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Full text of "Œuvres de J. Racine"

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Ris 


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OEUVRES 


DE 


J.    RACINE 


TOME    II 


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IMPBIMBIIIB    GiNÉBÂLB   DB    CU.    LÂHURE 
Roe  de  Fl«viu,  9,  à  Paris 


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;.■;,.  V 


ŒUVRES 


DE 


J.   RACINE 


NOUVELLE  EDITION 
axvus  8UB  La  plus  AHommsa  mpBBStioKS 

BT   LBt   AUTOOBAPHBS 
KT  àVUMESTiM 

de  moronas  médits,  det  Tarianlet,  de  notioes,  de  notes,  d'un  lexique  det  mots 
et  locatioiis  remarquables,  d'an  portrait,  de  fao-simile,  etc. 


PAR  M.  PAUL  MESNARD 


TOME    DEUXIÈME 


PARIS 

LIBRAIRIE   DE  L.    HACHETTE    ET  (." 

BOVLBYAHn     S*  IHT-CBHM&ln ,     H«    77 
l865 


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ANDROMAQUE 


TRAGEDIE 

I  667 


J.  BACim.  n 


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NOTICE. 


c  Lb  17  noYembre  (1667)  Leurs  Majestés  eurent  le  divertis- 
sement d'une  fort  belle  tragédie,  par  la  troupe  royale,  en  l'ap* 
partenient  de  la  Reine,  où  étoient  quantité  de  seigneurs  et  de 
dames  de  la  cour.  >  Ainsi  parle  la  Gazette  du  19  novembre  1667, 
sans  nommer  d'ailleurs  cette  fort  belle  tragédie.  Mab  nous  sa- 
vons que  c'était  Jndromcujue;  car  dans  la  lettre  en  vers  de 
Robinet,  de  même  date  que  l'article  de  la  Gazette^  nous 
Usons  : 

La  cour,  qui,  selon  ses  désirs, 

Tous  les  jours  change  de  plaisirs. 

Vit  jeudi  certain  dramatique, 

Poëme  tragique  et  non  comique, 

Dont  on  dit  que  beaux  sont  les  rers 

Et  tons  les  incidents  divers, 

Et  que  cet  oeuvre  de  Racine 

Maint  antre  rare  auteur  chagrine. 

En  marge  de  ces  vers  on  lit  le  nom  ^Andromaque. 

Cette  représentation,  donnée  dans  l'appartement  de  la  Reine 
le  jeudi  1 7  novembre,  et  avant  laquelle  nous  n'en  trouvons 
mentionnée  par  les  contemporains  aucune  autre  de  la  même 
pièce,  fut-elle  la  première  de  toutes  ?  Cela  n'est  pas  impossible. 
Ipkigénie  aussi  fut  jouée  à  la  cour,  avant  de  l'être  à  la  ville  ; 
et  il  n'y  aurait  pas  à  s'étonner  si  la  tragédie  à^ Andromaque^  qui 
naissait  sous  les  auspices  d'Henriette  d'Angleterre,  avait  eu  le 
même  honneur.  N'est-il  pas  remarquable  que  la  lettre  en  vers 
de  Robinet  et  la  Gazette  s'accordent  à  en  parler  pour  la  pre- 
mière fois  à  propos  du  divertissement  royal  ?  On  donne  cepen- 
dant assez  généralement  à  la  première  représentation  ^Andrù^ 
moque  la  date  du  10  novembre  ;  mais  il  est  clair  qu'on  se  borne 


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4  ANDROMAQUE. 

h  répéter,  une  assertion  de  V Histoire  du  Théâtre  françois^.  Noos 
croyons  que  les  auteurs  de  cette  histoire  n'ont  fait  que  nous 
donner  une  conjecture  qu'ils  ont  prétendu  appuyer  sur  la  lettre 
de  Robinet  du  19  noyembre.  Ils  ont  supposé  que  la  représen- 
tation à  la  cour,  dont  il  est  parlé  dans  cette  lettre,  avait  dû 
nécessairement  être  précédée  d'une  représentation  à  l'Hôtel 
de  Bourgogne,  et,  par  suite,  ils  ont  cru  pouvoir,  avec  vrai- 
semblance, placer  celle-ci  à  la  date  du  vendredi  de  la  semaine 
précédente  '.  Ils  se  sont  du  reste  trompés,  en  disant  que  le 
jeudi  dont  parle  Robinet  était  le  16;  c'était,  nous  l'avons  dit, 
le  17.  Ainsi,  quand  on  déférerait  à  leui*  autorité  dans  ce  qui 
ne  parait  être  de  leur  part  qu'une  pure  hypothèse,  on  devrait 
dater  du  1 1  novembre  la  première  représentation  à  l'Hôtel  : 
le  10  était  un  jeudi,  et  par  conséquent  un  des  jours  où  la  troupe 
ne  jouait  pas.  Dès  qu'il  ne  s'agit  d'ailleurs  que  d'une  conjec- 
ture, cette  représentation  peut  aussi  bien  avoir  été  donnée  la 
veille  même  du  jour  où  la  lettre  de  Robinet  fut  écrite,  c'est- 
à-dire  le  vendredi  i8.  Dans  tout  cela  une  seule  chose  est  cer- 
taine, c'est  c[Oi  AndromaquCy  lorsque  Robinet  la  vit,  entre  le  ao 
et  le  25  novembre,  était  encore  dans  toute  sa  nouveauté  ;  car, 
dans  sa  lettre  du  a6,  il  dit  : 

J*ai  vu  la  pièce  toute  neuve 
D*Andromaque,  d*Hector  la  veuve. 

Quel  que  soit  le  jour  où  VAndromaque  ait  paru  pour  la  pre- 
mière fois  sur  la  scène  française,  ce  jour  marque  une  grande 
époque  dans  les  annales  de  notre  théâtre,  une  époque  sem- 
blable à  celle  du  Cid.  Perrault  l'a  très-bien  dit*  :  «  Cette  tra- 
gédie fit  le  même  bruit  à  peu  près  que  le  Cidy  lorsqu'il  fut 
représenté.  »  La  comparaison  semble  juste  de  tout  point.  An^ 
dromaque  s'éleva  tout  à  coup  au-dessus  de  la  Thébaïde  et  de 


I.  Tome  X,  p.  1 85,  à  la  note. 

9.  c  La  première  représentation  d*une  pièce,  dit  Chapazean,  se 
donne  toujours  le  vendredi.  »  Voyez  le  Théâtre  français  de  Ghapu-^ 
zetn  {k  Lyon,  chez  Michel  Mayer,  M.DG.LXXIV,  i  vol.  in- 18), 
p.  90  et  91.— Il  est  certain  toutefois  qu*aa  temps  des  pièces  de  Ra- 
cine oe  n'était  pas  une  règle  sans  exceptions. 

3.  Sommet  illustres ^  tome  H,  p.  81. 


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NOTICE,  5 

VAlex€uidrej  comme  le  Cid  au-dessus  de  Médée;  chacun  de 
ces  deux  chefs-d'œuvre  fut,  ^rès  des  essais  qui  n'étaient  pas 
sans  promesses,  la  première  révélation  d'un  grand  génie  ;  et 
non-seulement  ils  sont  l'un  et  l'autre  par  là  une  mémorable 
date  dans  la  vie  de  nos  deux  poètes  dramatiques,  ils  en  sont 
une  surtout  dans  l'histoire  de  l'art.  Avec  le  Cid  on  vit  naître 
chez  nous  la  tragédie  fière,  sublime,  héroïque,  qui  agrandit  les 
âmes;  avec  Andromeique^l^  tragédie  pathétique,  qui  connaît 
tous  les  secrets,  toutes  les  faiblesses  du  cœur  dans  leurs  nuances  i 
les  plus  délicates,  dans  leurs  replis  les  plus  profonds,  et  qui  ( 
sait  peindre  avec  la  vérité  la  plus  saisissante  les  plus  terribles   ] 
orages  des  passions.  J 

Il  ne  faut  pas  s'attendre  à  ce  qu'un  témoin  tel  que  le  bur- 
lesque Robinet  nous  rende  au  moindre  degré  la  i^ive  impression 
des  premiers  spectateurs  de  l'admirable  tragédie  ^  Ne  l'inter- 
rogeons que  sur  les  noms  des  acteurs  qui  jouèrent  d'original 
dans  Andromtique.  Il  nous  les  fait  connaître  dans  sa  lettre  du 
a6  novenibre.  Voici,  d'après  son  témoignage,  la  distribution 
des  principaux  rôles  : 

Anobomaque,  Mlle  du  Parc. 

Pyebhus,  Floridor. 

Orbste,  Montfleurj. 

Hbemione  ,  Mlle  des  OEillets. 

Le  Mercure  de  Frcmce  de  juin  1740  '  dit  que  le  sieur  d'Hau- 
teroche,  qui  jouait  parfaitement  les  grands  confidents,  rem- 
plissait le  rôle  de  Phœnix  :  c'était  sans  doute  dès  ces  premiers 
temps.  La  création  des  premiers  rô^  est  du  reste  seule  inté- 
ressante pour  nous.  Le  talent  des  quatre  acteurs  qui  en  furent 
chaînés  avait  déjà  été  mb  à  l'épreuve  par  Racine  dans  son 
Alexandre  :  celui  de  Floridor,  de  Montfleury,  de  Mlle  des 

I.  n  lui  suffit  de  constater  le  grand  suooès  de  la  pièce  par  on  mi- 
séiible  jeu  de  mots  : 

On  ne  peut  voir  assurément, 
Ou  du  moins  je  me  Timagine,' 
De  pins  beaux  fhiits  d*ane  Racine. 

3.  Page  II 39.  Deuxième  lettre  sur  la  uie  et  les  ouvrages  de  Molière 
et  sur  les  comédiens  de  son  temps. 


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6  ANDEOMAQUE. 

CEiUets  à  l'Hôtel  de  Bourgogne,  celui  de  Mlle  da  Parc  sur  la 
scène  do  Palais-Royal. 

Mlle  da  Parc  avait  quitté  la  troupe  de  Molière  après  la  clô- 
ture du  théâtre  aux  fêtes  de  Pâques  de  cette  même  année  1667, 
et  s'était  engagée  à  PHôtel  de  Bourgogne  pour  y  débuter  dans 
la  nouvelle  tragédie*  Le  poète,  amoureux  alors  de  cette  char- 
mante actrice,  Tavait  décidée  à  la  désertion,  pour  lui  faire 
suivre  sa  fortune. 

Il  est  très-probable  que  le  rôle  noble  et  touchant  d^Andro- 
maque,  s'il  prêtait  à  de  moins  grands  effets  que  quelques 
autres  de  la  même  pièce,  n^était  point  cependant  celui  que 
Racine  avait  le  moins  à  cœur  de  faire  interpréter  à  son  gré.  On 
dit  que  par  la  perfection  avec  laquelle  elle  le  joua,  Mlle  du 
Parc,  dont  la  beauté  et  les  grâces  faisaient  d'ordinaire  le  plus 
grand  succès,  parut  se  surpasser  elle-même  *.  Lorsqu'à  la  fin 
de  l'année  suivante  une  mort  prématurée  l'enleva  au  théâtre, 
réclat  de  son  triomphe  dans  Jndromaque  n'avait  pas  encore 
pâli,  témoin  ces  vers  de  Robinet  : 

L'Hôtel  de  Bourgogne  est  en  denil, 
Depob  peu  Toyant  an  cercueil 
Son  Andromaque  si  brillante, 
Si  charmante  et  si  triomphante*. 

r^ous  avons  dit,  dans  la  Notice  sur  Mexandre^^  combien  était 
aimé  du  public  Flondor,  à  qui  fut  confié  le  rôle  de  Pyrrhus. 
L'Hermione  manquait  de  jeunesse  et  de  beauté  :  Mlle  des  Œil- 
lets avait  alors  quarante-six  ans  ;  elle  était  petite  et  maigre  ; 
mais  son  art  était  consonmié,  et  si  quelques  années  après  elle 
trouva  une  rivale  qui  inteipréta  plus  vivement  qu'elle  et  avec 
[^us  d'énergie  les  scènes  les  plus  passionnées  de  son  rôle,  il 
lui  resta  la  supériorité  d'un  goût  fin  et  délicat. 
MoQtfleury  était  né,  dit-on,  â  la  fin  du  seizième  siècle ,  ou 

I.  Histoire  au  Théâtre  fhmçou^  tome  X,  p.  867. 

s.  Lettre  du  i5  décembre  i668.  —  U  faut  remarquer  toutefob  que 
Boilean  disait  :  c  Elle  n*étoit  pas  bonne  actrice;  t  mais  il  ajouuit  que 
Racine  lui  faisait  réciter  comme  une  écolière  le  rôle  d' Andromaque 
(voyez  la  Notice  biographique^  p.  76).  Grâce  aux  leçons  d'un  tel 
maître,  elle  put  cette  fois  ne  rien  laisser  à  désirer. 

3.  Voyez  tome  I,  p.  493. 


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NOTICE.  7 

toot  an  moins  ao  commencement  du  dix-septième;  il  était 
donc  bien  vieox  en  1667  ponr  jooer  le  rôle  d'Oreste.  A  en 
juger  par  le  portrait  qne  Molière,  qni  était,  il  est  vrai,  son  en-» 
nemi,  noos  a  donné  de  lui,  quelques  années  avant,  dans  Vint» 
promptu  de  Versailles^  on  aurait  d'autres  raisons  encore  de 
douter  que  ce  rôle  lui  convint  parfaitement.  Montfleury  n'était 
pas  de  taille  galante,  mab  «  gros  et  gras  comme  quatre» 
entripaillé  comme  il  faut,  et  d'une  vaste  circonférence.  »  Il 
a[^jait  sur  le  dernier  vers  d'une  tirade,  pour  faire  faire  le 
brouhaha,  et.  prenait  un  ton  de  démoniaque  ^.  Un  contempo- 
rain, Gabriel  Gueret,  nous  parait  confirmer  par  son  témoi- 
gnage cette  dernière  critique  de  Molière.  Dans  le  Parnasse 
réformé^  il  fait  ainsi  parler  Montfleury  lui-même  :  «  J'ai 
osé  tous  mes  poumons  dans  ces  violents  mouvements  de 
jalousie,  d'amour  et  d'ambition... •  Souvent  je  me  suis  vu 
obligé  de  lancer  des  regards  terribles,  de  rouler  impétueuse- 
ment les  yeux  dans  la  tète  comme  un  furieux,  de  donner  de 
Feffinoi  par  mes  grimaces...,  de  crier  comme  un  démoniaque, 
et  par  conséquent  de  démonter  tous  les  ressorts  de  mon 
corps....  >  U  est  à  croire  que  Gueret  dépeint  ainsi  Mont- 
fleury d'après  le  souvenir  surtout  du  rôle  d'Oreste  :  il  écrivait 
son  opuscule  au  commencement  de  1668,  lorsque  ce  comédien 
venait  de  mourir,  dans  le  cours  des  représentations  ^  Andro- 
moque ^  au  mois  de  décembre  1667.  Cette  mort,  selon  lui,  aurait 
été  la  suite  des  violents  efforts  qu'avait  faits  Montfleury  dans  les 
foreurs  d'Oreste*  :  c  Qui  voudra  savoir  de  quoi  je  suis  mort, 
qu'il  ne  demande  point  si  c'est  de  la  fièvre,  de  l'hydropbie  on 
de  la  goutte;  mais  qu'il  sache  que  c'est  ^ Andromaque...*  Ce 
qui  me  fait  le  plus  de  dépit,  c'est  op! Andromaque  va  devenir 
plus  célèbre  par  la  circonstance  de  ma  mort,  et  que  désormais 
fl  n'y  aura  plus  de  poëte  qui  ne  veuille  avoir  Thonneur  de 
crever  un  comédien  en  sa  vie.  »  Les  auteurs  de  V Avertissement 


I.  Impromptu  de  VertaUlês^  toèue  i. 

a.  Voycx  p.  73-7$  (édition  de  1668.  L'Achevé  d'imprimer  est  du 
7  février). 

3.  c  On  assure  qae  ton  ventre  s'ouvrit;  il  était  si  prodigieusement 
gros  qu'il  étoit  soutenu  par  un  cerde  de  fer.  »  {Mereurt  de  Frmiee^ 
mai  1738,  p*  83o.) 


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8  ANDROMAQUE. 

du  théâtre  de  MM.  Montflewry^y  s'appayant  «ur  Paatorité  de 
Mlle  Desmares,  arrière-petite-ûlle  du  premier  interprète  des 
fureurs  d'Oreste,  disent  que  Gueret  a  fait  un  conte.  On  pour- 
rait supposer  en  effet  que  cette  histoire  de  Montfleury,  tué 
par  son  jeu  forcené,  n*a  été  imaginée  que  pour  faire  pendant  à 
celle  de  Mondory,  qui  avait  été  frappé  d'une  attaque  d'apo- 
plexie en  jouant  les  foreurs  d'Hérode  dans  la  Marieme  de  Tris- 
tan, n  est  bien  difficile  cependant  de  récuser  le  témoignage 
contemporain  de  Robinet,  dont  les  termes  nous  semblent  assez 
clairs  dans  la  lettre  en  vers  du  17  décembre  1667,  où  il  an- 
nonce la  mort  de  Montfleury, 

Qui  d'une  fiiçon  sani  égale 
Jouoit  dans  la  troupe  royale, 
Non  les  rôles  tendres  et  doux, 
Mais  de  transports  et  de  courroux, 
Et  lequel  a,  jouant  Oreste, 
Hâas!  joué  de  tout  son  reste. 
O  r61e  tragique  et  mortel, 
Combien  tu  fais  perdre  à  THôtel 
En  cet  acteur  inimitable! 

Qu'importe  au  surplus?  La  tragédie  de  Racine  n'avait  pas 
besoin,  pour  conquérir  la  célébrité,  de  tuer  un  malheureux 
comédien.  Ne  cherchons,  si  Pon  veut,  dans  l'anecdote,  vraie 
ou  fausse,  qu'une  preuve  de  l'impression  produite  sur  les 
spectateurs  de  ce  temps  par  la  violence  du  jeu  de  Montfleury. 
Mais  la  dernière  scène  â^Andromaque  n'a  pas  été  faite  pour 
être  jouée  de  sang-froid;  et  cette  fois  les  transports  démo- 
niaques de  l'acteur  purent  ne  pas  mériter  de  reproches.  Du 
reste  les  défauts  qu'il  parait  avoir  eus  ne  l'empêchèrent  évidem- 
ment pas  d'être  fort  admiré  dans  la  tragédie  de  Racine,  puisque 
M.  de  Lionne  écrivait  à  Saint-Évremond  que  c  la  pièce  étoit 
déchue  par  sa  mort.  >  Ajoutons  que  Montfleury,  si  sévèrement 
jugé  par  Molière,  avait  cependant  la  réputation  d'un  des  meil- 
leurs comédiens  de  ce  temps.  Chapuzeau  le  place  à  côté  de  Flo- 
ridor.  U»  étaient  l'un  et  l'autre  <  les  grands  modèles,  dit-il*, 

1.  Gté  dans  V Histoire  du  Théâtre  françois^  tome  VII,  p.  i»S-i37. 

2.  Théâtre  fnmfoitfi^,  18». 


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NOTICE.  9 

de  toos  ceux  qui  veulent  se  dévouer  au  théâtre  ^  »  U  y  a  lieu 
de  penser  que,  dans  Tensemble,  le  chef-d'œuvre  fut  loin  d'être 
trahi  par  ses  premiers  interprètes. 

On  alla  même  jusqu'à  prétendre  (car  c'était  toujours,  en 
pareil  cas,  le  thème  des  détracteurs)  o^ Andromaque  devait 
surtout  aux  acteurs  son  éclatant  succès,  c  Elle  a  besoin,  disait 
Saint-Evremond  ',  de  grands  comédiens,  qui  remplissent  par 
l'action  ce  qui  lui  manque.  »  Ne  croirait-on  pas  qu'il  s'agit 
d'une  pièce  qui  resterait  froide  et  languissante,  si  elle  n'était 
réchauffée  par  la  passion  des  comédiens,  d'une  action  dont  le 
▼ide  veut  être  dissimulé  par  le  mouvement  entraînant  de  la 
représentation  théâtrale  ?  La  vérité  est,  au  contraire,  que,  tout 
en  ayant  ce  caractère  essentiel  aux  œuvres  vraiment  drama- 
tiques de  produire  tout  leur  effet  à  la  représentation,  cette  tra- 
gédie, si  féconde  en  émouvantes  péripéties,  et  d'un  intérêt  si 
puissant  par  elle-même,  n'est  guère  moins  admirée  à  la  lecture, 
et  qu'en  tout  temps  elle  a  fait  les  grands  acteurs,  au  lieu  d'être 
faite  par  eux.  Mais  Saint-Évremond,  engagé  dans  la  cause  de 
Corneille,  était  de  ceux  qui  ne  se  résignaient  pas  à  lui  re- 
connaître un  rival.  H  est  curieux  de  le  voir,  partagé  entre  sa 
passion  et  les  avertissements  plus  justes  de  son  sens  droit,  se 
débattre  contre  son  involontaire  admiration.  On  lui  avait  en- 
voyé Andromaque  avec  Attila^  joué  la  même  année,  quelques 
mob  plus  tôt  '•'  «  A  peine  ai-je  eu  le  loisir,  écrivait-il  à  M.  de 

I.  Tallemant  des  Réaux  était  plus  faTorable  encore  à  MoDtfleory  : 
il  le  jugeait  supérieur  k  Floridor.  c  C'est,  dit-il  de  ce  dernier,  un 
médiocre  comédien,  quoi  que  le]  monde  en  Teuille  dire....  Mont- 
fleory,  s'il  n'étoit  point  si  gras,  et  quUl  n'affectât  point  de  montrer  sa 
science,  seroit  un  tout  autre  homme  que  lui.  »  {HUtorietttSy  édition 
de  MM.  Monmerqué  et  P.  Paris,  M.DCCC.LVIII,  tome  VII,  p.  176.) 
n  reste  nécessairement  beaucoup  d*incertitude  sur  ce  que  nous  de- 
vons penser  aujourdliui  de  ces  anciens  acteurs. 

3.  Lettre  à  M.  de  Lionne,  OEuvres  de  Saint^tvremond  (édition 
d'Amsterdam,  1706),  tome  II,  p.  386. 

3.  L'impression  d'Mtiia  avait  également  devancé  quelque  peu  celle 
â^Andromaque,  L'Adievé  d'imprimer  de  la  tragédie  de  Corneille  est 
chi  so  novembre  1667;  celui  à^Andromaque  n'est  pas  donné  dans 
l'exemplaire  de  la  première  édition  que  nous  avons  eu  sous  les  yeux; 
cette  édition  porte  la  date  de  1668.  Le  privilège  accordé  à 


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lo  ANDROMÀQUE. 

Lionne  ^,  de  jeter  les  yenz  sur  Andromaque  et  sur  Attila;  ce» 
pendant  il  me  paroît  op^ Andromaque  a  bien  de  l'air  des  belles 
choses;  il  ne  s'en  faut  presque  rien  qu'il  y  ait  du  grand.  Ceux 
qui  n'entreront  pas  assez  dans  les  choses,  l'admireront  ;  ceux 
qui  yeulent  des  beautés  pleines,  y  chercheront  je  ne  sab  quoi 
qui  les  empêchera  d'être  tout  à  fait  contents. •..  Mais,  à  tout 
prendre,  c'est  une  belle  pièce,  et  qui  est  fort  au-dessus  du 
médiocre,  quoique  un  peu  au-dessous  du  grand.  »  Le  même 
jugement,  au  fond  très-favorable,  mais  embarrassé  des  mêmes 
restrictions  subtiles,  se  retrouve  dans  une  autre  lettre  qu'il 
adressait  encore  à  M.  de  Lionne'  :  «  Ceux  qui  m'ont  envoyé 
Andromaque  m'ont  demandé  mon  sentiment.  G>mme  je  vous 
l'ai  dit,  elle  m'a  semblé  très-belle  ;  mais  je  crob  qu'on  peut 
aller  plus  loin  dans  les  passions,  et  qu'il  y  a  encore  qudque 
chose  de  plus  profond  dans  les  sentiments  que  ce  qui  s'y 
trouve;  ce  qui  doit  être  tendre  n'y  est  que  doux,  et  ce  qui  doit 
exciter  de  la  pitié  ne  donne  que  de  la  tendresse.  Cependant,  à 
tout  prendre,  Racine  doit  avoir  plus  de  réputation  qu'aucun 
autre  après  Corneille.  »  Après  Corneille^  c'est  tout  ce  que  vou- 
lait Saint-Évremond  :  c'est  à  cette  conclusion  qu'il  prétendait 
arriver  par  des  critiques  cette  fois  si  vagues.  U  fallait  que  dans 
Corneille  seul  il  y  eût  c  du  grand  et  des  beautés  pleines.  »  On 
ne  pouvait  d'ailleurs  rencontrer  plus  mal  que  de  refuser  à  An-- 
dromaque  le  mérite  d'aller  assez  loin  dans  les  passions  et  de 
donner  aux  sentiments  toute  leur  profondeur. 

Saint-Évremond  ne  disputait  du  moins  que  sur  le  degré  de 

c  notre  bien  amé  lean  Racine,  Prieur  de  TÉpinay,  »  est  du  s8  dé- 
cembre 1667.  Voici  le  titre  de  cette  édition  originale  : 

ANDROMAQVE, 

TRAOEDIB. 

A  Paris,  chez  Théodore  Girard.... 

M.DCLXVni. 

Auec  priuilege  du  Roy* 

n  y  a  six  feuillets  sans  pagination ,  contenant  le  titre ,  TEpitre  à 
Madame,  la  Préfieioe,  et  la  Ibte  des  acteurs;  et  96  pages,  suivies  du 
privilège. 

I.  Dans  la  lettre  citée  plus  haut. 

»•  lAttrt  à  M,  de  lionne  (tome  II,  p.  819  et  3ao) 


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NOTICE.  II 

beauté  de  la  pièce*  Il  chicanait  plat6t  Fadmiration  qu'il  De  la 
refusait.  Racine  trouva  des  censeurs  moins  réservés.  Il  fut,  au 
milieu  de  son  succès»  inquiété  par  plus  d'une  attaque,  et  dans 
ce  temps  il  n'en  souffrait  aucune  avec  patience.  On  connaît  par 
les  deux  épigrammes  sanglantes  qu'il  fit,  Tune  contre  le  duc  de 
Créqui,  Tautre  contre  ce  même  duc  et  le  comte  d*Olonne,  la 
malveillance  avec  laquelle  ces  grands  seigneurs  avaient  jugé  sa 
tragédie.  Les  traits  qu'il  leur  renvoya  les  frappaient  en  plein 
visage  avec  une  si  terrible  justesse  qu'on  se  demande  si  c'étaient 
bien  précisément  ceux-là  que,  par  leurs  imprudentes  critiques, 
ils  lui  avaient  eux-mêmes  fournis.    Quoi  qu'il  en  soit,  ce  qu'il 
faut  surtout  voir  dans  ces  épigrammes,  c'est  avec  quelle  vivacité 
le  poète  entrait  dans  cette  guerre,  sans  se  laisser  effrayer  par 
des  ennemis  si  qualifiés.  Parmi  les  objections,  souvent  contra- 
dictoires, que  l'on  fit  au  caractère  de  ses  personnages,  et  qui 
tombaient  tantôt  sur  Pyrrhus,  tantôt  sur  Oreste  ou  sur  Andro- 
maque,  il  en  est  une  qu'on  attribue  au  grand  Condé,  et  que 
ce  prince  soutenait  sans  doute  avec  cette  hauteur  impérieuse  et 
cet  emportement  dont  il  avait,  nous  dit-on,  l'habitude,  particu- 
lièrement lorsqu'il  avait  tort.  «  Pyrrhus,  disent  Louis  Racine  et 
Brossette,  purut  au  grand  Condé  trop  violent  et  trop  emporté.  » 
Était-ce  donc  lui  (on  serait  bien  tenté  de  le  croire)  que  Racine 
prenait  à  partie  dans  ce  passage  de  sa  première  préface? 
«  Il  s'est  trouvé  des  gens  qui  se  sont  plaints  que  Pyrrhus  s'em- 
portAt  contre  Andromaque  et  qu'il  voulût  épouser  cette  captive 
à  quelque  prix  que  ce  fût.  »  Si  ce  n'était  pas  avec  un  héros  que 
le  poëte  avait  ce  démêlé,  il  nous  semble  qu'on  ne  s'expliquerait 
plus  très-bien  sa  riposte  :  «  Tous  les  héros  ne  sont  pas  faits  pour 
être  des  Céladons,  »  où  le  mot  tous  serait  de  trop.  Toutefois  la 
hardiesse  eût  été  grande,  bien  autrement  surprenante  que  celle 
de  répigramme  contre  d'Olonne  et  Créqui;  et  bien  des  per- 
sonnes hésiteront  à  penser  que  Racine,  si  peu  maître  qu'Û  fût 
de  retenir  ses  sarcasmes,  ait  pu  s'en  permettre  un  semblable 
contre  un  f>rince  du  sang,  couvert  de  tant  de  gloire,  qui  avait 
été  d'ailleurs  un  des  admirateurs  les  plus  déclarés  de  la  tragédie 
à^AUxcmdre^  et  qui  traitait  d'ordinaire  le  jeune  poëte  avec  tant 
de  bienveillance. 

Racine  disait  que  pour  s'embarrasser  du  chagrin  de  deux  ou 
trois  personnes,  il  avait  trouvé  le  public  trop  favorable  à  sa 


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12  ÀNDROMAQUE. 

pièce  ^  Mais  éyidemment  les  critiques  ne  le  laissaient  pas  si 
indifférent.  Pics  qne  toutes  les  autres,  celles  de  Boileau  l'au- 
raient certainement  touché ,  s'il  était  vrai  qu'un  ami ,  si  peu 
suspect  de  préventions  hostiles,  eût  dans  un  des  rôles  ^Andrrh- 
maqucy  dans  celui  de  Pyrrhus ,  signalé  quelques  parties  qu'il 
n'approuvait  pas.  Cela  tout  d'abord  se  concilie .  assez  diffici- 
lement avec  ces  vers  de  Tépttre  VU,  où  Boileau  paraît  mettre 
les  censeurs  de  Pyrrhus  au  nombre  des  envieux  : 

Mais  par  les  envieux  on  génie  excité 
Au  comble  de  son  art  est  mille  fois  monté.... 
Et  peut-être  ta  plume  aux  censeurs  de  Pyrrhus 
Doit  les  plus  nobles  traits  dont  tu  peignis  Burrbus  *. 

S'il  avait  été  lui-même  un  de  ces  censeurs,  comment,  dira-t-on, 
ne  pas  s'étonner  qu'il  l'eût  alors  oublié?  Comment  ne  se  pas 
demander  si  Monchesnay  a  été  bien  informé,  lorsqu'il  dit  dans 
leBolxana*  :  «  M.  Despréaux  n'étoit  pas  du  tout  satisfait  du 
personnage  que  fait  Pyrrhus,  qu'il  traitoit  de  héros  à  la  Scu- 
déry,  au  lieu  qu'Oreste  et  Hermione  sont  de  véritables  carac- 
tères tragiques?  »  Mais  tout  s'explique  par  les  souvenirs  plus 
précis  que  nous  trouvons  dans  \ Examen  à^Andromaque  par 
Louis  Racine.  L'exactitude  du  passage  du  Bolxana  y  est  con- 
firmée, particulièrement  en  ce  que  l'on  y  dit  du  jugement  sé- 
vère de  Boileau  sut*  la  scène  v  de  l'acte  II,  entre  P3rrrhus  et 
Phœnix.  Dans  cette  scène,  il  lui  semblait  que  la  tragédie,  par 
la  peinture  des  extravagances  amoureuses,  s'abaissait  jusqu'à 
la  naïveté  comique,  et  qne  l'auteur  à^  Jndromaque  se  montrait 
beaucoup  trop  l'émule  de  Térence.  Louis  Racine  tenait  cette 
remarque  de  la  bouche  même  de  Boileau.  Mais  il  avait  en 
même  temps  appris  de  lui  qu'il  ne  l'avait  pas  toujours  faite , 
que  longtemps  au  contraire  il  avait  admiré  cette  même  scène, 
ce  dont  il  se  repentait,  parce  que,  s'il  se  îdi  avisé  moins  tard 
de  la  faute  commise  par  Racine,  «  il  l'eût  obligé  à  supprimer 
ce  morceau.  »  La  critique  de  Boileau  n'est  donc  pas  un  fait 
douteux;  mais  il  faut  le  mettre  à  sa  date ,  à  une  époque  où  les 

I.  Vrtxmkrt^irétMceà^Andromaque. 
a.  Vers  49-54* 
3.  Page  59. 


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NOTICE.  i3 

corrections  n'étaient  plus  possibles,  peat-ètre  même  après  la 
mort  de  Racine. 

L'opinion  de  Boileau,  ce  juge  excellent,  était,  on  le  voit,  de- 
venue justement  le  contre -pied  de  celle  de  Condé,  à  qui 
Pyrrhos  ne  semblait  pas  assez  honnête  homme.  Elle  se  rappro- 
chait peut-être  de  celle  que  Tépigraornie  attribue  à  Gréqui  : 

Gréqui  dit  qae  Pyrrhus  aime  trop  ta  maîtresse. 

Racine,  nous  devons  le  reconnaître,  a,  dans  sa  préface,  choisi 
pour  sa  défense  le  terrain  où  elle  était  le  plus  facile  et  le  moins 
nécessaire  :  «  J'avoue  que  Pyrrhus  n'est  pas  assez  résigné  à  la 
volonté  de  sa  maltresse,  et  que  Céladon  a  mieux  connu  que  lui 
le  parfait  amour.  »  Le  point  vraiment  faible  était  où  Boileau  a 
fini  par  le  voir;  et,  quoi  qu'en  dise  Racine,  Pyrrhus  avait  un 
peu  trop  «  lu  nos  romans.  »  Non,  ce  n'est  pas  là  ce  farouche 
fils  d'Achille,  tel  que  nous  le  font  entrevoir  Euripide  et  Virgile; 
ce  n'est  pas  ce  brutal  guerrier  de  l'âge  héroïque,  qui  n'a  ja- 
mais traité  ses  plus  nobles  esclaves  qu'en  concubines.  On  allé- 
guerait en  vain  le  cœur  de  l'homme  qui  ne  change  pas  ;  il  est 
trop  évident  que  si  les  passions  sont  au  fond  toujours  sem» 
blables,  leur  expression  varie  suivant  les  mœurs  des  temps  et  des 
peuples.  Mais  il  faut  se  placer  au  vrai  point  de  vue  du  théâtre 
de  Racine,  et  accepter  le  monde  de  convention,  le  monde 
presque  tout  idéal,  où  se  meuvent  ses  créations.  Si  de  tous  les 
personnages  à!Andromaque  Pyrrhus  est  celui  qui,  par  le  plus 
visible  anachronisme,  soulève  surtout  des  objections,  il  est 
cependant  placé  par  le  poète  dans  un  milieu  où  il  ne  manque 
pas  de  vérité  relative;  et  le  condamner  trop  sévèrement  se- 
rait condamner  toute  la  pièce.  La  couleur  de  ce  rôle  en  efiPet 
n'est  pas  sensiblement  en  désaccord  avec  celle  des  autres  r^es. 
Toute  cette  tragédie  antique  est  écrite  sur  un  ton  différent  de 
celui  de  l'antiquité  :  on  peut  dire  qu'elle  est  transposée  ;  et  tel 
est  sans  nul  doute,  plus  qu'on  ne  le  croit  souvent,  la  loi  néces- 
saire de  l'art.  S'imagine-t-on  que  VAndromaque  et  les  Trojennes 
d'Euripide,  quoiqu'elles  aient  conservé  un  accent  très-sauvage, 
s'imagine-t-on  que  toutes  4es  tragédies  grecques  en  général  et 
VÉnéide  de  Virgile,  si  on  les  compare  avec  les  poèmes  d'Ho- 
mère qui  en  sont  la  source,  ne  soient  pas  transposées  égale- 
ment? Racine  connaissait  l'antiquité  mieux  que  la  plupart  de 


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i4  i^NDROMAQUE. 

cenx  qui  loi  reprochent  aujourd'hui  de  l'avoir  défigurée;  il 
était  profondémeot  imbu  de  ses  beautés  étemelles,  et  savait  les 
rendre  à  son  siècle  sous  la  forme  où  elles  pouvaient  être  intdli- 
gibles  pour  lui.  Il  sentait  qu'une  traduction  servile  des  idées  et 
des  mœurs  antiques,  à  supposer  qu'un  esprit  moderne  fàt  en- 
tièrement capable  d'un  tel  effort,  ne  toucherait  pas  assez  des 
cœurs  nourris  de  tout  autres  sentiments. 

C'éuit,  à  la  vérité,  être  imprudent  que  de  dire,  comme  0 
Ta  fait  dans  sa  première  préface,  qu'il  avait  rendu  ses  person- 
nages «  tels  que  les  anciens  poètes  nous  les  ont  donnés,  et  qu'il 
n'avait  pas  pensé  qu'il  lui  fût  p^mls  de  rien  changer  à  leurs 
mœurs.  »  Mais  dans  la  seconde,  écrite  avec  plus  de  maturité,  il 
a  dit  bien  plus  justement,  en  pariant  du  rôle  d'Andromaque  : 
c  J'ai  cru  me  conformer  à  l'idée  que  nous  avons  maintenant  de 
cette  princesse.  »  La  note  fondamehtale  de  ce  rôle  lui  avait  été 
donnée  par  les  admirables  adieux  d'Andromaque  et  d'Hector 
dans  Viliadej  surtout  par  le  doux  et  tendre  accent  des  vers  du 
troisième  livre  de  V Enéide^  par  le  pur  et  mélancolique  idéal 
qu'ils  nous  font  concevoir  de  la  veuve  et  de  la  mère.  Pour  faire 
de  cette  Andromaque  de  Virgile  la  moderne  Andromaque,  dont 
c[uelques  traits,  comme  on  l'a  fait  remarquer  *,  sont  chrétiens. 
Racine  n'avait  pas  beaucoup  à  s'éloigner  de  son  modèle ,  déjà 
si  chaste  et  si  touchant  ;  et  il  lui  suffisait,  pour  cette  transfor- 
mation facile,  de  suivre  la  pente  naturelle  de  son  génie.  S'il 
entraînait  l'antiquité  dans  sa  propre  voie,  c'était  après  l'avoir 
suivie  pour  guide  aussi  loin  qu'il  le  pouvait.  Oreste,  comme 
Andromaque,  a  bien  des  traits  qu'une  imagination  toute  pleine 
et  pénétrée  de  la  poésie  antique  a  pu  seule  lui  donner;  le  triste 
Oreste  {tristes  Orestes)^  tourmenté  par  les  furies  du  crime,  s'y 
fait  reconnaître  comme  dans  les  plus  belles  tragédies  de  la 
Grèce  ;  mais  sa  physionomie  a  quelquefois  aussi  une  certaine 
empreinte  du  siècle  de  Racine.  On  en  peut  dire  autant  d^Her- 
mione,  des  seconds  personnages  eux-mêmes,  de  Pylade,  par 
exemple,  qui  de  l'ami  d'Oreste  qu'il  était,  a  dit  malicieu- 
sement M.  Taine,  est  devenu  son  menin.  Racine  ne  donnait 


I.  Génie  du  ehnstiamtme^  par  M.  de  Chateaubriand,  a*  partie, 
livre  II,  chapitre  vi. 


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NOTICE.  i5 

pas  à  la  scène  française  nn  calqoe  de  ses  lîeox  modèles ,  il  s'en 
inspirait  librement.  Dans  l'invention  de  son  drame  (et  là  sans 
doate  la  liberté  da  poète  était  pins  légitime  encore)  Racine, 
comme  dans  le  caractère  de  ses  personnages,  se  contentait 
d'mie  légère  donnée  que  lui  fournissaient  les  traditions  antiques, 
et  dont  il  aimait  à  dire  qu'il  ne  s'était  qu'un  peu  écarté,  se  fai- 
sant scrupule  de  «  détruire  le  fondement  d'une  fable.  »  On  ne 
peut  trop  admirer  avec  quel  art  ingénieux  et  fécond  U  a  su 
trouTcr,  dans  quelques  vers  de  Virgile,  le  germe  d'une  action 
si  variée,  si  riche,  si  fortement  nouée,  si  abondante  en  situa- 
ûons  tragiques,  et  la  plus  heureusement  conçue  pour  se  prêter 
an  développement  des  passions. 

Mais  dans  une  notice  tout  historique  ne  perdons  pas  tn^ 
de  vue  les  limites  naturelles  de  notre  domaine,  au  delà  des- 
quelles nous  avons  été  peut-être  entraînés  par  la  critique  que 
Boilean  fit  tardivement  de  V Andromaque.  Racine  ne  connut 
probablement  jamais  et  certainement  ne  connut  pas  à  temps 
les  objections  de  son  ami,  qu'il  eût  mises  à  profit.  Les  censeurs 
les  plus  malveillants  eux-mêmes ,  tout  en  le  chagrinant  et  l'ir- 
ritant, ne  le  trouvaient  pas  indocile.  Si  dans  leurs  observations 
il  s'en  rencontrait  quelqu'une  qui  lui  parût  juste ,  il  savait  en 
tenir  compte.  C'est  ce  que  prouveraient  assez  plusieurs  correc- 
tions qu'il  a  faites  dans  quelques-uns  des  vers  ^Androm€ique  qui 
n'avaient  pas  trouvé  grâce  devant  Subligny. 

Celui-ci  était  cependant  un  Zoïle  plutôt  qu'un  vrai  critique  ; 
et  sa  comédie  de  la  Folle  querelle  n'avait  pas  été  faite,  conmie 
on  l'a  prétendu,  pour  éclairer  Racine  sur  quelques  fautes,  mais 
pour  attenter  à  sa  gloire.  Cette  assez  méchante  parodie  dut 
affliger  Racine;  car  elle  réussit  beaucoup,  sans  doute  parce  que 
Fenrie  y  trouvait  son  compte,  et  elle  passa  même  pour  être  de 
Molière.  Dans  la  préface ,  où  Subligny  revendique  la  respon- 
sabilité du  crime ,  avouant  seulement  avec  modestie  <  qu'il  a 
tâché  de  le  commettre  de  l'air  dont  M.  de  Molière  s'y  seroit 
pris,  »  il  prétend  que  ce  furent  les  ennemis  de  sa  pièce  qui 
essayèrent  de  lui  en  dérober  la  gloire,  en  publiant  qu'elle  avait 
pour  auteur  «  le  plus  habile  homme  que  la  France  ait  encore 
eu  en  ce  genre  d'écrire.  >  Nous  croyons  qu'il  aurait  dû  plutôt 
s'en  prendre  aux  ennemis  di  Andromaque  ^  seuls  intéressés  à 
faire  passer  sous  le  nom  du  grand  comique  une  satire  si  insi- 


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i6  ANDEOMAQUE. 

pide  ;  et  il  est  plas  qne  doatenx  que  Racine,  comme  le  disent 
Grimarest  dans  sa  Fie  de  Molière^  et  l'abbé  Granet  dans  la 
préface  de  son  Recueil  de  dissertations  *,  ait  pu  s'y  méprendre, 
que  même  il  ait  seulement  voulu  en  faire  semblant*  La  seule 
part  que  prit  Molière  à  cette  attaque  contre  Racine,  et  qui 
suffirait  pour  causer  beaucoup  d'étonnement,  si  Ton  ne  se  rap- 
pelait qu'il  avait  à  se  venger  de  V Alexandre  porté  à  l'Hôtel  de 
Bourgogne,  et  de  la  désertion  de  la  du  Parc,  fut  de  prêter  son 
théâtre  à  la  représentation  de  la  comédie  de  Subligny.  Elle  y  fut 
jouée  pour  la  première  fois  le  vendredi  i8  mai  1668,  comme 
nous  rapprend  Robinet  ',  un  de  ses  admirateurs,  un  de  ceux 
qui  croyaient  y  reconnaître  «  un  faux  Subligny  '.  »  Une  inter- 
ruption dans  le  Registre  de  la  Grange,  du  i3  au  ^5  mai  1668, 
nous  cache  les  deux  ou  trois  premières  représentations  de  la 
pièce  ;  mais  nous  voyons  dans  ce  même  registre  que  depuis  le 
^5  mai  jusqu'à  la  fin  de  l'année,  elle  fut  jouée  vingt-sept  fois, 
ce  qui  atteste  suffisamment  son  succès  et  plus  encore  peut- 
être  celui  de  la  tragédie  dont  elle  escortait  le  triomphe,  en 
l'insultant. 

Imprimée  cette  même  année  1668  ^  reproduite  dans  le  Re^ 
cueil de  dissertations  de  l'abbé  Granet*,  la  Folle  querelle  est  en- 
core sous  nos  yeux,  et  ceux  qui  ont  le  courage  de  la  lire  peu- 
vent juger  si  c'est  ainsi  que  l'auteur  de  la  Critique  de  l* École 
des  femmes  et  de  V  Impromptu  de  Versailles  imaginait  et  écri- 
vait ces  petites  pièces  où  la  discussion  de  questions  littéraires 
et  la  satire  personnelle  prenaient  la  forme  de  charmantes 
comédies.  Subligny,  pour  censurer,  avec  une  minutie  de  pé- 
dant, le  style  de  la  tragédie  de  Racine  et  les  caractères  de  ses 
personnages,  avait  ramassé  pêle-mêle  toutes  les  objections  qu'il 
avait  entendu  faire,  sans  oublier  Pyrrhus  qui  ne  se  conduit  pas 


T.  Tome  I,  p.  CI. 

a.  Lettre  en  vers,  du  la  mai  1668.  { 

3.  Lettre  en  vers,  du  i5  septembre  1668. 

4.  La  Folle  querelle  ou  la  critique  itAndromaque^  comédie  représentée  j 
par  la  troupe  du  Ro},  A  Paris,  chez  Thomas  JoUy,  M.DC.LXVIII.  ^ 
L* Achevé  d*imprimer  est  du  a»  août.  La  pièce  est  en  trois  actes  et  en  , 
prose.                                                                                                                    I 

5.  Tome  H,  p.  87-187.  . 


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NOTICE.  17 

en  honnête  homme.  Il  serait  inutile  de  rien  citer  d#  ses  lourdes 
et  froides  plaisanteries  ;  nous  rappellerons  seulement  dans  les 
notes  à!Andromaque  quelques-unes  de  ses  critiques  de  détail, 
celles  principalement  auxquelles  Racine  a  fait  droit.  Ce  qu'il 
y  a  peut-être  de  plus  intéressant  dans  cette  satire,  c'est  qu'elle 
constate  maladroitement  que  XAndromaque  avait  tourné  les 
tèteSy  et  qu'il  se  passait  alors  parmi  nous  quelque  chose  de 
comparable  à  la  fameuse  Euripidomanie  des  anciens.  Éraste, 
dans  la  pièce,  personnifie  cette  fureur  d'enthousiasme  ;  et  une 
soubrette  vient  se  plaindre  de  la  folie  générale  :  c  Cuisinier, 
cocher,  palefrenier,  laquais,  et  jusqu'à  la  porteuse  d'eau,  il  n'y 
a  personne  qui  ne  veuille  discourir  ôiAndromaque.  Je  pense 
même  cpie  le  chien  et  le  chat  s'en  mêleront,  si  cela  ne  finit 
bientôt.  » 

La  mauvaise  guerre  foite  à  Racine  sur  le  théâtre  de  Molière 
ne  put  donc  guère  troubler  sa  victoire.  Pour  le  consoler  du  gros 
rire  des  spectateurs  de  la  Folle  querelle^  n'avait-il  pas  d'ailleurs 
les  larmes  qa* Andromaque  faisait  verser?  Le  souvenir  de  celles 
qui,  à  la  première  lecture  de  la  pièce,  étaient  tombées  des 
y«ax  de  la  charmante  Henriette  d'Angleterre,  a  été  recueilli 
par  Racine  lui-même,  et  conservé,  comme  un  titre  de  gloire, 
dans  l'épttre  où  il  reconnaît  à  la  princesse  une  sorte  de  colla- 
boration à  son  oeuvre.  N'oublions  pas  non  plus  les  larmes  de 
Mme  de  Sévigné,  qui  coulaient  sans  doute  un  peu  malgré  elle, 
et  devaient  lui  sembler  une  infidélité  an  vieux  Corneille.  On 
connaît  le  passage  d'une  de  ses  lettres,  écrite  de  Vitré  à  Mme  de 
Grignan  ^  :  c  Je  fus....  à  la  comédie  :  ce  fut  Andromaque^  qui 
me  fit  pleurer  plus  de  six  larmes  ;  c'est  assez  pour  une  troupe 
de  campagne.  »  A  Paris,  où  elle  trouvait  de  meilleurs  comé- 
diens, elle  pleurait  apparemment  sans  compter.  Et  que  d'autres 
en  ce  même  temps,  non  certes  douées  de  plus  de  sensibilité 
qu'elle,  mais  moins  en  garde  contre  Racine,  durent  s'attendrir 
avec  plus  d'abandon  !  C'est  depuis  Andromaque  que  la  cause 
de  Racine  fut  gagnée  dans  le  cœur  des  femmes  ;  et  l'on  peut 
dire  avec  Fontenelle  ',  sans  y  mettre  la  même  intention  rail- 
leuse :  c  Voilà  ce  qu'il  falloit  aux  femmes,  dont  le  jugement  a 

I.  Lettre  du  la  août  1671,  tome  II,  p.  3i8. 
».  Dans  sa  Vie  de  Corneille, 

J.  lUcnnu  n  9 


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i8  ANDROMAQUE. 

tant  d'autorité aa  théâtre  françois.  Aassi  furent-elles  charmées.  » 
Fontenelle  aurait  pu  ajouter  : 

Et  je  sais  même  sur  ce  fait 

Bon  nomhre  d*honune8  qui  sont  femmes. 

Mais  il  a  mieux  aimé  dire  :  «  J'en  excepte  quelques  femmes  qui 
iraloient  des  hommes.  » 

U  serait  peu  intéressant  de  donner  au  lecteur  le  relevé  que 
BOUS  pourrions  faire  soit  dans  le  Registre  de  la  Grange,  soit 
dans  le  Mercure^  des  nombreuses  représentations  à^Andnh- 
moque  à  Paris,  à  Fontainebleau  et  à  Versailles,  sous  le  règne  de 
Louis  XIY,  pendant  la  vie  conune  après  la  mort  de  Racine.  Pour 
V Alexandre^  on  pouvait  être  curieux  de  savoir  jusqu'à  quel 
point  et  combien  de  temps  il  s'était  soutenu  dans  la  faveur  de 
la  ville  et  de  la  cour  ;  mais  il  importe  peu  de  connaître  quel 
nombre  de  fois,  en  telle  ou  telle  année,  a  été  jouée  une  tragé- 
die dont  le  succès  n'a  jamais  faibli  dans  tout  le  cours  du 
grand  siècle ,  qui  depuis  n'a  pas  lassé  Tadmiration ,  et  qui 
vivra  tant  qu'il  y  aura  une  scène  française.  Disons  seulement, 
an  sujet  du  goût  si  durable,  de  la  prédilection  même  témoignée 
par  les  contemporains  de  Racine  pour  son  premier  chef- 
d'ceuvrcy  qu'en  i685  ou  1686  BaiUet  écrivait  dans  ses  Juge^ 
mens  des  souhuis  *  :  «  C'est  maintenant  de  tontes  ses  pièces 
celle  que  la  cour  et  le  public  revoient  le  plus  volontiers;  de 
sorte  que  les  connoisseurs  semblent  lui  donner  le  prix  sur  toutes 
les  autres.  »  L'opinion  de  9oileau  n'était  pas,  au  témoignage 
de  Brossette  ',  très-éloignée  de  celle-là;  au-dessus  à'Andro* 
moque j  il  ne  plaçait  que  Phèdre, 

Voltaire,  au  siècle  suivant^  ne  mettait  pas  Jndromaque  moins 
haut.  Il  disait  dans  ses  Remarques  sur  le  troisième  discours  du 
poème  dramotiquey  de  Corneille'  :  «  Il  y  a  manifestement  deux 
intrigues  dans  V  Jndromaque  de  Racine,  ceUe  d'Hermione  aimée 

I.  Jugemens  des  tavans  sur  Us  principaux  ouvrages  des  auteurs 
(Paris,  Antoine  Dezallier),  tome  IV,  5*  partie,  p.  414.  Ce  IV«  tome 
porte  U  date  de  M.DC.LXXXVI. 

9.  Recueil  manuscrit  des  Mémoires  toucltant  la  vie  et  les  ouvrages  de 
BoUeau  Despréaux  (appartenaot  à  M.  Feuillet  de  Couches),  p.  496. 

3*  OEuvres  complètes  de  Foltaire  (édition  Beuchot),  tome  XXXVT, 
p.  5 10. 


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NOTICE.  19 

d'Oreste  et  dédaignée  de  Pyrrhus,  celle  d'Andromaque  cpii 
voudrait  sauver  son  fils  et  être  fidèle  aux  m&nes  d'Hector.  Miôs 
ces  deux  intérêts,  ces  deux  plans  sont  si  heureusement  rejoints 
ensemble  que,  si  la  pièce  n'était  pas  un  peu  affaiblie  par  quel- 
ques scènes  de  coquetterie  et  d'amour,  plus  dignes  de  Térence 
que  de  Sophocle,  elle  serait  la  première  tragédie  dû  thé&tre 
français.  » 

Toutes  les  tragédies  de  Racine,  à  partir  à! Andramaquey  ont 
eu,  dans  tous  les  temps,  de  célèbres  interprètes  sur  la  scène. 
Gomme  l'éclat  qu'ils  y  ont  jeté  n'est  qu'un  reflet  de  la  gloire  du 
poète,  on  ne  trouverait  ici  qu'un  historique  incomplet  de  ces 
chefs-d'œuvre,  si  nous  ne  rappelions  brièvement  le  souvenir, 
non  point  de  tous  les  talents  qui  en  ont  dignement  secondé  les 
représentations,  mais  de  ceux  qui,  dans  les  grands  rôles,  ont 
laissé  la  trace  la  plus  brillante  et  la  plus  durable. 

Du  vivant  de  Racine,  après  les  comédiens  qui  ont  joué  d'ori- 
ginal dans  Andromaqucy  et  dont  nous  avons  parlé,  le  «Dm  qui 
survit  entre  tous  dans  la  représentation  de  cette  tragédie,  est 
eelui  de  la  Gharopmeslé. 

A  la  rentrée  de  Pâques  de  l'année  1670,  la  Champmeslé,  qui 
venait  d'être  engagée  à  l'Hôtel  de  Bourgogne,  y  choisit  pour  ses 
débuts  le  rôle  d'Hermione,  créé  avec  tant  d'éclat  par  Mlle  des 
Œillets.  Malgré  son  inexpérience,  elle  eut  le  plus  étonnant 
succès,  surtout  dans  les  derniers  actes,  où  elle  rendit  les  em- 
portements de  la  passion  avec  tant  de  feu  que  de  ce  jour  elle 
devint  ime  actrice  sans  rivale.  La  des  Œillets,  éloignée  alors 
de  la  scène  par  nne  maladie  à  laquelle  elle  devait  bientôt  après 
succomber,  avait  voulu  la  voir.  Elle  sortit  de  la  représentation 
en  s'écriant  doolourensement  :  c  II  n'y  a  plus  de  des  Œillets  I  » 
Ce  fut,  dit-on,  par  son  admirable  jeu  dans  ce  rôle  d'Hermione 
que  la  Champmeslé  toucha  le  cœur  de  Racine  ^ . 

Il  ne  nous  reste  aucun  détail  sur  le  jeu,  dans  le  rôle  de  Pyr- 
rhus, d'un  célèbre  acteur  du  même  temps,  nous  voulons 
parier  de  Baron.  Mais  dans  tous  ses  rôles  il  était  sans  égal.  Flo- 
ridor,  qui  s'était  retiré  du  théiUre  en  1671,  avait  le  premier, 
nous  l'avons  dit,  joué  Pyrrhus.  On  dut  cesser  de  regretter  ce 
comédien  si  aimé  lorsqu'en   1673  Baron,  entré  bien  jeune 

I.  Voyez,  au  tome  I,  la  Notitê  ètograpkiquef  p.  78. 


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20  AND&OMAQUE. 

encore  à  FHôtel  de  Bourgogne,  fut  chargé  de  représenter  le 
même  personnage.  Sa  noble  figure,  sa  belle  taille,  la  dignité  de 
son  geste  le  rendaient  très-propre  à  ces  rôles  de  rois.  Il  reprit 
celui  de  Pyrrhus  en  1720,  lorsqu'il  reparut  sur  la  scène,  dont 
il  s'était  tenu  éloigné  vingt-neuf  ans. 

Au  dix-huitième  siède,  Part  du  tragédien  fut  porté  très-haut. 
On  7  eut  généralement  l'opinion,  difficile,  il  est  vrai,  à  contrô- 
ler, que  les  plus  fameux  acteurs  du  siècle  précédent  étaient 
fort  dépassés,  surtout  que  la  déclaomtion  s'était  beaucoup  rap- 
prochée de  la  nature  et  de  la  vérité.  Baron  appartient  aux  deux 
Ages.  Le  rôle  de  Pyrrhus,  qui,  nous  venons  de  le  voir^  avait 

*  été  si  longtemps  en  bonnes  mains,  fut  aussi  un  des  meilleurs 
de  Quinault-Dufresne,  qui  brilla  sur  le  théâtre  français  de  1 712 
à  1741  :  c  acteur  plus  éblouissant  que  profond,  dit  Mlle  Clai* 
ron  dans  ses  Mémoires* ^  noble,  mais  jamais  terrible;  plein  de 
chaleur,  mais  sans  ordre,  sans  principes,  »  et  qui  devait  à  son 
bel  et  imposant  extérieur  une  grande  part  de  ses  succès.  Parmi 

/les  plus  touchantes  Andromaques  on  cite  Mlle  Ganssin  {Andro^ 
moque  fut  un  de  ses  rôles  de  début  en  i73i'),  et,  beaucoup 
plus  tard  qu'elle,  dans  les  dernières  années  du  siècle,  Mlle  des 
Garcins,  qui  la  rappelait,  avec  moins  de  beauté,  mais  presque 
son  égale  par  la  sensibilité  touchante,  la  douceur  charmante  de 
la  voix  et  le  même  don  de  faire  couler  les  larmes. 

Mais  de  tous  les  rôles  de  la  tragédie  d'Jndromaque^  ceux  que 
lea  acteurs  du  dix-huitième  siècle  jouèrent  avec  le  plus  d'éclat, 
furent  ceux  d'Hermione  et  d'Oreste.  Les  belles  Hermiones 
sont  nombreuses  «n  ce  temps.  Mlle  Lecouvreur,  qui  avait  dé- 
buté il  la  Comédie  françabe  en  17 17,  est  la  première  en  date, 
et  peut-être  la  plus  parfaite.  Nous  disons  la  première  en  date  ; 
car  nous  ne  croyons  pas  que  la  Duclos,  qui  l'avait  précédée  au 
théâtre,  et  qui,  dès  1696,  avait  doublé  la  Champmeslé  dans 
ses  grands  rôles,  ait  particulièrement  brillé  dans  celui  d'Her- 
mione.  Louis  XIV,  à  ce  qu'on  rapporte,  avait  dit  que  pour 
remplir  parfaitement  le  rôle  d'Hermione,  il  eût  fallu  que  la 


I.  Mémoi^s  cPHippolfte  Clairon  (i  vol.  in-S®,  à  Paris,  chci 
F.  Buisson ,  an  vii  ),  p.  34* 

a.  Elle  joua  aussi  plus  tard  le  rôle  d'Hermione,  qui  convenait  peut- 
être  moins  au  caractère  de  son  talent. 


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NOTICE.  ai 

des  (billets  jouÀt  les  deux  premiers  actes,  et  la  Champmeslé 
les  autres  ;  car  Tune  jouait  plus  finement,  Pautre  aifec  plus  de 
passion.  Cet  idéal  que  rêvait  le  grand  roi  parait  s'être  réalisé 
dans  Adrienne  Lecouvreur.  «  Elle  a  réuni  à  elle  seule,  et  au 
plus  haut  degré  de  perfection,  disent  les  auteurs  de  VHistoire 
du  Théâtre  françois  ^,  les  talents  de  la  des  Œillets  et  de  la 
Champmeslé.  » 

Ce  fut  par  le  rôle  d'Hermione  que  débuta  avec  le  plus  grand 
sBccès,  devant  le  roi  Louis  XV,  à  Fontainebleau,  le  7  novem- 
bre 1724,  Mlle  Deseine,  qui  devint  plus  tard  MmeQuinault- 
Dofresne.  Elle  y  avait  montré  tant  d'intelligence  et  d*âme,  que 
dès  le  16  du  même  mois  on  eut  ordre  à  la  comédie  de  la  rece» 
voir;  et  lorsque  le  5  janvier  1735  elle  parut  dans  le  même  rôle 
sur  la  scène  de  Paris,  elle  était  vêtue  d'un  costume  magnifique 
dont  le  Roi  lui  avait  fait  présent,  et  qui  était,  dit-on,  du  prix 
de  huit  mille  livres. 

Le  théâtre  l'avait  déjà  perdue  quand  vinrent  y  conquérir  une 
grande  célébrité,  l'une  en  1737,  l'autre  en  1743,  deux  tragé- 
diennes qui  furent  longtemps  rivales,  Mlle  Dumesnil  et 
Mlle  Clairon.  Le  rôle  d'Hermione  fut  un  de  ceux  où  s'engagea 
la  latte  de  leurs  talents  très-diiférents.  c  Mlle  Dumesnil,  a  dit 
Mlle  Clairon  ^,  qui  naturellement  n'était  pas  disposée  à  trop 
d'indulgence  pour  elle ,  Mlle  Dumesnil  n'était  ni  belle  ni  jolie , 
sa  physionomie,  sa  taille  n'offraient  aux  yeux  qu'une  bour- 
geoise sans  grâce,  sans  élégance...;  mais  elle  était  pleine  de 
chaleur  et  de  pathétique.  »  La  Harpe'  nous  donne  à  peu  près 
la  même  idée  de  Mlle  Dumesnil  :  «  Cette  actrice  a  fait  voir  ce 
que  peut  le  pathétique....  Elle  n'a  jamais  eu  ni  voix,  ni  figure, 
ni  noblesse  ;  elle  laissait  tomber  de  très-beaux  détail&dans  tous 
ses  rôles  ;  mais,  dans  les  mouvements  de  l'âme,  .elle  avait  une 
énergie  et  une  vérité  qui  enlevaient  les  suffrages.  »  Clairon 
n'avait  pas  les  inspirations  enflammées,  les  terribles  éclairs  de 
passion,  le  débit  rapide  et  foudroyant,  qui,  dans  les  plus  éner- 

I.  Dans  leur  article  sur  la  Champmeslé,  qu'on  trouvera  au 
tomeXIV,  p.  5i9-593. 

1.  Mémoires  d^ïîippolytt  Clairon^'p,  84« 

3.  Correspondance  littéraire  (6  vol.  in-8<>,  à  Paris,  chez  Migneret, 
an  ix),  tome  I,  p.  36 1. 


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aa  ANDROMAQUE. 

giqaes  passages  de  son  rôle,  devaient  faire  de  la  Dumesnil  une 
admirable  Hermione.  Mads,  avec  de  moins  grands  éclats,  son 
art  étudié,  savant,  son  esprit  6n  et  délicat,  sa  grande  intelli- 
gence, sa  noblesse  lui  donnaient  aussi  quelques  avantages.  Elle 
entrait  profondément  dans  Tesprit  de  ses  rôles.  Les  observa- 
tions que  dans  ses  Mémoires  elle  a  consignées  sur  celui  d'Her- 
mione,  témoignent  assez  de  la  justesse  de  son  goût,  et  du  soin 
avec  lequel  elle  méditait  et  réglait  son  jeu.  Kous  en  reprodui- 
sons quelques-unes  dans  les  notes  de  la  pièce.  Voici  comment 
elle  comprenait  le  sens  général  du  rôle  ;  il  nous  semble  qu'elle 
l'analyse  assez  bien  pour  défier,  non  pas  en  bon  style,  mais  en 
sagacité  pénétrante,  les  commentateurs  de  profession  :  «  Ce 
rôle  offre  continuellement  le  danger  de  ne  pas  atteindre  le  but 
ou  de  le  dépasser.  Le  caractère  en  est  passionné,  et  n'est  pas 
tendre  ;  il  est  furieux  et  point  méchant;  il  est  noble  et  fier,  et 
se  permet  cependant  de  la  séduction  et  de  la  dissimulation  avec 
Oreste,  et  de  Tatrocité  avec  Pyrrhus  ;  son  orgueil  et  sa  passion 
marchent  partout  d'un  pas  égal,  excepté  dans  les  six  vers  qui 
commencent  par  celui-ci  : 

Mais,  Seigneur,  8*il  le  faut,  si  le  ciel  en  colère,  etc. ', 

dans  la  fin  du  monologue  du  cinquième  acte,  et  le  commence- 
ment du  dernier  couplet  de  ce  rôle,  où  l'amour  parle  seul  et 
fait  couler  ses  larmes. 

c  Tout  ce  que  j'ai  cherché  de  ressources  dans  mon  physique 
et  dans  mes  réflexions  pour  tâcher  d'atteindre  à  la  beauté  de 
ce  rôle,  pour  y  soutenir  le  caractère,  sans  altérer  la  fraîcheur 
de  l'âge,  est  un  de  mes  plus  pénibles  travaux.... 

c  Dans  tout  ce  cpii  peint  l'amour  d'Hermione,  il  faut  soigneu- 
sement é\iter  les  sons  les  plus  touchants,  la  physionomie  simple 
et  douce,  qni  caractérisent  les  «^mes  tendres,  et,  dans  son  em- 
portement, s'éloigner,  autant  qu'il  est  possible,  des  élans  sûrs, 
fermes ,  de  la  femme  expérimentée ,  telle  par  exemple  que 
Roxane  dans  Bajazet  '.  > 

Dans  le  temps  où  ISilles  Dumesnil  et  Clairon  se  disputaient  les 
applaudissements  dans  le  rôle  d'Hermione,  le  rôle  d'Oresle 

I.  Acte  IV,  scène  v,  vers  1369. 

a.  Mémoires  (THippoljrte  Clairon^  p.  96-98. 


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NOTICE.  «S 

avait  trouYé  on  de  ses  plas  grands  interprètes.  G^étaît  le  Kaîn, 
dont  Tannée  1 750  vft  les  débnts  sur  la  sc^e  tragique.  La  Harpe 
rappelait  c  le  grand  acteur,  celui  qni  a  porté  le  plos  loin  le 
sentiment  et  Texpression  de  la  tragédie.  »  Mlle  Clairon  fait 
remarquer  <  que  sa  perfection  n'était  complète  que  dans  les 
tragédies  de  Voltaire,  et  que  les  r6les  de  Racine  étaient  trc^ 
simples  pour  lui.  »  Cela  est  constaté  par  tous  les  témoignages 
contemporains,  et  nous  donnerait,  nous  l'avouerons,  l'idée  de 
qoalités  sans  doute  très-lirillantes ,  mais  non  de  premier  ordre. 
Quoi  qu'on  puisse  d'ailleurs  penser  de  lui ,  il  paraît  que  dan» 
lestureurs  d'Oreste,  le  Rain  était  fort  beau;  la  Harpe  a  con- 
servé, dans  son  commentaire,  le  souvenir  d'un  des  grands  effets 
qo'il  y  produisait*. 

Après  la  disparition  de  tous  ces  fameux  acteurs  du  dix-hui- 
tième siècle,  un  admirable  tragédien,  un  tragédien  de  génie  ne 
serait  peat-ètre  pas  trop  dire,  allait  faire  mieux  encore  que  de 
continuer  leur  tradition  :  l'art  fat  renouvelé  par  lui  et  porté  à 
son  plus  haut  point.  Talma,  bien  qu'il  ait  débuté  en  1787  et  ait 
été  reçu  à  la  Comédie  française  en  1789,  appartient  surtout 
an  dix-neuvième  siècle,  où  son  talent  se  montra  dans  toute  sa 
maturité  et  dans  toute  sa  perfection.  Lie  rôle  d'Oreste  fut  un  de 
ses  plus  beaux  triomphes.  Mme  de  Staël  cite'  un  passage  de  la 
scène  des  fureurs,  où  il  lui  semblait  très-supérieur  à  le  Kain. 
Le  critique  Geoffroy,  détracteur  très-passionné  de  Talma,  expri- 
mait une  opinion  tout  opposée.  Son  jugement  avait  même  été 
d'abord  entièrement  défavorable  au  nouvel  acteur.  Quoiqu'il  fût 
contraint  de  reconnaître  que  Talma  avait  rendu  les  fureurs 
d'Oreste  au  gré  du  public,  il  protestait  contre  le  succès,  et  ac- 
cusait le  tragédien  «d'avoir  moins  représenté  une  fureur  causée 
par  le  désespoir  d'une  passion  violente  qu'un  état  de  dé- 
mence '.  3  II  parlait  ainsi  en  1 800.  Mais,  un  an  après,  ne  pou- 
vant plus  lutter  obstinément  contre  une  admiration  toujours 
croissante,  il  lui  fallait  écrire  :  <  Il  me  semble  que  Talma  a 

I.  Voyez  ci-après,  p.  ia3,  la  note  sur  le  vers  i6ao. 

a.  De  C  Allemagne,  a«  partie,  chapitre  xxvii. 

3.  Feuilleton  du  7  floréal  an  vui  (27  avril  1800),  dans  le  Cours  <U 
littérature  dramatique  ou  Recueil  des  feuilletons  de  Geoffroy  (Paris, 
Pierre  Blanchard,  i8a5,  6  vol.  in-S*»),  tome  VI,  p.  119. 


^^ 


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a4  AIMDROMAQUE. 

beaucoup  mieux  rendu  qu'autrefois  les  fureurs  d'Oreste.  Je  l'ai 
vu  jadis  imiter  les  contorsions  d'un  fou  ;  maÉitenant  il  exprime 
le  vrai  délire  de  la  passion  et  du  désespoir....  Il  m'a  paru  très- 
beau,  très-pathétique  ^.  »  Et  un  peu  plus  tard  encore  :  c  Talma 
a  produit  un  grand  effet  dans  le  rôle  d'Oreste,  surtout  dans  les 
deux  derniers  actes. •••  Il  ne  laisse  presque  rien  à  désirer  dans  le 
morceau  terrible  qui  termine  la  pièce  *•  >  Cependant  il  soutint 
constamment  que  l'avantage  restait  à  le  Kain  :  c  Talma,  disait- 
il  en  1804,  est  toujours  en  possession  des  plus  vifs  applaudis- 
sements dans  les  fureursd'Oreste.  Il  les  joue  avec  une  effrayante 
vérité,  qui  doit  frapper  la  multitude.  Le  Kain  avait  une  autre 
manière  :  pénétré  de  la  noblesse  de  son  art,  il  était  persuadé 
qu'il  fallait  conserver  à  Oreste  une  sorte  de  dignité,  même  dans 
ses  moments  d'aliénation... •  Il  ne  croyait  pas  que  la  fureur 
d'Oreste  dût  ressembler  à  une  attaque  d'épilepsie.  Le  Kain 
s'efforçait  donc  d'ennoblir  ce  délire  d'un  prince  qu'une  horri- 
ble fatalité  avait  dévoué  aux  Euménides.  Talma  a  pris  une  autre 
manière  :  il  a  plus  de  naturel  et  de  vérité,  mais  moins  de  no- 
blesse et  même  d'intérêt. ...  Il  étonne,  il  épouvante....  Le  Kain 
était  plus  touchant  et  plus  pathétique  *.  »  Malgré  le  parti  pris 
d'exalter  le  Kain  aux  dépens  de  Talma,  ce  passage  oh  l'acteur 
sacrifié  impose  quelque  admiration  à  l'hypercritique  lui-même, 
est  curieux  à  citer,  parce  qu'il  semblerait  pouvoir  donner  une 
certaine  idée  de  la  manière  différente  dont  les  deux  tragédiens 
interprétaient  ces  fureurs  d'Oreste.  Toutefois  il  y  a  lieu  de 


I.  Feuilleton  du  9  prairial  an  ix  (29  mai  1801),  dans  le  Cours  de 
littérature  dramatique ,  tome  VI,  p.  aaa. 

9.  Feuilleton  du  i5  thermidor  an  x  (3  août  iSoa),  ièid,^  p.  9i5. 

3.  Feuilleton  du  4  messidor  an  xn  (33  juin  1804),  iBid,,  p.  999 
et  93o.  —  Dans  l'édition  qu'il  a  donnée  de  Racine  eu  1808,  Geoffroy 
s'en  tient  au  même  jugement,  qu'il  exprime  dans  des  termes  presque 
identiques,  et  avec  une  dureté  au  moins  égale  pour  le  grand  tragé- 
dien, faisant  remarquer  que  le  devancier  qu'il  lui  oppose  f  ne  se  per- 
mettait aucun  de  ces  gestes  familiers  aux  habitués  des  petites-mai- 
sons. >  Toutefois  il  ne  conteste  pas  que  dans  la  manière  de  Talma  il 
n'y  eût,  sinon  autant  de  noblesse  ou  même  d'intérêt,  plus  de  naturel 
du  moins  et  de  mérité.  Voyes,  dans  son  édition  des  OEuvres  de  Ra^ 
cine,  le  tome  II,  p.  967,  dans  le  Jugement  sur  Andromaque, 


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NOTICE.  a5 

se  demander  s'il  snfBt  de  beancoop  réduire  l'exagération  de 
Geoffroy,  et  s^  reste,  dans  la  comparaison  qa'il  fait,  nn  fond 
de  vérité.  Mme  de  Staël,  dans  le  chapitre  de  V Allemagne^ 
cité  plus  haut,  donne  à  entendre  que  le  jeu  de  Talma  avait  pré- 
cisément les  mérites  que  le  journaliste  lui  refuse.  C'est  en  par- 
lant de  la  sublime  interprétation  de  cet  acteur  qu'elle  dit  : 
c  Les  grands  acteurs  se  sont  presque  toujours  essayés  dans  les 
fureurs  d'Oreste  ;  mais  c'est  là  surtout  que  la  noblesse  des 
gestes  et  des  traits  ajoute  singulièrement  à  l'effet  du  désespoir. 
La  puissance  de  la  douleur  est  d'autant  plus  terrible,  quelle  se 
montre  à  travers  le  aUme  et  la  dignité  d'une  belle  nature.  » 

A  cette  époque  des  magnifiques  représentations  de  Talma, 
d'autres  rôles  de  la  ^agédie  à!Andromaque  étaient  joués  avec 
on  talent  qui  a  laissé  des  souvenirs,  quoiqu'il  ne  pût  rien  avoir 
de  comparable  à  celui  du  tragédien  sans  pareil.  Lafon,  qui  avait 
un  peu  d'emphase,  mais  du  feu,  de  la  sensibilité,  de  la  noblesse, 
représentait,  avec  un  grand  succès,  le  personnage  de  Pyrrhus. 
Lorsque  les  comédiens  français  furent  réunis  en  une  seule 
troupe  en  1799,  Mlle  Baucourt,  élève  de  Gairon,  dont  les  dé- 
buts remontaient  à  l'année  1772,  brilla  dans  plusieurs  des 
grands  rôles  des  tragédies  de  Racine,  dans  celui  d*Hermione 
entre  autres.  Sa  beauté,  safière  énergie  y  étaient  fort  admirées. 
On  lui  reprochait  toutefois  dans  les  scènes  violentes,  dans  les 
emportements  d'Hermione,  quelque  exagération  et  une  férocité 
à  laqueUe  la  rudesse  de  sa  voix  domaitun  caractère  trop  mâle. 
Peu  après  parut  une  autre  Hermione,  dont  les  qualités  étaient 
entièrement  différentes.  C'était  Mlle  Duchesnois,  qui  devait  long- 
temps, à  côté  de  Talma,  contribuer  aux  splendeurs  de  cette 
belle  époque  du  thé&tre  français,  et  à  laquelle  Mlle  Georges, 
formée  par  Mlle  Raucourt,  disputait  seule  parmi  les  tragédien- 
nes la  faveur  du  public.  Mlle  Duchesnois,  qui,  par  l'expression 
touchante  de  son  jeu,  savait,  mieux  que  nulle  autre,  faire 
couler  les  larmes,  avait  mérité  d'être  appelée  V actrice  de  Racine. 
Peut-être,  avec  une  telle  nature  de  talent,  lui  manquait-il  quel- 
que chose  pour  le  rôle  d'Hermione.  Il  paraît  cependant  que, 
dès  le  temps  de  ses  débuts,  elle  ravissait  les  spectateurs  dans 
les  scènes  pathétiques  des  deux  derniers  actes.  On  y  regrettait 
seulement  que  dans  l'ironie  elle  ne  mit  pas  assez  d'amertume 
ni  de  force,  et  que  sa  voix  conservât  trop  souvent  encore  des 


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26  ANDROMAQUE. 

inflexions  doaces  et  tendres,  lorsqne  le  rôle  réclame  snrtoat 
de  l'énergie. 

Après  tant  de  talents  divers  qni  s'étaient  tour  à  tour  pro- 
duits dans  le  même  rôle,  peut-être,  cpioicpi'il  faille  au  théâtre  se 
défier  de  l'avantage  qu'ont  naturellement  pour  nous  les  admi- 
rations présentes  sur  les  admirations  de  nos  pères,  peut-être 
avons-nous  vu  la  plus  admirable  des  Hermiones,  supérieure  aux 
Champmeslé  et  aux  Lecouvreur.  On  croyait  que  l'ancienne 
tragédie  française,  qui  avait  fait  place,  sur  notre  scène,  au 
drame  moderne,  ne  vivait  plus  que  dans  les  livres  et  dans  l'ad- 
miration des  lettrés,  et  qu'elle  était  passée  à  l'état  de  bel  ar- 
chaïsme, lorsque  Mlle  Rachel,  de  son  souffle  inspiré,  la  ranima 
devant  la  foule.  Hermione  fut,  dans  le  théâtre  de  Racine,  le 
premier  rôle  qu'elle  joua  à  la  Comédie  française  ;  c'était  au  mois 
de  juin  i838,  dans  ses  premiers  débuts.  Quelque  admirée  qu'elle 
ait  été  dans  d'autres  tragédies  de  notre  poète,  nous  croyons 
que  dans  aucune  elle  n'a  paru  aussi  parfaite  que  dans  Andra» 
moque.  La  terrible  ironie  d' Hermione  convenait  merveilleuse- 
ment à  son  talent.  Elle  avait  le  secret  de  pousser  cette  ironie  à 
ses  dernières  limites,  sans  rien  lui  faire  perdre  de  sa  dignité 
tragique.  On  ne  pouvait  la  voir  sans  se  dire  que  le  génie  de 
Racine  n'avait  pas  autrement  conçu  la  fierté,  la  passion  de 
ce  rôle  magnifique.  La  dernière  représentation  qu'ait  donnée 
Mlle  Rachel  (aS  juillet  i855)  a  été  une  représentation  d'^/i- 
dromaque.  Elle  a  fait,  dans  le  rôle  d'Hermione,  ses  adieux  au 
grand  art  qu'elle  avait  relevé. 

Les  grands  comédiens  que  Saint-Évremond  affectait  de  croire 
nécessaires  à  Andromeique  pour  la  soutenir  dans  la  faveur  pu- 
blique n'ont  donc  en  aucun  temps  manqué  à  cette  tragédie. 
C'est  un  bonheur  qui  n'arrive  qu'aux  belles  œuvres,  source 
inépuisable  d'inspiration,  ouverte  pour  toutes  les  génératicms. 

II  est  très-vrai,  comme  le  dit  Racine  dans  sa  seconde  pré- 
face, qu'il  ne  doit  rien,  pour  le  sujet  de  sa  tragédie,  à  la  pièce 
du  théâtre  grec  qui  porte  le  même  titre.  Il  n'y  a  pas  trouvé  non 
plus  la  première  idée  de  ses  caractères.  Nous  aurons  à  signaler 
seulement  quelques  emprunts  de  détail  qu'il  a  faits  à  VAndro- 
moque  d'Euripide,  aussi  bien  qu'aux  Troyennes  du  même  poëte, 
et  aux  Troyennes  de  Sénèque.  Voltaire,  dans  sa  préface  du  Per- 
tharite  de  Corneille,  joué  en  i65a,  dit  qu'il  croit  «  avoir  dé- 


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NOTICE.  27 

couvert  dans  cette  pièce  le  germe  de  la  belle  tragédie  ôHAndro^ 
moque.  »  Ayant  sa  découverte,  quelques  rapports  frappants 
entre  les  denx  tragédies  avaient  déjà  été  signalés;  mais  il 
exagère  beaucoup  lorsqu'il  avance  qu'on  trouvera  dans  Pertha- 
rite  «  toute  la  disposition  de  la  tragédie  ^Andromaque;  »  il 
suffisait  de  4ire  :  quelques  situations  qui  se  ressemblent.  Son 
intention  d'ailleurs  n'était  pas  de  rabaisser  la  gloire  de  Ra- 
cine. C'était  Corneille  dont  il  traitait  le  génie  avec  trop  peu 
de  respect,  lorsque  dans  son  commentaire  il  ne  craignait  pas 
d'écrire  •  «  Il  est  évident  que  Racine  a  tiré  son  or  de  cette 
fange.  »  Pour  Racine,  il  prend  soin  de  le  disculper  de  plagiat  : 
pers<Mine  n'eût  songé  à  en  accuser  l'auteur  àHAndromaque. 
Ni  dans  son  plan  général,  ni  dans  ses  caractères,  ni  dans  ses 
admirables  peintures  des  passions,  sa  tragédie  ne  doit  rien  à 
PerUutrite;  il  a  donc  pu  légitimement  demander  quelques 
inspirations  à  Corneille,  sans  avoir  dans  cet  emprunt  rien 
perdu  de  son  originalité. 

Si  Andromaque  avait  eu  réellement  quelques  modèles,  nous 
n'aurions  pu  négliger  d'en  parler  sans  laisser  incomplet  l'his- 
torique de  cette  pièce;  il  est  moins  nécessaire  d'énumérer  les 
traductions  on  imitations  qui  en  ont  été  données.  Mentionnons 
cependant,  parce  qu'elle  a  eu  au  dix-huitième  siècle  quelque 
célébrité,  la  tragédie  de  la  Mère  en  détresse  {Distrest  Mother)^ 
que  Philips  fit  représenter  sur  la  scène  anglaise,  et  qui  est  moins 
une  imitation  qu  une  traduction,  mais  une  traduction  quelque- 
fois inexacte,  à! Andromaque.  On  y  trouve  trois  nouvelles 
scènes  ajoutées  an  dénoûment  de  Racine.  La  pièce  a  été  im- 
primée en  171a'.  L*abbé  du  Bos  et  Louis  Racine  en  ont 
parié;  Richardson,  dans  son  roman  de  Paméla^^  en  a  fait 
une  critique  de  quelque  étendue,  qui,  dans  son  intention, 
s'adressait  plutôt  au  poëte  original  qu'à  son  traducteur;  il  est 
à  regretter  qu'il  n'ait  pas  suffisamment  distingué  l'un  de  l'autre, 
et  qu'en  quelques  endroits  il  ait  paru  croire  avoir  affaire  à 
Racine,  tandis  qu'il  n'eût  dû  s'en  prendre  qu'à  son   copiste 

I.  The  distrest  Uother,  a  tragedf^  written  hy  W  Philips,  Printedfor 
r.  Johnson^  bookselUr  at  the  Hague,  M.DCC.XII  ^in-ia). 

a.  Pamela,  or  Firtue  rewarJed (Londres,  M.DCC.XLII,  4vol.  iii-8®), 
Tol.  rV,  letter  xi,  from  Mrs.  B.  to  lady  Daven,  p.  66-88. 


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!i8  ANDROMAQUE. 

peu  fidèle.  Philips  n'avait  pas  été  dans  son  pays  le  premier 
traducteur  de  la  pièce  de  Racine.  «  Dès  1675,  dit  Tabbé  du 
Ros  *,  les  Anglab  avaient  une  traduction  en  prose  de  VAndro- 
mtaque,  retouchée  et  mise  au  théâtre  par  M.  Crown.  »  Mais  la 
Mère  en  détresse^  qui  est  en  vers,  semblait  par  celit  même  une 
tentative  ply^érieuse  pour  naturaliser  en  Angleterre  le  chef- 
d'œuvre  de  notre  poète.  Richardson  nous  apprend  que  Mrs  Por- 
ter, chargée  du  rôle  d'Hermione,  le  jouait  avec  un  talent  in- 
comparable. Il  parle  avec  indignation  d'un  épilogue  récité  à  la 
suite  de  la  pièce  ;  cet  épilogue,  qui  a  été  imprimé  sous  le  nom 
de  Rudgell,  et  qu'on  a  quelquefois  attribué  à  Addison,  était,  dit 
Richardson,  rempli  d'équivoques  absurdes  et  assez  indécente» 
pour  faire  perdre  contenance  aux  spectatrices.  11  est  au  moins 
certain  que  c'était  une  bouffonnerie  ridicule,  et  d'autant  plus 
sacrilège  qu'on  la  faisait  débiter  par  l'actrice  qui  venait  de 
représenter  Andromaque^  la  plus  noble  figure  de  cette  tragé- 
die*. De  telles  monstruosités  de  goût  ne  permettaient  plus  de 
savoir  gré  aux  Anglais  de  l'hommage  que  par  leur  traduction  ils 
semblaient  rendre  au  génie  du  poète  français.  Richardson  du 
moins,  que  révoltait  tant  de  grossièreté,  était  digne  de  sentir  les 
beautés  délicates  ^Andromaque^  même  à  travers  une  traduction 
qui  l'affaiblissait  beaucoup  et  quelquefois  la  dénaturait.  Dans 
l'examen  qu'il  en  fait,  il  exprime  souvent  une  juste  et  vive 
admiration  ;  mais  il  était  trop  austère  pour  que  la  pièce  ne  lui 
parût  pas  offrir  quelques  dangers  ;  il  inclinait  à  ranger  l'auteur 
à^ Andromaque  parmi  les  écrivains  qui  «  semblent  avoir  pour 
but  de  soulever  ces  orages  du  cœur  dont  la  violence  emporte 
tout,  religion,  raison,  bonnes  mœurs.  »  Son  génie,  qui  se  com- 
plaisait dans  la  peinture  candide  des-sentiments  les  plus  doux, 
ne  pouvait  s'accommoder  d'un  Pyrrhus  si  féroce,  d'une  Her- 
mione  si  emportée,  si  cruelle.  Quelques-unes  de  ses  appré- 
ciations sévères  ne  font  que  reproduire  ce  que  d'autres  cen- 
seurs de  la  pièce  avaient  dit  avant  lui,  et  sont  fort  contestables, 
quoique,  dans  sa  lettre  à  d'Alembert,  Rousseau  les  déclare 
très-judicieuses ,  heureux  qu'il  était  de  trouver  pour  sa  thèse 

•I.  Réflexions  critiques^  a*  partie,  section  xxxn. 
a.  Cette  actrice  était  la  célèbre  Mrs  Oldfield,  qui  fut,  dit  J.  J.  Rous- 
seau, enterrée  à  Westminster. 


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NOTICE. 


^9 


sur  les  vices  du  théâtre  l'appui  d'one  telle  autorité.  Mais  nous 
avions  seulement  à  rappeler  en  quelques  mots  la  traduction 
anglaise  de  Philips,  et  non  à  rentrer  dans  l'histoire  des  diverses 
critiques  ê^Andromaque. 

Parmi  les  imitations  de  cette  tragédie,  il  en  est  une  qui,  dans 
plusieurs  des  principales  situations ,  suit  Racine  à  la  trace  :  si 
peu  racinienne  cependant,  si  étrange,  qu'on  hésite  à  en  parler 
ici.  Si  l'on  ne  regarde  cpi'au  nom  de  Timitateur,  c'est  celui  d'un 
vrai  poète,  d'un  poète  charmant  que  l'on  peut  citer  partout  ; 
mais  son  génie  s'égarait  beaucoup  trop  dans  les  sentiers  d'une 
fantaisie  déréglée.  Dans  le  petit  drame  en  vers^  œuvre  de  jeu- 
nesse, qui  a  pour  dtre  :  les  Marrons  du  feu ,  et  dans  laquelle 
Hermione  est  devenue  la  Camargo,  Oreste  l'abbé  Annibal  Dési- 
derio,  comment  dire  ce  qu'Alfred  de  Musset  a  tiré  de  l'or  de 
Racine?  Ne  retournons  pas  la  phrase,  citée  plus  haut,  du  com- 
mentaire de  Pertharite  :  elle  rendrait  mal  notre  pensée.  Mais 
Voltaire,  dans  le  même  commentaire,  a  parlé  de  Phi4«as  fai- 
sant d'une  statue  informe  son  Jupiter  Olympien  :  ici  nous 
songeons  à  quelque  jeune  sculpteur  téméraire,  qui,  dans  une 
débauche  de  son  imagination  et  de  son  ciseau,  aurait  changé 
le  Jupiter  Olympien  en  un  Satyre;  le  Satyre  est  plein  de 
verve;  niais  c'est  toujours  une  profanation  et  un  malheur  de 
se  joœr,  fût-ce  très-spirituellement,  avec  les  Dieux. 


Notre  texte  est  celui  dé  l'édition  de  1697.  Les  variantes  nous 
ont  été  données  par  deux  éditions  séparées  :  celle  de  1668  d'a- 
bord, qui  est  l'édition  originale,  et  celle  de  1673  (Paris,  Henry 
Loyson),  très-dififérente  en  plusieurs  points  de  la  première;  et 
par  les  éditions  collectives  dont  nous  avons  fait  usage  pour 
les  pièces  précédentes. 


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3o  ANDROMAQUE. 


\  ' 


A  MADAME*. 

Madàmb  y 

Ce  n'est  pas  sans  sujet  qne  je  mets  TOtre  illustre  nom 
à  la  tète  de  cet  ouvrage.  Et  de  quel  autre  nom  pourroi&Je 

I.  Nous  avons  comparé  cette  épitre  avec  un  manuscrit  qui  bât 
partie  de  la  collection  d'autographes  appartenant  à  M.  le  marquis 
de  BicBOOurt.  Ce  manuscrit ,  dont  nous  ignorons  Thistoire,  comme 
celle  de  beaucoup  d'autres  autographes,  et  dont  nous  ne  pourons 
contrôler  l*autheDticité,  diffère  par  une  seule  petite  yariante  du  texte 
de  l'édition  originale,  lequel  est  identique  avec  celui  de  l'édition 
de  1736,  le  premier  recueil  qui  reproduise  l'épître.  Voyez  ce  que  nous 
avons  dit  au  tome  I  (p.  389,  note  i)  et  ce  que  nous  disons  plus  loin 
dans  le  tome  II,  en  tête  de  Britanmeus,  de  deux  autres  manuscrits  du 
même  genre.  —  Madame,  à  qui  cette  épitre  est  adressée,  est  Henriette- 
Anne  d'Angleterre,  duchesse  d'Orléans,  fille  de  Charles  I«t,  petite-fille 
de  Henri  IV,  née  le  16  juin  1644»  mariée  le  3i  mars  1661  à  Philippe 
de  France,  duc  d'Orléans,  morte  à  vingt-six  ans,  le  3o  juin  1670. 
Racine,  nous  le  rerrons,  ne  put  lui  dédier  Bérénice^  qu'elle  avait  inspi- 
rée* Elle  reçut  du  moins  l'hommage  à^ Andromaque  :  et  elle  en  était 
digne  par  le  charme  de  son  esprit,  par  son  amour  pour  les  lettres,  par 
la  protection  éclairée  qui  lui  mérita  la  reconnaissance  des  plus  beaux 
génies  de  ce  siècle.  L'histoire  ne  dément  pas  les  louanges  que  Racine 
lui  donne.  Son  souvenir  est  devenu  inséparable  de  celui  de  Bossuet,  de 
Racine  et  de  Molière.  Mme  de  Sévigné  {Lettre  à  Bmsj^  6  juillet  1670) 
dit  qu'en  la  perdant,  on  perdit  f  toute  la  joie,  tout  l'agrément  et  tous 
les  plaisirs  de  la  cour.  >  La  Fare,  dans  ses  Mémoires^  est  d'avis  que, 
depuis  la  mort  de  Madame ,  le  goût  des  choses  de  l'esprit  avait  fort 
baissé  dans  la  cour  de  Louis  XI V.  c  Cette  jeune  princesse,  dit  Mme  de 
la  Fayette,  qui  a  écrit  son  Histoire,  prit  toutes  les  lumières,  toute  la 
civilité  et  toute  l'humanité  des  conditions  ordinaires,  et  conserva 
dans  son  cœur  et  dans  sa  personne  toutes  les  grandeurs  de  sa  nais- 
sance royale....  E^e  possédoit  au  souverain  degré  le  don  de  plaire  et 
ce  qu'on  appelle  grâces  ;  et  les  charmes  étoient  répandus  dans  toute 
sa  personne,  dans  ses  actions  et  dans  son  esprit.  >  Voltaire  a  parlé 
semblableroent  de  la  duchesse  d'Orléans  au  chapitre  xxt  du  Siècle 
de  Louis  XIP^,  —  Molière  a  aussi  dédié  à  Madame  un  de  ses  chefs- 
d'oBUvre,  F  École  des  femmes. 


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ÉPlTRE.  3i 

éUoiiir  les  yeux  de  mes  lecteurs ,  que  de  celui  dont  mes 
^>ectateurs  ont  été  si  heureusement  éblouis?  On  savoit 
que  Votre  Altessb  Royale  avoit  daigné  prendre  soin 
de  la  conduite  de  ma  tragédie.  On  savoit  que  vous  m*a- 
viez  prêté  quelques-unes  de  vos  lumières  pour  y  ajouter 
de  nouveaux  ornements.  On  savoit  enfin  que  vous  Taviez 
honorée  de  quelques  larmes  dès  la  première  lecture  que 
je  vous  en  fis.  Pardonnez-moi,  Madame,  si  j*ose  me 
vanter  de  cet  heureux  commencement  de  sa  destinée. 
Il  me  console  bien  glorieusement  de  la  dureté  de  ceux 
qui  ne  voudroient  pas  s'en  laisser  toucher.  Je  leur  per- 
mets de  condamner  V Atidromaque  tant  qu'ils  voudront, 
pourvu  qu'il  me  soit  permis  d'appeler  de  toutes  les 
subtilités  de  leur  esprit  au  cœur  de  Votre  Altesse 
Royale. 

Mais ,  Madame  ,  ce  n'est  pas  seulement  du  cœur  que 
vous  jugez  de  la  bonté  d'un  ouvrage ,  c'est  avec  une 
intelligence  qu'aucune  fausse  lueur  ne  sauroit  tromper. 
Pouvons-nous  mettre  sur  la  scène  une  histoire  que  vous 
ne  possédiez  aussi  bien  que  nous?  Pouvons-nous  faire 
jouer  une  intrigue  dont  vous  ne  pénétriez  tous  les  res- 
sorts? Et  pouvons-nous  concevoir  des  sentiments  si 
nobles  et  si  délicats  qui  ne  soient  infiniment  au-dessous 
de  la  noblesse  et  de  la  délicatesse  de  vos  pensée^? 

On  sait ,  Madame  ,  et  Votre  Altesse  Royale  a  beau 
s'en  cacher,  que  dans  ce  haut  degré  de  gloire  où  la 
nature  et  la  fortune  ont  pris  plaisir  de  vous  élever,  vous 
ne  dédaignez  pas  '  cette  gloire  obscure  que  les  gens  de 
lettres  s'étoient  réservée.  Et  il  semble  que  vous  ayez 
voulu  avoir  autant  d'avantage  sur  notre  sexe  par  les 
connois^ances  et  par  la  solidité  de  votre  esprit,  que  vous 

I.  Le  manuscrit  que  nous  ayons  mentionné  plus  haut  (p.  3o, 
note  i)  porte  point,  au  lieu  de  pas  :  «  tous  ne  dédaignez  point.  > 


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3a  ANDROMAQUE. 

excellez  dans  le  vôtre  par  toutes  les  grâces  qui  vous  en- 
vironnent. La  cour  vous  regarde  comme  Farbitre  de  tout 
ce  qui  se  fait  d'agréable.  Et  nous ,  qui  travaillons  pour 
plaire  au  public ,  nous  n*avons  plus  que  faire  de  deman- 
der aux  savants  si  nous  travaillons  selon  les  règles.  La 
règle  souveraine  est  de  plaire  à  Yotrb  Altessb  Royale. 

Voilà  sans  doute  la  moindre  de  vos  excellentes  qua- 
lités. Mais,  Madame,  c'est  la  seule  dont  j'ai  pu  parler 
avec  quelque  connoissance  :  les  autres  sont  trop  élevées 
au-dessus  de  moi.  Je  n'en  puis  parler  sans  les  rabaisser 
par  la  foiblesse  de  mes  pensées,  et  sans  sortir  de  la  pro- 
fonde vénération  avec  laquelle  je  suis , 

MADAME, 

De  Votre  Altesse  Royale 

Le  très-humble ,  très-obéissant 
et  très-fidèle  serviteur,. 

Racine. 


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PREMIÈRE  PRÉFACE. 


35 


PREMIERE  PREFACE* 


VIRGILE 

AU    TBOISIÈMB    LIYKB 

DE    UANÉIDE*. 

Cest  Anée   qui  parle, 

Liittoraqae  Epeiri  legîmas,  portuque  subimiis 
Chaonio,  et  oeUam  Buthroti  ascendimos  orbem. 
Solenmet  mm  forte  dapes  et  tristia  dona 
Lîbabat  cineri  Andromache,  Maoesqne  Tocabat 
Hectoreum  ad  tumulum,  viridi  quem  cespite  iDanem, 
Et  geminas,  causam  lacrymîs,  sacra^erat  aras..,. 
Dejecit  vultum,  et  demîssa  voce  locuta  est  : 
ff  O  felix  ana  ante  alias  Priameîa  YÎrgo» 
Hcsdlem  ad  tomnliimy  Trojœ  sub  moraibus  altîs 
Jassa  moril  quas  sortitus  non  pertuiit  ullos, 
Née  victoris  beri  tetigit  cflptiva  cubile. 

I.  Gette  première  préface  est  celle  des' éditions  de  1668  et  de  1673. 
Elle  n*y  porte  pas  le  titre  de  Préface,  mais  est  seulement  précédée 
des  mots  :  Yirgiuk,  au  TaoïsiiifB  livrb,  etc.  —  Les  éditeurs  des 
Œuvres  de  Racine  qui  depuis  Tout  réimprimée  en  ont  tous,  à  com- 
mencer par  Luneau  de  Boisjermain  (1768),  retranché  le  début  jus- 
qu'aux mots  :  ff  mes  personnages  sont  si  fameux....  t, c'est-à-dire  la 
partie  que  Racine  a  reproduite  en  tête  de  sa  seconde  préface. 

a.  Vers  a9a-33a.  —  t  Nous  côtoyons  les  rivages  d'Epire,  nous  en- 
trons dans  un  port  de  la  Chaonie,  et  nous  montons  jusqu'à  la  haute 
ville  de  Butbrote.. . .  Il  se  trouva  qu'en  ce  jour  Andromaque  portait  aux 
cendres  d'Hector  les  libations  solennelles  et  les  tristes  offrandes;  elle 
invoquait  les  Mânes  auprès  du  tertre  verdoyant,  vain  cénotaphe, 
qu'elle  avait  consacré  en  même  temps  que  deux  autels,  sujets  de  ses 
larmes....  Elle  baissa  la  tète,  et  parlant  à  voix  basse  :  ff  O  heureuse 
€  avant  toutes,  dit-elle,  la  vierge  fille  de  Priam,  condamnée  à  mourir 
c  sur  la  tombe  d'un  ennemi,  au  pied  des  hautes  murailles  de  Troie, 
€  elle  qui  échappa  an  partage  ordoniké  par  le  sort ,  et  n'approcha 
J.  RAom.  II  3 


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34  ANDROMAQUE. 

Not,  pallia  inoensa,  diyena  per  aqaora  Tect», 
Sdrpis  Achille»  fastus,  javenemque  superbum, 
Senritio  enixs»  tnlimus,  qui  deinde  secutus 
Led«am  Hennionemy  Laoedseqioniosque  hymenteos.... 
Aflt  illmn,  erept»  magno  inflammatus  amore 
CoDJngiSy  et  soelenim  Fnriis  agitatns,  Orestes 
Excîpît  inoautum,  patriasque  obtnincat  ad  aras.  » 

Voila,  en  peu  de  vers,  tout  le  sujet  de  cette  tragédie. 
Voilà  le  lieu  de  la  scène,  Faction  qui  s'y  passe,  les 
quatre  principaux  acteurs,  et  même  leurs  caractères '•  Ex- 
cepté celui  d'Hermionne,  dont  la  jalousie  et  les  emporte- 
ments sont  assez  marqués  dans  YAndromaque  d'Euripide. 

Mais  Téritablement  mes  personnages  sont  si  fameux 
dans  Tantiquité,  que  pour  peu  qu'on  la  connoisse ,  on 
verra  fort  bien  que  je  les  ai  rendus  tels  que  les  anciens 
poètes  nous  les  ont  donnés.  Aussi  n  ai-je  pas  pensé  qu'il 
me  ftl  permis  de  rien  changer  à  leurs  mœurs.  Toute  la 
liberté  que  j'ai  prise,  c'a  été  d'adoucir  un  peu  la  férocité 
de  Pyrrhus,  que  Sénèque ,  dans  sa  Troade  *,  et  Virgile, 


c  point,  captive,  du  lit  d*un  maitre  vainqueur!  Nous,  après  Tin- 
«  cendie  de  notre  patrie,  traînées  de  mer  en  mer,  il  nous  fallut,  en  • 
c  fautant  dans  l'esclavage,  souffrir  l'insolence  du  sang  d'Achille,  et  ce 
c  jeune  guerrier  superbe ,  qui  s'attacha  bientôt  à  Hermione,  race  de 
c  Léda,  et  à  un  hymen  Spartiate....  Lui  cependant  se  laisse  sur- 
c  prendre  à  la  trahison  :  Oreste,  qu'enflamme  un  violent  amour  de 
c  l'épouse  ravie,  et  que  poursuivent  les  Furies  des  crimes,  l'immole 
c  au  pied  des  autels  paternels,  t 

I.  Nous  suivons  ici  la  ponctuation  de  l'édition  originale.  Voyez 
la  note  4  ^^  ^^  P^g®  ^94  du  tome  I. 

a.  Le  titre  de  Tiroades,  c  les  Troyennes,  »  paraît  être  vraiment  celui 
de  la  tragédie  de  Sénèque,  et  est  aujourd'hui  le  plus  généralement 
adopté.  Par  cette  raison,  nous  l'avons  préféré  dans  les  notes  d'^n- 
dromaque.  Cependant  plusieurs  éditeurs  et  commentateurs  du  tra- 
gique latin,  entre  autres  Juste  Lipse^  donnaient  à  cette  tragédie  le  titre 
de  TroaSf  la  Troade;  quelques-uns  aussi  la  nomment  Hécube,  Une 
tragédie  de  Pradon  est  intitulée  la  Troade. 


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PREMIÈRE  PRÉFACE.  35 

dans  le  second*  de  V Enéide ^  ont  poussée  beaucoup  plus 
loin  que  je  n'ai  cru  le  devoir  faire. 

Elncore  s'est-il  trouvé  des  gens  qui  se  sont  plaints 
qu'il  s'emportât  eontre  Andromaque ,  et  qu'il  voulût 
épouser  cette  captive  '  à  quelque  prix  que  ce  fût.  J'avoue 
qu'il  n'est  pas  assez  résigné  à  la  volonté  de  sa  maîtresse, 
et  que  Céladon  a  mieux  connu  que  lui  le  parfait  amour. 
Mais  que  faire?  Pyrrhus  n'avoit  pas  lu  nos  romans.  Il 
étoit  violent  de  son  naturel.  Et  tous  les  héros  ne  sont 
pas  faits  pour  être  des  Céladons. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  le  public  m'a  été  trop  favorable 
pour  m'embarrasser  du  chagrin  particulier  de  deux  ou 
trois  personnes  qui  voudroient  qu'on  réformât  tous  les 
héros  de  l'antiquité  pour  en  faire  des  héros  parfaits.  Je 
trouve  leur  intention  fort  bonne  de  vouloir  qu'on  ne 
mette  sur  la  scène  que  des  hommes  impeccables.  Mais  je 
les  prie  de  se  souvenir  que  ce  n'est  pas  à  moi  de  changer 
les  règles  du  théâtre.  Horace  nous  recommande  de  dé- 
peindre •Achille  farouche,  inexorable,  violent*,  tel  qu'il 
étoit,  et  tel  qu'on  dépeint  son  fils.  Et  Aristote,  bien 
éloigné  de  nous  demander  des  héros  parfaits,  veut  au 
contraire  que  les  personnages  tragiques,  c'est-à-dire 
ceux  dont  le  malheur  fait  la  catastrophe  de  la  tragédie , 
ne  soient  ni  tout  à  fait  bons,  ni  tout  à  fait  méchants  *. 
n  ne  veut  pas  qu'ils  soient  extrêmement  bons ,  parce  que 

I.  Tel  est  le  texte  de  Tédition  originale  et  de  celle  de  1673.  Les 
ëditeors  modernes  ont  ajouté  Rvre. 

1.  Les  éditions  de  1768,  de  1807,  de  1808  et  celle  de  M.  Aimé- 
Martin  ont  :  c  une  captive.  3 
V    3.  Peindre,  dans  l'édition  de  M.  Aimé-Martin. 

4*  Si  forte  reponis  Jchiliem, 

Impiger f  ïracundus^  inexoraSiliSy  acer,  etc. 

(Horace,  Épure  au*  Pisons,  vers  lao  et  lai.) 

5.  Poétique^  chapitre  xm. 


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36  ANDROMAQUE. 

la  punitioii  d'un  homme  de  bien  exciteroit  plutôt*  l'indi- 
gnation que  la  pitié  du  spectateur  ;  ni  qu'ils  soient  mé- 
chants avec  excès ,  parce  qu'on  n'a  point  pitié  d'un  scé- 
lérat, n  faut  donc  qu'ils  aient  une  bonté  médiocre ,  c'est- 
à-dire  une  vertu  capable  de  foiblesse ,  et  qu'ils  tombent 
dans  le  malheur  par  quelque  faute  qui  les  fasse  plaindre 
sans  les  flaire  détester. 


I.  L'édition  de  1808  et  celle  de  M.  Aimé-Martiii  ont  pitu^  ao  lieu 
de  Dlutât. 


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SECONDE  PREFACE.  ^7 


SECONDE  PRÉFACE*. 


VIRGILE 

AU    TROISIÈME    LIVRS 

DE  VÉNÈIDE. 
Cest  Énée  qui  parle. 

Littoraqùe  Epeiri  legimus,  poituque  subimos 
Chaonioy  et  celsam  Bathroti  ascendimas  urbem. 
Solenuies  tum  forte  dapes  et  tristia  dona 
Libabat  cineri  Andromache,  MaDesqae  -vocabat 
Heotorenm  ad  tumulcmiy  viridi  quem  cespite  inanem, 
Et  geminas,  causam  lacrymis,  sacrayerat  aras.... 
Dejecit  ▼ultum,  et  demissa  Tooe  locuta  est  : 
c  O  felîx  una  ante  alias  Priameïa  rirgo, 
Hostilem  ad  tamulom,  Troj»  snb  mœnibas  altis 
Jnssa  mon  !  qu«  sortitus  non  pertulit  ullos, 
Nec  Tiotoris  heri  tetîgit  captiva  cubile. 
Nosy  pallia  incensa,  diversa  per  «qaora  Teots, 
Stirpis  Acbilleae  fastas,  juvenemqae  superbam, 
Servitio  enixs,  tulimus,  qui  deinde  secutns 
Ledseam  Henmonem,  Lacedœmoniosque  hymeniDOS.... 
Ast  illamy  erept»  magno  inflammatus  amore 
Gonjngis,  et  scelenim  Fnriis  agitatns,  Orestes 
Excipit  ûcautuniy  patriasque  obtmncat  ad  aras.  1 

Voila  y  en  peu  de  vers,  tout  le  sujet  de  cette  tragédie. 
Yoflà  le  lieu  de  la  scène,  Taction  qui  s*j  passe,  les 
quatre  principaux  acteurs,  et  même  leurs  caractères. 
Excepté  celui  d^Hermione,  dont  la  jalousie  et  les  em- 


I.  Cette  préface  est  celle  de  1676  et  des  éditions  siÛTantes.  Gomme 
la  première  préface,  elle  est  sans  aaoun  titre 


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38  ANDROMAQUE. 

portements  sont  assez  marqués  dans  VAndromaque  d*Eu- 
ripide. 

C'est  presque  la  seule  chose  que  j'emprunte  ici  de  cet 
auteur.  Car,  quoique  ma  tragédie  porte  le  même  nom 
que  la  sienne ,  le  sujet  en  est  pourtant  très-différent. 
Andromaque,  dans  Euripide,  craint  pour  la  vie  de  Mo- 
lossuSy  qui  est  un  fils  qu'elle  a  eu  de  Pyrrhus,  et  qu'Her- 
mione  veut  faire  mourir  avec  sa  mère.  Mais  ici  il  ne 
s'agit  point  de  Molossus.  Andromaque  ne  connoît  point 
d'autre  mari  qu'Hector,  ni  d'autre  fils  qu'Astyanax.  Tai 
cru  en  cela  me  conformer  à  l'idée  que  nous  avons  main- 
tenant de  cette  princesse.  La  plupart  de  ceux  qui  ont  en- 
tendu parler  d' Andromaque  ne  la  connoissent  guère  que 
pour  la  veuve  d'Hector  et  pour  la  mère  d'Astyanax.  On 
ne  croit  point  qu'elle  doive  aimer  ni  un  autre  mari ,  ni 
un  autre  fils.  Et  je  doute  que  les  larmes  d' Andromaque 
eussent  fait  sur  l'esprit  de  mes  spectateurs  l'impression 
qu'elles  y  ont  faite ,  si  elles  avoient  coulé  pour  un  autre 
fils  que  celui  qu'elle  avoit  d'Hector. 

n  est  vrai  que  j'ai  été  obligé  de  faire  vivre  Astyanax 
un  peu  plus  qu'il  n'a  vécu  ;  mais  j'écris  dans  un  pays  où 
cette  liberté  ne  pouvoit  pas  être  mal  reçue.  Car,  sans 
parler  de  Ronsard ,  qui  a  choisi  ce  même  Astyanax  pour 
le  héros  de  sa  Franciade^^  qui  ne  sait  que  l'on  fait  des- 
cendre nos  anciens  rois  de  ce  fils  d'Hector,  et  que  nos 
vieilles  chroniques  sauvent  la  vie  à  ce  jeune  prince,  après 
la  désolation  de  son  pays,  pour  en  faire  le  fondateur  de 
notre  monarchie  ? 

Combien  Euripide  a-t-il  été  plus  hardi  dans  sa  tragé- 
die di  Hélène  /  Il  y  choque  ouvertement  la  créance  com- 
mune de  toute  la  Grèce.  Il  suppose  qu'Hélène  n'a  jamais 


I.  Poëme  épique  en  yen  de  dix  syllabes.  Ronsard  n'en  a  achevé 
que  les  quatre  premiers  chants. 


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SECONDE  PRÉFACE.  Sq 

mis  le  pied  dans  Troie;  et  qu'après  l'embrasement  de 
œtte  ville»  Ménélas  trouve  sa  femme  en  Egypte,  dont* 
elle  n  étoit  point  partie.  Tout  cela  fondé  sur  une  opinion 
qui  n'étoit  reçue  que  parmi  les  Égyptiens,  conune  on  le 
peut  voir  dans  Hérodote  '. 

Je  ne  crois  pas  que  j'eusse  besoin  de  cet  exemple  d'Eu- 
ripide pour  justifier  le  peu  de  liberté  que  j'ai  prise.  Car 
il  y  a  bien  de  la  différence  entre  détruire  le  principal 
fondement  d'une  fable,  et  en  altérer  quelques  incidents, 
qui  changent  presque  de  face  dans  toutes  les  mains  qui 
les  traitent.  Ainsi  Achille ,  selon  la  plupart  des  poètes , 
ne  peut  être  blessé  qu'au  talon,  quoique  Homère  le  fasse 
blesser  au  bras  *  et  ne  le  croie  invulnérable  en  au- 
cune partie  de  son  corps.  Ainsi  Sophocle  fait  mourir 
Jocaste  aussitôt  après  la  reconnoissance  d'OËdipe*,  tout 
au  contraire  d'Euripide ,  qui  la  fait  vivre  jusqu'au  com- 
bat et  à  la  mort  de  ses  deux  fils*.  Et  c'est  à  propos  de 
quelque  contrariété*  de  cette  nature  qu'un  ancien  com- 
mentateur de  Sophocle  remarque  fort  bien',  «  qu'il  ne 

I .  M.  Aimé-Martin  change  elont  en  d'où, 
a.  LÎTre  II,  chapitres  cxui,  cxrr,  cxy. 

3.  Ilùtele,  chant  XXI.  Achille  est  blessé  par  Astéropée  ;  le  sang  coale 
de  la  blessure  (vers  167). 

4.  Œdipe  roi,  Ters  1114  et  suivants. 

5.  Dans  les  Phémcie/mes.  La  mort  de  Jocaste  y  est  racontée  aux 
▼ers  1456-1460. 

6.  L'édition  de  1808  et  M.  Aimé-Martin  ont  :  quelques comTorUtés, 
an  ploriel. 

7.  Sophodu  Electra,  {Note  de  Racine,)  —  Dans  ses  commentaires 
atins  sur  Sophocle ,  le  sarant  philologue  allemand  Camerarins,  qiii 

▼Wait  an  seizième  siècle,  fait  remarquer  sur  les  Ters  54o-543i  de 
VÉiectre,  qu'en  donnant  deux  enfonu  à  Ménélas  le  tragique  grec  est 
d'accord  avec  Hésiode,  mais  non  arec  Homère,  qui  parle  d'Her- 
mione  comme  de  l'unique  enfant  d'Hélène  et  de  Ménélas  ;  et,  à  propos 
de  cette  contrariété,  il  ajoute  :  c  Quod  reprehendi,  a  nobis  praeserdm, 
«  non  débet,  quos  non  errata  talia  historiarum  anxie  exquirere ,  sed 
c  illa  pulcherrima  exempla  bonarum  artium  et  pnecepta  optima  Tit« 


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4o  ANDROMAQUE. 

fkat  point  s*amnser  à  chicaner  les  poètes  pour  quelques 
changements  qu'ils  ont  pu  faire  dans  la  fable  ;  mais  qu*il 
faut  s'attacher  à  considérer  Texcellent  usage  qu'ils  ont 
fait  de  ces  cliangements,  et  la  manière  ingénieuse  dont 
ils  ont  su  accommoder  la  fable  à  leur  sujet.  » 


ACTEURS. 

ANDROMAQUEy  veuve  d'Hector,  captive  de  Pyrrhus. 

PYRRHUS,  fils  d'AchiUe,  roi  d'Epire. 

ORESTE,  fils  d'Agamemnon^ 

HERMIONE^,  fille  d'Hélène,  accordée  avec  Pyrrhus. 

PYLADE,  ami  d'Oreste. 

CLÉONE,  confidente  d'Hermione. 

GÉPHISE,  confidente  d'Andromaque. 

PHOENIX,  gouverneur  d'Achille,  et  ensuite  de  Pyrrhus. 

SurrB  d'Obbstb. 

La  scène  est  à  Buthrot',  ville  d'Épire,  dans  one  salle  du  palais 
de  Pyrrhus. 


c  et  memorabiles  sentendas  morum  atque  sapientiœ  observare  opor- 
c  teat.  »  (Voyez  les  commentaires  de  Camerarius ,  dans  le  Sophocle 
publié  en  i6o3  par  Paul  Elstienne.)  La  remarque  que  nous  venons 
de  transcrire  est  évidemment  celle  dont  Racine  a  donné  ici  une 
traduction,  un  peu  libre  toutefois. 

I.  Yab.  (éàit.  de  1668  et  de  1678)  :  obestb,  fils  d*Agamemnon, 
amant  d'Hermionne. 

1.  L'orthographe  des  éditions  de  1668  et  de  1673  est  :  /f«r- 
mumnêf  Cléonne,  Nous  TaTons  maintenue  dans  la  première  pré&ce. 

3.  Dans  Tédition  de  170a,  ce  nom  est  écrit  Buthrote,  comme,  en 
général,  dans  les  éditions  récentes. 


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ANDROMAQUE. 

TRAGÉDIE. 

ACTE  L 


SCÈNE    PREMIÈRE. 
ORESTE,  PYLADE. 

ORESTE. 

Oui  y  puisque  je  j^etrouve  un  ami  si  fidèle, 
Ma  fortune  va  prendre  une  face  nouvelle  ; 
Et  déjà  son  courroux  semble  s'être  adouci, 
Depuis  qu'elle  a  pris  soin  de  nous  rejoindre  ici*. 
Qui  Feùt  dit ,  qu'un  rivage  à  mes  vœux  si  funeste  * 
Présenteroit  d'abord  Pylade  aux  yeux  d'Oireste? 
Qu'après  plus  de  six  mois  que  je  t'avois  perdu, 
A  la  cour  de  Pyrrhus  tu  me  serois  rendu  ? 

PTLADE. 

Ten  rends  grâces  au  ciel ,  qui  m'arrétant  sans  cesse 
Sembloit  m'avoir  fermé  le  chemin  de  la  Grèce, 


I .  H.  Latonche,  dans  m  notice  sur  André  Chénier  (Poésies  d'André  CkénUr^ 
Paris,  1844,  pages  xix  et  xx),  nusonte  que  lorsque  Roucber  et  André  Chénier 
étaient  sur  la  charrette  qui  les  conduisait  tous  deux  an  supplice,  ils  réci- 
tèrent ces  premiers  Ters  A* Andromaque^  qui  prenaient  en  ce  moment  ponr 
eox  on  sens  si  toochant.  Mais  peut-être,  comme  on  paratt  le  croire  générale- 
ment anioord'hni,  n'est-ce  là  qu*une  ingénieuse  légende. 

a.  Far,  Qoi  m'eût  dit  qu'on  rirage  à  mes  yeox  si  fàaast».  (1668^7) 


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42  ANDROMAQUE. 

Depuis  le  jour  fatal  que  la  fureur  des  eaux 
Presque  aux  yeux  de  TÉpire  écaâ^ta  nos  vaisseaux*^. 
Combien  dans  cet  exil  ai-je  souffert  d'alarmes  ! 
G>mbien  à  vos  malheurs  ai-je  donné  de  larmes, 
Craignant  toujours  pour  vous  quelque  nouveau  danger 
Que  ma  triste  amitié  ne  pouvoit  partager  ! 
Surtout  je  redoutois  cette  mélancolie 
Où  j'ai  vu  si  longtemps  votre  âme  ensevelie. 
Je  craignois  que  le  ciel ,  par  un  cruel  secours ,  - 
Ne  vous  offrît  la  mort  que  vous  cherchiez  toujours,      a  a 
Mais  je  vous  vois.  Seigneur;  et  si  j'ose  le  dire. 
Un  destin  plus  heureux  vous  conduit  en  Épire  : 
^^  pompeux  appareil  qui  suit  ici  vos  pas 
N'est  point  d'un  malheureux  qui  cherche  le  ti*épas. 

ORBSTE. 

Hélas  !  qui  peut  savoir  le  destin  qui  m'amène  ?  a  5 

L'amour  me  fait  ici  chercher  une  inhumaine. 
Mais  qui  sait  ce  qu'il  doit  ordonner  de  mon  sort , 
Et  si  je  viens  chercher  ou  la  vie  ou  la  mort? 

PTLÀDE. 

Quoi  ?  votre  ftme  à  l'amour  en  esclave  asservie 
Se  repose  sur  lui  du  soin  de  votre  vie?  3o 

Par  quel  charme ,  oubHant  tant  de  tourments  soufferts  *, 
Pouvez-vous  consentir  à  rentrer  dans  ses  fers? 
Pensez-vous  qu'Hermione,  à  Sparte' mexorable, 
Vous  prépare  en  Épire  un  sort  plus  favorable? 
Honteux  d'avoir  poussé  tant  de  vœux  superflus ,  3  5 

Vous  l'abhorriez;  enfin  vous  ne  m'en  parliez  plus. 
Vous  me  trompiez,  Seigneur. 

ORBSTB. 

Je  me  trompois  moi-même. 

\,Far.  PfMqne  aux  yeaz  de  Myoène  écarta  nos  TaiMeaux.  (xSÔS  «t  7$) 
s.  Far.  Par  qndt  cbannea,  après  tant  de  tourments  soufferts, 
Pent-il  TOUS  hmter  à  rentrer  dans  ses  fers?  (166S-87) 


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ACTE  I,  SCENE  I.  43 

Ami ,  n'accable  point  un  malheureux  qui  t  aime  *• 
T*ai-je  jamais  caché  mon  cœur  et  mes  désirs  ? 
To  vis  naître  ma  flainme  et  mes  premiers  soupirs.        40 
I Enfin,  quand  Ménélas  disposa  de  sa  fille 
En  faveur  de  Pyrrhus-,  vengeur  de  sa  famille  *, 
Tu  vis  mon  désespoir  ;  et  tu  m'as  vu  depuis 
Traîner  de  mers  en  mers  ma  chaîne  et  mes  ennuis  oi 
Je  te  vis  à  regret,  en  cet  état  funeste,  45 

Prêt  à  suivre  partout  le  déplorable  Orefte , 
Toujours  de  ma  (uYeur  interrompre  le  cours, 
Et  de  moi-mtoie  enfin  me  sauver  tous  les  jours. 
Mais  quand  je  me  souvins  que  parmi  tant  d'alarmes 
Hermione  à  Pyrrhus  prodiguoit  tous  ses  charmes  ',     5o 
Tu  sais  de  qud  courroux  mon  cœur  alors  épris 
Voulut  en  l'oubliant  punir  tous  ses  mépris  ^. 


I.  Far,  Ami»  n*msulte  point  on  malhearenx  qui  t'aime.  (1668  et  7$) 
a.  Oreste,  dans  VAndromaque  d'Earipide  (Ten  948-968) ,  aocose  anan  lié- 
nèlas  de  œ  manqae  de  foi.  H  dit  à  Hermione  : 

.  ^ *Em^  ykp  o5«c  wpi», 

£ùy  r^c  ya^c({  à.vopi  voC  itarpàç  xdéxi}, 
*Oc,  ffpjy  TK  TpoïKç  IffCxUcry  ^oiff/Aara, 

lÙyouv  fiivf  iiX'/ouv 

2^  ii  axipTfiOiii  ùxàfir}v  dexwy  ydc/AWv. 

3.  Vohairei  comme  le  (ait  remarquer  la  Hkrpe,  a  imité  oe  Ten  dam  la 
BenriatUy  diant  IX  : 

lyEstrée  à  son  amant  prodiguait  ses  appas. 

Mais  le  Ters  de  Voltaire  serait  un  mauvais  commentaire  de  celui  de  Racine. 
<  Oreste,  dit  Louis  Racine,  veut  dire  seulement  qu^ermione,  qui  Fa  oublié, 
ne  longe  qu'à  plaire  à  Pyrrhus.  »  L'expression  si  poétique  et  si  passionnée  que 
le  poète  lui  a  mise  dans  la  bouche,  fut  de  bonne  heure  détournée  de  son  Trai 
sens  par  la  malignité  de  la  critique.  Subligny  {FolU  querelle j  acte  TII,  scène  iv) 
en  &it  l'objet  d'une  raillerie  vulgaire. 
4*  Far,  Voulut,  m  l'oubliant,  venger  tous  ses  mépris  (a).  {1668  et  7$) 

^)  Sd>Hgn7  avait  dit  dans  la  Préface  de  ia  Folle  querelle  :  «  Tant  qu'il 
écnra  aind,  on  .dira  toujours  qu'il  exprime  ses. pensées  à  contre-sens,  parce 
qn'on  voit  bien  qu'il  a  prétendu  dire  :  putùr  ses  mépris,  et  non  pas  les  weH" 


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44  ANDROMAQUE. 

Je  fis  croire  et  je  crus  ma  victoire  certaine  ; 
Je  pris  tous  mes  transports  pour  des  transports  de  haine; 
Détestant  ses  rigueuts,  rabaissant  ses  attraits,  55 

Je  défiois  ses  yeux'  de  me  troubler  jamais. 
Voilà  comme  je  crus  étouffer  ma  tendresse. 
En  ce  calme  trompeur  j* arrivai  dans  la  Grèce  *■  ; 
Et  je  trouvai  d'abord  ses  princes  rassemblés , 
Qu'un  péril  assez  gi*and  sembloit  avoir  troublés.  60 

J  y  courus.  Je  pensai  que  la  guerre  et  la  gloire 
De  soins  plus  importants  rempliroient  ma  mémoire  ; 
Que  mes  sens  reprenant  leur  première  vigueur, 
L'amour  achèveroit  de  sortir  de  mon  cœur. 
Mais  admire  avec  moi  le  sort  dont  la  poursuite  65 

Me  fait  courir  alors  au  piège  que  j'évite*. 
J'entends  de  tous  côtés  qu'on  menace  Pyrrhus  ; 
Toute  la  Grèce  éclate  en  murmures  confus  f 
On  se  plaint  qu'oubliant  son  sang  et  sa  promesse 
n  élève  en  sa  cour  l'ennemi  de  la  Grèce ,  7® 

Astyanax ,  d'Hector  jeune  et  malheureux  fils , 
Reste  de  tant  de  rois  sous  Troie  ensevehs. 
rapprends  que  pour  ravir  son  enFance  an  supplice 
Andromaque  trompa  l'ingénieux  Ulysse , 
Tandis  qu'un  autre  enfant ,  aiTaché  de  ses  bras ,  7  5 

Sous  le  nom  de  son  fils  fut  conduit  au  trépas. 
On  dit  que  peu  sensible  aux  charmes  d'Hermione , 
Mon  rival  porte  ailleurs  son  cœur  et  sa  couronne  ; 
^énélas,  sans  le  croire,  en  parolt  affligé, 

I .  Far,  Danf  ce  calme  trompeur  j*amT«i  dans  la  Grèce.  (1668-87) 
a.  Far.  Me  fait  courir  moi-même  an  piège  que  j'évite  (a).  (1668  et  7$) 

ger.  »  Bien  que  cet  emploi,  un  peu  latin  peut-être,  du  verbe  venger  n*eùt,  ce 
nous  semble,  rien  de  choquant,  Racine,  comme  Ton  voit,  a  tenu  compte  de 
la  critique. 

{a)  <c  Ce  moi-mênuy  avait  dit  Subligny  (acte  III,  scène  vin),  n'est-il  pas 
une  belle  cheville?  m  II  avait,  an  même  endroit,  fait  sur  ce  vers  et  sur  le  pré- 
cédent d'antres  cbicaaet|  auxquelles  Racine,  avec  raison,  ne  s*est  pas  rendu. 


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ACTE  I,  SCÈNE  I.  45 

Et  se  plaint  d'un  hymen  si  longtemps  négligé.  go 

""^'ftnni  les  déplaisirs  où  son  âme  se  njme , 
n  s'élève  en  la  mienne  une  secrète  joie  : 
Je  triomphe  ;  et  pourtant  je  me  flatte  d'abord 
Que  la  seule  vengeance  excite  ce  transport. 
Mais  ringrate  en  mon  cœur  reprit  bientôt  sa  place  ^    g  S 
De  mes  feux  mal  éteints  je  reconnus  la  trace  ^  ; 
Je  sentis  que  ma  haine  alloit  finir  son  cours, 
Ou  plutôt  je  sentis  que  je  Taimois  toujours. 

"TAinsî  de  tous  les  Grecs  je  brigpe  le  suffrage. 
On  m'envoie  à  Pyrrhus  :  j'entreprends  ce  voyage.       90 
Je  viens  voir  si  l'on  peut  arracher  de  ses  bras 
Cet  enfant  dont  la  vie  alarme  tant  d'États  :  % 

Heureux  si  je  pouvois,  dans  l'ardeur  qui  me  presse,    1 
Au  lieu  d'Astyanax  lui  ravir  ma  princesse  !  ' 

Car  en6n  n'attends  pas  que  mes  feux  redoublés  9  5 

Des  périls  les  plus  grands  puissent  être  troublés. 
Puisqu* après  tant  d'efforts  ma  résistance  est  vaine, 
Je  me  livre  en  aveugle  au  destin  qui  m'entraîne^. 
J'aime  :  je  viens  chercher  Hermione  en  ces  lieux , 
La  fléchir,  l'enlever,  ou  mourir  à  ses  yeux.  J  100 

Toi  qui  connois  Pyrrhus ,  que  penses-tu  qu'il  fasse? 
Dans  sa  cour,  dans  son  cœur,  dis-moi  ce  qui  se  passe. 
Mon  Hermione  encor  le  tient-elle  asservi  ? 
Me  reudra-t-il ,  Pylade ,  un  bien  qu'il  m'a  ravi  *  ? 

PYLADE. 

îrvous  abuserois  si  j'osois  vous  promettre  i  o  5 

I.  C'est  une  imitatioa  du  tots  de  Virgile  (Énéidâ,  lÎTTe  IV,  vers  aS)  : 

....  Agnoseo  veterU  vestigia  fiammm, 

ConeiUe  a  dit,  djuis  Sertorius  (vers  a63  et  264)  : 

On  a  peine  à  haîr  ce  qu*on  a  bien  aimé , 
Et  le  l'en  mal  éteint  est  bientôt  rallumé. 

a.  Ficfr,  Je  me  livre  en  areogle  an  transport  qni  m*entrabie.  (1668-87) 
3.  Far,  Me  midra-t-il,  Pylade,  nn  coenr  qu'Û  m*a  ravi?  (1668-76) 


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46  ANDROMAQUE. 

Qu^entre  vos  mains,  Seigneur,  il  voulût  la  remettre  : 

.  Nob  que  de  sa  conquête  if  paroisse  flatté. 
Pour  la  veuve  d'Hector  ses  feux  ont  éclaté  : 
Il  Faime.  Mais  enfin  cette  veuve  inhumaine 
N*a  payé  jusqu'ici  son  amour  que  de  haine  ;  no' 

Et  chaque  jour  encore  on  lui  voit  tout  tenter 

"Pour  fléchir  sa  captive ,  ou  pour  l'épouvanter. 
De  son  fils,  qu'il  lui  cache,  il  menace  la  tête*. 
Et  fait  couler  des  pleurs,  qu'aussitôt  il  arrête. 
Hermione  elle-même  a  vu  plus  de  cent  fois  x  1 5 

Cet  amant  irrité  revenir  sous  ses  lois , 
Et  de  ses  vosux  troublés  lui  rapportant  l'hommage, 
Spupirer  à  ses  pieds  moins  d'amour  que  de  rage. 
Ainsi  n'attendez  pas  que  Ton  puisse  aujourd'hui 
'Vous  répondre  d'un  cœur  si  peu  maître  de  lui  :  1 1  o 

n  peut ,  Seigneur,  il  peut,  dans  ce  désordre  extrême , 
Epouser  ce  qu'il  hait,  et  punir  ce  qu'il  aime*. 

ORXSTE. 

Mais  dis-moi  de  quel  œil  Hermione  peut  voir 
Son  hymen  différé ,  ses  charmes  sans  pouvoir*  ? 

PYLADB. 

Heimione ,  Seigneur,  au  moins  eu  apparence ,  i  a  5 

Semble  de  son  amant  dédaigner  l'inconstance, 
Et  croit  que  trop  heureux  de  fléchir  sa  rigueur*, 

I.  Fcar,  Il  lui  cache  son  filt,  il  menace  sa  tète.  (1668-87) 

a.  Far.  Épooaer  ce  qu'il  hait,  et  perdre  ce  qa*il  aime.  (1668-87) 

3.  Far.  S«i  attraits  oflensét  et  ses  yeux  sans  pouvoir  {a).  (1668  et  73) 

4.  Far»  Et  croit  que  trop  heureux  d*apaiser  sa  rigueur  (b).  (1668  et  73) 

(a)  Subligny  (et  plusieurs  éditeurs  Pont  à  tort  suivi)  cite  ainsi  le  vers  pré- 
cédent, dans  sa  comédie  (acte  III,  scène  Tui)  : 

Mais  dis-moi  de  quek  yeux  Hermione  peut  voir; 

et  il  dit  :  «  De  quels  jreux  une  personne  peut  voir  seê  yeux.  Voilà  une  étrange 
expression  !  »  Avec  la  leçon  «  de  quel  œil  »  la  C&ute  était  beaucoup  moins  ap- 
parente. Cependant  Baane  a  mis  la  critique  à  profit. 

{b)  Subligny,  dans  sa  Préface^  avait  hlàmé  apaiser:  ce  On  lui  répondra  qu'on 
n'apaisé  pomt  une  rigueur,  mais  qu'on  Vadoucit,  » 


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ACTE  I,  SCÈNE  I.  4? 

n  la  viendra  presser  de  reprendre  son  oœnr. 

Mais  je  Tai  vue  enfin  me  confier  ses  larmes. 

Elle  pleure  en  secret  le  mépris  de  ses  charmes.  1 3o 

Toujours  prête  à  partir,  et  demeurant  toujours, 

Quelquefois  elle  appelle  Oreste  à  son  secours. 

ORBSTB. 

Ah  I  si  je  le  croyois ,  j*irois  bientôt ,  Pylade , 
Me  jeter.... 

•  PTLÀDE. 

Achevez,  Seigneur,  votre  ambassade. 
Vous  attendez  le  Roi.  Parlez ,  et  lui  montrez  1 3  5 

Contre  le  fils  d'Hector  tous  les  Grecs  conjurés. 
Loin  de  leur  accorder  ce  fils  de  sa  maîtresse. 
Leur  haine  ne  fera  qu^irriter  sa  tendresse. 
Plus  on  les  veut  brouiller,  plus  on  va  les  unir. 
Pressez  :  demandez  tout ,  pour  ne  rien  obtenir.         140 
n  vient. 

ORESTE. 

Hé  bien  !  va  donc  disposer  la  cruelle 
A  revoir  un  amant  qui  ne  vient  qae  pour  elle. 


SCÈNE  IL 
PYRRHUS,  ORESTE,  PHQENIX. 

ORBSTB. 

Avant  que  tous  les  Grecs  vous  parlent  par  ma  voix  *, 
Souffrez  que  j*ôse  ici  me  flatter  de  leur  choix  ^, 

I.  GreUorum  omnium 

Prœerumqme  vox  est 

{Trojrenne*  de  Sénèque,  rcrs  $27  et  5a8.) 
a.  Far,  Soaffirex  qae  je  me  flatte  en  secret  de  leur  choix  (a) .  (1668  et  78) 

(a)  «  Cet  en  secret  est  on  beau  galimatias,  w  (SnbUgnj,  Pré/ace  de  la 
Folle  querelle.) 


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48  ANDROMAQUE. 

Et  qu*à  vos  yeux,  Seigneur,  je  montre  quelque  joie    1 45 

De  voîr  le  fils  d'Achille  et  le  vainqueur  de  Troie. 

Oui ,  comme  ses  exploits  nous  admirons  vos  coups  : 

Hector  tomba  sous  lui ,  Troie  expira  sous  vous  ; 

Et  vous  avez  montré ,  par  une  heureuse  audace, 

Que  le  fils  seul  d'Achille  a  pu  remplir  sa  place.  1 5o 

Mais  ce  qu'il  n'eût  point  fait ,  la  Grèce  avec  douleur 

Vous  voit  du  sang  troyen  relever  le  malheur, 

Et  vous  laissant  toucher  d'une  pitié  funeste , 

D'une  guerre  si  longue  entretenir  le  reste. 

Ne  vous  souvient-il  plus,  Seigneur,  quel  fut  Hector?  i55 

Nos  peuples  affoiblis  s'en  souviennent  encor. 

Son  nom  seul  fait  frémir  nos  veuves  et  nos  filles  ; 

Et  dans  toute  la  Grèce  il  n'est  point  de  familles 

Qui  ne  demandent  compte  à  ce  malheureux  fils 

D'un  père  ou  d'un  époux  qu'Hector  leur  a  ravis.         i6a 

Et  qui  sait  ce  qu'un  jour  ce  fils  peut  entreprendre*  ? 

Peut-être  dans  nos  ports  nous  le  verrons  descendre , 

Tel  qu'on  a  vu  son  père  embraser  nos  vaisseaux , 

Et  la  flamme  à  la  main ,  les  suivre  sur  les  eaux. 

Oserai-je,  Seigneur,  dire  ce  que  je  pense?  i65 

Vous-même  de  vos  soins  craignez  la  récompense, 

Et  que  dans  votre  sein  ce  serpent  élevé 

Ne  vous  punisse  un  jour  de  l'avoir  conservé. 

Ekifin  de  tous  les  Grecs  satisfaites  l'envie, 

Assurez  leur  vengeance ,  assurez  votre  vie  ;  170 

Perdez  un  ennemi  d'autant  plus  dangereux 


Sollicita  Danaos  pacis  incertmjtde* 
Semper  tenebit ,  semper  a  tergo  timor 
Bespicere  coget ,  arma  nec  pont  sinet 
Dum  Fhrjrgibiu  animot  natus  eversis  dahit, 

{Trojennet  de  Sén^ue,  rer»  530-534.) 

Magna  rt  Danaos  movet, 

Futurus  Hector  :  libéra  Graios  metu, 

{Ibidem  f  Ten  55 1  et  55a.) 


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ACTE  I,  SCÈNE   IL  49 

Qu^il  s^essatra  sur  vous  à  combattre  contre  eux. 

PYRRHUS» 

La  Grèce  en  ma  faveur  est  trop  inquiétée. 

De  soins  plus  importants  je  Tai  crue  agitée , 

Seigneur  ;  et  sur  le  nom  de  son  ambassadeur,  1 7  5 

J*avois  dans  ses  projets  conçu  plus  de  grandeur. 

Qui  croiroit  en  effet  qu'une  telle  entreprise 

Du  fils  d'Agamemnon  méritât  Tentremise; 

Qu'un  peuple  tout  entier,  tant  de  fois  triomphant , 

N'eût  daigné  conspirer  que  la  mort  d'un  enfant  *  ?       i  s  o 

Mais  à  qui  prétend^on  que  je  le  sacrifie  ? 

La  Grèce  a-t-eUe  encor  quelque  droit  sur  sa  vie? 

Et  seul  de  tous  les  Grecs  ne  m'est-il  pas  permis 

D'ordonner  d'un  captif  que  le  sort  m'a  soumis  *  ? 

Oui,  Seigneur,  lorsqu'au  pied  des  murs  fumants  de  Troie 

Les  vainqueurs  tout  sanglants  partagèrent  leur  proie , 

Le  sort,  dont  les  arrêts  furent  alors  suivis, 

Fit  tomber  en  mes  mains  Andromaque  et  son  fils. 

Hécube  près  d' Ulysse  acheva  sa  misère  ; 

Cassanjre  dans  Argos  a  suivi  votre  père  '  :  190 

Sur  eux,  sur  leurs  captifs  ai-je  étendu  mes  droits? 

Ai-je  enfin  disposé  du  fruit  de  leurs  exploits  ? 

On  craint  qu'avec  Hector  Troie  un  jour  ne  renaisse  *  ; 

Son  fils  peut  me  ravir  le  jour  que  je  lui  laisse. 


I.  Portis  in  pu€ri  necem, 

(Troyennes  de  Sénèqoe,  vers  756.) 
Far,  D'ordonner  des  captifs  que  le  sort  m'a  soumis.  (1668-76) 
3. On  peat  roir  dans  les  Trojrennes  d'Euripide   (rers  aSg  et  suiTanta) 
la  seène  où  Talthybins  vient  annoncer  à  Hécube  et  aux  antres  captives  k  quel 
mahre  le  sort  a  donné  chacune  d'elles. 

4  Ti  ravi*  *Axatoi,  wat^a  âttvavrtç^  j^^vov 

Kectvàv  ottipydaavBt ;  fiii  Tpoietv  nori 

HcffoOffav  èoQûvtitit  ; 

n^AcflOf  J'  èàoùvTn^^  xai  ^pvy^v  èfOetpfiémèv  y 

Bpifo^  T09C  i'  i Jet 0 arc 

{Trojrenn^  d'Euripide,  vers  ii56-ii6a.) 
J.  Raouib.  n  4 


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5o  ANDROMAQUE. 

Seigneur,  tant  de  prudence  entraîne  trop  de  soin  :      19S 

Je  ne  sais  point  prévoir  les  malheurs  de  si  loin. 

Je  songe  quelle  étoit  autrefois  cette  ville , 

Si  superbe  en  remparts,  en  héros  si  fertile» 

Maîtresse  de  F  Asie;  et  je  regarde  enfin 

Quel  fut  le  sort  de  Troie,  et  quel  est  son  destin.        too 

Je  ne  vois  que  des  tours  que  la  cendre  a  couvertes, 

Un  fleuve  teint  de  sang,  des  campagnes  désertes. 

Un  enfant  dans  les  fers;  et  je  ne  puis  songer 

Que  Troie  en  cet  état  aspire  à  se  venger  *. 

Ah  !  si  du  fils  d^Hector  la  perte  étoit  jurée,  s  o  5 

Pourquoi  d'un  an  entier  Tavons-nous  difiîèrée  ? 

Dans  le  sein  de  Priam  n'a-t-on  pu  Tinmioler? 

Sous  tant  de  morts ,  sous  Troie  il  falloit  raocabler. 

Tout  étoit  juste  alors  :  la  vieillesse  et  Tenfance 

En  vain  sur  leur  foiblesse  appuy oient  leur  défense  ;    a  i  o 

La  victoire  et  la  nuit,  plus  cruelles  que  nous, 

Nous  excitoient  au  meurtre,  et  confondoient  nos  coups. 

Mon  courroux  aux  vaincus  ne  fut  que  trop  sévère  ^. 

Mais  que  ma  cruauté  survive  à  ma  colère  ? 

Que  malgré  la  pitié  dont  je  me  sens  saisir,  a  x  5 

Dans  le  sang  d'un  en&nt  je  me  baigne  à  loisir?     [proie  ; 

Non,  Seigneur.  Que  les  Grecs  cherchent  quelque  autre 

I .         An  has  ruinas  urbis  in  einerem  datas 

Bie  exciiabit?  Bm  manus  Trojam  érigent? 
NuUas  habet  spes  Troja^  si  taies  habet. 

(Trojrennes  de  Sénèque,  vers  740-742.) 
a.  Ces  beaux  vers  ont  été  certainement  inspirés  par  ceux  que  Sénèqne 
{TroyenneSf  vers  067  et  a68  etvers  280-286)  met  dans  la  bouche  d'i 

Pateorf  aliquando  impotens 

Regno  ac  superbus,  altius  memet  tuli,.,. 

Sed  regifrenis  nequit 

Et  ira,  et  ardens  hostis,  et  vietoria 
Commissa  noeti.  Quidquid  indignant  autjèrum 
Cuiquam  videri  potmitj  hocjecit  dolor^ 
TenebraquCj  ver  quas  ipse  se  irritât  /wvr, 
Gladiusaue  Jelix,  cujus  in/eeti  semel 
Ftcors  libido  est 


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ACTE  I,  SCÈNE  IL  5i 

Qo'Qs  poursuivent  aiUeurs  ce  qui  reste  de  Troie  : 

De  mes  inimitiés  le  cours  est  achevé  ; 

L'Épire  sauvera  ce  que  Troie  a  sauvé  * .  a  a  o 

OBBSTB. 

Seigneur^  vous  savez  trop  avec  quel  artifice 

Un  faux  Astyanax  fut  offert  au  supplice  ^ 

Où  le  seul  fils  d'Hector  devoit  être  conduit. 

Ce  n'est  pas  les  Troyens ,  c'est  Hector  qu'on  poursuit. 

Oui ,  les  Grecs  sur  le  fils  persécutent  le  père  ;  a  a  5 

U  a  par  trop  de  sang  acheté  leur  colère. 

Ce  n'est  que  dans  le  sien  qu'elle  peut  expirer; 

Et  jusque  dans  l'Épire  il  les  peut  attirer. 

Prévenez-les. 

PYRRHUS. 

Non ,  non.  J'y  consens  avec  joie  : 
Qu'ils  cherchent  dans  l'Épire  une  seconde  Troie;      aSo 
Qu'ils  confondent  leur  haine  t  et  ne  distinguent  plus 
Le  sang  qui  les  fit  vaincre  et  celui  des  vaincus. 
Aussi  bien  ce  n'est  pas  la  première  injustice 
Dont  la  Grèce  d'Achille  a  payé  le  service. 

I Quutquid  eversm  potest 

Superesêe  Trojm,  maneat,  ExactumsatU 

Panarum  et  ultra  est 

{Trojrennes  de  Sénèqae,  ren  a86-a88.) 
a.  «  Ulysse....  jeta  Astyanax  en  bas  des  moraines.  (Serrius  \tkj£neUeyUb.lHf 
T.  489.)  D'antres  disent  qne  ce  fnt  Ménélas  qni  fit  cette  exécation.  (Idem  in 
jEnettUf  lib.  Il,  t.  457.)  D*antres  Tattriboent  à  Pyrrhus  tout  s«ul....  (Paosa- 
nlaa,  lib.  X.)  Quoi  qu'il  en  soit,  les  poètes  et  les  iaiseurs  de  romans  ont  bien 
sa  le  ressusciter,  on  plutôt  le  (aire  échapper  de  la  main  des  Grecs.  »  (Dietioimaire 
de  Bayle,  an  mot  Astyanax.)  Les  poètes  auraient  pu  répondre  qu'ils  araient 
trouTé  le  fondement  de  leurs  fables  dann  les  Antiquités  romaines  de  Denys  d'Ha* 
Ucamasse,  où  il  est  dit  qu'Ascagne  ramena  à  Troie  Scamandrius  (qui  est  le 
même  qu'Astyanax)  et  les  autres  Hectorides  que  Néoptolème  arait  laissés  sortir 
de  Grèce.  (Lirre  I,  chapitre  xltii.)  Il  y  a  aussi  dans  Strabon  (livre  XIII),  à 
propos  de  la  ville  de  Scepsis,  un  passage  qui  suppose  que  Scamandrius,  fils 
d'Hector,  ne  fut  pas  immolé  par  les  Grecs  et  derint  l'ami  et  le  compagnon  d'As- 
cagne.  Cependant  Racine,  dans  sa  seconde  préface,  n'allègue  pas  ces  anciennes 
autorités,  mais  se  contente  de  rappeler  que  l'exemple  de  la  liberté  qu'il  a  prise 
srait  déjà  été  donné  par  Ronsard  et  par  nos  vieilles  chroniques. 


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5a  ANDROkAQUE. 

Hector  en  profita  * ,  Seigneur  ;  et  quelque  jour  a  3  5 

Son  fils  en  pourroit  bien  profiter  à  son  tour. 

ORBSTE. 

Ainsi  la  Grèce  en  vous  trouve  un  enfant  rebelle  ? 

PYRRHUS. 

Et  je  n*ai  donc  vaincu  que  pour  dépendre  d*elle? 

ORSSTB. 

Hermione,  Seigneur,  arrêtera  vos  coups  : 

Ses  yeux  s'opposeront  entre  son  père  et  vous.  240 

PYRRHUS. 

Hermione,  Seigneur,  peut  m'ètre  toujours  chère; 
Je  puis  Faimer,  sans  être  esclave  de  son  père  ; 
£t  je  saurai  peut-être  accorder  quelque  jour  ^ 
Les  soins  de  ma  grandeur  et  ceux  de  mon  amour. 
Vous  pouvez  cependant  voir  la  fille  d'Hélène  :  a  45 

Du  sang  qui  vous  unit  je  sais  l'étroite  chaîne  '. 
Après  cela,  Seigneur,  je  ne  vous  retiens  plus , 
Et  vous  pourrez  aux  Grecs  annoncer  mon  refus. 


SCENE  III. 
PYRRHUS,  PHQENIX. 


.  I 


PH(»SNIX. 

Ainsi  vous  l'envoyez  aux  pieds  de  sa  maîtresse  ! 

PYRRHUS. 

On  dit  qu'il  a  longten(ips  brûlé  pour  la  princesse.       aSo 

PHOENIX. 

Mais  si  ce  feu,  Seigneur,  vient  à  se  rallumer? 
S'il  lui  rendoit  son  cœur,  s'il  s'en  faisoit  aimer? 

I.  ADusion  à  la  colère  d'Âchille,  qui  ett  le  sajet  de  V Iliade.' 
a.  Far,  Et  je  laorai  pent-étre  accorder  en  ce  jour.  (1668-76) 
3.  Hermione  était  fiUe  de  Ménélas,  £rère  d'Agaraemnon }  Agamemnon  était 
père  d*Orette. 


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ACTE  I,  SCENE  III.  5S 

PYRRHUS. 

Ah  !  cp'Qs  s'aiment,  Phœnix  :  j'y  c^insens.  Qu'elle  parte. 
Qne  charmés  Yxm  de  l'autre,  ils  retournent  à  Sparte  : 
Tous  nos  ports  sont  ouverts  et  pour  elle  et  pour  lui.   a  5  5 
Qu'elle  m'épargneroit  de  contrainte  et  d'ennui  ! 

PHOBNIX. 

Seigneur... • 

PYRRHUS. 

Une  autre  fois  je  t'ouvrirai  mon  ftme  : 
Andromaque  paroît. 


SCENE  IV. 
PYRRHUS,  ANDROMAQUE,  CÉPHISE*. 

PYRRHUS. 

Me  cherchiez-vous,  Madame? 
Un  espoir  si  charmant  me  seroit-il  permis^  ? 

ANDROMAQUE. 

Je  passois  jusqu'aux  lieux  où  l'on  garde  mon  fils.   .   a 60 
Puisqu'une  fois  le  jour  vous  souffrez  que  je  voie 
Le  seul  bien  qui  me  reste  et  d'Hector  et  de  Troie, 
J'allois  ,  Seigneur,  pleurer  un  moment  avec  lui  :  \ 
le  ne  l'ai  point  encore  embrasse  d'aujourd'hui.    ) 

PYRRHUS. 

Ah  !  Madame,  les  Grecs,  si  j'en  crois  leurs  alarmes,  a65 
Vous  donneront  bientôt  d'autres  sujets  de  larmes. 


X.  Dmt  l'indication  des  penomiaget  de  oette  seène,  Pédition  de  1736  (0) 
ajoate  le  nom  de  raoKRiz,  qui  n*est  point  dans  let  anciennes  éditions. 

a.  Cet  hémistiche  :  «  un  espoir  si  charmant,  »  se  troare  maddanaV Alexandre, 
▼ers  1168. 


(e)  n  est  bon  de  remarquer  ici  qne  dans  VAveriissememi  de  cette  édition 
1736.  p.  xm,  il  est  dit  :  «  Pour  donner  la  tragédie  d* Andromaque  tdle  qne 
\  comédiens  la  représentent,  on  s'est  servi  de  leur  exemplaire.  » 


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54  i^I^DROMAQUE. 

▲NDROMAQUE. 

Et  quelle  est  cette  peur  dont  leur  cœur  est  firappé , 
Seigneur  ?  Quelque  Troyen  vous  est^il  échappé  ? 

PYRRHUS. 

Leur  haine  pour  Hector  n*est  pas  encore  éteinte. 
Ils  redoutent  son  fils. 

▲NDROMAQUE. 

Digne  objet  de  leur  crainte  *  !   «70 
Un  enfant  malheureux ,  qui  ne  sait  pas  encor 
Que  Pyrrhus  est  son  maître,  et  qu'il  est  fils  d'Hector. 

PYRRHUS. 

Tel  qu'il  est,  tous  les  Grecs  demandent  qu'il  périsse. 
Le  fils  d'Agamemnon  vient  hâter  son  supplice. 

▲NDROMAQUE. 

Et  vous  prononcerez  un  arrêt  si  cruel  ?  '  a  7  S 

Es^-ce  mon  intérêt  qui  le  rend  criminel  ? 

Hélas  !  on  ne  craint  point  qu'il  venge  un  jour  son  père  ; 

On  ci*aint  qu'il  n'essuyât  les  larmes  de  sa  mère'. 

Il  m'auroit  tenu  lieu  d'un  père  •  et  d'un  époux;  / 

Mais  il  me  faut  tout  perdre,  et  toujours  par  vos  coups.    ,^ 

PYRRHUS. 

Madame ,  mes  refus  ont  prévenu  vos  larmes. 

Tous  les  Grecs  m'ont  déjà  menacé  de  leurs  armes  ; 

Mais  dussent-ils  encore ,  en  repassant  les  eaux , 

Demander  votre  fils  avec  mille  vaisseaux  ; 

Coûtât-il  tout  le  sang  qu'Hélène  a  fait  répandre;        a 85 

I.  Hic  est  y  hie  est  terror^  Uljrsse, 

Mille  carinis 

(Trojrenne*  de  Sénèqae,  Ter»  708  et  709.) 

%,  La  phrase,  sans  ellipse,  serait,  comme  I*a  fait  remarquer  M.  Aignan  : 
«  On  craint  que,  sMl  vivait,  il  n'essuyât....  »  Racine  a  dit,  dans  cette  même 
pièce  (vers  986  et  987)  :  <  Pensez -vous....  qu*il  méprisât....  »  L*ellipse  est  la 
même  ;  mais  on  est  moins  arrêté,  parce  qu*avec  Tinterrogation  le  tour  nons 
est  rendu  plus  familier  par  l'usage. 

3.  Éétion,  père  d'Andromaque,  avait  été,  comme  Hector,  tué  par  Achille. 
Voyez  le  VI«  chant  de  V Iliade ^  vers  414  et  suivants. 


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ACTE  I,  SCÈNE  IV.  55 

Dussé-je  après  dix  ans  voir  mon  palais  en  cendre , 

Je  ne  balance  points  je  vole  à  son  secours  : 

Je  défendrai  sa  vie  aux  dépens  de  mes  jours. 

Biais  parmi  ces  périls  où  je  cours  pour  vous  plaire, 

Me  refuserez- vous  un  regard  moins  sévère?  ayo 

Haï  de  tous  les  Grecs ,  pressé  de  tous  côtés , 

Me  faudra- t-il  combattre  encor  vos  cruautés? 

Je  vous  ofifire  mon  bras.  Puis-je  espérer  encore 

Que  vous  accepterez  un  cœur  qui  vous  adore  ? 

En  combattant  pour  vous^  me  sera-t-il  permis  S95 

De  ne  vous  point  compter  parmi  mes  ennemis  ? 

ANDROMAQVB. 

Seigneur,  que  faites-vous,  et  que  dira  la  Grèce? 
Faut-il  qu'un  si  grand  cœur  moutre  tant  de  foiblesseP 
Voulez-vous  qu'un  dessein  si  beau ,  si  généreux 
Passe  pour  le  transport  d'un  esprit  amoureux*  ?         s 00 
Captive ,  toujours  triste ,  importune  à  moi-même , 
Pouvez- vous  souhaiter  qu'Andromaque  vous  aime? 
Quels  charmes  ont  pour  vous  des  yeux  infortunés' 
Qu'à  des  pleurs  étemels  vous  avez  condamnés? 
Non ,  non  ,  d'un  ennemi  respecter  la  misère,  3o5 


I .  La  reMemblanoe  de  ce  dûcoara  avec  celai  que,  dans  Perthariiê^  Eodetindt 
adresse  à  Grimoald,  a  été  signalée  par  Voltaire  : 

ComtCi  penses-y  bien,  et  poor  m'avoir  aimée, 
N'imprime  point  de  tache  à  tant  de  renommée  ; 
Ne  crois  que  ta  vertu  :  laisse -la  seule  agir, 
De  peur  qu'on  tel  effort  ne  te  donne  à  roogir. 
On  publieroit  de  toi  que  les  yeux  d'une  femme 
Plus  ^ue  ta  propre  gloire  auroient  toudié  ton  âme; 
On  diroit  qu'un  héros  si  grand,  si  renommé 
Ne  seroit  qu'un  tyran  s'il  n'avoit  point  aimé. 

