à venir dîner avec moi
tête à tête dans la plus insultante familiarité ,
jusqu'à m'embrasser dédaigneusement devant
tout le monde, comme le grand-père de leur
nourrice. Grâces au ciel , me voilà bien rétabli
dans ma dignité , puisque les demoiselles me font
Vhonneur de ne m'oseï* venir voir.
A M. L'A. DE***.
Motiers-Travers, le 11 novembre 1764*
Vous voilà donc , monsieur , tout d'un coup
devenu croyant. Je vous félicite de ce miracle^
368 GORRBSPOI^^DARGE.
car c en est sans doute un de là grâce , et la rai-
son pour Fordinaire n'opère pas si subitement.
Mais , ne nie faites pas honneur de votre conver-
sion , je vous prie ; je sens que cet honneur ne
m appartient point . Un homme qui ne croit guère
aux miracles n est pas fort propre à en faire ç un
homme qui ne dogmatise ni ne dispute n est pas
un fort bon convertisseur. Je dis quelquefois mon
avis quand on me le demande , et que je crois que
c est à bonne intention ; mais je n'ai point la folie
d en vouloir faire une loi pour d'autres , et quand
ils m en veulent faire une du leur , je m*en dé-
fends du mieux que je puis sans chercher à les
convaincre. Je n ai rien fait de plus avec vous :
ainsi, monsieur, vous avez seul tout le mérite
de votre résipiscence , et je ne songeois sûrement
point à vous catéchiser.
Mais voici maintenant les scrupules qui s'élè-
vent. Les vôtres m'inspirent du respect pour vos
sentiments sublimes , et je vous avoue ingénu-
ment que , quant à moi , qui marche un peu plus
terre à terre, j'en serois beaucoup moins tour-
menté. Je me dirois d'abord que de confesser mes
fautes est une chose utile pour m'en corriger ,
parceque, me faisant une loi de dire tout et de
dire vrai , je serois souvent retenu d'en com-
mettre par la honte de les révéler.
Il est vrai qu'il pourroit y avoir quelque em-
barras sur la foi robuste qu'on exige dans votre
église , et que chacun n'est pas maître d'avoir
comme il lui plaît. Mais de quoi s'agit-il au fond
.ANNÉE 1764* 269
dans cette afïaire? du sincère désir de croire,
d^une soumission du coeur plus que de la raison :
car enfin la raison ne dépend pas de nous, mais
la volonté en dépend ; et c'est par la seule vo-
lonté qu on peut être soumis ou rebelle à Féglise.
Je cbmmencerois donc par me choisir pour con*
fesseur un bon prêtre, un homme sage et sensé,
tel qu on en trouve par-tout quand on les cher-
che. Je lui dirois : Je vois locéan de difficultés
où nage 1 esprit humain dans ces matières; le
mien ne cherche point à s y noyer ; je cherche
ce qui est vrai et bon ; je le cherche sincèrement;
je sens que la docilité qu exige leglise est un état
désirable pour être en paix avec soi : j*aime cet
^^^9 j V veux vivre ; mon esprit murmure, il est
vrai , mais mon cœur lui impose silence , et mes
sentiments sont tous contre mes raisons. Je ne
crois pas , mais je veux croire , et je le veux de
tout nion cœur. Soumis à la foi malgré mes lu-
mières , quel argument puis-je avoir à craindre?
Je suis plus fidèle que si j etois convaincu.
Si mon confesseur n'est pas un sot , que vou-
lez-vous qu'il me dise? Voulez-vous qu'il exige
bêtement de moi l'impossible ; qu'il m'ordonne
de voir du rouge où je vois du bleu? Il me dira.
Soumettez-vous. Je répondrai , C'est ceque je fais.
Il priera pour moi , et me donnera l'absolution
sans balancer; car il la doit à celui qui croit de
toute sa force, et qui suit la loi de tout son cœur.
Mais supposons qu'un scrupule mal entendu le
retienne , il se contentera de m*exhorter ea se«*
a7P CO)[lRi:SPONDANGE.
cret et de me plaindre ; il m aimera mêiùe : je êtiis
HÙr que ma bonne foi lui gagnera le cœur. Voud
supposez qu il mira dàfioncer à loffîcial ; et pour-
quoi? quar-t-il à me reprocher? de quoi voulez*
vous quil m'accuse? d avoir trop fidèlement
rempli mon devoir? Vous supposez un extrava-
gant , un frénétique ; ce n est pas Thomme que
j ai choisi. Vous supposez de plus un scélérat
abominable que je peux poursuivre , démentir ,
faire pendre peut-être , pour avoir sapé le sacre-
ment par sa base , pour avoir causé le plus dan-
gereux scandale, pour avoir violé sans nécessité^
sans utilité , le plus saint de tous les devoirs y
quand j'étois si bien dans le mien , que je n'ai
mérité que des éloges. Cette supposition, je l'a-
voue , une fois admise , parott avoir ses diffi-
cultés.
Je trouve en général que vous les pressez en
homme qui n çst pas fâché d en faire naître. Si
tout se réunit contre vous , si les prêtres vous
poursuivent^ si le peuple vous maudit , si la dou-
leur fait descendre vos parents au tombeau ,
voilà, je Favoue, des inconvénients bien terribles
pour n avoir pas voulu prendne en cérémonie un
morceau de pain. Mais que faire enfin? me de<^
mandez-vous. Là-dessus voici , monsieur, ce que
j ai à vous dire.
Tant qu on peut être juste et vrai dans la so-
ciété des hommes, il est des devoirs difficiles sur
lesquels. un ami désintéressé peut être utilement
consulté..
ANNÉE 1764. Û'Ji
Mais qliànd une fois les institutions humaines
sont à tel point de dépravation qu'il n est plus
possible d y vivre et d y prendre un parti sans
mal faire, alors on ne doit plus consulter per-*
sonne ; il faut n écoutée que son propre cœur,
parcequ'il est injuste et malhonnête de forcer
un honnête homme à nous conseiller le mal.
Tel est mon avis.
Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.
A M. HIRZEL.
II novembre 1764*
, Je reçois, monsieur, avec reconnoissance , la
seconde édition du Socrate rustique , et les bon-»
tés dont EbL'banore son digne historieih Quelque
étonnant que soit le héros de votre livre , lau-^
leur ne Test pas moins à mes yeux. Il y a plus de
paysans respectables que de savants qui les res-^
pectent et qui Fosent dire. Heureux le pays oti
ées Klyiogg^ cultivent la terre, et où des Hirzela
cultivent les lettres ! labondance y règne et les.
vertus y sont en honneur.
Recevez, monsieur, je vous supplie , mes re«-
mereiements et mes salutations.
A M. DE MALESHËRBES.
Motiers-TrayerSfparPontarlier, le 11 oovembre 17S4*
J'use rarement , monsieur , de la permissioa
que vous m avez donnée de vous écrire ; mai»
2^2 CORBESPONDANCE.
les malheureux doivent être discrets. Mon cœur
nest pas plus changée que mon sort, et, plongé
dans un abyme de maux dont je ne sortirai de
ma vie , j ai beau sentir mes misères , je sens tou*-
jours vos bontés.
En apprenant votre retraite , monsieur , j ai
plaint les gens de lettrés ; mais je vous ai félicité.
En cessant d'être à leur tête par votre place,
vous y serez toujours par vos talents ; par eux ,
vous embellissez votre ame et votre asile. Occupé
des charmes de la littérature , vous n êtes plus
forcé d en voir les calamités : vous philosophez
plus à votre aise et «votre cœur a moins à spuf-
frir. C'est un moyen d'émulation, selon moi,
bien plus sur, bien plus digne d accueillir et dis-
tinguer le mérite à Malesherbes que de le pro-
téger à Paris.
Où est-il , où est-il , ce château de Malesher-
bes , quje j'ai tant désiré de voir ? les bois , les
jardins , auroient maintenant un attrait de plus
pour moi dans le nouveau goût qui me gagne.
Je suis tenté d'essayer de la botanique; non
comme vous , monsieur , en grand et comme
une branche de l'histoire naturelle , mais tout
au plus en garçon apothicaire, pour savoir faire
ma tisane et mes bouillons. C'est le véritable
amusement d'un solitaire qui se promène et qui
pe veut penser à rien. Il ne me vient jamais une
idée vertueuse et utile, que je ne voie à côté de
iDoi la potence ou l'échafaud : avec un Linnseus
dans la poche et du foin dans là tête , j'espère
ANNÉE 1764. H'j'i
quon ne me pendra pas. Je m'attends à faire
les progrès d'un écolier à barbe grise : mais
qu'importe ? Je ne veux pas savoir , mais étudier ;
et cette étude , si confof'hie à ma vie ambulante,
m'amûsèra beaucoup et me sera salutaire : oh
n étudie pas toujours si utilement que cela.
Je viens, à la prière de mes anciens conci-
toyens, de faire imprimer en Hollande une es-
pèce de réfutation des Lettres de la campagne ;
écrit que peut-être vous, aurez vu. Le mien n a
trait absolument qu'à la procédure faite à Ge-
nève contre moi et à ses stiite^ : je n'y jiarle des
François qu'avec éloge, de la médiation de' la
France qu'avec respect j il n'y a pas un mot
contre' les catholique^ ni leur clergé ; les rieurs
y sont toujours po^ur lui contre nqg niiillstres.
Enfin cet ouvrage ailroit pu s'imprimer à Paris
atee privilège du roi , et le gotiverneÉttetit auroit
dû en être bien aise» M. de Ssirtine en d défendu
l'èritrée. J'en suis fâché, pdrceqae cette défense
me met hors d état de faire passer sous vOvS yeux
cet èérit dans sa nouveauté , n'osant satis vôtre
pémiission v6ùs le ftire etïvoyèf pd^ la poste.
Agréée , tiio^nsiefùr , je voiis supplié, ïiion pro-
fond respect.
On dit que là rai^ôii potl^ laqtteïlé M. de Sar-
tine a défendu l'entrée de mon ouvragé est que
j'ose ni y justifiée contre l'àceusàttiofl d'avoir re-
jeté' les ihiracles. Ce M. de Sôff^tirté m'a bien l'air
d'frtt homme qui ne ^evàii pals fâché de nie faire
pendre , uniquement pouf avoir prouvé que je
17, 18
274 CORRESPONDANCE.
ne méritois pas d*être penda. France, France,
vous dédaignez trop dans votre gloire les hom^
mes qui vous aiment et qui savent écrire ! Quel-
que méprisables qu'ils vous paroissent, ceseroit
toujours plus sagement fait de ne pas les pous-
ser à bout.
A M., LE PRINCE L. E. DE WIRTEMBËRG.
Motiers, le i5 novembre 17CI.
Il est certain, que vos vers ne sont pas bons ,
et il est certain de plus , que , si vous vous pi-
quiez d'en faire de tels ou mênfe de. vous y trop
bien connoître , il faudroit vous dire comme un
musicien disoit à Philippe de Macédoine qui cri-
tiquoit ses airs de flûte: A Dieu ne plaise, sire,
que tu sacKes ces choses-là mieux que moi ! Du
reste, quand on ne croit pas faire de bons vers,
;il est toujoilîrs permis d'en faire, pourvu qu'on
ne les estime que ce qu'ils valent, et qu'on ne
les montre qu'à ses amis.
Il y a bien du temps que je n'ai des nouvelles
de nos petites élèves, de leur digne précepteur,
et de leur aimable gouvernante. De grâce, une
petite relation de l'état présent des choses. J'ai-
me à suivre les progrès de ces chers enfants
dans tout leur détail.
Il est vrai que les Corses m'ont fait proposer
de travailler à leur dresser un plan de gouver-
nement. Si ce travail est au-dessus de Qies forces
«
ANNÉE 1764* 275
^ n est pas au-d^sus de mon zèle. Du reste cest
uûe entreprise à méditer long-temps, qui de-
mande bien des préliminaires ; et avant d'y son-^
ger il faut voir d abord ce que la France veut
faire de ces pauvres gens. En attendant , je crois
que le général Paoli mérite lestime et le respect
de toute la terre , puisque étant le maître , il n a
pas craint de s adresser à quelqu'un qu'il sait bien,
la guerre exceptée , ne vouloir laisser personne
au-dessus des lois! Je suis prêt à consacrer ma
vie à leur service ; mais , pour ne pas m'exposer
à perdre mon temps, j'ai débuté par toucher
Fendroit sensible. Nous Terrons <}p que cela pro-
duira.
A M. D'iVERNOIg*
Mo tiers > le 29 novembre 1764.
Je m^aperçois à 1 instant, monsieur , d'un qui-^
proquo que je viens défaire, en prenant dans
votre lettre le 6 décembre * pour le 6 janvier.
Cela me donne l'espoir de vous voir un mois
plus tôt que je n'avois cru , et je prends le parti
de vous l'écrire , de peur que vous n'imaginiex
S eut-être sur ma lettre d'aujourd'hui que je vou-
rois renvoyer aux roië votre visite, de quoi je
8erois bien fâché. M. de Payraube sort d^ici , et
m'a apporté votre lettre et vos nouveaux ca-
deaux. Nous avons pour lé présent beaucoup de
comptes à faire, et d'autres arrangements à
prendre pour l'avenir» D'aujourd'hui eti huit
18.
276 COBRESPOnDA5CC.
donc, j*attends, moDsieur, Ic^ plaisir de tou^
embrasser; et en attendant je tous soohaite un
bon voyage et vous salue de tout mon cœur,
AM. DUPETROU.
Motiers , le 39 noYcmbre 1764.
Le temps et mes tracas ne me permettent pas,
monsieur, de répondre à présent à votre der--
nière lettre, dont plusieurs articles m*ont ému
et pénétré : je destine uniquement celle-ci à
vous consulter sur un article qui m'intéresse , et
sur lequel je ik)US épargnerois cette importu-
nité, si je connoissois quelqu'un qui me parût
plus digne que vous de toute ma confiance.
Vous savez que je médite depuis long-temps
de prendre le dernier congé du public par une-
édition générale de mes écrits , pour passer dans
la retraite et le repos le reste des jours qui!
plaira à la Providence de me départir. Cette en-
treprise doit m assurer du pain , sans lequel il
n'y a ni repos , ni liberté parmi les hommes : le
recueil sera d'ailleurs le monument sur lequel je
compte obtenir de la postérité le redressement
des jugements iniques de mes contemporains.
Jugez par-lâ si je dois regarder comme impor-
tante pour moi une entreprise sur laquelle
moti indépendance et ma réputation sont fon-
dées.
•Le libraire Fauche, aidé d'une société, jugeant
que cette affaire lui peut être avantageuse , de-
ANNÉE 1764. 277
sire de s'en charger; et, présentant l'obstacle
qqe vos minîstraux peuvent mettre à son exé-»
cution , il projette, en supposant l'agrément du
conseil d'état , dont pourtant je doute, d'établir
son imprimerie à Motiers , ce qui me seroit très
commode; et il est certain qu'à considérer la
chose en hommes d'état, tous les membres du
gouvernement doivent favoriser une entreprise
qui versera peut-être cent mille écus dans le *
pays.
Cet agrément donc supposé (c'est son affaire),
il reste à savoir si ce sera la mienne de consentir
à cettie proposition , et d^me lier par un traité en
forme. Voilà , monsieur, sur |quoi je vous con-
sulte. Premièrement , croyez-vous que ces gens-là
puissent être en état de consommer cette affaire
avec honneur, soit du côté de la dépense, soijt
du côté de l'exécution? car l'édition que je pro-
pose de faire , étant destinée aux grandes biblio-
thèques , doit être un chef-d'œuvre de typogra^-
phie , et je n'^épargnerai point ma peine pour que
c'en soit un d^orrection. En second lieu , croyez-
vous que les engagements qu'ils prendront avec
moi soient assee sûrs pour que je puisse y comp-
ter, et n'avoir plus de souci là-dessus le reste de
ma vie?En supposant que oui, voudrez-vous bien
m'aidèr de vos soins et de vos conseils pour éta-
blir mes sûretés sur un fondement solide? Vous
sentez que mes infirmités croissant , e^ la vieil-
lesse avançant par dessus le nâarché , ibrîe faji^t
pas que , hors d'état de gagner mon pain , j^
278 CORRESPONDANCE.
m'expose au danger d en manquer. Voilà 1 exa*-
men que je soumets à vos lumières, et je vdus
prie dç vous en occuper par amitié pour moi.
Votre réponse , monsieur, réglera la mienne- J ai
promis de la donner dans quinze jours. Marquez-
moi , je vous prie, avant ce temps-là » votre sen-
timent sur cette affaire , afin que je puiss^ nciç
déterminer.
A M. DDCLOS.
■
Mo tiers , le a décembre 1764*
Je crois, mon cher ami, quau point où nous
en sommes , la rareté des lettres est plus unç
marque de confiance que de négligence : votre
silence peut m'inquiéter sur votre santé , mais
non sur votre amitié, et j'ai lieu d'attendre de
vous la même sécurité syr la mienne. Je suis er-
rant tout Tété , [malade tout Fhi ver , et en tout
temps si surchargé de désœuvrés , qu'à peine aï- '
je un moment de relâche pour écrire à mes amis.
Le recueil fait par Duchesne est en effet in-
complet, et, qui pis est, très^ fautif; mais il n'y
manque rien que vous ne çonnoissiez , excepté
ma réponse aujç lettres écrites dfe la campagne ,
qui n'est pas encore publique. J'espérais vous la
faire remettre aussitôt qu'elle seroit à Paris ;
mais on m'apprend que M, de Sartine en a dé^
fendu l'entrée, quoique assurément il n'y ait pas
un n^ot dans cet. ouvrage qui puisse déplaire à
la France ni aux François , et que le clergé catho-
lique y ait à son tour les rieurs ciux dépens du
^ ANNÉE 1764. 279
hôtre. Malheur aux opprimés , sur-tout quatid
ils le sont injustement , car alors ils n'ont pas
même le droit de se plaindre ; et je ne serois pas *
étonné qu'on me fît pendre*uniquement pour
avoir dit et prouvé que je ne méritois pas d^êire
décrété. Je pressens le contre-coup de cette dé-
fense eu ce pays. Je vois d'avance le parti qu'en
vont tirer mes implacables ennemis , et sur-tout
ipse doU fahricator Epeusif^
J'ai toujours le projet de taire enfin moi-même
un recueil de mes écrits, dans lequel je pourrai
faire entrer quelques chiffons qui sont encore en
mainuscrits, et entre autres le petit conte (i) dont
vous parlez, puisque vous jugez qu'il en vaut la
peine. Mais outre que cette entreprise m'effraie,
sur-tout dans l'état où je suis , je ne sais pas trop
où la faire. En France il n'y faut pas songer. La
Hollande est trop loin de moi. Les libraires de ce
pays n'ont pas d'assez vastes débouchés pour
cette entreprise, les profits en seroient peu de#
ch^e , et je vous avoue que je n'y songe que
pour me procurer du pain durant le reste de mes
malheureux jours, ne me sentant*plus en état
d'en gagner. Quant aux mémoires de ma vie ,
dont vous parlez, ils sont trop di^ciles à faire
sans compromettre personne; pour y songer il
faut plus de tranquillité qu'pn ne m'en laisse , et
que je n'en aurai probablement jamais : si je vis
toutefois , je n'y renonce pas. Vous avez toute
(i) La Reine fantasque.
28q correspondance.
ma confiance , mais vous sentez qu il y a des
choses qui ne se disent pas de si loin.
Mes courses dans nos niontagnes, si riches en
plantes, m'ont dohné du goût pour la botani-
que : cette occupation convient fort à une mar
chine ambulante à laquelle il est interdit de pen*
§er. Ne pouvant laisser ma tête vide, je-la veux
empailler; c^st de foin qu'il fout l'avoir pleinç
pour être libre et vrq^sans crainte d'être décrété.
J'ai l'avantage de ne connoître encore que dix
plantes , en comptant l'hysope ; j'aurai long-
temps du plaisir à prendre avant d'en être aux
arbres de nos forêts.
J'attends avec impatience votre nouvelle édi-
tion des Considérations ^ur les moeurs. Puisque
vous avez des facilités pour tout le royaume,
adresse? le paquet à Pontarlier , à moi directe-
ineiît, ce qu\ suffit, ou à M. Junet, directeur
des postea; il me le fera parvenir. Vous pouvez
^ aussi le remettre à Duchesne, qui me le fera pas-
ser avec d'a,utres envois. Jç vous dei^tanderai
même, saps façon, de faille relier l'exemplaire,
ce que je ne puis faire ici sans le gâter ; je le pren-
drai secrétenient dans ma poçh,e ep allant herbo-
riser, et, q^an.d je ne yerrfi^i point d'archers au-
tour de moi,* j'y jetterai les yeux à la dérobée.
Mon cher g,nii, cornaient faites-vous pour pen-
ser, être honnête homme, et ne vous pas faire
pendre? cela me paroit difficile, en vérité. Je
vous embrasse de tout mon cœur.
ANNÉE 1764. - 281
A MILQ^. MARÉCHAL.
8 décembre 1 764*
Sur la dernière lettre, milord, que vous avez
^ù rtcevoir de moi, vou^ aurez, pu juger du plai-
sir que m'a causé cçUe dont vous m avei; honoré
le 24 octobrt. Vpu^ m'avez fait sentir un peu
cruellement ^ quel point je vous suis attaché ,
et trois mois de silence de votre part m'ont plus
affecté et navré que ne fit le décret du conseil de
Genève. Tant de malheurs ont rendu mon cœup
inquiet, et je crains toujours de perdre ce que je
désire si ardemment de conserver. Vous êtes mon
seul protecteur, le seul homme à qui j aie de
véritables obligations , le seul ami sur lequel je
compte, le dernier auquel je me sois attaché, et
auquel il n en succédera jamais d autres. Jugez
sur cela si vos bontés me sont chères , et si votre
oubli m'est facile à supporter.
Je suis fâché que vous ne puissiez habiter votre
maison que dans un an. Tant qu'on en est encore
aux châteaux en Espagne , toute habitation nous
est bonne en attendant; mais quand enfin Fex-
périence et la raison nous ont appris qu'il n'y a
de véritable jouissance que celle de soi-même,
un Ipgem^ent commode et un corps sain devien-
nent lea seuls biens de la vici^ et dont le* prix se
fait sentir de jour en jour, à mesure qu'on est
détaché du reste. Comrme il n'a pas fallu si long-
temps pour faire votre jardin , j'espère que dè^
a8l X^ORRESPONDANCE.
à présent il vous amuse , etvque vous en tirez
déjà de quoi fournir ces ÉÊM^s si savoureuses ,
que, sans être fort gourmand, je regrette -tous
les jours.
Qiie ne puis-je m'instruire auprès devons dans
une culturje plus utile*, quoique plus ingrate!
Que mes bons et infortunés Corses nepeiivent-
îls , par mon entremise , profiter dfe vos longues
et profondes observations sur les hommes et les
gouvernements ! mais je suisloin de vous. N'im-
pof te ; sans songer à l'impossibilité du succès ,
je m'occuperai de ces pauvres gens comme si
mes rêveries leur pouvoient être utiles. Puisque
je suis dévoué aux chimères, je veux du m^ins
m'en forger d'agréables. En songeant à ce que
les homnies pourroient être, je tâcherai d'ou-
blier ce qu'ils sont. Les Corses sont, comme vous
le dites fort bien , plus près de cet état désirable
qu'aucun autre peuple. Par exemple , je ne crois
pas que la dissolubilité des mariages, très utile
dans le Brandebourg, le fût de -long-temps «i
Corse , où la simplicité des mœurs et la pauvreté
générale rendent encore les grandes passions
inactives et les mariages paisibles et heureux.
Les feimmes sont laborieuses et chastes; les
hommes n'ont de plaisirs que dans leur maison:
dans cet état , il n'est pas bon de leur faire en-
visager comme possible une séparation qu'ils
n'ont nulle occasion de désirer.
Je n'ai point encore reçu la lettre avec la tra-
duction'de FletcKer aae vous m'annoncez. Je
r
■
I
ANNÉE 1764^ 283
1 attendois pour vous écrire ; mais , voyant que
le paquet ne vient point , je ne puis diflPérer plus
long -temps. Milord, j ai le cœur plein de vous
sans cesse. Songez quelquefois à votre fils le
cadet.
A M. LALIAUD.
*
Motiers, le 9 décembre 1764.
Je voudroîs, monsieur, pour contenter votre
obligeante fantaisie^ pouvoir vous envoyer le
profil que vous me demandez ; mais je ne suis
pas en lieu à trouver aisément quelqu un qui le
sache tracer. J espérois me prévaloir pour cela
de la visite qu'un graveur hoUandois , qui va
s'établir à Morat , avoit dessein de me faire ; mais
il vient de me marquer que des affaires indis-
pensables ne lui en laissoient pas le temps. Si
M. Liotard fait un tour jusqu'ici, comme il pa-
roît le désirer, c'est une autre occasion dont je
profiterai pour vous complaire , pour peu que
letat cruel où je suis m'en laisse le pouvoir. Si
cette seconde occasion me manque , je n'en vois
pas de prochaine qui puisse y suppléer. Au reste,
je prends peu d'intérêt à ma figure , j'en prends
peu même à mes livres; mais j'en prends beau-
coup à l'estime des honnêtes gens , dont les cœurs
ont lu dans le mien. C'est dans le vif amour du
juste et du vrai, c'est dans des penchants bo»s
et honnêtes , qui sans doute m'attacheroient à
vous , que je voudrois vous faire aimer ce qui
est véritablement moi , et vous laisser dé mon
284 COBR^SPOIÏDABCE.
effigie intérienre un souvenir qui vous fut inté-
ressant. Je vous salue , monsieur , de tout mon
cœur.
A M. DE MOrfTPEROUX,,
-RÉSIDENT DE FRAKCE A GEHÈVE.
Motîers, le 9 décembre 1764.
L'écrit , monsieur , qui vous est présenté de
ma part contient mon apologie et celle du nom-
bre d'honnêtes geus'ofFensés dans leurs droits
par Finfraction des miens. La place que vous
remplissez , monsieur, et vos anciennes bontés
pour moi, m'engagent également à mettre sous
vos yeux cet écrit. Il peut devenir.une des pièces
d'un procès au jugement duquel vous prési-
derez peut-être. D'ailleurs, aussi zélé sujet que
bon patriote, vous aimerez me voir célébrer
dans ces lettres le plus beati monument du
régne de Louis XV , et rendre aux François , mal-
gré mes malheurs , toute la justice qui leur est
due. 0
Je vous supplie, monsieur , d'agréer mon resr
pect.
A M. D***.
Mbticrs, le 1 3 décembre 1764.
V
Je vous parlerai maintenant, monsieur, de
mon affaire (i), puisque vous voulez bien vous
charger de mes intérêts. J'ai revu mes gens : leur
(i) L^édition générale de ses ouvrages.
ANNÉE 1764. l85
socjf^té est augmentée d'un li^aire de France ,
homme entendu, qui aura llnspection de là par-
tie typographique. Us sont en état de faire les
fonds nécessaires sans avoir besoin dé Soiiscrip-
tion, et c'est d'ailleurs une voie à laquelle je ne
consentirai jamais , par de très bonnes raisons ,
trop longues à détailler dans une lettre.
En combinant toutes les parties de l'entre-
prise, et supposant un plein succès, j'estime
qu'elle doit donner un profit net de cent mille
francs. Pour aller d'abord au rabais., réduisons-
le à cinquante. Je crois que , sans être déraison-
nable, je puis porter mes prétentiofis ^u quart
de cette somme ; d'autant plus qud cette entte-
prîse demande de ma part un travail assidu de
trois ou quatre ans, qui sans doute achèvera de
m'époiser, et me coûtera plus de peine à prépa-
rer et revoir .mes feuilles que je n'en éu^ à les
composer.
Sur cette considération , et laissant à part celle
du profit, pontr ne songer qu'à mes besoins, je
vois que ma dépense ordinaire depuis vingt ans
a été , Fun dans lautre , de soixante louis par
an. Cette dépense deviendra moindre lorsque
absolument séquestré dû public je ne serai plus
accablé de ports de lettres et de Visites, qui, par
la loi de l'hospitalité, me forcent d'avoir; une
tble pour les survenants.
Je pars de ce petit calcul pour fixer ce qui
Hl'est nécessaire pour vivre en paix ïe reste de.
mes jours , sans manger le pain de personne j
«
a86 GORRESPOlSDANGE.
résolution formée depuis long-temps , et dont ^
quoi qu'il arrive , je ne tne départirai japiais.
Je compte pour ma part sur un fonds de dix
à douze mille livres ; et j'aime mieux ne pas jfaire
l'entreprise s'il faut me réduire à moins, parce-
qu'il n'y a que le repos du reste dermes jours que
je veuille acheter par quatre ans d'esclavage.
Si ces messieurs peuvent me faire cette somme ,
mon dessein est de la placer en rentes viagères';
et, puisque vous voulez bien vous charger de
cet emploi , elle vous sera comptée, et tout est
dit. Il convient seulement , pour la sûreté de la
chose, que tout soit payé avant que l'on com-
mence l'fmpression du dernier volume , parce-
que je n'ai pas le temps d'attendre le débit de
l'édition pour assurer mon état.
Mais comme une telle somme en argent^ comp-
tant pourroit gêner les entrepreneurs, vu les
grandes avances qui leur sont nécessaires , ils
aimeront mieux me faire une rente viagère ; ce
qui , vu mon âge et Tétat de ma santé , leur doit
probablement tourner plus à compte. Ainsi,
moyennant des sûretés dont vous soyez content,,
j'accepterai la rente viagère , sauf une somme en
argent comptant lorsqu'on commencera Tédî-
tion ; et , pourvu que cette somme ne soit paS:
moindre que cinquante louis , je m'en contepte^
en déduction du capital dont on me fera la
rente. W
Voilà , monsieur , les divers, arrangements .
dont je leur laisserons le choix si je traitois di-
ANNEE 1764. 287
rectement avec eux : mais , comme il se peut que
je me trompe , ou que j'exige trop , ou qu'il y
ait quelque meilleur parti à prendre pour eux
ou pour moi , je n'entends point \(fùs 'donner
en cela des régies auxquelles vous deviez vou^
tenir dans cette négociation. Agissez pour moi
comme un bon tuteur pour son pupille; mais
ne chargez pas ces messieurs d'un traité qui leur
soit onéreux. Cette entreprise n'a de leur part
qu'un objet de profit , il faut qu'ils gagnent ; de
ma part elle a un autre objet, il suffit que je
vive; et, toute réflexion faite, je puis bien vivre
à moins de ce que je vous ai marqué. Ainsi n'a-
busons pas de la résolution où ils paroissent
être d'entreprendre cette affaire à quelque prix
que ce soit : comme tout le risque demeure de
leur côté , il doit être compensé par les avan-
tages. Faites l'accord dans cet esprit, et soyez
sûr que de i^ part il sera ratifié.
Je vous vois avec plaisir prendre cette peine:
voilà, monsieur, le sçul compliment que je vous
ferai jamais.
A M. D'IVERNOIS.
Motiers, le 17 décembre 1764.
Il est bon , monsieur , que vous sachiez que ,
depuis votre départ d'ici , je n'ai reçu aucune de
vos lettres , ni nouvelles d'aucune espèce par le
canal de personne , quoique vous m'eussiez pro*-
mis de m^annoncer votre heureuse arrivée ^ Ge-
!î88 COllRESPOjîftANCÊ.
néve, et de m écrire même auparavant. X^oUâl
pDtfvez coùcevoir mon inquiétude. Je sais bien
que c*qst l'ordinaire quon m'accable de lettres
inutiles , et que tout se taise dans les moments
essentiels; je metois flatté cependant qu'il y
auroit dans celui-ci quelque exception en ma
faveur. Je me suis trompé. Il fatit prendre pa-
tience , et se résoudre à attendre qu'il tous plaise
de me donner des nouvelles de votre santé, que
je souhaite être bonne de tout mon cœur.
Mes respects à madame , je vou3 supplie. *
A M. D'IVERNOIS.
«
Motters, le 29 déôeiùbré ï^64*
J'ai reçu, monsieur, toutes les lettres que vous
m'avez fait l'amitié de m'écrire , jusqu'à celle du
25 inclusivement. J'ai aussi reçu les estampes
que vous avez eu la bonté de m'eilvoyer ; mais
le messager de Genève n'étant point encore de
retour , je n'ai pas reçu , par conséquent , leâ
deux paquets que vous lui avez remis , et je n'ai
pas non plus entendu parler encore du paquet
que vous m'avez envoyé par le voiturier. Je prie-y
rai M. le trésorier de s'en faire informer à Neu-
chatel , puisqu'il y ^oit être de retour depuis
plusieurs jours.
Leà vacherins que vous m'envoyez seront dis-
tribués en totre nom dans votre famille. La
caisse de vin de Lavaux, que vous m'annoncez,»
ûe sera reçue qu'en payant le prix , sans quoi
j
ANNÉE 1764. 289
elle restera chez M. dlvernois. Je croyôîs que
vous feriez quelque attention à ce dont nous
étious convenus ici : puisque vous n y voulez pas
avair égard, ce sera désormais mon affaire; et
je vous avoue que je commence à craindre que
le train que vous avez pris ne produise entre
nous une rupture qui maffligeroit beaucoup. Ce
quily a de parfaitement sûr , c'est que personne
au inbnde ne sera bien reçu à vouloir me faire
des présents par force; les vôtres, monsieur ^
sont si fréquents , et, j'ose dire^ si obstinés, que
de la part de tout autre homme , en qui je re-
qonnottrois moins de franchise , je croirois qu'il
cache quelque vue secrète qui ne se découvriroit
qu en temps et lieu.
Mon cher monsieur , vivons bons amis , je
vous en supplie. Les soins que vous vous donnez
pour mes petites commissions me sont très pré-
cieuxi Si vous voulez que je croie qu ils ne vous
sont pas importuns ) faites-moi des comptes si
exacts qu'il n'y soit pas même oublié le papier
pour leè paquets , ou la ficelle des emballageis ; à
cette condition j'accepte vos soins obligeants,
et toute mon affection ne vous est pas moins
acquise que ma reconnoissance vous est due.
Mais, de grâce, ne rendez pas' là-dessus une
troisième explication nécessaire , car elle seroit
la dernière bien sûrement.
Je suis €[t, serai même plusieurs années; hors
d'état de m'occuper des objets relatifs à Fdm-
primé! qu'une personne vous a remis pour me
17. »»
le prêter; aiusi, s'il faut s en servir, prompftf-
ment , je serai contraint de le renvoyer sans en
faire usage. Mon intention étoit de rassembler
des matériaux pour le temps éloigné de me»
loisirs, si jamais il vient, de quoi je doute: ainsi
ne m envoyez rien là-dessus qui ne puisse rester
entre mes mains , sans autre condition qtie de
l'y retrouver quand on voudra.
Vous trouverez ci^jointe la copie de la lettre
de remerciement que M. G....r m'a écrite^ Com-
ment se peut-il qu'avec un coeur si aimant et si
tendre , je ne trouve par-tout que haine et que
malveillants ? Je ne puis là-^dessus me vaincre v
l'idée d'un seul ennemi, quoique injuste, me fait
sécher de douleur. Genevois, Genevois, il faut
que mon amitié pour vous n^e coûte à la fin la
vie.
Obliges(-moi , mon cher monsieur , ea^ m en^
toyant la note de Targent que vous avez dé«
bourse pour toutes mes commissioits , et d'en
tirer sur moi le montant par lettre^de-ohange,
eu de me marquer par qui je.doi» vous le faire
t^nir. N'omettez pas ce qu'a fourni monsieur
Deluc. Je vous embrasse de tout nion eœur.
A M. DUPEYROU.
• 3 1 décembre fjSl^.
Votre lettre m'a touché jusqu'aux larmes. Je
vois que je ne me suis pas trompé , et que vous
avez une ame honnête. Vous serez un homme
ÀSNéfe 1764. igt,
pi*écîeux à mon cœun Lisez Fimprimé ci-joînt (i).
Voilà , monsieur , à quels ennemis j ai affaire ;
Voilà les armés dont ils m'attaquent. Renvoyez»
moi cette pièce quand vous l'aurez lue ; ejle en-»
trera dans les monuments de l'histoire de ma
vie. O! quand un jour le Voile sera tiré, que la
postérité m'aimera ! quelle bénira ma mémoire I
Vous , aimez-moi maintenant , et croyez que je
n'en suis pas indigne. Je vous embrasse»
A M. D^ÎVERNOIS.
Motiers) le 3i décembre 1764^
Jfc re^is , mon cher monsieur, vatre lettre du
28 et les feuilles de la réponse; vous recevrez
aussi bientôt la musique que vous demandez*
J*ai reçu par ce même courrier un imprimé in-
titulé , Sentiments des citàjens. J aï d'abord re-
connu le style pastoral de monsieur Vernes , dé-
fenseur de la foi , de la vérité , de la vertu, et de
la charité chrétienne. Les citoyens ne pouvoient
choisir un plus digne organe pour déclarelr au
public leurs sentiments» Il est très à souhaiter
que cette pièce se répande en Europe; elle achè-
vera ce que le décret a commencé.
Tout ce qu'on me marque de monsieur le
Premier est d'un magistrat bien sage. Si les autres
Fétoient autant , tout seroit bientôt pacifié , et
les choses rentreroient dans l'état douteux où
(i) Le libelle intitule, «fen/i/wenfy des Citoyens.
19.
292 CORRESPONDANCE.
peut-êti*eîl seroit à désirer quelles fussent en-*
core. Mais fiez-vous aux sottises qUe ranimosité
leur fera faire : ils vont désormais travailler pour
vous.
Les deux exemplaires que demande M*^*sont
sans doute pour travailler dessus: mais n'im-
porte; je les lui enverrois avfec grand plaisir, si
j'en avois Vpccasion , sur-tout s'il vouloit pren-
dre le ton de monsieur Yernes. Si par hasard
cétoit en effet par goût pour l'ouvrage , M*** se-
roit un théologien bien étonnant : mais, laissez-
les faire. La colère les transporte : comme ils
vont prêter le flanc 1 O, monsieur, si tous ces
gens-là, moyis brutaux, moins rognes, s'étoient
avisés de me prendre par des caresses , j'étois
perdu , je sens que jamais je n'aurois pu résis-
ter ; mais , par le côté qu'ils m'ont pris , je suis
à l'épreuve. Ils feront tant qu'ils me rendront
illustre et grand , au lieu que j'étois fait pour
n'être jamais qu'un petit garçon. Je vous em-
brasse de tout mon coeur.
A M. ***,
Au «UJet d'un MiMOIRS en faveur des PROTBflTAIITfl,
que Ton devoit adresser aux évéques de France.
1765.
La lettre, monsieur, etle mémoire de M***,
que vous m'avez envoyés, confirment bien l'es-
time et le respect que j'avois pour leur auteur. Il
y a dans ce mémoire des choses qui sont tout-à-
fait bien ; cependant il me parott que le plan et
ANNÉE 1765. 293
Fexécution demanderoient une refonte confor-
me aux excellentes observations contenues dans
votre lettre. L'idée d'adresser un mémoire aux
évêques n'a pas tant pour but de les persuader
eux-mêmes , que de persuader indirectement la
cour et le clergé catholique, qui seront plus
portés à donner au corps épiscopal le tort dont
on ne les chargera pas eux-mêmes. D où il doit
arriver que les évêques auront honte d élever
des oppositions à la tolérance des protestants ,
ou que , s'ils font ces oppositions, ils attireront
.contre eux la clameur publique , et peut-être les
rebuffades de la cour.
Sur cette idée il paroît qu'il ne s'agit pas tant ,
comme vous le dites très bien , d'explications sur
la doctrine , qui sont assez connues et ont été
données mille fois , que d'une exposition politi-
. que et adroite de l'utilité dont les protestants
sont à la France; à quoi l'oii peut ajouter la
bonne remarque de M***, sur l'impossibilité re-
connue de les réunir à l'église, et par consé-
quent sur l'inutilité de les opprimer; oppression
qui, ne pouvant les détruire, ne. peut servir
qu'à les aliéner.
En prenant les évêques, qui, pour la plupart,
sont des plus grandes maisons du royaume, du
côté des avantagés de leur naissance et de leurs
places, on peut leur montrer avec force com-
bien ils doivent être attachés au bien de l'état à
proportion du bien dont il les comble, et des
privilèges qu'il leur accorde; combien il seroit
294 CORRESPOND ANCP.
horrible à eux de préférer leur intérêt et leur
ambition particulière au bien général d'une so-
ciété dont ils sont les. principaux membres; on
peut leur prouver que leurs devoirs de citoyens ,
loin detre opposés à ceux de leur ministère V en
reçoivent de nouvelles forces ,, que Fhumanité ,
la religion, la patrie, leur .prescrivent la même
conduite et la même obligation de protéger
leurs malheureux frères opprimés plutôt que de
les pour3uivre. Il y a mille choses vives et sail-
lantes à dire là-dessus , en leur faisant honte d'un
côté de leurs maximes barbares, sans pourtant
les leur reprocher , et de l'autre en excitant con^
tre eux l'indignation du ministère et des autres
ordres du royaume , sans pourtant paroître y
tâcher,
. Je suis , monsieur , si pressé , si accablé , si
surchargé de lettres, que je ne puis vous jeter
ici quelques idées qu'avec la plus grande rapi-
dité. Je voudrois pouvoir entreprendre ce mé-
moire, mais cela m'est absolument impossible ^
et j'en ai bien du regret; car, outre le plaisir de
bien faire, j'y trouverois un des plus beaux
sujets qui puissent honorer la plume d'un aur-
teur. Cet ouvrage peut être un chef-d'œuvre de
politique et d'éloquence, pourvu qu'on y mette
le temps; mais je ne crois pas qu'il puisse être
bien traité par un théologien. Je vous salue,
monsieur , de tout mon cœur.
I
ANNÉE 1765. ^95
A M. MOULTOU.
Motiers, le 7 janvier 1765.
Il étoit bien cruel , monsieur, que chacun de
nous désirant si fort conserver 1 amitié de Tau-
tre , crut également I avoir perdue. Je me sou-
viens très bien, moi qui suis si peu exact à
écrire , de vous avoir écrit le dernier. Votre si-
lence obstiné me navra Famé , et me fit croire
que ceux» qui vouloient vous détacher de moi
avoient réussi ; cependant , même dans cette
supposition , je plaignois votre foiblesse sans ac-
cuser votre cœur; et mes plaintes, peut-être in-
discrètes , prouvoient , mieux que n eût fait mon
silence, lamertume de ma douleur. Que pou-
voit faire de plus un homme qui ne s est jamais
départi de ces deux maximes, et ne s en veut ja^
mats départir : lune de ne jamais rechercher per-
sonne, Tautre de ne point courir après ceux qui
s'en vont? Votre retraite m'a déchiré : si vous
revenez sincèrement , votre retour me rendra la
vie. Malheureusement , je trouve dans votre let-
tre plus déloges que de sentiments. Je n'ai que
faire de vos louanges, et je donnerois mon sang
pour votre amitié.
Quant à mon dernier écrit, loin de l'avoir
fait par animosité , je ne l'ai fait qu'avec la plus
grande répugnance, et vivement sollicité : c'est
MU devoir que j'ai rempli sans m'y complaire :
mais je n'ai qu'un ton ; tant pis pour ceux qui
2q6 courçspokdahce.
irie forcent de le prendre, car je n'en changerai
sûrement pas pour. eux. Du reste, ne craignez
rien de leffet de mon livre ; il ne fera du mal
qu'à moi. Je connois: mieux que vous la bour-
geoisie dç Genève; elle n ira. pas plus loin qu'il
ne faut , je vous en réponds,
Hi ipotus anîmorum atque haeç certamjna taqts^
Pulveris exigui jactu compressa quiescent.
Moultou^ je n'aime à vous voir , ni D>inistre ,
ni citoyen de Genève. Dans l'état où sont k»
mœurs, les goûts, les esprits dans cette ville,
y pjus n'êtes pas fait pour l'habiter. «Si cette, dé-
claration vous fâche encore, ne nousxaccom-
modons pgs , car, je ne cesserai point de vous la
faire. Le plus mauvais parti qu'un homme de
votre portée puisse prendre est celui de se .par-»
tag^r. Il faut être tout*à-fait comme leâ^^tres,
ou toiit-à-rfait comme soi. Pensez-y. Je vous em-
brasse.
; Saluez de ma part votre vénérable père.
A M. D'IVERNOIS,
Motiers, le 7 janvier 1765.
J'ai reçu, monsieur, avec vos dernières Jet-»
très, comprise celle du 5 , la réponse aux Lettres
écrites de la .campagne.. Cet ouvrage est excel-
lent, et doit être en tout temps le manuel: des
citoyens. Voilà, monsieur, le ton respectueux,
mais ferme et, noble, qu'il faut toujours pren-
ANNÉE 1765. 297
dre, au lieu du ton craintif et rampant dont on
n'o^pit sortir autrefois ; mais il ne faut jainais
passer au-delà. Vos magistrats n'étant plus pies
supérieurs, je puis, vis-à-vis deux, prendre un
ton qu'il ne yous conviendroit pas d'imiter,
> Je vous remercie derechef des soins sans nom-
bre que, vo.us ave^bien voulu prendre pour mes
petites commissions , mais qui sont g^randes par
la peine continuelle qu'elles vous donnent ; car
il semble, à votre activité, que vous ne pouvez
être occupé que de moi. Vos soins obligeants ,
monsieur, peuvent m'être aussi utiles que votre
amitié me. sera précieuse ; et , lorsque vous vou-
drez bien observer nos conditions, une fois à
mon aise de ce coté , bien sur de. vos bontés , je
n'épargnerai point vos peines.
Je n'ai point encore donné le louis de votre
part à ma pauvre voisine ; premièrement, parce-
que sa santé étant passable à présent , elle n'est
pas absolument sous la condition que vous y
avez .mise ; et , en second lieu , parceque vous
exigez de n'être pas nommé, condition que je
ne puis admettre , parceque ce seroit faire pré-
sumer à ces bonnes gens que cette libéralité vient
de moi, et que je me cache par modestie ; idée
à laquelle il ne me convient pas de donner lieu.
. Bien des remerciements à M. Deluc fils , de sa
bonne volonté. Je ne vous cacherai pas que l'op-
tique me seroit fort agréable; mais, première-
ment , je ne consentirai point que M. Deluc , déjà
. §i chargé d'autres occupations , s'en donne la
29B CORRESPONDANCE.
peine lui*inême , et je crains que cette fontaisie
ne coijte plus d-argept que je n y en puis mettre
pour le présent. Mais il m a promis de me pour-*
¥oir d*un microscope; peut -^ être mième eafau-
droit-il deux. Il en sait lusa^e, il décidera. Je se-
rois bien aise aussi d avoir, en couleurs bien
pures , un peu d'outremer et de carmin , du vert
de vessie, et de la gomme arabique.
II est très à désirer que la fermentation causée
par les derniers écrits n ait rien de tumultueux.
Si les Genevois sont sages, ils se réuniront, mais
paisiblement ; ils ne se livreront à aucune im-
pétuosité , et ne feront aucune démarche brus-
que. Il est vrai que la longueur du temps est
contre eux; car on travaillera fortemei^t à les
desunir, et tôt ou tard on réussira. La combi**
saison des droits , des préjugés , des circonstan-
ces , exige dans le& démarches autant de sagesse
que de fermeté. Il est des moments qui ne re-
viennent plus quand on les néglige ; mais il faut
autant de pénétration pour les connottre, que
d'adresse à les saisir. N y auroit-il pas moyen de
ipé veiller un peu le Deux-cents ? S'il ne voit pas ici
son intérêt, ses membres ne sont que des cru*
ches. Mais tenez-vous sûrs qu'on vous tendra des
pièges , et craignez les faux frères. Profitez du
zèle apparent de M. Ch. , mais ne vous y fiez pas,
je vous le répète. Ne comptez point non plus sur
l'homme dont vous m'avez envoyé une réponse.
S'il faut agir, que ce soit plus loin. Du re^te, je
commence à pepser que , si Ton se conduit HeUf
ANNÉE 1765. 299
cette ressource hasardeuse ne sera pas nécessaire.
Vous voulez une inscription sur votre exem'«
plaire. Mes bons Saint-Gervaisiens en ont mis
une qui se rapporte à Fouvragfe : en voici une au-
tre qui se rapporte à Fauteur : jilto quœsivit cœlo
lucem , ingemuitque repertâ.
Je suis fâché de vous donner du latin : mais
le françois ne vaut rien pour ce genre ; il est mou,
il est mort, il n a pas plus de nerf que de vie.
MiUe remerciements , je vous prie , à madame
dlverftois , pour la bonté qu elle a eue de prési-
der à lâchât pour mademoiselle Le Vasseur. Son
goût se montre dans ses emplettes comme son
esprit dans ses lettres. Je vous embrasse de tout
mon cœur.
Voici une lettre pour M. Moultou : la sienpe
ma fait le plus grand plaisir, et mon cceur en
avoit besoin.
Je m'aperçois que l'inscription ci-dessus est
beaucoup trop longue pour lusage que vous
en voulez faire. En voici une de Imvention de
M. Moultou , qui dit à-peu-près la même chose
en moins de mots : Luget et monet] *
J oubliois de vous dire que le premier de ce
mois messieurs deCouvet me firent prier par une
députâtion de vouloir bien agréer la bourgeoisie
de leur communauté, ce que^je fis avec recon-
noissance ; et , le lendemain , un des gouverneurs
avec le secrétaire, m'apportèrent des lettres con-
çues en ternies très obligeants et trèshonorables,
et dans le cartouche desquelles, dessiné en mi-»
3oo CORRESPONDANCE.
niature , il8 avoient eu Fattention de mettre ma
dévide. Je leur dis , car je ne veux rien vous taire,
que je me tenois plus libre , sujet d un roi juste,
et plus honoré d être membre d'une commu-
nauté où régnoit légalité et la concorde , que
citoyen d une république où les lois n etoient
qu un mot , et la liberté qu un leurre. Il est dit
dans les lettres que la délibération a été unanime
aul suffrages de cent vingt-cinq voix. I
Hier labbaye de Tarquebuse de C!ouvel| me fit
offrir le même honneur, et je lacceptai de lùême.
Vous savez que je suis déjà de celle de Mo tiers.
Je vous avoue que je suis plus flatté de ces mar-
ques de bienveillance, après un assez long séj^our
dans le pays pour que ma conduite et mes mœurs
y fussent connues , que si elles m'eussent été pro-
diguées d*abqrd en y arrivant.
A M. DE GAUFFECOURT.
Motiers-Travers, le 12 janvier 1765.
Je suis bien aise, mon cher papa, que vous
puissiez envisager , dans la sérénité de votre pai-
sible apathie , les agitations et les traverses de ma
vie, et que vous ne laissiez pas de prendre aux
soupirs qu elles m'arrachent un intérêt digne de
notre ancienne amitié.
Je voudrois encore plus que vous que le moi
parût moins dans les Lettres écrites de la mon-
tagne ; mais sans le moi ces lettres n auroient
point existé. Quand on fit expirer le malheureux
ANNÉE 1765. 3ot
Calas €ur la roue, il lui étoit difficile d oublier
qu il étoit là.
Vous doutez qu on permette une réponse.'
Vous vous trompez, ils répondront par des li-
belles diffamatoires : c est ce que j attends pour
achever de les écraser. Que je suis heureux qu'on
ne se soit pas avisé de me prendre par des ca-
resses ! j'étois perdu, je sens que je naurois ja-
mais résisté. Grâce au ciel , on ne ma pas çkté
de ce côté-là, et je me sens inébranlable par ce-
lui qu on a choisi. Ces gens-là feront tant qu'ils
me rendront grand et illustre , au lieu que na-
turellement je ne devois être qu'un petit garçon.
Tout ceci n'est pas fini : vous verrez la suite , et
vous sentirez, je l'espère, que les outrages et les
libelles n'auront pas avili votre ami. Mes saluta-
tions , je vous prie, à M. de Quinsonas : les deus
lignes qu'il a jointes à votre lettre me sont pré-
cieuses ; son amitié me paroit désirable , et il
seroit bien doux de la former par un médiateur
tel que vous.
Je vous prie de faire dire à M. Bourgeois que
je n'oublie point sa lettre , mais que j'attends
pour y répondre d'avoir quelque chose de positif
à lui marquer. Je suis fâché de ne pas savpir son
adresse.
Bonjour, bon papa, parlez-moi de temps en
temps de votre santé et de votre amitié. Je vous
embrasse de tout mon cœur.
P. S. Il paroit à Genève une espèce de désir
3o2 CÔRtlESI*ÔNBÂN<ÎÈ.
de se rapprocher de part et d'autre. Plût à DîetI
que ce désir fat sincère d'un côté , et que j'eusse
la joie de voir finir des divisions dont je suis la
cause innocente ! Plût à Dieu que je pusse con-*
tribuer moi-même à cette bonne œuvre par
toutes les déférences et satisfactions que Thon-
neur peut nie permettre ! Je n'aurois rien fait de
ma vie d'aussi bon cœur , et dès ce moment je
me tairois pour jamais.
A M. DUCLOS.
Motiers, le i3 janvier 176$.
J'attendoîs , mon cher ami , pour vous remer-»
cîer de votre présent que j'eusse eu le plaisir de
lire cette nouvelle édition et de la comparer
avec la précédente; mais la situation violente où
me jette la fureur de mes ennemis ne me laisse
pas un moment de relâche ; et il failt renvoyer
les plaisirs à des. moments plus henreux , s'il
m'est encore permis d'en attendre. Votre portrait
ti'avoit pas besoin die la circonstance pour me
causer de l'émotion ; mais il est vrai qu'elle en
a été plu^ vive par la comparaison de mes mi-
sèfes {présentes avec les temps où j'avois ïe boti-"
heur de vous voir tous les jours. Je voudroi^r
Ken que vous me fissiez l'amitié de m'en donner
une seconde épreuve pour mon porte-feuille-
Les vrais amis sont trop rares jpour qu'en effet
la planche ne restât pas long-temps neuve, si
Vous n'en donniez qu'une épreuve à chacun des
ANiïÉE 1765. 3o3
vôtres; mais j*o^e ici dire au nom de tous qu'ils
sont bien dignes que vous Fusiez pour eux.
Quoique je sache que vous n êtes point fait
pour en perdre, je suis peu surpris que vous
ayez à vous plaindre de ceux avec lesquels j'ai
été forcé de rompre. Je sens que quiconque est
un faux ami pour moi n en peut être un vrai
pour personne.
Ils travaillent beaucoup à me faciliter lentre-*
prise d'écrire ma vie, que vous m'exhortez de
reprendre. Il vient de paroître à Genève un li-
belle effroyable , pour lequel la dame d'E y a
fourni des mémoires à sa manière, lesquels me
mettent déjà fort à mon aise vis-à-vis d elle et
dé ce qui lentoure* Dieu me préserve toutefois
de I imiter même en me défendant ! Mais sans
révéler les secrets quelle m'a confiés, il m'en
reste assez de ceux que je ne tiens pas d'elle pour
la faire ccmhoître autant qu^il est nécessaire en
ce qui se rapporte à moi. Elle ne me croit pas si
bien instruit; mais, puisqu'elle m'y force, elle
apprendra qudqiiejôur combien j'ai été discret.
Je vous avoue cependant que j'ai peine encore
à vaincre ma répugnance , et je prendrai du
moins des mesures pour que rien ne paroisse de
mon vivant. Mais j'ai beaucoup à dire , et je
dirai tout ; je n'omettrai pas une de mes fautes ,
pas même une de mes mauvaises pensées. Je me
peindrai tel que je fus, tel que je suis: le mal
of&isquera presque toujours le bien ; et, malgré
cela , j'ai peine à croire qu'aucun de mes lec-
3o4 CORhESPOîÎDANCE.
teurs ose se dire , je suis méilletir que ne Ait Cet
homme-là.
Cher ami, j ai le cœur oppressé , j ai les yeux
gonflés de larmes ; jamais être humain n'éprouva
tant de maux à-'la-fois. Je me tais^ je souffre,
et j'étouffe. Que ne suis-je auprès de vous! du
moins je respirerois. Je vous embrasse.
«
A M. D'IVERNOIS.
Mo tiers, le 17 janvier lyfô
Votre lettre , monsieur , du 9 de ce Brois n^
m est parvenue qu'hier, et très certainement
elle avoit été ouverte.
Il me semble que je ne serois pas de votre avis
sur la question de porter ou de ne pas porter au
conseil général les griefs de la bourgeoisie, puis-
qu'en supposant de la part du petit conseil Je
refus de la satisfaire sur ses grieé , il n'y a nul^
autre moyen de prouver qu'il y est obligé : car
enfin de ce que des particuliers, se plaignent,
il ne s'ensuit pas qu'ils aient raison de se plain-
dre , et de ce qu'ils disent que la loi a été violée
il ne s'ensuit pas que cela soit vrai , snr^iout
quand le conseil n'en convient pas. Je vois ici
deux parties; savoir , les représentants et le pe-
tit cotiseil. Qui sera juge entre lés deux?
D'ailleurs la grande affaire en cette occasion
est d'annuler le prétendu droit négatif dans sa.
partie qui n'est pas légitime; et rien n'est plus
important pour constater cette nullité que l'ap-'
ANNÉE 1765/ 3o5
pel SLVk conseil général. Le fait seul, de cette as-
semblée donneroit aux représentants gain de
cause quand même leurs griefs n'y seroient pas
adoptés. •
Je conviens que par la diminution du nombre
cette souveraine assemblée perdra peu-à-peu
son autorité ; mais cet inconvénient ^ peut-èf re
inévitable ^t encore éloigné , et il est bien plus
grand en renonçant dès à présent aux conseils
généraux. Il est certain que votre gouvernement
tend rapidement à laristpcratie héréditaire ;
mais il ne s ensuit pas qu on doive abandonner
dès à présent un bon remède, et sur-tout s'il est
unique ^ seulement parcequ'on prévoit qu'il per-
dra sa force un jour. Mille incidents peuvent
d'ailleurs retarder ce progrès encore ; m^is si le
petit conseil demeure seul juge de vos griefs,
en tout état de cause vous ^tes perdus.
La question me paroit bien établie dans nia.
huitième lettiy. On se plaint que la loi est trans-
gressée. Si le conseil convient de cette transgres-
sion et larépare j tout est dit, et vous n avez rien
à demander de plus; mais s'il n'en convient pas,
x>u refuse de la réparer , que vous ireste-t-il à
demander pour l'y contraindre? un conseil gé-
néral.
L'idée de faire une déclaration sommaire dei
griefs est excellente; mais il faut éviter de la
faire d'une manière trop dure qui mette le con-
seil trop au pied dû mur. Demander que le ju-
gement contre moi soit révoqué c'est demander
17. 20
3o6 GQRRE&PONDANGE.
une chose insupportable pour eux, et au^ipar-*
faitement inutile pour vous que pour moi. Il
n est pas même sur que Taffirmative passât au
' conse^ général , et ce seroît m exposer à un nou-
vel affront encore plus solennel. Mais demander
si Farticle 88 de Tordonnance ecclésiastique ne
s applique pas aux auteurs des livres ainsi qu a
ceux qui dogmatisent de vive voii^c est exiger
une décision très raisonnable , quinaris le droit
aura la mêm^force, en supposant l'affirmative ,
que si la procédure étoit annuléq , mais qui
£auve le conseil deTaffront de lannuler ouver*
tement. Sauvez à vos magistrats des rétracta-
tions humiliantes, et prévenez les interpréta-
tions arbitraires pour Fayenir. Il y a cependant
des points sur lesquels on doit exiger les déda-
rations les plus expresses ; tels sont les tribu*-
naux sans syndics , tels sont les emprisonne-
, inents faits d'office , etc. Laissez là , messieurs ,
le petit poipt cl'honneuret allez ^ solide. Voilà
mon avis.
J'ai re<;u les couleurs et le microscope ; mille
remerciements, et à M. Deluc. N'oubliez pas, je
vous supplie, de tenir une note exacte de tout.
Dans celle qi^e vous m'avez envoyée vous* avez
oublié la flanelle; je vous prie de réparer cette
omission.
Tai fait donner le louis à ma voisine; Digne
homme , que les bénédictions du ciel sur vous
et sur votre famille augmentent de jour en
ANNÉE 1765. 307
jour une fortune dont vous faites un si noble
usage !
Le messager doit partir la semaine prochaine.
Je voudrois que Vous attendissiez les occasions
de vous servir de lui plutôt que d'importuner
incessamment M. le trésorier pour tant de pë^
ttts articles qui ne pressent point du tout , et m
dont fexpédhion lui donne encore plus d'incom-
modité qu a moi d'avantage.
Ne faites rien me^re dans la gazette. Le gazé-
tier, vendu à mes ennemis, altéreroit infailli-
blgmept Votre article , ou lempoisonneroit dans
quelque autre. D'ailleurs à quoi bon? Que ne
suis^îe oublié du genre humain! Que ne puis-je,
aux dépens de cette petite gloriole, qui ne me
flatta de ma yit , jouir du repos que j'idolâtre ,
de cette paix si cfhère à mon cœur , et qu'on ne
goûte que dûtiê l'obscurité ! O si je puî^ faire une
fois mes dentiers adieux au public!... Mais peut-
être avant cet heureuiL moment faut-il les faire
à la vie. La volonté de Dieu soit faite. Je Vous
embrasse tendrement.
Je vous prie de vouloir bien donner cours à
cette lettre pour Ghambéry. Je ne puis faire la
proauration c(ue vous demandez que dans là
belle saison , voulant qu elle soit légalisée à
Yverdun ou à Neudhatel, par des^aisons que je
TOUS expliquerai et^ui n'ont aucun rapport à
la chose.
ai>.
3o8 GORRESPONDâNÛE.
A M. PICTET.
Motierft, le 19 janvier 1765^
Vous auriez toujours , monsieur, des répan*
^es bien promptes si ma diligence à les faire
étûit proportionnée au plaisir que je reçois de
vos lettres : mais il me semble que , par égard
pour ma triste situation , ^us m'avjez promis
sur cet article une indulgence dont assurément
mon cœur n a pas besoin, mais que les tracas
des faux empressés , et Imdolence de mon, état
ilie rendent chaque jour plus nécessaire. Rappe-
lez-vous donc quelquefois, je vous supplié, les
sentiments que je vous ai voués, et ne concluez
rien de mon silence contre mes déclarations.
Vous aurez pu comprendre aisément, mon-
sieur, à la lecture des Lettres de la montagne y
combien elles ont été écrites à contreK^œur. Je
n'ai jamais rempli devoir avec plus de répu-
gnance que celui qui mlmposoit cette tâ(;^e ;
mais enfin c en étoit un tant envers moi qu'en-
vers ceux qui s'étoient compromis en prenant
ma défense. J aurois pu , j'en conviens , le rem-
plir sur un autre ton : mais j« n'en ai qu'un ;
ceux qui ne l'aiment pa^. ,u^ dévoient pas me
forcer à le prendre. Puisqulla s'étudient à m'o-
bliger de leur dire leur vérité , il faut bien user
du droit qu'ils me donnent. Que je suis heu-
reux qu'ils ne se soient pas avisés de me gâter
par des caresses ! Je sens bien mon cœur, j'étois
•
ANNÉE 1765. 309
perdu s'ils m'avbieat pris de ce coté-là ; mais je
me crois à l'épreuve par celui qu'ils ont préféré.
Ce que j'ai dit à la page 202 est si simple que
vous ne pouvez m'en savoir aucun gré; mais*
vous pouvez m'en savoir un peu de ce que je n'ai
pas osé dire, et vous n'ignorez pas la raison qui
m'a rendu discret.
Puisque vous avez cependant , monsieur, le
courage d'avouer dans ces circonstances l'amitié
dont vous m'honorez , je m'en honore trop moi-
même pour ne pas vous prendre au mot. Jus-
qu'ici je n'ai point indiscrètement parlé de notre
correspondance, et je n'ai laissé voir aucune de
vos lettres ; mais par la ' permission que vous
m eu donnez j'ai montré la dernière. Par les ta-
lents qu'elle annonce , elle mérite à son auteur
la célébrité ; mais elle la lui mérite encore à
%ieilleur titre par les vertus^qui s'y font sentir.
«
A M. D.
* Motiers, le 24 janvier 1765.
\ Je VOUS avoue que je ne vois qu'avec effroi
l'engagement (i) que je vais prendre avec la
compagnie en question si l'affaire se consomme ;
ainsi quand elle manqueroit j'en serois très peu
puni. Cependant, comme j'y trôuverois 4l|^s avan-
tages solides, et une commodité très grande
pour l'exécution d'une entreprise que j'ai à
(i) Pour une édition générale de ses ouvrages.
3iO CORRESPONDANCE.
cœur , que d'ailleurs je 0e veux , pas répandre
malhonnêtement aux avances de ces messieurs,
j^ désire, si lentreprise se rompt, que ce ne
soit pas par ma faute. Ou reste, quoique je
trouve les demandes que vous avez faites en
mon nom un peu fortes; je suis fort davis,
puisqu'elles sont faites, qu'il u'en soit rien ra-
battu.
Je vous reconnois bien, monsieur ,. dans Tar*
rangement que vous me proposez au défaut de
celui-là ; mai* , quoique j'eu sois pénétré de re-
çonnoissance , je me rcconnoitrois peu moi^
même si je pouvois l'accepter sur ce pied4à :
toutefois j'y vois une ouverture pour sortir,
avec votre aide, d'un furieux embarras où je suis.
Car, dans l'état précaire où sont ma santé et ma
vie, je mourrois dans une perplexité bien cruelle
en songeant que je laisse mes papiers , mes ef-*
fets , et ma gouvernante , à la merci d'un incon-
nu. Il y aura bien du malheur si l'intérêt que
vous voulez bien prendre à moi , et la confiance
que j'ai en vous ne nous amènent pas à quelque
arrangement qui contente votre çoour san^ faire
souffrir le mien« Quand.vous serez une fois mon
dépositaire universel, je serai tranquille, et il
me semble que le repos de mes jours m'^n sera
plus do^ quand je vous en serai redevable. Jç
youdrois seulement qu'au préalable nous pus-^
sions faire une connoi^sauoe enporç plus intime.
J'ai des projets de voyage pour cet été. Ne pour-
rions-nous en fiiire quelqu'un ensemble? YQtre
ANNÉE 1765. 3ll
Mtiment vous 6ccupera-t-il si fort que vous ne
Jouissiez le quitter quelques semaines, même
quelques mois, si* le cas y échoit? Mon cher
it)ODsieur , il faut commencer par beaucoup se
connottre pour savoir bien ce qu^on fait quand
on se lie. Je m attendris à penser qu'après une
vie si inalheureuse , peut-être trou verai- je en-
core des jours sereins près de vous, et que peut-
être une chaîne de 'traverse ma-t-elle conduit à
rhomme ^que la Providence appelle à nie fermer
les yeux. Au reste je vous parle de mes voyages ,
parceqrfà force d'habitude les déplacements sont
devenus pour moi des besoins. Durant toute la
belle saison il m'est impossible de rester plus
de deux ou trois jours en place sans me con-
traindre et sans souffrir.
A M. LE COMTE DE***.
Motiers, le 16 jtiiQvieiC r^G&.
fe suis pénétré, monsieur, des téiïibîgnages
destime et de confiance dont vous jii'bdnorez :
mais , comme vous dites fort bien , laissons les
compliments', et , s'il est possible , allons à
fe
Je ne çroispas que ce que vous désire^ de moi
se prisse exécuter avec succès d'emblée dans
une seule lettre , que madame la comtesse seh-
tîi^a d'abord être vôtre ouvrage. H vaut mieux ,
ce me semble*, puisque vous m'assurez qu'elle est
portée à bieti penser de moi, que je fasse avec
3l4 ^ CORRESPONDANCE.
d'dppartenir à votre sang par des devoirs (i)w .
En voilà plus quil ne faut, madame ^ pour
m'attacherpar le plus vif intérêt au bonheur d'un
soigne couple, et l^ienaSsezJ espère ,pourm-ffa-
toriser à vou^ marquer ma reconnôissânce pour
la part qui me vient de vous des bontés qu Maour
moi M. le comte de***. J ai pensé que Fheureux
événement qui s'approche pou voit ^ selon vos ar«
rangements , me mettre avec vous en correspon-
dance; et pour un objet si respectables je sens du
plaisir à la prévenir.
Une autre idée me fait livrer àrmbn zèle avec
confiance. Les devoirs de M. le comte de*** tap-
pelleront quelquefois loin de vous. Je rends' trop
de justice à vos sentiments nobles pour douter
que si le charme de votre présence lui faisoit ou-
blier ces devoirs , ibus ne les lui rappelassiez
vous-même avec courage. Gomme un amour
fondé sur la vertu peut sans dangerbraver lab-
sence, il n'a rien de la mollesse du vice; il se
renforce par les sacrifices qui lui coûtent , et
dont il s'honore à ses propres yeux.* Qae vous
êtes heureuse , madame , d'avoir un mérite qui
vous çlet au-dessus des craintes , et un époux qui
sait si bien ^n sentir le prix ! Plus il aura de com-
pars^isons à faire, plus il s'applaudira de son
bonheur.
DiMfts ces intervalles vous* passerez un temps
•
(i) Madame la G. de B. avoît paru souhaiter que
M. Rotisseau Toulût être le parrain de l'enfant dont elle
étoit.surie point d'accoucher.
ANNÉE 1765. 3l5
très àowL à v6us occuper de lui, des chers gages
de sa tendresse , à lui en parler dans vos lettres^
à en parler 4. ceux qui preimeot part à votre
i:imo0. Dans ce nombre oserois^e, madame, me
cojmpter auprès de y ous pour quelque clft>se? J'en
ai le droit par mes sentynents : essayez si j en^
tends les vôtres, si je sens vos inquiétudes , si
qu^uefois je puis les calmer. Je ne me flatte
pas d adoucir vos peines ; mais cest quelque
chose que les p£^rtager , et voilà ce que je ferai
de tout mon cœui*. Recevez , madame , je vov^
supplie , les assurances de mon respect.
A MILORD<MAR£GHAL.
26 janvier 1765.
J'espérois, m^ilord, finir ici mes jou*enpaix;
je sens que cela n est pas possible. Quoique je vive
en. toute sûreté dans ce pays aous la protection du
roi , je suas trop près 4« Genève et de Berne qui
ne me laisseront point en repos. Vous savezà quel
usage ils jugent à propos d employer la religion:
ils en font un gros torchon de paille enduit de-
boue , quils me fourrent dans la bouche à toute
force *pour me mettre'en pièces tout à leur aise y
sans que je puisse crier. Il faut donc fuir malgré
mes maux, malgré ma paresse; il faut chercher
quelque endroit paisible où je puisse i^spifer.
Mais où aller ? Voilà , milord , sur quoi je vou9
QonMt^*
Je ne vois quer deux pays à choisir j TAngleterre
3lé CORRESPONDANCE.
OU ritalie. L'Angleterre seroît bieû plus^elon inon
humeur , mais elle es{ iAoins convenable à ma
santé , et je ne sais pas la langue : grand incon-
vénient quand oi^ s'y transplante seul. D'ailleurs
il y fait sPchcr vivre , qu'un homme qui manque
de grandes ressources ^'y doit point aller , à
moins qu'il ne veuille s'intriguer pour s'en pro-
curer, chose que je ne ferai de ma vie; cela est
plus décidé que jamais.
