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Ris
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OEUVRES
DE
J. RACINE
TOME II
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IMPBIMBIIIB GiNÉBÂLB DB CU. LÂHURE
Roe de Fl«viu, 9, à Paris
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;.■;,. V
ŒUVRES
DE
J. RACINE
NOUVELLE EDITION
axvus 8UB La plus AHommsa mpBBStioKS
BT LBt AUTOOBAPHBS
KT àVUMESTiM
de moronas médits, det Tarianlet, de notioes, de notes, d'un lexique det mots
et locatioiis remarquables, d'an portrait, de fao-simile, etc.
PAR M. PAUL MESNARD
TOME DEUXIÈME
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET (."
BOVLBYAHn S* IHT-CBHM&ln , H« 77
l865
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ANDROMAQUE
TRAGEDIE
I 667
J. BACim. n
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NOTICE.
c Lb 17 noYembre (1667) Leurs Majestés eurent le divertis-
sement d'une fort belle tragédie, par la troupe royale, en l'ap*
partenient de la Reine, où étoient quantité de seigneurs et de
dames de la cour. > Ainsi parle la Gazette du 19 novembre 1667,
sans nommer d'ailleurs cette fort belle tragédie. Mab nous sa-
vons que c'était Jndromcujue; car dans la lettre en vers de
Robinet, de même date que l'article de la Gazette^ nous
Usons :
La cour, qui, selon ses désirs,
Tous les jours change de plaisirs.
Vit jeudi certain dramatique,
Poëme tragique et non comique,
Dont on dit que beaux sont les rers
Et tons les incidents divers,
Et que cet oeuvre de Racine
Maint antre rare auteur chagrine.
En marge de ces vers on lit le nom ^Andromaque.
Cette représentation, donnée dans l'appartement de la Reine
le jeudi 1 7 novembre, et avant laquelle nous n'en trouvons
mentionnée par les contemporains aucune autre de la même
pièce, fut-elle la première de toutes ? Cela n'est pas impossible.
Ipkigénie aussi fut jouée à la cour, avant de l'être à la ville ;
et il n'y aurait pas à s'étonner si la tragédie à^ Andromaque^ qui
naissait sous les auspices d'Henriette d'Angleterre, avait eu le
même honneur. N'est-il pas remarquable que la lettre en vers
de Robinet et la Gazette s'accordent à en parler pour la pre-
mière fois à propos du divertissement royal ? On donne cepen-
dant assez généralement à la première représentation ^Andrù^
moque la date du 10 novembre ; mais il est clair qu'on se borne
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4 ANDROMAQUE.
h répéter, une assertion de V Histoire du Théâtre françois^. Noos
croyons que les auteurs de cette histoire n'ont fait que nous
donner une conjecture qu'ils ont prétendu appuyer sur la lettre
de Robinet du 19 noyembre. Ils ont supposé que la représen-
tation à la cour, dont il est parlé dans cette lettre, avait dû
nécessairement être précédée d'une représentation à l'Hôtel
de Bourgogne, et, par suite, ils ont cru pouvoir, avec vrai-
semblance, placer celle-ci à la date du vendredi de la semaine
précédente '. Ils se sont du reste trompés, en disant que le
jeudi dont parle Robinet était le 16; c'était, nous l'avons dit,
le 17. Ainsi, quand on déférerait à leui* autorité dans ce qui
ne parait être de leur part qu'une pure hypothèse, on devrait
dater du 1 1 novembre la première représentation à l'Hôtel :
le 10 était un jeudi, et par conséquent un des jours où la troupe
ne jouait pas. Dès qu'il ne s'agit d'ailleurs que d'une conjec-
ture, cette représentation peut aussi bien avoir été donnée la
veille même du jour où la lettre de Robinet fut écrite, c'est-
à-dire le vendredi i8. Dans tout cela une seule chose est cer-
taine, c'est c[Oi AndromaquCy lorsque Robinet la vit, entre le ao
et le 25 novembre, était encore dans toute sa nouveauté ; car,
dans sa lettre du a6, il dit :
J*ai vu la pièce toute neuve
D*Andromaque, d*Hector la veuve.
Quel que soit le jour où VAndromaque ait paru pour la pre-
mière fois sur la scène française, ce jour marque une grande
époque dans les annales de notre théâtre, une époque sem-
blable à celle du Cid. Perrault l'a très-bien dit* : « Cette tra-
gédie fit le même bruit à peu près que le Cidy lorsqu'il fut
représenté. » La comparaison semble juste de tout point. An^
dromaque s'éleva tout à coup au-dessus de la Thébaïde et de
I. Tome X, p. 1 85, à la note.
9. c La première représentation d*une pièce, dit Chapazean, se
donne toujours le vendredi. » Voyez le Théâtre français de Ghapu-^
zetn {k Lyon, chez Michel Mayer, M.DG.LXXIV, i vol. in- 18),
p. 90 et 91.— Il est certain toutefois qu*aa temps des pièces de Ra-
cine oe n'était pas une règle sans exceptions.
3. Sommet illustres ^ tome H, p. 81.
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NOTICE, 5
VAlex€uidrej comme le Cid au-dessus de Médée; chacun de
ces deux chefs-d'œuvre fut, ^rès des essais qui n'étaient pas
sans promesses, la première révélation d'un grand génie ; et
non-seulement ils sont l'un et l'autre par là une mémorable
date dans la vie de nos deux poètes dramatiques, ils en sont
une surtout dans l'histoire de l'art. Avec le Cid on vit naître
chez nous la tragédie fière, sublime, héroïque, qui agrandit les
âmes; avec Andromeique^l^ tragédie pathétique, qui connaît
tous les secrets, toutes les faiblesses du cœur dans leurs nuances i
les plus délicates, dans leurs replis les plus profonds, et qui (
sait peindre avec la vérité la plus saisissante les plus terribles ]
orages des passions. J
Il ne faut pas s'attendre à ce qu'un témoin tel que le bur-
lesque Robinet nous rende au moindre degré la i^ive impression
des premiers spectateurs de l'admirable tragédie ^ Ne l'inter-
rogeons que sur les noms des acteurs qui jouèrent d'original
dans Andromtique. Il nous les fait connaître dans sa lettre du
a6 novenibre. Voici, d'après son témoignage, la distribution
des principaux rôles :
Anobomaque, Mlle du Parc.
Pyebhus, Floridor.
Orbste, Montfleurj.
Hbemione , Mlle des OEillets.
Le Mercure de Frcmce de juin 1740 ' dit que le sieur d'Hau-
teroche, qui jouait parfaitement les grands confidents, rem-
plissait le rôle de Phœnix : c'était sans doute dès ces premiers
temps. La création des premiers rô^ est du reste seule inté-
ressante pour nous. Le talent des quatre acteurs qui en furent
chaînés avait déjà été mb à l'épreuve par Racine dans son
Alexandre : celui de Floridor, de Montfleury, de Mlle des
I. n lui suffit de constater le grand suooès de la pièce par on mi-
séiible jeu de mots :
On ne peut voir assurément,
Ou du moins je me Timagine,'
De pins beaux fhiits d*ane Racine.
3. Page II 39. Deuxième lettre sur la uie et les ouvrages de Molière
et sur les comédiens de son temps.
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6 ANDEOMAQUE.
CEiUets à l'Hôtel de Bourgogne, celui de Mlle da Parc sur la
scène do Palais-Royal.
Mlle da Parc avait quitté la troupe de Molière après la clô-
ture du théâtre aux fêtes de Pâques de cette même année 1667,
et s'était engagée à PHôtel de Bourgogne pour y débuter dans
la nouvelle tragédie* Le poète, amoureux alors de cette char-
mante actrice, Tavait décidée à la désertion, pour lui faire
suivre sa fortune.
Il est très-probable que le rôle noble et touchant d^Andro-
maque, s'il prêtait à de moins grands effets que quelques
autres de la même pièce, n^était point cependant celui que
Racine avait le moins à cœur de faire interpréter à son gré. On
dit que par la perfection avec laquelle elle le joua, Mlle du
Parc, dont la beauté et les grâces faisaient d'ordinaire le plus
grand succès, parut se surpasser elle-même *. Lorsqu'à la fin
de l'année suivante une mort prématurée l'enleva au théâtre,
réclat de son triomphe dans Jndromaque n'avait pas encore
pâli, témoin ces vers de Robinet :
L'Hôtel de Bourgogne est en denil,
Depob peu Toyant an cercueil
Son Andromaque si brillante,
Si charmante et si triomphante*.
r^ous avons dit, dans la Notice sur Mexandre^^ combien était
aimé du public Flondor, à qui fut confié le rôle de Pyrrhus.
L'Hermione manquait de jeunesse et de beauté : Mlle des Œil-
lets avait alors quarante-six ans ; elle était petite et maigre ;
mais son art était consonmié, et si quelques années après elle
trouva une rivale qui inteipréta plus vivement qu'elle et avec
[^us d'énergie les scènes les plus passionnées de son rôle, il
lui resta la supériorité d'un goût fin et délicat.
MoQtfleury était né, dit-on, â la fin du seizième siècle , ou
I. Histoire au Théâtre fhmçou^ tome X, p. 867.
s. Lettre du i5 décembre i668. — U faut remarquer toutefob que
Boilean disait : c Elle n*étoit pas bonne actrice; t mais il ajouuit que
Racine lui faisait réciter comme une écolière le rôle d' Andromaque
(voyez la Notice biographique^ p. 76). Grâce aux leçons d'un tel
maître, elle put cette fois ne rien laisser à désirer.
3. Voyez tome I, p. 493.
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NOTICE. 7
toot an moins ao commencement du dix-septième; il était
donc bien vieox en 1667 ponr jooer le rôle d'Oreste. A en
juger par le portrait qne Molière, qni était, il est vrai, son en-»
nemi, noos a donné de lui, quelques années avant, dans Vint»
promptu de Versailles^ on aurait d'autres raisons encore de
douter que ce rôle lui convint parfaitement. Montfleury n'était
pas de taille galante, mab « gros et gras comme quatre»
entripaillé comme il faut, et d'une vaste circonférence. » Il
a[^jait sur le dernier vers d'une tirade, pour faire faire le
brouhaha, et. prenait un ton de démoniaque ^. Un contempo-
rain, Gabriel Gueret, nous parait confirmer par son témoi-
gnage cette dernière critique de Molière. Dans le Parnasse
réformé^ il fait ainsi parler Montfleury lui-même : « J'ai
osé tous mes poumons dans ces violents mouvements de
jalousie, d'amour et d'ambition... • Souvent je me suis vu
obligé de lancer des regards terribles, de rouler impétueuse-
ment les yeux dans la tète comme un furieux, de donner de
Feffinoi par mes grimaces..., de crier comme un démoniaque,
et par conséquent de démonter tous les ressorts de mon
corps.... > U est à croire que Gueret dépeint ainsi Mont-
fleury d'après le souvenir surtout du rôle d'Oreste : il écrivait
son opuscule au commencement de 1668, lorsque ce comédien
venait de mourir, dans le cours des représentations ^ Andro-
moque ^ au mois de décembre 1667. Cette mort, selon lui, aurait
été la suite des violents efforts qu'avait faits Montfleury dans les
foreurs d'Oreste* : c Qui voudra savoir de quoi je suis mort,
qu'il ne demande point si c'est de la fièvre, de l'hydropbie on
de la goutte; mais qu'il sache que c'est ^ Andromaque...* Ce
qui me fait le plus de dépit, c'est op! Andromaque va devenir
plus célèbre par la circonstance de ma mort, et que désormais
fl n'y aura plus de poëte qui ne veuille avoir Thonneur de
crever un comédien en sa vie. » Les auteurs de V Avertissement
I. Impromptu de VertaUlês^ toèue i.
a. Voycx p. 73-7$ (édition de 1668. L'Achevé d'imprimer est du
7 février).
3. c On assure qae ton ventre s'ouvrit; il était si prodigieusement
gros qu'il étoit soutenu par un cerde de fer. » {Mereurt de Frmiee^
mai 1738, p* 83o.)
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8 ANDROMAQUE.
du théâtre de MM. Montflewry^y s'appayant «ur Paatorité de
Mlle Desmares, arrière-petite-ûlle du premier interprète des
fureurs d'Oreste, disent que Gueret a fait un conte. On pour-
rait supposer en effet que cette histoire de Montfleury, tué
par son jeu forcené, n*a été imaginée que pour faire pendant à
celle de Mondory, qui avait été frappé d'une attaque d'apo-
plexie en jouant les foreurs d'Hérode dans la Marieme de Tris-
tan, n est bien difficile cependant de récuser le témoignage
contemporain de Robinet, dont les termes nous semblent assez
clairs dans la lettre en vers du 17 décembre 1667, où il an-
nonce la mort de Montfleury,
Qui d'une fiiçon sani égale
Jouoit dans la troupe royale,
Non les rôles tendres et doux,
Mais de transports et de courroux,
Et lequel a, jouant Oreste,
Hâas! joué de tout son reste.
O r61e tragique et mortel,
Combien tu fais perdre à THôtel
En cet acteur inimitable!
Qu'importe au surplus? La tragédie de Racine n'avait pas
besoin, pour conquérir la célébrité, de tuer un malheureux
comédien. Ne cherchons, si Pon veut, dans l'anecdote, vraie
ou fausse, qu'une preuve de l'impression produite sur les
spectateurs de ce temps par la violence du jeu de Montfleury.
Mais la dernière scène â^Andromaque n'a pas été faite pour
être jouée de sang-froid; et cette fois les transports démo-
niaques de l'acteur purent ne pas mériter de reproches. Du
reste les défauts qu'il parait avoir eus ne l'empêchèrent évidem-
ment pas d'être fort admiré dans la tragédie de Racine, puisque
M. de Lionne écrivait à Saint-Évremond que c la pièce étoit
déchue par sa mort. > Ajoutons que Montfleury, si sévèrement
jugé par Molière, avait cependant la réputation d'un des meil-
leurs comédiens de ce temps. Chapuzeau le place à côté de Flo-
ridor. U» étaient l'un et l'autre < les grands modèles, dit-il*,
1. Gté dans V Histoire du Théâtre françois^ tome VII, p. i»S-i37.
2. Théâtre fnmfoitfi^, 18».
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NOTICE. 9
de toos ceux qui veulent se dévouer au théâtre ^ » U y a lieu
de penser que, dans Tensemble, le chef-d'œuvre fut loin d'être
trahi par ses premiers interprètes.
On alla même jusqu'à prétendre (car c'était toujours, en
pareil cas, le thème des détracteurs) o^ Andromaque devait
surtout aux acteurs son éclatant succès, c Elle a besoin, disait
Saint-Evremond ', de grands comédiens, qui remplissent par
l'action ce qui lui manque. » Ne croirait-on pas qu'il s'agit
d'une pièce qui resterait froide et languissante, si elle n'était
réchauffée par la passion des comédiens, d'une action dont le
▼ide veut être dissimulé par le mouvement entraînant de la
représentation théâtrale ? La vérité est, au contraire, que, tout
en ayant ce caractère essentiel aux œuvres vraiment drama-
tiques de produire tout leur effet à la représentation, cette tra-
gédie, si féconde en émouvantes péripéties, et d'un intérêt si
puissant par elle-même, n'est guère moins admirée à la lecture,
et qu'en tout temps elle a fait les grands acteurs, au lieu d'être
faite par eux. Mais Saint-Évremond, engagé dans la cause de
Corneille, était de ceux qui ne se résignaient pas à lui re-
connaître un rival. H est curieux de le voir, partagé entre sa
passion et les avertissements plus justes de son sens droit, se
débattre contre son involontaire admiration. On lui avait en-
voyé Andromaque avec Attila^ joué la même année, quelques
mob plus tôt '•' « A peine ai-je eu le loisir, écrivait-il à M. de
I. Tallemant des Réaux était plus faTorable encore à MoDtfleory :
il le jugeait supérieur k Floridor. c C'est, dit-il de ce dernier, un
médiocre comédien, quoi que le] monde en Teuille dire.... Mont-
fleory, s'il n'étoit point si gras, et quUl n'affectât point de montrer sa
science, seroit un tout autre homme que lui. » {HUtorietttSy édition
de MM. Monmerqué et P. Paris, M.DCCC.LVIII, tome VII, p. 176.)
n reste nécessairement beaucoup d*incertitude sur ce que nous de-
vons penser aujourdliui de ces anciens acteurs.
3. Lettre à M. de Lionne, OEuvres de Saint^tvremond (édition
d'Amsterdam, 1706), tome II, p. 386.
3. L'impression d'Mtiia avait également devancé quelque peu celle
â^Andromaque, L'Adievé d'imprimer de la tragédie de Corneille est
chi so novembre 1667; celui à^Andromaque n'est pas donné dans
l'exemplaire de la première édition que nous avons eu sous les yeux;
cette édition porte la date de 1668. Le privilège accordé à
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lo ANDROMÀQUE.
Lionne ^, de jeter les yenz sur Andromaque et sur Attila; ce»
pendant il me paroît op^ Andromaque a bien de l'air des belles
choses; il ne s'en faut presque rien qu'il y ait du grand. Ceux
qui n'entreront pas assez dans les choses, l'admireront ; ceux
qui yeulent des beautés pleines, y chercheront je ne sab quoi
qui les empêchera d'être tout à fait contents. •.. Mais, à tout
prendre, c'est une belle pièce, et qui est fort au-dessus du
médiocre, quoique un peu au-dessous du grand. » Le même
jugement, au fond très-favorable, mais embarrassé des mêmes
restrictions subtiles, se retrouve dans une autre lettre qu'il
adressait encore à M. de Lionne' : « Ceux qui m'ont envoyé
Andromaque m'ont demandé mon sentiment. G>mme je vous
l'ai dit, elle m'a semblé très-belle ; mais je crob qu'on peut
aller plus loin dans les passions, et qu'il y a encore qudque
chose de plus profond dans les sentiments que ce qui s'y
trouve; ce qui doit être tendre n'y est que doux, et ce qui doit
exciter de la pitié ne donne que de la tendresse. Cependant, à
tout prendre, Racine doit avoir plus de réputation qu'aucun
autre après Corneille. » Après Corneille^ c'est tout ce que vou-
lait Saint-Évremond : c'est à cette conclusion qu'il prétendait
arriver par des critiques cette fois si vagues. U fallait que dans
Corneille seul il y eût c du grand et des beautés pleines. » On
ne pouvait d'ailleurs rencontrer plus mal que de refuser à An--
dromaque le mérite d'aller assez loin dans les passions et de
donner aux sentiments toute leur profondeur.
Saint-Évremond ne disputait du moins que sur le degré de
c notre bien amé lean Racine, Prieur de TÉpinay, » est du s8 dé-
cembre 1667. Voici le titre de cette édition originale :
ANDROMAQVE,
TRAOEDIB.
A Paris, chez Théodore Girard....
M.DCLXVni.
Auec priuilege du Roy*
n y a six feuillets sans pagination , contenant le titre , TEpitre à
Madame, la Préfieioe, et la Ibte des acteurs; et 96 pages, suivies du
privilège.
I. Dans la lettre citée plus haut.
»• lAttrt à M, de lionne (tome II, p. 819 et 3ao)
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NOTICE. II
beauté de la pièce* Il chicanait plat6t Fadmiration qu'il De la
refusait. Racine trouva des censeurs moins réservés. Il fut, au
milieu de son succès» inquiété par plus d'une attaque, et dans
ce temps il n'en souffrait aucune avec patience. On connaît par
les deux épigrammes sanglantes qu'il fit, Tune contre le duc de
Créqui, Tautre contre ce même duc et le comte d*Olonne, la
malveillance avec laquelle ces grands seigneurs avaient jugé sa
tragédie. Les traits qu'il leur renvoya les frappaient en plein
visage avec une si terrible justesse qu'on se demande si c'étaient
bien précisément ceux-là que, par leurs imprudentes critiques,
ils lui avaient eux-mêmes fournis. Quoi qu'il en soit, ce qu'il
faut surtout voir dans ces épigrammes, c'est avec quelle vivacité
le poète entrait dans cette guerre, sans se laisser effrayer par
des ennemis si qualifiés. Parmi les objections, souvent contra-
dictoires, que l'on fit au caractère de ses personnages, et qui
tombaient tantôt sur Pyrrhus, tantôt sur Oreste ou sur Andro-
maque, il en est une qu'on attribue au grand Condé, et que
ce prince soutenait sans doute avec cette hauteur impérieuse et
cet emportement dont il avait, nous dit-on, l'habitude, particu-
lièrement lorsqu'il avait tort. « Pyrrhus, disent Louis Racine et
Brossette, purut au grand Condé trop violent et trop emporté. »
Était-ce donc lui (on serait bien tenté de le croire) que Racine
prenait à partie dans ce passage de sa première préface?
« Il s'est trouvé des gens qui se sont plaints que Pyrrhus s'em-
portAt contre Andromaque et qu'il voulût épouser cette captive
à quelque prix que ce fût. » Si ce n'était pas avec un héros que
le poëte avait ce démêlé, il nous semble qu'on ne s'expliquerait
plus très-bien sa riposte : « Tous les héros ne sont pas faits pour
être des Céladons, » où le mot tous serait de trop. Toutefois la
hardiesse eût été grande, bien autrement surprenante que celle
de répigramme contre d'Olonne et Créqui; et bien des per-
sonnes hésiteront à penser que Racine, si peu maître qu'Û fût
de retenir ses sarcasmes, ait pu s'en permettre un semblable
contre un f>rince du sang, couvert de tant de gloire, qui avait
été d'ailleurs un des admirateurs les plus déclarés de la tragédie
à^AUxcmdre^ et qui traitait d'ordinaire le jeune poëte avec tant
de bienveillance.
Racine disait que pour s'embarrasser du chagrin de deux ou
trois personnes, il avait trouvé le public trop favorable à sa
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12 ÀNDROMAQUE.
pièce ^ Mais éyidemment les critiques ne le laissaient pas si
indifférent. Pics qne toutes les autres, celles de Boileau l'au-
raient certainement touché , s'il était vrai qu'un ami , si peu
suspect de préventions hostiles, eût dans un des rôles ^Andrrh-
maqucy dans celui de Pyrrhus , signalé quelques parties qu'il
n'approuvait pas. Cela tout d'abord se concilie . assez diffici-
lement avec ces vers de Tépttre VU, où Boileau paraît mettre
les censeurs de Pyrrhus au nombre des envieux :
Mais par les envieux on génie excité
Au comble de son art est mille fois monté....
Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrbus *.
S'il avait été lui-même un de ces censeurs, comment, dira-t-on,
ne pas s'étonner qu'il l'eût alors oublié? Comment ne se pas
demander si Monchesnay a été bien informé, lorsqu'il dit dans
leBolxana* : « M. Despréaux n'étoit pas du tout satisfait du
personnage que fait Pyrrhus, qu'il traitoit de héros à la Scu-
déry, au lieu qu'Oreste et Hermione sont de véritables carac-
tères tragiques? » Mais tout s'explique par les souvenirs plus
précis que nous trouvons dans \ Examen à^Andromaque par
Louis Racine. L'exactitude du passage du Bolxana y est con-
firmée, particulièrement en ce que l'on y dit du jugement sé-
vère de Boileau sut* la scène v de l'acte II, entre P3rrrhus et
Phœnix. Dans cette scène, il lui semblait que la tragédie, par
la peinture des extravagances amoureuses, s'abaissait jusqu'à
la naïveté comique, et qne l'auteur à^ Jndromaque se montrait
beaucoup trop l'émule de Térence. Louis Racine tenait cette
remarque de la bouche même de Boileau. Mais il avait en
même temps appris de lui qu'il ne l'avait pas toujours faite ,
que longtemps au contraire il avait admiré cette même scène,
ce dont il se repentait, parce que, s'il se îdi avisé moins tard
de la faute commise par Racine, « il l'eût obligé à supprimer
ce morceau. » La critique de Boileau n'est donc pas un fait
douteux; mais il faut le mettre à sa date , à une époque où les
I. Vrtxmkrt^irétMceà^Andromaque.
a. Vers 49-54*
3. Page 59.
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NOTICE. i3
corrections n'étaient plus possibles, peat-ètre même après la
mort de Racine.
L'opinion de Boileau, ce juge excellent, était, on le voit, de-
venue justement le contre -pied de celle de Condé, à qui
Pyrrhos ne semblait pas assez honnête homme. Elle se rappro-
chait peut-être de celle que Tépigraornie attribue à Gréqui :
Gréqui dit qae Pyrrhus aime trop ta maîtresse.
Racine, nous devons le reconnaître, a, dans sa préface, choisi
pour sa défense le terrain où elle était le plus facile et le moins
nécessaire : « J'avoue que Pyrrhus n'est pas assez résigné à la
volonté de sa maltresse, et que Céladon a mieux connu que lui
le parfait amour. » Le point vraiment faible était où Boileau a
fini par le voir; et, quoi qu'en dise Racine, Pyrrhus avait un
peu trop « lu nos romans. » Non, ce n'est pas là ce farouche
fils d'Achille, tel que nous le font entrevoir Euripide et Virgile;
ce n'est pas ce brutal guerrier de l'âge héroïque, qui n'a ja-
mais traité ses plus nobles esclaves qu'en concubines. On allé-
guerait en vain le cœur de l'homme qui ne change pas ; il est
trop évident que si les passions sont au fond toujours sem»
blables, leur expression varie suivant les mœurs des temps et des
peuples. Mais il faut se placer au vrai point de vue du théâtre
de Racine, et accepter le monde de convention, le monde
presque tout idéal, où se meuvent ses créations. Si de tous les
personnages à!Andromaque Pyrrhus est celui qui, par le plus
visible anachronisme, soulève surtout des objections, il est
cependant placé par le poète dans un milieu où il ne manque
pas de vérité relative; et le condamner trop sévèrement se-
rait condamner toute la pièce. La couleur de ce rôle en efiPet
n'est pas sensiblement en désaccord avec celle des autres r^es.
Toute cette tragédie antique est écrite sur un ton différent de
celui de l'antiquité : on peut dire qu'elle est transposée ; et tel
est sans nul doute, plus qu'on ne le croit souvent, la loi néces-
saire de l'art. S'imagine-t-on que VAndromaque et les Trojennes
d'Euripide, quoiqu'elles aient conservé un accent très-sauvage,
s'imagine-t-on que toutes 4es tragédies grecques en général et
VÉnéide de Virgile, si on les compare avec les poèmes d'Ho-
mère qui en sont la source, ne soient pas transposées égale-
ment? Racine connaissait l'antiquité mieux que la plupart de
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i4 i^NDROMAQUE.
cenx qui loi reprochent aujourd'hui de l'avoir défigurée; il
était profondémeot imbu de ses beautés étemelles, et savait les
rendre à son siècle sous la forme où elles pouvaient être intdli-
gibles pour lui. Il sentait qu'une traduction servile des idées et
des mœurs antiques, à supposer qu'un esprit moderne fàt en-
tièrement capable d'un tel effort, ne toucherait pas assez des
cœurs nourris de tout autres sentiments.
C'éuit, à la vérité, être imprudent que de dire, comme 0
Ta fait dans sa première préface, qu'il avait rendu ses person-
nages « tels que les anciens poètes nous les ont donnés, et qu'il
n'avait pas pensé qu'il lui fût p^mls de rien changer à leurs
mœurs. » Mais dans la seconde, écrite avec plus de maturité, il
a dit bien plus justement, en pariant du rôle d'Andromaque :
c J'ai cru me conformer à l'idée que nous avons maintenant de
cette princesse. » La note fondamehtale de ce rôle lui avait été
donnée par les admirables adieux d'Andromaque et d'Hector
dans Viliadej surtout par le doux et tendre accent des vers du
troisième livre de V Enéide^ par le pur et mélancolique idéal
qu'ils nous font concevoir de la veuve et de la mère. Pour faire
de cette Andromaque de Virgile la moderne Andromaque, dont
c[uelques traits, comme on l'a fait remarquer *, sont chrétiens.
Racine n'avait pas beaucoup à s'éloigner de son modèle , déjà
si chaste et si touchant ; et il lui suffisait, pour cette transfor-
mation facile, de suivre la pente naturelle de son génie. S'il
entraînait l'antiquité dans sa propre voie, c'était après l'avoir
suivie pour guide aussi loin qu'il le pouvait. Oreste, comme
Andromaque, a bien des traits qu'une imagination toute pleine
et pénétrée de la poésie antique a pu seule lui donner; le triste
Oreste {tristes Orestes)^ tourmenté par les furies du crime, s'y
fait reconnaître comme dans les plus belles tragédies de la
Grèce ; mais sa physionomie a quelquefois aussi une certaine
empreinte du siècle de Racine. On en peut dire autant d^Her-
mione, des seconds personnages eux-mêmes, de Pylade, par
exemple, qui de l'ami d'Oreste qu'il était, a dit malicieu-
sement M. Taine, est devenu son menin. Racine ne donnait
I. Génie du ehnstiamtme^ par M. de Chateaubriand, a* partie,
livre II, chapitre vi.
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NOTICE. i5
pas à la scène française nn calqoe de ses lîeox modèles , il s'en
inspirait librement. Dans l'invention de son drame (et là sans
doate la liberté da poète était pins légitime encore) Racine,
comme dans le caractère de ses personnages, se contentait
d'mie légère donnée que lui fournissaient les traditions antiques,
et dont il aimait à dire qu'il ne s'était qu'un peu écarté, se fai-
sant scrupule de « détruire le fondement d'une fable. » On ne
peut trop admirer avec quel art ingénieux et fécond U a su
trouTcr, dans quelques vers de Virgile, le germe d'une action
si variée, si riche, si fortement nouée, si abondante en situa-
ûons tragiques, et la plus heureusement conçue pour se prêter
an développement des passions.
Mais dans une notice tout historique ne perdons pas tn^
de vue les limites naturelles de notre domaine, au delà des-
quelles nous avons été peut-être entraînés par la critique que
Boilean fit tardivement de V Andromaque. Racine ne connut
probablement jamais et certainement ne connut pas à temps
les objections de son ami, qu'il eût mises à profit. Les censeurs
les plus malveillants eux-mêmes , tout en le chagrinant et l'ir-
ritant, ne le trouvaient pas indocile. Si dans leurs observations
il s'en rencontrait quelqu'une qui lui parût juste , il savait en
tenir compte. C'est ce que prouveraient assez plusieurs correc-
tions qu'il a faites dans quelques-uns des vers ^Androm€ique qui
n'avaient pas trouvé grâce devant Subligny.
Celui-ci était cependant un Zoïle plutôt qu'un vrai critique ;
et sa comédie de la Folle querelle n'avait pas été faite, conmie
on l'a prétendu, pour éclairer Racine sur quelques fautes, mais
pour attenter à sa gloire. Cette assez méchante parodie dut
affliger Racine; car elle réussit beaucoup, sans doute parce que
Fenrie y trouvait son compte, et elle passa même pour être de
Molière. Dans la préface , où Subligny revendique la respon-
sabilité du crime , avouant seulement avec modestie < qu'il a
tâché de le commettre de l'air dont M. de Molière s'y seroit
pris, » il prétend que ce furent les ennemis de sa pièce qui
essayèrent de lui en dérober la gloire, en publiant qu'elle avait
pour auteur « le plus habile homme que la France ait encore
eu en ce genre d'écrire. > Nous croyons qu'il aurait dû plutôt
s'en prendre aux ennemis di Andromaque ^ seuls intéressés à
faire passer sous le nom du grand comique une satire si insi-
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i6 ANDEOMAQUE.
pide ; et il est plas qne doatenx que Racine, comme le disent
Grimarest dans sa Fie de Molière^ et l'abbé Granet dans la
préface de son Recueil de dissertations *, ait pu s'y méprendre,
que même il ait seulement voulu en faire semblant* La seule
part que prit Molière à cette attaque contre Racine, et qui
suffirait pour causer beaucoup d'étonnement, si Ton ne se rap-
pelait qu'il avait à se venger de V Alexandre porté à l'Hôtel de
Bourgogne, et de la désertion de la du Parc, fut de prêter son
théâtre à la représentation de la comédie de Subligny. Elle y fut
jouée pour la première fois le vendredi i8 mai 1668, comme
nous rapprend Robinet ', un de ses admirateurs, un de ceux
qui croyaient y reconnaître « un faux Subligny '. » Une inter-
ruption dans le Registre de la Grange, du i3 au ^5 mai 1668,
nous cache les deux ou trois premières représentations de la
pièce ; mais nous voyons dans ce même registre que depuis le
^5 mai jusqu'à la fin de l'année, elle fut jouée vingt-sept fois,
ce qui atteste suffisamment son succès et plus encore peut-
être celui de la tragédie dont elle escortait le triomphe, en
l'insultant.
Imprimée cette même année 1668 ^ reproduite dans le Re^
cueil de dissertations de l'abbé Granet*, la Folle querelle est en-
core sous nos yeux, et ceux qui ont le courage de la lire peu-
vent juger si c'est ainsi que l'auteur de la Critique de l* École
des femmes et de V Impromptu de Versailles imaginait et écri-
vait ces petites pièces où la discussion de questions littéraires
et la satire personnelle prenaient la forme de charmantes
comédies. Subligny, pour censurer, avec une minutie de pé-
dant, le style de la tragédie de Racine et les caractères de ses
personnages, avait ramassé pêle-mêle toutes les objections qu'il
avait entendu faire, sans oublier Pyrrhus qui ne se conduit pas
T. Tome I, p. CI.
a. Lettre en vers, du la mai 1668. {
3. Lettre en vers, du i5 septembre 1668.
4. La Folle querelle ou la critique itAndromaque^ comédie représentée j
par la troupe du Ro}, A Paris, chez Thomas JoUy, M.DC.LXVIII. ^
L* Achevé d*imprimer est du a» août. La pièce est en trois actes et en ,
prose. I
5. Tome H, p. 87-187. .
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NOTICE. 17
en honnête homme. Il serait inutile de rien citer d# ses lourdes
et froides plaisanteries ; nous rappellerons seulement dans les
notes à!Andromaque quelques-unes de ses critiques de détail,
celles principalement auxquelles Racine a fait droit. Ce qu'il
y a peut-être de plus intéressant dans cette satire, c'est qu'elle
constate maladroitement que XAndromaque avait tourné les
tèteSy et qu'il se passait alors parmi nous quelque chose de
comparable à la fameuse Euripidomanie des anciens. Éraste,
dans la pièce, personnifie cette fureur d'enthousiasme ; et une
soubrette vient se plaindre de la folie générale : c Cuisinier,
cocher, palefrenier, laquais, et jusqu'à la porteuse d'eau, il n'y
a personne qui ne veuille discourir ôiAndromaque. Je pense
même cpie le chien et le chat s'en mêleront, si cela ne finit
bientôt. »
La mauvaise guerre foite à Racine sur le théâtre de Molière
ne put donc guère troubler sa victoire. Pour le consoler du gros
rire des spectateurs de la Folle querelle^ n'avait-il pas d'ailleurs
les larmes qa* Andromaque faisait verser? Le souvenir de celles
qui, à la première lecture de la pièce, étaient tombées des
y«ax de la charmante Henriette d'Angleterre, a été recueilli
par Racine lui-même, et conservé, comme un titre de gloire,
dans l'épttre où il reconnaît à la princesse une sorte de colla-
boration à son oeuvre. N'oublions pas non plus les larmes de
Mme de Sévigné, qui coulaient sans doute un peu malgré elle,
et devaient lui sembler une infidélité an vieux Corneille. On
connaît le passage d'une de ses lettres, écrite de Vitré à Mme de
Grignan ^ : c Je fus.... à la comédie : ce fut Andromaque^ qui
me fit pleurer plus de six larmes ; c'est assez pour une troupe
de campagne. » A Paris, où elle trouvait de meilleurs comé-
diens, elle pleurait apparemment sans compter. Et que d'autres
en ce même temps, non certes douées de plus de sensibilité
qu'elle, mais moins en garde contre Racine, durent s'attendrir
avec plus d'abandon ! C'est depuis Andromaque que la cause
de Racine fut gagnée dans le cœur des femmes ; et l'on peut
dire avec Fontenelle ', sans y mettre la même intention rail-
leuse : c Voilà ce qu'il falloit aux femmes, dont le jugement a
I. Lettre du la août 1671, tome II, p. 3i8.
». Dans sa Vie de Corneille,
J. lUcnnu n 9
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i8 ANDROMAQUE.
tant d'autorité aa théâtre françois. Aassi furent-elles charmées. »
Fontenelle aurait pu ajouter :
Et je sais même sur ce fait
Bon nomhre d*honune8 qui sont femmes.
Mais il a mieux aimé dire : « J'en excepte quelques femmes qui
iraloient des hommes. »
U serait peu intéressant de donner au lecteur le relevé que
BOUS pourrions faire soit dans le Registre de la Grange, soit
dans le Mercure^ des nombreuses représentations à^Andnh-
moque à Paris, à Fontainebleau et à Versailles, sous le règne de
Louis XIY, pendant la vie conune après la mort de Racine. Pour
V Alexandre^ on pouvait être curieux de savoir jusqu'à quel
point et combien de temps il s'était soutenu dans la faveur de
la ville et de la cour ; mais il importe peu de connaître quel
nombre de fois, en telle ou telle année, a été jouée une tragé-
die dont le succès n'a jamais faibli dans tout le cours du
grand siècle , qui depuis n'a pas lassé Tadmiration , et qui
vivra tant qu'il y aura une scène française. Disons seulement,
an sujet du goût si durable, de la prédilection même témoignée
par les contemporains de Racine pour son premier chef-
d'ceuvrcy qu'en i685 ou 1686 BaiUet écrivait dans ses Juge^
mens des souhuis * : « C'est maintenant de tontes ses pièces
celle que la cour et le public revoient le plus volontiers; de
sorte que les connoisseurs semblent lui donner le prix sur toutes
les autres. » L'opinion de 9oileau n'était pas, au témoignage
de Brossette ', très-éloignée de celle-là; au-dessus à'Andro*
moque j il ne plaçait que Phèdre,
Voltaire, au siècle suivant^ ne mettait pas Jndromaque moins
haut. Il disait dans ses Remarques sur le troisième discours du
poème dramotiquey de Corneille' : « Il y a manifestement deux
intrigues dans V Jndromaque de Racine, ceUe d'Hermione aimée
I. Jugemens des tavans sur Us principaux ouvrages des auteurs
(Paris, Antoine Dezallier), tome IV, 5* partie, p. 414. Ce IV« tome
porte U date de M.DC.LXXXVI.
9. Recueil manuscrit des Mémoires toucltant la vie et les ouvrages de
BoUeau Despréaux (appartenaot à M. Feuillet de Couches), p. 496.
3* OEuvres complètes de Foltaire (édition Beuchot), tome XXXVT,
p. 5 10.
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NOTICE. 19
d'Oreste et dédaignée de Pyrrhus, celle d'Andromaque cpii
voudrait sauver son fils et être fidèle aux m&nes d'Hector. Miôs
ces deux intérêts, ces deux plans sont si heureusement rejoints
ensemble que, si la pièce n'était pas un peu affaiblie par quel-
ques scènes de coquetterie et d'amour, plus dignes de Térence
que de Sophocle, elle serait la première tragédie dû thé&tre
français. »
Toutes les tragédies de Racine, à partir à! Andramaquey ont
eu, dans tous les temps, de célèbres interprètes sur la scène.
Gomme l'éclat qu'ils y ont jeté n'est qu'un reflet de la gloire du
poète, on ne trouverait ici qu'un historique incomplet de ces
chefs-d'œuvre, si nous ne rappelions brièvement le souvenir,
non point de tous les talents qui en ont dignement secondé les
représentations, mais de ceux qui, dans les grands rôles, ont
laissé la trace la plus brillante et la plus durable.
Du vivant de Racine, après les comédiens qui ont joué d'ori-
ginal dans Andromaqucy et dont nous avons parlé, le «Dm qui
survit entre tous dans la représentation de cette tragédie, est
eelui de la Gharopmeslé.
A la rentrée de Pâques de l'année 1670, la Champmeslé, qui
venait d'être engagée à l'Hôtel de Bourgogne, y choisit pour ses
débuts le rôle d'Hermione, créé avec tant d'éclat par Mlle des
Œillets. Malgré son inexpérience, elle eut le plus étonnant
succès, surtout dans les derniers actes, où elle rendit les em-
portements de la passion avec tant de feu que de ce jour elle
devint ime actrice sans rivale. La des Œillets, éloignée alors
de la scène par nne maladie à laquelle elle devait bientôt après
succomber, avait voulu la voir. Elle sortit de la représentation
en s'écriant doolourensement : c II n'y a plus de des Œillets I »
Ce fut, dit-on, par son admirable jeu dans ce rôle d'Hermione
que la Champmeslé toucha le cœur de Racine ^ .
Il ne nous reste aucun détail sur le jeu, dans le rôle de Pyr-
rhus, d'un célèbre acteur du même temps, nous voulons
parier de Baron. Mais dans tous ses rôles il était sans égal. Flo-
ridor, qui s'était retiré du théiUre en 1671, avait le premier,
nous l'avons dit, joué Pyrrhus. On dut cesser de regretter ce
comédien si aimé lorsqu'en 1673 Baron, entré bien jeune
I. Voyez, au tome I, la Notitê ètograpkiquef p. 78.
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20 AND&OMAQUE.
encore à FHôtel de Bourgogne, fut chargé de représenter le
même personnage. Sa noble figure, sa belle taille, la dignité de
son geste le rendaient très-propre à ces rôles de rois. Il reprit
celui de Pyrrhus en 1720, lorsqu'il reparut sur la scène, dont
il s'était tenu éloigné vingt-neuf ans.
Au dix-huitième siède, Part du tragédien fut porté très-haut.
On 7 eut généralement l'opinion, difficile, il est vrai, à contrô-
ler, que les plus fameux acteurs du siècle précédent étaient
fort dépassés, surtout que la déclaomtion s'était beaucoup rap-
prochée de la nature et de la vérité. Baron appartient aux deux
Ages. Le rôle de Pyrrhus, qui, nous venons de le voir^ avait
* été si longtemps en bonnes mains, fut aussi un des meilleurs
de Quinault-Dufresne, qui brilla sur le théâtre français de 1 712
à 1741 : c acteur plus éblouissant que profond, dit Mlle Clai*
ron dans ses Mémoires* ^ noble, mais jamais terrible; plein de
chaleur, mais sans ordre, sans principes, » et qui devait à son
bel et imposant extérieur une grande part de ses succès. Parmi
/les plus touchantes Andromaques on cite Mlle Ganssin {Andro^
moque fut un de ses rôles de début en i73i'), et, beaucoup
plus tard qu'elle, dans les dernières années du siècle, Mlle des
Garcins, qui la rappelait, avec moins de beauté, mais presque
son égale par la sensibilité touchante, la douceur charmante de
la voix et le même don de faire couler les larmes.
Mais de tous les rôles de la tragédie d'Jndromaque^ ceux que
lea acteurs du dix-huitième siècle jouèrent avec le plus d'éclat,
furent ceux d'Hermione et d'Oreste. Les belles Hermiones
sont nombreuses «n ce temps. Mlle Lecouvreur, qui avait dé-
buté il la Comédie françabe en 17 17, est la première en date,
et peut-être la plus parfaite. Nous disons la première en date ;
car nous ne croyons pas que la Duclos, qui l'avait précédée au
théâtre, et qui, dès 1696, avait doublé la Champmeslé dans
ses grands rôles, ait particulièrement brillé dans celui d'Her-
mione. Louis XIV, à ce qu'on rapporte, avait dit que pour
remplir parfaitement le rôle d'Hermione, il eût fallu que la
I. Mémoi^s cPHippolfte Clairon (i vol. in-S®, à Paris, chci
F. Buisson , an vii ), p. 34*
a. Elle joua aussi plus tard le rôle d'Hermione, qui convenait peut-
être moins au caractère de son talent.
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NOTICE. ai
des (billets jouÀt les deux premiers actes, et la Champmeslé
les autres ; car Tune jouait plus finement, Pautre aifec plus de
passion. Cet idéal que rêvait le grand roi parait s'être réalisé
dans Adrienne Lecouvreur. « Elle a réuni à elle seule, et au
plus haut degré de perfection, disent les auteurs de VHistoire
du Théâtre françois ^, les talents de la des Œillets et de la
Champmeslé. »
Ce fut par le rôle d'Hermione que débuta avec le plus grand
sBccès, devant le roi Louis XV, à Fontainebleau, le 7 novem-
bre 1724, Mlle Deseine, qui devint plus tard MmeQuinault-
Dofresne. Elle y avait montré tant d'intelligence et d*âme, que
dès le 16 du même mois on eut ordre à la comédie de la rece»
voir; et lorsque le 5 janvier 1735 elle parut dans le même rôle
sur la scène de Paris, elle était vêtue d'un costume magnifique
dont le Roi lui avait fait présent, et qui était, dit-on, du prix
de huit mille livres.
Le théâtre l'avait déjà perdue quand vinrent y conquérir une
grande célébrité, l'une en 1737, l'autre en 1743, deux tragé-
diennes qui furent longtemps rivales, Mlle Dumesnil et
Mlle Clairon. Le rôle d'Hermione fut un de ceux où s'engagea
la latte de leurs talents très-diiférents. c Mlle Dumesnil, a dit
Mlle Clairon ^, qui naturellement n'était pas disposée à trop
d'indulgence pour elle , Mlle Dumesnil n'était ni belle ni jolie ,
sa physionomie, sa taille n'offraient aux yeux qu'une bour-
geoise sans grâce, sans élégance...; mais elle était pleine de
chaleur et de pathétique. » La Harpe' nous donne à peu près
la même idée de Mlle Dumesnil : « Cette actrice a fait voir ce
que peut le pathétique.... Elle n'a jamais eu ni voix, ni figure,
ni noblesse ; elle laissait tomber de très-beaux détail&dans tous
ses rôles ; mais, dans les mouvements de l'âme, .elle avait une
énergie et une vérité qui enlevaient les suffrages. » Clairon
n'avait pas les inspirations enflammées, les terribles éclairs de
passion, le débit rapide et foudroyant, qui, dans les plus éner-
I. Dans leur article sur la Champmeslé, qu'on trouvera au
tomeXIV, p. 5i9-593.
1. Mémoires d^ïîippolytt Clairon^'p, 84«
3. Correspondance littéraire (6 vol. in-8<>, à Paris, chez Migneret,
an ix), tome I, p. 36 1.
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aa ANDROMAQUE.
giqaes passages de son rôle, devaient faire de la Dumesnil une
admirable Hermione. Mads, avec de moins grands éclats, son
art étudié, savant, son esprit 6n et délicat, sa grande intelli-
gence, sa noblesse lui donnaient aussi quelques avantages. Elle
entrait profondément dans Tesprit de ses rôles. Les observa-
tions que dans ses Mémoires elle a consignées sur celui d'Her-
mione, témoignent assez de la justesse de son goût, et du soin
avec lequel elle méditait et réglait son jeu. Kous en reprodui-
sons quelques-unes dans les notes de la pièce. Voici comment
elle comprenait le sens général du rôle ; il nous semble qu'elle
l'analyse assez bien pour défier, non pas en bon style, mais en
sagacité pénétrante, les commentateurs de profession : « Ce
rôle offre continuellement le danger de ne pas atteindre le but
ou de le dépasser. Le caractère en est passionné, et n'est pas
tendre ; il est furieux et point méchant; il est noble et fier, et
se permet cependant de la séduction et de la dissimulation avec
Oreste, et de Tatrocité avec Pyrrhus ; son orgueil et sa passion
marchent partout d'un pas égal, excepté dans les six vers qui
commencent par celui-ci :
Mais, Seigneur, 8*il le faut, si le ciel en colère, etc. ',
dans la fin du monologue du cinquième acte, et le commence-
ment du dernier couplet de ce rôle, où l'amour parle seul et
fait couler ses larmes.
c Tout ce que j'ai cherché de ressources dans mon physique
et dans mes réflexions pour tâcher d'atteindre à la beauté de
ce rôle, pour y soutenir le caractère, sans altérer la fraîcheur
de l'âge, est un de mes plus pénibles travaux....
c Dans tout ce cpii peint l'amour d'Hermione, il faut soigneu-
sement é\iter les sons les plus touchants, la physionomie simple
et douce, qni caractérisent les «^mes tendres, et, dans son em-
portement, s'éloigner, autant qu'il est possible, des élans sûrs,
fermes , de la femme expérimentée , telle par exemple que
Roxane dans Bajazet '. >
Dans le temps où ISilles Dumesnil et Clairon se disputaient les
applaudissements dans le rôle d'Hermione, le rôle d'Oresle
I. Acte IV, scène v, vers 1369.
a. Mémoires (THippoljrte Clairon^ p. 96-98.
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NOTICE. «S
avait trouYé on de ses plas grands interprètes. G^étaît le Kaîn,
dont Tannée 1 750 vft les débnts sur la sc^e tragique. La Harpe
rappelait c le grand acteur, celui qni a porté le plos loin le
sentiment et Texpression de la tragédie. » Mlle Clairon fait
remarquer < que sa perfection n'était complète que dans les
tragédies de Voltaire, et que les r6les de Racine étaient trc^
simples pour lui. » Cela est constaté par tous les témoignages
contemporains, et nous donnerait, nous l'avouerons, l'idée de
qoalités sans doute très-lirillantes , mais non de premier ordre.
Quoi qu'on puisse d'ailleurs penser de lui , il paraît que dan»
lestureurs d'Oreste, le Rain était fort beau; la Harpe a con-
servé, dans son commentaire, le souvenir d'un des grands effets
qo'il y produisait*.
Après la disparition de tous ces fameux acteurs du dix-hui-
tième siècle, un admirable tragédien, un tragédien de génie ne
serait peat-ètre pas trop dire, allait faire mieux encore que de
continuer leur tradition : l'art fat renouvelé par lui et porté à
son plus haut point. Talma, bien qu'il ait débuté en 1787 et ait
été reçu à la Comédie française en 1789, appartient surtout
an dix-neuvième siècle, où son talent se montra dans toute sa
maturité et dans toute sa perfection. Lie rôle d'Oreste fut un de
ses plus beaux triomphes. Mme de Staël cite' un passage de la
scène des fureurs, où il lui semblait très-supérieur à le Kain.
Le critique Geoffroy, détracteur très-passionné de Talma, expri-
mait une opinion tout opposée. Son jugement avait même été
d'abord entièrement défavorable au nouvel acteur. Quoiqu'il fût
contraint de reconnaître que Talma avait rendu les fureurs
d'Oreste au gré du public, il protestait contre le succès, et ac-
cusait le tragédien «d'avoir moins représenté une fureur causée
par le désespoir d'une passion violente qu'un état de dé-
mence '. 3 II parlait ainsi en 1 800. Mais, un an après, ne pou-
vant plus lutter obstinément contre une admiration toujours
croissante, il lui fallait écrire : < Il me semble que Talma a
I. Voyez ci-après, p. ia3, la note sur le vers i6ao.
a. De C Allemagne, a« partie, chapitre xxvii.
3. Feuilleton du 7 floréal an vui (27 avril 1800), dans le Cours <U
littérature dramatique ou Recueil des feuilletons de Geoffroy (Paris,
Pierre Blanchard, i8a5, 6 vol. in-S*»), tome VI, p. 119.
^^
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a4 AIMDROMAQUE.
beaucoup mieux rendu qu'autrefois les fureurs d'Oreste. Je l'ai
vu jadis imiter les contorsions d'un fou ; maÉitenant il exprime
le vrai délire de la passion et du désespoir.... Il m'a paru très-
beau, très-pathétique ^. » Et un peu plus tard encore : c Talma
a produit un grand effet dans le rôle d'Oreste, surtout dans les
deux derniers actes. ••• Il ne laisse presque rien à désirer dans le
morceau terrible qui termine la pièce *• > Cependant il soutint
constamment que l'avantage restait à le Kain : c Talma, disait-
il en 1804, est toujours en possession des plus vifs applaudis-
sements dans les fureursd'Oreste. Il les joue avec une effrayante
vérité, qui doit frapper la multitude. Le Kain avait une autre
manière : pénétré de la noblesse de son art, il était persuadé
qu'il fallait conserver à Oreste une sorte de dignité, même dans
ses moments d'aliénation... • Il ne croyait pas que la fureur
d'Oreste dût ressembler à une attaque d'épilepsie. Le Kain
s'efforçait donc d'ennoblir ce délire d'un prince qu'une horri-
ble fatalité avait dévoué aux Euménides. Talma a pris une autre
manière : il a plus de naturel et de vérité, mais moins de no-
blesse et même d'intérêt. ... Il étonne, il épouvante.... Le Kain
était plus touchant et plus pathétique *. » Malgré le parti pris
d'exalter le Kain aux dépens de Talma, ce passage oh l'acteur
sacrifié impose quelque admiration à l'hypercritique lui-même,
est curieux à citer, parce qu'il semblerait pouvoir donner une
certaine idée de la manière différente dont les deux tragédiens
interprétaient ces fureurs d'Oreste. Toutefois il y a lieu de
I. Feuilleton du 9 prairial an ix (29 mai 1801), dans le Cours de
littérature dramatique , tome VI, p. aaa.
9. Feuilleton du i5 thermidor an x (3 août iSoa), ièid,^ p. 9i5.
3. Feuilleton du 4 messidor an xn (33 juin 1804), iBid,, p. 999
et 93o. — Dans l'édition qu'il a donnée de Racine eu 1808, Geoffroy
s'en tient au même jugement, qu'il exprime dans des termes presque
identiques, et avec une dureté au moins égale pour le grand tragé-
dien, faisant remarquer que le devancier qu'il lui oppose f ne se per-
mettait aucun de ces gestes familiers aux habitués des petites-mai-
sons. > Toutefois il ne conteste pas que dans la manière de Talma il
n'y eût, sinon autant de noblesse ou même d'intérêt, plus de naturel
du moins et de mérité. Voyes, dans son édition des OEuvres de Ra^
cine, le tome II, p. 967, dans le Jugement sur Andromaque,
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NOTICE. a5
se demander s'il snfBt de beancoop réduire l'exagération de
Geoffroy, et s^ reste, dans la comparaison qa'il fait, nn fond
de vérité. Mme de Staël, dans le chapitre de V Allemagne^
cité plus haut, donne à entendre que le jeu de Talma avait pré-
cisément les mérites que le journaliste lui refuse. C'est en par-
lant de la sublime interprétation de cet acteur qu'elle dit :
c Les grands acteurs se sont presque toujours essayés dans les
fureurs d'Oreste ; mais c'est là surtout que la noblesse des
gestes et des traits ajoute singulièrement à l'effet du désespoir.
La puissance de la douleur est d'autant plus terrible, quelle se
montre à travers le aUme et la dignité d'une belle nature. »
A cette époque des magnifiques représentations de Talma,
d'autres rôles de la ^agédie à!Andromaque étaient joués avec
on talent qui a laissé des souvenirs, quoiqu'il ne pût rien avoir
de comparable à celui du tragédien sans pareil. Lafon, qui avait
un peu d'emphase, mais du feu, de la sensibilité, de la noblesse,
représentait, avec un grand succès, le personnage de Pyrrhus.
Lorsque les comédiens français furent réunis en une seule
troupe en 1799, Mlle Baucourt, élève de Gairon, dont les dé-
buts remontaient à l'année 1772, brilla dans plusieurs des
grands rôles des tragédies de Racine, dans celui d*Hermione
entre autres. Sa beauté, safière énergie y étaient fort admirées.
On lui reprochait toutefois dans les scènes violentes, dans les
emportements d'Hermione, quelque exagération et une férocité
à laqueUe la rudesse de sa voix domaitun caractère trop mâle.
Peu après parut une autre Hermione, dont les qualités étaient
entièrement différentes. C'était Mlle Duchesnois, qui devait long-
temps, à côté de Talma, contribuer aux splendeurs de cette
belle époque du thé&tre français, et à laquelle Mlle Georges,
formée par Mlle Raucourt, disputait seule parmi les tragédien-
nes la faveur du public. Mlle Duchesnois, qui, par l'expression
touchante de son jeu, savait, mieux que nulle autre, faire
couler les larmes, avait mérité d'être appelée V actrice de Racine.
Peut-être, avec une telle nature de talent, lui manquait-il quel-
que chose pour le rôle d'Hermione. Il paraît cependant que,
dès le temps de ses débuts, elle ravissait les spectateurs dans
les scènes pathétiques des deux derniers actes. On y regrettait
seulement que dans l'ironie elle ne mit pas assez d'amertume
ni de force, et que sa voix conservât trop souvent encore des
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26 ANDROMAQUE.
inflexions doaces et tendres, lorsqne le rôle réclame snrtoat
de l'énergie.
Après tant de talents divers qni s'étaient tour à tour pro-
duits dans le même rôle, peut-être, cpioicpi'il faille au théâtre se
défier de l'avantage qu'ont naturellement pour nous les admi-
rations présentes sur les admirations de nos pères, peut-être
avons-nous vu la plus admirable des Hermiones, supérieure aux
Champmeslé et aux Lecouvreur. On croyait que l'ancienne
tragédie française, qui avait fait place, sur notre scène, au
drame moderne, ne vivait plus que dans les livres et dans l'ad-
miration des lettrés, et qu'elle était passée à l'état de bel ar-
chaïsme, lorsque Mlle Rachel, de son souffle inspiré, la ranima
devant la foule. Hermione fut, dans le théâtre de Racine, le
premier rôle qu'elle joua à la Comédie française ; c'était au mois
de juin i838, dans ses premiers débuts. Quelque admirée qu'elle
ait été dans d'autres tragédies de notre poète, nous croyons
que dans aucune elle n'a paru aussi parfaite que dans Andra»
moque. La terrible ironie d' Hermione convenait merveilleuse-
ment à son talent. Elle avait le secret de pousser cette ironie à
ses dernières limites, sans rien lui faire perdre de sa dignité
tragique. On ne pouvait la voir sans se dire que le génie de
Racine n'avait pas autrement conçu la fierté, la passion de
ce rôle magnifique. La dernière représentation qu'ait donnée
Mlle Rachel (aS juillet i855) a été une représentation d'^/i-
dromaque. Elle a fait, dans le rôle d'Hermione, ses adieux au
grand art qu'elle avait relevé.
Les grands comédiens que Saint-Évremond affectait de croire
nécessaires à Andromeique pour la soutenir dans la faveur pu-
blique n'ont donc en aucun temps manqué à cette tragédie.
C'est un bonheur qui n'arrive qu'aux belles œuvres, source
inépuisable d'inspiration, ouverte pour toutes les génératicms.
II est très-vrai, comme le dit Racine dans sa seconde pré-
face, qu'il ne doit rien, pour le sujet de sa tragédie, à la pièce
du théâtre grec qui porte le même titre. Il n'y a pas trouvé non
plus la première idée de ses caractères. Nous aurons à signaler
seulement quelques emprunts de détail qu'il a faits à VAndro-
moque d'Euripide, aussi bien qu'aux Troyennes du même poëte,
et aux Troyennes de Sénèque. Voltaire, dans sa préface du Per-
tharite de Corneille, joué en i65a, dit qu'il croit « avoir dé-
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NOTICE. 27
couvert dans cette pièce le germe de la belle tragédie ôHAndro^
moque. » Ayant sa découverte, quelques rapports frappants
entre les denx tragédies avaient déjà été signalés; mais il
exagère beaucoup lorsqu'il avance qu'on trouvera dans Pertha-
rite « toute la disposition de la tragédie ^Andromaque; » il
suffisait de 4ire : quelques situations qui se ressemblent. Son
intention d'ailleurs n'était pas de rabaisser la gloire de Ra-
cine. C'était Corneille dont il traitait le génie avec trop peu
de respect, lorsque dans son commentaire il ne craignait pas
d'écrire • « Il est évident que Racine a tiré son or de cette
fange. » Pour Racine, il prend soin de le disculper de plagiat :
pers<Mine n'eût songé à en accuser l'auteur àHAndromaque.
Ni dans son plan général, ni dans ses caractères, ni dans ses
admirables peintures des passions, sa tragédie ne doit rien à
PerUutrite; il a donc pu légitimement demander quelques
inspirations à Corneille, sans avoir dans cet emprunt rien
perdu de son originalité.
Si Andromaque avait eu réellement quelques modèles, nous
n'aurions pu négliger d'en parler sans laisser incomplet l'his-
torique de cette pièce; il est moins nécessaire d'énumérer les
traductions on imitations qui en ont été données. Mentionnons
cependant, parce qu'elle a eu au dix-huitième siècle quelque
célébrité, la tragédie de la Mère en détresse {Distrest Mother)^
que Philips fit représenter sur la scène anglaise, et qui est moins
une imitation qu une traduction, mais une traduction quelque-
fois inexacte, à! Andromaque. On y trouve trois nouvelles
scènes ajoutées an dénoûment de Racine. La pièce a été im-
primée en 171a'. L*abbé du Bos et Louis Racine en ont
parié; Richardson, dans son roman de Paméla^^ en a fait
une critique de quelque étendue, qui, dans son intention,
s'adressait plutôt au poëte original qu'à son traducteur; il est
à regretter qu'il n'ait pas suffisamment distingué l'un de l'autre,
et qu'en quelques endroits il ait paru croire avoir affaire à
Racine, tandis qu'il n'eût dû s'en prendre qu'à son copiste
I. The distrest Uother, a tragedf^ written hy W Philips, Printedfor
r. Johnson^ bookselUr at the Hague, M.DCC.XII ^in-ia).
a. Pamela, or Firtue rewarJed (Londres, M.DCC.XLII, 4vol. iii-8®),
Tol. rV, letter xi, from Mrs. B. to lady Daven, p. 66-88.
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!i8 ANDROMAQUE.
peu fidèle. Philips n'avait pas été dans son pays le premier
traducteur de la pièce de Racine. « Dès 1675, dit Tabbé du
Ros *, les Anglab avaient une traduction en prose de VAndro-
mtaque, retouchée et mise au théâtre par M. Crown. » Mais la
Mère en détresse^ qui est en vers, semblait par celit même une
tentative ply^érieuse pour naturaliser en Angleterre le chef-
d'œuvre de notre poète. Richardson nous apprend que Mrs Por-
ter, chargée du rôle d'Hermione, le jouait avec un talent in-
comparable. Il parle avec indignation d'un épilogue récité à la
suite de la pièce ; cet épilogue, qui a été imprimé sous le nom
de Rudgell, et qu'on a quelquefois attribué à Addison, était, dit
Richardson, rempli d'équivoques absurdes et assez indécente»
pour faire perdre contenance aux spectatrices. 11 est au moins
certain que c'était une bouffonnerie ridicule, et d'autant plus
sacrilège qu'on la faisait débiter par l'actrice qui venait de
représenter Andromaque^ la plus noble figure de cette tragé-
die*. De telles monstruosités de goût ne permettaient plus de
savoir gré aux Anglais de l'hommage que par leur traduction ils
semblaient rendre au génie du poète français. Richardson du
moins, que révoltait tant de grossièreté, était digne de sentir les
beautés délicates ^Andromaque^ même à travers une traduction
qui l'affaiblissait beaucoup et quelquefois la dénaturait. Dans
l'examen qu'il en fait, il exprime souvent une juste et vive
admiration ; mais il était trop austère pour que la pièce ne lui
parût pas offrir quelques dangers ; il inclinait à ranger l'auteur
à^ Andromaque parmi les écrivains qui « semblent avoir pour
but de soulever ces orages du cœur dont la violence emporte
tout, religion, raison, bonnes mœurs. » Son génie, qui se com-
plaisait dans la peinture candide des-sentiments les plus doux,
ne pouvait s'accommoder d'un Pyrrhus si féroce, d'une Her-
mione si emportée, si cruelle. Quelques-unes de ses appré-
ciations sévères ne font que reproduire ce que d'autres cen-
seurs de la pièce avaient dit avant lui, et sont fort contestables,
quoique, dans sa lettre à d'Alembert, Rousseau les déclare
très-judicieuses , heureux qu'il était de trouver pour sa thèse
•I. Réflexions critiques^ a* partie, section xxxn.
a. Cette actrice était la célèbre Mrs Oldfield, qui fut, dit J. J. Rous-
seau, enterrée à Westminster.
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NOTICE.
^9
sur les vices du théâtre l'appui d'one telle autorité. Mais nous
avions seulement à rappeler en quelques mots la traduction
anglaise de Philips, et non à rentrer dans l'histoire des diverses
critiques ê^Andromaque.
Parmi les imitations de cette tragédie, il en est une qui, dans
plusieurs des principales situations , suit Racine à la trace : si
peu racinienne cependant, si étrange, qu'on hésite à en parler
ici. Si l'on ne regarde cpi'au nom de Timitateur, c'est celui d'un
vrai poète, d'un poète charmant que l'on peut citer partout ;
mais son génie s'égarait beaucoup trop dans les sentiers d'une
fantaisie déréglée. Dans le petit drame en vers^ œuvre de jeu-
nesse, qui a pour dtre : les Marrons du feu , et dans laquelle
Hermione est devenue la Camargo, Oreste l'abbé Annibal Dési-
derio, comment dire ce qu'Alfred de Musset a tiré de l'or de
Racine? Ne retournons pas la phrase, citée plus haut, du com-
mentaire de Pertharite : elle rendrait mal notre pensée. Mais
Voltaire, dans le même commentaire, a parlé de Phi4«as fai-
sant d'une statue informe son Jupiter Olympien : ici nous
songeons à quelque jeune sculpteur téméraire, qui, dans une
débauche de son imagination et de son ciseau, aurait changé
le Jupiter Olympien en un Satyre; le Satyre est plein de
verve; niais c'est toujours une profanation et un malheur de
se joœr, fût-ce très-spirituellement, avec les Dieux.
Notre texte est celui dé l'édition de 1697. Les variantes nous
ont été données par deux éditions séparées : celle de 1668 d'a-
bord, qui est l'édition originale, et celle de 1673 (Paris, Henry
Loyson), très-dififérente en plusieurs points de la première; et
par les éditions collectives dont nous avons fait usage pour
les pièces précédentes.
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3o ANDROMAQUE.
\ '
A MADAME*.
Madàmb y
Ce n'est pas sans sujet qne je mets TOtre illustre nom
à la tète de cet ouvrage. Et de quel autre nom pourroi&Je
I. Nous avons comparé cette épitre avec un manuscrit qui bât
partie de la collection d'autographes appartenant à M. le marquis
de BicBOOurt. Ce manuscrit , dont nous ignorons Thistoire, comme
celle de beaucoup d'autres autographes, et dont nous ne pourons
contrôler l*autheDticité, diffère par une seule petite yariante du texte
de l'édition originale, lequel est identique avec celui de l'édition
de 1736, le premier recueil qui reproduise l'épître. Voyez ce que nous
avons dit au tome I (p. 389, note i) et ce que nous disons plus loin
dans le tome II, en tête de Britanmeus, de deux autres manuscrits du
même genre. — Madame, à qui cette épitre est adressée, est Henriette-
Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, fille de Charles I«t, petite-fille
de Henri IV, née le 16 juin 1644» mariée le 3i mars 1661 à Philippe
de France, duc d'Orléans, morte à vingt-six ans, le 3o juin 1670.
Racine, nous le rerrons, ne put lui dédier Bérénice^ qu'elle avait inspi-
rée* Elle reçut du moins l'hommage à^ Andromaque : et elle en était
digne par le charme de son esprit, par son amour pour les lettres, par
la protection éclairée qui lui mérita la reconnaissance des plus beaux
génies de ce siècle. L'histoire ne dément pas les louanges que Racine
lui donne. Son souvenir est devenu inséparable de celui de Bossuet, de
Racine et de Molière. Mme de Sévigné {Lettre à Bmsj^ 6 juillet 1670)
dit qu'en la perdant, on perdit f toute la joie, tout l'agrément et tous
les plaisirs de la cour. > La Fare, dans ses Mémoires^ est d'avis que,
depuis la mort de Madame , le goût des choses de l'esprit avait fort
baissé dans la cour de Louis XI V. c Cette jeune princesse, dit Mme de
la Fayette, qui a écrit son Histoire, prit toutes les lumières, toute la
civilité et toute l'humanité des conditions ordinaires, et conserva
dans son cœur et dans sa personne toutes les grandeurs de sa nais-
sance royale.... E^e possédoit au souverain degré le don de plaire et
ce qu'on appelle grâces ; et les charmes étoient répandus dans toute
sa personne, dans ses actions et dans son esprit. > Voltaire a parlé
semblableroent de la duchesse d'Orléans au chapitre xxt du Siècle
de Louis XIP^, — Molière a aussi dédié à Madame un de ses chefs-
d'oBUvre, F École des femmes.
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ÉPlTRE. 3i
éUoiiir les yeux de mes lecteurs , que de celui dont mes
^>ectateurs ont été si heureusement éblouis? On savoit
que Votre Altessb Royale avoit daigné prendre soin
de la conduite de ma tragédie. On savoit que vous m*a-
viez prêté quelques-unes de vos lumières pour y ajouter
de nouveaux ornements. On savoit enfin que vous Taviez
honorée de quelques larmes dès la première lecture que
je vous en fis. Pardonnez-moi, Madame, si j*ose me
vanter de cet heureux commencement de sa destinée.
Il me console bien glorieusement de la dureté de ceux
qui ne voudroient pas s'en laisser toucher. Je leur per-
mets de condamner V Atidromaque tant qu'ils voudront,
pourvu qu'il me soit permis d'appeler de toutes les
subtilités de leur esprit au cœur de Votre Altesse
Royale.
Mais , Madame , ce n'est pas seulement du cœur que
vous jugez de la bonté d'un ouvrage , c'est avec une
intelligence qu'aucune fausse lueur ne sauroit tromper.
Pouvons-nous mettre sur la scène une histoire que vous
ne possédiez aussi bien que nous? Pouvons-nous faire
jouer une intrigue dont vous ne pénétriez tous les res-
sorts? Et pouvons-nous concevoir des sentiments si
nobles et si délicats qui ne soient infiniment au-dessous
de la noblesse et de la délicatesse de vos pensée^?
On sait , Madame , et Votre Altesse Royale a beau
s'en cacher, que dans ce haut degré de gloire où la
nature et la fortune ont pris plaisir de vous élever, vous
ne dédaignez pas ' cette gloire obscure que les gens de
lettres s'étoient réservée. Et il semble que vous ayez
voulu avoir autant d'avantage sur notre sexe par les
connois^ances et par la solidité de votre esprit, que vous
I. Le manuscrit que nous ayons mentionné plus haut (p. 3o,
note i) porte point, au lieu de pas : « tous ne dédaignez point. >
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3a ANDROMAQUE.
excellez dans le vôtre par toutes les grâces qui vous en-
vironnent. La cour vous regarde comme Farbitre de tout
ce qui se fait d'agréable. Et nous , qui travaillons pour
plaire au public , nous n*avons plus que faire de deman-
der aux savants si nous travaillons selon les règles. La
règle souveraine est de plaire à Yotrb Altessb Royale.
Voilà sans doute la moindre de vos excellentes qua-
lités. Mais, Madame, c'est la seule dont j'ai pu parler
avec quelque connoissance : les autres sont trop élevées
au-dessus de moi. Je n'en puis parler sans les rabaisser
par la foiblesse de mes pensées, et sans sortir de la pro-
fonde vénération avec laquelle je suis ,
MADAME,
De Votre Altesse Royale
Le très-humble , très-obéissant
et très-fidèle serviteur,.
Racine.
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PREMIÈRE PRÉFACE.
35
PREMIERE PREFACE*
VIRGILE
AU TBOISIÈMB LIYKB
DE UANÉIDE*.
Cest Anée qui parle,
Liittoraqae Epeiri legîmas, portuque subimiis
Chaonio, et oeUam Buthroti ascendimos orbem.
Solenmet mm forte dapes et tristia dona
Lîbabat cineri Andromache, Maoesqne Tocabat
Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite iDanem,
Et geminas, causam lacrymîs, sacra^erat aras..,.
Dejecit vultum, et demîssa voce locuta est :
ff O felix ana ante alias Priameîa YÎrgo»
Hcsdlem ad tomnliimy Trojœ sub moraibus altîs
Jassa moril quas sortitus non pertuiit ullos,
Née victoris beri tetigit cflptiva cubile.
I. Gette première préface est celle des' éditions de 1668 et de 1673.
Elle n*y porte pas le titre de Préface, mais est seulement précédée
des mots : Yirgiuk, au TaoïsiiifB livrb, etc. — Les éditeurs des
Œuvres de Racine qui depuis Tout réimprimée en ont tous, à com-
mencer par Luneau de Boisjermain (1768), retranché le début jus-
qu'aux mots : ff mes personnages sont si fameux.... t, c'est-à-dire la
partie que Racine a reproduite en tête de sa seconde préface.
a. Vers a9a-33a. — t Nous côtoyons les rivages d'Epire, nous en-
trons dans un port de la Chaonie, et nous montons jusqu'à la haute
ville de Butbrote.. . . Il se trouva qu'en ce jour Andromaque portait aux
cendres d'Hector les libations solennelles et les tristes offrandes; elle
invoquait les Mânes auprès du tertre verdoyant, vain cénotaphe,
qu'elle avait consacré en même temps que deux autels, sujets de ses
larmes.... Elle baissa la tète, et parlant à voix basse : ff O heureuse
€ avant toutes, dit-elle, la vierge fille de Priam, condamnée à mourir
c sur la tombe d'un ennemi, au pied des hautes murailles de Troie,
€ elle qui échappa an partage ordoniké par le sort , et n'approcha
J. RAom. II 3
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34 ANDROMAQUE.
Not, pallia inoensa, diyena per aqaora Tect»,
Sdrpis Achille» fastus, javenemque superbum,
Senritio enixs» tnlimus, qui deinde secutus
Led«am Hennionemy Laoedseqioniosque hymenteos....
Aflt illmn, erept» magno inflammatus amore
CoDJngiSy et soelenim Fnriis agitatns, Orestes
Excîpît inoautum, patriasque obtnincat ad aras. »
Voila, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie.
Voilà le lieu de la scène, Faction qui s'y passe, les
quatre principaux acteurs, et même leurs caractères '• Ex-
cepté celui d'Hermionne, dont la jalousie et les emporte-
ments sont assez marqués dans YAndromaque d'Euripide.
Mais Téritablement mes personnages sont si fameux
dans Tantiquité, que pour peu qu'on la connoisse , on
verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens
poètes nous les ont donnés. Aussi n ai-je pas pensé qu'il
me ftl permis de rien changer à leurs mœurs. Toute la
liberté que j'ai prise, c'a été d'adoucir un peu la férocité
de Pyrrhus, que Sénèque , dans sa Troade *, et Virgile,
c point, captive, du lit d*un maitre vainqueur! Nous, après Tin-
« cendie de notre patrie, traînées de mer en mer, il nous fallut, en •
c fautant dans l'esclavage, souffrir l'insolence du sang d'Achille, et ce
c jeune guerrier superbe , qui s'attacha bientôt à Hermione, race de
c Léda, et à un hymen Spartiate.... Lui cependant se laisse sur-
c prendre à la trahison : Oreste, qu'enflamme un violent amour de
c l'épouse ravie, et que poursuivent les Furies des crimes, l'immole
c au pied des autels paternels, t
I. Nous suivons ici la ponctuation de l'édition originale. Voyez
la note 4 ^^ ^^ P^g® ^94 du tome I.
a. Le titre de Tiroades, c les Troyennes, » paraît être vraiment celui
de la tragédie de Sénèque, et est aujourd'hui le plus généralement
adopté. Par cette raison, nous l'avons préféré dans les notes d'^n-
dromaque. Cependant plusieurs éditeurs et commentateurs du tra-
gique latin, entre autres Juste Lipse^ donnaient à cette tragédie le titre
de TroaSf la Troade; quelques-uns aussi la nomment Hécube, Une
tragédie de Pradon est intitulée la Troade.
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PREMIÈRE PRÉFACE. 35
dans le second* de V Enéide ^ ont poussée beaucoup plus
loin que je n'ai cru le devoir faire.
Elncore s'est-il trouvé des gens qui se sont plaints
qu'il s'emportât eontre Andromaque , et qu'il voulût
épouser cette captive ' à quelque prix que ce fût. J'avoue
qu'il n'est pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse,
et que Céladon a mieux connu que lui le parfait amour.
Mais que faire? Pyrrhus n'avoit pas lu nos romans. Il
étoit violent de son naturel. Et tous les héros ne sont
pas faits pour être des Céladons.
Quoi qu'il en soit , le public m'a été trop favorable
pour m'embarrasser du chagrin particulier de deux ou
trois personnes qui voudroient qu'on réformât tous les
héros de l'antiquité pour en faire des héros parfaits. Je
trouve leur intention fort bonne de vouloir qu'on ne
mette sur la scène que des hommes impeccables. Mais je
les prie de se souvenir que ce n'est pas à moi de changer
les règles du théâtre. Horace nous recommande de dé-
peindre •Achille farouche, inexorable, violent*, tel qu'il
étoit, et tel qu'on dépeint son fils. Et Aristote, bien
éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au
contraire que les personnages tragiques, c'est-à-dire
ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie ,
ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants *.
n ne veut pas qu'ils soient extrêmement bons , parce que
I. Tel est le texte de Tédition originale et de celle de 1673. Les
ëditeors modernes ont ajouté Rvre.
1. Les éditions de 1768, de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-
Martin ont : c une captive. 3
V 3. Peindre, dans l'édition de M. Aimé-Martin.
4* Si forte reponis Jchiliem,
Impiger f ïracundus^ inexoraSiliSy acer, etc.
(Horace, Épure au* Pisons, vers lao et lai.)
5. Poétique^ chapitre xm.
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36 ANDROMAQUE.
la punitioii d'un homme de bien exciteroit plutôt* l'indi-
gnation que la pitié du spectateur ; ni qu'ils soient mé-
chants avec excès , parce qu'on n'a point pitié d'un scé-
lérat, n faut donc qu'ils aient une bonté médiocre , c'est-
à-dire une vertu capable de foiblesse , et qu'ils tombent
dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre
sans les flaire détester.
I. L'édition de 1808 et celle de M. Aimé-Martiii ont pitu^ ao lieu
de Dlutât.
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SECONDE PREFACE. ^7
SECONDE PRÉFACE*.
VIRGILE
AU TROISIÈME LIVRS
DE VÉNÈIDE.
Cest Énée qui parle.
Littoraqùe Epeiri legimus, poituque subimos
Chaonioy et celsam Bathroti ascendimas urbem.
Solenuies tum forte dapes et tristia dona
Libabat cineri Andromache, MaDesqae -vocabat
Heotorenm ad tumulcmiy viridi quem cespite inanem,
Et geminas, causam lacrymis, sacrayerat aras....
Dejecit ▼ultum, et demissa Tooe locuta est :
c O felîx una ante alias Priameïa rirgo,
Hostilem ad tamulom, Troj» snb mœnibas altis
Jnssa mon ! qu« sortitus non pertulit ullos,
Nec Tiotoris heri tetîgit captiva cubile.
Nosy pallia incensa, diversa per «qaora Teots,
Stirpis Acbilleae fastas, juvenemqae superbam,
Servitio enixs, tulimus, qui deinde secutns
Ledseam Henmonem, Lacedœmoniosque hymeniDOS....
Ast illamy erept» magno inflammatus amore
Gonjngis, et scelenim Fnriis agitatns, Orestes
Excipit ûcautuniy patriasque obtmncat ad aras. 1
Voila y en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie.
Yoflà le lieu de la scène, Taction qui s*j passe, les
quatre principaux acteurs, et même leurs caractères.
Excepté celui d^Hermione, dont la jalousie et les em-
I. Cette préface est celle de 1676 et des éditions siÛTantes. Gomme
la première préface, elle est sans aaoun titre
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38 ANDROMAQUE.
portements sont assez marqués dans VAndromaque d*Eu-
ripide.
C'est presque la seule chose que j'emprunte ici de cet
auteur. Car, quoique ma tragédie porte le même nom
que la sienne , le sujet en est pourtant très-différent.
Andromaque, dans Euripide, craint pour la vie de Mo-
lossuSy qui est un fils qu'elle a eu de Pyrrhus, et qu'Her-
mione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne
s'agit point de Molossus. Andromaque ne connoît point
d'autre mari qu'Hector, ni d'autre fils qu'Astyanax. Tai
cru en cela me conformer à l'idée que nous avons main-
tenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont en-
tendu parler d' Andromaque ne la connoissent guère que
pour la veuve d'Hector et pour la mère d'Astyanax. On
ne croit point qu'elle doive aimer ni un autre mari , ni
un autre fils. Et je doute que les larmes d' Andromaque
eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs l'impression
qu'elles y ont faite , si elles avoient coulé pour un autre
fils que celui qu'elle avoit d'Hector.
n est vrai que j'ai été obligé de faire vivre Astyanax
un peu plus qu'il n'a vécu ; mais j'écris dans un pays où
cette liberté ne pouvoit pas être mal reçue. Car, sans
parler de Ronsard , qui a choisi ce même Astyanax pour
le héros de sa Franciade^^ qui ne sait que l'on fait des-
cendre nos anciens rois de ce fils d'Hector, et que nos
vieilles chroniques sauvent la vie à ce jeune prince, après
la désolation de son pays, pour en faire le fondateur de
notre monarchie ?
Combien Euripide a-t-il été plus hardi dans sa tragé-
die di Hélène / Il y choque ouvertement la créance com-
mune de toute la Grèce. Il suppose qu'Hélène n'a jamais
I. Poëme épique en yen de dix syllabes. Ronsard n'en a achevé
que les quatre premiers chants.
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SECONDE PRÉFACE. Sq
mis le pied dans Troie; et qu'après l'embrasement de
œtte ville» Ménélas trouve sa femme en Egypte, dont*
elle n étoit point partie. Tout cela fondé sur une opinion
qui n'étoit reçue que parmi les Égyptiens, conune on le
peut voir dans Hérodote '.
Je ne crois pas que j'eusse besoin de cet exemple d'Eu-
ripide pour justifier le peu de liberté que j'ai prise. Car
il y a bien de la différence entre détruire le principal
fondement d'une fable, et en altérer quelques incidents,
qui changent presque de face dans toutes les mains qui
les traitent. Ainsi Achille , selon la plupart des poètes ,
ne peut être blessé qu'au talon, quoique Homère le fasse
blesser au bras * et ne le croie invulnérable en au-
cune partie de son corps. Ainsi Sophocle fait mourir
Jocaste aussitôt après la reconnoissance d'OËdipe*, tout
au contraire d'Euripide , qui la fait vivre jusqu'au com-
bat et à la mort de ses deux fils*. Et c'est à propos de
quelque contrariété* de cette nature qu'un ancien com-
mentateur de Sophocle remarque fort bien', « qu'il ne
I . M. Aimé-Martin change elont en d'où,
a. LÎTre II, chapitres cxui, cxrr, cxy.
3. Ilùtele, chant XXI. Achille est blessé par Astéropée ; le sang coale
de la blessure (vers 167).
4. Œdipe roi, Ters 1114 et suivants.
5. Dans les Phémcie/mes. La mort de Jocaste y est racontée aux
▼ers 1456-1460.
6. L'édition de 1808 et M. Aimé-Martin ont : quelques comTorUtés,
an ploriel.
7. Sophodu Electra, {Note de Racine,) — Dans ses commentaires
atins sur Sophocle , le sarant philologue allemand Camerarins, qiii
▼Wait an seizième siècle, fait remarquer sur les Ters 54o-543i de
VÉiectre, qu'en donnant deux enfonu à Ménélas le tragique grec est
d'accord avec Hésiode, mais non arec Homère, qui parle d'Her-
mione comme de l'unique enfant d'Hélène et de Ménélas ; et, à propos
de cette contrariété, il ajoute : c Quod reprehendi, a nobis praeserdm,
« non débet, quos non errata talia historiarum anxie exquirere , sed
c illa pulcherrima exempla bonarum artium et pnecepta optima Tit«
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4o ANDROMAQUE.
fkat point s*amnser à chicaner les poètes pour quelques
changements qu'ils ont pu faire dans la fable ; mais qu*il
faut s'attacher à considérer Texcellent usage qu'ils ont
fait de ces cliangements, et la manière ingénieuse dont
ils ont su accommoder la fable à leur sujet. »
ACTEURS.
ANDROMAQUEy veuve d'Hector, captive de Pyrrhus.
PYRRHUS, fils d'AchiUe, roi d'Epire.
ORESTE, fils d'Agamemnon^
HERMIONE^, fille d'Hélène, accordée avec Pyrrhus.
PYLADE, ami d'Oreste.
CLÉONE, confidente d'Hermione.
GÉPHISE, confidente d'Andromaque.
PHOENIX, gouverneur d'Achille, et ensuite de Pyrrhus.
SurrB d'Obbstb.
La scène est à Buthrot', ville d'Épire, dans one salle du palais
de Pyrrhus.
c et memorabiles sentendas morum atque sapientiœ observare opor-
c teat. » (Voyez les commentaires de Camerarius , dans le Sophocle
publié en i6o3 par Paul Elstienne.) La remarque que nous venons
de transcrire est évidemment celle dont Racine a donné ici une
traduction, un peu libre toutefois.
I. Yab. (éàit. de 1668 et de 1678) : obestb, fils d*Agamemnon,
amant d'Hermionne.
1. L'orthographe des éditions de 1668 et de 1673 est : /f«r-
mumnêf Cléonne, Nous TaTons maintenue dans la première pré&ce.
3. Dans Tédition de 170a, ce nom est écrit Buthrote, comme, en
général, dans les éditions récentes.
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ANDROMAQUE.
TRAGÉDIE.
ACTE L
SCÈNE PREMIÈRE.
ORESTE, PYLADE.
ORESTE.
Oui y puisque je j^etrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle ;
Et déjà son courroux semble s'être adouci,
Depuis qu'elle a pris soin de nous rejoindre ici*.
Qui Feùt dit , qu'un rivage à mes vœux si funeste *
Présenteroit d'abord Pylade aux yeux d'Oireste?
Qu'après plus de six mois que je t'avois perdu,
A la cour de Pyrrhus tu me serois rendu ?
PTLADE.
Ten rends grâces au ciel , qui m'arrétant sans cesse
Sembloit m'avoir fermé le chemin de la Grèce,
I . H. Latonche, dans m notice sur André Chénier (Poésies d'André CkénUr^
Paris, 1844, pages xix et xx), nusonte que lorsque Roucber et André Chénier
étaient sur la charrette qui les conduisait tous deux an supplice, ils réci-
tèrent ces premiers Ters A* Andromaque^ qui prenaient en ce moment ponr
eox on sens si toochant. Mais peut-être, comme on paratt le croire générale-
ment anioord'hni, n'est-ce là qu*une ingénieuse légende.
a. Far, Qoi m'eût dit qu'on rirage à mes yeox si fàaast». (1668^7)
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42 ANDROMAQUE.
Depuis le jour fatal que la fureur des eaux
Presque aux yeux de TÉpire écaâ^ta nos vaisseaux*^.
Combien dans cet exil ai-je souffert d'alarmes !
G>mbien à vos malheurs ai-je donné de larmes,
Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger
Que ma triste amitié ne pouvoit partager !
Surtout je redoutois cette mélancolie
Où j'ai vu si longtemps votre âme ensevelie.
Je craignois que le ciel , par un cruel secours , -
Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours, a a
Mais je vous vois. Seigneur; et si j'ose le dire.
Un destin plus heureux vous conduit en Épire :
^^ pompeux appareil qui suit ici vos pas
N'est point d'un malheureux qui cherche le ti*épas.
ORBSTE.
Hélas ! qui peut savoir le destin qui m'amène ? a 5
L'amour me fait ici chercher une inhumaine.
Mais qui sait ce qu'il doit ordonner de mon sort ,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort?
PTLÀDE.
Quoi ? votre ftme à l'amour en esclave asservie
Se repose sur lui du soin de votre vie? 3o
Par quel charme , oubHant tant de tourments soufferts *,
Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers?
Pensez-vous qu'Hermione, à Sparte' mexorable,
Vous prépare en Épire un sort plus favorable?
Honteux d'avoir poussé tant de vœux superflus , 3 5
Vous l'abhorriez; enfin vous ne m'en parliez plus.
Vous me trompiez, Seigneur.
ORBSTB.
Je me trompois moi-même.
\,Far. PfMqne aux yeaz de Myoène écarta nos TaiMeaux. (xSÔS «t 7$)
s. Far. Par qndt cbannea, après tant de tourments soufferts,
Pent-il TOUS hmter à rentrer dans ses fers? (166S-87)
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ACTE I, SCENE I. 43
Ami , n'accable point un malheureux qui t aime *•
T*ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs ?
To vis naître ma flainme et mes premiers soupirs. 40
I Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille
En faveur de Pyrrhus-, vengeur de sa famille *,
Tu vis mon désespoir ; et tu m'as vu depuis
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis oi
Je te vis à regret, en cet état funeste, 45
Prêt à suivre partout le déplorable Orefte ,
Toujours de ma (uYeur interrompre le cours,
Et de moi-mtoie enfin me sauver tous les jours.
Mais quand je me souvins que parmi tant d'alarmes
Hermione à Pyrrhus prodiguoit tous ses charmes ', 5o
Tu sais de qud courroux mon cœur alors épris
Voulut en l'oubliant punir tous ses mépris ^.
I. Far, Ami» n*msulte point on malhearenx qui t'aime. (1668 et 7$)
a. Oreste, dans VAndromaque d'Earipide (Ten 948-968) , aocose anan lié-
nèlas de œ manqae de foi. H dit à Hermione :
. ^ *Em^ ykp o5«c wpi»,
£ùy r^c ya^c({ à.vopi voC itarpàç xdéxi},
*Oc, ffpjy TK TpoïKç IffCxUcry ^oiff/Aara,
lÙyouv fiivf iiX'/ouv
2^ ii axipTfiOiii ùxàfir}v dexwy ydc/AWv.
3. Vohairei comme le (ait remarquer la Hkrpe, a imité oe Ten dam la
BenriatUy diant IX :
lyEstrée à son amant prodiguait ses appas.
Mais le Ters de Voltaire serait un mauvais commentaire de celui de Racine.
< Oreste, dit Louis Racine, veut dire seulement qu^ermione, qui Fa oublié,
ne longe qu'à plaire à Pyrrhus. » L'expression si poétique et si passionnée que
le poète lui a mise dans la bouche, fut de bonne heure détournée de son Trai
sens par la malignité de la critique. Subligny {FolU querelle j acte TII, scène iv)
en &it l'objet d'une raillerie vulgaire.
4* Far, Voulut, m l'oubliant, venger tous ses mépris (a). {1668 et 7$)
^) Sd>Hgn7 avait dit dans la Préface de ia Folle querelle : « Tant qu'il
écnra aind, on .dira toujours qu'il exprime ses. pensées à contre-sens, parce
qn'on voit bien qu'il a prétendu dire : putùr ses mépris, et non pas les weH"
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44 ANDROMAQUE.
Je fis croire et je crus ma victoire certaine ;
Je pris tous mes transports pour des transports de haine;
Détestant ses rigueuts, rabaissant ses attraits, 55
Je défiois ses yeux' de me troubler jamais.
Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.
En ce calme trompeur j* arrivai dans la Grèce *■ ;
Et je trouvai d'abord ses princes rassemblés ,
Qu'un péril assez gi*and sembloit avoir troublés. 60
J y courus. Je pensai que la guerre et la gloire
De soins plus importants rempliroient ma mémoire ;
Que mes sens reprenant leur première vigueur,
L'amour achèveroit de sortir de mon cœur.
Mais admire avec moi le sort dont la poursuite 65
Me fait courir alors au piège que j'évite*.
J'entends de tous côtés qu'on menace Pyrrhus ;
Toute la Grèce éclate en murmures confus f
On se plaint qu'oubliant son sang et sa promesse
n élève en sa cour l'ennemi de la Grèce , 7®
Astyanax , d'Hector jeune et malheureux fils ,
Reste de tant de rois sous Troie ensevehs.
rapprends que pour ravir son enFance an supplice
Andromaque trompa l'ingénieux Ulysse ,
Tandis qu'un autre enfant , aiTaché de ses bras , 7 5
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
On dit que peu sensible aux charmes d'Hermione ,
Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne ;
^énélas, sans le croire, en parolt affligé,
I . Far, Danf ce calme trompeur j*amT«i dans la Grèce. (1668-87)
a. Far. Me fait courir moi-même an piège que j'évite (a). (1668 et 7$)
ger. » Bien que cet emploi, un peu latin peut-être, du verbe venger n*eùt, ce
nous semble, rien de choquant, Racine, comme Ton voit, a tenu compte de
la critique.
{a) <c Ce moi-mênuy avait dit Subligny (acte III, scène vin), n'est-il pas
une belle cheville? m II avait, an même endroit, fait sur ce vers et sur le pré-
cédent d'antres cbicaaet| auxquelles Racine, avec raison, ne s*est pas rendu.
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ACTE I, SCÈNE I. 45
Et se plaint d'un hymen si longtemps négligé. go
""^'ftnni les déplaisirs où son âme se njme ,
n s'élève en la mienne une secrète joie :
Je triomphe ; et pourtant je me flatte d'abord
Que la seule vengeance excite ce transport.
Mais ringrate en mon cœur reprit bientôt sa place ^ g S
De mes feux mal éteints je reconnus la trace ^ ;
Je sentis que ma haine alloit finir son cours,
Ou plutôt je sentis que je Taimois toujours.
"TAinsî de tous les Grecs je brigpe le suffrage.
On m'envoie à Pyrrhus : j'entreprends ce voyage. 90
Je viens voir si l'on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d'États : %
Heureux si je pouvois, dans l'ardeur qui me presse, 1
Au lieu d'Astyanax lui ravir ma princesse ! '
Car en6n n'attends pas que mes feux redoublés 9 5
Des périls les plus grands puissent être troublés.
Puisqu* après tant d'efforts ma résistance est vaine,
Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne^.
J'aime : je viens chercher Hermione en ces lieux ,
La fléchir, l'enlever, ou mourir à ses yeux. J 100
Toi qui connois Pyrrhus , que penses-tu qu'il fasse?
Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe.
Mon Hermione encor le tient-elle asservi ?
Me reudra-t-il , Pylade , un bien qu'il m'a ravi * ?
PYLADE.
îrvous abuserois si j'osois vous promettre i o 5
I. C'est une imitatioa du tots de Virgile (Énéidâ, lÎTTe IV, vers aS) :
.... Agnoseo veterU vestigia fiammm,
ConeiUe a dit, djuis Sertorius (vers a63 et 264) :
On a peine à haîr ce qu*on a bien aimé ,
Et le l'en mal éteint est bientôt rallumé.
a. Ficfr, Je me livre en areogle an transport qni m*entrabie. (1668-87)
3. Far, Me midra-t-il, Pylade, nn coenr qu'Û m*a ravi? (1668-76)
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46 ANDROMAQUE.
Qu^entre vos mains, Seigneur, il voulût la remettre :
. Nob que de sa conquête if paroisse flatté.
Pour la veuve d'Hector ses feux ont éclaté :
Il Faime. Mais enfin cette veuve inhumaine
N*a payé jusqu'ici son amour que de haine ; no'
Et chaque jour encore on lui voit tout tenter
"Pour fléchir sa captive , ou pour l'épouvanter.
De son fils, qu'il lui cache, il menace la tête*.
Et fait couler des pleurs, qu'aussitôt il arrête.
Hermione elle-même a vu plus de cent fois x 1 5
Cet amant irrité revenir sous ses lois ,
Et de ses vosux troublés lui rapportant l'hommage,
Spupirer à ses pieds moins d'amour que de rage.
Ainsi n'attendez pas que Ton puisse aujourd'hui
'Vous répondre d'un cœur si peu maître de lui : 1 1 o
n peut , Seigneur, il peut, dans ce désordre extrême ,
Epouser ce qu'il hait, et punir ce qu'il aime*.
ORXSTE.
Mais dis-moi de quel œil Hermione peut voir
Son hymen différé , ses charmes sans pouvoir* ?
PYLADB.
Heimione , Seigneur, au moins eu apparence , i a 5
Semble de son amant dédaigner l'inconstance,
Et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur*,
I. Fcar, Il lui cache son filt, il menace sa tète. (1668-87)
a. Far. Épooaer ce qu'il hait, et perdre ce qa*il aime. (1668-87)
3. Far. S«i attraits oflensét et ses yeux sans pouvoir {a). (1668 et 73)
4. Far» Et croit que trop heureux d*apaiser sa rigueur (b). (1668 et 73)
(a) Subligny (et plusieurs éditeurs Pont à tort suivi) cite ainsi le vers pré-
cédent, dans sa comédie (acte III, scène Tui) :
Mais dis-moi de quek yeux Hermione peut voir;
et il dit : « De quels jreux une personne peut voir seê yeux. Voilà une étrange
expression ! » Avec la leçon « de quel œil » la C&ute était beaucoup moins ap-
parente. Cependant Baane a mis la critique à profit.
{b) Subligny, dans sa Préface^ avait hlàmé apaiser: ce On lui répondra qu'on
n'apaisé pomt une rigueur, mais qu'on Vadoucit, »
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ACTE I, SCÈNE I. 4?
n la viendra presser de reprendre son oœnr.
Mais je Tai vue enfin me confier ses larmes.
Elle pleure en secret le mépris de ses charmes. 1 3o
Toujours prête à partir, et demeurant toujours,
Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.
ORBSTB.
Ah I si je le croyois , j*irois bientôt , Pylade ,
Me jeter....
• PTLÀDE.
Achevez, Seigneur, votre ambassade.
Vous attendez le Roi. Parlez , et lui montrez 1 3 5
Contre le fils d'Hector tous les Grecs conjurés.
Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse.
Leur haine ne fera qu^irriter sa tendresse.
Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.
Pressez : demandez tout , pour ne rien obtenir. 140
n vient.
ORESTE.
Hé bien ! va donc disposer la cruelle
A revoir un amant qui ne vient qae pour elle.
SCÈNE IL
PYRRHUS, ORESTE, PHQENIX.
ORBSTB.
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix *,
Souffrez que j*ôse ici me flatter de leur choix ^,
I. GreUorum omnium
Prœerumqme vox est
{Trojrenne* de Sénèque, rcrs $27 et 5a8.)
a. Far, Soaffirex qae je me flatte en secret de leur choix (a) . (1668 et 78)
(a) « Cet en secret est on beau galimatias, w (SnbUgnj, Pré/ace de la
Folle querelle.)
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48 ANDROMAQUE.
Et qu*à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie 1 45
De voîr le fils d'Achille et le vainqueur de Troie.
Oui , comme ses exploits nous admirons vos coups :
Hector tomba sous lui , Troie expira sous vous ;
Et vous avez montré , par une heureuse audace,
Que le fils seul d'Achille a pu remplir sa place. 1 5o
Mais ce qu'il n'eût point fait , la Grèce avec douleur
Vous voit du sang troyen relever le malheur,
Et vous laissant toucher d'une pitié funeste ,
D'une guerre si longue entretenir le reste.
Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector? i55
Nos peuples affoiblis s'en souviennent encor.
Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles ;
Et dans toute la Grèce il n'est point de familles
Qui ne demandent compte à ce malheureux fils
D'un père ou d'un époux qu'Hector leur a ravis. i6a
Et qui sait ce qu'un jour ce fils peut entreprendre* ?
Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre ,
Tel qu'on a vu son père embraser nos vaisseaux ,
Et la flamme à la main , les suivre sur les eaux.
Oserai-je, Seigneur, dire ce que je pense? i65
Vous-même de vos soins craignez la récompense,
Et que dans votre sein ce serpent élevé
Ne vous punisse un jour de l'avoir conservé.
Ekifin de tous les Grecs satisfaites l'envie,
Assurez leur vengeance , assurez votre vie ; 170
Perdez un ennemi d'autant plus dangereux
Sollicita Danaos pacis incertmjtde*
Semper tenebit , semper a tergo timor
Bespicere coget , arma nec pont sinet
Dum Fhrjrgibiu animot natus eversis dahit,
{Trojennet de Sén^ue, rer» 530-534.)
Magna rt Danaos movet,
Futurus Hector : libéra Graios metu,
{Ibidem f Ten 55 1 et 55a.)
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ACTE I, SCÈNE IL 49
Qu^il s^essatra sur vous à combattre contre eux.
PYRRHUS»
La Grèce en ma faveur est trop inquiétée.
De soins plus importants je Tai crue agitée ,
Seigneur ; et sur le nom de son ambassadeur, 1 7 5
J*avois dans ses projets conçu plus de grandeur.
Qui croiroit en effet qu'une telle entreprise
Du fils d'Agamemnon méritât Tentremise;
Qu'un peuple tout entier, tant de fois triomphant ,
N'eût daigné conspirer que la mort d'un enfant * ? i s o
Mais à qui prétend^on que je le sacrifie ?
La Grèce a-t-eUe encor quelque droit sur sa vie?
Et seul de tous les Grecs ne m'est-il pas permis
D'ordonner d'un captif que le sort m'a soumis * ?
Oui, Seigneur, lorsqu'au pied des murs fumants de Troie
Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie ,
Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,
Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.
Hécube près d' Ulysse acheva sa misère ;
Cassanjre dans Argos a suivi votre père ' : 190
Sur eux, sur leurs captifs ai-je étendu mes droits?
Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits ?
On craint qu'avec Hector Troie un jour ne renaisse * ;
Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse.
I. Portis in pu€ri necem,
(Troyennes de Sénèqoe, vers 756.)
Far, D'ordonner des captifs que le sort m'a soumis. (1668-76)
3. On peat roir dans les Trojrennes d'Euripide (rers aSg et suiTanta)
la seène où Talthybins vient annoncer à Hécube et aux antres captives k quel
mahre le sort a donné chacune d'elles.
4 Ti ravi* *Axatoi, wat^a âttvavrtç^ j^^vov
Kectvàv ottipydaavBt ; fiii Tpoietv nori
HcffoOffav èoQûvtitit ;
n^AcflOf J' èàoùvTn^^ xai ^pvy^v èfOetpfiémèv y
Bpifo^ T09C i' i Jet 0 arc
{Trojrenn^ d'Euripide, vers ii56-ii6a.)
J. Raouib. n 4
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5o ANDROMAQUE.
Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin : 19S
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
Je songe quelle étoit autrefois cette ville ,
Si superbe en remparts, en héros si fertile»
Maîtresse de F Asie; et je regarde enfin
Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin. too
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes.
Un enfant dans les fers; et je ne puis songer
Que Troie en cet état aspire à se venger *.
Ah ! si du fils d^Hector la perte étoit jurée, s o 5
Pourquoi d'un an entier Tavons-nous difiîèrée ?
Dans le sein de Priam n'a-t-on pu Tinmioler?
Sous tant de morts , sous Troie il falloit raocabler.
Tout étoit juste alors : la vieillesse et Tenfance
En vain sur leur foiblesse appuy oient leur défense ; a i o
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitoient au meurtre, et confondoient nos coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère ^.
Mais que ma cruauté survive à ma colère ?
Que malgré la pitié dont je me sens saisir, a x 5
Dans le sang d'un en&nt je me baigne à loisir? [proie ;
Non, Seigneur. Que les Grecs cherchent quelque autre
I . An has ruinas urbis in einerem datas
Bie exciiabit? Bm manus Trojam érigent?
NuUas habet spes Troja^ si taies habet.
(Trojrennes de Sénèque, vers 740-742.)
a. Ces beaux vers ont été certainement inspirés par ceux que Sénèqne
{TroyenneSf vers 067 et a68 etvers 280-286) met dans la bouche d'i
Pateorf aliquando impotens
Regno ac superbus, altius memet tuli,.,.
Sed regifrenis nequit
Et ira, et ardens hostis, et vietoria
Commissa noeti. Quidquid indignant autjèrum
Cuiquam videri potmitj hocjecit dolor^
TenebraquCj ver quas ipse se irritât /wvr,
Gladiusaue Jelix, cujus in/eeti semel
Ftcors libido est
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ACTE I, SCÈNE IL 5i
Qo'Qs poursuivent aiUeurs ce qui reste de Troie :
De mes inimitiés le cours est achevé ;
L'Épire sauvera ce que Troie a sauvé * . a a o
OBBSTB.
Seigneur^ vous savez trop avec quel artifice
Un faux Astyanax fut offert au supplice ^
Où le seul fils d'Hector devoit être conduit.
Ce n'est pas les Troyens , c'est Hector qu'on poursuit.
Oui , les Grecs sur le fils persécutent le père ; a a 5
U a par trop de sang acheté leur colère.
Ce n'est que dans le sien qu'elle peut expirer;
Et jusque dans l'Épire il les peut attirer.
Prévenez-les.
PYRRHUS.
Non , non. J'y consens avec joie :
Qu'ils cherchent dans l'Épire une seconde Troie; aSo
Qu'ils confondent leur haine t et ne distinguent plus
Le sang qui les fit vaincre et celui des vaincus.
Aussi bien ce n'est pas la première injustice
Dont la Grèce d'Achille a payé le service.
I Quutquid eversm potest
Superesêe Trojm, maneat, ExactumsatU
Panarum et ultra est
{Trojrennes de Sénèqae, ren a86-a88.)
a. « Ulysse.... jeta Astyanax en bas des moraines. (Serrius \tkj£neUeyUb.lHf
T. 489.) D'antres disent qne ce fnt Ménélas qni fit cette exécation. (Idem in
jEnettUf lib. Il, t. 457.) D*antres Tattriboent à Pyrrhus tout s«ul.... (Paosa-
nlaa, lib. X.) Quoi qu'il en soit, les poètes et les iaiseurs de romans ont bien
sa le ressusciter, on plutôt le (aire échapper de la main des Grecs. » (Dietioimaire
de Bayle, an mot Astyanax.) Les poètes auraient pu répondre qu'ils araient
trouTé le fondement de leurs fables dann les Antiquités romaines de Denys d'Ha*
Ucamasse, où il est dit qu'Ascagne ramena à Troie Scamandrius (qui est le
même qu'Astyanax) et les autres Hectorides que Néoptolème arait laissés sortir
de Grèce. (Lirre I, chapitre xltii.) Il y a aussi dans Strabon (livre XIII), à
propos de la ville de Scepsis, un passage qui suppose que Scamandrius, fils
d'Hector, ne fut pas immolé par les Grecs et derint l'ami et le compagnon d'As-
cagne. Cependant Racine, dans sa seconde préface, n'allègue pas ces anciennes
autorités, mais se contente de rappeler que l'exemple de la liberté qu'il a prise
srait déjà été donné par Ronsard et par nos vieilles chroniques.
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5a ANDROkAQUE.
Hector en profita * , Seigneur ; et quelque jour a 3 5
Son fils en pourroit bien profiter à son tour.
ORBSTE.
Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle ?
PYRRHUS.
Et je n*ai donc vaincu que pour dépendre d*elle?
ORSSTB.
Hermione, Seigneur, arrêtera vos coups :
Ses yeux s'opposeront entre son père et vous. 240
PYRRHUS.
Hermione, Seigneur, peut m'ètre toujours chère;
Je puis Faimer, sans être esclave de son père ;
£t je saurai peut-être accorder quelque jour ^
Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour.
Vous pouvez cependant voir la fille d'Hélène : a 45
Du sang qui vous unit je sais l'étroite chaîne '.
Après cela, Seigneur, je ne vous retiens plus ,
Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.
SCENE III.
PYRRHUS, PHQENIX.
. I
PH(»SNIX.
Ainsi vous l'envoyez aux pieds de sa maîtresse !
PYRRHUS.
On dit qu'il a longten(ips brûlé pour la princesse. aSo
PHOENIX.
Mais si ce feu, Seigneur, vient à se rallumer?
S'il lui rendoit son cœur, s'il s'en faisoit aimer?
I. ADusion à la colère d'Âchille, qui ett le sajet de V Iliade.'
a. Far, Et je laorai pent-étre accorder en ce jour. (1668-76)
3. Hermione était fiUe de Ménélas, £rère d'Agaraemnon } Agamemnon était
père d*Orette.
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ACTE I, SCENE III. 5S
PYRRHUS.
Ah ! cp'Qs s'aiment, Phœnix : j'y c^insens. Qu'elle parte.
Qne charmés Yxm de l'autre, ils retournent à Sparte :
Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui. a 5 5
Qu'elle m'épargneroit de contrainte et d'ennui !
PHOBNIX.
Seigneur... •
PYRRHUS.
Une autre fois je t'ouvrirai mon ftme :
Andromaque paroît.
SCENE IV.
PYRRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE*.
PYRRHUS.
Me cherchiez-vous, Madame?
Un espoir si charmant me seroit-il permis^ ?
ANDROMAQUE.
Je passois jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils. . a 60
Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie,
J'allois , Seigneur, pleurer un moment avec lui : \
le ne l'ai point encore embrasse d'aujourd'hui. )
PYRRHUS.
Ah ! Madame, les Grecs, si j'en crois leurs alarmes, a65
Vous donneront bientôt d'autres sujets de larmes.
X. Dmt l'indication des penomiaget de oette seène, Pédition de 1736 (0)
ajoate le nom de raoKRiz, qui n*est point dans let anciennes éditions.
a. Cet hémistiche : « un espoir si charmant, » se troare maddanaV Alexandre,
▼ers 1168.
(e) n est bon de remarquer ici qne dans VAveriissememi de cette édition
1736. p. xm, il est dit : « Pour donner la tragédie d* Andromaque tdle qne
\ comédiens la représentent, on s'est servi de leur exemplaire. »
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54 i^I^DROMAQUE.
▲NDROMAQUE.
Et quelle est cette peur dont leur cœur est firappé ,
Seigneur ? Quelque Troyen vous est^il échappé ?
PYRRHUS.
Leur haine pour Hector n*est pas encore éteinte.
Ils redoutent son fils.
▲NDROMAQUE.
Digne objet de leur crainte * ! «70
Un enfant malheureux , qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître, et qu'il est fils d'Hector.
PYRRHUS.
Tel qu'il est, tous les Grecs demandent qu'il périsse.
Le fils d'Agamemnon vient hâter son supplice.
▲NDROMAQUE.
Et vous prononcerez un arrêt si cruel ? ' a 7 S
Es^-ce mon intérêt qui le rend criminel ?
Hélas ! on ne craint point qu'il venge un jour son père ;
On ci*aint qu'il n'essuyât les larmes de sa mère'.
Il m'auroit tenu lieu d'un père • et d'un époux; /
Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups. ,^
PYRRHUS.
Madame , mes refus ont prévenu vos larmes.
Tous les Grecs m'ont déjà menacé de leurs armes ;
Mais dussent-ils encore , en repassant les eaux ,
Demander votre fils avec mille vaisseaux ;
Coûtât-il tout le sang qu'Hélène a fait répandre; a 85
I. Hic est y hie est terror^ Uljrsse,
Mille carinis
(Trojrenne* de Sénèqae, Ter» 708 et 709.)
%, La phrase, sans ellipse, serait, comme I*a fait remarquer M. Aignan :
« On craint que, sMl vivait, il n'essuyât.... » Racine a dit, dans cette même
pièce (vers 986 et 987) : < Pensez -vous.... qu*il méprisât.... » L*ellipse est la
même ; mais on est moins arrêté, parce qu*avec Tinterrogation le tour nons
est rendu plus familier par l'usage.
3. Éétion, père d'Andromaque, avait été, comme Hector, tué par Achille.
Voyez le VI« chant de V Iliade ^ vers 414 et suivants.
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ACTE I, SCÈNE IV. 55
Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre ,
Je ne balance points je vole à son secours :
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
Biais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,
Me refuserez- vous un regard moins sévère? ayo
Haï de tous les Grecs , pressé de tous côtés ,
Me faudra- t-il combattre encor vos cruautés?
Je vous ofifire mon bras. Puis-je espérer encore
Que vous accepterez un cœur qui vous adore ?
En combattant pour vous^ me sera-t-il permis S95
De ne vous point compter parmi mes ennemis ?
ANDROMAQVB.
Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce?
Faut-il qu'un si grand cœur moutre tant de foiblesseP
Voulez-vous qu'un dessein si beau , si généreux
Passe pour le transport d'un esprit amoureux* ? s 00
Captive , toujours triste , importune à moi-même ,
Pouvez- vous souhaiter qu'Andromaque vous aime?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés'
Qu'à des pleurs étemels vous avez condamnés?
Non , non , d'un ennemi respecter la misère, 3o5
I . La reMemblanoe de ce dûcoara avec celai que, dans Perthariiê^ Eodetindt
adresse à Grimoald, a été signalée par Voltaire :
ComtCi penses-y bien, et poor m'avoir aimée,
N'imprime point de tache à tant de renommée ;
Ne crois que ta vertu : laisse -la seule agir,
De peur qu'on tel effort ne te donne à roogir.
On publieroit de toi que les yeux d'une femme
Plus ^ue ta propre gloire auroient toudié ton âme;
On diroit qu'un héros si grand, si renommé
Ne seroit qu'un tyran s'il n'avoit point aimé.
(Pertharite^ acte II, scène t, tcts 667-674.)
a. Far, Qae feries-Tout, hélas ! d'nn eorar infortoné
Qu'à des pleurs étemels tous avec condamné (a) ? (1668 et 7$)
(a) Racine a vouln ici encore donner satisfaction à Sabligay, qni «Tait dit
dans sa Préface : « Les pleurs sont l'offiot des yeox , comme les soupirs odnl
dn cosnr; mais le cour ne pleure pat. »
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56 'ANDROMAQUE.
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère 9
De cent peuples pour lui combattre la rigueur.
Sans me faire payer son salut de mon cœur.
Malgré moi, s'il le £aiut, lui donner un asile :
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d'Achille. 3 1 o
PYRRHUS.
Hé quoi? votre courroux n'a^t-il pas eu son cours?
Peut-on haïr sans cesse? et punition toujours?
J'ai fait des malheureux , sans doute ; et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie.
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés ! 3 1 5
Qu^ils m'ont vendu bien cher les pleurs qu'ils ont versés!
De combien de remords m'ont-ils rendu la proie !
Je souffire tous les maux que j'ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai ' , 3 a o
Tant de soins, tant de pleurs, tant d'ardeurs inquiètes....
Hélas ! fîis-je jamais si cruel que vous l'êtes?
Mais enfin, tour à tour, c'est assez nous punir :
Nos ennemis communs devroient nous réunir.
Madame , dites-moi seulement que j'espère , 3 a 5
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père;
Je l'instruirai moi-même à venger les Troyens ;
J'irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d'un regard , je puis tout entreprendre :
I. Il 7 a alluméy an lien de aliumaiy dans les direrses éditions publiées dn
Tirant de Racine. — Dans ses notes sur Paul et Virginie traduit en grec mo-
derne (Bip¥oipiivoo lai/jiviippou Aci7y>j /tuera, p. 34a et 343), M. Pioooloa, an-
tenr de cette traduction , a rapproché ingénieusement ce vers, tant critiqné,
d*nn passage du roman d*Héliodore si cher à la jeunesse de Racine. C'est
celui où c Hydaspe, dit-il, après la reconnaissance, se Toit forcé d'immoler sa
fiUe {Éthiojnques f Uyre X, chapitre xvn) : 'EitiioiXt r9i Xaptxitc^ rà^ ;^t7pa$,
oyccy ftiv ini rov$ /9«/aoÙ( xœc t^y in* ecùx&v nvpxùtXw ivfttxiiO/itvoty
itXiioift ii etùràç xupi tA ircé^cc t^v xKpiiKv a/AUX^p^^voç. « Il saisit Cbari-
clée, et fit mine de la conduire à Pantei et sur le bûcher qui y était allomé ;
et lui-même, dans ta douleur, était brûlé de plus de feux, i»
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ACTE I, SCÈNE IV. 57
Votre Dion encor pent sortir de sa cendre; 33o
Je pois , en moins de temps que les Grecs ne Font pris ,
Dans ses murs relevés couronner votre fils.
▲MDROMAQUB.
Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère :
Je les lui promettois tant qu'a vécu son père * .
Non , vous n*espérez plus de nous revoir encor, 335
Sacrés murs , que n a pu conserver mon Hector.
A de moindres faveurs des malheureux prétendent 9
Seigneur : c'est un exil que mes pleurs vous demandent.
Souffrez que loin des Grecs , et même loin de vous,
J'aille cacher mon fils, et pleurer mon époux. 340
Votre amour contre nous allume trop de haine :
Retournez, retournez à la fille d'Hélène.
PYBRHUS.
Et le puis-je , Madame ? Ah ! que vous me gênez !
Gomment lui rendre un cœur que vous me retenez?
Je sais que de mes vœux on lui promit l'empire; 345
Je sais que pour régner elle vint dans l'Épire ;
Le sort vous y voulut l'une et l'autre amener :
Vous, pour porter des fers; elle, pour en donner.
Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire?
Et ne diroit-on pas, en voyant au contraire 35o
Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés.
Qu'elle est ici captive, et que vous y régnez?
Ah ! qu'un seul des soupirs que mon cœur vous envoie ,
S'il s'échappoit vers elle , y porteroit de joie !
▲NDaOBfAQUB.
Et pourquoi vos soupirs seroienV-ils repoussés? 355
I . Eritne temput illud aefelix die*
QuOf Troiei de/ensor et vindex soli.
Récidiva ponas Pergama?
Sed meifati memor,
Tarn magnm timeo vota : quod eaptis eai eei,
Fivamue
(Trojrennee de Sénèqae, ren 471-477*)
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58 ANDROMAQUE.
AuroitpeUe oublié vos services passés?
Troie, Hector contre vous révoltent-ils son ftme?
Aux cendres d'un époux doit-elle enfin sa flamme?
Et quel époux encore ! Ah ! souvenir cruel !
Sa mort seule a rendu votre père inmiortel. 36o
U doit au sang d'Hector tout Téclat de ses armes,
Et vous n'êtes tous deux connus que par mes larmes.
PYRRHUS.
Hé bien , Madame , hé bien , il faut vous obéir :
Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.
Oui , mes vœux ont trop loin poussé leur violence 365
Pour ne plus s'arrêter que dans l'indifférence.
Songez-y bien : il faut désormais que mon coeur,
S'il n'aime avec transport , haïsse avec fureur.
Je n'épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère; 370
La Grèce le demande, et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats '.
ANDROMAQUE.
Hélas ! il mourra donc. 11 n'a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence.
Et peut-être après tout , en l'état où je suis , 375
Sa mort avancera la fin de mes ennuis.
Je prolongeois pour lui ma vie et ma misère ^ ;
. Grimoald, dans Pertharite^ irrité des refus de Rodelinde, lai fùx des
Puisqu'on me rinéprise,
Je deviendrai tyran de qui me tyrannise,
Et ne souffrirai plus qu'une indigne fierté
Se jone impunément de mon trop de bonté.
{Pertharite^ vers 7^7-730.)
Jam erepta Danois eonjugem sequerer mewriy
NUi hic teneret : hic mcos animas domat,
Morique prohibet
Tempus mrumtnm addidit,
{Trojrennes de Sénèqne, vers 419-422.)
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ACTE I, SCÈNE lY. Sg
Biais enfin sar ses pas j*irai revoir son père.
Ainsi tous trois, Seigneur, par vos soins réunis ,
Nous vous....
PYRRHUS.
Allez, Madame, allez voir votre fils*. 3 80
Peut-être , en le voyant, votre amour plus timide
Ne prendra pas toujours sa colère pour guide.
Pour savoir nos destins, j'irai vous retrouver.
Bfadame, en Tembrassant , songez à le sauver *.
!• Far, NoAcœon.... ptr». AUei, Madame, allez Toir Totre fib. (1668-76)
a. Prérille, dana ses Mémoires^ fût cette remarque : c Qoelqnei adeors,
dans ce Ters de Pyrrhus à Andromaque :
Madame, en Pembrassant, songea à le sauver,
emploient la menace, quand au contraire le pathétique, Pintérét, la pitié en
marquent Tesprit.» Voyez ixê Mémoires ^ page i3i, dans la Collection des Mé-
moires sur Vart dramatique^ Paris, i8a3. — Baron, qui joua arec tant de soc-
cia le rMe de Pyrrhus, interprétait ce rers de la manière que reut PrénDe,
eomme on le Toit dans les Anecdotes dramatiques de Tabbé de la Porte.
« Baron, dit-il, employait, au lieu de la menace, Pexpression pathétique de
l'intérêt et de la pitié. Il semblait même, par le geste touchant avec lequel U
accompagnait ces mots en l'embrassantf tenir Astyanax entre ses mains et le
présenter à sa mère. »
rilf DU FREMIEE ÂGTB.
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6o ANDROMAQUE.
ACTE IL
SCÈNE PREMIÈRE.
HERMIONE, C3JÉ0NE.
HBRMIONB.
Je fais ce que tu veux. Je consens qu'il me voie : 385
Je lui veux bien encore accorder cette joie.
Pylade va bientôt conduire ici ses pas ;
Mais si je m'en croyois , je ne le verrois pas.
CLÉONE.
Et qu'est-ce que sa vue a pour vous de funeste?
Madame, n'est-ce pas toujours le même Oreste 390
Dont vous avez cent fois souhaité le retour,
Et dont vous regrettiez la constance et l'amour?
HERMIONE.
C'est cet amour payé de trop d'ingratitude
Qui me rend en ces lieux sa présence si rude.
Quelle honte pour moi , quel triomphe pour lui 395
De voir mon infortune égaler son ennui !
Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione?
Elle me dé4aignoit; un autre l'abandonne.
L'ingrate, qui mettoit son cœur à si haut prix.
Apprend donc à son tour à souffrir des mépris? 400
Ah Dieux !
CL^ONE.
Ah ! dissipez ces indignes alarmes .
Il a trop bien jsenti le pouvoir de vos charmes.
Vous croyez qu'un amant vienne vous insulter?
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ACTE II, SCENE I. 6i
n vous rapporte un cœur qu*il n'a pu yous ôter.
Mais vous ne dites point ce que vous mande un père. 405
HBRMIONS.
Dans ses retardements si Pyrrhus persévère »
A ]a mort du Troyen s'il ne veut consentir.
Mon père avec les Grecs m'ordonne de partir.
CLiONE.
Hé bien , Madame, hé bien ! écoutez donc Oreste.
Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste. 410
Pour bien faire , il faudroit que vous le prévinssiez.
Ne m'avez-vous pas dit que vous le haïssiez?
HBRMIONB.
Si je le hais , Gléone ! Il y va de ma gloire ,
Après tant de bontés dont il perd la mémoire.
Lui qui me fut si cher, et qui m'a pu trahir! 4i5
Ah ! je l'ai trop aimé pour ne le point haïr.
GLÉONE .
Fuyez-le donc. Madame; et puisqu'on vous adore. •••
HERMIONE.
-Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore ;
Contre mon ennemi laisse-moi m'ass^irer :
Gléone, avec horreur je m* en veux séparer. 4«o
U n^ travaillera que trop bien, l'infidèle !
CLÉONE.
Quoi ? vous en attendez quelque injure nouvelle ?
Aimer une captive , et l'aimer à vos yeux ,
Tout cela n'a donc pu vous le rendi^ odieux?