(Pertharite^  acte  II,  scène  t,  tcts  667-674.) 
a.  Far,  Qae  feries-Tout,  hélas  !  d'nn  eorar  infortoné 

Qu'à  des  pleurs  étemels  tous  avec  condamné  (a)  ?  (1668  et  7$) 

(a)  Racine  a  vouln  ici  encore  donner  satisfaction  à  Sabligay,  qni  «Tait  dit 
dans  sa  Préface  :  «  Les  pleurs  sont  l'offiot  des  yeox ,  comme  les  soupirs  odnl 
dn  cosnr;  mais  le  cour  ne  pleure  pat.  » 


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56  'ANDROMAQUE. 

Sauver  des  malheureux,  rendre  un  fils  à  sa  mère  9 
De  cent  peuples  pour  lui  combattre  la  rigueur. 
Sans  me  faire  payer  son  salut  de  mon  cœur. 
Malgré  moi,  s'il  le  £aiut,  lui  donner  un  asile  : 
Seigneur,  voilà  des  soins  dignes  du  fils  d'Achille.      3 1  o 

PYRRHUS. 

Hé  quoi?  votre  courroux  n'a^t-il  pas  eu  son  cours? 

Peut-on  haïr  sans  cesse?  et  punition  toujours? 

J'ai  fait  des  malheureux ,  sans  doute  ;  et  la  Phrygie 

Cent  fois  de  votre  sang  a  vu  ma  main  rougie. 

Mais  que  vos  yeux  sur  moi  se  sont  bien  exercés  !        3 1 5 

Qu^ils  m'ont  vendu  bien  cher  les  pleurs  qu'ils  ont  versés! 

De  combien  de  remords  m'ont-ils  rendu  la  proie  ! 

Je  souffire  tous  les  maux  que  j'ai  faits  devant  Troie. 

Vaincu,  chargé  de  fers,  de  regrets  consumé, 

Brûlé  de  plus  de  feux  que  je  n'en  allumai  ' ,  3  a  o 

Tant  de  soins,  tant  de  pleurs,  tant  d'ardeurs  inquiètes.... 

Hélas  !  fîis-je  jamais  si  cruel  que  vous  l'êtes? 

Mais  enfin,  tour  à  tour,  c'est  assez  nous  punir  : 

Nos  ennemis  communs  devroient  nous  réunir. 

Madame ,  dites-moi  seulement  que  j'espère ,  3  a  5 

Je  vous  rends  votre  fils,  et  je  lui  sers  de  père; 

Je  l'instruirai  moi-même  à  venger  les  Troyens  ; 

J'irai  punir  les  Grecs  de  vos  maux  et  des  miens. 

Animé  d'un  regard ,  je  puis  tout  entreprendre  : 


I.  Il  7  a  alluméy  an  lien  de  aliumaiy  dans  les  direrses  éditions  publiées  dn 
Tirant  de  Racine.  —  Dans  ses  notes  sur  Paul  et  Virginie  traduit  en  grec  mo- 
derne (Bip¥oipiivoo  lai/jiviippou  Aci7y>j /tuera,  p.  34a  et  343),  M.  Pioooloa,  an- 
tenr  de  cette  traduction ,  a  rapproché  ingénieusement  ce  vers,  tant  critiqné, 
d*nn  passage  du  roman  d*Héliodore  si  cher  à  la  jeunesse  de  Racine.  C'est 
celui  où  c  Hydaspe,  dit-il,  après  la  reconnaissance,  se  Toit  forcé  d'immoler  sa 
fiUe  {Éthiojnques  f  Uyre  X,  chapitre  xvn)  :  'EitiioiXt  r9i  Xaptxitc^  rà^  ;^t7pa$, 
oyccy  ftiv  ini  rov$  /9«/aoÙ(  xœc  t^y  in*  ecùx&v  nvpxùtXw  ivfttxiiO/itvoty 
itXiioift  ii  etùràç  xupi  tA  ircé^cc  t^v  xKpiiKv  a/AUX^p^^voç.  «  Il  saisit  Cbari- 
clée,  et  fit  mine  de  la  conduire  à  Pantei  et  sur  le  bûcher  qui  y  était  allomé  ; 
et  lui-même,  dans  ta  douleur,  était  brûlé  de  plus  de  feux,  i» 


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ACTE  I,  SCÈNE  IV.  57 

Votre  Dion  encor  pent  sortir  de  sa  cendre;  33o 

Je  pois ,  en  moins  de  temps  que  les  Grecs  ne  Font  pris , 
Dans  ses  murs  relevés  couronner  votre  fils. 

▲MDROMAQUB. 

Seigneur,  tant  de  grandeurs  ne  nous  touchent  plus  guère  : 
Je  les  lui  promettois  tant  qu'a  vécu  son  père  * . 
Non ,  vous  n*espérez  plus  de  nous  revoir  encor,         335 
Sacrés  murs ,  que  n  a  pu  conserver  mon  Hector. 
A  de  moindres  faveurs  des  malheureux  prétendent  9 
Seigneur  :  c'est  un  exil  que  mes  pleurs  vous  demandent. 
Souffrez  que  loin  des  Grecs ,  et  même  loin  de  vous, 
J'aille  cacher  mon  fils,  et  pleurer  mon  époux.  340 

Votre  amour  contre  nous  allume  trop  de  haine  : 
Retournez,  retournez  à  la  fille  d'Hélène. 

PYBRHUS. 

Et  le  puis-je ,  Madame  ?  Ah  !  que  vous  me  gênez  ! 

Gomment  lui  rendre  un  cœur  que  vous  me  retenez? 

Je  sais  que  de  mes  vœux  on  lui  promit  l'empire;        345 

Je  sais  que  pour  régner  elle  vint  dans  l'Épire  ; 

Le  sort  vous  y  voulut  l'une  et  l'autre  amener  : 

Vous,  pour  porter  des  fers;  elle,  pour  en  donner. 

Cependant  ai-je  pris  quelque  soin  de  lui  plaire? 

Et  ne  diroit-on  pas,  en  voyant  au  contraire  35o 

Vos  charmes  tout-puissants,  et  les  siens  dédaignés. 

Qu'elle  est  ici  captive,  et  que  vous  y  régnez? 

Ah  !  qu'un  seul  des  soupirs  que  mon  cœur  vous  envoie , 

S'il  s'échappoit  vers  elle ,  y  porteroit  de  joie  ! 

▲NDaOBfAQUB. 

Et  pourquoi  vos  soupirs  seroienV-ils  repoussés?  355 

I .         Eritne  temput  illud  aefelix  die* 

QuOf  Troiei  de/ensor  et  vindex  soli. 

Récidiva  ponas  Pergama? 

Sed  meifati  memor, 

Tarn  magnm  timeo  vota  :  quod  eaptis  eai  eei, 

Fivamue 

(Trojrennee  de  Sénèqae,  ren  471-477*) 


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58  ANDROMAQUE. 

AuroitpeUe  oublié  vos  services  passés? 

Troie,  Hector  contre  vous  révoltent-ils  son  ftme? 

Aux  cendres  d'un  époux  doit-elle  enfin  sa  flamme? 

Et  quel  époux  encore  !  Ah  !  souvenir  cruel  ! 

Sa  mort  seule  a  rendu  votre  père  inmiortel.  36o 

U  doit  au  sang  d'Hector  tout  Téclat  de  ses  armes, 

Et  vous  n'êtes  tous  deux  connus  que  par  mes  larmes. 

PYRRHUS. 

Hé  bien ,  Madame ,  hé  bien ,  il  faut  vous  obéir  : 

Il  faut  vous  oublier,  ou  plutôt  vous  haïr. 

Oui ,  mes  vœux  ont  trop  loin  poussé  leur  violence      365 

Pour  ne  plus  s'arrêter  que  dans  l'indifférence. 

Songez-y  bien  :  il  faut  désormais  que  mon  coeur, 

S'il  n'aime  avec  transport ,  haïsse  avec  fureur. 

Je  n'épargnerai  rien  dans  ma  juste  colère  : 

Le  fils  me  répondra  des  mépris  de  la  mère;  370 

La  Grèce  le  demande,  et  je  ne  prétends  pas 

Mettre  toujours  ma  gloire  à  sauver  des  ingrats  '. 

ANDROMAQUE. 

Hélas  !  il  mourra  donc.  11  n'a  pour  sa  défense 

Que  les  pleurs  de  sa  mère,  et  que  son  innocence. 

Et  peut-être  après  tout ,  en  l'état  où  je  suis ,  375 

Sa  mort  avancera  la  fin  de  mes  ennuis. 

Je  prolongeois  pour  lui  ma  vie  et  ma  misère  ^  ; 

.  Grimoald,  dans  Pertharite^  irrité  des  refus  de  Rodelinde,  lai  fùx  des 

Puisqu'on  me  rinéprise, 

Je  deviendrai  tyran  de  qui  me  tyrannise, 
Et  ne  souffrirai  plus  qu'une  indigne  fierté 
Se  jone  impunément  de  mon  trop  de  bonté. 

{Pertharite^  vers  7^7-730.) 

Jam  erepta  Danois  eonjugem  sequerer  mewriy 
NUi  hic  teneret  :  hic  mcos  animas  domat, 

Morique  prohibet 

Tempus  mrumtnm  addidit, 

{Trojrennes  de  Sénèqne,  vers  419-422.) 


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ACTE  I,  SCÈNE  lY.  Sg 

Biais  enfin  sar  ses  pas  j*irai  revoir  son  père. 
Ainsi  tous  trois,  Seigneur,  par  vos  soins  réunis , 
Nous  vous.... 

PYRRHUS. 

Allez,  Madame,  allez  voir  votre  fils*.  3 80 
Peut-être ,  en  le  voyant,  votre  amour  plus  timide 
Ne  prendra  pas  toujours  sa  colère  pour  guide. 
Pour  savoir  nos  destins,  j'irai  vous  retrouver. 
Bfadame,  en  Tembrassant ,  songez  à  le  sauver  *. 

!•   Far,  NoAcœon....  ptr».  AUei,  Madame,  allez  Toir  Totre  fib.  (1668-76) 
a.  Prérille,  dana  ses  Mémoires^  fût  cette  remarque  :  c  Qoelqnei  adeors, 
dans  ce  Ters  de  Pyrrhus  à  Andromaque  : 

Madame,  en  Pembrassant,  songea  à  le  sauver, 

emploient  la  menace,  quand  au  contraire  le  pathétique,  Pintérét,  la  pitié  en 
marquent  Tesprit.»  Voyez  ixê  Mémoires ^  page  i3i,  dans  la  Collection  des  Mé- 
moires sur  Vart  dramatique^  Paris,  i8a3.  —  Baron,  qui  joua  arec  tant  de  soc- 
cia  le  rMe  de  Pyrrhus,  interprétait  ce  rers  de  la  manière  que  reut  PrénDe, 
eomme  on  le  Toit  dans  les  Anecdotes  dramatiques  de  Tabbé  de  la  Porte. 
«  Baron,  dit-il,  employait,  au  lieu  de  la  menace,  Pexpression  pathétique  de 
l'intérêt  et  de  la  pitié.  Il  semblait  même,  par  le  geste  touchant  avec  lequel  U 
accompagnait  ces  mots  en  l'embrassantf  tenir  Astyanax  entre  ses  mains  et  le 
présenter  à  sa  mère.  » 


rilf   DU   FREMIEE  ÂGTB. 


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6o  ANDROMAQUE. 


ACTE  IL 


SCÈNE    PREMIÈRE. 
HERMIONE,  C3JÉ0NE. 

HBRMIONB. 

Je  fais  ce  que  tu  veux.  Je  consens  qu'il  me  voie  :       385 
Je  lui  veux  bien  encore  accorder  cette  joie. 
Pylade  va  bientôt  conduire  ici  ses  pas  ; 
Mais  si  je  m'en  croyois ,  je  ne  le  verrois  pas. 

CLÉONE. 

Et  qu'est-ce  que  sa  vue  a  pour  vous  de  funeste? 
Madame,  n'est-ce  pas  toujours  le  même  Oreste         390 
Dont  vous  avez  cent  fois  souhaité  le  retour, 
Et  dont  vous  regrettiez  la  constance  et  l'amour? 

HERMIONE. 

C'est  cet  amour  payé  de  trop  d'ingratitude 
Qui  me  rend  en  ces  lieux  sa  présence  si  rude. 
Quelle  honte  pour  moi ,  quel  triomphe  pour  lui         395 
De  voir  mon  infortune  égaler  son  ennui  ! 
Est-ce  là,  dira-t-il,  cette  fière  Hermione? 
Elle  me  dé4aignoit;  un  autre  l'abandonne. 
L'ingrate,  qui  mettoit  son  cœur  à  si  haut  prix. 
Apprend  donc  à  son  tour  à  souffrir  des  mépris?        400 
Ah  Dieux  ! 

CL^ONE. 

Ah  !  dissipez  ces  indignes  alarmes  . 
Il  a  trop  bien  jsenti  le  pouvoir  de  vos  charmes. 
Vous  croyez  qu'un  amant  vienne  vous  insulter? 


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ACTE  II,  SCENE  I.  6i 

n  vous  rapporte  un  cœur  qu*il  n'a  pu  yous  ôter. 

Mais  vous  ne  dites  point  ce  que  vous  mande  un  père.  405 

HBRMIONS. 

Dans  ses  retardements  si  Pyrrhus  persévère  » 
A  ]a  mort  du  Troyen  s'il  ne  veut  consentir. 
Mon  père  avec  les  Grecs  m'ordonne  de  partir. 

CLiONE. 

Hé  bien ,  Madame,  hé  bien  !  écoutez  donc  Oreste. 
Pyrrhus  a  commencé,  faites  au  moins  le  reste.  410 

Pour  bien  faire ,  il  faudroit  que  vous  le  prévinssiez. 
Ne  m'avez-vous  pas  dit  que  vous  le  haïssiez? 

HBRMIONB. 

Si  je  le  hais ,  Gléone  !  Il  y  va  de  ma  gloire , 

Après  tant  de  bontés  dont  il  perd  la  mémoire. 

Lui  qui  me  fut  si  cher,  et  qui  m'a  pu  trahir!  4i5 

Ah  !  je  l'ai  trop  aimé  pour  ne  le  point  haïr. 

GLÉONE  . 

Fuyez-le  donc.  Madame;  et  puisqu'on  vous  adore. ••• 

HERMIONE. 

-Ah  !  laisse  à  ma  fureur  le  temps  de  croître  encore  ; 
Contre  mon  ennemi  laisse-moi  m'ass^irer  : 
Gléone,  avec  horreur  je  m* en  veux  séparer.  4«o 

U  n^  travaillera  que  trop  bien,  l'infidèle  ! 

CLÉONE. 

Quoi  ?  vous  en  attendez  quelque  injure  nouvelle  ? 
Aimer  une  captive ,  et  l'aimer  à  vos  yeux , 
Tout  cela  n'a  donc  pu  vous  le  rendi^  odieux? 
Après  ce  qu'il  a  fait ,  que  sauroit-il  donc  faire?  4^5 

Il  vous  auroit  déplu,  s'il  pouvoit  vous  déplaire. 

HERMIONE. 

Pourquoi  veux-tu ,  cruelle ,  irriter  mes  ennuis  ? 

Je  crains  de  me  connottre  en  Tétat  où  je  suis. 

De  tout  ce  que  tu  vois  tâche  de  ne  rien  croire; 

Grois  que  je  n'aime  plus ,  vante-moi  ma  victoire  ;      43o 


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62  ANDROMAQUE. 

Crois  que  dans  son  dépit  mon  cœur  est  endurci  ; 

Hélas  !  et  s'il  se  peut,  fais-le-moi  croire  aussi. 

Tu  veux  que  je  le  fuie.  Hé  bien  !  rien  ne  m'arrête  : 

Allons.  N'envions  plus  son  indigne  conquête  ; 

Que  sur  lui  sa  captive  étende  son  pouvoir.*  435 

"   Fuyons....  Mais  si  Tingrat  rentroit  dans  son  devoir*  ! 

Si  la  foi  dans  son  cœur  retrouvoit  quelque  place  ! 

S'jl  venoit  à  mes  pieds  me  demander  sa  grâce  ! 
"^^i  rfous  mes  lois,  Amour,  tu  pouvois  Teng^ger  ! 

S'il  vouloit  !...  MaisFingrat  ne  veut  que  m'outrager.  440 

Demeurons  toutefois  pour  troubler  leur  fortune  ; 

Prenons  quelque  plaisir  à  leur  être  importune; 

Ou  le  forçant  de  rompre  un  nœud  si  solennel , 

Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  rendons-le  criminel. 

Tai  déjà  sur  le  fils  attiré  leur  colère  ;  445 

Je  veux  qu'on  vienne  encor  lui  demander  la  mère. 

Rendons-lui  les  tourments  qu'elle  me  fait  souffrir  : 

Qu'elle  le  perde ,  ou  bien  qu'il  la  fasse  périr. 

CLÉONE. 

Vous  pensez  que  des  yeux  toujours  ouverts  aux  larmes^ 
Se  plaisent  à  troubler  le  pouvoir  de  vos  charmes  *,     45o 
Et  qu'un  cœur  accablé  de  tant  de  déplaisirs 
De  son  persécuteur  ait  brigué  les  soupirs  ? 
-Voyez  si  sa  douleur  en  parott  soulagée. 
Pourquoi  donc  les  chagrins  où  son  ftme  est  plongée? 


I.  Aristîe,  dans  Sertorius  (acte  I,  scène  m,  Ters  267-270),  dit  à  peu  près 
de  niene  : 

Vons  savez  à  qnel  point  mon  courage  est  blessé  ; 
Mais  s*il  se  dédisoit  d*an  oatrage  forcé, 
S'il  chassait  Emilie  et  me  reo^oit  ma  place, 
J'aorois  peine,  Seigneur,  à  luj^j^user  grAœ. 

a.  Voyez,  au  tome  I  (p.  397),  la  note  sur  le  vers  3  de  2a  Tkéhmdey  oÀ 
noos  STons  signalé  la  même  expression. 

3.  Far,  Pensez-Tous  que  des  yeux  toujours  ourerts  aux  larmes 
Songent  à  balancer  le  pouTdr  de  tos  charmes?  (1668  et  73) 


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ACTE  II,  SCÈNE  I.  63 

Contre  un  amant  qui  plalt  pourquoi  tant  de  fierté  *?  455 

HERMIONE.  "^ 

Hélas  !  pour  mon  malheur^  je  Tai  trop  écouté. 

Je  n'ai  point  du  silence  affecté  le  mystère  : 

Je  croyois  sans  péril  pouvoir  être  sincère  ; 

Et  sans  armer  mes  yeux  d^un  moment  de  rigueur, 

Je  n'ai  pour  lui  parler  consulté  que  mon  cœur.  460 

Et  qui  ne  se  seroit  comme  moi  déclarée 

Sur  la  foi  d'une  amour  si  saintement  jurée  ? 

Me  voyoit-il  de  Fœil  qu'il  me  voit  aujourd'hui  ? 

Tu  t'en  souviens  encor,  tout  conspiroit  pour  lui  : 

Ma  famille  vengée ,  et  les  Grecs  dans  la  joie ,  465 

Nos  vaisseaux  tout  chargés  des  dépouilles  de  Troie , 

Les  exploits  de  son  père  effacés  par  les  siens, 

Ses  feux  que  je  croyois  plus  ardents  que  les  miens, 

Mon  cœur,  .toi-même  enfin  de  sa  gloire  éblouie , 

Avant  qu'il  me  trahit ,  vous  m'avez  tous  trahie.  470 

Mais  c'en  est  trop ,  Cléone,  et  quel  que  soit  Pyrrhus, 

Hermione  est  sensible ,  Oreste  a  des  vertus. 

Il  sait  aimer  du  moins ,  et  même  sans  qu'on  l'aime  ; 

Et  peut-être  il  saura  se  faire  aimer  lui-même. 

Allons  :  qu'il  vienne  enfin. 

CLiONB. 

Madame ,  le  voici.  475 

HXRMions. 
Ah  !  je  ne  croyois  pas  qu'il  fàt  si  près  d'ici. 

I.  Far,  Pourquoi  tant  de  froideim?  Poorqaoi  cette  fierté?  (1668  et  ^3) 


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64  ANDROMAQUE. 

SCENE  IL 
HERMIONE,  ORESTE,  CLÉONE. 

HBRMIONB. 

Le  croirai-je ,  Seigneur,  qn'un  reste  de  tendresse 
Vous  fasse  ici  chercher  une  triste  princesse^  ? 
Ou  ne  dois-je  imputer  qu'à  votre  seul  devoir 
li*heureux  empressement  qui  vous  porte  à  me  voir?  480 

--  ORESTE. 

'^el  est  de  mon  amour  rayeu^lement  funeste. 
Vous  le  savez ,  Madame  ;  et  le  destin  d'Oreste 

"^Est  de  venir  sans  cesse  adorer  vos  attraits , 
•vEt  de  jurer  toujours  qu'il  n'y  viendra  jamais. 
Je  sais  que  vos  regards  vont  rouvrir  mes  blessures ,    486 
Que  tous  mes  pas  vers  vous  sont  autant  de  parjures  : 
Je  le  sais,  j'en  rougis.  Mais  j'atteste  les  Dieux, 
Témoins  de  la  fureur  de  mes  derniers  adieux, 

^^HJue  j'ai  couru  partout  où  ma  perte  certaine 

^Dégageoit  mes  serments  et  finissoit  ma  peine.  490 

J'ai  mendié  la  mort  chez  des  peuples  cruels  v 
Qui  n'apaisoient  Ifjirs  dieux  que  du  sang  des  mortels  : 
Ds  m'ont  fermé  leur^temple  \  et  ces  peuples  barbares 

^xDe  mon  sang  prodigué  sont  devenus  avares*. 

Enfin  je  viens  à  vous ,  et  je  me  vois  réduit  49  5 

A  chercher  dans  vos  yeux  une  mort  qui  me  fuit. 

I.  Var,  Ait  snspenda  les  soins  dont  Tons  charge  U  Grèce?  (1668  et  73) 
a.  <  Oreste,  dit  Geof&oy  dans  son  commentaire,  n'avait  point  mendié  la 
mort  chez  les  Scythes;  il  avait  été  jeté  par  la  tempête  sur  leurs  rivages.  Les 
Scythes  ne  loi  avaient  point  fermé  leur  temple  ;  il  s*en  était  sauvé,  enlevant  la 
statne  et  la  prétrq^.  S'il  eût  offert  son  sang  aux  Scythes,  ils  ne  l'auraient  pas 
refusé.  »  Il  pense  donc  qu'Oreste  débite  un  mensonge  pour  se  faire  valoir  auprès 
d'Hermione.  Nous  ne  saurions  le  contredire,  n'ayant  trouvé  aucune  tradition 
antique  sur  laquelle  Racine  se  soit  ici  appuyé.  Peu  importe  d'ailleurs. 


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ACTE  II,  SCÈNE  II.  65 

Mon  désespoir  n*attend  que  leur  indifférence  : 

Jls  n'ont  qu'à  m'inlerdire  un  reste  d'espérance  ; 

Us  n'opt ,  pour  avancer  cette  mort  où  je  cours , 

Qu'à  me  dire  une  fois  ce  qu'ils  m'ont  dit  toujours.      5oo 

Voilà ,  depuis  un  an ,  le  seul  soin  qui  m'anime. 

Madame ,  c'est  à  vous  de  prendre  une  victime 

Que  les  Scythes  auroient  dérobée  à  vos  coups  » 

Si  j'en  avois  trouvé  d'aussi  cruels  que  vous. 

HERMIONB. 

Quittez,  Seigneur,  quittez  ce  funeste  langage*.  5o5 

A  des  soins  plus  pressants  la  Grèce  vous  engage. 
Que  parlez-vous  du  Scythe  et  de  mes  cruautés? 
Songez  à  tous  ces  rois  que  vous  représentez. 
Faut-il  que  d'un  transport  leur  vengeance  dépende? 
Est-ce  le  sang  d'Oreste  enfin  qu'on  vous  demande?    5io 
Dégagez-vous  des  soins  dont  vous  êtes  chargé. 

ORESTE. 

Les  refus  de  Pyri?hus  m'ont  assez  dégagé , 
Madame  :  il  me  rçnvoie  ;  et  quelque  autre  puissance 
Lui  fait  du  fils  d'Hector  embrasser  la  défense. 

HERMIONE. 

L'infidèle! 

ORESTE. 

Ainsi  donc ,  tout  prêt  à  le  quitter  ',  5 1 5 


I.  Var.  Non,  non,  ne  pen&ez  pat  qn*Hflrm«one  dispote 

D*nn  tang  sur  qui  la  Grèee  aujourdlioi  se  repose.     } 

Hais  Toas-mème  est-ce  ainsi  que  tous  exéentes 

LesTOBQX  de  tant  d'États  que  tous  représentes  (a)  ?  (i66S  et  7$) 
a.  Far,  .  .  .  Ainsi  donc ,  il  ne  me  reste  rien 

Qu'à  Tenir  prendre  id  la  place  du  Trojen  : 

(a)  Racine  a  refait  ces  quatre Tcrs,  «Tant  trouTé  sans  doute  qudqne  fonde- 
ment à  la  critique  quVn  aTait  faite  Subligny  :  c  H  me  semble  que  se  repote  r 
tur  un  tang  est  une  étrange  figure....  Exécuter  let  ordret  n*est  pas  la  même 
chose  qu*ex0Ctt/tfr  let  vœux^  qui  ne  se  dit  que  quand  on  a  Toué  quelque  chose  5 
mab  ce  n*étoit  point  un  pèlerinage  que  les  Grecs  aToient  TOué  en  Épire.  » 
{Préface  At  la  Folle  querelle,) 

J.  Racdib.  II  5 


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66  ANDROMAQUE. 

Sur  mon  propre  destin  je  viens  vous  consulter. 
Déjà  même  je  crois  entendre  la  réponse 
Qu'en  secret  contre  moi  voire  haine  prononce. 

HBRMIONE. 

Hé  quoi?  toujours  injuste  en  vos  tristes  discours , 
De  mon  inimitié  vous  plaindrez- vous  toujours  ?  5  a  o 

Quelle  est  cette  rigueur  tant  de  fois  alléguée  ? 
-J'ai  passé  dans  l'Épire ,  où  j'étois  reléguée  : 
Mon  père  Tordonnoit.  Mais  qui  sait  si  depuis 
Je  n'ai  point  en  secret  partagé  vos  ennuis  ? 
r^  Pensez-vous  avoir  seul  éprouvé  des  alarmes  ?  5a  5 

Que  rÉpire  jamais  n'ait  vu  couler  mes  larmes  ? 
Enfin  qui  vous  a  dit  que  malgré  mon  devoir 
Je  n'ai  pas  quelquefois  souhaité  de  vous  voir? 

ORESTE. 

Souhaité  de  ma  voir  !  Ah  !  divine  princesse.... 
Mais,  de...g]râce  y  est-ce  à  moi  que  ce  discours  s'adresse? 
Ouvrez  vos  yeux  :  songez  qu'Oreste  est  devant  vous  *, 
Oreste,  si  longtemps  l'objet  de  leur  courroux. 

HERMIOMB. 

Oui,  c'est  vous  dont  l'amour,  naissant  avec  leurs  charmes, 
Leur  apprit  le  premier  le  pouvoir  de  leurs  armes  ; 
Vous  que  mille  vertus  me  forçoient  d'estimer  ;  535 

Noos  sommes  ennemis,  lui  des  Grecs,  moi  le  vôtre; 
Pyrrhus  protège  l*an,  et  je  voos  livre  l'antre. 
BEUf.  Hé  quoi?  dans  tos  chagrins  sans  raison  affermi, 
Vons  croîres-Toiis  tonjoort.  Seigneur,  mon  ennemi  ? 
[Quelle  est  cette  rigueur  tant  de  fois  alléguée  (a)  ?]  (x668  et  78) 
I.  Far,  Ouvrez  les  yeux  :  songex  qn*Oreste  est  devant  vous.  (1668-76) 

(aJDans  la  Folle  querelle  (acte  III,  scène  vi)  un  des  persopuases  de  la  pièce 
cite  les  quatre  premiers  vers  4e  cette  variante  comme  un  exemple  de  galima- 
tias; et  celui  qiii  fidt  le  rôle  du  défenseur  de  Racine  ne  parvient  pas  à  les  ex- 
pliquer. Subligny  avait  aussi  critiqué,  dans  sa  Préface^  le  vers  : 

Vous  croirez-vous  toujours,  Seigneur,  mon  ennemi  ? 

«  Je  ne  trouve  point,  dit-il,  que  90ut  eroirez-vout  mon  ennemi?  pour  dire:  me 
croirez-vous  votre  ennemi?  soit  une  chose  hien  écrite,  m 


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ACTE  n,  SCÈNE  U,  67 

Vous  que  j*ai  plaint,  enfin  que  je  Toudrois  aimer. 

ORS8TE. 

Je  TOUS  entends.  Tel  est  mon  partage  Ameste  : 
Le  coBor  est  pour  Pyrrfaas ,  et  les  vœux  pour  Oreste. 

HBRMIOlfB. 

Ah  !  ne  souhaitez  pas  le  destin  de  Pyrrhus  : 
Je  TOUS  haîrois  trop. 

ORBSTB, 

Vous  m'en  aimeriez  plus.  540 

Ah  !  que  tous  me  verriez  d'un  regard  bien  contraire  ! 
Vous  me  voulez  aimer,  et  je  ne  puis  vous  plaire  ; 
Et  Tamour  seul  alors  se  faûaaJLQbéir, 
Vous  m'aimeriez ,  Madame ,  en  me  voulant  haïr. 
O  Dieux!  tant  de  respects,  une  amitié  si  tendre..*.    545 
Que  de  raisons  pour  moi ,  si  vous  pouviez  m'entendre  ! 
^Vous  seule  pour  Pyrrhus  disputez  aujourd'hui , 
Peut-être  malgré  vous,  sans  doute  malgré  lui. 
Car  enfin  il  vous  hait  ;  son  âme  ailleurs  éprise 
N'a  plus.... 

HERMIOIfB. 

Qui  VOUS  Ta  dit,  Seigneur,  qu'il  me  méprise  *  ? 
Ses  regards,  ses  discours  vous  l'ont-ils  donc  aggris? 
Jugez-vous  que  ma  vue  inspire  des  mépris , 
Qu'elle  allume  en  un  cœur  des  feux  si  peu  durables  ? 
Peut-être  d'autres  yeux  me  sont  plus  favorables. 

ORESTE. 

Poursuivez  :  il  est  beau  de  m'insulter  ainsi.  55  5 

Cruelle ,  c'est  donc  moi  qui  vous  méprise  ici  ? 
Vos  yeux  n'ont  pas  assez  éprouvé  ma  constance? 
Je  suis  donc  un  témoin  de  leur  peu  de  puissance  ? 
Je  les  ai  méprisés  ?  Ah  !  qu'ils  voudroient  bien  voir 

I.  Lct  éditîoiu  «le  170a,  1713,  172%,  1728^  1750  doaneat  ainsi  ce  vcn 
•  .  Qui  TOUS  a  dit,  Seigneur,  quHl  me  méprise? 


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68  ANDROMAQUE. 

Mon  rival  ^  comme  moi ,  mépriser  leur  pouvoir  !         5  6  o 

HERMIOME. 

Que  m'importe 9  Seigneur,  sa  haine  ou  sa  tendresse? 

Allez  contre  un  rebelle  armer  toute  la  Grèce; 

Rappprtez-lui  le  prix  de  sa  rébellion  ; 

Qu'on  fasse  de  TEpire  un  second  Ilion. 

Allez.  Après  cela  direz-vous  que  je  l'aime  ?  565 

ORESTB. 

Madame ,  faites  plus,  et  venez-y  vous-même. 
Voulez- vous  demeurer  pour  otage  en  ces  lieux  ? 
Venez  dans  tous  les  cœurs  faire  parler  vos  yeux. 
Faisons  de  notre  haine  une  commune  attaque. 

HERM10T9E. 

Mais,  Seigneur,  cependant  s'il  épouse  Andromaque*  ? 

ORESTB. 

Hé!  Madame. 

HERMIONE. 

Songez  quelle  honte  pour  nous 
Si  d'une  Phrygienne  il  devenoit  l'époux  ! 

ORESTB. 

Et  vous  le  haïssez?  Avouez-le,  IMadame, 
L'amour  n'est  pas  un  feu  qu'on  renferme  en  une  âme  : 
Tout  nous  trahit ,  la  voix ,  le  silence ,  les  yeux  ;  575 

Et  les  feux  mal  couverts  n'en  éclatent  que  mieux. 

HERMIONE. 

Seigneur,  je  le  vois  bien ,  votre  âme  prévenue 
Répand  sur  mes  discours  le  venin  qui  la  tue , 
Toujours  dans  mes  raisons  cherche  quelque  détour, 
Et  croit  qu'en  moi  la  haine  est  un  effort  d'amour.      5 80 
D  faut  donc  m'expUquer  :  vous  agirez  ensuite. 
Vous  savez  qu'en  ces  lieux  mon  devoir  m'a  cpnduite; 

I.  Les  éditions  de  1702,  X7i3,  i7ai«  1728,  1750  ont  altéré  ce  rers  aossî.  On 
y  Ht  : 

Mais  y  Seigneur,  cqtendant  il  épouse  Andromaque. 


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ACTE  II,  SCÈNE  II.  6y 

Mon  devoir  m'y  retient ,  et  je  n'en  puis  partir 

Que  mon  père  ou  Pyrrhus  ne  m^en  fasse  sortir. 

De  la  part  de  mon  père  allez  lui  faire  entendre  *■         58  5 

Que  Tennemi  des  Grecs  ne  peut  être  son  gendre  : 

Du  Troyen  ou  de  moi  faites-le  décider  ; 

Qu'il  songe  qui  des  deux  il  veut  rendre  ou  garder  ; 

Enfin  qu'il  me  renvoie,  ou  bien  qu'il  vous  le  livre. 

Adieu.  S'il  y  consent,  je  suis  prête  à  vous  suivre.      590 


SCENE  m. 

ORESTE,  leoiV 

Oui ,  oui,  vous  me  suivrez,  n'en  doutez  nullement: 

Je  vous  réponds  déjà  de  son  consentement. 

Je  ne  crains  pas  enfin  que  Pyrrhus  la  retienne  : 

Il  n'a  devant  les  yeux  que  sa  chère  Troyenne  ; 

Tout  aHtre  objet  le  blesse  ;  et  peut-être  aujourd'hui    595 

Il  n'attend  qu'un  prétexte  à  l'éloigner  de  lui. 

Nous  n'avons  qu'à  parler  :  c'en  est  fait.  Quelle  joie 

D'enlever  à  l'Epire  une  si  belle  proie  ! 

Sauve  tout  ce  qui  reste  et  de  Troie  et  d'Hector; 

Garde  son  fils,  sa  veuve,  et  mille  autres  encor,         600 

Épire  :  c'est  assez  qu'Hermione  readue 

Perde  à  jamais  tes  bords  et  ton  prince  de  vue. 

Mais  un  heureux  destin  le  conduit  en  ces  lieû^^. 

Parlons.  A  tant  d'attraits ,  Amour,  ferme  ses  yeux  ! 

I.  Far,  Aa  nom  de  Méoélas»  allez  loi  laire  entendre.  (1668^} 
a.  L^indication  seul  manque,  après  le   nom  d^oBKsn,  dana  le»  édidoDs 
de  1668  et  de  1673. 


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70  ANDROMAQUE. 

SCÈNE  IV. 
PYRRHUS,  ORESTE,  PHQENIX. 

PYRRHUS. 

Je  VOUS  cherchois,  Seigneur.  Un  peu  de  violence       60  5 
M'a  fait  de  vos  raisons  combattre  la  puissance , 
Je  l'avoue;  et  depuis  que  je  vous  ai  quitté  ^ 
^  J'en  ai  senti  la  force  et  connu  l'équité* 
Tai  songé ,  comme  vous ,  qu'à  la  Grèce ,  à  mon  père, 
A  moi-même  en  un  mot  je  devenois  contraire  ;  610 

Que  je  relevois  Troie,  et  rendois  imparfait 
Tout  ce  qu'a  fait  Achille  et  tout  ce  que  j'ai  fait. 
Je  ne  condamne  plus  un  courroux  légitime , 
Et  l'on  vous  va,  Seigneur,  livrer  votre  victime. 

ORESTB* 

Seigneur,  par  ce  conseil  prudent  et  rigoureux ,  «  x  5 

C'est  acheter  la  paix  du  sang  d'un  malheureux. 

PYRRHUS. 

Oui.  Mais  je  veux ,  Seigneur,  l'assurer  davantage  : 
D'une  étemelle  paix  Hermione  est  le  gage; 
Je  l'épouse.  11  sembloit  qu'un  spectacle  si  doux 
N'attendît  en  ces  lieux  qu'un  témoin  tel  que  vous.      6  a  o 
Vous  y  représentez  tous  les  Grecs  et  son  père , 
Puisqu'en  vous  Ménélas  voit  revivre  son  frère. 
Voyez-la  donc.  Allez.  Dites-lui  que  demain 
J'attends,  avec  la  paix,  son  cœur  de  votre  main. 

ORESTE^. 

Ah  Dieux! 

I.  OBXSTB,  à  part,  (1736  et  M.  Aimé-Martin.) 


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ACTE  II,  SCÈNE  V.  71 

SCÈNE  V. 
PYRRHUS,  PHŒNIX. 

PYRRHUS. 

Hé  bien ,  Pbœnix ,  Tamonr  est-il  le  mahre  ? 
Tes  yeux  refiisent-ils  encor  de  me  connattre  *  ? 

PHOEIflX. 

Ah  !  je  vous  reconnois  ;  et  ce  jnstfe  courroux , 
-^  Ainsi  qu'à  tous  les  Grecs ,  Seigneur ,  vous  rend  à  vous  *. 
-^Ge  n'est  plus  le  jo^uet  d'une  flamme  servile  : 

C'est  Pyrrhus ,  c'est  le  fils  et  le  rival  d'Achille,  63© 

-Que  la  gloire  à  la  fin  ramène  sous  ses  lois , 

Qui  triomphe  de  Troie  une  seconde  fois. 

PYRRHUS. 

Dis  plutôt  qu'aujourd'hui  commence  ma  victoire. 
D'aujourd'hui  seulement  je  jouis  de  nui  gloire  ; 
Et  mon  cœur,  aussi  fier  que  tu  l'as  vu  soumis ,  63  5 

Croit  avoir  en  l'amour  vaincu  mille  ennemis. 
Considère,  Phœnix,  les  troubles  que  j'évite, 
Quelle  foule  de  maux  l'amour  traîne  à  sa  suite, 
Que  d'amis,  de  devoirs  j'allois  sacrifier. 
Quels  périls. ...  Un  regard  m'eût  tout  fait  oublier.      640 
--Tous  les  Grecs  conjurés  fondoient  sur  un  rebelle. 
Je  trouvois  du  plaisir  à  me  perdre  pour  elle. 

phoenîx. 
-Oui ,  je  bénis ,  Seigneur,  l'heureuse  cruauté 
Qui  vous  rend.... 

I.  Voyez  tome  I,  p.  407,  note  b, 

a.  Far,  [Ainsi  qu'à  tous  les  Grecs,  Seigneur,  vous  rend  à  vous.] 

Et  qui  Tauroit  pensé,  qn*nne  si  noble  audace 

D'un  long  abaissement  prendroit  sitât  la  place? 

Qne  l'on  pût  sit6t  vaincre  nn  poison  si  charmant? 

Mais  Pyrrhus,  quand  il  vent,  sait  vaincre  en  nn  moment. 

[Ce  n'est  plus  le  jouet  d'une  flamme  servile.]  (1668  et  78) 


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7a  ANDROMAQUE. 

PYRRHUS. 

Tu  Tas  vu ,  comme  elle  m'a  traité. 
Je  pensois ,  en  voyant  sa  tendresse  alarmée,  645 

Que  son  fils  me  la  dût  renvoyer  désarmée. 
J'allois  voir  le  succès  de  ses  embrassements  : 
îe  n'ai  trouvé  que  pleurs  mêlés  d'emportements. 
Sa  misère  l'aigrit  ;  et  toujours  plus  farouche, 
Cent  fois  le  nom  d'Hector  est  sorti  de  sa  bouche.       6  5o 
Vainement  à  son  fils  j'assurois  mon  secours  : 
«  C'est  Hector,  disoit-elle  en  l'embrassant  toujours; 
Voilà  ses  yeux ,  sa  bouche,  et  déjà  son  audace*  ; 
C'est  lui-même,  c'est  toi,  cher  époux,  que  j'embrasse*.  » 
Et  quelle  est  sa  pensée?  Attend-elle  en  ce  jour  655 

Que  je  lui  laisse  un  fils  pour  nourrir  son  amour  ? 

PHOENIX. 

^Sans  doute.  C'est  le  prix  que  vous  gardoit  l'ingrate. 
Mais  laissez-la ,  Seigneur. 


I.         Sic  oculos,  sic  ille  manus,  sic  ora/erebai, 

(Virgile,  Énéidcy  livre  III,  ver»  490.) 

Ce  vers  a  po  s'offrir  d'autant  plas  natordlement  à  rimitationde  Raone,  que 
Virgile  le  met  dans  la  bouche  d'Andromaque.  Il  y  a  aussi  un  passage  semblable 
dans  les  Trojrennes  de  Sénèque  (vers  46a  et  465-468)  : 

O  nate,  magni  certa  progenies  patriSf . . . 
Tfimiutnque  patri  similis  :  hos  vultus  meus 
ffabebatifector;  talis  incessu  fuity 
Babituque  talis;  sic  tulit  fortes  manus; 
Sic  cetsus  humerisyfronte  sic  torva  minax, 

a.  On  rapporte  qne  Qninault  Dufresne  imitait  la  voix  d'une  femme  en  pro- 
nonçant ces  paroles  :  «  C'est  Hector,  disoit-elle,  ....  etc.  »  ;  et  que  reprenant 
ensuite  une  voix  plus  mâle,  il  continuait  avei;  fierté  : 

Et  quelle  est  sa  pensée?  Attend-elle  en  ce  jour.... 

Ce  contraste  hardi  produisait,  ajoote-t-on,  le  plus  grand  effet,  grâce  an  talent 
de  l'acteur.  «  Mais,  disent  les  éditeurs  du  Racine  de  1807,  il  nous  est  impos- 
sible de  nous  figurer  par  quel  effort  un  acteur  aurait  pu  faire  supporter  dans 
Pyrrhus  ce  qu'on  passe  tout  au  plus  à  Sosie.  »  Sans  révoquer  en  doute  le  té- 
moignage de  ceux  qui  avaient  entendu  Dufresne,  il  faut  convenir  que  W 
comédien  derait  avoir  besoin,  pour  réussir,  d'un  art  bien  discret. 


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ACTE  II,  SCÈNE  V.  73 

PYRRHUS. 

Je  vois  ce  qui  la  flatte. 
Sa  beauté  la  rassure  ;  et  malgré  mon  courroux, 
L'orgueilleuse  m'attend  encore  à  ses  genoux.  660 

Je  la  verrois  aux  miens ,  Phœnix ,  d'un  œil  tranquille. 
Elle  est  yeuye  d'Hector,  et  je  suis  fils  d'Achille  : 
Trop  de  haine  sépare  Andromaque  et  Pyrrhus. 

PHOENIX. 

Commencez  donc ,  Seigneur,  à  ne  m'en  parler  plus  ' . 
Allez  voir  Hermione  ;  et  content  de  lui  plaire ,  665 

Oubliez  à  ses  pieds  jusqu'à  votre  colère. 
Vous-même  à  cet  hymen  venez  la  disposer. 
Est-ce  sur  un  rival  qu'il  s'en  faut  reposer? 
n  ne  l'aime  que  trop. 

PYRRHUS. 

Crois-tu ,  si  je  l'épouse , 
Qu' Andromaque  en  son  cœur  n'en  sera  pas  jalouse*?  670 

I .  RacSne,  qui  aTait  longtemps  fait  ses  délices  des  poésies  d'Oride,  a  peat- 
être  ici  mis  à  profit  le  souvenir  de  ces  vers  du  poète  latin  (Remédia  amority 
▼ers  647  et  648),  que  Loois  Racine  rappelle  à  propos  en  cet  endroit  : 

Ei  malim  taceas^  quark  te  desisse  loquaris. 

Qui  nimium  multis  :  c  Non  amo  »  dicit^  amût. 

9.  Far,  Qa*Andromaqiie  en  secret  n'en  sera  pas  jalouse?  (1668-76) 
—  «  M.  Despréaux,  dit  le  Bolmana  (p.  59),  frondoit  cette  scène  où  M.  Racine 
fait  dire  par  Pyrrhus  à  son  confident  : 

Crois-tu,  si  je  Tépousc, 

Qu* Andromaque  en  son  cœur  n'en  sera  pas  jalouse? 

Sentiment  puéril  qui  revient  à  celui  de  Perse  [Satire  V,  vers  168]  : 

CemeiC  plorabiiy  Dave,  relictaP  » 

Broasette  atteste  aussi  ce  jugement  sévère  de  Boileau,  qui  avait  remarqué,  dit-il, 
que  les  spectateurs  ne  manquaient  jamais  de  sourire  en  cet  endroit.  L'abbé 
'du  Bos  (Réflexions  cri  tiques  j  i'*  partie,  section  xviu)  va  plus  loin,  trop 
loin  sans  doute.  Il  dit  qu'à  la  représentation  de  cette  scène  «  le  parterre  rit 
presque  aussi  haut  qu'à  une  scène  de  comédie.  »  Racine,  que  ce  soit  un  sujet 
de  reproche  ou  de  louange,  parait  certainement  ici  l'émule  de  Térenoe. 
Jean-Baptiste  Rousseau  écrivait  à  Brossette  «  qu'il  avait  toujours  condamné 
cette  scène  en  l'admirant,  parce  que,  quelque  belle  qu'elle  soit,  elle  est  plat6t 
dans  le  genre  comique  ennobli  que  dans  le  genre  tragique.  » 


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74  ANDROMAQUE. 

PHŒNIX. 

Quoi  ?  toujours  Andromaque  occupe  votre  esprit? 
Que  vous  importe,  ô  Dieux!  sa  joie  ou  son  dépit? 
Quel  charme,  malgré  vous,  vers  elle  vous  attire? 

PYRRHUS. 

Non ,  je  n*ai  pas  bien  dit  tout  ce  qu'il  lui  faut  dire  : 
Ma  colère  à  ses  yeux  n*a  paru  qu'à  demi  ;  675 

EUe  ignore  à  quel  point  je  suis  son  ennemi. 
Retournons-y.  Je  veux  la  braver  à  sa  vue , 
"^^t  donner  à  ma  haine  une  libre  ét^iulue. 
Viens  voir  tous  ses  attraits ,  Phœnix,  humiliés. 
Allons. 

PHOENIX. 

Allez,  Seigneur,  vous  jeter  à  ses  pieds.  680 

^Allez,  en  lui  jm:aot  que  votre  âme  Fadore, 
^^  de  nouveaux  mépris  l'encourager  encore. 

PYRRHUS. 

Je  le  vois  bien ,  tu  crois  que  prêt  à  Texcuser 
Mon  cœur  court  après  elle ,  et  cherche  à  s'apaiser. 

PHŒMIX. 

Vous  aimez  :  c'est  assez. 

PYRRHUS. 

Moi  l'aimer  ?  une  ingrate    68  5 
Qui  me  hait  d'autant  plus  que  mon  amour  la  flatte? 
Sans  parents ,  sans  amis ,  sans  espoir  que  sur  moi , 
Je  puis  perdre  son  fils;  peut-être  je  le  doi. 
Étrangère....  que  dis-je?  esclave  dans  l'Épire, 
Je  lui  donne  son  fils,  mon  âme ,  mon  empire;  690 

Et  je  ne  puis  gagner  dans  son  perfide  cœur 
D'autre  rang  que  celui  de  son  persécuteur  ? 
Non,  non,  je  l'ai  juré,  ma  vengeance  est  certaine  : 
n  faut  bien  une  fois  justifier  sa  haine. 
^J'abandonne  son  fils.  Que  de  pleurs  vont  couler  !       695 
De  quel  nom  sa  douleur  me  va-t-elle  appeler  ! 


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ACTE  II,  SCÈNE  V.  75 

~^^Qael  ^ectade  pour  elle  aujourd'hui  se  dispose  ! 
Elle  en  mourra,  Phœnix ,  et  j'en  serai  la  cause. 
C'est  lui  mettre  moi-même  un  poignard  dans  le  sein. 

PHOBNIX. 

£t  pourquoi  donc  en  faire  éclater  le  dessein  ?  700 

Que  ne  consultiez-vous  tantôt  votre  foiblesse? 

PYRRHUS. 

Je  t'entends.  Mais  excuse  un  reste  de  tendresse. 
Crains-tu  pour  ma  colère  un  si  foible  combat? 
D'un  amour  qui  s'éteint  c'est  le  dernier  éclat. 
Allons.  A  tes  conseils ,  Phœnix ,  je  m'abandonne.       705 
Faut-il  livrer  son  fils  ?  faut-il  voir  Hermione  ? 

PHOENIX. 

Oui,  voyez- la,  Seigneur,  et  par  des  vœux  soumis 
—  Protestez-lui.... 

PYRRHUS. 

Faisons  tout  ce  que  j'ai  promis. 


FIN   DU   SECOND  ACTE. 


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76  ANDROMAQUE. 


ACTE  III. 


SCÈNE   PREMIÈRE. 
ORESTE,  PYLADE. 

PTLADE. 

Modérez  donc ,  Seigneur,  cette  fureur  extrême. 

Je  ne  vous  connoîs  plus  :  vous  n'êtes  plus  vous-même.  7 1  o 

Sou&ez.... 

ORESTE* 

Non  j  tes  conseils  ne  sont  plus  de  saison , 
Pylade,  je  suis  las  d'écouter  la  raison. 
C'est  traîner  trop  longtemps  ma  vie  et  mon  supplice  : 
n  faut  que  je  Fenlève ,  ou  bien  que  je  périsse. 
Le  dessein  en  est  pris  y  je  le  veux  achever.  7 1 5 

Oui ,  je  le  veux. 

PYLADB. 

Hé  bien,  il  la  faut  enlever  : 
J  y  consens.  Mais  songez  cependant  où  vous  êtes. 
Que  croira-t-on  de  vous ,  à  voir  ce  que  vous  faites  ? 
Dissimulez  :  calmez  ce  transport  inquiet*  ; 
CSommandez  à  vos  yeux  de  garder  le  secret.  720 

Ces  gardes,  celte  cour,  Tair  qui  vous  environne, 
Tout  dépend  de  Pyrrhus ,  et  surtout  Hermione  *. 

I.  Far,  Faites  taire,  Seigneor,  ce  transport  inquiet.  (166S-76) 

a.  Far.  Tout  dépend  de  Pjrrhos,  et  tortoat  d'Hemiione  (a).  (1668  et  7$) 

{a)  M.  Aimé-BCartin  a  reçu  dans  son  texte  cette  ancienne  leçon,  qui  se  b't 
aussi  dans  les  éditions  de  1736,  de  1768  et  de  1807,  et  que  Geoffiroy  déclare 
une  £iute  grossière. 


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ACTE  III,  SCÈNE  I,  77 

A  ses  regards  surtout  cachez  votre  courroux. 

O  Dieux!  eu  cet  état  pourquoi  la  cherchîezrvous? 

ORESTE. 

Que  sais-je  ?  De  moi-même  étois-je  alors  le  maître  ?     7*5 
La  fureur  m'emportoit,  et  je  venois  peut-être 
Menacer  à  la  fois  Tingrate  et  son  amant. 

PYLADE. 

Et  quel  éloit  le  fruit  de  cet  emportement*  ? 

ORESTE. 

Et  quelle  âme ,  dis-moi ,  ne  seroit  éperdue 

Du  coup  dont  ma  raison  vient  d'être  confondue?       780 

Il  épouse ,  dit-il ,  Hermione  demain  ; 

H  veut,  pour  m'honorer,  la  tenir  de  ma  main. 

Ah  !  plutôt  cette  main  dans  le  sang  du  barbare.... 

PYLADE. 

Vous  Taccusez,  Seigneur,  de  ce  destin  bizarre*. 
Cependant,  tourmenté  de  ses  propres  desseins,  735 

U  est  peut-être  à  plaindre  autant  que  je  vous  plains. 

ORESTE. 

Non ,  non  ;  je  le  connois ,  mon  désespoir  le  flatte  ; 

Sans  moi,  sans  mon  amour,  il  dédaignoit  Tingrate; 

Ses  charmes  jusque-là  n'avoient  pu  le  toucher  : 

Le  cruel  ne  la  prend  que  pour  me  Tarracher.  740 

Ah  Dieux  !  c'en  étoit  fait  :  Hermione  gagnée 

Pour  jamais  de  sa  vue  alloit  être  éloignée. 

Son  cœur,  entre  Tamour  et  le  dépit  confus , 

Pour  se  donner  à  moi  n'attendoit  qu'un  refus; 

I.  Les  éditions  de  17 13  et  de  1728  donnent  ce  vers  ainsi  : 

Et  quel  étoit  le  fruit  de  son  emportement? 

Les  éditions  de  1768,  de  1808  et  celle  de  M.  Aimé-Martin  ont,  ainsi  que 
d^Olivet,  relevé  cette  prétendue  variante,  qui  n'est  qu'une  faute  d'impression, 
a.  L'édition  de  1786  donne  de  ce  vers  et  du  suivant  cette  correction,  tirée, 
y  est-il  dit,  de  l'exemplaire  des  comédiens  : 

Vous  l'accusez,  Seigneur,  de  ce  dessein  bizarre; 
Cependant,  tourmenté  de  ses  propres  destins. 


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78  A1SDR0MAQI3E. 

Se8  yeux  s'ouvroient ,  Pylade  ;  elle  écoutoit  Oreste,  745 
Lui  parloit ,  le  plaignoit.  Un  mot  eût  fait  le  reste. 

PYLADE. 

Vous  le  croyez. 

ORESTE. 

Hé  quoi?  ce  courroux  enflammé 
Contre  un  ingrat...* 

PYLADE. 

Jamais  il  ne  fut  plus  aimé. 
Pensez-vous ,  quand  Pyrrhus  vous  Taureit  accordée, 
Qu^un  prétexte  tout  prêt  ne  Teût  pas  retardée?  750 

M'en  croirez- vous  ?  Lassé  de  des  trompeurs  attraits , 
Au  lieu  de  l'enlever,  fuyez-la  pour  jamais^. 
Quoi  ?  votre  amour  se  veut  charger  d'une  furie 
Qui  vous  détestera ,  qui  toute  votre  vie 
Regrettant  un  hymen  tout  prêt  à  s'achever,  755 

Voudra.... 

ORESTE. 

C'est  pour  cela  que  je  veux  l'enlever. 
Tout  lui  riroit ,  Pylade  ;  et  moi ,  pour  mon  partage , 
Je  n'emporterois  donc  qu'une  inutile  rage? 
J'irois  loin  d'elle  encor  tâcher  de  l'oublier? 
Non,  non ,  à  mes  tourments  je  veux  l'associer.  760 

C'est  trop  gémir  tout  seul.  Je  suis  las  qu'on  me  plaigne  : 
Je  prétends  qu'à  mon  tour  l'inhumaine  me  craigne , 
Et  que  ses  yeux  cruels,  à  pleurer  condamnés, 
Me  rendent  tous  les  noms  que  je  leur  ai  donnés. 

PYLADE. 

Voilà  donc  le  succès  qu'aura  votre  ambassade  :  765 

Oreste  ravisseur  ! 

ORESTE. 

Et  qu'importe ,  Pylade  ? 

I .  Far,  Au  lieo  de  renlerer.  Seigneur,  je  la  fuirais.  (1668  et  73) 
—  II  7  a  dans  ces  deux  éditions yifiraû,  par  un  a,  pour  rimer  arec  attraits. 


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/ 


ACTE  III,  SCENE  I.  79 

Qnand  nos  Etats  vengés  jouiront  de  mes  soins, 

L'ingrate  de  mes  pleurs  jouira- t-elle  moins? 

Et  que  me  servira  que  la  Grèce  m'admire , 

Tandis  que  je  sei'ai  la  fable  de  TÉpire  ?  770 

Que  veux-tu  ?  Mais ,  s'il  faut  ne  te  rien  déguiser, 

Mon  innocence  enfin  commence  à  me  peser. 

Je  ne  sais  de  tout  temps  quelle  injuste  puissance 

Laisse  le  crime  en  paix  et  poursuit  l'innocence. 

De  quelque  part  sur  moi  que  je  tourne  les  yeux ,         775 

Je  ne  vois  que  malheurs  qui  condamnent  les  Dieux. 

Méritons  leur  courroux,  justifions  leur  haine , 

Et  que  le  firuit  du  crime  eu  précède  la  peine. 

Mais  toi,  par  quelle  erreur  veux-tu  toujours  sur  toi 

Détournet*  un  courroux  qui  ne  cherche  que  moi  ?       780 

Assez  et  trop  longtemps  mon  amitié  t'accable*  : 

Évite  un  malheureux ,  abandonne  un  coupable. 

Cher  Pylade ,  crois-moi ,  ta  pitié  te  séduit  *. 

Laisse-moi  des  périls  dont  j'attends  tout  le  fruit. 

Porte  aux  Grecs  cet  enfant  que  Pyrrhus  m'abandonne. 

Va-t'en. 

PYLADE. 

Allons ,  Seigneur,  enlevons  Hermione. 
Au  travers  des  périls  un  grand  cœur  se  fait  jour. 
Que  ne  peut  l'amitié  conduite  par  l'amour  ? 
Allons  de  tous  vos  Grecs  encourager  le  zèle. 


I.  Oreste  dit  de  même  à  Pylade,  dans  VIphigénie  en  Tauride  d'Eoripide 
(▼ers  695)  : 

''û  néÀX*  évfyxc^v  rd»y  i/ifiv  «x^  Mtxfiv. 

Mais  la  scène  d'Euripide  dont  Bacine  s'est  sortoot  inspiré  dans  tout  ce  pas- 
sage est  cdle  de  la  tragédie  A*  Oreste  y  où  se  tronrent  ces  vers  (1068- 1 078)  : 

'OpioTTn^ Mil  fi;vdv>îffxrf /10t. 

£oc  /tiv  ykp  itri  icéXiç,  ifioi  ^*oùk  l<rrc  ^«f.... 
nuià^i7$.  ''H  KoXù  XiXgi^i  xûvifi&v  fiovXtUfiAxotVj  x.  t.  Jl. 

a.  Fàr,  Cher  Pjlade,  crois-moi,  mon  tourment  me  suffit.  (1668-87} 


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8o  ANDROMAQUE. 

Nos  vaisseaux  sont  tout  prêts,  et  le  vent  nous  appelle.  790 
Je  sais  de  ce  palais  tous  les  détours  obscurs; 
Vous  voyez  que  la  mer  en  vient  battre  les  murs; 
Et  cette  nuit,  sans  peine ,  une  secrète  voie 
Jusqu*en  votre  vaisseau  conduira  votre  proie. 

ORBSTE. 

Tabuse,  cher  ami,  de  ton  trop  d'amitié.  7  9^ 

Mais  pardonne  à  des  maux  dont  toi  seul  as  pitié  ; 
Excuse  un  malheureux  ^ui  perd  tout  ce  qu'il  aime , 
Que  tout  le  monde  hait,  et  qui  se  hait  lui-même. 
Que  ne  puis-je  à  mon  tour  dans  un  sort  plus  heureux.... 

PYLADE. 

Dissimulez,  Seigneur  :  c'est  tout  ce  que  je  veux.         800 
Gardez  qu'avant  le  coup  votre  dessein  n'éclate  : 
Oubliez  jusque-là  qu'Hermione  est  ingrate; 
Oubliez  votre  amour.  Elle  vient ,  je  la  voi. 

ORESTE. 

Va-t'en.  Réponds-moi  d'elle ,  et  je  réponds  de  moi. 


SCÈNE  IL 
HERMIONE,  ORESTE,  CLÉONE. 

ORBSTE. 

Hé  bien  !  mes  soins  vous  ont  rendu  votre  conquête.    80$ 
J'ai  vu  Pyrrhus,  Madame,  et  votre  hymen  s'apprête. 

HERMIONB. 

On  le  dit  ;  et  de  plus  on  vient  de  m'assurer 
Que  vous  ne  me  cherchiez  que  pour  m'y  préparer. 

ORESTB. 

Et  votre  âme  à  ses  vœux  ne  sera  pas  rebelle? 

HERMIONE. 

Qui  l'eût  cru ,  que  Pyrrhus  ne  fût  pas  infidèle  ?  810 


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ACTE  III,  SGÈIME  IL  8i 

Que  sa  flamme  attendroit  si  tard  pour  éclater, 

Qu*il  reviendroit  à  moi  quand  je  Tallols  quitter  ? 

Je  veux  croire  avec  vous  qu'il  redoute  la  Grèce , 

Qu*il  suit  son  intérêt  plutôt  que  sa  tendresse, 

Que  mes  yeux  sur  votre  âme  étoient  plus  absolus.     8x5 

ORSSTE. 

Non,  Madame  :  il  vous  aime,  et  je  n'en  doute  plus. 
Vos  yeux  ne  font-ils  pas  tout  ce  qu'ils  veulent  fkire? 
Et  vous  ne  vouliez  pas  sans  doute  lui  déplaire. 

HERMIOIfE. 

Mais  que  puis-je ,  Seigneur  ?  On  a  promis  ma  foi. 

Lui  ravirai-je  un  bien  qu'il  ne  tient  pas  de  moi  ?         8  a  o 

L  amour  ne  règle  pas  le  sort  d'une  princesse  : 

La  gloire  d'obéir  est  tout  ce  cpi'on  nous  laisse. 

Cependant  je  partois;  et  vous  avez  pu  voir 

Combien  je  relàchois  pour  vous  de  mon  devoir. 

ORESTE. 

Ah  !  que  vous  saviez  bien,  cruelle....  Mais,  Madame , 

Chacun  peut  à  son  choix  disposer  de  son  âme. 

La  vôtre  étoit  à  vous.  J'espérois;  mais  enfin 

Vous  Tavez  pu  donner  sans  me  faire  un  larcin. 

Je  vous  accuse  aussi  bien  moins  que  la  fortune. 

Et  pourquoi  vous  lasser  d'une  plainte  importune  ?      8  3  o 

Tel  est  votre  devoir,  je  l'avoue  ;  et  le  mien 

Est  de  vous  épargner  un  si  triste  entretien. 


SCÈNE  III. 
HERMIONE,  CLÉONE. 

HEHMIOIIB. 

Attendois-tu ,  Qéone,  un  courroux  si  modeste  ? 

CLÉONE. 

La  douleur  qui  se  tait  n'en  est  que  plus  funeste. 
J.  Rachts.  n  j  6 


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>^ 


82  ANDROMAQUE. 

Je  le  plains  :  d'autant  plus  qu^auteur  de  son  ennui ,    835 
Le  coup  qui  Ta  perdu  n -est  parti  que  de  lui. 
Ciomptez  depuis  quel  temps  votre  hymen  se  prépare  : 
n  a  parlé  y  Madame ,  et  Pyrrhus  se  déclare. 

BERMIONE. 

Tu  crois  que  Pyrrhus  craint?  Et  que  craint-il  encor? 

Des  peuples  qui  dix  ans  ont  fui  devant  Hector,  840 

Qui  cent  fois  effrayés  de  Tabsence  d'Achille , 

Dans  leurs  vaisseaux  brûlants  ont  cherché  leur  asile. 

Et  qu'on  verroit  encor,  sans  Fappui  de  son  fils, 

Redemander  Hélène  aux  Troyens  impunis  ? 

Non,  Cléone,  il  n'est  point  ennemi  de  lui-même;       84^ 

U  veut  tout  ce  qu'il  fait;  et  s'il  m'épouse,  il  m'aime. 

Mais  qu'Oreste  à  son  g|-é  m'impute  ses  douleurs  : 

N'avons-nous  d'entretien  que  celui  de  ses  pleurs? 

Pyrrhus  revient  à  nous.  Hé  bien  !  chère  Cléone, 

Conçois-tu  les  transports  de  l'heureuse  Hermione  ?    8 5o 

Sais-tu  quel  est  Pyrrhus  ?  T'es-lu  fait  raconter 

Le  nombre  des  exploits....  Mais  qui  les  peut  compter  ? 

Intrépide,  et  partout  suivi  de  la  victoire. 

Charmant,  fidèle  enfin,  rien  ne  manque  à  sa  gloire*. 

Songe.... 

CL^ONS. 

Dissimulez.  Votre  rivale  en  pleurs  8  5  5f 

Vient  à  TÔp  pieds,  sans  doute,  apporter  ses  douleurs. 

•/      i  ^  HERMIONE. 

Dieux  ^^  puis-je  à  ma  joie  abandonner  mon  âme? 
SortopS  i^que  lui  dirois-je  ? 


y,  Qadqnes  éditiont ,  tdles  que  cdles  de  i^ia»  de  17^8  et  de  1736,  ponc- 
t«eat  ùxuji  ce  vers  : 

Cbarmant,  fidèle,  enfin  rien  ne  manque  à  m  gloire. 

Les  éditions  de  1681  et  de  16^7  mettent  en0.fMt€Ûeax  T>^cs»  oc  qui 
ne  détermine  nullement  le  sens.  Le»  «tfB^«|ciennes1éditions  ont  U  ponctuatioa 
que  nous  avons  ad<^tée. 


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ACTE  III,  SCENE  IV.  83 


SCÈNE  IV. 

ANDROMAQUE,  HERMIONE,  CLÈONE, 
CÉPHISE. 

▲NDEOMÀQUB. 

OÙ  fuyez-vous ,  Madame? 
N'est-ce  point  à  vos  yeux  un  spectacle  assez  doux 
Que  la  veuve  d'Hector  pleurante  à  vos  genoux  *  ?        860 
Je  ne  viens  point  ici,  par  de  jalouses  larmes, 
Yous  envier  un  cœur  qui  se  rend  à  vos  charmes. 
Par  une  main  cruelle ,  hélas  !  j*ai  vu  percer^ 
Le  seul  où  mes  regards  prétendoient  s'adresser. 
Ma  flanmie  par  Hector  fut  jadis  allumée  ;  865 

Avec  lui  dans  la  tombe  elle  s'est  enfermée  '. 
Mais  il  me  reste  un  fils.  Vous  saurez  quelque  jour, 
Madame ,  pour  un  fils  jusqu'où  va  notre  amour*  ; 
Mais  vous  ne  saurez  pas,  du  moins  je  le  souhaite ^ 
En  quel  trouble  mortel  son  intérêt  nous  jette ,  870 

Lorsque  de  tant  de  biens  qui  pouvoient  nous  flatter, 
C'est  le  seul  qui  nous  reste ,  et  qu'on  veut  nous  Tôter. 

I .  Racme  imite  ici  Corneille  : 

Placide  sappliant.  Placide  à  tos  genoux 

Vous  doit  être,  Bladame,  on  tped^e  aatez  doox. 

{Théodore^  ver»  99$  et  994.) 
a.  Far.  Par  les  mains  de  son  père,  bêlas!  f  ai  vu  percer.  (1668-76) 

3.  Cest  on  sonrenir  de  ces  vers  de  Virgile  : 

nu  meot^  primus  qui  me,  sihi  j'unxit,  amoret 
AhstulU  :  Me  habeat  tecum^  servetque  sepulcro, 

(Enéide,  Uttc  IV,  Ters  29.) 

4.  On  a  depuis  longtemps  rapproché  ces  vers  des  paroles  que,  dans  So- 
]diode,  Déjanire  adresse  aox  jeunes  Trachiniennes  : 

*û.ç  i'kyà  6yfMf$opa 

Mfjr'  i»/uL$otç  KccioOcoc,  vCv  r*  Amipoç  cl. 

(Trachiniennes,  vers  x4a  et  i43.) 


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84  ANDROMAQUE. 

Hélas  !  lorsque  lassés  de  dix  ans  de  misère, 

Les  Troyens  en  courroux  menaçoient  votre  mère , 

J'ai  su  de  mon  Hector  lui  procurer  F  appui*.  S75 

Vous  pouvez  sur  Pyrrhus  ce  que  j'ai  pu  sur  lui. 

Que  craintron  d'un  enfant  qui  survit  à  sa  perte  ? 

Laissez-moi  le  cacher  en  quelque  lie  déserte. 

Sur  les  soins  de  sa  mère  on  peut  s'en  assurer, 

Et  mon  fils  avec  moi  n'apprendra  qu'à  pleurer.  880 

HBRMIOIfE. 

Je  conçois  vos  douleurs.  Mais  un  devoir  austère, 
Quand  mon  père  a  parlé,  m'ordonne  de  me  taire. 
C'est  lui  qui  de  Pyrrhus  fait  agir  le  courroux. 
S'il  faut  fléchir  Pyrrhus,  qui  le  peut  mieux  que  vous? 
Vos  yeux  assez  longtemps  ont  régné  sur  son  âme.       885 
Faites-le  prononcer  :  j'y  souscrirai,  Madame. 


SCENE  V. 
ANDROMAQUE,  C3ÉPHISE. 

▲NDROMÀQUE. 

Quel  mépris  la  cruelle  attache  à  ses  refus  ! 

CÉPHISE. 

Je  croirois  ses  conseils ,  et  je  verrois  Pyrrhus. 
Un  regard  confondroit  Hermione  et  la  Grèce. 
Mais  lui-même  il  vous  cherche. 


I.  Dans  le  chant  XXFV  de  V Iliade  (tcts  768-772),  Hélène,  pleurant  b  mort 
d'Hector,  rappelle  qu'elle  «Tait  toujours  été  traitée  par  lui  avec  douceur,  et 
que  lorsqu'elle  était  en  bntts  aux  reproches  des  Troyens,  elle  était  consolée 
par  lui. 


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ACTE  III,  SCÈNE  VI.  85 


SCENE  VI. 

PYRRHUS,  ANDROMAQUE,  PHOENIX, 
CÉPHISE. 

PYRRHUS  ,    à  Phœnix  ^. 

Où  donc  est  la  princesse? 
Ne  m'avois-tu  pas  dit  qu'elle  étoit  en  ces  lieux  ? 

PHQBNIX. 

Je  le  croyois. 

ANDROMAQUE ,    à  C^biae. 

Tu  vois  le  pouvoir  de  mes  yeux*. 

PYRRHUS. 

Que  dit-elle,  Phoenix? 

ANDROMAQUE, 

Hélas  !  tout  m'abandonne. 

PHOENIX. 

Allons,  Seigneur,  marchons  sur  les  pas  d'Hermione. 

céPHISB. 

Qu'attendez-vous  ?  rompez  ce  silence  obstiné  ' .  895 

ANDROMAQUE. 

D  a  promis  mon  fils. 

ciPHISE. 

Il  ne  Fa  pas  donné. 

I.  Far.  PYmRHUS,  à  Pkœnix,  dans  le  fond  d»  tkéâire,  (i736) 
a.  Limeaa  de  Boisjennam  dit  dans  son  commentaire  :  c  Ce  Ters  ne  peut 
échapper  à  Andromaque  que  par  un  mouvement  de  coquetterie,  indigne  éga- 
lement de  son  caractère  et  de  la  tragédie.  9  La  Harpe  relère  avec  raison  la 
singuU^  erreur  de  cette  remarque  :  «  C'est,  dit-il,  arec  l'accent  et  l'intention 
d'une  ironie  plaintive  qu' Andromaque  dit  :  «  Voilà  donc  ce  prétendu  pouvoir 
oc  de  mes  yeux  !  tu  vois  ce  que  je  peux  espérer.  »  11  est  à  croire  que  les  comé- 
diens ont  fait  qudquefois  le  même  contre-sens  que  Luneau  de  Boisjermain, 
puisque  la  Harpe  ajoute  :  «  Je  n'ai  jamais  douté  qu'une  mauvaise  tradition 
n'ait  lait  perdre  le  sens  naturel  de  ce  vers,  m 

^.Far.  Qu'attendez-vous?  forces  ce  silence  obstiné.  (1668-87) 


/ 


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se  ANDROMAQUE. 

ANDROMAQUE. 

Non,  non ,  j*ai  beau  pleurer,  sa  mort  est  résolue. 

PYRRHUS. 

Daigne- t-elle  sur  nous  tourner  au  moins  la  vue? 
Quel  orgueil  ! 

ANDROMAQUE. 

Je  ne  fais  que  Firriter  encor. 
Sortons. 

PYRRHUS. 

Allons  aux  Grecs  livrer  le  fils  d'Hector.        900 

ANDROMAQUE*. 

Ah  !  Seigneur ,  arrêtez  !  Que  prétendez-vous  (aire  ? 
Si  vous  livrez  le  fils,  livrez-leur  donc  la  mère. 
Vos  serments  m*ont  tantôt  juré  tant  d'amitié  : 
Dieux!  ne  pourrai-je  au  moins  toucher  votre  pitié*? 
Sans  espoir  de  pardon  m'avez- vous  condanmée  ?        905 

PYRRHUS. 

Phœnix  vous  le  dira,  ma  parole  est  donnée. 

ANDROMAQUE. 

Vous  qui  braviez  pour  moi  tant  de  périls  divers  ! 

PYRRHUS. 

J'étois  aveugle  alors  :  mes  yeux  se  sont  ouverts. 

Sa  grâce  à  vos  désirs  pouvoit  être  accordée; 

Mais  vous  ne  l'avez  pas  seulement  demandée.  910 

C'en  est  fait. 

ANDROMAQUE. 

Ah!  Seigneur,  vous  entendiez'  assez 
Des  soupirs  q*ji  craignoient  de  se  voir  repoussés. 

1.  Les  éditions  de  1786,  1768,  1807,  1808  et  celle  de  M.  Aimé-Martiii 
ajoutent  ici  l'indication  :  c  te  jetant  aux  pieds  de  Pjrrrfuu.  » 

a.  yar.  Dieux  !  n'en  reste-t-il  pas  du  moins  quelque  pitié?  (1668-76) 
—  L'édition  de  1736  a  conserré  cette  variante  dans  le  texte. 

3.  Les  éditions  de  1713  et  de  1728,  an  lieu  de  :  «  tous  entendiez,  »  ont  : 
«  TOUS  attendiez,  9  qui  n'est  qu'une  faute  d'impression.  U  est  étrange  que 
d'OlÎTet  donne  «  tous  attendiez  »  comme  une  Tariante. 


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ACTE  III,  SCÈNE  VI.  87 

Pardonnez  à  Féclat  d*ane  illustre  fortune 

Ce  reste  de  fierté  qui  craint  d*ôtre  importune. 

Yous  ne  Tignorez  pas  :  Andromaque  sans  tous  9  i  5 

N'auroit  jamais  d'un  maître  embrassé  les  genoux  * . 

PYRRHUS. 

Non ,  TOUS  me  haïssez  ;  et  dans  le  fond  de  Tàme 
Vous  craignez  de  devoir  quelque  chose  à  ma  flamme. 
Ce  fils  même ,  ce  fils,  Tobjet  de  tant  de  soins , 
Si  je  Tavois  sauvé ,  vous  Ten  aimeriez  moins.  9*0 

La  haine ,  le  mépris,  contre  moi  tout  s'assemble; 
Vous  me  haïssez  plus  que  tous  les  Grecs  ensemble. 
Jouissez  à  loisir  d*un  si  noble  courroux. 
Allons ,  Phœnix. 

▲NDROMÀQUB. 

Allons  rejoindre  mon  époux. 

ciPHISB. 

Madame.... 

AIIDROMAQUS. 

Et  que  veux-tu  que  je  lui  dise  encore  ?    9^5 
Auteur  de  tous  mes  maux ,  crois- tu  qu'il  les  ignore  ? 
Seigneur,  voyez  Tétat  où  vous  me  réduisez. 
J'ai  vu  mon  père  mort,  et  nos  murs  embrasés; 
J'ai  vu  trancher  les  jours  de  ma  famille  entière. 
Et  mon  époux  sanglant  traîné  sur  la  poussière ,  930 

Son  fils  seul  avec  moi,  réservé  pour  les  fers. 
Biais  que  ne  peut  un  fils?  Je  respire,  je  sers  ^. 
J'ai  fait  plus  :  je  me  suis  quelquefois  consolée 

I .  Ad  genua  accido 

SuppleXy  Ulysse,  quamque  nullius pedes 
Novere  dextram ,  pedibus  admoveo  tuis, 

{Trojennes  de  Sénèque,  Ters  692-694*) 

a.     •    ....  Zfctyk^  fiiv  "Ext 0/90$  Tpcx^i^oirouç 

KcLTgtiov,   Olxrp&ç   T*  lÀtOV  TCUpoOfJitVOV, 

Aùr^  ii  ^ot/iin  vaC;  lie"  *Ap'/tiùiy  e6i7y. 

^ovfCvcv  *ExT0|90;  yv/A^«ûo/xai. 

{andromaque  d'Euripide,  Ters  4oo-4o4-) 


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88  ANDROMAQUE. 

QuHci ,  plutôt  qu'ailleurs,  le  sort  m'eût  exilée  ; 

Qu'heureux  dans  son  malheur,  le  fils  de  tant  de  rois,  935 

Puisqu'il  devoit  servir,  fût  tombé  sous  vos  lois. 

J'ai  cru  cpie  sa  prison  deviendroit  son  asile. 

Jadis  Priam  soumis  fut  respecté  d'Achille  : 

Tattendois  de  son  fils  encor  plus  de  bonté. 

Pardonne,  cher  Hector,  à  ma  créduUté.  940 

Je  n'ai  pu  soupçonner  ton  ennemi  d'un  ciîme  ; 

Malgré  lui-même  enfin  je  F  ai  cru  magnanime. 

Ah  !  s'il  Tétoit  assez  pour  nous  laisser  du  moins 

Au  tombeau  qu'à  ta  cendre  ont  élevé  mes  soins, 

Et  cpie  finissant  là  sa  haine  et  nos  misères,  94 s 

n  ne  séparât  point  des  dépouilles  si  chères  ! 

PYRRHUS. 

Va  m'attendre,  Phœnix. 


SCÈNE  VII. 

PYRRHUS,  ANDROMAQUE,  CÉPHISE. 

PYRRHUS  continue. 

Madame,  demeurez. 
On  peut  vous  rendre  encor  ce  fils  que  vous  pleurez. 
Oui^  je  sens  à  regret  qu'en  excitant  vos  larmes 
Je  ne  fais  contre  moi  que  vous  donner  des  armes.      960 
Je  croyois  apporter  plus  de  haine  en  ces  lieux. 
Mais ,  Madame ,  du  moins  tournez  vers  moi  les  yeux  : 
Voyez  si  mes  regards  sont  d'un  juge  sévère. 
S'ils  sont  d'un  ennemi  qui  cherche  à  vous  déplaire. 
Pourquoi  me  forcez-vous  vous-même  à  vous  trahir?  955 
Au  nom  de  votre  fils,  cessons  de  nous  haïr. 
A  le  sauver  enfin  c'est  moi  qui  vous  convie. 
Faut-il  que  mes  soupirs  vous  demandent  sa  vie? 


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ACTE  III,  SCENE  VIL  89 

Faut-il  qu'en  sa  faveur  j'embrasse  vos  genoux? 

Pour  la  dernière  fois  y  sauvez-le  /  sauvez- vous .  960 

Je  sais  de  quels  serments  je  romps  pour  vous  les  chaînes. 

Combien  je  vais  sur  moi  faire  éclater  de  haines. 

Je  renvoie  Hermione,  et  je  mets  sur  son  front, 

Au  lieu  de  ma  couronne ,  un  éternel  affiront. 

Je  vous  conduis  au  temple  où  son  hymen  s'apprête;  965 

Je  vous  ceins  du  bandeau  préparé  pour  sa  tète. 

Mais  ce  n*est  plus,  Madame,  une  offre*  à  dédaigner  : 

Je  vous  le  dis ,  il  faut  ou  périr  ou  régner  * . 

Mon  cœur,  désespéré  d'un  an  d'ingratitude. 

Ne  peut  plus  de  son  sort  souffrir  Tincertitude.  970 

C'est  craindre ,  menacer  et  gémir  trop  longtemps. 

Je  meurs  si  je  vous  perds,  mais, je  meurs  si  j'attends. 

Songez-y  :  je  vous  laisse;  et  je  viendrai  vous  prendre 

Pour  vous  mener  au  temple,  où  ce  fils  doit  m'attendre; 

Et  là  vous  me  verrez ,  soumis  ou  furieux ,  975 

Vous  couronner,  Madame ,  ou  le  perdre  à  vos  yeux. 


SCÈNE  VIII. 
ANDROMAQUE,  CÉPHISR 

CÉPHISB. 

Je  vous  l'avois  prédît,  qu'en  dépit  de  la  Grèce', 
De  votre  sort  encor  vous  seriez  la  maîtresse. 

I.  An  lieu  de  :  «  une  offre,  n  les  éditions  de  1676,  1681 ,  1689  ont  :  c  un 
offre.  » 

a.         C'est  à  tous  d'y  penser  :  tout  le  choix  qa*on  tous  donneî 
C'est  d'accepter  pour  lui  la  mort  ou  la  couronne. 
Son  sort  est  en  vos  mains  :  aimer  ou  dédaigner 
Le  Ta  faire  périr  on  le  faire  régner. 

(Pertharite^  rers  759-762.) 
3.  Les  éditions  de  1750,  1768,  1807,  1808  et  celle  de  M.  Aimé-Martin  in- 
diquent cette  Taiiante,  que  nous  ne  trouvons  dans  aucun  texte  : 
Hé  bien  !  je  tous  l'ai  dit,  qv'en  dépit  de  la  Gréoe. 


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90  ANDROMAQUE. 

▲ndromàqdb. 
Hélas!  de  quel  effet  tes  discours  soDt  suivis! 
Il  ne  me  restoit  plus  qu'à  condamner  mon  fils.  9S0 

céPHISE. 

Madame,  à  votre  époux  c*est  être  assez  fidèle  : 
Trop  de  vertu  pourroit  vous  rendre  criminelle. 
Lui-même  il  porteroit  votre  âme  à  la  douceur. 

AlfDHOMÀQUB. 

Quoi?  je  lui  donnerois  Pyrrhus  pour  successeur? 

ctfPHISE. 

Ainsi  le  veut  son  fils,  que  les  Grecs  vous  ravissent.    985 

Pensez-vous  qu'après  tout  ses  mânes  en  rougissent; 

Qu*il  méprisât,  Madame,  un  roi  victorieux 

Qui  vous  fait  remonter  au  rang  de  vos  aïeux , 

Qui  foule  aux  pieds  pour  vous  vos  vainqueurs  en  colère , 

Qui  ne  se  souvient  plus  qu'Achille  étoit  son  père,      990 

Qui  dément  ses  exploits  et  les  rend  superflus? 

ANDROMAQUE. 

Dois-je  les  oublier,  s'il  ne  s'en  souvient  plus?    ]/ 

Dois-je  oublier  Hector  privé  de  funérailles, 

Et  traîné  sans  honneur  aulour  de  nos  murailles? 

Dois-je  oublier  son  père  *  à  mes  pieds  renversé,  995 

Ensanglantant  Tautel  qu'il  tenoit  embrassé? 

Songe ,  songe ,  Géphise ,  à  cette  nuit  cruelle 

Qui  fut  pour  tout  un  peuple  une  nuit  éternelle. 

Figure- toi  Pyrrhus*,  les  yeux  étincelants. 

Entrant  à  la  lueur  de  nos  palais  brûlants ,  1000 

Sur  tous  mes  frères  fnorts  se  faisant  un  passage. 

Et  de  sang  tout  couvert  échauffant  le  carnage.       [rants. 

Songe  aux  cris  des  vainqueurs ,  songe  aux  cris  des  mou- 

I.  Les  éditions  de  1768,  de  1807  (la  Harpe),  de  1808  et  celle  de  M.  Aimé- 
Martin  ont  :  «c  mon  père,  *  au  lieu  de  :  «  son  père,  »  qui  est  la  le^n  de  tontes 
les  éditions  imprimées  du  vivant  de  Racine,  et  non  pas  seulement,  comme  le 
dit  M.  Aimé-Martin,  celle  des  premières  éditions. 


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ACTE  III,   SCÈNE  VIII.  91 

Dans  la  flamme  étouffés,  sous  le  fer  expirants. 
Pein&-toi  dans  ces  horreurs  Andromaque  éperdue  :  t  oo5 
Voilà  comme  Pyrrhus  vint  s'offrir  à  ma  vue  ; 
Voilà  par  quels  exploits  il  sut  se  couronner  ; 
Enfin  voilà  Tépoux  que  tu  me  veux  donner. 
Non,  je  ne  serai  point  complice  de  ses  crimes*  ; 
Qu^il  nous  prenne,  s'il  veut,  pour  dernières  victimes,  x  o  i  o 
Tous  mes  ressentiments  lui  seroient  asservis*. 

ClfPHISB. 

Hé  bien  !  allons  donc  voir  expirer  votre  fils  : 

On  n'attend  plus  que  vous.  Vous  frémissez.  Madame! 

▲NDROMÀQUE. 

Ah  !  de  quel  souvenir  viens-tu  frapper  mon  àme  ! 

Quoi  ?  Céphise ,  j'irai  voir  expirer  encor  i  o  1 5 

Ce  fils,  ma  seule  joie,  et  l'image  d'Hector  : 

Ce  fils,  que  de  sa  flamme  il  me  laissa  pour  gage  ! 

Hélas  !  je  m'en  souviens,  le  jour  que  son  courage  ' 

Lui  fit  chercher  Achille,  ou  plutôt  le  trépas, 

n  demanda  son  fils,  et  le  prit  dans  ses  bras*  :  xoao 

«  Chère  épouse,  dit-il  en  essuyant  mes  larmes, 

J'ignore  quel  succès  le  sort  garde  à  mes  armes; 

Je  te  laisse  mon  fils  pour  gage  de  ma  foi  : 

S'il  me  perd ,  je  prétends  qu'il  me  retrouve  en  toi. 

Si  d'un  heureux  hymen  la  mémoire  t'est  chère,         x  oa  5 

Montre  au  fils  à  quel  point  tu  chérissois  le  père.  >• 

Et  je  puis  voir  répandre  un  sang  si  précieux? 

Et  je  laisse  avec  lui  périr  tous  ses  aïeux  ? 


1.  On  lit  dans  l'édition  de  1713  :  «  cm  crimes,  »  au  lien  de  :  «  ses  crimett.» 

2.  Les  éditions  de  1768,  de  1807,  de  1808  et  celle  de  M.  Aimé-Martin  ont 
mis  à  tort  après  ce  vers  un  point  d'exclamation,  qui  n'est  point  dans  les  an- 
ciennes éditions,  et  qui  affaiblit  le  sens. 

3.  Var,  Hélas!  il  m'en  souTient,  le  jour  que  ton  courage.  (1668  et  78) 

4.  Racine  introduit  ici,  avec  beaucoup  d'art,  le  souvenir  des  adieux  d'Hec- 
tor et  d'Andromaque  dans  le  sixième  livre  de  V Iliade,  Mais  dans  les  paroles  qu'il 
prête  à  Hector,  il  n'a  rien  emprunté  k  Homère. 


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9a  ANDROMAQUE. 

Roi  barbare,  faut-il  que  mon  crime  l'entratne? 

Si  je  te  hais ,  est-il  coupable  de  ma  haine?  x  o 3o 

T'a-tril  de  tous  les  siens  reproché  le  trépas? 

S*est-il  plaint  à  tes  yeux  des  maux  qu'il  ne  sent  pas? 

Mais  cependant ,  mon  fils,  tu  meurs,  si  je  n'airète 

Le  fer  que  le  cruel  tient  levé  sur  ta  tête*. 

Je  l'en  puis  détourner ,  et  je  t'y  vais  oflFrir  ?  i  o  3  5 

Non ,  tu  ne  mourras  point  :  je  ne  le  puis  souffrir. 

Allons  trouver  Pyrrhus.  Mais  non ,  chère  Géphise, 

Va  le  trouver  pour  moi. 

CÉPHISB. 

Que  faut-il  que  je  dise? 

▲NDROMAQDE. 

Dis-lui  que  de  mon  fils  Tamour  est  assez  fort.... 
Crois-tu  que  dans  son  cœur  il  ait  juré  sa  mort  ?        1040 
L'amour  peut-il  si  loin  pousser  sa  barbarie? 

céPHISB. 

Madame,  il  va  bientôt  revenir  en  furie. 

ANDROMAQDE. 

Hé  bien  !  va  l'assurer.... 

CIÎPHISE. 

De  quoi?  de  votre  foi? 

▲NDROifAQUE. 

Hélas!  pour  la  promettre  est-elle  encore  à  moi? 

O  cendres  d'un  époux  !  ô  Troyens  !  ô  mon  père  !       1045 

O  mon  fils,  que  tes  jours  coûtent  cher  à  ta  mère  ^  ! 

AlloDS. 


I.  f^ar.  Le  fer  que  ce  cniel  dent  leTé  sur  ta  t^.  (1668  et  73) 
a.  Andromaqae,  dans  Euripide,  prend  également  à  témoin  son  fils  dn  sa- 
crifice qu'elle  lui  fait.  Le  mouTcment  est  le  même  : 

'Û  Tixvoy,  ^  TfxoOaà  a',  é»ç  au  u^  ^«vijïÇ, 

(Andromaque^  rers  4i4-4l^-^ 


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ACTE  III,  SCÈNE  VIIL  9^ 

CiPHISB. 

Où  donc,  Madame?  et  que  résolvez- vous? 

ANDROlfAQUE. 

Allons  sur  son  tombeau  consulter  mon  époux. 


FIN    DU    TEOlSliMB  ACTE. 


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94  ANDROMAQUE. 


ACTE   IV. 


SCENE   PREMIERE. 
ANDROMAQUE,  CÉPHISE. 

CéPHISE. 

Ah  !  je  n*en  doute  point  :  c'est  votre  époux ,  Madame, 

G^est  Hector  qui  produit  ce  miracle  en  yotre  âme.    i  o5o 

n  veut  que  Troie  encor  se  puisse  relever 

Avec  cet  heureux  fils  qu^il  vous  fait  conserver. 

Pyrrhus  vous  Fa  promis.  Vous  venez  de  Tentendref 

Madame  :  il  n'attendoit  qu^un  mot  pour  vous  le  rendre. 

Croyez-en  ses  transports  :  père,  sceptre,  alliés,       io55 

Content  de  votre  cœur,  il  met  tout  à  vos  pieds. 

Sur  lui,  sur  tout  son  peuple  il  vous  rend  souveraine ^ 

Est-ce  là  ce  vainqueur  digne  de  tant  de  haine? 

Déjà  contre  les  Grecs  plein  d'un  noble  courroux, 

Le  soin  de  votre  fils  le  touche  autant  que  vous  :       1 060 

n  prévient  leur  fureur,  il  lui  laisse  sa  garde  ; 

Pour  ne  pas  Texposer,  lui-même  il  se  hasarde. 

Mais  tout  s'apprête  au  temple,  et  vous  avez  promis'. 

ANDROMAQUE. 

Oui,  je  m'y  trouverai.  Mais  allons  voir  mon  fils. 

céPHISB. 

Madame,  qui  vous  presse?  H  suffit  que  sa  vue  106 5 

I.  La  Htfpe  Cût  remarquer  le  même  tour  dans  le  ytn  ijS  de  Bérémiôt: 

n  Ta  sur  tant  d'Éuts  couronner  Bérénice. 

9.  Les  édttiona  de  1668,  de  1673  et  de  1676  ont  ploneart  points  à  b  fin 
de  ce  vers.  ' 


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ACTE  IV,  SCÈNE  I.  qS 

Désormais  à  vos  yeux  ne  soit  plus  défendue. 
Vous  lui  pourrez  bientôt  prodiguer  vos  bontés, 
Et  vos  embrassements  ne  seront  plus  comptés. 
Quel  plaisir  d'élever  un  en&nt  qu'on  voit  craître  *, 
Non  plus  comme  un  esclave  élevé  pour  son  maître  ,1070 
Mais  pour  voir  avec  lui  renaître  tant  de  rois  '  ! 

AlfDROMAQUE. 

Céphise,  allons  le  voir  pour  la  dernière  fois. 

CÉPHISB. 

Que  dites-vous?  ô  Dieux! 

ANDROMÀQUB. 

O  ma  chère  Géphise , 
Ce  n'est  point  avec  toi  que  mon  cœur  se  déguise. 
Ta  foi ,  dans  mon  malheur,  s'est  montrée  à  mes  yeux  ; 
Mais  j'ai  cru  qu*à  mon  tour  tu  me  connoissois  mieux. 
Quoi  donc?  as-tu  pensé  qu'Andromaque  infidèle 
Pût  trahir  un  époux  qui  croit  revivre  en  elle; 
Et  que  de  tant  de  morts  réveillant  la  douleur, 
Le  soin  de  mon  repos  me  fit  troubler  le  leur  ?  1080 

Est-ce  là  cette  ardeur  tant  promise  à  sa  cendre  '  ? 
Mais  son  fils  périssoit:  il  l'a  fallu  défendre. 
Pyrrhus  en  m'épousant  s'en  déclare  l'appui  ; 
n  suffit  :  je  veux  bien  m'en  reposer  sur  lui. 
Je  sais  quel  est  Pyrrhus.  Violent,  mais  sincère,       108 5 

I .  Toutes  les  éditioiis  imprimées  du  Tivant  de  Racine  ont,  dans  oe  Ten, 
eraUtrefet  non  croistre.  On  prononçait  encore  eraître.  Geoffroy  n'aorait  donc 
pM  dA  dire  ici  :  «  Croître  et  maître  ne  riment  ni  à  l'ceil  ni  à  Toreille.  » 

a.  Héonbe,  dans  les  TVo^tf/wMf  d'£oripide  (tcts  707-713),  donne  à  Andro- 
maqne  de  semblables  conseils  : 

Tiujoc.  ik  Tov  mLpévxfx.  iivnSrriv  viOtv,.,» 

Kocv  ipàç  rxit, 

.  .  .  irat^a  rdv^t  ntctiàç  ixBpt^tixi  àv 
TpoioL  fUytarov  ùfOr)u.',  l»'  oX  irort 
'Ex  aoQ  ytvo'/Acvoc  it(XÎO€ç  HJlcoy  TcAXtif 
KftTOcx^acceev,  xcd  vàXiç  ytfvocr'  Ire. 

3*         Nom  sennUa  fides  eineri  promista  Siehmo, 

(Virgile,  ÉMéide^  lirre  IV,  vert  55a.) 


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96  ANDROMAQUE. 

Céphise ,  il  fera  plus  qu  il  n*a  promis  de  faire. 

Sur  le  courroux  des  Grecs  je  m'en  repose  encor  : 

Leur  haine  va  donner  un  père  au  fils  d'Hector. 

Je  vais  donc,  puisqu'il  faut  que  je  me  sacrifie, 

Assurer  à  Pyrrhus  le  reste  de  ma  vie  ;  1090 

Je  vais,  en  recevant  sa  foi  sur  les  autels , 

L'engager  à  mon  ms  par  des  nœuds  immortels. 

Mais  aussitôt  ma  main ,  à  moi  seule  funeste , 

D'une  infidèle  vie  abrégera  le  reste , 

Et  sauvant  ma  vertu ,  rendra  ce  que  je  doi  x  095 

A  Pyrrhus ,  à  mon  fils ,  à  mon  époux ,  à  moi. 

Yoilà  de  mon  amour  l'innocent  stratagème  ; 

Yoilà  ce  qu'un  époux  m'a  commandé  lui-même. 

rirai  seule  rejoindre  Hector  et  mes  aïeux. 

Céphise ,  c'est  à  toi  de  me  feimèr  les  yeux.  x  x 00 

CÉPHISE. 

Ah  !  ne  prétendez  pas  que  je  puisse  survivre  *.... 

ANDROMAQUE. 

Non,  non,  jeté  défends,  Céphise,  de  me  suivre. 

Je  confie  à  tes  soins  mon  unique  trésor  : 

Si  tu  vivois  pour  moi ,  vis  pour  le  fils  d'Hector. 

De  l'espoir  des  Troyens  seule  dépositaire,  x  x  o  5 

Songe  à  combien  de  rois  tu  deviens  nécessaire. 

Veille  auprès  de  Pyrrhus  ;  fais-lui  garder  sa  foi  : 

S'il  le  faut,  je  consens  qu'on  lui  parle  de  moi^. 

Fais-lui  valoir  l'hymen  où  je  me  suis  rangée  ; 

Dis-lui  qu'avant  ma  mort  je  lui  fiis  engagée ,  i  x  t  o 

Que  ses  ressentiments  doivent  être  effacés. 

Qu'en  lui  laissant  mon  fils ,  c'est  l'estimer  assez. 

Fais  connottre  à  mon  fils  les  héros  de  sa  race  ; 

Autant  que  tu  pourras  ,  conduis-le  sur  leur  trace. 

I.  TeDe  est  la  ponctuation  de  Védition  de  1676  et  des  sniTantes.  Les  dem 
premières  (1668  et  1673)  n'ont  qu'un  point  à  la  fin  du  Ters. 

a.  f^ar^  S'il  le  faut,  je  cooseni  que  tu  parles  de  moi.  (1668-76] 


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ACTE  IV,  SCÈNE  I.  97 

Dis-lui  par  quels  exploits  leurs  noms  ont  éclaté,      1 1 1 5 

Plutôt  ce  qu'ils  ont  fait  que  ce  qu'ils  ont  été  ; 

Parle-lui  tous  les  jours  des  vertus  de  son  père  ; 

Et  quelquefois  aussi  parle-lui  de  sa  mère. 

Mais  qu'il  ne  songe  plus,  Géphise,  à  nous  venger  : 

Nous  lui  laissons  un  maître ,  il  le  doit  ménager.       x  i  a  o 

Qu'il  ait  de  ses  ateux  un  souvenir  modeste  *  : 

n  est  du  sang  d'Hector,  mais  il  en  est  le  reste; 

Et  pour  ce  reste  enfin  j'ai  moi-même  en  un  jour 

Sacrifié  mon  sang,  ma  haine  et  mon  amour. 

CÉPHISE. 

Hélas! 

▲ITOROMAQUB. 

Ne  me  suis  point ,  si  ton  cœur  en  alarmes      x  1 2  5 
Prévoit  qu'il  ne  pourra  commander  à  tes  larmes. 
On  vient.  Cache  tes  pleurs ,  Géphise  ;  et  souviens-toi 
Que  le  sort  d'Andromaque  est  commis  à  ta  foi. 
C'est  Hermione.  Allons,  fiiyons  sa  violence. 


SCÈNE  IL 
HERMIONE,  CLÉONE. 

CLEOIT£. 

Non ,  je  ne  puis  assez  admirer  ce  silence.  x  x  3  o 

Vous  vous  taisez ,  Madame;  et  ce  cruel  mépris 

N'a  pas  du  moindre  trouble  agité  vos  esprits? 

Vous  soutenez  en  paix  une  si  rude  attaque. 

Vous  qu*on  voyoit  frémir  au  seul  nom  d'Andromaque  ? 

Vous  qui  sans  désespoir  ne  pouviez  endurer  x  1 3  5 

I .  Ce  toot  les  conseils  qn'Androinaque  donne  à  son  fik  dans  Us  Troystmes 
de  Sénèqne  (Ters  713  et  sairants)  : 

Ponê  éx  tmimo  rêge*  atavos,  .  .  . 
Gsre  captUmm • 

J.  Ragivb.  U  7 


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98  ANDROMAQUE. 

Que  Pjrrrhus  d'un  regard  la  voulût  honorer? 

n  réponse  :  il  lui  donne ,  avec  son  diadème, 

La  foi  que  vous  venez  de  recevoir  vous-même , 

Et  votre  bouche  encor  muette  à  tant  d*ennui 

N*a  pas  daigné  s'ouvrir  pour  se  plaindre  de  lui  !        1 1 40 

Ah  !  que  je  crains ,  Madame,  un  calme  si  funeste  ^  ! 

Et  qu'il  vaudroit  bien  mieux.... 

HEEMIONB. 

Fais-tu  venir  Oreste? 

G  LEONE. 

I)  vient,  Madame ,  il  vient;  et  vous  pouvez  juger 
Que  bientôt  à  vos  pieds  il  alloit  se  ranger. 
Prêt  à  servir  toujours  sans  espoir  de  salaire  ^,  1 1 4  5 

Vos  yeux  ne  sont  que  trop  assurés  de  lui  plaire. 
Mais  il  entre. 

SCENE  III. 
ORESTE,  HERMIONE,  CLÉONE. 

ORESTB. 

Ah  !  Madame ,  est-il  vrai  qu'une  fois 
Oreste  en  vous  cherchant  obéisse  à  vos  lois  ? 
Ne  m'a-t-on  point  flatté  d'une  fausse  espérance  ? 
Avez-vous  en  effet  souhaité  ma  présence  ?  1 1 5o 

Croirai-je  que  vos  yeux ,  à  la  fin  désarmés , 
Veulent.... 

HERMIONE. 

Je  veux  savoir.  Seigneur,  si  vous  m'aimez. 

I ài^oi)^  hnùiç 

Mil  'x  T^ç  acMir^f  rVicSt  àya/i/dij^cc  xttxA, 

(Sophocle,  Œdipe  roi,  ftn  io6a  et  io63.) 

a.  Noos  aTODf  soiTi,  pour  la  ponctoatioii  de  ce  Tert  et  do  précédent,  tootet 
les  éditions  imprimées  do  vivant  de  Racine.  M.  Aimé-Martin  a  mis  une  virgule 
après  se  ranger,  deux  points  après  salmire. 


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ACTE   IV,    SCÈNE  IIL  99 

ORBSTB» 

Si  je  vous  aime  ?  O  Dieux  !  mes  serments ,  mes  parjures, 
Ma  fuite,  mon  retour,  mes  respects ,  mes  injures, 
Mon  désespoir,  mes  yeux  de  pleurs  toujours  noyés ,  1 1 5  5 
Quels  témoins  croirez-vous ,  si  vous  ne  les  croyez  ? 

HBRMIONB. 

Vengez-moi,  je  crois  tout. 

ORBSTB. 

Hé  bien!  allons,  Madame  : 
Mettons  encore  un  coup  toute  la  Grèce  en  flanmie  ; 
Prenons,  en  signalant  mon  bras  et  votre  nom , 
Vous ,  la  place  d'Hélène ,  et  moi ,  d'Âgamemnon.      x  1 6 o 
De  Troie  en  ce  pays  réveillons  les  misères; 
Et  qu'on  parle  de  nous ,  ainsi  que  de  nos  pères. 
Partons ,  je  suis  tout  prêt. 

HBRMIOITB. 

Non ,  Seigneur,  demeurons  : 
Je  ne  veux  pas  si  loin  porter  de  tels  affronts. 
Quoi  ?  de  mes  ennemis  couronnant  Tinsolence ,        1 1 6  5 
rirois  attendre  ailleurs  une  lente  vengeance? 
Et  je  m'en  remettrois  au  destin  des  combats, 
Qui  peut-être  à  la  fin  ne  me  vengeroit  pas? 
Je  veux  qu'à  mon  départ  toute  TEpire  pleure. 
Mais  si  vous  me  vengez,  vengez-moi  dans  une  heure.  1 1 7  o 
Tous  vos  retardements  sont  pour  moi  des  refus. 
Gourez  au  temple.  U  faut  immoler.... 

ORBSTB* 

Qui? 

HBRMIONB. 

Pyrrhus. 

ORBSTB. 

Pyrrhus,  Madame? 

HBRMIONB. 

Hé  quoi?  votre  haine  chancelle? 


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loo  ANDROMAQUE. 

Ah  !  courez ,  et  craignez  que  je  ne  vous  rappelle. 
N'alléguez  point  des  droits  que  je  veux  oublier  ;       1175 
Et  ce  n'est  pas  à  vous  à  le  justifier. 

ORESTB. 

Moi,  je  Texcuserois?  Ah  !  vos  bontés,  Madame, 

Ont  gravé  trop  avant  ses  crimes  dans  mon  âme. 

Vengeons-nous,  j'y  consens,  mais  par  d'autres  chemins. 

Soyons  ses  ennemis ,  et  non  ses  assassins  :  1 1 8  o 

Faisons  de  sa  ruine  une  juste  conquête. 

Quoi?  pour  réponse  aux  Grecs  porterai-je  sa  tète? 

Et  n'ai-je  pris  sur  moi  le  soin  de  tout  l'Etat 

Que  pour  m'en  acquitter  par  un  assassinat? 

Souffrez,  au  nom  des  Dieux,  que  la  Grèce  s'explique,  1 1 8  5 

Et  qu'il  meure  chargé  de  la  haine  publique. 

Souvenez- vous  qu'il  règne,  et  qu'un  front  couronné.... 

H£RHIONB. 

Ne  vous  suflSt-il  pas  que  je  l'ai  condamné? 

Ne  vous  suiBt-il  pas  que  ma  gloire  offensée 

Demande  une  victime  à  moi  seule  adressée;  1 1 90 

Qu'Hermione  est  le  prix  d'un  tyran  opprimé; 

Que  je  le  hais;  enfin.  Seigneur,  que  je  l'aimai*  ? 

Je  ne  m'en  cache  point  :  l'ingrat  m'avoit  su  plaire , 

Soit  qu'ainsi  l'ordonnât  mon  amour  ou  mon  père. 

N'importe;  mais  enfin  réglez-vous  là-dessus.  1x95 

Malgré  mes  vœux.  Seigneur,  honteusement  déçus, 

Malgré  la  juste  horreur  que  son  crime  me  donne , 

Tant  qu'il  vivra  craignez  que  je  ne  lui  pardonne. 

Doutez  jusqu'à  sa  mort  d'un  couitoux  incertain  : 

S'il  ne  meurt  aujourd'hui,  je  puis  l'aimer  demain,    xaoo 

OBBSTE. 

Hé  bien!  il  faut  le  perdre,  et  prévenir  sa  grâce; 

I.  Ce  mot  est  écrit  aimé  dans  rédition  de  1697.  Les  précédentes  portent 
mimay  on  aimai.  Vojes  pins  haot  (p.  56)  b  note  du  Ters  Sao. 


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ACTE  IV,  SCÈNE  III.  101 

Il  faot....  Maïs  cependant  que  fiaul-il  que  je  fasse? 
Gomment  puis-je  sitôt  servir  votre  courroux? 
Quel  chemin  jusqu'à  lui  peut  conduire  mes  coups? 
A  peine  suis-je  encore  arrivé  dans  TEpire ,  i  a  o  5 

Vous  voulez  par  mes  mains  renverser  un  empire  ; 
Vous  voulez  qu'un  roi  meure ,  et  pour  son  châtiment 
Vous  ne  donnez  qu'un  jour,  qu'une  heure,  qu'un  moment. 
Aux  yeux  de  tout  son  peuple  il  faut  que  je  l'opprime*  ! 
Laissez-moi  vers  l'autel  conduire  ma  victime ,  x  a  i  • 

Je  ne  m'en  défends  plus  ;  et  je  ne  veux  qu'aller 
Reconnottre  la  place  où  je  dois  l'immoler. 
Cette  nuit  je  vous  sers,  cette  nuit  je  l'attaque. 

HBRMIONE. 

Mais  cependant  ce  jour  il  épouse  Andromaque. 

Dans  le  temple  déjà  le  trône  est  élevé  ;  i  a  1 5 

Ma  honte  est  confirmée ,  et  son  crime  achevé. 

Enfin  qu'attendez- vous  ?  Il  vous  offre  sa  tête  : 

Sans  gardes,  sans  défense  il  marche  à  cette  fête; 

Autour  du  fiils  d'Hector  il  les  fait  tous  ranger; 

n  s'abandonne  au  bras  qui  me  voudra  venger.  i  a ao 

Voulez- vous,  malgré  lui,  prendre  soin  de  sa  vie? 

Armez,  avec  vos  Grecs,  tous  ceux  qui  m'ont  suivie; 

Soulevez  vos  amis  :  tous  les  miens  sont  à  vous. 

n  me  trahit ,  vous  trompe ,  et  nous  méprise  tous. 

Mais  quoi?  déjà  leur  haine  est  égale  à  la  mienne  :      i  a  a  5 

Elle  épargne  à  regret  l'époux  d'une  Troyenne. 

Parlez  :  mon  ennemi  ne  vous  peut  échapper, 

Ou  plutôt  il  ne  faut  que  les  laisser  frapper. 

Conduisez  ou  suivez  une  fureur  si  belle  ; 

Revenez  tout  couvert  du  sang  de  l'infidèle  ;  i  a  3  o 

Allez  :  en  cet  état  soyez  sûr  de  mon  cœur. 


I.  opprimer^  dans  ce  sens  de  surprendre  et  accabler^  est  an  latininne  que 
Texemple  de  Racine  n'a  pu  introdoire  dans  la  langue. 


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I02  AMDROMAQUE. 

ORSSTB. 

Biais,  Madame,  songez.... 

HBRMIOIfE. 

Ah  !  c'en  est  trop ,  Seigneur. 
Tant  de  raisonnements  offensent  ma  colère  *. 
J'ai  Touln  vous  donner  les  moyens  de  me  plaire, 
Rendre  Oreste  content;  mais  enfin  je  vois  bien        ra35 
Qu*il  veut  toujours  se  plaindre ,  et  ne  mériter  rien. 
Partez  :  allez  ailleurs  vanter  votre  constance. 
Et  me  laissez  ici  le  soin  de  ma  vengeance. 
De  mes  lâches  bontés  mon  courage  est  oonfîis, 
Et  c'est  trop  en  un  jour  essuyer  de  refus.  1240 

Je  m'en  vais  seule  au  temple ,  où  leur  hymen  s'apprête , 
Où  vous  n'osez  aller  mériter  ma  conquête. 
Là ,  de  mon  ennemi  je  saurai  m'approcher  : 
Je  percerai  le  cœur  que  je  n'ai  pu  toucher; 
Et  mes  sanglantes  mains,  sur  moi-même  tournées  ',  1245 
Aussitôt,  malgré  lui,  joindront  nos  destinées; 
Et  tout  ingrat  qu'il  est,  il  me  sera  plus  doux 
De  mourir  avec  lui  que  de  vivre  avec  vous. 

I.  Dans  la  scène  !▼  de  Pacte  III  de  Cinnot  Emilie  dit  à  Cinna: 

II  suffit,  je  t'entends  ; 
Je  Tois  ton  repentir  et  tes  toux  inconstanti.... 
Sans  emprunter  U  main  pour  serrir  ma  colère, 
Je  saurai  bien  venger  mon  pays  et  mon  père.... 
Mes  jours  arec  les  siens  se  vont  précipiter, 
Puisque  ta  lâdieté  n'ose  me  mériter. 
Viens  me  voir  dans  son  sang  et  dans  le  mien  baignée. 

En  eomporant  les  deux  scènes,  on  trouvera  entre  elles  des  rapports  frappants, 
nais  i^utAt  pour  les  idées  que  pour  l'expression. 
9.  Vers  la  fin  de  la  même  scène  de  Cinna  : 

Mais  ma  main,  aussitôt  contre  mon  sein  toomée, 
Aux  mânes  d'un  tel  prince  immolant  votre  amant, 
A  mon  crime  forcé  joindra  mon  châtiment. 

Ici,  an  contraire,  c'est  pour  Tex pression  seolement  que  ces  vers,  prononcés 
par  Cinna,  non  par  Emilie,  peuvent  être  rapprochés  de  ceux  de  Radne. 


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ACTE  IV,  SCËNE  III.  io3 

ORBSTE. 

Non,  je  vous  priverai  de  ce  plaisir  funeste, 

Madame  :  il  ne  mourra  que  de  la  main  d'Oreste.      i%So 

Vos  ennemis  par  moi  vont  vous  être  immolés*, 

Et  vous  reoonnottrez  mes  soins,  si  vous  voulez*. 

BERMIONE. 

Allez.  De  votre  sort  laissez-moi  la  conduite, 

Et  que  tous  vos  vaisseaux  soient  prêts  pour  notre  ftiite  *. 


SCÈNE  IV. 
HERMIONE,  CLÉONE. 

CLÉONB. 

Vous  VOUS  perdez,  Madame  ;  et  vous  devez  songer. ...  i  a  5  5 

HERMIONE. 

Que  je  me  perde  ou  non,  je  songe  à  me  venger. 

Je  ne  sais  même  encor,  quoi  qu'il  m'ait  pu  promettre , 

Sur  d'autres  que  sur  moi  si  je  dois  m'en  remettre. 

Pyrrhus  n'est  pas  coupable  à  ses  yeux  comme  aux  miens. 

Et  je  tiendrois  mes  coups  bien  plus  sûrs  que  les  siens .  i  a  6  o 

Quel  plaisir  de  venger  moi-même  mon  injure , 

De  retirer  mon  bras  teint  du  sang  du  parjure. 

Et  pour  rendre  sa  peine  et  mes  plaisirs  plus  grands, 

I.  Les  édition!  de  170a,  I7aa  et  1750  ont  : 

Tôt  ennonis  par  moi  toos  ront  être  immolés. 

a.  Entre  ce  Ters  et  le  suivant  on  lit  dans  les  éditions  de  1668  à  1S76  : 

Mais  que  dis-je  ?  ah  !  plutôt  permettez  que  j'espère. 
Excusez  un  amant  que  trouble  sa  misèrei 
Qui  tout  prêt  d'être  heureux,  envie  encor  le  sort 
D*un  ingrat,  condamné  par  vous-même  à  la  mort. 

3.  On  peut  comparer  cette  scène  avec  la  scène  1  de  Tacte  II  de  Perdante, 
a  Éduîge,  dit  Voltaire,  est  avec  son  Garibalde  précisément  dans  la  même  situa- 
tion qn'Oreste  avec  Hermione.  »  Voltaire  marque  aussi  quelques  ressemblances 
entre  U  même  scène  de  Perthatite  et  U  scène  n  de  l'acte  II  dans  Andromaqitê. 


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io4  ANDROMAQUE. 

De  cacher  ma  rivale  à  ses  regards  mourants  ! 

Ah  !  si  du  moins  Oreste,  en  punissant  son  crime,     i a65 

Lui  laissoit  le  regret  de  mourir  ma  victime  ! 

Va  le  trouver  :  dis-lui  qu'il  apprenne  à  Tingrat 

Qu'on  rimmole  à  ma  haine,  et  non  pas  à  FÉtat. 

Chère  Cléone,  cours.  Ma  vengeance  est  perdue 

S'il  ignore  en  mourant  que  c'est  moi  qui  le  tue  * .      1270 

CLÉONE. 

Je  vous  obérai.  Mais  qu'est-ce  que  je  voi? 

O  Dieux!  Qui  l'auroit  cru,  Madame?  C'est  le  Roi! 

HERMIONE. 

Ah  !  cours  après  Oreste  ;  et  dis-lui ,  ma  Cléone , 
Qu'il  n'entreprenne  rien  sans  revoir  Hermione. 


SCÈNE  V. 
PYRRHUS,  HERMIONE,  PHOENIX. 

PTERHUS. 

Vous  ne  m'attendiez  pas.  Madame;  et  je  vois  bien    1275 
Que  mon  abord  ici  trouble  votre  entretien. 

Je  ne  viens  point,  armé  d'un  indigne  artifice. 
D'un  voile  d'équité  couvrir  mon  injustice^  : 
n  suffit  que  mon  cœur  me  condamne  tout  bas; 
Et  je  soutiendrois  mal  ce  que  je  ne  crois  pas.  i  a  8  o 

J'épouse  une  Troyenne.  Oui,  Madame ,  et  j'avoue 

I .  VolUire  a  rapproché  ces  vers  des  Ters  101-104  de  Cimta  (acte  I,  scène  n)  : 

Sa  perte,  que  je  reux,  me  deviendroit  amère, 
Si  quelqu'un  Tiinmoloit  à  d'autres  qu'à  mon  père; 
Et  tu  Terrois  mes  pleurs  couler  pour  son  trépas^ 
Qui  le  faisant  périr,  ne  me  vengeroit  pas. 

a Neque^go  hane  abscenderejurto 

Sperwi,  ne  Jlngt, /ugam 

(Virgile,  Enéide^  livre  IV,  vers  33;  et  338.) 


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ACTE  IV,  SCÈNE  V.  io5 

Que  je  TOUS  ai  promis  la  foi  qae  je  lui  voue. 

Un  autre  vous  diroit  que  dans  les  champs  troyens 

Nos  deux  pères  sans  nous  formèrent  ces  liens , 

Et  que  sans  consulter  ni  mon  choix  ni  le  vôtre  *,      x  a  8  5 

Nous  ftunes  sans  amour  engagés  Tun  à  Tautre  '  ; 

Biais  c'est  assez  pour  moi  que  je  me  sois  soumis. 

Par  mes  ambassadeurs  mon  cœur  vous  fut  promis; 

Loin  de  les  révoquer,  je  voulus  y  souscrire. 

Je  vous  vis  avec  eux  arriver  en  Épire;  1190 

Et  quoique  d^un  autre  œil  Téclat  victorieux 

Eût  déjà  prévenu  le  pouvoir  de  vos  yeux , 

Je  ne  m'arrêtai  point  à  cette  ardeur  nouvelle  : 

Je  voulus  m' obstiner  à  vous  être  fidèle , 

Je  vous  reçus  en  reine  ;  et  jusques  à  ce  jour  i  s  9  5 

Pai  cru  que  mes  serments  me  tiendroient  Ueu  d'amour. 

Mais  cet  amour  l'emporte,  et  par  un  coup  funeste 

Andromaque  m'arrache  un  cœur  qu'elle  déteste. 

L'un  par  l'autre  entraînés ,  nous  courons  à  l'autel 

Nous  jurer,  malgré  nous,  un  amour  immortel.         x  3oo 

Après  cela ,  Madame ,  éclatez  contre  un  traître , 

Qui  Test  avec  douleur,  et  qui  pourtant  veut  l'être. 

Pour  moi,  loin  de  contraindre  un  si  juste  courroux, 

n  me  soulagera  peut-être  autant  que  vous. 

Donnez-moi  tous  les  noms  destinés  aux  parjures  :    1 3o5 

Je  crains  votre  silence,  et  non  pas  vos  injures; 

Et  mon  cœur,  soulevant  mille  secrets  témoins. 

M'en  dira  d'autant  plus  que  vous  m'en  direz  moins. 

HERMIONB. 

Seigneur,  dans  cet  aveu  dépouillé  d'artifice. 


I .  Far,  Et  qoe  sans  oonsolter  ni  mon  ocBor  ni  le  rAtre.  (1668-76) 
a.  Dans  oe  yen,  au  lien  d* engagés ,  les  éditions  de  1768  et  de  1808,  sniTies 
par  M.  Aimé-Blartin,  ont  attaché*.  Nons  ne  savons  g*où  elles  ont  tiré  cette 
▼arianta.  Ce  doit  être,  à  l*origiae,  une  fonte  d'impression. 


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io6  ANDROMAQUE. 

J'aime  à  voir  que  du  moins  vous  vous  rendiez  justice ', 

Et  que  voulant  bien  rompre  un  nœud  si  solennel, 

Vous  vous  abandonniez  au  crime  en  criminel. 

Est-il  juste»  après  tout,  qu'un  conquérant  s'abaisse 

Sous  la  servile  loi  de  garder  sa  promesse? 

Non,  non ,  la  perfidie  a  de  quoi  vous  tenter;  1 3 1 5 

Et  vous  ne  me  cherchez  que  pour  vous  en  vanter. 

Quoi  ?  sans  que  ni  serment  ni  devoir  vous  retienne , 

Rechercher  une  Grecque,  amant  d'une  Troyenne? 

Me  quitter,  me  reprendre ,  et  retourner  encor 

De  la  fille  d'Hélène  à  la  veuve  d'Hector?  1 3ao 

Couronner  tour  à  tour  l'esclave  et  la  princesse; 

Immoler  Troie  aux  Grecs,  au  fils  d'Hector  la  Grèce? 

Tout  cela  part  d'un  coeur  toujours  maître  de  soi. 

D'un  héros  qui  n'est  point  esclave  de  sa  foi. 

Pour  plaire  à  votre  épouse,  il  vous  faudroit peut-être  1 3i  5 

Prodiguer  les  doux  noms  de  parjure  et  de  traître. 

Vous  veniez  de  mon  front  observer  la  pâleur  *, 


I.  Mlle  Oaîron,  dans  ses  Mémoires  (p.  98  et 99)^8  fait  fur  la  manière  d'in- 
terpréter ce  pamage  an  théâtre  des  remarques  dignes  d*étre  conservées  :  «  L« 
couplet  du  quatrième  acte,  dit-elle,  que  le  public,  les  gens  de  lettres  et  les 
comédiens  appellent  le  cuu^/ef  <firoRi«|  ne  peut,  selon  moi,  porter  ce  nom. 
L'ironie  demande  une  lég^^té  d*esprit,  une  tranquillité  d'âme  que  certainement 
Hermione  n'a  pas....  Un  visage  où  l'indignation  et  la  noblesse  se  peignent 
également,  des  sons  étouffés  dans  le  premier  moment  par  le  dépit  et  la  fureur, 
les  monvements  de  colère  qu'elle  ne  peut  plus  retenir,  ne  peuvent  produire 
dans  ses  sons  et  sur  sa  physionomie  que  l'image  du  sarcasme  le  plus  amer; 
l'horreur  qu'elle  doit  éprouver  elle-même  en  rappelant  à  Pyrrhus  les  cruautés 
dont  il  s'est  rendu  coupable,  ne  peut  descendre  jusqu'à  l'ironie.  Hermione  doit 
donner  à  ses  reproches  toute  l'amertume,  tout  le  mépris  qui  peut  les  rendre 
encore  plus  insultants,  mais  elle  ne  veut  ni  ne  doit  plaisanter.  •»  Mais  il  faut  dire 
que  MDe  Clairon ,  en  faisant  cette  remarque,  pourrait  bien  s'être  particnUère- 
ment  proposé  de  blâmer  le  jeu  de  Mlle  Dumesnil,  sa  rivale.  «Lorsque  BflleDu- 
mesnil,  dit  Lcmazurier,  jouait  Hermione,  il  s'en  Cillait  de  très-peu  de  chose 
que  son  grand  couplet  d'ironie  n'eût  l'air  d'une  mauvaise  plaisanterie}  mais 
elle  savait  s'en  garantir,  et  ne  dépassait  point  k  nuance  délicate  au  delà  de 
laquelle  le  comique  se  serait  trouvé.  »  {Galerie  historiques  etc.f  p.  199.) 

1.  Far,  Votre  grand  coeur  sans  doute  attend  après  mes  pleurs. 
Pour  aller  dans  ses  bras  jouir  de  mes  douleurs? 


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ACTE  IV,  SCÈHE  V.  107 

Pour  aller  dans  ses  bras  rire  de  ma  douleur. 

Pleurante  après  son  char  vous  voulez  qu'on  me  voie  ; 

Mais ,  Seigneur,  en  un  jour  ce  seroit  trop  de  joie  ;    1 3  3  o 

Et  sans  chercher  ailleurs  des  titres  empruntés , 

Ne  vous  suffit-il  pas  de  ceux  que  vous  portez? 

Du  vieux  père  d'Hector  la  valeur  abattue 

Aux  pieds  de  sa  famille  expirante  à  sa  vue , 

Tandis  que  dans  son  sein  votre  bras  enfoncé  1 3  3  5 

Cherche  un  reste  de  sang  que  Tàge  avoit  glacé; 

Dans  des  ruisseaux  de  sang  Troie  ardente  plongée; 

De  votre  propre  main  Polyxène  égorgée 

Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  indignés  contre  vous  *  : 

Que  peut-on  refuser  à  ces  généreux  coups  '  ?  1 3  4  o 

PYRRHUS. 

Madame,  je  sais  trop  à  quels  excès  de  rage* 

La  vengeance  d'Hélène  emporta  mon  courage*: 

Je  puis  me  plaindre  à  vous  du  sang  que  j'ai  versé; 

Mais  enfin  je  consens  d'oublier  le  passé. 

Je  rends  grâces  au  ciel  que  votre  indifférence  x  3  4  5 

De  mes  heureux  soupirs  m'apprenne  l'innocence. 

Mon  cœur,  je  le  vois  bien,  trop  prompt  à  se  gêner, 

Devoit  mieux  vous  connoître  et  mieux  s'examiner. 

Mes  remords  vous  faisoient  une  injure  mortelle; 

D  faut  se  croire  aimé  pour  se  croire  infidèle.  x  3  5o 

Vous  ne  prétendiez  point  m' arrêter  dans  vos  fers  : 

J'ai  craint  de  vous  trahir,  peut-être  je  vous  sers. 

Nos  cœurs  n'étoient  point  faits  dépendants  l'un  de  l'autre  ; 

Chargé  de  tant  d*hoBnenr,  il  vent  qu'on  le  renvoie? 

[Biais,  Seigneur,  en  nn  jour  ce  seroit  trop  de  joie.]  (1668-76) 
I.  On  peut  Toir,  dans  VHècmbe  d'Euripide  (vers  5 17-566)»  lerédtde  b 
mort  de  Polyxène,  égorgée  par  Pyrrhus  sur  le  tombeau  d' Achille. 

a.  La  même  expression  se  troure  dans  V Horace  de  Corneille  (Ters  l338)  : 

On  si  tu  n'es  point  las  de  ces  généreux  coups. 

3.  f^ar.  Madame,  jt  sais  trop  à  quel  excès  de  rage.  (1668-76) 

4*  Far.  L'ardeur  de  vous  venger  emporta  mon  courage.  (1668  fit  7$) 


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io8  ANDROMAQUE. 

Je  suivois  mon  devoir,  et  vous  cédiez  au  vôtre. 

Rien  ne  vous  engageoit  à  m'aimer  en  effet.  1 3  5  5 

HBRHIOITB. 

Je  ne  t'ai  point  aimé ,  cruel?  Qu'ai-je  donc  fiiit? 

J'ai  dédaigné  pour  toi  les  vœux  de  tous  nos  princes  ; 

Je  t*ai  cherché  moi-même  au  fond  de  tes  provinces; 

J'y  suis  encor,  malgré  tes  infidéUtés, 

Et  malgré  tous  mes  Grecs  honteux  de  mes  bontés.    1 36o 

Je  leur  ai  conmiandé  de  cacher  mon  injure  ; 

J'attendois  en  secret  le  retour* d'un  parjure; 

J'ai  cru  que  tôt  ou  tard ,  à  ton  devoir  rendu , 

Tu  me  rapporterois  un  cœur  qui  m'étoit  dû. 

Je  t'aimois  inconstant,  qu'aurois-je  fait  fidèle?  t  36S 

Et  même  en  ce  moment  où  ta  bouche  cruelle 

Vient  si  tranquillement  m'annoncer  le  trépas, 

Ingrat,  je  doute  encor  si  je  ne  t'aime  pas. 

Mais,  Seigneur,  s'il  le  faut,  si  le  ciel  en  colère 

Réserve  à  d'autres  yeux  la  gloire  de  vous  plaire,      1370 

Achevez  votre  hymen,  j'y  consens.  Mais  du  moins 

Ne  forcez  pas  mes  yeux  d'en  être  les  témoins. 

Pour  la  dernière  fois  je  vous  parle  peut-être  : 

Différez-le  d'un  jour;  demain  vous  serez  maître*. 

Vous  ne  répondez  point  *  ?  Perfide ,  je  le  voi ,  1375 

Tu  comptes  les  moments  que  tu  perds  avec  moi  '  ! 


I .  Ce  délai  que  demande  Heraione  rappelle  la  prière  que  Didon  charge  la 
acMur  d'adresser  à  Énée  : 

Nom  jam  eoi^'ugium  anti^um^  quod  prodidit,  oro..., 
Tempmt  inane  peto,  requiem  spatiumqM  fmrori. 

(Virgile,  Enéide,  livre  IV,  Ters  43i-433.) 

a.  Aa  lieu  da  point  d'interrogation,  les  éditions  de  i66S  et  de  1S73  ont  ici 
on  simple  point. 

3.  Ce  vers  et  les  soivants  joaqa'à  la  fin  de  la  soine  reseemUent  trop  à  nn 
passage  de  la  Médêe  d'Euripide  pour  qne  la  rencontre  soit  fortoite.  Voki  les 
paroles  ipie  Médée  adresse  A  Jason  : 

Xs&pcc*  itàB^yàp  rS^c  ¥toS/n^xw  xépïn 


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ACTE  IV,  SGÈI9E  V.  109 

Ton  cœur,  impatient  de  revoir  ta  Troyenne  *, 

Ne  souffre  qu'à  regret  qu'un  autre ^  t'entretienne. 

Tu  lui  parles  du  cœur,  tu  la  cherches  des  yeux. 

Je  ne  te  retiens  plus ,  sauve-toi  de  ces  lieux  ^  :  1 3  8  o 

Ya  lui  jurer  la  foi  que  tu  m'avois  jurée , 

Va  profaner  des  Dieux  la  majesté  sacrée. 

Ces  Dieux ,  ces  justes  Dieux  n'auront  pas  oublié 

Que  les  mêmes  serments  avec  moi  t'ont  lié. 

Porte  aux  pieds*  des  autels  ce  cœur  qui  m'abandonne; 

Ya,  cours.  Mais  crains  encor  d'y  trouver  Hermione. 


SCÈNE  VL 
PYRRHUS,  PHOENIX. 

PHOBNIX. 

Seigneur,  vous  entendez.  Gardez  de  négliger* 
Une  amante  en  fiireur  qui  cherche  à  se  venger. 

AlptX,  xP^vii;ùà9  ^M/Mtrwv  I(oiiri0(. 

roe/tuZc  roioOrov,  arrc  ^  dcpvcr^^ai,  yA/AOv, 

(3fA£tfe,Ten6ai-6a4.) 
I.  AW.  Ton  cfiBor  impattent  de  rerob  n  Troyenne.  (1668-76) 
3.  Tel  e8t  le  texte  de  tontes  les  éditions  publiées  dn  vivant  de  Ridne. 
L'impression  de  170a,  celle  de  1736,  et*  en  général  tontes  les  éditions  mo- 
dernes ont  une  autre.  Mais  dans  Corneille  anssi  les  anciennes  éditions  ont  sou- 
vent un  autre  oÀ  nous  mettons  aujourd'hui  une  autre.  Voyes  le  Corneille  de 
M.  Marty-Laveaux,  tome  I,  p.  328,  note  3  a.  Voyex  anssi  pins  bas  les  PUû' 
deurtj  acte  II,  scène  n,  variante  du  vers  335. 

3.  ...  Neque  te  teneo,  neque  dicta  refello. 
If  eequere  Italiam  ventis 

(Virgile,  Enéide^  livre  IV,  vers  38o  et  38i.) 

4.  Td  est  le  texte  de  toutes  les  anciennes  éditions.  Qndqnes  impressions 
modernes  donnent  :  «  au  pied.  » 

5.  Far,  Seigneur,  vous  Tentendes  :  gardes  de  négliger  (a).  (1668  et  73) 

(a)  Par  une  Csute  d'impression,  semblable  à  ceUe  du  vers  pu,  l'édition 
de  171 3  a  :  «  Seigneur,  vous  attendez;  •  et  d*01ivet  ne  donne  le  vrai  texte  : 
«  vous  entendez,  »  que  comme  variante. 


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iio  ANDEOMAQUE. 

Elle  n^est  en  ces  lieux  que  trop  bien  appuyée  : 

La  querelle  des  Grecs  à  la  sienne  est  liée;  1390 

Oreste  Faime  encore;  et  peut-être  à  ce  prix.... 

PYRRHUS. 

Andromaque  m^attend.  Phœnix,  garde  son  fils. 


nV   ou   QUATRlàMB   AGTB. 


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ACTE  V,  SCÈNE  I.  m 


ACTE    V, 


SCÈNE    PREMIÈRE. 

HERMIONE,   seole. 

Où  suis-je  ?  Qu'aî-je  fait?  Que  dois-je  faire  encore? 

Quel  transport  me  saisit?  Quel  chagrin  me  de'vore  ? 

Errante,  et  sans  dessein ,  je  cours  dans  ce  palais.      1395 

Ah  !  ne  puis-je  savoir  si  j'aime ,  ou  si  je  hais  ? 

Le  cruel  !  de  quel  œil  il  m'a  congédiée  ! 

Sans  pitié ,  sans  douleur,  au  moins  étudiée. 

L'ai-je  vu  se  troubler  et  me  plaindre  un  moment*  ? 

En  ai-je  pu  tirer  un  seul  gémissement  ^  ?  1400 

Muet  à  mes  soupirs ,  tranquille  à  mes  alarmes , 

Sembloit-il  seulement  qu'il  eût  part  à  mes  larmes  ? 

Et  je  le  plains  encore  ?  Et  pour  comble  d'ennui , 

Mon  cœur,  mon  lâche  cœur  s'intéresse  pour  lui? 

Je  tremble  au  seul  penser  du  coup  qui  le  menace?      1 40 5 

Et  prête  à  me  venger,  je  lui  fais  déjà  grâce  ? 

Non ,  ne  révoquons  point  Tarrêt  de  mon  courroux  : 

Qu'il  périsse  !  Aussi  bien  il  ne  vit  plus  pour  nous. 

Le  perfide  triomphe,  et  se  rit  de  ma  rage  : 


I.  Var,  Ai-je  m  ses  regards  se  troubler  an  moment?  (1668-76) 

Far,  L'ai-je  m  s'attendrir,  se  troubler  on  moment?  (1687) 
a.  Virgile  a  dit  de  mtaie  : 

NumJUtu  ingemuitnottro?  num  ItuminaJUxitP 

Num  laerymas  victus  dédit ^  mat  miseratus  amantem  est? 

{Enéide,  lirre  IV,  wtn  369  et  370.) 


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lia  ANDROMAQUE. 

U  pense  voir  en  pleurs  dissiper  cet  orage*  ;  1 4 <  o 

n  croit  que  toujours  foible  et  d'un  cœur  incertain , 

Je  parerai  d'un  bras  les  coups  de  Tautre  main. 

n  juge  encor  de  moi  par  mes  bontés  passées. 

Mais  plutôt  le  perfide  a  bien  d'autres  pensées. 

Triomphant  dans  le  temple ,  il  ne  s'informe  pas       1 4 1 5 

Si  Ton  souhaite  ailleurs  sa  vie  ou  son  trépas. 

n  me  laisse,  l'ingrat  !  cet  embarras  funeste. 

Non,  non,  encore  un  coup  :  laissons  agir  Oreste. 

Qu'il  meure ,  puisqu'enfin  il  a  dû  le  prévoir, 

Et  puisqu'il  m'a  forcée  enfin  à  le  vouloir.  1410 

A  le  vouloir  ?  Hé  quoi  ?  c'est  donc  moi  qui  l'ordonne  ? 

Sa  mort  sera  l'effet  de  l'amour  d'Hermione? 

Ce  prince ,  dont  mon  cœur  se  faisoit  autrefois 

Avec  tant  de  plaisir  redire  les  exploits, 

A  qui  même  en  secret  je  m'étois  destinée  1425 

Avant  qu'on  eût  conclu  ce  fatal  hyménée , 

Je  n'ai  donc  traversé  tant  de  mers,  tant  d'Etats, 

Que  pour  venir  si  loin  préparer  son  trépas  ? 

L'assassiner,  le  perdre?  Ah!  devant  qu'il  expire.... 


SCENE  IL 

HERMIONE ,  CLEONE. 

HERMIONB. 

Ah  !  qu'ai-je  fait ,  Gléone?  et  que  viens- tu  me  dire?  x  4  3 <> 
Que  fait  Pyrrhus  ? 

1.  Racine  a  dit  aassi  dans  Us  Plaùiemrtf  yen  i45  : 
Elle  Toit  disdper  m  jeunetse  en  regreU. 
Toor  correct,  quoi  qu*en  aient  dit  ploaiears  critiques  choqués  de  la  suppression 
du  pronom  se^  et  tout  à  fait  conforme  aux  habitudes  de  notre  ancienne  langue. 
La  Harpe  y  a  vu  une  inadvertance.  C*est  lui-même  qui  n*a  pas  été  sur  ses 
gardes,  comme  il  est  arrivé  si  souvent  à  ceux  qui  ont  cherché  des  chicanes 
grammaticales  à  Racine. 


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ACTE  V,  SCÈNE   IL  ii3 

CLÏONS. 

n  est  au  comble  de  ses  vœux , 
Le  plus  fier  des  mortels ,  et  le  plus  amoureux. 
Je  Fai  vu  vers  le  temple  ,  où  son  hymen  s*appréte , 
Mener  en  conquérant  sa  nouvelle  conquête  ; 
Et  d'un  œil  où  brilloient  sa  joie  et  son  espoir  *  1435 

S'enivrer  en  marchant  du  plaisir  de  la  voir. 
Ândromaque,  au  travers  de  mille  cris  de  joie , 
Porte  jusqu'aux  autels  le  souvenir  de  Troie  : 
Incapable  toujours  d'aimer  et  de  haïr, 
Sans  joie  et  sans  murmure  elle  semble  obéir.  1 4  40 

HBRMIONE. 

Et  l'ingrat  ?  jusqu'au  bout  il  a  poussé  l'outrage? 
Mais  as -tu  bien,  Gléone,  observé  son  visage? 
Goûte-t-il  des  plaisirs  tranquilles  et  parfaits  ? 
N'a-t-il  point  détourné  ses  yeux  vers  le  palais  ? 
Dis-moi ,  ne  t'es- tu  point  présentée  à  sa  vue  ?  1 4  4  5 

L'ingrat  a-t-il  rougi  lorsqu'il  t'a  reconnue? 
Son  trouble  avouoit-il  son  infidélité  ? 
A-t-il  jusqu'à  la  fin  soutenu  sa  fierté  ? 

CLEONB. 

Madame ,  il  ne  voit  rien.  Son  salut  et  sa  gloire 

Semblent  être  avec  vous  sortis  de  sa  mémoire.         x45o 

Sans  songer  qui  le  suit,  ennemis  ou  sujets. 

Il  poursuit  seulement  ses  amoureux  projets. 

Autour  du  fils  d'Hector  il  a  rangé  sa  garde, 

Et  croit  que  c'est  lui  seul  que  le  péril  regarde. 

Phœnix  même  en  répond,  qui  l'a  conduit  exprés      i455 

Dans  un  fort  éloigné  du  temple  et  du  palais. 

Voilà,  dans  ses  transports,  le  seul  soin  qui  lui  reste. 

»  Far,  Et  d'un  œil  qui  déjà  dévoroit  son  espoir  (a).  (1668-76) 

(a)  SaM;£n]r  (FolU  querelle^  acte  III,  scène  thi)  s'était  moqué  de  cette 
expression  :  un  çgil  qui  dévore  u»  espoir.  Mais  il  faut  remarquer  que  Racine 
ne  Ta  pas  changée  avwt  l'édition  de  1687. 

J.  Raoiss.  n  8 


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ii4  ANDROMAQUE. 

HERIflONB. 

Le  perfide!  Il  mourra.  Mais  que  t*a  dit  Oreste? 

CLÉONE. 

Oreste  avec  ses  Grecs  dans  le  temple  est  entré. 

HERMIONE. 

Hé  bien  !  à  me  venger  n'est-il  pas  préparé  ?  1 460 

CLBONE. 

Je  ne  sais. 

HERMIONE. 

Tu  ne  sais  ?  Quoi  donc  ?  Oi*este  encore , 
Oreste  me  trahit  ? 

GLÉONE. 

Oreste  vous  adore. 
Biais  de  mille  remords  son  esprit  combattu 
Croit  tantôt  son  amour  et  tantôt  sa  vertu. 
n  respecte  en  Pyrrhus  Thonneur  du  diadème;  1 465 

n  respecte  en  Pyrrhus  Achille ,  et  Pyrrhus  même  ; 
n  craint  la  Grèce ,  il  craint  Tunivers  en  courroux^  ; 
Mais  il  se  craint,  dit-il,  soi-même  plus  que  tous. 
Il  voudroit  en  vainqueur  vous  apporter  sa  tête  : 
Le  seul  nom  d'assassin  l'épouvante  et  l'arrête.  1470 

Enfin  il  est  entré  sans  savoir  dans  son  cœur 
S'il  en  devoit  sortir  coupable  ou  spectateur. 

HERMIONE. 

Non ,  non ,  il  les  verra  triompher  sans  obstacle  : 

U  se  gardera  bien  de  troubler  ce  spectacle. 

Je  sais  de  quels  remords  son  courage  est  atteint  :     1 4  7  5 

Le  lâche  craint  la  mort,  et  c'est  tout  ce  qu'il  craint. 

Quoi?  sans  qu'elle  employât  une  seule  prière*. 


I.   Var,  n  craint  les  Grecs,  il  craint  l'anivers  en  courroux.  (1668-76) 
a.  Ce  passage  rappelle,  pour  le  mouvement,  le  discours  de  Junon  dans  le 
livre  I  de  V Enéide  (vers  39-46)  : 

....  PalUune  exurere  classent 

Argivum^  atqme  ipsos  potuit  submergera  ponio.,., 

Ast  ego  ....  ete. 


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ACTE  V,  SCÈNE  II.  ii5 

Ma  mère  en  sa  faveur  arma  la  Grèce  entière?^ 

Ses  yeux  pour  leur  querelle  y  en  dix  ans  de  combats , 

Virent  périr  vingt  rois  qu^ils  ne  conuoissoient  pas?  1480 

Et  moi,  je  ne  prétends  que  la  mort  d*un  parjure , 

Et  je  charge  un  amant  du  soin  de  mon  injure  ; 

n  peut  me  conquérir  à  ce  prix  sans  danger  ; 

Je  me  livre  moi-même ,  et  ne  puis  me  venger? 

Allons  :  c'est  à  moi  seule  à  me  rendre  justice.  1485 

Que  de  cris  de  douleur  le  temple  retentisse  ; 

De  leur  hymen  fatal  troublons  Févénement , 

Et  qu'ils  ne  soient  unis,  s'il  se  peut,  qu'un  moment. 

Je  ne  choisirai  point  dans  ce  désordre  extrême  : 

Tout  me  sera  Pyrrhus ,  fût-ce  Oreste  lui-même.       1490 

Je  mourrai  ;  mais  au  moins  ma  mort  me  vengera. 

Je  ne  mourrai  pas  seule ,  et  quelqu'un  me  suivra. 


SCÈNE    III. 
ORESTE,  HERMIONE,  CLÉONE*. 

ORBSTB. 

Madame,  c'en  est  fait,  et  vous  êtes  servie  ^  : 
Pyrrhus  rend  à  l'autel  son  infidèle  vie. 


I.  Dans  les  édidons  de  1668  et  de  167$  les  personnages  sont  :  OBitn, 
ANOEOMAQUB,  HE&MioifB,  aâomy  cépbise,  Soldots  d^Orttte. 
a.  Var.  Madame,  c*en  est  fîut.  Partons  en  diligence. 
Venez  dans  mes  Taisseanx  goAter  rotre  Tengeance. 
Voyez  cette  captive  :  elle  peut  mieux  que  moi 
Vous  apprendre  qu*Oreste  a  dégagé  sa  foi. 

anui.  0  Dieux  I  c*est  Andromaque  ?  AifonoM .  Oui,  c'est  cette  priiieease 
Deux  fois  reuTe,  et  deux  fois  PesdaTe  de  la  Grèce, 
Mais  qui  jusque  dans  Sparte  ira  tous  brarer  tons, 
'^nisqnVlle  roit  son  fils  à  couvert  de  tos  coups. 
Du  ci^me  de  Pyrrhus  complice  manifeste, 
J'attends  so»  châtiment.  Car  je  vois  bien  qn*Oreste, 
Engagé  par  votre  ordre  à  cet  aisassioat. 


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ii6  ANDROMAQUE. 

HBRMIONB. 

U  est  mort? 

ORESTE. 

n  expire  ;  et  nos  Grecs  irrités  1495 

Ont  lavé  dans  son  sang  ses  infidélités. 
Je  vous  Ta  vois  promis  ;  et  quoique  mon  courage 
Se  Ht  de  ce  complot  une  funeste  image , 
J'ai  couru  vers  le  temple ,  où  nos  Grecs  dispersés 
Se  sont  jusqu'à  Fautel  dans  la  foule  glissés.  1 5  o  o 

Pyrrhus  m'a  reconnu.  Mais  sans  changer  de  face*, 
Il  sembloit  que  ma  vue  excitât  son  audace , 

Tient  de  ce  triste  exploit  vous  céder  tout  l'éclat. 

Je  ne  m'atteodois  pas  que  le  ciel  en  colère 

P&t,  sans  perdre  mon  fils,  accroître  ma  misère, 

Et  gardât  à  mes  yeux  quelque  spectacle  encor 

Qui  fit  couler  mes  pleurs  pour  un  autre  qu*He6tor. 

Vous  avez  trouvé  seule  une  sanglante  voie 

De  suspendre  en  mon  cœur  le  souvenir  de  Troie. 

Plus  barbare  aujourd'hui  qu'Achille  et  que  son  fils, 

Vous  me  faites  pleurer  mes  plus  grands  ennemis  ; 

Et  ce  que  n'avoient  pu  promesse  (a)  ni  menace, 

Pyrrhus  de  mon  Hector  semble  avoir  pris  la  place. 

Je  n'ai  que  trop,  Madame,  éprouvé  son  courroux  :  , 

J'aurois  plus  de  sujet  de  m'en  plaindre  que  vous. 

Pour  dernière  rigueur  ton  amitié  cruelle, 

Pyrrhus,  à  mon  époux  me  reodoit  infidèle. 

Je  t'en  allois  punir.  Mais  le  ciel  m'est  témoin 

Que  je  ne  poussois  pas  ma  vengeance  si  loin; 

Et  sans  verser  ton  ^aug,  ni  causer  tant  d'alarmes, 

II  ne  t'en  eût  coûté  peut-être  que  des  larmes. 

BERM.  Quoi  ?  Pyrrhus  est  donc  mort  ?  orkstr.  Oui,  nos  Grecs  irrités 

[Ont  lavé  dans  son  sang  ses  infidélités.]  (1668) 
—  Cette  scène,  telle  qu'elle  est  dans  l'édition  de  1668, a  été  réimprimée  à  la  fin 
du  troisième  volume  des  Réflexions  critiques  de  l'abbé  du  Bos  (édition  de  1 73a} . 
I .  Nous  avons  suivi  la  ponctuation  de  toutes  les  anciennes  éditions.  Geof- 
froy (1808)  et  après  lui  M.  Aimé-Martin  ont  ponctué  ce  vers  d'une  manière 
toute  différente,  qui  change  le  sens  ;  ils  mettent  une  virgule  avant  les  mots  : 
«  mais  fans  changer  de  face  ;  »  deux  points  à  la  fin  du  vert.  L'édition 
de  1807  (la  Harpe)  laisse  le  sens  indécis  :  elle  a  une  virgule  avant  maûf  et 
une  autre  après  yàctf. 

(a)  Les  éditions  de  1807,  de  1808  et  celle  de  M.  Aimé-Martin  substituent 
prière  à  promesse. 


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ACTE  V,  SCENE  III.  117 

Qae  tous  les  Grecs,  brayés  en  leur  ambassadeur/ 

Dussent  de  son  hymen  relever  la  splendeur. 

Enfin  avec  transport  prenant  son  diadème ,  1 5  o  5- 

Sur  le  front  d'Andromaque  il  Ta  posé  lui-même. 

«  Je  vous  donne,  a-t-il  dit,  ma  couronne  et  ma  foi  : 

Andromaque,  régnez  sur  TÉpire  et  sur  moi. 

Je  voue  à  votre  fils  une  amitié  de  père  ; 

J'en  atteste  les  Dieux ,  je  le  jure  à  sa  mère.  1 5 1  u 

Pour  tous  mes  ennemis  je  déclare  les  siens , 

Et  je  le  reconnois  pour  le  roi  des  Troyens.  » 

A  ces  mots,  qui  du  peuple  attiroient  le  suffrage, 

Nos  Grecs  n'ont  répondu  que  par  un  cri  de  rage  ; 

L*infidèle  s'est  vu  partout  envelopper,  1 5x  5 

Et  je  n'ai  pu  trouver  de  place  pour  frapper. 

Chacun  se  disputoit  la  gloire  de  l'abattre. 

Je  Tai  vu  dans  leurs  mains  quelque  temps  se  débattre. 

Tout  sanglant  à  leurs  coups  vouloir  se  dérober; 

Mais  enfin  à  l'autel  il  est  allé  tomber*.  i5ao 

Du  peuple  épouvanté  j'ai  traversé  la  presse  * 

Pour  venir  de  ces  lieux  enlever  ma  princesse. 

Et  regagner  le  port ,  où  bientôt  nos  amis 

Viendront  couverts  du  sang  que  je  vous  ai  promis. 

HERMIONE. 

Qu'ont-ils  fait? 

ORESTS. 

Pardonnez  à  leur  impatience  :         i5a5 

I.  Quelques  traits  de  ce  tableau  ont  été  pris  dans  le  récit  beaucoup  plus 
détaillé  que  le  messager,  dans  V Andromaque  d*Euripide  (vers  1091*1  i3a)» 
fait  de  la  mort  de  Pyrrhus. 

9.  Fiar,  Le  Troycn  est  sauvé.  Mais  partons,  le  temps  presse; 

L'Épire  t6t  ou  tard  satisfera  b  Grèce. 

Cependant  j'ai  touIu  qu* Andromaque  aujourd'hui 

Honorât  mon  triomphe  et  répondit  de  lui. 

Du  peuple  épouvanté  la  foule  fugitive 

M*a  laissé  sans  obstacle  enlever  ma  captive. 

Et   regagner  ces  lieux,  où  bientôt  nos  amis 

[Viendront  couverts  du  sang  que  je  vous  ai  promis.]  (1668) 


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ii8  AWDROMAQUE. 

Ils  onty  je  le  vois  bien ,  trahi  votre  vengeance. 
Vous  vouliez  que  ma  main  portât  les  premiers  coups, 
Qu'il  sentît  en  mourant  qu'il  expiroit  pour  vous  *  ; 
Mais  c'est  moi  dont  Fardeur  leur  a  servi  d'exeii^ple  : 
Je  les  ai  pour  vous  seule  entraînés  dans  le  temple ,   1 53o 
Madame  ;  et  vous  pouvez  justement  vous  flatter 
D'une  mort  que  leurs  bras  n'ont  fait  qu'exécuter^. 
Vous  seule  avez  poussé  les  coups.... 

HBRMIONB. 

Tais-toi,  perfide, 
Et  n'impute  qu'à  toi  ton  lâche  parricide. 
Va  faire  chez  tes  Grecs  admirer  ta  fureur  :  1 5  3  5 

Va,  je  la  désavoue,  et  tu  me  fais  hoiTeur. 
Barbare,  qu'as-tu  fait?  Avec  quelle  furie 
As-tu  tranché  le  cours  d'une  si  belle  vie? 
Avez-vous  pu ,  cruels ,  l'immoler  aujourd'hui , 
Sans  que  tout  votre  sang  se  soulevât  pour  lui?  1 540 

Mais  parle  :  de  son  sort  qui  t'a  rendu  l'arbitre? 
Pourquoi  l'assassiner?  Qu'a-t-il  fait?  A  quel  titre? 
Qui  te  l'a  dit? 

ORESTE. 

O  Dieux  !  Quoi?  ne  m'avez-vous  pas 
Vous-même,  ici,  tantôt,  ordonné  son  trépas*? 

I.  Dans  V Histoire  du  Théâtre  français  (tome  VII,  p.  io5)  on  fait  remar- 
quer la  ressemblance  de  ce  passage  aTec  ces  vers  de  du  Ryer  : 

II  est  mort,  il  est  rrai  ;  mais  pour  m*ôter  de  peine, 
Il  fallait  que  sa  mort  fût  un  coup  de  ma  haine.... 
Que  ma  main  achevAt,  qu'il  mourût  à  ma  vue, 
Et  qu'il  sût  en  mourant  que  cVst  moi  qui  le  tue. 

{Thémistocley  acte  IV,  scène  iv.) 
Ce  dernier  vers  est  presque  »embla]>le  au  vers  1370  iTAndromaque, —  Le  Thé' 
mistocle  de  du  Ryer  a  été  imprimé  en  1648. 

A.  Far.  D*une  mort  que  les  Grecs  n'ont  fait  qu'exécuter.  (1668-76) 

3.  «  On  dit  que  le  Kain,  quand  il  récitait  ces  vers,  appuyait  sur  chaque  mot, 

comme  pour  rappeler  à  Hermione  toutes  les  circonstances   de  l'ordre  qu'il 

avait  reçu  d'elle.  Ce  serait  bien  vis-à-vis  d'un  juge  ;  mais  quand  il  a*agit  de  la 

femme  qu'on  aime,  le  désespoir  de  la  trouver  injuste  et  cruelle  est  l'unique 


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ACTE  V,  SCÈNE  III.  119 

HERMIOHB. 

Ah  !  falloit-il  en  croîre  une  amante  insensée  *  ?         1545 

Ne  devois-tu  pas  lire  au  fond  de  ma  pensée? 

Et  ne  voyois-tu  pas,  dans  mes  emportements , 

Que  mon  cœur  démentoit  ma  bouche  à  tous  moments? 

Quand  je  Taurois  voulu ,  falloit-il  y  souscrire  ? 

N^as-tu  pas  dû  cent  fois  te  le  faire  redire?  <  5So 

Toi-même  avant  le  coup  me  venir  consulter, 

Y  revenir  encore,  ou  plutôt  m'éviter? 

Que  ne  me  laissois-tu  le  soin  de  ma  vengeance? 

Qui  t* amène  en  des  lieux  où  Ton  fuit  ta  présence? 

Voilà  de  ton  amour  le  détestable  fruit:  x555 

Tu  m'apportois,  cruel ,  le  malheur  qui  te  suit. 

Cest  toi  dont  l'ambassade,  à  tous  les  deux  fatale , 


Bentiment  qui  remplisse  l'âme.  C'est  ainsi  que  Talma  conçoit  b  situation  :  un 
cri  s*échappedu  cobot  d'Oreste  ;  il  «dit  les  premiers  mots  avec  force,  et  ceux 
qui  suivent  avec  un  abattement  toujours  croissant  :  ses  bras  tombent,  soa 
visage  devient  en  un  instant  plus  pAle  que  la  mort,  et  l'émotion  des  specta- 
teurs s'augmente  à  mesure  qu'il  semble  perdre  b  force  de  s'exprimer.  » 
(Ifme  de  Staël,  de  l* Allemagne,  a*  partie,  chapitre  xxyu.)  Est-ce  à  dire 
qu'à  la  différence  de  le  Kain,  Talma,  ne  tenant  nul  compte  de  b  ponctua- 
tion, telle  que  la  donnent  tontes  les  anciennes  éditions ,  n'insistait  pas  sor 
chaque  circonstance  de  l'ordre?  H  est  difficile  de  le  croire.  —  Dans  ce  beau 
dialogue  Racine  n'a  certainement  pas  songé  à  imiter  Shakspeare.  Mais  voici 
une  rencontre  singulière.  Dans  b  tragédie  du  Roi  /eon,  le  Roi  dit  à  Hubert, 
l'assassin  d'Arthur  : 

/  kad  mightjr  cause 

To  wùh  kim  dead^  but  thou  hast  none  to  kill  him, 

Hubert  lui  répond  : 

Bad  none  y  Mjrlord/  fFhjr?  did  jou  not  provoke  me? 