Le climat de l'Italie me conviendroît fort , et
moa état^ à tous égards , nte le rend de beaucoup
préférable. Mais j'ai besoin de protection pour
qu'on m'y laisse tranquille : il faudroit que quel-
qu'un des princes de ce pays-là m'accordât un
asile dans quelqu'une de ses maisons , afin que le
clergé ne nût me chercher querelle si par hasard
la fantaisie lui en pr^ioit ; et cela né me paroit
ni bienséant à demander ni facile à obtenir quand
on ne connott personne. J'aimerois assez le séjour
de Venise, que je connois déj$ ; mais quoique
Jésus ait défendu la vengeance • à seis apôtres ,
S. Marc ne se pique pas d'obéii^'SUr ce point. J'ai
pensé que si le roi ne dédaignoit pas de m'honorer
de quelque apparente commission , ou de quelque
titre sans fonctions comme sabs^ppointenients,
et qui ne signifiât rien que l'honneur que j'aurois
d'être à lui, je pourrois sous cette sauvegarde^
soit à Yienise soit ailleurs, jdulr^en sûreté du
respect qu on porte à tout ce qifi lui apjpartient.
Voyez , milord , si dans cette occurrence votre
sollicitude paternelle imagineroit quelque chose
. ANNÉE 1765. 317
pour me préserver daller.»., (i), ce
qui seroit finir assez tristement une vie bien
malheureuse. C'est une chose bien précieuse à
mon cœur que le repos , mais qui me seroit
bien plus précieuse encore si je la tenois de
vous. Au reste , ceci n'est qu'une idée qui me
vient , et qui peut-être est très ridicule. Un mot
de votre part me décidera sur ce qu'il en faut
penser.
. A M. BALLIÈRE.
Motier8| le a8 ja^nvier;[765.
Deux etivois de M. Duchesne, qui ont de-
meuré très long-temps en route , m'ont apporté:,
monsieur , l'uu votre lettre et l'autre, votre li^
vre (2). Voilà ce qui m'a fait retarder si long^
temps à vous remercier de l'une et de l'autre. Que
ne donnerois-jepas pour avoirpu consulter votre
ouvrage ou vos lumières il y a dix ou douze ans,
lorsque je travaillois à rassembler les articles mal
digérés que j'avois faits pour l'Encyclopédie!
Aujourd'hui que cette collection est achevée, et
que tout ce qui s'y rapporte est entièrement ef-
facé de mon esjprit , il n'est plus temps de re-
prendre cette longue et ennuyeuse besogne,
malgré les erreur^t les fautes dont elle foui^miîle.
(i)^ Cette lacune est indéchiffrable dans le brouillpn
^e Velilteur. Il paroit quHl y a sans ou bien sous les plombs^
expression que je ne comprends pas.
(Note de FÉditeur.)
/ . ^a). Un exeiûplaire de la Théowde la^Musùjue,
3l8 CORÏlEBPONDANCE. v
J'ai pourtant le plaish* de sentir quelquefois que
j'étois , pour ainsi dire , à la piste de vos décou-
vertes, et qu'avec un peu plus d'étude et de mé^
ditation j'aurois pu peut-être en atteindre quel-
ques unes. Car, par exemple , j ai très bien vu que
l'expérience qui sert de principe à M; Rameau
n'est quune jpartie de celle des aliquotés, et que
cest de cette dernière , priâe dans sa totalité ,
qu'il faut déduire le système de notre harmonie;
mais je n'ai eu du reste que des demi-lueurs qui
n'ont fait que n» égarer. Il est trop tard pour "re-
venir maintenant sur mes pas , et il faut que mon
ouvrage reste avec toutes ses fautes , ou qu'il soit
refondu dans une seconde édition par une meil-
leure main. Plût à Dieu , monsieur^ que cette
main fut la vôtre! vous trouveriez peut-être a^sséz
de bonnes recherches toutes faites pour vous
lépargner le travail du manœuvre , et vous laisser
seulement celui de l'architecte et dû théoricien.
Recevez, monsieur, je vous supplie , mes très
humbles salutations, ^
À M. DUPEYROU.
'.*"■■ - - •.'•••
l^otiersyle 3i janvier 1765.
Voici , monsieur , deux exe4||||)Iaires de la pièce
qjue vous avez déjà yue , et que j'ai fait imprimer
à- Paris. C'étoit; hi meilleur(ç réponse qu'il me
convenoit d'y faire.
Voici aussi la procuration sur votre dernier
modèle; je doute qu'elle puisse ^avoir son Usage.
j
ANNÉE 1765. 311^
Pourvu que ce ne soit ni votre faute ni la mienne,
i] importe peu que laffaire se rompe; naturelle^
ment je dois m y attendre, et je m'y attends.
Voici enfin la lettre de M. de Buffoù, de la-
quelle je suis extrêmement touché. Je veux lui
écrire; mais la crise horrible où je suis ne me le
permettra pas sitôt. Je vous avoue cependant
que je n entends pas bien le conseil qu il me donne
de ne pas me mettre à dos M. de Voltaire; c'est
comme- si Ton conseilloit à un passant , attaqué
dans un gnand chemin , de ne pas se mettre à dos
le brigand qui Tassassine. Quai -je fait pour
m attirer les persécutions de M. de Voltaire ; et
qu ai - J6., à craindre de pire de sa part ? M. de
Buffon veut-il qi|e je fléchisse ce tigre altéré de
mon sang ? il 'sait bien que rien n apaise ni ne
fléchit jamais la fureur des tigres. Si je rampois
devant Voltaire , il en triompheroit sans doute ,
piais il ne m'ei^ égorgeroit pas moins. Des bas-ir
êesses me déshonoreroient^ et ne me sauveroient
pas. Monsieur, je sais souffrir; j'espère appren-
dre à mourir ; et qtii sait cela n'a jamais besoin
d'être làohe.
Il a fait jouer les pantins de Berne à l'aide de
son ame damnée le jésuite B dr il joue à pré<^
sent le même jeu en Hollande. Toutes les puis*
sances plient sous l'ami des ministres tant poli^
tiquôs que presbytériens. A cela que puis-je faire?
Je ne doute presque pas du sort qui m'attend sur
le canton de Berne, si j'y mets les pieds ; cepen»
dant j'en aurai le cœur net , et je veux voir jus-
3;aid CORRESPONDANCE.
quoùy dâ^s ce siècle aussi doux qu'éclairé , la
philosopliie etrhumanité seront poussées.Quand
l'inquisiteur Voltaire m'aura fait brûler, cela ne
sera pas plaisant pour moi , je l'avoue ; mais
avouez aussi que, pour la chose, cela ne sauroit
l'être plus.
• Je ne sais pas eifcore ce que je deviendrai cet
été. Je me sens ici trop près de Genève et de
Berne pour y goûter un moment de tranquillité.
Mon corps y est en sûreté , mais mon ame y est
incessamment bouleversée. Je voudrois trouver
quelque asile où je pusse au moins achever de
vivre en paix. J'ai quelque envie d'aller chercher
en Italie une inquisition plus douce , et un climat
moins rude. J'y suis désiré, et je suis sûr d'y être
accueilli. Je ne ndie propose pourtant pas de me
transplanter brusquement ^ mais d'aller ^ule-»
ment reconnottre les lieux, si mon état me le
permet , et qu'on me laisse les passages libres ,
de quoi je doute. Le projet de ce voyage trop
éloigné ne me permet pas de songer à le* faire
jBivec vous , et je crains que l'objet; qui me le fiai-
soit sur-tout désirer ne s'éloigne. Ce que j'avoîs
besoin, de connottre mieux n étoit assurément
pas la conformité de nos sentiments et de nos
principes , mais cellç de nos humeurs, dans la
supposition d'avoir, à vivre ensemble comme
vous aviez eu4'bpnnèt été de mêle proposer. Quel-
que parti que je prenne, vous connoitrez, naon-
sieur, je m'en flotte, que vous n'avez, pas jooon
ANNÉE 1765. 321
estime et ma coofiance à demi; et, si vous pou-
vez me prouver que, certains arrang[ements ne
Vous porteront pas un notable préjudice , je
vous remettrai , puisque vous le voulez bien ,
rembarras de tout ce qui regarde tant la collec-
tion de mes écrits que Thonneur de ma mémoire;
et , perdant toute autre idée que de me préparer
au dernier passage, je vous devrai avec joie le
l*epo8 du reste de mes jours»
J'ai l'esprit trop agité maintenant poUr pren-
dre un parti ; mais ^ après y avoir mieux pensé ^
quelque parti que je prenne, ce ne serd point
siEins en causer avec vous, et sans vous faire en*
trer pour beaucoup dans mes résolutions der*
nières. Je vous embrasse de tout mon cœun
A M.SAINT^BOORGEOlS;
;...i 2 février 176$^
. Jaî reçu, monsieur^ avec la lettre que vous
m ave& fait l'honneur de m'écrire le 29 janvier ^
l'écrit que vous avez pris la peine d'y joindre; Je
VOUs*remercie de l'une et de l'autrci
Vous m'assurez qu'un grand nombre de lec-
teurs me traite d'homme plein d'drgUeil , de pré«
somption , d'arrogance ; vous avez soin d'ajouter
que ce sont là leurs propres expressions^ Voilà ^
montteur , de fori^vilains vices dont je dois ta-*
chef de me corriger. Mais sans doute ces mes-»
sieurs ^ qui usent si libéralement de ces termes ^
17^ àl
322 CORRESPONDANCE.
sont eux-mêmes si remplis d'humilité , de dou-
ceur et de modestie ^ qu'il n'eSt pas aisé d'en avoir
autant qu'^x.
Je vois , monsieur ^ que vous avez de la santé ,
du loisir 9 et du goût pour la dispute: je vous en
fais mon compliment ; et pour moi, qui n'ai rien
de tout cela , je vous salue, monsieu^, de tout
mon cœur.
A M, P. CHAPPUIS,
Motiers, le i février 1765.
J'ai lu , monsieut* , avec grand plaisir la lettre
dont vous Hï'àvez honoré le 18 janvier. J^y trouvé
tant de justesse , de sens , et une si honnête fran-.
chise, que j'ai regret de ne pouvoir vous suivre
dans les détails où vous y êtes entré. Mais , de
grâce , mettez-vous à ma placé ; supposez-*vous
malade , accablé de chagrins , d'affaires , de
lettres , de Visites , excédé d'importuns de toute
espèce qui, n)e sachant que faire de leur temps ,
absorberoientimpitoyableiilientle vôtré^ et dpnt
chacun voudroit vous occuper de lui s<eul et de st9
idées. Dans cette position ^monsieury car é*est la
mienne , il me faudroit dix têtes , vingt mains^;
quatre secrétaires , et des jours de quarante-huit
heures pour répondre à tout ; encore ne pour-
rois-je contenter personne, parceque souvent
deux lignes d'objections denr^ndeùt vinglll|^ages
de solutions.
Monsieur, j'ai dit ce que je savois , et peut'-être
ce que je ne savois pas ; ce qu'il y a de sûr , c'est
ANNÉE 1765. 3îî3
que je n en sais pas davantage; ainsi je ne ferois
plus que bavarder, il vaut mieux me taire. Je vois
que la plupart de ceux qui m'écrivent pensent
comme moi sur quelques points , et différem-
ment sur d autres : tous les hommes en sont à-
peû-près là ; ilneâiut point se tourmenter de ce$
différences inévitables, sur-tout quand on est
d*açcord sur 'Fessentiel , comme il me parott que
nous le sommes vous et moi.
Je trouve les chefs aui^quels vo«is réduisez les
éclaircissements à demander au conseil assezVai-
sonnables. Il n'y a qu^le premier qu'il faut re-
trancher comme inutile, puisque, ne voulant ja-
?mais rentrer dans Genève, il m'est parfaitemei^t
égal que le jugement rendti contre moi soit ou ne
soit pas redressé. Ceux qui pensent que l'intérêt
ou la passion m'a fait agir dans cette affaire , lisent
bien mal le fond de mon cœur. Ma conduite est
une , et n'a jamais varié sur ce poinjt : si mes con-
temporains ne me rendent pas justice en ceci, je >
m'en console en me la rendant à moi-même , et
je l'attends de la postérité,
• Bonjour , monsieur. Vous croyez que j'ai fait
afyec vous en finissant ma lettre ; point du tout,
ayant oublié votre adresse , il famt maintenant la
retourner chercher d«n^ votre première lettre ,
p<erdue dans cinq cents autres , où il me faudra
peut-être une dtemî-joumée pour la trouver.. Ce
qui achève de te'étowriîir, est que je manque
d'ordre : mais le déccfuragement 'et la paresse
m'abBorbent, Éti'anéantisâent ; et je suis trop vieux
ai.
â24 CORRESPONDANCE.
/ pour me corriger de rien. Je vous salue de tout
mon^œur..
A MADAME LA M. DE V.
Motiers^ le 5 février 1765.
Au milieu des soios que vous donne , mada-
me , le zélé pour votre famille , et au premier
moment de votre convalescence , vous vous oc-
cupez de moi; vous pressentez les nouveaux
dangers. où vont me replonger les fureurs de mes
ennemis, indignés que j'uie osé montrer leur in-
justice. Vous ne vous trompez pas , madame ; on
ne peut rien imaginer de pareil à la rage qu ont
excitée les Lettres de kt montagne. Messieurs de
Berne viennent de défendre cet ouvrage en ter-
mes très insultants : je ne serois pas surpris qu on
me fit un mauvais parti sur leurs terres , lorsque
j y remettrai le piedt II faut en ce pays même
toute la protection du roi pour m y laisser en
sûreté. Le conseil de Genève, qui souffle le feu
tant ici qu'en Hollande , attend le moment d'a-
gir ouvertement à son tour, et d'achever de m'é-
craser, s'il lui est possible. De quelque côté que
je me tourne , je ne vois que gri|fes pour me dé-
chirer , et que gueules ouvertes pour m'englou-
tir. J'fspérois du moins plus d'humanité du côté
de la France : mais j'avois tort ; coupable du
crime irrémissible d'être injustement opprimé ,
je n!en dois atteindre que mon coup de grâce.
Mon parti est pris , madame y je laisserai tout
,^ ANNÉE 1765. ' 325
faire , tont dire , et je me tairai : ce n'est pourtant
jpas faute fl avoir à parler.
Je sens qu'il est impossible qu'on me laisse res-»
pirer en paix ici. Je suis trop près de Genève et
de Berne. La passion de cet te heureuse tranquil-*
iité m'agite et me travaille chaque jour davan-*
tage. Si je n'espërois la trouver à la fin , je sens
que ma constance achéveroit de m'abandonner.
J ai quelque envie d'essayer de l'Italie , dont le
dimat et l'inquisition me seront peut-être plud
doux qu'en France et qu'ici. Je tâcherai cet été de
me traîner de ce cÔté*là pour y chercher un gîte
paisible; et, si je le |>uis trouver ; je vous pro-
mets bien qu'on n'entendra plus parler de moi.
Repos,» repos, chère idole de mon cœur, où te
trbuverai*je? Est-il possible que peraonne n'en
veuille laisser jouir un homme qui ne troubla ja-
mais celui de personne ! Je ne serois pas surpris
d'être à la fiû forcé de me réfugier chez les Turcs,
et je ne doute point que je* n'y fusse accueilli
avec plus d'humanité et d'équité que chez les
chrétiens.
^ On vous dit donc, madame, que M. de Vol-
taire m'a écrit Ibus le nom du général Paoli , et
que j'ai donnédans le piège. Ceux c^ui disent c^Ia
ne jFont guère plus d'honneur, ce me semble , à
]a*probité- de M. dé Voltaire qu'à mon discerne
ment. Depuis la réception de votre lettre , voici
ce qui m'est arrivé. Un chevalier de A|alte , qui a
beaucoup bavardé dans Genève , et qui dit venir
d'Italie, est venu me voir, il y a quinze jours, de
326 GORRESPONDAIKCE.
la part du général Paoli ^faisant beaucoup Teni*»
pressé des commissioi^s doat il se'diiSt>it charge
près dé moi , mais me disant au fond très peu
de chose , et m étalant , d un air important , d'as-
sez chétives paperasses fortpochetéea. Acha'que
pièce quil me mojitroit, il^^oit tout étonné dç
me voir tirer d un tiroir la même pièce ^ et la lui
montrer à mon tour. J'di vu qu«f cela le nikorti-
fioit d autant plus , qu ayant fait tous ses efifortff
pour savoir quelles relations je pouvois avoir
eues en Corse , il na pu là^des^us m arracher , un
seul mot/ Gomme il ne nu'a point apporté de
lettres , et qu il n'a voulti ni se nolnmer , ni
me donner la moindre notion de lui , je lai
remercié des visites qu il vouloit continuer de
me faire. Il n a pas laissé de passer .encore ici
dix ou douze jours sans me revenir voir. J'ignore
ce qudl y a fait. On m'apprend qu'il est reparti
jd'hiei?- * j.
Vous vous imaginez bien, madame, qu'il n'est
plus question pour moi de la Corse, tant à cause
de l'état où je me trouve , que par mille raisons
qu!il vous est aisé d'imaginer. Ces messieurs don]t
vous nue parlez (i) ont de la saffté, du pain , du
repos; ils ont la tête libre , et le cœur épanoui par
le.hien-rètre^ils peuvent méditer et travailler à
leur aise. Selon toute apparence les troupes frdn-
çoises ,: Viis yont ^ dans «le .pays y ne. maltraiteront
(ï) 'Messiairs Helvëticis et Didetot, auxquels les Cor-
ses, disoit-bn, ^étoîé&t adressés pour avoir u{i plan de
législation»
ANNÉE 1765. 327
point leura parsoapes , .et , s ils ny vont pas,
n etnpèdbieront poiat leur travaiL Je désire pas*
sionnément v<>ir une législation de Jq\ir façop^
maisj'avoue que j ai peine à voir quel fonçlepient
ils pourroient lui donner en Corse , car malheu-
reusement les fenptmes de ce pays-là sont très
laides, et très chastes, qui pis est.
Que mon voyage projeté n aille pas, mada-
me , vous faire renoncer au vôtre. J ep ai plus
besoin que jamais , et tout peut très biep ^ arran-
ger, pourvu que vou^s veniez au commencement
ou à la fin de la belle saison. Je compte ne paiv
tir qu a la fin de mai , et revenir au mois.de sepr
tembre.
A MADAME 6UIENET.
• • •
• . . Ç février 1765.
Que j'apprenne à ma bonne amie mes bonnes
nouvelles, l^e 22 janvier , on a brûlé mon livre à
la Haye ; op doit aujourd'hui lebrûlei'à Genève^
on le brûlera, j'espère^ encore ailleurs. Voilà )^
par le froid qu il fait , des gens bien brûlants.
Que de feux de' joie brillent à mon honneur
dans FEurope ! Qu ont donc fait pies autrep
écrits pour n être pas aussi brûlés ? et que n'en
ai«je à faire brûler encore ! Mais j ai ^fini pour
ma vie ; il faut savoir mettre des bornes à sç>n
orgueil. Je n'en mets point à mon attachement
pour vous , et vous voyez qu au milieu de mes
triomphes je n'oublie pas mes amis. Augmen-
tez-en bientôt le nombre^ chère Isabelle; j'en at-^
3a8 GORRESPONJOÀNCE.
tends rheureuse nouvelle avec la plus vive im*
patience.] Il ne manque plus rien à ma gloire;
mais il manque à mon bonheur d^être grand*^
papa(i),
A MADAME DE GHENONGEAUX4
Motiers , le Ç février 1765.
Je suis entraîné , madame , dans un torrent de
inalheurs qui m'absorbe et m'ôte le temps de
vous écrire. Je me soutiens cependant assez bien.
Je n'ai plus de tète; mais mon cœur me reste
encore.
Faites-nioi Famitié , madame , de faire tenir
cette lettre à M. Tabbé de Mably , et de me faire
passet* sa réponse aussitôt qu'il se pourra. On fait
circuler sous son nom, dans Genève, une lettre
avec laquelle on achève de me traîner par les
boues ^ et toujours vers le bûcher. Je serois sûr
que cette lettre n ^st pas de lui , par cela seul
qu elle est lourdement écrite ; j en suis encore
plus sûr , paroequ^elle est basse et malhonnête^
Mais à Genève, oii Ton se con'noît aussi mal en
style qu en procédés , le public s'y trompe. Jçs
crois qu il est bon qu'on le désabuse , autant
Î^our rhonneur de M. T^ibbé de Mably que poiir
e niien. .
' >
(i) Madame^Oaienet appeloit M« Rousseau son papa.
ANNÉE 1765. 329
À M. L'ÀBBÉ DE MABLT.
t
/ Motiers , le 6 f lévrier tj^iS»
Voici, monsieur, une lettre quon vous at^
tribue, et q\ii circule dans Genève à la faveur
de votre nom. Daignez me marquçr^ non ce que
j'en dois croire, mais ce que j'en dois dire, car
je n'en puis parler comme j'en pense que quand
vous m'y aurez autorisé.
Si mes malheurs ne vous ont point fait ou-
blier nos anciennes liaisons , et Famiiié dont
vous m'honorâtes, con^ervez-la , monsieur, à
. im homme qui n'a point mérité de la perdre , et
qui vous sera toujours attaché (i).
(i)% la suite decette lettré, Rousseau a transcrit celle
attribuée à Tabbé de Mably. Elle est du 1 1 janvier 1766,
et l'extrait lui en fut envoyé de Genève , le 4 février
suivant, par un anonyme. Voici cet extrait:
M Une chose qui me fâche beaucoup , c'est la lectui^e
« que je viens de faire des Lettres de la montagne; et voilà
A toutes mes idées bouleversées sur le com{>te de Rous-
' u seau. Je le crpyois honnête bomme; je croyois que sa
u morale étqit sérieuse , qu'elle étoit dans son cœur, et
« non pas au bout de sa plume. Il me fait prendre malgré
« moi une autre façon de penser, et j'en suis affligé. SMl
^f s'étoit borné à prétendre que son déisme est un boti
« christianisnîe , et qu'on a eu tort de brûler son livre et
« de décréter sa personne , on pourroit rire de ses sp-
« phismes^ de ses paralogismes , et de ses paradoxes; et
u on auroit dit qu^il est fâcheux que l'homme le plus élo-
« quent de son siéole n^ait pas le sens commun. Mais cet
^ homme finit psir être une espèce de conjuré. Est-ce
33p GORRESPONDirNGE.
A M. D***.
Motiers , le 7 février 1765.
Je ne doute point, monsieur, quhier^ jp^^
de Deux-cent& , on naît brûlé mon livre àGe-
M Erostrate qui veut brûler le temple d^Éphèse? est-ce un
a Gracchus? Jie sais bîeki que les trois dernières lettres,
« dans lesquelles Rousseau attaque votre gouvernement,
« ne sont remplies que de déclamations et de mauvais
« raisonnements ; mais il eat à craindre que tout cela ne
u paroisse très juste, très sage ,'et très raisonnable ,là des
u têtes échauffées , et qui ne savent pas juger et goûter
u leur bonheur. Je croirois que votre gouvernement est
il aussi i>on qu'il peut l^tre, eu égard h éa situation; et,
« dans ce cas, c'est un crime que d'en troubler l'harroo-
« nie. J'espère que cette aflEatire n'aura aucune suite fà-
tt cheuse; et l'excellente tête qui a^fait le% Lettres de la
u campagne a sans doute tout ce qu'il feut pouj^ Atrete-
fi nir l'ordre au milieu delà fermentation , ouvrir les yeux
u du peuple, et lui faire, connoitre ses erreurs, ou plutôt
u celles de Rousseau. Que voulez-vous ! il n'est point de
a bonheur parfait pour les hommes, ni de gouvei:nement
u sans inconvénient. La liberté veut être achetée , elle
u est exposée à 4gs ippo^ents d'agitation et d'inquiétude.
u Malgré cela , elle vaut n|ieuxque le despotisme. Je. vous
u demanderois pardon, madame, de vous. parler si gra-
it vement, si vous étiez Parisienne; mais vous êtes Gene-
« voise, et des choses sérieuses vous plaisent plus que
tt nos colifichets. »
L'anonyme avoit accompagné cet envoi du biUet.sui-
vant :
ti O toi, le plus vertueux et le plus modeste de tous les
«hommes, sur-tout pour les statues et .les médailles,
M juge à présent lequel les mérite le mieux de celui-ci ou
u de toi ! n
ANNÉE 1765. 33l
nève ; du moins toutes les mesures étoient prises
pour cela. Vous aurez ûu qu'il iiit brûlé le 22 à
la Haye. Rey me marque que l'inquisiteur (1) a
écrit dans ce pays-'là beaucoup de lettres , et que
le ministre Ch*** de Genève s'est donné de grands
mouvements. Au surplus , on laisse Bey fort
tranquille. Tout cela n'est-il pas plaisant? Cette
affaire s'est tramée avec beaucoup' de secret et
de diligence; car le comte de B***, qui m'écrivit
peu de jours auparavant , n'en savoit rien. Vous
me direz , Pourquoi ne l'a-t-il pas empêché au
moment de l'exécution? Monsieur , j'ai par-tout
des amis puissants, illustres, et 'qui, j'en suis
très sûr, m'aiment de tout leur cœur; mais ce
sont tous gens droits , bons , doux , pacifiques ,
qui dédaignent toute voie oblique. Au con-
traire, mes ennemis sont ardents, adroits, in-
trigai^ts ^ rusés , infatigables pour nuire , et qui
manœuvrent toujours sous terre, comme les
taupes. Vous sentez que la partie n'est pas égale.
L'inquisiteur est l'homme le plus actif que la
terre ait produit; il gouverne em quelque façou
toute l'Europe.
Tu dois régner; ce monde est fait pour les méchants.
Je suis très sûr qu'à inoins que je ne lui survive
je serai persécuté jusqu'à la mort.
Je ne digère point que M. de B*** suppose que
c'est moi qui m'attire sa haine. Eh ! qu'ai-je donc
(i) M. de Voltaire. *
33â C0RKE&P0NDA19GE.
fait pour cela? Si Ton parle trop de moi /ce n'est
pas ma faute ; je me passerois d'une célébrité
acquise à ce prix. Marquez à M. de B*** tout ce
que votre amitié pour moi vous inspirera ; et ,
en attendant que je sois en état de lui écrire ,
parlez-lui , je vous supplie , de tous les senti-
ments dont vous me savez pénétré pour lui.
. M. Vernes désavoue hautement, et avec hor-
reur, le libelle où j'ai mis son nom. Il m a écrit
Ià<-dessus une lettre honnête , à laquelle j'ai ré^
pondu sur le même ton , offrant de contribuer,
Autant qu'il me seroit possible , à répandre son
désaveu. Malgré la certitude où je croyois être
que l'ouvrage étoit de lui, certains faits récents
me font soupçonner qu'il pourroit bien être de
quelqu'un qui se cache sous son manteau.
Au reste , l'imprimé de Paris s'est très promp-
tement et très singulièrement répandu à Genève.
Plusieurs particuliers en ont reçu par la poste
des exemplaires sous enveloppe , avec ces seuls
mots, écrits d'une main de femme, Lisez\ bonnes
gens! Je donnerois tout 'au monde pour savoir
qui est cette aimable femme qui s'intéresse si
vivement à un pauvre opprimé , et qui sait mar-
quer son indignation en termes si brefs et si
pleins d'énergie.
J'avois bien prévu , monsieur, que votre caU
cul ne seroit pas admissible, et qu'auprès d'un
homme. que vous aimez votre cœur feroit dérai-
sonner votre tête ennlatière d'intérêt. Nous cau-
serons dd cela plus à notre aise, en herborisant
ANNÉE 176s- 333
ùei été; car loin de renoncer à nos caravanes ^
même en supposant le voyage dltalie, je veux
bien tâcher qu il n y nuise pas. Au reste, je vous
dirai que je sens en moi, depuis quelques jours ,
une révolution qui m'étonne. Ces derniers événe-
ments , qui dévoient achever de m accabler ^
m'ont y je ne sais comment, rendu tranquille,
et même assez gai. Il me semble que je donnois
trop d'importance à des jeux d enfants. Il y a
dans toutes ces brûlerfes quelque chose de si
niais et de si bête , 'qu'il faut être plus enfant
qu'eux pour s'en émouvoir. Ma vie morale est
finie. Est-ce la peine de tant choisir la terre oti
je dois laisser mon corps ? La partie la plus pré-
cieuse demoi-même est déjà morte : les hommes
n'y peuvent plus rien , et je ne regarde j>lus tous
ces tas de magistrats si barbares y que comme
autant de vers qui s'amusent à ronger mon ca*
<]pvre.
La machine ambulante se mbntera donc cet
été pour aller herboriser ; et , si l'amitié peut
la réchauffer encore , vous serez le Prométhée
qui me rapportera le feu du ciel. Bonjour, mon*
sieur.
A M. LE NIEP8.
• >.
8 février 1765.
Je commeûçois à êlre inquiet de vous , cher
ami ^ votre lettre vient bien à propos me tirer de
peine. La violente crise où je suis me force à ne
vous parler, dans celle-ci , que de moi. Vous
334 CORRESPONDANCE.
nurez VU quW ^ brûlé le 2 a mon livre à la Haye;
Rey me marque que le ministreOhais s'est donné
beaucoup de mouvements, et que rinquhiteur
Voltaire a écrit beaucoup de lettres pour cette
affaire. Je pense qu avant-hier le Deux-cents en
a fait autant à Genève ; du moins tout étoit
préparé pour cela. Toutes ces brûleries sont si
bètes qu elles ne font plus que me faire rire. Je
Yous envoie ci-joint copie dune lettre (i) que
j écrivis avant-hier là-dessus, à une jeune fenimé
qui m'appelle son papa. Sfla lettre vous paroît
bonne, vous pouvez la foire courir, pourvu que
les copies soient exactes.
Prévoyant les chag^rins sans nombre que m'at- .
tireroit mon dernier ouvrage , je ne le fis qu'avec
répugnance, malgré moi, et vivement sollicité;
Le voilà fait, publié^ brûlé. Je m'eiî tiens là.
Non seulement je ne veux plus me mêler des
affaires de Genève, ni même en entendre pârlev^
mais, pour le coup, je quitte tout-à-fj^it la
plume; et soyez. assuré que rien au nH>nde ne
me la fera reprendre. Si l'on m'eût laissé faire,
il y a long-temps que j'aurois pri^ ce parti ; mais
il est pris si bien que , quoi qu'il arrive , rien ne
m'y fera renoncer. Je ne demande au ciel que
quelque intervalle de paix jusqu'à ma dernière
heure , et tous mes malheurs seront oubliés ;
mais, dût^n me poursuivre jusqu'au tombeau,
je cesse de me défendre. Je ferai comme les en-
• ■ . • • t
(i) C'est ceBe ci-derrière du 6 février. § '
ANNÉE 1765. â35
fants # les ivrognes , qui se laissent tomber tout
jbo0nement quand on les pousse, et ne se font
aucun mal; au lieu qu'un homme qui veut se
roidir, n'en tombe pas moins, et se casse une
jambe ou un bras par dessus le marché.
On répand donc que c'est l'inquisiteur qui
ma écrit au nom des Corses, et que j'ai donné
dans un piège si subtil. Ce qui me paroit ici
tout-à-fait bon , est que l'inquisiteur trouve
plaisant de se faire passer pour faussaire , pour««
vu qu'il me fasse passer pour dupe. Supposons
que ma stupidité fût telle que , sans autre infor-
mation , j'eusse pris cette prétendue lettre pour
argent comptant, est*il concevable qu'une pa-
reille négociatiion se fàt bornée à cette unique
lettre , sans instructions, sans éclaircissements^
sans mémoiires, sans précis d aucune espèce? ou
bien M. de Voltaire aura*t-il pris la peine de fa-
briquer aussi tout cela? Je veux que sa pro^
fonde érudition ait pu tromper, sur ce point,
mon ignorance ; tout cela n'a pu se faire au
moins sans avoir de m^ part quelque réponse ,
ne fiit-ce que pour savoir si j'acceptois la propo-
sition, n ne pouvoit mèfue avoir que cette ré-
ponse en fue pour attester ma crédulité; ainsi
son premieip soin à dû être de se la faire écrîre :
qu'ii là montre , et tout sera dit.
I Voyez éaâ^ment ces pauvres gens accordent
leurs flûtes. Au premier bruit d'une lettre que
j a vois reçue, 6n y mit aussitôt pour emplàti'e
que méssieui^s Heïvétiu^ et Diderot en atoient
^63 CORRESPONDANCE.
TièqvL de pareilles. Que sont maintenant dqpenUê^
ces lettres? M. de Voltaire a-t-il aussi voulu se
moquer d'eux? Je ris toujours de vos Parisiens,
de ces esprits si subtils ^ de ces jolis faiseurs de«
pigrammes , que leur Voltaire mène incessami-»
ment avec des conte;s de vieilles , qu on ne feroit
pas croire aux enfants. J ose dire que ce Voltaire
lui-même, avec tout son esprit, n'est quune
bête, un méchant très maladroit. II me.pour-^
suit , il m'écrase , il me persécuta ^ et peut*-être
me fera-t-il périr à la fin : grande merveille ^
avec cent mille livres de rente , tant d amis puis-
sants à la cour , et tant de si basses cajoleries
contre un pauvre homme dans mon état 1 J'ose
dire que si Voltaire , dans une situation pareille
à la mienne, osoit m'attaquer, et que je dai-»
gnasse employer contre lui ses propres armes ^
il seroit bientôt terrassé. Vous ailes juger de la
finesse de ses pièges par un fait qui peut-être sL
donné lieu au bruit qu'il a répandu , comme s'il
eût été sur d'avance du succès d'une ruse si bien
conduite. ^
Un -chevalier de, Malte ^ qui a beaucoup ba«
vardé dans Gçnéve , et d'y venir dltalie , est
venu me^voir , il y a quinze jours , de la part du
général Paoli, faisant beaucoup lempressé des
commissions dont il se disoit chargé près de
moi, mais me disant au fond très peu de chose,
et m'étalant d'un air important d'assez chétivej
paperasses fort pochetées. A chaque pièce qu'il
me monU*oit, il étoit tout étonné de me voii'
ANNÉE 1765. 337
tirer dun tiroir la même pièce, et la lui mon-
trer à mon tour. J'ai vu que cela le mortifioit
d autant plus , qu ayant fait tous ses efforts pour
Savoie quelles relations je pouvois avoir eues en
Corse, il na pu là-dessus marrachet" un seul
mot. Ck)tyim^ il Ué ni à point apporté de lettres^
tt qu'il né voulu ni se nommer, ni me donnei^
la moindre «lotion de lui , je Fai remercié des vîr
sites qu'il vôulôit continuer de me faire. Il né
pas laissé dé passer enoore ici dix ou douze jours
sans me reveuir voir.
Tout ceJa peut être une chose fort sitiiple.
ÎPeut-être , ayant quelque envie de me voir, n'a-^
Ml cherché qu un prétexté pour s'introduire , et
peVLt-^re est-ce un galant homme ^ très bien in-
tentionné , et qui n'a d'autre tort , dans ce fait ^
que d'avoir fait un peu trop lempressé poui*
Hen.*Mais comme tant de malheurs doivent
m'avoir appris à me tenir sur nies g^ardes ,
Vous m'avouerez que si «est un piège, il' n est
|>âsfin.
M. Verues m'a écrit une lettré honnête pour*
(ôiésavouer avec horreur le libelle. Je lui ai ré-
pondu très honnêtement , et je mé suis obligé
de contribuer , autant qu'il m'est possible , à ré-
jpandre son désaveu, dans le doute que quel-*
qu'un {^uâméchant ^ue lui ne ^e cache sous sori
manteau i
i'j^. Mal
338 CORRESPONDANCES
AU LORD MARÉCHAL D'ECOSSE.
.Motiers, le ii février 1765.
Vous savez , milord , une partie de ce qui
m'arrive, la brûlerie de la Haye^ la défense de
Berne , ce qui se prépare à Genève ; mais vous
ne pouvez savoir tout. Des malheurs si cons-
tants, une animosité si universelle, coromen-»
çoient à maccablef tout- à -fait. Quoique les
mauvaises nouvelles se multiplient depuis la ré-
ception de votre lettre, je suis plus tranquille,
et même assez gai. Quand ils m'auront fait tout
le mal qu'ils peuvent, je pourrai les mettre au
pis. Grâces à la protection du roi et à la vôtre ,
ma personne est en sûreté contre leurs atteintes;
xpais elle ne lest pas contre leurs tracasseries ,
et ils me le font bien sentir. Quoi qu il en soit, si
ma tête s affoiblit et s'altère, mon cœur me reste
en bon état. Je l'éprouve en lisant votre dernière
lettre et le billet que vous avez écrit pour la
commutiauté de Gouvet. Je crois que M. AI euron
s'acquittera avec plaisir de la commission que
vous lui donnez : je n'en dirois pas autant de
l'adjoint que vous lui associez pour cet effet ,
malgré l'empressement qu'il affecte. Un des
tourments de ma vie est d'avoir quelquefois à
me plaindre des gens que vous aimez, et à me
louer de ceux que vous n'aimez pas. Combien
tout ce qui vous est attaché me seroit cher s'il
vouloit seulement ne pas repousser mon zèle!
. ANNÉE 1765. 339
mBÎs VOS bontés pour moi font ici bien des ja-
loux; et j dans Poccasion, ces jaloux ne me ca-
chent pas trop leur haine. Puisse-t-elle aug-
menter sans cesse au même prix! Ma bonne
sœur EmetuUa, conservez-moi soigneusement
notre père: si je le perdois, je serois le plus
malheureux des êtres.
Avez-vous pu croire que j'aie fait la moindre
démarche pour obtenir la permission d'impri-
mer ici le recueil de mes écrits, ou pour empê-
cher que cette permission ne fût révoquée? Non ,
nxilord, j'étois si parfaitement là-dessus dans
vos sentiments sans les connoître , que dès le
commencement je parlai sur ce ton aux associés
qui se présentèrent , et à M*** qui a bien voulu
se charger de traiter avec eux. La proposition
est venue deux, et je ne -me suis point pressé
d y consentir. Du reste , je n'ai rien demandé , je
ne demande rien, je ne demanderai riçn, et,
quoi quil arrive, on ne pourra pas se vanter de
m avoir fait un refus, qui , après tout, me nuira
moins qu'à eux-mêmes , puisqu'il ne fera qu'ôter
au pays cinq ou six cent mille francs que j'y
aurois fait entrer de cette manière , et qu on ne
rebutera peut-être pas si dédaigneusement ail-
leurs. Mais s'il arrivoit, contre toute attente,
que la permission fût accordée ou ratifiée , j'a-
voue que j'en serois touché comme si personne
n'y gagnoit quç jnoi seul , et que je m'attacherois
au pays pour le reste de ma vie.
Comme probablement cela n'arrivera pas , et
aai
34o CÔRRE$P0JSPA1SCÈ*
que le vpisinagjs dç Genève me devient de jour en
jour plus iubupportablç , je jchercbd à m'^n éloîr
gner à tout prix : il ne me reste à choisir que deuJ^
asiles , TADigleterrç ou Tltalie. Mais TAngleterr^
çst trop éloignée, il y fait trop cher vivre , et rapQ
corps ni ma bourse n'en supporteroient p^as ^
trajet. Reste lltalie, et sur-tout Venise, dont le
climat et Tinquisition sont plu$ doux qu an Suisse;
mais saint Marc , quoique apôtre^ ne pardonne
guère, et jai bien dit du m^l de ses enfants.
Toutefois je crois qu'à la fin j en courrai les ris*?
ques , car j'aime encore mieux la prison et lc(
paix , que la liberté et la guerre. Le tumulte oij
je suis ne me permet encore de rien résoudre; jt;
vous en dirai davantage quand mes sens serpn^ ,
plus rassis. Un peu de vos conseils me seroit bien
nécessaire ; car je suis si malheureux quand j'agis
de moi-même , qu'après ^voir bien raisonné ,
détériora sçquor.
, A^tf. DE LEYRÏL
Motiers, le ii février i^ôS*
Je répondis, cher deLeyre , à votre lettre (n° 4}
par un gentilhonime écossais nomméM. Bosvrell ,
qui, devant s'arrêter à Turin^ n'arrivera peut-être
pas à Parme aussitôt que cette lettre. Mais une
bévue que j'ai faite est d'avoir mi.s ma lettre qi^
verte dans celle que je lui écrivis en la lui adr^ s*
sânt à Genève. Il m'en a remercié comme d'un^
marque de confiance : il se trompe, ce n'est
ANNÉE 1765. S41
ji^u tine ittar({ue d etotirderie. J'ôâpère, au reste ,
que le mal ne sera pas grand; car quoique je ne
ftlé gouvletïne pas dé ce que contenôit ma lettre,
je suis sûr âe n avoir aucun secret qui craigne
îes yeux d'un tiers.
' Vôttà ne sauriez £^voîr d'idée de l'orage qu ex-
ôite contré tttoi la publication dçs Lettres écrites
dé ià môntagke, (Test utré défense que je dieyois
à mes anciens concitoyens , et que je me devoisi
à 'rtc>i-niétiic : tnâi» comÈtte j'aime encore mieux
Jiïôn repoâ qne ma justification , ce sera mon
dérfticr écrit , quoi qtf il arrive. Si je puis faire le
recueil gféttéràl que je projette, je finirai par là ,
et , grâces au ciel , l€ puMîc n efrtendra plus par-
ter de rodî. Si M. Bos^^ell étôlt parti d'ici hui<
loursi plue tard,* je lui aurois remis pour vous un
exemplaire d^ ce dernier éérh, qui, au reste,
n'intéresse que Genève et les Genevois ; mais je
ne le reçus qu'après SK>n départ.
Une amie de M. l'abbé de Condillac et de moi
me marqua dé I^aris sa maladie et sa guérison
dans la m-ême lettré ; ce qui tne ^uval l'inquié-
todé d'appi*éudré le préroière nouvelle avant
Fî^titré. îe vois cepéndaiit, eh rejirenânt Votre
l**tre , cfue vous? m'aviez nïarqué cette première
rionvelle , m:a'îs dan» le post-scrtptutn , si séparé
du reste, et en si petit caractère , qu'à m'a voit
éit»happé dans une fort grande lettré que je ne pus
lire que très à la hâté dana la cît'constancé où je
la reçus. La même amie me ttiarque <fai\ doit
refôurfi^er en FrsÉrice Famléé prochaine, et que
34^^ CORRBSPOHDANCB.
peut-être aurai -je le plaisir de le voir. Ain^
soit-il.
Je sayois déjà par les bruits publics ce que je
savois des triomphes du jongleur Tronchin dans
votre cour. La pierre renchérira s'il faut un buste
à chaque inoculateur de la petite vérole ; et je
trouve que Tabbé Gondillac méritoit mieux ce
buste pour lavoir. gagnée y que lui pour l'avoir
guérie.
Donnez-moi de vos nouvelles , cher de Le^re y
et de celles de madame de Leyre. Vous m'appre-
nez à connoître cette digne femme , et à vous ai-
mer autant de votre attachement pour elle, que
je. vous en blâmois avant votre mariage , quand
je ne la connoissois pas. C'est une réparation
dont elle doit être contente, que celle que la
vertu arrache à la vérité. Je vous embrassç^
A M. DUPEYROU.
Motiers, le i4 février 1765.
»
Voici , monsieur y le projet que vous avez pris
la peine de dresser : sur quoi je ne vous dis rien ,
par la raison que vous savez. Je vous prie, si
cette affaire doit se conclure , de vouloir bien
décider de tout à vQtre volonté ; je confirmerai
tout, car pour moi j'ai maintenant l'esprit à mille
lieues de là ; et , sans vous , je n'irois pas plus
loin , par le seul dégoût de parler d'affaires. Si ce
que les associés disent dans leur réponse, ar-
ticle premier de mon ouvrage sur la Musique y
ANNÉE 1765. 343
s'entend du dictionnaire , je m^en rapporte \k^
dessus à la réponse verbale que je leur ai faite,
J ai sur cette compilation des engagements an-
térieurs qui ne me permettent plus den dispo--
ser ; et s'il arrivo'it que , changeant de pensée , je
le comprisse dans mon recueil , ce que je ne pro-
mets nullement , ce ne seroit qu après quil au^
Foit lété imprimé à part par le libraire auquel je
suis engagé.
Vous ne devez point y s-'il vous plaît , passer
outre que les associés n aient le consentement
formel du conseil d état, que je doute fort qu ils
obtiennent. Quant à la permission qu'ils ont de,-
mandée à la cour, je doute encore plus quelle^
leur soit accordée. Milord-maréchal connoitlà>-
dessus mes intentions ; il sait que non seulement
je ne demande rien , mais qtie J€ suis très déter-
miné à ne jamais me prévaloir de son crédit à la
cour, pour y obtenir quoi que ce puisse être , re-
lativement au pays où je vis, qui n'ait pas l'agré-
ment du gouvernement particulier du pays
même. Je n'entends me mêler en aucune façan
de ces choses-là , ni traiter qu'elles ne soient dé-
cidées. ^
Depuis hier que ma lettre est écrite, j'ai la
preuve de ce que je spupçonnois depuis quel-
ques jours , que l'écrit de Vernes trou voit ici
parmi les fqmmes autant d'applaudissement qu'il
a causé d'indignation à Genève et à Paris , et que
trois ans d'une conduite irréprochable sous leurs
yeux mêmes, ne pouvoient garantir la pauvre
344. CORRESPONDANCE.
mademoiselle Le Vasseur de 1 effet don libelle
venu d un pays où ni raoi ni elle n avons reçu.
Peu surpris que ces viles âmes ne se conmoissenl
pas mieuir en vertu qu en mérite , et se plaisent
à insulter aux malh^eureux, je prends enfin la
ferme résolution de quitter ce pays, ou du moins
ce village , et d'aller chercher une habitation où
Ton juge les gens sur leur conduite, et non sur
les libelles de leurs ennemis. Si quelque autre
honnête étranger veut connoitre Moiiers , qu il
y passe ,, s'il peut , trois ans, cofiune j ai fait , e|
puis quil en dise des nowelles.
Si je trou vois à ]^euehatel ou aux environs uni
logement convenable, je serois homme 9 Tallef
occuper eii attendant. > .
A U. DAJSTIER,
Motlers., le 17 février 176S,
. Les malheureux jours, que je passe au milieu
des tempêtes memf>êchent, monsieur, d entre-
tenir avec vous une correspand9Cice aussi iré^
quente qu il seroit à désirer pour mon^ instrno-
tion et pour ma consolation. Les bruits pitl^ies
ë^iront peut-être porté jusqu'à \0v» Yidée des
nouvelles persécution» que m'attire Fouvrage
auqudi vous ave;^ daigtié vous intéresser. J*ai
cherché tous les moyens de vous en faire panrve-
nir un exemplaire; mais U m en est venu si peu
de Hollande , si lentement , avee tant d embar-»
ras, jen suis si peu Iç maître, e|le$€»eeasionsf.
ANIMÉE 1765. 345
pbiilr aller jusqu'à vous sont si rares , qu appre»
nant qu oh a imprimé à Lyon cet ouvrage ,| je
n« doute poiat qu*îl ne vous parvienne beau-
coup plus tôt par cette voie , qu'il ne m'est pos-»
sibJe de vous le faire parvenir d'ici. Ainsi ma des-
tinée est d'être en tout prévenu par voff bontés ,
?ans pouvoir remplir envers vous aucun des de-
voirs qu'elles m'imposent. Acceptez le tribut des
malbeureux et des foibles, la reconnoissance et
f intention.
Les éclaircissements que vous ave^ bien voulu
me donner sur les affaires de Corse m'ont abso-
lument fait abandonner le projet d'aller dans ce
pays-^là, d'autant plus que, n'en recevant plus de
nouvelles, je dois juger, parles empressements
suspects dequelques inconnus , que je suis circon-
venu par des pièges dont je veux tâcher de me
garantir. Cependant on m'a fait parvenir quel-
ques pièces dont je puis tirer parti, du moins
pour mon amusement , dans la ferme résolution
où je sais de me tenir en repos pour le reste de
ma vie , et de ne plus occuper le public de moi.
Bans cette position, monsieur, je souhaiterois
fort que vous voulussiez bien , dans vos plus
grands loisirs, continuer à me communiquer
vos observations et vos idées , et m'îndiquer Tes
sources où je pourrois puiser les instructions re-
latives à cet objet. Ne pensez-vous pas que M. de
Gurzaî doit avoir là-dessuis de fort bons mémoi-
res, et'que, s'if voùloit les communiquer à un
bomniezélé, mâ|s discret, ilane pourroient que
346 CORRESPONDANCE.
lui faire honDeur, sans le compromettre ^ puis-
que rien ne resteroit écrit de ma part là-dessus
que de son aveu ^ et'qu il ne seroit nommé qu au-
tant quil consentiroit à l'être? Si vous approu-
vez cette idée , ne pourriez-vous point m'aider à
découvrir où est M. de Curzai , me procurer exac-
tement son adrese , et me mettre même en cor-
respondance avec lui ?
Me voici bientôt à la fin d'un hiver, passé ua
peu moins cruellement que le précédent quant
au corps, mais beaucoup plus quant à lame.
J'ignore encore ce que je deviendrai cet été. Je
suis ici trop voisin de Genève pour y pouvoir
jamais jouir d'un vrai repos. Je suis> bien tenté
d'aller chercher du côté de l'Italie quelque asile
où le climat et l'inquisition soient plus doux
qu'ici. D'ailleurs, mille désœuvrés me menacent
de toutes parts de leurs importunes visites , aux-
quelles je voudrois bien échapper. Que nesuis-je
plus à portée , monsieur, de recevoir la vôtre, et
que j'en aurois besoin! mais, en vérité, l'on ne
fait point un si long trajet par partie de plaisir:
et moi , dans ma vie orageuse , je ne suis pas as*
sez maître de l'avenir pour pouvoir faire un plan
fixe, sur l'exécution duquel je puisse compter.
Un de ceux qui me rient le plus est d'aller passer
quelques semaines avec un gentilhomme sa-
voyard, de mes très anciens amis, dains une de
ses terres. Seroit-il impossible d'exécuter de là
l'ancien projet d'un rendez-vous à la grande
chartreuse ? Si cette idée vous plaisoit , je sens
ANNÉE 1765- 347
qu elle auroit la préférence. Je n'ai point écrit à
madame de La Tour du Pin. Le nombre et la
force de mes tracas absorbent tous mes bons des*
seins; Si vous lui écrivez, quelle apprenne au
moins* mes remords , je vous en supplie. Si ma
fauté m attiroit sa disgrâce , je ne m en console--
roi» pas.
Vous ne me parlez point, monsieur, du petit
Compte de Thuile et du café. Il n est pas permis
d être aussi peu soigneux, pour les comptes ,
quand on l'est si fort pour les commissions. Je
vous salue, monsieur, et vous embrasse avec le
plus véritable attachement.
AM. MOULTOU,
Motiers , le 1.8 férricr 1 765 .
Ce qui arrive. ne me surprend point; je l'ai
toujours prévu , et j'ai toujours dit qu'en pareil
cas il falloit s'en tenir là. Au lieu de faire tout ce
qu'on peut , il suffit de faire tout ce qu'on doit ,
et cela est fait. On nesauroit aller plus loin sans
exposer la patrie et le repos public, ce que le
sage ne doit jamais. Quand il n'y a plus de li-
berté commune , il reste une ressource, c'est de
cultiver la liberté particulière , c'est-à-dire la ver-
tu. L'homme vertueux çst toujours libre , car en
faisant toujours son devoir, il ne fait jamais que
ce qu'il veut. Si la bourgeoisie de Genève savoit
remonter ses principes, épurer ses goûts, pren-
dre des mœurs plus sévères, en livrant ces mes-
34^ COBRESPÔNDJCSIGE.
sieurs à laTilisTsemeiit des leurs , elle leordevién-^
droit encore si respectable , qu avec leur morgue
apparente ilstremUeroient devant elle; et corail
nie i^s jongleurs de toute espèce «t leurs amis ne
vivront pas toujours, tel dutogement de circon^
stances étrlEmgères pourroit les mettre àportée de
faire examiner enfin par la justice ce que la seule
force décide aujourd'hui.
Je VOU9 prie de vouloir bien saluer fnes9ieut*9
Delqc de ma part , et leur dire que je ne puis kur
écrire. C!eanme cela n'est plu» nécessaire ni utile,
il ïtest pa» raisonnable de lexiger. On ne dmt pas"
m envier, le repos que je demande , et je crois Y 9^
voir assez payé.
Tâchez de m'en voryer , avant votre départ , ce
dont vous m'ayez parlé, non pour eu faire à pré-
sent aucun usage, mais pour prendre d'avance
tous lés arrangements nécessaires pour en fkire
uâage un jour. J'aurois même aotrechose , et ef un^
genre plus agréable, à vous proposer ;; maid nou^
en parlerons à loisir. Je vous embrasse.
A M. LE PftïNCE DE WIRTEWEERO.
Moders, le 18 février 1765.
A l'arrivée de M. de Schlieben et de Mattzaii,
je les reçus pour vous, prince; ensuite je lesgaif-
dai pour eux-^mêmes, et j'achetai une jbuméè
agréable à leurs dépens. J'en ai si rarement de'
telles , qu'il est bien naturel que j'en profite ;
et, sur les sentiments d'humanité que je leur
ANîiÉfe i^Gf)* 34g
Cit>anois, ils doivent être bien aises de me lavoir
doQU^e.
Us sont attaçWs au vertueux, prtoce Hei^ri par
des sentiments qui les honorent : pleins dé
tout ce qims venoient de voir av^près de vous ,
ils ont versé dans mon cœur attristé un baume
de vie et de consolation. Leurs discours y por^
toient un peu de ce feu qui brille encore dans
de grandes âmes ; et j ai presque oublié m^ mi-
sères en soU{]^eant de qui j avois Thonneur d être
aimé.
En tout autre temps, je ne craindrons pas nue
brouillerie avee la princes^ pour j»e inréBager
lavantagedun raccommodenieut ; mais, en vé^
rite , je suis aujourd'hui si maussade , que , n ayiant
{>oint mérité la quercille , à peii^^ osè-je espérer
e pardon. Dites-lui toutefois , je vous suppUe 9
que Tamour paternel nes< pas ei^clusif comm^
lamour conjugal; quun cœur de père, sans se
partager, se multiplie, et quordinah^ement, les
cadets nont pas. la plus mauvaise part. Mon
Isabelle est laînée , et devait êt,re la seule; mais
«a soeur est bien ingrate d'oser me traiter de vo**
lage , elle qui d abord ma forcé de 1 être , et qui
me force à présent de ne Têtre plus.
Si j'ai fait quelques vers dans ma jeunesse ,
comme ils ne valpientpas mieux quç lei vôtres ,
j aiprispourmoile conseil que je vous ai donné.
Les Benjamîiesj ou le Léi^ite dEphraim, est une
espèce de petit poëme , en prose , de sept à huit
pages , qui n a de mérite que d avoir été fait pouf
35o CORRESPONDANCE.
me distraire quand je partie de Paris ; et qui
n est digne en aucune manière de paroitre aux
yeux du héros qui daigne en parler.
A M. D'IVERNOIS.
Motiers, le 22 février 1765.
Où êtes-vous , monsieur? que faites-vous?
comment vous portez^vous? Votre absence et
votre long silence me tiennent en peine. G*est
votre tour d'être paresseux : a la bonne heure,
pourvu que je sache que vous vous portez bien,
et que madame dlvernois , que je supplie d a-
gréer mon respect-, veuille bien m en faire infor-
mer par un bulletin de deux lignes.
Le tour qu*6nt pris vos affaires, messieurs,
et les miennes , la persuasion que la vérité ni
la justice n ont plus aucune autorité parmi les
hommes, Fardent désir de me ménager quelques
moments de repos sur la fin de ma triste car-
rière, m'ont fait prendre Tirrévocable résolution
de renoncer désormais à tout commerce avec le
public, à toute correspondance hors de la plus
absolue nécessité , sur-tout à Genève, et de me
ménager quelques douleurs de moins, en igno^
rant tout ce qui se passe, et à quoi je ne peux
plus rien. Les bontés dont vous m avez comblé,
et l'avantage que j ai de vous voir deux fois
Tannée , me feront pourtant faire pour vous , si
vous 1 agréez, une exception, au moyen de la-
quelle j aurai le plaisir d avoir aussi y de temps
ANNÉE 1765. 35l
en temps , des nouvelles de nos amis , auxquels
je ne cesserai assurément point de m'intéresser.
Votre aimable parente , la jeune madame
Guyenet, après une couche assez heureuse, est
si mal depuis deux jours, qu il est à craindre
que je ne la perde. Je dis moi, car sûrement de
tout ce qui l'entoure, rien ne lui est plus vérita-
blement attaché que moi; et je le suis moins à
cause de son esprit , qui me paroit pourtant
d autant plus agréable qu elle est moins pressée
de le montrer ) qu à cause de son bon cœur et de
sa vertu; qualités rares dans tous les pays du
monde, et bien plus rares encore dans celui-ci.
Pour moi , mon cher monsieur , je ne vous
dis rien de ma situation particulière ; vous pou-
vez Fimaginer. Cependant , depuis ma résolu-
tion, je me sens lame beaucoup plus calme.
Comme je m attends à tout de la part des hom-
mes, et quils m ont déjà fait à-peu-près du pis
quils pouvoient , je tâcherai de ne plus nVaffliger
que des maux réels , c est-à-dire de ceux que ma
volonté peut faire, ou de ceux que mon corps
peut souffrir. Ces derniers me retiennent actuel-
lement dans des entraves que je tiens de votre
charité , mais qui ne laissent pas d'être fort pé-
nibles. J attends avec empressement de vos nou-
velles , çt vous embrasse, mon cher monsieur,
de tout mon cœur.
3^3 COttfiËSPÔNDAiiCËi
»
A MM. DELUC.
24 février 1765.
J appl^ends, messieurs^ que vous êtes en peiné
des lettres que vous m avez écrites. Je les ai
toutes reçues jusqu'à celle du i5 févrîet* inchi'^
siveiBe9t. Je regarde votre situation comme dé^
cidée. Vous êtes trop gens de bien pour pousseï'
les choses à lextrêmé^et ne pas préférer la pais
à la liberté. Un peuple cesse d être libre quand
les lois ont perdu leur force; mais la vertu ne
perd jamais la sienne ^ et Thomme vertueux de-«
tujeure libre toujours. Vôilà désormais , mes-^
sieurs , v^tre ressourcé : elle est assez {prahde ^
assez* belle pour vous consoler de tout ce que
vous perdez CQmme citoyenSi
Pour moi, je prends le seul parti quimei^sté y
et je le prends irrévocablement. Puisque avec dea
intentio;xs aussi pures^ puisque avec tantd amoui^
pour la justice et pour la vérité ^ je nai fait qu€^
du mal sur la terre $ ^e n en veuk plus faire , et
je me retire au-dedans de moii Je ne veux plus*
entendre parler de Genève ni de ce qui s'y passée
ici finit notre correspondance. Je vous aioterâi
toute ma vie , mais je ne vous écrirai plus. Eni-^
brassez pour moi votre père. Je vous> embrasse ^
Inessieurs , de tout mon cœuri
ANNÉE 1765. 353
AM. MEURON,
PBOGDREUR-GÉMÉRAL.
25 février 1765.
J'apprends , monsieur , avec quelle bonté de
cœur et avec quelle vigueur de courage vous avez
pris la défense d'un pauvre opprimé. Poursuivi
par la classe, et défendu par vous, je puis bien
dire comme Pompée, Victrix causa diisplacuit\
sed vicia CatonL
Toutefois je suis malKeureuic , mais non pas
vaincu ; mes persécuteurs , ai;i contraire , ont
tout fait pour ma gloire , puisqtie c est par eux
que j ai pour protecteur le plus grand des rois ,
pour père le plus vertueux des hommes , et pour
patron Fun des plus éclairés m'agistrats.
A M. DE P.
25 février 1765.
Votre lettre , moùsîetir , m'a pénétré jusqu'aux
larmes. Que la bienveillance est une douce cho-
se 1 et que n€ donnerois-j« pas pour avoir Êelle
d« tous les honnêtes gens! Puissei^t nïesi nou^
veatix patriotes ih'accorder la leur à votre exem-
ple! puisse le lieu de mon refuge être aussi ce-
lui de mes attachements! Mon cœur est bon ; il
est ouvert à tout ce qui lui ressemble ; il n'a be-
soin, j'en suis très sûr, que d'être connu pour
êirè aimé. Il reste, après la santé, trois biens
t[ui rendent sa perte plus supportable,, la paix,
la liberté , l'amitié. Tout cela, monsieur, si je le
17. 23
-N
354 CORRESPONDANCE.
trouve 9 me deviendra plus doux encore lorsque
l'eu pourrai jouii^ près de vous^
1 ' A M. DE G. P. A. A.
Février ijôS*
J^attendois des réparations ^ monsieur, et vous
jen exigez ; nous sommes fort loin de compte. Je
veux croire que vous navez point concouru,
dans les lieux où vous êtes, aux iniquités qui
sont Touvrage de vos confrères; mais il falloit,
monsieur, vous élever contre une manoeuvre
si opposée à Tesprit du christianisme , et si
déshonorante pour votre état. La lâcheté n est
pas moins répréhensihle que la violence dans
les ministres du Seigneur. Dans tous les pays du
monde il est permis à Tinnocent de défendre
son inuocence : dans le vôtre on len punit ; on
fait plus , on ose employer la religippà cet usage.
Si vous avez protesté contre cette profanation ,
vous êtes excepté dans mon livre , et je ne vous
dois point de réparation : si vous n avez pas
protesté , vous êtes coupable de connivence , et.
je vous en dois encore moins.
Agréez , monsieur , je vous supplie ^ mes salu-
tations et mon respect.
A MADAME LA GÉNÉRALE SANDOZ,
/ Mo tiers, aS février 1765*
L admiration me tue, et sur-tout de votre
part. Ah ! madame , un peu d'amitié , et , parmi
ANNÉE 1765. 355
tant d'affronts ^ je serai le plus glorieux des êtres.
Votre patrie (i) est injuste^ sans doute; maïs
avec le mal elle a produit le remède. Peut-elle
me faire quelque injustice que votre estime ne
puisse réparer? La lettre que vous tnavéz en-
voyée est d*un homme d'église j c'est tout dire ^
et peut-être trop, car il paroit assesÈ modérée
Mais , vu lé traitement que je viens d'essuyer à
l'instigatiou de ses confrères , j'attendois des ré
parations, et il en exige î vous voyeii que nous
sommes loin de compte. Gonservei-moi vos
bontés , madame; elles mci seront toujours pré^
cieuses, et j'aspire au bonheur detrè à portée dà
les culiver.
A M. DUPËYftOtJ.'
4.... 4 mars 1765^
Je vous dois une réponse, monsieur, je lé
sais. L'horrible situation de corps et d'ame où
je me trouve m'ôte la force et le courage d'é-
crire. J'attendois de vous quelques mots de
consolation ; mais je vois que vous comptez à
la rigueur avec les malheureux. Ce procéda
n'est pas injuste, mais il est unpeu dur dan0
l'amitié.
(i) La HoUand4> .
»i.
356 CORRESPONDANCE.
AU MÊME.
Motiers , le 7 mars lyôS-
Pour Dieu ^ q« vous fâchez pas , et sachez par-
donner quelques torts à vos amis dans lenrs mi-
sères. Je n ai qu un ton , monsieur, et il est quel-
quefois un peu àuK : il ne faut pas ine juger sur
mes expressions, mais sur ma condiiite. Elle
' vous honore quand mes teriaes vous offensent.
Dans le besoin que j'ai des consolations de la*
mitié 9 je sens que les. vôtres me naanquent , et je
m'en plains: cela est-^il donc si désobligeant?
Si j'ai écrit à d'autres , comment n'avez-yous
pas senti l'absolue nécessité de répondre, et sur-,
tout dans la circonstance, à des personnes avec
qui je «n'ai point de correspondance habituelle^
et qui viennent au fort de mes malheurs y pren-
dre le plus généreux intérêt? Je croyois que, sur
ces lettres mêm^s , vous yous^ diriez , il n'a pas
le temps de m* écrire ^ et que yons vous souvien-
driez de nos. conventions. Falloiti-il donc , dans
une occasion si critique, abandonner tous nies
intérêts , toutes mes affaires , mes devoirs mê-
mes, de peur de manquer avec vous à l'exacti-^
tude d'une réponse dont vous m'aviez dispensé ?
Vous vous seriez offensé de ma crainte , et vous
auriez eu raison. L'idée naême , très fausse assu-
rément , que vous aviez de m'avoir chagriné par
votre lettre, n'étoit-elle pas, pour votre bon
cœur, un motif de réparer le mal que vous sup-
j
ANNÉE 1766; 357
posiez m avoir fait ? Dieu vous préserve d'afflic-
tion ! mais, en pareil cas, soyez sûr que je ne
compterai pas vos réponses. En tout jautre cas ,
ne comptez jamais mes lettres , ou rompons
tout de suite, car aussi bien ne tarderions-nous
pas à rompre. Mon caractère vous est connu , je
ne saurois le changer.
Toutes vos autres raisons ne sont que trop
bonnes. Je vous plains dans vos tracas , et les
approches de votre goutte me chagrinent sur-^
tout vivement, d'autant plus que, dans l'extrê-
me besoin de me distraire, je me promettois des
promenades délicieuses avec vous. Je sens en-
core que ce que je vais vous dire peut être bien
déplacé parmi vos affaires; mais il faut vous
niontrer si je vous crois le cœur dur, et si je
manque de confiance en votre amitié. Je ne fais
pas des^ compliments , mais je prouve.
Il faut quitter ce pays , je le sens ; il est trop
près de Genève; on ne m'y laisseroit jamais en
repos. Il n'y a guère qu'un pays catholique qui
me convienne; et c'est de là, puisque vos minis-
tres veulent tant la guerre , qu'on peut leur en
donner le plaisir tout leur soûl. Vous sentez^
monsieur, que ce déménagement a ses embar-
ras. Voulez^vous être dépositaire de mes effets
en attendant que je me fixe ? voulez-vous ache-
ter mes livres, ou m'aider à les vendre? voulez-
vous prendre quelque arrangement, quant à mes
ouvrages , qui me délivre de l'horreur d'y penser,
et de m en occuper le reste de ma vie ? Toute
358 CORRESPONDANCE.
cette rumeur est trop vive et trop folle pour
pouvoir durer. Au bout de deux ou trois ans,
toytes les difficultés pour Tinipression seront
levées , sur-tout quand je uy serai plus. Su tous
cas, les autres liçu^, même au voisinage^ ne
Inanq^eront pas« Il y a sur tout cela <les détails
qu il seroit trop long d'écrire, et sur lesquels,
sans que vous soye^ marchand , sans que vous
me fassiei^ laumôue , cet arrangement peut
m'être utile, et ne vous pas être onéreux. Cela
demande den^ conférer. Il faut voir seulement
si vo8£|fFaires présentes vq\is permettent depen-.-
ser à celle-là.
Vous saivez donc le triste état do la pauvre'
madame Guienet, femme aimable, dun vrai
mérite, dun esprit aussi Bn que juste, et pour
qui la vertu n étoit pas un vain mot : sa faimillç
est dans la pliis graudt désolation , son mari
est au désespoir, et moi je suis déchiré. Voilà ,.
monsieur , l'objet que j ai sous les yeux pour me
consoler dun tissu de malheurs sans exemple,
J ai des accès d'abattement , cela est assez na-»
turel dans Tét^t de maladie, et ces accès sont
très sensibles, parcequ ils sont les moments où
je cherche le plus à m'épancher^ ms^is ils sont
courts , et n 'influent point sur ma ^conduite.
Mon état habituel est le courage; et vous le
verrez peut-^être dans cette affaire, si l'on me
pousse à bout \ car je me fais une loi d'être pa--
tient jusqu'au moment où l'on ne peqt plus l'être
sans lâcheté. Je ne sais quelle diable de mouche
ANNÉE 1765. 35g
a piqué vos meçsieufs ; mais il y a bien de lex*
travagance à tout ce vacarme ; ils en rougiront
«itôt qu'ils seront calmés.
Mais, que dites-vous^ monsieur, de 1 etour-
derie de vos ministres , qui devroient trembler
qu on n aperçut qu ils existent, et qui vont sotte-
ment payer pour les autres dans une affaire qui
ne les regarde pas ? Je suis persuadé qu ils s'ima*
ginent que je vais rester sur la défensive, et faire
le pénitent et lé suppliant : le conseil de Genève
le croyoit aussi ; je Tài désabusé ; je me charge
de les désabuser de même. Soyea^moi témoin ,
monsieur, de mon amour pour la paix, et du
plaisir avec lequel j avois posé les armes : s'ils
me forcent à les reprendre , je les reprendrai ,
car je he veux pas me laisser battre à terre, t'est
un point tout résolu. Quelle prise ne me don-
nent-ils pas ? A trois ou quatre près , que j'ho-
nore et que j excepte , que sont les autres? quels
mémoires n'aurai-je pas sur leur compte ? Je suis
tenté dé faire ma paix avec tous les autres cler-
gés, aux dépens du vôtre; d'en faire le bouc
d'expiation pour les péchés d'Israël. L'invention
est bonne , et son succès est certain. Ne seroit-
ce pas bien servir l'état , d'abattre si bien leur
morgue , de les avilir à tel point , qu'ils ne pus-
sent jamais plus ameuter les peuples? J'espère ne
pas me livrer à la vengeance; mais si je les tou-
che, comptez qu'ils sont morts. Au reste, il faut,
premièrement attendre l'excommunication ; car,
jusqu'à ce moment , ils me tiennent ; ils sont
36o CORRESPONDANCE.
mes pasteurs , et je leur dais du respect. J ai là-
dessus de$ maximes dont je ne me dépar|;irai ja-
mais , et c est pour cela même que je le^ trouve
bien peu sages de m'aimer mieux loup que bre-
bis.
A M. MOULTOU. î
9 mars 1766.
Vous ignorez , je le vois , cje qui S(B pas^e ici par
rapport à moi. Par des manœuvres souterraines,
que j'ignore , les ministres , Montniollip à leur
tète ^ se sont tout-à-coup déchaînés contre moi y
mais avec une telle violence que, malgré milord-
maréchal et le roi même , je suis chassé d'ici sai^s
savoir plus où trouver d'asile sur la terre; il ne
m'en reste que dans son sein. Cher Moultou,
voyez mon sort. Les plus grands sçéléraM trou-
vent un refuge; il n'y a que vptrç ami qui ^'ea
trouve point. J'aurois encore l'Angleterre ; mais
quel trajet , quelle fatigue , quellç dépende ! En-
core si j'étois seul !... Que la nature est Içnte 4 ipe
tirer d'affaire ! Je ne sais ce que je devieQdr^i j
mais , en quelque lieu que j'aiUa terminer ma
misère , souvenez-vous de votre ami.
Il n'est plus question de mon édition généjrale.
Selon toute apparence, je ne trouverai plus à la
faire; et, quand je le pourrois, je ne ^aissije
pourrois vaincre Thorrible aversion q^iie j'ai con-
çue pour ce travail. Je ne regarde auoun de mes
livres sans frén^ir, et tout ce qiiç je désire au
ANNÉE 1765. 36l
Monde est un coin de terre où je puisse mourir
en paix, sans toucher ni papier ni plume.
Je sens le prix de ce que vous ave2& fait pen-
dant quç nous ne nous écrivions plus. Je me
plaignois de vous, et vous vous occupiez de ma
défense. On ne remercie pas de ces choses-là, on
les sent,. On ne fait point d excuse, on se cor-
rige.
Voici la lettre de M. Garcin : ^1 vient bien no-
blement à moi au moment de mes plus cruels
malheurs. Du reste , ne m'instruirez plus de ce
qu'on pense ou de ce quon dit ; succès , revers ,
discours publics, tout m est devenu de la plus
grande indifférence, Je n aspire qu a mourir en
repos. Ma répugnance à me cacher est enfin vain-
cue. Je suis à-peu-près déterminé à changer de
nom , et à disparoitre de dessus la terre. Je sais
déjà quel nom je prendrai; je pourrai le pren-
dre sans scrupule; je ne mentir|ii sûrement pas.