Après ce qu'il a fait , que sauroit-il donc faire? 4^5
Il vous auroit déplu, s'il pouvoit vous déplaire.
HERMIONE.
Pourquoi veux-tu , cruelle , irriter mes ennuis ?
Je crains de me connottre en Tétat où je suis.
De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire;
Grois que je n'aime plus , vante-moi ma victoire ; 43o
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62 ANDROMAQUE.
Crois que dans son dépit mon cœur est endurci ;
Hélas ! et s'il se peut, fais-le-moi croire aussi.
Tu veux que je le fuie. Hé bien ! rien ne m'arrête :
Allons. N'envions plus son indigne conquête ;
Que sur lui sa captive étende son pouvoir.* 435
" Fuyons.... Mais si Tingrat rentroit dans son devoir* !
Si la foi dans son cœur retrouvoit quelque place !
S'jl venoit à mes pieds me demander sa grâce !
"^^i rfous mes lois, Amour, tu pouvois Teng^ger !
S'il vouloit !... MaisFingrat ne veut que m'outrager. 440
Demeurons toutefois pour troubler leur fortune ;
Prenons quelque plaisir à leur être importune;
Ou le forçant de rompre un nœud si solennel ,
Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.
Tai déjà sur le fils attiré leur colère ; 445
Je veux qu'on vienne encor lui demander la mère.
Rendons-lui les tourments qu'elle me fait souffrir :
Qu'elle le perde , ou bien qu'il la fasse périr.
CLÉONE.
Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes^
Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes *, 45o
Et qu'un cœur accablé de tant de déplaisirs
De son persécuteur ait brigué les soupirs ?
-Voyez si sa douleur en parott soulagée.
Pourquoi donc les chagrins où son ftme est plongée?
I. Aristîe, dans Sertorius (acte I, scène m, Ters 267-270), dit à peu près
de niene :
Vons savez à qnel point mon courage est blessé ;
Mais s*il se dédisoit d*an oatrage forcé,
S'il chassait Emilie et me reo^oit ma place,
J'aorois peine, Seigneur, à luj^j^user grAœ.
a. Voyez, au tome I (p. 397), la note sur le vers 3 de 2a Tkéhmdey oÀ
noos STons signalé la même expression.
3. Far, Pensez-Tous que des yeux toujours ourerts aux larmes
Songent à balancer le pouTdr de tos charmes? (1668 et 73)
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ACTE II, SCÈNE I. 63
Contre un amant qui plalt pourquoi tant de fierté *? 455
HERMIONE. "^
Hélas ! pour mon malheur^ je Tai trop écouté.
Je n'ai point du silence affecté le mystère :
Je croyois sans péril pouvoir être sincère ;
Et sans armer mes yeux d^un moment de rigueur,
Je n'ai pour lui parler consulté que mon cœur. 460
Et qui ne se seroit comme moi déclarée
Sur la foi d'une amour si saintement jurée ?
Me voyoit-il de Fœil qu'il me voit aujourd'hui ?
Tu t'en souviens encor, tout conspiroit pour lui :
Ma famille vengée , et les Grecs dans la joie , 465
Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie ,
Les exploits de son père effacés par les siens,
Ses feux que je croyois plus ardents que les miens,
Mon cœur, .toi-même enfin de sa gloire éblouie ,
Avant qu'il me trahit , vous m'avez tous trahie. 470
Mais c'en est trop , Cléone, et quel que soit Pyrrhus,
Hermione est sensible , Oreste a des vertus.
Il sait aimer du moins , et même sans qu'on l'aime ;
Et peut-être il saura se faire aimer lui-même.
Allons : qu'il vienne enfin.
CLiONB.
Madame , le voici. 475
HXRMions.
Ah ! je ne croyois pas qu'il fàt si près d'ici.
I. Far, Pourquoi tant de froideim? Poorqaoi cette fierté? (1668 et ^3)
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64 ANDROMAQUE.
SCENE IL
HERMIONE, ORESTE, CLÉONE.
HBRMIONB.
Le croirai-je , Seigneur, qn'un reste de tendresse
Vous fasse ici chercher une triste princesse^ ?
Ou ne dois-je imputer qu'à votre seul devoir
li*heureux empressement qui vous porte à me voir? 480
-- ORESTE.
'^el est de mon amour rayeu^lement funeste.
Vous le savez , Madame ; et le destin d'Oreste
"^Est de venir sans cesse adorer vos attraits ,
•vEt de jurer toujours qu'il n'y viendra jamais.
Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures , 486
Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures :
Je le sais, j'en rougis. Mais j'atteste les Dieux,
Témoins de la fureur de mes derniers adieux,
^^HJue j'ai couru partout où ma perte certaine
^Dégageoit mes serments et finissoit ma peine. 490
J'ai mendié la mort chez des peuples cruels v
Qui n'apaisoient Ifjirs dieux que du sang des mortels :
Ds m'ont fermé leur^temple \ et ces peuples barbares
^xDe mon sang prodigué sont devenus avares*.
Enfin je viens à vous , et je me vois réduit 49 5
A chercher dans vos yeux une mort qui me fuit.
I. Var, Ait snspenda les soins dont Tons charge U Grèce? (1668 et 73)
a. < Oreste, dit Geof&oy dans son commentaire, n'avait point mendié la
mort chez les Scythes; il avait été jeté par la tempête sur leurs rivages. Les
Scythes ne loi avaient point fermé leur temple ; il s*en était sauvé, enlevant la
statne et la prétrq^. S'il eût offert son sang aux Scythes, ils ne l'auraient pas
refusé. » Il pense donc qu'Oreste débite un mensonge pour se faire valoir auprès
d'Hermione. Nous ne saurions le contredire, n'ayant trouvé aucune tradition
antique sur laquelle Racine se soit ici appuyé. Peu importe d'ailleurs.
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ACTE II, SCÈNE II. 65
Mon désespoir n*attend que leur indifférence :
Jls n'ont qu'à m'inlerdire un reste d'espérance ;
Us n'opt , pour avancer cette mort où je cours ,
Qu'à me dire une fois ce qu'ils m'ont dit toujours. 5oo
Voilà , depuis un an , le seul soin qui m'anime.
Madame , c'est à vous de prendre une victime
Que les Scythes auroient dérobée à vos coups »
Si j'en avois trouvé d'aussi cruels que vous.
HERMIONB.
Quittez, Seigneur, quittez ce funeste langage*. 5o5
A des soins plus pressants la Grèce vous engage.
Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés?
Songez à tous ces rois que vous représentez.
Faut-il que d'un transport leur vengeance dépende?
Est-ce le sang d'Oreste enfin qu'on vous demande? 5io
Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.
ORESTE.
Les refus de Pyri?hus m'ont assez dégagé ,
Madame : il me rçnvoie ; et quelque autre puissance
Lui fait du fils d'Hector embrasser la défense.
HERMIONE.
L'infidèle!
ORESTE.
Ainsi donc , tout prêt à le quitter ', 5 1 5
I. Var. Non, non, ne pen&ez pat qn*Hflrm«one dispote
D*nn tang sur qui la Grèee aujourdlioi se repose. }
Hais Toas-mème est-ce ainsi que tous exéentes
LesTOBQX de tant d'États que tous représentes (a) ? (i66S et 7$)
a. Far, . . . Ainsi donc , il ne me reste rien
Qu'à Tenir prendre id la place du Trojen :
(a) Racine a refait ces quatre Tcrs, «Tant trouTé sans doute qudqne fonde-
ment à la critique quVn aTait faite Subligny : c H me semble que se repote r
tur un tang est une étrange figure.... Exécuter let ordret n*est pas la même
chose qu*ex0Ctt/tfr let vœux^ qui ne se dit que quand on a Toué quelque chose 5
mab ce n*étoit point un pèlerinage que les Grecs aToient TOué en Épire. »
{Préface At la Folle querelle,)
J. Racdib. II 5
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66 ANDROMAQUE.
Sur mon propre destin je viens vous consulter.
Déjà même je crois entendre la réponse
Qu'en secret contre moi voire haine prononce.
HBRMIONE.
Hé quoi? toujours injuste en vos tristes discours ,
De mon inimitié vous plaindrez- vous toujours ? 5 a o
Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée ?
-J'ai passé dans l'Épire , où j'étois reléguée :
Mon père Tordonnoit. Mais qui sait si depuis
Je n'ai point en secret partagé vos ennuis ?
r^ Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes ? 5a 5
Que rÉpire jamais n'ait vu couler mes larmes ?
Enfin qui vous a dit que malgré mon devoir
Je n'ai pas quelquefois souhaité de vous voir?
ORESTE.
Souhaité de ma voir ! Ah ! divine princesse....
Mais, de...g]râce y est-ce à moi que ce discours s'adresse?
Ouvrez vos yeux : songez qu'Oreste est devant vous *,
Oreste, si longtemps l'objet de leur courroux.
HERMIOMB.
Oui, c'est vous dont l'amour, naissant avec leurs charmes,
Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ;
Vous que mille vertus me forçoient d'estimer ; 535
Noos sommes ennemis, lui des Grecs, moi le vôtre;
Pyrrhus protège l*an, et je voos livre l'antre.
BEUf. Hé quoi? dans tos chagrins sans raison affermi,
Vons croîres-Toiis tonjoort. Seigneur, mon ennemi ?
[Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée (a) ?] (x668 et 78)
I. Far, Ouvrez les yeux : songex qn*Oreste est devant vous. (1668-76)
(aJDans la Folle querelle (acte III, scène vi) un des persopuases de la pièce
cite les quatre premiers vers 4e cette variante comme un exemple de galima-
tias; et celui qiii fidt le rôle du défenseur de Racine ne parvient pas à les ex-
pliquer. Subligny avait aussi critiqué, dans sa Préface^ le vers :
Vous croirez-vous toujours, Seigneur, mon ennemi ?
« Je ne trouve point, dit-il, que 90ut eroirez-vout mon ennemi? pour dire: me
croirez-vous votre ennemi? soit une chose hien écrite, m
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ACTE n, SCÈNE U, 67
Vous que j*ai plaint, enfin que je Toudrois aimer.
ORS8TE.
Je TOUS entends. Tel est mon partage Ameste :
Le coBor est pour Pyrrfaas , et les vœux pour Oreste.
HBRMIOlfB.
Ah ! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus :
Je TOUS haîrois trop.
ORBSTB,
Vous m'en aimeriez plus. 540
Ah ! que tous me verriez d'un regard bien contraire !
Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire ;
Et Tamour seul alors se faûaaJLQbéir,
Vous m'aimeriez , Madame , en me voulant haïr.
O Dieux! tant de respects, une amitié si tendre..*. 545
Que de raisons pour moi , si vous pouviez m'entendre !
^Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd'hui ,
Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui.
Car enfin il vous hait ; son âme ailleurs éprise
N'a plus....
HERMIOIfB.
Qui VOUS Ta dit, Seigneur, qu'il me méprise * ?
Ses regards, ses discours vous l'ont-ils donc aggris?
Jugez-vous que ma vue inspire des mépris ,
Qu'elle allume en un cœur des feux si peu durables ?
Peut-être d'autres yeux me sont plus favorables.
ORESTE.
Poursuivez : il est beau de m'insulter ainsi. 55 5
Cruelle , c'est donc moi qui vous méprise ici ?
Vos yeux n'ont pas assez éprouvé ma constance?
Je suis donc un témoin de leur peu de puissance ?
Je les ai méprisés ? Ah ! qu'ils voudroient bien voir
I. Lct éditîoiu «le 170a, 1713, 172%, 1728^ 1750 doaneat ainsi ce vcn
• . Qui TOUS a dit, Seigneur, quHl me méprise?
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68 ANDROMAQUE.
Mon rival ^ comme moi , mépriser leur pouvoir ! 5 6 o
HERMIOME.
Que m'importe 9 Seigneur, sa haine ou sa tendresse?
Allez contre un rebelle armer toute la Grèce;
Rappprtez-lui le prix de sa rébellion ;
Qu'on fasse de TEpire un second Ilion.
Allez. Après cela direz-vous que je l'aime ? 565
ORESTB.
Madame , faites plus, et venez-y vous-même.
Voulez- vous demeurer pour otage en ces lieux ?
Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux.
Faisons de notre haine une commune attaque.
HERM10T9E.
Mais, Seigneur, cependant s'il épouse Andromaque* ?
ORESTB.
Hé! Madame.
HERMIONE.
Songez quelle honte pour nous
Si d'une Phrygienne il devenoit l'époux !
ORESTB.
Et vous le haïssez? Avouez-le, IMadame,
L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une âme :
Tout nous trahit , la voix , le silence , les yeux ; 575
Et les feux mal couverts n'en éclatent que mieux.
HERMIONE.
Seigneur, je le vois bien , votre âme prévenue
Répand sur mes discours le venin qui la tue ,
Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,
Et croit qu'en moi la haine est un effort d'amour. 5 80
D faut donc m'expUquer : vous agirez ensuite.
Vous savez qu'en ces lieux mon devoir m'a cpnduite;
I. Les éditions de 1702, X7i3, i7ai« 1728, 1750 ont altéré ce rers aossî. On
y Ht :
Mais y Seigneur, cqtendant il épouse Andromaque.
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ACTE II, SCÈNE II. 6y
Mon devoir m'y retient , et je n'en puis partir
Que mon père ou Pyrrhus ne m^en fasse sortir.
De la part de mon père allez lui faire entendre *■ 58 5
Que Tennemi des Grecs ne peut être son gendre :
Du Troyen ou de moi faites-le décider ;
Qu'il songe qui des deux il veut rendre ou garder ;
Enfin qu'il me renvoie, ou bien qu'il vous le livre.
Adieu. S'il y consent, je suis prête à vous suivre. 590
SCENE m.
ORESTE, leoiV
Oui , oui, vous me suivrez, n'en doutez nullement:
Je vous réponds déjà de son consentement.
Je ne crains pas enfin que Pyrrhus la retienne :
Il n'a devant les yeux que sa chère Troyenne ;
Tout aHtre objet le blesse ; et peut-être aujourd'hui 595
Il n'attend qu'un prétexte à l'éloigner de lui.
Nous n'avons qu'à parler : c'en est fait. Quelle joie
D'enlever à l'Epire une si belle proie !
Sauve tout ce qui reste et de Troie et d'Hector;
Garde son fils, sa veuve, et mille autres encor, 600
Épire : c'est assez qu'Hermione readue
Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.
Mais un heureux destin le conduit en ces lieû^^.
Parlons. A tant d'attraits , Amour, ferme ses yeux !
I. Far, Aa nom de Méoélas» allez loi laire entendre. (1668^}
a. L^indication seul manque, après le nom d^oBKsn, dana le» édidoDs
de 1668 et de 1673.
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70 ANDROMAQUE.
SCÈNE IV.
PYRRHUS, ORESTE, PHQENIX.
PYRRHUS.
Je VOUS cherchois, Seigneur. Un peu de violence 60 5
M'a fait de vos raisons combattre la puissance ,
Je l'avoue; et depuis que je vous ai quitté ^
^ J'en ai senti la force et connu l'équité*
Tai songé , comme vous , qu'à la Grèce , à mon père,
A moi-même en un mot je devenois contraire ; 610
Que je relevois Troie, et rendois imparfait
Tout ce qu'a fait Achille et tout ce que j'ai fait.
Je ne condamne plus un courroux légitime ,
Et l'on vous va, Seigneur, livrer votre victime.
ORESTB*
Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux , « x 5
C'est acheter la paix du sang d'un malheureux.
PYRRHUS.
Oui. Mais je veux , Seigneur, l'assurer davantage :
D'une étemelle paix Hermione est le gage;
Je l'épouse. 11 sembloit qu'un spectacle si doux
N'attendît en ces lieux qu'un témoin tel que vous. 6 a o
Vous y représentez tous les Grecs et son père ,
Puisqu'en vous Ménélas voit revivre son frère.
Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain
J'attends, avec la paix, son cœur de votre main.
ORESTE^.
Ah Dieux!
I. OBXSTB, à part, (1736 et M. Aimé-Martin.)
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ACTE II, SCÈNE V. 71
SCÈNE V.
PYRRHUS, PHŒNIX.
PYRRHUS.
Hé bien , Pbœnix , Tamonr est-il le mahre ?
Tes yeux refiisent-ils encor de me connattre * ?
PHOEIflX.
Ah ! je vous reconnois ; et ce jnstfe courroux ,
-^ Ainsi qu'à tous les Grecs , Seigneur , vous rend à vous *.
-^Ge n'est plus le jo^uet d'une flamme servile :
C'est Pyrrhus , c'est le fils et le rival d'Achille, 63©
-Que la gloire à la fin ramène sous ses lois ,
Qui triomphe de Troie une seconde fois.
PYRRHUS.
Dis plutôt qu'aujourd'hui commence ma victoire.
D'aujourd'hui seulement je jouis de nui gloire ;
Et mon cœur, aussi fier que tu l'as vu soumis , 63 5
Croit avoir en l'amour vaincu mille ennemis.
Considère, Phœnix, les troubles que j'évite,
Quelle foule de maux l'amour traîne à sa suite,
Que d'amis, de devoirs j'allois sacrifier.
Quels périls. ... Un regard m'eût tout fait oublier. 640
--Tous les Grecs conjurés fondoient sur un rebelle.
Je trouvois du plaisir à me perdre pour elle.
phoenîx.
-Oui , je bénis , Seigneur, l'heureuse cruauté
Qui vous rend....
I. Voyez tome I, p. 407, note b,
a. Far, [Ainsi qu'à tous les Grecs, Seigneur, vous rend à vous.]
Et qui Tauroit pensé, qn*nne si noble audace
D'un long abaissement prendroit sitât la place?
Qne l'on pût sit6t vaincre nn poison si charmant?
Mais Pyrrhus, quand il vent, sait vaincre en nn moment.
[Ce n'est plus le jouet d'une flamme servile.] (1668 et 78)
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7a ANDROMAQUE.
PYRRHUS.
Tu Tas vu , comme elle m'a traité.
Je pensois , en voyant sa tendresse alarmée, 645
Que son fils me la dût renvoyer désarmée.
J'allois voir le succès de ses embrassements :
îe n'ai trouvé que pleurs mêlés d'emportements.
Sa misère l'aigrit ; et toujours plus farouche,
Cent fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche. 6 5o
Vainement à son fils j'assurois mon secours :
« C'est Hector, disoit-elle en l'embrassant toujours;
Voilà ses yeux , sa bouche, et déjà son audace* ;
C'est lui-même, c'est toi, cher époux, que j'embrasse*. »
Et quelle est sa pensée? Attend-elle en ce jour 655
Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour ?
PHOENIX.
^Sans doute. C'est le prix que vous gardoit l'ingrate.
Mais laissez-la , Seigneur.
I. Sic oculos, sic ille manus, sic ora/erebai,
(Virgile, Énéidcy livre III, ver» 490.)
Ce vers a po s'offrir d'autant plas natordlement à rimitationde Raone, que
Virgile le met dans la bouche d'Andromaque. Il y a aussi un passage semblable
dans les Trojrennes de Sénèque (vers 46a et 465-468) :
O nate, magni certa progenies patriSf . . .
Tfimiutnque patri similis : hos vultus meus
ffabebatifector; talis incessu fuity
Babituque talis; sic tulit fortes manus;
Sic cetsus humerisyfronte sic torva minax,
a. On rapporte qne Qninault Dufresne imitait la voix d'une femme en pro-
nonçant ces paroles : « C'est Hector, disoit-elle, .... etc. » ; et que reprenant
ensuite une voix plus mâle, il continuait avei; fierté :
Et quelle est sa pensée? Attend-elle en ce jour....
Ce contraste hardi produisait, ajoote-t-on, le plus grand effet, grâce an talent
de l'acteur. « Mais, disent les éditeurs du Racine de 1807, il nous est impos-
sible de nous figurer par quel effort un acteur aurait pu faire supporter dans
Pyrrhus ce qu'on passe tout au plus à Sosie. » Sans révoquer en doute le té-
moignage de ceux qui avaient entendu Dufresne, il faut convenir que W
comédien derait avoir besoin, pour réussir, d'un art bien discret.
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ACTE II, SCÈNE V. 73
PYRRHUS.
Je vois ce qui la flatte.
Sa beauté la rassure ; et malgré mon courroux,
L'orgueilleuse m'attend encore à ses genoux. 660
Je la verrois aux miens , Phœnix , d'un œil tranquille.
Elle est yeuye d'Hector, et je suis fils d'Achille :
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.
PHOENIX.
Commencez donc , Seigneur, à ne m'en parler plus ' .
Allez voir Hermione ; et content de lui plaire , 665
Oubliez à ses pieds jusqu'à votre colère.
Vous-même à cet hymen venez la disposer.
Est-ce sur un rival qu'il s'en faut reposer?
n ne l'aime que trop.
PYRRHUS.
Crois-tu , si je l'épouse ,
Qu' Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse*? 670
I . RacSne, qui aTait longtemps fait ses délices des poésies d'Oride, a peat-
être ici mis à profit le souvenir de ces vers du poète latin (Remédia amority
▼ers 647 et 648), que Loois Racine rappelle à propos en cet endroit :
Ei malim taceas^ quark te desisse loquaris.
Qui nimium multis : c Non amo » dicit^ amût.
9. Far, Qa*Andromaqiie en secret n'en sera pas jalouse? (1668-76)
— « M. Despréaux, dit le Bolmana (p. 59), frondoit cette scène où M. Racine
fait dire par Pyrrhus à son confident :
Crois-tu, si je Tépousc,
Qu* Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse?
Sentiment puéril qui revient à celui de Perse [Satire V, vers 168] :
CemeiC plorabiiy Dave, relictaP »
Broasette atteste aussi ce jugement sévère de Boileau, qui avait remarqué, dit-il,
que les spectateurs ne manquaient jamais de sourire en cet endroit. L'abbé
'du Bos (Réflexions cri tiques j i'* partie, section xviu) va plus loin, trop
loin sans doute. Il dit qu'à la représentation de cette scène « le parterre rit
presque aussi haut qu'à une scène de comédie. » Racine, que ce soit un sujet
de reproche ou de louange, parait certainement ici l'émule de Térenoe.
Jean-Baptiste Rousseau écrivait à Brossette « qu'il avait toujours condamné
cette scène en l'admirant, parce que, quelque belle qu'elle soit, elle est plat6t
dans le genre comique ennobli que dans le genre tragique. »
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74 ANDROMAQUE.
PHŒNIX.
Quoi ? toujours Andromaque occupe votre esprit?
Que vous importe, ô Dieux! sa joie ou son dépit?
Quel charme, malgré vous, vers elle vous attire?
PYRRHUS.
Non , je n*ai pas bien dit tout ce qu'il lui faut dire :
Ma colère à ses yeux n*a paru qu'à demi ; 675
EUe ignore à quel point je suis son ennemi.
Retournons-y. Je veux la braver à sa vue ,
"^^t donner à ma haine une libre ét^iulue.
Viens voir tous ses attraits , Phœnix, humiliés.
Allons.
PHOENIX.
Allez, Seigneur, vous jeter à ses pieds. 680
^Allez, en lui jm:aot que votre âme Fadore,
^^ de nouveaux mépris l'encourager encore.
PYRRHUS.
Je le vois bien , tu crois que prêt à Texcuser
Mon cœur court après elle , et cherche à s'apaiser.
PHŒMIX.
Vous aimez : c'est assez.
PYRRHUS.
Moi l'aimer ? une ingrate 68 5
Qui me hait d'autant plus que mon amour la flatte?
Sans parents , sans amis , sans espoir que sur moi ,
Je puis perdre son fils; peut-être je le doi.
Étrangère.... que dis-je? esclave dans l'Épire,
Je lui donne son fils, mon âme , mon empire; 690
Et je ne puis gagner dans son perfide cœur
D'autre rang que celui de son persécuteur ?
Non, non, je l'ai juré, ma vengeance est certaine :
n faut bien une fois justifier sa haine.
^J'abandonne son fils. Que de pleurs vont couler ! 695
De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler !
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ACTE II, SCÈNE V. 75
~^^Qael ^ectade pour elle aujourd'hui se dispose !
Elle en mourra, Phœnix , et j'en serai la cause.
C'est lui mettre moi-même un poignard dans le sein.
PHOBNIX.
£t pourquoi donc en faire éclater le dessein ? 700
Que ne consultiez-vous tantôt votre foiblesse?
PYRRHUS.
Je t'entends. Mais excuse un reste de tendresse.
Crains-tu pour ma colère un si foible combat?
D'un amour qui s'éteint c'est le dernier éclat.
Allons. A tes conseils , Phœnix , je m'abandonne. 705
Faut-il livrer son fils ? faut-il voir Hermione ?
PHOENIX.
Oui, voyez- la, Seigneur, et par des vœux soumis
— Protestez-lui....
PYRRHUS.
Faisons tout ce que j'ai promis.
FIN DU SECOND ACTE.
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76 ANDROMAQUE.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
ORESTE, PYLADE.
PTLADE.
Modérez donc , Seigneur, cette fureur extrême.
Je ne vous connoîs plus : vous n'êtes plus vous-même. 7 1 o
Sou&ez....
ORESTE*
Non j tes conseils ne sont plus de saison ,
Pylade, je suis las d'écouter la raison.
C'est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice :
n faut que je Fenlève , ou bien que je périsse.
Le dessein en est pris y je le veux achever. 7 1 5
Oui , je le veux.
PYLADB.
Hé bien, il la faut enlever :
J y consens. Mais songez cependant où vous êtes.
Que croira-t-on de vous , à voir ce que vous faites ?
Dissimulez : calmez ce transport inquiet* ;
CSommandez à vos yeux de garder le secret. 720
Ces gardes, celte cour, Tair qui vous environne,
Tout dépend de Pyrrhus , et surtout Hermione *.
I. Far, Faites taire, Seigneor, ce transport inquiet. (166S-76)
a. Far. Tout dépend de Pjrrhos, et tortoat d'Hemiione (a). (1668 et 7$)
{a) M. Aimé-BCartin a reçu dans son texte cette ancienne leçon, qui se b't
aussi dans les éditions de 1736, de 1768 et de 1807, et que Geoffiroy déclare
une £iute grossière.
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ACTE III, SCÈNE I, 77
A ses regards surtout cachez votre courroux.
O Dieux! eu cet état pourquoi la cherchîezrvous?
ORESTE.
Que sais-je ? De moi-même étois-je alors le maître ? 7*5
La fureur m'emportoit, et je venois peut-être
Menacer à la fois Tingrate et son amant.
PYLADE.
Et quel éloit le fruit de cet emportement* ?
ORESTE.
Et quelle âme , dis-moi , ne seroit éperdue
Du coup dont ma raison vient d'être confondue? 780
Il épouse , dit-il , Hermione demain ;
H veut, pour m'honorer, la tenir de ma main.
Ah ! plutôt cette main dans le sang du barbare....
PYLADE.
Vous Taccusez, Seigneur, de ce destin bizarre*.
Cependant, tourmenté de ses propres desseins, 735
U est peut-être à plaindre autant que je vous plains.
ORESTE.
Non , non ; je le connois , mon désespoir le flatte ;
Sans moi, sans mon amour, il dédaignoit Tingrate;
Ses charmes jusque-là n'avoient pu le toucher :
Le cruel ne la prend que pour me Tarracher. 740
Ah Dieux ! c'en étoit fait : Hermione gagnée
Pour jamais de sa vue alloit être éloignée.
Son cœur, entre Tamour et le dépit confus ,
Pour se donner à moi n'attendoit qu'un refus;
I. Les éditions de 17 13 et de 1728 donnent ce vers ainsi :
Et quel étoit le fruit de son emportement?
Les éditions de 1768, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont, ainsi que
d^Olivet, relevé cette prétendue variante, qui n'est qu'une faute d'impression,
a. L'édition de 1786 donne de ce vers et du suivant cette correction, tirée,
y est-il dit, de l'exemplaire des comédiens :
Vous l'accusez, Seigneur, de ce dessein bizarre;
Cependant, tourmenté de ses propres destins.
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78 A1SDR0MAQI3E.
Se8 yeux s'ouvroient , Pylade ; elle écoutoit Oreste, 745
Lui parloit , le plaignoit. Un mot eût fait le reste.
PYLADE.
Vous le croyez.
ORESTE.
Hé quoi? ce courroux enflammé
Contre un ingrat...*
PYLADE.
Jamais il ne fut plus aimé.
Pensez-vous , quand Pyrrhus vous Taureit accordée,
Qu^un prétexte tout prêt ne Teût pas retardée? 750
M'en croirez- vous ? Lassé de des trompeurs attraits ,
Au lieu de l'enlever, fuyez-la pour jamais^.
Quoi ? votre amour se veut charger d'une furie
Qui vous détestera , qui toute votre vie
Regrettant un hymen tout prêt à s'achever, 755
Voudra....
ORESTE.
C'est pour cela que je veux l'enlever.
Tout lui riroit , Pylade ; et moi , pour mon partage ,
Je n'emporterois donc qu'une inutile rage?
J'irois loin d'elle encor tâcher de l'oublier?
Non, non , à mes tourments je veux l'associer. 760
C'est trop gémir tout seul. Je suis las qu'on me plaigne :
Je prétends qu'à mon tour l'inhumaine me craigne ,
Et que ses yeux cruels, à pleurer condamnés,
Me rendent tous les noms que je leur ai donnés.
PYLADE.
Voilà donc le succès qu'aura votre ambassade : 765
Oreste ravisseur !
ORESTE.
Et qu'importe , Pylade ?
I . Far, Au lieo de renlerer. Seigneur, je la fuirais. (1668 et 73)
— II 7 a dans ces deux éditions yifiraû, par un a, pour rimer arec attraits.
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/
ACTE III, SCENE I. 79
Qnand nos Etats vengés jouiront de mes soins,
L'ingrate de mes pleurs jouira- t-elle moins?
Et que me servira que la Grèce m'admire ,
Tandis que je sei'ai la fable de TÉpire ? 770
Que veux-tu ? Mais , s'il faut ne te rien déguiser,
Mon innocence enfin commence à me peser.
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix et poursuit l'innocence.
De quelque part sur moi que je tourne les yeux , 775
Je ne vois que malheurs qui condamnent les Dieux.
Méritons leur courroux, justifions leur haine ,
Et que le firuit du crime eu précède la peine.
Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur toi
Détournet* un courroux qui ne cherche que moi ? 780
Assez et trop longtemps mon amitié t'accable* :
Évite un malheureux , abandonne un coupable.
Cher Pylade , crois-moi , ta pitié te séduit *.
Laisse-moi des périls dont j'attends tout le fruit.
Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m'abandonne.
Va-t'en.
PYLADE.
Allons , Seigneur, enlevons Hermione.
Au travers des périls un grand cœur se fait jour.
Que ne peut l'amitié conduite par l'amour ?
Allons de tous vos Grecs encourager le zèle.
I. Oreste dit de même à Pylade, dans VIphigénie en Tauride d'Eoripide
(▼ers 695) :
''û néÀX* évfyxc^v rd»y i/ifiv «x^ Mtxfiv.
Mais la scène d'Euripide dont Bacine s'est sortoot inspiré dans tout ce pas-
sage est cdle de la tragédie A* Oreste y où se tronrent ces vers (1068- 1 078) :
'OpioTTn^ Mil fi;vdv>îffxrf /10t.
£oc /tiv ykp itri icéXiç, ifioi ^*oùk l<rrc ^«f....
nuià^i7$. ''H KoXù XiXgi^i xûvifi&v fiovXtUfiAxotVj x. t. Jl.
a. Fàr, Cher Pjlade, crois-moi, mon tourment me suffit. (1668-87}
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8o ANDROMAQUE.
Nos vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle. 790
Je sais de ce palais tous les détours obscurs;
Vous voyez que la mer en vient battre les murs;
Et cette nuit, sans peine , une secrète voie
Jusqu*en votre vaisseau conduira votre proie.
ORBSTE.
Tabuse, cher ami, de ton trop d'amitié. 7 9^
Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié ;
Excuse un malheureux ^ui perd tout ce qu'il aime ,
Que tout le monde hait, et qui se hait lui-même.
Que ne puis-je à mon tour dans un sort plus heureux....
PYLADE.
Dissimulez, Seigneur : c'est tout ce que je veux. 800
Gardez qu'avant le coup votre dessein n'éclate :
Oubliez jusque-là qu'Hermione est ingrate;
Oubliez votre amour. Elle vient , je la voi.
ORESTE.
Va-t'en. Réponds-moi d'elle , et je réponds de moi.
SCÈNE IL
HERMIONE, ORESTE, CLÉONE.
ORBSTE.
Hé bien ! mes soins vous ont rendu votre conquête. 80$
J'ai vu Pyrrhus, Madame, et votre hymen s'apprête.
HERMIONB.
On le dit ; et de plus on vient de m'assurer
Que vous ne me cherchiez que pour m'y préparer.
ORESTB.
Et votre âme à ses vœux ne sera pas rebelle?
HERMIONE.
Qui l'eût cru , que Pyrrhus ne fût pas infidèle ? 810
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ACTE III, SGÈIME IL 8i
Que sa flamme attendroit si tard pour éclater,
Qu*il reviendroit à moi quand je Tallols quitter ?
Je veux croire avec vous qu'il redoute la Grèce ,
Qu*il suit son intérêt plutôt que sa tendresse,
Que mes yeux sur votre âme étoient plus absolus. 8x5
ORSSTE.
Non, Madame : il vous aime, et je n'en doute plus.
Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu'ils veulent fkire?
Et vous ne vouliez pas sans doute lui déplaire.
HERMIOIfE.
Mais que puis-je , Seigneur ? On a promis ma foi.
Lui ravirai-je un bien qu'il ne tient pas de moi ? 8 a o
L amour ne règle pas le sort d'une princesse :
La gloire d'obéir est tout ce cpi'on nous laisse.
Cependant je partois; et vous avez pu voir
Combien je relàchois pour vous de mon devoir.
ORESTE.
Ah ! que vous saviez bien, cruelle.... Mais, Madame ,
Chacun peut à son choix disposer de son âme.
La vôtre étoit à vous. J'espérois; mais enfin
Vous Tavez pu donner sans me faire un larcin.
Je vous accuse aussi bien moins que la fortune.
Et pourquoi vous lasser d'une plainte importune ? 8 3 o
Tel est votre devoir, je l'avoue ; et le mien
Est de vous épargner un si triste entretien.
SCÈNE III.
HERMIONE, CLÉONE.
HEHMIOIIB.
Attendois-tu , Qéone, un courroux si modeste ?
CLÉONE.
La douleur qui se tait n'en est que plus funeste.
J. Rachts. n j 6
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>^
82 ANDROMAQUE.
Je le plains : d'autant plus qu^auteur de son ennui , 835
Le coup qui Ta perdu n -est parti que de lui.
Ciomptez depuis quel temps votre hymen se prépare :
n a parlé y Madame , et Pyrrhus se déclare.
BERMIONE.
Tu crois que Pyrrhus craint? Et que craint-il encor?
Des peuples qui dix ans ont fui devant Hector, 840
Qui cent fois effrayés de Tabsence d'Achille ,
Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile.
Et qu'on verroit encor, sans Fappui de son fils,
Redemander Hélène aux Troyens impunis ?
Non, Cléone, il n'est point ennemi de lui-même; 84^
U veut tout ce qu'il fait; et s'il m'épouse, il m'aime.
Mais qu'Oreste à son g|-é m'impute ses douleurs :
N'avons-nous d'entretien que celui de ses pleurs?
Pyrrhus revient à nous. Hé bien ! chère Cléone,
Conçois-tu les transports de l'heureuse Hermione ? 8 5o
Sais-tu quel est Pyrrhus ? T'es-lu fait raconter
Le nombre des exploits.... Mais qui les peut compter ?
Intrépide, et partout suivi de la victoire.
Charmant, fidèle enfin, rien ne manque à sa gloire*.
Songe....
CL^ONS.
Dissimulez. Votre rivale en pleurs 8 5 5f
Vient à TÔp pieds, sans doute, apporter ses douleurs.
•/ i ^ HERMIONE.
Dieux ^^ puis-je à ma joie abandonner mon âme?
SortopS i^que lui dirois-je ?
y, Qadqnes éditiont , tdles que cdles de i^ia» de 17^8 et de 1736, ponc-
t«eat ùxuji ce vers :
Cbarmant, fidèle, enfin rien ne manque à m gloire.
Les éditions de 1681 et de 16^7 mettent en0.fMt€Ûeax T>^cs» oc qui
ne détermine nullement le sens. Le» «tfB^«|ciennes1éditions ont U ponctuatioa
que nous avons ad<^tée.
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ACTE III, SCENE IV. 83
SCÈNE IV.
ANDROMAQUE, HERMIONE, CLÈONE,
CÉPHISE.
▲NDEOMÀQUB.
OÙ fuyez-vous , Madame?
N'est-ce point à vos yeux un spectacle assez doux
Que la veuve d'Hector pleurante à vos genoux * ? 860
Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,
Yous envier un cœur qui se rend à vos charmes.
Par une main cruelle , hélas ! j*ai vu percer^
Le seul où mes regards prétendoient s'adresser.
Ma flanmie par Hector fut jadis allumée ; 865
Avec lui dans la tombe elle s'est enfermée '.
Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,
Madame , pour un fils jusqu'où va notre amour* ;
Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite ^
En quel trouble mortel son intérêt nous jette , 870
Lorsque de tant de biens qui pouvoient nous flatter,
C'est le seul qui nous reste , et qu'on veut nous Tôter.
I . Racme imite ici Corneille :
Placide sappliant. Placide à tos genoux
Vous doit être, Bladame, on tped^e aatez doox.
{Théodore^ ver» 99$ et 994.)
a. Far. Par les mains de son père, bêlas! f ai vu percer. (1668-76)
3. Cest on sonrenir de ces vers de Virgile :
nu meot^ primus qui me, sihi j'unxit, amoret
AhstulU : Me habeat tecum^ servetque sepulcro,
(Enéide, Uttc IV, Ters 29.)
4. On a depuis longtemps rapproché ces vers des paroles que, dans So-
]diode, Déjanire adresse aox jeunes Trachiniennes :
*û.ç i'kyà 6yfMf$opa
Mfjr' i»/uL$otç KccioOcoc, vCv r* Amipoç cl.
(Trachiniennes, vers x4a et i43.)
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84 ANDROMAQUE.
Hélas ! lorsque lassés de dix ans de misère,
Les Troyens en courroux menaçoient votre mère ,
J'ai su de mon Hector lui procurer F appui*. S75
Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j'ai pu sur lui.
Que craintron d'un enfant qui survit à sa perte ?
Laissez-moi le cacher en quelque lie déserte.
Sur les soins de sa mère on peut s'en assurer,
Et mon fils avec moi n'apprendra qu'à pleurer. 880
HBRMIOIfE.
Je conçois vos douleurs. Mais un devoir austère,
Quand mon père a parlé, m'ordonne de me taire.
C'est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.
S'il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous?
Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme. 885
Faites-le prononcer : j'y souscrirai, Madame.
SCENE V.
ANDROMAQUE, C3ÉPHISE.
▲NDROMÀQUE.
Quel mépris la cruelle attache à ses refus !
CÉPHISE.
Je croirois ses conseils , et je verrois Pyrrhus.
Un regard confondroit Hermione et la Grèce.
Mais lui-même il vous cherche.
I. Dans le chant XXFV de V Iliade (tcts 768-772), Hélène, pleurant b mort
d'Hector, rappelle qu'elle «Tait toujours été traitée par lui avec douceur, et
que lorsqu'elle était en bntts aux reproches des Troyens, elle était consolée
par lui.
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ACTE III, SCÈNE VI. 85
SCENE VI.
PYRRHUS, ANDROMAQUE, PHOENIX,
CÉPHISE.
PYRRHUS , à Phœnix ^.
Où donc est la princesse?
Ne m'avois-tu pas dit qu'elle étoit en ces lieux ?
PHQBNIX.
Je le croyois.
ANDROMAQUE , à C^biae.
Tu vois le pouvoir de mes yeux*.
PYRRHUS.
Que dit-elle, Phoenix?
ANDROMAQUE,
Hélas ! tout m'abandonne.
PHOENIX.
Allons, Seigneur, marchons sur les pas d'Hermione.
céPHISB.
Qu'attendez-vous ? rompez ce silence obstiné ' . 895
ANDROMAQUE.
D a promis mon fils.
ciPHISE.
Il ne Fa pas donné.
I. Far. PYmRHUS, à Pkœnix, dans le fond d» tkéâire, (i736)
a. Limeaa de Boisjennam dit dans son commentaire : c Ce Ters ne peut
échapper à Andromaque que par un mouvement de coquetterie, indigne éga-
lement de son caractère et de la tragédie. 9 La Harpe relère avec raison la
singuU^ erreur de cette remarque : « C'est, dit-il, arec l'accent et l'intention
d'une ironie plaintive qu' Andromaque dit : « Voilà donc ce prétendu pouvoir
oc de mes yeux ! tu vois ce que je peux espérer. » 11 est à croire que les comé-
diens ont fait qudquefois le même contre-sens que Luneau de Boisjermain,
puisque la Harpe ajoute : « Je n'ai jamais douté qu'une mauvaise tradition
n'ait lait perdre le sens naturel de ce vers, m
^.Far. Qu'attendez-vous? forces ce silence obstiné. (1668-87)
/
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se ANDROMAQUE.
ANDROMAQUE.
Non, non , j*ai beau pleurer, sa mort est résolue.
PYRRHUS.
Daigne- t-elle sur nous tourner au moins la vue?
Quel orgueil !
ANDROMAQUE.
Je ne fais que Firriter encor.
Sortons.
PYRRHUS.
Allons aux Grecs livrer le fils d'Hector. 900
ANDROMAQUE*.
Ah ! Seigneur , arrêtez ! Que prétendez-vous (aire ?
Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère.
Vos serments m*ont tantôt juré tant d'amitié :
Dieux! ne pourrai-je au moins toucher votre pitié*?
Sans espoir de pardon m'avez- vous condanmée ? 905
PYRRHUS.
Phœnix vous le dira, ma parole est donnée.
ANDROMAQUE.
Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !
PYRRHUS.
J'étois aveugle alors : mes yeux se sont ouverts.
Sa grâce à vos désirs pouvoit être accordée;
Mais vous ne l'avez pas seulement demandée. 910
C'en est fait.
ANDROMAQUE.
Ah! Seigneur, vous entendiez' assez
Des soupirs q*ji craignoient de se voir repoussés.
1. Les éditions de 1786, 1768, 1807, 1808 et celle de M. Aimé-Martiii
ajoutent ici l'indication : c te jetant aux pieds de Pjrrrfuu. »
a. yar. Dieux ! n'en reste-t-il pas du moins quelque pitié? (1668-76)
— L'édition de 1736 a conserré cette variante dans le texte.
3. Les éditions de 1713 et de 1728, an lieu de : « tous entendiez, » ont :
« TOUS attendiez, 9 qui n'est qu'une faute d'impression. U est étrange que
d'OlÎTet donne « tous attendiez » comme une Tariante.
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ACTE III, SCÈNE VI. 87
Pardonnez à Féclat d*ane illustre fortune
Ce reste de fierté qui craint d*ôtre importune.
Yous ne Tignorez pas : Andromaque sans tous 9 i 5
N'auroit jamais d'un maître embrassé les genoux * .
PYRRHUS.
Non , TOUS me haïssez ; et dans le fond de Tàme
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
Ce fils même , ce fils, Tobjet de tant de soins ,
Si je Tavois sauvé , vous Ten aimeriez moins. 9*0
La haine , le mépris, contre moi tout s'assemble;
Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.
Jouissez à loisir d*un si noble courroux.
Allons , Phœnix.
▲NDROMÀQUB.
Allons rejoindre mon époux.
ciPHISB.
Madame....
AIIDROMAQUS.
Et que veux-tu que je lui dise encore ? 9^5
Auteur de tous mes maux , crois- tu qu'il les ignore ?
Seigneur, voyez Tétat où vous me réduisez.
J'ai vu mon père mort, et nos murs embrasés;
J'ai vu trancher les jours de ma famille entière.
Et mon époux sanglant traîné sur la poussière , 930
Son fils seul avec moi, réservé pour les fers.
Biais que ne peut un fils? Je respire, je sers ^.
J'ai fait plus : je me suis quelquefois consolée
I . Ad genua accido
SuppleXy Ulysse, quamque nullius pedes
Novere dextram , pedibus admoveo tuis,
{Trojennes de Sénèque, Ters 692-694*)
a. • .... Zfctyk^ fiiv "Ext 0/90$ Tpcx^i^oirouç
KcLTgtiov, Olxrp&ç T* lÀtOV TCUpoOfJitVOV,
Aùr^ ii ^ot/iin vaC; lie" *Ap'/tiùiy e6i7y.
^ovfCvcv *ExT0|90; yv/A^«ûo/xai.
{andromaque d'Euripide, Ters 4oo-4o4-)
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88 ANDROMAQUE.
QuHci , plutôt qu'ailleurs, le sort m'eût exilée ;
Qu'heureux dans son malheur, le fils de tant de rois, 935
Puisqu'il devoit servir, fût tombé sous vos lois.
J'ai cru cpie sa prison deviendroit son asile.
Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille :
Tattendois de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma créduUté. 940
Je n'ai pu soupçonner ton ennemi d'un ciîme ;
Malgré lui-même enfin je F ai cru magnanime.
Ah ! s'il Tétoit assez pour nous laisser du moins
Au tombeau qu'à ta cendre ont élevé mes soins,
Et cpie finissant là sa haine et nos misères, 94 s
n ne séparât point des dépouilles si chères !
PYRRHUS.
Va m'attendre, Phœnix.
SCÈNE VII.
PYRRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE.
PYRRHUS continue.
Madame, demeurez.
On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.
Oui^ je sens à regret qu'en excitant vos larmes
Je ne fais contre moi que vous donner des armes. 960
Je croyois apporter plus de haine en ces lieux.
Mais , Madame , du moins tournez vers moi les yeux :
Voyez si mes regards sont d'un juge sévère.
S'ils sont d'un ennemi qui cherche à vous déplaire.
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir? 955
Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.
A le sauver enfin c'est moi qui vous convie.
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie?
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ACTE III, SCENE VIL 89
Faut-il qu'en sa faveur j'embrasse vos genoux?
Pour la dernière fois y sauvez-le / sauvez- vous . 960
Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes.
Combien je vais sur moi faire éclater de haines.
Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,
Au lieu de ma couronne , un éternel affiront.
Je vous conduis au temple où son hymen s'apprête; 965
Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tète.
Mais ce n*est plus, Madame, une offre* à dédaigner :
Je vous le dis , il faut ou périr ou régner * .
Mon cœur, désespéré d'un an d'ingratitude.
Ne peut plus de son sort souffrir Tincertitude. 970
C'est craindre , menacer et gémir trop longtemps.
Je meurs si je vous perds, mais, je meurs si j'attends.
Songez-y : je vous laisse; et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple, où ce fils doit m'attendre;
Et là vous me verrez , soumis ou furieux , 975
Vous couronner, Madame , ou le perdre à vos yeux.
SCÈNE VIII.
ANDROMAQUE, CÉPHISR
CÉPHISB.
Je vous l'avois prédît, qu'en dépit de la Grèce',
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.
I. An lieu de : « une offre, n les éditions de 1676, 1681 , 1689 ont : c un
offre. »
a. C'est à tous d'y penser : tout le choix qa*on tous donneî
C'est d'accepter pour lui la mort ou la couronne.
Son sort est en vos mains : aimer ou dédaigner
Le Ta faire périr on le faire régner.
(Pertharite^ rers 759-762.)
3. Les éditions de 1750, 1768, 1807, 1808 et celle de M. Aimé-Martin in-
diquent cette Taiiante, que nous ne trouvons dans aucun texte :
Hé bien ! je tous l'ai dit, qv'en dépit de la Gréoe.
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90 ANDROMAQUE.
▲ndromàqdb.
Hélas! de quel effet tes discours soDt suivis!
Il ne me restoit plus qu'à condamner mon fils. 9S0
céPHISE.
Madame, à votre époux c*est être assez fidèle :
Trop de vertu pourroit vous rendre criminelle.
Lui-même il porteroit votre âme à la douceur.
AlfDHOMÀQUB.
Quoi? je lui donnerois Pyrrhus pour successeur?
ctfPHISE.
Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent. 985
Pensez-vous qu'après tout ses mânes en rougissent;
Qu*il méprisât, Madame, un roi victorieux
Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux ,
Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère ,
Qui ne se souvient plus qu'Achille étoit son père, 990
Qui dément ses exploits et les rend superflus?
ANDROMAQUE.
Dois-je les oublier, s'il ne s'en souvient plus? ]/
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur aulour de nos murailles?
Dois-je oublier son père * à mes pieds renversé, 995
Ensanglantant Tautel qu'il tenoit embrassé?
Songe , songe , Géphise , à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.
Figure- toi Pyrrhus*, les yeux étincelants.
Entrant à la lueur de nos palais brûlants , 1000
Sur tous mes frères fnorts se faisant un passage.
Et de sang tout couvert échauffant le carnage. [rants.
Songe aux cris des vainqueurs , songe aux cris des mou-
I. Les éditions de 1768, de 1807 (la Harpe), de 1808 et celle de M. Aimé-
Martin ont : «c mon père, * au lieu de : « son père, » qui est la le^n de tontes
les éditions imprimées du vivant de Racine, et non pas seulement, comme le
dit M. Aimé-Martin, celle des premières éditions.
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ACTE III, SCÈNE VIII. 91
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.
Pein&-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue : t oo5
Voilà comme Pyrrhus vint s'offrir à ma vue ;
Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
Enfin voilà Tépoux que tu me veux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes* ;
Qu^il nous prenne, s'il veut, pour dernières victimes, x o i o
Tous mes ressentiments lui seroient asservis*.
ClfPHISB.
Hé bien ! allons donc voir expirer votre fils :
On n'attend plus que vous. Vous frémissez. Madame!
▲NDROMÀQUE.
Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon àme !
Quoi ? Céphise , j'irai voir expirer encor i o 1 5
Ce fils, ma seule joie, et l'image d'Hector :
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage !
Hélas ! je m'en souviens, le jour que son courage '
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
n demanda son fils, et le prit dans ses bras* : xoao
« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
J'ignore quel succès le sort garde à mes armes;
Je te laisse mon fils pour gage de ma foi :
S'il me perd , je prétends qu'il me retrouve en toi.
Si d'un heureux hymen la mémoire t'est chère, x oa 5
Montre au fils à quel point tu chérissois le père. >•
Et je puis voir répandre un sang si précieux?
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?
1. On lit dans l'édition de 1713 : « cm crimes, » au lien de : « ses crimett.»
2. Les éditions de 1768, de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont
mis à tort après ce vers un point d'exclamation, qui n'est point dans les an-
ciennes éditions, et qui affaiblit le sens.
3. Var, Hélas! il m'en souTient, le jour que ton courage. (1668 et 78)
4. Racine introduit ici, avec beaucoup d'art, le souvenir des adieux d'Hec-
tor et d'Andromaque dans le sixième livre de V Iliade, Mais dans les paroles qu'il
prête à Hector, il n'a rien emprunté k Homère.
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9a ANDROMAQUE.
Roi barbare, faut-il que mon crime l'entratne?
Si je te hais , est-il coupable de ma haine? x o 3o
T'a-tril de tous les siens reproché le trépas?
S*est-il plaint à tes yeux des maux qu'il ne sent pas?
Mais cependant , mon fils, tu meurs, si je n'airète
Le fer que le cruel tient levé sur ta tête*.
Je l'en puis détourner , et je t'y vais oflFrir ? i o 3 5
Non , tu ne mourras point : je ne le puis souffrir.
Allons trouver Pyrrhus. Mais non , chère Géphise,
Va le trouver pour moi.
CÉPHISB.
Que faut-il que je dise?
▲NDROMAQDE.
Dis-lui que de mon fils Tamour est assez fort....
Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort ? 1040
L'amour peut-il si loin pousser sa barbarie?
céPHISB.
Madame, il va bientôt revenir en furie.
ANDROMAQDE.
Hé bien ! va l'assurer....
CIÎPHISE.
De quoi? de votre foi?
▲NDROifAQUE.
Hélas! pour la promettre est-elle encore à moi?
O cendres d'un époux ! ô Troyens ! ô mon père ! 1045
O mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère ^ !
AlloDS.
I. f^ar. Le fer que ce cniel dent leTé sur ta t^. (1668 et 73)
a. Andromaqae, dans Euripide, prend également à témoin son fils dn sa-
crifice qu'elle lui fait. Le mouTcment est le même :
'Û Tixvoy, ^ TfxoOaà a', é»ç au u^ ^«vijïÇ,
(Andromaque^ rers 4i4-4l^-^
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ACTE III, SCÈNE VIIL 9^
CiPHISB.
Où donc, Madame? et que résolvez- vous?
ANDROlfAQUE.
Allons sur son tombeau consulter mon époux.
FIN DU TEOlSliMB ACTE.
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94 ANDROMAQUE.
ACTE IV.
SCENE PREMIERE.
ANDROMAQUE, CÉPHISE.
CéPHISE.
Ah ! je n*en doute point : c'est votre époux , Madame,
G^est Hector qui produit ce miracle en yotre âme. i o5o
n veut que Troie encor se puisse relever
Avec cet heureux fils qu^il vous fait conserver.
Pyrrhus vous Fa promis. Vous venez de Tentendref
Madame : il n'attendoit qu^un mot pour vous le rendre.
Croyez-en ses transports : père, sceptre, alliés, io55
Content de votre cœur, il met tout à vos pieds.
Sur lui, sur tout son peuple il vous rend souveraine ^
Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine?
Déjà contre les Grecs plein d'un noble courroux,
Le soin de votre fils le touche autant que vous : 1 060
n prévient leur fureur, il lui laisse sa garde ;
Pour ne pas Texposer, lui-même il se hasarde.
Mais tout s'apprête au temple, et vous avez promis'.
ANDROMAQUE.
Oui, je m'y trouverai. Mais allons voir mon fils.
céPHISB.
Madame, qui vous presse? H suffit que sa vue 106 5
I. La Htfpe Cût remarquer le même tour dans le ytn ijS de Bérémiôt:
n Ta sur tant d'Éuts couronner Bérénice.
9. Les édttiona de 1668, de 1673 et de 1676 ont ploneart points à b fin
de ce vers. '
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ACTE IV, SCÈNE I. qS
Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.
Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés,
Et vos embrassements ne seront plus comptés.
Quel plaisir d'élever un en&nt qu'on voit craître *,
Non plus comme un esclave élevé pour son maître ,1070
Mais pour voir avec lui renaître tant de rois ' !
AlfDROMAQUE.
Céphise, allons le voir pour la dernière fois.
CÉPHISB.
Que dites-vous? ô Dieux!
ANDROMÀQUB.
O ma chère Géphise ,
Ce n'est point avec toi que mon cœur se déguise.
Ta foi , dans mon malheur, s'est montrée à mes yeux ;
Mais j'ai cru qu*à mon tour tu me connoissois mieux.
Quoi donc? as-tu pensé qu'Andromaque infidèle
Pût trahir un époux qui croit revivre en elle;
Et que de tant de morts réveillant la douleur,
Le soin de mon repos me fit troubler le leur ? 1080
Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre ' ?
Mais son fils périssoit: il l'a fallu défendre.
Pyrrhus en m'épousant s'en déclare l'appui ;
n suffit : je veux bien m'en reposer sur lui.
Je sais quel est Pyrrhus. Violent, mais sincère, 108 5
I . Toutes les éditioiis imprimées du Tivant de Racine ont, dans oe Ten,
eraUtrefet non croistre. On prononçait encore eraître. Geoffroy n'aorait donc
pM dA dire ici : « Croître et maître ne riment ni à l'ceil ni à Toreille. »
a. Héonbe, dans les TVo^tf/wMf d'£oripide (tcts 707-713), donne à Andro-
maqne de semblables conseils :
Tiujoc. ik Tov mLpévxfx. iivnSrriv viOtv,.,»
Kocv ipàç rxit,
. . . irat^a rdv^t ntctiàç ixBpt^tixi àv
TpoioL fUytarov ùfOr)u.', l»' oX irort
'Ex aoQ ytvo'/Acvoc it(XÎO€ç HJlcoy TcAXtif
KftTOcx^acceev, xcd vàXiç ytfvocr' Ire.
3* Nom sennUa fides eineri promista Siehmo,
(Virgile, ÉMéide^ lirre IV, vert 55a.)
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96 ANDROMAQUE.
Céphise , il fera plus qu il n*a promis de faire.
Sur le courroux des Grecs je m'en repose encor :
Leur haine va donner un père au fils d'Hector.
Je vais donc, puisqu'il faut que je me sacrifie,
Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie ; 1090
Je vais, en recevant sa foi sur les autels ,
L'engager à mon ms par des nœuds immortels.
Mais aussitôt ma main , à moi seule funeste ,
D'une infidèle vie abrégera le reste ,
Et sauvant ma vertu , rendra ce que je doi x 095
A Pyrrhus , à mon fils , à mon époux , à moi.
Yoilà de mon amour l'innocent stratagème ;
Yoilà ce qu'un époux m'a commandé lui-même.
rirai seule rejoindre Hector et mes aïeux.
Céphise , c'est à toi de me feimèr les yeux. x x 00
CÉPHISE.
Ah ! ne prétendez pas que je puisse survivre *....
ANDROMAQUE.
Non, non, jeté défends, Céphise, de me suivre.
Je confie à tes soins mon unique trésor :
Si tu vivois pour moi , vis pour le fils d'Hector.
De l'espoir des Troyens seule dépositaire, x x o 5
Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.
Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi :
S'il le faut, je consens qu'on lui parle de moi^.
Fais-lui valoir l'hymen où je me suis rangée ;
Dis-lui qu'avant ma mort je lui fiis engagée , i x t o
Que ses ressentiments doivent être effacés.
Qu'en lui laissant mon fils , c'est l'estimer assez.
Fais connottre à mon fils les héros de sa race ;
Autant que tu pourras , conduis-le sur leur trace.
I. TeDe est la ponctuation de Védition de 1676 et des sniTantes. Les dem
premières (1668 et 1673) n'ont qu'un point à la fin du Ters.
a. f^ar^ S'il le faut, je cooseni que tu parles de moi. (1668-76]
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ACTE IV, SCÈNE I. 97
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté, 1 1 1 5
Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été ;
Parle-lui tous les jours des vertus de son père ;
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
Mais qu'il ne songe plus, Géphise, à nous venger :
Nous lui laissons un maître , il le doit ménager. x i a o
Qu'il ait de ses ateux un souvenir modeste * :
n est du sang d'Hector, mais il en est le reste;
Et pour ce reste enfin j'ai moi-même en un jour
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.
CÉPHISE.
Hélas!
▲ITOROMAQUB.
Ne me suis point , si ton cœur en alarmes x 1 2 5
Prévoit qu'il ne pourra commander à tes larmes.
On vient. Cache tes pleurs , Géphise ; et souviens-toi
Que le sort d'Andromaque est commis à ta foi.
C'est Hermione. Allons, fiiyons sa violence.
SCÈNE IL
HERMIONE, CLÉONE.
CLEOIT£.
Non , je ne puis assez admirer ce silence. x x 3 o
Vous vous taisez , Madame; et ce cruel mépris
N'a pas du moindre trouble agité vos esprits?
Vous soutenez en paix une si rude attaque.
Vous qu*on voyoit frémir au seul nom d'Andromaque ?
Vous qui sans désespoir ne pouviez endurer x 1 3 5
I . Ce toot les conseils qn'Androinaque donne à son fik dans Us Troystmes
de Sénèqne (Ters 713 et sairants) :
Ponê éx tmimo rêge* atavos, . . .
Gsre captUmm •
J. Ragivb. U 7
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98 ANDROMAQUE.
Que Pjrrrhus d'un regard la voulût honorer?
n réponse : il lui donne , avec son diadème,
La foi que vous venez de recevoir vous-même ,
Et votre bouche encor muette à tant d*ennui
N*a pas daigné s'ouvrir pour se plaindre de lui ! 1 1 40
Ah ! que je crains , Madame, un calme si funeste ^ !
Et qu'il vaudroit bien mieux....
HEEMIONB.
Fais-tu venir Oreste?
G LEONE.
I) vient, Madame , il vient; et vous pouvez juger
Que bientôt à vos pieds il alloit se ranger.
Prêt à servir toujours sans espoir de salaire ^, 1 1 4 5
Vos yeux ne sont que trop assurés de lui plaire.
Mais il entre.
SCENE III.
ORESTE, HERMIONE, CLÉONE.
ORESTB.
Ah ! Madame , est-il vrai qu'une fois
Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois ?
Ne m'a-t-on point flatté d'une fausse espérance ?
Avez-vous en effet souhaité ma présence ? 1 1 5o
Croirai-je que vos yeux , à la fin désarmés ,
Veulent....
HERMIONE.
Je veux savoir. Seigneur, si vous m'aimez.
I ài^oi)^ hnùiç
Mil 'x T^ç acMir^f rVicSt àya/i/dij^cc xttxA,
(Sophocle, Œdipe roi, ftn io6a et io63.)
a. Noos aTODf soiTi, pour la ponctoatioii de ce Tert et do précédent, tootet
les éditions imprimées do vivant de Racine. M. Aimé-Martin a mis une virgule
après se ranger, deux points après salmire.
Digitizedby VjO'OQIC ^
ACTE IV, SCÈNE IIL 99
ORBSTB»
Si je vous aime ? O Dieux ! mes serments , mes parjures,
Ma fuite, mon retour, mes respects , mes injures,
Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés , 1 1 5 5
Quels témoins croirez-vous , si vous ne les croyez ?
HBRMIONB.
Vengez-moi, je crois tout.
ORBSTB.
Hé bien! allons, Madame :
Mettons encore un coup toute la Grèce en flanmie ;
Prenons, en signalant mon bras et votre nom ,
Vous , la place d'Hélène , et moi , d'Âgamemnon. x 1 6 o
De Troie en ce pays réveillons les misères;
Et qu'on parle de nous , ainsi que de nos pères.
Partons , je suis tout prêt.
HBRMIOITB.
Non , Seigneur, demeurons :
Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.
Quoi ? de mes ennemis couronnant Tinsolence , 1 1 6 5
rirois attendre ailleurs une lente vengeance?
Et je m'en remettrois au destin des combats,
Qui peut-être à la fin ne me vengeroit pas?
Je veux qu'à mon départ toute TEpire pleure.
Mais si vous me vengez, vengez-moi dans une heure. 1 1 7 o
Tous vos retardements sont pour moi des refus.
Gourez au temple. U faut immoler....
ORBSTB*
Qui?
HBRMIONB.
Pyrrhus.
ORBSTB.
Pyrrhus, Madame?
HBRMIONB.
Hé quoi? votre haine chancelle?
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loo ANDROMAQUE.
Ah ! courez , et craignez que je ne vous rappelle.
N'alléguez point des droits que je veux oublier ; 1175
Et ce n'est pas à vous à le justifier.
ORESTB.
Moi, je Texcuserois? Ah ! vos bontés, Madame,
Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme.
Vengeons-nous, j'y consens, mais par d'autres chemins.
Soyons ses ennemis , et non ses assassins : 1 1 8 o
Faisons de sa ruine une juste conquête.
Quoi? pour réponse aux Grecs porterai-je sa tète?
Et n'ai-je pris sur moi le soin de tout l'Etat
Que pour m'en acquitter par un assassinat?
Souffrez, au nom des Dieux, que la Grèce s'explique, 1 1 8 5
Et qu'il meure chargé de la haine publique.
Souvenez- vous qu'il règne, et qu'un front couronné....
H£RHIONB.
Ne vous suflSt-il pas que je l'ai condamné?
Ne vous suiBt-il pas que ma gloire offensée
Demande une victime à moi seule adressée; 1 1 90
Qu'Hermione est le prix d'un tyran opprimé;
Que je le hais; enfin. Seigneur, que je l'aimai* ?
Je ne m'en cache point : l'ingrat m'avoit su plaire ,
Soit qu'ainsi l'ordonnât mon amour ou mon père.
N'importe; mais enfin réglez-vous là-dessus. 1x95
Malgré mes vœux. Seigneur, honteusement déçus,
Malgré la juste horreur que son crime me donne ,
Tant qu'il vivra craignez que je ne lui pardonne.
Doutez jusqu'à sa mort d'un couitoux incertain :
S'il ne meurt aujourd'hui, je puis l'aimer demain, xaoo
OBBSTE.
Hé bien! il faut le perdre, et prévenir sa grâce;
I. Ce mot est écrit aimé dans rédition de 1697. Les précédentes portent
mimay on aimai. Vojes pins haot (p. 56) b note du Ters Sao.
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ACTE IV, SCÈNE III. 101
Il faot.... Maïs cependant que fiaul-il que je fasse?
Gomment puis-je sitôt servir votre courroux?
Quel chemin jusqu'à lui peut conduire mes coups?
A peine suis-je encore arrivé dans TEpire , i a o 5
Vous voulez par mes mains renverser un empire ;
Vous voulez qu'un roi meure , et pour son châtiment
Vous ne donnez qu'un jour, qu'une heure, qu'un moment.
Aux yeux de tout son peuple il faut que je l'opprime* !
Laissez-moi vers l'autel conduire ma victime , x a i •
Je ne m'en défends plus ; et je ne veux qu'aller
Reconnottre la place où je dois l'immoler.
Cette nuit je vous sers, cette nuit je l'attaque.
HBRMIONE.
Mais cependant ce jour il épouse Andromaque.
Dans le temple déjà le trône est élevé ; i a 1 5
Ma honte est confirmée , et son crime achevé.
Enfin qu'attendez- vous ? Il vous offre sa tête :
Sans gardes, sans défense il marche à cette fête;
Autour du fiils d'Hector il les fait tous ranger;
n s'abandonne au bras qui me voudra venger. i a ao
Voulez- vous, malgré lui, prendre soin de sa vie?
Armez, avec vos Grecs, tous ceux qui m'ont suivie;
Soulevez vos amis : tous les miens sont à vous.
n me trahit , vous trompe , et nous méprise tous.
Mais quoi? déjà leur haine est égale à la mienne : i a a 5
Elle épargne à regret l'époux d'une Troyenne.
Parlez : mon ennemi ne vous peut échapper,
Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.
Conduisez ou suivez une fureur si belle ;
Revenez tout couvert du sang de l'infidèle ; i a 3 o
Allez : en cet état soyez sûr de mon cœur.
I. opprimer^ dans ce sens de surprendre et accabler^ est an latininne que
Texemple de Racine n'a pu introdoire dans la langue.
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I02 AMDROMAQUE.
ORSSTB.
Biais, Madame, songez....
HBRMIOIfE.
Ah ! c'en est trop , Seigneur.
Tant de raisonnements offensent ma colère *.
J'ai Touln vous donner les moyens de me plaire,
Rendre Oreste content; mais enfin je vois bien ra35
Qu*il veut toujours se plaindre , et ne mériter rien.
Partez : allez ailleurs vanter votre constance.
Et me laissez ici le soin de ma vengeance.
De mes lâches bontés mon courage est oonfîis,
Et c'est trop en un jour essuyer de refus. 1240
Je m'en vais seule au temple , où leur hymen s'apprête ,
Où vous n'osez aller mériter ma conquête.
Là , de mon ennemi je saurai m'approcher :
Je percerai le cœur que je n'ai pu toucher;
Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées ', 1245
Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées;
Et tout ingrat qu'il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.
I. Dans la scène !▼ de Pacte III de Cinnot Emilie dit à Cinna:
II suffit, je t'entends ;
Je Tois ton repentir et tes toux inconstanti....
Sans emprunter U main pour serrir ma colère,
Je saurai bien venger mon pays et mon père....
Mes jours arec les siens se vont précipiter,
Puisque ta lâdieté n'ose me mériter.
Viens me voir dans son sang et dans le mien baignée.
En eomporant les deux scènes, on trouvera entre elles des rapports frappants,
nais i^utAt pour les idées que pour l'expression.
9. Vers la fin de la même scène de Cinna :
Mais ma main, aussitôt contre mon sein toomée,
Aux mânes d'un tel prince immolant votre amant,
A mon crime forcé joindra mon châtiment.
Ici, an contraire, c'est pour Tex pression seolement que ces vers, prononcés
par Cinna, non par Emilie, peuvent être rapprochés de ceux de Radne.
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ACTE IV, SCËNE III. io3
ORBSTE.
Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,
Madame : il ne mourra que de la main d'Oreste. i%So
Vos ennemis par moi vont vous être immolés*,
Et vous reoonnottrez mes soins, si vous voulez*.
BERMIONE.
Allez. De votre sort laissez-moi la conduite,
Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre ftiite *.
SCÈNE IV.
HERMIONE, CLÉONE.
CLÉONB.
Vous VOUS perdez, Madame ; et vous devez songer. ... i a 5 5
HERMIONE.
Que je me perde ou non, je songe à me venger.
Je ne sais même encor, quoi qu'il m'ait pu promettre ,
Sur d'autres que sur moi si je dois m'en remettre.
Pyrrhus n'est pas coupable à ses yeux comme aux miens.
Et je tiendrois mes coups bien plus sûrs que les siens . i a 6 o
Quel plaisir de venger moi-même mon injure ,
De retirer mon bras teint du sang du parjure.
Et pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,
I. Les édition! de 170a, I7aa et 1750 ont :
Tôt ennonis par moi toos ront être immolés.
a. Entre ce Ters et le suivant on lit dans les éditions de 1668 à 1S76 :
Mais que dis-je ? ah ! plutôt permettez que j'espère.
Excusez un amant que trouble sa misèrei
Qui tout prêt d'être heureux, envie encor le sort
D*un ingrat, condamné par vous-même à la mort.
3. On peut comparer cette scène avec la scène 1 de Tacte II de Perdante,
a Éduîge, dit Voltaire, est avec son Garibalde précisément dans la même situa-
tion qn'Oreste avec Hermione. » Voltaire marque aussi quelques ressemblances
entre U même scène de Perthatite et U scène n de l'acte II dans Andromaqitê.
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io4 ANDROMAQUE.
De cacher ma rivale à ses regards mourants !
Ah ! si du moins Oreste, en punissant son crime, i a65
Lui laissoit le regret de mourir ma victime !
Va le trouver : dis-lui qu'il apprenne à Tingrat
Qu'on rimmole à ma haine, et non pas à FÉtat.
Chère Cléone, cours. Ma vengeance est perdue
S'il ignore en mourant que c'est moi qui le tue * . 1270
CLÉONE.
Je vous obérai. Mais qu'est-ce que je voi?
O Dieux! Qui l'auroit cru, Madame? C'est le Roi!
HERMIONE.
Ah ! cours après Oreste ; et dis-lui , ma Cléone ,
Qu'il n'entreprenne rien sans revoir Hermione.
SCÈNE V.
PYRRHUS, HERMIONE, PHOENIX.
PTERHUS.
Vous ne m'attendiez pas. Madame; et je vois bien 1275
Que mon abord ici trouble votre entretien.
Je ne viens point, armé d'un indigne artifice.
D'un voile d'équité couvrir mon injustice^ :
n suffit que mon cœur me condamne tout bas;
Et je soutiendrois mal ce que je ne crois pas. i a 8 o
J'épouse une Troyenne. Oui, Madame , et j'avoue
I . VolUire a rapproché ces vers des Ters 101-104 de Cimta (acte I, scène n) :
Sa perte, que je reux, me deviendroit amère,
Si quelqu'un Tiinmoloit à d'autres qu'à mon père;
Et tu Terrois mes pleurs couler pour son trépas^
Qui le faisant périr, ne me vengeroit pas.
a Neque^go hane abscenderejurto
Sperwi, ne Jlngt, /ugam
(Virgile, Enéide^ livre IV, vers 33; et 338.)
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ACTE IV, SCÈNE V. io5
Que je TOUS ai promis la foi qae je lui voue.
Un autre vous diroit que dans les champs troyens
Nos deux pères sans nous formèrent ces liens ,
Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre *, x a 8 5
Nous ftunes sans amour engagés Tun à Tautre ' ;
Biais c'est assez pour moi que je me sois soumis.
Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis;
Loin de les révoquer, je voulus y souscrire.
Je vous vis avec eux arriver en Épire; 1190
Et quoique d^un autre œil Téclat victorieux
Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux ,
Je ne m'arrêtai point à cette ardeur nouvelle :
Je voulus m' obstiner à vous être fidèle ,
Je vous reçus en reine ; et jusques à ce jour i s 9 5
Pai cru que mes serments me tiendroient Ueu d'amour.
Mais cet amour l'emporte, et par un coup funeste
Andromaque m'arrache un cœur qu'elle déteste.
L'un par l'autre entraînés , nous courons à l'autel
Nous jurer, malgré nous, un amour immortel. x 3oo
Après cela , Madame , éclatez contre un traître ,
Qui Test avec douleur, et qui pourtant veut l'être.
Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,
n me soulagera peut-être autant que vous.
Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures : 1 3o5
Je crains votre silence, et non pas vos injures;
Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins.
M'en dira d'autant plus que vous m'en direz moins.
HERMIONB.
Seigneur, dans cet aveu dépouillé d'artifice.
I . Far, Et qoe sans oonsolter ni mon ocBor ni le rAtre. (1668-76)
a. Dans oe yen, au lien d* engagés , les éditions de 1768 et de 1808, sniTies
par M. Aimé-Blartin, ont attaché*. Nons ne savons g*où elles ont tiré cette
▼arianta. Ce doit être, à l*origiae, une fonte d'impression.
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io6 ANDROMAQUE.
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice ',
Et que voulant bien rompre un nœud si solennel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste» après tout, qu'un conquérant s'abaisse
Sous la servile loi de garder sa promesse?
Non, non , la perfidie a de quoi vous tenter; 1 3 1 5
Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.
Quoi ? sans que ni serment ni devoir vous retienne ,
Rechercher une Grecque, amant d'une Troyenne?
Me quitter, me reprendre , et retourner encor
De la fille d'Hélène à la veuve d'Hector? 1 3ao
Couronner tour à tour l'esclave et la princesse;
Immoler Troie aux Grecs, au fils d'Hector la Grèce?
Tout cela part d'un coeur toujours maître de soi.
D'un héros qui n'est point esclave de sa foi.
Pour plaire à votre épouse, il vous faudroit peut-être 1 3i 5
Prodiguer les doux noms de parjure et de traître.
Vous veniez de mon front observer la pâleur *,
I. Mlle Oaîron, dans ses Mémoires (p. 98 et 99)^8 fait fur la manière d'in-
terpréter ce pamage an théâtre des remarques dignes d*étre conservées : « L«
couplet du quatrième acte, dit-elle, que le public, les gens de lettres et les
comédiens appellent le cuu^/ef <firoRi«| ne peut, selon moi, porter ce nom.
L'ironie demande une lég^^té d*esprit, une tranquillité d'âme que certainement
Hermione n'a pas.... Un visage où l'indignation et la noblesse se peignent
également, des sons étouffés dans le premier moment par le dépit et la fureur,
les monvements de colère qu'elle ne peut plus retenir, ne peuvent produire
dans ses sons et sur sa physionomie que l'image du sarcasme le plus amer;
l'horreur qu'elle doit éprouver elle-même en rappelant à Pyrrhus les cruautés
dont il s'est rendu coupable, ne peut descendre jusqu'à l'ironie. Hermione doit
donner à ses reproches toute l'amertume, tout le mépris qui peut les rendre
encore plus insultants, mais elle ne veut ni ne doit plaisanter. •» Mais il faut dire
que MDe Clairon , en faisant cette remarque, pourrait bien s'être particnUère-
ment proposé de blâmer le jeu de Mlle Dumesnil, sa rivale. «Lorsque BflleDu-
mesnil, dit Lcmazurier, jouait Hermione, il s'en Cillait de très-peu de chose
que son grand couplet d'ironie n'eût l'air d'une mauvaise plaisanterie} mais
elle savait s'en garantir, et ne dépassait point k nuance délicate au delà de
laquelle le comique se serait trouvé. » {Galerie historiques etc.f p. 199.)
1. Far, Votre grand coeur sans doute attend après mes pleurs.
Pour aller dans ses bras jouir de mes douleurs?
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ACTE IV, SCÈHE V. 107
Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.
Pleurante après son char vous voulez qu'on me voie ;
Mais , Seigneur, en un jour ce seroit trop de joie ; 1 3 3 o
Et sans chercher ailleurs des titres empruntés ,
Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez?
Du vieux père d'Hector la valeur abattue
Aux pieds de sa famille expirante à sa vue ,
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé 1 3 3 5
Cherche un reste de sang que Tàge avoit glacé;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée;
De votre propre main Polyxène égorgée
Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous * :
Que peut-on refuser à ces généreux coups ' ? 1 3 4 o
PYRRHUS.
Madame, je sais trop à quels excès de rage*
La vengeance d'Hélène emporta mon courage*:
Je puis me plaindre à vous du sang que j'ai versé;
Mais enfin je consens d'oublier le passé.
Je rends grâces au ciel que votre indifférence x 3 4 5
De mes heureux soupirs m'apprenne l'innocence.
Mon cœur, je le vois bien, trop prompt à se gêner,
Devoit mieux vous connoître et mieux s'examiner.
Mes remords vous faisoient une injure mortelle;
D faut se croire aimé pour se croire infidèle. x 3 5o
Vous ne prétendiez point m' arrêter dans vos fers :
J'ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers.
Nos cœurs n'étoient point faits dépendants l'un de l'autre ;
Chargé de tant d*hoBnenr, il vent qu'on le renvoie?
[Biais, Seigneur, en nn jour ce seroit trop de joie.] (1668-76)
I. On peut Toir, dans VHècmbe d'Euripide (vers 5 17-566)» lerédtde b
mort de Polyxène, égorgée par Pyrrhus sur le tombeau d' Achille.
a. La même expression se troure dans V Horace de Corneille (Ters l338) :
On si tu n'es point las de ces généreux coups.
3. f^ar. Madame, jt sais trop à quel excès de rage. (1668-76)
4* Far. L'ardeur de vous venger emporta mon courage. (1668 fit 7$)
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io8 ANDROMAQUE.
Je suivois mon devoir, et vous cédiez au vôtre.
Rien ne vous engageoit à m'aimer en effet. 1 3 5 5
HBRHIOITB.
Je ne t'ai point aimé , cruel? Qu'ai-je donc fiiit?
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes ;
Je t*ai cherché moi-même au fond de tes provinces;
J'y suis encor, malgré tes infidéUtés,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés. 1 36o
Je leur ai conmiandé de cacher mon injure ;
J'attendois en secret le retour* d'un parjure;
J'ai cru que tôt ou tard , à ton devoir rendu ,
Tu me rapporterois un cœur qui m'étoit dû.
Je t'aimois inconstant, qu'aurois-je fait fidèle? t 36S
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t'aime pas.
Mais, Seigneur, s'il le faut, si le ciel en colère
Réserve à d'autres yeux la gloire de vous plaire, 1370
Achevez votre hymen, j'y consens. Mais du moins
Ne forcez pas mes yeux d'en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être :
Différez-le d'un jour; demain vous serez maître*.
Vous ne répondez point * ? Perfide , je le voi , 1375
Tu comptes les moments que tu perds avec moi ' !
I . Ce délai que demande Heraione rappelle la prière que Didon charge la
acMur d'adresser à Énée :
Nom jam eoi^'ugium anti^um^ quod prodidit, oro...,
Tempmt inane peto, requiem spatiumqM fmrori.
(Virgile, Enéide, livre IV, Ters 43i-433.)
a. Aa lieu da point d'interrogation, les éditions de i66S et de 1S73 ont ici
on simple point.
3. Ce vers et les soivants joaqa'à la fin de la soine reseemUent trop à nn
passage de la Médêe d'Euripide pour qne la rencontre soit fortoite. Voki les
paroles ipie Médée adresse A Jason :
Xs&pcc* itàB^yàp rS^c ¥toS/n^xw xépïn
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ACTE IV, SGÈI9E V. 109
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne *,
Ne souffre qu'à regret qu'un autre ^ t'entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
Je ne te retiens plus , sauve-toi de ces lieux ^ : 1 3 8 o
Ya lui jurer la foi que tu m'avois jurée ,
Va profaner des Dieux la majesté sacrée.
Ces Dieux , ces justes Dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t'ont lié.
Porte aux pieds* des autels ce cœur qui m'abandonne;
Ya, cours. Mais crains encor d'y trouver Hermione.
SCÈNE VL
PYRRHUS, PHOENIX.
PHOBNIX.
Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger*
Une amante en fiireur qui cherche à se venger.
AlptX, xP^vii;ùà9 ^M/Mtrwv I(oiiri0(.
roe/tuZc roioOrov, arrc ^ dcpvcr^^ai, yA/AOv,
(3fA£tfe,Ten6ai-6a4.)
I. AW. Ton cfiBor impattent de rerob n Troyenne. (1668-76)
3. Tel e8t le texte de tontes les éditions publiées dn vivant de Ridne.
L'impression de 170a, celle de 1736, et* en général tontes les éditions mo-
dernes ont une autre. Mais dans Corneille anssi les anciennes éditions ont sou-
vent un autre oÀ nous mettons aujourd'hui une autre. Voyes le Corneille de
M. Marty-Laveaux, tome I, p. 328, note 3 a. Voyex anssi pins bas les PUû'
deurtj acte II, scène n, variante du vers 335.
3. ... Neque te teneo, neque dicta refello.
If eequere Italiam ventis
(Virgile, Enéide^ livre IV, vers 38o et 38i.)
4. Td est le texte de toutes les anciennes éditions. Qndqnes impressions
modernes donnent : « au pied. »
5. Far, Seigneur, vous Tentendes : gardes de négliger (a). (1668 et 73)
(a) Par une Csute d'impression, semblable à ceUe du vers pu, l'édition
de 171 3 a : « Seigneur, vous attendez; • et d*01ivet ne donne le vrai texte :
« vous entendez, » que comme variante.
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iio ANDEOMAQUE.
Elle n^est en ces lieux que trop bien appuyée :
La querelle des Grecs à la sienne est liée; 1390
Oreste Faime encore; et peut-être à ce prix....
PYRRHUS.
Andromaque m^attend. Phœnix, garde son fils.
nV ou QUATRlàMB AGTB.
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ACTE V, SCÈNE I. m
ACTE V,
SCÈNE PREMIÈRE.
HERMIONE, seole.
Où suis-je ? Qu'aî-je fait? Que dois-je faire encore?
Quel transport me saisit? Quel chagrin me de'vore ?
Errante, et sans dessein , je cours dans ce palais. 1395
Ah ! ne puis-je savoir si j'aime , ou si je hais ?
Le cruel ! de quel œil il m'a congédiée !
Sans pitié , sans douleur, au moins étudiée.
L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment* ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ^ ? 1400
Muet à mes soupirs , tranquille à mes alarmes ,
Sembloit-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ? Et pour comble d'ennui ,
Mon cœur, mon lâche cœur s'intéresse pour lui?
Je tremble au seul penser du coup qui le menace? 1 40 5
Et prête à me venger, je lui fais déjà grâce ?
Non , ne révoquons point Tarrêt de mon courroux :
Qu'il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe, et se rit de ma rage :
I. Var, Ai-je m ses regards se troubler an moment? (1668-76)
Far, L'ai-je m s'attendrir, se troubler on moment? (1687)
a. Virgile a dit de mtaie :
NumJUtu ingemuitnottro? num ItuminaJUxitP
Num laerymas victus dédit ^ mat miseratus amantem est?
{Enéide, lirre IV, wtn 369 et 370.)
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lia ANDROMAQUE.
U pense voir en pleurs dissiper cet orage* ; 1 4 < o
n croit que toujours foible et d'un cœur incertain ,
Je parerai d'un bras les coups de Tautre main.
n juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées.
Triomphant dans le temple , il ne s'informe pas 1 4 1 5
Si Ton souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
n me laisse, l'ingrat ! cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.
Qu'il meure , puisqu'enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir. 1410
A le vouloir ? Hé quoi ? c'est donc moi qui l'ordonne ?
Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione?
Ce prince , dont mon cœur se faisoit autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits,
A qui même en secret je m'étois destinée 1425
Avant qu'on eût conclu ce fatal hyménée ,
Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'Etats,
Que pour venir si loin préparer son trépas ?
L'assassiner, le perdre? Ah! devant qu'il expire....
SCENE IL
HERMIONE , CLEONE.
HERMIONB.
Ah ! qu'ai-je fait , Gléone? et que viens- tu me dire? x 4 3 <>
Que fait Pyrrhus ?
1. Racine a dit aassi dans Us Plaùiemrtf yen i45 :
Elle Toit disdper m jeunetse en regreU.
Toor correct, quoi qu*en aient dit ploaiears critiques choqués de la suppression
du pronom se^ et tout à fait conforme aux habitudes de notre ancienne langue.
La Harpe y a vu une inadvertance. C*est lui-même qui n*a pas été sur ses
gardes, comme il est arrivé si souvent à ceux qui ont cherché des chicanes
grammaticales à Racine.
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ACTE V, SCÈNE IL ii3
CLÏONS.
n est au comble de ses vœux ,
Le plus fier des mortels , et le plus amoureux.
Je Fai vu vers le temple , où son hymen s*appréte ,
Mener en conquérant sa nouvelle conquête ;
Et d'un œil où brilloient sa joie et son espoir * 1435
S'enivrer en marchant du plaisir de la voir.
Ândromaque, au travers de mille cris de joie ,
Porte jusqu'aux autels le souvenir de Troie :
Incapable toujours d'aimer et de haïr,
Sans joie et sans murmure elle semble obéir. 1 4 40
HBRMIONE.
Et l'ingrat ? jusqu'au bout il a poussé l'outrage?
Mais as -tu bien, Gléone, observé son visage?
Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?
N'a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?
Dis-moi , ne t'es- tu point présentée à sa vue ? 1 4 4 5
L'ingrat a-t-il rougi lorsqu'il t'a reconnue?
Son trouble avouoit-il son infidélité ?
A-t-il jusqu'à la fin soutenu sa fierté ?
CLEONB.
Madame , il ne voit rien. Son salut et sa gloire
Semblent être avec vous sortis de sa mémoire. x45o
Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets.
Il poursuit seulement ses amoureux projets.
Autour du fils d'Hector il a rangé sa garde,
Et croit que c'est lui seul que le péril regarde.
Phœnix même en répond, qui l'a conduit exprés i455
Dans un fort éloigné du temple et du palais.
Voilà, dans ses transports, le seul soin qui lui reste.
» Far, Et d'un œil qui déjà dévoroit son espoir (a). (1668-76)
(a) SaM;£n]r (FolU querelle^ acte III, scène thi) s'était moqué de cette
expression : un çgil qui dévore u» espoir. Mais il faut remarquer que Racine
ne Ta pas changée avwt l'édition de 1687.
J. Raoiss. n 8
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ii4 ANDROMAQUE.
HERIflONB.
Le perfide! Il mourra. Mais que t*a dit Oreste?
CLÉONE.
Oreste avec ses Grecs dans le temple est entré.
HERMIONE.
Hé bien ! à me venger n'est-il pas préparé ? 1 460
CLBONE.
Je ne sais.
HERMIONE.
Tu ne sais ? Quoi donc ? Oi*este encore ,
Oreste me trahit ?
GLÉONE.
Oreste vous adore.
Biais de mille remords son esprit combattu
Croit tantôt son amour et tantôt sa vertu.
n respecte en Pyrrhus Thonneur du diadème; 1 465
n respecte en Pyrrhus Achille , et Pyrrhus même ;
n craint la Grèce , il craint Tunivers en courroux^ ;
Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.
Il voudroit en vainqueur vous apporter sa tête :
Le seul nom d'assassin l'épouvante et l'arrête. 1470
Enfin il est entré sans savoir dans son cœur
S'il en devoit sortir coupable ou spectateur.
HERMIONE.
Non , non , il les verra triompher sans obstacle :
U se gardera bien de troubler ce spectacle.
Je sais de quels remords son courage est atteint : 1 4 7 5
Le lâche craint la mort, et c'est tout ce qu'il craint.
Quoi? sans qu'elle employât une seule prière*.
I. Var, n craint les Grecs, il craint l'anivers en courroux. (1668-76)
a. Ce passage rappelle, pour le mouvement, le discours de Junon dans le
livre I de V Enéide (vers 39-46) :
.... PalUune exurere classent
Argivum^ atqme ipsos potuit submergera ponio.,.,
Ast ego .... ete.
Digitized by VjOOQIC
ACTE V, SCÈNE II. ii5
Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière?^
Ses yeux pour leur querelle y en dix ans de combats ,
Virent périr vingt rois qu^ils ne conuoissoient pas? 1480
Et moi, je ne prétends que la mort d*un parjure ,
Et je charge un amant du soin de mon injure ;
n peut me conquérir à ce prix sans danger ;
Je me livre moi-même , et ne puis me venger?
Allons : c'est à moi seule à me rendre justice. 1485
Que de cris de douleur le temple retentisse ;
De leur hymen fatal troublons Févénement ,
Et qu'ils ne soient unis, s'il se peut, qu'un moment.
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :
Tout me sera Pyrrhus , fût-ce Oreste lui-même. 1490
Je mourrai ; mais au moins ma mort me vengera.
Je ne mourrai pas seule , et quelqu'un me suivra.
SCÈNE III.
ORESTE, HERMIONE, CLÉONE*.
ORBSTB.
Madame, c'en est fait, et vous êtes servie ^ :
Pyrrhus rend à l'autel son infidèle vie.
I. Dans les édidons de 1668 et de 167$ les personnages sont : OBitn,
ANOEOMAQUB, HE&MioifB, aâomy cépbise, Soldots d^Orttte.
a. Var. Madame, c*en est fîut. Partons en diligence.
Venez dans mes Taisseanx goAter rotre Tengeance.
Voyez cette captive : elle peut mieux que moi
Vous apprendre qu*Oreste a dégagé sa foi.
anui. 0 Dieux I c*est Andromaque ? AifonoM . Oui, c'est cette priiieease
Deux fois reuTe, et deux fois PesdaTe de la Grèce,
Mais qui jusque dans Sparte ira tous brarer tons,
'^nisqnVlle roit son fils à couvert de tos coups.
Du ci^me de Pyrrhus complice manifeste,
J'attends so» châtiment. Car je vois bien qn*Oreste,
Engagé par votre ordre à cet aisassioat.
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ii6 ANDROMAQUE.
HBRMIONB.
U est mort?
ORESTE.
n expire ; et nos Grecs irrités 1495
Ont lavé dans son sang ses infidélités.
Je vous Ta vois promis ; et quoique mon courage
Se Ht de ce complot une funeste image ,
J'ai couru vers le temple , où nos Grecs dispersés
Se sont jusqu'à Fautel dans la foule glissés. 1 5 o o
Pyrrhus m'a reconnu. Mais sans changer de face*,
Il sembloit que ma vue excitât son audace ,
Tient de ce triste exploit vous céder tout l'éclat.
Je ne m'atteodois pas que le ciel en colère
P&t, sans perdre mon fils, accroître ma misère,
Et gardât à mes yeux quelque spectacle encor
Qui fit couler mes pleurs pour un autre qu*He6tor.
Vous avez trouvé seule une sanglante voie
De suspendre en mon cœur le souvenir de Troie.
Plus barbare aujourd'hui qu'Achille et que son fils,
Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis ;
Et ce que n'avoient pu promesse (a) ni menace,
Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place.
Je n'ai que trop, Madame, éprouvé son courroux : ,
J'aurois plus de sujet de m'en plaindre que vous.
Pour dernière rigueur ton amitié cruelle,
Pyrrhus, à mon époux me reodoit infidèle.
Je t'en allois punir. Mais le ciel m'est témoin
Que je ne poussois pas ma vengeance si loin;
Et sans verser ton ^aug, ni causer tant d'alarmes,
II ne t'en eût coûté peut-être que des larmes.
BERM. Quoi ? Pyrrhus est donc mort ? orkstr. Oui, nos Grecs irrités
[Ont lavé dans son sang ses infidélités.] (1668)
— Cette scène, telle qu'elle est dans l'édition de 1668, a été réimprimée à la fin
du troisième volume des Réflexions critiques de l'abbé du Bos (édition de 1 73a} .
I . Nous avons suivi la ponctuation de toutes les anciennes éditions. Geof-
froy (1808) et après lui M. Aimé-Martin ont ponctué ce vers d'une manière
toute différente, qui change le sens ; ils mettent une virgule avant les mots :
« mais fans changer de face ; » deux points à la fin du vert. L'édition
de 1807 (la Harpe) laisse le sens indécis : elle a une virgule avant maûf et
une autre après yàctf.
(a) Les éditions de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin substituent
prière à promesse.
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ACTE V, SCENE III. 117
Qae tous les Grecs, brayés en leur ambassadeur/
Dussent de son hymen relever la splendeur.
Enfin avec transport prenant son diadème , 1 5 o 5-
Sur le front d'Andromaque il Ta posé lui-même.
« Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi :
Andromaque, régnez sur TÉpire et sur moi.
Je voue à votre fils une amitié de père ;
J'en atteste les Dieux , je le jure à sa mère. 1 5 1 u
Pour tous mes ennemis je déclare les siens ,
Et je le reconnois pour le roi des Troyens. »
A ces mots, qui du peuple attiroient le suffrage,
Nos Grecs n'ont répondu que par un cri de rage ;
L*infidèle s'est vu partout envelopper, 1 5x 5
Et je n'ai pu trouver de place pour frapper.
Chacun se disputoit la gloire de l'abattre.
Je Tai vu dans leurs mains quelque temps se débattre.
Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober;
Mais enfin à l'autel il est allé tomber*. i5ao
Du peuple épouvanté j'ai traversé la presse *
Pour venir de ces lieux enlever ma princesse.
Et regagner le port , où bientôt nos amis
Viendront couverts du sang que je vous ai promis.
HERMIONE.
Qu'ont-ils fait?
ORESTS.
Pardonnez à leur impatience : i5a5
I. Quelques traits de ce tableau ont été pris dans le récit beaucoup plus
détaillé que le messager, dans V Andromaque d*Euripide (vers 1091*1 i3a)»
fait de la mort de Pyrrhus.
9. Fiar, Le Troycn est sauvé. Mais partons, le temps presse;
L'Épire t6t ou tard satisfera b Grèce.
Cependant j'ai touIu qu* Andromaque aujourd'hui
Honorât mon triomphe et répondit de lui.
Du peuple épouvanté la foule fugitive
M*a laissé sans obstacle enlever ma captive.
Et regagner ces lieux, où bientôt nos amis
[Viendront couverts du sang que je vous ai promis.] (1668)
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ii8 AWDROMAQUE.
Ils onty je le vois bien , trahi votre vengeance.
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups,
Qu'il sentît en mourant qu'il expiroit pour vous * ;
Mais c'est moi dont Fardeur leur a servi d'exeii^ple :
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple , 1 53o
Madame ; et vous pouvez justement vous flatter
D'une mort que leurs bras n'ont fait qu'exécuter^.
Vous seule avez poussé les coups....
HBRMIONB.
Tais-toi, perfide,
Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur : 1 5 3 5
Va, je la désavoue, et tu me fais hoiTeur.
Barbare, qu'as-tu fait? Avec quelle furie
As-tu tranché le cours d'une si belle vie?
Avez-vous pu , cruels , l'immoler aujourd'hui ,
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui? 1 540
Mais parle : de son sort qui t'a rendu l'arbitre?
Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait? A quel titre?
Qui te l'a dit?
ORESTE.
O Dieux ! Quoi? ne m'avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas*?
I. Dans V Histoire du Théâtre français (tome VII, p. io5) on fait remar-
quer la ressemblance de ce passage aTec ces vers de du Ryer :
II est mort, il est rrai ; mais pour m*ôter de peine,
Il fallait que sa mort fût un coup de ma haine....
Que ma main achevAt, qu'il mourût à ma vue,
Et qu'il sût en mourant que cVst moi qui le tue.
{Thémistocley acte IV, scène iv.)
Ce dernier vers est presque »embla]>le au vers 1370 iTAndromaque, — Le Thé'
mistocle de du Ryer a été imprimé en 1648.
A. Far. D*une mort que les Grecs n'ont fait qu'exécuter. (1668-76)
3. « On dit que le Kain, quand il récitait ces vers, appuyait sur chaque mot,
comme pour rappeler à Hermione toutes les circonstances de l'ordre qu'il
avait reçu d'elle. Ce serait bien vis-à-vis d'un juge ; mais quand il a*agit de la
femme qu'on aime, le désespoir de la trouver injuste et cruelle est l'unique
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ACTE V, SCÈNE III. 119
HERMIOHB.
Ah ! falloit-il en croîre une amante insensée * ? 1545
Ne devois-tu pas lire au fond de ma pensée?
Et ne voyois-tu pas, dans mes emportements ,
Que mon cœur démentoit ma bouche à tous moments?
Quand je Taurois voulu , falloit-il y souscrire ?
N^as-tu pas dû cent fois te le faire redire? < 5So
Toi-même avant le coup me venir consulter,
Y revenir encore, ou plutôt m'éviter?
Que ne me laissois-tu le soin de ma vengeance?
Qui t* amène en des lieux où Ton fuit ta présence?
Voilà de ton amour le détestable fruit: x555
Tu m'apportois, cruel , le malheur qui te suit.
Cest toi dont l'ambassade, à tous les deux fatale ,
Bentiment qui remplisse l'âme. C'est ainsi que Talma conçoit b situation : un
cri s*échappedu cobot d'Oreste ; il «dit les premiers mots avec force, et ceux
qui suivent avec un abattement toujours croissant : ses bras tombent, soa
visage devient en un instant plus pAle que la mort, et l'émotion des specta-
teurs s'augmente à mesure qu'il semble perdre b force de s'exprimer. »
(Ifme de Staël, de l* Allemagne, a* partie, chapitre xxyu.) Est-ce à dire
qu'à la différence de le Kain, Talma, ne tenant nul compte de b ponctua-
tion, telle que la donnent tontes les anciennes éditions , n'insistait pas sor
chaque circonstance de l'ordre? H est difficile de le croire. — Dans ce beau
dialogue Racine n'a certainement pas songé à imiter Shakspeare. Mais voici
une rencontre singulière. Dans b tragédie du Roi /eon, le Roi dit à Hubert,
l'assassin d'Arthur :
/ kad mightjr cause
To wùh kim dead^ but thou hast none to kill him,
Hubert lui répond :
Bad none y Mjrlord/ fFhjr? did jou not provoke me?
I. Un nouvel emprunt, plus heureux que le prenûer, parait k M. Pic-
colos, dans les notes déjà citées de sa traduction de Bernardin de Saint-Pierre,
avoir été fait ici par Racine au roman d'Héliodore. Il compare ces reproches
d'Hermione à Oreste à ceux que Déménète, cette autre Phèdre, fait à Thisbé sa
complice, après que toutes deux ont réussi à perdre Cnémon. Nous ne citerons
pas le passage d'Héliodore : si l'on y trouve , dans une situation analogue, un
sentiment et un mouvement passionné qui rappellent ces vers d'Andromaque,
^expression diffère. On pourrait seulnnent rapprocher du vers i56o, « il m'ai-
meroit peut-être..., » cette phrase : rvxàv kv /lertvtivOin xp^^VP^ *"*
iifitptàrtpov. » Voyez le livre 1 des Éthiopiques^ chapitres xiy et xt.
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lao ANDROMAQUE.
L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encor nous partager ses soins;
Il m'aimeroit peut-être , il le feindroit du moins. 1 56o
Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire :
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A toute ma famille; et c'est assez pour moi ,
Traître, qu'elle ait produit un monstre comme toi *•
SCENE IV.
ORESTE, 8eal^
Que vois-je? est-ce Hermione? Et que viens-je d'entendre?
Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?
Je suis , si je l'en crois, un traître, un assassin.
£st-ce Pyrrhus qui meurt? et suis-je Oreste enfin?
Quoi ? j'étouffe en mon cœur la raison qui m'éclaire ;
J'assassine à regret un roi que je révère ' ; 1570
Je viole en un jour les droits des souverains.
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains,
I. Dans l'éditioii de 1736, dans ceUes de Laneau de Boisjermain, de Geof*
froy et de M. Aimé-Bfartin on lit ainsi ce vers :
Traître, qu'elle ait produit un monstre tel que toi.
Dans rédition de 1668, Hermione, après ce vers, ajoutait en s'adressant à An-
dromaqœ :
Allons, Madame, allons. Cest moi qui vous délivre.
Pyrrhus ainsi l'ordonne, et tous pouvez me suivre.
De nos derniers devoirs allons nous dégager.
Montrons qui de nous deux saura mieux le venger.
1. An lien d'oRiSTE, teulj les éditions de 1668 et de 1673 portent : okbstk,
Soldats d'Oreste.
3. « La manière doutTalma récite* ce monologue est sublime. L'espèce d'in-
nocence qui rentre dans l'Ame d'Oreste pour la déchirer, lorsqu'il dit ce vers :
Tassassine à regret un roi que je révère,
inspire nne pitié que le génie même de Racine n'a pu prévoir tout entière. »
(Mme de Staèl, de rAllcmagnâf a* partie, chapitre xxni.)
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ACTE v; SCÈNE IV. 121
Ceux même des autels où ma fureur Tassiége :
Je deviens parricide, assassin, sacrilège.
Pour qui? Pour une ingrate, à qui je le promets, 1675
Qui même , s'il ne meurt, ne me verra jamais.
Dont j'épouse la rage. Et quand je Tai servie ,
Elle me redemande et son sang et sa vie !
Elle Faime! et je suis un monstre furieux!
Je la vois pour jamais s'éloigner de mes yeux ! 1 5 8 o
Et ringrate, en fuyant, me laisse pour salaire
Tous les noms odieux que j'ai pris pour lui plaire !
SCENE V.
ORESTE, PYLADE, Soldats dOrestb.
PTLADE. S
U faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais.
Ou bien résolvons-nous de n'en sortir jamais.
Nos Grecs pour un moment en défendent la porte. 1 5 8 5
Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte.
Aux ordres d'Andromaque ici tout est soumis ;
Us la traitent en reine , et nous comme ennemis.
Andromaque elle-même , à Pyrrhus si rebelle,
Lui rend tous les devoirs d'une veuve fidèle , x 59 o
Conunande qu'on le venge, et peut-être sur nous^
Veut venger Troie encore et son premier époux.
Allons. N'attendons pas que l'on nous environne :
Nos Grecs nous rejoindront; et tandis qu'Hermione
Tient encore le peuple autour d'elle arrêté , 1695
I . Far, Commande qu'on le renge ; et peut-être qu*enoor
EDe poonoit sur Dons la Tengeanoe d*Hector. (1668-87)
Cette Tariaste est derenne le texte des éditions de 1768, 18071 1808 et de
celle de M. Aimé-Uartin.
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122 ANDROMAQUE.
Voilà votre chemin, sortons en sûreté*.
ORESTB.
Non, non, c^est Hermione, amis, que je veux suivre^.
A son dernier arrêt je ne puis plus survivre'.
Partez: j'ai fait le crime, et je vais Texpier.
PYLADE.
Hermione, Seigneur? U la faut oublier. 1600
Quoi ? toujours l'instrument et Tobjet de sa rage,
Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?
Et parce qu'elle meurt, faut-il que vous mouriez?
• ORESTE.
Elle meurt? Dieux! qu'entends-je?
PYLADE.
Hé quoi ? vous V ignoriez * ?
En rentrant dans ces lieux, nous l'avons rencontrée x 60 5
Qui couroit vers le temple, inquiète, égarée.
Elle a trouvé Pyrrhus porté sur des soldats *
Que son sang excitoit à venger son trépas.
Sans doute à cet objet sa rage s'est émue.
Mais du haut de la porte enfin nous l'avons vue, 1 6 1 u
I. Nous n*avoii8 trouvé que dans les éditions de 1736, de 1760 (Amsterdam),
de 1 768 et de 1 807 la leçon :
Voilà notre chemin, marchons de ce c6té,
leçon que M. Aimé-Martin donne comme une variante. C'était probablement
une correction des comédiens, que l'édition de 1736 a recueillie.
1. Dans les éditions de 1711a et de 1736 il y a :
Non, non, c'est Hermione, ami, que je veux suivre.
3. Far. A son dernier courroux je ne puis plus survivre. (1668-76)
4> Atalide et Acomat apprennent de la même manière b mort de Bajazet :
08M. Nos bras impatients ont puni son forfait,
£t veogé dans son sang la mort de Bajaxet.
ATAL. Bajazet! ACOM. Quc dis-tu? osM. Bajaiet est sans rie.
L'ignoriez-vous ?
5. Les éditions de 1736, de 1760 (Amsterdam), de 1768, de 1807, de 1808
et celle de M. Aimé-Martin ont ainsi diangé ce vers :
Elle a trouvé Pyrrhus porté par des soldats.
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ACTE V, SCËNE V. ia3
Un poignard à la main , snr Pyrrhus se courber.
Lever les yeux au ciel, se firapper et tomber.
ORESTS.
Gi'àce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, 6 ciel, de ta persévérance.
Appliqué sans relâche au soin de me punir, 1 6 1 5
Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère;
J'étois né pour servir d'exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli '.
Où sont ces deux amants? Pour couronner ma joie.
Dans leur sang, dans le mien il faut que je me noie;
L'un et l'autre en mourant je les veux regarder.
Réunissons trois cœurs qui n'ont pu s'accorder.
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne? i6s5
De quel coté sortir ? D'où vient que je frissonne?
Quelle horreur me saisit? Grâce au ciel, j'entrevoi*.
Dieux*! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !
PYLÂDB.
Ah! Seigneur.
oassTB.
Quoi? Pyrrhus, je te rencontre encore?
Trouverai-je partout un rival que j'abhorre ? i S 3 o
Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t'ai réservé.
Mais que vois-je? A mes yeux Hermione l'embrasse?
1. La Harpe dit, dans ton coamantaire : « Il faudrait avoir m le Katn
prononcer ces mots : « Hé bieni je meors contant, » poor comprendre tout ce
qu'ils ont d'efiBroyable dans la bouche d^Oreste. »
2. Les éditions publiées du vivant de Racine n'ont ainsi qu'un point à la fin
de ce vers. Les impressions plus récentes, déjà celle de I7i3, en mettent plu-
sieurs, comme pour une réticence.
3. n y a Diem / au singulier, dans l'édition de 1697 *, c'est une de ces fisntes
évidentes où cette impression cesse de hiit loi pour nous.
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ia4 ANDROMAQUE.
Elle vient Farracher au coup qui le menace?
Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi ! 1 6 s 5
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi* ?
Hé bien ! filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur yos tètes ^?
 qui destinez-YOus l'appareil qui vous suit?
Venez-vous m'enlever dans Fétemelle nuit? 1640
Venez, à vos fureurs Oreste s'abandonne.
Mais non, retirez- vous, laissez faire Hermione :
L'ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon coeur à dévorer.
PYLADB.
Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse: 1645
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendroient impuissants
S'il reprenoit ici sa rage avec ses sens.
I . Geoffroy prétend que Talma dlBait ce vers d*aD too trop familier : <f II a
Pair de faire observer tranquillement à Pylade une curiosité, tandis qu*il doit
avoir l'aocent de Thorreur. Je relève ce défaut par la raison qu'il a été très-
appbudi. » {Court de littérature, tome VI, p. aa5.) Mais est-il vraisemblable
que Geoffroy »f soit bien rendu compte de PefTet produit par Tacteur?
a. Ce passage est une imitation des fureurs d'Oreste dans Euripide {Oreste,
vers 245 et suivants). Boileau, au chapitre zm du Traité du Sublime , a traduit
quelques-uns de ces vers d*Oreste :
Mère cruelle, arrête , éloigne de mes yeux
Ces filles de l'enfer, ces spectres odieux.
Ils viennent : je les vois ; mon supplice s'apprête.
Quels horribles serpents leur sifflent sur la tête !
Biais dans cette traduction fort libre, Racine plus qu'Euripide a été son mo-
dèle. Le Traité du Sublime ne (ut publié par Boileau qu'en 1674, sept ans
après Amdromaque. — Dans le chapitre déjà cité de V Allemagne^ Mme de
Staèl, pensant au jeu admirable de Talma dans cette scène, dit : « Les grands
acteurs se sont presque tous essayés dans les fureurs d'Oreste-, mais c'est là
surtout que la noblesse des gestes et des traiu ajoute singulièrement à l'effet
du désespoir. La puissance de la douleur est d'autant plus terrible qu'elle se
montre à travers le calme même et la dignité d'une belle nature, m
FIN DU CINQUliMB ET DBEIIIEE ACTI.
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LES PLAIDEURS
COMÉDIE
1668
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NOTICE.
Dahs y Histoire du Théâtre françois^ il est dit que les Flot-
deurs furent représentés pour la première fois, sur le théâtre
de l'Hôtel de Bourgogne, vers le mois de novembre i668. Cette
date, qui s'annonce comme simplement approximative, n'est
évidemment donnée qu'à titre de conjecture. Nous n'en trou-
vons nulle part de plus précise, de plus certaine : il n'y a dans
la Gazette de 1668 aucune mention de la comédie de Ra-
cine ; et les lettres en vers de Robinet la passent sons silence.
Robinet est généralement exact à donner les nouvelles du
théÀtre, et s'est bien gardé, vers le même temps, d'omettre des
productions très-éphémères , telles, par exemple, que le Baron
dAlhikrac de Thomas Corneille; mais les Plaideurs n'étaient-ils
pas une si pauvre bagatelle qu'elle devait passer inaperçue ? Le
dédain du gazetier burlesque, dédain de parti pris, ne méri-
terait point qu'on y prît garde, s'il n'y avait lieu de croire qu'il
n'eût pas osé l'affecter en présence d'une opinion publique
mieux éclairée, et plus juste pour une comédie, au-dessus de la-
quelle nous n'avons, dans notre théâtre, que les chefs-d'ceuvre
de Molière.
Le privilège du Roi, pour Fimpression des Plaideurs^ ayant
été donné le 5 décembre 1668, la comédie ne peut, ce nous
semble, avoir été jouée plus tard que ne le supposent les frères
Parfait. Il y aurait même lieu de penser qu'elle a été jouée plus
tôt. Il s'écoulait d'ordinaire quelque temps entre la première
représentation de la pièce et l'impression; la comédie de Ra-
cine d'aiUeurs avait d^abord mal réussi ; il ne songea sans doute
z. Tome X, p. 359.
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ia8 LES PLAIDEURS.
à la faire imprimer qae lorsque l'approbation de Versailles ent
cassé le mauvais jugement de Paris. Or, si Valincour a été bien
informé sur ce point, la pièce ne fut représentée à la cour qu'un
mois après l'avoir été à la ville ^, H faudrait donc, pour la date
de la première représentation des Plaideurs , remonter peut-
être un peu plus haut dans cette même année 1668, que les
premiers jours de novembre.
Les témoignages contemporains nous manquent également
sur la distribution des rôles à cette première époqae des repré-
sentations de la comédie de Racine. Là,comme ailleurs, M. Aimé-
Martin nomme, sans hésiter, les acteurs qui ont joaé d'original;
mais il paraît cette fois encore avoir arbitrairement formé une
liste, qu'il n'appuie d'aucune autorité. Dandin , suivant lui, au-
rait été joué par Poisson, Léandeb par de Villiers, Ghicanneau
par Brécourt, Isabelle par Mlle d'Ennebaut, la Comtesse par
Mlle Beauchâteau, Petit Jean par Hauteroche, l'Intimé par la
Thorillière. Dans la seconde des Lettres sur la vie et les ouvrages
de Molière et sur les comédiens de son temps ^ insérées au Mer-
cure de France de 1740 et attribuées à la femme de l'acteur
Poisson, il est dit (p. 11 89) que Hauteroche excellait dans le .
personnage de Chicanneau : à moins qu'il n'ait commencé, ce
qui est peu probable , par être chargé de celui de Petit Jean ,
ce serait un démenti donné à la liste de M. Aimé-Martin, qui
nous parait bien, sur ce point, prise en défaut. Nous croyons
volontiers que Poisson, à qui son talent assignait les premiers
rôles comiques, a pu jouer Dandin; en général M. Aimé-Martin
n'a pas dressé sans vraisemblance ses listes d'acteurs; mais
quand il s'agit de ces petits faits de l'histoire du théâtre, qui
n'ont quelque intérêt qu'à la condition d'être certains, les vrai-
semblances ne suffisent pas.
L'avis Au lecteur dont Racine a fait précéder sa comédie
nous apprend dans quelles circonstances il la composa, com-
ment ridée lui en vint à l'esprit, avec quelle diligence il l'ache-
va, entouré d'amis qui excitaient sa verve, et qui mirent eux-
mêmes, dit-il, la main è l'ouvrage. Peut-être n*à-t-il pas tout dit
sur l'origine de ses Plaideurs^ sur ce qui lui en suggéra la pre-
I. Lettre à d'OUvet, dans V Histoire de P Académie française^ tome II,
p. 33i.
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NOTICE.
129
mière pensée. U parle seulement d'ane lecture des Guêpes
d'Aristophane, qui lui donna la tentation d'essayer sur la
scène des Italiens l'effet que produiraient parmi nous ces
bouffonneries du théâtre d'Athènes, si pleines de sel attique et
de fine observation, et dont s'était amusé le peuple le plus
spirituel. S'il dit un mot, en passant, d'un procès qu'il avait eu,
ce n'est que pour expliquer comment il lui doit quelque con-
naissance du jargon de la chicane. Mais, suivant d'OIivet, dont
Louis Racine, dans ses Mémoires y n'a été ici que l'écho, ce
procès ne l'aurait pas seulement initié aux mystères de cette
langue barbare, il aurait été la véritable occasion de sa pièce' :
de sorte que Racine se serait, comme le dit son fils, consolé,
c'est-à-dire vengé, de la perte de sa cause par une satire contre
les chicaneurs dont il avait été la victime, contre les avocats et
contre les juges. Le litige qui nous a valu une si bonne comédie
est, d'après le même témoignage, celui qui s'était engagé au
sujet du prieuré d'Épinay. Il y a bien là quelque petite difficulté,
ainsi que nous l'avons fait remarquer dans la Notice biogra-
phique *. On peut opposer à d'OIivet quelques raisons de croire
que Racine conserva son bénéfice, et continua à porter le titre
de prieur de l'Épinay plus longtemps que ne le ferait supposer
son récit. Toutefois, que Racine ait eu un procès quelconque,
et un procès déjà jugé à l'époque où il composa les Plaideurs^
c'est ce qui n'est pas douteux, puisqu'il le dit lui-même. U est
extrêmement vraisemblable que dans une comédie si vivante
il apportait une inspiration, une passion toute personnelle, et
que ce ne fut pas simplement une fantaisie littéraire qui l'enga-
gea à suivre les tracesd' Aristophane, lui bien plus porté par son
goAt et par la nature de son talent à se faire, comme il le dé-
clare, le disciple de Ménandre et de Térence. Et sa pièce est
ainsi bien plus véritablement aristophanesque : on imite trop
froidement un semblable modèle, si l'on n'a pas, pour son
propre compte, quelqu'un à fustiger.
Racine ne s'était nullement proposé d'abord de faire une vé-
ritable comédie. 11 y avait alors à Paris une troupe italienne qui
était en grande faveur. Les petites pièces qu'elle jouait étaient
I. Histoire de F A endémie y tome II, p. 34 1.
a. Voyez tome I, p. 49, note 3.
J* RAcns. n 0
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i3o LES PLAIDEURS.
de légères esquisses, où, sans souci d'un art plus élevé, on ne
pensait qu'à faire rire. Les grimaces des acteurs, dont quelques-
uns étaient d'excellents bouffons, étaient pour beaucoup dans
le succès de leur répertoire. Les lazzis n'y étaient pas toujours
fort délicats. Mais c'est assez souvent sur des scènes si libres
que le comique franc et naïf éclate en traits inattendus^ Tel fut
le théâtre où Racine pensa que quelques-unes des plaisan-
teries d'Aristophane seraient à leur place. S'il eût suivi son
premier dessein, ses Guêpes françaises auraient été sans doute
plus hardies encore, plus bouffonnes, très-probablement écrites
en prose et au courant de la plume. On doit même penser que,
suivant l'usage des auteurs qui travaillaient pour les Italiens ,
il n'eût donné aux acteurs que quelques scènes à apprendre, les
laissant, pour le reste, improviser à leur gré, et broder sur le
canevas. Boileau devait désirer quelque chose de mieux. Mais
quelque forme que Racine eût donnée à son badinage, le véri-
table atticisme n'eût pas manqué aux improvisations qu'il eût
légèrement indiquées. Dans l'art, si difficile à bien imiter, des
Arbtophane et des Rabelais, qui, sous la bouffonnerie populaire,
insinue la finesse la plus ingénieuse, il devait être beaucoup
moins dépaysé que bien des personnes ne seraient portées à le
croire : esprit charmant et délicat, mais en même temps plein
de verve satirique et mordante.
La comédie italienne à laquelle il destinait son juge dans les
gouttières et ses petits chiens orphelins, vit s'éloigner en ce
temps le meilleur de ses acteurs, son fameux Scaramouche,
sur qui surtout Racine, d'après sa préface, parait avoir compté
pour le succès de la pièce. Dans V Histoire de Vancien Théâtre
italien ', il est dit que Tiberio Fiurilli (c'était le nom de ce
Scaramouche) quitta Paris en 1667 pour un voyage en Italie,
dont il ne devait revenir qu'assez longtemps après, en 1670.
On peut, ce nous semble, avoir des doutes sur la date de 1667.
Ce ne serait pas la seule erreur de ce genre commise par les
frères Parfait au sujet de Scaramouche, qu'ils font mourir
le 7 février 1696, tandis que son inhumation à Saint-Eustache
I. Page 19. Ce petit livre (un volume in-ii, à Paris, chez Lam-
bert, M.DCC.LIII) est dû aux auteurs de V Histoire du théâtre françois.
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NOTICE. i3i
est da S décembre 1694 Ml est à remarqaer que dans sa lettre
en vers da 5 mai 1668, et dans celle même du 2 juin suivant,
Robinet, à propos de représentations très-brillantes de la troupe
italienne, parle des rôles qu'y remplissait alors Scaramoucbe.
Peut-être, dira-t-on, s'agissait-il d'un Scaramoucbe nouveau.
Cependant, à la manière dont Robinet s'exprime sur le talent
dn bouffon italien, on croit plutôt reconnaître l'acteur en vogue»
Ces dates, que l'on voudrait pouvoir plus sûrement fixer, ne
sont pas ici sans intérêt. Si le départ de Scaramoucbe est de
1667, comme Racine, avant ce départ, avait déjà formé le des-
sein d'une pièce contre les gens de chicane, la perte du procès
qui l'aurait dépouillé de son bénéfice de l'Epinay devient,
comme origine de ses Plaideurs^ bien plus inadmissible encore
par sa date que nous ne l'avons déjà dit. Si, au contraire, comme
on serait tenté de le croire d'après la lettre de Robinet, Fiurilli
n'était pas encore parti au conunencement de juin 1668, Racine
n*aurait donc commencé que bien tard la comédie que nous
avons aujourd'hui, celle qu'il se décida à faire, très-différente
de son premier canevas , pour la scène française. Qu'on n'ou-
blie pas qu'elle fut vraisemblablement jouée dans les premiers
jours de novembre, sinon plus tôt. Un temps fort court aurait
donc suffi à sa facilité pour concevoir et pour écrire une des
plus charmantes comédies. Mais cela n'a rien d'invraisem-
blable; et nous lisons dans la préface des Plaideurs que la
pièce une fois commencée c ne tarda guère à être achevée. »
Dès que Racine, renonçant aux Italiens, se fut tourné vers
une scène qui, même dans une farce, demandait beaucoup d'art
et de mesure, il se trouva dans les conditions d'une œuvre plus
régulière, plus soignée et oîi sa réputation était plus intéressée.
Biais dans une pièce qui s'inspirait d'Aristophane, il ne crut pas
devoir trop restreindre sa liberté ; il n'eut pas peur de pousser
la folie du badinage- aussi loin qu'il le pouvait faire sans at-
teindre ces limites où le goût français ne la supporterait plus :
il fit bien; et, tout en n'abandonnant point la nsdve et hardie
gaieté, il rencontra la Ixmne comédie.
I. Voyez la Vie de Scaramoticite , par le sieur Angelo Constantim
(Mezetin), p. 146 (i vol. in-ii, à Paris, à l'Hôtel de Bourgogney et
chez CUode Barbin, M.DC.XCV).
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i3ft LES PLAIDEURS.
U est fort peu probable que les amis à qui, dans sa préface,
il accorde rhonneur d^avoir en part à son travail, y aient réel-
lement mis beaucoup du leur. U leur dut sans doute quelques
traits, la première idée de quelques plaisanteries, peut-être de
quelques scènes, mais la première idée seulement. On voit trop
bien que là tout est d'une même main. Brossette, dans son
commentaire de Boileau S dit que la comédie des Plaideurs fot
faite en très-peu de temps, dans le cabaret de la place du Ci-
metière-Saint-Jean, d'où sortit aussi le Chapelain décoiffé^ et
où s'assemblaient habituellement « les jeunes seigneurs les plus
spirituels de la cour, avec MM. Despréanx, Racine, la Fon-
taine, Chapelle, Furetière et quelques autres personnes d'élite. >
Tout ce que l'on a répété depuis sur le concours prêté à Racine
par ses commensaux pour la composition de sa comédie est
tiré de là. Cependant le renseignement est un peu \ague. La
part plus ou moins grande de chacun n'y est aucunement indi-
quée ; et Brossette, qui nomme ces habitués du Mouton blanc ^
jeunes seigneurs etpoetes, ne dit même pas qu'ils aient tous con-
tribué en quelque chose aux plaisanteries si bien mises en ceuTre
par Racine. Boileau et Fnretière sont les seuls d'entre eux à qm
l'on puisse, guidé par d'autres indices, attribuer telles ou telles
idées comiques des Plaideurs sans trop risquer de se tromper.
La scène excellente de la dispute qui s'élève entre la comtesse
de Pimbesche et Chicanneau s'était , au témoignage du Mena-
giana et de Brossette, passée chez Boileau le greffier, frère
aîné de Despréaux, qui la conta à Racine; et celui-ci, dit Bros-
sette, « ne fit guère que la rimer. » La pauvre Babonnette, qui
eût volontiers emporté les serviettes du buvetier, comme fai-
sait, disait-on, la femme du lieutenant criminel Tardieu, peut
bien être aussi un trait dont Racine fut redevable à Boileau, qui
savait et aimait à raconter, comme on le voit dans ses satires,
bien des histoires sur l'avarice de Madame la lieutenante. Pour
Fnretière, nous signalons dans les notes de la pièce des rap-
ports assez frappants entre plusieurs passages de son Roman
bourgeois et quelques-unes des meilleures plaisanteries de Ra-
cine. Nous ne savons si notre poète eut la peine de les aller
I. (Kupres de Boileau (édition de 171 6), tome I, p. 438, note tar
le dernier vers de répigranune u, à Monsieur Racine.