I.  Un  nouvel  emprunt,  plus  heureux  que  le  prenûer,  parait  k  M.  Pic- 
colos,  dans  les  notes  déjà  citées  de  sa  traduction  de  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
avoir  été  fait  ici  par  Racine  au  roman  d'Héliodore.  Il  compare  ces  reproches 
d'Hermione  à  Oreste  à  ceux  que  Déménète,  cette  autre  Phèdre,  fait  à  Thisbé  sa 
complice,  après  que  toutes  deux  ont  réussi  à  perdre  Cnémon.  Nous  ne  citerons 
pas  le  passage  d'Héliodore  :  si  l'on  y  trouve ,  dans  une  situation  analogue,  un 
sentiment  et  un  mouvement  passionné  qui  rappellent  ces  vers  d'Andromaque, 
^expression  diffère.  On  pourrait  seulnnent  rapprocher  du  vers  i56o,  «  il  m'ai- 
meroit  peut-être...,  »  cette  phrase  :  rvxàv  kv  /lertvtivOin  xp^^VP^  *"* 
iifitptàrtpov.  »  Voyez  le  livre  1  des  Éthiopiques^  chapitres  xiy  et  xt. 


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lao  ANDROMAQUE. 

L'a  fait  pour  son  malheur  pencher  vers  ma  rivale. 

Nous  le  verrions  encor  nous  partager  ses  soins; 

Il  m'aimeroit  peut-être ,  il  le  feindroit  du  moins.       1 56o 

Adieu.  Tu  peux  partir.  Je  demeure  en  Épire  : 

Je  renonce  à  la  Grèce,  à  Sparte,  à  son  empire, 

A  toute  ma  famille;  et  c'est  assez  pour  moi , 

Traître,  qu'elle  ait  produit  un  monstre  comme  toi  *• 


SCENE  IV. 

ORESTE,    8eal^ 

Que  vois-je? est-ce Hermione?  Et  que viens-je  d'entendre? 
Pour  qui  coule  le  sang  que  je  viens  de  répandre  ? 
Je  suis ,  si  je  l'en  crois,  un  traître,  un  assassin. 
£st-ce  Pyrrhus  qui  meurt?  et  suis-je  Oreste  enfin? 
Quoi  ?  j'étouffe  en  mon  cœur  la  raison  qui  m'éclaire  ; 
J'assassine  à  regret  un  roi  que  je  révère  '  ;  1570 

Je  viole  en  un  jour  les  droits  des  souverains. 
Ceux  des  ambassadeurs,  et  tous  ceux  des  humains, 

I.  Dans  l'éditioii  de  1736,  dans  ceUes  de  Laneau  de  Boisjermain,  de  Geof* 
froy  et  de  M.  Aimé-Bfartin  on  lit  ainsi  ce  vers  : 

Traître,  qu'elle  ait  produit  un  monstre  tel  que  toi. 

Dans  rédition  de  1668,  Hermione,  après  ce  vers,  ajoutait  en  s'adressant  à  An- 
dromaqœ  : 

Allons,  Madame,  allons.  Cest  moi  qui  vous  délivre. 
Pyrrhus  ainsi  l'ordonne,  et  tous  pouvez  me  suivre. 
De  nos  derniers  devoirs  allons  nous  dégager. 
Montrons  qui  de  nous  deux  saura  mieux  le  venger. 

1.  An  lien  d'oRiSTE,  teulj  les  éditions  de  1668  et  de  1673  portent  :  okbstk, 
Soldats  d'Oreste. 

3.  «  La  manière  doutTalma  récite*  ce  monologue  est  sublime.  L'espèce  d'in- 
nocence qui  rentre  dans  l'Ame  d'Oreste  pour  la  déchirer,  lorsqu'il  dit  ce  vers  : 

Tassassine  à  regret  un  roi  que  je  révère, 

inspire  nne  pitié  que  le  génie  même  de  Racine  n'a  pu  prévoir  tout  entière.  » 
(Mme  de  Staèl,  de  rAllcmagnâf  a*  partie,  chapitre  xxni.) 


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ACTE   v;   SCÈNE  IV.  121 

Ceux  même  des  autels  où  ma  fureur  Tassiége  : 

Je  deviens  parricide,  assassin,  sacrilège. 

Pour  qui?  Pour  une  ingrate,  à  qui  je  le  promets,      1675 

Qui  même ,  s'il  ne  meurt,  ne  me  verra  jamais. 

Dont  j'épouse  la  rage.  Et  quand  je  Tai  servie , 

Elle  me  redemande  et  son  sang  et  sa  vie  ! 

Elle  Faime!  et  je  suis  un  monstre  furieux! 

Je  la  vois  pour  jamais  s'éloigner  de  mes  yeux  !  1 5  8  o 

Et  ringrate,  en  fuyant,  me  laisse  pour  salaire 

Tous  les  noms  odieux  que  j'ai  pris  pour  lui  plaire  ! 


SCENE    V. 

ORESTE,  PYLADE,  Soldats  dOrestb. 

PTLADE.  S 

U  faut  partir,  Seigneur.  Sortons  de  ce  palais. 

Ou  bien  résolvons-nous  de  n'en  sortir  jamais. 

Nos  Grecs  pour  un  moment  en  défendent  la  porte.     1 5  8  5 

Tout  le  peuple  assemblé  nous  poursuit  à  main  forte. 

Aux  ordres  d'Andromaque  ici  tout  est  soumis  ; 

Us  la  traitent  en  reine ,  et  nous  comme  ennemis. 

Andromaque  elle-même ,  à  Pyrrhus  si  rebelle, 

Lui  rend  tous  les  devoirs  d'une  veuve  fidèle ,  x  59  o 

Conunande  qu'on  le  venge,  et  peut-être  sur  nous^ 

Veut  venger  Troie  encore  et  son  premier  époux. 

Allons.  N'attendons  pas  que  l'on  nous  environne  : 

Nos  Grecs  nous  rejoindront;  et  tandis  qu'Hermione 

Tient  encore  le  peuple  autour  d'elle  arrêté ,  1695 


I .  Far,  Commande  qu'on  le  renge  ;  et  peut-être  qu*enoor 
EDe  poonoit  sur  Dons  la  Tengeanoe  d*Hector.  (1668-87) 

Cette  Tariaste  est  derenne  le  texte  des  éditions  de  1768,  18071  1808  et  de 
celle  de  M.  Aimé-Uartin. 


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122  ANDROMAQUE. 

Voilà  votre  chemin,  sortons  en  sûreté*. 

ORESTB. 

Non,  non,  c^est  Hermione,  amis,  que  je  veux  suivre^. 
A  son  dernier  arrêt  je  ne  puis  plus  survivre'. 
Partez:  j'ai  fait  le  crime,  et  je  vais  Texpier. 

PYLADE. 

Hermione,  Seigneur?  U  la  faut  oublier.  1600 

Quoi  ?  toujours  l'instrument  et  Tobjet  de  sa  rage, 
Cherchez-vous  chez  les  morts  quelque  nouvel  outrage  ? 
Et  parce  qu'elle  meurt,  faut-il  que  vous  mouriez? 

•  ORESTE. 

Elle  meurt?  Dieux!  qu'entends-je? 

PYLADE. 

Hé  quoi  ?  vous  V  ignoriez  *  ? 
En  rentrant  dans  ces  lieux,  nous  l'avons  rencontrée  x  60  5 
Qui  couroit  vers  le  temple,  inquiète,  égarée. 
Elle  a  trouvé  Pyrrhus  porté  sur  des  soldats  * 
Que  son  sang  excitoit  à  venger  son  trépas. 
Sans  doute  à  cet  objet  sa  rage  s'est  émue. 
Mais  du  haut  de  la  porte  enfin  nous  l'avons  vue,     1 6 1  u 

I.  Nous  n*avoii8  trouvé  que  dans  les  éditions  de  1736,  de  1760  (Amsterdam), 
de  1 768  et  de  1 807  la  leçon  : 

Voilà  notre  chemin,  marchons  de  ce  c6té, 

leçon  que  M.   Aimé-Martin  donne  comme  une  variante.  C'était  probablement 
une  correction  des  comédiens,  que  l'édition  de  1736  a  recueillie. 
1.  Dans  les  éditions  de  1711a  et  de  1736  il  y  a  : 

Non,  non,  c'est  Hermione,  ami,  que  je  veux  suivre. 

3.  Far.  A  son  dernier  courroux  je  ne  puis  plus  survivre.  (1668-76) 

4>  Atalide  et  Acomat  apprennent  de  la  même  manière  b  mort  de  Bajazet  : 

08M.  Nos  bras  impatients  ont  puni  son  forfait, 

£t  veogé  dans  son  sang  la  mort  de  Bajaxet. 

ATAL.  Bajazet!  ACOM.  Quc  dis-tu?  osM.  Bajaiet  est  sans  rie. 

L'ignoriez-vous  ? 

5.  Les  éditions  de  1736,  de  1760  (Amsterdam),  de  1768,  de  1807,  de  1808 
et  celle  de  M.  Aimé-Martin  ont  ainsi  diangé  ce  vers  : 

Elle  a  trouvé  Pyrrhus  porté  par  des  soldats. 


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ACTE  V,   SCËNE  V.  ia3 

Un  poignard  à  la  main ,  snr  Pyrrhus  se  courber. 
Lever  les  yeux  au  ciel,  se  firapper  et  tomber. 

ORESTS. 

Gi'àce  aux  Dieux  !  Mon  malheur  passe  mon  espérance. 

Oui,  je  te  loue,  6  ciel,  de  ta  persévérance. 

Appliqué  sans  relâche  au  soin  de  me  punir,  1 6 1 5 

Au  comble  des  douleurs  tu  m'as  fait  parvenir. 

Ta  haine  a  pris  plaisir  à  former  ma  misère; 

J'étois  né  pour  servir  d'exemple  à  ta  colère, 

Pour  être  du  malheur  un  modèle  accompli. 

Hé  bien  !  je  meurs  content,  et  mon  sort  est  rempli  '. 

Où  sont  ces  deux  amants?  Pour  couronner  ma  joie. 

Dans  leur  sang,  dans  le  mien  il  faut  que  je  me  noie; 

L'un  et  l'autre  en  mourant  je  les  veux  regarder. 

Réunissons  trois  cœurs  qui  n'ont  pu  s'accorder. 

Mais  quelle  épaisse  nuit  tout  à  coup  m'environne?  i6s5 

De  quel  coté  sortir  ?  D'où  vient  que  je  frissonne? 

Quelle  horreur  me  saisit?  Grâce  au  ciel,  j'entrevoi*. 

Dieux*!  quels  ruisseaux  de  sang  coulent  autour  de  moi  ! 

PYLÂDB. 

Ah!  Seigneur. 

oassTB. 
Quoi?  Pyrrhus,  je  te  rencontre  encore? 
Trouverai-je  partout  un  rival  que  j'abhorre  ?  i  S  3  o 

Percé  de  tant  de  coups,  comment  t'es-tu  sauvé  ? 
Tiens,  tiens,  voilà  le  coup  que  je  t'ai  réservé. 
Mais  que  vois-je?  A  mes  yeux  Hermione  l'embrasse? 

1.  La  Harpe  dit,  dans  ton  coamantaire  :  «  Il  faudrait  avoir  m  le  Katn 
prononcer  ces  mots  :  «  Hé  bieni  je  meors  contant,  »  poor  comprendre  tout  ce 
qu'ils  ont  d'efiBroyable  dans  la  bouche  d^Oreste.  » 

2.  Les  éditions  publiées  du  vivant  de  Racine  n'ont  ainsi  qu'un  point  à  la  fin 
de  ce  vers.  Les  impressions  plus  récentes,  déjà  celle  de  I7i3,  en  mettent  plu- 
sieurs, comme  pour  une  réticence. 

3.  n  y  a  Diem  /  au  singulier,  dans  l'édition  de  1697  *,  c'est  une  de  ces  fisntes 
évidentes  où  cette  impression  cesse  de  hiit  loi  pour  nous. 


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ia4  ANDROMAQUE. 

Elle  vient  Farracher  au  coup  qui  le  menace? 
Dieux  !  quels  affreux  regards  elle  jette  sur  moi  !       1 6  s  5 
Quels  démons,  quels  serpents  traîne-t-elle  après  soi*  ? 
Hé  bien  !  filles  d'enfer,  vos  mains  sont-elles  prêtes  ? 
Pour  qui  sont  ces  serpents  qui  sifflent  sur  yos  tètes  ^? 
  qui  destinez-YOus  l'appareil  qui  vous  suit? 
Venez-vous  m'enlever  dans  Fétemelle  nuit?  1640 

Venez,  à  vos  fureurs  Oreste  s'abandonne. 
Mais  non,  retirez- vous,  laissez  faire  Hermione  : 
L'ingrate  mieux  que  vous  saura  me  déchirer  ; 
Et  je  lui  porte  enfin  mon  coeur  à  dévorer. 

PYLADB. 

Il  perd  le  sentiment.  Amis,  le  temps  nous  presse:  1645 
Ménageons  les  moments  que  ce  transport  nous  laisse. 
Sauvons-le.  Nos  efforts  deviendroient  impuissants 
S'il  reprenoit  ici  sa  rage  avec  ses  sens. 

I .  Geoffroy  prétend  que  Talma  dlBait  ce  vers  d*aD  too  trop  familier  :  <f  II  a 
Pair  de  faire  observer  tranquillement  à  Pylade  une  curiosité,  tandis  qu*il  doit 
avoir  l'aocent  de  Thorreur.  Je  relève  ce  défaut  par  la  raison  qu'il  a  été  très- 
appbudi.  »  {Court  de  littérature,  tome  VI,  p.  aa5.)  Mais  est-il  vraisemblable 
que  Geoffroy  »f  soit  bien  rendu  compte  de  PefTet  produit  par  Tacteur? 

a.  Ce  passage  est  une  imitation  des  fureurs  d'Oreste  dans  Euripide  {Oreste, 
vers  245  et  suivants).  Boileau,  au  chapitre  zm  du  Traité  du  Sublime ,  a  traduit 
quelques-uns  de  ces  vers  d*Oreste  : 

Mère  cruelle,  arrête ,  éloigne  de  mes  yeux 
Ces  filles  de  l'enfer,  ces  spectres  odieux. 
Ils  viennent  :  je  les  vois  ;  mon  supplice  s'apprête. 
Quels  horribles  serpents  leur  sifflent  sur  la  tête  ! 

Biais  dans  cette  traduction  fort  libre,  Racine  plus  qu'Euripide  a  été  son  mo- 
dèle. Le  Traité  du  Sublime  ne  (ut  publié  par  Boileau  qu'en  1674,  sept  ans 
après  Amdromaque.  —  Dans  le  chapitre  déjà  cité  de  V Allemagne^  Mme  de 
Staèl,  pensant  au  jeu  admirable  de  Talma  dans  cette  scène,  dit  :  «  Les  grands 
acteurs  se  sont  presque  tous  essayés  dans  les  fureurs  d'Oreste-,  mais  c'est  là 
surtout  que  la  noblesse  des  gestes  et  des  traiu  ajoute  singulièrement  à  l'effet 
du  désespoir.  La  puissance  de  la  douleur  est  d'autant  plus  terrible  qu'elle  se 
montre  à  travers  le  calme  même  et  la  dignité  d'une  belle  nature,  m 

FIN   DU   CINQUliMB   ET   DBEIIIEE  ACTI. 


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LES   PLAIDEURS 

COMÉDIE 
1668 


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NOTICE. 


Dahs  y  Histoire  du  Théâtre  françois^  il  est  dit  que  les  Flot- 
deurs  furent  représentés  pour  la  première  fois,  sur  le  théâtre 
de  l'Hôtel  de  Bourgogne,  vers  le  mois  de  novembre  i668.  Cette 
date,  qui  s'annonce  comme  simplement  approximative,  n'est 
évidemment  donnée  qu'à  titre  de  conjecture.  Nous  n'en  trou- 
vons nulle  part  de  plus  précise,  de  plus  certaine  :  il  n'y  a  dans 
la  Gazette  de  1668  aucune  mention  de  la  comédie  de  Ra- 
cine ;  et  les  lettres  en  vers  de  Robinet  la  passent  sons  silence. 
Robinet  est  généralement  exact  à  donner  les  nouvelles  du 
théÀtre,  et  s'est  bien  gardé,  vers  le  même  temps,  d'omettre  des 
productions  très-éphémères ,  telles,  par  exemple,  que  le  Baron 
dAlhikrac  de  Thomas  Corneille;  mais  les  Plaideurs  n'étaient-ils 
pas  une  si  pauvre  bagatelle  qu'elle  devait  passer  inaperçue  ?  Le 
dédain  du  gazetier  burlesque,  dédain  de  parti  pris,  ne  méri- 
terait point  qu'on  y  prît  garde,  s'il  n'y  avait  lieu  de  croire  qu'il 
n'eût  pas  osé  l'affecter  en  présence  d'une  opinion  publique 
mieux  éclairée,  et  plus  juste  pour  une  comédie,  au-dessus  de  la- 
quelle nous  n'avons,  dans  notre  théâtre, que  les  chefs-d'ceuvre 
de  Molière. 

Le  privilège  du  Roi,  pour  Fimpression  des  Plaideurs^  ayant 
été  donné  le  5  décembre  1668,  la  comédie  ne  peut,  ce  nous 
semble,  avoir  été  jouée  plus  tard  que  ne  le  supposent  les  frères 
Parfait.  Il  y  aurait  même  lieu  de  penser  qu'elle  a  été  jouée  plus 
tôt.  Il  s'écoulait  d'ordinaire  quelque  temps  entre  la  première 
représentation  de  la  pièce  et  l'impression;  la  comédie  de  Ra- 
cine d'aiUeurs  avait  d^abord  mal  réussi  ;  il  ne  songea  sans  doute 


z.  Tome  X,  p.  359. 


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ia8  LES   PLAIDEURS. 

à  la  faire  imprimer  qae  lorsque  l'approbation  de  Versailles  ent 
cassé  le  mauvais  jugement  de  Paris.  Or,  si  Valincour  a  été  bien 
informé  sur  ce  point,  la  pièce  ne  fut  représentée  à  la  cour  qu'un 
mois  après  l'avoir  été  à  la  ville  ^,  H  faudrait  donc,  pour  la  date 
de  la  première  représentation  des  Plaideurs ,  remonter  peut- 
être  un  peu  plus  haut  dans  cette  même  année  1668,  que  les 
premiers  jours  de  novembre. 

Les  témoignages  contemporains  nous  manquent  également 
sur  la  distribution  des  rôles  à  cette  première  époqae  des  repré- 
sentations de  la  comédie  de  Racine.  Là,comme  ailleurs,  M.  Aimé- 
Martin  nomme,  sans  hésiter,  les  acteurs  qui  ont  joaé  d'original; 
mais  il  paraît  cette  fois  encore  avoir  arbitrairement  formé  une 
liste,  qu'il  n'appuie  d'aucune  autorité.  Dandin  ,  suivant  lui,  au- 
rait été  joué  par  Poisson,  Léandeb  par  de  Villiers,  Ghicanneau 
par  Brécourt,  Isabelle  par  Mlle  d'Ennebaut,  la  Comtesse  par 
Mlle  Beauchâteau,  Petit  Jean  par  Hauteroche,  l'Intimé  par  la 
Thorillière.  Dans  la  seconde  des  Lettres  sur  la  vie  et  les  ouvrages 
de  Molière  et  sur  les  comédiens  de  son  temps ^  insérées  au  Mer- 
cure de  France  de  1740  et  attribuées  à  la  femme  de  l'acteur 
Poisson,  il  est  dit  (p.  11 89)  que  Hauteroche  excellait  dans  le  . 
personnage  de  Chicanneau  :  à  moins  qu'il  n'ait  commencé,  ce 
qui  est  peu  probable ,  par  être  chargé  de  celui  de  Petit  Jean , 
ce  serait  un  démenti  donné  à  la  liste  de  M.  Aimé-Martin,  qui 
nous  parait  bien,  sur  ce  point,  prise  en  défaut.  Nous  croyons 
volontiers  que  Poisson,  à  qui  son  talent  assignait  les  premiers 
rôles  comiques,  a  pu  jouer  Dandin;  en  général  M.  Aimé-Martin 
n'a  pas  dressé  sans  vraisemblance  ses  listes  d'acteurs;  mais 
quand  il  s'agit  de  ces  petits  faits  de  l'histoire  du  théâtre,  qui 
n'ont  quelque  intérêt  qu'à  la  condition  d'être  certains,  les  vrai- 
semblances ne  suffisent  pas. 

L'avis  Au  lecteur  dont  Racine  a  fait  précéder  sa  comédie 
nous  apprend  dans  quelles  circonstances  il  la  composa,  com- 
ment ridée  lui  en  vint  à  l'esprit,  avec  quelle  diligence  il  l'ache- 
va, entouré  d'amis  qui  excitaient  sa  verve,  et  qui  mirent  eux- 
mêmes,  dit-il,  la  main  è  l'ouvrage. Peut-être  n*à-t-il  pas  tout  dit 
sur  l'origine  de  ses  Plaideurs^  sur  ce  qui  lui  en  suggéra  la  pre- 


I.  Lettre  à  d'OUvet,  dans  V Histoire  de  P  Académie  française^  tome  II, 
p.  33i. 


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NOTICE. 


129 


mière  pensée.  U  parle  seulement  d'ane  lecture  des  Guêpes 
d'Aristophane,  qui  lui  donna  la  tentation  d'essayer  sur  la 
scène  des  Italiens  l'effet  que  produiraient  parmi  nous  ces 
bouffonneries  du  théâtre  d'Athènes,  si  pleines  de  sel  attique  et 
de  fine  observation,  et  dont  s'était  amusé  le  peuple  le  plus 
spirituel.  S'il  dit  un  mot,  en  passant,  d'un  procès  qu'il  avait  eu, 
ce  n'est  que  pour  expliquer  comment  il  lui  doit  quelque  con- 
naissance du  jargon  de  la  chicane.  Mais,  suivant  d'OIivet,  dont 
Louis  Racine,  dans  ses  Mémoires  y  n'a  été  ici  que  l'écho,  ce 
procès  ne  l'aurait  pas  seulement  initié  aux  mystères  de  cette 
langue  barbare,  il  aurait  été  la  véritable  occasion  de  sa  pièce'  : 
de  sorte  que  Racine  se  serait,  comme  le  dit  son  fils,  consolé, 
c'est-à-dire  vengé,  de  la  perte  de  sa  cause  par  une  satire  contre 
les  chicaneurs  dont  il  avait  été  la  victime,  contre  les  avocats  et 
contre  les  juges.  Le  litige  qui  nous  a  valu  une  si  bonne  comédie 
est,  d'après  le  même  témoignage,  celui  qui  s'était  engagé  au 
sujet  du  prieuré  d'Épinay.  Il  y  a  bien  là  quelque  petite  difficulté, 
ainsi  que  nous  l'avons  fait  remarquer  dans  la  Notice  biogra- 
phique *.  On  peut  opposer  à  d'OIivet  quelques  raisons  de  croire 
que  Racine  conserva  son  bénéfice,  et  continua  à  porter  le  titre 
de  prieur  de  l'Épinay  plus  longtemps  que  ne  le  ferait  supposer 
son  récit.  Toutefois,  que  Racine  ait  eu  un  procès  quelconque, 
et  un  procès  déjà  jugé  à  l'époque  où  il  composa  les  Plaideurs^ 
c'est  ce  qui  n'est  pas  douteux,  puisqu'il  le  dit  lui-même.  U  est 
extrêmement  vraisemblable  que  dans  une  comédie  si  vivante 
il  apportait  une  inspiration,  une  passion  toute  personnelle,  et 
que  ce  ne  fut  pas  simplement  une  fantaisie  littéraire  qui  l'enga- 
gea à  suivre  les  tracesd' Aristophane,  lui  bien  plus  porté  par  son 
goAt  et  par  la  nature  de  son  talent  à  se  faire,  comme  il  le  dé- 
clare, le  disciple  de  Ménandre  et  de  Térence.  Et  sa  pièce  est 
ainsi  bien  plus  véritablement  aristophanesque  :  on  imite  trop 
froidement  un  semblable  modèle,  si  l'on  n'a  pas,  pour  son 
propre  compte,  quelqu'un  à  fustiger. 

Racine  ne  s'était  nullement  proposé  d'abord  de  faire  une  vé- 
ritable comédie.  11  y  avait  alors  à  Paris  une  troupe  italienne  qui 
était  en  grande  faveur.  Les  petites  pièces  qu'elle  jouait  étaient 

I.  Histoire  de  F  A  endémie  y  tome  II,  p.  34 1. 
a.  Voyez  tome  I,  p.  49,  note  3. 

J*  RAcns.  n  0 


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i3o  LES  PLAIDEURS. 

de  légères  esquisses,  où,  sans  souci  d'un  art  plus  élevé,  on  ne 
pensait  qu'à  faire  rire.  Les  grimaces  des  acteurs,  dont  quelques- 
uns  étaient  d'excellents  bouffons,  étaient  pour  beaucoup  dans 
le  succès  de  leur  répertoire.  Les  lazzis  n'y  étaient  pas  toujours 
fort  délicats.  Mais  c'est  assez  souvent  sur  des  scènes  si  libres 
que  le  comique  franc  et  naïf  éclate  en  traits  inattendus^  Tel  fut 
le  théâtre  où  Racine  pensa  que  quelques-unes  des  plaisan- 
teries d'Aristophane  seraient  à  leur  place.  S'il  eût  suivi  son 
premier  dessein,  ses  Guêpes  françaises  auraient  été  sans  doute 
plus  hardies  encore,  plus  bouffonnes,  très-probablement  écrites 
en  prose  et  au  courant  de  la  plume.  On  doit  même  penser  que, 
suivant  l'usage  des  auteurs  qui  travaillaient  pour  les  Italiens , 
il  n'eût  donné  aux  acteurs  que  quelques  scènes  à  apprendre,  les 
laissant,  pour  le  reste,  improviser  à  leur  gré,  et  broder  sur  le 
canevas.  Boileau  devait  désirer  quelque  chose  de  mieux.  Mais 
quelque  forme  que  Racine  eût  donnée  à  son  badinage,  le  véri- 
table atticisme  n'eût  pas  manqué  aux  improvisations  qu'il  eût 
légèrement  indiquées.  Dans  l'art,  si  difficile  à  bien  imiter,  des 
Arbtophane  et  des  Rabelais,  qui,  sous  la  bouffonnerie  populaire, 
insinue  la  finesse  la  plus  ingénieuse,  il  devait  être  beaucoup 
moins  dépaysé  que  bien  des  personnes  ne  seraient  portées  à  le 
croire  :  esprit  charmant  et  délicat,  mais  en  même  temps  plein 
de  verve  satirique  et  mordante. 

La  comédie  italienne  à  laquelle  il  destinait  son  juge  dans  les 
gouttières  et  ses  petits  chiens  orphelins,  vit  s'éloigner  en  ce 
temps  le  meilleur  de  ses  acteurs,  son  fameux  Scaramouche, 
sur  qui  surtout  Racine,  d'après  sa  préface,  parait  avoir  compté 
pour  le  succès  de  la  pièce.  Dans  V Histoire  de  Vancien  Théâtre 
italien  ',  il  est  dit  que  Tiberio  Fiurilli  (c'était  le  nom  de  ce 
Scaramouche)  quitta  Paris  en  1667  pour  un  voyage  en  Italie, 
dont  il  ne  devait  revenir  qu'assez  longtemps  après,  en  1670. 
On  peut,  ce  nous  semble,  avoir  des  doutes  sur  la  date  de  1667. 
Ce  ne  serait  pas  la  seule  erreur  de  ce  genre  commise  par  les 
frères  Parfait  au  sujet  de  Scaramouche,  qu'ils  font  mourir 
le  7  février  1696,  tandis  que  son  inhumation  à  Saint-Eustache 


I.  Page  19.  Ce  petit  livre  (un  volume  in-ii,  à  Paris,  chez  Lam- 
bert, M.DCC.LIII)  est  dû  aux  auteurs  de  V Histoire  du  théâtre  françois. 


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NOTICE.  i3i 

est  da  S  décembre  1694  Ml  est  à  remarqaer  que  dans  sa  lettre 
en  vers  da  5  mai  1668,  et  dans  celle  même  du  2  juin  suivant, 
Robinet,  à  propos  de  représentations  très-brillantes  de  la  troupe 
italienne,  parle  des  rôles  qu'y  remplissait  alors  Scaramoucbe. 
Peut-être,  dira-t-on,  s'agissait-il  d'un  Scaramoucbe  nouveau. 
Cependant,  à  la  manière  dont  Robinet  s'exprime  sur  le  talent 
dn  bouffon  italien,  on  croit  plutôt  reconnaître  l'acteur  en  vogue» 

Ces  dates,  que  l'on  voudrait  pouvoir  plus  sûrement  fixer,  ne 
sont  pas  ici  sans  intérêt.  Si  le  départ  de  Scaramoucbe  est  de 
1667,  comme  Racine,  avant  ce  départ,  avait  déjà  formé  le  des- 
sein d'une  pièce  contre  les  gens  de  chicane,  la  perte  du  procès 
qui  l'aurait  dépouillé  de  son  bénéfice  de  l'Epinay  devient, 
comme  origine  de  ses  Plaideurs^  bien  plus  inadmissible  encore 
par  sa  date  que  nous  ne  l'avons  déjà  dit.  Si,  au  contraire,  comme 
on  serait  tenté  de  le  croire  d'après  la  lettre  de  Robinet,  Fiurilli 
n'était  pas  encore  parti  au  conunencement  de  juin  1668,  Racine 
n*aurait  donc  commencé  que  bien  tard  la  comédie  que  nous 
avons  aujourd'hui,  celle  qu'il  se  décida  à  faire,  très-différente 
de  son  premier  canevas ,  pour  la  scène  française.  Qu'on  n'ou- 
blie pas  qu'elle  fut  vraisemblablement  jouée  dans  les  premiers 
jours  de  novembre,  sinon  plus  tôt.  Un  temps  fort  court  aurait 
donc  suffi  à  sa  facilité  pour  concevoir  et  pour  écrire  une  des 
plus  charmantes  comédies.  Mais  cela  n'a  rien  d'invraisem- 
blable; et  nous  lisons  dans  la  préface  des  Plaideurs  que  la 
pièce  une  fois  commencée  c  ne  tarda  guère  à  être  achevée.  » 

Dès  que  Racine,  renonçant  aux  Italiens,  se  fut  tourné  vers 
une  scène  qui,  même  dans  une  farce,  demandait  beaucoup  d'art 
et  de  mesure,  il  se  trouva  dans  les  conditions  d'une  œuvre  plus 
régulière,  plus  soignée  et  oîi  sa  réputation  était  plus  intéressée. 
Biais  dans  une  pièce  qui  s'inspirait  d'Aristophane,  il  ne  crut  pas 
devoir  trop  restreindre  sa  liberté  ;  il  n'eut  pas  peur  de  pousser 
la  folie  du  badinage-  aussi  loin  qu'il  le  pouvait  faire  sans  at- 
teindre ces  limites  où  le  goût  français  ne  la  supporterait  plus  : 
il  fit  bien;  et,  tout  en  n'abandonnant  point  la  nsdve  et  hardie 
gaieté,  il  rencontra  la  Ixmne  comédie. 


I.  Voyez  la  Vie  de  Scaramoticite ,  par  le  sieur  Angelo  Constantim 
(Mezetin),  p.  146  (i  vol.  in-ii,  à  Paris,  à  l'Hôtel  de  Bourgogney  et 
chez  CUode  Barbin,  M.DC.XCV). 


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i3ft  LES  PLAIDEURS. 

U  est  fort  peu  probable  que  les  amis  à  qui,  dans  sa  préface, 
il  accorde  rhonneur  d^avoir  en  part  à  son  travail,  y  aient  réel- 
lement mis  beaucoup  du  leur.  U  leur  dut  sans  doute  quelques 
traits,  la  première  idée  de  quelques  plaisanteries,  peut-être  de 
quelques  scènes,  mais  la  première  idée  seulement.  On  voit  trop 
bien  que  là  tout  est  d'une  même  main.  Brossette,  dans  son 
commentaire  de  Boileau  S  dit  que  la  comédie  des  Plaideurs  fot 
faite  en  très-peu  de  temps,  dans  le  cabaret  de  la  place  du  Ci- 
metière-Saint-Jean, d'où  sortit  aussi  le  Chapelain  décoiffé^  et 
où  s'assemblaient  habituellement  «  les  jeunes  seigneurs  les  plus 
spirituels  de  la  cour,  avec  MM.  Despréanx,  Racine,  la  Fon- 
taine, Chapelle,  Furetière  et  quelques  autres  personnes  d'élite.  > 
Tout  ce  que  l'on  a  répété  depuis  sur  le  concours  prêté  à  Racine 
par  ses  commensaux  pour  la  composition  de  sa  comédie  est 
tiré  de  là.  Cependant  le  renseignement  est  un  peu  \ague.  La 
part  plus  ou  moins  grande  de  chacun  n'y  est  aucunement  indi- 
quée ;  et  Brossette,  qui  nomme  ces  habitués  du  Mouton  blanc ^ 
jeunes  seigneurs  etpoetes,  ne  dit  même  pas  qu'ils  aient  tous  con- 
tribué en  quelque  chose  aux  plaisanteries  si  bien  mises  en  ceuTre 
par  Racine.  Boileau  et  Fnretière  sont  les  seuls  d'entre  eux  à  qm 
l'on  puisse,  guidé  par  d'autres  indices,  attribuer  telles  ou  telles 
idées  comiques  des  Plaideurs  sans  trop  risquer  de  se  tromper. 
La  scène  excellente  de  la  dispute  qui  s'élève  entre  la  comtesse 
de  Pimbesche  et  Chicanneau  s'était ,  au  témoignage  du  Mena- 
giana  et  de  Brossette,  passée  chez  Boileau  le  greffier,  frère 
aîné  de  Despréaux,  qui  la  conta  à  Racine;  et  celui-ci,  dit  Bros- 
sette, «  ne  fit  guère  que  la  rimer.  »  La  pauvre  Babonnette,  qui 
eût  volontiers  emporté  les  serviettes  du  buvetier,  comme  fai- 
sait, disait-on,  la  femme  du  lieutenant  criminel  Tardieu,  peut 
bien  être  aussi  un  trait  dont  Racine  fut  redevable  à  Boileau,  qui 
savait  et  aimait  à  raconter,  comme  on  le  voit  dans  ses  satires, 
bien  des  histoires  sur  l'avarice  de  Madame  la  lieutenante.  Pour 
Fnretière,  nous  signalons  dans  les  notes  de  la  pièce  des  rap- 
ports assez  frappants  entre  plusieurs  passages  de  son  Roman 
bourgeois  et  quelques-unes  des  meilleures  plaisanteries  de  Ra- 
cine. Nous  ne  savons  si  notre  poète  eut  la  peine  de  les  aller 

I.  (Kupres  de  Boileau  (édition  de  171 6),  tome  I,  p.  438,  note  tar 
le  dernier  vers  de  répigranune  u,  à  Monsieur  Racine. 


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NOTICE.  i33 

chercher  là  :  Furedère  put  bien  les  lui  fournir  de  vive  voix. 
Celui-ci  du  reste  était  en  fonds  de  traits  satiriques ,  particu- 
lièrement sur  le  Palais  ;  outre  ceux  cpi'il  a  semés  dans  le  roman 
que  nous  venons  de  nommer,  on  en  trouve  dans  deux  de  ses 
satires  S  qui  en  rappellent  quelques-uns  des  Plaideurs^  mais  de 
loin.  Quoique  Furetière  fût  homme  d'esprit ,  à  peine  s*aper- 
cevrait-on  qu^il  était  riche  en  idées  vraiment  comiques ,  si  ces 
mêmes  idées,  traitées  par  Racine,  n'avaient  pris  sous  ses  mains 
un  si  frappant  relief  de  style,  et  une  forme  qui  leur  donne  toute 
leur  finesse.  Louis  Racine,  dans  son  examen  des  Plaideurs  y  n'a 
pas  oublié  que  dans  Tune  de  ses  satires  {le  Jeu  de  boules  des 
procureurs)  Furetière,  plusieurs  années  avant  Racine,  avait 
cherché  des  effets  plaisants  dans  l'emploi  des  mots  du  Palais; 
mais  il  a  raison  de  dire  que  sa  plaisanterie  trop  prolongée  de- 
vient fort  ennuyeuse  :  ce  que  Racine  a  pu  lui  emprunter,  il  l'a 
donc  assez  transformé  pour  demeurer  à  peine  son  débiteur. 

On  veut  donner  à  Racine  bien  des  collaborateurs  ;  on  lui  en 
a  cherché  même  au  Palais,  supposant  c[u'il  avait  absolument 
besoin,  comme  Petit  Jean,  qu'on  lui  soufflât  les  termes  savants 
de  la  chicane.  Ce  fut,  suivant  Louis  Racine,  M.  de  Brilhac,  con- 
seiller au  parlement  de  Paris,  qui  les  lui  apprit;  quelques-uns 
ajoutent  que  M.  de  Lamoignon,  alors  conseiller  au  Parlement, 
put  aussi  lui  venir  en  aide.  Enfin  on  nomme  encore  Pavocat 
Ponsset  de  Montauban,  lié  avec  Boileau  et  Racine,  et  on  lui 
donne  quelque  part  aux  Plaideurs^  sans  expliquer  asses  s'il 
livra  seulement  à  l'auteur  les  secrets  de  l'idiome  de  la  procé- 
dure, ou  s'il  le  mit  au  courant  des  anecdotes  du  Palais  et  des 
plus  amusantes  bizarreries  de  l'éloquence  judiciaire.  S'il  ne 
s'agissait  que  de  la  langue  des  tribunaux,  nous  ne  voyons  pas 
pourquoi  il  n'eût  pas  été  très-facile  à  Racine,  sans  tous  ces 
secours ,  d'acquérir  dans  le  cours  de  son  procès,  ainsi  qu'il  le 
dit  lui-même,  l'érudition  dont  il  avait  besoin. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  certain,  c'est  que  les  avocats  du  temps 
avaient  beaucoup  travaillé  à  sa  comédie,  mais  avec  une  com- 
plaisance très-involontaire.  Le  Menagiana  fait  remarquer  que 

I.  Ces  satires,  le  Déjeuner  tTun  procureur^  et  le  Jeu  de  boules  des 
procwretws^  se  trouTent  dans  les  Poésies  diverses  du  sieur  Furetière  ^  k 
Paris,  chez  Guillaume  de  Layne,  M.DC.LXIY  (i  vol.  in-is). 


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i34  LES  PLAIDEURS. 

la  plupart  d'entre  eux  sont  joués  dans  les  Plaideurs^ y  et  que 
les  différents  tons  sur  lesquels  l'Intimé  déclame  sont  autant 
de  copies  qui  rappellent  ces  bons  modèles.  Voilà  précisément 
dans  quel  sens  les  poètes  comiques,  qui  ont  l'heureux  don  de 
l'observation,  ne  se  passait  jamais  de  collaborateurs.  Le  cé- 
lèbre Gaultier,  que  Boileau  n'a  pas  oublié  dans  ses  satires,  et 
à  qui  son  éloquence  criarde  avait  fait  donner  le  surnom  de 
Gaultier  la  Gueule,  dut  être,  comme  on  croit  le  reconnaître 
dans  quelques  passages  de  ses  plaidoyers,  un  de  ces  avocats 
qui  ne  furent  pas  inutiles  à  Racine.  Les  amb  mêmes  que  le 
poëte  avait  au  barreau  n'échappèrent  pas,  dit-on,  à  sa  raillerie. 
Nous  croirions  difficilementque  Patru  aitété  du  nombre.  Quoique 
le  Menagiana  semble  le  désigner  par  une  initiale,  on  peut, 
en  ce  qui  est  de  lui,  avoir  beaucoup  de  doutes,  parce  que 
Racine  et  Boileau  avaient  une  haute  idée  de  son  talent.  Faut-il 
admettre  plus  volontiers  que  le  Maistre  lui-même  ne  fut  pas 
épargné?  Était-il  reconnaissable  à  quelques  traits  des  Plai' 
deurs?  On  l'a  soupçonné ,  et  par  là  on  a  soulevé  récemment 
une  polémique  assez  vive,  qui  ne  saurait,  en  aucun  sens,  être 
entièrement  concluante*.  Il  faut  seulement  avouer  qu'en  ce 
temps-là  Racine  était  bien  capable  d^une  malice  que  la  recon- 
naissance et  le  respect  n'auraient  pas  beaucoup  gênée  ;  et  si  le 
Maistre  avait  montré  dans  ses  plaidoiries  une  supériorité  de 
goût  et  de  saine  éloquence,  qui  le  distinguait  de  la  plupart  de 
ses  contemporains,  on  ne  saurait  affirmer  cependant  qu'il  n'ait 

I.  ilfo/itf^îaïKi,  tome  m,  p.  24-26. 

1.  M.  Sainte-Beuve,  dans  son  Port'Roxal  (tome  I,  p.  878),  a  ex- 
primé ITopinion  que  dans  certains  passages  de  sa  comédie»  particuliè- 
rement dans  celui-ci  :  c  Avocat,  ah  !  passons  au  déloge,  »  qui  rappel- 
lerait une  phrase  d'un  plaidoyer  de  le  Maistre,  Racine  c  se  moquait 
un  peu  sans  s'en  douter,  ou  en  s*en  doutant,  de  son  premier  et  excellent 
guide  à  Port-Royal,  t  M.  Oscar  de  Vallée,  dans  son  livre  iodtulé  : 
de  t Éloquence  judiciaire  au  dix-septième  siècle,  et  M.  Jules  le  Berquier, 
dans  un  ardcle  de  la  Revue  des  Deux-Mondes  publié  le  !«'  janvier  i863 
sous  ce  titre  :  Une  réforme  au  Palais ,  ont  été  d'avis  que  l'éloquence 
d'Antoine  le  Maistre  le  mettait  au-dessus  d'une  supposition  qui  jette- 
rait sur  lui  quelque  ridicule.  Si  la  conjecture  de  M.  Sainte-Beuve 
n*est  pas  fondée,  la  mémoire  de  Racine  aurait  plus  à  se  plaindre  que 
celle  de  le  Maistre  du  tort  injuste  qu'elle  lui  ferait. 


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NOTICE.  i35 

jamais  par  ancnn  écart  prêté  le  flanc  au  railleur.  Mab  si  pour  le 
Maistre  et  pour  Patru  on  peut  se  refuser  à  croire  qu'ils  aient 
fourni  quelques  traits  à  l'éloquence  de  l'Intimé,  il  n'y  a  pas  la 
même  incertitude  en  ce  qui  regarde  Pavocat  Montauban.  Racine 
a  fait  des  emprunts  aux  plaidoyers  de  cet  ami  -  les  contempo- 
rains n'en  doutaient  pas. 

Les  malices  contre  les  personnes  ne  sont  bien  comprises , 
surtout  ne  sont  goûtées  qu'un  moment  ;  plus  tard  les  commen- 
taires ne  peuvent  guère  les  faire  revivre.  Aussi  ne  font-elles  pas 
une  vraie  comédie  s'il  ne  se  trouve  sous  ces  portraits,  dont 
avec  le  temps  on  ne  reconnaît  plus  la  ressemblance,  une  image 
ineffaçable  de  Thonune  de  tous  les  temps,  ou  tout  au  moins 
les  types  généraux  d'une  époque.  Racine  a  su  donner  à  sa 
pièce  cette  vérité  qui  ne  périt  pas  avec  les  allusions ,  et  qui  se 
passe  de  toutes  les  clefs.  Mais  tout  en  se  gardant  de  mettre 
tout  le  sel  de  sa  comédie  dans  des  personnalités  satiriques, 
il  n'avait  pas  craint  de  suivre  asse2  hardiment  l'exemple 
d'Aristophane,  son  modèle.  L'habit  couleur  de  rose  sèche  et 
le  masque  sur  l'oreille  que  portait  la  comtesse  de  Pimbesche, 
et  qui  faisaient  reconnaître  la  comtesse  de  Crissé,  plaideuse 
incorrigible,  attachée  à  la  maison  de  la  duchesse  douairière 
d'Orléans  \  ne  rappellent-ils  pas  la  liberté  de  l'ancienne  co- 
médie? 

Il  y  a  dans  les  Plaideurs  bien  des  hardiesses  d'un  autre 
genre.  Ce  trait  : 

Dis-nous,  à  qui  veux-tu  faire  perdre  la  cause? 

et  celui-ci  : 

Hé!  Monsieur,  peut-on  voir  souffrir  des  malheureux? 
—  Bon  !  cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux, 

sont  des  plus  sanglants.  Le  fouet  d'Aristophane  ne  frq>pait 
guère  plus  fort,  au  milieu  de  la  licence  de  la  démocratie  athé- 
nienne. On  comprend  sans  peine  que  quelques  magistrats  s'en 
soient  émus,  c  Un  vieux  conseiller  dont  je  vous  dirai  le  nom  à 
l'oreille,  dit  Valincour  dans  sa  lettre  à  d'Olivetjfit  grand  bruit 
au  Palais  contre  cette  comédie.  » 

I .  Voyez  V Histoire  de  la  Foniame,  par  Walckenaer,  p.  i5s  et  i53. 


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i36  LES  PLAIDEURS. 

U  sertit  difficile  de  dire  si  les  juges ,  les  procureurs  et  les 
avocats  purent  former,  aux  premières  représentations  de  la 
pièce,  une  cabale  assez  forte  pour  en  amener  la  chute.  Ils  n'au- 
raient pas  d'ailleurs  manqué  d^auxiliaires  parmi  les  envieux 
de  Racine,  Mais  peut-être  le  mauvab  succès  qu'eurent  d'abord 
les  Plaideurs  doit-il  être  attribué  suitout  à  la  dureté  d'intelli- 
gence du  public,  qui  ne  sentant  pas  bien  toute  la  finesse  et  toute 
la  vérité  cachées  sous  des  extravagances  en  apparence  si  outrées, 
craignit  de  paraître  s'amuser  à  des  enfantillages,  ou  vint  au 
théâtre  avec  ce  préjugé  que  dans  une  pièce  remplie  de  termes 
de  chicane  il  ne  pouvait  y  avoir  le  mot  pour  rire.  Racine 
indique  lui-même  l'une  et  l'autre  disposition  des  spectateurs 
comme  ayant  nui  à  l'effet  de  sa  comédie.  Quoi  qu*il  en  soit, 
Valincour  raconte  «  qu'aux  deux  premières  représentations  les 
acteurs  furent  presque  sifiBés,  et  n'osèrent  pas  hasarder  la  troi- 
sième. »  C'était  en  vain  que  Molière,  noblement  équitable,  avait 
réclamé  contre  de  si  injustes  dédains ,  et  avait  dit  bien  haut  que 
«  ceux  qui  se  moquoîent  de  cette  pièce  méritoient  qu'on  se  mo- 
quât d'eux ^.  »  U  ne  fallut  rien  moins  que  l'autorité  du  goût  de 
Louis  XIV  pour  relever  la  comédie  tombée.  Voici  comment 
Valincour  raconte  le  retour  inespéré  de  fortune  qui  vint  sur- 
prendre tout  à  coup  Racine,  lorsqu'il  devait  croire  la  bataille 
décidément  perdue  à  l'H6tel  de  Bourgogne  :  «  Un  mois  après, 
les  comédiens  étant  à  la  cour,  et  ne  sachant  quelle  petite  pièce 
donner  à  la  suite  d'une  tragédie,  risquèrent  les  Plaideurs.  Le 
feu  Roi,  qui  étoit  très-sérieux ,  en  fut  frappé,  y  fit  même  de 
grands  éclats  de  rire;  et  toute  la  cour,  qui  juge  ordinairement 
mieux  que  la  ville,  n'eut  pas  besoin  de  complaisance  pour 


I.  Racine  lui  aurait  bien  mal  témoigné  sa  reconnaissance,  s*il  fal- 
lait croire  qa*à  la  fin  de  son  aris  Au  lecteur  il  ait  touIu,  comme  on  l'a 
dit  quelquefois ,  donner  à  entendre  de  lui  ce  qu'il  dit  de  ces  aateurt 
qui,  par  de  sales  équivoques,  font  retomber  le  théâtre  dans  Tancienne 
turpitude.  Mais  pourquoi  supposer  une  accusation,  qui  eût  été  si  con- 
traire à  la  vérité?  C'était  peut-être  déjà  trop  que  de  dire  :  c  Je  n'at- 
tends pas  un  grand  honneur  d'avoir  assez  longtemps  réjoui  le  monde.» 
Cette  manière  dédaigneuse  de  parler  de  la  comédie  pouvait  ressem- 
bler à  un  secret  désir  de  rabaisser  Molière.  Si  Racine  n'a  pas  pensé  à 
loi,  cet  oubli  seul  éuit  déjà  un  toit. 


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NOTICE.  i37 

rinûter.  Les  comédiens,  partis  de  Saint-Germain*  dans  trois 
carrosses  à  onze  heures  dn  soir^  allèrent  porter  cette  bonne 
■on^elle  à  Racine. •••  Trois  carrosses  après  minuit,  et  dans  un 
]jeu  où  jamais  il  ne  s'en  étoit  tant  tu  ensemble,  réveillèrent  le 
Y<MSÎnage.  On  se  mit  aux  fenêtres  ;  et  comme  on  vit  que  les 
carrosses  étoient  à  la  porte  de  Racine ,  et  qu'il  s'agissoit  des 
Plaideurs^  les  bourgeob  se  persuadèrent  qu'on  venoit  l'enlever 
pour  avoir  mal  parlé  des  juges.  Tout  Paris  le  crut  à  la  Concier- 
gerie le  lendemain  *•  *  U  semble,  cpioi  que  Valincour  en  dise, 
qu'avant  d'avoir  eu  bon  goût,  et  de  s'être  avoué  qu'il  fallait 
rire,  les  gens  de  cour  avaient  eu  besoin  de  voir  rire  le  maître  ; 
car  c'est  eux  que  Racine  désigne  dans  son  avis  Ju  lecteur 
comme  ayant  trouvé  malséant  de  se  divertir  à  propos  de  gens 
de  robe.  Nous  devons  donc  laisser  à  Louis  XIV  tout  l'honneur 
d'avoir  apprécié  le  premier  à  sa  juste  valeur  une  charmante 
comédie.  Il  eut  en  même  temps  le  grand  mérite  de  protéger 
la  lit)erté  de  l'art,  et  d'être  sourd  aux  plaintes  des  Dandins 
contre  Racine,  comme  il  l'avait  été  à  celles  des  marquis  contre 
Molière.  Dans  la  persuasion  où  il  était  c[ue  l'Etat  c'était  lui- 
même,  lui  seul,  il  y  avait  cela  de  bon  du  moins,  que  les  attaques 
cpii  s'arrêtaient  au-dessous  de  lui  ne  lui  paraissaient  pas  trop 
facilement  des  crimes  d'État  :  la  comédie  en  a  proGté;  et  bien 
des  sociétés  moins  despotiquement  gouvernées  n'auraient  pas 
en  autant  de  tolérance  et  auraient  en  une  telle  occasion  exercé 
sur  le  théâtre  une  censure  plus  rigoureuse. 

Le  suffrage  du  Roi  eut  le  même  effet  décisif  à  la  ville  qu'à  la 
cour.  La  pièce,  reprise  à  l'Hôtel  de  Bourgogne, y  fut  souvent  et 
longtemps  représentée  avec  un  grand  succès.  Le  Registre  de  la 
Grange  nous  apprend  que  dans  les  derniers  mois  de  1680, 
après  la  réunion  des  comédiens  français  de  l'une  et  de  l'autre 
troupe,  les  Plaideurs  furent  joués  quatre  fois  à  la  ville,  et  c[u'il 
en  fut  donné  aussi  une  représentation  à  Versailles.  Nous  en 
comptcms  sur  le  même  registre  cinq  représentations  en  1681, 
trois  en  i68a,  deux  en  i683,  deux  en  1684,  trois  dans  les  pre- 
miers mois  de  i685.  Le  Mercure  et  le  Journal  de  Dangeau  en 

I.  Racine,  dans  son  avis  j4u  lecteur ^  ne  dit  pas  que  oe  fut  à  Saint- 
Germain,  mais  à  Versailles,  que  la  pièce  reprit  faveur. 

s.  Histoire  de  tJcadémie  fmnfoise,  tome  II,  p.  33i  et  333. 


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i38  LES  PLAIDEURS. 

mentionnent  plusieurs  qui  furent  donnéesdevant  la  cour  en  i  70a . 
en  1703  et  en  1714.  Celle  du  19  octobre  de  cette  dernière  an- 
née eut  lien  à  Fontainebleau,  chez  Mme  de  Maintenon.  Ce  fut 
aussi  à  Fontainebleau,  en  1698,  que  le  duc  et  la  duchesse  de 
Bourgogne  jouèrent  eux-mêmes  la  comédie  de  Racine,  ou  tout 
au  moins  qu^ils  étudièrent  les  rôles  qu'ils  y  avaient  choisis, 
comme  nous  le  savons  par  le  Journal  de  Dangeau  ',  Ils  prirent 
cet  amusement  pendant  le  voyage  d'octobre,  le  dernier  voyage 
de  cour  auquel  Racine  ait  été  invité,  et  que  sa  maladie,  déjà 
très-grave,  ne  lui  permit  pas  de  faire.  Après  les  rôles  dont 
s'étaient  chargés  le  prince  et  la  princesse,  il  en  restait  encore 
six,  qu'ils  donnèrent  à  la  duchesse  de  Guiche,  à  Bfme  d'Heu- 
dicourt,  à  la  comtesse  d'Ayen,  à  Mmes  d'O  et  de  Montgon , 
et  à  Mlle  de  Normanville. 

Le  goût  que  Louis  XIV  et,  à  son  exemple,  les  princes  de  sa 
famille  avaient  eu  pour  cette  comédie,  l'empereur  Napoléon  !•' 
semble  ne  l'avoir  point  partagé.  Nous  avons  trouvé  dans  sa  Cor- 
respondance  •  que  le  1 7  juillet  1 808  il  faisait  écrire  de  Rayonne 
par  M.  de  Meneval  à  M.  Barbier,  son  bibliothécaire,  une  lettre 
dans  laquelle  il  donnait  l'ordre  qu'on  formât  pour  lui  une  biblio- 
thèque portative  d'un  millier  de  volumes.  U  était  naturel  que 
pour  cette  bibliothèque  de  voyage,  nécessairement  limitée,  on 
se  bornât  à  un  choix  de  chefs-d'œuvre  en  tout  genre  ;  et  Ton 
ne  peut  s'étonner  qu'il  fût  prescrit  «  de  ne  mettre  de  Corneille 
que  ce  qui  est  resté.  »  Racine  devait  subir  la  même  loi  ;  et 
quoique  son  théâtre,  moins  inégal,  se  soit  conservé  plus  entier, 
il  n'y  a  point  cependant  à  réclamer  contre  le  retranchement  de 
ses  deux  premières  tragédies  :  «  ôter  de  Racine  la  Thébaïde  et 
V Alexandre.  »  Mais  pourquoi  avoir  ajouté  :  «  et  les  Plaideurs?  » 
Etait-ce  que  le  comique  poussé  si  loin  choquait  un  esprit  sé- 
rieux, qui  ne  s'était  pas  donné  le  temps  d'y  reconnaître  le  véri- 
table sel  attique?  ou  plutôt  une  forme  de  comédie  qui  s'attaque 
aux  institutions  sociales  déplaisait-elle  par  sa  liberté,  comme 
un  dangereux  exemple,  à  un  pouvoir  plus  ombrageux  que  celui 
de  la  vieille  monarchie?  S'il  ne  fallait  voir  dans  l'exclusion  don- 
née aux  Plaideurs  qu'un  jugement  littéraire,  cette  exclusion  ne 

I.  A  la  date  du  19  octobre  169S. 
s.  Lettre  nP  14107. 


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NOTICE.  i39 

se  comprendrait  pas  aussi  facilement  qne  celle  de  la  Tkébazde 
et  de  \ Alexandre ,  deux  tragédies  qui  depuis  longtemps  ont  à 
peu  près  disparu  de  la  scène.  La  comédie  de  Racine  s'y  est  an 
contraire  maintenue,  et  y  excite  toujours  la  gaieté  la  plus  franche 
et  du  meilleur  aloi  :  on  peut  affirmer  qu'elle  n'a  pas  vieilli, 
quelques  changements  heureux  que  le  temps  ait  apportés  et 
dans  nos  mœurs  judiciaires  et  dans  l'éloquence  de  notre  bar- 
reau. Loin  de  paraître  une  production  inférieure  d'un  esprit 
sorti  un  moment  de  sa  voie,  elle  inspire  seulement  le  regret  que 
le  loisir  ait  manqué  à  Racine  pour  faire  quelques  autres  tenta- 
tives dans  un  genre  où  il  eût  certainement  continué  d'exceller, 
soit  qu'il  eût  encore  avec  autant  de  bonheur  imité  Aristo- 
phancy  soit  qu'il  eût  suivi  de  préférence  le  penchant  qui  le  por- 
tait à  prendre  pour  modèle  Télégance  de  Térence,  la  douceur 
charmante  et  la  vérité  de  ses  peintures  morales.  De  toute 
façon  il  eût  en,  comme  dans  les  Plaideurs^  son  originalité; 
et  le  voisinage  de  l'incomparable  Mohère  ne  l'eût  pas  trop 
écrasé,  parce  que  sa  manière,  on  le  voit  bien,  eût  été  toute 
différente. 

Les  acteurs  du  Théâtre-Français,  qui  ont  toujours  conservé  les 
traditions  de  la  bonne  comédie,  ont  joué  de  tout  temps  et  jouent 
aujourd'hui  encore  les  Plaideurs  avec  beaucoup  d'intelligence 
et  de  verve.  U  serait  difficile  de  nommer  tous  les  comédiens 
que  le  public  y  a  tour  à  tour  applaudis.  Pour  ne  parler  que  des 
temps  déjà  un  peu  anciens ,  on  cite  de  1 70a  à  1 740  Dangeville, 
qui  excellait,  <Ët-on,  dans  le  rôle  de  Ghicanneau^;  plus  tard 
Baptbte  cadet,  dont  les  débuts  remontent  à  1 79a,  qui  ne  prit 
sa  retraite  qu'en  1822,  et  reparut  même,  après  i83o,  dans 
quelques  représentations ,  a  laissé  le  souvenir  d'une  bouffon- 
nerie inimitable  dans  le  rôle  de  Perrin  Dandin. 


Pour  les  variantes  des  Plaideurs ^  les  éditions  dont  nous  avons 
I .  Le  Mazurier,  Galerie  historique  des  acteurs^  tome  I,  p.  209. 


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i4o  LES  PLAIDEURS. 

fait  usage  sont  d'abord  celle  de  1669S  édition  séparée  et  la 
première  de  tontes,  puis  les  différentes  éditions  collectives  d<Mit 
il  a  été  fait  mention  à  l'occasion  des  pièces  précédentes.  Notre 
texte  est,  comme  pour  les  tragédies,  celui  de  1697. 


AU  LECTEUR. 

Quand  je  lus  les  Guêpes  d'Aristophane,  je  ne  son- 
geois  guères  que  j'en  dusse  faire  les  Plaideurs,  J'avoue 
qu'elles  me  divertirent  beaucoup,  et  que  j'y  trouvai  quan- 
tité de  plaisanteries  qui  me  tentèrent  d'en  faire  part  au 
public;  mais  c'étoit  en  les  mettant  dans  la  bouche  des 
Italiens  *,  à  qui  je  les  avois  destinées,  conmie  une  chose 
qui  leur  appartenoit  de  plein  droit.  Le  juge  qui  saute  par 
les  fenêtres,  le  chien  criminel,  et  les  larmes  de  sa  famille, 
me  sembloient  autant  d'incidents  dignes  de  la  gravité  de 
Scaramouche.  Le  départ  de  cet  acteur  *  interrompit  mon 

I*  En  Toici  le  titre  : 

LES  PLAIDEURS, 

GOMBDIE. 

A  Paris, 
ohes  Claude  Barbin.... 

M.DC.LXIX. 
Avec  privilège  du  Roy. 

Le  privilège  e«t  donné  à  Paris  le  5  décembre  1668.  L'Achevé  dlm- 
primer  n*est  pas  mentionné.  Quatre  feuillets,  sans  pagination,  pour 
le  titre,  l'avis  Au  lecteur^  l'extrait  du  privilège,  et  la  liste  des  acteurs. 
Après  ces  préliminaires,  88  pages. 

1 .  La  troupe  italienne  donnait,  au  dix-septième  siècle,  ses  représen- 
tations, en  alternant  avec  les  comédiens  français.  Elle  joua  d'abord  au 
Petit-Bourbon,  puis  au  Palais-Royal,  et  enfin  à  l'Hôtel  de  Bourgogne. 

3.  Il  s'agit  de  Tiberio  Fiurilli,  né  à  Naples  en  1608,  mort  à  la  fin 
de  1694.  Cet  excellent  comédien,  dont  les  exemples  avaient  été  pro- 
fitables à  Molière,  parut  le  premier  en  France  sous  l'habit  de  Srâra- 
mouche.  Voyez  d-detsus  la  Notice  sur  les  Plaideurs^  p.  i3o  et  i3i. 


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AU  LECTEUR.  i«i 

dessein,  et  fit  naître  Tenvie  à  quelques-uns  de  mes  amis 
de  voir  sur  notre  théâtre  un  échantillon*  d'Aristophane. 
Je  ne  me  rendis  pas  à  la  première  proposition  qu'ils 
m'en  firent.  Je  leur  dis  que  quelque  esprit  que  je  trou- 
vasse dans  cet  auteur,  mon  inclination  ne  me  porteroit 
pas  à  le  prendre  pour  modèle,  si  j'avois  à  faire  une  co- 
médie; et  que  j'aimerois  beaucoup  mieux  imiter  la  régu- 
larité de  Ménandre  et  de  Térence,  que  la  liberté  de 
Plante  et  d'Aristophane  ^.  On  me  répondit  que  ce  n'étoit 
pas  une  comédie  qu'on  me  demandoit,  et  qu'on  vouloit 
seulement  voir  si  les  bons  mots  d'Aristophane  auroient 
quelque  grâce  dans  notre  langue*  Ainsi,  moitié  en  m'en- 
courageant,  moitié  en  mettant  eux-mêmes  la  main  à 
l'œuvre,  mes  amis  me  firent  commencer  une  pièce  qui 
ne  tarda  guère  à  être  achevée. 

Cependant  la  plupart  du  monde  ne  se  soucie  point  de 
l'intention  ni  de  la  diligence  des  .auteurs.  On  examina 
d^abord  mon  amusement  comme  on  auroit  fait  une  tra- 
gédie. Ceux  mêmes  qui  s'y  étoient  le  plus  divertis  eurent 
peur  de  n'avoir  pas  ri  dans  les  règles,  et  trouvèrent  mau- 
vais que  je  n'eusse  pas  songé  plus  sérieusement  à  les  faire 
rire.  Quelques  autres  s'imaginèrent  qu'il  étoit  bienséant 
à  eux  de  s'y  ennuyer,  et  que  les  matières  de  Palais  ne 
pouvoient  pas  être  un  sujet  de  divertissement  pour  des 
gens  de  cour  *.  La  pièce  fut  bientôt  après  jouée  à  Ver- 
sailles. On  ne  fit  point  de  scrupule  de  s'y  réjouir;  et  ceux 
qui  avoient  cru  se  déshonorer  de  rire  à  Paris,  furent  peut- 
être  obligés  de  rire  à  Versailles  pour  se  faire  honneur. 


I.  Var.  (édit.  de  1669)  :  quelque  échantillon. 

s.  Var.  (édit.  de  1669)  :  et  que  la  régularité  de  Ménandre  et  de 
Térence  me  sembloit  bien  plus  glorieuse  et  même  plus  agréable  à 
imiter  que  la  liberté  de  Plante  et  d* Aristophane. 

3.  Les  éditions  de  1713, 17^8,  1736  ont  :  c  ies  gens  de  cour.  » 
D*01iTet  indique  Jes  comme  Tariante. 


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i4a  LES  PLAIDEURS. 

Us  auroient  tort,  à  la  vérité,  s'ils  me  reprochoient 
d'avoir  fatigué  leurs  oreilles  de  trop  de  chicane.  C'est 
une  langue  qui  m'est  plus  étrangère  qu^à  personne,  et 
je  n'en  ai  *  employé  que  quelques  mots  barbares  que  je 
puis  avoir  appris  dans  le  cours  d'un  procès  que  ni  mes 
juges  ni  moi  n'avons  jamais  bien  entendu  ^. 

Si  j'appréhende  quelque  chose,  c'est  que  des  per- 
sonnes un  peu  sérieuses  ne  traitent  de  badineries  le 
procès  du  chien  et  les  extravagances  du  juge.  Mais  enfin 
je  traduis  Aristophane,  et  l'on  doit  se  souvenir  qu'il 
avoit  affaire  à  des  spectateurs  assez  difficiles.  Les  Athé- 
niens savoient  apparemment  ce  que  c'étoit  que  le  sel 
attique;  et  ils  étoient  bien  sûrs,  quand  ils  avoient  ri 
d'une  chose,  qu'ils  n^avoient  pas  ri  d'une  sottise. 

Pour  moi,  je  trouve  qu'Aristophane  a  eu  raison  de 
pousser  les  choses  au  delà  du  vraisemblable.  Les  juges 
de  l'Aréopage  n'auroient  pas  peut-être  trouvé  bon  qu'il 
eût  marqué  au  naturel  leur  avidité  de  gagner,  les  bons 
tours  de  leurs  secrétaires,  et  les  forfanteries  de  leurs 
avocats.  U  étoit  à  propos  d'outrer  un  peu  les  person- 
nages pour  les  empêcher  de  se  reconnottre.  Le  public  ne 
laissoit  pas  de  discerner  le  vrai  au  travers  du  ridicule  ; 
et  je  m'assure  qu'il  vaut  mieux  avoir  occupé  l'imperti- 
nente éloquence  de  deux  orateurs  autour  d'un  chien 
accusé,  que  si  l'on  avoit  mis  sur  la  sellette  un  véritable 
criminel,  et  qu'on  eût  intéressé  les  spectateurs  à  la  vie 
d^un  homme. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  puis  dire  que  notre  siècle  n'a 
pas  été  de  plus  mauvaise  humeur  que  le  sien,  et  que  si 
le  but  de  ma  comédie  étoit  de  faire  rire,  jamais  comédie 


I .  DansPédition  de  M.  Aimé-Martm  on  lit  :  c  et  je  n'ti  employé.  • 
s.  Yak.  (édit.  de  1669)  :  que  je  puis  avoir  retenus  dans  le  cours 
d*un  procès  que  ni  moi  ni  mes  juges  n*ont  jamais  bien  entendu. 


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AU  LECTEUR.  143 

n'a  mieux  attrapé  son  but.  Ce  n'est  pas  que  j^attende  un 
grand  honneur  d'avoir  assez  longtemps  réjoui  le  monde. 
Mais  je  me  sais  quelque  gré  de  Tavoir  fait  sans  qu'il 
m'en  ait  coûté  une  seule  de  ces  sales  équivoques  '  et  de 
ces  malhonnêtes  plaisanteries  qui  coûtent  maintenant  si 
peu  à  la  plupart  de  nos  écrivains,  et  qui  font  retomber 
le  théâtre  dans  la  turpitude  d'où  quelques  auteurs  plus 
modestes  l'avoient  tiré. 

I.  Vaa.  (édit.  de  1669-87)  :  on  seul  de  ces  sales  équiYoques. 


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ACTEURS. 


DANDIN,  juge». 
LÉANDRE,  fils  de  DaDdin.  « 
CHICANNEAU,  bourgeois*. 
ISABELLE,  fille  de  Chicanneau. 
LA  COMTESSE. 
PETIT  JEAN,  portier, 
L'INTIMÉ,  secrétaire*. 
LE  SOUFFLEUR. 


La  aoène  est  dan»  une  ville  de  basse  Normandie. 


I.  Racine  a  pris  le  nom  de  Paaanr  Dahdih  dans  Rabelais  {Pantm» 
gruel^  livre  III,  chapitre  xu).  Là  toutefois  Pfrrin  Dandin  n*est  pas 
un  juge,  mais  un  c  appointeur  de  procès,  s  Le  même  chapitre  de 
Rabelais  offrait  à  Racine  un  nom  de  juge,  Brldoye^  qui  lui  a  semblé 
sans  doute  moins  heureux,  et  dont  B^umarchais  plus  tard  devait 
s*emparer  :  tout  le  monde  connaît  Bridolson, 

a.  Nous  avons  conservé  k  ce  nom  les  deux  n,  qui  sont  dans  toutes 
les  éditions  imprimées  du  vivant  de  Racine.  Cest  seulement  dans  les 
éditions  plus  récentes  qu'on  l'écrit  CuiCAHEàU.  Voyez  plus  bas,  p.  i6o, 
note  a.  Rabelais  a  encore  fourni  ce  nom;  mais  chez  lui  les  chicanous 
sont  des  huissiers,  non  des  plaideurs. 

3.  Le  nom  de  L'Iarati  est  emprunté  à  la  langue  du  Palais  :  Ti»- 
tîmé  est  le  défendeur  en  cause  d*appel. 


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LES  PLAIDEURS. 

COMÉDIE. 

ACTE  L 


SCÈNE  PREMIERE. 

PETIT  JEAN,  traînant  an  gros  sac  de  procès. 

Ma  foi,  sur  Tavenir  bien  fou  qui  se  fîra  : 

Tel  qui  rit  vendredi,  dimanche  pleurera. 

Un  juge,  l'an  passé,  me  prit  à  son  service  ; 

Il  m'avoit  fait  venir  d^ Amiens  pour  être  Suisse  ^  • 

Tous  ces  Normands  vouloient  se  divertir  de  nous  :  i 

On  apprend  à  hurler,  dit  Tautre  ',  avec  les  loups. 

Tout  Picard  que  j'élois,  j'étois  un  bon  apôtre  ', 

Et  je  faisois  claquer  mon  fouet*  tout  comme  un  autre. 


I.  Les  suisses,  domestiques  chargés  de  garder  b  porte  des  bdtels,  étaient 
autrefois  Téritablement  Suisses  de  nation.  Celui-d,  au  liea  de  Tenir  de  Soisseï 
Tient  de  Picardie  ;  c^est  ce  qui  rend  ce  Ters  plaisant. 

a.  Dit  Vautre,  c'est-à-dire  :  dit-on,  dit  le  proverbe ^  façon  populaire 
de  parler.  On  trouve  aussi  dans  Molière  (/«  Médecin  maigre  lui,  acte  III, 
scène  n)  :  «  Tout  ça,  comme  dit  Tautre,  n*a  été  que  de  l'onguent  miton- 
mitaine.  » 

3.  Bon  apôtre  a  d*ordinaire  le  sens  d*hypocrite  :  dans  la  Fontaine,  Grippe^ 
nùnaud  le  bon  apôtre.  Cormoran  le  bon  apôtre.  Il  parait  signifier  ici  un  homme 
qui  sait  son  métier,  un  rusé  compère. 

4-  Faire  claquer  son  fouet,  se  donner  de  l'importance. 

J.  Raclne.  II  lo 


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i46  LES  PLAIDEURS. 

Tous  les  plus  gros  monsieurs  *  me  parloient  chapeau  bas  : 
«  Monsieur  de  Petit  Jean,  »  ah  !  gros 'comme  le  bras'  !  i  o 
Mais  sans  argent  Thonneur  n'est  qu  une  maladie. 
Ma  foi,  j'étois  un  franc  portier  de  comédie'  : 
On  avoit  beau  heurter  et  m'ôter  son  chapeau, 
On  n'entroit  point  chez  nous  sans  graisser  le  marteau  * . 
Point  d'argent,  point  de  Suisse  %  et  ma  porte  étoit^lose. 
Il  est  vrai  qu'à  Monsieur  j'en  rendois  quelque  chose  : 
Nous  comptions  quelquefois.  On  me  donnoit  le  soin 
De  fournir  la  maison  de  chandelle  et  de  foin  ; 
Mais  je  n'y  pcrdois  rien.  Enfin,  vaille  que  vaille, 
J'aurois  sur  le  marché  fort  bien  fourni  la  paille.  9  o 

C'est  dommage  :  il  avoit  le  cœur  trop  au  métier  ; 
Tous  les  jours  le  premier  aux  plaids,  et  le  dernier, 
Et  bien  souvent  tout  seul  ;  si  l'on  l'eût  voulu  croire, 
Il  y  seroit  couché  sans  manger  et  sans  boire*. 


I .  Molière  avait  déjà  mis  dans  la  bouche  naïve  de  Georgette  cette  expression 
Monsieur*,  au  lien  de  Messieurs  : 

....  Nous  en  voyons  qui  paroissent  joyeux 
Lorsque  leurs  femmes  sont  avec  les  beaux  Monsieurs. 

(École  des  femmes  y  acte  II,  scène  in.) 
a.  La  phrase  est  elliptique  :  «On  me  donnait  gros  comme  le  bras  (c*est-à* 
dire  très-respectueusement  y  très-cérémonieusement)  le  titre  de   Monsieur  de 
Petit  Jean.  » 

3.  Le  portier  de  comédie  était  celui  qui  se  tenait  à  la  porte  du  théâtre  pour 
recevoir  l'argent.  Cbapuzeau,  dans  son  Théâtre  franeois y  p.  n^iet  a43,  donne 
des  détails  sur  les  portiers  de  la  comédie.  Il  dit  que  les  contrôleurs  des  portes 
«  ont  soin  que  les  portiers  fassent  leur  devoir,  qu'ils  ne  reçoivent  de  l'argent 
de  qui  que  ce  soit.  »  Le  vers  de  Racine  donne  à  penser  que  la  défense  faite 
aux  portiers  n'était  pas  toujours  bien  observée. 

4.  Graisser  le  marteau  (de  la  porte,  qu'on  nommait  aussi  le  heurtoir)  y  c'est 
donner  de  l'argent  au  portier,  pour  qu'il  nous  laisse  entrer. 

5.  Point  d  argent  y  point  de  Suisse  y  se  disait  proverbialement,  parce  que  les 
troupes  suisses  engagées  à  prix  d'argent  au  service  des  puissances  étrangères 
se  retiraient  quand  leur  solde  n'était  pas  exactement  payée. 

6.  //  jr  seroit  couché  est  le  texte  de  toutes  les  éditions  imprimées  du  vivant 
àt  Racine.  Louis  Racine  dit  danÀ  ses  Notes  sur  la  langue  des  Pbideurs,  que 

,  c'est  une  faute  d'impression.  Plusieurs  éditeurs,  adoptant  sans  doute  cette  opi- 
nion, qui  n'est  nullement  fondée,  ont  imprimé  :  «  Il  s'y  seroit  couché.  » 


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ACTE  I,   SCÈNE  I.  147 

Je  ]ai  disois  parfois  :  «  Monsieur  Perrin  Dandin,  9  s 

ToQt  franc,  vous  vous  levez  tous  les  jours  trop  matin  : 

Qui  veut  voyager  loin  ménage  sa  monture. 

Buvez,  mangez,  dormez,  et  faisons  feu  qui  dure.  » 

D  n'en  a  tenu  compte.  U  a  si  bien  veillé 

Et  si  bien  fait,  qu'on  dit  que  son  timbre  est  brouillé*.  3o 

n  nous  yeut  tous  juger  les  uns  après  les  autres. 

U  marmotte  toujours  certaines  patenôtres* 

Où  je  ne  comprends  rien.  U  veut,  bon  gré,  mal  gré. 

Ne  se  coucher  qu'en  robe  et  qu'en  bonnet  carré*. 

n  fit  couper  la  tête  à  son  coq,  de  colère*,  3  5 

Pour  l'avoir  éveillé  plus  tard  qu'à  l'ordinaire  ; 

Il  disoit  qu'un  plaideur  dont  Taffaire  alloit  ma. 

Avoit  graissé  la  patte  à  ce  pauvre  animal*. 

Depuis  ce  bel  arrêt,  le  pauvre  homme  a  beau  faire, 

Son  fils  ne  souffre  plus  qu'on  lui  parle  d'affaire.  40 


I .  Son  timbre  est  brouillé^  c*e8t-à-dire  m  cervelle  est  brouillée,  dérangée. 
On  dit  plot  sourent  dam  ce  sens  :  «  son  timbre  est  fêlé.  »  Des  commentateurs 
ont  Uâmé  Texpression  de  Racine.  La  métaphore  ne  vent  pas  être  ici  analysée 
si  exactement,  et  pourrait  d'ailleurs  être  justifiée. 

a.  Patenôtres  signifie  le  plus  souvent  des  pater  noeter^  des  prières.  Petit 
Jean  donne  ce  nom  aux  formules  inintelligibles  y  an  grimoire  que  récite  son 
maître. 

3.  L'esdaTe  Xanthias,  dans  Us  Guêpes  d'Aristophane,  fait  de  b  folie  de  soa 
mattre  Philodéon  un  tableau  à  peu  près  semblable  : 

^iXviXiK9T^i  àortv  Aç  où&iiç  àviip, 
*Ep&  Tc  toÛtov,  roû  ^(xbéÇcc»,  xeù  arévtt 
*H'j  fiil  'Kl  ToO  npdèTùu  xoLdi^virett  ÇvAot»* 
ITiryou  i*  6p&  t4<  vuKvàç  oùik  iravTreUi}». 

(Guêpes,  89-92.) 

4.  Ce  trait  est  emprunté  à  Aristophane  : 

T^  àXtxxfUiônt,  i\  U  i^  if  'ivisipai,  If  n» 
*Û(  3^'  t/eiptiv  oLÙTÔv  àvoLiftnttepLivov, 
Tletpà  xAv  ùit9v9v¥ttv  ixovrot.  xp^f^'f^^» 

(Guêpes,  vers  loo-ioi.) 

5.  Graisser  la  patte  iigaifie  eonoaipre  en  donnant  de  l'argamt. 


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i4B  LES  PLAIDEURS. 

n  nous  le  fait  garder  jour  et  nuit,  et  de  près*: 
Autrement  serviteur,  et  mon  homme  est  aux  plaids. 
Pour  s'échapper  de  nous,  Dieu  sait  s'il  est  allaigre. 
Pour  moi,  je  ne  dors  plus  :  aussi  je  deviens  maigre, 
C'est  pitié.  Je  m'étends,  et  ne  fais  que  bâiller'.  45 

Mais  veille  qui  voudra,  voici  mon  oreiller. 
Ma  foi,  pour  cette  nuit  il  faut  que  je  m'en  donne  ; 
Pour  dormir  dans  la  rue  on  n'offense  personne. 
Dormons*. 


SCÈNE   II. 

L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

l'iistimb. 
Ay ,  Petit  Jean  !  Petit  Jean  ! 

PETIT  JBAN. 

L'Intimé  ! 
n  a  déjà  bien  peur  de  me  voir  enrhumé*.  5o 

l'intimé. 
Que  diable  !  si  matin  que  fais- tu  dans  la  i*ue? 

PETIT  JEAN. 

Est-ce  qu'il  faut  toujours  foire  le  pied  de  grue  *, 
Garder  toujours  un  homme,  et  l'entendre  crier  ? 
Quelle  gueule*!  Pour  moi,  je  crois  qu'il  est  sorcier. 

I.         OuTOç  ^u^«rr<fv  xàv  narép*  iitired^t  vfii», 

"Eviov  xadtip^o^,  tvet  6ûpa.^i  ftii  '^6}.'  {Guipes,  vers  69  et  70.) 
a.  Ce  mot,  duns  les  anciennen  éditions,  est  constamment  écrit  :  beuUller, 

3.  L'édition  de  1736  et  celle  de  M.  Aimé-Martin  donnent  ici  l'indication  : 
(c  //  4â  couche  par  terre.  » 

4.  L'édition  deM.  Aimé-Martin  fait  précéder  ce  vers  de  l'indication  :«^/Mir/.  a 

5.  Faire  le  pied  de  grue  y  attendre  longtemps  sur   ses  pieds,  comme  one 
gme  se  tient  immobile  sur  une  jambe. 

6.  Boilean  s'est  aufwi  senri  du  mot  gueule,  en  parlant  de  la  chicane,  dans  b 
satire  VIII  (vers  299)  : 

Lorsqu'il  entend  de  loin  d'une  gueule  infernale 
La  chicane  en  fureur  mugir  dans  la  grand'salle. 

Gaultier,  célèbre  avocat  de  ce  temps,  était  surnommé  Gaultier  la  Gueule. 


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ACTE  I,  SCÈNE  IL  149 

L^NTIMB. 

Bon! 

PETIT  JEAN. 

Je  lui  disois  donc,  en  me  grattant  la  tête,  5  5 

Que  je  voulois  dormir.  «  Présente  ta  requête 
Comme  tu  veux  dormir,  »  m'a-t-il  dit  gravement*. 
Je  dors  en  te  contant  la  chose  seulement. 
Bonsoir. 

l'intime. 
Comment  bonsoir  ?  Que  le  diable  m'emporte 
Si....  Mais  j'entends  du  bruit  au-dessus  de  la  porte.  60 


SCÈNE  m. 

DANDIN,  L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

DÀNOIN,  k  la  fenêtre. 

Petit  Jean  !  L'Intimé  ! 

l'intimé,  à  Petit  Jean. 

Paix! 

DANDIN. 

Je  suis  seul  ici. 
Voilà  mes  guichetiers  en  défaut.  Dieu  merci. 
Si  je  leur  donne  temps,  ils  pourront  comparoître  *. 


I .  «  Il  y  avoit  alors. ...  an  président  si  amonreux  de  son  métier  qu'il  l'exerçoit 
dans  son  dometitique.  Qujtnd  son  fils  lui  représentoit  qu'il  avoit  besoin  d*un 
habit  neuf,  il  lui  répondoit  gravement  :  Présente  ta  requête... \  et  quand 
le  fils  lui  avoit  présenté  sa  requête ,  il  répondoit  par  un  :  Soit  communiqué  à 
ta  mère,  n  (Louis  Racine,  Comparaison  des  Plaideurs  et  de  la  comédie 
d* Aristophane  intitulée  les  Guêpes,  au  tome  I  des  Remarques  sur  les  Tragé- 
dies de  Jean  Racine,  p.  217  et  ai?^.) 

a.  n  y  a,  dans  les  anciennes  éditions,  compaiestrCj  pour  rimer  vttc  fe- 
mstre. 


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i5o  LES  PLAIDEURS. 

Çà,  pour  nous  élargir,  sautons  par  la  fenêtre. 
Hors  de  cour'. 

LINTIMB. 

Comme  il  saute  ! 

P£TIT  JEAN. 

Ho  !  Monsiem*,  je  vous  tien . 

DÀNDIN. 

Au  .voleur!  Au  voleur! 

PETIT  JEAN. 

Ho  !  nous  vous  tenons  bien. 
l'intimé. 
Vous  avez  beau  crier. 

danoin. 
Main  forte!  Ton  me  tue*! 


SCENE  IV. 
LÉANDRE,  DANDIN,  L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

LÉANDRE. 

Vite  un  flambeau  !  j'entends  mon  père  dans  la  rue. 
Mon  père,  si  matin  qui  vous  fait  déloger? 
Où  courez-vous  la  nuit  ? 

DANOIN. 

Je  veux  aller  jtiger.  7  o 

LÉANDRE. 

Et  qui  juger?  Tout  dort. 


I.  Comparottre,  élargir,  hors  tU  cotWj  sont  des  termes  de  Palais. 

a.  Il  7  a  une  lutte  semblable  entre  Philodéon  et  les  esdaves  qui  le  gardeat  : 

BStXuxX.   TïeClf  r^v  Oiipeiv  ùBtf  TtU^i  vuv  çfà^poL 

Eu  x&vâptx&ç 

i  iJlovA.       T^  âpxviT^;  oùx  ixfpii9tT%  3»  /uapfliTttTOc, 

Aixâffovroé  fit; 

{Guêpes^  vers  iSa-iS;.) 


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ACTE  I,  SCENE  IV.  i5i 

PETIT  JEAN. 

Ma  foi,  je  ne  dors  guères. 

LBANDRB. 

Que  de  sacs  !  il  en  a  jusques  aux  jarretières  * . 

DÀNDIN. 

Je  ne  veux  de  trois  mois  rentrer  dans  la  maison. 
De  sacs  et  de  procès  j'ai  fait  provision. 

LiANDRE. 

Et  cjui  vous  nourrira? 

DANDIN. 

Le  buvetier,  je  pense.  7  S 

LÉANORE. 

Mais  où  dormirez-vous,  mon  père  ? 

DAIfDIN. 

A  laudienoe. 

LÉAMDRE. 

Non,  mon  père  :  il  vaut  mieux  que  vous  ne  sortiez  pas. 
Dormez  chez  vous.  Chez  vous  faites  tous  vos  repas. 
Souffrez  que  la  raison  enfin  vous  persuade  ; 
Et  pour  votre  santé.. •• 

DANDIN. 

Je  veux  être  malade.  80 

LiiNDRE. 

Vous  ne  Tètes  que  trop.  Donnez-vous  du  repos  : 
Vous  n'avez  tantôt  plus  que  la  peau  sur  les  os. 

I .  Anjonrd'hni  le  dossier ^  dans  la  langae  du  Palais,  a  remplacé  le  sac,  Ra- 
belais pbisante  aussi  beaucoup  sur  les  sacz  où  «  sont  contenues,  conune  fl  dit, 
les  escriptores  et  antres  procédures,  »  sur  n  les  sacz  de  toille  plains  d'informa- 
tions. »  Lorsque  les  procès  «  sont  bien  ensachexy  on  les  peut  vrayement  dire 
membres  et  formez....  Les  sergeans,  huissiers,  appariteurs,  chicquaneurs,  pro- 
cureurs.... etc.,  sncgeans  bien  fort  et  continuellement  les  bourses  des  parties, 
engendrent  a  leurs  procès,  teste,  pieds,  gripbes,  bec,  dens,  mains,  tcum, 
artères,  nerfs,  muscles,  humeurs.  Ce  sont  les  sacz....  La  vraie  etjmologie  de 
procès  est  en  ce  qu'il  doit  avoir....  pt ou  sacz.  »  (Pantagruel ^  \vn%  III, 
chapitre  xlu.) 


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i5a  LES  PLAIDEURS. 

DANDIN. 

Du  repos  ?  Ah  !  sur  toi  lu  veux  régler  ton  père. 

Croîs- lu  qu'un  juge  n'ait  qu'à  faire  bonne  chère, 

Qu'à  battre  le  pavé  comme  un  tas  de  galants,  8  5 

Courir  ]e  bal  la  nuil,  et  le  jour  les  brelans? 

L'argent  ne  nous  vient  pas  si  vile  que  l'on  pense. 

Chacun  de  les  rubans  me  coule  une  senlcnce*. 

Ma  robe  vous  fait  honle :  un  fils  de  juge  !  Ah,  fi! 

Tu  fais  le  genlil homme.  Hé!  Dandin,  mon  ami,         90 

Regarde  dans  ma  chambre  et  dans  ma  garderobe 

Les  porlrails  des  Dandins  :  lous  onl  porlé  la  robe; 

Et  c'est  le  bon  parti.  Compare  prix  pour  prix 

Les  étrennes  d'un  juge  à  celles  d'un  marquis: 

Atlends  que  nous  soyons  à  la  fin  de  décembre.  95 

Qu'esl-ce  qu'un  genlilhomme?  Un  pilier  d'anlichambre. 

Combien  en  as-lu  vu,  je  dis  des  plus  hupés  ', 

A  souiller  dans  leurs  doigls  dans  ma  cour  occupés, 

Le  manteau  sur  le  neiy  ou  la  main  dans  la  poche  ; 

Enfin,  pour  se  chauficr,  venir  loumer  ma  broche*  !   100 

Voilà  comme  on  les  iraile.  Hé  !  mon  pauvre  garçon, 

De  la  défunle  mère  est-ce  là  la  leçon  ? 

La  pauvre  Babonnetie  !  Hélas  !  lorsque  j'y  pense. 

Elle  ne  manquoit  pas  une  seule  audience. 

Jamais,  au  grand  jamais,  elle  ne  me  quitta,  io5 

Et  Dieu  sait  bien  souvent  ce  qu'elle  en  rapporta: 

I.  «  On  portait  encore  de»  rubans  au  temps  de  Racine.  C'était  un  reste  de 
l'ancien  habillement  déchiqueté.  Aujourd'hui  les  comt  diens  substituent  au  mot 
de  rubans  celui  de  boutons,  n  (IVote  de  V édition  de  17G8.)  On  p(»urrait  croire 
que  les  comédiens  se  permettaient  encore  ce  changement  ridicule  au  temps 
où  la  Harpe  écri>ait  son  commentiu'rc,  puisqu'il  a  reproduit  cette  note,  sans  en 
citer  la  source,  et  semble  se  l'approprier. 

a.  Tiykp  t'JoKtfxôv  /,  >^  ficcxaptaTOv  /x&i^ov  vûv  iari  (?cxaffToOj,.. 

*Ov  Ttpô)7X  fiiv  ipTzovr'  èi  «ùvïjç  ryjpo-Z^'  £7rt  rcrat  opuoocxTOiç 
'Avopsi  lxi/(k)ot  xat  Tsrpx7Z/l/jiç.  {(.uèpes,  vers  563-5b6.) 
—  U  y  a  bien  hujjcs^  et  non  huppés j  dans  les  anciennes  éditions. 

S.f^ar.  £nfin,  pour  se  cliauffcr,  venir  tourner  la  broche.  (1676) 


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ACTE  I,  SCENE  IV.  i53 

Elle  eût  du  buvetier  emporté  les  serviettes, 
Plutôt  que  de  rentrer  au  logis  les  mains  nettes  * . 
Et  Toilà  comme  on  fait  les  bonnes  maisons.  Va, 
Tu  ne  seras  qu'un  sot« 

LÉANDRE. 

Vous  vous  morfondez  là,         1 1  o 
Mon  père.  Petit  Jean,  remenez  votre  maître; 
Couchez-le  dans  son  lit;  fermez  porte,  fenêtre*; 
Qu'on  barricade  tout,  afin  qu'il  ait  plus  chaud. 

PETIT  JEAN. 

Faites  donc  mettre  au  moins  des  garde-fous  là-haut. 

DANDIN. 

Quoi  ?  Ton  me  mènera  coucher  sans  autre  forme?      x  1 5 
Obtenez  un  arrêt  comme  il  faut  que  je  dorme  * 

LÉAWDRB. 

Hé!  par  provision,  mon  père,  couchez-vous. 

DANDIN. 

J'irai  ;  mais  je  m'en  vais  vous  faire  enrager  tous  : 
Je  ne  dormirai  point. 

I .  Ce  trait,  suivant  Brossette,  aurait  été  fourni  à  Racine  par  un  récit  que 
Ton  faisait  des  larcins  de  Marie  Ferrier,  femme  de  Jacques  Tardieu,  lieutenant 
criminel  de  Paris.  Voici  le  commentaire  de  Brossette  sur  le  vers  253  de  la 
satire  X  de  Boiieau  :  u  Mme  Tardieu  n'entroit  jamais  dans  une  maison  qu'elle 
n'escroquAt  quelque  chose....  C*est  d'elle  que  Racine  a  dit  dans  ses  Plaideurs: 

Elle  eût  du  buvetier  emporté  les  serviettes...,  etc. 

Elle  avait  effectivement  pris  qudques  serviettes  chez  le  buvetier  du  Palais.  » 

a.  Bdéiycléon,  dans  les  Guêpes  (vers  iQQet^oo),  ordonne  de  même  à  Sosie 
de  fermer  la  porte  au  verrou  et  de  tout  b^ricader. 

3.  Au  tome  II,  p.a6o,  du  Ducatiana  (Amsterdam,  1738,  a  vol.  in-ra),  on 
dit  que  Racine  a  fait  ici  un  emprunt  au  Mensa  philosophica ,  ce  petit  livre  de 
Thibauld  d'Auguili>ert  auquel  Molière  doit  l'idée  de  son  Médecin  ni'ilgré  lui' 
Dans  le  Mensa  philosophica  ^  livre  IV,  chapitre  xxxiu,  de  Advocatisy  on  ra- 
conte l'anecdote  d'un  avocat  mourant ,  qui  ne  veut  pas  communier  si  un  arrêt 
n'est  rendu  par  des  juges  compétents  pour  le  lui  prescrire  :  «  Advocatus  qui- 
•  dam,  cum  graviter  infirmaretur,  et  dicerent  ei  ut  communicaret  :  roloy  inquit, 
«  ut  mihi  judicetur,  an  deheam  facere ^  necne.  Et  cum  adstantes  dicerent  ei  : 
«  Judicamus  quod  tic^  Appelle^  inquit ,  tanquam  ab  iniqua  sententia^  quia  non 
«  estis  judices  meU  Et  sic  mortuus  est.  * 


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i54  LES  PLAIDEURS. 

Hé  bien,  à  la  bonne  heure  ! 
Qu'on  ne  le  quitte  pas.  Toi,  Tlntimé,  demeure ^      i 


SCENE  V. 
LÉANDRE,  riNTIMÉ. 

LBANDRB. 

Je  veux  l'entretenir  un  moment  sans  témoin. 

l'intima. 
Quoi  ?  vous  faut-il  garder  P 

LéANDRB. 

J'en  aurois  bon  besoin  '• 
J'ai  ma  folie,  hélas!  aussi  bien  que  mon  père. 

l'intimé. 
Ho  !  vous  voulez  juger? 

LEANDRE  * . 

Laissons  là  le  mystère. 
Tu  connois  ce  logis. 

l'intima. 
Je  vous  entends  enfin  :  1 1 5 

Diantre  !  l'amour  vous  tient  au  cœur  de  bon  matin. 
Vous  me  voulez  parler  sans  doute  d'Isabelle. 
Je  vous  l'ai  dit  cent  fois,  elle  est  sage,  elle  est  belle; 
Mais  vous  devez  songer  que  monsieur  Chicanneau 
De  son  bien  en  procès  consume  le  plus  beau.  1 3o 

Qui  ne  plaide-t-il  point?  Je  crois  qu'à  l'audience* 
Il  fera,  s'il  ne  meurt,  venir  toute  la  France. 


I.  Far,  Qa*on  ne  le  quîMe  point.  Toi,  Tîntiiné,  demeure.  (1669) 

a.  Var.  Quoi?  vou»  faat-il  garder?  làjcn.  J*en  aarois  bien  besoin.  (1669-87) 

3.  iJardas,  montrant  le  logis  tVItahelle.  (1736  et  M.  Aimé-Martin) 

4.  Far.  A  qui  n*en  vent-il  point  ?  Je  crois  qu'à  Tnadience.  (1669-87) 


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ACTE  I,  SCÈNE  V,  i55 

Tout  auprès  de  son  juge  il  s'est  venu  loger: 
L'un  veut  plaider  toujours,  l'autre  toujours  juger. 
Et  c'est  un  grand  hasard  s'il  conclut  votre  affaire       1 3  s 
Sans  plaider  le  curé,  le  gendre  et  le  notaire. 

LBÀNDRE. 

Je  le  sais  comme  toi.  Mais,  malgré  tout  cela. 
Je  meurs  pour  IsabeUe. 

l'intime. 

Hé  bien!  épousez-la. 
Vous  n'avex  qu'à  parler  :  c'est  une  affaire  prête. 

LÉANDRB. 

Hé  !  cela  ne  va  pas  si  vite  que  ta  tète.  140 

Son  père  est  un  sauvage  à  qui  je  ferois  peur  *. 

A  moins  que  d'être  huissier,  sergent  ou  procureur, 

On  ne  voit  point  sa  fille;  et.la  pauvre  Isabelle, 

Invisible  et  dolente,  est  en  prison  chez  elle. 

Elle  voit  dissiper  sa  jeunesse  en  regrets  ',  1 4  5 

Mon  amour  en  fumée,  et  son  bien  en  procès. 

Il  la  ruinera  si  Ton  le  laisse  faire. 

Ne  connoîtrois-tu  point  quelque  honnête  faussaire 

Qui  servit  ses  amis,  en  le  payant,  s'entend, 

Quelque  sergent  zélé  ? 

L'nn'iMÉ. 
Bon  !  l'on  en  trouve  tant  !         x  5  o 

LBANDRE. 

Mais  encore  ? 

l'intimé. 
Ah  !  Monsieur ,  si  feu  mon  pauvre  père 
Étoit  encor  vivant,  c'étoit  bien  votre  affaire. 


I.  Dans  rédition  de  1669,  il  n'y  a  qti*une  TÙrgole  à  la  fin  de  ce  ▼€»;  point 
et  virgule  à  la  fin  do  vers  suivant. 

a.  Pour  le  tour  de  cette  phrase,  Toyei  la  note  sur  le  Te»  i4lO  à'Andro^ 
maqut.  Racine  a  dit  aussi  dans  Britannicus  (vers  979)  : 

J*ai  TU  sor  ma  mine  élever  l'injustioe. 


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i56  LES  PLAIDEURS. 

n  gagnoit  en  un  jour  plus  qu'un  autre  en  six  mois  : 
Ses  rides  sur  son  front  gravoient  tous  ses  exploits*. 
Il  vous  eût  arrêté  le  carrosse  d'un  prince  ;  1 5  5 

n  vous  Teût  pris  lui-même  ;  et  si  dans  la  province 
n  se  donnoit  en  tout  vingt  coups  de  nerfs  de  bœuf, 
Mon  père,  pour  sa  part,  en  emboursoit  dix-neuf*. 
Mais  de  quoi  s'agit-il?  Suis-je  pas  fils  de  maître  *  ? 
Je  vous  servirai. 

LÉ ANDRE. 

Toi? 

L*1NTIMÉ. 

Mieux  qu* un  sergent  peut-être.  t6o 

LÉÀNDRE. 

Tu  porterois  au  père  un  faux  exploit  ? 
l'intiaie. 

Honîhon*! 

LÉANDRE. 

Tu  rendrois  à  la  fille  un  billet  ? 
l'intime. 

Pourquoi  non? 
Je  suis  des  deux  métiers. 

LEANDRE. 

Viens,  je  l'entends  qui  crie. 
Allons  à  ce  dessein  rêver  ailleurs. 

I.  Cette  parodie  da  vers  35  du  Cid: 

Ses  rides  sur  son  ^nt  oui  gravé  ses  exploits, 

blessa  Corneille.  aJ*ai  yu,  dit  le  Menagiana  (tome  III^  p.  3o6  et  807),  feu 
M.  Corneille  fort  en  colère  contre  M.  Racine  pour  cette  bagutelle....  «  Quoi? 
4f  disoit  M.  Corneille,  ne  tient-il  qu^à  un  jeune  homme  de  venir  tourner  en 
(c  ridicule  les  plus  lieaux  vers  des  gens?  »  ?ious  ferons  remarquer,  aux  vers  368 
et  601,  deux  autres  parodies  de  vers  du  Cld. 

a.  C'est  ce  que  dit  Ral>elais  d'un  chicquanous  a  rouge  muzfau  :  c  Si  en  tout 
le  territoyre  nestoyent  que  trente  coupz  de  hantons  a  guaingner,  il  en  em- 
bonrsoyt  tousiours  vingtiïuyct et  deray.»  {Pantagruel j  livre  IV,  chapitre  xvi.) 

3.  Dans  la  mattnse,  il  y  avait  certains  droits  particuliers  pour  ceux  qui 
étaient  fiis  de  maître.  Ici  IVxpressinn  est  figurée. 

4-  Ta  porterois  au  père  un  faux  exploit?  l'hit.  Quoi  donc?  (1669-87) 


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ACTE  I,  SCÈNE  VI.  167 

SCÈNE   VI. 

CHICANNEAU,    allant  et  reyenant. 


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i58  LES  PLAIDEURS. 

PETIT  JEAN. 

C'est  moi-même. 

CHIGANIfEAU. 

De  grftce, 
Buvez  à  ma  santé,  Monsieur. 

PETIT  JEAN*. 

Grand  bien  vous  fasse  ^! 
Mais  revenez  demain. 

CtflCANNEAU. 

Hé  !  rendez  donc  l'argent. 
Le  monde  est  devenu,  sans  mentir,  bien  méchant. 
J'ai  vu  que  les  procès  ne  donnoient  point  de  peine  : 
Six  écus  en  gagnoient  une  demi -douzaine. 
Mais  aujourd'hui,  je  crois  que  tout  mon  bien  entier  1 85 
Ne  me  suffîroit  pas  pour  gagner  un  portier. 
Mais  j'aperçois  venir  Madame  la  comtesse 
De  Pimbesche'.  Elle  vient  pour  affaire  qui  presse. 

1.  PETIT  JEAN,  prenant  P argent,  (1736  et  M.  Aimé-Maitm) 

2.  Après  ce  vers  les  mêmes  éditions  domient  de  noureaa  rindicatâon  :  «  Fer- 
mont  la  porte.» 

3.  Racine  a  pu  tirer  de  quelque  vieil  auteur  le  nom  de  Pimbescke,  comme 
il  a  fait  ceux  de  Dandin  et  de  Chicanneau.  En  tout  cas,  c'était  un  nom  déjà 
connu.  Le  Dictionnaire  anglais  et  français  de  Cotgrave  (Londres^  161 1)  donne 
le  mot  Pimbesche,  qu'il  définit  :  «<  A  wilie  queane,  subtile  wench...  ;  one 
«  tbat  can  finely  exécute  her  mistresses  kn.ivisb  devises.  »  Mais  il  n*y  a  rien  là 
qui  convienne  au  caractère  de  notre  comtesse.  L'édition  de  1694  du  Diction- 
naire de  l'Académie  explique  ainsi  le  même  mot  :  «  Terme  de  mépris,  dont  on 
se  sert  en  pariant  d'une  fnnme  impertinente ,  qui  fuit  la  capable.  »  Ce  n'est 
pas  encore  tout  à  fait  ce  que  nous  cbercbons.  Nous  ignorons  si  Racine  avait 
aiUenrs  rencontré  Pimbescke  employé,  avant  lui,  dans  un  sens  moins  éloigné 
de  oelui  qu*il  loi  a  donné. 


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ACTE  I,  SCÈNE  VIL  i59 

SCÈNE  VIL 
CHICANNEAU,  LA  œMTESSE. 

CHICANNEAU. 

Madame,  on  n*entre  plus. 

LA  COMTESSE,  / 

Hé  bien  !  Tai-je  pas  dit  ? 
Sans  mentir,  mes  valets  me  font  perdre  Tesprit.        190 
Pour  les  fiaiire  lever  c'est  ea  vain  que  je  gronde  : 
n  faut  que  tous  les  jours  j'éveille  tout  mon  monde. 

GHICANNEAU. 

Il  faut  absolument  qu'il  se  fasse  celer. 

LA  COMTESSE. 

Pour  moi,  depuis  deux  jours  je  ne  lui  puis  parler. 

CHICANNBAU. 

Ma  partie  est  puissante,  et  j'ai  lieu  de  tout  craindre.  igS 

LA   COMTESSE. 

Après  ce  qu'on  m'a  fait,  il  ne  faut  plus  se  plaindre. 

CHIC ANNEAU. 

Si  pourtant*  j'ai  bon  droit. 

LA  COMTESSE. 

Ail!  Monsieur,  quel  arrêt! 

I.  Si  pourtant  se  disait  aatrefois  pour  signifier  cependant.  Raciiie  a  mis 
une  seconde  fois  (rers  558)  cette  locution  surannée  dans  la  bonche  du  vieux 
bonrgeois  plaideur,  à  qui  elle  sied  bien.  Lunean  de  Boisjermain  ayant  fait  re- 
marquer que  si  pourtant  ne  se  disait  plus ,  la  Harpe  le  contredit,  et  avertit 
«  qn*il  ne  faut  pas  induire  en  erreur  les  étrangers,  qui  pourroient  croire  en 
lisant  les  yers  à^Iphigénie  : 

Si  pourtant  ce  respect,  si  cette  obéissance,  etc., 

qoe  Racine  a  employé  une  locution  hors  d*usage.  m  II  paraîtrait  qne  la  Harpe 
faisait  on  contre-sens  sur  le  vers  des  Plaideurs. 


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^ 


i6o  LES  PLAIDEURS. 

CHIC4NNBAU. 

Je  m'en  rapporte  à  vous.  Écoutez,  s'il  vous  plaît  *. 

LA  COMTESSE. 

U  faut  que  vous  sachiez,  Monsieur,  la  perfidie. 

CHICANNBAU. 

Ce  n'est  rien  dans  le  fond. 

LA  COMTESSE. 

Monsieur,  que  je  vous  die.. . . 

CHIGANNEAU. 

Voici  le  fait.  Depuis  quinze  ou  vingt  ans  en  cà, 

Au  travers  d'un  mien  pré  certain  ânon  passa. 

S'y  vautra,  non  sans  faire  un  notable  dommage, 

Dont  je  formai  ma  plainte  au  juge  du  village. 

Je  fais  saisir  Fanon.  Un  expert  est  nommé,  ao5 

A  deux  bottes  de  foin  le  dégât  estimé. 

Enfin,  au  bout  d'un  an,  sentence  par  laquelle 

Nous  sommes  renvoyés  hors  de  cour.  J'en  appelle. 

Pendant  qu'à  l'audience  on  poursuit  un  arrêt, 

Remarquez  bien  ceci.  Madame,  s'il  vous  plaît,  a  i  o 

Notre  ami  Drolichon,  qui  n'est  pas  une  béte. 

Obtient  pour  quelque  argent  un  arrêt  sur  requête. 

Et  je  gagne  ma  cause.  A  cela  que  fait-on? 

Mon  chicaneur^  s'oppose  à  l'exécution. 

Autre  incident  :  tandis  qu'au  procès  on  travaille,        a  1 5 

Ma  partie  en  mon  pré  laisse  aller  sa  volaille. 

Ordonné  qu'il  sera  fait  rapport  à  la  cour 

Du  foin  que  peut  manger  une  poule  en  un  jour  *  : 

I .  Furetière  dit,  à  la  page  4^3  de  son  Roman  hourgeoit  (Paris,  Oaade  Bar- 
bin,  1666,  I  Tol.  in- ta)  :  «Il  n'y  a  rifen  de  plos  natnrtl  à  des  plaideurs  que 
de  se  conter  leurs  procès  les  uns  aux  autres.  Ib  font  fiftcilement  connoissance 
ensemble,  et  ne  manquent  point  de  matière  pour  fournir  à  la  conversation,  m 

a.  Les  éditions  imprimées  du  ritant  de  Racine  ont  partout  ehieaaneur^  ckU 
canne,  ce  qui  explique  Torthographe  du  nom  de  Chicanneauj  que  nous  arons 
cm  deroir  conserver. 

3.  Cizeron-Rival,  dans  ses  Réeréations  littéraires  y  p.  104  et  io5,  croit  que 
Racine  a  fait  ici  un  emprunt  à  un  poème  poitevin.  C'est  pent-étrt  chercber  ua 


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ACTE  I,  SCENE  VIL 


i6i 


Le  tout  joint  au  procès  enfin,  et  toute  chose 
Demeurant  en  état,  on  appointe  la  cause  a  a  o 

Le  cinquième  ou  sixième  avril  cinquante-six. 
J'écris  sur  nouveaux  frais.  Je  produis,  je  fournis 
De  dits,  de  contredits,  enquêtes,  compulsoires, 
Rapports  d'experts,  transports,  trois  interlocutoires. 
Griefs  et  faits  nouveaux,  baux  et  procès-verbaux.       aaS 
Tobtiens  lettres  royaux,  et  je  m'inscris  en  faux. 
Quatorze  appointements,  trente  exploits,  six  instances. 
Six-vingts^  productions,  vingt  arrêts  de  défenses'. 
Arrêt  enfin.  Je  perds  ma  cause  avec  dépens. 
Estimés  environ  cinq  à  six  mille  francs.  a3o 

Est-ce  là  faire  droit  ?  Est-ce  là  comme  on  juge  ? 
Après  quinze  ou  vingt  ans  !  Il  me  reste  un  refuge  : 
La  requête  civile  •  est  ouverte  pour  moi. 
Je  ne  suis  pas  rendu.  Mais  vous,  conune  je  voi, 
Vous  plaidez. 

LA.  COBtTESSB. 

Plût  à  Dieu  ! 


peu  loin  l'origine  d'une  plaisanterie  que  notre  poëte  a  bien  pu  imaginer  sans 
ce  secours.  Quoi  qu'il  en  soit,  voici  la  petite  découverte  de  Cizeron-Rival  : 
«  Racine  a  pris  l'idée  de  cet  incident  du  procès  de  Chicannean  dans  la  Gente 
Poitevin' rie,  poëme  en  langage  poitevin  imprimé  à  Poitiers  en  1610.  Il  est 
parlé  dans  cet  ouvrage  d'un  procès  qu'un  paysan  poitevin  avoit  (ait  à  son 
voisin,  en  réparation  du  dommage  fait  à  ses  champs  par  cinq  on  six  oisons 
de  ce  même  voisin.  » 

1 .  Les  éditions  anciennes  ont  toutes  six-vingt,  sans  s, 

2.  Louis  Racine,  dans  ses  Mémoires  (voyez  notre  tome  I,  p.  aa8),  dit  que  ce 
fut  M.  de  Brilbac,  conseiller  au  parlement  de  Paris,  qui  apprit  à  Racine  ces 
termes  de  Palais.  On  les  trouve  pour|la  plupart  dans  ce  passage  de  Rabelais,  qui, 
au  besoin,  a  pu ,  tout  aussi  bien  que  M.  de  Brilhac,  les  enseigner  à  Racine  : 
«  ayant  bien  veu,  reueu,  leu,  releu,  paperasse  et  feuilleté  les  complainctes, 
adiourntmens,  ....  eontredictz,  reqnestes,  enquestes,  replicques,  dnplioqfues, 
triplicqnes, ....  lettres  royaux,  compulsoires,  dedinatoires,  ....  apoinctemens,.,. 
exploictz,  et  autres  telles  dragées  et  espisseryes....  »  {Pantagruel,  livre  III, 
<Uiapitre  xxxix.) 

3.  La  requête  civile  est  celle  qu'on  présente  à  une  cour  souveraine,  pour 
en  obtenir  qu'elle  revoie  et  juge  de  nouveau  la  même  affaire  sur  laquelle  elle 
a  déjà  rendu  un  arrêt  définitif  auquel  il  n'y  a  plus  lieu  de  former  opposition. 

J.    RaGIHB.   II  II 


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i62  LES  PLAIDEURS. 

CHICANIIEAU. 

Ty  brûlerai  mes  livres  •   a  3  5 

LA  COMTESSE. 

je*«  •• 

CHIGANNEAU. 

Deux  bottes  de  foin  cinq  à  six  mille  livres'  ! 

LA  COMTESSE. 

Monsieur,  tous  mes  procès  alloient  être  finis  ; 

n  ne  m*en  restoit  plus  que  quatre  ou  cinq  petits  : 

L*un  contre  mon  mari,  T  autre  contre  mon  père, 

Et  contre  mes  enfants.  Ah  !  Monsieur,  la  misère  !      a  40 

Je  ne  sais  quel  biais  ils  ont  imaginé, 

Ni  tout  ce  qu*ik  ont  fait  ;  mais  on  leur  a  donné 

Un  arrêt  par  lequel,  moi  vêtue  et  nourrie. 

On  me  défend,  Monsieur,  de  plaider  de  ma  lie. 

CHIGANNEAU. 

De  plaider? 

LA  COMTESSE. 

De  plaider. 

CHICANNEAC. 

Certes,  le  trait  est  noir.         a  4  5 
Ten  suis  surpris. 

LA  COMTESSE. 

Monsieur,  j'en  suis  au  désespoir. 

CHIGANNEAU. 

Comment,  lier  les  mains  aux  gens  de  votre  sorte  ! 
Mais  cette  pension.  Madame,  est-elle  forte  ? 

LA  COMTESSE. 

Je  n'en  vivrois.  Monsieur,  que  trop  honnêtement. 

I .  <c  Les  tnits  des  poètes  comiques  paroissent  quelquefois  outrés ,  et  ne  le 
sont  pas.  n  est  rapporté  dans  Téloge  historique  de  M.  Boirin  Vatné  qu'il 
soutint  un  procès  pour  une  redevance  de  vingt-quatre  sols,  dont  il  prétendoit 
qu*nne  maison  qu'il  avoit  achetée  en  Normandie  devoit  être  exempte.  Ce 
procès,  qu*fl  perdit,  dura  douze  ans,  et  lui  coAta  douze  mille  livres  de  frais.  » 
{Louis  Hacine,  dans  ses  Remarques  sur  Us  Plaideurs.) 


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ACTE    I,  SCENE  VII.  i63 

Mais  vivre  sans  plaider,  est-ce  contentement?  a 5o 

CHICANNEAU. 

Des  chicaneurs  viendront  nous  manger  jusqu'à  l'âme,     "^ 
Et  nous  ne  dirons  mot  !  Mais,  s*il  vous  platt,  Madame, 
Depuis  quand  plaidez-vous  ? 

UL  COMTESSE. 

Il  ne  m*en  souvient  pas  ;     ^ 
Depuis  trente  ans,  au  plus. 

CHIC  ANNE  AU. 

•  Ce  n'est  pas  trop. 

LA  COMTESSE. 

Hélas! 

CHICANNEAU. 

Et  quel  âge  avez-vous?  Vous  avez  bon  visage.  a 55 

LA  COMTESSE. 

Hé  !  quelque  soixante  ans*. 

CHICANNEAU. 

Comment!  c'est  le  bel  âge 
Pour  plaider. 

LA  COMTESSE. 

Laissez  faire,  ils  ne  sont  pas  au  bout  : 
J*7  vendrai  ma  chemise  ;  et  je  veux  rien  ou  tout. 

CHICANNEAU. 

Madame,  écoutez-moi.  Voici  ce  qu'il  faut  faire. 

LA  COMTESSE. 

Oui,  Monsieur,  je  vous  crois  comme  mon  propre  père. 

CHICANNEAU. 

J'irois  trouver  mon  juge. 

LA  COMTESSE. 

Oh  !  oui.  Monsieur,  j'irai. 

CHICANNEAU. 

Me  jeter  à  ses  pieds. 

r.  Dans  les  éditions  de  1669-87  il  y  a  :  «  quelques  soixante  aa^.  m 


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t64  LES  PLAIDEURS. 

LA  COMTESSE. 

Oui,  je  m'y  jetterai  : 
Je  Tai  bien  résolu. 

CHICANNEAU. 

Mais  daignez  donc  m'entendre. 

LA  COMTESSE. 

Oui,  vous  prenez  la  chose  ainsi  qu'il  la  faut  prendre. 

CHIC  ANNEAU. 

Avez- vous  dit,  Madame  ? 

LA  COMTESSE. 

Oui. 

CHICANNBAU. 

J' irois  sans  façon  *         a  6  5 
Trouver  mon  juge. 

LA  COMTESSE. 

Hélas  !  que  ce  Monsieur  est  bon  ! 

GHICANNEAU. 

Si  vous  parlez  toujours,  il  faut  que  je  me  taise. 

LA  COMTESSE. 

Ah  !  que  vous  m'obligez  !  Je  ne  me  sens  pas  d*aise« 

CHICANNEAU. 

J'irois  trouver  mon  juge,  et  lui  dirois.... 

LA  COMTESSE. 

Oui. 

CHICANNEAU. 

Voi*. 
Et  lui  dirois  :  Monsieur.... 

LA  COMTESSE. 

Oui,  Monsieur. 


I.  Far,  Ares-vous  dit,  Madame  ?  la  oomt.  Oui,  Monsieur,  cbic.  J*irois  donc. 

(1669.8,) 

a.  L'édition  de  1702  et  la  plupart  des  suivantes  écrivent  voU  ou  voyl  avec 
un  point  dVxdamation.  C^est  en  effet  ici  une  interjection  dMmpatience.  Nous 
avons  trouvé  deux  exemples  de  l'exclamation  :  voy!  dans  la  comédie  du  Champe- 
nois Pierre  de  Larivey,  intitulée  :  le*  Jaloux  (acte  I,  scène  i,  et  acte  II,  scène  i). 
Voyez  V Ancien  Théâtre /rançois  de  la  collection  Jannet,  tome  VI,  p.  9  et  p.  ai . 


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i66  LES  PLAIDEURS. 

CHICANNEAU. 

A  l*aatre  ! 

LA  COMTESSE. 

Je  ne  la  serai  point. 

CHICANNEAU. 

Quelle  humeur  est  la  vôtre  ? 

LA  COMTESSE. 

Non. 

CHICÀNNEAU. 

Vous  ne  savez  pas,  Madame,  où  je  viendrai. 

LA  COMTESSE. 

Je  plaiderai,  Monsieur,  ou  bien  je  ne  pourrai. 

CHICANNEAU. 

Mais.... 

LA  COMTESSE. 

Mais  je  neveux  point.  Monsieur,  que  Ton  me  lie. 

CHICANNEAU. 

Enfin,  quand  une  femme  en  tête  a  sa  folie.... 

LA  COMTESSE. 

Fou  vous-même. 

CHICANNEAU. 

Madame  ! 

LA  COMTESSE. 

Et  pourquoi  me  lier  ? 

CHICANNEAU. 

Madame...  • 

LA  COMTESSE. 

Voyez- vous?  il  se  rend  familier. 

CHICANNEAU. 

Mais,  Madame.... 

LA  COMTESSE. 

Un  crasseux,  qui  n'a  que  sa  chicane. 
Veut  donner  des  avis  ! 


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ACTE  I,  SCÈNE  VIL  167 

CHICANNEAU. 

Madame  ! 

LA  COMT£S8£. 

Avec  son  âne!  a 80 

CHICANNEAU. 

Vous  me  poussez. 

LA  COMTESSE. 

Bonhomme,  allez  garder  vos  foins. 

CHICANNEAU. 

Vous  m'excédez. 

LA  COMTESSE. 

Le  sot! 

CHICANNEAU. 

Que  n'ai-je  des  témoins  ? 


SCENE  VIII. 
PETIT  JEAN,  LA  COMTESSE,  CHICANNEAU. 

PETIT   JEAN. 

Voyez  le  beau  sabbat  qu'ils  font  à  notre  porte. 
Messieurs,  allez  plus  loin  tempêter  de  la  sorte. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  soyez  témoin.... 

LA  COMTESSE. 

Que  Monsieur  est  un  sot. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  vous  Fentendez  :  retenez  bien  ce  mot. 

PETIT  JEAN*. 

Ah  !  vous  ne  deviez  pas  lâcher  cette  parole. 

LA  COMTESSE. 

Vraiment,  c*est  bien  à  lui  de  me  traiter  de  folle  ! 

I.  PETIT  jiAM,  à  la  ComUtse.  (1736  et  M.  Aimé-Martîn) 


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i6S  LES  PLAIDEURS. 

PETIT  JBAN. 

Folle  !  •  Vous  avez  tort.  Pourquoi  Finjurier  ? 

CHICANNBAU. 

On  la  conseille. 

PETIT  JEAN. 

Oh! 

LA  COMTESSE. 

Oui,  de  me  faire  lier.  «90 

PETIT  JEAN. 

Oh  !  Monsieur. 

CHICANNEAU. 

Jusqu*au  bout  que  ne  m*écoute-t-elle  ? 

PETIT  JEAN. 

Oh!  Madame. 

LA  COMTESSE. 

Qui  ?  moi?  souffrir  qu*on  me  querelle? 

CHICANNEAU. 

Unecrieuse! 

PBTrr  JEAN. 

Hé ,  paix  ! 

LA  COMTESSE. 

Un  chicaneur  ! 

PETIT  JEAN. 

Holà! 

CHICANNEAU. 

Qui  n*ose  plus  plaider  ! 

LA  COMTESSE. 

Que  t'importe  cela  ? 
Qu*est-ce  qui  t'en  revient,  faussaire  abominable,       295 
Brouillon,  voleur? 

CHICANNEAU. 

Et  bon,  et  bon,  de  par  le  diable  ! 
Un  sergent!  un  sergent! 

I.  Ayant  les  mots  :  cVoas  arez  tort,  »  l*éditionde  I736et  celle  de  M.  Aimé- 
Martin  donnent  Tindication  :  «  petit  jian,  à  Chicamneau,  » 


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ACTE   I,   SCÈNE  VIII.  169 

LA  COMTESSE. 

Un  huissier  !  un  huissier  ! 

PETIT  JEAN*. 

Ma  foi»  juge  et  plaideurs,  il  faudroit  tout  lier. 

I.  RTIT  jsau,  seul,  (1736  et  M.  Àim^Martm} 


FIN    DU    PRKMIEE  ÀCTB. 


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I70  LES  PLAIDEURS. 


ACTE  IL 


SCENE    PREMIERE. 
LÉANDRE,  LINTIMÉ. 

L^INTIMÉ. 

Moosieur,  encore  un  coup,  je  ne  puis  pas  tout  faire  : 

Puisque  je  fais  Thuissier,  faites  le  commissaire.         3oo 

En  robe  sur  mes  pas  il  ne  faut  que  venir  : 

Vous  aurez  tout  moyen  de  vous  entretenir*. 

Qiangez  en  cheveux  noirs  voti*e  perruque  blonde. 

Ces  plaideurs  songent-ils  que  vous  soyez  au  monde  ? 

Hé  !  lorsqu*à  votre  père  ils  vont  faire  leur  cour,         3  o  5 

A  peine  seulement  savez-vous  s'il  est  jour. 

Mais  n*admirez-vous  pas  cette  bonne  comtesse 

Qu'avec  tant  de  bonheur  la  fortune  m'adresse; 

Qui  dès  qu'elle  me  voit,  donnant  dans  le  panneau, 

Me  charge  d'un  exploit  pour  Monsieur  Ghicanneau,   3 1  o 

Et  le  fait  assigner  pour  certaine  parole, 

Disant  qu'il  la  voudroit  faire  passer  pour  folle  : 

Je  dis  folle  à  lier;  et  pour  d'autres  excès 

Et  blasphèmes,  toujours  Fomement  des  procès? 

-Mais  vous  ne  dites  rien  de  tout  mon  équipage?  3 1 5 

Ai-je  bien  d*un  sergent  le  port  et  le  visage? 

I.  M.  Blaity-LaTeaax,  dans  les  OEwnret  de  ComâilU,  rapproche  ce  vci-s  du 
Ten  I  i3a  de  la  Suite  du  Menteur  t 

Noos  aurons  tout  loisir  de  nous  entretenir. 

S'fl  7  a  pla^  il  ert  yéniel. 


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ACTE  II,  SCÈNE  ï.  171 

LÉANDRE. 

Ah  !  fort  bien. 

l'intimé. 
Je  ne  sais,  mais  je  me  sens  enfin 
L'âme  et  le  dos  six  fois  plus  durs  que  ce  matin. 
Quoi  qu'il  en  soit,  voici  l'exploit  et  votre  lettre. 
Isabelle  l'aura,  j'ose  vous  le  promettre.  3  a  o 

Mais  pour  faire  signer  le  contrat  que  voici, 
n  faut  que  sur  mes  pas  vous  vous  rendiez  ici. 
Vous  feindrez  d'informer  sur  toute  cette  affaire. 
Et  vous  ferez  l'amour  en  présence  du  père. 

LBANORE. 

Mais  ne  va  pas  donner  l'exploit  pour  le  billet.  5  a  5 

l'intimé. 
Le  père  aura  l'exploit,  la  fille  le  poulet. 
Rentrez  *. 

SCÈNE  II. 

L'INTIMÉ,  ISABELLE. 

ISABELLE. 

Qui  frappe? 

l'intimé. 

Ami.  C'est  la  voix  d'Isabelle. 

ISABELLE. 

Demandez-vous  quelqu'un,  Monsieur? 
l'intimé. 

Mademoiselle, 
C'est  un  petit  exploit  que  j'ose  vous  prier 
De  m'accorder  l'honneur  de  vous  signifier.  3  3  o 


I.  L'édhioa  de  1736  et  M.  Aimé-Martîn  donnent  ici  Pindication  MÛTante  t 
«  V Intimé  va  frapper  k  la  porte  d'Isabelle,  » 


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lya  LES  PLAIDEURS. 

ISABELLE. 

Monsieur^  excusez-moi^  je  n'y  puis  rien  comprendre. 
Mon  père  va  venir,  qui  pourra  vous  entendre. 

l'intimé. 
U  n'est  donc  pas  ici.  Mademoiselle  ? 

ISABELLE. 

Non. 

L'iNTlBfi. 

L'exploit,  Mademoiselle,  est  mis  sous  votre  nom. 

ISABELLE. 

'  Monsieur,  vous  me  prenez  pour  une  autre,  sans  doute  ^  : 
Sans  avoir  de  procès,  je  sais  ce  qu'il  en  coûte  ; 
Et  si  l'on  n'aimoit  pas  à  plaider  plus  que  moi, 
Vos  pareils  pourroient  bien  chercher  un  autre  emploi. 
Adieu. 

l'intimé. 
Mais  permettez.... 

ISABELLE. 

Je  ne  veux  rien  permettre. 
l'intimé. 
Ce  n'est  pas  un  exploit. 

ISABELLE. 

Chanson! 
l'intimé. 

C'est  une  lettre.    340 

ISABELLE. 

Encor  moins. 

l'intimé. 
Mais  Usez. 

ISABELLE. 

Vous  ne  m'y  tenez  pas. 


I.  rar,  Monaieiir,  Toat  me  prenex  pour  nn  antre  sans  donte.  (1676) 
-  Voyez  d-dessoti  p.  1091  note  a. 


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ACTE  II,  SCÈNE  II.  178 

L*INTIMB. 

C'est  de  Monsieur.... 

ISABELLB. 

Adiea. 

L*INTIBfÉ. 

Léandre. 

ISABELLE. 

Parlez  bas. 
C'est  de  Monsieur. . .  ? 

L'iIfTIMlS. 

Que  diable  !  on  a  bien  de  la  peine 
A  se  faire  écouter  :  je  suis  tout  hors  d'haleine. 

ISABELLE. 

Ah  !  rintiméy  pardonne  à  mes  sens  étonnés  ;  345 

Donne. 

L'iNTIMi. 

Vous  me  deviez  fermer  la  porte  au  nez. 

ISABELLE. 

Et  qui  t'auroit  connu  déguisé  de  la  sorte  ? 
Mais  donne. 

l'intimb. 
Aux  gens  de  bien  ouvre-t-on  votre  porte  ? 

ISABELLB* 

Hé!  donne  donc. 

l'intime. 
La  peste.... 

ISABELLE. 

Oh  !  ^^  donnez  donc  pas. 
Avec  votre  billet  retournez  sur  vos  pas.  3  5o 

l'intimé. 
Tenez.  Une  autre  fois  ne  soyez  pas  si  prompte. 


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174  LES  PLAIDEURS. 


SCÈNE  III. 
CHICANNEAU,  ISABELLE,  L'INTIME. 

CHIC ANNEAU. 

Oui?  je  suis  donc  un  sot,  un  voleur,  à  son  compte? 

Un  sergent  s'est  chargé  de  la  remercier. 

Et  je  lui  vais  servir  un  plat  de  mon  métier. 

Je  serois  bien  fâché  que  ce  fût  à  refaire,  355 

Ni  qu'elle  m'envoyât  assigner  la  première. 

Mais  un  homme  ici  parle  à  ma  fille.  Conmient? 

Elle  lit  un  billet?  Ah  !  c'est  de  quelque  amant  ! 

Approchons. 

ISABELLE. 

Tout  de  bon,  ton  maître  est-il  sincère? 
Le  croirai-je  ? 

l'intimé. 
Il  ne  dort  non  plus  que  votre  père.       36o 

(Apercevant  Chicanoeaa.) 
U  se  tourmente  ;  il  vous....  fera  voir  aujourd'hui 
Que  l'on  ne  gagne  rien  à  plaider  contre  lui*. 

Isabelle'. 
C'est  mon  père*  !  Vraiment,  vous  leur  pouvez  apprendre 
Que  si  Ton  nous  poursuit,  nous  saurons  nous  défendre. 
*  Tenez,  voilà  le  cas  qu'on  fait  de  votre  exploit.  365 

CHICANNEAU. 

Comment?  c'est  un  exploit  que  ma  fille  lisoit*? 

I.  rar.  Que  Ton  ne  gagne  guère  à  plaider  contre  lui.  (1669  et  76) 
a.  ISABELLE^  apercevant  Chicannfau.   (1736  et  M.  Aimé-Martin) 

3.  iSABCLUi,  à  V Intimé.  {Ibidem) 

4.  Déchirant  le  billet.  {Ibidem) 

5.  Il  faut  prononcer  litoit,  comme  il  est  écrit  ;  et  de  même  on  peu  plus  bas, 
▼ers  369,  U  Praticien  francois.  Ce  n'était  plus  la  prononciation  de  la  cour, 
ni  celle  du  monde  poli,  mais  c'était  encore  celle  du  Palais,  u  Vaugelas  {Ke^ 


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ACTE  II,  SCÈNE  III.  17S 

Ah  !  tu  seras  un  jour  rhonneur  de  ta  famille  : 

Tu  défendras  ton  bien.  Viens,  mon  sang,  viens»  ma  fille' . 

Va,  je  t'achèterai  le  Praticien  françois^. 

Mais,  diantre  !.  il  ne  faut  pas  déchirer  les  exploits.     370 

ISABELLE  '• 

Au  moins,  dites-leur  bien  que  je  ne  les  crains  guère  ; 
Ils  me  feront  plaisir  :  je  les  mets  à  pis  faire. 

CHICANNEAU. 

Hé  !  ne  te  fâche  point. 

ISABELLE  *• 

Adieu,  Monsieur. 

marque  cx)  nous  apprend  qoe  les  gens  de  PaUit  prononçuent  encore  de  son 
temps  a  pleine  bouche  la  diphtbongue  oi;  et  cette  coatnme  sans  doote  s*était 
rAosrrrée  jusqn'aa  temps  de  Racine,'  dn  moins  parmi  les  TÎenx  procureurs. 
Ainsi  c'est  à  dessein  et  avec  grâce  qu*i]  fait  parler  de  cette  sorte  Chicanneau, 
plaideur  de  profettsion.  »  (D'OUvet ,  Remarques  de  grammaire  sur  les  Plai- 
deurs.) Le  nkéme  d'Olivet  {ibidem)^  à  propos  du  Ters  : 

Ta,  je  t'achèterai  le  Praticien  françois^ 

ajoute  :  «  Quand  je  haranguai  la  reine  de  Suède,  dit  Pati]a  (note  sur  Vangebs, 
Remarqué  ex) ,  je  prononçai  c  rAcadémie  françoite^  i»  snirant  l'aTis  de  la 
Compagnie.  Thomas  Corneille  (note  sur  Vaugelas,  Remarque  cccxxm)  veut 
aassi  qu'en  parlant  publiquement  on  dise  lee  François.  »  D'Olivet  dit  même  que 
IVvéque  de  Bfirepoix  (Jean-François  Boyer) ,  lorsqu'il  avait  été  reçu  à  l'Aca- 
démie française  (ce  fut  en  1736),  <«  Tenait  encore  de  soirre  l'usage  de  nos 
pères.  » 

I .  Cest  une  parodie  dn  Ters  a66  du  Cid  t 

Viens,  mon  fils,  tiens,  mon  sang,  viens  réparer  ma  honte. 

1.  Ce  livre  de  Lepain,  avocat  an  Parlement,  a  en  plusieurs  éditions  qui  ont 
successivement  paru  sous  les  titres  de  :  /•  Vrai  Praticien  François,  le  Frai  et 
nouveau  Praticien  François,  le  Par/ait  Praticien  François.  Chicanneau  pouvait 
offrir  à  sa  fille  l'édition  de  1666,  revue  par  L.  F,  (F.  Dtsmaisons),  avocat  au 
Parlement. 

3.  laoKLLE,  k  Vïntimi.  (i736  et  M.  Aimé-Bllartin) 

4.  iSABKLLKi  k  V Intimé.  [Ibidem) 


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176  LES  PLAIDEURS. 

SCÈNE  IV. 

CHICANNEAU,  L'INTIMÉ. 

l'intimé*. 

Orçà, 
Verbalisons. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  de  grâce,  excusez-la  : 
Elle  n*est  pas  instruite  ;  et  puis,  si  bon  vous  semble,  375 
En  voici  les  morceaux  que  je  vais  mettre  ensemble. 

l'intibib. 
Non. 

CHICANNEAU. 

Je  le  lirai  bien. 

l'intime. 
Je  ne  suis  pas  méchant  : 
J'en  ai  sur  moi  copie. 

CHICANNEAU. 

Ah  !  le  trait  est  touchant. 
Mais  je  ne  sais  pourquoi,  plus  je  vous  envisage, 
Et  moins  je  me  remets.  Monsieur,  votre  visage.         3So 
Je  connois  force  huissiers. 

l'intiii^. 

Informez-vous  de  moi  : 
Je  m'acquitte  assez  bien  de  mon  petit  emploi. 

CHICANNEAU. 

Soit.  Pour  qui  venez-vous  ? 

l'intimé. 

Pour  une  brave  dame, 
Monsieur,  qui  vous  honore,  et  de  toute  son  âme 

I.  L'nrmtii  te  mettant  en  état  d'écrire.  (1736  et  Bf.  Aimé-Martiii) 


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ACTE   II,  SCÈNE  IV.  177 

Voudroit  que  vous  Tinssiez  à  ma  sommation  385 

Lui  faire  un  petit  mot  de  réparation. 

CHICANNBAU. 

De  réparation  ?  Je  n'ai  blessé  personne. 

l'intimé. 
Je  le  crois  :  vous  avez,  Monsieur,  Tâme  trop  bonne. 

GHICâimBAU. 


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178  LES  PLAIDEURS. 

Zeste  ^ ,  ledit  Hiérome  açoûra  hautement  405 

Quil  la  tient  pour  sensée  et  de  bon  jugement. 
Le  Bon.  C^est  donc  le  nom  de  votre  seigneurie? 

L'nfTIMé. 

Pour  vous  servir.*  D  faut  payer  d'eflfronterie. 

CHICANNEAU. 

Le  Bon  ?  Jamais  exploit  ne  fîit  signé  le  Bon  '• 
Monsieur  le  Bon  ! 

l'intibié. 
Monsieur. 

CHICANNEAU. 

Vous  êtes  un  fripon .       4x0 
l'intimé. 
Monsieur,  pardonnez-moi,  je  suis  fort  honnête  homme* 

CHICANNEAU. 

Mais  fripon  le  plus  franc  qui  soit  de  Caen  à  Rome. 

l'intime. 
Monsieur,  je  ne  suis  pas  pour  vous  désavouer  : 
Vous  aurez  la  bonté  de  me  le  bien  payer. 

CHICANNEAU. 

Moi,  payer?  En  soufflets. 

l'intimé. 
Vous  êtes  trop  honnête  :     4 1 5 
Vous  me  le  patrez  bien. 


I .  Zeste.  Gbicanneaa  interrompt  sa  lecture  de  l'exploit  par  cette  interjection 
de  mépris,  qae  le  Dictionnaire  de  l'Académie  a  toujours  écrite  Zest! 

a.  A  part.  (1736  et  M.  Aimé-lAartin) 

3.  Michault,  dans  ses  Mélanges  historiques  et  philologiques  (M.DCC.LIV), 
p.  386  et  387,  dit  que  la  Logique  de  Port-Royal,  qui  est  de  BiM.  Amauld  et 
Nicole,  parut  sons  le  titre  de  Logique  de  M.  le  Bon.  Il  ajoute  :  «Je  suis  comme 
persuadé  que  Racine,  dans  le  temps  qu'il  étoit  brouillé  avec  Messieurs  de  Port- 
Royal,  affecta,  par  rapport  à  eux  et  pour  les  mystifier,  de  donner  dans  sa 
comédie  des  Plaideurs  le  nom  de  le  Bon  à  un  sergent.  »  Il  est  possiUe  que 
Racine  ait  emprunté  à  Port-Royal  le  pseudonyme  de  le  Bon.  Ce  n'était  pas  nnc 
mystification  bien  méchante. 


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i8o  LES  PLAIDEURS. 

GHICANNEÀU  ^. 

Oui-da  :  je  verrai  bien  s'il  est  sergent. 

L  IIITIMlîy  en  posture  d'écrire. 

Tôt  donc, 
Frappez  :  j'ai  quatre  enfants  à  nourrir. 

CHICÂIflIBÀU. 

Ah!  pardon! 
Monsieur,  pour  un  sergent  je  ne  pouvois  vous  prendre; 
Biais  le  plus  habile  homme  enfin  peut  se  méprendre. 
Je  saurai  réparer  ce  soupçon  outrageant. 
Oui,  vous  êtes  sergent,  Monsieur,  et  très-sergent. 
Touchez  là.  Vos  pareils  sont  gens  que  je  révère  ;         455 
Et  j'ai  toujours  été  nourri  par  feu  mon  père 
Dans  la  crainte  de  Dieu,  Monsieur,  et  des  sergents. 

Non,  à  si  bon  marché  Ton  ne  bat  point  les  gens. 

CHICiNNBAU. 

Monsieur,  point  de  procès! 

L'iIfTIBfi. 

Serviteur.  Contumace*, 
Bâton  levé,  soufflet,  coup  de  pied.  Ah  ! 

CHICAIINBAU.   . 

^  De  grâce, 

Rendez-les-moi  plutôt. 

L'iifnii]&. 

Suffit  qu'ils  soient  reçus  : 
Je  ne  les  voudrois  pas  donner  pour  mille  écus. 

TOUS  plaist  encore  en  me  battant  vont  esbattre,  je  me  contenteny  de  la  moitié  * 
du  itiste  prix. »....«  Les  aoltres  cfaicqaanons  se  retyroyentTers  Fmorge,  Epis- 
temon,  Gymnaste  et  aoltres,  les  sapplians  deaotement  estre  par  eulx  a  qoelqne 
petit  prix  battoz:  aoltrement  estoyent  en  dangier  de  bien  longuement  ienner.  » 
I.  cmcAinnuu,  tenant  un  bâton.  (1736  et  M.  Aimé-Biartin) 
a.  An  lien  de  contumace  ^  Tédition  de  1669  a  ici  contumace  f  et  de  même 
plus  loin,  an  vers  456. 


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ACTE  II,  SCENE  Y.  i8i 

SCÈNE  V. 

LÉANDRES  CHICANNEAU,  L'INTIME. 

l'intime. 
Voici  fort  à  propos  Monsieur  le  commissaire. 
Monsieur,  votre  présence  est  ici  nécessaire. 
Tel  qne  vous  me  voyez ,  Monsieur  ici  présent  445 

M'a  d'un  fort  grand  soufflet  fait  un  petit  présent. 

L^ANDRE. 

A  vous,  Monsieur? 

l'intima. 
A  moi,  parlant  à  ma  personne. 
Item ,  un  coup  de  pied  ;  plus ,  les  noms  qu'il  me  donne. 

LSANDRE. 

Avez-vous  des  témoins? 

l'intimé. 

Monsieur,  tâtez  plutôt  : 
Le  soufflet  sur  ma  joue  est  encore  tout  chaud.  45o 

LEANDRE. 

Pris  en  flagrant  délit.  Afiaire  criminelle. 

CHICANNEAU. 

Foin  de  moi  ! 

l'intimé. 
Plus ,  sa  fille,  au  moins  soirdisant  telle , 
A  mis  un  mien  papier  en  morceaux ,  protestant 
Qu'on  lui  feroit  plaisir,  et  que  d'un  œil  content 
^Elle  nous  défioit. 

LÉANDRB. 

Faites  venir  la  fille .  455 

L'esprit  de  contumace  est  dans  cette  famille. 

1 .  liASDM,  en  robe  de  commissaire.  (1786  et  M.  Aimé-Martm) 


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i8a  LES  PLAIDEURS. 

GHICANNBAU. 

Il  faut  absolument  qu'on  m^ait  ensorcelé  : 
Si  j*en  connois  pas  un  y  je  veux  être  étranglé. 

LÉANDRE. 

Comment?  battre  un  huissier!  Mais  voici  la  rebelle. 


SCENE  VI. 

LÉANDRE,  ISABELLE,  CHICANNEAU, 
L'INTIMÉ. 

l'intimé,   k  Isabelle. 

Vous  le  reconnoissez. 

LÉANDRB. 

Hé  bien ,  Mademoiselle ,  460 

C'est  donc  vous  qui  tantôt  braviez  notre  officier, 
Et  qui  si  hautement  osez  nous  défier? 
Votre  nom? 

ISABELLE. 

Isabelle. 

LÉANDRE,  k  Flntimé. 

Écrivez.  Et  votre  âge  ? 

ISABELLE. 

Dix-huit  ans. 

CHICANNEAU. 

Elle  en  a  quelque  peu  davantage , 
Mais  n'importe. 

LÉANDRE. 

Êtes-vous  en  pouvoir  de  mari  ?         465 

ISABELLE. 

Non,  Monsieur. 

LÉANDRE. 

Vous  riez?  Écrivez  qu'elle  a  ri. 


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ACTE  II,  SCÈNE  VI.  i8i 

CHICANNSAU. 

Monsieur»  ne  parlons  point  de  maris  à  des  filles  : 
Voyez-vous ,  ce  sont  là  des  secrets  de  familles. 

LEANDRE. 

Mettez  qa'û  interrompt. 

CHICANNEAU. 

Hé  !  je  n*y  pensois  pas. 
Prends  bien  garde,  ma  fille,  à  ce  que  tu  diras.  470 

LEANDRE. 

Là,  ne  tous  troublez  point.  Répondez  à  votre  aise. 
On  ne  veut  pas  rien  faire  ici  qui  vous  déplaise. 
N'avez- vous  pas  reçu  de  Thuissier  que  voilà 
Certain  papier  tantôt  ? 

ISABELLE. 

Oui ,  Monsieur. 

K  CHICANIfBAU. 

Bon  cela. 

LEANDRE. 

Avez- VOUS  déchiré  ce  papier  sans  le  lire  *  ?  475 

ISABELLE. 

Monsieur,  je  Tai  lu. 

CHICANNEAU. 

Bon. 

LiAlfDRE  *. 

Continuez  d*écrire. 
•  Et  pourquoi  Tavez-vous  déchiré  ? 

ISABELLE. 

Tavois  peur 


I.  Voici  encore  ane  rencontre  avec  Corneille,  qui  parait  fortuite.  S'il  j  a 
H  réminiscenoe,  peu  importe  : 

Elle  a  donc  déchiré  mon  billet  sans  le  lire. 

(La  Menteur^  vers  i653.) 
a.  liiuromB,  à  flmimé.  (1736  et  M.  Aimé-Martin) 
3.  A  ZsahêUê.  (Ibidem) 


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i84  LES  PLAIDEURS. 

Que  mon  père  ne  prît  Taffidre  trop  à  cœur, 
Et  qu'il  ne  s'échaufi&t  le  sang  à  sa  lecture. 

GHICÀIINBAU. 

Et  tu  fuis  les  procès  ?  C'est  méchanceté  pure.  480 

LBANDRB. 

Vous  ne  Tavez  donc  pas  déchiré  par  dépit , 
Ou  par  mépris  de  ceux  qui  vous  Tavoient  écrit? 

ISABELLE. 

Monsieur,  je  n'ai  pour  eux  ni  mépris  ni  colère. 

LÉANDRE^. 

Écrivez. 

CHICANNEAU. 

Je  vous  dis  qu'elle  tient  de  son  père  : 
Elle  répond  fort  bien. 

LBAIIDRB. 

Vous  montrez  cependant         485 
Pour  tous  les  gens  de  robe  un  mépris  évident. 

ISABELLE. 

Une  robe  toujours  m'avoit  choqué  la  vue; 
Mais  cette  aversion  à  présent  diminue. 

CHICANNEAU. 

La  pauvre  enfant  !  Va,  va ,  je  te  marîrai  bien. 

Dès  que  je  le  pourrai  y  s'il  ne  m'en  coûte  rien.  490 

LÉANDRB. 

A  la  justice  donc  vous  voulez  satisfieûre? 

ISABELLE. 

Monsieur,  je  ferai  tout  pour  ne  vous  pas  déplaire. 

l'intiub. 
Monsieur,  faites  signer. 

LÉAlfDRB. 

Dans  les  occasions 
Soutiendrez- vous  au  moins  vos  dépositions? 

I.  liàHDBi,  à  V Intimé,  (1736  et  M.  Aimé-Martm) 


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ACTE  II,  SCENE  VI.  i85 

ISABELLE. 

Monsieur,  assuresb-vens  qu'Isabelle  est  constante.      40  5 

LÉAKDRB. 

Signez.  Gela  va  bien  :  la  justice  est  contente. 
Çà ,  ne  signez«vous  pas ,  Monsieur  ? 

CHICANNBAV. 

Oui-da,  gaîmenti 
A  tout  ce  qu'elle  a  dit,  je  signe  aveuglément. 

LBAIIDRS,    k  iBêbfàle^. 

Tout  va  bien.  A  mes  vœux  le  succès  est  conforme  : 

n  signe  un  bon  contrat  écrit  en  bonne  forme,  5 00 

Et  sera  condanmé  tantôt  sur  son  écrit. 

CHICANNEAU  *. 

Que  lui  dit-il?  D  est  charmé  de  son  esprit. 

LiULNDRE. 

Adieu.  Soyez  toujours  aussi  sage  que  belle  : 
Tout  ira  bien.  Huissier,  remenez-la  chez  elle. 
Et  vous.  Monsieur,  marchez. 

CHICÂlflfSAU. 

Où,  Monsieur? 

LlÎAIffDRE. 

SuivezHnoi, 

CHICAimSAU. 

Où  donc? 

LiANDRE^ 

Vous  le  saurez.  Marchez  de  par  le  Boi. 

CHICANIIEAU. 

G>mment  ? 


I.  liAHDM,  bas  à  Isabelle.  (1736  et  M.  Aimé-Martm) 
1.  cnoàimiAv,  ipart,  {Ibidem) 


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i86  LES  PLAIDEURS. 


SCÈNE  VII. 
PETIT  JEAN,  LÉANDRE,  CHICANNEAU. 

PETIT   JBÀN. 

Holà  !  quelcja^un  n'a-t^il  point  vu  mon  mahre? 
Quel  chemin  a-t-il  pris?  la  porte  ou  la  fenêtre? 

LBANORE. 

A  l'autre  ! 

PETTT  JEAN. 

Je  ne  sais  qu*est  devenu  son  fils  ; 
Et  pour  le  père,  il  est  où  le  diable  Ta  mis.  Sio 

n  me  redemandoit  sans  cesse  ses  épices  ; 
Et  j*ai  tout  bonnement  couru  dans  les  offices 
Chercher  la  boite  au  poivre'  ;  et  lui,  pendant  cela , 
Est  disparu. 

SCÈNE   VIII. 

DANDIN»,  LÉANDRE,  CHICANNEAU,  L'INTIMÉ, 
PETIT  JEAN. 

DÀNDIN. 

Paix!  paix!  que  Ton  se  taise  là. 


I .  Lniiaaa  «le  Boûgemum  rapproche  ce  jea  de  mot»  d'une  épigrtinine  de 
Samt-Amand  sur  V incendie  du  Palais  : 

Certes  l'on  TÎt  on  triste  jen 
Quand  à  Paris  Dame  Justice 
Se  mit  le  Palais  tout  en  feo 
Poor  aToir  trop  mangé  d'épice. 

Aotrelbis  on  appelait  épiées  des  confitures ,  des  dragées.  L'usage  s'étabUt  de 
présenter  des  bottes  de  confitures  aux  juges,  après  le  jugement  du  procès.  Ce 
petit  don  Tolontaire  se  changea  insensiblement  en  une  rétribution  exigéCi  qui 
finit  par  se  payer  en  argent. 

a.  tULKDOiy  à  une/enétre,  (l  786)  —  dâhoidi,  à  une  iucame  dm  toit.  (M.  , 
Martb) 


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ACTE  II,  SCÈNE  VIIL  187 

LÉÀNDRB. 

Hé!  grand  Dieu! 

PETIT   JEAN. 

Le  voilà ,  ma  foi ,  dans  les  gouttières*. 

DANDIN. 

Quelles  gens  étes-vous  ?  Quelles  sont  vos  affaires? 
Qui  sont  ces  gens  en  robe?  Êtes-yous  avocats? 
Çà,  parlez. 

PBTrr  JEAN. 
Vous  verrez  qu*il  va  juger  les  chats. 

DANDIIf. 

Avez- vous  eu  le  soin  de  voir  mon  secrétaire? 

Allez  lui  demander  si  je  sais  votre  affaire.  Ss  o 

LiANDRE. 

n  faut  bien  que  je  Faille  arracher  de  ces  lieux. 
Sur  votre  prisonnier,  huissier,  ayez  les  yeux. 

PETIT   JEAN. 

Ho  !  ho  !  Monsieur. 

L^ÀIfDRE. 

Tais- toi,  sur  les  yeux  de  ta  téte^ 
Et  suis-moi. 

I .  PUlodéon  te  aaure  mssi  pur  les  goottièret  : 

Kxi  Tfiy  dicây 

(Guipes^  yen  xaS  et  127.) 

Racine  pent  bien  ne  s'être  pas  seulement  sourenn  ici  d'Aristophane,  mais  avoir 
pensé  anssi  à  one  anecdote  bien  connue  alors,  et  que  Tallemant  a  contée  dans 
ses  Historiettes  (tome  I,  p.  453)  :  «  M.  de  Portail  étoit  on  conseiller  an  par- 
lement de  Paris,  fort  homme  de  bien,  mais  fort  risionnaire.  Il  aroit  retranché 
son  grenier,  y  ayoit  fait  son  cabinet,  et  ne  pailoit  aux  gens  qne  par  la  fenêtre 
de  son  grenier.  »  Tallemant  représente  ensuite  M.  de  Portail  «  la  tête  à  la 
lucarne,  m  donnant  audience  à  des  pAdssiers  qui  Tenaient  le  remercier  de 
l'arrêt  rendu  par  lui  dans  une  affaire  de  leur  communauté,  et,  un  antre  jour,  à 
nn  procoreor  qa'fl  laisse  se  morfondre  dans  sa  cour. 


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i68  LES  PLAIDEURS. 


SCENE  IX. 

DANDm,  CHICANIÎEAU,  LA  œMTESSE, 
L'INTIMÉ. 

DÀNDIN. 

Dépéchez ,  donnez  votre  requête. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  sans  votre  aveu ,  Ton  me  fiiit  prisonnier.  5a  s 

LA   COBfTESSE. 

Hé,  mon  Dieu  !  j'aperçois  Monsieur  dans  son  grenier. 
Quelait-illà? 

LUfTIBli. 

Madame,  il  j  donne  audience. 
Le  champ  vous  est  ouvert. 

CHICÀlflIBAU. 

On  me  fait  violence. 
Monsieur;  on  m'injurie;  et  je  venois  ici 
Me  plaindre  à  vous. 

LA   COMTBSSB. 

Monsieur ,  je  viens  me  plaindre  aussi. 

CHICANNEAU   ET   LA   COMTBSSB. 

Vous  voyez  devant  vous  mon  adverse  partie. 

l'intime. 
Parbleu  !  je  me  veux  mettre  aussi  de  la  partie. 

CHICANIIEAU,    LA   COMTBSSB   BT   L'iNTIni. 

Monsieur,  je  viens  ici  pour  un  petit  exploit. 

GHICAlflfEAU. 

Hé!  Messieurs,  tour  à  tour  exposons  notre  droit. 

LA   COMTESSE. 

Son  droit  ?  tout  ce  qu'il  dit  sont  autant  d'impostures.  535^ 

DANDlIf. 

Qu'est-ce  qu'on  vous  a  fait? 


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ACTE  II,  SCÈNE  IX.  189 

GHICANNSAU ,    L'iHTmi   KT   LÀ   COMTESSE. 

On  m'a  dit  des  injures. 

L  inrni^,  eontîniiaiit. 

Outre  un  soufflet ,  Monsieur,  que  j*ai  reçu  plus  qu'eux. 

CHIGANNEÀU. 

Monsieur,  je  suis  cousin  de  Tun  de  vos  neveux. 

LA   COMTESSE. 

Monsieur,  père  Gordon  vous  dira  mon  affaire. 

l'intime. 
Monsieur,  je  suis  bâtard  de  votre  apothicaire  '.  540 

DAKDI5. 

Vos  qualités? 

LA   COMTESSE. 

Je  suis  comtesse. 

L'iNTIBli. 

Huissier. 

CHICANNEAU. 

Bouigeois. 
Messieurs.... 

DAWDIN  ^. 

Parlez  toujours  :  je  vous  entends  tous  trois. 

CHICANNEAU. 

Monsieur.... 


t.  Ces  traits  comiques  ont  pa  être  soggérés  à  Eadne  pur  Foretière.  On 
tronre  qudqoe  diose  de  semUable  dans  le  Roman  bourgeois ,  p.  43a -434  : 
«  En  continuant  dans  le  style  ordinaire  des  plaideurs ,  qui  Tont  rechercher  des 
habitudes  auprès  des  juges  dans  une  longue  suite  de  générations  et  jusqu'au 
dixième  degré  de  parenté  et  d'alliance^  CoDantine  (c'est,  dans  ie  Bpman  bour- 
geois, le  nom  de  la  demoiselle  chicaneuse)  demanda  à  Charrosdles  s'il  ne  lui 
poorroit  point  donner  qudques  adresses  pour  ayoir  de  l'accès  auprès  de  quel- 
ques autres  conseillers....  Il  lui  dit  :  «  Je  counois  asses  le  secrétaire  du  secré- 
c  taire  de  oelui-lii  ;  je  puis,  par  son  moyen,  faire  recommander  TOtre  procès 

«  au  maître  secrétaire  et  par  le  maître  secrétaire  à  Monsieur  le  conseiller 

c  Ma  belle-soeur  a  tenu  un  enfuit  du  fils  aîné  de  celui-là,  chez  lequel  elle  est 
c  cuisinière;  je  puis  lui  faire  tenir  un  placet  par  cette  Toie.  » 

a.  DAHDnr,  se  retirant  de  la  fenêtre,  (i736)  —  daroin,  m  retirant  de  la 
lucarne  dmtmt,  (M.  Aimé-Martin) 


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I90  LES  PLAIDEURS. 

l'intima. 
Bon  !  le  voilà  qui  fausse  compagnie. 

LA    COMTESSE. 

Hélas! 

CHIGÀIfNEÀU. 

Hé  quoi?  déjà  l'audience  est  finie? 
Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  lui  dire  deux  mots.  545 


SCENE  X. 
GHICANNEAU;  LÉANDRE,  suis  robe,  etc. 

I^IfDRE. 

Messieurs,  voulez-yous  bien  nous  laisser  en  repos? 

CHICÀNNEAU. 

Monsieur,  peut-on  entrer? 

LÉÀNDRE. 

Non ,  Monsieur,  ou  je  meure  ! 

CHICÀNNEAU. 

Hé,  pourquoi?  J'aurai  fait  en  une  petite  heure , 
En  deux  heures  au  plus. 

LÉANDRE. 

On  n'entre  point,  Monsieur. 

LA    COBITESSE. 

C'est  bien  fait  de  fermer  la  porte  à  ce  crieur^  55o 

Mais  moi.. •• 

I.ÉÀNDRB. 