Je vous embrasse. :
En finissant cette lettre, qui est écrite depuis
hier, j etois dans le plus grand abattement 0(1
j aie été de ma vie. M. de MontmoUin entra, et ,
dans cette entrevue , je retrouvai toute la vi-
gueur que je croyois m avoir tout-à-fait aban-
donné. Vous jugerez comment je m'en suis tiré
par la relation que j'en envoie à Ibomme du roi ,
et dont je joins ici copie , que vous pouvez mon-
trer. L'assemblée est indiquée pour la semaine
prochaine. Peut-être ma contenance en impo-
362 CORRESPONDANCE.
sera-t-elle. Ce qu il y a de sûr, c'est que je ne flé-
chirai pas. En attendant qu on sache quel parti
ils auront pris , ne montrez cette lettre à per-
sonne. Bon voyage.
A M. MEURON,
COUSEILLER d'ÉTAT ET PRDGUREÛR-céNÉRAL A NEtCHATEL.
Motiers, le 9 mars 1765.
Hier , monsieur , M. de Montmollin m'honora
d'une visite , dans laquelle nous eûmes une cqu-
férence assez vive. Après m'avoir annoncé l'ex-
communication formelle comme inévitable , il
me proposa , pour prévenir le scandale, un tem-
pérament que je refusai net. Je lui dis que je ne
voulois point' d'un état intermédiaire; que je
voulois être dedans ou dehors, en paix ou en
guerre, hrebis ou loup. Il me fit sur toute cette
affaire plusieurs objections qye je mis en pou-
dre^ car, comme il n'y a ni raison ni justice à
tout ce qu'on fait contre moi , sitôt qu'on entre
en discussion je suis fort. Pour lui montrer que
ma fermeté n'étoit point obstination , encore
moins insolence , j'offris , si la classe vouloit
rester en repos, de m'engager avec lui de ne
plus écrire de ma vie sur aucun point de reli-
gion. Il répondit qu'on se plaignoit que j'avois
déjà pris cet engagement , et que j'y avois man-
qué. Je* répliquai qu^on avoit tort ; que je pou-
voir bien l'avoir résolu pour moi, mais que je
»e Tavois promis à personne. Il protesta qu ^
ANNÉE 1765. 365
n étoit pas le maître , qu il craignoit que la classe
n eût déjà pris sa résolution. Je répondis que j en
étois fâché , mais que j avois aussi pris la mienne.
En sortant , il me dit qu il feroit ce qu'il pour-
ront ; je lui dis qu'il feroit ce qu'il voudroît ; et
nous nous quittâmes. Ainsi, monsieur, jeudi
prochain , ou vendredi au plus tard , je jetterai
ï'épée ou le fourreau dans la rivière.
Gomme vous êtes mon bon défenseur et pa-<-
tron , j ai cru vous devoir rendre compte de cette
entrevue. Recevez , je vous supplie , mes saluta-»
tions et mon respect.
A M. LE PROFESSEUR DE MONTMOLLIN.
Par déférence pour M. le professeur de Mont*
mollin , mon pasteur, et par respect pour la vé-
nérable claâse, j'offre, si on l'agrée, de m'enga*
ger^ par un écrit signé de ma main, à ne jamais
publier aucun nouvel ouvrage sur aucune ma-
tière de religion , même de n'en jamais traiter
incidemment dans aucun nouvel ouvrage que je
pourrois publier sur tout autre sujet ; et de plus,
je continuerai à témoigner , par mes sentiments
et par ma conduite , tout le prix que je mets au
bonheur d'être uni à l'église.
Je prie M. le professeur de communiquer cette
déclaration à la vénérable classe.
Fait à Motiers , le 10 mars 1 766.
364 COURESPONDANCE.
A M. D.
Motîers,le 1 4 mars ijGS.
Voici, monsieur, votre lettre. Ea.la lisant
j etois dans votre cœur : elle est désolante. Je vous
désolerai peuV^tre moi-même en vous avouant
que celle qui l écrit nie paroît avoir de bons yeux,
beaucoup desprit, et point d'ame. Vous devriez
en faire, non votre amie, mais votre folle,
comme les princes avoient jadis des. fous, c est-
à-dire d'heureux étourdis , qui osoient leur dire
la vérité. Nous reparlerons xle cette lettre dans
un tête-à-tête. Cher D. , croyez -moi, continuez
d'être bon et d aimer les hommes ; mais ne comp-
tez jamais avec eux. 4
Premier acte d ami véritable , non dans vos
offres , mais dans vos conseils ; je les attendpis de
vous : vous n avez pas trompé mon attente. Le
désir de me venger de votre prêtraiDe étoit né
dans le premier mouvement ; c etoit un efiPet de
la colère; mais je nagis jamais dans le premier
mouvement , et ma colère est courte. Nous som^
mes de même avis, ils sont en sûreté, et je ne
leur ferai sûrement pas Thonneur d'écrire contre
eux.
Non seulement je n ai pas dessein de quitter
ce pays durant Forage , je ne veux pas même
quitter Mo tiers, à moins qu on nuse de violence
pour m en chasser, ou qu'on ne me montre un
ordre du roi sous l'immédiate protection duquel
ANNÉE 1765. 365
j'ai l'honneur d'être. Je tiendrai dans cette affaire
la contenance que je dois à mon protecteur et à
moi. Mais , de manière ou d'autre , il faudra que
cette affaire finisse. Si l'on me fait traîner de-
hors par des archers, il faut bien que je m'en
aille; si l'on finit par me laisser en repos, je
veux alors m'en aller , c'est un point résolu. Que
voulez-vous que je fasse dans un pays où l'on me
traite plus mal qu'un malfaiteur? Pourrai-je ja-
mais jeter sur ces gens-là un autre œil que celui
du mépris [et ûc l'indignation ? Je m'avîlirois
aux yeux de toute la terre si je restois au milieu
d'eux.
Je suis bien aise que vous ayez d'abord senti et
dît la vérité sur le prétendu livre des Princes :
mais savez-vous qu'on a écrit de Berne à l'impri-
meur d'Y Verdun de me demander ce livre et de
l'imprimer, que ce seroit une bonne affaire ? J'ai
d'abord senti les soins officieux de l'ami Ber-
trand ; j'ai tout de suite envoyé à M. Péliee la
lettre dont copie ci-jointe, le faisant prier de
l'imprimer et de la ifépandre. Comme il est livré
à gens qm ne m'ain^nt pas , j ai prié M» Roguin,
en cas d'obstacle , die vous en donner avis par la
poste;.et alors je vous serôis bien, obligé si vous
vouliez: la donner \out de suite à Fauche, et la
lui faire imprimer bieu.correctement. H femqu il
la verse, le plus promptement qu'il sera possible,
à Berne, à Genève ^ et dams le parys de Vaud ; mais
avant qu'elle paroisse ayez la bonté de la relire
sur l'imprimé, de peur qu'il ne s'y glisse quelque
366 COBbËSPONDANGË.
faute. Yous sentez qu il ne s agit pas ici d'uil p<3 *
tit scrupule d'auteur, mais de ma sûreté et de mal
liberté peut-être pour le reste de ma vie. En at-
tendant l'impression vous pouvez donner et ew
voyer des copies.
Je ne serai peut-être en état de vous écrire de
long-temps. De grâce mettez-vous à ma place, et
ne soyez pas trop exigeant. Vous devriez sentir
qu'on ne me laisse pas du temps de reste ; mais
vous en avez pour me donner de vos nouvelles^
et même des miennes : car vous savez ce qui se
passe par rapport à moi , pour moi je Tignore
parfaitement.
Je vous embrasse.
A M. LE P. DE FÉLIGË.
Motlers , le i4 mars 1766.
Je n ai point fait, monsieur, Fouvrage intitulé
des Princes; je ne lai point jVu; je doute même
qu il existe. Je comprends aisément de quelle fa-^
brique vient cette invention , comme beaucoup
d'autres , et je trouve que mes ennemis scf rendent
bien justice en mattaquant avec des armes si
dignes d eux. Gomme je n'ai jamais désavoué au-»
cun ouvrage qui fût de moi ^ j*ai le dlroit d'en être
cru sur ceux que je déclare n'en pas être. Je vous
prie , monsieur , de recevoir et de publier cette
déclaration en faveur de la vérité , et d'un hom-^
me qui n'a qu'elle pour sa défense. Recevez me9
très humbles salutations.
ANMÉE 17661 367
A M. MEURON,
t^ROCtJRECR-OEHÉRAL A MEUCHATEt.
Motiers, le 2Z mars 176S.
Je ne sais, monsieur , si je ne dois pas bénir mes
misères , tant elles sont accompagnées de con&Q-
lations. Votre lettre m en a donné debien douces,
et j'en ai trouvé de plus douces encore dans le pa-
quet qu elle contenoit. J avois exposé à milord-
maréchalles raisons qui me faisoient désirer de
quitter ce pays pour chercher la tranquillité et
pour ly laisser. Il approuve ces raisons , et il est ,
comme moi, davis que j eh sorte : ainsi , mon-
sieur, cest un parti pris , avec regret, je vous le
jure, mais irrévocablement. Assuirément tous
ceux qui ont des bontés pour moi ne peuvent
désapprouver que , dans le triste état où je suis,
j^aille cherchçr une terre de paix' pour y déposer
mes os. Avec plus de vigueur et de santé je con»
sentirois à faire face à mes persécuteurs pour le
bien public ; mais accablé d'infirmités et de mal-
heurs sans exemple, je suis peu propre à jouer
unjrôle , et il y auroit de la cruauté à me Fimpoi
ser. Las de combats et de querelles , je n en peux
plus supporter. Qu on me laisse aller mourir en
paix ailleurs , car ici cela n est pas possible , moins
Î>ar la mauvaise humeur des habitants, que par
e trop grand voisinage de Genève; inconvénient
qu avec la meilleure volonté du monde il ne dé-
pend pas d eux de lever.
368 CORRESPONDANCE.
Ce parti, monsieur, étant celui auquel on
vouloit me réduire , doit naturellement faire
tomber toute démarche ultérieure pour m'y for-
cer. Je ne suis point encore en état de me trans-
J)orter, et il me faut quelque temps pour met-
tre ordre à mes affaires , durant lequel je puis
raisonnablement espérer qu on ne me traitera
pas plus mal qu'un Turc , un Juif, un païen , un
athée, et qu'on voudra bien me laisser jouir,
pour quelques semaines , de l'hospitalité qu'on
ne refuse à aucun étranger. Ce n'est pas, mon-
sieur , que je veuille désormais me regarder com-
me tel ; au contraire, l'honneur d'être inscrit
parmi les citoyens du pays me sera toujours
précieux par lui-même, encore plus par la main
dont il me vient , et je mettrai toujours au rang
de mes premiers devoirs le zélé et la fidélité que
je dois an roi , comme notre prince et comme
mon protecteur. J'avoue que j'y laisse un bien
très regrettable, mais dont je n'entends point
du tout me dessaisir. Ce sont !es amis que j'y ai
trouvés dans mes disgrâces , et que j'espère y con-
server malgré mon éloignement.
Quant à messieurs les ministres, s'ils trouvent
àpropos d'aller toujours eh avant avec leur (con-
sistoire , je me traînerai de mon mieux pour y
comparoître, en quelque état que je sois, puis-
qu'ils le veulent ainsi ; et je crofs qu'its trouve-
ront , pour ce que j'ai à leur dire , qu'ils auroient
pu se passer de tant d'appareil. Du reste ils sont
fort les maîtreé de m'excommunjer, si cela les
ÀNtiiÊË iiS^i 369
atnusfe t étiré éxdommtinié de la façoii de M.^e
Voltaire m'amusera fbrt aussi*
Permettes^ ^ monsieur, que cette lettre soit
commune aux deux messieurs qui ont eu la
bonté de m'ëcrire avec un intérêt si généreul*
Vous sentez que , dans les embarras où je me
trouve, je n ai pas plus le temps que les termes
pour exprimer combien je suis touché de vos
soins et des leurs. Mille salutations et res*-
pectSb
A MADAME D*IVÈRNaîS.
»
Motiers^ le a5 mars 1765.
Je âùis comblé de vos bbnté3 , madame , et
èonfus de mes torts : ils sont tous dans ma situa-
tion, je vous assure; aucun n'est dans mies sen-
timents. Vous avez trop bien deviné , madame ,
le sort de notre aimable et infoHunée amie.
M. Tissot lU'a fait Famitié de venir la voir; sous
sa direction elle est déjà beaucoup mieu^^ Je ne
doute point qu il n achève de rétablir son cdrps et
sa tète, mais je crains que son Cœur Ue soit plus
long-temps malade , et que Famitié même ne
puisse pas grâud'chose sur un tnal auquel la mé-
decine* ne peut rien;
Pourquoi , madame , u'avez-vous pas ouvert
ma lettre pour monsieur votre mari ? j'y avois
compté ; une médiatrice telle que vous ne peut
que rendre notre commerce encore plus agréable.
Dites-lui, je vous supplie, mille choses pour moi
que je n^ai pas le temps de lui dire; j ai le temps
17. a4
Syo CORRESPONDANCE.
seulepient de Taimer de tout mon cœur , et j'em*
ploie bien ce temps-là : poiir remployer mieux
encore , je voudrois que vous daignassiez en usur-
per une partie. Il faut finir, madame. MîUe salu^
taiipp^ et respects.
AU CONSISTOIRE DE MOTIERS.
Mo tiers, le 29 mars 1765.
Messieurs,
Sur votre citation j'avois hier résolu , malgré
mon état, de comparoitre aujourd'hui par-de-
vant vous; mais sentant quil me seroit impos-
sible , pp^gré toute ma bonne volonté , de soute-
nir unç longue séiance ; et 3ur la matière de foi
qui fait Tunique objet de cette citation , réfl^r
cbissant que je pouvons également m'explique»^
ps^r écrit, je tx^i point douté, messiçura, que U|
douceur de la charité ^e s'alliât çn vous, au zéki
de la foi, et quje yoi^s, u agréas^^ dans cette^ let-
tre la mxèxw rép,0A3e.que } awois pu ùiixede bou-
che aux questions d^Mfde ISiftontmAlliu, queUea^
quelles soient.
Il m^ pj^04t donc, qu a moins^ que la rigueur
dont la vénérable classe juge àprppos d'useï: cqu^
tre moi ne soit fondée sur uae loi positive, <^on
m.'^ssui:e ne pas es^ister dan^ cet état , rien « esA
pj.us. nouveau, plus, ir régulier ,. plus, attentatoire
à la liberté civile „ et s^ur-^tout plus contcaire^ 4
lesprit de la religion^ qu'une pareille- prc^durQ
en puxe matière, d^ foi.
ANNÉE 1765. 371
Car, messieurs, je vous supplie de considérer
que, vivant depuis long-^temps dans le sein de
Téglisé, et n étant ni pasteur, ni professeur, ni
chargé d'aucune partie de l'instruction publique,
je ne dois être soumis, moi particulier, moi
simple fidèle, à aucune interrogation ni inquisi-
tion sur ta foi ; de telles inquisitions , inouies dans
ce pays , sapant tous les fondements de la réfor-
mation, et blessant à-la- fois la liberté évangé-
lique, la charité chrétienne, l'autorité du prin-
ce, et les droits des sujets , soit comme membres
de Féglise, so^it comme citoyens de l'état. Je dois
toujours compte de mes actions et de ma con-
duite ailx lois et aux hommes ; mais puisqu'on
n^admet poinf parmi nous d'église infaillible qui
ait droit de prescrire à ses membres ce qu'ils
doivent croîi^e, donc , une fois reçu dans l'é-
glise , je ne dois plus qu'à Dieu seul compte de
ma foi.
JPajoufe à cela que lorsque après la publication
de l'Emile je fus admis à la communion dans
cette paroisse , il y a près de trois ans, par M. de
MontmoUin , je lui fis par écrit une déclaration
dont il fut si pleinement satisfait ,- que non seu-
lement iï n'iexigea nulle autre explication sur le
tfogme, mais qu'il me promit même de n'en
point e:iiger. Je me tiens exactement à sa pro-
messe, et sur-tout à ma déclaration. Et quelle
conséquence, quelle absurdité, quel scandale ne
6eroit-ce point de s'en être contenté, après la
publication d'un livre où le christianisme sem«
24,
372 CORRESPONDANCE.
Hoit si violemment attaqué , et de ne s'en paa
contenter maintenant , après la publication d'un
autre livre où Fauteur peut errer , sans doute ,
puisqu'il est homme, mais où du moins il erre
en chrétien , puisqu'il ne cesse de s'appuyer pas
à pas sur l'autorité de l'évangile? C'étoit alors
qu'on pouvoit m'ôter la communion ; mais c'est
à présent qu'on devroit me la rendre. Si vous
faites le contraire, messieurs , pensez à voscon--
sciences; pour moi, quoi qu'il arrive, la mienne
est en paix.
Je vous dois , messieurs , et je veux vaus ren-
dre toutes sortes de déférences , et je souhaite
de tout mon cœur qu'on n'oublie pas assez la
protection dont le roi m'honore pour me forcer
d'implorer celle du gouvernement.
Recevez , messieurs , je vous supplie , les assu-
rances de tout mon respect.
Je joins ici la copie de la déclaration sur la-
. quelle je fus admis à la communion en 1 762 , et
que je confirme aujourd'hui.
A M. D***.
Le 6 avril 1765.
Je souffre beaucoup depuis quelques jours, et
les tracas que je croyois finis , et que je vois se
multiplier, ne contribuent pas à me tranquilli-
ser le corps ni l'aine. Voilà donc de nouvelles
lettres d'éclat à écrire , de nouveaux engagements
à prendre , et qu'il faut jeter à la tête de tout le
monde, jusqu'à ce que je trouve quelqu'un qui
ANNÉE I7G5. 373
les daigne agréer. Voilà , toute chose cessante ,
un déménagement à faire. II faut me réfugier à
Couvet , parce(jue j ai le malheur d'être dans la
disgrâce du ministre de Motiers : il faut vite aller
chercher un autre ministre et un autre consis-
toire ; car , sans ministre et sans consistoire , il
ne m*est plus permis de respirer; et il faut errer
de paroisse en paroisse, jusqu'à ce que je trouve
un ministre assez bénin pour daigner me tolérer
dans la sienne. Cepetidant M. de P*** appelle
cela le pays le plus libre tfe la terre ; à la bonne
heure : mais cette liberté-là n'est pas de mon
goût. M. de P*** sait que je ne veux plus rien
avoir à faire avec les ministre^; il me l'a con-
seillé lui-même; il sait que naturellement je suis
désormais dans ce cas avec celui-ci ; il sait que le
conseil d'état m'a exempté de la juridiction de
son consistoire : par quelle étrange maxime veut-
il que je m'aille refourrer tout exprès sous la ju- ,
ridiction d'un autre consistoire dont le conseil
d'état ne m'a point exempté , et sous celle d'un
autre ministre qui nve tracassera plus poliment ,
sans doute, mais qui me tracassera toujours ;
voudra poliment savoir comme je pense, et que
poliment j'enverrai promener ? Si j'avois une
habitation à choisir dans ce pays , ce seroit celle-
ci, précisément par la raison qu'on veut que
j'en sorte. J'en sortirai donc puisqu'il le faut ;
mais ce ne sera sûrement pas pour aller à Couvet.
Quant à la lettre que vous jugez à propos que
j'écrive pour promettre le silence pendant mon
374 CORRESPONDANCE.
séjour en Suisse , j'y consens , je desirerois seu-
lement que vous me fissiez l'amitié de m'envoyçr
le modèle de cette lettre, que je transcrirai exac-
tement, et de me marquer à qui je dois Tadres-
ser. Garrottez-moi si bien que je ne puisse plus
remuer ni pied ni patte ; voilà mon cœur et mes
mains dans les liens de Famitié. Je suis très dé«-
terminé à vivre en repos , si je puis , et à ne plus
rien écrire, quoi qu'il arrive, si ce n'est ce que
vous savez, et pour la Corse, s'il le faut absolu-
ment , et que je vive assez pour cela. Ce qui me
fâche encore un coup , c'est d'aller offrant cette
promesse de porte en porte, jusqu'à ce qu'il se
trouve quelqu'un qui la daigne agréer: je ne
sache rien au monde de plus humiliant; c'est
donner à mon silence une importance qu^ per<-
sonqe n'y voit que moi seul.
Pardonnez, monsieur, l'humeur qui me ronge;
j'ai onze lettres âur la table, la plupart très dés-
agréables, et qi:ii veulent toutes la plus prompte
réponse. Mon sang est calciné, la fièvre me con-
sume, je ne pisse plus du tout, et jamais rien
ne m'a tant coûté de ma vie que cette promesse
authentique qu'il faut que je fa^se d'iiine chose
que je suis bien déterminé à tenir ^ que je la pro-
mette ou non. Mais, tout en grognantfort maus-
sadement , j'ai le cœur plein des sentiments les
plus tendres pour ceu^ qui s'intéresaent si gêné-*
reusement à mon repos , et qui me donnent lea
meilleurs ccm^eils pour l'assurer. Je sais qu'ils ne
me çonsçîUçnt que poiir mon bien, qu'ils ne
ANNÉE 1765. 375
prennent à tout cela d'autre intérêt que le mien
propre. Moi, de mon côté, tout en murmurant,
je veux leur complaire, sans songera cequim est
bon. S'ils me demandoient pour eux ce qu'ils me
demandent pour moi«-méme , il ne me coûteroit
plus rien ; mais comme il est permis de faire en
rechignant son propre avantage , je veux leur
obéir, les aimer, et les gronder. Je vous em-
brasse.-
P. S. Tout bien pensé, je crois pourtant qu'a-
vant le départ de M. Meuron je ferai ce qu'on
désire. Ma paresse commence toujours par se
dépiter, mais à la fin mon cœur cède.
81 je restois , j'en reviendroîs , en attendant
que votre maison fût faîte , au projet de cher-
cher quelque jolie habitation près deNeuchatel,
et de m'abonner à quelque société où j'eusse à-
,la*foîs la liberté et le commerce des hommes. Je
n'ai pas besoin de société pour me gâtrantiip de
l'ennui , au contraire ; mais j'en ai besoin pour
me détourner de rêver et d'écrire, Tatlt que je
vivrai seul , ma tête ira malgré moi.
A MILORD-MARÉCHAU
Le 6 avril 1765.
Il me pai^oît , mitôrd , que , grades aux soins
des honnêtes gens qui vous sont attachés , les
projets des prédicants contre moi s'en iront en
fumée , ou aboutiront tout au plus à me garantir
376 GOBBESPONDAlSïGE.
de lennui de leurs lourds sermons. Je n'entrerdl
point dans le détail de ce qui s est passé, sachant
qii'on vous en ^ repdu un fidèle comptç; tnais il
y auroit dç l'ingratitude à moi de ne vous rien
dire de la c|i£ileur que M^ Ch^illet ^ mise à.toute
cette affaire , et de Tactivîté pleiijLe à-rla*fois de
prudeucç et dç vigueur ^yec laquçUe M, Meuro^
ÎV conduite. A portée , dansi la place où vous Ta^
vez mis, d'a^jir et pç^rler au nom du roi et; a.u
vôtre , il s'est prévalu de cet avantage avec tant
de dextérité, que, s^ns indisposer persopne^ il
a ramçné tout le conseil d'état à son avis ; ce qui
p'étoit pas. peu dç chose , vu l'extrême ferment
tation qu'on avoit trouvé le inoyen d'çxcîter dan$
les esprits. La n^^nière dont il s'est tiré de cette
affaire prouve qu'il est très en état d'çn pianier
de plus grandes. ;
Lorsque je reçus votre lettre du 10 mar&ayeç
les petits billets numérotés qui l'accompagnoient,
je me sentis le cœur si pénétré de ces tendres SQin§
de votre part , que je m'épanchai là-dessus avec
M.. ïç prince Louis de Wirtemberg, homme d'un
mérite rare , épuré par lea disgrâces., et qui m'ho^
nore de sa correspondance et de son amitié. Voici
là-dessus sa réponse ; je vous la transmets mot à
mot : a Je n'ai pas douté un moment que le roi de
K Prusse ne vous soutint ; mais vçus me faites
« chérir milord-maréchal : veuillez lui témoigner
M toute la vivacité des sentiments que cet honune
« respectable m'inspire. Jan^ais personne avant
ANNÉE 1765. 377
« lui lie s'est avisé de faire un jouriial si hono-^
« rable pour rhumanité. n
Quoiqu il me paroisse à-peu-près décidé qué^
je puis jouir QU ce pays de toute la sûreté possible,
sous la protection du roi, sous la vôtre , et grâces
à vos précautions , comme sujet de Tétat (i), ce-
pendant il me paroît toujours impossible qu on
m'y laisse tranquille. Genève n'en est pas plus loin
qu'auparavant, et les brouillons de ministres me
haïssent encore plus à cause du mal qu'ils n'ont
pu me faire. On ne peut compter sur rien de so-*
lide dans un pays où les têtes s'échauffent tout
d'un coup sans savoir pourquoi. Je persiste.donc
à vouloir suivre votre conseil et m'éloigner d'ici.
Mais comme il n'y a plus de danger , rien ne
presse ; et je prendrai tout le temps de délibérer
et de bien peser mon cboiic, pour ne pas faire
une sottise, et m'aller mettre dans de nouveaux
lacs, ToutiBS mes raisous contre l'Angleterre sub*
sistent ; et il suffit qu il y ait des ministres dans
ce pay^là pour me faire craindre d'en approcher.
Mon état et mon goût m'attirent également vers
l'Italie; et si la lettre dont vous m'avez envoyé
copie obtient une réponse favorable , je penche
extrêmement pour en profiter. Cette lettre , mi-
lord , est un chef-d'iœuvre ; pas un mot de trop ,
si ce n'est des louanges ; pas une idée omise pour
,(i) Lord-marécbal lui avoit. obtenu des lettres de natu«
rMiaation^
378 GORRBSPONDAKGE.
aller au but. Je compte si bien sur son efïet , que ,
sans autre sûreté qu une pareille lettre, j'irois
volontiers me livrer aux Vénitiens. Cependant ,
comme je puis attendre ;, et que la saison n*est
pas bonne encore pour passer les tnonts , je ne
prendrai nul parti définitif sans en bien consul-
ter avec vous.
Il est certain, milord , que je n ai pour le mo--
ment nul besoin d argent. Cependant je vous Fai
dit, et je vous le répète , loin de me défendre
de vos dons je m'en tiens honoré. Je vous dois
les biens les plus précieux de la vie ; marchan-
der sur les autres seroit de ma part une ingrati-
tude. Si je quitte ce pays , je n oublierai pas qûll
y a dans les mains de M. Meuroii cinquante
louis dont je puis disposer au besoin.
Je n'oublierai pas^ non plus de remercier le
roi de ses grâces. C'a toujours été mon dessein si
jamais je quittois^ses états. Je vois milord , avec
une grande joie, qu'en tout ce qui est cdiiVéna-
ble et honnête nous nous entendons sans nous
être conftmunjqùé. ' '
A M. D'ESCHEftRY.
Aloders , le 6 avril 1765.
Je; n entends pas bien, monsieur, ce qu'après
sept ans de silence M. Diderot vient tout-à-coup
exiger de moi. Je ne lui demande rien. Je n'ai
nul désaveu à faire. Je suis bien éloigné de hii
vouloir du mal , encore plus de lui en faire ou
ANNÉE 1765. 379
à'en dire de lui ; je sais respecter jusqu'à la fin
les droits de i amitié , même éteinte , mais je ne
la rallume jamais ; cest ma plus inviolable
maxime.
J'ignore encore où m'entraînera noua destinée.
Ce que je sais, cest que je ne quitterai qu'à re-
gret un pays où , parmi beaucoup de personnes
que j estime , il y en a quelques unes que j aime
et dont je suis aimé. Mais , monsieur , ce que
j'aime le plus au monde, et dont j ai le plus de
besoin , c est la paix : je la chercherai jusqu'à ce
que je la trouve ou que je meure à la peine. Voilà
la seule chose sur laquellie je suis bien décidé.
J'espérois toiijours vous rapporter votre mu-
sique ; mais , malade et distrait , je n'ai pas le
temps dy jeter les yeux. M. deMontmoIlinajugé
à propos de m occuper ici d autres chansons bien
moins amusantes. Il a* voulu me faire chanter
ma gamme , et s'est fait un peu chanter la sienne ;
que Dieu nous préserve dépareille musique! Ainsi
soit-il. Je vous salue, monsieur, de tout mon
cœur.
AM. LALIAUD.
Métiers , la 7 avril 1 765.
Puisque vous le voulez absolument, monsieur,
voici deux mauvaises esquisses que j'ai £eiit faire ,
faute de mieux , par une manière de peintre qui
a passé par NeuchateL La grande est un profil à
la silhouette, oit j'ai feiit ajouter quelques trait»
en crayoQ pour mieux déterminer la posiliou
38o GORHESPONDÀNGE.
des traits ; l'autre est un profil tiré à la vue. On
ne trouvé pas beaucoup de ressemblance à 1 un
ni à lautre : j'en suis fâché , mais je n ai pu faire
mieux ; je crois même que vous me sauriez quel-
que gré de cette petite attention, si vous con-
noissiez la. situation où j'étois quand je me suis
ménagé le moment de vous complaire. '
U y a un portrait de moi très ressemblant
dans lappartement de madame la maréchale de
Lu^iembourg. Si M. Lemoine prenoit la peine de
s y transporter et de demander de ma part M. de
La Boche, je ne doute pas qu il n'eût la complai-
sante de le lui montrer. *
Je ne vous connois , monsieur , que par vos
lettres ; mais elles respirent la droiture et l'hon-
nêteté ; elles me donnent la plus grande opinion
de, votre ame ; l'estime que vous m'y témoignez
rae flatte , et je suis bien aise que vous sachiez
qu'elle fait une des consolations de ma vie.
i « •
A M. D'IVERNOIS.
Mo tiers I le 8 avril 1765.
Bien arrivé , mon cher monsieur; ma joie est
grande , mais elle n'est pas complète , puisque
vous n'avez pas passé par ici. Il est vrai que vous
y auriez trouvé une fermentation désagréable à
votre amitié pour moi. J'espère , quand vous vien-
drez, que vous trouverez tout pacifié. La chance
eonunence à tourner extrêmement. Le roi s'est
si hautement déclaré , milord-maréçhal a si vi^
ANNÉE 1765* 38t
vement écrit » les gens eu crédit ont pris taon
parti si chaudement , que le conseil d'état s'est
unanimemept déclaré pour moi, et m-a ^ par un
arrêt , exempté de la juridiction du consistoire ^
et assuré la protection du gouvernement. ' Les
ministres sont généralement hués : Thûmme à
qui vous avez écrit est consterné et furieux ; il
ne lui reste plus d'autres ressources que d'ameu-
ter la canaille , ce qu'il a fait jusqu'ici avec assez
de succès. Un des plus plaisants bruits qu'il fmt
courir, est que j'ai dit dans mon dernier livre que
les femmes n'avoient point d'ame ; ce qui les met
dans une telle fureur par tout le Val-de-Travers ,
que, pour être honoré du sort d'Orphée, je n'ai
qu'à sortir dç chez moi. C'est tout le contraire à
Neuchatel, où toutes les dames sont déclarée»
en ma faveur. Le sexe dévot y traîne les ministres
dans les boues. Une des plus aimables disoit , il
y a quelques jours, en pleine assemblée, qu'il
n'y avoit qu'une seule chose qui la scandalisât
dans tous mes écrits , c'étoit i'éloge de M. de
Montmollin. Les suites de cette affaire m'opcti-
pent extrêmement. M. Andrié m'est arrivé de
Berlin de la part de milord-maréchal. H me sur-
vient de toutes parts des multitudes de visites.
Je songe à déménager de cette maudit^aroisse
pour aller m établir près de Neuchatel, où tout
le monde a la bonté de me désirer. Par-dessus
tous ces tracas , mon triste état ne me laisse point
de relâche , et voici le septième mois que je
' nq suis sorti qu'une seule fois , dont je me suis
383 GORRCSPONDA^GE.
trouvé fort mal. Juges d'après tout cela si je snis
en état de recevoir M. de Servant, qciél'que désir
que j en eusse; dans tout le cours de ma vie il
n auroît pas pu choisir plus mal son temps pour
me vctiir voir. Dissuadez-l'en , je vous supplie ,
0u qu il n^e s en prenne pas à moi s'il perd ses
pas.
Je ne crois pas avoir écrit à personne que
peut-être je serois dans le cas d'aller à Berlin. Il
m'a tant passé de choses par la tête que celle-là
pourroit y avoir passé aussi; mais je suis près*
que assuré de n'en avoir rien dit à qui que ce
soit. Ija mémoire que je perds absolument m'em*
pêche de rien affirmer» Des motifs très dou:x,
trèsi pressants , très honorables, m'y attireroient
sans doute; mais te climat me feit peur. Que je
cherche, an n»€Mms la hénigmté dn soleil, pnis^
^e^je n'en dois point attendre des hommes^!
J'o^père que eeUe de Famhié me suivra par-tout.
Je conttcâa la vôtre, et je m^'èn prévaudrois au
be5c»n;:mais ce n'est pas l'argent qui me man-
que ^ et si )''en avoisbesom , cinquante fouis sont
àNetiditateià mesonk^s , grâce à la prévoyance
db: miWd-maréefaal.
§MIM)EA£OÏSfibLE 6ALLET.
MoiieFs ,. le 9 a^rii 1763^.
Au moins:, mMlemoiselle , n'allez pas m^àccu:-
aer afnssi de croire que les femmes n'ont poinl(
d ame ; car r <n* cowiraire , je* snia persuadé' que
ASNÉE 1765. 383
touled cdles qui vous ressemblent en ont ati
moins deux à leur disposition. Quel dommage
qae la votre vous suffise ! J en cannois une qui
^e plairait fort à loger en m^e lieu. Mille res-
pects à la chère maman et à toute la famille. Je
vous prie,. mademoiselle, d'agréer les miens.
A M. MEURÔN,
FRocnaEini-GÉBréiuL a heuchatel.
Motiera, le 9 avril i^ôS.
Permeitest , mtonsieur , qu avant votre départ
jfi vous aupplie de joindre à tant de soins obli-
geants pour moi celui de faire agréer à mes^
sieurs du c€»nseil d état mon profond respect et
mu vive reconnaissance. Il n^est extrêmement
conaofent de JQuir, &ouaragrément du gouverne^
vc^xkt de Oel état, de la protection dont le roi
m'honore , et des hontes de milord-maréchal ; de
%l pré9eîeu& àictea; de bienveiUance m'imposent de
nouveaux devoirs que mon cœur remplira tou-
jours avec zèle , non seulement en (idéle sujet de
Tétat , mais en homme particulièrement obligé
à l'illustre corps qui le gouverne. Je me flatte
qu'on a vu jusqu'ici dans ma conduite une sim-
plicité stfftcère , et autant d'aversion pour la dis-
pute ^ue d'amour pour la paix. J'o^e dire que
j«miaîs komme iie- chercha moins à répandre ses
QfMWQpç , et ne lut moins auteur dans la vie pri-
\é^et s^ocialer: si, dans la chaîne de mes disgra*
ce«i, le^ ^U'icitisubîons., le devoir ^Jhonneur mè-
384 GORitBSPO]!<rOANCE.
me m'ont forcé de prendre la plume pour ma dé«
fense et pour celle d aulrui , je n'ai rempli qu*à
regret un devoir si triste , et j'ai regardé cette
cruelle nécessité comme un nouveau malheur
pour moi. Maintenant , monsieur ^ que , grâces
au ciel ^ j en suis quitte , je m'impose la loi de me
taire , et , pour mon repos et pour celui de Fétàt
où j'ai le bonheur de vivre, je m'engage libre-
ment , tant que j'aurai le même avantage , à ne
plus traiter aucune matière qui puisse y dé-*
plaire , ni dans aucun des états voisins. Je ferai
plus , je rentre avec plaisir dans l'obscurité où
j'aurois dû toujours vivre, et j'espère sur aucun
sujet ne plus occuper le public de moi. Je vou<-
drois de tout mon cœur offrir à ma nouvelle pa*
trie un tribut plus digne d'elle : je lui sacrifie un
bien très peu regrettable, et je préfère infini-
ment au vain bruit du monde l'amitié de ses
membres , et la faveur de ses chefs.
Recevez , monsieur, je vous supplie, mes très
humbles salutations.
• r
A M. DDPEYROD.
Vendredi i% anil 1765*
Plus j'étois touché de vos peines , plus j'étoîs
fâché contre vous; et en cela j'avois tort; le com-
mencement de votre lettre me le prouve. Je ne
suis pas toujours raisonnable, mais j'aime tou-*
jours qu'on me parle raison. Je voudrois con-
nottre vos peines pour les soulager, pour
ANNÉE I765. 38a
partager dii' moins. Les vrais épanch^ments du
coqur veulent non seulement Faniitié , mais la
familiarité; et la familiarité ne vient que par
Fhabitude de vivre ensemble. Puisse un jour cett€
habitude si douce donner entre nous à lamitié
tous ses charmes ! Je les sentirai trop bien pour
ne pas vous les faire sentir aussi.
Au train dont la neige tombe, nous eu au-
rons ce soir plus d'un pied : ,cel€i et mon état
encore empiré m'ôtera le plaisir de vous aller
voir aussitôt que je lespérois. Sitôt que je le
pourrai,. comptez que vous verrez celui qui vous
aime.
AU MÊME.
.*..é 22 avril 17^5.
• * .
Lamitié est une chose si sainte que le nom
n en doit pas même être employé dans lusage
ordinaire : ainsi nous serons amis , et nous ne
nous dirons pas mou ami. J'eus un surnom ja-^
dis que je crois mériter mieux que jamais. A
Paris on ne m appeloit que le Citoyen. Rendes
moi ce titre qui ip'est si cher et que j ai payé si
cher \ faites même en sorte qu'il se propage , et
que tous ceux qui m'aiment ne m appellent js^-
mais monsieur ) mais en parlant de moi, leCi-^
tqyen , et en m'écrivant , mon cher Citoyen. Je
vous charge de faire connoître ce que je désire,
et je crois que tous vos amis et les miens me fe-
ront volontiers ce plaisir. En attendant , com-
mencez par donner. l'exemple. A votre égard,
17, a5
386 CORRESPONDANCE.
prenez un nom de société qui vous plaise et que
je puisse vous donner. Je me plais à songer que
vous devez être un jour mon cher hôte, et j ai-
merois à vous en donner le titre d avance: mais
celui-là ou un autre ^ prenez-en un qui so^ de
votre goût , et qui supprime entre nous le maus-
sade mot de monsieur, que lamitié et la familia-
rité doivent proscrii'e.
Je souffre toujours heaucoup. Je vous em-
brasse.
A M. D'IVERNOIS.
Mo tiers, le 22 avril 1765.
J'ai reçu 9 monsieur, tous vos envois, et ma
sensibilité à votre amitié atigmente de jour en
jour : mais j'ai une grâce à vous demander; cest
de ne me plus parler des affaires de Genève, et
PC plus m'envoyer aucune pièce qui s'y rap-
porte. Poiu*quoi veut-ôn absolument par de si
tristes images me faire finir dans laflliçtion le
reste des malheureux jours que la nature m'a
comptés , et m'ôter un repos dont j'ai si grand
besoin, et que j'ai si chèrement acheté? Quel-
que plaisir que me fasse votre correspondance ,
si vous continuez d'y faire entrer des objets dont
je ne puis ni ne veux plus m'occuper, vous me
fprcerez d'y renoncer.
Parmi ce que m'a apporté le neveu de M. Vies-
âfux, il y avoit une lettre de Venise, où celui
qui l'écrit a eu l'étourderie de ne pas marquer
son adresse. Si vous savez par quelle voi^est ve-
ANNÉE 1765. 387
nue celte lettre, informez-vous de grâce si je ne^
pourrois pas me servir de la même voie pour
faire parvenir ma réponse.
Je vous remercie du vin deLunel; mais, mon
cher monsieur, nous sommes convenus , ce me
semble, que vous ne m'enverriez plus rien de ce
qui ne vous coûte rien. Vous me paroissez n'a-
voir pas pour cette convention la même mé-
moire qui vous sert si bien dans mes commis*
sions.
Je ne peux rien vous dire du chevalier de Mal-
te ; il est encore à Neuchatel. Il ma apporté une
lettre de M. de Paoli qui n'est certainement pas
supposée : cependant la conduite de cet homme-
là est en tout si extraordinaire que je ne puis
prendre sur moi de m'y fier ; et je lui ai remis
pour M. Paoli une réponse qui ne signifie rien,
et qui le renvoie à notre correspondance ordi-
naire, laquelle n'est pas connue du chevalier.
Tout ceci , je vous prie, entre nous.
Mon état empire au lieu de s'adoucir. Il me
vient du monde des quatre coins de l'Europe. Je
prends le parti de laisser à la poste les lettres
que je ne connois pas , ne pouvant plus y suffire.
Selon toute apparence je ne pourrai guère jouir
à ce voyage* du plaisir de vous voir tranquille-'
ment. Il faut espérer qu'une autre fois je serai
plus heureux.
La lieutenante est à Neuchatel. Je ne veux lui
faire votre commission que de bouche. Je crains
qu'elle ne pût vous aller voir seule , et que la
390 CORRESPONDANCE.
laquelle sa plaie setoit refermée ; il avôit à la
jambe un trou fort profond; elle étoit en&ée , il
soufFroit beaucoup et ne. pou voit se soutenir. Eu
cinq ou six heures, avec une simple application
de thériaque , plus d enflure , plus de douleur,
plus de trou , à peine en ai-je pu retrouver )a
place: il est gaillardement revenu de son pied à
Mo tiers , et se porte à merveille depuis cetemi^-
là. Comme vous avez des chiens, jai cru quil
étoit bon. de vous apprendre Tfaistoire de mon
spécifique ; elle est aussi étonnante que certaine.
Il faut ajouter que je lai mis au lait durant quel-
ques jours; c'est une précaution quil faut tou-
jours prendre sitôt qu un animal est blessé.
Il est singulier que depuis tro^s jours je res-
sens les mêmes attaques que j ai eues cet hiver :
il est constaté, que ce séjour ne me vaut rien à
aucun égard. Ainsi mon parti est pris ; tirez-moi
d'ici au plus vite. Je vous embrasse.
A M, D'IVERNOIS.
Motiers, le 3o mai 1765.
Je suis très inquiet de vous , monsieur. Suivant
ce que vous m'aviez marqué, jai suspendu mes
courses et mes affaires pour revenir vous atten-
dre ici dès le 20 : cependant ni moi ni personne
n'avons entendu parler de vous. Je crains que
vous ne soyez malade; faites-moi du moins écrire
deux mots par charité.
Il m'est impossible de vous attendre plus long-
ANNÉE 1765. ' 391
temps que deux ou trois jours encore ; mais je ne
serai jamais assez éloigné d'ici pour que, lorsque
vous y viendrez , nous ne puissions pas nous join*
<lre. On vous dira chez moi où je serai; et, selon
vos arrangements de route, vous viendrez, ou
Ton m enverra chercher.
Voici, monsieur, deux*lettres pour Gênes,
auxquelles je vous prie de donner cours en fai-
<sant affranchir s il est nécessaire. J attends de
vos nouvelles avec la plus grande impatience , et
vous embrasse de tout mon cœur.
AM. KLUPFFEL.
Motiers, 0191 1765.
Ce n est pas, mon cher ami, faute d'empres-
sement à vous répondre que j'ai différé si long-
temps; mais les tracas dans lesquels je me suis
trouvé, et un voyage que j'ai fait à Vautre extré-
mité du pays, m'ont fait renvoyer ce plaisir à un
moment plus tranquille. Si j'avois fait le voyage
de Berlin , j'aurois pensé que je passois près
<l'un ancien ami, et je me serois détourné pour
aller vous embrasser. Un autre motif encore
m'eût attiré dans votre ville, c'eût été le désir
d'être présenté par vous à madame la duchesse
de Saxe-Gotha , et de voir de près cette grande
princesse, qui, fût-elle personne privée, fcroit
admirer son esprit et son mérite. La reconnois-
sance m'auroit fait même un devoir d'accomplir
ce projet après la manière obligeante dont il a
3^2 • CORRESPONDANCE.
plu à S. A. S. d çcrire sur mon compte à mîlord-
maréphal ; et , au risque de lui faire dire, N et oit-
ce que cela ? jaurois justifié parmon obéissance
à ses ordres mon, empressement à lui foire ma
cour. Mais, mon cher ami, ma situation à tous
égards ne me permet plus d'entreprendre de
grands voyages y et ifn homme qui huit mois de
Tannée ne peut sortir de sa chambre n est guère
en état de faire des voyages de deux cents lieues.
Toutes les bontés dont milord-maréchal m'ho-
nore, tous les sentiments qui m'attachent à cet
homme respectable, me font désirer bien vive-
ment de finir mes jours, près de lui : mais il sait
que c'est un désir qu'il m'est impossible de satis-
feire; et il neme reste pour nourrir cette espé-
rance que celle de le revoir quelque jour en ce
pays. Je voudrois , mon cher ami , pouvoir nour-
rir par rapport à vous la même espérance : ce se-^
roit une grande consolation pour moi de vous
.embrasser encore une fois en ma vie , et de re-
trouver en vous l'ami tendre et vrai près duquel
j'ai pasisé de si douces heures, et que je n'ai ja-
.mais cessé de regretter. Je vous embrasse de tout
mon cœur.
BILLET A M. DE VOLTAIRE.
Motiçrs,le 3i mai 1^65.
Si M. de Voltaire a dit qu'au lieu d'avoir été
secrétaire de l'ambassadeur de France à Venise
j'ai été son valet, M. de Voltaire en a menti
comme un impudent. .
ANNÉE 1765. 393
Si dans les années 1 743 et 1744 j^ n*^^ P^s ^^^
premier secrétaire de Tambassadeur de France ,
si je n ai pas failles fonctions de secrétaire d'am-
bassade, si je n*en ai pas eu les honneurs au sé-
nat de Venise, j en aurai menti moi-^même.
. A M. D'ESCHERNY.
Motiers, le !«' juin 176$.
Je suis bien sensible, monsieur , et à la bonté
que vous avez de penser à mon logement, et à
celle qu ont les obligeants propriétaires de la
maison de Gornaux, de vouloii'bien m'accorder
la préférence sur ceux qui se sont présentés pour
rhabiter. Je vais à Yverdun voir mon ami M. Bo-
guin, et mon amie madame Boy de La Tour ,
qui est malade ^ et qui croit que je lui peux être
de quelque consolation. J espère que dans quel-
ques jours M. Dupeyrou sera rétabli, et que,
vous trouvant tous en bonne santé , je pourrai
consulter avec vous sur le lieu oii je dois plan-
ter le piquet. Cette manière de chercher est si
agréable qu il est naturel quejenesois pa« pressé
de trouver. Bien des salutations, monsieur, de
tout mon cœur. ^
A M. DUPEYROU.
%
Mardi 11 juin 1766.
Si je reste un jour de plus je suis pris : je pars
donc, mon cher, hôte, pour la Perrière, où je
394 GORRESPONDAKGE.
VOUS attendrai avec le plus grand empressetnetit ,
mais sans mlmpatienter. Ce qui achève de me
déterminer est quon m apprend que vous avez
commencé à sortir. Je vous recommande de ne
pas oublier parmi vos provisions ^ café , sucre ,
cafetière, briquet, et tout Fattirail pour faire,
quand on veut, du café dans les bois. Prenez
Linnceus et Sauvages, quelque livre amusant,
et quelque jeu pour s amuser plusieurs , si Ton
est arrêté dans une maison par le mauvais temps.
Il faut tout prévoir pour prévoir le désœuvré*
ment^et Fennui.
Bonjour : je compte partir demain matin, s'il
fait beau , pour aller coucher au Locle, et diner
ou coucher à la Perrière le lendemain jeudi. Je
yous embrasse.
AM-DCPEYROU.
A la Perrière, le 16 juin 1765.
Me voici , mon cher hô te , à la Perrière , où je ne
suis arrivé que pour y garder la chambre , avec
un rhume affreux , une assez grosse fièvre , et une
esquinancie,mal auquel jetois très sujet dans ma
jeunesse , mais dont j espérois que l'âge mauroit
exempté. Je me trompois , cette attaque a été
violente : j'espère qu elle sera courte. La fièvre
est diminuée , ma gorge sç dégage, j avale plus
aisément , mais , il m est encore impossible de
parler.
Au peu que j'ai vu sur la botanique, je com-
ANNÉE 1765. 395
prends que je repartirai d'ici plus ignorant que
je n y suis arrivé, plus convaincu du moins de
mon ignorance, puisquen vérifiant mes con*
noissances sur les plantes , il se trouve que plu*
sieurs de celles que je croyois connoître je ne
les oonnoissois point. Dieu soit loué ! c est tou-
jours apprendre quelque chose que d apprendre
quon ne sait rien. Le messager attend et me
presse; il faut finir. Bonjour, mon cher hôte; je
vous embraie de tout mon cœur«
A M. DUPEYROU.
A Brot, le lundi i5 juillet 1766.
Vos gens , mon cher hôte , ont été bien mouil-
lés,, et le seront encore , de quoi je suis bien fâ-
ché : ainsi trouvant ici un char à banc, je ne les
mènerai pas plus loin. Je pars le cœur plein de
vous et aussi empressé de vous revoir que si nous
ne nous étions vus depuis long-temps. Puissè-je
apprendre à notre première entrevue que tous
'VOS tracas sont finis et que vous avez lesprit
aussi tranquille que votre honnête cœur doit être
content de lui-même et serein dans tous les temps!
La cérémonie de ce matin met dans le mien la
satisfaction la plus douce. Voilà , mon cher hôte,
les traits qui me peignent au vrai lame de mi-
Ibrd-maréchal , et me montrent qu il connoît la
mienne. Je ne cùnnois personne plus fait pour
vous aimer et pour être aimé de vous. Comment
ne verrois-je pas enfin réunis tous ceux qui m ai-
396 CORfiESPONDAUCE.
ment ? ils sont dignes de s aimer tous. Je vous
embrasse.
A M. BTIVERNOIS.
Mo tiers le 20 juillet lyôS»
J'arrive il y a trois jours, je reçois vos lettres,
vos envois, M. Chapuis, etc. Mille remercie-
ments. Je vous renvoie les deux lettres^ J ai bien
les bilboquets ; mais je ne puis m'en servir ^par-
ceque, outre que lescordons sont trop courts, je
n'en ai point pour changer et qu'ils s'usent très
promptement.
Je vous remercie aussi du livre de M. Claparède.
Comme mes plantes et mon bilboquet me lais-
sent peu de temps à perdre, je n'ai lu ni ne lirai
ce livre que je crois fort beau. Mais ne m'envoyez
plus de tous ces beaux livres ; car je vous avoue
qu'ils m'ennuient à la mort et que je n'àime pas
à m'ennuyer.
Mille salutations à M. Deluc et à sa famille. Je
le remercie du soin qu'il veut bien donner à l'op-
tique. Je n'ai point d'estampes. Je le prie d'en
faire aussi l'emplette, et de les choisir belles et
bien enluminées; car je n'aurai pas le temps de
les enluminer. Une douzaine me suffira quant à
présent : je souhaite que l'illusion soit parfaite,
ou rien.
Mademoiselle Le Vasseur a reçu votre envoi ,
dont elle vous fait ses remerciements , et moi mes
reproches. Vous êtes un donneur insupportable;
il n'y a pas moyen de vivre avec vous.
ANNÉE 1765. 397
J'ai passé huit ou dix jours charmants dans
File de Saint-Pierre, mais toujours obsédé d'im-
portuns : j'excepte de ce nombre M, de Graffen-
ried , bailli de Nidau*, qui est venu dîner avec
moi ; c'est un homme plein d'esprit et de con*
noissances, titré, très opulent, et qui, malgré
cela , me paroit penser très bien et dire tout haut
ce qu'il pense.
Je reçois à l'instant vos lettres et envois des 16
et 17. Je suis surchargé, accablé, écrasé de visi*
tes , de lettres et d'affaires , malade par-dessus
le marché ; et vous voulez que j'aille à Morges
m'aboucher avec M. Vernes ! Il n'y a ni possibi-
lité ni raison à cela. Laissez-lui £edre ses perqui-
sitions ; qu'il prouve , et il sera content.de moi :
mais en attendant je ne veux nul commerce
avec'lui. Vous verrez à votre premier voyage ce
que j^ai fait; vous jugerez de n^ea preuves, et de
celles qui peuvent les détruire. En attendant je
n ai rien publié ; je lie publierai riien sans nou-
veau sujet de parler. Je pardonne de tout mon
cœur à M. Vernes, même en le supposant cou-
pable : je suis fâohé de lui avoir nui ; je ne vaux
plus lui nuire à moins que je n'y sois forcé. Je
donnerois tout au monde pour le croire inno-«
cent , afin qu'il connût mon cœur et qu'il yît
comment je répare mes tort«. Mais avant de le
déclarer innocent il faut que je le croie ; et je
crois si décidément le contraire, que je n'ima-
gine pas même comment il pourra me déper-
suader. Qu'il prouve et je suis à ses pieds. Maïs,.
398 C0RRESP0I9DÀNCE.
pour Dieu , s'il est coupable, conseillez-lui de se
taire ; c'est pour lui le meilleur parti. Je vous em-
brasse.
Notre 'archiprêtre fait imprimer à Yverdun
une réponse que le magistrat de Neucbatel a re-
fusé la permission d'imprimer à cause des per-
sonnalités. Je suis bien aise que toute la terre
connoisse la frénésie du personnage. Vous savez
que le colonel Pury a été fait conseiller d'état. Si
notre homme ne sent pas celui-là il faut qu il
soit ladre comme un vieux porc.
Ma lettre a par oubli retardé d'un ordinaire.
Tout bien pensé j'abandonne l'optique pour la
botanique : et si votre ami étoit à portée de me
faire faire les petits outils nécessaires pour la dis-
section des fleurs je serois sûr que son intelli-'
gence suppléeroit avantageusement à celle des
ouvriers. Ces outils consistent dans trois ou
quatre microscopes de différents foyers, de pe-
tites pinces délicates et minces pour tenir les
fleurs , de ciseaux très /^ns , canifs et lancettes,
pour les découper. Je serois bien aise d'avoir lie
tout à double, excepté les microscopes, parce-
qu'il y a ici quelqu'un qui a le même goût que
moi et qui a été mal servi.
A M. D'IVERNOra
Mo tien, le i«' août 1765*
Si vous n'êtes point ennuyé , monsieur, de mé-
riter des remerciements, moi je suis ennuyé d'en
ANNÉE 176S. 3^9
faire ; ainsi n'en parlons plus. Je suis , en vérité ^
fort embarrassé de lemploi da présent de made*
moiselle votre fille. La bonté qu elle a eue de s'oc* *
cuper de moi mérite que je m en fasse honneur,
et je n ose. Je suis à-la-fois vain et sot : c'est trop ;
il îaudroit choisir. Je crois que je prendrai le
parti de tourner la chose en plaisanterie , et de
dire qu'une jeune demoiselle m'enchaîne par les
poignets.
Je suis indigné de l'insultante lettre du minis-
tre : il vous croît le coeur assez bas pour penser
comme lui. Il est inutUe que je vous envoie <^e
que je lui écrirois à votre place ; vous ne vous en
serviriez pas. Suivez vos propres mouveiûents ;
vous trouverez assez ce qu'il faut lui dire, et vous
le lui direz moins durement que moi.
M. Deluc est en vérité trop complaisant de se
prêter ainsi à toutes mea fantaisies; mais je vous
avoue qu'il ne sauroit me faire plus de plaisir
que de vouloir bien s'occuper de mes petits in*
struments. Je raffolé de la botanique, cela ne
fait qu'empirer tous les jours; Je n'ai plus que
du foin dans la tête : je vais devenir plante moi-
même un de ces matins , et je prends déjà racine
à Motiers , en |dépit de l'archiprêtre qui conti-
nue d'ameuter la canaille pour m'en chasser.
J ai grande envie de voir M. de Gonzié ; mais
je ne compte pas pouvoir aller à sa terre pour
cette, année : j ai regret aux plaisirs dont cela me
|>r^Ye; nkais il &ut céder à la nécessité.
c h^$ lettrea de l'archiprêtre sont , à ce qu'on
^OO CORRESPONDANCE.
dit, imprimées : je ne sais pourquoi elles ne pa-
roissent pas. U est étonnant que vous ayez cru
* que je lui ferois Thonneur de lui répondre ; serea-
vous toujours la dupe de ces bruits-là ?
Mes respects à madame dlvernois. Receye:r
ceux de mademoiselle Le Vasseur, et les saluta-
tions de celui qui vous aime.
A MADEMOISELLE D'IVERNOIS.
Motiers, le i^^' août ,176s.
Vous me remerciez, mademoiselle, du pré-
sent que vous me faites ; et moi je de v rois vous
le reprocher : car si je vous fais aimer le travail,
vous me faites aimer le luxe : c est rendre le mal
pour le bien. Je puis, il est vrai, vous remercier
d un autre miracle aussi grand et plus utile ; c est
de me rendre exact à répondre et de me donner
du plaisir à Fètre. J en aurai toujours , mademoi-
selle, à vous témoigner ma reconnoissance et à
mériter votre amitié.
' Mes respects, je vous en prie, à la très bonne
maman.
A M. D.
Motiers-Travars, le 8 août 1765.
Non, monsieur; jamais, quoi que Ton en dise,
je ne me repentirai d'avoir loué M. deMontmol-.
lin. J'ai loué de lui ce que j'en cdnnoissois, sa
conduite vraiment pastprale enverg moi ; je n ai
point loué son caractère que je ne connoissois
ANNÉE 1765. 4oï
pas; je n aï point loué sa véracité, sa droiture.
J'avouerai mêmeque son extérieur, qui ne Jui est.
pas favorable, son ton , son air, son regard si-
nistre^ me repoussoient malgré moi : j'étois
étonné de voir tant de douceur, d'humanité, de
vertus, se cacher sous une aussi sombre physio-
nomie; mais j'étouffois ce penchant injuste. Fal-
loit-il juger d'un homme sur des signes trom-
peurs que sa conduite démentoit si bien ? falloit-il
épier malignement le principe secret d'une tolé-
grance peu attendue? Je hais cet art cruel d'em-
poisonner les bonnes actions d'autrui, et mon
cœur ne sait point trouver de mauvais motifs à
ce qui est bien. Plus je sentois en moi d'éloigné-
ment pour M. de ^MontmoUin , plus je cherchoîis
à le combattre par la reconnoissance que je lui
devois. Supposons derechef possible le même
cas, et tout ce que j'ai fait je le referois encore.
Aujourd'hui M. de MontmoUin lève le masque
et se montre vraiment tel qu'il est. Sa conduite
présente explique la précédente. Il est clair que
saprétendue tolérance, qui le quitte au moment
qu'elle eut été le plus juste, vient de la même
source que ce cruel zèle qui l'a pris subitement.
Quel étoit son objet, quel est-il à présent? je l'i-
gnore; je sais seulement qu'il ne sauroit être
bon. Non seulement il m'admet avec empresse-
ment , avec honneur à la communion , mais il
me recherche, me prône, me fête, quand je pa-
rois avoir attaqué de gaieté de cœur le christia-
nisme : et quand je prouve qu'il est faux que je
17. 26
403 CORRESPONDANCE.
Taie attaqué, qu'il est faux du moins que j aie eu
ce dessein, le voilà lui-même attaquant brus-
quement ma sûreté, ma foi, ma personne ; il
veut tn excommunier , me proscrire ; il anieute
la paroisse après moi , il me poursuit avec un
acharnement qui tient de la ra]g[e. Ces disparates
sont-elles dans son devoir? non; la charité nest
point inconstante , la vertu ne se contredit point
elle-même , et la conscience n'a pas deux voix.
Après s'être montré si peu tolérant il s'étoit avisé
trop tard de Têtre; cette aflectation ne lui alloit
point : et , comme elle n abusoit personne , il a
bien fait de rentrer dans son état naturel. En
détruisant sou propre ouvrage , en me faisant
plus de mal qu'il ne m'avoit fait de bien, il
m acquitte envers lui de toute f econnoissance ;
je ne lui dois plus que la vérité , je me là dois
à moi-même ; et , puisqu'il me force à la dire , je
la dirai.
Vous voulez savoir au vrai ce qui s'est passé
entre nous dans cette affaire. M. de M ontmoUiu
a fait au public sa relation en homme d'église ,
et trempant sa plume dans ce miel empoisonné
qui tue il s'est ménagé tous les avantages de son
état. Pour moi, monsieur, je vous feraila mienne
du ton simple dont les gens d'honneur se parlent
entre eux. Je ne m'étendrai point en protesta-
tions d'être dncère; je laisse à votre esprit sain ,
à votre cœur ami de la vérité , le soin de la dé-
mêler entre lui et moi.
Je ne suis point, grâces au ciel, de ces gens
ANNÉE 1765. 4o3
qu on fête et que 1 on méprise ; j ai Thonneur
d être de ceux que 1 on estime et qu on chasse.
Quand je me réfiigrai dans ce pays je n y appor-
tai de recommandations pour personne, pas
même pour milord-maréchal. Je n ai qu une re-
commafidation q&eje porte par-tout , et près de
milord-maréchalilnen £Elut point d autre. Deux
' heures après mon arrivée , écrivant à S. E.' pour
len informer et me mettre sous 3a protection ^
je vis entrer un }iomme inconnu qui, s étant nom-
mé le pasteur du lieu, me fit des avances de tpute
espèce, et qai, voyant que jécrivois à milord-
inaréchai, nd offrit d'ajouter de sa main quel-
qties Hgnes po«ir me recommander. Je n accep-
tai point cette offre; ma lettre partit, et j'eus
laecaeii que peut espérer l'innocence opprimée
par-tout où régnera Id vertu.
Gomme je ne m'attendois pas dans la ciition-
stanceà trouver un pasteur si liant, je contai
dès le même jour cette histoire à tout le monde ,
et entre autres^ à M. le colonel Rdguin, qui,
plein pour moi des bontés les plus tendres , avoit
bien voulu m accompagner jusqu'ici.
Les empressements de M. de Montmollin con-
tinuèrent : je crus devoir en profiter; et, voyant
approcher la communion de septembre, je pris
le parti de lui écrire pour savoir si malgré la ru-
meur publique je pouvois m'y présenter. Je pré-
férai une lettre à une visite pour éviter les expli-
cations verbales qu'il auroit pu vouloir pousser
trop loin. C'est même sur quoi je tâchai de le
36.
4o4 COBRESPONDANGE.
prévenir ; car déclarer qne j6 ne voulois ni dés-
avouer ni défendre mon livre, cetoit dire assez
que je ne voulois entrer sur ce point dans au-
cune discussion. Et en effet, forcé de défendre
mon honneur et ma personne au sujet de ce
livre , j ai toujours passé condamnation sur les
erreurs qui pouvoient y être , me bornant à
montrer quelles ne prouvoient point que lau-
teur voulût attaquer le christianisme , et qu'on
avoit tort de le poursuivre criminellement pour
cela. . /
M. de MontmoUin écrit que j allai le lende-
main savoir sa réponse : cest ce que j aurois fait
s'il ne fût venu me l'apporter. Ma mémoire peut
me tromper sur ces bagatelles; mais il me pré-
vint , ce me semble , et je me souviens au moins
que par les démonstrations de la plus vive joie
il me marqua combien ma démarche lui faisoit
de plaisir. Il me dit en propres termes que lui eft
son troupeau s'en tenoient honorés , et que cette
démarche inespérée alloit édifier tous les fidèles.
Ce 'moment, je vous Favoue, fut un des plus
doux de ma vie. Il fa^ut connoitre tous mes mal-
heurs, il faut avoir éprouvé les peines d'un cœur
sensible qui perd tout ce qui lui étoit cher, pour
juger combien il, m'étoit consolant de tenir à
une société de frères qui me.dédommageroit des
pertes que j'avois faites , et des amis que je ne
pouvois plus cultiver. Il me sembloit qu'uni de
Cœur avetce petit troupeau dans lin culte affec-
tueux et raisonnable , j'oublierois plus aisément
ANNÉE 1765. 4o5
tous mes ennemis. Dans les premiers temps je
mattendrissois au temple jusqu'aux larmes.
N^ayant jamais vécu chez les protestants, je m é-
tois fait d'eux et de leur clergé des images angé-
liques : ce cuFte si simple et si pur et oit pré-
cisément ce quil falloit à mon cœur; il me sein-
* bloit fait exprès pour soutenir le courage et
Icspoir des malheureux ; tous ceux qui le parta-
geoient me sembloient autant de vrais chrétiens
unis entre eux par la plus tendre charité. Qu'ils
m'ont bien guéri d'une erreur si douce ! Mais en-
fin j'y étois alors , et c'étoit d'après mes idées
que. je jugeois du prix d'être admis au milieu
d'eux.
Voyant que durant cette visite M. de Mont-
moUin ne-me disoit rien sur mes sentiments en
matière de foi, je crus qu'il réservoit cet entre-
tien pour un autre temps ; et sachant combien
ces messieurs sont enclins à s'arroger le droit
qu'ils. n'ont pas de juger de la foi des chrétiens,
je Jui déclarai que je n'entendois me soumettre à
aucune interrogation nia aucun éclaircissement
quel qu'il put être. Il me répondit qu'il la'en exi-
geroit jamais ; et il m'a là-^dessius si bien tenu
parole, je l'ai toujours trouvé si soigneux d'éviter
toute discussion sur la doctrine, que jusqu'à la
dernière afïaire il ne m'en a jamais dit un seul
mot , quoiqu'il me soit arrivé de lui en parler
quelquefois nroi-méme;
Les choses se passèrent de cette sorte tant
avant qu'après la communion j toujours même
4o6 CORRESPONDANCE.
empressement de la part de M. de Montmollîn,
et toujours i»ême silence sur les matières théo-
logiques. Il portoit même si loin Icaprît de to-
lérance et le uiontroit si ouvertement dans ses
sermons, quil mmquiétoit quelquefois pour
lui'4nême. Comme je lui étois sincèrement at-
taché je ne lui déguisoîs poîat mes alarmes ; et je
me souviens qu'un jour qu'il prèchoit très vive-
ment contre l'intolérance des protestants^ je lus
très effrayé de lui entendre souteair avec chaleur
que l'église réformée avoit grand b^oin d'une ré-
formation nouvelle tant dans la doctrine que
dans les mœurs. Je n'imaginois guère alors qu'il
fourniroit dans peu lui-même une si grande
preuve de ce hesoin. •
Sa tolérance et l'honneur qu^eUe Ini faisoit?
dansie monde excitèrent la jalousie de phtsieurs
de ses confrères , sur-tout à Genève. Ils ne cessé-
rent de le hanceler par des reproches , et de lut
tendre des pièges où il est à la fin tombé. J'en
suis fâché, mais ce n'est aseurétnent pas ma
faute. Si M. de MontmoUin eût voulu soutenir
une conduite si pastorale par des moyens qui en
fussent dignes , s'il se fut contenté pour sa dé-
fense d'employer avec courage , avec franchise ,
les seules armes du christianisme et <ie la vérité ,
quel exemple ne donnoit-il point à l'église , à
r£urope eikdèi^ ? quel triomphe ne s'assoroit-il
point ? Il a préféré les armes de son m^étier , et
les sentant mollir contre la vérité , pour sa dé-
fense , il a vouliJi les rendre offensives en m'at^
ANNÉE 1765. 407
taquaut. II sesttrpmpé ; ces vieilles armes, falo-
tes contre qui les craint , foibles contre qui les
bravé , se ^oat brisées. Il s'étoit mal adressé pour
réussir.
Quelques mois après mon admission , je ris
entreivui) soir M. de MoutmoUm dans ma cham-
bre : il avoit lair embarrassé; il s assit et garda
loog-temps le silence; il le rompit enfin par un
de ces longs exordes dont le fréquent besoin lui
a j(ait uii talent. Venant ensuite à son sujet, il
me dit que le parti qu il avoit pris de m admettre
à la communion lui avoit attiré bien des cha«*
grins.^t le blâme de ^es confrères, quil étoit ré-
duit à se justifier là-dessus d une manière qui
pût leur fermer la bouche, et que si la bonne
opinion qu il avoit de mes sentiments lui avoit
fait supprimer les explications qu a sa place un
autr^ auroit exigées , il ne pouvoit , sans se com-
proQi^ttre» laisser croire qu il nen avoit eu au-*
cunev
Là-dessus , tirant doucement ua papier de sa
poche, il set mit à Ike, dans un projet de lettre
à un ministre de Genève , des détails d entretiens
qui n avoient jamais existé , mais où il plaçoit à
la vérité, fort heureusement,, quelques mots par-*
ci par ^ là., dits à la volée et sur un tout autre
ohjet. Juge? , monsieur , de mon étonnement :
il fut tel que j eus besoia de toute la longueur
de cette lecture pour me remettre en lecoutant.
Dans les endroits où la fiction étoit la plus forte ,
il s interrompoit. en me di§aat : f^om sentez ta
4o8 CORRESPONDANCE.
nécessité.., ma situation.., ma place:., il faut bien,
un peu se prêter. Cette lettre, au reste, étoit
feite avec assez d adresse, et, à peu de chose près,
il avoit grand soin de ne m'y faire dire que ce
que j aurais pu dire en effet. En finissant il lïie
demanda si japprouvois cette lettre, et-s'iïpou- ,
voit renvoyer telle qu elle étoit. '
Je répondis que je le plaignois d être réduit à
de pareilles ressources ; que , quant à moi , je ne
pouvois rien dire de semblable ; mais que, puis-
que c étoit lui qui se cbargeoit de le dire , c étoit
son affaire et non pas la mienne ) que je n y
voyois rien non plus que je fusse obligé de dé-
mentir. Comme tout ceci, reprit -il, ne peut
nuire à personne , et peut vous être utile ainsi
qu à moi , je passe aisément sur un petit scru-
pule qui ne feroit qu empêcher le biep ; mais
dites-moi, au surplus, si vous [êtes content de
cette lettre, et si vous n'y voye» rien à changer
pour qu'elle soit mieux. Je lui dis que je la trou-
vois bien pour la fin qu'il s'y propoaoit. Il me
pressa tant , que , pour lui com{>laire , je lui isk^
diquai quelques légères corrections qui ne signi*
Soient pas grand'chose. Or il faut savoir que dé
la manière dont nous étions assis , i'écritoi^e
étoit devant M. de MontmoUin ; mais durant
tout ce petit colloque il la poussa comme par
hasard devant moi ; et comme je tenois alors sa
lettre pour la relire, il me présenta la plume
pour faire les changements indiqués ; ce que je
fis avec la simplicité que je mets à toute chose*.
■ >
ANNÉE 1765. 4<>9
cela fait, il mit son papier dans sa poche , et s'en
alla.
Pardonnez-moi ce long détail , il étoit néces-
saire. Je vous épargnerai celui de mon dernier
entretien avec M. de Montmollin , qu'il est plus
aisé d'imaginer. Vous comprenez ce qu'on peut
répondre à quelqu'un qui vient froidement vous ^
dire : Monsieur , j'ai ordre de vous casser la tête ;
mais si vous voulez bien vous casser la jambe y
peut-être se contentera - 1 - on de cela. M. de
Montmollin doit avoir eu quelquefois à traiter
de mauvaises affaires ; cependant je ne vis de ma
vie un homme aussi embarrassé qu'il le fut vis-
à-vis de moi dans celle-là : rien n'est plus gênant
en pareil casque d'être aux prises avec un homme
ouvert et franc, qui , sans combattre avec vous
de subtilités et de ruses , vous rompt en visière à
tout moment. M. de Montmollin assure que je
lui dis en le quittant que , s'il venoit avec de
bonnes nouvelles , je l'embrasserois , sinon que
nous nous tournerions le dos. J'ai pu dire des
choses équivalentes, mais en termes plus hon-
nêtes ; et quant à ces dernières expreissions , je
suis très sur de ne m'en être point servi. M. de
Montmollin peut reconnoltre qu'il ne me fait
pas si aisément tourner le dos qu'iri'àvoit cru.