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NOTICE. i33
chercher là : Furedère put bien les lui fournir de vive voix.
Celui-ci du reste était en fonds de traits satiriques , particu-
lièrement sur le Palais ; outre ceux cpi'il a semés dans le roman
que nous venons de nommer, on en trouve dans deux de ses
satires S qui en rappellent quelques-uns des Plaideurs^ mais de
loin. Quoique Furetière fût homme d'esprit , à peine s*aper-
cevrait-on qu^il était riche en idées vraiment comiques , si ces
mêmes idées, traitées par Racine, n'avaient pris sous ses mains
un si frappant relief de style, et une forme qui leur donne toute
leur finesse. Louis Racine, dans son examen des Plaideurs y n'a
pas oublié que dans Tune de ses satires {le Jeu de boules des
procureurs) Furetière, plusieurs années avant Racine, avait
cherché des effets plaisants dans l'emploi des mots du Palais;
mais il a raison de dire que sa plaisanterie trop prolongée de-
vient fort ennuyeuse : ce que Racine a pu lui emprunter, il l'a
donc assez transformé pour demeurer à peine son débiteur.
On veut donner à Racine bien des collaborateurs ; on lui en
a cherché même au Palais, supposant c[u'il avait absolument
besoin, comme Petit Jean, qu'on lui soufflât les termes savants
de la chicane. Ce fut, suivant Louis Racine, M. de Brilhac, con-
seiller au parlement de Paris, qui les lui apprit; quelques-uns
ajoutent que M. de Lamoignon, alors conseiller au Parlement,
put aussi lui venir en aide. Enfin on nomme encore Pavocat
Ponsset de Montauban, lié avec Boileau et Racine, et on lui
donne quelque part aux Plaideurs^ sans expliquer asses s'il
livra seulement à l'auteur les secrets de l'idiome de la procé-
dure, ou s'il le mit au courant des anecdotes du Palais et des
plus amusantes bizarreries de l'éloquence judiciaire. S'il ne
s'agissait que de la langue des tribunaux, nous ne voyons pas
pourquoi il n'eût pas été très-facile à Racine, sans tous ces
secours , d'acquérir dans le cours de son procès, ainsi qu'il le
dit lui-même, l'érudition dont il avait besoin.
Ce qu'il y a de plus certain, c'est que les avocats du temps
avaient beaucoup travaillé à sa comédie, mais avec une com-
plaisance très-involontaire. Le Menagiana fait remarquer que
I. Ces satires, le Déjeuner tTun procureur^ et le Jeu de boules des
procwretws^ se trouTent dans les Poésies diverses du sieur Furetière ^ k
Paris, chez Guillaume de Layne, M.DC.LXIY (i vol. in-is).
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i34 LES PLAIDEURS.
la plupart d'entre eux sont joués dans les Plaideurs^ y et que
les différents tons sur lesquels l'Intimé déclame sont autant
de copies qui rappellent ces bons modèles. Voilà précisément
dans quel sens les poètes comiques, qui ont l'heureux don de
l'observation, ne se passait jamais de collaborateurs. Le cé-
lèbre Gaultier, que Boileau n'a pas oublié dans ses satires, et
à qui son éloquence criarde avait fait donner le surnom de
Gaultier la Gueule, dut être, comme on croit le reconnaître
dans quelques passages de ses plaidoyers, un de ces avocats
qui ne furent pas inutiles à Racine. Les amb mêmes que le
poëte avait au barreau n'échappèrent pas, dit-on, à sa raillerie.
Nous croirions difficilementque Patru aitété du nombre. Quoique
le Menagiana semble le désigner par une initiale, on peut,
en ce qui est de lui, avoir beaucoup de doutes, parce que
Racine et Boileau avaient une haute idée de son talent. Faut-il
admettre plus volontiers que le Maistre lui-même ne fut pas
épargné? Était-il reconnaissable à quelques traits des Plai'
deurs? On l'a soupçonné , et par là on a soulevé récemment
une polémique assez vive, qui ne saurait, en aucun sens, être
entièrement concluante*. Il faut seulement avouer qu'en ce
temps-là Racine était bien capable d^une malice que la recon-
naissance et le respect n'auraient pas beaucoup gênée ; et si le
Maistre avait montré dans ses plaidoiries une supériorité de
goût et de saine éloquence, qui le distinguait de la plupart de
ses contemporains, on ne saurait affirmer cependant qu'il n'ait
I. ilfo/itf^îaïKi, tome m, p. 24-26.
1. M. Sainte-Beuve, dans son Port'Roxal (tome I, p. 878), a ex-
primé ITopinion que dans certains passages de sa comédie» particuliè-
rement dans celui-ci : c Avocat, ah ! passons au déloge, » qui rappel-
lerait une phrase d'un plaidoyer de le Maistre, Racine c se moquait
un peu sans s'en douter, ou en s*en doutant, de son premier et excellent
guide à Port-Royal, t M. Oscar de Vallée, dans son livre iodtulé :
de t Éloquence judiciaire au dix-septième siècle, et M. Jules le Berquier,
dans un ardcle de la Revue des Deux-Mondes publié le !«' janvier i863
sous ce titre : Une réforme au Palais , ont été d'avis que l'éloquence
d'Antoine le Maistre le mettait au-dessus d'une supposition qui jette-
rait sur lui quelque ridicule. Si la conjecture de M. Sainte-Beuve
n*est pas fondée, la mémoire de Racine aurait plus à se plaindre que
celle de le Maistre du tort injuste qu'elle lui ferait.
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NOTICE. i35
jamais par ancnn écart prêté le flanc au railleur. Mab si pour le
Maistre et pour Patru on peut se refuser à croire qu'ils aient
fourni quelques traits à l'éloquence de l'Intimé, il n'y a pas la
même incertitude en ce qui regarde Pavocat Montauban. Racine
a fait des emprunts aux plaidoyers de cet ami - les contempo-
rains n'en doutaient pas.
Les malices contre les personnes ne sont bien comprises ,
surtout ne sont goûtées qu'un moment ; plus tard les commen-
taires ne peuvent guère les faire revivre. Aussi ne font-elles pas
une vraie comédie s'il ne se trouve sous ces portraits, dont
avec le temps on ne reconnaît plus la ressemblance, une image
ineffaçable de Thonune de tous les temps, ou tout au moins
les types généraux d'une époque. Racine a su donner à sa
pièce cette vérité qui ne périt pas avec les allusions , et qui se
passe de toutes les clefs. Mais tout en se gardant de mettre
tout le sel de sa comédie dans des personnalités satiriques,
il n'avait pas craint de suivre asse2 hardiment l'exemple
d'Aristophane, son modèle. L'habit couleur de rose sèche et
le masque sur l'oreille que portait la comtesse de Pimbesche,
et qui faisaient reconnaître la comtesse de Crissé, plaideuse
incorrigible, attachée à la maison de la duchesse douairière
d'Orléans \ ne rappellent-ils pas la liberté de l'ancienne co-
médie?
Il y a dans les Plaideurs bien des hardiesses d'un autre
genre. Ce trait :
Dis-nous, à qui veux-tu faire perdre la cause?
et celui-ci :
Hé! Monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux?
— Bon ! cela fait toujours passer une heure ou deux,
sont des plus sanglants. Le fouet d'Aristophane ne frq>pait
guère plus fort, au milieu de la licence de la démocratie athé-
nienne. On comprend sans peine que quelques magistrats s'en
soient émus, c Un vieux conseiller dont je vous dirai le nom à
l'oreille, dit Valincour dans sa lettre à d'Olivetjfit grand bruit
au Palais contre cette comédie. »
I . Voyez V Histoire de la Foniame, par Walckenaer, p. i5s et i53.
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i36 LES PLAIDEURS.
U sertit difficile de dire si les juges , les procureurs et les
avocats purent former, aux premières représentations de la
pièce, une cabale assez forte pour en amener la chute. Ils n'au-
raient pas d'ailleurs manqué d^auxiliaires parmi les envieux
de Racine, Mais peut-être le mauvab succès qu'eurent d'abord
les Plaideurs doit-il être attribué suitout à la dureté d'intelli-
gence du public, qui ne sentant pas bien toute la finesse et toute
la vérité cachées sous des extravagances en apparence si outrées,
craignit de paraître s'amuser à des enfantillages, ou vint au
théâtre avec ce préjugé que dans une pièce remplie de termes
de chicane il ne pouvait y avoir le mot pour rire. Racine
indique lui-même l'une et l'autre disposition des spectateurs
comme ayant nui à l'effet de sa comédie. Quoi qu*il en soit,
Valincour raconte « qu'aux deux premières représentations les
acteurs furent presque sifiBés, et n'osèrent pas hasarder la troi-
sième. » C'était en vain que Molière, noblement équitable, avait
réclamé contre de si injustes dédains , et avait dit bien haut que
« ceux qui se moquoîent de cette pièce méritoient qu'on se mo-
quât d'eux ^. » U ne fallut rien moins que l'autorité du goût de
Louis XIV pour relever la comédie tombée. Voici comment
Valincour raconte le retour inespéré de fortune qui vint sur-
prendre tout à coup Racine, lorsqu'il devait croire la bataille
décidément perdue à l'H6tel de Bourgogne : « Un mois après,
les comédiens étant à la cour, et ne sachant quelle petite pièce
donner à la suite d'une tragédie, risquèrent les Plaideurs. Le
feu Roi, qui étoit très-sérieux , en fut frappé, y fit même de
grands éclats de rire; et toute la cour, qui juge ordinairement
mieux que la ville, n'eut pas besoin de complaisance pour
I. Racine lui aurait bien mal témoigné sa reconnaissance, s*il fal-
lait croire qa*à la fin de son aris Au lecteur il ait touIu, comme on l'a
dit quelquefois , donner à entendre de lui ce qu'il dit de ces aateurt
qui, par de sales équivoques, font retomber le théâtre dans Tancienne
turpitude. Mais pourquoi supposer une accusation, qui eût été si con-
traire à la vérité? C'était peut-être déjà trop que de dire : c Je n'at-
tends pas un grand honneur d'avoir assez longtemps réjoui le monde.»
Cette manière dédaigneuse de parler de la comédie pouvait ressem-
bler à un secret désir de rabaisser Molière. Si Racine n'a pas pensé à
loi, cet oubli seul éuit déjà un toit.
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NOTICE. i37
rinûter. Les comédiens, partis de Saint-Germain* dans trois
carrosses à onze heures dn soir^ allèrent porter cette bonne
■on^elle à Racine. ••• Trois carrosses après minuit, et dans un
]jeu où jamais il ne s'en étoit tant tu ensemble, réveillèrent le
Y<MSÎnage. On se mit aux fenêtres ; et comme on vit que les
carrosses étoient à la porte de Racine , et qu'il s'agissoit des
Plaideurs^ les bourgeob se persuadèrent qu'on venoit l'enlever
pour avoir mal parlé des juges. Tout Paris le crut à la Concier-
gerie le lendemain *• * U semble, cpioi que Valincour en dise,
qu'avant d'avoir eu bon goût, et de s'être avoué qu'il fallait
rire, les gens de cour avaient eu besoin de voir rire le maître ;
car c'est eux que Racine désigne dans son avis Ju lecteur
comme ayant trouvé malséant de se divertir à propos de gens
de robe. Nous devons donc laisser à Louis XIV tout l'honneur
d'avoir apprécié le premier à sa juste valeur une charmante
comédie. Il eut en même temps le grand mérite de protéger
la lit)erté de l'art, et d'être sourd aux plaintes des Dandins
contre Racine, comme il l'avait été à celles des marquis contre
Molière. Dans la persuasion où il était c[ue l'Etat c'était lui-
même, lui seul, il y avait cela de bon du moins, que les attaques
cpii s'arrêtaient au-dessous de lui ne lui paraissaient pas trop
facilement des crimes d'État : la comédie en a proGté; et bien
des sociétés moins despotiquement gouvernées n'auraient pas
en autant de tolérance et auraient en une telle occasion exercé
sur le théâtre une censure plus rigoureuse.
Le suffrage du Roi eut le même effet décisif à la ville qu'à la
cour. La pièce, reprise à l'Hôtel de Bourgogne, y fut souvent et
longtemps représentée avec un grand succès. Le Registre de la
Grange nous apprend que dans les derniers mois de 1680,
après la réunion des comédiens français de l'une et de l'autre
troupe, les Plaideurs furent joués quatre fois à la ville, et c[u'il
en fut donné aussi une représentation à Versailles. Nous en
comptcms sur le même registre cinq représentations en 1681,
trois en i68a, deux en i683, deux en 1684, trois dans les pre-
miers mois de i685. Le Mercure et le Journal de Dangeau en
I. Racine, dans son avis j4u lecteur ^ ne dit pas que oe fut à Saint-
Germain, mais à Versailles, que la pièce reprit faveur.
s. Histoire de tJcadémie fmnfoise, tome II, p. 33i et 333.
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i38 LES PLAIDEURS.
mentionnent plusieurs qui furent donnéesdevant la cour en i 70a .
en 1703 et en 1714. Celle du 19 octobre de cette dernière an-
née eut lien à Fontainebleau, chez Mme de Maintenon. Ce fut
aussi à Fontainebleau, en 1698, que le duc et la duchesse de
Bourgogne jouèrent eux-mêmes la comédie de Racine, ou tout
au moins qu^ils étudièrent les rôles qu'ils y avaient choisis,
comme nous le savons par le Journal de Dangeau ', Ils prirent
cet amusement pendant le voyage d'octobre, le dernier voyage
de cour auquel Racine ait été invité, et que sa maladie, déjà
très-grave, ne lui permit pas de faire. Après les rôles dont
s'étaient chargés le prince et la princesse, il en restait encore
six, qu'ils donnèrent à la duchesse de Guiche, à Bfme d'Heu-
dicourt, à la comtesse d'Ayen, à Mmes d'O et de Montgon ,
et à Mlle de Normanville.
Le goût que Louis XIV et, à son exemple, les princes de sa
famille avaient eu pour cette comédie, l'empereur Napoléon !•'
semble ne l'avoir point partagé. Nous avons trouvé dans sa Cor-
respondance • que le 1 7 juillet 1 808 il faisait écrire de Rayonne
par M. de Meneval à M. Barbier, son bibliothécaire, une lettre
dans laquelle il donnait l'ordre qu'on formât pour lui une biblio-
thèque portative d'un millier de volumes. U était naturel que
pour cette bibliothèque de voyage, nécessairement limitée, on
se bornât à un choix de chefs-d'œuvre en tout genre ; et Ton
ne peut s'étonner qu'il fût prescrit « de ne mettre de Corneille
que ce qui est resté. » Racine devait subir la même loi ; et
quoique son théâtre, moins inégal, se soit conservé plus entier,
il n'y a point cependant à réclamer contre le retranchement de
ses deux premières tragédies : « ôter de Racine la Thébaïde et
V Alexandre. » Mais pourquoi avoir ajouté : « et les Plaideurs? »
Etait-ce que le comique poussé si loin choquait un esprit sé-
rieux, qui ne s'était pas donné le temps d'y reconnaître le véri-
table sel attique? ou plutôt une forme de comédie qui s'attaque
aux institutions sociales déplaisait-elle par sa liberté, comme
un dangereux exemple, à un pouvoir plus ombrageux que celui
de la vieille monarchie? S'il ne fallait voir dans l'exclusion don-
née aux Plaideurs qu'un jugement littéraire, cette exclusion ne
I. A la date du 19 octobre 169S.
s. Lettre nP 14107.
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NOTICE. i39
se comprendrait pas aussi facilement qne celle de la Tkébazde
et de \ Alexandre , deux tragédies qui depuis longtemps ont à
peu près disparu de la scène. La comédie de Racine s'y est an
contraire maintenue, et y excite toujours la gaieté la plus franche
et du meilleur aloi : on peut affirmer qu'elle n'a pas vieilli,
quelques changements heureux que le temps ait apportés et
dans nos mœurs judiciaires et dans l'éloquence de notre bar-
reau. Loin de paraître une production inférieure d'un esprit
sorti un moment de sa voie, elle inspire seulement le regret que
le loisir ait manqué à Racine pour faire quelques autres tenta-
tives dans un genre où il eût certainement continué d'exceller,
soit qu'il eût encore avec autant de bonheur imité Aristo-
phancy soit qu'il eût suivi de préférence le penchant qui le por-
tait à prendre pour modèle Télégance de Térence, la douceur
charmante et la vérité de ses peintures morales. De toute
façon il eût en, comme dans les Plaideurs^ son originalité;
et le voisinage de l'incomparable Mohère ne l'eût pas trop
écrasé, parce que sa manière, on le voit bien, eût été toute
différente.
Les acteurs du Théâtre-Français, qui ont toujours conservé les
traditions de la bonne comédie, ont joué de tout temps et jouent
aujourd'hui encore les Plaideurs avec beaucoup d'intelligence
et de verve. U serait difficile de nommer tous les comédiens
que le public y a tour à tour applaudis. Pour ne parler que des
temps déjà un peu anciens , on cite de 1 70a à 1 740 Dangeville,
qui excellait, <Ët-on, dans le rôle de Ghicanneau^; plus tard
Baptbte cadet, dont les débuts remontent à 1 79a, qui ne prit
sa retraite qu'en 1822, et reparut même, après i83o, dans
quelques représentations , a laissé le souvenir d'une bouffon-
nerie inimitable dans le rôle de Perrin Dandin.
Pour les variantes des Plaideurs ^ les éditions dont nous avons
I . Le Mazurier, Galerie historique des acteurs^ tome I, p. 209.
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i4o LES PLAIDEURS.
fait usage sont d'abord celle de 1669S édition séparée et la
première de tontes, puis les différentes éditions collectives d<Mit
il a été fait mention à l'occasion des pièces précédentes. Notre
texte est, comme pour les tragédies, celui de 1697.
AU LECTEUR.
Quand je lus les Guêpes d'Aristophane, je ne son-
geois guères que j'en dusse faire les Plaideurs, J'avoue
qu'elles me divertirent beaucoup, et que j'y trouvai quan-
tité de plaisanteries qui me tentèrent d'en faire part au
public; mais c'étoit en les mettant dans la bouche des
Italiens *, à qui je les avois destinées, conmie une chose
qui leur appartenoit de plein droit. Le juge qui saute par
les fenêtres, le chien criminel, et les larmes de sa famille,
me sembloient autant d'incidents dignes de la gravité de
Scaramouche. Le départ de cet acteur * interrompit mon
I* En Toici le titre :
LES PLAIDEURS,
GOMBDIE.
A Paris,
ohes Claude Barbin....
M.DC.LXIX.
Avec privilège du Roy.
Le privilège e«t donné à Paris le 5 décembre 1668. L'Achevé dlm-
primer n*est pas mentionné. Quatre feuillets, sans pagination, pour
le titre, l'avis Au lecteur^ l'extrait du privilège, et la liste des acteurs.
Après ces préliminaires, 88 pages.
1 . La troupe italienne donnait, au dix-septième siècle, ses représen-
tations, en alternant avec les comédiens français. Elle joua d'abord au
Petit-Bourbon, puis au Palais-Royal, et enfin à l'Hôtel de Bourgogne.
3. Il s'agit de Tiberio Fiurilli, né à Naples en 1608, mort à la fin
de 1694. Cet excellent comédien, dont les exemples avaient été pro-
fitables à Molière, parut le premier en France sous l'habit de Srâra-
mouche. Voyez d-detsus la Notice sur les Plaideurs^ p. i3o et i3i.
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AU LECTEUR. i«i
dessein, et fit naître Tenvie à quelques-uns de mes amis
de voir sur notre théâtre un échantillon* d'Aristophane.
Je ne me rendis pas à la première proposition qu'ils
m'en firent. Je leur dis que quelque esprit que je trou-
vasse dans cet auteur, mon inclination ne me porteroit
pas à le prendre pour modèle, si j'avois à faire une co-
médie; et que j'aimerois beaucoup mieux imiter la régu-
larité de Ménandre et de Térence, que la liberté de
Plante et d'Aristophane ^. On me répondit que ce n'étoit
pas une comédie qu'on me demandoit, et qu'on vouloit
seulement voir si les bons mots d'Aristophane auroient
quelque grâce dans notre langue* Ainsi, moitié en m'en-
courageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à
l'œuvre, mes amis me firent commencer une pièce qui
ne tarda guère à être achevée.
Cependant la plupart du monde ne se soucie point de
l'intention ni de la diligence des .auteurs. On examina
d^abord mon amusement comme on auroit fait une tra-
gédie. Ceux mêmes qui s'y étoient le plus divertis eurent
peur de n'avoir pas ri dans les règles, et trouvèrent mau-
vais que je n'eusse pas songé plus sérieusement à les faire
rire. Quelques autres s'imaginèrent qu'il étoit bienséant
à eux de s'y ennuyer, et que les matières de Palais ne
pouvoient pas être un sujet de divertissement pour des
gens de cour *. La pièce fut bientôt après jouée à Ver-
sailles. On ne fit point de scrupule de s'y réjouir; et ceux
qui avoient cru se déshonorer de rire à Paris, furent peut-
être obligés de rire à Versailles pour se faire honneur.
I. Var. (édit. de 1669) : quelque échantillon.
s. Var. (édit. de 1669) : et que la régularité de Ménandre et de
Térence me sembloit bien plus glorieuse et même plus agréable à
imiter que la liberté de Plante et d* Aristophane.
3. Les éditions de 1713, 17^8, 1736 ont : c ies gens de cour. »
D*01iTet indique Jes comme Tariante.
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i4a LES PLAIDEURS.
Us auroient tort, à la vérité, s'ils me reprochoient
d'avoir fatigué leurs oreilles de trop de chicane. C'est
une langue qui m'est plus étrangère qu^à personne, et
je n'en ai * employé que quelques mots barbares que je
puis avoir appris dans le cours d'un procès que ni mes
juges ni moi n'avons jamais bien entendu ^.
Si j'appréhende quelque chose, c'est que des per-
sonnes un peu sérieuses ne traitent de badineries le
procès du chien et les extravagances du juge. Mais enfin
je traduis Aristophane, et l'on doit se souvenir qu'il
avoit affaire à des spectateurs assez difficiles. Les Athé-
niens savoient apparemment ce que c'étoit que le sel
attique; et ils étoient bien sûrs, quand ils avoient ri
d'une chose, qu'ils n^avoient pas ri d'une sottise.
Pour moi, je trouve qu'Aristophane a eu raison de
pousser les choses au delà du vraisemblable. Les juges
de l'Aréopage n'auroient pas peut-être trouvé bon qu'il
eût marqué au naturel leur avidité de gagner, les bons
tours de leurs secrétaires, et les forfanteries de leurs
avocats. U étoit à propos d'outrer un peu les person-
nages pour les empêcher de se reconnottre. Le public ne
laissoit pas de discerner le vrai au travers du ridicule ;
et je m'assure qu'il vaut mieux avoir occupé l'imperti-
nente éloquence de deux orateurs autour d'un chien
accusé, que si l'on avoit mis sur la sellette un véritable
criminel, et qu'on eût intéressé les spectateurs à la vie
d^un homme.
Quoi qu'il en soit, je puis dire que notre siècle n'a
pas été de plus mauvaise humeur que le sien, et que si
le but de ma comédie étoit de faire rire, jamais comédie
I . DansPédition de M. Aimé-Martm on lit : c et je n'ti employé. •
s. Yak. (édit. de 1669) : que je puis avoir retenus dans le cours
d*un procès que ni moi ni mes juges n*ont jamais bien entendu.
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AU LECTEUR. 143
n'a mieux attrapé son but. Ce n'est pas que j^attende un
grand honneur d'avoir assez longtemps réjoui le monde.
Mais je me sais quelque gré de Tavoir fait sans qu'il
m'en ait coûté une seule de ces sales équivoques ' et de
ces malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si
peu à la plupart de nos écrivains, et qui font retomber
le théâtre dans la turpitude d'où quelques auteurs plus
modestes l'avoient tiré.
I. Vaa. (édit. de 1669-87) : on seul de ces sales équiYoques.
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ACTEURS.
DANDIN, juge».
LÉANDRE, fils de DaDdin. «
CHICANNEAU, bourgeois*.
ISABELLE, fille de Chicanneau.
LA COMTESSE.
PETIT JEAN, portier,
L'INTIMÉ, secrétaire*.
LE SOUFFLEUR.
La aoène est dan» une ville de basse Normandie.
I. Racine a pris le nom de Paaanr Dahdih dans Rabelais {Pantm»
gruel^ livre III, chapitre xu). Là toutefois Pfrrin Dandin n*est pas
un juge, mais un c appointeur de procès, s Le même chapitre de
Rabelais offrait à Racine un nom de juge, Brldoye^ qui lui a semblé
sans doute moins heureux, et dont B^umarchais plus tard devait
s*emparer : tout le monde connaît Bridolson,
a. Nous avons conservé k ce nom les deux n, qui sont dans toutes
les éditions imprimées du vivant de Racine. Cest seulement dans les
éditions plus récentes qu'on l'écrit CuiCAHEàU. Voyez plus bas, p. i6o,
note a. Rabelais a encore fourni ce nom; mais chez lui les chicanous
sont des huissiers, non des plaideurs.
3. Le nom de L'Iarati est emprunté à la langue du Palais : Ti»-
tîmé est le défendeur en cause d*appel.
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LES PLAIDEURS.
COMÉDIE.
ACTE L
SCÈNE PREMIERE.
PETIT JEAN, traînant an gros sac de procès.
Ma foi, sur Tavenir bien fou qui se fîra :
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Un juge, l'an passé, me prit à son service ;
Il m'avoit fait venir d^ Amiens pour être Suisse ^ •
Tous ces Normands vouloient se divertir de nous : i
On apprend à hurler, dit Tautre ', avec les loups.
Tout Picard que j'élois, j'étois un bon apôtre ',
Et je faisois claquer mon fouet* tout comme un autre.
I. Les suisses, domestiques chargés de garder b porte des bdtels, étaient
autrefois Téritablement Suisses de nation. Celui-d, au liea de Tenir de Soisseï
Tient de Picardie ; c^est ce qui rend ce Ters plaisant.
a. Dit Vautre, c'est-à-dire : dit-on, dit le proverbe ^ façon populaire
de parler. On trouve aussi dans Molière (/« Médecin maigre lui, acte III,
scène n) : « Tout ça, comme dit Tautre, n*a été que de l'onguent miton-
mitaine. »
3. Bon apôtre a d*ordinaire le sens d*hypocrite : dans la Fontaine, Grippe^
nùnaud le bon apôtre. Cormoran le bon apôtre. Il parait signifier ici un homme
qui sait son métier, un rusé compère.
4- Faire claquer son fouet, se donner de l'importance.
J. Raclne. II lo
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i46 LES PLAIDEURS.
Tous les plus gros monsieurs * me parloient chapeau bas :
« Monsieur de Petit Jean, » ah ! gros 'comme le bras' ! i o
Mais sans argent Thonneur n'est qu une maladie.
Ma foi, j'étois un franc portier de comédie' :
On avoit beau heurter et m'ôter son chapeau,
On n'entroit point chez nous sans graisser le marteau * .
Point d'argent, point de Suisse % et ma porte étoit^lose.
Il est vrai qu'à Monsieur j'en rendois quelque chose :
Nous comptions quelquefois. On me donnoit le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin ;
Mais je n'y pcrdois rien. Enfin, vaille que vaille,
J'aurois sur le marché fort bien fourni la paille. 9 o
C'est dommage : il avoit le cœur trop au métier ;
Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier,
Et bien souvent tout seul ; si l'on l'eût voulu croire,
Il y seroit couché sans manger et sans boire*.
I . Molière avait déjà mis dans la bouche naïve de Georgette cette expression
Monsieur*, au lien de Messieurs :
.... Nous en voyons qui paroissent joyeux
Lorsque leurs femmes sont avec les beaux Monsieurs.
(École des femmes y acte II, scène in.)
a. La phrase est elliptique : «On me donnait gros comme le bras (c*est-à*
dire très-respectueusement y très-cérémonieusement) le titre de Monsieur de
Petit Jean. »
3. Le portier de comédie était celui qui se tenait à la porte du théâtre pour
recevoir l'argent. Cbapuzeau, dans son Théâtre franeois y p. n^iet a43, donne
des détails sur les portiers de la comédie. Il dit que les contrôleurs des portes
« ont soin que les portiers fassent leur devoir, qu'ils ne reçoivent de l'argent
de qui que ce soit. » Le vers de Racine donne à penser que la défense faite
aux portiers n'était pas toujours bien observée.
4. Graisser le marteau (de la porte, qu'on nommait aussi le heurtoir) y c'est
donner de l'argent au portier, pour qu'il nous laisse entrer.
5. Point d argent y point de Suisse y se disait proverbialement, parce que les
troupes suisses engagées à prix d'argent au service des puissances étrangères
se retiraient quand leur solde n'était pas exactement payée.
6. // jr seroit couché est le texte de toutes les éditions imprimées du vivant
àt Racine. Louis Racine dit danÀ ses Notes sur la langue des Pbideurs, que
, c'est une faute d'impression. Plusieurs éditeurs, adoptant sans doute cette opi-
nion, qui n'est nullement fondée, ont imprimé : « Il s'y seroit couché. »
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ACTE I, SCÈNE I. 147
Je ]ai disois parfois : « Monsieur Perrin Dandin, 9 s
ToQt franc, vous vous levez tous les jours trop matin :
Qui veut voyager loin ménage sa monture.
Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. »
D n'en a tenu compte. U a si bien veillé
Et si bien fait, qu'on dit que son timbre est brouillé*. 3o
n nous yeut tous juger les uns après les autres.
U marmotte toujours certaines patenôtres*
Où je ne comprends rien. U veut, bon gré, mal gré.
Ne se coucher qu'en robe et qu'en bonnet carré*.
n fit couper la tête à son coq, de colère*, 3 5
Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire ;
Il disoit qu'un plaideur dont Taffaire alloit ma.
Avoit graissé la patte à ce pauvre animal*.
Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,
Son fils ne souffre plus qu'on lui parle d'affaire. 40
I . Son timbre est brouillé^ c*e8t-à-dire m cervelle est brouillée, dérangée.
On dit plot sourent dam ce sens : « son timbre est fêlé. » Des commentateurs
ont Uâmé Texpression de Racine. La métaphore ne vent pas être ici analysée
si exactement, et pourrait d'ailleurs être justifiée.
a. Patenôtres signifie le plus souvent des pater noeter^ des prières. Petit
Jean donne ce nom aux formules inintelligibles y an grimoire que récite son
maître.
3. L'esdaTe Xanthias, dans Us Guêpes d'Aristophane, fait de b folie de soa
mattre Philodéon un tableau à peu près semblable :
^iXviXiK9T^i àortv Aç où&iiç àviip,
*Ep& Tc toÛtov, roû ^(xbéÇcc», xeù arévtt
*H'j fiil 'Kl ToO npdèTùu xoLdi^virett ÇvAot»*
ITiryou i* 6p& t4< vuKvàç oùik iravTreUi}».
(Guêpes, 89-92.)
4. Ce trait est emprunté à Aristophane :
T^ àXtxxfUiônt, i\ U i^ if 'ivisipai, If n»
*Û( 3^' t/eiptiv oLÙTÔv àvoLiftnttepLivov,
Tletpà xAv ùit9v9v¥ttv ixovrot. xp^f^'f^^»
(Guêpes, vers loo-ioi.)
5. Graisser la patte iigaifie eonoaipre en donnant de l'argamt.
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i4B LES PLAIDEURS.
n nous le fait garder jour et nuit, et de près*:
Autrement serviteur, et mon homme est aux plaids.
Pour s'échapper de nous, Dieu sait s'il est allaigre.
Pour moi, je ne dors plus : aussi je deviens maigre,
C'est pitié. Je m'étends, et ne fais que bâiller'. 45
Mais veille qui voudra, voici mon oreiller.
Ma foi, pour cette nuit il faut que je m'en donne ;
Pour dormir dans la rue on n'offense personne.
Dormons*.
SCÈNE II.
L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
l'iistimb.
Ay , Petit Jean ! Petit Jean !
PETIT JBAN.
L'Intimé !
n a déjà bien peur de me voir enrhumé*. 5o
l'intimé.
Que diable ! si matin que fais- tu dans la i*ue?
PETIT JEAN.
Est-ce qu'il faut toujours foire le pied de grue *,
Garder toujours un homme, et l'entendre crier ?
Quelle gueule*! Pour moi, je crois qu'il est sorcier.
I. OuTOç ^u^«rr<fv xàv narép* iitired^t vfii»,
"Eviov xadtip^o^, tvet 6ûpa.^i ftii '^6}.' {Guipes, vers 69 et 70.)
a. Ce mot, duns les anciennen éditions, est constamment écrit : beuUller,
3. L'édition de 1736 et celle de M. Aimé-Martin donnent ici l'indication :
(c // 4â couche par terre. »
4. L'édition deM. Aimé-Martin fait précéder ce vers de l'indication :«^/Mir/. a
5. Faire le pied de grue y attendre longtemps sur ses pieds, comme one
gme se tient immobile sur une jambe.
6. Boilean s'est aufwi senri du mot gueule, en parlant de la chicane, dans b
satire VIII (vers 299) :
Lorsqu'il entend de loin d'une gueule infernale
La chicane en fureur mugir dans la grand'salle.
Gaultier, célèbre avocat de ce temps, était surnommé Gaultier la Gueule.
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ACTE I, SCÈNE IL 149
L^NTIMB.
Bon!
PETIT JEAN.
Je lui disois donc, en me grattant la tête, 5 5
Que je voulois dormir. « Présente ta requête
Comme tu veux dormir, » m'a-t-il dit gravement*.
Je dors en te contant la chose seulement.
Bonsoir.
l'intime.
Comment bonsoir ? Que le diable m'emporte
Si.... Mais j'entends du bruit au-dessus de la porte. 60
SCÈNE m.
DANDIN, L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
DÀNOIN, k la fenêtre.
Petit Jean ! L'Intimé !
l'intimé, à Petit Jean.
Paix!
DANDIN.
Je suis seul ici.
Voilà mes guichetiers en défaut. Dieu merci.
Si je leur donne temps, ils pourront comparoître *.
I . « Il y avoit alors. ... an président si amonreux de son métier qu'il l'exerçoit
dans son dometitique. Qujtnd son fils lui représentoit qu'il avoit besoin d*un
habit neuf, il lui répondoit gravement : Présente ta requête... \ et quand
le fils lui avoit présenté sa requête , il répondoit par un : Soit communiqué à
ta mère, n (Louis Racine, Comparaison des Plaideurs et de la comédie
d* Aristophane intitulée les Guêpes, au tome I des Remarques sur les Tragé-
dies de Jean Racine, p. 217 et ai?^.)
a. n y a, dans les anciennes éditions, compaiestrCj pour rimer vttc fe-
mstre.
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i5o LES PLAIDEURS.
Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.
Hors de cour'.
LINTIMB.
Comme il saute !
P£TIT JEAN.
Ho ! Monsiem*, je vous tien .
DÀNDIN.
Au .voleur! Au voleur!
PETIT JEAN.
Ho ! nous vous tenons bien.
l'intimé.
Vous avez beau crier.
danoin.
Main forte! Ton me tue*!
SCENE IV.
LÉANDRE, DANDIN, L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
LÉANDRE.
Vite un flambeau ! j'entends mon père dans la rue.
Mon père, si matin qui vous fait déloger?
Où courez-vous la nuit ?
DANOIN.
Je veux aller jtiger. 7 o
LÉANDRE.
Et qui juger? Tout dort.
I. Comparottre, élargir, hors tU cotWj sont des termes de Palais.
a. Il 7 a une lutte semblable entre Philodéon et les esdaves qui le gardeat :
BStXuxX. TïeClf r^v Oiipeiv ùBtf TtU^i vuv çfà^poL
Eu x&vâptx&ç
i iJlovA. T^ âpxviT^; oùx ixfpii9tT% 3» /uapfliTttTOc,
Aixâffovroé fit;
{Guêpes^ vers iSa-iS;.)
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ACTE I, SCENE IV. i5i
PETIT JEAN.
Ma foi, je ne dors guères.
LBANDRB.
Que de sacs ! il en a jusques aux jarretières * .
DÀNDIN.
Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.
De sacs et de procès j'ai fait provision.
LiANDRE.
Et cjui vous nourrira?
DANDIN.
Le buvetier, je pense. 7 S
LÉANORE.
Mais où dormirez-vous, mon père ?
DAIfDIN.
A laudienoe.
LÉAMDRE.
Non, mon père : il vaut mieux que vous ne sortiez pas.
Dormez chez vous. Chez vous faites tous vos repas.
Souffrez que la raison enfin vous persuade ;
Et pour votre santé.. ••
DANDIN.
Je veux être malade. 80
LiiNDRE.
Vous ne Tètes que trop. Donnez-vous du repos :
Vous n'avez tantôt plus que la peau sur les os.
I . Anjonrd'hni le dossier ^ dans la langae du Palais, a remplacé le sac, Ra-
belais pbisante aussi beaucoup sur les sacz où « sont contenues, conune fl dit,
les escriptores et antres procédures, » sur n les sacz de toille plains d'informa-
tions. » Lorsque les procès « sont bien ensachexy on les peut vrayement dire
membres et formez.... Les sergeans, huissiers, appariteurs, chicquaneurs, pro-
cureurs.... etc., sncgeans bien fort et continuellement les bourses des parties,
engendrent a leurs procès, teste, pieds, gripbes, bec, dens, mains, tcum,
artères, nerfs, muscles, humeurs. Ce sont les sacz.... La vraie etjmologie de
procès est en ce qu'il doit avoir.... pt ou sacz. » (Pantagruel ^ \vn% III,
chapitre xlu.)
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i5a LES PLAIDEURS.
DANDIN.
Du repos ? Ah ! sur toi lu veux régler ton père.
Croîs- lu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère,
Qu'à battre le pavé comme un tas de galants, 8 5
Courir ]e bal la nuil, et le jour les brelans?
L'argent ne nous vient pas si vile que l'on pense.
Chacun de les rubans me coule une senlcnce*.
Ma robe vous fait honle : un fils de juge ! Ah, fi!
Tu fais le genlil homme. Hé! Dandin, mon ami, 90
Regarde dans ma chambre et dans ma garderobe
Les porlrails des Dandins : lous onl porlé la robe;
Et c'est le bon parti. Compare prix pour prix
Les étrennes d'un juge à celles d'un marquis:
Atlends que nous soyons à la fin de décembre. 95
Qu'esl-ce qu'un genlilhomme? Un pilier d'anlichambre.
Combien en as-lu vu, je dis des plus hupés ',
A souiller dans leurs doigls dans ma cour occupés,
Le manteau sur le neiy ou la main dans la poche ;
Enfin, pour se chauficr, venir loumer ma broche* ! 100
Voilà comme on les iraile. Hé ! mon pauvre garçon,
De la défunle mère est-ce là la leçon ?
La pauvre Babonnetie ! Hélas ! lorsque j'y pense.
Elle ne manquoit pas une seule audience.
Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta, io5
Et Dieu sait bien souvent ce qu'elle en rapporta:
I. « On portait encore de» rubans au temps de Racine. C'était un reste de
l'ancien habillement déchiqueté. Aujourd'hui les comt diens substituent au mot
de rubans celui de boutons, n (IVote de V édition de 17G8.) On p(»urrait croire
que les comédiens se permettaient encore ce changement ridicule au temps
où la Harpe écri>ait son commentiu'rc, puisqu'il a reproduit cette note, sans en
citer la source, et semble se l'approprier.
a. Tiykp t'JoKtfxôv /, >^ ficcxaptaTOv /x&i^ov vûv iari (?cxaffToOj,..
*Ov Ttpô)7X fiiv ipTzovr' èi «ùvïjç ryjpo-Z^' £7rt rcrat opuoocxTOiç
'Avopsi lxi/(k)ot xat Tsrpx7Z/l/jiç. {(.uèpes, vers 563-5b6.)
— U y a bien hujjcs^ et non huppés j dans les anciennes éditions.
S.f^ar. £nfin, pour se cliauffcr, venir tourner la broche. (1676)
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ACTE I, SCENE IV. i53
Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes * .
Et Toilà comme on fait les bonnes maisons. Va,
Tu ne seras qu'un sot«
LÉANDRE.
Vous vous morfondez là, 1 1 o
Mon père. Petit Jean, remenez votre maître;
Couchez-le dans son lit; fermez porte, fenêtre*;
Qu'on barricade tout, afin qu'il ait plus chaud.
PETIT JEAN.
Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.
DANDIN.
Quoi ? Ton me mènera coucher sans autre forme? x 1 5
Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme *
LÉAWDRB.
Hé! par provision, mon père, couchez-vous.
DANDIN.
J'irai ; mais je m'en vais vous faire enrager tous :
Je ne dormirai point.
I . Ce trait, suivant Brossette, aurait été fourni à Racine par un récit que
Ton faisait des larcins de Marie Ferrier, femme de Jacques Tardieu, lieutenant
criminel de Paris. Voici le commentaire de Brossette sur le vers 253 de la
satire X de Boiieau : u Mme Tardieu n'entroit jamais dans une maison qu'elle
n'escroquAt quelque chose.... C*est d'elle que Racine a dit dans ses Plaideurs:
Elle eût du buvetier emporté les serviettes..., etc.
Elle avait effectivement pris qudques serviettes chez le buvetier du Palais. »
a. Bdéiycléon, dans les Guêpes (vers iQQet^oo), ordonne de même à Sosie
de fermer la porte au verrou et de tout b^ricader.
3. Au tome II, p.a6o, du Ducatiana (Amsterdam, 1738, a vol. in-ra), on
dit que Racine a fait ici un emprunt au Mensa philosophica , ce petit livre de
Thibauld d'Auguili>ert auquel Molière doit l'idée de son Médecin ni'ilgré lui'
Dans le Mensa philosophica ^ livre IV, chapitre xxxiu, de Advocatisy on ra-
conte l'anecdote d'un avocat mourant , qui ne veut pas communier si un arrêt
n'est rendu par des juges compétents pour le lui prescrire : « Advocatus qui-
• dam, cum graviter infirmaretur, et dicerent ei ut communicaret : roloy inquit,
« ut mihi judicetur, an deheam facere ^ necne. Et cum adstantes dicerent ei :
« Judicamus quod tic^ Appelle^ inquit , tanquam ab iniqua sententia^ quia non
« estis judices meU Et sic mortuus est. *
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i54 LES PLAIDEURS.
Hé bien, à la bonne heure !
Qu'on ne le quitte pas. Toi, Tlntimé, demeure ^ i
SCENE V.
LÉANDRE, riNTIMÉ.
LBANDRB.
Je veux l'entretenir un moment sans témoin.
l'intima.
Quoi ? vous faut-il garder P
LéANDRB.
J'en aurois bon besoin '•
J'ai ma folie, hélas! aussi bien que mon père.
l'intimé.
Ho ! vous voulez juger?
LEANDRE * .
Laissons là le mystère.
Tu connois ce logis.
l'intima.
Je vous entends enfin : 1 1 5
Diantre ! l'amour vous tient au cœur de bon matin.
Vous me voulez parler sans doute d'Isabelle.
Je vous l'ai dit cent fois, elle est sage, elle est belle;
Mais vous devez songer que monsieur Chicanneau
De son bien en procès consume le plus beau. 1 3o
Qui ne plaide-t-il point? Je crois qu'à l'audience*
Il fera, s'il ne meurt, venir toute la France.
I. Far, Qa*on ne le quîMe point. Toi, Tîntiiné, demeure. (1669)
a. Var. Quoi? vou» faat-il garder? làjcn. J*en aarois bien besoin. (1669-87)
3. iJardas, montrant le logis tVItahelle. (1736 et M. Aimé-Martin)
4. Far. A qui n*en vent-il point ? Je crois qu'à Tnadience. (1669-87)
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ACTE I, SCÈNE V, i55
Tout auprès de son juge il s'est venu loger:
L'un veut plaider toujours, l'autre toujours juger.
Et c'est un grand hasard s'il conclut votre affaire 1 3 s
Sans plaider le curé, le gendre et le notaire.
LBÀNDRE.
Je le sais comme toi. Mais, malgré tout cela.
Je meurs pour IsabeUe.
l'intime.
Hé bien! épousez-la.
Vous n'avex qu'à parler : c'est une affaire prête.
LÉANDRB.
Hé ! cela ne va pas si vite que ta tète. 140
Son père est un sauvage à qui je ferois peur *.
A moins que d'être huissier, sergent ou procureur,
On ne voit point sa fille; et.la pauvre Isabelle,
Invisible et dolente, est en prison chez elle.
Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets ', 1 4 5
Mon amour en fumée, et son bien en procès.
Il la ruinera si Ton le laisse faire.
Ne connoîtrois-tu point quelque honnête faussaire
Qui servit ses amis, en le payant, s'entend,
Quelque sergent zélé ?
L'nn'iMÉ.
Bon ! l'on en trouve tant ! x 5 o
LBANDRE.
Mais encore ?
l'intimé.
Ah ! Monsieur , si feu mon pauvre père
Étoit encor vivant, c'étoit bien votre affaire.
I. Dans rédition de 1669, il n'y a qti*une TÙrgole à la fin de ce ▼€»; point
et virgule à la fin do vers suivant.
a. Pour le tour de cette phrase, Toyei la note sur le Te» i4lO à'Andro^
maqut. Racine a dit aussi dans Britannicus (vers 979) :
J*ai TU sor ma mine élever l'injustioe.
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i56 LES PLAIDEURS.
n gagnoit en un jour plus qu'un autre en six mois :
Ses rides sur son front gravoient tous ses exploits*.
Il vous eût arrêté le carrosse d'un prince ; 1 5 5
n vous Teût pris lui-même ; et si dans la province
n se donnoit en tout vingt coups de nerfs de bœuf,
Mon père, pour sa part, en emboursoit dix-neuf*.
Mais de quoi s'agit-il? Suis-je pas fils de maître * ?
Je vous servirai.
LÉ ANDRE.
Toi?
L*1NTIMÉ.
Mieux qu* un sergent peut-être. t6o
LÉÀNDRE.
Tu porterois au père un faux exploit ?
l'intiaie.
Honîhon*!
LÉANDRE.
Tu rendrois à la fille un billet ?
l'intime.
Pourquoi non?
Je suis des deux métiers.
LEANDRE.
Viens, je l'entends qui crie.
Allons à ce dessein rêver ailleurs.
I. Cette parodie da vers 35 du Cid:
Ses rides sur son ^nt oui gravé ses exploits,
blessa Corneille. aJ*ai yu, dit le Menagiana (tome III^ p. 3o6 et 807), feu
M. Corneille fort en colère contre M. Racine pour cette bagutelle.... « Quoi?
4f disoit M. Corneille, ne tient-il qu^à un jeune homme de venir tourner en
(c ridicule les plus lieaux vers des gens? » ?ious ferons remarquer, aux vers 368
et 601, deux autres parodies de vers du Cld.
a. C'est ce que dit Ral>elais d'un chicquanous a rouge muzfau : c Si en tout
le territoyre nestoyent que trente coupz de hantons a guaingner, il en em-
bonrsoyt tousiours vingtiïuyct et deray.» {Pantagruel j livre IV, chapitre xvi.)
3. Dans la mattnse, il y avait certains droits particuliers pour ceux qui
étaient fiis de maître. Ici IVxpressinn est figurée.
4- Ta porterois au père un faux exploit? l'hit. Quoi donc? (1669-87)
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ACTE I, SCÈNE VI. 167
SCÈNE VI.
CHICANNEAU, allant et reyenant.
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i58 LES PLAIDEURS.
PETIT JEAN.
C'est moi-même.
CHIGANIfEAU.
De grftce,
Buvez à ma santé, Monsieur.
PETIT JEAN*.
Grand bien vous fasse ^!
Mais revenez demain.
CtflCANNEAU.
Hé ! rendez donc l'argent.
Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant.
J'ai vu que les procès ne donnoient point de peine :
Six écus en gagnoient une demi -douzaine.
Mais aujourd'hui, je crois que tout mon bien entier 1 85
Ne me suffîroit pas pour gagner un portier.
Mais j'aperçois venir Madame la comtesse
De Pimbesche'. Elle vient pour affaire qui presse.
1. PETIT JEAN, prenant P argent, (1736 et M. Aimé-Maitm)
2. Après ce vers les mêmes éditions domient de noureaa rindicatâon : « Fer-
mont la porte.»
3. Racine a pu tirer de quelque vieil auteur le nom de Pimbescke, comme
il a fait ceux de Dandin et de Chicanneau. En tout cas, c'était un nom déjà
connu. Le Dictionnaire anglais et français de Cotgrave (Londres^ 161 1) donne
le mot Pimbesche, qu'il définit : «< A wilie queane, subtile wench... ; one
« tbat can finely exécute her mistresses kn.ivisb devises. » Mais il n*y a rien là
qui convienne au caractère de notre comtesse. L'édition de 1694 du Diction-
naire de l'Académie explique ainsi le même mot : « Terme de mépris, dont on
se sert en pariant d'une fnnme impertinente , qui fuit la capable. » Ce n'est
pas encore tout à fait ce que nous cbercbons. Nous ignorons si Racine avait
aiUenrs rencontré Pimbescke employé, avant lui, dans un sens moins éloigné
de oelui qu*il loi a donné.
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ACTE I, SCÈNE VIL i59
SCÈNE VIL
CHICANNEAU, LA œMTESSE.
CHICANNEAU.
Madame, on n*entre plus.
LA COMTESSE, /
Hé bien ! Tai-je pas dit ?
Sans mentir, mes valets me font perdre Tesprit. 190
Pour les fiaiire lever c'est ea vain que je gronde :
n faut que tous les jours j'éveille tout mon monde.
GHICANNEAU.
Il faut absolument qu'il se fasse celer.
LA COMTESSE.
Pour moi, depuis deux jours je ne lui puis parler.
CHICANNBAU.
Ma partie est puissante, et j'ai lieu de tout craindre. igS
LA COMTESSE.
Après ce qu'on m'a fait, il ne faut plus se plaindre.
CHIC ANNEAU.
Si pourtant* j'ai bon droit.
LA COMTESSE.
Ail! Monsieur, quel arrêt!
I. Si pourtant se disait aatrefois pour signifier cependant. Raciiie a mis
une seconde fois (rers 558) cette locution surannée dans la bonche du vieux
bonrgeois plaideur, à qui elle sied bien. Lunean de Boisjermain ayant fait re-
marquer que si pourtant ne se disait plus , la Harpe le contredit, et avertit
« qn*il ne faut pas induire en erreur les étrangers, qui pourroient croire en
lisant les yers à^Iphigénie :
Si pourtant ce respect, si cette obéissance, etc.,
qoe Racine a employé une locution hors d*usage. m II paraîtrait qne la Harpe
faisait on contre-sens sur le vers des Plaideurs.
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^
i6o LES PLAIDEURS.
CHIC4NNBAU.
Je m'en rapporte à vous. Écoutez, s'il vous plaît *.
LA COMTESSE.
U faut que vous sachiez, Monsieur, la perfidie.
CHICANNBAU.
Ce n'est rien dans le fond.
LA COMTESSE.
Monsieur, que je vous die.. . .
CHIGANNEAU.
Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en cà,
Au travers d'un mien pré certain ânon passa.
S'y vautra, non sans faire un notable dommage,
Dont je formai ma plainte au juge du village.
Je fais saisir Fanon. Un expert est nommé, ao5
A deux bottes de foin le dégât estimé.
Enfin, au bout d'un an, sentence par laquelle
Nous sommes renvoyés hors de cour. J'en appelle.
Pendant qu'à l'audience on poursuit un arrêt,
Remarquez bien ceci. Madame, s'il vous plaît, a i o
Notre ami Drolichon, qui n'est pas une béte.
Obtient pour quelque argent un arrêt sur requête.
Et je gagne ma cause. A cela que fait-on?
Mon chicaneur^ s'oppose à l'exécution.
Autre incident : tandis qu'au procès on travaille, a 1 5
Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.
Ordonné qu'il sera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour * :
I . Furetière dit, à la page 4^3 de son Roman hourgeoit (Paris, Oaade Bar-
bin, 1666, I Tol. in- ta) : «Il n'y a rifen de plos natnrtl à des plaideurs que
de se conter leurs procès les uns aux autres. Ib font fiftcilement connoissance
ensemble, et ne manquent point de matière pour fournir à la conversation, m
a. Les éditions imprimées du ritant de Racine ont partout ehieaaneur^ ckU
canne, ce qui explique Torthographe du nom de Chicanneauj que nous arons
cm deroir conserver.
3. Cizeron-Rival, dans ses Réeréations littéraires y p. 104 et io5, croit que
Racine a fait ici un emprunt à un poème poitevin. C'est pent-étrt chercber ua
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ACTE I, SCENE VIL
i6i
Le tout joint au procès enfin, et toute chose
Demeurant en état, on appointe la cause a a o
Le cinquième ou sixième avril cinquante-six.
J'écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis
De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,
Rapports d'experts, transports, trois interlocutoires.
Griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux. aaS
Tobtiens lettres royaux, et je m'inscris en faux.
Quatorze appointements, trente exploits, six instances.
Six-vingts^ productions, vingt arrêts de défenses'.
Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens.
Estimés environ cinq à six mille francs. a3o
Est-ce là faire droit ? Est-ce là comme on juge ?
Après quinze ou vingt ans ! Il me reste un refuge :
La requête civile • est ouverte pour moi.
Je ne suis pas rendu. Mais vous, conune je voi,
Vous plaidez.
LA. COBtTESSB.
Plût à Dieu !
peu loin l'origine d'une plaisanterie que notre poëte a bien pu imaginer sans
ce secours. Quoi qu'il en soit, voici la petite découverte de Cizeron-Rival :
« Racine a pris l'idée de cet incident du procès de Chicannean dans la Gente
Poitevin' rie, poëme en langage poitevin imprimé à Poitiers en 1610. Il est
parlé dans cet ouvrage d'un procès qu'un paysan poitevin avoit (ait à son
voisin, en réparation du dommage fait à ses champs par cinq on six oisons
de ce même voisin. »
1 . Les éditions anciennes ont toutes six-vingt, sans s,
2. Louis Racine, dans ses Mémoires (voyez notre tome I, p. aa8), dit que ce
fut M. de Brilbac, conseiller au parlement de Paris, qui apprit à Racine ces
termes de Palais. On les trouve pour|la plupart dans ce passage de Rabelais, qui,
au besoin, a pu , tout aussi bien que M. de Brilhac, les enseigner à Racine :
« ayant bien veu, reueu, leu, releu, paperasse et feuilleté les complainctes,
adiourntmens, .... eontredictz, reqnestes, enquestes, replicques, dnplioqfues,
triplicqnes, .... lettres royaux, compulsoires, dedinatoires, .... apoinctemens,.,.
exploictz, et autres telles dragées et espisseryes.... » {Pantagruel, livre III,
<Uiapitre xxxix.)
3. La requête civile est celle qu'on présente à une cour souveraine, pour
en obtenir qu'elle revoie et juge de nouveau la même affaire sur laquelle elle
a déjà rendu un arrêt définitif auquel il n'y a plus lieu de former opposition.
J. RaGIHB. II II
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i62 LES PLAIDEURS.
CHICANIIEAU.
Ty brûlerai mes livres • a 3 5
LA COMTESSE.
je*« ••
CHIGANNEAU.
Deux bottes de foin cinq à six mille livres' !
LA COMTESSE.
Monsieur, tous mes procès alloient être finis ;
n ne m*en restoit plus que quatre ou cinq petits :
L*un contre mon mari, T autre contre mon père,
Et contre mes enfants. Ah ! Monsieur, la misère ! a 40
Je ne sais quel biais ils ont imaginé,
Ni tout ce qu*ik ont fait ; mais on leur a donné
Un arrêt par lequel, moi vêtue et nourrie.
On me défend, Monsieur, de plaider de ma lie.
CHIGANNEAU.
De plaider?
LA COMTESSE.
De plaider.
CHICANNEAC.
Certes, le trait est noir. a 4 5
Ten suis surpris.
LA COMTESSE.
Monsieur, j'en suis au désespoir.
CHIGANNEAU.
Comment, lier les mains aux gens de votre sorte !
Mais cette pension. Madame, est-elle forte ?
LA COMTESSE.
Je n'en vivrois. Monsieur, que trop honnêtement.
I . <c Les tnits des poètes comiques paroissent quelquefois outrés , et ne le
sont pas. n est rapporté dans Téloge historique de M. Boirin Vatné qu'il
soutint un procès pour une redevance de vingt-quatre sols, dont il prétendoit
qu*nne maison qu'il avoit achetée en Normandie devoit être exempte. Ce
procès, qu*fl perdit, dura douze ans, et lui coAta douze mille livres de frais. »
{Louis Hacine, dans ses Remarques sur Us Plaideurs.)
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ACTE I, SCENE VII. i63
Mais vivre sans plaider, est-ce contentement? a 5o
CHICANNEAU.
Des chicaneurs viendront nous manger jusqu'à l'âme, "^
Et nous ne dirons mot ! Mais, s*il vous platt, Madame,
Depuis quand plaidez-vous ?
UL COMTESSE.
Il ne m*en souvient pas ; ^
Depuis trente ans, au plus.
CHIC ANNE AU.
• Ce n'est pas trop.
LA COMTESSE.
Hélas!
CHICANNEAU.
Et quel âge avez-vous? Vous avez bon visage. a 55
LA COMTESSE.
Hé ! quelque soixante ans*.
CHICANNEAU.
Comment! c'est le bel âge
Pour plaider.
LA COMTESSE.
Laissez faire, ils ne sont pas au bout :
J*7 vendrai ma chemise ; et je veux rien ou tout.
CHICANNEAU.
Madame, écoutez-moi. Voici ce qu'il faut faire.
LA COMTESSE.
Oui, Monsieur, je vous crois comme mon propre père.
CHICANNEAU.
J'irois trouver mon juge.
LA COMTESSE.
Oh ! oui. Monsieur, j'irai.
CHICANNEAU.
Me jeter à ses pieds.
r. Dans les éditions de 1669-87 il y a : « quelques soixante aa^. m
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t64 LES PLAIDEURS.
LA COMTESSE.
Oui, je m'y jetterai :
Je Tai bien résolu.
CHICANNEAU.
Mais daignez donc m'entendre.
LA COMTESSE.
Oui, vous prenez la chose ainsi qu'il la faut prendre.
CHIC ANNEAU.
Avez- vous dit, Madame ?
LA COMTESSE.
Oui.
CHICANNBAU.
J' irois sans façon * a 6 5
Trouver mon juge.
LA COMTESSE.
Hélas ! que ce Monsieur est bon !
GHICANNEAU.
Si vous parlez toujours, il faut que je me taise.
LA COMTESSE.
Ah ! que vous m'obligez ! Je ne me sens pas d*aise«
CHICANNEAU.
J'irois trouver mon juge, et lui dirois....
LA COMTESSE.
Oui.
CHICANNEAU.
Voi*.
Et lui dirois : Monsieur....
LA COMTESSE.
Oui, Monsieur.
I. Far, Ares-vous dit, Madame ? la oomt. Oui, Monsieur, cbic. J*irois donc.
(1669.8,)
a. L'édition de 1702 et la plupart des suivantes écrivent voU ou voyl avec
un point dVxdamation. C^est en effet ici une interjection dMmpatience. Nous
avons trouvé deux exemples de l'exclamation : voy! dans la comédie du Champe-
nois Pierre de Larivey, intitulée : le* Jaloux (acte I, scène i, et acte II, scène i).
Voyez V Ancien Théâtre /rançois de la collection Jannet, tome VI, p. 9 et p. ai .
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i66 LES PLAIDEURS.
CHICANNEAU.
A l*aatre !
LA COMTESSE.
Je ne la serai point.
CHICANNEAU.
Quelle humeur est la vôtre ?
LA COMTESSE.
Non.
CHICÀNNEAU.
Vous ne savez pas, Madame, où je viendrai.
LA COMTESSE.
Je plaiderai, Monsieur, ou bien je ne pourrai.
CHICANNEAU.
Mais....
LA COMTESSE.
Mais je neveux point. Monsieur, que Ton me lie.
CHICANNEAU.
Enfin, quand une femme en tête a sa folie....
LA COMTESSE.
Fou vous-même.
CHICANNEAU.
Madame !
LA COMTESSE.
Et pourquoi me lier ?
CHICANNEAU.
Madame... •
LA COMTESSE.
Voyez- vous? il se rend familier.
CHICANNEAU.
Mais, Madame....
LA COMTESSE.
Un crasseux, qui n'a que sa chicane.
Veut donner des avis !
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ACTE I, SCÈNE VIL 167
CHICANNEAU.
Madame !
LA COMT£S8£.
Avec son âne! a 80
CHICANNEAU.
Vous me poussez.
LA COMTESSE.
Bonhomme, allez garder vos foins.
CHICANNEAU.
Vous m'excédez.
LA COMTESSE.
Le sot!
CHICANNEAU.
Que n'ai-je des témoins ?
SCENE VIII.
PETIT JEAN, LA COMTESSE, CHICANNEAU.
PETIT JEAN.
Voyez le beau sabbat qu'ils font à notre porte.
Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte.
CHICANNEAU.
Monsieur, soyez témoin....
LA COMTESSE.
Que Monsieur est un sot.
CHICANNEAU.
Monsieur, vous Fentendez : retenez bien ce mot.
PETIT JEAN*.
Ah ! vous ne deviez pas lâcher cette parole.
LA COMTESSE.
Vraiment, c*est bien à lui de me traiter de folle !
I. PETIT jiAM, à la ComUtse. (1736 et M. Aimé-Martîn)
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i6S LES PLAIDEURS.
PETIT JBAN.
Folle ! • Vous avez tort. Pourquoi Finjurier ?
CHICANNBAU.
On la conseille.
PETIT JEAN.
Oh!
LA COMTESSE.
Oui, de me faire lier. «90
PETIT JEAN.
Oh ! Monsieur.
CHICANNEAU.
Jusqu*au bout que ne m*écoute-t-elle ?
PETIT JEAN.
Oh! Madame.
LA COMTESSE.
Qui ? moi? souffrir qu*on me querelle?
CHICANNEAU.
Unecrieuse!
PBTrr JEAN.
Hé , paix !
LA COMTESSE.
Un chicaneur !
PETIT JEAN.
Holà!
CHICANNEAU.
Qui n*ose plus plaider !
LA COMTESSE.
Que t'importe cela ?
Qu*est-ce qui t'en revient, faussaire abominable, 295
Brouillon, voleur?
CHICANNEAU.
Et bon, et bon, de par le diable !
Un sergent! un sergent!
I. Ayant les mots : cVoas arez tort, » l*éditionde I736et celle de M. Aimé-
Martin donnent Tindication : « petit jian, à Chicamneau, »
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ACTE I, SCÈNE VIII. 169
LA COMTESSE.
Un huissier ! un huissier !
PETIT JEAN*.
Ma foi» juge et plaideurs, il faudroit tout lier.
I. RTIT jsau, seul, (1736 et M. Àim^Martm}
FIN DU PRKMIEE ÀCTB.
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I70 LES PLAIDEURS.
ACTE IL
SCENE PREMIERE.
LÉANDRE, LINTIMÉ.
L^INTIMÉ.
Moosieur, encore un coup, je ne puis pas tout faire :
Puisque je fais Thuissier, faites le commissaire. 3oo
En robe sur mes pas il ne faut que venir :
Vous aurez tout moyen de vous entretenir*.
Qiangez en cheveux noirs voti*e perruque blonde.
Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde ?
Hé ! lorsqu*à votre père ils vont faire leur cour, 3 o 5
A peine seulement savez-vous s'il est jour.
Mais n*admirez-vous pas cette bonne comtesse
Qu'avec tant de bonheur la fortune m'adresse;
Qui dès qu'elle me voit, donnant dans le panneau,
Me charge d'un exploit pour Monsieur Ghicanneau, 3 1 o
Et le fait assigner pour certaine parole,
Disant qu'il la voudroit faire passer pour folle :
Je dis folle à lier; et pour d'autres excès
Et blasphèmes, toujours Fomement des procès?
-Mais vous ne dites rien de tout mon équipage? 3 1 5
Ai-je bien d*un sergent le port et le visage?
I. M. Blaity-LaTeaax, dans les OEwnret de ComâilU, rapproche ce vci-s du
Ten I i3a de la Suite du Menteur t
Noos aurons tout loisir de nous entretenir.
S'fl 7 a pla^ il ert yéniel.
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ACTE II, SCÈNE ï. 171
LÉANDRE.
Ah ! fort bien.
l'intimé.
Je ne sais, mais je me sens enfin
L'âme et le dos six fois plus durs que ce matin.
Quoi qu'il en soit, voici l'exploit et votre lettre.
Isabelle l'aura, j'ose vous le promettre. 3 a o
Mais pour faire signer le contrat que voici,
n faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.
Vous feindrez d'informer sur toute cette affaire.
Et vous ferez l'amour en présence du père.
LBANORE.
Mais ne va pas donner l'exploit pour le billet. 5 a 5
l'intimé.
Le père aura l'exploit, la fille le poulet.
Rentrez *.
SCÈNE II.
L'INTIMÉ, ISABELLE.
ISABELLE.
Qui frappe?
l'intimé.
Ami. C'est la voix d'Isabelle.
ISABELLE.
Demandez-vous quelqu'un, Monsieur?
l'intimé.
Mademoiselle,
C'est un petit exploit que j'ose vous prier
De m'accorder l'honneur de vous signifier. 3 3 o
I. L'édhioa de 1736 et M. Aimé-Martîn donnent ici Pindication MÛTante t
« V Intimé va frapper k la porte d'Isabelle, »
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lya LES PLAIDEURS.
ISABELLE.
Monsieur^ excusez-moi^ je n'y puis rien comprendre.
Mon père va venir, qui pourra vous entendre.
l'intimé.
U n'est donc pas ici. Mademoiselle ?
ISABELLE.
Non.
L'iNTlBfi.
L'exploit, Mademoiselle, est mis sous votre nom.
ISABELLE.
' Monsieur, vous me prenez pour une autre, sans doute ^ :
Sans avoir de procès, je sais ce qu'il en coûte ;
Et si l'on n'aimoit pas à plaider plus que moi,
Vos pareils pourroient bien chercher un autre emploi.
Adieu.
l'intimé.
Mais permettez....
ISABELLE.
Je ne veux rien permettre.
l'intimé.
Ce n'est pas un exploit.
ISABELLE.
Chanson!
l'intimé.
C'est une lettre. 340
ISABELLE.
Encor moins.
l'intimé.
Mais Usez.
ISABELLE.
Vous ne m'y tenez pas.
I. rar, Monaieiir, Toat me prenex pour nn antre sans donte. (1676)
- Voyez d-dessoti p. 1091 note a.
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ACTE II, SCÈNE II. 178
L*INTIMB.
C'est de Monsieur....
ISABELLB.
Adiea.
L*INTIBfÉ.
Léandre.
ISABELLE.
Parlez bas.
C'est de Monsieur. . . ?
L'iIfTIMlS.
Que diable ! on a bien de la peine
A se faire écouter : je suis tout hors d'haleine.
ISABELLE.
Ah ! rintiméy pardonne à mes sens étonnés ; 345
Donne.
L'iNTIMi.
Vous me deviez fermer la porte au nez.
ISABELLE.
Et qui t'auroit connu déguisé de la sorte ?
Mais donne.
l'intimb.
Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte ?
ISABELLB*
Hé! donne donc.
l'intime.
La peste....
ISABELLE.
Oh ! ^^ donnez donc pas.
Avec votre billet retournez sur vos pas. 3 5o
l'intimé.
Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte.
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174 LES PLAIDEURS.
SCÈNE III.
CHICANNEAU, ISABELLE, L'INTIME.
CHIC ANNEAU.
Oui? je suis donc un sot, un voleur, à son compte?
Un sergent s'est chargé de la remercier.
Et je lui vais servir un plat de mon métier.
Je serois bien fâché que ce fût à refaire, 355
Ni qu'elle m'envoyât assigner la première.
Mais un homme ici parle à ma fille. Conmient?
Elle lit un billet? Ah ! c'est de quelque amant !
Approchons.
ISABELLE.
Tout de bon, ton maître est-il sincère?
Le croirai-je ?
l'intimé.
Il ne dort non plus que votre père. 36o
(Apercevant Chicanoeaa.)
U se tourmente ; il vous.... fera voir aujourd'hui
Que l'on ne gagne rien à plaider contre lui*.
Isabelle'.
C'est mon père* ! Vraiment, vous leur pouvez apprendre
Que si Ton nous poursuit, nous saurons nous défendre.
* Tenez, voilà le cas qu'on fait de votre exploit. 365
CHICANNEAU.
Comment? c'est un exploit que ma fille lisoit*?
I. rar. Que Ton ne gagne guère à plaider contre lui. (1669 et 76)
a. ISABELLE^ apercevant Chicannfau. (1736 et M. Aimé-Martin)
3. iSABCLUi, à V Intimé. {Ibidem)
4. Déchirant le billet. {Ibidem)
5. Il faut prononcer litoit, comme il est écrit ; et de même on peu plus bas,
▼ers 369, U Praticien francois. Ce n'était plus la prononciation de la cour,
ni celle du monde poli, mais c'était encore celle du Palais, u Vaugelas {Ke^
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ACTE II, SCÈNE III. 17S
Ah ! tu seras un jour rhonneur de ta famille :
Tu défendras ton bien. Viens, mon sang, viens» ma fille' .
Va, je t'achèterai le Praticien françois^.
Mais, diantre !. il ne faut pas déchirer les exploits. 370
ISABELLE '•
Au moins, dites-leur bien que je ne les crains guère ;
Ils me feront plaisir : je les mets à pis faire.
CHICANNEAU.
Hé ! ne te fâche point.
ISABELLE *•
Adieu, Monsieur.
marque cx) nous apprend qoe les gens de PaUit prononçuent encore de son
temps a pleine bouche la diphtbongue oi; et cette coatnme sans doote s*était
rAosrrrée jusqn'aa temps de Racine,' dn moins parmi les TÎenx procureurs.
Ainsi c'est à dessein et avec grâce qu*i] fait parler de cette sorte Chicanneau,
plaideur de profettsion. » (D'OUvet , Remarques de grammaire sur les Plai-
deurs.) Le nkéme d'Olivet {ibidem)^ à propos du Ters :
Ta, je t'achèterai le Praticien françois^
ajoute : « Quand je haranguai la reine de Suède, dit Pati]a (note sur Vangebs,
Remarqué ex) , je prononçai c rAcadémie françoite^ i» snirant l'aTis de la
Compagnie. Thomas Corneille (note sur Vaugelas, Remarque cccxxm) veut
aassi qu'en parlant publiquement on dise lee François. » D'Olivet dit même que
IVvéque de Bfirepoix (Jean-François Boyer) , lorsqu'il avait été reçu à l'Aca-
démie française (ce fut en 1736), <« Tenait encore de soirre l'usage de nos
pères. »
I . Cest une parodie dn Ters a66 du Cid t
Viens, mon fils, tiens, mon sang, viens réparer ma honte.
1. Ce livre de Lepain, avocat an Parlement, a en plusieurs éditions qui ont
successivement paru sous les titres de : /• Vrai Praticien François, le Frai et
nouveau Praticien François, le Par/ait Praticien François. Chicanneau pouvait
offrir à sa fille l'édition de 1666, revue par L. F, (F. Dtsmaisons), avocat au
Parlement.
3. laoKLLE, k Vïntimi. (i736 et M. Aimé-Bllartin)
4. iSABKLLKi k V Intimé. [Ibidem)
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176 LES PLAIDEURS.
SCÈNE IV.
CHICANNEAU, L'INTIMÉ.
l'intimé*.
Orçà,
Verbalisons.
CHICANNEAU.
Monsieur, de grâce, excusez-la :
Elle n*est pas instruite ; et puis, si bon vous semble, 375
En voici les morceaux que je vais mettre ensemble.
l'intibib.
Non.
CHICANNEAU.
Je le lirai bien.
l'intime.
Je ne suis pas méchant :
J'en ai sur moi copie.
CHICANNEAU.
Ah ! le trait est touchant.
Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage,
Et moins je me remets. Monsieur, votre visage. 3So
Je connois force huissiers.
l'intiii^.
Informez-vous de moi :
Je m'acquitte assez bien de mon petit emploi.
CHICANNEAU.
Soit. Pour qui venez-vous ?
l'intimé.
Pour une brave dame,
Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme
I. L'nrmtii te mettant en état d'écrire. (1736 et Bf. Aimé-Martiii)
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ACTE II, SCÈNE IV. 177
Voudroit que vous Tinssiez à ma sommation 385
Lui faire un petit mot de réparation.
CHICANNBAU.
De réparation ? Je n'ai blessé personne.
l'intimé.
Je le crois : vous avez, Monsieur, Tâme trop bonne.
GHICâimBAU.
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178 LES PLAIDEURS.
Zeste ^ , ledit Hiérome açoûra hautement 405
Quil la tient pour sensée et de bon jugement.
Le Bon. C^est donc le nom de votre seigneurie?
L'nfTIMé.
Pour vous servir.* D faut payer d'eflfronterie.
CHICANNEAU.
Le Bon ? Jamais exploit ne fîit signé le Bon '•
Monsieur le Bon !
l'intibié.
Monsieur.
CHICANNEAU.
Vous êtes un fripon . 4x0
l'intimé.
Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme*
CHICANNEAU.
Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome.
l'intime.
Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer :
Vous aurez la bonté de me le bien payer.
CHICANNEAU.
Moi, payer? En soufflets.
l'intimé.
Vous êtes trop honnête : 4 1 5
Vous me le patrez bien.
I . Zeste. Gbicanneaa interrompt sa lecture de l'exploit par cette interjection
de mépris, qae le Dictionnaire de l'Académie a toujours écrite Zest!
a. A part. (1736 et M. Aimé-lAartin)
3. Michault, dans ses Mélanges historiques et philologiques (M.DCC.LIV),
p. 386 et 387, dit que la Logique de Port-Royal, qui est de BiM. Amauld et
Nicole, parut sons le titre de Logique de M. le Bon. Il ajoute : «Je suis comme
persuadé que Racine, dans le temps qu'il étoit brouillé avec Messieurs de Port-
Royal, affecta, par rapport à eux et pour les mystifier, de donner dans sa
comédie des Plaideurs le nom de le Bon à un sergent. » Il est possiUe que
Racine ait emprunté à Port-Royal le pseudonyme de le Bon. Ce n'était pas nnc
mystification bien méchante.
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i8o LES PLAIDEURS.
GHICANNEÀU ^.
Oui-da : je verrai bien s'il est sergent.
L IIITIMlîy en posture d'écrire.
Tôt donc,
Frappez : j'ai quatre enfants à nourrir.
CHICÂIflIBÀU.
Ah! pardon!
Monsieur, pour un sergent je ne pouvois vous prendre;
Biais le plus habile homme enfin peut se méprendre.
Je saurai réparer ce soupçon outrageant.
Oui, vous êtes sergent, Monsieur, et très-sergent.
Touchez là. Vos pareils sont gens que je révère ; 455
Et j'ai toujours été nourri par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, Monsieur, et des sergents.
Non, à si bon marché Ton ne bat point les gens.
CHICiNNBAU.
Monsieur, point de procès!
L'iIfTIBfi.
Serviteur. Contumace*,
Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah !
CHICAIINBAU. .
^ De grâce,
Rendez-les-moi plutôt.
L'iifnii]&.
Suffit qu'ils soient reçus :
Je ne les voudrois pas donner pour mille écus.
TOUS plaist encore en me battant vont esbattre, je me contenteny de la moitié *
du itiste prix. »....« Les aoltres cfaicqaanons se retyroyentTers Fmorge, Epis-
temon, Gymnaste et aoltres, les sapplians deaotement estre par eulx a qoelqne
petit prix battoz: aoltrement estoyent en dangier de bien longuement ienner. »
I. cmcAinnuu, tenant un bâton. (1736 et M. Aimé-Biartin)
a. An lien de contumace ^ Tédition de 1669 a ici contumace f et de même
plus loin, an vers 456.
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ACTE II, SCENE Y. i8i
SCÈNE V.
LÉANDRES CHICANNEAU, L'INTIME.
l'intime.
Voici fort à propos Monsieur le commissaire.
Monsieur, votre présence est ici nécessaire.
Tel qne vous me voyez , Monsieur ici présent 445
M'a d'un fort grand soufflet fait un petit présent.
L^ANDRE.
A vous, Monsieur?
l'intima.
A moi, parlant à ma personne.
Item , un coup de pied ; plus , les noms qu'il me donne.
LSANDRE.
Avez-vous des témoins?
l'intimé.
Monsieur, tâtez plutôt :
Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud. 45o
LEANDRE.
Pris en flagrant délit. Afiaire criminelle.
CHICANNEAU.
Foin de moi !
l'intimé.
Plus , sa fille, au moins soirdisant telle ,
A mis un mien papier en morceaux , protestant
Qu'on lui feroit plaisir, et que d'un œil content
^Elle nous défioit.
LÉANDRB.
Faites venir la fille . 455
L'esprit de contumace est dans cette famille.
1 . liASDM, en robe de commissaire. (1786 et M. Aimé-Martm)
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i8a LES PLAIDEURS.
GHICANNBAU.
Il faut absolument qu'on m^ait ensorcelé :
Si j*en connois pas un y je veux être étranglé.
LÉANDRE.
Comment? battre un huissier! Mais voici la rebelle.
SCENE VI.
LÉANDRE, ISABELLE, CHICANNEAU,
L'INTIMÉ.
l'intimé, k Isabelle.
Vous le reconnoissez.
LÉANDRB.
Hé bien , Mademoiselle , 460
C'est donc vous qui tantôt braviez notre officier,
Et qui si hautement osez nous défier?
Votre nom?
ISABELLE.
Isabelle.
LÉANDRE, k Flntimé.
Écrivez. Et votre âge ?
ISABELLE.
Dix-huit ans.
CHICANNEAU.
Elle en a quelque peu davantage ,
Mais n'importe.
LÉANDRE.
Êtes-vous en pouvoir de mari ? 465
ISABELLE.
Non, Monsieur.
LÉANDRE.
Vous riez? Écrivez qu'elle a ri.
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ACTE II, SCÈNE VI. i8i
CHICANNSAU.
Monsieur» ne parlons point de maris à des filles :
Voyez-vous , ce sont là des secrets de familles.
LEANDRE.
Mettez qa'û interrompt.
CHICANNEAU.
Hé ! je n*y pensois pas.
Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras. 470
LEANDRE.
Là, ne tous troublez point. Répondez à votre aise.
On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.
N'avez- vous pas reçu de Thuissier que voilà
Certain papier tantôt ?
ISABELLE.
Oui , Monsieur.
K CHICANIfBAU.
Bon cela.
LEANDRE.
Avez- VOUS déchiré ce papier sans le lire * ? 475
ISABELLE.
Monsieur, je Tai lu.
CHICANNEAU.
Bon.
LiAlfDRE *.
Continuez d*écrire.
• Et pourquoi Tavez-vous déchiré ?
ISABELLE.
Tavois peur
I. Voici encore ane rencontre avec Corneille, qui parait fortuite. S'il j a
H réminiscenoe, peu importe :
Elle a donc déchiré mon billet sans le lire.
(La Menteur^ vers i653.)
a. liiuromB, à flmimé. (1736 et M. Aimé-Martin)
3. A ZsahêUê. (Ibidem)
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i84 LES PLAIDEURS.
Que mon père ne prît Taffidre trop à cœur,
Et qu'il ne s'échaufi&t le sang à sa lecture.
GHICÀIINBAU.
Et tu fuis les procès ? C'est méchanceté pure. 480
LBANDRB.
Vous ne Tavez donc pas déchiré par dépit ,
Ou par mépris de ceux qui vous Tavoient écrit?
ISABELLE.
Monsieur, je n'ai pour eux ni mépris ni colère.
LÉANDRE^.
Écrivez.
CHICANNEAU.
Je vous dis qu'elle tient de son père :
Elle répond fort bien.
LBAIIDRB.
Vous montrez cependant 485
Pour tous les gens de robe un mépris évident.
ISABELLE.
Une robe toujours m'avoit choqué la vue;
Mais cette aversion à présent diminue.
CHICANNEAU.
La pauvre enfant ! Va, va , je te marîrai bien.
Dès que je le pourrai y s'il ne m'en coûte rien. 490
LÉANDRB.
A la justice donc vous voulez satisfieûre?
ISABELLE.
Monsieur, je ferai tout pour ne vous pas déplaire.
l'intiub.
Monsieur, faites signer.
LÉAlfDRB.
Dans les occasions
Soutiendrez- vous au moins vos dépositions?
I. liàHDBi, à V Intimé, (1736 et M. Aimé-Martm)
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ACTE II, SCENE VI. i85
ISABELLE.
Monsieur, assuresb-vens qu'Isabelle est constante. 40 5
LÉAKDRB.
Signez. Gela va bien : la justice est contente.
Çà , ne signez«vous pas , Monsieur ?
CHICANNBAV.
Oui-da, gaîmenti
A tout ce qu'elle a dit, je signe aveuglément.
LBAIIDRS, k iBêbfàle^.
Tout va bien. A mes vœux le succès est conforme :
n signe un bon contrat écrit en bonne forme, 5 00
Et sera condanmé tantôt sur son écrit.
CHICANNEAU *.
Que lui dit-il? D est charmé de son esprit.
LiULNDRE.
Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle :
Tout ira bien. Huissier, remenez-la chez elle.
Et vous. Monsieur, marchez.
CHICÂlflfSAU.
Où, Monsieur?
LlÎAIffDRE.
SuivezHnoi,
CHICAimSAU.
Où donc?
LiANDRE^
Vous le saurez. Marchez de par le Boi.
CHICANIIEAU.
G>mment ?
I. liAHDM, bas à Isabelle. (1736 et M. Aimé-Martm)
1. cnoàimiAv, ipart, {Ibidem)
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i86 LES PLAIDEURS.
SCÈNE VII.
PETIT JEAN, LÉANDRE, CHICANNEAU.
PETIT JBÀN.
Holà ! quelcja^un n'a-t^il point vu mon mahre?
Quel chemin a-t-il pris? la porte ou la fenêtre?
LBANORE.
A l'autre !
PETTT JEAN.
Je ne sais qu*est devenu son fils ;
Et pour le père, il est où le diable Ta mis. Sio
n me redemandoit sans cesse ses épices ;
Et j*ai tout bonnement couru dans les offices
Chercher la boite au poivre' ; et lui, pendant cela ,
Est disparu.
SCÈNE VIII.
DANDIN», LÉANDRE, CHICANNEAU, L'INTIMÉ,
PETIT JEAN.
DÀNDIN.
Paix! paix! que Ton se taise là.
I . Lniiaaa «le Boûgemum rapproche ce jea de mot» d'une épigrtinine de
Samt-Amand sur V incendie du Palais :
Certes l'on TÎt on triste jen
Quand à Paris Dame Justice
Se mit le Palais tout en feo
Poor aToir trop mangé d'épice.
Aotrelbis on appelait épiées des confitures , des dragées. L'usage s'étabUt de
présenter des bottes de confitures aux juges, après le jugement du procès. Ce
petit don Tolontaire se changea insensiblement en une rétribution exigéCi qui
finit par se payer en argent.
a. tULKDOiy à une/enétre, (l 786) — dâhoidi, à une iucame dm toit. (M. ,
Martb)
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ACTE II, SCÈNE VIIL 187
LÉÀNDRB.
Hé! grand Dieu!
PETIT JEAN.
Le voilà , ma foi , dans les gouttières*.
DANDIN.
Quelles gens étes-vous ? Quelles sont vos affaires?
Qui sont ces gens en robe? Êtes-yous avocats?
Çà, parlez.
PBTrr JEAN.
Vous verrez qu*il va juger les chats.
DANDIIf.
Avez- vous eu le soin de voir mon secrétaire?
Allez lui demander si je sais votre affaire. Ss o
LiANDRE.
n faut bien que je Faille arracher de ces lieux.
Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux.
PETIT JEAN.
Ho ! ho ! Monsieur.
L^ÀIfDRE.
Tais- toi, sur les yeux de ta téte^
Et suis-moi.
I . PUlodéon te aaure mssi pur les goottièret :
Kxi Tfiy dicây
(Guipes^ yen xaS et 127.)
Racine pent bien ne s'être pas seulement sourenn ici d'Aristophane, mais avoir
pensé anssi à one anecdote bien connue alors, et que Tallemant a contée dans
ses Historiettes (tome I, p. 453) : « M. de Portail étoit on conseiller an par-
lement de Paris, fort homme de bien, mais fort risionnaire. Il aroit retranché
son grenier, y ayoit fait son cabinet, et ne pailoit aux gens qne par la fenêtre
de son grenier. » Tallemant représente ensuite M. de Portail « la tête à la
lucarne, m donnant audience à des pAdssiers qui Tenaient le remercier de
l'arrêt rendu par lui dans une affaire de leur communauté, et, un antre jour, à
nn procoreor qa'fl laisse se morfondre dans sa cour.
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i68 LES PLAIDEURS.
SCENE IX.
DANDm, CHICANIÎEAU, LA œMTESSE,
L'INTIMÉ.
DÀNDIN.
Dépéchez , donnez votre requête.
CHICANNEAU.
Monsieur, sans votre aveu , Ton me fiiit prisonnier. 5a s
LA COBfTESSE.
Hé, mon Dieu ! j'aperçois Monsieur dans son grenier.
Quelait-illà?
LUfTIBli.
Madame, il j donne audience.
Le champ vous est ouvert.
CHICÀlflIBAU.
On me fait violence.
Monsieur; on m'injurie; et je venois ici
Me plaindre à vous.
LA COMTBSSB.
Monsieur , je viens me plaindre aussi.
CHICANNEAU ET LA COMTBSSB.
Vous voyez devant vous mon adverse partie.
l'intime.
Parbleu ! je me veux mettre aussi de la partie.
CHICANIIEAU, LA COMTBSSB BT L'iNTIni.
Monsieur, je viens ici pour un petit exploit.
GHICAlflfEAU.
Hé! Messieurs, tour à tour exposons notre droit.
LA COMTESSE.
Son droit ? tout ce qu'il dit sont autant d'impostures. 535^
DANDlIf.
Qu'est-ce qu'on vous a fait?
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ACTE II, SCÈNE IX. 189
GHICANNSAU , L'iHTmi KT LÀ COMTESSE.
On m'a dit des injures.
L inrni^, eontîniiaiit.
Outre un soufflet , Monsieur, que j*ai reçu plus qu'eux.
CHIGANNEÀU.
Monsieur, je suis cousin de Tun de vos neveux.
LA COMTESSE.
Monsieur, père Gordon vous dira mon affaire.
l'intime.
Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire '. 540
DAKDI5.
Vos qualités?
LA COMTESSE.
Je suis comtesse.
L'iNTIBli.
Huissier.
CHICANNEAU.
Bouigeois.
Messieurs....
DAWDIN ^.
Parlez toujours : je vous entends tous trois.
CHICANNEAU.
Monsieur....
t. Ces traits comiques ont pa être soggérés à Eadne pur Foretière. On
tronre qudqoe diose de semUable dans le Roman bourgeois , p. 43a -434 :
« En continuant dans le style ordinaire des plaideurs , qui Tont rechercher des
habitudes auprès des juges dans une longue suite de générations et jusqu'au
dixième degré de parenté et d'alliance^ CoDantine (c'est, dans ie Bpman bour-
geois, le nom de la demoiselle chicaneuse) demanda à Charrosdles s'il ne lui
poorroit point donner qudques adresses pour ayoir de l'accès auprès de quel-
ques autres conseillers.... Il lui dit : « Je counois asses le secrétaire du secré-
c taire de oelui-lii ; je puis, par son moyen, faire recommander TOtre procès
« au maître secrétaire et par le maître secrétaire à Monsieur le conseiller
c Ma belle-soeur a tenu un enfuit du fils aîné de celui-là, chez lequel elle est
c cuisinière; je puis lui faire tenir un placet par cette Toie. »
a. DAHDnr, se retirant de la fenêtre, (i736) — daroin, m retirant de la
lucarne dmtmt, (M. Aimé-Martin)
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I90 LES PLAIDEURS.
l'intima.
Bon ! le voilà qui fausse compagnie.
LA COMTESSE.
Hélas!
CHIGÀIfNEÀU.
Hé quoi? déjà l'audience est finie?
Je n'ai pas eu le temps de lui dire deux mots. 545
SCENE X.
GHICANNEAU; LÉANDRE, suis robe, etc.
I^IfDRE.
Messieurs, voulez-yous bien nous laisser en repos?
CHICÀNNEAU.
Monsieur, peut-on entrer?
LÉÀNDRE.
Non , Monsieur, ou je meure !
CHICÀNNEAU.
Hé, pourquoi? J'aurai fait en une petite heure ,
En deux heures au plus.
LÉANDRE.
On n'entre point, Monsieur.
LA COBITESSE.
C'est bien fait de fermer la porte à ce crieur^ 55o
Mais moi.. ••
I.ÉÀNDRB.
L'on n'entre point, Madame, je vous jure.
LA COMTESSE.
Ho! Monsieur, j'entrerai.
LiàNDRE.
Peut-être.
I. Noos croirions Tolontien qoe la Comtesse pronon^it crieu. Toatefoîs la
rime peut bieii ici, conune aux rert 389 et 390, 787 et 738, n'être pas si exact*.
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ACTE II, SCÈNE X. 191
LA COBfTSSSB.
J*en sais sûre.
L£ÀNDIIE.
Par la fenêtre donc.
LA COMTESSE.
Par la porte,
LBANDRB.
n fant voir.
CHIGANlfEAU.
Quand je devrois ici demeurer jusqu'au soir.
SCENE XL
PETIT JEAN, LÉANDRE, CHICANNEAU, btc.
PBTrr JEAN , Â Léandre.
On ne F entendra pas , quelque chose qu^il fasse , 555
Parbleu ! je Tai fourré dans notre salle basse ,
Tout auprès de la cave.
LÉANDRE.
En un mot comme en cent,
On ne voit point mon père.
CHICANNEAU*
Hé bien donc. Si pourtant'
Sur toute cette affaire il faut que je le voie.
(Dandin paroit par le loapirail.)
Mais que vois-je? Ah ! c'est lui que le ciel nous renvoie.
LÉANDRE.
Quoi? par le soupirail?
PBTrr JEAN.
U a le diable au corps.
I . Nonvel exemple dans cette pièce de si pourtant. Voyex ci-deft«f, page i59,
note t.
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19» LES PLAIDEURS.
GHICÀIINBAU.
Monsieiir....
DAKDIN*
L^impertinent! Sans lui j'étois dehors.
CHICÀNNSÂU.
Monsieur....
DÀTCDIN.
Retirez-vous, vous êtes une béte.
CHICAm«EAU.
Monsieur, voulez-vous bien ^ . . . .
DANDIN.
Vous me rompez la tète.
CHICANNEAU.
Monsieur, j *ai commandé ....
DANDIU.
Taisez-vous, vous dît-on.
CHIGANNEAU.
Que Ton -portât chez vous....
DANDIIf.
Qu*on le mène en prison.
CmC ANNEAU.
Certain cartaut' de vin.
DANDIN.
Hé ! je n*en ai que faire.
CHICANNNEAU.
C'est de très-bon muscat.
DANDIN.
Redites votre affaire '.
I. Far, Honsieiir, toub Toakx bien.... (1669)
a. Cartaut est l'orthographe des éditions pohliées da Tivant de Racine.
L*Acidéniie (1694) et Furetière (1690) écrivent quartaud^ quartaut.
3. Le germe de cette pUisanterie se trouTC dans la satire de Foreti^ U
Déjeuner tPun procureur. Si Foretière a donné l'idée» Racine l'a assaisonnét
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ACTE II, SCÈNE XI. 193
USAllimE, Ârindmé.
Il laut les entourer ici de tous côtés.
LA COBrr£SSE.
Monsieur, il vous va dire autant de feussetés. 570
CHICâNNBÀU.
Monsieur, je vous dis vrai.
DÀNDIN.
Mon Dieu, laissez-la dire.
LÀ COMTESSE.
Monsieur, écoutez-moi.
DANDIN.
Souffrez que je respire.
CHICiLNIfEAU.
Monsieur....
DÀNDIIf.
Vous m'étranglez.
LÀ COBTIESSB.
Tournez les yeux vers moi.
DÀNBIN.
Elle m'étrangle.... Ay! ay !
d'an bien meOleaT «el. Dans la fatire, le plaideoTi qui a été troaver son pro-
coreaTi parle ainsi :
« Vons m'importunes bien, mon ami, me dit-il ;
Voos croyex que je songe à Totre seule aHaire j
Voyez le rapporteur, parles au secrétaire :
Ils sont allés aux champs, et n*ont rien fsit du tout.
C'est beaucoup si d'un mois tous en renés à bout.
— Excuses, dis-je alors. Monsieur, je ne tous presse
Qu'après m'aroir donné Totre parole expresse.
J'anrois plus attendu ; mais souffrez qu'à présent
D'un lerraut que i'ai pris je tous fasse un présent.... »
À ces mots il se Ictc, et m'6te son bonnet..., etc.
Cela 6dt aussi sourenir des Ters 168 et 169 des Plaideurs :
Prends-moi dans mon dapier trois lapins de garenne,
Et chez mon procureur porte-les ce matin.
t3
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194
LES PLAIDEURS.
CHICANNBAU*
Vous m'entraînez , ma foi !
Prenez garde , je tombe.
PETIT JBÀN.
Ils sont* sur ma parole, 575
L'un et l'autre encavés.
LÉÂNDRE.
Vite, que l'on y vole :
Courez à leur secours. Mais au moins je prétends
Que Monsieur Ghicanneau, puisqu'il est là dedans ,
N'en sorte d'aujourd'hui. L'Intimé , prends-y garde.
l'intimé.
Gardez le soupirail.
LéAllDllS.
Va vite : je le garde. 5So
SCÈNE XII.
LA œMTESSE, LEANDRE.
LA COMTESSE.
Misérable ! il s'en va lui prévenir l'esprit.
(Par le soupirail. )
Monsieur, ne croyez rien de tout ce qu'il vous dit;
n n'a point de témoins : c'est un menteur.
l]£andrs.
Madame,
Que leur contez-vous là? Peut-être ils rendent l'âme.
LA COMTESSE.
n lui fera, Monsieur, croire ce qu'il voudra. 585
Souffrez que j'entre.
LIÉÀNDRE.
Oh non ! personne n'aitrera.
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ACTE II, SCÈNE XII. iqS
LA COBfTBSSE.
Je le vois bien , Monsieur, le vin muscat opère
Aussi bien sur le fils que sur Tesprit du père.
Patience ! je vais protester comme il faut
Contre Monsieur le juge et contre le cartaut. 590
LÉÀNDRB.
Allez donc, et cessez de nous rompre la tête.
Que de fous! Je ne fus jamais à telle fête.
SCÈNE XIII.
DANDIN, L'INTIMÉ, LÉANDRE.
l'intima.
Monsieur, où courez- vous? C'est vous mettre en danger.
Et vous boitez tout bas.
DÀNDIN.
Je veux aller juger.
LéAIfDBE.
Comment, mon père ? Allons, permettez qu'on vous panse.
Vite, un chirurgien.
DANDIN.
Qu'il vienne à l'audience.
L<ÀNDRB
Hé! mon père, arrêtez....
DÀNDIN •
Ho ! je vois ce que c'est :
Tu prétends faire ici de moi ce qui te platt;
Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance :
Je ne puis prononcer une seule sentence. 600
Achève, prends ce sac, prends vite *,
t . Voici pour la troinème fois an rers du Cid (le Tert 2^7) parodié dans
cette pièce :
Adière, et prends ma rie après nn tel affront.
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196 LES PLAIDEURS.
iJandrb.
Hé! doucement,
Mon père. H faut trouver quelque accommodement.
Si pour yovLSy sans juger, la vie est un supplice ,
Si vous êtes pressé de rendre la justice ,
n ne faut point sortir pour cela de chez vous : 60 5
Exercez le talent, et jugez parmi nous ^
DÀNDIN.
Ne raillons point ici de la magistrature ' :
Vois-tu 1^ je ne veux point être un juge en peinture.
L^NDRB.
Vous serez, au contraire, un juge sans appel ,
Et juge du civil conmie du criminel. 610
Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences :
Tout vous sera chez vous matière de sentences.
Un valet manque-t-il de rendre un verre net,
Gondanmez-le à Tamende; ou s'il le casse , au fouet '.
DÀNDIN.
Cest quelque chose. Encor passe quand on raisonne.
Et mes vacations , qui les patra ? Personne * ?
LBANDRB.
Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement.
I. Bdélydéon donne le même conseil à son père :
£ù ^* ouy, kwgi^ii ToCro xtxApyixaç irocAv,
'Exerce /liv fivixiri /3dcJ«Ç\ àJU* ivOA^t
AùroO fiivùtVf ^^xaÇc roXviv oUiTKtç,
{Guipes, yen 78S-785.)
a. Phflodéon répond à son fils, à peu près comme Dandin :
IIcpc ToC; T^ X^ptUi
(Ibidem, rtn 786.)
3 *OTt ri^y $ùooiv dév^aiÇcv ii vvikIç X&OpoLt
^ {Ibidem, ren 787 et 788.)
'Amk to( fit ntiBêiç. *AJU* IxcV ountè Uyttç^
Tàv /itgdèv bnéOêv Xiit^ofioii
{Ibidem^ ren 801 et 8o3.)
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ACTE II, SCÈNE XIII. 197
DÀNDIN.
Il parle , ce me semble , assez pertinemment.
LÉAIfDRB.
Contre un de vos voisins ' . . . .
SCÈNE XIV.
DANDIN, LÉANDRE, L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
PEirr JEAN.
Arrête ! arrête ! attrape !
LiàNDBB.
Ah ! c'est mon prisonnier, sans doute, qui s'échappe ! 6a o
l'intime.
Non, non, ne craignez rien.
PETIT JEÂIf.
Tout est perdu.... Citron. •••
Votre chien.... vient là-bas de manger un chapon.
Rien n'est sûr devant lui : ce qu'il trouve il l'emporte.
LBÀIfDRE.
Bon ! voilà pour mon père une cause. Main-forte^!
Qu'on se mette après lui. Courez tous.
I. Far, Contre un de nos Toisins.... (1669)
a. Le oommencement de cette scène est imité d'Arîstophuie. L'etdsTe Xan-
thias entrant brusquement en scène, comme Petit Jean, poursuit le chien
Labèt, qui Tient d'emporter un fromage de Sidie :
Say0. BÀJU' kç xépoixoLi, Toiomovi rpéfttp xUmcI
AOLvB, OÙ ykû b Aoé€i9{ ^tc«k
Tpofodi^a rupoO lixtXixiiv xarcoijJoxc;
BigXvuX. ToOr' &pK np&rov riêixti/ioc, rfi iteerpc
*ElnatTiorf jûtoc • ev ^è xciTny6p9i ireepfl&y.
(Guépe*^ Ters 854-S59.)
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iqS les plaideurs.
DÀNDIN.
Point de bruit , 6 a 5
Tout doux. Un amené * sans scandale suffit.
LÉÀNDRB.
Çà , mon père , il faut faire un exemple authentique :
Jugez sévèrement ce voleur domestique.
DÀNDIN.
Mais je veux faire au moins la chose avec éclat.
Il faut de part et d'autre avoir un avocat ; 63»
Nous n'en avons pas un.
L£àNDRB.
Hé bien ! il en faut £adre.
Voilà votre portier et votre secrétaire :
Vous en ferez , je crois, d'excellents avocats;
Ils sont fort ignorants.
l'intimé.
Non pas , Monsieur, non pas.
J'endormirai Monsieur tout aussi bien qu'un autre. 635
PETIT JEAN.
Pour moi , je ne sais rien; n'attendez rien du nôtre.
LÉÀNDRE.
C'est ta première cause , et l'on te la fera.
PETIT JEAN.
Biais je ne sais pas lire.
, LÉÀNDRE.
Hé ! l'on te soufflera *.
I . Un amené âgnifie on ordre d*«menfr.
a. Far. [lÀkKDKiL, Hé! Ton te soofflera.]
PRIT JiÂN. Je TOUS entends, ooi; mais d*ane première caoae,
Monsienr, à l'aTocat revient-il quelque chose ?
lÀAm. Ah , fi ! Garde-toi bien d*en Tonloir rien toucher :
C'est hi cause d'honneur, on Tacheté bien cher.
On sème des billets par toute la famille ;
Et le petit garçon et la petite fille,
Oncle, tante, contins, tout vient, jusques au chat,
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ACTE II, SCÈNE XIV. 199
DÀNDIIf.
Allons nous préparer. Çà, Messieurs , point d'intrigue !
Fermons Fœil aux présents, et Toreille à la brigue. 640
Vous, maître Petit Jean, serez le demandeur;
Vous, maître Tlntimé, soyez le défendeur.
Dormir an plaidoyer (') de Monsieur l'aTocat.
OAXD. [Allons noos préparer. Çà, Messieurs, point d'intrigue.] (1669)
(«) n y ApUàdoxi dans Tédition de 1669.
FIN DU SECOND ACTE.
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aoo LES PLAIDEURS.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
CHICANNEAU, LÉANDRE, LE SOUFFLEUR.
CHICANIIEAU.
Oai , Monsieur, c'est ainsi qu'ils ont conduit Taffaire.
L'huissier m'est inconnu, comme le commissaire.
Je ne mens pas d'un mot.
LÉÀNDRB.
Oui , je crois tout cela ; 645
Biais si vous m'en croyez, vous les laisserez là^
/ -^ En vain vous prétendez les pousser l'un et l'autre,
■^'^ Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.
Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés
A faire enfler des sacs l'un sur l'autre entassés ; 6 5 o
Et dans une poursuite à vous-même contraire'....
I . Kar, Et dans une poursuite à Tous-méme funeste,
Vous en roulez encore absorber tout le reste.
Ne Tandroit-il pas mieux, sans soucis, sans chagrins.
Et de Tos rerenus régalant tos Toisins,
Vivre en père jaloux du bien de sa famille,
Pour en laisser un jour le fonds à Totre fille.
Que de nourrir un tas d^ofificiers af&més
Qui moissonnent les champs que tous arez semés ;
Dont la main toujours pleine, et toujours indigente,
S'engraisse impunément de vos chapons de rente ?
Le beau plaisir d'aller, tout mourant de sommefl,
A la porte d'un juge attendre son réveil.
Et d'essuyer le vent qui tous souffle aux oreilles.
Tandis que Monsieur dort, et cnTe tos bouteilles I
Ou bien, si vous entrez, de passer tout un jour
A compter, en grondant, les carreaux de sa cour!
Hé ! Monsieur, croyez-moi, quittez cette misère,
cnc. [Vraiment, tous me donnez un conseil salutaire.] (1669)
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ACTE III, SCENE ,1. aoi
CHICÂHIIBAU.
Vraiment, vous me domiez un conseil salutaire,
E{ devant qu il soit peu je veux en profiter ;
Hais je vous prie au moins de bien solliciter.
Puisque Monsieur Dandin va donner audience , s 5 5
Je vais faire venir ma fille en diligence.
On peut rinterroger, elle est d^ bonne foi ;
Et même elle saura mieux répondre que moi.
LÉÂNDRE.
Allez et revenez : Ton vous fera justice.
LB SOUFFLBUR.
Quel homme !
SCÈNE IL
LÉANDRE, LE SOUFFLEUR.
L^àNDRB.
Je me sers d'un étrange artifice ; 66 o
Hais mon père est un homme à se désespérer,
Et d*une cause en Fair il le faut bien leurrer.
D'ailleurs j'ai mon dessein, et je veux qu'il condanmc
Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane.
Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas. 665
SCÈNE III.
DANDIN, LEANDRE, L'INTIME, PETIT JEAN*,
LE SOUFFLEUR.
DANDIN.
Çà , qu'étes-vous ici ?
I. L'nrrmà et WKm jbah, «• robe, (1736 et M. Aimé-Martm)
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!io2 LES PLAIDEURS.
L^AICDRB.
Ce sont les avocats.
DANDIN.
Vous?
LB SOUFFLEUR.
Je Tiens secourir leur mémoire troublée * .
DÀIfDIN.
Je vous entends. Et vous?
L^ANDRB.
Moi ? Je suis rassemblée.
DANDIN.
Commencez donc.
LE SOUFFLEUR.
Messieurs....
PETIT lEAN.
Oh ! prenez-le plus bas :
Si vous soufflez si haut , Ton ne m'entendra pas. 670
Messieurs.. ..
DANDIN.
Couvrez- vous.
PETIT /BAN.
Oh! Mes....
DANDIN
Couvrez-vous, vous dis-je.
PETIT JEAN.
Oh ! Monsieur, je sais bien à quoi l*honneur m'oblige.
DANDIN.
Ne te couvre donc pas.
I . Cette idée da Souffleur a peat-étre été emprimtée aa Aonum bourgeois
(p. 5o3)| où Belaitre, prérM trèt-ignorant, a besoin de oe qne Fnietière ap-
pelle un siffleur, « Il y avoit on adrocat qui montoit aa «iége aaprés de loi,
pour loi tcrrir de conseil on de tmdieman , qui lui sonfiBoit mot à mot tont
œ qn*il aoroit à prononcer. »
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ACTE III, SCÈNE III. ao3
PETIT JBAJf y 86 conTraïU.
Messieurs.... Vous^, doucement;
Ce que je sais le mieux, c'est mon commencement.
Messieurs , quand je regarde avec exactitude ^ 675
L'inconstance du monde et sa vicissitude ;
Lorsque je vois, parmi tant d'hommes différents,
Pas une étoile fixe, et tant d'astres errants;
Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune;
Quand je vois le soleil , et quand je vois la lune; 6S0
Quand je vois les États des Babiboniens'
Transférés des Serpans^ auxNacédoniens*;
Quand je vois les Lorrains', de l'état dépotique',
Passer au démocrite', et puis au monarcViique;
Quand je vois le Japon. . . .
l'intimé.
Quand aura-t-il tout vu ? 685
PETrr JBAN.
Oh ! pourquoi celui-là m'a-t-il interrompu ?
Je ne dirai plus rien.
daNdin.
Avocat incommode.
I. Uya ici, du» Téditioii de 1736 et dans oeDe de M. Aimé-Martin, l'in-
dicati(m : « Am souffUmr. »
a. Dans Us Plaidojrés de M, Gaultier (tome II, publié par Gueret, 16S8),
le qnatorxième plaidoyer, eotUre la Requête didle touchant le Prieuré de la
Charité, prononeé aa mois d*ao6t 1646, et dans lequel noua aurons à signaler
mie antre imitation de Racine, a on exorde dont le tour rappelle celui de
Petit Jean: « Messieurs, quand je vois dans cette cause le concours de tant de
puissaneea, .... quand je considère ce partage de brigues et de £iTeurs, etc. »
La ressemblance a déjà été signalée dans le commentaire des Historiettes de
Tallemant des Réaux (édition de i858), tome II, p. 190. Mais peut-être la
répétition : quand je vois^ quand je voiSf et la boutade : Quand aura-4-il tout
9U? ont-elles été suggérées à Racine par la lecture du livre dixième de VAlarie
de Scndérj, dans lequel une quarantaine de rers commencent inTariablement
par : Je vois, Je pois,
3. Babyloniens. — 4. Persans. — 5. Bfacédoniens. — 6. Romains. — 7. Des-
potique. — s. Démocratique. {Notes de Racine, placées entre les lignes dans
les anciennes éditions.)
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ao4 LES PLAIDEURS.
Que ne lui laissez-vous finir sa période?
Je suois sang et eau , pour voir si du Japon
n viendroit à bon port au fiait de son chapon , 690
Et vous rinterrompez par un discours frivole.
Parlez donc, avocat.
PETIT JEAN.
J'ai perdu la parole.
LÉANDRE.
Achève, Petit Jean : c'est fort bien débuté.
Mais que font là tes bras pendants à ton côté ?
Te voàà sur tes pieds droit comme une statue. 6$ 5
Dégourdis-toi. Courage! allons, qu'on s'évertue.
PETIT JEAN, remnant les bras.
Quand. ... je vois.... Quand.... je vois....
LÉANDRE.
Dis donc ce que tu vois.
PETIT JEAN.
Oh dame! on ne court pas deux lièvres à la fois.
LE SOUFFLEUR.
On lit....
PETIT JEAN.
On lit....
LE SOUFFLEUR.
Dans la....
PETIT JEAN.
Dans la. . . .
LE SOUFFLEUR.
Métamorphose.
PETrr JEAN.
Q>mment?
LE SOUFFLEUR.
Que la métem....
PETrr JEAN.
Que la métem....
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Psycosc.
ACTE m, SCENE IIL
LB flOUFFUnJE.
PBTIT IBAN.
LE SOUFFLBUB.
Hé ! le cheval !
PETIT JEAN.
Elle cheval....
LE SOUFFLEUR.
PETIT JEAN.
aoS
psycose.
Encor!
Encor.
Le chien
LE SOUFFLEUR.
I
PETIT JEAN.
Le chien....
LE SOUFFLEUR.
Le butor!
PETIT JEAN.
LE SOUFFLEUR.
Le butor.. ..
Peste deTavocat!
PETIT JEAN.
Âh! peste de toi-même I
Voyez cet autre avec sa face de carême !
Va-t'en au diable !
DANDIN.
Et vous, venez au fait. Un mot 705
Du fait.
PETIT JEAN.
Hé ! faut-il tant tourner autour du pot?
Ils me font dire aussi des mots longs d'une toise ,
De grands mots qui tiendroient d'ici jusqu'à Pontoise.
Pour moi, je ne sais point tant faire de façon
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io6 LES PLAIDEURS.
Pour dire qu'an mâtin Tient de prendre un chapon. 710
Tant y a qu^il n'est rien que votre chien ne prenne ;
Qu'il a mangé là-bas un bon chapon du Maine;
Que la première fois que je l'y trouverai,
Son procès est tout fait, et je Tassommerai.
LBANDRE.
Bdle conclusion , et digne de Texorde ! 715
PETIT JEAN.
On Fentend bien toujours. Qui voudra mordre y morde.
DANDIN.
Appelez les témoins.
LÉANDRE.
C'est bien dit, s'il le peut :
Les témoins sont fort chers, et n'en a pas qui veut.
PETIT XEAlf.
Nous en avons pourtant, et qui sont sans reproche.
DANDIN.
Faites-les donc venir.
PETrr JEAN.
Je les ai dans ma poche. 7^0
Tenez : voilà la tète et les pieds du chapon ^
Voyez-les, et jugez.
l'intima.
Je les récuse.
DANDIN.
Bon!
Pourquoi les récuser?
l'intimé.
Monsieur, ils sont du Maine.
DANDIN.
n est vrai que du Mans il en vient par douzaine.
1. « Toùç fjLxprvpoiç yctp IvxaAfi.
AècCf^rt fiApTupoii irapciMu, rpi^îoiff
AetSuxùLf rupdxvT/ivrtv
{Guêpes, ren 955-957.)
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ACTE III, SCENE III. 207
L^niTlBIB.
Messieurs..
DANDIN.
Serez-vous long , avocat ? dites-moi * . 7*5
L'iNTIlli.
Je ne réponds de rien.
DANDIir.
n est de bonne foi.
L INTIMl£ 9 d*un ton finissant en fanstet.
Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable ,
Tout ce que les mortels ont de plus redoutable ,
Semble s*étre assemblé contre nous par hasar :
Je veux dire la brigue et l'éloquence '. Car 730
D'un côté le crédit du défunt m'épouvante;
Et de l'autre côté l'éloquence éclatante
De maître Petit Jean m'éblouit.
I . « Quand llntimé répond aa juge qni Ini demande s'il sera long, en disant
omi contre la coutnme, c'est M. de Montauban ; et il me sourient de loi aroir
entendu dire en pareille occasion par Monsieur le premier président : a Du
« moins, tous êtes de bonne foi. » (Menagianay tome III, p. a6.)
a. « Par llntimé qui emploie, dans une cause de bihut (une cause qui roule
sur une haffateUe)^ le magnifique exorde de Toraison [de Cicéron]pro Quintio:
m Qn» res in ciritate du» plurimum possunt , hae contra nos ambce facinnt
«f in hoc tempore, summa gratia et eloquentia, etc., » on a touIu tourner en
ridicule M. P..., qui, dans un procès qu'un pâtissier avoit pour une vétille
contre un boulanger, s'étoit servi du même exorde. J'ai entendu dire que
l'avocat de la partie adverse lui dit : « Maître p**** ne se tiendra pas pour
«f interrompu, si je lui dis que pour l'éloquence, je n'en ai jamais été autrement
« soupçonné; quant au crédit de ma partie, c'est un mattre boulanger de petit
« pain. » (Menagiana^ tome III, p. a5.) M. P.... est, dit-on généralement,
M. Patm. Pent-étre, comme nous l'avons dit dans la Notice, n'est-il pas très-
▼ndsemblable que Racine ait cru trouver matière à s'égayer à ses dépens.
D'ailleurs l'anecdote du Menagiana est une de celles qui couraient depuis
longtemps, et qu'on attribuait à di^érents avocats. Talleoiant des Réauz
(tome VII, p. 273) la conte aussi à sa manière : « Un jeune advocat, ayant à
plaider contre un nommé Desfitas , bon praticien et non autre chose, s'avisa
de prendre l'exorde de l'oraison pour Quintius. Desfitas aussitôt prit la parole
et dit: « Messieurs, l'advocat de la partie adverse ne se tiendra pas pour in-
«terrompu : je ne me pique point d'éloquence, et ma partie est un savetier. »
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ao8 LES PLAIDEURS.
DANDIN.
Avocat,
De votre ton vous-même adoucissez Téclat.
L^INT1BI]£, da beau ton.
Oui-da, j'en ai plusieurs.... Mais quelque défiance 755
Que nous doive donner la susdite éloquence,
Et le susdit crédit , ce néanmoins , Messieurs ,
L'ancre de vos bontés nous rassure d'ailleurs ^
Devant le grand Dandin l'innocence est hardie ;
Oui j devant ce Caton de basse Normandie , 740
Ce soleil d'équité qui n^est jamais terni :
Fietrix causa diis placuit^ sed victa Caioni*.
DANDIN.
Vraiment , il plaide bien.
L'iNTIMlf.
Sans craindre aucune chose ,
Je prends donc la parole , et je viens à ma cause.
Aristote , primo , péri Politicon * , 7 4 5
Dit fort bien....
DANDIN.
Avocat, il s'agit d'un chapon,
1 . NoAB aYons saivi la ponctnatioii detoates let anciennes éditioiu. M. Aimé-
Martin ponctue ainsi :
L*ancre de tqs bontés nous rassure. D'aiDenrs,
Deunt, etc.
a. La cause du yainqueor a pour elle les Dieux, la cause du Taincn a pour
elle Caton. (Luoain, Pkarsale, lirre I, vers ia8.) — Racine a peut-être em-
prunté cette citation au quatorzième plaidoyer, déjà cité, de TaTOCit Gaultier :
« Que dirai-je davantage? Le ciel qui a décidé du droit des combats a pris
notre parti contre vous,
FUtrix causa Dits plaeiùt.
Et eûtes les Gâtons, tant que vous voudrez, par des jugements téméraires et
présomptueux, pour témoigner que la cause des vaincus vous platt, etc. »
3. « Dans le premier livre de la Politique^ » 7Cf/»c lioJicTtxfiif. L'ouvrage cité
d' Aristote est intitulé : UoJicTcxà.
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ACTE III, SCÈNE IIL 209
Et non point d'Âristote et de sa Politique '.
L^INTIMB.
Oui ; mais Tautorité du Péripatétique'
Prouveroit que le bien et le mal....
DANDIN.
Je prétends
Qu'Aristote n'a point d'autorité céans. 7 5o
Au fait.
l'intimé.
Pausanias, en ses Corinthiaques^»...
DANDIN.
Au &it.
l'intimé.
Rebuffe....
DANDIN.
Au fait, vous dis-je.
l'intimé.
Le grand Jacques*....
I . « Ced, dit Luneau de Boisjennain, est une imitatioii de répigramme xn.
da Utto Vil de Martial, in Posihumum eausidicum^ que M. de la Monnoye
a traduite ainsi :
Pour trois moutons qu'on m*aToit pris,
J'avois un procès au bailliage.
Gui, le phénix des beaux esprits,
Plaidoit ma cause et faisoit rage.
Quand il eut dit un mot du fait,
Pour exaeérer le forfait
Il cita bi ^ble et l'histoire,
Les Aristotes, les Platons.
Gui, laissez là tout ce grimoire,
Et retournez à vos moutons. »
a. Ce vers est ainsi ponctué dans les éditions de 1669 et de 1S76:
Oui mais. L'autorité du Péripatétiqne, etc.
— Le Péripatétique est Aristote , dief de l'école dite péripatéticienne.
3. Pausanias, historien grec du second siècle. Son Fbjage en Grèce est divisé
en dix livres, dont chacun porte le nom de la contrée qu'il décrit : les Attiques^
les CorinthiaqueSf etc.
4. Kehufft (Pierre Rebuffi), jurisconsulte français, né en 1487, mort en i557,
a écrit sur 1m matières bénéficiales. — Le grand Jacques pourrait bien être
Jacqnes Cujas, né à Toulouse en 1 5ao, mort en i $90.
J. Raciss. n i4
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!iio LES PLAIDEURS.
DANDIN.
Au fait , an &it , an fait.
l'intimb.
Armeno Pul, in Prompt*....
BANDIN.
Ho ! je te vais juger*.
l'intimé.
Ho ! TOUS êtes si prompt !
(Vite.)
Voici le fait. Un chien vient dans une cuisine; 755
Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.
Or celui pour lequel je parle est affamé ;
Celui contre lequel je parle autem plumé ;
Et celui pour lequel je suis prend en cachette
Celui contre lequel je parle. L*on décrète : 760
On le prend. Avocat pour et contre appelé ;
Jour pris. Je dois parler, je parle, j'ai parlé.
DANDIN.
Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire!
n dit fort posément ce dont on n'a que faire ,
Et court le grand galop quand il est à son fait. 76S
I. yar, Armen Pul en son Prompt.,,, {iGôg)
— La ciution de rintimé est interrompue. II allait dire : « Armeno Pul in
Promptuario. » Constantin ffarmenopul on Harmenopoulot est on jorisconMilte
grec du qnatorziàne siècle. Son ouvrage, autrefois célèbre, Hpéy^gtpov vd/iMv,
Manuel des lois, a été plusieurs fois traduit en latin, sous le titre de Prompimm-
rtumjuris ewilu,-^ Nous avons, pour ce nom d'Harmenopnl, conservé Tor-
tbographe des éditions imprimées du vivant de Racine. L'édition de 1786
donne, comme les éditions les plus récentes , Barmenopul. Nous ne saurions
dire si ce nom a été défiguré par la &ute des imprimeurs, ou si on le citait
ainsi an temps de Racine. — Louis Racine défigure encore plus le nom de ce
jurisconsulte. II le nomme Aménophus,
a. La colère de Dandin contre Tlntimé, et ses cris répétés : Au fait ^ forment
nae scène que le Palais avait vue souvent. Tallemant (tome Vil, p. a 7 5) a en-
core ici une petite historiette qu*il est k propos de citer : « A Thoulonse un
jeune advocat commença son plaidoyer par : « Le Roy Pyrrhus. » Il y avoit
alors un président fort rébarbatif, qui lui dit : Au fait! au Jaitl Quelqu'un
eut pitié du pauvre garçon, et représenta que c'estoit une première cause.
« Eh bien ! dit le président, pariez donc, Tadvocat du Roy Pyrrhus. »
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ACTE m, SCÈNE III. an
L'iHTIlii.
Mais le premier, Monsieur, c'est le beau.
DANDIN.
C'est le laid.
A-t-on jamais plaidé d'une telle méthode?
Mais qu'en dit l'assemblée?
LÉANDRB.
Il est fort à la mode.
L nrriM]£ , d*iiii ton Téhément.
Qu'arrive-t-il , Messieurs ? On vient. Comment vient-on ?
On poursuit ma partie. On force une maison '. 770
Quelle maison ? maison de notre propre juge !
On brise le cellier ' qui nous sert de reAige !
De vol , de brigandage on nous déclare auteurs !
On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,
A maître Petit Jean , Messieurs. Je vous atteste : 7 7 s
Qui ne sait que la loi Si quis canis , Digeste ,
De Vi^ paragrapho. Messieurs, Caponibus^ ^
Est manifestement contraire à cet abus ?
Et quand il seroit vrai que Citron , ma partie ,
Auroit mangé , Messieurs , le tout , ou bien partie 780
Dudit chapon : qu'on mette en compensation
Ce que nous avons fait avant cette action.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée?
Par qui votre maison a-t-elle été gardée?
Quand avons-nous manqué d'aboyer au larron * ? 785
I. Les édidons de 170a, de I7i3y de 1728 donnent ; la moùon.
a. Les anciennes éditions ont : « le sellier. »
3. L'Intimé cite b loi imaginaire : « Si qois canls, » si quelque ehisUj titre «c de
Vi, » de la Kioleneey paragraphe <« Caponibos, » des Chapone, dans le Digeste.
On sait que le Digeste est an recueil de décisions des joriseonsaltes, composé
par Tordre de l'onperenr Jnsfinien.
4. Bdéljdéon fait raloir de semblables serrices en faveor dn cbien Labès :
^Ky«.Bbi yAç kart xac Siùxti rwç At/xovf....
. . . 9oG itpo/JLOLXfTKi xac fuXoimi rhv Bûpav,
[Guipes, vers 971 et 976.)
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aia LES PLAIDEURS.
Témoin trois procureurs , dont icelui Citron
A déchiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous justifier, voulez- vous d'autres pièces ?
PETIT JEAN.
Bfattre Adam....
L'irrriMÉ.
Laissez-nous.
PETIT JEAN.
L'Intimé....
Laissez-nous.
PETIT JEAN.
S'enroue*.
l'intime.
Hé! laissez-nous. Euh! euh!
DANDIN.
Reposez-vous ,
Et concluez.
l'intimé, d*im ton pesant.
Puis donc, qu'on nous, permet, de prendre'.
Haleine, et que Ton nous, défend, de nous, étendre.
Je vais, sans rien obmettre , et sans prévariquer,
Gompendieusement ' énoncer, expliquer,
I . La phrase, deux fois interrompue, de Petit Jean parait deroir être lue de
fuite : « Maître Adam rintimé s^enroue. s Ce nom d'Adam n'est donné à l'Intimé
dans aucun antre passage de la pièc^. Nous hasarderons cette explication : Petit
Jean, qui reut appeler Plntimé maUrty de même que celui-ci Ta app^ maître
Petit Jean^ et qui ne connaît d'autre maître que Maître Adam, le poète po-
pulaire, ajoute à la qualification de maître le nom ^Adam^ comme s'il en était
inséparable.
a. Pour la ponctuation de ce vers et des cinq vers suivants nous avons soivi
le texte de \^t^. Les éditions suivantes ont de moins la virgule après exposer,
an vers 795; l'édition de 1697 n'en a pas non plus après le premier nome^ an
vera 79a.