L'on  n'entre  point,  Madame,  je  vous  jure. 

LA    COMTESSE. 

Ho!  Monsieur,  j'entrerai. 

LiàNDRE. 

Peut-être. 

I.  Noos  croirions  Tolontien  qoe  la  Comtesse  pronon^it  crieu.  Toatefoîs  la 
rime  peut  bieii  ici,  conune  aux  rert  389  et  390,  787  et  738,  n'être  pas  si  exact*. 


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ACTE  II,   SCÈNE  X.  191 

LA   COBfTSSSB. 

J*en  sais  sûre. 

L£ÀNDIIE. 

Par  la  fenêtre  donc. 

LA   COMTESSE. 

Par  la  porte, 

LBANDRB. 

n  fant  voir. 

CHIGANlfEAU. 

Quand  je  devrois  ici  demeurer  jusqu'au  soir. 


SCENE  XL 
PETIT  JEAN,  LÉANDRE,  CHICANNEAU,  btc. 

PBTrr  JEAN  ,   Â  Léandre. 

On  ne  F  entendra  pas ,  quelque  chose  qu^il  fasse ,        555 
Parbleu  !  je  Tai  fourré  dans  notre  salle  basse , 
Tout  auprès  de  la  cave. 

LÉANDRE. 

En  un  mot  comme  en  cent, 
On  ne  voit  point  mon  père. 

CHICANNEAU* 

Hé  bien  donc.  Si  pourtant' 
Sur  toute  cette  affaire  il  faut  que  je  le  voie. 

(Dandin  paroit  par  le  loapirail.) 

Mais  que  vois-je?  Ah  !  c'est  lui  que  le  ciel  nous  renvoie. 

LÉANDRE. 

Quoi?  par  le  soupirail? 

PBTrr  JEAN. 

U  a  le  diable  au  corps. 


I .  Nonvel  exemple  dans  cette  pièce  de  si  pourtant.  Voyex  ci-deft«f,  page  i59, 
note  t. 


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19»  LES  PLAIDEURS. 

GHICÀIINBAU. 

Monsieiir.... 

DAKDIN* 

L^impertinent!  Sans  lui  j'étois  dehors. 

CHICÀNNSÂU. 

Monsieur.... 

DÀTCDIN. 

Retirez-vous,  vous  êtes  une  béte. 

CHICAm«EAU. 

Monsieur,  voulez-vous  bien  ^ . . . . 

DANDIN. 

Vous  me  rompez  la  tète. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  j  *ai  commandé .... 

DANDIU. 

Taisez-vous,  vous  dît-on. 

CHIGANNEAU. 

Que  Ton -portât  chez  vous.... 

DANDIIf. 

Qu*on  le  mène  en  prison. 

CmC  ANNEAU. 

Certain  cartaut'  de  vin. 

DANDIN. 

Hé  !  je  n*en  ai  que  faire. 

CHICANNNEAU. 

C'est  de  très-bon  muscat. 

DANDIN. 

Redites  votre  affaire  '. 


I.  Far,  Honsieiir,  toub  Toakx  bien....  (1669) 

a.  Cartaut  est  l'orthographe  des  éditions  pohliées  da  Tivant  de  Racine. 
L*Acidéniie  (1694)  et  Furetière  (1690)  écrivent  quartaud^  quartaut. 

3.  Le  germe  de  cette  pUisanterie  se  trouTC  dans  la  satire  de  Foreti^  U 
Déjeuner  tPun  procureur.  Si  Foretière  a  donné  l'idée»  Racine  l'a  assaisonnét 


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ACTE  II,  SCÈNE  XI.  193 

USAllimE,   Ârindmé. 

Il  laut  les  entourer  ici  de  tous  côtés. 

LA   COBrr£SSE. 

Monsieur,  il  vous  va  dire  autant  de  feussetés.  570 

CHICâNNBÀU. 

Monsieur,  je  vous  dis  vrai. 

DÀNDIN. 

Mon  Dieu,  laissez-la  dire. 

LÀ   COMTESSE. 

Monsieur,  écoutez-moi. 

DANDIN. 

Souffrez  que  je  respire. 

CHICiLNIfEAU. 

Monsieur.... 

DÀNDIIf. 

Vous  m'étranglez. 

LÀ   COBTIESSB. 

Tournez  les  yeux  vers  moi. 

DÀNBIN. 

Elle  m'étrangle....  Ay!  ay  ! 


d'an  bien  meOleaT  «el.  Dans  la  fatire,  le  plaideoTi  qui  a  été  troaver  son  pro- 
coreaTi  parle  ainsi  : 

«  Vons  m'importunes  bien,  mon  ami,  me  dit-il  ; 
Voos  croyex  que  je  songe  à  Totre  seule  aHaire  j 
Voyez  le  rapporteur,  parles  au  secrétaire  : 
Ils  sont  allés  aux  champs,  et  n*ont  rien  fsit  du  tout. 
C'est  beaucoup  si  d'un  mois  tous  en  renés  à  bout. 
—  Excuses,  dis-je  alors.  Monsieur,  je  ne  tous  presse 
Qu'après  m'aroir  donné  Totre  parole  expresse. 
J'anrois  plus  attendu  ;  mais  souffrez  qu'à  présent 
D'un  lerraut  que  i'ai  pris  je  tous  fasse  un  présent....  » 
À  ces  mots  il  se  Ictc,  et  m'6te  son  bonnet...,  etc. 

Cela  6dt  aussi  sourenir  des  Ters  168  et  169  des  Plaideurs  : 


Prends-moi  dans  mon  dapier  trois  lapins  de  garenne, 
Et  chez  mon  procureur  porte-les  ce  matin. 


t3 


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194 


LES  PLAIDEURS. 


CHICANNBAU* 

Vous  m'entraînez ,  ma  foi  ! 
Prenez  garde ,  je  tombe. 

PETIT   JBÀN. 

Ils  sont*  sur  ma  parole,       575 
L'un  et  l'autre  encavés. 

LÉÂNDRE. 

Vite,  que  l'on  y  vole  : 
Courez  à  leur  secours.  Mais  au  moins  je  prétends 
Que  Monsieur  Ghicanneau,  puisqu'il  est  là  dedans , 
N'en  sorte  d'aujourd'hui.  L'Intimé ,  prends-y  garde. 

l'intimé. 
Gardez  le  soupirail. 

LéAllDllS. 

Va  vite  :  je  le  garde.  5So 


SCÈNE  XII. 
LA  œMTESSE,  LEANDRE. 

LA  COMTESSE. 

Misérable  !  il  s'en  va  lui  prévenir  l'esprit. 

(Par  le  soupirail.  ) 
Monsieur,  ne  croyez  rien  de  tout  ce  qu'il  vous  dit; 
n  n'a  point  de  témoins  :  c'est  un  menteur. 
l]£andrs. 

Madame, 
Que  leur  contez-vous  là?  Peut-être  ils  rendent  l'âme. 

LA    COMTESSE. 

n  lui  fera,  Monsieur,  croire  ce  qu'il  voudra.  585 

Souffrez  que  j'entre. 

LIÉÀNDRE. 

Oh  non  !  personne  n'aitrera. 


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ACTE  II,   SCÈNE  XII.  iqS 

LA   COBfTBSSE. 

Je  le  vois  bien ,  Monsieur,  le  vin  muscat  opère 

Aussi  bien  sur  le  fils  que  sur  Tesprit  du  père. 

Patience  !  je  vais  protester  comme  il  faut 

Contre  Monsieur  le  juge  et  contre  le  cartaut.  590 

LÉÀNDRB. 

Allez  donc,  et  cessez  de  nous  rompre  la  tête. 
Que  de  fous!  Je  ne  fus  jamais  à  telle  fête. 


SCÈNE  XIII. 

DANDIN,  L'INTIMÉ,  LÉANDRE. 

l'intima. 
Monsieur,  où  courez- vous?  C'est  vous  mettre  en  danger. 
Et  vous  boitez  tout  bas. 

DÀNDIN. 

Je  veux  aller  juger. 

LéAIfDBE. 

Comment,  mon  père  ?  Allons,  permettez  qu'on  vous  panse. 
Vite,  un  chirurgien. 

DANDIN. 

Qu'il  vienne  à  l'audience. 

L<ÀNDRB 

Hé!  mon  père,  arrêtez.... 

DÀNDIN  • 

Ho  !  je  vois  ce  que  c'est  : 
Tu  prétends  faire  ici  de  moi  ce  qui  te  platt; 
Tu  ne  gardes  pour  moi  respect  ni  complaisance  : 
Je  ne  puis  prononcer  une  seule  sentence.  600 

Achève,  prends  ce  sac,  prends  vite  *, 

t .  Voici  pour  la  troinème  fois  an  rers  du  Cid  (le  Tert  2^7)  parodié  dans 
cette  pièce  : 

Adière,  et  prends  ma  rie  après  nn  tel  affront. 


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196  LES  PLAIDEURS. 

iJandrb. 

Hé!  doucement, 
Mon  père.  H  faut  trouver  quelque  accommodement. 
Si  pour  yovLSy  sans  juger,  la  vie  est  un  supplice , 
Si  vous  êtes  pressé  de  rendre  la  justice , 
n  ne  faut  point  sortir  pour  cela  de  chez  vous  :  60 5 

Exercez  le  talent,  et  jugez  parmi  nous  ^ 

DÀNDIN. 

Ne  raillons  point  ici  de  la  magistrature  '  : 
Vois-tu  1^  je  ne  veux  point  être  un  juge  en  peinture. 

L^NDRB. 

Vous  serez,  au  contraire,  un  juge  sans  appel , 

Et  juge  du  civil  conmie  du  criminel.  610 

Vous  pourrez  tous  les  jours  tenir  deux  audiences  : 

Tout  vous  sera  chez  vous  matière  de  sentences. 

Un  valet  manque-t-il  de  rendre  un  verre  net, 

Gondanmez-le  à  Tamende;  ou  s'il  le  casse ,  au  fouet  '. 

DÀNDIN. 

Cest  quelque  chose.  Encor  passe  quand  on  raisonne. 
Et  mes  vacations ,  qui  les  patra  ?  Personne  *  ? 

LBANDRB. 

Leurs  gages  vous  tiendront  lieu  de  nantissement. 

I.  Bdélydéon  donne  le  même  conseil  à  son  père  : 

£ù  ^*  ouy,  kwgi^ii  ToCro  xtxApyixaç  irocAv, 
'Exerce  /liv  fivixiri  /3dcJ«Ç\  àJU*  ivOA^t 
AùroO  fiivùtVf  ^^xaÇc  roXviv  oUiTKtç, 

{Guipes,  yen  78S-785.) 

a.  Phflodéon  répond  à  son  fils,  à  peu  près  comme  Dandin  : 

IIcpc  ToC;  T^  X^ptUi 

(Ibidem,  rtn  786.) 

3        *OTt  ri^y  $ùooiv  dév^aiÇcv  ii  vvikIç  X&OpoLt 

^  {Ibidem,  ren  787  et  788.) 

'Amk  to(  fit  ntiBêiç.  *AJU*  IxcV  ountè  Uyttç^ 

Tàv  /itgdèv  bnéOêv  Xiit^ofioii 

{Ibidem^  ren  801  et  8o3.) 


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ACTE  II,  SCÈNE  XIII.  197 

DÀNDIN. 

Il  parle ,  ce  me  semble ,  assez  pertinemment. 

LÉAIfDRB. 

Contre  un  de  vos  voisins  ' . . . . 


SCÈNE  XIV. 

DANDIN,  LÉANDRE,  L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

PEirr  JEAN. 

Arrête  !  arrête  !  attrape  ! 

LiàNDBB. 

Ah  !  c'est  mon  prisonnier,  sans  doute,  qui  s'échappe  !  6a  o 

l'intime. 
Non,  non,  ne  craignez  rien. 

PETIT   JEÂIf. 

Tout  est  perdu....  Citron. ••• 
Votre  chien....  vient  là-bas  de  manger  un  chapon. 
Rien  n'est  sûr  devant  lui  :  ce  qu'il  trouve  il  l'emporte. 

LBÀIfDRE. 

Bon  !  voilà  pour  mon  père  une  cause.  Main-forte^! 
Qu'on  se  mette  après  lui.  Courez  tous. 


I.  Far,  Contre  un  de  nos  Toisins....  (1669) 

a.  Le  oommencement  de  cette  scène  est  imité  d'Arîstophuie.  L'etdsTe  Xan- 
thias  entrant  brusquement  en  scène,  comme  Petit  Jean,  poursuit  le  chien 
Labèt,  qui  Tient  d'emporter  un  fromage  de  Sidie  : 

Say0.         BÀJU'  kç  xépoixoLi,  Toiomovi  rpéfttp  xUmcI 

AOLvB,  OÙ  ykû  b  Aoé€i9{  ^tc«k 

Tpofodi^a  rupoO  lixtXixiiv  xarcoijJoxc; 
BigXvuX.   ToOr'  &pK  np&rov  riêixti/ioc,  rfi  iteerpc 

*ElnatTiorf  jûtoc  •  ev  ^è  xciTny6p9i  ireepfl&y. 

(Guépe*^  Ters  854-S59.) 


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iqS  les  plaideurs. 

DÀNDIN. 

Point  de  bruit ,      6  a  5 
Tout  doux.  Un  amené  *  sans  scandale  suffit. 

LÉÀNDRB. 

Çà ,  mon  père ,  il  faut  faire  un  exemple  authentique  : 
Jugez  sévèrement  ce  voleur  domestique. 

DÀNDIN. 

Mais  je  veux  faire  au  moins  la  chose  avec  éclat. 

Il  faut  de  part  et  d'autre  avoir  un  avocat  ;  63» 

Nous  n'en  avons  pas  un. 

L£àNDRB. 

Hé  bien  !  il  en  faut  £adre. 
Voilà  votre  portier  et  votre  secrétaire  : 
Vous  en  ferez ,  je  crois,  d'excellents  avocats; 
Ils  sont  fort  ignorants. 

l'intimé. 

Non  pas ,  Monsieur,  non  pas. 
J'endormirai  Monsieur  tout  aussi  bien  qu'un  autre.    635 

PETIT    JEAN. 

Pour  moi ,  je  ne  sais  rien;  n'attendez  rien  du  nôtre. 

LÉÀNDRE. 

C'est  ta  première  cause ,  et  l'on  te  la  fera. 

PETIT   JEAN. 

Biais  je  ne  sais  pas  lire. 

,      LÉÀNDRE. 

Hé  !  l'on  te  soufflera  *. 


I .  Un  amené  âgnifie  on  ordre  d*«menfr. 

a.  Far.  [lÀkKDKiL,  Hé!  Ton  te  soofflera.] 

PRIT  JiÂN.  Je  TOUS  entends,  ooi;  mais  d*ane  première  caoae, 
Monsienr,  à  l'aTocat  revient-il  quelque  chose  ? 
lÀAm.  Ah ,  fi  !  Garde-toi  bien  d*en  Tonloir  rien  toucher  : 
C'est  hi  cause  d'honneur,  on  Tacheté  bien  cher. 
On  sème  des  billets  par  toute  la  famille  ; 
Et  le  petit  garçon  et  la  petite  fille, 
Oncle,  tante,  contins,  tout  vient,  jusques  au  chat, 


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ACTE   II,    SCÈNE   XIV.  199 

DÀNDIIf. 

Allons  nous  préparer.  Çà,  Messieurs ,  point  d'intrigue  ! 
Fermons  Fœil  aux  présents,  et  Toreille  à  la  brigue.    640 
Vous,  maître  Petit  Jean,  serez  le  demandeur; 
Vous,  maître  Tlntimé,  soyez  le  défendeur. 


Dormir  an  plaidoyer  (')  de  Monsieur  l'aTocat. 

OAXD.  [Allons  noos  préparer.  Çà,  Messieurs,  point  d'intrigue.]  (1669) 

(«)  n  y  ApUàdoxi  dans  Tédition  de  1669. 


FIN   DU   SECOND   ACTE. 


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aoo  LES  PLAIDEURS. 


ACTE  III. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 
CHICANNEAU,  LÉANDRE,  LE  SOUFFLEUR. 

CHICANIIEAU. 

Oai ,  Monsieur,  c'est  ainsi  qu'ils  ont  conduit  Taffaire. 
L'huissier  m'est  inconnu,  comme  le  commissaire. 
Je  ne  mens  pas  d'un  mot. 

LÉÀNDRB. 

Oui ,  je  crois  tout  cela  ;        645 
Biais  si  vous  m'en  croyez,  vous  les  laisserez  là^ 
/     -^  En  vain  vous  prétendez  les  pousser  l'un  et  l'autre, 

■^'^  Vous  troublerez  bien  moins  leur  repos  que  le  vôtre. 

Les  trois  quarts  de  vos  biens  sont  déjà  dépensés 
A  faire  enfler  des  sacs  l'un  sur  l'autre  entassés  ;  6  5  o 

Et  dans  une  poursuite  à  vous-même  contraire'.... 

I .  Kar,  Et  dans  une  poursuite  à  Tous-méme  funeste, 
Vous  en  roulez  encore  absorber  tout  le  reste. 
Ne  Tandroit-il  pas  mieux,  sans  soucis,  sans  chagrins. 
Et  de  Tos  rerenus  régalant  tos  Toisins, 
Vivre  en  père  jaloux  du  bien  de  sa  famille, 
Pour  en  laisser  un  jour  le  fonds  à  Totre  fille. 
Que  de  nourrir  un  tas  d^ofificiers  af&més 
Qui  moissonnent  les  champs  que  tous  arez  semés  ; 
Dont  la  main  toujours  pleine,  et  toujours  indigente, 
S'engraisse  impunément  de  vos  chapons  de  rente  ? 
Le  beau  plaisir  d'aller,  tout  mourant  de  sommefl, 
A  la  porte  d'un  juge  attendre  son  réveil. 
Et  d'essuyer  le  vent  qui  tous  souffle  aux  oreilles. 
Tandis  que  Monsieur  dort,  et  cnTe  tos  bouteilles  I 
Ou  bien,  si  vous  entrez,  de  passer  tout  un  jour 
A  compter,  en  grondant,  les  carreaux  de  sa  cour! 
Hé  !  Monsieur,  croyez-moi,  quittez  cette  misère, 
cnc.  [Vraiment,  tous  me  donnez  un  conseil  salutaire.]  (1669) 


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ACTE  III,  SCENE  ,1.  aoi 

CHICÂHIIBAU. 

Vraiment,  vous  me  domiez  un  conseil  salutaire, 

E{  devant  qu  il  soit  peu  je  veux  en  profiter  ; 

Hais  je  vous  prie  au  moins  de  bien  solliciter. 

Puisque  Monsieur  Dandin  va  donner  audience ,  s  5  5 

Je  vais  faire  venir  ma  fille  en  diligence. 

On  peut  rinterroger,  elle  est  d^  bonne  foi  ; 

Et  même  elle  saura  mieux  répondre  que  moi. 

LÉÂNDRE. 

Allez  et  revenez  :  Ton  vous  fera  justice. 

LB  SOUFFLBUR. 

Quel  homme  ! 

SCÈNE  IL 
LÉANDRE,  LE  SOUFFLEUR. 

L^àNDRB. 

Je  me  sers  d'un  étrange  artifice  ;  66 o 

Hais  mon  père  est  un  homme  à  se  désespérer, 
Et  d*une  cause  en  Fair  il  le  faut  bien  leurrer. 
D'ailleurs  j'ai  mon  dessein,  et  je  veux  qu'il  condanmc 
Ce  fou  qui  réduit  tout  au  pied  de  la  chicane. 
Mais  voici  tous  nos  gens  qui  marchent  sur  nos  pas.   665 


SCÈNE  III. 

DANDIN,  LEANDRE,  L'INTIME,  PETIT  JEAN*, 
LE  SOUFFLEUR. 

DANDIN. 

Çà ,  qu'étes-vous  ici  ? 

I.  L'nrrmà  et  WKm  jbah,  «•  robe,  (1736  et  M.  Aimé-Martm) 


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!io2  LES  PLAIDEURS. 

L^AICDRB. 

Ce  sont  les  avocats. 

DANDIN. 

Vous? 

LB   SOUFFLEUR. 

Je  Tiens  secourir  leur  mémoire  troublée  * . 

DÀIfDIN. 

Je  vous  entends.  Et  vous? 

L^ANDRB. 

Moi  ?  Je  suis  rassemblée. 

DANDIN. 

Commencez  donc. 

LE    SOUFFLEUR. 

Messieurs.... 

PETIT  lEAN. 

Oh  !  prenez-le  plus  bas  : 
Si  vous  soufflez  si  haut ,  Ton  ne  m'entendra  pas.        670 
Messieurs.. .. 

DANDIN. 

Couvrez- vous. 

PETIT   /BAN. 

Oh!  Mes.... 

DANDIN 

Couvrez-vous,  vous  dis-je. 

PETIT   JEAN. 

Oh  !  Monsieur,  je  sais  bien  à  quoi  l*honneur  m'oblige. 

DANDIN. 

Ne  te  couvre  donc  pas. 


I .  Cette  idée  da  Souffleur  a  peat-étre  été  emprimtée  aa  Aonum  bourgeois 
(p.  5o3)|  où  Belaitre,  prérM  trèt-ignorant,  a  besoin  de  oe  qne  Fnietière  ap- 
pelle un  siffleur,  «  Il  y  avoit  on  adrocat  qui  montoit  aa  «iége  aaprés  de  loi, 
pour  loi  tcrrir  de  conseil  on  de  tmdieman ,  qui  lui  sonfiBoit  mot  à  mot  tont 
œ  qn*il  aoroit  à  prononcer.  » 


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ACTE  III,   SCÈNE  III.  ao3 

PETIT  JBAJf  y  86  conTraïU. 

Messieurs....  Vous^,  doucement; 
Ce  que  je  sais  le  mieux,  c'est  mon  commencement. 
Messieurs ,  quand  je  regarde  avec  exactitude  ^  675 

L'inconstance  du  monde  et  sa  vicissitude  ; 
Lorsque  je  vois,  parmi  tant  d'hommes  différents, 
Pas  une  étoile  fixe,  et  tant  d'astres  errants; 
Quand  je  vois  les  Césars,  quand  je  vois  leur  fortune; 
Quand  je  vois  le  soleil ,  et  quand  je  vois  la  lune;        6S0 
Quand  je  vois  les  États  des  Babiboniens' 
Transférés  des  Serpans^  auxNacédoniens*; 
Quand  je  vois  les  Lorrains',  de  l'état  dépotique', 
Passer  au  démocrite',  et  puis  au  monarcViique; 
Quand  je  vois  le  Japon. . . . 

l'intimé. 
Quand  aura-t-il  tout  vu  ?     685 

PETrr   JBAN. 

Oh  !  pourquoi  celui-là  m'a-t-il  interrompu  ? 
Je  ne  dirai  plus  rien. 

daNdin. 
Avocat  incommode. 


I.  Uya  ici,  du»  Téditioii  de  1736  et  dans  oeDe  de  M.  Aimé-Martin,  l'in- 
dicati(m  :  «  Am  souffUmr.  » 

a.  Dans  Us  Plaidojrés  de  M,  Gaultier  (tome  II,  publié  par  Gueret,  16S8), 
le  qnatorxième  plaidoyer,  eotUre  la  Requête  didle  touchant  le  Prieuré  de  la 
Charité,  prononeé  aa  mois  d*ao6t  1646,  et  dans  lequel  noua  aurons  à  signaler 
mie  antre  imitation  de  Racine,  a  on  exorde  dont  le  tour  rappelle  celui  de 
Petit  Jean:  «  Messieurs,  quand  je  vois  dans  cette  cause  le  concours  de  tant  de 
puissaneea,  ....  quand  je  considère  ce  partage  de  brigues  et  de  £iTeurs,  etc.  » 
La  ressemblance  a  déjà  été  signalée  dans  le  commentaire  des  Historiettes  de 
Tallemant  des  Réaux  (édition  de  i858),  tome  II,  p.  190.  Mais  peut-être  la 
répétition  :  quand  je  vois^  quand  je  voiSf  et  la  boutade  :  Quand  aura-4-il  tout 
9U?  ont-elles  été  suggérées  à  Racine  par  la  lecture  du  livre  dixième  de  VAlarie 
de  Scndérj,  dans  lequel  une  quarantaine  de  rers  commencent  inTariablement 
par  :  Je  vois,  Je  pois, 

3.  Babyloniens.  —  4.  Persans.  —  5.  Bfacédoniens.  —  6.  Romains. — 7.  Des- 
potique. —  s.  Démocratique.  {Notes  de  Racine,  placées  entre  les  lignes  dans 
les  anciennes  éditions.) 


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ao4  LES  PLAIDEURS. 

Que  ne  lui  laissez-vous  finir  sa  période? 

Je  suois  sang  et  eau ,  pour  voir  si  du  Japon 

n  viendroit  à  bon  port  au  fiait  de  son  chapon ,  690 

Et  vous  rinterrompez  par  un  discours  frivole. 

Parlez  donc,  avocat. 

PETIT  JEAN. 

J'ai  perdu  la  parole. 

LÉANDRE. 

Achève,  Petit  Jean  :  c'est  fort  bien  débuté. 

Mais  que  font  là  tes  bras  pendants  à  ton  côté  ? 

Te  voàà  sur  tes  pieds  droit  comme  une  statue.  6$  5 

Dégourdis-toi.  Courage!  allons,  qu'on  s'évertue. 

PETIT  JEAN,    remnant  les  bras. 

Quand. ...  je  vois....  Quand....  je  vois.... 

LÉANDRE. 

Dis  donc  ce  que  tu  vois. 

PETIT  JEAN. 

Oh  dame!  on  ne  court  pas  deux  lièvres  à  la  fois. 

LE  SOUFFLEUR. 

On  lit.... 

PETIT   JEAN. 

On  lit.... 

LE   SOUFFLEUR. 

Dans  la.... 

PETIT   JEAN. 

Dans  la. . . . 

LE   SOUFFLEUR. 


Métamorphose. 


PETrr   JEAN. 


Q>mment? 


LE   SOUFFLEUR. 

Que  la  métem.... 

PETrr   JEAN. 

Que  la  métem.... 


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Psycosc. 


ACTE  m,   SCENE  IIL 

LB  flOUFFUnJE. 

PBTIT   IBAN. 
LE   SOUFFLBUB. 

Hé  !  le  cheval  ! 

PETIT  JEAN. 

Elle  cheval.... 

LE   SOUFFLEUR. 
PETIT   JEAN. 


aoS 


psycose. 


Encor! 


Encor. 


Le  chien 


LE    SOUFFLEUR. 

I 

PETIT   JEAN. 

Le  chien.... 

LE  SOUFFLEUR. 

Le  butor! 

PETIT   JEAN. 
LE   SOUFFLEUR. 


Le  butor.. .. 


Peste  deTavocat! 


PETIT  JEAN. 

Âh!  peste  de  toi-même  I 
Voyez  cet  autre  avec  sa  face  de  carême  ! 
Va-t'en  au  diable  ! 

DANDIN. 

Et  vous,  venez  au  fait.  Un  mot     705 
Du  fait. 

PETIT   JEAN. 

Hé  !  faut-il  tant  tourner  autour  du  pot? 
Ils  me  font  dire  aussi  des  mots  longs  d'une  toise , 
De  grands  mots  qui  tiendroient  d'ici  jusqu'à  Pontoise. 
Pour  moi,  je  ne  sais  point  tant  faire  de  façon 


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io6  LES  PLAIDEURS. 

Pour  dire  qu'an  mâtin  Tient  de  prendre  un  chapon.   710 
Tant  y  a  qu^il  n'est  rien  que  votre  chien  ne  prenne  ; 
Qu'il  a  mangé  là-bas  un  bon  chapon  du  Maine; 
Que  la  première  fois  que  je  l'y  trouverai, 
Son  procès  est  tout  fait,  et  je  Tassommerai. 

LBANDRE. 

Bdle  conclusion ,  et  digne  de  Texorde  !  715 

PETIT    JEAN. 

On  Fentend  bien  toujours.  Qui  voudra  mordre  y  morde. 

DANDIN. 

Appelez  les  témoins. 

LÉANDRE. 

C'est  bien  dit,  s'il  le  peut  : 
Les  témoins  sont  fort  chers,  et  n'en  a  pas  qui  veut. 

PETIT   XEAlf. 

Nous  en  avons  pourtant,  et  qui  sont  sans  reproche. 

DANDIN. 

Faites-les  donc  venir. 

PETrr   JEAN. 

Je  les  ai  dans  ma  poche.  7^0 

Tenez  :  voilà  la  tète  et  les  pieds  du  chapon  ^ 
Voyez-les,  et  jugez. 

l'intima. 
Je  les  récuse. 

DANDIN. 

Bon! 
Pourquoi  les  récuser? 

l'intimé. 
Monsieur,  ils  sont  du  Maine. 

DANDIN. 

n  est  vrai  que  du  Mans  il  en  vient  par  douzaine. 

1.    « Toùç  fjLxprvpoiç  yctp  IvxaAfi. 

AècCf^rt  fiApTupoii  irapciMu,  rpi^îoiff 

AetSuxùLf  rupdxvT/ivrtv 

{Guêpes,  ren  955-957.) 


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ACTE  III,  SCENE  III.  207 

L^niTlBIB. 


Messieurs.. 


DANDIN. 

Serez-vous  long ,  avocat  ?  dites-moi  * .    7*5 

L'iNTIlli. 

Je  ne  réponds  de  rien. 

DANDIir. 

n  est  de  bonne  foi. 

L  INTIMl£  9   d*un  ton  finissant  en  fanstet. 
Messieurs,  tout  ce  qui  peut  étonner  un  coupable , 
Tout  ce  que  les  mortels  ont  de  plus  redoutable , 
Semble  s*étre  assemblé  contre  nous  par  hasar  : 
Je  veux  dire  la  brigue  et  l'éloquence  '.  Car  730 

D'un  côté  le  crédit  du  défunt  m'épouvante; 
Et  de  l'autre  côté  l'éloquence  éclatante 
De  maître  Petit  Jean  m'éblouit. 


I .  «  Quand  llntimé  répond  aa  juge  qni  Ini  demande  s'il  sera  long,  en  disant 
omi  contre  la  coutnme,  c'est  M.  de  Montauban  ;  et  il  me  sourient  de  loi  aroir 
entendu  dire  en  pareille  occasion  par  Monsieur  le  premier  président  :  a  Du 
«  moins,  tous  êtes  de  bonne  foi.  »  (Menagianay  tome  III,  p.  a6.) 

a.  «  Par  llntimé  qui  emploie,  dans  une  cause  de  bihut  (une  cause  qui  roule 
sur  une  haffateUe)^  le  magnifique  exorde  de  Toraison  [de  Cicéron]pro  Quintio: 
m  Qn»  res  in  ciritate  du»  plurimum  possunt ,  hae  contra  nos  ambce  facinnt 
«f  in  hoc  tempore,  summa  gratia  et  eloquentia,  etc.,  »  on  a  touIu  tourner  en 
ridicule  M.  P...,  qui,  dans  un  procès  qu'un  pâtissier  avoit  pour  une  vétille 
contre  un  boulanger,  s'étoit  servi  du  même  exorde.  J'ai  entendu  dire  que 
l'avocat  de  la  partie  adverse  lui  dit  :  «  Maître  p****  ne  se  tiendra  pas  pour 
«f  interrompu,  si  je  lui  dis  que  pour  l'éloquence,  je  n'en  ai  jamais  été  autrement 
«  soupçonné;  quant  au  crédit  de  ma  partie,  c'est  un  mattre  boulanger  de  petit 
«  pain.  »  (Menagiana^  tome  III,  p.  a5.)  M.  P....  est,  dit-on  généralement, 
M.  Patm.  Pent-étre,  comme  nous  l'avons  dit  dans  la  Notice,  n'est-il  pas  très- 
▼ndsemblable  que  Racine  ait  cru  trouver  matière  à  s'égayer  à  ses  dépens. 
D'ailleurs  l'anecdote  du  Menagiana  est  une  de  celles  qui  couraient  depuis 
longtemps,  et  qu'on  attribuait  à  di^érents  avocats.  Talleoiant  des  Réauz 
(tome  VII,  p.  273)  la  conte  aussi  à  sa  manière  :  «  Un  jeune  advocat,  ayant  à 
plaider  contre  un  nommé  Desfitas ,  bon  praticien  et  non  autre  chose,  s'avisa 
de  prendre  l'exorde  de  l'oraison  pour  Quintius.  Desfitas  aussitôt  prit  la  parole 
et  dit:  «  Messieurs,  l'advocat  de  la  partie  adverse  ne  se  tiendra  pas  pour  in- 
«terrompu  :  je  ne  me  pique  point  d'éloquence,  et  ma  partie  est  un  savetier.  » 


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ao8  LES  PLAIDEURS. 

DANDIN. 

Avocat, 
De  votre  ton  vous-même  adoucissez  Téclat. 

L^INT1BI]£,  da  beau  ton. 

Oui-da,  j'en  ai  plusieurs....  Mais  quelque  défiance   755 
Que  nous  doive  donner  la  susdite  éloquence, 
Et  le  susdit  crédit ,  ce  néanmoins ,  Messieurs , 
L'ancre  de  vos  bontés  nous  rassure  d'ailleurs  ^ 
Devant  le  grand  Dandin  l'innocence  est  hardie  ; 
Oui  j  devant  ce  Caton  de  basse  Normandie ,  740 

Ce  soleil  d'équité  qui  n^est  jamais  terni  : 
Fietrix  causa  diis  placuit^  sed  victa  Caioni*. 

DANDIN. 

Vraiment ,  il  plaide  bien. 

L'iNTIMlf. 

Sans  craindre  aucune  chose , 
Je  prends  donc  la  parole ,  et  je  viens  à  ma  cause. 
Aristote ,  primo ,  péri  Politicon  * ,  7  4  5 

Dit  fort  bien.... 

DANDIN. 

Avocat,  il  s'agit  d'un  chapon, 


1 .  NoAB  aYons  saivi  la  ponctnatioii  detoates  let  anciennes  éditioiu.  M.  Aimé- 
Martin  ponctue  ainsi  : 

L*ancre  de  tqs  bontés  nous  rassure.  D'aiDenrs, 
Deunt,  etc. 

a.  La  cause  du  yainqueor  a  pour  elle  les  Dieux,  la  cause  du  Taincn  a  pour 
elle  Caton.  (Luoain,  Pkarsale,  lirre  I,  vers  ia8.)  — Racine  a  peut-être  em- 
prunté cette  citation  au  quatorzième  plaidoyer,  déjà  cité,  de  TaTOCit  Gaultier  : 
«  Que  dirai-je  davantage?  Le  ciel  qui  a  décidé  du  droit  des  combats  a  pris 
notre  parti  contre  vous, 

FUtrix  causa  Dits  plaeiùt. 

Et  eûtes  les  Gâtons,  tant  que  vous  voudrez,  par  des  jugements  téméraires  et 
présomptueux,  pour  témoigner  que  la  cause  des  vaincus  vous  platt,  etc.  » 

3.  «  Dans  le  premier  livre  de  la  Politique^  »  7Cf/»c  lioJicTtxfiif.  L'ouvrage  cité 
d' Aristote  est  intitulé  :  UoJicTcxà. 


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ACTE  III,  SCÈNE  IIL  209 

Et  non  point  d'Âristote  et  de  sa  Politique  '. 

L^INTIMB. 

Oui  ;  mais  Tautorité  du  Péripatétique' 
Prouveroit  que  le  bien  et  le  mal.... 

DANDIN. 

Je  prétends 
Qu'Aristote  n'a  point  d'autorité  céans.  7  5o 

Au  fait. 

l'intimé. 
Pausanias,  en  ses  Corinthiaques^»... 

DANDIN. 

Au  &it. 

l'intimé. 
Rebuffe.... 

DANDIN. 

Au  fait,  vous  dis-je. 
l'intimé. 

Le  grand  Jacques*.... 

I .  «  Ced,  dit  Luneau  de  Boisjennain,  est  une  imitatioii  de  répigramme  xn. 
da  Utto  Vil  de  Martial,  in  Posihumum  eausidicum^  que  M.  de  la  Monnoye 
a  traduite  ainsi  : 

Pour  trois  moutons  qu'on  m*aToit  pris, 
J'avois  un  procès  au  bailliage. 
Gui,  le  phénix  des  beaux  esprits, 
Plaidoit  ma  cause  et  faisoit  rage. 
Quand  il  eut  dit  un  mot  du  fait, 
Pour  exaeérer  le  forfait 
Il  cita  bi  ^ble  et  l'histoire, 
Les  Aristotes,  les  Platons. 
Gui,  laissez  là  tout  ce  grimoire, 
Et  retournez  à  vos  moutons.  » 

a.  Ce  vers  est  ainsi  ponctué  dans  les  éditions  de  1669  et  de  1S76: 

Oui  mais.  L'autorité  du  Péripatétiqne,  etc. 

—  Le  Péripatétique  est  Aristote ,  dief  de  l'école  dite  péripatéticienne. 

3.  Pausanias,  historien  grec  du  second  siècle.  Son  Fbjage  en  Grèce  est  divisé 
en  dix  livres,  dont  chacun  porte  le  nom  de  la  contrée  qu'il  décrit  :  les  Attiques^ 
les  CorinthiaqueSf  etc. 

4.  Kehufft  (Pierre  Rebuffi),  jurisconsulte  français,  né  en  1487,  mort  en  i557, 
a  écrit  sur  1m  matières  bénéficiales.  —  Le  grand  Jacques  pourrait  bien  être 
Jacqnes  Cujas,  né  à  Toulouse  en  1 5ao,  mort  en  i  $90. 

J.  Raciss.  n  i4 


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!iio  LES  PLAIDEURS. 

DANDIN. 

Au  fait ,  an  &it ,  an  fait. 

l'intimb. 
Armeno  Pul,  in  Prompt*.... 

BANDIN. 

Ho  !  je  te  vais  juger*. 

l'intimé. 
Ho  !  TOUS  êtes  si  prompt  ! 

(Vite.) 

Voici  le  fait.  Un  chien  vient  dans  une  cuisine;  755 

Il  y  trouve  un  chapon,  lequel  a  bonne  mine. 

Or  celui  pour  lequel  je  parle  est  affamé  ; 

Celui  contre  lequel  je  parle  autem  plumé  ; 

Et  celui  pour  lequel  je  suis  prend  en  cachette 

Celui  contre  lequel  je  parle.  L*on  décrète  :  760 

On  le  prend.  Avocat  pour  et  contre  appelé  ; 

Jour  pris.  Je  dois  parler,  je  parle,  j'ai  parlé. 

DANDIN. 

Ta,  ta,  ta,  ta.  Voilà  bien  instruire  une  affaire! 

n  dit  fort  posément  ce  dont  on  n'a  que  faire , 

Et  court  le  grand  galop  quand  il  est  à  son  fait.  76S 

I.  yar,  Armen  Pul  en  son  Prompt.,,,  {iGôg) 

—  La  ciution  de  rintimé  est  interrompue.  II  allait  dire  :  «  Armeno  Pul  in 
Promptuario.  »  Constantin  ffarmenopul  on  Harmenopoulot  est  on  jorisconMilte 
grec  du  qnatorziàne  siècle.  Son  ouvrage,  autrefois  célèbre,  Hpéy^gtpov  vd/iMv, 
Manuel  des  lois,  a  été  plusieurs  fois  traduit  en  latin,  sous  le  titre  de  Prompimm- 
rtumjuris  ewilu,-^  Nous  avons,  pour  ce  nom  d'Harmenopnl,  conservé  Tor- 
tbographe  des  éditions  imprimées  du  vivant  de  Racine.  L'édition  de  1786 
donne,  comme  les  éditions  les  plus  récentes ,  Barmenopul.  Nous  ne  saurions 
dire  si  ce  nom  a  été  défiguré  par  la  &ute  des  imprimeurs,  ou  si  on  le  citait 
ainsi  an  temps  de  Racine.  —  Louis  Racine  défigure  encore  plus  le  nom  de  ce 
jurisconsulte.  II  le  nomme  Aménophus, 

a.  La  colère  de  Dandin  contre  Tlntimé,  et  ses  cris  répétés  :  Au  fait  ^  forment 
nae  scène  que  le  Palais  avait  vue  souvent.  Tallemant  (tome  Vil,  p.  a 7 5)  a  en- 
core ici  une  petite  historiette  qu*il  est  k  propos  de  citer  :  «  A  Thoulonse  un 
jeune  advocat  commença  son  plaidoyer  par  :  «  Le  Roy  Pyrrhus.  »  Il  y  avoit 
alors  un  président  fort  rébarbatif,  qui  lui  dit  :  Au  fait!  au  Jaitl  Quelqu'un 
eut  pitié  du  pauvre  garçon,  et  représenta  que  c'estoit  une  première  cause. 
«  Eh  bien  !  dit  le  président,  pariez  donc,  Tadvocat  du  Roy  Pyrrhus.  » 


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ACTE  m,  SCÈNE  III.  an 

L'iHTIlii. 

Mais  le  premier,  Monsieur,  c'est  le  beau. 

DANDIN. 

C'est  le  laid. 
A-t-on  jamais  plaidé  d'une  telle  méthode? 
Mais  qu'en  dit  l'assemblée? 

LÉANDRB. 

Il  est  fort  à  la  mode. 

L  nrriM]£ ,  d*iiii  ton  Téhément. 

Qu'arrive-t-il ,  Messieurs  ?  On  vient.  Comment  vient-on  ? 

On  poursuit  ma  partie.  On  force  une  maison  '.  770 

Quelle  maison  ?  maison  de  notre  propre  juge  ! 

On  brise  le  cellier  '  qui  nous  sert  de  reAige  ! 

De  vol ,  de  brigandage  on  nous  déclare  auteurs  ! 

On  nous  traîne,  on  nous  livre  à  nos  accusateurs, 

A  maître  Petit  Jean ,  Messieurs.  Je  vous  atteste  :         7  7  s 

Qui  ne  sait  que  la  loi  Si  quis  canis ,  Digeste , 

De  Vi^  paragrapho.  Messieurs,  Caponibus^ ^ 

Est  manifestement  contraire  à  cet  abus  ? 

Et  quand  il  seroit  vrai  que  Citron ,  ma  partie , 

Auroit  mangé ,  Messieurs ,  le  tout ,  ou  bien  partie      780 

Dudit  chapon  :  qu'on  mette  en  compensation 

Ce  que  nous  avons  fait  avant  cette  action. 

Quand  ma  partie  a-t-elle  été  réprimandée? 

Par  qui  votre  maison  a-t-elle  été  gardée? 

Quand  avons-nous  manqué  d'aboyer  au  larron  *  ?      785 


I.  Les  édidons  de  170a,  de  I7i3y  de  1728  donnent  ;  la  moùon. 
a.  Les  anciennes  éditions  ont  :  «  le  sellier.  » 

3.  L'Intimé  cite  b  loi  imaginaire  :  «  Si  qois  canls,  »  si  quelque  ehisUj  titre  «c  de 
Vi,  »  de  la  Kioleneey  paragraphe  <«  Caponibos,  »  des  Chapone,  dans  le  Digeste. 
On  sait  que  le  Digeste  est  an  recueil  de  décisions  des  joriseonsaltes,  composé 
par  Tordre  de  l'onperenr  Jnsfinien. 

4.  Bdéljdéon  fait  raloir  de  semblables  serrices  en  faveor  dn  cbien  Labès  : 

^Ky«.Bbi  yAç  kart  xac  Siùxti  rwç  At/xovf.... 
.  .  .  9oG  itpo/JLOLXfTKi  xac  fuXoimi  rhv  Bûpav, 

[Guipes,  vers  971  et  976.) 


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aia  LES  PLAIDEURS. 

Témoin  trois  procureurs ,  dont  icelui  Citron 
A  déchiré  la  robe.  On  en  verra  les  pièces. 
Pour  nous  justifier,  voulez- vous  d'autres  pièces  ? 

PETIT    JEAN. 

Bfattre  Adam.... 

L'irrriMÉ. 
Laissez-nous. 

PETIT   JEAN. 

L'Intimé.... 

Laissez-nous. 

PETIT   JEAN. 

S'enroue*. 

l'intime. 
Hé!  laissez-nous.  Euh!  euh! 

DANDIN. 

Reposez-vous , 
Et  concluez. 

l'intimé,  d*im  ton  pesant. 

Puis  donc,  qu'on  nous,  permet,  de  prendre'. 
Haleine,  et  que  Ton  nous,  défend,  de  nous,  étendre. 
Je  vais,  sans  rien  obmettre ,  et  sans  prévariquer, 
Gompendieusement  '  énoncer,  expliquer, 

I .  La  phrase,  deux  fois  interrompue,  de  Petit  Jean  parait  deroir  être  lue  de 
fuite  :  «  Maître  Adam  rintimé  s^enroue.  s  Ce  nom  d'Adam  n'est  donné  à  l'Intimé 
dans  aucun  antre  passage  de  la  pièc^.  Nous  hasarderons  cette  explication  :  Petit 
Jean,  qui  reut  appeler  Plntimé  maUrty  de  même  que  celui-ci  Ta  app^  maître 
Petit  Jean^  et  qui  ne  connaît  d'autre  maître  que  Maître  Adam,  le  poète  po- 
pulaire, ajoute  à  la  qualification  de  maître  le  nom  ^Adam^  comme  s'il  en  était 
inséparable. 

a.  Pour  la  ponctuation  de  ce  vers  et  des  cinq  vers  suivants  nous  avons  soivi 
le  texte  de  \^t^.  Les  éditions  suivantes  ont  de  moins  la  virgule  après  exposer, 
an  vers  795;  l'édition  de  1697  n'en  a  pas  non  plus  après  le  premier  nome^  an 
vera  79a. 

3.  CompendUmeemerU  signifie  :  en  abrégeant.  «  C'est  une  faute  ridicule,  dit 
M.  littré  dans  son  Dictionnaire  de  la  langue  française,  d'employer  ce  mot 
pour  dire  avec  détail^  sans  rien  omettre  et  tout  au  long.  Il  n'est  pas  sAr  que 
Racine  n'ait  pas  voulu  la  Caire  faire  à  son  (aux  avocat.  »  Nous  croyons  qu'il  dut 


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ACTE  III,  SCÈNE  III.  ai3 

Exposer,  à  vos  yeux ,  Tidée  universelle  795 

De  ma  cause,  et  des  faits,  renfermés,  en  icelle. 

DÀNDIN. 

U  auroit  plus  tôt  fait  de  dire  tout  vingt  fois, 

Que  de  Tabréger  une.  Homme ,  ou  qui  que  tu  sois , 

Diable ,  conclus  ;  ou  bien  que  le  ciel  te  confonde  ! 

l'intimé. 
Je  finis. 

DANDIN. 

Ah! 

l'intimé. 
Avant  la  naissance  du  monde. ...  800 

DÀNDIN  ,  bâillant. 

Avocat ,  ah  !  passons  au  déluge. 
l'intimé. 

Avant  donc 
La  naissance  du  monde ,  et  sa  création , 
Le  monde ,  l'univers ,  tout ,  la  nature  entière 
Étoit  ensevelie  au  fond  de  la  matière. 
Les  éléments,  le  feu,  l'air,  et  la  terre,  et  l'eau ,         80 5 
Enfoncés,  entassés,  ne  faisoient  qu'un  monceau, 
Une  confusion ,  une  masse  sans  forme , 
Un  désordre ,  un  chaos ,  une  cohue  énorme  : 
Unus  erat  toto  naturse  çultus  in  orbe^ 
Quem  Grœci  dixere  chaos*,  rudis  indigestaque  moles^. 

s'en  tenir  à  U  remarque  de  M.  Gerozez,  qne  cite  M.  Littré  dans  le  même  artide  : 
«<  Compendieuiement  exprime  si  bien  le  contraire  de  ce  qa'il  signifie,  qne  bien 
des  gens  y  sont  pris  et  loi  donnent  le  sens  de  longuement,  La  Harpe  a  fort  bien 
dit  :  «  Où  l'auteur  a-t-il  été  chercher  ce  mot  de  six  syllabes,  qui  tient  un  demi- 
ce  Ters,  et  qui  signifie  en  abrégé?  C'est  une  bonne  fortune.  » 

I.  Ce  mot  est  écrit  &thot  dans  les  éditions  publiées  du  vivant  de  Racine. 
L'orthographe  est  la  même,  en  français,  au  vers  817. 

a.  <c  La  nature  avait  partout  une  même  figure.  Cest  ce  que  les  Grecs  ont 
nommé  le  chaos f  masse  informe  et  confuse.  »  (Ovide,  Métamot phases,  livre  ly 
vers  6  et  7.)  Dans  le  second  vers  le  mot  Cneci  est  de  trop.  C'est  une  glose  qne 
des  éditions  à  l'usage  des  écoliers  ont  pai-fois  placée  dans  le  texte  entre  paren- 
thèses. —  Après  le  vers  810,  l'édition  de  1786  et  celle  de  M.  Aimé-Martin  ont 
cette  indication  :  «  Dandin,  endormi,  se  laisse  tomber.  » 


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ai4  LES  PLAIDEURS. 

LÉÀNDRB. 

QoeDe  chute  !  Mon  père  ! 

PETIT    JEAN. 

Ay  !  Monsieur.  Gomme  il  dort! 
lkândrb. 
Mon  père,  éveillez-vous. 

PETIT    JEAN. 

Monsieur,  étes-vous  mort? 

LEANDRB. 

Mon  père! 

DANDIN. 

Hé  bien  ?  hé  bien  ?  Quoi?  Qu'est-ce  ?  Ah  !  ah  ! 

[quel  homme! 
Certes,  je  n'ai  jamais  dormi  d'un  si  bon  somme. 

LEANDRB. 

Mon  père ,  il  faut  juger. 

DANDIN. 

Aux  galères. 

LEANDRB. 

Un  chien  8 1 5 

Aux  galères  ! 

DANDIN* 

Ma  foi  !  je  n'y  conçois  plus  rien  '  : 
De  monde ,  de  chaos ,  j'ai  la  tète  troublée. 
Hé  I  concluez. 

L  INTIMl£  y  loi  présenUnt  de  petits  cbieiit. 

Venez,  famille  désolée  ; 
Venez,  pauvres  enfants  qu'on  veut  rendre  orphelins* : 

I.  L'édition  de  1786  etceUe  de  M.  Aimé-Martin  donnent  ici  laTariante  :  c«  Je 
n*y  oonnois  plus  rien.  »  BAais  nous  ne  la  trouvons  que  là. 

%, IloC  rà  ncuiiec; 

!iwa€atvcr',  &  itowipoL^  xaî  xyuÇoû/icva 
Alrtïrty  xàvTtSoJlctTC,  xac  ioMpùtrt. 

(Guêpe*,  yen  995-997.) 


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ACTE  III,  SCENE  III.  ai5 

Venez  faire  parler  vos  esprits  enfantins*.  Sao 

Oui ,  Messieurs ,  vous  voyez  ici  notre  misère  : 
Nous  sommes  orphelins;  rendez-nous  notre  père, 
Notre  père ,  par  qui  nous  fïunes  engendrés , 
Notre  père ,  qui  nous.... 

DANDIN. 

Tirez,  tirez,  tirez*. 
l'intimé. 
Notre  père,  Messieurs... • 

DANBIN. 

Tirez  donc.  Quels  vacarmes  ! 
Ils  ont  pissé  partout. 

l'intimé. 
Monsieur,  voyez  nos  larmes'. 

DANDIN. 

Oufi  Je  me  sens  déjà  pris  de  compassion^. 

Ce  que  c*est  qu'à  propos  toucher  la  passion  ! 

Je  suis  bien  empêché.  La  vérité  me  presse; 

Le  crime  est  avéré  :  lui-même  il  le  confesse.  sso 

Mais  s'il  est  condamné ,  l'embarras  est  égal  : 

Voilà  bien  des  enfants  réduits  à  l'hôpital. 

Mais  je  suis  occupé ,  je  ne  veux  voir  personne. 

i.F'ar,  Venez  faire  parler  tm  «oapirt  enfiuui^s*  (1669  et  76) 

2.  KaerocSoe,  xarâSo,  xaràSo,  xarocëa 

{Guêpes,  ver*  998.) 

«c  TireZf  Urez^  terme,  dit  le  Dictionnaire  de  P  Académie,  dont  on  se  seiTsit 
aotrefois  pour  chasser  on  chien.  »  Maacarille,  dans  V Étourdi  de  HoUère, 
acte  IV,  scène  Yin,  en  fait  une  application  irrévérencieuse  àsonmattre  Lélie: 

Tirez,  tirez,  tous  dis-je,  ou  bien  je  toos  assomme. 

^,Far,  Ib  ont  pissé  partout,  l'oit.  Monsieur,  ce  sont  leurs  lannes.  (1669) 

4.  AJêot,  Tt  ouv  xh  xcutév  iror'  (v^*  Srsi  futXârtOfjMi; 

Kaxé'j  Tt  n€pt€a(»€i  /m,  xdêyairc^5o/Mcc. 

(Guêpes^  Ters  99a  et  993.) 


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ai6  LES  PLAIDEURS. 

SCÈNE  IV. 

CHICANNEAU,  ISABELLE,  etc.*. 

chicànnbàu. 
Monsieur.... 

DANDIK. 

Oui,  pour  vous  seuls  Faudience  se  donne^. 
Adieu.  Mais ,  s'il  vous  platt,  quel  est  cet  enfant-là*  ?  835 

CHICANIfSAI]. 

C'est  ma  fille ,  Monsieur. 

BÀNDIN. 

Hé  !  tôt ,  rappelez-la. 

ISABELLE. 

Vous  êtes  occupé. 

DÀNDIN. 

Moi!  Je  n'ai  point  d'affaire. 
Que  ne  me  disiez-vous  que  vous  étiez  son  père? 

CHICAlfNEAI}. 

Monsieur.... 

DAIfDIN. 

Elle  sait  mieux  votre  affaire  que  vous. 
Dites.  Qu'elle  est  jolie ,  et  qu'elle  a  les  yeux  doux  !     840 
Ce  n'est  pas  tout,  ma  fille,  il  faut  de  la  sagesse. 

I.  L*édition  de  1669  donne  ainsi  les  noms  des  personnages  :  oncAincBAir, 
UAWua,  DANDDi,  LBAMDEE,  etc.;  et  elle  omet  le  nom  de  oelui  qui  oommewee  la 
scène  en  disant  :  Monsieur^ 

a.  Les  éditions  de  1768,  de  1808  et  celle  de  M.  Aimé-Martin  ont  a^ant  ce 
▼ers  Pindication  :  «  dandin,  k  Petit  Jean  et  k  V Intimé.  »  —  L'édition  de  1676, 
dans  ce  même  vers,  a  :  «  ponr  toos  seul,  v  Dans  l'édition  de  1807  (avec  eom- 
mentaires  de  la  Harpe),  l'éditeur  adopte  ce  dernier  texte,  et  dit  :  c  Ceci  s'a- 
dresse ironiquement  à  Chicannean ,  et  non  pas  affirmatirement  à  l'Intimé  et  à 
Petit  Jean,  m  11  suppose  un  point  d'exclamation  à  la  fin  du  vers. 

3.  Les  éditions  de  170^,  de  171 3,  de  1718  ont  :  cette  enfant-lk.  Comme  la 
phrase  entière  s'y  lit  :  «  quel  est  cette  enfant-là?  »  il  doit  y  avoir  une  faute  d'im- 
pression ,  qui  peut  tomber  aussi  bien  sur  quel  que  sur  cette. 


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ACTE  III,  SCÈNE  IV. 


ÎI17 


Je  suis  tout  réjoui  de  voir  cette  jeunesse. 
Savez-yous  que  j'étois  un  compère  autrefois? 
On  a  parlé  de  nous. 

ISABELLE. 

Ah  !  Monsieur,  je  vous  crois. 

DÂNDIN. 

Dis-nous  :  à  qui  veux-tu  faire  perdre  la  cause?  845 

ISABELLE. 

A  personne. 

DANDIN. 

Pour  toi  je  ferai  toute  chose. 
Parle  donc. 

ISABELLE. 

Je  vous  ai  trop  d'obligation. 

DANBIN. 

N*avez-vous  jamais  vu  donner  la  question  *  ? 

ISABELLE. 

Non  ;  et  ne  le  verrai ,  que  je  crois ,  de  ma  vie. 

DANDIN. 

Venex ,  je  vous  en  veux  faire  passer  l'envie.  8  5o 

ISABELLE. 

Hé  !  Monsieur,  peut-on  voir  souffrir  des  malheureux  ? 

DANDIN, 

Bon  !  Cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux. 

CHTCANNEAU. 

Monsieur,  je  viens  ici  pour  vous  dire.... 
l£andre. 

Mon  père, 

I .  «  Bdastre  ne  laissoit  pat  d'employer  ses  soins  à  faire  la  cour  à  Collantine 
et  à  lui  eonter  des  fleurettes  aussi  douces  que  des  chardons....  Il  lui  fdsoit 
iiailler  |4ace  commode  dans  les  lieux  publics,  pour  voir  les  pendus  et  les  roués 
qu'il  faiaoit  exécuter.  »  [le  Rommn  bourgeoisj  p.  533.)  On  se  rappelle  dans  le 
Malade  imaginaire  (postérieur  de  quatre  années  aux  Plaideurs)  Thomas  Dia- 
foims  disant  à  Angélique  (acte  II,  scène  n)  :  «  Je  vous  invite  à  venir  voir,  l'un 
de  ces  jours,  pour  vons  divertir,  la  dissection  d'une  femme.  » 


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ai8  LES  PLAIDEURS. 

Je  vous  vais  en  deux  mots  dire  toute  Taffaire  : 

C'est  pour  un  mariage.  Et  tous  saurez  d'abord  8  55 

Qu'il  ne  tient  plus  qu'à  vous ,  et  que  tout  est  d'accord. 

La  fille  le  veut  bien  ;  son  amant  le  respire; 

Ce  que  la  fille  veut,  le  père  le  désire. 

C'est  à  vous  de  juger. 

BÀNDIII  y  se  rtaseyant. 

Mariez  au  plus  tôt  : 
Dès  demain  y  si  l'on  veut;  aujourd'hui,  s'il  le  &ut.    860 

LÉÀNDIUB. 

Mademoiselle,  allons,  voilà  votre  beau-père  : 
Saluez-le. 

CHICÂNlflLLU. 

Comment? 

DÀNDIN. 

Quel  est  donc  ce  mystère? 

LBANDRB. 

Ce  que  vous  avez  dit  se  fait  de  point  en  point. 

DÀNDIN. 

Puisque  je  l'ai  jugé,  je  n'en  reviendrai  point. 

CHICANNBÀU. 

Mais  on  ne  donne  pas  une  fille  sans  elle.  k  6  5 

LÉANDRB. 

Sans  doute ,  et  j'en  croirai  la  charmante  Isabelle. 

CHICAHNEAU. 

Es-tu  muette  ?  Allons ,  c'est  à  toi  de  parler. 
Parle. 

ISABELLE. 

Je  n'ose  pas ,  mon  père,  en  appeler. 

CHIC  Alf  USAI]. 

Mais  j'en  appelle,  moi. 

LÉANORB^. 

Voyez  cette  écriture. 

I .  lÀàKDtLEy  Ui  moiuramt  mm  papier.  (i736  et  M.  Aimé-Martîii) 


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ACTE  III,    SCENE  IV.  ÎI19 

Vous  n'appellerez  pas  de  votre  signature  ?  870 

CHICÀinfBAU« 

Plaît-a? 

DÀNDIIf. 

C'est  un  contrat  en  fort  bonne  façon. 

GHICÀimBÀU. 

Je  vois  qu'on  m'a  surpris;  mais  j'en  aurai  raison  : 
De  plus  de  vingt  procès  ceci  sera  la  source. 
On  a  la  fille,  soit  :  on  n'aura  pas  la  bourse. 

L^ANBRB. 

Hé  !  Monsieur,  qui  vous  dit  qu'on  vous  demande  rien  ? 
Laissezrnous  votre  fille,  et  gardez  votre  bien. 

CHICANNXAU. 

Ah! 

uLlndrb. 
Mon  père,  étes-vous  content  de  l'audience? 
DAIf  Dm. 

Oui-da.  Que  les  procès  viennent  en  abondance , 

Et  je  passe  avec  vous  le  l'esté  de  mes  jours. 

Mais  que  les  avocats  soient  désormais  plus  courts,      s  Su 

Et  notre  criminel? 

LSANORS. 

Ne  parlons  que  de  joie  : 
Grâce  !  grftce  !  mon  père. 

DANDIN. 

Hé  bien ,  qu'on  le  renvoie  : 
Giest  en  votre  faveur,  ma  bru,  ce  que  j*en  fieds. 
Allons  nous  délasser  à  voir  d'autres  procès. 


im  DU  TEOiBiiini  it  dernier  acte. 


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BRITANNICUS 

TRAGÉDIE 

1669 


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NOTICE. 


Britarmicus  fut  joué  pour  la  première  fois  sur  le  théâtre  de 
l'Hôtel  de  Bourgogne,  le  vendredi  1 3  décembre  1669.  Cor- 
neille assistait,  dans  une  loge,  à  cette  représentation,  qui  se 
termina  à  sept  heures  du  soir,  et  dont  il  ne  sortit  sans  doute 
pas  sans  avok*  fait  entendre  autour  de  lui  quelques-unes  de 
ces  critiques  de  la  pièce  dont  Racine  a  cité  un  exemple  dans 
sa  première  préface,  tonte  pleine  de  ripostes  si  vives,  si  amères. 
La  cabale  des  poètes  envieux ,  qui  d'ordinaire  se  tenait  réunie 
au  théâtre ,  en  un  groupe  très-redouté,  s'était  dispersée  cette 
fois  dans  la  salle,  afin  d'agir  un  peu  partout  s^s  être  reconnue. 
L'assemblée  n'était  pas  aussi  nombreuse  qu^'on  avait  dû  s'y 
attendre,  parce  qu'il  y  avait  ce  même  jour  sur  la  place  pu- 
blique une  autre  tragédie  sanglante,  une  exécution  capitale, 
qui  avait  disputé  à  la  pièce  de  Racine  l'affluence  des  specta- 
teurs. Sans  cette  concurrence  imprévue  que  la  Grève  fit  à 
l'Hôtel  de  Bourgogne,  nul  doute  que  la  représ|ptation  n'eût 
été  de  celles  où  l'on  n'avait  pas  accès  sans  risquer  de  se  faire 
étouffer.  Le  prix  des  places  du  parterre  avait  été  doublé,  ce 
que  nous  présumons  d'ailleurs  avoir  été  l'usage,  sinon  pour 
toutes  les  premières  représentations,  au  moins  pour  celles  des 
pièces  des  grands  auteurs. 

Si  nous  connaissons  si  exactement  la  date  et  quelques-imes 
des  circonstances  de  la  première  représentation  de  Britanni^ 
cusy  c'est  que  Boursanlt  en  a  fixé  le  souvenir  dans  les  pre- 
mières pages  d'une  petite  nouvelle  intitulée  :  Artemise  et  Po- 
liante^  et  publiée  très-peu  de  temps  après  ^.  Pour  la  date,  les 

I.  jârtemisê  et  PoUante,  Nou9ûlU^  A  Paris,  chez  René  Gnignardy 


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aîi4  BRITANNICUS. 

frères  Parfait,  dans  V Histoire  du  Thédire  français ^^hèsiteai 
entre  le  1 1  (ils  auraient  dû  dire  le  lo)  et  le  i3  décembre;  mais 
le  supplice  du  marquis  de  Gourboyer,  dont  parle  Bonrsanlt, 
ne  laisse  aucune  incertitude^.  Le  même  Boursault  nous  fait 
connaître  quels  furent  les  acteurs  qui  jouèrent  d'original  dans 
Britannicus» 

Le  récit  de  Boursault  n'est  pas  seulement  curieux  par  tous 
les  renseignements  précis  qu^il  nous  donne,  mais  aussi  parce 
qu'en  dépit  de  ses  froides  plaisanteries,  il  est  vivant.  C'est  le 
seul  témoignage  contemporain  qui  nous  fasse,  on  peut  le  dire, 
assister  réellement  à  une  de  ces  anciennes  représentations.  Il 
nous  met  sons  les  yeux  jusqu'aux  passions  diverses  dont  les 
spectateurs  y  étaient  agités.  Nous  ne  devons  pas  oublier  sans 
doute  que  c'est  un  guide  malveillant  qui  nous  place  à  ses  c6tés 
dans  la  salle  de  T  Hôtel  de  Bourgogne  ;  mais  s*il  veut  nous  mon- 
trer la  nouvelle  tragédie  de  Racine  sous  le  jour  le  moins  favo- 
rable, nous  y  gagnons  du  moins  de  surprendre  à  leur  naissance 
quelques-unes  des  critiques  qui  assaillirent  Britcmnicus  dès 
qu'il  parut  sur  le  théâtre,  et  c  qui  sembloient,  nous  dit  Racine, 
le  devoir  détruire.  »  Il  faut  donc  transcrire  ces  pages  de  Bour- 
sault, quoiqu'elle  aient  été  déjà  souvent  citées  :  c  •••.  Il  éloit 
sept  heures  soniffi^  par  tout  Paris,  quand  je  sortis  de  l'Hôtel 


M.DC.LXX.  Un  vol.  in-ii.  —  Le  récit  de  la  représenUtion  de  Bri' 
tanmcus  est  le  début  de  la  NouveUe^  p.  1-16. 

I.  Tome  X,  p.  4a6. 

1.  Le  marqijiis  de  Goarboyer,  gentilhomme  huguenot,  condamné 
à  mort  pour  une  dénonciation  calomnieuse  de  lèse-majesté  contre  le 
sieur  d'Aunoy,  aurait  en  la  tète  tranchée  en  grève,  le  samedi  i4  dé- 
cembre i6f>9,  si  l'on  s'en  rapportait  au  Journal  de  d*Ormesson  (voyez 
le  tome  II  de  ce  Journal^  p.  679,  édition  de  M.  Chéruel).  Mais  le 
samedi  n'étant  pas  un  jour  de  représentations  théâtrales,  et  Bour- 
sault n'ayant  pu  se  tromper  lorsqu'il  a  écrit  que  l'exécution  eut  lien 
le  jour  où  Britannictts  fut  joué  pour  la  première  fois,  il  est  évident 
qu'il  y  a  une  petite  erreur  dans  le  souvenir  de  d'Ormesson.  Le  pro- 
cès^verbal  du  premier  commis  au  greffe  de  la  cour  du  Parlement , 
qui  est  aux  Archives  de  l'Empire  (section  judiciaire,  instructions, 
n**  1404),  constate  eu  effet  que  le  vendredi  i3  fut  réellement  le  jour 
de  l'exécution.  M.  Francis  Ravaisson  a  eu  l'obligeanoe  de  nous 
indiquer  ce  document,  que  nous  avons  eu  la  permission  de  consulter. 


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NOTICE.  ^  2îiS 

de  Bourgogne ,  où  l'on  venoit  de  représenter  pour  la  première 
fois  le  Britannicus  de  M.  Racine,  qui  ne  menaçoit  pas  moins 
que  de  mort  violente  tous  ceux  qui  se  mêlent  d'écrire  pour  le 
théâtre.  Pour  moi,  qui  m'en  suis  autrefois  mé!é,  mais  si  peu 
que  par  bonheur  il  n'y  a  personne  qui  s'en  souvienne ,  je  ne 
laissois  pas  d^appréhender  comme  les  autres;  et  dans  le  des- 
sein de  mourir  d'une  plus  honnête  mort  que  ceux  cpii  seroient 
obligés  de  s'aller  pendre,  je  m'étoi»  mis  dans  le  parteiTe  pour 
avoir  l'honneur  de  me  faire  étouffer  par  la  foule.  Mais  le  mar- 
quis de  Courboyer,  qui  ce  jour-là  justifia  publiquement  qu'il 
étoit  noble,  ayant  attiré  à  son  spectacle  tout  ce  que  la  rue 
Saint-Denis  a  de  marchands  qui  se  rendent  régulièrement  à 
l'Hôtel  de  Bourgogne  pour  avoir  la  première  vue  de  tous  les 
ouvrages  qu'on  y  représente,  je  me  trouvai  si  à  mon  aise  que 
j'étois  résolu  de  prier  M.  de  Corneille,  que  j'aperçus  tout  seul 
dans  une  loge,  d'avoir  la  bonté  de  se  précipiter  sur  moi,  au 
moment  que  l'envie  de  se  désespérer  le  voudroit  prendre  :  lors- 
qu'Agrippine,  ci-devant  impératrice  de  Rome,  qui,  de  peur 
de  ne  pas  trouver  Néron,  à  qui  elle  desiroit  parler,  l'attendoit 
à  sa  porte  dès  quatre  heures  du  matin,  imposa  silence  à  tous 
ceux  qui  étoient  là  pour  écouter....  Monsieur  de  ****,  admi- 
rateur de  tous  les  nobles  vers  de  M.  Racine*,  (it  tout  ce  qu'un 
véritable  ami  d'auteur  peut  faire  pour  contribuer  au  succès  de 
son  ouvrage,  et  n'eut  pas  la  patience  d'attendre  qu'on  le  com- 
mençât pour  avoir  la  joie  de  l'applaudir;  Son  visage,  qui  à  un 
besoin  passeroit  pour  un  répertoire  du  caractère  des  passions, 
épousoit  tontes  celles  de  la  pièce  Tune  après  Tautre,  et  se  trans- 
formoit  comme  un  caméléon  à  mesure  que  les  acteurs  débi- 
toient  leurs  rôles  :  surtout  le  jeune  Britannicus,  qui  avoit  quitté 
la  bavette  depuis  peu  et  qui  lui  sembloit  élevé  dans  la  crainte 
de  Jupiter  CapitoÛn ,  le  touchoit  si  fort  que  le  bonheur  dont 
apparemment  il  devoit  bientôt  jouir  Tayant  fait  rire,  le  récit 
qu'on  vint  faire  de  sa  mort  le  fit  pleurer  ;  et  je  ne  sais  rien 

I.  Les  frères  Parfait,  dans  une  note  sur  ce  passage,  disent  que 
Boursault  veut  désigner  Despréaux.  Cela  est  assez  probable,  quoique 
Monsieur  de****  ne  paraisse  pas  bieu  indiquer  le  commencement  de 
son  nom,  et  qu'il  n*y  ait  Ici  aucun  trait  qui  s'applique  à  lui  plus  par- 
ticulièrement qu'à  bien  d'antres  admirateurs  du  génie  de  Racine. 
J.  Racots.  Il  i5 


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aa6  BRITANNICUS. 

de  plus  obligeant  que  d'avoir  à  point  nommé  mi  fond  de  joie 
et  un  fond  de  tristesse  au  très-humble  service  de  M.  Racine. 

c  Cependant  les  auteurs  qui  ont  la  malice  de  s'attrouper  pour 
décider  souverainement  des  pièces  de  théâtre,  et  qui  s'arran- 
gent d'ordinaire  sur  un  banc  de  l'Hôtel  de  Bourgogne,  qu'on 
appelle  le  banc  formidable,  à  cause  des  injustices  qu'on  y  rend, 
s'étoient  dispersés  de  peur  de  se  faire  reconnoitre;  et  tant  que 
durèrent  les  deux  premiers  actes,  l'appréhension  de  la  mort 
leur  faisoit  désavouer  une  si  glorieuse  qualité  ;  mais  le  troisième 
acte  les  ayant  un  peu  rassurés,  le  quatrième  qui  lui  succéda 
sembloit  ne  leur  vouloir  point  faire  de  miséricorde,  quand  le 
cinquième,  qu'on  estime  le  plus  méchant  de  tous,  eut  pourtant 
la  bonté  de  leur  rendre  tout  à  fait  la  vie.  Des  connoisseux,  au- 
près de  qui  j'étois  incognito^  et  de  qui  j'écoutois  les  sentiments, 
en  trouvèrent  les  vers  fort  épurés  ;  mais  Agrippine  leur  parut 
"  fière  sans  sujet ,  Burrhus  vertueux  sans  dessein ,  Britannicus 
amoureux  sans  jugement,  Narcisse  lÂche  sans  prétexte,  Junie 
constante  sans  fermeté,  et  Néron  cruel  sans  malice.  D'autres, 
qui  pour  les  trente  sous  qu'ils  avoient  donnés  à  la  porte  crurent 
avoir  la  permission  de  dire  ce  qu'ils  en  pensoient,  trouvèrent  la 
nouveauté  de  la  catastrophe  si  étonnante ,  et  furent  si  touchés 
de  voir  Junie,  apfès  l'empoisonnement  de  Britannicus,  s'aller 
rendre  religieuse  de  l'ordre  de  Vesta,  qu'ils  auroient  nommé 
cet  ouvrage  une  tragédie  chrétienne,  si  l'on  ne  les  eût  assurés 
que  Vesta  ne  Tétoit  pas....  Quoique  rien  ne  m'engage  à  vouloir 
du  bien  à  M.  Racine,  et  qu'il  m'ait  désobligé  sans  lui  en  avoir 
donné  aucun  sujet ,  je  vais  rendre  justice  à  son  ouvrage,  sans 
examiner  qui  en  est  l'auteur.  Il  est  constant  C[ue  dans  le  Bri^ 
tannicus  il  y  a  d'aussi  beaux  vers  qu'on  en  puisse  faire,  et  cela 
ne  me  surprend  pas;  car  il  est  impossible  que  M.  Racine  en 
fasse  de  méchants.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'ait  répété  en  bien  des 
endroits  :  que  fais^Je?  que  dis-je?  et  quoi  quUl  en  soit^  qui 
n'entrent  guère  dans  la  belle  poésie;  mais  je  regarde  cela 
comme  sans  doute  il  l'a  regardé  lui-même,  c'est-à-dire  comme 
une  façon  de  parler  naturelle  qui  peut  échapper  au  génie  le  plus 
austère,  et  paroUre  dans  un  style  qui  d'ailleurs  sera  fort  châtié. 
Le  premier  acte  promet  quelque  chose  de  fort  beau,  et  le  se- 
cond même  ne  le  dément  pas  ;  noais  au  troisième  il  semble  que 
l'auteur  se  soit  lassé  de  travailler  ;  et  le  quatrième,  qui  contient 


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NOTICE.  aa7 

une  partie  de  l'histoire  romaine,  et  qui  par  conséquent  n'ap- 
prend rien  qu'on  ne  puisse  voir  dans  Florus.et  dans  Coëfifeteau, 
ne  laisseroit  pas  de  faire  oublier  qu'on  s'est  ennuyé  au  précé- 
dent, si  dans  le  cinquième  la  façon  dont  Britannicus  est  empoi- 
sonné, et  celle  dont  Junie  se  rend  vestale,  ne  faisoient  pitié. 
Au  reste,  si  la  pièce  n'a  pas  eu  tout  le  succès  qu'on  s'en  étoit 
promis,  ce  n'est  pas  faute  que  chaque  acteur  n'ait  triomphé 
dans  son  personnage.  La  des  OËillets,  qui  ouvre  la  scène  en  qua- 
lité de  mère  de  Néron,  et  qui  a  coutume  de  charmer  tous  ceux 
devant  qui  elle  parolt,  fait  mieux  qu'elle  n'a  jamais  fait  jusqu'à 
présent;  et  quand  Lafleur,  qui  vient  ensuite  sous  le  titre  de 
Burrhus,  en  seroit  aussi  bien  l'original  qu'il  n'en  est  que  la  co- 
pie, à  peine  le  représenteroit-il  plus  naturellement.  Brécourt, 
de  qui  l'on  admire  l'intelligence,  fait  mieux  Britannicus  que  s'il 
étoit  le  (ils  de  Claude;  et  Hauteroche  joue  si  finement  ce  qu'il  y 
représente  qu'il  attraperoit  un  plus  habile  homme  que  Britan- 
nicus. La  d'Ennebaut,  qui  dès  la  première  fois  qu'elle  parut  sur 
le  théâtre  attira  les  applaudissements  de  tous  ceux  qui  la 
virent,  s'acquitte  si  agréablement  du  personnage  de  Junie,  qu'il 
n'y  a  point  d'auditeurs  qu'elle  n'intéresse  en  sa  douleur;  et 
pour  ce  qui  est  de  Floridor,  qui  n'a  pas  besoin  que  je  fasse  son 
éloge,  et  qui  est  si  accoutumé  à  bien  faire  que  dans  sa  bouche 
une  méchante  chose  ne  le  parolt  plus,  on  peut  dire  que  si 
Néron,  qui  avoit  tant  de  plaisir  à  réciter  des  vers,  n'étoit  pas 
mort  il  y  a  quinze  cents  je  ne  sais  combien  d'années,  il  pren- 
droit  un  soin  particulier  de  sa  fortune,  ou  le  feroit  mourir  par 
jalousie....  » 

Boursault  eût  évidemment  constaté  avec  beaucoup  d'empres- 
sement la  chute  de  la  pièce.  Mais  on  peut  conclure  de  son 
compte  rendu,  si  dénigrant  d'ailleurs,  qu'à  la  première  repré- 
sentation il  n'y  eut  rien  de  semblable.  Il  se  contente  de  dire 
c  qu'elle  n'eut  pas  le  succès  qu'on  s'en  étoit  promis.  >  Si  dans 
les  éloges  excessifs  qu'il  distribue  à  tous  les  acteurs  il  ne  fait 
que  suivre  la  tactique  ordinaire  des  cabales,  qui  ne  voulaient 
reconnaître  aux  chefs-d'œuvre  du  poète  d'autre  mérite  que 
celui  d'être  bien  joués,  ces  éloges  du  moins,  qui  supposent  un 
bon  accueil  fait  aux  interprètes  de  la  tragédie  nouvelle,  nous 
donnent  à  penser  que  les  spectateurs  s'aj>stinrent  de  manifes- 
tations hostiles  contre  la  pièce  elle-même.  Robinet,  qui  le  di- 


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aaS  BRITANNICUS. 

manche  1 5  décembre  assistait  à  la  seconde  représentation ,  ne 
dit  pas  un  mot  non  plus  qui  permette  de  croire  à  une  chute  de 
Britannicus.  Il  loue  le  style  magnifique  des  vers  de  Racine,  bien 
supérieurs,  selon  lui,  à  ceux  mêmes  ^ Andromaque ;  il  est  moins 
content,  il  est  vrai,  de  l'économie  de  la  pièce,  de  la  conception 
du  sujet  ;  et  quoiqu'il  se  récuse,  afin  de  n'être  pas  juge  et  partie, 
ayant  lui-même  composé  un  Britannicus^  il  se  déclare  forcé 
d'avouer  qu'il  a  plus  varié  in  matière,  mis  plus  de  passion  et  de 
véhémence  dans  le  caractère  de  Néron  et  d'Agrippine,  mieux 
préparé  chaque  incident,  et  moins  précipité  la  catastrophe^. 
Mais  quelque  supériorité  qu'il  se  décerne  à  lui-même  avec  une 
outrecuidance  si  grotesque,  ce  n'est  pas  un  rival  à  terre  qu'il 
accable  ainsi.  Évidemment,  malgré  tous  les  défauts  que  Robinet 
y  a  découverts,  la  tragédie  de  Racine  se  soutient  encore  sur 
la  scène.  Cependant  il  est  certain  qu'elle  ne  s'y  soutint  pas 
longtemps,  et  que  la  froideur  du  public  en  fit  disparaître  pour 
quelque  temps  un  chef-d'œuvre  dont  l'auteur  ne  craignait  pas 
de  dire  qu'il  n'avait  rien  fait  de  plus  solide.  Racine  lui-même 
convient  de  son  premier  désappointement.  «  J'avoue,  dit-il  dans 
sa  seconde  préface,  que  le  succès  ne  répondit  pas  d'abord  à 
mes  espérances.  >  Si  dans  sa  première  préface  il  ne  fait  pas 
précisément  le  même  aveu,  s'il  y  parle  des  applaudissements 
qu'il  a  reçus,  et  dont  la  vivacité  a  égalé  celle  des  attaques, 
plus  déchaînées  que  jamais,  il  n'y  peut  cacher  la  blessure  que 
l'injustice  lui  a  faite  :  c*est  une  protestation  de  vaincu,  mal- 
heureusement trop  emportée  et  qui  va  beaucoup  trop  loin  dans 
les  représailles,  puisqu'à  une  objection  de  Corneille,  c  faite, 
dit-il,  avec  chaleur,  »  il  répond  par  des  allusions  très- 
blessantes  à  plusieurs  des  tragédies  du  grand  poète,  et  un  peu 
plus  loin  lui  applique  évidemment  les  plaintes  de  Térence 
contre  «  les  critiqués  d'un  vieux  poëte  malintentionné.  »  Mon- 
chesnay  confirme  par  son  témoignage  ce  que  les  préfaces  de 
Racine  auraient  suffi  pour  nous  apprendre  :  «  Cette  tragédie, 
dit-il,  n'eut  pas  d'abord  un  succès  proportionné  à  son  mérite'.  » 
De  Léris,  dans  son  Dictionnaire  portatif  des  théâtres  •,  dit  que 

I.  Lettre  en  vers  du  ai  décembre  1669.  —  1.  Bo/xana,  p.  106, 
3.   Dictionnaire  portatif  des  théâtres  (a  vol.  in-ia,  à  Paris,   chez 
C.  A.  Jombert,  M.DCC.LTV),  tome  I,  au  mot  Britannicus, 


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NOTICE,  a3i9 

Britannicus  tomba  à  la  huitième  représentation  ;  il  n'aurait  pas 
été  plus  loin  que  la  cinquième,  s'il  fallait  en  croire  XaiPré face  des 
éditeurs  qui  précède  cette  tragédie  dans  l'édition  de  Luneau 
de  Bobjermain.  Toutes  ces  assertions,  qui  se  produisent  sans 
preuves,  ne  sont  pas  d'un  temps  assez  voisin  des  faits  pour  être 
acceptées  avec  pleine  confiance.  Mais  quoique  nous  ne  puissions 
compter  avec  certitude  le  nombre  des  représentations  de  la 
pièce  dans  sa  nouveauté,  on  voit  que  la  tradition  générale  et 
constante  est  qu'elles  furent  bientôt  arrêtées. 

La  beauté  des  vers  avait  cependant  (x^ippé  tout  le  monde  : 
les  juges  les  plus  prévenus,  et  ceux  dont  le  goût  était  le  moins 
tlélicat,  n'avaient  pu  la  méconnaître.  Nous  avons  vu  que  lesan- 
teurs  jalouK,dontBoursault  recueillit  les  sentiments,  avouaient 
que  <  les  vers  étoient  fort  épurés.  »  De  son  côté  Robinet  ré- 
pétait ce  qu'il  avait  sans  doute  entendu  dire  partout  sur  la  ma- 
gnificence du  style.  Tel  était  aussi,  ce  qui  a  un  peu  plus  d  auto- 
rité, le  jugement  de  Boileau  ;  Brossette  le  rapporte  en  ces 
termes  .  «  Britannicus  est  la  pièce  de  Racine  dont  les  vers  sont 
les  plus  finis  ^.  »  Monchesnay  avait  entendu  Boileau  dire  quel- 
que chose  d'à  peu  près  semblable,  avec  une  expression  asses 
singulière,  il  est  vrai,  mais  qui  se  laisse  bien  comprendre  ' 
«  M.  Despréaux  disoil  que  son  ami  n'avoit  jamais  fa\t  des  vers 
plus  sentencieux  '.  » 

Mais  les  plus  beaux  vers  ne  su£fisent  pas  pour  le  succès  d'une 
pièce  de  théâtre.  Les  grandes  qualités  dramatiques,  celles  qui 
sabissent  surtout  le  spectateur,  manquaient-elles  à  la  tragédie 
de  Racine?  L'action  en  était-elle  dénuée  d'intérêt?  La  pièce 
était-elle  mal  conduite,  les  caractères  sans  vérité  et  sans  relief? 
Qui  l'oserait  soutenir  aujourd'hui?  C'est  un  fait  cependant  que» 
dans  les  premiers  temps  des  représentations  de  Britannicus^  oa 
s'attacha  surtout  à  censurer  l'action  et  les  caractères;  et  soit  qu€ 
tant  d'attaques  fussent  parvenues  à  égarer  le  jugement  du  public^ 
soit  que  les  beautés  sévères  d'une  grande  composition  histo* 
rique  se  trouvassent  trop  inaccessibles  à  la  foule  des  esprits  mé- 
diocres, les  censeurs  eurent  d'abord  gain  de  cause;  et  la  pièce 
parut  ne  pouvoir  vivre  longtemps,  parce  qu'elle  fut  jugée  fjroide» 

I.  Recueil  manuscrit  de  la  Bibliothèque  impériale,  p.  43. 
1.  Boimanaf  p.  io5. 


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23o  BRITANNIGUS. 

La  première  préface  de  Britannicus  nous  apprend  quelles 
furent  quelques-unes  des  objections  qu'on  y  fit  :  beaucoup  s<Mit 
assurément  ridicules.  Il  y  en  a,  on  Ta  tu,  de  bien  impertinaites 
dans  le  compte  rendu  de  Boursault,  et  aussi  dans  celui  de  Ro- 
binet, qui  demeure  d'ailleurs  dans  des  termes  assez  généraux. 
Nous  ne  saurions  guère  trouver  plus  justes  les  appréciations 
d'un  critique,  dont-  Topinion  cependant  a  d^ordinaire  tout  un 
autre  poids ,  mais  qui  dans  les  éloges  donnés  à  Racine  s'ar- 
rêtait toujours  à  temps  pour  ne  pas  se  compromettre  avec  Cor- 
neille :  nous  voulons  parler  de  Saint-Évremond.  Il  est  aisé  de 
voir  qu'il  aurait  bonne  envie  d'être  juste  pour  l'auteur  de  Bn^ 
taimicus;  mais  il  faut  au  moins  opi'il  l'accuse  d'avoir  mal  choifi 
son  sujet  :  «  J'ai  lu  Britannicus  avec  assez  d'attention,  écrit-il 
à  M.  de  Lionne  *,  pour  y  remarquer  de  belles  choses.  Il  passe, 
à  mon  sens,  Vjélexandre  et  VAndromaque ;  les  vers  en  sont 
plus  magnifiques  ;  et  je  ne  serois  pas  étonné  qu'on  y  troTtvÀt  du 
sublime.  Cependant  je  déplore  le  malheur  de  cet  auteur  d'avmr 
si  dignement  travaillé  sur  un  sujet  qui  ne  peut  souffrir  une  re- 
présentation agréable.  En  effet,  l'idée  de  Narcisse,  d^Agrippine 
et  de  Néron ,  l'idée,  dis-je,  si  noire  et  si  horrible  qu'on  se  fait 
de  leurs  crimes,  ne  sauroit  s'effacer  de  la  mémoire  du  specta- 
teur, et  quelques  efforts  qu'il  fasse  pour  se  défaire  de  la  pensée 
de  leurs  cruautés,  l'horreur  qu'il  s'en  forme  détruit  en  quelque 
manière  la  pièce.  » 

Est-il  vrai,  comme  le  dit  Monchesnay,  que  Boileau  lui-même 
ait  joint  à  ses  louanges  d'assez  fortes  critiques?  Elles  furent 
faites,  dit-il,  «  en  présence  du  fils  de  Racine,  i  Comme  Louis 
Racine,  dans  ses  Mémoires^ ^  les  déclare  tout  à  fait  invraisem- 
blables, ou  Monchesnay  parle  du  fils  aîné,  ou  la  mémoire  de 
l'un  des  deux  témoins  est  en  défaut.  Quoi  qu'il  en  soit,  voici  le 
passage  du  BoUeana,  Il  se  lit  à  la  suite  de  la  phrase,  que  nous 
avons  tout  à  Thenre  citée,  sur  les  vers  sentencieux  de  Britan^ 
nicus  :  «  Mais  il  n'étoit  pas  content  du  dénouement.  Il  disoit 
qu'il  étoittrop  puéril;  que  Junie,  voyant  son  amant  mort,  se 
fait  tout  à  coup  religieuse,  comme  si  le  couvent  des  Vestales 
étoit  un  couvent  d'Ursulines,  au  lieu  qu'il  falloit  des  formalités 

1.  OEupres  de  Saint-Évremond,  tome  II,  p.  3a5  et  3a6. 
a.  Vo^ez  notre  tome  I,  p.  i^i. 


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NOTICE.  a3i 

infinies  pour  recevoir  une  vestale.  H  dîsoit  encore  qoe  Britan- 
nicas  est  trop  petit  devant  Néron.  »  Ces  objections,  qu^en  tout 
cas  d'autres  que  Boileau  ont  proposées,  n'étaient  pas  au  nombre 
des  plus  insoutenables  qu'on  eût  soulevées.  Il  se  peut,  malgré  les 
doutes  de  Louis  Racine,  qu^elles  aient  été  réellement  recueillies 
de  la  bouche  de  Boileau,  mais  sans  doute  mieux  exprimées.  U 
n'y  a  dans  le  dénoûment  aucune  puérilité  (Boileau  n'a  rien  pu 
dire  de  pareil),  mais,  ce  nous  semble,  quelque  longueur;  et  il 
n'est  pas  d'un  effet  assez  puissant,  malgré  d'admirables  beautés 
de  détail.  Ajoutons  qu'il  était  plus  facile  de  s'excuser,  comme 
Racine  Ta  fait,  sur  la  petite  faute  commise  en  n'observant  pas 
avec  assez  d'exactitude  l'âge  où  l'on  était  reçu  dans  le  collège 
des  Vestales  (car  les  droits  d'un  poëte  s'étendent  très-légiti- 
mement jusqu'à  une  licence  de  ce  genre),  que  d'échapper  au  re- 
proche du  grave  anachronisme  de  mœurs,  si  souvent  adressé  à 
cette  amante  au  désespoir  qui  cherche  dans  la  vie  religieuse  un 
refuge  à  sa  douleur  et  un  asile  contre  les  persécutions  d'un  ra- 
visseur :  le  siècle  des  Miramion  et  des  la  Vallière  prend  un  peu 
trop  ici  la  place  de  Tàge  des  Césars. 

Il  est  loin  d'être  vrai  que  Britannicus  soit  petit  devant  Né- 
ron ;  car  l'àme  généreuse  et  noble  du  malheureux  prince  ne 
manque  pas  de  grandeur,  et  la  scélératesse  de  Néron  n'en  peut 
avoir  aucune.  Mais  ce  que  le  grand  critique  disait  apparem- 
ment, ce  qu'il  devait  sentir,  c'est  que  l'amant  de  Junie  est  une 
de  ces  figures  de  pâles  soupirants  dont  Racine ,  avec  tout  son 
art  exquis  et  charmant,  pouvait  à  peine  relever  la  fadeur. 

Nous  craindrions  plutôt  d'avoir  fait  à  la  critique  trop  de 
concessions  sur  ces  défauts  que  d'avoir  cherché  à  les  pallier. 
Mais  fussent-ils  incontestables,  ils  ne  sauraient  suffire  pour 
faire  refuser  à  Britannicus  tout  autre  mérite  que  celui  des 
beaux  vers.  Combien  de  scènes  de  cette  tragédie,  par  leur 
beauté  fière,  leur  élévation,  leur  profondeur,  ne  craignent  pas 
la  comparaison  avec  les  grandes  scènes  politiques  de  ComeiUe  ! 
Jamais  Racine,  tout  en  gardant  les  qualités  qui  lui  sont  propres, 
ne  s'est  montré  aussi  heureusement  l'émule  du  grand  poète 
qu'il  avait,  dans  ses  deux  premières  pièces,  imité  avec  plus 
d'efforts  ,  mais  sans  pouvoir  saisir  aussi  bien  quelques-uns  des 
traits  les  plus  marquants  de  ce  génie  sublime.  Racine  avait  à 
lutter  avec  un  autre  génie,  avec  celui  que  Rousseau  nommait 


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!i3a  BRITANNICUS/ 

très-bien  un  rade  jouteur.  Sa  pièce  est  pleine  de  [>ensées  em- 
pruntées à  Tacite,  de  passages  qui  sont  presque  traduit^  du 
grand  historien  lalin  ;  mais  ils  y  sont  fondus  si  naturellement 
que  jamais  conception  originale  ne  parut  avoir  plus  de  spon- 
tanéité ;  il  cesse  d*y  avoir  traduction  loi-sque  l'inspiration  reçue 
est  à  la  fois  si  continue,  si  libre  et  si  large.  La  plupart  des  ca- 
ractères sont  tracés  de  main  de  maitre.  Racine,  nous  le  croyons, 
a  très-bien  défendu  lui-même  celui  qu'il  donne  à  Kéron,  ce 
monstre  naissant.  Burrlms,  dit-on,  plaisait  singulièrement  à 
Boileau,  comme  une  des  plus  nobles  images  de  la  vertu,  et  sa 
prédilection  pour  ce  personnage,  parmi  tous  ceux  de  la  pièce, 
semble  attestée  par  un  des  vers  de  son  Èpttre  à  Racine.  Sans 
doute  Thonnèteté  de  Burrhus,  au  milieu  de  la  corruption  qui  l'en- 
toure, admet  parfois  quelques  accommodements;  mais  c'est  par 
là  que  la  peinture  de  cette  sagesse  de  cour  est  surtout  vraie. 
La  bassesse  et  la  perfidie  de  Narcisse  sont  d'une  effrayante 
vérité,  que  l'on  regarde  cette  vérité  comme  générale  et  hu- 
maine, ou  comme  retraçant  le  caractère  d'une  é|K>que  :  Nar- 
cisse est  l'Iago  de  notre  théâtre  classiqqe,  et  l'art  d'insinuer  le 
poison  dans  les  cœiirs  n'est  assurément  pas  mis  en  scène  avec 
des  traits   plus  profonds  dans  Sbakspeare  que  dans  Racine. 
Mais  la  préférence  que  Tauteur  de  Britannicus  nous  parait  avoir 
eue  pour  le  personnage  d'Agripj)ine  est  bien  naturelle,   et  il 
n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  lorsqu'il  dit  :  «  C'est  elle  que  je  me 
suis  surtout  efforcé  de  bien  exprimer.  »  On  l'a  critiquée  de 
notre  temps  comme  bien  adoucie  dans  ses  vices,  beaucoup  trop 
lavée  de  sa  hideuse  corru]>tion  impériale,  et,  dans  son  ambition 
qui  a  perdu  sa  monstrueuse  énergie,  ne  nous  montrant  plus  la 
mère  incestueuse.  Mais  la  loi  de  l'histoire  et  celle  du  poème 
dramatique  ne  sont  pas  semblables;  on  le  pensait  du  moins 
au  temps  de  Racine;  si  nous  avons  changé  tout  cela,  ce  que 
l'art  a  pu  y  gagner  n'est  j)as  démontré  pour  tout  le  monde. 
L'Agrippine  de  Racine  n'est  pas  du  moins  scrupuleuse  à  l'ex- 
cès. Quoique  le  poëte  ait  fait  un  choix  parmi  les  traits  de  cette 
physionomie,  telle  que  Tacite  l'a  dépeinte,  ceux  que  les  con- 
ditions moins  libres  de  son  ait  lui  ont  permis  d'emprunter  à 
rhistorîen,  sont  restés,  dans  sa  tragédie,  dignes  d'un  si  grand 
modèle.  L'ambition  et  Torgucil ,  avec  les  caractères  particu- 
liers que  ces  passions  prennent  dans  une  àme  féminine,  n'ont 


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NOTICE.  a33 

jamais  été  étudiés  avec  cette  finesse  d'analyse  et  exprimés  avec 
cette  sûreté  de  touche,  cette  vérité  d'accent. 

Avec  des  caractères  si  vivants,  si  nouveaux  au  théâtre,  et  de 
si  belles  scènes,  une  tragédie  peut-elle  manquer  d'intérêt,  fùt-il 
vrai  qu'elle  n'excitât  pas  assez  la  terreur  et  la  pitié?  Est-il 
permis  de  n'y  voir  qu'une  tragédie  de  cabinet?  Non,  sans  doute  ; 
mais  il  était  naturel  qu'elle  plût  surtout  aux  connaisseurs. 
Voltaire,  à  proi)OS  de  Britanniciis ^  a  souvent  répété  ce  mol, 
qui  est  celui  de  Racine  lui-même  âans  sa  seconde  préface.  Le 
même  Voltaire,  dans  une  de  ses  lettres,  donnant  à  sa  pensée 
la  forme,  plus  piquante  qu'exacte,  que  comporte  volontiers  la 
correspondance  familière,  a  dit  :  «  La  politique  est  une  fort 
bonne  chose,  mais  elle  ne  réussit  guère  dans  les  tragédies.. •• 
Taeite  est  fort  bon  au  coin  du  feu,  mais  ne  serait  guère  à  sa 
place  sur  la  scène  ^ .  »  Cette  boutade,  prise  trop  au  sérieux , 
condamnerait  une  bonne  partie  du  théâtre  de  Corneille  dans 
ce  qu'il  a  de  si  justement  admiré.  En  vain  dira-t-on  que  ces 
grandes  peintures  de  l'histoire,  qui  se  déroulent  et  s'achèvent 
en  tableaux  successifs,  perdent  beaucoup  à  être  resserrées 
dans  le  cadre  plus  étroit  de  la  tragédie,  et  que  les  hommes 
assemblés  au  théâtre  y  attendent  un  autre  plaisir  que  celui  d'une 
profonde  étude  politique.  Les  plus  illustres  tragiques  mod^ernes 
ont  su  plus  d'une  fois  prouver  que  l'histoire  et  la  politique 
peuvent  être  d'un  grand  intérêt  sur  la  scène.  Qu'on  ne  croie 
pas  d'ailleurs  que  Voltaire  ait  médiocrement  goûté  Britannicus, 
Toutes  les  fois  qu'il  en  a  parlé*,  il  l'a  fait  en  jugeant  Irès-sévère- 

1.  Lettre  à  M.  le  marquis  de  Chauvelin,  9  octobre  1764.  (Œuvres 
complètes  de  Voltaire^  tome  LXII,  p.  44.) 

a.  Voyez  particulièrement,  dani  les  OEuvres  complètes  de  Foltaire, 
la  Préface  du  Triumvirat^  tome  VIII ,  p.  80  ;  les  Remarques  sur  le  se^ 
cond discours  de  Corneille ,  tome  XXXVI,  p.  5 1 1  et  5i3  ;  les  Remarques 
sur  Bérénice ,  préface  du  commentateur ,  même  tome ,  p.  385  et  386. 
Dans  ces  difTérents  passages ,  Voltaire ,  tout  en  faisant  ses  réserves 
sur  plusieurs  points,  laisse  la  plus  grande  part  à  la  Juste  admiration. 
Ainsi,  dans  le  dernier  de  ceux  auxquels  nous  venons  de  renvoyer  le 
lecteur,  il  dit,  après  quelques  critiques  :  c  Ce  n'est  qu*avec  le  temps 
que  les  conn^iisseurs  firent  revenir  le  public.  On  vit  que  cette  pièce 
était  la  peinture  fidèle  de  la  cour  de  Néron.  On  admira  enfin  tonte 
l'énergie  de  Tacite  exprimée  dans  des  vers  dignes  de  Virgile.  On  com- 


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a34  BRITANNICUS, 

ment  sans  doute  (e  fond  même  et  le  nœud  de  l'action,  et 
quelques-uns  de  ses  incidents ,  mais  avec  une  vive  admiration 
des  beautés  que  découvrent  dans  cette  tragédie  les  appré- 
ciateurs éclairés,  ceux  qui  ne  demandent  pas,  dans  une  pièce 
de  théâtre,  tout  leur  plaisir  à  Témotion  sensible,  mais  aussi  à 
la  réflexion. 

U  est  à  regretter  que  nous  n'ayons  plus  les  registres  de  l'Hôtel 
de  Bourgogne,  qui,  pour  le  nombre  des  représentations  dans 
les  premières  années,  nous  auraient  permis  de  comparer  Bri^ 
tannicus  avec  les  autres  pièces  de  Racine,  et  nous  auraient  fait 
connaître  combien  de  temps  avait  duré  l'injustice  du  public. 
Nous  apprenons  du  moins  par  la  seconde  préface  de  Racine, 
publiée  au  commencement  de  1676*,  que  cette  tragédie  était 
alors  celle  du  même  poëte  c  que  la  cour  et  le  public  revoyoient 
le  plus  volontiers.  >  A  l'époque  où  le  Registre  de  la  Grange  peut 
constater  les  représentations  de  Britannicus^  nous  en  trouvons 
deux  en  1679,  cinq  en  1680,  cinq  en  1681,  quatre  en  i68a, 
une  en  i683,  cinq  en  1684.  H  semble  qu'un  si  admirable  tableau 
d'histoire  ait  plu  surtout  à  la  cour,  où  mieux  qu'ailleurs  on 
pouvait  sentir  avec  quelle  vérité  sqnt  peintes  l'ambition  et  la 
vanité  d'Agrippine,  la  perfidie  de  Narcisse,  l'adroite  et  cir- 
conspecte vertu  de  Burrhus.  Nous  voyons  que  Britannicus  fut 
joué  à  Versailles  le  9  mai  1681,  à  Saint-Germain  le  4  dé- 
cembre de  la  même  année;  Tannée  suivante,  à  Saint-Cloud,  le 
21  avril,  et  à  Fontainebleau  au  mois  d'octobre;  à  Chambord  le 
29  septembre  1684.  Cette  tragédie  fut  la  première  que  l'on  fit 
voir  au  duc  de  Bourgogne  et  à  ses  frères  :  ce  fut  le  1 7  novem- 
bre 1698,  à  Versailles  '.  On  la  joua  aussi  à  Fontainebleau,  le 

prit  que  Britannicus  et  Jonie  ne  devaient  pas  avoir  un  autre  carac- 
tère. On  démêla  dans  Agrippine  des  beautés  vraies,  solides,  qui  ne 
sont  ni  gigantesques,  ni  hors  de  la  nature....  Le  développement  du 
caractère  de  Néron  fut  regardé  comme  un  chef-d'œuvre.  On  convint 
que  le  rôle  de  Burrhus  est  admirable  d'un  bout  à  l'autre,  et  qu'il 
n'y  a  rien  de  ce  genre  dans  toute  l'antiquité.  Britannicus  fut  la  pièce 
des  connaisseurs ,  qui  conviennent  des  défauts,  et  qui  apprécient  les 
beautés.  » 

I.  L'Achevé  d'imprimer  de  cette  édition  est  du  dernier  dé- 
cembre 1675. 

a.  Journal  de  Dangeau,  lundi  17  novembre  1698. 


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NOTICE.  a35 

17  octobre  1708  *.  DeTons-nous  croire  que  Louis  XIV  ait  été 
tellement  frappé  des  premières  représentations  de  cette  élo- 
quente tragédie  que  de  quelques-uns  de  ses  beaux  vers  il  ait, 
comme  on  l'a  dit,  tiré  pour  lui-même  une  leçon  qui  ne  devait 
plus  être  oubliée?  Tout  le  monde  connaît  ce^passage  d'une  lettre 
écrite  par  Boileau  en  septembre  1707  à  Monchesnay  :  «  Un 
grand  prince,  qui  avoit  dansé  à  plusieurs  ballets,  ayant  vu  jouer 
le  Britannicus  de  M.  Racine,  où  la  fureur  de  Néron  à  monter 
sur  le  théâtre  est  si  bien  attaquée,  il  ne  dansa  plus  à  aucun  bal- 
let, non  pas  même  au  temps  du  carnaval.  »  Quelque  autorité 
qu'il  faille  reconnaître  au  témoignage  de  Boileau,  il  n'a  pas 
convaincu  tout  le  monde.  On  y  a  opposé  ce  fait  que  Louis  XIV, 
en  1670,  deux  mois  après  la  représentation  de  Britannicus  y 
s'était  encore  montré  dans  le  ballet  des  Amants  magnifiques. 
Mais  la  réponse  qui  a  été  faite  à  cette  objection  nous  parait  con- 
cluante '.  Bien  que  dans  la  pièce  imprimée  de  Molière  les  indi» 
cations  sar  les  personnes  qui  figuraient  dans  les  entrées  de 
ballet,  semblent  constater  que  le  Roi  prenait  part  aux  inter- 
mèdes, et  y  représentait  Neptune  et  Apollon,  une  lettre  en  vers 
de  Robinet,  du  i5  février  1670,  nous  apprend  qu'il  avait  re- 
noncé aux  rôles  d'abord  acceptés  par  lui,  et  qu'il  fit  danser  et 
ne  dansa  point,  11  reste  tout  au  plus  à  dire,  comme  on  l'a  fait*, 
en  citant  une  autre  lettre  de  la  même  gazette  rimée,  en  date 
du  9  mars  1669,  que  Louis  XTV,  avant  le  temps  de  Britan^ 
nicusy  ayant  déjà  à  peu  près  cessé  de  danser  en  public,  le  ser- 
mon du  poëte  était  prêché  à  un  converti.  Du  reste  la  gloire  de 
Racine  peut  se  passer  de  l'anecdote  que  l'on  conteste.  Ce  qui 
n'est  pas  douteux,  c'est  le  grand  succès  que  sa  tragédie  avait  à 
la  cour. 

*1^  jugement  plus  équitable  qu'après  un  premier  moment  de 
surprise  les  contemporains  de  Racine  avaient  fini  par  porter  de 
Britannicus  n'a  pas  été  démenti  par  les  temps  qui  ont  suivi. 
Non-seulement  cette  pièce  a  continué  d'avoir  en  sa  faveur  les 
suffrages  des  juges  éclairés,  pour  qui  Voltaire  la  croyait  sur- 

I.  Journal  àe  Dangeau,  mercredi  17  octobre  1708;  et  Mercure  de 
norembre  1703. 

a.  Voyez  les  Ennemis  de  Racine ,  par  M.  Deltom*)  p.  194  et  ia5. 
3.  V Esprit  de  F  histoire,  par  M.  Edouard  Foomiery  p.  196  et  197. 


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ai6  BRITANNICUS. 

tout  faite,  mais  elle  a  toujours  été  d'un  grand  effet  au  théâtre  ; 
et  cette  fois  Tacite  sVst  trouvé  n'être  pas  seulement  bon  au 
coin  du  feu.  On  en  peut  donner  pour  preuve  les  triomphes 
éclatants  àoni  Britannicus  a  été  l'occasion  pour  plusieurs  acteurs. 
Rappelons  quelques-uns  des  souvenirs  que  les  plus  renommés 
d'entre  eux  ont  laissés  dans  les  principaux  rôles. 

On  a  vu  par  le  récit  de  Boursault  que  la  des  Œillets  s'était 
surpassée  dans  le  personnage  d' Agrippine,  et  que  FIqcî^  avait 
été  très-admiré  dans  celui  de  Néron.  Si  Ton  en  croit  le  Boimana^ 
Floridor  ne  put  longtemps  tenir  ce  rôle,  où,  malgré  l'excel- 
lence de  son  jeu,  il  faisait  tort  à  la  pièce,  et  cela  pour  uae 
raison  très-étrange,  qui  donnerait  à  penser  que  Racine  avait 
affaire  à  un  parterre  très-naïf  .  <  M.  Despréaux,  dit  Mon- 
chesnay,  m'apprit  une  circonstance  assez  particulière  sur  cette 
tragédie....  Le  rôle  de  Néron  y  étoit  joué  par  Floridor,  le  meil- 
leur comédien  de  son  siècle;  mais  comme  c'étoit  un  acteur 
aimé  du  public,  tout  le  monde  souffroit  de  lui  voir  représenter 
Néron,  et  d'être  obligé  de  lui  vouloir  du  mal.  Cela  fut  cause 
qu'on  donna  le  rôle  à  un  acteur  mcHUS  chéri  ;  et  la  pièce  s'en 
trouva  mieux  ^  » 

Lorsque  Baron  faisait  partie  de  la  troupe  de  THôtel  de  Bour- 
gogne, où  il  était  entré  en  1673,  après  la  ibort  de  Molière,  il 
eut,  dit-on,  Tambition  de  jouer  le  rôle  de  Néron.  Celui  de  Bri- 
tannicus convenait  mieux  alors  à  sa  jeunesse  ;  il  fallut  cepen- 
dant un  ordre  du  Roi  pour  le  forcer  à  le  remplir.  Après  avoir 
quitté  le  théâtre  en  1G91,  il  y  remonta  au  bout  de  vingt-neuf 
ans,  en  1720.  Pour  sa  rentrée  il  choisit  ce  même  rôle  de  Bri- 
tannicus» qu'il  avait  autrefois  dédaigné,  et  pour  lequel  il  semble 
qu'il  fût  alors  bien  vieux,  étant  Âgé  de  soixante-sept  ans.  Il 
n'avait  du  moins  avec  les  années  rien  perdu  de  son  merveilleux 
talent.  Il  voulut  dans  le  même  temps  satisfaire  enfin  son  désir 
de  représenter  le  personnage  de  Néron.  Tous  les  rôles  de  cette 
tragédie  de  Britannicus  le  tentaient  :  il  est  dit  dans  les  Mé^ 
moires  de  Préville  qu'il  se  chargea  aussi  de  celui  de  Burrhns. 

Beaiibourg,  qui  avait  paru  sur  la  scène  après  la  première 
relraiteoiTB'aron,  joua  Néron  avec  un  grand  succès.  Il  n'avait 
point  le  jeu  correct  et  naturel  du  fameux  comédien  formé  par 

I.  Bolmana,  p.  106. 


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NOTIGJB.  a37 

Molière  et  par  Racine,  mais  il  savait  donner  à  quelqnes  parties 
de  son  rôle  une  expression  énergique  qui  frappait  de  terreur. 

Au  dix-huitième  siècle,  la  plus  admirée  des  Agrippines  fut 
Mlle  Dumesnil.  Elle  joua  ce  rôle  dans  ses  débuts  en  1737. 
Grimm  le  cite'  comme  un  de  ses  plus  beaux  ;  ainsi  que  ceux  de 
Sémiramis  et  de  Mérope,  il  convenait  particulièrement  à  la  no- 
blesse imposante  de  sa  physionomie.  Mlle  Volnais  et  Mlle  Rau- 
court,  avec  moins  d^éclat  sans  doute,  passent  cependant  aussi 
pour  avoir  mérité  beaucoup  d'applaudissements  dans  ce  même 
rôle  d'Agiippine.  On  reprochait  à  Mlle  Raucourt  d'y  apporter 
une  dignité  trop  étudiée  ;  mais  elle  en  rendait  supérieurement 
la  fierté  ;  et  dans  les  imprécations  de  la  scène  vi  du  dernier 
acte,  elle  produisait  une  forte  impression. 

Nous  comprenons  peu  ce  que  dit  Grimm,  lorsqu'il  prétend 
que  jusqu'à  le  Kain  le  rôle  de  Néron  n'avait  été  regardé  que 
comme  un  rôle  secondaire;  il  ne  Test  certainement  point  dans 
la  pièce  elle-ftième  ;  et  quant  à  la  manière  dont  il  avait  été 
joué  jusque-là,  nous  avons  vu  qu'il  avait  déjà  trouvé  d'excel- 
lents interprètes.  Mais  il  se  peut  que  le  Kain  les  ait  surpassés. 
Quelques  mois  après  la  mort  du  célèbre  acteur,  en  1778, 
Grimm  écrivait  :  «  Il  n'est  presque  aucune  tragédie  de  Racine 
que  nous  ayons  vue  plus  suivie  dans  ces  derniers  temps  (que 
JBriiannicus)y  et  c'est  au  rôle  de  Néron  qu'elle  dut  tout  son 
effet.  L'art  de  le  Kain  y  sut  présenter  la  vive  et  frappante 
image  de  la  jeunesse  d'un  tyran  échappant  pour  la  première 
fob  aux  liens  de  la  contramte  et  de  Thabitude  '.  » 

Un  reproche  qui  ne  peut  s'accorder  avec  ce  témoignage  de 
Grimm  est  celui  que  Geoffroy  adressait  à  le  Kain  en  même 
temps  qu'à  Talma.  A  Ten  croire,  tous  deux  oubliaient  trop 
que  Néron  est  un  jeune  prince  qui  commence  seulement  à 
développer  des  vices  longtemps  comprimés  par  une  bonne 
éducation,  et  lui  donnaient  trop  de  profondeur  et  de  politique. 
C'était  d'ailleurs  Talma  surtout  que,  suivant  son  habitude, 
Geoffroy  accablait  de  ses  critiques.  11  cherchait  à  faire  ressortir 

I.  Correspondance  littéraire  de  Grimm  et  de  Diderot  (édition  de 
i8a9-i83o),  tome  IX,  p.  148  (juillet  1776). 

1.  Correspondance  Cittéraire  de  Grimm  et  de  Diderot ^  tome  IX, 
p.  488  (février  1778). 


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a38  BRIT^NNICUS. 

en  bien  des  poinls  la  supériorité  de  le  Kain,  par  exemple  dans 
les  entretiens  de  Néron  avec  Junie,  où ,  suivant  lui,  Û  faisait 
mieux  sentir  Tironie  et  la  malignité  du  personnage.  Mab  si 
nous  ne  pouvons  aujourd'hui  apprécier  le  plus  ou  moins  de 
justesse  de  ces  comparaisons,  il  est  très- certain  du  n^oins  que 
Geoffroy,  qui  s'est  efforcé  longtemps  de  décourager  Talma 
dans  ce  rôle, où  il  le  disait  déplacé,  s'est  trouvé  en  opposition 
avec  le  sentiment  de  tous  ses  contemporains.  Leur  admiration 
unanime  ne  laisse  point  de  doute  sur  les  magnifiques  inspira- 
tions que  le  grand  tragédien  puisa  dans  la  pièce  de  Britannicus, 


.Nous  avons  recueilli  les  variantes  de  Britannicus  dans  le 
texte  de  1670,  édition  séparée  et  la  première  de  toutes  S  et 
dans  les  différentes  éditions  collectives,  déjà  nommées  à  l'oc- 
casion des  pièces  précédentes.  Notre  texte  est  conforme  à  celui 
de  l'impression  de  1697. 

I .  L'édition  origiuale  a  pour  titre  : 

BRITANNICUS, 

TRAGEDIE. 

A  Paris, 

chez  Claude  Barbin. . . . 

M.DC.LXX. 

Avec  privilège  du  Roj. 

L'Achevé  d'imprimer  n'est  pas  mentiomié.  Le  privilège  est  c  du 
septième  Janvier  1670.  » 

Outre  huit  feuillets  pour  le  titre,  VÉpître  au  duc  de  Chevreuse,  la 
Préface^  l'extrait  du  privilège,  et  la  liste  des  acteurs,  la  pièce  a 
quatre-vingts  pages. 


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EPITRJE:.  a39 

A*   MONSEIGNEUR 
LE  DUC  DE  CHEVREDSE^ 

MoifSEIGNEUR  9 

Vous  serez  peut-être  étonné  de  voir  votre  nom  à  la 
tète  de  cet  ouvrage  ;  et  si  je  vous  avois  demandé  la  per- 
mission de  vous  Toffrir,  je  doute  si  je  Taurôis  obtenue. 
Mais  ce  seroit  être  en  quelque  sorte  ingrat  que  de  cacher 
plus  longtemps  au  monde  les  bontés  dont  vous  m'avez 
toujours  honoré.  Quelle  apparence  qu'un  homme  qui  ne 


I.  Nous  tuivoDB,  comme  pour  toutes  les  épîtres  dédicatoires,  le 
texte  de  Tédition  originale.  Nous  TaTons  comparé  à  celui  d*un  ma- 
nuscrit domié,  comme  autographe,  à  la  bibliothèque  de  la  ville  de 
Lyon  par  M.  Monfalcon.  Ce  manuscrit  n*est  pas  entièrement  con- 
forme à  la  première  édition  de  Brittamïeus^  la  seule  des  anciennes  qui 
contienne  Tépître,  mais  à  eelle  de  1786.  Nous  ayons  déjà  fait  la  même 
remarque  au  sujet  de  la  dédicace  de  la  Thébaîde  (tome  I ,  p.  889 , 
note  i).  Voyez  aussi  plus  haut,  dans  le  tome  II  (p.  3o,  note  i),  ce 
que  nous  avons  dit  de  Tépître  ô^Andromaque, 

a.  Cbarles-Honoré  d'Albert,  duc  de  Luynes,  de  Chevrense  et  de 
ChaulneSy  était  né  le  7  octobre  1646.  Il  mourut  le  5  novembre  1711. 
Il  avait  été,  comme  Racine,  mais  plus  tard  que  lui,  élève  de  Lan- 
celot.  Racine  Tavait  connu  très-jeune  à  Thôtel  de  Luyues ,  et  c'est  de 
lui  qu'ail  parle  dans  ses  lettres  de  1661 ,  sous  le  nom  de  Monsieur  le 
Marquis,  On  connait  la  liaison  si  étroite  du  duc  de  Chevreuse  avec  le 
duc  de  Beauvillers  et  Fénelon ,  et  Tinfluence  de  ces  trois  hommes  de 
bien  sur  le  duc  de  Bourgogne.  Saint-Simon  a  dit  du  duc  de  Che- 
vreuse qu'il  était  c  né  avec  beaucoup  d'esprit  naturel,  d'agrément 
dans  l'esprit,...  de  facilité  pour  le  travail  et  pour  toutes  sortes  de 
sciences.  >  (Mémoires ,  tome  X,  p.  ^66,)  Mais  ce  qu'en  lui  il  a  loué 
surtout ,  d'accord  en  cela  avec  tous  les  témoignages  et  avec  les  éloges 
que  lui  donne  ici  Racine,  ce  sont  ses  vertus,  la  droiture  de  son 
cœur,  c  sa  douceur,  sa  mesure,  sa  modestie.  »  (Ibidem,  tome  YI, 
p.  i85.) 


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a4o  BRITANNICUS. 

travaille  que  pour  la  gloire  se  puisse  taire  d*une  protec- 
tion aussi  glorieuse  que  la  vôtre  ?  Non ,  Monseigneur  ,  il 
m*est  trop  avantageux  que  Ton  sache  que  mes  amis  mêmes 
ne  vous  sont  pas  indiOerents,  que  vous  prenez  part  à  tous 
mes  ouvrages*,  et  que  vous  m'avez  procuré  Thonneur  de 
lire  celui-ci  devant  un  homme  dont  toutes  les  heures  sont 
précieuses*.  Vous  fûtes  témoin  avec  quelle  pénétration 
d'esprit  il  jugea  de  l'économie  de  la  pièce,  et  combien 
ridée  qu'il  s'est  formée  d'une  excellente  tragédie  est  au 
delà  de  tout  ce  que  j'en  ai  pu  concevoir.  Ne  craigne/, 
pas,  Monseigneur,  que  je  m'engage  plus  avant,  et  que 
n'osant  le  louer  en  face,  je  m'adresse  à  vous  pour  le 
louer  avec  plus  de  liberté.  Je  sais  qu'il  seroit  dangereux 
de  le  fatiguer  de  ses  louanges;  et  j'ose  dire  que  cette 
même  modestie,  qui  vous  est  commune  avec  lui,  n'est  pas 
un  des  moindres  liens  qui  vous  attachent  l'un  à  l'autre. 
La  modération  n'est  qu'une  vertu  ordinaire  quand  elle 
ne  se  rencontre  qu'avec  des  qualités  ordinaires.  Mais 
qu'avec  toutes  les  qualités  et  du  cœur  et  de  l'esprit, 
qu'avec  un  jugement  qui ,  ce  semble ,  ne  devroit  être  le 


1.  Prendre  part  peut  bien  signifier  simplement  ici  prendre  intérêt. 
Il  nous  semble  peu  probal)le  que  le  duc  de  Chevreuse  ait  eu  quel- 
que part  aux  ouvrages  de  Racine.  De  Visé  semble,  il  est  vrai,  insinuer 
dans  son  Mercure  qu*un  sage ,  un  Socrate  collaborait  avec  notre 
poêle.  Chevreuse  était  un  sage;  mais  à  l'époque  où  fut  composé  Bri- 
tannicus,  il  était  bien  jeune  pour  qu*on  put  le  reconnaître  sous  le 
nom  de  Socrate.  Quoi  qu'il  en  soit,  voibi  le  passage  du  Mercure  ga- 
lant de  1672,  écrit  à  propos  de  Bajazet  :  «  Ses  amis  (les  amis  de 
Racine)  le  placent  entre  Sophocle  et  Euripide,  aux  pièces  duquel  il 
semble  que  Diogène  Laërcc  veuille  nous  faire  entendre  que  Socrate 
avait  la  meilleure  part  des  plus  beaux  endroits.  » 

a.  Racine  désigne  clairement  ici  Colbcrt,  dont  le  duc  de  Che- 
vreuse avait  épousé  la  fille  aînée  en  1667.  Colbert  ne  passe  pas  pour 
avoir  été  aussi  bon  juge  des  choses  de  l'esprit  que  le  dit  Racine  dans 
ce  passage.  Mais  il  avait  donné  des  pensions  aux  gens  de  lettres ,  et 
Racine  lui  devait  de  la  reconnaissance. 


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ÉPItRE.  !i4i 

fruit  qae  de  rexpérience  de  plusieurs  années ,  quavec 
mille  belles  connoissauces  que  tous  ne  sauriez  cacher  à 
vos  amis  particuliers,  tous  ayez  encore  cette  sage  rete- 
nue que  tout  le  monde  admire  en  tous,  c'est  sans  doute 
une  Tertu  rare  en  un  siècle  où  Ton  fait  Tanité  des  moin- 
dres choses.  Mais  je  me  laisse  emporter  insensiblement 
à  la  tentation  de  parler  de  tous.  Il  faut  qu'elle  soit  bien 
Tiolente,  puisque  je  n'ai  pu  y  résister  dans  une  lettre  où 
je  n*aTois  autre  dessein  que  de  tous  témoigner  aTcc  com- 
bien de  respect  je  suis , 

MONSEIGNEUR, 

Votre  très-humble  et  très-obéissant 
serviteur*, 

Racine. 

I.  Dans  le  manuscrit,  comme  dans  Tédition  de  lyBô  et  dans  celle 
de  M.  Aimé-Martin,  il  y  a  :  t  Votre  très-humble,  très-obéissant  et 
très-fidèle  senriteor.  >  Nons  ferons  remarquer  en  outre  que  dans  le 
manuscrit,  de  même  que  dans  ces  deux  éditions,  Tépître  se  divise  en 
quatre  alinéa.  Dans  l'édition  de  1670,  elle  n'en  forme,  comme  ici, 
qu'un  seul. 


J.  Ragivs.  Il  16 


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a4a  BRITANNICUS. 


PREMIÈRE  PRÉFACE'. 

Db  tous  les  ouvrages  que  j'ai  donnés  au  public ,  il  n'y 
en  a  point  qui  m'ait  attiré  plus  d'applaudissements  ni 
plus  de  censeurs  que  celui-ci.  Quelque  soin  que  j'aie 
pris  pour  travailler  cette  tragédie,  il  semble  qu'autant 
que  je  me  suis  efforcé  de  la  rendre  bonne,  autant  de 
certaines  gens  se  sont  efforcés  de  la  décrier.  Il  n'y  a 
point  de  cabale  qu'ils  n'aient  faite,  point  de  critique 
dont  ils  ne  se  soient  avisés.  Il  y  en  a  qui  ont  pris  même 
le  parti  de  Néron  contre  moi.  Us  ont  dit  que  je  le  faisois 
trop  cruel.  Pour  moi,  je  croyois  que  le  nom  seul  de 
Néron  faisoit  entendre  quelque  chose  de  plus  que  cruel. 
Mais  peut-être  qu'ils  raffinent  sur  son  histoire,  et  veulent 
dire  qu'il  étoit  honnête  honmie  dans  ses  premières  an- 
nées, n  ne  faut  qu'avoir  lu  Tacite  pour  savoir  que  s'il  a 
été  quelque  temps  un  bon  empereur,  il  a  toujours  été  un 
très-méchant  honmie.  Il  ne  s'agit  point  dans  ma  tragédie 
des  affaires  du  dehors.  Néron  est  ici  dans  son  particulier 
et  dans  sa  famille.  Et  ils  me  dispenseront  de  leur  rap- 
porter tous  les  passages  qui  pourroient  bien  aisément  ' 
leur  prouver  que  je  n'ai  point  de  réparation  à  lui  faire. 

D'autres  ont  dit,  au  contraire,  que  je  l'avois  fait  trop 
bon.  J'avoue  que  je  ne  m'étois  pas  formé  l'idée  d'un  bon 
homme  en  la  personne  de  Néron.  Je  l'ai  toujours  regardé 
comme  un  monstre.  Mais  c'est  ici  un  monstre  naissant. 
U  n'a  pas  encore  mis  le  feu  à  Rome.  U  n'a  pas  tué  '  sa 

I.  Cette  préface  est  celle  de  l'édition  de  1670. 

3.  Les  éditions  de  1807,  de  1808  et  celle  de  M.  Aimé-Martin 
omettent  hien  devant  aisément, . 

3.  Les  mêmes  éditions  donnent  ici  :  «  U  n*a  pas  encore  tué.  i 
Cest  ainsi  que  Racine  s'exprime  dans  sa  seconde  préface. 


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PREMIÈRE  PRÉFACE.  a43 

mère,  sa  femme,  ses  gouverneurs.  A  cela  près,  il  me 
semble  qu*il  lui  échappe  assez  de  cruautés  pour  empê- 
cher que  personne  ne  le  méconnoisse. 

Quelques-uns  ont  pris  1* intérêt  de  Narcisse,  et  se  sont 
plaints  que  j'en  eusse  fait  un  très-méchant  homme  et  le 
confident  de  Néron.  Il  suffit  d*un  passage  pour  leur  ré- 
pondre. «  Néron,  dit  Tacite,  porta  impatiemment  la 
mort  de  Narcisse,  parce  que  cet  affi*anchi  avoit  une  con- 
formité merveilleuse  avec  les  vices  du  prince  encore  ca- 
chés :  Cujus  abditis  adhuc  çitiis  mire  congruebat^ .  » 

Les  autres  se  sont  scandalisés  que  j'eusse  choisi  un 
homme  aussi  jeune  que  Britannicus  pour  le  héros  d'une 
tragédie.  Je  leur  ai  déclaré,  dans  la  préface  èLÂndrcy- 
maque^y  les  sentiments  d'Aristote  sur  le  héros  de  la  tra- 
gédie; et  que  bien  loin  d'être  parfait,  il  faut  toujours 
qu'il  ait  quelque  imperfection.  Mais  je  leur  dirai  encore 
ici  qu'un  jeune  prince  de  dix -sept  ans ,  qui  a  beaucoup 
de  cœur,  beaucoup  d'amour,  beaucoup  de  franchise  et 
beaucoup  de  crédulité,  qualités  ordinaires  d'un  jeune 
homme,  m'a  semblé  très-capable  d'exciter  la  compas- 
sion. Je  n'en  veux  pas  davantage. 

Mais,  disent- ils,  ce  prince  n'entroit  que  dans  sa  quin- 
zième année  lorsqu'il  mourut.  On  le  fait  vivre ,  lui  et 
Narcisse,  deux  ans  plus  qu'ils  n'ont  vécu'.  Je  n'aurois 
point  parlé  de  cette  objection,  si  elle  n' avoit  été  faite 
avec  chaleur  par  un  homme  qui  s'est  donné  la  liberté  de 
fiaire  régner  vingt  ans  un  empereur  qui  n'en  a  régné  que 
huit  ^ ,   quoique  ce  changement  soit  bien  plus  considé- 


I.  jinnales^  lirre  AJLU,  chapitre  i. 

».  Voyez  ci-dessos  \9l  première  préface  diAndromaque,  p.  35  et  36. 

3.  Narcisse  se  taa  aa  commencement  du  règne  de  Néron.  Voyez  les 
Annales  de  Tacite,  Xvrte  XIII,  chapitre  i;  et  ci-après,  p.  a56,  note  a. 

4.  Corneille,  qui  est  ici  désigné,  reconnaît  lui-même,  dans  VExa^ 
men  de  son  Héraclius^  qu'il  a  pris  cette  licence  :  c  J'ai  prolongé  de 


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a44  BRITANNIGUS. 

rable  dans  la  chronologie ,  où  Ton  suppute  les  t^nps  par 
les  aimées  des  empereurs. 

Junie  ne  manque  pas  non  plus  de  censeurs.  Ik  disent 
que  d^une  vieille  coquette,  nommée  Junia  Silana ,  j'en  ai 
fait  une  jeune  fille  très-sage.  Qu*auroient-ils  à  me  ré- 
pondre si  je  leur  disois  que  cette  Junie  est  un  personnage 
inventé  f  comme  TÉmilie  de  Cinna^  comme  la  Sabine 
à^ Horace?  Mais  j*ai  à  leur  dire  que  s'ils  avoient  bien  lu 
rhistoire,  ils  auroient  trouvé  une  Junia  Calvina,  de  la 
fimiiUe  d'Auguste,  sœur  de  Silanus,  à  qui  Gaudius  avoit 
promis  Octavie.  Cette  Junie  étoit  jeune,  belle,  et,  comme 
dit  Sénèque,  festivissima  omnium puellarum^ .  Elle  ai- 
douze  ans  la  durée  de  Tempire  de  I%ocas.  »  Voyez  le  CorneUU  de 
M.  Marty-Laveanx,  tome  V,  p.  i5i.  Corneille  parle  aussi  de  cet  ana- 
chronisme,  et  l'excuse  par  les  exemples  des  anciens,  dans  son  ayis 
Au  lecteur,  (Ibidem^  p.  i43  et  i440 

I.  c  La  plus  charmante  des  jeunes  femmes.  >  Voici  le  passage  de 
Sénèque  (Apocolokyntosey  chapitre  ym)  :  c  Lucium  Silanum,  genemm 
c  suum,  occidit.  Oro,  propter  quid?  Sororem  suam,  festivissimam 
c  omnium  puellarum,  quam  omnes  Venerem  yocarent,  maluit  Juno- 
c  nem  vocare.  •  L'abbé  du  Bos  (Réflemons  erîtiquês^  i^e  partie,  sec» 
tion  xxix)  fait  la  remarque  suivante  sur  la  Junie  de  Racine  :  «  Junia 
Calrina,  l'amante  de  Britannicus,  sur  laquelle  le  poëte  prend  soin  de 
nous  instruire  dans  sa  préface,  et  qu'il  a  tant  de  peur  que  nous  ne 
confondions  ayec  Junia  Silana,  n*étoit  point  à  Rome  dans  le  temps  de 
la  mort  de  Britannicns....  Elle  aroit  été  exilée  à  la  fin  du  r^ne  de 
Claude,  et  Néron  ne  la  rappela  de  son  exil  que  lorsqu'il  voulut  faire 
un  certain  nombre  d'actions  de  bonté,  afin  d'adoucir  les  esprits  aigris 
contre  lui  par  le  meurtre  de  sa  mère.  D'ailleurs  le  caractère  que 
M.  Racine  s'est  plu  à  donner  à  cette  Junia  Calvina  est  bien  démenti 
par  l'histoire....  Plus  d'une  fois  il  lui  fait  dire  en  phrases  poétiques 
qu'elle  n'a  point  tu  le  monde  et  qu'elle  ne  le  connoit  pas  encore. 
Tacite,  qui  doit  avoir  vu  Junia  Calvina,  puisqu'elle  a  vécu  jusque 
sous  le  règne  de  Vespasien,  dit  dans  l'histoire  de  Claudius  {Annales ^ 
livre  Xn,  chapitre  iv)  qu'elle  étoit  une  effrontée.  Avant  que  Clau- 
dius épousât  Agrippine,  elle  avoit  été  mariée  à  Locius  Vitdlius,  le 
frère  de  Vitellius  qui  Ait  empereur  dans  la  suite.  Sénèque,  dans  la 
satire  ingénieuse  qu'il  écrivit  sur  la  mort  de  l'empereur  Claudius, 
parle  de  Junia  CaWina  en  h<Mnme  qui  la  tenoit  réeUement  coupabU 


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PREMIÈRE  PRÉFACE.  a45 

moit  tendrement  son  frère;  <  et  leurs  ennemis»  dit  Ta- 
cite, les  accusèrent  tous  deux  d^inceste,  quoiqu'ils  ne 
fussent  coupables  que  d'un  peu  d'indiscrétion '.  »  Si  je 
la  représente'  plus  retenue  qu'elle  n'étoit,  je  n'ai  pas  ouï 
dire  qu'il  nous  fot  défendu  de  rectifier  les  mœurs  d'un 
personnage,  surtout  lorsqu'il  n'est  pas  connu. 

L'on  trouve  étrange  qu'elle  paroisse  sur  le  théâtre 
après  la  mort  de  Britannicus.  Certainement  la  délicatesse 
est  grande  de  ne  pas  vouloir  qu'elle  dise  en  quatre  vers 
assez  touchants  qu'elle  passe  chez  Octavie'.  Mais,  di- 
sent-ik ,  cela  ne  valoit  pas  la  peine  de  la  faire  revenir. 
Un  autre  l'auroit  pu  raconter  pour  elle.  Us  ne  savent  pas 
qu'une  des  règles  du  théâtre  est  de  ne  mettre  en  récit  que 

du  crime  d'inceste  ayec  son  propre  frère,  pour  lequel  elle  ayoit  été 
exilée  sous  le  règne  de  ce  prince.  M.  Racine  rapporte  une  partie  du 
passage  de  Sénèque,  d'une  manière  k  foire  croire  qu'il  ne  l'a  pas  lu 
tout  entier....  Il  ne  nous  dit  pas  ce  que  Sénèque  ajoute,  que  Junit 
GdTina  paraissoit  une  Vénus  à  tout  le  monde,  mais  que  son  frère 
aimoit  mieux  en  faire  sa  Junon....  M.  Racine  suppose,  dans  sa  pré- 
fitice,  que  Tàge  seul  de  Junia  CaWina  Tempécha  d*étre  reçue  chez  les 
Vestales,  puisqu'il  pense  ayoir  rendu  sa  réception  dans  leur  ooUége 
vraisemblable,  en  lui  faisant  donner  par  le  peuple  une  dispense  d'âge, 
érénement  ridicule  par  rapport  à  ce  terops-lè,  où  le  peuple  ne  £ûsoit 
plus  les  lois.  Mais  outre  que  l'Age  de  Junia  CalTÎna  étoit  trop  ayancé 
pour  sa  réception  parmi  les  Vestales,  il  y  ayoit  encore  plusieurs  rai- 
sons qui  rendoient  sa  réception  dans  leur  collège  impossible,  a  Ces 
observations  sont  exactes,  mais  bien  rigoureuses.  Racine  aurait  dû, 
pour  en  finir  avec  les  chicanes,  se  contenter  de  répondre,  comme  il 
se  montre  d'abord  tenté  de  le  faire,  qu'il  avait  inventé  le  personnage 
de  Junie.  Cétait  son  droit  de  poète. 

I.  c  Fratrum,  non  incestum,  sed  ineustoditum ,  amorem  ad  inùi- 
«  miam  traxit  {FitelUus),  >  {Annales^  livre  XII,  chapitre  rr.) 

a.  M.  Aimé-Martin  et,  avant  lui,  les  éditeurs  de  1807  et  de  1808 
ont  changé  représente  esk  présente, 

S.  Plus  tard,  ayant  reconnu  sans  doute  quelque  vérité  dans  la 
critique  qu'il  cherche  ici  à  repousser ,  Racine  se  décida  à  supprimer 
la  scène  où  se  lisaient  ces  quatre  vers,  et  qui  ne  se  trouve  que  dans 
l'édition  de  1670,  où  elle  est  la  vi«  de  l'acte  V.  Voyez  la  variante  du 
vers  1647* 


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a46  BRITANNICUS. 

les  choses  qui  ne  se  peuvent  passer  en  action;  et  que 
tous  les  anciens  font  venir  souvent  sur  la  scène  des  ac- 
teurs qui  n'ont  autre  chose  à  dire ,  sinon  qu'ils  viennent 
d'un  endroit,  et  qu'ils  s'en  retournent  en  un  autre. 

Tout  cela  est  inutile ,  disent  mes  censeurs.  La  pièce  est 
finie  au  récit  de  la  mort  de  Britannicus,  et  l'on  ne  devroit 
point  écouter  le  reste.  On  l'écoute  pourtant,  et  même 
avec  autant  d'attention  qu'aucune  fin  de  tragédie.  Pour 
moi,  j'ai  toujours  compris  que  la  tragédie  étant  l'imita- 
tion d'une  action  complète ,  où  plusieurs  personnes  con- 
courent ,  cette  action  n'est  point  finie  que  l'on  ne  sache 
en  quelle  situation  elle  laisse  ces  mêmes  personnes.  C'est 
ainsi  que  Sophocle  en  use  presque  partout.  C'est  ainsi 
que  dans  \Antigone  il  emploie  autant  de  vers  à  repré- 
senter la  fureur  d'Hémon  et  la  punition  de  Créon  après 
la  mort  de  cette  princesse,  que  j'en  ai  employé^  aux  im- 
précations d'Agrippine ,  à  la  retraite  de  Junie ,  à  la  puni- 
tion de  Narcisse,  et  au  désespoir  de  Néron,  après  la 
mort  de  Britannicus. 

Que  faudroit-il  faire  pour  contenter  des  juges  si  dif- 
ficiles? La  chose  seroit  aisée,  pour  peu  qu'on  voulût 
trahir  le  bon  sens.  U  ne  faudroit  que  s'écarter  du  na- 
turel pour  se  jeter  dans  l'extraordinaire.  Au  lieu  d'une 
action  simple,  chargée  de  peu  de  matière,  telle  que  doit 
être  une  action  qui  se  passe  en  un  seul  jour,  et  qui 
s' avançant  par  degrés  vers  sa  fin,  n'est  soutenue  que  par 
les  intérêts,  les  sentiments  et  les  passions  des  person- 
nages, il  faudroit  remplir  cette  même  action  de  quan- 
tité d'incidents  qui  ne  se  pourroient  passer  qu'en  un  mois, 
d'un  grand  nombre  de  jeux  de  théâtre,  d'autant  plus  sur- 
prenants qu'ils  seroient  moins  vraisemblables,  d'une  in- 
finité de  déclamations  où  l'on  feroit  dire  aux  acteurs  tout 

I.  L*édition  de  1670  a  :  employés. 


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PREMIÈRE  PRÉFACE.  247 

le  contraire  de  ce  qu'ils  devroient  dire.  H  fandroit,  par 
exemple,  représenter  quelque  héros  ivre,  qui  se  vondroit 
faire  haïr  de  sa  maîtresse  de  gaieté  de  cœur^,  un  Lacé* 
démonien  grand  parleur^,  un  conquérant  qui  ne  débi- 
teroit  que  des  maximes  d'amour  * ,  une  femme  qui  don- 
neroit  des  leçons  de  fierté  à  des  conquérants*.  Voilà 
sans  doute  de  quoi  faire  récrier  tous  ces  Messieurs.  Mais 
que  diroit  cependant  le  petit  nombre  de  gens  sages  aux- 
quels je  m'efforce  de  plaire?  De  quel  front  oserois-je  me 
montrer,  pour  ainsi  dire,  aux  yeux  de  ces  grands  hommes 
de  l'antiquité  que  j'ai  choisis  pour  modèles?  Car,  pour 
me  servir  de  la  pensée  d'un  ancien*,  voilà  les  véritables 


I.  Allusion  à  TAttila  de  G>meille,  dans  la  pièce  de  ce  nom. 
Les  historiens  «  rapportent ,  dit  G>meille  dans  son  ayis  Au  lecteur 
(tome  VII,  p.  io5),  qu*il  ayoit  accoutumé  de  saigner  du  nez,  et  que 
les  Tapeurs  du  yin  et  des  viandes  dont  il  se  chargea  fermèrent  le  pas- 
sage à  ce  sang ,  qui ,  après  TaToir  étouffé ,  sortit  avec  -riolence  par 
tous  les  conduits.  »  Et  en  effet,  dans  la  scène  in  de  l'acte  Y  (yers  i6o3 
et  1604)  on  voit  couler  le  sang  d* Attila.  C'est  le  dénoûment  de  la 
pièce  qui  commence.  Il  faut  dire  cependant  qu'il  s'agit  moins  d'une 
ivresse  causée  par  les  vapeurs  du  t^in,  que  d'un  mal  auquel  le  roi  des 
Huns  est  en  proie  depuis  qu'il  a  tué  son  frère.  Ce  qui  est  rigoureu- 
sement exact,  c'est  qu'Attila  veut  de  gaieté  de  cœur  se  faire  hoir  de 
sa  maîtresse  Ildione.  Voyez  la  scène  n^de  l'acte  m  (vers  879-899). 

9.  Agésilas  ou  Lysander,  dans  la  tragédie  èiAgésUas  de  Corneille. 

3.  César,  dans  le  Pompée  de  Corneille. 

4.  Comélie,  dans  le  Pompée  de  Corneille. 

5.  Cest  de  Longin  qu'il  s'agit.  Voici  le  passage  de  cet  auteur,  tel 
que  Boileau  l'a  traduit  au  chapitre  xn  du  Traité  du  Sublime  :  c  Ces 
grands  hommes. ...  nous  élèvent  Time  presque  aussi  haut  que  l'idée 
que  nous  avons  conçue  de  leur  génie,  surtout  si  nous  nous  impri« 
mons  bien  ceci  en  nous-mêmes  :  f  Que  penseroient  Homère  ou  Dé- 
c  mosthène  de  ce  que  je  dis,  s'ils  m'écoutoient?  et  quel  jugement 
«  feroient-ils  de  moi?  »  En  effet,  nous  ne  croirons  pas  avoir  un 
médiocre  prix  à  disputer  si  nous  pouvons  nous  figurer  que  nous 
allons,  mais  sérieusement,  rendre  compte  de  nos  écrits  devant  un  si 
célèbre  tribunal ,  et  sur  un  théâtre  oà  nous  avons  de  tels  héros  pour 
juges  et  pour  témoins.  > 


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a4S  BRITANNICUS. 

spectateurs  que  nous  devons  nous  proposer  ;  et  nous  de- 
vons sans  cesse  nous  demander:  «  Que  diroîent  Homère 
et  Virgile,  s'ils  Usoient  ces  vers?  que  diroit  Sophocle,  s'il 
voyoit  représenter  cette  scène?  »  Quoi  qu'il  en  soit,  je 
n'ai  point  prétendu  empêcher  qu'on  ne  parl&t  contre  mes 
ouvrages.  Je  Taurois  prétendu  inutilement.  Quid  de  te 
alii  loquantur  ipsi  çideant^  dit  Gicéron;  sed  loquentur 
tamen*. 

Je  prie  seulement  le  lecteur  de  me  pardonna  cette 
petite  préface,  que  j'ai  faite  pour  lui  rendre  raison  de 
ma  tragédie.  Il  n'y  a  rien  de  plus  naturel  que  de  se  dé- 
fendre quand  on  se  croit  injustement  attaqué.  Je  vois 
que  Térence  même  semble  n'avoir  fait  des  prologues 
que  pour  se  justifier  contre  les  critiques  d'un  vieux  poète 
malintentionné,  malepoli  i>eteris  poetœ^^  et  qui  venoit 
briguer  des  voix  contre  lui  jusqu'aux  heures  où  l'on  re- 
présentoit  ses  comédies. 

Occepta  est  agi , 

Exclamât f  etc.'. 

On  me  pouvoit  faire  une  difficulté  qu'on  ne  m'a  point 
faite.  Mais  ce  qui  est  échappé  aux  spectateurs  pourra 
être  remarqué  par  les  lecteurs.  C'est  que  je  fais  entrer 
Junie  dans  les  Vestales,  où,  selon  Aidu-Gelle*,  on  ne 
recevoit  personne  au-dessous  de  six  ans,  ni  au-dessus  de 
dix.  Mais  le  peuple  prend  ici  Junie  sous  sa  protection, 
et  j'ai  cru  qu'en  considération  de  sa  naissance,  de  sa 

I .  «  Cest  aux  autres  à  voir  comment  Ils  voudront  parler  de  tous  ; 
mais  à  coup  sûr  ils  parleront.  >  {République^  livre  VI ,  chapitre  zvi.) 

9.  Racine  vient  de  traduire  ces  mots  :  f  d*un  vieux  poëte  mal- 
intentionné. »  Us  se  trouvent  dans  le  Prologue  de  VAndrienne^  aux 
vers  6  et  7. 

3.  «  On  commence  à  jouer  la  pièce  :  il  s'écrie,  etc.  >  {Eunuque , 
Prologue,  vers  99  et  i3.) 

4.  Nuits  attîques^  livre  I,  diapitre  xu. 


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PREMIERE  PRÉFACE.  249 

vertu  et  de  son  malheur,  il  pouvoit  la  dispenser  de  Tàge 
prescrit  par  les  lois,  comme  il  a  dispensé  de  Fftge  pour 
le  consulat  tant  de  grands  hommes  qui  avoient  mérité 
ce  privilège. 

Enfin  je  suis  très-persuadé  qu'on  me  peut  faire  bien 
d'autres  critiques,  sur  lesquelles  je  n'aurois  d'autre  parti 
à  prendre  que  celui  d'en  profiter  à  l'avenir.  Mais  je 
plains  fort  le  malheur  d'un  homme  qui  travaille  pour  le 
public.  Ceux  qui  voient  le  mieux  nos  défauts  sont  ceux 
qui  les  dissimulent  le  plus  volontiers.  Us  nous  pardon- 
nent les  endroits  qui  leur  ont  déplu,  en  faveur  de  ceux 
qui  leur  ont  donné  du  plaisir.  Il  n'y  a  rien,  au  con- 
traire, de  plus  injuste  qu'un  ignorant.  U  croit  toujours 
que  l'admiration  est  le  partage  des  gens  qui  ne  savent 
rien.  Il  condamne  toute  une  pièce  poiu:  une  scène  qu'il 
n'approuve  pas.  Il  s'attaque  même  aux  endroits  les  plus 
éclatants,  pour  faire  croire  qu'il  a  de  l'esprit  ;  et  pour  peu 
que  nous  résistions  à  ses  sentiments,  il  nous  traite  de 
présomptueux  qui  ne  veulent  croire  personne,  et  ne 
songe  pas  qu'il  tire  quelquefois  plus  de  vanité  d'une 
critique  fort  mauvaise,  que  nous  n'en  tirons  d'une  assez 
bonne  pièce  de  théâtre. 

Homine  imperito  nunquam  quidquam  injusiius*. 

I.  Térence,  Adelphes,  Ters  99.  —  Cest  ce  vers  que  traduit  Racine 
]onqa*il  dit  un  peu  plus  haut  :  f  II  n*y  a  rien....  de  pins  injuste 
qti*un  ignorant.  » 


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a5o  BRITANNICUS. 


SECONDE  PRÉFACE". 

Toici  celle  de  mes  tragédies  qae  je  puis  dire  qae  j*ai 
le  plus  travaillée.  Cependant  j'avoue  que  le  succès  ne 
répondit  pas  d'abord  à  mes  espérances.  A  peine  eUe 
parut  sur  le  théâtre,  qu'il  s'éleva  quantité  de  critiques 
qui  sembloient  la  devoir  détruire.  Je  crus  moi-même 
que  sa  destinée  seroit  à  l'avenir  moins  heureuse  que  celle 
de  mes  autres  tragédies.  Mais  enfin  il  est  arrivé  de  cette 
pièce  ce  qui  arrivera  toujours  des  ouvrages  qui  auront 
quelque  bonté.  Les  critiques  se  sont  évanouies;  la  pièce 
est  demeurée.  C'est  maintenant  celle  des  miennes  que 
la  cour  et  le  public  revoient  le  plus  volontiers;  et  si  j'ai 
fait  quelque  chose  de  solide  et  qui  mérite  quelque 
louange,  la  plupart  des  connoisseurs  demeurent  d'accord 
que  c'est  ce  même  Britannicus. 

A  la  vérité  j'avois  travaillé  sur  des  modèles  qui  m'a- 
voient  extrêmement  soutenu  dans  la  peinture  que  je 
voulois  faire  de  la  cour  d'Agrippine  et  de  Néron.  J'avois 
copié  mes  personnages  d'après  le  plus  grand  peintre  de 
l'antiquité,  je  veux  dire  d'après  Tacite.  Et  j'étois  alors  si 
rempli  de  la  lecture  de  cet  excellent  historien,  qu'il  n'y 
a  presque  pas  un  trait  éclatant  dans  ma  tragédie  dont  il 
ne  m'ait  donné  l'idée.  J'avois  voulu  mettre  dans  ce  re- 
cueil un  extrait  des  plus  beaux  endroits  que  j'ai  tâché 
d'imiter*;  mais  j'ai  trouvé  que  cet  extrait  tiendroit  pres- 
que autant  de  place  que  la  tragédie.  Ainsi  le  lecteur  trou- 
vera bon  que  je  le  renvoie  à  cet  auteur,  qui  aussi  bien 

I.  Cest  la  préface  de  1676  et  des  éditions  siÛTaiites. 
a.  Gomme  avait  (akt  Corneille  dans  une  de  ses  éditions  da  Cid^  et 
plus  tard  de  la  Mort  de  Pompée. 


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SECONDE  PRÉFACE.  aSi 

est  entre  les  mains  de  tout  le  monde  ;  et  je  me  conten- 
terai de  rapporter  ici  quelques-uns  de  ses  passages  sur 
chacun  des  personnages  que  j'introduis  sur  la  scène. 

Pour  commencer  par  Néron,  il  faut  se  souvenir  qu'il 
est  ici  dans  les  premières  années  de  son  règne,  qui  ont 
été  heureuses,  comme  Ton  sait.  Ainsi  il  ne  m'a  pas  été 
permis  de  le  représenter  aussi  méchant  qu'il  a  été  de- 
puis. Je  ne  le  représente  pas  non  plus  comme  un  honune 
vertueux,  car  il  ne  l'a  jamais  été.  Il  n'a  pas  encore  tué 
sa  mère,  sa  fenune,  ses  gouverneurs  ;  mais  il  a  en  lui  les 
semences  de  tous  ces  crimes.  Il  conmience  à  vouloir  se^ 
couer  le  joug.  Il  les  hait  les  uns  et  les  autres,  et  il  leur 
cache  sa  haine  sous  de  fausses  caresses  :  Factus  natura 
çelare  odium  fallacibus  blanditiis  ^ .  En  un  mot,  c'est 
ici  un  monstre  naissant,  mais  qui  n'ose  encore  se  dé- 
clarer, et  qui  cherche  des  couleurs  à  ses  méchantes  ac- 
tions :  Hactenus  Nero  flagitiis  et  sceleribus  velamenta 
qusesiçU^,  Il  ne  pouvoit  souffrir  Octavie,  princesse  d'une 
bonté  et  d'une  vertu  exemplaire  :  Fato  quodam^  an  quia 
prœualent  illicita;  metuebaturque  ne  in  stupra  femina^ 
rum  illustrium  prorumperet^ , 

Je  lui  donne  Narcisse  pour  confident.  J'ai  suivi  en 
cela  Tacite,  qui  dit  que  Néron  porta  impatiemment  la 
mort  de  Narcisse,  parce  que  cet  affranchi  avoit  une  con- 
formité merveilleuse  avec  les  vices  du  prince  encore  ca- 
chés :  Cujus  abditis  adhuc  pitiis  mire  congruebat^ .  Ce 

I.  f  Formé  par  la  nature  à  Toiler  sa  haine  sous  de  fausses  ca- 
resses. »  (Tacite,  j^nnaies,  livre  XIV,  chapitre  lvi.) 

9.  c  Néron ,  jusque-là ,  chercha  à  voiler  ses  vices  et  ses  crimes.  • 
{Ibidem j  livre  XIII,  chapitre  xi.vn.) 

3 .  c  Soit  fatalité,  soit  attrait  des  plaisirs  défendus  ;  et  Ton  craignait 
que,  dans  l'emportement  de  ses  passions,  il  ne  déshonorât  les  femmes 
de  la  plus  illustre  naissance.  >  (Ibidem,  livre  XIII ,  chapitre  xn.) 

4.  Annales,  livre  XIII ,  chapitre  i.  Racine  vient  de  traduire  cette 
phrase. 


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aSa  BRITANNICUS. 

passage  prouve  deux  choses  :  il  prouve  et  que  Néron 
étoit  déjà  vicieux,  mais  qu'il  dissimuloit  ses  vices,  et  que 
Narcisse  Tentretenoit  dans  ses  mauvaises  inclinations. 

J'ai  choisi  Burrhus  pour  opposer  un  honnête  homme 
à  cette  peste  de  cour;  et  je  Tai  choisi  plutôt  que  Sé- 
nèque.  En  voici  la  raison  :  ils  étoient  tous  deux  gouver- 
neurs de  la  jeunesse  de  Néron,  Tun  pour  les  armes, 
l'autre  pour  les  lettres;  et  ils  étoient  fameux,  Burrhus 
pour  son  expérience  dans  les  armes  et  pour  la  sévérité 
de  ses  mœurs,  militaribus  curis  et  severitate  morum; 
Senèque  pour  son  éloquence  et  le  tour  agréable  de  son 
esprit,  Seneca prœceptis eloquentiœ  et  comitate honesta^, 
Burrhus,  après  sa  mort,  fut  extrêmement  regretté  à 
cause  de  sa  vertu  :  Cwitati  grande  desiderium  ejus  man^ 
sitper  memoriam  {firtutis  *. 

Toute  leur  peine  étoit  de  résister  à  l'orgueil  et  à  la 
férocité  d'Agrippine,  quœ^  cunctis  malœ  dominationis 
cupidinibus  flagrans^  habebat  in  partibus  Pallantem* . 
Je  ne  dis  que  ce  mot  d'Agrippine,  car  il  y  auroit  trop 
de  choses  à  en  dire.  C'est  elle  que  je  me  suis  surtout 
efforcé  de  bien  exprimer,  et  ma  tragédie  n'est  pas  moins 
la  disgrâce  d'Agrippine  que  la  mort  de  Britannicus. 
Cette  mort  fut  un  coup  de  foudre  pour  elle,  et  il  parut, 
dit  Tacite,  par  sa  fî*ayeur  et  par  sa  consternation,  qu'elle 
étoit  aussi  innocente  de  cette  mort  qu'Octavie.  Agrip- 
pine  perdoit  en  lui  sa  dernière  espérance,  et  ce  crime 
lui  en  faisoit  craindre  un  plus  grand  :  Sibi  supremum 
auxilium  ereptum^  etparricidii  exemplum  intelligebat^ . 

I.  Tacite,  Jimales^  livre  XIII,  cbapitre  n. 
a.  c  Sa  mort  laissa  de  longs  et  grands  regrets  à  Rome,  qoi  se  sou- 
Tenait  de  ses  Tertus.  •  (Ibidem,  lirre  XIV,  chapitre  u.) 

3.  ff  Qoi,  brûlant  de  tontes  les  passions  d*une  tyrannie  malfai- 
sante, avait  Pallas  dans  son  parti.  »  [ibidem,  livre  XIII,  diapitre  n.) 

4.  c  Elle  comprenait  que  sa  dernière  ressource  venait  de  lai  être 


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SEGOI<(DE  PRÉFACE.  a53 

L^âge  de  Britannicus  ëtoit  si  connu,  qu'il  ne  m^a  pas  été 
permis  de  le  représenter  autrement  que  comme  un  jeune 
prince  qui  avoit  beaucoup  de  cœur,  beaucoup  d'amour 
et  beaucoup  de  franchise,  qualités  ordinaires  d'un  jeune 
hoDune.  Il  avoit  quinze  ans,  et  on  dit  qu'il  avoit  beau- 
coup d'esprit,  soit  qu'on  dise  vrai,  ou  que  ses  malheurs 
aient  fait  croire  cela  de  lui,  sans  qu'il  ait  pu  en  donner 
des  marques  :  Neque  segnem  ei  fuisse  indolent  ferunt; 
siçe  verum^  seu  periculis  commendatus  retinuit  famam 
sine  expérimenta  * . 

n  ne  faut  pas  s'étonner  s'il  n'a  auprès  de  lui  qu'un 
aussi  méchant  homme  que  Narcisse;  car  il  y  ayoit 
longtemps  qu'on  avoit  donné  ordre  qu'il  n'y  eût  auprès 
de  Britannicus  c[ue  des  gens  qui  n'eussent  ni  foi  ni  hon- 
neur :  Nom  ut  proximus  quisque  Britannico  neque  fas 
neque  fidem  pensi  haberet  olim  proifisum  erat  *. 