Quant au dévot pathos dont il use pour prou-
ver la nécessité de sévir , on sent pour quelle
sorte de gens il est fait, et ni vous ni moi n avons
rien à leur dire. Laissant à 'part ce jargon d'in-
quisiteur , je vais examiner ses raisons vis-à--vi3
»
'4l6 CORRESPONDANCE.
de moi, sans entrer dans celles quil pouvolt
avoir avec d'autres.
Ennuyé du triste métier d auteur^ pour lequel
j^étois si peu fait , j*avois depuis long-temps ré-
solu d y renoncer ; quand l'Énïile parut j avois
déclaré à tous mes amis à Paris , à Genève et ail-
leurs, que c etoit mon dernier ouvrage , et quen
Fachevant je posois la plume pour ne la plus re-
prendre. Beaucoup de lettres me restent où Ton
cfaerchoit à me dissuader de ce dessein. En arri-
vant ici j avois dit la même chose à tout le
monde , à vous-même ainsi qu à M; de Mont-
mollin. Il est le seul qui se soit avisé de trans-
former ce propos en promesse , et de prétendre
que je .m etois engagé avec lui de ne plus écrire,
parceque je lui en avois montré Finteiition. Si
je lui disois aujourd'hui que je compte aller de^
nf ain à Neuchatel , prendroit-il acte de dette
parole , et si j y manquois m'en feroit-il un pro-
cès? C'est la même chose absolument , et je n'ai
pas plus songé à faire une promesse à M. de
Montmollin, qu'à vous d'une résolution dont
j'informois simplement l'un et l'autre. '
M. de Montmollin oseroit-il dire qu'il ait en-*
tendu la chose autrement? oseroit-il affirmer,
comme il l'ose faire entendre , t[ue c'est sur cet
engagement prétendu qu'il m'admit à la ^commu-
nion? La preuve du contraire est qu'à la publia
cation de ma lettre à M. l'archevêque de Paris ,
M. de Montmollin , loin de m'accusér de lui avoir
manqué de parole^ fut très content de.c^f oi^^
ANNjÉE 1765. v/ 4"
V4rage , et qu'il en fit FélQge à moi-même et à tout
le monde, sans dire alors un mot de. cette fabu*-
leùse promesse quil m accuse aujourd'hui de lui
avoir faite auparavant. Remarques pourtant que
cet écrit. est l>ien plus fort aur les mystères et
même sur les miracles que celui dont il fait main-
tenant tant de bruit; remarquez encoi^ que j y
parle de même en mon nom , et non plus au
nom du vicait^. Peut -on chercher des sujets
d'excommunioa^tion dans ce denlier qui n ont
pas mêmie été des sujets de plainte dans Tautre?
Quaiid j aurois fait à M' de MontmoUin^ cette
promesse, à laquelle je iie songeai de ma vie y
prétendroit «- il quelle fut si absolue quelle ne
supportât pasja moindre exceptiofoivP^s même
d'imprimer un mémoire pour ma défense, lors-^
que j aurois ui| procès ? Et quelle exception m e-
toit mieux permise que celle où, me justifiant ,
jiQ le justifiais lai-même , où je montrais qu il
étoit faux quil eut admis dans son église un
agresseur, de Ja religion ? Quelle promesse pou-
vait m'acquitter de ce que. je devois à d autres et
à moi-même? Comment pouvois-je aupprimer
un écrit défen^if pour mon» honneur v pour celui
de mes anciens compatriotes ; un écrit que tant
de grwtd^ motifs rendaient nécessaire et où j a-
yéis à remplir de si saints devoirs ? A qui M. de
Montm^Uin fera-t^il croire que je lui ai promis
d endurer Tignominijeen silenoe?Âpréaent même
qiifô j ai pri^ avec un corp» respectable un ejoga*
gement. for^iel > qui est-<^e dans ce corps qui,
4ia CORltESPONDANGE.
maceuseroit d'y manquer, si, forcé par les 01^-
ti^es de M. de MontmoUin , je pfenoîs le parti
de les repousser aussi publiquement qu il ose les
faire? Quelque promesse que fasse un honnête
homme , on n'exigera jamais , on présumera
bien moins encore , qu elle aille jusqu'à se laisser
déshonorer.
En publiant les Lettrées écrites de la montagne,
je fis mon devoir et je ne manquai point à M. de
MontmoUin. Il en jugea lui-même ainsi , puis-
que après la publication de l'ouvrage, dont je lui
avois envoyé un exemplaire , il ne changea point
avec moi de manière d'agir. Il le lut avec plaisir,
m'en parla avec éloge; pas un mot qui sentit
l'objection. Depuis lors il mie vit long-temps en-
core , toujours de la meilleure amitié; jamais la
moindre plainte sur mon livre. On parloit dans
ce tempS'là d'une édition générale de mes écrits ;
non seulement il approuvoit cette entreprise, il
desiroit même s'y intéresser : il me marqua ce
désir, que je n'encourageai pas, sachant que la
compagnie qui s'étoit formée se trouvoit déjà
trop nombreuse , et ne vouloit plus 4'au^<*c as-
socié. Sur mon peu d'empressement , qu'il re-
marqua trop, il réfléchit quelque temps après
que la bienséance de son état ne lui permettoit
pas d'entrer dans cette entreprise. C'est alors
que la classe prit le parti de s'y opposer , et fit
des, représentations à la cour.
Du reste , la bonne intelligence étoit si parfaite
encore entre nous, et mon dernier ouvrage y
ANNÉE 1765* 4l3
mettoit si peu d'obstacle, que, long^temps après
sa publication , M. de Montmollin causant avec
mol, me dit quiLvouloit demander à la cour
une augmentation de prébende, et me proposa^
de mettre quelques lignes dans la lettre qu'il
écriroit pour cet efFet à milord-maréchal. Cette
forme de recommandation me paroissant trop
familière, je lui demandai quinze jours pour en
écrire à milord-maréchal auparavant. Il se tut^
et ne m'a plus parlé de cette affaire. Dès-lors il
commença de voir d un autre œil les Lettres de
la montagne , sans cependant en improuver ja-
mais un seul mot en ma présence. Une fois seu-
lement il me dit : Pour moi, je crois aux mira-'
des. J aurois pu lui répondre : jy crois tout aU'^
tant que vous.
Puisque je suis sur mes torts^avec M. de Mont-
mollin, je dois vous avouer, monsieur, que je
m en reconnois d'autres encore. Pénétré pour lui
de reçonnoissance , j'ai cherché toutes les occa-
sions de la lui marquer, tant en public qu'en
particulier : mais je n'ai point fait d'un senti-
ment si noble un trafic d'intérêt; l'exemple ne
m'a point gagné , je ne lui ai point fait de pré-
sents , je ne sais pas acheter les choses saintes.
M. de Montmollin vouloit savoir, toutes mes af-
faires , connoitre tous mes correspondants , di-
riger , recevoir mon testament , gouverner mon
petit ménage : voilà ce que je n'ai point souf-
fert. M. de Montmollin aime à tenir table long-
temps ; pour moi c'est un vrai supplice. Rare-»
4l4 CORRESPONDANCE.
inent il a ïùangé chez moi , jamais je n ai mange
chez lui. Enfin j ai toujours repoussé avec tous
les égards et tout le respect possible Fintimité
qu il vouloit établir entre nous. Elle n est jamais
un devoir dès quelle ne convient pas à tous
deux.
Voilà mes torts , je les confesse sans pouvoir
m'en repdntir : ils sont grands si Ion veut, mais
ils sont les seuls, et j'atteste quiconque connoit
un peu ces contrées , si je nfe m y suis pas sou-
Vent rendu désagréable aux honnêtes gens par
mon zèle à louer dans M. de Montmollin ce que
j*y trouvois de louable. Le rôle qu'il avoit joué
précédemment le rendoit odieux, et Ion n'ai-
moit pas à me voir effacer par ma propre bis-»
toire celle des maux dont il fut Fauteur.
Cependant , quelques mécontentements se-
crets qu'il eut contre moi , jamais il n'eut pris
pour les faire éclater un moment si mal choisi,
si d'autres motifs ne l'eussent porté à ressaisir
Foccasion fugitive qu'il avoit d'abord laissée é-*
chapper : il voyoit trop combien sa ccmduit^
alloit être choquante et contradictoire. Que de
combats n'an-il pas dû sentir en lui-même avant
d'oser afficher une si claire prévarication ! Car
passons telle condamnation qu on voudra sur
les Lettres de la montagne , en diront-elles , en*-
fin, plus que FÉmile, après lequel j'ai été, non
pas laissé, mais admis à la table sacrée? plus
que la I^ettre à M^ de Beaumont , sur laquelle on
ne m'a dit un seul mot ?' Qu'elles ne soient , si
ANNÉE 1765* 4*5
Ton veut , qu'un tissu d'erreurs , qtie s'ensuivra^-
t-il ? qu elles ne m'ont point justifié , et que FaU--
teur d'Emile demeure inexcusable , mais jamais
que celui des Lettres écrites de la montag[ne
doive en particulier être condamné. Après avoir
fait grâce à un homme du crime dont on lac-
cuse , le punit-on pour s être mal défendu ? Voilà
pourtant ce que fait ici M. de Montmollin ; et je
le défie, lui et tous ses confrères, de citer dans
ce dernier ouvrage aucun des sentiments qu ils
censurent , que je ne prouvé être plus fortement
établi dans les précédents.
• Mais, excité sous main par d'autres gens, il
saisit le prétexte qu'on lui présente , sûr qu'en
criant à tort et à travers à l'impie , on met ton-*
jours le peuple en fureur ; il sonne après coup le
tocsin de Motiers sur un pauvre homme pour
s'être osé défendre chez les Genevois ; et sentant
bien que k succès seul pouvoit lesau ver du blâme,
il n'épargne rien pour se l'assurer. Je vis à Motiers:
je ne veux point parler de ce qui s'y passe, vous
le savez aussi bien que moi ; personne àNeucha-
tel ne l'ignore ; les étrangers qui viennent le
voient, gémissent, et moi je me tais.
M. de Montmollin s'excuse sur les ordres de la
classe. Mais supposons-les exécutés par des voies
légitimeis; si ces ordres étoient justes, comment
àvoitr-il attendu $i tard à le sentir? comment ne
les prévenoit^l point lui-même que cela regar-
doit spécialement? comment, après avoir lu et
relaies Lettres de la montagne, n'y avoit-il j^-
4l6 CORRESPONDANCE.
mais trouvé un mot à reprendre , ou pourquoi
ne m'en avoit-il rien dit, à moi son paroissien ,
dans plusieurs visites qu'il m'avoit faites? Que*
toit devenu son zèle pastoral ? Voudroit-îl qu'on
le prtt pour un itnbécille qui ne sait voir dans un
livre de son métier ce qui est que quand on le
lui montre? Si ces ordres étoient injustes, pour-
quoi s'y soumettoit-il? Dn ministre de l'évangile,
un pasteur , doit-il persécuter par obéissance un
homme qu'il sait être innocent? Ignoroit-il que
paroltre même en consistoire est une peine igno-
minieuse, un affront cruel pour un homme de
mon âge, sur-tout dans un village où l'on ne con-
nott d'autres inatières consistoriales que des ad-
monitions sur les mœurs ? Il y a dix «ans que je
fus dispensé à Genève de paroître en consistoire
dans une occasion beaucoup plus légitime , et ,
ce que je me reproche presque , contre le texte
formel de la loi. Mais il n'est pas étonnant que
l'on connoisse à Genève des bienséances que l'on
Ignore à Motiers.
Je ne sais pour qui M. de MontmoUin prend
ses lecteurs quand il leur dit qu'il n'y avoit point
d'inquisition dans cette affaire ; c'est comme s'il
disoit qu'il n'y avoit point de consistoire ; car c'est
la même chose en cette occasion. Il fait enten*
dre, il assure même qu'elle ne devoit point avoir
de suite temporelle : lecontraire est connu de
tous les gens au fait du projet ; et qui ne sait
qu'en surprenant la religion du conseil d'état, on
l'àvoit déjà engagé à faire des.démarches qui ten? ;
' ANNÉE 1765. H 4i'y.
doient à m^5ter la protection du roi ? Le pas né^
cessaire pour achever étoit lexcommunication;
après quoi de nouvelles remontrances au conseil
d état auroient fait le reste : on s y étoit engagé ;
et voilà d'où vient la douleur de n avoir pu réus-
sir. Gard ailleurs qu'importe à M.deMontmoUin?
Craint-il que je. ne me présente pour commu-
nier de sa main? Qu'il se rassure ; je ne suis pas
aguerri aux communions comme je vois tant de
gens l'être : j'admire ces estomacs dévots toujours
si prêts à digérer le pain sacré; le mien n'est pas
si robuste. '
Il dit qu'il n'avoit qu'une question très simple
^ me faire de la part de la classe. Pourquoi donc
eu me citant ne me fit-il pas signifier cette ques-
tion ? Quelle est cette ruse d'user de surprise , et
de forcer.les gens de répondre à l'instaut même
sans leur donner unmomeptpour réfléchir? C'est
qu'avec cette question de la classe dont M. de
Montmollin parle, il m'en réservpit de son chef
d'autres dont.il ne parle point, et sur lesquelles
il ne vouloit pas que j'eusse le temps de me pré-
parer. On sait que son projet étoi^absolument de
me prendre en faute , et de m'embarrasser par
tant d'interrogations captieuses qu'il en vînt à
bout; il savoit combien j'étois languissant et
foible. Je ne veux pas l'accuser d'avoir eu le des-
sein d'épuiser mes forces ; mais quand je fus cité
j'étois malade-, hors d'état de sortir, et gardant
la chambre depuis six mois : c'étoit l'hiver; il
faisoit froid, et c'est, pour un pauvre infirme, un
17. 37
étrange spécifi^fœ qu'une séftnce de pludièurs
heures , debout , interrogé san» relâche dur des
matières de théologie, devant des andens dôût
Jes plus» instruits déclareut n*y rien entendre.
N'importe ; on ne s'informa pas même si je pou-
vois sortir de mon lit, si j'avois la force daller,
s'il faudrôit me faire porter ; on ne s'embarras-
soit pas de cela : la charité pastorale , occupée
des choses de la foi , ne s'abaisse pas aux terres-
tres soins de cette vie.
Vous savez , monsieur, ce qui se passa dans le
consistoire en mon absence, comment s'y fit lâ
lecture de ma lettre ; et les propos qu'on y tint
pour en empêcher l'effet ; vos mémoires là-des-
sus vous viennent de la bonne source. Concevet-
vous qu'après cela M. de Montmollin change
tout-à-coup d'état et de titre , et que s'étant fait
commissaire delà classe pour solliciter FaUfaîre,
il redevienne aussitôt pasteur pour la juger. y*a-
gissôù, dit-il, comme pasteur, comme chef du
consistoire, et non comme représentant de la
i^t^érable classe. R'étoit bien tard changer de
xèAt après en avoir fait jusqu'^alors un si diffë*
i?ê*it. Craignons, monsieur, fes gens qui font si
volontiers deux personnages dans }a même af-
faire ; il est rare que ces deux en fassei^t un bon.
Il appuie la nécessité de sévir sur le scandale
causé par mon livre. Voilà des scrupules tout
nouveaux , qu'il n'eut point du teriips de FÉmrle*.
ïiC scandale fut tout aussi grand.pour lemoms ;
fes gens d'église et les ga2etiers ne feient pas
ANNÉE 1765. 4^9
tiiolDé de htnk ; du brûlolt , on brâyôît , on
tu ïnsuUoit pdr toute lEurope* M. de MontmoU
lin trotiv Aujourd'hui des raisons de m excom-
nauniet' dans celles ()ui ne letnpèchèfent pas
«lors de m admettre. Son zèle, suivant le ptë*
tepte, prend totiteë les formes pour agir selon
les temps et led lieuis. Mais qui est-^ce, je voué
prie , qtii excita dans sa paroisse le scandale dont
il se plaint ô«t sujePde mon dernier livre? Qui
è0t-ce qui aflfectôit dcn fai^B un bruit affreux,
et par soi^^mème et par des gens apostés? Qui
esc-^e^ parmi tout ce peuple si saintement for--
cené , qui auroit su que j'avois commis le crime
énorme de prouver qnê le conseil de Genève
m'avoit condamné à tort, si Ton neût pris soin
de le leur dire en kur peignant ce singulier
crime avte kâ couleurs que chacun sait ? Qui
d'entre eux est même en état de lire mon livre
et d'entendre ce dont il s'ggit ? Exceptons , si
ïon veut ^ lardent satellite de M* de Montmoï-
Un , ùe groâd màfréchal qu'il cite si fièrement , cé
l^mnd elere 5 le Boirude de son église , qui se eon-
pofolf êi bien en fers de chetaux et en livres dé
théologie. Je veux le croire en état de lire à jeuri
et ssms épeler tme ligne entière , quel autre des
ameutés en peut faire autant ? En entrevoyant
Èùt tMê pages les mots S évangile et de miracles^
il0 â«roiètl4 cru lire un Irvrè de dévotion , et me
ftaeha^t bon hômrm^lîls ttu-roient dit : Que Dieu
h bén^6j ilnôîiâ édifit. Mai» c^n leu^r a tant as-
mrè qoÉ j'éf «d» u« hfotiMie abernirinàblG , un im-
27.
420 CORRESPONDANCE.
pie, qui disoit qu'il ny avoit point de Dieu, et
que les femmes n avoient point d ame , que , sans
sobger au langage si contraire qu'oiÉk^ur tenoit
ci-devant, ils ont à leur tour répété : Cest un im-
pie, un scélérat, c'est Vuéntechrist; il faut tex^
communier^ le brûler. On leur ar charitablement
répondu : Sans doute; mais criez, et laissez-nous
faire ; tout ira bien.
La marche ordinaire d# messieurs les gens
d église me paroit admirable pour aller à leur
but : après avoir établi en principe leur compé-
tence sur tout scandale , ils excitent le scandale
sur tel objet qu'il leur plaît , et puis", en vertu de
ce scandale qui est leur ouvrage , ils s'emparent
de l'affaire pour la juger. Voilà de quoi se ren-
dre maîtres de tous les peuples, de toutes les lois,
de tous les rois, et de toute la terre sans qu'on
ait le moindre mot à leur dire. Vous rappelez-
vous le conte de ce chirurgien dont la boutique
donnoit sur deux rues , et qui sortant par une
porte estropioit les passants , puis rentroit subti-
lement, et pour les panser ressoftoit par l'autre?
Voilà l'histoire de tous les clergés du monde ,
excepté que le chirurgien guérissoitdu moins ses
blessés , et que ces messieurs , en traitant les
leurs , les, achèvent. .
N'entrojns point, monsieur , dans les intrigues
secrètes qu'il ne faut pas mettre au grand jour.
Mais si M. de MontmoUin n'eût voulu qu'exécuter
l'ordre de la classe, ou faire l'acquit de sa con-
science, pourquoi l'acharnement qu'il a mis à>
ANNÉE 176(1.. 42Ï
cetite affaire? pourquoi ce tumulte excité dans
le pays? pourquoi ce^ prédications violentes ,
pourquoi ces conciliabules? pgurquoi tant de
sots bruits répandus pour tâcher de m effrayer
par les cris delà populace? Tout cela n est-il pas
notoire au public? M. de MontmoUin le nie; et
pourquoi non, puisqu'il a bien nié d*avoir pré-
tendu deux voix dans le consistoire? Moi, j en
vois trois , si je ne me trompe : d'abord celle de
son diacre, qui netoit là que comme son repré-
sentant; la sienne ensuite qui formoit légalité;
et celle enfin qu'il vouloit avoir pour départager
les suffrages. Trois voix à lui seul, c'eût été beau-
coup, même pour absoudre; il les vouloit pour
condamner, et ne put les obtenir: où étoît le
mal? M. de MontmoUin étoit trop heureux que
son consistoire , plus sage que lui , l'eût tiré d'af-
faire avecla classe, avec ses confrères , avec ses
correspondants, avec lui-même. J'ai fait mon
devoir, auroit-il dit , j'ai vivement poursuivi
la chose ; mon consistoire* n'a pas jugé coitime
moi , il a absous Rousseciu contre mon avis*. Ce
n'est pas ma faute; je me retire; je n'en puis
faire davantage sans blesser les lois, sans dés-
obéir au prince, sans troubler le repos public; je
suis trop bon chrétien, trop bon citoyen, trop
btjn pasteur pour rien tehter de semblable. Après
avoir échoué , il pouvoit encore, avec un peu
d'adresse , conserver sa dignité et recouvrer sa
réputation; mais l'amour-prôpre irrité n'est pas
si sage; on pardonne encore moins aux autres
4^2 G0RR£SP0I«]>4NCE,
le mal qu pn leur £| voulu fwre que celui quoti
leur a fait en effet. Furieux de voir mauquer à
I9 fa^e de l'Europe ce gr^iyl crédit doat il aimie à
8e vanter , il ne pçut quitter lu partie , il dit eu
classe qu il ne$% pat sans espoir de la renouer ;
il le tente dans un autre consistoire : mais pour
ce montrer moins à découvert , il ne la propose
pas lui-même f il la fait proppier par son maré^
chai, par cet instrument de sesmenécis, quil
appelle à témoin qu il n en a pas fait. Cela n'étoit-
il pas finement trouvé? Ce n est pas que M* de
Montmollin ne soit fin ; mais un homme que
la colère aveugle n^ . fait plus que des sottises
quand il se livre à sa passion,
, Cette ressource lui manque encorç. Vous croi-
riez qu'au moins alor^ ses efforts s arrêtât là :
point du tout; dans l'assemblée suivante de la
classe, il propose un autre expédient, fondé sur
l'impossibilité d'éluder l'activité de l'officier du
prince dans sa paroisse ; c'est d attendre que j'aie
passé dans une^ autre, et là de recommencer les
poursuites sur nouveaui^i^ frais. En conséquence
de ce bel expédient 9 les sermons emportés rC"-
commencent; on met derechef le peuple en ru-
meur, comptapt à forç^de désagrément me for»
cer enfin de quitter la paroisse. En voilà trop ,
en vérité , pour un homme aussi tolérant que
M. de Montmollin prétend letre, et qui n'agit
que par Tordre de son corps.
Ma lettre s'allonge beaucoup, mon^ur, mais
il le faut, et pourquoi la couperois-^je ? seroit-ce
ANNÉE 1765. 423
IVbrége^ qM den loultiplier les formules? Lais-i-
«cms à M.VJIe Mo«ttmolUn le plaisir de dire dix foi»
de suite: JDJnaaard^^m^scpar^dprmez-vausi^
Je Q ai j^oiot eotam^ la questioo de droit ; je
me suis interdit cette matière* Je me s^is borné
dans la seconde partie de cette lettre à vous prour
vff que M, d^ MontmoUiti^^ malgré le ton béat
qu'il afFécte-, ua point élé conduit dafis cette
affaire par le xélo de la foi» Dti par aon devoir ,
maif qu il a , selQU Tusage y fait servir Dieu d'in-
strument à$es. pa$$ioos. Or juge«d pour de telles
fine on. emploie des moyens qui soient honnêtes ,
et dispensesrmoi d entrer dans des, détails qui
feroient gémir la vertu-
Dans la prenaière. partie de ma lettre je rap-
porte des faits oppo$és à ceux qu avance M. de
MontmoUin, Il avoit eu 1 art de se ménager des
indices auxquels je n ai pu répondre que par le
récit fidèle de ce qui s est passé. De ces asser-»
tions contraires de sa part et de la mienne vous
conclurez que lun des deux est un menteur; et
j avoue que cette conclusion me paroît juste.
En voulant finir ma lettre et poser sa bro-*
chure, je la feuillette encore. Les observations
se présentent sans nombre ^ et il ne faut pas
toujours recommencer. Cependant comment
passer ce que j aidan& cet instant sous les yeux?
Quçforont nos ministres ? se disoit^on publique-
ment, défendront'-ils Fés^angile attaqué si vuver^
tementpar sfis ennemie P C est donc moi qui sui^
lennemi de levangile, parceque je mlndigne
424 CaRRESPONDANCE.
qu on le défigure et qu'on Favilisse? Eh! que ces
prétendus défenseurs n imitent-ils Fusage que
j en voudrais faire ! que û'en prennent-ils ce qui
les rendroît bons et justes , que n'en laissent-ils
ce qui ne sert de rien à personne^ et qu'ils n en-
tendent pas plus que moi !
• Si un citoyen de ^cepdjs n^oit osé dire ou écmre
quelque chose d'âpprok)hant à ce qu'avance
M. Itousseau^ ne séi^iwit*6n pas contre iuiPHon
assurément; j'ose Je croire pour l'honneur de
cet état. Peuples de Net^ehatel , qtrelles seroient
donc vos franchises si y pôut* quelque point qui
fournrroit matière de chicane awx ministres, ils
pouvoient poursuivre autniliéu devons Fauteur
d'un factum imprimé à Fautre bout de'FEurope ,
pour sa défense en pays étranger? M; c(e Mont-
môllin m'a choisi pour vous imposer en moi ce
nouveau joug: mais serois-je digne d'avoir été
reçu parmi vous , si j'y taissois , par mon exem-
ple , une servitude que je n'y ai point trouvée?
Monsieur Rousseau , nouveau citoyen , ^^-/-^7
donc plus de privitéges que tous les anciens ci^
toyens? Je ne rédame pas même ici les leurs ; je
ne réclame que ceux que j'avois étant homme ,
et comme simple étranger. Le correspondant
que M. de MontmolIiVi fait parler, ce merveil-
leux correspondant qu'il ne nommé point / et
qui lui donne tant de louanges , est un singulier
raisonneur^ ce me semble. Je veux avoir, selon
kii, plus de privilèges que tous les citoyens , par-
ANNÉE 1765. 425
ceque je résiste à des vexations que n endura ja-
mais aucun citoyen. Pour moter le droit de dé-
fendre ma bourse contre un voleur qui voudrait
me la prendre J il n auroit donc qu'à me dire :
P^ous êie^s plaisant de ne vouloir pas que je vous
h)ole! Je volerais bien un homme du pays s'il
•passoit au lieu de vous.
Remarquez qu'ici M. le professeur de Mont-
mollin est le seul souverain, le despote qui me
condamne, et que la loi , le consistoire , le ma-
gistrat, le gouvernement, le gouverneur, le^roi
même , qui me protègent, sont autant de rebellés
à Faute ri té suprême de M. le professeur de Mont-
ra ollin, ;
L'anonyme demande si je ne me suis pas sou-
mis "comme citoyen aux lois de Vétat et aux
usages; et de ] affirmative, qu'assurément on ne
lui contestera pas , il conclût que je me suis sou-
mis à une loi qui n'existe point, et à un usage
q\ii n'eut jan^ais lieu.
M, de MontmoUin dit à cela que cette loi
existe à Genève, et que. je me suis plaint moi-
même quori l'a violée à mon préjudice. Ainsi
donc la loi qui fîxiste à Genève,'et qui n'existe
pas à Motiers, on la viole à Genève pour me dé-
créter, et on la suit à Motiers pour m'excommu-
nier. Convenez que me voilà dans une agréable
position! C'étoit sans doute dans un de ses mo-
ments de gaieté que M. de MontmoUin -^fit ce
raison ncraent-là. - • • i
426 GORRESPONQAISCE.
U plai$aQte à-peu^près sur le même ton daa^
une note sar l-oiïre (i), que je voulus bien fair^
à la classe, à condition quQU me laissât ^Q re*
pos; il dit que cest se moquer, et qu'on ne fait
pas ainsi la loi à ses supérieurs.
Premièrement il se moque lui-même quand il
prétend qu offrir une satisfaction très . obsé^ .
quieuse^ et trèi» raisonnable à gens qui se plai-
gnent qupiqu a tort, cest leur faire la loi.
Mai9 ]a plaisanterie est d'avoir appelé mes^
sieurs de la classe mes supérieurs , comme si j'é-»
jtois homme d e^j^lise. Car qui ne sait.que la classe,
ayant juridiction sur le clergé seulement, e%
n ayant a<u surplus rien à commander à qui que
ce soit, ses membres ne sont comme tels les su-
périeurs de personne (2)? Or de me traiter en
homme d église ist une plaisanterie fort déplacée
à mon avis. M, de MontmoUin sait très bien que
je ne suis point homme d église, et que jai mê-
^ (i) Offre dont le secret fut ci bien gardé , que personne
n'en sut rien que quand je le publiai; et qui fut si niai-
honnêtement reçu, qu'on ne daigna pas y faire la moin-
dre réponse: il fallut même que je fisse redemander k
M. de MontmoUin ma déclaration, qu'il s'étoit doace»
ïpent appi)opriée.
(2) Il faudroit croire que la tête tourne à M. de Mont*
moUin , si Ton lui supposoit assez d'arrogance pour vou-
loir sérieusement donner à messieurs de la classe quel-
que supériorité sur les autres sujets du roi. Il n'y a pas
cent ans que ces supérieurs prétendus ne signoient qu'»^
près tous les autres corps.
ANNÉE 1765. 4^7
me 9 grace^nu ciel, très p^u de vocation pour 1q
devenir.
Encore quelques mots sur la leure que j ecri*
vis au çoosistoire , et j'ai 6ui, M. de MontmolUa
promet peu de commentaire sur cette lettre. Je
crois qu'il fait très bien , et qu'il eut mieiHL fait
fUGore de.n en poiut donner du tout. Permettes
que je passe en revue ceux qui me regardent :
lexamen ue sera pas long*
Comment répondre^ dit --il, à des questions
qiCon ignore? Comme jaî fait, en prouvant
d'avance qu on n a point \t droit de question-»
ner.
Une foi dont on ne doit compte quà Dieu ne
se publie pas dans toute l'Europe. 1^
Et pourquoi une foi dont on ne doit compte
qu a Dieu , ne se publieroit-elle pas* dans toute
l'Europe ?
Bemarquez Tétrange prétention dempécher
un liomme dé* dire son sentiment , quand on lui
en prête d'autres, de lui fermer la bouche et de
le faire parler*
Celui qui fsrre en chrétien redresse volontiers
4es erreurs. Plaisant .sophisme !
Celqi qui erre en chrétien ne sait pas quil
erre. S'il redressoit ses erreurs sans les connot-^
tre, il nerreroit pas moins ♦ et de plus il menti*»
roit. Ce ne seroit plus errer en chrétien.
Est^ç^ s'appuyer sur d'autorité de tévangile
que de rendre douteux les miracles? Oui, quand
428 CORRESPONDAI^CE.
c'est par Fautorité même de levarigae qu on
rend douteux les miracles.
Et d'y jeter du ridicule? Pourquoi non , quand,
«'appuyant sur l'évangile, on prouve que ce
ridicule n'est pas dans les interprétations àe^
théologiens?
Je suis sur que M. de Montmollin se félieitoit
ici beaucoup de son laconisme. Il est toujours^
aisé de répondre à de bons raisonnements par
des sentences ineptes. •
Quant à la note de Théodore de Bèze , il na
pas voulu dire autre chose , sinon que la foi du
chrétien n'est pas appuyée uniquement sur les
miracles.
Prenap garde, monsieur le professeur; ou
vous n'entendez pas le latin, ou vous êtes un
homme de mauvaise foi.
Ce passage , non satis tuta fides eorum qui mi-
raculis nituntur^ ne signifie point du tout, conjL-
me vous le prétendez, que la foi du chrétien
ri est pas appuyée uniquement sur les miracles.
Au contraire , il signifie très exactement que
la foi de quiconque /appuie sur les miracles est
peu solide. Ce sens se rapporte fortbienau pas-
sage de saint Jean qu'il commente, et qui dit de
Jésus que plusieurs crurent en lui, voyant ses
miracles, mais qu'il ne leur confioit pointpotir
cela sa personne ^parcequil les connoissoitbien.
Pensez-vous qu'il auroit aujourd'hui plus de con-
fiance en ceux qui font tant de bruit de la même
foi?
r ANNÉE 1765. 429
îfe croiroif^on pas entendre M. Rousseau dire^
dans sa Lettre à V archevêque de Paris ^ qiion
devrait lui dresser des statues pour son Emile ?
ISotez que cela se dit au moment où, pressé
par la comparaison d'Emile et des Lettres de la
montagne , M. de Montmollin ne sait comment
s échapper ; il se tire d affaire par une gambade.
S'il falloit suivre pied à pied ses écarts, s'il
falloit examiner le poids .de ses affirmations , et
analyser les singuliers raisonpements dont il
nous paye, on ne Bniroit pas ; et il faut finir. Au
bout de tout cela, fier de s'être nommé,- il s'en
vante» Je ne vois pas trop là de quoi se vanter.
Quand une fois on a pris son parti sur certaine
chose j on a peu de mérite à se nommer.
Pour vous , monsieur, qui gardiez par ména*^
"'gement poui* lui l'anonyme qu'il vous reproche,
nommez-vbus puisqu'il le veut ; acceptez des
honnêtes gens l'élage qui vous est dû ; montrez*
leur le digne avocat de la cause juste , l'historien
de la vérité, l'apologiste des droits de l'opprimé,
de ceux du prince , de l'état et des. peuples , tous
a^ttaqués par lui dans ma personne. Mes défen-
seurs , mes protecteurs sont connus; qu'il mon-
tre à son tour son anonyme et ses partisans
dans cette affaire : il en a déjà nommé deux ,
qu'il achève. Il m'a fait bien du mal : il vouloit
m'en faire bien davantage \ que tout le monde
connoisse ses amis et les miens ; je ne veux point
d'autre vengeance.
Recevez, monsieur, mes tendres salutations.
J^3ù CORRESPONDANCE.
A M.DMVBRN01S.
Mpliers , te i & ftoài i y&i*
J'ai veqti tous vos envois , inonsieur, et je vôtfi
remercie deê commissiofis ; elles sont fort bien ,
et je vous prie anussi d en faire mes remerciements
à M. Deluc. A Tégàrd des abricots , par respect
pour madame d'Ivemôis , je \tux bien lie pas les
renvoyer ; mais j ai là^dessus detfx choses à tûtts
dire ^ et je vchis les di^ polir la defnière fois; ïvtM
qu à faire aux gens des cadeaux malgré eù% , et à
les servie à notre mode et non pas à la leoi* , je
vois plus de vanité que d'amitié ; Tàutre^' que je
suis très déterminé à secouer toute espèce de
joug qu on peut vouloir m'iinposer malgré ttioi^
quel qu'il puisse être ; que quand cela Ae peu* *
se faire qu en rompant je romps , et que quand
une S&M j ai rompu je ne renoue jamais , c^eM
pour la vie« Votre amitié , mdtïSietii', m'est tmp
prcdkuse pour que je vous pardoti^nasse jamaiir
de m y «voir fait reaoncier.
Les cadeaux sont un pefit cîommeree d'âmitlé
fart agréable quand ils sont réciproques : m^i9
ce c<K»mercc denisnde de part et d autre de ht
peîae et des aoins; et la peine et ks soins sont
le fléau de m« vie ^j Mme mieux un quâfrt d'tieure
dfoisiveté que toutes bs coiïfltui^es de iû tetre.
VouJea^YOTis me faive de% piésent^ qtà soiefiV
pour mon cœur d'un prix ihe^mâiblé , pwcti^
A5IIÉË !765. 43i
f esÈ-BFioî des loisirs , sauvez-moi des visites , four-^
tiissez-moi des moyetis de n^écrireà personne;
alors je vous devrai le bonheur de ma ^re , et je
reconnaîtrai les soins du véritable ami ; autre-
ment non.
M. Marepard est venu lui cinq on sixième t j c-
tois malade, je n ai pu le voir ni lui ni sa compà-^
. gnie. Je suis bien aise de savoir que les visités
que vous me forcez de faire m'en attirent. Main-
tenant que je suis ayertî , si jY snjs repris ce sera
ma faute.
Votre M. de Fburtiière , qui part de Bordeaux
pour me venir voir, ne s'embarrasse pas si cela
me convient ou non. Comme il faît tous ses pe-
tits arrangements sans moi , il ne trouvera pas
mauvais , je pense, que je prenne les miens sans
hiî.
Quant à M. Lîotard, son voyage ayant un but
détermina qui se rapporte plus â moi qu a lui,
It m^ite utte exception, et il laura. Les grands
térfents^ exigent des égards. Je ne réponds pâ«
qu'il me troUMB en état de me laisser peindre,
ipraîs je réponds qu'il aura lieu d être content de
la réception que je lui ferai. Au reste, avertissez-
lé que pour être sûr de me trouver , et de me trou-
ver Ubte, il ne doit pas venir avant le 4 ou le ^
dé se^etnbre.
Je suis étonné du front qu'a eu le sîeur Durey
de se présenter chez vous, sachant que vous m'ho-
norez de Vôtre amitié. Je ne sais s'il a fait ce qu'il
43ft CORRESPONDANCE.
VOUS a dît : mais je suis bien sûr qu'il ne vous a
pas dit tout ce qu'il a fait. C'est le dernier des
misérables. ."
J ai vu depuis quelque temps beaucoup d'An-
çlois^; mais M. Wilkes n'a pas paru , que je s^che.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
A M. DE SAINT-BRISSON.
1765.
J ai reçu., monsieur, votre lettre du 27 décem-
bre ; j'ai aussi lu vos deux écrits. Malgré le plai-
sir que m'ont fait l'un et l'autre^ je ne me repens
point du mal que je vous ai dit du premier, et
ne doutez pas que je ne vous en eusse dit du se-
cond si vous m'eussiez consulté. Mon cher Saint-
Brisson , je ne vous dirai jamais aâséz avec quelle
douleur je vous vois entrer dans une carrière
couverte de fleurs et semée d'abymes , où l'on^ne
pjBut éviter de se corrompre ou de se perdre ,pii
l'on. devient malheureux ou méchant à mesure
qu'on avance , et très souvent l'un et l'autre avant
d'arriver. Le métier d'auteur n'est bon que pour
qui veut servir les passions des gens qui méneût
les autres , mais pour qui veut sincèrement le
bien de l'humanité c'est un métier funeste. Au-
rez-vous pliis de zèle que moi pour la justice,
pour la vérité , pour tout ce qui est honflête et
-bon ?aurez-vous des sentiments plus désintérçs-
ses , une religion plus douce , plus tolérante , plus
pure , plus sensée? aspirerez- vous à moins dç chor
ses? suivrez-vous une route plus solitaire? irez-
ANNÉE 1765. 433
Vous âiir leoh^min d^ moii^s de geas ? choquçrez-
vous moins de nvdux fst de. concurrents? évite-
çez-vousavec plus de soin de croiser les intérêts
de personne? Et toutcifois vous voyez ; je ne s^s
comnient il existe. dans le moinde un seul hpn*
n^ête homn^e à qui mon^ exemple ne fasse pas
tomber la plume des mains. Faites du bien , mon
cher Saint-Brjsson , mais non pas des livres ; loin
de corriger les .méchants ils pe font que les ai-
grir. Le meilleur livre fait très peu. de bien ai^j^
. hommes et beaucoup de mal à son auteur. Je
vous ai <iéj,a vu aux champs pour une brochure
qui n etoit pas même fort m^:lhQnnête ; 4 quoi
devez-vo^s vous attendre si ces choses vous bles-
sent déjii?
. Copixa^nt pouvez-yous croire que je v/euiUe
passer, en Corse j sachant qi^e les troupes fran-
çoisesy sont? Jugez- vous, que je n'aie pas assez
de mes malheurs sans en aller chercher d autres?
• Non, monsieur; dans raccablement.oùjç suis
j'ai besoin de reprendre hc^teii^^ j'ai besoin d'al-
ler plus loin de Genève cherj^her quelques mo-
ments de repos ; car on ,nje m'en* lais^^ra nulle
part un lopg sur terre ; je ne pui^ plus Te^péiier
q^e dans son sein. J'ignore, encore de quel côté
j'irai, il ne m'en reste plus guère à choisir ; je vou-
drois^vchcnûn faisant, me chercher quelque re-
traite fixe, pour m'y transplanter tout^à-fait,
où l'on eût l'humanité de me recevoir, et de me
laisser mourir en paix,. Mais oii la trouver par-
mi le^ chrétiens ? La Turquie est trqjj Iqip d'icL
17. a8
434 COHRCSrcyNII^NGE*
Ne douter pas , cher Siânt-brisson , qu'il
fat fort doux de vous avoir pour compagi^on de
Toyage, pour consolateur, pour garde-malade;
mais j ai contre ce mime voyage de grandes ob-^
jections par rapport à vous. Premièrement, ôtej^
TOUS de TeSprit de me consulter sur rien , et d*a^
voir la moindre ressource contre Tennui dans
mon entretien. L'étourdissement oh. me jettent
des agitations sans relâche m'a rendu stupide ;
ma tête est en léthargie, mon cœur même est
mou ; je ne sens ni ne pebse fJus. H me reste un
seul plaisir dans la vie; j'aime encore à marcher,
mais en marchant je ne rêve pas même; j ai les
sensations des objets qui me frappent et rien de
plus. Je voulois essayer d'un peu de botanique
pour m'amuserdu moins à recontloltre en che^
min quelques plantes ; mais ma mémoire est ab*
solument éteiî&të^ elle i|^' peut pas nïème aBer
jusque-là. Imaginez le plaisir de voyager avec un
pareiîautbtiratè!' ^
Ce n^st pas tout. Je sens le mauvais effet que
votre voyage ici fera J)0Ur vous-^même. V<)us
n'êtes déjà pas t¥dp bien auprès des dévots ; vou-
lez-vous afchêver de vous perdre? Vos Cotopa-
triotes mêmes j en général , ne vous pardonneùt
pas de me consulter ; comment Vous pardonne-
roiènt-ilsde M'ai'mer? Je suis très fâché que vous
mayezucmmé à la tête de vôtre Ariste : ne fai-
tes plus pareille sottise, ou je me brouille avec
vous tout de bon. Dites-'moi sur-tout de quel
œil voua cf oyez que votre famille verra ce voya-
J
ANNÉE 1765. 43s
ge : madame votre teère en frémira ; je frémis
moi-même: à penser aux frinestes efiets quil
peut produire auprès de vos proches. Et vous
voulez que je vous laisse faire ! c est vouloir que
je sois le dernier des hommes. Non , monsieur ;
obtenez 1 agrément de madame votre mère ^ et
venez. Je vous embrasse avec la plus grande joie ^
mais sans cela n*en parions plus.
A M. MOULTOU.
Mo tiers., le i5 août 1765.
J'ai tort, cher Moultou , de ne vous avoir pas
accusé sUT'^le-champ la réception de l'argent et
de fétoffe. Je nai que mon état pour excuse;
mais cette excuse n est que trop bonne malheu-
reusement. Cet état est toujours le même ; et
ma seuleconsolation est qu il ne peut plus guère
changer en pis. Il n'y a plus aucune apparence
au voyage dTÉcosse. C'étoit là que j aurois voulu
vivre ; mais tout pays est bon pour mourir , ex-
cepté toutefois celui'-ci , quand on laisse quelque
chose après soi.
Je crois que vous avez bien fait de vous déta*»
cher de V....s« Les gens faux sotlt plus dange-
reux, amis qu ennemis : d'ailleurs c est une petite
perte ; je lui ai toujours trouvé peu d'esprit avec
beaucoup' de prétention : mais je l'aimois, le
croyd[nt bon homme. Jugei^eomment j'en dois
penser aujourd'hui que je sais qu'il n'est qu'un
méchant sot. Cher ami, ne me parlez plus de
28.
436 CORRESPONDANCE.
lui, je VOUS prie, ne joignoift pas aux sentiments
douloureux des idées déplaisantes : la paix de
Tame^est le seul bien qui reste à ma portée iet le
plus précieux dont je puisse jouir ; je m y tiens.
J-espère qu à ma dernière heure le scrutateur des
cœurs ne trouvera dans le mien que la justice et
Tamitié.
Puisque vous n avez pas voulu déduire ni rue
marquer le prix de la laine, comme je vous en
avois prié , j'exige au moins que vous ne vous
mêliez plus des autres commissions de mademoi-
selle Le y asseur , qui me charge de vous présen-
ter ses remerciements et ses respects. Pour moi^
dans Tétat oii je suis , à moins qu il ne change, il
ne me fieiut plus d'autres provisions que celles
quon peut emporter* avec soi. Bonjour^ mon
ami ; je vous embrasse.
A M. D'IVERNOIS.
Motiers, le iS août 1765.
I
Ei^agez, monsieur, je vous en prie, M. Lio-
tard non seulement à venir seul , à moins qu il
ne lui soit extrêmement agréable de venir avec
M. Wilkes, mais à difiGérer son départ jusqu'au
moisr doctobre : car en vérité , Iqu' ne me laisse
plus respirer. Il m'est absolument jjécessaire de
reprendre haleine; et lorsqu'une compagnie que
j attends à la fin du mois sera repartie , je serai
forcé de partir moi-même pour quelque temps,
pour éviter quelques unes des bandes qui -me
J
ANNÉE I^GS. ' 4^7;
tombent , non plus par deux ou trois , cocanie
autrefois, mais par sept ou huit à-la*fois.. .
VouSî avez eu bien tort d'imaginer que je voun
lusse> cesser de vous écrire , puisque r^xceptioa*
est faite pour vous depuis long-temps. Il est virai
que je voudrois que cela ne devint une tâche oné-:
reuse ni pour vous ni pour moi. Écrivons à notre'
aise et quand nous en aurons la commodité.
Mais y si vous voulez m'asservir régulièrement à.
vous écrire tous les huit ou quinze jours, je vous^
déclare une fois pour toutes que cela ne m est
pas possible; et^ quand vous vous plaindrez de
m avoir écrit tant dé lettres sans réponse , vous
voudrez bien vous tenir pour dit une fois pour
toutes : Pourquoi m'en écriyez-vous tant ?
To«t en vous querellant j abuse de votre com-
plaisance. Voici une réponse pour Venise : vous
m'avez dit que vous pourriez la faire tenir; ainsi
Je vous renvoie, sans savoir l'adresse. Ceux qui
ont remis la lettre à laquelle celle-ci. répond y
suppléeront. Je . vous , embrasse de tout mon
cœur.
A M. D'IVERNOIS.
Neuchatel, ce lundi lo septembre 1765.
Les bruits publics vous apprendront , mon-
sieur , ce qui s'est passé , et comment le pasteur
de Motiers s'est fait ouvertement capitaine de
coupe-jarrets. Votre amitié pour moi m'engage
à me presser de vous tranquilliser sur mon
compte. Grâces au ciel je suis en sûreté, et hors
438 - GORRESPONDANGE.
de Motiers , où je compte ne retourner de ma
vie : mais malheureusement ma gouvernante et
mon bagage y sont encore ; mais j espère que le
gouvernement donnera des ordres qui contien-
dront ces enragés et leur digne chef. En atten-
dant que vous soyez mieux instruit de tout y je
VOtis conseille de ne pas vous fier à ce que vous
écriront vos parents , et je suis forcé de vous dé-
clarer qu'ils ont pris dans cette occasion un parti
qui les déshonore. Aimez-moi toujours ; je vous
aime de tout mon coeur et je vous embrasse.
Adressez tout simplement vos lettres à M. Du-
peyrou à Neuchatel; et, pour*éviter les enve-
loppes , mettez simplement une croix au-dessus
de Fadresse; il saura ce que cela veut dire.
•
A M. DUPEYROU.
Ue de Saint-Pierre, le 17 octobre 1765. .
On me chasse d'ici , mon cher hôte. Le climat
de Berlin est trop rude pour moi ; je me déter-
mine à passer en Angleterre , où j'aurois dû <|'a 1
bord aller. JTaurois grand besoin de tenir con-
seil avec vous ; mais je ne puis aller à Neuchatel :
voyez si vous pourriez par charité vous dérober
à vos affaires pour faire un tour jusqu'ici. Je
vous embrasse.
f
ANNÉE 1765. 4^
!a m. de GRA-FFENRIED,
BAILLI A. HIDAC.
' 4
Ile de Saint-Pierre^ le 17 octobre 1765,
Monsieur, .
J obéirai à Tordre de LL. £E. ayee le regret
de sortir de votre gouvernement et de votre voi-
sinage, maisaveclaconsblation d emporter votre
estime et celle des honnêtes gens» Nous entrons
dans une saison dure , sur^-tout pour un pauvre
infirme : je ne suis point préparé pour un long
voyage , et mes affaires demanderoient quelques
.préparations. J aurois souhaité, monsieur , qu'il
vous eût plu de me marquer si Ion m'ordon-
noit de partir sur*]ie<-champ , ou si Ton vouloit
bien m'accorder queiques-semainespour prendre
les arrangements néœssaires à ma situation. En
attendant qu il vous plaise de me prescrire un
terme , que je m'efforcerai même d'abréger , je
supposerai qu'il m'est permis de séjourner ici
.jusqu'à ce que j'aie mis ï'prdre le plus pressant à
mes affaires. Ce qui me renà ce retard presque
indispensable , est que , sur les indices que je
croyok sûrs , je me suis arrangé pour passer ici
le reste de ma vie avec l'agrément tacite du sou-
verain. Je voudrois être sûr que ma visite ne
vous déplairoit pas ; quelque précieux que- me
«oient les moments en celle occasion , j'en déro-
berai de bien agréables pour aller vous renou-
vel», mimsieur, les assurances de mon respecf.
\
44o COHRESPONDAKCE.
A M;DE GRAFFENRIED.
Ile de Saint-Pierre , le no octobre 1765.
MONSIEUR,
Le triste état où je me trouve et la confiance
que j'ai dans vos bontés , me déterminent à vou»
iupplier de vouloir bien faire agréer à leurs ex-
c^Iences une proposition qui tend à me délivrer
une'fois pour toutes des tourments d une vie ora-
geuse j et qui va mieux , ce me semble , au but
de ceux qui me poursuivent que ne fera mon
éloignement..J'ai consulté ma situation, mon
âge , mon humeur , mes forces ; rien de tout cela
ne me permet d'entreprendre en ce moment et
sans préparation de longs et pénibles voyages,
d'aller errant dans des pays froids , et de me fa-
tiguer à chercher au loin un asile, dans une sai-
son où mes infirmités ne me permettent pas
même de sortir de la chambre. Après ce qui s est
passé je ne puis me résoudre à rentrer dans le
territoire de Neuchatel , où la protection du
prince «t du gouvernement ne sauroitme garan-
tir des fureurs d une populace excitée qui ne con-
noit aucun frein; et vous comprenez, monsietir,
qu aucun des états voisins ne voudra ou n'osera
donner retraite à un mailheureux si durement
chassé de celui-sci.
Dans cette extrémité , je ne. vois, pour: mm ^
qtiWe seule ressource, et, quelque eJSbayante V
quelle paroisse, je laprendmi noiaî^ealemenA
AH NÉE 1765. 44l
saûs répug[naace, maiis avec empressement, si
leurs excellences veulent bien y consentir; c'est
qu il leur plaise que je passe en prison le reste
de mes jours dans quelqu'un de leurs châteaux
pu tel autre lieu de leurs états qu'il leur semblera
bon de choisir. J'y vivrai à. mes dépens, et je
donnerai sûreté de n'être jamais à leur charge ;
je me soumets à n'avoir ni papier, ni plume, ni
aucune communication au«dehors, si ce n'est
pour l'absolue nécessité et par le canaLde ceux
^ui seront chargés de moi ; seulement qu'on me
laisse , avec^l'usage de quelques livres , la liberté
de me promener quelquefois dans un jardin , et
je suis contenu .
Ne croyez point , monsieur , qu'un expédient
si violent en apparence soit le fruit du désespoir;
j'ai l'esprit très calme en ce nloment : je me suis
donné le temps d'y bien penser , et c'est d'après
la profonde considération de mon état que je
m'y détermine. Considérez , je vous supplie, que
si ce parti est extraordinaire , ma situation l'est
encore plus : mes maKieurs sont sans exemple;
la vie orageuse que je mène sans relâche depuis
plusieurs années seroit terrible pour un homme
en santé ; jugez ce qu'elle doit être pour un pauvre
infirme épuisé de maux et d'ennuis , et qui n'as-
pire qu'àntourir en paix. Toutes les passions sont*
éteintes dans mon cœur ; il n'y reste que l'ardent
d«;sir du repos et de la retraite; je les trouverois
dansç rfiabitatioa'que je demande. Délivré des
importuns, à couvert de AftuveUescatastriophea»
44^ CORRESPGtNDAIfCE.
j attendrois tranquillementla dernière , etn'ëtant
plus instruit de ce qui se passe dans le inonde ,
je ne serois plus attristé de rien. J'aime la liberté,
«ans douter, mais la mienne n est point au pou-
voir des hommes , et ce ne seront ni des murs ni
des clefs qui me loteront. Cette captivité, mon-*
sieur, me paroit si peu terrible , je sens si bien
que je jouirois de tout le bonheur que je puis
encore espérer dans cette vie , que cest paMà
même que , quoiqu'elle doive délivrer mes en-
nemis de toute inquiétude à mon égard , je n ose
espérer de l'obtenir : mais je ne veux rien avoir
À me reprocher vis-à^vis de moi , non plus que
vis-à-vis d'autrui : je veux pouvoir me rendre le
témoignage que j'ai tenté tous les moyens pra-
ticables et honnêtes qui pouvoient m'assurer le
repos,' et prévenir les nouveaux orages qu'on
me force d aller chercher.
Je connois , monsieur, les sentiments d'humar
nité dont votre ame généreule est remplie: je
sens tout ce qu'une grâce de cette espèce peut
vous coûter à deitiander f mais quand vous au-
rez compris que, vu ma situation, cette grâce
en seroit en effet une très grande pour moi, ce»
mêmes sentiments qui font votre répugnance
^me sont garants que vous saurez la surmonter.
J'attends pour prendre définitivement mon parti
qu'il vous plaise de m'honorer de quelque ré*-
ponse.
' Daignez ^ monsieur , je vous supplie , agréer
mes çxcuses^ et mon respect.
A M. DE GRAFFENRIED. •
Le aa octobre 1765.
Je puis, monsieur, quitter samedi prochain
nie de Saint-Pierre , et je me conformerai en
cela à Tordre de LL. EE. ; mais , vu Fétendue de
leurs états et ma triste situation , il m est absor<-
lument impossible d,e sortir lemême jour de len-
eeinte de leui* territoire. J'obéirai en tout ce qui
me sera possible. Si LL. EE. me veulent punir de
ne lavoir pas fait, elles peuvent disposer à leur
gré de ma personne et de ma vie : j ai appris à
m attendre à tout de la part des hommes ; ils ne
prendront pas mon ame au dépourvu,
' Recevez, homme juste et généreux, les assu-
rances de ma respectueuse reconnoissance , et
d'un souvenir qui ne sortira jamais de mon
cœur.
A M. DE GRAFFENRIED.
Bîenne, le 25 octobre .1765.' .
Je reçois, monsieur, avec reconnoissance les
nouvelles marques de vos attentions et de vos
bontés pour moi : mais je nen profiterai pas
pour le présent ; les prévenances et sollicitations
de messieurs de Sienne me déterminent à passer
quelque temps avec eux , et , ce qtii me flatte , à
votre voisinage. Agréez, monsieur, je vous sup-
plie, mes remerciements, mes salutations, et
mon respect.
444 CORRESPONDANCE. ,
• A M.-DUPEYROt.
Sienne /le 27 octobre 176$.
J ai cédé , mon cher hôte , aux caresses et aux
sollicitations ; je reste à Bienne, résolu dy pas-
ser l'hiver ; et j'ai lieu de croire que je l'y passe-
rai tranquillement. Cela fera quelque change-
ment dans nos arrangements , et mes effets
pouvant me venir joindre avec mademoiselle Le
Vasseur, je pourrai , pendant l'hiver , faire moi-
même le catalogue de mes livres.. Ce qui me
flatte dans tout ceci, est que je reste. votre voi-
sin, avec l'espoir de vous voir quelquefois dans
vos moments de loisir. Donnez-moi de vos nou-
velles et de celles de nos amis. Je vous embrasse
de tout mon cœur.
^ A M. DUPEYROU.
Bienne, lundi 28 octobre 1765.
On m'a trompé, mon cher hôte. Je pars de-
maiiïmatin avant qu'on me chasse. Donnez-moi
de vos nouvelles à Basic. Je vous recommande
ma pauvre gouvernante. Je ne puis écrire à per-
sonne, quelque désir que j'en aie; je n'ai pas
taéme le temps de respirer, ni la force. Je voua
embrasse. ,
ANNÉE 1765. 445
' A< M. D, L. G.
. Il faut , monsieur, quç vous ayez une grande
opinion de votre éloquence , et une -bien petite
du discernement de Thomme dont voUs vous
dites enthousiaste , pour croire Fintéresser en
votre faveur par le petit roman scandaleux qui
remplit la moitié de la lettre que vous m'avez
écrite, et par l'historiette ^qui' la suit. Ce 'que
j'apprends de plus sûr dans cette lettre, c'est que
vous êtes bien jeune et que vous me croyez bien
jeune aussi.
Vous voilà , monsieur, avec votre Zélie, com-
me ces saints de votre église, qui, dit*on, cou-
choient dévotement avec des filles et atdsoient
tous leû feux des tentations pouij; se mortifier
en combattant le désir de les éteindre. J'ignore
ce que vous prétendez par les détails indécents
que vous m'osez faire ; mais il est difficile jde
les lire sans vous croire un menteur ou un imi-
puissant.
L'amour peut épurer les sens , je le sais; il est
cent fois plus facile à un véritable amant d'être
sage qu'à un autre homme : l'amour qui respecte
son objet en chérit la pureté ; c'est une perfection
de plus qu'il y trouve , et qu'il craint de lui oter.
L'amour-propre 'dédommage un amant des pri-
vations, qu'il s'impose iotUtUii «montrant l'objet
^u'il convoite p{i§s digne, des^ sientiments qu'il a
pour lui; mais si sa i)iaitress.e^ une fois. livrée à
Â
446 . CORRESPONDANCE.
ses caresses , a déjà perdu toute modestie, si son
corps est en proie à ses attouchements lascifs ; si
son cœur brûle de tous les feux qu ils y portent ;
si sa volonté même , déj^ corrompue , la livre à sa
di^rétiqn Je voudrois bien savoir ce qui lui reste
à respecter en elle.
Supposons qu après avoir ainsi souillé la per*
sonne de votre maîtresse vous ayez obtenu sur
vous-même Tétrangevictoiredont vous vous van^
tez , et que vous en ayez le mérite , I ave2*vous ob^-
tenue sur elle, sur ses désirs , surses sens même ?
Vous vous vantefe de 1 avoir fait pâmer entre vos
bras : vous vous êtes donc ménagé le sot plaisir
de la voir p&mer seule? Et cétoit.là l'épargner
selon vous? non , c'étoit lavilir. Elle est plus mé-
prisable que si vous en eussiez joui. Voudriez-
vous d une f^mme qui sèroit sortie ainsi des
mains d un autre? Vous appelez pourtant tout
cela des sacrifices à la vertu. Il feut que vous
ayez d'étranges idées de cette vertu dont vous
parlea, et qui ne vous laisse pas même le moin-
dre scrupule d'avoir déshonoré la fille d'un hom-
me dont vous mangiez le pain. Vous n'adoptez
pas les maximes de THéloï se , vous Vous piquez
de les braver ; il est faux , sejon vous , qu'on ne
doit rien accorder aux sens quand ô'n veut leur
refuser quelque chose. En accordant aux vôtres
tout ce qui peut vous rendre coupable, vous ne
leur refusiez que oe qui pouvoir vous excuser.
Votre exemple supposé vrai ne fait point contre
la maxime , il la confirmie.
: AtiiriE 1765, 44?
Gè joli conte est suivi d'un autra plvs vraisem-
blable , mais que le premier me rend bien suspect..
Vous ^roulez avec lart de votre âge émouvoir
mon amour-propre y et me forcer, au moins par
Henséance , à m'io téresser pour vous. Voilà, mon-^
sieur, de tous les pièges qu on peut me tendre, ce-^
lui dans lequel on .me prend le moins, surrtout
quand on le tend aussi peu finement. Il yauroit
de rbumeur à vous blâmer de la manière dont
vous dites avoir soutenu ma cause ^ et même une
sorte d'ingratitude à ne vous en pas savoir gré.
Cependant , monsieur, mon livre ayant été con-*
damné pai^ votre - parlement , vous ne pouviez,
mettre trop dç modestie et de circonspection à
le défendre, tat vous ne devez pas me faire unq
obligation .pers^pnnelle envers, vous d une justice
que vous avez dû vendre à la vérité, ou à 'Ce q^i
Vious a paru Yétrè. Si j'étois sûr que les choses sei
jftissent passées cpmm^ voua me le mfarquez , jet
oroirois dfevolr vous dédommager , si je pouvois^
d^un préjudi«edontjeserois en quelque manière
kl ea^se ; «nais /c^ n» m/engagerbit pas à voud
re^mmandei^ sans vous êoimoterje, préiS^reble-^
m^tki' à beaucou)^<fe j^tts de mérite «^ue je cou-»
nois sans pouvoir le^» servir , et je m», garderois
dé vous procvrendes» élèves, sur-tout s -ils inroieni
dessœtirs , skns àtitiregarant de leur-bonnezéducat
tion que ce que voiks mWess «appris de -vous et ia
pièce de vers qiie^v^us m'a vefe envoyée; Leli-
braille à qui Vou6 ' if àttez présentée a eu tort de
you#iré)^ndf« «assi brutalement qu'il la fait, ei
4 i8 CORRESPONDANCE.
) ouvrage 9 du côté de la ^composition , n'est pa^
aussi mauvais qu il Fa paru croire : les vers sont
fiiits avec facilité; il y en a de très bons parmi
beaucoup d'autres foibles et peu corrects : du
reste il y réçne plutôt un ton de déclamation
qu une certaine chaleur d ame. Zamon se tue en
acteur de tragédie : cette mort ne persuade ni ne
touche; tous les sentiments sont tirés de la nou-
velle Héloi(se;on en trouve à peine un qyi vous
appartienne , ce qui n est pa^s un grand signe de
la chaleur de votre cœur ni de la vérité de Thi»-
toire. D ailleurs , si le libraire avoit tort dans un
3ens , il avoit bien raison dans un autre, auqudl
vraisemblablement il nesongeoit pas. Comment
un homme qui se pique de vertu peut-il vouloir
publier une pièce d où résulte la plus pernicieuse
morale , une pièce pleine d'images licencieuses
que rien n épure , une pièce qui tend à persuader
aux jeuneB personnes que les privautés des
amants sont sans conséquence , et qu-on peut
-toujours 8 arrêter où Ion veut; .maxime aus^i
£au8se. que dangereuse , et . propre à ; déitrviire
toute pudeur, toute honnêteté, toute retenue
entre les deuxrS^ces? MonsAsur, si vousruétea
pas un homsne sanstmoeurd, sans priinâpê^,
vous ne ferez jamais imprimer vos vers, quoi-
que passables , isans un corvectif. suffisant p<mr
en empêcher le numvaîs «fFeÉ. . /
Vous avez des talents , sjmis doute^ mais voua
n en faites pas un usage qi|i pqirte à les enooiira-
ger. Puissiez-vous , monsieur, en &ire un nskoâr
ANMÉE 1765. 44g
leur dans la. suite) et qui ne vous attire ni re«
f[retâ à vous-mèmç, ni le blâme des honnêtes
^ens. Je vous salue de tout mon cœur.
P. 5. Si vous aviez un besoin pressant des
<leux louis que vous demandiez au libraire, je
jpourrois en disposer sans m 'incommoder beau-
coup. Parlez-moi naturellement : ce ne seroit
pas vous en faire un don , ce seroit seulement
payer vos vers au prix que vous y avez mis vous^
même.
A M. DE LUZE.
Strasbourg, le 4 novembre 176$.
J'arrive, monsieur , du plus détestable voyage
à tous égards que j aie fait de ma vie. J arrive
excédé , rendu ; mais enfin j arrive, et, grâces à
vous, dans une maison où je puis me remettre
et reprendre haleine à mon aise , car je ne puis
songer à reprendre de long-temps ma route ; et
si j en ai encore une pareille à celle que je viens
de faire , il me sera totalement impossible de la
soutenir. Je ne me prévaux point, sitôt de votre
lettre pour monsieur ZoUicofFre ; car j'aime fort
le plaisir de prince, de garder l'incognito le plus
long- temps qu'on peut. Que ne puis-je le garder
le reste dé ma vie ! je serois encore un heureux
mortel. Je ne sais au reste comment m accueil-
leront les François ^ mais s'ils {ont tant que de me
chasser, ils ne choisiront pas le temps que je
suis malade, et s'y prendront moins brutale-
45p GOARESPORDANGE.
ment que les Bernois. Je suis dune lassitude à ne
pouvoir tenir la plume. I^ cocher veut repartir
dès aujourd'hui: Je n'écris donc point à M. Du-
peyrou : veuillez suppléer à ce que je ne puis
faire; je lui écrirai dans la semaine infaillible-
ment. Il faut que je lui parle de vos attentions
«t de vos bontés , mieux que je ne peux faire è
Vous-'-mème. Ma manière d en remercier e^ d en
profiter; et , sur ce pied, Ton ne peut être mieux
remercié, que vous l'êtes : mais il est justç que je
lui parle de l'effet qu'a produit sa recommanda-
tion. Bonjour, .monsieur; bonne foire et bon
voyage. J'espère avoir le plaisir de vous embras-
ser encore ici.
 M. DUPEYROU.
Strasbourg, le 5 novembre 1765.
Je suis arrivé, mon cher hôte, à Strasbourg
samedi, tout-à-fait hors d'état de continuer ma
route , tant par l'effet de mon mal et de la fati-
gue , que par la fièvre et une chaleur d'entrailles
qui s'y sont jointes. Il m'est aussi impossible
d'aller maintenant à Potzdam qu'à la Chine, et
je ne sais plus trop ce que je vais devenir; car
•probablement on ne me laissera pas long-temps
ici. Quand on est une fois au point où je sais ,
on n'a plus de projets à faire; il ne reste qu'à se
résoudre à toutes choses, et plier la tête sou3 le
pesant joug de la nécessité.
J'ai écrit a mUord-maréchal ; je voudrois at-
ANNÉE 1765. ^it
tendre ici sa réponse. Si Ton me chasse, j'irai
chercher de Fautré côté du Rhin quelque huma-
nité, quelque hospitalité; si je nen trouve plus
nulle part, il faudra bien chercher quelque
moyen de sen passer. Bonjour, non plus mon
hôte, mais toujours mon ami. George Keith et
vous m'attachez encore à la vie ; de tels liens ne
se rompent pas aisément. Je vous emibrasse*
AM. DUPEÎROU.
Strasbourg, le 10 novembre 1765.
' Rassurez-vous , mon cher hôte , et rassurez nosr
amis sur les dangers auxquels vous me croyez
expoèé. Je ne reçois ici que des marques de hien«
veillance, et tout ce qui commande dans la ville
et dans la province paroit s accorder à me fa-«
voriser. Sur ce que ma dit M. le maréchal^ que
je vis hier, je dois me regarder comme aussi en
sûreté à Strasbourg qu a Berlin. M. Fischer m'a
servi avec toute la chaleur et tout le zélé d un
ami; et il a eu le plaisir de trouver tout le monde
aussi bien disposé qu il pouvoit le désirer. On
me fait apercevoir bien agréablement que je ne
suis plus en Suisse.
Je n ai que le temps de vous marquer ce mot
pour vous rassurer sur mon compte.
' Je vous embrasse de tout mon cœur.
39-
452 C0BRËSP0JNDÀI9CE.
A M. DUPETROU.
Strasbourg , le 1 7 novembre 1 765*
Je reçois, mou cher hôte, votre lettre. Vous
aurez vu par les miennes que je renonce ahso*
lument au voyage de Berlin , du moins pour cet
hiver , à moins que milord-marécfaal , à qui j'ai
écrit , ne lut d'un avis contraire. Mais je le con-
nois ; il veut mon repos sur tonte chose , ou plu-
tôt il ne veut que cela. Selon toute apparence ,
je passerai l'hiver ici. On ne peut rien ajouter
aux marques de hienveillance, d'estime , et même
de respect qu'on m'y donne , depuis M. le maré-
chal et les chefs du pays, jusqu'aux derniers du
peuple. Ce qui vous surprendra est que les gens
d'église semblent vpuloir renchérir encore sur
les autres. Ils ont l'air de médire dans leurs ma-
nières : Distinguez-nous de vos ministres; vous
voyiez que nous ne pensons pas comme eux.
Je ne sais pas encore de quels livres j'aurai
besoin; cela dépendra beaucoup du choix de
ma demeure; mais , en quelque lieu que ce soit y
je sais absolument déterminé à reprendre la bo-
tanique. En conséquence, je voUs prie de vou-
loir bien faire trier d avance totis les livres qui
en traitent , figures et autres , et les bien encais-*
ser. Je voudrois aussi que mes herbiers et plan-
tes sèches y fussent joints; car, ne connoissant
pas à beaucoup près toutes les plantes qui y
sont, j'en peux tirer encore beaucoup d'instruc-
ANNÉE 1765. 453
fion sur les plantes de la Suisâe, que je ne trou-
Terai pas ailleurs. Sitât que je serai arrêté , je
consacrerai le goût que j ai pour les herbiers ,
à Tous en faire un aussi complet qu il me sera
possible, et dont je tâcherai que vous soyez
content.
Mon cher hôte, je ne donne pas ma confiance
A demi ; visitez , arrangez tous mes papiers , lisez
et feuilletez tout sans scrupule. Je vous plains
de Tennùi que vous donnera tout ce fatras sans
choix , et je vous remercie de Tordre que vous y
voudrez mettre. Tâc];iez de ne pas changer les
numéros des paquets, afin quils nous servent
toujours d'indication pour les papiers dont je
puis avoir besoin. Par exemple, je suis dans le
cas de désirer beaucoup de faire usage ici de
deux pièces qui sont dans le numéro 1 2 ; 1 une
est Pjrgmalion etlautre \ Engagement téméraire.
Le directeur du. spectacle a pour moi mille at-»
tentions; il ma donné pour mon usage une pe«
tite loge grillée ; il ma fait faire une clef d'une
petite porte pour entrer incognito; il fait jouer
les pièces qu il juge pouvoir me plaire. Je vou-
drois tâcher de reconnottre ses honnêtetés ; et
je crois que quelque barbouillage de ma fa*^
çon , bon ou liiauvais , lui seroit utile par la
bienveillance que le public a pour moi , et qui
8 est bien marquée au Devin du village. Si j osois
espérer que vous vous laissassiez tenter à la pro-
position de M. de Luze, vous apporteriez ces
pièces vous-même , -et nous nous amuserions- à
454 GORITESPOMDANCE.
les hire répéter. Maiscomineilny a nulb copte
de PygpnaUcm, ilea faudroit faire faire une par
précaution, sur-4out si, ne venant pas voust
même , vous preniez le parti d envoyer le paquet
par la poste à l'adresse de M. Zollicoffre ^ on
par occasion. Si vous venez, mandez-le*-mai à
î avance , et donnez^moi le temps de la réponse,
^elon les réponses que j attends, je pourrois^
$i la chose ne vous étoit pas trop importune ^
vous prier de permettre que mademoiselle Lo
Vasseur vint avec vous. Je vous embrasse,
A RLDUPEYROU.
- *
Strasbourg, le 25 novembre 1 765.