3. CompendUmeemerU signifie : en abrégeant. « C'est une faute ridicule, dit
M. littré dans son Dictionnaire de la langue française, d'employer ce mot
pour dire avec détail^ sans rien omettre et tout au long. Il n'est pas sAr que
Racine n'ait pas voulu la Caire faire à son (aux avocat. » Nous croyons qu'il dut
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ACTE III, SCÈNE III. ai3
Exposer, à vos yeux , Tidée universelle 795
De ma cause, et des faits, renfermés, en icelle.
DÀNDIN.
U auroit plus tôt fait de dire tout vingt fois,
Que de Tabréger une. Homme , ou qui que tu sois ,
Diable , conclus ; ou bien que le ciel te confonde !
l'intimé.
Je finis.
DANDIN.
Ah!
l'intimé.
Avant la naissance du monde. ... 800
DÀNDIN , bâillant.
Avocat , ah ! passons au déluge.
l'intimé.
Avant donc
La naissance du monde , et sa création ,
Le monde , l'univers , tout , la nature entière
Étoit ensevelie au fond de la matière.
Les éléments, le feu, l'air, et la terre, et l'eau , 80 5
Enfoncés, entassés, ne faisoient qu'un monceau,
Une confusion , une masse sans forme ,
Un désordre , un chaos , une cohue énorme :
Unus erat toto naturse çultus in orbe^
Quem Grœci dixere chaos*, rudis indigestaque moles^.
s'en tenir à U remarque de M. Gerozez, qne cite M. Littré dans le même artide :
«< Compendieuiement exprime si bien le contraire de ce qa'il signifie, qne bien
des gens y sont pris et loi donnent le sens de longuement, La Harpe a fort bien
dit : « Où l'auteur a-t-il été chercher ce mot de six syllabes, qui tient un demi-
ce Ters, et qui signifie en abrégé? C'est une bonne fortune. »
I. Ce mot est écrit &thot dans les éditions publiées du vivant de Racine.
L'orthographe est la même, en français, au vers 817.
a. <c La nature avait partout une même figure. Cest ce que les Grecs ont
nommé le chaos f masse informe et confuse. » (Ovide, Métamot phases, livre ly
vers 6 et 7.) Dans le second vers le mot Cneci est de trop. C'est une glose qne
des éditions à l'usage des écoliers ont pai-fois placée dans le texte entre paren-
thèses. — Après le vers 810, l'édition de 1786 et celle de M. Aimé-Martin ont
cette indication : « Dandin, endormi, se laisse tomber. »
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ai4 LES PLAIDEURS.
LÉÀNDRB.
QoeDe chute ! Mon père !
PETIT JEAN.
Ay ! Monsieur. Gomme il dort!
lkândrb.
Mon père, éveillez-vous.
PETIT JEAN.
Monsieur, étes-vous mort?
LEANDRB.
Mon père!
DANDIN.
Hé bien ? hé bien ? Quoi? Qu'est-ce ? Ah ! ah !
[quel homme!
Certes, je n'ai jamais dormi d'un si bon somme.
LEANDRB.
Mon père , il faut juger.
DANDIN.
Aux galères.
LEANDRB.
Un chien 8 1 5
Aux galères !
DANDIN*
Ma foi ! je n'y conçois plus rien ' :
De monde , de chaos , j'ai la tète troublée.
Hé I concluez.
L INTIMl£ y loi présenUnt de petits cbieiit.
Venez, famille désolée ;
Venez, pauvres enfants qu'on veut rendre orphelins* :
I. L'édition de 1786 etceUe de M. Aimé-Martin donnent ici laTariante : c« Je
n*y oonnois plus rien. » BAais nous ne la trouvons que là.
%, IloC rà ncuiiec;
!iwa€atvcr', & itowipoL^ xaî xyuÇoû/icva
Alrtïrty xàvTtSoJlctTC, xac ioMpùtrt.
(Guêpe*, yen 995-997.)
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ACTE III, SCENE III. ai5
Venez faire parler vos esprits enfantins*. Sao
Oui , Messieurs , vous voyez ici notre misère :
Nous sommes orphelins; rendez-nous notre père,
Notre père , par qui nous fïunes engendrés ,
Notre père , qui nous....
DANDIN.
Tirez, tirez, tirez*.
l'intimé.
Notre père, Messieurs... •
DANBIN.
Tirez donc. Quels vacarmes !
Ils ont pissé partout.
l'intimé.
Monsieur, voyez nos larmes'.
DANDIN.
Oufi Je me sens déjà pris de compassion^.
Ce que c*est qu'à propos toucher la passion !
Je suis bien empêché. La vérité me presse;
Le crime est avéré : lui-même il le confesse. sso
Mais s'il est condamné , l'embarras est égal :
Voilà bien des enfants réduits à l'hôpital.
Mais je suis occupé , je ne veux voir personne.
i.F'ar, Venez faire parler tm «oapirt enfiuui^s* (1669 et 76)
2. KaerocSoe, xarâSo, xaràSo, xarocëa
{Guêpes, ver* 998.)
«c TireZf Urez^ terme, dit le Dictionnaire de P Académie, dont on se seiTsit
aotrefois pour chasser on chien. » Maacarille, dans V Étourdi de HoUère,
acte IV, scène Yin, en fait une application irrévérencieuse àsonmattre Lélie:
Tirez, tirez, tous dis-je, ou bien je toos assomme.
^,Far, Ib ont pissé partout, l'oit. Monsieur, ce sont leurs lannes. (1669)
4. AJêot, Tt ouv xh xcutév iror' (v^* Srsi futXârtOfjMi;
Kaxé'j Tt n€pt€a(»€i /m, xdêyairc^5o/Mcc.
(Guêpes^ Ters 99a et 993.)
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ai6 LES PLAIDEURS.
SCÈNE IV.
CHICANNEAU, ISABELLE, etc.*.
chicànnbàu.
Monsieur....
DANDIK.
Oui, pour vous seuls Faudience se donne^.
Adieu. Mais , s'il vous platt, quel est cet enfant-là* ? 835
CHICANIfSAI].
C'est ma fille , Monsieur.
BÀNDIN.
Hé ! tôt , rappelez-la.
ISABELLE.
Vous êtes occupé.
DÀNDIN.
Moi! Je n'ai point d'affaire.
Que ne me disiez-vous que vous étiez son père?
CHICAlfNEAI}.
Monsieur....
DAIfDIN.
Elle sait mieux votre affaire que vous.
Dites. Qu'elle est jolie , et qu'elle a les yeux doux ! 840
Ce n'est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse.
I. L*édition de 1669 donne ainsi les noms des personnages : oncAincBAir,
UAWua, DANDDi, LBAMDEE, etc.; et elle omet le nom de oelui qui oommewee la
scène en disant : Monsieur^
a. Les éditions de 1768, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont a^ant ce
▼ers Pindication : « dandin, k Petit Jean et k V Intimé. » — L'édition de 1676,
dans ce même vers, a : « ponr toos seul, v Dans l'édition de 1807 (avec eom-
mentaires de la Harpe), l'éditeur adopte ce dernier texte, et dit : c Ceci s'a-
dresse ironiquement à Chicannean , et non pas affirmatirement à l'Intimé et à
Petit Jean, m 11 suppose un point d'exclamation à la fin du vers.
3. Les éditions de 170^, de 171 3, de 1718 ont : cette enfant-lk. Comme la
phrase entière s'y lit : « quel est cette enfant-là? » il doit y avoir une faute d'im-
pression , qui peut tomber aussi bien sur quel que sur cette.
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ACTE III, SCÈNE IV.
ÎI17
Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse.
Savez-yous que j'étois un compère autrefois?
On a parlé de nous.
ISABELLE.
Ah ! Monsieur, je vous crois.
DÂNDIN.
Dis-nous : à qui veux-tu faire perdre la cause? 845
ISABELLE.
A personne.
DANDIN.
Pour toi je ferai toute chose.
Parle donc.
ISABELLE.
Je vous ai trop d'obligation.
DANBIN.
N*avez-vous jamais vu donner la question * ?
ISABELLE.
Non ; et ne le verrai , que je crois , de ma vie.
DANDIN.
Venex , je vous en veux faire passer l'envie. 8 5o
ISABELLE.
Hé ! Monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ?
DANDIN,
Bon ! Cela fait toujours passer une heure ou deux.
CHTCANNEAU.
Monsieur, je viens ici pour vous dire....
l£andre.
Mon père,
I . « Bdastre ne laissoit pat d'employer ses soins à faire la cour à Collantine
et à lui eonter des fleurettes aussi douces que des chardons.... Il lui fdsoit
iiailler |4ace commode dans les lieux publics, pour voir les pendus et les roués
qu'il faiaoit exécuter. » [le Rommn bourgeoisj p. 533.) On se rappelle dans le
Malade imaginaire (postérieur de quatre années aux Plaideurs) Thomas Dia-
foims disant à Angélique (acte II, scène n) : « Je vous invite à venir voir, l'un
de ces jours, pour vons divertir, la dissection d'une femme. »
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ai8 LES PLAIDEURS.
Je vous vais en deux mots dire toute Taffaire :
C'est pour un mariage. Et tous saurez d'abord 8 55
Qu'il ne tient plus qu'à vous , et que tout est d'accord.
La fille le veut bien ; son amant le respire;
Ce que la fille veut, le père le désire.
C'est à vous de juger.
BÀNDIII y se rtaseyant.
Mariez au plus tôt :
Dès demain y si l'on veut; aujourd'hui, s'il le &ut. 860
LÉÀNDIUB.
Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père :
Saluez-le.
CHICÂNlflLLU.
Comment?
DÀNDIN.
Quel est donc ce mystère?
LBANDRB.
Ce que vous avez dit se fait de point en point.
DÀNDIN.
Puisque je l'ai jugé, je n'en reviendrai point.
CHICANNBÀU.
Mais on ne donne pas une fille sans elle. k 6 5
LÉANDRB.
Sans doute , et j'en croirai la charmante Isabelle.
CHICAHNEAU.
Es-tu muette ? Allons , c'est à toi de parler.
Parle.
ISABELLE.
Je n'ose pas , mon père, en appeler.
CHIC Alf USAI].
Mais j'en appelle, moi.
LÉANORB^.
Voyez cette écriture.
I . lÀàKDtLEy Ui moiuramt mm papier. (i736 et M. Aimé-Martîii)
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ACTE III, SCENE IV. ÎI19
Vous n'appellerez pas de votre signature ? 870
CHICÀinfBAU«
Plaît-a?
DÀNDIIf.
C'est un contrat en fort bonne façon.
GHICÀimBÀU.
Je vois qu'on m'a surpris; mais j'en aurai raison :
De plus de vingt procès ceci sera la source.
On a la fille, soit : on n'aura pas la bourse.
L^ANBRB.
Hé ! Monsieur, qui vous dit qu'on vous demande rien ?
Laissezrnous votre fille, et gardez votre bien.
CHICANNXAU.
Ah!
uLlndrb.
Mon père, étes-vous content de l'audience?
DAIf Dm.
Oui-da. Que les procès viennent en abondance ,
Et je passe avec vous le l'esté de mes jours.
Mais que les avocats soient désormais plus courts, s Su
Et notre criminel?
LSANORS.
Ne parlons que de joie :
Grâce ! grftce ! mon père.
DANDIN.
Hé bien , qu'on le renvoie :
Giest en votre faveur, ma bru, ce que j*en fieds.
Allons nous délasser à voir d'autres procès.
im DU TEOiBiiini it dernier acte.
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BRITANNICUS
TRAGÉDIE
1669
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NOTICE.
Britarmicus fut joué pour la première fois sur le théâtre de
l'Hôtel de Bourgogne, le vendredi 1 3 décembre 1669. Cor-
neille assistait, dans une loge, à cette représentation, qui se
termina à sept heures du soir, et dont il ne sortit sans doute
pas sans avok* fait entendre autour de lui quelques-unes de
ces critiques de la pièce dont Racine a cité un exemple dans
sa première préface, tonte pleine de ripostes si vives, si amères.
La cabale des poètes envieux , qui d'ordinaire se tenait réunie
au théâtre , en un groupe très-redouté, s'était dispersée cette
fois dans la salle, afin d'agir un peu partout s^s être reconnue.
L'assemblée n'était pas aussi nombreuse qu^'on avait dû s'y
attendre, parce qu'il y avait ce même jour sur la place pu-
blique une autre tragédie sanglante, une exécution capitale,
qui avait disputé à la pièce de Racine l'affluence des specta-
teurs. Sans cette concurrence imprévue que la Grève fit à
l'Hôtel de Bourgogne, nul doute que la représ|ptation n'eût
été de celles où l'on n'avait pas accès sans risquer de se faire
étouffer. Le prix des places du parterre avait été doublé, ce
que nous présumons d'ailleurs avoir été l'usage, sinon pour
toutes les premières représentations, au moins pour celles des
pièces des grands auteurs.
Si nous connaissons si exactement la date et quelques-imes
des circonstances de la première représentation de Britanni^
cusy c'est que Boursanlt en a fixé le souvenir dans les pre-
mières pages d'une petite nouvelle intitulée : Artemise et Po-
liante^ et publiée très-peu de temps après ^. Pour la date, les
I. jârtemisê et PoUante, Nou9ûlU^ A Paris, chez René Gnignardy
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aîi4 BRITANNICUS.
frères Parfait, dans V Histoire du Thédire français ^^hèsiteai
entre le 1 1 (ils auraient dû dire le lo) et le i3 décembre; mais
le supplice du marquis de Gourboyer, dont parle Bonrsanlt,
ne laisse aucune incertitude^. Le même Boursault nous fait
connaître quels furent les acteurs qui jouèrent d'original dans
Britannicus»
Le récit de Boursault n'est pas seulement curieux par tous
les renseignements précis qu^il nous donne, mais aussi parce
qu'en dépit de ses froides plaisanteries, il est vivant. C'est le
seul témoignage contemporain qui nous fasse, on peut le dire,
assister réellement à une de ces anciennes représentations. Il
nous met sons les yeux jusqu'aux passions diverses dont les
spectateurs y étaient agités. Nous ne devons pas oublier sans
doute que c'est un guide malveillant qui nous place à ses c6tés
dans la salle de T Hôtel de Bourgogne ; mais s*il veut nous mon-
trer la nouvelle tragédie de Racine sous le jour le moins favo-
rable, nous y gagnons du moins de surprendre à leur naissance
quelques-unes des critiques qui assaillirent Britcmnicus dès
qu'il parut sur le théâtre, et c qui sembloient, nous dit Racine,
le devoir détruire. » Il faut donc transcrire ces pages de Bour-
sault, quoiqu'elle aient été déjà souvent citées : c •••. Il éloit
sept heures soniffi^ par tout Paris, quand je sortis de l'Hôtel
M.DC.LXX. Un vol. in-ii. — Le récit de la représenUtion de Bri'
tanmcus est le début de la NouveUe^ p. 1-16.
I. Tome X, p. 4a6.
1. Le marqijiis de Goarboyer, gentilhomme huguenot, condamné
à mort pour une dénonciation calomnieuse de lèse-majesté contre le
sieur d'Aunoy, aurait en la tète tranchée en grève, le samedi i4 dé-
cembre i6f>9, si l'on s'en rapportait au Journal de d*Ormesson (voyez
le tome II de ce Journal^ p. 679, édition de M. Chéruel). Mais le
samedi n'étant pas un jour de représentations théâtrales, et Bour-
sault n'ayant pu se tromper lorsqu'il a écrit que l'exécution eut lien
le jour où Britannictts fut joué pour la première fois, il est évident
qu'il y a une petite erreur dans le souvenir de d'Ormesson. Le pro-
cès^verbal du premier commis au greffe de la cour du Parlement ,
qui est aux Archives de l'Empire (section judiciaire, instructions,
n** 1404), constate eu effet que le vendredi i3 fut réellement le jour
de l'exécution. M. Francis Ravaisson a eu l'obligeanoe de nous
indiquer ce document, que nous avons eu la permission de consulter.
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NOTICE. ^ 2îiS
de Bourgogne , où l'on venoit de représenter pour la première
fois le Britannicus de M. Racine, qui ne menaçoit pas moins
que de mort violente tous ceux qui se mêlent d'écrire pour le
théâtre. Pour moi, qui m'en suis autrefois mé!é, mais si peu
que par bonheur il n'y a personne qui s'en souvienne , je ne
laissois pas d^appréhender comme les autres; et dans le des-
sein de mourir d'une plus honnête mort que ceux cpii seroient
obligés de s'aller pendre, je m'étoi» mis dans le parteiTe pour
avoir l'honneur de me faire étouffer par la foule. Mais le mar-
quis de Courboyer, qui ce jour-là justifia publiquement qu'il
étoit noble, ayant attiré à son spectacle tout ce que la rue
Saint-Denis a de marchands qui se rendent régulièrement à
l'Hôtel de Bourgogne pour avoir la première vue de tous les
ouvrages qu'on y représente, je me trouvai si à mon aise que
j'étois résolu de prier M. de Corneille, que j'aperçus tout seul
dans une loge, d'avoir la bonté de se précipiter sur moi, au
moment que l'envie de se désespérer le voudroit prendre : lors-
qu'Agrippine, ci-devant impératrice de Rome, qui, de peur
de ne pas trouver Néron, à qui elle desiroit parler, l'attendoit
à sa porte dès quatre heures du matin, imposa silence à tous
ceux qui étoient là pour écouter.... Monsieur de ****, admi-
rateur de tous les nobles vers de M. Racine*, (it tout ce qu'un
véritable ami d'auteur peut faire pour contribuer au succès de
son ouvrage, et n'eut pas la patience d'attendre qu'on le com-
mençât pour avoir la joie de l'applaudir; Son visage, qui à un
besoin passeroit pour un répertoire du caractère des passions,
épousoit tontes celles de la pièce Tune après Tautre, et se trans-
formoit comme un caméléon à mesure que les acteurs débi-
toient leurs rôles : surtout le jeune Britannicus, qui avoit quitté
la bavette depuis peu et qui lui sembloit élevé dans la crainte
de Jupiter CapitoÛn , le touchoit si fort que le bonheur dont
apparemment il devoit bientôt jouir Tayant fait rire, le récit
qu'on vint faire de sa mort le fit pleurer ; et je ne sais rien
I. Les frères Parfait, dans une note sur ce passage, disent que
Boursault veut désigner Despréaux. Cela est assez probable, quoique
Monsieur de**** ne paraisse pas bieu indiquer le commencement de
son nom, et qu'il n*y ait Ici aucun trait qui s'applique à lui plus par-
ticulièrement qu'à bien d'antres admirateurs du génie de Racine.
J. Racots. Il i5
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aa6 BRITANNICUS.
de plus obligeant que d'avoir à point nommé mi fond de joie
et un fond de tristesse au très-humble service de M. Racine.
c Cependant les auteurs qui ont la malice de s'attrouper pour
décider souverainement des pièces de théâtre, et qui s'arran-
gent d'ordinaire sur un banc de l'Hôtel de Bourgogne, qu'on
appelle le banc formidable, à cause des injustices qu'on y rend,
s'étoient dispersés de peur de se faire reconnoitre; et tant que
durèrent les deux premiers actes, l'appréhension de la mort
leur faisoit désavouer une si glorieuse qualité ; mais le troisième
acte les ayant un peu rassurés, le quatrième qui lui succéda
sembloit ne leur vouloir point faire de miséricorde, quand le
cinquième, qu'on estime le plus méchant de tous, eut pourtant
la bonté de leur rendre tout à fait la vie. Des connoisseux, au-
près de qui j'étois incognito^ et de qui j'écoutois les sentiments,
en trouvèrent les vers fort épurés ; mais Agrippine leur parut
" fière sans sujet , Burrhus vertueux sans dessein , Britannicus
amoureux sans jugement, Narcisse lÂche sans prétexte, Junie
constante sans fermeté, et Néron cruel sans malice. D'autres,
qui pour les trente sous qu'ils avoient donnés à la porte crurent
avoir la permission de dire ce qu'ils en pensoient, trouvèrent la
nouveauté de la catastrophe si étonnante , et furent si touchés
de voir Junie, apfès l'empoisonnement de Britannicus, s'aller
rendre religieuse de l'ordre de Vesta, qu'ils auroient nommé
cet ouvrage une tragédie chrétienne, si l'on ne les eût assurés
que Vesta ne Tétoit pas.... Quoique rien ne m'engage à vouloir
du bien à M. Racine, et qu'il m'ait désobligé sans lui en avoir
donné aucun sujet , je vais rendre justice à son ouvrage, sans
examiner qui en est l'auteur. Il est constant C[ue dans le Bri^
tannicus il y a d'aussi beaux vers qu'on en puisse faire, et cela
ne me surprend pas; car il est impossible que M. Racine en
fasse de méchants. Ce n'est pas qu'il n'ait répété en bien des
endroits : que fais^Je? que dis-je? et quoi quUl en soit^ qui
n'entrent guère dans la belle poésie; mais je regarde cela
comme sans doute il l'a regardé lui-même, c'est-à-dire comme
une façon de parler naturelle qui peut échapper au génie le plus
austère, et paroUre dans un style qui d'ailleurs sera fort châtié.
Le premier acte promet quelque chose de fort beau, et le se-
cond même ne le dément pas ; noais au troisième il semble que
l'auteur se soit lassé de travailler ; et le quatrième, qui contient
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NOTICE. aa7
une partie de l'histoire romaine, et qui par conséquent n'ap-
prend rien qu'on ne puisse voir dans Florus.et dans Coëfifeteau,
ne laisseroit pas de faire oublier qu'on s'est ennuyé au précé-
dent, si dans le cinquième la façon dont Britannicus est empoi-
sonné, et celle dont Junie se rend vestale, ne faisoient pitié.
Au reste, si la pièce n'a pas eu tout le succès qu'on s'en étoit
promis, ce n'est pas faute que chaque acteur n'ait triomphé
dans son personnage. La des OËillets, qui ouvre la scène en qua-
lité de mère de Néron, et qui a coutume de charmer tous ceux
devant qui elle parolt, fait mieux qu'elle n'a jamais fait jusqu'à
présent; et quand Lafleur, qui vient ensuite sous le titre de
Burrhus, en seroit aussi bien l'original qu'il n'en est que la co-
pie, à peine le représenteroit-il plus naturellement. Brécourt,
de qui l'on admire l'intelligence, fait mieux Britannicus que s'il
étoit le (ils de Claude; et Hauteroche joue si finement ce qu'il y
représente qu'il attraperoit un plus habile homme que Britan-
nicus. La d'Ennebaut, qui dès la première fois qu'elle parut sur
le théâtre attira les applaudissements de tous ceux qui la
virent, s'acquitte si agréablement du personnage de Junie, qu'il
n'y a point d'auditeurs qu'elle n'intéresse en sa douleur; et
pour ce qui est de Floridor, qui n'a pas besoin que je fasse son
éloge, et qui est si accoutumé à bien faire que dans sa bouche
une méchante chose ne le parolt plus, on peut dire que si
Néron, qui avoit tant de plaisir à réciter des vers, n'étoit pas
mort il y a quinze cents je ne sais combien d'années, il pren-
droit un soin particulier de sa fortune, ou le feroit mourir par
jalousie.... »
Boursault eût évidemment constaté avec beaucoup d'empres-
sement la chute de la pièce. Mais on peut conclure de son
compte rendu, si dénigrant d'ailleurs, qu'à la première repré-
sentation il n'y eut rien de semblable. Il se contente de dire
c qu'elle n'eut pas le succès qu'on s'en étoit promis. > Si dans
les éloges excessifs qu'il distribue à tous les acteurs il ne fait
que suivre la tactique ordinaire des cabales, qui ne voulaient
reconnaître aux chefs-d'œuvre du poète d'autre mérite que
celui d'être bien joués, ces éloges du moins, qui supposent un
bon accueil fait aux interprètes de la tragédie nouvelle, nous
donnent à penser que les spectateurs s'aj>stinrent de manifes-
tations hostiles contre la pièce elle-même. Robinet, qui le di-
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aaS BRITANNICUS.
manche 1 5 décembre assistait à la seconde représentation , ne
dit pas un mot non plus qui permette de croire à une chute de
Britannicus. Il loue le style magnifique des vers de Racine, bien
supérieurs, selon lui, à ceux mêmes ^ Andromaque ; il est moins
content, il est vrai, de l'économie de la pièce, de la conception
du sujet ; et quoiqu'il se récuse, afin de n'être pas juge et partie,
ayant lui-même composé un Britannicus^ il se déclare forcé
d'avouer qu'il a plus varié in matière, mis plus de passion et de
véhémence dans le caractère de Néron et d'Agrippine, mieux
préparé chaque incident, et moins précipité la catastrophe^.
Mais quelque supériorité qu'il se décerne à lui-même avec une
outrecuidance si grotesque, ce n'est pas un rival à terre qu'il
accable ainsi. Évidemment, malgré tous les défauts que Robinet
y a découverts, la tragédie de Racine se soutient encore sur
la scène. Cependant il est certain qu'elle ne s'y soutint pas
longtemps, et que la froideur du public en fit disparaître pour
quelque temps un chef-d'œuvre dont l'auteur ne craignait pas
de dire qu'il n'avait rien fait de plus solide. Racine lui-même
convient de son premier désappointement. « J'avoue, dit-il dans
sa seconde préface, que le succès ne répondit pas d'abord à
mes espérances. > Si dans sa première préface il ne fait pas
précisément le même aveu, s'il y parle des applaudissements
qu'il a reçus, et dont la vivacité a égalé celle des attaques,
plus déchaînées que jamais, il n'y peut cacher la blessure que
l'injustice lui a faite : c*est une protestation de vaincu, mal-
heureusement trop emportée et qui va beaucoup trop loin dans
les représailles, puisqu'à une objection de Corneille, c faite,
dit-il, avec chaleur, » il répond par des allusions très-
blessantes à plusieurs des tragédies du grand poète, et un peu
plus loin lui applique évidemment les plaintes de Térence
contre « les critiqués d'un vieux poëte malintentionné. » Mon-
chesnay confirme par son témoignage ce que les préfaces de
Racine auraient suffi pour nous apprendre : « Cette tragédie,
dit-il, n'eut pas d'abord un succès proportionné à son mérite'. »
De Léris, dans son Dictionnaire portatif des théâtres •, dit que
I. Lettre en vers du ai décembre 1669. — 1. Bo/xana, p. 106,
3. Dictionnaire portatif des théâtres (a vol. in-ia, à Paris, chez
C. A. Jombert, M.DCC.LTV), tome I, au mot Britannicus,
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NOTICE, a3i9
Britannicus tomba à la huitième représentation ; il n'aurait pas
été plus loin que la cinquième, s'il fallait en croire XaiPré face des
éditeurs qui précède cette tragédie dans l'édition de Luneau
de Bobjermain. Toutes ces assertions, qui se produisent sans
preuves, ne sont pas d'un temps assez voisin des faits pour être
acceptées avec pleine confiance. Mais quoique nous ne puissions
compter avec certitude le nombre des représentations de la
pièce dans sa nouveauté, on voit que la tradition générale et
constante est qu'elles furent bientôt arrêtées.
La beauté des vers avait cependant (x^ippé tout le monde :
les juges les plus prévenus, et ceux dont le goût était le moins
tlélicat, n'avaient pu la méconnaître. Nous avons vu que lesan-
teurs jalouK,dontBoursault recueillit les sentiments, avouaient
que < les vers étoient fort épurés. » De son côté Robinet ré-
pétait ce qu'il avait sans doute entendu dire partout sur la ma-
gnificence du style. Tel était aussi, ce qui a un peu plus d auto-
rité, le jugement de Boileau ; Brossette le rapporte en ces
termes . « Britannicus est la pièce de Racine dont les vers sont
les plus finis ^. » Monchesnay avait entendu Boileau dire quel-
que chose d'à peu près semblable, avec une expression asses
singulière, il est vrai, mais qui se laisse bien comprendre '
« M. Despréaux disoil que son ami n'avoit jamais fa\t des vers
plus sentencieux '. »
Mais les plus beaux vers ne su£fisent pas pour le succès d'une
pièce de théâtre. Les grandes qualités dramatiques, celles qui
sabissent surtout le spectateur, manquaient-elles à la tragédie
de Racine? L'action en était-elle dénuée d'intérêt? La pièce
était-elle mal conduite, les caractères sans vérité et sans relief?
Qui l'oserait soutenir aujourd'hui? C'est un fait cependant que»
dans les premiers temps des représentations de Britannicus^ oa
s'attacha surtout à censurer l'action et les caractères; et soit qu€
tant d'attaques fussent parvenues à égarer le jugement du public^
soit que les beautés sévères d'une grande composition histo*
rique se trouvassent trop inaccessibles à la foule des esprits mé-
diocres, les censeurs eurent d'abord gain de cause; et la pièce
parut ne pouvoir vivre longtemps, parce qu'elle fut jugée fjroide»
I. Recueil manuscrit de la Bibliothèque impériale, p. 43.
1. Boimanaf p. io5.
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23o BRITANNIGUS.
La première préface de Britannicus nous apprend quelles
furent quelques-unes des objections qu'on y fit : beaucoup s<Mit
assurément ridicules. Il y en a, on Ta tu, de bien impertinaites
dans le compte rendu de Boursault, et aussi dans celui de Ro-
binet, qui demeure d'ailleurs dans des termes assez généraux.
Nous ne saurions guère trouver plus justes les appréciations
d'un critique, dont- Topinion cependant a d^ordinaire tout un
autre poids , mais qui dans les éloges donnés à Racine s'ar-
rêtait toujours à temps pour ne pas se compromettre avec Cor-
neille : nous voulons parler de Saint-Évremond. Il est aisé de
voir qu'il aurait bonne envie d'être juste pour l'auteur de Bn^
taimicus; mais il faut au moins opi'il l'accuse d'avoir mal choifi
son sujet : « J'ai lu Britannicus avec assez d'attention, écrit-il
à M. de Lionne *, pour y remarquer de belles choses. Il passe,
à mon sens, Vjélexandre et VAndromaque ; les vers en sont
plus magnifiques ; et je ne serois pas étonné qu'on y troTtvÀt du
sublime. Cependant je déplore le malheur de cet auteur d'avmr
si dignement travaillé sur un sujet qui ne peut souffrir une re-
présentation agréable. En effet, l'idée de Narcisse, d^Agrippine
et de Néron , l'idée, dis-je, si noire et si horrible qu'on se fait
de leurs crimes, ne sauroit s'effacer de la mémoire du specta-
teur, et quelques efforts qu'il fasse pour se défaire de la pensée
de leurs cruautés, l'horreur qu'il s'en forme détruit en quelque
manière la pièce. »
Est-il vrai, comme le dit Monchesnay, que Boileau lui-même
ait joint à ses louanges d'assez fortes critiques? Elles furent
faites, dit-il, « en présence du fils de Racine, i Comme Louis
Racine, dans ses Mémoires^ ^ les déclare tout à fait invraisem-
blables, ou Monchesnay parle du fils aîné, ou la mémoire de
l'un des deux témoins est en défaut. Quoi qu'il en soit, voici le
passage du BoUeana, Il se lit à la suite de la phrase, que nous
avons tout à Thenre citée, sur les vers sentencieux de Britan^
nicus : « Mais il n'étoit pas content du dénouement. Il disoit
qu'il étoittrop puéril; que Junie, voyant son amant mort, se
fait tout à coup religieuse, comme si le couvent des Vestales
étoit un couvent d'Ursulines, au lieu qu'il falloit des formalités
1. OEupres de Saint-Évremond, tome II, p. 3a5 et 3a6.
a. Vo^ez notre tome I, p. i^i.
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NOTICE. a3i
infinies pour recevoir une vestale. H dîsoit encore qoe Britan-
nicas est trop petit devant Néron. » Ces objections, qu^en tout
cas d'autres que Boileau ont proposées, n'étaient pas au nombre
des plus insoutenables qu'on eût soulevées. Il se peut, malgré les
doutes de Louis Racine, qu^elles aient été réellement recueillies
de la bouche de Boileau, mais sans doute mieux exprimées. U
n'y a dans le dénoûment aucune puérilité (Boileau n'a rien pu
dire de pareil), mais, ce nous semble, quelque longueur; et il
n'est pas d'un effet assez puissant, malgré d'admirables beautés
de détail. Ajoutons qu'il était plus facile de s'excuser, comme
Racine Ta fait, sur la petite faute commise en n'observant pas
avec assez d'exactitude l'âge où l'on était reçu dans le collège
des Vestales (car les droits d'un poëte s'étendent très-légiti-
mement jusqu'à une licence de ce genre), que d'échapper au re-
proche du grave anachronisme de mœurs, si souvent adressé à
cette amante au désespoir qui cherche dans la vie religieuse un
refuge à sa douleur et un asile contre les persécutions d'un ra-
visseur : le siècle des Miramion et des la Vallière prend un peu
trop ici la place de Tàge des Césars.
Il est loin d'être vrai que Britannicus soit petit devant Né-
ron ; car l'àme généreuse et noble du malheureux prince ne
manque pas de grandeur, et la scélératesse de Néron n'en peut
avoir aucune. Mais ce que le grand critique disait apparem-
ment, ce qu'il devait sentir, c'est que l'amant de Junie est une
de ces figures de pâles soupirants dont Racine , avec tout son
art exquis et charmant, pouvait à peine relever la fadeur.
Nous craindrions plutôt d'avoir fait à la critique trop de
concessions sur ces défauts que d'avoir cherché à les pallier.
Mais fussent-ils incontestables, ils ne sauraient suffire pour
faire refuser à Britannicus tout autre mérite que celui des
beaux vers. Combien de scènes de cette tragédie, par leur
beauté fière, leur élévation, leur profondeur, ne craignent pas
la comparaison avec les grandes scènes politiques de ComeiUe !
Jamais Racine, tout en gardant les qualités qui lui sont propres,
ne s'est montré aussi heureusement l'émule du grand poète
qu'il avait, dans ses deux premières pièces, imité avec plus
d'efforts , mais sans pouvoir saisir aussi bien quelques-uns des
traits les plus marquants de ce génie sublime. Racine avait à
lutter avec un autre génie, avec celui que Rousseau nommait
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!i3a BRITANNICUS/
très-bien un rade jouteur. Sa pièce est pleine de [>ensées em-
pruntées à Tacite, de passages qui sont presque traduit^ du
grand historien lalin ; mais ils y sont fondus si naturellement
que jamais conception originale ne parut avoir plus de spon-
tanéité ; il cesse d*y avoir traduction loi-sque l'inspiration reçue
est à la fois si continue, si libre et si large. La plupart des ca-
ractères sont tracés de main de maitre. Racine, nous le croyons,
a très-bien défendu lui-même celui qu'il donne à Kéron, ce
monstre naissant. Burrlms, dit-on, plaisait singulièrement à
Boileau, comme une des plus nobles images de la vertu, et sa
prédilection pour ce personnage, parmi tous ceux de la pièce,
semble attestée par un des vers de son Èpttre à Racine. Sans
doute Thonnèteté de Burrhus, au milieu de la corruption qui l'en-
toure, admet parfois quelques accommodements; mais c'est par
là que la peinture de cette sagesse de cour est surtout vraie.
La bassesse et la perfidie de Narcisse sont d'une effrayante
vérité, que l'on regarde cette vérité comme générale et hu-
maine, ou comme retraçant le caractère d'une é|K>que : Nar-
cisse est l'Iago de notre théâtre classiqqe, et l'art d'insinuer le
poison dans les cœiirs n'est assurément pas mis en scène avec
des traits plus profonds dans Sbakspeare que dans Racine.
Mais la préférence que Tauteur de Britannicus nous parait avoir
eue pour le personnage d'Agripj)ine est bien naturelle, et il
n'y a pas lieu de s'étonner lorsqu'il dit : « C'est elle que je me
suis surtout efforcé de bien exprimer. » On l'a critiquée de
notre temps comme bien adoucie dans ses vices, beaucoup trop
lavée de sa hideuse corru]>tion impériale, et, dans son ambition
qui a perdu sa monstrueuse énergie, ne nous montrant plus la
mère incestueuse. Mais la loi de l'histoire et celle du poème
dramatique ne sont pas semblables; on le pensait du moins
au temps de Racine; si nous avons changé tout cela, ce que
l'art a pu y gagner n'est j)as démontré pour tout le monde.
L'Agrippine de Racine n'est pas du moins scrupuleuse à l'ex-
cès. Quoique le poëte ait fait un choix parmi les traits de cette
physionomie, telle que Tacite l'a dépeinte, ceux que les con-
ditions moins libres de son ait lui ont permis d'emprunter à
rhistorîen, sont restés, dans sa tragédie, dignes d'un si grand
modèle. L'ambition et Torgucil , avec les caractères particu-
liers que ces passions prennent dans une àme féminine, n'ont
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NOTICE. a33
jamais été étudiés avec cette finesse d'analyse et exprimés avec
cette sûreté de touche, cette vérité d'accent.
Avec des caractères si vivants, si nouveaux au théâtre, et de
si belles scènes, une tragédie peut-elle manquer d'intérêt, fùt-il
vrai qu'elle n'excitât pas assez la terreur et la pitié? Est-il
permis de n'y voir qu'une tragédie de cabinet? Non, sans doute ;
mais il était naturel qu'elle plût surtout aux connaisseurs.
Voltaire, à proi)OS de Britanniciis ^ a souvent répété ce mol,
qui est celui de Racine lui-même âans sa seconde préface. Le
même Voltaire, dans une de ses lettres, donnant à sa pensée
la forme, plus piquante qu'exacte, que comporte volontiers la
correspondance familière, a dit : « La politique est une fort
bonne chose, mais elle ne réussit guère dans les tragédies.. ••
Taeite est fort bon au coin du feu, mais ne serait guère à sa
place sur la scène ^ . » Cette boutade, prise trop au sérieux ,
condamnerait une bonne partie du théâtre de Corneille dans
ce qu'il a de si justement admiré. En vain dira-t-on que ces
grandes peintures de l'histoire, qui se déroulent et s'achèvent
en tableaux successifs, perdent beaucoup à être resserrées
dans le cadre plus étroit de la tragédie, et que les hommes
assemblés au théâtre y attendent un autre plaisir que celui d'une
profonde étude politique. Les plus illustres tragiques mod^ernes
ont su plus d'une fois prouver que l'histoire et la politique
peuvent être d'un grand intérêt sur la scène. Qu'on ne croie
pas d'ailleurs que Voltaire ait médiocrement goûté Britannicus,
Toutes les fois qu'il en a parlé*, il l'a fait en jugeant Irès-sévère-
1. Lettre à M. le marquis de Chauvelin, 9 octobre 1764. (Œuvres
complètes de Voltaire^ tome LXII, p. 44.)
a. Voyez particulièrement, dani les OEuvres complètes de Foltaire,
la Préface du Triumvirat^ tome VIII , p. 80 ; les Remarques sur le se^
cond discours de Corneille , tome XXXVI, p. 5 1 1 et 5i3 ; les Remarques
sur Bérénice , préface du commentateur , même tome , p. 385 et 386.
Dans ces difTérents passages , Voltaire , tout en faisant ses réserves
sur plusieurs points, laisse la plus grande part à la Juste admiration.
Ainsi, dans le dernier de ceux auxquels nous venons de renvoyer le
lecteur, il dit, après quelques critiques : c Ce n'est qu*avec le temps
que les conn^iisseurs firent revenir le public. On vit que cette pièce
était la peinture fidèle de la cour de Néron. On admira enfin tonte
l'énergie de Tacite exprimée dans des vers dignes de Virgile. On com-
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a34 BRITANNICUS,
ment sans doute (e fond même et le nœud de l'action, et
quelques-uns de ses incidents , mais avec une vive admiration
des beautés que découvrent dans cette tragédie les appré-
ciateurs éclairés, ceux qui ne demandent pas, dans une pièce
de théâtre, tout leur plaisir à Témotion sensible, mais aussi à
la réflexion.
U est à regretter que nous n'ayons plus les registres de l'Hôtel
de Bourgogne, qui, pour le nombre des représentations dans
les premières années, nous auraient permis de comparer Bri^
tannicus avec les autres pièces de Racine, et nous auraient fait
connaître combien de temps avait duré l'injustice du public.
Nous apprenons du moins par la seconde préface de Racine,
publiée au commencement de 1676*, que cette tragédie était
alors celle du même poëte c que la cour et le public revoyoient
le plus volontiers. > A l'époque où le Registre de la Grange peut
constater les représentations de Britannicus^ nous en trouvons
deux en 1679, cinq en 1680, cinq en 1681, quatre en i68a,
une en i683, cinq en 1684. H semble qu'un si admirable tableau
d'histoire ait plu surtout à la cour, où mieux qu'ailleurs on
pouvait sentir avec quelle vérité sqnt peintes l'ambition et la
vanité d'Agrippine, la perfidie de Narcisse, l'adroite et cir-
conspecte vertu de Burrhus. Nous voyons que Britannicus fut
joué à Versailles le 9 mai 1681, à Saint-Germain le 4 dé-
cembre de la même année; Tannée suivante, à Saint-Cloud, le
21 avril, et à Fontainebleau au mois d'octobre; à Chambord le
29 septembre 1684. Cette tragédie fut la première que l'on fit
voir au duc de Bourgogne et à ses frères : ce fut le 1 7 novem-
bre 1698, à Versailles '. On la joua aussi à Fontainebleau, le
prit que Britannicus et Jonie ne devaient pas avoir un autre carac-
tère. On démêla dans Agrippine des beautés vraies, solides, qui ne
sont ni gigantesques, ni hors de la nature.... Le développement du
caractère de Néron fut regardé comme un chef-d'œuvre. On convint
que le rôle de Burrhus est admirable d'un bout à l'autre, et qu'il
n'y a rien de ce genre dans toute l'antiquité. Britannicus fut la pièce
des connaisseurs , qui conviennent des défauts, et qui apprécient les
beautés. »
I. L'Achevé d'imprimer de cette édition est du dernier dé-
cembre 1675.
a. Journal de Dangeau, lundi 17 novembre 1698.
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NOTICE. a35
17 octobre 1708 *. DeTons-nous croire que Louis XIV ait été
tellement frappé des premières représentations de cette élo-
quente tragédie que de quelques-uns de ses beaux vers il ait,
comme on l'a dit, tiré pour lui-même une leçon qui ne devait
plus être oubliée? Tout le monde connaît ce^passage d'une lettre
écrite par Boileau en septembre 1707 à Monchesnay : « Un
grand prince, qui avoit dansé à plusieurs ballets, ayant vu jouer
le Britannicus de M. Racine, où la fureur de Néron à monter
sur le théâtre est si bien attaquée, il ne dansa plus à aucun bal-
let, non pas même au temps du carnaval. » Quelque autorité
qu'il faille reconnaître au témoignage de Boileau, il n'a pas
convaincu tout le monde. On y a opposé ce fait que Louis XIV,
en 1670, deux mois après la représentation de Britannicus y
s'était encore montré dans le ballet des Amants magnifiques.
Mais la réponse qui a été faite à cette objection nous parait con-
cluante '. Bien que dans la pièce imprimée de Molière les indi»
cations sar les personnes qui figuraient dans les entrées de
ballet, semblent constater que le Roi prenait part aux inter-
mèdes, et y représentait Neptune et Apollon, une lettre en vers
de Robinet, du i5 février 1670, nous apprend qu'il avait re-
noncé aux rôles d'abord acceptés par lui, et qu'il fit danser et
ne dansa point, 11 reste tout au plus à dire, comme on l'a fait*,
en citant une autre lettre de la même gazette rimée, en date
du 9 mars 1669, que Louis XTV, avant le temps de Britan^
nicusy ayant déjà à peu près cessé de danser en public, le ser-
mon du poëte était prêché à un converti. Du reste la gloire de
Racine peut se passer de l'anecdote que l'on conteste. Ce qui
n'est pas douteux, c'est le grand succès que sa tragédie avait à
la cour.
*1^ jugement plus équitable qu'après un premier moment de
surprise les contemporains de Racine avaient fini par porter de
Britannicus n'a pas été démenti par les temps qui ont suivi.
Non-seulement cette pièce a continué d'avoir en sa faveur les
suffrages des juges éclairés, pour qui Voltaire la croyait sur-
I. Journal àe Dangeau, mercredi 17 octobre 1708; et Mercure de
norembre 1703.
a. Voyez les Ennemis de Racine , par M. Deltom*) p. 194 et ia5.
3. V Esprit de F histoire, par M. Edouard Foomiery p. 196 et 197.
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ai6 BRITANNICUS.
tout faite, mais elle a toujours été d'un grand effet au théâtre ;
et cette fois Tacite sVst trouvé n'être pas seulement bon au
coin du feu. On en peut donner pour preuve les triomphes
éclatants àoni Britannicus a été l'occasion pour plusieurs acteurs.
Rappelons quelques-uns des souvenirs que les plus renommés
d'entre eux ont laissés dans les principaux rôles.
On a vu par le récit de Boursault que la des Œillets s'était
surpassée dans le personnage d' Agrippine, et que FIqcî^ avait
été très-admiré dans celui de Néron. Si Ton en croit le Boimana^
Floridor ne put longtemps tenir ce rôle, où, malgré l'excel-
lence de son jeu, il faisait tort à la pièce, et cela pour uae
raison très-étrange, qui donnerait à penser que Racine avait
affaire à un parterre très-naïf . < M. Despréaux, dit Mon-
chesnay, m'apprit une circonstance assez particulière sur cette
tragédie.... Le rôle de Néron y étoit joué par Floridor, le meil-
leur comédien de son siècle; mais comme c'étoit un acteur
aimé du public, tout le monde souffroit de lui voir représenter
Néron, et d'être obligé de lui vouloir du mal. Cela fut cause
qu'on donna le rôle à un acteur mcHUS chéri ; et la pièce s'en
trouva mieux ^ »
Lorsque Baron faisait partie de la troupe de THôtel de Bour-
gogne, où il était entré en 1673, après la ibort de Molière, il
eut, dit-on, Tambition de jouer le rôle de Néron. Celui de Bri-
tannicus convenait mieux alors à sa jeunesse ; il fallut cepen-
dant un ordre du Roi pour le forcer à le remplir. Après avoir
quitté le théâtre en 1G91, il y remonta au bout de vingt-neuf
ans, en 1720. Pour sa rentrée il choisit ce même rôle de Bri-
tannicus» qu'il avait autrefois dédaigné, et pour lequel il semble
qu'il fût alors bien vieux, étant Âgé de soixante-sept ans. Il
n'avait du moins avec les années rien perdu de son merveilleux
talent. Il voulut dans le même temps satisfaire enfin son désir
de représenter le personnage de Néron. Tous les rôles de cette
tragédie de Britannicus le tentaient : il est dit dans les Mé^
moires de Préville qu'il se chargea aussi de celui de Burrhns.
Beaiibourg, qui avait paru sur la scène après la première
relraiteoiTB'aron, joua Néron avec un grand succès. Il n'avait
point le jeu correct et naturel du fameux comédien formé par
I. Bolmana, p. 106.
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NOTIGJB. a37
Molière et par Racine, mais il savait donner à quelqnes parties
de son rôle une expression énergique qui frappait de terreur.
Au dix-huitième siècle, la plus admirée des Agrippines fut
Mlle Dumesnil. Elle joua ce rôle dans ses débuts en 1737.
Grimm le cite' comme un de ses plus beaux ; ainsi que ceux de
Sémiramis et de Mérope, il convenait particulièrement à la no-
blesse imposante de sa physionomie. Mlle Volnais et Mlle Rau-
court, avec moins d^éclat sans doute, passent cependant aussi
pour avoir mérité beaucoup d'applaudissements dans ce même
rôle d'Agiippine. On reprochait à Mlle Raucourt d'y apporter
une dignité trop étudiée ; mais elle en rendait supérieurement
la fierté ; et dans les imprécations de la scène vi du dernier
acte, elle produisait une forte impression.
Nous comprenons peu ce que dit Grimm, lorsqu'il prétend
que jusqu'à le Kain le rôle de Néron n'avait été regardé que
comme un rôle secondaire; il ne Test certainement point dans
la pièce elle-ftième ; et quant à la manière dont il avait été
joué jusque-là, nous avons vu qu'il avait déjà trouvé d'excel-
lents interprètes. Mais il se peut que le Kain les ait surpassés.
Quelques mois après la mort du célèbre acteur, en 1778,
Grimm écrivait : « Il n'est presque aucune tragédie de Racine
que nous ayons vue plus suivie dans ces derniers temps (que
JBriiannicus)y et c'est au rôle de Néron qu'elle dut tout son
effet. L'art de le Kain y sut présenter la vive et frappante
image de la jeunesse d'un tyran échappant pour la première
fob aux liens de la contramte et de Thabitude '. »
Un reproche qui ne peut s'accorder avec ce témoignage de
Grimm est celui que Geoffroy adressait à le Kain en même
temps qu'à Talma. A Ten croire, tous deux oubliaient trop
que Néron est un jeune prince qui commence seulement à
développer des vices longtemps comprimés par une bonne
éducation, et lui donnaient trop de profondeur et de politique.
C'était d'ailleurs Talma surtout que, suivant son habitude,
Geoffroy accablait de ses critiques. 11 cherchait à faire ressortir
I. Correspondance littéraire de Grimm et de Diderot (édition de
i8a9-i83o), tome IX, p. 148 (juillet 1776).
1. Correspondance Cittéraire de Grimm et de Diderot ^ tome IX,
p. 488 (février 1778).
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a38 BRIT^NNICUS.
en bien des poinls la supériorité de le Kain, par exemple dans
les entretiens de Néron avec Junie, où , suivant lui, Û faisait
mieux sentir Tironie et la malignité du personnage. Mab si
nous ne pouvons aujourd'hui apprécier le plus ou moins de
justesse de ces comparaisons, il est très- certain du n^oins que
Geoffroy, qui s'est efforcé longtemps de décourager Talma
dans ce rôle, où il le disait déplacé, s'est trouvé en opposition
avec le sentiment de tous ses contemporains. Leur admiration
unanime ne laisse point de doute sur les magnifiques inspira-
tions que le grand tragédien puisa dans la pièce de Britannicus,
.Nous avons recueilli les variantes de Britannicus dans le
texte de 1670, édition séparée et la première de toutes S et
dans les différentes éditions collectives, déjà nommées à l'oc-
casion des pièces précédentes. Notre texte est conforme à celui
de l'impression de 1697.
I . L'édition origiuale a pour titre :
BRITANNICUS,
TRAGEDIE.
A Paris,
chez Claude Barbin. . . .
M.DC.LXX.
Avec privilège du Roj.
L'Achevé d'imprimer n'est pas mentiomié. Le privilège est c du
septième Janvier 1670. »
Outre huit feuillets pour le titre, VÉpître au duc de Chevreuse, la
Préface^ l'extrait du privilège, et la liste des acteurs, la pièce a
quatre-vingts pages.
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EPITRJE:. a39
A* MONSEIGNEUR
LE DUC DE CHEVREDSE^
MoifSEIGNEUR 9
Vous serez peut-être étonné de voir votre nom à la
tète de cet ouvrage ; et si je vous avois demandé la per-
mission de vous Toffrir, je doute si je Taurôis obtenue.
Mais ce seroit être en quelque sorte ingrat que de cacher
plus longtemps au monde les bontés dont vous m'avez
toujours honoré. Quelle apparence qu'un homme qui ne
I. Nous tuivoDB, comme pour toutes les épîtres dédicatoires, le
texte de Tédition originale. Nous TaTons comparé à celui d*un ma-
nuscrit domié, comme autographe, à la bibliothèque de la ville de
Lyon par M. Monfalcon. Ce manuscrit n*est pas entièrement con-
forme à la première édition de Brittamïeus^ la seule des anciennes qui
contienne Tépître, mais à eelle de 1786. Nous ayons déjà fait la même
remarque au sujet de la dédicace de la Thébaîde (tome I , p. 889 ,
note i). Voyez aussi plus haut, dans le tome II (p. 3o, note i), ce
que nous avons dit de Tépître ô^Andromaque,
a. Cbarles-Honoré d'Albert, duc de Luynes, de Chevrense et de
ChaulneSy était né le 7 octobre 1646. Il mourut le 5 novembre 1711.
Il avait été, comme Racine, mais plus tard que lui, élève de Lan-
celot. Racine Tavait connu très-jeune à Thôtel de Luyues , et c'est de
lui qu'ail parle dans ses lettres de 1661 , sous le nom de Monsieur le
Marquis, On connait la liaison si étroite du duc de Chevreuse avec le
duc de Beauvillers et Fénelon , et Tinfluence de ces trois hommes de
bien sur le duc de Bourgogne. Saint-Simon a dit du duc de Che-
vreuse qu'il était c né avec beaucoup d'esprit naturel, d'agrément
dans l'esprit,... de facilité pour le travail et pour toutes sortes de
sciences. > (Mémoires , tome X, p. ^66,) Mais ce qu'en lui il a loué
surtout , d'accord en cela avec tous les témoignages et avec les éloges
que lui donne ici Racine, ce sont ses vertus, la droiture de son
cœur, c sa douceur, sa mesure, sa modestie. » (Ibidem, tome YI,
p. i85.)
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a4o BRITANNICUS.
travaille que pour la gloire se puisse taire d*une protec-
tion aussi glorieuse que la vôtre ? Non , Monseigneur , il
m*est trop avantageux que Ton sache que mes amis mêmes
ne vous sont pas indiOerents, que vous prenez part à tous
mes ouvrages*, et que vous m'avez procuré Thonneur de
lire celui-ci devant un homme dont toutes les heures sont
précieuses*. Vous fûtes témoin avec quelle pénétration
d'esprit il jugea de l'économie de la pièce, et combien
ridée qu'il s'est formée d'une excellente tragédie est au
delà de tout ce que j'en ai pu concevoir. Ne craigne/,
pas, Monseigneur, que je m'engage plus avant, et que
n'osant le louer en face, je m'adresse à vous pour le
louer avec plus de liberté. Je sais qu'il seroit dangereux
de le fatiguer de ses louanges; et j'ose dire que cette
même modestie, qui vous est commune avec lui, n'est pas
un des moindres liens qui vous attachent l'un à l'autre.
La modération n'est qu'une vertu ordinaire quand elle
ne se rencontre qu'avec des qualités ordinaires. Mais
qu'avec toutes les qualités et du cœur et de l'esprit,
qu'avec un jugement qui , ce semble , ne devroit être le
1. Prendre part peut bien signifier simplement ici prendre intérêt.
Il nous semble peu probal)le que le duc de Chevreuse ait eu quel-
que part aux ouvrages de Racine. De Visé semble, il est vrai, insinuer
dans son Mercure qu*un sage , un Socrate collaborait avec notre
poêle. Chevreuse était un sage; mais à l'époque où fut composé Bri-
tannicus, il était bien jeune pour qu*on put le reconnaître sous le
nom de Socrate. Quoi qu'il en soit, voibi le passage du Mercure ga-
lant de 1672, écrit à propos de Bajazet : « Ses amis (les amis de
Racine) le placent entre Sophocle et Euripide, aux pièces duquel il
semble que Diogène Laërcc veuille nous faire entendre que Socrate
avait la meilleure part des plus beaux endroits. »
a. Racine désigne clairement ici Colbcrt, dont le duc de Che-
vreuse avait épousé la fille aînée en 1667. Colbert ne passe pas pour
avoir été aussi bon juge des choses de l'esprit que le dit Racine dans
ce passage. Mais il avait donné des pensions aux gens de lettres , et
Racine lui devait de la reconnaissance.
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ÉPItRE. !i4i
fruit qae de rexpérience de plusieurs années , quavec
mille belles connoissauces que tous ne sauriez cacher à
vos amis particuliers, tous ayez encore cette sage rete-
nue que tout le monde admire en tous, c'est sans doute
une Tertu rare en un siècle où Ton fait Tanité des moin-
dres choses. Mais je me laisse emporter insensiblement
à la tentation de parler de tous. Il faut qu'elle soit bien
Tiolente, puisque je n'ai pu y résister dans une lettre où
je n*aTois autre dessein que de tous témoigner aTcc com-
bien de respect je suis ,
MONSEIGNEUR,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur*,
Racine.
I. Dans le manuscrit, comme dans Tédition de lyBô et dans celle
de M. Aimé-Martin, il y a : t Votre très-humble, très-obéissant et
très-fidèle senriteor. > Nons ferons remarquer en outre que dans le
manuscrit, de même que dans ces deux éditions, Tépître se divise en
quatre alinéa. Dans l'édition de 1670, elle n'en forme, comme ici,
qu'un seul.
J. Ragivs. Il 16
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a4a BRITANNICUS.
PREMIÈRE PRÉFACE'.
Db tous les ouvrages que j'ai donnés au public , il n'y
en a point qui m'ait attiré plus d'applaudissements ni
plus de censeurs que celui-ci. Quelque soin que j'aie
pris pour travailler cette tragédie, il semble qu'autant
que je me suis efforcé de la rendre bonne, autant de
certaines gens se sont efforcés de la décrier. Il n'y a
point de cabale qu'ils n'aient faite, point de critique
dont ils ne se soient avisés. Il y en a qui ont pris même
le parti de Néron contre moi. Us ont dit que je le faisois
trop cruel. Pour moi, je croyois que le nom seul de
Néron faisoit entendre quelque chose de plus que cruel.
Mais peut-être qu'ils raffinent sur son histoire, et veulent
dire qu'il étoit honnête honmie dans ses premières an-
nées, n ne faut qu'avoir lu Tacite pour savoir que s'il a
été quelque temps un bon empereur, il a toujours été un
très-méchant honmie. Il ne s'agit point dans ma tragédie
des affaires du dehors. Néron est ici dans son particulier
et dans sa famille. Et ils me dispenseront de leur rap-
porter tous les passages qui pourroient bien aisément '
leur prouver que je n'ai point de réparation à lui faire.
D'autres ont dit, au contraire, que je l'avois fait trop
bon. J'avoue que je ne m'étois pas formé l'idée d'un bon
homme en la personne de Néron. Je l'ai toujours regardé
comme un monstre. Mais c'est ici un monstre naissant.
U n'a pas encore mis le feu à Rome. U n'a pas tué ' sa
I. Cette préface est celle de l'édition de 1670.
3. Les éditions de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin
omettent hien devant aisément, .
3. Les mêmes éditions donnent ici : « U n*a pas encore tué. i
Cest ainsi que Racine s'exprime dans sa seconde préface.
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PREMIÈRE PRÉFACE. a43
mère, sa femme, ses gouverneurs. A cela près, il me
semble qu*il lui échappe assez de cruautés pour empê-
cher que personne ne le méconnoisse.
Quelques-uns ont pris 1* intérêt de Narcisse, et se sont
plaints que j'en eusse fait un très-méchant homme et le
confident de Néron. Il suffit d*un passage pour leur ré-
pondre. « Néron, dit Tacite, porta impatiemment la
mort de Narcisse, parce que cet affi*anchi avoit une con-
formité merveilleuse avec les vices du prince encore ca-
chés : Cujus abditis adhuc çitiis mire congruebat^ . »
Les autres se sont scandalisés que j'eusse choisi un
homme aussi jeune que Britannicus pour le héros d'une
tragédie. Je leur ai déclaré, dans la préface èLÂndrcy-
maque^y les sentiments d'Aristote sur le héros de la tra-
gédie; et que bien loin d'être parfait, il faut toujours
qu'il ait quelque imperfection. Mais je leur dirai encore
ici qu'un jeune prince de dix -sept ans , qui a beaucoup
de cœur, beaucoup d'amour, beaucoup de franchise et
beaucoup de crédulité, qualités ordinaires d'un jeune
homme, m'a semblé très-capable d'exciter la compas-
sion. Je n'en veux pas davantage.
Mais, disent- ils, ce prince n'entroit que dans sa quin-
zième année lorsqu'il mourut. On le fait vivre , lui et
Narcisse, deux ans plus qu'ils n'ont vécu'. Je n'aurois
point parlé de cette objection, si elle n' avoit été faite
avec chaleur par un homme qui s'est donné la liberté de
fiaire régner vingt ans un empereur qui n'en a régné que
huit ^ , quoique ce changement soit bien plus considé-
I. jinnales^ lirre AJLU, chapitre i.
». Voyez ci-dessos \9l première préface diAndromaque, p. 35 et 36.
3. Narcisse se taa aa commencement du règne de Néron. Voyez les
Annales de Tacite, Xvrte XIII, chapitre i; et ci-après, p. a56, note a.
4. Corneille, qui est ici désigné, reconnaît lui-même, dans VExa^
men de son Héraclius^ qu'il a pris cette licence : c J'ai prolongé de
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a44 BRITANNIGUS.
rable dans la chronologie , où Ton suppute les t^nps par
les aimées des empereurs.
Junie ne manque pas non plus de censeurs. Ik disent
que d^une vieille coquette, nommée Junia Silana , j'en ai
fait une jeune fille très-sage. Qu*auroient-ils à me ré-
pondre si je leur disois que cette Junie est un personnage
inventé f comme TÉmilie de Cinna^ comme la Sabine
à^ Horace? Mais j*ai à leur dire que s'ils avoient bien lu
rhistoire, ils auroient trouvé une Junia Calvina, de la
fimiiUe d'Auguste, sœur de Silanus, à qui Gaudius avoit
promis Octavie. Cette Junie étoit jeune, belle, et, comme
dit Sénèque, festivissima omnium puellarum^ . Elle ai-
douze ans la durée de Tempire de I%ocas. » Voyez le CorneUU de
M. Marty-Laveanx, tome V, p. i5i. Corneille parle aussi de cet ana-
chronisme, et l'excuse par les exemples des anciens, dans son ayis
Au lecteur, (Ibidem^ p. i43 et i440
I. c La plus charmante des jeunes femmes. > Voici le passage de
Sénèque (Apocolokyntosey chapitre ym) : c Lucium Silanum, genemm
c suum, occidit. Oro, propter quid? Sororem suam, festivissimam
c omnium puellarum, quam omnes Venerem yocarent, maluit Juno-
c nem vocare. • L'abbé du Bos (Réflemons erîtiquês^ i^e partie, sec»
tion xxix) fait la remarque suivante sur la Junie de Racine : « Junia
Calrina, l'amante de Britannicus, sur laquelle le poëte prend soin de
nous instruire dans sa préface, et qu'il a tant de peur que nous ne
confondions ayec Junia Silana, n*étoit point à Rome dans le temps de
la mort de Britannicns.... Elle aroit été exilée à la fin du r^ne de
Claude, et Néron ne la rappela de son exil que lorsqu'il voulut faire
un certain nombre d'actions de bonté, afin d'adoucir les esprits aigris
contre lui par le meurtre de sa mère. D'ailleurs le caractère que
M. Racine s'est plu à donner à cette Junia Calvina est bien démenti
par l'histoire.... Plus d'une fois il lui fait dire en phrases poétiques
qu'elle n'a point tu le monde et qu'elle ne le connoit pas encore.
Tacite, qui doit avoir vu Junia Calvina, puisqu'elle a vécu jusque
sous le règne de Vespasien, dit dans l'histoire de Claudius {Annales ^
livre Xn, chapitre iv) qu'elle étoit une effrontée. Avant que Clau-
dius épousât Agrippine, elle avoit été mariée à Locius Vitdlius, le
frère de Vitellius qui Ait empereur dans la suite. Sénèque, dans la
satire ingénieuse qu'il écrivit sur la mort de l'empereur Claudius,
parle de Junia CaWina en h<Mnme qui la tenoit réeUement coupabU
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PREMIÈRE PRÉFACE. a45
moit tendrement son frère; < et leurs ennemis» dit Ta-
cite, les accusèrent tous deux d^inceste, quoiqu'ils ne
fussent coupables que d'un peu d'indiscrétion '. » Si je
la représente' plus retenue qu'elle n'étoit, je n'ai pas ouï
dire qu'il nous fot défendu de rectifier les mœurs d'un
personnage, surtout lorsqu'il n'est pas connu.
L'on trouve étrange qu'elle paroisse sur le théâtre
après la mort de Britannicus. Certainement la délicatesse
est grande de ne pas vouloir qu'elle dise en quatre vers
assez touchants qu'elle passe chez Octavie'. Mais, di-
sent-ik , cela ne valoit pas la peine de la faire revenir.
Un autre l'auroit pu raconter pour elle. Us ne savent pas
qu'une des règles du théâtre est de ne mettre en récit que
du crime d'inceste ayec son propre frère, pour lequel elle ayoit été
exilée sous le règne de ce prince. M. Racine rapporte une partie du
passage de Sénèque, d'une manière k foire croire qu'il ne l'a pas lu
tout entier.... Il ne nous dit pas ce que Sénèque ajoute, que Junit
GdTina paraissoit une Vénus à tout le monde, mais que son frère
aimoit mieux en faire sa Junon.... M. Racine suppose, dans sa pré-
fitice, que Tàge seul de Junia CaWina Tempécha d*étre reçue chez les
Vestales, puisqu'il pense ayoir rendu sa réception dans leur ooUége
vraisemblable, en lui faisant donner par le peuple une dispense d'âge,
érénement ridicule par rapport à ce terops-lè, où le peuple ne £ûsoit
plus les lois. Mais outre que l'Age de Junia CalTÎna étoit trop ayancé
pour sa réception parmi les Vestales, il y ayoit encore plusieurs rai-
sons qui rendoient sa réception dans leur collège impossible, a Ces
observations sont exactes, mais bien rigoureuses. Racine aurait dû,
pour en finir avec les chicanes, se contenter de répondre, comme il
se montre d'abord tenté de le faire, qu'il avait inventé le personnage
de Junie. Cétait son droit de poète.
I. c Fratrum, non incestum, sed ineustoditum , amorem ad inùi-
« miam traxit {FitelUus), > {Annales^ livre XII, chapitre rr.)
a. M. Aimé-Martin et, avant lui, les éditeurs de 1807 et de 1808
ont changé représente esk présente,
S. Plus tard, ayant reconnu sans doute quelque vérité dans la
critique qu'il cherche ici à repousser , Racine se décida à supprimer
la scène où se lisaient ces quatre vers, et qui ne se trouve que dans
l'édition de 1670, où elle est la vi« de l'acte V. Voyez la variante du
vers 1647*
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a46 BRITANNICUS.
les choses qui ne se peuvent passer en action; et que
tous les anciens font venir souvent sur la scène des ac-
teurs qui n'ont autre chose à dire , sinon qu'ils viennent
d'un endroit, et qu'ils s'en retournent en un autre.
Tout cela est inutile , disent mes censeurs. La pièce est
finie au récit de la mort de Britannicus, et l'on ne devroit
point écouter le reste. On l'écoute pourtant, et même
avec autant d'attention qu'aucune fin de tragédie. Pour
moi, j'ai toujours compris que la tragédie étant l'imita-
tion d'une action complète , où plusieurs personnes con-
courent , cette action n'est point finie que l'on ne sache
en quelle situation elle laisse ces mêmes personnes. C'est
ainsi que Sophocle en use presque partout. C'est ainsi
que dans \Antigone il emploie autant de vers à repré-
senter la fureur d'Hémon et la punition de Créon après
la mort de cette princesse, que j'en ai employé^ aux im-
précations d'Agrippine , à la retraite de Junie , à la puni-
tion de Narcisse, et au désespoir de Néron, après la
mort de Britannicus.
Que faudroit-il faire pour contenter des juges si dif-
ficiles? La chose seroit aisée, pour peu qu'on voulût
trahir le bon sens. U ne faudroit que s'écarter du na-
turel pour se jeter dans l'extraordinaire. Au lieu d'une
action simple, chargée de peu de matière, telle que doit
être une action qui se passe en un seul jour, et qui
s' avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenue que par
les intérêts, les sentiments et les passions des person-
nages, il faudroit remplir cette même action de quan-
tité d'incidents qui ne se pourroient passer qu'en un mois,
d'un grand nombre de jeux de théâtre, d'autant plus sur-
prenants qu'ils seroient moins vraisemblables, d'une in-
finité de déclamations où l'on feroit dire aux acteurs tout
I. L*édition de 1670 a : employés.
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PREMIÈRE PRÉFACE. 247
le contraire de ce qu'ils devroient dire. H fandroit, par
exemple, représenter quelque héros ivre, qui se vondroit
faire haïr de sa maîtresse de gaieté de cœur^, un Lacé*
démonien grand parleur^, un conquérant qui ne débi-
teroit que des maximes d'amour * , une femme qui don-
neroit des leçons de fierté à des conquérants*. Voilà
sans doute de quoi faire récrier tous ces Messieurs. Mais
que diroit cependant le petit nombre de gens sages aux-
quels je m'efforce de plaire? De quel front oserois-je me
montrer, pour ainsi dire, aux yeux de ces grands hommes
de l'antiquité que j'ai choisis pour modèles? Car, pour
me servir de la pensée d'un ancien*, voilà les véritables
I. Allusion à TAttila de G>meille, dans la pièce de ce nom.
Les historiens « rapportent , dit G>meille dans son ayis Au lecteur
(tome VII, p. io5), qu*il ayoit accoutumé de saigner du nez, et que
les Tapeurs du yin et des viandes dont il se chargea fermèrent le pas-
sage à ce sang , qui , après TaToir étouffé , sortit avec -riolence par
tous les conduits. » Et en effet, dans la scène in de l'acte Y (yers i6o3
et 1604) on voit couler le sang d* Attila. C'est le dénoûment de la
pièce qui commence. Il faut dire cependant qu'il s'agit moins d'une
ivresse causée par les vapeurs du t^in, que d'un mal auquel le roi des
Huns est en proie depuis qu'il a tué son frère. Ce qui est rigoureu-
sement exact, c'est qu'Attila veut de gaieté de cœur se faire hoir de
sa maîtresse Ildione. Voyez la scène n^de l'acte m (vers 879-899).
9. Agésilas ou Lysander, dans la tragédie èiAgésUas de Corneille.
3. César, dans le Pompée de Corneille.
4. Comélie, dans le Pompée de Corneille.
5. Cest de Longin qu'il s'agit. Voici le passage de cet auteur, tel
que Boileau l'a traduit au chapitre xn du Traité du Sublime : c Ces
grands hommes. ... nous élèvent Time presque aussi haut que l'idée
que nous avons conçue de leur génie, surtout si nous nous impri«
mons bien ceci en nous-mêmes : f Que penseroient Homère ou Dé-
c mosthène de ce que je dis, s'ils m'écoutoient? et quel jugement
« feroient-ils de moi? » En effet, nous ne croirons pas avoir un
médiocre prix à disputer si nous pouvons nous figurer que nous
allons, mais sérieusement, rendre compte de nos écrits devant un si
célèbre tribunal , et sur un théâtre oà nous avons de tels héros pour
juges et pour témoins. >
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a4S BRITANNICUS.
spectateurs que nous devons nous proposer ; et nous de-
vons sans cesse nous demander: « Que diroîent Homère
et Virgile, s'ils Usoient ces vers? que diroit Sophocle, s'il
voyoit représenter cette scène? » Quoi qu'il en soit, je
n'ai point prétendu empêcher qu'on ne parl&t contre mes
ouvrages. Je Taurois prétendu inutilement. Quid de te
alii loquantur ipsi çideant^ dit Gicéron; sed loquentur
tamen*.
Je prie seulement le lecteur de me pardonna cette
petite préface, que j'ai faite pour lui rendre raison de
ma tragédie. Il n'y a rien de plus naturel que de se dé-
fendre quand on se croit injustement attaqué. Je vois
que Térence même semble n'avoir fait des prologues
que pour se justifier contre les critiques d'un vieux poète
malintentionné, malepoli i>eteris poetœ^^ et qui venoit
briguer des voix contre lui jusqu'aux heures où l'on re-
présentoit ses comédies.
Occepta est agi ,
Exclamât f etc.'.
On me pouvoit faire une difficulté qu'on ne m'a point
faite. Mais ce qui est échappé aux spectateurs pourra
être remarqué par les lecteurs. C'est que je fais entrer
Junie dans les Vestales, où, selon Aidu-Gelle*, on ne
recevoit personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de
dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection,
et j'ai cru qu'en considération de sa naissance, de sa
I . « Cest aux autres à voir comment Ils voudront parler de tous ;
mais à coup sûr ils parleront. > {République^ livre VI , chapitre zvi.)
9. Racine vient de traduire ces mots : f d*un vieux poëte mal-
intentionné. » Us se trouvent dans le Prologue de VAndrienne^ aux
vers 6 et 7.
3. « On commence à jouer la pièce : il s'écrie, etc. > {Eunuque ,
Prologue, vers 99 et i3.)
4. Nuits attîques^ livre I, diapitre xu.
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PREMIERE PRÉFACE. 249
vertu et de son malheur, il pouvoit la dispenser de Tàge
prescrit par les lois, comme il a dispensé de Fftge pour
le consulat tant de grands hommes qui avoient mérité
ce privilège.
Enfin je suis très-persuadé qu'on me peut faire bien
d'autres critiques, sur lesquelles je n'aurois d'autre parti
à prendre que celui d'en profiter à l'avenir. Mais je
plains fort le malheur d'un homme qui travaille pour le
public. Ceux qui voient le mieux nos défauts sont ceux
qui les dissimulent le plus volontiers. Us nous pardon-
nent les endroits qui leur ont déplu, en faveur de ceux
qui leur ont donné du plaisir. Il n'y a rien, au con-
traire, de plus injuste qu'un ignorant. U croit toujours
que l'admiration est le partage des gens qui ne savent
rien. Il condamne toute une pièce poiu: une scène qu'il
n'approuve pas. Il s'attaque même aux endroits les plus
éclatants, pour faire croire qu'il a de l'esprit ; et pour peu
que nous résistions à ses sentiments, il nous traite de
présomptueux qui ne veulent croire personne, et ne
songe pas qu'il tire quelquefois plus de vanité d'une
critique fort mauvaise, que nous n'en tirons d'une assez
bonne pièce de théâtre.
Homine imperito nunquam quidquam injusiius*.
I. Térence, Adelphes, Ters 99. — Cest ce vers que traduit Racine
]onqa*il dit un peu plus haut : f II n*y a rien.... de pins injuste
qti*un ignorant. »
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a5o BRITANNICUS.
SECONDE PRÉFACE".
Toici celle de mes tragédies qae je puis dire qae j*ai
le plus travaillée. Cependant j'avoue que le succès ne
répondit pas d'abord à mes espérances. A peine eUe
parut sur le théâtre, qu'il s'éleva quantité de critiques
qui sembloient la devoir détruire. Je crus moi-même
que sa destinée seroit à l'avenir moins heureuse que celle
de mes autres tragédies. Mais enfin il est arrivé de cette
pièce ce qui arrivera toujours des ouvrages qui auront
quelque bonté. Les critiques se sont évanouies; la pièce
est demeurée. C'est maintenant celle des miennes que
la cour et le public revoient le plus volontiers; et si j'ai
fait quelque chose de solide et qui mérite quelque
louange, la plupart des connoisseurs demeurent d'accord
que c'est ce même Britannicus.
A la vérité j'avois travaillé sur des modèles qui m'a-
voient extrêmement soutenu dans la peinture que je
voulois faire de la cour d'Agrippine et de Néron. J'avois
copié mes personnages d'après le plus grand peintre de
l'antiquité, je veux dire d'après Tacite. Et j'étois alors si
rempli de la lecture de cet excellent historien, qu'il n'y
a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il
ne m'ait donné l'idée. J'avois voulu mettre dans ce re-
cueil un extrait des plus beaux endroits que j'ai tâché
d'imiter*; mais j'ai trouvé que cet extrait tiendroit pres-
que autant de place que la tragédie. Ainsi le lecteur trou-
vera bon que je le renvoie à cet auteur, qui aussi bien
I. Cest la préface de 1676 et des éditions siÛTaiites.
a. Gomme avait (akt Corneille dans une de ses éditions da Cid^ et
plus tard de la Mort de Pompée.
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SECONDE PRÉFACE. aSi
est entre les mains de tout le monde ; et je me conten-
terai de rapporter ici quelques-uns de ses passages sur
chacun des personnages que j'introduis sur la scène.
Pour commencer par Néron, il faut se souvenir qu'il
est ici dans les premières années de son règne, qui ont
été heureuses, comme Ton sait. Ainsi il ne m'a pas été
permis de le représenter aussi méchant qu'il a été de-
puis. Je ne le représente pas non plus comme un honune
vertueux, car il ne l'a jamais été. Il n'a pas encore tué
sa mère, sa fenune, ses gouverneurs ; mais il a en lui les
semences de tous ces crimes. Il conmience à vouloir se^
couer le joug. Il les hait les uns et les autres, et il leur
cache sa haine sous de fausses caresses : Factus natura
çelare odium fallacibus blanditiis ^ . En un mot, c'est
ici un monstre naissant, mais qui n'ose encore se dé-
clarer, et qui cherche des couleurs à ses méchantes ac-
tions : Hactenus Nero flagitiis et sceleribus velamenta
qusesiçU^, Il ne pouvoit souffrir Octavie, princesse d'une
bonté et d'une vertu exemplaire : Fato quodam^ an quia
prœualent illicita; metuebaturque ne in stupra femina^
rum illustrium prorumperet^ ,
Je lui donne Narcisse pour confident. J'ai suivi en
cela Tacite, qui dit que Néron porta impatiemment la
mort de Narcisse, parce que cet affranchi avoit une con-
formité merveilleuse avec les vices du prince encore ca-
chés : Cujus abditis adhuc pitiis mire congruebat^ . Ce
I. f Formé par la nature à Toiler sa haine sous de fausses ca-
resses. » (Tacite, j^nnaies, livre XIV, chapitre lvi.)
9. c Néron , jusque-là , chercha à voiler ses vices et ses crimes. •
{Ibidem j livre XIII, chapitre xi.vn.)
3 . c Soit fatalité, soit attrait des plaisirs défendus ; et Ton craignait
que, dans l'emportement de ses passions, il ne déshonorât les femmes
de la plus illustre naissance. > (Ibidem, livre XIII , chapitre xn.)
4. Annales, livre XIII , chapitre i. Racine vient de traduire cette
phrase.
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aSa BRITANNICUS.
passage prouve deux choses : il prouve et que Néron
étoit déjà vicieux, mais qu'il dissimuloit ses vices, et que
Narcisse Tentretenoit dans ses mauvaises inclinations.
J'ai choisi Burrhus pour opposer un honnête homme
à cette peste de cour; et je Tai choisi plutôt que Sé-
nèque. En voici la raison : ils étoient tous deux gouver-
neurs de la jeunesse de Néron, Tun pour les armes,
l'autre pour les lettres; et ils étoient fameux, Burrhus
pour son expérience dans les armes et pour la sévérité
de ses mœurs, militaribus curis et severitate morum;
Senèque pour son éloquence et le tour agréable de son
esprit, Seneca prœceptis eloquentiœ et comitate honesta^,
Burrhus, après sa mort, fut extrêmement regretté à
cause de sa vertu : Cwitati grande desiderium ejus man^
sitper memoriam {firtutis *.
Toute leur peine étoit de résister à l'orgueil et à la
férocité d'Agrippine, quœ^ cunctis malœ dominationis
cupidinibus flagrans^ habebat in partibus Pallantem* .
Je ne dis que ce mot d'Agrippine, car il y auroit trop
de choses à en dire. C'est elle que je me suis surtout
efforcé de bien exprimer, et ma tragédie n'est pas moins
la disgrâce d'Agrippine que la mort de Britannicus.
Cette mort fut un coup de foudre pour elle, et il parut,
dit Tacite, par sa fî*ayeur et par sa consternation, qu'elle
étoit aussi innocente de cette mort qu'Octavie. Agrip-
pine perdoit en lui sa dernière espérance, et ce crime
lui en faisoit craindre un plus grand : Sibi supremum
auxilium ereptum^ etparricidii exemplum intelligebat^ .
I. Tacite, Jimales^ livre XIII, cbapitre n.
a. c Sa mort laissa de longs et grands regrets à Rome, qoi se sou-
Tenait de ses Tertus. • (Ibidem, lirre XIV, chapitre u.)
3. ff Qoi, brûlant de tontes les passions d*une tyrannie malfai-
sante, avait Pallas dans son parti. » [ibidem, livre XIII, diapitre n.)
4. c Elle comprenait que sa dernière ressource venait de lai être
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SEGOI<(DE PRÉFACE. a53
L^âge de Britannicus ëtoit si connu, qu'il ne m^a pas été
permis de le représenter autrement que comme un jeune
prince qui avoit beaucoup de cœur, beaucoup d'amour
et beaucoup de franchise, qualités ordinaires d'un jeune
hoDune. Il avoit quinze ans, et on dit qu'il avoit beau-
coup d'esprit, soit qu'on dise vrai, ou que ses malheurs
aient fait croire cela de lui, sans qu'il ait pu en donner
des marques : Neque segnem ei fuisse indolent ferunt;
siçe verum^ seu periculis commendatus retinuit famam
sine expérimenta * .
n ne faut pas s'étonner s'il n'a auprès de lui qu'un
aussi méchant homme que Narcisse; car il y ayoit
longtemps qu'on avoit donné ordre qu'il n'y eût auprès
de Britannicus c[ue des gens qui n'eussent ni foi ni hon-
neur : Nom ut proximus quisque Britannico neque fas
neque fidem pensi haberet olim proifisum erat *.
U me reste à parler de Junie. Il ne la faut pas con-
fondre avec une vieille coquette qui s'appeloit Junia
Silana. C'est ici une autre Junie, que Tacite appelle
Junia Cal^ina^ de la famille d'Auguste, sœur de Silanus
à qui Glaudius avoit promis Octavie. Cette Junie étoit
jeune, belle, et connue dit Sénèque, festi^issima omnium
puellarum. Son frère et elle s'aimoient tendrement;
« et leurs ennemis, dit Tacite, les accusèrent tous deux
d'inceste, quoiqu'ils ne fussent coupables que d'un peu
d'indiscrétion '. » Elle vécut jusqu'au règne de Yespasien.
Je la fais entrer dans les Vestales , quoique , selon
Aulu-Gelle, on n'y reçût jamais personne au-dessous
enlerée, et qu'il y aTait là un exemple de parricide. • (Tacite, Jh"
noies f livre XIII , chapitre xvi.)
I. Ibidem^ limne XII, chapitra xxyi. La phrase qui précède oette
citation en est une traduction.
a. liidemy livra XIIT, chapitra xr.
3. Sur ce passage, voyez ci-dessus, p. a44, note i.
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254 BRITANNICUS.
de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici
Jnnie sous sa protection. Et j'ai cru qu'en considéra-
tion de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il
pouvoit la dispenser de Tâge prescrit par les lois, comme
il a dispensé de Tâge pour le consulat tant de grands
hommes qui avoient mérité ce privilège.
ACTEURS.
NÉRON, empereur, fib d'Agrippine.
BRITANNICUS, fils de Tempereur Clandius^
AGRIPPINE, veuve de Domidus Enobarbus, père de Néron,
et, en secondes noces, veuve de Tempereur Claudius.
JUNIE , amante de Britannicus.
BURRHUS, gouverneur de Néron.
NARCISSE, gouverneur de Britannicus.
AXBINE, confidente d'Agrippine.
Gabdbs.
La scène est à Rome, dans une chambre du palais de Néron.
I . Dans aucune des anciennes éditions on ne lit : fils de Vempereur
Claudius et de Messaline, C'est Térudition malheureuse des éditions
plus récentes qui a ajouté ici le nom de Btessaline, dont Racine a évité
de rappeler le souyenir.
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BRITANNICUS.
TRAGÉDIE.
ACTE L
SCÈNE PREMIÈRE.
AGRIPPINE, ALBINE.
ALBINE.
Quoi ? tandis que Néron s'abandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son réveil * ?
Qu'errant dans le palais sans suite et sans escorte , ^/
La mère de César veille seule à sa porte?
Madame , retournez dans votre appartement. 5
▲GRIPPIlfB.
Albine , il ne faut pas s'éloigner un moment.
Je veux l'attendre ici. Les chagrins qu'il me cause
M'occuperont assez tout le temps qu'il repose.
I . Il y a dans le* Plaideurs deux tcts qui ont quelque ressemblance avec
ceux-ci. Us sont dans les Tariantes de Pacte III, scène i (ci-dessus, p. aoo) :
Le beau plaisir d*aller, tout mourant de sommeil,
A la porte d*nn juge attendre son réreil !
Mais on comparerait mieux peut-être ce début de Britannieui avec les Tert sni-
▼ants de JuTénal :
Sedet ad prmioria Régis
Donee Bithjmo libeat çigitare tjrranno.
(Satire X, ren i6o et i6i.)
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a56 BRITANNIGUS.
Tout ce que j*ai prédit n'est que trop assuré :
Contre Britannicus Néron s*est déclaré ; z e
L'impatient Néron cesse de se contraindre ;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine ; et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.
ALBINE.
Quoi? vous à qui Néron doit le jour qu'il respire, 1 5
Qui l'avez appelé de si loin à l'Empire ?
Vous qui déshéritant le fils de Claudius,
Avez nommé César l'heureux Domitius ^ ?
Tout lui parle , Madame, en faveur d'Agrippine :
n vous doit son amour.
▲GfiIPPINX.
U me le doit , Albine : 2 o
Tout, s'il est généreux, lui prescrit cette loi ;
Mais tout, s'il est ingrat , lui parle contre moi.
ÀLBINB.
S'il est ingrat. Madame ! Ah ! toute sa conduite
Marque dans son devoir une àme trop instruite.
Depuis trois ans entiers , qu'a-t-il dit, qu'a-t-il fait a 5
Qui ne promette à Rome un empereur parfait ? '
Rome, depuis deux ans, par ses soins gouvernée',
Au temps de ses consuls croit être retournée :
1. C'était, comme l'on sait, le nom de Néron arant son adoption par Cbnde.
Voyei ci-après, p. a57, note a, quelques détails sur les Bomitins.
a. Far, Rome, depuis trois ans, par ses soins gouvernée. (1670 et 76)
— Le changement de « trois ans m en « deux ans, » fait par Racine dans son
édition de 1687 et conserré dans celle de 1697, lui a paru nécessaire, comme
s*âoignant beaucoup moins de la date exacte. Néron était monté sur le tr6ne
an milieu d'octobre de Fan 54 après Jésus-Cbrist, et il empoisonna Britannicus
avant le printemps de l*an 55. Dans les éditions puUiées au commencement du
dix-huitième siècle, les unes, par exemple celles de 1700 (Amsterdam) et de
1736, ont gardé Pancienne leçon trwt ans; les autres, comme celles de 170a,
de 1713 et de 1738, ont adopté la correction deux ont. Les éditions modernes
(1807, 1808 et M. Aimé-fifartin) s'accordent à donner trois ans^ et ne men-
tionnent même pas deux comme variante.
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ACTE I, SCÈNE I. a57
Il la gouverne en père. Enfin Nér^n naissant
A toutes les vertus d'Auguste vieillissante * So
▲GRIPPINE.
Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste :
□ commence, il est vrai, par où finit Auguste;
Mais crains que l'avenir détraisant le passé, > f
U ne finisse ainsi qu* Auguste a commencé.
D se déguise en vain : je lis sur son visage 3 5
Des fiers Domitius Thumeur triste et sauvage ^. i
n mêle avec Torgueil qu'il a pris dans leur sang
La fierté des Nérons qu'il puisa dans mon flanc*.
Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices :
De Rome, pour un temps, Caïus^ Ait les délices; .^ 40
Mais sa feinte bonté se tournant en fureur.
Les délices de Rome en devinrent T horreur.
Que m'importe , après tout , que Néron , plus fidèle ,
D'une longue vertu laisse un jour le modèle ?
I . Sénèque, dans 3on traité qui a pour titre de Clementla (liTre I, chapitre xi),
allant plus loin encore dans la même pensée, dit que personne n'oserait com-
parer U TieiUesse elle-même d'Auguste avec la douceur des jeunes années de
Néron : « Comparare nemo mansuetudiai tu» andebit divum Augnstum, etiam si
« in certamen juvenilium annorum deduxerit senectutem plus quam matnram. m
a. Suétone ( Wm/» , eliapitres xirv) peint sons les mêmes traits les Domitios.
n remonte jusqu'au quatrième aïeul de Néron, Cneius Domitius JEnobarbaS|
tribun du peuple Tan de Rome 65o,dont l'orateur Crassus disait qu'il ne fallait
pas s'étonner s'il avait une barbe d'airain , parce qu'il ayait un visage de fer et
on coeur de plomb, c'est-à-dire, l'impudence et l'insensibilité. Le même histo-
rien représente le trisaïeul de Néron , Lncius DoAitius, tué à Pbarsale, comme
on homme d'humeur farouche, vir ingenio truci. Le moins mauvais de la famille
fat, suivant lui, le bisaïeul, qui changea souvent de parti dans les guerres
civiles. Quant au grand-père, orgueilleux, prodigue, crud, il montra dans les
jeux de gladiateurs qu'il donna une telle férocité qu'Auguste dut la réprimer.
Le plus méchant de tous ces Domitius fut le père de Néron, Cneius Domitius
JSnobarbns. Suétone rapporte de lui des traits révoltants de barbarie.
3. Agrippine était fille de l'illustre Oermanictts, petite-fille de Oaudius
Dmsus Néron, arrière-petite-fille de Tibérius Çlaudius Néron, premier mari
de Livie. Parmi at^JUrs Nérons, ses ancêtres,' qui étaient de l'iUustre funille
des Qaudius, était le vainqueur d'Asdrubal,^. Clandius Néron.
4. Caius, fils de Germanicus, et par conséquent frère d' Agrippine, est cet
empereur qu'on désigne d'ordinaire par son surnom de CaligtUa.
J. Racute. II • 17
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a58 BRITANNICUS.
Ai-je mis dans sa main le timon de TÉtat 45
Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ?
Ah! que de la patrie il soit, s'il veut, le père;
Mais qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mère.
De quel nom cependant pouvons-nous appeler
L'attentat que le jour vient de nous révéler ? 5o
Il sait , car leur amour ne peut être ignorée,
Que de Britannicus Junie est adorée ;
Et ce même Néron , que la vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu de la nuit.
Que veut-il ? Est-ce haine , est-ce amour qui l'inspire ? 5 5
Chèrche-t-il seulement le plaisir de leur nuire?
Ou plutôt n'est-ce point que sa mahgnité
Punit sur eux l'appui que je leur ai prêté?
▲LBINB.
Vous leur appui , Madame ?
AGRIPPINE.
Arrête , chère Albine.
Je sais que j'ai moi seule avancé leur ruine; 60
Que du trône, où le sang l'a dû faire monter,
Britannicus par moi s'est vu précipiter.
Par moi seule, éloigné de l'hymen d'Octavie*,
Le frère de Junie abandonna la vie ,
Silanus, sur qtii Claude avoit jeté les yeux, 65
Et qui comptoit Auguste au rang de ses aïeux ^.
Néron jouit de tout; et moi, pour récompense,
1. L'empereur CUade arait fiancé à Ludus Silanns sa fille OctaTie. Agrip-
inne , dont le mariage avec Qande n*était pas encore célébré, mais déjà résolu,
toulnt enlever OetaTie à Silanos, pour la marier à Domitius. Elle fit accuser
d'iooeste Silanus et sa sœur Junia Calvina. Le jour même du mariage d'Agrip-
pine et de Qaude, Silanus se donna la mort. Voyez Tacite, /énnaUs, livre XII,
chapitres m, iv et Yin.
a. Lucius Silanus était fils d*Émilia Lépida, arrière-petite-fille d'Auguste.
Jolie, fille d'Auguste, et femme d*Agrippa, avait eu une fille, qui portait aussi
le nom de Julie, et qui fut mariée à L. Émilins Paulus : de ce mariage était née
la mèrtt de Sibnus.
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ACTE I, SCENE I. aSg
Il faut qu^entre eux et lui je tienne la balance,
Afin que quelque jour, par une même loi ,
Britannicus la tienne entre mon fils et moi. 70
▲LBINE.
Quel dessein !
AGRIPPIlfB.
Je m'assure un port dans la tempête.
Néron m'échappera , si ce frein ne l'arrête.
ALBINB.
Mais prendre contre un fik tant de soins superflus?
AGRIPPINE.
Je le craindrois bientôt, s'il ne me craignoit plus.
ALBINE.
Une injuste frayeur' vous alarme peut-être. 7 5
Mais si Néron pour vous n'est plus ce qu'il doit être ,
Du moins son changement ne vient pas jusqu'à nous ,
Et ce sont des secrets entre César et vous.
Quelques titres nouveaux que Rome lui défère ,
Néron n'en reçoit point qu'il ne donne à sa mère. 80
Sa prodigue amitié ne se réserve rien.
Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien.
A peine parle-t-on de la triste Octavie.
Auguste votre aïeul honora moins livie.
Néron devant sa mère a permis le premier ^ 85
Qu'on portât les faisceaux couronnés de laurier *.
Quels effets voulez-vous de sa reconnoissance ?
I. A ces mots: « Une injuste firayeur, » rédition de 1741 a snbstitiié : «Une
juste frayeur, » faute reproduite dans rédition de M. Aimé-Martin.
a. Néron aTait foit décerner par le sénat deux licteurs à sa mère : « Omnes
« in eam honores cumulabantnr ; signumque more militi» petenti tribono de-
« dit, optinrn matris, Decreti et a seiMita duo lictores. • (Tacitei AanaUt,
livre XIII| chapitre n.)
3. Les éditions de 170a, I7i3, 172^» 1728 et 1750 ont :
Qa*on portât des fiûsceanx couronnés de laurier.
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a6o BRITANNICUS.
AGRIPPINE.
Un peu moins de respect, et plus de confiance.
Tons ces présents, Albine, irritent mon dépit :
Je vois mes honneurs croître, et tomber mon crédit. 90
Non , non , le temps n*est plus que Néron , jeune encore ,
Me renvoyoit les vœux d'une cour qui F adore,
Lorsqu'il se reposoit sur moi de tout TÉtat,
Que mon ordre au palais assembloit le sénat,
Et que derrière un voile, invisible et présente, 95
J'étois de ce grand corps Tâme toute-puissante ^.
Des volontés de Rome alors mal assuré,
Néron de sa grandeur n*étoit point enivré.
Ce jour, ce triste jour frappe encor ma mémoire ,
Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire, 100
Quand les ambassadeurs de tant de rois divers
Vinrent le reconnoître au nom de l'univers.
Sur son trône avec lui j'allois prendre ma place.
J*ignore quel conseil prépara ma disgrâce :
Quoi qu'il en soit, Néron , d'aussi loin qu'il me vit, io5
Laissa sur son visage éclater son dépit.
Mon cœur même en conçut un malheureux augure.
L'ingrat, d'un faux respect colorant son injure,
Se leva par avance, et courant m'embrasser,
n m'écarta du trône où je m'allois placer ^. no
Depuis ce coup Jatal , le pouvoir d' Agrippine
I . <c In palatium ob id vocabantur (patres) , at (Agrippina) adstaret abditis
« a tergo foribiu velo discreta, quod visom arceret, auditom non adimeret. »
(Tacite, Annales^ livre XIII, chapitre ▼.)
a. Cette scène est racontée par Tacite ; mais Racine Ta un pen arrangée.
EUe se passa en présence , non des enroyés des différentes nations venus pour
rendre hommage au nouvel empereur, mais des ambassadeurs arméniens qui
plaidaient devant Néron la cause de leur pays. Agrippine voulait monter sur
le tribunal de l'Empereur, et présider avec lui. Ce fut Sénèque qui avertit Néron
d'aller au-devant de sa mère. « Legatis Armeniorum, causam gentis apud Nero-
c nem orantibus, escendere suggestum imperatoris et prxsidere simul parabat
c {Agrippina) ; uisi, ceteris pavore defixis, Seneca admonuisset venienti matri
c oocurreret. Ita, specie pietatis, obviam itum dedecori. » (Annales, ibidem,)
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ACTE I, SCÈNE I. a6r
Vers sa chute, à grands pas, chaque jour s'achemine'
L*ombre seule m'en reste, et l'on n'implore plus
Que le nom de Sénèque et Tappui de Burrhus.
ALBINE.
Ah ! si de ce soupçon votre âme est prévenue, x 1 5
Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue ? /
Daignez avec César vous éclaircir du moins^. '
AGRIPPINE.
César ne me voit plus, Albine, sans témoins.
En public , à mon heure , on me donne audience.
Sa réponse est dictée , et même son silence. t a o
Je vois deux surveillants , ses maîtres et les miens ,
Présider l'un ou l'autre à tous nos entretiens.
Mais je le poursuivrai d'autant plus qu'il m* évite.
De son désordre, Albine, il faut que je profite.
J'entends du bruit ; on ouvre. Allons subitement i a 5
Lui demander raison de cet enlèvement.
Surprenons , s'il se peut, les secrets de son âme.
Mais quoi ? déjà Burrhus sort de chez lui ?
SCÈNE IL
AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
BURRHUS.
Madame ,
Au nom de l'Empereur j'allois vous informer
I . Les commentateurs ont rappelé que Corneille avait dit :
Je sais par qaela moyens sa sagesse profonde
S'achemine a grands pas à l'empire du monde.
{Nicontèdej acte V, scène i, vers i5ii et i5ia.)
Si les vers de Racine sont une réminiscence de ceux de Corneille^ ils en diff^
rent cependant assez par le sens et par l'expression pour ne point paraître
dérobés,
a. Far. AUez arec César tous édaireir du moins. (1670 et 76)
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a6a BRITANNICUS.
D*uii ordre qui d'abord a pu vous alarmer, i So
Mais qui n'est que Teifet d'une sage conduite ,
? j Dont César a voulu que vous soyez instruite.
/ AGRIPPINB.
Puisqu'il le veut , entrons : il m'en instruira mieux.
BURRHTJS*
César pour quelque temps s'est soustrait à nos yeux.
Déjà par une porte au public moins connue 1 3 5
L'un et l'autre consul vous avoient prévenue ,
Madame. Mais soufirez que je retourne exprès....
▲GRIPPINE.
Non , je ne trouble point ses augustes secrets.
Cependant voulez-vous qu'avec moins de contrainte
L'on et l'autre une fois nous nous parlions sans feinte?
BURRHUS.
Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d'horreur.
/^ AGRIPPINE.
Prétendezrvous longtemps me cacher l'Empereur?
Ne le verrai -je plus qu'à titre d'importune?
Ai-je donc élevé si haut votre fortune
Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ? 145
Ne l'osez-vous laisser un moment sur sa foi ?
Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
A qui m'effacera plutôt de sa mémoire ?
Vous Tai-je confié pour en faire un ingrat?
Pour être, sous son nom, les maîtres de l'État ? 1 5o
Certes plus je médite , et moins je me figure
Que vous m'osiez compter pour votre créature,
Vous dont j'ai pu laisser vieillir l'ambition
Dans les honneurs obscurs de quelque légion ,
Et moi , qui sur le trône ai suivi mes ancêtres , 1 5 5
Moi, fille, femme, sœur, et mère de vos maîtres* 1/
I. Bjcme s'est inspiré da passage de Tacite où il est dit qa'Agrippiiie était
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ACTE I, SCÈNE II. ^63
Qae prétendez-vous donc? Pensez- vous que ma voix
Ait fait un empereur pour m'en imposer trois ?
Néron n'est plus enfant : n'est-il pas temps qu'il règne?
Jusqu'à quand voulez-vous que l'Empereur vous craigne?
Ne sauroit-il rien voir qu'il n'emprunte vos yeux ?
Pour se conduire, enfin, n'a-t-il pas ses aïeux' ?
Qu'il choisisse , s'il veut, d'Auguste ou de Tibère;
Qu'il imite, s'il peut, Germanicus, mon père.
Parmi tant de héros je n'ose me placer ; 1 6 5
Mais il est des vertus que je lui puis tracer.
Je puis l'instruire au moins combien sa confidence
Entre un sujet et lui doit laisser de distance.
BURRHUS.
Je ne m'étois chargé dans cette occasion
Que d'excuser César d'une seule action. 190
Mais puisque sans vouloir que je le justifie
Vous me rendez garant du reste de sa vie,
Je répondrai, Madame, avec la liberté
D'un soldat qui sait mal farder la vérité.
Vous m'avez de César confié la jeunesse , 175
Je l'avoue, et je dois m'en souvenir sans cesse.
on exemple unique jusqu'alors d'une fenune fille d'un César (GennaniGm),
soBur, épouse et mère de souTerains (Caligula, Claude et Néron) : « Quain
« imperatore genitam , sororem ejus qui rerum potitus ait et conjugem et
« matrem fuisse, unicum ad hune diem exemplum est. » [Annales, Urre XII,
chapitre xui.) — Dans At halte (vers 447) Racine a dit aussi :
Hé quoi? tous de nos rois et la fenune et la mère.
Et Boasuet, dans VOraison funUbre de Henriette de France : « Une grande reine,
fille, femme, mère de rois si puissants. » Cette oraison fund^re fut prononcée
le 16 novembre 1669, nn mois seulement avant la première représentation de
Britannictu. L'orateur et le poëte se sont rencontrés, sans qu'on puisse croire
que l'un ait imité l'autre.
I . Ce langage est, dans Tacite, celui des ennemis de Sénèque : « Quem ad
« finem nihil in republica darum fore, quod non ab illo reperiri credatnr ?
« Certe finitam Neronis pueritiam, et robur juventa adesse : exneret ma-
« gistmm, satis amplis doctoribus instructns, majoribas sois. » (AnmaUsp
livre XIV, chapitre ui.)
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o
a64 BRITANNICUS.
Mais vous avois-je fait serment de le trahir,
D'en faire un empereur qui ne sût qu'obéir ?
Non. Ce n'est plus à. vous qu'il faut que j'en réponde.
Ce n'est plus votre fils, c'est le maître du monde. i8o
J'en dois compte, Madame, à l'empire romain,
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Ah ! si dans l'ignorance il le falloit instruire,
N'avoit-on que Sénèque et moi pour le séduire ?
Pourquoi de sa conduite éloigner les. flatteurs ? 1 8 5
Falloit-il dans F exil chercher des corrupteurs?
La cour de Glaudius, en esclaves fertile ,
Pour deux que Ton cherchoit, en eût présenté mille ,
Qui tous auroient brigué l'honneur de l'avilir :
Dans une longue enfance ils l'auroient fait vieillir. 190
De quoi vous plaignez-vous , Madame ? On vous révère.
Ainsi que par César, on jure par sa mère*.
L'Empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l'Empire , et grossir votre cour.
Mais le doit-il , Madame ? et sa reconnoissance 195
Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ? -
Toujours humble, toujours le timide Néron,
N'ose- t-il être Auguste et César que de nom ?
Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.
Rome, à trois affranchis si longtemps asservie^, a 00
A peine respirant du joug qu'elle a porté ,
Du règne de Néron compte sa liberté.
I. Dans la lettre, rédigée, affirmait-on, par Sénèque, que I>Iéron écrivit
an sénat après la mort d^Agrippine , il était seulement dit que celle-ci était ac-
cusée d*aToir espéré que les cohortes prétoriennes jureraient par son nom :
c Quod consortium imperii, juratnrasque in feminae verba pnetorias cohor-
w tes.... sperarisset. » (Tacite, Annales, livre XIV, chapitre xi.)
a. Les trois affranchis de Claude que Racine a eus en vue sont ceux dont
parle Tacite au chapitre xnx du livre XI et au chapitre x du livre XII des
Annales : Narcisse, Pallas et Calliste. Suétone (Claude y chapitre xxvui), et Sé-
nèque dans VApocolokjrntose en nomment plusieurs antres.
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ACTE I, SCENE II. a65
Que dis-je ? la vertu semble même renaître.
Tout r Empire n'est plus la dépouille d'un maître.
Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats; ao5
César nomme les chefs sur la foi des soldats;
Thraséas au sénat, Corbulon dans FarméeS
Sont encore innocents , malgré leur renommée ;
Les déserts , autrefois peuplés de sénateurs ,
Ne sont plus habités que par leurs délateurs*. a lo
Qu'importe que César continue à nous croire ,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu'à sa gloire;
Pourvu que dans le cours d'un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant* ?^
Mais , Madame , Néron suffit pour se conduire. % 1 5
J'obéis, sans prétendre à l'honneur de l'instruire.
Sur ses aïeux sans doute il n'a qu'à se régler;
Pour bien faire, Néron n'a qu'à se ressembler :
Heureux si ses vertus, l'une à l'autre enchaînées,
Ramènent tous les ans ses premières années! ^
AGRIPPINE.
Ainsi , sur l'avenir n'osant vous assurer,
Vous croyez que sans vous Néron va s'égarer.
Mais vous qui jusqu'ici content de votre ouvrage
I. Le stoïcien Pétus Thraséas se fit toujours remarquer dans le sénat par sa
généreuse liberté. 11 fut une des dernières victimes de Néron. Tacite {Annales,
livre XVI, chapitre xxi) a dit qn*en le faisant mourir, Néron avait voulu exter-
miner la vertu même. •— Cneius Domitius Corbulon fut le plus grand guerrier
et l'un des hommes les plus vertueux de son siècle. Ses exploits avaient com-
mencé sous Claude. Sous Néron il avait commandé les légions de Syrie et fait
glorieusement la guerre d'Arménie. Néron le fit aussi périr.
a. Racine s'est souvenu de ce passage du Panégyrique de Trajan (cha-
pitre xxxv) : « Quantum diversitas temporum posset, tum maxime cognitum
«( est, .... quum.... insulas omnes, qnas modo senatorum, jam ddatorum tuii>a
« compleret. »
3. Comparez ce beau passage de la Fie tPjigricola (chapitre m) , oà Ta-
cite félicite Nerva d'avoir réuni deux choses autrefois incompatibles, la li-
berté et la monarchie : «< Res olim dissodabiles.... principatum ac liberta-
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1^66 BRITANISICUS.
Venez de ses vertus nous rendre témoignage ,
Expliquez-nous pourquoi , devenu ravisseur, %%c
Néron de Silanus fait enlever la sœur*.
Ne tient-il qu'à marquer de cette ignominie
Le sang de mes aïeux qui brille dans Junie ^?
De quoi raccuse-t-U? et par quel attentat
Devient-elle en un jour criminelle d'État : aSo
Elle qui sans orgueil jusqu'alors élevée ,
N'auroit point vu Néron , s'il ne l'eût enlevée,
Et qui même auroit mis au rang de ses bienfaits
L'heureuse liberté de ne le voir jamais ?
BURRHUS.
Je sais que d'aucun crime elle n'est soupçonnée ; « 3 5
Mais jusqu'ici César ne l'a point condamnée ,
Madame. Aucun objet ne blesse ici ses yeux :
Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
Vous savez que les droits qu'elle porte avec elle
Peuvent de son époux faire un prince rebelle; «4*
Que le sang de César ne se doit allier
Qu'à ceux à qui César le veut bien confier;
Et vous-même avoùrez qu'il ne seroit pas juste
Qu'on disposât sans lui de la nièce d'Auguste' .
AGRIPPINB.
Je vous entends : Néron m'apprend par votre voix « 4 5
Qu'en vain Britannicus s'assure sur mon choix.
En vain , pour détourner ses yeux de sa misère,
I . On lit dans Tédition de M. Aignan :
ExpUqnex-TOus pourquoi, devenu
Néron de Silanus fait enlever la
Nous ne savons où il a pris cette le^n. Cette fois œ n'est point dansTéditUNi
de M. Aimé-Martin, qu'il reproduit d'ordinaire avec exactitude,
a. F'ar. Le sang de nos aïeux qui brille dans Junie? (1670-87)
3. Ifiècâ est pris ici dans le sens indéfini de descendante, Oti a vu, à la
note du vers 63, que Junia Calvina était sœur de Silanus; et à la note du vers66y
que Silanns était fils d'une arrière-petite-fille d'Auguste.
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. ACTE I, SCENE II. 267
J'ai flatté son amour d'un hymen qu'il espère :
A ma confusion , Néron veut faire voir
Qu'Agrippine promet par delà son pouvoir. a 5o
Rome de ma faveur est trop préoccupée :
n veut par cet affront qu'elle soit détrompée , .
Et que tout l'univers apprenne avec terreur
A ne confondre plus mon fils et l'Empereur, j
n le peut. Toutefois j'ose encore lui dire a 5 5
Qu'il doit avant ce coup affermir son empire ,
Et qu'en me réduisant à la nécessité
D'éprouver contre lui ma foible autorité ,
Il expose la sienne, et que dans la balance
Mon nom peut-être aura plus de poids qu'il ne pense, a 60
BURRHUS.
Quoi? Madame, toujours soupçonner son respect?
Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect*?
L'Empereur vous croit-il du parti de Junie?
Avec Britannicus vous croit-il réunie ?
Quoi? de vos ennemis devenez-vous l'appui aôS
Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?
Sur le moindre discours qu'on pourra vous redire,
Serezrvous toujours prête à partager l'Empire?
Vous craindrez-vous sans cesse , et vos embrassements
Ne se passeront-ils qu'en éclaircissements? 270
Ah ! quittez d'un censeur la triste diligence ;
D'une mère facile affectez l'indulgence ;
Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater ,
Et n'avertissez point la cour de vous quitter'.
1. Les éditions de 170a, I7i3, 1722, 1728 et 1750 ont:
Ne peat-il faire on pas, qu'il ne yoos soit suspect ?
2. Ce Yen rappeUe ce passage de Tacite {AnnaUs,UwTeXïU.f chapitre xn),
où la menace de Burrfans est accomplie : « Statim relictom Agrippin» limen.
c Nemo sobri, nemo adiré. »
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268 BRITANNICUS.
AGRIPPINB.
Et qui s'honoreroit de Tappui d'Âgrippine * a 9 s
Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine' ?
Lorsque de sa présence il semble me bannir ?
Quand Bnrrhus à sa porte ose me retenir?
BURRHUS.
Madame , je vois bien qu'il est temps de me taire y
Et que ma liberté commence à vous déplaire. «80
La douleur est injuste , et toutes les raisons
Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.
Voici Britannicus : Je lui cède ma place.
Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce,
Et peut-être , Madame , en accuser les soins a 8 5
De ceux que TEmpereur a consultés le moins.
SCENE m.
AGRIPPmE, BRITANNICUS, NARQSSE, ALBINK
▲GRIPPINE.
Ah ! Prince , où courez- vous? Quelle ardeur inquiète
Parmi vos ennemis en aveugle vous jette ?
Que venez-vous chercher ?
BRITANNICUS.
Ce que je cherche? Ah Dieux!
Tout ce que j'ai perdu, Madame, est en ces lieux. 290
De mille affreux soldats Junie environnée
S'est vue en ce palais indignement traînée.
Hélas! de quelle horreur ses timides esprits
I . Cest le même moaTement que dans ces ren de Virgile :
. . , . Ei quisquam numen Junonit adoret
Prmtêrea?
{Éneide^ livre I, vers 48 et 49.)
a. Far, hanqne Néron lui-même amionce sa mine. (1670}
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ACTE I, SCENE IIL 269
A ce nouveau spectacle auront été surpris ?
Enfin on me Tenlève. Une loi trop sévère «95
Va séparer deux cœurs qu^assembloit leur misère.
Sans doute on ne veut pas que mêlant nos douleurs
Nous nous aidions Tun l'autre à porter nos malheurs.
AGRIPFllIB.
Il suffit. Gomme vous je ressens vos injures :
Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures ; 3 00
Mais je ne prétends pas qu'un impuissant courroux
Dégage ma parole et m'acquitte envers vous.
Je ne m'explique point. Si vous voulez m'entendre,
Suivez-moi chez Pallas^, où je vais vous attendre.
SCÈNE IV.
BRITANNICUS, NARCISSE.
BRITAIINICUS.
La croirai-je , Narcisse ? et dois-je sur sa foi 3 o 5
La prendre pour arbitre entre son fils et moi ?
Qu'en dis-tu ? N'est-ce pas cette même Agrippine
Que mon père épousa jadis pour ma ruine,
Et qui, si je t'en crois, a de ses derniers jours,
Trop lents pour ses desseins , précipité le cours ? 3 1 o
NARCISSE.
N'importe. Elle se sent comme vous outragée;
A vpus donner Junie elle s'est engagée :
I . L'affranchi Pallas est compté par Tacite parmi ceux snr qui a*appayait l'or-
gueil d'A^ppine, qvàhui superhia mulùbrisinnilebatur, {Annales ^ livre XIII,
chapitre xxy.) « Agrippine, est-il dit au même livre des ^nit/i/tfx (chapitre n),
avait dans son parti Pallas , qui avait conseillé à Claude le mariage incestueux
et la funeste adoption, causes de sa perte. » Pallas avait amassé (Annales,
Uvre XII, chapitre un) de scandaleuses richesses, qui montaient à trois cents
millions de sesterces. Son orgueil et son arrogance étaient sans bornes. On croit
qne Néron le fit mourir par le poison. (Ibidem, livre XTV, chapitre ucv.)
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270 BRITANNICUS.
Unissez vos chagrins ; liez vos intérêts.
Ce palais retentit en vain de vos regrets :
Tandis qu'on vous verra d'une voix suppliante* 3x5
Semer ici la plainte et non pas F épouvante,
Que vos ressentiments se perdront en discours,
Il n'en faut point douter, vous vous plaindrez toujours.
BRITAimiCUS.
Ah! Narcisse, tu sais si de la servitude
Je prétends faire encore une longue habitude; 3ao
Tu sais si pour jamais, de ma chute étonné.
Je renonce à l'Empire où j'étois destiné*.
Mais je suis seul encor. Les amis de mon père
Sont autant d'inconnus que glace ma misère*;
Et ma jeunesse même écarte loin de moi ' 3a 5
Tous ceux qui dans le cœur me réservent leur foi.
Pour moi, depuis un an qu'un peu d'expérience
M'a donné de mon sort la triste connoissance,
Que vois-je autour de moi, que des amis vendus
Qui sont de tous mes pas les témoins assidus, 33o
Qui choisis par Néron pour ce commerce infâme.
Trafiquent avec lui des secrets de mon âme ?
•Quoi qu'il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours :
n prévoit mes desseins, il entend mes discours;
0>mme toi, dans mon cœur il sait ce qui se passe. 335
Que t'en semble, Narcisse ?
NARCISSE»
Ah ! quelle âme assez basse. • . .
C'est à vous de choisir des confidents discrets.
Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets.
I. Far, Tant qae l*on Yoat Terra d*ime voix suppliante, (i 670-87)
9. Far, Je renonce aux grandeors oà j*étois destiné. (1670 et 76)
3. Far. Sont autant d'inconnus qu*écarte ma misère ;
Et ma jeunesse même éloigne loin de moi. (1670)
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ACTE I, SCÈNE IV. 271
BRlTÂirNICUS.
Narcisset tu dis vrai. Mais cettejléfiance
Est toujoars d'unjprand cœur m dernière science* : 340
On le trompe longtemps. Mais enfin je te croi.
Ou plutôt je fais vœu de ne croire que toi.
Mon père, il m'en souvient, m'assura de ton zèle.
Seul de ses aiBranchis tu m'es toi^ours fidèle;
Tes yeux, sur ma conduite incessamment ouverts, 34 S
M'ont sauvé jusqu'ici de mille écueils couverts.
Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage
Aura de nos amis excité le courage.
Examine leurs yeux, observe leurs discours;
Vois si j'en puis attendre un fidèle secours. 3 5o
Surtout dans ce palais remarque avec adresse
Avec quel soin Néron fait garder la princesse.
Sache si du péril ses beaux yeux sont remis.
Et si son entretien m*est encore permis.
Cependant de Néron je vais trouver la mère 355
Chez Pallas, comme toi l'affranchi de mon père.
Je vais la voir, l'aigrir, la suivre, et s'il se peut,
M' engager sous son nom plus loin qu'elle ne veut.
l. Racine a dît aussi dans Esther (vers 1217-1219) :
Un cœnr noble ne peut soupçonner en autrui
La bassesse et la malice
Qu^il ne sent point en lui.
Bonrsault, dans son Germanicus (acte IV , scène n), a exprimé la même
pensée :
. . Ah ! qu*nn héros est facile à trahir I
Et que lorsqu'on possède une vertu sublime,
On se livre aisément aux embûches du crime !
Et Voltaire dans la Henriadcy chant III :
Rarement nn héros connaît la défiance.
IITH DU PRBMIEE ACTE.
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a7a BRITANNICUS.
ACTE IL
SCÈNE PREMIÈRE.
NÉRON, BURRHUS, NARCISSE, Gardes.
NÉRON.
N^en doutez point, Burrhus : malgré ses injustices,
C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices*. 3 60
Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir
Le ministre insolent qui les ose nourrir.
Pallas de ses conseils empoisonne ma mère ^ ;
U séduit chaque jour Briiannicus mon frère.
Us Técoutent tout seul; et qui suivroit leurs pas*, 365
Les trouveroit peut-être assemblés chez Pallas.
C'en est trop. De tous deux il faut que je Técarte.
Pour la dernière fois, qu'il s'éloigne, qu'il parte :
Je le veux, je l'ordonne ; et que la fin du jour
Ne le retrouve pas dans Rome ou dans ma cour. 370
Allez : cet ordre importe au salut de l'Empire.
Vous, Narcisse, approchez. Et vous, qu'on se retire.
I. Ce vers est presque une traductioii da passage de Tacite où Néron se
pLih à répéter qu'il faut supporter les emportements d'une m^ : « ferendas
c parentnm iracundias, et placandum animnm dictitans. » (Annales^ livre XIY,
chapitre it.)
3. Nous avons déjà parlé de Pallas à la note du vers 3o4. Claude lui avait
confié une puissance qui mettait, pour ainsi dire, l'État dans ses mains : « Cura
« rerum queis a Claudio impositns {Pallas) velut arbitrium regni agebat. »
(Tacite, Annales^ livre XIII , chapitre xiv.) Suétone nous apprend que œ
ministère confié à Pallas était l'administration du trésor de l'Empereur : Pal~
latUêm a rationibus. (Claude , chapitre xxvm.)
3. Far. Ils l'écoutent lui seul ; et qui suivroit leurs pas. (1670)
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ACTE II, SCÈNE U. 278
SCÈNE IL
NÉRON, NARCISSE.
NARCISSE.
Grâces aux Dieux, Seigneur, Junie entre vos mains
Vous assure aujourd'hui du reste des Romains.
Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance, 375
Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.
Mais que vois-je ? Vous-même, inquiet, étonné.
Plus que Britannicus paroissez consterné.
Que présage à mes yeux cette tristesse obscure,
Et ces sombres regards errants à Taventure? 38 o
Tout vous rit : la fortune obéit à vos vœux.
Nl^RON.
Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux.
NARCISSE.
Vous?
NihiON.
Depuis un moment, mais pour toute ma vie ^
J'aime, que dis-je aimer? j'idolâtre Junie.
NARCISSE.
Vous l'aimez?
NÉRON.
Excité d'un désir curieux, 385
Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux.
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes.
Qui brilloient au travers des flambeaux et des armes :
Belle, sans ornements, dans le simple appareil *
I. Les éditions de 1670 et de 1676 n*ont qa'ane TÛrgale, et les soÎTaiitet ont
an point après vie,
3. Far. Belle, san» ornement, dans le simple appareil. (1670- et 76)
— Les éditions de 1700 (Amsterdam) , de 1736, de 1807 , de 1808 et celle
de H. Aimé-Martin écrivent aussi ornement f sans /. Ces trois dernières, de
même que l'impression de i75û^Amsterdam), n'ont pas de tîii^ après belle,
J. Racuts. n 18
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274 BRITANNICUS.
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeiL
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence.
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs
Relevoient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue, 395
J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue :
Immobile, saisi d'un long étonnement.
Je l'ai laissé passer dans son appartement.
J'ai passé dans le mien. C'est là que solitaire,
De son image en vain j'ai voulu me distraire : 400
Trop présente à mes yeux, je croyois lui parler ;
J'aimois jusqu'à ses pleurs que je (aisois couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandois grâce ;
J'employois les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour, 405
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m'en fais peut-être une trop belle image;
Elle m'est apparue avec trop d'avantage :
Narcisse, qu'en dis-tu?
HARCISSB.
Quoi, Seigneur? croira-t-on
Qu'elle ait pu si longtemps se cacher à Néron? 410
NÉRON.
Tu le sais bien, Narcisse; et soit que sa colère
M'imputât le malheur qui lui ravit son frère ;
Soit que son coeur, jaloux d'une austère fierté.
Enviât à nos yeux sa naissante beauté ;
Fidèle à sa douleur, et dans l'ombre enfermée, 4 1 5
Elle se déroboit même à sa renommée*
Et c'est cette vertu, si nouvelle à la cour.
Dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi, Narcisse? tandis qu'il n'est point de Romaine
Que mon amour n'honore et ne rende plus vaine, 4«o
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ACTE II, SCÈNE II. 275
Qui dès qu'à ses regards elle ose se fier,
Sqp le cœur de César ne les vienne essayer :
Seule dans son palais la modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie.
Fuit, et ne daigne pas peut-être s'informer 4a 5
Si César est aimable, ou bien s'il sait aimer ?
Dis-moi : Britannicus l'aime-t-ilP
NARCISSE. ' "'~^
Quoi ? s'il Taime,
Seigneur ?
NiROIf.
Si jeune encor, se conuott-il lui<*méme ?
D'un regard enchanteur connoît-il le poison ?
NARCISSE.
Seigneur, l'amour toujours n'attend pas la raison. 430 ^
N'en doutez point, il l'aime. Instruits par tant de charmes, /
Ses yeux sont déjà faits à l'usage des larmes.
A ses moindres désirs il sait s'accommoder;
Et peut-être déjà saitril persuader.
NBRON.
Que dis-tu? Sur son cœur il auroit quelque empire ? 435
NARCISSE.
Je ne sais; mais. Seigneur, ce que je puis vous dire.
Je l'ai vu quelquefois s'arracher de ces lieux, ^
Le cœur plein d'un courroux qu'il cachoit à vos yeux,
D'une cour qui le fuit pleurant l'ingratitude.
Las de votre grandeur et de sa servitude, 440
Entre l'impatience et la crainte flottant :
Il alloit voir Junie, et revénoit content.
NÉRON.
D'autant plus malheureux qu'il aura su lui plaire,
Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère.
Néron impunément ne sera pas jaloux. 44 5
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276 BRITANNICUS.
NARCISSE.
Vous? Et de quoi. Seigneur, vous inquiétez-vous?
Junie a pu le plaindre et partager ses peines :
Elle n*a vu couler de larmes que les siennes.
Mais, aujourd'hui, Seigneur, que ses yeux dessillés.
Regardant de plus près Téclat dont vous brillez, 45o
Verront auu>ur de vous les rois sans diadème,
Inconnus dans la foule, et son amant lui-même.
Attachés sur vos yeux s'honorer d'un regard
Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard ;
Quand elle vous verra, de ce degré de gloire, iSS
Venir en soupirant avouer sa victoire :
Mattre, n'en doutez point, d'un cœur déjà charmé
Commandez qu'on vous aime, et vous serez aimé.
NBRON.