U  me  reste  à  parler  de  Junie.  Il  ne  la  faut  pas  con- 
fondre avec  une  vieille  coquette  qui  s'appeloit  Junia 
Silana.  C'est  ici  une  autre  Junie,  que  Tacite  appelle 
Junia  Cal^ina^  de  la  famille  d'Auguste,  sœur  de  Silanus 
à  qui  Glaudius  avoit  promis  Octavie.  Cette  Junie  étoit 
jeune,  belle,  et  connue  dit  Sénèque,  festi^issima  omnium 
puellarum.  Son  frère  et  elle  s'aimoient  tendrement; 
«  et  leurs  ennemis,  dit  Tacite,  les  accusèrent  tous  deux 
d'inceste,  quoiqu'ils  ne  fussent  coupables  que  d'un  peu 
d'indiscrétion  '.  »  Elle  vécut  jusqu'au  règne  de  Yespasien. 

Je  la  fais  entrer  dans  les  Vestales ,  quoique ,  selon 
Aulu-Gelle,   on  n'y  reçût  jamais  personne  au-dessous 

enlerée,  et  qu'il  y  aTait  là  un  exemple  de  parricide.  •  (Tacite,  Jh" 
noies f  livre  XIII ,  chapitre  xvi.) 

I.  Ibidem^  limne  XII,  chapitra  xxyi.  La  phrase  qui  précède  oette 
citation  en  est  une  traduction. 

a.  liidemy  livra  XIIT,  chapitra  xr. 

3.  Sur  ce  passage,  voyez  ci-dessus,  p.  a44,  note  i. 


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254  BRITANNICUS. 

de  six  ans,  ni  au-dessus  de  dix.  Mais  le  peuple  prend  ici 
Jnnie  sous  sa  protection.  Et  j'ai  cru  qu'en  considéra- 
tion de  sa  naissance,  de  sa  vertu  et  de  son  malheur,  il 
pouvoit  la  dispenser  de  Tâge  prescrit  par  les  lois,  comme 
il  a  dispensé  de  Tâge  pour  le  consulat  tant  de  grands 
hommes  qui  avoient  mérité  ce  privilège. 


ACTEURS. 

NÉRON,  empereur,  fib  d'Agrippine. 

BRITANNICUS,  fils  de  Tempereur  Clandius^ 

AGRIPPINE,  veuve  de  Domidus  Enobarbus,  père  de  Néron, 

et,  en  secondes  noces,  veuve  de  Tempereur  Claudius. 
JUNIE ,  amante  de  Britannicus. 
BURRHUS,  gouverneur  de  Néron. 
NARCISSE,  gouverneur  de  Britannicus. 
AXBINE,  confidente  d'Agrippine. 
Gabdbs. 


La  scène  est  à  Rome,  dans  une  chambre  du  palais  de  Néron. 


I .  Dans  aucune  des  anciennes  éditions  on  ne  lit  :  fils  de  Vempereur 
Claudius  et  de  Messaline,  C'est  Térudition  malheureuse  des  éditions 
plus  récentes  qui  a  ajouté  ici  le  nom  de  Btessaline,  dont  Racine  a  évité 
de  rappeler  le  souyenir. 


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BRITANNICUS. 

TRAGÉDIE. 


ACTE    L 


SCÈNE  PREMIÈRE. 
AGRIPPINE,  ALBINE. 

ALBINE. 

Quoi  ?  tandis  que  Néron  s'abandonne  au  sommeil, 
Faut-il  que  vous  veniez  attendre  son  réveil  *  ? 
Qu'errant  dans  le  palais  sans  suite  et  sans  escorte ,    ^/ 
La  mère  de  César  veille  seule  à  sa  porte? 
Madame ,  retournez  dans  votre  appartement.  5 

▲GRIPPIlfB. 

Albine ,  il  ne  faut  pas  s'éloigner  un  moment. 
Je  veux  l'attendre  ici.  Les  chagrins  qu'il  me  cause 
M'occuperont  assez  tout  le  temps  qu'il  repose. 

I .  Il  y  a  dans  le*  Plaideurs  deux  tcts  qui  ont  quelque  ressemblance  avec 
ceux-ci.  Us  sont  dans  les  Tariantes  de  Pacte  III,  scène  i  (ci-dessus,  p.  aoo)  : 

Le  beau  plaisir  d*aller,  tout  mourant  de  sommeil, 
A  la  porte  d*nn  juge  attendre  son  réreil  ! 

Mais  on  comparerait  mieux  peut-être  ce  début  de  Britannieui  avec  les  Tert  sni- 
▼ants  de  JuTénal  : 

Sedet  ad  prmioria  Régis 

Donee  Bithjmo  libeat  çigitare  tjrranno. 

(Satire  X,  ren  i6o  et  i6i.) 


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a56  BRITANNIGUS. 

Tout  ce  que  j*ai  prédit  n'est  que  trop  assuré  : 

Contre  Britannicus  Néron  s*est  déclaré  ;  z  e 

L'impatient  Néron  cesse  de  se  contraindre  ; 

Las  de  se  faire  aimer,  il  veut  se  faire  craindre. 

Britannicus  le  gêne,  Albine  ;  et  chaque  jour 

Je  sens  que  je  deviens  importune  à  mon  tour. 

ALBINE. 

Quoi?  vous  à  qui  Néron  doit  le  jour  qu'il  respire,        1 5 

Qui  l'avez  appelé  de  si  loin  à  l'Empire  ? 

Vous  qui  déshéritant  le  fils  de  Claudius, 

Avez  nommé  César  l'heureux  Domitius  ^  ? 

Tout  lui  parle ,  Madame,  en  faveur  d'Agrippine  : 

n  vous  doit  son  amour. 

▲GfiIPPINX. 

U  me  le  doit ,  Albine  :  2  o 

Tout,  s'il  est  généreux,  lui  prescrit  cette  loi  ; 
Mais  tout,  s'il  est  ingrat ,  lui  parle  contre  moi. 

ÀLBINB. 

S'il  est  ingrat.  Madame  !  Ah  !  toute  sa  conduite 
Marque  dans  son  devoir  une  àme  trop  instruite. 
Depuis  trois  ans  entiers ,  qu'a-t-il  dit,  qu'a-t-il  fait      a 5 
Qui  ne  promette  à  Rome  un  empereur  parfait  ?  ' 
Rome,  depuis  deux  ans,  par  ses  soins  gouvernée', 
Au  temps  de  ses  consuls  croit  être  retournée  : 

1.  C'était,  comme  l'on  sait,  le  nom  de  Néron  arant  son  adoption  par  Cbnde. 
Voyei  ci-après,  p.  a57,  note  a,  quelques  détails  sur  les  Bomitins. 

a.  Far,  Rome,  depuis  trois  ans,  par  ses  soins  gouvernée.  (1670  et  76) 
—  Le  changement  de  «  trois  ans  m  en  «  deux  ans,  »  fait  par  Racine  dans  son 
édition  de  1687  et  conserré  dans  celle  de  1697,  lui  a  paru  nécessaire,  comme 
s*âoignant  beaucoup  moins  de  la  date  exacte.  Néron  était  monté  sur  le  tr6ne 
an  milieu  d'octobre  de  Fan  54  après  Jésus-Cbrist,  et  il  empoisonna  Britannicus 
avant  le  printemps  de  l*an  55.  Dans  les  éditions  puUiées  au  commencement  du 
dix-huitième  siècle,  les  unes,  par  exemple  celles  de  1700  (Amsterdam)  et  de 
1736,  ont  gardé  Pancienne  leçon  trwt  ans;  les  autres,  comme  celles  de  170a, 
de  1713  et  de  1738,  ont  adopté  la  correction  deux  ont.  Les  éditions  modernes 
(1807,  1808  et  M.  Aimé-fifartin)  s'accordent  à  donner  trois  ans^  et  ne  men- 
tionnent même  pas  deux  comme  variante. 


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ACTE  I,   SCÈNE   I.  a57 

Il  la  gouverne  en  père.  Enfin  Nér^n  naissant 

A  toutes  les  vertus  d'Auguste  vieillissante  *  So 

▲GRIPPINE. 

Non,  non,  mon  intérêt  ne  me  rend  point  injuste  : 

□  commence,  il  est  vrai,  par  où  finit  Auguste; 

Mais  crains  que  l'avenir  détraisant  le  passé,  >      f 

U  ne  finisse  ainsi  qu* Auguste  a  commencé. 

D  se  déguise  en  vain  :  je  lis  sur  son  visage  3  5 

Des  fiers  Domitius  Thumeur  triste  et  sauvage  ^.     i 

n  mêle  avec  Torgueil  qu'il  a  pris  dans  leur  sang 

La  fierté  des  Nérons  qu'il  puisa  dans  mon  flanc*. 

Toujours  la  tyrannie  a  d'heureuses  prémices  : 

De  Rome,  pour  un  temps,  Caïus^  Ait  les  délices;  .^    40 

Mais  sa  feinte  bonté  se  tournant  en  fureur. 

Les  délices  de  Rome  en  devinrent  T horreur. 

Que  m'importe ,  après  tout ,  que  Néron ,  plus  fidèle , 

D'une  longue  vertu  laisse  un  jour  le  modèle  ? 

I .  Sénèque,  dans  3on  traité  qui  a  pour  titre  de  Clementla  (liTre  I,  chapitre  xi), 
allant  plus  loin  encore  dans  la  même  pensée,  dit  que  personne  n'oserait  com- 
parer U  TieiUesse  elle-même  d'Auguste  avec  la  douceur  des  jeunes  années  de 
Néron  :  «  Comparare  nemo  mansuetudiai  tu»  andebit  divum  Augnstum,  etiam  si 
«  in  certamen  juvenilium  annorum  deduxerit  senectutem  plus  quam  matnram.  m 

a.  Suétone  ( Wm/» ,  eliapitres  xirv)  peint  sons  les  mêmes  traits  les  Domitios. 
n  remonte  jusqu'au  quatrième  aïeul  de  Néron,  Cneius  Domitius  JEnobarbaS| 
tribun  du  peuple  Tan  de  Rome  65o,dont  l'orateur  Crassus  disait  qu'il  ne  fallait 
pas  s'étonner  s'il  avait  une  barbe  d'airain ,  parce  qu'il  ayait  un  visage  de  fer  et 
on  coeur  de  plomb,  c'est-à-dire,  l'impudence  et  l'insensibilité.  Le  même  histo- 
rien représente  le  trisaïeul  de  Néron ,  Lncius  DoAitius,  tué  à  Pbarsale,  comme 
on  homme  d'humeur  farouche,  vir  ingenio  truci.  Le  moins  mauvais  de  la  famille 
fat,  suivant  lui,  le  bisaïeul,  qui  changea  souvent  de  parti  dans  les  guerres 
civiles.  Quant  au  grand-père,  orgueilleux,  prodigue,  crud,  il  montra  dans  les 
jeux  de  gladiateurs  qu'il  donna  une  telle  férocité  qu'Auguste  dut  la  réprimer. 
Le  plus  méchant  de  tous  ces  Domitius  fut  le  père  de  Néron,  Cneius  Domitius 
JSnobarbns.  Suétone  rapporte  de  lui  des  traits  révoltants  de  barbarie. 

3.  Agrippine  était  fille  de  l'illustre  Oermanictts,  petite-fille  de  Oaudius 
Dmsus  Néron,  arrière-petite-fille  de  Tibérius  Çlaudius  Néron,  premier  mari 
de  Livie.  Parmi  at^JUrs  Nérons,  ses  ancêtres,'  qui  étaient  de  l'iUustre  funille 
des  Qaudius,  était  le  vainqueur  d'Asdrubal,^.  Clandius  Néron. 

4.  Caius,  fils  de  Germanicus,  et  par  conséquent  frère  d' Agrippine,  est  cet 
empereur  qu'on  désigne  d'ordinaire  par  son  surnom  de  CaligtUa. 

J.  Racute.  II  •  17 


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a58  BRITANNICUS. 

Ai-je  mis  dans  sa  main  le  timon  de  TÉtat  45 

Pour  le  conduire  au  gré  du  peuple  et  du  sénat  ? 

Ah!  que  de  la  patrie  il  soit,  s'il  veut,  le  père; 

Mais  qu'il  songe  un  peu  plus  qu'Agrippine  est  sa  mère. 

De  quel  nom  cependant  pouvons-nous  appeler 

L'attentat  que  le  jour  vient  de  nous  révéler  ?  5o 

Il  sait ,  car  leur  amour  ne  peut  être  ignorée, 

Que  de  Britannicus  Junie  est  adorée  ; 

Et  ce  même  Néron ,  que  la  vertu  conduit, 

Fait  enlever  Junie  au  milieu  de  la  nuit. 

Que  veut-il  ?  Est-ce  haine ,  est-ce  amour  qui  l'inspire  ?  5  5 

Chèrche-t-il  seulement  le  plaisir  de  leur  nuire? 

Ou  plutôt  n'est-ce  point  que  sa  mahgnité 

Punit  sur  eux  l'appui  que  je  leur  ai  prêté? 

▲LBINB. 

Vous  leur  appui ,  Madame  ? 

AGRIPPINE. 

Arrête ,  chère  Albine. 
Je  sais  que  j'ai  moi  seule  avancé  leur  ruine;  60 

Que  du  trône,  où  le  sang  l'a  dû  faire  monter, 
Britannicus  par  moi  s'est  vu  précipiter. 
Par  moi  seule,  éloigné  de  l'hymen  d'Octavie*, 
Le  frère  de  Junie  abandonna  la  vie , 
Silanus,  sur  qtii  Claude  avoit  jeté  les  yeux,  65 

Et  qui  comptoit  Auguste  au  rang  de  ses  aïeux  ^. 
Néron  jouit  de  tout;  et  moi,  pour  récompense, 

1.  L'empereur  CUade  arait  fiancé  à  Ludus  Silanns  sa  fille  OctaTie.  Agrip- 
inne ,  dont  le  mariage  avec  Qande  n*était  pas  encore  célébré,  mais  déjà  résolu, 
toulnt  enlever  OetaTie  à  Silanos,  pour  la  marier  à  Domitius.  Elle  fit  accuser 
d'iooeste  Silanus  et  sa  sœur  Junia  Calvina.  Le  jour  même  du  mariage  d'Agrip- 
pine  et  de  Qaude,  Silanus  se  donna  la  mort.  Voyez  Tacite,  /énnaUs,  livre  XII, 
chapitres  m,  iv  et  Yin. 

a.  Lucius  Silanus  était  fils  d*Émilia  Lépida,  arrière-petite-fille  d'Auguste. 
Jolie,  fille  d'Auguste,  et  femme  d*Agrippa,  avait  eu  une  fille,  qui  portait  aussi 
le  nom  de  Julie,  et  qui  fut  mariée  à  L.  Émilins  Paulus  :  de  ce  mariage  était  née 
la  mèrtt  de  Sibnus. 


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ACTE  I,  SCENE   I.  aSg 

Il  faut  qu^entre  eux  et  lui  je  tienne  la  balance, 

Afin  que  quelque  jour,  par  une  même  loi , 

Britannicus  la  tienne  entre  mon  fils  et  moi.  70 

▲LBINE. 

Quel  dessein  ! 

AGRIPPIlfB. 

Je  m'assure  un  port  dans  la  tempête. 
Néron  m'échappera ,  si  ce  frein  ne  l'arrête. 

ALBINB. 

Mais  prendre  contre  un  fik  tant  de  soins  superflus? 

AGRIPPINE. 

Je  le  craindrois  bientôt,  s'il  ne  me  craignoit  plus. 

ALBINE. 

Une  injuste  frayeur'  vous  alarme  peut-être.  7  5 

Mais  si  Néron  pour  vous  n'est  plus  ce  qu'il  doit  être , 

Du  moins  son  changement  ne  vient  pas  jusqu'à  nous , 

Et  ce  sont  des  secrets  entre  César  et  vous. 

Quelques  titres  nouveaux  que  Rome  lui  défère , 

Néron  n'en  reçoit  point  qu'il  ne  donne  à  sa  mère.       80 

Sa  prodigue  amitié  ne  se  réserve  rien. 

Votre  nom  est  dans  Rome  aussi  saint  que  le  sien. 

A  peine  parle-t-on  de  la  triste  Octavie. 

Auguste  votre  aïeul  honora  moins  livie. 

Néron  devant  sa  mère  a  permis  le  premier  ^  85 

Qu'on  portât  les  faisceaux  couronnés  de  laurier  *. 

Quels  effets  voulez-vous  de  sa  reconnoissance  ? 


I.  A  ces  mots:  «  Une  injuste  firayeur,  »  rédition  de  1741  a  snbstitiié  :  «Une 
juste  frayeur,  »  faute  reproduite  dans  rédition  de  M.  Aimé-Martin. 

a.  Néron  aTait  foit  décerner  par  le  sénat  deux  licteurs  à  sa  mère  :  «  Omnes 
«  in  eam  honores  cumulabantnr  ;  signumque  more  militi»  petenti  tribono  de- 
«  dit,  optinrn  matris,  Decreti  et  a  seiMita  duo  lictores.  •  (Tacitei  AanaUt, 
livre  XIII|  chapitre  n.) 

3.  Les  éditions  de  170a,  I7i3,  172^»  1728  et  1750  ont  : 


Qa*on  portât  des  fiûsceanx  couronnés  de  laurier. 


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a6o  BRITANNICUS. 

AGRIPPINE. 

Un  peu  moins  de  respect,  et  plus  de  confiance. 

Tons  ces  présents,  Albine,  irritent  mon  dépit  : 

Je  vois  mes  honneurs  croître,  et  tomber  mon  crédit.  90 

Non ,  non ,  le  temps  n*est  plus  que  Néron ,  jeune  encore , 

Me  renvoyoit  les  vœux  d'une  cour  qui  F  adore, 

Lorsqu'il  se  reposoit  sur  moi  de  tout  TÉtat, 

Que  mon  ordre  au  palais  assembloit  le  sénat, 

Et  que  derrière  un  voile,  invisible  et  présente,  95 

J'étois  de  ce  grand  corps  Tâme  toute-puissante  ^. 

Des  volontés  de  Rome  alors  mal  assuré, 

Néron  de  sa  grandeur  n*étoit  point  enivré. 

Ce  jour,  ce  triste  jour  frappe  encor  ma  mémoire , 

Où  Néron  fut  lui-même  ébloui  de  sa  gloire,  100 

Quand  les  ambassadeurs  de  tant  de  rois  divers 

Vinrent  le  reconnoître  au  nom  de  l'univers. 

Sur  son  trône  avec  lui  j'allois  prendre  ma  place. 

J*ignore  quel  conseil  prépara  ma  disgrâce  : 

Quoi  qu'il  en  soit,  Néron ,  d'aussi  loin  qu'il  me  vit,  io5 

Laissa  sur  son  visage  éclater  son  dépit. 

Mon  cœur  même  en  conçut  un  malheureux  augure. 

L'ingrat,  d'un  faux  respect  colorant  son  injure, 

Se  leva  par  avance,  et  courant  m'embrasser, 

n  m'écarta  du  trône  où  je  m'allois  placer  ^.  no 

Depuis  ce  coup Jatal ,  le  pouvoir  d' Agrippine 

I .  <c  In  palatium  ob  id  vocabantur  (patres) ,  at  (Agrippina)  adstaret  abditis 
«  a  tergo  foribiu  velo  discreta,  quod  visom  arceret,  auditom  non  adimeret.  » 
(Tacite,  Annales^  livre  XIII,  chapitre  ▼.) 

a.  Cette  scène  est  racontée  par  Tacite  ;  mais  Racine  Ta  un  pen  arrangée. 
EUe  se  passa  en  présence ,  non  des  enroyés  des  différentes  nations  venus  pour 
rendre  hommage  au  nouvel  empereur,  mais  des  ambassadeurs  arméniens  qui 
plaidaient  devant  Néron  la  cause  de  leur  pays.  Agrippine  voulait  monter  sur 
le  tribunal  de  l'Empereur,  et  présider  avec  lui.  Ce  fut  Sénèque  qui  avertit  Néron 
d'aller  au-devant  de  sa  mère.  «  Legatis  Armeniorum,  causam  gentis  apud  Nero- 
c  nem  orantibus,  escendere  suggestum  imperatoris  et  prxsidere  simul  parabat 
c  {Agrippina)  ;  uisi,  ceteris  pavore  defixis,  Seneca  admonuisset  venienti  matri 
c  oocurreret.  Ita,  specie  pietatis,  obviam  itum  dedecori.  »  (Annales,  ibidem,) 


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ACTE  I,  SCÈNE  I.  a6r 

Vers  sa  chute,  à  grands  pas,  chaque  jour  s'achemine' 
L*ombre  seule  m'en  reste,  et  l'on  n'implore  plus 
Que  le  nom  de  Sénèque  et  Tappui  de  Burrhus. 

ALBINE. 

Ah  !  si  de  ce  soupçon  votre  âme  est  prévenue,  x  1 5 

Pourquoi  nourrissez-vous  le  venin  qui  vous  tue  ?  / 
Daignez  avec  César  vous  éclaircir  du  moins^.        ' 

AGRIPPINE. 

César  ne  me  voit  plus,  Albine,  sans  témoins. 
En  public ,  à  mon  heure  ,  on  me  donne  audience. 
Sa  réponse  est  dictée ,  et  même  son  silence.  t  a  o 

Je  vois  deux  surveillants ,  ses  maîtres  et  les  miens , 
Présider  l'un  ou  l'autre  à  tous  nos  entretiens. 
Mais  je  le  poursuivrai  d'autant  plus  qu'il  m* évite. 
De  son  désordre,  Albine,  il  faut  que  je  profite. 
J'entends  du  bruit  ;  on  ouvre.  Allons  subitement        i  a  5 
Lui  demander  raison  de  cet  enlèvement. 
Surprenons ,  s'il  se  peut,  les  secrets  de  son  âme. 
Mais  quoi  ?  déjà  Burrhus  sort  de  chez  lui  ? 


SCÈNE  IL 


AGRIPPINE,  BURRHUS,  ALBINE. 

BURRHUS. 

Madame , 
Au  nom  de  l'Empereur  j'allois  vous  informer 

I .  Les  commentateurs  ont  rappelé  que  Corneille  avait  dit  : 

Je  sais  par  qaela  moyens  sa  sagesse  profonde 
S'achemine  a  grands  pas  à  l'empire  du  monde. 

{Nicontèdej  acte  V,  scène  i,  vers  i5ii  et  i5ia.) 
Si  les  vers  de  Racine  sont  une  réminiscence  de  ceux  de  Corneille^  ils  en  diff^ 
rent  cependant  assez  par  le  sens  et  par  l'expression  pour  ne  point  paraître 
dérobés, 
a.  Far.  AUez  arec  César  tous  édaireir  du  moins.  (1670  et  76) 


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a6a  BRITANNICUS. 

D*uii  ordre  qui  d'abord  a  pu  vous  alarmer,  i  So 

Mais  qui  n'est  que  Teifet  d'une  sage  conduite , 
?  j  Dont  César  a  voulu  que  vous  soyez  instruite. 

/  AGRIPPINB. 

Puisqu'il  le  veut ,  entrons  :  il  m'en  instruira  mieux. 

BURRHTJS* 

César  pour  quelque  temps  s'est  soustrait  à  nos  yeux. 
Déjà  par  une  porte  au  public  moins  connue  1 3  5 

L'un  et  l'autre  consul  vous  avoient  prévenue , 
Madame.  Mais  soufirez  que  je  retourne  exprès.... 

▲GRIPPINE. 

Non ,  je  ne  trouble  point  ses  augustes  secrets. 
Cependant  voulez-vous  qu'avec  moins  de  contrainte 
L'on  et  l'autre  une  fois  nous  nous  parlions  sans  feinte? 

BURRHUS. 

Burrhus  pour  le  mensonge  eut  toujours  trop  d'horreur. 

/^  AGRIPPINE. 

Prétendezrvous  longtemps  me  cacher  l'Empereur? 
Ne  le  verrai -je  plus  qu'à  titre  d'importune? 
Ai-je  donc  élevé  si  haut  votre  fortune 
Pour  mettre  une  barrière  entre  mon  fils  et  moi  ?        145 
Ne  l'osez-vous  laisser  un  moment  sur  sa  foi  ? 
Entre  Sénèque  et  vous  disputez-vous  la  gloire 
A  qui  m'effacera  plutôt  de  sa  mémoire  ? 
Vous  Tai-je  confié  pour  en  faire  un  ingrat? 
Pour  être,  sous  son  nom,  les  maîtres  de  l'État  ?        1 5o 
Certes  plus  je  médite ,  et  moins  je  me  figure 
Que  vous  m'osiez  compter  pour  votre  créature, 
Vous  dont  j'ai  pu  laisser  vieillir  l'ambition 
Dans  les  honneurs  obscurs  de  quelque  légion , 
Et  moi ,  qui  sur  le  trône  ai  suivi  mes  ancêtres ,  1 5  5 

Moi,  fille,  femme,  sœur,  et  mère  de  vos  maîtres*  1/ 


I.  Bjcme  s'est  inspiré  da  passage  de  Tacite  où  il  est  dit  qa'Agrippiiie  était 


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ACTE  I,  SCÈNE  II.  ^63 

Qae  prétendez-vous  donc?  Pensez- vous  que  ma  voix 
Ait  fait  un  empereur  pour  m'en  imposer  trois  ? 
Néron  n'est  plus  enfant  :  n'est-il  pas  temps  qu'il  règne? 
Jusqu'à  quand  voulez-vous  que  l'Empereur  vous  craigne? 
Ne  sauroit-il  rien  voir  qu'il  n'emprunte  vos  yeux  ? 
Pour  se  conduire,  enfin,  n'a-t-il  pas  ses  aïeux'  ? 
Qu'il  choisisse ,  s'il  veut,  d'Auguste  ou  de  Tibère; 
Qu'il  imite,  s'il  peut,  Germanicus,  mon  père. 
Parmi  tant  de  héros  je  n'ose  me  placer  ;  1 6  5 

Mais  il  est  des  vertus  que  je  lui  puis  tracer. 
Je  puis  l'instruire  au  moins  combien  sa  confidence 
Entre  un  sujet  et  lui  doit  laisser  de  distance. 

BURRHUS. 

Je  ne  m'étois  chargé  dans  cette  occasion 

Que  d'excuser  César  d'une  seule  action.  190 

Mais  puisque  sans  vouloir  que  je  le  justifie 

Vous  me  rendez  garant  du  reste  de  sa  vie, 

Je  répondrai,  Madame,  avec  la  liberté 

D'un  soldat  qui  sait  mal  farder  la  vérité. 

Vous  m'avez  de  César  confié  la  jeunesse ,  175 

Je  l'avoue,  et  je  dois  m'en  souvenir  sans  cesse. 

on  exemple  unique  jusqu'alors  d'une  fenune  fille  d'un  César  (GennaniGm), 
soBur,  épouse  et  mère  de  souTerains  (Caligula,  Claude  et  Néron)  :  «  Quain 
«  imperatore  genitam ,  sororem  ejus  qui  rerum  potitus  ait  et  conjugem  et 
«  matrem  fuisse,  unicum  ad  hune  diem  exemplum  est.  »  [Annales,  Urre  XII, 
chapitre  xui.)  —  Dans  At halte  (vers  447)  Racine  a  dit  aussi  : 

Hé  quoi?  tous  de  nos  rois  et  la  fenune  et  la  mère. 

Et  Boasuet,  dans  VOraison  funUbre  de  Henriette  de  France  :  «  Une  grande  reine, 
fille,  femme,  mère  de  rois  si  puissants.  »  Cette  oraison  fund^re  fut  prononcée 
le  16  novembre  1669,  nn  mois  seulement  avant  la  première  représentation  de 
Britannictu.  L'orateur  et  le  poëte  se  sont  rencontrés,  sans  qu'on  puisse  croire 
que  l'un  ait  imité  l'autre. 

I .  Ce  langage  est,  dans  Tacite,  celui  des  ennemis  de  Sénèque  :  «  Quem  ad 
«  finem  nihil  in  republica  darum  fore,  quod  non  ab  illo  reperiri  credatnr  ? 
«  Certe  finitam  Neronis  pueritiam,  et  robur  juventa  adesse  :  exneret  ma- 
«  gistmm,  satis  amplis  doctoribus  instructns,  majoribas  sois.  »  (AnmaUsp 
livre  XIV,  chapitre  ui.) 


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o 


a64  BRITANNICUS. 

Mais  vous  avois-je  fait  serment  de  le  trahir, 

D'en  faire  un  empereur  qui  ne  sût  qu'obéir  ? 

Non.  Ce  n'est  plus  à.  vous  qu'il  faut  que  j'en  réponde. 

Ce  n'est  plus  votre  fils,  c'est  le  maître  du  monde.      i8o 

J'en  dois  compte,  Madame,  à  l'empire  romain, 

Qui  croit  voir  son  salut  ou  sa  perte  en  ma  main. 

Ah  !  si  dans  l'ignorance  il  le  falloit  instruire, 

N'avoit-on  que  Sénèque  et  moi  pour  le  séduire  ? 

Pourquoi  de  sa  conduite  éloigner  les.  flatteurs  ?  1 8  5 

Falloit-il  dans  F  exil  chercher  des  corrupteurs? 

La  cour  de  Glaudius,  en  esclaves  fertile , 

Pour  deux  que  Ton  cherchoit,  en  eût  présenté  mille , 

Qui  tous  auroient  brigué  l'honneur  de  l'avilir  : 

Dans  une  longue  enfance  ils  l'auroient  fait  vieillir.      190 

De  quoi  vous  plaignez-vous ,  Madame  ?  On  vous  révère. 

Ainsi  que  par  César,  on  jure  par  sa  mère*. 

L'Empereur,  il  est  vrai,  ne  vient  plus  chaque  jour 

Mettre  à  vos  pieds  l'Empire ,  et  grossir  votre  cour. 

Mais  le  doit-il ,  Madame  ?  et  sa  reconnoissance  195 

Ne  peut-elle  éclater  que  dans  sa  dépendance  ?  - 

Toujours  humble,  toujours  le  timide  Néron, 

N'ose- t-il  être  Auguste  et  César  que  de  nom  ? 

Vous  le  dirai-je  enfin  ?  Rome  le  justifie. 

Rome,  à  trois  affranchis  si  longtemps  asservie^,        a 00 

A  peine  respirant  du  joug  qu'elle  a  porté , 

Du  règne  de  Néron  compte  sa  liberté. 


I.  Dans  la  lettre,  rédigée,  affirmait-on,  par  Sénèque,  que  I>Iéron  écrivit 
an  sénat  après  la  mort  d^Agrippine ,  il  était  seulement  dit  que  celle-ci  était  ac- 
cusée d*aToir  espéré  que  les  cohortes  prétoriennes  jureraient  par  son  nom  : 
c  Quod  consortium  imperii,  juratnrasque  in  feminae  verba  pnetorias  cohor- 
w  tes....  sperarisset.  »  (Tacite,  Annales,  livre  XIV,  chapitre  xi.) 

a.  Les  trois  affranchis  de  Claude  que  Racine  a  eus  en  vue  sont  ceux  dont 
parle  Tacite  au  chapitre  xnx  du  livre  XI  et  au  chapitre  x  du  livre  XII  des 
Annales  :  Narcisse,  Pallas  et  Calliste.  Suétone  (Claude y  chapitre  xxvui),  et  Sé- 
nèque dans  VApocolokjrntose  en  nomment  plusieurs  antres. 


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ACTE  I,   SCENE  II.  a65 

Que  dis-je  ?  la  vertu  semble  même  renaître. 

Tout  r  Empire  n'est  plus  la  dépouille  d'un  maître. 

Le  peuple  au  champ  de  Mars  nomme  ses  magistrats;  ao5 

César  nomme  les  chefs  sur  la  foi  des  soldats; 

Thraséas  au  sénat,  Corbulon  dans  FarméeS 

Sont  encore  innocents ,  malgré  leur  renommée  ; 

Les  déserts ,  autrefois  peuplés  de  sénateurs , 

Ne  sont  plus  habités  que  par  leurs  délateurs*.  a  lo 

Qu'importe  que  César  continue  à  nous  croire , 

Pourvu  que  nos  conseils  ne  tendent  qu'à  sa  gloire; 

Pourvu  que  dans  le  cours  d'un  règne  florissant 

Rome  soit  toujours  libre,  et  César  tout-puissant*  ?^ 

Mais ,  Madame ,  Néron  suffit  pour  se  conduire.      %  1 5 
J'obéis,  sans  prétendre  à  l'honneur  de  l'instruire. 
Sur  ses  aïeux  sans  doute  il  n'a  qu'à  se  régler; 
Pour  bien  faire,  Néron  n'a  qu'à  se  ressembler  : 
Heureux  si  ses  vertus,  l'une  à  l'autre  enchaînées, 
Ramènent  tous  les  ans  ses  premières  années!   ^ 

AGRIPPINE. 

Ainsi ,  sur  l'avenir  n'osant  vous  assurer, 
Vous  croyez  que  sans  vous  Néron  va  s'égarer. 
Mais  vous  qui  jusqu'ici  content  de  votre  ouvrage 


I.  Le  stoïcien  Pétus  Thraséas  se  fit  toujours  remarquer  dans  le  sénat  par  sa 
généreuse  liberté.  11  fut  une  des  dernières  victimes  de  Néron.  Tacite  {Annales, 
livre  XVI,  chapitre  xxi)  a  dit  qn*en  le  faisant  mourir,  Néron  avait  voulu  exter- 
miner la  vertu  même.  •—  Cneius  Domitius  Corbulon  fut  le  plus  grand  guerrier 
et  l'un  des  hommes  les  plus  vertueux  de  son  siècle.  Ses  exploits  avaient  com- 
mencé sous  Claude.  Sous  Néron  il  avait  commandé  les  légions  de  Syrie  et  fait 
glorieusement  la  guerre  d'Arménie.  Néron  le  fit  aussi  périr. 

a.  Racine  s'est  souvenu  de  ce  passage  du  Panégyrique  de  Trajan  (cha- 
pitre xxxv)  :  «  Quantum  diversitas  temporum  posset,  tum  maxime  cognitum 
«(  est,  ....  quum....  insulas  omnes,  qnas  modo  senatorum,  jam  ddatorum  tuii>a 
«  compleret.  » 

3.  Comparez  ce  beau  passage  de  la  Fie  tPjigricola  (chapitre  m) ,  oà  Ta- 
cite félicite  Nerva  d'avoir  réuni  deux  choses  autrefois  incompatibles,  la  li- 
berté et  la   monarchie  :  «<  Res  olim  dissodabiles....  principatum  ac  liberta- 


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1^66  BRITANISICUS. 

Venez  de  ses  vertus  nous  rendre  témoignage , 

Expliquez-nous  pourquoi ,  devenu  ravisseur,  %%c 

Néron  de  Silanus  fait  enlever  la  sœur*. 

Ne  tient-il  qu'à  marquer  de  cette  ignominie 

Le  sang  de  mes  aïeux  qui  brille  dans  Junie  ^? 

De  quoi  raccuse-t-U?  et  par  quel  attentat 

Devient-elle  en  un  jour  criminelle  d'État  :  aSo 

Elle  qui  sans  orgueil  jusqu'alors  élevée , 

N'auroit  point  vu  Néron ,  s'il  ne  l'eût  enlevée, 

Et  qui  même  auroit  mis  au  rang  de  ses  bienfaits 

L'heureuse  liberté  de  ne  le  voir  jamais  ? 

BURRHUS. 

Je  sais  que  d'aucun  crime  elle  n'est  soupçonnée  ;        «  3  5 
Mais  jusqu'ici  César  ne  l'a  point  condamnée , 
Madame.  Aucun  objet  ne  blesse  ici  ses  yeux  : 
Elle  est  dans  un  palais  tout  plein  de  ses  aïeux. 
Vous  savez  que  les  droits  qu'elle  porte  avec  elle 
Peuvent  de  son  époux  faire  un  prince  rebelle;  «4* 

Que  le  sang  de  César  ne  se  doit  allier 
Qu'à  ceux  à  qui  César  le  veut  bien  confier; 
Et  vous-même  avoùrez  qu'il  ne  seroit  pas  juste 
Qu'on  disposât  sans  lui  de  la  nièce  d'Auguste' . 

AGRIPPINB. 

Je  vous  entends  :  Néron  m'apprend  par  votre  voix     «  4  5 
Qu'en  vain  Britannicus  s'assure  sur  mon  choix. 
En  vain ,  pour  détourner  ses  yeux  de  sa  misère, 

I .  On  lit  dans  Tédition  de  M.  Aignan  : 

ExpUqnex-TOus  pourquoi,  devenu 
Néron  de  Silanus  fait  enlever  la 


Nous  ne  savons  où  il  a  pris  cette  le^n.  Cette  fois  œ  n'est  point  dansTéditUNi 

de  M.  Aimé-Martin,  qu'il  reproduit  d'ordinaire  avec  exactitude, 
a.  F'ar.  Le  sang  de  nos  aïeux  qui  brille  dans  Junie?  (1670-87) 
3.  Ifiècâ  est  pris  ici  dans  le  sens  indéfini  de  descendante,  Oti  a  vu,  à  la 

note  du  vers 63,  que  Junia  Calvina  était  sœur  de  Silanus;  et  à  la  note  du  vers66y 

que  Silanns  était  fils  d'une  arrière-petite-fille  d'Auguste. 


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.      ACTE  I,  SCENE  II.  267 

J'ai  flatté  son  amour  d'un  hymen  qu'il  espère  : 

A  ma  confusion ,  Néron  veut  faire  voir 

Qu'Agrippine  promet  par  delà  son  pouvoir.  a 5o 

Rome  de  ma  faveur  est  trop  préoccupée  : 

n  veut  par  cet  affront  qu'elle  soit  détrompée ,     . 

Et  que  tout  l'univers  apprenne  avec  terreur 

A  ne  confondre  plus  mon  fils  et  l'Empereur,  j 

n  le  peut.  Toutefois  j'ose  encore  lui  dire  a  5  5 

Qu'il  doit  avant  ce  coup  affermir  son  empire , 

Et  qu'en  me  réduisant  à  la  nécessité 

D'éprouver  contre  lui  ma  foible  autorité , 

Il  expose  la  sienne,  et  que  dans  la  balance 

Mon  nom  peut-être  aura  plus  de  poids  qu'il  ne  pense,  a 60 

BURRHUS. 

Quoi?  Madame,  toujours  soupçonner  son  respect? 

Ne  peut-il  faire  un  pas  qui  ne  vous  soit  suspect*? 

L'Empereur  vous  croit-il  du  parti  de  Junie? 

Avec  Britannicus  vous  croit-il  réunie  ? 

Quoi?  de  vos  ennemis  devenez-vous  l'appui  aôS 

Pour  trouver  un  prétexte  à  vous  plaindre  de  lui  ? 

Sur  le  moindre  discours  qu'on  pourra  vous  redire, 

Serezrvous  toujours  prête  à  partager  l'Empire? 

Vous  craindrez-vous  sans  cesse ,  et  vos  embrassements 

Ne  se  passeront-ils  qu'en  éclaircissements?  270 

Ah  !  quittez  d'un  censeur  la  triste  diligence  ; 

D'une  mère  facile  affectez  l'indulgence  ; 

Souffrez  quelques  froideurs  sans  les  faire  éclater , 

Et  n'avertissez  point  la  cour  de  vous  quitter'. 

1.  Les  éditions  de  170a,  I7i3,  1722,  1728  et  1750  ont: 

Ne  peat-il  faire  on  pas,  qu'il  ne  yoos  soit  suspect  ? 

2.  Ce  Yen  rappeUe  ce  passage  de  Tacite  {AnnaUs,UwTeXïU.f  chapitre  xn), 
où  la  menace  de  Burrfans  est  accomplie  :  «  Statim  relictom  Agrippin»  limen. 
c  Nemo  sobri,  nemo  adiré.  » 


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268  BRITANNICUS. 

AGRIPPINB. 

Et  qui  s'honoreroit  de  Tappui  d'Âgrippine  *  a  9  s 

Lorsque  Néron  lui-même  annonce  ma  ruine'  ? 
Lorsque  de  sa  présence  il  semble  me  bannir  ? 
Quand  Bnrrhus  à  sa  porte  ose  me  retenir? 

BURRHUS. 

Madame ,  je  vois  bien  qu'il  est  temps  de  me  taire  y 

Et  que  ma  liberté  commence  à  vous  déplaire.  «80 

La  douleur  est  injuste ,  et  toutes  les  raisons 

Qui  ne  la  flattent  point  aigrissent  ses  soupçons. 

Voici  Britannicus  :  Je  lui  cède  ma  place. 

Je  vous  laisse  écouter  et  plaindre  sa  disgrâce, 

Et  peut-être ,  Madame ,  en  accuser  les  soins  a  8  5 

De  ceux  que  TEmpereur  a  consultés  le  moins. 


SCENE  m. 

AGRIPPmE,  BRITANNICUS,  NARQSSE,  ALBINK 

▲GRIPPINE. 

Ah  !  Prince ,  où  courez- vous?  Quelle  ardeur  inquiète 
Parmi  vos  ennemis  en  aveugle  vous  jette  ? 
Que  venez-vous  chercher  ? 

BRITANNICUS. 

Ce  que  je  cherche?  Ah  Dieux! 
Tout  ce  que  j'ai  perdu,  Madame,  est  en  ces  lieux.      290 
De  mille  affreux  soldats  Junie  environnée 
S'est  vue  en  ce  palais  indignement  traînée. 
Hélas!  de  quelle  horreur  ses  timides  esprits 

I .  Cest  le  même  moaTement  que  dans  ces  ren  de  Virgile  : 

.  .  ,  .  Ei  quisquam  numen  Junonit  adoret 

Prmtêrea? 

{Éneide^  livre  I,  vers  48  et  49.) 
a.  Far,  hanqne  Néron  lui-même  amionce  sa  mine.  (1670} 


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ACTE  I,  SCENE  IIL  269 

A  ce  nouveau  spectacle  auront  été  surpris  ? 
Enfin  on  me  Tenlève.  Une  loi  trop  sévère  «95 

Va  séparer  deux  cœurs  qu^assembloit  leur  misère. 
Sans  doute  on  ne  veut  pas  que  mêlant  nos  douleurs 
Nous  nous  aidions  Tun  l'autre  à  porter  nos  malheurs. 

AGRIPFllIB. 

Il  suffit.  Gomme  vous  je  ressens  vos  injures  : 

Mes  plaintes  ont  déjà  précédé  vos  murmures  ;  3 00 

Mais  je  ne  prétends  pas  qu'un  impuissant  courroux 

Dégage  ma  parole  et  m'acquitte  envers  vous. 

Je  ne  m'explique  point.  Si  vous  voulez  m'entendre, 

Suivez-moi  chez  Pallas^,  où  je  vais  vous  attendre. 


SCÈNE   IV. 
BRITANNICUS,  NARCISSE. 

BRITAIINICUS. 

La  croirai-je ,  Narcisse  ?  et  dois-je  sur  sa  foi  3  o  5 

La  prendre  pour  arbitre  entre  son  fils  et  moi  ? 
Qu'en  dis-tu  ?  N'est-ce  pas  cette  même  Agrippine 
Que  mon  père  épousa  jadis  pour  ma  ruine, 
Et  qui,  si  je  t'en  crois,  a  de  ses  derniers  jours, 
Trop  lents  pour  ses  desseins ,  précipité  le  cours  ?        3 1  o 

NARCISSE. 

N'importe.  Elle  se  sent  comme  vous  outragée; 
A  vpus  donner  Junie  elle  s'est  engagée  : 

I .  L'affranchi  Pallas  est  compté  par  Tacite  parmi  ceux  snr  qui  a*appayait  l'or- 
gueil d'A^ppine,  qvàhui  superhia  mulùbrisinnilebatur,  {Annales ^  livre  XIII, 
chapitre  xxy.)  «  Agrippine,  est-il  dit  au  même  livre  des  ^nit/i/tfx  (chapitre  n), 
avait  dans  son  parti  Pallas ,  qui  avait  conseillé  à  Claude  le  mariage  incestueux 
et  la  funeste  adoption,  causes  de  sa  perte.  »  Pallas  avait  amassé  (Annales, 
Uvre  XII,  chapitre  un)  de  scandaleuses  richesses,  qui  montaient  à  trois  cents 
millions  de  sesterces.  Son  orgueil  et  son  arrogance  étaient  sans  bornes.  On  croit 
qne  Néron  le  fit  mourir  par  le  poison.  (Ibidem,  livre  XTV,  chapitre  ucv.) 


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270  BRITANNICUS. 

Unissez  vos  chagrins  ;  liez  vos  intérêts. 

Ce  palais  retentit  en  vain  de  vos  regrets  : 

Tandis  qu'on  vous  verra  d'une  voix  suppliante*  3x5 

Semer  ici  la  plainte  et  non  pas  F  épouvante, 

Que  vos  ressentiments  se  perdront  en  discours, 

Il  n'en  faut  point  douter,  vous  vous  plaindrez  toujours. 

BRITAimiCUS. 

Ah!  Narcisse,  tu  sais  si  de  la  servitude 

Je  prétends  faire  encore  une  longue  habitude;  3ao 

Tu  sais  si  pour  jamais,  de  ma  chute  étonné. 

Je  renonce  à  l'Empire  où  j'étois  destiné*. 

Mais  je  suis  seul  encor.  Les  amis  de  mon  père 

Sont  autant  d'inconnus  que  glace  ma  misère*; 

Et  ma  jeunesse  même  écarte  loin  de  moi  '  3a  5 

Tous  ceux  qui  dans  le  cœur  me  réservent  leur  foi. 

Pour  moi,  depuis  un  an  qu'un  peu  d'expérience 

M'a  donné  de  mon  sort  la  triste  connoissance, 

Que  vois-je  autour  de  moi,  que  des  amis  vendus 

Qui  sont  de  tous  mes  pas  les  témoins  assidus,  33o 

Qui  choisis  par  Néron  pour  ce  commerce  infâme. 

Trafiquent  avec  lui  des  secrets  de  mon  âme  ? 

•Quoi  qu'il  en  soit,  Narcisse,  on  me  vend  tous  les  jours  : 

n  prévoit  mes  desseins,  il  entend  mes  discours; 

0>mme  toi,  dans  mon  cœur  il  sait  ce  qui  se  passe.     335 

Que  t'en  semble,  Narcisse  ? 

NARCISSE» 

Ah  !  quelle  âme  assez  basse.  • . . 
C'est  à  vous  de  choisir  des  confidents  discrets. 
Seigneur,  et  de  ne  pas  prodiguer  vos  secrets. 


I.  Far,  Tant  qae  l*on  Yoat  Terra  d*ime  voix  suppliante,  (i  670-87) 
9.  Far,  Je  renonce  aux  grandeors  oà  j*étois  destiné.  (1670  et  76) 
3.  Far.  Sont  autant  d'inconnus  qu*écarte  ma  misère  ; 
Et  ma  jeunesse  même  éloigne  loin  de  moi.  (1670) 


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ACTE  I,  SCÈNE  IV.  271 

BRlTÂirNICUS. 

Narcisset  tu  dis  vrai.  Mais  cettejléfiance 

Est  toujoars  d'unjprand  cœur  m  dernière  science*  :     340 

On  le  trompe  longtemps.  Mais  enfin  je  te  croi. 

Ou  plutôt  je  fais  vœu  de  ne  croire  que  toi. 

Mon  père,  il  m'en  souvient,  m'assura  de  ton  zèle. 

Seul  de  ses  aiBranchis  tu  m'es  toi^ours  fidèle; 

Tes  yeux,  sur  ma  conduite  incessamment  ouverts,      34 S 

M'ont  sauvé  jusqu'ici  de  mille  écueils  couverts. 

Va  donc  voir  si  le  bruit  de  ce  nouvel  orage 

Aura  de  nos  amis  excité  le  courage. 

Examine  leurs  yeux,  observe  leurs  discours; 

Vois  si  j'en  puis  attendre  un  fidèle  secours.  3  5o 

Surtout  dans  ce  palais  remarque  avec  adresse 

Avec  quel  soin  Néron  fait  garder  la  princesse. 

Sache  si  du  péril  ses  beaux  yeux  sont  remis. 

Et  si  son  entretien  m*est  encore  permis. 

Cependant  de  Néron  je  vais  trouver  la  mère  355 

Chez  Pallas,  comme  toi  l'affranchi  de  mon  père. 

Je  vais  la  voir,  l'aigrir,  la  suivre,  et  s'il  se  peut, 

M' engager  sous  son  nom  plus  loin  qu'elle  ne  veut. 


l.  Racine  a  dît  aussi  dans  Esther  (vers  1217-1219)  : 

Un  cœnr  noble  ne  peut  soupçonner  en  autrui 
La  bassesse  et  la  malice 
Qu^il  ne  sent  point  en  lui. 

Bonrsault,  dans  son  Germanicus  (acte  IV ,  scène  n),   a  exprimé  la    même 
pensée  : 

.  .  Ah  !  qu*nn  héros  est  facile  à  trahir  I 

Et  que  lorsqu'on  possède  une  vertu  sublime, 

On  se  livre  aisément  aux  embûches  du  crime  ! 

Et  Voltaire  dans  la  Henriadcy  chant  III  : 

Rarement  nn  héros  connaît  la  défiance. 


IITH   DU    PRBMIEE    ACTE. 


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a7a  BRITANNICUS. 


ACTE  IL 


SCÈNE    PREMIÈRE. 

NÉRON,  BURRHUS,  NARCISSE,  Gardes. 

NÉRON. 

N^en  doutez  point,  Burrhus  :  malgré  ses  injustices, 

C'est  ma  mère,  et  je  veux  ignorer  ses  caprices*.        3 60 

Mais  je  ne  prétends  plus  ignorer  ni  souffrir 

Le  ministre  insolent  qui  les  ose  nourrir. 

Pallas  de  ses  conseils  empoisonne  ma  mère  ^  ; 

U  séduit  chaque  jour  Briiannicus  mon  frère. 

Us  Técoutent  tout  seul;  et  qui  suivroit  leurs  pas*,      365 

Les  trouveroit  peut-être  assemblés  chez  Pallas. 

C'en  est  trop.  De  tous  deux  il  faut  que  je  Técarte. 

Pour  la  dernière  fois,  qu'il  s'éloigne,  qu'il  parte  : 

Je  le  veux,  je  l'ordonne  ;  et  que  la  fin  du  jour 

Ne  le  retrouve  pas  dans  Rome  ou  dans  ma  cour.       370 

Allez  :  cet  ordre  importe  au  salut  de  l'Empire. 

Vous,  Narcisse,  approchez.  Et  vous,  qu'on  se  retire. 


I.  Ce  vers  est  presque  une  traductioii  da  passage  de  Tacite  où  Néron  se 
pLih  à  répéter  qu'il  faut  supporter  les  emportements  d'une  m^  :  «  ferendas 
c  parentnm  iracundias,  et  placandum  animnm  dictitans.  »  (Annales^  livre  XIY, 
chapitre  it.) 

3.  Nous  avons  déjà  parlé  de  Pallas  à  la  note  du  vers  3o4.  Claude  lui  avait 
confié  une  puissance  qui  mettait,  pour  ainsi  dire,  l'État  dans  ses  mains  :  «  Cura 
«  rerum  queis  a  Claudio  impositns  {Pallas)  velut  arbitrium  regni  agebat.  » 
(Tacite,  Annales^  livre  XIII ,  chapitre  xiv.)  Suétone  nous  apprend  que  œ 
ministère  confié  à  Pallas  était  l'administration  du  trésor  de  l'Empereur  :  Pal~ 
latUêm  a  rationibus.  (Claude ,  chapitre  xxvm.) 

3.  Far.  Ils  l'écoutent  lui  seul  ;  et  qui  suivroit  leurs  pas.  (1670) 


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ACTE  II,  SCÈNE  U.  278 

SCÈNE  IL 
NÉRON,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Grâces  aux  Dieux,  Seigneur,  Junie  entre  vos  mains 

Vous  assure  aujourd'hui  du  reste  des  Romains. 

Vos  ennemis,  déchus  de  leur  vaine  espérance,  375 

Sont  allés  chez  Pallas  pleurer  leur  impuissance. 

Mais  que  vois-je  ?  Vous-même,  inquiet,  étonné. 

Plus  que  Britannicus  paroissez  consterné. 

Que  présage  à  mes  yeux  cette  tristesse  obscure, 

Et  ces  sombres  regards  errants  à  Taventure?  38 o 

Tout  vous  rit  :  la  fortune  obéit  à  vos  vœux. 

Nl^RON. 

Narcisse,  c'en  est  fait,  Néron  est  amoureux. 

NARCISSE. 

Vous? 

NihiON. 

Depuis  un  moment,  mais  pour  toute  ma  vie  ^ 
J'aime,  que  dis-je  aimer?  j'idolâtre  Junie. 

NARCISSE. 

Vous  l'aimez? 

NÉRON. 

Excité  d'un  désir  curieux,  385 

Cette  nuit  je  l'ai  vue  arriver  en  ces  lieux. 
Triste,  levant  au  ciel  ses  yeux  mouillés  de  larmes. 
Qui  brilloient  au  travers  des  flambeaux  et  des  armes  : 
Belle,  sans  ornements,  dans  le  simple  appareil  * 

I.  Les  éditions  de  1670  et  de  1676  n*ont  qa'ane  TÛrgale,  et  les  soÎTaiitet  ont 
an  point  après  vie, 

3.   Far.  Belle,  san»  ornement,  dans  le  simple  appareil.  (1670- et  76) 
—  Les  éditions  de  1700  (Amsterdam)  ,  de  1736,  de  1807  ,  de  1808  et  celle 
de  H.  Aimé-Martin  écrivent  aussi  ornement f  sans  /.  Ces  trois  dernières,    de 
même  que  l'impression  de  i75û^Amsterdam),  n'ont  pas  de  tîii^  après  belle, 

J.  Racuts.  n  18 


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274  BRITANNICUS. 

D'une  beauté  qu'on  vient  d'arracher  au  sommeiL 

Que  veux-tu  ?  Je  ne  sais  si  cette  négligence. 

Les  ombres,  les  flambeaux,  les  cris  et  le  silence, 

Et  le  farouche  aspect  de  ses  fiers  ravisseurs 

Relevoient  de  ses  yeux  les  timides  douceurs. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ravi  d'une  si  belle  vue,  395 

J'ai  voulu  lui  parler,  et  ma  voix  s'est  perdue  : 

Immobile,  saisi  d'un  long  étonnement. 

Je  l'ai  laissé  passer  dans  son  appartement. 

J'ai  passé  dans  le  mien.  C'est  là  que  solitaire, 

De  son  image  en  vain  j'ai  voulu  me  distraire  :  400 

Trop  présente  à  mes  yeux,  je  croyois  lui  parler  ; 

J'aimois  jusqu'à  ses  pleurs  que  je  (aisois  couler. 

Quelquefois,  mais  trop  tard,  je  lui  demandois  grâce  ; 

J'employois  les  soupirs,  et  même  la  menace. 

Voilà  comme,  occupé  de  mon  nouvel  amour,  405 

Mes  yeux,  sans  se  fermer,  ont  attendu  le  jour. 

Mais  je  m'en  fais  peut-être  une  trop  belle  image; 

Elle  m'est  apparue  avec  trop  d'avantage  : 

Narcisse,  qu'en  dis-tu? 

HARCISSB. 

Quoi,  Seigneur?  croira-t-on 
Qu'elle  ait  pu  si  longtemps  se  cacher  à  Néron?         410 

NÉRON. 

Tu  le  sais  bien,  Narcisse;  et  soit  que  sa  colère 

M'imputât  le  malheur  qui  lui  ravit  son  frère  ; 

Soit  que  son  coeur,  jaloux  d'une  austère  fierté. 

Enviât  à  nos  yeux  sa  naissante  beauté  ; 

Fidèle  à  sa  douleur,  et  dans  l'ombre  enfermée,  4 1 5 

Elle  se  déroboit  même  à  sa  renommée* 

Et  c'est  cette  vertu,  si  nouvelle  à  la  cour. 

Dont  la  persévérance  irrite  mon  amour. 

Quoi,  Narcisse?  tandis  qu'il  n'est  point  de  Romaine 

Que  mon  amour  n'honore  et  ne  rende  plus  vaine,      4«o 


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ACTE  II,  SCÈNE  II.  275 

Qui  dès  qu'à  ses  regards  elle  ose  se  fier, 

Sqp  le  cœur  de  César  ne  les  vienne  essayer  : 

Seule  dans  son  palais  la  modeste  Junie 

Regarde  leurs  honneurs  comme  une  ignominie. 

Fuit,  et  ne  daigne  pas  peut-être  s'informer  4a  5 

Si  César  est  aimable,  ou  bien  s'il  sait  aimer  ? 

Dis-moi  :  Britannicus  l'aime-t-ilP 

NARCISSE.  ' "'~^ 

Quoi  ?  s'il  Taime, 
Seigneur  ? 

NiROIf. 

Si  jeune  encor,  se  conuott-il  lui<*méme  ? 
D'un  regard  enchanteur  connoît-il  le  poison  ? 

NARCISSE. 

Seigneur,  l'amour  toujours  n'attend  pas  la  raison.     430    ^ 
N'en  doutez  point,  il  l'aime.  Instruits  par  tant  de  charmes,    / 
Ses  yeux  sont  déjà  faits  à  l'usage  des  larmes. 
A  ses  moindres  désirs  il  sait  s'accommoder; 
Et  peut-être  déjà  saitril  persuader. 

NBRON. 

Que  dis-tu?  Sur  son  cœur  il  auroit  quelque  empire  ?  435 

NARCISSE. 

Je  ne  sais;  mais.  Seigneur,  ce  que  je  puis  vous  dire. 

Je  l'ai  vu  quelquefois  s'arracher  de  ces  lieux,  ^ 

Le  cœur  plein  d'un  courroux  qu'il  cachoit  à  vos  yeux, 

D'une  cour  qui  le  fuit  pleurant  l'ingratitude. 

Las  de  votre  grandeur  et  de  sa  servitude,  440 

Entre  l'impatience  et  la  crainte  flottant  : 

Il  alloit  voir  Junie,  et  revénoit  content. 

NÉRON. 

D'autant  plus  malheureux  qu'il  aura  su  lui  plaire, 

Narcisse,  il  doit  plutôt  souhaiter  sa  colère. 

Néron  impunément  ne  sera  pas  jaloux.  44  5 


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276  BRITANNICUS. 

NARCISSE. 

Vous?  Et  de  quoi.  Seigneur,  vous  inquiétez-vous? 

Junie  a  pu  le  plaindre  et  partager  ses  peines  : 

Elle  n*a  vu  couler  de  larmes  que  les  siennes. 

Mais,  aujourd'hui,  Seigneur,  que  ses  yeux  dessillés. 

Regardant  de  plus  près  Téclat  dont  vous  brillez,        45o 

Verront  auu>ur  de  vous  les  rois  sans  diadème, 

Inconnus  dans  la  foule,  et  son  amant  lui-même. 

Attachés  sur  vos  yeux  s'honorer  d'un  regard 

Que  vous  aurez  sur  eux  fait  tomber  au  hasard  ; 

Quand  elle  vous  verra,  de  ce  degré  de  gloire,  iSS 

Venir  en  soupirant  avouer  sa  victoire  : 

Mattre,  n'en  doutez  point,  d'un  cœur  déjà  charmé 

Commandez  qu'on  vous  aime,  et  vous  serez  aimé. 

NBRON. 

A  combien  de  chagrins  il  faut  que  je  m*appréte! 
Que  d'importunités  ! 

NARCISSB. 

Quoi  donc  ?  qui  vous  arrête,         46i> 
Seigneur? 

NBRON. 

Tout:  Octavie,  Agrippine,  Burrhus, 
Sénèque,  Rome  entière,  et  trois  ans  de  vertus. 
Non  que  pour  Octavie  un  reste  de  tendresse  * 
M'attache  à  son  hymen  et  plaigne  sa  jeunesse. 

I .  Dans  la  tragédie  latine ,  attribuée  mal  à  propos  à  Sénèqne ,  dont  le  titre 
est  Octavi»,  Néron  parle  bien  plus  durement  de  celle  qu'il  reut  répudier,  et  qui, 
dit-il,  jamais  ne  Ta  aimé,  mais  laisse  lire  sur  son  visage  la  haine  qu'elle  lui  porte. 
(Octavie,  vers  537  **  54a.)  Mais  c'est  un  Néron  déjà  déchaîné.  Oetarie  (voyez 
ci-dessus  la  note  du  vers  63),  fille  de  Claude  et  de  Messaline,  était,  dit  Tacite, 
d'une  vertu  éprouvée,  probitalit  tpecUUm,  Néron  la  haïssait  :yà«>  quodam^  an 
quia  prmvcUent  illicita^  abhorrehat.  (Annales^  livre  XIII,  chapitre  xu.)  Ce  fut 
seulement  après  la  mort  d'Agrippine  que  Néron  la  répudia,  et  la  relégua  en 
Campanie.  Le  mécontentement  du  peuple  le  força  à  la  rappeler;  bient6t  après  il 
l'exila  une  seconde  fois.  Confinée  dans  l'Ile  de  Pandataria,  elle  y  reçut  l'ordre 
de  mourir.  On  lui  ouvrit  les  veines  ;  elle  était  dans  sa  vingtième  année.  (Tacite, 
AanaUSf  livre  XIY,  chapitre  lxiv.) 


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ACTE  II,    SCENE  II.  277 

Mes  yeux,  depuis  longtemps  fatigués  de  ses  soins,     465 
Rarement  de  ses  pleurs  daignent  être  témoins  : 
Trop  heureux  si  bientôt  la  faveur  d*un  divorce 
Me  soulageoit  d'un  joug  qu'on  m'imposa  par  force  ! 
Le  ciel  même  en  secret  semble  la  condamner  : 
Ses  vœux,  depuis  quatre  ans,  ont  beau  Timportuner.  470 
Les  Dieux  ne  montrent  point  que  sa  vertu  les  touche  : 
D'aucun  gage,  Narcisse,  ils  n'honorent  sa  couche  ; 
L'Empire  vainement  demande  un  héritier^. 

NARCISSE. 

Que  tardez- vous.  Seigneur,  à  la  répudier  ? 

L'Empire,  votre  cœur,  tout  condamne  Octavie.  475 

Auguste,  votre  aïeul,  soupiroit  pour  Livie  : 

Par  un  double  divorce  ils  s'unirent  tous  deux*  ; 

Et  vous  devez  l'Empire  à  ce  divorce  heureux. 

Tibère,  que  l'hymen  plaça  dans  sa  famille. 

Osa  bien  à  ses  yeux  répudier  sa  fille*.  480 

Vous  seul,  jusques  ici  contraire  à  vos  désirs  * , 

N'osez  par  un  divorce  assurer  vos  plaisirs. 

NiRON. 

Et  ne  connois-tu  pas  l'implacable  Agrippine  ? 

Mon  amour  inquiet  déjà  se  l'imagine 

Qui  m'amène  Octavie,  et  d'un  œil  enflammé  485 

Atteste  les  saints  droits  d'un  nœud  qu'elle  a  formé. 

Et  portant  à  mon  cœur  des  atteintes  plus  rudes. 

Me  fait  un  long  récit  de  mes  ingratitudes. 

De  quel  front  soutenir  ce  fâcheux  entretien  ? 

s. 

I.  «  Exturbat  Octavûm,  sterilem  dictitans.  »  (Tacite,  Annales,  livre  XFV, 
chapitre  lx.) 

a.  Aagnste,  pour  épouser  Livie,  avait  répudié  Scribonie.  Livie,  de  son  cAté, 
s*était  séparée  de  Tibérius  Claudius  Néron,  dont  elle  avait  déjà  un  fils  (l*empe- 
renr  Tibère) ,  et  dont  elle  portait  dans  son  sein  un  autre  fils  (Drusus  Néron) . 

3.  Tibère  avait  répudié* Julie,  fille  d'Auguste  et  de  Scribonie. 

4*  ProkUxrbor  unut/acere  quod  cunetis  licei?  «  Moi  seul,  ne  pourrai-je  faire 
ce  qui  est  permis  à  tout  le  monde  ?  »  dit  Néron  dans  la  tragédie  latine  d*t>c- 
tavûj  vers  $74. 


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^l 


27»  BRITANNICUS. 

MARCISSB. 

N'étes-vous  pas,  Seigneur,  votre  maître  et  le  sien  ?   490 
Vous  verrons-nous  toujours  trembler  sous  sa  tutelle  ? 
Vivez,  régnez  pour  vous  :  c'est  trop  régner  pour  elle. 
Craignez-vous?  Mais,  Seigneur,  vous  ne  la  craignez  pas  : 
Vous  venez  de  bannir  le  superbe  Pallas, 
Pallas  dont  vous  savez  qu'elle  soutient  Taudace.       49^ 

NBRON. 

Éloigné  de  ses  yeux,  j'ordonne,  je  menace. 

J'écoute  vos  conseils,  j'ose  les  approuver  ; 

Je  m'excite  contre  elle,  et  tâche  à  la  braver. 

Mais  (je  t'expose  ici  mon  âme  toute  nue) 

Sitôt  que  mon  malheur  me  ramène  à  sa  vue,  Soo 

Soit  que  je  n'ose  encor  démentir  le  pouvoir 

De  ces  yeux  où  j'ai  lu  si  longtemps  mon  devoir  ; 

Soit  qu'à  tant  de  bienfaits  ma  mémoire  fidèle 

Lui  soumette  en  secret  tout  ce  que  je  tiens  d'elle, 

Mais  enfin  mes  efforts  ne  me  servent  de  rien  :  5q5 

Mon  Génie  étonné  tremble  devant  le  sien^. 

Et  c'est  pour  m'affranchir  de  cette  dépendance, 

Que  je  la  fuis  partout,  que  même  je  Toffense, 

Et  que  de  temps  en  temps  j'irrite  ses  ennuis. 

Afin  qu'elle  m'évite  autant  que  je  la  fuis.  5  x  o 

Mais  je  t'arrête  trop.  Retire-toi,  Narcisse  : 

Britannicus  pourroit  t'accuser  d'artifice. 

I.  Racioe  doit  à  un  récit  de  Plutarque  cette  belle  image,  d*ane  couleur  si 
antique.  Dans  la  f^ie  d'Antoine^  cliapitrc  xxxyi,  Thistorien  raconte  que  dépité 
d*étre  toujours  Taincu  par  Octave  dans  les  jeux  de  hasard,  Antoine  consulta  sur 
cette  nuiuvaise  chance  un  devin  d'Egypte,  qui  lui  répondit:  «  Ton  Génie  re- 
doute le  sien  :  fier  et  hardi  quand  il  est  seul ,  il  perd  devant  celui  de  César 
tonte  sa  grandeur  et  devient  foible  et  timide,  m  Shakspeare,  dans  sa  tragédie 
à* Antoine  et  Cléopatre  (acte  II,  scène  lu),  fait  ainsi  parler  le  même  devint 

There/ore^  o  AntonjTy  stay  not  br  hu  side  : 

Thr  {ùemon,  that't  thy  spirit,  which  keeys  thee^  ts 

Noble,  courageouSy  high.  unmatchable y 

ff'here  Cmsar*s  û  not;  but  near  kim^  thy  amgel 

Mecomes  a  Fear,  as  being  o'erpo\vered.  ,  .   , 


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ACTE  II,  SCÈNE  II.  279 

NARCISSE. 

Non,  non  :  Britannicas  s*abandonne  à  ma  foi. 

Par  son  ordre,  Seigneur,  il  croit  que  je  vous  voi. 

Que  je  m'informe  ici  de  tout  ce  qui  le  touche,         5 1 S 

Et  veut  de  vos  secrets  être  instruit  par  ma  bouche. 

Impatient  surtout  de  revoir  ses  amours. 

Il  attend  de  mes  soins  ce  fidèle  secours. 

HÉRON. 

J'y  consens,  porte-lui  cette  douce  nouvelle: 
nia  verra. 

NARCISSE. 

Seigneur,  bannissez-le  loin  d*elle.  5ao    , 

NÉRON.  / 

J'ai  mes  raisons,  Narcisse  ;  et  tu  peux  concevoir 
Que  je  lui  vendrai  cher  le  plaisir  de  la  voir. 
Cependant  vante-lui  ton  heureux  stratagème  : 
Dis-lui  qu'en  sa  faveur  on  me  trompe  moi-même. 
Qu'il  la  voit  sans  mon  ordre.  On  ouvre  :  la  voici.      5s  S 
Vav  retrouver  ton  maître,  et  Tamener  ici. 


SCENE  III. 
NÉRON,   JUNIE. 

NÉRON. 

YoQs  VOUS  troublez,  Madame,  et  changez  de  visage. 
Lisez- vous  dans  mes  yeux  quelque  triste  présage.^ 

JDNIE. 

Seigneur,  je  ne  vous  puis  déguiser  mon  erreur  : 
J'allois  voir  Octavie,  et  non  pas  l'Empereur.  5$o 

NÉRON". 

Je  le  sais  bien.  Madame,  et  n'ai  pu  sans  envie 
Apprendre  vos  bontés  pour  Theureuse  Octavie.  • 


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a8o  BRITANNIGUS. 

JUNIB. 

Vous,  Seigneur? 

NÉRON. 

Pensez- vous,  Madame,  qu'en  ces  lieux 
Seule  pour  vous  connoltre  Octavie  ait  des  yeux? 

JUNIB. 

Et  quel  autre,  Seigneur,  voulez-vous  que  j'implore?  535 

A  qui  demanderai-je  un  crime  que  j'ignore  ? 

Vous  qui  le  punissez,  vous  ne  l'ignorez  pas. 

De  grâce,  apprenez-moi,  Seigneur,  mes  attentats. 

NÉRON. 

Quoi?  Madame,  est-ce  donc  une  légère  offense 

De  m'avoir  si  longtemps  caché  votre  présence  ?         540 

Ces  trésors  dont  le  ciçl  voulut  vous  embellir. 

Les  avez-vous  reçus  pour  les  ensevelir  ? 

L'heureux  Britannicus  verra-t-il  sans  alarmes 

Croître,  loin  de  nos  yeux,  son  amour  et  vos  charmes? 

Pourquoi,  de  cette  gloire  exclus  jusqu'à  ce  jour,        545 

M' avez-vous,  sans  pitié,  relégué  dans  ma  cour? 

On  dit  plus:  vous  souffrez  sans  en  éti^  offensée, 

Qu'il  vous  ose,  Madame,  expliquer  sa  pensée. 

Car  je  ne  croirai  point  que  sans  me  consulter 

La  sévère  Junie  ait  voulu  le  flatter,  5  5o 

Ni  qu'elle  ait  consenti  d'aimer  et  d'être  aimée, 

Sans  que  j'en  sois  instruit  que  par  la  renonmiée. 

JUNIE. 

Je  ne  vous  nîrai  point,  Seigneur,  que  ses  soupirs 

M'ont  daigné  quelquefois  expliquer  ses  désirs. 

n  n'a  point  détourné  ses  regards  d'une  fille  5  5  5 

Seul  reste  du  débris  d'une  illustre  famille. 

Peut-être  il  se  souvient  qu'en  un  temps  plus  heureux 

Son  père  me  nomma  pour  l'objet  de  ses  vœux. 

n  m'aime  ;  il  obéit  à  l'Empereur  son  père, 

Et  j'ose  dire  encore  à  vous,  à  votre  mère.  660 


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ACTE  II,  SCÈNE  III.  a8i 

Vos  deurs  sont  toujours  si  conformes  aux  siens.... 

NÉRON. 

Ma  mère  a  ses  desseins,  Madame,  et  j'ai  les  miens. 
Ne  parlons  plus  ici  de  Claude  et  d'Agrippine  : 
Ce  n'est  point  par  leur  choix  que  je  me  détermine.  _ 
C'est  à  moi  seul,  Madame,  à  répondre  de  vous  ;         565 
Et  je  veux  de  ma  main  vous  choisir  un  époux. 

JUNIE. 

Ah  !  Seigneur,  songez-vous  que  toute  autre  alliance 
Fera  honte  aux  Césars,  auteurs  de  ma  naissance  ? 

NÉRON. 

Non,  Madame,  l'époux  dont  je  vous  entretiens 

Peut  sans  honte  assembler  vos  aïeux  et  les  siens  :       570 

Vous  pouvez,  sans  rougir,  consentir  à  sa  flamme. 

JUNIB. 

Et  quel  est  donc.  Seigneur,  cet  époux? 

NERON.  I 

Moi,  Madame. 

JUNIB. 

Vous? 

NÉRON. 

Je  vous  nonunerois,  Madame,  un  autre  nom, 
Si  j'en  savois  quelque  autre  au-dessus  de  Néron. 
Oui,  pour  vont  faire  un  choix  où  vous  puissiez  souscrire. 
J'ai  parcouru  des  yeux  la  cour,  Rome  et  TEmpire. 
Plus  j'ai  cherché.  Madame,  et  plus  je  cherche  encor 
En  quelles  mains  je  dois  confier  ce  trésor. 
Plus  je  vois  que  César,  digne  seul  de  vous  plaire, 
En  doit  être  lui  seul  l'heureux  dépositaire ,  5  8  o 

Et  ne  peut  dignement  vous  confier  qu'aux  mains 
A  qui  Rome  a  commis  l'empire  des  humains. 
Vous-même,  consultez  vos  premières  années. 
Qaudius  à  son  fils  les  avoit  destinées  ; 
Mais  c'étoit  en  un  temps  où  de  l'Empire  entier  58  5 


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a82  BRITANNICUS. 

Il  croyolt  quelque  jour  le  nommer  Théritier. 

Les  Dieux  ont  prononcé.  Loin  de  leur  contredire, 

C'est  à  vous  de  passer  du  côté  de  TEmpire. 

En  vain  de  ce  présent  ils  m'auroient  honoré , 

Si  votre  cœur  devoit  en  être  séparé;  590 

Si  tant  de  soins  ne  sont  adoucis  par  vos  charmes; 

Si  tandis  que  je  donne  aux  veilles,  aux  alarmes^ 

Des  jours  toujours  à  plaindre  et  toujours  enviés , 

Je  ne  vais  quelquefois  respirer  à  vos  pieds. 

Qu*Octavie  à  vos  yeux  ne  fasse  point  d*ombrage  :       595 

Rome ,  aussi  bien  que  moi ,  vous  donne  son  suffrage  , 

Répudie  Octavie,  et  me  fait  dénouer 

Un  hymen  que  le  ciel  ne  veut  point  avouer. 

Songez-y 'donc,  Madame,  et  pesez  en  vous-même 

Ce  choix  digne  des  soins  d'un  prince  qui  vous  aime ,  600 

Digne  de  vos  beaux  yeux  trop  longtemps  captivés* , 

Digne  de  Tunivers  à  qui  vous  vous  devez'. 

JUNIE. 

Seigneur,  avec  raison  je  demeure  étonnée. 
Je  me  vois,  dans  le  cours  d'une  même  journée. 
Comme  une  criminelle  amenée  en  ces  lieux  ;  6  o  5 

Et  lorsque  avec  frayeur  je  pai*ois  à  vos  yeux , 
Que  sur  mon  innocence  à  peine  je  me  fie , 
Vous  m'offrez  tout  d'un  coup  la  place  d'Octavie. 
Tose  dire  pourtant  que  je  n'ai  mérité  ^ 

Ni  cet  excès  d'honneur,  ni  cette  indignité  '.  610 

1.  Trop  longtemps  captivés  y  c'est-à-dire  trop  longtemps  tenus  dans  l*omlH«. 
Un  peu  pins  loin  Britannicus  dit  à  Janie  (vers  716): 

Quoi  ?  déjà  votre  amour  souffre  qu'on  le  captive? 

et  il  entend  par  là  qu'on  le  tienne  captifs  qu'on  lui  Ste  sa  liberté.  L'emploi 
du  verbe  captiver  n'est  pas  très-différent  pour  le  sens  dans  les  deux  passages  : 
il  parait  plus  heureux  et  plus  dair  dans  le  second. 

2.  Far.  Digne  de  l'univers  à  qui  vous  les  devez.  (1670  et  76) 

3.  L'édition  de  170a  a  :  cette  dignité.  Cette  foute  d'impression  a  été  repro- 
duite par  les  éditions  de  1713  et  de  1728. 


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ACTE  II,  SCENE  III.  a83 

Et  pouve^voiu ,  Seigneur,  souhaiter  qu'une  fille 

Qui  vit  presque  en  naissant  éteindre  sa  famille, 

Qui  dans  robscurité  nourrissant  sa  douleur, 

S'est  fait  une  vertu  conforme  à  son  malheur, 

Passe  subitement  de  cette  nuit  profonde  6  x  5 

Dans  un  rang  qui  l'expose  aux  yeux  de  tout  le  monde, 

Dont  je  n'ai  pu  de  loin  soutenir  la  clarté , 

Et  dont  une  autre  enfin  remplit  la  majesté  ? 

NÏRON. 

Je  vous  ai  déjà  dit  que  je  la  répudie. 

Ayez  moins  de  frayeur,  ou  moins  de  modestie.  ôao 

N'accusez  point  ici  mon  choix  d'aveuglement  ; 

Je  vous  réponds  de  vous  :  consentez  seulement. 

Du  sang  dont  vous  sortez  rappelez  la  mémoire; 

Et  ne  préférez  point  à  la  solide  gloire 

Des  honneurs  dont  César  prétend  vous  revêtir,  6a 5 

La  gloire  d'un  refus,  sujet  au  repentir. 

JUNIE. 

Le  ciel  connott,  Seigneur,  le  fond  de  ma  pensée. 

Je  ne  me  flatte  point  d'une  gloire  insensée  : 

Je  sais  de  vos  présents  mesurer  la  grandeur; 

Mais  plus  ce  rang  sur  moi  répandroit  de  splendeur,  63o 

Plus  il  me  feroit  honte,  et  mettroit  en  lumière  * 

Le  crime  d'en  avoir  dépouillé  l'héritière. 

NÉRON. 

C'est  de  ses  intérêts  prendre  beaucoup  de  soin , 

Madame;  et  l'amitié  ne  peut  aller  plus  loin. 

Mais  ne  nous  flattons  point,  et  laissons  le  mystère  '.  635 

I .  EaGÎne  s'est  inspiré  de  la  belle  expression  de  Javénal  : 

Incipit  ipsorum  contra  te  store  parentum 
HobilitaSj  daramqoe  facem  praeferre  pudendis. 

(Satire  VIII,  vers  i38.) 
ÂTant  loi,  Molière,  dans  le  Festin  de  pierre,  acte  IV,  scène  nr,  et  Boileui, 
satire  V,  vers  6i  et  62,  avaient  imité  ces  vers  de  Jovénal. 

a.  La  même  phrase  est  dans  les  Plaideurs  (acte  I,  scène  ▼,  vers  ia4)  : 
c  Laissons  là  le  mystère.  ;» 


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^'-^r 


284  BRITANNICUS. 

La  sœur  vous  touche  ici  beaucoup  moins  que  le  frère  ; 
Et  pour  Britannicus.... 

JUNIE. 

n  a  su  me  toucher. 
Seigneur;  et  je  n'ai  point  prétendu  m* en  cacher. 
Cette  sincérité  sans  doute  est  peu  discrète  ; 
Mais  toujours  de  mon  cœur  ma  bouche  est  Tinterprète. 
Absente  de  la  cour,  je  n*ai  pas  dû  penser, 

^Seigneur,  qu^en  Fart  de  feindre  il  fallût  m' exercer. 
J'aime  Britannicus.  Je  lui  fus  destinée 
Quand  l'Empire  devoit  suivre  son  hyménée*. 
Mais  ces  mêmes  malheurs  qui  l'en  ont  écarté,  645 

Ses  honneurs  abolis,  son  palais  déserté , 
La  fuite  d'une  cour  que  sa  chute  a  bannie , 
Sont  autant  de  liens  qui  retiennent  Junie. 
Tout  ce  que  vous  voyez  conspire  à  vos  désirs  ; 
Vos  jours  toujours  sereins  coulent  dans  les  plaisirs.  65o 
L'Empire  en  est  pour  vous  l'inépuisable  source  ; 

,  Ou  si  quelque  chagrin  en  interrompt  la  course , 
Tout  l'univers,  soigneux  de  les  entretenir, 
S'empresse  à  l'effacer  de  votre  souvenir. 
Britannicus  est  seul.  Quelque  ennui  qui  le  presse ,      6  55 
n  ne  voit  dans  son  sort  que  moi  qui  s'intéresse , 
Et  n'a  pour  tous  plaisirs,  Seigneur,  que  quelques  pleurs 
Qui  lui  font  quelquefois  oublier  ses  itaalheurs. 

HÉRON. 

Et  ce  sont  ces  plaisirs  et  ces  pleurs  que  j'envie , 
Que  tout  autre  que  lui  me  paîroit  de  sa  vie.  660 

Mais  je  garde  à  ce  prince  un  traitement  plus  doux . 
Madame ,  il  va  bientôt  parottre  devant  vous. 

JPNIE. 

Ah  !  Seigneur,  vos  vertus  m'ont  toujours  rassurée. 

I.  Far,  Quand  l'Empire  sembloit  saivre  son  hyménée.  (1670  et  76) 


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ACTE  II,  SCÈNE  III.  a85 

Je  pouvois  de  ces  lieux  lui  détendre  Tentrée  ; 

Mais ,  Madame ,  je  yeux  prévenir  le  danger  665 

Où  son  ressentiment  le  pourroit  engager.  ^ 

Je  ne  veux  point  le  perdre.  Il  vaut  mieux  que  lui-même    I 

Entende  son  arrêt  de  la  bouche  quHl  aime.  ', 

Si  ses  jours  vous  sont  chers,  éloignez-le  de  vous, 

Sans  quHl  ait  aucun  lieu  de  me  croire  jaloux.  670 

De  son  bannissement  prenez  sur  vous  Toffense  ; 

Et  soit  par  vos  discours,  soit  par  votre  silence, 

Du  moins  par  vos  froideurs ,  faites-lui  concevoir 

Qu'il  doit  porter  ailleurs  ses  vœux  et  son  e^ir. 

JUNIB. 

Moi  !  que  je  lui  prononce  un  arrêt  si  sévère  !  675 

Ma  bouche  mille  fois  lui  jura  le  contraire. 
Quand  même  jusque-là  je  pourrois  me  trahir. 
Mes  yeux  lui  défendront.  Seigneur,  de  m'obéir. 

RÏROlf. 

Caché  près  de  ces  lieux,  je  vous  verrai,  Madame. 

Renfermez  votre  amour  dans  le  fond  de  votre  âme.  680 

Vous  n'aurez  point  pour  moi  de  langages  secrets  : 

J'entendrai  des  regards  que  vous  croirez  muets  ; 

Et  sa  perte  sera  l'infaillible  salaire 

D'un  geste  ou  d'un  soupir  échappé  pour  lui  plaire. 

luniB. 
Hélas  !  si  j'ose  encor  former  quelques  souhaits ,  685 

Seigneur,  permettexrmoi  de  ne  le  voir  jamais! 


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a86  BRITAlNNIGnS. 

SCÈNE  IV. 
NÉRON,  JUNEE,  NARCISSE. 

KARCISSE. 

Britannicus,  SeigneuTi  demande  la  princesse: 
U  approche. 

Qu'il  vienne. 

JUIfIB. 

Ah  !  Seigneur. 

NÉRON. 

Je  vous  laisse* 
Sa  fortune  dépend  de  vous  plus  que  de  moi. 
Madame,  en  le  voyant,  songez  que  je  vous  voi.  690 


SCÈNE  V. 

JUNIE,  NARQSSE. 

JUNIE. 

Ah  !  cher  Narcisse,  cours  au-devant  de  ton  maître; 
Dis-lui....  Je  suis  perdue,  et  je  le  vois  paraître^. 


SCENE  VI. 
JUNIE,  BRITANNICUS,  NARCISSE. 

BRITANNICUS. 

Madame,  quel  bonheur  me  rapproche  de  vous? 
Quoi  ?  je  puis  donc  jouir  d'un  entrelien  si  doux  ? 

I.  n  y  a  paraistre  dans  les  éditiogis  de  1676-1697,  pour  rimer  avec  maître. 


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ACTE  II,  SCENE  VL  287 

Mais  parmi  ce  plaisir  quel  chagrin  me  dévore  M  695 

Hélas  !  puis-je  espérer  de  vous  revoir  encore? 
Faut-il  que  je  dérobe ,  avec  mille  détours , 
Un  bonheur  que  vos  yeux  m'accordoient  tous  les  jours  ? 
Quelle  nuit!  Quel  réveil  !  Vos  pleurs ,  votre  présence 
N'ont  point  de  ces  cruels  désarmé  Finsolence  ?  700 

Que  faisoit  votre  amant  ?  Quel  démon  envieux 
M'a  refusé  l'honneur  de  mourir  à  vos  yeux  ? 
Hélas  !  dans  la  frayeur  dont  vous  étiez  atteinte , 
M'avez-vous  en  secret  adressé  quelque  plainte  ? 
Ma  princesse,  avez-vous  daigné  me  souhaiter  ?  705 

Songiez- vous  aux  douleurs  que  vous  m'alliez  coûter? 
Vous  ne  me  dites  rien?  Quel  accueil  !  Quelle  glace  ! 
Est-ce  ainsi  que  vos  yeux  consolent  ma  disgrâce? 
Parlez.  Nous  sommes  seuls  :  notre  ennemi  trompé, 
Tandis  que  je  vous  parle,  est  ailleurs  occupé.  7 1  o 

Ménageons  les  moments*  de  cette  heureuse  absence. 

JUNIB. 

Vous  êtes  en  des  lieux  tout  pleins  de  sa  puissance. 
Ces  murs  mêmes*,  Seigneur,  peuvent  avoir  des  yeux  ; 
Et  jamais  l'Empereur  n'est  absent  de  ces  lieux. 

BRITAIfllICUS. 

Et  depuis  quand.  Madame,  étes-vous  si  craintive  ?  7 1 5 

Quoi  ?  déjà  votre  amour  souffre  qu'on  le  captive*  ? 

Qu'est  devenu  ce  cœur  qui  me  juroit  toujours 

De  faire  à  Néron  même  envier  nos  amoms  ? 

Mais  bannissez.  Madame,  une  inutile  crainte. 

La  foi  dans  tous  les  cœurs  n'est  pas  encore  éteinte;    720 

Chacun  semble  des  yeux  approuver  mon  courroux  ; 


I.  Les  édidons  de  170a,  de  I7i3,  de  1728  ont  :  vous  dévore, 
a.  Par  une  erreur  évidente,  il  y  a  moiens  dans  Tédidon  de  1687;  mojrtns 
dans  celle  de  1697. 

3.  Même  est  sans  /  dans  les  éditions  de  1676-1697.  Celle  de  1670  a  mimes, 

4.  Voyez  ci-dessus,  p.  a8a,  note  i. 


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288  BRITANNICUS. 

La  mère  de  Néron  se  déclare  pour  nous. 
Rome^  de  sa  conduite  elle-même. offensée.... 

JUNIB. 

Ah!  SeigneuTi  vous  parlez  contre  votre  pensée. 
Vous-même,  vous  m'avez  avoué  mille  fois  795 

Que  Rome  le  louoit  d'une  commune  voix  ; 
Toujours  à  sa  vertu  vous  rendiez  quelque  hommage. 
Sans  doute  la  douleur  vous  dicte  ce  langage. 

BRITANNICUS. 

Ce  discours  me  surprend,  il  le  faut  avouer. 

Je  ne  vous  cherchois  pas  pour  l'entendre  louer.  73© 

Quoi  ?  pour  vous  confier  la  douleur  qui  m'accable, 

A  peine  je  dérobe  un  moment  favorable. 

Et  ce  moment  si  cher,  Madame,  est  consumé 

A  louer  l'ennemi  dont  je  suis  opprimé? 

Qui  vous  rend  à  vous-même,  en  un  jour,  si  contraire  ? 

Quoi?  même  vos  regards  ont  appris  à  se  taire*? 

Que  vois- je  ?  Vous  craignez  de  rencontrer  mes  yeux? 

Néron  vous  plairoit-il?  Vous  serois-je  odieux  ? 

Ah  !  si  je  le  croyois....  Au  nom  des  Dieux,  Madame, 

Éclaircissez  le  trouble  où  vous  jetez  mon  âme.  740 

Parlez.  Ne  suis-je  plus  dans  votre  souvenir  ? 

JUNIE. 

Retirez-vous,  Seigneur,  l'Empereur  va  venir. 

BRITANNICUS. 

Après  ce  coup,  Narcisse,  à  qui  dois-je.m'attendre*? 


I.  Comparez  ci-dessiis  le  ren  68a. 

a.  Dans  Tédition  de  171 3,  dans  celles  de  1728,  de  1736,  et  dans  quelques 
éditions  récentes  : 

Après  ce  coup,  Narcisse,  à  quoi  dois-je  m'attendre? 

Hais  tontes  les  éditions  imprimées  du  rivant  de  Racine  ont  ce  vers  tel  que  nous 
le  donnons.  La  Fontaine,  dans  la  fable  de  V Alouette  et  ses  petits  (livre  IV, 
fable  xxn),  a  dit  : 

Ne  t'attends  qu'à  toi  seul  :  c>9t  un  commun  proverbe. 


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ACTE  II,  SCÈNE  VIL  289 

SCÈNE  VIL 
NÉRON,  JDNIE,  NARCISSE. 

N^RON. 

Madame.  •.. 

JUKIB. 

Non,  Seigneur,  je  ne  puis  rien  entendre. 
Vous  êtes  obéi.  Laissez  couler  du  moins  745 

Des  larmes  dont  ses  yeux  ne  seront  pas  témoins. 


SCÈNE  VIIL 

NÉRON,  NARCISSE. 

Niaoïf. 
Hé  bien  !  de  leur  amour  tu  vois  la  violence, 
Narcisse:  elle  a  paru  jusque  dans  son  silence. 
Elle  aime  mon  rival,  je  ne  puis  Tignorer  ; 
Mais  je  mettrai  ma  joie  à  le  désespérer.  750 

Je  me  fais  de  sa  peine  une  image  charmante , 
Et  je  Fai  vu  douter  du  cœur  de  son  amante. 
Je  la  suis.  Mon  rival  t*attend  pour  éclater. 
Par  de  nouveaux  soupçons,  va,  cours  le  tourmenter  ; 
Et  tandis  qu'à  mes  yeux  on  le  pleure,  on  Tadore,     755 
Fais-lui  payer  bien  cher  un  bonheur  qu^il  ignore. 

NARCISSE,  senl^. 

La  fortune  t^appelle  une  seconde  fois, 

I.  Louis  Racine  [Remarques  »ur  Britannieus)  nous  apprend  que  très-souvent 
Tacteor  chargé  du  rôle  de  Narcisse  ne  pouvait  prononcer  les  quatre  vers  qui 
suivent,  à  cause  du  murmure  qn^excitait  Tindignation  des  spectateurs.  La  Harpe 

J.  Racute.  n  19 


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ago  BRITANNICUS. 

Narcisse  :  voudrois-ta  résister  à  sa  voix? 

Suivons  jusques  au  bout  ses  ordres  favorables  ; 

Et  pour  nous  rendre  heureux,  perdons  les  misérables'. 

affirme  le  même  foit,  et,  donnant  raison  aoz  spectateurs,  regrette  que  Boileau 
n'ait  pas  fait  retrancher  à  Racine  ce  coart  monologue  plntdt  que  la  scène  qui 
autrefois  conmMuçait Tacte  III.  Voltaire  jugeait-il  autrement  de  ces  vers,  on 
les  arait-il  oubliés?  H  est  à  remarquer  du  moins  que  dans  le  commentaire  de 
la  Mort  de  Pompée,  blâmant  le  langage  atroce  mis  par  Corneille  dans  la  bouche 
de  Photin,  il  dit  :  «  Narcisse,  dans  Britaanieus,...  ne  débite  aucune  de  ces 
maximes  d'un  vain  déclamatenr.  »  Biais,  suivant  qu'il  s'agit  de  Corneille  on 
de  Racine,  n*a-t-il  pas  changé  de  poids  et  de  mesure?  Voyez  le  rapprochement 
que  nous  disons  dans  la  note  suivante. 

I.  Dans  la  Mort  ile  Pompée  (acte  I,  scène  i,  vers  80-84),  Photin  parle  à  peu 
près  de  1 


Rangez-vous  du  parti  des  destins  et  des  Dieux.... 
Quos  que  soient  leurs  décrets,  dédare^-vons  pour  eux  ; 
Et  pour  leur  obéir,  perdez  le  malheureux. 


PIN  DU    SECOND  ÂCTK. 


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ACTE  III,  SCÈNE  L  291 


ACTE  III. 


SCÈNE   PREMIÈRE^ 
NÉRON,  BURRHUS. 

BURRHUS. 

Pallas  obéira,  Seigneur. 

N^RON. 

Et  de  quel  œil 
Ma  mère  a-t-elle  vu  confondre  son  orgueil  ? 

BURRHUS. 

Ne  doutez  point.  Seigneur,  que  ce  coup  ne  la  frappe, 
Qu*en  reproches  bientôt  sa  douleur  ne  s'échappe. 
Ses  transports  dès  longtemps  commencent  d'éclater  :76s 
A  d'inutiles  cris  puissent-ils  s'arrêter  ! 

HBRON. 

Quoi?  de  quelque  dessein  la  croyez-vous  capable? 

BURRHUS. 

Agrippine,  Seigneur,  est  toujours  redoutable. 
Rome  et  tous  vos  soldats  révèrent  ses  aïeux*  ; 

I.  Noos  ne  donnons  pas  ici  parmi  les  rariantes  la  scène  qoi  primitiTement 
était  la  première  de  cet  acte  III,  parce  qn*on  la  tronre  dans  les  Mémoires  de 
Louis  Racine  (^oyez  notre  tome  I,  p.  24^^44)  >  etqa'dle  n'a  été  imprimée  dans 
aocone  des  éditions  de  1670  à  1697.  Nous  ignorons  d'ailleurs  toute  l'étendue  du 
remaniement  qui  fut  fait  par  Racine  d'après  le  conseO  de  Boileau,  et  comment 
la  scène  supprimée  se  liait  à  celle  qui  est  devenue  à  son  tour  la  première.  La 
scène  entre  Héron  et  Burrhus  ne  pouvait  venir  immédiatement,  telle  qu'die 
est,  après  celle  que  Louis  Racine  nous  a  conservée.  Cela  serait  évident,  quand 
il  n'y  aurait  pas  à  (aire  observer  que  la  citation  faite  par  Louis  Racine  finit  par 
deux  vers  de  rime  masculine,  et  que  la  nouvelle  scène  première  commence  par 
deux  rimes  également  masculines. 

a.  yar.  Rome  et  tons  vos  soldats  honorent  ses  aïeux.  (1670) 


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191  BRITANNICUS. 

Germanicus  son  père  est  présent  à  leurs  yeux .  770 

Elle  sait  son  pouvoir;  vous  savez  son  courage; 

Et  ce  qui  me  la  feit  redouter  davantage, 

C'est  que  vous  appuyez  vous-même  son  courroux. 

Et  que  vous  lui  donnez  des  armes  contre  vous. 

NERON* 

Moi,  Burrhus  ? 

BURRHUS. 

Cet  amour,  Seigneur,  qui  vous  possède. . . . 

'       NÉRON. 

Je  vous  entends,  Burrhus  :  le  mal  est  sans  remède. 
Mon  cœur  s'en  est  plus  dit  que  vous  ne  m'en  direz. 
D  faut  que  j'aime  enfin. 

BURRHUS. 

Vous  vous  le  figurez. 
Seigneur  ;  et  satisfait  de  quelque  résistance, 
Vous  redoutez  un  mal  foible  dans  sa  naissance.         780 
Mais  si  dans  son  devoir  votre  cœur  affermi' 
Youloit  ne  point  s'entendre  avec  son  ennemi  ; 
Si  de  vos  premiers  ans  vous  consultiez  la  gloire  ; 
Si  vous  daigniez,  Seigneur,  rappeler  la  mémoire 
Des  vertus  d'Octavie,  indignes  de  ce  prix,  785 

Et  de  son  chaste  amour  vainqueur  de  vos  mépris  ; 
Surtout  si  de  Junie  évitant  la  présence. 
Vous  condamniez  vos  yeux  à  quelques  jours  d'absence  : 
Croyez-moi,  quelque  amour  qui  semble  vous  charmer. 
On  n'aime  point,  Seigneur,  si  Ton  ne  veut  aimer ^.    790 


I.  Vctr.  Bfais  si  dans  sa  fierté  Totre  cœur  afTermi.  (1670  et  76) 
a.  On  peat  rapprocher  ces  vers  d*ua  passage  de  la  tragédie  latine  é^OetwU^ 
Sénèqne  veut  détourner  Néron  de  l'amour  de  Poppée  : 

Vie  magna  mentit  ^  blandus  atque  animi  calor 

Amor  est 

Quem  sifoçere  atque  alere  désistas j  cadit, 
Brevique  vires  perdit  exstinetus  suas. 

{Octavief  vert  56 1-565.) 


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ACTE  III,   SCÈNE  L  193 

NÉRON. 

Je  VOUS  croirai,  Burrhus,  lorsque  dans  les  alarmes 

Il  faudra  soutenir  la  gloire  de  nos  armes, 

Ou  lorsque  plus  tranquille,  assis  dans  le  sénat, 

n  faudra  décider  du  destin  de  TÉtat  : 

Je  m'en  reposerai  sur  votre  expérience.  795 

Mais,  croyez-moi,  Tamour  est  une  autre  science, 

Burrhus;  et  je  ferois  quelque  difficulté 

D^abaisser  jusque-là  votre  sévérité. 

Adieu.  Je  souffire  trop,  éloigné  de  Junie. 


SCÈNE  IL 

BURRHUS,  seul. 

Enfin,  Burrhus,  Néron  découvre  son  génie*.  Soo 

Cette  férocité  que  tu  croyois  fléchir 

De  tes  foibles  liens  est  prête  à  s'affranchir. 

En  quels  excès  peut-être  elle  va  se  répandre  ! 

O  Dieux  !  en  ce  malheur  quel  conseil  dois-je  prendre  ? 

Sénèque,  dont  les  soins  me  devroient  soulager  ',        80 5 

Occupé  loin  de  Rome,  ignore  ce  danger. 

Mais  quoi?  si  d'Agrippine  excitant  la  tendresse, 

Je  pouvois....  La  voici  :  mon  bonlieur  me  l'adresse. 

I.  Var,  Hé  bien,  Bnrrbiu,  Néron  découvre  son  génie.  (1670) 
a.  Ce  Tere  et  le  soÎTant  se  trouTent  dans  la  scène  supprimée,  dont  noos  avons 
parlé  ci-dessus,  p.  291,  note  i.  Ce  sont  les  seuls  que  Racine  en  ait  consertés. 


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f- 


294  BEITANNICUS. 

SCÈNE    III. 
AGRIPPINE,  BURRHUS,  ALBINE. 

AGBIPPINB. 

Hé  bien!  je  me  trompois,  Burrhus,  dans  mes  soupçons? 

Et  vous  vous  signalez  par  d'illustres  leçons!  Sio 

On  exile  Pallas,  dont  le  crime  peut-être 

Est  d'avoir  à  TEmpii^e  élevé  votre  maître. 

Vous  le  savez  trop  bien.  Jamais  sans  ses  avis 

Qaude,  qu'il  gouvemoit,  n'eût  adopté  mon  fils. 

Que  dis-je  ?  A  son  épouse  on  donne  une  rivale  ;         s  i  S 

On  affranchit  Néron  de  la  foi  conjugale. 

Digne  emploi  d'un  ministre,  ennemi  des  flatteurs, 

Choisi  pour  mettre  un  frein  à  ses  jeunes  ardeurs, 

De  les  flatter  lui-même,  et  nourrir  dans  son  àme 

Le  mépris  de  sa  mère  et  l'oubli  de  sa  femme  !  8a o 

BUERHUS. 

Madame,  jusqu'ici  c'est  trop  tôt  m'accuser. 

L'Empereur  n'a  rien  fait  qu'on  ne  puisse  excuser. 

N'imputez  qu'à  Pallas  un  exil  nécessaire  : 

Son  orgueil  dès  longtemps  exigeoit  ce  sali^ire; 

Et  l'Empereur  ne  feit  qu'accomplir  à  regret  8a  5 

Ce  que  toute  la  cour  dtoiandoit  en  secret. 

Le  reste  est  un  malheur  qui  n'est  point  sans  ressource  : 

Des  larmes  d'Octavie  on  peut  tarir  la  source. 

Mais  calmez  vos  transports.  Par  un  chemin  plus  doux, 

Vous  lui  pourrez  plutôt  ramener  son  époux  :  83o 

Les  menaces,  les  cris  le  rendront  plus  fieurouche. 

▲GRIPPINE. 

Ah  !  l'on  s'efforce  en  vain  de  me  fermer  la  bouche. 
Je  vois  que  mon  silence  irrite  vos  dédains  ; 
Et  c'est  trop  respecter  l'ouvrage  de  mes  mains. 


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ACTE  III,   SCENE  III.  %^S 

Pallas  n'emporte  pas  tout  Tappui  d'Âgrippine  :  835 

Le  ciel  m'en  laisse  assez  pour  venger  ma  ruine. 

Le  fils  de  Glaudius  commence  à  ressentir 

Des  crimes  dont  je  n'ai  que  le  seul  repentir. 

J'irai,  n'en  doutez  point,  le  montrer  à  l'armée, 

Plaindre  aux  yeux  des  soldats  son  enfance  opprimée, 

Leur  faire,  à  mon  exemple,  expier  leur  erreur. 

On  verra  d'un  côté  le  fils  d'un  empereur 

Redemandant  la  foi  jurée  à  sa  famille. 

Et  de  Germanicus  on  entendra  la  fille; 

De  l'autre,  l'on  y^rra  le  fils  d'Énobarbus*,  84 S 

Appuyé  de  Sénéque  et  du  tribun  Burrhus, 

Qui  tous  deux  de  l'exil  rappelés  par  moi-même. 

Partagent  à  mes  yeux  l'autorité  suprême. 

De  nos  crimes  communs  je  veux  qu'on  soit  instruit  : 

On  saura  les  chemins  par  où  je  l'ai  conduit.  8  5  o 

Pour  rendre  sa  puissance  et  la  vôtre  odieuses, 

J'avoûrai  les  rumeurs  les  plus  injurieuses  : 

Je  confesserai  tout,  exils,  assassinats. 

Poison  même'.... 

BURRHUS. 

Madame ,  ils  ne  vous  croiront  pas. 
Os  sauront  récruser  l'injuste  stratagème  85 S 

D'un  témoin  irrité  qui  s'accuse  lui-même. 
Pour  moi,  qui  le  premier  secondai  vos  desseins, 


1.  Noos  «Tons  dit  à  la  note  da  ren  36  qae  Néron  était  fils  de  ûieius 
Domitias  .finobarbos. 

a.  Tonte  cette  tirade  d'Agrippine  est  imitée  de  Tacite  (AnmaUsf  livre  XIII, 
chapitre  zir)  :  «  Praeoeps  post  hac  Agrippina  mère  ad  terrorem  et  minas...  : 
c  adnhnm  jam  esse  Britannicomy  yeram  dignamque  stirpem  snsdpiendo  patris 
«  imperioy  qnod  inaitns  et  adoptiTOs  per  injorias  matris  exerceret.  Non  ab- 
c  nnere  se  qnin  cuncta  infelicis  domns  mala  patefierent,  sua  in  primis  naptis», 
«  snom  Tenefidom.  Id  solom  Diis  et  sibi  provisnm  qnod  Tiveret  priWgnas  : 
«  itnram  cnm  illo  in  castra;  andiretnr  hinc  Gennanici  filia,  debilis  mrtns 
«  Bnrms  et  exsul  Seneca ,  trnnca  scilioet  mann  et  professoria  Ungna,  generis 
«  hnmani  regimen  expostolantes.  » 


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296  BRITANNICUS. 

Qui  fis  même  jurer  Tannée  entre  ses  mains, 

Je  ne  me  repens  point  de  ce  zèle  sincère. 

Madame,  c*est  un  fils  qui  succède  à  son  pèi*e.  860 

En  adoptant  Néron ,  Glaudius  par  son  choix 

De  son  fils  et  du  vôtre  a  confondu  les  droits. 

Rome  Ta  pu  choisir.  Ainsi ,  sans  être  injuste, 

Elle  choisit  Tibère  adopté  par  Auguste*  ; 

Et  le  jeune  Agrippa ,  de  son  sang  descendu  ^|  865 

Se  vit  exclus  du  rang  vainement  prétendu*. 

Sur  tant  de  fondements  sa  puissance  établie 

Par  vous-même  aujourd'hui  ne  peut  être  affoiblie; 

Et  s*il  m'écoute  encor.  Madame ,  sa  bonté 

Vous  en  fera  bientôt  perdre  la  volonté.  870 

J'ai  conunencéi  je  vais  poursuivre  mon  ouvrage. 


SCÈNE  IV. 

AGRIPPDŒ,  ALBINE. 

ALBINB. 

Dans  quel  emportement  la  douleur  vous  engage, 
Madame  !  L'Empereur  puisse-t-il  l'ignorer  ! 

ÀGRIPPINB. 

Ah  !  lui-même  à  mes  yeux  puisse-t-il  se  montrer  ! 

▲LBIIIB. 

Madame,  au  nom  des  Dieux ,  cachez  votre  colèi*e.      875 
Quoi?  pour  les  intérêts  de  la  sœur  ou  du  frère, 

I.  Bnrrfaiu,  qui  doit  s'exprimer  ici  dans  le  style  de  la  cour,  feint  de  prendre 
pour  on  libre  choix  que  Rome  aurait  |fait  de  Néron  et  de  Tibère  l'adhésion 
tacite  du  sénat  et  dn  peuple  an  fait  accompli  de  l'éléyation  de  ces  princes. 

a.  Marcns  Julius  Agrippa  Postumus ,  fils  de  M.  Vipsanios  Agrippa  et  de 
lolie,  fille  d'Auguste.  Les  artifices  de  Lirie  le  firent  exiler  par  Auguste  dans 
rile  de  Planasie,  où  Tibère,  au  commencement  de  son  règne,  ordonna  de  le 
mettre  à  mort. 

3.  Fctr,  Se  rit  exdos  d*un  rang  vainement  prétendu.  (1670  et  76) 


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ACTE  III,  SCÈNE  IV.  297 

Fautril  sacrifier  le  repos  de  vos  jours? 
G>iitramdrez-Yous  César  jusque  dans  ses  amours  ? 

▲GRIPPINS. 

Quoi?  tu  ne  vois  donc  pas  jusqu'où  Ton  me  ravale, 

Âlbine?  G*est  à  moi  qu'on  donne  une  rivale.  X^8o 

Bientôt,  si  je  ne  romps  ce  funeste  lien. 

Ma  place  est  occupée,  et  je  ne  suis  plus  rien. 

Jusqu'ici  d'un  vain  titre  Octavie  honorée , 

Inutile  à  la  cour,  en  étoit  ignorée. 

Les  grâces,  les  honneurs  par  moi  seule  versés  885 

M'attiroient  des  mortels  les  vœux  intéressés. 

Une  autre  de  César  a  surpris  la  tendresse  : 

Elle  aura  le  pouvoir  d'épouse  et  de  maîtresse. 

Le  fruit  de  tant  de  soins ,  la  pompe  des  Césars , 

Tout  deviendra  le  prix  d'un  seul  de  ses  regards.         890 

Que  dis-je?  l'on  m'évite,  et  déjà  délaissée.... 

Ah  !  je  ne  puis,  Albine,  en  soufirir  la  pensée. 

Quand  je  devrois  du  ciel  hâter  l'arrêt  fatal  *, 

Néron ,  l'ingrat  Néron. . . .  Mais  voici  son  rival. 


SCÈNE  V. 
.BMTANNICUS,  AGRIPPINE,  NARCISSE,  ALBINE. 

BRITÀNNIGUS. 

Nos  ennemis  communs  ne  sont  pas  invincibles ,  895 

Bladame  :  nos  malheurs  trouvent  des  cœurs  sensibles. 
Vos  amis  et  les  miens,  jusqu'alors  si  secrets, 

I.  Tacite  rapporte  que,  bien  des  années  arant  sa  mort,  Agrippine  avait  cni 
aox  prédictions  des  Chaldéens  qui  lui  annonçaient  cette  mort,  et  les  arait  mé- 
prisées :  c  Honc  soi  fincm  multos  ante  annos  crediderat  Agrippina  contempae- 
«(  ratque  ;  nam  consulenti  super  Nerone  respondemnt  Chaldai  fore  nt  impe- 
«  rarety  matremqne  occideret;  atque  iUa  :  «  Ocddat,  inquit,  dnm  imperet.  » 
[Annales,  livre  XFV,  chapitre  ix.) 


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298  BRITANNICUS. 

Tandis  que  nous  perdions  le  temps  en  vains  regrets , 

Animés  du  courroux  qu'allume  Finjustice, 

Viennent  de  confier  leur  douleur  à  Narcisse.  900 

Néron  n'est  pas  encor  tranquille  possesseur 

De  ringrate  qu'il  aime  au  mépris  de  ma  sœur. 

Si  vous  êtes  toujours  sensible  à  son  injure. 

On  peut  dans  son  devoir  ramener  le  parjure. 

La  moitié  du  sénat  s'intéresse  pour  nous  :  90  5 

Sylla ,  Pison ,  Plautus  * . . . . 

AGRIPPINB. 

Prince,  que  dites-vous? 
Sylla  I  Pison ,  Plautus  !  les  chefs  de  la  noblesse  ! 

BRITANNICUS. 

Madame ,  je  vois  bien  que  ce  discours  vous  blesse» 

Et  que  votre  courroux ,  tremblant ,  irrésolu , 

Craint  déjà  d'obtenir  tout  ce  qu'il  a  voulu.  910 

Non ,  vous  avez  trop  bien  établi  ma  disgrâce  : 

D^aucun  ami  pour  moi  ne  redoutez  l'audace. 

n  ne  m'en  reste  plus  ;  et  vos  soins  trop  prudents 

Les  ont  tous  écartés  ou  séduits  dés  longtemps. 

ÀGRIPPINB. 

Seigneur,  à  vos  soupçons  donnez  moins  de  créance  :  9 1 5 
Notre  salut  dépend  de  notre  intelligence. 
Tai  promis,  il  suffit.  Malgré  vos  ennemis, 
Je  ne  révoque  rien  de  ce  que  j'ai  promis. 
Le  coupable  Néron  fuit  en  vain  ma  colère  : 

I.  Cornâmt  Syfla  était  suspect  à  Néron  par  rfllastratioB de  sa  wawsaawt  et 
oomme  gendre  de  Claade.  Pallas  et  Burrhus  furent  accusés  d'avoir  Tonfai 
relever  à  l'Empire.  {Annales^  livre  XIII,  chapitre  xxni.)  Néron  le  fit  tuer 
après  la  chute  de  Sénècpie.  (Ibidem,,  livre  XIV,  chapitre  lyd).  —  C  Pison  fut 
le  chef  de  la  grande  conjuration  formée  contre  Néron  vers  la  fin  de  son  règne. 
{Ibidem,  livre  XV,  chapitre  XLTm-ux.)  —  Rubellius  Plautus  descendait  d'Au- 
guste par  les  femmes  au  même  degré  que  Néron.  Tacite  dit  (t&û/e/n|  livre  XIII, 
chapitre  xix)  qu'après  la  mort  de  Britannicus,  Agrippine  fut  accusée  de  mé* 
diter  une  révolution  en  sa  faveur.  Néron  le  fit  tuer  dans  le  même  temps  que 
Cornélius  SyUa.  (Ibidem,  livre  XIV,  chapitre  ux.) 


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ACTE  III,  SCÈNE  y.  299 

Tôt  ou  tard  il  faudra  qu'il  entende  sa  mère.  gso 

J^essatrai  tour  à  tour  la  force  et  la  douceur; 
Ou  moi-même,  avec  moi  conduisant  votre  sœur, 
rirai  semer  partout  ma  crainte  et  ses  alarmes, 
Et  ranger  tous  les  cœurs  du  parti  de  ses  larmes. 
Adieu.  J'assiégerai  Néron  de  toutes  parts.  g%S 

Vous,  si  vous  m'en  croyez,  évitez  ses  regards. 


SCÈNE  VI. 
BRITANNICUS,  NARCISSE. 

BRITÀNNICUS. 

Ne  m'as-tu  point  flatté  d'une  fausse  espérance? 
Puis-je  sur  ton  récit  fonder  quelque  assurance, 
Narcisse? 

IIARCISSE. 

Oui.  Mais,  Seigneur,  ce  n'est  pas  en  ces  lieux 
Qu'il  faut  développer  ce  mystère  à  vos  yeux.  930 

Sortons.  Qu'attendez-vous? 

BRITANNICUS. 

Ce  que  j'attends,  Narcisse? 
Hélas! 

NARCISSE. 

Expliquez-vous. 

BRITANNICUS. 

Si  par  ton  artifice 
Je  pouvois  revoir.... 

NARCISSE. 

Qui? 

BRITANNICUS. 

J'en  rougis.  Mais  enfin 
D'un  ccBur  moins  agité  j'attendrois  mon  destin. 


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3oo  BRITANNICUS. 

NARCISSE. 

Après  tous  mes  discours ,  vous  la  croyez  fidèle?         955 

BRITANNICUS. 

Non  :  je  la  crois,  Narcisse,  ingrate,  criminelle 9 

Digne  de  mon  courroux  ;  mais  je  sens,  malgré  moi , 

Que  je  ne  le  crois  pas  autant  que  je  le  doi. 

Dans  ses  ^[arements  mon  cœur  opiniâtre 

Lui  prête  des  lisons ,  Texcuse,  Tidolàtre.  940 

Je  voudrois  vaincre  enfin  mon  incrédulité  : 

Je  la  voudrois  haïr  avec  tranquillité. 

Et  qui  croira  qu*un  cœur  si  grand  en  apparence, 

D'une  infidèle  cour  ennemi  dès  Tenfance, 

Renonce  à  tant  de  gloire,  et  dès  le  premier  jour        945 

Trame  une  perfidie  inouïe  à  la  cour? 

NARCISSE. 

Et  qui  sait  si  Tingrate,  en  sa  longue  retraite , 
N'a  point  de  FEmpereur  médité  la  défaite  ? 
Trop  sûre  que  ses  yeux  ne  pouvoient  se  cacher, 
Peut-être  elle  fuyoit  pour  se  faire  chercher,  9$© 

Pour  exciter  Néron  par  la  gloire  pénible  * 
De  vaincre  une  fierté  jusqu'alors  invincible. 

BRITANNICUS. 

Je  ne  la  puis  donc  voir? 

NARCISSE. 

Seigneur,  en  ce  moment 
Elle  reçoit  les  vœux  de  son  nouvel  amant. 

BRITANNICUS. 

Hé  bien  !  Narcisse,  allons.  Mais  que  vois-je?  C'est  elle. 

narcisse'. 
Ah,  Dieux!  A  FEmpereur  portons  cette  nouvelle. 

I   Var»  Pour  exciter  César  par  la  gloire  pénible.  (1670  et  76) 
a.  lUJiaMBy  à  part.  (1736  et  M.  Aimé-Martin] 


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ACTE  III,  SCÈNE  VU.  3oi 

SCÈNE  VIL 

BRITANNICUS,  JUNIE. 

jimiB. 
Retirez-vous,  Seigneur,  et  fuyez  un  courroux 
Que  ma  persévérance  allume  contre  vous. 
Néron  est  irrité.  Je  me  suis  échappée, 
Tandis  qu*à  Tarréter  sa  mère  est  occupée.  960 

Adieu  :  réservez-vous,  sans  blesser  mon  amour, 
Au  plaisir  de  me  voir  justifier  un  jour. 
Votre  image  sans  cesse  est  présente  à  mon  âme  : 
Rien  ne  Ten  peut  bannir. 

BIUTAlflflGUS. 

Je  vous  entends.  Madame  : 
Vous  voulez  que  ma  fuite  assure  vos  désirs ,  966 

Que  je  laisse  un  champ  libre  à  vos  nouveaux  soupirs. 
Sans  doute,  en  me  voyant,  une  pudeur  secrète 
Ne  vous  laisse  goûter  qu'une  joie  inquiète. 
Hé  bien  !  il  faut  partir. 

JUNIB. 

Seigneur,  sansm'imputer.... 

BRITANNICUS. 

Ah!  vous  deviez  du  moins  plus  longtemps  disputer.  970 
Je  ne  murmure  point  qu'une  amitié  commune 
Se  range  du  parti  que  flatte  la  fortune, 
Que  Téclat  d'un  empire  ait  pu  vous  éblouir. 
Qu'aux  dépens  de  ma  sœur  vous  en  vouliez  jouir; 
Mais  que  de  ces  grandeurs  comme  une  autre  occupée. 
Vous  m'en  ayez  paru  si  longtemps  détrompée  : 
Non,  je  l'avoue  encor,  mon  cœur  désespéré 
Contre  ce  seul  malheur  n'étoit  point  préparé. 


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3oa  BRITANNICUS- 

Taî  va  sur  ma  ruine  élever  Tinjustiee*  ; 
De  mes  persécuteurs  j'ai  vu  le  ciel  complice.  980 

Tant  d^horreurs  n'avoient  point  épuisé  son  courroux  9 
Bladame  :  il  me  restoit  d'être  oublié  de  vous. 

JUME. 

Dans  un  temps  plus  heureux  ma  juste  impatience 
Vous  feroit  repentir  de  votre  défiance. 
Mais  Néron  vous  menace  :  en  ce  pressant  danger,     985 
Seigneur,  j'ai  d'autres  soins  que  de  vous  affliger. 
Allez,  rassurez-vous,  et  cessez  de  vous  plaindre  : 
Néron  nous  écoutoit,  et  m'ordonnoit  de  feindre. 

BRITANNICUS. 

Quoi?  le  cruel.... 

JUNIE. 

Témoin  de  tout  notre  entretien. 
D'un  visage  sévère  examinoit  le  mien,  990 

Prêt  à  faire  sur  vous  éclater  la  vengeance 
D'un  geste  confident  de  notre  intelligence. 

BRITANNICUS. 

Néron  nous  écoutoit,  Madame!  Mais,  hélas! 

Vos  yeux  auroient  pu  feindre,  et  ne  m'abuser  pas. 

Ils  pouvoient  me  nommer  l'auteur  de  cet  outrage.      995 

L'amour  est-il  muet,  ou  n'a-t-il  qu'un  langage? 

De  quel  trouble  un  regard  pouvoit  me  préserver! 

DMoit.... 

JUNIB. 

Il  falloit  me  taire  et  vous  sauver. 
Combien  de  fois,  hélas!  puisqu'il  faut  vous  le  dire, 
Mon  cœur  de  son  désordre  alloit-il  vous  instruire  !  1000 
De  combien  de  soupirs  Interrompant  le  cours 
Ai-je  évité  vos  yeux  que  je  cherchois  toujours  ! 
Quel  tourment  de  se  taire  en  voyant  ce  qu'on  aime  ! 

I.  Voyez  sur  ce  tour  la  note  da  ren  1410  d'Amdromaqué  et  la  note  da 
ftn  145  des  Plaideurs, 


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ACTE  III,  SCÈNE  VII.  3o3 

De  Tentendre  gémir,  de  Taffliger  soi-même , 

Lorsque  par  un  regard  on  peut  le  consoler  !  x  o«  5 

Mais  quels  pleurs  ce  regard  auroit-il  fait  couler! 

Ah  !  dans  ce  souvenir,  inquiète,  troublée. 

Je  ne  me  sentois  pas  assez  dissimulée. 

De  mon  front  e£Grayé  je  craignois  la  pâleur; 

Je  trouvois  mes  regards  trop  pleins  de  ma  douleur,   x  o  i  o 

Sans  cesse  il  me  sembloit  que  Néron  en  colère 

Me  venoit  reprocher  trop  de  soin  de  vous  plaire  ; 

Je  craignois  mon  amour  vainement  renfermé  ; 

Enfin  j'aurois  voulu  n*avoir  jamais  aimé. 

Hélas  !  pour  son  bonheur,  Seigneur,  et  pour  le  nôtre. 

Il  n  est  que  trop  instruit  de  mon  cœur  et  du  vôtre» 

Allez,  encore  un  coup ,  cachez-vous  à  ses  yeux  : 

Mon  cœur  plus  à  loisir  vous  éclaircira  mieux. 

De  miUe  autres  secrets  j'aurois  compte  à  vous  rendre. 

BRITÀNNICUS. 

Ah!  n'en  voilà  que  trop  :  c'est  trop  me  faire  entendre*, 
Madame,  mon  bonheur,  mon  crime,  vos  bontés. 
Et  savez- vous  pour  moi  tout  ce  que  vous  quittez? 
Quand  pourrai-je  à  vos  pieds  expier  ce  reproche*? 

JUNIB. 

Que  faites-vous?  Hélas!  votre  rival  s'approche. 


SCÈNE  VIII. 
NÉRON,  BRITANNICUS,  JUNTE. 

NiaoN. 
Prince ,  continuez  des  transports  si  charmants.        i oa  5 

I.  Var.  Ah  I  n'en  voilà  que  trop  pour  me  faire  comprendre.  (1670) 
a.  Avant  ce  vers,  rédition  de  1736  et  celle  de  M.  Aimé-Martin  donnent 
l'indication  :  «  Se  jetant  aiuc  pieds  de  Junte,  » 


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3o4  BRITANNIGUS. 

Je  conçois  vos  bontés  par  ses  remeroîments , 

Madame  :  à  vos  genoux  je  viens  de  le  surprendre. 

Mais  il  auroit  aussi  quelque  grâce  à  me  rendre  : 

Ce  lieu  le  favorise,  et  je  vous  y  retiens 

Pour  lui  faciliter  de  si  doux  entretiens.  x  o  3  o 

BRITANNICUS. 

Je  puis  mettre  à  ses  pieds  ma  douleur  ou  ma  joie 
Partout  où  sa  bonté  consent  que  je  la  voie; 
Et  Taspect  de  ces  lieux  où  vous  la  retenez 
N'a  rien  dont  mes  regards  doivent  être  étonnés. 

HÉRON. 

Et  que  vous  montrent-ils  qui  ne  vous  avertisse         z  o  3  5 
Qu*il  faut  qu'on  me  respecte  et  que  Ton  m'obéisse  ? 

BRITAimiCUS. 

Ils  ne  nous  ont  pas  vu  Tun  et  F  autre  élever, 

Moi  pour  vous  obéir,  et  vous  pour  me  braver; 

Et  ne  s'attendoient  pas ,  lorsqu'ils  nous  virent  naître , 

Qu'un  jour  Domitius  me  dût  parler  en  maître  * .       1040 

NÉRON. 

Ainsi  par  le  destin  nos  vœux  sont  traversés  : 
J'obéissois  alors,  et  vous  obéissez. 
Si  vous  n'avez  appris  à  vous  laisser  conduire, 
Vous  êtes  jeune  encore,  et  l'on  peut  vous  instruire. 

BRITANNICUS. 

Et  qui  m'en  instruira  ? 

NÉRON. 

Tout  l'Empire  à  la  fois,  1045 

Rome. 

BRITANNICUS. 

Rome  met-elle  au  nombre  de  vos  droits 

I.  Racine  s^est  soavena  do  passage  de  Tadte  oà  il  est  dit  qn'imjoiir  (c'était 
aTant  la  mort  de  Claude)  Néron  ayant  rencontré  Britannicns,  le  salna  de  son 
nom,  et  que  celui-ci  répondit  en  donnant  à  Néron  le  nom  de  Domitins  : 
«c  ObTii  inter  se,  Nero  Britannicum  nomine,  iUe  Domitium,  salntavere.  » 
(Annales f  livre  XII,  chapitre  zu.) 


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ACTE  III,  SCENE  YIII.  3o5 

Tout  ce  qu*a  de  cruel  rinjustioe  et  la  force, 
Les  emprisonnements,  le  rapt  et  le  divorce  ? 

N^RON. 

Rome  ne  porte  point  ses  regards  curieux 

Jusque  dans  des  secrets  que  je  cache  à  ses  yeux.      i  o  So 

Imitez  son  respect. 

BRITANlflCITS. 

On  sait  ce  qu'elle  en  pense. 

NÉRON. 

Elle  se  tait  du  moins  :  imitez  son  silence. 

BRITANNICUS. 

Ainsi  Néron  commence  à  ne  se  plus  forcer. 

NÉRON. 

Néron  de  vos  discours  commence  à  se  lasser. 

BRrrANNICUS. 

Chacim  devoit  bénir  le  bonheur  de  son  règne.  x  o  5  5 

NÉRON. 

Heureux  ou  malheureux,  il  suffit  qu'on  me  craigne*. 

BRITANNICUS. 

Je  connois  mal  Junie,  ou  de  tels  sentiments 
Ne  mériteront  pas  ses  applaudissements. 

NÉRON. 

Du  moins,  si  je  ne  sais  le  secret  de  lui  plaire , 

Je  sais  Fart  de  punir  un  rival  téméraire.  xoSo 

BRITANNICUS. 

Pour  moi ,  quelque  péril  qui  me  puisse  accabler. 
Sa  seule  inimitié  peut  me  (aire  trembler. 


I.  Buu  Oetaviê  (yen  457-459)  an  dialogue  entre  Néron  et  Sénèqae  offre 
qodqoet  traits  semblables  : 

HEio.  Deeet  timeri  Cxtarem,  tiNEC.  At  plut  diligf. 

MEMO,  Metuant  necâsse  est 

Juânsqué  nostris  pareant..,, 

J.  RAcon.  n  so 


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3o6  BRITANNICUS. 

Souhaitez-la  :  c  est  tout  œ  que  je  vous  puis  dire^ 

BRITANNICUS. 

Le  bonheur  de  lui  plaire  est  le  seul  où  j^aspire. 

NiaoN. 
Elle  vous  Ta  promis,  vous  lui  plaire»  toujours.        se 6 5 

BRITANNICUS. 

Je  ne  sais  pas  du  moins  épier  ses  discours. 

Je  la  laisse  expliquer  sur  tout  ce  qui  me  touche , 

Et  ne  me  cache  point  pour  lui  fermer  la  bouche. 

NÉRON. 

Je  vous  entends.  Hé  bien ,  gardes  ! 

JUNIE. 

Que  faites-vous  ? 
Cest  votre  frère.  Hélas  !  c'est  un  amant  jaloux.       x«7o 
Seigneur,  mille  malheurs  persécutent  sa  vie. 
Ah  !  son  bonheur  peut-il  exciter  votre  envie  ? 
Souffrez  que  de  vos  cœurs  rapprochant  les  liens , 
Te  me  cache  à  vos  yeux,  et  me  dérobe  aux  siens. 
Ma  fiiite  arrêtera  vos  discordes  fatales  ;  1075 

Seigneur,  j'irai  rempUr  le  nombre  des  Vestales. 
Ne  lui  disputez  plus  mes  vœux  infortunés  : 
Souffrez  que  les  Dieux  seuls  en  soient  importunés. 

NERON. 

L'entreprise,  Madame,  est  étrange  et  soudaine. 

Dans  son  appartement ,  gardes ,  qu'on  la  remène .     1080 

Gardez  Britannicus  dans  celui  de  sa  sœur. 

BRITANNICUS. 

C'est  ainsi  que  Néron  sait  disputer  un  cœur. 

I.  CorneiDe  {Pompée^  acte  III,  scène  n,  vers  927  et  928)  fait  dire  à  César 
pariant  à  Ptolémée  : 

Vous  craiffnieE  ma  démence  !  ah  !  n*ayeK  plus  ce  soin  ; 
SonhaitCK-la  plutôt,  toos  en  aves  besoin. 

Geoffroy  rappelle  que,  dans  le  vers  de  Racine,  le  Kain  prononçait  soukaiteZ'la 
avec  on  accent  que  n'avaient  pas  onblié  ceux  qui  l'avaient  entenda. 


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ACTE  III,  SCÈNE  VIII.  307 


JUNIB* 

Prince,  sans  rirriter,  cédons  à  cet  orage. 

N^RON. 

Gardes ,  obéissez  sans  tarder  davantage* 


SCÈNE  IX. 
NÉRON,  BURRHUS*. 

BURRHUS. 

Que  vois-je?  O  ciel  ! 

N^RON,  sans  roir  Bnrrhns. 

Ainsi  leurs  feux  sont  redoublés,  i  o  8  5 
Je  reconnois  la  main  qui  les  a  rassemblés. 
Agrippine  ne  s'est  présentée  à  ma  vue , 
Ne  s'est  dans  ses  discours  si  longtemps  étendue. 
Que  pour  faire  jouer  ce  ressort  odieux. 
Qu'on  sache  si  ma  mère  est  encore  en  ces  lieux  *.     1 090 
Burrhus,  dans  ce  palais  je  veux  qu'on  la  retienne. 
Et  qu'au  lieu  de  sa  garde  on  lui  donne  la  mienne. 

BVRRHUS. 

Quoi|  Seigneur?  sans  l'ouïr  ?  Une  mère? 

N^EON. 

Arrêtez*: 
rignore  quel  projet,  Burrbus,  vous  méditez  ; 
Mais  depuis  quelques  jours ,  tout  ce  que  je  désire     1095 
Trouve  en  vous  un  censeur  prêt  à  me  contredire. 


I.  Var.  M^BOif,  BiTRKBiTS,  ttit  G€wde,  (1736) 

9.  Avant  ce  vers,  Védition  de  1 786  donne  Tindication  :  «c  An  gardée  »  et  celle 
de  M.  Aimé-Martin  :  «  Ayercepant  Burrhus,  » 

3.  Héron,  dans  Octavie  (vers  538  et  589) ,  interrompt  avec  le  même  empor- 
tement les  remontrances  de  Sénéqne  : 

Désiste  tandem^  jam  gravis  nimiwn  mihi, 
Instare  :  liceatjacere  quod  Seneea  improhat. 


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3oS  BRITANNIGUS. 

Répondez-m'en ,  vous  dis-je;  ou  sor  votre  refîis 
D'autres  me  répondront  et  d'elle  et  de  Borrhns  '• 

I.  Leaumner  {GaUriê  kUtoriqme  dtt  acteurs  du  théâtre  fnmooUj  tome  I , 
p.  ia5)  rapporte  que  l'Acteur  Beaubourg  prononçait  les  denx  derniers  vers  de 
cette  scène  avec  des  cris  aigus  et  tout  Temportement  de  la  férocité,  ce  qui  était 
tout  oppoeé  à  la  manière  de  Baron.  L'abbé  de  la  Porte,  dans  ses  Aneodotes  dra- 
matiques, le  dit  également.  Il  ajoute  que  «  cette  expression  étrange  renfermoit 
tant  de  Térité  que  tout  le  monde  étoit  frappé  de  terreur.  Ce  n'étoit  plus  Beau- 
bourg, c*étoit  Héron  lui-même.  »  Hais  Voltaire  reproche  à  Beaubourg  d'avoir 
joué  «  oomme  un  énergumène.  » 


PDf    DU   TAOlSliMK  ACTB. 


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ACTE  IV,  SCÈNE  I.  309 


ACTE    IV. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 
AGRIPPINE,  BURRHUS- 

BURRHUS. 

Oaiy  Madame,  à  loisir  vous  pourrez  vous  défendre  : 
César  lui-même  ici  consent  de  vous  entendre.  x  x  00 

Si  son  ordre  au  palais  vous  a  fait  retenir, 
Cest  peut-être  à  dessein  de  vous  entretenir. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  si  j'ose  expliquer  ma  pensée, 
Ne  vous  souvenez  plus  qu'il  vous  ait  offensée  : 
Préparez-vous  plutôt  à  lui  tendre  les  bras  ;  i  x  o  5 

Défendez- vous,  Madame ,  et  ne  Taccusez  pas. 
Vous  voyez ,  c'est  lui  seul  que  la  cour  envisage  * . 
Quoiqu'il  soit  votre  fils ,  et  même  votre  ouvrage , 
Il  est  votre  empereur.  Vous  êtes,  comme  nous. 
Sujette  à  ce  pouvoir  qu'il  a  reçu  de  vous.  x  i  x« 

Selon  qu'il  vous  menace,  ou  bien  qu'il  vous  caresse 
La  cour  autour  de  vous  ou  s'écarte,  ou  s'empresse. 
C'est  son  appui  qii'on  cherche^  en  cherchant  votre  appui. 
Mais  voici  l'Empereur. 

À6RIPPINB. 

Qu'on  me  laisse  avec  lui. 

t. Far,  Vous  le  Toyesi  c'«tt  lui  que  h  cour  enTÎtage.  (1670) 


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lio  BRITANNIGUS. 

SCÈNE  IL 
AGRIPPINE,  NÉRON. 

▲GRIPPIim,  8*a8Myant. 

Approchez- TOUS ,  Néron ,  et  prenez  votre  place  * .    1 1 1 5 
On  veut  sur  vos  soupçons  que  je  vous  satisfasse. 
J'ignore  de  quel  crime  on  a  pu  me  noircir  : 
De  tous  ceux  que  f  ai  faits  je  vais  vous  éclaircir. 

Vous  régnez.  Vous  savez  combien  votre  naissance 
Entre  FEmpire  et  vous  avoit  mis  de  distance.  1 1  »  o 

Les  droits  de  mes  aïeux,  que  Rome  a  consacrés, 
Étoient  même,  sans  moi,  d'inutiles  degrés. 
Quand  de  Britannicus  la  mère  condamnée  * 
Laissa  de  Claudius  disputer  Thyménée , 
Paimi  tant  de  beautés  qui  briguèrent  son  choix ,     1 1  s  5 
Qui  de  ses  afiranchis  mendièrent  les  voix, 
Je  souhaitai  son  lit,  dans  la  seule  pensée 
De  vous  laisser  au  trône  où  je  serois  placée. 
Je  fléchis  mon  orgueil,  j'allai  prier  Pallas. 
Son  maître,  chaque  jour  caressé  dans  mes  bras,      i  x  3o 
Prit  insensiblement  dans  les  yeux  de  sa  nièce 
L'amour  où  je  voulois  amener  sa  tendresse. 

I.  Voiture,  dans  son  commentaire  de  BaJogunâ  (acte  II,  tcène  m),  dit 
qa*  «  3  semble  que  Racine  ait  pris  en  quelque  chose  le  discours  de  Qéopetre 
à  ses  en^ts  pour  modèle  du  grand  discours  d'Agrippine  k  Néron.  »  Il  est 
certain  que  la  situation  offre  dans  les  deux  scènes  des  rapports  frappants. 
Qéopatre,  qui  a  trempé  dans  le  meurtre  de  I*iicanor,  son  époux,  se  Tante, 
eomme  Agrippine ,  de  son  crime  ;  et  c'est,  comme  le  dit  Corneille  dans  VBxm- 
men  de  sa  tragédie,  «  pour  remettre  à  ses  fils  devant  les  yeux  comtûen  ib  Ini 
ont  d'obligation.  »  Si  la  rencontre  n'est  pas  fortuite,  et  que  Racine  ait  imité 
Corneille,  il  l'a  imité  en  maître  et  avec  une  incontestable  originalité.  Voltaire 
fait  remarquer  dans  la  scène  de  Corneille  une  grande  supériorité  d'intérêt; 
mais,  comme  peinture  de  caractère,  achevée  dans  toutes  ses  nuances,  on  ne  peut 
rien  mettre  au-dessus  de  la  scène  de  Racine. 

a.  Cest  la  £nnense  Messaline. 


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ACTE  IV,  SCÈNE  ,11.  3ii 

Mais  oe  lien  du  sang  qui  nous  joigmnt  t^us  deux 

Écartoit  Claudius  d'un  lit  incestueux. 

n  n'osoit  épouser  la  fille  de  son  firère.  1 1 3  S 

Le  sénat  fut  séduit  :  une  loi  moins  sévère 

Mit  Claude  dans  mon  lit,  et  Rome  à  mes  genoux. 

Cétoit  beaucoup  pour  moi,  ce  n  étoit  rien  pour  y<Mis. 

Je  vous  fis  sur  mes  pas  entrer  dans  sa  famille  : 

Je  vous  nommai  son  gendre,  et  vous  donnai  sa  fille.  1 1 4o 

Silanus,  qui  Taimoit,  s^en  vit  abandonné, 

Et  marqua  de  son  sang  ce  jour  infortuné  ^ . 

Ce  n'étoit  rien  encore.  Eussiez-vous  pu  prétendre 

Qu*un  jour  Claude  à  son  fils  dût*  préférer  son  gendre? 

De  ce  même  Pallas  j'implorai  le  secours  :  1 1 4  S 

Claude  vous  adopta,  vaincu  par  ses  discours; 

Vous  appela  Néron;  et  du  pouvoir  suprême 

Voulut,  avant  le  temps,  vous  faire  part  lui-oiéme. 

C'est  alors  que  chacun,  rappelant  le  passé, 

Découvrit  mon  dessein,  déjà  trop  avancé;  1 1  So 

Que  de  BritannicuB  la  disgr&ce  future 

Des  amis  de  son  père  exdta  le  murmure  *. 

Mes  promesses  aux  uns  éblouirent  les  yeux  ; 

L'exil  me  délivra  des  plus  séditieux  ; 

Claude  même,  lassé  de  ma  plainte  étemelle,  t  :  51 

Éloigna  de^  son  fils  tous  ceux  de  qui  le  zèle. 

Engagé  dès  longtemps  à  suivre  son  destin, 

Pouvoît  du  trône  encor  lui  rouvrir  le  chemin 

Je  fis  plus  :  je  choisis  moi-même  dans  ma  suite 

Ceux  à  qui  je  voulois  qu'on  livrât  sa  conduite^  ;       i  i«o 

I.  Voyez  ci-dessos,  p.  258,  la  note  do  vers  63. 
a.  M.  Aimé-Martin  a  substitué  pât  à  dât, 

3.  «  Rogata....  lex  qna  in  famfliam  Qaadîam  et  nomen  Neronis  transiret 
«  (Doniilius)....  Qaibus  patratis,  nemo  adeo  expers  misericordia  Inît,  qnem 
«  non  Britannici  fortnn»  moeror  afficeret.  i»  (Tacite,  AmnaUs^  lirre  XII,  cha- 
pitre XXTI.) 

4.  «  Claadias  optinuun  qaemqne  edocatorem  filii  ex«Uo  ac  norte  attoît, 


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3i2  BRITANNICUS. 

J'eus  soin  de  vous  nommer»  par  an  contraire  choix, 

Des  gouverneurs  que  Rome  honoroit  de  sa  voix. 

Je  fus  sourde  à  la  brigue,  et  crus  la  renommée. 

J'appelai  de  Texil,  je  tirai  de  l'armée. 

Et  ce  même  Sénèque,  et  ce  même  Burrhus,  1 1 6  5 

Qui  depuis.. ..  Rome  alors  estimoit  leurs  vertus  * . 

De  Claude  en  même  temps  épuisant  les  richesses, 

Ma  main,  sous  votre  nom,  répandoit  ses  largesses. 

Les  spectacles,  les  dons,  invincibles  apj>as'. 

Vous  attiroient  les  cœurs  du  peuple  et  des  soldats,  1 1 70 

Qui  d'ailleurs,  réveillant  leur  tendresse  première, 

Favorisoient  en  vous  Germanicus  mon  père. 

Cependant  Claudius  penchoit  vers  son  déclin. 

Ses  yeux,  longtemps  fermés,  s'ouvrirent  à  la  fin  : 

Il  connut  son  erreur.  Occupé  de  sa  crainte,  1 1 7  6 

Il  laissa  pour  son  fils  échapper  quelque  plainte, 

Et  voulut,  mais  trop  tard,  assembler  ses  amis. 

Ses  gardes,  son  palais,  son  lit  m'étoient  soumis. 

Je  lui  laissai  sans  fruit  consumer  sa  tendresse  ; 

De  ses  derniers  soupirs  je  me  rendis  maîtresse.       1 1 80 

Mes  soins,  en  apparence  épargnant  ses  douleurs. 

De  son  fils,  eu  mourant,  lui  cachèrent  les  pleurs. 

Il  mourut.  Mille  bruits  en  courent  à  ma  honte*. 

J'arrêtai  de  sa  mort  la  nouvelle  trop  prompte; 

Et  tandis  que  Burrhus  alloit  secrètement  1 1 S  5 

De  l'armée  en  vos  mains  exiger  le  serment, 

«  datosqne  a  noTerca  costodûe  cjiu  imponit.  »  (Tacite,  JjuiaUs,  livre  XII, 
chapitre  xu.) 

I.  Voltaire ,  dans  la  Henriadêy  chant  VIII,  parlant  da  maréchal  de  lUron, 
copie  presque  textoellement  ce  vers  : 

Qoi  depuis....  Mais  alors  il  était  Tertneax. 

a.  Jppas^  dans  le  sens  A^appâts,  Voyez  le  Lexique. 

3.  M.  Aimé-Bfartin  noos  a  conserré  ici  on  sonTenir  du  jea  de  Talma  : 
«  Pendant  qn'Agrippine,  dit-il,  prononce  ce  vers,  il  détourne  ses  regards 
avec  on  soorire  amer.  » 


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ACTE  IV,  SCÈNE  II.  3i3 

Que  vous  marchiez  au  c^mp,  conduit  sous  mes  auspices» 

Dans  Rome  les  autels  fumoient  de  sacrifices  ; 

Par  mes  ordres  trompeurs  tout  le  peuple  excité 

Du  prince  déjà  mort  demandoit  la  santé  V  1190 

Enfin  des  légions  Tentière  obéissance 

Ajant  de  votre  empire  afiemû  la  puissance, 

On  vit  Claude;  et  le  peuple,  étonné  de  son  sort. 

Apprit  en  même  temps  votre  règne  et  sa  mort. 

Cest  le  sincère  aveu  que  je  voulois  vous  faire:  1 1 gS 
Voilà  tous  mes  forfaits.  En  voici  le  salaire. 

Du  fruit  de  tant  de  soins  à  peine  jouissant 
En  avez- vous  six  mois  paru  reconnoissant. 
Que  lassé  d^un  respect  qui  vous  génoit  peut-être, 
Vous  avez  affecté  de  ne  me  plus  connoîre^.  i-^oo 

J*ai  vu  Burrhus,  Sénèque,  aigrissant  vos  soupçons. 
De  rinfidélité  vous  tracer  des  leçons, 
Ravis  d'être  vaincus  dans  leur  propre  science. 
J'ai  vu  favoriser  de  votre  confiance  * 
Othon,  Sénécion,  jeunes  voluptueux^ ,  1  »  o  5 

I.  Tout  ce  récit  est  conforme  à  celui  de  Tacite  :  «  Vota....  pro  incdainitate 
M  principis  consoles  et  sacerdotes  nuncupabant,  quum  jam  exanimis  vestibas 
«  et  fomentis  obtegeretor....  Canctos  aditos  cnstodiis  claoserat  {Agrippina)^ 
<f  crebroqae  Tulgabat  ire  in  melius  valetudinem  principis....  Comitante  Borro, 
«  Nero  egreditur  ad  cohortem  qoae  more  militiœ  excubiis  adest.  Ibi,  monente 
c  prasfecto,  festis  Tocibos  exoeptus....  m  (Annales j  livre  XII,  chapitres  Lxnn 

et  LZDL.) 

a.  n  7  a  connaitre  {connaistré)  dans  les  éditions  de  1670  et  de  1676. 

3.  Bfalgré  l'accord  de  tontes  les  éditions  imprimées  da  vivant  de  l'antear, 
Loois  Racine  est  d*avis  q^  favoriser  doit  être  une  faute  d'impression,  et  qn*il 
faut  \îiefawrisès.  Les  éditions  de  la  Harpe,  de  Geoffroy  et  de  M.  Aimé-Martin 
ont  adopté  cette  correction.  Nous  maintenons  l'ancien  texte,  que  nous  croyons 
fort  bon.  Après  mw*,  entendre^  cet  emploi  de  l'infinitif  est  très-régnKer.  Poor 
ne  pas  cherdier  loin  un  exemple,  un  peu  plus  bas  an  vers  1242  :  «  De  s'ouîr  par 
ma  voix  dicter  vos  volontés^  »  dicter  n'équivaut-il  pas  aussi  à  un  infinitif  paarif 
dont  «  vos  volontés  »  serait  le  sujet? 

4.  M.  Salvius  Otbon  est  celui  même  qui  devint  empereur.  Cbndins  Sénécion 
était  fils  d'un  afiranchi  de  Claude.  Quelques-uns  pensent  qu'il  ne  fait  qu'un 
avec  Tullins  Sénécion  compromis  dans  la  conjuration  de  Pison.  Voici  le  pat- 
sage  de  Tacite  que  Racine  a  en  en  vue  :  «c  Infracta  paulatim  potentia  matris, 


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3i4  BRITANNIGUS. 

Et  de  tous  vos  plaisirs  flatteurs  respectueux  ; 

Et  lorsque  vos  mépris  excitant  mes  murmures, 

Je  vous  ai  demandé  raison  de  tant  d'injures, 

(Seul  recours  d'un  ingrat  qui  se  voit  confondu) 

Par  de  nouveaux  affronts  vous  m*avez  répondu.       i  a  i  c 

Aujourd'hui  je  promets  Junie  à  votre  frère; 

Ils  se  flattent  tous  deux  du  choix  de  votre  mère  : 

Que  faites-vous?  Junie,  enlevée  à  la  cour, 

Devient  en  une  nuit  Tobjet  de  votre  amour  ; 

Je  vois  de  votre  coeur  Octavie  effacée,  i  «  i  S 

Prête  à  sortir  du  lit  où  je  Tavois  placée; 

Je  vois  Pallas  banni,  votre  frère  arrêté  ; 

Vous  attentez  enfin  jusqu'à  ma  liberté  : 

Burrhus  ose  sur  moi  porter  ses  mains  hardies. 

Et  lorsque  convaincu  de  tant  de  perfidies,  !%%• 

Vous  deviez  ne  me  voir  que  pour  les  expier, 

C'est  vous  qui  m'ordonnez  de  me  justifier. 

IfiRON. 

Je  me  souviens  toujours  que  je  vous  dois  l'Empire; 

Et  sans  vous  fatiguer  du  soin  de  le  redire, 

Votre  bonté.  Madame,  avec  tranquillité  i  a  «  5 

Pouvoit  se  reposer  sur  ma  fidélité. 

Aussi  bien  ces  soupçons,  ces  plaintes  assidues 

Ont  fait  croire  à  tous  ceux  qui  les  ont  entendues 

Que  jadis,  j'ose  ici  vous  le  dire  entre  nous. 

Vous  n'aviez,  sous  mon  nom,  travaillé  que  pour  vous. 

«  Tant  d'honneurs,  disoient-ils,  et  tant  de  déférences, 

Sont-ce  de  ses  bienfaits  de  foibles  récompenses  ? 

Quel  crime  a  donc  commis  ce  fils  tant  condamné? 

Est-ce  pour  obéir  qu'elle  l'a  couronné  ? 

«  ddapso  Nerone  in  amorem  liberte  coi  Tocabolnm  Acte  fuit,  simul  assamptift 
«  in  conadentiam  Othone  et  Claudio  Senecione,  adolesoentnlis  decoria,  qaoniin 
f<  Otbo  familia  consolari,  Senecio  liberto  Canaris  pâtre  genitus,  ignara  matre, 
«  dein  frostra  obnitente,  penitus  irrepserant  per  luxom  et  ambigua  sécréta.  » 
(AnHoleSj  livre  XIII,  chapitre  xii.) 


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ACTE   IV,  SCÈNE  IL  3i5 

N'est- il  de  son  pouvoir  que  le  dépositaire?  »  19 35 

Non  que  si  jusque-là  j^ayois  pu  vous  complaire, 

Je  n'eusse  pris  plaisir,  Madame,  à  vous  céder 

Ce  pouvoir  que  vos  cris  sémbloient  redemander. 

Mais  Rome  veut  un  maître,  et  non  une  maîtresse. 

Vous  entendiez  les  bruits  qu'excitoit  ma  foiblesse:  xai^ 

Le  sénat  chaque  jour  et  le  peuple,  irrités 

De  s'ouïr  par  ma  voix  dicter  vos  volontés  *, 

Publioient  qu'en  mourant  Claude  avec  sa  puissance 

M'avoit  encor  laissé  sa  simple  obéissance. 

Vous  avez  vu  cent  fois  nos  soldats  en  courroux        1 1 4  5 

Porter  en  murmurant  leurs  aigles  devant  vous. 

Honteux  de  rabaisser  par  cet  indigne  usage 

Les  héros  dont  encore  elles  portent  l'image. 

Toute  autre  se  seroit  rendue  à  leurs  discours  ; 

Mais  si  vous  ne  régnez,  vous  vous  plaignez  toujours*. 

Avec  Britannicus  contre  moi  réunie. 

Vous  le  fortifiez  du  parti  de  Junie  ; 

Et  la  main  de  Pallas  trame  tous  ces  complots  ; 

Et  lorsque,  malgré  moi,  j'assure  mon  repos. 

On  vous  voit  de  ecdère  et  de  haine  animée.  i  a  5  S 

Vous  voulez  présenter  mon  rival  à  l'armée  : 

Déjà  jusques  an  camp  le  bruit  en  a  couru. 

▲GREPPINE. 

Moi,  le  faire  empereur,  ingrat?  L'avez- vous  cru? 
Quel  seroit  mon  dessein  ?  qu'aurois-je  pu  prétendre  ? 
Quels  honneurs  dans  sa  cour,  quel  rang  pourrois-je  at- 
Ah  !  si  sous  votre  empire  on  ne  m'épargne  pas,  [tendre? 

I .  lYoïM  ne  citerons  pas  comme  une  Tariante,  mais  comme  une  faute  d'im- 
pression, la  leçon  de  1670  : 

De  s'onir  par  ma  Toix  dicter  leurs  volontés. 

a.  Tacite  rapporte  un  reproche  semblable  que  Tib^  adressa  à  la  première 
Agrippine,  veuve  de  Gennanicus.  Il  lui  représente  qu'on  ne  faisait  pas  tort  k 
ses  droits  parco  qu'elle  ne  régnait  pas  :  «  Correptam....  grœoo  versu  admonait 
«  nom  idêo  Imdi^  quia  non  regnarel,  »  (Annales,  livre  IV,  ohi^pitre  Ul.) 


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3i6  BRITANNICUS. 

!  Si  mes  accusateurs  observent  tous  mes  pas, 
;  Si  de  leur  empereur  ils  poursuivent  la  mère. 
Que  ferois-je  au  milieu  d'une  cour  étrangère? 
Us  me  reprocheroient,  non  des  cris  impuissants,       i  a  6  5 
Des  desseins  étouffés  aussitôt  que  naissants, 
Mais  des  crimes  pour  vous  commis  à  votre  vue, 
Et  dont  je  ne  serois  que  trop  tôt  convaincue  ^ 
Vous  ne  me  trompez  point,  je  vois  tous  vos  détours  : 
Vous  êtes  un  ingrat,  vous  le  fûtes  toujours.  1370 

Dès  vos  plus  jeunes  ans,  mes  soins  et  mes  tendresses 
N'ont  arraché  de  vous  que  de  feintes  caresses. 
Rien  ne  vous  a  pu  vaincre;  et  votre  dureté 
Auroit  dû  dans  son  cours  arrêter  ma  bonté. 
Que  je  suis  malheureuse  !  Et  par  quelle  infortune*    1^75 
Faut^il  que  tous  mes  soins  me  rendent  importune? 
Je  n'ai  qu'un  fils.  O  ciel,  qui  nT entends  aujourd'hui, 
Tai-je  fait  quelques  vœux  qui  ne  fussent  pour  lui  ? 
Remords,  crainte,  périls,  rien  ne  m'a  retenue  ; 
J'ai  vaincu  ses  mépris;  j'ai  détourné  ma  vue  i a6o 

Des  malheurs  qui  dès  lors  me  furent  annoncés  ; 
J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  :  vous  régnez,  c'est  assez. 
Avec  ma  liberté,  que  vous  m'avez  ravie. 
Si  vous  le  souhaitez,  prenez  encor  ma  vie. 
Pourvu  que  par  ma  mort  tout  le  peuple  irrité  x  a  8  5 

Ne  vous  ravisse  pas  ce  qui  m'a  tant  coûté. 

NBRON. 

Hé  bien  donc!  prononcez.  Que  voulez- vous  qu'on  fasse? 

I.  «VÎTere  ego,  Britannioo  podente  rerum,  poteram?  ....  Desont  scflieet 
«  mihi  accnsatores ,  qui  non  verba,  impatientia  caritads  aliquando  incaata, 
«  ted  ea  crimina  objiciant  quibus,  niai  a  filio,  absolvi  non  {MMsim.  »  (Tacite, 
AnnaleSy  livre  XIII,  chapitre  xxi.) 

a.  Les  éditions  de  1681  et  de  1689  ont  : 

Que  je  suis  malheureuse  !  Et  par  quelle  fortune. 
Cest  très-probaMement  nne  faute  d'impression. 


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ACTE  IV,  SCÈNE  II.  3i7 

▲GRIPPINS. 

De  mes  accusateurs  qu'on  punisse  Taudace  S 

Que  de  Britannicus  on  calme  le  courroux, 

Que  Junie  à  son  choix  puisse  prendre  un  époux,       lago 

Qu'ils  soient  libres  tous  deux,  et  que  Pallas  demeure. 

Que  vous  me  permettiez  de  vous  voir  à  toute  heure, 

Que  ce  même  Burrhus,  qui  nous  vient  écouter*, 

A  votre  porte  enfin  n'ose  plus  m'arréter* 

NÉRON. 

Oui,  Madame,  je  veux  que  ma  reconnoissance  i^gB 

Désormais  dans  les  cœurs  grave  votre  puissance  ; 

Et  je  bénis  déjà  cette  heureuse  froideur. 

Qui  de  notre  amitié  va  rallumer  Tardeur. 

Quoi  que  Pallas  ait  fait,  il  suffit,  je  Toublie; 

Avec  Britannicus  je  me  réconcilie  ;  1 3  o  o 

Et  quant  à  cet  amour  qui  nous  a  séparés , 

Je  vous  fais  notre  arbitra,  et  vous  nous  jugerez* 

AUez  donc ,  et  portez  cette  joie  à  mon  (rère. 

Gardes,  qu'on  obéisse  aux  ordres  de  ma  mère. 


SCÈNE  III. 
NÉRON,  BURRHUS. 

BURRHUS. 

Que  cette  paix ,  Seigneur,  et  ces  embrassements       x  3o 5 
Vont  ofirir  à  mes  yeux  des  spectacles  charmants  *  ! 

I .  Tacite  dit  aussi  que  dans  l'entreme  qu'elle  eut  avec  son  fils,  Agrippine  obtint 
la  punition  de  ses  accusateurs,  et  des  récompenses  pour  ses  amis  :  «  Ultionem 
«  in  delatores  et  praemia  amicis  obtinuit.  »  {AnnaUSf  livre  XIII,  chapitre  xxi.) 

%.  ÀTant  ce  vers,  l'édition  de  1670  donne,  en  note,  l'indication  :  h  Burrhus 
rentre;  n  l'édition  de  1786  et  celle  de  M.  Aimi^Martin  :  «  jipereêvant  Burrhus 
dans  Ufond  du  théâtre.  » 

3.  Quelques  éditions,  comme  celles  de  17 13  et  de  1728,  ont  : 

Vont  offiir  à  mes  yeux  de  spectacles  charmants! 