J'ai, nion cher hôte, votre numéro 8 et tous
}e& précédents. Ne soyez point en peine du passe»
port ; ce n est pas une chose si absolument né*
cessaire que vous le supposez , ni si difficile à
renouveler au besoin ; mais il me sera toujours
précieux par la main dont il me vient et par les
soins dont il est la preuve.
Quelque plaisir que j eusse à vous voir , le chant
gement que j ai été forcé de mettre dans ma ma-»
nière de vivre, ralentit mon empressement à cet
égard- Les fi^équ^iits dinés en ville, et la fréquien-t
tation dés femmes et desg:ens du monde, à quoi
je m'étois livré d abord, en retour de leur bien-?
vaillance, m'imposoient une g;ène qui a tellement
pris sur ma santé, quil a fallu tout rompre et
redevenir ours par nécessité. Vivant seul ou avec
jlnnéb 1765. 455
Fischer , qui ^t ua très bon garçon y je'në serois
& portée de partager aucun amusement avec
Taua , et vous iriez sans moi dans le monde ; ou
bien, ne vivant quavec moi, vous seriez, dans
cette ville sans la connottre. Je ne désespère pas
des moy^is de nous voir plus agréablement et
plus à notre aise ; mais cela est encore dans len
futurs contingents*: d'ailleurs , n étant pas encore
décidé siu* moi-même , je ne le suis pas sur le
voyage de mademoiselle Le Vasseur. Cependant ,
si vous ivenez ^ vous êtes sûr de me trouver en-
core ici , et , ^ans ce cas , je serois bien aise d en
être instruit d avance, afin de vous faire prépa^
rer un logement dans cette maison; car je ne
suppose pas que vous vouliez -que nous soyona
séparés.
L'heure presse, le monde vient; je vous quitte
brusquement , mais mon cœur ne vous quitte
pas.
AM.DELUZE.
Strasbourg , le 37 novembre 1 765.
Je nie réjouis , monsieur , de votre heureuse
arrivée à Paris , et je suis sensible aux bons soinà
dont vous vous êtes occupé pour moi dès Tins-
tant même.: c est une suite de vos bontés pour
moi , qui ne m étonne plus , mais qui me touclie
toujours. Jai di£Pérédun jour à vous répondre^
pour vous envoyer la copie que vous demandez,
et que vous trouverez ci^jointe : vous pouvez la
à qui il vous plaira ; mais je vous prie de ne
456 CORRESPONDANCE.
la pas laisser transcrire. Il est superflu de pren«
dre de nouvelles informations sur la sûreté de
mon passage à Paris : j ai là-dessus les meilleures
assurances; mais j'ignore encore si je serai dans
le Cas de m en prévaloir, vu là saison , vu mon
état qui ne me permet pas à présent de me
mettre en route. Sitôt que je serai déterminé de
manière ou d autre je vous le manderai. Je vous
prie de me maintenir dans les hons souvenirs de
madame de Faùgnes , et de lui dire qne lem-*^
pressement de la revoir , ainsi que M. de Fau-
tes , et d'entretenir chez eux une connoissance
qui s est faite chez vous, entre pour beaucoup
dans le désir que j ai de passer par Paris. J ajoute
de grand oœur, et j espère que vous n eh doute»
pas , que ma tentation d'aller en Angleterre s'aug--
mente extrêmement par lagrémeat de vous y
suivre , et de voyager avec vous. Voilà quant à
présent tout ce que je puis dire sur cet article :,
je ne tarderai pas à vous parler plus positive-
ment ; mais jusqu'à présent cet arrangement
est très douteux. Recevez mes plus tendres salu-
tations; je vous embrasse, monsieur, de tout
mon cœur.
Prêt à fermer ma lett^re , je reçois la vôtre
sans date , qui contient les éclaircissements que
vous avez eu la bonté de prendre avec Guy : ce
qui me détermine absolument à vous aller join-^
dre aussitôt que je serai en état de soutenir le
voyage. Faites-moi entrer dans vos arrange^,
ments pour celui 4^ Londres ; je me réjouJ|s beau^
ANNÉE 1765. 457
coup de le faire avec votis. Je ne joins pas ici
ma lettre à M. de GrafFenried , sur ce que vous
me marquez qu'elle court Paris. Je marquerai
à M. Guy le' temps précis de mon départ ; ainsi
vous en pourrez être informé par lui. Qu'il ne
m'envoie personne, je trouverai ici ce quil me
faut.'Rey m'a envoyé son commis , pour m'em-^
inener en Hollande : il s'en retournera comme il
est venu*
AM. DUPEYROU.
Strasbourg, le 3o novembre 1765.:
Tout bien pesé, je me détermine à passer en
Angleterre. Si j'étois en état , je partirois dès de^
main ; mais ma rétention mé tourmente si crueV*
lement , qu il faut - laisser calmer cette attaque.
Employant ma ressource ordinaire , je compte
être en état de partir dans huit ou dix jours;
ainsi ne m écrivez plus ici , votre lettre ne m y
trouveroit pas ; avertissez , je vous prie , made*-
moiselle Le Vasseur de la même chose : je compte
marrêter à'Paris quinze jours ou trois semaines;
je vous enverrai mon adresse avant de partir.
Au reste vous pouvez toujours m écrire jpar M. de
Luze , que je compte joindre à Paris , et faire avec
lui le voyage. Je suis très fâché de navoir paa
encore écrit à madame de Luze. Elle me rend
bien peu de justice si elle est inquiète de mes
sentiments ; ils sont tels qu elle les mérite , et
«est tout dire. Je m attache aussi très véritable»
ment ^ son ipari. Il a lair froid et le cœur chaud j
.>
458 CORUBSPONDANCE.
il ressemble en cela à moa cber hôte : viûlà les
gens qu'il me faut,
J approuve très fort d'user sobrement de la
poste, qui en Suisse est deveoueun brigandage
public : elle est plus respectée en France; mai^
les ports y sont exoii>itants, et f ai, depuis mon
arrivée ici , plus de cent francs en porte de let-'
très. Retenez et lisez les lettres qui vous viennent
pour moi , ne m'envoyez que celles qui Teidi
gent absolument ; il sufiBt d un petit extrait des
autres.
Je reçois en ce moment votre, paquet n*^ n>.
Vous devez avoir reçu une de mes lettre où je
vous priois d'ouvrir toutes celles qui vous ve**
noietit à mon adresse : ainsi-vos scrupdbs sont
fort déplacés. Je ne sais si je vous écrirai encore
9vant mon départ ; mais ne m'écrivez plus ici.-
Je vous embrasse de la plus tendre amitié,
A M. D'IVERNOIS.
<
Strasbourg, le a décembre 1765*
. Vous ne doutez pas , monsieur , du plaisir avec
lequel j'ai reçu vos deux lettres et celles de mon*
«ieiir D^luc» On s'attache à ce qu'on aime à pro*
portion des maux qu'il nous coûte. Ji^^oe par^là
$i mon cœur est toujours au milieu de vous. Je
suia aiïivé dans cette ville, malade et rendu de
ÊUigues. Je m*y repose nvec le plaisir qu'on a de
se retrouver parmi des humains , en sortant du
milieu des bêtes féroces. J'ose dire que d^nîs le
AUNÉE 1765. 4%
commandant de la province jusqu au derAiêr
bourgeois de Strasbourg , tout le monde desiroit
de me voir passer ici mes jours : mais telle i^^est
pas ma vocation. Hors d'état de soutenir la routé
da Berlin , je prends le parti de passer en Angle*
terre. Je m arrêterai quinze jours ou troi^ se^
mainesà Paris, et vous pouvez m'y donner de
vos nouvelles chez la veuve Duchesne, libraire^
rue Saint-Jacques,
Je* vous remercie de la bonté que vous avez
eue de songer à mes commissions. J*ai d'autres
prunes à digérer; ainsi disposez des vôtres. Quant
aux bilboquets et aux mouchoirs , je voudroià
bien que vous pussiez me les envoyer à Paris i
car ils me feroient grand plaisir ; mais, à cause
q[^e les mouchoirs sont neufs , j ai peur que cela
ne aoit difficile.. Je suis maintenant très en état
d acquitter votre petit mémoire sans m'incom*^
knoder. Il n en sera pas de même lorsque après
les^ frais d'un voyage long et coûteux , j'en serai
à ceux de mon premier établisseihent en Angte^
terre : ainsi , je voildrois bieti que vous Voullis*
aiez tirer sur moi à Paris à vue, le tnontsint du
m
mémoire en question. Si vous voulez absolu*'
ni.e9.t remettre cette afïkire au temps où je séraf
plus tranquille, je vous prie au moins de mé
marquer à combien tous vos déboursés se tnàn^
tent , et permettre que je vous en fasse mon bil-
let. Considérez , mon bon ami , que vous avez
une nombreuse famille à qui vous devez compte
de l'emploi de votre temps, et que le partage
46p CORRESPONDANCE.
^e votre fortune , quelque g^rande qu'elle ptiisse
être, vous oblige à nen rien laisser dissiper,
pour laisser tous vos enfants dans une aisance
honnête. Moi , de mon côté , je serai inquiet sur
cette petite dette , tant qu elle ne sera pas ou
payée ou réglée. Au reste , quoique cette violente
expulsion me dérange , après un peu d'embarras
je me trouverai du pain et le nécessaire pour le
reste de mes jours, par des arrangements dont
je dois vous avoir parlé ; et quant à présent rien
ne me manque. J ai tout largent qu'il me faut
pour mon voyage et au-delà, et avec un p^u
d'économie , je compte me retrouver bientôt au
courant comme auparavant. J'ai cru vous devoir
ces détails pour tranquilliser votre honnête cœur
sur le compte d'un homme que vous aimez. Vous
sentez que dans le désordre et la précipitation
d'un départ brusque , je n'ai pu emmener inade*
mpiselle Le Yasseur, errer avec moi dans cette
saison , jusqu'à ce que j'eusse un gîte; je l'ai lais-
sée à l'île Saint -Pierre, où elle est très bien et
avec de très honnêtes gens. Je pense à la (aire
venir ce printemps , en Angleterre , par le bateau
qui part d'Yverdun tous les ans. Bonjour , mon^
sieur ; mille tendres salutations à votre chère fa-
mille et à tous nos amis; je vous embrassé do
tout mon cœur.
ANNÉE 1765. 46i
AM. DAVID HUME.
Strasbourg , le 4 décembre i yGiSm
Vos bontés, monsieur, me pénétrent autant
qu elles m'honorent. La plus digne ï*éponse que
je puisse faire à vos offres, est de les accepter, et
je les accepte. Je partirai dans cinq ou six jourà
pour aller me jeter entre vos bras ; c'est le con-
seil de milord-maréchal , mon protecteur, mon
ami , mon père ; c*est celui de madame de ***»
dont la bienveillance éclairée me guide autant
quelle me console; enfin j*ose dire cest celui de
mon cœur , qui se plait à devoir beaucoup au
plus illustre de mes contemporains , dont la
bonté surpasse la gloire. Je soupire après une
retraite solitaire et libre où je puisse finir mesr
jours en puix. Si vos soins bienfaisants me la pro*
curent , je jouirai tout ensemble et du seul bien
que mon cœur désire , et du plaisir de le tenir
de vous. Je vous salue , monsieur , de tout moi^
cœur*^
A M. DE LUZE.
Paris, le 16 décembre 1765.
J arrive chez madame Duchesne plein du de-
sir de vous^voir, de vous embrasser, et de con-
certer avec vpus le prompt voyage de Londres ,
sll y a moyen. Je suis ici dans la plus parfaite
sûreté j j'en ai en poche l'assurance la plus pré-
^6% GO&HESPOIÏBAIICE.
cise (i). Cependant , pour éviter d'être accablé \
je veux y rester le moins i);u'il.iùef.sera possible,
et garder le plus parfait incognito , sll se peut :
ainsi ne me décelez , je vous prie, à qui que ce
soiti Je voudrois vous aller voir; xns^is, pour ne
pi^s promener mon bonnet dans^ les rues (2), je
dçsire que vous puissiez venir vous-^m^ne lé plus
tôt qu il sepourra« Je vous cambrasse , monsieur,
de tQut mon cœur.
A M. UUPEYROD.
Paris, le t? décembre 1765.
J arrive d'bier au solr^. mon aimable bète et
ami. Je suis venu en poste , m^ais aveo une bomn^
cbaise, et à petites journées. Cependant j'ai
failli mourir en route : j'ai été forcé de marrêtei^
à Épemay, ^^ JY ^^ passé une telle nuit, que je
u espérois plus revoir le jour : toutefois mé voici
à Paris dans un état assez passable. Je n'ai vu
personne encore, pas même M. de Luze, mais je
lui ai écrit en arrivant. J'ai le plu« grand besoin
de repos ; je sortirai le moins que je pourrai. Je
ne veux pas m'exposer derechef aux dinés et aux
fatigues de Strasbourg. Je ne sais si M. de Luze
est toujours d'humeur de passer à I>6ndres;
pour mol , je suis déterminé à partir le plus tôt
qu'il me sera possible , et^ tandis qu'il me rôste
(1) n avoit un passe-port du ministre bon poujT trois
mois.
(2) U portoit encore l'habillement d^Armënîeà.
. .anhée i7â5« ^ 4^3
encore des forces , pour arriver enfin en lieu de
repos.
^ viens en ce moment d'avoir la visite de
M. de Luae , qui m'a remis votre billet du 7 ^
daté de Berne. J*ai écrit en effet la- lettre de M. le
bailli de Nidau; mais je ne voulus point voué
en parler pour ne point vous affliger : ce sont ,
je crois, les seules réticences que lamitié per*
mette.
Voici une lettre pour cette pauvre fille qui est
à rUe : je vous prie de la lui faire passer le plus
promptement qu'il se pourra ; elle sera utile à
sa tranquillité. Dites , je vous supplie , à mada--
me ** combien je suis touché de son souvenir,
et de rintérèt qu elle veut bien prendre à mon
sort. J'aurois assurément passé des jours bien
doux près de voUs et d'elle, mais je n etois pas
appelé à tunt de l»en. Faute du bonheur que
je ne dois plus attendre, cherchons «du moins
la tranquillité. Je vous embrasse de tout mon
oceur.
A M. D'IVÉRNOIS.
Paris , le 1 8 décembre 1 766 *
Avant-hier au soir, monsieur, j'arrivai ici très
fatigué, très malade, ayant le pins grand besoin
de repos. Je n'y suis point incognito, et je n'ai
pas besoin d'y être : je ne me suis jamais caché,
et je ne veux pas commencer. Comme j'ai pris
^mon parti -sur les injustices des hommes , je les
mets au pis sur toutes choses, et je m'attends à
464 CORRESPONDANCE.
tout de leur part, même quelquefois à ce qui est
bien. J ai écrit en efFet la lettre à M. le bailli de
Nidau ; mais la copie que vous m'avez envQi^ée
est pleine de contre-sens ridicules et de fautes
épouvantables. On voit de quelle boutique elle
vient. Ce nesi pas la première fabrication de
cette espèce , et vous pouvez croire que des gens
si, fiers de leurs iniquités ne sbnt guère hon-
teux de leurs falsifications. Il court ici des co-
pies plus fidèles de cette lettre , qui viennent de
Berne , et^ qui font assez d effet. M. le dauphin
lui-même , à qui on Ta lue dans son lit de mort,
e^n a* paru touché , et a dit là-dessus des choses
qui feroient bien rougir mes persécuteurs , s'ils
les savoient , et qu'ils fussent gens à rougir de
quelque chose.
Vous pouvez m'écrire ouveistement chez ma-
dame Duchesne où je suis toujours. Cependant
j'apprends à l'instant que M. le prince de Conti
a eu la bonté de me faire préparer un logement
au Temple, et qu'il désire que je l'aille occuper.
Je ne pourrai guère me dispenser d'accepter cet
honneur ; mais , malgré mon délogement , vos
lettres sous la même adresse me parviendront
également.
A M. D'IVERNOÏS.
Paris, le 20 décembre 1765.
Votre lettre, mon bon ami, m'alarme plus
qu'elle m'instruit. Vous me parlez de milord-
maréchal pour avoir la protection du roi; mais
ANNÉE Ï765. 465
de quel tùi énten^ezrVùti^ pàtiér? Je pvds me^
fiaire fort de iîeHe ^n tùi de Prtidse ; rnais.de quoi
vous serviroît-elle auprës de la médiation? Et s'il'
est question du roi de France, <juel crédit mi-
lord-maréchal a-t-il à sa cour? employer cette
voie seroit vouloir tout gâter.
Mon hoû axm, lai^^ez fmte vo$ amis, et soyez
tranquille. Je vous donne ma parole que si la
médiation a lieu , lea misérsibleé qui vous me-^ '
notent ne toug feront aucun mal par cette voié^
là. Voilà sw quoi voud pouvez compter. Cépen*»
dant ne négliges^ pas^ locea^ion de- voir M. le
résident ^ pour parer e^ux préventione quott peut
loi donner côntf e vous : du reste ^ je vous le Vé-'
pëte, soyez tranq;tiille> Ist Médfialion ne, vous
fér» aucun mal.
Je déloge danis deux heCffés pëUf aller occuper
au Tewbpt^ lappariemiént qui m y est destiné.
Vous pourrez m'écrire â l'hôtel de St:-^Simon ,
au Temple^ à Paris. Je vous embrasse de la plus
tendre amitié.
A M.. DE LUZE.
aa décembre 1765.
L'afflictîott, mottsieu^r, 6ù la perte d'ufit père
tendrement ainvé plonge en ce moment mada-»
me de: Y^rdelin , ne me permet pa»' de me livrer
à dea amusements , t^ndis^ qu elle est darrd les
larn^es. Amsi nous n'auroni» point de inûsitjué
aujourd^bm^ Je serai cependamf ébé2î moi ce soir
comme à l'ordinaire; et, s?il entre 'danâ. vos
17. 3o
4^6 CORRESPONDANCE.
.arrangements dy passer, ce changement ne
m'ôtera.pasie^pkitsfr'4e vous y voir. MiUe/saliH
tations.
A M. DE LUZJE.
26 décembre 1765.
Je, ne saurais ^ monsieur, durer plus long-
temps sur ce théâtre public. Pourriez-vous , par
dbarité) accélérer un peu notre départ? M. Hume
consent à partir le jeudi 2 à midi pour aller cou-
cher à Senlis. Si vous pouvez vous prêter à cet
arrangement, vous me ferez le plus grand plai-
sir. Nous n aurons pas la berline à quatre; ainsi
vous' prendrez votre chaise de poste, M. Hume
la sienne , et nous changerons de temps en
temps. Voyez , de grâce , si tout cela vous con-
vient, et si vous Voulez m'envoyer quelque
chose à mettre dans ma malle. Mille tendres «a^
lutations. 1 .
A M. D'IVERNOIS.
Paris, le 3o décejnbre 1765.
Je reçois, mon bon ami , votre lettre du 23. Je
suis très, fâché quevousn ayez pas été voir M. de
Voltaire: Avez-vous pu penser que cette démar-
<^he me feroit.de la peine? que vous conrnoissez
niai mon cœur ! Eh , plût à Dieu qu une heureuse
réconciliation entre vous , opérée par les soins
de cet homme illustre, me faisant oublier tous
ses torts, m^e Uvràt sans mélange à mon admira-
tion pouriui ! Dans les temps où il m'a le plus
. ANNÉR 1765* . 467
crueUeto^nt' traité , j'ai toujours eu beaucoup
moins d aversion pour lui que d'aniour pour
mon pays. Quel que soit Thomme qui vous ren-
dra la paix et la liberté, il me sera toujours cber
et respectable. Si c'est Voltaire , il pourra du
reste me faire tout le mal qu il voudra ; mes
vœux coAStants, jusqua mon dernier soupir,
seront pour son bonheur et pour sa gloire.
Laissez menacer les jongleurs ; telfiert qui ne
tue pM.Yotre sort est presque. entreJes mains de
M* de Voltaire; s'il. est pour vous, les jongleurs
vous feront fort peu de mal. Je vous conseille et
vous exhorte , après que vous Faurez suffisam-
ment sondé , de lui donner votre confiance. Il
n est pas croyable que , pouvant être l'admiration.
. de l'univers, il veuille en devenir l'horreur : il sent
trop bien l'avantage de sa position pour ne pas
la .mettre à profit pour sa gloire. Je ne puis pen-
ser qu'il veuille , en vous trahissant , se couvrir
d'infamie. En un mot , il est votre unique res-
source : ne vous l'ôtez pas. S il vous trahit /vous
ê^es pei'du , je l'avoue ; mais vous l'êtes également
s'il ne se mêle pas de vous. Livrez-vous donc à
lui rovdenient et franchement ; gagnez son cœur
par cette confiance ; prêtez-vous à tout accom-
modemerit«raisonnable. Assurezles lois. et la li-
berté ; miais sacrifiez l'amour-propre à la*paix.
Sur-tout aucune mention de moi , pour ne pas
aigrir ceux qui me haïssent ; et si M. de Voltaire
vous sert comme il le doit, s'il entend sa gloire,
comblez-le d'honneurs ; et consacrez à Apollon
3o«
L
^6.8 GO&RESPONDÂNGE.
pacificateur , Phœbo pcLcatpri , la médaille que
isous m'ai^iea^ destiuée.
A madame: DrË CRÉQUI.
Au Temple, ]e 3 jftçyier i^ôS.^
Je reçois votre lettre, madame, en arrivant
d'une cauF$e , et j'y réponds à la hâte , en repar-
tant pour une autre. L'air malsain pour moi de ^
mon bakitation , et fimportunité des désoeuvrés
de toi:i:^ les coiDs du moâde, me forcent à cher-
dbeff le soulagement ^ la solitude dana de» pèle-
»na^& continuela.
A LA Ail^ME.
Au Temsie^ la 3 îaoTier ^7^
Le désir de vons revoir, madame, formoit un
de ceux cpii m'altirc4ent à I^ris. La'nécessité, la
duce nécessité, qui gouverne toujours ma vie,
m.'enipâ(^ dele satisfaire. Je pars avec la cruelfe
certitude de né voms^ revoir jamais : mais IP091
sort a'a point changé ii^n ame ; l'attachement,
le respect , la reconnoi^ance, tous les sentiments
que j'eias. pour vous dans les moments les plus
heureux, màccompagneront daçs me3 fiehessed '
jusqju^'ài mon dernier soupir.
▲ N^ÉE 176S. 4^
A, MADAME DE CRÉQUI.
Ce dimanche matin.
Je sens , madame I après de vains efforts , 4^e
traduire m est impossible ; tout ce que je puis
faire pour vous obéir , c'est de vous donner une
idée de lepftre désignée, en récrivant à-peu-près
comme j'ims^gine qu'Horace auroit fait s'il avoit
voulu la mettre en prose françoise , à la différence
près de l'iafériorité du talent et de la servitude
de l'imitation. Si vous montrez ^e. barbouillage i
monsieur l'ambassadeur^ il â'en moquera avee
raison î et j'en ferois de hotx cœur autant: nkais
je n<e sais pas dire mieux d'api^ès uù aùti^è) ûi
besmcettp mieux de tnoi^ntème.
A LA MÊME.
Ce mercredi matin/
^ene vaispoiût voul voir^ madame , pa^rceque
j'ai tort av^ vous ^ et que je n'aime {la» à £âir«
mayvaise ooqtenfitice ; je sens pourtant qu'éprè»
livoiir ^u Vbopineui* de youè cônnoître ^ je né pcmV'
rai me passer long-temps çb.o^ui île yOus: voit*;
et quand je vous aurai fait oublier mes mauvais
procédés , je comptiif bien dé Ae me plus mettre
dan* le tû^ d'en avoir d'autres à réparer.
470 CORRESPONDAifCE.
Je commençai la traduction immédiatement
en sortant de cJhea vous; je l'ai suspendue parce-
que je souffre beaucoup , «t ne suis point en état
de travailler : je l'achèverai durant le premier
calme, et m'en servirai de passe-port pour me
pré^eqter à vous, • ^
A MADAME DE GRÉQUI.
Ce samedi.
J'ai travaillé huit jours , madame, c est-à dire
huit matinées. Pour vivre , il faut que je gagne
quarante sous par jour : ce sont donc seize francs
qui me sont dus , et dont je prie votre exactitude
de dififiérer le paiement jusqu'à hion retour de la
campagne. Je n'ai point oublié votre ord'i^e; mais
moiisieur l'ambassadeur étoit pressé, et vous m'a^
vez dit vous-même que je pouVois égalementfaire
à loisir ma traduction sur la copie. A mon retour
de Passy j'aurai Thonneur de vous voir : le copiste
recevra son paiement; Jean -Jacques recevra,
puisqu'il le faut,"le«t compHmênts qticf vétiè lui
destinez ; et nous;ferons , sur Thonrieùr qUé veut
me faire monsieur l'ambassadeur, t^t 'ce qu'il
plaira à lui et à voui^. .. i ■
» / ) M
-A LA MÊME. -- '. -/' ■
Ce; m^riji l6i« .
Je vous remercie , madame, des injustices que
vous me faites ; elles marquent au moins un inté*
rêt qui m'honore et auquel je suis sensible. J*^(
ANNÉE 1765. 47Ï
un ami dangereusement malade , et tous mes
soins lui sont dus : avec une telle excuse , je ne
nxé croirois point coupable d avoir manqué à ma
parole, quelque scrupuleux que je sois sur ce
point. Mais, madame, j ai promis que vous ver-
riez avant le public ma lettre sur M. Gautier , et
c'est ce que j'exécuterai ; j'ai promis aussi de vous
porter mon opéra , et je le ferai encore : nous
n'avons point parlé du temps; et, pour avoir dif-
féré de quelques jours, je ne crois pas être hors
de règle à cet égard.
Si vous vous repentez de la confiance dont
vous m'avez honoré , ce nie peut être que pour ne
m'en avoir pas trouvé digne.A l'égard de la dé*
fiance dont vous me taxez sur mes manuscrits,
je vous supplie de croire que j'en suis peu capa*
kle, et que je vous rends sur-tout beaucoup plus
de justice que vous ne paroissez m'en rendre à
moi-même. En un mot, je vous supplie de croire
que, de quelque manière que ce puisse être, ce
ne sera jamais volontairement que j'aurai tort
avec vous.
Je suis avec un profond respect^ madanpie^
votre , etc.
I
A Madame de créqul
Ce lundi 21.
I^on , madame, je ne dirai point , qu'est-ce que
ce\a me fait? je serai , comme je l'ai toujours été,
touché , pénétré de vos bontés pour moi : mes
472 CORRESPONDANCE.
.sentini^i^ti 71'ozit jamai$ eu de part à inçB i^iai^
.vais procédés , et je veu^. travailler à vpu$ eu
convaincre.
.. Lp discours de M. Bordes , tout bien {^^se^
restera saqs réponse : je le trouve, qnant àmx)!,
fprt au-dessous du premier j catp , il faut wpore
mieux se montrer bon rhéteur d^ coll^^ q?i?
mauvais Logicien. J'aurai pei}t-^tr^ ocp^siop de
mieu^ développer me i^es lians- répondra di^
recteipenj. •
Voici , madame , le livre que vous den^andez^
Je ne sais s'il sera facile d'en reçouv^-er qvie)que
exemplaire ; mais vnu^ m'obligerez seq^iM^iilimi
de qe me rendre celui-là que quftpd je y^^a ?iit
aurai trouvé im autre.
Adieu y.ipadame : je nose plii3 vous p^lpr de
^e$ résolutions i tpm^ vous aggravez ^i fort 1^
poids dç paes torts epvers vou^, qup je sei^ bien
qu'il ne p[) est plus possible de les supporter.
A MADAME.»^ CBÉqUI.
Ce mercredi matin 23.
Je compte les jours, madame, et je^f^ns.p^e^
torts. Je voudrois que vous les sentissiez aussi;
je voudrois vous las fa/re q^bï^ar. Oi>^est bien en
peine quand on est coupable et qu'on veut cesser
de l'être. Ne me félicitez donc point de ma for-
tune, carjçtmaisjenefus ^imisér^^le^iued^j^is
que je suis riche. . '
ANNÉE. 1765. .473
A MADAME DE CRÉQDI.
' Ce mercredi 33. '
Vous mo force? « modame , de vûus faire un
refus pour la première fois de ma vie. Je me suis
bien étudié , et j'ai toujours senti que la recon-
noisâaDc^ et r^niiiif aesauroient compatir dans
mon ïQceur, Permettez donc que je le conserve
tout entier pour un gentiment qui peut faire le
))onhear de ma vie, et dont touâ V03 biena ni
ceux dç p^r^OQap ne pom*roieni jamais me dé^
domiiia0er. . .
Jetoi3 ^U^ hiep à Passy, et ne reviàs que le
soir ; ce qui m'empêcha de yous aller voir. De-*
main , m^daqa^ , je dînerai chez voi^s avec d'au-
tant plus de plaisir, que vous voulez bien vous
passer d un troisième.
. A LA MÊME.
Le meilleur moyen , madame, :de me -faira
rougir de me^ %oH^ et de nae contraindre à kg
réparer, c^s% de. rester telle, que wo*is étes.^Je né
pourrai, madan^e,- avoir Thonncurde dîner >di«
ma^cbe avec Yom ; mais ce né sont pQinI; mtfs
rjU^he^B^ qui 3oat cause de ce refu& , puisqu'on
prétend quelles ne sont boohM qu'A nous prov
curer 0^ qi*e noUs desinons. J'espère avoir Tbon-i
neur dç ypus voir la semaine prochaine ; et s.'H
ne fgiut , pour mériter le retour de votre .estime
474 CORRESPONDANCE.
et de vos bontés , quie jeter mon trésor par les
fenêtres , cela sera bientôt fait ; et je croirai pour
le coup être devenu usurier.
A MADAME DE CRÉQUI.
Ce samedi matin.
J'ai regret , madame , de ne pouvoir profiter
lundi de Fhonneur que vous me faites : j ai pour
ce jour-là Tàbbé B^ynal et M. Orimm à diner
chez moi. J aurai sûrement Thonneur de vous
voir dans le cours de )a sçniiaine , et je tâcherai
de vous convaincre que vous ne sauriez avoir
tant de bonté pour moi que je n aie encore plus
de désir de la mériter.
- Je suis avec un profond respect , madame ,
votre, etc.
A LA MÊME.
Ce samedi 6.
Je viens, madame, de relire votre dernière
lettre, et je 'me sens pénétré de vos bontés. Je
vois quejejoûe un rôle très ridicule, et* cepen-
dant je puis vous protester qu'il ny a point de
ma faute: mron malheur veut que j'aie l'air de
chercher des défaites dans le tétnps que je vou-
drois beaucoup faire pour cultiver l'amitié que
vous daignez m'offrit*. Si vous ti'êtes point rebu-
tée de mes torts apparents , donness-moi vos
ordres pour jeudi ou vendredi prochain , ou pour
pareils, jours de l'autre semaine /qui sont les
A'NNÉE 4765. '■' 475
seuls o*Èi je sois sur de pouvoir disposer de moi.
J'espère qu'une conférence entre nous éclaircira
bien des choses, et sur-tout qu'elle vous dés-
abusera sur la mauvaise volonté que vous avez
droit de me supposer. Je finis, madame, sans
cérémonie , pour vous marquer d'avçmce com-
bien je suis disposé à vous obéir en tout.
A MADAME DE CRÉQUI.
Ce dimanche matin.
Non, madame, je n'ai point usé de défaite
avec vous; quant au mensonge, je tâche de
n'en user avec personne. Le dîner dont je vous
ai parlé^ est arrêté depuis phns de huit jours; et,
si j avois cherche à éluder pour lundi votre invi-
tation , il n'y a pas de raison pourquoi je l'eusse
acceptée le jeudi ou le vendredi. J'aurai l'hon-
neur de dîner avec voiis le jour que vous ine
prescrirez, et là nous discuteronis nos griefs;
«àr j'ai les miens aussi, et je trouve dans vos
lettres un ton de louanges iDeaucôup pire que
celui de cérémonie que vous me reprochez, et
dont je n'ai peut*éttfe qUè trop de facilité à me
corriger. »
Ce n est pas sérieusement , sans doute , que
vous parlez de venir -dans mon galetas ; non que
je ne vous croie, as&ez de philosophie pour me
faire cet honneur, mais parceque n en ayant pas
assez moi-nséme pour vous y refcevoir sans quel*
<|iie embarr^ ) jf ne vous suppose pas la malice
476 COBRESPONDANGE.
d*ejQ vouloirjooir. AufturpIaS) je dois Vous after-
tir qu à Theure dont tous parlez y vous pourriez
trouver encore mes convives; quilsne manqùe-
roient pas de soupçonner quelque intelligence
entre vous et moi ; et que, s'ils me pressoient de
leur dire la vérité sur ce point, je naufois ja<-
mais la force de la leur cacher. U âiUoit vous
prévenir là-dessus pour être tranquille sur l'é-
vénement. A vendredi donc, madame, car j en-
visage ce point de vue avec plaisir.
A MADAME DE CBÉQOL
• ••
Ce dimanche matio^
Tous m'affligez , sÀadftme , en désirant de moi
une chose qui m est devenue impossible. Elle
peut un jour cesser dû Tètre» Tous les obscurs
complots de3 hommes, leurs* longs succès, leurs
ténébreux triompher , lEie me feront jamais dés**»
espérer de la Providence; et?, si soq oeuvre se
fait de moi^ vivant, je n'oublierai -pas votre de^
mande, ni le plaisir qiie j aurai dy .acquiescera
Jusque*-là, permtettesi madame,, que je vdus
conjure de m pxen j^\m$ reparler.
Ma femme est comblée de l'honneur que vous
Ju^ faites diç penser À.dW ^ et d^ votre obligeatite
invitation.. 3i;eUeéto^t un peu pln^ allante , elle
en pro&teroU bieû vite, moins pourvoir le jar-
)lin que pour faire sa révérence a^la «saièresàe;
i^ais elle çst d'ui^e paresse incrOî^aJMè à sortir
de sa chambre , jet j'ai toutQf Içs peines du monde
ANNÉE 1765. 477
à oy^nir , cinq ou six fois ) année , qu'elle TeuiUe
bien i^emt promener avec moi: au reste, elle
partage tous mes sentiments, madame , et sur-
tout ceux de respect et d^attaekement dont mon
eceur est et sera pénétré pour vous jusqu'à mon
dernier soupir.
Je me proposoisde vous porter ma réponse
HKNhmèBie , mais des contrariétés me font pren-
dre 1^ parti d envoyer toujours ce mot devant.
A MADAME DB CRÉQUL
Ce Vendredi matin.
Vous^ ne m'imposez pas, madame, une tâche
aisée^ en m'ordonnanï de vous montrer Emile
datts cette île oè l'on est vertueux sans témoins
et courageoK sans o^teni^ation. Tout ce que j'ai
pu saiiïoiir de cette lie étrangère , est qu'avant d'y
ahord^ on n'y voit jamais personne, qu'en y
arrivant on est encore fort sujet à s'y trouver
seul; nfeais qwators on se console aussi sans
peine du petit malheur de n'y être vu de qui que
ce soit. En vérité, madame, je crois que pour
voir les habitants de cette île, il faut les cher-
cher soi-même , et ne s'en rapporter jamais qu'à
soL le VOUS! ai montré mon Emile en chemin
pour y Mfiver; lé reste de la route vous sera
bien moins* difficik à foire seule , qu'à moi de
liions y guider.
Je.vousrsmeitcie, madame, de la ebanson que
voua .acre» eu la bonté de, m'envoyer , et je vous'
478 CORRESPONDANCE.
demande pardon de ne lavoir pas trouvée , à ma
propre lecture , aussi jolie que quand vous nous
la lisiez : la versification m'en paroît contrainte;
je n'y trouve ni douceur ni chaleur : le pénul-
tième couplet est le seul où je trouve du natu-
rel et du sentiment : dans le premier couplet, le
premier vers. est gâté par le second : les deux
premiers vers du quatrième couplet sont tout-
à^fait louches ; il falloit dire : Si fon ne pairie
décile à tout moment, on parle une langue qui
m est étrangère. S'il faut être clair quand on
parle , il faut être lumineux quand on chante.
La lenteur du chant efface les liaisons du sens ,
à moins quelles ne soient très marquées. Je ne
renonce pourtant pas à faire lair que vous de-
sirez; mais , madame, je voudrois que vous eus-
siez la honte de faire faire quelques corrections
aux parole^ , car pour moi cela m'est impossihle ;
et même , si vous ne trouvez pas mes observa-
tions justes , je les abandonne , et ferai l'air sur
la chanson telle qu'elle est. Ordonnez , j'obéirai.
• A MADAME DE CRÉQUI.
Ce mardi matin.
Ma besogne n'est point encore faite, mada-
me; le temps qui me presser, et le travail qui
me gagne , m'empêcheront de pouvoir vous la
montrer avant la semaine prochaine. Puisque^
vous sortez le matin , nous prendrons l'après-
jjûdi qu'il vous plaira ^ pourvu que^ce ne soit pas
ANNÉE. 1765. • 4^^
plus tôt que de. demain en huit, ni jour d'opéra
italien. Gomme la lecture sera un peu longue ,
si nous la voulons faire sans interruption , il fau-
dra que vQus ayez la bonté de faire fermer votre
porte. Jai tant de torts avec voud, madame y
que je nose pas me justifier, mèmp quand jai
raison; cependant je sais bien que ^ sans mon
travail, je naurois pas mis cette fois si long-
temps à vous aller voir.
A MADAME DE CRÉQUI.
Ce vendredi.
Il est vrai , madame , que je me présentai hier
à votre porte. L'inconvénient 'de vous trouver
en compagnie , ou , ce qui est encore pire , de
ne vous pas trouver chez vous, mè fait hasarder
de vous demander là permission de me présen-
ter dans la matinée au lieu de Taprè&dnidi , trop
^redoutable pour moi , à cause des visites qui
peuvent survenir.
Il est vrai aussi que je suis libre : cest un
bonheur dont jai voulu goûter avant que.de
mourir. Quant à la fortune, ce neût pas été
la peine de philosopher pour ne pas apprendre
à m en passer. Je gagnerai ma vie, et je serai
homme : il n y a point de j^ortune au-dessus de
cela. '
: Je ne puis , madame , profiter demain de
rhonneur que vous me faites ; et , pour vou5
prouver que ce nest pgint M. Saurin qui m en
48o GORRESPONDABICE.
détourne 9, .je suis prêt à accepter ttd dî^ sn^ec
lui y tout autre jour qu'il vous plaira de me pres-
crire. .
Jai Fhonnenr d'être avec un profond respect,
niadaïae^ votre, etc.
élmadélme de gréqui.
Ce mardi 7.
Rousçeau peut assurer madame la marquise
de Créqui que, faut qu'if croira trouver chez elle
les sentiments qu il y porte , et dont le retour Ipii
est dû , loin de compter et regretter se$ pas
poiir avoir Tbonneur delà voir, it se croiria hien
dédon^magé de cent courseoi inutiles ]p^ là snc-^
ces d'une seuie. IViais , en tout autre cas , il dé^
dare quil regarderait un seul pïB comme îndi^
goenient perdiu ^ et ses visites reqmtB cofinine une
frande et mi vpL, pui^pie V estime- réciprcique
eèt la condition sacrée et indispensable sans la-
quelle , hors la nécessité des affaires , il est bien
détedminé 'à; nlen jamais honorer vo4<>nfiaire-
ment qui que. ce sbit.
Je reçois chez moi , j-^en conviens, des geâs
pour ({ui je n ai nulle estime; mais je ies^ recjôi^i
par force : je ne leur cache point mon dédeén ^
etcomme'illi sont accommodants ,.ils lesuppo^r-
tent pour aller à leurs fins. Pour mpi, qui ne
veux tf omper ni trahir personne , quand je fais
tant que d'aller chez quelqu'un , c'est pour Tho-
norev et en être honoré. Je lui témoigne mon
ANNÉE 1766. 48ï
estime en y allant ; il me témoigne la sienne en {
me recevant : s'il a le malheur de me la refuser, i
et qu il ait de la droiture , il sera bientôt dés-^
abusé , ou bientôt dëlivlré de moi. Voilà mes sen-* 1
timents : s'ils s'accordent avec ceux de madame j
la marquise de.... , j'en serai comblé de joie; s'ils !
en diffèrent , j'espère qu'elle voudra bien me 1
dire en quoi. Si elle aime mieux ne me rien
dire , ce sera parler très clairement. Je la supplie
d'agréer ici mes sentiments et mon respect.
ROUSSEAU.
N, B* Ce billet fut écrit à la réception de celui que ma-
dame la marquise de Gréqui m^a fait écrire ; mais, ne vou**
lant pas le confier à la petite poste , j^ai attendu que je
fusse, en état de le porter moi-même.
A M. D'IVERNOIS.
Ghiswick , lé 29 janvier 1 766.
Je ëûîs arrivé heureusement dans ce pays : j'y
ai été accueilli , et j'en suis très content : mais
ma santé, moti humeur, mon état , demandent
que je m'éloigne de Londres ; et , pour tie plus ^
entendre parler, s'il est possible, dé mes mal-'
heurs , je vais dans peu me confiner dans le pays
de^ Galles. Puissé-je y mourir en paix ! c'est le
seul vœu qui me reste à faire» Je vous embrasse
tendrement.
17.
3i
482 COBRESPONOINCE.
A M. D'tTERNOIS.
(Siiswick) le 23 février 1766.
3 fi reçois , monsMir , votre lettre du premier
de ce iuois. Je sens la douleur qu a dû tous cau-
ser la perte de madame votre mère ^ et Famitié
me la fait partager. G est le cours de la nature ,
que 1^ parents meurent avant leurs enfants , et
que les enfants de céox-ci restent pour les cou-*
soler. Vous avez dans votre famille et dans vos
amis de quoi ne vous laisser sentir d une telle
perte q'uè ce que votre bon naturel ne lui peut
tefuser.
Vous n'avez pas du penser que je voulusse être
redevable à M. de Voltaire de mon rétablisse-
ment. Qu'il vous serve utilement , et quil con-
tinue au surplus ses plaisanteries sur mon
compte ; elles ne me £srom pas plus de cbagrin
que de mal. Jaurois pu m'honorer de son amitié
s'il eti eût été capable ; je n'aurois jamais voulu
de sa protection : jugez si j'en veux, après ce
qui s'est passé. Son apologie est pitoyable; il ne
me croit pas si bien instruit. Parlez-lui toujours
de ma part en termes honnêtes ; n'acceptez ni
ne refusez rien. Le moins d'explication que vous
aurez avec lui sur mon compte sera le mieux ,
à moins que vous n'aperceviez clairement quH
révient de bonne foi : mais il a tous les torts, il
faut qu'il fasse toutes lès avances ; et voilà ce
J
ANNÉE 1766. /g3
qu'il ne fera jamais. Il veut pardonner etproté-
çer : nous sommes fort loin de compte
Je ne connois point M. deGperchi, ambassa-
deur de France en cette cour; et , quand je le
connoitrois, je doute «Jne sa recommandation
nr celle d an autre iùt de quelque poids dans vos
attaires. Votre sort est décidé à Versailles M de
Bauteville^ fera qu'exécuter l'arrêt prononcé.
Toutefois je tente de lui écrire, quoique je sois
très peu connu de lui. Je voudrois qu'il vous
connût et qu'il vous aimât, ce qui est à-peu-
près la même chose. Une lettre sert au moins à
laire connoissance : vous pourrez donc lui rendre
la mienne après l'avoir cachetée, si vous le iupez
a propos. Je vous l'envoie à Bordeaux pour plus
de iùreté; mais sur-tout n'en parlez ni ne la
montrez à. personne. Je vous en ferai peut-être
passer à Genève un double par duplicata pour
plus de sûreté.
Je vous suis obligé de votre lettre de crédit •
je serai peut-être dans le cas d'en faire usage!
Selon mes arrangements avec M. Dupeyrou il à
écrit à son banquier de me donner l'argent que
je lui demanderois. Je lui ai demandé vingt-cinq
louls' il ne m'a fait aucune réponse. Je ne suis
pas d'humeur de demander deux fois : ainsi
quand j'awrai découvert l'adresse de MM. Luca*
don et Drake, que vous ne m'avez pas donnée ,
je les prierai peut-être de m'avancer cette somme'
et j'en ferai le reçu de manière qu'il vous serve
3i.
4^4 COHRESPOKDâNGE.
d^assignation pour être remboursé par M. Da*-
peyrou.
J'aurois à vous consulter sur autre chose^ J'ai
chez madame Boy de La Tour trois mille liTres
de France , et mademoiselle Le Yasseur , quatre
cents. L'augmentation de dépense que le séjour
d'Angleterre va m'occasioner , me fait désirer
de placer ces sommes en rentes viagères sur la
tête de mademoiselle Le Yasseur. Le petit revenu
de cet argent doubleroit de cette manière, et ne
seroit pas perdu pour cette pauvre fille à ma
mort. Il se fait , à ce qu'on dit, un emprunt en
France ; croyez-vous que je pourrois placer là
mon argent sans risque? y serois-je à temps?
pourriez- vous vous charger de cette affaire? à
qui faudr oit-il que je remisse.le billet pour retirer
cet argent , et cela pourroit-il se faire convena-
blement sans en avoir prévenu madame Boy de
La Tour ? Yoyez. Dans l'éloignement où je vais
être de Londres , les correspondances seront lon-
gues et difficiles; c'est pour cela que je voudrois,
en partant , emporter assez d'argent pour avoir
le temps de m'arranger. D'ailleurs , j'écrirai peu ;
j'attendrai des occasions pour évijter d'immenses
ports de lettres , et je ne recevrai point de lettres
par la poste. J'aurai soin de donner une adresse
à M. Casenove avant de partir; ce que je compte
faire dans quinze jours au plus tard. Boa voyage,
'heureux retour. Je vous embrasse.
Je suppose que vous avez reçu la lettre que je.
J
ANNÉE 1766. 485
VOUS 'ai écrite de Londres, il y a environ trois se-
maines ou un mois.
Il me vient une pensée. Une histoire de la mé-
diation pourroit devenir un ouvrage intéressant.*
Recueillez, sir se peut, des pièces, des anec-
dotes, des faits , sans faire semblant de rien. Je
regrette plusieurs pièces qui étoient dans la
malle , et qui seroient nécessaires. Ceci n est
qu un projet qui , j'espère , ne s'exécutera jamais ,
au moina de ma part. Toutefois, de ma part ou
dune autre, un bon recueil de matériaux auroit
tôt ou tard son emploi. £n faisant un peu cau-
ser Voltaire , l'on en pourroit tirer d'excellentes
choses. Je vous conseille de le voir quelquefois ;
mais sur-tout ne me compromettez pas.
Je ne comprends pas ce que j'ai pu vous en-
voyer à la place démette lettre que je vous écri-
voisi, en vous envoyant celle pour M, de Baute-
vlUe. Je me hâte de réparer cette étourderie,
Voici votre lettre. Vous pourrez juger si ce que
j^al pu vous envoyerà la place demande de m'être
renvoyé. Pour moi , je n'en sais rien,
A M. LE CHEVALIER DE BAUTEVILLE.
Cbiswick, le a3 février 1766.
Monsieur,
- C'est au nom 9 cher à votre cœur, de feu M. le
maréchal de. Luxembourg, que j'ose rappeler à
votre souvenir un homme à qui l'honneur de
486 CORRESPONDANCE.
son amitié valut celui d être connu de vous. Dana
la noble fonction que va remplir V. E.*. vous en
tendrez quelquefois parler de cet infortuné. Vous
'connoitrez ses malheurs dans leur source , et
vousj ugerez s'ils étoient mérités. Toutefois, quel-
que confiance qu'il ait en vos sentiments intégres
et gjénéreux, iL na rien à demander pour lui^
même ; il sait endurer des torts qui ne seront
point réparés; mûis il om s monsieur > préseater
à y> Ë..un boinme de bien, son ami, cl digne
de letre de tous les honnêtes gens. Vous voudrez
connoitre la vérité , et prêter à ses défenseurs
une oreille impartiale. Mw dlvernois est en étal
de vous la dire et par lui***même et par sfes amis 4
tous estimables par leurs mœurs , par leurs vert
tus et par leui" bon sens. Ce ne liont poiot des
hommes brillants, intrigant^ , versés dates lart
de séduire ; mats ce sont de aignes citoyens^, dis-»
tingués autant par une conduite bage et m^su-^
réCi, que par leur attachement à la constitution
et au9 lois. Daignez^ monsieur « leur accorder
un accueil favorable ^ et les écouter aveè hoiité*
Us vous exposeront leurs raisons et leurs droits
avec toute la candeu» et la simplicité de leur ca-
ractère , et je m'assure que vous trouverez en eux
mon eicuse pour la liberté que je prends de
vous les présenter.
Je supplie votre exjcellence li'agréer mon pro-'
fond respect.
ANNÉE 1766. 4*7
A M. HUME.
Wootton , le ^2 mars 1766.
Vous voyes déjà, mon cherpatroa, par la
date de ma lettre q/m je raie arrivé au lieu de ma
destination ; mais vous ne pouvm Toir tous les
i^armes que j y trouve; il fàudroit ccmnottre le
li^u et lire daQS mon cœur. Vous y devez lire au
moins les sentiments qui vous regardent , et que
vous avez si bien mérités. Si je vis dans cet agréa-
ble asile aussi heureux que je J'espère , une des
douceurs de ma vie sera de penser que je vous
les dois. Faire un homme heureux, c'est mériter
de Tétre. Puissies^vous trouver en vous-même le
prix de tout ce que vous avesE fait pour moi !
Seul, j auroia pu trouver de rhodpitaiiié peut-être;
mais je nelaurois jamais aussi bien goûtée quen
ta tenant de votre amitié. Ooviservez'Ja'-aMiiaur-
jours, moQ içlier pati^on ; fùmez^moi poor 0101
qui vous dois taoi; , pofir v^ii»'màme ; aimez<*
moi pour le bien que vous m'dve^ fait. Je saps
tout le prix de votre sincère amitié ; je la désire
ardemjcaea^t ; j y veux répondre par tmi^ la
mienoa , et Je sens dans mau cœur de quoi yous
convaincre un jour quelle nest pas non plus
4saas quelque prix. Comme , pour des raiwns
^lont nous avons parlé , je ne veux rien recevoir
piar la p^ste, je vou3 prie^ l^r^qMe vous leees la
boiwe amrm de m'éçrîre , d^ remettre votre let^
tre à M. Davenport. L'affaire de ma voiture n est
488 couresponbange.
pas arrangée, parceque je sais quon m*en a im«
posé : c'est une petite faute qui peut n'être que
l'ouvr^ige d'une vanité obligeante , quand elle ne
revient pas deux fols. Si vous y avez trempé, je
vous çonaeille de quitter , une fois pour toutes ,
ces petites ruses qui ne peuvent avoir un bon
principe , quand elles se tournent en pièges con-
tre la simplicité. Je vous embrasse ^ mon cher
patron , avec le même cœur que j'espère et désire
trouver en vous,
.A M. HUME,
Woptton, le 29 mars 17ÔÔ.
Vous avez vu , mon cher patron , par la lettre
que M. Davenport a dû vous remettre , combien
je tiae trouve ici place seloQ mon goût. J'y serois
peut-être plus à mon aise si Ion y avoit pour
-moi moins d'attentions ; mais les soins d'un si
galant homme sont trop obligeants pour s'ea
•fâcher ; et , comme tout est mêlé d'inconvénients
dans la vie, celui d'être trop bien est un de ceux
qui se tolèrent le plus aisément^ J'en trouve un
plus grand h ne pouvoir me faire bien entendre
des domestiques, ni sur-tout à entendre un mot
de ce qu'ils me disent. Heureusement mademoi-
selle Le Vasseur me sert d'interprète , et ses doigts
parlent mieux que ma langue. Je trouve même à
mon ignorance un avantage qui pourra fairç
compensation, c'est d'écarter les oisifs en les en-^
^nuyant. J'ai eu hier la visite de M. le ministre.
ANNÉE 1766. 489
qui, voyant que j^ ne lui parlois que françoiâ,
n a pas voulu me parler anglois ; de sorte que
l'entrevue s'est passée à-peu-près sans mot dire.
J'ai pris goût à l'expédient ; je m'en servirai
avec tous mes voisins , si j'en ai ; et , dussé-je ap-
prendre l'anglois , je ne leur parlerai que Fran-
çois , sur-tout si j'ai le bonheur qu'ils n'en sa-
chent pas un mot. Cest à-peu-près la ruse des
singes qui, disent les Nègres, ne veulent pas
parler , quoiqu'ils le puissent , de peur qu'on ne
les fasse travailler.
Il n'est point vraf du tout que je sois convenu
avec M. Gosset de recevoir un modèle en présent.
Au contraire, je lui en demandai le prix , qu'il me
dit être d'une guinée et demie, ajoutant qu'il m'en
vouloit faire la galanterie, ce que je n'ai point ac-
cepté. Je vous prie donc de vouloir bien lui payer
le modèle en question J dont M. Davenport aura
la bonté de vous rernbourser. S'il n'y consent pas,
il faut le lui rendre et le faire acheter par une au-
tre main. Il est destiné pour M. Dupeyrou , qui
depuis long-temps désire avoir mon portrait , et
en a fait faire un en miniature qui n'est point du
tout ressemblant. Vous êtes pourvu mieux que
lui; mais je suis fâché que vous m'ayez ôté par
une diligence aussi flatteuse le plaisir de remplir
le même devoir envers vous. Ayess la bonté, mon
cher patron , de faire remettre ce modèle à MM.
Guinand et Hankey, Little-Saint-Héllen's Bîs-
hopsgatc-Street, pour l'envoyer à M. DM|eyrou
p£ir la pretnière occasion sùrè. Il gèle OTciepuis
49^ CORRESPONDANCE.
que j y suis ; il a neigé tous les jours ; le vent
coupe le visage; malgré cela, jaiiûerois mieux
habiter le trou dun des lapins de cette garenne
quele plus bel appartement de Londres. Bonjour,
mon cher patron ; je vous embrasse de tout mon
cœur.
AU ROI DE PRUSSE.
Woottoi^, le 3o mars 17G6.
Sire,
Je dois au malheur qui me poursuit deux biens
qui m'en consolent : la bienveillance de milord-
maréchal , et la protection de votre majesté.
Forcé de vivre loin de letat où je suis inscrit
parmi vos peuples , je garde lamour des devoirs
que j'y ai contractés. Permettez, sire, que vos
bontés me suivent avec ma jreconnoissance , %t
que j'aie toujours Thonneur d'être votre proté-
gé 9 comme 3e serai toujours votre plus fidèle
sujet.
A M. LE CHEVALIER VÈO^
Wootton, le Si'mars 1766.
J'étois ,* monsieur, à la veille de mon départ
pour cette province , lorsque je reçus le paquet
que vous m'avez adressé ; et^ ne l'ay^ant ouvert
qu'ici^ je n'ai pu lire plus tôt la lettre que vous
m'avez fait l'honneur de m'écrire. Je n'ai xaêsaae
€Qcorepu que parcourir rapidbment vos Jmémoi-
res. ^i^iest assez pour confirmer l'opinion que
j avonBs rares talents de Fauteur , mais non ]>as
ANNÉE 17^6. 49'
pour juger du fond de la querelle entre vous et
M« de Guerehi. J avoue pourtant, monsieur, que,
dans le principe , je crois voir le tort de votre
côté;. et il ne me parolt pas juste que , comme
ministre^ vous vouliez, en votre nom et à ses
frais, faire la même dépense quil eût faite lui-
même; mais, sur la lecture de vos mémoires, je
trouve dans la suite de cette affaire àts torts
beaucoup plus graves du côté de M. de Guer-
ehi ; et la violence de ses poursuites n aura , je
pense, aucun de ses propres amis pour approba-
teur. Tout ce que prouve lavantàge qu'il a sur
vous à cet égard, cest qu'il est le plus fort, et
que vous êtes k. plus foible. Gela met contre lui
tout le préjugé de l'injustice ; car le pouvoir et
l'impunité rendent les forts audadeux ; le bon
droit seul est l'arme des foibles; et cette arme
leur, crève ordinairement dans les mains. J'ai
éprouvé tout cela comme vous , monsieur ; et ma
vie est un tissu de preuves en faits que la justice
a toujours tort contre la puissance. Mon sort est
tel que j'ai du l'attendre de ce principe. J'en suis
accablé sans en être surpris; je sais que tel est
l'ordre ^ pas moral , mais naturel des choses.
Qu'un prêtre huguenot me fasse lapider par la
canaiUe , qu'un ConseU ou quSm parlement -me
déeréte., qu'un sénat m^outrage de gaieté de
coQur,^ qu'il me chasse barbaremeat ^ au cœttr de
rhiver, moi malade , sans ombre de plainte , de
justice, ni de raison, j'en soufire sans doute;
mais j6 ne m'en fâche pasphis que de voir dét9>
49^ CORRESPONDANCE.
cher un rocher sur ma tète , au moment 'que je
passe au-dessous de lui. Monsieur, les vices des
hommes sont en grande partie Fouvrage de leur
situation; l'injustice marche avec le pouvoir.
Nous, qui sommes victimes et persécutés^ si
nous étions à la place de ceux qui nous poursui-
vent, nous serions peut-être tyrans et persécu-
teurs comme eux. Cette réflexion , si humiliante
pour rhumanité , no te pas le poids des disgra*-
ces , mais elle en ôte Findignation qui les rend
accablantes. On supporte son sort avec plus de
patience , quand on le sent attaché à notre. con-
stitution.
Je ne puis qu applaudir , monsieur , à Tarticle
qui termine votre lettre. Il est convenable que
vous soyez aussi content de votre religiop queje
le suis de la mienne , et que nous restions cha-
cun dans la nôtre en sincérité de cœur. La votre
€st fondée sur la soumission , et vous vous sou-
mettez. La mienne est fondée sur la discussion,
et je raisonne. Tout cela est fort bien pour gens
qui ne vieulent être ni prosélytes, ni mission-
naires, comme je pense que nous ne voulons
Fétre, ni vous ni moi. Simon principe me paroit
le plus yrai, le vôtre me paroît le plus cocn-
mode; et un grand avantage que vou^ avez, est
que votre clergé s y tient bien , au lieu que . le
nôtre, composé de petits barbouillons, à qui
Farrogance a tourné|la tête, ne sait nfce qu'il
veut ni ce qull dit , et n ôte l'infaillibilité à le-
glisè qu afin de Fusurper chacun pour soi. Mon--
ANNÉE 1766. 4gf3
sieur , j'ai éprouvé , comme vous , des f racasse^
ries d ambasstadeurs : que Dieu vous préserve de
celles des prêtres ! Je finis par ce vœu salutaire ,
en vous saluant très humblement ^ monsieur, et
de tout mon cœur.
A M. D'IVERNOIS?.
Wootton, le 3i mars 1766^
Je vous écrivis avant-hier^ mon ami, et je re-
çus le même soir votre lettre du i5. Elle avoit
été ouverte et recachetée. Elle me vint par mon-
sieur Hume, très lié avec le fils de Tronchin
le jongleur, et demeurant dans la même mai-^
son , très lié encore à Paris avec mes plus dan-^
géreux ennemis, et auquel, s'il n'est pas un
fourbe, j aurai intérieurement bien des répa^
rations à faire. Je lui dois de la reconnois-
sance pour tous les soins qu il a pris de moi
dans un pays dont j'ignore la langue. Il s'occupe
beaucQup de mes petits intérêt*, mais n^a ré-
putation n'y gagne pas ; et je ne sais comment
il arrive que les papiers publics ^ qui parloien t '
beaucoup de moi, et toujours avec honneur
avant notre arrivée , depuis qu'il est à Londres ,
n'en parlent plus , ou n'en parlent que désavàn-
tageusement. Toutes mes affaires , toutes mes
lettres passent par ses mains ; celles que j'écris
n'arriyent point; celles que je reçois ont été ou-
vertes. Plusieurs autres faits me rendent tdtit
suspect de sa part jusqu'à son zèle. Je ne puis
494 gorkespondaï^ce!.
voir encore quelles sont ses intentions, mais je
ne puis m empêcher de les croire sinistres; et je
. suis fort trompé si toutes nos lettres ne sont
éventées par les jong^leurs qui tâcheront infailli^
blement d'en tirer parti contre nous. En atten-
dant que je sache mieux sur quoi compter, voyez
de cacheter plus soigneusement vos lettres, et je
verrai de mon côté de m'ou vrir avec vos corres-*
pondants une communication directe , sans pas-
ser par ce dangereux entrepôt.
Puisqu'un associé vous étoit nécessaire , je
crois que vous ave:e bien fait de choisir M. De-*
lue. Il joint la probité avec les lumières et Tac-»
tivité dans le travail : trouvant tout cela dans
votre association, et Fy portant Yous-même, il
y aura bien du mialbeur si vous n avez pas lieu
tousdeus d'en être contents. J'y gagnerai beau-^
coup moi-omême si elle vous procure du loisir
pour me venir voir. J'imagine que si vous pré^
veniez de ce 4e6seîn M* Dupeyrou , il ne «eroit
pas impossible que vous fissiez le voyage en^
semble , en l'avançant ou retardant ^oû qu'il
caiiviendr<^it à tous deux. J ai grand besoin d'é«
pancher mon cœur, ^t dé consulter de vrais
amis sur ma situation. Je croyois être à la fin d«
mes malheurs, et ils ne font que de comineh*
cer. Livré sans re^ource à de faux amis, j'ai
^rand besoin d'en trouver de vrais qui me con-i
soient et qui me conseillent. Lorsque vous vou^
drez partir avertissez-m'en d'avance , et mandea>
moi si vous passerez par Paris ; j'ai des commisr
ANNÉE 1766, 495
fions pour ce pays-là que des amis seuls peu-
vent faire. Jç ne ss^urois , quant à présent, vous
envoyer de procuration, n ayant point ici aux
environs de notaire , surtout qui parle françois ,
et ^tant bien éloigné de savoir assez d'anglois
pour dire des choses aussi compliquées. Gomme
lafitaire ne presse pas, elle s'arrangera entre
nous lors de votre voyage. En attendant , veillez
à vos affaires particulières et publiques. Songez
bien plus aux intérêts de l'état qu'aux miens.
Que votre constitution se rétablisse , s'il est pos-
sîMe ; oubliez tout autre objet , pour ne songer
qu'à celui-là; et du reste pourvoyez-vous de tout
ce qui peut rendre votre voyage utile autant
qu'il peut l'être à tous égards.
Vous m'obligerez de communiquer à M. Du-
peyrou cette lettre , du moins le commence*
ment. Je suis trè^ en peine pour établir de lui à
moi une correspondance prompte et sûre. Je ne
eonnois que vpus en qui je me fie, et qui soyez
posté pour cela; mais un expédient aussi indis-
cret ne se propose guère, et ne peut avoir que
a nécessité pottr excuse. Au reste, nous som-
mes sûrs les uns des autres; renonçons à de fré-
quentes lettres que Téloignement expose à trop
de frais et de risques ; n écrivons que quand la
inécessité le requiert ; examinons bien le cachet
avant de l'ouvrir, létat des lettres, leurs dates ^
les mains par où elles passent. Si on les inter-
cepte encore , il est impossible qu'avec ces pré-f
cautions ces abus durent long-temps. Je ne se-
i
49^ Correspondance.
rois pas étonné que celle-ci fût encore ouverte
et même supprimée, parceque la poste étant
loin d'ici, il faut nécessairement un intermé-*
diaire entre elle et moi; mais avec le temps je
parviendrai à désorienter les curieux ; et , quant
à présent, ils nen apprendront pas plus quils
nen savent. Je vous embrasse de tout mon
cœur.
A MILORD STRAFFORD,
Wootton, 3 aviril 1766.
Les témoignages de votre souvenir, milord^
et de vos bontés pour moi, me feront toujours
autant de plaisir que d'honneur. J'ai regret de
n avoir pu profiter à Chiswick de la dernière
promenade que vous y avez faite. J'espère répa-
rer bientôt cette perte en ce pays. Je voudrois
être plus jeune et mieux portant, j'irois vous
rendre quelquefois mes devoirs en Torkshire;
mais quinze lieues sont beaucoup pour un pié-
ton presque sexagénaire ; car dès que je.suis une
fois en place , je ne voyage plus pour mon plai-
sir autrement qu'à pied. Toutefois je ne re*
nonce pas à cette entreprise , et vous pouvez
vous attendre à voir quelque jour un pauvre
garçon herboriste aller vous demander l'hospi-
talité. Pour vous , mil^rd , qui avez des chevaux
et des équipages , si vous faites quelque pèleri-
nage équestre dans ce canton , et quelque sta-
tion dans la maison que j'habite , outre l'hon-
neur qu'en receyra le maître du logis ^ vous fe«
ANNÉE 1766. 497
re2 une œuvre pie en faveur d un exile de la terre '
ferme ^ prisonnier, mais bien volontaire , dans
le pays de la liberté. Agréez , milord , je vous
supplie*, mes salutations et mon respect.
' * .. .' ■ ' • »
« A MILORD***.
* • *
.Le 7 ayril 1766.
Ge n'est plus de mon chien qu'il sagit^iDdi-
lord , e'eet de moi*mémel Vous verrez par la
lettre ci*joint€; pourquoi' je souhaite qu'elle pa-
roisse dans les papiers pubiicis , sur-tout dans le
Saint James Ohroniçle, s'il est possible. Gela ne
sera pi^ aisé ,. selon moli opinion , ceux cjui'
m'entourent de leurs embûches ayant ôté* à-
jîies vrais anïis et à moi-même- tout moyen de
feire entendre la voix de là vérité. Cependant
il convient que le public apprenne qu'il y a des
traîtres secrets qui , sous le maisque d'une amitié'
perfide, travaillent sans relâcl^ à me désho-
norer. Une fois averti , si le public veut entore
être trompé, qu'il le soit ; je n'aurai plus rien à
lui dire. J'ai cru , milord , qu'il ne seroit pas au-
dessous de vous de m'accorder Votre assistance
en cette occasion. A notre première entrevue,
vous jugerez si je la mérite, et si j'en ai besoin.
En attendant , ne dédaignez pas ma confiance;
on ne m'a pas appris à la pl*èdiguèr ; 'lés trahie
Sons que j'éprouve doivent li!ii' donner quelque
piix.
I •
• •
»7'
50O CORRESt'ONDANGE.
affectant , pour Tatâour de lui, de vouloir mê'
faire la charité plutôt (Ju'honnêteté , sans le moiîi-
dre témoignage d'affection ni d estime^ et comiïae
ptei^uadé qu'il n'y a que des services d'argent qui
soient à l'usage d'un homme comme moi. Du-
rant le voyage il m'avoit parlé du jongleur Tron-
chin comtne d'un homme qui avok fait près de
lui des avances traîtresses , et dont il étoit fondé
à se défier : il se trouve cependant qu'il loge à
Londres avec le fils dudit jongleur, vit avec, lui
dans la plus grande intitaité , et vient de le pla^
oer auprès d^ Mi Mitchel , ministre à Bwlin , où
ce jeune homme va, sans doute, chargé d'in-
structions qui me regardent. J'ai eu le malheur
déloger deux jours <;hez M. Hume, dans cette
xnème maison , venant de la campagne à Lon-
dlres. Je ne puis vous exprimer à. quel point la
haine et lellédain se sont manifestés contre moi
dans les hètesses et les servantes , et de quel
accueil infâme on y a régalé mademoiselle Le
Yasseur. Enfin je suis presque assuré de recon-
nottre, au tob haineux et méprisa;nt, tous les
gens avec qui M. Hume vient d'avoir des confé-
rences ; et je l'ai vu cent fois , même en xnapré--
sence, tenir- indii^ctement lès propos qui pou-
Yoient le plus indisposer contre moi ceux à qui
il parlôit. Deviner quel est son but c^est'ce qui
ito'est difficile^ d'autant plu^ quêtant à sa' dis-
crétion et dans un pays dont j'i^ore la langue,
toutes nîes lettres ont passé jusqu'ici* par ses
mi^ns, qu'il a toujours été très avide de les voir
" ANNÉE 1766. :-. Soi
et de Ms avoir; que d!e xeltes que j'ai écrite» ,
peu sont paryeaues; qiie presque toutes celles
que j.ai reçues avpieut.ëié ottvejrtes ; et celles
d où j aurois pu tireir quelque, éclaireisaemeat ,
probablement suppring^^» Je lie dois, pas oublier
deux petites remarques ; Tune, que le premier
soir depuis notre départ de Paris , étakit couchés
tous trqis dans la mème^^bamldrev j'Ien tendis au
milieu de la nUit David Hume s'éorier plusieurs
fois à pleine voix. Je tiens, /.]/. Aows^au; Qe
quejenepus alor3 interpréter que £giyoraI^}e-
ipent ;!cependant il y ay oit dans le. ton^je.ne sais
quoi d. effrayant et de sinistre que }ie n'oublierai
jamais. La seconde remarque vient d'une espèce
4^p^ncbçTQent que j ep& avfsç \pfi apr^s i^ne^uti^e
o.cca^^on,de4^ttre,que|je ,v^^ .vous ,dir^.. lavois
écrit le 3oi^( sur sa taille à madamqde Çb/çnon-
.ceaux. M ç^oit, très inquiet de «^v.oir..ce :qiie> j'ç-
crivois^ et ue pouvoit presi^e s abstq[iic|d y ^rjç.
Je fériifejtna, ijettre san$4^^^if ipQO^rer : il IftflçH
i^f^n^e avidemçm^ cysant^q\:|fl^^
demain jp^r la poste; Ufat^tfl^i/^îlajClOtnn^r; elle
.rç§te sur sa taj)le., L|ord Newnbajn çirriye ; David
sort un n^opieut, je ue sais pQurq;npi. Je re>-
prends. ma lettre en disant qu|s j'afif:f4 1^ te^ps
de reuypyer le lendemain LxnilQr4 N|Q)y^^ïam
s'offre de l'ejavoyer par le paquet ^e Tapal^assa-
deur de France; j acçeptq. David rentre j.^açjdis
que lord.NeVnham fait son enveloppe, il. tire
son^çaçhet;; David pffre le sien- avec tant d em-
pressement qu il faut s'en servir. par préférence;
5oa ÇOnRESPONDANCÉ.
On sonne; lord Newnbam donne la lettre au
domestique pottr fen'vtjyer Sur-le-champ chez
l'ambassadeur. Je me dis en moi-même, Je suis
,shr que David va suivre le domestique. Il n^
manqua pas ^ et je pdrierois tout au monde que
ma lettre n a pas été rendue , ou qu-elle avoit été
/décachetée. -^
A ^oUper il fixôit alternativement sur made-
moiselle Le Vassëur et sur moi des regards qui
m'ieffVâyèreilt et qU^ùu honnête homme n*est
guère assez mialheureux pour avoir i'eçus de la
nature. Quand elle ftit montée pour s'aller c6u-
- cher dans le chénfl-qtfôu" lui avoit destiné, nous
restâtnéls quelque temps sans rien dire : il me
fixa de nouveau dii même air : je voulus ^essayer
de le fixer à mohioUr, il me fut impossible de
soutenir son affreux regard. "Je sentis mod ame
se troubler jj'étois dans une émotion horrible ;
enfin le remords de mal juger dW si grand
homhiesur des apparetices prévalut ; je me pré-
cipitai dans' ses bras tout eh larmes, en m'é-
' oriarit : Non [ David ^Hume n'est pas Un traître ,
'cela n'est pas possible ; et s'il n'étoit pas le meil-
leur des hbmtnes , il fàudroit qu'il en Fut le plus
noir. A cela mon hotnme , au lieu de ^'attendrir
avec nibi, où de seihettre en colère, au lieu dé
Ttie demander des explications , reste tranquille ,
répond à inès transports par quelques caresses
froîdès',' en me frappant de petits coups sur le
dos , et s'écrîant plusieurs fois , Mon cher mon-
sieur !' Qutu donc , mon cher monsieur ? J'avooé
• ANlfÉË 1766» io^
que celte mai»ièrede reee^oir xnûti é]panchein«nt
me frappa pkift: que tout le l-edte. lé parais le len^
demain pour cette province /où j*ai i^asëemblë
de nouveaux faite, réfltéchl, c6inbMé,êt rôncki^
en attendant que je meb ré.
l'ai toute» mes fatuités dans uri boûl«vet««^
itoent qtii ne tue perniet pas de vous parler dW^
tte chose. Madame , né Vous rebutez pas par mes
Aiisèreis , et 5iaignefe m*aimer encore, quoique le
fk^^ xbalhie^urchtix des Hommes.