A combien de chagrins il faut que je m*appréte!
Que d'importunités !
NARCISSB.
Quoi donc ? qui vous arrête, 46i>
Seigneur?
NBRON.
Tout: Octavie, Agrippine, Burrhus,
Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.
Non que pour Octavie un reste de tendresse *
M'attache à son hymen et plaigne sa jeunesse.
I . Dans la tragédie latine , attribuée mal à propos à Sénèqne , dont le titre
est Octavi», Néron parle bien plus durement de celle qu'il reut répudier, et qui,
dit-il, jamais ne Ta aimé, mais laisse lire sur son visage la haine qu'elle lui porte.
(Octavie, vers 537 ** 54a.) Mais c'est un Néron déjà déchaîné. Oetarie (voyez
ci-dessus la note du vers 63), fille de Claude et de Messaline, était, dit Tacite,
d'une vertu éprouvée, probitalit tpecUUm, Néron la haïssait :yà«> quodam^ an
quia prmvcUent illicita^ abhorrehat. (Annales^ livre XIII, chapitre xu.) Ce fut
seulement après la mort d'Agrippine que Néron la répudia, et la relégua en
Campanie. Le mécontentement du peuple le força à la rappeler; bient6t après il
l'exila une seconde fois. Confinée dans l'Ile de Pandataria, elle y reçut l'ordre
de mourir. On lui ouvrit les veines ; elle était dans sa vingtième année. (Tacite,
AanaUSf livre XIY, chapitre lxiv.)
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ACTE II, SCENE II. 277
Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins, 465
Rarement de ses pleurs daignent être témoins :
Trop heureux si bientôt la faveur d*un divorce
Me soulageoit d'un joug qu'on m'imposa par force !
Le ciel même en secret semble la condamner :
Ses vœux, depuis quatre ans, ont beau Timportuner. 470
Les Dieux ne montrent point que sa vertu les touche :
D'aucun gage, Narcisse, ils n'honorent sa couche ;
L'Empire vainement demande un héritier^.
NARCISSE.
Que tardez- vous. Seigneur, à la répudier ?
L'Empire, votre cœur, tout condamne Octavie. 475
Auguste, votre aïeul, soupiroit pour Livie :
Par un double divorce ils s'unirent tous deux* ;
Et vous devez l'Empire à ce divorce heureux.
Tibère, que l'hymen plaça dans sa famille.
Osa bien à ses yeux répudier sa fille*. 480
Vous seul, jusques ici contraire à vos désirs * ,
N'osez par un divorce assurer vos plaisirs.
NiRON.
Et ne connois-tu pas l'implacable Agrippine ?
Mon amour inquiet déjà se l'imagine
Qui m'amène Octavie, et d'un œil enflammé 485
Atteste les saints droits d'un nœud qu'elle a formé.
Et portant à mon cœur des atteintes plus rudes.
Me fait un long récit de mes ingratitudes.
De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?
s.
I. « Exturbat Octavûm, sterilem dictitans. » (Tacite, Annales, livre XFV,
chapitre lx.)
a. Aagnste, pour épouser Livie, avait répudié Scribonie. Livie, de son cAté,
s*était séparée de Tibérius Claudius Néron, dont elle avait déjà un fils (l*empe-
renr Tibère) , et dont elle portait dans son sein un autre fils (Drusus Néron) .
3. Tibère avait répudié* Julie, fille d'Auguste et de Scribonie.
4* ProkUxrbor unut/acere quod cunetis licei? « Moi seul, ne pourrai-je faire
ce qui est permis à tout le monde ? » dit Néron dans la tragédie latine d*t>c-
tavûj vers $74.
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^l
27» BRITANNICUS.
MARCISSB.
N'étes-vous pas, Seigneur, votre maître et le sien ? 490
Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?
Vivez, régnez pour vous : c'est trop régner pour elle.
Craignez-vous? Mais, Seigneur, vous ne la craignez pas :
Vous venez de bannir le superbe Pallas,
Pallas dont vous savez qu'elle soutient Taudace. 49^
NBRON.
Éloigné de ses yeux, j'ordonne, je menace.
J'écoute vos conseils, j'ose les approuver ;
Je m'excite contre elle, et tâche à la braver.
Mais (je t'expose ici mon âme toute nue)
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue, Soo
Soit que je n'ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j'ai lu si longtemps mon devoir ;
Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d'elle,
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien : 5q5
Mon Génie étonné tremble devant le sien^.
Et c'est pour m'affranchir de cette dépendance,
Que je la fuis partout, que même je Toffense,
Et que de temps en temps j'irrite ses ennuis.
Afin qu'elle m'évite autant que je la fuis. 5 x o
Mais je t'arrête trop. Retire-toi, Narcisse :
Britannicus pourroit t'accuser d'artifice.
I. Racioe doit à un récit de Plutarque cette belle image, d*ane couleur si
antique. Dans la f^ie d'Antoine^ cliapitrc xxxyi, Thistorien raconte que dépité
d*étre toujours Taincu par Octave dans les jeux de hasard, Antoine consulta sur
cette nuiuvaise chance un devin d'Egypte, qui lui répondit: « Ton Génie re-
doute le sien : fier et hardi quand il est seul , il perd devant celui de César
tonte sa grandeur et devient foible et timide, m Shakspeare, dans sa tragédie
à* Antoine et Cléopatre (acte II, scène lu), fait ainsi parler le même devint
There/ore^ o AntonjTy stay not br hu side :
Thr {ùemon, that't thy spirit, which keeys thee^ ts
Noble, courageouSy high. unmatchable y
ff'here Cmsar*s û not; but near kim^ thy amgel
Mecomes a Fear, as being o'erpo\vered. , . ,
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ACTE II, SCÈNE II. 279
NARCISSE.
Non, non : Britannicas s*abandonne à ma foi.
Par son ordre, Seigneur, il croit que je vous voi.
Que je m'informe ici de tout ce qui le touche, 5 1 S
Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.
Impatient surtout de revoir ses amours.
Il attend de mes soins ce fidèle secours.
HÉRON.
J'y consens, porte-lui cette douce nouvelle:
nia verra.
NARCISSE.
Seigneur, bannissez-le loin d*elle. 5ao ,
NÉRON. /
J'ai mes raisons, Narcisse ; et tu peux concevoir
Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.
Cependant vante-lui ton heureux stratagème :
Dis-lui qu'en sa faveur on me trompe moi-même.
Qu'il la voit sans mon ordre. On ouvre : la voici. 5s S
Vav retrouver ton maître, et Tamener ici.
SCENE III.
NÉRON, JUNIE.
NÉRON.
YoQs VOUS troublez, Madame, et changez de visage.
Lisez- vous dans mes yeux quelque triste présage.^
JDNIE.
Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur :
J'allois voir Octavie, et non pas l'Empereur. 5$o
NÉRON".
Je le sais bien. Madame, et n'ai pu sans envie
Apprendre vos bontés pour Theureuse Octavie. •
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a8o BRITANNIGUS.
JUNIB.
Vous, Seigneur?
NÉRON.
Pensez- vous, Madame, qu'en ces lieux
Seule pour vous connoltre Octavie ait des yeux?
JUNIB.
Et quel autre, Seigneur, voulez-vous que j'implore? 535
A qui demanderai-je un crime que j'ignore ?
Vous qui le punissez, vous ne l'ignorez pas.
De grâce, apprenez-moi, Seigneur, mes attentats.
NÉRON.
Quoi? Madame, est-ce donc une légère offense
De m'avoir si longtemps caché votre présence ? 540
Ces trésors dont le ciçl voulut vous embellir.
Les avez-vous reçus pour les ensevelir ?
L'heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes
Croître, loin de nos yeux, son amour et vos charmes?
Pourquoi, de cette gloire exclus jusqu'à ce jour, 545
M' avez-vous, sans pitié, relégué dans ma cour?
On dit plus: vous souffrez sans en éti^ offensée,
Qu'il vous ose, Madame, expliquer sa pensée.
Car je ne croirai point que sans me consulter
La sévère Junie ait voulu le flatter, 5 5o
Ni qu'elle ait consenti d'aimer et d'être aimée,
Sans que j'en sois instruit que par la renonmiée.
JUNIE.
Je ne vous nîrai point, Seigneur, que ses soupirs
M'ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.
n n'a point détourné ses regards d'une fille 5 5 5
Seul reste du débris d'une illustre famille.
Peut-être il se souvient qu'en un temps plus heureux
Son père me nomma pour l'objet de ses vœux.
n m'aime ; il obéit à l'Empereur son père,
Et j'ose dire encore à vous, à votre mère. 660
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ACTE II, SCÈNE III. a8i
Vos deurs sont toujours si conformes aux siens....
NÉRON.
Ma mère a ses desseins, Madame, et j'ai les miens.
Ne parlons plus ici de Claude et d'Agrippine :
Ce n'est point par leur choix que je me détermine. _
C'est à moi seul, Madame, à répondre de vous ; 565
Et je veux de ma main vous choisir un époux.
JUNIE.
Ah ! Seigneur, songez-vous que toute autre alliance
Fera honte aux Césars, auteurs de ma naissance ?
NÉRON.
Non, Madame, l'époux dont je vous entretiens
Peut sans honte assembler vos aïeux et les siens : 570
Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.
JUNIB.
Et quel est donc. Seigneur, cet époux?
NERON. I
Moi, Madame.
JUNIB.
Vous?
NÉRON.
Je vous nonunerois, Madame, un autre nom,
Si j'en savois quelque autre au-dessus de Néron.
Oui, pour vont faire un choix où vous puissiez souscrire.
J'ai parcouru des yeux la cour, Rome et TEmpire.
Plus j'ai cherché. Madame, et plus je cherche encor
En quelles mains je dois confier ce trésor.
Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,
En doit être lui seul l'heureux dépositaire , 5 8 o
Et ne peut dignement vous confier qu'aux mains
A qui Rome a commis l'empire des humains.
Vous-même, consultez vos premières années.
Qaudius à son fils les avoit destinées ;
Mais c'étoit en un temps où de l'Empire entier 58 5
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a82 BRITANNICUS.
Il croyolt quelque jour le nommer Théritier.
Les Dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
C'est à vous de passer du côté de TEmpire.
En vain de ce présent ils m'auroient honoré ,
Si votre cœur devoit en être séparé; 590
Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes;
Si tandis que je donne aux veilles, aux alarmes^
Des jours toujours à plaindre et toujours enviés ,
Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds.
Qu*Octavie à vos yeux ne fasse point d*ombrage : 595
Rome , aussi bien que moi , vous donne son suffrage ,
Répudie Octavie, et me fait dénouer
Un hymen que le ciel ne veut point avouer.
Songez-y 'donc, Madame, et pesez en vous-même
Ce choix digne des soins d'un prince qui vous aime , 600
Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés* ,
Digne de Tunivers à qui vous vous devez'.
JUNIE.
Seigneur, avec raison je demeure étonnée.
Je me vois, dans le cours d'une même journée.
Comme une criminelle amenée en ces lieux ; 6 o 5
Et lorsque avec frayeur je pai*ois à vos yeux ,
Que sur mon innocence à peine je me fie ,
Vous m'offrez tout d'un coup la place d'Octavie.
Tose dire pourtant que je n'ai mérité ^
Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité '. 610
1. Trop longtemps captivés y c'est-à-dire trop longtemps tenus dans l*omlH«.
Un peu pins loin Britannicus dit à Janie (vers 716):
Quoi ? déjà votre amour souffre qu'on le captive?
et il entend par là qu'on le tienne captifs qu'on lui Ste sa liberté. L'emploi
du verbe captiver n'est pas très-différent pour le sens dans les deux passages :
il parait plus heureux et plus dair dans le second.
2. Far. Digne de l'univers à qui vous les devez. (1670 et 76)
3. L'édition de 170a a : cette dignité. Cette foute d'impression a été repro-
duite par les éditions de 1713 et de 1728.
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ACTE II, SCENE III. a83
Et pouve^voiu , Seigneur, souhaiter qu'une fille
Qui vit presque en naissant éteindre sa famille,
Qui dans robscurité nourrissant sa douleur,
S'est fait une vertu conforme à son malheur,
Passe subitement de cette nuit profonde 6 x 5
Dans un rang qui l'expose aux yeux de tout le monde,
Dont je n'ai pu de loin soutenir la clarté ,
Et dont une autre enfin remplit la majesté ?
NÏRON.
Je vous ai déjà dit que je la répudie.
Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie. ôao
N'accusez point ici mon choix d'aveuglement ;
Je vous réponds de vous : consentez seulement.
Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire;
Et ne préférez point à la solide gloire
Des honneurs dont César prétend vous revêtir, 6a 5
La gloire d'un refus, sujet au repentir.
JUNIE.
Le ciel connott, Seigneur, le fond de ma pensée.
Je ne me flatte point d'une gloire insensée :
Je sais de vos présents mesurer la grandeur;
Mais plus ce rang sur moi répandroit de splendeur, 63o
Plus il me feroit honte, et mettroit en lumière *
Le crime d'en avoir dépouillé l'héritière.
NÉRON.
C'est de ses intérêts prendre beaucoup de soin ,
Madame; et l'amitié ne peut aller plus loin.
Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère '. 635
I . EaGÎne s'est inspiré de la belle expression de Javénal :
Incipit ipsorum contra te store parentum
HobilitaSj daramqoe facem praeferre pudendis.
(Satire VIII, vers i38.)
ÂTant loi, Molière, dans le Festin de pierre, acte IV, scène nr, et Boileui,
satire V, vers 6i et 62, avaient imité ces vers de Jovénal.
a. La même phrase est dans les Plaideurs (acte I, scène ▼, vers ia4) :
c Laissons là le mystère. ;»
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^'-^r
284 BRITANNICUS.
La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère ;
Et pour Britannicus....
JUNIE.
n a su me toucher.
Seigneur; et je n'ai point prétendu m* en cacher.
Cette sincérité sans doute est peu discrète ;
Mais toujours de mon cœur ma bouche est Tinterprète.
Absente de la cour, je n*ai pas dû penser,
^Seigneur, qu^en Fart de feindre il fallût m' exercer.
J'aime Britannicus. Je lui fus destinée
Quand l'Empire devoit suivre son hyménée*.
Mais ces mêmes malheurs qui l'en ont écarté, 645
Ses honneurs abolis, son palais déserté ,
La fuite d'une cour que sa chute a bannie ,
Sont autant de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ;
Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs. 65o
L'Empire en est pour vous l'inépuisable source ;
, Ou si quelque chagrin en interrompt la course ,
Tout l'univers, soigneux de les entretenir,
S'empresse à l'effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse , 6 55
n ne voit dans son sort que moi qui s'intéresse ,
Et n'a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses itaalheurs.
HÉRON.
Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j'envie ,
Que tout autre que lui me paîroit de sa vie. 660
Mais je garde à ce prince un traitement plus doux .
Madame , il va bientôt parottre devant vous.
JPNIE.
Ah ! Seigneur, vos vertus m'ont toujours rassurée.
I. Far, Quand l'Empire sembloit saivre son hyménée. (1670 et 76)
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ACTE II, SCÈNE III. a85
Je pouvois de ces lieux lui détendre Tentrée ;
Mais , Madame , je yeux prévenir le danger 665
Où son ressentiment le pourroit engager. ^
Je ne veux point le perdre. Il vaut mieux que lui-même I
Entende son arrêt de la bouche quHl aime. ',
Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous,
Sans quHl ait aucun lieu de me croire jaloux. 670
De son bannissement prenez sur vous Toffense ;
Et soit par vos discours, soit par votre silence,
Du moins par vos froideurs , faites-lui concevoir
Qu'il doit porter ailleurs ses vœux et son e^ir.
JUNIB.
Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère ! 675
Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
Quand même jusque-là je pourrois me trahir.
Mes yeux lui défendront. Seigneur, de m'obéir.
RÏROlf.
Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame.
Renfermez votre amour dans le fond de votre âme. 680
Vous n'aurez point pour moi de langages secrets :
J'entendrai des regards que vous croirez muets ;
Et sa perte sera l'infaillible salaire
D'un geste ou d'un soupir échappé pour lui plaire.
luniB.
Hélas ! si j'ose encor former quelques souhaits , 685
Seigneur, permettexrmoi de ne le voir jamais!
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a86 BRITAlNNIGnS.
SCÈNE IV.
NÉRON, JUNEE, NARCISSE.
KARCISSE.
Britannicus, SeigneuTi demande la princesse:
U approche.
Qu'il vienne.
JUIfIB.
Ah ! Seigneur.
NÉRON.
Je vous laisse*
Sa fortune dépend de vous plus que de moi.
Madame, en le voyant, songez que je vous voi. 690
SCÈNE V.
JUNIE, NARQSSE.
JUNIE.
Ah ! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître;
Dis-lui.... Je suis perdue, et je le vois paraître^.
SCENE VI.
JUNIE, BRITANNICUS, NARCISSE.
BRITANNICUS.
Madame, quel bonheur me rapproche de vous?
Quoi ? je puis donc jouir d'un entrelien si doux ?
I. n y a paraistre dans les éditiogis de 1676-1697, pour rimer avec maître.
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ACTE II, SCENE VL 287
Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore M 695
Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore?
Faut-il que je dérobe , avec mille détours ,
Un bonheur que vos yeux m'accordoient tous les jours ?
Quelle nuit! Quel réveil ! Vos pleurs , votre présence
N'ont point de ces cruels désarmé Finsolence ? 700
Que faisoit votre amant ? Quel démon envieux
M'a refusé l'honneur de mourir à vos yeux ?
Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte ,
M'avez-vous en secret adressé quelque plainte ?
Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ? 705
Songiez- vous aux douleurs que vous m'alliez coûter?
Vous ne me dites rien? Quel accueil ! Quelle glace !
Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce?
Parlez. Nous sommes seuls : notre ennemi trompé,
Tandis que je vous parle, est ailleurs occupé. 7 1 o
Ménageons les moments* de cette heureuse absence.
JUNIB.
Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.
Ces murs mêmes*, Seigneur, peuvent avoir des yeux ;
Et jamais l'Empereur n'est absent de ces lieux.
BRITAIfllICUS.
Et depuis quand. Madame, étes-vous si craintive ? 7 1 5
Quoi ? déjà votre amour souffre qu'on le captive* ?
Qu'est devenu ce cœur qui me juroit toujours
De faire à Néron même envier nos amoms ?
Mais bannissez. Madame, une inutile crainte.
La foi dans tous les cœurs n'est pas encore éteinte; 720
Chacun semble des yeux approuver mon courroux ;
I. Les édidons de 170a, de I7i3, de 1728 ont : vous dévore,
a. Par une erreur évidente, il y a moiens dans Tédidon de 1687; mojrtns
dans celle de 1697.
3. Même est sans / dans les éditions de 1676-1697. Celle de 1670 a mimes,
4. Voyez ci-dessus, p. a8a, note i.
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288 BRITANNICUS.
La mère de Néron se déclare pour nous.
Rome^ de sa conduite elle-même. offensée....
JUNIB.
Ah! SeigneuTi vous parlez contre votre pensée.
Vous-même, vous m'avez avoué mille fois 795
Que Rome le louoit d'une commune voix ;
Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage.
Sans doute la douleur vous dicte ce langage.
BRITANNICUS.
Ce discours me surprend, il le faut avouer.
Je ne vous cherchois pas pour l'entendre louer. 73©
Quoi ? pour vous confier la douleur qui m'accable,
A peine je dérobe un moment favorable.
Et ce moment si cher, Madame, est consumé
A louer l'ennemi dont je suis opprimé?
Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire ?
Quoi? même vos regards ont appris à se taire*?
Que vois- je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux?
Néron vous plairoit-il? Vous serois-je odieux ?
Ah ! si je le croyois.... Au nom des Dieux, Madame,
Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme. 740
Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?
JUNIE.
Retirez-vous, Seigneur, l'Empereur va venir.
BRITANNICUS.
Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je.m'attendre*?
I. Comparez ci-dessiis le ren 68a.
a. Dans Tédition de 171 3, dans celles de 1728, de 1736, et dans quelques
éditions récentes :
Après ce coup, Narcisse, à quoi dois-je m'attendre?
Hais tontes les éditions imprimées du rivant de Racine ont ce vers tel que nous
le donnons. La Fontaine, dans la fable de V Alouette et ses petits (livre IV,
fable xxn), a dit :
Ne t'attends qu'à toi seul : c>9t un commun proverbe.
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ACTE II, SCÈNE VIL 289
SCÈNE VIL
NÉRON, JDNIE, NARCISSE.
N^RON.
Madame. •..
JUKIB.
Non, Seigneur, je ne puis rien entendre.
Vous êtes obéi. Laissez couler du moins 745
Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.
SCÈNE VIIL
NÉRON, NARCISSE.
Niaoïf.
Hé bien ! de leur amour tu vois la violence,
Narcisse: elle a paru jusque dans son silence.
Elle aime mon rival, je ne puis Tignorer ;
Mais je mettrai ma joie à le désespérer. 750
Je me fais de sa peine une image charmante ,
Et je Fai vu douter du cœur de son amante.
Je la suis. Mon rival t*attend pour éclater.
Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter ;
Et tandis qu'à mes yeux on le pleure, on Tadore, 755
Fais-lui payer bien cher un bonheur qu^il ignore.
NARCISSE, senl^.
La fortune t^appelle une seconde fois,
I. Louis Racine [Remarques »ur Britannieus) nous apprend que très-souvent
Tacteor chargé du rôle de Narcisse ne pouvait prononcer les quatre vers qui
suivent, à cause du murmure qn^excitait Tindignation des spectateurs. La Harpe
J. Racute. n 19
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ago BRITANNICUS.
Narcisse : voudrois-ta résister à sa voix?
Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;
Et pour nous rendre heureux, perdons les misérables'.
affirme le même foit, et, donnant raison aoz spectateurs, regrette que Boileau
n'ait pas fait retrancher à Racine ce coart monologue plntdt que la scène qui
autrefois conmMuçait Tacte III. Voltaire jugeait-il autrement de ces vers, on
les arait-il oubliés? H est à remarquer du moins que dans le commentaire de
la Mort de Pompée, blâmant le langage atroce mis par Corneille dans la bouche
de Photin, il dit : « Narcisse, dans Britaanieus,... ne débite aucune de ces
maximes d'un vain déclamatenr. » Biais, suivant qu'il s'agit de Corneille on
de Racine, n*a-t-il pas changé de poids et de mesure? Voyez le rapprochement
que nous disons dans la note suivante.
I. Dans la Mort ile Pompée (acte I, scène i, vers 80-84), Photin parle à peu
près de 1
Rangez-vous du parti des destins et des Dieux....
Quos que soient leurs décrets, dédare^-vons pour eux ;
Et pour leur obéir, perdez le malheureux.
PIN DU SECOND ÂCTK.
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ACTE III, SCÈNE L 291
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE^
NÉRON, BURRHUS.
BURRHUS.
Pallas obéira, Seigneur.
N^RON.
Et de quel œil
Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil ?
BURRHUS.
Ne doutez point. Seigneur, que ce coup ne la frappe,
Qu*en reproches bientôt sa douleur ne s'échappe.
Ses transports dès longtemps commencent d'éclater :76s
A d'inutiles cris puissent-ils s'arrêter !
HBRON.
Quoi? de quelque dessein la croyez-vous capable?
BURRHUS.
Agrippine, Seigneur, est toujours redoutable.
Rome et tous vos soldats révèrent ses aïeux* ;
I. Noos ne donnons pas ici parmi les rariantes la scène qoi primitiTement
était la première de cet acte III, parce qn*on la tronre dans les Mémoires de
Louis Racine (^oyez notre tome I, p. 24^^44) > etqa'dle n'a été imprimée dans
aocone des éditions de 1670 à 1697. Nous ignorons d'ailleurs toute l'étendue du
remaniement qui fut fait par Racine d'après le conseO de Boileau, et comment
la scène supprimée se liait à celle qui est devenue à son tour la première. La
scène entre Héron et Burrhus ne pouvait venir immédiatement, telle qu'die
est, après celle que Louis Racine nous a conservée. Cela serait évident, quand
il n'y aurait pas à (aire observer que la citation faite par Louis Racine finit par
deux vers de rime masculine, et que la nouvelle scène première commence par
deux rimes également masculines.
a. yar. Rome et tons vos soldats honorent ses aïeux. (1670)
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191 BRITANNICUS.
Germanicus son père est présent à leurs yeux . 770
Elle sait son pouvoir; vous savez son courage;
Et ce qui me la feit redouter davantage,
C'est que vous appuyez vous-même son courroux.
Et que vous lui donnez des armes contre vous.
NERON*
Moi, Burrhus ?
BURRHUS.
Cet amour, Seigneur, qui vous possède. . . .
' NÉRON.
Je vous entends, Burrhus : le mal est sans remède.
Mon cœur s'en est plus dit que vous ne m'en direz.
D faut que j'aime enfin.
BURRHUS.
Vous vous le figurez.
Seigneur ; et satisfait de quelque résistance,
Vous redoutez un mal foible dans sa naissance. 780
Mais si dans son devoir votre cœur affermi'
Youloit ne point s'entendre avec son ennemi ;
Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire ;
Si vous daigniez, Seigneur, rappeler la mémoire
Des vertus d'Octavie, indignes de ce prix, 785
Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris ;
Surtout si de Junie évitant la présence.
Vous condamniez vos yeux à quelques jours d'absence :
Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer.
On n'aime point, Seigneur, si Ton ne veut aimer ^. 790
I. Vctr. Bfais si dans sa fierté Totre cœur afTermi. (1670 et 76)
a. On peat rapprocher ces vers d*ua passage de la tragédie latine é^OetwU^
Sénèqne veut détourner Néron de l'amour de Poppée :
Vie magna mentit ^ blandus atque animi calor
Amor est
Quem sifoçere atque alere désistas j cadit,
Brevique vires perdit exstinetus suas.
{Octavief vert 56 1-565.)
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ACTE III, SCÈNE L 193
NÉRON.
Je VOUS croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes
Il faudra soutenir la gloire de nos armes,
Ou lorsque plus tranquille, assis dans le sénat,
n faudra décider du destin de TÉtat :
Je m'en reposerai sur votre expérience. 795
Mais, croyez-moi, Tamour est une autre science,
Burrhus; et je ferois quelque difficulté
D^abaisser jusque-là votre sévérité.
Adieu. Je souffire trop, éloigné de Junie.
SCÈNE IL
BURRHUS, seul.
Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie*. Soo
Cette férocité que tu croyois fléchir
De tes foibles liens est prête à s'affranchir.
En quels excès peut-être elle va se répandre !
O Dieux ! en ce malheur quel conseil dois-je prendre ?
Sénèque, dont les soins me devroient soulager ', 80 5
Occupé loin de Rome, ignore ce danger.
Mais quoi? si d'Agrippine excitant la tendresse,
Je pouvois.... La voici : mon bonlieur me l'adresse.
I. Var, Hé bien, Bnrrbiu, Néron découvre son génie. (1670)
a. Ce Tere et le soÎTant se trouTent dans la scène supprimée, dont noos avons
parlé ci-dessus, p. 291, note i. Ce sont les seuls que Racine en ait consertés.
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f-
294 BEITANNICUS.
SCÈNE III.
AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
AGBIPPINB.
Hé bien! je me trompois, Burrhus, dans mes soupçons?
Et vous vous signalez par d'illustres leçons! Sio
On exile Pallas, dont le crime peut-être
Est d'avoir à TEmpii^e élevé votre maître.
Vous le savez trop bien. Jamais sans ses avis
Qaude, qu'il gouvemoit, n'eût adopté mon fils.
Que dis-je ? A son épouse on donne une rivale ; s i S
On affranchit Néron de la foi conjugale.
Digne emploi d'un ministre, ennemi des flatteurs,
Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs,
De les flatter lui-même, et nourrir dans son àme
Le mépris de sa mère et l'oubli de sa femme ! 8a o
BUERHUS.
Madame, jusqu'ici c'est trop tôt m'accuser.
L'Empereur n'a rien fait qu'on ne puisse excuser.
N'imputez qu'à Pallas un exil nécessaire :
Son orgueil dès longtemps exigeoit ce sali^ire;
Et l'Empereur ne feit qu'accomplir à regret 8a 5
Ce que toute la cour dtoiandoit en secret.
Le reste est un malheur qui n'est point sans ressource :
Des larmes d'Octavie on peut tarir la source.
Mais calmez vos transports. Par un chemin plus doux,
Vous lui pourrez plutôt ramener son époux : 83o
Les menaces, les cris le rendront plus fieurouche.
▲GRIPPINE.
Ah ! l'on s'efforce en vain de me fermer la bouche.
Je vois que mon silence irrite vos dédains ;
Et c'est trop respecter l'ouvrage de mes mains.
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ACTE III, SCENE III. %^S
Pallas n'emporte pas tout Tappui d'Âgrippine : 835
Le ciel m'en laisse assez pour venger ma ruine.
Le fils de Glaudius commence à ressentir
Des crimes dont je n'ai que le seul repentir.
J'irai, n'en doutez point, le montrer à l'armée,
Plaindre aux yeux des soldats son enfance opprimée,
Leur faire, à mon exemple, expier leur erreur.
On verra d'un côté le fils d'un empereur
Redemandant la foi jurée à sa famille.
Et de Germanicus on entendra la fille;
De l'autre, l'on y^rra le fils d'Énobarbus*, 84 S
Appuyé de Sénéque et du tribun Burrhus,
Qui tous deux de l'exil rappelés par moi-même.
Partagent à mes yeux l'autorité suprême.
De nos crimes communs je veux qu'on soit instruit :
On saura les chemins par où je l'ai conduit. 8 5 o
Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,
J'avoûrai les rumeurs les plus injurieuses :
Je confesserai tout, exils, assassinats.
Poison même'....
BURRHUS.
Madame , ils ne vous croiront pas.
Os sauront récruser l'injuste stratagème 85 S
D'un témoin irrité qui s'accuse lui-même.
Pour moi, qui le premier secondai vos desseins,
1. Noos «Tons dit à la note da ren 36 qae Néron était fils de ûieius
Domitias .finobarbos.
a. Tonte cette tirade d'Agrippine est imitée de Tacite (AnmaUsf livre XIII,
chapitre zir) : « Praeoeps post hac Agrippina mère ad terrorem et minas... :
c adnhnm jam esse Britannicomy yeram dignamque stirpem snsdpiendo patris
« imperioy qnod inaitns et adoptiTOs per injorias matris exerceret. Non ab-
c nnere se qnin cuncta infelicis domns mala patefierent, sua in primis naptis»,
« snom Tenefidom. Id solom Diis et sibi provisnm qnod Tiveret priWgnas :
« itnram cnm illo in castra; andiretnr hinc Gennanici filia, debilis mrtns
« Bnrms et exsul Seneca , trnnca scilioet mann et professoria Ungna, generis
« hnmani regimen expostolantes. »
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296 BRITANNICUS.
Qui fis même jurer Tannée entre ses mains,
Je ne me repens point de ce zèle sincère.
Madame, c*est un fils qui succède à son pèi*e. 860
En adoptant Néron , Glaudius par son choix
De son fils et du vôtre a confondu les droits.
Rome Ta pu choisir. Ainsi , sans être injuste,
Elle choisit Tibère adopté par Auguste* ;
Et le jeune Agrippa , de son sang descendu ^| 865
Se vit exclus du rang vainement prétendu*.
Sur tant de fondements sa puissance établie
Par vous-même aujourd'hui ne peut être affoiblie;
Et s*il m'écoute encor. Madame , sa bonté
Vous en fera bientôt perdre la volonté. 870
J'ai conunencéi je vais poursuivre mon ouvrage.
SCÈNE IV.
AGRIPPDŒ, ALBINE.
ALBINB.
Dans quel emportement la douleur vous engage,
Madame ! L'Empereur puisse-t-il l'ignorer !
ÀGRIPPINB.
Ah ! lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer !
▲LBIIIB.
Madame, au nom des Dieux , cachez votre colèi*e. 875
Quoi? pour les intérêts de la sœur ou du frère,
I. Bnrrfaiu, qui doit s'exprimer ici dans le style de la cour, feint de prendre
pour on libre choix que Rome aurait |fait de Néron et de Tibère l'adhésion
tacite du sénat et dn peuple an fait accompli de l'éléyation de ces princes.
a. Marcns Julius Agrippa Postumus , fils de M. Vipsanios Agrippa et de
lolie, fille d'Auguste. Les artifices de Lirie le firent exiler par Auguste dans
rile de Planasie, où Tibère, au commencement de son règne, ordonna de le
mettre à mort.
3. Fctr, Se rit exdos d*un rang vainement prétendu. (1670 et 76)
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ACTE III, SCÈNE IV. 297
Fautril sacrifier le repos de vos jours?
G>iitramdrez-Yous César jusque dans ses amours ?
▲GRIPPINS.
Quoi? tu ne vois donc pas jusqu'où Ton me ravale,
Âlbine? G*est à moi qu'on donne une rivale. X^8o
Bientôt, si je ne romps ce funeste lien.
Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.
Jusqu'ici d'un vain titre Octavie honorée ,
Inutile à la cour, en étoit ignorée.
Les grâces, les honneurs par moi seule versés 885
M'attiroient des mortels les vœux intéressés.
Une autre de César a surpris la tendresse :
Elle aura le pouvoir d'épouse et de maîtresse.
Le fruit de tant de soins , la pompe des Césars ,
Tout deviendra le prix d'un seul de ses regards. 890
Que dis-je? l'on m'évite, et déjà délaissée....
Ah ! je ne puis, Albine, en soufirir la pensée.
Quand je devrois du ciel hâter l'arrêt fatal *,
Néron , l'ingrat Néron. . . . Mais voici son rival.
SCÈNE V.
.BMTANNICUS, AGRIPPINE, NARCISSE, ALBINE.
BRITÀNNIGUS.
Nos ennemis communs ne sont pas invincibles , 895
Bladame : nos malheurs trouvent des cœurs sensibles.
Vos amis et les miens, jusqu'alors si secrets,
I. Tacite rapporte que, bien des années arant sa mort, Agrippine avait cni
aox prédictions des Chaldéens qui lui annonçaient cette mort, et les arait mé-
prisées : c Honc soi fincm multos ante annos crediderat Agrippina contempae-
«( ratque ; nam consulenti super Nerone respondemnt Chaldai fore nt impe-
« rarety matremqne occideret; atque iUa : « Ocddat, inquit, dnm imperet. »
[Annales, livre XFV, chapitre ix.)
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298 BRITANNICUS.
Tandis que nous perdions le temps en vains regrets ,
Animés du courroux qu'allume Finjustice,
Viennent de confier leur douleur à Narcisse. 900
Néron n'est pas encor tranquille possesseur
De ringrate qu'il aime au mépris de ma sœur.
Si vous êtes toujours sensible à son injure.
On peut dans son devoir ramener le parjure.
La moitié du sénat s'intéresse pour nous : 90 5
Sylla , Pison , Plautus * . . . .
AGRIPPINB.
Prince, que dites-vous?
Sylla I Pison , Plautus ! les chefs de la noblesse !
BRITANNICUS.
Madame , je vois bien que ce discours vous blesse»
Et que votre courroux , tremblant , irrésolu ,
Craint déjà d'obtenir tout ce qu'il a voulu. 910
Non , vous avez trop bien établi ma disgrâce :
D^aucun ami pour moi ne redoutez l'audace.
n ne m'en reste plus ; et vos soins trop prudents
Les ont tous écartés ou séduits dés longtemps.
ÀGRIPPINB.
Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance : 9 1 5
Notre salut dépend de notre intelligence.
Tai promis, il suffit. Malgré vos ennemis,
Je ne révoque rien de ce que j'ai promis.
Le coupable Néron fuit en vain ma colère :
I. Cornâmt Syfla était suspect à Néron par rfllastratioB de sa wawsaawt et
oomme gendre de Claade. Pallas et Burrhus furent accusés d'avoir Tonfai
relever à l'Empire. {Annales^ livre XIII, chapitre xxni.) Néron le fit tuer
après la chute de Sénècpie. (Ibidem,, livre XIV, chapitre lyd). — C Pison fut
le chef de la grande conjuration formée contre Néron vers la fin de son règne.
{Ibidem, livre XV, chapitre XLTm-ux.) — Rubellius Plautus descendait d'Au-
guste par les femmes au même degré que Néron. Tacite dit (t&û/e/n| livre XIII,
chapitre xix) qu'après la mort de Britannicus, Agrippine fut accusée de mé*
diter une révolution en sa faveur. Néron le fit tuer dans le même temps que
Cornélius SyUa. (Ibidem, livre XIV, chapitre ux.)
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ACTE III, SCÈNE y. 299
Tôt ou tard il faudra qu'il entende sa mère. gso
J^essatrai tour à tour la force et la douceur;
Ou moi-même, avec moi conduisant votre sœur,
rirai semer partout ma crainte et ses alarmes,
Et ranger tous les cœurs du parti de ses larmes.
Adieu. J'assiégerai Néron de toutes parts. g%S
Vous, si vous m'en croyez, évitez ses regards.
SCÈNE VI.
BRITANNICUS, NARCISSE.
BRITÀNNICUS.
Ne m'as-tu point flatté d'une fausse espérance?
Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance,
Narcisse?
IIARCISSE.
Oui. Mais, Seigneur, ce n'est pas en ces lieux
Qu'il faut développer ce mystère à vos yeux. 930
Sortons. Qu'attendez-vous?
BRITANNICUS.
Ce que j'attends, Narcisse?
Hélas!
NARCISSE.
Expliquez-vous.
BRITANNICUS.
Si par ton artifice
Je pouvois revoir....
NARCISSE.
Qui?
BRITANNICUS.
J'en rougis. Mais enfin
D'un ccBur moins agité j'attendrois mon destin.
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3oo BRITANNICUS.
NARCISSE.
Après tous mes discours , vous la croyez fidèle? 955
BRITANNICUS.
Non : je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle 9
Digne de mon courroux ; mais je sens, malgré moi ,
Que je ne le crois pas autant que je le doi.
Dans ses ^[arements mon cœur opiniâtre
Lui prête des lisons , Texcuse, Tidolàtre. 940
Je voudrois vaincre enfin mon incrédulité :
Je la voudrois haïr avec tranquillité.
Et qui croira qu*un cœur si grand en apparence,
D'une infidèle cour ennemi dès Tenfance,
Renonce à tant de gloire, et dès le premier jour 945
Trame une perfidie inouïe à la cour?
NARCISSE.
Et qui sait si Tingrate, en sa longue retraite ,
N'a point de FEmpereur médité la défaite ?
Trop sûre que ses yeux ne pouvoient se cacher,
Peut-être elle fuyoit pour se faire chercher, 9$©
Pour exciter Néron par la gloire pénible *
De vaincre une fierté jusqu'alors invincible.
BRITANNICUS.
Je ne la puis donc voir?
NARCISSE.
Seigneur, en ce moment
Elle reçoit les vœux de son nouvel amant.
BRITANNICUS.
Hé bien ! Narcisse, allons. Mais que vois-je? C'est elle.
narcisse'.
Ah, Dieux! A FEmpereur portons cette nouvelle.
I Var» Pour exciter César par la gloire pénible. (1670 et 76)
a. lUJiaMBy à part. (1736 et M. Aimé-Martin]
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ACTE III, SCÈNE VU. 3oi
SCÈNE VIL
BRITANNICUS, JUNIE.
jimiB.
Retirez-vous, Seigneur, et fuyez un courroux
Que ma persévérance allume contre vous.
Néron est irrité. Je me suis échappée,
Tandis qu*à Tarréter sa mère est occupée. 960
Adieu : réservez-vous, sans blesser mon amour,
Au plaisir de me voir justifier un jour.
Votre image sans cesse est présente à mon âme :
Rien ne Ten peut bannir.
BIUTAlflflGUS.
Je vous entends. Madame :
Vous voulez que ma fuite assure vos désirs , 966
Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.
Sans doute, en me voyant, une pudeur secrète
Ne vous laisse goûter qu'une joie inquiète.
Hé bien ! il faut partir.
JUNIB.
Seigneur, sansm'imputer....
BRITANNICUS.
Ah! vous deviez du moins plus longtemps disputer. 970
Je ne murmure point qu'une amitié commune
Se range du parti que flatte la fortune,
Que Téclat d'un empire ait pu vous éblouir.
Qu'aux dépens de ma sœur vous en vouliez jouir;
Mais que de ces grandeurs comme une autre occupée.
Vous m'en ayez paru si longtemps détrompée :
Non, je l'avoue encor, mon cœur désespéré
Contre ce seul malheur n'étoit point préparé.
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3oa BRITANNICUS-
Taî va sur ma ruine élever Tinjustiee* ;
De mes persécuteurs j'ai vu le ciel complice. 980
Tant d^horreurs n'avoient point épuisé son courroux 9
Bladame : il me restoit d'être oublié de vous.
JUME.
Dans un temps plus heureux ma juste impatience
Vous feroit repentir de votre défiance.
Mais Néron vous menace : en ce pressant danger, 985
Seigneur, j'ai d'autres soins que de vous affliger.
Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre :
Néron nous écoutoit, et m'ordonnoit de feindre.
BRITANNICUS.
Quoi? le cruel....
JUNIE.
Témoin de tout notre entretien.
D'un visage sévère examinoit le mien, 990
Prêt à faire sur vous éclater la vengeance
D'un geste confident de notre intelligence.
BRITANNICUS.
Néron nous écoutoit, Madame! Mais, hélas!
Vos yeux auroient pu feindre, et ne m'abuser pas.
Ils pouvoient me nommer l'auteur de cet outrage. 995
L'amour est-il muet, ou n'a-t-il qu'un langage?
De quel trouble un regard pouvoit me préserver!
DMoit....
JUNIB.
Il falloit me taire et vous sauver.
Combien de fois, hélas! puisqu'il faut vous le dire,
Mon cœur de son désordre alloit-il vous instruire ! 1000
De combien de soupirs Interrompant le cours
Ai-je évité vos yeux que je cherchois toujours !
Quel tourment de se taire en voyant ce qu'on aime !
I. Voyez sur ce tour la note da ren 1410 d'Amdromaqué et la note da
ftn 145 des Plaideurs,
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ACTE III, SCÈNE VII. 3o3
De Tentendre gémir, de Taffliger soi-même ,
Lorsque par un regard on peut le consoler ! x o« 5
Mais quels pleurs ce regard auroit-il fait couler!
Ah ! dans ce souvenir, inquiète, troublée.
Je ne me sentois pas assez dissimulée.
De mon front e£Grayé je craignois la pâleur;
Je trouvois mes regards trop pleins de ma douleur, x o i o
Sans cesse il me sembloit que Néron en colère
Me venoit reprocher trop de soin de vous plaire ;
Je craignois mon amour vainement renfermé ;
Enfin j'aurois voulu n*avoir jamais aimé.
Hélas ! pour son bonheur, Seigneur, et pour le nôtre.
Il n est que trop instruit de mon cœur et du vôtre»
Allez, encore un coup , cachez-vous à ses yeux :
Mon cœur plus à loisir vous éclaircira mieux.
De miUe autres secrets j'aurois compte à vous rendre.
BRITÀNNICUS.
Ah! n'en voilà que trop : c'est trop me faire entendre*,
Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés.
Et savez- vous pour moi tout ce que vous quittez?
Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche*?
JUNIB.
Que faites-vous? Hélas! votre rival s'approche.
SCÈNE VIII.
NÉRON, BRITANNICUS, JUNTE.
NiaoN.
Prince , continuez des transports si charmants. i oa 5
I. Var. Ah I n'en voilà que trop pour me faire comprendre. (1670)
a. Avant ce vers, rédition de 1736 et celle de M. Aimé-Martin donnent
l'indication : « Se jetant aiuc pieds de Junte, »
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3o4 BRITANNIGUS.
Je conçois vos bontés par ses remeroîments ,
Madame : à vos genoux je viens de le surprendre.
Mais il auroit aussi quelque grâce à me rendre :
Ce lieu le favorise, et je vous y retiens
Pour lui faciliter de si doux entretiens. x o 3 o
BRITANNICUS.
Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie
Partout où sa bonté consent que je la voie;
Et Taspect de ces lieux où vous la retenez
N'a rien dont mes regards doivent être étonnés.
HÉRON.
Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse z o 3 5
Qu*il faut qu'on me respecte et que Ton m'obéisse ?
BRITAimiCUS.
Ils ne nous ont pas vu Tun et F autre élever,
Moi pour vous obéir, et vous pour me braver;
Et ne s'attendoient pas , lorsqu'ils nous virent naître ,
Qu'un jour Domitius me dût parler en maître * . 1040
NÉRON.
Ainsi par le destin nos vœux sont traversés :
J'obéissois alors, et vous obéissez.
Si vous n'avez appris à vous laisser conduire,
Vous êtes jeune encore, et l'on peut vous instruire.
BRITANNICUS.
Et qui m'en instruira ?
NÉRON.
Tout l'Empire à la fois, 1045
Rome.
BRITANNICUS.
Rome met-elle au nombre de vos droits
I. Racine s^est soavena do passage de Tadte oà il est dit qn'imjoiir (c'était
aTant la mort de Claude) Néron ayant rencontré Britannicns, le salna de son
nom, et que celui-ci répondit en donnant à Néron le nom de Domitins :
«c ObTii inter se, Nero Britannicum nomine, iUe Domitium, salntavere. »
(Annales f livre XII, chapitre zu.)
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ACTE III, SCENE YIII. 3o5
Tout ce qu*a de cruel rinjustioe et la force,
Les emprisonnements, le rapt et le divorce ?
N^RON.
Rome ne porte point ses regards curieux
Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux. i o So
Imitez son respect.
BRITANlflCITS.
On sait ce qu'elle en pense.
NÉRON.
Elle se tait du moins : imitez son silence.
BRITANNICUS.
Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.
NÉRON.
Néron de vos discours commence à se lasser.
BRrrANNICUS.
Chacim devoit bénir le bonheur de son règne. x o 5 5
NÉRON.
Heureux ou malheureux, il suffit qu'on me craigne*.
BRITANNICUS.
Je connois mal Junie, ou de tels sentiments
Ne mériteront pas ses applaudissements.
NÉRON.
Du moins, si je ne sais le secret de lui plaire ,
Je sais Fart de punir un rival téméraire. xoSo
BRITANNICUS.
Pour moi , quelque péril qui me puisse accabler.
Sa seule inimitié peut me (aire trembler.
I. Buu Oetaviê (yen 457-459) an dialogue entre Néron et Sénèqae offre
qodqoet traits semblables :
HEio. Deeet timeri Cxtarem, tiNEC. At plut diligf.
MEMO, Metuant necâsse est
Juânsqué nostris pareant..,,
J. RAcon. n so
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3o6 BRITANNICUS.
Souhaitez-la : c est tout œ que je vous puis dire^
BRITANNICUS.
Le bonheur de lui plaire est le seul où j^aspire.
NiaoN.
Elle vous Ta promis, vous lui plaire» toujours. se 6 5
BRITANNICUS.
Je ne sais pas du moins épier ses discours.
Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche ,
Et ne me cache point pour lui fermer la bouche.
NÉRON.
Je vous entends. Hé bien , gardes !
JUNIE.
Que faites-vous ?
Cest votre frère. Hélas ! c'est un amant jaloux. x«7o
Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie.
Ah ! son bonheur peut-il exciter votre envie ?
Souffrez que de vos cœurs rapprochant les liens ,
Te me cache à vos yeux, et me dérobe aux siens.
Ma fiiite arrêtera vos discordes fatales ; 1075
Seigneur, j'irai rempUr le nombre des Vestales.
Ne lui disputez plus mes vœux infortunés :
Souffrez que les Dieux seuls en soient importunés.
NERON.
L'entreprise, Madame, est étrange et soudaine.
Dans son appartement , gardes , qu'on la remène . 1080
Gardez Britannicus dans celui de sa sœur.
BRITANNICUS.
C'est ainsi que Néron sait disputer un cœur.
I. CorneiDe {Pompée^ acte III, scène n, vers 927 et 928) fait dire à César
pariant à Ptolémée :
Vous craiffnieE ma démence ! ah ! n*ayeK plus ce soin ;
SonhaitCK-la plutôt, toos en aves besoin.
Geoffroy rappelle que, dans le vers de Racine, le Kain prononçait soukaiteZ'la
avec on accent que n'avaient pas onblié ceux qui l'avaient entenda.
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ACTE III, SCÈNE VIII. 307
JUNIB*
Prince, sans rirriter, cédons à cet orage.
N^RON.
Gardes , obéissez sans tarder davantage*
SCÈNE IX.
NÉRON, BURRHUS*.
BURRHUS.
Que vois-je? O ciel !
N^RON, sans roir Bnrrhns.
Ainsi leurs feux sont redoublés, i o 8 5
Je reconnois la main qui les a rassemblés.
Agrippine ne s'est présentée à ma vue ,
Ne s'est dans ses discours si longtemps étendue.
Que pour faire jouer ce ressort odieux.
Qu'on sache si ma mère est encore en ces lieux *. 1 090
Burrhus, dans ce palais je veux qu'on la retienne.
Et qu'au lieu de sa garde on lui donne la mienne.
BVRRHUS.
Quoi| Seigneur? sans l'ouïr ? Une mère?
N^EON.
Arrêtez*:
rignore quel projet, Burrbus, vous méditez ;
Mais depuis quelques jours , tout ce que je désire 1095
Trouve en vous un censeur prêt à me contredire.
I. Var. M^BOif, BiTRKBiTS, ttit G€wde, (1736)
9. Avant ce vers, Védition de 1 786 donne Tindication : «c An gardée » et celle
de M. Aimé-Martin : « Ayercepant Burrhus, »
3. Héron, dans Octavie (vers 538 et 589) , interrompt avec le même empor-
tement les remontrances de Sénéqne :
Désiste tandem^ jam gravis nimiwn mihi,
Instare : liceatjacere quod Seneea improhat.
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3oS BRITANNIGUS.
Répondez-m'en , vous dis-je; ou sor votre refîis
D'autres me répondront et d'elle et de Borrhns '•
I. Leaumner {GaUriê kUtoriqme dtt acteurs du théâtre fnmooUj tome I ,
p. ia5) rapporte que l'Acteur Beaubourg prononçait les denx derniers vers de
cette scène avec des cris aigus et tout Temportement de la férocité, ce qui était
tout oppoeé à la manière de Baron. L'abbé de la Porte, dans ses Aneodotes dra-
matiques, le dit également. Il ajoute que « cette expression étrange renfermoit
tant de Térité que tout le monde étoit frappé de terreur. Ce n'étoit plus Beau-
bourg, c*étoit Héron lui-même. » Hais Voltaire reproche à Beaubourg d'avoir
joué « oomme un énergumène. »
PDf DU TAOlSliMK ACTB.
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ACTE IV, SCÈNE I. 309
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
AGRIPPINE, BURRHUS-
BURRHUS.
Oaiy Madame, à loisir vous pourrez vous défendre :
César lui-même ici consent de vous entendre. x x 00
Si son ordre au palais vous a fait retenir,
Cest peut-être à dessein de vous entretenir.
Quoi qu'il en soit , si j'ose expliquer ma pensée,
Ne vous souvenez plus qu'il vous ait offensée :
Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras ; i x o 5
Défendez- vous, Madame , et ne Taccusez pas.
Vous voyez , c'est lui seul que la cour envisage * .
Quoiqu'il soit votre fils , et même votre ouvrage ,
Il est votre empereur. Vous êtes, comme nous.
Sujette à ce pouvoir qu'il a reçu de vous. x i x«
Selon qu'il vous menace, ou bien qu'il vous caresse
La cour autour de vous ou s'écarte, ou s'empresse.
C'est son appui qii'on cherche^ en cherchant votre appui.
Mais voici l'Empereur.
À6RIPPINB.
Qu'on me laisse avec lui.
t. Far, Vous le Toyesi c'«tt lui que h cour enTÎtage. (1670)
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lio BRITANNIGUS.
SCÈNE IL
AGRIPPINE, NÉRON.
▲GRIPPIim, 8*a8Myant.
Approchez- TOUS , Néron , et prenez votre place * . 1 1 1 5
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
J'ignore de quel crime on a pu me noircir :
De tous ceux que f ai faits je vais vous éclaircir.
Vous régnez. Vous savez combien votre naissance
Entre FEmpire et vous avoit mis de distance. 1 1 » o
Les droits de mes aïeux, que Rome a consacrés,
Étoient même, sans moi, d'inutiles degrés.
Quand de Britannicus la mère condamnée *
Laissa de Claudius disputer Thyménée ,
Paimi tant de beautés qui briguèrent son choix , 1 1 s 5
Qui de ses afiranchis mendièrent les voix,
Je souhaitai son lit, dans la seule pensée
De vous laisser au trône où je serois placée.
Je fléchis mon orgueil, j'allai prier Pallas.
Son maître, chaque jour caressé dans mes bras, i x 3o
Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce
L'amour où je voulois amener sa tendresse.
I. Voiture, dans son commentaire de BaJogunâ (acte II, tcène m), dit
qa* « 3 semble que Racine ait pris en quelque chose le discours de Qéopetre
à ses en^ts pour modèle du grand discours d'Agrippine k Néron. » Il est
certain que la situation offre dans les deux scènes des rapports frappants.
Qéopatre, qui a trempé dans le meurtre de I*iicanor, son époux, se Tante,
eomme Agrippine , de son crime ; et c'est, comme le dit Corneille dans VBxm-
men de sa tragédie, « pour remettre à ses fils devant les yeux comtûen ib Ini
ont d'obligation. » Si la rencontre n'est pas fortuite, et que Racine ait imité
Corneille, il l'a imité en maître et avec une incontestable originalité. Voltaire
fait remarquer dans la scène de Corneille une grande supériorité d'intérêt;
mais, comme peinture de caractère, achevée dans toutes ses nuances, on ne peut
rien mettre au-dessus de la scène de Racine.
a. Cest la £nnense Messaline.
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ACTE IV, SCÈNE ,11. 3ii
Mais oe lien du sang qui nous joigmnt t^us deux
Écartoit Claudius d'un lit incestueux.
n n'osoit épouser la fille de son firère. 1 1 3 S
Le sénat fut séduit : une loi moins sévère
Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
Cétoit beaucoup pour moi, ce n étoit rien pour y<Mis.
Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille :
Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille. 1 1 4o
Silanus, qui Taimoit, s^en vit abandonné,
Et marqua de son sang ce jour infortuné ^ .
Ce n'étoit rien encore. Eussiez-vous pu prétendre
Qu*un jour Claude à son fils dût* préférer son gendre?
De ce même Pallas j'implorai le secours : 1 1 4 S
Claude vous adopta, vaincu par ses discours;
Vous appela Néron; et du pouvoir suprême
Voulut, avant le temps, vous faire part lui-oiéme.
C'est alors que chacun, rappelant le passé,
Découvrit mon dessein, déjà trop avancé; 1 1 So
Que de BritannicuB la disgr&ce future
Des amis de son père exdta le murmure *.
Mes promesses aux uns éblouirent les yeux ;
L'exil me délivra des plus séditieux ;
Claude même, lassé de ma plainte étemelle, t : 51
Éloigna de^ son fils tous ceux de qui le zèle.
Engagé dès longtemps à suivre son destin,
Pouvoît du trône encor lui rouvrir le chemin
Je fis plus : je choisis moi-même dans ma suite
Ceux à qui je voulois qu'on livrât sa conduite^ ; i i«o
I. Voyez ci-dessos, p. 258, la note do vers 63.
a. M. Aimé-Martin a substitué pât à dât,
3. « Rogata.... lex qna in famfliam Qaadîam et nomen Neronis transiret
« (Doniilius).... Qaibus patratis, nemo adeo expers misericordia Inît, qnem
« non Britannici fortnn» moeror afficeret. i» (Tacite, AmnaUs^ lirre XII, cha-
pitre XXTI.)
4. « Claadias optinuun qaemqne edocatorem filii ex«Uo ac norte attoît,
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3i2 BRITANNICUS.
J'eus soin de vous nommer» par an contraire choix,
Des gouverneurs que Rome honoroit de sa voix.
Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée.
J'appelai de Texil, je tirai de l'armée.
Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus, 1 1 6 5
Qui depuis.. .. Rome alors estimoit leurs vertus * .
De Claude en même temps épuisant les richesses,
Ma main, sous votre nom, répandoit ses largesses.
Les spectacles, les dons, invincibles apj>as'.
Vous attiroient les cœurs du peuple et des soldats, 1 1 70
Qui d'ailleurs, réveillant leur tendresse première,
Favorisoient en vous Germanicus mon père.
Cependant Claudius penchoit vers son déclin.
Ses yeux, longtemps fermés, s'ouvrirent à la fin :
Il connut son erreur. Occupé de sa crainte, 1 1 7 6
Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,
Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.
Ses gardes, son palais, son lit m'étoient soumis.
Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse ;
De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse. 1 1 80
Mes soins, en apparence épargnant ses douleurs.
De son fils, eu mourant, lui cachèrent les pleurs.
Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte*.
J'arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte;
Et tandis que Burrhus alloit secrètement 1 1 S 5
De l'armée en vos mains exiger le serment,
« datosqne a noTerca costodûe cjiu imponit. » (Tacite, JjuiaUs, livre XII,
chapitre xu.)
I. Voltaire , dans la Henriadêy chant VIII, parlant da maréchal de lUron,
copie presque textoellement ce vers :
Qoi depuis.... Mais alors il était Tertneax.
a. Jppas^ dans le sens A^appâts, Voyez le Lexique.
3. M. Aimé-Bfartin noos a conserré ici on sonTenir du jea de Talma :
« Pendant qn'Agrippine, dit-il, prononce ce vers, il détourne ses regards
avec on soorire amer. »
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ACTE IV, SCÈNE II. 3i3
Que vous marchiez au c^mp, conduit sous mes auspices»
Dans Rome les autels fumoient de sacrifices ;
Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité
Du prince déjà mort demandoit la santé V 1190
Enfin des légions Tentière obéissance
Ajant de votre empire afiemû la puissance,
On vit Claude; et le peuple, étonné de son sort.
Apprit en même temps votre règne et sa mort.
Cest le sincère aveu que je voulois vous faire: 1 1 gS
Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire.
Du fruit de tant de soins à peine jouissant
En avez- vous six mois paru reconnoissant.
Que lassé d^un respect qui vous génoit peut-être,
Vous avez affecté de ne me plus connoîre^. i-^oo
J*ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons.
De rinfidélité vous tracer des leçons,
Ravis d'être vaincus dans leur propre science.
J'ai vu favoriser de votre confiance *
Othon, Sénécion, jeunes voluptueux^ , 1 » o 5
I. Tout ce récit est conforme à celui de Tacite : « Vota.... pro incdainitate
M principis consoles et sacerdotes nuncupabant, quum jam exanimis vestibas
« et fomentis obtegeretor.... Canctos aditos cnstodiis claoserat {Agrippina)^
<f crebroqae Tulgabat ire in melius valetudinem principis.... Comitante Borro,
« Nero egreditur ad cohortem qoae more militiœ excubiis adest. Ibi, monente
c prasfecto, festis Tocibos exoeptus.... m (Annales j livre XII, chapitres Lxnn
et LZDL.)
a. n 7 a connaitre {connaistré) dans les éditions de 1670 et de 1676.
3. Bfalgré l'accord de tontes les éditions imprimées da vivant de l'antear,
Loois Racine est d*avis q^ favoriser doit être une faute d'impression, et qn*il
faut \îiefawrisès. Les éditions de la Harpe, de Geoffroy et de M. Aimé-Martin
ont adopté cette correction. Nous maintenons l'ancien texte, que nous croyons
fort bon. Après mw*, entendre^ cet emploi de l'infinitif est très-régnKer. Poor
ne pas cherdier loin un exemple, un peu plus bas an vers 1242 : « De s'ouîr par
ma voix dicter vos volontés^ » dicter n'équivaut-il pas aussi à un infinitif paarif
dont « vos volontés » serait le sujet?
4. M. Salvius Otbon est celui même qui devint empereur. Cbndins Sénécion
était fils d'un afiranchi de Claude. Quelques-uns pensent qu'il ne fait qu'un
avec Tullins Sénécion compromis dans la conjuration de Pison. Voici le pat-
sage de Tacite que Racine a en en vue : «c Infracta paulatim potentia matris,
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3i4 BRITANNIGUS.
Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux ;
Et lorsque vos mépris excitant mes murmures,
Je vous ai demandé raison de tant d'injures,
(Seul recours d'un ingrat qui se voit confondu)
Par de nouveaux affronts vous m*avez répondu. i a i c
Aujourd'hui je promets Junie à votre frère;
Ils se flattent tous deux du choix de votre mère :
Que faites-vous? Junie, enlevée à la cour,
Devient en une nuit Tobjet de votre amour ;
Je vois de votre coeur Octavie effacée, i « i S
Prête à sortir du lit où je Tavois placée;
Je vois Pallas banni, votre frère arrêté ;
Vous attentez enfin jusqu'à ma liberté :
Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.
Et lorsque convaincu de tant de perfidies, !%%•
Vous deviez ne me voir que pour les expier,
C'est vous qui m'ordonnez de me justifier.
IfiRON.
Je me souviens toujours que je vous dois l'Empire;
Et sans vous fatiguer du soin de le redire,
Votre bonté. Madame, avec tranquillité i a « 5
Pouvoit se reposer sur ma fidélité.
Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues
Que jadis, j'ose ici vous le dire entre nous.
Vous n'aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous.
« Tant d'honneurs, disoient-ils, et tant de déférences,
Sont-ce de ses bienfaits de foibles récompenses ?
Quel crime a donc commis ce fils tant condamné?
Est-ce pour obéir qu'elle l'a couronné ?
« ddapso Nerone in amorem liberte coi Tocabolnm Acte fuit, simul assamptift
« in conadentiam Othone et Claudio Senecione, adolesoentnlis decoria, qaoniin
f< Otbo familia consolari, Senecio liberto Canaris pâtre genitus, ignara matre,
« dein frostra obnitente, penitus irrepserant per luxom et ambigua sécréta. »
(AnHoleSj livre XIII, chapitre xii.)
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ACTE IV, SCÈNE IL 3i5
N'est- il de son pouvoir que le dépositaire? » 19 35
Non que si jusque-là j^ayois pu vous complaire,
Je n'eusse pris plaisir, Madame, à vous céder
Ce pouvoir que vos cris sémbloient redemander.
Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.
Vous entendiez les bruits qu'excitoit ma foiblesse: xai^
Le sénat chaque jour et le peuple, irrités
De s'ouïr par ma voix dicter vos volontés *,
Publioient qu'en mourant Claude avec sa puissance
M'avoit encor laissé sa simple obéissance.
Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux 1 1 4 5
Porter en murmurant leurs aigles devant vous.
Honteux de rabaisser par cet indigne usage
Les héros dont encore elles portent l'image.
Toute autre se seroit rendue à leurs discours ;
Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours*.
Avec Britannicus contre moi réunie.
Vous le fortifiez du parti de Junie ;
Et la main de Pallas trame tous ces complots ;
Et lorsque, malgré moi, j'assure mon repos.
On vous voit de ecdère et de haine animée. i a 5 S
Vous voulez présenter mon rival à l'armée :
Déjà jusques an camp le bruit en a couru.
▲GREPPINE.
Moi, le faire empereur, ingrat? L'avez- vous cru?
Quel seroit mon dessein ? qu'aurois-je pu prétendre ?
Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrois-je at-
Ah ! si sous votre empire on ne m'épargne pas, [tendre?
I . lYoïM ne citerons pas comme une Tariante, mais comme une faute d'im-
pression, la leçon de 1670 :
De s'onir par ma Toix dicter leurs volontés.
a. Tacite rapporte un reproche semblable que Tib^ adressa à la première
Agrippine, veuve de Gennanicus. Il lui représente qu'on ne faisait pas tort k
ses droits parco qu'elle ne régnait pas : « Correptam.... grœoo versu admonait
« nom idêo Imdi^ quia non regnarel, » (Annales, livre IV, ohi^pitre Ul.)
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3i6 BRITANNICUS.
! Si mes accusateurs observent tous mes pas,
; Si de leur empereur ils poursuivent la mère.
Que ferois-je au milieu d'une cour étrangère?
Us me reprocheroient, non des cris impuissants, i a 6 5
Des desseins étouffés aussitôt que naissants,
Mais des crimes pour vous commis à votre vue,
Et dont je ne serois que trop tôt convaincue ^
Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours :
Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours. 1370
Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
N'ont arraché de vous que de feintes caresses.
Rien ne vous a pu vaincre; et votre dureté
Auroit dû dans son cours arrêter ma bonté.
Que je suis malheureuse ! Et par quelle infortune* 1^75
Faut^il que tous mes soins me rendent importune?
Je n'ai qu'un fils. O ciel, qui nT entends aujourd'hui,
Tai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui ?
Remords, crainte, périls, rien ne m'a retenue ;
J'ai vaincu ses mépris; j'ai détourné ma vue i a6o
Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ;
J'ai fait ce que j'ai pu : vous régnez, c'est assez.
Avec ma liberté, que vous m'avez ravie.
Si vous le souhaitez, prenez encor ma vie.
Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité x a 8 5
Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté.
NBRON.
Hé bien donc! prononcez. Que voulez- vous qu'on fasse?
I. «VÎTere ego, Britannioo podente rerum, poteram? .... Desont scflieet
« mihi accnsatores , qui non verba, impatientia caritads aliquando incaata,
« ted ea crimina objiciant quibus, niai a filio, absolvi non {MMsim. » (Tacite,
AnnaleSy livre XIII, chapitre xxi.)
a. Les éditions de 1681 et de 1689 ont :
Que je suis malheureuse ! Et par quelle fortune.
Cest très-probaMement nne faute d'impression.
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ACTE IV, SCÈNE II. 3i7
▲GRIPPINS.
De mes accusateurs qu'on punisse Taudace S
Que de Britannicus on calme le courroux,
Que Junie à son choix puisse prendre un époux, lago
Qu'ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure.
Que vous me permettiez de vous voir à toute heure,
Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter*,
A votre porte enfin n'ose plus m'arréter*
NÉRON.
Oui, Madame, je veux que ma reconnoissance i^gB
Désormais dans les cœurs grave votre puissance ;
Et je bénis déjà cette heureuse froideur.
Qui de notre amitié va rallumer Tardeur.
Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je Toublie;
Avec Britannicus je me réconcilie ; 1 3 o o
Et quant à cet amour qui nous a séparés ,
Je vous fais notre arbitra, et vous nous jugerez*
AUez donc , et portez cette joie à mon (rère.
Gardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère.
SCÈNE III.
NÉRON, BURRHUS.
BURRHUS.
Que cette paix , Seigneur, et ces embrassements x 3o 5
Vont ofirir à mes yeux des spectacles charmants * !
I . Tacite dit aussi que dans l'entreme qu'elle eut avec son fils, Agrippine obtint
la punition de ses accusateurs, et des récompenses pour ses amis : « Ultionem
« in delatores et praemia amicis obtinuit. » {AnnaUSf livre XIII, chapitre xxi.)
%. ÀTant ce vers, l'édition de 1670 donne, en note, l'indication : h Burrhus
rentre; n l'édition de 1786 et celle de M. Aimi^Martin : « jipereêvant Burrhus
dans Ufond du théâtre. »
3. Quelques éditions, comme celles de 17 13 et de 1728, ont :
Vont offiir à mes yeux de spectacles charmants!
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3i8 BRITANINICUS.
Vous savez si jamais ma voix lai fut contraire.
Si de son amitié j*ai voulu vous distraire ,
Et si j'ai mérité cet injuste courroux.
Je ne vous flatte point, je me plaignois de vous, x 3 1 o
Burrbus : je vous ai crus tous deux d'intelligence;
Mais son inimitié vous rend ma confiance.
Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher.
J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer.
BimRHUS.
Quoi, Seigneur?
NERON.
C'en est trop : il (aut que sa ruine i S 1 5
Me délivre à jamais des fureurs d'Agrippine.
Tant qu'il respirera, je ne vis qu'à demi.
Elle m'a fatigué de ce nom ennemi ;
Et je ne prétends pas que sa coupable audace
Une seconde fois lui promette ma place. i Sso
BURRHUS.
Elle va donc bientôt pleurer Britannicus.
Nl&RON.
Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.
BURRHUS.
Et qui de ce dessein vous inspire l'envie?
NERON.
Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.
BURRHUS.
Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein x3a5
Ne fut jamais, Seigneur, conçu dans votre sein.
N^RON.
Burrhus !
BURRHUS.
De votre bouche, ô ciel! puis-je l'apprendre?
Vous-même sans frémir avez-vous pu l'entendre?
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ACTE IV, SCENE III. 319
Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner?
Néron dans tous les cœurs est-il las de régner? x 33o
Que dira-t-on de vous ? Quelle est votre pensée ?
NERON.
Quoi? toujours enchaîné à% ma gloire passée,
J'aurai devant les yeux je ne sais quel amour
Que le hasard nous donne et nous 6te en un jour?
Soumis à tous leurs vœux, à mes désirs contraire, 1 335
' Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire*?
BURRHOS. ^
'Et ne suffit-il pas. Seigneur, à vos souhaits*
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits?
Cest à vous à choisir, vous êtes encor maître.
Vertueux jusqu'ici, vous pouvez toujours Tétre : ^340
Le chemin est tracé , rien ne vous retient plus;
Vous n'avez qu'à marcher de vertus en vertus.
Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime ,
n vous faudra , Seigneur, courir de crime en ciîme,
Soutenir vos rigueurs par d'autres cruautés , 1 34 5
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés*.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs ,
Qui, même après leur mort, auront des successeurs S
I. On croit surprendre dans Comeflle {Tite et Bérénice, vert 991 et 991)
une réminiscence do vers de Racine :
N'èteft*TOQS dans ce trftne, oh tant de monde aspire,
Qne pour assujettir l'Empereur k TEmpire ?
a. Sénèqne, dans la tragédie d^Oetavie (vers 47a-49i), parle à Néron dans
le même sens. Mais Racine n*a rien trooTé à imiter directement dans les faibles
▼ers du tragiqne latin. Il a, an contraire, dans ce discours de Bnrrhns fait
beaucoup d'emprunts au traité de la Clémence de Sénèque. Nons alloas les
signaler.
3. « Hoc.... inter caetera rel pessimnm babet cmdelitas, quod persereran-
« dam est, nec ad meliora patet régressas; scelera enim scelerilNis tnenda
« sant. » (Sénèque, de CUmentia, livre I, chapitre xiix.)
4. « Regia crodelitas aoget ininûcomm namerom toDendo. Parentes enim
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3ao BRITANNICUS.
Tous allumez an feu qui ne pourra s'éteindre.
Craint de tout Tunivers, il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
Ah ! de vos premiers ans Theureuse expérience 1 3 5 5
Vous fait-elle , Seigneur, haïr votre innocence?
Songez- vous au bonheur qui les a signalés?
Dans quel repos , 6 ciel ! les ayez-vous coulés !
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
« Partout, en ce moment, on me bénit , on m*aime' ;
On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer ' ;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer;
Leur sombre inimitié ne ftiit point mon visage;
Je vois voler partout les cœurs à mon passage* ! »
Tels étoient vos plaisirs. Quel changement, ô Dieux!
Le sang le plus abject vous étoit précieux *•
Un jour, il m'en souvient, le sénat équitable
Vous pressoit de souscrire à la mort d'un coupable;
Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité :
« liberiqne eomm qui interfecti sont, et propinqni, et unid, in locom tin-
« galomm saccedant. » (Sénèqae, de CUmentia, Mrre I, chapitre vm.) Cor-
neille a poûé à la même source, dans Cinna :
Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter ;
Je veux me faire craindre, et ne fais qu'irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile :
Une tète coupée en fait renaître mille ;
Et le sang répandu de mille conjurés
Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés.
(Cinnay acte ÏV, scène n, vers ii63-ii68.)
I. « JuTat.... ita loqui secnm : « .... Ex nostro responso Isetitiae causas popoli
« nrbesqne concipiunt, etc. n {De ClemeiUia^ livre I, chapitre i.)
a. Les éditions de 1713, I7aa, 1728 et 1750 portent:
On ne Toit plus le peuple à mon nom s'alarmer.
3. «< mins demum magnitudy stabilif fundatague est,... quo procedente, non,
« tanqnain mahim aliquid ant nozinm Miimal e cubiU prosÛierit, diffugiunt, ied
« tanquam ad darum ac beneficum sidus certatim ad^olant. » (De CUmemtia^
Um I, chapitre m.)
4. m Somma pnrdmonia etÎMnvilînimi sangninis. • (Ibidem^ livre I, chapitre i.)
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ACTE IV, SCÈNE IIL 3ai
Votre cœur A*accu8oit de trop de cruauté ; 1370
Et plaignant les malheurs attachés à TEmpire ,
« Je voudrois, disiez- vous, ne savoir pas écrire** »
Non , ou vous me croirez , ou bien de ce malheur
Ma mort m'épargnera la vue et la douleur.
On ne me verra point survivre à votre gloire. x S 7 5
Si vous allez conmiettre une action si noire,
(n se jette à genoux .)
Me voilà prêt, Seigneur : avant que de partir,
Faites percer ce cœur qui n'y peut consentir;
Appelez les cruels qui vous l'ont inspirée;
Qu'ils vienaent essayer leur main mal assurée. 1 3 8 o
Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur;
Je vois que sa vertu frémit de leur fureur*
Ne perdez point de temps, nonunez-moi les perfides
Qui vous osent donner ces conseils parricides.
Appelez votre frère , oubliez dans ses bras. ... 1 3 8 5
MÉRON.
Ah! que demandez-vous?
BURRHUS.
Non , il ne vous hait pas,
Seigneur; on le trahit : je sais son innocence;
Je vous réponds pour lui de son obéissance.
J'y cours. Je vais presser un entretien si doux.
HÏRON.
Dans mon appartement qu'il m'attende avec vous, x S 9 o
I. Snétone rapporte ot mot de Néron. cQamn de supplicio cajoidim eapite
« damneti, nft ex more tobscriberet, admoneretiir: <c Qeam TeOem, iaqait,
« netdre litteras I n (Nèron^ chapitre x.) Voyez aussi de CUmentia, Utto II
chapitre i.
a. Dans Tédition de 1736 : « 5;* f étant aux piêdt de Néron. 9
J. RaCIHB. Il 31
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3aa BRITAIHNICUS.
SCÈNE IV.
NERON, NARCISSE.
NARCISSE*
Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste.
Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste *'
A redoublé pour moi ses soins officieux :
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ;
Et le fer est moins prompt , pour trancher une vie, 1 39 5
Que le nouveau poison que sa main me confie.
NERON.
Narcisse, c'est assez; je reconnois ce soin,
Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.
NARCISSE.
Quoi ? pour Britannicus votre haine affoiblie
Me défend... •
N^RON.
Oui, Narcisse, on'nous réconcilie. 1400
NARCISSE.
Je me garderai bien de vous en détourner.
Seigneur; mais il s'est vu tantôt emprisonner :
Cette offense en son cœur sera longtemps nouvelle.
Il n*est point de secrets que le temps ne révèle :
n saura que ma main lui devoit présenter 1 40 5
Un poison que votre ordre avoit fait apprêter.
I. Locnste fot longtemps comptée, dit Tacite {AnnaUt, livre XH, cha-
pitre ULTi), parmi les instruments dTut, « diu inter instrumenta regni ba-
« bita. M C'était elle qui avait préparé le poison dont mourut Oande. Suétona
{Iféronf chapitre xxxni) dit que Néron djpmanda à Locnste le poison qu'il
voulait donner à Britannicus, et que l'essai en fut fait sur un bouc et sur an
pourceau. Tacite {Annales, livre XIII , chapitre xv) raconte que l'agent
choisi par Néron ponr Tempoisonnement de Britannicus fut Julius PoUioa,
tribun d'une cohorte prétorienne, qui tenait sons sa garde Locnste, alors
condamnée ponr set crimes.
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ACTE IV, SCÈNE !¥• 3a3
Les Dieux de ce dessein puissent-ik le distraire !
Mais peut-être il fera ce que vous n'osez faire.
KiaoN.
On répond de son cœur; et je vaincrai le mien.
NARCISSE.
Et Thymen de Junie en est-il le lien? 141a
Seigneur, lui fSedtes-vous encor ce sacrifice?
IfiRON.
G*est prendre trop de soin. Quoi qu'il en soit, Narcisse ,
Je ne le compte plus parmi mes ennemis.
NABCISSE.
Agrippine, Seigneur, se Fétoit bien promis :
Elle a r^ris sur vous son souverain empire. 1 4 1 5
NSRON.
Quoi donc? Qu'a-t-elle dit? Et que voulez- vous dire?
NARCISSE.
Elle s'en est vantée assez publiquement.
NERON.
De quoi?
NARCISSE.
Qu'elle n'avoit qu'à vous voir un moment :
Qu'à tout ce grand édat, à ce courroux funeste
On verroit succéder un silence modeste ; 1 4 1 o
Que vous-même à la paix souscririez le premier,
Heureux que sa bonté daignât tout oublier.
N^RON.
Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse?
Je n'ai que trop de pente à punir son audace;
Et si je m'en croyois, ce triomphe indiscret x 49 5
Seroit bientôt suivi d'un étemel regret.
Mais de tout l'univers quel sera le langage?
Sur les pas des tjrrans veux-tu que je m'engage.
Et que Rome, effaçant tant de titres d'honneur,
Me laisse pour tous noms celui d'empoisotmeur? 1 43 •
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3a4 BRITANNICUS.
Os mettront ma yengeanoe au rang des parricides.
NARCISSE.
Et prenez-TouSy Seigneur, leurs caprices pour guides?
Avez-Yous prétendu qu*ils se tairoient toujours?
Est-ce à vous de prêter Toreille à leurs discours?
De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire? i i 3 5
Et serez-vous le seul que vous n'oserez croire?
Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont pas connus*
Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus.
Tant de précaution affoiblit votre règne :
Ils croiront, en effet, mériter qu^on les craigne. i4io
Au joug depuis longtemps ils se sont façonnés :
Us adorent la main qui les tient enchatnés.
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.
Leur prompte servitude a fatigué Tibère *.
Moi-même , revêtu d'un pouvoir emprunté , x 4 4 S
Que je reçus de Claude avec la liberté.
J'ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
Tenté leur patience, et ne lai point lassée.
D*un empoisonnement vous craignez la noirceur?
Faites périr le frère, abandonnez la sœur : x 45o
Rome , sur ses autels prodiguant les victimes ^,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes;
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.
N^RON
Narcisse, encore un coup, je ne puis l'entreprendre .
J'ai promis à Burrhus , il a fallu me rendre.
Je ne veux point encore, en lui manquant de foi,
I . Racme fiut allusion k ce passage de Tacite : « Memoria proditur Tib^
« riam^qnoties curia egrederetur, graecis Terbis in banc modom eloqni solitom,
« G bomines ad senritatem paratosl m Scilicet etiam illom qui libertatem
« pablicam noUet tam project» serrientiiun patienti« tsedebat. » (AmmoUs^
livre Ill^cbapitre lxt.)
a. /W. Rome, sur les autels prodiguant les rictimes. (1670 et 76)
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ACTE IV, SCÈI9E IV. * ^5^
Donner à sa vertn des armes contre moi.
Toppose à ses raisons un courage inutile :
Je ne Fécoute point avec un cœur tranquille. 1460
NARCISSE.
Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu'il dit :
Son adroite vertu ménage son crédit;
Ou plutôt ils n'ont tous qu'une même pensée :
Us verroient par ce coup leur puissance abaissée;
Vous seriez lÛ)re alors , Seigneur ; et devant vous -i 46 5
Ces maîtres orgueilleux fléchiroient comme nous.
Quoi donc? ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire?
« Néron, s'ils en sont crus, n est point né pour l'Empire ;
n ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit :
Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit. x 470
Pour toute ambition , pour vertu singulière ,
Il excelle à conduire un char dans la carrière ,
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
A venir prodiguer sa voix sur un théâtre , 1 4 7 ^
A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre.
Tandis que des soldats, de moments en moments.
Vont arracher pour lui les applaudissements. >*
Ah ! ne voulez-vous pas les forcer â se taire?
icÊROfr.
Viens, Narcisse. Allons voir ce que nous devons fiûre.
mr DU QUATRièMB ACTE.
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3a6 BRITANNICUS.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
BRITANNICUS, JUNIE.
fiRTTAlfNICUS.
Oui, Bladame , Néron , qui lauroit pu penser?
Dans son appartement m'attend pour m' embrasser.
Il y fait de sa cour inviter la jeunesse ;
n veut que d'un festin la pompe et Tallégresse
Confirment à leurs yeux la foi de nos serments , n^s
Et réchauffent Tardeur de nos embrassements ;
n éteint cet amour, source de tant de haine ;
Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.
Pour moi, quoique banni du rang de mes ateux,
Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux , 1 49<»
Depuis qu*à mon amour cessant d'être contraire
Il semble me céder la gloire de vous plaire ,
Mon cœur, je Tavoùrai , lui pardonne en secret ,
Et lui laisse le reste avec moins de regret.
Quoi ? je ne serai plus séparé de vos charmes ? 1 4 9 5
Quoi ? même en ce moment je puis voir sans alarmes
Ces yeux que n'ont émus ni soupirs ni terreur,
Qui m'ont sacrifié l'Empire et l'Empereur ^ ?
Ah ! Madame. Mais quoi ? Quelle nouvelle crainte
Tient parmi mes transports votre joie en contrainte?
D'où vient qu'en m'écoutant , vos yeux, vos tristes yeux
I . Louis Racme, dans ses IVotes sur la langue de Britannkns, dit que, sai-
irut k lantrqne du P. Boahonrs, taerifier en ce sens était alors noarean.
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ACTE V, SCÈNE I. 3*7
Avec de longs regards se tournent vers les cîeux?
Qu'est-ce que vous craignez?
Je rignore moi-même;
Mais je crains.
BRITANHICUS.
Vous m'aimez ?
JUNIB.
Hélas ! si je vous aime?
BRITANNIGUS.
Néron ne trouble plus notre félicité. 1 5o5
JUNIE.
Mais me répondez- vous de sa sincérité ?
BRITAlfNIGUS.
Quoi ? vous le soupçonnez d'une haine couverte ?
JONIB.
Néron m'aimoit tantôt, il juroît votre perte;
D me fuit, il vous cherche : un si grand changement
Peut-il être, Seigneur, l'ouvrage d'un moment? 1 5 lo
BRrrANNlCDS.
Cet ouvrage, Madame , est un coup d'Agrippîne :
Elle a cru que ma perte entraînoit sa ruine.
Grâce aux préventions de son esprit jaloux,
Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.
Je m'en fie aux transports qu'elle m'a fait paraître* ; 1 5 x 5
Je m'en fie à Burrhus; j'en crois même son maître :
Je crois qu'à mon exemple impuissant à trahir,
Il hait à cœur ouvert, ou cesse de haïr.
JUIflE.
Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre :
Sur des pas différents vous marchez l'un et l'autre. 1 5ao
I . n 7 a paraître [paraistre) dans toutes les éditions publiées da vivant de
Racine.
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3^8 BRITANNICUS.
; Je ne connoîs N&x>n et la cour que d'un jour ;
i Mais , ai je Tose dire y hélas ! dans cette cour
! Combien tout ce qu'on dit est loin de ce qu'on pense !
I Que la bouche et le cœur sont peu d'intelligence !
I Avec combien de joie on y trahit sa foi ! 1 5a 5
' Quel séjour étranger et pour vous et pour moi !
BRITÀNNICUS.
Mais que son amitié soit véritable ou feinte,
Si vous craignez Néron , lui-même est-il sans crainte ?
Non, non, il n'ira point, par un lâche attentat,
Soulever contre lui le peuple et le sénat. x 5 3 o
i Que dis-je ? D reconnoît sbl dernière injustice.
I Ses remords ont paru , même aux yeux de Narcisse.
i Ah ! s'il vous avoit dit , ma princesse, à quel point....
I JUNIB.
^j Mais Narcisse, Seigneur, ne vous trahit-il point?
I BRITANNICUS.
I Et pourquoi voulez-vous que mon cœur s'en défie * ? 1 5 3 5
JUNIE.
Et que sais-je? Il y va , Seigneur, de votre vie.
j Tout m'est suspect : je crains que tout ne soit séduit;
1 Je crains Néron; je crains le malheur qui me suit*
I D'un noir pressentiment malgré moi prévenue ,
Je vous laisse à regret éloigner de ma vue ^. x 540
1. Far. Lui, me trahir? Hé qaoi ! tous Toolez donc, Madame,
Qu'à d'éternels sonp^ns j'abandonne mon àme?
Seul de tous mes amis Narcisse m'est resté.
L'a-tHon TU de mon père oublier la bonté ?
S'est- il rendu, Madame, indigne de la mienne ?
Néron de temps en temps souffre qu'il l'entretienne,
^ Je le sais. Mais il peut, sans violer sa foi,
Tenir lieu d'interprète entre Néron et moi.
[Et pourquoi voulex-Tous que m<m cœur s'en défie?] (1670)
2. Le gallicisme qui permet la suppresaion du pronom personne devant l'in-
finitif d'un Tcrbe réfléchi , dépendant des verbes laisser, voir, penser, et de
quelques autres, a déjà été noté par nous aux vers 14 10 à*Andromaque, 145 des
Plaideurs, enfin 979 de Britannicus,
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ACTE V, SCÈNE L 3a9
Hélas ! si cette paix dont voas vous repaissez
' GouvToit contre vos jours quelques pièges dressés ;
Si Néron , irrité de notre intelligence,
Avoit choisi la nuit pour cacher sa vengeance !
S*il préparoit ses coups, tandis que je vous vois ! 1 5i5
Et si je vous parlois pour la dernière fois !
Ah ! Prince.
BRrrANIflCUS.
Vous pleurez ! Ah ! ma chère princesse !
Et pour moi jusque-là votre cœur s'intéresse ?
Quoi ? Madame , en un jour où plein de sa grandeur
Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur, 1 5 5o
Dans des lieux où chacun me fuit et le révère ,
Aux pompes de sa cour préférer ma misère !
Quoi? dans ce même jour et dans ces mêmes lieux,
Refuser un empire , et pleurer à mes yeux !
Mais, Madame, arrêtez ces précieuses larmes : 1 555
Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes.
Je me rendrois suspect par un plus long séjour :
Adieu. Je vais, le cœur tout plein de mon amour,
Au milieu des transports d*une aveugle jeunesse ,
Ne voir, n'entretenir que ma belle princesse. 1 5So
Adieu.
JDNIS.
Prince. . . .
BRrrANNICUS»
On m'attend , Madame , il faut partir.
JUNIE.
Mais du moins attendez qu'on vous vienne avertir^
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/
33o BRITANNICUS.
SCÈNE IL
AGRIPPINE, BRITANNICUS, JUNIE.
▲GRIPPINB. '
Prince, que tardez-vous? Partez en diligence :
Néron impatient se plaint de votre absence.
La joie et le plaisir de tous les conviés 1 56S
Attend pour éclater que vous vous embrassiez.
Ne feites point languir une si juste envie :
Allez. Et nous, Madame , allons chez Octavie.
BIOTÀHNIGUS.
Allez, belle Junie , et d un esprit content
Hâtez-vous d'embrasser ma sœur qui vous attend*. iS^o
Dès que je le pourrai , je reviens sur vos^ traces.
Madame ; et de vos soins j'irai vous rendre grâces.
SCENE III.
AGRIPPINE, JUNIE.
AGRIPPINE.
Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux
Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux.
Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage ? 1575
Doutez-vous d'une pai|L dont je fieiis mon ouvrage?
JIJNIB.
Après tous les ennuis que ce jour m*a coûtés ,
I . Laneau de Boisjermain a fut remarquer la resaemblanoe de ces deaz vers
avec les deux derniers de VBéraeliut de Corneille :
Allons lui rendre hommage, et d*im esprit content
Montrer Héraclius an peuple qui l'attend.
a. Dans Pédition de 1670 il y a, par erreur sans doute : set^ au lien de 90ê.
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ACTE V, SCÈNE III. 33i
Ai -je pa rassurer mes esprits agités ?
Hélas ! à peine encor je conçois ce miracle.
Quand même à vos bontés je craindrois quelque <d>stadie,
Le changement , Madame , est commun à la cour;
Et toujours quelque crainte accompagne Famour.
AGRIPPINB.
n soflSty j'ai parlé, tout a changé de face :
Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.
Je réponds d'une paix jurée entre mes mains : 1 5 8 5
Néron m'en a donné des gages trop certains.
Ah ! si vous aviez vu par combien de caresses
Il m'a renouvelé la foi de ses promesses !
Par quels embrassements il vient de m'arréter !
Ses bras , dans nos adieux, ne pouvoient me quitter:
Sa facile bonté, sur son front répandue,
Jusqu'aux moindres secrets est d'abord descendue.
U s'épanchoit en fils, qui vient en liberté
Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.
Mais bientôt, reprenant un visage sévère, 1 595
Tel que d'un empereur qui consulte sa mère,
Sa confidence auguste a mis entre mes mains
Des secrets d'où dépend le destin des humains '.
Non, il le faut, ici confesser à sa gloire,
Son cœur n'enferme point une malice noire; 1600
Et nos seuls ennemis, altérant sa bonté ,
Abusoient contre nous de sa facilité.
Mais enfin , à son tour, leur puissance décline ;
Rome encore une fois va connoitre Agrippine :
Déjà de ma faveur on adore le bruit. i6o5
I. Tache a fourni les principaux traits de cette entreroe arec Néroa que
raconte Agrippine. Chez l'historien, la scène se passe à un antre moment,
lorsqoe Néron frit Tenir à Baies sa mère, dont il a déjà préparé la mort :
« Plnribos sermonibns, modo familiarité jnvenili Nero, et mrsos addactnt,
« qnari séria consodaret, tracto in longum convictn , proseqoitar abenntem,
« artîns ocnUs et pectori haurens. » (Annales, lirre XIT, chapitre ir.)
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33a BRITANIHICUS.
Cependant en ces lieux n'attendons pas la nuit.
Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste
D'an joor autant heureux que je Tai cru funeste.
Mais qu'est-ce que j'entends? Quel tumulte oonfiis?
Que peutr-on fisdre?
jumB.
O ciel y sauvez Britannicus ! 161 o
SCENE IV.
AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS.
AGRIPPINB.
Burrhus, où courez- vous? Arrêtez. Que veut dire....
BURRHUS.
Madame , c'en est fait, Britannicus expire.
JUlfIB.
Ah, mon prince !
▲GRIPPINB.
n expire?
BURRHUS.
Ou plutôt il est mort,
Madame.
JUNIB.
Pardonnez , Madame , à ce transport.
Je vais le secourir, si je puis , ou le suivre. 1 6 z 5
SCENE V.
AGRIPPINE, BURRHUS.
AGRIPPIIIB.
Quel attentat, Burrhus !
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ACTE V, SCENE V. 333
BUEBHUS.
Je n'y pourrai survivre,
Madame : il feut quitter la cour et TEmpereor.
ÀGRIPPIIfB.
Quoi ? du sang de son firère il n'a point eu d*horre«r ?
BURRHUS.
Ce dessein s'est conduit avec plus de mystère.
A peine l'Empereur a vu venir son frère , i6ao
H se lève, il l'embrasse, on se tait , et soudain
César prend le premier une coupe à la main r
« Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices ,
Ma main de cette coupe épanche les prémices,
Dit-il; Dieux, que j'appelle à cette efibsion, . x6»5
Venez favoriser notre réunion. »
Par les mêmes serments Britannicus se lie;
La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie ;
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords ,
Le fer ne produit point de si puissants efforts', x63o
Madame : la lumière à ses yeux est ravie ;
n tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
Jugez combien ce coup firappe tous les esprits :
La moitié s'épouvante et sort avec des cris;
Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage 1 6 3 5
Sur les yeux de César composent leur visage'.
Cependant sur son lit il demeure penché ;
D'aucun étonnement il ne parott touché :
« Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence,
A souvent sans péril attaqué son enfance * . » 1640
i . « Tam prflBcipltein necem qaam d ferro orgeretur. » fTadte, Annedet^
livre XIII, chapitre xv.)
a. « Trepidatur a ciraunsedeiitibas : difTiigiiiDt impmdentes ; at qafibaa al-
«c tior inteUectuSy resittunt defisi, et Neronem intoentes. » {Ihidemy livre XIII|
chapitre xvi.)
3. <c nie, ut erat redinis , et nescio siinilia, solitam ita ait per comifialwi
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334 BRITANNICUS.
Narcisse veiit en vain affecter quelqne ennni.
Et sa perfide joie éclate malgré lai.
Pour moi, dût TEmpereur ponir ma hardiesse.
D'une odieuse cour j^ai traversé la presse ;
Et J'allois, accablé de cet assassinat, 1645
Pleurer Britannicus, César et tout TÉtat.
▲GRIPPINB.
Le Toici. Vous verrez si c^est moi qui Tinspire*.
« morbam, qno primom ab infantia adfliotaretiir Brituuiiciu, et reditnrot pao-
c latim visas sensusque. » (Tacite, Annales, lirre XIII, chapitre xvi.)
I. Far. Le Toid. Vous Terrez si je suis sa complice.
Demeurez. (1670)
— Là commençait, dans la même édition de 1670, one scène (la sixième) qoe
lUcine supprima depuis. La Toici, arec le commencement de la scène soirante:
SCÈNE VI.
NÉRON, AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS.
vi&ov, k Junie, De tos pleurs f approuve la jostioe.
Mais, Bladame, évitez ce spectacle odieux ;
Moifiiéme en firémissant feu détourne les yeux.
Il est mort. Tôt on tard il faut qu'on toos l'arooe.
Ainsi de nos desseins la fortune se joue.
Quand nous nous rapprochons, le ciel nous désunit.
jUN . J'aimois Britannicus, Seigneur : je tous l'ai dit.
Si de qndqne pitié ma misère est suivie.
Qu'on me laisse chercher dans le sein d'Octavie
Un entretien conforme à l'état où je suis.
viR. Belle Junie, allez ; moi-même je vous suis.
Je vais, par tons les soins que la tendresse inspire,
Vous....
SCÈNE VII.
AGRIPPINE, NÉRON, BURRHUS, NARCISSE.
àOÊsn, AnéUZf Néron : j'ai deux mots è vous dire.
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ACTE T, SCÈNE VI. 335
SCÈNE VI.
AGRIPPmS, MÉaON, BURRHUS, NARCISSE.
HliRONy voyant Agrippine.
Dieux!
ÀGRIPPIIŒ.
Arrêtez, Néron : j'ai deux mots à tous dire.
Britannicus est mort, je reconnois les coups ;
Je coxmois Fassassin.
* NERON.
Et qui, Madame ?
AGRIPPINE.
Vous. i65o
NÉRON.
Moi ! Voilà les soupçons dont tous êtes capable,
n n^est point de malheurs dont je ne sois coupable ;
Ei si Ton veut. Madame, écouter vos discours.
Ma main de Gaude même aura tranché les jours.
Son fils vous étoit cher : sa mort peut vous confondre^
Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.
AGRIPPINE.
Non, non, Britannicus est mort empoisonné :
Narcisse a fait le coup, vous Tavez ordonné.
NÉRON.
Madame , mais qui peut vous tenir ce langage ?
NARCISSE.
Hé ! Seigneur, ce soupçon vous fait-il tant d^outrage ?
Britannicus, Madame, eut des desseins secrets
Qui vous auroient coûté de plus justes regrets.
n aspiroit plus loin qu'à Thymen de Junie :
De vos propres bontés il vous auroit punie.
n vous trompoit vous-même ; et son cœur offensé ' 1 66 5
, I. Fsr* Madame, il tous trompoit, et son cobut offensé. (1670 et 76)
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556 BRITANNICUS.
Prétendoit tôt ou tard rappeler le passé.
Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie,
Soit qu* instruit des complots qui menaçoient sa vie.
Sur ma fidélité César s^en soit remis,
Laissez les pleurs, Madame, à vos seuls ennemis. 1670
Qu'ils mettent ce malheur au rang des plus sinistves.
Mais vous....
ÂGRIPPINB.
Poursuis, Néron, avec de tels ministres^.
Par des faits glorieux tu te vas signaler.
Poursuis. Tu n^as pas fait ce pas pour reculer. -
Ta main a commencé par le sang de ton frère ; 1675
Je prévois que tes coups viendront jusqu'à ta mère'.
Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais ' ;
Tu voudras t'afiranchir du joug de mes bienfaits.
Mais je veux que ma mort te soit même inutile.
Ne crois pas qu^en mourant je te laisse tranquille, z 6Se
Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi.
Partout, à tout moment, m'offriront devant toi^.
I. Cet Ten sont ainsi ponctaés dans plosieurs éditions récentes, dans ceDes,
entre antres, de 1807, de 1808 et de M. Aimé-Martin :
. . Poursuis, Néron : avec de tels ministres ,
Par des faits glorieux, etc.
Nous aTons suiii la ponctuation des édition* imprimées dn Tirant de Raciiie.
Quelques éditions du commencement du dix-huitième siècle, par exemple celle
de 1713, mettent avec de tels ministres entre deox Tirgules, et laiwamt le aeas
indécis. — - L*édition de 1807 remplace en outre : « tu te vas signaler, n par :
« tu ras te signaler. »
a. «c Parriddii exemplnm intelligebat(.<^^)ipMa). » (Taâte, Annmiety II*
▼re XIII, chapitre xti.)
3. Far. Tu le fatigueras d'entendre tes forfaits. (1670 et 76)
4* Et quumfrigida mors anima seduxerit artuSy
Omnibus umbra loeis adero : dahisy improbe^ panas,
{Enéide, Urre IV, vers 385 et 386.)
Racine a surtout pensé aux yisions vengeresses qui, d'après le récit de Tacite,
assiégèrent ce fils parricide : « Obversabatur.... maris iUius et littomm grarls
c adspectns ; et erant qui crederent sonitnm tuba cotlibns circum edhis, pUac-
« tusque tumnlo matris audiri. » {Annales, livre XIV, diapitre x.)
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ACTE V, SCENE VI. 337
Tes rômords te suivront comme autant de furies;
Tu croiras les calmer par d'autres barbaries ;
Ta fureur, s'irritant soi-même dans son cours, 1 6S 5
D'un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mais j'espère qu'enfin le ciel, las de tes crimes,
Ajoutera ta perte à tant d'autres victimes;
Qu'après t'être couvert de leur sang et du mien.
Tu te verras forcé de répandre le tien ; 1 690
Et tob nom paroîtra, dans la race future.
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
Voilà ce que mon cœur se présage de toi.
Adieu : tu peux sortir.
NÉRON.
Narcisse, suivez-moi.
SCENE vir.
AGRIPPINE, BURRHUS.
AGRIPPINS.
Ah ciel ! de mes soupçons quelle étoit l'injustice ! 1695
Je condamnois Burrhus, pour écouter Narcisse.
Burrhus, avez-vous vu quels regards furieux
Néron en me quittant m'a laissés pour adieux ?
C'en est fait : le cruel n'a plus rien qui l'arrête ;
Le coup qu'on m'a prédit va tomber sur ma tète. 1700
Il vous accablera vous-même à votre tour.
BURRHUS.
Ah ! Madame, pour moi j'ai vécu trop d'un jour.
Plût au ciel que sa main, heureusement cruelle,
Eût fait sur moi l'essai de sa fureur nouvelle !
I. Cette sccnc est U «ine viu dam l'ediiion de 1670. Voyez. ci-de**oft,
p. 334» note I.
J, Racine, ii 33
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33S B&ITANNIGUS.
Qa'il ne meiit pas donné, par ce triste attentat^ * 1 7 o 5
Un gage trop certain des malheurs de TEtat !
Son crime seul n'est pas ce qui me désespère ;
Sa jalousie a pu Farmer contre son frère ;
Mais s'il vous faut, Madame, expliquer ma douleur,
Néron Ta vu mourir sans changer de couleur. 1 7 1 u
Ses yeux indifférents ont déjà la constance
D'un tyran dans le crime endurci dès Tenfance.
Qu'il achève, Madame, et qu'il fasse périr
Un ministre importun, qui ne le peut soufirir.
Hélas ! loin de vouloir éviter sa colère, 1715
La plus soudaine mort me sera la plus chère.
SCÈNE VIIL
AÇRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
▲LBINE.
Ah! Madame; ah! Seigneur, courez vers l'Empereur:
Venez sauver César de sa propre fureur,
n se voit pour jamais séparé de Junie.
AGRIPPINE.
y Quoi? Junie elle-même a terminé sa vie ? 17*0
▲LBINE.
Pour accabler César d'un étemel ennui.
Madame, sans mourir, elle est morte pour lui.
Vous savez de ces lieux comme elle s'est ravie :
Elle a feint de passer chez la triste Octavie ;
Mais bientôt elle a pris des chemins écartés, 1735
Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.
Des portes du palais elle sort éperdue.
D'abord elle a d'Auguste aperçu la statue ;
Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds,
Que de ses bras pressants elle tenoit liés : 17*0
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ACTE V, 8CÈNE VIII. SJg
« Prince, par ces genoux, dit-elle, que j'embrasse,
Protège, en ce moment le reste de ta racej»
Rome dans ton palais vient de voir immoler
Le seul de tes neveux qui te pût ressembler.
On veut après sa mort que je lui sois paijure; z ^55
Mais pour lui conserver une foi toujours pure, *
Prince, je me dévoue à ces dieux immortels
Dont ta vertu t'a fait partager les autels. »
Le peuple cependant, que ce spectacle étonne,
Vole de toutes parts, se presse, l'environne, 1740
S'attendrit à ses pleurs; et plaignant son ennui,
D'une commune voix la prend sous son appui.
Us la mènent au temple, où depuis tant d'années
Au culte des autels nos vierges destinées
Gardent fidèlement le dépôt précieux 174&
Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux.
César les voit partir sans oser les distraire.
Narcisse, plus hardi, s'empresse pour lui plaii^e.
Il vole vers Junie ; et sans s'épouvanter,
D'une profane main commence à l'aiTêter. 175©
De mille coups mortels son audace est punie;
Son infidèle sang rejaillit sur Junie.
César, de tant d'objets en même temps frappé,
Le laisse entre les mains qui l'ont enveloppé.
Il rentre. Chacun fuit son silence farouche ; 1755
Le seul nom de Junie échappe de sa bouche.
Il marche sans dessein ; ses yeux mal assurés
N'osent lever au ciel leurs regards égarés ;
Et l'on craint, si la nuit jointe à la solitude
Vient de son désespoir aigrir l'inquiétude, £760
^i TOUS l'abandonnez plus longtemps sans secours.
Que a% douleur bientôt n'attente sur ses jours.
Le temps presse : courez. Il ne faut qu'un caprice.
Il se perdroit, Madame.
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340 BRITANNIGUS.
AGmiPPrifB.
• Il se feroit justice.
Mais, Burrhus, allons voir jusqu'où vont ses transports.
Voyons quel changement produiront ses remords,
S'il voudra désormais sofvre d'autres maximes.
BURRHUS.
Plût aux Dieux que ce fût le dernier de ses crimes!
FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE.
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BERENICE
TRAGÉDIE
1670
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NOTICE.
Il n'y a rien de plus connu que lliistorique de la tragédie de
Bérénice^ et les circonstances dans lesquelles Racine , pour
complaire à la duchesse d'Orléans, engagea ce duel avec le
grand Corneille. L'abbé du Bos en a parlé dans ses Réflexions
critiques^ ^ Fontenelle dans sa Fie de Corneille^ Louis Racine
dans ses Mémoires et dans Y Examen de Bérénice; Voltaire ,
avec plus de détails , au chapitre xxy du Siècle de Louis XIV ^
et dans la préface de son commentaire des deux tragédies
rivales ^. U peut rester quelque doute sur le sens allégorique
qu'on voulait donner à la séparation douloureuse de Titus et
de Bérénice ; mais ce qui n'en admet aucun , d'après les di-
vers témoignages que nous venons de rappeler dans leur ordre
chronologique, c'est que le sujet fut choisi par l'aimable prin-
cesse à qui Racine avait dédié son Andromeujue^ et attribué
quelque c soin de la conduite > de cette tragédie. On pourrait
cependant s'étonner de voir les deux poëtes, dont les pièces
furent jouées quelques mois après la mort de celle qui les leur
avait demandées, garder un silence si discret sur Tordre qu'ils
avaient reçu. Corneille «n tète de son Tite n'a pas d'avis Au
lecteur. Racine , dans la préface de Bérénice , ne nomme pas
Henriette d'Angleterre. A l'entendre, il semblerait que de lui-
même il s'était senli porté vers ce sujet, dont le pathétique
et la simplicité l'avaient séduit; et, comme pour nous dérouter
davantage, Fépltre dédicatoire est adressée à Colbert, dont la
I. t^ partie, sectioD xvi.
s. Voyez la Notic€ de TiU et Bérénice dans le Corneille de M. Marty-
Laveaux, tome VII, p. i85 et i86.
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344 BÉRÉNICE.
fi^re sévère 9 et presque étrange en cet endroit, se trouve
ainsi avoir pris, en tète de la tendre tragédie , la place de la
«race et gracieuse image qu'on y cherche vainement. Serait-ce
qu'il y avait dans la fantaisie de la princesse un mystère qu'on
respectait, malgré la transparence du voile dont il était couvert,
mystère qee la mort rendait encore plus inviolable? Henriette
d'Angleterre n'avait-^Ile pas en réellement dans le choix de cette
tragédie V intérêt secret dont parle Voltaire? Si cela est, il faut
avouer que celle qui était avide de voir retracer sur la scène ,
pour l'y montrer, il est vrai, dans sa défaite, une passion dont
il eût fallu écarter tout souvenir, était demeurée dans une mal-
heureuse disposition d'î^me. Voltaire dit qu'elle cherchait ces
souvenirs « pour son amusement. » Le mot semble léger.
Reconnaissons d^ailleurs que , sauf la donnée très-générale
d'un amour combattu et vaincu par le devoir, il y a peu de
rapports entre l'histoire de Titns et de Bérénice et l'inclina-
tion qu'avaient pu sentir l'un pour l'autre le beau-frère et la
belle-sœur. Il fallait qu'Henriette d'Angleterre se contentât
d*allusions fort éloignées, dans lesquelles ce qui pouvait le plus
toucher un cœur trop mal guéri de sa passion était apparem-
ment le portrait du grand Roi, indiqué d'une manière très-
claire aux poêles par le sujet lui-même. La ressemblance est
beaucoup plus frappante avec le triomphe que Louis XIV avait
remporté sur un plus naturel entraînement de jeunesse, en se
séparant de Marie Manciili. Deux vers de la tragédie de Racine
qui reproduisent les paroles mêmes de la nièce de Mazarin
achèvent cette ressemblance, dont on croit saisir encore quel-
ques autres tiaits, par exemple dans ce passage où Titus, par-
lant de la gloire, dit :
• • • Cette ardeur que j'ai pour Mt appas,
Bérénice en mon sein Ta jadis allumée....
Tout ce que je loi dois va retomber sur elle*.
La glorieuse influence attribuée ici à Bérénice ne remet-elle pas
en mémoire ce que l'histoire raconte des conseils donnés par
Marie Mancini au jeune Louis XIV? C'est de ce côté senlement
que sont les allusions bien marquées. Nous serions disposé à
I. Acte II, scène o.
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NOTICE. 3/,5
croire que Rdcine, courtisan si fin, ne le» aurait pas hasardées,
s'il n'eût point cm que la princesse les approuvait. Plus que^
Corneille, dont il semblerait qu'elle pouvait prévoir, qu'elle
souhaitait peut-être la défaite dans la lutte poétique provoquée
par elle, Racine dut avoir la confidence de sa pensée, et comme
son mot d'ordre. Henriette d'Angleterre avait été très^liée avec
Marie Mancini par une amitié d'enfance; et lorsqu'après la
mort de Mazarin Louis XIY revit souvent chez une autre nièce
du ministre, chez Olympe Mancinî, celle qui avait été l'objet de
sa première passion et qu'il avait voulu épouser, Henriette
assista plus d'une fois à ces soirées de Thôtel de Soissons , si
pleines de tendres souvenirs ^ Il est vraisemblable qu'elle-
même proposa ces souvenirs à notre poète. Mais, si l'on adop\e
en même temps la supposition de Voltaire , quel charme pou-
vait-elle trouver à les mêler à ceux qui l'intéressaient plus di-
rectement? Nous ne chercherons pas à nous en rendre compte :
l'étude des sentiments compliqués d*un cœur de femme ne peut
être ici notre objet.
Corneille ne manqua pas de remplir à sa manière une des
conditions du sujet, tel que la duchesse d'Orléans l'avait cer-
tainement entendu. On peut citer un passage de sa tragédie,
où, comme il est dit dans la réponse à la Critique de l'abbé de
Villars, « il a voulu copier son Tite sur notre invincible mo-
narque ; » mais il ne fut pas averti, comme Racine, ou n'eut pas
ridée, comme lui, de mettre ouvertement sur la scène le roman
des amours du grand Roi. Cette fois Racine laissa reconnaître
bien autrement encore que dans V Alexandre le modèle qu'il
avait eu sous les yeux ; et il eut « le bonheur, dit-il dans son
épitre à Colbert, de ne pas déplaire à Sa Majesté. » Louis XIV
ne trouvait pas mauvais qu'on étalât en public les faiblesses ,
nous allions dire très-improprement les secrets , de son cœur.
Pour l'avoir fait avec une étrange hardiesse , Benserade n'en
était que plus en faveur. Il était loin d'avoir déplu par ses allu-
sions aux amours du Roi et de la Vallière, avant même qu'ils
fussent déclarés. Racine, ce qui était plus noble, n'eut du
moins à peindre qu'un triomphe remporté sur la passion.
I. Us Nièces de MûMorin, par Amédée Reuée (i vol. in-8^ Paris^
i856), p. i8i.
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346 BÉRÉNICE.
Tel était l'état de Pesprit public en tout ce qui toachait an Roi,
qu'il était permis de croire alors que le souvenir d'une anecdote
de cour n'était pas au-dessous de la dignité de la tragédie. La
chaire elle-même, la chaire de Bossuet, n'a-t-elle pas, treize
ans après Bérénice y retenti de ce même souvenir? c Cessez, dit
le grand orateur àdiosM Oraison funèbre de Marie^Thérèse y ces-
sezy princes et potentats, de troubler par vos prétentions le pro-
jet de ce mariage* Que l'amour ^ qui semble aussi le vouloir
troubler, cède lui-méQie. L'amour peut bien remuer le cœur des
héros du monde ; il peut bien y soqlever des tempêtes, et y exci-
ter des mouvements qui fassent trembler les politiques, et qui
donnent des espérances aux insensés; mais il y a des âmes d'un
onlre supérieur à ses lois, à qui il ne peut inspirer des senti->
ments indignes de leur rang. » Voilà tout le sujet de Bérénice
déroulé devant un auditoire chrétien , sous les voûtes de Saint-
Denis. Si Marie Mancini perdit un trône, et^ après de si hautes
espérances, dut se contenter de devenir la connétable Colonne,
elle eut la consolation de voir ses douleurs immortalisées par
l'éloquence et par la poésie.
Bérénice fut jouée sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne le
vendredi ai novembre 1670, huit jours avant Tite et Bérénice
de Corneille, que la troupe de Molière représenta le %% novem-
bre. Racine prenait ainsi l'avance sur son illustre concurrent.
Un plus sérieux avantage lui était assuré par le talent de ses
acteurs, très- supérieurs à ceux du Palab-Royal, comme, quel-
ques années plus tard, Corneille s'en plaignait encore. Mais ce
ne fut pas là ce qui rendit surtout les armes inégales : cette
pièce commandée était, on l'a très-bien dit ^, « dans le goût
secret et selon la pente naturelle de Racine ; » Corneille, pour
obéir, avait forcé son talent.
La date que nous venons de donner pour la première repré-
sentation de la tragédie de Racine n'est pas seulement celle
que l'on trouve dans Y Histoire du Théâtre françoi$; elle est
bien établie dans la réponse qui fut faite à la Critique de l'abbé
e Villars, qui avait par distraction daté du 1 7 novembre cette
critique sous forme de lettre.
I. Portraits littéraires^ par M. Sainte-Beuve (édition de i85a),
tome I, p. 181.
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NOTICE. 347
Le personnage de Bér^ice avait été confié par le poète à
la Champmesié ; il semblait fait pour cette Toix chtmiante
dont la Fontaine a dit qu'elle allait droit an ccrar. Floridor
représenta Titus; Ghampmeslé, Antiochns. Telle est la dis-
tribution des trois premiers rôles donnée par le Mercure du
mois d'août 1724. Elle n'est pas douteuse. M. Aimé-Martin
attribue à Brécourt le rôle d'Antiochus ; mais la Critique de
Tillars dément cette pure supposition : c Le roi de Comagène,
y est-il dit, n'est introduit que pour faire perdre du temps, et
pour donner un rôle ennuyeux et vide au mari de la Cbamp-
meslé. »
Le succès de Bérénice fut grand. Tandis que la pièce de
Corneille se traînait péniblement jusqu'à la vingt-unième re«
présentation, avec de très-médiocres recettes pour les der-
nières^. Racine put constater dans sa Préface que la trentième
représentation de sa tragédie avait été aussi suivie que la pre-
mière, et surtout qu'on avait en vain attaqué une pièce « ho-
norée de tant de larmes. » 11 ne s'en montra pas moins dans
cette même préface très-irrité des injustes critiques auxquelles il
était en butte. 11 y prit à partie avec un peu trop d'emportement
celle qm fut la première en date, et que nous avons déjà eu l'oc*
casion de mentionner, la lettre sur Bérénice de l'abbé Mont-
faucon de Villars*. Ce libelle, pour nous servir de l'expression
éà Racine lui-même, méritait peu cet hennenr, et celui que
lui a fait Mme de Sévigné de le trouver c fort plaisant et fort
spirituel, > malgré « cinq ou six petits mots qui ne valent rien
I. Voyez la Notice de Tite et Bérénieey OEuvres de Corneille ^
tome VII, p. 195.
a. Elle est insérée dans le Recueil de Gianet, tome II, p. 188-207.
Mais Tédition de oette critique que nous citons dans nos notes sur
Bérémce est Tédition originale, publiée au commencement de 1671
sous ce titre : c La Critique de Bérénice^ à Paris, chez Louis Bilaine,
Michel le Petit et Estienne Michauk, M.DC.LXXI. 1 C*est un petit
in- 12 de 41 pages, sans nom d*auteur. H n'y a pas d'Achevé d'im-
primer; mais le Privilège du Roy est en date du dernier jour de dé-
cembre 1670. La seconde lettre de ViiUrs^ qui est la critique de la
tragédie de Corneille, et qui parut une senudne après, a 40 P^^*
La préface de Racine semble avoir été écrite entre la publication de
la première lettre et celle de la seconde. L'édition originale de Bèré-
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348 BÉRÉmCE.
du tout^ » L'ironie est loin d'y être fine, et l*on n'y trouve
guère que des chicanes de pédant. Pour y donner même une
demi-approbation, comme Mme de Sévigiié s'y est laissé en-
traîner, il fallait être bien préoccupé des intérêts de Corneille,
qui étaient alors en péril. Encore faut-il dire que Villars fit
payer assez cher aux admirateurs de Corneille le plaisir que
leur avaient causé toutes ses jolies épigrammes contre Racine;
car, dans sa seconde lettre, il maltraita encore plus Tite et Bé-
rénice qu'il n'avait fait la tragédie rivale. Le seul endroit de
sa première lettre où il ait peut-être attaqué dangereusement,
quoique avec exagération, le côté faible de la pièce de Racine,
est le suivant : c L'auteur a trouvé à propos, pour s'éloigner
du genre d*écrire de Corneille, de faire une pièce de théâtre
c[ui, depuis le commencement jusqu'à la fin , n'est qu'un tissa
galant de madrigaux et d'élégies , et cela pour la commodité
des dames, de la jeunesse de la cour, et des faiseurs de recueils
de pièces galantes. » Mais si Bérénice est plutôt, comme on
l'a tant répété, une élégie qu'une tragédie, quelle incomparable
élégie!
Racine trouva, pour prendre en main sa cause contre l'abbé
de Villars, un défenseur^ qui malheureusement ne parait pas
avoir été un plus grand critique que son adversaire. L'abbé
Granet a placé la réponse de cet apologiste dans son Recueil
de dissertations* y à la suite des deux lettres de Villars. 11 l'at-
/«c«, où cette préface fut donnée pour la première fois, a un Achevé
d'imprimer daté du 24 janvier 1671. Cette édition a pour titre :
BERENICE,
tbagedie.
Par m. Racikb.
A Parii,
chez Claude Barbin....
M.DC.LXXL
Avec privilège du Roy.
La pièce a 88 pages; il y a en outre 10 feuillets pour le titre,
répitre dédicatoire, la préface , l'extrait du privilège et la liste des
acteurs.
I. Lattre à Mme de Grignan, 16 septembre 167 1, tome II, p. 36 1.
a. Tome II, p. aa3*a54.
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NOTICE. 349
tribne à Subligny, ce qa*ont fait après lui les frères Parfait
dans VHigtoire du Théâtre français, et Louis Racine dans ses
Mémoires. Il est probable que ceux-ci ont copié Granet, et
que nous n'avons affaire qu'à une seule autorité. Ceux à qui
elle a imposé ont eu besoin de quelque subtilité pour noas
expliquer par quel caprice Fauteur de la Folle querelle^ ce
même Subligny dont ils reconnaissent aussi l'œuvre dans une
absurde dissertation sur les deux Phèdres , où l'on cherche à
tenir la balaoce égale entre Racine et Pradon, s'était un beau
jour, «ntre ces deux diatribes, montré admirateur assez pas-
sionné de notre poëte, pour le défendre à outrance sur tous les
points, et déclarer cette fois que son poème « est parfait. > Pas
un mot d'ailleurs, dans la réponse à Villars, de ces remarques
sur le style que Subligny semble avoir aimées particulièrement.
D'un autre côté, nous trouvons qu'un homme qui recherchait
beaucoup l'amitié de Racine et de Boileau, l'abbé de Saint-
Ussans, avait fait une réponse à W Critique de Bérénice. Il
nous l'apprend lui-même dans des vers qu'il adressait à Mani-
camp, et c[ui ont pour titre : J M. de Manicamp^ en lui envoyant
la réponse à la Critique de la Bérénice de M, Racine :
Si Madame la Renommée,
Qui n*est que vent et que fumée,
N^a porté jusqu^à Manicamp
Mon ouvrage eu lettre imprimée,
Du moins il tous sera porté
Par m messager bien monté.
Dans une valise fermée,
Bien et dûment empaqueté * .
On a pu sans doute faire de plusieurs côtés des réponses à
Tabbé de Villars ; toutefois il est difficile de croire que celle de
l'abbé de Saint-Ussans, qui fut, comme on le voit, imprimée,
ne soit pas la même qu'on a, contre toute vraisemblance ^ don-
née à Subligny.
Nous nous contentons d'avoir donné quelque idée de la lettre
de Villars et de la réponse : il serait inutile de les analyser et
I. BilleUen vers de M. de Saint-Ussans (i vol. iu-ii, Paris, chez
Jean Guignard, M.DC.LXXXVUI, p. 5.
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35o BÉRÉINIGE.
de les discuter. Leur date ^ule leur donne un certain intérêt
historique. La critique, qui s'était mise à l'œuvre avant Tim-
pression même de la tragédie, a souvent depuis renouvelé ses
attaques. Saint-Évremond a dit son root en passant, dans son
opuscule ^i/r les Caractères des tragédies y réclamant surtout, sui-
vant son habitude, au nom de la vérité historique, qui ne peut
cependant avoir ici les mêmes droits que dans Britannicus; car
dans une anecdote romanesque il doit être permis de se mettre
un peu plus à Taise avec l'histoire : c Dans le Titus de Racine,
dit-il, vous voyez du désespoir où il ne faudroit qu'à paine de
la douleur. L'histoire nous apprend que Titus, plein d'égards
et de circonspection, renvoya Bérénice en Judée pour ne pas
donner le moindre scandale au peuple romain ; et le poète en
fait un désespéré qui veut se tuer lui-même plutôt que de con-
sentir à celte séparation^ » Plus tard l'abbé du Bos éleva des
objections à peu près semblables, mab avec cette différence,
qu'il ne les fondait pas seulement surThistoire, mais en même
temps sur l6s lois de la vraisemblance et du pathétique. Ce
qu'elles offrent de plus intéressant, c'est cpie, pour les appuyer,
il cite Boileau parmi les censeurs de la pièce, et afiBrme le pre-
mier (Louis Racine dans ses Mémoires l'a simplement peut-être
répété de confiance) que le sévère Aristarqae déplorait cette
heureuse faute commise à la dérobée , loin de sa surveillance.
C'est surtout dans un chapitre de ses Réflexions critiques^ inti-
tulé : « De quelques tragédies dont le sujet est mal choisi , »
que du Bos a très-sévèrement jugé Bérénice* Il y parle ainsi î
« Un prince de quarante ans qu'on nous représente au désespoir
et dans la disposition d'attenter sur soi-même, parce que sa
gloire et ses intérêts l'obligent à se séparer d'une femme dont il
est amoureux et aimé depuis douze ans, ne nous rend guère
compatissant à son malheur. Nous ne saurions le plaindre du-
rant cinq actes.... L'usage de ce qui se passe dans le monde
et l'expérience de nos amis, au défaut de la nôtre, nous ap-
prennent qu'une passion contente s'use teilemest en douze
années, qu'elle devient une simple habitude.... C'est faire tort
à la réputation que cet empereur a laissée, c'est aller contre
I. OÊUiffres de Saint- Évfemond (édition de des Maizeaux ,
M.DCC.LU1), tome la, p. 817 et 3i8.
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HOTICE. 35i
les lois de la Traisemblance et da pathétique véritable que de
loi donner un caractère si mou et si efféminé.... Aussi, quoique
Bérénice soit une pièce très-méthodique et parfaitement écrite,
le publie ne la revoit pas avec le même goût que Phèdre et
€^ Andromaque , M. Racine avoit mal choisi son sujet, et, pour
dire plus exactement la vérité, il avoit eu la foiblesse de s^en-
gager à le traiter sur les instances d'une grande princesse.
Quand il se chargea de cette tâche, l'ami dont les conseils lui
furent tant de fois utiles étoit absent. Despréaux a dit plusieurs
fois qu'il eût bien empêché son ami de se consumer sur un sujet
aussi peu propre à la tragédie que Bérénice^ s'il avoit été à
portée de le dissuader de promettre qu'il le traiteroit*. » On
est étonné d'entendre un homme qui a fait cependant sur les
beaux-arts tant de justes et fines réflexions, trouver à peu près
uniquement à louer comme très-méthodique une œuvre dont
le commun des hommes songe un peu moins à admirer la mé*
thode que le charme touchant. Bérénice portait malheur aux
critiques : dans les dissertations qu'elle leur suggérait, ils
n'avaient pas la plume légère. L'abbé du Bos aurait dû recon-
naître son incompétence en ces matières où il avait besoin
d'invoquer l'expérience de ses amis. Ce sont toujours les plus
graves qui, lorsqu'ils abordent ces sujets interdits à leur austé-
rité, rencontrent des pensées et des expressions que ne se per*
mettraient guère les mondains. Avant de parler, sur la foi
des experts, à^ une passion contente depuis douze années^ Tabbé
du Bos eût bien fait de remarquer que Racine n'a rien donné
à supposer de semblable. Dans d'autres chapitres de son livre,
du Bos est revenu sur cette tragédie, qu'il mettait une sorte
d'acharnement à censurer. Nous citerons, dans les notes de la
f^ce, quelques-unes de ses observations de détail .