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3i8  BRITANINICUS. 

Vous  savez  si  jamais  ma  voix  lai  fut  contraire. 
Si  de  son  amitié  j*ai  voulu  vous  distraire , 
Et  si  j'ai  mérité  cet  injuste  courroux. 

Je  ne  vous  flatte  point,  je  me  plaignois  de  vous,       x  3 1  o 
Burrbus  :  je  vous  ai  crus  tous  deux  d'intelligence; 
Mais  son  inimitié  vous  rend  ma  confiance. 
Elle  se  hâte  trop,  Burrhus,  de  triompher. 
J'embrasse  mon  rival,  mais  c'est  pour  l'étouffer. 

BimRHUS. 

Quoi,  Seigneur? 

NERON. 

C'en  est  trop  :  il  (aut  que  sa  ruine  i  S 1 5 
Me  délivre  à  jamais  des  fureurs  d'Agrippine. 
Tant  qu'il  respirera,  je  ne  vis  qu'à  demi. 
Elle  m'a  fatigué  de  ce  nom  ennemi  ; 
Et  je  ne  prétends  pas  que  sa  coupable  audace 
Une  seconde  fois  lui  promette  ma  place.  i  Sso 

BURRHUS. 

Elle  va  donc  bientôt  pleurer  Britannicus. 

Nl&RON. 

Avant  la  fin  du  jour  je  ne  le  craindrai  plus. 

BURRHUS. 

Et  qui  de  ce  dessein  vous  inspire  l'envie? 

NERON. 

Ma  gloire,  mon  amour,  ma  sûreté,  ma  vie. 

BURRHUS. 

Non,  quoi  que  vous  disiez,  cet  horrible  dessein       x3a5 
Ne  fut  jamais,  Seigneur,  conçu  dans  votre  sein. 

N^RON. 

Burrhus  ! 

BURRHUS. 

De  votre  bouche,  ô  ciel!  puis-je  l'apprendre? 
Vous-même  sans  frémir  avez-vous  pu  l'entendre? 


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ACTE   IV,  SCENE  III.  319 

Songez-vous  dans  quel  sang  vous  allez  vous  baigner? 
Néron  dans  tous  les  cœurs  est-il  las  de  régner?        x  33o 
Que  dira-t-on  de  vous  ?  Quelle  est  votre  pensée  ? 

NERON. 

Quoi?  toujours  enchaîné  à%  ma  gloire  passée, 
J'aurai  devant  les  yeux  je  ne  sais  quel  amour 
Que  le  hasard  nous  donne  et  nous  6te  en  un  jour? 
Soumis  à  tous  leurs  vœux,  à  mes  désirs  contraire,    1 335 
'  Suis-je  leur  empereur  seulement  pour  leur  plaire*? 

BURRHOS.       ^ 

'Et  ne  suffit-il  pas.  Seigneur,  à  vos  souhaits* 
Que  le  bonheur  public  soit  un  de  vos  bienfaits? 
Cest  à  vous  à  choisir,  vous  êtes  encor  maître. 
Vertueux  jusqu'ici,  vous  pouvez  toujours  Tétre  :      ^340 
Le  chemin  est  tracé ,  rien  ne  vous  retient  plus; 
Vous  n'avez  qu'à  marcher  de  vertus  en  vertus. 
Mais  si  de  vos  flatteurs  vous  suivez  la  maxime , 
n  vous  faudra ,  Seigneur,  courir  de  crime  en  ciîme, 
Soutenir  vos  rigueurs  par  d'autres  cruautés ,  1 34  5 

Et  laver  dans  le  sang  vos  bras  ensanglantés*. 
Britannicus  mourant  excitera  le  zèle 
De  ses  amis,  tout  prêts  à  prendre  sa  querelle. 
Ces  vengeurs  trouveront  de  nouveaux  défenseurs , 
Qui,  même  après  leur  mort,  auront  des  successeurs  S 

I.  On  croit  surprendre  dans  Comeflle  {Tite  et  Bérénice,  vert  991  et  991) 
une  réminiscence  do  vers  de  Racine  : 

N'èteft*TOQS  dans  ce  trftne,  oh  tant  de  monde  aspire, 
Qne  pour  assujettir  l'Empereur  k  TEmpire  ? 

a.  Sénèqne,  dans  la  tragédie  d^Oetavie  (vers  47a-49i),  parle  à  Néron  dans 
le  même  sens.  Mais  Racine  n*a  rien  trooTé  à  imiter  directement  dans  les  faibles 
▼ers  du  tragiqne  latin.  Il  a,  an  contraire,  dans  ce  discours  de  Bnrrhns  fait 
beaucoup  d'emprunts  au  traité  de  la  Clémence  de  Sénèque.  Nons  alloas  les 
signaler. 

3.  «  Hoc....  inter  caetera  rel  pessimnm  babet  cmdelitas,  quod  persereran- 
«  dam  est,  nec  ad  meliora  patet  régressas;  scelera  enim  scelerilNis  tnenda 
«  sant.  »  (Sénèque,  de  CUmentia,  livre  I,  chapitre  xiix.) 

4.  «  Regia  crodelitas  aoget  ininûcomm  namerom  toDendo.  Parentes  enim 


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3ao  BRITANNICUS. 

Tous  allumez  an  feu  qui  ne  pourra  s'éteindre. 

Craint  de  tout  Tunivers,  il  vous  faudra  tout  craindre, 

Toujours  punir,  toujours  trembler  dans  vos  projets, 

Et  pour  vos  ennemis  compter  tous  vos  sujets. 

Ah  !  de  vos  premiers  ans  Theureuse  expérience         1 3  5  5 

Vous  fait-elle ,  Seigneur,  haïr  votre  innocence? 

Songez- vous  au  bonheur  qui  les  a  signalés? 

Dans  quel  repos ,  6  ciel  !  les  ayez-vous  coulés  ! 

Quel  plaisir  de  penser  et  de  dire  en  vous-même  : 

«  Partout,  en  ce  moment,  on  me  bénit ,  on  m*aime'  ; 

On  ne  voit  point  le  peuple  à  mon  nom  s'alarmer  '  ; 

Le  ciel  dans  tous  leurs  pleurs  ne  m'entend  point  nommer; 

Leur  sombre  inimitié  ne  ftiit  point  mon  visage; 

Je  vois  voler  partout  les  cœurs  à  mon  passage*  !  » 

Tels  étoient  vos  plaisirs.  Quel  changement,  ô  Dieux! 

Le  sang  le  plus  abject  vous  étoit  précieux  *• 

Un  jour,  il  m'en  souvient,  le  sénat  équitable 

Vous  pressoit  de  souscrire  à  la  mort  d'un  coupable; 

Vous  résistiez,  Seigneur,  à  leur  sévérité  : 


«  liberiqne  eomm  qui  interfecti  sont,  et  propinqni,  et  unid,  in  locom  tin- 
«  galomm  saccedant.  »  (Sénèqae,  de  CUmentia,  Mrre  I,  chapitre  vm.)  Cor- 
neille a  poûé  à  la  même  source,  dans  Cinna  : 

Ma  cruauté  se  lasse,  et  ne  peut  s'arrêter  ; 

Je  veux  me  faire  craindre,  et  ne  fais  qu'irriter. 

Rome  a  pour  ma  ruine  une  hydre  trop  fertile  : 

Une  tète  coupée  en  fait  renaître  mille  ; 

Et  le  sang  répandu  de  mille  conjurés 

Rend  mes  jours  plus  maudits,  et  non  plus  assurés. 

(Cinnay  acte  ÏV,  scène  n,  vers  ii63-ii68.) 
I.  «  JuTat....  ita  loqui  secnm  :  «  ....  Ex  nostro  responso Isetitiae  causas  popoli 
«  nrbesqne  concipiunt,  etc.  n  {De  ClemeiUia^  livre  I,  chapitre  i.) 
a.  Les  éditions  de  1713,  I7aa,  1728  et  1750  portent: 

On  ne  Toit  plus  le  peuple  à  mon  nom  s'alarmer. 

3.  «<  mins  demum  magnitudy  stabilif  fundatague  est,...  quo  procedente,  non, 
«  tanqnain  mahim  aliquid  ant  nozinm  Miimal  e  cubiU  prosÛierit,  diffugiunt,  ied 
«  tanquam  ad  darum  ac  beneficum  sidus  certatim  ad^olant.  »  (De  CUmemtia^ 
Um  I,  chapitre  m.) 

4.  m  Somma  pnrdmonia  etÎMnvilînimi  sangninis.  •  (Ibidem^  livre  I,  chapitre  i.) 


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ACTE  IV,  SCÈNE  IIL  3ai 

Votre  cœur  A*accu8oit  de  trop  de  cruauté  ;  1370 

Et  plaignant  les  malheurs  attachés  à  TEmpire , 

«  Je  voudrois,  disiez- vous,  ne  savoir  pas  écrire**  » 

Non ,  ou  vous  me  croirez ,  ou  bien  de  ce  malheur 

Ma  mort  m'épargnera  la  vue  et  la  douleur. 

On  ne  me  verra  point  survivre  à  votre  gloire.  x  S  7  5 

Si  vous  allez  conmiettre  une  action  si  noire, 

(n  se  jette  à  genoux  .) 

Me  voilà  prêt,  Seigneur  :  avant  que  de  partir, 

Faites  percer  ce  cœur  qui  n'y  peut  consentir; 

Appelez  les  cruels  qui  vous  l'ont  inspirée; 

Qu'ils  vienaent  essayer  leur  main  mal  assurée.  1 3  8  o 

Mais  je  vois  que  mes  pleurs  touchent  mon  empereur; 

Je  vois  que  sa  vertu  frémit  de  leur  fureur* 

Ne  perdez  point  de  temps,  nonunez-moi  les  perfides 

Qui  vous  osent  donner  ces  conseils  parricides. 

Appelez  votre  frère ,  oubliez  dans  ses  bras. ...  1 3  8  5 

MÉRON. 

Ah!  que  demandez-vous? 

BURRHUS. 

Non ,  il  ne  vous  hait  pas, 
Seigneur;  on  le  trahit  :  je  sais  son  innocence; 
Je  vous  réponds  pour  lui  de  son  obéissance. 
J'y  cours.  Je  vais  presser  un  entretien  si  doux. 

HÏRON. 

Dans  mon  appartement  qu'il  m'attende  avec  vous,    x  S  9  o 


I.  Snétone  rapporte  ot  mot  de  Néron.  cQamn  de  supplicio  cajoidim  eapite 
«  damneti,  nft  ex  more  tobscriberet,  admoneretiir:  <c  Qeam  TeOem,  iaqait, 
«  netdre  litteras  I  n  (Nèron^  chapitre  x.)  Voyez  aussi  de  CUmentia,  Utto  II 
chapitre  i. 

a.  Dans  Tédition  de  1736  :  «  5;*  f étant  aux  piêdt  de  Néron.  9 


J.  RaCIHB.   Il  31 


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3aa  BRITAIHNICUS. 


SCÈNE  IV. 
NERON,  NARCISSE. 

NARCISSE* 

Seigneur,  j'ai  tout  prévu  pour  une  mort  si  juste. 

Le  poison  est  tout  prêt.  La  fameuse  Locuste  *' 

A  redoublé  pour  moi  ses  soins  officieux  : 

Elle  a  fait  expirer  un  esclave  à  mes  yeux  ; 

Et  le  fer  est  moins  prompt ,  pour  trancher  une  vie,  1 39  5 

Que  le  nouveau  poison  que  sa  main  me  confie. 

NERON. 

Narcisse,  c'est  assez;  je  reconnois  ce  soin, 
Et  ne  souhaite  pas  que  vous  alliez  plus  loin. 

NARCISSE. 

Quoi  ?  pour  Britannicus  votre  haine  affoiblie 
Me  défend... • 

N^RON. 

Oui,  Narcisse,  on'nous  réconcilie.      1400 

NARCISSE. 

Je  me  garderai  bien  de  vous  en  détourner. 

Seigneur;  mais  il  s'est  vu  tantôt  emprisonner  : 

Cette  offense  en  son  cœur  sera  longtemps  nouvelle. 

Il  n*est  point  de  secrets  que  le  temps  ne  révèle  : 

n  saura  que  ma  main  lui  devoit  présenter  1 40 5 

Un  poison  que  votre  ordre  avoit  fait  apprêter. 

I.  Locnste  fot  longtemps  comptée,  dit  Tacite  {AnnaUt,  livre  XH,  cha- 
pitre ULTi),  parmi  les  instruments  dTut,  «  diu  inter  instrumenta  regni  ba- 
«  bita.  M  C'était  elle  qui  avait  préparé  le  poison  dont  mourut  Oande.  Suétona 
{Iféronf  chapitre  xxxni)  dit  que  Néron  djpmanda  à  Locnste  le  poison  qu'il 
voulait  donner  à  Britannicus,  et  que  l'essai  en  fut  fait  sur  un  bouc  et  sur  an 
pourceau.  Tacite  {Annales,  livre  XIII ,  chapitre  xv)  raconte  que  l'agent 
choisi  par  Néron  ponr  Tempoisonnement  de  Britannicus  fut  Julius  PoUioa, 
tribun  d'une  cohorte  prétorienne,  qui  tenait  sons  sa  garde  Locnste,  alors 
condamnée  ponr  set  crimes. 


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ACTE  IV,  SCÈNE  !¥•  3a3 

Les  Dieux  de  ce  dessein  puissent-ik  le  distraire  ! 
Mais  peut-être  il  fera  ce  que  vous  n'osez  faire. 

KiaoN. 
On  répond  de  son  cœur;  et  je  vaincrai  le  mien. 

NARCISSE. 

Et  Thymen  de  Junie  en  est-il  le  lien?  141a 

Seigneur,  lui  fSedtes-vous  encor  ce  sacrifice? 

IfiRON. 

G*est  prendre  trop  de  soin.  Quoi  qu'il  en  soit,  Narcisse , 
Je  ne  le  compte  plus  parmi  mes  ennemis. 

NABCISSE. 

Agrippine,  Seigneur,  se  Fétoit  bien  promis  : 

Elle  a  r^ris  sur  vous  son  souverain  empire.  1 4 1 5 

NSRON. 

Quoi  donc?  Qu'a-t-elle  dit?  Et  que  voulez- vous  dire? 

NARCISSE. 

Elle  s'en  est  vantée  assez  publiquement. 

NERON. 

De  quoi? 

NARCISSE. 

Qu'elle  n'avoit  qu'à  vous  voir  un  moment  : 
Qu'à  tout  ce  grand  édat,  à  ce  courroux  funeste 
On  verroit  succéder  un  silence  modeste  ;  1 4 1  o 

Que  vous-même  à  la  paix  souscririez  le  premier, 
Heureux  que  sa  bonté  daignât  tout  oublier. 

N^RON. 

Mais,  Narcisse,  dis-moi,  que  veux-tu  que  je  fasse? 

Je  n'ai  que  trop  de  pente  à  punir  son  audace; 

Et  si  je  m'en  croyois,  ce  triomphe  indiscret  x  49  5 

Seroit  bientôt  suivi  d'un  étemel  regret. 

Mais  de  tout  l'univers  quel  sera  le  langage? 

Sur  les  pas  des  tjrrans  veux-tu  que  je  m'engage. 

Et  que  Rome,  effaçant  tant  de  titres  d'honneur, 

Me  laisse  pour  tous  noms  celui  d'empoisotmeur?      1 43  • 


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3a4  BRITANNICUS. 

Os  mettront  ma  yengeanoe  au  rang  des  parricides. 

NARCISSE. 

Et  prenez-TouSy  Seigneur,  leurs  caprices  pour  guides? 

Avez-Yous  prétendu  qu*ils  se  tairoient  toujours? 

Est-ce  à  vous  de  prêter  Toreille  à  leurs  discours? 

De  vos  propres  désirs  perdrez-vous  la  mémoire?      i  i  3  5 

Et  serez-vous  le  seul  que  vous  n'oserez  croire? 

Mais,  Seigneur,  les  Romains  ne  vous  sont  pas  connus* 

Non,  non,  dans  leurs  discours  ils  sont  plus  retenus. 

Tant  de  précaution  affoiblit  votre  règne  : 

Ils  croiront,  en  effet,  mériter  qu^on  les  craigne.      i4io 

Au  joug  depuis  longtemps  ils  se  sont  façonnés  : 

Us  adorent  la  main  qui  les  tient  enchatnés. 

Vous  les  verrez  toujours  ardents  à  vous  complaire. 

Leur  prompte  servitude  a  fatigué  Tibère  *. 

Moi-même ,  revêtu  d'un  pouvoir  emprunté ,  x  4  4  S 

Que  je  reçus  de  Claude  avec  la  liberté. 

J'ai  cent  fois,  dans  le  cours  de  ma  gloire  passée, 

Tenté  leur  patience,  et  ne  lai  point  lassée. 

D*un  empoisonnement  vous  craignez  la  noirceur? 

Faites  périr  le  frère,  abandonnez  la  sœur  :  x  45o 

Rome ,  sur  ses  autels  prodiguant  les  victimes  ^, 

Fussent-ils  innocents,  leur  trouvera  des  crimes; 

Vous  verrez  mettre  au  rang  des  jours  infortunés 

Ceux  où  jadis  la  sœur  et  le  frère  sont  nés. 

N^RON 

Narcisse,  encore  un  coup,  je  ne  puis  l'entreprendre . 

J'ai  promis  à  Burrhus ,  il  a  fallu  me  rendre. 

Je  ne  veux  point  encore,  en  lui  manquant  de  foi, 

I .  Racme  fiut  allusion  k  ce  passage  de  Tacite  :  «  Memoria  proditur  Tib^ 
«  riam^qnoties  curia  egrederetur,  graecis  Terbis  in  banc  modom  eloqni  solitom, 
«  G  bomines  ad  senritatem  paratosl  m  Scilicet  etiam  illom  qui  libertatem 
«  pablicam  noUet  tam  project»  serrientiiun  patienti«  tsedebat.  »  (AmmoUs^ 
livre  Ill^cbapitre  lxt.) 

a.  /W.  Rome,  sur  les  autels  prodiguant  les  rictimes.  (1670  et  76) 


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ACTE  IV,  SCÈI9E  IV.  *  ^5^ 

Donner  à  sa  vertn  des  armes  contre  moi. 
Toppose  à  ses  raisons  un  courage  inutile  : 
Je  ne  Fécoute  point  avec  un  cœur  tranquille.  1460 

NARCISSE. 

Burrhus  ne  pense  pas,  Seigneur,  tout  ce  qu'il  dit  : 

Son  adroite  vertu  ménage  son  crédit; 

Ou  plutôt  ils  n'ont  tous  qu'une  même  pensée  : 

Us  verroient  par  ce  coup  leur  puissance  abaissée; 

Vous  seriez  lÛ)re  alors ,  Seigneur  ;  et  devant  vous     -i  46  5 

Ces  maîtres  orgueilleux  fléchiroient  comme  nous. 

Quoi  donc?  ignorez-vous  tout  ce  qu'ils  osent  dire? 

«  Néron,  s'ils  en  sont  crus,  n  est  point  né  pour  l'Empire  ; 

n  ne  dit,  il  ne  fait  que  ce  qu'on  lui  prescrit  : 

Burrhus  conduit  son  cœur,  Sénèque  son  esprit.         x 470 

Pour  toute  ambition ,  pour  vertu  singulière , 

Il  excelle  à  conduire  un  char  dans  la  carrière , 

A  disputer  des  prix  indignes  de  ses  mains, 

A  se  donner  lui-même  en  spectacle  aux  Romains, 

A  venir  prodiguer  sa  voix  sur  un  théâtre ,  1 4  7  ^ 

A  réciter  des  chants  qu'il  veut  qu'on  idolâtre. 

Tandis  que  des  soldats,  de  moments  en  moments. 

Vont  arracher  pour  lui  les  applaudissements.  >* 

Ah  !  ne  voulez-vous  pas  les  forcer  â  se  taire? 

icÊROfr. 
Viens,  Narcisse.  Allons  voir  ce  que  nous  devons  fiûre. 


mr   DU   QUATRièMB   ACTE. 


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3a6  BRITANNICUS. 


ACTE    V. 


SCÈNE    PREMIÈRE. 
BRITANNICUS,  JUNIE. 

fiRTTAlfNICUS. 

Oui,  Bladame ,  Néron ,  qui  lauroit  pu  penser? 

Dans  son  appartement  m'attend  pour  m' embrasser. 

Il  y  fait  de  sa  cour  inviter  la  jeunesse  ; 

n  veut  que  d'un  festin  la  pompe  et  Tallégresse 

Confirment  à  leurs  yeux  la  foi  de  nos  serments ,      n^s 

Et  réchauffent  Tardeur  de  nos  embrassements  ; 

n  éteint  cet  amour,  source  de  tant  de  haine  ; 

Il  vous  fait  de  mon  sort  arbitre  souveraine. 

Pour  moi,  quoique  banni  du  rang  de  mes  ateux, 

Quoique  de  leur  dépouille  il  se  pare  à  mes  yeux ,      1 49<» 

Depuis  qu*à  mon  amour  cessant  d'être  contraire 

Il  semble  me  céder  la  gloire  de  vous  plaire  , 

Mon  cœur,  je  Tavoùrai ,  lui  pardonne  en  secret , 

Et  lui  laisse  le  reste  avec  moins  de  regret. 

Quoi  ?  je  ne  serai  plus  séparé  de  vos  charmes  ?         1 4  9  5 

Quoi  ?  même  en  ce  moment  je  puis  voir  sans  alarmes 

Ces  yeux  que  n'ont  émus  ni  soupirs  ni  terreur, 

Qui  m'ont  sacrifié  l'Empire  et  l'Empereur  ^  ? 

Ah  !  Madame.  Mais  quoi  ?  Quelle  nouvelle  crainte 

Tient  parmi  mes  transports  votre  joie  en  contrainte? 

D'où  vient  qu'en  m'écoutant ,  vos  yeux,  vos  tristes  yeux 

I .  Louis  Racme,  dans  ses  IVotes  sur  la  langue  de  Britannkns,  dit  que,  sai- 
irut  k  lantrqne  du  P.  Boahonrs,  taerifier  en  ce  sens  était  alors  noarean. 


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ACTE  V,  SCÈNE  I.  3*7 

Avec  de  longs  regards  se  tournent  vers  les  cîeux? 
Qu'est-ce  que  vous  craignez? 

Je  rignore  moi-même; 
Mais  je  crains. 

BRITANHICUS. 

Vous  m'aimez  ? 

JUNIB. 

Hélas  !  si  je  vous  aime? 

BRITANNIGUS. 

Néron  ne  trouble  plus  notre  félicité.  1 5o5 

JUNIE. 

Mais  me  répondez- vous  de  sa  sincérité  ? 

BRITAlfNIGUS. 

Quoi  ?  vous  le  soupçonnez  d'une  haine  couverte  ? 

JONIB. 

Néron  m'aimoit  tantôt,  il  juroît  votre  perte; 

D  me  fuit,  il  vous  cherche  :  un  si  grand  changement 

Peut-il  être,  Seigneur,  l'ouvrage  d'un  moment?      1 5  lo 

BRrrANNlCDS. 

Cet  ouvrage,  Madame ,  est  un  coup  d'Agrippîne  : 

Elle  a  cru  que  ma  perte  entraînoit  sa  ruine. 

Grâce  aux  préventions  de  son  esprit  jaloux, 

Nos  plus  grands  ennemis  ont  combattu  pour  nous. 

Je  m'en  fie  aux  transports  qu'elle  m'a  fait  paraître*  ;  1 5  x  5 

Je  m'en  fie  à  Burrhus;  j'en  crois  même  son  maître  : 

Je  crois  qu'à  mon  exemple  impuissant  à  trahir, 

Il  hait  à  cœur  ouvert,  ou  cesse  de  haïr. 

JUIflE. 

Seigneur,  ne  jugez  pas  de  son  cœur  par  le  vôtre  : 

Sur  des  pas  différents  vous  marchez  l'un  et  l'autre.  1 5ao 


I .  n  7  a  paraître  [paraistre)  dans  toutes  les  éditions  publiées  da  vivant  de 
Racine. 


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3^8  BRITANNICUS. 

;  Je  ne  connoîs  N&x>n  et  la  cour  que  d'un  jour  ; 

i  Mais ,  ai  je  Tose  dire  y  hélas  !  dans  cette  cour 

!  Combien  tout  ce  qu'on  dit  est  loin  de  ce  qu'on  pense  ! 

I  Que  la  bouche  et  le  cœur  sont  peu  d'intelligence  ! 

I  Avec  combien  de  joie  on  y  trahit  sa  foi  !  1 5a  5 

'  Quel  séjour  étranger  et  pour  vous  et  pour  moi  ! 

BRITÀNNICUS. 

Mais  que  son  amitié  soit  véritable  ou  feinte, 
Si  vous  craignez  Néron ,  lui-même  est-il  sans  crainte  ? 
Non,  non,  il  n'ira  point,  par  un  lâche  attentat, 
Soulever  contre  lui  le  peuple  et  le  sénat.  x  5  3  o 

i  Que  dis-je  ?  D  reconnoît  sbl  dernière  injustice. 

I  Ses  remords  ont  paru ,  même  aux  yeux  de  Narcisse. 

i   Ah  !  s'il  vous  avoit  dit ,  ma  princesse,  à  quel  point.... 

I  JUNIB. 

^j  Mais  Narcisse,  Seigneur,  ne  vous  trahit-il  point? 

I  BRITANNICUS. 

I    Et  pourquoi  voulez-vous  que  mon  cœur  s'en  défie  *  ?  1 5  3  5 

JUNIE. 

Et  que  sais-je?  Il  y  va ,  Seigneur,  de  votre  vie. 
j     Tout  m'est  suspect  :  je  crains  que  tout  ne  soit  séduit; 
1     Je  crains  Néron;  je  crains  le  malheur  qui  me  suit* 
I     D'un  noir  pressentiment  malgré  moi  prévenue , 

Je  vous  laisse  à  regret  éloigner  de  ma  vue  ^.  x  540 

1.  Far.  Lui,  me  trahir?  Hé  qaoi  !  tous  Toolez  donc,  Madame, 
Qu'à  d'éternels  sonp^ns  j'abandonne  mon  àme? 

Seul  de  tous  mes  amis  Narcisse  m'est  resté. 
L'a-tHon  TU  de  mon  père  oublier  la  bonté  ? 
S'est- il  rendu,  Madame,  indigne  de  la  mienne  ? 
Néron  de  temps  en  temps  souffre  qu'il  l'entretienne, 
^      Je  le  sais.  Mais  il  peut,  sans  violer  sa  foi, 
Tenir  lieu  d'interprète  entre  Néron  et  moi. 
[Et  pourquoi  voulex-Tous  que  m<m  cœur  s'en  défie?]  (1670) 

2.  Le  gallicisme  qui  permet  la  suppresaion  du  pronom  personne  devant  l'in- 
finitif d'un  Tcrbe  réfléchi ,  dépendant  des  verbes  laisser,  voir,  penser,  et  de 
quelques  autres,  a  déjà  été  noté  par  nous  aux  vers  14 10  à*Andromaque,  145  des 
Plaideurs,  enfin  979  de  Britannicus, 


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ACTE  V,  SCÈNE    L  3a9 

Hélas  !  si  cette  paix  dont  voas  vous  repaissez 
'  GouvToit  contre  vos  jours  quelques  pièges  dressés  ; 
Si  Néron ,  irrité  de  notre  intelligence, 
Avoit  choisi  la  nuit  pour  cacher  sa  vengeance  ! 
S*il  préparoit  ses  coups,  tandis  que  je  vous  vois  !      1 5i5 
Et  si  je  vous  parlois  pour  la  dernière  fois  ! 
Ah  !  Prince. 

BRrrANIflCUS. 

Vous  pleurez  !  Ah  !  ma  chère  princesse  ! 
Et  pour  moi  jusque-là  votre  cœur  s'intéresse  ? 
Quoi  ?  Madame ,  en  un  jour  où  plein  de  sa  grandeur 
Néron  croit  éblouir  vos  yeux  de  sa  splendeur,  1 5 5o 

Dans  des  lieux  où  chacun  me  fuit  et  le  révère , 
Aux  pompes  de  sa  cour  préférer  ma  misère  ! 
Quoi?  dans  ce  même  jour  et  dans  ces  mêmes  lieux, 
Refuser  un  empire ,  et  pleurer  à  mes  yeux  ! 
Mais,  Madame,  arrêtez  ces  précieuses  larmes  :        1 555 
Mon  retour  va  bientôt  dissiper  vos  alarmes. 
Je  me  rendrois  suspect  par  un  plus  long  séjour  : 
Adieu.  Je  vais,  le  cœur  tout  plein  de  mon  amour, 
Au  milieu  des  transports  d*une  aveugle  jeunesse , 
Ne  voir,  n'entretenir  que  ma  belle  princesse.  1 5So 

Adieu. 

JDNIS. 

Prince. . . . 

BRrrANNICUS» 

On  m'attend ,  Madame ,  il  faut  partir. 

JUNIE. 

Mais  du  moins  attendez  qu'on  vous  vienne  avertir^ 


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/ 


33o  BRITANNICUS. 

SCÈNE    IL 
AGRIPPINE,  BRITANNICUS,  JUNIE. 

▲GRIPPINB.  ' 

Prince,  que  tardez-vous?  Partez  en  diligence  : 

Néron  impatient  se  plaint  de  votre  absence. 

La  joie  et  le  plaisir  de  tous  les  conviés  1 56S 

Attend  pour  éclater  que  vous  vous  embrassiez. 

Ne  feites  point  languir  une  si  juste  envie  : 

Allez.  Et  nous,  Madame ,  allons  chez  Octavie. 

BIOTÀHNIGUS. 

Allez,  belle  Junie ,  et  d  un  esprit  content 

Hâtez-vous  d'embrasser  ma  sœur  qui  vous  attend*.  iS^o 

Dès  que  je  le  pourrai ,  je  reviens  sur  vos^  traces. 
Madame  ;  et  de  vos  soins  j'irai  vous  rendre  grâces. 

SCENE  III. 
AGRIPPINE,  JUNIE. 

AGRIPPINE. 

Madame,  ou  je  me  trompe,  ou  durant  vos  adieux 
Quelques  pleurs  répandus  ont  obscurci  vos  yeux. 
Puis-je  savoir  quel  trouble  a  formé  ce  nuage  ?  1575 

Doutez-vous  d'une pai|L  dont  je  fieiis  mon  ouvrage? 

JIJNIB. 

Après  tous  les  ennuis  que  ce  jour  m*a  coûtés , 

I .  Laneau  de  Boisjermain  a  fut  remarquer  la  resaemblanoe  de  ces  deaz  vers 
avec  les  deux  derniers  de  VBéraeliut  de  Corneille  : 

Allons  lui  rendre  hommage,  et  d*im  esprit  content 
Montrer  Héraclius  an  peuple  qui  l'attend. 

a.  Dans  Pédition  de  1670  il  y  a,  par  erreur  sans  doute  :  set^  au  lien  de  90ê. 


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ACTE  V,  SCÈNE  III.  33i 

Ai -je  pa  rassurer  mes  esprits  agités  ? 

Hélas  !  à  peine  encor  je  conçois  ce  miracle. 

Quand  même  à  vos  bontés  je  craindrois  quelque  <d>stadie, 

Le  changement ,  Madame ,  est  commun  à  la  cour; 

Et  toujours  quelque  crainte  accompagne  Famour. 

AGRIPPINB. 

n  soflSty  j'ai  parlé,  tout  a  changé  de  face  : 

Mes  soins  à  vos  soupçons  ne  laissent  point  de  place. 

Je  réponds  d'une  paix  jurée  entre  mes  mains  :  1 5  8  5 

Néron  m'en  a  donné  des  gages  trop  certains. 

Ah  !  si  vous  aviez  vu  par  combien  de  caresses 

Il  m'a  renouvelé  la  foi  de  ses  promesses  ! 

Par  quels  embrassements  il  vient  de  m'arréter  ! 

Ses  bras ,  dans  nos  adieux,  ne  pouvoient  me  quitter: 

Sa  facile  bonté,  sur  son  front  répandue, 

Jusqu'aux  moindres  secrets  est  d'abord  descendue. 

U  s'épanchoit  en  fils,  qui  vient  en  liberté 

Dans  le  sein  de  sa  mère  oublier  sa  fierté. 

Mais  bientôt,  reprenant  un  visage  sévère,  1 595 

Tel  que  d'un  empereur  qui  consulte  sa  mère, 

Sa  confidence  auguste  a  mis  entre  mes  mains 

Des  secrets  d'où  dépend  le  destin  des  humains '. 

Non,  il  le  faut, ici  confesser  à  sa  gloire, 

Son  cœur  n'enferme  point  une  malice  noire;  1600 

Et  nos  seuls  ennemis,  altérant  sa  bonté  , 

Abusoient  contre  nous  de  sa  facilité. 

Mais  enfin ,  à  son  tour,  leur  puissance  décline  ; 

Rome  encore  une  fois  va  connoitre  Agrippine  : 

Déjà  de  ma  faveur  on  adore  le  bruit.  i6o5 

I.  Tache  a  fourni  les  principaux  traits  de  cette  entreroe  arec  Néroa  que 
raconte  Agrippine.  Chez  l'historien,  la  scène  se  passe  à  un  antre  moment, 
lorsqoe  Néron  frit  Tenir  à  Baies  sa  mère,  dont  il  a  déjà  préparé  la  mort  : 
«  Plnribos  sermonibns,  modo  familiarité  jnvenili  Nero,  et  mrsos  addactnt, 
«  qnari  séria  consodaret,  tracto  in  longum  convictn ,  proseqoitar  abenntem, 
«  artîns  ocnUs  et  pectori  haurens.  »  (Annales,  lirre  XIT,  chapitre  ir.) 


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33a  BRITANIHICUS. 

Cependant  en  ces  lieux  n'attendons  pas  la  nuit. 
Passons  chez  Octavie,  et  donnons-lui  le  reste 
D'an  joor  autant  heureux  que  je  Tai  cru  funeste. 
Mais  qu'est-ce  que  j'entends?  Quel  tumulte  oonfiis? 
Que  peutr-on  fisdre? 

jumB. 
O  ciel  y  sauvez  Britannicus  !         161  o 


SCENE  IV. 
AGRIPPINE,  JUNIE,  BURRHUS. 

AGRIPPINB. 

Burrhus,  où  courez- vous?  Arrêtez.  Que  veut  dire.... 

BURRHUS. 

Madame ,  c'en  est  fait,  Britannicus  expire. 

JUlfIB. 

Ah,  mon  prince  ! 

▲GRIPPINB. 

n  expire? 

BURRHUS. 

Ou  plutôt  il  est  mort, 
Madame. 

JUNIB. 

Pardonnez ,  Madame ,  à  ce  transport. 
Je  vais  le  secourir,  si  je  puis ,  ou  le  suivre.  1 6  z  5 


SCENE  V. 

AGRIPPINE,  BURRHUS. 

AGRIPPIIIB. 

Quel  attentat,  Burrhus  ! 


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ACTE  V,  SCENE  V.  333 

BUEBHUS. 

Je  n'y  pourrai  survivre, 
Madame  :  il  feut  quitter  la  cour  et  TEmpereor. 

ÀGRIPPIIfB. 

Quoi  ?  du  sang  de  son  firère  il  n'a  point  eu  d*horre«r  ? 

BURRHUS. 

Ce  dessein  s'est  conduit  avec  plus  de  mystère. 

A  peine  l'Empereur  a  vu  venir  son  frère ,  i6ao 

H  se  lève,  il  l'embrasse,  on  se  tait ,  et  soudain 

César  prend  le  premier  une  coupe  à  la  main  r 

«  Pour  achever  ce  jour  sous  de  meilleurs  auspices , 

Ma  main  de  cette  coupe  épanche  les  prémices, 

Dit-il;  Dieux,  que  j'appelle  à  cette  efibsion,  .  x6»5 

Venez  favoriser  notre  réunion.  » 

Par  les  mêmes  serments  Britannicus  se  lie; 

La  coupe  dans  ses  mains  par  Narcisse  est  remplie  ; 

Mais  ses  lèvres  à  peine  en  ont  touché  les  bords  , 

Le  fer  ne  produit  point  de  si  puissants  efforts',       x63o 

Madame  :  la  lumière  à  ses  yeux  est  ravie  ; 

n  tombe  sur  son  lit  sans  chaleur  et  sans  vie. 

Jugez  combien  ce  coup  firappe  tous  les  esprits  : 

La  moitié  s'épouvante  et  sort  avec  des  cris; 

Mais  ceux  qui  de  la  cour  ont  un  plus  long  usage      1 6  3  5 

Sur  les  yeux  de  César  composent  leur  visage'. 

Cependant  sur  son  lit  il  demeure  penché  ; 

D'aucun  étonnement  il  ne  parott  touché  : 

«  Ce  mal  dont  vous  craignez,  dit-il,  la  violence, 

A  souvent  sans  péril  attaqué  son  enfance  * .  »  1640 


i .  «  Tam  prflBcipltein  necem  qaam  d  ferro  orgeretur.  »  fTadte,  Annedet^ 
livre  XIII,  chapitre  xv.) 

a.  «  Trepidatur  a  ciraunsedeiitibas  :  difTiigiiiDt  impmdentes  ;  at  qafibaa  al- 
«c  tior  inteUectuSy  resittunt  defisi,  et  Neronem  intoentes.  »  {Ihidemy  livre  XIII| 
chapitre  xvi.) 

3.  <c nie,  ut  erat  redinis ,  et  nescio  siinilia,  solitam  ita  ait  per  comifialwi 


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334  BRITANNICUS. 

Narcisse  veiit  en  vain  affecter  quelqne  ennni. 

Et  sa  perfide  joie  éclate  malgré  lai. 

Pour  moi,  dût  TEmpereur  ponir  ma  hardiesse. 

D'une  odieuse  cour  j^ai  traversé  la  presse  ; 

Et  J'allois,  accablé  de  cet  assassinat,  1645 

Pleurer  Britannicus,  César  et  tout  TÉtat. 

▲GRIPPINB. 

Le  Toici.  Vous  verrez  si  c^est  moi  qui  Tinspire*. 


«  morbam,  qno  primom  ab  infantia  adfliotaretiir  Brituuiiciu,  et  reditnrot  pao- 
c  latim  visas  sensusque.  »  (Tacite,  Annales,  lirre  XIII,  chapitre  xvi.) 
I.  Far.  Le  Toid.  Vous  Terrez  si  je  suis  sa  complice. 
Demeurez.  (1670) 
—  Là  commençait,  dans  la  même  édition  de  1670,  one  scène  (la  sixième)  qoe 
lUcine  supprima  depuis.  La  Toici,  arec  le  commencement  de  la  scène  soirante: 

SCÈNE  VI. 

NÉRON,  AGRIPPINE,  JUNIE,  BURRHUS. 

vi&ov,  k  Junie,  De  tos  pleurs  f  approuve  la  jostioe. 

Mais,  Bladame,  évitez  ce  spectacle  odieux  ; 

Moifiiéme  en  firémissant  feu  détourne  les  yeux. 

Il  est  mort.  Tôt  on  tard  il  faut  qu'on  toos  l'arooe. 

Ainsi  de  nos  desseins  la  fortune  se  joue. 

Quand  nous  nous  rapprochons,  le  ciel  nous  désunit. 

jUN .  J'aimois  Britannicus,  Seigneur  :  je  tous  l'ai  dit. 

Si  de  qndqne  pitié  ma  misère  est  suivie. 

Qu'on  me  laisse  chercher  dans  le  sein  d'Octavie 

Un  entretien  conforme  à  l'état  où  je  suis. 

viR.  Belle  Junie,  allez  ;  moi-même  je  vous  suis. 

Je  vais,  par  tons  les  soins  que  la  tendresse  inspire, 

Vous.... 

SCÈNE  VII. 
AGRIPPINE,  NÉRON,  BURRHUS,  NARCISSE. 
àOÊsn,  AnéUZf  Néron  :  j'ai  deux  mots  è  vous  dire. 


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ACTE  T,  SCÈNE  VI.  335 


SCÈNE  VI. 
AGRIPPmS,  MÉaON,  BURRHUS,  NARCISSE. 

HliRONy  voyant  Agrippine. 

Dieux! 

ÀGRIPPIIŒ. 

Arrêtez,  Néron  :  j'ai  deux  mots  à  tous  dire. 
Britannicus  est  mort,  je  reconnois  les  coups  ; 
Je  coxmois  Fassassin. 

*  NERON. 

Et  qui,  Madame  ? 

AGRIPPINE. 

Vous.  i65o 

NÉRON. 

Moi  !  Voilà  les  soupçons  dont  tous  êtes  capable, 
n  n^est  point  de  malheurs  dont  je  ne  sois  coupable  ; 
Ei  si  Ton  veut.  Madame,  écouter  vos  discours. 
Ma  main  de  Gaude  même  aura  tranché  les  jours. 
Son  fils  vous  étoit  cher  :  sa  mort  peut  vous  confondre^ 
Mais  des  coups  du  destin  je  ne  puis  pas  répondre. 

AGRIPPINE. 

Non,  non,  Britannicus  est  mort  empoisonné  : 
Narcisse  a  fait  le  coup,  vous  Tavez  ordonné. 

NÉRON. 

Madame ,  mais  qui  peut  vous  tenir  ce  langage  ? 

NARCISSE. 

Hé  !  Seigneur,  ce  soupçon  vous  fait-il  tant  d^outrage  ? 

Britannicus,  Madame,  eut  des  desseins  secrets 

Qui  vous  auroient  coûté  de  plus  justes  regrets. 

n  aspiroit  plus  loin  qu'à  Thymen  de  Junie  : 

De  vos  propres  bontés  il  vous  auroit  punie. 

n  vous  trompoit  vous-même  ;  et  son  cœur  offensé  '  1 66  5 

,     I.  Fsr*  Madame,  il  tous  trompoit,  et  son  cobut  offensé.  (1670  et  76) 


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556  BRITANNICUS. 

Prétendoit  tôt  ou  tard  rappeler  le  passé. 

Soit  donc  que  malgré  vous  le  sort  vous  ait  servie, 

Soit  qu* instruit  des  complots  qui  menaçoient  sa  vie. 

Sur  ma  fidélité  César  s^en  soit  remis, 

Laissez  les  pleurs,  Madame,  à  vos  seuls  ennemis.     1670 

Qu'ils  mettent  ce  malheur  au  rang  des  plus  sinistves. 

Mais  vous.... 

ÂGRIPPINB. 

Poursuis,  Néron,  avec  de  tels  ministres^. 
Par  des  faits  glorieux  tu  te  vas  signaler. 
Poursuis.  Tu  n^as  pas  fait  ce  pas  pour  reculer.    - 
Ta  main  a  commencé  par  le  sang  de  ton  frère  ;        1675 
Je  prévois  que  tes  coups  viendront  jusqu'à  ta  mère'. 
Dans  le  fond  de  ton  cœur  je  sais  que  tu  me  hais  '  ; 
Tu  voudras  t'afiranchir  du  joug  de  mes  bienfaits. 
Mais  je  veux  que  ma  mort  te  soit  même  inutile. 
Ne  crois  pas  qu^en  mourant  je  te  laisse  tranquille,    z 6Se 
Rome,  ce  ciel,  ce  jour  que  tu  reçus  de  moi. 
Partout,  à  tout  moment,  m'offriront  devant  toi^. 

I.  Cet  Ten  sont  ainsi  ponctaés  dans  plosieurs  éditions  récentes,  dans  ceDes, 
entre  antres,  de  1807,  de  1808  et  de  M.  Aimé-Martin  : 

.  .  Poursuis,  Néron  :  avec  de  tels  ministres , 
Par  des  faits  glorieux,  etc. 

Nous  aTons  suiii  la  ponctuation  des  édition*  imprimées  dn  Tirant  de  Raciiie. 
Quelques  éditions  du  commencement  du  dix-huitième  siècle,  par  exemple  celle 
de  1713,  mettent  avec  de  tels  ministres  entre  deox  Tirgules,  et  laiwamt  le  aeas 
indécis.  — -  L*édition  de  1807  remplace  en  outre  :  «  tu  te  vas  signaler,  n  par  : 
«  tu  ras  te  signaler.  » 

a.  «c  Parriddii  exemplnm  intelligebat(.<^^)ipMa).  »  (Taâte,  Annmiety  II* 
▼re  XIII,  chapitre  xti.) 

3.  Far.  Tu  le  fatigueras  d'entendre  tes  forfaits.  (1670  et  76) 

4*  Et  quumfrigida  mors  anima  seduxerit  artuSy 

Omnibus  umbra  loeis  adero  :  dahisy  improbe^  panas, 

{Enéide,  Urre  IV,  vers  385  et  386.) 

Racine  a  surtout  pensé  aux  yisions  vengeresses  qui,  d'après  le  récit  de  Tacite, 
assiégèrent  ce  fils  parricide  :  «  Obversabatur....  maris  iUius  et  littomm  grarls 
c  adspectns  ;  et  erant  qui  crederent  sonitnm  tuba  cotlibns  circum  edhis,  pUac- 
«  tusque  tumnlo  matris  audiri.  »  {Annales,  livre  XIV,  diapitre  x.) 


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ACTE  V,  SCENE  VI.  337 

Tes  rômords  te  suivront  comme  autant  de  furies; 

Tu  croiras  les  calmer  par  d'autres  barbaries  ; 

Ta  fureur,  s'irritant  soi-même  dans  son  cours,  1 6S 5 

D'un  sang  toujours  nouveau  marquera  tous  tes  jours. 

Mais  j'espère  qu'enfin  le  ciel,  las  de  tes  crimes, 

Ajoutera  ta  perte  à  tant  d'autres  victimes; 

Qu'après  t'être  couvert  de  leur  sang  et  du  mien. 

Tu  te  verras  forcé  de  répandre  le  tien  ;  1 690 

Et  tob  nom  paroîtra,  dans  la  race  future. 

Aux  plus  cruels  tyrans  une  cruelle  injure. 

Voilà  ce  que  mon  cœur  se  présage  de  toi. 
Adieu  :  tu  peux  sortir. 

NÉRON. 

Narcisse,  suivez-moi. 


SCENE  vir. 

AGRIPPINE,  BURRHUS. 

AGRIPPINS. 

Ah  ciel  !  de  mes  soupçons  quelle  étoit  l'injustice  !    1695 

Je  condamnois  Burrhus,  pour  écouter  Narcisse. 

Burrhus,  avez-vous  vu  quels  regards  furieux 

Néron  en  me  quittant  m'a  laissés  pour  adieux  ? 

C'en  est  fait  :  le  cruel  n'a  plus  rien  qui  l'arrête  ; 

Le  coup  qu'on  m'a  prédit  va  tomber  sur  ma  tète.   1700 

Il  vous  accablera  vous-même  à  votre  tour. 

BURRHUS. 

Ah  !  Madame,  pour  moi  j'ai  vécu  trop  d'un  jour. 
Plût  au  ciel  que  sa  main,  heureusement  cruelle, 
Eût  fait  sur  moi  l'essai  de  sa  fureur  nouvelle  ! 

I.  Cette  sccnc  est  U  «ine   viu  dam  l'ediiion  de    1670.  Voyez.  ci-de**oft, 
p.  334»  note  I. 

J,  Racine,  ii  33 


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33S  B&ITANNIGUS. 

Qa'il  ne  meiit  pas  donné,  par  ce  triste  attentat^     *  1 7  o  5 

Un  gage  trop  certain  des  malheurs  de  TEtat  ! 

Son  crime  seul  n'est  pas  ce  qui  me  désespère  ; 

Sa  jalousie  a  pu  Farmer  contre  son  frère  ; 

Mais  s'il  vous  faut,  Madame,  expliquer  ma  douleur, 

Néron  Ta  vu  mourir  sans  changer  de  couleur.         1 7 1  u 

Ses  yeux  indifférents  ont  déjà  la  constance 

D'un  tyran  dans  le  crime  endurci  dès  Tenfance. 

Qu'il  achève,  Madame,  et  qu'il  fasse  périr 

Un  ministre  importun,  qui  ne  le  peut  soufirir. 

Hélas  !  loin  de  vouloir  éviter  sa  colère,  1715 

La  plus  soudaine  mort  me  sera  la  plus  chère. 


SCÈNE  VIIL 
AÇRIPPINE,  BURRHUS,  ALBINE. 

▲LBINE. 

Ah!  Madame;  ah!  Seigneur,  courez  vers  l'Empereur: 
Venez  sauver  César  de  sa  propre  fureur, 
n  se  voit  pour  jamais  séparé  de  Junie. 

AGRIPPINE. 

y        Quoi?  Junie  elle-même  a  terminé  sa  vie  ?  17*0 

▲LBINE. 

Pour  accabler  César  d'un  étemel  ennui. 

Madame,  sans  mourir,  elle  est  morte  pour  lui. 

Vous  savez  de  ces  lieux  comme  elle  s'est  ravie  : 

Elle  a  feint  de  passer  chez  la  triste  Octavie  ; 

Mais  bientôt  elle  a  pris  des  chemins  écartés,  1735 

Où  mes  yeux  ont  suivi  ses  pas  précipités. 

Des  portes  du  palais  elle  sort  éperdue. 

D'abord  elle  a  d'Auguste  aperçu  la  statue  ; 

Et  mouillant  de  ses  pleurs  le  marbre  de  ses  pieds, 

Que  de  ses  bras  pressants  elle  tenoit  liés  :  17*0 


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ACTE  V,    8CÈNE  VIII.  SJg 

«  Prince,  par  ces  genoux,  dit-elle,  que  j'embrasse, 

Protège, en  ce  moment  le  reste  de  ta  racej» 

Rome  dans  ton  palais  vient  de  voir  immoler 

Le  seul  de  tes  neveux  qui  te  pût  ressembler. 

On  veut  après  sa  mort  que  je  lui  sois  paijure;  z  ^55 

Mais  pour  lui  conserver  une  foi  toujours  pure,        * 

Prince,  je  me  dévoue  à  ces  dieux  immortels 

Dont  ta  vertu  t'a  fait  partager  les  autels.  » 

Le  peuple  cependant,  que  ce  spectacle  étonne, 

Vole  de  toutes  parts,  se  presse,  l'environne,  1740 

S'attendrit  à  ses  pleurs;  et  plaignant  son  ennui, 

D'une  commune  voix  la  prend  sous  son  appui. 

Us  la  mènent  au  temple,  où  depuis  tant  d'années 

Au  culte  des  autels  nos  vierges  destinées 

Gardent  fidèlement  le  dépôt  précieux  174& 

Du  feu  toujours  ardent  qui  brûle  pour  nos  dieux. 

César  les  voit  partir  sans  oser  les  distraire. 

Narcisse,  plus  hardi,  s'empresse  pour  lui  plaii^e. 

Il  vole  vers  Junie  ;  et  sans  s'épouvanter, 

D'une  profane  main  commence  à  l'aiTêter.  175© 

De  mille  coups  mortels  son  audace  est  punie; 

Son  infidèle  sang  rejaillit  sur  Junie. 

César,  de  tant  d'objets  en  même  temps  frappé, 

Le  laisse  entre  les  mains  qui  l'ont  enveloppé. 

Il  rentre.  Chacun  fuit  son  silence  farouche  ;  1755 

Le  seul  nom  de  Junie  échappe  de  sa  bouche. 

Il  marche  sans  dessein  ;  ses  yeux  mal  assurés 

N'osent  lever  au  ciel  leurs  regards  égarés  ; 

Et  l'on  craint,  si  la  nuit  jointe  à  la  solitude 

Vient  de  son  désespoir  aigrir  l'inquiétude,  £760 

^i  TOUS  l'abandonnez  plus  longtemps  sans  secours. 

Que  a%  douleur  bientôt  n'attente  sur  ses  jours. 

Le  temps  presse  :  courez.  Il  ne  faut  qu'un  caprice. 

Il  se  perdroit,  Madame. 


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340  BRITANNIGUS. 

AGmiPPrifB. 
•  Il  se  feroit  justice. 

Mais,  Burrhus,  allons  voir  jusqu'où  vont  ses  transports. 
Voyons  quel  changement  produiront  ses  remords, 
S'il  voudra  désormais  sofvre  d'autres  maximes. 

BURRHUS. 

Plût  aux  Dieux  que  ce  fût  le  dernier  de  ses  crimes! 


FIN    DU    CINQUIEME    ET    DERNIER    ACTE. 


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BERENICE 

TRAGÉDIE 
1670 


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NOTICE. 


Il  n'y  a  rien  de  plus  connu  que  lliistorique  de  la  tragédie  de 
Bérénice^  et  les  circonstances  dans  lesquelles  Racine ,  pour 
complaire  à  la  duchesse  d'Orléans,  engagea  ce  duel  avec  le 
grand  Corneille.  L'abbé  du  Bos  en  a  parlé  dans  ses  Réflexions 
critiques^ ^  Fontenelle  dans  sa  Fie  de  Corneille^  Louis  Racine 
dans  ses  Mémoires  et  dans  Y  Examen  de  Bérénice;  Voltaire , 
avec  plus  de  détails ,  au  chapitre  xxy  du  Siècle  de  Louis  XIV ^ 
et  dans  la  préface  de  son  commentaire  des  deux  tragédies 
rivales  ^.  U  peut  rester  quelque  doute  sur  le  sens  allégorique 
qu'on  voulait  donner  à  la  séparation  douloureuse  de  Titus  et 
de  Bérénice  ;  mais  ce  qui  n'en  admet  aucun ,  d'après  les  di- 
vers témoignages  que  nous  venons  de  rappeler  dans  leur  ordre 
chronologique,  c'est  que  le  sujet  fut  choisi  par  l'aimable  prin- 
cesse à  qui  Racine  avait  dédié  son  Andromeujue^  et  attribué 
quelque  c  soin  de  la  conduite  >  de  cette  tragédie.  On  pourrait 
cependant  s'étonner  de  voir  les  deux  poëtes,  dont  les  pièces 
furent  jouées  quelques  mois  après  la  mort  de  celle  qui  les  leur 
avait  demandées,  garder  un  silence  si  discret  sur  Tordre  qu'ils 
avaient  reçu.  Corneille  «n  tète  de  son  Tite  n'a  pas  d'avis  Au 
lecteur.  Racine ,  dans  la  préface  de  Bérénice ,  ne  nomme  pas 
Henriette  d'Angleterre.  A  l'entendre,  il  semblerait  que  de  lui- 
même  il  s'était  senli  porté  vers  ce  sujet,  dont  le  pathétique 
et  la  simplicité  l'avaient  séduit;  et,  comme  pour  nous  dérouter 
davantage,  Fépltre  dédicatoire  est  adressée  à  Colbert,  dont  la 

I.  t^  partie,  sectioD  xvi. 

s.  Voyez  la  Notic€  de  TiU  et  Bérénice  dans  le  Corneille  de  M.  Marty- 
Laveaux,  tome  VII,  p.  i85  et  i86. 


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344  BÉRÉNICE. 

fi^re  sévère 9  et  presque  étrange  en  cet  endroit,  se  trouve 
ainsi  avoir  pris,  en  tète  de  la  tendre  tragédie ,  la  place  de  la 
«race  et  gracieuse  image  qu'on  y  cherche  vainement.  Serait-ce 
qu'il  y  avait  dans  la  fantaisie  de  la  princesse  un  mystère  qu'on 
respectait,  malgré  la  transparence  du  voile  dont  il  était  couvert, 
mystère  qee  la  mort  rendait  encore  plus  inviolable?  Henriette 
d'Angleterre  n'avait-^Ile  pas  en  réellement  dans  le  choix  de  cette 
tragédie  V intérêt  secret  dont  parle  Voltaire?  Si  cela  est,  il  faut 
avouer  que  celle  qui  était  avide  de  voir  retracer  sur  la  scène , 
pour  l'y  montrer,  il  est  vrai,  dans  sa  défaite,  une  passion  dont 
il  eût  fallu  écarter  tout  souvenir,  était  demeurée  dans  une  mal- 
heureuse disposition  d'î^me.  Voltaire  dit  qu'elle  cherchait  ces 
souvenirs  «  pour  son  amusement.  »  Le  mot  semble  léger. 

Reconnaissons  d^ailleurs  que ,  sauf  la  donnée  très-générale 
d'un  amour  combattu  et  vaincu  par  le  devoir,  il  y  a  peu  de 
rapports  entre  l'histoire  de  Titns  et  de  Bérénice  et  l'inclina- 
tion qu'avaient  pu  sentir  l'un  pour  l'autre  le  beau-frère  et  la 
belle-sœur.  Il  fallait  qu'Henriette  d'Angleterre  se  contentât 
d*allusions  fort  éloignées,  dans  lesquelles  ce  qui  pouvait  le  plus 
toucher  un  cœur  trop  mal  guéri  de  sa  passion  était  apparem- 
ment le  portrait  du  grand  Roi,  indiqué  d'une  manière  très- 
claire  aux  poêles  par  le  sujet  lui-même.  La  ressemblance  est 
beaucoup  plus  frappante  avec  le  triomphe  que  Louis  XIV  avait 
remporté  sur  un  plus  naturel  entraînement  de  jeunesse,  en  se 
séparant  de  Marie  Manciili.  Deux  vers  de  la  tragédie  de  Racine 
qui  reproduisent  les  paroles  mêmes  de  la  nièce  de  Mazarin 
achèvent  cette  ressemblance,  dont  on  croit  saisir  encore  quel- 
ques autres  tiaits,  par  exemple  dans  ce  passage  où  Titus,  par- 
lant de  la  gloire,  dit  : 

•  •  •  Cette  ardeur  que  j'ai  pour  Mt  appas, 
Bérénice  en  mon  sein  Ta  jadis  allumée.... 
Tout  ce  que  je  loi  dois  va  retomber  sur  elle*. 

La  glorieuse  influence  attribuée  ici  à  Bérénice  ne  remet-elle  pas 
en  mémoire  ce  que  l'histoire  raconte  des  conseils  donnés  par 
Marie  Mancini  au  jeune  Louis  XIV?  C'est  de  ce  côté  senlement 
que  sont  les  allusions  bien  marquées.  Nous  serions  disposé  à 

I.  Acte  II,  scène  o. 


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NOTICE.  3/,5 

croire  que  Rdcine,  courtisan  si  fin,  ne  le»  aurait  pas  hasardées, 
s'il  n'eût  point  cm  que  la  princesse  les  approuvait.  Plus  que^ 
Corneille,  dont  il  semblerait  qu'elle  pouvait  prévoir,  qu'elle 
souhaitait  peut-être  la  défaite  dans  la  lutte  poétique  provoquée 
par  elle,  Racine  dut  avoir  la  confidence  de  sa  pensée,  et  comme 
son  mot  d'ordre.  Henriette  d'Angleterre  avait  été  très^liée  avec 
Marie  Mancini  par  une  amitié  d'enfance;  et  lorsqu'après  la 
mort  de  Mazarin  Louis  XIY  revit  souvent  chez  une  autre  nièce 
du  ministre,  chez  Olympe  Mancinî,  celle  qui  avait  été  l'objet  de 
sa  première  passion  et  qu'il  avait  voulu  épouser,  Henriette 
assista  plus  d'une  fois  à  ces  soirées  de  Thôtel  de  Soissons ,  si 
pleines  de  tendres  souvenirs  ^  Il  est  vraisemblable  qu'elle- 
même  proposa  ces  souvenirs  à  notre  poète.  Mais,  si  l'on  adop\e 
en  même  temps  la  supposition  de  Voltaire ,  quel  charme  pou- 
vait-elle trouver  à  les  mêler  à  ceux  qui  l'intéressaient  plus  di- 
rectement? Nous  ne  chercherons  pas  à  nous  en  rendre  compte  : 
l'étude  des  sentiments  compliqués  d*un  cœur  de  femme  ne  peut 
être  ici  notre  objet. 

Corneille  ne  manqua  pas  de  remplir  à  sa  manière  une  des 
conditions  du  sujet,  tel  que  la  duchesse  d'Orléans  l'avait  cer- 
tainement entendu.  On  peut  citer  un  passage  de  sa  tragédie, 
où,  comme  il  est  dit  dans  la  réponse  à  la  Critique  de  l'abbé  de 
Villars,  «  il  a  voulu  copier  son  Tite  sur  notre  invincible  mo- 
narque ;  »  mais  il  ne  fut  pas  averti,  comme  Racine,  ou  n'eut  pas 
ridée,  comme  lui,  de  mettre  ouvertement  sur  la  scène  le  roman 
des  amours  du  grand  Roi.  Cette  fois  Racine  laissa  reconnaître 
bien  autrement  encore  que  dans  V Alexandre  le  modèle  qu'il 
avait  eu  sous  les  yeux  ;  et  il  eut  «  le  bonheur,  dit-il  dans  son 
épitre  à  Colbert,  de  ne  pas  déplaire  à  Sa  Majesté.  »  Louis  XIV 
ne  trouvait  pas  mauvais  qu'on  étalât  en  public  les  faiblesses , 
nous  allions  dire  très-improprement  les  secrets ,  de  son  cœur. 
Pour  l'avoir  fait  avec  une  étrange  hardiesse ,  Benserade  n'en 
était  que  plus  en  faveur.  Il  était  loin  d'avoir  déplu  par  ses  allu- 
sions aux  amours  du  Roi  et  de  la  Vallière,  avant  même  qu'ils 
fussent  déclarés.  Racine,  ce  qui  était  plus  noble,  n'eut  du 
moins  à  peindre  qu'un  triomphe  remporté  sur  la  passion. 

I.  Us  Nièces  de  MûMorin,  par  Amédée  Reuée  (i  vol.  in-8^  Paris^ 
i856),  p.  i8i. 


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346  BÉRÉNICE. 

Tel  était  l'état  de  Pesprit  public  en  tout  ce  qui  toachait  an  Roi, 
qu'il  était  permis  de  croire  alors  que  le  souvenir  d'une  anecdote 
de  cour  n'était  pas  au-dessous  de  la  dignité  de  la  tragédie.  La 
chaire  elle-même,  la  chaire  de  Bossuet,  n'a-t-elle  pas,  treize 
ans  après  Bérénice  y  retenti  de  ce  même  souvenir?  c  Cessez,  dit 
le  grand  orateur  àdiosM  Oraison  funèbre  de  Marie^Thérèse  y  ces- 
sezy  princes  et  potentats,  de  troubler  par  vos  prétentions  le  pro- 
jet de  ce  mariage*  Que  l'amour  ^  qui  semble  aussi  le  vouloir 
troubler,  cède  lui-méQie.  L'amour  peut  bien  remuer  le  cœur  des 
héros  du  monde  ;  il  peut  bien  y  soqlever  des  tempêtes,  et  y  exci- 
ter des  mouvements  qui  fassent  trembler  les  politiques,  et  qui 
donnent  des  espérances  aux  insensés;  mais  il  y  a  des  âmes  d'un 
onlre  supérieur  à  ses  lois,  à  qui  il  ne  peut  inspirer  des  senti-> 
ments  indignes  de  leur  rang.  »  Voilà  tout  le  sujet  de  Bérénice 
déroulé  devant  un  auditoire  chrétien ,  sous  les  voûtes  de  Saint- 
Denis.  Si  Marie  Mancini  perdit  un  trône,  et^  après  de  si  hautes 
espérances,  dut  se  contenter  de  devenir  la  connétable  Colonne, 
elle  eut  la  consolation  de  voir  ses  douleurs  immortalisées  par 
l'éloquence  et  par  la  poésie. 

Bérénice  fut  jouée  sur  le  théâtre  de  l'Hôtel  de  Bourgogne  le 
vendredi  ai  novembre  1670,  huit  jours  avant  Tite  et  Bérénice 
de  Corneille,  que  la  troupe  de  Molière  représenta  le  %%  novem- 
bre. Racine  prenait  ainsi  l'avance  sur  son  illustre  concurrent. 
Un  plus  sérieux  avantage  lui  était  assuré  par  le  talent  de  ses 
acteurs,  très- supérieurs  à  ceux  du  Palab-Royal,  comme,  quel- 
ques années  plus  tard,  Corneille  s'en  plaignait  encore.  Mais  ce 
ne  fut  pas  là  ce  qui  rendit  surtout  les  armes  inégales  :  cette 
pièce  commandée  était,  on  l'a  très-bien  dit  ^,  «  dans  le  goût 
secret  et  selon  la  pente  naturelle  de  Racine  ;  »  Corneille,  pour 
obéir,  avait  forcé  son  talent. 

La  date  que  nous  venons  de  donner  pour  la  première  repré- 
sentation de  la  tragédie  de  Racine  n'est  pas  seulement  celle 
que  l'on  trouve  dans  Y  Histoire  du  Théâtre  françoi$;  elle  est 
bien  établie  dans  la  réponse  qui  fut  faite  à  la  Critique  de  l'abbé 
e  Villars,  qui  avait  par  distraction  daté  du  1 7  novembre  cette 
critique  sous  forme  de  lettre. 

I.  Portraits  littéraires^  par  M.  Sainte-Beuve  (édition  de  i85a), 
tome  I,  p.  181. 


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NOTICE.  347 

Le  personnage  de  Bér^ice  avait  été  confié  par  le  poète  à 
la  Champmesié  ;  il  semblait  fait  pour  cette  Toix  chtmiante 
dont  la  Fontaine  a  dit  qu'elle  allait  droit  an  ccrar.  Floridor 
représenta  Titus;  Ghampmeslé,  Antiochns.  Telle  est  la  dis- 
tribution des  trois  premiers  rôles  donnée  par  le  Mercure  du 
mois  d'août  1724.  Elle  n'est  pas  douteuse.  M.  Aimé-Martin 
attribue  à  Brécourt  le  rôle  d'Antiochus  ;  mais  la  Critique  de 
Tillars  dément  cette  pure  supposition  :  c  Le  roi  de  Comagène, 
y  est-il  dit,  n'est  introduit  que  pour  faire  perdre  du  temps,  et 
pour  donner  un  rôle  ennuyeux  et  vide  au  mari  de  la  Cbamp- 
meslé.  » 

Le  succès  de  Bérénice  fut  grand.  Tandis  que  la  pièce  de 
Corneille  se  traînait  péniblement  jusqu'à  la  vingt-unième  re« 
présentation,  avec  de  très-médiocres  recettes  pour  les  der- 
nières^. Racine  put  constater  dans  sa  Préface  que  la  trentième 
représentation  de  sa  tragédie  avait  été  aussi  suivie  que  la  pre- 
mière,  et  surtout  qu'on  avait  en  vain  attaqué  une  pièce  «  ho- 
norée de  tant  de  larmes.  »  11  ne  s'en  montra  pas  moins  dans 
cette  même  préface  très-irrité  des  injustes  critiques  auxquelles  il 
était  en  butte.  11  y  prit  à  partie  avec  un  peu  trop  d'emportement 
celle  qm  fut  la  première  en  date,  et  que  nous  avons  déjà  eu  l'oc* 
casion  de  mentionner,  la  lettre  sur  Bérénice  de  l'abbé  Mont- 
faucon  de  Villars*.  Ce  libelle,  pour  nous  servir  de  l'expression 
éà  Racine  lui-même,  méritait  peu  cet  hennenr,  et  celui  que 
lui  a  fait  Mme  de  Sévigné  de  le  trouver  c  fort  plaisant  et  fort 
spirituel,  >  malgré  «  cinq  ou  six  petits  mots  qui  ne  valent  rien 

I.  Voyez  la  Notice  de  Tite  et  Bérénieey  OEuvres  de  Corneille ^ 
tome  VII,  p.  195. 

a.  Elle  est  insérée  dans  le  Recueil  de  Gianet,  tome  II,  p.  188-207. 
Mais  Tédition  de  oette  critique  que  nous  citons  dans  nos  notes  sur 
Bérémce  est  Tédition  originale,  publiée  au  commencement  de  1671 
sous  ce  titre  :  c  La  Critique  de  Bérénice^  à  Paris,  chez  Louis  Bilaine, 
Michel  le  Petit  et  Estienne  Michauk,  M.DC.LXXI.  1  C*est  un  petit 
in- 12  de  41  pages,  sans  nom  d*auteur.  H  n'y  a  pas  d'Achevé  d'im- 
primer; mais  le  Privilège  du  Roy  est  en  date  du  dernier  jour  de  dé- 
cembre 1670.  La  seconde  lettre  de  ViiUrs^  qui  est  la  critique  de  la 
tragédie  de  Corneille,  et  qui  parut  une  senudne  après,  a  40  P^^* 
La  préface  de  Racine  semble  avoir  été  écrite  entre  la  publication  de 
la  première  lettre  et  celle  de  la  seconde.  L'édition  originale  de  Bèré- 


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348  BÉRÉmCE. 

du  tout^  »  L'ironie  est  loin  d'y  être  fine,  et  l*on  n'y  trouve 
guère  que  des  chicanes  de  pédant.  Pour  y  donner  même  une 
demi-approbation,  comme  Mme  de  Sévigiié  s'y  est  laissé  en- 
traîner, il  fallait  être  bien  préoccupé  des  intérêts  de  Corneille, 
qui  étaient  alors  en  péril.  Encore  faut-il  dire  que  Villars  fit 
payer  assez  cher  aux  admirateurs  de  Corneille  le  plaisir  que 
leur  avaient  causé  toutes  ses  jolies  épigrammes  contre  Racine; 
car,  dans  sa  seconde  lettre,  il  maltraita  encore  plus  Tite  et  Bé- 
rénice qu'il  n'avait  fait  la  tragédie  rivale.  Le  seul  endroit  de 
sa  première  lettre  où  il  ait  peut-être  attaqué  dangereusement, 
quoique  avec  exagération,  le  côté  faible  de  la  pièce  de  Racine, 
est  le  suivant  :  c  L'auteur  a  trouvé  à  propos,  pour  s'éloigner 
du  genre  d*écrire  de  Corneille,  de  faire  une  pièce  de  théâtre 
c[ui,  depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin ,  n'est  qu'un  tissa 
galant  de  madrigaux  et  d'élégies ,  et  cela  pour  la  commodité 
des  dames,  de  la  jeunesse  de  la  cour,  et  des  faiseurs  de  recueils 
de  pièces  galantes.  »  Mais  si  Bérénice  est  plutôt,  comme  on 
l'a  tant  répété,  une  élégie  qu'une  tragédie,  quelle  incomparable 
élégie! 

Racine  trouva,  pour  prendre  en  main  sa  cause  contre  l'abbé 
de  Villars,  un  défenseur^  qui  malheureusement  ne  parait  pas 
avoir  été  un  plus  grand  critique  que  son  adversaire.  L'abbé 
Granet  a  placé  la  réponse  de  cet  apologiste  dans  son  Recueil 
de  dissertations* y  à  la  suite  des  deux  lettres  de  Villars.  11  l'at- 

/«c«,  où  cette  préface  fut  donnée  pour  la  première  fois,  a  un  Achevé 
d'imprimer  daté  du  24  janvier  1671.  Cette  édition  a  pour  titre  : 

BERENICE, 

tbagedie. 

Par  m.  Racikb. 

A  Parii, 

chez  Claude  Barbin.... 

M.DC.LXXL 

Avec  privilège  du  Roy. 

La  pièce  a  88  pages;  il  y  a  en  outre  10  feuillets  pour  le  titre, 
répitre  dédicatoire,  la  préface ,  l'extrait  du  privilège  et  la  liste  des 
acteurs. 

I.   Lattre  à  Mme  de  Grignan,  16  septembre  167 1,  tome  II,  p.  36 1. 

a.  Tome  II,  p.  aa3*a54. 


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NOTICE.  349 

tribne  à  Subligny,  ce  qa*ont  fait  après  lui  les  frères  Parfait 
dans  VHigtoire  du  Théâtre  français,  et  Louis  Racine  dans  ses 
Mémoires.  Il  est  probable  que  ceux-ci  ont  copié  Granet,  et 
que  nous  n'avons  affaire  qu'à  une  seule  autorité.  Ceux  à  qui 
elle  a  imposé  ont  eu  besoin  de  quelque  subtilité  pour  noas 
expliquer  par  quel  caprice  Fauteur  de  la  Folle  querelle^  ce 
même  Subligny  dont  ils  reconnaissent  aussi  l'œuvre  dans  une 
absurde  dissertation  sur  les  deux  Phèdres ,  où  l'on  cherche  à 
tenir  la  balaoce  égale  entre  Racine  et  Pradon,  s'était  un  beau 
jour,  «ntre  ces  deux  diatribes,  montré  admirateur  assez  pas- 
sionné de  notre  poëte,  pour  le  défendre  à  outrance  sur  tous  les 
points,  et  déclarer  cette  fois  que  son  poème  «  est  parfait.  >  Pas 
un  mot  d'ailleurs,  dans  la  réponse  à  Villars,  de  ces  remarques 
sur  le  style  que  Subligny  semble  avoir  aimées  particulièrement. 
D'un  autre  côté,  nous  trouvons  qu'un  homme  qui  recherchait 
beaucoup  l'amitié  de  Racine  et  de  Boileau,  l'abbé  de  Saint- 
Ussans,  avait  fait  une  réponse  à  W Critique  de  Bérénice.  Il 
nous  l'apprend  lui-même  dans  des  vers  qu'il  adressait  à  Mani- 
camp,  et  c[ui  ont  pour  titre  :  J  M.  de  Manicamp^  en  lui  envoyant 
la  réponse  à  la  Critique  de  la  Bérénice  de  M,  Racine  : 

Si  Madame  la  Renommée, 
Qui  n*est  que  vent  et  que  fumée, 
N^a  porté  jusqu^à  Manicamp 
Mon  ouvrage  eu  lettre  imprimée, 
Du  moins  il  tous  sera  porté 
Par  m  messager  bien  monté. 
Dans  une  valise  fermée, 
Bien  et  dûment  empaqueté  * . 

On  a  pu  sans  doute  faire  de  plusieurs  côtés  des  réponses  à 
Tabbé  de  Villars  ;  toutefois  il  est  difficile  de  croire  que  celle  de 
l'abbé  de  Saint-Ussans,  qui  fut,  comme  on  le  voit,  imprimée, 
ne  soit  pas  la  même  qu'on  a,  contre  toute  vraisemblance ^  don- 
née à  Subligny. 

Nous  nous  contentons  d'avoir  donné  quelque  idée  de  la  lettre 
de  Villars  et  de  la  réponse  :  il  serait  inutile  de  les  analyser  et 

I.  BilleUen  vers  de  M.  de  Saint-Ussans  (i  vol.  iu-ii,  Paris,  chez 
Jean  Guignard,  M.DC.LXXXVUI,  p.  5. 


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35o  BÉRÉINIGE. 

de  les  discuter.  Leur  date  ^ule  leur  donne  un  certain  intérêt 
historique.  La  critique,  qui  s'était  mise  à  l'œuvre  avant  Tim- 
pression  même  de  la  tragédie,  a  souvent  depuis  renouvelé  ses 
attaques.  Saint-Évremond  a  dit  son  root  en  passant,  dans  son 
opuscule  ^i/r  les  Caractères  des  tragédies  y  réclamant  surtout,  sui- 
vant son  habitude,  au  nom  de  la  vérité  historique,  qui  ne  peut 
cependant  avoir  ici  les  mêmes  droits  que  dans  Britannicus;  car 
dans  une  anecdote  romanesque  il  doit  être  permis  de  se  mettre 
un  peu  plus  à  Taise  avec  l'histoire  :  c  Dans  le  Titus  de  Racine, 
dit-il,  vous  voyez  du  désespoir  où  il  ne  faudroit  qu'à  paine  de 
la  douleur.  L'histoire  nous  apprend  que  Titus,  plein  d'égards 
et  de  circonspection,  renvoya  Bérénice  en  Judée  pour  ne  pas 
donner  le  moindre  scandale  au  peuple  romain  ;  et  le  poète  en 
fait  un  désespéré  qui  veut  se  tuer  lui-même  plutôt  que  de  con- 
sentir à  celte  séparation^  »  Plus  tard  l'abbé  du  Bos  éleva  des 
objections  à  peu  près  semblables,  mab  avec  cette  différence, 
qu'il  ne  les  fondait  pas  seulement  surThistoire,  mais  en  même 
temps  sur  l6s  lois  de  la  vraisemblance  et  du  pathétique.  Ce 
qu'elles  offrent  de  plus  intéressant,  c'est  cpie,  pour  les  appuyer, 
il  cite  Boileau  parmi  les  censeurs  de  la  pièce,  et  afiBrme  le  pre- 
mier (Louis  Racine  dans  ses  Mémoires  l'a  simplement  peut-être 
répété  de  confiance)  que  le  sévère  Aristarqae  déplorait  cette 
heureuse  faute  commise  à  la  dérobée ,  loin  de  sa  surveillance. 
C'est  surtout  dans  un  chapitre  de  ses  Réflexions  critiques^  inti- 
tulé :  «  De  quelques  tragédies  dont  le  sujet  est  mal  choisi ,  » 
que  du  Bos  a  très-sévèrement  jugé  Bérénice*  Il  y  parle  ainsi  î 
«  Un  prince  de  quarante  ans  qu'on  nous  représente  au  désespoir 
et  dans  la  disposition  d'attenter  sur  soi-même,  parce  que  sa 
gloire  et  ses  intérêts  l'obligent  à  se  séparer  d'une  femme  dont  il 
est  amoureux  et  aimé  depuis  douze  ans,  ne  nous  rend  guère 
compatissant  à  son  malheur.  Nous  ne  saurions  le  plaindre  du- 
rant cinq  actes....  L'usage  de  ce  qui  se  passe  dans  le  monde 
et  l'expérience  de  nos  amis,  au  défaut  de  la  nôtre,  nous  ap- 
prennent qu'une  passion  contente  s'use  teilemest  en  douze 
années,  qu'elle  devient  une  simple  habitude....  C'est  faire  tort 
à  la  réputation  que  cet  empereur  a  laissée,  c'est  aller  contre 

I.  OÊUiffres    de     Saint- Évfemond    (édition    de    des    Maizeaux  , 
M.DCC.LU1),  tome  la,  p.  817  et  3i8. 


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HOTICE.  35i 

les  lois  de  la  Traisemblance  et  da  pathétique  véritable  que  de 
loi  donner  un  caractère  si  mou  et  si  efféminé....  Aussi,  quoique 
Bérénice  soit  une  pièce  très-méthodique  et  parfaitement  écrite, 
le  publie  ne  la  revoit  pas  avec  le  même  goût  que  Phèdre  et 
€^ Andromaque ,  M.  Racine  avoit  mal  choisi  son  sujet,  et,  pour 
dire  plus  exactement  la  vérité,  il  avoit  eu  la  foiblesse  de  s^en- 
gager  à  le  traiter  sur  les  instances  d'une  grande  princesse. 
Quand  il  se  chargea  de  cette  tâche,  l'ami  dont  les  conseils  lui 
furent  tant  de  fois  utiles  étoit  absent.  Despréaux  a  dit  plusieurs 
fois  qu'il  eût  bien  empêché  son  ami  de  se  consumer  sur  un  sujet 
aussi  peu  propre  à  la  tragédie  que  Bérénice^  s'il  avoit  été  à 
portée  de  le  dissuader  de  promettre  qu'il  le  traiteroit*.  »  On 
est  étonné  d'entendre  un  homme  qui  a  fait  cependant  sur  les 
beaux-arts  tant  de  justes  et  fines  réflexions,  trouver  à  peu  près 
uniquement  à  louer  comme  très-méthodique  une  œuvre  dont 
le  commun  des  hommes  songe  un  peu  moins  à  admirer  la  mé* 
thode  que  le  charme  touchant.  Bérénice  portait  malheur  aux 
critiques  :  dans  les  dissertations  qu'elle  leur  suggérait,  ils 
n'avaient  pas  la  plume  légère.  L'abbé  du  Bos  aurait  dû  recon- 
naître son  incompétence  en  ces  matières  où  il  avait  besoin 
d'invoquer  l'expérience  de  ses  amis.  Ce  sont  toujours  les  plus 
graves  qui,  lorsqu'ils  abordent  ces  sujets  interdits  à  leur  austé- 
rité, rencontrent  des  pensées  et  des  expressions  que  ne  se  per* 
mettraient  guère  les  mondains.  Avant  de  parler,  sur  la  foi 
des  experts,  à^ une  passion  contente  depuis  douze  années^  Tabbé 
du  Bos  eût  bien  fait  de  remarquer  que  Racine  n'a  rien  donné 
à  supposer  de  semblable.  Dans  d'autres  chapitres  de  son  livre, 
du  Bos  est  revenu  sur  cette  tragédie,  qu'il  mettait  une  sorte 
d'acharnement  à  censurer.  Nous  citerons,  dans  les  notes  de  la 
f^ce,  quelques-unes  de  ses  observations  de  détail . 

Une  reprise  de  Bérénice  en  1 724  fut  pour  le  Mercure  une  oc- 
casion d'en  recommencer  la  critique.  Dans  un  premier  article, 
qui  est  du  mois  d'août,  ce  journal  se  contenta  de  copier  quel- 
ques passages  de  l'abbé  du  Bos  ;  puis,  dans  les  numéros  d'oc- 
tobre et  de  novembre,  il  inséra  sur  le  même  sujet  une  Lettre 
et  un  auteur  anonyme.  Elle  était  de  l'abbé  Pellegrin.  Cet  abbé  se 

I.  Réflexions  critiquée  sur  la  poésie  et  sur  im  peinture ^  i'*  partie, 
•eotion  xvi. 


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35a  BÉRÉNICE. 

piquait  de  comuûtre  le  théâtre  ;  OD  ft  lOiiTent  cité  le  joli  vers  où 
l'on  a  dit  qu'il  en  soupait.  Ce  qa'il  fte  proposait,  arant  tout, 
dans  sa  critique  de  Bérénice^  c'était  d'en  examiner  sévèrement 
la  diction,  tÂche  dont  il  s'acquitta  avec  peu  de  bonheur  dans  la 
seconde  partie  de  sa  lettre.  Ses  remarques  sur  la  versification  de 
cette 'tragédie  ne  sont  pour  la  plupart  que  les  pauvres  chicanes 
d'une  fausse  et  étroite  grammaire,  comme  on  aimait  trop  à  en 
faire  au  siècle  dernier,  et  qui,  s'attaqnant  aux  plus  heureuses  har- 
diesses, tendaient  à  détruire  toute  poésie.  Avant  d'entrer  dans 
cet  examen  minutieux,  Tabbé  Pellegrin  avait  essayé  quelques 
observations  plus  générales,  une  critique  du  sujet  de  la  pièce. 
Sa  grande  objection  est  que  ce  sujet,  dont  Racine  disait  avoir 
aimé  la  simplicité,  étak  réellement  moins  simple  que  stérile  ; 
qu'il  s'y  trouvait  tout  au  plus  assez  d'action  pour  un  cinquième 
acte.  Au  reste  Pellegrin  s'embarrassait  dans  son  bl&me  et  y 
montrait  de  l'indécision,  nous  le  reconnaissons  à  son  hon- 
neur. Quand  il  cherchait  les  preuves  de  l'indigence  du  sujet, 
il  rencontrait  sur  son  chemin  des  morceaux  tels  que  celui-ci  : 

Ah  !  cruel,  est-il  temps  de  me  le  déclarer  ?  • 

Qa*avez-vou»  fait? 

et  il  était  forcé  de  s'écrier  :  t  Je  suis  presque  tenté  de  croire 
qu'avec  tant  d'esprit  et  tant  de  sentiment,  il  ne  faut  point 
d'action  dans  une  tragédie.  »  Quand  il  relevait  quelques  pas- 
sages où  1«  poëte  lui  semblait  se  contredire  :  «  Voilà,  disait-il, 
à  quelles  contradictions  un  auteur  est  réduit,  quand  il  traite  un 
sujet  trop  simple,  et  par  conséquent  stérile.  Quel  que  soit  celui 
de  Bérénice^  il  faut  avouer  que  personne  n'en  auroit  tiré  parti 
comme  M.  de  Racine  ;  il  peut  considérer  sa  pièce  comme  une 
espèce  de  création...;  il  nous  le  fait  assee  entrevoir  dans  sa 
préface,  où  il  dit  que  toute  l'invention  consiste  à  faire  quelque 
chose  de  rien.  » 

On  voit  que  cette  tragédie,  si  charmante  en  éépit  des  règles 
sur  lesquelles  on  voulait  la  mesurer,  a  été,  comme  nous  l'avons 
dit,  bien  souvent  et  bien  longtemps  discutée  par  la  critique, 
tant  elle  avait  fait  sur  les  esprits  une  grande  impression  !  INous 
venons  de  suivre  cette  critique  jmqu'en  plein  dix-huitième 
siècle ,  et  nous  n'avons  pas  rappelé  tomes  les  formes  qu'elle 
avait  prises  du  vivant  même  de  l'auteur,  et  parmi  lesquelles 


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NOTICE.  353 

cependant  il  ne  Cuit  pas  odbBer  celle  de  la  parodie  bonflPonne. 
Les  facéties  sans  vergogne  qne  la  licence  de  la  comédie  ita- 
lienne n'épargna  pas  à  Bérénice  sont  très-connues  ««jourd'hui 
encore.  Louis  Racine  s'est  décidé  à  ne  les  point  passer  sous 
silence  dans  ses  Mémoires ,  surtout  parce  cp'il  a  cm ,  sor  la  foi 
d'une  tradition  très-invraisemblable,  qne  son  père  en  avait  été 
aiffligé.  Il  veut  que  l'auteur  de  Bérénice  ait  assisté  à  la  repré- 
sentation d^Jrlequin  Protée ,  coBUBe  autrefob  Socrate  à  celle 
des  Nuées  y  mais  avec  moins  de  philosophie.  Nous  avons  àk\k 
fait  remarquer^  dans  les  notes  sur  les  Mémoires^ yC^neXdi  farce 
de  Fatouville  n'ayant  été  jouée  qu'en  i683,  Racine  n'était  plus 
alors  dans  une  disposition  d'esprit  qui  le  rendit  aussi  sensible  à 
quelques  méchantes  railleries  sur  une  de  ses  pièces  de  théâtre, 
et  qu'ayant  cessé  depuis  longtemps  d'aller  à  la  comédie,  il  n'est 
pas  croyable  qu'il  ait,  par  exception ,  assisté  aux  représenta- 
tions fort  peu  décentes  des  bouffons  italiens.  On  peut  admettre 
plus  facilement  que  Chapelle  l'ait  chagriné  par  sa  plaisanterie, 
lorsqu'il  résuma  toute  la  pièce  dans  ces  deux  vers  d'une  vieille 
chanson  : 

Manon  pleure ,  Marion  crie , 

Manon  veut  qu'on  la  marie. 

C'est  que  ces  œuvres  délicates,  faites  surtout  pour  toucher  le 
cœur,  et  dont  les  sentiments  semblent  à  quelques  personnes 
un  peu  raffinés,  ont  beaucoup  plus  à  craindre  les  rieurs  que  les 
faiseurs  de  pesantes  dissertations. 

Une  petite  comédie,  dont  le  sujet  est  la  critique  des  deux 
Bérénices  y  avait,  sous  le  titre  de  Tite  et  Titus  *,  précédé  de  dix 
ans  V Arlequin  Protée.  L'auteur  en  est  inconnu.  Plus  ingénieuse 
que  la  Folle  querelle  de  Subligny,  le  sel  qu'on  y  peut  trouver 
ne  paraîtrait  cependant  pas  assez  piquant  pour  qu'on  en  par- 
lât, si  elle  n'était  si  ancienne,  si  voisine  des  premiers  temps 
de  la  pièce  de  Racine,  et  si  elle  ne  donnait  par  conséquent 
quelque  idée  des  jugements  les  plus  répandus  alors.  On  y  voit, 

I.  Voyex  tome  I,  p    j46,  note  a. 

a.  Tite  et  Titus ^  ou  Critique  sur  Us  Bérénices,  à  Utrecht,  chez  Jean 
Ribbnis,  M.DC.LXXIII.  Cette  comédie  est  en  trois  actes  et  en  prose. 
On  la  trouve  dans  le  Bejcueil  de  Granet,  tome  II,  p.  aSj-Sia. 
J.  Rachis.  n  a 3 


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354  BÉRÉNICE. 

comme  dans  les  autres  critiqaes  dn  même  temps,  dans  celles 
de  Villars  et  de  Saint-Évremond,  qn'on  ne  se  dissimulait  pas 
rinfériorité  de  la  tragédie  de  Corneille ,  à  qui  l'on  reprochait, 
en  maint  endroit,  un  galimatias  inintelligiUe.  Ce  que  la  co- 
médie de  Tite  et  Titus  parait  surtout  vouloir  censurer  dans  la 
Bérénice  de  Racine,  c'est  la  cruauté  et  la  perfidie  de  Titus, 
qui,  de  même  que  le  Pyrrhus  ^Andromaque^  n'est  pas  assex 
honnête  homme;  c'est  la  complaisance  ridicule  du  pauvre  con- 
fident Paulin  ;  c'est  la  faiblesse  honteuse  de  Bérénice,  à  qui 
l'amour  fait  oublier  toute  dignité  :  c  Cet  honnête  homme  que 
TOUS  voyez  là  (U  s'agit  de  Titus)  est  un  grand  fourbe...,  puis- 
qu'il ne  peut  s'empêdier  de  fourber,  et  de  jouer  de  la  manière 
la  plus  impudente  une  coureuse  qui  se  dit  reine  et  qui  est 
foUe  de  lui....  U  n'est  rien  de  si  touchant  ni  de  n  tendre  que 
les  choses  qu'il  dit  à  sa  Bérénice...,  lors  même  qu'il  l'aban- 
donne, qu'Û  la  quitte,  qu'il  la  chasse,  quoiqu'elle  veuille  bien 
l'épouser,  qu'il  ne  tienne  qu'à  lui  seul  qu'il  soit  maître  de  ses 
actions....  Il  va  s'aviser  que  le  sénat,  qui  n'y  songeoit  pas, 
pourroit  bien  lui  fournir  une  couleur,  s'il  vouloit  s'en  mêler.... 
Titus  n'a  aucune  nécessité  de  chasser  sa  Bérénice,  et  rien  que 
sa  fantaisie  ne  l'y  obligecMt;  et  cela  est  si  vrai  que,  quelque 
temps  après,  étant  seul,  et  ne  croyant  être  entendu  de  per- 
sonne, il  s'avoue  à  lui-même  que  le  sénat  ni  le  peuple  ne  lui 
demandoient  rien  *....  Que  jugerez-vous  d'une  femme  qui  se 
disant  reine  et  belle,  souffre  patiemment  et  sans  aucun  ressen- 
timent qu'un  traître  la  méprise  et  la  trompe?...  Par  une  foi- 
blesse  digne  d'une  étemelle  honte,  lors  même  qu'il  la  chasse, 
elle  lui  avoue  qu'elle  croit  qu'il  l'aime  véritablement;  son 
amour  foule  galamment  aux  pieds  la  gloire  et  la  pudeur.  Il 
n'est  point  de  si  sale  artifice,  point  de  souvenir  si  secret  qu'elle 
n'emploie  pour  le  retenir.  Tantôt  elle  lui  demande  si  son  amour 
ne  peut  agir  qu'au  sénat;  elle  le  prie  qu'il  la  voye  plus  souvent, 
et  qu'il  ne  lui  donne  plutôt  rien,  qu'il  la  garde  toujours  près 
de  lui,  encore  qu'il  ne  l'épousera  pas.  J'ai  honte.  Seigneur,  de 
rapporter  des  choses  de  cette  nature.  Jugez  si  l'on  peut  donner 
un  sens  honnête  à  ces  paroles,  et  quelles  idées  elles  font  dans 


I.  Acte  II,  foène  i. 


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NOTICE.  355 

les  esprits^.  »  Nous  croyons  que  ce  mélange  de  plaisanteries 
beaucoup  trop  grossières,  et  de  rajffinement  romanesque ,  û 
exigeant  sur  la  perfection  des  amants  et  des  héroïnes,  ne  peint 
pas  mal  le  public  avec  qui  Racine  avait  à  compter.  Par  là  bien 
des  choses  peut-être  s'expliquent  dans  son  théâtre  :  qu'on  se 
rappelle  par  exemple  le  mot  qu'on  lui  a  prêté  sur  les  rail- 
leries auxquelles  il  se  fût  exposé  s'il  n'eût  pas  fait  Hippolyte 
amoureux. 

A  la  fin  de  la  comédie,  Apollon,  juge  de  la  dispute  entre  Tlte. 
et  Titus  et  entre  les  deux  Bérénices,  donne  ses  conclusions  qu'on 
▼oit  bien  avoir  été  ceUes  de  l'auteur  lui-même  :  c  Pour  Titus, 
c'a  été  une  grande  imprudence  à  lui  de  s'être  exposé  au  juge- 
ment du  vulgaire,  qui  ne  comprend  point  les  forces  de  l'amour 
de  la  gloire;  et  c'est  bien  employé  s'il  a  passé  pour  un  fripon. 
Biais  pour  la  Bérénice.. .,  comme  elle  parolt  tout  à  fait  inno- 
cente, et  qu'on  nevoit  pas  qu'il  y  ait  rien  de  sa  faute  dans 
son  malheur,  la  pitié  qu'elle  excite  est  trop  grande  pour  don- 
ner du  plaisir,  et  dégénère  en  horreur  et  en  indignation.  Quant 
au  principal,  à  la  vérité  il  y  a  plus  d'apparence  que  Titus  et 
Bérénice  soient  les  véritables  que  non  pas  que  ce  soient  les 
autres  (Tiie  et  Bérénice  de  Corneille);  mais  pourtant....  les 
uns  et  les  autres  auroient  bien  mieux  fait  de  se  tenir  au  pays 
d'histoire,  dont  ils  sont  originaires,  que  d'avoir  voulu  passer 
dans  l'empire  de  poésie,  à  quoi  ils  n'étoient  nullement  propres, 
et  où,  pour  dire  la  vérité,  on  les  a  amenés,  à  ce  qu'il  semble, 
assez  mal  à  propos*.  »  Voilà  encore  une  fois  le  choix  du  sujet 
responsable  de  tout  le  mal.  C'est  un  point  sur  lequel  s'accordent 
les  diverses  critiques  de  la  pièce.  Voltaire,  qui  dans  son  com- 
mentaire sur  Bérénice  en  a  apprécié  les  beautés  avec  tant 
de  goût,  n'a  pas  été  le  moins  excessif  dans  le  Uàme  du 
sujet,  c  Un  amant  et  une  maîtresse  qui  se  quittent,  dit-il  dans 
la  préface  de  ce  commentaire,  ne  sont  pas  sans  doute  un  sujet 
de  tragédie.  Si  on  avait  proposé  un  tel  plan  à  Sophocle  bu  à 
Euripide,  ils  l'auraient  renvoyé  à  Aristophane.  L'amour  qui 
n'est  qu'amour,  qui  n'est  point  une  passion  terrible  et  funeste, 
ne  semble  fait  que  pour  la  comédie,  pour  la  pastorale  ou  pour 


Acte  II,  scène  m.  —  a.  Acte  lll,  scène  iv. 


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356  BÉRÉNICE. 

r^logae  *.  »  Dans  VÉpttre  à  la  duchesse  du  Maine  qui  est  en 
tête  de  son  Oreste^  il  s'exprime  à  peu  près  de  même  :  «  Béré^ 
nice  était  une  pastorale  entre  un  empereur,  une  reine  et  on 
roi,  et  une  pastorale  cent  fois  moins  tragique  que  les  scènes 
intéressantes  du  Pastor  Fido  '  ;  »  et  dans  une  lettre  qui  sert  de 
préface  aux  Pélopides  :  «  Je  n'ai  jamais  cru  que  la  tragédie  dût 
être  à  Teav  rose.  L'églogue  en  dialogues  intitulée  Bérénice  était 
indigue  du  théâtre  tragique  ;  aussi  Corneille  n'en  fit-il  qu'un 
ouvrage  ridicule  ;  et  ce  grand  maître  Racine  eut  beaucoup  de 
peine,  avec  tous  les  charmes  de  sa  diction  éloquente,  à  sauver  la 
stérile  petitesse  du  sujet  '.  »  Quelque  imposant  que  soit  un  arrêt 
rendu  par  tant  de  juges,  il  nous  semble  cpi'ils  se  sont  trop  in- 
quiétés de  savoir  si  ^^re/i/r^  était  vraiment  une  tragédie.  Qu'on 
la  nomme  comme  on  voudra,  églogue  ou  élégie,  ce  qui  nous 
importe  c'est  qu'elle  est  belle  et  touchante,  et  «  qu'elle  a  tou- 
jours excité  (le  même  Voltaire  Ta  dit)  les  applaudiissements  les 
plus  vrais  :  ce  sont  les  larmes.  «  Racine ,  à  ce  que  rapporte 
l'abbé  du  Bos,  <  donnoit  à  entendre  qu'il  aimoit  mieux  Bérénice 
que  ses  autres  tragédies  profanes^.  »  Nous  n'oublions  pas  qu'on 
lui  avait  attribué  tour  à  tour  cette  prédilection  pour  plusieurs 
de  ses  pièces.  Mais  s'il  avait  eu  réellement  quelque  faible  pour 
Bérénice  y  nous  ne  nous  en  étonnerions  pas.  Bérénice  est  Y  Es-' 
ther  de  son  tliéàtre  profane.  Boileau  avait  d'abord  désapprouvé 
le  sujet  de  la  seconde  tout  autant  que  celui  de  la  première. 
Pour  Tune  comme  pour  l'autre,  le  succès  a  justifié  le  poëte. 
Nous  n'avons  garde  de  méconnaître  la  supériorité  de  «  l'Idjlle 
biblique,  »  comme  on  a  nommé  Esther^  sur  la  pastorale  tirée 
de  Thistoire  romaine.  Si  Ton  ose  les  comparer,  c'est  que  Racine 
dans  toutes  les  deux  a  été  lui-même  plus  qu'ailleurs  peut-être, 
et  qu'il  j  a  mis  pareillement  cette  grâce  simple  et  naturelle, 
eette  douceur  enchanteresse,  qui  étaient  bien  loin  d'être  tout 
son  génie,  mais  qui  en  sont  restées,  ce  semble,  la  marque  par- 
ticulière, le  don  le  plus  rare  et  le  plus  inimitable. 

I.  Préface  du  commentateur  y   OEuvres  de  Voltaire^  tome  XXXVI, 
p.  384. 

1.  Œuvres  de  Foliaire^  tome  VI,  p.  i55. 

3.  Ibidem^  tome  IX,  p.  aoi. 

4.  Bé flexions  critiques^  a«  partie,  section  xii. 


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NOTICE.  357 

L'Anane  de  Catulle,  la  Didon  de  Virgile  surtout,  ont  des 
traits  de  passion  plus  tragiques  que  Bérénice  ;  mais  pour  l'ex- 
pression touchante  et  tendre  de  Taraour,  le  rôle  de  la  reine  de 
Palestine  laisse  notre  poète  sans  égal.  Lorsque  la  tragédie  de 
Racine  était  encore  tonte  récente,  cette  tendresse  de  Bérénice, 
qui  est  vraiment  la  beauté  de  la  pièce,  donna  lieu  à  une  corres- 
pondance piquante  entre  Bussy  et  Mme  Bossuet.  Bussy  y  mon- 
tra des  prétentions  fort  amusantes ,  soit  qu'il  ne  voulût  que 
plaisanter^  on  qu'il  se  méprit  singulièrement  sur  les  caractères 
de  la  vraie  tendresse.  <  Je  suis  très-fàchée,  hii  écrivait  sa  cor- 
respondante, de  ne  pouvoir  vous  envoyer  la  Bérénice  de  Ra* 
cine  :  je  l'attends  de  Paris  ;  je  suis  assurée  qu  elle  vous  plaira  ; 
mais  il  faut  pour  cela  que  vous  soyez  en  goût  de  tendresse,  je 
dis  de  la  plus  fine ,  car  jamais  femme  n'a  poussé  si  loin  l'amour 
et  la  délicatesse  qu'a  fait  celle-là.  Mon  Dieu!  la^lie  maîtresse I 
et  que  c'est  un  grand  dommage  qu'un  seul  personnage  ne  puisse 
faire  une  bonne  pièce  !  La  tragédie  de  Racine  seroit  parfsdte'.  » 
Quelques  jours  après  Mme  Bossuet  lui  ayant  envoyé  la  pièce, 
en  le  défiant  <  de  la  lire  sans  émotion,  tout  révolté  qu'il  pût  être 
contre  l'amour,  »  Bussy  répondit  :  c  Je  ne  fais  que  recevoir 
votre  lettre.  Madame,  avec  Bérénice,  Je  viens  de  la  lire.  Vous 
m'aviez  préparé  à  tant  de  tendresse ,  que  je  n'en  ai  pas  tant 
trouvé.  Du  temps  que  je  me  mélois  d'en  avoir,  il  me  souvient 
que  j'eusse  donné  là-dessus  le  reste  à  Bérénice.  Cependant  il  me 
parolt  que  Titus  ne  l'aime  pas  tant  qu'il  dit,  puisqu'il  ne  fait 
aucun  efibrt  en  sa  faveur  à  l'égard  du  sénat  et  du  peuple  ro- 
main. Il  se  laisse  aller  d'abord  aux  remontrances  de  Paulin,  qui, 
le  voyant  ébranlé,  lui  amène  le  peuple  et  le  sénat  pour  l'enga- 
ger ;  au  lieu  que  s'il  eût  parlé  ferme  à  Paulin,  il  auroit  trouvé 
tout  le  monde  soumis  à  ses  volontés.  Voilà  comment  j'en  aurois 
usé.  Madame  ;  et  ainsi  j'aurois  accordé  la  gloire  avec  l'amour. 
Pour  Bérénice,  si  j'avois  été  en  sa  place,  j'aurois  fait  ce  qu'elle 
fit,  c'est-à-dire  que  je  seroîs  partie  de  Rome  la  rage  dans  le 
cœur  contre  Titus,  mais  sans  qu'Antiochus  en  valût  mieux ^.  » 

I.  Lettre  au  comte  de  Bussy  Rahutin^  a8  juillet  1671.  Voyez  la 
Correspondance  de  Roger  Rabutin^  comte  de  Bussy ^  édition  de  M.  Lu- 
dovic LaUmne,  tome  I,  p.  440  et  441. 

a.  Lettre  de  Biusy,  i3  août  1671,  tome  II  de  la  Correspondance ^  p.  6. 


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358  BÉRÉNI€E. 

La  meilleare  réponse  à  ces  hâbleries  était  celle  qui  y  fut 
faite  :  «  Il  faut  avoir  poussé  la  tendresse  bien  loin  pour  trouver 
qu'on  en  auroit  plus  que  Bérénice.  Je  vous  en  loue  et  révère  ^  » 
Quant  à  la  critique  que  Bussy  semble  vouloir  faire  du  rôle  de 
Titus ,  Bayle,  dans  son  Dictionnaire  historique*^  dit  avec  rai- 
son qu'elle  n'est  pas  juste;  <  car  il  eût  voulu  que  le  poète 
eût  falsifié  un  événement  qui  devoit  être  conservé  sur  le 
théâtre.  » 

Jean-Jacques  Rousseau,  dans  sa  Lettre  à  éCAlemhert  sur  les 
spectacles,  a  exprimé  à  son  tour  sur  le  rôle  de  Titus  une  opi- 
nion qu'en  la  dénaturant  un  peu  on  a  faite  quelquefois  plus 
semblable  qu'elle  ne  l'est  à  celle  de  Bussy.  Cette  opinion  n'est 
pas  précisément,  comme  on  l'a  dit,  que  «  Titus  seroit  plus  inté- 
ressant s'il  sacrifioit  l'Empire  à  l'amour.  »  Rousseau,  qui  ne  se 
plaçait  pas  au  f>oint  de  vue  de  l'art,  mais  à  celui  d'une  morale 
très-sévère,  a  seulement  fait  remarquer  «  que  l'intérêt  principal 
étoit  pour  Bérénice  ;...  qu'on  trembloit  qu'elle  ne  fût  ren- 
voyée ;•••  et  que  chacun  auroit  voulu  que  Titus  se  laissât 
vaincre,  même  au  risque  de  l'en  moins  estimer....  La  Reine 
part  sans  le  congé  du  parterre  ;  l'Empereur  la  renvoie  inpitus 
imitam  :  on  peut  ajouter  invito  spectatore.  Titus  a  beau  rester 
Romain,  il  est  seul  de  son  parti  ;  tous  les  spectateurs  ont  épousé 
Bérénice.  »  Le  rigoureux  censeur  du  théâtre  ajoute  :  «  Ne  voilà- 
t-il  pas  une  tragédie  qui  a  bien  rempli  son  objet,  et  qui  a  bien 
appris  aux  spectateurs  à  surmonter  les  foiblesses  de  l'amour?  » 
Si  l'objet  de  la  tragédie  doit  être  en  effet  une  telle  leçon,  Rous- 
seau incontestablement  a  raison.  Mais  il  est  certain  que  Racine 
s'en  proposait  un  autre  ;  et  celui-ci,  il  l'avait  bien  rempli  :  Rous- 
seau le  sentait  mieux  que  personne,  sa  critique  même  le  prouve. 
Il  y  avait  dans  le  sujet  de  Bérénice  un  côté  héroïque,  le  sacri- 
fice du  <kj¥9ÎP  à  la  ptfliien  ;  Racine  ne  l'a  point  négligé;  la  vic- 
toire de  Titus  sur  son  amour  lui  a  inspiré  de  très-nobles  vers. 
Mab  conunent  nier  que  la  passion  vaincue  n'ait,  par  l'intérêt 

I.  Lettre  de  Mme  BoMuet  au  comte  de  Bussy  Babutin,  tome  II  de 
la  Correspondance^  p.  1 8  et  19. 

1.  Article  Bérénice,  Voyez  la  troisième  édition  du  Dictionnaire 
tùstorique  et  critique  (Rotterdam ,  M.DCC.XX),  tome  I,  note  de  la 
page  597. 


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NOTICE.  359 

qu'elle  inspire,  tout  FavanUge  dans  la  pièce  ?  C'était  la  vraie 
condition  du  sujet.  Rousseau  ne  s'est  plaint  que  d'un  mal  in- 
hérsnt  au  théAtre.  L'art  de  Racine  dans  Bérénice  lui  paraissait 
d'autant  plus  dangereux  qu'il  reconnaissait  que  rien  ne  man- 
quait à  sa  séduction.  Il  a  supposé,  il  est  vrai,  un  autre  dénoù- 
ment  tout  contraire,  qui  eût  labsé  les  spectateurs  encore  plus 
satisfaits,  parce  qu'il  leur  eût  été  plus  agréable  de  voir  Titus 
heureux  et  faible;  mais  d'ailleurs  il  ne  dit  nullement  que  Ra- 
cine dût  préférer  ce  dénoûment;  loin  de  là,  il  convient  qu'il  eût 
ainsi  rendu  la  pièce  <  moins  bonne  y  moins  instructive,  moins 
conforme  à  l'histoire.  »  U  n^y  a  donc  point  ches  lui  un  mot  de 
désapprobation  contre  Bérénice^  à  ne  la  juger  que  comme  une 
œuvre  littéraire.  Tout  au  plus  semblerait-il  élever  contre  le 
caractère  de  Titus  quelcpies  objections,  où  non-seulement  la 
morale,  mais  Fart  lui-même  se  trouverait  intéressé,  quand  il 
parie  du  sentiment  de  mépris  où  l'on  est  t  pour  la  foiblesse 
d'un  empereur  et  d'un  Romain,  qui  balance,  c^mme  le  der- 
nier des  hommes,  entre  sa  maltresse  et  son  devoir  ;  qui,  flot- 
tant incessamment  dans  une  déshonorante  incertitude,  avilit 
par  des  plaintes  efiéminées  ce  caractère  presque  divin  que  lui 
donne  l'histoire  ;  qui  fait  chercher  dans  un  vil  soupirant  de 
ruelle  le  bienfaiteur  du  monde  et  les  délices  du  genre  humain.» 
Mais  cette  impression  pénible  qu'on  éprouve  selon  lui,  <|uand 
la  pièce  conmience,  il  ne  doute  pas  que  les  enchantements  du 
poète  ne  l'aient  effacée,  quand  la  pièce  finit.  De  même  qu'Ho- 
mère chassé  delà  république  de  Platon, Racine,  gourmande  par 
Rousseau,  s'éloigne,  on  le  voit,  avec  une  couronne  de  fleurs. 
Ne  confondons  pas  en  Rousseau  le  philosophe  qui  avait  la  pré- 
tention d'être  intraitable,  et  l'homme  qui  ne  sentait  que  trop 
vivement  tout  le  charme  de  la  passion.  La  représentation  de 
Bérénice  l'avait  très-doucement  ému;  il  rappelait  à  d'Alem- 
bert  qu'elle  leur  avait  fait  à  tous  deux  un  plaisir  auquel  ils 
s'attendaient  peu ,  soit  que  le  rare  talent  de  l'actrice  y  fût 
pour  quelque  chose,  «  soit,  ajoute-t-il,  c[ue  l'auteur  eût  mis 
dans  sa  pièce  plus  de  beautés  théâtrales  que  nous  n'avions 
pensé.  » 

En  parlant  de  la  tragédienne  qui  lui  avait  paru  «  prêter  son 
charme  ordinaire  au  rôle  qu'elle  faisoit  valoir,  »  Rousseau  nous 
amène  natureUement  à  dire  quelques  mots  des  représentations 


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36o  BÉRÉHICE. 

ée  Bérénice.  Voluire  avait  reuarqaé*  qae  «  cette  tragédie 
a  toigoars  été  représentée  avec  de  grands  applaudissements, 
quand  il  s'est  trouvé  des  actrices  capables  de  joner  Bérénice.» 
Il  ne  voulait  certainement  pas  dire  que  Tactrice  vint  au  se- 
cours du  poëte;  cai*  il  avait  été  témoin  de  Teffet  qu'un  lecteur 
(c'était  lui-même  sans  doute)  suffisait  à  produire  en  récitant 
ces  beaux  vers  :  «  J'ai  vu,  a-t-il  dit  ',  le  roi  de  Prusse  attendri 
à  une  simple  lecture  de  Bérénice^  en  prononçant  les  vers 
comme  on  doit  les  prononcer....  Quel  chaime  tira  des  larmes 
des  yeux  de  ce  héros  philosophe  ?  La  seule  magie  du  style  de 
ce  vrai  poëte,  qui  invenit  verba  quibus  deberent  loqui,  »  Il  est 
vrai  cependant  cpie  les  beautés  d*une  tragédie  si  pathétique  ne 
sont  jamais  aussi  bien  senties  que  lorsque  le  principal  rôle 
trouve  une  digne  interprète.  Sur  les  premières  représenC»* 
dons  de  la  pièce,  que  rendit  si  touchantes  la  Champmeslé,  in- 
struite par  le  poëte  lui-même,  nous  n'avons  rien  à  ajouter,  si 
ce  n'est  que  Bérénice^  dans  toute  sa  nouveauté,  fut  jouée  dans 
les  fêtes  du  mariage  de  Mlle  de  Thianges  et  du  d«c  de  Nevers, 
en  présence  du  Roi  et  de  Monsieur,  le  dimanche  14  dé- 
cembre 1670*.  Robinet,  dans  sa  lettre  du  20  décembre,  a 
beaucoup  vanté  le  succès  qu'eurent  ce  jour-là  les  comédiens  : 

L'excellente  troupe  royale 
Joua  miraculeusement.... 
Son  amoureuse  Bérénice, 

Pendant  les  cinq  années  où  le  Registre  de  la  Grange  a  pu  noter 
les  représentations  de  Bérénice  y  c'est-à-dire  depuis  la  réunion 
des  deux  troupes  de  comédiens  au  mois  d'août  1680,  jusqu'au 
mois  de  septembre  i685,  cette  tragédie  fut  jouée  quatre  fois 
devant  la  cour  à  Saint-Germain  et  à  Versailles,  quatorze  fois  sur 
le  théâtre  de  Paris.  La  reprise  de  1724,  qui  donna  lieu  aux 
lettres,  que  nous  avons  mentionnées,  de  l'abbé  Pellegrin,  fut 
brillante.  <  Les  comédiens  françois,  dit  le  Mercure  du  mois 

I.  Préface  des  Scythes ^  Couvres  de  FoUahre^  tome  VIU,  p.  196;  et 
Préface  du  commentateur ^  en  tète  de  la  Bérénice  de  Racine,  Ibidem  y 
tome  XXXVI,  p.  385. 

j.  Lettre  à  t  Académie  française  y  imprimée  en  tète  d* Irène,  OEupres 
de  Foltaire,  tome  IX,  p.  467. 

3.  Voyez  là  Gazette  du  ao  décembre  1670. 


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NOTICE.  36i 

d'août  de  cette  année,  ont  remis  au  théâtre  la  tragédie  de 
Bérénice ^^m  a  été  extrêmement  goûtée  du  public ,  soit  par 
Texcellence  de  Tonvrage,  soit  par  l'exécution  admirable  des 
acteurs.  Les  principaux  rôles  de  Bérénice ,  de  Titoi  et  d^An- 
tiochus  sont  remplis  par  la  demoiselle  Lecouvrenr,  par  le  sieur 
Quinault  Taîné  et  par  le  sieur  Quinault  du  Fresne.  «  Mlle  Le- 
couvreur  avait  été  surtout  très-admirée.  On  dit  cependant 
qu'en  1729,  année  où  eUe  joua  encore  le  même  rôle,  la  pièce 
fut  reçue  plus  froidement.  Une  Bérénice  qui  lui  fut  peut-^tre 
supérieure,  et  dont  tous  les  témoignages  contemporains  s'ac- 
cordent à  célébrer  le  triomphe,  fut  Mlle  Gaussin.  La  Champ- 
meslé  n'avait  pas  un  son  de  voix  plus  touchant.  Les  représen- 
tations de  ^^r^/i/>e  qu'elle  donna  au  mois  de  novembre  175a 
firent  une  impression  profonde.  Ce  fut  évidemment  alors  que 
Rousseau  vit  sur  la  scène  l'attendrissante  tragédie  *  ;  et  l'actrice 
qu'il  vante  est  Mlle  Gaussin.  Il  nous  a  conservé  un  souvenir 
de  son  jeu  dans  les  dernières  scènes  :  «  Au  cinquième  acte, 
dit-il,  où  cessant  de  pleurer,  l'air  morne,  l'œil  sec  et  la  voix 
éteinte ,  elle  faisoit  parler  une  douleur  froide  approchante  du 
désespoir,  l'art  de  l'actrice  ajoutoit  au  pathétique  du  rôle,  et  les 
spectateurs  commençoient  à  pleurer,  quand  Bérénice  ne  pleu- 
roit  plus.  »  Des  vers  qu'on  trouve  cités  dans  plusieurs  recueils 
du  dix-huitième  siècle  sont  un  témoignage  contemporain  de  la 
vérité  d'une  petite  anecdote,  qu'on  pourrait  cependiant  prendre 
pour  une  légende.  A  l'une  de  ces  brillantes  représentations  de 
Bérénice^  la  sentinelle,  de  garde  au  théâtre,  entendant  Mlle  Gaus- 
sin, fondit  en  larmes,  et  laissa  tomber  son  arme.  En  1 788,  une 
jeune  actrice  avait  débuté,  en  qui  semblait  revivre  Gaussin  ;  sa 
voix  faisait  couler  les  larmes,  sa  sensibilité  était  profonde. 
C'était  Mlle  des  Garcins.  Bérénice  fut  un  de  ses  meilleurs  rôles. 
Les  éditeurs  du  Racine  de  1807,  dans  leurs  remarques  sur  Bé- 
rénice qui  ont  pour  titre  Additions  *,  parlent  de  ce  grand  suc- 
cès de  Mlle  des  Garcins,  comme  en  ayant  été  eux-mêmes  nou^ 
vellemeni  témoins.  Ce  fut  sans  doute  dans  les  dernières  années 
de  la  courte  carrière  théâtrale  de  cette  actrice,  qui  mourut 

I.  La  Lettre  de  Rousseau  est  de  1758.  Il  y  dit  avoir  assisté  à  une 
représentation  de  Bérénice^  t  il  y  a  quelques  années.  » 
a.  Tome  III,  p.  400. 


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36a  BÉRÉNICE. 

en  1797.  Deux  représentations  de  Bérénice  données  en  fé- 
vrier 1807  réussirent  très^^en;  elles  offrirent  cette  singularité 
que  le  rôle  très-sacrifié  d'Antiochos  était  joné  par  Talma; 
c'était  Danas  qui  s'était  chargé  de  celni  de  Titos.  Il  7  avait 
trente-sept  ans  qu'on  n'osait  plus  remettre  Bérénice  sur  la 
scène,  lorsqu'au  mois  de  janvier  1844  Mlle  Rachel  reprit  le 
rôle  qu'avaient  illustré  les  Champmeslé  et  les  Gaussin.  Elle  ne 
le  garda  pas  longtemps  :  soit  que  nous  ne  sachions  plus  guère 
nous  contenter  d'un  intérêt  aussi  simple  que  celui  de  cette 
douce  élégie ,  soit  que  Tactrice  eût  conscience  qu'il  manquait 
cette  fois  quelque  chose  à  son  talent,  plus  remarquable  par  la 
fière  énergie  que  par  le  don  des  larmes.  Elle  avait  cependant 
déployé  dans  l'interprétation  de  ce  rôle  quelques-unes  de  ses 
grandes  qualités.  <  Un  organe  pur,  encore  vibrant  et  à  la  fois 
attendri, dit  M.  Sainte-Beuve^,  un  naturel,  une  beauté  continue 
de  diction,  une  déoence  tout  antic[ue  de  poses,  de  gestes,  de 
draperies,  ce  goût  suprême  et  discret  qui  ne  cesse  d'accompa- 
gner certains  fronts  nés  pour  le  diadème,  ce  sont  là  les  traits 
charmants  sons  lesquels  Bérénice  nous  est  apparue;  et  lors- 
qu'au dernier  acte ,  pendant  le  grand  discours  de  Titus,  elle 
reste  appuyée  sur  le  bras  du  fauteuil ,  la  tète  conune  abîmée 
de  douleur;  puis  lorsqu'à  la  fin  elle  se  relève  lentement ,  au 
débat  des  deux  princes,  et  prend,  elle  aussi,  sa  résolution 
magnanime,  la  majesté  tragique  se  retrouve  alors,  se  déclare 
autant  qu'il  sied,  et  conune  Ta  entendu  le  poète  :  l'idéal  de 
la  situation  est  devant  nous.  » 


L'édition  de  1697  est  celle  que  nous  suivons  pour  le  texte 
de  Bérénice  y  comme  pour  celui  des  pièces  précédentes.  Nous 
donnons  les  variantes  de  1671,  édition  séparée  et  la  première 
de  toutes,  et  celles  des  recueils  de  1676  et  de  1687. 

I.  Portraits  littéraires^  tome  I,  p.  ia5. 


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ÉPlTRE.  363 


A  MONSEIGNEUR  COLBERT, 

SBCBéTAIBm  D*éTAT,  GOUTrAuRTR   G^bdblAI.  DBS  FDIAHCBS , 

SURnrrSHDAlIT  DBS  BlTOnarTS,   GRAITD  TBisOBIRB  DBS  OBDBBS  DU  BOI, 

MARQUIS  DB  SBIGHELAT ,   BTC.*. 


Monseigneur  , 

Quelque  juste  défiance  que  j'aie  de  moi-même  et  de 
mes  ouvrages,  j'o^e  espérer  que  vous  ne  condamnerez 
pas  la  liberté  que  je  prends  de  vous  dédier  cette  tragédie. 
Vous  ne  l'avez  pas  jugée  tout  à  fait  indigne  de  votre  ap- 
probation. Mais  ce  qui  fait  son  plus  grand  mérite  auprès 
de  vous,  c'est,  Monseigneur,  que  vous  avez  été  témoin 
du  bonheur  qu  elle  a  eu  de  ne  pas  déplaire  à  Sa  Majesté. 

L'on  sait  que  les  moindres  choses  vous  deviennent 
considérables,  pour  peu  qu'elles  puissent  servir  ou  à  sa 
gloire  ou  à  son  plaisir.  Et  c'est  ce  qui  fait  qu'au  milieu 
de  tant  d'importantes  occupations,  où  le  zèle  de  votre 
prince  et  le  bien  public  vous  tiennent  continuellement 
attaché,  vous  ne  dédaignez  pas  quelquefois  de  descendre 
jusqu'à  nous,  pour  nous  demander  compte  de  notre 
loisir. 

J'aurois  ici  une  belle  occasion  de  m' étendre  sur  vos 
louanges,  si  vous  me  permettiez  de  vous  louer.  Et  que 
ne  dirois-je  point  de  tant  de  rares  qualités  qui  vous  ont 
attiré  l'admiration  de  toute  la  France ,  de  cette  pénétra- 


X.  Jean-Baptiste  Colbert,  né  à  Reims  en  1619,  moitié  6  sep- 
tembre i683.  Racine  avait  déjà  fait  son  éloge  dans  VÉpUre  au  duc  de 
Chevreuse  qui  précède  Britannicus,  Les  gens  de  lettres  voyaient  nn 
Mécène  dans  ce  grand  ministre  ;  mais  on  chercherait  en  vain  quelque 
convenance  particulière  entre  un  nom  si  austère  et  la  tragédie  que 
cette  dédicace  met  sous  sa  protection. 


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364  BÉRÉNICE. 

tîon  à  laquelle  rien  n'échappe ,  de  cet  esprit  vaste  qui 
embrasse  f  qui  exécute  tout  à  la  fois  tant  de  grandes 
choses,  de  cette  âme  que  rien  n'étonne,  que  rien  ne 
fartigue? 

Mais,  Monseigneur,  il  faut  être  plus  retenu  à  vous 
parler  de  Vous-même  ;  et  je  craindrois  de  m'exposer  par 
un  éloge  importun  à  vous  faire  repentir  de  Tattentioa 
favorable  dont  vous  m'avez  honoré.  Il  vaut  mieux  que  je 
songe  à  la  mériter  par  quelque  nouvel  ouvrage.  Aussi 
bien  c'est  le  plus  agréable  remerctment  qu'on  vous 
puisse  faire.  Je  suis  avec  un  profond  respect, 

MONSEIGNEUR, 

Votre  très-humble  et  très- obéissant 
serviteur, 

RACINE. 


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PRÉFACE.  365 


PRÉFACE. 

Titus  reginam  Berenicen ,  cui  etiarn  nuptias  pollicitus 
ferebatur^  statim  ab  urbe  dimisit  invitas  inçitam^. 

Cest-à-dire  que  «  Titus,  qui  aimoit  passionnément 
Bérénice,  et  qui  même,  à  ce  qu'on  croyoit,  lui  avoît 
promis  de  Tépouser,  la  renvoya  de  Rome ,  malgré  lui  et 
malgré  elle,  dès  les  premiers  jours  de  son  empire.  » 
Cette  action  est  très-fameuse  dgns  Tbistoire;  et  je  Tai 
trouvée  très-propre  pour  le  théâtre,  par  la  violence  des 
passions  qu*elle  y  pouvoit  exciter.  En  effet,  nous n* avons 
rien  de  plus  touchant  dans  tous  les  poëtes  ^  que  la  sépara- 
tion d*Enée  et  de  Didon ,  dans  Virgile.  Et  qui  doute  que 
ce  qui  a  pu  fournir  assez  de  matière  pour  tout  un  chant 
d'un  poème  héroïque ,  où  Faction  dure  plusieurs  jours*, 
ne  puisse  suffire  pour  le  sujet  d'une  tragédie ,  dont  la 
durée  ne  doit  être  que  de  quelques  heures'?  Il  est  vrai 
que  je  n'ai  point  poussé  Bérénice  jusqu'à  se  tuer  comme 

X.  Suétone f  Titus ^  chapitre  Tn. — Racine,  dans  cette  citation,  a  mêlé 
deux  phrases  de  Suétone,  séparées  par  on  assez  grand  intervalle  ;  et 
devant  les  mots  :  eui  etiam  nuptias^  il  n'a  pas  cité  ceux-ci  :  propter 
insignem  reginm  Bérénices  amorem,  que  traduit  cependant  sa  phrase  : 
«  qui  aimoit  passionnément  Bérénice.  >  Corneille,  dans  la  dernière 
scène  de  Tite  et  Bérénice  (vers  1716),  a  rendu  très-exactement  Tin- 
çitus  incitant  de  Suétone.  A  Tite  qui  lui  dit  : 

L*amour  peut-il  se  faire  une  si  dure  loi? 

Bérénice  répond  : 

La  raison  me  la  £ût  malgré  tous,  malgré  moi. 

3.  Après  les  mots  :  f  où  l'action  dure  pluneors  jo«irs,  »  il  y  a  dans 
rédition  de  167 1  :  c  et  où  la  narration  occupe  beaucoup  de  place.  » 

3.  Cette  fin  de  phrase  :  c  dont  la  durée  ne  doit  être  que  de  quel- 
ques heures,  »  manque  dans  l'édition  de  1671. 


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366  B&RÉNICB. 

Didon,  parce  que  Bérénice  n'ayant  pas  ici  avec  Titus  les 
derniers  engagements  que  Didon  avoit  avec  Enée,  elle 
n'est  pas  obligée  comme  elle  de  renoncer  à  la  vie.  A 
cela  près,  le  dernier  adieu  qu'elle  dit  à  Titus,  et  TefiFort 
qu'elle  se  &it  pour  s'en  séparer,  n^est  pas  le  moins  tra- 
gique de  la  pièce  ;  et  j'ose  dire  (ju'il  renouvelle  assez  bien 
dans  le  cœur  des  spectateurs  l'émotion  que  le  reste  y 
avoit  pu  exciter.  Ce  n'est  point  une  nécessité  qu'il  y  ait 
du  sang  et  des  morts  dans  une  tragédie  :  il  suffit  que 
l'action  ea  soit  grande ,  que  les  acteurs  en  soient  héroï- 
ques ,  que  les  passions  y  soient  excitées ,  et  que  tout  s'y 
ressente  de  cette  tristesse  majestueuse  qui  fait  tout  le 
plaisir  de  la  tragédie. 

Je  crus  que  je  pourrois  rencontrer  toutes  ces  parties 
dans  mon  sujet.  Mais  ce  qui  m'en  plut  davantage,  c'est 
que  je  le  trouvai  extrêmement  simple.  Il  y  avoit  long- 
temps que  je  voulois  essayer  si  je  pourrois  faire  une  tra- 
gédie avec  cette  simplicité  d'action  qui  a  été  si  fort  du 
goût  des  anciens.  Car  c'est  un  des  premiers  préceptes 
qu'ils  nous  ont  laissés.  «  Que  ce  que  vous  ferez ,  dit  Ho- 
race, soit  toujours  simple  et  ne  soit  qu'un*.  »  Ils  ont 
admiré  \Ajax  de  Sophocle,  qui  n'est  autre  chose  qu  Ajax 
qui  se  tue  de  regret,  à  cause  de  la  fureur  où  il  étoit 
tombé  après  le  reius  qu'on  lui  avoit  fait  des  armes 
d'Achille*.  Ils  ont  admiré  le  Philoctète^  dont  tout  le 
sujet  est  Ulysse  qui  vient  pour  surprendre  les  flèches 
d'Hercule.  VOEdipe  même,  quoique  tout  plein  de  recon- 
noissances,  est  moins  chargé  de  matière  que  la  plus 
simple  tragédie  de  nos  jours:  Nous  voyons  enfin  que  les 


I.  Deniquc  s'U  quodv'u  simplex  duntaxat  et  unum. 

(Horace,  ÉpUre  aux  P'uoiu^  ver»  a 3.) 

a.  Au  lieu  de  :  c  à  cause  de  la  fureur,  etc.,  »  on  Ut  dans  rédition 
de  1671  :  c  pour  u*avoir  pas  obtenu  les  armes  d* Achille.  » 


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PRÉFACE.  367 

partisans  de  Térence,  qui  Félèv^at  avec  raison  au-dessus 
de  tous  les  poètes  comiqaes,  pour  T  élégance  de  sa  dic- 
tion et  pour  la  vraisemblance  de  ses  mœurs ,  ne  laissent 
pas  de  confesser  que  Plaute  a  un  grand  avantage  sur  lui 
par  la  simplicité  qui  est  dans  la  plupart  des  sujets  de 
Plaute.  Et  c'est  sans  doute  cette  simplicité  merveilleuse 
qui  a  attiré  à  ce  dernier  toutes  les  lovanges  que  les  an- 
ciens lui  ont  données.  Combien  Ménandre  étoit-il  encore 
plus  simple ,  puisque  Térence  est  obligé  de  prendre  deux 
comédies  de  ce  poëte  pour  en  faire  une  des  siennes*  ! 

Et  il  ne  faut  point  croire  que  cett^  règle  ne  soit  fondée 
que  sur  la  fantaisie  de  ceux  qui  Font  faite.  Il  n  y  a  que 
le  vraisemblable  qui  touche  dans  la  tragédie.  Et  quelle 
vraisemblance  y  a-t-il  qu'il  arrive  en  un  jour  une  multi- 
tude de  choses  qui  pourroient  à  peine  arriver  en  plusieurs 
semaines?  Il  y  en  a  qui  pensent  que  cette  simplicité  est 
une  marque  de  peu  d'invention.  Us  ne  songent  pas  qu'au 
contraire  toute  l'invention  consiste  à  faire  quelque  chose 
de  rien ,  et  que  tout  ce  grand  noiabre  d'incidents  a  tou- 
jours été  le  refuge  des  poëtes  qui  ne  sentoient  dans  leur 
génie  ni  assez  d'abondance  '  ni  assez  de  force  pour  atta- 
cher durant  cinq  actes  leurs  spectateurs  par  une  action 
simple,  soutenue  de  la  violence  des  passions,  de  la  beauté 
des  sentiments  et  de  l'élégance  de  l'expression*.  Je  suis 

I .  Voyez  le  Prologoe  de  VAndrienne  de  Térence,  vers  9  et  saivants. 

a.  Vab.  (édition  de  167 1)  :  c  qui  ne  sentoient  pas  dans  leur  génie 
assez  d'abondance.  » 

3.  On  a  pensé  que  Racine  avait  eu  l'intention,  dans  ce  passage  de 
sa  préface,  d'opposer  la  simplicité  d'action  de  sa  tragédie  k  la  com- 
plication de  celle  de  Conieille.  M.  Marty-Laveaux  est  de  cet  avis 
dans  sa  Notice  de  7l/«  et  Bérémce  {OEiwres  de  P,  Corneille,  tome  VII, 
p.  195).  U  serait  difficile,  en  effet,  de  ne  pas  supposer  ici,  comme  il 
le  fait,  quelque  c  allusion  désobligeante.  >  Dans  ce  cas  Racine  aurait 
eu,  entre  autres  torts,  celui  de  ne  pas  assez  mesurer  ses  expressions. 
Peut-on  refuser  au  génie  de  G>meille  Vahomiaaee  et  la  force? 


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3e8  BÉRENltE. 

bien  éloigné  de  croire  que  toutes  ces  dioses  se  r»MX>n- 
trent  dans  mon  ouvrage  ;  mais  aussi  je  ne  puis  croire  que 
le  public  me  sache  mauvais  gré  de  lui  avoir  donné  une 

/  tragédie  qui  a  clé  honorée  de  tant  de  larmes  ^  et  dont  la 
trentième  représentation  a  été  aussi  suivie  que  la  pre- 
mière. 

Ce  n'est  pas  que  quelques  personnes  ne  m'aient  repro- 
ché cette  même  simplicité  que  j'avois  recherchée  avec 
tant  de  soin.  Ils^  ont  cru  qu'une  tragédie  qui  étoitsi  peu 
chargée  d'intrigues  ne  pouvoit  être  selon  les  règles  dn 
théâtre.  Je  m'informai  s'ils  se  plaignoient  qu'elle  les  eût 
ennuyés.  On  me  dit  qu'ils  avouoient  tous  qu'elle  n'en- 
nuyoit  point,  qu'elle  les  touchoit  même  en  plusieurs  en- 
droits, et  qu'ils  la  verroient  encore  avec  plaisir.  Que 
veulent-ils  davantage?  Je  les  conjure  d'avoir  assez  bonne 
opinion  d'eux-mêmes  pour  ne  pas  croire  qu'une  pièce 
qui  les  touche  et  qui  leur  donne  du  plaisir  puisae  être 
absolument  contre  les  règles.  La  principale  règle  est  de 
plaire  et  de  toucher.  Toutes  les  autres  ne  sont  faites  que 
pour  parvenir  à  cette  première.  Mais  toutes  ces  règles 
sont  d'un  long  détail,  dont  je  ne  leur  conseille  pas  de 
s'embarrasser.  Ils  ont  des  occupations  plus  importantes. 
Qu'ils  se  reposent  sur  nous  de  la  fatigue  d'édaircir  les 
diflScultés  de  la  Poétique  d'Aristote;  qu'ils  se  réservent  le 

V  plaisir  de  pleurer  et  d'être  attendris;  et  qu'ils  me  per- 
mettent de  leur  dire  ce  qu'un  musicien  disoit  à  Philippe, 
roi  de  Macédoine,  qui  prétendoit  qu'une  chanson  n'étoit 
pas  selon  les  règles  :  «  A  Dieu  ne  plaise.  Seigneur,  que 
vous  soyez  jamais  si  malheureux  que  de  satoir  ces  choses- 
là  mieux  que  moi  '  !  » 

I.  Pour  cet  ils^  yoyezau  tome  I,  p.  Sgo,  la  note  a  sar  une  phrase 
de  la  Préface  de  ia  Thêbaide, 

a.  Cette  anecdote  est  tirée  du  petit  traité  de  Plutarque  :  Comment 
on  pourra  discerner  le  flatteur  d'avec  tami,  c  Un  musicien  jadis,  fort 


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PRÉFACE.  369 

Voilà  toat  ce  que  j'ai  à  dire  à  ces  personnes,  à  qui  je 
ferai  toujours  gloire  de  plaire*.  Car  pour  le  libelle  que 
Ton  a  fait  contre  moi  ',  je  crois  que  les  lecleuw  me  dis- 
penseront volontiers  d'y  répondre.  Et  que  répondrois-je 
à  un  homme  qui  ne  pense  rien  et  qui  ne  sait  pas  même 
construire  ce  qu'il  pense?  U  parle  de  protase'  comme 
'  s'il  entendoit  ce  mot,  et  veut  que  cette  première  des 
quatre  parties  de  la  tragédie  soit  toujours  la  plus  proche^ 

gentiment  et  de  bonne  grâce,  ferma  la  bouche  au  Roy  Philippus  qui 
disputoit  et  contestoit  à  Tencontre  de  lui  de  h  manière  de  toucher 
des  cordeii  d'un  instrument  de  musique,  en  lui  disant  :  c  Dieu  te 
c  garde,  Sire,  d*un  si  grand  mal  que  d*entendre  cela  mieux  que  moy  I  > 
(Traduction  tTJmyot,) 

I.  Cette  phrase  et  quelques-unes  de  celles  qui  précèdent  in- 
diquent, ce  nous  semble,  que  Bérénice  avait  été  critiquée  par  quelque 
grand  personnage.  Il  est  diflicile  aujourd'hui  de  savoir  à  qui  Racine 
répond  si  respectueusement.  On  a  quelquefois  attribué  au  grand 
Condé  la  plaisanterie  de  Chapelle  :  «  Marion  pleure  ,  etc.  »  Louis 
Racine  représente,  au  contraire ,  ce  prince  comme  tellement  charmé 
de  la  pièce,  que  pour  la  louer  il  en  empruntait  ces  deux  vers  : 

Depuis  trois  ans  entiers  chaque  jour  je  la  vois, 
Et  crois  toujours  la  voir  pour  la  première  fois. 

a.  Ce  h'belle  est  la  Critique  de  Bérénice  par  Tabbé  de  Villars.  Nont 
en  avons  parlé  dans  la  Notice  de  Bérénice, 

3.  La  protase  est  cette  partie  du  poëme  dramatique  qui  contient 
l'exposition  du  sujet. 

4.  Va*.  :  €  très-proche.  >  (1671)  —  Il  nous  semble  que  Racine  ne 
donne  pas  une  idée  très-ûdèle  du  passage  de  la  Critique  de  Bérénice 
auquel  il  répond.  Ce  passage  renferme  sans  doute  une  mauvaise  chi- 
cane, mais  ne  nous  parait  pas  supposer  la  grossière  ignorance  que 
la  malice  du  poète  irrité  attribue  à  l'abbé  de  Villars.  Voici  les  propret 
paroles  de  celui-ci  :  c  J'avois  été  choqué  de  voir  d'abord  ouvrir  le 
théâtre  par  le  prince  de  Comagène,  qui  nous  venoit  avertir  qu'il  s'en 
alloit  parce  que  Tite  épousoit  ce  jour-là  Bérénice.  Je  trouvois  mau- 
vais que  la  scène  ne  s'ouvrît  pas  plus  près  de  la  catastrophe,  et  qu'an 
lieu  de  nous  dire  que  Tite  vouloit  quitter  Bérénice,  on  nous  dit  tout 
le  contraire.  Si  Antiochus  s'en  va,  comme  il  le  dit,  il  ne  sera,  di- 
8ois-je,  qu'un  acteur  de  protase  ;  et  s'il  demeure,  tout  ce  qu'il  vient 
noua  dire  de  son  départ  est  superfla....  Si  cet  Antiochus  e&t  ouvert 

J.  Racivk.  II  a4 


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370  BÉRÉNICE. 

de  la  dernière,  qui  est  la  catastrophe.  Il  se  plaint  que  la 
trop  grande  connoissance  des  règles  Tempéche  de  se  di- 
vertir à  la  comédie.  Certainement ,  si  Ton  en  juge  par  sa 
dissertation,  il  n*y  eut  jamais  de  plainte  plus  mal  fondée. 
Il  paroit  bien  qu*il  n'a  jamais  lu  Sophocle,  qu'il  loue 
très-injustement  ^ii/i«  grande  multiplicité  d incidents  ^\ 
et  qu'il  n'a  même  jamais  rien  lu  de  la  Poétique^  que  dans 
quelques  préfaces  de  tragédies.  Mais  je  lui  pardonne  de 
ne  pas  savoir  les  règles  du  théâtre,  puisque  heureusement 
pour  le  public  il  ne  s'applique  pas  à  ce  genre  d'écrire. 
Ce  que  je  ne  lui  pardonne  pas ,  c'est  de  savoir  si  peu  les 
règles  de  la  bonne  plaisanterie ,  lui  qui  ne  veut  pas  dire 
un  mot  sans  plaisanter.  Croit-il  réjouir  beaucoup  les 
honnêtes  gens  par  ces  hélas  de  poche,  ces  mesdemoiselles 
mes  règles*^  et  quantité  d'autres  basses  affectations,  qu'il 
trouvera  condamnées  dans  tous  les  bons  auteurs,  s'il  se 
mêle  jamais  de  les  lire'? 

le  théâtre  en  disant  qu*il  a  su  que  Titus  veut  renTojer  Bérénice,  ce 
quUl  dit  n'eût  pas  été  si  éloigné  de  la  catastrophe....  •  [Criiique  de 
Bérémecy  p.  7  et  8.) 

I.  c  On  se  délÎTTe  par  ce  stratagème  de  la  fatigue  que  donnoit  à 
Sophocle  le  soin  de  conserver  Tunité  d'action  dans  la  multiplicité  des 
incidents.  »  (Ibidem^  p.  3a.)j 

9.  c  Sans  le  prince  de  Ccnnagène,  qui  est  naturellement  prolixe 
en  lamentations  et  en  irrésolutions,  et  qui  a  toujours  un  toute  fais  et 
un  hélas  l  de  podie  pour  amuser  le  théâtre,  il  est  certain  que  toute 
cette afBiire  s*expédieroit  en  un  quart  d'heure.  >  {Ibidem^  p.  3a.)— Vil- 
lars  avait  dit  au  commencement  de  sa  Critique  :  f  Je  veux  grand 
mal  à  ces  règles,  et  je  sais  fort  mauvais  gré  à  Corneille  de  me  les  avoir 
apprises  dans  ce  que  j'ai  vu  de  pièces  de  sa  fo^n.  J*ai  été  privé,  k  la 
première  fob  que  j'ai  yu  Bérénice  à  l'Hôtel  de  Bourgogne,  du  plaisir 
que  je  voyois  qu*y  prenoient  ceux  qui  ne  les  savoient  pas  ;  mais  je  me 
suis  ravisé  le  second  jour;  j*ai  attrapé  M.  Corneille:  j'ai  laissé  mes- 
demoiselles les  règles  à  la  porte;  j'ai  vu  la  ocmiédie,  je  l'ai  trouvée 
fort  affligeante,  et  j '7  ai  pleuré  comme  un  ignorant.  »  {Ibidem , 
p.  6  et  7.) 

3.  U  y  a  dans  l'édition  de  1697  :  f  s'il  se  mêle  jamais  de  lire.  » 
L'otBission  àt  les  tst  très-probablement  une  faute  de  l'imprimeur. 


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PRÉFACE.  371 

Toutes  ces  critiques  sont  le  partage  de  quatre  ou  cinq  • 
petits  auteurs  infortunés,  qui  n'ont  jamais  pu  par  eux- 
mêmes  exciter  la  curiosité  du  public.  Ils  attendent  tou- 
jours l'occasion  de  quelque  ouvrage  qui  réuasisse,  pour 
Tattaquer.  Non  point  par  jalousie.  Car  sur  quel  fonde- 
ment seroient-ils  jaloux.^  Mais  dans  Tespérance  qu'on  se 
donnera  la  peine  de  leur  répondre,  et  qu'on  les  tirera  de 
l'obscurité  où  leurs  propres  ouvrages  les  auroient  laissés 
toute  leur  vie. 


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ACTEURS. 

TITUS,  empereur  de  Rome. 
BÉRÉNICE,  reine  de  Palestine». 
ANTIOCHUS,  roi  de  Comagène*. 
PAULIN,  confident  de  Titus. 
ARSACE,  confident  d'Antiochus. 
PHÉNICE,  confidente  de  Bérénice. 
RUTILE,  Romain. 
SuiTB  DE  Titus. 


La  scène  est  à  Rome ,  dans  un  cabinet  qui  est  entre  l'appartement 
de  Titus  et  celui  de  Bérénice. 


I.  Voyez  ci-après,  p.  873,  note  i. 

a.  L*abbé  du  Bos  cherche  querelle  à  Racine  au  sujet  de  ce  titre 
de  roi  de  Comagène.  Antiochus,  qui  avait  fourni  des  secours  aux 
Romains  pendant  le  siège  de  Jérusalem,  fut  dépouillé  de  son  royaume 
de  Comagène  par  Césennius  Fétus,  sous  le  règne  deVespasien.  11  n*y 
ayait  donc  plus  de  roi  de  Comagène  sous  le  règne  de  Titus.  Épi- 
phane,  fils  d^Antiochus,  qui  avait  combattu  sous  les  murs  de  Jéru- 
salem ,  et  qui  est  certainement  l'Antiochus  que  Racine  a  introduit 
dans  sa  tragédie ,  était ,  lors  de  Tavénement  de  Titus,  réfugié  ches 
les  Parthes  ;  plus  tard  il  vint  k  Rome,  mais  il  y  vécut  dans  une  con- 
dition privée.  Mais  si  Racine  a  été  un  peu  inexact,  cela  n'importe 
aucunement;  et  Tabbé  du  Bos  est  à  peu  près  seul  de  son  avis  quand 
il  dit  :  c  Je  ne  voudrois  pas  accuser  de  pédanterie  celui  qui  censureroit 
M.  Racine  d*avoir  fait  un  si  grand  nombre  de  fautes  contre  une  his- 
toire autant  avérée.  » 


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BÉRÉNICE. 

TRAGÉDIE. 


ACTE  !• 


SCÈNE   PREMIÈRE. 

ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Arrêtons  un  moment.  La  pompe  de  ces  lieux , 

Je  le  vois  bien,  Arsace,  est  nouvelle  à  tes  yeux. 

Souvent  ce  cabinet  superbe  et  solitaire 

Des  secrets  de  Titus  est  le  dépositaire. 

C'est  ici  quelquefois  quMl  se  cache  à  sa  cour,  5 

Lorsqu'il  vient  à  la  Reine^  expliquer  son  amour. 

I .  Les  historiens  ancieiis  nomment  Bérénice  regina  Bérénice',  mais  l*abbé dn 
Bos  fiût  remarquer  que  cette  princesse,  dont  Bjicine  dit  qae  les  États  furent 
agrandis  par  Titus,  «  n'eut  jamais  ni  royaume  ni  principauté.  On  Tappelolt 
reine  on  parce  qu'elle  ayoit  épousé  des  souyerains,  ou  parce  qu'elle  étoit  fille 
de  roi.  »  {Réflexions  critiques,  i'*  partie,  section  xxix.)  Si  Bérénice,  qui  (ut 
aimée  de  Titus,  est  la  fille  d* Agrippa  I*',  roi  de  Judée,  elle  avait  été  mariée 
deux  fois,  et,  comme  Bayle  rétablit  très-bien  dans  son  Dictionnaire  fUstoriqme 
et  critique  (article  BéRÎmca),  «  die  ayoit  quarante-quatre  bonnes  années  sous 
le  quatrième  consulat  de  Vespasien,  »  qui  est  l'époque  o& ,  suivant  Xipbilin , 
Titus  la  renvoya.  Elle  était  plus  Âgée  encore  au  temps  où  Racine  a  placé 
l'action  de  sa  pièce.  Mais  il  but  faire  attention  que  le  même  Xipbilin  dit 
qu'ff/Ztf  était  dans  tout  son  éclat  lorsqu'elle  vint  à  Rome;  et  Tacite,  dans  le 
livre  II  des  Histoires,  chapitre  lxxxi,  parlant  d'elle  au  temps  où  Vespasien  fut 
en  Orient  proclamé  empereur,  se  [sert  de  ces  expressions,  plus  précises  enoort 


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374  BÉRÉNICE. 

De  son  appartement  cette  porte  est  prochaine» 

Et  cette  autre  conduit  dans  celui  de  la  Reine*. 

Va  chez  elle  :  dis-lui  qu'importun  à  regret 

J'ose  lui  demander  un  entretien  secret.  t  o 

ARSAGE. 

Vous,  Seigneur,  importun?  vous,  cet  ami  fidèle 

Qu'un  soin  si  généreux  intéresse  pour  elle  ? 

Vous,  cet  Antiochus  son  amant  autrefois? 

Vous,  que  FOrient  compte  entre  ses  plus  grands  rois? 

Quoi?  déjà  de  Titus  épouse  en  espérance^,  1 5 

Ce  rang  entre  elle  et  vous  met-il  tant  de  distance? 

AlfTIOCHUS. 

Va,  dis-je;  et  sans  vouloir  te  charger  d'autres  soins. 
Vois  si  je  puis  bientôt  lui  parler  sans  témoins. 

et  moiiis  contMtables  ijlorent  mtate  formaque,  «  elle  étoitdans  U  flear  del*âge 
etdeU  beauté,  m  ClaTiôr,  dans  U  Biographie  umivenelle  (article  BiaimcK),  eoii> 
jectore  donc  avec  asses  de  Traisemblance  que  la  Bérénice  dont  Titos  fat  amoo- 
Feux  n*était  point  la  fille  d' Agrippa  I**",  mais  une  fille  de  Bfarianne,  acmn-  de 
l'antre  Bérénice  ^  <c  elle  avait  euTiron  Tingt-cinq  ans  lorsque  Titus  Tint  daas  la 
Judée.  Elle  avait  également  un  frère  nommé  Agrippinns  ou  Agrippa.  »  Qnoi 
qa*il  en  soit,  il  serait  puéril  de  chicaner  Racine  à  ce  sujet.  Bérénice  était  jeune, 
elle  était  reine,  puisqu'il  a  youlu  qu'elle  le  Ait.  L'abbé  de  Villars,  beaucoup  phu 
▼iolent  dans  ses  critiques  que  du  Bos,  appelle  aussi  l'histoire  à  son  aide  pour 
railler  l'héroîne  de  Racine,  qu'il  appelle  une  belle  surannée  :  «  Le  pofte  ingé- 
nieux ,  dit-il ,  pour  &ire  éclater  encore  la  force  tyrannique  de  cette  passion , 
feint  adroitement  que  cette  Bérénice  est  la  Bérénice  scMir  d' Agrippa ,  c'est-à- 
dire  cette  infime  Bérénice  que  le  spectateur  sait  bien  qui  étoit  une  incestueuse 
et  rhorreur  de  l'univers  par  son  abominable  commerce  arec  son  frère  dès  le 
commencement  du  règne  de  Néron,  n  (Critique  de  Bérénice^  p.  i6.) 

I.  «  Antiochus  ne  pouToit-^l  aller  ches  Bérénice,  pour  lui  dire  adieu  incognitOf 
que  par  le  cabinet  de  Titus  ?  Le  cabinet  des  empereurs  rouiains  étoit>fl  d  peu 
respecté  qu'on  se  servit  de  sa  porte  secrète  pour  aller  parler  d'amour  à  leurs 
maltresses?  »  (Villars,  Critique  de  Bérénice^  p.  lo.)  —  Cette  remarque  bien 
rigourease  pourrait  s'appliquer  à  beaucoup  dHuTraisemblances  du  même  genre, 
aoxqudles  notre  théâtre  classique  s'était  condamné  par^une  règle  trop  sévère. 
<c  Je  conviens  avec  jtous,  écrivait  J.  B.  Rousseau  dans  une  de  ses  lettres  à  Ric^ 
coboni,  de  la  violence  que  l'unité  de  lieu,  telle  que  nos  poètes  l'ont  imaginée, 
fait  à  la  plupart  de  leurs  pièces;  et  qu'ils  ont  bien  mal  entendu  leurs  intérêts 
en  s'imposent  volontairement  une  torture  aussi  générale  que  de  réduire  toute 
l'étendue  locale  de  leur  action  à  celle  d'une  chambre  on  d'un  cabinet.  » 

A.iPar.  Quoi  ?  déjà  de  Titus  l'épouse  en  espérance.  (1671-87) 


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ACTE  I,  SCÈNE  U.  3^5 

SCENE  IL 

ANTIOCHUS,   senl. 

Hé  bien  !  Antiochus,  es-tu  toujours  le  même  ? 

Pourrai-je,  sans  trembler,  lui  dire  :  «  Je  vous  aime?  » 

Mais  quoi  ?  déjà  je  tremble ,  et  mon  cœur  agite 

Craint  autant  ce  moment  que  je  Tai  souhaité. 

Bérénice  autrefois  m'ôta  toute  espérance  ; 

Elle  m'imposa  même  un  étemel  silence. 

Je  me  suis  tu  cinq  ans,  et  jusques  à  ce  jour  %  S 

D'un  voile  d'amitié  j'ai  couvert  mon  amour. 

Dois-je  croire  qu'au  rang  où  Titus  la  destine 

Elle  m'écoule  mieux  que  dans  la  Palestine  ? 

Il  l'épouse.  Ai-je  donc  attendu  ce  moment 

Pour  me  venir  encor  déclarer  son  amant?  3o 

Quel  fruit  me  reviendra  d'un  aveu  téméraire  *  ? 

Ah  !  puisqu'il  faut  partir,  partons  sans  lui  déplaire. 

Retirons-nous,  sortons  ;  et  sans  nous  découvrir, 

Allons  loin  de  ses  yeux  l'oublier,  ou  mourir. 

Hé  quoi  ?  souffrir  toujours  un  tourment  qu'elle  ignore? 

Toujours  verser  des  pleurs  qu'il  faut  que  je  dévore? 

Quoi?  même  en  la  perdant  redouter  son  courroux  ? 

Belle  reine,  et  pourquoi  vous  offenseriez-vous  ? 

Viens-je  vous  demander  que  vous  quittiez  TEmpire  ? 

Que  vous  m'aimiez?  Hélas!  je  ne  viens  que  vous  dire  40 

Qu'après  m'être  longtemps  flatté  que  mon  rival 

Trouveroit  à  ses  vœux  quelque  obstacle  fatal. 

Aujourd'hui  qu'il  peut  tout,  que  votre  hymen  s'avance. 

Exemple  infortuné  d'une  longue  constance, 

I.  F'ar,  [Pour  me  ▼«nir  encor  déclarer  son  aiMnt?] 
Ab  I  poitqa'il  iant  pardr,  purtont  sans  lui  déplaire  : 
Je  me  sois  ta  longtemps,  je  pois  encor  me  taire.  (1671-87) 


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^^e  Bérénice. 

Après  cinq  ans  d'amour  et  dVspoir  superflus,  4  S 

Je  pars,  fidèle  encor  quand  je  n'espère  plus. 

Au  lieu  de  s'offenser,  elle  pourra  me  plaindre*. 

Quoi  qu'il  en  soit,  parlons  :  c'est  assez  nous  contraindre. 

Et  que  peut  craindre,  hélas  !  un  amant  sans  espoir 

Qui  peut  bien  se  résoudre  à  ne  la  jamais  voir?  5o 


SCÈNE  IIL 
ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Arsace,  entrerons-nous? 

ARSA.CS. 

Seigneur,  j'ai  vu  la  Reine'  ; 
Biais  pour  me  faire  voir,  je  n'ai  percé  qu'à  peine 
Les  flots  toujours  nouveaux  d'un  peuple  adorateur 
Qu'attire  sur  ses  pas  sa  prochaine  grandeur. 
Titus,  après  huit  jours  d'une  retraite  austère',  55 

Gesse  enfin  de  pleurer  Vespasien  son  père. 
Cet  amant  se  redonne  aux  soins  de  son  amour; 
Et  si  j'en  crois.  Seigneur,  l'entretien  de  la  cour, 
f  Peut-être  avant  la  nuit  l'heureuse  Bérénice 
«  Change  le  nom  de  reine  au  nom  d'impératrice.  60 

ANTIOCHUS. 

Hélas! 

ARSACB. 

Quoi  ?  ce  discours  pourroit-il  vous  troubler  ? 

I.  Far,  Non,  loin  de  s'offenBer,  eOe  pourra  me  pbindre.  (1671) 
9.  Far.  Hé  bien,  entrerons-nous?  aks.  Seigneur,  j*ai  ru  la  Reine.  (1671) 
3.  On  passoit  dans  le  deuil  sept  jours,  pendant  lesquels  on  rendoit  des 
honneurs  à  Piroage  de  l'empereur  mort*,  et  le  sénat  en  robes  de  deuil  étoit  •« 
c6té  droit  de  son  lit.  Le  huitième  jour  se  célébroit  la  cérémonie  de  l'apothéose, 
que  décrit  Hérodien,  livre  IV.  (Lo«w  Raeùu^  dans  ses  Bemarqmes  sur  Béré' 
niée.) 


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ACTE  I,  SCENE  m.  877 

ANTIOCHUS. 

Ainsi  donc  sans  témoins  je  ne  lui  puis  parler? 

ARSACB. 

Vous  la  verrez,  Seigneur  :  Bérénice  est  instruite 

Que  vous  voulez  ici  la  voir  seule  et  sans  suite. 

La  Reine  d'un  regard  a  daigné  m' avertir  65 

Qu^à  votre  empressement  elle  alloit  consentir; 

Et  sans  doute  elle  attend  le  moment  favorable 

Pour  disparoître  aux  yeux  d'une  cour  qui  Taccable*. 

▲IITIOCHVS. 

D  suffit.  Cependant  n'as-tu  rien  négligé 

Des  ordres  importants  dont  je  t'avois  chargé?  70 

ARSACB. 