* J'aÏT^rie docteur Gatti en grande liaisom avec
notre homme : et deux seules enti^evues m'ont
appris certainement que, quoi que vous en puis-
siez dire, le docteur Gaui ne m aime pas. Je dois
vous avertir aussi que la boîte que vous m'avez
envoyée par lui avoit été ouverte, et qu'on y
avoit mis un autre cachet (ope le v6tre. il y a
presque de quoi rire à penser combien mes cu^
fieux ont été punis.
'* • . . . • . » ■ •
i A MM. BEC«ET ET DB HONDT.
•')'-••" . • »
Woottan, le 9 avril ijÇô.
J'étois sunpris , messieurs , de ne point voir
paroitre la traduction et Timipression des lettces
de M. Dupeyrou , que je vous ai remise et dont
vous tne paroissiez si empressés : mais en lisakit
dans les papiers publics une prétendue lettre du
roi de Presse à moi adressée , j'ai d'fibord coin«*
pris pourquoi celles de M, Dupeyrou ne parois
soient point. A ta boni|e heure , mes^^urs , puis*-
5o4 GORRISPQIIDANCE.
qme le p^ubHç veut être trompé , qn-on Àe tromp?^
jy pnsd^s^ quâqt: à. moi: ibn peu diutérèt, et
j'espère, qpe le^. poire»; .vupeurs quoa ei&tûte à
Loiudre» ne tfô^blerq|tt pais ]A âéréoité de lair
que je respire ici. M^isjl me paroit qu^^ ne fai«
saut auquD.tisag^ 46 cet exemplaire, y ou& auriez
du songer ànielç rendis avant que jq^yous ca
fi^se souvenir- Aypïilfi^ hm$4 % soesf ienrs, je, voua
prie, de faire remettre cet exemplaire à -moa
adresse, cliezM. DaivenpHft, demeurant. près du
lordEgrem.ont , en PiçcadiUy, Jq votas fai^ , mes^
sieura , mes très humbles salutations. ^
A M.F. BLJaOUSSEÂU:
f •
y/ . • • ' t • I t • » f • ' »
Wootton, le lo avril 1766.
Je me reprobherois , mon cher cousin , de taiy
der plus long*temps à yxïnë remercier des visites
et amitiés que vous m'avez faites pewlant mon
séjour à Londres et au voisinage. Je n ai point
oublié vos offres obligeantes^^ et je.iaen-prévau*
drai dans l'occasion avec confiance, sûr de trou-
ver^ toujours ek tous un bon parent, comme
vous Je trouvères toujours ei^iliqi.^iJe^'t^aipas
oubUé non plus .que: javois comptée ^rler.d^
vosvues à un çertain^hoi^me au sujet duk^o^gë
dltalie. Sur la conduite extraordinaire et peu
nette de cet hoxnme, il m est d'abord veiiu<le3
soupçôna, et ensuite des lumières ^uii nbont
empêché de lui parleç, et qui , je^Orois , vouS' en
empêcheront de même^quand vous «aurez q^<6
ANNÉE 1766. > 5o5
cet' homnoe , : à Tabri^ d'une amitié traîtresse , a
fbriué ai^i deux ou trois . eomplices rbonnête
|>r0Je|.de'dé9bonoi*er votre parent; quil est ea
train dexécutiei^ ce projet, si on le laisse faire.
Gfi qm me ft^pe le plus en cette occasion , c est
la légèreté, et', jose dire, l'étourderie avec la-
quelle Iqjs lÂngloiis , sur la foi ^de deux ou trois
fourbes dont la conduite doublé dt traîtresse de-
vrdit >leâ saisir d'borreur, ju^nt du caractère et
des xnceufs d'iûi étrangler qu ils ne connoissent
l^oint, et. quils savent être estimé, honoré et
respecté daaâ les lieux 011 il a passé sa vie. Voilà
ce singulier abrégé de mon histoire , où l'on me
donne entre autres pour fils d'tin musicien . cou-
rant Londres comme une pièce authentiqué.
Voilà /qu'on îniprîtrie effrontément dans leurs
leuilles:qae M.* Hume a été moxi protecteur en
Fran^, et que€<eat Irii qtti ma obtenu lepassé-
«port avée lequel j'ai pasâéîd^nièifement à Paris.
Voilà dette prétendue lettre d» roi de Prusse ,
imprimée dans. kurs. «feuillet 7<éi le&^voiiàveuxi,
«te doutant) pas que cette 'lettre v-^l'^'^f'^^^euvre
•de gaiimat^aft et: d'imperlinènce;, ii'ait: fc^éellè^
- I99eat éijé lécrlto par ce pciticei, > saiis que , paè ua
j9e«d s'aiyiae. de. penser qu'il ser oit pourtant boR
de^ rul'e'ntimidpe ei d^ savoir! ce que j'ai à dire à
tout cela. Bn^ viérité v 4^ ^1 uautais jugés de la
j^^titationne nftéritfintr|)^Sfqtt'ikii homme sensé
mfmhite^ fert;ea>tpbixie de celle qu'il peut avoir
. ^pélteii :eiix : ainsi ^ les laisse dire ; en attendant
19U9 le momenu v^eabe de. les faire rougir. Quoi
5o6 COURESPON'DAKCË.
qu il en soit , s'il y a des lâches et déê traîtres
dans oe pays , il y a aussi des gans d'bc^nnenr et
d une probité sûre auxquels un honnête hèmme
peut sans honte avoir obligatiolK Cest à eux
que je veux parler de vous si Toç^asionsen pré^
sente, et vous pouvez compter que je ne la lais-
serai pas échappen Adieu, mon <Âier cousin;
portez - vous bien et soyet' t<yiijour6 |[ai. Pour
moi , je n'ai pas trop de quoi Vêéte*; mais j'es^
père que les noires vap^rs de Londres ne trou^
bleront pas la sérénité de Tair que jp respilne ici
Je vous embrasse de tout mon cœur.
À LORD**».
* I •
Wootton, leigaviril 1766.
Je ne saurois, milord^ attendre votw^retour à
Londres «pourirouS' faire les remerdements que
je Vous dois. Vos bontés m'ont €onvain<m' que
j'avois eu raison de compteriur votre générosité.
Pocnr excuser rindiscrétion qui m'y à fait recdu^
rir, il suffit de jeter un coup d'œil sur ma situ»-
•tion. Trompé par des traîtres qui^ ne pouvant me
déshonorer dans l«s lieux où j'atois ^eu , ^'oM
«ntratné dans un pays oji je suisiiscott&u et <)onC
j'ignore la4angue , afin d'y exècMer plus aisément
Jeur abominabie projet^ji^^me trouve jeté â^tàé
cette Ile après des malheurs isa«is exemple. Seul ,
sans appui , saps amis , sans défense , alxauidôni^
à la témérité des jugements publics > et aux effel»
.qui en ^ontiaâuite ordiittâW) .sar«tout-chex cm
AWWÉIS 1766. 507
peuple qui naturellement n aime pas les étran*^
çers ; j'avois le plus grand besoin d un protecteur
qui ne dédaignât pas ma confiance, et où foa^
vois-je mieux le chercher que parmi cette illustre
noblesse à laquelle je me plaisois à rendre hon*
neur , avant de penser qu'un jour j'aurois besoin
d'die pour m aider à défendre le mien ?
Vous me dites, milord, qu'après s'être un peu
amusé votre public rend ordinairement justice ;
mais c'est un amusement bien cruel , ce me sem-
lÀe , que celui qu'on prend aux dépens des infor-
tunée , et ce n'est pas assez de finir par rendre
justice quand on commence par en manquer.
J'apportois au sein de votre nation deux grands
-droits qu'elle eut dû respecter davantage ; le droit
sacré de l'hospitalité, et celui des égards i^ueTon
doit aux malheureux : j'y apportais l'estime uni-
verselle et le respect même de mes ennemis.
Pour€|(uoi m'a-t-on dépouillé chez vous de tout
cela ?" Qu'ai -je ftiit pour mfériter un traitement
•si cruel? En quoi me suis^je mal conduit à Lon-
dres , où l'on me traitoit si favorablement avant
qiie jY fusse arfîvé? Quoi ! mîlord , des diflama-
tions seûrétes , qui ne devroient produire qu'une
juste horreur pour les fourbes qui les répandent,
-suffiroient pour détruire l'efifet de cinquante ans
d'honneur et de mœurs honnêtes ! Non ; les pays
où je suis connu ne me jugeront point d'après
votre publie mal ihst-ruît ; l'Europe entière con-
tinuera de me rendre la justice qu'on me refuse
en Angleterre; et FécIsAdUlt accueil que, malgré
5o8 CpRRE^PONDAIVGE.
le décret, .je yiem de. recevoir à Paris à mon.pa»*'
jBagfe , prouve qu^ pat-tout où. mau conduite est
connue elle m'attire VJaiQnneur qm m est du. Ce-
pendant si lepublic fraaçois eut été aussi prompt
à mal juger que le vôtre , il en eût ea le même
«ujet. L^année dernière on fit courir à Genève un
libelle (i) affreu): sûr ma conduite à Saris. Pour
toute réponse , je fis imprimer ce libelle à Paris
même. Il y fut veqix comme il :mériioit de Têlre,
et il semble que tout ce que les deux sexes onit
d'illustres et de vertueux dans :cetite capitale ait
Vjoulu me venger par les plusigrandes^ marques
d estime ,dcs outrages de mes vilsiem^iemis.
Vous dij^ez, milord^ quon me eonnptt à Paris
jet qu'on ne me coUBott pas à Londres : voilà pré-
cisément de quoi je^iQiC^p Wns^ 0a note point ^ ua
hommç d'bpnneur, san^ teconAoUrç et sans Teiv
.teiidre , lestime publique dppt iljjouit.. Si jamais
je v^s en AAgletetre ^ussi long-temps que j!ai v;éc|i
en France, il;£^qdra;))ien qu'Cpfin yotre public
ine repde;sp0,estime; mais quel gré lai en<s94*-
r^iî-j/e lorsque je, l'y aurai fbrqé ? • .
Pardonnez; m|lord , cette Idogite lettre : me
pardonneriez-vous mi^ux d'être indifférent àma
réputation dan$ vouq, paysj h^ Anglois valent
bien qu'on soit facM de les voir injustes ^ et qu'ur
fin qu'ils cessent de l'être on leur fasse seatir
combien ils le som. Milord , Us malbeureux sont
malheureux par^tout.^ |^n Fran^^ie on les décrète,
• . * 1
. (f) Sentiments des oitayieDs*
ANNÉE 1766. 5o9
*n Suisse on les lapide , en Angleterre on les dés-
honore : c'est leur vendre cher Vhospitalité. ^
A M
Avril 1766.
J-apprends, monsieur, avec quelque surprise
de quelle manière on me traite à Londres dans
un public plus léger que je naurois cru. Il me
semble qu*il vaudrpit beaucoup mieux rciFuser
aux infortunés '• tout asile que de les accueillir
pour les insulter ; et je vous avoue que Thospita-
lité vendue au prix du déshonneur me paroit
trop chère. Je trouve aussi que pour juger un
homme qu'on ne connoît point il faudroit sen
rapporter à ceux qui le connoissent ; et il me pa-
roit bizaife queinportant de tous lés pays où
j'ai vécu restime et la considération des bonne*
, tes gebs et du public , l'Angleterre , où j'arrive ^
soit le seul où l'oii me la refuse. C'est en ïnême
temps' ce qui me console : l'accueil que je viens
de recevoir à Paris, où j'ai passé ma vîe, me'
dédommage de tout ce qu'on dit à Londres.
Gomnie le^ Anglqis, un peu légers à juger, ne
sont pourtant pas injustes, si jamais je vis en;
Angleterre aussi long-temps qu'en France, j'es-
pèi:e à la fin n'y pas être moins estimé. Je sais
que tout ce qui se passe à mon égard n'est point
i^aturél, qu'une nation tout entière ne change
pas immédiatement du blanc du noir sans cau-
se, et que. cette cause secrète est d autant' plus
dangereuse ^u'on s'en défie moins : c'est cela
5ia GORRESPONDAKCE.
même qui devroit ouvrir les yeux du public Bur
ceux qui le mènent ; mais ils se cachent avec tropl
d adresse pour qu il s avise de les chercher où ils
sont. Un jour il en saura davantage, et il rou-
gira de sa légèreté. Pour vous , monsieur, vous
avez trop de sens et vous êtes trop équitable pouc
être compté parmi ces jugçs plus sévères que ju-
dicieux. Vous m'avez honoré de votre estime , je
ne mériterai jamais de la perdre ; et comme voua
avez toute la mienne, j y joins 1^ confiance que
vous méritez.
)' ■ ' ' ' '■ '
^ MADAME DE LUZE.
Wootton^ le lo mai 1766.
SuiS'-je assez heureux , madame , pour que
vo^s pensiez quelquefois a mes torts et pour
qu^ vous me sachiez mauvais gré dun si long
silence? J'^n serois trop puni si vous n y étie&
pus sensible. Dans le tumulte d une vie ora-»
geuse, qombien jai regretté les douces heures
que je passois près de vous ! combien de fois les
premiers moments du repos après lequel je sou-«
pirois ont été consacrés d avance au plaisir de
vous écrire ! J'ai maintenant celui de remplie
cet engagement , et les agréments du lieu que
j'habite m'invitent à m'y occuper de vous, ma-
dame , et de monsieur dé Luze , qui m'en* a fait
trouver beaucoup à y venir. Quoique je n'aie
point directement de ses nouvelles , j'ai su qu'il
étoit arrivé à Paris en bonne santé; et j espère
.: ANȃE 1766. 5ii
qiil'au momefit-où j'écris cette lettré, il est heu--
reusemem de retour près de vous. Quelque in-*
térét que je prenae à ses Avantages^, je ne puis
m empêcher de lui envier celui-là, et je vous
jure , madanie , que cette paisible retraite perd
pour moi beaucoup de son prix quand je songe,
quelle est à trois cents lieues de vous. Je vou-
drois VQUS la décrire avec tous sès^ charmes,'
afin de vous tenter, je nose dire de m'y venir
voir^ mais de la venir voir; et moi j'en profi-
terois.
Figure2-vous , madame , une maison seule .
non fort grande, mais fort propre, bâtie à mi*
côte sur le penchant d'un vallon , dont la pente
est assez interrompue pour laisser des prome*
nadcs de plain pied sur la plus belle pelousç de
l'univers. Au devant de la maison régne une
grande terrasse , d'où l'œil suit dans une demi*
circon£érei;ice quelques lieues d'un paysage for-
mé de prairies, d'arbres, de fermes éparses , de
maisons plus ornées , et bordée en forme de bas-
sin par des coteaux élevés qui bornent agréable-
ment la vue quand elle ne pourroit aller au-delà. >
Au fond du vallon, qui sert à-la-fois de garenne
et de pâturage, on entend muV'murer un ruis-
seau qi|i , d'une xûontagtie voisine , vient couler
parallèlement à la maison , et dont les petits dé->'
tours , les cascades sont dans une telle direction
que des fenêtres et de la* terrasse l'œil peut assez
long-temps fifuiVi^e son cours. Lé vallon est garni
p^r places de rochers et d'arbreb où Ton trouve
5 12 COBRESPONDANGE.
des réduits. délicieux, et qui ne laissent pas de
seloigner assez de temps en temps du ruisseau
pour offrir .sur ses bords des promenades corn-*
modes , à labri des vents et même de la pluie ;
ea sorte que par le plus vilain temps dn monde
je vais tranquillement herboriser sous lés roches
avec les moutons et les lapins ; mais hélas, ma-
dame , je n y trouve point de scordium!
• A bout de la terrasse à g^auche sont les b&ti-'
ments rustiques et le potager ; à droite sont desf
bosquets et un jet-d eau. Derrière la maison est
un pré entouré dune lisière de. bots , laquelle^
tournant au-delà du vallon , couronne le parc ,
si l'on peut donner ce nom à une enceinte à la-
quelle on a laissé toutes les beautés de la nature.
Ce pré mène, à traders, un petit village qui dé-
pend de la maison , à une montagne qui en est
à une den^i-4ieue , et dans laquelle sont diverses
mines de plomb que Ton exploite. Ajoutez qu'aux
environs on a tle choix des promenades, soit
dans des prairies charmantes, soit dans les bois,
soit dans dea jardins à Tangloise , moins pei-
gnés , n^is de meilleur ^ût que ceux des Fran-
çois.
La maison., quoique petite, est très logeable
et bien distribuée. Il y a dans le itiihëu de la fa-
çade un avantHCorps à rangloisê, par lequel la
chambre du maitne de lai maison^ et la mienne,
qui est au-dessus, ont une vue de trois côtés.
Son appartement ts% composé de pkisi|eùl*s piè-
ces sur le devant , ^et d'un grand saioi» inïr le dek^-i
ANNÉE 1766: Sl3
rière : le luien €»t distribué de même, excepté
<}iie je n'occupe que deux chambres , entre les<r
quelles et le salou est une espèce de vestibule
ou d'antich^tfnbre fort singulière , éclairée pat
«ine large lanterne de vitrage au milieu du toit.
Aveo cela , madame , je dois vous dire qu on
fait ici bopne chère à la mode du pays , c est-à-
dit« simple et saine , précisément comme il me
la faut. Le paya est humide et froid; ainsi les léi-
gumes ont peu de goût , le gibier aucun ; mais la
viande y est excellente, le laitage abondant et
bon, U maîtl^ de cette maison Ja trouve trop
aanvage et s y tient peu. Il en a de plus riante
qu'il lui préfère ^ et auxqu^les je la préfère , mot,
par la même raispn. J y ëuis no% seulement le
maître , mais mon maître , ce qui est bien plus*
Point de grand village wix environs : la ville la
plus voisine en e9t à deux lieue» ;^par <^onsé<-
quent peu de voisins désoeuvrés. Sans le minis-
tre, qui m'a pris dans une affection singulière,
jeserois ici dix mois de lann^ absolument seuK
Que pensTea^vous de mon habitation , mada^
jmie? la tronvea-vous assez bien choisie, et ne
eroyez-^ous pas que pour en préférer une aiitre
il fisiiiie âtm ou bien*sage ou bien Ibu ? Hé bien ,
madame, il s en prépare une peu Ibin de Bies,
plus près du Tertre , que je regretterai sans cesse^
et .011, malgré Fetivie, mon cœur habitera tou-
jours. .Je ne la regretterois pas moins quand
celle-ci m* offriroit tous les autres biens possibles,
excepté celui de vivre avec ses amis. Mais au reste,
17. 33
5l4 COBR£SPONDANGE«
après Vous avoir peint le beau côté , je ne yeux
pas vous dissimuler qu il y en a dautres , et que,
comme dans toutes les choses de la vie , les avan-
tages y sont mêlés d'inconvénients. Ceux du cli-
mat sont grands , il est tardif et froid ; le pays
est beau , mais triste ; la nature y. est. engourdie
et paresseuse; à peine avons-nous déjà des vio-
lettes, les arbres nont encore aucunes feuilles ^
jamais on ny entend de rossignols^ tous les
signes du printemps disparoissent devant moi.
Mais ne gâtons pas le tableau vrai .que je viens
de faire ; il est pris dans le point da vue où je
veux vous montrer ma- demeure, afin que vos
idées s'y promènent avec plaisir. Ce nlest^quau*
près de vous ,;piadame, que je pouvois trouver
une société préférable à la solitude. Pour la for-
mer d^ltns cette province il y faudroit transpor-
ter votre fjEftnlUe entière, une partie.de Neucha-
tel , et presque tout Yverdun. Encore après. cela,
comme l'homme est insatiable, rae.faudroit-il
VQS bois , vos monts, vos vignes , enfin tput.jus*
qu'au lac et ses poissons. Bonjour, no^adame,
mille tendres salutations à M. de Luze. Parlez
quelquefois avec Inadame de Froment et mada-
me de Sandoz de ce pauvre exilé. Pourvu qu'il ne.
le soit jamais de vos cœurs, tout autre exil lui
sera supportable.
ANNÉE 1766. 5l5
A MADAME DE GRÉQUI.
• . . . •
Bfei'1766.
Bien loin de vous oublier, madame , je fais uu
ile mes plaisirs dans cette retraite de me rappeler
les heureux temps de ma vie. Us ont été rares et
courts^ mais leur souvenir les multiplie : cest le
passé qui me rend le présent supportable, et j'ai
trop besoin de voua pour vous oublier. Je ne vous
écrirai pas pourtant , madame, et je renonce à
tout commerce de lettres , hors les cas d absolue
. nécessité. Il est temps de chercher le repos , et je
sens que je n en puis avoir qu'en renonçant à
toute correspondance hors du lieu que j'habite.
Je prends donc mon parti trop tard, sans doute,
mais assez tôt pour jouir des jours tranquilles
qu on voudra bien me laisser. Adieu , madame.
L'amitié dont vous m*avez honoré me sera tou-
jours présente et chère; daig[nez aussi vous en
«ouvrir quelquefois.
 M. DE M4LESHERBES.
Wootton, le 10 mai 1766.
Ce uest pas d'aujourd'hui, monsieur, que
j'àime à vous . ouvrir mon cœur et que vous lé
permettez, La confiance que vous m'avez inspirée
m'a déjà fait sentir près de vous que l'affliction
même a quelquefois ses douceurs ; mais ce prix
de l'épanchemetit me devient bien plus sensible
33.
I
i
5l6 GORRESPONPARGE.
depuis que mes maux, portés à leur comble, ne
me laissent plus dans la vie d'autre espoir que
des consolations , et depuis qua mon dernAr
voyage à Paris j ai si bien achevé de vous con-
noître. Oui , monsieur , ayouier un tort, le décla-
rer , est un effort de justice assez rare ; mais s'ad-
cuser au malheureux qu on a perdu , quoique
innocemmeat , et nei'en aimer que davantage,
est un acte de force qui n'appartenoit qu'à vous.
Votre ame honore Thumanité, et la rétablit dans
mon estime. Je savois qu il y avoit encore de fsh
mitié parmi les hommes; mais sans vous j4giaK>^
rerois qu il y eût de la vertu.
Laissez *<moi donc vous décrire mon état «nt
seconde |bis en ma vie. Que mon sort a ebailgé
depuis mon séjour de Montmorency ! Vous ma-
vez cru n^alheureux alo^s, et vous vous trom*^
piez ; si vqus me croyez heureux -maintenant ,
vous vous trompez davantage. Vous alleii éon*-
noiire un-^nre de malheurs digne dé couronner
tous les autres; et quen vérité je n'fiurors pas
cru fait pour moi.
Je vivois etx Suisse en homme doux et paisible,
fuyant le monde, ne me mêlant de rien, ne dis-
putant jamais, ne parlant pas même de mes opi-
nions. On m en chasse par des persécutions , sans
sujet, saus motif, sans prétexte, les [4us vio*
lentes 3 )es moins méritées quii soit posdibk^
«^'imaginer , et quon a la barbarie de me repro-
cher encore , comme si je me les étois attirées
p^r v9uûté. Languissant y malade*, aiBigé , jq mV
ANNÉE 1766. 5l7
cheminois à leatrée de Vjhiver vers Berlin. A
Strasbourg je reçois de M. Hume les inVitaiions
les phis tendres de me livrer à sa cokidulte , et
de le suivre ^ Angleterre , où il se charge de me
procurer une retraite agréable et tranquille.
J'avois eu d^a le projet de ni y retirer; milord-*
maréchal me lavoit toujours conseillé; M. le duo
d'Aumont afvoit , à la prière de madame de Vçr-
delin , demandé et obtenu pour moi un passe**
port. J en fais usage ; je par^ Iç cœur plein du bon *
David, je cours à Paris^me jeter entre ses bras«
M. le prince de Conti m'honore d^ laccueil plus
convenable à sa générosité qu a ma situation ,
et auquel je me prête par devoir , mais avec ré-
pugnance, prévoyant combien mes ennemis,
m'en feroient payer cher 1 éclat.
. Ce fut un spectacle bien doux pour moi que
Taugmentation sensible de bienveillance pour
M. Hume , que cette bonne œuvre produisit dans
tout Paris : il devoit en être touché comme moi ^
je doute quil le fût de la même manière. Quoi
qu il en soit, vo^à de ces compliments à la fran-
çoise, que jaime, et que les autres nations ne
savent guère imiter.
Mais ce qui me fit une peine extrême fut de
voir que M. le prince de Conti m'accaUpit en sa
prései^ce de si grandes bontés , qu elles auroient
pu passer pour railleuses si j eusse été moins à
plaindre, ou que le prince eût été moins géné-
reux : toutes les attentions étoient pour moi ;
M. Hume étoit oublié en quelque sorte , ou in«*
5l8 CORRESPONDANCE.
vite à y concourir. Il étoit clair que cette préfé-
rence d'humanité dont j'étois l'objet en liion-
troit pour lui une beaucoup plus flatteuse : c*étoit
lui dire : Man ami Hume , aidez-m^i à marquer
de la commisération à cet infortuné. Mais son
cœur jaloux fut trop bête pour sentir cette dis-
tinction4à,
Nous partons. Il étoit si occupé de moi qu'il
en parloit même durant son sonoimeil : vous sau-
* rez ci-après ce qu'il dit à la première couchée.
En débarquant à Douvres , transporté de tou-
cher enfin cette terre de liberté , et d'y être amené
par cet homme illustre , je lui sautai au cou , je
l'embrassai étroitement sans rien dire , mais en
couvrant son visage de baisers et de pleurs. Ce
n'est pas la seule fois ni la plus remarquable où
il ait pu voir en moi les saisissements d'un cœur
pénétré. Je ne sais pas trop ce qu'il fait de ces
souvenirs, s'ils lui viennent, mais j'ai dans l'es-
prit qu'il en doit quelquefois être importuné.
Nous sommes fêtés arrivant à Londres ; dans
les deux chambres , àia cour même , on s'em-
presse à me marquer de la bienveillance et de
l'estime. M. Hume me présente de très bonne
grâce à tout le monde; et il étoit naturel de lui
attribuent comnoie je faisois, la meilleure partie
dé ce bon accueil. L'afïluence me fait trouver le
séjour de la ville incommode : aussitôt lés mai-
sons jie campagne se présentent en foule: un
m'en offre à choisir dans toutes les provinces.
M. Hume se charge des propositions ; il me les
ANNÉE 1766. 5l^
feit , il me conduit même à deux ou troîs^çam-
pagnes voisines ; j'hésite long-temps.sur le choix;
je me détermine enfin pour cette province. Aus-
sitôt M. Hume arrange tout, les embarras s'a-
planissent ; je pars ; jlarrive dans une habitation
commode, agré^le et solitaire : le maître pré*
voit tout, rien ne me manque ; je suis tranquille,
indépendant. Voilà le moment si désiré où tous
mes maux doivent finir : non , c'est là qu ils com-
mencent ,• plus cruels que. je ne les avois encore
éprouvés*
• Peut-être n ignorez-vous pas , monsieur , qu'a-
vant mon arrivée- en Angleterre elle étoit un des
pays de l'Europe oix j'a vois le plus de réputation ,
j'oseroîs presque dire, déconsidération; les pa-
piers publics étoient pleins de mes éloges , et il
n'y avoit qu'un cri d'indignation contre mes per-
sécuteurs. Ce ton se soutient à mon arrivée; le»
papiers l'annoncèrent en triomphe ; l'Angleterre
s'horioroit d'être mon refuge, et elle en glorifiât
avec justice ses lois et son gouverneraeat. Tout-
à-coup , et sans aucune cause assignable , ce ton
change , mais si fort et si vite que. dans tous le»
caprices du public on n'en vit jamais un plus
étonnant. Le signal fut donné dans un certain
magasin, aussi plein d'inepties que de menson-
ges , et où l'auteur bien instruit me donnoit pour
fils de musicien. Dès ce moment tout paft avec
un accord d'insultçs et d'outrages qui tient du
prodige ; des foules de livres et d'écrits m'atta-
> quent personnellement , sans ménagement, sans
$20 GOBBfiBPOADAiNCE.
discrétion , et nulle feuille n oserait parottrd si
elle neconteuoit quelque malhonnêteté contre
moi. Trop accxiutnmé aux injures du publicpour
m en afïecter encore , je ne laissois pas d être Bor^^
pris de ce chang^emént si brusque , de ce concert
si parfaitement unanime , qu# p^ un de ceui»
qui m avoient tant loué ne dit un seul mot pour
ma défende. Je trouvois bizdrre que précisément
après le retour de M. Hume , qui a tant dio-<
fluence ici sur les gens de lettres et de si grancl^
liaisons avec .eux , sa présence eut produit un
effet si contraire à celui que j en pouvois atten-
dre , que pas un de i^ amia ne se fut montré le
mien ; et Ion voyoit bien que les gens qui me
traitoient si mal n étoient pas ennemis y puis-«
qu en faisant sonner haut sa qualité de ministre ,
ils disoient que je n avois traversé la France que
sous sa protection ; qu il m avoit obtenu ua passe*
port de la cour de France ; et peu s en fallait qu'ils
n'ajoutassent que j avois fait le voyage à ses frais^
Une aulre chose nietonnoit davantage. Tous
m'a voient également caressé à mon arrivée; mais
à mesure que notre séjour se proloi^eoit , je
Toyois de la façon la plus sensible changer avec
moi les manières de ses amis. Toujours , je la-*
voue , ils ont pris les m:èmes soins en ma faveur;
mais , loin de nie marquier la même estime, iU
accompagnoient leurs services de lair déskii-
gneux le plus choquant : on eût dit qu'ils oe
cherchoient à m obliger que pour avoir droit de
me marquer du mépris. Malheuireusement ûf^ #
A«NÉ15 1766. 521
s'étoient 6mparé6 de mqi. Que foire, livré à leur
merci dans un pays dont je ne ravoia pas la lan-
gue? Baisser la têt^ et ne pas voir les affronts.
Si quelques Anglois ont continué à me marquer
de lestime , ce sont uniquement ceux avec qui
M. Hume na aucune liaison.
Les fls^gorneries m ont toujours été suspectes.
U m en a fait des plus basses et de toutes les fa-
çons ; mais je n ai jamais trouvé dans son lan-
gage rien qui sentit la vraie amitié. On eut dit
même <{u en voulant me faire des patrons il
cherchoit à m'ôter leur bienveillance; il vouloit
plutôt que j'en fusse assisté qu aimé ; et cent fois
j ai été surpris du tour révoltant qu il donnoit à
ma conduite près des gens qui pouvoient s en
offenser. Un exemple éclaircira ceci. M. Pen-
neck, du muséum, ami de milord* maréchal,
et pasteur d'une paroisse où Ton vouloit m éta-
blir, vient me voir , M. Hume, moi présent, lui
fait mes excusés de ne l'avoir pas prévenu. Le
docteur Maty, lui dit-il , nous avoit imntés pour
jehdi. au muséum , où M. Rousseau déçoit vous
voir,, mais il préféra d* aller avec madame Gar-*
rick à la comédie : on ne peut pas faire tant de
choses en un four.
On répand à Paris une fausse lettre du roi
de Prusse, qui depuis a été traduite et iju primée
ici. J apprends avec étonnement que c'est un
M. Walpole , ami de M, Hume , qui fait courir
cette lettre : je lui demande si cela est vrai , au
lieu de me répondre , il me demande froidement
5aa CORHE^PONDANGE.
de qui je le tiens ; et queV]ues'jonrs après , il veut
que je confié à ce même M. Walpole des papiers
qui m mtéressent et que je cherche à faire venir
en pureté. Je vois cette prétendue lettre du roi
de Prusse , et j'y reconnois à Finstant le style de
M. d'Alembert , autre ami de M. Hume , et mon
ennemi d autant plus dangereux qu il a soin de
cacher sa haine. J apprends que le fils du jon-
gleur Tronchin , mon plus mortel ennemi , est
non. seulement un ami de M. Hume, mais quil
loge avec lui; et quand M. Hume voit que je sais
cela , il m'en fait la confidence , m'assurant que
le fils ne ressemble pas au pèie« J ai logé deux
ou trois nuits avec ma gouvernante dans cette
même maison , chez M. Hume; et à l'accueil que
nous ont fait ses hôtesses, qui sont ses amies,
j'ai jugé de la façon dont lui , ou cet homme
qu'il dit ne pas ressembler à son père , leur avoit
parlé d'elle et de moi.
Tous ce& faits combinés , et d'autres sembla-
bles que j'observe, me donnent insensiblement
une inquiétude que je repousse avec horreur.
Cependant les lettres que j'écris n'arrivent pas;
plusieurs de. celles que je reçois ont été ou-
vertes, et toutes ont passé par les mains dé
M. Hume : si quelqu'une lui échappe il ne peut
cacher r#rdente avidité de la voir. Un soir je
vois encore chez lui une manœuvre de lettre
dont je suis frappé. Voici ce que c'est quecette
manœuvre, car il peut importer de la détailler.
Jevous l'aidit, monsieur; dans un fait je veux
ANNÉE 1766. 53 J
tout jdire. Après soupe, gardant tous deux le si*
lence au coin de son feu , je m aperçois qu'il me
regarde fixement, ce qui lui arrive souvent et
d'une manière assez remarquable. Pour cette
fois son regard ardent et prolongé devînt pres-
que inquiétant. J essaie de lé fixer à mon tour ^
mais en arrêtant mes yeux sur les siens je sens
un firémissement inexplicable, et je suis bientôt
forcé de les baisser. La physionomie et le ton du
bon David sont dun bon4)omme; mais ilfaut
que pour me fixer dans nos tétes-à-tètes ce bon
homme ait trouvé d'autres .yeux que les siens.
L'impression de ce regard me reste : mort
trouble augmente jusqu au àaisissement. Bientôt
un violent remords me gagne; je m'indigne de
moi-même. Enfin, dans un transport, que je
me rappelle encore avec délices, je me jette à
son cou, je le serre étroitement, je l'inonde de
mes larmes ; je m'écrie: Non^ non^ David Hume
n^ est pas un traître; s'il ri était le meilleur des
hommes j il faudrait qu il en fût le plus noir,
David Hume me rend mes embrassements , et ,
tout en me frappant de petits coups sur le dos ,
me répète plusieurs fois d un ton tranquille :
Quoi! mon cher monsieur! Eh! mon cher mon-
sieur! Quoi donc! mon cher monsieur! Il ne me
dit rien de plus; je sens que mon cœur se f es-
serre ; notre explication finit là; nous allons
nous coucher, et le lendemain je pars pour la
province.
Je reviens maintenant à ce que j entendis à
5^4 coaRï:spoNDÂKCE.
Roye la première nuit qui suivit notre départ.
Nous étions couchés dans la même chambre,
et plusieurs fois au milieu de la nuit je l^nten-
dis s écrier avec une véhémence extrême : Je
tiens /. /• Housseau. Je pris ces mots dans un
sens favorable qu assurément le ton n indiquoit
pas; cest Un ton dont il m^est impossible de
donner Fidée, et qui n a nul rapport à celui quil
a pendant le jour, et qui correspond très bien
aux regards dont j ai parlé. Chaque fois qu il dit
ces mots , je sentis un tressaillement *d effroi
dont je n etois pas le maître : mais il ne me fal-
lut quun moment pour me remettre et rire de
ma terreur; dès le lendemain , tout fut si parfai*
tement oublié, que je ny ai pas, même pensé
durant tout mon séjour à Londres et au voisi**
nage. Je ne m en suis souvenu que depuis mon
arrivée ici en repassant toutes les observations
que j ai faites, et dont le nombre augmente de
jour en jour; mais à présent je suis trop sûr de
ne plus Toublier. Cet homme, que mon mau-
vais destin semble avoir forgé tout exprès pour
moi-, n est pas dans la sphère ordinaire de Thu*
Hianité 9 et vous avez assurément plus que per-
sonne le droit de trouver son caractère incroya*
ble. Mon dessein n est pas aussi que vous le ju-
gie#^ur mon rapport, mais seulement que vous
jugiez de ma situation.
Seul dans un pays qui m est inconnu , parmi
des peuples peu doux , dont je ne sais pas la
langue, et quon excite à me haïr, sans appui >
ANNÉE 1766, 525
sans ami, sans moyen de parer lès atteintes
qu'on me porte , je pourrois pour eela seu! sem*
bler fodrt à plaindre. Je vous proteste cependant
4|ue ce n'est ùi aux désagréments que j'essuie , ni
aux dangers que je peux courir que je suis sen-
sibtt : j ai même si bien pris mon parti sur ma
réputation , que je ne songe plus à la défendre ^
je Tabandonne sans peine , au moins durant ma
vie 9 à mes infatigables ennemis. Mais de penser
qu un homme avec qui je n'eus jamais aucun
démêlé, un homme de mérite^ estimable par
ses talents 9 estimé par son caractère, me tend
les bras dans ma détresse, et m étouffe quand je
m^ suis jeté; voilà, monsieur, une idée qui
m'attirre. Voltaire , d'Alcmbert , Tronchin, n'ont
jamais im instant affecté mon ame; mais quand
je vivrois mille ans, je sens que jusqif à ipa der-
nière heure jamais David Hume ne cessera de
m'^éti^ présent. *
Gependan t j'endure mes maux avec assez de
patience, et je me félicite sur-tout de ce que
mon naturel n en est point aigri : cela me le»
rend moins insupportables. J'ai repris mçs pro*
monades solitaires , mais au lieu dy rêver j'hçr-
borise; cest une distraction dont je sens le be-
so^in : malheureusement elle ne m'est pas ici
d'une grande ressource; nous avons peu de beaux:
jours; j'ai de mauvais yeux, un mauvais micros*
eope-; je suis trop ignorant pour herboriser sans
livres, #t^,je n'en ai point encore ici : d'ailleurs
mes nuits sont cruelles , mon corps souffre en-
526 CORRESPONDANCE.
core plus que mou cœur; la perte totale du som-
meil me livre aux plus tristes idées ; Tair du pays
joiut à tout cel^ sa sombre influence , et je com-
mence à sentir fréquemment que j^i trop vécu»
Le pis est que je crains la mort encore, non seur
lement pour elle-même , non seulement pour
n'avoir pas un de mes amis qui puisse adoucir
mes dernières heures /mais sur-tout pour laban-
don total où je laisserois ici la compagne de mes
misères, livrée à la barbarie, ou, qui pis est, à
Tinsultante pitié de ceux dont les soins ne son(
qu un raffinement de cruauté pour faire endurer
Topprobre en silence. Je ne sais pas eh vérité
quelles ressources la philosophie offre à ub
homme dans mon état. Pour moi , je n ^ voi$
que deux qui soient à mon usage, Fespérance
et la résignation.
Le plaisir, monsieur, que j'ai de vous écrire
est si parfaitement indépeAlant de Tattente d une
réponse , que je ne vous envoie pour cela aucune
adresse , bien sûr que vous ne vous servirez pas
de celle de M. Hume, avec qui j'ai rompu toute
communication. Vos sentimepts me sont con-
nus , il ne m'en faut pas davantage ; j'aurai l'é-
quivalent de cent lettres dans l'assurance où je
suis que vous pensez à moi quelquefois avec in-
térêt. Je prends le parti de supprimer désormais
tout commerce de lettres, horslescas d absolue
nécessité , de ne plus lire ni journaux ni nou-^
velles publiques , et de passer dans l'igadrance
ANNÉE 1766. - Sa-)
de ce qui se dit et, se fait dans le inonde les jours
tranquilles qu on voudra me laisser.
Je fais, monsieur, les vœux les plus vrais et
les plus tendres pour votre félicité.
AM. DELUZE.
WoottQD, le 16 mai 1766.
Quoique ma longue lettre à madame de Luze
soit, monsieur, .à votre intention coiJEime^à la
sienne, je ne puis m empêcher ||[kj oindre un
mot pour vous remercier et des nBs que vous
avez bien voulu prendre pour réparer la ban*
queroute que j avois faite à Strasbourg sans en
rien savoir et de votre obligeante lettre^u i oavril.
J ai senti , à lextrême plaisir que ma fait sa lec-
ture , combien je vous suis attaché et combien
tous vos bons procédés pour moi ont jeté de res-
sentiments dans mon ame. Comptez , monsieur,
que je vous aimerai toute ma vie , et qu un des
regrets qui nie suivent en Angleterre est d y v>-
vre éloigné de vous. J'ai formé dans votre pays
des attachements qui me le rendront toujours
cher, et le de^ir de m'y revoir un jour, que vous
voulez bien me témoigner, n est pas'moins dans
mon cœur que dans le vôtre : mais comment
espérer qu'il s'accomplisse? Si j'avois fait quel-
que faute qui m'eût attiré la haine de vos corn*-
patriotes , si je m'étois mal conduit en quelque
chose , si j'avois quelque tort à me reprocher^ j'es*
SaS CORRESPONDANCE.
|>èrerotô en le réparant parvenir à le leur faire
oublier et à obtenir leur bienveillance ; mais
quai-je fait pour la perdre? en quoi me suis-je
mal conduit ? à qui ai-je manqfié dans la moin-
dre chose? à qui âi-je pu rendre service que je
ne Taie pas fait? Et vous voyez comme ils m*ont
traité. Mettez- vous à ma place , et dites-moi s il
est possible de vivre parmi des gens qui veulent
assommer un homme sans grief , sans motif,
san^ plainte contre sa personne , et uniquement
paroeqnll egMnalheureux. Je sens qu'il seroit à
désirer pou^Ronneur de ces messieiirs que je
retournasse finir mes jours au milieu d'ieux : je
sens que je le desirerpi« moi-même ; mais je sens
aussi qxie «e seroit une haute folie à laquelle la
prudence ne me permet pas de songer. Gé qui
me reste k espérer en. tout ceci est de conserver
les amis que j ai eu le bonheur dy faire , et d'être
twijoiirs aimé d eux quoique absent. Si quelque
chose pouvoit me dédommager de leur com-
merce, ee seroit celui du galant homme dont
j'habite la maison , et qui n'épargne rien pour
m'en rendre le séjour agréable; tous les gentils-
hommes des environs, tous les m uistres des pa*-
roisses voisine^ ont la bonté dé me marquer des
empressements qui me touchent en ce qulls me
montnént la disposition générale du ]>ays : le
peuple même , tnalgré mon équipage, erublie en
ma ftiveur sa dureté ordinaire envers les étran-
Ifers. Madame de Luze vous dira comment est;. !e
pays; enfin j y trouverois de quoi n'en regretter
ANNÉE 1766. 529
aucun autre si î'étois plus près du soleil et de
jnes amis. Bonjour, monsieur; je vous embrasse
de tout mon cœur.
A M. LE GÉNÉRAL CONWAY.
Le 22 mai 1 766.
Monsieur,
Vivement touché des grâces dont il plaît à sa
majesté de m'honorer , et de vos bontés qui me.
les ont attirées, j'y trouve dès à présent ce bien
précieux à mon cœur d'intéresser à mon sort le
meilleur des roi^ et Tbomme le plus digne d être
aimé de lui. Voilà, monsieur , un avantage que
je ne mériterai point de perdre. Maisil faut voua
parler avec la franchise qv^ vous aimez : après
tant de malheurs je me croyois préparé à tous
les événements possibles ; il m'en arrive pour-
tant que je n avois pas prévus, et qu'il n'est pas
même permis à un honnête homme de prévoir.
Ils m'en affectent d'autant plus cruellement, et
le trouble oii ils me jettent m'ôtant la liberté
d'esprimnécessaire pour me bien conduire . tout
ce que médit la raisoa,)ilapsuqétat aussi triste,
est de suspendre ma résolution sur toute affaire
importante , telle qu'çst pour moi celle dont.il
s'agit. Loin de me refuser au^ bienfaits du roi
par l'orgueil qu'on m'impute, je lemettroisà
m'en glorifier ; et tout, ce que j'y vois de pénible
^t de ne poi^voir m'en honorer aux yeux du pu-
yic comme aux miens propres. Mais lorsque je
les recevrai je veu?t pou voir me livrer tout entier
17. 34
53o GOÀBE8PONDANCË.
aux sentiments qu'ils m'inspirent ^ et n'avoir le
coeur plein que des bontés de sa majesté et des
vôtres : je ne crains pas que cette façon de pen-
ser les puisse altérer. Daignez donc, monsieur ,
me les conserver pour des temps plus heureux :
vous cohnoltrez alors que je n'ai difFéré de m'en
prévaloir que pour tâcher de m'en rendre plus
digne.
Agréez , monsieur, je vous supplicf , mes très
humbles salutations et mon respect.
A M. lyiVERNOIS.
Wootton, le ^i mai 1766.
Monsieur Lucadiu aura pu vous marquer,
monsieur, combien j'étois en peine de vous ; et
votre lettre du 28 avril m'a tiré d'tiniâ grande
inquiétude. Je- suis dans la plus grande joie du
projet que vous avez formé de me venir^ voir
cette année ; je suis fâché seulement que ce soit
trop tard pour jouir dès charmes du lieu que
\ j'habite : il est délicieux dans cette sais Ai , mais
en novembre il sera iriôté; il aura grand besoin
que vous veniez en égayer l'habitant. Il faudra
préveilir M. Dupeyrou de votre voyage au cas
qu'il ait quelque chose à m'ebvoyfef. J'aurois
souhaité que vous pussiez' Venir ensemble pour
que le voyage fût plus agréable à tous les deux-,
mais je trouverai mon compté à vouis voir Tun
après l'autre ; je serai tout entier à chacun des
deux , et j'aurai deux fois du plaisir.
AN«É8 Î766. ^3i
Si mes vœux pouvolent contribuer à rétablir
parmi vous les lois et ]a liberté, je crois que vous
iie douiez pas que Genève ne redevînt une répu-
blique ; in^is , messieurs , puisque les tourments
<jue Vôtre sort futur donne à mon cœur sont à
put^ perte , permettez que je cherche à les adou-
cir en pensant à vos affaires le moins qu'il est
possible. Vous avez publié que je voulois écrire
rhistôirê dé la médiation : je serois bien aisé
sedletnetit d'en savoir Fhistoire ; mais mon iti-
tentiou n'est assurément pas de l'écrire ; et, quand
Je récriroTis , je me {jarderoîs de la publier. Ce-
pendént , sî vous voulez îne rassembler les pièces
fet mémoires qui regardent cette affaire , vous
èente:fc qu il n'iest pas possible qu'ils me soient ja-
mais indifférents ; mais gardez-les pour les appor-
ter'avec votks^, et nem'fen envoyez pluspar la poste,
car les ports en ce pays sont si exorbitants, que
Vott*e paquet pi'écédentm'd coûté de Lôtidres ici
4 1. io s. de France. Au reste, je vous préviens ,
poxiT ïa dernière fois, que je ne veux pllis faire
^ouvétiir le public que j'existe ] et que de ma part
51 n'entendra plus parler de trioi durant ma vie.
Je ^ik en repos, je veux tâcher d'y rester. Pat
iitkè suite du désir dé me faire oublier , j'éôris le
ïnoins die lettres qu'il rii'est possible; hors trois
amis'^ énr vous comptant , j''aî rompu toute autre
tortésponââncé , et , potfr quoi que ce puisses être,
je n'en renouerai plus. Si voiis voulez que je con-
tinué à vous écrîi^ , né mxîtitrez plu« riies lettres
et fae pàriiefz plus dfe mai "à personne , sî ce ti'est
34.
53^ . CORRESPONDANCE.
pour les commissions dont votre ^imi^ié me per^
met de vous. charger.
Je voudrois bien que votre associé ,qife je sa*
lue, eût le temps den faire une avant yotre dé'-
part. J'ai perdu presque tous mes niicroscppe^;
et ceux qui me restent sont ternis et incommor
des , en ce qu il me faudroit trois mains pouf
m en servir : une pour tenir le microscope , une
autre pour tenir là plante en étçit à. son foyer,
et la troisième pour ouvrir la fleur avec une
pointe , et en tenir les parties soumises à Tinsr
pection. N'y auroit-il point moyen d'avoir un
microscope auquel on pût attacher rpl:get dans
la situation qu'on voudroit , sans avoir, besoin
de le tenir, afin d'avoir au moins une main libre
et que l'objet ne vacillât pas tant? Les ouvriers
de Londres sont si es^orbitamment chers ^ et je
sqis si peu à portée de me faire entendf^e , q.ue jç
crois qu'il y auroit à gagner de. toutes manji^es
à faire faire mespj^tits instrun^en|s a Genève,
sur*tout sous des yeux comme ceux^d^momsiisur
Deluc : il faudroit plusieurs verres, au microsr
cope, et tous extrêmement, polis. II. me ipanque
aussi quelques livres de botianique,;, c^^^is ];lpus
serons à temps d'en parler quand vous seifça^^nr
votre départ, de même que de quelq\ie^ çpmEuisr-
sions pour Paris, oii je supppse qu^r^9uS)p,^ssey
rez , à moins que vous n'aimief& liriieux yp^s c;ni—
barquer à Bordeaux. , ,^ ,, , . . . ,
Yoltairç a £Eiit imprimer et traduire ici par sea
amis ime lettre à moi adressée, où l'arrogance
ARNÉE 1766. 533
et la brutalité sont portées à leur comble, et où
i] s'applique , avec une noirceur infernale , àr m at-
tirer la haine de la nation. Heureusement la
sienne est si maladroite , il a trouvé le secret
d'ôter si bien tout crédit à ce qu il petit dire, que
cet écrit ne sert qu a augpaienter le mépris que
Ion aici pour lui. La sotte hauteur que ce pauvre
hohime affecte est un ridicule qui va toujours
en augmentant. Il croit faire le prince, et ne fait
en effet que le crocheteur. Il est si bête qu il ne
fait qu apprendre à tout le monde combien il se
tourmente de moi.
L'homme dont je vous ai parlé dans ma précé-
dente lettre a placé O fils chez Thomme de B^
qui va près de C, Vous comprenez de quelles
commissions ce petit barbouillon peut être char-
gé; j'en ai prévenu Z>.
Vos offres au sujet de l'argent qui est chez
madame Boy de La Tour sont assui:ément très
obligeantes ; le mal que j'y vois est qu'elles ne
sont pas acceptables : on ne place point au dix
pour cent sur deux têtes. Sur celle de mademoi-
selle-Le Vasseur passe, cela se peut accepter. A
cette condition , je vous enverrai le billet pour
retirer cet aident ; ou bien nous arrangerons ici
cette affaire à votre voyage. Je vous embrasse de
tout mon cœur..
/
534 COBfiEaPOÏ«0*NCE.
A M. DUPStROU. ,
31 juio i7€6.
«
• J ai reçu , mon cher h6te, votre n^ 26 qui ma
£9iit fifrand bien. Je me corrigerai damant plus
diffioilement de Tinquiétude que votis me repro*
chez , que vou« ne vous en corrigez pas trop bien
vous*même quand mes lettres tardent à vous ar-
river ; ainsi , médecin , guéris-toi toi-même; mais
non, cher ami, cette tendre inquiétude, et la
cause qui la produit , est une trop douce mala?
die pour que ni vous ni moi nous en voulions
guérir. Je prendrai toutefois les mesures que
votis m indiquez pour ne pas me tourmenter
mal-à-r-propos ; et /pour cammencer , j'inscris au*
jourd'hui la date de cette lettre en commençant
par n*^ i, afin de voir successivement une suite
de numéro bien en ordre. Ma première ferveur
d'arrangement est toujours une chose admirable;
malheureusement* elle dure peu. ,
J auFois fort souhaité que vous n eussiez pas
fait partir mes livres ; mais c est dne affairefaite:
je sens que l'objet de toute la peine que vous
avez prise pour cela n'étoit que de me fournir
des amusements dans ma retraite; cependant
vous vous êtes trompé. J'ai perdu tout goût pour
la lecture, et hors des livres de botanique il m'est
impossible de lire plus rien. Ainsi je prendrai le
parti de faire rester tous ces livres à Londres , et
de m en défaire comme je poi#rai , attendu que
ASNÉE I766, 535
. leur transport jusqu'ici me coûteroit beaucoup
au-delà de leur valeur , que cette dépense me j^*
roit fort onéreuse, que quapd ils seroient ici je
ne saurois pas trop où les mettre ni qu en fairei
Je. suis charmé qu au moins vous n'ayez pas en*
voyé les papiers.
Soyez moins en peine de mpn humeur, mon
cher hôte , et ne le soyez ppint de ma situation.
l^e séjour que j'habite est fort de mon goût ; le
mattre de la maison est un très galant homme ,
pour qui trois se.maines de séjour qu'il a fait ici
avec sa famille ont cimenté l'attachement que ses
bons procédés m'avoient donné pour lui. Tout ce
qui dépend de lui e^t employé pour me rendre le
séjour de sa maison agréable. Il y a des inconvé-
nients^ mais où. n'y en a^t-il pas ? Si j'avois à
choisir de nouveau dans toute l'Angleterre je ne
choisirois pas d'autre habitation que celle-ci :
mnsi j'y. passerai très patiemment tout le temps
qi^e j'y dois vitre; et si j'y dois mourir, le plus
grand mal que j'y trouve est de moUrir loin de
vous, et q^eThôte de mon cœur ne soit pas aussi
celui de mes cendres, car je me souviendrai tou-
joùins avec attendrissement de notfe premier pro-
jet ; et les idées tristes mais douces qu'il me rap-
pelle valent sûrement mieux que celles du bal de
votre foJle amie. Mais je ne veux pas m'engager
dans cçs sujets mélancoliques qui vous feroient
mal augurer de monr^tat présent , quoique à toxt :
et je vous dirai qu'il m'est venu cette semaine de
la compagnie de Londres, •hommes et femmes,
!>36 GORRESPONDANOE.
qui tous, à mon accueil, à mon air, à ma ma-
nière de vivre, ont jugé, contre ce qulls avaient
pensé avant de me voir, que j etois heureux dans
ma retraite ; et il est vrai que je n ai jamais vécu
plus à mon aise, ni mieux suivi mon humeur du
matin au soir. Il est certain que la fausse lettre
du roi de Prusse et les premières clabauderie^ de
Londres m'ont alarmé dans la crainte que cela
n'influât sur mon repos dans cette province, et
qu'on n'y voulût renouveler les scènes de Mo-
tiers. Mais sitôt que j'ai été tranquillisé sur ce
chapitre , et qu'étant une fois connu dans mon
voisinage j'ai vu qu'il étoit impossible que les
t^hoses y prissent ce tour-là, je me suis moqué
de tout le reste, et si bien , que je suis le premier
à rire de toutes leurs folies. Il n'y a quô la noir-
ceur de celui qui sous n^ain fait ailer tout cela
qui me trouble encore: cet homme a passé mes
idées ; je n'en imaginois pas de faits comme lui.
Mais parlons de nous. Il me madque de vous re«
voir pour chasser tout souvenir cruel de mon
ame. Vous savez ce qu'il me. faudroit de plus
pour mourir heureux , et je suppose que vous
avez reçu la lettre que je vous ai écrite par M. d'I-
vernois : mais comme je regarde ce projet com-
me une belle chimère , je ne me flatte pas de le
voir réaliser. Laissons la direction de l'avenir à
la Providence. En attendam j'herborise , je me
promène ^ je médite le grana projet dont je suis
occupé , je compte même, quand vous viendrez,
pouvoir déjà vous remettre quelque chose; mats
A»»*» 1766. 537
la douce paresse nfie gagne chaque jour davan*
tage , et j'ai bien dé la peiûe à me mettre a Tou^
vrage ;j'ai pourtant de rétoffe assurément et bien
du désir de la mettre en œuvre. Mademoiselle Iie<
Yasseur est très sensible à votre souvenir : elle
n'a pas appris un seul mot d anglois ; j'en avois
appris une trentaine à Londres , que j'ai tous ou-
bliés ici , tant leur terrible baragouin est indé*^
chifFrable à mon oreille. Ce qu il y à dé plaisant
est que pas une ame dans-la maison ne sait un
mot de François : cependant sans s'entendre, on
va et Ion vit. Bonjour.
A M. HtJMË.
Le a3 juii^ 1766.
Je croyois que mon silence, interprété par
votre conscience , en disoit assez ; mais , puis-
qu'il entré dans vos vues de ne pas l'entendre , je
parlerai.
Je vous connois, monsieur, et vous ne l'igno-
rez pas. Sans liaisons antérieures, sans querelles,
sans démêlés, sans nous connoître autrement
que par la réputation littéraire, vous vous em-
pressez à m'offrir dans mes malheurs vos amis et
vos soins ; touché de vQtre^énérosité, je me jette
entre vos bras: vous m'amenez en Angleterre, en
apparence pour m'y procurer un asile, et en effet
pour m'y déshonorer: vous vous appliquez à cette
noble oeuvre avec un zèle digne cle votre cœur,
et 2it'ec un art digne de vos talents. Il n'en failoit
pas tant pour réussir ; vous vivez dans le grand
X
538 GOKRESPOKBAIGE.
monde , et moi dans la retraite : le public aime
à être trompé , et vous êtes fait pour le tromper.
Je connois pourtant un homme que vous ne
tromperez pas , c*est vous-même. Vous savez avec
quelle horreur mon cœur repoussa le. premier
soupçon de vos desseins. Je vous dis , en vous^
embrassant les yeux en larmes, que sr vous ne-
tiez pa$ le meilleur des hommes , il faudroit que
vous eh fussiez le plus noir. Ëq pensant à votre
conduite sécrète , vous vous direz quelquefois que
vous n êtes pas le meilleur des hommes ; et je
doute qu avec cette idée vous en soyez jamais le
plus heureux.
Je laisse un libre cours aux manœuvres de vos
amis et aux vôtres , et je vous abandonne avec
peu de regret ma réputation durant ma vie , bien
sûr quun jour on nous rendra justice à tous
deux. Quant aux bons offices en matière d mté-*
rèt, avec lesquels vous vous masquez, je vous
en remercie et vous en dispense. Je me dois de
n avoir plus de commerce avec vous, et de n'ac-
cepter, pas même à mon avantage, aucune af-
faire dont vous soyez le médiateur. Adieu, mon*
sieur : je vous souhaite le plus vrai bonheur ;
mais , comme nous ne devons plus rien avoir à
nous dire , voici la dernière lettre que vous rece-
vrez de moi.
ANÏ«ÉE 1766. 53g
• À M. D'IVERNOIS.
■ — \
^ Woptton, le 28 juin 1766.
Je voisiy monsieur, par votre IeUI^e du 9, qu'à
cette date vtius 11 avies^ pas reçu ma précédente^
quoi<{u elle dût vous être arrivée , et que je vous
I eusse adressée par vos correspondants ordinai*
rès , comme je fais celle-ci. Letat critique de
vos affaires me nsivre lame ; mais nia situation
me force à me borner pour vous à des soupirs
et des vœux inutiles. Je n aurai pas même la té-
mérité de risquer des conseils sur votre conduite^
dont le mauvais succès me feroit gémir toute
ma vie si les choses venoient à mal tourner, et
je ne vois pds assez clair dans les secrètes intri-
gues qui décideront de votre sort, pour juger des
moyens les plus propres à vous servir. Le vif in-
térêt même que je prends à vous vous nuiroit si
je le laissois paroitre; et je suis si infortuné que
mon malheur s étend à tout ce qui m'intéresse.
J ai fait ce que j'ai pu, monsieur; j ai mal réussi;
je réussirois plus mal encore : et, puisque je
vous suis inutile , n'ayez pa3 la cruauté de m af-
fliger sans cesse dans cette retraite , et , par hu-
manité, respectez le repos dont j'ai si grand
besoin.
Je sens que je n'en puis avoir tant que je con-
serverai des relations avec le continent. Je n'en
peçois pas une lettre qui ne cqçtienne des choses
affligeantes ; et d'autres raisons , trop longues à
54o CORRESPONDANCE.
déduire , me forcent à rompre toute correspon-
dance même avec mes amis, hors les cas de la
plus grande nécessité. Je vous aime tendrement ,
et j'attends avec la plus vive impatience la visite
que vous me promettez ; mais comptez peu sur
mes lettres. Quand je vous aurai dit toutes les
raisons du parti que jte prends, vous lés approu-
verez vous-même ; elles ne sont pas dé nature à
pouvoir être mises par écrit. S'il arrivoit que je
ne vous écrivisse plus jusqu'à votre départ, je
vous prie d'en prévenir dans le temps M. Dupey-
rou , afin que , s'il a quelque chose à m'envoyer, il
vous le remette; et, en passant à Paris, vous
m'obligerez aussi d'y voir M. Guy , chez la veuve
Duchesne , afin qu'il vous remette ùe qu'il a d'im-
primé de mon Dictionnaire de Musique, et que
j'en aie par vous des nouvelles, car je n'en ai plus
depuis long-temps. Mon cher monsieur, je ne se-
rai tranquille que quand je serai oublié : je vou-
drois être mort dans la mémoire des hommes.
Parlez de moi le moins que vous pourrez, même
à nos amis ; n'en parlez plus du tout à **, vous
avez vu comment, il me rend justice; je n'en at-
tends plus que de la postérité parmi les hommes,
et de Dieu qui voit mon cœur dans tous les temps.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
A M. GRANVILLE.
1766.
Quoique je sois fort incommodé, monsieur,
depuis deux jours, je n'aurois assurément pas
: AKNÉE 1766. 54i
bijEirt^hjaadé ave0 ipa! santé , pour la faveur que
vous vouliez me faire , et je me préparois à en
profiter ce soir y mais voilà M. Davenport qui
m arrive ; il a Thonnéteté de venir exprès pour
me voir : vous, monsieur, qui êtes si plein d'hon-
nêteté vous-même , vous n'approuveriez pas
qu'au WQineiit.de son arrivée je commentasse
pai: ni'élo^aer de luÂ.. Je.r^^grette beaucoup l'a*^
vantage> dont je ^uis privé ; mais du reste je ga-
gnerai peviM^^. A ^^ P^s me. montrer. Si vous
daigniez parler de moi à madame la duchesse de
Portlfin4 siyeç la piême bonté dont vous m avez
dx>nné tant de, marques, il vaudra; mieux pour
jaxçà qu'elle me voie par vos yeux que, par les
siens , et je^ me consolerai par le .bien.queUe
pensera de moi de celui que j aurai perdu mojr
même. . . .:•);.
Je dois une réponse à un charmant billet :
mais l'espoir de la^ porter me fait différer à la
faire. Recevez, monsieur, je vous supplie , mes
très : humlJes . ^lut^tions.. . , , ^ , î - . . . ; i
t
A M. GRANY^^I^E. , :
Puisque M. Granville m'^terdit .(^ liii rendre
des, visites au milie^d^s ijieige^^iil permettra dft
moins qi^e j'envoie savoir de^ s^s n<)Uvelles, é%
comment il s'jçst^ tiré de. ses ^erribles chemin^^
3 espère quç.la nçîge qui r,eçQypm.ejqi9eypoujçr|af^
tàrdier asçez spjçi d^pç^rtjpipu^jque jp, puisse) t^<?j|i*
ver le moment d'aller lui souhaiter un Jb9n
S43 COBRE9PON0i;i»CE.
voyage. Mais», jque j aie <m ûotl te plaisir de le re^
voir avant qu'il patte ^ iûe$ phi^ tendres vœux
laccooipagcieroat toujotiirb.
A M. GRAN VILLE.
Voici ) monsieur , un petit mdrceau d^ pois-
son de montagne qm ne vaut p^è celui que vbué
m'avez envoyé ; audsi je vous roflfire en hommage
et non pas en Change, sathaïit bien que toutes
vos bontés pour moi ne' peuvent s'acquitter
qu'avec les sentiments que vods mi'àvez inspirés*.
Je me faisoié nne fête d'aller vous prier de me
prés^njter ^ madame vôtre sœur, mais le tehips
me cpntrarie. ;Je' suis malheureux en beaucoup
de dhe^ses, car je de puis palis dire en tout^ ayant
un voisin tel que vous.
j.. i .'
Je suis fâché, monsieni',^ qtreie temps ni' ma
santé ne me permettent pas d'aller vous rendre
mes devoirs et vous faire hies remerciements
aussitôt que ie le desirerois : mais en ce moment,
ëxtrêmemeM^ îîiëbtiMibdë V'jé' ûé âerai de quel-
tjùes jours' eik'éfesÉi'dfë'iRaiiié'ii^'mêin^ de t-ecevoir
8ës Vrsitëéï -Sôyèr'^ei-fexiad^i'tàôtiéfcuf , je vôtIS
^fié , qûè sîtlôt'iîilfe'riîtes'^îéaè ^t^A-fàm ih^ por-
^t- itft(lti%-^btfs;'fci& Vdltttoté ffiY cbhdtiifa. Je
vHtt*fâis/'ifcaii3fëùr/,"riieS|Hï'èâ humbles saluw-
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. . ANSES 1766* . 543
▲ JVL OHANYtLLB.
. '' • • • . -
^ Je Mis très sensible à vos honnêtetés, mon-
sieur, et à vos cadeaux ; je le serois encore plus
s'ils revenoîent moins souvent. J'irai le pins tôt
que le temps me le permettra vous réitérer mes
remeroiemeats .et mes reproches. Si je pouvois
m'entretenir avec votre domestique je lui de-
manderois des nouvelles de votre santé; mais
j'ai Heu de présumer qu'elle continue d'être nieil-
leure. Ainsi soit-il.
. . .. , ./' AU MÊME.
J'ai été ^ monsieur^ assez incommodé ces tro|ç
jour^ , et je ne suis pas fort bien aujourd'hui.
J'appreijids avec g^and plaisir que vous vous
portez bien ; et si le plaisir donnoit la santé , ce-
lui de votre bon souvenir me , procureroit cet
avantage. Mill|e très humbles salutations. . .^
A MADEMOISELLE DEWES, , ,,^
aujourd'hui MADAWte P0,RT. ^{
f . . . U ^ . /...^ . . .• . ..«7^. ■
, -Ne soye» jpas eti peines de m» santé , ma belle
voisine} elle »6€râ^tM;(j durs a^s^t et ttop boni»i
tant que 'jé^ vonë^aurai ]^our mëd^id. J'aiurois
pourtant ^adide fenvife d'être tnal^de pour enga-
ger , pa^ ^baritév o^daiiie la comtesse efvousrà
ne pk^ piÊLti»3i*6f€,^itf^^€^ïÉ^t9 ailer luad} ,s'A
544 CORHESPONDANGE.
fait beau, voir s'il d y a point de délai à esj^érer,
et jouir au moins du plaisir de voir encore une
fois rassemblée la bonne et aimable compagnie
de Calwick , à laquelle j offre en attendant mille
très humbles salutations et respects.
I
«
« RÉPONSES
AUX QUESTIONS FAITES PAB M. DE CHA17VEL.
. '766.
Jamais , ni en 1 759 ni en aucun autre temps ,
M. Marc Ghappuis ne m'a proposé^ de la part
de M. de Voltaire , d'habiter une petite maison
appelée l'Ermitage. En 1 755 , M. de Voltaire , me
pressant de revenir dans ma patrie, m'invitoit
d'aller boire du lait de ses vaches : je lui répon-
dis. Sa lettre et la mienne furent publiques. Je
ne me ressouviens pas d'avoir eu dé sa part au-
cune autre invitation.
' Ce que j'écrivis à M. de Voltaire en 1760
n'étoit point une réponse. Ayant retrouvé par
hasard le brouillon de cette lettre , je la trans-
cris ici y permettant à M. de Ghauvel d'en faire
l'usage qu'il lui plaira.
Je ne me souviens point exactement de ce que
j'écrivis il y a vingt - trois ans à M. du Theîl ;
inais il est vrai que j'ai été doip^tiqiie de M. de
Montaigu , ambassfH^eur de France à Venise ,. et
que j'ai mangé ëon piin comtes ses gentils-
hommes étoient ses doicpestiques et.niangeoient
paîo) avéa o^m ci4fi(erq>6« tiiie.j>v<û«par-
ANNÉE 1766. 545
tout le pas sur les gentilshommes , que j'allois
au sénat, que j'assistoisaux oonfiérences , et que
j'allois en visite chez les ambassadeurs et minis-
tres {étrangers , ce qu'assurément les gentils-
hommes de lambassadeur n'eussent osé faire.
Mais bien qu'eux et moi fussions ses domesti-
ques il ne s'ensuit point qué*nous fussions ses
valets.
Il est vrai qu'ayant répondu sans insolence
mais avec fermeté aux brutalités de l'ambassa-
deur, dont le ton ressembloit assez à celui de
M. de Voltaire , il me menaça d'appeler ses gens
et de me faire jeter par les fenêtres. Mais ce que
M. de Vo||aîre ne dit pas , et dont tout Venise
rit beaucoup dans ce temps-là, c'est que, sur
cette menace , je m'approchai de la porte de son.
cabinet , où nous étions , puis l'ayant fermée et
mis la clef dans ma poche , je revins a M. de
Montaigu , et lui dis : Non ptis^ s'il vousplatt^
M. l'ambassadeur ; les tiers sont incommodes
dans les explications; trouvez bon que celle^ise
passe entre nous. A l'instant Son Excellence de-
'Vint très'polie; nous nous séparâmes fort hon-
nêtement ; et je sortis de sa maison . non pas
honteusement, comme il plaît à. M. de Voltaire
de me foire dire, mais en triomphe. J'allai loger
chez rabbé'Patizel , chancelier du consulat. Le
lendemain M. Le Bloi^ , consul de France , fne
donna un dîner où M. de Saint-Cyr et une partie
de la nation framjoise se trouva. Toutes les
bourses me &rent ouvertes , et j'y pris l'argent
17. ' 35
/
546 GORKESPONDANGE.
dont j avais besoin , n ayant pu être payé de mes
appointements. Enfin je partis accompagné et
fêté de tout le monde, tandis qtie Fambassadeur,
seul et abandonné dans son palais, y rong[eoit
son frein. M. Le Blond doit être maintenant à
Paris , et peut attester tout cela : le chevalier de
Carrion, alors mdlï confrère et mon ami, secré-
taire de Fanxbassadeur d'Espagne , et depuis se-
crétaire d ambassade à Paris , y est peut-être en-
core, et peut attester la m^me chose; des foules
de lettres et de témoins la peuvent attester:
mais qu'importe à M. de Voltaire?
Je nai jamais rien écrit ni signé de pareil à la
déclaration que M. de Voltaire dit que M. de
MontmoUin a entre les mains signée de moi. On
peut consulter là-dessus ma lettre du 8 août
I ^65 ; adressée à M. D**.
Messieurs de Berne m ayant chassé de leurs
états en 1766 à leutt-ée de Thiver, le peu d es-
poir de trouver nulle part la tranquillité dont
j'ayois si grand besoin , joint à ma foiblesse et
au mauvais état de ma santé qui m'ôtoit le cou-
rage d'entreprendre un long voyage <jans une
saison si rude , m'engagea d'écrire à IVL le bailli
de Nidau une lettre qui a couru Paris , qui a ar-
raché des larmes à tous les honnêtes gens , et des
plaisanteries au seul M. de Voltaire.'
M. de Voltaire ayant dit publiquement à
huit citoyens de Genève qu'il étoit faux que
j'eusse jamais été secrétaire d'un ambassadeur,
et que je n'avois été» que son valet, un d'entre
ANNÉE 1766. 547
eux m'instruisit de ce discours ; et ; dans le pre<^
mier mouvement de mon indignation , j envoyai
à M. de Voltaire un démenti conditionnel dont
j'ai oublié les termes y mais qu il avoit assuré-
ment bien mérité.