Une reprise de Bérénice en 1 724 fut pour le Mercure une oc-
casion d'en recommencer la critique. Dans un premier article,
qui est du mois d'août, ce journal se contenta de copier quel-
ques passages de l'abbé du Bos ; puis, dans les numéros d'oc-
tobre et de novembre, il inséra sur le même sujet une Lettre
et un auteur anonyme. Elle était de l'abbé Pellegrin. Cet abbé se
I. Réflexions critiquée sur la poésie et sur im peinture ^ i'* partie,
•eotion xvi.
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35a BÉRÉNICE.
piquait de comuûtre le théâtre ; OD ft lOiiTent cité le joli vers où
l'on a dit qu'il en soupait. Ce qa'il fte proposait, arant tout,
dans sa critique de Bérénice^ c'était d'en examiner sévèrement
la diction, tÂche dont il s'acquitta avec peu de bonheur dans la
seconde partie de sa lettre. Ses remarques sur la versification de
cette 'tragédie ne sont pour la plupart que les pauvres chicanes
d'une fausse et étroite grammaire, comme on aimait trop à en
faire au siècle dernier, et qui, s'attaqnant aux plus heureuses har-
diesses, tendaient à détruire toute poésie. Avant d'entrer dans
cet examen minutieux, Tabbé Pellegrin avait essayé quelques
observations plus générales, une critique du sujet de la pièce.
Sa grande objection est que ce sujet, dont Racine disait avoir
aimé la simplicité, étak réellement moins simple que stérile ;
qu'il s'y trouvait tout au plus assez d'action pour un cinquième
acte. Au reste Pellegrin s'embarrassait dans son bl&me et y
montrait de l'indécision, nous le reconnaissons à son hon-
neur. Quand il cherchait les preuves de l'indigence du sujet,
il rencontrait sur son chemin des morceaux tels que celui-ci :
Ah ! cruel, est-il temps de me le déclarer ? •
Qa*avez-vou» fait?
et il était forcé de s'écrier : t Je suis presque tenté de croire
qu'avec tant d'esprit et tant de sentiment, il ne faut point
d'action dans une tragédie. » Quand il relevait quelques pas-
sages où 1« poëte lui semblait se contredire : « Voilà, disait-il,
à quelles contradictions un auteur est réduit, quand il traite un
sujet trop simple, et par conséquent stérile. Quel que soit celui
de Bérénice^ il faut avouer que personne n'en auroit tiré parti
comme M. de Racine ; il peut considérer sa pièce comme une
espèce de création...; il nous le fait assee entrevoir dans sa
préface, où il dit que toute l'invention consiste à faire quelque
chose de rien. »
On voit que cette tragédie, si charmante en éépit des règles
sur lesquelles on voulait la mesurer, a été, comme nous l'avons
dit, bien souvent et bien longtemps discutée par la critique,
tant elle avait fait sur les esprits une grande impression ! INous
venons de suivre cette critique jmqu'en plein dix-huitième
siècle , et nous n'avons pas rappelé tomes les formes qu'elle
avait prises du vivant même de l'auteur, et parmi lesquelles
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NOTICE. 353
cependant il ne Cuit pas odbBer celle de la parodie bonflPonne.
Les facéties sans vergogne qne la licence de la comédie ita-
lienne n'épargna pas à Bérénice sont très-connues ««jourd'hui
encore. Louis Racine s'est décidé à ne les point passer sous
silence dans ses Mémoires , surtout parce cp'il a cm , sor la foi
d'une tradition très-invraisemblable, qne son père en avait été
aiffligé. Il veut que l'auteur de Bérénice ait assisté à la repré-
sentation d^Jrlequin Protée , coBUBe autrefob Socrate à celle
des Nuées y mais avec moins de philosophie. Nous avons àk\k
fait remarquer^ dans les notes sur les Mémoires^ yC^neXdi farce
de Fatouville n'ayant été jouée qu'en i683, Racine n'était plus
alors dans une disposition d'esprit qui le rendit aussi sensible à
quelques méchantes railleries sur une de ses pièces de théâtre,
et qu'ayant cessé depuis longtemps d'aller à la comédie, il n'est
pas croyable qu'il ait, par exception , assisté aux représenta-
tions fort peu décentes des bouffons italiens. On peut admettre
plus facilement que Chapelle l'ait chagriné par sa plaisanterie,
lorsqu'il résuma toute la pièce dans ces deux vers d'une vieille
chanson :
Manon pleure , Marion crie ,
Manon veut qu'on la marie.
C'est que ces œuvres délicates, faites surtout pour toucher le
cœur, et dont les sentiments semblent à quelques personnes
un peu raffinés, ont beaucoup plus à craindre les rieurs que les
faiseurs de pesantes dissertations.
Une petite comédie, dont le sujet est la critique des deux
Bérénices y avait, sous le titre de Tite et Titus *, précédé de dix
ans V Arlequin Protée. L'auteur en est inconnu. Plus ingénieuse
que la Folle querelle de Subligny, le sel qu'on y peut trouver
ne paraîtrait cependant pas assez piquant pour qu'on en par-
lât, si elle n'était si ancienne, si voisine des premiers temps
de la pièce de Racine, et si elle ne donnait par conséquent
quelque idée des jugements les plus répandus alors. On y voit,
I. Voyex tome I, p j46, note a.
a. Tite et Titus ^ ou Critique sur Us Bérénices, à Utrecht, chez Jean
Ribbnis, M.DC.LXXIII. Cette comédie est en trois actes et en prose.
On la trouve dans le Bejcueil de Granet, tome II, p. aSj-Sia.
J. Rachis. n a 3
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354 BÉRÉNICE.
comme dans les autres critiqaes dn même temps, dans celles
de Villars et de Saint-Évremond, qn'on ne se dissimulait pas
rinfériorité de la tragédie de Corneille , à qui l'on reprochait,
en maint endroit, un galimatias inintelligiUe. Ce que la co-
médie de Tite et Titus parait surtout vouloir censurer dans la
Bérénice de Racine, c'est la cruauté et la perfidie de Titus,
qui, de même que le Pyrrhus ^Andromaque^ n'est pas assex
honnête homme; c'est la complaisance ridicule du pauvre con-
fident Paulin ; c'est la faiblesse honteuse de Bérénice, à qui
l'amour fait oublier toute dignité : c Cet honnête homme que
TOUS voyez là (U s'agit de Titus) est un grand fourbe..., puis-
qu'il ne peut s'empêdier de fourber, et de jouer de la manière
la plus impudente une coureuse qui se dit reine et qui est
foUe de lui.... U n'est rien de si touchant ni de n tendre que
les choses qu'il dit à sa Bérénice..., lors même qu'il l'aban-
donne, qu'Û la quitte, qu'il la chasse, quoiqu'elle veuille bien
l'épouser, qu'il ne tienne qu'à lui seul qu'il soit maître de ses
actions.... Il va s'aviser que le sénat, qui n'y songeoit pas,
pourroit bien lui fournir une couleur, s'il vouloit s'en mêler....
Titus n'a aucune nécessité de chasser sa Bérénice, et rien que
sa fantaisie ne l'y obligecMt; et cela est si vrai que, quelque
temps après, étant seul, et ne croyant être entendu de per-
sonne, il s'avoue à lui-même que le sénat ni le peuple ne lui
demandoient rien *.... Que jugerez-vous d'une femme qui se
disant reine et belle, souffre patiemment et sans aucun ressen-
timent qu'un traître la méprise et la trompe?... Par une foi-
blesse digne d'une étemelle honte, lors même qu'il la chasse,
elle lui avoue qu'elle croit qu'il l'aime véritablement; son
amour foule galamment aux pieds la gloire et la pudeur. Il
n'est point de si sale artifice, point de souvenir si secret qu'elle
n'emploie pour le retenir. Tantôt elle lui demande si son amour
ne peut agir qu'au sénat; elle le prie qu'il la voye plus souvent,
et qu'il ne lui donne plutôt rien, qu'il la garde toujours près
de lui, encore qu'il ne l'épousera pas. J'ai honte. Seigneur, de
rapporter des choses de cette nature. Jugez si l'on peut donner
un sens honnête à ces paroles, et quelles idées elles font dans
I. Acte II, foène i.
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NOTICE. 355
les esprits^. » Nous croyons que ce mélange de plaisanteries
beaucoup trop grossières, et de rajffinement romanesque , û
exigeant sur la perfection des amants et des héroïnes, ne peint
pas mal le public avec qui Racine avait à compter. Par là bien
des choses peut-être s'expliquent dans son théâtre : qu'on se
rappelle par exemple le mot qu'on lui a prêté sur les rail-
leries auxquelles il se fût exposé s'il n'eût pas fait Hippolyte
amoureux.
A la fin de la comédie, Apollon, juge de la dispute entre Tlte.
et Titus et entre les deux Bérénices, donne ses conclusions qu'on
▼oit bien avoir été ceUes de l'auteur lui-même : c Pour Titus,
c'a été une grande imprudence à lui de s'être exposé au juge-
ment du vulgaire, qui ne comprend point les forces de l'amour
de la gloire; et c'est bien employé s'il a passé pour un fripon.
Biais pour la Bérénice.. ., comme elle parolt tout à fait inno-
cente, et qu'on nevoit pas qu'il y ait rien de sa faute dans
son malheur, la pitié qu'elle excite est trop grande pour don-
ner du plaisir, et dégénère en horreur et en indignation. Quant
au principal, à la vérité il y a plus d'apparence que Titus et
Bérénice soient les véritables que non pas que ce soient les
autres (Tiie et Bérénice de Corneille); mais pourtant.... les
uns et les autres auroient bien mieux fait de se tenir au pays
d'histoire, dont ils sont originaires, que d'avoir voulu passer
dans l'empire de poésie, à quoi ils n'étoient nullement propres,
et où, pour dire la vérité, on les a amenés, à ce qu'il semble,
assez mal à propos*. » Voilà encore une fois le choix du sujet
responsable de tout le mal. C'est un point sur lequel s'accordent
les diverses critiques de la pièce. Voltaire, qui dans son com-
mentaire sur Bérénice en a apprécié les beautés avec tant
de goût, n'a pas été le moins excessif dans le Uàme du
sujet, c Un amant et une maîtresse qui se quittent, dit-il dans
la préface de ce commentaire, ne sont pas sans doute un sujet
de tragédie. Si on avait proposé un tel plan à Sophocle bu à
Euripide, ils l'auraient renvoyé à Aristophane. L'amour qui
n'est qu'amour, qui n'est point une passion terrible et funeste,
ne semble fait que pour la comédie, pour la pastorale ou pour
Acte II, scène m. — a. Acte lll, scène iv.
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356 BÉRÉNICE.
r^logae *. » Dans VÉpttre à la duchesse du Maine qui est en
tête de son Oreste^ il s'exprime à peu près de même : « Béré^
nice était une pastorale entre un empereur, une reine et on
roi, et une pastorale cent fois moins tragique que les scènes
intéressantes du Pastor Fido ' ; » et dans une lettre qui sert de
préface aux Pélopides : « Je n'ai jamais cru que la tragédie dût
être à Teav rose. L'églogue en dialogues intitulée Bérénice était
indigue du théâtre tragique ; aussi Corneille n'en fit-il qu'un
ouvrage ridicule ; et ce grand maître Racine eut beaucoup de
peine, avec tous les charmes de sa diction éloquente, à sauver la
stérile petitesse du sujet '. » Quelque imposant que soit un arrêt
rendu par tant de juges, il nous semble cpi'ils se sont trop in-
quiétés de savoir si ^^re/i/r^ était vraiment une tragédie. Qu'on
la nomme comme on voudra, églogue ou élégie, ce qui nous
importe c'est qu'elle est belle et touchante, et « qu'elle a tou-
jours excité (le même Voltaire Ta dit) les applaudiissements les
plus vrais : ce sont les larmes. « Racine , à ce que rapporte
l'abbé du Bos, < donnoit à entendre qu'il aimoit mieux Bérénice
que ses autres tragédies profanes^. » Nous n'oublions pas qu'on
lui avait attribué tour à tour cette prédilection pour plusieurs
de ses pièces. Mais s'il avait eu réellement quelque faible pour
Bérénice y nous ne nous en étonnerions pas. Bérénice est Y Es-'
ther de son tliéàtre profane. Boileau avait d'abord désapprouvé
le sujet de la seconde tout autant que celui de la première.
Pour Tune comme pour l'autre, le succès a justifié le poëte.
Nous n'avons garde de méconnaître la supériorité de « l'Idjlle
biblique, » comme on a nommé Esther^ sur la pastorale tirée
de Thistoire romaine. Si Ton ose les comparer, c'est que Racine
dans toutes les deux a été lui-même plus qu'ailleurs peut-être,
et qu'il j a mis pareillement cette grâce simple et naturelle,
eette douceur enchanteresse, qui étaient bien loin d'être tout
son génie, mais qui en sont restées, ce semble, la marque par-
ticulière, le don le plus rare et le plus inimitable.
I. Préface du commentateur y OEuvres de Voltaire^ tome XXXVI,
p. 384.
1. Œuvres de Foliaire^ tome VI, p. i55.
3. Ibidem^ tome IX, p. aoi.
4. Bé flexions critiques^ a« partie, section xii.
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NOTICE. 357
L'Anane de Catulle, la Didon de Virgile surtout, ont des
traits de passion plus tragiques que Bérénice ; mais pour l'ex-
pression touchante et tendre de Taraour, le rôle de la reine de
Palestine laisse notre poète sans égal. Lorsque la tragédie de
Racine était encore tonte récente, cette tendresse de Bérénice,
qui est vraiment la beauté de la pièce, donna lieu à une corres-
pondance piquante entre Bussy et Mme Bossuet. Bussy y mon-
tra des prétentions fort amusantes , soit qu'il ne voulût que
plaisanter^ on qu'il se méprit singulièrement sur les caractères
de la vraie tendresse. < Je suis très-fàchée, hii écrivait sa cor-
respondante, de ne pouvoir vous envoyer la Bérénice de Ra*
cine : je l'attends de Paris ; je suis assurée qu elle vous plaira ;
mais il faut pour cela que vous soyez en goût de tendresse, je
dis de la plus fine , car jamais femme n'a poussé si loin l'amour
et la délicatesse qu'a fait celle-là. Mon Dieu! la^lie maîtresse I
et que c'est un grand dommage qu'un seul personnage ne puisse
faire une bonne pièce ! La tragédie de Racine seroit parfsdte'. »
Quelques jours après Mme Bossuet lui ayant envoyé la pièce,
en le défiant < de la lire sans émotion, tout révolté qu'il pût être
contre l'amour, » Bussy répondit : c Je ne fais que recevoir
votre lettre. Madame, avec Bérénice, Je viens de la lire. Vous
m'aviez préparé à tant de tendresse , que je n'en ai pas tant
trouvé. Du temps que je me mélois d'en avoir, il me souvient
que j'eusse donné là-dessus le reste à Bérénice. Cependant il me
parolt que Titus ne l'aime pas tant qu'il dit, puisqu'il ne fait
aucun efibrt en sa faveur à l'égard du sénat et du peuple ro-
main. Il se laisse aller d'abord aux remontrances de Paulin, qui,
le voyant ébranlé, lui amène le peuple et le sénat pour l'enga-
ger ; au lieu que s'il eût parlé ferme à Paulin, il auroit trouvé
tout le monde soumis à ses volontés. Voilà comment j'en aurois
usé. Madame ; et ainsi j'aurois accordé la gloire avec l'amour.
Pour Bérénice, si j'avois été en sa place, j'aurois fait ce qu'elle
fit, c'est-à-dire que je seroîs partie de Rome la rage dans le
cœur contre Titus, mais sans qu'Antiochus en valût mieux ^. »
I. Lettre au comte de Bussy Rahutin^ a8 juillet 1671. Voyez la
Correspondance de Roger Rabutin^ comte de Bussy ^ édition de M. Lu-
dovic LaUmne, tome I, p. 440 et 441.
a. Lettre de Biusy, i3 août 1671, tome II de la Correspondance ^ p. 6.
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358 BÉRÉNI€E.
La meilleare réponse à ces hâbleries était celle qui y fut
faite : « Il faut avoir poussé la tendresse bien loin pour trouver
qu'on en auroit plus que Bérénice. Je vous en loue et révère ^ »
Quant à la critique que Bussy semble vouloir faire du rôle de
Titus , Bayle, dans son Dictionnaire historique*^ dit avec rai-
son qu'elle n'est pas juste; < car il eût voulu que le poète
eût falsifié un événement qui devoit être conservé sur le
théâtre. »
Jean-Jacques Rousseau, dans sa Lettre à éCAlemhert sur les
spectacles, a exprimé à son tour sur le rôle de Titus une opi-
nion qu'en la dénaturant un peu on a faite quelquefois plus
semblable qu'elle ne l'est à celle de Bussy. Cette opinion n'est
pas précisément, comme on l'a dit, que « Titus seroit plus inté-
ressant s'il sacrifioit l'Empire à l'amour. » Rousseau, qui ne se
plaçait pas au f>oint de vue de l'art, mais à celui d'une morale
très-sévère, a seulement fait remarquer « que l'intérêt principal
étoit pour Bérénice ;... qu'on trembloit qu'elle ne fût ren-
voyée ;••• et que chacun auroit voulu que Titus se laissât
vaincre, même au risque de l'en moins estimer.... La Reine
part sans le congé du parterre ; l'Empereur la renvoie inpitus
imitam : on peut ajouter invito spectatore. Titus a beau rester
Romain, il est seul de son parti ; tous les spectateurs ont épousé
Bérénice. » Le rigoureux censeur du théâtre ajoute : « Ne voilà-
t-il pas une tragédie qui a bien rempli son objet, et qui a bien
appris aux spectateurs à surmonter les foiblesses de l'amour? »
Si l'objet de la tragédie doit être en effet une telle leçon, Rous-
seau incontestablement a raison. Mais il est certain que Racine
s'en proposait un autre ; et celui-ci, il l'avait bien rempli : Rous-
seau le sentait mieux que personne, sa critique même le prouve.
Il y avait dans le sujet de Bérénice un côté héroïque, le sacri-
fice du <kj¥9ÎP à la ptfliien ; Racine ne l'a point négligé; la vic-
toire de Titus sur son amour lui a inspiré de très-nobles vers.
Mab conunent nier que la passion vaincue n'ait, par l'intérêt
I. Lettre de Mme BoMuet au comte de Bussy Babutin, tome II de
la Correspondance^ p. 1 8 et 19.
1. Article Bérénice, Voyez la troisième édition du Dictionnaire
tùstorique et critique (Rotterdam , M.DCC.XX), tome I, note de la
page 597.
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NOTICE. 359
qu'elle inspire, tout FavanUge dans la pièce ? C'était la vraie
condition du sujet. Rousseau ne s'est plaint que d'un mal in-
hérsnt au théAtre. L'art de Racine dans Bérénice lui paraissait
d'autant plus dangereux qu'il reconnaissait que rien ne man-
quait à sa séduction. Il a supposé, il est vrai, un autre dénoù-
ment tout contraire, qui eût labsé les spectateurs encore plus
satisfaits, parce qu'il leur eût été plus agréable de voir Titus
heureux et faible; mais d'ailleurs il ne dit nullement que Ra-
cine dût préférer ce dénoûment; loin de là, il convient qu'il eût
ainsi rendu la pièce < moins bonne y moins instructive, moins
conforme à l'histoire. » U n^y a donc point ches lui un mot de
désapprobation contre Bérénice^ à ne la juger que comme une
œuvre littéraire. Tout au plus semblerait-il élever contre le
caractère de Titus quelcpies objections, où non-seulement la
morale, mais Fart lui-même se trouverait intéressé, quand il
parie du sentiment de mépris où l'on est t pour la foiblesse
d'un empereur et d'un Romain, qui balance, c^mme le der-
nier des hommes, entre sa maltresse et son devoir ; qui, flot-
tant incessamment dans une déshonorante incertitude, avilit
par des plaintes efiéminées ce caractère presque divin que lui
donne l'histoire ; qui fait chercher dans un vil soupirant de
ruelle le bienfaiteur du monde et les délices du genre humain.»
Mais cette impression pénible qu'on éprouve selon lui, <|uand
la pièce conmience, il ne doute pas que les enchantements du
poète ne l'aient effacée, quand la pièce finit. De même qu'Ho-
mère chassé delà république de Platon, Racine, gourmande par
Rousseau, s'éloigne, on le voit, avec une couronne de fleurs.
Ne confondons pas en Rousseau le philosophe qui avait la pré-
tention d'être intraitable, et l'homme qui ne sentait que trop
vivement tout le charme de la passion. La représentation de
Bérénice l'avait très-doucement ému; il rappelait à d'Alem-
bert qu'elle leur avait fait à tous deux un plaisir auquel ils
s'attendaient peu , soit que le rare talent de l'actrice y fût
pour quelque chose, « soit, ajoute-t-il, c[ue l'auteur eût mis
dans sa pièce plus de beautés théâtrales que nous n'avions
pensé. »
En parlant de la tragédienne qui lui avait paru « prêter son
charme ordinaire au rôle qu'elle faisoit valoir, » Rousseau nous
amène natureUement à dire quelques mots des représentations
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36o BÉRÉHICE.
ée Bérénice. Voluire avait reuarqaé* qae « cette tragédie
a toigoars été représentée avec de grands applaudissements,
quand il s'est trouvé des actrices capables de joner Bérénice.»
Il ne voulait certainement pas dire que Tactrice vint au se-
cours du poëte; cai* il avait été témoin de Teffet qu'un lecteur
(c'était lui-même sans doute) suffisait à produire en récitant
ces beaux vers : « J'ai vu, a-t-il dit ', le roi de Prusse attendri
à une simple lecture de Bérénice^ en prononçant les vers
comme on doit les prononcer.... Quel chaime tira des larmes
des yeux de ce héros philosophe ? La seule magie du style de
ce vrai poëte, qui invenit verba quibus deberent loqui, » Il est
vrai cependant cpie les beautés d*une tragédie si pathétique ne
sont jamais aussi bien senties que lorsque le principal rôle
trouve une digne interprète. Sur les premières représenC»*
dons de la pièce, que rendit si touchantes la Champmeslé, in-
struite par le poëte lui-même, nous n'avons rien à ajouter, si
ce n'est que Bérénice^ dans toute sa nouveauté, fut jouée dans
les fêtes du mariage de Mlle de Thianges et du d«c de Nevers,
en présence du Roi et de Monsieur, le dimanche 14 dé-
cembre 1670*. Robinet, dans sa lettre du 20 décembre, a
beaucoup vanté le succès qu'eurent ce jour-là les comédiens :
L'excellente troupe royale
Joua miraculeusement....
Son amoureuse Bérénice,
Pendant les cinq années où le Registre de la Grange a pu noter
les représentations de Bérénice y c'est-à-dire depuis la réunion
des deux troupes de comédiens au mois d'août 1680, jusqu'au
mois de septembre i685, cette tragédie fut jouée quatre fois
devant la cour à Saint-Germain et à Versailles, quatorze fois sur
le théâtre de Paris. La reprise de 1724, qui donna lieu aux
lettres, que nous avons mentionnées, de l'abbé Pellegrin, fut
brillante. < Les comédiens françois, dit le Mercure du mois
I. Préface des Scythes ^ Couvres de FoUahre^ tome VIU, p. 196; et
Préface du commentateur ^ en tète de la Bérénice de Racine, Ibidem y
tome XXXVI, p. 385.
j. Lettre à t Académie française y imprimée en tète d* Irène, OEupres
de Foltaire, tome IX, p. 467.
3. Voyez là Gazette du ao décembre 1670.
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NOTICE. 36i
d'août de cette année, ont remis au théâtre la tragédie de
Bérénice ^^m a été extrêmement goûtée du public , soit par
Texcellence de Tonvrage, soit par l'exécution admirable des
acteurs. Les principaux rôles de Bérénice , de Titoi et d^An-
tiochus sont remplis par la demoiselle Lecouvrenr, par le sieur
Quinault Taîné et par le sieur Quinault du Fresne. « Mlle Le-
couvreur avait été surtout très-admirée. On dit cependant
qu'en 1729, année où eUe joua encore le même rôle, la pièce
fut reçue plus froidement. Une Bérénice qui lui fut peut-^tre
supérieure, et dont tous les témoignages contemporains s'ac-
cordent à célébrer le triomphe, fut Mlle Gaussin. La Champ-
meslé n'avait pas un son de voix plus touchant. Les représen-
tations de ^^r^/i/>e qu'elle donna au mois de novembre 175a
firent une impression profonde. Ce fut évidemment alors que
Rousseau vit sur la scène l'attendrissante tragédie * ; et l'actrice
qu'il vante est Mlle Gaussin. Il nous a conservé un souvenir
de son jeu dans les dernières scènes : « Au cinquième acte,
dit-il, où cessant de pleurer, l'air morne, l'œil sec et la voix
éteinte , elle faisoit parler une douleur froide approchante du
désespoir, l'art de l'actrice ajoutoit au pathétique du rôle, et les
spectateurs commençoient à pleurer, quand Bérénice ne pleu-
roit plus. » Des vers qu'on trouve cités dans plusieurs recueils
du dix-huitième siècle sont un témoignage contemporain de la
vérité d'une petite anecdote, qu'on pourrait cependiant prendre
pour une légende. A l'une de ces brillantes représentations de
Bérénice^ la sentinelle, de garde au théâtre, entendant Mlle Gaus-
sin, fondit en larmes, et laissa tomber son arme. En 1 788, une
jeune actrice avait débuté, en qui semblait revivre Gaussin ; sa
voix faisait couler les larmes, sa sensibilité était profonde.
C'était Mlle des Garcins. Bérénice fut un de ses meilleurs rôles.
Les éditeurs du Racine de 1807, dans leurs remarques sur Bé-
rénice qui ont pour titre Additions *, parlent de ce grand suc-
cès de Mlle des Garcins, comme en ayant été eux-mêmes nou^
vellemeni témoins. Ce fut sans doute dans les dernières années
de la courte carrière théâtrale de cette actrice, qui mourut
I. La Lettre de Rousseau est de 1758. Il y dit avoir assisté à une
représentation de Bérénice^ t il y a quelques années. »
a. Tome III, p. 400.
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36a BÉRÉNICE.
en 1797. Deux représentations de Bérénice données en fé-
vrier 1807 réussirent très^^en; elles offrirent cette singularité
que le rôle très-sacrifié d'Antiochos était joné par Talma;
c'était Danas qui s'était chargé de celni de Titos. Il 7 avait
trente-sept ans qu'on n'osait plus remettre Bérénice sur la
scène, lorsqu'au mois de janvier 1844 Mlle Rachel reprit le
rôle qu'avaient illustré les Champmeslé et les Gaussin. Elle ne
le garda pas longtemps : soit que nous ne sachions plus guère
nous contenter d'un intérêt aussi simple que celui de cette
douce élégie , soit que Tactrice eût conscience qu'il manquait
cette fois quelque chose à son talent, plus remarquable par la
fière énergie que par le don des larmes. Elle avait cependant
déployé dans l'interprétation de ce rôle quelques-unes de ses
grandes qualités. < Un organe pur, encore vibrant et à la fois
attendri, dit M. Sainte-Beuve^, un naturel, une beauté continue
de diction, une déoence tout antic[ue de poses, de gestes, de
draperies, ce goût suprême et discret qui ne cesse d'accompa-
gner certains fronts nés pour le diadème, ce sont là les traits
charmants sons lesquels Bérénice nous est apparue; et lors-
qu'au dernier acte , pendant le grand discours de Titus, elle
reste appuyée sur le bras du fauteuil , la tète conune abîmée
de douleur; puis lorsqu'à la fin elle se relève lentement , au
débat des deux princes, et prend, elle aussi, sa résolution
magnanime, la majesté tragique se retrouve alors, se déclare
autant qu'il sied, et conune Ta entendu le poète : l'idéal de
la situation est devant nous. »
L'édition de 1697 est celle que nous suivons pour le texte
de Bérénice y comme pour celui des pièces précédentes. Nous
donnons les variantes de 1671, édition séparée et la première
de toutes, et celles des recueils de 1676 et de 1687.
I. Portraits littéraires^ tome I, p. ia5.
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ÉPlTRE. 363
A MONSEIGNEUR COLBERT,
SBCBéTAIBm D*éTAT, GOUTrAuRTR G^bdblAI. DBS FDIAHCBS ,
SURnrrSHDAlIT DBS BlTOnarTS, GRAITD TBisOBIRB DBS OBDBBS DU BOI,
MARQUIS DB SBIGHELAT , BTC.*.
Monseigneur ,
Quelque juste défiance que j'aie de moi-même et de
mes ouvrages, j'o^e espérer que vous ne condamnerez
pas la liberté que je prends de vous dédier cette tragédie.
Vous ne l'avez pas jugée tout à fait indigne de votre ap-
probation. Mais ce qui fait son plus grand mérite auprès
de vous, c'est, Monseigneur, que vous avez été témoin
du bonheur qu elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté.
L'on sait que les moindres choses vous deviennent
considérables, pour peu qu'elles puissent servir ou à sa
gloire ou à son plaisir. Et c'est ce qui fait qu'au milieu
de tant d'importantes occupations, où le zèle de votre
prince et le bien public vous tiennent continuellement
attaché, vous ne dédaignez pas quelquefois de descendre
jusqu'à nous, pour nous demander compte de notre
loisir.
J'aurois ici une belle occasion de m' étendre sur vos
louanges, si vous me permettiez de vous louer. Et que
ne dirois-je point de tant de rares qualités qui vous ont
attiré l'admiration de toute la France , de cette pénétra-
X. Jean-Baptiste Colbert, né à Reims en 1619, moitié 6 sep-
tembre i683. Racine avait déjà fait son éloge dans VÉpUre au duc de
Chevreuse qui précède Britannicus, Les gens de lettres voyaient nn
Mécène dans ce grand ministre ; mais on chercherait en vain quelque
convenance particulière entre un nom si austère et la tragédie que
cette dédicace met sous sa protection.
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364 BÉRÉNICE.
tîon à laquelle rien n'échappe , de cet esprit vaste qui
embrasse f qui exécute tout à la fois tant de grandes
choses, de cette âme que rien n'étonne, que rien ne
fartigue?
Mais, Monseigneur, il faut être plus retenu à vous
parler de Vous-même ; et je craindrois de m'exposer par
un éloge importun à vous faire repentir de Tattentioa
favorable dont vous m'avez honoré. Il vaut mieux que je
songe à la mériter par quelque nouvel ouvrage. Aussi
bien c'est le plus agréable remerctment qu'on vous
puisse faire. Je suis avec un profond respect,
MONSEIGNEUR,
Votre très-humble et très- obéissant
serviteur,
RACINE.
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PRÉFACE. 365
PRÉFACE.
Titus reginam Berenicen , cui etiarn nuptias pollicitus
ferebatur^ statim ab urbe dimisit invitas inçitam^.
Cest-à-dire que « Titus, qui aimoit passionnément
Bérénice, et qui même, à ce qu'on croyoit, lui avoît
promis de Tépouser, la renvoya de Rome , malgré lui et
malgré elle, dès les premiers jours de son empire. »
Cette action est très-fameuse dgns Tbistoire; et je Tai
trouvée très-propre pour le théâtre, par la violence des
passions qu*elle y pouvoit exciter. En effet, nous n* avons
rien de plus touchant dans tous les poëtes ^ que la sépara-
tion d*Enée et de Didon , dans Virgile. Et qui doute que
ce qui a pu fournir assez de matière pour tout un chant
d'un poème héroïque , où Faction dure plusieurs jours*,
ne puisse suffire pour le sujet d'une tragédie , dont la
durée ne doit être que de quelques heures'? Il est vrai
que je n'ai point poussé Bérénice jusqu'à se tuer comme
X. Suétone f Titus ^ chapitre Tn. — Racine, dans cette citation, a mêlé
deux phrases de Suétone, séparées par on assez grand intervalle ; et
devant les mots : eui etiam nuptias^ il n'a pas cité ceux-ci : propter
insignem reginm Bérénices amorem, que traduit cependant sa phrase :
« qui aimoit passionnément Bérénice. > Corneille, dans la dernière
scène de Tite et Bérénice (vers 1716), a rendu très-exactement Tin-
çitus incitant de Suétone. A Tite qui lui dit :
L*amour peut-il se faire une si dure loi?
Bérénice répond :
La raison me la £ût malgré tous, malgré moi.
3. Après les mots : f où l'action dure pluneors jo«irs, » il y a dans
rédition de 167 1 : c et où la narration occupe beaucoup de place. »
3. Cette fin de phrase : c dont la durée ne doit être que de quel-
ques heures, » manque dans l'édition de 1671.
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366 B&RÉNICB.
Didon, parce que Bérénice n'ayant pas ici avec Titus les
derniers engagements que Didon avoit avec Enée, elle
n'est pas obligée comme elle de renoncer à la vie. A
cela près, le dernier adieu qu'elle dit à Titus, et TefiFort
qu'elle se &it pour s'en séparer, n^est pas le moins tra-
gique de la pièce ; et j'ose dire (ju'il renouvelle assez bien
dans le cœur des spectateurs l'émotion que le reste y
avoit pu exciter. Ce n'est point une nécessité qu'il y ait
du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que
l'action ea soit grande , que les acteurs en soient héroï-
ques , que les passions y soient excitées , et que tout s'y
ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le
plaisir de la tragédie.
Je crus que je pourrois rencontrer toutes ces parties
dans mon sujet. Mais ce qui m'en plut davantage, c'est
que je le trouvai extrêmement simple. Il y avoit long-
temps que je voulois essayer si je pourrois faire une tra-
gédie avec cette simplicité d'action qui a été si fort du
goût des anciens. Car c'est un des premiers préceptes
qu'ils nous ont laissés. « Que ce que vous ferez , dit Ho-
race, soit toujours simple et ne soit qu'un*. » Ils ont
admiré \Ajax de Sophocle, qui n'est autre chose qu Ajax
qui se tue de regret, à cause de la fureur où il étoit
tombé après le reius qu'on lui avoit fait des armes
d'Achille*. Ils ont admiré le Philoctète^ dont tout le
sujet est Ulysse qui vient pour surprendre les flèches
d'Hercule. VOEdipe même, quoique tout plein de recon-
noissances, est moins chargé de matière que la plus
simple tragédie de nos jours: Nous voyons enfin que les
I. Deniquc s'U quodv'u simplex duntaxat et unum.
(Horace, ÉpUre aux P'uoiu^ ver» a 3.)
a. Au lieu de : c à cause de la fureur, etc., » on Ut dans rédition
de 1671 : c pour u*avoir pas obtenu les armes d* Achille. »
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PRÉFACE. 367
partisans de Térence, qui Félèv^at avec raison au-dessus
de tous les poètes comiqaes, pour T élégance de sa dic-
tion et pour la vraisemblance de ses mœurs , ne laissent
pas de confesser que Plaute a un grand avantage sur lui
par la simplicité qui est dans la plupart des sujets de
Plaute. Et c'est sans doute cette simplicité merveilleuse
qui a attiré à ce dernier toutes les lovanges que les an-
ciens lui ont données. Combien Ménandre étoit-il encore
plus simple , puisque Térence est obligé de prendre deux
comédies de ce poëte pour en faire une des siennes* !
Et il ne faut point croire que cett^ règle ne soit fondée
que sur la fantaisie de ceux qui Font faite. Il n y a que
le vraisemblable qui touche dans la tragédie. Et quelle
vraisemblance y a-t-il qu'il arrive en un jour une multi-
tude de choses qui pourroient à peine arriver en plusieurs
semaines? Il y en a qui pensent que cette simplicité est
une marque de peu d'invention. Us ne songent pas qu'au
contraire toute l'invention consiste à faire quelque chose
de rien , et que tout ce grand noiabre d'incidents a tou-
jours été le refuge des poëtes qui ne sentoient dans leur
génie ni assez d'abondance ' ni assez de force pour atta-
cher durant cinq actes leurs spectateurs par une action
simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté
des sentiments et de l'élégance de l'expression*. Je suis
I . Voyez le Prologoe de VAndrienne de Térence, vers 9 et saivants.
a. Vab. (édition de 167 1) : c qui ne sentoient pas dans leur génie
assez d'abondance. »
3. On a pensé que Racine avait eu l'intention, dans ce passage de
sa préface, d'opposer la simplicité d'action de sa tragédie k la com-
plication de celle de Conieille. M. Marty-Laveaux est de cet avis
dans sa Notice de 7l/« et Bérémce {OEiwres de P, Corneille, tome VII,
p. 195). U serait difficile, en effet, de ne pas supposer ici, comme il
le fait, quelque c allusion désobligeante. > Dans ce cas Racine aurait
eu, entre autres torts, celui de ne pas assez mesurer ses expressions.
Peut-on refuser au génie de G>meille Vahomiaaee et la force?
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3e8 BÉRENltE.
bien éloigné de croire que toutes ces dioses se r»MX>n-
trent dans mon ouvrage ; mais aussi je ne puis croire que
le public me sache mauvais gré de lui avoir donné une
/ tragédie qui a clé honorée de tant de larmes ^ et dont la
trentième représentation a été aussi suivie que la pre-
mière.
Ce n'est pas que quelques personnes ne m'aient repro-
ché cette même simplicité que j'avois recherchée avec
tant de soin. Ils^ ont cru qu'une tragédie qui étoitsi peu
chargée d'intrigues ne pouvoit être selon les règles dn
théâtre. Je m'informai s'ils se plaignoient qu'elle les eût
ennuyés. On me dit qu'ils avouoient tous qu'elle n'en-
nuyoit point, qu'elle les touchoit même en plusieurs en-
droits, et qu'ils la verroient encore avec plaisir. Que
veulent-ils davantage? Je les conjure d'avoir assez bonne
opinion d'eux-mêmes pour ne pas croire qu'une pièce
qui les touche et qui leur donne du plaisir puisae être
absolument contre les règles. La principale règle est de
plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que
pour parvenir à cette première. Mais toutes ces règles
sont d'un long détail, dont je ne leur conseille pas de
s'embarrasser. Ils ont des occupations plus importantes.
Qu'ils se reposent sur nous de la fatigue d'édaircir les
diflScultés de la Poétique d'Aristote; qu'ils se réservent le
V plaisir de pleurer et d'être attendris; et qu'ils me per-
mettent de leur dire ce qu'un musicien disoit à Philippe,
roi de Macédoine, qui prétendoit qu'une chanson n'étoit
pas selon les règles : « A Dieu ne plaise. Seigneur, que
vous soyez jamais si malheureux que de satoir ces choses-
là mieux que moi ' ! »
I. Pour cet ils^ yoyezau tome I, p. Sgo, la note a sar une phrase
de la Préface de ia Thêbaide,
a. Cette anecdote est tirée du petit traité de Plutarque : Comment
on pourra discerner le flatteur d'avec tami, c Un musicien jadis, fort
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PRÉFACE. 369
Voilà toat ce que j'ai à dire à ces personnes, à qui je
ferai toujours gloire de plaire*. Car pour le libelle que
Ton a fait contre moi ', je crois que les lecleuw me dis-
penseront volontiers d'y répondre. Et que répondrois-je
à un homme qui ne pense rien et qui ne sait pas même
construire ce qu'il pense? U parle de protase' comme
' s'il entendoit ce mot, et veut que cette première des
quatre parties de la tragédie soit toujours la plus proche^
gentiment et de bonne grâce, ferma la bouche au Roy Philippus qui
disputoit et contestoit à Tencontre de lui de h manière de toucher
des cordeii d'un instrument de musique, en lui disant : c Dieu te
c garde, Sire, d*un si grand mal que d*entendre cela mieux que moy I >
(Traduction tTJmyot,)
I. Cette phrase et quelques-unes de celles qui précèdent in-
diquent, ce nous semble, que Bérénice avait été critiquée par quelque
grand personnage. Il est diflicile aujourd'hui de savoir à qui Racine
répond si respectueusement. On a quelquefois attribué au grand
Condé la plaisanterie de Chapelle : « Marion pleure , etc. » Louis
Racine représente, au contraire , ce prince comme tellement charmé
de la pièce, que pour la louer il en empruntait ces deux vers :
Depuis trois ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.
a. Ce h'belle est la Critique de Bérénice par Tabbé de Villars. Nont
en avons parlé dans la Notice de Bérénice,
3. La protase est cette partie du poëme dramatique qui contient
l'exposition du sujet.
4. Va*. : € très-proche. > (1671) — Il nous semble que Racine ne
donne pas une idée très-ûdèle du passage de la Critique de Bérénice
auquel il répond. Ce passage renferme sans doute une mauvaise chi-
cane, mais ne nous parait pas supposer la grossière ignorance que
la malice du poète irrité attribue à l'abbé de Villars. Voici les propret
paroles de celui-ci : c J'avois été choqué de voir d'abord ouvrir le
théâtre par le prince de Comagène, qui nous venoit avertir qu'il s'en
alloit parce que Tite épousoit ce jour-là Bérénice. Je trouvois mau-
vais que la scène ne s'ouvrît pas plus près de la catastrophe, et qu'an
lieu de nous dire que Tite vouloit quitter Bérénice, on nous dit tout
le contraire. Si Antiochus s'en va, comme il le dit, il ne sera, di-
8ois-je, qu'un acteur de protase ; et s'il demeure, tout ce qu'il vient
noua dire de son départ est superfla.... Si cet Antiochus e&t ouvert
J. Racivk. II a4
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370 BÉRÉNICE.
de la dernière, qui est la catastrophe. Il se plaint que la
trop grande connoissance des règles Tempéche de se di-
vertir à la comédie. Certainement , si Ton en juge par sa
dissertation, il n*y eut jamais de plainte plus mal fondée.
Il paroit bien qu*il n'a jamais lu Sophocle, qu'il loue
très-injustement ^ii/i« grande multiplicité d incidents ^\
et qu'il n'a même jamais rien lu de la Poétique^ que dans
quelques préfaces de tragédies. Mais je lui pardonne de
ne pas savoir les règles du théâtre, puisque heureusement
pour le public il ne s'applique pas à ce genre d'écrire.
Ce que je ne lui pardonne pas , c'est de savoir si peu les
règles de la bonne plaisanterie , lui qui ne veut pas dire
un mot sans plaisanter. Croit-il réjouir beaucoup les
honnêtes gens par ces hélas de poche, ces mesdemoiselles
mes règles*^ et quantité d'autres basses affectations, qu'il
trouvera condamnées dans tous les bons auteurs, s'il se
mêle jamais de les lire'?
le théâtre en disant qu*il a su que Titus veut renTojer Bérénice, ce
quUl dit n'eût pas été si éloigné de la catastrophe.... • [Criiique de
Bérémecy p. 7 et 8.)
I. c On se délÎTTe par ce stratagème de la fatigue que donnoit à
Sophocle le soin de conserver Tunité d'action dans la multiplicité des
incidents. » (Ibidem^ p. 3a.)j
9. c Sans le prince de Ccnnagène, qui est naturellement prolixe
en lamentations et en irrésolutions, et qui a toujours un toute fais et
un hélas l de podie pour amuser le théâtre, il est certain que toute
cette afBiire s*expédieroit en un quart d'heure. > {Ibidem^ p. 3a.)— Vil-
lars avait dit au commencement de sa Critique : f Je veux grand
mal à ces règles, et je sais fort mauvais gré à Corneille de me les avoir
apprises dans ce que j'ai vu de pièces de sa fo^n. J*ai été privé, k la
première fob que j'ai yu Bérénice à l'Hôtel de Bourgogne, du plaisir
que je voyois qu*y prenoient ceux qui ne les savoient pas ; mais je me
suis ravisé le second jour; j*ai attrapé M. Corneille: j'ai laissé mes-
demoiselles les règles à la porte; j'ai vu la ocmiédie, je l'ai trouvée
fort affligeante, et j '7 ai pleuré comme un ignorant. » {Ibidem ,
p. 6 et 7.)
3. U y a dans l'édition de 1697 : f s'il se mêle jamais de lire. »
L'otBission àt les tst très-probablement une faute de l'imprimeur.
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PRÉFACE. 371
Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq •
petits auteurs infortunés, qui n'ont jamais pu par eux-
mêmes exciter la curiosité du public. Ils attendent tou-
jours l'occasion de quelque ouvrage qui réuasisse, pour
Tattaquer. Non point par jalousie. Car sur quel fonde-
ment seroient-ils jaloux.^ Mais dans Tespérance qu'on se
donnera la peine de leur répondre, et qu'on les tirera de
l'obscurité où leurs propres ouvrages les auroient laissés
toute leur vie.
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ACTEURS.
TITUS, empereur de Rome.
BÉRÉNICE, reine de Palestine».
ANTIOCHUS, roi de Comagène*.
PAULIN, confident de Titus.
ARSACE, confident d'Antiochus.
PHÉNICE, confidente de Bérénice.
RUTILE, Romain.
SuiTB DE Titus.
La scène est à Rome , dans un cabinet qui est entre l'appartement
de Titus et celui de Bérénice.
I. Voyez ci-après, p. 873, note i.
a. L*abbé du Bos cherche querelle à Racine au sujet de ce titre
de roi de Comagène. Antiochus, qui avait fourni des secours aux
Romains pendant le siège de Jérusalem, fut dépouillé de son royaume
de Comagène par Césennius Fétus, sous le règne deVespasien. 11 n*y
ayait donc plus de roi de Comagène sous le règne de Titus. Épi-
phane, fils d^Antiochus, qui avait combattu sous les murs de Jéru-
salem , et qui est certainement l'Antiochus que Racine a introduit
dans sa tragédie , était , lors de Tavénement de Titus, réfugié ches
les Parthes ; plus tard il vint k Rome, mais il y vécut dans une con-
dition privée. Mais si Racine a été un peu inexact, cela n'importe
aucunement; et Tabbé du Bos est à peu près seul de son avis quand
il dit : c Je ne voudrois pas accuser de pédanterie celui qui censureroit
M. Racine d*avoir fait un si grand nombre de fautes contre une his-
toire autant avérée. »
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BÉRÉNICE.
TRAGÉDIE.
ACTE !•
SCÈNE PREMIÈRE.
ANTIOCHUS, ARSACE.
ANTIOCHUS.
Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux ,
Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.
Souvent ce cabinet superbe et solitaire
Des secrets de Titus est le dépositaire.
C'est ici quelquefois quMl se cache à sa cour, 5
Lorsqu'il vient à la Reine^ expliquer son amour.
I . Les historiens ancieiis nomment Bérénice regina Bérénice', mais l*abbé dn
Bos fiût remarquer que cette princesse, dont Bjicine dit qae les États furent
agrandis par Titus, « n'eut jamais ni royaume ni principauté. On Tappelolt
reine on parce qu'elle ayoit épousé des souyerains, ou parce qu'elle étoit fille
de roi. » {Réflexions critiques, i'* partie, section xxix.) Si Bérénice, qui (ut
aimée de Titus, est la fille d* Agrippa I*', roi de Judée, elle avait été mariée
deux fois, et, comme Bayle rétablit très-bien dans son Dictionnaire fUstoriqme
et critique (article BéRÎmca), « die ayoit quarante-quatre bonnes années sous
le quatrième consulat de Vespasien, » qui est l'époque o& , suivant Xipbilin ,
Titus la renvoya. Elle était plus Âgée encore au temps où Racine a placé
l'action de sa pièce. Mais il but faire attention que le même Xipbilin dit
qu'ff/Ztf était dans tout son éclat lorsqu'elle vint à Rome; et Tacite, dans le
livre II des Histoires, chapitre lxxxi, parlant d'elle au temps où Vespasien fut
en Orient proclamé empereur, se [sert de ces expressions, plus précises enoort
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374 BÉRÉNICE.
De son appartement cette porte est prochaine»
Et cette autre conduit dans celui de la Reine*.
Va chez elle : dis-lui qu'importun à regret
J'ose lui demander un entretien secret. t o
ARSAGE.
Vous, Seigneur, importun? vous, cet ami fidèle
Qu'un soin si généreux intéresse pour elle ?
Vous, cet Antiochus son amant autrefois?
Vous, que FOrient compte entre ses plus grands rois?
Quoi? déjà de Titus épouse en espérance^, 1 5
Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance?
AlfTIOCHUS.
Va, dis-je; et sans vouloir te charger d'autres soins.
Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.
et moiiis contMtables ijlorent mtate formaque, « elle étoitdans U flear del*âge
etdeU beauté, m ClaTiôr, dans U Biographie umivenelle (article BiaimcK), eoii>
jectore donc avec asses de Traisemblance que la Bérénice dont Titos fat amoo-
Feux n*était point la fille d' Agrippa I**", mais une fille de Bfarianne, acmn- de
l'antre Bérénice ^ <c elle avait euTiron Tingt-cinq ans lorsque Titus Tint daas la
Judée. Elle avait également un frère nommé Agrippinns ou Agrippa. » Qnoi
qa*il en soit, il serait puéril de chicaner Racine à ce sujet. Bérénice était jeune,
elle était reine, puisqu'il a youlu qu'elle le Ait. L'abbé de Villars, beaucoup phu
▼iolent dans ses critiques que du Bos, appelle aussi l'histoire à son aide pour
railler l'héroîne de Racine, qu'il appelle une belle surannée : « Le pofte ingé-
nieux , dit-il , pour &ire éclater encore la force tyrannique de cette passion ,
feint adroitement que cette Bérénice est la Bérénice scMir d' Agrippa , c'est-à-
dire cette infime Bérénice que le spectateur sait bien qui étoit une incestueuse
et rhorreur de l'univers par son abominable commerce arec son frère dès le
commencement du règne de Néron, n (Critique de Bérénice^ p. i6.)
I. « Antiochus ne pouToit-^l aller ches Bérénice, pour lui dire adieu incognitOf
que par le cabinet de Titus ? Le cabinet des empereurs rouiains étoit>fl d peu
respecté qu'on se servit de sa porte secrète pour aller parler d'amour à leurs
maltresses? » (Villars, Critique de Bérénice^ p. lo.) — Cette remarque bien
rigourease pourrait s'appliquer à beaucoup dHuTraisemblances du même genre,
aoxqudles notre théâtre classique s'était condamné par^une règle trop sévère.
<c Je conviens avec jtous, écrivait J. B. Rousseau dans une de ses lettres à Ric^
coboni, de la violence que l'unité de lieu, telle que nos poètes l'ont imaginée,
fait à la plupart de leurs pièces; et qu'ils ont bien mal entendu leurs intérêts
en s'imposent volontairement une torture aussi générale que de réduire toute
l'étendue locale de leur action à celle d'une chambre on d'un cabinet. »
A.iPar. Quoi ? déjà de Titus l'épouse en espérance. (1671-87)
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ACTE I, SCÈNE U. 3^5
SCENE IL
ANTIOCHUS, senl.
Hé bien ! Antiochus, es-tu toujours le même ?
Pourrai-je, sans trembler, lui dire : « Je vous aime? »
Mais quoi ? déjà je tremble , et mon cœur agite
Craint autant ce moment que je Tai souhaité.
Bérénice autrefois m'ôta toute espérance ;
Elle m'imposa même un étemel silence.
Je me suis tu cinq ans, et jusques à ce jour % S
D'un voile d'amitié j'ai couvert mon amour.
Dois-je croire qu'au rang où Titus la destine
Elle m'écoule mieux que dans la Palestine ?
Il l'épouse. Ai-je donc attendu ce moment
Pour me venir encor déclarer son amant? 3o
Quel fruit me reviendra d'un aveu téméraire * ?
Ah ! puisqu'il faut partir, partons sans lui déplaire.
Retirons-nous, sortons ; et sans nous découvrir,
Allons loin de ses yeux l'oublier, ou mourir.
Hé quoi ? souffrir toujours un tourment qu'elle ignore?
Toujours verser des pleurs qu'il faut que je dévore?
Quoi? même en la perdant redouter son courroux ?
Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous ?
Viens-je vous demander que vous quittiez TEmpire ?
Que vous m'aimiez? Hélas! je ne viens que vous dire 40
Qu'après m'être longtemps flatté que mon rival
Trouveroit à ses vœux quelque obstacle fatal.
Aujourd'hui qu'il peut tout, que votre hymen s'avance.
Exemple infortuné d'une longue constance,
I. F'ar, [Pour me ▼«nir encor déclarer son aiMnt?]
Ab I poitqa'il iant pardr, purtont sans lui déplaire :
Je me sois ta longtemps, je pois encor me taire. (1671-87)
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^^e Bérénice.
Après cinq ans d'amour et dVspoir superflus, 4 S
Je pars, fidèle encor quand je n'espère plus.
Au lieu de s'offenser, elle pourra me plaindre*.
Quoi qu'il en soit, parlons : c'est assez nous contraindre.
Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir
Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir? 5o
SCÈNE IIL
ANTIOCHUS, ARSACE.
ANTIOCHUS.
Arsace, entrerons-nous?
ARSA.CS.
Seigneur, j'ai vu la Reine' ;
Biais pour me faire voir, je n'ai percé qu'à peine
Les flots toujours nouveaux d'un peuple adorateur
Qu'attire sur ses pas sa prochaine grandeur.
Titus, après huit jours d'une retraite austère', 55
Gesse enfin de pleurer Vespasien son père.
Cet amant se redonne aux soins de son amour;
Et si j'en crois. Seigneur, l'entretien de la cour,
f Peut-être avant la nuit l'heureuse Bérénice
« Change le nom de reine au nom d'impératrice. 60
ANTIOCHUS.
Hélas!
ARSACB.
Quoi ? ce discours pourroit-il vous troubler ?
I. Far, Non, loin de s'offenBer, eOe pourra me pbindre. (1671)
9. Far. Hé bien, entrerons-nous? aks. Seigneur, j*ai ru la Reine. (1671)
3. On passoit dans le deuil sept jours, pendant lesquels on rendoit des
honneurs à Piroage de l'empereur mort*, et le sénat en robes de deuil étoit •«
c6té droit de son lit. Le huitième jour se célébroit la cérémonie de l'apothéose,
que décrit Hérodien, livre IV. (Lo«w Raeùu^ dans ses Bemarqmes sur Béré'
niée.)
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ACTE I, SCENE m. 877
ANTIOCHUS.
Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler?
ARSACB.
Vous la verrez, Seigneur : Bérénice est instruite
Que vous voulez ici la voir seule et sans suite.
La Reine d'un regard a daigné m' avertir 65
Qu^à votre empressement elle alloit consentir;
Et sans doute elle attend le moment favorable
Pour disparoître aux yeux d'une cour qui Taccable*.
▲IITIOCHVS.
D suffit. Cependant n'as-tu rien négligé
Des ordres importants dont je t'avois chargé? 70
ARSACB.
Seigneur, vous connoissez ma prompte obéissance.
Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,
Prêts à quitter le port de moments en moments,
N'attendent pour partir que vos commandements.
Mais qui renvoyez- vous dans votre Gomagène*? 7 S
ANTIOGHUS.
Arsace, il faut partir quand j'aurai vu la Reine.
ARSACB.
Qui doit partir?
AiiTiocnus.
Moi.
ARSACB.
Vous?
AlITIOCHUS.
En sortant du palais,
Je sors de Rome, Arsace, et j'en sors pour jamais.
ARSACB.
Je suis surpris sans doute, et c'est avec justice.
I. Far» De disparottre aax yeux d'une ooor qui l'accaUe. (1671 et 7(()
3. Im Comagène, ou Coromagène, était une contrée da nord-est de h S/rie,
prèe de l*Enplirate. EUe devint province romaine sout Domitien.
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378 BÉRÉNICE.
Quoi? depuis si longtemps la reine Bérénice So
Vous arrache, Seigneur, du sein de vos États ;
Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ;
Et lorsque cette reine, assurant sa conquête,
Vous attend pour témoin de cette illustre fête.
Quand Famoureux Titus, devenant son époux, s S
Lui prépare un éclat qui rejaillit^ sur vous....
ÀNTIOGHUS.
Arsace, laisse-la jouir de sa fortune.
Et quitte un entretien dont le cours m'importune.
ARSACE.
Je TOUS entends. Seigneur : ces mêmes dignités
Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés ; 9 »
L'inimitié succède à Tamitié trahie.
AirriocHus.
Non, Arsace, jamais je ne Tai moins hâte.
ARSACE.
Quoi donc? de sa grandeur déjà trop prévenu.
Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?
Quelque pressentiment de son indifférence 95
Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?
ANTIOCHUS.
Titus n'a point pour moi paru se démentir :
Paurois tort de me plaindre.
ARSACE.
Et pourquoi donc partir?
Quel caprice vous rend ennemi de vous-même?
Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime, 100
Un prince qui jadis témoin de vos combats
Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,
Et de qui la valeur, par vos soins secondée,
Mit enfin sous le joug la rebelle Judée.
I. Ce mot est écrit rejallit dans les éditioQS antérieures à 1697 ; r^tuUit
dans œtte dernière.
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ACTE I, SCÈNE IIL 879
U se souvient du jour illustre et douloureux i o 5
Qui décida du sort d'un long siège douteux :
Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
Gontemploient sans péril nos assauts inutiles;
Le bélier impuissant les menaçoit en vain.
Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main',
Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
Ce jour presque éclaira vos propres funérailles :
Titus vous embrassa mourant entre mes bras,
Et tout le camp vainqueur pleura voti*e trépas.
Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre 1 15
Le fruit de tant de sang qu'ils vous ont vu répandre.
Si pressé du désir de revoir vos États,
Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,
Faut-il que sans honneur^ TEuphrate vous revoie?
Attendez pour partir que César vous renvoie i a o
Triomphant et chargé des titres souverains
Qu^ajoute encore aux rois Tamitié des Romains.
Rien ne peut-il. Seigneur, changer votre entreprise?
Vous ne répondez point.
▲NTIOCHUS.
Que veux- tu que je dise?
J'attends de Bérénice un moment d'entretien. 1 9 5
▲RSACB.
Hé bien. Seigneur ?
AIVTIOCHTJS.
Son sort décidera du mien.
I . Joièphe {Guerre de Jmdie^ livre V^ chapitre xzix) raconte U tentative
inalbearease qne fit Antiocbns Épipbane pour donner TaMaut, malgré l'avis
de Titus, qui railla sa présomption. Racine lui donne un plus beau rôle \ mais
ce n'en est pas moins dans l'historien juif qu'il a pris l'idée des exploits
d'Andocbus.
a. Dans l'édition de Geoffroy et dans celle de M. Aimé-Martin on lit :
sans honneurs i et elles donnent comme variante sans honneur, qui est le texte
de tontes les anciennes éditions.
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38o BÉRÉNICE.
▲RSACE.
Gomment?
ANTIOGHUS.
Sur son hymen j'attends qu'elle s'expliqae.
Si sa bouche s'accorde avec la voix publique,
S'il est \Tai qu'on l'élève au trône des Césars,
Si Titus a parlé, s'il l'épouse, je pars. z3e
▲RSACE.
Biais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste?
▲IITIOCHUS.
Quand nous serons partis, je te dirai le reste.
▲RSACE.
Dans quel trouble. Seigneur, jetez-vous mon esprit?
▲NTIOCHUS.
La Reine vient. Adieu : fais tout ce que j'ai dit.
SCENE IV.
BÉRÉNICE, ANTIOCHUS, PHENICE.
BERENICE.
Enfin je me dérobe à la joie importune x 3 S
De tant d'amis nouveaux que me fait la fortune ;
Je fuis de leurs respects l'inutile longueur,
Pour chercher un ami qui me parle du cœur*.
D ne faut point mentir : ma juste impatience
Vous accusoit déjà de quelque négligence. 140
Quoi? cet Ântiochus, disois-je, dont les soins
Ont eu tout l'Orient et Rome pour témoins;
Lui que j'ai vu toujours constant dans mes traverses
Suivre d'un pas égal mes fortunes diverses;
arait déjà dit dans Aniromaque (vers 1379) :
Tu loi paries da oqrar, ta la cherches des yens.
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ACTE 1, SCÈNE IV. 38i
Aujourd'hui que le ciel semble me présager ^ 145
Un honneur qu'avec vous je prétends partager* ,
Ce même Antiochus, se cachant à ma vue,
Me laisse à la merci d'une foule Inconnue?
ANTIOCHUS.
11 est donc vrai, Madame? et, selon ce discours,
L'hymen va succéder à vos longues amours? 1 5o
BÉRÉNICE.
Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes.
Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes:
Ce long deuil que Titus imposoit à sa cour
Avoit même en secret suspendu son amour.
Il n' avoit plus pour moi cette ardeur assidue x 55
Lorsqu'il passoit les jours attaché sur ma vue.
Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,
U ne me laissoit plus que de tristes adieux.
Jugez de ma douleur, moi dont l'ardeur extrême,
Je vous l'ai dit cent fois, n'aime en lui que lui-même;
Moi qui loin des grandeurs dont il est revêtu ,
Aurois choisi son cœur, et cherché sa vertu ^.
I . Far, Aujourd'hui que les Dieux semblent me présager
Un honneur qu'avec lui je prétends partager. (167 1)
Racine a corrigé dans cette pièce, et le plus souvent dès sa seconde édi-
tion (1676), tous les vers où il semblait avoir oublié que Bérénice, étant juive,
ne reconnaissait qu'un Dieu. — Une fois même, dans la bouche de Titus par-
lant à la Reine, il a remplacé (en 1697) Dieux par cUl : voyez le vers 600.
a. Ces vers rappellent un passage de lu tragédie à^Osman, par Tristan rHer-
mite, imprimée pour la première fois en i656. Dans l'acte V, scène n, de cette
pièce, la fille du Mouphti parle ainsi à Osman :
J'aimois Osman lui-même, et non pas l'Empereur;
Et je considérois en ta noble personne
Des brillants d'autre prix que ceux de ta couronne.
Mais lorsqu'il a mis dans la bouche de Bérénice un sentiment si conforme
an caractère qu'il lui a donné, Ra4ne a pn se rencontl^ avec Tristan, sans
songer à l'imiter. Voltaire, dans Zaïre (acte I, scène i), a certainement imité
Racine :
Mon coeur aime Orosmane, et non son diadème:
Chère Fatime, en lui je n'aime que Ini-mèmo.
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38a BÉRÉNICE.
• ANTIOGHUS.
n a repris pour vous sa tendresse première * ?
BÉBÉNICE.
Vous fiites spectateur de cette nuit dernière,
Lorsque, pour seconder ses soins religieux, i65
Le sénat a placé son père entre les Dieux.
De ce juste devoir sa piété contente
A fait place, Seigneur, au soin de son amante;
Et même en ce moment, sans qu'il m'en ait parlé,
Il est dans le sénat , par son ordre assemblé. 170
Là de la Palestine il étend la frontière;
Il y joint TAi'abie et la Syrie entière;
Et si de ses amis j'en dois croire la voix ,
Si j'en crois ses serments redoublés mille fois,
n va sur tant d'États couronner Bérénice , 175
Pour joindre à plus de noms le nom d'impératrice*.
n m'en viendra lui-même assurer en ce lieu.
ANTIOGHUS.
Et je viens donc vous dire un étemel adieu.
BIÎRÉNICB.
Que dites-vous? Ah ciel! quel adieu! quel langage!
Prince , vous vous troublez et changez de visage * ? 180
AIfTIOCHUS.
Madame, il faut partir.
B^RÉNICB«
Quoi? ne puis-je savoir
Quel sujet....
I. Far, Hé bien, il a rqnris n tendresse première? (1671)
a. Dtnt rédition de 1736 on a ainsi changé ce ren :
Ponr joindre à pins de noms Celui d'impératrice.
3. Le second hémisticbe de ce vers se retrouve dans Mithndaf (acte IIIi
soè&e T, rers 1 1 1^) , où la situation le rend d*un bien autre effet :
Non» nous aimions.... Seigneur, vous changez de Tisage.
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ACTE I, SCENE IV. 383
AHTIOCHUS*. •
Il falloit partir sans la revoir.
BÉRÉNIGB.
Que craignez-vous? Parlez : c'est trop longtemps se taire ^.
Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère?
▲NTIOCHUS.
Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois , i s 5
Et que vous m'écoutez pour la dernière fois.
Si dans ce haut degré de gloire et de puissance
Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,
Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux
Reçut le premier trait qui partit de vos yeux- 190
J'aimai; j'obtins l'aveu d'Agrippa votre irère.
U vous parla pour moi. Peut-être sans colère
Alliez- vous de mon cœur recevoir le tribut :
Titus , pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut*.
Il parut devant vous, dans tout l'éclat d'un homme 195
Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.
La Judée en pâlit. Le triste Antiochus
Se compta le premier au nombre des vaincus.
Bientôt de mon malheur interprète sévère ,
Votre bouche à la mienne ordonna de se taire. a 00
Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux;
Mes pleurs et mes soupirs vous suivoient en tous lieux.
Enfin votre rigueur emporta la balance :
Vous sûtes m'imposer l'exil ou le silence,
n fallut le promettre , et même le jurer. a o 5
Mais puisqu'en ce moment j'ose me déclarer* ,
Lorsque vous m'arrachiez cette injuste promesse,
I. L*éditioii de 1680 donne ici Tindicadon : «c AimocBim, bas. n L'édition
de 1736 et celle de M. Aimé-Martia : « AwnoCBVê, à part, b
a. Far, An nom des Dieux, parlez : c'est trop longtemps se taire. (1671)
3. Imitation de ces mots fameux : Feni, vidi^ vici. (Louis Racine ^ dans ses
Remarques sur Bérénice,)
4. Far, Hais puisque après cinq ans j*ose me déclarer. (1671)
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384 BÉRÉNICE.
Mon cœur faisoit seraient de vous aimer sans cesse '•
BERÉNICB.
Ah! que me dites-vous?
ANTIOCHUS.
Je me suis tu cinq ans ^^
Bladame, et vais encor me taire plus longtemps. a i o
De mon heureux rival j'accompagnai les armes;
J'espérai de verser mon sang après mes larmes*,
Ou qu'au moins, jusqu'à vous porté par mille exploits,
Mon nom pourroit parler, au défaut de ma voix.
Le ciel sembla promettre une fin à ma peine : ^ i S
Vous pleurâtes ma mort, hélas! trop peu certaine.
Inutiles périls ! Quelle étoit mon erreur !
La valeur de Titus surpassoit ma fureur,
n faut qu'à sa vertu mon estime réponde :
Quoique attendu, Madame, à Tempire du monde, sso
Chéri de l'univers , enfin aimé de vous.
Il sembloit à lui seul appeler tous les coups ,
Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre,
Son malheureux rival ne sembloit que le suivre.
Je vois que votre cœur m'applaudit en secret; «a 5
Je vois que l'on m'écoute avec moins de regret.
Et que trop attentive à ce récit funeste ,
En faveur de Titus vous pardonnez le reste.
Enfin, après un siège aussi cruel que lent,
Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant s 3o
I . Racme paratt s'être inspiré du vers tant reproché à Euripide : « La langue
a juré, mais le cœur n'a point fait de serment : m
{ifippoljtCy ver» 576.)
a. (c Quoique je n'eusse pas trouvé mon compte, le premier jour, que Béré>
nice fut surprise qu'Antiochus l'aimât, puisqu'il le lui avoit dit depuis cinq
ans et qu'elle lui ayoit commandé de se taire, je ne voulus pas prendre garda
à cette contradiction. » {Critique de Bérénice y p. 11.)
3. For. J'espérai d'y verser mon sang après mes larmes. (1671)
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ACTE I, SCÈNE IV. 385
Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,
Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.
Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.
Dans rOrient désert quel devint mon ennui !
Je demeurai longtemps errant dans Gésarée S > 3 5
Lieux charmants où mon cœur vous avoit adorée.
Je vous redemandois à vos tristes États;
Je cherchois en pleurant les traces de vos pas.
Mais enfin succombant à ma mélancolie ,
Mon désespoir tourna mes pas vers l'Italie . 240
Le sort m'y réservoit le dernier de ses coups.
Titus en m'embrassant m'amena devant vous.
Un voile d*amitié vous trompa Tun et l'autre,
Et mon amour devint le confident du vôtre.
Mais toujours quelque espoir flattoit mes déplaisirs : a 45
Rome, Vespasien traversoient vos soupirs;
Après tant de combats Titus cédoit peut-être.
Vespasien est mort , et Titus est le maître.
Que ne fuyois-je alors? J'ai voulu quelques jours
De son nouvel empire examiner le cours. a5o
Mon sort est accompli. Votre gloire s'apprête.
Assez d'autres sans moi , témoins de cette fête ,
A vos heureux transports viendront joindre les leurs;
Pour moi, qui ne pourrois y mêler que des pleurs.
D'un inutile amour trop constante victime , 9 5 5
Heureux dans mes malheurs d'en avoir pu sans crime
Conter toute l'histoire aux yeux qui les ont feîts,
Je pars, plus amoureux que je ne fus jamais.
BBRBNICB.
Seigneur, je n'ai pas cru que dans une journée
Qui doit avec César unir ma destinée, a6o
Il fot quelque mortel qui pût impunément
I . Césarée de Palestine, que Rndne feint aroir été la capiule des États de
Ik'réaioe.
J. Racinb. II s5
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386 BÉRÉNICE.
Se venir à mes yeux déclarer mon amant.
Mais de mon amitié mon silence est un gage :
J'oublie en sa faveur un discours qui m'outrage.
Je n'en ai point trouble le cours injurieux. a6 5
Je fais plus : à regret je reçois vos adieux.
Le ciel sait qu'au milieu des honneurs qu'il m'envoie,
Je n^attendois que vous pour témoin de ma joie;
Avec tout l'univers j'honorois vos vertus;
Titus vous chérissoit, vous admiriez Titus. 270
Cent fois je me suis fait une douceur extrême
D'entretenir Titus dans un autre lui-même.
ANTIOCHUS.
Et c'est ce que je fuis. J'évite, mais trop tard,
Ces cruels entretiens où je n'ai point de part.
Je fuis Titus; je fuis ce nom qui m'inquiète, a 7 5
Ce nom qu'à tous moments votre bouche répète.
Que vous dirai-je enfin? Je fuis des yeux distraits,
Qui me voyant toujours, ne me voy oient jamais.
Adieu : je vais, le cœur trop plein de votre image.
Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage.
Surtout ne craignez point qu'une aveugle douleur
Remplisse l'univers du bruit de mon malheur.
Madame, le seul bruit d'une mort que j'implore
Vous fera souvenir que je vivois encore.
Adieu.
SCÈNE V.
BÉRÉNICE, PHÉNICE.
PH^NICE.
Que je le plains! Tant de fidélité, %S5
Madame , méritoit plus de prospérité.
Ne le plaignez- vous pas^
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ACTE I, SCÈNE V. 387
BÉRÉNICE.
Cette prompte retraite
Me laisse, je l'avoae, udc douleur secrète.
PHÉNICB.
Je Taurois retenu.
- BÉRÉifIGB.
Qui? moi? le retenir?
J'en dois perdre plutôt jusques au souvenir. 290
Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée?
PHÉNICE.
Titus n*a point encore expliqué sa pensée.
Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux;
La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous.
L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine ; |
Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine. i
BiHENlCE.
Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvois trembler.
Titus m'aime ; il peut tout : il n'a plus qu'à parler.
II verra le sénat m'apporter ses hommages ,
Et le peuple de fleurs couronner ses images ^ 3 00
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur?
Tes yeux ne sont-ils pas tous pleins ' de sa grandeur ?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée'.
Ces aigles, ces faisceaux, 'ce peuple, celte armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat, 3o5
Qui tous de mon amant empruntoient leur éclat;
Cette pourpre, cet or, que rehaussoit sa gloire,
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire;
I . rar. Tu Terras le sénat m'apporter ses hommages,
Et le peuple de fleurs couronner nos images. (1671)
st. Toutes les éditions imprimées du vivant de Tautenr ont ià : tous pleins, et
non : tout pleins.
3. Dans ces vers le poète a rassemblé tontes les cérémonies de ces apothéoses
que nous a décrites Hérodien. (Louis Racine^ dans ses Remarques sur Béré-
nice.)
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388 BÉRÉNICE.
Tous ces yeux qu'où voyoit venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards ; 3 1 o
Ce port majestueux , cette douce présence.
Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance *
Tous les cœurs en secret Tassuroient de leur foi !
Parle : peut-on le voir sans penser comme moi
Qu'en quelque obscurité que le sort Feût fait naître, 3 1 5
Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître'?
Mais, Phénice, où m'emporte un souvenir charmant?
Cependant Rome entière, en ce même moment,
Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices
De son règne naissant célèbre les prémices. 3a o
Que tardons-nous? Allons, pour son empire heureux,
Au ciel, qui le protège, offrir aussi nos vœux*.
Aussitôt, sans l'attendre et sans être attendue,
Je reviens le chercher, et dans cette entrevue
Dire tout ce qu'aux cœurs Tun de Tautre contenu 3« f»
Inspirent des transports retenus si longtemps.
1. Far, Dieux! avec quel respect et quelle compUUanoe. (1671)
a. Ces vers furent appliques à Louis XIV. {JLouU Racine , dans ses Remar-
ques sur Bérénice.) — Voltaire fait la même remarque.
% Var» De son règne naissant consacre les prémices.
^ Je prétends quelque part à des souhaits si doux.
Phénice, allons nous joindre aux vœux qu*on fait pour nous. (i67l'87)
Ce changement a été commandé par le scrupule dont nous avons parié à la va-
riante du vers i45. Bérénice ne pouvait se joindre aux vaux que Rome faisait
dans ses temples. On comprend aussi pourquoi Racine a condamné le mot
consacre. L'édition de 1736 et celles de Geoffroy et de M. Aimé>Martin l'ont
à tort rétabli dans le texte.
FIN DU PBEMIKB A(rrS.
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ACTE II, SCENE L Î89
ACTE IL
SCÈNE PREMIÈRE
TITUS, PAULIN, 8UITB.
TITUS.
A-t-on vu de ma part le roi de Comagène?
Sait -il que je rattends?
PAULIN.
Tai couru chez la Reine.
Dans son appartement ce prince avoit paru ;
Il en étoit sorti lorsque j'y suis couru. 3 3 o
De vos ordres, Seigneur, j'ai dit qu'on l'avertisse*.
TITUS.
Il suffit. Et que fait la reine Bérénice?
PAULIN.
La Reine, en ce moment, sensible à vos bontés,
Charge le ciel de vœux pour vos prospérités.
Elle sortoit , Seigneur.
TITUS.
Trop aimable princesse ! 3 35
Hélas!
I . On a relevé comme une Ciate le présent du sabjonctif avertisse aiurès on
temps passé. Racine a dit de même dans Britannicus (vers iSa) :
Dont César a rouln que vous soyez instruite ,
phrase dont la Harpe excuse l'apparente irrégularité, en faisant observer qu*il
s'agit d'une action présente : <c César a voulu que vous soyez instruite au mo-
ment oà je parle. » Id le présent se justifie par la même raison.
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390 BÉRÉNICE,
PAULIN.
En sa faveur d'où naît celle tristesse ?
L'Orient presque entier va fléchir sous sa loi :
Vous la plaignez?
TITUS.
Paulin, qu'on vous laisse avec moi.
SCÈNE II.
TITUS, PAUUN.
TITUS.
Hé bien ! de mes desseins Rome encore incertaine
Attend que deviendra le destin de la Reine, s 40
Paulin ; et les secrets de son cœur et du mien
Sont de tout l'univers devenus l'entretien.
Voici le temps enfin qu'il faut que je m'explique.
De la Reine et de moi que dit la voix publique?
Parlez : qu'entendez- vous ?
PAULIN.
Tentends de tous côtés 34 5
Publier vos vertus , Seigneur, et ses beautés.
TITCS.
Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle?
Quel succès attend-on d'un amour si fidèle*?
PAULIN.
Vous pouvez tout : aimez , cessez d'être amoureux ,
La cour sera toujours du parti de vos vœux. S5o
TITUS.
Et je l'ai vue aussi cette cour peu sincère,
A ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire ,
Des crimes de Néron approuver les horreurs ;
1. Far, Quel succès attend-on d'une amoar si fidèle? (1671)
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ACTE II, SCENE IL Sgi
Je Tai vue à genoux consacrer ses fureurs.
Je ne prends point pour juge une cour idolâtre , 355
Paulin : je me propose un plus noble théâtre* ;
Et sans prêter l'oreille à la voix des flatteurs,
Je veux par votre bouche entendre tous les cœurs.
Vous me l'avez promis. I^e respect et la crainte
Ferment autour de moi le passage à la plainte ; S6o
Pour mieux voir, cher Paulin , et pour entendre mieux ,
Je vous ai demandé des oreilles, des yeux;
J'ai mis même à ce prix mon amitié secrète :
J'ai voulu que des cœurs vous fîissiez l'interprète ;
Qu'au travers des flatteurs votre sincérité 365
Fît toujours jusqu'à moi passer la vérité.
Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère?
Rome lui sera-t-elle indulgente ou sévère ?
Dois-je croire qu'assise au trône des Césars ,
Une si belle reine offensât ses regards? 370
PAULIN.
N'en doutez point, Seigneur: soit raison, soit caprice',
Rome ne l'attend point pour son impératrice.
On sait qu^elle est charmante; et de si belles mains *
Semblent vous demander l'empire des humains.
Elle a même , dit-on , le cœur d'une Romaine ; 375
Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle est reine.
Rome , par une loi qui ne se peut changer,
N'admet avec son sang aucun sang étranger.
Et ne reconnolt point les fruits illégitimes
Qui naissent d'un hymen conti*aire à ses maximes* . 3 8 o
I. Far. Paulin : je me jiropose un plus ample théâtre. (1671-87)
a. far, N'en doutez point, Seigneur : soit raison, ou caprice. (1671-87)
3. On fut persuadé dans le temps que quelque raison particulière avoil en-
gagé Tauteur à se servir do cette expression. [Louis Racine^ dans ses Remar-
quas sur Bérénice. — Lntiis Racine ne nous dit point à quelles belles mains
on crut que le poète avait voulu faire allusion. C*était probablement à celles
de la princesse qui avait indiqué le sujet de la pièce.
4. On i>eut Gonijmref dans le Xicomède de (lorneille (ucie î, scène n, ver»
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Bga BÉRÉNICE.
D'ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,
Rome à ce nom, si noble et si saint autrefois,
Attacha pour jamais une haine puissante;
Et quoiqu'à ses Césars fidèle , obéissante,
Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté, 385
Survit dans tous les cœurs après la liberté.
Jules, qui le premier la soumit à ses armes,
Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes ,
Brûla pour Cléopatre, et sans se déclarer,
Seule dans TOrient la laissa soupirer. 390
Antoine, qui Taima jusqu'à Tidolàtrie,
Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie ,
Sans oser toutefois se nommer son époux.
Rome Talla chercher jusques à ses genoux.
Et ne désarma point sa fureur vengeresse, 39 5
Qu'elle n'eût accablé l'amant et la maîtresse.
Depuis ce temps , Seigneur, Caligula , Néron ,
Monstres dont à regret je cite ici le nom ,
Et qui ne conservant que la figure d'homme ,
Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome , 400
Ont craint cette loi seule, et n'ont point à nos yeux
Allumé le flambeau d'un hymen odieux.
Vous m'avez commandé surtout d'être sincère.
De l'afiranchi Pallas nous avons vu le frère.
Des fers de Claudius Félix encor flétri , 40 ^
De deux reines. Seigneur, devenir le mari*;
1 56-182) le passage où Tiicomède rappelle ironiquement à Atule ces maximes
de Rome.
I . « Ce Félix si connu par Tacite et par Josèphe, dît Tabbé du Bos {Réflexions
critiqués^ ï** partie, section xxix), nVpousa jamais qu*une reine ou fille d*un
sang royal, qui fut Drusille. » LVrudition de Tablié du Bos est en défaut.
Clwdius ou Antonius Félix fut, suivant Suétone {Claudius^ chapitre xxvni),
le mari de trois reines, <« trium reginarum maritus ; » et diaprés Suétone, Cor-
. neiUe a dit dans Othon (vers 5io) :
Sous Claude on vit Félix le maii de trois reinfs.
— Tadte (Histoires, livre V, chapitre ix) nomme Tune de cet reines : Dmsiliey
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ACTE II, SCÈNE II. BgS
Et s'il faut jusqu'au bout que je vous obéisse/
Ces deux reines étoient du sang de Bérénice.
£t vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards S
Faire entrer une reine au lit de nos Césars, 410
Tandis que TOrient dans le lit de ses reines
Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes ?
C'est ce que les Romains pensent de votre amour ;
Et je ne réponds pas , avant la fin du jour, «
Que le sénat, chargé des vœux de tout FEmpire, 4 1 5
Ne vous redise ici ce que je viens de dire;
Et que Rome avec lui tombant à vos genoux.
Ne vous demande un choix digne d'elle et de vous.
Vous pouvez préparer, Seigneur, votre réponse.
TITUS.
Hélas ! à quel amour on veut que je renonce ! 4^0
PAULIN.
Cet amour est ardent, il le faut confesser.
TITUS.
Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,
Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire
De la voir chaque jour, de l'aimer, de lui plaire.
J'ai fait plus (je n'ai rien de secret à tes yeux) : 4a 5
J'ai pour elle cent fois rendu grâces aux Dieux
D'avoir choisi mon père au fond de l'Idumée,
D'avoir rangé sous lui l'Orient et l'armée.
Et soulevant encor le reste des humains ,
Remis Rome sanglante en ses paisibles mains. 4 3o
J'ai même souhaité la place de mon père ,
Moi, Paulin, qui cent fois, si le sort moins sévère
petite-fine d'Antoine et de Cléopatre. Racine ■ pu dire qaVlIe était du sang
de Bérénice, «foi descendait aussi de Oéopatre. Josèpbe {Antiquités juives ,
livre XX, chapitre tu) en ^t connaître une aalre, qui s'appelait également
Drusille, et qui était sœur d'Agrippa et de Bérénice. On ne connaît pas la
troisième. Félix était, ainsi qne son frère PaDas, un affranchi de Claude.
I. Far, Et vous pourries, Seigneur, sans blesser nos regards. (1671-87)
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394 BÉRÉNICE.
Eût voulu de sa vie étendre les liens ,
Aurois donné mes jours pour prolonger les siens :
Tout cela (qu'un amant sait mal ce qu'il désire ! ) 435
Dans l'espoir d'élever Bérénice à l'Empire,
De reconnoître un jour son amonr et sa foi,
Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.
Malgré tout mon amour, Paulin , et tous ses charmes * ,
Après mille serments appuyés de mes larmes , 440
Maintenant que je puis couronner tant d'attraits ,
Maintenant que je l'aîme encor plus que jamais,
Lorsqu'un heureux hymen , joignant nos destinées ,
Peut payer en un jour les vœux de cinq années ,
Je vais, Paulin.... O ciel ! puis-je le déclarer? 445
PAULIN.
Quoi, Seigneur?
TITUS.
Pour jamais je vais m'en séparer.
Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre.
Si je t'ai fait parler, si j'ai voulu t'entendre.
Je voulois que ton zèle achevât en secret
De confondre un amour qui se tait à regret. 45o
Bérénice a longtemps balancé la victoire ;
Et si je penche enfin du côté de ma gloire ,
Crois qu'il m'en a coûté , pour vaincre tant d'amour,
Des combats dont mon cœur saignera plus d'un jour.
J'aimois , je soupirois dans une paix profonde : 455
Un autre étoit chargé de l'empire du monde ;
Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,
Je ne rendois qu'à moi compte de mes désirs.
Mais à peine le ciel eut rappelé mon père.
Dès que ma triste main eut fermé sa paupière , 460
De mon aimable erreur je fus désabusé :
I. f^ar. Avec tont mon amour, Panlin, et tous ses cbaimes (1671)
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ACTE II, SCEKE II. 3gS
Je sentis le fai-deau qni m'étoît imposé ;
Je connQS que bientôt, loin d'être à ce que j'aime.
Il falloit, cher Paulin, renoncer à moi -même;
Et que le choix des Dieux, contraire à mes amours, 465
Livroit à l'univers le reste de mes jours.
Rome observe aujourd'hui ma conduite nouvelle.
Quelle honte pour moi , quel présage pour elle ,
Si dès le premier pas , renversant tous ses dioits ,
Je fondoîs mon bonheur sur le débris des lois ! 470
Résolu d'accomplir ce cruel sacrifice ,
J'y voulus préparer la triste Bérénice ;
Mais par où commencer? Vingt fois depuis huit jours
J'ai voulu devant elle en ouvrir le discours;
Et dès le premier mot ma langue embarrassée 47 ^
Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.
J'espérois que du moins mon trouble et ma douleur
Lui feroit* pressentir notre commun malheur;
Mais sans me soupçonner, sensible à mes alarmes ,
Elle m'offre sa main pour essuyer mes larmes ; 480
Et ne prévoit rien moins dans cette obscurité
Que la fin d'un amour qu'elle a trop mérité*.
Enfin j'ai ce matin rappelé ma constance :
D faut la voir, Paulin , et rompre le silence.
J'attends Antiochus pour lui recommander 4 8 $
Ce dépôt précieux que je ne puis garder.
Jusque dans l'Orient je veux qu'il la remène*.
Demain Rome avec lui verra partir la Reine.
I .. Il y à/eroity au singolier, dans toutes les éditions publiées da TiTmat de
Raciiie.
a. f^ar. Que la perte d*uii cœur qu'elle a trop nicrité. (1671)^
3. Les éditions du dix-septième siècle out : rcmeine. C'est l'orUiognphe
constante, et non pas seulement accidentelle pour rimer avec Reine^ du rerbe
mener à ce temps. — L'édition de 1680 et celle de 1713 portent : rameine^ et,
à leur exemple, plusieurs impressions modernes, entre autres celle de Geoffroy :
rttmène.
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396 BÉRÉNICE.
Elle en sera bientôt instniite par ma voix ,
Et je vais lui parler pour la dernière fois. 490
PAULIN.
Je n'attendois pas moins de cet amour de gloire
Qui partout après vous attacha la victoire.
La Judée asservie , et ses remparts fumants ,
De cette noble ardeur étemels monuments ,
Me répondoient assez que votre grand courage 4 9 5
Ne voudroit pas, Seigneur, détruire son ouvrage;
Et qu'un héros vainqueur de tant de nations
Sauroit bien, tôt ou tard , vaincre ses passions.
TITUS.
Ah ! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !
Combien mes tristes yeux la trouveroient plus belle, 5 00
S'il ne falloit encor qu'affronter le trépas !
Que dis-je ? Celte ardeur que j'ai pour ses appas,
Bérénice en mon sein l'a jadis allumée.
Tu ne l'ignores pas : toujours la Renommée
Avec le même éclat n'a pas semé mon nom. 5o5
Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron S
S'égaroit, cher Paulin, par l'exemple abusée.
Et suivoit du plaisir la pente trop aisée.
Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur
Pour plaire à ce qu'il aime, et gagner son vainqueur?
Je prodiguai mon sang; tout fit place à mes armes.
Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes
Ne me sufBsoient pas pour mériter ses vœux :
J'entrepris le bonheur de mille malheureux.
On vit de toutes parts mes bontés se répandre^ : 5 x 5
Heureux ! et plus heureux que tu ne peux comprendre ,
Quand je pouvois paroître à ses jeuT satisfaits
I. « Edacatns in anla cum BritaDnico simul. » (Suétone, 7V/iw, cliipitre ii.)
a. F'ar^ Bfta main avec plaisir apprit à ae répandre. (1671)
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ACTE II, SCENE II. 397
Chargé de mille cœurs conquis par mes bienfaits !
Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle !
Tout ce que je lui dois va retomber sur elle. Sao
Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus ,
Je lui dirai : « Partez, et ne me voyez plus. »
PAULIN.
Hé quoi ? Seigneur, hé quoi ? cette magnificence
Qui va jusqu'à TEuphraie étendre sa puissance.
Tant d'honneurs , dont l'excès a surpris le sénat, s^S
Vous laissent-ils èncor craindre le nom d'ingrat ?
Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.
TITUS.
Foibles amusements d'une douleur si grande*!
Je connois Bérénice , et ne sais que trop bien
Que son cœur n'a jamais demandé que le mien. 53 o
Je l'aimai, je lui plus. Depuis cette journée
(Dois-je dire funeste , hélas ! ou fortunée ?) ,
Sans avoir en aimant d'objet que son amour ,
Étrangère dans Rome , inconnue à la cour,
Elle passe ses jours , Paulin , sans rien prétendre 5 3 5
Que quelque heure à me voir, et le reste à m'attendre.
Encor si quelquefois un peu moins assidu
Je passe le moment où je suis attendu ,
Je la revois bientôt de pleurs toute trempée.
Ma main à les sécher est longtemps occupée. 540
Enfin tout ce qu'Amour a de nœuds plus puissants ,
Doux reproches , transports sans cesse renaissants ,
Soin de plaire sans art , crainte toujours nouvelle,
Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.
Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois, 54 5
*
z. Solatia luetut
Exigua ingentis.
(Virgile, Enéide ^ IhrcXI, vers 6a et 63.)
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398 BÉRÉNICE,
Et croîs toujours la voir pour la première fois.
N'y songeons plus. Allons, cher Paulin : plus j'y pense,
Plus je sens chanceler ma cruelle constance.
Quelle nouvelle , ô ciel ! je lui vais annoncer !
Encore un coup , allons , il n'y faut plus penser. 5 5o
Je connois mon devoir, c'est à moi de le suivre :
Je n'examine point si j'y pourrai survivre.
SCÈNE III.
TITUS, PAULIN, RUTILE.
RUTILE.
Bérénice, Seigneur, demande à vous parler.
Trrus.
Ah! Paulin.
PAULIN.
Quoi? déjà vous semblez reculer ?
De vos nobles projets, Seigneur, qu'il vous souvienne*
Voici le temps.
TITUS.
Hé bien, voyons-la. Qu'eUe vienne.
SCENE IV.
BÉRÉNICE, TITUS, PAULIN, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.,
Ne VOUS ofTensez pas si mon zèle indiscret
De votre solitude interrompt le secret.
Tandis qu'autour de moi votre cour assemblée
I. Far. D« tos nobles desseins, Seigneur, qu'il vous souvienne. (167 1)
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ACTE II, SCENE IV. 899
Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée, 56 o
Est-il juste, Seigneur, que seule en ce moment
Je demeure sans voix et sans ressentiment ?
Mais, Seigneur (car je sais que cet ami sincère
Du secret de nos cœurs connoît tout le mystère) ,
Votre deuil est fini, rien n'arrête vos pas , 565
Vous êtes seul enfin , et ne me cherchez pas.
Tentends que vous m'ofirez un nouveau diadème ,
Et ne puis cependant vous entendre vous-même.
Hélas ! plus de repos , Seigneur, et moins d'éclat.
Votre amour ne peut-il paroître (]u'au sénat? 670
Ah ! Titus , car enfin Famour fuit la contrainte
De tous ces noms que suit le respect et la crainte.
De quel soin votre amour va-t-il s'importuner?
N'a-t-il que des Etats qu'il me puisse donner?
Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche?
Un soupir, un regard , un mot de votre bouche ,
Voilà l'ambition d'un cœur comme le mien.
Voyez-moi plus souvent , et ne me donnez rien.
Tous vos moments sont-ils dévoués à l'Empire ?
Ce cœur, après huit jours, n'a-t-il rien à me dire* ? 58 o
Qu'im mot va rassurer mes timides esprits !
Mais parliez- vous de moi quand je vous ai surpris?
Dans vos secrets discours étois-je intéressée ,
Seigneur? Étois-je au moins présente à la pensée ?
TITUS.
N'en doutez point , Madame ; et j'atteste les Dieux 58 5
Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.
L'absence ni le temps , je vous le jure encore ,
Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore.
BERENICE.
Hé quoi ? vous me jurez une éternelle ardeur,
I. Var, Ce cœur, depuis hait jours, nVt-il rien à me dire? (1671)
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4oo BÉRÉNICE.
Et vous me la jurez avec cette froideur? S go
Pourquoi même du ciel attester la puissance ^ ?
Faut-il par des serments vaincre ma défiance ?
Mon cœur ne prétend point ^ Seigneur, vous démentir,
Et je vous en croirai sur un simple soupir.
TITUS.
Madame....
BÉRÉNIGB.
Hé bien, Seigneur? Mais quoi? sans me répondre
Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre.
Ne m'offrirez-vous plus qu*un visage interdit?
Toujours la mort d'un père occupe votre esprit ?
Rien ne peut-il charmer Tennui qui vous dévore ?
TITUS.
Plût au ciel que mon père, hélas! vécût encore ' ! 600
Que je vivois heureux !
BÉRÉNICE.
Seigneur, tous ces regrets
De votre piété sont de justes effets.
Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire :
Vous devez d'autres soins à Rdme^ à votre gloire.
De mon propre intérêt je n'ose vous parler. 60 5
Bérénice autrefois pouvoit vous consoler ;
Avec plus de plaisir vous m'avez écoutée.
De combien de malheurs pour vous persécutée ,
Vous ai-je pour un mot sacrifié mes pleurs ! '
Vous regrettez un père : hélas ! foibles douleurs ! 610
Et moi (ce souvenir me fait frémir encore),
On vouloit m' arracher de tout ce que j'adore;
Moi , dont vous connoissez le trouble et le tourment
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment;
1. Far, Pourquoi des Immorteb attester la puissance? (1671-87)
a. Far, Plût aux Dieux que mon père, hélas! vécût encore! (1671-87)
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ACTE II, SCENE IV. 401
Moi , qui mourrois le jour qu'on vondroit m'interdire*
De vous....
TITUS.
Madame 9 hélas ! que me venez-vous dire?
Quel temps choisissez-vous ? Ah! de grâce, arrêtez.
G*est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.
BiRBNICB.
Pour un ingrat, Seigneur ! Et le pouvez- vous être?
Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être? 690
TITUS.
Non, Madame. Jamais, puisqu*il faut vous parler,
Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler.
Mais....
BÉRÉNICE.
Achevez.
TITUS.
Hélas !
BÉRÉNICE*
Parlez.
TITUS.
Rome.... TEmpire....
BÉRÉNICE.
Hé bien ?
TITUS.
Sortons , Paulin : je ne lui puis rien dire.
SCÈNE V.
BÉRÉNICE, PHENICE.
BÉRÉNICE.
Quoi? me quitter sitôt, et ne me dire rien ? 6s 5
1. ficw. Moi, qui moarrois le jour qu'on Tiendroit m'interdire. (167 1)
J. RAGim. II a6
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4oa BÉRÉNICE.
Chère Phénice, hëlas! quel fîmeste entretien!
Qa'aî-je fait? Qne veut-il? Et que dit ce silence?
PHiNICB.
Gomme vous je me perds d'autant plus que j*j pense * .
Mais ne s'offre-t-il rien à votre souvenir
Qui contre-vousy Madame, ait pu le prévenir? 65o
Voyez , examinez.
B^néiiicE.
Hélas ! tu peux m'en croire :
Plus je veux du passé rappeler la mémoire,
Du jour que je le vis jusqu'à ce triste jour,
Plus je vois qu'on me peut reprocher trop d'amour.
Mais tu nous entendois. Il ne faut rien me taire. 635
Parle. N'ai-je rien dit qui lui puisse déplaire?
Que sais-je? J'ai peut-être avec trop de chaleur
Rabaissé ses présents , ou blâmé sa douleur.
N'est-ce point que de Rome il redoute la haine?
n craint peut-être, il craint d'épouser une reine. 640
Hélas! s'il étoit vrai.... Mais non, il a cent fois
Rassuré mon amour contre leurs dures lois;
Cent fois.... Ah! qu'il m'explique un silence si rude :
Je ne respire pas dans cette incertitude.
Moi , jç vivrois , Phénice , et je pourrois penser 645
Qu'il me néglige, ou bien que j'ai pu l'offenser?
Retournons sur ses pas. Mais quand je m'examine.
Je crois de ce désordre entrevoir Torigine,
Phénice : il aura su tout ce qui s'est passé ;
L'amour d'Antiochus Ta peut-être offensé. 6 5©
Il attend, m'a-t-on dit, le roi de Comagène.
Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine.
Sans doute ce chagrin qui vient de m'alarmer
N'est qu'un léger soupçon facile à désarmer.
I. Far, Madane, je me perds d*aatant ploa que Yj pense. (1671)
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ACTE II, SCENE V. 4o3
Je ne te vante point cette foible victoire ^ 655
Titus. Âh ! plût au ciel que sans blesser ta gloire
Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,
Et pût mettre à mes pieds plus d'empires que toi ,
Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme,
Que ton amour n'eût rien à donner que ton &me ! 660
Cest alors, cher Titus, qu'aimé, victorieux.
Tu verrois de quel prix ton cœur est à mes yeux ^ .
Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire.
Rassurons-nous, mon cœur, je puis encor lui plaire :
Je me comptois trop tôt au rang des malheureux. 665
Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.
I. La Zaïre de Voltaire exprime on sentiineiit Kmblable dans h m^ine
scène i de l'acte I, dont nous avons déjà cité plus haot deox vers :
... Si le ciel sur lui déployant sa rigueur,
Aux fers que j'ai portés e&t condamné sa rie, x
Si le cid sous nos lois eût rangé la Syrie,
Ou mon amour me trompe, ou Zaïre aujourd'hui
Pour relever à soi descendroit jusqu'à lui.
nu DU SECOND ACTE.
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koU BÉRÉNICE.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
TITUS, ANTIOCHUS, ABSACE.
TITUS.
Quoi? Prince, vous partiez? Quelle raison subite
Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ?
YouUez-vous me cacher jusques à vos adieux?
Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux? 670
Que diront avec moi la cour, Rome, FEmpire?
Mais, comme votre ami, que ne puis-je point dire^ ?
De quoi m^accusez-vous? Vous avois-je sans choix
Confondu jusqu'ici dans la foule des rois?
Mon cœur vous fut ouvert tant qu'a vécu mon père : 67 5
G'étoit le seul présent que je ponvois vous faire*
Et lorsque avec mon cœur ma main peut s'épancher.
Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher?
Pensez- vous qu'oubliant ma fortune passée.
Sur ma seule grandeur j'arrête ma pensée, 680
Et que tous mes amis s'y présentent de loin
Gomme autant d'ineonnus dont je n'ai plus besoin?
Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire,
Prince, plus que jamais vous m'êtes nécessaire.
I. L*édition de 1807 donntf ainsi oe Tfln :
Biais y comme votre ami , que ne pnis-je tous dire ?
pois la Harpe fiut une longue note poor blâmer Racine d*aToir omis pa* on
poùu. M. Aimé-Martin indique ccMnme varianle oe vers ainsi défiguré, que
nous avons trouvé pour la prenûère fois dans TimpressÎMi d'Amsterdam de 1760.
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ACTE III, SCENE I. 4o5
AiniOGHUS. é
Moi y Seigneur?
TITUS.
Vous.
ANTIOCHUS.
Hélas ! d'un prince malheureux
Que pouve^vous , Seigneur, attendre que des vœux ?
Tmrs.
Je n'ai pas oublié, Prince, que ma victoire
Devoit à vos exploits la moitié de sa gloire,
Que Rome vit passer au nombre des vaincus
Plus d*un captif chargé des fers d'Antiochus ; 690
Que dans le Gapitole elle voit attachées
Les dépouilles des Juifs, par vos mains arrachées.
Je n'attends pas de vous de ces sanglants exploits.
Et je ,veux seulement emprunter votre voix.
Je sais que Bérénice, à vos soins redevable , 695
Croit posséder en vous un ami véritable.
Elle ne voit dans Rome et n'écoute que vous;
Vous ne faites qu'un cœur et qu'une âme avec nous.
Au nom d'une amitié si constante et si belle.
Employez le pouvoir que vous avez sur elle. 700
Voyez-la de ma part.
ANTIOCmiS.
Moi? paroître à ses yeux?
La Reine pour jamais a reçu mes adieux.
Tirus.
Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.
ANTIOCHUS.
Ah! parlez-lui, Seigneur : la Reine vous adore.
Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment 705
Le plaisir de lui faire un aveu si charmant?
EUe l'attend, Seigneur, avec impatience.
Je réponds, en partant, de son obéissance ;
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4o6 BÉRÉNICE.
Et même elle m'a dit que prêt à réponser.
Vous ne la verrez plus que pour l'y disposer. 7 1 o
TITUS.
Ah! qu'un aveu si doux auroit lieu de me plaire !
Que je serois heureux , si j'avois à le faire !
Mes transports aujourd'hui s'attendoient d'éclater;
"^Cependant aujourd'hui, Prince, il fieiut la quitter.
AirriocHUs.
La quitter! Vous, Seigneur?
Trrus.
Telle est ma destinée. 7 1 5
Pour elle et pour Titus il n'est plus d'hyménée.
D'un espoir si charmant je me flattois en vain :
Prince, il faut avec vous qu'elle parte demain.
ANTIOCHUS.
Qu'entends-je? O ciel!
TITUS.
Plaignez ma grandeur importune.
Maître de l'univers , je règle sa fortune ; 720
Je puis faire les rois, je puis les déposer :
Cependant de mon cœur je ne puis disposer.
Rome, contre les rois de tout temps soulevée ,
Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée.
L'éclat du diadème et cent rois pour aïeux 7^5
Déshonorent ma flamme et blessent tous les yeux.
Mon coetir, libre d^ailleurs, sans craindre les murmures,
Peut brûler à son choix dans des flammes obscures;
Et Rome avec plaisir recevroit^ de ma main
La moins digne beauté qu'elle cache en son ^in.^ 730
Jules céda lui-même au torrent qui m'entraîne '•
Si le peuple demain ne voit partir la Reine,
1. L'édition de 170a a : reeevoin
2. Voyvs dpdetMt les ta» S87-390.
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ACTE III, SCENE I. 407
Demain elle entendra ce peuple (urieax
Me venir demander son départ à ses yeux.
Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire ; 735
Et puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire.
Ma bouche et mes regards , muets depuis huit jours,
L'auront pu préparer à ce triste discours.
Et même en ce moment, inquiète, empressée,
Elle veut qu'à ses yeux j'explique ma pensée. 7 io
D'un amant interdit soulagez le tourment :
Épai^ez à mon cœur cet éclaircissement.
Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence.
Surtout qu'elle me laisse éviter sa présence.
Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens; 7 45
Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.
Fuyons tous deux , fuyons tin spectacle funeste ,
Qui de notre constance accableroit le reste.
Si l'espoir de régner et de vivre en mon coBur
Peut de son infortune adoucir la rigueur, 750
Ah! Piince, jurez-lui que toujours trop fidèle,
Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu'elle,
Portant jusqu'au tombeau le nom de son amant,
Mon règne ne sera qu'un long bannissement,
Si le ciel, non content de me l'avoir ravie, 755
Veut encor m'affliger par une longue vie. /
Vous que l'amitié seule attache sur ses pas,
Prince, dans son malheur ne l'abandonnez pas.
Que l'Orient vous voie arriver à sa suite;
Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite; 760
Qu'une amitié si belle ait d'éternels liens;
Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.
Pour rendre vos États plus voisins l'un de l'autre ,
L'Euphrate bornera son empire et le vôtre.
Je sais que le sénat, tout plein de votre nom , 765
D'une commune voix confirmera ce don.
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4oS BÉRÉNICE.
Je joins la Cilicie à votre Comagène ^ .
Adieu : ne quittez point ma princesse , ma reine ,
Tout ce qui de mon cœur fut Tunique désir,
Tout ce que j'aimerai jusqu*an dernier soupir. 770
SCÈNE IL
ANTIOCHUS, ARSACE.
ARSÀCB.
Ainsi le ciel s^appréte à vous rendre justice.
Vous partirez, Seigneur, mais avec Bérénice.
Loin de vous la ravir, on va vous la livrer.
ANTIOCHUS.
Arsace, laisse-moi le temps de respirer.
Ce changement est grand, ma surprise est extrême. 775
Titus entre mes mains remet tout ce qu'il aime?
Dois-je croire, grands Dieux! ce que je viens d'ouïr?
Et quand je le croirai', dois-je m'en réjouir?
▲RSACB.
Mais, moi-même. Seigneur, que faut-il que je croie?
Quel obstacle nouveau s'oppose à votre joie ? 780
Me trompiez- vous tantôt au sortir de ces lieux ,
Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux ,
Tremblant d'avoir osé s'expliquer devant elle ,
Votre cœur me contoit son audace nouvelle?
Vous fuyiez* un hymen qui vous faisoit trembler. 785
Cet hymen est rompu : quel soin peut vous troubler?
I . L» Comagène, à rocudent, touchait à la Cilicie.
a. n 7 a bîeii le futur croirai dam tontes las éditions publiées du WTant de
Racine. Dans la plupart des éditions postérieures, et déjà dans celles de 1 702 ,
de 17 13, de 1728, de 1786, on a mis : croirais ^ croirait,
3. Vousjuyiet est le texte des éditions de 167 1, de 1676 et de 1687. Celle
de 1S97 donne : vouê fuyez.
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ACTE III, SCENE IL 409
Suivez les doux transports où Famour vous invite.
ANTIOGHUS.
Arsace , je me vois chargé de sa conduite ;
Je jouirai longtemps de ses chers entretiens ,
Ses yeux même pourront s* accoutumer aux miens; 790
Et peut-être son cœur fera la diflTérence
Des froideurs de Titus à ma persévérance.
Titus m*accable ici du poids de sa grandeur :
Tout disparoît dans Rome auprès de sa splendeur;
Mais quoique TOrient soit plein de sa mémoire, 795
Bérénice y verra des traces de ma gloire.
ÀRSÂCB.
N'en doutez point, Seigneur, tout succède à vos vœux.
AimOCHUS.
Ah ! que nous nous plaisons à nous tromper tous deux !
ARSÀCX.
Et pourquoi nous tromper?
ANTIOGHUS.
Quoi? je lui pourrois plaire?
Bérénice à mes vœux ne seroit plus contraire? 800
Bérénice d'un mot flatteroit mes douleurs?
Penses-tu seulement que parmi ses malheurs,
Quand Funivers entier négligeroitses charmes,
L'ingrate me permît de lui donner des larmes,
Ou qu'elle s'abaissât jusques à recevoir 8 o S
Des soins qu'à mon amour elle croiroit devoir?
ARSACB.
, Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce?
Sa fortune, Seigneur, va prendre une autre face '.
Titus la quitte.
I. Ce vert rappeUe ces mots d'Oreste dans la première •cène â^Andromaqme
(▼ers a) :
Bfta fortune ▼• prendre une Cmx nooTefle.
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4io BÉRÉNICE.
autiochus.
Hélas ! de ce grand changement
Il ne me reviendra que le nouveau tourment 8 1 o
D*apprendre par ses pleurs à quel point elle Taime.
Je la verrai gémir; je la plaindrai moi-même.
Pour fruit de tant d'amour, j'aurai le triste emploi
De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.
arsàcb.
Quoi? ne vous plairez-vous qu'à vous gêner sans cesse?
Jamais dans un grand cœur vit-on plus de foiblesse^?
Ouvrez les yeux, Seigneur, et songeons entre nous
Par combien de raisons Bérénice est à vous.
Puisque aujourd'hui Titus ne prétend plus lui plaire,
Songez que votre hymen lui devient nécessaire. 8to
▲NTIOCHUS.
Nécessaire ! '
ARSACE.
A ses pleurs accordez quelques jours;
De ses premiers sanglots laissez passer le cours :
Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,
L'absence de Titus, le temps, votre présence,
Trois sceptres que son bras ne peut seul soutenir, 8^5
Vos deux États voisins, qui cherchent à s'unir.
L'intérêt, la raison, l'amitié, tout vous lie.
AirriocHus.-
Oui, je respire, Arsace, et tu me rends la vie * :
J'accepte avec plaisir un présage si doux.
Que tardons-nous? Faisons ce qu'on attend de nous.
Entrons chez Bérénice; et puisqu'on nous l'ordonne,
I . Racine 8*est presque copié Ini-ménie. H avait dit aiUeurs (Andromaqut,
▼ers 398) :
Faut-il qu'un si grand cœur montre tant de foiblesse ?
2. Far. Ah! je respire, Arsaoe, et tu me rends la vie. (1671-87)
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ACTE III, SCENE IL 411
Allons lui déclarer que Titus rabandonne.
Mais plutôt demeurons. Que faisois-je? Est-ce à moi ,
Arsace, à me charger de ce cruel emploi?
Soit vertu , soit amour, mon cœur s'en effarouche. 835
L*aimable Bérénice entendroit de ma bouche
Qu'on Tabandonne ! Ah ! Reine , et qui l'auroit pensé,
Que ce mot dût jamais vous être prononcé !
ARSACE.
La haine sur Titus tombera toute entière* :
Seigneur, si vous parlez, ce n'est qu'à sa prière. S 40
AIITIOGHUS.
Non , ne la voyons point* Respectons sa douleur :
Assez d'autres viendront tui conter son malheur.
Et ne la crois-tu pas assez infortunée
D'apprendre à quel mépris Titus l'a condamnée,
Sans lui donner encor le déplaisir fatal 845
D'apprendre ce mépris* par son propre rival?
Encore un coup, fuyons : et par cette nouvelle
N'allons point nous charger d'une haine inmiortelle.
ARSACE.
Ah ! la voici , Seigneur : prenez votre parti
ANTIOCHUS.
Odel!
SCÈNE IIL
BÉRÉNICE, ANTIOCHUS, ARSACE, PHÉNICE.
BERENICE.
Hé quoi? Seigneur ! Vous n'êtes point parti^ ?
I . Toute entière est le texte de tontes les édjlioos. L'orthographe est la
plus beSy aa vers i456.
9. Dans l'édition de M. Aignan, « son mépris » a été sulistitné à « ce mépris. »
3. Far, Enfin, Seigneur, tous n*ètes point parti. (1671-87)
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4i!à BÉRÉNICE.
▲NTIOCHUS.
Madame , je Tois bien que vous êtes déçue,
Et que c*étoit César que cherchoit votre vue.
Mais n'accusez que lui, si malgré mes adieux
De ma présence encor j'importune vos yeux.
Peut-être en ce moment je serois dans Ostie S $SS
S'il ne m'eût de sa cour défendu la sortie.
BéRÉNICB.
Il vous cherche vous seul. U nous évite tous.
▲NTIOCHUS.
Il ne m'a retenu que pour parler de vous»
BiaéNicE.
De moi, Prince!
ATinOCHUS.
Oui, Madame.
BÉKÉmCM.
Et qu'a-t-il pu vous dire?
ANTIOCHUS.
Mille autres mieux que moi pourront vous en instruire.
BÉR^ICE.
Quoi ? Seigneur. • . .
AMTIOCHUS.
Suspendez votre ressentiment.
D'autres, loin de se taire en ce môme moment,
Triompheroient peut-être, et pleins de confiance
Céderoient avec joie à votre impatience.
Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,
A qui votre repos est plus cher que le mien ,
Pour ne le point troubler, j'aime mieux vous déplaire,
Et crains votre douleur plus que votre colère.
Avant la fin du jour vous me justifîrez.
Adieu, Madame.
I . Cett k Ostie qu'Antiochiu devait t*einbarqaer
voyex ti-dcuoâf vert 7a.
pour retooiiier en Orient :
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ACTE III, SCENE IIL 4i3
BÉmiNIGS.
O ciel! quel discours! Demeurez. 870
Prince, c'est trop cacher mon trouble à votre vue*
Vous voyez devant vous une reine éperdue,
Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots.
Vous craignez, dites-vous, de troubler 9ion repos;
Et vos refus cruels, loin d'épargner ma peine, 875
Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.
Seigneur, si mon repos vous est si précieux ,
Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,
Eclaircissez le trouble où vous voyez mon âme.
Que vous a dit Titus?
ANTIOGHUS.
Au nom des Dieux, Madame....
BÉR^NICB.
Quoi? vous craignez si peu de me désobéir?
▲NTIOCHUS.
Je n'ai qu'à vous parler pour me faire haïr.
BÉRiNItB.
Je veux que vous parliez.
ANTIOCHUS.
Dieux ! quelle violence !
Madame, encore un coup, vous loûrez mon silence.
BÉRÉNICE.
Prjg^^dès ce moment contentez mes souhaits, 8 8 5
O^^^B de ma haine assuré pour jamais.
AlfriOCHUS.
Madame , après cela , je ne puis plus me taire.
Hé bien, vous le voulez, il faut vous satisfaire.
Mais ne vous flattez point : je vais vous annoncer
Peut-être des malheurs où vous n'osez penser. S 90
Je connois votre cœur : vous devez vous attendre
(^e je le vais frapper par l'endroit le plus tendre.
Titus m'a commandé....
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4i4 BÉREIfICE.
bbiUenicx.
Quoi?
▲nriocHus.
De vous déclarer
Qu'à jamais Tun de Tautre il faut vous séparer*.
BÉRÉNICE*
Nous séparer? Qui? Moi? Titus de Bérénice! S95
ANTIOGHUS.
Il faut que devant vous je lui rende justice.
Tout ce que dans un cœur sensible et généreux
L*amour au désespoir peut rassembler d^affreux,
Je Tai vu dans le sien. Il pleure, il vous adore.
Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ? 900
Une reine est suspecte à Fempire romain.
Il faut vous séparer, et vous partez demain.
BERENICE.
Nous séparer! Hélas, Phénice!
PHIÊNICB.
Hé bien, Madame,
Il faut ici montrer la grandeur de votre âme»
Ce coup sans doute est rude : il doit vous étonner. 905
BÉRÉNICE.
Après tant de serments, Titus m'abandonner !
Titus qui me juroit.... Non, je ne le puis croire :
n ne me quitte point, il y va de sa gloire.
Contre son innocence on veut me prévenir.
Ce piège n*est tendu que pour nous désunir. 9 1 o
Titus m^aime. Titus ne veut point que je meure.
Allons le voir : je veux lui parler tout à Theure.
Allons.
I. Dins rédition de 170a et dans celle delà Harpe (1807) on Kt : « Otoiu
frnt séparer. » Un pea plu» bat^ an vert 902, cet deoz éditioni opt gardé le
▼rai texte : « il frot Tooft aeparer. »
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ACTE III, SCENE III. 4iS
ANTIOCHUS.
Quoi? VOUS pourriez ici me regarder....
BBRBNICS.
Vous le souhaitez trop pour me persuader.
Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu'il en puisse
Pour jamais à mes yeux gardez-yous de paraître', [être,
(A Phénice.)
Ne m'abandonne pas dans Tétat où je suis.
Hélas! pour me tromper je fiiis ce que je puis.
SCÈNE IV.
ANTIOCHUS, ARSACE.
ANTIOCHUS.
Ne me trompé-je point? L'aî-je bien entendue?
Que je me garde , moi , de paroitre à sa vue ! 930
Je m^en garderai bien. Et ne par lois- je pas.
Si Titus malgré moi n'eût arrêté mes pas?
Sans doute, il faut partir. Continuons, Arsace^.
Elle croit m'affUger : sa haine me fait gr&ce.
Tu me voyois tantôt inquiet, égaré : 995
Je partois amoureux, jaloux, désespéré;
Et maintenant, Arsace, après cette défense ,
Je partirai peut-être avec indifférence.
ARSACE.
Moins que jamais. Seigneur, il faut vous éloigner.
ANTIOCHUS. •
Moi , je demeurerai pour me voir dédaigner ? 930
Des froideurs de Titus je serai responsable?
I. n 7 a ici et on pea plus bat, an ytn 989, paraUrê (paraûtre),^u nna,
dans tontes les anciennes éditions. De même an vers i384 : reconnaître,
a. Far, AUona, il faut partir. Continuons, Arsace. (1671)
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4i6 BÉRÉNICE.
Je me Terrai puni parce qu'il est coupable?
Avec quelle injustice et quelle indignité
Elle doute à mes yeux de ma sincérité!
Titus Taime, dit^lle, et moi je Tai trahie. 935
L'ingrate ! m'accuser de cette perfidie !
Et dans quel temps encor? Dans le moment &tal
Que j'étale à ses yeux les pleurs de mon rival;
Que pour la consoler, je le fiaisois paraître
Amoureux et constant , plus qu'il ne Test peut-être. 940
ARSÂGB.
Et de quel soin, Seigneur, vous allez-vous troubler?
Laissez à ce torrent le temps de s'écouler.
Dans huit jours, dans un mois, n'importe, il &ut qu'il
Demeurez seulement. [passe.
▲NTIOCHUS»
Non, je la quitte, Arsace.
Je sens qu'à sa douleur je pourrois compatir : 945
Ma gloire, mon repos, tout m'excite à partir.
Allons; et de si loin évitons la cruelle.
Que de longtemps, Arsace , on ne nous parle d'elle.
Toutefois il nous reste encore assez de jour :|
Je vais dans mon palais attendre ton retour. ^ 9$o
Va voir si la douleur^ ne Ta point trop saisie.
Cours ; et partons du moins assurés de sa vie.
I. Ln éditeon modernes (la Harpe, Geoffroy, M. Aimé-Martm) ont rem-
placé « la douleur » par « m douleur. »
rm DD TEQISIÀlfB ACTB.
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ACTE IV, SCÈNE I. 417
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
BÉRÉNIOE, seule.
Phénice ne vient point? Moments trop rigoureux,
Que vous paraissez lents à mes rapides vœux* !
Je m'agite, je cours, languissante, abattue; 955
La force m'abandonne, et le repos me tue.
Phénice ne vient point? Ah ! que cette longueur
D'un présage funeste épouvante mon cœur !
Phénice n'aura point de réponse à me rendre.
Titus, l'ingrat Titus n'a point voulu l'entendre : 960
n fuit, il se dérobe à ma juste fureur.
SCÈNE II.
BÉRÉNICE, PHÉNICE.
BiaiNiCE.
Chère Phénice, hé bien! as-tu vu l'Empereur?
Qu'a-t-a dit? Viendra-t-il?
PHÉNICE.
Oui, je l'ai vu. Madame,
Et j'ai peint à ses yeux le trouble de votre àme.
I. « Je me souviens, dit Voltaire, d*aToir vu aatrefois one tragédie de
Saint Jean-Baptiste f sapposée antérieure à Béréniee, dans bqudle on arait
inséré tonte cette tirade ponr iaire croire qne Racine l'avait volée. »
J. Racihb. u 57
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1
4iS BÉRÉNICE.
Tai vu couler des pleurs qu'il Touloit retenir. 96 S
BÉRÉNICE.
Vient-il?
PHÉNICB.
N'en doutez point, Madame, il va venir.
Mais voulez- vous paroître en ce désordre extrême?
Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.
Laissez-moi relever ces voiles détachés.
Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés. 970
Souffrez que de vos pleurs je répare Toutrage.
BÉRÉNICE.
Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.
Et que m'importe, hélas! de ces vains ornements'?
Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements.
Mais que dis-je , mes pleurs? si ma perte certaine , 975
Si ma mort toute prête enfin ne le ramène^.
Dis-moi, que produiront tes secours superflus.
Et tout ce foible éclat qui ne le touche plus ?
PHÉNICE.
Pourquoi lui faites- vous cet injuste reproche ?
J'entends du bruit. Madame, et l'Empereur s'approche,
y^nez, fuyez la foule, et rentrons promptement.
Vous l'entretiendrez seul dans votre appartement.
I . Après ce vers, la Harpe, Geoffroy et M. Aimé-Martin ne mettent qu'une
▼i]^^e. Les deux derniers en placent one aussi après le vers 976, où la Harpe
a nn point d'interrogation. Nous suivons la ponctuation de toutes les anciennes
éditions. Nous suivons également ces éditions en écrivant Et, et non £h / au
commencement du vers 973.
a. Du» les anciennes éditions, rameing : voyex ci- dessus, p. 895, note 3.
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ACTE IV, SCENE III. 419
SCÈNE III.
TITUS, PAULIN, SUITE.
TITUS.
De la Reine, Paulin, flattez Finquiétude* .
Je vais la voii*. Je veux un peu de solitude.
Que Ton me laisse.
PAULIN.
O ciel ! que je crains ce combat !^ 9.8 5
Grands Dieux, sauvez sa gloire et Thonneur de FEtat.
Voyons la Reine.
SCENE IV.
TITUS, seul.
Hé bien ! Titus, que viens- tu faire?
Bérénice t'attend. Où viens- tu, téméraire?
Tes adieux sont-ils prêts? T'es-tu bien consulté?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté? 990
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C'est peu d'être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens , m'accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir?
I. Oa le théâtre reste TÎde, oa Titus Toit Bérénice : 8*il la Toit, il doit
donc dire qu'il l'éTite, on lui perler. (Foitaire.) — « H est dair, dit la Harpe,
que le théâtre reste vide. » L*abbé de Villars (p. a8) reproche à Racine «c de ne
8*étre pas mis en peine de la liaison des scènes et d*aToir \aiaaè plusieurs fois
le théâtre vide. »
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Atào BÉRÉNICE.
Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir?
Je viens percer un cœur que j'adore, qui m^aime. »
Et pourquoi le percer? Qui Tordonne? Moi-même. looo
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits?
L'entendons-nous crier autour de ce palais?
Vois-je rÉtat penchant au bord* du précipice?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice?
Tout se tait; et moi seul , trop prompt à me troubler.
J'avance des malheurs que je puis reculer. ^
Et qui sait si sensible aux vertus de la Reine ,
Rome ne voudra point Tavouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non , non , encore un coup , ne précipitons rien. i o x o
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d'amour, tant de persévérance :
Rome sera pour nous.... Titus, ouvre les yeux!
Quel air respires-tu? N'es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois , avec le lait sucée*, r o 1 5
Par crainte ou par amour ne peut être effacée?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N'as-tu pas en naissant entendu cette voix?
Et n'as-tu pas encore oui la renonmiéer
Tannoncer ton devoir jusque dans ton armée? i oao
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas ,
Ce que Rome en jugeoit, ne l'en tendis-tu pas?
Faut- il donc tant de fois te le faille redire?
Ah! lâche, fais l'amour, et renonce à l'Empire' :
I. Les éditions de 1687 et de 1697 ont l'ancieiuie oitbogniplie suteée;
cdles de 1671 et de 1676 portent sucée.
a. Dans Pédition de 1768 ce vers se lit ainsi :
Ah ! lâche , Juis Tamoar, et renonce à l'Empire.
La Harpe et Geoffroy, à cette occasion, prodignent d'incroyables injures à
r ancien éditeur (Laneau de Boisjennain). Il nous parât t bien cependant qu'il
ne s'agit ici que d'une Csute d'impression.
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ACTE IV, SCENE IV. 4^1
Au bout de l'univers va , cours te confiner, 3 © 2 5
Et fais place à des cœui*s plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui dévoient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne; et jusques à ce jour,
Qu'ai-je fait pour l'honneur? J'ai tout fait pour l'amour.