Seigneur,  vous  connoissez  ma  prompte  obéissance. 
Des  vaisseaux  dans  Ostie  armés  en  diligence, 
Prêts  à  quitter  le  port  de  moments  en  moments, 
N'attendent  pour  partir  que  vos  commandements. 
Mais  qui  renvoyez- vous  dans  votre  Gomagène*?  7  S 

ANTIOGHUS. 

Arsace,  il  faut  partir  quand  j'aurai  vu  la  Reine. 

ARSACB. 

Qui  doit  partir? 

AiiTiocnus. 
Moi. 

ARSACB. 

Vous? 

AlITIOCHUS. 

En  sortant  du  palais, 
Je  sors  de  Rome,  Arsace,  et  j'en  sors  pour  jamais. 

ARSACB. 

Je  suis  surpris  sans  doute,  et  c'est  avec  justice. 

I.  Far»  De  disparottre  aax  yeux  d'une  ooor  qui  l'accaUe.  (1671  et  7(() 
3.  Im  Comagène,  ou  Coromagène,  était  une  contrée  da  nord-est  de  h  S/rie, 
prèe  de  l*Enplirate.  EUe  devint  province  romaine  sout  Domitien. 


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378  BÉRÉNICE. 

Quoi?  depuis  si  longtemps  la  reine  Bérénice  So 

Vous  arrache,  Seigneur,  du  sein  de  vos  États  ; 

Depuis  trois  ans  dans  Rome  elle  arrête  vos  pas  ; 

Et  lorsque  cette  reine,  assurant  sa  conquête, 

Vous  attend  pour  témoin  de  cette  illustre  fête. 

Quand  Famoureux  Titus,  devenant  son  époux,  s  S 

Lui  prépare  un  éclat  qui  rejaillit^  sur  vous.... 

ÀNTIOGHUS. 

Arsace,  laisse-la  jouir  de  sa  fortune. 

Et  quitte  un  entretien  dont  le  cours  m'importune. 

ARSACE. 

Je  TOUS  entends.  Seigneur  :  ces  mêmes  dignités 

Ont  rendu  Bérénice  ingrate  à  vos  bontés  ;  9  » 

L'inimitié  succède  à  Tamitié  trahie. 

AirriocHus. 
Non,  Arsace,  jamais  je  ne  Tai  moins  hâte. 

ARSACE. 

Quoi  donc?  de  sa  grandeur  déjà  trop  prévenu. 

Le  nouvel  empereur  vous  a-t-il  méconnu  ? 

Quelque  pressentiment  de  son  indifférence  95 

Vous  fait-il  loin  de  Rome  éviter  sa  présence  ? 

ANTIOCHUS. 

Titus  n'a  point  pour  moi  paru  se  démentir  : 
Paurois  tort  de  me  plaindre. 

ARSACE. 

Et  pourquoi  donc  partir? 
Quel  caprice  vous  rend  ennemi  de  vous-même? 
Le  ciel  met  sur  le  trône  un  prince  qui  vous  aime,       100 
Un  prince  qui  jadis  témoin  de  vos  combats 
Vous  vit  chercher  la  gloire  et  la  mort  sur  ses  pas, 
Et  de  qui  la  valeur,  par  vos  soins  secondée, 
Mit  enfin  sous  le  joug  la  rebelle  Judée. 

I.  Ce  mot  est  écrit  rejallit  dans  les  éditioQS  antérieures  à  1697  ;  r^tuUit 
dans  œtte  dernière. 


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ACTE  I,  SCÈNE  IIL  879 

U  se  souvient  du  jour  illustre  et  douloureux  i  o  5 

Qui  décida  du  sort  d'un  long  siège  douteux  : 
Sur  leur  triple  rempart  les  ennemis  tranquilles 
Gontemploient  sans  péril  nos  assauts  inutiles; 
Le  bélier  impuissant  les  menaçoit  en  vain. 
Vous  seul,  Seigneur,  vous  seul,  une  échelle  à  la  main', 
Vous  portâtes  la  mort  jusque  sur  leurs  murailles. 
Ce  jour  presque  éclaira  vos  propres  funérailles  : 
Titus  vous  embrassa  mourant  entre  mes  bras, 
Et  tout  le  camp  vainqueur  pleura  voti*e  trépas. 
Voici  le  temps,  Seigneur,  où  vous  devez  attendre       1 15 
Le  fruit  de  tant  de  sang  qu'ils  vous  ont  vu  répandre. 
Si  pressé  du  désir  de  revoir  vos  États, 
Vous  vous  lassez  de  vivre  où  vous  ne  régnez  pas, 
Faut-il  que  sans  honneur^  TEuphrate  vous  revoie? 
Attendez  pour  partir  que  César  vous  renvoie  i  a  o 

Triomphant  et  chargé  des  titres  souverains 
Qu^ajoute  encore  aux  rois  Tamitié  des  Romains. 
Rien  ne  peut-il.  Seigneur,  changer  votre  entreprise? 
Vous  ne  répondez  point. 

▲NTIOCHUS. 

Que  veux- tu  que  je  dise? 
J'attends  de  Bérénice  un  moment  d'entretien.  1 9  5 

▲RSACB. 

Hé  bien.  Seigneur  ? 

AIVTIOCHTJS. 

Son  sort  décidera  du  mien. 


I .  Joièphe  {Guerre  de  Jmdie^  livre  V^  chapitre  xzix)  raconte  U  tentative 
inalbearease  qne  fit  Antiocbns  Épipbane  pour  donner  TaMaut,  malgré  l'avis 
de  Titus,  qui  railla  sa  présomption.  Racine  lui  donne  un  plus  beau  rôle  \  mais 
ce  n'en  est  pas  moins  dans  l'historien  juif  qu'il  a  pris  l'idée  des  exploits 
d'Andocbus. 

a.  Dans  l'édition  de  Geoffroy  et  dans  celle  de  M.  Aimé-Martin  on  lit  : 
sans  honneurs  i  et  elles  donnent  comme  variante  sans  honneur,  qui  est  le  texte 
de  tontes  les  anciennes  éditions. 


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38o  BÉRÉNICE. 

▲RSACE. 

Gomment? 

ANTIOGHUS. 

Sur  son  hymen  j'attends  qu'elle  s'expliqae. 
Si  sa  bouche  s'accorde  avec  la  voix  publique, 
S'il  est  \Tai  qu'on  l'élève  au  trône  des  Césars, 
Si  Titus  a  parlé,  s'il  l'épouse,  je  pars.  z3e 

▲RSACE. 

Biais  qui  rend  à  vos  yeux  cet  hymen  si  funeste? 

▲IITIOCHUS. 

Quand  nous  serons  partis,  je  te  dirai  le  reste. 

▲RSACE. 

Dans  quel  trouble.  Seigneur,  jetez-vous  mon  esprit? 

▲NTIOCHUS. 

La  Reine  vient.  Adieu  :  fais  tout  ce  que  j'ai  dit. 


SCENE  IV. 
BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS,  PHENICE. 

BERENICE. 

Enfin  je  me  dérobe  à  la  joie  importune  x  3  S 

De  tant  d'amis  nouveaux  que  me  fait  la  fortune  ; 

Je  fuis  de  leurs  respects  l'inutile  longueur, 

Pour  chercher  un  ami  qui  me  parle  du  cœur*. 

D  ne  faut  point  mentir  :  ma  juste  impatience 

Vous  accusoit  déjà  de  quelque  négligence.  140 

Quoi?  cet  Ântiochus,  disois-je,  dont  les  soins 

Ont  eu  tout  l'Orient  et  Rome  pour  témoins; 

Lui  que  j'ai  vu  toujours  constant  dans  mes  traverses 

Suivre  d'un  pas  égal  mes  fortunes  diverses; 

arait  déjà  dit  dans  Aniromaque  (vers  1379)  : 
Tu  loi  paries  da  oqrar,  ta  la  cherches  des  yens. 


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ACTE  1,  SCÈNE  IV.  38i 

Aujourd'hui  que  le  ciel  semble  me  présager   ^  145 

Un  honneur  qu'avec  vous  je  prétends  partager* , 
Ce  même  Antiochus,  se  cachant  à  ma  vue, 
Me  laisse  à  la  merci  d'une  foule  Inconnue? 

ANTIOCHUS. 

11  est  donc  vrai,  Madame?  et,  selon  ce  discours, 
L'hymen  va  succéder  à  vos  longues  amours?  1 5o 

BÉRÉNICE. 

Seigneur,  je  vous  veux  bien  confier  mes  alarmes. 

Ces  jours  ont  vu  mes  yeux  baignés  de  quelques  larmes: 

Ce  long  deuil  que  Titus  imposoit  à  sa  cour 

Avoit  même  en  secret  suspendu  son  amour. 

Il  n' avoit  plus  pour  moi  cette  ardeur  assidue  x  55 

Lorsqu'il  passoit  les  jours  attaché  sur  ma  vue. 

Muet,  chargé  de  soins,  et  les  larmes  aux  yeux, 

U  ne  me  laissoit  plus  que  de  tristes  adieux. 

Jugez  de  ma  douleur,  moi  dont  l'ardeur  extrême, 

Je  vous  l'ai  dit  cent  fois,  n'aime  en  lui  que  lui-même; 

Moi  qui  loin  des  grandeurs  dont  il  est  revêtu , 

Aurois  choisi  son  cœur,  et  cherché  sa  vertu  ^. 

I .  Far,  Aujourd'hui  que  les  Dieux  semblent  me  présager 
Un  honneur  qu'avec  lui  je  prétends  partager.  (167 1) 

Racine  a  corrigé  dans  cette  pièce,  et  le  plus  souvent  dès  sa  seconde  édi- 
tion (1676),  tous  les  vers  où  il  semblait  avoir  oublié  que  Bérénice,  étant  juive, 
ne  reconnaissait  qu'un  Dieu.  —  Une  fois  même,  dans  la  bouche  de  Titus  par- 
lant à  la  Reine,  il  a  remplacé  (en  1697)  Dieux  par  cUl  :  voyez  le  vers  600. 

a.  Ces  vers  rappellent  un  passage  de  lu  tragédie  à^Osman,  par  Tristan  rHer- 
mite,  imprimée  pour  la  première  fois  en  i656.  Dans  l'acte  V,  scène  n,  de  cette 
pièce,  la  fille  du  Mouphti  parle  ainsi  à  Osman  : 

J'aimois  Osman  lui-même,  et  non  pas  l'Empereur; 

Et  je  considérois  en  ta  noble  personne 

Des  brillants  d'autre  prix  que  ceux  de  ta  couronne. 

Mais  lorsqu'il  a  mis  dans  la  bouche  de  Bérénice  un  sentiment  si  conforme 
an  caractère  qu'il  lui  a  donné,  Ra4ne  a  pn  se  rencontl^  avec  Tristan,  sans 
songer  à  l'imiter.  Voltaire,  dans  Zaïre  (acte  I,  scène  i),  a  certainement  imité 
Racine  : 

Mon  coeur  aime  Orosmane,  et  non  son  diadème: 

Chère  Fatime,  en  lui  je  n'aime  que  Ini-mèmo. 


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38a  BÉRÉNICE. 

•  ANTIOGHUS. 

n  a  repris  pour  vous  sa  tendresse  première  *  ? 

BÉBÉNICE. 

Vous  fiites  spectateur  de  cette  nuit  dernière, 

Lorsque,  pour  seconder  ses  soins  religieux,  i65 

Le  sénat  a  placé  son  père  entre  les  Dieux. 

De  ce  juste  devoir  sa  piété  contente 

A  fait  place,  Seigneur,  au  soin  de  son  amante; 

Et  même  en  ce  moment,  sans  qu'il  m'en  ait  parlé, 

Il  est  dans  le  sénat ,  par  son  ordre  assemblé.  170 

Là  de  la  Palestine  il  étend  la  frontière; 

Il  y  joint  TAi'abie  et  la  Syrie  entière; 

Et  si  de  ses  amis  j'en  dois  croire  la  voix , 

Si  j'en  crois  ses  serments  redoublés  mille  fois, 

n  va  sur  tant  d'États  couronner  Bérénice ,  175 

Pour  joindre  à  plus  de  noms  le  nom  d'impératrice*. 

n  m'en  viendra  lui-même  assurer  en  ce  lieu. 

ANTIOGHUS. 

Et  je  viens  donc  vous  dire  un  étemel  adieu. 

BIÎRÉNICB. 
Que  dites-vous?  Ah  ciel!  quel  adieu!  quel  langage! 
Prince ,  vous  vous  troublez  et  changez  de  visage  *  ?      180 

AIfTIOCHUS. 

Madame,  il  faut  partir. 

B^RÉNICB« 

Quoi?  ne  puis-je  savoir 
Quel  sujet.... 

I.  Far,  Hé  bien,  il  a  rqnris  n  tendresse  première?  (1671) 
a.  Dtnt  rédition  de  1736  on  a  ainsi  changé  ce  ren  : 

Ponr  joindre  à  pins  de  noms  Celui  d'impératrice. 

3.  Le  second  hémisticbe  de  ce  vers  se  retrouve  dans  Mithndaf  (acte  IIIi 
soè&e  T,  rers  1 1 1^) ,  où  la  situation  le  rend  d*un  bien  autre  effet  : 

Non»  nous  aimions....  Seigneur,  vous  changez  de  Tisage. 


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ACTE  I,  SCENE  IV.  383 

AHTIOCHUS*.  • 

Il  falloit  partir  sans  la  revoir. 

BÉRÉNIGB. 

Que  craignez-vous?  Parlez  :  c'est  trop  longtemps  se  taire ^. 
Seigneur,  de  ce  départ  quel  est  donc  le  mystère? 

▲NTIOCHUS. 

Au  moins  souvenez-vous  que  je  cède  à  vos  lois ,         i  s  5 
Et  que  vous  m'écoutez  pour  la  dernière  fois. 

Si  dans  ce  haut  degré  de  gloire  et  de  puissance 
Il  vous  souvient  des  lieux  où  vous  prîtes  naissance, 
Madame,  il  vous  souvient  que  mon  cœur  en  ces  lieux 
Reçut  le  premier  trait  qui  partit  de  vos  yeux-  190 

J'aimai;  j'obtins  l'aveu  d'Agrippa  votre  irère. 
U  vous  parla  pour  moi.  Peut-être  sans  colère 
Alliez- vous  de  mon  cœur  recevoir  le  tribut  : 
Titus ,  pour  mon  malheur,  vint,  vous  vit,  et  vous  plut*. 
Il  parut  devant  vous,  dans  tout  l'éclat  d'un  homme    195 
Qui  porte  entre  ses  mains  la  vengeance  de  Rome. 
La  Judée  en  pâlit.  Le  triste  Antiochus 
Se  compta  le  premier  au  nombre  des  vaincus. 
Bientôt  de  mon  malheur  interprète  sévère , 
Votre  bouche  à  la  mienne  ordonna  de  se  taire.  a 00 

Je  disputai  longtemps,  je  fis  parler  mes  yeux; 
Mes  pleurs  et  mes  soupirs  vous  suivoient  en  tous  lieux. 
Enfin  votre  rigueur  emporta  la  balance  : 
Vous  sûtes  m'imposer  l'exil  ou  le  silence, 
n  fallut  le  promettre ,  et  même  le  jurer.  a  o  5 

Mais  puisqu'en  ce  moment  j'ose  me  déclarer* , 
Lorsque  vous  m'arrachiez  cette  injuste  promesse, 

I.  L*éditioii  de  1680  donne  ici  Tindicadon  :  «c  AimocBim,  bas.  n  L'édition 
de  1736  et  celle  de  M.  Aimé-Martia  :  «  AwnoCBVê,  à  part,  b 

a.   Far,  An  nom  des  Dieux,  parlez  :  c'est  trop  longtemps  se  taire.  (1671) 

3.  Imitation  de  ces  mots  fameux  :  Feni,  vidi^  vici.  (Louis  Racine ^  dans  ses 
Remarques  sur  Bérénice,) 

4.  Far,  Hais  puisque  après  cinq  ans  j*ose  me  déclarer.  (1671) 


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384  BÉRÉNICE. 

Mon  cœur  faisoit  seraient  de  vous  aimer  sans  cesse '• 

BERÉNICB. 

Ah!  que  me  dites-vous? 

ANTIOCHUS. 

Je  me  suis  tu  cinq  ans  ^^ 
Bladame,  et  vais  encor  me  taire  plus  longtemps.  a  i  o 

De  mon  heureux  rival  j'accompagnai  les  armes; 
J'espérai  de  verser  mon  sang  après  mes  larmes*, 
Ou  qu'au  moins,  jusqu'à  vous  porté  par  mille  exploits, 
Mon  nom  pourroit  parler,  au  défaut  de  ma  voix. 
Le  ciel  sembla  promettre  une  fin  à  ma  peine  :  ^  i  S 

Vous  pleurâtes  ma  mort,  hélas!  trop  peu  certaine. 
Inutiles  périls  !  Quelle  étoit  mon  erreur  ! 
La  valeur  de  Titus  surpassoit  ma  fureur, 
n  faut  qu'à  sa  vertu  mon  estime  réponde  : 
Quoique  attendu,  Madame,  à  Tempire  du  monde,     sso 
Chéri  de  l'univers ,  enfin  aimé  de  vous. 
Il  sembloit  à  lui  seul  appeler  tous  les  coups , 
Tandis  que  sans  espoir,  haï,  lassé  de  vivre, 
Son  malheureux  rival  ne  sembloit  que  le  suivre. 

Je  vois  que  votre  cœur  m'applaudit  en  secret;        «a 5 
Je  vois  que  l'on  m'écoute  avec  moins  de  regret. 
Et  que  trop  attentive  à  ce  récit  funeste , 
En  faveur  de  Titus  vous  pardonnez  le  reste. 

Enfin,  après  un  siège  aussi  cruel  que  lent, 
Il  dompta  les  mutins,  reste  pâle  et  sanglant  s 3o 


I .  Racme  paratt  s'être  inspiré  du  vers  tant  reproché  à  Euripide  :  «  La  langue 
a  juré,  mais  le  cœur  n'a  point  fait  de  serment  :  m 

{ifippoljtCy  ver»  576.) 

a.  (c  Quoique  je  n'eusse  pas  trouvé  mon  compte,  le  premier  jour,  que  Béré> 
nice  fut  surprise  qu'Antiochus  l'aimât,  puisqu'il  le  lui  avoit  dit  depuis  cinq 
ans  et  qu'elle  lui  ayoit  commandé  de  se  taire,  je  ne  voulus  pas  prendre  garda 
à  cette  contradiction.  »  {Critique  de  Bérénice  y  p.  11.) 

3.  For.  J'espérai  d'y  verser  mon  sang  après  mes  larmes.  (1671) 


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ACTE  I,  SCÈNE  IV.  385 

Des  flammes,  de  la  faim,  des  fureurs  intestines, 

Et  laissa  leurs  remparts  cachés  sous  leurs  ruines. 

Rome  vous  vit,  Madame,  arriver  avec  lui. 

Dans  rOrient  désert  quel  devint  mon  ennui  ! 

Je  demeurai  longtemps  errant  dans  Gésarée  S  >  3  5 

Lieux  charmants  où  mon  cœur  vous  avoit  adorée. 

Je  vous  redemandois  à  vos  tristes  États; 

Je  cherchois  en  pleurant  les  traces  de  vos  pas. 

Mais  enfin  succombant  à  ma  mélancolie , 

Mon  désespoir  tourna  mes  pas  vers  l'Italie .  240 

Le  sort  m'y  réservoit  le  dernier  de  ses  coups. 

Titus  en  m'embrassant  m'amena  devant  vous. 

Un  voile  d*amitié  vous  trompa  Tun  et  l'autre, 

Et  mon  amour  devint  le  confident  du  vôtre. 

Mais  toujours  quelque  espoir  flattoit  mes  déplaisirs  :  a 45 

Rome,  Vespasien  traversoient  vos  soupirs; 

Après  tant  de  combats  Titus  cédoit  peut-être. 

Vespasien  est  mort ,  et  Titus  est  le  maître. 

Que  ne  fuyois-je  alors?  J'ai  voulu  quelques  jours 

De  son  nouvel  empire  examiner  le  cours.  a5o 

Mon  sort  est  accompli.  Votre  gloire  s'apprête. 

Assez  d'autres  sans  moi ,  témoins  de  cette  fête , 

A  vos  heureux  transports  viendront  joindre  les  leurs; 

Pour  moi,  qui  ne  pourrois  y  mêler  que  des  pleurs. 

D'un  inutile  amour  trop  constante  victime ,  9  5  5 

Heureux  dans  mes  malheurs  d'en  avoir  pu  sans  crime 

Conter  toute  l'histoire  aux  yeux  qui  les  ont  feîts, 

Je  pars,  plus  amoureux  que  je  ne  fus  jamais. 

BBRBNICB. 

Seigneur,  je  n'ai  pas  cru  que  dans  une  journée 

Qui  doit  avec  César  unir  ma  destinée,  a6o 

Il  fot  quelque  mortel  qui  pût  impunément 

I .  Césarée  de  Palestine,    que  Rndne  feint  aroir  été  la  capiule  des  États  de 
Ik'réaioe. 

J.  Racinb.  II  s5 


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386  BÉRÉNICE. 

Se  venir  à  mes  yeux  déclarer  mon  amant. 

Mais  de  mon  amitié  mon  silence  est  un  gage  : 

J'oublie  en  sa  faveur  un  discours  qui  m'outrage. 

Je  n'en  ai  point  trouble  le  cours  injurieux.  a6  5 

Je  fais  plus  :  à  regret  je  reçois  vos  adieux. 

Le  ciel  sait  qu'au  milieu  des  honneurs  qu'il  m'envoie, 

Je  n^attendois  que  vous  pour  témoin  de  ma  joie; 

Avec  tout  l'univers  j'honorois  vos  vertus; 

Titus  vous  chérissoit,  vous  admiriez  Titus.  270 

Cent  fois  je  me  suis  fait  une  douceur  extrême 

D'entretenir  Titus  dans  un  autre  lui-même. 

ANTIOCHUS. 

Et  c'est  ce  que  je  fuis.  J'évite,  mais  trop  tard, 
Ces  cruels  entretiens  où  je  n'ai  point  de  part. 
Je  fuis  Titus;  je  fuis  ce  nom  qui  m'inquiète,  a  7  5 

Ce  nom  qu'à  tous  moments  votre  bouche  répète. 
Que  vous  dirai-je  enfin?  Je  fuis  des  yeux  distraits, 
Qui  me  voyant  toujours,  ne  me  voy oient  jamais. 
Adieu  :  je  vais,  le  cœur  trop  plein  de  votre  image. 
Attendre,  en  vous  aimant,  la  mort  pour  mon  partage. 
Surtout  ne  craignez  point  qu'une  aveugle  douleur 
Remplisse  l'univers  du  bruit  de  mon  malheur. 
Madame,  le  seul  bruit  d'une  mort  que  j'implore 
Vous  fera  souvenir  que  je  vivois  encore. 
Adieu. 

SCÈNE  V. 

BÉRÉNICE,  PHÉNICE. 

PH^NICE. 

Que  je  le  plains!  Tant  de  fidélité,  %S5 

Madame ,  méritoit  plus  de  prospérité. 
Ne  le  plaignez- vous  pas^ 


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ACTE  I,  SCÈNE  V.  387 

BÉRÉNICE. 

Cette  prompte  retraite 
Me  laisse,  je  l'avoae,  udc  douleur  secrète. 

PHÉNICB. 

Je  Taurois  retenu. 

-    BÉRÉifIGB. 

Qui?  moi?  le  retenir? 
J'en  dois  perdre  plutôt  jusques  au  souvenir.  290 

Tu  veux  donc  que  je  flatte  une  ardeur  insensée? 

PHÉNICE. 

Titus  n*a  point  encore  expliqué  sa  pensée. 
Rome  vous  voit,  Madame,  avec  des  yeux  jaloux; 
La  rigueur  de  ses  lois  m'épouvante  pour  vous. 
L'hymen  chez  les  Romains  n'admet  qu'une  Romaine  ;  | 
Rome  hait  tous  les  rois,  et  Bérénice  est  reine.  i 

BiHENlCE. 

Le  temps  n'est  plus,  Phénice,  où  je  pouvois  trembler. 
Titus  m'aime  ;  il  peut  tout  :  il  n'a  plus  qu'à  parler. 
II  verra  le  sénat  m'apporter  ses  hommages , 
Et  le  peuple  de  fleurs  couronner  ses  images  ^  3 00 

De  cette  nuit,  Phénice,  as-tu  vu  la  splendeur? 
Tes  yeux  ne  sont-ils  pas  tous  pleins  '  de  sa  grandeur  ? 
Ces  flambeaux,  ce  bûcher,  cette  nuit  enflammée'. 
Ces  aigles,  ces  faisceaux, 'ce  peuple,  celte  armée, 
Cette  foule  de  rois,  ces  consuls,  ce  sénat,  3o5 

Qui  tous  de  mon  amant  empruntoient  leur  éclat; 
Cette  pourpre,  cet  or,  que  rehaussoit  sa  gloire, 
Et  ces  lauriers  encor  témoins  de  sa  victoire; 


I .  rar.  Tu  Terras  le  sénat  m'apporter  ses  hommages, 
Et  le  peuple  de  fleurs  couronner  nos  images.  (1671) 

st.  Toutes  les  éditions  imprimées  du  vivant  de  Tautenr  ont  ià  :  tous  pleins,  et 
non  :  tout  pleins. 

3.  Dans  ces  vers  le  poète  a  rassemblé  tontes  les  cérémonies  de  ces  apothéoses 
que  nous  a  décrites  Hérodien.  (Louis  Racine^  dans  ses  Remarques  sur  Béré- 
nice.) 


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388  BÉRÉNICE. 

Tous  ces  yeux  qu'où  voyoit  venir  de  toutes  parts 
Confondre  sur  lui  seul  leurs  avides  regards  ;  3 1  o 

Ce  port  majestueux ,  cette  douce  présence. 
Ciel  !  avec  quel  respect  et  quelle  complaisance  * 
Tous  les  cœurs  en  secret  Tassuroient  de  leur  foi  ! 
Parle  :  peut-on  le  voir  sans  penser  comme  moi 
Qu'en  quelque  obscurité  que  le  sort  Feût  fait  naître,  3 1 5 
Le  monde,  en  le  voyant,  eût  reconnu  son  maître'? 
Mais,  Phénice,  où  m'emporte  un  souvenir  charmant? 

Cependant  Rome  entière,  en  ce  même  moment, 
Fait  des  vœux  pour  Titus,  et  par  des  sacrifices 
De  son  règne  naissant  célèbre  les  prémices.  3a o 

Que  tardons-nous?  Allons,  pour  son  empire  heureux, 
Au  ciel,  qui  le  protège,  offrir  aussi  nos  vœux*. 
Aussitôt,  sans  l'attendre  et  sans  être  attendue, 
Je  reviens  le  chercher,  et  dans  cette  entrevue 
Dire  tout  ce  qu'aux  cœurs  Tun  de  Tautre  contenu      3«  f» 
Inspirent  des  transports  retenus  si  longtemps. 

1.  Far,  Dieux!  avec  quel  respect  et  quelle  compUUanoe.  (1671) 
a.  Ces  vers  furent  appliques  à  Louis  XIV.  {JLouU  Racine ,  dans  ses  Remar- 
ques sur  Bérénice.)  —  Voltaire  fait  la  même  remarque. 
%  Var»  De  son  règne  naissant  consacre  les  prémices. 
^  Je  prétends  quelque  part  à  des  souhaits  si  doux. 

Phénice,  allons  nous  joindre  aux  vœux  qu*on  fait  pour  nous.  (i67l'87) 

Ce  changement  a  été  commandé  par  le  scrupule  dont  nous  avons  parié  à  la  va- 
riante  du  vers  i45.  Bérénice  ne  pouvait  se  joindre  aux  vaux  que  Rome  faisait 
dans  ses  temples.  On  comprend  aussi  pourquoi  Racine  a  condamné  le  mot 
consacre.  L'édition  de  1736  et  celles  de  Geoffroy  et  de  M.  Aimé>Martin  l'ont 
à  tort  rétabli  dans  le  texte. 


FIN    DU    PBEMIKB    A(rrS. 


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ACTE  II,   SCENE   L  Î89 


ACTE    IL 


SCÈNE  PREMIÈRE 
TITUS,  PAULIN,  8UITB. 

TITUS. 

A-t-on  vu  de  ma  part  le  roi  de  Comagène? 
Sait -il  que  je  rattends? 

PAULIN. 

Tai  couru  chez  la  Reine. 
Dans  son  appartement  ce  prince  avoit  paru  ; 
Il  en  étoit  sorti  lorsque  j'y  suis  couru.  3 3 o 

De  vos  ordres,  Seigneur,  j'ai  dit  qu'on  l'avertisse*. 

TITUS. 

Il  suffit.  Et  que  fait  la  reine  Bérénice? 

PAULIN. 

La  Reine,  en  ce  moment,  sensible  à  vos  bontés, 
Charge  le  ciel  de  vœux  pour  vos  prospérités. 
Elle  sortoit ,  Seigneur. 

TITUS. 

Trop  aimable  princesse  !  3  35 

Hélas! 


I .  On  a  relevé  comme  une  Ciate  le  présent  du  sabjonctif  avertisse  aiurès  on 
temps  passé.  Racine  a  dit  de  même  dans  Britannicus  (vers  iSa)  : 

Dont  César  a  rouln  que  vous  soyez  instruite , 

phrase  dont  la  Harpe  excuse  l'apparente  irrégularité,  en  faisant  observer  qu*il 
s'agit  d'une  action  présente  :  <c  César  a  voulu  que  vous  soyez  instruite  au  mo- 
ment oà  je  parle.  »  Id  le  présent  se  justifie  par  la  même  raison. 


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390  BÉRÉNICE, 

PAULIN. 

En  sa  faveur  d'où  naît  celle  tristesse  ? 
L'Orient  presque  entier  va  fléchir  sous  sa  loi  : 
Vous  la  plaignez? 

TITUS. 

Paulin,  qu'on  vous  laisse  avec  moi. 


SCÈNE  II. 

TITUS,  PAUUN. 

TITUS. 

Hé  bien  !  de  mes  desseins  Rome  encore  incertaine 
Attend  que  deviendra  le  destin  de  la  Reine,  s 40 

Paulin  ;  et  les  secrets  de  son  cœur  et  du  mien 
Sont  de  tout  l'univers  devenus  l'entretien. 
Voici  le  temps  enfin  qu'il  faut  que  je  m'explique. 
De  la  Reine  et  de  moi  que  dit  la  voix  publique? 
Parlez  :  qu'entendez- vous  ? 

PAULIN. 

Tentends  de  tous  côtés     34  5 
Publier  vos  vertus ,  Seigneur,  et  ses  beautés. 

TITCS. 

Que  dit-on  des  soupirs  que  je  pousse  pour  elle? 
Quel  succès  attend-on  d'un  amour  si  fidèle*? 

PAULIN. 

Vous  pouvez  tout  :  aimez ,  cessez  d'être  amoureux , 

La  cour  sera  toujours  du  parti  de  vos  vœux.  S5o 

TITUS. 

Et  je  l'ai  vue  aussi  cette  cour  peu  sincère, 

A  ses  maîtres  toujours  trop  soigneuse  de  plaire , 

Des  crimes  de  Néron  approuver  les  horreurs  ; 

1.  Far,  Quel  succès  attend-on  d'une  amoar  si  fidèle?  (1671) 


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ACTE  II,   SCENE   IL  Sgi 

Je  Tai  vue  à  genoux  consacrer  ses  fureurs. 

Je  ne  prends  point  pour  juge  une  cour  idolâtre ,         355 

Paulin  :  je  me  propose  un  plus  noble  théâtre*  ; 

Et  sans  prêter  l'oreille  à  la  voix  des  flatteurs, 

Je  veux  par  votre  bouche  entendre  tous  les  cœurs. 

Vous  me  l'avez  promis.  I^e  respect  et  la  crainte 

Ferment  autour  de  moi  le  passage  à  la  plainte  ;  S6o 

Pour  mieux  voir,  cher  Paulin ,  et  pour  entendre  mieux , 

Je  vous  ai  demandé  des  oreilles,  des  yeux; 

J'ai  mis  même  à  ce  prix  mon  amitié  secrète  : 

J'ai  voulu  que  des  cœurs  vous  fîissiez  l'interprète  ; 

Qu'au  travers  des  flatteurs  votre  sincérité  365 

Fît  toujours  jusqu'à  moi  passer  la  vérité. 

Parlez  donc.  Que  faut-il  que  Bérénice  espère? 

Rome  lui  sera-t-elle  indulgente  ou  sévère  ? 

Dois-je  croire  qu'assise  au  trône  des  Césars , 

Une  si  belle  reine  offensât  ses  regards?  370 

PAULIN. 

N'en  doutez  point,  Seigneur:  soit  raison,  soit  caprice', 

Rome  ne  l'attend  point  pour  son  impératrice. 

On  sait  qu^elle  est  charmante;  et  de  si  belles  mains  * 

Semblent  vous  demander  l'empire  des  humains. 

Elle  a  même ,  dit-on ,  le  cœur  d'une  Romaine  ;  375 

Elle  a  mille  vertus.  Mais,  Seigneur,  elle  est  reine. 

Rome ,  par  une  loi  qui  ne  se  peut  changer, 

N'admet  avec  son  sang  aucun  sang  étranger. 

Et  ne  reconnolt  point  les  fruits  illégitimes 

Qui  naissent  d'un  hymen  conti*aire  à  ses  maximes* .    3  8  o 

I.  Far.  Paulin  :  je  me  jiropose  un  plus  ample  théâtre.  (1671-87) 

a.  far,  N'en  doutez  point,  Seigneur  :  soit  raison,  ou  caprice.  (1671-87) 

3.  On  fut  persuadé  dans  le  temps  que  quelque  raison  particulière  avoil  en- 
gagé Tauteur  à  se  servir  do  cette  expression.  [Louis  Racine^  dans  ses  Remar- 
quas sur  Bérénice.  —  Lntiis  Racine  ne  nous  dit  point  à  quelles  belles  mains 
on  crut  que  le  poète  avait  voulu  faire  allusion.  C*était  probablement  à  celles 
de  la  princesse  qui  avait  indiqué  le  sujet  de  la  pièce. 

4.  On  i>eut  Gonijmref  dans  le  Xicomède  de  (lorneille  (ucie  î,  scène  n,  ver» 


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Bga  BÉRÉNICE. 

D'ailleurs,  vous  le  savez,  en  bannissant  ses  rois, 

Rome  à  ce  nom,  si  noble  et  si  saint  autrefois, 

Attacha  pour  jamais  une  haine  puissante; 

Et  quoiqu'à  ses  Césars  fidèle ,  obéissante, 

Cette  haine,  Seigneur,  reste  de  sa  fierté,  385 

Survit  dans  tous  les  cœurs  après  la  liberté. 

Jules,  qui  le  premier  la  soumit  à  ses  armes, 

Qui  fit  taire  les  lois  dans  le  bruit  des  alarmes , 

Brûla  pour  Cléopatre,  et  sans  se  déclarer, 

Seule  dans  TOrient  la  laissa  soupirer.  390 

Antoine,  qui  Taima  jusqu'à  Tidolàtrie, 

Oublia  dans  son  sein  sa  gloire  et  sa  patrie , 

Sans  oser  toutefois  se  nommer  son  époux. 

Rome  Talla  chercher  jusques  à  ses  genoux. 

Et  ne  désarma  point  sa  fureur  vengeresse,  39  5 

Qu'elle  n'eût  accablé  l'amant  et  la  maîtresse. 

Depuis  ce  temps ,  Seigneur,  Caligula ,  Néron , 

Monstres  dont  à  regret  je  cite  ici  le  nom , 

Et  qui  ne  conservant  que  la  figure  d'homme , 

Foulèrent  à  leurs  pieds  toutes  les  lois  de  Rome ,         400 

Ont  craint  cette  loi  seule,  et  n'ont  point  à  nos  yeux 

Allumé  le  flambeau  d'un  hymen  odieux. 

Vous  m'avez  commandé  surtout  d'être  sincère. 

De  l'afiranchi  Pallas  nous  avons  vu  le  frère. 

Des  fers  de  Claudius  Félix  encor  flétri ,  40  ^ 

De  deux  reines.  Seigneur,  devenir  le  mari*; 

1 56-182)  le  passage  où  Tiicomède  rappelle  ironiquement  à  Atule  ces  maximes 
de  Rome. 

I .  «  Ce  Félix  si  connu  par  Tacite  et  par  Josèphe,  dît  Tabbé  du  Bos  {Réflexions 
critiqués^  ï**  partie,  section  xxix),  nVpousa  jamais  qu*une  reine  ou  fille  d*un 
sang  royal,  qui  fut  Drusille.  »  LVrudition  de  Tablié  du  Bos  est  en  défaut. 
Clwdius  ou  Antonius  Félix  fut,  suivant  Suétone  {Claudius^  chapitre  xxvni), 
le  mari  de  trois  reines,  <«  trium  reginarum  maritus  ;  »  et  diaprés  Suétone,  Cor- 
.    neiUe  a  dit  dans  Othon  (vers  5io)  : 

Sous  Claude  on  vit  Félix  le  maii  de  trois  reinfs. 
—  Tadte  (Histoires,  livre  V,  chapitre  ix)  nomme  Tune  de  cet  reines  :  Dmsiliey 


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ACTE   II,   SCÈNE   II.  BgS 

Et  s'il  faut  jusqu'au  bout  que  je  vous  obéisse/ 

Ces  deux  reines  étoient  du  sang  de  Bérénice. 

£t  vous  croiriez  pouvoir,  sans  blesser  nos  regards  S 

Faire  entrer  une  reine  au  lit  de  nos  Césars,  410 

Tandis  que  TOrient  dans  le  lit  de  ses  reines 

Voit  passer  un  esclave  au  sortir  de  nos  chaînes  ? 

C'est  ce  que  les  Romains  pensent  de  votre  amour  ; 

Et  je  ne  réponds  pas ,  avant  la  fin  du  jour,   « 

Que  le  sénat,  chargé  des  vœux  de  tout  FEmpire,        4 1 5 

Ne  vous  redise  ici  ce  que  je  viens  de  dire; 

Et  que  Rome  avec  lui  tombant  à  vos  genoux. 

Ne  vous  demande  un  choix  digne  d'elle  et  de  vous. 

Vous  pouvez  préparer,  Seigneur,  votre  réponse. 

TITUS. 

Hélas  !  à  quel  amour  on  veut  que  je  renonce  !  4^0 

PAULIN. 

Cet  amour  est  ardent,  il  le  faut  confesser. 

TITUS. 

Plus  ardent  mille  fois  que  tu  ne  peux  penser, 

Paulin.  Je  me  suis  fait  un  plaisir  nécessaire 

De  la  voir  chaque  jour,  de  l'aimer,  de  lui  plaire. 

J'ai  fait  plus  (je  n'ai  rien  de  secret  à  tes  yeux)  :  4a 5 

J'ai  pour  elle  cent  fois  rendu  grâces  aux  Dieux 

D'avoir  choisi  mon  père  au  fond  de  l'Idumée, 

D'avoir  rangé  sous  lui  l'Orient  et  l'armée. 

Et  soulevant  encor  le  reste  des  humains , 

Remis  Rome  sanglante  en  ses  paisibles  mains.  4  3o 

J'ai  même  souhaité  la  place  de  mon  père , 

Moi,  Paulin,  qui  cent  fois,  si  le  sort  moins  sévère 

petite-fine  d'Antoine  et  de  Cléopatre.  Racine  ■  pu  dire  qaVlIe  était  du  sang 
de  Bérénice,  «foi  descendait  aussi  de  Oéopatre.  Josèpbe  {Antiquités  juives , 
livre  XX,  chapitre  tu)  en  ^t  connaître  une  aalre,  qui  s'appelait  également 
Drusille,  et  qui  était  sœur  d'Agrippa  et  de  Bérénice.  On  ne  connaît  pas  la 
troisième.  Félix  était,  ainsi  qne  son  frère  PaDas,  un  affranchi  de  Claude. 
I.  Far,  Et  vous  pourries,  Seigneur,  sans  blesser  nos  regards.  (1671-87) 


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394  BÉRÉNICE. 

Eût  voulu  de  sa  vie  étendre  les  liens , 

Aurois  donné  mes  jours  pour  prolonger  les  siens  : 

Tout  cela  (qu'un  amant  sait  mal  ce  qu'il  désire  !  )        435 

Dans  l'espoir  d'élever  Bérénice  à  l'Empire, 

De  reconnoître  un  jour  son  amonr  et  sa  foi, 

Et  de  voir  à  ses  pieds  tout  le  monde  avec  moi. 

Malgré  tout  mon  amour,  Paulin ,  et  tous  ses  charmes  * , 

Après  mille  serments  appuyés  de  mes  larmes ,  440 

Maintenant  que  je  puis  couronner  tant  d'attraits , 

Maintenant  que  je  l'aîme  encor  plus  que  jamais, 

Lorsqu'un  heureux  hymen  ,  joignant  nos  destinées , 

Peut  payer  en  un  jour  les  vœux  de  cinq  années , 

Je  vais,  Paulin....  O  ciel  !  puis-je  le  déclarer?  445 

PAULIN. 

Quoi,  Seigneur? 

TITUS. 

Pour  jamais  je  vais  m'en  séparer. 
Mon  cœur  en  ce  moment  ne  vient  pas  de  se  rendre. 
Si  je  t'ai  fait  parler,  si  j'ai  voulu  t'entendre. 
Je  voulois  que  ton  zèle  achevât  en  secret 
De  confondre  un  amour  qui  se  tait  à  regret.  45o 

Bérénice  a  longtemps  balancé  la  victoire  ; 
Et  si  je  penche  enfin  du  côté  de  ma  gloire , 
Crois  qu'il  m'en  a  coûté ,  pour  vaincre  tant  d'amour, 
Des  combats  dont  mon  cœur  saignera  plus  d'un  jour. 
J'aimois ,  je  soupirois  dans  une  paix  profonde  :  455 

Un  autre  étoit  chargé  de  l'empire  du  monde  ; 
Maître  de  mon  destin,  libre  dans  mes  soupirs, 
Je  ne  rendois  qu'à  moi  compte  de  mes  désirs. 
Mais  à  peine  le  ciel  eut  rappelé  mon  père. 
Dès  que  ma  triste  main  eut  fermé  sa  paupière ,  460 

De  mon  aimable  erreur  je  fus  désabusé  : 

I.  f^ar.  Avec  tont  mon  amour,  Panlin,  et  tous  ses  cbaimes   (1671) 


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ACTE   II,   SCEKE  II.  3gS 

Je  sentis  le  fai-deau  qni  m'étoît  imposé  ; 

Je  connQS  que  bientôt,  loin  d'être  à  ce  que  j'aime. 

Il  falloit,  cher  Paulin,  renoncer  à  moi -même; 

Et  que  le  choix  des  Dieux,  contraire  à  mes  amours,  465 

Livroit  à  l'univers  le  reste  de  mes  jours. 

Rome  observe  aujourd'hui  ma  conduite  nouvelle. 

Quelle  honte  pour  moi ,  quel  présage  pour  elle , 

Si  dès  le  premier  pas ,  renversant  tous  ses  dioits , 

Je  fondoîs  mon  bonheur  sur  le  débris  des  lois  !  470 

Résolu  d'accomplir  ce  cruel  sacrifice , 

J'y  voulus  préparer  la  triste  Bérénice  ; 

Mais  par  où  commencer?  Vingt  fois  depuis  huit  jours 

J'ai  voulu  devant  elle  en  ouvrir  le  discours; 

Et  dès  le  premier  mot  ma  langue  embarrassée  47  ^ 

Dans  ma  bouche  vingt  fois  a  demeuré  glacée. 

J'espérois  que  du  moins  mon  trouble  et  ma  douleur 

Lui  feroit*  pressentir  notre  commun  malheur; 

Mais  sans  me  soupçonner,  sensible  à  mes  alarmes , 

Elle  m'offre  sa  main  pour  essuyer  mes  larmes  ;  480 

Et  ne  prévoit  rien  moins  dans  cette  obscurité 

Que  la  fin  d'un  amour  qu'elle  a  trop  mérité*. 

Enfin  j'ai  ce  matin  rappelé  ma  constance  : 

D  faut  la  voir,  Paulin ,  et  rompre  le  silence. 

J'attends  Antiochus  pour  lui  recommander  4  8  $ 

Ce  dépôt  précieux  que  je  ne  puis  garder. 

Jusque  dans  l'Orient  je  veux  qu'il  la  remène*. 

Demain  Rome  avec  lui  verra  partir  la  Reine. 


I ..  Il  y  à/eroity  au  singolier,  dans  toutes  les  éditions  publiées  da  TiTmat  de 
Raciiie. 

a.  f^ar.  Que  la  perte  d*uii  cœur  qu'elle  a  trop  nicrité.  (1671)^ 
3.  Les  éditions  du  dix-septième  siècle  out  :  rcmeine.  C'est  l'orUiognphe 
constante,  et  non  pas  seulement  accidentelle  pour  rimer  avec  Reine^  du  rerbe 
mener  à  ce  temps. —  L'édition  de  1680  et  celle  de  1713  portent  :  rameine^  et, 
à  leur  exemple,  plusieurs  impressions  modernes,  entre  autres  celle  de  Geoffroy  : 
rttmène. 


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396  BÉRÉNICE. 

Elle  en  sera  bientôt  instniite  par  ma  voix , 

Et  je  vais  lui  parler  pour  la  dernière  fois.  490 

PAULIN. 

Je  n'attendois  pas  moins  de  cet  amour  de  gloire 

Qui  partout  après  vous  attacha  la  victoire. 

La  Judée  asservie ,  et  ses  remparts  fumants , 

De  cette  noble  ardeur  étemels  monuments , 

Me  répondoient  assez  que  votre  grand  courage  4  9  5 

Ne  voudroit  pas,  Seigneur,  détruire  son  ouvrage; 

Et  qu'un  héros  vainqueur  de  tant  de  nations 

Sauroit  bien,  tôt  ou  tard ,  vaincre  ses  passions. 

TITUS. 

Ah  !  que  sous  de  beaux  noms  cette  gloire  est  cruelle  ! 

Combien  mes  tristes  yeux  la  trouveroient  plus  belle,  5 00 

S'il  ne  falloit  encor  qu'affronter  le  trépas  ! 

Que  dis-je  ?  Celte  ardeur  que  j'ai  pour  ses  appas, 

Bérénice  en  mon  sein  l'a  jadis  allumée. 

Tu  ne  l'ignores  pas  :  toujours  la  Renommée 

Avec  le  même  éclat  n'a  pas  semé  mon  nom.  5o5 

Ma  jeunesse,  nourrie  à  la  cour  de  Néron  S 

S'égaroit,  cher  Paulin,  par  l'exemple  abusée. 

Et  suivoit  du  plaisir  la  pente  trop  aisée. 

Bérénice  me  plut.  Que  ne  fait  point  un  cœur 

Pour  plaire  à  ce  qu'il  aime,  et  gagner  son  vainqueur? 

Je  prodiguai  mon  sang;  tout  fit  place  à  mes  armes. 

Je  revins  triomphant.  Mais  le  sang  et  les  larmes 

Ne  me  sufBsoient  pas  pour  mériter  ses  vœux  : 

J'entrepris  le  bonheur  de  mille  malheureux. 

On  vit  de  toutes  parts  mes  bontés  se  répandre^  :         5  x  5 

Heureux  !  et  plus  heureux  que  tu  ne  peux  comprendre , 

Quand  je  pouvois  paroître  à  ses  jeuT  satisfaits 


I.  «  Edacatns  in  anla  cum  BritaDnico  simul.  »  (Suétone,  7V/iw,  cliipitre  ii.) 
a.  F'ar^  Bfta  main  avec  plaisir  apprit  à  ae  répandre.  (1671) 


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ACTE  II,  SCENE  II.  397 

Chargé  de  mille  cœurs  conquis  par  mes  bienfaits  ! 

Je  lui  dois  tout,  Paulin.  Récompense  cruelle  ! 

Tout  ce  que  je  lui  dois  va  retomber  sur  elle.  Sao 

Pour  prix  de  tant  de  gloire  et  de  tant  de  vertus , 

Je  lui  dirai  :  «  Partez,  et  ne  me  voyez  plus.  » 

PAULIN. 

Hé  quoi  ?  Seigneur,  hé  quoi  ?  cette  magnificence 
Qui  va  jusqu'à  TEuphraie  étendre  sa  puissance. 
Tant  d'honneurs ,  dont  l'excès  a  surpris  le  sénat,       s^S 
Vous  laissent-ils  èncor  craindre  le  nom  d'ingrat  ? 
Sur  cent  peuples  nouveaux  Bérénice  commande. 

TITUS. 

Foibles  amusements  d'une  douleur  si  grande*! 
Je  connois  Bérénice ,  et  ne  sais  que  trop  bien 
Que  son  cœur  n'a  jamais  demandé  que  le  mien.  53 o 

Je  l'aimai,  je  lui  plus.  Depuis  cette  journée 
(Dois-je  dire  funeste ,  hélas  !  ou  fortunée  ?) , 
Sans  avoir  en  aimant  d'objet  que  son  amour , 
Étrangère  dans  Rome  ,  inconnue  à  la  cour, 
Elle  passe  ses  jours ,  Paulin ,  sans  rien  prétendre       5  3  5 
Que  quelque  heure  à  me  voir,  et  le  reste  à  m'attendre. 
Encor  si  quelquefois  un  peu  moins  assidu 
Je  passe  le  moment  où  je  suis  attendu , 
Je  la  revois  bientôt  de  pleurs  toute  trempée. 
Ma  main  à  les  sécher  est  longtemps  occupée.  540 

Enfin  tout  ce  qu'Amour  a  de  nœuds  plus  puissants , 
Doux  reproches ,  transports  sans  cesse  renaissants , 
Soin  de  plaire  sans  art ,  crainte  toujours  nouvelle, 
Beauté,  gloire,  vertu,  je  trouve  tout  en  elle. 
Depuis  cinq  ans  entiers  chaque  jour  je  la  vois,  54  5 

* 

z.  Solatia  luetut 

Exigua  ingentis. 

(Virgile,  Enéide ^  IhrcXI,  vers  6a  et  63.) 


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398  BÉRÉNICE, 

Et  croîs  toujours  la  voir  pour  la  première  fois. 

N'y  songeons  plus.  Allons,  cher  Paulin  :  plus  j'y  pense, 

Plus  je  sens  chanceler  ma  cruelle  constance. 

Quelle  nouvelle ,  ô  ciel  !  je  lui  vais  annoncer  ! 

Encore  un  coup ,  allons ,  il  n'y  faut  plus  penser.        5  5o 

Je  connois  mon  devoir,  c'est  à  moi  de  le  suivre  : 

Je  n'examine  point  si  j'y  pourrai  survivre. 


SCÈNE  III. 
TITUS,  PAULIN,  RUTILE. 

RUTILE. 

Bérénice,  Seigneur,  demande  à  vous  parler. 

Trrus. 
Ah!  Paulin. 

PAULIN. 

Quoi?  déjà  vous  semblez  reculer  ? 
De  vos  nobles  projets,  Seigneur,  qu'il  vous  souvienne* 
Voici  le  temps. 

TITUS. 

Hé  bien,  voyons-la.  Qu'eUe  vienne. 


SCENE  IV. 

BÉRÉNICE,  TITUS,  PAULIN,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE., 

Ne  VOUS  ofTensez  pas  si  mon  zèle  indiscret 
De  votre  solitude  interrompt  le  secret. 
Tandis  qu'autour  de  moi  votre  cour  assemblée 

I.  Far.  D«  tos  nobles  desseins,  Seigneur,  qu'il  vous  souvienne.  (167 1) 


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ACTE  II,  SCENE  IV.  899 

Retentit  des  bienfaits  dont  vous  m'avez  comblée,       56 o 
Est-il  juste,  Seigneur,  que  seule  en  ce  moment 
Je  demeure  sans  voix  et  sans  ressentiment  ? 
Mais,  Seigneur  (car  je  sais  que  cet  ami  sincère 
Du  secret  de  nos  cœurs  connoît  tout  le  mystère) , 
Votre  deuil  est  fini,  rien  n'arrête  vos  pas ,  565 

Vous  êtes  seul  enfin  ,  et  ne  me  cherchez  pas. 
Tentends  que  vous  m'ofirez  un  nouveau  diadème , 
Et  ne  puis  cependant  vous  entendre  vous-même. 
Hélas  !  plus  de  repos ,  Seigneur,  et  moins  d'éclat. 
Votre  amour  ne  peut-il  paroître  (]u'au  sénat?  670 

Ah  !  Titus ,  car  enfin  Famour  fuit  la  contrainte 
De  tous  ces  noms  que  suit  le  respect  et  la  crainte. 
De  quel  soin  votre  amour  va-t-il  s'importuner? 
N'a-t-il  que  des  Etats  qu'il  me  puisse  donner? 
Depuis  quand  croyez-vous  que  ma  grandeur  me  touche? 
Un  soupir,  un  regard ,  un  mot  de  votre  bouche , 
Voilà  l'ambition  d'un  cœur  comme  le  mien. 
Voyez-moi  plus  souvent ,  et  ne  me  donnez  rien. 
Tous  vos  moments  sont-ils  dévoués  à  l'Empire  ? 
Ce  cœur,  après  huit  jours,  n'a-t-il  rien  à  me  dire*  ?  58 o 
Qu'im  mot  va  rassurer  mes  timides  esprits  ! 
Mais  parliez- vous  de  moi  quand  je  vous  ai  surpris? 
Dans  vos  secrets  discours  étois-je  intéressée , 
Seigneur?  Étois-je  au  moins  présente  à  la  pensée  ? 

TITUS. 

N'en  doutez  point ,  Madame  ;  et  j'atteste  les  Dieux     58  5 
Que  toujours  Bérénice  est  présente  à  mes  yeux. 
L'absence  ni  le  temps ,  je  vous  le  jure  encore , 
Ne  vous  peuvent  ravir  ce  cœur  qui  vous  adore. 

BERENICE. 

Hé  quoi  ?  vous  me  jurez  une  éternelle  ardeur, 

I.  Var,  Ce  cœur,  depuis  hait  jours,  nVt-il  rien  à  me  dire?  (1671) 


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4oo  BÉRÉNICE. 

Et  vous  me  la  jurez  avec  cette  froideur?  S  go 

Pourquoi  même  du  ciel  attester  la  puissance  ^  ? 
Faut-il  par  des  serments  vaincre  ma  défiance  ? 
Mon  cœur  ne  prétend  point  ^  Seigneur,  vous  démentir, 
Et  je  vous  en  croirai  sur  un  simple  soupir. 

TITUS. 

Madame.... 

BÉRÉNIGB. 

Hé  bien,  Seigneur?  Mais  quoi?  sans  me  répondre 
Vous  détournez  les  yeux,  et  semblez  vous  confondre. 
Ne  m'offrirez-vous  plus  qu*un  visage  interdit? 
Toujours  la  mort  d'un  père  occupe  votre  esprit  ? 
Rien  ne  peut-il  charmer  Tennui  qui  vous  dévore  ? 

TITUS. 

Plût  au  ciel  que  mon  père,  hélas!  vécût  encore  '  !      600 
Que  je  vivois  heureux  ! 

BÉRÉNICE. 

Seigneur,  tous  ces  regrets 
De  votre  piété  sont  de  justes  effets. 
Mais  vos  pleurs  ont  assez  honoré  sa  mémoire  : 
Vous  devez  d'autres  soins  à  Rdme^  à  votre  gloire. 
De  mon  propre  intérêt  je  n'ose  vous  parler.  60 5 

Bérénice  autrefois  pouvoit  vous  consoler  ; 
Avec  plus  de  plaisir  vous  m'avez  écoutée. 
De  combien  de  malheurs  pour  vous  persécutée , 
Vous  ai-je  pour  un  mot  sacrifié  mes  pleurs  !  ' 

Vous  regrettez  un  père  :  hélas  !  foibles  douleurs  !        610 
Et  moi  (ce  souvenir  me  fait  frémir  encore), 
On  vouloit  m' arracher  de  tout  ce  que  j'adore; 
Moi ,  dont  vous  connoissez  le  trouble  et  le  tourment 
Quand  vous  ne  me  quittez  que  pour  quelque  moment; 

1.  Far,  Pourquoi  des  Immorteb  attester  la  puissance?  (1671-87) 

a.  Far,  Plût  aux  Dieux  que  mon  père,  hélas!  vécût  encore!  (1671-87) 


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ACTE  II,  SCENE  IV.  401 

Moi ,  qui  mourrois  le  jour  qu'on  vondroit  m'interdire* 
De  vous.... 

TITUS. 

Madame  9  hélas  !  que  me  venez-vous  dire? 
Quel  temps  choisissez-vous  ?  Ah!  de  grâce,  arrêtez. 
G*est  trop  pour  un  ingrat  prodiguer  vos  bontés. 

BiRBNICB. 

Pour  un  ingrat,  Seigneur  !  Et  le  pouvez- vous  être? 
Ainsi  donc  mes  bontés  vous  fatiguent  peut-être?        690 

TITUS. 

Non,  Madame.  Jamais,  puisqu*il  faut  vous  parler, 
Mon  cœur  de  plus  de  feux  ne  se  sentit  brûler. 
Mais.... 

BÉRÉNICE. 

Achevez. 

TITUS. 

Hélas  ! 

BÉRÉNICE* 

Parlez. 

TITUS. 

Rome....  TEmpire.... 

BÉRÉNICE. 

Hé  bien  ? 

TITUS. 

Sortons ,  Paulin  :  je  ne  lui  puis  rien  dire. 


SCÈNE  V. 
BÉRÉNICE,  PHENICE. 

BÉRÉNICE. 

Quoi?  me  quitter  sitôt,  et  ne  me  dire  rien  ?  6s 5 

1.  ficw.  Moi,  qui  moarrois  le  jour  qu'on  Tiendroit  m'interdire.  (167 1) 
J.  RAGim.  II  a6 


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4oa  BÉRÉNICE. 

Chère  Phénice,  hëlas!  quel  fîmeste  entretien! 
Qa'aî-je  fait?  Qne  veut-il?  Et  que  dit  ce  silence? 

PHiNICB. 

Gomme  vous  je  me  perds  d'autant  plus  que  j*j  pense  * . 
Mais  ne  s'offre-t-il  rien  à  votre  souvenir 
Qui  contre-vousy  Madame,  ait  pu  le  prévenir?  65o 

Voyez ,  examinez. 

B^néiiicE. 
Hélas  !  tu  peux  m'en  croire  : 
Plus  je  veux  du  passé  rappeler  la  mémoire, 
Du  jour  que  je  le  vis  jusqu'à  ce  triste  jour, 
Plus  je  vois  qu'on  me  peut  reprocher  trop  d'amour. 
Mais  tu  nous  entendois.  Il  ne  faut  rien  me  taire.         635 
Parle.  N'ai-je  rien  dit  qui  lui  puisse  déplaire? 
Que  sais-je?  J'ai  peut-être  avec  trop  de  chaleur 
Rabaissé  ses  présents ,  ou  blâmé  sa  douleur. 
N'est-ce  point  que  de  Rome  il  redoute  la  haine? 
n  craint  peut-être,  il  craint  d'épouser  une  reine.       640 
Hélas!  s'il  étoit  vrai....  Mais  non,  il  a  cent  fois 
Rassuré  mon  amour  contre  leurs  dures  lois; 
Cent  fois....  Ah!  qu'il  m'explique  un  silence  si  rude  : 
Je  ne  respire  pas  dans  cette  incertitude. 
Moi ,  jç  vivrois ,  Phénice ,  et  je  pourrois  penser  645 

Qu'il  me  néglige,  ou  bien  que  j'ai  pu  l'offenser? 
Retournons  sur  ses  pas.  Mais  quand  je  m'examine. 
Je  crois  de  ce  désordre  entrevoir  Torigine, 
Phénice  :  il  aura  su  tout  ce  qui  s'est  passé  ; 
L'amour  d'Antiochus  Ta  peut-être  offensé.  6  5© 

Il  attend,  m'a-t-on  dit,  le  roi  de  Comagène. 
Ne  cherchons  point  ailleurs  le  sujet  de  ma  peine. 
Sans  doute  ce  chagrin  qui  vient  de  m'alarmer 
N'est  qu'un  léger  soupçon  facile  à  désarmer. 

I.   Far,  Madane,  je  me  perds  d*aatant  ploa  que  Yj  pense.  (1671) 


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ACTE  II,  SCENE  V.  4o3 

Je  ne  te  vante  point  cette  foible  victoire  ^  655 

Titus.  Âh  !  plût  au  ciel  que  sans  blesser  ta  gloire 
Un  rival  plus  puissant  voulût  tenter  ma  foi, 
Et  pût  mettre  à  mes  pieds  plus  d'empires  que  toi , 
Que  de  sceptres  sans  nombre  il  pût  payer  ma  flamme, 
Que  ton  amour  n'eût  rien  à  donner  que  ton  &me  !      660 
Cest  alors,  cher  Titus,  qu'aimé,  victorieux. 
Tu  verrois  de  quel  prix  ton  cœur  est  à  mes  yeux  ^ . 
Allons,  Phénice,  un  mot  pourra  le  satisfaire. 
Rassurons-nous,  mon  cœur,  je  puis  encor  lui  plaire  : 
Je  me  comptois  trop  tôt  au  rang  des  malheureux.       665 
Si  Titus  est  jaloux,  Titus  est  amoureux. 

I.  La  Zaïre  de  Voltaire  exprime  on  sentiineiit  Kmblable  dans  h  m^ine 
scène  i  de  l'acte  I,  dont  nous  avons  déjà  cité  plus  haot  deox  vers  : 

...  Si  le  ciel  sur  lui  déployant  sa  rigueur, 

Aux  fers  que  j'ai  portés  e&t  condamné  sa  rie,  x 

Si  le  cid  sous  nos  lois  eût  rangé  la  Syrie, 

Ou  mon  amour  me  trompe,  ou  Zaïre  aujourd'hui 

Pour  relever  à  soi  descendroit  jusqu'à  lui. 


nu    DU    SECOND    ACTE. 


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koU  BÉRÉNICE. 


ACTE  III. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

TITUS,  ANTIOCHUS,  ABSACE. 

TITUS. 

Quoi?  Prince,  vous  partiez? Quelle  raison  subite 

Presse  votre  départ,  ou  plutôt  votre  fuite  ? 

YouUez-vous  me  cacher  jusques  à  vos  adieux? 

Est-ce  comme  ennemi  que  vous  quittez  ces  lieux?      670 

Que  diront  avec  moi  la  cour,  Rome,  FEmpire? 

Mais,  comme  votre  ami,  que  ne  puis-je  point  dire^  ? 

De  quoi  m^accusez-vous?  Vous  avois-je  sans  choix 

Confondu  jusqu'ici  dans  la  foule  des  rois? 

Mon  cœur  vous  fut  ouvert  tant  qu'a  vécu  mon  père  :  67  5 

G'étoit  le  seul  présent  que  je  ponvois  vous  faire* 

Et  lorsque  avec  mon  cœur  ma  main  peut  s'épancher. 

Vous  fuyez  mes  bienfaits  tout  prêts  à  vous  chercher? 

Pensez- vous  qu'oubliant  ma  fortune  passée. 

Sur  ma  seule  grandeur  j'arrête  ma  pensée,  680 

Et  que  tous  mes  amis  s'y  présentent  de  loin 

Gomme  autant  d'ineonnus  dont  je  n'ai  plus  besoin? 

Vous-même,  à  mes  regards  qui  vouliez  vous  soustraire, 

Prince,  plus  que  jamais  vous  m'êtes  nécessaire. 

I.  L*édition  de  1807  donntf  ainsi  oe  Tfln  : 

Biais  y  comme  votre  ami ,  que  ne  pnis-je  tous  dire  ? 

pois  la  Harpe  fiut  une  longue  note  poor  blâmer  Racine  d*aToir  omis  pa*  on 
poùu.  M.  Aimé-Martin  indique  ccMnme  varianle  oe  vers  ainsi  défiguré,  que 
nous  avons  trouvé  pour  la  prenûère  fois  dans  TimpressÎMi  d'Amsterdam  de  1760. 


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ACTE  III,  SCENE  I.  4o5 

AiniOGHUS.        é 

Moi  y  Seigneur? 

TITUS. 

Vous. 

ANTIOCHUS. 

Hélas  !  d'un  prince  malheureux 
Que  pouve^vous ,  Seigneur,  attendre  que  des  vœux  ? 

Tmrs. 
Je  n'ai  pas  oublié,  Prince,  que  ma  victoire 
Devoit  à  vos  exploits  la  moitié  de  sa  gloire, 
Que  Rome  vit  passer  au  nombre  des  vaincus 
Plus  d*un  captif  chargé  des  fers  d'Antiochus  ;  690 

Que  dans  le  Gapitole  elle  voit  attachées 
Les  dépouilles  des  Juifs,  par  vos  mains  arrachées. 
Je  n'attends  pas  de  vous  de  ces  sanglants  exploits. 
Et  je  ,veux  seulement  emprunter  votre  voix. 
Je  sais  que  Bérénice,  à  vos  soins  redevable ,  695 

Croit  posséder  en  vous  un  ami  véritable. 
Elle  ne  voit  dans  Rome  et  n'écoute  que  vous; 
Vous  ne  faites  qu'un  cœur  et  qu'une  âme  avec  nous. 
Au  nom  d'une  amitié  si  constante  et  si  belle. 
Employez  le  pouvoir  que  vous  avez  sur  elle.  700 

Voyez-la  de  ma  part. 

ANTIOCmiS. 

Moi?  paroître  à  ses  yeux? 
La  Reine  pour  jamais  a  reçu  mes  adieux. 

Tirus. 
Prince,  il  faut  que  pour  moi  vous  lui  parliez  encore. 

ANTIOCHUS. 

Ah!  parlez-lui,  Seigneur  :  la  Reine  vous  adore. 
Pourquoi  vous  dérober  vous-même  en  ce  moment      705 
Le  plaisir  de  lui  faire  un  aveu  si  charmant? 
EUe  l'attend,  Seigneur,  avec  impatience. 
Je  réponds,  en  partant,  de  son  obéissance  ; 


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4o6  BÉRÉNICE. 

Et  même  elle  m'a  dit  que  prêt  à  réponser. 

Vous  ne  la  verrez  plus  que  pour  l'y  disposer.  7 1  o 

TITUS. 

Ah!  qu'un  aveu  si  doux  auroit  lieu  de  me  plaire  ! 
Que  je  serois  heureux ,  si  j'avois  à  le  faire  ! 
Mes  transports  aujourd'hui  s'attendoient  d'éclater; 
"^Cependant  aujourd'hui,  Prince,  il  fieiut  la  quitter. 

AirriocHUs. 
La  quitter!  Vous,  Seigneur? 

Trrus. 

Telle  est  ma  destinée.     7  1 5 
Pour  elle  et  pour  Titus  il  n'est  plus  d'hyménée. 
D'un  espoir  si  charmant  je  me  flattois  en  vain  : 
Prince,  il  faut  avec  vous  qu'elle  parte  demain. 

ANTIOCHUS. 

Qu'entends-je?  O  ciel! 

TITUS. 

Plaignez  ma  grandeur  importune. 
Maître  de  l'univers ,  je  règle  sa  fortune  ;  720 

Je  puis  faire  les  rois,  je  puis  les  déposer  : 
Cependant  de  mon  cœur  je  ne  puis  disposer. 
Rome,  contre  les  rois  de  tout  temps  soulevée , 
Dédaigne  une  beauté  dans  la  pourpre  élevée. 
L'éclat  du  diadème  et  cent  rois  pour  aïeux  7^5 

Déshonorent  ma  flamme  et  blessent  tous  les  yeux. 
Mon  coetir,  libre  d^ailleurs,  sans  craindre  les  murmures, 
Peut  brûler  à  son  choix  dans  des  flammes  obscures; 
Et  Rome  avec  plaisir  recevroit^  de  ma  main 
La  moins  digne  beauté  qu'elle  cache  en  son  ^in.^       730 
Jules  céda  lui-même  au  torrent  qui  m'entraîne '• 
Si  le  peuple  demain  ne  voit  partir  la  Reine, 

1.  L'édition  de  170a  a  :  reeevoin 

2.  Voyvs  dpdetMt  les  ta»  S87-390. 


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ACTE  III,  SCENE  I.  407 

Demain  elle  entendra  ce  peuple  (urieax 

Me  venir  demander  son  départ  à  ses  yeux. 

Sauvons  de  cet  affront  mon  nom  et  sa  mémoire  ;        735 

Et  puisqu'il  faut  céder,  cédons  à  notre  gloire. 

Ma  bouche  et  mes  regards ,  muets  depuis  huit  jours, 

L'auront  pu  préparer  à  ce  triste  discours. 

Et  même  en  ce  moment,  inquiète,  empressée, 

Elle  veut  qu'à  ses  yeux  j'explique  ma  pensée.  7  io 

D'un  amant  interdit  soulagez  le  tourment  : 

Épai^ez  à  mon  cœur  cet  éclaircissement. 

Allez,  expliquez-lui  mon  trouble  et  mon  silence. 

Surtout  qu'elle  me  laisse  éviter  sa  présence. 

Soyez  le  seul  témoin  de  ses  pleurs  et  des  miens;         7 45 

Portez-lui  mes  adieux,  et  recevez  les  siens. 

Fuyons  tous  deux ,  fuyons  tin  spectacle  funeste , 

Qui  de  notre  constance  accableroit  le  reste. 

Si  l'espoir  de  régner  et  de  vivre  en  mon  coBur 

Peut  de  son  infortune  adoucir  la  rigueur,  750 

Ah!  Piince,  jurez-lui  que  toujours  trop  fidèle, 

Gémissant  dans  ma  cour,  et  plus  exilé  qu'elle, 

Portant  jusqu'au  tombeau  le  nom  de  son  amant, 

Mon  règne  ne  sera  qu'un  long  bannissement, 

Si  le  ciel,  non  content  de  me  l'avoir  ravie,  755 

Veut  encor  m'affliger  par  une  longue  vie.  / 

Vous  que  l'amitié  seule  attache  sur  ses  pas, 

Prince,  dans  son  malheur  ne  l'abandonnez  pas. 

Que  l'Orient  vous  voie  arriver  à  sa  suite; 

Que  ce  soit  un  triomphe,  et  non  pas  une  fuite;  760 

Qu'une  amitié  si  belle  ait  d'éternels  liens; 

Que  mon  nom  soit  toujours  dans  tous  vos  entretiens. 

Pour  rendre  vos  États  plus  voisins  l'un  de  l'autre , 

L'Euphrate  bornera  son  empire  et  le  vôtre. 

Je  sais  que  le  sénat,  tout  plein  de  votre  nom ,  765 

D'une  commune  voix  confirmera  ce  don. 


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4oS  BÉRÉNICE. 

Je  joins  la  Cilicie  à  votre  Comagène  ^ . 

Adieu  :  ne  quittez  point  ma  princesse ,  ma  reine , 

Tout  ce  qui  de  mon  cœur  fut  Tunique  désir, 

Tout  ce  que  j'aimerai  jusqu*an  dernier  soupir.  770 


SCÈNE  IL 
ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ARSÀCB. 

Ainsi  le  ciel  s^appréte  à  vous  rendre  justice. 
Vous  partirez,  Seigneur,  mais  avec  Bérénice. 
Loin  de  vous  la  ravir,  on  va  vous  la  livrer. 

ANTIOCHUS. 

Arsace,  laisse-moi  le  temps  de  respirer. 
Ce  changement  est  grand,  ma  surprise  est  extrême.   775 
Titus  entre  mes  mains  remet  tout  ce  qu'il  aime? 
Dois-je  croire,  grands  Dieux!  ce  que  je  viens  d'ouïr? 
Et  quand  je  le  croirai',  dois-je  m'en  réjouir? 

▲RSACB. 

Mais,  moi-même.  Seigneur,  que  faut-il  que  je  croie? 
Quel  obstacle  nouveau  s'oppose  à  votre  joie  ?  780 

Me  trompiez- vous  tantôt  au  sortir  de  ces  lieux , 
Lorsque  encor  tout  ému  de  vos  derniers  adieux , 
Tremblant  d'avoir  osé  s'expliquer  devant  elle , 
Votre  cœur  me  contoit  son  audace  nouvelle? 
Vous  fuyiez*  un  hymen  qui  vous  faisoit  trembler.      785 
Cet  hymen  est  rompu  :  quel  soin  peut  vous  troubler? 


I .  L»  Comagène,  à  rocudent,  touchait  à  la  Cilicie. 

a.  n  7  a  bîeii  le  futur  croirai  dam  tontes  las  éditions  publiées  du  WTant  de 
Racine.  Dans  la  plupart  des  éditions  postérieures,  et  déjà  dans  celles  de  1 702 , 
de  17 13,  de  1728,  de  1786,  on  a  mis  :  croirais ^  croirait, 

3.  Vousjuyiet  est  le  texte  des  éditions  de  167 1,  de  1676  et  de  1687.  Celle 
de  1S97  donne  :  vouê fuyez. 


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ACTE  III,  SCENE  IL  409 

Suivez  les  doux  transports  où  Famour  vous  invite. 

ANTIOGHUS. 

Arsace ,  je  me  vois  chargé  de  sa  conduite  ; 

Je  jouirai  longtemps  de  ses  chers  entretiens , 

Ses  yeux  même  pourront  s* accoutumer  aux  miens;    790 

Et  peut-être  son  cœur  fera  la  diflTérence 

Des  froideurs  de  Titus  à  ma  persévérance. 

Titus  m*accable  ici  du  poids  de  sa  grandeur  : 

Tout  disparoît  dans  Rome  auprès  de  sa  splendeur; 

Mais  quoique  TOrient  soit  plein  de  sa  mémoire,         795 

Bérénice  y  verra  des  traces  de  ma  gloire. 

ÀRSÂCB. 

N'en  doutez  point,  Seigneur,  tout  succède  à  vos  vœux. 

AimOCHUS. 

Ah  !  que  nous  nous  plaisons  à  nous  tromper  tous  deux  ! 

ARSÀCX. 

Et  pourquoi  nous  tromper? 

ANTIOGHUS. 

Quoi?  je  lui  pourrois  plaire? 
Bérénice  à  mes  vœux  ne  seroit  plus  contraire?  800 

Bérénice  d'un  mot  flatteroit  mes  douleurs? 
Penses-tu  seulement  que  parmi  ses  malheurs, 
Quand  Funivers  entier  négligeroitses  charmes, 
L'ingrate  me  permît  de  lui  donner  des  larmes, 
Ou  qu'elle  s'abaissât  jusques  à  recevoir  8  o  S 

Des  soins  qu'à  mon  amour  elle  croiroit  devoir? 

ARSACB. 

,  Et  qui  peut  mieux  que  vous  consoler  sa  disgrâce? 
Sa  fortune,  Seigneur,  va  prendre  une  autre  face  '. 
Titus  la  quitte. 


I.  Ce  vert  rappeUe  ces  mots  d'Oreste  dans  la  première  •cène  â^Andromaqme 
(▼ers  a)  : 

Bfta  fortune  ▼•  prendre  une  Cmx  nooTefle. 


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4io  BÉRÉNICE. 

autiochus. 
Hélas  !  de  ce  grand  changement 
Il  ne  me  reviendra  que  le  nouveau  tourment  8 1  o 

D*apprendre  par  ses  pleurs  à  quel  point  elle  Taime. 
Je  la  verrai  gémir;  je  la  plaindrai  moi-même. 
Pour  fruit  de  tant  d'amour,  j'aurai  le  triste  emploi 
De  recueillir  des  pleurs  qui  ne  sont  pas  pour  moi. 

arsàcb. 
Quoi?  ne  vous  plairez-vous  qu'à  vous  gêner  sans  cesse? 
Jamais  dans  un  grand  cœur  vit-on  plus  de  foiblesse^? 
Ouvrez  les  yeux,  Seigneur,  et  songeons  entre  nous 
Par  combien  de  raisons  Bérénice  est  à  vous. 
Puisque  aujourd'hui  Titus  ne  prétend  plus  lui  plaire, 
Songez  que  votre  hymen  lui  devient  nécessaire.  8to 

▲NTIOCHUS. 

Nécessaire  !  ' 

ARSACE. 

A  ses  pleurs  accordez  quelques  jours; 
De  ses  premiers  sanglots  laissez  passer  le  cours  : 
Tout  parlera  pour  vous,  le  dépit,  la  vengeance, 
L'absence  de  Titus,  le  temps,  votre  présence, 
Trois  sceptres  que  son  bras  ne  peut  seul  soutenir,       8^5 
Vos  deux  États  voisins,  qui  cherchent  à  s'unir. 
L'intérêt,  la  raison,  l'amitié,  tout  vous  lie. 

AirriocHus.- 
Oui,  je  respire,  Arsace,  et  tu  me  rends  la  vie  *  : 
J'accepte  avec  plaisir  un  présage  si  doux. 
Que  tardons-nous?  Faisons  ce  qu'on  attend  de  nous. 
Entrons  chez  Bérénice;  et  puisqu'on  nous  l'ordonne, 

I .  Racine  8*est  presque  copié  Ini-ménie.  H  avait  dit  aiUeurs  (Andromaqut, 
▼ers  398)  : 

Faut-il  qu'un  si  grand  cœur  montre  tant  de  foiblesse  ? 

2. Far.  Ah!  je  respire,  Arsaoe,  et  tu  me  rends  la  vie.  (1671-87) 


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ACTE  III,  SCENE  IL  411 

Allons  lui  déclarer  que  Titus  rabandonne. 

Mais  plutôt  demeurons.  Que  faisois-je?  Est-ce  à  moi , 

Arsace,  à  me  charger  de  ce  cruel  emploi? 

Soit  vertu ,  soit  amour,  mon  cœur  s'en  effarouche.      835 

L*aimable  Bérénice  entendroit  de  ma  bouche 

Qu'on  Tabandonne  !  Ah  !  Reine ,  et  qui  l'auroit  pensé, 

Que  ce  mot  dût  jamais  vous  être  prononcé  ! 

ARSACE. 

La  haine  sur  Titus  tombera  toute  entière*  : 

Seigneur,  si  vous  parlez,  ce  n'est  qu'à  sa  prière.  S 40 

AIITIOGHUS. 

Non ,  ne  la  voyons  point*  Respectons  sa  douleur  : 
Assez  d'autres  viendront  tui  conter  son  malheur. 
Et  ne  la  crois-tu  pas  assez  infortunée 
D'apprendre  à  quel  mépris  Titus  l'a  condamnée, 
Sans  lui  donner  encor  le  déplaisir  fatal  845 

D'apprendre  ce  mépris*  par  son  propre  rival? 
Encore  un  coup,  fuyons  :  et  par  cette  nouvelle 
N'allons  point  nous  charger  d'une  haine  inmiortelle. 

ARSACE. 

Ah  !  la  voici ,  Seigneur  :  prenez  votre  parti 

ANTIOCHUS. 

Odel! 


SCÈNE  IIL 
BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS,  ARSACE,  PHÉNICE. 

BERENICE. 

Hé  quoi?  Seigneur  !  Vous  n'êtes  point  parti^  ? 

I .  Toute  entière  est  le  texte  de  tontes  les  édjlioos.  L'orthographe  est  la 

plus  beSy  aa  vers  i456. 
9.  Dans  l'édition  de  M.  Aignan,  «  son  mépris  »  a  été  sulistitné  à  «  ce  mépris.  » 
3.  Far,  Enfin,  Seigneur,  tous  n*ètes  point  parti.  (1671-87) 


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4i!à  BÉRÉNICE. 

▲NTIOCHUS. 

Madame ,  je  Tois  bien  que  vous  êtes  déçue, 
Et  que  c*étoit  César  que  cherchoit  votre  vue. 
Mais  n'accusez  que  lui,  si  malgré  mes  adieux 
De  ma  présence  encor  j'importune  vos  yeux. 
Peut-être  en  ce  moment  je  serois  dans  Ostie  S  $SS 

S'il  ne  m'eût  de  sa  cour  défendu  la  sortie. 

BéRÉNICB. 

Il  vous  cherche  vous  seul.  U  nous  évite  tous. 

▲NTIOCHUS. 

Il  ne  m'a  retenu  que  pour  parler  de  vous» 

BiaéNicE. 
De  moi,  Prince! 

ATinOCHUS. 

Oui,  Madame. 

BÉKÉmCM. 

Et  qu'a-t-il  pu  vous  dire? 

ANTIOCHUS. 

Mille  autres  mieux  que  moi  pourront  vous  en  instruire. 

BÉR^ICE. 

Quoi  ?  Seigneur.  • . . 

AMTIOCHUS. 

Suspendez  votre  ressentiment. 
D'autres,  loin  de  se  taire  en  ce  môme  moment, 
Triompheroient  peut-être,  et  pleins  de  confiance 
Céderoient  avec  joie  à  votre  impatience. 
Mais  moi,  toujours  tremblant,  moi,  vous  le  savez  bien, 
A  qui  votre  repos  est  plus  cher  que  le  mien , 
Pour  ne  le  point  troubler,  j'aime  mieux  vous  déplaire, 
Et  crains  votre  douleur  plus  que  votre  colère. 
Avant  la  fin  du  jour  vous  me  justifîrez. 
Adieu,  Madame. 


I .  Cett  k  Ostie  qu'Antiochiu  devait  t*einbarqaer 
voyex  ti-dcuoâf  vert  7a. 


pour  retooiiier  en  Orient  : 


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ACTE  III,  SCENE  IIL  4i3 

BÉmiNIGS. 

O  ciel!  quel  discours!  Demeurez.  870 
Prince,  c'est  trop  cacher  mon  trouble  à  votre  vue* 
Vous  voyez  devant  vous  une  reine  éperdue, 
Qui,  la  mort  dans  le  sein,  vous  demande  deux  mots. 
Vous  craignez,  dites-vous,  de  troubler  9ion  repos; 
Et  vos  refus  cruels,  loin  d'épargner  ma  peine,  875 

Excitent  ma  douleur,  ma  colère,  ma  haine. 
Seigneur,  si  mon  repos  vous  est  si  précieux , 
Si  moi-même  jamais  je  fus  chère  à  vos  yeux, 
Eclaircissez  le  trouble  où  vous  voyez  mon  âme. 
Que  vous  a  dit  Titus? 

ANTIOGHUS. 

Au  nom  des  Dieux,  Madame.... 

BÉR^NICB. 

Quoi?  vous  craignez  si  peu  de  me  désobéir? 

▲NTIOCHUS. 

Je  n'ai  qu'à  vous  parler  pour  me  faire  haïr. 

BÉRiNItB. 

Je  veux  que  vous  parliez. 

ANTIOCHUS. 

Dieux  !  quelle  violence  ! 
Madame,  encore  un  coup,  vous  loûrez  mon  silence. 

BÉRÉNICE. 

Prjg^^dès  ce  moment  contentez  mes  souhaits,         8  8  5 
O^^^B  de  ma  haine  assuré  pour  jamais. 

AlfriOCHUS. 

Madame ,  après  cela ,  je  ne  puis  plus  me  taire. 
Hé  bien,  vous  le  voulez,  il  faut  vous  satisfaire. 
Mais  ne  vous  flattez  point  :  je  vais  vous  annoncer 
Peut-être  des  malheurs  où  vous  n'osez  penser.  S 90 

Je  connois  votre  cœur  :  vous  devez  vous  attendre 
(^e  je  le  vais  frapper  par  l'endroit  le  plus  tendre. 
Titus  m'a  commandé.... 


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4i4  BÉREIfICE. 

bbiUenicx. 

Quoi? 
▲nriocHus. 

De  vous  déclarer 
Qu'à  jamais  Tun  de  Tautre  il  faut  vous  séparer*. 

BÉRÉNICE* 

Nous  séparer?  Qui?  Moi?  Titus  de  Bérénice!  S95 

ANTIOGHUS. 

Il  faut  que  devant  vous  je  lui  rende  justice. 

Tout  ce  que  dans  un  cœur  sensible  et  généreux 

L*amour  au  désespoir  peut  rassembler  d^affreux, 

Je  Tai  vu  dans  le  sien.  Il  pleure,  il  vous  adore. 

Mais  enfin  que  lui  sert  de  vous  aimer  encore  ?  900 

Une  reine  est  suspecte  à  Fempire  romain. 

Il  faut  vous  séparer,  et  vous  partez  demain. 

BERENICE. 

Nous  séparer!  Hélas,  Phénice! 

PHIÊNICB. 

Hé  bien,  Madame, 
Il  faut  ici  montrer  la  grandeur  de  votre  âme» 
Ce  coup  sans  doute  est  rude  :  il  doit  vous  étonner.     905 

BÉRÉNICE. 

Après  tant  de  serments,  Titus  m'abandonner ! 

Titus  qui  me  juroit....  Non,  je  ne  le  puis  croire  : 

n  ne  me  quitte  point,  il  y  va  de  sa  gloire. 

Contre  son  innocence  on  veut  me  prévenir. 

Ce  piège  n*est  tendu  que  pour  nous  désunir.  9 1  o 

Titus  m^aime.  Titus  ne  veut  point  que  je  meure. 

Allons  le  voir  :  je  veux  lui  parler  tout  à  Theure. 

Allons. 


I.  Dins  rédition  de  170a  et  dans  celle  delà  Harpe  (1807)  on  Kt  :  «  Otoiu 
frnt  séparer.  »  Un  pea  plu»  bat^  an  vert  902,  cet  deoz  éditioni  opt  gardé  le 
▼rai  texte  :  «  il  frot  Tooft  aeparer.  » 


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ACTE  III,  SCENE  III.  4iS 

ANTIOCHUS. 

Quoi?  VOUS  pourriez  ici  me  regarder.... 

BBRBNICS. 

Vous  le  souhaitez  trop  pour  me  persuader. 

Non,  je  ne  vous  crois  point.  Mais  quoi  qu'il  en  puisse 

Pour  jamais  à  mes  yeux  gardez-yous  de  paraître',  [être, 

(A  Phénice.) 

Ne  m'abandonne  pas  dans  Tétat  où  je  suis. 
Hélas!  pour  me  tromper  je  fiiis  ce  que  je  puis. 


SCÈNE  IV. 
ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Ne  me  trompé-je  point?  L'aî-je  bien  entendue? 

Que  je  me  garde ,  moi ,  de  paroitre  à  sa  vue  !  930 

Je  m^en  garderai  bien.  Et  ne  par  lois- je  pas. 

Si  Titus  malgré  moi  n'eût  arrêté  mes  pas? 

Sans  doute,  il  faut  partir.  Continuons,  Arsace^. 

Elle  croit  m'affUger  :  sa  haine  me  fait  gr&ce. 

Tu  me  voyois  tantôt  inquiet,  égaré  :  995 

Je  partois  amoureux,  jaloux,  désespéré; 

Et  maintenant,  Arsace,  après  cette  défense , 

Je  partirai  peut-être  avec  indifférence. 

ARSACE. 

Moins  que  jamais.  Seigneur,  il  faut  vous  éloigner. 

ANTIOCHUS.   • 

Moi ,  je  demeurerai  pour  me  voir  dédaigner  ?  930 

Des  froideurs  de  Titus  je  serai  responsable? 


I.  n  7  a  ici  et  on  pea  plus  bat,  an  ytn  989,  paraUrê  (paraûtre),^u  nna, 
dans  tontes  les  anciennes  éditions.  De  même  an  vers  i384  :  reconnaître, 
a.  Far,  AUona,  il  faut  partir.  Continuons,  Arsace.  (1671) 


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4i6  BÉRÉNICE. 

Je  me  Terrai  puni  parce  qu'il  est  coupable? 

Avec  quelle  injustice  et  quelle  indignité 

Elle  doute  à  mes  yeux  de  ma  sincérité! 

Titus  Taime,  dit^lle,  et  moi  je  Tai  trahie.  935 

L'ingrate  !  m'accuser  de  cette  perfidie  ! 

Et  dans  quel  temps  encor?  Dans  le  moment  &tal 

Que  j'étale  à  ses  yeux  les  pleurs  de  mon  rival; 

Que  pour  la  consoler,  je  le  fiaisois  paraître 

Amoureux  et  constant ,  plus  qu'il  ne  Test  peut-être.  940 

ARSÂGB. 

Et  de  quel  soin,  Seigneur,  vous  allez-vous  troubler? 
Laissez  à  ce  torrent  le  temps  de  s'écouler. 
Dans  huit  jours,  dans  un  mois,  n'importe,  il  &ut  qu'il 
Demeurez  seulement.  [passe. 

▲NTIOCHUS» 

Non,  je  la  quitte,  Arsace. 
Je  sens  qu'à  sa  douleur  je  pourrois  compatir  :  945 

Ma  gloire,  mon  repos,  tout  m'excite  à  partir. 
Allons;  et  de  si  loin  évitons  la  cruelle. 
Que  de  longtemps,  Arsace ,  on  ne  nous  parle  d'elle. 
Toutefois  il  nous  reste  encore  assez  de  jour  :| 
Je  vais  dans  mon  palais  attendre  ton  retour.  ^  9$o 

Va  voir  si  la  douleur^  ne  Ta  point  trop  saisie. 
Cours  ;  et  partons  du  moins  assurés  de  sa  vie. 

I.  Ln  éditeon  modernes  (la  Harpe,  Geoffroy,  M.  Aimé-Martm)  ont  rem- 
placé  «  la  douleur  »  par  «  m  douleur.  » 


rm   DD   TEQISIÀlfB   ACTB. 


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ACTE  IV,   SCÈNE  I.  417 


ACTE    IV. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

BÉRÉNIOE,  seule. 

Phénice  ne  vient  point?  Moments  trop  rigoureux, 

Que  vous  paraissez  lents  à  mes  rapides  vœux*  ! 

Je  m'agite,  je  cours,  languissante,  abattue;  955 

La  force  m'abandonne,  et  le  repos  me  tue. 

Phénice  ne  vient  point?  Ah  !  que  cette  longueur 

D'un  présage  funeste  épouvante  mon  cœur  ! 

Phénice  n'aura  point  de  réponse  à  me  rendre. 

Titus,  l'ingrat  Titus  n'a  point  voulu  l'entendre  :         960 

n  fuit,  il  se  dérobe  à  ma  juste  fureur. 


SCÈNE  II. 

BÉRÉNICE,  PHÉNICE. 

BiaiNiCE. 
Chère  Phénice,  hé  bien!  as-tu  vu  l'Empereur? 
Qu'a-t-a  dit?  Viendra-t-il? 

PHÉNICE. 

Oui,  je  l'ai  vu.  Madame, 
Et  j'ai  peint  à  ses  yeux  le  trouble  de  votre  àme. 

I.  «  Je  me  souviens,  dit  Voltaire,  d*aToir  vu  aatrefois  one  tragédie  de 
Saint  Jean-Baptiste f  sapposée  antérieure  à  Béréniee,  dans  bqudle  on  arait 
inséré  tonte  cette  tirade  ponr  iaire  croire  qne  Racine  l'avait  volée.  » 

J.  Racihb.  u  57 


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1 


4iS  BÉRÉNICE. 

Tai  vu  couler  des  pleurs  qu'il  Touloit  retenir.  96 S 

BÉRÉNICE. 

Vient-il? 

PHÉNICB. 

N'en  doutez  point,  Madame,  il  va  venir. 
Mais  voulez- vous  paroître  en  ce  désordre  extrême? 
Remettez-vous,  Madame,  et  rentrez  en  vous-même. 
Laissez-moi  relever  ces  voiles  détachés. 
Et  ces  cheveux  épars  dont  vos  yeux  sont  cachés.        970 
Souffrez  que  de  vos  pleurs  je  répare  Toutrage. 

BÉRÉNICE. 

Laisse,  laisse,  Phénice,  il  verra  son  ouvrage. 

Et  que  m'importe,  hélas!  de  ces  vains  ornements'? 

Si  ma  foi,  si  mes  pleurs,  si  mes  gémissements. 

Mais  que  dis-je ,  mes  pleurs?  si  ma  perte  certaine ,    975 

Si  ma  mort  toute  prête  enfin  ne  le  ramène^. 

Dis-moi,  que  produiront  tes  secours  superflus. 

Et  tout  ce  foible  éclat  qui  ne  le  touche  plus  ? 

PHÉNICE. 

Pourquoi  lui  faites- vous  cet  injuste  reproche  ? 
J'entends  du  bruit.  Madame,  et  l'Empereur  s'approche, 
y^nez,  fuyez  la  foule,  et  rentrons  promptement. 
Vous  l'entretiendrez  seul  dans  votre  appartement. 

I .  Après  ce  vers,  la  Harpe,  Geoffroy  et  M.  Aimé-Martin  ne  mettent  qu'une 
▼i]^^e.  Les  deux  derniers  en  placent  one  aussi  après  le  vers  976,  où  la  Harpe 
a  nn  point  d'interrogation.  Nous  suivons  la  ponctuation  de  toutes  les  anciennes 
éditions.  Nous  suivons  également  ces  éditions  en  écrivant  Et,  et  non  £h  /  au 
commencement  du  vers  973. 

a.  Du»  les  anciennes  éditions,  rameing  :  voyex  ci- dessus,  p.  895,  note  3. 


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ACTE  IV,  SCENE  III.  419 

SCÈNE  III. 

TITUS,  PAULIN,  SUITE. 

TITUS. 

De  la  Reine,  Paulin,  flattez  Finquiétude* . 
Je  vais  la  voii*.  Je  veux  un  peu  de  solitude. 
Que  Ton  me  laisse. 

PAULIN. 

O  ciel  !  que  je  crains  ce  combat  !^  9.8  5 
Grands  Dieux,  sauvez  sa  gloire  et  Thonneur  de  FEtat. 
Voyons  la  Reine. 

SCENE    IV. 

TITUS,   seul. 

Hé  bien  !  Titus,  que  viens- tu  faire? 
Bérénice  t'attend.  Où  viens- tu,  téméraire? 
Tes  adieux  sont-ils  prêts?  T'es-tu  bien  consulté? 
Ton  cœur  te  promet-il  assez  de  cruauté?  990 

Car  enfin  au  combat  qui  pour  toi  se  prépare 
C'est  peu  d'être  constant,  il  faut  être  barbare. 
Soutiendrai-je  ces  yeux  dont  la  douce  langueur 
Sait  si  bien  découvrir  les  chemins  de  mon  cœur? 
Quand  je  verrai  ces  yeux  armés  de  tous  leurs  charmes, 
Attachés  sur  les  miens ,  m'accabler  de  leurs  larmes, 
Me  souviendrai-je  alors  de  mon  triste  devoir? 

I.  Oa  le  théâtre  reste  TÎde,  oa  Titus  Toit  Bérénice  :  8*il  la  Toit,  il  doit 
donc  dire  qu'il  l'éTite,  on  lui  perler.  (Foitaire.)  —  «  H  est  dair,  dit  la  Harpe, 
que  le  théâtre  reste  vide.  »  L*abbé  de  Villars  (p.  a8)  reproche  à  Racine  «c  de  ne 
8*étre  pas  mis  en  peine  de  la  liaison  des  scènes  et  d*aToir  \aiaaè  plusieurs  fois 
le  théâtre  vide.  » 


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Atào  BÉRÉNICE. 

Pourrai-je  dire  enfin  :  «  Je  ne  veux  plus  vous  voir? 

Je  viens  percer  un  cœur  que  j'adore,  qui  m^aime.  » 

Et  pourquoi  le  percer?  Qui  Tordonne?  Moi-même.  looo 

Car  enfin  Rome  a-t-elle  expliqué  ses  souhaits? 

L'entendons-nous  crier  autour  de  ce  palais? 

Vois-je  rÉtat  penchant  au  bord*  du  précipice? 

Ne  le  puis-je  sauver  que  par  ce  sacrifice? 

Tout  se  tait;  et  moi  seul ,  trop  prompt  à  me  troubler. 

J'avance  des  malheurs  que  je  puis  reculer.  ^ 

Et  qui  sait  si  sensible  aux  vertus  de  la  Reine , 

Rome  ne  voudra  point  Tavouer  pour  Romaine  ? 

Rome  peut  par  son  choix  justifier  le  mien. 

Non ,  non ,  encore  un  coup ,  ne  précipitons  rien.      i  o  x  o 

Que  Rome  avec  ses  lois  mette  dans  la  balance 

Tant  de  pleurs,  tant  d'amour,  tant  de  persévérance  : 

Rome  sera  pour  nous....  Titus,  ouvre  les  yeux! 

Quel  air  respires-tu?  N'es-tu  pas  dans  ces  lieux 

Où  la  haine  des  rois ,  avec  le  lait  sucée*,  r  o  1 5 

Par  crainte  ou  par  amour  ne  peut  être  effacée? 

Rome  jugea  ta  reine  en  condamnant  ses  rois. 

N'as-tu  pas  en  naissant  entendu  cette  voix? 

Et  n'as-tu  pas  encore  oui  la  renonmiéer 

Tannoncer  ton  devoir  jusque  dans  ton  armée?  i  oao 

Et  lorsque  Bérénice  arriva  sur  tes  pas , 

Ce  que  Rome  en  jugeoit,  ne  l'en  tendis-tu  pas? 

Faut- il  donc  tant  de  fois  te  le  faille  redire? 

Ah!  lâche,  fais  l'amour,  et  renonce  à  l'Empire'  : 


I.  Les  éditions  de   1687  et  de  1697  ont  l'ancieiuie  oitbogniplie  suteée; 
cdles  de  1671  et  de  1676  portent  sucée. 

a.  Dans  Pédition  de  1768  ce  vers  se  lit  ainsi  : 

Ah  !  lâche ,  Juis  Tamoar,  et  renonce  à  l'Empire. 

La  Harpe  et  Geoffroy,  à  cette  occasion,  prodignent  d'incroyables  injures  à 
r  ancien  éditeur  (Laneau  de  Boisjennain).  Il  nous  parât  t  bien  cependant  qu'il 
ne  s'agit  ici  que  d'une  Csute  d'impression. 


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ACTE  IV,   SCENE  IV.  4^1 

Au  bout  de  l'univers  va ,  cours  te  confiner,  3  ©  2  5 

Et  fais  place  à  des  cœui*s  plus  dignes  de  régner. 

Sont-ce  là  ces  projets  de  grandeur  et  de  gloire 

Qui  dévoient  dans  les  cœurs  consacrer  ma  mémoire  ? 

Depuis  huit  jours  je  règne;  et  jusques  à  ce  jour, 

Qu'ai-je  fait  pour  l'honneur?  J'ai  tout  fait  pour  l'amour. 

D'un  temps  si  précieux  quel  compte  puis-je  rendre? 

Où  sont  ces  heureux  jours  que  je  faisois  attendre? 

Quels  pleurs  ai-je  séchés?  Dans  quels  yeux  satisfaits 

Ai-je  déjà  goûté  le  fruit  de  mes  bienfaits? 

L'univers  a-t-il  vu  changer  ses  destinées?  1  o 3  5 

Sais-je  combien  le  ciel  m'a  compté  de  journées? 

Et  de  ce  peu  de  jours,  si  longtemps  attendus, 

Ah  !  malheureux ,  combien  j'en  ai  déjà  perdus^  ! 

Ne  tardons  plus  :  faisons  ce  que  l'honneur  exige; 
Rompons  le  seul  lien .... 


SCÈNE  V. 

BÉRÉNICE,  TITUS. 

BÉRÉNICE,  en  sortant. 

Non,  laissez-moi,  vous  di&-je. 
En  vain  tous  vos  conseils  me  retiennent  ici  : 
Il  faut  que  je  le  voie.  Ah,  Seigneur!  vous  voici. 

Hé  bien ,  il  est  donc  vrai  que  Titus  m'abandonne  ? 
Il  faut  nous  séparer;  et  c'est  lui  qui  l'ordonne. 

TITUS. 

N'accablez  point ,  Madame ,  un  prince  malheureux.  to\S 


I.  Cest  le  mot  de  Titus  que  Suétone  (Titus,  diapitre  vin)  nous  a  conservé: 
«  Amis,  j'ai  perdu  ma  journée  :  »  a  Recordatus  quondam  super  cœnam  quod 
«(  nihil  cuiquam  toto  die  praestitisset ,  memorabilem  illum  meritoque  laudatam 
(c  vncem  edidit  :  Atnici,  diem  perdidi,  » 


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41111  BÉRÉNICE. 

Il  ne  faut  point,  ici  nous  attendrir  tous  deux^. 

Un  trouble  assez  cruel  m'agite  et  me  dévore , 

Sans  que  des  pleurs  si  cliers  me  déchirent  encore. 

Rappelez  bien  plutôt  ce  cœur,  qui  tant  de  fois 

M*a  fait  de  mon  devoir  reconnoître  la  voix.  loSo 

U  en  est  temps.  Forcez  votre  amour  à  se  taire; 

Et  d'un  œil  que  la  gloire  et  la  raison  éclaire 

Contemplez  mon  devoir  dans  toute  sa  rigueur. 

Vous-même  contre  vous  fortifiez  mon  cœur  : 

Aidez- moi,  s'il  se  peut,  à  vaincre  sa  foibl^se',        io55 

  retenir  des  pleurs  qui  m'échappent  sans  cesse; 

Ou  si  nous  ne  pouvons  commander  à  nos  pleurs, 

Que  la  gloire  du  moins  soutienne  nos  douleurs , 

Et  que  tout  Tunivers  reconnoisse  sans  peine 

Les  pleurs  dTun  empereur  et  les  pleurs  d'une  reine.  1060 

Car  enfin,  ma  princesse,  il  faut  nous  séparer. 

BÉRÉNICE. 

Âh!  cruel,  est-il  temps  de  me  le  déclarer? 

Qu'avez- vous  fait?  Hélas!  je  me  suis  crue  aimée. . 

Au  plaisir  de  vous  voir  mon  âme  accoutumée 

Ne  vit  plus  que  pour  vous.  Ignoriez-vous  vos  lois,    i o65 

Quand  je  vous  l'avouai  pour  la  première  fois? 

A  quel  excès  d'amour  m'avez-vous  amenée  ! 

Que  ne  me  disiez-vous  :  «  Princesse  infortunée. 

Où  vas-tu  t'engager,  et  quel  est  ton  espoir? 

Ne  donne  point  un  cœur  qu'on  ne  peut  recevoir.  »  1070 

Ne  l'avez- vous  reçu ,  cruel ,  que  pour  le  rendre , 

I.  Il  semble  y  avoir  ici  comme  une  réminiscence  de  ces  versdn  vieil  Horace: 

Ah  !  n^attendrissez  point  ici  mes  sentiments.... 
Mon  coear  ne  forme  point  de  pensers  assez  fermes. 

(Horace^  vers  706,  708.) 

a.  Les  éditions  de  170a,   1722,  1728  et  celle  de  M.  Aimé-Martin  ont  ainsi 
changé  ce  vers  : 

Aidex-moi,  s*i]  se  peut,  à  vaincre  ma  foiblesse. 


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ACTE  IV,  SCENE  V.  4*3 

Quand  de  tos  seules  mains  ce  cœur  voudroit  dépendre? 
Tout  FEmpire  a  vingt  fois  conspiré  contre  nous. 
Il  étoit  temps  encor  :  que  ne  me  quittiez-vous? 
Mille  raisons  alors  consoloient  ma  misère  :  1 07 S 

Je  pouYois  de  ma  mort  accuser  votre  père , 
Le  peuple,  le  sénat,  tout  Tempire  romain, 
Tout  Tunivers,  plutôt  qu*une  si  chère  main. 
Leur  haine,  dès  longtemps  contre  moi  déclarée, 
M*avoit  à  mon  malheur  dès  longtemps  préparée.      1080 
Je  n'aurois  pas ,  Seigneur,  reçu  ce  coup  cruel 
Dans  le  temps  que  j'espère  un  bonheur  immortel; 
Quand  votre  heureux  amour  peut  tout  ce  qu'il  désire , 
Lorsque  Rome  se  tait ,  quand  votre  père  expire , 
Lorsque  tout  Tunivers  fléchit  à  vos  genoux ,  i  o  8  5 

Enfin  quand  je  n*ai  plus  à  redouter  que  vous. 

TITUS. 

Et  c'est  moi*seul  aussi  qui  pouvois  me  détruire. 

Je  pouvois  vivre  alors  et  me  laisser  séduire. 

Mon  cœur  se  gardoit  bien  d'aller  dans  l'avenir 

Chercher  ce  qui  pouvoit  un  jour  nous  désunir.  1090 

Je  voulois  qu'à  mes  vœux  rien  ne  f&t  invincible  ; 

Je  n'examinois  rien,  j'espérois  l'impossible. 

Que  sais-je  ?  j'espérois  de  mourir  à  vos  yeux , 

Avant  que  d'en  venir  à  ces  cruels  adieux. 

Les  obstacles  sembloient  renouveler  ma  flamme.       z  u  9  S 

Tout  l'Empire  parloit;  mais  la  gloire,  Madame, 

Ne  s'étoit  point  encor  fait  entendre  à  mon  cœur 

Du  ton  dont  elle  parle  au  cœur  d'un  empereur. 

Je  sais  tous  les  tourments  où  ce  dessein  me  livre; 

Je  sens  bien  que  sans  vbus  je  ne  saurois  plus  vivre,  1 1 00 

Que  mon  cœur  de  moi-même  est  prêt  à  s'éloigner; 

Mais  il  ne  s'agit  plus  de  vivre ,  il  faut  régner. 

BERENICE. 

Hé  bien  !  régnez,  cruel;  contentez  votre  gloire  ; 


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424  BÉRÉNICE. 

Je  ne  dispute  plus.  Tatlendois,  pour  vous  croire, 
Que  cette  même  bouche ,  après  mille  serments  x  i  o  5 

D'un  amour  qui  devoit  unir  tous  nos  moments, 
Cette  bouche,  à  mes  yeux  s'avouant  infidèle, 
M'ordonnât  elle-même  une  absence  éternelle. 
Moi-même  j'ai  voulu  vous  entendre  en  ce  lieu. 
Je  n'écoute  plus  rien  ;  et  pour  jamais,  adieu.  i  x  i  o 

Pour  jamais  !  Âh  !  Seigneur,  songez-vous  en  vous-même 
Combien  ce  mot  cruel  est  affreux  quand  on  aime? 
Dans  un  mois ,  dans  un  an ,  comment  souffrirons-nous , 
Seigneur,  que  tant  de  mers  me  séparent  de  vous? 
Que  le  jour  recommence ,  et  que  le  jour  finisse ,        1 1 1 5 
Sans  que  jamais  Titus  puisse  voir  Bérénice, 
Sans  que  de  tout  le  jour  je  puisse  voir  Titus  ? 
Mais  quelle  est  mon  erreur,  et  que  de  soins  perdus  ! 
L'ingrat,  de  mon  départ  consolé  par  avance, 
Daignera- t-il  compter  les  jours  de  mon  absence  ?    x  x  so 
Ces  jours  si  longs  pour  moi  lui  sembleront  trop  courts. 

TITUS. 

Je  n'aurai  pas.  Madame ,  à  compter  tant  de  jours. 

J'espère  que  bientôt  la  triste  renommée 

Vous  fera  confesser  que  vous  étiez  aimée. 

Vous  verrez  que  Titus  n'a  pu  sans  expirer. ...  i  x  a  5 

BÉRÉNICE. 

Ah!  Seigneur,  s'il  est  vrai,  pourquoi  nous  séparer? 
Je  ne  vous  parle  point  d'un  heureux  hyménée  : 
Rome  à  ne  vous  plus  voir  m'a-t-elle  condamnée? 
Pourquoi  m'enviez-vous  l'air  que  vous  respirez? 

TITUS. 

Hélas  !  vous  pouvez  tout.  Madame.  Demeurez  :        1 1 3o 

Je  n'y  résiste  point  ;  mais  je  sens  ma  foiblesse  : 

Il  faudra  vous  combattre  et  vous  craindre  sans  cesse. 

Et  sans  cesse  veiller  à  retenir  mes  pas 

Que  vers  vous  à  toute  heure  entraînent  vos  appas. 


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ACTE  IV,  SCENE  V.  4a5 

Que  dis-je  ?  En  ce  moment  mon  cœar,  hors  de  lui-même, 
S'oublie,  et  se  souvient  seulement  qu'il  vous  aime. 

BERENICE. 

Hé  bien,  Seigneur,  hé  bien  !  qu'en  peut-il  arriver? 
Voyez-vous  les  Romains  prêts  à  se  soulever? 

TITUS. 

£t  qui  sait  de  quel  œil  ils  prendront  cette  injure  ? 

S'ils  parlent ,  si  les  cris  succèdent  au  murmure ,         1140 

Faudra-t-il  par  le  sang  justifier  mon  choix  ? 

S'ils  se  taisent.  Madame,  et  me  vendent  leurs  lois, 

  quoi  m'exposez-Yous  ?  Par  quelle  complaisance 

Faudra-t-il  quelque  jour  payer  leur  patience  ? 

Que  n'oseront-ils  point  alors  me  demander  ?  i  x  4  5 

Maintiendrai-je  des  lois  que  je  ne  puis  garder  ? 

BéRÉNICE. 

Vous  ne  comptez  pour  rien  les  pleurs  de  Bérénice. 

TITUS. 

Je  les  compte  pour  rien?  Âh  ciel  !  quelle  injustice  ! 

BÉRÉfflCE. 

Quoi  ?  pour  d'injustes  lois  que  vous  pouvez  changer. 
En  d'éternels  chagrins  vous-même  vous  plonger?    x  z 5o 
Rome  a  ses  droits,  Seigneur  :  n'avez-vous  pas  les  votives? 
Ses  intérêts  sont-ils  plus  sacrés  que  les  nôtres? 
Dites,  parlez. 

TITUS. 

Hélas  !  que  vous  me  déchirez  ! 
BéaÉNics, 
Vous  êtes  empereur,  Seigneur,  et  vous  pleurez*  ! 

1.  Ce  yen  si  connu  faisait  allusion  à  cette  réponse  de  Bille  Mancini  k 
Louis  XIV  :  «  Vous  m'aimez,  vous  êtes  roi,  et  je  pars.  »  (f^oltaire,)  Cette 
même  réponse  avait  déjà  été  mise  en  vers  dans  une  petite  pièce,  dont  le  titre 
est  :  Preuves  d*amour^  et  qui  a  été  insérée  an  tome  II,  p.  194,  des  SeiUimens 
d'amour  tirés  des  meilleurs  poètes  tnodemes  f>ar  le  sieur  de  CorhinelU  (Puis, 
M.DC.LXV)  : 

Alcandre  étoit  aux  pieds  d*Aminte, 
Le  ccBur  gros  de  soupirs,  la  langueor  dans  les  jeux  *, 


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4a6  BÉRÉNICE. 

TITUS. 

Oui ,  Madame ,  il  est  vrai ,  je  pleure ,  je  soupire ,     f  1 5  5 

Je  frémis.  Mais  enfin ,  quand  j'acceptai  TEmpire, 

Rome  me  fit  jurer  de  maintenir  ses  droits  : 

n  les  faut  maintenir.  Déjà  plus  d'une  fois  ' 

Rome  a  de  mes  pareils  exercé  la  constance. 

Ah  !  si  vous  remontiez  jusquesli  sa  naissance ,  1 1 6  o 

Vous  les  verriez  toujours  à  ses  ordres  soumis*. 

L'un ,  jaloux  de  sa  foi ,  va  chez  les  ennemis 

Chercher  y  avec  la  mort,  la  peine  toute  prête*  ; 

D*un  fils  victorieux  l'autre  proscrit  la  tête*; 

L'autre ,  avec  des  yeux  secs  et  presque  indifférents  j 


Et  mine  serments  amoureux 

Aocompagnoient  sa  triste  plainte. 
EUe,  ne  se  payant  de  pleurs  ni  de  sanglots, 

Baniussant  alors  toute  crainte. 

Loi  répondit  en  peu  de  mots  t 

«  Je  croy  que  mon  départ  tous  toncbe» 

Qu'il  TOUS  accable  de  douleur. 

Et  que  TOUS  avez  dans  le  cœur 

Ce  que  tous  avez  dans  la  bouche  \ 
Je  croy  tous  vos  serments  et  tout  ce  que  je  voy  ; 
Mais  enfin  je  pars,  Sire,  et  vous  êtes  le  Roy.  > 

Aux  premières  représentations ,  s*il  fallait  en  croire  Tabbé  de  Villan  (p.  3? 
•t  38),  le  vers  de  Racine ,  qui  traduit  le  mot  de  Mlle  Mandni,  aurait,  on  se 
demande  pourquoi,  fait  rire  les  spectateurs  :  c  Bérénice  prend  ce  foible  empe» 
renr  par  tant  d'endroits  qu'elle  le  tourne  enfin  en  ridicule,  et  qu'elle  a  toiqoart 
fait  et  fera  toujours  rire  le  spectateur  pour  ce  vers  qu'elle  dit  à  propos  pour 
sécher  les  larmes  qu'elle  a  voit  causées.  » 

I .  Dans  l'édition  de  M.  Aimé-Martin  on  lit  ce  vert  ainti  : 

Je  dois  les  maintenir.  Déjà  plus  d'une  fois. 

s.  f^ar.  Vous  les  verriez  toujours,  jaloux  de  leur  devoir, 
De  tons  les  autres  noeuds  oublier  le  pouvoir  : 
[Malheureux!  mais  toujours  la  patrie  et  la  gloire.]  (167 1) 

3.  Régulus,  qui  alla  se  livrer  aux  Carthaginois  pour  tenir  son  serment. 

4.  Bfanlins  Torquatus.  U  fit  trancher  la  tête  à  son  fils,  vainqueur,  sans  la 
permission  de  ses  che£i,  du  Latin  qui  l'avait  défié  en  combat  singulier  : 

Smvumque  securi 

Atpiee  Torqwxtum 

(Enéide,  livre  VI,  vers  8a5  et  8a6.) 


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ACTE  IV,  SCENE  V.  «a; 

Voit  mourir  ses  deux  fils,  par  son  ordre  expirants  *. 

Malheureux  !  niais  toujours  la  patrie  et  la  gloire 

Ont  parmi  les  Romains  remporté  la  victoire*. 

Je  sais  qu'en  vous  quittant  le  malheureux  Titus 

Passe  Taustérité  de  toutes  leurs  vertus;  1x70 

Qu'elle  n'approche  point  de  cet  efiTort  insigne. 

Mais,  Madame,  après  tout,  me  croyez- vous  indigne 

De  laisser  un  exemple  à  la  postérité , 

Qui  sans  de  grands  efforts  ne  puisse  être  imité? 

BÉRÉNICE. 

Non,  je  crois  tout  facile  à  votre  barbarie.  117* 

Je  vous  crois  digne,  ingrat,  de  m'arracher  la  vie. 

De  tous  vos  sentiments  mon  cœur  est  éclairci. 

Je  ne  vous  parle  plus  de  me  laisser  ici. 

Qui  ?  moi  ?  j'aurois  voulu,  honteuse  et  méprisée , 

D'un  peuple  qui  me  hait  soutenir  la  risée  ?  1 1 S  o 

J'ai  voulu  vous  pousser  jusquetTli  ce  refus. 

C'en  est  fait,  et  bientôt  vous  ne  me  craindrez  plus. 

N'attendez  pas  ici  que  j'éclate  en  injures. 

Que  j'atteste  le  ciel ,  ennemi  des  parjures. 

Non ,  si  le  ciel  encore  est  touché  de  mes  pleurs,       1 1 8 5 

Je  le  prie  en  mourant  d'oublier  mes  douleurs. 

Si  je  forme  des  vœux  contre  votre  injustice , 

Si  devant  que  mourir  la  triste  Bérénice 

Vous  veut  de  son  trépas  laisser  quelque  vengeur, 

I.  Bratos.  Il  Et  mourir  set  deux  fils,  qui  aTaient  conspiré  pour  les  Twrquins. 

....  Natosque  pater^  nova  bella  moventes, 
Ad  /HBnam  pulchra  pro  liber tate  voeabit, 

(Enéide,  livre  VI,  vers  8a  i  et  8aa.) 

a.         Infelixl  uteumque  ferent  ea  facta  minores  ; 

Vineet  amor  pairim,  lauduntfua  immensa  cupido, 

{Ibidem  y  vert  8a3  et  8a4*) 
Racine ,  en  écrivant  cette  tirade  dt  Titus,  avait  présent  à  la  mémoire  le  pas- 
sage du  sixième  livre  de  V Enéide^  d*où  nous  avons  tiré  let  dtationt  préoé- 
dcntes. 


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4^8  BÉRÉISICE. 

Je  ne  le  cherche,  ingrat,  qu'au  fond  de  votre  cœur.  1 1 90 

Je  sais  que  tant  d*amour  n'en  peut  être  effacée  ; 

Que  ma  douleur  présente,  et  ma  bonté  passée, 

Mon  sang,  qu'en  ce  palais  je  veux  même  yerser, 

Sont  autant  d'ennemis  que  je  vais  vous  laisser  ; 

Et  sans  me  repentir  de  ma  persévérance ,  1 1 9  5 

Je  me  remets  sur  eux  de  toute  ma  vengeance. 

Adieu. 

SCÈNE  VI. 
TITUS,    PAULIN. 

PAULIIf. 

Dans  quel  dessein  vient-elle  de  sortir 
Seigneur  ?  Est-elle  enfin  disposée  à  partir? 

TITUS, 

Paulin,  je  suis  perdu,  je  n'y  pourrai  survivre. 

La  Reine  veut  mourir.  Allons,  il  faut  la  suivre.         i  aoo 

Courons  à  son  secours. 

PAULIN. 

Hé  quoi?  n'avez-vous  pas 
Ordonné  dés  tantôt  qu'on  observe  ses  pas  ? 
Ses  femmes ,  à  toute  heure  autour  d'elle  empressées , 
Sauront  la  détourner  de  ces  tristes  pensées. 
Non,  non,  ne  craignez  rien.  Voilà  les  plus  grands  coups. 
Seigneur  :  continuez,  la  victoire  est  à  vous. 
Je  sais  que  saqs  pitié  vous  n'avez  pu  l'entendre  ; 
Moi-même  en  la  voyant  je  n'ai  pu  m* en  défendre. 
Mais  regardez  plus  loin  :  songez ,  en  ce  malheur. 
Quelle  gloire  va  suivre  un  moment  de  douleur,         i  a  i  o 
Quels  applaudissements  l'univers  vous  prépare , 
Quel  rang  dans  l'avenir. 

Trrus. 
Non ,  je  suis  un  barbare. 


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ACTE  IV,  SCÈNE  VI.  4^9 

Moi-même  je  me  hais.  Néron,  tant  détesté , 

N*a  point  à  cet  excès  poussé  sa  cruauté. 

Je  ùe  souffrirai  point  que  Bérénice  expire.  i  a  1 5 

Allons ,  Rome  en  dira  ce  qu'elle  en  voudra  dire. 

PAULIN. 

Quoi,  Seigneur.^ 

Trrus. 
Je  ne  sais,  Paulin ,  ce  que  je  dis  : 
L'excès  de  la  douleur  accable  mes  esprits. 

PAULIN. 

Ne  troublez  point  le  cours  de  votre  renommée  : 

Déjà  de  vos  adieux  la  nouvelle  est  semée*.  laao 

Rome,  qui  gémissoit,  triomphe  avec  raison; 

Tous  les  temples  ouverts  fument  en  votre  nom; 

Et  le  peuple  élevant  vos  vertus  jusqu'aux  nues. 

Va  partout  de  lauriers  couronner  vos  statues. 

TITUS. 

Ah ,  Rome  !  Ah ,  Bérénice  !  Ah ,  prince  malheureux  ! 
Pourquoi  suis-je  empereur?  Pourquoi  suis-je  amoureux  ? 


SCÈNE  VII. 
TITUS,  ANTIOCHUS,  PAULIN,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Qu'avez-vous  fait.  Seigneur?  L'aimable  Bérénice 

Va  peut-être  expirer  dans  les  bras  de  Phénice. 

Elle  n'entend  ni  pleurs,  ni  conseil,  ni  raison'; 

Elle  implore  à  grands  cris  le  fer  et  le  poison.  i  a 3o 

Vous  seul  vous  lui  pouvez  arracher  cette  envie. 

On  vous  nomme ,  et  ce  nom  la  rappelle  à  la  vie. 

I .  Far,  [Ne  troublez  point  le  cours  de  votre  renommée,] 

Seigneur  :  de  tos  adieux  la  nouvelle  est  semée.  (1671-87) 
a.  Far.  Elle  nVntend  ni  pleur»,  ni  conseils,  ni  raison.  (1671) 


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43o  BÉRÉNICE. 

Ses  yeux,  toujours  tournés  vers  votre  appartement, 

Semblent  vous  demander  de  moment  en  moment. 

Je  n*y  puis  résister  :  ce  spectacle  me  tue.  i  s  s  5 

Que  tardez- vous?  allez  vous  montrer  à  sa  vue  *. 

Sauvez  tant  de  vertus,  de  grâces,  de  beauté. 

Ou  renoncez,  Seigneur,  à  toute  humanité. 

Dites  un  mot. 

xrrus. 
Hélas!  quel  mot  puis-je  lui  dire  ? 
Moi-même  en  ce  moment  sais-je  si  je  respire?         1240 


SCENE   VIII. 

TITUS,  AMIOCHUS,  PAULIN,  ARSACE, 
RUTILE. 

RUTILE. 

Seigneur,  tous  les  tribuns ,  les  consuls,  le  sénat* 
Viennent  vous  demander  au  nom  de  tout  l'État. 
Un  grand  peuple  les  suit,  qui  plein  d'impatience 
Dans  votre  appartement  attend  votre  présence. 

TITUS. 

Je  vous  entends ,  grands  Dieux.  Vous  voulez  rassurer 
Ce  cœur  que  vous  voyez  tout  prêt  à  s'égarer. 

PAULIN. 

Venez,  Seigneur,  passons  dans  la  chambre  prochaine  : 
Allons  voir  le  sénat'. 

1.  Var,  Allez,  Seigneur,  allez  tous  montrer  à  sa  vue.  (1671-87) 

2.  Voici  au  sujet  des  consuls  la  chicane  de  Tabbé  de  Villars  (p.  a4)  :  «  Le 
poëte  habile,  qui  n'ignoroit  pas  la  foiblesse  du  sénat,  a  touIu  l'accompagner  des 
consuls,  et  a  fort  judicieusement  falsifié  l'histoire  en  ce  point,  en  supposant  que 
Vespasien,  l'année  de  sa  mort,  n'étoit  point  consul  arec  son  fils  Titus  ^  et  que 
par  conséquent  le  jour  que  Bérénice  est  renvoyée  il  y  avoit  à  Rome  d'antres 
eonsuls.  » 

3.  Fisr.  Allons,  Seigneur,  passons  dans  la  chambre  prochaine  : 
Venei  voir  le  sénat.  (1671) 


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ACTB  IV,   SCENE  VIII.  43i 

AMTIOCHU8. 

Ah!  courez  chez  la  Reine. 

PAULIN. 

Quoi?  vous  pourriez,  Seigneur,  par  cette  indignité* 
De  TEmpire  à  vos  pieds  fouler  la  majesté  ?  i  s  5o 

Rome.... 

TITUS. 

Il  suffit,  Paulin,  nous  allons  les  entendre. 
Prince ,  de  ce  devoir  je  ne  puis  me  défendre. 
Voyez  la  Reine.  Allez.  J'espère  à  mon  retour 
Qu'elle  ne  pourra  plus  douter  de  mon  amour*. 

I.  L*éditioii  de  170a  a  :  par  votre  indignité, 

a.  Après  ce  rera,  Tacte  IV,  dans  Tédition  de  1671,  a  encore  une  soène,  que 
Badne  a  depais  supprimée  : 

SCÈNE  IX. 

ANTIOCHUS,   AR5ACE. 

ANT.  Arsace,  qne  dis-tu  de  tonte  ma  conduite  ? 

Rien  ne  pouroit  tantôt  s'opposer  à  ma  fuite. 

Bérénice  et  Titus  offensoient  mes  regards  : 

Je  partois  pour  jamais.  Yoilà  comme  je  pars. 

Je  rentre,  et  dans  les  pleurs  je  retrouve  la  Reine. 

J'oublie  en  même  temps  ma  yengeance  et  sa  baine  \ 

Je  m'attendris  aux  pleurs  qu'un  rival  fait  couler  ; 

Moi-même  à  son  secours  je  le  viens  appder; 

Et  si  sa  diligence  eût  secondé  mon  zèle, 

J'allois,  victorieux,  le  conduire  auprès  d'elle. 

Malheureux  que  je  suis  !  avec  qneUe  chaleur 

J'ai  travaillé  (a)  sans  cesse  à  mon  propre  malbeor  ! 

Cen  est  trop.  De  Titus  porte-lui  les  promesses, 

Arsace.  Je  roufis  de  toutes  mes  foiblesses. 

Désespéré,  confus,  à  moi-même  odieux, 

Laisse-moi  :  je  me  veux  cacher  même  à  tes  yeux.  (1671) 

(a)  Les  éditions  modernes  (celles  de  1807,  de  1808  et  de  M.  Aimé-Martin) 
ont,  en  rapportant  cette  variante,  changé  :  j*ai  travaillé  y  en  :    e  travailU. 


FIN   DU   QUATRIÈME   ACTE. 


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43a  BÉRÉNICE. 


ACTE  V. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

ARSACE,  seul. 

Où  pouirai-je  trouver  ce  prince  trop  fidèle?  i  a  5  5 

Ciel,  conduisez  mes  pas,  et  secondez  mon  zèle. 
Faites  qu*en  ce  moment  je  lui  puisse  annoncer 
Un  bonheur  où  peut-être  il  n'ose  plus  penser. 


SCÈNE  IL 
ANTIOCHUS^  ARSACE. 

ARSÀCB. 

Ah!  quel  heureux  destin  en  ces  lieux  vous  renvoie, 

Seigneur  ? 

ANTIOCHUS. 

Si  mon  retour  t'apporte  quelque  joie ,        i  a  6  o 
Arsàce,  rends-en  grâce  à  mon  seul  désespoir. 

ARSACE. 

La  Reine  part ,  Seigneur. 

ANTIOCHUS. 

Elle  part? 

ABSACB. 

Dès  ce  soir. 
Ses  ordres  sont  donnés.  Elle  s*est  offensée 
Que  Titus  à  ses  pleurs  Tait  si  longtemps  laissée. 
Un  généreux  dépit  succède  à  sa  fureur  :  i  s  6  5 


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ACTE  V,  SCÈNE  IL  433 

Bérénice  renonce  à  Rome«  à  TEmpereur, 
Et  même  veut  partir  avant  qne  Rome  instruite 
Puisse  voir  son  désordre  et  jouir  de  sa  fuite. 
Elle  écrit  à  César. 

AlfnOCHUS* 

O  ciel  !  qui  Tauroit  cru? 
Et  Titus? 

ARSACB. 

A  ses  yeux  Titus  n'a  point  paru.  1370 

Le  peuple  avec  transport  l'arrête  et  F  environne. 
Applaudissant  aux  noms  que  le  sénat  lui  donne; 
Et  ces  noms,  ces  respects ,  ces  applaudissements 
Deviennent  pour  Titus  autant  d'engagements, 
Qui  le  liant ,  Seigneur,  d'une  honorable  chaîne ,       i  s  7  S 
Malgré  tous  ses  soupirs  et  les  pleurs  de  la  Reine , 
Fixent  dans  son  devoir  ses  vœux  irrésolus. 
C'en  est  fait;  et  peut-être  il  ne  la  verra  plus. 

ÀNTIOCHUS. 

Que  de  sujets  d'espoir,  Arsace,  je  l'avoue! 

Mais  d'un  soin  si  cruel  la  fortune  me  joue ,  i  s  8  o 

J'ai  vu  tous  mes  projets  tant  de  fois  démentis. 

Que  j'écoute  en  tremblant  tout  ce  que  tu  me  dis; 

Et  mon  cœur,  prévenu  d'une  crainte  importune, 

Croit  même,  en  espérant,  irriter  la  fortune. 

Mais  que  vois-je?  Titus  porte  vers  nous  ses  pas.       i  sS5 

Que  veut-il? 

SCÈNE  III. 
TITUS,  ANTIOCHUS,  ARSACE. 

TITUS ,  en  entrant  . 

Demeurez  :  qu'on  ne  me  suive  pas. 

I.  TITUS,  à  sa  suite.  (1736  et  M.  Aimé-Martin) 

J.  Bacihe.  II  a8 


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434  BÉRÉNICE. 

Enfin,  Prince,  je  viens  dégager  ma  promesse. 
Bérénice  m'occupe  et  m'afflige  sans  cesse. 
Je  viens,  le  cœur  percé  de  vos  pleurs  et  des  siens, 
Calmer  des  déplaisirs  moins  cruels  que  les  miens.    1290 
Venez,  Prince,  venez.  Je  veux  bien  que  vous-même 
Pour  la  dernière  fois  vous  voyez  *  si  je  l'aime. 


SCENE  IV. 
ANTIOCHUS,  ARSACE. 

▲IfTIOCHDS. 

Hé  bien  !  voilà  Fespoir  que  tu  m'avois  rendu  ; 

Et  tu  vois  le  triomphe  où  j'étois  attendu. 

Bérénice  partoit  justement  irritée  !  i  «  9  5 

Pour  ne  la  plus  revoir,  Titus  Favoit  quittée  ! 

Qu'ai-je  donc  fait,  grands  Dieux?  Quel  cours  infortuné 

A  ma  funeste  vie  aviez-vous  destiné  ? 

Tous  mes  moments  ne  sont  qu'un  éternel  passage 

De  la  crainte  à  l'espoir,  de  l'espoir  à  la  rage*.  1 3 00 

Et  je  respire  encor?  Bérénice  !  Titus  ! 

Dieux  cruels  !  de  mes  pleurs  vous  ne  vous  rirez  plus. 

I.  Les  anciennes  éditions  ont  toutes  voyez  ou  voies '^  aucune  n*a  voyiez, 
a.  Voltaire,  coutuoiier  du  fait,  a  un  peu  trop  imité  ces  deux  vers  dans  le 
monologue  qui  ouvre  Tacte  II  du  Duc  de  Faix  : 

Vois  tes  jours  dépendant  d'un  mot  et  d'un  coup  d'œil. 

LÂche,  consume-les  dans  l'étemel  passage 

Du  dépit  aux  respects,  et  des  pleurs  à  la  rage. 


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ACTE  V,  SCÈNE  V.  435 


SCÈNE  V. 
TTTDS,  BÉRÉNICE,  PHENICE. 

BÉRÉNICE. 

Non,  je  n'écoute  rien.  Me  voilà  résolue  : 
Je  veux  partir.  Pourquoi  vous  montrer  à  ma  vue? 
Pourquoi  venir  encore  aigrir  mon  désespoir  ?  i3o5 

N*étes-vous  pas  content?  Je  ne  veux  plus  vous  voir. 

TITUS. 

Mais,  de  grâce,  écoutez. 

BÉRÉNICE. 

Il  n'est  plus  temps. 

TITUS. 

Madame, 
Un  mot. 

BÉRÉNICE. 

Non. 

TITUS. 

Dans  quel  trouble  elle  jette  mon  ftme  ! 
Ma  princesse,  d'où  vient  ce  changement  soudain? 

BÉRÉNICE. 

C*en  est  fait.  Vous  voulez  que  je  parte  demain  ;        1 3 1  o 
Et  moi ,  j'ai  résolu  de  partir  tout  à  Theure; 
Et  je  pars. 

TITUS. 

Demeuîez. 

BÉRÉNICE. 

Ingrat,  que  je  demeure  ! 
Et  pourquoi?  Pour  entendre  un  peuple  injurieux 
Qui  fait  de  mon  malheur  retentir  tous  ces  lieux? 
Ne  l'entendez- vous  pas,  cette  cruelle  joie ,  1 3 1  5 

Tandis  que  dans  les  pleurs  moi  seule  je  me  noie? 
Quel  crime ,  quelle  offense  a  pu  les  animer? 


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436  BÉRÉNICE. 

Hélas  !  et  qn'ai-je  lait  que  de  vous  trop  aimer  ? 

*  TITUS. 

Écoutez-vous  9  Madame ,  une  foule  insensée? 

BERENICE. 

Je  ne  vois  rien  ici  dont  je  ne  sois  blessée.  1 3  a  o 

Tout  cet  appartement  préparé  par  vos  soins , 
Ces  lieiïx ,  de  mon  amour  si  longtemps  les  témoins , 
Qui  sembloient  pour  jamais  me  répondre  du  vôtre» 
Ces  festons,  où  nos  nom^  enlacés  Tun  dans  Tautre' 
A  mes  tristes  regards  viennent  partout  s'offrir,         1 3a  5 
Sont  autant  d'imposteurs  que  je  ne  puis  souffrir. 
Allons,  Phënice. 

TITUS. 

O  ciel  !  Que  vous  êtes  injuste! 

BERENICE. 

Retournez,  retournez  vers  ce  sénat  auguste 

Qui  vient  vous  applaudir  de  votre  cruauté. 

Hé  bien  !  avec  plaisir  Tavez-vous  écouté?  1 3  3o 

Êtes-vous  pleinement  content  de  votre  gloire? 

Avez- vous  bien  promis  d*oublier  ma  mémoire'? 

Mais  ce  n*est  pas  assez  expier  vos  amours  : 

Avez-vous  bien  promis  de  me  haïr  toujours? 


Non,  je  n*ai  rien  promis.  Moi ,  que  je  vous  haïsse  !  x  3  3  5 
Que  je  puisse  jamais  oublier  Bérénice  ! 
Ah  Dieux  !  dans  quel  moment  son  injuste  rigueur 
De  ce  cruel  soupçon  vient  affliger  mon  cœur  ! 
Gonnoissez-moi,  Madame,  et  depuis  cinq  années 
Comptez  tous  les  moments  et  toutes  les  journées     x  340 
Où  par  plus  de  transports  et  par  plus  de  soupirs 

I.  Far,  Ces  chiffres,  où  nos  noms  enlacés  l'on  dans  Paatre.  (1671-87) 

a.  II  7  a  dans  cette  pièce  plnsieurs  vers  dont  on  faisoit  dans  le  temps  des 

applications.  On  prétendoit  que  les  mêmes  choses  avoient  été  dites  à  Louis  XIV. 

(Louis  Racine,  dans  ses  Remarques  sur  Bérénice,) 


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ACTE  V,  SCENE  V.  43r 

Je  vous  ai  de  mon  cœur  exprimé  les  désirs  : 
Ce  jour  surpasse  tout.  Jamais»  je  le  confesse, 
Vous  ne  fûtes  aimée  ayec  tant  de  tendresse; 
Et  jamais.... 

BÉRÉNICE. 

Vous  m*aimez,  vous  me  le  soutenez;    1345 
Et  cependant  je  pars,  et  tous  me  Fordonnez  ^  ! 
Quoi  ?  dans  mon  désespoir  trouvez-vous  tant  de  charmes? 
Graignez-yous  que  mes  yeux  versent  trop  peu  de  larmes  ? 
Que  me  sert  de  ce  cœur  Tinutile  retour? 
Ah,  cruel  !  par  pitié,  montrez-moi  moins  d*amour.  x  3  5o 
Ne  me  rappelez  point  une  trop  chère  idée , 
Et  laissez-moi  du  moins  partir  persuadée 
Que  déjà  de  yotre  àme  exilée  en  secret, 
J'abandonne  un  ingrat  qui  me  perd  sans  regret. 

(n  lit  une  lettre.) 

Vous  m'avez  arraché  ce  que  je  viens  d'écrire  '.     1 3  5  5 

I.  Noos  «TOUS  fiut  remarquer  déjà  qns  le  vers  ii54  est  ose  allusion  à  la 
célèbre  réponse  de  Mlle  Mancini.  Racine  complète  ici  ce  que  ce  vers  n'avait 
pas  entièrement  rendu.  Mais  il  faut  avouer  qu'en  s'y  reprenant  à  deux  fols , 
la  traduction  Ctiit  perdre  aux  paroles  originales  quelque  chose  de  leur  énergie. 

a.  «  EDe  sort  en  tenant  une  lettre  dans  sa  main,  et  Titus  la  lui  arrache,  n 
la  lut  tout  haut  dans  la  première  représentation  ;  mais  cette  lettre  ayant  été 
appelée  par  un  mauvais  plaisant  U  testament  de  Bérénice^  Titus  se  contenta 
depuis  de  la  lire  tout  bas.  »  (Louie  Racine,  dans  ses  Remarques  sur  Bérénice.) 
—  Le  billet  de  Bérénice  avait  déjà  été  supprimé,  quand  Racine  fit  imprimer 
la  première  édition.  Il  ne  pourrait  donc  se  retrouver  que  dans  les  premières 
copies  faites  pour  le  théâtre.  Mais  on  n'a  plus  ces  copies.  Ce  que  l'abbé  de 
Villars  dit  de  ce  billet,  qu'il  appelle  «  le  testament  de  Bérénice,  »  ou  encore 
«  un  madrigal  testamentaire,  »  nous  en  Cait  connaître  le  sens.  Bérénice  y  annon- 
çait à  Titus  qu'elle  allait  mourir,  et  exprimait  le  vœu  que  ses  cendres  reposassent 
un  jour  ^rès  de  celles  de  son  amant  :  «  Elle  se  résout  à  mourir  désespérée,  et 
l'annonce  à  son  ingrat  par  un  poulet  funèbre....  Elle  fait  à  Titus  un  legs  pieux 
de  ses  cendres ,  et  pourvu  qu'eDes  soient  avec  les  cendres  de  son  amant,  die 
est  consolée....  »  (Page  i8.)  —  c  Bien  en  prend  à  Titus  que  Bérénice  ait  res- 
cindé son  testament ,  et  ne  lui  ait  pas  envoyé  ses  cendres  ;  car  il  se  seroit 
assurément  tué.  »  (Page  la.)  Villars  constate  aussi  la  suppression  de  la  lettre 
après  la  première  représentation  :  c  Les  comédiens  ont  été  d'avis  de  suppri- 
mer ce  billet  funèbre  à  b  seconde  représentation  ;  je  crois  qu'ils  ont  eu  tort. 
Du  moins  le  spectateur  voyoit-il  par  \k  quel  étoit  le  texte  de  la  froide  et  longue 
harangue  que  Titus  fait  à  Bérénice,  n  (Pages  a6  et  27.) 


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438  BÉRÉNICE. 

Voilà  de  votre  amour  tout  ce  que  je  désire. 
Lisez,  ingrat,  lisez,  et  me  laissez  sortir. 

TITUS. 

Vous  ne  sortirez  point  :  je  n'y  puis  consentir. 

Quoi?  ce  départ  n'est  donc  qu'un  cruel  stratagème? 
Vous  cherchez  à  mourir?  et  de  tout  ce  que  j'aime     1 36o 
n  ne  restera  plus  qu'un  triste  souvenir  ! 
Qu'on  cherche  Antiochus  :  qu'on  le  fasse  venir. 

(Bérénice  se  laisse  tomber  sur  on  siège.) 


SCENE  VI. 

TITUS,  BÉRÉNICE. 

TITUS. 

Madame,  il  faut  vous  faire  un  aveu  véritable. 

Lorsque  j'envisageai  le  moment  redoutable 

Où  pressé  par  les  lois  d'un  austère  devoir,  x  36  5 

Il  falloit  pour  jamais  renoncer  à  vous  voir; 

Quand  de  ce  triste  adieu  je  prévis  les  approches , 

Mes  craintes,  mes  combats,  vos  larmes,  vos  reproches, 

Je  préparai  mon  âme  à  toutes  les  douleurs* 

Que  peut  faire  sentir  le  plus  grand  des  malheurs;     1370 

Mais  quoi  que  je  craignisse,  il  faut  que  je  le  die, 

Je  n'en  avois  prévu  que  la  moindre  partie. 

Je  croyois  ma  vertu  moins  prête  à  succomber. 

Et  j'ai  honte  du  trouble  où  je  la  vois  tomber. 

Tai  vu  devant  mes  yeux  Rome  entière  assemblée;     1375 

Le  sénat  m'a  parlé  ;  mais  mon  âme  accablée 

Écoutoit  sans  entendre ,  et  ne  leur  a  laissé 

Pour  prix  de  leurs  transports  qu'un  silence  glacé. 

Rome  de  votre  sort  est  encore  incertaine. 

i.f^ar.  Je  m'attendis.  Madame,  à  toutes  les  douleurs.  (1671-87) 


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ACTE  V,  SCÈNE  VI.  439 

Moi-même  à  tous  moments  je  me  souviens  à  peine    1 38o 

Si  je  suis  empereur  ou  si  je  suis  Romain. 

Je  suis  venu  vers  vous  sans  savoir  mon  dessein  : 

Mon  amour  m'entratnoit;  et  je  venois  peut-être 

Pour  me  chercher  moi-même ,  et  pour  me  reconnaître. 

Qu'ai-je  trouvé?  Je  vois  la  mort  peinte  en  vos  yeux; 

Je  vois,  pour  la  chercher,  que  vous  quittez  ces  lieux. 

C'en  est  trop.  Ma  douleur,  à  cette  triste  vue, 

A  son  dernier  excès  est  enfin  parvenue. 

Je  ressens  tous  les  maux  que  je  pui^  ressentir  ; 

Mais  je  vois  le  chemin  par  où  j'en  puis  sortir.  1390 

Ne  vous  attendez  point  que  las  de  tant  d'alarmes  ^ 
Par  un  heureux  hymen  je  tarisse  vos  larmes. 
En  quelque  extrémité  que  vous  m'ayez  réduit , 
Ma  gloire  inexorable  à  toute  heure  me  suit  : 
Sans  cesse  elle  présente  à  mon  âme  étonnée  1 395 

L'Empire  incompatible  avec  votre  hy menée, 
Me  dit  qu'après  Péclat  et  les  pas  que  j'ai  faits\ 
Je  dois  vous  épouser  encor  moins  que  jamais* 

Oui,  Madame;  et  je  dois  moins  encore  vous  dire^ 
Que  je  suis  prêt  pour  vous  d'abandonner  l'Eminre,  1400 
De  vous  suivre,  et  d'aller,  trop  content  de  mes  fers, 

I.  Far.  Et  je  Tois  bien  qu^après  tous  les  pas  que  fai  faits.  (167 1 -87) 
a.  Euripide,  dans  ses  tragédies,  a  plus  d'une  fois  critiqué  très-visiblement  des 
pièces  d'Eschyle.  Il  semble  qu'à  son  exemple  Racine,  comme  on  l'a  déjà  fait 
remarquer  avant  nous,  ait  touIu  condamner  ici  le  langage  que  Corneille  met 
dans  la  bouche  de  Tite  (acte  III,  scène  v)  : 

Eh  bien!  Madame,  il  faut  renoncer  à  ce  titre.... 
Allons  dans  vos  États...,  etc. 

c  iPn'est  pas  absolument  impossible,  dit  M.  Marty-Laveanx  dans  sa  Notice  de 
Tite  et  Bérénice,  qu'une  indiscrétion  ait  fait  connaître  à  Racine  ce  passage  de 
la  pièce  de  son  rival.  »  {Œuvres  de  P.  Corneille  y  tome  VII,  p.  196.)  Ajoutons 
qu'entre  les  premières  représentations  et  l'impression  de  ses  pièces  l'auteur  y 
faisait  parfois  des  changements,  témoin  la  suppression  du  lûllet  de  Bérénice. 
Les  vers  où  Racine  parait  critiquer  Corneille  pourraient  à  la  rigueur  avoir  été 
ajoutés  après  que  Tite  et  Bérénice  eut  été  représenté.  Mais  l'atUqae  eût  été 
alors  si  visible,  qu'on  s'étonnerait  qu'elle  n'eût  pas  (ait  scandale. 


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44o  BÉRÉNICE. 

Soupirer  avec  vous  au  bout  de  Tunivers. 

Vous  même  rougiriez  de  ma  lâche  conduite  : 

Vous  verriez  à  regret  marcher  à  votre  suite 

Un  indigne  empereur,  sans  empire,  sans  cour,         1405 

Vil  spectacle  aux  humains  des  foiblesses  d'amour. 

Pour  sortir  des  tourments  dont  mon  àme  est  la  proie, 
n  est,  vous  le  savez,  une  plus  noble  voie. 
Je  me  suis  vu ,  Madame,  enseigner  ce  chemin 
Et  par  plus  d*un  héros  et  par  plus  d'un  Romain  :     1410 
Lorsque  trop  de  malheurs  ont  lassé  leur  constance, 
Os  ont  tous  expliqué  cette  persévérance 
Dont  le  sort  s'attachoit  à  les  persécuter, 
Comme  un  ordre  secret  de  n'y  plus  résister. 
Si  vos  pleurs  plus  longtemps  viennent  frapper  ma  vue. 
Si  toujours  à  mourir  je  vous  vois  résolue , 
S'il  faut  qu'à  tous  moments  je  tremble  pour  vos  jours', 
Si  vous  ne  me  jurez  d'en  respecter  le  cours. 
Madame,  à  d'autres  pleurs  vous  devez  vous  attendre  : 
En  l'état  où  je  suis  je  puis  tout  entreprendre  ^  14^0 

Et  je  ne  réponds  pas  que  ma  main  à  vos  yeux 
N'ensanglante  à  la  fin  nos  funestes  adieux. 

BBRENICB. 

Hélas! 

Trrus. 
Non,  il  n'est  rien  dont  je  ne  sois  capable. 
Vous  voilà  de  mes  jours  maintenant  responsable. 
Songez-y  bien.  Madame;  et  si  je  vous  suis  cher....  14a 5 

I.  Var»  S'fl  faat  qa^à  toot  moment  je  tremble  pour  tob  joan.  (1671) 


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ACTE  V,  SCENE  VIL  44i 

SCÈNE  VIL 
TITUS,  BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS. 

TITUS. 

Venez,  Prince,  venez,  je  vous  aï  fait  chercher. 
Soyez  ici  témoin  de  toute  ma  foiblesse; 
Voyez  si  c'est  aimer  avec  peu  de  tendresse  : 
Jugez-nous. 

AnTIOCHUS» 

Je  crois  tout  :  je  vous  connois  tous  deux. 
Mais  connoissez  vous-même  un  prince  malheureux*. 
Vous  m'avez  honoré ,  Seigneur,  de  votre  estime  ; 
Et  moi ,  je  puis  ici  vous  le  jurer  sans  crime , 
A  vos  plus  chers  amis  j'ai  disputé  ce  rang  : 
Je  l'ai  disputé  même  aux  dépens  de  mon  sang. 
Vous  m'avez ,  malgré  moi ,  confié  l'un  et  l'autre ,     1 4  3  5 
La  Reine  son  amour,  et  vous ,  Seigneur,  le  vôti*e. 
La  Reine,  qui  m'entend,  peut  me  désavouer  : 
Elle  m'a  vu  toujours  ardent  à  vous  louer. 
Répondre  par  mes  soins  à  votre  confidence. 
Vous  croyez  m'en  devoir  quelque  reconnoissance  ;    1440 
Mais  le  pourriez- vous  croire  en  ce  moment  fatal*, 
Qu'un  ami  si  fidèle  étoit  votre  rival? 

Trrus. 
Mon  rival! 

ANTIOCHUS. 

Il  est  temps  que  je  vous  éclaircisse. 
Oui ,  Seigneur,  j'ai  toujours  adoré  Bérénice. 
Pour  ne  la  plus  aimer  j'ai  cent  fois  combattu  :  1 445 


I .  Var»        Je  crois  tout  :  je  connois  votre  amour. 

Ifais  Toos,  connoissez-moi,  Seigneur,  à  tt>tre  tour.  (1671-87) 
a.  Far,  Mais  croiriez-TOus,  Seigne«,  en  ce  moment  iaul.  (1671-87) 


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44a  BÉRÉNICE. 

Je  u  ai  pu  Toublier  ;  au  moins  je  me  suis  ta. 

De  votre  changement  la  flatteuse  apparence 

M'ayoit  rendu  tantôt  quelque  foible  espérance  : 

Les  larmes  de  la  Reine  ont  éteint  cet  espoir. 

Ses  yeux ,  baignés  de  pleurs ,  demandoient  à  vous  voir. 

Je  suis  venu,  Seigneur,  vous  appeler  moi-même; 

Vous  êtes  revenu.  Vous  aimez,  on  vous  aime; 

Vous  vous  êtes  rendu  :  je  n'en  ai  point  douté. 

Pour  la  dernière  fois  je  me  suis  consulté  ; 

J'ai  fait  de  mon  courage  une  épreuve  dernière;         liSS 

Je  viens  de  rappeler  ma  raison  toute  entière*: 

Jamais  je  ne  me  suis  senti  plus  amoureux. 

Il  faut  d'autres  efforts  pour  rompre  tant  de  nœuds  : 

Ce  n'est  qu'en  expirant  que  je  puis  les  détruire; 

J'y  cours.  Voilà  de  quoi  j'ai  voulu  vous  instruire.      1460 

Oui,  Madame,  vers  vous  j'ai  rappelé  ses  pas. 
Mes  soins  ont  réussi ,  je  ne  m'en  repens  pas. 
Puisse  le  ciel  verser  sur  toutes  vos  années 
Mille  prospérités  l'une  à  l'autre  enchaînées  ! 
Ou  s'il  vous  garde  encore  un  reste  de  courroux,       1 46  5 
Je  conjure  les  Dieux  d'épuiser  tous  les  coups 
Qui  pourroient  menacer  une  si  belle  vie , 
Sur  ces  jours  malheureux  que  je  vous  sacrifie. 

BÉRÉiNICE,  se  levant. 

Arrêtez,  arrêtez.  Princes  trop  généreux, 

En  quelle  extrémité  me  jetez- vous  tous  deux  !  1 47« 

Soit  que  je  vous  regarde,  ou  que  je  l'envisage , 

Partout  du  désespoir  je  rencontre  l'image. 

Je  ne  vois  que  des  pleurs ,  et  je  n'entends  parler 

Que  de  trouble,  d'horreurs,  de  sang  prêt  à  couler. 

(A  Titus.) 

Mon  cœur  vous  est  connu ,  Seigneur,  et  je  puis  dire 

I.  Voyez  ci-dessus,  p.  411,  note  1. 


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ACTE  V,  SCÈNE  VII.  443 

Qu'on  ne  Fa  jamais  vu  soupirer  pour  FEmpire. 

La  grandeur  des  Romains ,  la  pourpre  des  Césars 

N'a  pointa  vous  le  savez,  attiré  mes  regards. 

J'aimois,  Seigneur,  j'aimois  :  je  voulois  être  aimée. 

Ce  jour,  je  Favoùrai ,  je  me  suis  alarmée  :  1 4S0 

J'ai  cru  que  votre  amour  alloit  finir  son  cours. 

Je  connois  mon  erreur,  et  vous  m'aimez  toujours. 

Votre  cœur  s'est  troublé ,  j'ai  vu  couler  vos  larmes. 

Bérénice,  Seigneur,  ne  vaut  point  tant  d'alarmes, 

Ni  que  par  votre  amour  l'univers  malheureux ,  14^5 

Dans  le  temps  que  Titus  attire  tous  ses  vœux 

Et  que  de  vos  vertus  il  goûte  les  prémices. 

Se  voie  en  un  moment  enlever  ses  délices  *. 

Je  crois ,  depuis  cinq  ans  jusqu'à  ce  dernier  jour. 

Vous  avoir  assuré  d'un  véritable  amour.  1490 

Ce  n'est  pas  tout  :  je  veux ,  en  ce  moment  funeste , 

Par  un  dernier  effort  couronner  tout  le  reste. 

Je  vivrai,  je  suivrai  vos  ordres  absolus. 

Adieu,  Seigneur,  régnez  :  je  ne  vous  verrai  plus, 

(A  Antiochns.) 

Prince,  après  cet  adieu,  vous  jugez  bi^  vous-même 
Que  je  ne  consens  pas  de  quitter  ce  que  j'aime. 
Pour  aller  loin  de  Rome  écouter  d'autres  vœux. 
Vivez,  et  faites-vous  un  effort  généreux. 
Sur  Titus  et  sur  moi  réglez  votre  conduite. 
Je  l'aime,  jfe  le  fuis;  Titus  m'aime,  il  me  quitte  *.    iSoo 
Portez  loin  de  mes  yeux  vos  soupirs  et  vos  (ers. 

I.  Il  y  a  le  niigtilier  :  n*a  point,  dans  toutes  les  andennes  édidons.  BL  Aimé- 
Maitm  a  mis  :  n'ont  point, 

a.  M  Titus,  Fainoar  et  les  dâices  du  genre  bomaiiif  »  ditSnétone  (TYlaw, cha- 
pitre i)  :  «  Titus  amor  ae  deliciâe  generis  hununi.  »  Cette  louange  est  devenue 
dans  l'histoire  comme  un  titre  inséparable  du  nom  de  Titus.  Racine  7  fait 
allusion  ici. 

3.  Nous  ayons  dit  (voyez  la  noto  i  sur  la  Pré/ace)  que  Corneille  avait  tra- 
duit Viwnius  invitant  de  Snétone.  Ce  vers  de  Racine  en  est  aussi  une  tra- 
duction, moins  littérale,  il  est  vrai,  mais  très-heureuse  et  très-élégant»^ 


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444  BÉRÉNICE. 

Adieu  :  servons  tous  trois  d'exemple  à  Tunivers 
De  Tamour  la  plus  tendre  et  la  plus  malheureuse 
Dont  il  puisse  garder  l'histoire  douloureuse. 

Tout  est  prêt.  On  m'attend.  Ne  suivez  point  mes  pas. 

(A  Titus.) 

Pour  la  dernière  fois^  adieu,  Seigneur. 

ANTIOCHITS. 

HéhsM 

I.  «  On  peut  être  un  pea  choqaé  qu'une  pièce  finisse  par  on  hiUu!  W 
(allait  être  sûr  de  s'être  renda  mattre  du  eoenr  des  spectateurs  pour  oser  finir 
ainsi.  »  {Foliaire.) 


FIN   DU   CINQUIÈIIE   ET   DEEUim   ACTB. 


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BAJAZET 

TRAGÉDIE 

167  1 


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NOTICE. 


Le  Mercure gakmt^  sous  la  date  dn  9  janvier  167a,  annonce 
en  ces  termes  la  première  représentation  de  Bajazet  :  «  On 
représenta  ces  jours  passés,  sur  le  théâtre  de  THôtel  de  Bour- 
gogne, une  tragédie  intitulée  Bajazet^  et  qui  passe  pour  un  ou- 
vrage admirable.  »  L'expression  «  ces  jours  passés  »  suppose 
évidemment  une  date  antérieure  au  vendredi  8  janvier,  veille 
du  jour  où  la  lettre  du  Mercure  fut  écrite.  V Histoire  du  théâtre 
français^  hésite  entre  le  4  et  le 5  janvier,  incertitude  dont  nous 
avons  déjà  rencontré  d'autres  exemples  dans  le  même  ouvrage, 
et  qui  est  assez  étrange,  lorsqu'il  était  facile,  comme  ici,  d'ex- 
clure celui  de  ces  deux  jours  où  le  théAtre  était  fermé,  c'est-à- 
dire  le  lundi  4*  La  date  du  mardi  5  janvier  est  vraisemblable. 
Le  3  janvier,  qui  était  un  dimanche,  eût  été  moins  bien  choisi 
pour  une  première  représentation  ;  à  plus  forte  raison,  nous  le 
croyons ,  le  vendredi  précédent ,  premier  jour  de  Tannée.  Du 
moins  est-il  douteux  qu'on  puisse  nous  opposer  l'exemple  de 
Phèdre, puée,  dit-on,  le  i*' janvier  1677,  mais  peut-être  à 
Versailles,  et  non  à  l'Hôtel  de  Bourgogne*. 