Je me souviens très bien d avoir une fois dit
à quelqu'un que je me sentois le cœur ingrat, et .
que je naimois point les bienfaits; mais ce ne-
toit pas après les avoir reçus que je tenois ce
discours^ cétoit au contraire pour men défen-
dre; et cela , monsieur , est très différent. Celui
qui veut me servir à sa mode et non pas à la
mienne cherche l'ostentation du titre de bien-
faiteur, et je vous avoue que rien au monde ne
me touche moins que de pareils soins. A voir la
multitude prodigieuse de mes bienfaiteurs on
doit me croire dans une situation bien brillant#;
j'ai pourtant beau regsu'der autour de moi , je
n'y vois point les grands monumélits de tant de
bienfaits. Le seul vrai bien dont je jouis est la
liberté ; et ma liberté , grâce au ciel , ,est mon
ouvrage, ti^uelqu'un s'ose-t-il vanter d'y avoir
contribué? Vous seul , ô George Keith, pouvez
le faire , et ce n'est pas vous qui m'accuserez d'in-
gratitude. J'ajoute à*milord-maréchal,înQn ami
Dupeyrou ; vpilà îbes vrais bienfaiteurs , je n'en
connois point d'autres. Voulez^vous donc me
lier par des bienfaits , faites qu'ils soient de mon
choix , et non pas du vôtre , et soyez sûr que
vous ne trouverez de la vie un coeur plus vrai-
ment reconnoissant que le mien. Telle est ma
3â.
55o CORRESPONDANCE.
gletérre, où il me promettoit 1 accueil le plus
agréable , et plus de tranquillité que je n'y en ai
trouvé. Je balançai entre Fancien aîni et le nou-
veau , j eus tort ; je préférai ce dernier, j'eus plus
grand tort; mais le désir de çonnoitre par moi-
même une nation célèbre, donjt on me disoit
tant de mal et tant de bien , l'emporta. Sur de
ne pas perdre George Keith , j'étois flatté d'ac-
quérir David Hume. Son mérite, ses rares ta-
lents, l'honnêteté bien établie de son caractère
me faisoient désirer de joindre son amitié à celle
dont m'honoroit son illustre compatriote; et je
mé faisois une sorte de gloire de montrer un bel
exemple aux gens de lettres dans l'union sincère
de deux* hommes doût les principes étaient si
différents.
Avant l'invitation du roi de Prusse et de mi-
lord^maréchal, incertain sur le lieu de ma re-
traite, j'avois demandé et obtenu par mes amis
un passe-port de la cour de France, dont je me
servis pour aller à Paris joindre M. Hume. Il vit,
et vit trop peu t-êt|p, l'accueil que je reçus d'un
grand prince, et, j'ose dire, du public. Je me
prêtai par devoir, mais avec répugnance , à cet
éclat, jugeant combien l'envie *de mes ennemis
en seroit irritée. Ce fut un spectacle bien doux
pour moi que Taugmentation sensible de bien-
veillance pour M, Hume, que la bonne œuvre
qu'il alloit faire produisit dans tout Paris. Il de-
voit en être touché comme moi; je ne sais s'il 1^
fut de la même manière.'
ANNÉE 1766. 55l
Noud partons avec un de mes amis qui pres-
que uniquement pour moi faisoit le voyage
d'Angleterre. En débarquant à Douvres , trans-
porté de toucher enfin cette terre de liberté, et
d y être amené par' cet homme illustre, je lui
saute 9u cou, je lembrasse étroitenient sans
rien dire , mais en couvrant son visage de bai-
sers et de larmes qui parloient assez. Ce n est
pas la seule fois ni la plus remarquable où il ait
pu voir en moi les saisissements d'un cœur pé-
nétré. Je ne sais ce qu'il fait de ces souvenirs ,
s'ils lui viennent; j'ai dans l'esprit qu'il en doit
quelquefois être importuné.
Novis sommes fêtés arrivant à Tiondres; on
s'empresse dans tous les états à me marquer de
la bienveillance et de l'estime. M. Hume me
présente de bonne grâce à tout le monde : il
éjtoit naturel de lui attribuer, comme je faisois,
la meilleure partie de ce bon accueil : mon cœur
étoit» plein de lui, j^en parlois à tout le monde,
j'en écrivois à tous mes amis ; mon attachement
pour lui prenoit chaque jour de nouvelles for-
ces : le sien paroissoit pour moi des plus ten-
dres, et il m'en a quelquefois donné des mar-
ques dont je me suis $enti très Ibuché. Celle de
faire faire mon portrait en grand ne fut pour-
tant pas de ce nombre -, cette fantaisie me parut
trop affichée , et j'y trouvai je ne sais quel air
d'ostentation qui ne mé plut pas. C'est tout ce
que j'aurois pu passer, à M. Hume , s'il efit été
homme à jeter son argent par les fenêtres , et
553 CORRESPONDâNCE.
qu il eût ea dans une galerie tous les portraits '
de ses amis. Au reste, j avouerai sans peine quen
cela je puis avoir tort,
Mais ce qui me parut un acte d amitié et de
générosité des plus vrais et des plus estimables ^
des plus dignes en un mot de M. Hume, œ fut le
soin qu'il prit de solliciter pour moi de lui-même
une pension du roi , à laquelle je n avôis assuré-
ment aucun droit d aspirer. Témoin du zèle qu'il
mit à cette affaire , j en fus vivement pénétré :
l*ien ne pouvoit plus me flatter qu un service de
cette espèce , non pour l'intérêt assurément , car^
trop attaché peut-être à ce que je possède, je ne
sais point désirer ce que je n'ai pas,. et ayant par
mes amis et par mon travail du pain suffîsahi-^
ment pour vivre , je n'ambitionne rien de plusu
mais l'honneur de recevoir des témoignages di^
bonté , je ne dirai pas d'un si grand monarque ,
mais d'un si bon père, d'un si bon mari , d'an si
bon maître, d'un si bon ami , et sur-tout 'd'un
si honnête homme, m'affectoit sensiblement;
etquandjeconsidérois encore dans cette grâce,
que ^e ministre qui Tavoit obtenue étoit la pro-
bité vivante , cette pr<^ité si utile aux peuj^es ;
et si rare dans^on état, je ne pouvpis que me
glorifier d'avoir pour bienfaiteurs trois des hom**
mes du monde que j'aurais le plus désirés pour
amis* Aussi, loin de me refuser k la pension of-
jerte , je ne mis pour l'accepter qu'une condi-k
tion l|écessaire, savoir , %m consentement dont ,
I
I
AîtNÉE 1766. ^ 553
êans manquer à mon devoir, je ne pourois me
passer. ♦
Honore des empressements de tout le monde,
je tàchois d'y répondre convenablement. Cepen-
dant ma mauvaise santé et Thabitude de vivre à
la campagne me firent trouver le séjour de la
ville incommode : aussitôt les maisons de cam-
pagne se présentent c» foule ; on m'en offre à
choisir dans toutes les provinces. M., Hume se
charge des propositions, il me les fait, il me
conduit même à deux ou trois campagnes voi-
sines : j'hékite long-temps sur le choix ; il aug-
mentott cette incertitude. Je me détermine en-
fin pour cette province ; ^ d'abord M. Hume ar-
range tout; les embarras s'aplanissent ; je pars;
j'arrive dans cette habitation solitaire, commo-
de , agréable : îe maître de la maison prévoit
tout, pourvoit à tout; rien ne naanque; je suis
tranquille, indépendant. V^oîlà le moment si dé-
siré on tous mes maux doivent finir; non, c'est
Jà qu'ils commencent , plus cruels que je ne les
àvois encore éprouvés.
Jaî parlé jusqu'ici d'abondance de cœur, et
rendant avec le plus grand plaisir justice *aux
bons offices de M. Hume. Que ce qui me reste à
dire n'est-il dé même nature! Rien ne me coûtera
jamais de ce qui pourra fhonorer. Il n'^est per-
mis ^e marchander sur le priit des bienfaits que
quand on nous accuse d'ingratitude ; et M. Hume
m'en accuse aujourd'hui. J'oserai donc faire une
554 CORRESPONDANCE.
observation qu il rend nécessaire. En appréciant
ses soins par la peine et le temps qu ils lui coù-
toient , ils étoient d un prix inestimable , encore
plus par sa bonne volonté : pour le bien réel
qu'ils mont fait, ils ont plus d apparence que de
poids. Je ne venois point commie un mendiant
quêter du pain en Angleterre , j'y apportais le
mien ; j'y venois absolument cbercher un asile,
et il est ouvert à tout étranger. D'ailleurs je n'y
étois point tellement ipconnu , qu'arrivant seul
j'eusse* manqué d'aseistaq,ce et de services. Si
quelques personnes m'ont recherché pour M;
Hume , d'autres aussi m ont recherché pour moi ;
et, par exemple, quand M. Davenport voulut
bien m'offrir l'asile que j'habite , ce ne fut pas
pour lui, qu'il ne connoissoit points et qu'il vit
seulement pour le prier de faire et d'appuyer son
obligeante proposition. Ainsi ^ quand M« Hume
tâche aujourd'hui d'aliéner de moi cet honnête
homme , il cherche à m'ôter ce qu'il ne m'a pas
donné. Tout ce qui s'est fait de bien se seroit fait
sans lui à-peu-près de même, et peut-être mieux;
mais le mal ne se fût point fait. -, Car pourquoi
ai-je des ennemis en Angleterre? pourquoi ces
ennemis sont-ils précisément les amis de M. Hu-
me? qui est-ce. qui a pu m'attirer leur inimitié ?
Ce n'est pas moi, qui ne les. vis dema.vie, et qui
neles connois pas; jenen aurdfc.aucun si j'y étois
venu seul. , . . ,
, J ai parlé jusqu'ici de faits publics et notoires,
qui , par leur nature et par ma reconnoissance,
ANNÉE 1766. *555
ont eu le plus grand éclat. Ceux qui me restent à
dire sont, non seulement particuliers, mais se-
crets, du moins dans leur cause, et l'on a pris
toutes les mesures possibles pour qu'ils restassent
cachés au public; mais, bien connus de la per-
sonne intéressée, ils n'en opèrent pas moins sa
propre conviction.
Peu de temps après notre arrivée à Londres^
j'y remarquai dans^les esprits, à mon égard, un
changement sourd qui bientôt devint très sen-
sible. Avant que je vinsse en Angleterre, elle étoit
un des pays de l'Europe oti j'avois le plùs^de ré-
putation , j'oiserois prasque dire de considération;
les papiers publics étoient pleins de mes éloges,
et il n'y avoit qu'un cri contre mes persécuteurs.
Ce ton se soutint à mon arrivée ; les papiers l'an-
honcèrent en tripmpbe ; l'Angleterre s'bonoroit
d'être mon refuge, die en glorifioit avec justice
ses lois et son gouvernement. Tout-à-coup , et
sans aucune cause assignable, ce ton change,
mais si fort et si vite que dans tous les caprices
du public on n'en voit guère de plus étonnant.
Le signal fut donné dans un certain magasin ,
aussi plein d'inepties que de mensonges , où l'au-
teur, bien instruit, ou feignant de l'être, me
donnoit pour fils de musicien. Dès ce moment
les imprimés ne parlèrent plus de moi que d'une
manière équivoque ou malhonnêie : tout ce qui
avoit trait à mes malheurs étoit déguisé , altéré,
présenté sous un faux jour , et toujours le moins
à tnon avantage qu'il étoit possible : loin de par-
556* CORBESPOîîDANCE.
1er de Taccueil que j avois reçu à Paris ^ çt qui
n avoit fait que trop de bruit , on m sqppoçpit
pas même que jeusse osé p^roitr^ d^ns c^it^
ville 9 et uu des ^mis de M. Hwm fut très surprii
quaud je lui dis que j y ^yoi» passé.
Trop acçoutui»é à Ti^constauçe d^ publie
pour m en affecter encore , je.ue laissoiiS pas dè^
||re étonné de ce cbangçjDemt si brusque > de ce
concert si singu^ièreroent unMÛine, que pas uû
de ceuj^ qui mWvoient t^pt loué ab^éat ne pa-^
rut, mbi présent, se souvenir de mou ^sistea**-
ce» Je trou vois bizarre que préeifiémdeiait après
le retour de M. Huxne , q|ii a tant de lenédit i
Londres , tant d'influence sur les gens de lettres
et les Jibraires , et de si graudes liaisons avec eux,
sa présence eût produit uu effet si contrçiire à ce^
lui qu on en pouyoit attendre y.que , p^rmi tant
d écrivains de toute e^péçeii pas un de ses amis
ne se n^ntràt 1^ iviien ; ^ Ton voyoit bîta que
ceu4: qui parloient de moi n etoient pas ses en^
nemis, puisquen faisant sonner, sopi çarac^tère
public 9 ils disoient que j'^voîs traversera Fiance
sous sa protection , jà la faveur d'ua passe*port
qu il m avoit obtenu de la cour; et jpeu s*<en faJioit
qu ils ne^ssfsntentendreque j avois&iit le voyage
à sa suite et à ses fr^is.
Ceci ne signifioit rien encore et n éioit quisiâin^r
gulier ; xuais ce qui letoit davantage fut . quo le
ton de ses amis ne cbaogea pas isnoios avec mm
que celui du public : toujours Je me fois luaplai^
^ir de le dire^ leurs soins, leurs bons offices ont
ANNÉE.I766. 557
été les mêmes , et très grands enr ma faveur ; mais^
loin de me marquer ]a même estime , celui sur-
tout dont je yeux parler, et chez qui nous ëtion(|
descendus à notre arrivée, accompagnoit tout
cela de propos si durs , et quelquefois si cho-
quants , qu on eût dît qu'il ne cherchoit à m*ohli-
ger que pour avoir droit de me marquer du mé-
pris. Son frère , d*abord très accueillant , très
honnête , changea bientôt avec si peu de mesure
qu'il ne daignoit pas même dans leur propre
maison me dire un se&l mot , ni me rendre le
àialuf , ni aticun des devoirs que Ton rend che2
soi aux étrangers. Rien cependant n'étoK sur-
Venu de nouveau que l'arrivée de J. J. Rousseau
et de David Hume ; et certainement la cause de
tei changements ne vînt pas de mol, à moins
que trop de simplicité , de discrétion , de mo-
destie , ne sôit un moyen de mécontenter les
Attgldis.
Pour M. Hume, loin de prendre avec moi un
ton révoltant , il donnoît dans l'autre extrême.
Lês flagorneries m'ont toujours été suspectes : il
m'en a fait de toutes les façons (i), au point de
me forcer, n'y pouvant tenir davantage , à lui en
dire mon sentiment. Sa conduite le dispeosoit
(t) J'dA dirai seulèmânt une qui mjfi fait rire; c'étoti
A9 faire en sorte ^ quand je vtnois le Toir, que je trou-
vasse toujours sur sa table un toibe de rHëloïse: comme
si je ne connoissois pas assez le goût de M. Hume pour
être assuré que, de tous les livres qui existent, THéloise
doit être pour lui le plus ennuyeux?
558 CORRESPONDANCE.
fort de s étendre. en paroles ; cependant , puis*
qu il en vouloit dire, j aurois voulu qu'à toutes
ces louanges fades il eût substitué quelquefois la
Toix d'un ami : mais je n'ai jamais trouvé dans
son langage rien qui sentit la vraie amitié, pas
même dans la façon dont A parloit de moi à
d'autres en ma présence. On eût dit qu'en voulant
me faire des patrons il cherchoit à m'ôter leur
bienveillance; qu'il vouloit pjutôt qtie j'en fusse
assisté qu'aimé ; et j'ai été quelquefois surpris du
tour révoltant qu'il donitoit à ma conduite près
des gens qui pouvoients'en offenser. Un exemple
éclaircira ceci. M. Pennech du muséum /ami de
milord-maréchal , et pasteur d'une paroisse où
l'on vouloit m'établir, vient nous voir. M. Hume,
moi présent , lui fait mes excusés de ne l'avoir
pas prévenu. Le docteur Maty, lui dit-il , nous
avoit invités pour jeudi au muséum où M. Rous-
seau de voit vous voir; mais il préféra d'aller
avec madame Garrick à la comédie : on ne peut
pas faire tant de choses en un jour. Vous na'a-
vouerez, monsieur, que c'étoit là une étrange
façon de me capter la bienveillance de M. Pen-
nech.
Je ne sais ce qu'avoit pu dire en secret M. Hume
à ses connoîssances ; mais rien n'étoit plus bizarre
que leur façon d'en user avec moi , de son aveu,
souvent même par son assistance. Quoique ma
bourse ne fût pas vide , que je n'eusse besoin de
celle de personne , et qu'il le sût très bien, Fou
eût dit que je n'étois là que pour vivre aux dé-
ANNÉE 1766* 559
peils du public , et qu'il n étoit question que de
me faire Faumône , de manière à m en sauver
|Ui jpeu J'enibarras. J/e-puis dire que cette affec-
tation continuelle et choquante est unedes cho-
ses qui m'ont fait prendre le plus en aversion le
séjour de Londres. Ce nest sûrement pas sur ce
pied qu'il faut présenter en Angleterre un hom-
me à qui l'on veut attirer un peu de considéra-
tion : mais cette charité peut être bénignement
interprétée , et je consens qu'elle le soit. Avan- '
çons.
On répand à Paris une fausse lettre du roi de
Prusse à moi adressée , et pleipe de la plus
cruelle malignité. J'apprends avec surprise que
c'est un M. Walpole , ami de M. Hume , qui ré-
pand cette lettre ; je lui demande si cela est vrai;
mai^, pour toute réponse , il me demande de qui*
je le tiens. Un moment auparavant , il m'avoit
donné une carte pour ce même M. Walpole, afin
qu'il se chargeât de papiers qui m'importent , et
que je veux faire venir de Paris en sûreté.
J'apprends que Je fils du jongleur Tronchin,
mon plus mortel ennemi , est non seulement Fa-
mi, le protégé de M. Hume, mais qu'ils logent en-
semble ; et quand M. Hume voit que je sais cela,
il m'en fait la confidence , m assurant qu^e fils ne
ressemble pas au père. J'ai logé quelques nuits
dans cette maison chez M. (C[ume avec ma gou-
vernante ; et à Fair, à Façcueil dont nous ont ho-
norés ses hôtesses , qui sont ses amies , j'ai jugé à'
la façon dont lui , ou cet homme qu iF.dit ne pas
56o COaRESPORDAHCE.
ressemUer à son père, ont pa leur parler d'elle
et de moi.
Ces £aiits combinés entre eux et dvec une^M**
taine apparence générale me donnent insensîMe*
ment une inquiétude que je repousse avec hor-
reur. Cependant les lettres que j'écris n arrivent
pas ; j'en reçois qui ont été ouvertes, et tontes ont
passé par les mains de M. Hume. Si quelqu'une
lui échappe, il ne peut cacher l'ardente avidité
de la voir. Un soir , je vois encore chez lui une
manœuvre de lettre dont je suis frappé (i).
Après le souper, gardant tous deux le silence au
coin de son feu , je m'aperçois qu'il me fixe ,
comme il lui arrivoit souvent , et d'une manière
dont l'idée est difficile à rendre. Pour cette fois,
son regard sec, ardent ^ moqueur et prolongé,
' devint plus qu'inquiétant. Pour m'en débarras*
ser, j'essayai de le fixer à mon tour; mais en
arrêtant tues yeux sur les siens , je sens un fré-
(i) U faut dire ce que c'est que cette manfleavre. J^écn-
vois sur la table de M. Hume, en^son absence, une ré-
ponse à une lettre que je venois de recevoir. U arrive,
très curieux de savoir ce que j^écrivois , et ne pouvant
presque s'abstenir d'y lire. Je ferme ma lettre sans la lui
montrer; €t« éomme je la mettois dans ma poche, il la
itematidjf avidement, disant qu'il l'enverra le lendemain,
jour de poste. La lettre reste sur sa table. Lord Newnham
arrive, M. Hume sort vÊà moment^ je reprends ma lettre,
disant que j'aurai le temps de l'envoyer le lendemain.
,Lord Néwnham m'offre de l'envoyer par le paquet de
*M. l'ambassadeàrde FVsnee; faiècepte. M.. Hume tentre
tandis quelord Newnham ftiit son 9âWl<^p^$ U tire son
ANNÉE 1766. 56l
tnissement inexplicable , et bientôt je suis forcé
de les baisser. La physionomie et le ton du boa
David sont dun bon homme, mais où, grand
Dieu ! ce bon homme emprunte-t-il les yeux dont
il fixe ses amis ?
L'impression de ce regard me reste et m agite ;
mon trouble augmente jusqu'au saisissement ; si
1 epanchement n eût succédé , j etoufFois. Bientôt
un violent remords me gagne ; je m'indigne de
moi-même ; enfin , dans un transport que je me
rappelle encore avec délices, je m élance à son
cou , je le serre étroitement ; suffoqué de san-
glots , inondé de larmes , je m écrie d une voix
entrecoupée : Non^ non , David Hume n'est pas
un traître; s'il n'étoit le meilleur des hommes , //
faudroit qu'il en fût le plus noir. David Hume
me rend poliment mes embrassements , et , tout
en me frappant de petits coups sur le dos , me
répète plusieurs fois d'un ton tranquille : Quoi!
cachet: M. Hume offre le sien avec tant d^empressement,
qu'il faut s'en servir par préférence. On sonne; lord
Newnham donne la lettre au laquais de M. Hume pour la
remettre au sieii,qui attend en bas avec son carrosse, afin
qu'il la porte chez M. l'ambassadeur. A peine le laquais
de M. Hume étoit hors de la porte, quQ je me dis, Je
parie que le maître va le suivre : il n'y manqua pas. Ne
sachant comment laisser seul milord Newnham , j'hésitai
quelque temps avant que de suivre à mon tour M. Hume;
je n'aperçus rien; mais il vit très bien que j'étois inquiet.
Ainsi, quoique je n'aie reçu aucune réponse à ma lettre,
je nie doute pas qu'elle ne soit parveQue; mais je doute
un peu, je l'avoue, qu'elle n'ait été lue auparavant.
17. 36'
562 €ORREspo:ndange.
mon cher monsieur! Ehl mon cher monsieur!
Quoi donc! mon cher monsieur! Il ne me dit
rien de plus ; je sens que mon cœur se resserre ;
nous allons nous coucher, et je pars le lende-
main pour la province.
Arrivé dans cet agréable asile où j etois venu
chercher le repos dé si loin , je devois le trouver
dans une maison solitaire , commode et riante ,
dont le maître , homme d esprit et de mérite ,
n'épargnoit rien de ce qui pouvoit m'en fîoûre
aimer le séjour. Mais quel repos peut-on goûter
dans la vie quand le cœur est agité? troublé de
la plus cruelle incertitude , et ne sachant que
penser d'un homme que je devois aimer , je cher-
chai à me délivrer de ce doute funeste en ren-
dant ma confiance à mon bienfaiteur ; car ,
pourquoi , par quel caprice inconcevable eût-il
eu tant de zèle à l'extérieur pour mon bien-être,
avec des projets secrets contre mon honneur?
Dans les observations qui m'avoient inquiété,
chaqtie fait. en lui-même étoit peu de chose,
il n'y avoit que leur concours d'étonnant , et
peut-être , instruit d autres faits que j'ignorois y
M. Hume pouvoit -il dans un éclaircissement,
me donner une solution satisfaisante. La seule
chose inexplicable étoit qu'il se fu^ refusé à un
éclaircissement que son honneur et son amitié
pour moi rendoient également nécessaire. Je
voyois qu'il y avoit là quelque chose que je ne
comprenois pas , et que je mourois d'envie d'en-
tendre. Avant donc de me décider absolument
i
1
"• ANNÉE 1766. 563
snr son cotripte, je voulus faire un dernier ef-
fort et kri écrire pour ïe ramener , s'il se laissoit
séduire à tries ennemis , ou pour le faire expli-
quer de manière ou d'autre. Je lui écrivis une
lettre (i), qu'il dut trouver fort naturelle s'il
ëtoit coupable , mais fort extraordinaire s'il n9
l'étoit pas ; car quoi de plus extraordinaire qu'une
lettre pleine à-la-fois de gratitude sur ses ser-
vices et d'inquiétudes sur ses sentiments, et où,
mettant pour ainsi dire ses actions d'un côté et
ses intentions de l'autre , au lieu de parler des
preuves d'amitié qu'il m'avoit données , je le prie
de m'aimer à cause du bieiï qull m'avoit fait ? Je
n ai pas pris mes précautions d'assez loin pour
garder une copie de cette lettre ; mais , puisqu'il
les a prises lui , qu il la montre ; et quiconque la
lira , y voyant un homme tourmenté d'une peine
secrète qu'il veut faire entendre et qu'il n'ose
dire, sera curieux, je m'assure, de savoir quel
éclaircissement cette lettre aura produit , sur-
tout à là suite de la scène précédente. Aucun ,
rien du tout : M. Hume se contente , en réponse,
de me parler des soins obligeants que M. Daven-
port se propose de prendre en ma faveur; dû
reste , pas un seul mot sur le principal sujet de
ma letti^e , ni sur l'état de mori cœur dont il de-
voit si bien voir le tourment. Je fus frappé de ce
silence , ericore plus que je ne l'àvois été de soa
(i) 11 paroit, par ce qu'il m'écrit en dernier lieu, qu'il
est très content de cette lettre, et qu'il la trouve fort
bien.
V
564 CORRESPONDANCE. .
flegnXf à notre dernier entretien. J a vois tort,
ce silence étoit fort naturel après Tautre , et j au*
rois dû m y attendre ; car quand on a osé dire
en face à un homme : Je suis tenté de 'vous croire
un traitre , et qu il n a pas la curiosité de de-
mander sur quoi , Ton peut compter qu il n aura
pareille curiosité de sa vie ; et , pour peu que les
indices le chargent, cet homme est jugé.
Après la réception de sa lettre , qui tarda beau-
coup, je pris enfin mon parti , et résolus de ne
lui plus écrire. Tout me confirma bientôt dans la
résolution de rompre avec lui tout commerce.
Curieux au dernier point du détail de mes moin-
dres affaires , il ne s etoit pas borné à s'en infor-
mer do moi dans nos entretiens , mais j appris
qu'après avoir commencé par faire avouer à ma
gouvernante qu elle en étoit instruite , il n avoit
pas laissé échapper avec elle un seul tête-à-tête
sans linterroger jusquà limportunité sur mes
occupations , sur mes ressources , sur mes amis,
sur mes connoissances , sur leur nom , leur état,
leur demeure ; et , avec une adresse Jésuitique , il
avoit demandé séparément les mêmes choses à
elle et à moi. On doit prendre intérêt aux affaires
d'un ami; mais on doit se contenter de ce quil
veut nous en dire , sur^tout quand il est aussi
ouvert , aussi confiant que moi ; et tout ce petit
cailletage de commerce convient, on ne peut
pas plus mal , à un philosophe.
Dans le même temps, je reçois encore deux
lettres qui ont été ouverte^; lune de M. Boswell,
ANNÉE 1766. 565
'dotit le cachet étoit en si mauvais état queM.Ca-
vehport, en la recevant, le fit remarquer au la*
quais de M. Hume; et Vautre de M. d'Ivernois ,
dafis un paquet de M. Hume, laquelle avoit été
recâchetée au moyen d'un fer chaud qui , mal-
adroitement appliqué , avoit brûlé le papier au-
tour de Fempreinte. J'écrivis à M. Davenport
pour le prier de garder par-devers lui toutes les
lettres qui lui seroient remises pour moi , et de
n en remettre aucune à personne , sous quelque
prétexte que ce fût. J'ignore si M. Davenport ,
bien éloigné de penser que cette précaution pût
regarder M. Hume, lui montra ma lettre ; mais
je sais que tout disoit à celui-ci qu'il avoit perdu
ma confiance , et qu'il n'en alloit pas moins son
train sans s'embarrasser de la recouvrer.
Mais que deviqs-je lorsque je vis dans les pa-
pier's publics la prétendue, lettre du roî de Prusse,
que je n'a vois pas encore vue , cette fausse lettre
imprimée en François et en augloîs , donnée pour
vraie , même avec la signature du roi , et que j*y
reconnus la plume de M. d^Alembert ^ aussi, sûre-
ment que si je la lui avois yu écrire ^
A l'instant un trait de lumière vint m éclairer
sur la cause secrète du changement étonnant et
pronlpt du public anghois à man égard, et je vis
à Paris le foyer du complot qui s^exécutoit à
Londres.
IVI. d'Alembert, autre ami très intime de M. Hu-
me, étoit depuis long-temps mon ennemi caché,
et n'épioit que les occasions de me nuire sans se
566 GOBRESP0NDAI7CÉ.
commettra ; il étoit le seul des gens de lettre?
d un certain nom et de mes ançienpes coiinoiS''
sances qui ne me fût point venii^ voir , pu qui ne
m'eût rien fait dire à mon dernier pa^sageà Paris.
Je connoissois ses dispositions secrètes , mais je
m'en inquiétois peu, me content £|iit d'en avertir
mes amis dans loccasion. Je me souviens qaun
jour , questionné sur son compte par M. Hume ,
qui questionna de même ensuitç ma gouvernan-
te, je lui dis que M. d'Alembert étoit un homme
adroit et rusé. Il me contredit avec une chaleur
dont je m'étonnai , ne sachant pas alors qu'ils
étoient si bien ensemble , et que c éf oit sa propre
cause qu'il défendoit.
La lecture de cette lettre ni'als^ri^ia beaucoup;
et sentant que j'avois été attiré en Angleterre en
vertu d'un projet qui commençoit à s'exécuter^
mais dont j'ignorois le but, je sentois le péril
sans savoir où il ppuvoit être ni de quqi j'avois
à me garantir : je me rappelai alors quatre mots
effrayants de M. Hunie, que je rapporterai ci-
après. Que penser d'un écrit où Ton me. fisiisoit
un crime de mes misères , q^i tepdoit à n^'ôtçr
la commisération de tout le mpnde d^ps me»
malheurs, et qu'on donnoit sous le no^ du
prince même qui m'avoit protégé , pour çn ren-
dre l'effet plus cruçl ençpre? Qi;e devpis-je au-
gurer de la suite d'un tel début ? Lé peuple an-
glois lit les papiers publics, e.t n'ç^t déjà pas trop
favorable aux étrangers. Un vêtewçnt qui n'est
ANNÉE 1766. 567
pas le sien spffît pour le mettre de m^uvaiçe
humeur; qu en doit attendre un pauvre étranger
dans ses proiqpenades champêtres, le seul plaisir
de la vie auquel il s'est horné? quand ou aura
persuadé à ces bonnes gens que cet homme aime
qu'on le lapide, ils seront fort tentés de lui en
donner lamusemçnt. Mais mat douleur, madou-
leur profonde et cruelle , la plus amère que j'aie
jamais ressentie, ne veuoit pas du péril auquel
j'étois exppsé ; j en avois trop bravé d'autres
pour être fort ému de celui-là : la trahison d'un
faux ami, dont j'étois la proie , étoit ce qui por-
tqitdans mon cœur trop sensible l'acciablement ,
la tristesse et la mort. Pans l'impétuosité d'un
premier mouvement, dont jamais je ne fus le
maître , et que mes adroits ennemis savent faire
naître pour s'en prévaloir , j'écris des lettres plei-
nes de désordre , où je ne déguise^ni mon trou-
ble ni mon indignation.
Monsieur , j'ai tant de choses à dire qu'en che-
min faisant j'en oublie la moitié. Par exewiple ,
une relation en forme de lettre sur mpû séjour
à Montmorency fut portée p^r des libraires à
M. Hume, qui me la montra. Je consentis qu'elle
fût imprimée ; il se chargea d'y veiller : elle n'a
jamais paru. J'avois apporté un exemplaire des
lettres de M- Pupeyrou contenant la rejation
des affaires de Neuchatel, qui me. regardent ; je
les remis aux mêmes libraires à leur prière, pour/
les faire traduire et réimprimer ; M. Hume se
568 CORRESPONDANCE.
chargea d'y veiller : elles n'ont jamais paru (i).
Dès que la fausse lettre 3u roi de Prusse et sa
traduction parurent, je compris pourquoi les
autres écrits restoient supprimés, et je l'écrivis
aux libraires. J'écrivis d'autres lettres qui pro-
bablement ont couru dans Londres ; enfin j'em-
ployai le crédit d'un homme de mérite et de
qualité pour faire mettre dans les papiers une
déclaration de Timposture : dans cette déclara-
tion , je laissois paroître toute ma douleur et je
n'en déguisois pas la cause.
Jusqu'ici M. Hume a semblé marcher dans les
ténèbres ; vous l'allez voir désormais dans la lu-
mière et marcher à découvert. Il n'y a qu'à tou-
jours aller droit avec les gens rusés, tôt ou tard
ils se décèlent par leurs ruses mêmes.
Lorsque cette prétendue lettre du roi de Prusse
fut publiée à Londres , M. Hume , qui certaine-
ment savoit qu'elle étoit supposée , puisque je
le lui avois dit , n'en dit rien , ne m'écrit rien , se
tait , et ne songe pas même à faire , en faveur de
son ami absent , aucune déclaration de la vérité.
Il ne falloit, pour aller au but, que laisser dire
et se tenir coi ; c'est ce qu'il fit.
M. Hume ayant été mon conducteur en Angle-
terre, y étoit en quelque façon mon protec-
teur, mon patron. S'il étoit naturel qu'il prît ma
défense, il né Fétoit pas moins qu'ayant uae
(i) Les libraires viennent de me marquer que cettQ
édition est faite et prête à paroître. Cela peut être, maia
c'est trop tard, et , qui pis est, trop à propos.
ANNÉE 1766. 56c>
protestation publique à faire, je m'adressasse à
lui pour cela. Ayant déjà cessé de lui écrire, je
n avois garde de recommencer. Je m'adresse à
un autre. Premier soufflet sur là joue de mon
patron : il n'en sent rien.
En disant que la lettre étoit fabriquée à Paris ,
il m'importoit fort peu lequel on entendit de
M. d'Alembert ou de son prête*nom, M. Wal-
pole ; mais , en ajoutant que ce qui havroit et dé-
chiroit mon cœur étoit que l'imposteur a voit des
complices en Angleterre, je m'expliquois avec
la plus grande clarté pour leur ami qui étoit à
Londres , et qui vouloit passer pour le mien ; il
n'y avoit certainement que lui seul en Angle-
terre dont la haine pût déchirer el navrer mon
cœur. Second soufflet sur la joue de mon patron :
il n'en sent rien.
Au contraire , il feint malignement que mon
affliction venôit seulement de la publication de
cette lettre, afin de me faire passer pour un
homme''vain, qu'une satire affecte beaucoup.
Vain ou non, j'étois mortellement affligé ; il le
savoit et ne m'écrivoit pas un mot. Ce tendre
ami qui a tant à cœur que ma bourse sôît pleine
se soucie assez peu que mon coeur soit déchiré. I
Un autre écrit paroît bientôt dans les mêmes
feuilles de la même main que le premier, plus
cruel encore , s'il étoit possible , et où l'auteur ne
peut déguiser sa rage sur l'accueil que j'avois reçu
à Paris. Cet écrit ne m'affecta plus ; il ne m'ap-
prenoit rien de nouveau; les libelles pouvoièpt
570 CORRESPONDANCE.
aller leur traia sans m émouvoir, et le volage
public lui-même se lassoit d être long-temps oc-
cupé du même sujet. Ce n est pas le compte des
comploteurs qui , ayant ma réputation dlion-
nête homme à détruire^ veulent de manière ou
d'autre en venir à bout. Il fallut changer de bat-
terie,
L affaire de la pension n etoit pas termiaée :
il ne fut pas difficile à M. Hume d'obtenir de
rhumanité du ministre et de la générosité du
prince qu elle le fût : il fut chargé de me le mar-
quer, il le fit. Ce moment fi|t, je 1 avoue, un des
plus critiques de ma vie. Combien il m en coûta
pour faire mon devoir ! Mes engagements précé-
dents, Tobligation de correspondre avec respect
aux bontés du roi, l'honneur d'être l'objet de ses
attentions , de celles de son ministre , le désir
de marquer combien j'y étois sensible , même
l'avantage d'être un peu plus au large en appro-
chant de la vieillesse „ accablé d'ennuis çt de
maux, enfin l'embarras dé trouver une excuse
honnête pour éluder un bienfait déjà presque
accepté ; tout me rendoit difficile et cruelle la
nécessité d'y renoncer , car il le falloit assuré-
ment, ou me rendre le plus vil de tous les hom-
mes en devenant volontairement l'objigé de celui
dont j'étois trahi.
.Je fis mon devoir, non sans peine ^ j'écrivis
directement à M. le général Conwai , et avec au-
tant de respect et d'honnêteté qu'il me fut pos-
sible, sans refus absolu; je me défendis pour le
ANNÉE 1766. 571
présent d'accepter. M. Hume avoit été le négo-
ciateur de 1 affaire, le seul mèjne qui en eut
parlé; non seulement je ne lui répondis «points
quoique ce fut lui* qui naeut éprit, mais je ne
dis pas un mot de lui dans ina lettre. Troisième
soufflet sur la joue de mon patron ; et pour celui-
là, s'il ne le sent pas, cest assurément sa faute :
il n en sent rien.
Ma lettre netoit pas claire, et ne pQuvoit letre
pour M. le général Gonwai, qui n^ savôit pas à
quoi tenoit ce refus; mais ellp Tétoit fort pour
M. Hume qui le savoit très bien : cependant il
feint de prendre le change , tant sur le sujet de
ma douleur, que sur celui de mon refus , et , dans
un billet qu il m écrit, il me fait entendre qu on
me ménagera la continuation des bontés du roi,
si je me ravise sur la pension. En un mot il pré-
tend à toute force , et quoi qu'il arrive , demeu-
rer mon patron malgré moi. yQ\\^ j^^^ ^^^^ >
monsieur, qu'il n'fittendoit pas c^e réponse, et il
p'en eut point*
Dans ce même tçnips à-peu-près, car fç ae
* sais pas les dates, et cette exactitt^d^ Ici n'est pas
nécessaire , parut une lettre de M. de Voltaire k
moi adressée, avec une traduction angloise qui
renchérit encore sur l'original. Le noble objet de
ce spirituel ouvrage est de m'attirerle ^népris et
la haine de ceux chez qui je me sws réfugié. Je
ne doutai point que mon ohfsr patroi> n'e\it été
un des instruments de cette publication, sur-tout
quand je vis qu'en tâchant d'aliéner de moi ceux
572 CORRESPONDANCE.
qui pouvoient en ce pays me rendre la vie agréa*
ble , on avoît omis de nommer celui qui m y
avoit conduit. On savoît sans doute que cetôit
un soin superflu , et qu'à cet égard rien ne restoît
à faire. Ce nom si maladroitement oublié dans
cette lettre me rappela ce que dit Tacite du por^
trait de Brutus omis dans une pompe funèbre^
que chacun l'y distinguoit précisément parce-
qull n'y étoit pas.
On ne nommoit donc pas M. Hume , mais il
vit avec les gens qtfon nommoit; il a pour amis
tous mes ennemis , on le sait : ailleurs Jes.Tron-
chiù, ies d'Alembert, les Voltaire; mais il y a bien
pis à Londres, c'est que je n'y ai pour ennemis
que ses amis. Eh pourquoi y en aurois-je d'autres?
pourquoi même y ai-je ceux-là? Qu'ai-je fait à
lord-Littletonquejeneconnoismêmepas?Qu'ai-
je fait à M. Walpoleque je ne connois pas davan-
tage? Que savent-ils de moi, sinon que je suis
malheureux et l'ami.de leur ami Hume? Que leur
a-t-il donc dit, puisque ce n'est que par lui qu'ils
me connoissent? Je crois bien qu'avec le rôle qu'il
fait, il ne se démasque pas devant tout le monde;
ce ne seroit plus être masqué. Je crois bien qu'il
ne parle pas de moi à M» le général Gonwai nia
M. le duc de Richemond comme il en parle dans
ses entretiens secrets avec M. Walpole et dans sa
correspondance secrète avec M. d'Alembert; mais
qu'on découvre la trame qui s'ourdit à Londres
depuis mon arrivée, et l'on verra si M. Hume n'ea
tient pas les principaux fils. .
ANNÉE 1766. 573
. E^ifin le moment venu quon croit propre b
frapper le grand coup, on en prép^fe leffet par
un nouvel écrit satirique qu on fait mettre dans
les papiers. S'il metoit resté jusqu'alors le moin*
dre doute, comment auroit-il pu tenir devant
cetécrit , puisqu'il contenoit des faits qui n etoîent
connus que de M. Hume, chargés, il est vrai,
pour les rendre odieux au public ?
On dit dans cet écrit que j ouvre ma porte aux
grands, et que jç la ferme aux petits. Qu est-ce
qui sait à qui j ai ouve|*touferméma porte, que
M. Hume , avec qui ]ûi demeuré et par qui sont
venus tous ceux que j ai vus? Il faut en excepter
un grand que j ai reçu de bon cœur sans le con-
noitre, et que j aurois reçu de bien meilleur cœur
encore si je lavois connu. Ce fut M. Hume qui
me dit son nom quand il fut parti. En l'appre-
nant , j eus un vrai chagrin que , daignant monter
au second étage, il ne fût pas entré au premier*
Quant aux petits , je n ai rien à dire. J aurois
désiré voir moins de monde; mais, ne voulant
déplaire à personne , je me laissois diriger par
M. Hume , et j ai reçu de mon mieux tous ceux
4JU il ma présentés , sans distinction de petits ni
:de grands.
On dit dans ce même écrit que je reçois mes
parents froidement, pour ne rien dire de plus.
Cette généralité consiste à avoir une fois reçu
assez froidement le seul parent que j'aie hors, de
Genève , et cela en présence de M. Hume. C'est
nécessairement ou M, Hume ou ce parent qui 4
/
$74 CORRESPONDANCE.
fouroi cet article. Or «/Oioii eousiii ^ qtie j ai tou^
jours coiiA%pour bdd pateht et poili* hontiète
homme, nest point capable de fournir à des sa-^
tires publiques contre moi; d'ailleurs ^ borné par
son état à la société des gêna de commerce , il ne
vit pas avec lés gens de lettres, ni avec ceux qui
fournissent des ar tidaÉi dans les papiers , encore
moins avec ceux qui s occupent à des satii*es :
ainsi larticle ne vient pas de lui. Tout au plus
puis-je penser que M. Humé auf*a tâché dé le
luire jaser, ce qui n'est pad sibsolu.meàt difficile,
et qu'il aura tourné ce qu il lui a dit ,- de la ma-
nière la plus favorable à ses vues. Il é^ bon d'a-
jouter qu'après ma ruptui^e avec M. Hume j'en
avois écrit à ce cousin-là.
Enfin on dif dans ce même écrit que je suis
«ujet à câiang^r d'amis. Il ne fi&ut pas être biea
fin ponr comprendre à quoi cela prépare.
Distinguons. J'ai depuis vingt-cinq et trente
ans des amis trèd solides. J'en ai de plus nou-
veaux , mais non moins sûrs , que je garderai
plus long-temps d je vis. Je n'ai pas en général
trouvé la mêtne dureté chez ceux que j'ai faits
parmi les gens de lettres : aussi j'en ai changé
quelquefois, et j'en changerai tant qu'ils me se-^
ront suspects ; car je suis bien déterminé à ne
garder jamais d'anils par bienséance: je n'en
veux avoir que pour les aimer. '
Si j'amais j'eus uùe convictioh intime et cer-
taine , je lai que M. Hume afoumi lesf matériaux
de cet écrit. Bien plus , non seulement j'ai cette
\
4
ANNÉE 1766. 575
certitude, mais il m'est clair qu il a voulu que je
1 eusse; car comment supposer un homme aussi
fin , asses mâlddroit pour se découvrir à ce point ,
voulatnt se cacher.
Quel étoit son but? Rie^ U'est plus clair en*
core; c'étoit de porter mon indignation à son
dernier terme , pour amener avec plus d'éclat le
coup qu'il me préparoit. 11 sait que, pour me
faire faire bien des sottises, il suffit de me mettre
en colère. Nous sommes au moment critique qui
montrera s il a bien ou mal raisonné.
Il faut se po^sséder autaint que fait M. Hume,
îl faut atôir son flegme et toute sa forcé d esprit
pour prendre le parti qu'il prit, après tout ce
qui s'étoit passé. Dans l'embarras où j'étois, écri-
vait à M', le général Gtoîjwai, je rie pus remplir
ma lettif'e que de phrases obscures dont M. Hume
fit , cdmm« mon ami , l'interprétation qui lui
plut. Supposons donc ,^ quoiqu'il sût très bien le
contraire, qUe cétoit la clause du secret qui nie
faisoit de la peine , il obtient de M. le général
qu'il voudroit bien s'employer pour la foire lever.
Alors cet homme 'stoïque et vraiment insensible
m'écrit la lettre la plus amicale, où îl me mar-
que qu'il s'est employé pour faire lever la clause ,
mais qu'avàM toute chose il faut savoir si je
Veux accepter sans cette condition , pour ne pas
exposer sa majesté à vm second refus.
Cétoit ici le àioiïrent décisif, la fin , l'objet de
tous ses travaux ; il lui falloit une réponse, il la
voUloitvPour que je ne pusse me dispenser delà
576 CORKESPONDANCE.
faire 9 il envoie à M. Daveoport un duplicata de
sa lettre , et, non content de cette précaution , il
m écrit dans un autre billet qu'il ne sauroit res*
ter plus long-temps à Londres pour mon service.
La tête me tourna presque en lisant ce billet.
De mes jours je n ai rien trouvé de plus incon-
cevable.
Il la donc enfin cette réponse tant désirée, et
se presse déjà den triompher. Déjà, écrivait à
M. Davenport, il me traite d'homme féroce et
de monstre d'ingratitude : mais il lui faut plus ;
ses mesures sont bien prises, à ce qu il. pensé;
nulle preuve contre lui ne peut échapper. U yeut
une explication; il l'aura, et la voici.
. Rien ne la conclut mieux que le dernier trait
qui l'amène. Seul, il prouve tout et sans'répliquê.
Je veux supposer, par impossible, quil n'eàt
rien revenu à M. Hume de mes plaintes contre
lui: il n'en sait rien, il les ignore aussi parfaite-
ment que s'il n'eût été faufilé avec personne qui
en fut instruit , aussi parfaitement que si durant
ce temps il eût vécu à ]a Chine : mais ma con*-
duite immédiate entre lui et moi, les derniers
mots si frappants que je lui dis à Londres , ia
lettre qui suivit pleine d'inquiétude et de crainte,
mon silence obstiné plus énergique que des pa-,
rôles , ma plainte amère et publique au sujet de
la lettre de M. d'Alembert, ma lettre au ministre ,
qui ne m'a point écrit , en réponse à celle qu'il
m'écrit lui-même, et dans laquelle je ne dis pas.
un mot de lui, enfin mon refus , sans daigner
. ANNÉE 1766. 5-77
m*adre8ser à lui, d'acquiescer à unfe affaire qu il
a traitée en ma faveur, moi le sachant, et sans
opposition de ma part; tout cela parle seul du
ton le plus fort, je ne dis pas à tout homme qui
auroit quelque seûtimient dans lame , mais à tout
homme qui n est pas hébété*
Quoi! après* que jai rompu tout commercé
avec lui depuis près de trois mois, après que je
nai répondu à pas une de ses lettrés, quelque
important quen fût lesujet, environné des mar-
ques publiques et particulières de Fafïliction que
son infidélité me cause, cet homme éclaii^, ce
beau génie, naturellement si clairvoyant, et vo-^
iontairement si stupide, ne Voit rien, n'entend
rien , ne sent rien , n est ému de rien , et sans un
seul mot de plainte, de justification , dexplica^
tion , il continue à sQ donner, malgré moi , pour
Inoi les soins les plus grands , les plus empressés ;
il m eérit affectueusement qu'il ne peut rester à
Londres plus long- temps pour mon service;
comme si nous étions d'accord qu'il y restera
pour cela! Cet aveuglement , cette impassibilité^
cette obstination , ne sont pas dans la nature; il
faut expliquer cela par d'autres motifs. Mettons
cette conduite dans un plus grand jour, car c'est
un point décisif.
Dans cette affaire , il faut nécessairement que
M. Hume soit le plus grand ou le dernier des
hommes; il n'y a pas de milieu. Reste à voir le-
quel c'est des deux*
Mîilgré tant de marques de dédain de ma part ,
17. 37
578 GORBESPONDANGE.
M. Hume avoit-iLrétonnaDte géûérosilé de Vou-
loir me servir çiacèrement ? il sixvolt quil m'iét^it
impossible d accepter ses boj^s pffîces , tant que
jaurois <jl^ lui les sentimeuts que j^vois coc^^s;
il avoit éludé lei^plication luirO)èi;oe. AUm ipe
servant sans se justifier, il reiidoit ses fioip^ inu-
tiles : il n etoit dpnc pas géjaéreiix.
S'il supppspit quen cet état .jaGcept-erois ses
soins , il supposoit doue qii,e j'étois up inlapae.
G etoit dope pour un homme quil jugeipH être
un in&ipe quil soUicitoit aveic tapt d ardeur une
pension du roi. Peut-on rien pepser de plus .e;^-
travagant ?
Mais que M. Hume , suivant toujours son
plan, se soit dit à lui-qiên^e, Voici le, moment
de lexécution ; car , pressant Rou^sef^u id'i^ccep-
ter la pension, il &udrj^ quil r^^p);^ X]|U qjut'i}
la refuse. S'il 1 accjeptfs , ^y^c les pi^pyes qu,e j ai
en maip, je le déshqnorie copipl|&f^ip,ept; 9'iLl^
refuse après lavoir acceptée, on a jievé topt pf^
texte , il faudra qu il dise pourqilpi ; c'^t là que
je Fattepds : s'il m accuse il esjt p^r^o.
Si, dM*je , M, Hume a rai^nné ^is^i vil ^. 64^
une chose fort cQn9équente à son plan , et pair*
Jà nxême ici fart paturelle; et il ny. a que. cette
unique façon d expliquer sa conduire dan^ cette
affaire, car elle est inexplicable dap# toute autre
supposition : si ceci n est pas démontré jamais
rien ue le sera;
L état critique oii il ma réduit me rappelle
bien fortement les quatre mots doP)t j ai parlé
ANNÉE 1766. 579
ci-devant et que je lui entendis dire et répéter
dans un temps où je n'en pénétrois guère 1^
force. Cétoit la première nuit qui suivit noti*ç
départ de Paris. Nous étions couchés dans 1a
même chambre , et plusieurs fois dans la nuit je
len tends s écrier en françois avec une véhé-*
menée extrême: Je tiem J. J. Rousseaul Tignore
s'il veilloit ou s il dormoit ; lexpression est rer
marquable dans la bouche d'un homine qui se^it
trop bien le françois pour se tromper sur la force
et le choix des termes. Cependant je pris,. et j^
ne pouvois manquer alors de prendre ces mots
dans un se^^ fwprable , quoique le ton Tindir
quàt encore mpms que Texpression ; c est un ton
dont il m'est impossible de donner lidée, et qui
correspond très bien aux regards dont j ai parlé.
Chaque fois qu il dît ces mots je sentis un tressail-
lement d'effroi, dont je n'étois pas le maître; mais
il ^e me fsMxxt qu'un moment pour me remettre
et rire de ma terreur : dès le lendemain tout fut
•
si parfaitement oublié , que je n'y ai pas même
p^n^ durant tout mon séjour à Londres et au
voisinage. Je ne m'en suis souvenu qu'ici, où
tant de choses m'ont rappelé ces paroles, e%
me les rappellent, pour ainsi dire, à chaque
instant.
Ces mots dont le ton retentit sur mon coeur
icomncie s'ils venoient d'être prononcés; les longs
et funestes regards tant de fois lancés sur moi ;
les petits coups sur le dos avec des mots de mon
cher monsieur^ en répônâe au soupçon d'étn^ un
37.
58o coii:r£spôndanc£.
traître; tout cela m affecte à un tel point après
ie reste , que ices souvenirs , fussent-ils les seuls ,
fermeroient tout retour à la confiance; et il n'y
B pas une nuit où ces mot8,/e tiens /. /.* Rous-
seau^ ne sonnent encore à mon oreille comme
^i je les entendois de nouveau.
Oui^ M. Hume , vous me tene^, je ie sais , mais
seulement par des choses qui me sont exté-
rieures; vous me tenez par Topinion^ par les
jugements des hommes ; vous me tenez par ma
réputation i par ma sûreté peut-être; tous les
préjug[és sont pour vous: il vous est aisé de me
faire passer pour un monstre .^mxae vous avez
commencé, et je vois déjà Texultation barbare
de mes implacables ennemis. Le public, en gé-
néral, ne me fera pas plus de grâce: sans autre
examen* il est toujours pour les services rendus,,
parceque chacun est bien aise d'inviter à lui en
rendre en montrant quil sait les sentir. Je pré-
vois aisément ia suite de tout cela ,' sur-tout dan$
le pays où vous fn avez conduit^ et où, sans amis^
étranger à tout le monde , je suî^ presque à votre
merci. Les gens sensés comprendront cependant
que , loin que j'aie pu chercher cette a£Faire , elle
'étoit ce qui pouvoit m'arriver de plus terrible
dans la position où je suis ; ils sentiront qu'il
n y ^ <)ue ma haine invincible pour toute fausseté
et l'impossibilité de marquer de l'estime à celui
pour qui je Fai perdue, qui aient pu m empê-
cher de dissimuler quand tant d'intérêts m'en
fatsoient une loi: mais les gens sensés sont en
ANNÉE 1766. . 58l
petjt nombre , et ce ne sont pas eux qui font du
bruit.
Oui, M. Hume, vous me tenez par tous les
liens de cette vie ; mais vous ne me tenez ni par
ma vertu ni par mon courage , indépendant de
vous et des hommes, et qui me restera tout en-
tier malgré vous. Ne pensez pas m effrayer par
la crainte du sort qui m attend. Je connois les
jugements des hommes ,. je suis accoutumé à
leur injustice, et j ai appris à les peu redouter.
Si votre parti est pris , comme j ai tout lieu de le
croire , soyez sûr que le mien ne lest pas moins.
Mon corps est afibibli, mais jamais mon ame ne
fut plus ferme. Les hommes feront et diront ce
, qu ils voudront , peu m'importe ; ce qui m'im-*
porte est d achever, comme j'ai commencé, d'ê-
tre droit et vrai jusqu'à la. fin , quoi qu'il arrive ,
et de n'avoir pas plus à me reprocher une lâ-
cheté dans mes misères , qu'une insolence dans
ma prospérité. Quelque opprobre qui m'attende
et quelque malheur qui me menace , je suis prêt.
Quoiqu'à plaindre, je le serai moins que vous ,
et je vous laisse pour toute vengeance le tour-
ment de respecter , malgré vous , l'infortuné que
vous accablez.
En achevant cette lettre je suis surpris de la
force que j'ai eue de l'écrire. Si Ton mouroit de
douleur , j'en scrois mort à chaque ligne. Tout
est également incompréhensible dans ce qui se
passe. Une conduite pareille à la vôtre n'est pas
dans la nature; elle est contradictoire, et cepen-
Séa CORRESPÔNDAI^CE.
dant elle m est dëmontrée. Abynie des deux cô-
tés ! Je péris dans Tun ou dans Fautre. Je suis le
plus malheureux des humains si vous êtes cou-
pable ;jVn suîà le plus vil, si vous êtes innocent.
Vous me faites désirer detre cet objet méprisa-
ble. Oui, Fétat où je me verrois prosterné, fouW
éous vos pieds , criant miséricorde et faisant tout
pour l'obtenir, publiant à haute voix mon in-
dignité , et rendant à vos vertus le plus éclatant
bommagîëy sèroit pour mon ciœur un état d'é-
panouissethènt et de joie après Fétat JétoufFe-
ment et de mort où vous lavez mis. 11 rie me
reste qu'un mot à tous dire. Si vous êtes coupa-
ble, ne ni'ëcrîvèz'* plus ; cela seroît îhittire, et
sûrement vouis rie ine tromperez pas. Si vous
êtes innocent , daignez vous justifier. Je côrinôis
mon devoir , je Faime et Faimèrài toujours, quel-
que rude qu'il puisse être. Il n'y à poîiit d'abjec-
tion dont un coeur qui n'est pas né pour elle
ne puisse revenir. Encore ùri coup , si vous êtes
innocent, daignez vous justifier: si tous rie Fêles
pas, adieu pour jamais.
A IviltÔRD-MÀRÉCHAL.
Le ad juillet 1766^
La dernière lettre , niilord , que j'ai reçue de
voiis étoit du 25 mai. Depuis ce temps, j'ai été
forcé de déclarer mes sentiments à M. Hume: il
à voulu une explication, il la eue; j'ignore l'u-
sage qu'il en fera. Quoi qu'il en soit, tout est dit
ANNÉE 1766. 583
dëtormaiii «ntre lui ef moi. Je ^oudrois vo^s en-
voyer copie des lettres, mais cest ttn livre pour
la grosseur. Milord , le sentiment cruel que nous
ne nous verrous phis charge mon eœur d'un
poids insupportable ; je donnerois la moitié de
mon sang pour vous voir un seul quart d'heure
encore une fois en ma vie : vont suivez combien
te q^art d'heurr e me seroit doux, niais vous igno-
rez combien il me seroit important.
Après avoir bien réfléchi sur ma situâtiop
présente, je n'ai trouvé quun seul moyen pos-
sible de massurer quelque repos sur mes der-
niers jours; cest de me faire oublier des hommes
aussi parfaitement que si je n'existois plus , si
tant est qu'on puisse appeler existence un reste
de végétation inutile à soi-même et aux autres,
loiti de tout ce qui nous est cher. En consé-
quence de cette résolution j ai pris ceHé de rom-
pre toute correspondance hors les cai d'absolue
nécessité. Je cesse désormais d'écrire et de ré-
pondre à qui que ce soit. Je ne fais que deux
seules exceptions , dont l'une est pour M. Du-
peyrou ; je crois Superflu de vous dire quelle eht
lautre: désormais tout à l'amitié , n'existant plus
que par elle, vous sentez que j'ai plus besoin que
jamais d'avoir quelquefois de vos lettres.
Je suis très beureux d'avoir pris du goût pour
la botanique: ce goût se change insensiblement
en une passion d'enfant, ou plutôt en un rado-
tage inutile et vain , car je n'apprends aujour-
d'hui qu'en oubliant ce que j'appris hier ; Inais
584 GORRESPONDAHGE.
n'importe : si je n ai jamais le plaisir de savoir^
j aurai toujours celui d'apprendre , et c'est tout
ce qu'il me faut. Vous ne sauriez croire combien
Tétudedes plantes jette d'agrément sur mes pro-
menades solitaires. J'ai eu le bonheur de me
conserver un cœur assez sain* pour que les plus
simples amusements lui suffisent , et j empêche,
en m'empaillant la tête, qu'il n'y reste place
pour d'autres fatras. i
L'occupation pour les jours de pluie, fré-
quents en ce pays , est d'écrite ma vie ; non ma
vie extérieure comme les autres, mais ma vie
réelle, celle de mon ame, Thistoire de mes sen-
timents le^ plus secrets. Je ferai ce que nul
homme n'a fait avant moi , et ce que vraisem-
blablement nul autre ne fera dans la suite. Je di-
rai tout, le bien , le mal , tout enfin ; je me sens
une ame qui se peut montrer. Je suis loin de
cette époque chérie de Î762, mais j'y viendrai.,
je l'espère. Je recommencerai du moins en idées
ces pèlerinages de Colombier, qui furent les
jours les plus purs de ma vie. Que ne peuvent*-
ils recommencer encore et recommencer sans
cesse ! je ne demanderois point d'autre éternité.
M. Dupeyrou me marque qu'il a reçu les trois
cents louis. Ils viennent d'un bon père qui, non
plus que celui dont il est l'image, n'attend pas
que ses enfants lui demandent leur pain quor
tidien. t' -
Je n'entends point ce que vous me diteâ d'une
prétendue charge que les habitants de Derbyshire
ANNÉE I766» 585
m'ont dpimée. Il n y a rien de pareil , je vous as-
sure , et cela ma tout lair d une plaisanterie que
quelqu'un vous aura faite sur mon compte ; du
reste je suis très content du pays et des habi*
lants^ autant quon peut l'être à mon âge dun
climat et d'une manière de vivre auxquels pn
n est pas accoutumé. Tespérois que vous me par--
leriez un peu de votre maison et de votre jardin »
ne fût-ce qu en faveur de la botanique. Ah ! que
nesuis-je à portée de ce bienheureux jardin, dût
mon pauvre sultan le |purrager un peu comme
il fit celui de Colombier !
A M. DAVENPORT.
1766.
Je suis bien sensible , monsieur , à Tattention
que vous avez de m envoyer tout ce que vous
croyez devoir m'intéresser. Ayant pris mon parti
sur laffaire en question , je continuerai , quoi
qu il arrive , de laisser M. Hume fa^re du bruit
tout seul, et je garderai , le reste de mes jours,
le silence que je me suis imposé sur cet article.
Au reste, sans affecter une tranquillité stoïque,
j o^e vous assurer que dans ce déchaînement uni*-
versel je suis ému aussi peu quil est possible, et
beaucoup moins que je n aurois cru Tètre , si
d'avance on me leùt annoncé; mais ce que je
vous proteste et ce que je vous jure, mon res-
pectable hôte , en vérité et à la face du ciel , c'est
qm,e le bruyant et triomphant David Humé, dans
tout l'éclat de sa gloire, mcf parott beaucoup
586 GORRESPONDitl^GE.
pltis à plaindre qiié rinforifiilië J. J. Rôrttssèiiti ,
li^ré à la diâPamatioù pufiliqtre. Je ne voiidrois
jp(yur rieir an* monde étté à sa place, et j'y pfé-
fèite de beauconp la mienne , mènïe avec Top*
pfabre qu'il lui a plu d y attachée.
J'ai craint pour vous ces mauvais tenipd pas-
sés. J'espère que ceitx qu'il feit à présent en répa*
reroflt le mauvais effet. Je n'rfî pas été lùîéux
traité que vous , et je ne connois pîtii guère de
bon temps ni pour mon cœur, ni pour mon côfps:
j'excepte celui que je pafte auprès de vous: c'est
vous dire assez avec quel empressement je vous
attends et votre chère famille , que je remercie
et salue de toute mon ame.
A M. GtJY.
r
Wootton , le a août 1766.
Je me seroisbien passé , monsieur, d'apprendre
les bruits obligeants qu'on répand à Paris sur
mon compte , et vous auriez bien pu vous passer
de vous joindre à ces cruels amis qui se plaisent
à m'enfoncer vingt poignards dans le cœur. Le
parti que j ai pris de m'ensevélir dans cette soli-
tude, sans entretenir plus aucune correspon-
dance dans le monde est l'effet de îna situation
bien examinée. La ligue qui s'est formée colitrc
Moi est trop puissante , trop adroite , trop ar-
dente, trop accréditée, pour que dans ma posi-
tion , sans autre appui que la vérité , je sois en état
de lui faire face dans le public. Couper ks tètes
ANNÉE 1766. 587
de cette hydre hè sefvîrôît qu'à ïes inultiplièr) et
je n aurois J)às tfétrdit uhe' de leurs calomniés y
que vingt aiitrës plu^ cruelles lui sùccèdèroîent
à Finstant. Ce que j'àî à faire est de bien prendre
mon parti Sur les jugemetïts du public, de me
taire, et de tâcher au moins de vivre et mourir
en repos.
Je n en suis pas rboîns recotinôissant pour ceux
que Tîtitérét qùik prennent à moî, engage a
m'înstruîre de ce qui se paâSe : en m aflflîgeant ,
ils m'obligent ; s'ils ine fobt du mal , c'est en vou-
lant me faire du bien. Ils croient que ma répu-
tation dépend d'une lettre iiijurîease, cela peut
être; mais, s'ils croient que mon honneur en dé-
pend, ils se trompetit. Si ThonneUr d'un homme
dépendoit des injures qu'oBt lui dit, et de^ ou-
trages qu'on lui fait, 11 y a long-temps qu'il ne
me resteroit plus d'hotmeur à peridre; mais,
au contraire , il est même au-dessous d'un hon-
nête homme de repousser dé certains, outrages.
On dit que M. Hume me traite de vile canaille
et de scélérat. Si je savois répondre à de pareils
noifas, je m'en croirois digne.
Montrez cette letltre à mes amis, et priez-les
de se tranquilliser. Ceux qui ne jugent que sur
dés preuves ne me condamneront certainement
pas, et ceux qui jugent sans preuves ne valent
pas la peine qu on les désabuse. M. Hume écrit ,
dit-on, qu'il veut publier tolites les pièces rela-
tives à cette affaire; c'est, j'en réponds, ce qu'il
se gardera défaire , ou ce qu il se gardera bien au
588 CORRESPONDANCE.
moins de faire fidèlement. Que ceux qui seront
au fait nous jugent, je le désire; que ceux qui
ne sauront que ce que M. Hume voudra leur dire
ne laissent pas de nous juger; cela m est, je vous
jure, très indifférent. .) ai un défenseur dont les
opérations sont lentes, mais sûres: je les attends.
Je me bornerai à vous présenter une seule ré*
flexion. Il s agit, monsieur, de deux hommes,
dont lun a été amené par lautre en Angleterre
presque malgré lui: letranger, ignorant la lan*
gue du pays, ne pouvant parler ni entendre,
seul, sans ami, sans appui, sans connoissance ,
sans savoir même à qui confier nne lettre en sû-
reté, livré sans réserve à lautre et aux siens,
malade, retiré, et ne voyant personne, écrivant
peu , est allé s enfermer dans le fond dtme re-
traite où il herborise pour toute occupation : le
Breton , homme actif, liant, intrigant, au milieu
de son pays, de ses amis, de ses parents, de ses
patrons, de ses patriotes, en grand crédit à la
cour, à la ville; répandu dans le plus grand
monde , à la tête des gens de lettres , disposant
des papiers publics, en grande relation chez
l'étranger, sur -tout avec les plus mortels en-
nemis du premier. Dans cette position, il se
trouve que l'un des deux a tendu des pièges à
l'autre. Le Breton crie que c'est cette vile ca-
naille, ce scélérat d'étranger qui lui en tend:
l'étranger, seul, malade, abandonné, gémit, et
ne répond rien. Làrdessus le voilà jugé, et il de-
meure clair qu'il s est laissé mener dans le pays
ANNÉE 1766. 5Ô9
de Tautre, qu'il sest mis à sa merci, tout exprès
pour lui faire pièce et pour conspirer contre lui.
Que pensez-vous de ce jqgement? Si j'avois été
(capable de former un projet aussi monstrueu-'
sèment extravagant, où est Thomme ayant quel-
que sens, quelque humanité, qui nedevroit pas
dire: Vous faites tort à ce pauvre misérable; il
est trop fou pour pouvoir être un scélérat: plai-
gnez-le, saignez-le ; mais ne Tinjuriez pas. J'ajou-
terai que le ton seul que prend M. Hume devroit
décréditer ce qu il dit : ce ton si brutal , si bas ,
si jndigne d'un homme qui se respecte , marque
assez que lame qui la dicté n est pas saine ; il
n'annonce pas un langage digne de foi. Je suis
étonné , je l'avoue , comment ce ton seul n'a pas
excité l'indignation publique. C'est qu'à Paris,
c'est toujours celui qui crie le plus fort qui a rai-
son. A ce combat-là je n'emporterai jamais la
victoire, et je ne la disputerai pas.
Voici, monsieur, le fait en peu de mots. Il
m est prouvé que M. Hume, lié avec mes plus
cruels ennemis, d'accord à Londres avec des
gens qui se montrent, et à Paris avec tel qui né
se montre pas , m'a attiré dans son pays , en ap-
parence pour m'y servir avec la plus grande os-
tentatioix, et en effet pour m'y diffamer avec la
plus grande adresse ; à quoi il a très bien réussi.
Je m'en suis plaint : il a voulu savoir mes raisons ;
je les lui ai écrites dans le plus grand détail; si
on les demande, il peut les dire; quant à moi,
je n'ai rien à dire du tout.
599 CORRESPONDANCE.
Plus je pense à la publication promise par
M. Hume, moins je puis concevoir quil Fexé-
cute. S'il lo^e faire , à moins d'énormes falsifica-
tions, je prédis hardiment que, malgré son ex-
trême.adresse et celle de ses amis, sans même que
je m'en.môle , M. Qume est un homme démasqué. .
A MILORD -MARÉCHAL.
Le 9 août lyGô,
Les choses incroyables que M. Hume écrit à
Paris sur mon cpn^pte me font présumer que,
S'il lose, \l ne m£)pquera pfis de voU^ en écrire
•autant ; je ne suis pas en peine de ce que vous
en penserez. Je me flatte , milord , d être usaez
connu de vous^ et cela me tranquillise; mais il
m'accuse ^vec tant d audace dawr reftisé mal-
honnêtement la pension ^ après la voir acceptée,
que je crois devoir vous envoyici* une copie fidèle
de 1^ lettre que j écrivis à ce siijetà M/ le général
Couwai. J'étois bien embarrassé dans cette lettre^
ne voulant pas dire la véritable cause démon
refus, et oe pouvant pn allégiier aucune autre.
Vous conviendrez, je m assure, que si Ion peut
s en tirer mieux que je qe fis, on ne peut du
moi|[is s'en tjrer plus honnêtement. J ajouter.ois
qu'il ç^t faux que j'aie jamais accepté là pension;
j'y mi$ seulement votre agi^éiq^çqt pour condition
liécessaire, et, quand cet agfrément fut venu,
M. Dume alla en avant sfms me consulte!* dav^n*
tage. Comme vous ne pQuyez savoir ce qui s'est
ANNÉE 1766^ §91
passé. en Angleterre |t mon égard depuis mon ar-^^
ifivée , il est impossible que vous pronôiiGiezdaii^
cette fifSaurfs, avec connoissjance , entre M. Humd
et moi : ses procédés secrets sont trop incroya-
bles, et il ùy a personne au monde moins fait
.que vous pour y ajouter foi. Pour moi , qui lejs
ai sentis si cruellement, et qui n'y peux penser
qu avec la douleur la plus amère, tout ce qu il
me reste à désirer est de n en reparler jamais :
mais comme M. Hume ne garde pas le même sir
lepçe, et quil avance les choses les plus fausses
du ton le plus affirmatif^ je vous demande aussi;,
milQrd,:Un/s justice que vous ne pouvez me re*-
jFuser; cest, lorsqu'on pourra vpus dire ou vous
écrire qu^e j ai fait volontairement une chose inr
juste ou malhppnète, d'être Men persuadé qjue
cela n est pas vrai.
»
A J^lfABÈJiSE i,A MARQUISE DE VERDELIN.
Wootton, août 1766.
4a^ atteadu , madjaime, votre retour k Paris
pour voi|S répondre , ps^rcequ il y a , pour écrire
des provinces d'Angleterre dans.les provinces de
JPrsince.y ^es embarras que j aurais peine et lever
d'ici.
Vous 91e demandez quels sont mes griefs
cotitre M. Hume. Des griefs? non, madame, ce
n est pas le mi^ot : ce mot propre n existe pas dans
la langue françoise ; et j espère , pour Thonuçnr
/de VhumaQité 9 qu'il in existe dans aucune langue.
Sgft GORËESPONDANGE.
M. Hume a promis de publier toutes les pièces
relatives à cette affaire : s'il tient parole , vous
verrez, dans la lettre que je lui ai écrite le lo juil-
let, les détails que vous demandez, du moins
assez pour que le reste soit superflu. D'ailleurs,
vous voyez sa conduite publique depuis ma der-
nière lettre; elle parle assez clair, ce me semble,
pour que je n aie plus besoin de rien dire.