D'un temps si précieux quel compte puis-je rendre?
Où sont ces heureux jours que je faisois attendre?
Quels pleurs ai-je séchés? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits?
L'univers a-t-il vu changer ses destinées? 1 o 3 5
Sais-je combien le ciel m'a compté de journées?
Et de ce peu de jours, si longtemps attendus,
Ah ! malheureux , combien j'en ai déjà perdus^ !
Ne tardons plus : faisons ce que l'honneur exige;
Rompons le seul lien ....
SCÈNE V.
BÉRÉNICE, TITUS.
BÉRÉNICE, en sortant.
Non, laissez-moi, vous di&-je.
En vain tous vos conseils me retiennent ici :
Il faut que je le voie. Ah, Seigneur! vous voici.
Hé bien , il est donc vrai que Titus m'abandonne ?
Il faut nous séparer; et c'est lui qui l'ordonne.
TITUS.
N'accablez point , Madame , un prince malheureux. to\S
I. Cest le mot de Titus que Suétone (Titus, diapitre vin) nous a conservé:
« Amis, j'ai perdu ma journée : » a Recordatus quondam super cœnam quod
«( nihil cuiquam toto die praestitisset , memorabilem illum meritoque laudatam
(c vncem edidit : Atnici, diem perdidi, »
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41111 BÉRÉNICE.
Il ne faut point, ici nous attendrir tous deux^.
Un trouble assez cruel m'agite et me dévore ,
Sans que des pleurs si cliers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce cœur, qui tant de fois
M*a fait de mon devoir reconnoître la voix. loSo
U en est temps. Forcez votre amour à se taire;
Et d'un œil que la gloire et la raison éclaire
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même contre vous fortifiez mon cœur :
Aidez- moi, s'il se peut, à vaincre sa foibl^se', io55
 retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse;
Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ,
Et que tout Tunivers reconnoisse sans peine
Les pleurs dTun empereur et les pleurs d'une reine. 1060
Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.
BÉRÉNICE.
Âh! cruel, est-il temps de me le déclarer?
Qu'avez- vous fait? Hélas! je me suis crue aimée. .
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois, i o65
Quand je vous l'avouai pour la première fois?
A quel excès d'amour m'avez-vous amenée !
Que ne me disiez-vous : « Princesse infortunée.
Où vas-tu t'engager, et quel est ton espoir?
Ne donne point un cœur qu'on ne peut recevoir. » 1070
Ne l'avez- vous reçu , cruel , que pour le rendre ,
I. Il semble y avoir ici comme une réminiscence de ces versdn vieil Horace:
Ah ! n^attendrissez point ici mes sentiments....
Mon coear ne forme point de pensers assez fermes.
(Horace^ vers 706, 708.)
a. Les éditions de 170a, 1722, 1728 et celle de M. Aimé-Martin ont ainsi
changé ce vers :
Aidex-moi, s*i] se peut, à vaincre ma foiblesse.
Digitiz^dby Google
ACTE IV, SCENE V. 4*3
Quand de tos seules mains ce cœur voudroit dépendre?
Tout FEmpire a vingt fois conspiré contre nous.
Il étoit temps encor : que ne me quittiez-vous?
Mille raisons alors consoloient ma misère : 1 07 S
Je pouYois de ma mort accuser votre père ,
Le peuple, le sénat, tout Tempire romain,
Tout Tunivers, plutôt qu*une si chère main.
Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,
M*avoit à mon malheur dès longtemps préparée. 1080
Je n'aurois pas , Seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j'espère un bonheur immortel;
Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire ,
Lorsque Rome se tait , quand votre père expire ,
Lorsque tout Tunivers fléchit à vos genoux , i o 8 5
Enfin quand je n*ai plus à redouter que vous.
TITUS.
Et c'est moi*seul aussi qui pouvois me détruire.
Je pouvois vivre alors et me laisser séduire.
Mon cœur se gardoit bien d'aller dans l'avenir
Chercher ce qui pouvoit un jour nous désunir. 1090
Je voulois qu'à mes vœux rien ne f&t invincible ;
Je n'examinois rien, j'espérois l'impossible.
Que sais-je ? j'espérois de mourir à vos yeux ,
Avant que d'en venir à ces cruels adieux.
Les obstacles sembloient renouveler ma flamme. z u 9 S
Tout l'Empire parloit; mais la gloire, Madame,
Ne s'étoit point encor fait entendre à mon cœur
Du ton dont elle parle au cœur d'un empereur.
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre;
Je sens bien que sans vbus je ne saurois plus vivre, 1 1 00
Que mon cœur de moi-même est prêt à s'éloigner;
Mais il ne s'agit plus de vivre , il faut régner.
BERENICE.
Hé bien ! régnez, cruel; contentez votre gloire ;
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424 BÉRÉNICE.
Je ne dispute plus. Tatlendois, pour vous croire,
Que cette même bouche , après mille serments x i o 5
D'un amour qui devoit unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien ; et pour jamais, adieu. i x i o
Pour jamais ! Âh ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime?
Dans un mois , dans un an , comment souffrirons-nous ,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous?
Que le jour recommence , et que le jour finisse , 1 1 1 5
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera- t-il compter les jours de mon absence ? x x so
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.
TITUS.
Je n'aurai pas. Madame , à compter tant de jours.
J'espère que bientôt la triste renommée
Vous fera confesser que vous étiez aimée.
Vous verrez que Titus n'a pu sans expirer. ... i x a 5
BÉRÉNICE.
Ah! Seigneur, s'il est vrai, pourquoi nous séparer?
Je ne vous parle point d'un heureux hyménée :
Rome à ne vous plus voir m'a-t-elle condamnée?
Pourquoi m'enviez-vous l'air que vous respirez?
TITUS.
Hélas ! vous pouvez tout. Madame. Demeurez : 1 1 3o
Je n'y résiste point ; mais je sens ma foiblesse :
Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse.
Et sans cesse veiller à retenir mes pas
Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
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ACTE IV, SCENE V. 4a5
Que dis-je ? En ce moment mon cœar, hors de lui-même,
S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime.
BERENICE.
Hé bien, Seigneur, hé bien ! qu'en peut-il arriver?
Voyez-vous les Romains prêts à se soulever?
TITUS.
£t qui sait de quel œil ils prendront cette injure ?
S'ils parlent , si les cris succèdent au murmure , 1140
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
S'ils se taisent. Madame, et me vendent leurs lois,
 quoi m'exposez-Yous ? Par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?
Que n'oseront-ils point alors me demander ? i x 4 5
Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ?
BéRÉNICE.
Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.
TITUS.
Je les compte pour rien? Âh ciel ! quelle injustice !
BÉRÉfflCE.
Quoi ? pour d'injustes lois que vous pouvez changer.
En d'éternels chagrins vous-même vous plonger? x z 5o
Rome a ses droits, Seigneur : n'avez-vous pas les votives?
Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres?
Dites, parlez.
TITUS.
Hélas ! que vous me déchirez !
BéaÉNics,
Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez* !
1. Ce yen si connu faisait allusion à cette réponse de Bille Mancini k
Louis XIV : « Vous m'aimez, vous êtes roi, et je pars. » (f^oltaire,) Cette
même réponse avait déjà été mise en vers dans une petite pièce, dont le titre
est : Preuves d*amour^ et qui a été insérée an tome II, p. 194, des SeiUimens
d'amour tirés des meilleurs poètes tnodemes f>ar le sieur de CorhinelU (Puis,
M.DC.LXV) :
Alcandre étoit aux pieds d*Aminte,
Le ccBur gros de soupirs, la langueor dans les jeux *,
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4a6 BÉRÉNICE.
TITUS.
Oui , Madame , il est vrai , je pleure , je soupire , f 1 5 5
Je frémis. Mais enfin , quand j'acceptai TEmpire,
Rome me fit jurer de maintenir ses droits :
n les faut maintenir. Déjà plus d'une fois '
Rome a de mes pareils exercé la constance.
Ah ! si vous remontiez jusquesli sa naissance , 1 1 6 o
Vous les verriez toujours à ses ordres soumis*.
L'un , jaloux de sa foi , va chez les ennemis
Chercher y avec la mort, la peine toute prête* ;
D*un fils victorieux l'autre proscrit la tête*;
L'autre , avec des yeux secs et presque indifférents j
Et mine serments amoureux
Aocompagnoient sa triste plainte.
EUe, ne se payant de pleurs ni de sanglots,
Baniussant alors toute crainte.
Loi répondit en peu de mots t
« Je croy que mon départ tous toncbe»
Qu'il TOUS accable de douleur.
Et que TOUS avez dans le cœur
Ce que tous avez dans la bouche \
Je croy tous vos serments et tout ce que je voy ;
Mais enfin je pars, Sire, et vous êtes le Roy. >
Aux premières représentations , s*il fallait en croire Tabbé de Villan (p. 3?
•t 38), le vers de Racine , qui traduit le mot de Mlle Mandni, aurait, on se
demande pourquoi, fait rire les spectateurs : c Bérénice prend ce foible empe»
renr par tant d'endroits qu'elle le tourne enfin en ridicule, et qu'elle a toiqoart
fait et fera toujours rire le spectateur pour ce vers qu'elle dit à propos pour
sécher les larmes qu'elle a voit causées. »
I . Dans l'édition de M. Aimé-Martin on lit ce vert ainti :
Je dois les maintenir. Déjà plus d'une fois.
s. f^ar. Vous les verriez toujours, jaloux de leur devoir,
De tons les autres noeuds oublier le pouvoir :
[Malheureux! mais toujours la patrie et la gloire.] (167 1)
3. Régulus, qui alla se livrer aux Carthaginois pour tenir son serment.
4. Bfanlins Torquatus. U fit trancher la tête à son fils, vainqueur, sans la
permission de ses che£i, du Latin qui l'avait défié en combat singulier :
Smvumque securi
Atpiee Torqwxtum
(Enéide, livre VI, vers 8a5 et 8a6.)
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ACTE IV, SCENE V. «a;
Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants *.
Malheureux ! niais toujours la patrie et la gloire
Ont parmi les Romains remporté la victoire*.
Je sais qu'en vous quittant le malheureux Titus
Passe Taustérité de toutes leurs vertus; 1x70
Qu'elle n'approche point de cet efiTort insigne.
Mais, Madame, après tout, me croyez- vous indigne
De laisser un exemple à la postérité ,
Qui sans de grands efforts ne puisse être imité?
BÉRÉNICE.
Non, je crois tout facile à votre barbarie. 117*
Je vous crois digne, ingrat, de m'arracher la vie.
De tous vos sentiments mon cœur est éclairci.
Je ne vous parle plus de me laisser ici.
Qui ? moi ? j'aurois voulu, honteuse et méprisée ,
D'un peuple qui me hait soutenir la risée ? 1 1 S o
J'ai voulu vous pousser jusquetTli ce refus.
C'en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
N'attendez pas ici que j'éclate en injures.
Que j'atteste le ciel , ennemi des parjures.
Non , si le ciel encore est touché de mes pleurs, 1 1 8 5
Je le prie en mourant d'oublier mes douleurs.
Si je forme des vœux contre votre injustice ,
Si devant que mourir la triste Bérénice
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
I. Bratos. Il Et mourir set deux fils, qui aTaient conspiré pour les Twrquins.
.... Natosque pater^ nova bella moventes,
Ad /HBnam pulchra pro liber tate voeabit,
(Enéide, livre VI, vers 8a i et 8aa.)
a. Infelixl uteumque ferent ea facta minores ;
Vineet amor pairim, lauduntfua immensa cupido,
{Ibidem y vert 8a3 et 8a4*)
Racine , en écrivant cette tirade dt Titus, avait présent à la mémoire le pas-
sage du sixième livre de V Enéide^ d*où nous avons tiré let dtationt préoé-
dcntes.
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4^8 BÉRÉISICE.
Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cœur. 1 1 90
Je sais que tant d*amour n'en peut être effacée ;
Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
Mon sang, qu'en ce palais je veux même yerser,
Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser ;
Et sans me repentir de ma persévérance , 1 1 9 5
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Adieu.
SCÈNE VI.
TITUS, PAULIN.
PAULIIf.
Dans quel dessein vient-elle de sortir
Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir?
TITUS,
Paulin, je suis perdu, je n'y pourrai survivre.
La Reine veut mourir. Allons, il faut la suivre. i aoo
Courons à son secours.
PAULIN.
Hé quoi? n'avez-vous pas
Ordonné dés tantôt qu'on observe ses pas ?
Ses femmes , à toute heure autour d'elle empressées ,
Sauront la détourner de ces tristes pensées.
Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups.
Seigneur : continuez, la victoire est à vous.
Je sais que saqs pitié vous n'avez pu l'entendre ;
Moi-même en la voyant je n'ai pu m* en défendre.
Mais regardez plus loin : songez , en ce malheur.
Quelle gloire va suivre un moment de douleur, i a i o
Quels applaudissements l'univers vous prépare ,
Quel rang dans l'avenir.
Trrus.
Non , je suis un barbare.
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ACTE IV, SCÈNE VI. 4^9
Moi-même je me hais. Néron, tant détesté ,
N*a point à cet excès poussé sa cruauté.
Je ùe souffrirai point que Bérénice expire. i a 1 5
Allons , Rome en dira ce qu'elle en voudra dire.
PAULIN.
Quoi, Seigneur.^
Trrus.
Je ne sais, Paulin , ce que je dis :
L'excès de la douleur accable mes esprits.
PAULIN.
Ne troublez point le cours de votre renommée :
Déjà de vos adieux la nouvelle est semée*. laao
Rome, qui gémissoit, triomphe avec raison;
Tous les temples ouverts fument en votre nom;
Et le peuple élevant vos vertus jusqu'aux nues.
Va partout de lauriers couronner vos statues.
TITUS.
Ah , Rome ! Ah , Bérénice ! Ah , prince malheureux !
Pourquoi suis-je empereur? Pourquoi suis-je amoureux ?
SCÈNE VII.
TITUS, ANTIOCHUS, PAULIN, ARSACE.
ANTIOCHUS.
Qu'avez-vous fait. Seigneur? L'aimable Bérénice
Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.
Elle n'entend ni pleurs, ni conseil, ni raison';
Elle implore à grands cris le fer et le poison. i a 3o
Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie.
On vous nomme , et ce nom la rappelle à la vie.
I . Far, [Ne troublez point le cours de votre renommée,]
Seigneur : de tos adieux la nouvelle est semée. (1671-87)
a. Far. Elle nVntend ni pleur», ni conseils, ni raison. (1671)
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43o BÉRÉNICE.
Ses yeux, toujours tournés vers votre appartement,
Semblent vous demander de moment en moment.
Je n*y puis résister : ce spectacle me tue. i s s 5
Que tardez- vous? allez vous montrer à sa vue *.
Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté.
Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité.
Dites un mot.
xrrus.
Hélas! quel mot puis-je lui dire ?
Moi-même en ce moment sais-je si je respire? 1240
SCENE VIII.
TITUS, AMIOCHUS, PAULIN, ARSACE,
RUTILE.
RUTILE.
Seigneur, tous les tribuns , les consuls, le sénat*
Viennent vous demander au nom de tout l'État.
Un grand peuple les suit, qui plein d'impatience
Dans votre appartement attend votre présence.
TITUS.
Je vous entends , grands Dieux. Vous voulez rassurer
Ce cœur que vous voyez tout prêt à s'égarer.
PAULIN.
Venez, Seigneur, passons dans la chambre prochaine :
Allons voir le sénat'.
1. Var, Allez, Seigneur, allez tous montrer à sa vue. (1671-87)
2. Voici au sujet des consuls la chicane de Tabbé de Villars (p. a4) : « Le
poëte habile, qui n'ignoroit pas la foiblesse du sénat, a touIu l'accompagner des
consuls, et a fort judicieusement falsifié l'histoire en ce point, en supposant que
Vespasien, l'année de sa mort, n'étoit point consul arec son fils Titus ^ et que
par conséquent le jour que Bérénice est renvoyée il y avoit à Rome d'antres
eonsuls. »
3. Fisr. Allons, Seigneur, passons dans la chambre prochaine :
Venei voir le sénat. (1671)
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ACTB IV, SCENE VIII. 43i
AMTIOCHU8.
Ah! courez chez la Reine.
PAULIN.
Quoi? vous pourriez, Seigneur, par cette indignité*
De TEmpire à vos pieds fouler la majesté ? i s 5o
Rome....
TITUS.
Il suffit, Paulin, nous allons les entendre.
Prince , de ce devoir je ne puis me défendre.
Voyez la Reine. Allez. J'espère à mon retour
Qu'elle ne pourra plus douter de mon amour*.
I. L*éditioii de 170a a : par votre indignité,
a. Après ce rera, Tacte IV, dans Tédition de 1671, a encore une soène, que
Badne a depais supprimée :
SCÈNE IX.
ANTIOCHUS, AR5ACE.
ANT. Arsace, qne dis-tu de tonte ma conduite ?
Rien ne pouroit tantôt s'opposer à ma fuite.
Bérénice et Titus offensoient mes regards :
Je partois pour jamais. Yoilà comme je pars.
Je rentre, et dans les pleurs je retrouve la Reine.
J'oublie en même temps ma yengeance et sa baine \
Je m'attendris aux pleurs qu'un rival fait couler ;
Moi-même à son secours je le viens appder;
Et si sa diligence eût secondé mon zèle,
J'allois, victorieux, le conduire auprès d'elle.
Malheureux que je suis ! avec qneUe chaleur
J'ai travaillé (a) sans cesse à mon propre malbeor !
Cen est trop. De Titus porte-lui les promesses,
Arsace. Je roufis de toutes mes foiblesses.
Désespéré, confus, à moi-même odieux,
Laisse-moi : je me veux cacher même à tes yeux. (1671)
(a) Les éditions modernes (celles de 1807, de 1808 et de M. Aimé-Martin)
ont, en rapportant cette variante, changé : j*ai travaillé y en : e travailU.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
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43a BÉRÉNICE.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
ARSACE, seul.
Où pouirai-je trouver ce prince trop fidèle? i a 5 5
Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle.
Faites qu*en ce moment je lui puisse annoncer
Un bonheur où peut-être il n'ose plus penser.
SCÈNE IL
ANTIOCHUS^ ARSACE.
ARSÀCB.
Ah! quel heureux destin en ces lieux vous renvoie,
Seigneur ?
ANTIOCHUS.
Si mon retour t'apporte quelque joie , i a 6 o
Arsàce, rends-en grâce à mon seul désespoir.
ARSACE.
La Reine part , Seigneur.
ANTIOCHUS.
Elle part?
ABSACB.
Dès ce soir.
Ses ordres sont donnés. Elle s*est offensée
Que Titus à ses pleurs Tait si longtemps laissée.
Un généreux dépit succède à sa fureur : i s 6 5
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ACTE V, SCÈNE IL 433
Bérénice renonce à Rome« à TEmpereur,
Et même veut partir avant qne Rome instruite
Puisse voir son désordre et jouir de sa fuite.
Elle écrit à César.
AlfnOCHUS*
O ciel ! qui Tauroit cru?
Et Titus?
ARSACB.
A ses yeux Titus n'a point paru. 1370
Le peuple avec transport l'arrête et F environne.
Applaudissant aux noms que le sénat lui donne;
Et ces noms, ces respects , ces applaudissements
Deviennent pour Titus autant d'engagements,
Qui le liant , Seigneur, d'une honorable chaîne , i s 7 S
Malgré tous ses soupirs et les pleurs de la Reine ,
Fixent dans son devoir ses vœux irrésolus.
C'en est fait; et peut-être il ne la verra plus.
ÀNTIOCHUS.
Que de sujets d'espoir, Arsace, je l'avoue!
Mais d'un soin si cruel la fortune me joue , i s 8 o
J'ai vu tous mes projets tant de fois démentis.
Que j'écoute en tremblant tout ce que tu me dis;
Et mon cœur, prévenu d'une crainte importune,
Croit même, en espérant, irriter la fortune.
Mais que vois-je? Titus porte vers nous ses pas. i sS5
Que veut-il?
SCÈNE III.
TITUS, ANTIOCHUS, ARSACE.
TITUS , en entrant .
Demeurez : qu'on ne me suive pas.
I. TITUS, à sa suite. (1736 et M. Aimé-Martin)
J. Bacihe. II a8
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434 BÉRÉNICE.
Enfin, Prince, je viens dégager ma promesse.
Bérénice m'occupe et m'afflige sans cesse.
Je viens, le cœur percé de vos pleurs et des siens,
Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens. 1290
Venez, Prince, venez. Je veux bien que vous-même
Pour la dernière fois vous voyez * si je l'aime.
SCENE IV.
ANTIOCHUS, ARSACE.
▲IfTIOCHDS.
Hé bien ! voilà Fespoir que tu m'avois rendu ;
Et tu vois le triomphe où j'étois attendu.
Bérénice partoit justement irritée ! i « 9 5
Pour ne la plus revoir, Titus Favoit quittée !
Qu'ai-je donc fait, grands Dieux? Quel cours infortuné
A ma funeste vie aviez-vous destiné ?
Tous mes moments ne sont qu'un éternel passage
De la crainte à l'espoir, de l'espoir à la rage*. 1 3 00
Et je respire encor? Bérénice ! Titus !
Dieux cruels ! de mes pleurs vous ne vous rirez plus.
I. Les anciennes éditions ont toutes voyez ou voies '^ aucune n*a voyiez,
a. Voltaire, coutuoiier du fait, a un peu trop imité ces deux vers dans le
monologue qui ouvre Tacte II du Duc de Faix :
Vois tes jours dépendant d'un mot et d'un coup d'œil.
LÂche, consume-les dans l'étemel passage
Du dépit aux respects, et des pleurs à la rage.
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ACTE V, SCÈNE V. 435
SCÈNE V.
TTTDS, BÉRÉNICE, PHENICE.
BÉRÉNICE.
Non, je n'écoute rien. Me voilà résolue :
Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue?
Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ? i3o5
N*étes-vous pas content? Je ne veux plus vous voir.
TITUS.
Mais, de grâce, écoutez.
BÉRÉNICE.
Il n'est plus temps.
TITUS.
Madame,
Un mot.
BÉRÉNICE.
Non.
TITUS.
Dans quel trouble elle jette mon ftme !
Ma princesse, d'où vient ce changement soudain?
BÉRÉNICE.
C*en est fait. Vous voulez que je parte demain ; 1 3 1 o
Et moi , j'ai résolu de partir tout à Theure;
Et je pars.
TITUS.
Demeuîez.
BÉRÉNICE.
Ingrat, que je demeure !
Et pourquoi? Pour entendre un peuple injurieux
Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux?
Ne l'entendez- vous pas, cette cruelle joie , 1 3 1 5
Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie?
Quel crime , quelle offense a pu les animer?
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436 BÉRÉNICE.
Hélas ! et qn'ai-je lait que de vous trop aimer ?
* TITUS.
Écoutez-vous 9 Madame , une foule insensée?
BERENICE.
Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée. 1 3 a o
Tout cet appartement préparé par vos soins ,
Ces lieiïx , de mon amour si longtemps les témoins ,
Qui sembloient pour jamais me répondre du vôtre»
Ces festons, où nos nom^ enlacés Tun dans Tautre'
A mes tristes regards viennent partout s'offrir, 1 3a 5
Sont autant d'imposteurs que je ne puis souffrir.
Allons, Phënice.
TITUS.
O ciel ! Que vous êtes injuste!
BERENICE.
Retournez, retournez vers ce sénat auguste
Qui vient vous applaudir de votre cruauté.
Hé bien ! avec plaisir Tavez-vous écouté? 1 3 3o
Êtes-vous pleinement content de votre gloire?
Avez- vous bien promis d*oublier ma mémoire'?
Mais ce n*est pas assez expier vos amours :
Avez-vous bien promis de me haïr toujours?
Non, je n*ai rien promis. Moi , que je vous haïsse ! x 3 3 5
Que je puisse jamais oublier Bérénice !
Ah Dieux ! dans quel moment son injuste rigueur
De ce cruel soupçon vient affliger mon cœur !
Gonnoissez-moi, Madame, et depuis cinq années
Comptez tous les moments et toutes les journées x 340
Où par plus de transports et par plus de soupirs
I. Far, Ces chiffres, où nos noms enlacés l'on dans Paatre. (1671-87)
a. II 7 a dans cette pièce plnsieurs vers dont on faisoit dans le temps des
applications. On prétendoit que les mêmes choses avoient été dites à Louis XIV.
(Louis Racine, dans ses Remarques sur Bérénice,)
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ACTE V, SCENE V. 43r
Je vous ai de mon cœur exprimé les désirs :
Ce jour surpasse tout. Jamais» je le confesse,
Vous ne fûtes aimée ayec tant de tendresse;
Et jamais....
BÉRÉNICE.
Vous m*aimez, vous me le soutenez; 1345
Et cependant je pars, et tous me Fordonnez ^ !
Quoi ? dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes?
Graignez-yous que mes yeux versent trop peu de larmes ?
Que me sert de ce cœur Tinutile retour?
Ah, cruel ! par pitié, montrez-moi moins d*amour. x 3 5o
Ne me rappelez point une trop chère idée ,
Et laissez-moi du moins partir persuadée
Que déjà de yotre àme exilée en secret,
J'abandonne un ingrat qui me perd sans regret.
(n lit une lettre.)
Vous m'avez arraché ce que je viens d'écrire '. 1 3 5 5
I. Noos «TOUS fiut remarquer déjà qns le vers ii54 est ose allusion à la
célèbre réponse de Mlle Mancini. Racine complète ici ce que ce vers n'avait
pas entièrement rendu. Mais il faut avouer qu'en s'y reprenant à deux fols ,
la traduction Ctiit perdre aux paroles originales quelque chose de leur énergie.
a. « EDe sort en tenant une lettre dans sa main, et Titus la lui arrache, n
la lut tout haut dans la première représentation ; mais cette lettre ayant été
appelée par un mauvais plaisant U testament de Bérénice^ Titus se contenta
depuis de la lire tout bas. » (Louie Racine, dans ses Remarques sur Bérénice.)
— Le billet de Bérénice avait déjà été supprimé, quand Racine fit imprimer
la première édition. Il ne pourrait donc se retrouver que dans les premières
copies faites pour le théâtre. Mais on n'a plus ces copies. Ce que l'abbé de
Villars dit de ce billet, qu'il appelle « le testament de Bérénice, » ou encore
« un madrigal testamentaire, » nous en Cait connaître le sens. Bérénice y annon-
çait à Titus qu'elle allait mourir, et exprimait le vœu que ses cendres reposassent
un jour ^rès de celles de son amant : « Elle se résout à mourir désespérée, et
l'annonce à son ingrat par un poulet funèbre.... Elle fait à Titus un legs pieux
de ses cendres , et pourvu qu'eDes soient avec les cendres de son amant, die
est consolée.... » (Page i8.) — c Bien en prend à Titus que Bérénice ait res-
cindé son testament , et ne lui ait pas envoyé ses cendres ; car il se seroit
assurément tué. » (Page la.) Villars constate aussi la suppression de la lettre
après la première représentation : c Les comédiens ont été d'avis de suppri-
mer ce billet funèbre à b seconde représentation ; je crois qu'ils ont eu tort.
Du moins le spectateur voyoit-il par \k quel étoit le texte de la froide et longue
harangue que Titus fait à Bérénice, n (Pages a6 et 27.)
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438 BÉRÉNICE.
Voilà de votre amour tout ce que je désire.
Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.
TITUS.
Vous ne sortirez point : je n'y puis consentir.
Quoi? ce départ n'est donc qu'un cruel stratagème?
Vous cherchez à mourir? et de tout ce que j'aime 1 36o
n ne restera plus qu'un triste souvenir !
Qu'on cherche Antiochus : qu'on le fasse venir.
(Bérénice se laisse tomber sur on siège.)
SCENE VI.
TITUS, BÉRÉNICE.
TITUS.
Madame, il faut vous faire un aveu véritable.
Lorsque j'envisageai le moment redoutable
Où pressé par les lois d'un austère devoir, x 36 5
Il falloit pour jamais renoncer à vous voir;
Quand de ce triste adieu je prévis les approches ,
Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,
Je préparai mon âme à toutes les douleurs*
Que peut faire sentir le plus grand des malheurs; 1370
Mais quoi que je craignisse, il faut que je le die,
Je n'en avois prévu que la moindre partie.
Je croyois ma vertu moins prête à succomber.
Et j'ai honte du trouble où je la vois tomber.
Tai vu devant mes yeux Rome entière assemblée; 1375
Le sénat m'a parlé ; mais mon âme accablée
Écoutoit sans entendre , et ne leur a laissé
Pour prix de leurs transports qu'un silence glacé.
Rome de votre sort est encore incertaine.
i.f^ar. Je m'attendis. Madame, à toutes les douleurs. (1671-87)
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ACTE V, SCÈNE VI. 439
Moi-même à tous moments je me souviens à peine 1 38o
Si je suis empereur ou si je suis Romain.
Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein :
Mon amour m'entratnoit; et je venois peut-être
Pour me chercher moi-même , et pour me reconnaître.
Qu'ai-je trouvé? Je vois la mort peinte en vos yeux;
Je vois, pour la chercher, que vous quittez ces lieux.
C'en est trop. Ma douleur, à cette triste vue,
A son dernier excès est enfin parvenue.
Je ressens tous les maux que je pui^ ressentir ;
Mais je vois le chemin par où j'en puis sortir. 1390
Ne vous attendez point que las de tant d'alarmes ^
Par un heureux hymen je tarisse vos larmes.
En quelque extrémité que vous m'ayez réduit ,
Ma gloire inexorable à toute heure me suit :
Sans cesse elle présente à mon âme étonnée 1 395
L'Empire incompatible avec votre hy menée,
Me dit qu'après Péclat et les pas que j'ai faits\
Je dois vous épouser encor moins que jamais*
Oui, Madame; et je dois moins encore vous dire^
Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'Eminre, 1400
De vous suivre, et d'aller, trop content de mes fers,
I. Far. Et je Tois bien qu^après tous les pas que fai faits. (167 1 -87)
a. Euripide, dans ses tragédies, a plus d'une fois critiqué très-visiblement des
pièces d'Eschyle. Il semble qu'à son exemple Racine, comme on l'a déjà fait
remarquer avant nous, ait touIu condamner ici le langage que Corneille met
dans la bouche de Tite (acte III, scène v) :
Eh bien! Madame, il faut renoncer à ce titre....
Allons dans vos États..., etc.
c iPn'est pas absolument impossible, dit M. Marty-Laveanx dans sa Notice de
Tite et Bérénice, qu'une indiscrétion ait fait connaître à Racine ce passage de
la pièce de son rival. » {Œuvres de P. Corneille y tome VII, p. 196.) Ajoutons
qu'entre les premières représentations et l'impression de ses pièces l'auteur y
faisait parfois des changements, témoin la suppression du lûllet de Bérénice.
Les vers où Racine parait critiquer Corneille pourraient à la rigueur avoir été
ajoutés après que Tite et Bérénice eut été représenté. Mais l'atUqae eût été
alors si visible, qu'on s'étonnerait qu'elle n'eût pas (ait scandale.
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44o BÉRÉNICE.
Soupirer avec vous au bout de Tunivers.
Vous même rougiriez de ma lâche conduite :
Vous verriez à regret marcher à votre suite
Un indigne empereur, sans empire, sans cour, 1405
Vil spectacle aux humains des foiblesses d'amour.
Pour sortir des tourments dont mon àme est la proie,
n est, vous le savez, une plus noble voie.
Je me suis vu , Madame, enseigner ce chemin
Et par plus d*un héros et par plus d'un Romain : 1410
Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,
Os ont tous expliqué cette persévérance
Dont le sort s'attachoit à les persécuter,
Comme un ordre secret de n'y plus résister.
Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue.
Si toujours à mourir je vous vois résolue ,
S'il faut qu'à tous moments je tremble pour vos jours',
Si vous ne me jurez d'en respecter le cours.
Madame, à d'autres pleurs vous devez vous attendre :
En l'état où je suis je puis tout entreprendre ^ 14^0
Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux
N'ensanglante à la fin nos funestes adieux.
BBRENICB.
Hélas!
Trrus.
Non, il n'est rien dont je ne sois capable.
Vous voilà de mes jours maintenant responsable.
Songez-y bien. Madame; et si je vous suis cher.... 14a 5
I. Var» S'fl faat qa^à toot moment je tremble pour tob joan. (1671)
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ACTE V, SCENE VIL 44i
SCÈNE VIL
TITUS, BÉRÉNICE, ANTIOCHUS.
TITUS.
Venez, Prince, venez, je vous aï fait chercher.
Soyez ici témoin de toute ma foiblesse;
Voyez si c'est aimer avec peu de tendresse :
Jugez-nous.
AnTIOCHUS»
Je crois tout : je vous connois tous deux.
Mais connoissez vous-même un prince malheureux*.
Vous m'avez honoré , Seigneur, de votre estime ;
Et moi , je puis ici vous le jurer sans crime ,
A vos plus chers amis j'ai disputé ce rang :
Je l'ai disputé même aux dépens de mon sang.
Vous m'avez , malgré moi , confié l'un et l'autre , 1 4 3 5
La Reine son amour, et vous , Seigneur, le vôti*e.
La Reine, qui m'entend, peut me désavouer :
Elle m'a vu toujours ardent à vous louer.
Répondre par mes soins à votre confidence.
Vous croyez m'en devoir quelque reconnoissance ; 1440
Mais le pourriez- vous croire en ce moment fatal*,
Qu'un ami si fidèle étoit votre rival?
Trrus.
Mon rival!
ANTIOCHUS.
Il est temps que je vous éclaircisse.
Oui , Seigneur, j'ai toujours adoré Bérénice.
Pour ne la plus aimer j'ai cent fois combattu : 1 445
I . Var» Je crois tout : je connois votre amour.
Ifais Toos, connoissez-moi, Seigneur, à tt>tre tour. (1671-87)
a. Far, Mais croiriez-TOus, Seigne«, en ce moment iaul. (1671-87)
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44a BÉRÉNICE.
Je u ai pu Toublier ; au moins je me suis ta.
De votre changement la flatteuse apparence
M'ayoit rendu tantôt quelque foible espérance :
Les larmes de la Reine ont éteint cet espoir.
Ses yeux , baignés de pleurs , demandoient à vous voir.
Je suis venu, Seigneur, vous appeler moi-même;
Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime;
Vous vous êtes rendu : je n'en ai point douté.
Pour la dernière fois je me suis consulté ;
J'ai fait de mon courage une épreuve dernière; liSS
Je viens de rappeler ma raison toute entière*:
Jamais je ne me suis senti plus amoureux.
Il faut d'autres efforts pour rompre tant de nœuds :
Ce n'est qu'en expirant que je puis les détruire;
J'y cours. Voilà de quoi j'ai voulu vous instruire. 1460
Oui, Madame, vers vous j'ai rappelé ses pas.
Mes soins ont réussi , je ne m'en repens pas.
Puisse le ciel verser sur toutes vos années
Mille prospérités l'une à l'autre enchaînées !
Ou s'il vous garde encore un reste de courroux, 1 46 5
Je conjure les Dieux d'épuiser tous les coups
Qui pourroient menacer une si belle vie ,
Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.
BÉRÉiNICE, se levant.
Arrêtez, arrêtez. Princes trop généreux,
En quelle extrémité me jetez- vous tous deux ! 1 47«
Soit que je vous regarde, ou que je l'envisage ,
Partout du désespoir je rencontre l'image.
Je ne vois que des pleurs , et je n'entends parler
Que de trouble, d'horreurs, de sang prêt à couler.
(A Titus.)
Mon cœur vous est connu , Seigneur, et je puis dire
I. Voyez ci-dessus, p. 411, note 1.
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ACTE V, SCÈNE VII. 443
Qu'on ne Fa jamais vu soupirer pour FEmpire.
La grandeur des Romains , la pourpre des Césars
N'a pointa vous le savez, attiré mes regards.
J'aimois, Seigneur, j'aimois : je voulois être aimée.
Ce jour, je Favoùrai , je me suis alarmée : 1 4S0
J'ai cru que votre amour alloit finir son cours.
Je connois mon erreur, et vous m'aimez toujours.
Votre cœur s'est troublé , j'ai vu couler vos larmes.
Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes,
Ni que par votre amour l'univers malheureux , 14^5
Dans le temps que Titus attire tous ses vœux
Et que de vos vertus il goûte les prémices.
Se voie en un moment enlever ses délices *.
Je crois , depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour.
Vous avoir assuré d'un véritable amour. 1490
Ce n'est pas tout : je veux , en ce moment funeste ,
Par un dernier effort couronner tout le reste.
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus,
(A Antiochns.)
Prince, après cet adieu, vous jugez bi^ vous-même
Que je ne consens pas de quitter ce que j'aime.
Pour aller loin de Rome écouter d'autres vœux.
Vivez, et faites-vous un effort généreux.
Sur Titus et sur moi réglez votre conduite.
Je l'aime, jfe le fuis; Titus m'aime, il me quitte *. iSoo
Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos (ers.
I. Il y a le niigtilier : n*a point, dans toutes les andennes édidons. BL Aimé-
Maitm a mis : n'ont point,
a. M Titus, Fainoar et les dâices du genre bomaiiif » ditSnétone (TYlaw, cha-
pitre i) : « Titus amor ae deliciâe generis hununi. » Cette louange est devenue
dans l'histoire comme un titre inséparable du nom de Titus. Racine 7 fait
allusion ici.
3. Nous ayons dit (voyez la noto i sur la Pré/ace) que Corneille avait tra-
duit Viwnius invitant de Snétone. Ce vers de Racine en est aussi une tra-
duction, moins littérale, il est vrai, mais très-heureuse et très-élégant»^
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444 BÉRÉNICE.
Adieu : servons tous trois d'exemple à Tunivers
De Tamour la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l'histoire douloureuse.
Tout est prêt. On m'attend. Ne suivez point mes pas.
(A Titus.)
Pour la dernière fois^ adieu, Seigneur.
ANTIOCHITS.
HéhsM
I. « On peut être un pea choqaé qu'une pièce finisse par on hiUu! W
(allait être sûr de s'être renda mattre du eoenr des spectateurs pour oser finir
ainsi. » {Foliaire.)
FIN DU CINQUIÈIIE ET DEEUim ACTB.
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BAJAZET
TRAGÉDIE
167 1
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NOTICE.
Le Mercure gakmt^ sous la date dn 9 janvier 167a, annonce
en ces termes la première représentation de Bajazet : « On
représenta ces jours passés, sur le théâtre de THôtel de Bour-
gogne, une tragédie intitulée Bajazet^ et qui passe pour un ou-
vrage admirable. » L'expression « ces jours passés » suppose
évidemment une date antérieure au vendredi 8 janvier, veille
du jour où la lettre du Mercure fut écrite. V Histoire du théâtre
français^ hésite entre le 4 et le 5 janvier, incertitude dont nous
avons déjà rencontré d'autres exemples dans le même ouvrage,
et qui est assez étrange, lorsqu'il était facile, comme ici, d'ex-
clure celui de ces deux jours où le théAtre était fermé, c'est-à-
dire le lundi 4* La date du mardi 5 janvier est vraisemblable.
Le 3 janvier, qui était un dimanche, eût été moins bien choisi
pour une première représentation ; à plus forte raison, nous le
croyons , le vendredi précédent , premier jour de Tannée. Du
moins est-il douteux qu'on puisse nous opposer l'exemple de
Phèdre, puée, dit-on, le i*' janvier 1677, mais peut-être à
Versailles, et non à l'Hôtel de Bourgogne*.
Voici comment la distribution des quatre principaux rôles
est indiquée par les éditeurs des Œuvres de Racine avec com-
mentaires de la Harpe' : < Les rôles d'Acomat et de Bajazet
furent joués à la satisfaction du public par la Fleur.... et par
Brécourt, qui remplissait avec succès l'emploi des Jeunes pre^
miers. Atalide fut donnée à Mlle d'Ennebaut, actrice fort aimée ;
et Mlle Champmeslé.... fut vue avec transport dans le rôle de
I. Tome XI, p. i83.
3. Voyez au tome III la Notice de Phèdre»
3. Tome III, p. 401, JdditloM des éditeurs.
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44B BAJAZET.
Roxane. » La liste qoe l'on trooTe dans l'édition de M. Aimé-
Martin est la même : l'aïUorité des éditeurs de 1807 loi a sans
doute paru suffisante. Cependant ceux-ci n'avaient pas été tout
à fait exacts, comme now l'apprenons par le témoignage con-
temporain de la gazette de Robinet. Dans la lettre en vers du
3o janvier 167a, cette gasette nous parle d'abord des rôles des
deux amantes rivales, joués par la d'Ennebaut et la Champ-
mesléy qui, à son jugement, y étaient admirables Tune et l'autre
par la véhémence de la passion :
SaDS aveoque de grands adTerbet
DéoiÎTe les habits superbes
Dont chacun d'eux est affublé,
D'Ennebaut et la Ghampmeslé
Entrent dedans leur caractère
D'une force, d'une manière
A toucher les cœurs les plus durs,
Fussent-ils plus Turcs que les Turcs,
Et jusqu'à donner de la crainte
Qu*eUes ayent, poussant trop la feinte.
Le sort des quatre grands acteurs
Morts des fureurs de leurs auteurs.
Le comédien Ghampmeslé représentait Bajazet :
Ghampmeslé, dessus ma parole,
Da Bajazet soutient le r61e
En Turc aussi doux qu'un Françob,
En musulman des plus courtois.
Le grand vizir Acomat était joué par la Fleur ; son confident
Osmin par Hauteroche :
La Fleur tout de même s'acquitte
Du sien avec bien du mérite,
A sa-voir du premier vizir.
En le voyant avec plaisir.
Je crus, s'il faut que je le die.
Que le vizir qui prit Gandie
Naguère *, n'est pas si bien fait,
I. Robinet veut désigner le fameux AchmetKiuperli, qui fut grand
vizir de 1661 à 167$, et fit capituler Gandie le 5 s^tembre 1669.
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I90TIGE. 449
Qnoiqo*il foit plus Tore en effet.
Haateroche en son persomage
De favori prudent et sage
Paroity et c'est la vérité.
Un acteur expérimenté.
Robinet nomme aussi, pour n'omettre personne^ les denx es-
claves confidentes y dont les personnages étaient représentés
par Mlle Brécourt et Mlle Poisson.
Ainsi la distribution des rôles attestée par Robinet n'est pas
seulement plus complète que la liste des éditeurs de 1 807 ; elle
est en contradiction avec cette liste sur un point, d'une im-
portance secondaire ^ il est vrai : ce ne fut pas Brécourt qui
représenta Bajazet. Nous avons déjà vu, dans la Notice de
Bérénice y que M. Aimé-Martin avait dépossédé Champmesié
du rôle d'Antiochus pour Tattribuer à Brécourt. Ces erreurs
peuvent venir de ce que plus tard celui-ci aurait été chargé des
rôles de Champmesié.
Si Ton en croyait les frères Parfait, il y aurait à faire dans la
liste, où nous venons de trouver cette légère inexactitude, une
rectification plus intéressante, t Avant la première représenta-
tion de JBaJazee^ disent ces auteurs*, Racine avoit destiné le rôle
d'Atalide à Mlle Champmesié, et celui de Roxane à Mlle d'Enne-
baut. Dans la suite il changea de sentiment, et trouva que cette
dernière joueroit mieux Atalide, et Mlle Champmesié, Roxane.
Enfin après avoir repris et redonné ces rôles, il revint à son
premier dessein, de sorte que Mlle Champmesié joua Atalide,
et Mlle d'Ennebaut Roxane. » H faut entendre, ce nous semble,
que ce partage des rôles entre les deux actrices, réglé, après
quelques essais, d'une manière dont on peut s*étonner, aurait
eu lieu avant la première représentation. Les hésitations de
Racine, qui ne sont pas absolument invraisemblables, seraient
un fait à noter, si les historiens du théâtre français l'appuyaient
de quelque autorité. On y pourrait trouver un indice que le rôle
d'Atalide, rôle tendre et charmant, mais que l'énergique pas-
sioii de celui de Roxane nous fait paraître un peu pâle, n'était
I. Histoire du Théâtre fran^oUy tome XIV, p. 6i4, note a. — De-
\^^fteyèBmteg Anecdotes dramatiques (^9iTÎAy 177$), tome I, p. 184,
a copié cette note.
J. Raoiki. ti ao
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45o BAJAZET.
pas, au jugement de l'auteur, un rôle secondaire. Mais si réelle-
ment Racine changea plusieurs fois de sentiment sur cette distri-
bution de ses personnages, est-il croyable qu'il s'arrêta à celle
que les frères Parfait donnent pour définitive? Le témoignage
de Robinet n'a rien, il est vrai, qui soit contraire à leur asser-
tion, puisqu^en nommant la d'Ennebaut et la Champmeslé, il
ne dit point expressément de quels rôles elles étaient chargées.
Mais, à la cinquième représentation, à laquelle assista Mme de
Sévigné^, nous ne saurions comment admettre que Mlle Champ-
meslé eût représenté un autre personnage que celui de Roxane.
Quelque charme de douceur qu'elle fût capable de donner à celui
d'Atalide, eût-elle pu y mériter la vive admiration qu'exprime
ainsi, dans sa lettre du i5 janvier 167a, celle qui l'appelait
plaisamment sa belle-fille, par allusion aux amours de Charles
de Sévigné? c Ma belle-fille m'a paru la plus merveilleuse co-
médienne que j'aie jamais vue; elle surpasse la des (%illets
de cent lieues loin; et moi, qu'on croit assez bonne pour le
théâtre, je ne suis pas digne d'aUuiner les chandelles quand elle
parott. » Un peu plus tard Mme de Sévigné, envoyant la pièce
à sa fille, lui écrivait encore : c Voilà Bajazet, Si je pouvoîs
vous envoyer la Champmesié, vous trouveriez cette comédie
belle; mais sans elle, elle perd la moitié de ses attraits^. » Est-
il vraisemblable qu'un si grand efiet ait été produit par un
autre rôle que celui de Roxane? Il faut donc ou que la Champ-
mesié l'ait joué dès le commencement, et c'est le plus probable,
ou qu'elle ait tardé bien peu à en prendre possession.
Quelques mots de Mme de Sévigné, parmi ceux que nous
venons de citer, suffiraient pour laisser percer son sentiment
sur la pièce, qu'elle était, on le voit, moins disposée à louer que
le jeu de la comédienne. C'est chez elle d'abord que nous vou-
I. La lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, dont nous al-
lons citer un passage, est datée : c Vendredi au soir, i5* janvier. »
Ce jour doit être celui de la cinquième représentation. La lettre fut
certainement écrite au sortir de la comédie, qui finissait alors d**
très-homie heutv. Mme de Sévigné, avant cette date, n'avait as**»<é *
aucune représentation de Bajazet^ comme le prouve sa lef»^ du mer-
credi i3 janvier. Voyez les Lettres de Mme de SJ^igné^ tome H,
p. 466 et 469.
1. Lettre du 9 mars 167a.
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NOTICE. 45i
Ions chercher le témoignage et du succès de Bajéuety et de la ré-
sistance dn parti de Corneille à ce succès. Mme de Sévigné n'a
garde d'épargner à la tragédie de Racine les principales objec-
tions que de très-bonne heure ce parti répéta comme un mot
d'ordre, accusant de froideur le personnage de Bajazet, et de
fausse couleur la peinture des moeurs des Turcs. Mais avant
d'avoir pa se former par elle-même une opinion , qu'au reste
ses a£Pections n'allaient pas laisser libre , il ne lui fût permis
de parler que d'un éclatant triomphe, qui, de son aveu, cau-
sait quelque chagrin à sa jalouse partialité pour Corneille :
« Racine, écrivait-elle à sa fille ^ a fait une comédie qui s'ap-
pelle Bajazety et qui enlève la paille ; vraiment elle ne va
pas en empirando comme les autres. (Les tragédies qui, à son
avis, avaient suivi cette progression décroissante, étaient Bri-^
tannicus et Bérénice l) M. de Tallard dit qu'elle est autant au-
dessus de celles de Corneille que celles de Corneille sont au-
dessus de celles de Boyer : voilà ce qui s'appelle bien louer ; il
ne faut point tenir les vérités cachées. Nous en jugerons par
nos yeux et nos oreilles.
Du hnilt de Bajazet mon âme importunée
fait que je veux aller à la comédie. > Quand elle y alla, sa pre«
mière impression, cela est visible, ne fat pas telle qu'elle l'au-
rait souhaité. La beauté de la pièce subjugua son admiration,
qui résistait en vain ; l'admiration de tous était d'ailleurs con-
tagieuse : c Bajazet est beau ; j'y trouve quelque embarras sur
la fin. Il y a bien de la passion , et de la passion moins folle
que celle de Bérénice. » La restriction qu'elle se hâtait de
mettre à cet éloge peut passer elle-même pour une louange
presque excessive : « Je trouve cependant, à mon petit sens,
qu'elle ne surpasse pas Andromaque. » C'était mettre de pair
les deux chefs-d'œuvre. Mme de Sévigné ne se consolait qu'en
plaçant bien au-dessus les belles comédies de Corneille *. Bien-
tôt, et lorsque Bajazet eut été imprimé, elle se ravisa. On
avîiit €u le temps de s'entendre pour élever des critiques et
I. lettre du mercredi i3 janvier 167a. Voyez tome II des Lettres
de Mme de Sépigné, p. 465.
1. Lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, i5 janvier 1671.
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45a BAJAZET.
troaver les o6tés qui permettaient Tattaque. Mme de Gii-
gnan avait la la pèce, et en avait sans doute parlé dans ses
lettres en quelques mots dédaigneux. < Vous en avez jugé très*
juste et très-bien, lui répondait sa mère^. Je voudrois vous en*
voyer la Ghampmeslé pour vous réchauffer la pièce. Le per*
sonnage de Bajazet est glacé; les mœurs des Turcs j sont
mal observées ; ils ne font pcnnt tant de façons pour se marier
(Mme de Sévigné oublie que la question de manage n'avait pas
toujours été étrangère aux passions et aux intrigues qui avaient
troublé le Sérail). Le dénouement n'est point bien préparé ; on
n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie. Il y a
pourtant des choses agréables, et rien de parfaitement beau,
rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frisr
sonner.... II y a des endroits froids et foibles, et jamais il (/{o-
ciné) n'ira plus loin q^ Alexandre et q^ Andromaque. Bajaaeî
est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si
j'ose me citer. Racine fait des comédies pour la Ghampmeslé :
ce n^t pas pour les siècles à venir. » La malveillance, décon-
certée d'abord, s'était enhardie et avait fait du chemin. Baja^
zetj qui tout à l'heure était beau, n'a plus rien île parfaitement
beau; le voilà au-dessous d'Andromaque^ qu'au premier mo-
ment il paraissait seulement ne pas surpasser, au-dessous même
à^ Alexandre j et on lui dit assez durement en quoi il pèche.
Le plus grave reproche qu'on faisait à Bajazet^ celui qui
était devenu dès ces premiers temps le lieu conunun de la cri-
tique, semblerait n'avoir été qu'un docile écho d'une parole de
Corneille. Voici ce que Segrais racontait : « Étant une fois près
de Corneille sur le théâtre à tme représentation du Bajazet^ il
me dit : « Je me garderois bien de le dire à d*autres que vous,
« parce qu'on diroit que j'en parlerois par jalousie ; mais pre-
« nez-y garde, il n'y a pas un seul personnage dans le Bajazet
« qui ait les sentiments qu'il doit avoir et que l'on a à Constan-
« tinople ; ils ont tons, sous un habit turc, le sentiment qu'on a
« au milieu de la France*. » Segrais approuvait et commentait
ainsi le jugement dont il avait reçu la confidence, c U avo><
raison, et Ton ne voit pas cela dans Corneille^ le Romain y
I.' Lettre du i6 mars 1671, tome II, p. 535.
I. Segraisiana, p. 58.
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NOTICE. 453
parle comme mi Romain, le Grec comme un Grec, l'Indien
comme un Indien, et l'Espagnol comme un Espagnol. » Tel fut
le chef d'accusation sur lequel il devint de mode de condanmer
Bajazet, Nous avons entendu Mme de Sévigné prononcer que
les mœurs des Turcs sont mal observées, et Robinet se per-
mettre lui-même, dans ses vers burlesques, de lancer quelques
traits qui veulent avoir la même portée, à propos du person-
nage de Bajazet et de celui même du grand vizir, dont la phy-
sionomie cependant a tant de caractère. De Visé dans l'article du
Mercure^ dont nous avons déjà cité le début, passe également
par la brèche que Corneille a ouverte, mêlant, comme Robinet,
à des semblants d'admiration, que l'opinion générale imposait,
tout ce qu'il pouvait imaginer de plus ingénieuse ironie : < Le
sujet de cette tragédie est turc, à ce que rapporte l'auteur
dans sa préface. » Quand de Visé parlait ainsi, la préface de
Racine n'était pas faîte encore, ce qui ne pouvait laisser aucun
doute sur le sens facétieux de la phrase. Un peu plus loin il
ajoutait : « Je ne puis être pour ceux qui disent que cette pièce
n'a rien d'assez turc : il y a des Turcs qui sont galants; et puis
elle platt, il n^importe comment; et il ne coûte pas plus, quand
on a à feindre, d'inventer des caractères d'honnêtes gens et de
femmes tendres et galantes, que ceux de barbares qui ne con-
viennent point au goût des dames de ce siècle, à qui sur toutes
choses il importe de plaire. >
Racine lut très-modéré cette fois. Sa première préface^, qui
I. Elle se trouve dans l'édition originale de la pièce, publiée sous
ce titre :
BAJAZET.
TRAGEDIE.
Par Mr. Racine.
Et se vend pour Tauthenr.
A PARIS,
Chez Pierre le Monnier....
M.DC.LXXn.
Aycc prÎTilege du Roy.
Cette édition a quatre fenilleu, comprenant le titre, la préfioioe on aver-
tissement (qui ne porte aucun titre), l'extrait du privilège et la liste des
acteurs; à la suite de ces quatre feuillets, 99 pages. L'Achevé d'impri-
mer est du c ao. jour de Février 167a. »
V
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454 BAJAZET.
n'a que qaeUpies lignes, ne contient aucune plainte contre ces
critiques dont une véritable ligue le harcelait de toutes parts;
il ne s'y livre à aucune récrimination ; et, sans d'ailleurs faire
remarquer qu'on avait justement nié ce qu'il affirmait, il se
contente de dire : « La principale chose à quoi je me suis
attaché, c'a été de ne rien changer ni aux mœurs ni aux
coutumes de la nation ; et j'ai pris soin de ne rien avancer
qui ne fût conforme à Thbtoire des Turcs. » Un passage de
sa seconde préface, un peu plus étendu, et qu'il supprima
dans l'édition de 1697, reproduit, dans des termes peut-être
plus modestes encore, la même apologie discrète et calme.
Après avoir dit : c Je me suis attaché à bien exprimer dans
ma tragédie ce que nous savons des mœurs et des maximes des
Turcs, » il développe un peu plus sa défense, cherchant à prou-
ver que dans l'oisivité du Sérail les héroïnes qu'il a mises sur
la scène, et qu'on a accusées d'être chez lui trop savantes en
amour, ne sont occupées que de cette passion ; et que pour
Bajazet, c il garde au milieu de son amour la férocité de la na-
tion; » enfin que le mépris généreux qu'il fait de la vie n'a rien
d'extraordinaire dans l'histoire des Turcs. C'était certainement
chez lui une résolution prise de ne plus accepter la guerre, de
renoncer aux représailles. S'il avait entrepris de montrer que
les Romains de Corneille étaient souvent, quoi qu'en dise Se-
grais, des Français du dix-septième siècle tout aussi bien que
les Turcs de Bajazet^ il eût bien trouvé quelque chose à dire
pour soutenir ce sentiment. Il eût aussi fait remarquer peut-
être que le Cid lui-même et ses héroïnes rappellent un peu
moins l'Espagne» celle même du Romancero^ à plus forte rai-
son celle du ' onzième siècle, que les amateurs superstitieux
de la fidélité du costume ne pourraient le désirer. L'honneur
castillan y respire , il est vrai, avec sa jactance héroïque et ses
passions chevaleresques; et sans doute cela suffit* Mais les
passions sauvages des musulmans sont-elles absentes de Az-
j€aet? Ne s'y trouve-t-il rien qui peigne la politique des sultans
et des vizirs, les défiances sanguinaires du despotisme , le» ré-
voltes habituelles du palais et des armées? Et dans l'expression
même de l'amour, qui est plus particulièrement ce qu'on a
critiqué, le poète a-t-il oublié les] fureurs jalouses du Sérail
et ses emportements tout sensuels? Avec cela il fallait bien
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NOTICE. 455
qa'il rapprochât beaucoup de nos sentiments ceux de ses per-
sonnages. Comment, sans cette transformation nécessaire, nous
intéresser à une société avilie et abmtie par le plus abject escla-
vage, où se rencontraient beaucoup plus les vices d'une froide
corruption que ces passions du cœur qui sont la vie du drame ?
Demander à Racine de vrais Turcs, tels surtout quUls étaient
alors, c'était lui interdire le sujet qu'il a traité. Il l'avait donc
mal choisi, aurait-on pu répondre. C'est l'objection qu'on a
faite à plus d'une pièce de Racine, à Bérénice^ par exemple,
comme nous l'avons vu. Mais d'un sujet quel qu'il soit, quand
on sait tirer de telles beautés, le choix parait justifié.
L'exactitude du décorateur et du costumier ne saurait sup-
pléer à la vérité que le pojète n'aurait pas mise dans les carac-
tères et dans les mœurs. Ce serait toutefois un fait curieux si
la fidélité des costumes, étrangement négligée sur la scène de
ce temps dans toutes les autres tragédies], avait été, comme il
semble, cherchée dans celle-ci avec plus de soin. Nous y ver-
rions la preuve que l'auteur sentait combien il était plus facile
cette fois de contrôler sévèrement la vérité de sa peinture. Louis
Racine, dans ses Réflexions sur la poésie^ y fs^t cette remarque :
c Un savant peut trouver à redire qu'Achille, sur le théâtre,
soit habillé comme Auguste et Mithridate : il sait que ces
trois princes étoient habillés différemment ; mais le peuple,
qui l'ignore, n'est pas même choqué de leur voir à tous trois
des perruques et des chapeaux, au lieu qu'il seroit choqué
d'en voir sur la tète des Turcs , parce que , sans avoir été à
Cohstantinople, nous avons conversé avec des gens qui y ont
été, ou nous avons vu des Turcs parmi nous ; ainsi on ne les
fait point paroître sur le théâtre sans des robes longues et des
turbans. » Les Réflexions sur la poésie n'ont été écrites, il est
vrai, qu'en 1747, après les réformes que l'on avait heureu-
sement tentées dans les costumes du théâtre. Mais l'exactitude .
que Louis Racine fait remarquer dans ceux de Bajazet ne
devait pas être entièrement une innovation de son temps; et
ne fût-elle pas d'abord aussi scrupuleuse qu'elle le devint plus
tard, elle parait avoir été cependant jugée nécessaire dès les
premières représentations de la pièce. C'était, on s'en souvient,
I. OEuvres de Z. Racine, tome II, p. 283.
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456 BAJAZET.
< sous un habit tare » que Corneille trouvait aux personnages
de Racine un sentiment français.
Racine avait le droit de traiter les événements de sa tragédie
plus librement et plus au gré de son imagination que la pein-
ture des moeurs. Là aussi pourtant une histoire contemporaine
pouvait être gênante et répugner à l'altération ; mais c'eût été
seulement s'il se fût agi de faits très-connus, très-publics. Ceux
qui s'étaient passés dans l'ombre du Sérail étaient au contraire
mystérieux. Telle était^ si récents qu'ils fussent , l'obscurité
dont ils s'enveloppaient, que non-seulement la mort de Bajazet,
mais son existence même étaient mises en question lorsque la tra-
gédie parut ; et il ne semble guère plus facile aujourd'hui d'é-
daircir dans cette histoire du Sérail tous les doutes, de concilier
les divers témoignages. Il aurait donc suffi d'exiger du poète le
vraisemblable, sans le chicaner, comme on le fit, sur la réalité
des événements. De Visé ouvrit quelques livres où était raconté
le règne d'Amurat IV, et se crut en mesure de prouver que tout
était fiction dans la pièce : « Voici en deux mots, écrivaitril*,
ce que j'ai apprb de cette hbtoire dans les historiens du pays,
par oà vous jugerez du génie admirable du poète, qui, sans en
prendre presque rien, a su faire une tragédie achevée. Amurat
avoit trois frères quand il partit pour le siège de Babylone. Il
en fit étrangler deux, dont aucun ne s'appeloit Bajazet ; et l'on
sauva le troisième de sa fureur, parce qu'il n' avoit point d'en-
fants pour succéder à l'Empereur. Ce Grand Seigneur mena dans
son voyage sa sultane favorite. Le grand vizir, qui se nommoit
Mehemet-Pacha^ y étoit aussi, comme nous voyons dans une
relation faite par un Turc du Sérail, et traduite en firançœs
par M. du Loir^, qui étoit alors à Constantinople; et ce fut
ce grand vizir qui commença l'attaque de cette fameuse ville
vers le levant. ... A son retour, il entra triomphant dans Cons-
tantinople, comme avoit fait peu de jours auparavant le Grand
I. Dans Tarticle déjà cité du Mercure galant ^ en date du 9 jan-
vier 167J,
a. Le livre que cite de Visé a pour titre : t Les Voyages du
sieur du Loir, conteuus en plusieurs lettres écrites du Levant....
Paris, r 654, iu-4*»). » La relation de la Conquête de Babjrlone [Baghdat
dans le texte turc) est aux pages aa4-a54. Le texte turc, en caractères
français, est en regard de Ut traduction.
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NOTICE. 4^7
SeigneoTi son maître. Cq>endant Tanteur de Bqfazei le fait
demeurer iogéoiensement dans Gonstantînople sons le nom
d' Aoomat, pour faroriser les desseins de Roxane, qoi se trouve
dans le sérail de Bysance, quoiqu'elle fût dans le camp de Sa
Hantesse ; et tout cela pour élever à l'Empire Bajazet, dont le
nom est très-bien inventé.. •• > Ces discussions historiques nous
semblent ici assez puériles : elles décident si peu du mérite de
Bafazety qu'on perdrait le temps à les approfondir. Cepen-
dant, puisque Racine, dans ses préfaces, a paru tenir à justifier
son exactitude d'historien et à citer ses autorités, il sera permis
de dire sommairement ce que l'on peut en penser. Le nom de
Bajazet n'est point, comme le prétend le Mercure galanij une
belle invention de Racine. Nous ne savons pourquoi Louis Ra-
cine, dans son Examen de Bajazet^ veut confondre le frère d'A-
murat, nommé, chez plusieurs historiens, du même nom qui lui
est donné par notre poète, avec un frère de Mahomet lY, qu'il
trouve mentionné dans la Noupelle Relation de V intérieur du
Serrait par Tavemier. L'identité de nom entre le Bajazet de
la tragédie et l'un de ses petits-neveux suffisait-elle pour
permettre de conclure que « Bajazet n'étoit pas encore né
lorsque M. de Cézy étoit à Constantinople, oà il ne peut avoir
va se promener à la pointe du Sérail qu'Ibrahim qui y étoit
enfermé pendant le siège de Bagdad? > Ce n'est pas là du
moins l'argument dont il faudrait se servir, si l'on était d'avis
de rejeter le récit de l'ambassadeur. Un peu plus haut, Louis
Racine lui-même avait constaté que Mézerai , dans son His-
toire des Turcs ^ qui fait suite à celle de Chalcondyle, nomme
Bajazet et Orcan comme deux frères d'Amurat mis à mort par
ce sultane II y a peu à s'inquiéter, après cela, du désaccord
qu'il signale entre Mézerai et le prince Démétrins Cantemir,
qui a écrit bien plus Urd et après Racine^. Parmi les histoires
I . Mézerai est tout à fait d*acoord avec Racine : c Diverses maladies
avoient ôté à Amonith tons ses enfants, et sa cruauté loi avoit fait
massacrer ses deux frères Oroan et Bajazet, n'ayant pardonné qu'à
Ibrahim , parce qu'il lui paroissoit imbécile d'esprit. » Histoire des
Tisrcêy par F. E. du Mézerai (i vol. in-folio, Paris, MJ)C.L),
tome n, p. i65.
3. Son Histoire de t Empire ottommn va jusqu'à l'année 1711. L'ori-
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458 BAJAZET.
publiées avant la tragédie de Bajazet^ Racine n'avait pas seu-
lement pour lui Mézerai. Du Verdier, dans son Abrégé de CHis^
toire des Turcs, imprimée en i665 *, dit aussi : « Amurat avoit
deux frères, nommés Bajazet et Orcan, princes assez bien faits
pour lui donner de l'ombrage. Il envoya des ordres exprès au
Caïmakan de les faire mourir. Bajazet fut étranglé sans aucune
difficulté; Orcan défendit sa vie jusqu'à tuer trob hommes avant
que de se laisser prendre. > Le meurtre d'Orcan et de Bajazet,
et l'imbécillité d'Ibrahim, qui fut cause qu'on l'épargna, sont
encore attestés dans V Histoire du prince Osmem par le che-
valier de Jant, imprimée également en i665. Racine aurait pu
dter ces autorités, qui pour un poëte tragique étaient sans doute
suffisantes ^« Nous ne savons si c'étaient là quelques-unes de
ginal latin, resté manuBcrit, a été traduit pour la première fois en
français en 1743.
I • 3 Tol. in-i a, à Paris, chez Théodore Gérard. Voyez au tome m,
p. 5i8 et S19.
1. Des histoires beaucoup plus récentes admettent l'existence de
Bajazet, et le citent comme un des frères dont Amurat se défit. Celle
de M. de Hammer, qui est très-estimée et a été puisée aux sources
orientales, donne au sultan Murad IV (Amurat) six frères, parmi les-
quels se trouve Bajazet. c Des sept fils que laissa Ahmed, dit M. de
Hammer, trois, Osman II, Milirad IV et Ibrahim I«r, montèrent sur le
tr^ne...; les quatre autres, Mohammed, Suleiman, Husein, Bajesid
(Bajazet) f furent sacrifiés parleurs frères. » Histoire de l'Empire ottoman
(traduite de Tallemand par M. Dochez, 3 toI. gr . in-8«), tomell, p. 359.
— Orcan, on le yoit, n'est pas nommé. Ce fut, suivant cette même
histoire, après la prise d'Érivan que Murad fit périr Bajazet : c Outre
les bulletins du triomphe, on porta encore un chatti-scherif du Sultan
an kaimakam Beiram-Pasoha et au bostandschibasohi Dudche, qui
leur enjoignait, pendant la solennité de la fête, de mettre à mort les
fibres dn Sultan, Bajesid et Suleiman.... Le funeste sort de deux ado-
lescents pleins d'espérance arracha des larmes même à leurs bourreaux
le bostandschibaschi et le kaimakam. » (Ibidem^ p. 469 et 470.) M. de
Bbnuner parle plus loin d'un autre frère de Murad, qn*il n'avait pas
nommé jusque-là, et dont le Sultan aurait ordonné la mort le 17 fé-
vrier i638, avant de partir pour Bagdad : « Il fit périr un de ses
fr^ères. Sultan Kasîm, qui, par ses heureuses dispositions, semblait loi
préparer dans l'avenir un rival redoutable. » (Ibidem^ p. 479.) Ne se-
rait-ce pas là plutôt (la date du meurtre se rapproche bien davan-
tage) le prince dont M. de Cézy racontait la fin tragique?
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NOTICE. 459
celles qu'il avait consultées ; mais il se peut que d'autres sources
d'informations lui eussent été en outre ouvertes soit dans des
histoires imprimées qui ne nous sont pas tombées sous les yeux,
soit dans des entretiens avec nos anciens ambassadeurs à Gons-
tantinople.
Ce qui le donnerait à croire, c'est que, dans les livres dont
nous venons de parler, nous trouvons, lorsqu'il y est ques-
tion d'Orcan, qu'il fut tué en même temps que Bajazet, tandis
que Racine, dans sa seconde préface, dit qu'Amurat, dès les
premiers jours de son règne, fit étrangler ce même Oncan.
Une différence plus remarquable est à noter entre les histoires
que nous avons pu lire, et les faits tels que Racine les a pré-
sentés dans sa tragédie, tels même qu'il les expose, moins en
poëte qu'en historien, dans cette préface : il veut que ce soit
après la prise de Bagdad, en i638, que le Sultan ait envoyé
un ordre à Constantinople pour faire mourir Bajazet; et nous
lisons partout que c'est après la prise d'Érivan, en i635. Il y
aurait quelque raison de penser que ce dernier récit est le
seul vrai. Un recueil manuscrit * nous a conservé une Lettre
écrite de Constantinople le 6 septembre i635 par M. de Mon^
tkoulieuy député de Mtirseiliey résidant à Constantinople^ sur le
sujet des réjouissances faites pour la prise de Ravan^ et sur le
sujet de la mort funeste des deux frères du Grand Seigneur,
étranglés par son commandement* c Le soir du même jour
(du jour des réjouissances)^ dit cette lettre, un aga va trouver
le Gaïmacan et le Bostangi-Baschi.... H leur présente un cata-
cherif (sic) du Grand Seigneur par lequel est très-expressément
commandé à l'un et à l'autre d'aller promptement étrangler
les deux plus aînés de ses frères : l'un étoit âgé de vingt*six
ans, et l'autre]de vingt-trois.... G'étoient deux très-beaux princes
et de bonne mine, et révérés de tous universellement. » U est
vrai que la lettre ne nomme pas Bajazet, et ajoute à son récit
qu'il restait encore au Grand Seigneur deux frères fort jeunes.
Toutefois elle semble s'accorder singulièrement avec ce que les
historiens nous racontent de Bajazet et d'un autre fils d'Ach-
I. Ce recueil, qui est à la bibliodièque de 1* Arsenal, est intitulé :
Traité» et Ambassades de Turquie* La lettre de M, de Monthonlien est
au tome V.
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46o BAJAZET.
met 9 étranglés en i635. Il est possible, nous le répétons ,
que Racine , lorsqu'il a substitué le siège de Babylone on
Bagdad à celui d'Érivan, se soit appuyé sur d'autres his-
toires, sur d'autres mémoires; mais peut-être aussi lui a-t-il
tout simplement plu de rattacher l'action de sa tragédie à
cette prise de Bagdad, qui fut réTénema[it le plus célèbre dn
règne d'Amurat. C'était son droit ; et il reconnaît , dans sa
première préface, < qu'il a été obligé de changer quelques cir-
constances. » Il en a certainement changé beaucoup ; et il y
aurait peut-être quelque naïveté à prendre au sérieux le soin
qu'il affecte de rassurer ses lecteurs sur la vérité historique des
principales données de sa pièce. Ces petites fraudes, par les-
quelles on ne prétend réellement tromper personne, sont de
tout temps à l'usage des romanciers et des poètes. Lorsque Ra-
cine nous dit que « les particularités de la mort de Bajazet ne
sont encore dans aucune histoire imprimée, » mais que son
témoin est le comte de Cézy, alors ambassadeur à Constantî-
nople, lequel « fut instruit des amours de Bajazet et des jalou-
sies de la Sultane, > ne faut-41 pas voir là un tour ingénieux pour
dérouter, en se moquant d'eux, et réduire an silence les indis-
crets qui veulent demander au poète un compte rigoureux de
ses libres fictions ? L'histoire, disent-ils, est défigurée. Qu'en
savent-ils? peut répondre le poète. 0nt41s causé avec M. le
comte de Cézy? Et qu'oserait-on déclarer fa^ix et impossible,
lorsqu'on voit les historiens si mal instruits des mystérieuses
tragédies du Sérail, et même en désaccord sur le nombre et sur
les noms des frères du sultan Amurat? Racine avait beau jen
poor supposer des mémoires secrets, dont il aurait eu confia
dence. On n'est pas d'ailleurs obligé d'y croire.
Plusieurs ont pensé plutôt que les amours de Boxane et de
Bajazet pourraient bien être les amours de la reine Christine
et de Monaldeschi : ils se souvenaient que celui-ci avait été
assassiné en 1657, à Fontameblean, par l'ordre de la jalouse
princesse, qui, avant de l'envoyer à la mort, < lui a voit, dit le
P. d'Avrigny^, montré quelques lettres qu'il avoit écrites, et lui
avoit reproché son infidélité. » La ressemblance est en effet digne
I. Mémoirespour sêrpîr à PhUtoire umverseïle de PEurope,.,. (172S},
tome m, p. 5a3.
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NOTICE. 461
d'attention. On a fait remarquer aussi' qu'Atalide, prêtant ton
nom à t amour de Bajazet et de la Sultane, rappelle singulière-
ment Mlle de BoutteTille, qui rendit, conune le racontent les
Mémoires de Mme de Motteville, un service pareil à l'amour
du grand Gondé et de Mlle du Yigean, et finit par exciter la
jalousie de celle qui avait trouvé bon d'abord de lui confier ce
rôle dangereux. Si Ton admettait ces conjectures, qui n'ont rien
d'invraisemblable, il ne resterait guère de place dans le roman
pour les renseignements qu'aurait donnés le comte de Gézy.
D'un autre côté, si cet ambassadeur avait réellement écrit
quelque chose, comme le dit Racine, sur les circonstances de la
mort de Bajazet; si, lorsqu'il fut de retour en France, plusieurs
personnes de qualité en avaient entendu le récit de sa bouche,
la sultane favorite ni le grand vizir ne pouvaient dans ce récit
avoir un rôle ; l'un et l'autre, d'après le témoignage unanime
des historiens, avaient suivi le Sultan au siège de Bagdad : de
Visé sur ce point n'a rien dit que de fondé. Affirmerons-nous
toutefois que celte c quantité de personnes qui à la cour se sou-
venaient d'avoir entendu conter au comte de Cézy » les aven-
tures du Sérail, et particulièrement le chevalier de Nantouillet,
n'aient rien appris à Racine? Faut-il absolument lui donner
un démenti, lorsqu'il nous dit dans sa préface que c'est aux
récits du chevalier de Nantouillet qu'il doit le sujet de sa tra-
gédie, et que c'est par ce même ami que lui a été inspiré le
dessein d'arranger ces récits pour la scène? Non, sans doute ;
mais il a dû en user très-librement avec ces histoires secrètes
du Sérail, qui probablement déjà, avant qu'il y mêlât ses pro-
pres inventions, n'étaient pas très-authentiques. Nous nous
imaginons que le chevalier de Nantouillet, homme d'esprit et
qui se plaisait au badinage *, pouvait bien être un peu conteur.
I. Petitot, dans une noie sur le vert i68]de Bajazet (acte I, scène i).
a. Saint-Simon parle ainsi de lui {Mémoires^ tome I, p. 157) :
« Barbançon, premier maître d*h6tel de Monsieur, .... si goûté du
monde par le sel de ses chansons et le naturel de son esprit. » Fran-
çois du Prat, dit le chevalier de Nantouillet, avait été substitué aux
nom et armes de Barbançon. Cette même année 1673 il faillit être
noyé au passage du Rhin (voyez dans les Lettres de Mme de Sévigmé^
tome m, p. i35, la lettre du 3 juillet 167a). Il fut capitaine de ca-
valerie au régiment de la Reine, et plus tard, en i685, premier mahre
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46a BAJAZET.
Qui sait ce qu'il s'était amusé à ajouter aux surprenantes anec-
<k>tes du comte de Cézy, et ce que l'ambassadeur lui-même,
revenant de ces pays lointains^ avait pu débiter de fables?
M. de Cézy parait avoir été un homme à aventures. H en aurait
cherché, à ce qu'on prétendait, jusque dans l'intérieur du Sé-
rail. L'historien anglais Ricaut, ambassadeur extraordinaire
de Charles II auprès de Mahomet IV, parle < de la vanité et
de l'ambition qu'avoit, comme on dit, le comte de Cézy de
faire la cour aux maltresses du Grand Seigneur, qui sont dans
le Sérail : ce qu'il ne pouvoit faire qu'en donnant des sonmies
imnenses d'argent aux eunuques*. > On cherchait là une des
explications de ces prodigalités qui finirent par l'écraser sous
le poids des dettes. Il est permis de douter qu'il connût aussi bien
le Sérail, qu'il y eût d'aussi faciles intelligences qu'on le disait,
on que peut-être il s'en vantait lui-même. Si les bruits répandus
sur ses étranges bonnes fortunes venaient de lui, quels fabu-
leux récits un tel homme ne devait-il pas faire sur les intrigues
du Harem? Concluons que le roman des amours de Bajazet,
certifié par le comte de Cézy, ayant passé par la bouche du spi-
rituel chevalier de NantouUlet, enfin arrangé par la fantaisie
d'un poète, n'a pas une très-grande autorité historique. Racine
le savait bien, et ne pensait sans doute pas que sa tragédie en
valût moins. Qui ne serait de cet avis? Que, dans la vérité de
l'histoire, la sultane favorite, qui pendant le siège de Bagdad
n'était pas demeurée à Constantinople, n'ait pu conspirer avec
Bajazet, qu'importe, si la passion de Roxane est une des plus
vivantes et des plus admirables créations de Racine, si elle n'est
pas seulement vraie par l'expression générale des sentiments
du cœur humain, mais aussi par ce caractère particulier auquel
on reconnaît la femme de l'Orient barbare, la farouche et sen-
suelle esclave ? Que le grand vizir, qui ne s'appelait pas Aco-
mat ^, au lieu de prendre part, comme dans notre tragédie,
dliêtel Je Philippe de France. Lié d*amitié avec Racine , il passa
pour un des auteurs du fameux sonnet de 1677 contre le duc de
Nevers.
I. Hutoire de V état présent de P Empire ottoman.,,, traduite de Vw^
glois de M. Riemut,... par M. Briot (i vol. in-40, Paris, chez Mabre-
Cramoisy, M.DC.LXX), p. iSg.
s. Il s^appelait Hehemet, C'est peut-être en lisant rhistoire de
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NOTICE. 463
aux complots du Sérail, ait été enuoené par le Sultan an siège
de Bagdad, d'où , suivant du Loir, il revint triomphant , où,
suivant d'autres, il se fit tuer à l'assaut des tours : qu'importe,
si, comme l'a jugé Voltaire, cet Acomat < est l'effort de l'esprit
humain; > s'il n'y a c rien dans l'antiquité ni chez les mo-
dernes qui soit dans ce caractère ?>Loub Racine a dit ^ : «Dans
Bajazety tout est vraisemblable, quoique peut-être il n'y ait rien
de vrai. » Il avait raison de reconnaître dans cette tragédie la
vraisemblance, si celle qu'on exige du poëte ne doit pas être
entendue dans un sens trop étroit, si elle doit être seulement
cette illusion contre laquelle on se défendrait en vain, et que
produit une action développée naturellement, suivant les don-
nées de la situation, des caractères, et aussi des mœurs par-
ticulières à l'époque et au pays qui lui sert de théâtre.
C'est l'antiquité, ou profane ou sacrée, qui a fourni le siiget
de toutes les autres tragédies de Racine ; Bajazet seul a em-
prunté le sien à une nation moderne, et, comme le fait remar-
quer le poëte dans sa seconde préface, en s'autorisant du grand
exemple d'Eschyle , à une histoire contemporaine. Lorsqu'on
s*est habitué, bien à tort sans doute, à regarder Racine comme
un génie timide, qui devait craindre de marcher sans le secours
des anciens, et de s'écarter de leurs traces, on peut s'éton-
ner de cette hardiesse. Mais si c'était en effet une hardiesse, ce
n'était nullement une innovation. Notre théâtre, avant Racine,
avait, on sait avec quel glorieux succès dans le Cidy abordé
plus d'une fois des sujets modernes. Il en avait assez sou-
vent demandé à l'histoire des Turcs; et même il nous offre
un exemple d'une tragédie qui, de même que Bajazeff a, dans
cette histoire , choisi des événements de date toute récente.
Les deux préfaces de Racine se taisent sur ces pièces, où
l'on avait essayé déjà de mettre sur notre scène les morars
et les personnages des pays musulmans, et qui ne per-
mettent pas de voir dans Bajazet une entreprise sans précé-
Solimau II, ou les tragédies tirées de cette histoire, que Racine a été
frappé du nom auquel il a donné la préférence. Là, il est parlé d'un
grand vizir Achomat ou Achmet^ qui se mit dans le parti de Bajazet,
fils de Roxelane, et que Soliman fit étrangler.
i, DaoïB V Examen de BajoMet,
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464 BAJAZET.
dent. Il conTient, ce nous semble, de suppléer en qaeiqaas
mots à ce silence.
Gabriel Bonnyn a fait imprimer en i56i une tragédie in-
titolée la Soltane^ dont le sujet est la mort de Mnstapbay
étranglé par Tordre de son père Soliman le Grand. SoUînan
vivait encore. On croit qu'il faat faire remonter la première
représentation de la «So/ron^ jusqu'à Tannée i554. Ce serait un
an seulement après la catastrophe tragique que Bounyn a
transportée sur le théâtre.
Le même événement inspira au siècle suivant une autre
tragédie du théâtre français : le Grand et dernier Sofyman^ ou
la Mort de Mustaphay par Mairet, dont la première impression
est du i*' juin lôBg, et qui fut joué, disent les frères Parfait,
dès i63o. C'est une imitation de // Solimanoy pièce de Bona-
relli délia Rovere, imprimée à Venise en 1619.
Dalibray donna sur le même sujet le Soliman^ tragi-comédie,
achevée d'imprimer le 3o juin 1637, qu'il reconnaît, dans son
avis j4u lecteur^ devoir à la tragédie de Bcmarelli, quoiqu'il en
ait changé le dénouement, pour «donner une heureuse issue
à l'innocence de Mustapha et de sa maîtresse. »
Un poète peu conau, du nom de Desmares, a composé vme
tragédie de Roxelane^ imprimée en 1643, dont le sujet est
l'élévation au trône de l'artificieuse favorite de Soliman.
M agnon est auteur d'une tragédie qui a pour titre : k Grand
Tamerlan et Bajaxet^ et dont l'Achevé d'imprimer est du 20 no-
vembre 1647 *.
Une tragédie plus digne d'attention, Osman^ dont le sujet
est la mort du sultan Osman H, tué dans une révolte des
janissaires, est de Tristan THermite, que sa Mariane^ repré-
sentée en 1637, avait rendu célèbre. Osman ne fut publié
qu'en i656 par les soins de Quinault, après la mort de l'auteur;
I. PradoD, mais après le Bajatet de Racine, a donné en 167$ une
tragédie tirée de la même histoire que la pièce de Magnon : TamerUm^
ou la Mort de Bajazet, C*est uo ouYrage d*une déplorable platitude,
quoique Sabligny, dans sa Dissertation sur les tragédies de Phèdre, en
attribue la Rebute c k des brigues indignes de M. Racine. > Ce lut
également plusieurs années après Bajaxet que Tabbé Abeille fit jouer
(1680), sous le nom du comédien la Thuiilerie, une tragédie de
Soijman, tirée de C Illustre Bossa de Mlle de Scudérj.
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NOTICE* 465
mais le privilège pour l'impression de cette tragédie aTait été
accordé à Tristan le 17 juin 1647, année où par conséquent
on peut conjecturer qu'elle fut jouée.
Il est à croire que, sinon toutes ces œuvres, plusieurs d'entre
elles du moins étaient connues de Racine. Mais dans les cita-
tions, en très-petit nombre d'ailleurs, que nous en avons tirées
pour les notes de Bajazet^ rien n'établit que notre poète ait lait
des emprunts à ces essais de tragédie turque. Ce n'étaient pas de
tels modèles qu'il pouvait se proposer d'imiter. La plupart ont
bien peu de valeur. La pièce de Bounyn, avec sa langue pé-
dantesque, ses chœurs mythologiques, ses Turcs qui jurent par
tons les dieux des païens, n'est que l'informe essai d'un art
encore dans l'enfance. Les tragédies on tragi-comédies de
Dalibray, de Desmares et de Magnon sont aussi faibles de style
que de conception. Il n'en est pas tout à fait de même de la
pièce de Mairet. Quoique très-inférieure à sa fameuse Sopho-
nisbe, elle offre quelque intérêt, et de loin en loin des vers qui
ne sont pas sans beauté. La tragédie de Tristan méritait plus
encore peut-être la mention que nous en avons faite ici. Dans
un de ses rôles, celui de la fille du Mouphti, il y a quelques
développements de passion assez heureux. Mais les frères Par-
fait se sont trop hasardés quand ils ont cru reconnaître de
frappants rapports entre ce rôle et celui de Roxane dans Ba*
Jazet^, Remarquons plutôt que cette couleurjorientale qu'on a
tant et de si bonne heure reproché à Racine d'avoir négligée,
semble, dans plusieurs passages d^ Osman ^ avoir été curieuse-
ment cherchée. On peut citer ces vers que, dans la scène ir
de l'acte IV, Osman adresse à son peuple qui s'est assemblé
en tumulte :
Qui Toas ùdt assembler pour me donner conseil ?
L*ombre est-elle en état d'éclairer le soleil ?
et ceux-ci, tirés de la scène 11 de l'acte III, où l'on raconte
dans quel appareil Osman s'est présenté devant les janissaires :
Quarante Capigis le suivoient seulement.
Et six pages d*honneur, dont Tun portoit ta trousse,
I. Histoire du Théâtre francois, tome VII, p. 1S8.
J. Racihk. n 3o
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466 BAJAZET.
Et let autres tenoient les cordons de sa housse.
Dessus ses brodequins et sur sa reste encor
Éclatoient des rubis, des perles et de Tor;
Et dessus le fourreau d'un riche cimeteire....
De larges diamants briiloient de tous côtés.
Assurément voilà da costume. Cette exactitude descriptive fait
penser aux éléphants et aux chariots que Saint-Évremond se
plaignait de ne pas trouver dans la tragédie ^Alexandre. Si
c'était là ce dont quelques personnes ont de tout temps regretté
l'absence dans Bajazet, il nous semblerait que le reproche fait
à Racine d'avoir manqué à ce genre de vérité n'est pas très-
sérieux. C'est par d'autres traits, d'une couleur moins maté-
rielle, qu'il sait nous faire reconnaître que la scène de sa tra-
gédie est chez les Turcs.
La Harpe, dans son Cours de littérature^ Louis Racine, dans
V Examen de Bajazet^ sont de ce sentiment; ils s'étudient à
faire ressortir, dans la tragédie de Racine, les traits de mœurs
de l'Orient qui sont d'un grand peintre, et à montrer qu'avec
le coup d'oeil du génie le poète avait souvent saisi le vrai ca-
ractère des hommes de ces contrées. Faut-il toutefois, dans
une apologie à outrance, ne rien accorder à la critique? Il
est juste, au contraire, de lui faire sa part. M'oublions pas que
Corneille n'accusait pas précisément Racine d'avoir négligé le
costume, mais d'avoir donné à ses Turcs le sentiment de notre na-
tion; et reconnaissons que, dans toutes les pièces du théâtre de
Racine, à un sens historique très-juste et très-profond il se mêle
quelque chose de moins vrai, une complaisance excessive pour
des sentiments tout français. C'en est le côté faible, quoique char-
mant : là, ce sera Britannicus et Junie, Hippolyte et Aricie ; ici,
Bajazet et Atalide. Voltaire l'a reconnu. U était cependant l'ad-
mirateur le plus déclaré de Bajazet» Non-seulement il en trouvait
l'intrigue si heureusement imaginée, et d'un si grand effet sur la
scène, qu'il a voulu un jour, avec un succès bien malheureux,
il est vrai, se l'approprier dans Zulime; mais, ce qu'il vaut
mieux rappeler, en toute occasion il a parlé avec enthousiasme
de l'exposition de cette tragédie, exposition la plus belle, à son
avis, qu'il y eût au théâtre; du rôle d'Acomat, sur lequel nous
avons déjà cité ses paroles; de celui de Roxane, qu'il nommait
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NOTICE. 467
a le chef-d'œuvre de l'esprit et da goût, une statae de Phidias^. »
Nous croyons cependant que, sans se contredire, sans céder à un
de ces caprices qu'on a eu à lui reprocher quelquefois, il a pu
juger moins favorablement le rôle de Baja^et, et y trouver l'ex-
plication de la sévérité de Corneille, auquel il attribue des pa-
roles assez semblables pour le sens à celles qui sont rapportées
dans le Segraisiana. Citons un passage de la lettre qu'en 1789
il écrivait de Cirey au comédien de la Noue. Après avoir
transcrit quelques vers du rôle de Bajazet, dans la scène v de
l'acte II, et dans la scène iv de l'acte III, il continue ainsi :
< Je vous demande, Monsieur, si à ce style, dans lequel tout
le rôle de ce Turc est écrit, vous reconnaissez autre chose qu'un
Français, qui s'exprime* avec élégance et douceur? Ne désirez-
vous rien de plus mâle, de plus fier, de plus animé dans les ex-
pressions de ce jeune Ottoman qui se voit entre Roxane et
l'Empire, entre Atalide et la mort? C'est à peu près ce que
Pierre Corneille disait, à la première représentation de ^o/oz^^,
à un vieillard qui me l'a raconté : c Cela est tendre, touchant,
< bien écrit; mais c'est toujours un Français qui parle. > Vous
sentez bien, Monsieur, que cette petite réflexion ne dérobe rien
au respect que tout homme qui aime la langue française doit au
nom de Racine. Ceux qui désirent un peu plus de coloris à
Raphaël et au Poussin ne les admirent pas moins '. >
Voltaire paraissait aussi juger que çà et là dans cette tragé-
die on rencontrait quelques vers, quelques expressions d'une
simplicité trop familière. Il rappelait que tous les peuples « nous
reprochent une poésie un peu trop prosaïque, » et donnait à
entendre (on n'est peut-être pas obligé de l'en croire) que le
style de Bajazet méritait parfois ce reproche. « On sait , di-
sait-il encore, se souvenant d'un passage du Bolmana^ on sait
que Boileau en trouvait la versification négligée ^ » Boileau
I . Remarques sur Médée : voyez les (Xufres de Voltaire ^ tome XXXV,
p. 19.
». Dans les éditions de Kehl on lit : c .... qu'an Français, qui
appelle sa Turque Madame^ et qui s'exprime..., etc. >
3. Œuvres de Voltaire, tome LUI, p. 55o.
4. Ibidem f tome VII, p. 3 19. — Le passage du Bolmana où Voltaire
avait trouvé ce prétendu jugement de Boileau sur la versification de
Bajazet est à la page 107.
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468 BAJAZET.
a-t-il réellement été aussi sévère? Nous aurions quelque peine
à le comprendre.
Quoi que l'on poisse accorder d'ailleurs à quelques-unes des
critiques dont Bajazet a été Tobjet, une chose reste incontes-
table : c'est que cette tragédie est une des plus théâtrales que
Racine ait composées. Elle avait eu tout d'abord, nous l'avons
vu, un succès éclatant. La durée de ce succès a été égale à son
éclat. Louis Racine constatait que Bajazet était souvent rede-
mandé. De nos jours même on a reconnu que, bien interprétée,
la pièce avait gardé toute sa pubsance d'émotion. Il nous reste
à rappeler ce qui dans l'histoire de ses représentations , aux
diverses époques, peut être de quelque intérêt.
Lorsque la Champmeslé, après la rentrée de Pâques 1679,
passa de l'Hôtel de Bourgogne au théâtre de Guénégaud, elle
y apporta tous ses grands rôles des tragédies de Racine. Aussi
trouvons-nous dans le Registre de la Grange, Bajazet joué cette
même année 1679, le 9 septembre, par la troupe de Guéné-
gaud*. L'année suivante, qui fut celle de la réunion des deux
troupes royales, la même pièce fut représentée trois fois à
Paris, une fois à Versailles ; en 1681, quatre fois à Paris, une
fois à Saint-Germain; en i68!t, quatre fois à Paris, une fois
à Versailles, une fois à Fontainebleau; il y eut en i683 trois
représentations à Paris, deux en 1684; deux également dans
les premiers mois de i685, et une à Versailles.
I. Cette troupe aurait représenté Bajazet bien avant 1679, si Ton
»*en rapportait au Journal des avis et des affaires de Paris ^ publié
en 1676 par François GoUetet. Cette feuille dit en effet sous la date
du mardi 4 août 1676 : c On doit représenter cette après-dinée à THos-
tel de Bourgogne le Triomplic des Dames de M. Corneille le jeune...,
et Bajazet de M. Racine à la rue Guénégaud. » Nous savons cepen-
dant que de 167$ à 1677 on jouait plutôt sur cette dernière soêne les
pièces de Leclerc ou de Pradon que celles de Racine. Soupçonnant
une erreur de CoUetet, nous avons consulté la première édition de la
comédie de Thomas Corneille. Elle a pour titre : 0 Le Triomphe des
Dames , comédie représentée par la trouppe du Roy établie au faux-
bourg Saint-Germain (Paris, 1676, in-4''). » — La troupe du fau-
bourg Saint-Germain est celle de Guénégaud. Le Jourmal des avis a
donc fait un quiproquo^ k moins que les deux théâtres n'aient pour an
jour échangé leurs pièces, ce qui est peu probable.
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NOTICE. 469
« La première comédie sériease que Madame la dachesse
de Bourgogne ait vue, dit le Journal de Dangeau, fat Bajazet, »
Cette représentation fnt donnée à Versailles le 28 novembre
1698. Le duc de Bourgogne , les ducs d'Anjou et de Berri y
assistaient. Quelques jours auparavant, on avait joué Britait"
nicus en présence des jeunes princes ; nous avons dit dans la
Notice de cette pièce qu'elle avait été choisie pour le premier
spectacle tragique qu'on leur donna ; quand vint le tour de
la princesse, le choix fut moins sévère ; on pensa que son goût
serait c le goût des dames de ce siècle , » pour parler comme
le Mercure galant.
En 1721, Baron (le vieux Baron alors), rentré depuis peu
au théâtre, joua le rôle d*Acomat, le 8 juillet. Un mois plus
tard, le 1 3 août, Mlle Lecouvreur tentait pour la première fois
le rôle de Roxane. Son talent varié, qui savait exprimer et les
passions véhémentes et la touchante tendresse, lui permit
de représenter tour à tour, avec un grand succès, Roxane et
Atalide. Peut-être, on s*en souvient, la Champmeslé aussi
avait-elle eu dans Bajazet ce double triomphe. La scène fran-
çaise avait perdu Mlle Lecouvreur, lorsque dans son héritage
Mlle Gaussin recueillit le rôle de Roxane. Pour en remplir
toutes les conditions, il semble que Ténergie devait manquer à
cette charmante actrice. Elle trouva dans Mlle Clairon une ri-
vale avec qui l'on ne pouvait, comme l'a dit Marmontel, la met-
tre en balance « pour un rôle de force et de fierté. > Mlle Clai-
ron étudia le rôle de Roxane avec le soin et la rare intelligence
qui ne lui faisaient jamais défaut.
La vérité du costume est sans doute un peu secondaire;
mais on sait que Mlle Clairon (il en a été de même de Mlle Ra-
chel, de le Rain, de Talma) y attachait un grand prix. Il est
probable que si, dans les premiers temps de Bajazet ^ les cos-
tumes turcs n'étaient pas absolument méconnaissables, ils
étaient encore bien loin d'une parfaite exactitude, et que
l'actrice avait de ce côté une ^véritable révolution à faire. Le
passage suivant des Mémoires de Marmontel * le donne à pen-
ser : « Elle (Mlle Clairon) venait jouer Roxane au petit théâ-
tre de Versailles. J'allai la voir à sa toilette ; et pour la pre-
I. Livre V.
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470 BAJAZET.
mière fois je la trouvai habillée en sultane, sans panier, les
bras demi-nus et dans la vérité du costume oriental. » Ce
fut alors qu^elle commença la réforme du costume, bien
décidée à l'introduire dans tous ses rôles, quoiqu'elle affirmât
qu'elle y perdait pour dix mille écus d'habits. Mais elle pen-
sait que « la vérité delà déclamation tient à celle du vêtement.»
Cette vérité, cette simplicité de la déclamation, elle en faisait
aussi le premier essai à cette même, représentation, sur le pe-
tit théâtre de Versailles. « S'il réussit, disait-elle, adieu l'an-
cienne déclamation. » — « L'événement, dit MarmonteP, passa
son attente et la mienne. Ce ne fut plus l'actrice, ce fut Roxane
elle-même que l'on crut voir et entendre. L'étonnement, l'il-
lusion, le ravissement fut extrême. » La brillante et habile tra-
gédienne a, dans ses Mémoires^ laissé sur le rôle de Roxane des
observations qui donnent une idée de la manière très-juste
dont elle le comprenait. Elle y a très-bien marqué les carac-
tères qui doivent le distinguer du rôle d'Hermione ^. La femme
expérimentée, suivant elle, devait se montrer dans Roxane :
« Je crois bien, ajoutait-elle, que Bajazet lui plaisoit plus
qu'Amurat; mais un goût n'est pas un sentiment. L'attrait
irritant des sens ou le tendre besoin de l'âme sont des choses
bien différentes. Défendez- vous donc de toute espèce d'expres-
sion touchante : l'air du désir, subordonné à la plus rigou-
reuse décence, est la seule marque de sensibilité qu'on doive
apercevoir dans vos yeux. Dans les ordres que vous donnez,
dans les menaces que vous faites, que vos tons secs, despoti-
ques m'assurent que vous n'êtes entourée que d'esclaves avilis
et tremblants.... En me montrant dans les trois quarts de ce
rôle une souveraine cruelle et née sur le trône, laissez -moi les
moyens de retrouver dans le reste l'esclave insolente, abusant
d'un moment de pouvoir qu'elle ne doit qu'à sa beauté ^ >
A une époque où Mlle Clairon avait quitté la scène depuis
quelques années, les deux demoiselles Sainval brillèrent dans
Bajazet^ l'aînée jouant le rôle de Roxane, la cadette celui
d'Atalide, où, quoique très-inférieure d'ordinaire à sa sœur,
elle montra beaucoup de talent. Ce même rôle d'Atalide fut le
a4 mai 1788 le début de Mlle Desgarcins, alors âgée de dix-
I. Livre V. — a. Page 98. — 3. Pages 116 et 117.
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NOTICE. 471
sept ans. La Harpe, dans sa Correspondance littéraire^ ^ atteste
les applaudissements qu'elle y mérita.
Il y avait longtemps qu'on n'avait tu Bafazet repara tre sur
la scène, lorsque Mlle Raucourt l'y rappda au mois de mars
1802. Si Geoffroy, toujours peu suspect d'indulgence, ne parla
pas d'elle alors comme d'une Roxane parfaite de tous points,
il fut loin cependant de lui refuser tout succès. « Elle brille
surtout, disait-il*, dans ces situations qui n'exigent qu'une
grande dignité et une énergie concentrée.... L'art et le talent
s'y trouvent à un degré supérieur. > Bientôt après, dans ce
même rôle de Roxane, Mlle Ouchesnois vint rivaliser avec
Mlle Raucourt, et diviser les suffrages du public.
La tragédienne qui, de notre temps, a remis en honneur sur
le théâtre les chefe-d'œuvre de nos grands poëtes, ne pouvait
manquer d'être tentée par les rares beautés de Bajazet. Le
a3 novembre i83d Bille Rachel aborda le rôle de Roxane.
Bien jeune encore pour ce rôle, elle se troubla à cette pre-
mière représentation, où elle n'eut d'autre succès que celui de
son beau costume oriental. Telle avait été l'incertitude de son
jeu, et le froid accueil du public, que de toutes parts on dé-
tournait la jeune actrice d'une nouvelle tentative. Elle voulut
la hasarder toutefois, car elle avait la conscience de ses forces ;
et le surlendemain une éclatante revanche la mit pour toujours
en possession de ce rôle, qui fut un de ceux où elle se montra
le plus admirable. Dans la Notice de M. Védel sur MUe Ra~
c/iel ', nous avons lu que, dans cette seconde soirée où elle
répara si bien son échec d*un moment, parmi les mots qui
furent le mieux prononcés, on remarqua le terrible : Sortez^ de
la scène iv du dernier acte : c L'accent sombre, dit M. Védel,
le geste impérieux, le regard étincelant de Rachel, à ce mot,
furent si puissants sur les spectateurs, qu'ils voyaient Bajazet
percé de coups se débattre entre les mains des muets. » Nous
n'oserions pas récuser ce témoignage ; mais plus tard nous
avons vu plus d'une fob Mlle Rachel dans ce même rôle , et il
I. Tome V, p. 181.
1. Cours de Vittérature dramatique , tome VI, p. io5, feuilleton
da 39 ventôse an x (10 mars iSos).
3. Page 70.
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472 BAJAZET.
nous a semMé qu'elle cherchait toujours, sans pouvoir se sa-
tisfaire, une nouvelle manière de prononcer cet implacable
arrêt de mort. Si dans les oonmiencements elle avait en effet
rencontré la véritable inspiration, il est surprenant qu'elle ne
s'y soit pas tenue, qu'elle ne l'ait pas retrouvée. L'auteur de
l'article Rachel dans la Biograp/ùe uniperselle ^ M. Edouard
Thierry, dit que dans les derniers temps c elle imagina, en
disant le : Sortez^ de tourmenter son poignard au rebours de
la situaticm. > De telles tentatives ne semblent-elles pas prou-
ver que Mlle Rachel s'était toujours, en cet endroit , sentie
vaincue par une difficulté insurmontable? Quoi qu'il en soit,
dans cette lutte avec un magnifique et redoutable rôle, Mlle Ra-
chel a pu fléchir en un seul point; sur les autres, il n'y avait
qu'à reconnaître son triomphe. On trouvait véritablement en
elle la Roxane que Mlle Clairon demandait, la femme impé-
rieuse et violente y faisant, suivant l'expression de la Harpe,
l'amour le poignard à la main , l'esclave insolente , dictant ses
volontés à des esclaves, l'amante plus emportée et plus orgueil-
leuse que tendre. Et cependant Mlle Rachel, à qui n'échappait
aucune nuance de ces admirables rôles que le poëte a su faire
à la fois si constants et si variés , n'avait garde de se défendre
trop absolument de « toute expression touchante. > Nous n'a-
vons pas oublié avec quel retour de sensibilité elle interrompait
ses menaces par ce cri du cœur :
Bajazet, écoutez, je sens que je tous aime;
quel accent de douleur profonde elle mettait dans cet autre vers :
Tu ne saurois jamais prononcer que tu m'aimes ;
enfin quelle était sa grâce, sa finesse charmante, lorsque ras-
surée et joyeuse elle disait :
L'amour fit le serment, l'amour l'a violé.
Le texte que nous donnons de Bajazet est conforme à l'édi-
tion de 1697. Nous avons tiré les variantes des recueils de 1676
et de 1687 y et de l'édition séparée de 1672, qui est la pre-
mière impression de cette tragédie.
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PREMIERE PRÉFACE. 4?^
PREMIÈRE PRÉFACE».
Quoique le sujet de cette tragédie ne soit encore dans
aucune histoire imprimée^ il est pourtant très-véritable.
G*est une aventure arrivée dans le Serrait, il n'y a pas
plus de trente ans*. Monsieur le comte de Césy étoit
alors ambassadeur à C!onstantinople'. Il fut instruit de
toutes les particularités de la mort de Bajazet; et il y a
quantité de personnes à la cour qui se souviennent de
les lui avoir entendu conter, lorsqu'il fut de retour en
France. Monsieur le chevalier de Nantouillet^ est du
nombre de ces personnes. Et c*est à lui que je suis rede-
vable de cette histoire, et même du dessein que j*ai pris
d'en faire * une tragédie. J*ai été obligé pour cela de
changer quelques circonstances. Mais comme ce chan-
gement n'est pas fort considérable, je ne pense pas aussi
qu'il soit nécessaire de le marquer au lecteur. La princi-
pale chose à quoi je me suis attaché, c'a été de ne rien
changer ni aux moeurs ni aux coutumes de la nation. Et
I. Cette préfiu)e est celle de rédition de 1671. Elle ne porte, dans
oette édition, aucun titre, tel que Préface ou Au lecteur,
a. Rigoureosement ce serait on peu plus. Racine place Faction de
sa tragédie au temps du siège de Bagdad, qui est de Tannée i638.
3. Philippe de Haxlay, comte de Cézy*, avait en 1618 remplacé
Achille de Harlay Sancy k Tambaisade de G>nstantinople. Après 7
avoir été quelque temps remplacé lui-même par M. de Marcheville,
nommé ambassadeur en i63i , il avait repris ses fonctions, et n'était
rentré en France qu*en 1641.
4. Voyez ci-dessus la note a de la page 461.
5. M. Aimé-Martin a, nous ne savons pourquoi, substitué former
à faire*
* Racine écrit Cisjr dans sa première préfiu)e, C^/ dans la teooode.
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474 BAJAZET.
j*ai pris soin de ne rien avancer qui ne fÙt conforme i
rhistoire des Turcs et à la nouvelle Relation de Fempire
ottoman, que Ton a traduite de Tanglois ^. Surtout je
dois beaucoup aux avis de Monsieur de la Haye', qui
a eu la bonté de m*éclaircir sur toutes les difficultés qoe
je lui ai proposées.
I. Cette Relation est V Histoire de Vétai présent de FEmpire ottoman^
contenant les maximes politiques des Turcs, „, traduite de l'anglais de
M, Ricaut, Voyez ci-deasuB, p. 463> note i.
1. Jean de U Haye, seigneur de Yenteley, qui saooéda à M. de
Cézy, oomme ambaMadeur de France à Constantinople, tons le règne
dlbrahim. H fut lui-même remplacé dans cette ambassade par M. de
Nointel, en 1671.
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SECONDE PRÉFACE. 475
SECONDE PRÉFACE '.
Sultan Âmurat, ou Sultan Mora t* , empereur des Turcs^
celui qui prit Babylone' en i638, a eu quatre frères. Le
premier, c*est à savoir Osman, fut empereur avant lui,
et régna environ trois ans *, au bout desquels les janis-
saires lui ôtèrent TEmpire et la vie. Le second se nom-
moitOrcan. Amurat, dès les premiers jours de son règne,
le fit étrangler. Le troisième étoit Bajazet, prince de
grande espérance; et c*e8t lui qui est le héros de ma tra-
gédie. Amurat, ou par politique, ou par amitié, Tavoit
épargné jusqu'au siège de Babylone. Après la prise de
I. Ce second aveilistementaparad*abord, et aTeo le titre de /W-
face, dans Tédition de 1676. H a été reproduit dans l'édition de 1687,
et, avec de légères variantes et la suppression d'un assez long mor-
ceau tout à la fin, dans celle de 1697. Cest le texte de cette dernière
que nous suivons, selon notre coutume.
1. Ou plutôt Mwrad. c Plusieurs l'appellent lui et d'autres du
même nom Amurat; mais ils se trompent, s dit Galland dans son
opuscule intitulé : la Mort du sultan Osman. Murad IV, surnommé
Gasif ou f le Victorieux, > fut salué empereur le 10 septembre i6i3.
n mourut le 9 février i64o.
3. Le vrai nom de cette ville est Bagdad, ou, comme on l'appelait
vulgairement, Bagadet. Plusieurs historiens du dix-septième siècle
lui donnent, comme Racine, le nom de Babylone. Bagdad, capitale de
l'Irak, située sur la rive orientale du Tigre, fut incorporée de nou-
veau à l'empire ottoman sous le règne de Murad , après en avoir été
détachée pendant quinze ans. L'armée de Murad en commença le
siège le i5 novembre i638. Le a 5 décembre suivant la ville se rendit.
4* Osman ou Othman II, porté sur le trône en 1618, fut étranglé
en 1633, victime du plan qu'il avait formé pour la destruction des
janissaires. Entre son règne et celui de Murad, il faut placer quel-
ques mois d'un second règne de Mustapha, frère d'Achmet. Tristan a
pris la fin tragique d'Osman II pour sujet de sa tragédie à^Osmam,
Voyez ci-dessus la Notice^ p. 464 et 465.
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476 BAJAZET.
cette ville, le Sultan victorieux envoya un ordre à Ck>n8-
tantinople pour le faire mourir. Ce qui fut conduit et
exécuté à peu près de la manière que je le représente.
Amurat avoit encore un frère, qui fut depuis le Sultan
Ibrahim, et que ce même Amurat négligea comme un
prince stupide, qui ne lui donnoit point d'ombrage. Sul-
tan Mahomet^, qui règne aujourd'hui, est fils de cet
Ibrahim, et par conséquent neveu de Bajazet.
Les particularités de la mort de Bajazet ne sont en»
core dans aucune histoire imprimée. M. le comte de
Gézy étoit ambassadeur à Constantinople lorsque cette
aventure tragique arriva dans le SerraÛ. Il fut instruit
des amours de Bajazet et des jalousies de la Sultane.
n vit même plusieurs fois Bajazet, à qui on permet-
toit de se promener quelquefois à la pointe du Ser-
rai!, sur le canal de la mer Noire. M. le comte de Cézy
disoit que c*étoit un prince de bonne mine. H a écrit
depuis les circonstances de sa mort. Et il y a encore plu-
sieurs personnes de qualité' qui se souviennent de lui
en avoir entendu faire le récit lorsqu'il fut de retour en
France.
Quelques lecteurs pourront s* étonner qu^on ait osé
mettre sur la scène une histoire si récente. Mais je n'ai
rien vu dans les règles du poëme dramatique qui dût me
détourner de mon entreprise. A la vérité, je ne conseil-
lerois pas à un auteur de prendre pour sujet d'une tra-
gédie une action aussi moderne que celle-ci, si elle s^étoit
passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragé-
I. Mahomet IV, né en 1643, succéda en 1648 à Km père Ibrahim.
U fnt déposé le 8 noTembre 1687, après trente-neuf ans de règne.
a. Vab. (édit. de 1676 et de 1687) : Et il y a plusieurs personnes
de qualité, et entre antres M. le cbeyalier de Nantouillet. — Le che-
valier de Nantouillet était mort en juin 1696 : cela explique le chan-
gement introduit dans Tédition de 1697.
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SECONDE PRÉFACE. 477
die, ni de mettre des héros sur le théâtre, qui auroient
été connus de la plupart des spectateurs. Les person*
nages tragiques doivent être regardés d'un autre œil que
nous ne regardons d'ordinaire les personnages que nous
avons vus * de si près. On peut dire que le respect que Ton
a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloignent de
nous : major e longinquo reverentia '. L^éloignement des
pays répare en quelque sorte la trop grande proximité
des temps. Car le peuple ne met guère de différence
entre ce qui e^, si j^ose ainsi parler, à mille ans de lui,
et ce qui en est à mille lieues. C'est ce qui (ait, par exem-
ple, que les personnages turcs, quelque modernes qu'ils
soient, ont de la dignité sur notre théâtre. On les regarde
de bonne heure comme anciens. Ce sont des mœurs et
des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de
commerce avec les princes et les autres personnes qui
vivent dans le Serralil, que nous les considérons, pour
ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle
que le nôtre.
C'étoit à peu près de cette manière que les Persans
étoient anciennement considérés des Athéniens. Aussi le
poëte Eschyle ne fit point de difficulté d'introduire dans
une tragédie ' la mère de Xerxès, qui étoit peut-être
encore vivante , et de faire représenter sur le théâtre
d'Athènes la désolation de la cour de Perse après la dé-
route de ce prince. Cependant ce même Eschyle s'étoit
trouvé en personne à la bataille de Salamine, où Xerxès
avoit été vaincu. Et il s'étoit trouvé encore à la défaite
I. Var. (édit. de 1676 et de 1687) : les personnes qae nous
arous TQ. — 11 y a ('II, sans accord, dans les deux éditions indi-
quées.
9. t De loin le respect est plus grand. » (Tacite, dnnaUs^ lirre I,
chapitre xi.Yn.)
3. Dans la tragédie intitulée : les Perses,
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476 BAJAZET.
des lieutenants de Darius, père de Xerxès, dans la plaine
de Marathon. Car Eschyle étoit homme de guerre, et il
étoit frère de ce fameux Cynégire dont il est tant parlé
dans l'antiquité , et qui mourut si courageusement en
attaquant un des vaisseaux du roi de Perse.
Dans les éditions de 1676-87, U préface se termine ainsi : c Je
me suis attaché à bien exprimer dans ma trag^ie ce que nous
saTons des moBurs et des maximes des Turcs. Quelques gens ont dit
que mes héroïnes étoient trop saTantes en amour et trop délicates
pour des femmes nées parmi des peuples qui passent ici pour bar-
bares. Mais sans parler de tout ce qu'on lit dans les relations des
Toyageurs, il me semble qu'il sufBt de dire que la scène est dans le
Serrail. En effet, y a-t-il une cour au monde où la jalousie et Tamour
doivent être si bien connues* que dans un lieu où tant de rivales sont
enfermées ensemble, et où tontes oes femmes n*ont point d'autre étude,
dans une étemelle oisiveté, que d'apprendre à plaire et à se faire
aimer? Les hommes vraisemblablement n'y aiment pas avec la
même délicatesse. Aussi ai-je pris soin de mettre une grande diffé-
rence entre la passion de Bajazet et les tendresses de ses amantes. D
garde au milieu de son amour la férocité*"^ de la nation. Et sî Ton
trouve étrange qu'il consente plutôt de mourir que d'abandonner ce
qu'il aime et d'épouser ce qu'il n'aime pas , il ne faut que lire l'his-
toire des Turcs. On verra partout le mépris qu'ils font de la vie. On
verra en plusieurs endroits à quel excès ils portent les passions; et ce
que la simple amitié est capable de leur [faire faire.' Témoin un des
fils de Soliman, qui se tua lui-même sur le corps de son frère aîné,
qu'il aimoit tendrement, et que l'on avoit fait mourir pour lui assurer
l'Empire *•*. 1
"^ n y a bien connues^ an féminin, dans les deux éditions.
** Cette expression est prise ici au sens du latin ferocilas, qu'au-
jourd'hui nous traduirions plutôt par fierté^ fierté farouche.
*** Ce frère de MusUpha était le dmiier des enfants de Soliman II
et de Roxelane. Il se nommait Zeanger ou Giangir (le Bossu), Suivant
l'historien de Hammer, la mort tragique de Mustapha, que Giangir
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SECONDE PRÉFACE. 479
aimait de l'amour le plus tendre, le jeta dans une sombre mélancolie^
qui abrégea ses jours. Telle est aussi la Tersion adoptée par Busbecq,
ambassadeur k Constantinople de Ferdinand I®', roi des Romains.
Mais celle que Racine a suivie Se trouTC dans VH'utoîre uniperselle
de de Thou (livre XII) , dans V Histoire générale du Serreùi de Micbel
fiaudier (1616), dans V Histoire générale des Turcs par du Verdier
(i665}. La mort de Mustapha a été le sujet de plusieurs tragédies
antérieures à Bajazet, Voyez ci-dessus la Notice, p. 464. L'histoire
de Mustapha y de Soliman et de Roxelane a également été racontée
ou plutôt arrangée dans le roman de Mlle de Scudéry intitulé :
Ibralùm, ou C Illustre Bassa (1641).
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ACTEURS.
BAJAZETy frère du Sultan Amural.
ROXANE9 Sultane y favorite du Sultan Amurat.
ATAUDE» fille du sang ottomane
AGOBIATy grand ybir.
OSMIN , confident du grand risir.
ZATIME, esclave de la Sultane.
ZAÏRE, esclave d'Atalide.
La toène est à Constantmople, aatranent dite Bysanoe,
dans le Seirail du Grand Seigneur.
I. Cest-à-dire (d*après le sens propre et spécial da mot ottoman)
da sang de Témir Othman ou Osman, qui fonda la puissance turque
dans TAsie Mineure, au conunencement du quatorzième siècle, et de
qui descend la dynastie turque. Voyez ci-aiȏs le vers 169.
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BAJAZET.
TRAGÉDIE.
ACTE L
SCENE PREMIÈRE.
AœMAT, OSMIN.
ÀCOMÀT.
Viens, suis-moi. La Sultane en ce lieu se doit rendre.
Je pourrai cependant te parler et t^entendre.
OSHIM.
Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces lieux *,
Dont Taccès étoit même interdit à nos yeux?
Jadis une mort prompte eût suivi cette audace. 6
▲COMÀT.
Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe ,
Mon entrée en ces lieux ne te suiprendra plus.
Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardoit à mon impatience !
Et que d'un œil content je te vois dans Bysance' ! lo
1. f^ar. Et depuis quaad, Seigneur, eatre-t-on ea ces lieux? (1672-87)
a. Racine a pensé qu'en rers il Talait mieux nommer Constantinople de ton
iincien nom de Bjrzance. Dalibray, dans sa tragi-comédie de Soliman (1637),
' remplace également le nom de Constantinople par celui de BUartce, de même
' qu*il donne à la Turquie le nom de Thrace,
J. Racivs. II 3i
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482 BAJAZET.
Instruis-moi des secrets que peut t'avoir appris
Un voyage si long pour moi seul entrepris.
De ce qu^ont vu tes yeux parle en témoin sincère :
Songe que du récit, Osmin , que tu vas faire
Dépendent les destins de Tempire ottoman. 1 5
Qu^as-tu vu dans Tarmée , et que fait le Sultan ?
OSMIN.
Babylone, Seigneur, à son prince fidèle ,
Yoyoit sans s*étonner notre armée autour d'elle ;
Les Persans rassemblés marchoient à son secours »
Et du camp d'Amurat s'approchoient tous les jours, ao
Lui-même, fatigué d'un long siège inutile,
Sembloit vouloir laisser Babylone tranquille * ,
Et sans renouveler ses assauts impuissants.
Résolu de combattre, attendoit les Persans.
Mais comme vous savez, malgré ma diligence, !» 5
Un long chemin sépare et le camp et Bysance ;
Mille obstacles divers m'ont même traversé ,
Et je puis ignorer tout ce qui s'est passé.
ACOMÀT.
Que faisoient cependant nos braves janissaires?
Rendent-ils au Sultan des hommages sincères? 3 o
Dans le secret des cœurs , Osmin , n'as-tu rien lu ?
Amurat jouit-il d'un pouvoir absolu ?
OSMIN.
Amurat est content, si nous le voulons croire ,
Et sembloit se promettre une heureuse victoire.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir : S **
Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
C'est en vain que forçant ses soupçons ordinaires ,
Il se rend accessible à tous les janissaires :
H se souvient toujours que son inimitié
i.Far. n puloit de laisser Babylone tranqoflle. (167a)
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ACTE I, SCENE I. 483
Voulut de ce grand corps retrancher la moitié , 40
Lorsque pour affSermir sa puissance nouvelle ,
n Touloity disoit-il, sortir de leur tutelle.
Moi-même j'ai souvent entendu leurs discours;
Gomme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours*
Ses caresses n'ont point effacé cette injure. 45
Votre absence est pour eux un sujet de murmure.
Us regrettent le temps, à leur grand cœur si doux ,
Lorsque assurés de vaincre ils combattoient sons vous.
ÀCOIfÀT.
Quoi ? tu crois y cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée? 5o
Crois-tu qu'ils me suivroient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnoîtroient la voix de leur visir* ?
OSMIN.
Le succès du combat réglera leur conduite :
U faut voir du Sultan la victoire ou la fuite.
Quoique à regret, Seigneur, ils marchent sous ses lois, 5 s
Us ont à soutenir le bruit de leurs exploits :
Us ne trahiront point l'honneur de tant d'années.
Mais enfin le succès dépend des destinées.
Si l'heureux Amurat, secondant leur grand cœur,
Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur, 60
Vous les verrez soumis rapporter dans Bysance
L'exemple d'une aveugle et basse obéissance.'
Mais si dans le combat le destin plus puissant'
Marque de quelque affront son empire naissant ,
S'il Aiit, ne doutez point que fiers de sa disgrâce ', 6 5
1. Suivant Voltaire, dana sa Xéâttrt à V Académie française ^ éerite à Tocca-
sioD de la trad action de Shakspeare, ces rers sont ceox que « le maréchal de
Villars citait arec tant d'énergie , quand il alla commander les armées en Ita-
lie, à l'âge de quatre-vingts ans. »
2. Far, Biais si dans ce combat le destin plus puissant. (167a et 76)
3. C'est-à-dire « enhardis par sa disgrâce. > Piert a le sens du latin^SK
rociores. Voyez le Lexique.
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484 BAJAZET.
A la haine bientôt ils ne joignent Tandace ,
Et n'expliquent, Seignear, la perte du combat
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.
Cependant, s'il en faut croire la renommée,
U a depuis trois mois fait partir de Tannée ?o
Un esclave chargé de quelque ordre secret.
Tout le camp interdit trembloit pour Bajazet :
On craignoit qu'Amurat par un ordre sévère
N'envoyât demander la ^éte de son frère.
▲COMAT.
Tel étoit son dessein. Cet esclave est venu : 75
n a montré son ordre, et n'a rien obtenu.
OSMIN.
Quoi, Seigneur? le Sultan reverra son visage,
Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?
ACOMÀT.
Cet esclave n'est plus. Un ordre , cher Osmin,
L'a fait précipiter dans le fond de l'Euxin. 80
OSMIN.
Mais le Sultan , surpris d'une trop longue absence,
En cherchera bientôt la cause et la vengeance.
Que lui répondrex-vous?
ACOMÀT.
Peut-être avant ce temps
Je saurai l'occuper de soins plus importants.
Je sais bien qu' Amurat a juré ma ruine ; 85
Je sais à son retour l'accueil qu'il me destine.
Tu vois , pour m'arracher du cœur de ses soldats ,
Qu'il va chercher sans moi les sièges , les combats :
Il commande l'armée; et moi, dans une ville,
U me laisse exercer un pouvoir inutile. 90
Quel emploi , quel séjour, Osmin , pour un Visir !
Mais j'ai plus dignement employé ce loisir :
J'ai su lui préparer des craintes et des veilles ,
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ACTE I, SCÈNE I. 485
Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.
OSIflIf.
Quoi donc? qu'avex-vous fait?
▲GOBI AT.
J'espère qu'aujourd'hui
Bajazet se déclare , et Roxane avec lui.
OSMIN.
Quoi ? Roxane, Seigneur, qu'Amurat a choisie
Entre tant de beautés dont TEurope et TAsie
Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour?
Car on dit qu'elle seule a fixé son amour. zo<»
Et même il a voulu que Fheureuse Roxane ,
Avant qu'elle eût un fils, prît le nom de Sultane.
ÀCOMÂT.
n a fait plus pour elle , Osmin : il a voulu
Qu'elle eût dans son absence un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires : i o 5
Le frère rarement laisse jouir ses frères
De l'honneur dangereux d'être sortis d'un sang
Qui les a de trop près approchés de sou rang*.
L'imbécile Ibrahim , sans craindre sa naissance.
Traîne , exempt de péril, une étemelle enfance. x i o
Indigne également de vivre et de mourir,
On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir '.