Je vous dois cependant , madame , d'examiner
ce que vous m alléguez à ce sujet.
Que la fausse lettre du roi de Prusse soit de
M. d'AIembert, ami de M. Hume, ou deM. Wal-
pole , atni de M. Hume , ce n est pas au fond de
cela qu il s agit ; c est de savoir , quel que soit Fau-
teur de la lettre, si M. Hume en est complice.
Vous voulez que madame Dudefland ait travail-
lé à cette lettre ^ à la bonne heure r xnais deul
autres écrits, mis successivement dans les mêmes
papiers , et de la même main , ne sont sûrement
pas dé celle dune femme; et, quant à M. Wal-
pale, tout ce que je puis dire est quil faut assu-
rément que je mé connoisse mal en style pour
avoir pu prendre le françois dun Ânglois pour le
françois de M. d'Alémbert.
Votre objection , tirée du caractère connu de
M. Hume, est très forte , et m étonnera toujours:
il n'a pas fallu moins que ce que j ai vu et senti
d'opposé pour le croire. Tout ce que je peux con-
clure de cette contradiction est qu'apparemment
M. Hume n'a jamais haï que moi seul; mais aussi
quelle haine, quel art profond à la cacher et &
ANNÉE 1^66. 593
ras|ou vir? le même cœur p.ourroit-il aufBre à deux
passions pareilles ?
' . On vous marque que j ai voué àM.Huméuïie'
baine implacable , parcequïl veut me déshonorer
en me forçant d'accepter des biénîFaits. Savez^vous
bien* madame , ce que milord-màréchal,,à qui
vous me renvoyez, eût fait si on lui.eût dit pa-
reille chose? il eût répondu que cela n etoit pas
• vrai , et n eût pas même daigné m'en parler.'
Tout ce que vous ajoutez sur Thonneur que
meut fait une pension du roi d'Angleterre est
très juste; il est seulement étonnait que vous
, ayez cru avoir besoin de me dire ces cboseis-là\
Pour vous prouver , madanîe , que je pense
'exactement comme vous sur cet article ^ je vous
envoie ci-jointé la copie d'une lettre que j'écrivis',
il y a trois mois, à M. le général Conwai , et dans
laquelle j'étois même fort embarrassé, sentant
déjà les trahisons de M« Hume, et ne voulant ce-
pendant pas le notfimer. Il ne s'agit pas de'savoir
si cette pension m'eût été honorable , mais si elle
J'étoit assez pour que je dusse l'accepter à tout
p9x, même à, celui de l'infamie.
Quand vous me demandez quel est le sujet
qui ose solliciter son maître pour un homme
.qu'il veut avilir, vous ne voyez pas qu'il faisoif
de cette sollicitation son grandmoyen pofcrm'ac-
cuser bientôt de la plus noire ingratitude. Si M.
Hume eût travaillé publiquement à m'avihr lui-
même, vous auriez raison; mais il ne faut pas
supposer qu'il exécutoit avec bêtise un projet si
.17. .38
$94 CORftESPONDAMCE.
profotidëment médité : cette objection se^^oit
bonne encore, si, connu depuis lonç-temps de
M. Humé ^ j!avoi0 été inconnu du roi d'Angleterre
et de su cour; mais votre lettre même dit le con-
traire : cette affaire ne pou voit tourner, comme
elle a.fait, quà T^vantagede Ml' Hume. Totttela
cour d'Angleteri*e dit maintenant : Ce pauvre
homme ! Il croit que tout le monde lui ressemelé;
nous y avons été trompés comme lui.
Dans le plan qu'il fc'étoit fait , et qu il a si plei-
nement elLécùté, de pâroitre me servir en public
avec la pluf ^ande ostentation, et de me diffa-
mer ensuite avec la plus grande adresse , il devoit .
écrire et parler honorablement de moi. Youliez-
VDUs qu'il allât dire du mal d'un homme pour
lequel il affectoit tant d'amitié ? c'eût été se con-
tredire , et jouer très mal son jeu : il vouloit
parottre avoir été pleinement ma dupe; il pré
paroit l'objection que vous me faites aujour*-
d'hui. * *
Vous me renvoyez , sur ce que vous appelez
mes griefs, à milord-maréchal, pour en juger:
milord-maréchal est trop sage pour vouloir,
d'où il est, voir mieux que moi ce qui se passe
où je suis; et quand un homme, entre quatre
yeux m'enfonce à coups redoublés un poignard
dans l#8ein, je n'ai pas besoin, plur savoir s'il
m'a touché , de l'aller demander à d'autres.
Finissons pour jamais sur ce sujet , je vous
supplie. Je vous avoue, madame , tonte ma foi-
blesse. Si je savois que M. Hume ne ^Lit pas dé-
0 ANNÉE 1766. • SgS
tnasqué aVâDt sa mort, jaurois jpeine à croire
encore à la Providence.
Je me fais quelque scrupule de mêler dans une
même lettre des sujets si disparates; mais^ cette
atteinte de goutte que vous avez sentie, mais les
incommodités de vos enfants, ne me permettent
pas dé vous rien dire ici d'eux et de vous. Quant
à la goutte, il nest pas naturel «fu'elle vous mal-
traite beaucoup à votre âge, et j'espère que vous
en serez quitte pour un ressentiment passager ;
mais je nenvisage pas de même cette humeur
scrofuleuse, qui paroit avoir été transmise %
vos enfants par leur pèrej Tâge pubère les gué-
rira , comme je l'espère, ou rien ne les guérira;
et, dans ce dernier cas , je vois une raison déplus
de combler les vœux d un honnête homme qui
a toute votre estime, et qui mérite tout votre at-
tachement. Vos filles, malgré leur mérite, leur
naissance et leur bien, se marieront peut - être
avec peine, et peut-être aurez- vous vous-même
quelque scrupule de les marier. Ah! madame*,
les races de gens de bien sont si rares sur la terre !
voulez-vous en laisser éteindre une ? A la place
des simples et vrais sentiments de la nature,
^ on étouffe , on a fourré dans la société je ne
sais quels raffinements de délicatesse que je ne
sauroîssouffrir. Croyez-moi, croyez-en votre ami,
et Tami de toutes choses hoimêtes ; mariez-vous,
puisque votre âge et voire cœur le demandent ;
rintérêt même de vos filles' ne s'y oppose j^s.
Vos enfants dés deux parts auront les biens de
3$.
L
5g6 ♦ COKRESPOHDAKCE. ^
leur père j et ils auront de plus les uns dans les
antres un appui, que vous rendrez très solide
par rattachement mutuel que. vous leur saurez
ipspirer : mon intérêt aussi se mêle à ce conseil ,
je vous l'avoue ; je sens et j ai' grand besoin de
sentir qu'on n'est pas tout-à-feit misérable, quand
on a des amis heureux. Soyez-le l'un et l'autre ,
et l'un par l'auy^e ; qu'au milieu des afflictions
qui m'accablent , j'aie la consolation de savoir
que j'ai deux amis unis et fidèles qui parlent
quelquefois avec attendrissement de mes misères;
elles m'en seront moins rudes à supporter. Taime
^ envisager comme faite une chose qui doit se
faire. Permeltez-nnoi de vous conseiller , lorsque
vous^serez dans votre nouveau ménage , de bien
choisir ceux à qui vous accorderez l'entrée de
votre maison ; qu'elle ne soit pas ouverte à tout
le monde, comme la plupart des maisons de Paris.
Ayez un petit nombre d'amis sûrs , et tenez- vous^
en à leur commerce : ayez-en , si vous voulez ^
qui aient de la littérature, cela jette de l'agfé-
ment dans la société ; mais point de gens de let-
tres de profession, sur toute chose; jamais au-
cun auteur, quel qu'il soit. Souvenez-vous de
cet avis, madame; et soyez |ûre que si vous le
négligez vous vous en trouverez mal tôt ou tard.
Je n'ai pas la force d'étendre jusqu'à vous ma
résolution de ne plus écrire ; c'est une résolution
que j'avois pourtant prise , mais quii est impos-
sible à mon cœur d'eçécuter : je vou§ écrirai quel-
quefois, madame, mais rarement peut-être ; je
ANNÉE 1766, 597
voudrais Y{tren cela ^vous ne m'imitassiez pas.
Je ne dois pas vous affliger, et vous pouvez mç
consoler. Je vous prie de ne remettre vos lettres
ni à M. Coindret, ni à personne, mais de ies en-
.voyer vous-même sous 1 adresse enjointe, exac-
tement* suivie , sans gue mon nom y paroisse en
aucune façon : en prenant soin de faire affran-
chir les lettres jusqua Londres, elles parvien-
dront sûrement , et personne ne les euvrirs^que
moi; mais il faut tacher, par économie, d éviter
lès paquets , et décrire plutôt dos lettres simples
sur d aussi grand papier quon veujt ; car, que*
que grosse que soit une lettre simple, elle ne paye
que pour simple; mais la moindre enveloppe
renchérit le port exorbitamment. Le dernier pa-
quet de M. Goindet mra coûté »x francs de port :
je ne les ai pas regrettés assurément ; ce paquet
contenoit une lettre de vous , mais en tout ce qui
peut se faire avec économie, sans que la chose
ftille moins bien, je suis dans une position qui
m en rend le soin très utile. Au reste, je ne sais
pas qui peut vous avoir dit que j etois à viagt-
cinq lieues de Londres ; j en suis à cinquante-
bonnes , et j'ai mis quatre jours à les faire , ^aveo
les mêmes chevaux à la vérité. Recevez, madi^me,
les salutations de la plus tendre amitié.
598 CORBESPOKDAIICE.
A M. MARC-MI^ShEL KET,
WoottQi», août 1766.
• Je reçois , num cher compère j avec grand plai^
•ir, de ww noavdlea : limpossibilité de^rouver
nulle part ce repos après leouel mon cœur soa<-
pire inutilement m eût fait un scrupule de vous
donner des miennes, pour ne pas vous affliger.
D'ailleurs , voulant me recueillir en moi*-même^
autant qnil esttpossil^, et ne plus ritm savoir
âe ce qui se passe dans le monde par rapport à
moi 9 j'ai rompu t#ut commerce de lettres, hors
les cas d absolue nécessité : cela fera que je vous
écrirai plus jrarement désormais ; mais soyes sur
que mon attachement pour vous , et pour toutes
qui vous appartient, e$t toujours le même, et que
ce seroit une: grande consolation pour moi dans
la vieillesse qui s'approche, au milieu d un cor«
tége dedouleurs de toute espèce, d embrasser mk
chère filleultf avant ma mort.*
J ai su que vous aviez eu aussi quelques.affaires
•désagréaUes : j en étois^en peine ; et je vous au^
rois écrit à ce sujet , si vov^ ne m'aviez prévenu,
J augure, sur ce que vous ne m en dites rien,
que tout cela ua pas au des suites, et je m'en
réjouis de tout mon cœur ; mais mon amitié pour
vous ne me permet pas de vous taire mon sen-
timent sur ces sortes d affaires. Tandis que vous
commenciez et que vous aviez besoin de mettre,
pour ainsi dire, à la loterie, il vous convenoit
ée oourir qu^qu^a li^qu^a po^r«voM« avancer 9
mais inaintenant , qu^ vdtre maiaau est Uen
établie, qire vos afl^ire$, comme je le suppose ^^
sont en bon état, né les dérapgez pas p^r votro
faute ; jouissez eo paix de la fortune dont la Pro«
Tid^ce a4)éni votre travail ; et, au lieu d*expor»
ser le bien de vos enftmls et le vôtre, contentes^
TOUS de Venlretenir en sûreté, fl§nê plus vou«
permettra dentreprrises ba9ardeuse8. Voilà ^ mon
cher eomp^re, un conseil de lamitid, et je croi»
de la raison : si vous trouvez qu il soit à votns
usage, profite^en. *
Vos gazettea disent dooe que M. tiuroe e^
mon bienfaiteur, et que j« sui&son protçgé. Que
Dieu me préserve d'ôtrç SOM vent protégé* d« W
sorte, e% de* trouver en ma vie encore un pareil
bienfaiteur \ Je présume que cet article n est que
préparatoire, et qu^il en suivra "bientàt un te^
qond aussi véridique , ausai bumain , an^si jusft?.
Qu importe, mon cher çpmpère? IjaiaiMi dire,
et M. Hume , et les plénipotentiaires, et les pnia^
sances , et les ga9«tiei>8 » et U publie « et tQu^ le
monde; quils crient, qullp montraient, qn'ili
m iositltent , qu ils disent et fa96eot%ut ce qu ila
voudront : mon ame, en dépit d'eux, restera
toujours la même ; il n e#t pas au pouvoir de»
hommes de la çbauger. l^e pubUc défnrmeî^ eft
mort nour moi; je vont prie, quand vou» m'é^
crire?, de ne me reparler jamaia de #e quW y
,dit- •
* MM. Becket et de Hondt ne m'ont point parlé
6ob 'correspondance.
de la pension idê mademoiseUe 14e VasseUr; et
comme Tannée n'est pas écoulée, cela ne préisse
pas : mais je vous prie de ne vous servir jamais
de ces rnessieurs-, pour me rien envoyer, ni pour
rien qui me régarde; j ai senti , dans plus d'une
a£&ire, Tinfluence qiie M. Hume a su r eux. 11
vient de m en arriver une qui mérite d^être con-
tée. M. Dupe^où ayant jugé à pVopos de ni^en*
voyer mes livres , je Tavois peié de les adressera
ces messieurs , qui s étoient offerts. Ayant une col-
lection considérable d estampes , dont les droits ,
exigés à la rigueur, auroient passé mes ressour-
ces , je les priai de tàd[ier dé faire mitiger le droit , ^
dautai^t plus que la moitié de mes estampes ne . .
valant pas ce droit jaimerois mieux les abandon-
lier que de le payer sans rabais : ces messieurs
promettent de faire de leur mieux ; ils reçoivent
mes- livres, et, outre quinze louis de port, en
prennent quinze autres chez mon banquier pour
les frais ide douane, gardent et fouillent les li-
vres tant qui! leur plaît, sans me rien marquer
de leur arrivée , m envoient enfin sans avis un
ballot que je les avois priés de m envoyer sitôt
que les miens arriveroient. J'ouvre ce ballot où
mes estam|fes étoient ; je trouve les porté-feuille&
vides, et pas une seule estampe ni petite ni
grande, sans quils aient même daigné me mar-
quer ce quils en avoient fait: Ainsi j ai quinze
Ipuis de port, autant de douane , sans savoir sur
quoi, et pour cent%)uis d'estampes perdues^
ANNÉE 1766. 60/
«ans qu'il m'en reste une seule (i). Je ne sais sr
les*livres que vous avez vus doivent payer à
Xondres mille écus de douane; mais je sais bien
qucfsi je le& revends , comme il" le faut bien ,^e
n en retirerai pas la moitié de cette somme. Il
y a un seul article d une livre sterling (cest près
d'un louis) , pour une vieille guitare sourde,
brisée et pourrie , qui ma coûté six francs de
France /et dont je ne les retrouverai jamais;
cela ne se feroit pas à Alger, mais cela se fait
. à Londres , grâces aux bons soins de ces mes-
sieurs. Si je laisse long-^temps mes livres dans leur
magasin^ et s'ils me font payer à proportion pour
lentrepôt, ne le pouvant gas, je serai forcé de
Jeur laisser mes livres : ainsi j'aurai perdu par
leurs bons soins tous m^s livres , toutes mes es-
"^ tampès^ et trente louis d'argent comptant. Que
dites-vous de cela? Je crois que ces messj^rs
sont par eux-mêmes de fbrt honnêtes gens ; mais
je crois aussi qu a'mon égard ils cèdent trop à Tin-
* sdgation d'autrui : c est pourquoi je veux n'avoir
.avec eux , si je pujis , aucune sorte d'affaires, dp
peur de m en trouver toujours plus mal. Je cher-
cl^rai, si vous y consentez, à%ie prévaloir sur
vous, des trois cents francs de mademoiselle Le
Vasseur soit par. lettrcKie-change, soit en vous
envoyant d'Angleterre son reçu , en échange du-
(i) Ces estampes, déplacées des porte-feuilles qui les
eontenoient , se êont retrouvées dans un antre b^lLot^
»
602 g6r11C6PQNI»AI9CB.
quel vous en donnerez largent à célui'qui voiii
le remettra: * ^
Je dois avoir paraii^mes livrer uo exemplairt
«lïlr la musique du Dei^in du viliage : ù Youif^r*
998 tez à vouloir la faire Ngraver, je pourraÎB eor*
riger cet exemplaire, et vous louvoyer; mai» il
faut du teropâ^ non leuk^ientf our attendre Too^
cagion, mais pour le faire venir de Londie», par^
cequil faut que je donne commission' à qnel-»
qu'un de confiance d ouvrir la balle où tl est , pour
len tirer et me fenvoy^r ; ce qui ne peut se &ire
avant cet hiver. Je suis très fàêhé que vous pu-
bliiez ia Reine fantasque y pareeqûe cela peut
faire encore des tracasserie^ désagréables pour
vous et pour moi.
Guy ma écrit au sujet du Dictionnaire de Ma^
sique : il se plaint de vous et de vos propositions; *
qu^ trouve déraisonnables : je lui ai répondu
qu'il fit comme il lentetidroit ; que je vous ai**
mois fort tous les deui(, mais que de» affai^
res de libraire à libraire, je ne m en mêleroîa
de mes jours. Mille tendres salutations a ma«
dame Sey. J'embrasse la ckère petite et son cher
papa. ^ f
Voici une adresse dont il fiiut v^^ue servir àé^
sormais, quand vous m'émrez: ne faites point
d'enveloppe; et, quoique mon nom Ue paroisae
point sur la lettre , soyez fur que personne ne
l'ouvrira que moi, et quelle me parviendra Bure-
ment, pourvu que vous^uiviess exactiament la*
dresse, et que vous afiranchissiez jusqu'à Lon-
^9
ANNÉE 1766. Coî
dres, anns quoi les leltres pour les provîaces
d'Angleterre restent au rebut.
A M. D'IVËRNOn.
Wootton, le ï6 août 1766.
. Je suis extrêmement en peine de vous , man«
sieur, n ayant point dé vos nouvelles depuis Le
21 juin : je vous ai marqué , il est vrai , qiie je ne
vous écrirpis pas; mais, comme vorfs nétie» pas
dsins le même embarras que moi, je me^lattois
que mon silence ne produiront pas le vôtre ; et j W
père au moins, puisque vous ne m avez rien écrit •
de contraire à la promesse que vous m avez faite
de me venir voir cet ^tomne ^ que cette pror
mtsse sera exécutée : ainsi je vous attends au
..mois.d^ novembre, fâché seulement que vous
ne preniez pas une meilleure saison..
Je vous prie de voir, en passant k Lyon , ma-
dame Boy de La Tour, ma bonne amie, et sa
chère fille, et de m'apporter amplement de leurs
nouvelles : apprenez<-moi le rétjiblissément de la
première , et le bonheur de la seconde 4ans soi^
mariage ; rien ne manquera à mon plaisir en vous
embrassant: assurez -les de ma tendre et. con-
stante ^mitjé pour elles , et dites-leur que vous
leur expliquerez à votre retour pourquoi «je oe
leur ai pointécrit, moi qui pense continuellement
à elles, et pourquoi je n écris plus à personne,
^ors les cas de nécessité.
Vous ne manquerez pas, je vous prie, en pasc
6o4 CORRESPONDANCE.
sant à Paris, de voir madame la veuye Darhesne,
libraire , et M. Guy, à qui je compte envoyer une
lettre pour vous , où je rassefoMerai ce que je
peux avoir à y<ms dire d'ici à ce temps-là, con-
cernant votre voyage : en attendant, je vous pré-
viens de ne donner votre confiance à personne
à Londres, sur ce qui me 'regarde, mais de re-
mettre, s'il se peut, les affaires que «vous pour- •
riez avoir dans cette capitale à votre retour , où
vous pourrez a^ssi m y* rendre des services. Je
vous |irie aussi de ne m amener personne àe
Londres «qui que ce puisse être, et quelque pré-
• texte qu'ijs puissent prendre pour vous accompa-
gner : il suffira que vous preniez, pour la route,
un domestique qui sache la langue ; je ne vois
pas que vous puissiez vous en passer ; car dips
la route, ni dans cette contrée , personne ne sait
un seul mot de françors.
' Je ne vous envoie point cette lettrepar M. Lu-
cadou ; vous en saurez la raison quand nous nous
serons vus : ne me répondez pas non plus par
son canal;* mais ^envoyez votre lettre à M. Da- ^
peyrou , qui aura la bonté de me la faire parve-
nir ;' je vous avoue même que je desirerois que
M; liUcadou ne fut pas prévenu de votre voyage,
de crainte quil ne survint des (^stadiBs qui
vous empécheroient de lachever. Je ne puis vous
^1 dire ici davantage ; mais tout ce que je de-
sire pour ce moment le plus au monde est de
vous voir arriver en bonne santé. Je vous em»
Jbrasse.
.ANNÉE 1766, 6ô5
A M. DUPEYRGU.
t
Wootton,l.,e 16 août 1766.
Je De doute point, mon cher hôte, que les
choses incroyables que M. Hume écrit par^tout ne
vous soient parvenues, et je ne suis pas en peine
de lefFet quelles feront sur vous. Il promet. au
public une relation de ce qui s est passé entre lui
et moi avec le recueil des lettres. ^i ce recuejl est
fait fidèlement , vous y verrez dans celle que je
lui ai écrite le 10 juillet un ample détail de: sa
conduitcet de la mienne , sur lequel vous pour-
fez ju|;er entre nous ; mais comme infaillible^
ment il ne fera pas cette publication , du moins
sans les falsifications les^lus énormes, je me ré-
serve à vous mettre au fait, par le retour de
M. d'Ivçrnois ; car vous copier maintenant cet
immense recueil , c est ce qui ne m est pas possi-
ble , et ce seroit rouvrir, toutes mes plaies : j'ai
besoin d'un peu de trêve pour reprendra mes
forces prêtes à pie manquer; du reste je le laisse '
déclamer dans le public , et s'emporter aux in-^-
» jures les ylus brutales ; je ne sais point quereller
en charretier: j'ai un défenseur dont les opéra-
tions sont lentes , mais sûres ^ je les attends,et je
me tais.
Je vous dirai seulement un mot sur une pen-
'sion du roi d'Angloterre dont il a été question ,
et dont vous m'aviez parlé vousr-même: je ne
vous répondis pas sur cet article, non seulement
6o6 CORRESPftNDANCE.
à cause du secret que M. Hume exigeoit , au nom
du roi, et que je lui ai fidèlement gardé jusqua
dk quil Tait publié lui-même, mais parceque,
n ayant jamais bien compté sur cette pension , je
né voulois vous flatter pour moi de cette espé-
rance que quand je serois assuré de la voir rem-
plir. Vous sentez que rompant* avec M. Hume,
après avoir découvert ses trahisons , je ne pou'^
vois sans infamie accepter des bienfaits qui me
venoient par Ii)^ : il est vrai que ces bienfaits et ces
trahisons semblent s'accorder fort mal ensemble;
tout cela' s'accorde pourtant fort bien. Son plan
étoit de me servir ^publiquement avec la plus
grande ostentation ^ et de me diffamer eu secret
avec la* plus grande adresse : ce dernier objet a
été parfaitement rempli. Vous aurez la clef de.
tout cela: en* attendant, comme il publiepar-
tout quaprès avoir accepté la pension je 1 ai
malhonnêtement refusée, je vous envoie une
copte de la lettre qi;ie j'écrivis à ce sujet au mi-
nistre , par laquelle vous verrez ce qu'il en est.
Je reviens maintenant à ce «que vous m'en avez
écrit.
Lqrsqu'on vous marqua que la pension m'a- t
voit été offerte , cela étoit vrai ; mais lorsqu'on
ajouta que je lavois refusée ^ cela étoit parfaite-
ment faux ; car, au contraire , sans aucun doute
alors sur la sincérité de M. Hume, je ne mis,
pour accepter cette pension, qu une condition
unique , savoir l'agrément de milord-maréchal ,
que, vu ce qui s'étoit passé à Neuchate], je ne
AïïHÉfe 1766. ^ 607
pouvois me Hiapênser d'obtenir. Or, noiîs avions
eu cet agrément avant mon départ de Londres;
il ne restoit de la partie la cour qu à terminer
laffaire ^ ce ({ue je n espéroiê pourtant pas beau-
coup; mais ni dans ce temps-là, ni avant, ni
après, je nen ai parlé à qui que ce fut au lyonde,
hors le seul milord-maréchal, qui sûrement m'a*
gardé le secret : il faut donc que ce secret ait été
ébruité de |a part de M. Hume. Or, comment
M. Hume a-t-il pu dire que j'avois refusé, puis*^
que cela étoit faux , et qu aloi^ ipon intention
n etoit pas même de refuser ? Cette anticipation
ne montrë-t-elle pas qu'il savoit ^ue je serois
bientôt forcé à ce refus, et qu'il entroit même
dans Ion projet de m'y forcer, pour, amener le^
choses au point où il Içs a mises? La chaîne de
tout cela îne paroit importante à suivre pour le
travail dont je suis occupé; et si vous pouviee
parvenir à rembnter, par votre ami^ à la source
de ce qu'il vous écrit, vous rendriez un grand ser-
vice à la chose et à moi-même. «
Les choses qui se passent en Angleterre à mon
égard sont, jc^vous assure, hors de toute ima-
gination: j'y suis dans la plus complète diffama-
tion oii il soit ppssible d être, sans que j'aie donné
a cela la moindre occasion , et sans que pas une
ame puisse dire avoir eu personnellement )k
moindre mécontentement de moi. Il paroitmain*
tenant que le projet de M* Hume et de ses asso<«
âéê est de me couper toute ressource , \|}nte
communication avec le continent . et de me faire
6o8 COBRÉSPONDANCÈ.
périr ici de douleur et de misère. J espère qu'ils
ne réussiroat pas : mais deux cnoses me fout
trembler: Tune est quil^ travaillent avec fol'ce
à détacher de moi M. Davenport , et q^e , s'ils y
réussissent , je suis absolument sans asile , et saus
savoir que devenir ; lautre , encore plus ef*- ^
• frayante, est quil faut absolument que, pour
ma correspondance avec vous , j aie un commis-
sionnaire à Londres, à cause de F^fFranchisse-
ment jusqu'à cette capitale, qu'il ne m'est pas
possible de f^ire ici ; je me sers pour cela d'un
libraire que je ne connois point, mais qu'on
m'assure être fort honnête homme: si par quel-
que accident cet homme venoit à me manquer,
il ne me reste personne à qui adresser mes lettres
en sûreté , et je ne saurois plus comment vous
écrire: il faut espérer que cela' n'arrivera pas;
mais, mon cher hôte, je suis si malheureux! il
ne me faudroit que ce dernier cbup^ .
' Je tâche de fermer de tous côtés la porte aux
.nouvelles affligeantes; je ne Us plus aueiin 'pa*^
pier public; je ne réponds plus à aucune lettre,
ce qui doit rebuter à la fin de m'en écrire ; je ne
parle que de choses indifFéreâtes au seul voisin
avec Jiequel je converse, parcequ'il est le seul
qui parle françois. Il ne m'a pas été ptjssible', vu
Ip, cause , de n'être pas affecté de cette épouvanf-
table révcilution , qui , je n en doute pas ^ a gagné
toute l'Europe; mais cette émotion a peu duré;
la sérénité est revenue, et j'espère qifelle tien-
dra : car il me paroit difficile qu'il m'arrive dé-
ANNÉE 1766. 609
formais aucun malheur imprévu. Pour vous,
mon cher hôte , que tout cela ne vous ébranle
pas: j'ose vous prédire qu un jour FEurope por-
tera le plus grand respect à ceux qui en auront
conservé pour moi dans mes disgrâces.
A MADAME LA COMTESSE DE BOUFFLERS.
Woot ton 5 le 3o août 1 766.
Une chose me fait grand plaisir, madame,
dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire le 27 du mois dernier, et qui ne m'eât
parvenue que depuis peu de jours ; c'est de con-
noître à son ton que vous êtes en bonne santé.
Vous dites, madame, n'avoir jamais vu de
lettre semblable à celle que j'ai écrite à M. Hume;
cela peut être , car, je n'ai, moi , jamais rien vu
de semblable à ce qui y a donné lieu : cette lettre
ne ressemble pas du moins à celles qu'écrit
M. Hume, et j'espère n'en écrire jamais qui leur
ressemblent.
Vous me demandez quelles sont les injures
dont je me plains. M. Hume m'a forcé de lui dire
que je voybis ses manœuvres secrètes , et je l'^i
fait; il m'a forcé d'entrer là-dessus en explica-
tion, je l'ai fait encore, et dans le ^lus grand
détail. Il peut vous rendre compte de tout cela,
madame; pour moi , je ne me plains de rien.
Vous me reprochez de me livrer à d'odieux
soupçons: à cela je réponds que je ne me livre
point à des soupçons: peut-être auriez-vous pu,
17' ^9
6lO GOREESPONDANGE.
madame , prendre pour vous un ^eu des leçoni
que vous me donnez, netre pas si facile à croire
qu« je croyois si facilement aux trahisons , et
vous dire pour moi une partie des choses que
vous voulez que je me dise pour M. Hume.
" Tout ce que vous m alléguez en sa faveur
forme un préjugé très fort, très raisonnable,
d un très grand poids , sur-tout pour moi , et que
je ne cherche point à combattre; mais les pré-
jugés ne font rien Contre les faits. Je m abstiens
de juger du caractère de M. Hume, que je ne
connois pas; je ne juge que sa conduite avec
moi que je connois. Peut-être suis-je le seul
homme quil ait jamais hàï; mais aussi quelle
haine! Un même cœur suffiroit-il à deux comme
celle-là?
Vous vouliez que je me refusasse à l'évidence ,
cest ce que j ai fait autant que j.ai pu; que je
démentisse le témoignage de mes sens , cest un
conseil plus facile à donner qua suivre; que. je
ne crusse rien de ce que je sentois; que je con-
sultasse les amis que j ai en France : mais si je
ne dois rien croire de ce que je vois et de ce
que je sens ils le croiront bien môina encore,
eux qui ne le voient pas, et qui le sentent en-
core moiis. Quoi, madame! quand un homme
vient entre quatre yeux m enfoncer , à coups re-
doublés, un poignard dans le sein , il faut, avant
doser lui dire quil mcvirappe, que j aille de-
mander à d autres s'il ma frappé?
L'extrême emportement que vous trouvez dan«
ANNÉE 1766., 6u
ma lettre me fait présumer , madame , que vous
n êtes pas de sang froid vous-même , ou que la
copie que vous avez vue est falsifiée. Dans la cir-
constance funeste où j ai écrit cette lettre, et où
M. Hume, m a forcé de fécrire, sachant bien ce
qu'il en vouloit faire , j'ose dire qu'il falloit avoir
une ame forte pour se modérer à ce point. Il
n'y a que les infortunés qui sentent combien ,
dans l'excès d'une afQiction de cette espèce, il
est difficile d'allier la douceur avec la douleur.
M. Hume s'y est pris autrement, je l'avoue;
tandis quen réponse à cette même lettre il m'é-
crivoiten termes décents et même honnêtes; il
écrivôit a M. d'Holback et à tout lé monde en
termes un peu différents. Il a rempli Paris, la
France, les gazettes, lEurope entière, de choses
que ma plume ne sait pas écrire , et qu elle ne ré-
pétera jamais: étoit-ce comm€ cela, madame,
que j'aurois dû faire?
Vous dites que j'aurois dû modérer mon em-
portement contre un homme qui m'a réellement
s^rvi. Dans la longue lettre que j'ai écrite , le 10
juillet, à M. Hume, j ai pesé avec la plus grande
équité les services qu'il ma rendus : il étoit digne
de moi d'y faire par-tout pencher la balance en
8a faveur, et c'est ce que j'ai fait : mais quand
tous ces grands services auroient eu autant de
réalité que d'ostentation, s'ils n'ont été que des
pièges qui couvroicnt les plus noirs desseins , je
ne vois pas qu'ils exigent une grande reconnois-
sance.
39.
6l 1 CORRESPOHD A2VCE.
Les liens de t amitié sont respedables même
saprès qu ils sont rompus i cela est vrai , mais cela
suppose que ces liens ont existé : malheureuse-
ment ils ont existé de ma part ; aussi le parti que
j ai pris de gémir tout bas et de me taire est-il
îefiet du respect que je me dois.
Et les seules apparences de ce sentiment le soîU
aussi. Voilà, madame, la plus étonnante maxime
dont j aie jamais entendu parler. Comment? sitôt
quun homme prend en public le masque de
lamitié, pour me nuire plus à son aise, sans
même daigner se cacher de moi , sitôt quH me
baise en m assassinant, je dois noser plus me
défendre, ni parer ses coups, ni nt'en plaindre,
pas même à lui! Je ne puis croire que c est là
ce que vous avez voulu dire : cependant en re-
lisant ce passage dans votre lettre, je ny puis
trouver aucun autre sens.
Je vous suis obligé, madame, des soins que
vous voulez prendre pour ma défense , maïs je
ne les accepte pas : M. Hume a si bien jeté le
masque, qua présent sa conduite parle et dit
tout«à qui ne veut pas s aveugler; mais quand
cela ne seroit pas , je ne veux point qu on me jus-r
tifie, parceque je n ai pas besoin de j ustification ,
et je ne veux pas qu'on m excuse, parceque cela
est au-dessous de moi; je souhaiterois seulement
que, dans Fabyme de nialbeurs où je suis plongé ,
les personnes que j'honore m'écrivissent des letr
très moins accablantes, afin que j eusse au moins
/.'
. AJïNÉE 17.66: 6r5
là consolation de consenrer pour elles tous le»
sentiments quelles in ont inspirés.
A M. D'IVERNOIS.
Wootton , le 3o août 1766*
J ai lu, monsieur, daps votre lettre du 3i juil-
let , larticle de la gazette que vousy avez trans-
crit, et sur leqjuel vous me demandez des in-^
structions pour ma défense. Eh ! de quoi Je vou»
prie, voulez- vous me défendre? de laccusation
d'être un infâme? Mon bon ami , vous n'y pense»
pas : lorsqu'on vous parlera de cet article , ^t des^
étonnantes lettï*es qu'écrit M. Hume , répondez
simplement: Je connois mon ami Rousseau, de
pareilles accusations ne sauroient le regarder:
du reste, faites comme moi, gardez le silence,
et demeurez en repos: sur-tout ne me parlez plus
de ce qu'on dit dans le public et dans les gazet-
tes ; il y a long-temps que tout cela est mort pour
moi.
. Il y a cependant un point sur lequel jie désire
que mes amis soient instruits , parcequ'ils pour-
roient croire , comme ils ont fait quelquefois^ et
toujours à tort, que des principes outrés me
conduisent à des choses déraisonnables. M. Hume
a répandu à Paris et ailleurs que j'avois refusé
brutalement une pension de deux mille francs
du roi d'Angleterre, après l'avoir acceptée: je
n'ai jamais parlé à personne de cette pension
6l4 GORbESPONDANCK.
que le roi ^ouloit qui fut secrète , et je n'en au-
rois parlé de ma vie, si M. Hume neût com-
mencé. L'histoire en seroit long;ue à déduire dans
une lettre ; il suffit que vous sachiez comment
je m en défendis , quand , ayant découvert les
manœuvres secrètes de ]Vf • Hume , je dus ne rien
accepter par la médiation d un homme qui me
trahissoit. Voici , monsieur , une copie de la let-
tre que j'écrivis à ce sujet à M. le général Conwai,
secrétaire d'état. J etois d autant pliis embarrassé
dans cette lettre que, par on excès de ménage-
tuent, je jie voulois ni nommer M. Hume, ni
dire mon vrai motif: je lerivoie pour que vous
jugiez ) quant à présent , d'une seule chose , si j'ai
refusé malhonnêtement. Quand nous nous ver-
rons, vous saurez le reste: plaise à Dieu que ce
soit bientôt ! Toutefois , ne prenez rien sur vos
affaires d'aucune espèce: je puis attendre, et,
dans quelque temps que vous veniez, je vous
verrai toujours avec le même plaisir. Je me rap-
porte en toute chose à la lettre que je vous ai
écrite, il y a une quinzaine de jours, par voie
d'ami ; je vous embrasse de tout mon cœur.
P. 5. Il faut que vous ayez une mince opinion
de mon discernement, en fait de style, pour
vous imaginer que je me trompe sur celui ue
M. Voltaire, et que je prends pour être de hii ce
qui nVîd est pas; et il faut en revanche que vous
ayez une haute opinion de sa bonne foi , po^^
CW)ire que dès qu'il renie un ouvrage t'est une
preuve qu'il n'est pas de lui.
AIINÉE 1766. 61 5
A MADAME LA DUCHESSE DE PORTLÂND.
V
Wootton , le 3 septembre 1 766.
Madame,
Quand je n aurois eu aucun goût pour la bo-
tanique , les plantes que M. Granville ma remi-
ses de votre part m'en auroîent donné ; et , pour
mériter les trésors que je tiens de vous , je vou-
droià apprendre à les connottre : mais , madame
la duchesse, il me manque le plus essentiel pour
cela , et ce n est pas assez pour moi de vos hevw
bes, il me faudroit de plus vos instructions; que
ne suis«»je à portée den profiter quelquefois ! Si,
<»>mmençant trop tard cette étude, je navois
jamais Thonneur de savoir , j aurois du moins le
plaisir dapprendre, et celai d apprendre auprès
de vous : j y trouverois cette précieuse sérénité
dame, que donne la contemplation des mer<»
veilles qui nous entourent; et, que j en devinsse
ou non meilleur botaniste , j en deviendrois sû-
rement et plus sage et plus heureux. Voilà , ma*
4ame la duchesse , un bien que j aime à cher-
cher à v<)tre exemple , et qu on ne recherche
iamais en vain : plus lesprit s éclaire et s'instruit,
plus le coeur demeure paisiUe ; Fétude de la na-
tu re nous détache de nous-mêmes et nous élève
à son auteur .|p!est en ce Sens qu on devient
"vraiment philosophe; cest ainsi que l'histoire
naturelle et la botanique ont un usage pour la
sagesse et pour la vertu. Donaer le change à noé
6e6 GOBHESPONDAirCK.
passions par le goût des belles connoissanoes,
c est enchaîner les amours avec des liens de fi6urs.
Daignez ^ madame la^ duchesse , recevoir ai^ec
bonté mon profond respect.
A M. RODSTAN.
Wootton, le 7 septeiobre 1766*
. . Vous méritez bien , monsieur, l'exception que
je fais pour vous de très bon cœur au. parti que
j ai pris de rompre toute correspondance de let-
tres, et de n'écrire plus à personne, hors les cas
de nécessité. Je ne veux pas vous laisser un mo-
ment la fausse opinion que je ne vois en vous
qu un homme d'église , et j ajouterai que je suis
bien éloigné de voir .les ecclésiastiques en gAié-
ral de Tceil que vqus supposez; ils sont bien
moins mes ennemis que des instruments aveu-
gles et ostensibles dans les mains de mes eune-
mis adroits et cachés. Le clergé catholique , qui
seul avoit à se plaindre de moi , ne ma jamais
fait ni voulu aucun mal ; et le clergé protestant,
qui n'avoit qu'à s'en louer, ne m'en a fait et vou-
lu que parcequ'il est aussi stupide que to artisan,
et qu'il n'a pas vu que ses ennemis et les miens
le faisoient agir pour me nuire contre tous ses
vrais intérêts. Je reviens à vous , monsieur , pouf
qui mes sentiments n'ont poin%phaDgé , parce-
que je crois les vôtres toujours les njèipes, et que
les hommes de votre étoffe prennent moins 1 es-
prit de leur état qu'ils n'y portent le leur. Jcï^^
ANNÉE 1766. 617
pas craint que les clameurs de M. Hume fissent
impression sur vous, ni sur M. Abaua^it, ni sur
aucun de ceux qui me connoissent ; et , quant au
public , il est mort pour moi; ses jugfements in-
sensés Font tué dans mon cœur: je ne conndis
plus d autre bien que celui de la paix de lame ,
e% des jours achevés en repos , loin du tumulte
et des hommes ; et si les méchants ne veulent
pas m'oublier 9 peu m importe; pour moi , je les
ai parfaitement oubliés. M. Hume, en macca*
blant publiquement des outrages que vous savez,
a promis de publier les faits et les pièces qui les
autorisent. Peut-être voudroit-il aujourd'hui
n avoir pas pris cet engagement , mais il est pris
enfin: sïl le remplit, vous trouverez dans sa re-
lation Téclaircissement que vous demandez; s'il
ne le remplit pas, vous en pourrez jugei: pâr-là
même : un tel silence, ajprès le bruit qu'il a fait,
^seroit décisif. Il faut, monsieur, que chacun ait
^on tour; c est à présent celui de M. Humé: le
mien viendra tard ; il viendra toutefois , je m'en
fie à la. Providence. J'ai un défenseur dont les
opérations sont lentes, mais sûres; je les at-
tends, et je me tais. Je suis touché du souvenir
de M. Abàuzit et de ses obligeantes inquiétudes :
, saltiéz^lè tendrement et respectueusement de ma
part; marquez-lui qu'il ne se peut pas qu'un
homme qui sait honorer dignement la vertu , en
soit dépourvu lui-même: assurez-le que, quoi
que puissent faire et dire, et M. Hume, et les
gazetiers , et les plénipotentiaires , et toutes les
6l8 CORRESPONDANCE.
puissances de la terre , mon ame restera toujours
la même: elle a passé par toutes les épreuves, et
les a soutenues ; il nest pas au pouvoir des
hommes de la changer. Je vous remercie de lof-
fre que vou3 me feites de m 'instruire de ce (jui se
passe ; mais je ne laccepte pas : je ne prévois que
trop ce qui arrivera , comme j ai prévu tout ce
qui arrive. La bourgeoisie n a démenti en rien
la haute opinion que j'avois délie; sa conduite,
toujours sage, modérée, et ferme dans d aussi
cruelles circonstances, o£Pre un exemple petite
être unique , et bien digne d être célébré. Jamais
Us nont mieux mérité de jouir de la liberté
quau moment qu'ils la perdent; et }ose dire
qu'ils effacent la gloire de ceux qui lai leur ont
acquise. Vous devriez Inen , monsieur , fermier là
noble entreprise de célébrer ces hommes magna*
Himes , en disant Voraiton funèbre de leur li-
berté : votre cœur seul , même sans vos talents,
suffiroit pour vous faire exécuter supérieure*
ment cette entreprise ; et jamais Isocrate et Dé-
mosthène n ont traité de plus grand sujet. Fai'-
tes-le, monsieur, avec majesté et simplicité; ne
TOUS y permettez ni satire ni invective , pas un
mot choquant contre les destructeurs de la répiv-
blique; les faits, sans y ajouter de réflexion,
quand ils^ seront à leur charge. Détournez V06
regards* de l'iniquité triomphante , et ne voyes
que la vertu dans les fers. Imitez cette ancienne
prêtresse d'Athènes , qui ne voulut jamais pro-
noncer d'impréeations contre Akibiade^ disaof
ANNÉE 1766. 619
quelle étoit ministre des dieux, non pour ex-
communier et maudire ; mais pour louer et
bénir.
A MILORD-MARÉCHAL.
7 septembre 1766.
Je ne puis vous exprimer, milord, à quel
point, dans les circonstances où je me trouve,
je suis alarmé de votre silence. La dernière lettre
que j ai reçue de vous étoit du.... Seroit-il possi-
ble que les terribles clameurs de M. Hume eus-
sent fait impression sur vous, et m eussent, au
milieu de tant de malheurs, été la seule consola-
tion qui me restoit sur la terre? Non , milord ,
cela ne peut pas être; votre ame ferme ne peut
être entraînée par lexemple de la foule; votre
esprit judicieux ne peut être abusé à ce point.
Vous n'avez point connu cet homme , personne
ne l'a connu , ou plutôt il n est plus le même. !!•
na jamais haï que moi seul; mais aussi quelle
haine ! un même cœur pourroit'41 suffire à deux
comme celle-là? Il a marché jusqu'ici dans les
ténèbres , il s'est caché ; mais maintenant il se
montre à découvert. Il a rempli l'Angleterre, la
France, les gazettes, l'Europe entière, de cris
auxquels je ne sais que répondre, et d'injures
dont je me croirois digne si je daignois les re-
pousser. Tout cela ne décèle-t-il pas avec évi-
dence ie but qu'il a caché jusqu'à présent avec
tant 4e soin? Mais laissons M. Hume; je veux
l'oublier malgré les maux qu'il ma faits : seule-
/
620 CORRESPONDANCE.
ijient quil ne m'^e pas mon père; 'cette perte
est la seule que je ne pourrois supporter. Avez* '
vous reçu mes deux dernières lettres. Tune du
20 juillet et l'autre du 9 août? Ont-elles eu le
bonheur d échapper aux filets qui sont tendus
tout autour de moi , et au travers desquels peu
de chose passe,? , Il parott que. Imtention de
mon persécuteur et de ses amis est de m'àter '
toute communication avec le continent, et de
me faire périr ici de douleur et de misère ; leurs
mesures sont trop bien prises pour que je puisse
aisément leur échapper. Je suis préparé à tout
et je puis tout supporter hors votre silence. Je
m adresse à M. Rougemont; je ne.connois que
lui seul à Londres à qui j ose me confier :. s'il me
refuse ses services, je suis sans ressource et sans*
moyens pour écrire à mes amis. Ah , milord \
qu'il me vienne une lettre de vous , et je me con-
•sole de toute le rçste !
A M. RICHARD DAVENPORT.
Wootton , le 1 1 septembre 1766.
Après. le départ, monsieur, de ma précédente
lettre , j'en reçus enfin une de M. Becket : il me
marque que les estampes sont dans une des au-
tres caisses ; ainsi je n'ai plus rien à dire: mais
vous m'avouerez que , ne les trouvant pas dans
la caisse où elles dévoient être , et trouvant. les
porte-feuilles vidi^s , .il étoit assez naturel que je
les' crusse perdues. Il m^e reste à vous faire mes
ANNÉE 1766. 621
excuses de vous avoir donné pour cette affaire
bien de lembarras mal-à propos. <
Vous recevez si bien vos hôtes et votre habi-*
tation me parolt si agréable , que j ai grande en^
vie de retourner vous y voir l^nnée prochaine.
Si vous n étiez pas pressé pouf la plantation dé
votre jardin et que vous voulussiez attendre jus-
qu'à Tannée prochaine, il me viehdroit peut-
être quelques idées, car quant à présent j ai l'es-
prit encore trop rempli de choses^ tristes , pour
qu aucune idée agréable vienne s y présenter;
mais lasile où je suis et la vie douce que j y
mène m en rendront bientôt, quand rien du de-*
hors ne viendra les troubler. Puissé-je être ou-
blié du public, comme je loublie! Quoi que vous
en disiez, je préfërerois et je croirois faire une
chose cent fois plus utile de découvrir une seule
nouvelle plante, que de prêcher pendant cin-
quante ans. tout le genre humaini
Nous avons depuis quelques jours^ un bien
mauvais temps , dont je serois moins affligé , si
jespérois qu'il ne s'étendît pas jusqu'à Daven-
port. J'en salue de tout mon cœur les habitants
et sur-tout le bon et aimable maître..
A MILÔRD-MARÉCHAL.
Wootton, le 27 septembre 1^66.
Je n'ai pas besoin , milord , de vous dire com-
bien vos deux dernières lettres m'ont fait de plai-
sir et in'étoient nécessaires. Ce plaisir a pour^
623 CORRESPONDANCE.
tant été tempéré par plus cTun article, par un
sur-tout -auquel je réserve une lettre exprès, et
aussi par ceux qui regardent M. Hume, dont je
ne saurais lire le nom ni rien- qui s y rapporte,
sans un serrement de càeur et un mouvement
convtrisif , qui fait pis que de me tuer , puisqu'il
me laisse vivre. Je ne chercha point, milord , à
détruire Fopinion que vous avez de cet homme,
ainsi que toute FEurope; mais je vous conjure
par votre cœur paternel de ne me reparler ja-
mais de lui sans la plus grande nécessité.
Je ne puis me dispenser de répondre à ce qUe
vous m en dites dans votre lettre du 5 de ce mois.
Je vois avec douleur , me marquez-vous, que
vos ennemis mettront sur le compte df M. Hume
tout ce qu'il leur plaira d'ajouter au démêlé
d'entre vous et lui. Mais que pourroient-ils faire
de plus que ce quil a fait lui-même? Diront-ils
de moi pis qu il n en a dit dans les lettres qu'il
a écrites à Paris, par toute FEurope, et quil a
Élit mettre dans toutes les gazettes? Mes autres
ennemis me font du pis qu ils peuvent et ne
s en cachent guère; lui fait pis qu eux et se cache,
et c est lui qtii ne manquera pas de mettre sur
leur compte le mal que jusqu'à ma mort il ne
cessera de me faire en secret.
Vous me dites encore , milord , que je trouve
mauvais que M. Hume ait sollicité la pension
du roi d'Angleterre à mon insu. Comment avez-
vous pu vous laisser surprendre au point d'aflfir
mer ainsi ce qui n est pas ? Si cela étoit vrai , je
. AKNÉE 1766. 623
seroi& un extravagant , tout au moins ; mais
rien n'est plus faux. Ce qui m'a fâché, cetoit
qu avec sa profonde adresse il se soit servi de
cette pçnsion , sur laquelle il revenoit à mon in-
su, quoique refusée, pour me forcer de lui mo-
tiver mon refus et de lui faire la déclaration
qu'il vouloit absolument avoir et que je voulois
éviter, sachant bien l'usage qu'il en vouloit faire.
Voilà, milord, l'exacte vérité, dont j'ai les preu-
ves et que vous pouvez affirmer.
Grâces au ciel j'ai fini quant à présent sur ce
qui regarde M. Hume. Le sujet dont j'ai main-
tenant à ^ous parler est telque je ne puis me ré-
soudre à le mêler avec celui-là dans la même let-
tre, je le réserve pour la première que je vous
écrirai. Ménagez pour moi vos précieux jours,
je vous en conjure. Ah ! vous ne savez pas , dans
l'abyme de malheurs où je suis plongé, quel se-^
l'oit pour moi celui de vous survivre!
A MADAME ***.
Wootton , le 27 septembre 1766.
Le cas que vous m'exposez, madame, est dans
le fond très commun, mais mêlé de choses si ex-
traordinaires, que votre lettre a lair d'un romam
Votre jeune homme n'est pas de son siècle ; c'est
.un prodige ou un monstre. H y a des monst-res
dans ce siècle , je le sais trop , mais plus vils quç
courageux et plus fourbes que féroces. Quant
aux prodiges, on en voit si peu quç ce n'est pas
624 CORRESPONDANCE.
la peine d'y croire ; et si Gassius* en est un de
force d ame , il n en est assurément pas un de
bon sens et de raison.
Il se vante de sacrifices qui ^ quoiquilsi» fassent
horreur , seroient grands s'ils étoient pénibles ,
et seroient héroïques s'ils étoient nécessaires,
mais où, faute de lune, et de lautre de ces condi-
tions, je ne vois quune extravagance qui me
faittrès mal augurer de celui qui les a faits. Con-
venez, madame, qu'un amant qui oublie sa
belle dans un voyage , qui en redevient amou-
reux quand il la revoit, qui l'épouse et puis qui
s'éloigne , et l'oublie encore , qui promet sèche-
ment de revenir à ses couches et n'en fait rien,
qui revient enfin pour lui dire qu'il l'abandonne,
qui part et ne lui écrit que pour confirmer cette
belle résolution ; convenez , dis-je , que si cet
homme eut de l'amour , il n'en eut guère , et
que la victoire dont il se vante avec tant de
pompe lui coûte probablement beaucoup moins
qu'il ne vous dit.
Mais , supposant cet amour assez violent pour
se faire honneur du sacrifice , où en est la néces-
sité? c'est ce qui me passe. Qu'il s'occupe du su-
blime emploi de délivrer sa patrie, cela est fort
beau, et je veux croire que cela est utile; mais
ne se permettre aucun sentiment étranger à ce
devoir , pourquoi cela ? Tous les sentiments ver-
tueux ne s'étayentrils pas les uns lies autres , et
peut-on en détruire un sans les afibiblir tous?
J'ai cru hng-temps^ dit-il , combiner mes iiffec^
ANNÉE 1766. 625
tions ayec mes devoirs. Il n y a point là de com^
binaisons à faire ^ quand ces affections elles-
mêmes sont des devoirs. V illusion cesse , et je
'vois qiHun vrai citoYen doit les abolir. Quelle est
donc cette illusion , et où a^^t^il pris cette affreuse
maxime? S il est de tristes situations dans la jie,
s'il est de cruels devoirs qui nous forcent quel-
quefois à leur en sacrifier d autres, à déchirer
notre cœur pour obéir à la nécessité pressante^
ou à Tinflexible vertu, en est-il, en peut-il jamais
être qui nous forcent d'étouffer des sentiments
liussi légitimes que ceux de Famour filial , con-
jugal , paternel; et tout homme qui se fait une
expresse loi de n être plus ni fils , ni mari , ni
père, ose-t-il usurper le nom de citoyen , ose-t-il
' usurper le nom d'homme?
On diroit, madame, en lisant votre lettre,
qui! s'agit d'une conspiration. Les conspirations
peuvent être des actes héroïques de patriotisme,
et il y en a eu de telles; mais presque toujours
elles ne sont que des crimes punissables , dont
les auteurs songent bien moins à servir la patrie
qu'à l'asservir , et à la délivrer de ses tyrans qu'à
letre. Pour moi, je vous déclare que j%ne vou-
drois pour rien au monde avoir trempé dans la
i conspiration la plus légitime ; parceque enfin ces
sortes d'entreprises ne peuvent s'exécuter ^âns
I troubles, sans désordres , sans violences, quel-
quefois sans effusion de sang, et qu'à mon avis
t le sang d'un seul homme est d'un plus grand
\ prix que là liberté de tout le genre humain. Ceux
17. 40
$20 CORRESPONDANGE.
qui aîmeol siocèremeDi la liberté n ont pas oe^
soin , pour la trouver , de tant de machines ;
et , s^ns causer ni révolutions ni troubles , qui-»
conque veut être libre lest en effet.
Posons toutefois cette grande entreprise corn**
me un devoir sacré qui doit régner sur tous les
autres, doit-il pour cela les anéantir, et ces di&
férents devoirs sont-ils donc à tel point incom-*
patibles qu'on ne puisse servir la patrie sans re-
noncer à rhumanité? Votre Gassius est-il donc
le premier qui ait formé le projet de délivrer la
sienne, et c^ux qui Font exécuté Font-ils fait au
prix des sacrifices dont il se vante? Les Pélopidas,
les Brutus, les vrais Cassius et tant d autres,
oi^t-ils eu besoin d abjurer tous les droits du sang
et de la nature pour accomplir leurs nobles des»
seins ? y eut-il jamais de meilleurs fils , de meil-
leurs maris , de meilleiirs pères que ces grands
hommes? la plupart , au contraire , concertèrent
leurs entreprises au sein de leurs familles; et
Qrutus osa révéler , sans nécessité , son secret à
sa femme, uniquement parcequ'il la trouva digne
d en être dépositaire. Sans aller si loin chercher
des exemples , je puis , madame , vous en citer
un plu^ moderne d un héros à qui rien ne lûan*
que pour être à côté de ceux de lantiquité que
d'être aussi connu queux; c'est le comte Louis
de Fiesque, lorsqu'il voulut briser les fers de
Qê^es sa patrie , et La délivrer du joug des Doria^
Ce jeune hooime si aimable , si vertueux , si par«
ff^it, forma ce {;rand dessein presque dè& aon én^
AWNÈE 1766. 627
. lance , çt s'éleva pour ainsi dire lui-même pour
Vexécuter. Quoique trè6 prudent, il le confia à
son frère, à sa famille, à sa femme auâsi jeune
que lui ; et après des préparatifs très grands ,
très lents , très diflïciles , le secret fut si bien gar-
dé , lentreprise fut si bien concertée et eut un si
plein succès , que le jeune Fiesque étoît mattre
de Gènes au moment qu il périt par un accident.
Je ne dis pas qu'il soit sage de révéler ces sor-
tes de secrets, même à ses proches , sans la plus
grande nécessité ; mais autre chose est , garder
son secret, et autre chose, rompre avec ceux
à qui on le cache : j'accorde même qu'en mé-
ditant un grand dessein , Ton est obligé de s'y
livrer quelquefois au point d oublier pour uii
temps des devoirs moins pressants peut-être,
mais non moins sacrés sitôt qu'on peut les rem-
plir; mais que, de propos délibéré, de gaieté %le
cœur, le sachant, le voulant, on ait avec la bar-
barie de renoncer pour jamais à tout ce qui nous
doit être cher, celle de l'accabler de cette décla-
ration cruelle , c'est , madame, ce qu'aucune si-
tuation imaginable ne peut ni autoriser ni sug-
gérer même à un homme dans son bon sens qui
n'est pat un monstre. Ainsi je conclus, quoiqu'à
regret , que votre Gassius est fou tout au moins ,
et je vous avoue qu'il m'a tout-à-fait l'air d'un
ambitieux embarrassé de sa femme, qui veut
cou vrir du masque de l'héroïsme son inconstance
et ses projets d'agrandissement : or, ceux qui sa-
vent employer à son âge de pareilles ru ses sont
40.
62^ GORHESPONDANGE.
des gens qu'on ne ramène jamais , et qui rare*
ment en valent }a peine.
Il se peut, madame^ qu<^ j^ ^^ trompe; cest
h vous den juger. Je voudrois avoir, des choses
plus agréables à vous dire ; mais vous me deman-
dez mon sentiment,. il faut vous le dire, ou me
taire , ou vous tromper. Des trois partis j'ai choisi
le plus honnête et celui qui pouvoit le mieux.
vQus marquer , madame , ma déférence et mon
respect.
A M. DUPEYROD.
Wootton, le i5 novembre 1766.
Je vois avec douleur, cher ami^ par votre n^Sy^
que je vous ai écrit des choses déraisonnables
dont vous vous tenez offensé. Il faut que vous
ayez liaison d'«n juger ainsi ^ puisque vous êtes
d« sang-froid en lisant mes lettrés , et que je ne
le suis guère en les écrivant ; ainsi vous êt^splus
en état que moi de voir les choses telles qu elles
sont. Mais cette considération doit être aussi de
votre part une plus grande raison d'indulgence :
ce qu on écrit dans le trouble ne doit pas être en-
visagé comme ce qu on écrit de . sang-froid. Da
dépit outré a pu me laisser échapper des expres-
sions démenties par mon cœur , qui n eut jamais
pour vousque dessentimentshonorables. Au con-
traire, quoique vos expressionsle soient toujours,
vos idées souvent ne le sont guère ; et voilà ce qui,
dans le fort de mes afflictions, a souvent achevé
de m abattre. En me supposant tous les torts dont
ANNÉE 1766, 629
VOUS m'avez chargé, il falloit peut-être attendre
un auti^e moment pour me les dire , ou du moins
vous résoudre à endurer ce qui en pouvoit résul-
ter. Je lie prétends pas , à Dieu ne plaise , m ex-
cuser ici, ni vous (charger, mais seulement vous
donner des raisons qui me semblent justes , d ou*
blier les torts d'un ami dans mon état. Je vous
en demande pardon de tout mon cœur; j ai grand
besoin que vous me laccordiez, et je vous pro-
teste avec vérité que je n'ai jamais cessé un seul
moment d'avoir pour vous tous les sentiments
que j'aurois désiré vous trouver pour moi. .
La punition a suivi de près l'ofïeqse. Vous ne
pouvez douter du tendre intérêt que je prends à
tout ce qui tient à votre santé, et vous refuse»
de me parler des suites de votre voyage de Beffôrt.
Heureusement yous n'avez pu être méchant qu'à
demi , et vous me laissez entrevoir un succès dont
je brûle d'apprendre la confirmation. Écrivez-
moi là-dessus en détail, mon aimable hôte;
donnez-moi tout à-la-fois le plaisir dé savoir que
vos remèdes opèrent, et celui d'apprendre que je
suis pardonné. J'ai le cœur trop plein de ce be-
soin pour pouvoir aujourd'hui vous parler d'au-
tre chose ; et je finis en vous répétant du fond
de mon ameque mon tendre attachement et mon
vrai respect pour vous ne peuvent pas plus sor-
tir de mon cœur que l'amour de la vertu.
63a COBRESPOliDANÇE.
t > <
A M, LALLIAUD.
Wootton^le i5 novembre 1766.
A peine noua^connoissons-Dous, monsieur, et
vous me rendez les plus vrais services de lami-
tié : ce z^le est donc moins ponr moi que pour
la chose, et m en est 4'un plus- grand prix. Je
vois que ce même amour de la justice , qui brûla
toujours dans mon cœur, br^le aussi dans le
v6tre : rien ne lie tant les âmes que cette confor-?
^mité. La nature nous fit amis; nous ne sommes,
ni vous ni moi, disposés à len dédire. J ai reçu
le paquet que vous m avez envoyé par la voie de
M. Dutens; c!e8t à mon avis la plus sûre. Le
duplicata in'a pourtant çléja été annoncé, et je
ne doute pas qu'il ne me parvienne. J admire Fia-
trépidité des auteurs de cet ouvrage , et sur-tout
s'ils le laissent répandre à Londres , ce qui nie
parott difficile à empêcher. Du reste , ils peuvent
faire et dire tout à. leur aise : pour moi, je n'ai
rien à dire de M. Hume , sinon que j.e le trouve
bien insultant pour un bonMiomme^ et bien
bruyant pour un philosophie. Bonjour, mon-
sieur ; je vous aimerai toujours, ruais je ne vous
écrirai pas , à moins de nécessité : cependant je
serois bien aise , par précaution , d avoir votre
adresse. Je vous embrasse de tout mon cœur, et
vous prie de dire à M. Sauttershaim que je suis
sensible à son souvenir, et n'ai point oublié notre
ancienne amitié. Je suis aussi surpris que fâché
ATÎÎNÉE 1766. 63V
quavec de lesprit, des talents, de la douteur, et
une dssez jolie figure, il ne trouTe rien à faire k
Paris. Cela viendra , mais les commencements y
sont difficiles.
A MADEMOISËLI.E DEWES.
Wootton, le 9 décembre 1766.
Ma belle voisine , vous me rendez injuste et
jalotix pour la première fois de ma vie : je n ai
pu voir sans envie les cbairies dont vous hdno*
riez nKon sultan; et je lui ai ravi lavantage de
les porter le premier : j'en aurots dû parer votre
brebis chérie , mais je n ai osé empiéter sur les
droits d'un jeune et aimiable berger; cest déjà
trop passer les miens de faire le galant à moQ
âge; mais puisque vous 'me lavez fait oublier,
tâchez de loublier vous-même^ et pensez moins
au bàrbôn qui vous rend hommage, quau soip
que vous avez pris de lui rajeunir le cœur.
Je ne veux pas, ma belle voisine, vous ennuyer
plus long-temps de mes vieilles sornettes : si je
Vous contois toutes les bontés et amitiés dont
votre cher oncle m'honore, je seror^ encore en-
nuyeux par mes longueurs ; ainsi je me tais. Mais
revenez Tété prochain en être le témoin vous*
même, et ramenez madame la comtesse (i), à
condition que nous serons cette fois-ci tes plus
(1) Madame la comtesse de Gowper, veuve du fe|i
/sonate Gowper, ei fille du comte de Granville,
63a CORBESPONDANCE.
forts , et qu au lieu de vous laisser enlever comme
cette année, vous nous aiderez à la retenir.
A MILORD-MARÉCHAL.
1 1 décembre 1 766.
Abréger la correspondance!... Milord, que
mannoncez-vous, et quel temps prenez- vous
pour cela ? Serois-je dans votre disgrâce ? Ah !
dans tous les malheurs qui m accablent, voilà le
seul que je ne saurois supporter. Si j aï des torts ,
daignez les pardonner ; en est-il , en peut-il être ,
que mes sentiments pour vous ne doivent pas ra-
cheter? Vos bontés pour moi font toute la con^
solation de ma vie : voulez-vous m'ôter cette
unique et douce consolation? Vous avez. cessé
d'écrire à vos parents. Eh ! qu'importe , tous vos
parents, tous vos amis ensemble? ont-ils pour
vous un attachement comparable au mien ? Eh !
milord, c'est votre âge, ce sont mes maux qui
nous rendent plus utiles l'un à l'autre ; à quoi
peuvent mieux s'employer les restes de la'Tie,
qu'à s'entretenir avec ceux qiH nous sont chers?
Vous m'avez promis une éternelle amitié ; je la
veux toujours , j'en suis toujours digne. Les terres
et les mers nous séparent, les hommies peuvent
semer bien des erreurs entre nous ; mais rien ne
peut séparer mon cœur du vôtre, et celui que
vous aimâtes une fois n'a point changé. Si réel-
lement vous craignez la peine d'écrire , c'est mon
ANNÉE 1766. ' 633
devoir de vous 1 épargner autant qu'il se peut:
je ne demande, à chaque fois, que deux lignes,
toujours les mêmes, et rien de plus : T ai reçu
votre lettre de telle date; je me porte bien, et je
vous aime toujours. Voilà tout; répétez-moi ces
dix mots douze fois Tannée, et je suis content.
De mon côté j'aurai le plus grand soin de ne vous
écrire jamais rien qui puisse vous importyner ou
vous déplaire : mais cesser de vous écrire avant
que la mort nous sépare, non, milord, cela ne
peut pas être; cela ne se peut pas plus que cesser
de vous aimer.
Si TOUS tenez votre cruelle résolution, j'en
mourrai; ce n'est pas le pire; mais j'en mourrai
dans la douleur, et je vous prédis que vous y
aure; du regret. J'attends une réponse, je -l'at-
tends dans les plus mortelles inquiétudes ; mais
je connois votre ame et cela me rassure : si vous
pouvez sentir cqmbien cette réponse m'est né-
cessaite , je suis très sûr que je l'aurai prompte-
ment.
A M. D'IVERNOIS.
Wootton, le la décembre 1766.
' J'étois extrêmement en peine de vous, mon-
sieur, quand j'ai reçu votre lettre du 19 novem-
bre, qui m'a tranquillisé sur votre santé, et sur
votre amitié , mais qui m'a donné des douleurs ,
dont la perte de votre enfant , quelque touché
que je sois de tout ce qui vous afflige , n'est pour-
634 CORRESPONDANCE.
tenl pas la plus vive. Cette vie, moDsieùr, Vest
le temps ni de la vérité , ni de la justice : il faut
s en consoler par lattente d'une meilleure.
Tout bien pesé , je ne suis pas fàcbé que vous
n ayez pas fait cette année la bonne œuvre que
yous vous étiez proposée ; mais je le suis beati*-
coup que vous m'ayez laissé dans la plus parfaite
kicertitude sur lavenir. Il mlmporteroit de sa--
voir à quoi m'en tenir sur ce point. Il ne s'agit
que d'un oui ou d'un non de votre part^ que
jlentendrai sans qu'il soit besoin de plus grande
explication.
C'est à regret que je vous écris si rarement et
si peu : ce n'est pas faute d'avoir de quoi vous
entretenir; mais il faut attendre de plus sûres
occasions. Mes respects à madame d'Iverçois ;
j'embrasse tendrement tout ce qui vous est
cher, tous ceux qui m'aiment, et sur-tout votre
associé.
A M. DAVENPORT.
32 décembre 1766.
Quoique jusqu'ici, monsieur, malgré mes sol-
licitations et mes prières, je "n'aie pu obtenir de
vous un seul mot d'explication, ni de réponse
sur les choses qu'il m'importe le plus de savoir,
mon extrême confiance en vous m'a fait endurer
patiemment ce silence , bien que très extraordi*
tiâire. Mais, monsieur, il est temps qu'il cesse;
et vous pouvez juger des inquiétudes dont je s^is
dévoré, vous voyant prêt à partir pour Londres
ANNÉE 1766. 635
dans maccorder, malgré vos promesses, auctiù
des éclaircissements que je vous ai demandés
avec tant dlnstances. Chacun a son -caractère;
je suis ouvert et confiant plus qu'il ne ibudroit
peut-être : je ne demande pas que vous le soyez
comme moi; mais c est aussi pousser trop loin
le mystère, que de refuser constamment de me
dire sur quel pied je suis dans votre maiaori , et
si jy suis de trop ou non. Considérez, je vous
supplie, ma situation, et jugez de mes embar-
ras; quel parti puis-je prendre, si vous refusez
de me parler? Dois-je rester dans votre maison
malgré vous? en puis-je sortir sans votre assis-
tance ? Sans amis , sans connoissances, enfoncé
dans un pays dont j'ignore la langue , je suis en*
tièrement à la merci de vos gens : c'est à votre
invitation que j y suis venu, et vous m'avez aidé
à y venir; il convient, ce me semble, que vous
m aidiez de même à en partir, si j'y suis de trop.
Quand j'y resterôis, il faudroit toujours, malgré
toutes vos répugnances , que vous eussiez la bon-
té de prendre des arrangements qui rendissent
inon séjour chez vous moins onéreux pour l'un
et pour l'autre. Les honnêtes gens gagnent tou-
jours à s'expliquer et s'entendre entre eux : si
vous entriez avec moi dans les détails dont vous
vous fiez à vos gens , vous seriez moins trompé
et je serois mieux traité , nous y trouverions tous
deux notre avantage ; vous avez trop d'esprit
pour nef pas voir qu'il y a des gens à qui mon
séjour dans votre maison déplatt beaucoup, et
636 CORRESPONDANCE.
qui feront de leur mieux pour me le rendre dés-
agréable.
Que si, malgré toutes ces raisons, tous conti-
nuez à garder avec moi le silence , cette réponse
alors deviendra très claire , et vous ne trouverez
pas mauvais que , sans m obstiner davantage in-
utilement y je pourvoie à ma retraite comme je
pourrai, sans vous en parler davantage, empor-
tant un souvenir très reconnoissant de Fhospita-
lité que vous m'avez offerte, mais ne pouvant
me dissimuler les cruels embarras où je me suis
mis en lacceptant.
A LORD VICOMTE DE NUNCHAM,
AVJOURD^HVI COMTE DE HARGOURT.
Wootton, le 24 décembre 1766. -
Je croirois, milord , exéctiter peu honnêtement
la résolution que j ai prise de me défaire de mes
estampes et de mes livres , si je ne vous prioîs de
vouloir bien commencer par en retirer les es-*^
tampes dont vous avez eu la bonté de me faire
présent. J en fais assurément tout le cas possible,
et la nécessité de ne rien laisser sous mes yeux
qui me rappelle un goût auquel je veux renon-
cer pou voit seule en obtenir le sacrifice. S'il y a
dans mon petit recueil, soit d estampes, soit de
livres, quelque chose qui puisse vous convenir,
je vous prie de me faire Fhonneur de lagréer,
et sur- tout par préférence ce qui me vient de
votre digne ami M. Watelet, et qui ne doit pas-
ANNÉE 1766. * 637
ser qu'en main d ami. Enfin , milord , si vous
êtes à portée d'aider au débit du reste, je recon-
noîtrai, dans cette bonté, les soins officieux
dont vous m avez permis^ de me prévaloir. C'est
chez M. Davenport que vous pourrez visiter le
tout, si vous voulez bien en prendre la peine. Il
demeure en Piccaddily à côté de lord Egremond.
Recevez,' milord^ je vous prie, les assurances de
ma reconnoissance et de mon respect.
FIN DU DIX-SEPTIÈME VOLUME.
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