L'autre, trop redoutable, et trop digne d'envie ,
Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps 1 1 5
I . Dans le Grand Solyntan y oh les sultans sont appelés rois de Thraee,
Mairet aosai a dit (acte I, scène i) > mais non avec le style de Racine :
.... La loi d^tat veut que les rois de Thrace
Commencent de régner par la fin de leur race.
Et que pour s'établir, les barbares qu'ils sont
Perdent également tous les frères qu'ils ont.
a. Lorsque Boilean disoit que son ami avoit encore plus que lui le génie sa-
tirique, il citoit pour preuves œs quatre vers si admirables. {L. Racine, dans
ses Remarques sur Bajaxet.)
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486 - BAJAZET,
La molle oisiveté des enfants des Sultans.
Il vint chercher la guerre au sortir de l'enfance,
Et même en fit sous moi la noble expérience.
Toi-même tu Tas vu courir dans les combats,
Emportant après lui tous les cœurs des soldats , x a o
Et goûter, tout sanglant , le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes cœurs la première victoire.
Mais malgré ses soupçons , le cruel Amurat ,
Avant qu'un fils naissant eût rassuré TÉtat ,
N'osoit sacrifier ce frère à sa vengeance , r « 6
Ni du sang ottoman * proscrire Tespérance.
Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé
Laissa dans le Serrai! Bajazet enfermé.
Il partit , et voulut que fidèle à sa haine,
Et des jours de son frère arbitre souveraine , 1 3o
Roxane, au moindre bruit, et sans autres raisons»
Le fit sacrifier à ses moindres soupçons.
Pour moi, demeuré seul, une juste colère
Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère.
Tentretins la Sultane , et cachant mon dessein , i 3 5
Lui montrai d' Amurat le retour incertain ,
Les murmures du camp , la fortune des armes.
Je plaignis Bajazet; je lui vantai ses charmes,
«Qui par un soin jaloux dans l'ombre retenus ,
Si voisins de ses yeux , leut* étoient inconnus. 1 4 o
Que te dirai-je enfin ? la Sultane éperdue
N'eut plus d'autres désirs que celui de sa vue.
OSHIN.
Mais pouvoient-ils tromper tant de jaloux regards
Qui semblent mettre entre eux d'invincibles remparts:
ACOMAT.
Peut-être il te souvient qu'un récit peu fidèle x 4 5
I. Yoyex ci-dessus, p. 480, note i.
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ACTE I, SCÈNE L 487
De la mort d^Amurat fit courir la nouvelle.
La Sultane, à ce bruit feignant de s'effrayer,
Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer.
Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent ;
De rheureux Bajazet les gardes se troublèrent ; i So
Et les dons achevant d'ébranler leur devoir ^,
Leurs captifs dans ce trouble osèrent s'entrevoir.
Roxane vit le prince. Elle ne put lui taire
L'ordre dont elle seule étoit dépositaire.
Bajazet est aimable. D vit que son salut 1 5 5
Dépendoit de lui plaire , et bientôt il lui plut.
Tout conspiroit pour lui. Ses soins, sa complaisance,
Ce secret découvert , et cette intelligence ,
Soupirs d'autant plus doux qu'il les falloit celer.
L'embarras irritant de ne s'oser parler, x6o
Même témérité, périls, craintes communes,
Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes.
Ceux mêmes dont les yeux les dévoient éclairer'.
Sortis de lem' devoir, n'osèrent y rentrer.
osmu.
Quoi ? Roxane d'abord leur découvrant son âme , 1 6 5
Osa-t-elle à leurs yeux faire éclater sa flamme ?
ACOIIAT.
Us rignorent encore ; et jusques à ce jour,
Atalide a prêté son nom à cet amour.
Du père d'Amurat Atalide est la nièce ' ;
Et même avec ses fils partageant sa tendresse , 170
Elle a vu son enfance élevée avec eux.
Du prince en apparence elle reçoit lesTœux ;
Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,
i,Far, Et Pespoir achevant d'ébranler leur deroir. (167a)
^, Éclairer est ici dans le sens de surveiller, Voyes le Lexique»
3. Far, Dn père d'Amurat Atalide la nièce.
Qui même avec ses fils partagea sa tendresse,
Et fut dans ce palais élevée avec eox. (1672)
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488 BAJAZET.
Et veut bien sons son nom qu'il aime la Sultane.
Cependant , cher Osmin , pour s'appuyer de moi , 1 7 s
L'un et l'autre ont promis Atalide à ma foi.
OSMIN.
Quoi ? TOUS l'aimez , Seigneur ?
ACOMAT.
Youdroîs-tu qu'à mon âge
Je fisse de l'amour le vil apprentissage?
Qu'un cœur qu^ont endurci la fatigue et les ans
Suivît d'un vain plaisir les conseils imprudents? i So
C'est par d'autres attraits qu'elle plaît à ma vue :
J'aime en elle le sang dont elle est descendue '.
Par elle Bajazet, en m'approchant de lui.
Me va contre lui-même assurer un appui.
Un Yisir aux sultans fait toujours quelque ombrage, i S 5
A peine ils Font choisi, qu'ils craignent leur ouvrage.
Sa dépouille est un bien qu'ils veulent recueillir,
Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.
Bajazet aujourd'hui m'honore et me caresse ;
Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse. 190
Ce même Bajazet, sur le trône affermi ,
Méconnoîtra peut-être un inutile ami.
Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l'arrête ,
S'il ose quelque jour me demander ma tête....
Je ne m'explique point, Osmin. Mais je prétends 195
Que du moins il faudra la demander longtemps.
Je sais rendre aux Sultans de fidèles services;
I. Une première idée de qaélqiies traits de ce caractère d*Acomat a pn^ ce
•onble, être saggérée par ces rers da Thémistocle de da Ryer (164^9 ^ ^
•atrape Artabase parie ainsi de l'amoor à son confident :
Je hisse aux esprits bas, je laisse aux foibles imm
A langnir dans ses fers, à brûler dans ses flammes.
Pour moi, je ne me sers de cette passion
Qa'antant qu'elle est utile à mon ambition.
(Thémistocle, acte II, scène t.)
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ACTE I, SCÈNE I. 489
Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices ,
Et ne me pique point du scrupule insensé
De bénir mon trépas quand ils Tout prononcé ' . a 00
Voilà donc de ces lieux ce qui m'ouvre l'entrée ,
Et conmie ^ifin Roxane à mes yeux s'est montrée.
Invisible d'abord elle entendoit ma voix,
Et craignoit du Serrail les rigoureuses lois.
Mais enfin bannissant cette importune crainte, %c5
Qui dans nos entretiens jetoit trop de contrainte ,
Elle-même a choisi cet endroit écarté,
Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté.
Par un chemin obscur une esclave me guide ,
Et.... Mais on vient. C'est elle et sa chère Âtalide. a i o
Demeure; et s'il le faut, sois prêt à confirmer
Le récit important dont je vais l'informer.
SCÈNE IL
ROXANE, ATAUDE, ZATIME, ZAÏRE,
ACOMAT, OSMIN.
AGOMAT.
La vérité s'accorde avec la renommée ,
Madame. Osmin a vu le Sultan et l'armée.
Le superbe Amurat est toujours inquiet ; a 1 5
Et toujours tous les cœurs penchent vers Bajazet :
I . L'imitation de ces vers est éridente dans le passage suivant do Brutms de
Voltaire (acte I, scène ir), où Messala, s^adressant à Arons, ambassadeur de
Porsenna, parle ainsi des Romains prèu à seconder rentreprise de Tarqoin :
Tout leur sang est à tous ; mais ne prétendez pas
Qu'eu aveugles sujets ils servent des ingrats.
Ils ne se piquent point du devoir fiinatique
De servir de victime au pouvoir despotique,
ni du sèle insensé de courir au trépas
Pour venger un tyran qui ne les connaît pas.
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490 BAJAZET.
D'une commune voue ils l'appellent au trône.
Cependant les Persans marchoient vers Babylone,
Et bientôt les deux camps aux pieds de son rempart'
Dévoient de la bataille éprouver le hasard. aso
Ce combat doit , dit-on , fixer nos destinées ;
Et même , si d'Osmin je compte les journées ,
Le ciel en a déjà réglé Tévénement,
Et le Sultan triomphe ou fuit en ce moment.
Déclarons-nous , Madame , et rompons le silence. a a 5
Fermons-lui dès ce jour les portes de Bysance ;
Et sans nous informer s'il triomphe ou s'il fiiit.
Croyez-moi , hàtons-nous d'en prévenir le bruit.
S'il fait, que craignez-vous? S'il triomphe, au contraire.
Le conseil le plus prompt est le plus salutaii«^. a 3o
Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir
Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.
Pour moi , j'ai su déjà par mes brigues secrètes
Gagner de notre loi les sacrés interprètes':
Je sais combien crédule en sa dévotion a 55
Le peuple suit le frein de la religion.
Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière :
Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière.
Déployez en son nom cet étendard fatal ^,
Des extrêmes périls l'ordinaire signal. a 40
Les peuples , prévenus de ce nom favorable ,
I . Far. Et bientôt les deux camps aa pied de son rempart. (167a et 76)
^ M. Aimé-lfartin a gardé cette première le^n.
a. Far» he conseil le plus prompt est le plus nécessaire. (167a)
3. Le mafti et les niémas.
4. L*étendard de Mahomet , connu sons les noms d'OEucab et de Sandjak-
Scheryf. TaTemier, dans sa IVou^elU relation de Vintérieur du Serrait, le
nomme aussi le Bajarac. « Il a, dit>il, ces mots pour derise : Natrum min
Allak, et en notre langue : « L*aide est de Dieu. » Cet étendard était d-derant
en une si grande vén^tion parmi lea Tnres, que lorsqu^il airivait quelque
sédition..., il n'y arait point de plus sûr et de plus prompt remède pour l'apai-
ser, que de Teiposer à la vue des rebelles. » H devait ici les exciter.
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ACTE I, SCÈNE II. 491
Savent que sa vertu le reud seule coupable.
D'ailleurs un bruit confus , par mes soins confirmé ,
Fait croire heureusement à ce peuple alarmé
Qu'Amurat le dédaigne, et veut loin de Bysance a 45
Transporter désormais son trône et sa présence.
Déclarons le péril dont son firére est pressé ;
Montrons Tordre cruel qui vous fut adressé.
Surtout qu'il se déclare et se montre lui-même,
Et fasse voir ce front digne du diadème. s 5o
ROXANB.
Il suffit. Je tiendrai tout ce que j'ai promis.
Allez, brave Acomat, assembler vos amis.
De tous leurs sentiments venez me rendre compte ;
Je vous rendrai moi-même une réponse prompte*.
Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien , a 5 5
Sans savoir si son cœur s'accorde avec le mien.
Allez , et revenez.
SCÈNE III.
ROXANE, ATALIDE, ZATIME, ZAÏRE.
ROXANB.
Enfin , belle Atalide ,
Il faut de nos destins que Bajazet décide.
Pour la dernière fois je le vais consulter.
Je vais savoir s'il m'aime.
ATALIDE.
Est-il temps d'en douter, ado
Madame? Hàtez-vous d'achever votre ouvrage.
I . Les deux rimti tont écritet, dans les divenes éditions publiées da rivaiit
de Ridiie : eonte et pronte.
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49^ BAJAZET.
Vous avez du Visir entendu le langage.
Bajazet vous est cher. Savez-vous si demain
Sa liberté , ses jours seront en votre main ?
Peut-être en ce moment Amurat en furie a65
S'approche pour trancher une si belle vie.
Et pourquoi de son cœur doutez -vous aujourd'hui?
BOXANB.
Mais m'en répondez- vous , vous qui parlez pour lui?
ATALIDE.
Quoi , Madame ? les soins qu'il a pris pour vous plaire,
Ce que vous avez fait , ce que vous pouvez foire, a 70
Ses périls , ses respects , et surtout vos appas ,
Tout cela de son cœur ne vous répond-il pas ?
Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.
ROXANE.
Hélas ! pour mon repos que ne le puis-je croire?
Pourquoi faut-il au moins que pour me consoler a 7 5
L'ingrat ne parle pas comme on le fait parler?
Vingt fois , sur vos discours pleine de confiance ,
Du trouble de son cœur jouissant par avance ,
Moi-même j'ai voulu m'assurer de sa foi*,
Et l'ai fait en secret amener devant moi. a 8 o
Peut-être trop d'amour me rend trop difficile ;
Mais sans vous fatiguer d'un récit inutile ,
Je ne retrouvois point ce trouble, cette ardeur*
Que m'avoit tant promis un discours trop flatteur.
Enfin si je lui donne et la vie et l'Empire, a 85
Ces gages incertains ne me peuvent suffire.
ATALIDE.
Quoi donc ? à son amour qu'allez-vous proposer
I . Far, Ponr Tentendre à mes yeux m'assurer de sa foi.
Je Tai fait eo secret amener devant moi. (1672)
a. Var, Mes yeux ne troavoient point ce trouble, cette ardeur
Qne lenr avoit promise on discours trop flattenr. (167a)
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ACTE I, SCÈNE III. 49S
KOXAnB.
S'il m'aime, dès ce jour il me doit épouser.
ATALIDE.
Vous épouser ! O ciel ! que prétendez-vous faire ?
ROXANB.
Je sais que des Sultaas Tusage m'est contraire : 290
Je sais qu*ils se sont fait une superbe loi
De ne point à Thymen assujettir leur foi.
Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse ,
Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse;
Mais toujours inquiète avec tous ses appas, 295
Esclave elle reçoit son maître dans ses bras ;
Et sans sortir du joug où leur loi la condamne',
11 faut qu'un fils naissant la déclare Sultane.
Amurat plus ardent , et seul jusqu'à ce jour,
A voulu que l'on dût ce titre à son amour. So©
J'en reçus la puissance aussi bien que le titre ,
Et des jours de son frère il me laissa l'arbitre.
Mais ce même Amurat ne me promit jamais
Que l'hymen dût un jour couronner ses bienfaits;
Et moi, qui n'aspirois qu'à cette seule gloire, 3o5
De ses autres bienfaits j'ai perdu la mémoire.
Toutefois que sert-il de me justifier?
Bajazet, il est vrai , m'a tout fait oublier.
Malgré tous ses malheurs plus heureux que son frère ,
Il m'a plu , sans peut-être aspirer à me plaire. 3 x o
Femmes, gardes, Visir, pour lui j'ai tout séduit;
En un mot, vous voyez jusqu'où je l'ai conduit.
Grâces à mon amour, je me suis bien servie
Du pouvoir qu 'Amurat me donna sur sa vie.
I. Dans les deux premières éditions (167a et 1676), IV>rt]iographe de œ
mot, ici et au vers 945, est : condane; au vers 387, elles ont : condamnai; et
aux vers 1070, 1643, 1726 : eondannèê, condannêy an lieo de : eondammai^
condamnée, condamné.
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494 BAJAZET.
Bajazet touche presque au troue des sultaus : 3 1 s
Il ue Êiut plus qu'un pas. Mais c'est où je Tatteucls.
Malgré tout mon amour, si dans cette journée ^
Il ne m'attache à lui par un juste hyménée *,
S'il ose m'alléguer une odieuse loi ;
Quand je fais tout pour lui, s'il ne fait tout pour moi :
Dès le même moment , sans songer si je l'aime ,
Sans consulter en£n si je me perds moi-même,
J'abandonne l'ingrat , et le laisse rentrer
Dans l'état malheureux d'où je l'ai su tirer.
Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce. 3a S
Sa perte ou son salut dépend de sa réponse.
Je ne vous presse point de vouloir aujourd'hui
Me prêter votre voix pour m'expliquer à lui :
Je veux que devant moi sa bouche et son visage
Me découvrent son cœur, sans me laisser d'ombrage ;
Que lui-même, en secret amené dans ces Ueux,
Sans être préparé se présente à mes yeux.
Adieu : vous saurez tout après cette entrevue.
SCÈNE IV.
ATALIDE, ZAmE.
ATALIDE.
Zaïre , c'en est fait, Atalide est perdue.
ZAÏRE.
Vous!
ATAtiDE.
Je prévois déjà tout ce qu'il faut prévoir. 33 5
I. Var. Qnel qm soit mon amour, si dans cette joamée. (167a)
21 . Jfuîe est pris aa sens latin de justuSj k légitime. » C*est ainsi qu*on
disait : justu uxor.
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ACTE l, SCÈNE IV. 495
Mon unique espérance est dans mon désespoir ^
zaTrb.
Mais y Bladame, pourquoi?
ATALIDB.
Si tu venois d'entendre
Quel (îineste dessein Roxane vient de prendre,
Quelles conditions elle veut imposer !
Bajazet doit périr, dit-elle, ou Tépouser. 340
S'il se rend , que deviens-je en ce malheur extrême?
Et s'il ne se rend pas , que devient-il lui-même ?
ZAÏRE.
Je conçois ce malheur; mais à ne point mentir,
Votre amour dès longtemps a dû le pressentir.
ATALIDE.
Ah ! Zaïre , l'amour a-t-il tant de prudence ? 345
Tout sembloit avec nous être d'intelligence :
Roxane , se livrant toute entière ' à ma foi ,
Du cœur de Bajazet se reposoit sur moi,
M'abandonnoit le soin de tout ce qui le touche,
Le voyoit par mes yeux, lui parloit par ma bouche ; 3 5 o
Et je croyois toucher au bienheureux moment
Oùj'allois par ses mains couronner mon amant.
Le ciel s'est déclaré contre mon artifice.
Et que falloit-il donc, Zaïre, que je fisse?
A Terreur de Roxane ai-je dû m'opposer, 35 5
X. Cett une îmititioii do Ten de Virgile :
Una talus vietis nmllam sperare taluUm:
« L'imiqne Miat dei Taincos est de ne point espérer de salât. » ( Enéide,
Urre II , Ters 354.) ~- Coroeille avait aossi tradnit ce vert de Virgile :
lia plu doDce espérance est de perdre Tespoir.
{Le Cidf acte I , scène n, ▼«» 1 35.)
a. Toute entière est l'ortbograpbe de tontes les anciennes éditions. Voyez
d-destns, p. 449, note i, et p. 41 1, note i.
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49^ BAJAZET.
Et perdre mon amant pour la désabuser?
Avant que dans son cœur cette amour (Ùt formée,
Taimois, et je pouvois m'assurer d'être aimée.
Dès nos plus jeunes ans, tu t'en souviens assez,
L'amour serra les nœuds par le sang conmiencés. 36 o
Élevée avec lui dans le sein de sa mère,
rappris à distinguer Bajazet de son frère;
Elle-même avec joie unit nos volontés.
Et quoique après sa mort Tun de Tautre écartés,
G>nservant, sans nous voir, le désir de nous plaire, 365
Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.
Roxane, qui depuis, loin de s'en défier,
A ses desseins secrets voulut m'associer,
Ne put voir sans amour ce héros trop aimable :
Elle courut lui tendre une main favorable. 370
Bajazet étonné rendit grâce à ses soins.
Lui rendit des respects : pouvoit-il faire moins ?
Mais qu'aisément l'amour croit tout ce qu'il souhaite !
De ses moindres respects Roxane satisfaite
Nous engagea tous deux par sa facilité 375
A la laisser jouir de sa crédulité.
Zaïre, il faut pourtant avouer ma foiblesse :
D'un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.
Ma rivale, accablant mon amant de bienfaits,
Opposoit un empire à mes foibles attraits ; 3So
Mille soins la rendoient présente à sa mémoire ;
Elle l'entretenoit de sa prochaine gloire.
Et moi, je ne puis rien. Mon cœur, pour tous discours,
N'avoit que des soupirs , qu'il répétoit toujours.
Le ciel seul sait combien j'en ai versé de larmes. 38 5
Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes.
Je condamnai mes pleurs, et jusques aujourd'hui
Je l'ai pressé de feindre, et j'ai parlé pour lui.
Hélas ! tout est fini. Roxane méprisée
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ACTE I, SCÈNE IV. 497
fiieutôt de son erreur sera désabusée. 390
Car enfin Bajazet ne sait point se cacher :
Jeconnois sa vertu prompte à s*effaroucher.
Il faut qu'à tous moments, tremblante et secourable,
Je donne à ses discours un sens plus favorable.
Bajazet va se perdre. Ah ! si, comme autrefois, 3g i
Ma rivale eût voulu lui parler par ma voix !
Au moins si j'avois pu préparer son visage !
Mais, Zaïre, je puis lattendre à son passage * :
D'un mot ou d'un regard je puis le [secourir.
Qu'il l'épouse, en un mot, plutôt que de périr. 400
Si Roxane le veut, sans doute il faut qu'il meure.
U se perdra, te dis-je. Atalide, demeure :
Laisse, sans t'alarmer, ton amant sur sa foi.
Penses-tu mériter qu'on se perde pour toi ?
Peut-être Bajazet, secondant ton envie, 405
Plus que tu ne voudras aura soin de sa vie.
ZAÏRE.
Ah! dans quels soins, Madame, allez-vous vous plonger?
Toujours avant le temps faut-il vous affliger?
Vous n'en pouvez douter, Bajazet vous adore.
Suspendez ou cachez l'ennui qui vous dévore. 410
N'allez point par vos pleurs déclarer vos amours.
La main qui l'a sauvé le sauvera toujours.
Pourvu qu'entretenue en son erreur fatale^,
Roxane jusqu'au bout ignore sa rivale.
Venez en d'autres lieux enfermer vos regrets, 4 1 5
Et de leur entrevue attendre le succès.
ATALIDB.
Hé Bien! Zaïre, allons. Et toi, si ta justice
I. ^ar. Mais, 2^1re, je pais attendre son passage. (167a)
a. L'erreur où U destinée l'entra tne. Fatale est employé ici dans le sens de
son étymologie. Comparez plus haut, vers aSg; et plus bas, vers 4a i.
J. Ragote. u 32
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49^ BAJAZET.
De deux jeunes amants Teut punir Tartifice,
O cielt si notre amour est condamné de toi,
Je suis la plus coupable : épuise tout sur moi. i^o
FUI DU nUOnER ÀCTB.
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ACTE II, SCÈNE 1. 499
ACTE IL
SCÈNE PREMIÈRE.
BAJAZET, ROXANE.
ROXANE.
Prince, l'heure fatale est enfin arrivée
Qu'à votre liberté le ciel a réservée.
Rien ne me retient plus, et je puis dès ce jour
Accomplir le dessein qu'a formé mon amour.
Non que vous assurant d'un triomphe facile, 4a 5
Je mette entre vos mains un empire tranquille ;
Je fais ce que je puis, je vous l'avois promis :
J'arme votre valeur contre vos ennemis;
J'écarte de vos jours un péril manifeste;
Votre vertu , Seigneur, achèvera le reste . 43©
Osmin a vu l'armée ; elle penche pour vous ;
Les chefs de notre loi conspirent avec nous ;
Le Visir Acomat vous répond de Bysance ;
Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
Cette foule de chefs, d'esclaves, de muets *, 43S
Peuple que dans ses murs renferme ce palais.
Et dont à ma faveur les âmes asservies
X. Ricaat, dans son Histoire de V état prêtent de V Empire ottoman (p. 64),
parle ainsi des nraets : <c U y a outre les pages, une autre espèce de servi-
teurs domestiques à la cour des princes ottomans, que l*on nomme Bizehami
ou muets ^ et qui sont naturellement sourds et par conséquent muets. » Les
muets étaient les exécuteurs ordinaires des arrêts de mort dans le Serrail. Ga-
briel Bounyn, dans sa tragédie de la Soltane, a introduit des muets par lesquels
le Soltaa (Soliman) fidt étrangler son fils Mustapha.
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5oo BAJAZET.
M*ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.
Commencez maintenant. C'est à vous de courir
Dans le champ glorieux que j'ai su vous ouvrir. 440
Vous n'entreprenez point une injuste carrière ;
Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière :
Uexemple en est commun; et parmi les Sultans,
Ce chemin à l'Empire a conduit de tout temps*.
Mais pour mieux commencer, hâtous-nous l'un et l'autre
D'assurer à la fois mou bonheur et le vôtre.
Montrez à l'univers, en m'attachant à vous,
Que quand je vous servois, je servois mon époux^;
Et par le nœud sacré d'un heureux hy menée
Justifiez la foi que je vous ai donnée. i 5 o
BAJAZET.
Ah ! que proposez-vous. Madame ?
ROXANB.
Hé quoi, Seigneur?
Quel obstacle secret trouble notre bonheur?
BAJAZET.
Madame, ignorez-vous que l'orgueil de l'Empire....
Que ne m'épargnez-^vous la douleur de le dire ?
ROXANE.
Oui, je sais que depuis qu'un de vos empei*eurs, 455
Bajazet, d'un barbare éprouvant les fureurs,
Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,
Et par toute l'Asie à sa suite traînée.
De l'honneur dttoman ses successeurs jaloux
Ont daigné rarement prendre le nom d'époux '. 460
1 . M. Aimé-Martin a mis le plnrid : <r de tons temps. »
a. Far. Que quand je tous «ervoia, j*ai servi mon époux. (167a)
3. A propos des noces de Soliman l*' et de Roxelane, du Verdier s*expriiM
ainsi : « Ces noces se firent avec un étonnement général; car la coutume d»
Ottomans était de n'avoir que des concubines et ne point épouser des fenuM**
pour ériter Tignoroinie que Tamerlan fit souffrir à la femme de Bajaiet. »
{Abrégé d0 VHistoire des Turcs, tome II, p. 575.) Le Bajaxet dont il est qor»-
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ACTE II, SCENE L Soi
Mais Tamour ne suit point ces lois imaginaires;
Et sans vous rapporter des exemples vulgaires,
Solyman^ (vous savez qu'entre tous vos aïeux,
Dont l'univers a craint le bras victorieux.
Nul n'éleva si haut la grandeur ottomane), 46 5
Ce Solyman jeta les yeux sur Roxelane.
Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier
A son trône, à son lit daigna l'associer.
Sans qu'elle eût d'autres droits* au rang d'impératrice
Qu'un peu d'attraits peut-être, et beaucoup d'artifice. 470
BiJÂZET.
Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,
Ce qu'étoit Solyman, et le peu que je suis.
Solyman jouissoit d'une pleine puissance :
L'Egypte ramenée à son obéissance,
Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil, 475
De tous ses défenseurs devenu le cei'cueil.
Du Danube asservi les rives désolées,
tion ici est Bajazet {riJeri/n on Gulderum^ c*est-à-(lire Foudre) V* du nom,
cinquième empereur det Tares, yaincu et Mt prisonnier par Tamerlan en 140a.
Bandier, dans son Histoire générale du Serrail, p. 5i, dit aussi : « La loi qni
fut établie dans le conseil du prince, ordonnant que les Sultans n'épooseroient
point de femmes, prit naissance dn règne de Bajazet I'', lequel ayant époosé
une femme de la maison des Paléologues , empereurs de Constantinople, la ^t
par le désastre de la guerre captive avec soi entre les mains de Tamerlanes,
emperenr des Tartares, et traitée avec tant de mrpris, qn*un jour ce Scjtbe
les faisant manger tous deux à sa table , commanda ii cette princesse de se
lerer et aller an buffet prendre sa coupe pour lui rerser à boire, a — De»-
mares, dans sa tragi-comédie de Roxelane (acte I, scène n}, avait, avant Ra*
cine, rappelé cette tradition historique sur Bajazet V :
Ce prince malheureux, que h seytbiqne rage
Força de terminer ses jours en une cage.
Apprenant qu^on avoit indignement traité
Dn sang paléologue une illustre beauté, t
Compagne de son lit comme de son empire.
Ressentit de ses maux le dernier et le pire;
Et pour ressourenir de son ressentiment.
Ans rois ses successeurs laissa pour testament
D'Aterde leur État la qualité de reine,
Ponr ne jamais souffrir une pareille peine.
I. SoUman I** {U Magnifique), qui régna ri glorieosemcnt de i5ao à i566.
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5o!i BAJAZET.
DeTempire persan les bornes reculées,
Dans leurs climats brûlants les Africains domptés *,
Faisoient taire les lois devant ses volontés. 4S0
Que suis-je ? J'attends tout du peuple et de Tarmée.
Mes malheurs font encor toute ma renonmiée.
Infortuné, proscrit, incertain de régner,
Dois-je irriter les cœurs au lieu de les gagner?
Témoins de nos plaisirs, plaindront-ils nos misères ? 485
Croiront-ils mes périls et vos larmes sincères ?
Songez, sans me flatter du sort de Soljman,
Au meurtre tout récent du malheureux Osman'.
Dans leur rébellion, les chefs des janissaires,
Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires, 490
Se crurent à sa perte assez autorisés
Par le fatal hymen que vous me proposez '•
Que vous dirai-je enfin? Mettre de leur suffrage.
Peut-être avec le temps j'oserai davantage.
Ne précipitons rien, et daignez commencer 49$
A me mettre en état de vous récompenser.
IIOXÀNE.
Je vous entends, Seigneur : je vois mon imprudence^
Je vois que rien n'échappe à votre prévoyance.
Vous avez pressenti jusqu'au moindre danger
Où mon amour trop prompt vous alloit engager. 5 00
Pour vous, pour votre honneur, vous en craignez lessuites.
Et je le crois, Seigneur, puisque vous me le dites.
I . Dans les andennes éditions : dontè* {dtmUi^ .
a. Ounan II , étranglé par les janissaires en i6aa. Vojex d-deasns, p. 47^^
note 4.
3. Osman arait donné les droits de légitime épouse à la sultane Cbasiaki,
Russe de basse origine, qui arait en l'art de se faire aflrandiir de l'escUTaget
comme autrefois sa compatriote Roxelane. Après la mort d'un fils qu'elle sTsit
donné à Osman, celui-ci se choisit à la fois trois épouses parmi les filles libres
de ses sujets. Au mépris des maximes fondamentales de TEmpire, il Touiot
aroir quatre femmes légitimes. Voyez VBittoire de V Empire oUonu», par de
Hammer, traduite par M. Doches, tome If, p. 371 et 37a.
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ACTE II, SCÈNE l. 5o3
Mais ayez-vous prévai si vous ne m^épousez,
Les périls plus certains où tous vous exposez ?
Songez- vous que sans moi tout vous devient contraire?
Que c'est à moi surtout qu^il importe de plaire ?
Songez-vous que je tiens les portes du Palais,
Que je puis vous l'ouvrir ou fermer pour jamais,
Que j'ai sur votre vie un empire suprême,
Que vous ne respirez qu'autant que je vous aime ? 5 1 o
Et sans ce même amour, qu'offensent vos refus,
Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus^P
BAJAZBT.
Oui, je tiens tout de vous ; et j'avois lieu de croire
Que c'étoit pour vous-même une assez grande gloire.
En voyant devant moi tout l'Empire à genoux, 5x5
De m' entendre avouer que je tiens tout de vous.
Je ne m'en défends point, ma bouche le confesse*,
Et mon respect saura le confirmer sans cesse.
Je vous dois tout mon sang : ma vie est votre bien ;
Mais enfin voulez- vous. . . .
roxânb.
Non, je ne veux plus rien. 5a o
Ne m'importune plus de tes raisons forcées.
Je vois combien tes vœux sont loin de mes pensées.
Je ne te presse plus, ingrat, d'y consentir.
Rentre dans le néant dont je t'ai fait sortir.
Car enfin qui m'arrête ? et quelle autre assurance 5a 5
Demanderois-je encor de son indifftérence' ?
I . Far, Songes-Toiu dès longtcmp* qae root ne Miiex plat ? (167a)
a. Énée paiie à peu près de la même manière dam le IV* livre de VÉnUdef
▼en 333-335 :
.... Ego te qum plurima /amfo
Enumerare vales^ nunq^^am, Rggina, negabo
Promeritam,,,, ,
3. C*est le même monrement que dans cet Ten da IV* livre de V Enéide
(▼ers 368 et suçants) :
Tiam quid dùtimulo? aut qum me ad majora reservo?
NumjUtu ingemuit noêtro?.,.
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5o4 BAJAZET.
L'ingrat est-il touché de mes empressements?
L'amooT même entre-t-il dans ses raisonnements?
Ahi je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,
Que mes propres périls t'assurent de ta gràcCi 5 3o
Qu'engagée avec toi par de si forts liens,
Je ne puis séparer tes intérêts des miens.
Mais je m'assure encore aux bontés de ton frère :
Il m'aime, tu le sais; et malgré sa colère,
Dans ton perfide sang je puis tout expier, 535
Et ta mort suffira pour me justifier.
N'en doute point, j'y cours, et dès ce moment même.
Bajazet, écoutez : je sens que je vous aime^
Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir.
Le chemin est encore ouvert au repentir. 540
Ne désespérez point une amante en furie ^.
S'il m'échappoit un mot, c'est fait de votre vie.
BAJÂZET.
Vous pouvez me l'ôter : elle est entre vos mains.
Peutrétre que ma mort, utile à vos desseins,
De l'heureux Amurat obtenant votre grâce, 545
Vous rendra dans son cœur votre première place.
ROXANB.
Dans son cœur ? Ah ' ! crois-tu, quand il le voudroit bien,
Que si je perds l'espoir de régner dans le tien,
D'une si douce erreur si longtemps possédée.
Je puisse désormais souffrir une autre idée, ^ 55o
z. Dans son oommenteire snr la léédéê de Corneille, Voltaire rapprodie de
ce Tert les paroles qoe Médée adresse è Jason (acte III, scène m, Tcrs 911) :
Je t'aime encor, Jason, malgré ta lâcheté.
a. Notumquefurensquidfeminapotsit.
(Virgile, Enéide y lirre V, Ters 6.)
3. « Quand la câtiire Clairon pronon^t ce Ters, son accent..., son geste,
ses yeux, tonte son action dans cette seole exclamation Jhl exprimaient k
eooplet tont entier, au point qu'avec on pen d*intriligence on aorait devise
tont ce qu'elle allait dire. > (CommenUdre de la BmrpÉ.)
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ACTE II, SCENE I. 5o5
Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi?
Je te donne, cruel, des armes contre moi',
Sans doute, et je devois retenir ma foiblesse:
Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,
J^affectois à tes yeux une fausse fierté*. 55 5
De toi dépend ma joie et ma félicité.
De ma sanglante mort ta mort sera suivie.
Quel fruit de tant de soins que j'ai pris pour ta vie !
Tu soupires enfin, et semblés te troubler.
Achève, parle.
bajàzet.
O ciel! que ne puis-je parler? 5 60
ROXANE.
Quoi donc? Que dites-vous ? et que viens- je d'entendre?
Vous avez des secrets que je ne puis apprendre!
Quoi? de vos sentiments je ne puis m'éclaircir?
BAJÀZET.
Madame, encore un coup, c'est à vous de choisir.
Daignez m'ouvrir au trône un chemin légitime; 56 5
Ou bien, me voilà prêt : prenez votre victime.
ROXANB.
Ah ! c'en est trop enfin : tu seras satisfait.
Holà ! gardes, qu'on vienne.
I . Dans les deux premières éditions (167a et 1676), il y a un point an lien
d*one Tii^ule, à la fin de ce vers.
a. Voltaire a imité ce passage dans Zaïre, acte lY, scène n. Cest Orotmane
qoi parle ainsi :
Je me connaissais mal ; oui, dans mon dfoespoir,
J'arais cm sar moi-même avoir plas de pouvoir....
Qui? moi? Que sur mon trône une autre fÀt placée?
Hon, je n*en eus jamais la fatale pensée.
Pai'donne à mon courroux, k mes sens interdits
Ces dédains affectés et si bien démentis.
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5o6 BAJAZET.
SCÈNE IL
ROXANE, ACOMAT, BAJAZET.
ROXANB.
Acomat, c'en est Eût.
Vous pouvez retourner, je n'ai rien à vous dire.
Du Sultan Amurat je reconnois l'empire. 570
Sortez. Que le Serrail soit désormais fermé,
Et que tout rentre ici dans l'ordre accoutumé.
SCÈNE III.
BAJAZET, ACOMAT.
▲COMÀT.
Seigneur, qu^ai-je entendu? Quelle surprise extrême!
Qu allez-vous devenir? Que deviens-je moi-même?
D'où naît ce changement? Qui dois-je en accuser? 5:5
Ociel!
BAJAZET.
n ne faut point ici vous abuser.
Roxane est offensée et court à la vengeance.
Un obstacle éternel rompt notre intelligence.
Visir, songez à vous, je vous en averti ;
Et sans compter sur moi, prenez votre parti. SHù
ACOMAT.
Quoi?
BAJAZET.
Vous et VOS amis, cherchez quelque retraite.
Je sais dans quels périls mon amitié vous jette ;
Et j'espërois un jour vous mieux récompenser.
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ACTE II, SCENE III. Soj
Mais c'en est fait, vous dis-je, il n'y faut plus penser.
▲GOMÀT.
Et quel est donc, Seigneur, cet obstacle invincible? 585
Tantôt dans le Serrail j'ai laissé tout paisible.
Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?
BAJÀZBT.
Elle veut, Acomat, que je Tépouse.
ÀCOMÂT.
Hé bien?
L'usage des Sultans à ses vœux est contraire ;
Mais cet usage enfin, est-ce une loi sévère, 590
Qu'aux dépens de vos jours vous deviez observer?
La plus sainte des lois, ah ! c'est de vous sauver,
Et d* arracher. Seigneur, d'une mort manifeste.
Le sang des Ottomans dont vous faites le reste !
BAJAZET.
Ce reste malheureux seroit trop acheté, 595
S'il faut le conserver par une lâcheté,
AGOMAT.
Et pourquoi vous en faire une image si noire?
L'hymen de Solyman ternit-il sa mémoire ?
Cependant Solyman n'étoit point menacé '
Des périls évidents dont vous êtes pressé. 600
BAJAZBT.
Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie
Qui d'un servile hymen feroient l'ignominie.
Solyman n'avoit point ce prétexte odieux.
Son esclave trouva grâce devant ses yeux ;
Et sans subir le joug d'un hymen nécessaire, 60 5
Il lui fit de son cœur un présent volontaire.
I . n y a menasse dans les anciennes éditions, on c'est rorthognipbe ordinaiie
de ce Teri>e, aussi bien que du snlMtantif menace [menasse) y non pas senlenent
à la lime, mais partout.
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5o8 BAJAZET.
▲COMAT.
Mais vous aimez Roxane.
BAJAZET.
Acomat, c^est assez :
Je me plains de mon sort moins que vous ne peusez.
La mort n'est point pour moi le comble des disgrftces ;
J'osai tout jeune encor la chercher sur vos traces ; 6 1 o
Et rindigne prison où je suis renfermé
A la voir de plus près m'a même accoutumé.
Amurat à mes yeux Ta vingt fois présentée.
Elle finit le cours d'une vie agitée.
Hélas ! si je la quitte avec quelque regret. ... 6 1 S
Pardonnez, Acomat, je plains avec sujet
Des cœurs dont les bontés trop mal récompensées
M'avoient pris pour objet de toutes leurs pensées.
ACOMAT.
Ah ! si nous périssons, n'en accusez que vous,
Seigneur. Dites un mot, et vous nous sauvez tous. 6^1 o
Tout ce qui reste ici de braves janissaires,
De la religion les saints dépositaires.
Du peuple bjsantin ceux qui plus respectés *■
Par leur exemple seul règlent ses volontés,
Sont prêts de vous conduire à la Porte sacrée 6% S
D'où les nouveaux Sultans font leur première entrée.
BAJAZET.
Hé bien ! ;>rave Acomat, si je leur suis si cher.
Que des mains de Roxane ils viennent m'arracber.
Du Serrail, s'il le faut, venez forcer la porte :
Entrez, accompagné de leur vaillante escorte. 6 3 o
J'aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups.
Que chargé, malgré moi, du nom de son époux.
Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême,
1. Plut respectés est ici pour le plus respectés, Voyes ploi Im, v«n 873.
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ACTE II, SCÈNE IIL Sog
Par un beau désespoir me secourir moi-même \
Attendre, en combattant, Teffet de votre foi, 635
Et vous donner le temps de venir jusqu'à moi.
ACOMAT.
Hé ! pourrai-je empêcher, malgré ma diligence,
Que Roxane d'un coup n'assure sa vengeance?
Alors qu'aura servi ce zèle impétueux,
Qu'à charger vos amis d'un crime infructueux? 640
Promettez : affranchi du péril qui vous presse,
Vous verrez de quel poids sera votre promesse.
BAJAZET,
Moi!
ACOMAT.
Ne rougissez point. Le sang des Ottomans
Ne doit point en esclave obéir aux serments.
Consultez ces héros que le droit de la guerre 645
Mena victorieux jusqu'au bout de la terre :
Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi ,
L'intérêt de l'État fut leur unique loi;
Et d*un trône si saint la moitié n'est fondée
Que sur la foi pronuse et rarement gardée*. 65o
Je m'emporte. Seigneur • . . . .
I. Racine doit cette expression à Corneille, qtd avait dit avant Ini :
Ou qu^nn beau désespoir alors le secourût.
(Horace f acte III, scène yi, vers 102a.)
a. « Il j a de ces gens-là {des uUnuu) qui soutiennent que le Grand Sei-
gneur peut se dispenser des promesses qu^il a Caites avec serment, quand pour
les accomplir il faut donner des bornes à son autorité. » (Ricaut, Histoire de
Vétat présent de V Empire ottoman^ p. 9.) On lit aussi dans la même his-
toire, p. 177 : a II ne s*étoit jamais vu que Pinfidélité et la trahison fussent
autorisées par un acte authentique, et que le parjure fût un acte de religion,
juaqu*à ce que les docteurs de la loi de Mahomet, à l'imitation de leur pro-
phète, eussent enseigné cette doctrine à leurs disciples, et la leur eussent
recommandée. »
3. Nous avons suivi la ponctuation des éditions de 1672-1687. Celle de 1697
n*a qu'un point après Seigneur,
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5io BAJAZET.
BAJÀZBT«
Oui , je sais , Acomat ,
Jusqu^où les a portés Tintérét de TÉtat;
Mais ces mêmes héros , prodigues de leur vie,
Ne la rachetoient point par une perfidie.
ACOMAT.
O courage inflexible ! O trop constante foi^, 655
Que même en périssant j'admire malgré moi !
Faut-il qu'en un moment un scrupule timide
Perde... P Mais quel bonheur nous envoie Atalide?
SCÈNE IV.
BAJAZET, ATAUDE, ACOMAT.
ACOMAT.
Ah ! Madame , venez avec moi vous unir.
II se perd.
ATALIDE.
C*est de quoi je viens Tentretenir. 660
Mais laissez-nous. Roxane, à sa perte animée |
Veut que de ce palais la porte soit fermée.
Toutefois, Acomat , ne vous éloignez pas :
Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.
SCENE V.
BAJAZET , ATAUDE.
BAJAZET.
Hé bien ! c'est maintenant qu'il faut que je vous laisse.
Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse.
I. Fmr, O coonge ! 6 Tertns ! 6 trop constante foi I (1679)
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ACTE II, SCÈNE V. 5ii
Rien ne m*a pu parer contre ses derniers coups :
U falloit ou mourir, ou n être plus à vous.
De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?
Je meurs plus tard : voilà tout le fruit de ma feinte. 670
Je vous Favois prédit; mais vous l'avez voulu *.
J'ai reculé vos pleurs autant que je Tai pu.
Belle Atalide, au nom de cette complaisance ,
Daignez de la Sultane éviter la présence.
Vos pleurs vous trahiroient : cachez-les à ses yeux , 675
Et ne prolongez point de dangereux adieux.
ÀTÂLIDE.
Non, Seigneur. Vos bontés pour une infortunée'
Ont assez disputé contre la destinée.
Il vous en coûte trop pour vouloir m'épargner.
Il faut vous rendre : il faut me quitter, et régner. 680
BÂJAZET.
Vous quitter?
AUDE.
Je le veux. Je me suis consultée.
De mille soins jaloux jusqu'alors agitée ,
U est vrai , je n'ai pu concevoir sans efiroi
Que Bajazet pût vivre et n'être plus à moi ;
Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse 685
Je me représentois l'image douloureuse ,
Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)
Ne me paroissoit pas le plus grand des tourments.
Mais à mes tristes yeux votre mort préparée
Dans toute son horreur ne s'étoit pas montrée ; 690
Je ne vous voyois pas , ainsi que je vous vois ,
Prêt à me dire adieu pour la dernière lois.
I . Raeina, dans Phèdre ^ acte III , scène m, s'est sourena de ce paisage :
. . * Je te l*ai prédit, mais ta n*as pas ronla....
Je mourois ce matin digne d*ètre pleorée \
J^ai soiri tas conseils, je meurs déshonorée.
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5ia BAJAZET.
Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
Vous allez de la mort affronter la présence ;
Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirs 695
De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs.
Mais, hélas ! épargnez une âme plus timide :
Mesurez vos malheurs aux forces d'Atalide;
Et ne m'exposez point aux plus vives douleurs
Qui jamais d'une amante épuisèrent les pleurs. 700
BÂJÂZET.
Et que deviendrez- vous , si dès cette journée
Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?
▲TÂLIOfi.
Ne vous informez point ce que je deviendrai.
Peut-être à mon destin, Seigneur, j'obéirai.
Que sais-je? A ma douleur je chercherai des charmes*.
Je songerai peut-être , au milieu de mes larmes ,
Qu'à vous perdre pour moi vous étiez résolu ,
Que vous vivez , qu'enfin c'est moi qui l'ai voulu.
BAJAZET.
Non , vous ne verrez point cette fête cruelle.
Plus vous me commandez de vous être infidèle, 710
Madame, plus je vois combien vous méritez
De ne point obtenir ce que vous souhaitez.
Quoi ? cet amour si tendre , et né dans notre enfance,
Dont les feux avec nous ont crû dans le silence ,
Vos larmes que ma main pouvoit seule arrêter, 7 1 5
Mes serments redoublés de ne vous point quitter.
Tout cela finiroit par une perfidie ?
J'épouserois, et qui (s'il faut que je le die)?
Une esclave attachée à ses seuls intérêts ,
I . Corneille a employé le mot cfiarmes aa même sens :
Et contre ma douleur j'aurois senti des charme».
Quand one main si chère eût essuyé mes larmes.
(Le Cidf acte III, scène rv, vers 9^1 et gaa.)
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ACTE II, SCENE V. 5i3
Qui présente à mes yeux les supplices tout préisS 720
Qui m'offre ou son hymen , ou la mort infaillible;
Tandis qu'à mes périls Atalide sensible ,
Et trop digne du sang qui lui donna le jour,
Veut me sacrifier jusques à son amour.
Ah ! qu'au jaloux Sultan ma tête soit portée , 7 a 5
Puisqu'il faut à ce prix qu'elle soit rachetée !
ATÀLIDE.
Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.
BÂJAZ£T.
Parlez. Si je le puis, je suis prêt d'obéir.
ATALIDE.
La Sultane vous aime ; et malgré sa colère ,
Si vous preniez , Seigneur, plus de soin de lui plaire, 730
Si vos soupirs daignoient lui faire pressentir
Qu'un jour....
BAJAZET.
Je vous entends : je n'y puis consentir.
Ne vous figurez point que dans cette journée,
D'un lâche désespoir ma vertu consternée
Craigne les soins d'un trône où je pourrois monter, 735
Et par un prompt trépas cherche à les éviter.
J'écoute trop peut-être une imprudente audace ;
Mais sans cesse occupé des grands noms de ma race ,
J'espérois que fuyant un indigne repos ,
Je prendrois quelque place entre tant de héros. 740
Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle,
Je ne puis plus tromper une amante crédule.
En vain, pour me sauver, je vous l'aurois promis :
I . Dans les éditions de 1S07, ^^ x^O^ ^ ^'^'^ <^Ue de M. Aimé-Martm on
lit:
Qui présente à mes yeux des supplices tout prêts;
et le vers, tel que nous le trouvons dans toutes les anciennes éditions, est donné
par M. Aimé-Martin comme une variante.
J. Racibb. n 33
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5i4 BAJAZET.
Et ma bouche et mes yeux, du mensonge ennemis,
Peut-être dans le temps cpie je voudrois lui plaire, 7 45
Feroient par leur désordre un effet tout contraire ;
Et de mes froids soupirs ses regards offensés
Yerroient trop que mon cœur ne les a point poussés.
O ciel ! combien de fois je Taurois éclaircie.
Si je n* eusse à sa haine exposé que ma vie, 760
Si je n^avois pas craint que ses soupçons jaloux
N'eussent trop aisément remonté jusqu'à vous !
Etj'iroisTabuser d'une fausse promesse?
Je me parjurerois ? Et par cette bassesse. . . •
Ah ! loin de m'ordonner cet indigne détour, 755
Si votre cœur étoit moins plein de son amour.
Je vous verrois sans doute en rougir la première.
Mais pour vous épargner une injuste prière,
Adieu : je vais trouver Roxane de ce pas.
Et je vous quitte.
ATALmE.
Et moi, je ne vous quitte pas. 760
Venez, cruel, venez, je vais vous y conduire ;
Et de tous nos secrets c'est moi qui veux l'instruire.
Puisque, malgré mes pleurs, mon amant furieux
Se fait tant de plaisir d'expirer à mes yeux,
Roxane, malgré vous, nous joindra Tun et l'autre. :65
Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre ;
Et je pourrai donner à vos yeux effrayés
Le spectacle sanglant que vous me prépariez.
BAJAZET.
O ciel! que faites- vous?
ATALIOE.
Cruel ! pouvez-vous croire
Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ? tjo
Pensez-vous que cent fois en vous faisant parler
Ma rougeur ne fût pas prête à me déceler?
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^
ACTE II, SCÈNE V. 5i5
Mais on me présentoit votre perte prochaine.
Pourquoi faut-il, ingrat, quand la mienne est certaine,
Que vous n'osiez pour moi ce que j'osois pour vous ? 7 7 5
Peut-être il suffira d*un mot un peu plus doux;
Roxane dans son cœur peut-être vous pardonne.
Vous-même, vous voyez le temps qu elle vous donne.
A-t-elle, en vous quittant, fait sortir le Visîr ?
Des gardes à mes yeux viennen t-ils vous saisir ? 780
Enfin, dans sa fureur implorant mon adresse,
Ses pleurs ne m*ont-ils pas découvert sa tendresse P
Peut-être elle n'attend qu'un espoir incertain
Qui lui fasse tomber les armes de la main.
Allez, Seigneur : sauvez '^^otre vie et la mienne*. 7 86
BÀJAZET.
Hé bien ! Mais quels discours faut-il que je lui tienne?
▲TALIOE.
Ah ! daignez sur ce choix ne me point consulter.
L'occasion, le ciel pourra vous les dicter.
Allez : entre elle et vous je ne dois pointparoître :
Votre trouble ou le mien nous feroient reconnoitre. 790
Allez, encore un coup, je n ose m'y trouver.
Dites.... tout ce qu'il faut, Seigneur, pour vous sauver.
I . Far. AUa, Seigneur : tentes cette dernière voie.
BAJ. Hé bienl Mais quels discours rouler-TOUs que j'emploie? (167a)
nN DU SEGCmD ACTE.
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5i6 BAJAZET.
ACTE IIL
SCÈNE PREMIÈRE.
ATALffiE, ZAÏRE.
▲TILIDE.
Zaïre, il est donc vrai ? sa grâce est prononcée.
ZAÏRl.
Je vous l'ai dit, Madame : une esclave empressée,
Qui couroit de Roxane accomplir le désir, 795
Aux portes du Serrail a reçu le Visir.
Ils ne m'ont point parlé ; mais mieux qu'aucun langage,
Le transport du Visir marquoit sur son visage
Qu'un heureux changement le rappelle au Palais,
Et qu'il y vient signer une éternelle paix. 800
Roxane a pris sans doute une plus douce voie.
▲TALIDB.
Ainsi de toutes parts les plaisirs et la joie
M'abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.
J'ai fait ce que j'ai dû : je ne m'en repens pas.
ZAÏRE.
Quoi, Madame ? Quelle est cette nouvelle alarme ? 8o5
▲TALIDB.
Et ne t'a-t-ou point dit, Zaïre, par quel charme,
Ou, pour mieux dire enfin, par quel engagement
Bajazet a pu faire un si prompt changement ?
Roxane en sa fureur paroissoit inflexible.
A-t-elle de son cœur quelque gage infailhble ? S 10
Parle. L' épouse- t-il?
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ACTE III, SCENE I. 617
ZAÏRE.
Je n'eo ai rien appris.
Mais enfin, s'il n a pu se sauver qu'à ce prix,
S'il fait ce que vous-même avez su lui prescrire,
S'il l'épouse, en un mot....
ATALIDE.
S'il l'épouse, Zaïre !
ZAÏRE.
Quoi? vous repentez-vous des généreux discours 8x5
Que vous dictoit le soin de conserver ses jours?
ATALIDE.
Non, non : il ne fera que ce qu'il a dû faire.
Sentiments trop jaloux, c'est à vous de vous taire.
Si Bajazet l'épouse, il suit mes volontés;
Respectez ma vertu qui vous a surmontés ; s a o
A ses nobles conseils ne mêlez point le vôtre;
Et loin de me le peindre entre les bras d'une autre*,
Laissez-moi sans regret me le représenter
Au trône, où mon amour l'a forcé de monter.
Oui, je me reconnois, je suis toujours la même. Sa 5
Je voulois qu'il m'aimât, chère Zaïre, il m'aime;
Et du moins cet espoir me console aujourd'hui.
Que je vais mourir digne et contente de lui.
ZAÏRE.
Mourir ! Quoi ? vous auriez un dessein si funeste ?
ATALIDE.
J'ai cédé mon amant : tu t'étonnes du reste ! 83o
Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs
Une mort qui prévient et finit tant de pleurs?
Qu'il vive, c'est assez. Je l'ai voulu sans doute.
Et je le veux toujoui*s, quelque prix qu'il m'en coûte.
Je n'examine point ma joie ou mon ennui : 835
I. > D*im aatre, » dans l'édition de 1676. Voyez ci-deasos, p. 109, note a.
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5i8 BAJAZET.
Taime assez mon amant pour renoncer à lui.
Mais, hélas ! il peut bien penser avec justice
Que si j'ai pu lui faire un si grand sacrifice,
Ce cœur, qui de ses jours prend ce funeste soin,
L'aime trop pour vouloir en être le témoin. S 4 o
Allons, je veux savoir. ...
ZAtUB.
Modérez- vous, de grâce.
On vient vous informer de tout ce qui se passe :
C'est le Visir.
SCÈNE IL
ATAUDE, ACOMAT, ZAÏRE.
ACOMAT.
Enfin nos amants sont d'accord,
Madame : un calme heureux nous remet dans le port.
La Sultane a laissé désarmer sa colère ; 845
Elle m'a déclaré sa volonté dernière ;
Et tandis qu'elle montre au peuple épouvanté
Du prophète divin l'étendard redouté,
Qu'à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,
Je vais de ce signal faire entendre la cause, 8 5o
RempUrtous les esprits d'une juste terreur.
Et proclamer enfin le nouvel empereur.
Cependant permettez que je vous renouvelle
Le souvenir du prix qu'on promit à mon zèle.
N'attendez point de moi ces doux emportements, 8 55
Tels que j'en vois paroitre au cœur de ces amants.
Mais si par d'autres soins plus dignes de mon âge,
Par de profonds respects, par un long esclavage.
Tel que nous le devons au sang de nos Sultans,
Je puis....
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ACTE III, SCÈNE II. Sig
ATALIDB.
Vous m*en pourrez instruire avec le temps. 860
Avec le temps aussi vous pourrez me connottre.
Mais quels sont ces transports qu'ils vous ont ftdt parottre ?
ACOMAT.
Madame, doutez- vous des soupirs enflammés
De deux jeuues amants Tun de l'autre charmés ?
ATALIDB.
Non; mais, à dire vrai, ce miracle m'étonne. 865
Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne?
L'épouse-t-il enfin ?
ACOBiAT.
Madame, je le croi.
Voici tout ce qui vient d'açriver devant moi.
Surpris, je Tavoùrai, de leur fureur commune,
Querellant les amants, Tamour et la fortune, 870
J'étois de ce palais sorti désespéré.
Déjà, sur un vaisseau dans le port préparé*
Chargeant démon débris les reUques plus chères',
Je méditois ma fuite aux terres étrangères.
Dans ce triste dessein au Palais rappelé, 875
Plein de joie et d'espoir, j*ai couru, j'ai volé.
La porte du Serrail à ma voix s'est ouverte;
Et d'abord une esclave à mes yeux s'est offerte.
Qui m'a conduit sans bruit dans un appartement
Où Roxane attentive écoutoit son amant. 880
Tout gardoit devant eux un auguste silence.
Moi-même résistant à mon impatience,
Et respectant de loin leur secret entretien.
J'ai longtemps immobile observé leur maintien.
Enfin avec des yeux qui découvroient son âme, 885
I. Far. Déjà, dans un vaisseau sur l*Cuxin préparé. (1672-87)
1. Plut y ^ur Us plus. Voyex ci-destus, vers 623. — Reliquat est aa sens du
mot latin rtliquitt.
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520 BAJAZET.
L'une a tendu la main pour gage de sa flamme ;
L'autre, a^ec des regards éloquents, pleins d'amour,
L'a de ses feux, Madame, assurée à son tour.
ATÂLIDB.
Hélas!
▲COMAT.
Os m'ont alors aperçu Tun et l'autre.
« Voilà, m'a-t-elle dit, votre prince et le nôtre. 89 «
Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.
Allez lui préparer les honneurs souverains.
Qu'un peuple obéissant l'attende dans le temple :
Le Serrail va bientôt vous en donner l'exemple. >»
Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé , 895
Et soudain à leurs yeux je me piis dérobé :
Trop heureux d'avoir pu, par un récit fidèle,
De leur paix en passant vous conter la nouvelle,
Et m'acquitter vers vous de mes respects profonds.
Je vais le couronner, Madame, et j'en réponds. 900
SCÈNE III.
ATALTOE, ZAÏRE.
▲TALIDB.
Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie'.
ZAÏRE.
Ah ! Madame, croyez. • . •
ATALIDB.
Que veux -tu que je croie?
Quoi donc? à ce spectacle irai-je m'exposer ?
Tu vois que c'en est fait : ils se vont épouser.
La Sultane est contente ; il l'assure qu'il l'aime. 905
I. Far. Allons, retûrons-nous, ne tronblons point sa joie. (167A-87)
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ACTE III, SCÈNE III. Sai
Mais je ne m'en plains pas, je Fai Tonlu moi-nfême.
Cependant croyoîs-tn, quand jaloux de sa foi
Il s'alloit plein d'amour sacrifier pour moi;
Lorsque sou cœur tantôt m'exprimant sa tendresse,
Refusoit à Roxane une simple promesse; 910
Quand mes larmes en vain tâcboient de Témouvoir ;
Quand je m*applaudissois de leur peu de pouvoir :
Croyois-tu que son cœur, contre toute apparence,
Pour la persuader trouvât tant d'éloquence ?
Ah ! peut-être, après tout, que sans trop se forcer, 915
Tout ce qu'il a pu dire, il a pu le penser.
Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle,
n a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle.
Elle aura devant lui fait parler ses douleurs;
Elle Taime; un empire autorise ses pleurs. 930
Tant d'amour touche enfin une âme généreuse.
Hélas ! que de raisons contre une malheureuse !
ZAÏRE.
Mais ce succès , Madame , est encore incertain.
Attendez.
▲TALIDE.
Non, vois-tu , je le nîrois en vain.
Je ne prends point plaisir à croître ma misère. 9^5
Je sais pour se sauver tout ce qu'il a dû faire.
Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas ,
Je n ai point prétendu qu'il ne m' obéit pas.
Mais après les adieux que je venois d'entendre ,
Après tous les transports d'une douleur si tendre , 930
Je sais qu'il n'a point dû lui faire remarquer
La joie et les transports qu'on vient de m'expliquer.
Toi-même juge-nous, et vois si je m'abuse.
Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ?
Au sort de Bajazet ai-je si peu de part? 9^5
A me chercher lui-même attendroit-il si tard ,
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5!i!i BAJAZET.
N'étoit que de son cœur le trop juBte reproche
Lui fait peut-être , hélas ! éviter cette approche ?
Mais non, je lui veux bien épargner ce souci :
n ne me verra plus.
zaIri.
Madame , le voici . v 4 o
SCÈNE IV.
BAJAZET, ATALIDE, ZAÏRE.
BAJAZET.
C'en est fait : j'ai parlé , vous êtes obéie.
Vous n'avez plus, Madame, à craindre pour ma vie;
Et je serois heureux, si la foi, si Thonneur
Ne me reprochoit * point mon injuste bonheur* ;
Si mon cœur, dont le trouble en secret me condamne ,
Pouvoit me pardonner aussi bien que Roxane.
Mais enfin je me vois les armes à la main ;
Je suis libre; et je puis contre un frère inhumain,
Non plus par un silence aidé de votre adresse ,
Disputer en ces lieux le cœur de sa maîtresse , 9 5 o
Mais par de vrais combats , par de nobles dangers ,
Moi-même le cherchant aux climats étrangers ,
Lui disputer les cœurs du peuple et de Tarmée ,
Et pour juge entre nous prendre la renommée.
Que vois-je? Qu'avez-vous ? Vous pleurez !
ATALIDB.
Non, Seigneur,
Je ne murmure point contre votre bonheur :
Le ciel , le juste ciel vous devoit ce miracle.
I . Geoffroy et M. Aimé-Martin ont mis le verbe au plarid : reproekoiamt,
a. f^ar. Et je serois heureux, si je pouvois goûter
Qodqoe bonheur, au prix qn*il vient de m*en coûter. (167a)
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ACTE III, SCÈNE IV. 5a3
Vous savez si jamais j'y formai quelque obstacle.
Tant que j'ai respiré, vos yeux me sont témoins
Que votre seul péril occupoit tous mes soins ; 960
Et puisqu'il ne pouvoit finir qu'avec ma vie,
C'est sans regret aussi que je la sacrifie. ^
Il est vrai , si le ciel eût écouté mes vœux ,
Qu'il pouvoit m' accorder un trépas plus heureux.
Vous n'en auriez pas moins épousé ma rivale : 965
Vous pouviez l'assurer de la foi conjugale;
Mais vous n'auriez pas joint à ce titre d'époux
Tous ces gages d'amour qu'elle a reçus de vous.
Roxane s'estimoit assez récompensée ,
Et j'aurois en mourant cette douce pensée 970
Que vous ayant moi-même imposé cette loi ,
Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi ;
Qu'emportant chez les morts toute votre tendresse ,
Ce n'est point un amant en vous que je lui laisse.
BAJÂZET.
Que parlez-vous, Madame, et d'époux et d'amant? 975
O ciel ! de ce discours quel est le fondement ?
Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?
Moi, j'aimerois Roxane, ou je vivrois pour elle,
Madame ! Ah ! croyez-vous que loin de le penser,
Ma bouche seulement eût pu le prononcer? 980
Mais l'un ni l'autre enfin n'étoit point nécessaire :
La Sultane a suivi son penchant ordinaire ;
Et soit qu'elle ait d'abord expliqué mon retour
Comme un gage certain qui marquoit mon amour,
Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre , 985
A peine ai-je parlé , que sans presque m'entendre
Ses pleurs précipités ont coupé mes discours.
Elle met dans ma main sa fortune , ses jours ;
Et se fiant enfin à ma reconnoissance ,
D'un hymen infaillible a formé Tespérance. 990
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5i4 BAJAZET.
Moi-même , rougissant de sa crédulité
Et d*un amour si tendre et si peu mérité ,
Dans ma confusion , que Roxane , Madame ,
Attribuoit encore à Texcès de ma flamme ,
Je me trouvois barbare, injuste, criminel. 995
Croyez qu'il m'a fallu , dans ce moment cruel ,
Pour garder jusqu'au bout un silence perfide,
Rappeler tout Tamour que j'ai pour Atalide.
Cependant, quand je viens après de tels efforts
Chercher quelque secours contre tous mes remords, 1000
Vous-même contre moi je vous vois irritée
Reprocher votre mort à mon âme agitée.
Je vois enfin , je vois qu'en ce même moment
Tout ce que je vous dis vous touche foiblement.
Madame, finissons et mon ti5)uble et le vôtre : 100 5
Ne nous affligeons point vainement l'un et l'autre.
Roxane n'est pas loin ; laissez agir ma foi.
J'irai , bien plus content et de vous et de moi ,
Détromper son amour d'une feinte forcée ,
Que je n'allois tantôt déguiser ma pensée. i o 1 0
La voici.
ATALIDE.
Juste ciel ! où va-t-il s exposer ?
Si vous m'aimez, gardez de la désabuser.
SCENE V.
BAJAZET, ROXANE, ATALIDE.
ROXANE.
Venez , Seigneur, venez : il est temps de paraître ,
Et que tout le Serrail reconnoîsse son maître.
Tout ce peuple nombreux dont il est habité , 1 o x 5
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ACTE III, SCENE V. 5a5
Assemblé par mon ordre , attend ma volonté.
Mes esclaves gagnés , que le reste va suivre ,
Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.
L'auriez-vous cru , Madame , et qu'un si prompt retour
Fît à tant de fureur succéder tant d*amour ? i oa o
Tantôt à me venger fixe et déterminée ,
Je jurois quil voyoit sa dernière journée.
A peine cependant Bajazet m*a parlé ,
L'amour fit le serment , Tamour Fa violé.
J*ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse : 1025
J'ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse^.
BAJAZBT.
Oui, je vous ai promis et j'ai donné ma foi*
De n'oublier jamais tout ce que je vous doi ; •
J'ai juré que mes soins, ma juste complaisance
Vous répondront toujours de ma reconnoissance. io3o
Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits ,
Je vais de vos bontés attendre les effets.
SCÈNE VL
ROXANE, ATALIDE.
nOXANB.
De quel étonnement , ô ciel ! suis-je frappée !
Est-ce un songe ? et mes yeux ne m'ont-ils point trompée?
Quel est ce sombre accueil , et ce discours glacé i o 3 5
Qui semble révoquer tout ce qui s'est passé ?
Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue ,
I. Var. Tai prononcé sa grâce, et fen crois sa promesse. (1672)
a. f^ar. Oni, je vous ai promis, et je m'en souviendrai.
Que fidèle à vos soins autant que je vivrai.
Mon respect étemel, ma juste complaisance. (1672-87)
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5a6 BAJAZET.
Et qu'il ait regagné mon amitié perdue ?
J'ai cru (ju'il me juroit que jusques à la mort
Son amour me laissoit maîtresse de son sort. 1040
Se repent-ii déjà de m'avoir apaisée ?
Mais moi-même tantôt me serois-je abusée ?
Ah' !. .. Mais il vous parloit : quels étoient ses discours,
Madame ?
ATALIDl.
Moi , Madame ! Il vous aime toujours.
ROXANE.
Il y va de sa vie au moins que je le croie. 1045
Mais de grâce , parmi tant de sujets de joie,
Répondez-moi , comment pouvez-vous expliquer
Ce chagrin qu'en sortant il m'a fait remarquer ?
ATALIDE.
Madame, ce chagrin n'a point frappé ma vue.
Il m'a de vos bontés longtemps entretenue. io5o
Il en étoit tout plein quand je l'ai rencontré.
J'ai cru le voir sortir tel qu'il étoit entré.
Mais, Madame , après tout , faut-il être surprise
Que tout prêt d'achever cette grande entreprise ,
Bajazet s'inquiète , et qu'il laisse échapper i o55
Quelque marque des soins qui doivent l'occuper ?
ROXANE.
Je vois qu'à l'excuser votre adresse est extrême*
Vous parlez mieux pour lui qu'il ne parle lui-même.
ATALIDE.
Et quel autre intérêt....
ROXANE.
Madame, c'est assez.
I. On a reproché à Bflle Rachel d*aToir fait on contre-aent sur cette ezcb-
mation , qu'elle liait à ce qui précède , en la jetant avec beaucoup d*éuergie;
tandis quVlle aurait dû la prononcer à part et en elle-même , avec un lenti-
ment amer de jalousie , comme éclairée par un premier tndt de lumière sur h
trahison d*Atalide et de Bajaset. Voyes la Notice sur Rachel^ pu* M. Yédd.
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ACTE IIÏ, SCENE Vï. 5a7
Je cx>nçois vos raisons mieuic que vous ne pensez, i o 6o
Laissez-moi. J*ai besoin d'un peu de solitude.
Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude.
J'ai , conune Bajazet , mon chagrin et mes soins ,
Et je veux un moment y penser sans témoins.
SCÈNE VIL
ROXANE, lenle.
De tout ce que je vois que faut-il que je pense ? 1 06 S
Tous deux à me tromper sont-ils d'intelligence ?
Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ?
N'ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?
Bajazet interdit ! Atalide étonnée !
O ciel! à cet affront m'auriez-vous condamnée? 1070
De mon aveugle amour seroient-ce là les fruits?
Tant de jours douloureux , tant d'inquiètes nuits ,
Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,
N'aurois-je tout tenté que pour une rivale ?
Mais peut-être qu*aQssi , trop prompte à m'affliger,
J'observe de trop près un chagrin passager.
J'impute à son amour l'effet de son caprice.
N'eût-il pas jusqu'au bout conduit son artifice?
Prêt à voir le succès de son déguisement,
Quoi? ne pouvoit-il pas feindre encore un moment?
Non, non, rassurons-nous : trop d'amour m'intimide.
Et pourquoi dans son cœur redouter Atalide ?
Quel seroit son dessein? Qu a-t-elle fait pour lui?
Qui de nous deux enfin le couronne aujourd'hui?
Mais , hélas ! de l'amour ignorons-nous l'empire? 1 08 5
Si par quelque autre charme Atalide l'attire.
Qu'importe qu'il nous doive et le sceptre et le jour ?
Les bienfaits dans un cœur balancent-ils l'amour?
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5a8 BAJAZET.
Et sans chercher plus loin, quand TiDgrat me «ut plaire ,
Ai-je mieux recomiu les bontés de son frère? 1090
Ah ! si d'une autre chaîne il n'étoit point lié ,
L'offre de mon hymen l'eût- il * tant effrayé?
N'eùt-il pas sans regret secondé mon envie?
L'eùt-il refusé même aux dépens de sa vie?
Que de justes raisons.... Mais qui vient me parler? 109$
Que veut-on?
SCÈNE VIIL
ROXANE, ZATIME.
ZATIME.
Pardonnez si j'ose vous troubler.
Mais, Madame , un esclave arrive de l'armée ;
Et quoique sur la mer la porte fôt fermée ,
Les gardes sans tarder l'ont ouverte à genoux
Aux ordres du Sultan qui s'adressent à vous. 1 100
Mais ce qui me surprend , c'est Orcan qu'il envoie.
ROXATiB.
Orcan!
ZATIME.
Oui , de tous ceux que le Sultan emploie «
Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins,
Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.
Madame, il vous demande avec impatience. i io5
Mais j'ai cru vous devoir avertir par avance;
Et souhaitant surtout qu'il ne vous surprît pas.
Dans votre appartement j'ai retenu ses pas.
ROXANE.
Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?
I . Sur cet emploi au Tnascnlin du mot offre^ que Racine, selon Tosage à
peu près général de son temps, fait loi-même plus loin féminin (an tcts i 55o)f
Yoyez ItÏAadque,
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ACTE III, SCÈNE VIII. S%g
Qael peut être cet ordre ? et que puis-je répondre ? 1 1 1 o
n n'en faut point douter, le Sultan inquiet
Une seconde fois condamne Bajazet.
On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre :
Tout m'obéit ici. Mais dois-je le défendre?
Quel est mon empereur? Bajazet? Amurat? 1 1 1 5
J'ai trahi Tun; mais l'autre est peut-être un ingrat.
Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ?
Allons : employons bien le moment qui nous reste.
Os ont beau se cachera L'amour le plus discret
Laisse par quelque marque échapper son secret. 1 1 ao
Observons Bajazet; étonnons Atalide;
Et couronnons l'amant, on perdons le perfide.
I. Nous aTon0 consenré ici la ponctuatioii de toutes les andennet édition».
Elle est digne de remarque. La locution avoir hea» ne s'emploierait pas an-
jourd*htti dans oe sens indépendant.
Tvn DU TBOisiian acte.
J. Racub. u 34
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53o BAJAZET.
ACTE IV.
SCENE PREMIERE.
ATAUDE, ZAÏRE.
▲TÂLIDB.
Ah! sais-tu mes frayeurs? Sais-tu que dans ces lieux
J'ai vu du fier Orcan le visage odieux?
Eu ce moment fatal , que je crains sa venue ! i x a 5
Que je crains.... Mais dis-moi, Bajazet t'a-t-il vue?
Qu'a-t-il dit? Se rend-il , Zaïre , à mes raisons?
Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons?
ZAÏRE.
Il ne peut plus la voir sans qu elle le commande.
Roxane ainsi l'ordonne : elle veut qu'il l'attende. 1 1 3o
Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.
J*ai feint en le voyant de ne le point chercher.
Tai rendu voire lettre, et j'ai pris sa réponse.
Madame, vous verrez ce qu'elle vous annonce.
ATALIDE lit :
« Après tant d'injustes détours, 1 1 35
Faut-il qu'à feindre encor votre amour me convie?
Mais je veux bien prendre soin d'une vie
Dont vous jurez que dépendent vos jours.
Je verrai la Sultane ; et par ma complaisance
Par de nouveaux serments de ma reconnoissance, 1 1 40
J'apaiserai, si je puis, son courroux.
N'exigez rien de plus. Ni la mort, ni vous-même
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ACTE IV, SCÈNE I. 53i
Ne me ferez jamais prononcer que je Taime ,
Puisque jamais je n'aimerai que vous. »
Hélas ! que me dit-il? Croit-il que je Tignore? z 1 4 5
Ne sais-je pas assez qu'il m'aime, qu'il m'adore * ?
Est-ce ainsi qu'à mes vœux il sait s^accommoder?
C'est Roxane , et mon moi, qu'il faut persuader.
De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie?
Funeste aveuglement! Perfide jalousie! 1 1 5o
Récit menteur! Soupçons que je n'ai pu celer!
Falloit-il vous entendre, ou falloit-il parler?
C'étoit fait , mon bonheur surpassoit mon attente.
J'étois aimée , heureuse , et Roxane contente.
Zaïre, s'il se peut, retourne sur tes pas. i z 55
Qu'il l'apaise. Ces mots ne me suffisent pas.
Que sa bouche, ses yeux, tout l'assure qu'il l'aime.
Qu'elle le croie enfin. Que ne puis-je moi-même,
Echaufiant par mes pleurs ses soins trop languissants ,
Mettre dans ses discours tout l'amour que je sens? i z6o
Mais à d'autres périls je crains de le commettre.
ZAÏRE.
Roxane vient à vous.
▲TÀLIDB.
Ah ! cachons cette lettre.
SCÈNE II.
ROXANE, ATALroE, ZATIME, ZAÏRE.
ROXANE, k Zatime.
Viens. J'ai reçu cet ordre. Il faut l'intimider.
I . Far. Ne sais-ta pas aucz qu*il m*aime, qu'A m'adore. (1676-87)
— Cette 'Tariante, qui ii*est point dans la première édition, est sans doate ai|e
faute des imprimeurs de 1676.
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53» BAJAZET.
▲TÀLIDB9 à Zaïre.
Va, cours ; et tftche enfin de le persuader.
SCÈNE III.
ROXANE, ATAUDE, ZATME.
BOXANB.
Madame, j'ai reçu des lettres de l'armée. 1 16 5
De tout ce qui s'y passe êtes-vous informée ?
▲TALIDE.
On m'a dit que du camp un esclave est venu.
Le reste est un secret qui ne m'est pas connu.
ROXAlfB.
Amurat est heureux : la fortune est changée^
Madame, et sous ses lois Babylone est rangée. 1 1 7 o
ATALIDB.
Hé quoi. Madame? Osmin....
ROXANB.
Étoit mal averti,
Et depuis son départ cet esclave est parti.
C'en est fieût.
ATALIDB^.
Quel revers !
ROXANB.
Pour comble de disgrâces.
Le Sultan, qui l'envoie, est parti sur ses traces.
ATALIDB.
Quoi ? les Persans armes ne l'arrêtent donc pas? 1175
ROXANB.
Non, Madame. Vers nous il revient à grands pas.
I. Duu réditioB de 1786 le oom d*ÀTALiDB est nûii de l*hdi«rioa: c «
partf » maù que plus bat arant les Ter* 1 180 et 1 193.
Digitized by VjOOQIC
ACTE IV, SCÈNE III. 533
▲TÀLIDB.
Que je TOUS plains, Madame ! et qu'il est nécessaire
D'acheyer promptement ce que vous -vouliez faire !
&OXANB.
Il est tard de vouloir s'opposer au vainqueur.
▲TÀLIDB.
Ociel!
ROXÀNE.
Le temps n*a point adouci sa rigueur. i zSo
Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.
▲TALIDB.
Et que vous mande-t-il?
ROXANB.
Voyez : lisez vous-même.
Vous connoissez. Madame, et la lettre et le sein^.
ATÂLIDB.
Du cruel Amurat je recOnnois la main.
(EUc lit.)
« Avant que Babylone éprouvât ma puissance, 1 185
Je vous ai fait porter mes ordres absolus.
Je ne veux point douter de votre obéissance,
I. Ici ^ lettre lignifie récriture ^ comme pins bas an ren 1961. Dans la
Grand Soljrman de Mairet (acte II, scène ▼), le Visir Rustan, reconnaissant
récritore dW billet tombé entre ses mains, 8*écrie :
C'est sa main, c*esl sa lettre.,..
Une lettre d'Anne d'Autriebe à Charles de Lorraine citée dans VffUtoire de
la réunion de la Lorraine h la France^ par M. d*HaassonTiIle(tome II, p. 349 de
l'édition in- 18, Paris, 1860), a le même mot employé dans un sens semblable. —
Au même vers tontes les anciennes éditions ont : le sein, et non : le seing, qni ne
rimerait point aux yeox; mais an milien du vers i683, elles laissent an mot
eeing son orthographe ordinaire. A la fin de deux Ters de la tragédie de
Mairet que nous venons de citer, on lit également: sein, sans gi
. . J*ai dn Persan le cachet et le sein.
{Le Grand Solyman^ acte II, scène t.)
Connois-tn ces papiers, ce cachet et ce son?
(Ibidem^ acte III, scène tu.)
Digitized by VjOOQIC
534 BAJAZET.
Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.
Je laisse sous mes lois Babylone asservie,
Et confinne en partant mon ordre souverain. 1190
Vous, si vous avez soin de votre propre vie,
Ne vous montrez à moi que sa tête à la main. »
ROXAlfS.
Hé bien?
ATÀLIDE.
Cache tes pleurs, malheureuse Âtalide.
ROXANB.
Que vous semble ?
ATALIDE.
Il poursuit son dessein parricide;
Biais il pense proscrire un prince sans appui : x 195
n ne sait pas Tamour qui vous parle pour lui.
Que vous et Bajazet vous ne faites qu*une àme,
Que plutôt, s^il le faut, vous mourrez....
ROXANB.
Moi, Madame?
Je voudrois le sauver, je ne le puis haïr-i
Biais....
ATALIDB.
Quoi donc? qu'avez-vous résolu?
BOXAKB.
D'obéir, xaoo
ATALIDB.
D'obéir!
ROXANB.
Et que faire en ce péril extrême?
n le faut.
ATALIDB.
Quoi? ce prince aimable.... qui vous aime.
Verra finir ses jours qu'il vous a destinés !
ROXANB.
n le ùmU Et déjà mes ordres sont donnés.
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ACTE IV, SCENE III. 535
▲TALIDE.
Je me meurs.
ZATIBIB.
Elle tombe, et ne vit pins qu*à peine.
ROXAIfB.
Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine.
Mais au moins observez ses regards, ses discours,
Tout ce qui convaincra leurs pei*fides amours.
SCÈNE IV.
ROXANE, seule.
Ma rivale à mes yeux s'est enfin déclarée :
Voilà sur quelle foi je m'étois assurée. tazo
Depuis six mois entiers j'ai cru que nuit et jour
Ardente elle veilloit au soin de mon amour ;
Et c'est moi qui du sien ministre trop fidèle.
Semble depuis six mois ne veiller que pour elle.
Qui me suis appliquée à chercher les moyens i a 1 5
De lui faciliter tant d'heureux entretiens,
Et qui même souvent, prévenant son envie,
Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.
Ce n'est pas tout : il faut maintenant m'éclaircir
Si dans sa perfidie elle a su réussir; zaao
n faut.... Mais que pourrois-je apprendre davantage?
Mon malheur n'est-il pas écrit sur son visage?
Yois-je pas, au travers de son saisissement,
Un cœur dans ses douleurs content de son amant ?
Exempte des soupçons dont je suis tourmentée, laaS
Ce n'est que pour ses jours qu'elle est épouvantée*.
N'importe : poursuivons. Elle peut comme moi
I. Far, Ce n'est que pour ms jours qu'elle est inquiétée. (167a
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536 BAJAZET.
Sur des gages trompeurs s'assurer de sa foi.
Pour le faire expliquer, tendons-lui quelque piège*
Mais quel indigne emploi moi-môme m'imposé-je ! z a 3 o
Quoi donc ? à me gêner appliquant mes esprits,
J*irai faire à mes yeux éclater ses mépris ?
Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.
D* ailleurs Tordre, Tesclave, et le Visir me presse.
Il faut prendre parti : Ton m'attend. Faisons mieux :
Sur tout ce que j'ai vu fermons plutôt les yeux ;
Laissons de leur amour la recherche importune;
Poussons à bout Tingrat, et tentons la fortune.
Voyons si par mes soins sur le trône élevé,
n osera trahir Famour qui Ta sauvé, 1940
Et si de mes bienfaits lâchement Ubérale,
Sa main en osera couronner ma rivale.
Je saui*ai bien toujours retrouver le moment
De punir, s'il le faut, la rivale et Tamant.
Dans ma juste fureur observant le perfide, i » 4 5
Je saurai le surprendre avec son Atalide ;
Et d'un même poignard les unissant tous deux.
Les percer Tun et l'autre, et moi-même après eux*.
Voilà, n'en doutons point, le parti qu'il faut prendre^.
Je veux tout ignorer.
I. n semble qne ce toit nne imitatioik dee Yen 387-389 de VAjax. Ob a
fût remarquer avant nous qne ces Ters à^Ajax avaient sans «lonte frappé Ran— ^
poisqa'il a pris soin de les traduire dans on exemplaire de Sophocle qoi kd a
appartenu. La Harpe, dans son commentaire, a cité cette traduction : c O Ju-
piter, auteur de ma race, que ne pnis-je exterminer ce médiant fourbe qne je
hais ? Que ne puis-je percer le cceur de deux injustes rois, et me toer moi-
même après eux ? » ^ Comparez aussi les paroles de Didon (Enéide^ livre IT,
fers 6o5 et 606) :
Naiumque patremqué
Cum génère exstinxem ; memet super ipsa dediseem.
a. Far. Sans doute f ai trouvé le parti qu*il faut prendre. (167a)
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ACTE IV, SCENE V. 537
SCÈNE V.
ROXANE, ZATIME.
ROXAIfB.
Ah ! que viens-tu m^apprendre,
Zatime? Bajazet en est-il amoureux?
Vois-tu dans ses discours qu*ils s'entendent tous deux?
ZATIME.
Elle n'a point parlé : toujours évanouie,
Madame, elle ne marque aucun reste de vie
Que par de longs soupirs et des gémissements, iaS5
Qu'il semble que son cœur va suivre à tous moments.
Vos femmes, dont le soin à Tenvi la soulage,
Ont découvert son sein pour leur donner passage.
Moi-même avec ardeur secondant ce dessein,
J^ai trouvé ce billet enfermé dans son sein. ia6o
Du prince votre amant j'ai reconnu la lettre*,
Et j'ai cru qu'en vos mains je devois le remettre.
ROXANE.
Donne. Pourquoi frémir? et quel trouble soudain
Me glace à cet objet, et fait trembler ma main?
Il peut l'avoir écrit sans m'avoir offensée. i a65
n peut même.... Lisons, et voyons sa pensée :
« Ni la mort, ni vous même
Ne me ferez jamais prononcer que je l'aime.
Puisque jamais je n'aimerai que vous. »
Ah ! de la trahison me voilà donc instruite !
Je reconnois l'appas' dont ils m'avoient séduite. 1270
I. Voyez d-detsni, tcts ii83.
a. Tontes les édidons imprimées do TÎTint de Racine ont : Pappat, et nom :
Vappâi. Vojes ei-dearas, p. 3ia, note a.
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538 BAJAZET.
Ainsi donc mon amour étoit récompensé,
Lâche, indigne du jomr que je t'avois laissé?
Ah ! je respire enfin ; et ma joie est extrême
Que le traître une fois se soit trahi lui-même.
libre des soins cruels où j*allois m^engager, 1175
Ma tranquille fureur n'a plus qu'à se venger.
Qu'il meure. Vengeons-nous. Courez. Qu'on le saisisse;
Que la main des muets s'arme pour son supplice.
Qu'ils viennent préparer ces nœuds infortunés
Par qui de ses pareils les jours sont terminés. uSo
Cours, Zatime : sois prompte à servir ma colère.
ZATIMB.
Ah! Madame.
ROXÀNB.
Quoi donc?
ZÀTIMB.
Si sans trop vous déplaii*e.
Dans les justes transports. Madame, où je vous vois,
J'osois vous faire entendre une timide voix :
Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre, ia85'
Aux mains de ces cruels mérite qu'on le livre.
Mais tout ingrat qu'il est, croyez-vous aujourd'hui
Qu'Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ?
Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle
Ne Ta point averti de votre amour nouvelle? 1190
Des cœurs comme le sien, vous le savez assez.
Ne se regagnent plus quand ils sont offensés;
Et la plus prompte mort, dans ce moment sévère,
Devient de leur amour la marque la plus chère.
ROXANB.
Avec quelle insolence et quelle cruauté 1395
Us se jouoient tous deux de ma crédulité!
Quel penchant, quel plaisir je sentois à les croire!
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ACTE IV, SCÈNE V. 539
Tu ne rempoitois pas une grande victoire ',
Perfide, en abusant ce cœur préoccupé,
Qui lui-même craignoit de se voir détrompé*. 1 3oo
Moi ! qui de ce haut rang qui me rendoit si fière,
Dans le sein du malheur t'ai cherché la première,
Pour attacher des jours tranquilles, fortunés.
Aux périls dont tes jours étoient environnés.
Après tant de bonté, de soin, d'ardeurs extrêmes, i3o5
Tu ne saurois jamais prononcer que tu m'aimes!
Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer* ?
Tu pleures, malheureuse? Ah! tu devois pleurer*
Lorsque d'un vain désir à ta perte poussée,
Tu conçus de le voir la première pensée. 1 3 1 o
Tu pleures? et l'ingrat, tout prêt à te trahir,
Prépare les discours dont il veut t' éblouir.
Pour plaire à ta rivale, il prend soin de sa vie.
Ah ! trattre, tu mourras. Quoi? tu n'es point partie?
Va. Mais nous-méme, allons, précipitons nos pas. 1 3 1 5
Qu'il me voie, attentive au soin de son trépas.
Lui montrer à la fois, et l'ordre de son frère.
Et de sa trahison ce gage trop sincère.
Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.
I. Ploaiean commentateun ont rapproché ce passage de ces rtn d'Ovide
dans la lettre de Phyllis à Démophoon (Hércidesy épttre n, Tftrs 63-65):
Fallere eredentem non est operota puellam
Gloria
Sum deeepta tuis et amans etfemina verbis,
a. Après ce vers il 7 airait dans les éditions de 1672-87 :
Ta n*as pas eu besoin de tout ton artifice.
Et (je veux bien te faire encor cette justice)
Toi-même, je m'assure* as rougi plus d*an jour
Du peu qu'U t'en coùtoit pour tromper tant d'amonr.
[Moi ! qui de ce haut rang qui me fendoit si fière.]
3. Far, Biais dans quels souvenirs me laissé-je égarer? (167a)
4. Cest une imiution des Ters 5^6 et 597 du lirre IV de VEnéide:
In/elix Dido^ nune tefaeta impia tangunt?
Tkm dectùty quum seeptra dabas,,..
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54o BAJAZET.
Qa'il n^ait en expirant que ses cris pour adieux^. 1 3»*
Qu'elle soit cependant fidèlement servie.
Prends soin d'elle : ma haine a besoin de sa vie.
Ah ! si pour son amant facile à s'attendrir,
La peur de son trépas la fit presque moigrir,
Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle f s»5
De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,
De voir sur cet objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés!
Va, retiens-la. Surtout garde bien le silence.
Moi. . . . Mais qui vient ici différer ma vengeance ? 1 3 3 o
SCENE VL
ROXANE, ACOMAT, OSMIN.
ACOMAT*
Que faites-vous, Madame? En quels retardements
D'un jour si précieux perdez-vous les moments?
Bysance par mes soins presque entière assemblée
Interroge ses chefs, de leur crainte troublée;
Et tous, pour s'expliquer, ainsi que mes amis, z335
Attendent le signal que vous m'aviez promis.
D'où vient que sans répondre à leur impatieuce.
Le Serrail cependant garde un triste silence?
Déclarez- vous. Madame; et sans plus différer....
ROXANE.
Oui, vous serez content : je vais me déclarer. z 340
ACOMAT.
Madame, quel regard, et quelle voix sévère,
z. Corneille sTait dit dans les premières éditions dn Cid^ acte lY, sone m
▼ers i3i4:
Noos laissent pour adieux des cris épooTantables.
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ACTE IV, SCENE VI. 54i
Malgré votre discours, m*assnre du contraire?
Quoi? déjà votre amour, des obstacles vaincu*. ••
ROXANE.
Bajazet est un traître, et n'a que trop vécu.
ÀCOMÀT.
Lui!
ROXÀNE.
Pour moi, pour vous-même, également perfide,
Il nous trompoit tous deux.
▲GOM AT .
Comment P
ROXANE.
Cette Âtalide,
Qui même n'étoit pas un assez digne prix
De tout ce que pour lui vous avez entrepris. .. •
ACOMAT.
Hé bien?
ROXANE.
Lisez. Jugez après cette insolence
Si nous devons d'un traître embrasser la défense. 1 35o
Obéissons plutôt à la juste rigueur
D'Amurat qui s'approche et retourne vainqueur;
Et livrant sans regi^et un indigne complice,
Apaisons le Sultan par un prompt sacrifice.
ACOMAT, Icd rendant le billet.
Oui, puisque jusque-là l'ingrat m'ose outrager, 1 3 5 5
Moi-même, s'il le faut, je m'offre à vous venger,
Madame. Laissez-moi nous laver l'un et l'autre
Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.
Montrez-moi le chemin, j'y cours.
ROXANE.
Non^ Acomat.
Laissez-moi le plaisir de confondre l'ingrat. 1 36o
Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.
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542 BAJAZET.
Je perdrois ma vengeance * en la rendant si prompte^.
Je vais tout préparer. Vous cependant allez
Disperser promptement vos amis assemblés.
SCENE VIL
ACOMAT, OSMIN.
▲COMÀT.
Demeure. Il n^est pas temps, cher Osmin, que je sorte.
OSMlN.
Quoi? jusque-là, Seigneur, votre amour vous transporte?
N*avex-vous pas poussé la vengeance assez loin?
Voulez-vous de sa mort être encor le témoin?
ACOMÀT.
Que veux-tu dire? Es- tu toi-même si crédule
Que de me soupçonner d'un courroux ridicule? 1370
Moi , jaloux? Plût au ciel qu'en me manquant de foi ,
L'imprudent Bajazet n'eût offensé que moi !
OSMIN.
Et pourquoi donc, Seigneur, au lieu de le défendre....
ACOMAT.
Et la Sultane est-elle en état dem^entendre?
Ne voyois-tu pas bien, quand je Fallois trouver, 1375
Que j'allois avec lui me perdre, ou me sauver?
Ah ! de tant de conseils événement sinistre !
I. La même expression se trouve dans Andromaque (acte IV, scène iv,
vers 1269) :
Ma vengeance est perdue^
S*il ignore en mourant que c*est moi qui le tue.
9. L'orthographe de ce mot est pronte dans les deux premières éditions
(167a et 1676) > promte dans celles de 1687 et de 1697. Ailleurs, dans ces
deux dernières éditions, il est presque toujours écrit avec mpt^ et dans les
antres avec mt.
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ACTE IV, SCÈNE VIL 543
Prince ayeugle ! oa plutôt trop aveugle ministre !
n te sied bien d*avoir en de si jeunes mains,
Chargé d'ans et d'honneurs, confié tes desseins, i3So
Et laissé d*un Yisir la fortune flottante
Suivre de ces amants la conduite imprudente.
OSMIN.
Hé ! laissez-les entre eux exercer leur courroux.
Bajazet veut périr; Seigneur, songez à vous.
Qui peut de vos desseins révéler le mystère, 1 3S 5
Sinon quelques amis engagés à se taire ?
Vous verrez par sa mort le Sultan adouci.
▲GOMAT.
Roxane en sa (ureur peut raisonner ainsi.
Mais moi, qui vois plus loin, qui par un long usage,
Des ma3Limes du trône ai fait T apprentissage, 1390
Qui d'emplois en emplois vieilli sous trois Sultans,
Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,
Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace
Un homme tel que moi doit attendre sa grâce.
Et qu'une mort sanglante est Tunique traité t%gS
Qui reste entre l'esclave et le mattre irrité.
OSMlN.
Fuyez donc.
▲COMAT.
J'approuvois tantôt cette pensée.
Mon entreprise alors étoit moins avancée.
Mais il m'est désormais trop dur de reculer.
Par une belle chute il faut me signaler, 1400
Et laisser un débris du moins après ma fuite.
Qui de mes ennemis retarde la poursuite.
Bajazet vit encor : pourquoi nous étonner?
Acomat de plus loin a su le ramener.
Sauvons-le, malgré lui, de ce péril extrême, z 4o5
Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.
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544 BAJAZET.
Tu vois combien son cœur, prêt à le protéger,
A retenu mon bras trop prompt à la venger.
Je connois peu Tamour; mais j'ose te répondre
Qu'il n'est pas condamné, puisqu'on le veut confondre^;
Que nous avons du temps. Malgré son désespoir,
Roxane Taime encore, Osmin, et le va voir.
OSMIN.
Enfin que vous inspire une si noble audace?
Si Roxane l'ordonne, il faut quitter la place.
Ce palais est tout plein....
ÀCOMAT.
Oui, d'esclaves obscurs, i4i5
Nourris loin de la guerre , à l'ombre de ses murs;
Mais toi dont la valeur, d' Amurat oubliée ,
Par de communs chagrins à mon sort s'est liée,
Voudras-tu jusqu'au bout seconder mes fureurs?
OSMIN.
Seigneur, vous m'offensez. Si vous mourez, je meurs ^.
ACOMAT.
D'amis et de soldats une troupe hardie
Aux portes du Palais attend notre sortie.
La Sultane d'ailleurs se fie à mes discours.
Nourri dans le Serrai!, j'en connois les détours;
Je sais de Bajazet l'oixiinaire demeure. i4t5
Ne tardons plus, marchons. Et s'il faut que je meure,
Mourons : moi, cher Osmin, comme un Visir; et toi,
G>mme le favori d'un homme tel que moi.
I . Far, Qa'n n*est pas condamné, poûqn'on vent le confondre. (167^-87)
a. Dans le Poljreuete de Corneille (acte V, scène m, Ters 1681), Paolinedit
è Polyeacte :
Je te soivral partout, et mourrai si tu meurt.
FIN DU QUATElàBCB ACTB.
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ACTE V, SCÈNE I. 545
ACTE V.
SCENE PREMIÈRE.
ATAUDE, scaic.
Hélas ! je cherche en vain : rieo ne s* offre à ma vue.
Malheureuse ! Comment puls-je l'avoir perdue ? 1430
Ciel, aurois-tu permis que mon funeste amour
Exposât mon amant tant de fois en un jour ?
Que pour dernier malheur, cette lettre fatale
Fût encor parvenue aux yeux de ma rivale?
Tétois en ce lieu même; et ma timide main, 14 35
Quand Roxane a paru. Ta cachée en mon sein.
Sa présence a surpris mon âme désolée ;
Ses menaces, sa voix, un ordre m*a troublée.
J'ai senti défaillir ma force et mes esprits :
Ses fenmies m'entouroient quand je les ai repris ; 1440
A mes yeux étonnés leur troupe est disparue.
Ah ! trop cruelles mains, qui m'avez secourue,
Vous m'avez vendu cher vos secours inhumains ^
Et par vous cette lettre a passé dans ses mains.
Quels desseins maintenant occupent sa pensée? 1 4 4 5
Sur qui sera d'abord sa vengeance exercée ?
Quel sang pourra suffire à son ressentiment?
Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.
Cependant on m'arrête, on me tient enfermée.
On ouvre : de son sort je vais être informée. i45o
J. Racike. II 35
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546 BAJAZET.
SCENE IL
ROXANE, ATAUDE, ZATIME*.
roxanb'.
RetirezFTous.
ATALIDB.
Madame .... Excusez rembarras. . . .
ROXINB.
Retirez-vous, vous dis-je, et ne répliquez pas.
Gardes, qu'on la retienne.
SCÈNE III.
ROXANE, ZATIME.
ROXÀNE.
Oui, tout est prêt, Zatime :
Orcan et les muets attendent leur victime.
Je suis pourtant toujours maltresse de son sort. x 4 5 5
Je puis le retenir. Mais s'il sort, il est mort'.
Vient-a?
I. Dans les éditions de 1736, de 1807, de 1808 et dans celle de M. Aimé-
Martin : « aOXANE, ATALIDl, ZATSMEy GiLEDIS. M
9. Les éditions de 1736, de 1807, de 1808 et celle de H. Aimé-Bfartin ont
l'indication : « aoxAiis, à Atalide, »
3. Félix, dans Poljreucte (acte Y, scène l, vers 1489 et UQO), pronoaœ
une semblable menace contre Polyeucte :
S*il demeure insensible à ce dernier effort.
An sortir de ce lien qu'on loi donne la mort.
Inspirée par une passion toote différente, la parole de Félix devait être tria-
inférienre en énergique précision à celle de Roxane, qui prépare si bien le
terrible Sortez^ par lequel va se terminer la scène'nr de l'acte V, et auquel cor>
respondent, avec un bien moindre effet, comme cela s'explique sans peine, ce»
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ACTE V, SCÈNE IlL 547
ZATIMB.
Oai, sur mes pas un esclave Tamène ^ ;
Et loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,
U m'a paru, Madame, avec empressement
Sortir, pour vous chercher, de son appartement. 1460
ROXANE.
Ame lâche, et trop digne enfin d'être déçue,
Peux-tu souffrir encor qu'il paroisse â ta vue ?
Crois-tu par tes discours le vaincre ou l'étonner ?
Quand même il se rendroit, peux- tu lui pardonner?
Quoi? ne devrois-tu pas être déjà vengée? 1 465
Ne crois-tu' pas encore être assez outragée?
Sans perdre tant d'efforts sur ce cœur endurci,
Que ne le laissons-nous périr*?... Mais le voici.
deux vers de Félix, à la fin de la scène m de l'acte V àtPofyeueU (vers i683
et 1684) :
Qa*on Pâte de mes yeox, et que Ton m'obéisse ;
Pnisqa'il aime à périr, je consens qu'il périsse.
La ressemblance dans les deux situations n'en est pas moins remarquable.
I . Dans les anciennes éditions : t'ameine.
a. Les reproches que la fiUe du Mouphti s'adresse à elle-même, dans la
tragédie d'Osman, ne sont pas sans une certaine ressemblance avec ce passage
où Roxane aussi gourmande sa propre fisiblesse. J\ est dit dans VHutoire dm
Théâtre françou, tome VII, p. i57, que dans la pièce de Tristan, [la^, fille dn
Mouphti « joue à peu près le même rôle que Roxane dans la tragédie de Ra-
cine. » Il s'en faut de beaucoup, ce nous semble ; et nous n'avons trouvé dans
les deux rôles d'autre rapprochement à faire que celui-ci :
Quoi ? pour ses intérêts avoir le cœur si tendre 1
Que diroit-on de toi, si Ton t'alloit entendre ?
Quel reproche honteux ne te feroit-on pas.
Si l'on voyoit en toi des sentiments si bas ?
Ce généreux mépris que le dépit excite
Te laisse donc encor penser à son mérite,
Et souffre qu'en peignant sa grAce et sa valeur.
Ta mémoire s'applique à décevoir ton cœur....
n faut que le crud, aecablé par les siens,
Soit trop chargé d'ennnis pour se moquer des miens.
(Osman ^ acte III, scène i.)
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54B BAJAZET.
SCÈNE IV.
BAJAZET, ROXANE.
ROXANB.
Je ne vous ferai point des reproches frivoles :
Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles* .
Mes soins vous sont connus. En un mot, vous vivez.
Et je ne vous dirois que ce que vous savez.
Malgré tout mon amour, si je n'ai pu vous plaire,
Je n'en murmure point , quoiqu'à ne vous rien taire.
Ce même amour peut-être et ces mêmes bienfaits 147^
Auroient dû suppléer à mes foibles attraits.
Mais je m'étonne enfin que pour reconnoissance,
Pour prix de tant d'amour, de tant de confiance^ ,
Vous ayez si longtemps par des détours si bas
Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas. 1 4s <«
BAJAZET.
Qui? moi. Madame ?
ROXANE.
Oui, toi. Youdrois-tu point encore
Me nier un mépris que tu crois que j'ignore?
Ne prétendrois-tu point, par tes fausses couleurs ',
Déguiser un amour qui te retient ailleurs.
Et me jurer enfin d'une bouche perfide 1485
Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide?
I. On peut comparer le -vers i6ia de Phèdre (acte V, scène vn) :
Les moments me sont chers, écoutez-moi, Tbéaée.
a. Far, D'un amour appuyé sur tant de confiance. (167a)
3. L'édition de M. Aimé-Martin indique la variante :
Ne prétendrois-tn point, par de fausses couleurs.
On trouTC en effet cette leçon dans l'édition de 1 768, où jl'on donne commr
le texte de la première impression seule celui qui est dans toutes les éditions
publiées du vivant de Racine, et aussi dans celles de 1 70a, de 1 7 1 3, de 1 786, etc.
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ACTE V, SCÈNE IV. 54^
BAJAZET.
Âtalide, Madame ! O ciel ! qui vous a dit....
ROXANE.
Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.
BAJAZET ^
Je ne vous dis plus rien. Cette lettre sincère
D'un malheureux amour contient tout le mystère ; 1490
Vous savez un secret que, tout prêt à s'ouvrir,
Mon cœur a mille fois voulu vous découvrir.
J'aime, je le confesse ; et devant que votre âme" ,
Prévenant mon espoir, m'eût déclaré sa flamme ,
Déjà plein d'un amour dès l'enfance formé, 1495
 tout autre désir mon cœur étoit fermé.
Vous me vîntes offrir et la vie et l'Empire ;
Et même votre amour, si j'ose vous le dire,
Consultant \os bienfaits, les crut, et sur leur foi
De tous mes sentiments vous répondit pour moi. x 5oo
Je connus votre erreur; mais que pouvois-je faire?
Je vis en même temps qu'elle vous étoit chère.
Combien le trône tente un cœur aml^tieux !
Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.
Je chéris, j'acceptai, sans tarder davantage, 1 5o5
L'heureuse occasion de sortir d'esclavage.
D'autant plus qu'il falloit l'accepter ou périr ;
D'autant plus que vous-même, ardente à me Toffiîr,
Vous ne craigniez rien tant que d'être refusée;
Que même mes refus vous auroient exposée ; 1 5 1 o
Qu'après avoir osé me voir et me parler,
Il étoit dangereux pour vous de reculer.
Cependant je n'en veux pour témoins' que vos plaintes :
I. Dans Pédition de 1736 et dans ceUes de 1807, de 1808 et de M. Aimé-
Martin : c BAJAZET, après avoir regardé la lettre. »
a. Fiir, J'aime, je le confease ; et devant qu'à ma -me.
Prévenant mon espoir, tous fussiez apparue. (167a)
3. Témoins est le texte de 1672-1687. Dans l'édition de 1697 il y a : témoin,
au singulier. Ne serait-oe pas une faute d'impression ?
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55o BAJAZET.
Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes'?
Songez combien de fois tous m'avez reproché 1 5 1 $
Un silence témoin de mon trouble caché.
Plus Feffet de vos soins et ma gloire étoient proches ',
Plus mon cœur interdit se faisoit de reproches.
Le ciel qui m'entendoit sait bien qu'en même temps
Je ne m*arrétois pas à des vœux impuissants; iSso
Et si Teffet enfin, suivant mon espérance,
Eût ouvert un champ libre à ma reconnoissance,
J'aurois par tant d'honneurs, par tant de dignités
Contenté votre orgueil, et payé vos bontés ' ,
Que vous-même peut-être ....
ROXANE.
Et que pourrois-tu faire?
Sans Fofie de ton cœur, par où peux-tu me plaire.^
Quels seroient de tes vœux les inutiles fruits?
Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ?
Maîtresse du Serrait, arbitre de ta vie,
Et même de TÉtat, qu'Amurat me confie, 1 53o
Sultane*, et ce qu^en vain j'ai cru trouver en toi,
Souveraine d'un cœur qui n'eût aimé que moi :
Dans ce comble de gloire où je suis arrivée,
A quel indigne honneur m'avois-tu réservée?
Trahierois-je en ces lieux un sort infortuné, x 535
Vil rebut d'un ingrat que j'aurois couronné.
De mon rang descendue, à mille autres égale,
Ou la première esclave enfin de ma rivale ?
i,Far, Loin de tous abuser par des promesses feintes. (167a)
a Far, Plus TefTet de ros soins, plus ma gloire, étoient proches. (167a)
3. Far, Contenté votre gloire, et payé tos bontés. (167a)
4. La coupe de ce Tert et le mouTement de toute la phrue lappeDent ces
▼ert de Corneille :
Veuve du jeune Crasse, et veuve de Pompée,
Fille de Scipiôn, et pour dire encor plus,
{Pompée^ acte III, scène it, vers 990-993.)
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ACTE V, SCÈNE IV. 55i
Laissons ces yains discours ; et sans m^importuner.
Pour la dernière fois, veux-tu vivre et régner? iSio
J'ai Tordre d*Amurat, et je puis t'y soustraire.
Mais tu n*as qu'un moment : parle.
BàJAZET.
Que (aut-il llrire ?
ROXANE.
Ma rivale est ici : suis-moi sans différer ;
Dans les mains des muets viens la voir expirer^ ,
Et libre d'un amour à ta gloire funeste, 1 54 5
Viens m'engager ta foi : le temps fera le reste •
Ta grâce est à ce prix, si tu veux l'obtenir.
BÀJAZBT.
Je ne l'accepterois que pour vous en punir,
Que pour faire éclater aux yeux de tout l'Empire
L'boneur et le mépris que cette offre m'inspire. x 5 So
Mais à quelle fureur me laissant emporter,
Contre ses tristes jours vais-je vous irriter !
De mes emportements elle n'est point complicci
Ni de mon amour même et de mon injustice.
Loin de me retenir par des conseils jaloux, 1 555
Elle me conjuroit de me donner à vous'.
En un mot, séparez ses vertus de mon crime *•
Poursuivez, s'il le faut, un courroux légitime ;
A.UX ordres d'Âmurat bâtez- vous d'obéir ;
Mais laissez-moi du moins moiuir sans vous baîr. x 56o
Amurat avec moi ne l'a point condamnée :
Épargnez une vie assez infortunée.
I. Far, De ton cœur par sa mort riens me voir m'assorer. (167a)
a. Far, Si mon coor TaToit cme, fl ne seroit qu'à tous. (167a)
3. Avant ce vers on lit dans les premières éditions (16721-1687) ;
Confessant vos bienfaits, reconnoissant vos charmes.
Elle a poor me fléchir employé josqn'aax larmes.
Tonte prête vingt fois à se sacrifier.
Par sa mort dle-méme a voulu nous lier.
[En un mot, séparex ses vertus de mon crime.]
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55a BAJAZET.
Ajoutez cette grâce à tant d^autres bontés,
Madame; et si jamais je vous fus cher....
aOXÀNE.
Sortez*.
SCÈNE V.
ROXANE, ZATIME.
ROXANB.
Pour la dernière fois, perfide, tu m'as vue, 1 565
Et ta vas rencontrer la peine qui t*est due.
ZATIMB.
Atalide à yos pieds demande à se jeter,
Et TOUS prie un moment de vouloir l'écouter,
Madame : elle vous veut faire l'aveu fidèle
D^un secret important qui vous touche plus qu'elle. 1570
ROXANV.
Oui, qu'elle vienne; et toi, suis Bajazet qui sort;
Et quand il sera temps, viens m'apprendre son sort.
SCÈNE VI.
ROXANE, ATALroE.
ATALIDB.
Je ne viens plus, Madame, à feindre disposée.
Tromper votre bonté si longtemps abusée :
Confuse, et digne objet de vos inimitiés, 1575
Je viens mettre mon cœur et mon crime à vos pieds.
Oui, Madame, il est vrai que je vous ai trompée :
I . Vojes ci-deiras la note 3 de la page 546. Voyn aussi, a la fin de b
Ihtieef p. 471 et 47a, quelques observations sur le jeu de Bille Rachel.
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ACTE V, SCENE VI. , 553
Du soin de mon amour seulement occupée,
Quand j'ai tu Bajazet, loin de vous obéir,
Je n'ai dans mes discours songé qu'à vous trahir, x SSo
Je l'aimai dès l'enfance ; et dès ce temps, Madame,
J'avois par mille soins su prévenir son ftme.
La Sultane sa* mère, ignorant Tavenir,
Hélas ! pour son malheur, se plut à nous unir.
Vous l'aimâtes depuis : plus heureux l'un et l'autre,
Si connoissant mon cœur, ou me cachant le vôtre.
Votre amour de la mienne eût su se défier!
Je ne me noircis point pour le justifier
Je jure par le ciel, qui me voit confondue,
Par ces grands Ottomans dont je suis descendue, x 590
Et qui tous avec moi vous parlent à genoux
Pour le plus pur du sang qu'ils ont transmis en nous :
Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible.
Madame, à tant d'attraits n'étoit pas invincible.
Jalouse, et toujours prête à lui représenter 1 595
Tout ce que je croyois digne de l'arrêter.
Je n'ai rien négligé, plaintes, larmes, colère.
Quelquefois attestant les mânes de sa mère.
Ce jour même, des jours le plus infortuné,
Lui reprochant l'espoir qu'il vous avoit donné, 1 60 o
Et de ma mort enfin le prenant à partie ',
Mon importune ardeur ne s^est point ralentie,
Qu'arrachant, malgré lui , des gages de sa foi,
Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.
Mais pourquoi vos bontés seroient-elles lassées? 160 5
Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées.
C'est moi qui l'y forçai. Les nœuds que j'ai rompus
Se rejoindront bientôt, quand je ne serai plus.
X. Cett-à-dire : m^en prenant à lui de ma mori^ le rendant responsable de
ma mort.
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554 BAJAZET.
Qadqae peine pourtant qui soit due à mon crime,
ITordonnez pas vous-même une mort légitime, x 6 1 o
Et ne TOUS montrez point à son cœur éperdu
Couverte de mon sang par vos mains répandu.
D*un cœur trop tendre encore épargnez la foiblesse.
Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse,
Madame : mon trépas n*en sera pas moins prompt '.
Jouissez d*un bonheur dont ma mort vous répond' ;
Couronnez un héros dont vous serez chérie.
J'aurai soin de ma mort, prenez soin de sa vie.
Allez, Madame, allez. Avant votre retour,
J'aurai d'une rivale affranchi votre amour. i6«o
ROXANE.
Je ne mérite pas un si grand sacrifice :
Je me connois, Madame, et je me fais justice.
Loin de vous séparer, je prétends aujourd'hui
Par des nœuds éternels vous unir avec lui *.
Vous jouirez bientôt de son aimable vue. 1 6s 5
Levez*vous. Mais que veut Zatime toute émue*?
I. Dans les éditions de 167a et de 1676 : pront; dans celles de 1687 et
de 1697 : prompt. Voyez ci-dessus, p. 54a, note a.
a. Fàr. Jooissez da bonheur dont ma mort tous répond (167a)
3. Mairet a mis cette même cruelle équivoque dans la booclie de Solynun,
qui a résoin de faire périr son fils Mustapha, et arec lui Despine, fiUe do roi
de Perse et amante de Mustapha. Il parle ainsi en présence des denx 1
Oui, loin de rendre rains mille amoureux serments.
Et donnés et reçus entre ces deux amants ,
Loin de rompre le nœud qu*ils serrèrent ensemble ,
Je venx qu'un plus étroit aujourd'hui les rassemble.
{Le Grand et dernier Soljrmaa, acte V, scène x.)
4. Tomie émue tA le texte de toutes les anciennes éditions.
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ACTE V, SCENE VII. 555
SCÈNE VII.
ROXANE, ATALroE, ZATIME.
ZÀTIME.
Ah! venez vous montrer, Madame, ou désormais
Le rebelle Acomat est maître du Palais.
Profanant des Sultans la demeure sacrée.
Ses criminels amis en ont forcé l'entrée. t63o
Vos esclaves tremblants, dont la moitié s'enfuit,
Doutent si le Visir vous sert ou vous trahit.
ROXANB.
Ah , les traîtres ! Allons, et courons le confondre.
Toi, garde ma captive, et songe à m'en répondre.
SCÈNE VIIL
ATAUDE, ZATIME.
ATALIDB.
Hélas! pour qui mon cœur doit-il (aire des vœux? i635
J'ignore quel dessein les anime tous deux.
Si de tant de malheurs quelque pitié te touche.
Je ne demande point, Zatime, que ta bouche
Trahisse en ma faveur Roxane et son secret.
Mais, de grftce, dis-moi ce que faitBajazet. 1640
L'as-tu vu? Pour ses jours n'ai-je encor rien à craindre?
ZATIME.
Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre.
ATALIDB.
Quoi? Roxane déjà Ta-t-elle condanmé?
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556 BAJAZET.
ZATIME.
Madame, le secret m^est surtout ^ ordonné.
ATALIDE.
Malheureuse, dis-moi seulement s*il respire. 164 S
ZÂTIMB.
U y va de ma vie, et je ne puis rien dire.
ÀTALIDE.
Ah ! c'en est trop, cruelle. Achève, et que ta main
Lui donne de ton zèle un gage plus certain.
Perce toi-^néme un cœur que ton silence accable,
D'une esclave barbare esclave impitoyable. 16 S»
Précipite des jours qu'elle me veut ravir ;
Montre-toi, s'il se peut, digne de la servir.
Tu me retiens en vain; et dès cette même heure,
n fout que je le voie, ou du moins que je meure.
SCÈNE IX.
ATALIDE, ACOMAT, ZATIME.
AGOMAT.
Ah ! que tM Bajazet? Où le puis-je trouver, x6 55
Madame ? Aurai-je encor le temps de le sauver?
Je cours tout le Serrail; et même dès l'entrée'
De mes braves amis la moitié séparée
A marché sur les pas du courageux Osmin ;
Le reste m'a suivi par un autre chemin. 1660
Je cours, et je ne vois que des troupes craintives
D'esclaves effrayés, de femmes fugitives.
I . Dans les anciennes éditions, surtout, aussi bien qoe partout , est Umjonn
en deox mots. Sur tout poorrait, à la rigueur, id, et plus haut, mitcts l3li99
prêter à un double sens et signifier soit : « au sujet de tout, » soit : « |
tout. » Ce dernier sens est le vrai dans les deux endroits.
a. Far, Je cours tout ce palais ; et même dès Tentrée (167^
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ACTE V, SCENE IX. 557
ATÀLIDB.
Ah ! je suis de son sort moins instruite que yoos*
Cette esclave le sait.
M AGOMAT.
Crains mon juste courroux.
Malheureuse, réponds.
SCENE X.
ATALTOE, ACOMAT, ZATIME, ZAÏRE.
ZAÏRE.
Madame !
ATALIDB.
Hé bien, Zaïre? i665
Qu'est-ce ?
ZAÏRE.
Ne craignez plus : votre ennemie expire.
ATALIDB.
Roxane?
ZAÏRE.
Et ce qui va bien plus vous étonner,
Orcan lui-même, Orcan vient de Tassassiner.
ATALIDB.
Quoi? lui?
ZAÏRE.
Désespéré d'avoir manqué son crime.
Sans doute il a voulu prendre cette victime. 1670
ATALIDE.
Juste ciel, l'innocence a trouvé ton appui *.
Bajazet vit encor, Yisir, courez à lui.
1. Far 9 Juste del, rinnocence a troavé Totre appui. (167a)
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558 BAJAZET.
ZAÏBB.
Par la bouche d'Osmin vous serez mieux instruite.
Il a tout vu.
SCENE XL
ATALTOE, AœMAT, ZAÏRE, OSMIN.
ACOMÀT.
Ses yeux ne Tont-ils point séduite?
Roxane est-elle morte?
OSMIN.
Oui, j'ai vu Tassassin 169$
Retirer son poignard tout fumant de son sein.
Orcan, qui méditoit ce cruel stratagème,
La servoit, à dessein de la perdre elle-même;
Et le Sultan Tavoit chargé secrètement
De lui sacrifier Pâmante après Famant. 1680
Lui-même, d'aussi loin qu'il nous a vus' paraître :
« Adorez, a-t-il dit, Tordre de votre maître' ;
De son auguste seing reconnoissez les traits,
Perfides, et sortez de ce sacré palais. »
A ce discours, laissant la Sultane expirante, i685
n a marché vers nous; et d'une main sanglante
n nous a déployé Tordre dont Amurat
Autorise ce monstre à ce double attentat.
Mais, Seigneur, sans vouloir l'écouter davantage,
Transportés à la fois de douleur et de rage, 1690
Nos bras impatients ont puni son forfait,
I. On lit 10» (fvu, ve^ dans les éditions de 1676-1697; celle de 167a a : mu
a. Far, c Connoissez, a-t-il dit, l'ordre de votre nudtre.
Perfides; et voyant le sang que j'ai yersé,
Voyez ce qoe m'enjoint son amour offensé. »
[A ce discours, laissant la Sultane expirante.] (167a)
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ACTE V, SCENE XL 559
Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.
ÀTALIDB.
Bajazet !
ACOMÀT.
Que dis-tu?
OSMIN.
Bajazet est sans vie.
L^ignoriez-vous ?
ATALIDB.
Ociel!
OSMIN.
Son amante en furie ^,
Près de ces lieux, Seigneur, craignant votre secours,
Avoit au nœud fatal abandonné ses jours.
Moi-même des objets j'ai vu le plus funeste,
Et de sa vie en vain j'ai cherché quelque reste :
Bajazet étoit mort. Nous l'avons rencontré
De morts et de mourants noblement entouré, 1700
Que vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre,
Ce héros a forcés d'accompagner son ombre.
Mais puisque c'en est fait , Seigneur, songeons à nous.
ACOMAT.
Ah ! destins ennemis, où me réduisez-vous ?
Je sais en Bajazet la perte que vous faites, 1705
Madame; je sais trop qu'en l'état où vous êtes
Il ne m'appartient point de vous offrir l'appui
De quelques malheureux qui n'espéroient qu'en lui.
Saisi, désespéré d'une mort qui m'accable.
Je vais, non point sauver cette tête coupable, 1 7 1 o
Mais redevable aux soins de mes tristes amis,
I. Far, Ne le saTiez-Tous pas? atal. O ciel! osm. Cette Furie
[Près de ces lieux. Seigneur, craignant votre secours,]
ÀToit à ce perfide abandonné ses jours.
[Moi-même des objets j'ai vu le plus funeste.] (167a}
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56o BAJAZET.
Défendre jusqu'au bout leurs jours qu'ils m'ont conunis.
Pour vous, si vous voulez qu'en quelque autre contrée
Nous allions confier votre tête sacrée,
Madame, consultez' : maîtres^ de ce palais, 17 1 5
Mes fidèles amis attendront vos souhaits ;
Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire.
Je cours où ma présence est encor nécessaire ;
Et jusqu'au pied des murs que la mer vient laver,
Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver.
SCÈNE XII.
ATAUDE, ZAÏRE.
/
ATALIDE.
Enfin, c'en est donc fait; et par mes artifices,
Mes injustes soupçons, mes funestes caprices,
Je suis donc arrivée au douloureux moment
Où je vois par mon crime expirer mon amant.
N'étoit-ce pas assez, cruelle destinée, 1715
Qu'à lui survivre, hélas ! je fusse condamnée?
Et falloit-il encor que pour comble d'horreurs,
Je ne pusse imputer sa mort qu'à mes fureurs?
Oui, c'est moi, cher amant, qui t'arrache la vie :
Roxane, ou le Sultan, ne te l'ont point ravie. 1730
Moi seule, j'ai tissu le lien malheureux
Dont tu viens d'éprouver les détestables nœuds.
Et je puis, sans mourir, en soufirir la pensée?
I. Consulter a ici le sens de délibérer avec soi-même, comme dans le ven 8ao
du Cid (acte III, scène m) :
Je ne consulte point pour suivre mon dcToir.
a. Il 7 a maître y au singulier, dans Téditioa de 1697. Noos avons adopté la
le^n beaucoup plus vraisemblable des éditions antérieures.
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^
ACTE y, SCENE XII. 56f
Moi qui n'ai pu tantôt, de ta mort menacée*,
Retenir mes esprits, prompts à m'abandonner! 1735
Ah ! n'ai-je eu de Tamour que pour t'assassiner?
Mais c*en est trop. Il faut par un prompt sacrifice
Que ma fi èle main te venge et me punisse.
Vous, c' 3 qui j'ai troublé la gloire et le repos,
Héros, qui deviez tous revivre en ce héros, 1740
Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance
Me confias son cœur dans une autre espérance,
Infortuné Yisir, amis désespérés ,
Roxane, venez tons, contre moi conjurés.
Tourmenter à la fois une amante éperdue; 1745
(Elle se tac.)
Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.
zaIbe.
Ah ! Madame !... Elle expire. O ciel ! En ce malheur.
Que ne puis-je avec elle expirer de douleur?
I. Voyex ci-dcMos, p. 507, note 1.
Wm ou ClNQUlàUE ET DEENIEB ACTE.
J. RaGUTB. II 36
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TABLE DES MATIÈRES
œNTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME.
ANDROMAQUE , tragédie i
Notice •••.... 3
A Madame 3o
Première préfiice ..••.. 33
Seconde préface • • . 3y-
AjTDaOMAQUB 4l
LES PLAIDEURS , comédie i s5
Notice 117
Aa lecteur 14a
Les Plaidbubs • • . • • 14S
BRITANNICUS , tragédie a a i
Notice ii3^
A Monseigneur le dac de Gherrease i39
Première préface s4*
Seconde préface aSo
BuTAinacus • . • s5S
BÉRÉNICE, tragédie 34i
Notice 343
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564 TABLE DES MATIÈRES.
A Monseigneur Colbert 363
Préfoce 365
BiHiwiGB 373
BAJAZET, tragédie. 445
Notice. 447
Première pré&œ 47^
Seconde préfiice 47^
Ba^azit 481
mr DB LA TABLE DBS MATIÈBBS.
Imprimerie générale de Ch. Labure, rue de Fletinu, 9, à Paris.
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