Voici  comment  la  distribution  des  quatre  principaux  rôles 
est  indiquée  par  les  éditeurs  des  Œuvres  de  Racine  avec  com- 
mentaires de  la  Harpe'  :  <  Les  rôles  d'Acomat  et  de  Bajazet 
furent  joués  à  la  satisfaction  du  public  par  la  Fleur....  et  par 
Brécourt,  qui  remplissait  avec  succès  l'emploi  des  Jeunes  pre^ 
miers.  Atalide  fut  donnée  à  Mlle  d'Ennebaut,  actrice  fort  aimée  ; 
et  Mlle  Champmeslé....  fut  vue  avec  transport  dans  le  rôle  de 


I.  Tome  XI,  p.  i83. 

3.  Voyez  au  tome  III  la  Notice  de  Phèdre» 

3.  Tome  III,  p.  401,  JdditloM  des  éditeurs. 


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44B  BAJAZET. 

Roxane.  »  La  liste  qoe  l'on  trooTe  dans  l'édition  de  M.  Aimé- 
Martin  est  la  même  :  l'aïUorité  des  éditeurs  de  1807  loi  a  sans 
doute  paru  suffisante.  Cependant  ceux-ci  n'avaient  pas  été  tout 
à  fait  exacts,  comme  now  l'apprenons  par  le  témoignage  con- 
temporain de  la  gazette  de  Robinet.  Dans  la  lettre  en  vers  du 
3o  janvier  167a,  cette  gasette  nous  parle  d'abord  des  rôles  des 
deux  amantes  rivales,  joués  par  la  d'Ennebaut  et  la  Champ- 
mesléy  qui,  à  son  jugement,  y  étaient  admirables  Tune  et  l'autre 
par  la  véhémence  de  la  passion  : 

SaDS  aveoque  de  grands  adTerbet 
DéoiÎTe  les  habits  superbes 
Dont  chacun  d'eux  est  affublé, 
D'Ennebaut  et  la  Ghampmeslé 
Entrent  dedans  leur  caractère 
D'une  force,  d'une  manière 
A  toucher  les  cœurs  les  plus  durs, 
Fussent-ils  plus  Turcs  que  les  Turcs, 
Et  jusqu'à  donner  de  la  crainte 
Qu*eUes  ayent,  poussant  trop  la  feinte. 
Le  sort  des  quatre  grands  acteurs 
Morts  des  fureurs  de  leurs  auteurs. 

Le  comédien  Ghampmeslé  représentait  Bajazet  : 

Ghampmeslé,  dessus  ma  parole, 
Da  Bajazet  soutient  le  r61e 
En  Turc  aussi  doux  qu'un  Françob, 
En  musulman  des  plus  courtois. 

Le  grand  vizir  Acomat  était  joué  par  la  Fleur  ;  son  confident 
Osmin  par  Hauteroche  : 

La  Fleur  tout  de  même  s'acquitte 
Du  sien  avec  bien  du  mérite, 
A  sa-voir  du  premier  vizir. 
En  le  voyant  avec  plaisir. 
Je  crus,  s'il  faut  que  je  le  die. 
Que  le  vizir  qui  prit  Gandie 
Naguère  *,  n'est  pas  si  bien  fait, 


I.  Robinet  veut  désigner  le  fameux  AchmetKiuperli,  qui  fut  grand 
vizir  de  1661  à  167$,  et  fit  capituler  Gandie  le  5  s^tembre  1669. 


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I90TIGE.  449 

Qnoiqo*il  foit  plus  Tore  en  effet. 
Haateroche  en  son  persomage 
De  favori  prudent  et  sage 
Paroity  et  c'est  la  vérité. 
Un  acteur  expérimenté. 

Robinet  nomme  aussi,  pour  n'omettre  personne^  les  denx  es- 
claves confidentes  y  dont  les  personnages  étaient  représentés 
par  Mlle  Brécourt  et  Mlle  Poisson. 

Ainsi  la  distribution  des  rôles  attestée  par  Robinet  n'est  pas 
seulement  plus  complète  que  la  liste  des  éditeurs  de  1 807  ;  elle 
est  en  contradiction  avec  cette  liste  sur  un  point,  d'une  im- 
portance secondaire  ^  il  est  vrai  :  ce  ne  fut  pas  Brécourt  qui 
représenta  Bajazet.  Nous  avons  déjà  vu,  dans  la  Notice  de 
Bérénice  y  que  M.  Aimé-Martin  avait  dépossédé  Champmesié 
du  rôle  d'Antiochus  pour  Tattribuer  à  Brécourt.  Ces  erreurs 
peuvent  venir  de  ce  que  plus  tard  celui-ci  aurait  été  chargé  des 
rôles  de  Champmesié. 

Si  Ton  en  croyait  les  frères  Parfait,  il  y  aurait  à  faire  dans  la 
liste,  où  nous  venons  de  trouver  cette  légère  inexactitude,  une 
rectification  plus  intéressante,  t  Avant  la  première  représenta- 
tion de  JBaJazee^ disent  ces  auteurs*,  Racine  avoit  destiné  le  rôle 
d'Atalide  à  Mlle  Champmesié,  et  celui  de  Roxane  à  Mlle  d'Enne- 
baut.  Dans  la  suite  il  changea  de  sentiment,  et  trouva  que  cette 
dernière  joueroit  mieux  Atalide,  et  Mlle  Champmesié,  Roxane. 
Enfin  après  avoir  repris  et  redonné  ces  rôles,  il  revint  à  son 
premier  dessein,  de  sorte  que  Mlle  Champmesié  joua  Atalide, 
et  Mlle  d'Ennebaut  Roxane.  »  H  faut  entendre,  ce  nous  semble, 
que  ce  partage  des  rôles  entre  les  deux  actrices,  réglé,  après 
quelques  essais,  d'une  manière  dont  on  peut  s*étonner,  aurait 
eu  lieu  avant  la  première  représentation.  Les  hésitations  de 
Racine,  qui  ne  sont  pas  absolument  invraisemblables,  seraient 
un  fait  à  noter,  si  les  historiens  du  théâtre  français  l'appuyaient 
de  quelque  autorité.  On  y  pourrait  trouver  un  indice  que  le  rôle 
d'Atalide,  rôle  tendre  et  charmant,  mais  que  l'énergique  pas- 
sioii  de  celui  de  Roxane  nous  fait  paraître  un  peu  pâle,  n'était 

I.  Histoire  du  Théâtre  fran^oUy  tome  XIV,  p.  6i4,  note  a.  —  De- 
\^^fteyèBmteg  Anecdotes  dramatiques  (^9iTÎAy  177$),  tome  I,  p.  184, 
a  copié  cette  note. 

J.  Raoiki.  ti  ao 


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45o  BAJAZET. 

pas,  au  jugement  de  l'auteur,  un  rôle  secondaire.  Mais  si  réelle- 
ment Racine  changea  plusieurs  fois  de  sentiment  sur  cette  distri- 
bution de  ses  personnages,  est-il  croyable  qu'il  s'arrêta  à  celle 
que  les  frères  Parfait  donnent  pour  définitive?  Le  témoignage 
de  Robinet  n'a  rien,  il  est  vrai,  qui  soit  contraire  à  leur  asser- 
tion, puisqu^en  nommant  la  d'Ennebaut  et  la  Champmeslé,  il 
ne  dit  point  expressément  de  quels  rôles  elles  étaient  chargées. 
Mais,  à  la  cinquième  représentation,  à  laquelle  assista  Mme  de 
Sévigné^,  nous  ne  saurions  comment  admettre  que  Mlle  Champ- 
meslé  eût  représenté  un  autre  personnage  que  celui  de  Roxane. 
Quelque  charme  de  douceur  qu'elle  fût  capable  de  donner  à  celui 
d'Atalide,  eût-elle  pu  y  mériter  la  vive  admiration  qu'exprime 
ainsi,  dans  sa  lettre  du  i5  janvier  167a,  celle  qui  l'appelait 
plaisamment  sa  belle-fille,  par  allusion  aux  amours  de  Charles 
de  Sévigné?  c  Ma  belle-fille  m'a  paru  la  plus  merveilleuse  co- 
médienne que  j'aie  jamais  vue;  elle  surpasse  la  des  (%illets 
de  cent  lieues  loin;  et  moi,  qu'on  croit  assez  bonne  pour  le 
théâtre,  je  ne  suis  pas  digne  d'aUuiner  les  chandelles  quand  elle 
parott.  »  Un  peu  plus  tard  Mme  de  Sévigné,  envoyant  la  pièce 
à  sa  fille,  lui  écrivait  encore  :  c  Voilà  Bajazet,  Si  je  pouvoîs 
vous  envoyer  la  Champmesié,  vous  trouveriez  cette  comédie 
belle;  mais  sans  elle,  elle  perd  la  moitié  de  ses  attraits^.  »  Est- 
il  vraisemblable  qu'un  si  grand  efiet  ait  été  produit  par  un 
autre  rôle  que  celui  de  Roxane?  Il  faut  donc  ou  que  la  Champ- 
mesié l'ait  joué  dès  le  commencement,  et  c'est  le  plus  probable, 
ou  qu'elle  ait  tardé  bien  peu  à  en  prendre  possession. 

Quelques  mots  de  Mme  de  Sévigné,  parmi  ceux  que  nous 
venons  de  citer,  suffiraient  pour  laisser  percer  son  sentiment 
sur  la  pièce,  qu'elle  était,  on  le  voit,  moins  disposée  à  louer  que 
le  jeu  de  la  comédienne.  C'est  chez  elle  d'abord  que  nous  vou- 

I.  La  lettre  de  Mme  de  Sévigné  à  Mme  de  Grignan,  dont  nous  al- 
lons citer  un  passage,  est  datée  :  c  Vendredi  au  soir,  i5*  janvier.  » 
Ce  jour  doit  être  celui  de  la  cinquième  représentation.  La  lettre  fut 
certainement  écrite  au  sortir  de  la  comédie,  qui  finissait  alors  d** 
très-homie  heutv.  Mme  de  Sévigné,  avant  cette  date,  n'avait  as**»<é  * 
aucune  représentation  de  Bajazet^  comme  le  prouve  sa  lef»^  du  mer- 
credi i3  janvier.  Voyez  les  Lettres  de  Mme  de  SJ^igné^  tome  H, 
p.  466  et  469. 

1.  Lettre  du  9  mars  167a. 


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NOTICE.  45i 

Ions  chercher  le  témoignage  et  du  succès  de  Bajéuety  et  de  la  ré- 
sistance dn  parti  de  Corneille  à  ce  succès.  Mme  de  Sévigné  n'a 
garde  d'épargner  à  la  tragédie  de  Racine  les  principales  objec- 
tions que  de  très-bonne  heure  ce  parti  répéta  comme  un  mot 
d'ordre,  accusant  de  froideur  le  personnage  de  Bajazet,  et  de 
fausse  couleur  la  peinture  des  moeurs  des  Turcs.  Mais  avant 
d'avoir  pa  se  former  par  elle-même  une  opinion ,  qu'au  reste 
ses  a£Pections  n'allaient  pas  laisser  libre ,  il  ne  lui  fût  permis 
de  parler  que  d'un  éclatant  triomphe,  qui,  de  son  aveu,  cau- 
sait quelque  chagrin  à  sa  jalouse  partialité  pour  Corneille  : 
«  Racine,  écrivait-elle  à  sa  fille  ^  a  fait  une  comédie  qui  s'ap- 
pelle Bajazety  et  qui  enlève  la  paille  ;  vraiment  elle  ne  va 
pas  en  empirando  comme  les  autres.  (Les  tragédies  qui,  à  son 
avis,  avaient  suivi  cette  progression  décroissante,  étaient  Bri-^ 
tannicus  et  Bérénice l)  M.  de  Tallard  dit  qu'elle  est  autant  au- 
dessus  de  celles  de  Corneille  que  celles  de  Corneille  sont  au- 
dessus  de  celles  de  Boyer  :  voilà  ce  qui  s'appelle  bien  louer  ;  il 
ne  faut  point  tenir  les  vérités  cachées.  Nous  en  jugerons  par 
nos  yeux  et  nos  oreilles. 

Du  hnilt  de  Bajazet  mon  âme  importunée 

fait  que  je  veux  aller  à  la  comédie.  >  Quand  elle  y  alla,  sa  pre« 
mière  impression,  cela  est  visible,  ne  fat  pas  telle  qu'elle  l'au- 
rait souhaité.  La  beauté  de  la  pièce  subjugua  son  admiration, 
qui  résistait  en  vain  ;  l'admiration  de  tous  était  d'ailleurs  con- 
tagieuse :  c  Bajazet  est  beau  ;  j'y  trouve  quelque  embarras  sur 
la  fin.  Il  y  a  bien  de  la  passion ,  et  de  la  passion  moins  folle 
que  celle  de  Bérénice.  »  La  restriction  qu'elle  se  hâtait  de 
mettre  à  cet  éloge  peut  passer  elle-même  pour  une  louange 
presque  excessive  :  «  Je  trouve  cependant,  à  mon  petit  sens, 
qu'elle  ne  surpasse  pas  Andromaque.  »  C'était  mettre  de  pair 
les  deux  chefs-d'œuvre.  Mme  de  Sévigné  ne  se  consolait  qu'en 
plaçant  bien  au-dessus  les  belles  comédies  de  Corneille  *.  Bien- 
tôt, et  lorsque  Bajazet  eut  été  imprimé,  elle  se  ravisa.  On 
avîiit  €u  le  temps  de  s'entendre  pour  élever  des  critiques  et 

I.  lettre  du  mercredi  i3  janvier  167a.    Voyez  tome  II  des  Lettres 
de  Mme  de  Sépigné,  p.  465. 

1.  Lettre  de  Mme  de  Sévigné  à  Mme  de  Grignan,  i5  janvier  1671. 


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45a  BAJAZET. 

troaver  les  o6tés  qui  permettaient  Tattaque.  Mme  de  Gii- 
gnan  avait  la  la  pèce,  et  en  avait  sans  doute  parlé  dans  ses 
lettres  en  quelques  mots  dédaigneux.  <  Vous  en  avez  jugé  très* 
juste  et  très-bien,  lui  répondait  sa  mère^.  Je  voudrois  vous  en* 
voyer  la  Ghampmeslé  pour  vous  réchauffer  la  pièce.  Le  per* 
sonnage  de  Bajazet  est  glacé;  les  mœurs  des  Turcs  j  sont 
mal  observées  ;  ils  ne  font  pcnnt  tant  de  façons  pour  se  marier 
(Mme  de  Sévigné  oublie  que  la  question  de  manage  n'avait  pas 
toujours  été  étrangère  aux  passions  et  aux  intrigues  qui  avaient 
troublé  le  Sérail).  Le  dénouement  n'est  point  bien  préparé  ;  on 
n'entre  point  dans  les  raisons  de  cette  grande  tuerie.  Il  y  a 
pourtant  des  choses  agréables,  et  rien  de  parfaitement  beau, 
rien  qui  enlève,  point  de  ces  tirades  de  Corneille  qui  font  frisr 
sonner....  II  y  a  des  endroits  froids  et  foibles,  et  jamais  il  (/{o- 
ciné)  n'ira  plus  loin  q^  Alexandre  et  q^ Andromaque.  Bajaaeî 
est  au-dessous,  au  sentiment  de  bien  des  gens,  et  au  mien,  si 
j'ose  me  citer.  Racine  fait  des  comédies  pour  la  Ghampmeslé  : 
ce  n^t  pas  pour  les  siècles  à  venir.  »  La  malveillance,  décon- 
certée d'abord,  s'était  enhardie  et  avait  fait  du  chemin.  Baja^ 
zetj  qui  tout  à  l'heure  était  beau,  n'a  plus  rien  île  parfaitement 
beau;  le  voilà  au-dessous  d'Andromaque^  qu'au  premier  mo- 
ment il  paraissait  seulement  ne  pas  surpasser,  au-dessous  même 
à^ Alexandre j  et  on  lui  dit  assez  durement  en  quoi  il  pèche. 

Le  plus  grave  reproche  qu'on  faisait  à  Bajazet^  celui  qui 
était  devenu  dès  ces  premiers  temps  le  lieu  conunun  de  la  cri- 
tique, semblerait  n'avoir  été  qu'un  docile  écho  d'une  parole  de 
Corneille.  Voici  ce  que  Segrais  racontait  :  «  Étant  une  fois  près 
de  Corneille  sur  le  théâtre  à  tme  représentation  du  Bajazet^  il 
me  dit  :  «  Je  me  garderois  bien  de  le  dire  à  d*autres  que  vous, 
«  parce  qu'on  diroit  que  j'en  parlerois  par  jalousie  ;  mais  pre- 
«  nez-y  garde,  il  n'y  a  pas  un  seul  personnage  dans  le  Bajazet 
«  qui  ait  les  sentiments  qu'il  doit  avoir  et  que  l'on  a  à  Constan- 
«  tinople  ;  ils  ont  tons,  sous  un  habit  turc,  le  sentiment  qu'on  a 
«  au  milieu  de  la  France*.  »  Segrais  approuvait  et  commentait 
ainsi  le  jugement  dont  il  avait  reçu  la  confidence,  c  U  avo>< 
raison,  et  Ton  ne  voit  pas  cela  dans  Corneille^  le  Romain  y 

I.'  Lettre  du  i6  mars  1671,  tome  II,  p.  535. 
I.  Segraisiana,  p.  58. 


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NOTICE.  453 

parle  comme  mi  Romain,  le  Grec  comme  un  Grec,  l'Indien 
comme  un  Indien,  et  l'Espagnol  comme  un  Espagnol.  »  Tel  fut 
le  chef  d'accusation  sur  lequel  il  devint  de  mode  de  condanmer 
Bajazet,  Nous  avons  entendu  Mme  de  Sévigné  prononcer  que 
les  mœurs  des  Turcs  sont  mal  observées,  et  Robinet  se  per- 
mettre lui-même,  dans  ses  vers  burlesques,  de  lancer  quelques 
traits  qui  veulent  avoir  la  même  portée,  à  propos  du  person- 
nage de  Bajazet  et  de  celui  même  du  grand  vizir,  dont  la  phy- 
sionomie cependant  a  tant  de  caractère.  De  Visé  dans  l'article  du 
Mercure^  dont  nous  avons  déjà  cité  le  début,  passe  également 
par  la  brèche  que  Corneille  a  ouverte,  mêlant,  comme  Robinet, 
à  des  semblants  d'admiration,  que  l'opinion  générale  imposait, 
tout  ce  qu'il  pouvait  imaginer  de  plus  ingénieuse  ironie  :  <  Le 
sujet  de  cette  tragédie  est  turc,  à  ce  que  rapporte  l'auteur 
dans  sa  préface.  »  Quand  de  Visé  parlait  ainsi,  la  préface  de 
Racine  n'était  pas  faîte  encore,  ce  qui  ne  pouvait  laisser  aucun 
doute  sur  le  sens  facétieux  de  la  phrase.  Un  peu  plus  loin  il 
ajoutait  :  «  Je  ne  puis  être  pour  ceux  qui  disent  que  cette  pièce 
n'a  rien  d'assez  turc  :  il  y  a  des  Turcs  qui  sont  galants;  et  puis 
elle  platt,  il  n^importe  comment;  et  il  ne  coûte  pas  plus,  quand 
on  a  à  feindre,  d'inventer  des  caractères  d'honnêtes  gens  et  de 
femmes  tendres  et  galantes,  que  ceux  de  barbares  qui  ne  con- 
viennent point  au  goût  des  dames  de  ce  siècle,  à  qui  sur  toutes 
choses  il  importe  de  plaire.  > 
Racine  lut  très-modéré  cette  fois.  Sa  première  préface^,  qui 

I.  Elle  se  trouve  dans  l'édition  originale  de  la  pièce,  publiée  sous 
ce  titre  : 

BAJAZET. 

TRAGEDIE. 

Par  Mr.  Racine. 
Et  se  vend  pour  Tauthenr. 

A  PARIS, 
Chez  Pierre  le  Monnier.... 
M.DC.LXXn. 
Aycc  prÎTilege  du  Roy. 
Cette  édition  a  quatre  fenilleu,  comprenant  le  titre,  la  préfioioe  on  aver- 
tissement (qui  ne  porte  aucun  titre),  l'extrait  du  privilège  et  la  liste  des 
acteurs;  à  la  suite  de  ces  quatre  feuillets,  99  pages.  L'Achevé  d'impri- 
mer est  du  c  ao.  jour  de  Février  167a.  » 


V 


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454  BAJAZET. 

n'a  que  qaeUpies  lignes,  ne  contient  aucune  plainte  contre  ces 
critiques  dont  une  véritable  ligue  le  harcelait  de  toutes  parts; 
il  ne  s'y  livre  à  aucune  récrimination  ;  et,  sans  d'ailleurs  faire 
remarquer  qu'on  avait  justement  nié  ce  qu'il  affirmait,  il  se 
contente  de  dire  :  «  La  principale  chose  à  quoi  je  me  suis 
attaché,  c'a  été  de  ne  rien  changer  ni  aux  mœurs  ni  aux 
coutumes  de  la  nation  ;  et  j'ai  pris  soin  de  ne  rien  avancer 
qui  ne  fût  conforme  à  Thbtoire  des  Turcs.  »  Un  passage  de 
sa  seconde  préface,  un  peu  plus  étendu,  et  qu'il  supprima 
dans  l'édition  de  1697,  reproduit,  dans  des  termes  peut-être 
plus  modestes  encore,  la  même  apologie  discrète  et  calme. 
Après  avoir  dit  :  c  Je  me  suis  attaché  à  bien  exprimer  dans 
ma  tragédie  ce  que  nous  savons  des  mœurs  et  des  maximes  des 
Turcs,  »  il  développe  un  peu  plus  sa  défense,  cherchant  à  prou- 
ver que  dans  l'oisivité  du  Sérail  les  héroïnes  qu'il  a  mises  sur 
la  scène,  et  qu'on  a  accusées  d'être  chez  lui  trop  savantes  en 
amour,  ne  sont  occupées  que  de  cette  passion  ;  et  que  pour 
Bajazet,  c  il  garde  au  milieu  de  son  amour  la  férocité  de  la  na- 
tion; »  enfin  que  le  mépris  généreux  qu'il  fait  de  la  vie  n'a  rien 
d'extraordinaire  dans  l'histoire  des  Turcs.  C'était  certainement 
chez  lui  une  résolution  prise  de  ne  plus  accepter  la  guerre,  de 
renoncer  aux  représailles.  S'il  avait  entrepris  de  montrer  que 
les  Romains  de  Corneille  étaient  souvent,  quoi  qu'en  dise  Se- 
grais,  des  Français  du  dix-septième  siècle  tout  aussi  bien  que 
les  Turcs  de  Bajazet^  il  eût  bien  trouvé  quelque  chose  à  dire 
pour  soutenir  ce  sentiment.  Il  eût  aussi  fait  remarquer  peut- 
être  que  le  Cid  lui-même  et  ses  héroïnes  rappellent  un  peu 
moins  l'Espagne»  celle  même  du  Romancero^  à  plus  forte  rai- 
son celle  du  '  onzième  siècle,  que  les  amateurs  superstitieux 
de  la  fidélité  du  costume  ne  pourraient  le  désirer.  L'honneur 
castillan  y  respire ,  il  est  vrai,  avec  sa  jactance  héroïque  et  ses 
passions  chevaleresques;  et  sans  doute  cela  suffit*  Mais  les 
passions  sauvages  des  musulmans  sont-elles  absentes  de  Az- 
j€aet?  Ne  s'y  trouve-t-il  rien  qui  peigne  la  politique  des  sultans 
et  des  vizirs,  les  défiances  sanguinaires  du  despotisme ,  le»  ré- 
voltes habituelles  du  palais  et  des  armées?  Et  dans  l'expression 
même  de  l'amour,  qui  est  plus  particulièrement  ce  qu'on  a 
critiqué,  le  poète  a-t-il  oublié  les]  fureurs  jalouses  du  Sérail 
et  ses  emportements  tout  sensuels?  Avec  cela  il  fallait  bien 


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NOTICE.  455 

qa'il  rapprochât  beaucoup  de  nos  sentiments  ceux  de  ses  per- 
sonnages. Comment,  sans  cette  transformation  nécessaire,  nous 
intéresser  à  une  société  avilie  et  abmtie  par  le  plus  abject  escla- 
vage, où  se  rencontraient  beaucoup  plus  les  vices  d'une  froide 
corruption  que  ces  passions  du  cœur  qui  sont  la  vie  du  drame  ? 
Demander  à  Racine  de  vrais  Turcs,  tels  surtout  quUls  étaient 
alors,  c'était  lui  interdire  le  sujet  qu'il  a  traité.  Il  l'avait  donc 
mal  choisi,  aurait-on  pu  répondre.  C'est  l'objection  qu'on  a 
faite  à  plus  d'une  pièce  de  Racine,  à  Bérénice^  par  exemple, 
comme  nous  l'avons  vu.  Mais  d'un  sujet  quel  qu'il  soit,  quand 
on  sait  tirer  de  telles  beautés,  le  choix  parait  justifié. 

L'exactitude  du  décorateur  et  du  costumier  ne  saurait  sup- 
pléer à  la  vérité  que  le  pojète  n'aurait  pas  mise  dans  les  carac- 
tères et  dans  les  mœurs.  Ce  serait  toutefois  un  fait  curieux  si 
la  fidélité  des  costumes,  étrangement  négligée  sur  la  scène  de 
ce  temps  dans  toutes  les  autres  tragédies],  avait  été,  comme  il 
semble,  cherchée  dans  celle-ci  avec  plus  de  soin.  Nous  y  ver- 
rions la  preuve  que  l'auteur  sentait  combien  il  était  plus  facile 
cette  fois  de  contrôler  sévèrement  la  vérité  de  sa  peinture.  Louis 
Racine,  dans  ses  Réflexions  sur  la  poésie^ y  fs^t  cette  remarque  : 
c  Un  savant  peut  trouver  à  redire  qu'Achille,  sur  le  théâtre, 
soit  habillé  comme  Auguste  et  Mithridate  :  il  sait  que  ces 
trois  princes  étoient  habillés  différemment  ;  mais  le  peuple, 
qui  l'ignore,  n'est  pas  même  choqué  de  leur  voir  à  tous  trois 
des  perruques  et  des  chapeaux,  au  lieu  qu'il  seroit  choqué 
d'en  voir  sur  la  tète  des  Turcs ,  parce  que ,  sans  avoir  été  à 
Cohstantinople,  nous  avons  conversé  avec  des  gens  qui  y  ont 
été,  ou  nous  avons  vu  des  Turcs  parmi  nous  ;  ainsi  on  ne  les 
fait  point  paroître  sur  le  théâtre  sans  des  robes  longues  et  des 
turbans.  »  Les  Réflexions  sur  la  poésie  n'ont  été  écrites,  il  est 
vrai,  qu'en  1747,  après  les  réformes  que  l'on  avait  heureu- 
sement tentées  dans  les  costumes  du  théâtre.  Mais  l'exactitude  . 
que  Louis  Racine  fait  remarquer  dans  ceux  de  Bajazet  ne 
devait  pas  être  entièrement  une  innovation  de  son  temps;  et 
ne  fût-elle  pas  d'abord  aussi  scrupuleuse  qu'elle  le  devint  plus 
tard,  elle  parait  avoir  été  cependant  jugée  nécessaire  dès  les 
premières  représentations  de  la  pièce.  C'était,  on  s'en  souvient, 

I.  OEuvres  de  Z.  Racine,  tome  II,  p.  283. 


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456  BAJAZET. 

<  sous  un  habit  tare  »  que  Corneille  trouvait  aux  personnages 
de  Racine  un  sentiment  français. 

Racine  avait  le  droit  de  traiter  les  événements  de  sa  tragédie 
plus  librement  et  plus  au  gré  de  son  imagination  que  la  pein- 
ture des  moeurs.  Là  aussi  pourtant  une  histoire  contemporaine 
pouvait  être  gênante  et  répugner  à  l'altération  ;  mais  c'eût  été 
seulement  s'il  se  fût  agi  de  faits  très-connus,  très-publics.  Ceux 
qui  s'étaient  passés  dans  l'ombre  du  Sérail  étaient  au  contraire 
mystérieux.  Telle  était^  si  récents  qu'ils  fussent ,  l'obscurité 
dont  ils  s'enveloppaient,  que  non-seulement  la  mort  de  Bajazet, 
mais  son  existence  même  étaient  mises  en  question  lorsque  la  tra- 
gédie parut  ;  et  il  ne  semble  guère  plus  facile  aujourd'hui  d'é- 
daircir  dans  cette  histoire  du  Sérail  tous  les  doutes,  de  concilier 
les  divers  témoignages.  Il  aurait  donc  suffi  d'exiger  du  poète  le 
vraisemblable,  sans  le  chicaner,  comme  on  le  fit,  sur  la  réalité 
des  événements.  De  Visé  ouvrit  quelques  livres  où  était  raconté 
le  règne  d'Amurat  IV,  et  se  crut  en  mesure  de  prouver  que  tout 
était  fiction  dans  la  pièce  :  «  Voici  en  deux  mots,  écrivaitril*, 
ce  que  j'ai  apprb  de  cette  hbtoire  dans  les  historiens  du  pays, 
par  oà  vous  jugerez  du  génie  admirable  du  poète,  qui,  sans  en 
prendre  presque  rien,  a  su  faire  une  tragédie  achevée.  Amurat 
avoit  trois  frères  quand  il  partit  pour  le  siège  de  Babylone.  Il 
en  fit  étrangler  deux,  dont  aucun  ne  s'appeloit  Bajazet  ;  et  l'on 
sauva  le  troisième  de  sa  fureur,  parce  qu'il  n' avoit  point  d'en- 
fants pour  succéder  à  l'Empereur.  Ce  Grand  Seigneur  mena  dans 
son  voyage  sa  sultane  favorite.  Le  grand  vizir,  qui  se  nommoit 
Mehemet-Pacha^  y  étoit  aussi,  comme  nous  voyons  dans  une 
relation  faite  par  un  Turc  du  Sérail,  et  traduite  en  firançœs 
par  M.  du  Loir^,  qui  étoit  alors  à  Constantinople;  et  ce  fut 
ce  grand  vizir  qui  commença  l'attaque  de  cette  fameuse  ville 
vers  le  levant. ...  A  son  retour,  il  entra  triomphant  dans  Cons- 
tantinople, comme  avoit  fait  peu  de  jours  auparavant  le  Grand 

I.  Dans  Tarticle  déjà  cité  du  Mercure  galant ^  en  date  du  9  jan- 
vier 167J, 

a.  Le  livre  que  cite  de  Visé  a  pour  titre  :  t  Les  Voyages  du 
sieur  du  Loir,  conteuus  en  plusieurs  lettres  écrites  du  Levant.... 
Paris,  r  654,  iu-4*»).  »  La  relation  de  la  Conquête  de  Babjrlone  [Baghdat 
dans  le  texte  turc)  est  aux  pages  aa4-a54.  Le  texte  turc,  en  caractères 
français,  est  en  regard  de  Ut  traduction. 


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NOTICE.  4^7 

SeigneoTi  son  maître.  Cq>endant  Tanteur  de  Bqfazei  le  fait 
demeurer  iogéoiensement  dans  Gonstantînople  sons  le  nom 
d' Aoomat,  pour  faroriser  les  desseins  de  Roxane,  qoi  se  trouve 
dans  le  sérail  de  Bysance,  quoiqu'elle  fût  dans  le  camp  de  Sa 
Hantesse  ;  et  tout  cela  pour  élever  à  l'Empire  Bajazet,  dont  le 
nom  est  très-bien  inventé.. ••  >  Ces  discussions  historiques  nous 
semblent  ici  assez  puériles  :  elles  décident  si  peu  du  mérite  de 
Bafazety  qu'on  perdrait  le  temps  à  les  approfondir.  Cepen- 
dant, puisque  Racine,  dans  ses  préfaces,  a  paru  tenir  à  justifier 
son  exactitude  d'historien  et  à  citer  ses  autorités,  il  sera  permis 
de  dire  sommairement  ce  que  l'on  peut  en  penser.  Le  nom  de 
Bajazet  n'est  point,  comme  le  prétend  le  Mercure  galanij  une 
belle  invention  de  Racine.  Nous  ne  savons  pourquoi  Louis  Ra- 
cine, dans  son  Examen  de  Bajazet^  veut  confondre  le  frère  d'A- 
murat,  nommé,  chez  plusieurs  historiens,  du  même  nom  qui  lui 
est  donné  par  notre  poète,  avec  un  frère  de  Mahomet  lY,  qu'il 
trouve  mentionné  dans  la  Noupelle  Relation  de  V  intérieur  du 
Serrait  par  Tavemier.  L'identité  de  nom  entre  le  Bajazet  de 
la  tragédie  et  l'un  de  ses  petits-neveux  suffisait-elle  pour 
permettre  de  conclure  que  «  Bajazet  n'étoit  pas  encore  né 
lorsque  M.  de  Cézy  étoit  à  Constantinople,  oà  il  ne  peut  avoir 
va  se  promener  à  la  pointe  du  Sérail  qu'Ibrahim  qui  y  étoit 
enfermé  pendant  le  siège  de  Bagdad?  >  Ce  n'est  pas  là  du 
moins  l'argument  dont  il  faudrait  se  servir,  si  l'on  était  d'avis 
de  rejeter  le  récit  de  l'ambassadeur.  Un  peu  plus  haut,  Louis 
Racine  lui-même  avait  constaté  que  Mézerai ,  dans  son  His- 
toire  des  Turcs ^  qui  fait  suite  à  celle  de  Chalcondyle,  nomme 
Bajazet  et  Orcan  comme  deux  frères  d'Amurat  mis  à  mort  par 
ce  sultane  II  y  a  peu  à  s'inquiéter,  après  cela,  du  désaccord 
qu'il  signale  entre  Mézerai  et  le  prince  Démétrins  Cantemir, 
qui  a  écrit  bien  plus  Urd  et  après  Racine^.  Parmi  les  histoires 


I .  Mézerai  est  tout  à  fait  d*acoord  avec  Racine  :  c  Diverses  maladies 
avoient  ôté  à  Amonith  tons  ses  enfants,  et  sa  cruauté  loi  avoit  fait 
massacrer  ses  deux  frères  Oroan  et  Bajazet,  n'ayant  pardonné  qu'à 
Ibrahim ,  parce  qu'il  lui  paroissoit  imbécile  d'esprit.  »  Histoire  des 
Tisrcêy  par  F.  E.  du  Mézerai  (i  vol.  in-folio,  Paris,  MJ)C.L), 
tome  n,  p.  i65. 

3.  Son  Histoire  de  t Empire  ottommn  va  jusqu'à  l'année  1711.  L'ori- 


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458  BAJAZET. 

publiées  avant  la  tragédie  de  Bajazet^  Racine  n'avait  pas  seu- 
lement pour  lui  Mézerai.  Du  Verdier,  dans  son  Abrégé  de  CHis^ 
toire  des  Turcs,  imprimée  en  i665  *,  dit  aussi  :  «  Amurat  avoit 
deux  frères,  nommés  Bajazet  et  Orcan,  princes  assez  bien  faits 
pour  lui  donner  de  l'ombrage.  Il  envoya  des  ordres  exprès  au 
Caïmakan  de  les  faire  mourir.  Bajazet  fut  étranglé  sans  aucune 
difficulté;  Orcan  défendit  sa  vie  jusqu'à  tuer  trob  hommes  avant 
que  de  se  laisser  prendre.  >  Le  meurtre  d'Orcan  et  de  Bajazet, 
et  l'imbécillité  d'Ibrahim,  qui  fut  cause  qu'on  l'épargna,  sont 
encore  attestés  dans  V Histoire  du  prince  Osmem  par  le  che- 
valier de  Jant,  imprimée  également  en  i665.  Racine  aurait  pu 
dter  ces  autorités,  qui  pour  un  poëte  tragique  étaient  sans  doute 
suffisantes  ^«  Nous  ne  savons  si  c'étaient  là  quelques-unes  de 

ginal  latin,  resté  manuBcrit,  a  été  traduit  pour  la  première  fois  en 
français  en  1743. 

I  •  3  Tol.  in-i  a,  à  Paris,  chez  Théodore  Gérard.  Voyez  au  tome  m, 
p.  5i8  et  S19. 

1.  Des  histoires  beaucoup  plus  récentes  admettent  l'existence  de 
Bajazet,  et  le  citent  comme  un  des  frères  dont  Amurat  se  défit.  Celle 
de  M.  de  Hammer,  qui  est  très-estimée  et  a  été  puisée  aux  sources 
orientales,  donne  au  sultan  Murad  IV  (Amurat)  six  frères,  parmi  les- 
quels se  trouve  Bajazet.  c  Des  sept  fils  que  laissa  Ahmed,  dit  M.  de 
Hammer,  trois,  Osman  II,  Milirad  IV  et  Ibrahim  I«r,  montèrent  sur  le 
tr^ne...;  les  quatre  autres,  Mohammed,  Suleiman,  Husein,  Bajesid 
(Bajazet) f  furent  sacrifiés  parleurs  frères.  »  Histoire  de  l'Empire  ottoman 
(traduite  de  Tallemand  par  M.  Dochez,  3  toI.  gr .  in-8«),  tomell,  p.  359. 
—  Orcan,  on  le  yoit,  n'est  pas  nommé.  Ce  fut,  suivant  cette  même 
histoire,  après  la  prise  d'Érivan  que  Murad  fit  périr  Bajazet  :  c  Outre 
les  bulletins  du  triomphe,  on  porta  encore  un  chatti-scherif  du  Sultan 
an  kaimakam  Beiram-Pasoha  et  au  bostandschibasohi  Dudche,  qui 
leur  enjoignait,  pendant  la  solennité  de  la  fête,  de  mettre  à  mort  les 
fibres  dn  Sultan,  Bajesid  et  Suleiman....  Le  funeste  sort  de  deux  ado- 
lescents pleins  d'espérance  arracha  des  larmes  même  à  leurs  bourreaux 
le  bostandschibaschi  et  le  kaimakam.  »  (Ibidem^  p.  469 et  470.)  M.  de 
Bbnuner  parle  plus  loin  d'un  autre  frère  de  Murad,  qn*il  n'avait  pas 
nommé  jusque-là,  et  dont  le  Sultan  aurait  ordonné  la  mort  le  17  fé- 
vrier i638,  avant  de  partir  pour  Bagdad  :  «  Il  fit  périr  un  de  ses 
fr^ères.  Sultan  Kasîm,  qui,  par  ses  heureuses  dispositions,  semblait  loi 
préparer  dans  l'avenir  un  rival  redoutable.  »  (Ibidem^  p.  479.)  Ne  se- 
rait-ce pas  là  plutôt  (la  date  du  meurtre  se  rapproche  bien  davan- 
tage) le  prince  dont  M.  de  Cézy  racontait  la  fin  tragique? 


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NOTICE.  459 

celles  qu'il  avait  consultées  ;  mais  il  se  peut  que  d'autres  sources 
d'informations  lui  eussent  été  en  outre  ouvertes  soit  dans  des 
histoires  imprimées  qui  ne  nous  sont  pas  tombées  sous  les  yeux, 
soit  dans  des  entretiens  avec  nos  anciens  ambassadeurs  à  Gons- 
tantinople. 

Ce  qui  le  donnerait  à  croire,  c'est  que,  dans  les  livres  dont 
nous  venons  de  parler,  nous  trouvons,  lorsqu'il  y  est  ques- 
tion d'Orcan,  qu'il  fut  tué  en  même  temps  que  Bajazet,  tandis 
que  Racine,  dans  sa  seconde  préface,  dit  qu'Amurat,  dès  les 
premiers  jours  de  son  règne,  fit  étrangler  ce  même  Oncan. 
Une  différence  plus  remarquable  est  à  noter  entre  les  histoires 
que  nous  avons  pu  lire,  et  les  faits  tels  que  Racine  les  a  pré- 
sentés dans  sa  tragédie,  tels  même  qu'il  les  expose,  moins  en 
poëte  qu'en  historien,  dans  cette  préface  :  il  veut  que  ce  soit 
après  la  prise  de  Bagdad,  en  i638,  que  le  Sultan  ait  envoyé 
un  ordre  à  Constantinople  pour  faire  mourir  Bajazet;  et  nous 
lisons  partout  que  c'est  après  la  prise  d'Érivan,  en  i635.  Il  y 
aurait  quelque  raison  de  penser  que  ce  dernier  récit  est  le 
seul  vrai.  Un  recueil  manuscrit  *  nous  a  conservé  une  Lettre 
écrite  de  Constantinople  le  6  septembre  i635  par  M.  de  Mon^ 
tkoulieuy  député  de  Mtirseiliey  résidant  à  Constantinople^  sur  le 
sujet  des  réjouissances  faites  pour  la  prise  de  Ravan^  et  sur  le 
sujet  de  la  mort  funeste  des  deux  frères  du  Grand  Seigneur, 
étranglés  par  son  commandement*  c  Le  soir  du  même  jour 
(du  jour  des  réjouissances)^  dit  cette  lettre,  un  aga  va  trouver 
le  Gaïmacan  et  le  Bostangi-Baschi....  H  leur  présente  un  cata- 
cherif  (sic)  du  Grand  Seigneur  par  lequel  est  très-expressément 
commandé  à  l'un  et  à  l'autre  d'aller  promptement  étrangler 
les  deux  plus  aînés  de  ses  frères  :  l'un  étoit  âgé  de  vingt*six 
ans,  et  l'autre]de  vingt-trois....  G'étoient  deux  très-beaux  princes 
et  de  bonne  mine,  et  révérés  de  tous  universellement.  »  U  est 
vrai  que  la  lettre  ne  nomme  pas  Bajazet,  et  ajoute  à  son  récit 
qu'il  restait  encore  au  Grand  Seigneur  deux  frères  fort  jeunes. 
Toutefois  elle  semble  s'accorder  singulièrement  avec  ce  que  les 
historiens  nous  racontent  de  Bajazet  et  d'un  autre  fils  d'Ach- 


I.  Ce  recueil,  qui  est  à  la  bibliodièque  de  1* Arsenal,  est  intitulé  : 
Traité»  et  Ambassades  de  Turquie*  La  lettre  de  M,  de  Monthonlien  est 
au  tome  V. 


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46o  BAJAZET. 

met 9  étranglés  en  i635.  Il  est  possible,  nous  le  répétons , 
que  Racine ,  lorsqu'il  a  substitué  le  siège  de  Babylone  on 
Bagdad  à  celui  d'Érivan,  se  soit  appuyé  sur  d'autres  his- 
toires, sur  d'autres  mémoires;  mais  peut-être  aussi  lui  a-t-il 
tout  simplement  plu  de  rattacher  l'action  de  sa  tragédie  à 
cette  prise  de  Bagdad,  qui  fut  réTénema[it  le  plus  célèbre  dn 
règne  d'Amurat.  C'était  son  droit  ;  et  il  reconnaît ,  dans  sa 
première  préface,  <  qu'il  a  été  obligé  de  changer  quelques  cir- 
constances. »  Il  en  a  certainement  changé  beaucoup  ;  et  il  y 
aurait  peut-être  quelque  naïveté  à  prendre  au  sérieux  le  soin 
qu'il  affecte  de  rassurer  ses  lecteurs  sur  la  vérité  historique  des 
principales  données  de  sa  pièce.  Ces  petites  fraudes,  par  les- 
quelles on  ne  prétend  réellement  tromper  personne,  sont  de 
tout  temps  à  l'usage  des  romanciers  et  des  poètes.  Lorsque  Ra- 
cine nous  dit  que  «  les  particularités  de  la  mort  de  Bajazet  ne 
sont  encore  dans  aucune  histoire  imprimée,  »  mais  que  son 
témoin  est  le  comte  de  Cézy,  alors  ambassadeur  à  Constantî- 
nople,  lequel  «  fut  instruit  des  amours  de  Bajazet  et  des  jalou- 
sies de  la  Sultane,  >  ne  faut-41  pas  voir  là  un  tour  ingénieux  pour 
dérouter,  en  se  moquant  d'eux,  et  réduire  an  silence  les  indis- 
crets qui  veulent  demander  au  poète  un  compte  rigoureux  de 
ses  libres  fictions  ?  L'histoire,  disent-ils,  est  défigurée.  Qu'en 
savent-ils?  peut  répondre  le  poète.  0nt41s  causé  avec  M.  le 
comte  de  Cézy?  Et  qu'oserait-on  déclarer  fa^ix  et  impossible, 
lorsqu'on  voit  les  historiens  si  mal  instruits  des  mystérieuses 
tragédies  du  Sérail,  et  même  en  désaccord  sur  le  nombre  et  sur 
les  noms  des  frères  du  sultan  Amurat?  Racine  avait  beau  jen 
poor  supposer  des  mémoires  secrets,  dont  il  aurait  eu  confia 
dence.  On  n'est  pas  d'ailleurs  obligé  d'y  croire. 

Plusieurs  ont  pensé  plutôt  que  les  amours  de  Boxane  et  de 
Bajazet  pourraient  bien  être  les  amours  de  la  reine  Christine 
et  de  Monaldeschi  :  ils  se  souvenaient  que  celui-ci  avait  été 
assassiné  en  1657,  à  Fontameblean,  par  l'ordre  de  la  jalouse 
princesse,  qui,  avant  de  l'envoyer  à  la  mort,  <  lui  a  voit,  dit  le 
P.  d'Avrigny^,  montré  quelques  lettres  qu'il  avoit  écrites,  et  lui 
avoit  reproché  son  infidélité.  »  La  ressemblance  est  en  effet  digne 

I.  Mémoirespour  sêrpîr  à  PhUtoire  umverseïle  de  PEurope,.,.  (172S}, 
tome  m,  p.  5a3. 


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NOTICE.  461 

d'attention.  On  a  fait  remarquer  aussi'  qu'Atalide,  prêtant  ton 
nom  à  t amour  de  Bajazet  et  de  la  Sultane,  rappelle  singulière- 
ment Mlle  de  BoutteTille,  qui  rendit,  conune  le  racontent  les 
Mémoires  de  Mme  de  Motteville,  un  service  pareil  à  l'amour 
du  grand  Gondé  et  de  Mlle  du  Yigean,  et  finit  par  exciter  la 
jalousie  de  celle  qui  avait  trouvé  bon  d'abord  de  lui  confier  ce 
rôle  dangereux.  Si  Ton  admettait  ces  conjectures,  qui  n'ont  rien 
d'invraisemblable,  il  ne  resterait  guère  de  place  dans  le  roman 
pour  les  renseignements  qu'aurait  donnés  le  comte  de  Gézy. 
D'un  autre  côté,  si  cet  ambassadeur  avait  réellement  écrit 
quelque  chose,  comme  le  dit  Racine,  sur  les  circonstances  de  la 
mort  de  Bajazet;  si,  lorsqu'il  fut  de  retour  en  France,  plusieurs 
personnes  de  qualité  en  avaient  entendu  le  récit  de  sa  bouche, 
la  sultane  favorite  ni  le  grand  vizir  ne  pouvaient  dans  ce  récit 
avoir  un  rôle  ;  l'un  et  l'autre,  d'après  le  témoignage  unanime 
des  historiens,  avaient  suivi  le  Sultan  au  siège  de  Bagdad  :  de 
Visé  sur  ce  point  n'a  rien  dit  que  de  fondé.  Affirmerons-nous 
toutefois  que  celte  c  quantité  de  personnes  qui  à  la  cour  se  sou- 
venaient d'avoir  entendu  conter  au  comte  de  Cézy  »  les  aven- 
tures du  Sérail,  et  particulièrement  le  chevalier  de  Nantouillet, 
n'aient  rien  appris  à  Racine?  Faut-il  absolument  lui  donner 
un  démenti,  lorsqu'il  nous  dit  dans  sa  préface  que  c'est  aux 
récits  du  chevalier  de  Nantouillet  qu'il  doit  le  sujet  de  sa  tra- 
gédie, et  que  c'est  par  ce  même  ami  que  lui  a  été  inspiré  le 
dessein  d'arranger  ces  récits  pour  la  scène?  Non,  sans  doute  ; 
mais  il  a  dû  en  user  très-librement  avec  ces  histoires  secrètes 
du  Sérail,  qui  probablement  déjà,  avant  qu'il  y  mêlât  ses  pro- 
pres inventions,  n'étaient  pas  très-authentiques.  Nous  nous 
imaginons  que  le  chevalier  de  Nantouillet,  homme  d'esprit  et 
qui  se  plaisait  au  badinage  *,  pouvait  bien  être  un  peu  conteur. 

I.  Petitot,  dans  une  noie  sur  le  vert  i68]de  Bajazet  (acte  I,  scène  i). 

a.  Saint-Simon  parle  ainsi  de  lui  {Mémoires^  tome  I,  p.  157)  : 
«  Barbançon,  premier  maître  d*h6tel  de  Monsieur,  ....  si  goûté  du 
monde  par  le  sel  de  ses  chansons  et  le  naturel  de  son  esprit.  »  Fran- 
çois du  Prat,  dit  le  chevalier  de  Nantouillet,  avait  été  substitué  aux 
nom  et  armes  de  Barbançon.  Cette  même  année  1673  il  faillit  être 
noyé  au  passage  du  Rhin  (voyez  dans  les  Lettres  de  Mme  de  Sévigmé^ 
tome  m,  p.  i35,  la  lettre  du  3  juillet  167a).  Il  fut  capitaine  de  ca- 
valerie au  régiment  de  la  Reine,  et  plus  tard,  en  i685,  premier  mahre 


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46a  BAJAZET. 

Qui  sait  ce  qu'il  s'était  amusé  à  ajouter  aux  surprenantes  anec- 
<k>tes  du  comte  de  Cézy,  et  ce  que  l'ambassadeur  lui-même, 
revenant  de  ces  pays  lointains^  avait  pu  débiter  de  fables? 
M.  de  Cézy  parait  avoir  été  un  homme  à  aventures.  H  en  aurait 
cherché,  à  ce  qu'on  prétendait,  jusque  dans  l'intérieur  du  Sé- 
rail. L'historien  anglais  Ricaut,  ambassadeur  extraordinaire 
de  Charles  II  auprès  de  Mahomet  IV,  parle  <  de  la  vanité  et 
de  l'ambition  qu'avoit,  comme  on  dit,  le  comte  de  Cézy  de 
faire  la  cour  aux  maltresses  du  Grand  Seigneur,  qui  sont  dans 
le  Sérail  :  ce  qu'il  ne  pouvoit  faire  qu'en  donnant  des  sonmies 
imnenses  d'argent  aux  eunuques*.  >  On  cherchait  là  une  des 
explications  de  ces  prodigalités  qui  finirent  par  l'écraser  sous 
le  poids  des  dettes.  Il  est  permis  de  douter  qu'il  connût  aussi  bien 
le  Sérail,  qu'il  y  eût  d'aussi  faciles  intelligences  qu'on  le  disait, 
on  que  peut-être  il  s'en  vantait  lui-même.  Si  les  bruits  répandus 
sur  ses  étranges  bonnes  fortunes  venaient  de  lui,  quels  fabu- 
leux récits  un  tel  homme  ne  devait-il  pas  faire  sur  les  intrigues 
du  Harem?  Concluons  que  le  roman  des  amours  de  Bajazet, 
certifié  par  le  comte  de  Cézy,  ayant  passé  par  la  bouche  du  spi- 
rituel chevalier  de  NantouUlet,  enfin  arrangé  par  la  fantaisie 
d'un  poète,  n'a  pas  une  très-grande  autorité  historique.  Racine 
le  savait  bien,  et  ne  pensait  sans  doute  pas  que  sa  tragédie  en 
valût  moins.  Qui  ne  serait  de  cet  avis?  Que,  dans  la  vérité  de 
l'histoire,  la  sultane  favorite,  qui  pendant  le  siège  de  Bagdad 
n'était  pas  demeurée  à  Constantinople,  n'ait  pu  conspirer  avec 
Bajazet,  qu'importe,  si  la  passion  de  Roxane  est  une  des  plus 
vivantes  et  des  plus  admirables  créations  de  Racine,  si  elle  n'est 
pas  seulement  vraie  par  l'expression  générale  des  sentiments 
du  cœur  humain,  mais  aussi  par  ce  caractère  particulier  auquel 
on  reconnaît  la  femme  de  l'Orient  barbare,  la  farouche  et  sen- 
suelle esclave  ?  Que  le  grand  vizir,  qui  ne  s'appelait  pas  Aco- 
mat  ^,  au  lieu  de  prendre  part,  comme  dans  notre  tragédie, 

dliêtel  Je  Philippe  de  France.  Lié  d*amitié  avec  Racine ,  il  passa 
pour  un  des  auteurs  du  fameux  sonnet  de  1677  contre  le  duc  de 
Nevers. 

I.  Hutoire  de  V état  présent  de  P Empire  ottoman.,,,  traduite  de  Vw^ 
glois  de  M.  Riemut,...  par  M.  Briot  (i  vol.  in-40,  Paris,  chez  Mabre- 
Cramoisy,  M.DC.LXX),  p.  iSg. 

s.  Il  s^appelait  Hehemet,   C'est  peut-être  en  lisant  rhistoire  de 


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NOTICE.  463 

aux  complots  du  Sérail,  ait  été  enuoené  par  le  Sultan  an  siège 
de  Bagdad,  d'où ,  suivant  du  Loir,  il  revint  triomphant ,  où, 
suivant  d'autres,  il  se  fit  tuer  à  l'assaut  des  tours  :  qu'importe, 
si,  comme  l'a  jugé  Voltaire,  cet  Acomat  <  est  l'effort  de  l'esprit 
humain;  >  s'il  n'y  a  c  rien  dans  l'antiquité  ni  chez  les  mo- 
dernes qui  soit  dans  ce  caractère ?>Loub Racine  a  dit ^  :  «Dans 
Bajazety  tout  est  vraisemblable,  quoique  peut-être  il  n'y  ait  rien 
de  vrai.  »  Il  avait  raison  de  reconnaître  dans  cette  tragédie  la 
vraisemblance,  si  celle  qu'on  exige  du  poëte  ne  doit  pas  être 
entendue  dans  un  sens  trop  étroit,  si  elle  doit  être  seulement 
cette  illusion  contre  laquelle  on  se  défendrait  en  vain,  et  que 
produit  une  action  développée  naturellement,  suivant  les  don- 
nées de  la  situation,  des  caractères,  et  aussi  des  mœurs  par- 
ticulières à  l'époque  et  au  pays  qui  lui  sert  de  théâtre. 

C'est  l'antiquité,  ou  profane  ou  sacrée,  qui  a  fourni  le  siiget 
de  toutes  les  autres  tragédies  de  Racine  ;  Bajazet  seul  a  em- 
prunté le  sien  à  une  nation  moderne,  et,  comme  le  fait  remar- 
quer le  poëte  dans  sa  seconde  préface,  en  s'autorisant  du  grand 
exemple  d'Eschyle ,  à  une  histoire  contemporaine.  Lorsqu'on 
s*est  habitué,  bien  à  tort  sans  doute,  à  regarder  Racine  comme 
un  génie  timide,  qui  devait  craindre  de  marcher  sans  le  secours 
des  anciens,  et  de  s'écarter  de  leurs  traces,  on  peut  s'éton- 
ner de  cette  hardiesse.  Mais  si  c'était  en  effet  une  hardiesse,  ce 
n'était  nullement  une  innovation.  Notre  théâtre,  avant  Racine, 
avait,  on  sait  avec  quel  glorieux  succès  dans  le  Cidy  abordé 
plus  d'une  fois  des  sujets  modernes.  Il  en  avait  assez  sou- 
vent demandé  à  l'histoire  des  Turcs;  et  même  il  nous  offre 
un  exemple  d'une  tragédie  qui,  de  même  que  Bajazeff  a,  dans 
cette  histoire ,  choisi  des  événements  de  date  toute  récente. 
Les  deux  préfaces  de  Racine  se  taisent  sur  ces  pièces,  où 
l'on  avait  essayé  déjà  de  mettre  sur  notre  scène  les  morars 
et  les  personnages  des  pays  musulmans,  et  qui  ne  per- 
mettent pas  de  voir  dans  Bajazet  une  entreprise  sans  précé- 


Solimau  II,  ou  les  tragédies  tirées  de  cette  histoire,  que  Racine  a  été 
frappé  du  nom  auquel  il  a  donné  la  préférence.  Là,  il  est  parlé  d'un 
grand  vizir  Achomat  ou  Achmet^  qui  se  mit  dans  le  parti  de  Bajazet, 
fils  de  Roxelane,  et  que  Soliman  fit  étrangler. 
i,  DaoïB  V Examen  de  BajoMet, 


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464  BAJAZET. 

dent.  Il  conTient,  ce  nous  semble,  de  suppléer  en  qaeiqaas 
mots  à  ce  silence. 

Gabriel  Bonnyn  a  fait  imprimer  en  i56i  une  tragédie  in- 
titolée  la  Soltane^  dont  le  sujet  est  la  mort  de  Mnstapbay 
étranglé  par  Tordre  de  son  père  Soliman  le  Grand.  SoUînan 
vivait  encore.  On  croit  qu'il  faat  faire  remonter  la  première 
représentation  de  la  «So/ron^  jusqu'à  Tannée  i554.  Ce  serait  un 
an  seulement  après  la  catastrophe  tragique  que  Bounyn  a 
transportée  sur  le  théâtre. 

Le  même  événement  inspira  au  siècle  suivant  une  autre 
tragédie  du  théâtre  français  :  le  Grand  et  dernier  Sofyman^  ou 
la  Mort  de  Mustaphay  par  Mairet,  dont  la  première  impression 
est  du  i*'  juin  lôBg,  et  qui  fut  joué,  disent  les  frères  Parfait, 
dès  i63o.  C'est  une  imitation  de  //  Solimanoy  pièce  de  Bona- 
relli  délia  Rovere,  imprimée  à  Venise  en  1619. 

Dalibray  donna  sur  le  même  sujet  le  Soliman^  tragi-comédie, 
achevée  d'imprimer  le  3o  juin  1637,  qu'il  reconnaît,  dans  son 
avis  j4u  lecteur^  devoir  à  la  tragédie  de  Bcmarelli,  quoiqu'il  en 
ait  changé  le  dénouement,  pour  «donner  une  heureuse  issue 
à  l'innocence  de  Mustapha  et  de  sa  maîtresse.  » 

Un  poète  peu  conau,  du  nom  de  Desmares,  a  composé  vme 
tragédie  de  Roxelane^  imprimée  en  1643,  dont  le  sujet  est 
l'élévation  au  trône  de  l'artificieuse  favorite  de  Soliman. 

M agnon  est  auteur  d'une  tragédie  qui  a  pour  titre  :  k  Grand 
Tamerlan  et  Bajaxet^  et  dont  l'Achevé  d'imprimer  est  du  20  no- 
vembre 1647  *. 

Une  tragédie  plus  digne  d'attention,  Osman^  dont  le  sujet 
est  la  mort  du  sultan  Osman  H,  tué  dans  une  révolte  des 
janissaires,  est  de  Tristan  THermite,  que  sa  Mariane^  repré- 
sentée en  1637,  avait  rendu  célèbre.  Osman  ne  fut  publié 
qu'en  i656  par  les  soins  de  Quinault,  après  la  mort  de  l'auteur; 

I.  PradoD,  mais  après  le  Bajatet  de  Racine,  a  donné  en  167$  une 
tragédie  tirée  de  la  même  histoire  que  la  pièce  de  Magnon  :  TamerUm^ 
ou  la  Mort  de  Bajazet,  C*est  uo  ouYrage  d*une  déplorable  platitude, 
quoique  Sabligny,  dans  sa  Dissertation  sur  les  tragédies  de  Phèdre,  en 
attribue  la  Rebute  c  k  des  brigues  indignes  de  M.  Racine.  >  Ce  lut 
également  plusieurs  années  après  Bajaxet  que  Tabbé  Abeille  fit  jouer 
(1680),  sous  le  nom  du  comédien  la  Thuiilerie,  une  tragédie  de 
Soijman,  tirée  de  C  Illustre  Bossa  de  Mlle  de  Scudérj. 


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NOTICE*  465 

mais  le  privilège  pour  l'impression  de  cette  tragédie  aTait  été 
accordé  à  Tristan  le  17  juin  1647,  année  où  par  conséquent 
on  peut  conjecturer  qu'elle  fut  jouée. 

Il  est  à  croire  que,  sinon  toutes  ces  œuvres,  plusieurs  d'entre 
elles  du  moins  étaient  connues  de  Racine.  Mais  dans  les  cita- 
tions, en  très-petit  nombre  d'ailleurs,  que  nous  en  avons  tirées 
pour  les  notes  de  Bajazet^  rien  n'établit  que  notre  poète  ait  lait 
des  emprunts  à  ces  essais  de  tragédie  turque.  Ce  n'étaient  pas  de 
tels  modèles  qu'il  pouvait  se  proposer  d'imiter.  La  plupart  ont 
bien  peu  de  valeur.  La  pièce  de  Bounyn,  avec  sa  langue  pé- 
dantesque,  ses  chœurs  mythologiques,  ses  Turcs  qui  jurent  par 
tons  les  dieux  des  païens,  n'est  que  l'informe  essai  d'un  art 
encore  dans  l'enfance.  Les  tragédies  on  tragi-comédies  de 
Dalibray,  de  Desmares  et  de  Magnon  sont  aussi  faibles  de  style 
que  de  conception.  Il  n'en  est  pas  tout  à  fait  de  même  de  la 
pièce  de  Mairet.  Quoique  très-inférieure  à  sa  fameuse  Sopho- 
nisbe,  elle  offre  quelque  intérêt,  et  de  loin  en  loin  des  vers  qui 
ne  sont  pas  sans  beauté.  La  tragédie  de  Tristan  méritait  plus 
encore  peut-être  la  mention  que  nous  en  avons  faite  ici.  Dans 
un  de  ses  rôles,  celui  de  la  fille  du  Mouphti,  il  y  a  quelques 
développements  de  passion  assez  heureux.  Mais  les  frères  Par- 
fait se  sont  trop  hasardés  quand  ils  ont  cru  reconnaître  de 
frappants  rapports  entre  ce  rôle  et  celui  de  Roxane  dans  Ba* 
Jazet^,  Remarquons  plutôt  que  cette  couleurjorientale  qu'on  a 
tant  et  de  si  bonne  heure  reproché  à  Racine  d'avoir  négligée, 
semble,  dans  plusieurs  passages  d^ Osman ^  avoir  été  curieuse- 
ment cherchée.  On  peut  citer  ces  vers  que,  dans  la  scène  ir 
de  l'acte  IV,  Osman  adresse  à  son  peuple  qui  s'est  assemblé 
en  tumulte  : 

Qui  Toas  ùdt  assembler  pour  me  donner  conseil  ? 
L*ombre  est-elle  en  état  d'éclairer  le  soleil  ? 

et  ceux-ci,  tirés  de  la  scène  11  de  l'acte  III,  où  l'on  raconte 
dans  quel  appareil  Osman  s'est  présenté  devant  les  janissaires  : 

Quarante  Capigis  le  suivoient  seulement. 

Et  six  pages  d*honneur,  dont  Tun  portoit  ta  trousse, 


I.  Histoire  du  Théâtre  francois,  tome  VII,  p.  1S8. 

J.  Racihk.  n  3o 


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466  BAJAZET. 

Et  let  autres  tenoient  les  cordons  de  sa  housse. 
Dessus  ses  brodequins  et  sur  sa  reste  encor 
Éclatoient  des  rubis,  des  perles  et  de  Tor; 
Et  dessus  le  fourreau  d'un  riche  cimeteire.... 
De  larges  diamants  briiloient  de  tous  côtés. 


Assurément  voilà  da  costume.  Cette  exactitude  descriptive  fait 
penser  aux  éléphants  et  aux  chariots  que  Saint-Évremond  se 
plaignait  de  ne  pas  trouver  dans  la  tragédie  ^Alexandre.  Si 
c'était  là  ce  dont  quelques  personnes  ont  de  tout  temps  regretté 
l'absence  dans  Bajazet,  il  nous  semblerait  que  le  reproche  fait 
à  Racine  d'avoir  manqué  à  ce  genre  de  vérité  n'est  pas  très- 
sérieux.  C'est  par  d'autres  traits,  d'une  couleur  moins  maté- 
rielle,  qu'il  sait  nous  faire  reconnaître  que  la  scène  de  sa  tra- 
gédie est  chez  les  Turcs. 

La  Harpe,  dans  son  Cours  de  littérature^  Louis  Racine,  dans 
V Examen  de  Bajazet^  sont  de  ce  sentiment;  ils  s'étudient  à 
faire  ressortir,  dans  la  tragédie  de  Racine,  les  traits  de  mœurs 
de  l'Orient  qui  sont  d'un  grand  peintre,  et  à  montrer  qu'avec 
le  coup  d'oeil  du  génie  le  poète  avait  souvent  saisi  le  vrai  ca- 
ractère des  hommes  de  ces  contrées.  Faut-il  toutefois,  dans 
une  apologie  à  outrance,  ne  rien  accorder  à  la  critique?  Il 
est  juste,  au  contraire,  de  lui  faire  sa  part.  M'oublions  pas  que 
Corneille  n'accusait  pas  précisément  Racine  d'avoir  négligé  le 
costume,  mais  d'avoir  donné  à  ses  Turcs  le  sentiment  de  notre  na- 
tion; et  reconnaissons  que,  dans  toutes  les  pièces  du  théâtre  de 
Racine,  à  un  sens  historique  très-juste  et  très-profond  il  se  mêle 
quelque  chose  de  moins  vrai,  une  complaisance  excessive  pour 
des  sentiments  tout  français.  C'en  est  le  côté  faible,  quoique  char- 
mant :  là,  ce  sera  Britannicus  et  Junie,  Hippolyte  et  Aricie  ;  ici, 
Bajazet  et  Atalide.  Voltaire  l'a  reconnu.  U  était  cependant  l'ad- 
mirateur le  plus  déclaré  de  Bajazet»  Non-seulement  il  en  trouvait 
l'intrigue  si  heureusement  imaginée,  et  d'un  si  grand  effet  sur  la 
scène,  qu'il  a  voulu  un  jour,  avec  un  succès  bien  malheureux, 
il  est  vrai,  se  l'approprier  dans  Zulime;  mais,  ce  qu'il  vaut 
mieux  rappeler,  en  toute  occasion  il  a  parlé  avec  enthousiasme 
de  l'exposition  de  cette  tragédie,  exposition  la  plus  belle,  à  son 
avis,  qu'il  y  eût  au  théâtre;  du  rôle  d'Acomat,  sur  lequel  nous 
avons  déjà  cité  ses  paroles;  de  celui  de  Roxane,  qu'il  nommait 


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NOTICE.  467 

a  le  chef-d'œuvre  de  l'esprit  et  da  goût,  une  statae  de  Phidias^.  » 
Nous  croyons  cependant  que,  sans  se  contredire,  sans  céder  à  un 
de  ces  caprices  qu'on  a  eu  à  lui  reprocher  quelquefois,  il  a  pu 
juger  moins  favorablement  le  rôle  de  Baja^et,  et  y  trouver  l'ex- 
plication de  la  sévérité  de  Corneille,  auquel  il  attribue  des  pa- 
roles assez  semblables  pour  le  sens  à  celles  qui  sont  rapportées 
dans  le  Segraisiana.  Citons  un  passage  de  la  lettre  qu'en  1789 
il  écrivait  de  Cirey  au  comédien  de  la  Noue.  Après  avoir 
transcrit  quelques  vers  du  rôle  de  Bajazet,  dans  la  scène  v  de 
l'acte  II,  et  dans  la  scène  iv  de  l'acte  III,  il  continue  ainsi  : 

<  Je  vous  demande,  Monsieur,  si  à  ce  style,  dans  lequel  tout 
le  rôle  de  ce  Turc  est  écrit,  vous  reconnaissez  autre  chose  qu'un 
Français,  qui  s'exprime*  avec  élégance  et  douceur?  Ne  désirez- 
vous  rien  de  plus  mâle,  de  plus  fier, de  plus  animé  dans  les  ex- 
pressions de  ce  jeune  Ottoman  qui  se  voit  entre  Roxane  et 
l'Empire,  entre  Atalide  et  la  mort?  C'est  à  peu  près  ce  que 
Pierre  Corneille  disait,  à  la  première  représentation  de  ^o/oz^^, 
à  un  vieillard  qui  me  l'a  raconté  :  c  Cela  est  tendre,  touchant, 

<  bien  écrit;  mais  c'est  toujours  un  Français  qui  parle.  >  Vous 
sentez  bien, Monsieur,  que  cette  petite  réflexion  ne  dérobe  rien 
au  respect  que  tout  homme  qui  aime  la  langue  française  doit  au 
nom  de  Racine.  Ceux  qui  désirent  un  peu  plus  de  coloris  à 
Raphaël  et  au  Poussin  ne  les  admirent  pas  moins  '.  > 

Voltaire  paraissait  aussi  juger  que  çà  et  là  dans  cette  tragé- 
die on  rencontrait  quelques  vers,  quelques  expressions  d'une 
simplicité  trop  familière.  Il  rappelait  que  tous  les  peuples  «  nous 
reprochent  une  poésie  un  peu  trop  prosaïque,  »  et  donnait  à 
entendre  (on  n'est  peut-être  pas  obligé  de  l'en  croire)  que  le 
style  de  Bajazet  méritait  parfois  ce  reproche.  «  On  sait ,  di- 
sait-il encore,  se  souvenant  d'un  passage  du  Bolmana^  on  sait 
que  Boileau  en  trouvait  la  versification  négligée  ^  »  Boileau 

I .  Remarques  sur  Médée  :  voyez  les  (Xufres  de  Voltaire ^  tome  XXXV, 
p.  19. 

».  Dans  les  éditions  de  Kehl  on  lit  :  c  ....  qu'an  Français,  qui 
appelle  sa  Turque  Madame^  et  qui  s'exprime...,  etc.  > 

3.  Œuvres  de  Voltaire,  tome  LUI,  p.  55o. 

4.  Ibidem f  tome  VII,  p.  3 19.  —  Le  passage  du  Bolmana  où  Voltaire 
avait  trouvé  ce  prétendu  jugement  de  Boileau  sur  la  versification  de 
Bajazet  est  à  la  page  107. 


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468  BAJAZET. 

a-t-il  réellement  été  aussi  sévère?  Nous  aurions  quelque  peine 
à  le  comprendre. 

Quoi  que  l'on  poisse  accorder  d'ailleurs  à  quelques-unes  des 
critiques  dont  Bajazet  a  été  Tobjet,  une  chose  reste  incontes- 
table :  c'est  que  cette  tragédie  est  une  des  plus  théâtrales  que 
Racine  ait  composées.  Elle  avait  eu  tout  d'abord,  nous  l'avons 
vu,  un  succès  éclatant.  La  durée  de  ce  succès  a  été  égale  à  son 
éclat.  Louis  Racine  constatait  que  Bajazet  était  souvent  rede- 
mandé. De  nos  jours  même  on  a  reconnu  que,  bien  interprétée, 
la  pièce  avait  gardé  toute  sa  pubsance  d'émotion.  Il  nous  reste 
à  rappeler  ce  qui  dans  l'histoire  de  ses  représentations ,  aux 
diverses  époques,  peut  être  de  quelque  intérêt. 

Lorsque  la  Champmeslé,  après  la  rentrée  de  Pâques  1679, 
passa  de  l'Hôtel  de  Bourgogne  au  théâtre  de  Guénégaud,  elle 
y  apporta  tous  ses  grands  rôles  des  tragédies  de  Racine.  Aussi 
trouvons-nous  dans  le  Registre  de  la  Grange,  Bajazet  joué  cette 
même  année  1679,  le  9  septembre,  par  la  troupe  de  Guéné- 
gaud*. L'année  suivante,  qui  fut  celle  de  la  réunion  des  deux 
troupes  royales,  la  même  pièce  fut  représentée  trois  fois  à 
Paris,  une  fois  à  Versailles  ;  en  1681,  quatre  fois  à  Paris,  une 
fois  à  Saint-Germain;  en  i68!t,  quatre  fois  à  Paris,  une  fois 
à  Versailles,  une  fois  à  Fontainebleau;  il  y  eut  en  i683  trois 
représentations  à  Paris,  deux  en  1684;  deux  également  dans 
les  premiers  mois  de  i685,  et  une  à  Versailles. 

I.  Cette  troupe  aurait  représenté  Bajazet  bien  avant  1679,  si  Ton 
»*en  rapportait  au  Journal  des  avis  et  des  affaires  de  Paris  ^  publié 
en  1676  par  François  GoUetet.  Cette  feuille  dit  en  effet  sous  la  date 
du  mardi  4  août  1676  :  c  On  doit  représenter  cette  après-dinée  à  THos- 
tel  de  Bourgogne  le  Triomplic  des  Dames  de  M.  Corneille  le  jeune..., 
et  Bajazet  de  M.  Racine  à  la  rue  Guénégaud.  »  Nous  savons  cepen- 
dant que  de  167$  à  1677  on  jouait  plutôt  sur  cette  dernière  soêne  les 
pièces  de  Leclerc  ou  de  Pradon  que  celles  de  Racine.  Soupçonnant 
une  erreur  de  CoUetet,  nous  avons  consulté  la  première  édition  de  la 
comédie  de  Thomas  Corneille.  Elle  a  pour  titre  :  0  Le  Triomphe  des 
Dames ,  comédie  représentée  par  la  trouppe  du  Roy  établie  au  faux- 
bourg  Saint-Germain  (Paris,  1676,  in-4'').  »  —  La  troupe  du  fau- 
bourg Saint-Germain  est  celle  de  Guénégaud.  Le  Jourmal  des  avis  a 
donc  fait  un  quiproquo^  k  moins  que  les  deux  théâtres  n'aient  pour  an 
jour  échangé  leurs  pièces,  ce  qui  est  peu  probable. 


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NOTICE.  469 

«  La  première  comédie  sériease  que  Madame  la  dachesse 
de  Bourgogne  ait  vue,  dit  le  Journal  de  Dangeau,  fat  Bajazet,  » 
Cette  représentation  fnt  donnée  à  Versailles  le  28  novembre 
1698.  Le  duc  de  Bourgogne  ,  les  ducs  d'Anjou  et  de  Berri  y 
assistaient.  Quelques  jours  auparavant,  on  avait  joué  Britait" 
nicus  en  présence  des  jeunes  princes  ;  nous  avons  dit  dans  la 
Notice  de  cette  pièce  qu'elle  avait  été  choisie  pour  le  premier 
spectacle  tragique  qu'on  leur  donna  ;  quand  vint  le  tour  de 
la  princesse,  le  choix  fut  moins  sévère  ;  on  pensa  que  son  goût 
serait  c  le  goût  des  dames  de  ce  siècle ,  »  pour  parler  comme 
le  Mercure  galant. 

En  1721,  Baron  (le  vieux  Baron  alors),  rentré  depuis  peu 
au  théâtre,  joua  le  rôle  d*Acomat,  le  8  juillet.  Un  mois  plus 
tard,  le  1 3  août,  Mlle  Lecouvreur  tentait  pour  la  première  fois 
le  rôle  de  Roxane.  Son  talent  varié,  qui  savait  exprimer  et  les 
passions  véhémentes  et  la  touchante  tendresse,  lui  permit 
de  représenter  tour  à  tour,  avec  un  grand  succès,  Roxane  et 
Atalide.  Peut-être,  on  s*en  souvient,  la  Champmeslé  aussi 
avait-elle  eu  dans  Bajazet  ce  double  triomphe.  La  scène  fran- 
çaise avait  perdu  Mlle  Lecouvreur,  lorsque  dans  son  héritage 
Mlle  Gaussin  recueillit  le  rôle  de  Roxane.  Pour  en  remplir 
toutes  les  conditions,  il  semble  que  Ténergie  devait  manquer  à 
cette  charmante  actrice.  Elle  trouva  dans  Mlle  Clairon  une  ri- 
vale avec  qui  l'on  ne  pouvait,  comme  l'a  dit  Marmontel,  la  met- 
tre en  balance  «  pour  un  rôle  de  force  et  de  fierté.  >  Mlle  Clai- 
ron étudia  le  rôle  de  Roxane  avec  le  soin  et  la  rare  intelligence 
qui  ne  lui  faisaient  jamais  défaut. 

La  vérité  du  costume  est  sans  doute  un  peu  secondaire; 
mais  on  sait  que  Mlle  Clairon  (il  en  a  été  de  même  de  Mlle  Ra- 
chel,  de  le  Rain,  de  Talma)  y  attachait  un  grand  prix.  Il  est 
probable  que  si,  dans  les  premiers  temps  de  Bajazet ^  les  cos- 
tumes turcs  n'étaient  pas  absolument  méconnaissables,  ils 
étaient  encore  bien  loin  d'une  parfaite  exactitude,  et  que 
l'actrice  avait  de  ce  côté  une  ^véritable  révolution  à  faire.  Le 
passage  suivant  des  Mémoires  de  Marmontel  *  le  donne  à  pen- 
ser :  «  Elle  (Mlle  Clairon)  venait  jouer  Roxane  au  petit  théâ- 
tre de  Versailles.  J'allai  la  voir  à  sa  toilette  ;  et  pour  la  pre- 

I.  Livre  V. 


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470  BAJAZET. 

mière  fois  je  la  trouvai  habillée  en  sultane,  sans  panier,  les 
bras  demi-nus  et  dans  la  vérité  du  costume  oriental.  »  Ce 
fut  alors  qu^elle  commença  la  réforme  du  costume,  bien 
décidée  à  l'introduire  dans  tous  ses  rôles,  quoiqu'elle  affirmât 
qu'elle  y  perdait  pour  dix  mille  écus  d'habits.  Mais  elle  pen- 
sait que  «  la  vérité  delà  déclamation  tient  à  celle  du  vêtement.» 
Cette  vérité,  cette  simplicité  de  la  déclamation,  elle  en  faisait 
aussi  le  premier  essai  à  cette  même,  représentation,  sur  le  pe- 
tit théâtre  de  Versailles.  «  S'il  réussit,  disait-elle,  adieu  l'an- 
cienne déclamation.  »  —  «  L'événement,  dit MarmonteP,  passa 
son  attente  et  la  mienne.  Ce  ne  fut  plus  l'actrice,  ce  fut  Roxane 
elle-même  que  l'on  crut  voir  et  entendre.  L'étonnement,  l'il- 
lusion, le  ravissement  fut  extrême.  »  La  brillante  et  habile  tra- 
gédienne a,  dans  ses  Mémoires^  laissé  sur  le  rôle  de  Roxane  des 
observations  qui  donnent  une  idée  de  la  manière  très-juste 
dont  elle  le  comprenait.  Elle  y  a  très-bien  marqué  les  carac- 
tères qui  doivent  le  distinguer  du  rôle  d'Hermione  ^.  La  femme 
expérimentée,  suivant  elle,  devait  se  montrer  dans  Roxane  : 
«  Je  crois  bien,  ajoutait-elle,  que  Bajazet  lui  plaisoit  plus 
qu'Amurat;  mais  un  goût  n'est  pas  un  sentiment.  L'attrait 
irritant  des  sens  ou  le  tendre  besoin  de  l'âme  sont  des  choses 
bien  différentes.  Défendez- vous  donc  de  toute  espèce  d'expres- 
sion touchante  :  l'air  du  désir,  subordonné  à  la  plus  rigou- 
reuse décence,  est  la  seule  marque  de  sensibilité  qu'on  doive 
apercevoir  dans  vos  yeux.  Dans  les  ordres  que  vous  donnez, 
dans  les  menaces  que  vous  faites,  que  vos  tons  secs,  despoti- 
ques m'assurent  que  vous  n'êtes  entourée  que  d'esclaves  avilis 
et  tremblants....  En  me  montrant  dans  les  trois  quarts  de  ce 
rôle  une  souveraine  cruelle  et  née  sur  le  trône,  laissez -moi  les 
moyens  de  retrouver  dans  le  reste  l'esclave  insolente,  abusant 
d'un  moment  de  pouvoir  qu'elle  ne  doit  qu'à  sa  beauté ^  > 

A  une  époque  où  Mlle  Clairon  avait  quitté  la  scène  depuis 
quelques  années,  les  deux  demoiselles  Sainval  brillèrent  dans 
Bajazet^  l'aînée  jouant  le  rôle  de  Roxane,  la  cadette  celui 
d'Atalide,  où,  quoique  très-inférieure  d'ordinaire  à  sa  sœur, 
elle  montra  beaucoup  de  talent.  Ce  même  rôle  d'Atalide  fut  le 
a4  mai  1788  le  début  de  Mlle  Desgarcins,  alors  âgée  de  dix- 

I.  Livre  V.  —  a.  Page  98.  —  3.  Pages  116  et  117. 


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NOTICE.  471 

sept  ans.  La  Harpe,  dans  sa  Correspondance  littéraire^ ^  atteste 
les  applaudissements  qu'elle  y  mérita. 

Il  y  avait  longtemps  qu'on  n'avait  tu  Bafazet  repara  tre  sur 
la  scène,  lorsque  Mlle  Raucourt  l'y  rappda  au  mois  de  mars 
1802.  Si  Geoffroy,  toujours  peu  suspect  d'indulgence,  ne  parla 
pas  d'elle  alors  comme  d'une  Roxane  parfaite  de  tous  points, 
il  fut  loin  cependant  de  lui  refuser  tout  succès.  «  Elle  brille 
surtout,  disait-il*,  dans  ces  situations  qui  n'exigent  qu'une 
grande  dignité  et  une  énergie  concentrée....  L'art  et  le  talent 
s'y  trouvent  à  un  degré  supérieur.  >  Bientôt  après,  dans  ce 
même  rôle  de  Roxane,  Mlle  Ouchesnois  vint  rivaliser  avec 
Mlle  Raucourt,  et  diviser  les  suffrages  du  public. 

La  tragédienne  qui,  de  notre  temps,  a  remis  en  honneur  sur 
le  théâtre  les  chefe-d'œuvre  de  nos  grands  poëtes,  ne  pouvait 
manquer  d'être  tentée  par  les  rares  beautés  de  Bajazet.  Le 
a3  novembre  i83d  Bille  Rachel  aborda  le  rôle  de  Roxane. 
Bien  jeune  encore  pour  ce  rôle,  elle  se  troubla  à  cette  pre- 
mière représentation,  où  elle  n'eut  d'autre  succès  que  celui  de 
son  beau  costume  oriental.  Telle  avait  été  l'incertitude  de  son 
jeu,  et  le  froid  accueil  du  public,  que  de  toutes  parts  on  dé- 
tournait la  jeune  actrice  d'une  nouvelle  tentative.  Elle  voulut 
la  hasarder  toutefois,  car  elle  avait  la  conscience  de  ses  forces  ; 
et  le  surlendemain  une  éclatante  revanche  la  mit  pour  toujours 
en  possession  de  ce  rôle,  qui  fut  un  de  ceux  où  elle  se  montra 
le  plus  admirable.  Dans  la  Notice  de  M.  Védel  sur  MUe  Ra~ 
c/iel  ',  nous  avons  lu  que,  dans  cette  seconde  soirée  où  elle 
répara  si  bien  son  échec  d*un  moment,  parmi  les  mots  qui 
furent  le  mieux  prononcés,  on  remarqua  le  terrible  :  Sortez^  de 
la  scène  iv  du  dernier  acte  :  c  L'accent  sombre,  dit  M.  Védel, 
le  geste  impérieux,  le  regard  étincelant  de  Rachel,  à  ce  mot, 
furent  si  puissants  sur  les  spectateurs,  qu'ils  voyaient  Bajazet 
percé  de  coups  se  débattre  entre  les  mains  des  muets.  »  Nous 
n'oserions  pas  récuser  ce  témoignage  ;  mais  plus  tard  nous 
avons  vu  plus  d'une  fob  Mlle  Rachel  dans  ce  même  rôle ,  et  il 


I.  Tome  V,  p.  181. 

1.  Cours  de  Vittérature  dramatique ,  tome  VI,  p.  io5,  feuilleton 
da  39  ventôse  an  x  (10  mars  iSos). 
3.  Page  70. 


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472  BAJAZET. 

nous  a  semMé  qu'elle  cherchait  toujours,  sans  pouvoir  se  sa- 
tisfaire, une  nouvelle  manière  de  prononcer  cet  implacable 
arrêt  de  mort.  Si  dans  les  oonmiencements  elle  avait  en  effet 
rencontré  la  véritable  inspiration,  il  est  surprenant  qu'elle  ne 
s'y  soit  pas  tenue,  qu'elle  ne  l'ait  pas  retrouvée.  L'auteur  de 
l'article  Rachel  dans  la  Biograp/ùe  uniperselle  ^  M.  Edouard 
Thierry,  dit  que  dans  les  derniers  temps  c  elle  imagina,  en 
disant  le  :  Sortez^  de  tourmenter  son  poignard  au  rebours  de 
la  situaticm.  >  De  telles  tentatives  ne  semblent-elles  pas  prou- 
ver que  Mlle  Rachel  s'était  toujours,  en  cet  endroit ,  sentie 
vaincue  par  une  difficulté  insurmontable?  Quoi  qu'il  en  soit, 
dans  cette  lutte  avec  un  magnifique  et  redoutable  rôle,  Mlle  Ra- 
chel a  pu  fléchir  en  un  seul  point;  sur  les  autres,  il  n'y  avait 
qu'à  reconnaître  son  triomphe.  On  trouvait  véritablement  en 
elle  la  Roxane  que  Mlle  Clairon  demandait,  la  femme  impé- 
rieuse et  violente  y  faisant,  suivant  l'expression  de  la  Harpe, 
l'amour  le  poignard  à  la  main ,  l'esclave  insolente ,  dictant  ses 
volontés  à  des  esclaves,  l'amante  plus  emportée  et  plus  orgueil- 
leuse que  tendre.  Et  cependant  Mlle  Rachel,  à  qui  n'échappait 
aucune  nuance  de  ces  admirables  rôles  que  le  poëte  a  su  faire 
à  la  fois  si  constants  et  si  variés ,  n'avait  garde  de  se  défendre 
trop  absolument  de  «  toute  expression  touchante.  >  Nous  n'a- 
vons pas  oublié  avec  quel  retour  de  sensibilité  elle  interrompait 
ses  menaces  par  ce  cri  du  cœur  : 

Bajazet,  écoutez,  je  sens  que  je  tous  aime; 

quel  accent  de  douleur  profonde  elle  mettait  dans  cet  autre  vers  : 

Tu  ne  saurois  jamais  prononcer  que  tu  m'aimes  ; 

enfin  quelle  était  sa  grâce,  sa  finesse  charmante,  lorsque  ras- 
surée et  joyeuse  elle  disait  : 

L'amour  fit  le  serment,  l'amour  l'a  violé. 


Le  texte  que  nous  donnons  de  Bajazet  est  conforme  à  l'édi- 
tion de  1697.  Nous  avons  tiré  les  variantes  des  recueils  de  1676 
et  de  1687  y  et  de  l'édition  séparée  de  1672,  qui  est  la  pre- 
mière impression  de  cette  tragédie. 


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PREMIERE  PRÉFACE.  4?^ 


PREMIÈRE  PRÉFACE». 

Quoique  le  sujet  de  cette  tragédie  ne  soit  encore  dans 
aucune  histoire  imprimée^  il  est  pourtant  très-véritable. 
G*est  une  aventure  arrivée  dans  le  Serrait,  il  n'y  a  pas 
plus  de  trente  ans*.  Monsieur  le  comte  de  Césy  étoit 
alors  ambassadeur  à  C!onstantinople'.  Il  fut  instruit  de 
toutes  les  particularités  de  la  mort  de  Bajazet;  et  il  y  a 
quantité  de  personnes  à  la  cour  qui  se  souviennent  de 
les  lui  avoir  entendu  conter,  lorsqu'il  fut  de  retour  en 
France.  Monsieur  le  chevalier  de  Nantouillet^  est  du 
nombre  de  ces  personnes.  Et  c*est  à  lui  que  je  suis  rede- 
vable de  cette  histoire,  et  même  du  dessein  que  j*ai  pris 
d'en  faire  *  une  tragédie.  J*ai  été  obligé  pour  cela  de 
changer  quelques  circonstances.  Mais  comme  ce  chan- 
gement n'est  pas  fort  considérable,  je  ne  pense  pas  aussi 
qu'il  soit  nécessaire  de  le  marquer  au  lecteur.  La  princi- 
pale chose  à  quoi  je  me  suis  attaché,  c'a  été  de  ne  rien 
changer  ni  aux  moeurs  ni  aux  coutumes  de  la  nation.  Et 

I.  Cette  préfiu)e  est  celle  de  rédition  de  1671.  Elle  ne  porte,  dans 
oette  édition,  aucun  titre,  tel  que  Préface  ou  Au  lecteur, 

a.  Rigoureosement  ce  serait  on  peu  plus.  Racine  place  Faction  de 
sa  tragédie  au  temps  du  siège  de  Bagdad,  qui  est  de  Tannée  i638. 

3.  Philippe  de  Haxlay,  comte  de  Cézy*,  avait  en  1618  remplacé 
Achille  de  Harlay  Sancy  k  Tambaisade  de  G>nstantinople.  Après  7 
avoir  été  quelque  temps  remplacé  lui-même  par  M.  de  Marcheville, 
nommé  ambassadeur  en  i63i ,  il  avait  repris  ses  fonctions,  et  n'était 
rentré  en  France  qu*en  1641. 

4.  Voyez  ci-dessus  la  note  a  de  la  page  461. 

5.  M.  Aimé-Martin  a,  nous  ne  savons  pourquoi,  substitué  former 
à  faire* 

*  Racine  écrit  Cisjr  dans  sa  première  préfiu)e,  C^/ dans  la  teooode. 


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474  BAJAZET. 

j*ai  pris  soin  de  ne  rien  avancer  qui  ne  fÙt  conforme  i 
rhistoire  des  Turcs  et  à  la  nouvelle  Relation  de  Fempire 
ottoman,  que  Ton  a  traduite  de  Tanglois  ^.  Surtout  je 
dois  beaucoup  aux  avis  de  Monsieur  de  la  Haye',  qui 
a  eu  la  bonté  de  m*éclaircir  sur  toutes  les  difficultés  qoe 
je  lui  ai  proposées. 

I.  Cette  Relation  est  V Histoire  de  Vétai  présent  de  FEmpire  ottoman^ 
contenant  les  maximes  politiques  des  Turcs,  „,  traduite  de  l'anglais  de 
M,  Ricaut,  Voyez  ci-deasuB,  p.  463>  note  i. 

1.  Jean  de  U  Haye,  seigneur  de  Yenteley,  qui  saooéda  à  M.  de 
Cézy,  oomme  ambaMadeur  de  France  à  Constantinople,  tons  le  règne 
dlbrahim.  H  fut  lui-même  remplacé  dans  cette  ambassade  par  M.  de 
Nointel,  en  1671. 


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SECONDE  PRÉFACE.  475 


SECONDE  PRÉFACE  '. 

Sultan  Âmurat,  ou  Sultan  Mora t* ,  empereur  des  Turcs^ 
celui  qui  prit  Babylone'  en  i638,  a  eu  quatre  frères.  Le 
premier,  c*est  à  savoir  Osman,  fut  empereur  avant  lui, 
et  régna  environ  trois  ans  *,  au  bout  desquels  les  janis- 
saires lui  ôtèrent  TEmpire  et  la  vie.  Le  second  se  nom- 
moitOrcan.  Amurat,  dès  les  premiers  jours  de  son  règne, 
le  fit  étrangler.  Le  troisième  étoit  Bajazet,  prince  de 
grande  espérance;  et  c*e8t  lui  qui  est  le  héros  de  ma  tra- 
gédie. Amurat,  ou  par  politique,  ou  par  amitié,  Tavoit 
épargné  jusqu'au  siège  de  Babylone.  Après  la  prise  de 


I.  Ce  second  aveilistementaparad*abord,  et  aTeo  le  titre  de  /W- 
face,  dans  Tédition  de  1676.  H  a  été  reproduit  dans  l'édition  de  1687, 
et,  avec  de  légères  variantes  et  la  suppression  d'un  assez  long  mor- 
ceau tout  à  la  fin,  dans  celle  de  1697.  Cest  le  texte  de  cette  dernière 
que  nous  suivons,  selon  notre  coutume. 

1.  Ou  plutôt  Mwrad.  c  Plusieurs  l'appellent  lui  et  d'autres  du 
même  nom  Amurat;  mais  ils  se  trompent,  s  dit  Galland  dans  son 
opuscule  intitulé  :  la  Mort  du  sultan  Osman.  Murad  IV,  surnommé 
Gasif  ou  f  le  Victorieux,  >  fut  salué  empereur  le  10  septembre  i6i3. 
n  mourut  le  9  février  i64o. 

3.  Le  vrai  nom  de  cette  ville  est  Bagdad,  ou,  comme  on  l'appelait 
vulgairement,  Bagadet.  Plusieurs  historiens  du  dix-septième  siècle 
lui  donnent,  comme  Racine,  le  nom  de  Babylone.  Bagdad,  capitale  de 
l'Irak,  située  sur  la  rive  orientale  du  Tigre,  fut  incorporée  de  nou- 
veau à  l'empire  ottoman  sous  le  règne  de  Murad ,  après  en  avoir  été 
détachée  pendant  quinze  ans.  L'armée  de  Murad  en  commença  le 
siège  le  i5  novembre  i638.  Le  a 5  décembre  suivant  la  ville  se  rendit. 

4*  Osman  ou  Othman  II,  porté  sur  le  trône  en  1618,  fut  étranglé 
en  1633,  victime  du  plan  qu'il  avait  formé  pour  la  destruction  des 
janissaires.  Entre  son  règne  et  celui  de  Murad,  il  faut  placer  quel- 
ques mois  d'un  second  règne  de  Mustapha,  frère  d'Achmet.  Tristan  a 
pris  la  fin  tragique  d'Osman  II  pour  sujet  de  sa  tragédie  à^Osmam, 
Voyez  ci-dessus  la  Notice^  p.  464  et  465. 


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476  BAJAZET. 

cette  ville,  le  Sultan  victorieux  envoya  un  ordre  à  Ck>n8- 
tantinople  pour  le  faire  mourir.  Ce  qui  fut  conduit  et 
exécuté  à  peu  près  de  la  manière  que  je  le  représente. 
Amurat  avoit  encore  un  frère,  qui  fut  depuis  le  Sultan 
Ibrahim,  et  que  ce  même  Amurat  négligea  comme  un 
prince  stupide,  qui  ne  lui  donnoit  point  d'ombrage.  Sul- 
tan Mahomet^,  qui  règne  aujourd'hui,  est  fils  de  cet 
Ibrahim,  et  par  conséquent  neveu  de  Bajazet. 

Les  particularités  de  la  mort  de  Bajazet  ne  sont  en» 
core  dans  aucune  histoire  imprimée.  M.  le  comte  de 
Gézy  étoit  ambassadeur  à  Constantinople  lorsque  cette 
aventure  tragique  arriva  dans  le  SerraÛ.  Il  fut  instruit 
des  amours  de  Bajazet  et  des  jalousies  de  la  Sultane. 
n  vit  même  plusieurs  fois  Bajazet,  à  qui  on  permet- 
toit  de  se  promener  quelquefois  à  la  pointe  du  Ser- 
rai!, sur  le  canal  de  la  mer  Noire.  M.  le  comte  de  Cézy 
disoit  que  c*étoit  un  prince  de  bonne  mine.  H  a  écrit 
depuis  les  circonstances  de  sa  mort.  Et  il  y  a  encore  plu- 
sieurs personnes  de  qualité'  qui  se  souviennent  de  lui 
en  avoir  entendu  faire  le  récit  lorsqu'il  fut  de  retour  en 
France. 

Quelques  lecteurs  pourront  s* étonner  qu^on  ait  osé 
mettre  sur  la  scène  une  histoire  si  récente.  Mais  je  n'ai 
rien  vu  dans  les  règles  du  poëme  dramatique  qui  dût  me 
détourner  de  mon  entreprise.  A  la  vérité,  je  ne  conseil- 
lerois  pas  à  un  auteur  de  prendre  pour  sujet  d'une  tra- 
gédie une  action  aussi  moderne  que  celle-ci,  si  elle  s^étoit 
passée  dans  le  pays  où  il  veut  faire  représenter  sa  tragé- 

I.  Mahomet  IV,  né  en  1643,  succéda  en  1648  à  Km  père  Ibrahim. 
U  fnt  déposé  le  8  noTembre  1687,  après  trente-neuf  ans  de  règne. 

a.  Vab.  (édit.  de  1676  et  de  1687)  :  Et  il  y  a  plusieurs  personnes 
de  qualité,  et  entre  antres  M.  le  cbeyalier  de  Nantouillet.  — Le  che- 
valier de  Nantouillet  était  mort  en  juin  1696  :  cela  explique  le  chan- 
gement introduit  dans  Tédition  de  1697. 


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SECONDE  PRÉFACE.  477 

die,  ni  de  mettre  des  héros  sur  le  théâtre,  qui  auroient 
été  connus  de  la  plupart  des  spectateurs.  Les  person* 
nages  tragiques  doivent  être  regardés  d'un  autre  œil  que 
nous  ne  regardons  d'ordinaire  les  personnages  que  nous 
avons  vus  *  de  si  près.  On  peut  dire  que  le  respect  que  Ton 
a  pour  les  héros  augmente  à  mesure  qu'ils  s'éloignent  de 
nous  :  major  e  longinquo  reverentia  '.  L^éloignement  des 
pays  répare  en  quelque  sorte  la  trop  grande  proximité 
des  temps.  Car  le  peuple  ne  met  guère  de  différence 
entre  ce  qui  e^,  si  j^ose  ainsi  parler,  à  mille  ans  de  lui, 
et  ce  qui  en  est  à  mille  lieues.  C'est  ce  qui  (ait,  par  exem- 
ple, que  les  personnages  turcs,  quelque  modernes  qu'ils 
soient,  ont  de  la  dignité  sur  notre  théâtre.  On  les  regarde 
de  bonne  heure  comme  anciens.  Ce  sont  des  mœurs  et 
des  coutumes  toutes  différentes.  Nous  avons  si  peu  de 
commerce  avec  les  princes  et  les  autres  personnes  qui 
vivent  dans  le  Serralil,  que  nous  les  considérons,  pour 
ainsi  dire,  comme  des  gens  qui  vivent  dans  un  autre  siècle 
que  le  nôtre. 

C'étoit  à  peu  près  de  cette  manière  que  les  Persans 
étoient  anciennement  considérés  des  Athéniens.  Aussi  le 
poëte  Eschyle  ne  fit  point  de  difficulté  d'introduire  dans 
une  tragédie  '  la  mère  de  Xerxès,  qui  étoit  peut-être 
encore  vivante ,  et  de  faire  représenter  sur  le  théâtre 
d'Athènes  la  désolation  de  la  cour  de  Perse  après  la  dé- 
route de  ce  prince.  Cependant  ce  même  Eschyle  s'étoit 
trouvé  en  personne  à  la  bataille  de  Salamine,  où  Xerxès 
avoit  été  vaincu.  Et  il  s'étoit  trouvé  encore  à  la  défaite 


I.  Var.  (édit.  de  1676  et  de  1687)  :  les  personnes  qae  nous 
arous  TQ.  —  11  y  a  ('II,  sans  accord,  dans  les  deux  éditions  indi- 
quées. 

9.  t  De  loin  le  respect  est  plus  grand.  »  (Tacite,  dnnaUs^  lirre  I, 
chapitre  xi.Yn.) 

3.  Dans  la  tragédie  intitulée  :  les  Perses, 


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476  BAJAZET. 

des  lieutenants  de  Darius,  père  de  Xerxès,  dans  la  plaine 
de  Marathon.  Car  Eschyle  étoit  homme  de  guerre,  et  il 
étoit  frère  de  ce  fameux  Cynégire  dont  il  est  tant  parlé 
dans  l'antiquité ,  et  qui  mourut  si  courageusement  en 
attaquant  un  des  vaisseaux  du  roi  de  Perse. 


Dans  les  éditions  de  1676-87,  U  préface  se  termine  ainsi  :  c  Je 
me  suis  attaché  à  bien  exprimer  dans  ma  trag^ie  ce  que  nous 
saTons  des  moBurs  et  des  maximes  des  Turcs.  Quelques  gens  ont  dit 
que  mes  héroïnes  étoient  trop  saTantes  en  amour  et  trop  délicates 
pour  des  femmes  nées  parmi  des  peuples  qui  passent  ici  pour  bar- 
bares.  Mais  sans  parler  de  tout  ce  qu'on  lit  dans  les  relations  des 
Toyageurs,  il  me  semble  qu'il  sufBt  de  dire  que  la  scène  est  dans  le 
Serrail.  En  effet,  y  a-t-il  une  cour  au  monde  où  la  jalousie  et  Tamour 
doivent  être  si  bien  connues*  que  dans  un  lieu  où  tant  de  rivales  sont 
enfermées  ensemble,  et  où  tontes  oes  femmes  n*ont  point  d'autre  étude, 
dans  une  étemelle  oisiveté,  que  d'apprendre  à  plaire  et  à  se  faire 
aimer?  Les  hommes  vraisemblablement  n'y  aiment  pas  avec  la 
même  délicatesse.  Aussi  ai-je  pris  soin  de  mettre  une  grande  diffé- 
rence entre  la  passion  de  Bajazet  et  les  tendresses  de  ses  amantes.  D 
garde  au  milieu  de  son  amour  la  férocité*"^  de  la  nation.  Et  sî  Ton 
trouve  étrange  qu'il  consente  plutôt  de  mourir  que  d'abandonner  ce 
qu'il  aime  et  d'épouser  ce  qu'il  n'aime  pas ,  il  ne  faut  que  lire  l'his- 
toire des  Turcs.  On  verra  partout  le  mépris  qu'ils  font  de  la  vie.  On 
verra  en  plusieurs  endroits  à  quel  excès  ils  portent  les  passions;  et  ce 
que  la  simple  amitié  est  capable  de  leur  [faire  faire.'  Témoin  un  des 
fils  de  Soliman,  qui  se  tua  lui-même  sur  le  corps  de  son  frère  aîné, 
qu'il  aimoit  tendrement,  et  que  l'on  avoit  fait  mourir  pour  lui  assurer 
l'Empire  *•*.  1 

"^  n  y  a  bien  connues^  an  féminin,  dans  les  deux  éditions. 

**  Cette  expression  est  prise  ici  au  sens  du  latin  ferocilas,  qu'au- 
jourd'hui nous  traduirions  plutôt  par  fierté^  fierté  farouche. 

***  Ce  frère  de  MusUpha  était  le  dmiier  des  enfants  de  Soliman  II 
et  de  Roxelane.  Il  se  nommait  Zeanger  ou  Giangir  (le  Bossu),  Suivant 
l'historien  de  Hammer,  la  mort  tragique  de  Mustapha,  que  Giangir 


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SECONDE   PRÉFACE.  479 

aimait  de  l'amour  le  plus  tendre,  le  jeta  dans  une  sombre  mélancolie^ 
qui  abrégea  ses  jours.  Telle  est  aussi  la  Tersion  adoptée  par  Busbecq, 
ambassadeur  k  Constantinople  de  Ferdinand  I®',  roi  des  Romains. 
Mais  celle  que  Racine  a  suivie  Se  trouTC  dans  VH'utoîre  uniperselle 
de  de  Thou  (livre  XII) ,  dans  V Histoire  générale  du  Serreùi  de  Micbel 
fiaudier  (1616),  dans  V Histoire  générale  des  Turcs  par  du  Verdier 
(i665}.  La  mort  de  Mustapha  a  été  le  sujet  de  plusieurs  tragédies 
antérieures  à  Bajazet,  Voyez  ci-dessus  la  Notice,  p.  464.  L'histoire 
de  Mustapha  y  de  Soliman  et  de  Roxelane  a  également  été  racontée 
ou  plutôt  arrangée  dans  le  roman  de  Mlle  de  Scudéry  intitulé  : 
Ibralùm,  ou  C Illustre  Bassa  (1641). 


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ACTEURS. 

BAJAZETy  frère  du  Sultan  Amural. 

ROXANE9  Sultane  y  favorite  du  Sultan  Amurat. 

ATAUDE»  fille  du  sang  ottomane 

AGOBIATy  grand  ybir. 

OSMIN ,  confident  du  grand  risir. 

ZATIME,  esclave  de  la  Sultane. 

ZAÏRE,  esclave  d'Atalide. 


La  toène  est  à  Constantmople,  aatranent  dite  Bysanoe, 
dans  le  Seirail  du  Grand  Seigneur. 


I.  Cest-à-dire  (d*après  le  sens  propre  et  spécial  da  mot  ottoman) 
da  sang  de  Témir  Othman  ou  Osman,  qui  fonda  la  puissance  turque 
dans  TAsie  Mineure,  au  conunencement  du  quatorzième  siècle,  et  de 
qui  descend  la  dynastie  turque.  Voyez  ci-aiȏs  le  vers  169. 


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BAJAZET. 

TRAGÉDIE. 


ACTE  L 


SCENE  PREMIÈRE. 
AœMAT,  OSMIN. 

ÀCOMÀT. 

Viens,  suis-moi.  La  Sultane  en  ce  lieu  se  doit  rendre. 
Je  pourrai  cependant  te  parler  et  t^entendre. 

OSHIM. 

Et  depuis  quand,  Seigneur,  entre-t-on  dans  ces  lieux  *, 

Dont  Taccès  étoit  même  interdit  à  nos  yeux? 

Jadis  une  mort  prompte  eût  suivi  cette  audace.  6 

▲COMÀT. 

Quand  tu  seras  instruit  de  tout  ce  qui  se  passe , 

Mon  entrée  en  ces  lieux  ne  te  suiprendra  plus. 

Mais  laissons,  cher  Osmin,  les  discours  superflus. 

Que  ton  retour  tardoit  à  mon  impatience  ! 

Et  que  d'un  œil  content  je  te  vois  dans  Bysance'  !         lo 

1.  f^ar.  Et  depuis  quaad,  Seigneur,  eatre-t-on  ea  ces  lieux?  (1672-87) 
a.  Racine  a  pensé  qu'en  rers  il  Talait  mieux  nommer  Constantinople  de  ton 
iincien  nom  de  Bjrzance.  Dalibray,  dans  sa  tragi-comédie  de  Soliman  (1637), 
'  remplace  également  le  nom  de  Constantinople  par  celui  de  BUartce,  de  même 

'  qu*il  donne  à  la  Turquie  le  nom  de  Thrace, 

J.  Racivs.  II  3i 


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482  BAJAZET. 

Instruis-moi  des  secrets  que  peut  t'avoir  appris 

Un  voyage  si  long  pour  moi  seul  entrepris. 

De  ce  qu^ont  vu  tes  yeux  parle  en  témoin  sincère  : 

Songe  que  du  récit,  Osmin ,  que  tu  vas  faire 

Dépendent  les  destins  de  Tempire  ottoman.  1 5 

Qu^as-tu  vu  dans  Tarmée ,  et  que  fait  le  Sultan  ? 

OSMIN. 

Babylone,  Seigneur,  à  son  prince  fidèle , 

Yoyoit  sans  s*étonner  notre  armée  autour  d'elle  ; 

Les  Persans  rassemblés  marchoient  à  son  secours  » 

Et  du  camp  d'Amurat  s'approchoient  tous  les  jours,    ao 

Lui-même,  fatigué  d'un  long  siège  inutile, 

Sembloit  vouloir  laisser  Babylone  tranquille  * , 

Et  sans  renouveler  ses  assauts  impuissants. 

Résolu  de  combattre,  attendoit  les  Persans. 

Mais  comme  vous  savez,  malgré  ma  diligence,  !»  5 

Un  long  chemin  sépare  et  le  camp  et  Bysance  ; 

Mille  obstacles  divers  m'ont  même  traversé , 

Et  je  puis  ignorer  tout  ce  qui  s'est  passé. 

ACOMÀT. 

Que  faisoient  cependant  nos  braves  janissaires? 
Rendent-ils  au  Sultan  des  hommages  sincères?  3  o 

Dans  le  secret  des  cœurs ,  Osmin ,  n'as-tu  rien  lu  ? 
Amurat  jouit-il  d'un  pouvoir  absolu  ? 

OSMIN. 

Amurat  est  content,  si  nous  le  voulons  croire  , 

Et  sembloit  se  promettre  une  heureuse  victoire. 

Mais  en  vain  par  ce  calme  il  croit  nous  éblouir  :  S  ** 

Il  affecte  un  repos  dont  il  ne  peut  jouir. 

C'est  en  vain  que  forçant  ses  soupçons  ordinaires , 

Il  se  rend  accessible  à  tous  les  janissaires  : 

H  se  souvient  toujours  que  son  inimitié 

i.Far.  n  puloit  de  laisser  Babylone  tranqoflle.  (167a) 


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ACTE  I,  SCENE  I.  483 

Voulut  de  ce  grand  corps  retrancher  la  moitié ,  40 

Lorsque  pour  affSermir  sa  puissance  nouvelle , 
n  Touloity  disoit-il,  sortir  de  leur  tutelle. 
Moi-même  j'ai  souvent  entendu  leurs  discours; 
Gomme  il  les  craint  sans  cesse,  ils  le  craignent  toujours* 
Ses  caresses  n'ont  point  effacé  cette  injure.  45 

Votre  absence  est  pour  eux  un  sujet  de  murmure. 
Us  regrettent  le  temps,  à  leur  grand  cœur  si  doux , 
Lorsque  assurés  de  vaincre  ils  combattoient  sons  vous. 

ÀCOIfÀT. 

Quoi  ?  tu  crois  y  cher  Osmin,  que  ma  gloire  passée 
Flatte  encor  leur  valeur  et  vit  dans  leur  pensée?  5o 

Crois-tu  qu'ils  me  suivroient  encore  avec  plaisir, 
Et  qu'ils  reconnoîtroient  la  voix  de  leur  visir*  ? 

OSMIN. 

Le  succès  du  combat  réglera  leur  conduite  : 

U  faut  voir  du  Sultan  la  victoire  ou  la  fuite. 

Quoique  à  regret,  Seigneur,  ils  marchent  sous  ses  lois,  5  s 

Us  ont  à  soutenir  le  bruit  de  leurs  exploits  : 

Us  ne  trahiront  point  l'honneur  de  tant  d'années. 

Mais  enfin  le  succès  dépend  des  destinées. 

Si  l'heureux  Amurat,  secondant  leur  grand  cœur, 

Aux  champs  de  Babylone  est  déclaré  vainqueur,  60 

Vous  les  verrez  soumis  rapporter  dans  Bysance 

L'exemple  d'une  aveugle  et  basse  obéissance.' 

Mais  si  dans  le  combat  le  destin  plus  puissant' 

Marque  de  quelque  affront  son  empire  naissant , 

S'il  Aiit,  ne  doutez  point  que  fiers  de  sa  disgrâce  ',      6  5 

1.  Suivant  Voltaire,  dana  sa  Xéâttrt  à  V  Académie  française  ^  éerite  à  Tocca- 
sioD  de  la  trad  action  de  Shakspeare,  ces  rers  sont  ceox  que  «  le  maréchal  de 
Villars  citait  arec  tant  d'énergie ,  quand  il  alla  commander  les  armées  en  Ita- 
lie, à  l'âge  de  quatre-vingts  ans.  » 

2.  Far,  Biais  si  dans  ce  combat  le  destin  plus  puissant.  (167a  et  76) 

3.  C'est-à-dire  «  enhardis  par  sa  disgrâce.  >  Piert  a  le  sens  du  latin^SK 
rociores.  Voyez  le  Lexique. 


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484  BAJAZET. 

A  la  haine  bientôt  ils  ne  joignent  Tandace , 

Et  n'expliquent,  Seignear,  la  perte  du  combat 

Comme  un  arrêt  du  ciel  qui  réprouve  Amurat. 

Cependant,  s'il  en  faut  croire  la  renommée, 

U  a  depuis  trois  mois  fait  partir  de  Tannée  ?o 

Un  esclave  chargé  de  quelque  ordre  secret. 

Tout  le  camp  interdit  trembloit  pour  Bajazet  : 

On  craignoit  qu'Amurat  par  un  ordre  sévère 

N'envoyât  demander  la  ^éte  de  son  frère. 

▲COMAT. 

Tel  étoit  son  dessein.  Cet  esclave  est  venu  :  75 

n  a  montré  son  ordre,  et  n'a  rien  obtenu. 

OSMIN. 

Quoi,  Seigneur?  le  Sultan  reverra  son  visage, 
Sans  que  de  vos  respects  il  lui  porte  ce  gage  ? 

ACOMÀT. 

Cet  esclave  n'est  plus.  Un  ordre ,  cher  Osmin, 

L'a  fait  précipiter  dans  le  fond  de  l'Euxin.  80 

OSMIN. 

Mais  le  Sultan ,  surpris  d'une  trop  longue  absence, 
En  cherchera  bientôt  la  cause  et  la  vengeance. 
Que  lui  répondrex-vous? 

ACOMÀT. 

Peut-être  avant  ce  temps 
Je  saurai  l'occuper  de  soins  plus  importants. 
Je  sais  bien  qu' Amurat  a  juré  ma  ruine  ;  85 

Je  sais  à  son  retour  l'accueil  qu'il  me  destine. 
Tu  vois ,  pour  m'arracher  du  cœur  de  ses  soldats , 
Qu'il  va  chercher  sans  moi  les  sièges ,  les  combats  : 
Il  commande  l'armée;  et  moi,  dans  une  ville, 
U  me  laisse  exercer  un  pouvoir  inutile.  90 

Quel  emploi ,  quel  séjour,  Osmin ,  pour  un  Visir  ! 
Mais  j'ai  plus  dignement  employé  ce  loisir  : 
J'ai  su  lui  préparer  des  craintes  et  des  veilles , 


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ACTE  I,  SCÈNE  I.  485 

Et  le  bruit  en  ira  bientôt  à  ses  oreilles. 

OSIflIf. 

Quoi  donc?  qu'avex-vous  fait? 

▲GOBI  AT. 

J'espère  qu'aujourd'hui 
Bajazet  se  déclare ,  et  Roxane  avec  lui. 

OSMIN. 

Quoi  ?  Roxane,  Seigneur,  qu'Amurat  a  choisie 

Entre  tant  de  beautés  dont  TEurope  et  TAsie 

Dépeuplent  leurs  États  et  remplissent  sa  cour? 

Car  on  dit  qu'elle  seule  a  fixé  son  amour.  zo<» 

Et  même  il  a  voulu  que  Fheureuse  Roxane , 

Avant  qu'elle  eût  un  fils,  prît  le  nom  de  Sultane. 

ÀCOMÂT. 

n  a  fait  plus  pour  elle ,  Osmin  :  il  a  voulu 

Qu'elle  eût  dans  son  absence  un  pouvoir  absolu. 

Tu  sais  de  nos  sultans  les  rigueurs  ordinaires  :  i  o  5 

Le  frère  rarement  laisse  jouir  ses  frères 

De  l'honneur  dangereux  d'être  sortis  d'un  sang 

Qui  les  a  de  trop  près  approchés  de  sou  rang*. 

L'imbécile  Ibrahim ,  sans  craindre  sa  naissance. 

Traîne ,  exempt  de  péril,  une  étemelle  enfance.         x  i o 

Indigne  également  de  vivre  et  de  mourir, 

On  l'abandonne  aux  mains  qui  daignent  le  nourrir '. 

L'autre,  trop  redoutable,  et  trop  digne  d'envie , 

Voit  sans  cesse  Amurat  armé  contre  sa  vie. 

Car  enfin  Bajazet  dédaigna  de  tout  temps  1 1 5 

I .  Dans  le  Grand  Solyntan  y  oh  les  sultans  sont  appelés  rois  de  Thraee, 
Mairet  aosai  a  dit  (acte  I,  scène  i)  >  mais  non  avec  le  style  de  Racine  : 

....  La  loi  d^tat  veut  que  les  rois  de  Thrace 
Commencent  de  régner  par  la  fin  de  leur  race. 
Et  que  pour  s'établir,  les  barbares  qu'ils  sont 
Perdent  également  tous  les  frères  qu'ils  ont. 

a.  Lorsque  Boilean  disoit  que  son  ami  avoit  encore  plus  que  lui  le  génie  sa- 
tirique, il  citoit  pour  preuves  œs  quatre  vers  si  admirables.  {L.  Racine,  dans 
ses  Remarques  sur  Bajaxet.) 


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486  -  BAJAZET, 

La  molle  oisiveté  des  enfants  des  Sultans. 
Il  vint  chercher  la  guerre  au  sortir  de  l'enfance, 
Et  même  en  fit  sous  moi  la  noble  expérience. 
Toi-même  tu  Tas  vu  courir  dans  les  combats, 
Emportant  après  lui  tous  les  cœurs  des  soldats ,         x  a  o 
Et  goûter,  tout  sanglant ,  le  plaisir  et  la  gloire 
Que  donne  aux  jeunes  cœurs  la  première  victoire. 
Mais  malgré  ses  soupçons ,  le  cruel  Amurat , 
Avant  qu'un  fils  naissant  eût  rassuré  TÉtat , 
N'osoit  sacrifier  ce  frère  à  sa  vengeance ,  r  «  6 

Ni  du  sang  ottoman  *  proscrire  Tespérance. 
Ainsi  donc  pour  un  temps  Amurat  désarmé 
Laissa  dans  le  Serrai!  Bajazet  enfermé. 
Il  partit ,  et  voulut  que  fidèle  à  sa  haine, 
Et  des  jours  de  son  frère  arbitre  souveraine ,  1 3o 

Roxane,  au  moindre  bruit,  et  sans  autres  raisons» 
Le  fit  sacrifier  à  ses  moindres  soupçons. 
Pour  moi,  demeuré  seul,  une  juste  colère 
Tourna  bientôt  mes  vœux  du  côté  de  son  frère. 
Tentretins  la  Sultane ,  et  cachant  mon  dessein ,  i  3  5 

Lui  montrai  d' Amurat  le  retour  incertain , 
Les  murmures  du  camp ,  la  fortune  des  armes. 
Je  plaignis  Bajazet;  je  lui  vantai  ses  charmes, 
«Qui  par  un  soin  jaloux  dans  l'ombre  retenus , 
Si  voisins  de  ses  yeux ,  leut*  étoient  inconnus.  1 4  o 

Que  te  dirai-je  enfin  ?  la  Sultane  éperdue 
N'eut  plus  d'autres  désirs  que  celui  de  sa  vue. 

OSHIN. 

Mais  pouvoient-ils  tromper  tant  de  jaloux  regards 
Qui  semblent  mettre  entre  eux  d'invincibles  remparts: 

ACOMAT. 

Peut-être  il  te  souvient  qu'un  récit  peu  fidèle  x  4  5 

I.  Yoyex  ci-dessus,  p.  480,  note  i. 


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ACTE  I,  SCÈNE  L  487 

De  la  mort  d^Amurat  fit  courir  la  nouvelle. 

La  Sultane,  à  ce  bruit  feignant  de  s'effrayer, 

Par  des  cris  douloureux  eut  soin  de  l'appuyer. 

Sur  la  foi  de  ses  pleurs  ses  esclaves  tremblèrent  ; 

De  rheureux  Bajazet  les  gardes  se  troublèrent  ;  i  So 

Et  les  dons  achevant  d'ébranler  leur  devoir  ^, 

Leurs  captifs  dans  ce  trouble  osèrent  s'entrevoir. 

Roxane  vit  le  prince.  Elle  ne  put  lui  taire 

L'ordre  dont  elle  seule  étoit  dépositaire. 

Bajazet  est  aimable.  D  vit  que  son  salut  1 5  5 

Dépendoit  de  lui  plaire ,  et  bientôt  il  lui  plut. 

Tout  conspiroit  pour  lui.  Ses  soins,  sa  complaisance, 

Ce  secret  découvert ,  et  cette  intelligence , 

Soupirs  d'autant  plus  doux  qu'il  les  falloit  celer. 

L'embarras  irritant  de  ne  s'oser  parler,  x6o 

Même  témérité,  périls,  craintes  communes, 

Lièrent  pour  jamais  leurs  cœurs  et  leurs  fortunes. 

Ceux  mêmes  dont  les  yeux  les  dévoient  éclairer'. 

Sortis  de  lem'  devoir,  n'osèrent  y  rentrer. 

osmu. 
Quoi  ?  Roxane  d'abord  leur  découvrant  son  âme ,        1 6  5 
Osa-t-elle  à  leurs  yeux  faire  éclater  sa  flamme  ? 

ACOIIAT. 

Us  rignorent  encore  ;  et  jusques  à  ce  jour, 

Atalide  a  prêté  son  nom  à  cet  amour. 

Du  père  d'Amurat  Atalide  est  la  nièce  '  ; 

Et  même  avec  ses  fils  partageant  sa  tendresse ,  170 

Elle  a  vu  son  enfance  élevée  avec  eux. 

Du  prince  en  apparence  elle  reçoit  lesTœux  ; 

Mais  elle  les  reçoit  pour  les  rendre  à  Roxane, 

i,Far,  Et  Pespoir  achevant  d'ébranler  leur  deroir.  (167a) 
^,  Éclairer  est  ici  dans  le  sens  de  surveiller,  Voyes  le  Lexique» 
3.  Far,  Dn  père  d'Amurat  Atalide  la  nièce. 

Qui  même  avec  ses  fils  partagea  sa  tendresse, 

Et  fut  dans  ce  palais  élevée  avec  eox.  (1672) 


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488  BAJAZET. 

Et  veut  bien  sons  son  nom  qu'il  aime  la  Sultane. 
Cependant ,  cher  Osmin ,  pour  s'appuyer  de  moi ,      1 7  s 
L'un  et  l'autre  ont  promis  Atalide  à  ma  foi. 

OSMIN. 

Quoi  ?  TOUS  l'aimez ,  Seigneur  ? 

ACOMAT. 

Youdroîs-tu  qu'à  mon  âge 
Je  fisse  de  l'amour  le  vil  apprentissage? 
Qu'un  cœur  qu^ont  endurci  la  fatigue  et  les  ans 
Suivît  d'un  vain  plaisir  les  conseils  imprudents?  i  So 

C'est  par  d'autres  attraits  qu'elle  plaît  à  ma  vue  : 
J'aime  en  elle  le  sang  dont  elle  est  descendue '. 
Par  elle  Bajazet,  en  m'approchant  de  lui. 
Me  va  contre  lui-même  assurer  un  appui. 
Un  Yisir  aux  sultans  fait  toujours  quelque  ombrage,   i  S  5 
A  peine  ils  Font  choisi,  qu'ils  craignent  leur  ouvrage. 
Sa  dépouille  est  un  bien  qu'ils  veulent  recueillir, 
Et  jamais  leurs  chagrins  ne  nous  laissent  vieillir. 
Bajazet  aujourd'hui  m'honore  et  me  caresse  ; 
Ses  périls  tous  les  jours  réveillent  sa  tendresse.  190 

Ce  même  Bajazet,  sur  le  trône  affermi , 
Méconnoîtra  peut-être  un  inutile  ami. 
Et  moi,  si  mon  devoir,  si  ma  foi  ne  l'arrête , 
S'il  ose  quelque  jour  me  demander  ma  tête.... 
Je  ne  m'explique  point,  Osmin.  Mais  je  prétends       195 
Que  du  moins  il  faudra  la  demander  longtemps. 
Je  sais  rendre  aux  Sultans  de  fidèles  services; 

I.  Une  première  idée  de  qaélqiies  traits  de  ce  caractère  d*Acomat  a  pn^  ce 
•onble,  être  saggérée  par  ces  rers  da  Thémistocle  de  da  Ryer  (164^9  ^  ^ 
•atrape  Artabase  parie  ainsi  de  l'amoor  à  son  confident  : 

Je  hisse  aux  esprits  bas,  je  laisse  aux  foibles  imm 
A  langnir  dans  ses  fers,  à  brûler  dans  ses  flammes. 
Pour  moi,  je  ne  me  sers  de  cette  passion 
Qa'antant  qu'elle  est  utile  à  mon  ambition. 

(Thémistocle,  acte  II,  scène  t.) 


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ACTE  I,  SCÈNE  I.  489 

Mais  je  laisse  au  vulgaire  adorer  leurs  caprices , 

Et  ne  me  pique  point  du  scrupule  insensé 

De  bénir  mon  trépas  quand  ils  Tout  prononcé  ' .         a 00 

Voilà  donc  de  ces  lieux  ce  qui  m'ouvre  l'entrée , 
Et  conmie  ^ifin  Roxane  à  mes  yeux  s'est  montrée. 
Invisible  d'abord  elle  entendoit  ma  voix, 
Et  craignoit  du  Serrail  les  rigoureuses  lois. 
Mais  enfin  bannissant  cette  importune  crainte,  %c5 

Qui  dans  nos  entretiens  jetoit  trop  de  contrainte , 
Elle-même  a  choisi  cet  endroit  écarté, 
Où  nos  cœurs  à  nos  yeux  parlent  en  liberté. 
Par  un  chemin  obscur  une  esclave  me  guide , 
Et....  Mais  on  vient.  C'est  elle  et  sa  chère  Âtalide.    a i  o 
Demeure;  et  s'il  le  faut,  sois  prêt  à  confirmer 
Le  récit  important  dont  je  vais  l'informer. 


SCÈNE   IL 

ROXANE,  ATAUDE,  ZATIME,  ZAÏRE, 
ACOMAT,  OSMIN. 

AGOMAT. 

La  vérité  s'accorde  avec  la  renommée , 

Madame.  Osmin  a  vu  le  Sultan  et  l'armée. 

Le  superbe  Amurat  est  toujours  inquiet  ;  a  1 5 

Et  toujours  tous  les  cœurs  penchent  vers  Bajazet  : 

I .  L'imitation  de  ces  vers  est  éridente  dans  le  passage  suivant  do  Brutms  de 
Voltaire  (acte  I,  scène  ir),  où  Messala,  s^adressant  à  Arons,  ambassadeur  de 
Porsenna,  parle  ainsi  des  Romains  prèu  à  seconder  rentreprise  de  Tarqoin  : 

Tout  leur  sang  est  à  tous  ;  mais  ne  prétendez  pas 
Qu'eu  aveugles  sujets  ils  servent  des  ingrats. 
Ils  ne  se  piquent  point  du  devoir  fiinatique 
De  servir  de  victime  au  pouvoir  despotique, 
ni  du  sèle  insensé  de  courir  au  trépas 
Pour  venger  un  tyran  qui  ne  les  connaît  pas. 


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490  BAJAZET. 

D'une  commune  voue  ils  l'appellent  au  trône. 

Cependant  les  Persans  marchoient  vers  Babylone, 

Et  bientôt  les  deux  camps  aux  pieds  de  son  rempart' 

Dévoient  de  la  bataille  éprouver  le  hasard.  aso 

Ce  combat  doit ,  dit-on ,  fixer  nos  destinées  ; 

Et  même ,  si  d'Osmin  je  compte  les  journées , 

Le  ciel  en  a  déjà  réglé  Tévénement, 

Et  le  Sultan  triomphe  ou  fuit  en  ce  moment. 

Déclarons-nous ,  Madame ,  et  rompons  le  silence.      a  a  5 

Fermons-lui  dès  ce  jour  les  portes  de  Bysance  ; 

Et  sans  nous  informer  s'il  triomphe  ou  s'il  fiiit. 

Croyez-moi ,  hàtons-nous  d'en  prévenir  le  bruit. 

S'il  fait,  que  craignez-vous?  S'il  triomphe,  au  contraire. 

Le  conseil  le  plus  prompt  est  le  plus  salutaii«^.  a  3o 

Vous  voudrez,  mais  trop  tard,  soustraire  à  son  pouvoir 

Un  peuple  dans  ses  murs  prêt  à  le  recevoir. 

Pour  moi ,  j'ai  su  déjà  par  mes  brigues  secrètes 

Gagner  de  notre  loi  les  sacrés  interprètes': 

Je  sais  combien  crédule  en  sa  dévotion  a 55 

Le  peuple  suit  le  frein  de  la  religion. 

Souffrez  que  Bajazet  voie  enfin  la  lumière  : 

Des  murs  de  ce  palais  ouvrez-lui  la  barrière. 

Déployez  en  son  nom  cet  étendard  fatal  ^, 

Des  extrêmes  périls  l'ordinaire  signal.  a 40 

Les  peuples ,  prévenus  de  ce  nom  favorable , 


I .  Far.  Et  bientôt  les  deux  camps  aa  pied  de  son  rempart.  (167a  et  76) 
^  M.  Aimé-lfartin  a  gardé  cette  première  le^n. 

a.  Far»  he  conseil  le  plus  prompt  est  le  plus  nécessaire.  (167a) 

3.  Le  mafti  et  les  niémas. 

4.  L*étendard  de  Mahomet ,  connu  sons  les  noms  d'OEucab  et  de  Sandjak- 
Scheryf.  TaTemier,  dans  sa  IVou^elU  relation  de  Vintérieur  du  Serrait,  le 
nomme  aussi  le  Bajarac.  «  Il  a,  dit>il,  ces  mots  pour  derise  :  Natrum  min 
Allak,  et  en  notre  langue  :  «  L*aide  est  de  Dieu.  »  Cet  étendard  était  d-derant 
en  une  si  grande  vén^tion  parmi  lea  Tnres,  que  lorsqu^il  airivait  quelque 
sédition...,  il  n'y  arait  point  de  plus  sûr  et  de  plus  prompt  remède  pour  l'apai- 
ser, que  de  Teiposer  à  la  vue  des  rebelles.  »  H  devait  ici  les  exciter. 


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ACTE  I,  SCÈNE   II.  491 

Savent  que  sa  vertu  le  reud  seule  coupable. 
D'ailleurs  un  bruit  confus ,  par  mes  soins  confirmé , 
Fait  croire  heureusement  à  ce  peuple  alarmé 
Qu'Amurat  le  dédaigne,  et  veut  loin  de  Bysance        a 45 
Transporter  désormais  son  trône  et  sa  présence. 
Déclarons  le  péril  dont  son  firére  est  pressé  ; 
Montrons  Tordre  cruel  qui  vous  fut  adressé. 
Surtout  qu'il  se  déclare  et  se  montre  lui-même, 
Et  fasse  voir  ce  front  digne  du  diadème.  s  5o 

ROXANB. 

Il  suffit.  Je  tiendrai  tout  ce  que  j'ai  promis. 

Allez,  brave  Acomat,  assembler  vos  amis. 

De  tous  leurs  sentiments  venez  me  rendre  compte  ; 

Je  vous  rendrai  moi-même  une  réponse  prompte*. 

Je  verrai  Bajazet.  Je  ne  puis  dire  rien ,  a  5  5 

Sans  savoir  si  son  cœur  s'accorde  avec  le  mien. 

Allez ,  et  revenez. 


SCÈNE  III. 
ROXANE,  ATALIDE,  ZATIME,  ZAÏRE. 

ROXANB. 

Enfin ,  belle  Atalide , 
Il  faut  de  nos  destins  que  Bajazet  décide. 
Pour  la  dernière  fois  je  le  vais  consulter. 
Je  vais  savoir  s'il  m'aime. 

ATALIDE. 

Est-il  temps  d'en  douter,    ado 
Madame?  Hàtez-vous  d'achever  votre  ouvrage. 


I .  Les  deux  rimti  tont  écritet,  dans  les  divenes  éditions  publiées  da  rivaiit 
de  Ridiie  :  eonte  et  pronte. 


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49^  BAJAZET. 

Vous  avez  du  Visir  entendu  le  langage. 

Bajazet  vous  est  cher.  Savez-vous  si  demain 

Sa  liberté ,  ses  jours  seront  en  votre  main  ? 

Peut-être  en  ce  moment  Amurat  en  furie  a65 

S'approche  pour  trancher  une  si  belle  vie. 

Et  pourquoi  de  son  cœur  doutez -vous  aujourd'hui? 

BOXANB. 

Mais  m'en  répondez- vous ,  vous  qui  parlez  pour  lui? 

ATALIDE. 

Quoi ,  Madame  ?  les  soins  qu'il  a  pris  pour  vous  plaire, 
Ce  que  vous  avez  fait ,  ce  que  vous  pouvez  foire,       a 70 
Ses  périls ,  ses  respects ,  et  surtout  vos  appas , 
Tout  cela  de  son  cœur  ne  vous  répond-il  pas  ? 
Croyez  que  vos  bontés  vivent  dans  sa  mémoire. 

ROXANE. 

Hélas  !  pour  mon  repos  que  ne  le  puis-je  croire? 

Pourquoi  faut-il  au  moins  que  pour  me  consoler        a  7  5 

L'ingrat  ne  parle  pas  comme  on  le  fait  parler? 

Vingt  fois ,  sur  vos  discours  pleine  de  confiance , 

Du  trouble  de  son  cœur  jouissant  par  avance , 

Moi-même  j'ai  voulu  m'assurer  de  sa  foi*, 

Et  l'ai  fait  en  secret  amener  devant  moi.  a  8  o 

Peut-être  trop  d'amour  me  rend  trop  difficile  ; 

Mais  sans  vous  fatiguer  d'un  récit  inutile , 

Je  ne  retrouvois  point  ce  trouble,  cette  ardeur* 

Que  m'avoit  tant  promis  un  discours  trop  flatteur. 

Enfin  si  je  lui  donne  et  la  vie  et  l'Empire,  a 85 

Ces  gages  incertains  ne  me  peuvent  suffire. 

ATALIDE. 

Quoi  donc  ?  à  son  amour  qu'allez-vous  proposer 

I .  Far,  Ponr  Tentendre  à  mes  yeux  m'assurer  de  sa  foi. 

Je  Tai  fait  eo  secret  amener  devant  moi.  (1672) 
a.  Var,  Mes  yeux  ne  troavoient  point  ce  trouble,  cette  ardeur 

Qne  lenr  avoit  promise  on  discours  trop  flattenr.  (167a) 


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ACTE  I,  SCÈNE  III.  49S 

KOXAnB. 

S'il  m'aime,  dès  ce  jour  il  me  doit  épouser. 

ATALIDE. 

Vous  épouser  !  O  ciel  !  que  prétendez-vous  faire  ? 

ROXANB. 

Je  sais  que  des  Sultaas  Tusage  m'est  contraire  :  290 

Je  sais  qu*ils  se  sont  fait  une  superbe  loi 

De  ne  point  à  Thymen  assujettir  leur  foi. 

Parmi  tant  de  beautés  qui  briguent  leur  tendresse , 

Ils  daignent  quelquefois  choisir  une  maîtresse; 

Mais  toujours  inquiète  avec  tous  ses  appas,  295 

Esclave  elle  reçoit  son  maître  dans  ses  bras  ; 

Et  sans  sortir  du  joug  où  leur  loi  la  condamne', 

11  faut  qu'un  fils  naissant  la  déclare  Sultane. 

Amurat  plus  ardent ,  et  seul  jusqu'à  ce  jour, 

A  voulu  que  l'on  dût  ce  titre  à  son  amour.  So© 

J'en  reçus  la  puissance  aussi  bien  que  le  titre  , 

Et  des  jours  de  son  frère  il  me  laissa  l'arbitre. 

Mais  ce  même  Amurat  ne  me  promit  jamais 

Que  l'hymen  dût  un  jour  couronner  ses  bienfaits; 

Et  moi,  qui  n'aspirois  qu'à  cette  seule  gloire,  3o5 

De  ses  autres  bienfaits  j'ai  perdu  la  mémoire. 

Toutefois  que  sert-il  de  me  justifier? 

Bajazet,  il  est  vrai ,  m'a  tout  fait  oublier. 

Malgré  tous  ses  malheurs  plus  heureux  que  son  frère  , 

Il  m'a  plu ,  sans  peut-être  aspirer  à  me  plaire.  3  x  o 

Femmes,  gardes,  Visir,  pour  lui  j'ai  tout  séduit; 

En  un  mot,  vous  voyez  jusqu'où  je  l'ai  conduit. 

Grâces  à  mon  amour,  je  me  suis  bien  servie 

Du  pouvoir  qu 'Amurat  me  donna  sur  sa  vie. 


I.  Dans  les  deux  premières  éditions  (167a  et  1676),  IV>rt]iographe  de  œ 
mot,  ici  et  au  vers  945,  est  :  condane;  au  vers  387,  elles  ont  :  condamnai;  et 
aux  vers  1070,  1643,  1726  :  eondannèê,  condannêy  an  lieo  de  :  eondammai^ 
condamnée,  condamné. 


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494  BAJAZET. 

Bajazet  touche  presque  au  troue  des  sultaus  :  3 1  s 

Il  ue  Êiut  plus  qu'un  pas.  Mais  c'est  où  je  Tatteucls. 

Malgré  tout  mon  amour,  si  dans  cette  journée  ^ 

Il  ne  m'attache  à  lui  par  un  juste  hyménée  *, 

S'il  ose  m'alléguer  une  odieuse  loi  ; 

Quand  je  fais  tout  pour  lui,  s'il  ne  fait  tout  pour  moi  : 

Dès  le  même  moment ,  sans  songer  si  je  l'aime , 

Sans  consulter  en£n  si  je  me  perds  moi-même, 

J'abandonne  l'ingrat ,  et  le  laisse  rentrer 

Dans  l'état  malheureux  d'où  je  l'ai  su  tirer. 

Voilà  sur  quoi  je  veux  que  Bajazet  prononce.         3a  S 
Sa  perte  ou  son  salut  dépend  de  sa  réponse. 
Je  ne  vous  presse  point  de  vouloir  aujourd'hui 
Me  prêter  votre  voix  pour  m'expliquer  à  lui  : 
Je  veux  que  devant  moi  sa  bouche  et  son  visage 
Me  découvrent  son  cœur,  sans  me  laisser  d'ombrage  ; 
Que  lui-même,  en  secret  amené  dans  ces  Ueux, 
Sans  être  préparé  se  présente  à  mes  yeux. 
Adieu  :  vous  saurez  tout  après  cette  entrevue. 


SCÈNE  IV. 
ATALIDE,  ZAmE. 

ATALIDE. 

Zaïre ,  c'en  est  fait,  Atalide  est  perdue. 

ZAÏRE. 

Vous! 

ATAtiDE. 

Je  prévois  déjà  tout  ce  qu'il  faut  prévoir.  33  5 

I.   Var.  Qnel  qm  soit  mon  amour,  si  dans  cette  joamée.  (167a) 
21 .  Jfuîe  est  pris  aa  sens  latin  de  justuSj  k  légitime.  »  C*est  ainsi  qu*on 
disait  :  justu  uxor. 


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ACTE  l,  SCÈNE  IV.  495 

Mon  unique  espérance  est  dans  mon  désespoir  ^ 

zaTrb. 
Mais  y  Bladame,  pourquoi? 

ATALIDB. 

Si  tu  venois  d'entendre 
Quel  (îineste  dessein  Roxane  vient  de  prendre, 
Quelles  conditions  elle  veut  imposer  ! 
Bajazet  doit  périr,  dit-elle,  ou  Tépouser.  340 

S'il  se  rend ,  que  deviens-je  en  ce  malheur  extrême? 
Et  s'il  ne  se  rend  pas ,  que  devient-il  lui-même  ? 

ZAÏRE. 

Je  conçois  ce  malheur;  mais  à  ne  point  mentir, 
Votre  amour  dès  longtemps  a  dû  le  pressentir. 

ATALIDE. 

Ah  !  Zaïre ,  l'amour  a-t-il  tant  de  prudence  ?  345 

Tout  sembloit  avec  nous  être  d'intelligence  : 

Roxane ,  se  livrant  toute  entière  '  à  ma  foi , 

Du  cœur  de  Bajazet  se  reposoit  sur  moi, 

M'abandonnoit  le  soin  de  tout  ce  qui  le  touche, 

Le  voyoit  par  mes  yeux,  lui  parloit  par  ma  bouche  ;    3  5  o 

Et  je  croyois  toucher  au  bienheureux  moment 

Oùj'allois  par  ses  mains  couronner  mon  amant. 

Le  ciel  s'est  déclaré  contre  mon  artifice. 

Et  que  falloit-il  donc,  Zaïre,  que  je  fisse? 

A  Terreur  de  Roxane  ai-je  dû  m'opposer,  35  5 

X.  Cett  une  îmititioii  do  Ten  de  Virgile  : 

Una  talus  vietis  nmllam  sperare  taluUm: 

«  L'imiqne  Miat  dei  Taincos  est  de  ne  point  espérer  de  salât.  »  (  Enéide, 
Urre  II ,  Ters  354.)  ~-  Coroeille  avait  aossi  tradnit  ce  vert  de  Virgile  : 

lia  plu  doDce  espérance  est  de  perdre  Tespoir. 

{Le  Cidf  acte  I ,  scène  n,  ▼«»  1 35.) 

a.  Toute  entière  est  l'ortbograpbe  de  tontes  les  anciennes  éditions.  Voyez 
d-destns,  p.  449,  note  i,  et  p.  41 1,  note  i. 


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49^  BAJAZET. 

Et  perdre  mon  amant  pour  la  désabuser? 

Avant  que  dans  son  cœur  cette  amour  (Ùt  formée, 

Taimois,  et  je  pouvois  m'assurer  d'être  aimée. 

Dès  nos  plus  jeunes  ans,  tu  t'en  souviens  assez, 

L'amour  serra  les  nœuds  par  le  sang  conmiencés.       36 o 

Élevée  avec  lui  dans  le  sein  de  sa  mère, 

rappris  à  distinguer  Bajazet  de  son  frère; 

Elle-même  avec  joie  unit  nos  volontés. 

Et  quoique  après  sa  mort  Tun  de  Tautre  écartés, 

G>nservant,  sans  nous  voir,  le  désir  de  nous  plaire,    365 

Nous  avons  su  toujours  nous  aimer  et  nous  taire. 

Roxane,  qui  depuis,  loin  de  s'en  défier, 

A  ses  desseins  secrets  voulut  m'associer, 

Ne  put  voir  sans  amour  ce  héros  trop  aimable  : 

Elle  courut  lui  tendre  une  main  favorable.  370 

Bajazet  étonné  rendit  grâce  à  ses  soins. 

Lui  rendit  des  respects  :  pouvoit-il  faire  moins  ? 

Mais  qu'aisément  l'amour  croit  tout  ce  qu'il  souhaite  ! 

De  ses  moindres  respects  Roxane  satisfaite 

Nous  engagea  tous  deux  par  sa  facilité  375 

A  la  laisser  jouir  de  sa  crédulité. 

Zaïre,  il  faut  pourtant  avouer  ma  foiblesse  : 

D'un  mouvement  jaloux  je  ne  fus  pas  maîtresse. 

Ma  rivale,  accablant  mon  amant  de  bienfaits, 

Opposoit  un  empire  à  mes  foibles  attraits  ;  3So 

Mille  soins  la  rendoient  présente  à  sa  mémoire  ; 

Elle  l'entretenoit  de  sa  prochaine  gloire. 

Et  moi,  je  ne  puis  rien.  Mon  cœur,  pour  tous  discours, 

N'avoit  que  des  soupirs ,  qu'il  répétoit  toujours. 

Le  ciel  seul  sait  combien  j'en  ai  versé  de  larmes.         38  5 

Mais  enfin  Bajazet  dissipa  mes  alarmes. 

Je  condamnai  mes  pleurs,  et  jusques  aujourd'hui 

Je  l'ai  pressé  de  feindre,  et  j'ai  parlé  pour  lui. 

Hélas  !  tout  est  fini.  Roxane  méprisée 


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ACTE  I,  SCÈNE  IV.  497 

fiieutôt  de  son  erreur  sera  désabusée.  390 

Car  enfin  Bajazet  ne  sait  point  se  cacher  : 

Jeconnois  sa  vertu  prompte  à  s*effaroucher. 

Il  faut  qu'à  tous  moments,  tremblante  et  secourable, 

Je  donne  à  ses  discours  un  sens  plus  favorable. 

Bajazet  va  se  perdre.  Ah  !  si,  comme  autrefois,  3g i 

Ma  rivale  eût  voulu  lui  parler  par  ma  voix  ! 

Au  moins  si  j'avois  pu  préparer  son  visage  ! 

Mais,  Zaïre,  je  puis  lattendre  à  son  passage  *  : 

D'un  mot  ou  d'un  regard  je  puis  le  [secourir. 

Qu'il  l'épouse,  en  un  mot,  plutôt  que  de  périr.  400 

Si  Roxane  le  veut,  sans  doute  il  faut  qu'il  meure. 

U  se  perdra,  te  dis-je.  Atalide,  demeure  : 

Laisse,  sans  t'alarmer,  ton  amant  sur  sa  foi. 

Penses-tu  mériter  qu'on  se  perde  pour  toi  ? 

Peut-être  Bajazet,  secondant  ton  envie,  405 

Plus  que  tu  ne  voudras  aura  soin  de  sa  vie. 

ZAÏRE. 

Ah!  dans  quels  soins,  Madame, allez-vous  vous  plonger? 

Toujours  avant  le  temps  faut-il  vous  affliger? 

Vous  n'en  pouvez  douter,  Bajazet  vous  adore. 

Suspendez  ou  cachez  l'ennui  qui  vous  dévore.  410 

N'allez  point  par  vos  pleurs  déclarer  vos  amours. 

La  main  qui  l'a  sauvé  le  sauvera  toujours. 

Pourvu  qu'entretenue  en  son  erreur  fatale^, 

Roxane  jusqu'au  bout  ignore  sa  rivale. 

Venez  en  d'autres  lieux  enfermer  vos  regrets,  4 1 5 

Et  de  leur  entrevue  attendre  le  succès. 

ATALIDB. 

Hé  Bien!  Zaïre,  allons.  Et  toi,  si  ta  justice 


I.  ^ar.  Mais,  2^1re,  je  pais  attendre  son  passage.  (167a) 
a.  L'erreur  où  U  destinée  l'entra tne.  Fatale  est  employé  ici  dans  le  sens  de 
son  étymologie.  Comparez  plus  haut,  vers  aSg;  et  plus  bas,  vers  4a  i. 

J.  Ragote.  u  32 


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49^  BAJAZET. 

De  deux  jeunes  amants  Teut  punir  Tartifice, 
O  cielt  si  notre  amour  est  condamné  de  toi, 
Je  suis  la  plus  coupable  :  épuise  tout  sur  moi.  i^o 


FUI   DU  nUOnER    ÀCTB. 


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ACTE  II,  SCÈNE  1.  499 


ACTE  IL 


SCÈNE   PREMIÈRE. 
BAJAZET,  ROXANE. 

ROXANE. 

Prince,  l'heure  fatale  est  enfin  arrivée 

Qu'à  votre  liberté  le  ciel  a  réservée. 

Rien  ne  me  retient  plus,  et  je  puis  dès  ce  jour 

Accomplir  le  dessein  qu'a  formé  mon  amour. 

Non  que  vous  assurant  d'un  triomphe  facile,  4a  5 

Je  mette  entre  vos  mains  un  empire  tranquille  ; 

Je  fais  ce  que  je  puis,  je  vous  l'avois  promis  : 

J'arme  votre  valeur  contre  vos  ennemis; 

J'écarte  de  vos  jours  un  péril  manifeste; 

Votre  vertu ,  Seigneur,  achèvera  le  reste .  43© 

Osmin  a  vu  l'armée  ;  elle  penche  pour  vous  ; 

Les  chefs  de  notre  loi  conspirent  avec  nous  ; 

Le  Visir  Acomat  vous  répond  de  Bysance  ; 

Et  moi,  vous  le  savez,  je  tiens  sous  ma  puissance 

Cette  foule  de  chefs,  d'esclaves,  de  muets  *,  43S 

Peuple  que  dans  ses  murs  renferme  ce  palais. 

Et  dont  à  ma  faveur  les  âmes  asservies 


X.  Ricaat,  dans  son  Histoire  de  V état  prêtent  de  V Empire  ottoman  (p.  64), 
parle  ainsi  des  nraets  :  <c  U  y  a  outre  les  pages,  une  autre  espèce  de  servi- 
teurs domestiques  à  la  cour  des  princes  ottomans,  que  l*on  nomme  Bizehami 
ou  muets  ^  et  qui  sont  naturellement  sourds  et  par  conséquent  muets.  »  Les 
muets  étaient  les  exécuteurs  ordinaires  des  arrêts  de  mort  dans  le  Serrail.  Ga- 
briel Bounyn,  dans  sa  tragédie  de  la  Soltane,  a  introduit  des  muets  par  lesquels 
le  Soltaa  (Soliman)  fidt  étrangler  son  fils  Mustapha. 


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5oo  BAJAZET. 

M*ont  vendu  dès  longtemps  leur  silence  et  leurs  vies. 

Commencez  maintenant.  C'est  à  vous  de  courir 

Dans  le  champ  glorieux  que  j'ai  su  vous  ouvrir.         440 

Vous  n'entreprenez  point  une  injuste  carrière  ; 

Vous  repoussez,  Seigneur,  une  main  meurtrière  : 

Uexemple  en  est  commun;  et  parmi  les  Sultans, 

Ce  chemin  à  l'Empire  a  conduit  de  tout  temps*. 

Mais  pour  mieux  commencer,  hâtous-nous  l'un  et  l'autre 

D'assurer  à  la  fois  mou  bonheur  et  le  vôtre. 

Montrez  à  l'univers,  en  m'attachant  à  vous, 

Que  quand  je  vous  servois,  je  servois  mon  époux^; 

Et  par  le  nœud  sacré  d'un  heureux  hy menée 

Justifiez  la  foi  que  je  vous  ai  donnée.  i  5  o 

BAJAZET. 

Ah  !  que  proposez-vous.  Madame  ? 

ROXANB. 

Hé  quoi,  Seigneur? 
Quel  obstacle  secret  trouble  notre  bonheur? 

BAJAZET. 

Madame,  ignorez-vous  que  l'orgueil  de  l'Empire.... 
Que  ne  m'épargnez-^vous  la  douleur  de  le  dire  ? 

ROXANE. 

Oui,  je  sais  que  depuis  qu'un  de  vos  empei*eurs,  455 

Bajazet,  d'un  barbare  éprouvant  les  fureurs, 

Vit  au  char  du  vainqueur  son  épouse  enchaînée, 

Et  par  toute  l'Asie  à  sa  suite  traînée. 

De  l'honneur  dttoman  ses  successeurs  jaloux 

Ont  daigné  rarement  prendre  le  nom  d'époux  '.  460 

1 .  M.  Aimé-Martin  a  mis  le  plnrid  :  <r  de  tons  temps.  » 
a.  Far.  Que  quand  je  tous  «ervoia,  j*ai  servi  mon  époux.  (167a) 
3.  A  propos  des  noces  de  Soliman  l*'  et  de  Roxelane,  du  Verdier  s*expriiM 
ainsi  :  «  Ces  noces  se  firent  avec  un  étonnement  général;  car  la  coutume  d» 
Ottomans  était  de  n'avoir  que  des  concubines  et  ne  point  épouser  des  fenuM** 
pour  ériter  Tignoroinie  que  Tamerlan  fit  souffrir  à  la  femme  de  Bajaiet.  » 
{Abrégé  d0  VHistoire  des  Turcs,  tome  II,  p.  575.)  Le  Bajaxet  dont  il  est  qor»- 


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ACTE  II,  SCENE  L  Soi 

Mais  Tamour  ne  suit  point  ces  lois  imaginaires; 

Et  sans  vous  rapporter  des  exemples  vulgaires, 

Solyman^  (vous  savez  qu'entre  tous  vos  aïeux, 

Dont  l'univers  a  craint  le  bras  victorieux. 

Nul  n'éleva  si  haut  la  grandeur  ottomane),  46  5 

Ce  Solyman  jeta  les  yeux  sur  Roxelane. 

Malgré  tout  son  orgueil,  ce  monarque  si  fier 

A  son  trône,  à  son  lit  daigna  l'associer. 

Sans  qu'elle  eût  d'autres  droits* au  rang  d'impératrice 

Qu'un  peu  d'attraits  peut-être,  et  beaucoup  d'artifice.  470 

BiJÂZET. 

Il  est  vrai.  Mais  aussi  voyez  ce  que  je  puis, 

Ce  qu'étoit  Solyman,  et  le  peu  que  je  suis. 

Solyman  jouissoit  d'une  pleine  puissance  : 

L'Egypte  ramenée  à  son  obéissance, 

Rhodes,  des  Ottomans  ce  redoutable  écueil,  475 

De  tous  ses  défenseurs  devenu  le  cei'cueil. 

Du  Danube  asservi  les  rives  désolées, 

tion  ici  est  Bajazet  {riJeri/n  on  Gulderum^  c*est-à-(lire  Foudre)  V*  du  nom, 
cinquième  empereur  det  Tares,  yaincu  et  Mt  prisonnier  par  Tamerlan  en  140a. 
Bandier,  dans  son  Histoire  générale  du  Serrail,  p.  5i,  dit  aussi  :  «  La  loi  qni 
fut  établie  dans  le  conseil  du  prince,  ordonnant  que  les  Sultans  n'épooseroient 
point  de  femmes,  prit  naissance  dn  règne  de  Bajazet  I'',  lequel  ayant  époosé 
une  femme  de  la  maison  des  Paléologues ,  empereurs  de  Constantinople,  la  ^t 
par  le  désastre  de  la  guerre  captive  avec  soi  entre  les  mains  de  Tamerlanes, 
emperenr  des  Tartares,  et  traitée  avec  tant  de  mrpris,  qn*un  jour  ce  Scjtbe 
les  faisant  manger  tous  deux  à  sa  table ,  commanda  ii  cette  princesse  de  se 
lerer  et  aller  an  buffet  prendre  sa  coupe  pour  lui  rerser  à  boire,  a  —  De»- 
mares,  dans  sa  tragi-comédie  de  Roxelane  (acte  I,  scène  n},  avait,  avant  Ra* 
cine,  rappelé  cette  tradition  historique  sur  Bajazet  V  : 

Ce  prince  malheureux,  que  h  seytbiqne  rage 

Força  de  terminer  ses  jours  en  une  cage. 

Apprenant  qu^on  avoit  indignement  traité 

Dn  sang  paléologue  une  illustre  beauté,  t 

Compagne  de  son  lit  comme  de  son  empire. 

Ressentit  de  ses  maux  le  dernier  et  le  pire; 

Et  pour  ressourenir  de  son  ressentiment. 

Ans  rois  ses  successeurs  laissa  pour  testament 

D'Aterde  leur  État  la  qualité  de  reine, 

Ponr  ne  jamais  souffrir  une  pareille  peine. 

I.  SoUman  I**  {U  Magnifique),  qui  régna  ri  glorieosemcnt  de  i5ao  à  i566. 


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5o!i  BAJAZET. 

DeTempire  persan  les  bornes  reculées, 

Dans  leurs  climats  brûlants  les  Africains  domptés  *, 

Faisoient  taire  les  lois  devant  ses  volontés.  4S0 

Que  suis-je  ?  J'attends  tout  du  peuple  et  de  Tarmée. 

Mes  malheurs  font  encor  toute  ma  renonmiée. 

Infortuné,  proscrit,  incertain  de  régner, 

Dois-je  irriter  les  cœurs  au  lieu  de  les  gagner? 

Témoins  de  nos  plaisirs,  plaindront-ils  nos  misères  ?  485 

Croiront-ils  mes  périls  et  vos  larmes  sincères  ? 

Songez,  sans  me  flatter  du  sort  de  Soljman, 

Au  meurtre  tout  récent  du  malheureux  Osman'. 

Dans  leur  rébellion,  les  chefs  des  janissaires, 

Cherchant  à  colorer  leurs  desseins  sanguinaires,        490 

Se  crurent  à  sa  perte  assez  autorisés 

Par  le  fatal  hymen  que  vous  me  proposez  '• 

Que  vous  dirai-je  enfin?  Mettre  de  leur  suffrage. 

Peut-être  avec  le  temps  j'oserai  davantage. 

Ne  précipitons  rien,  et  daignez  commencer  49$ 

A  me  mettre  en  état  de  vous  récompenser. 

IIOXÀNE. 

Je  vous  entends,  Seigneur  :  je  vois  mon  imprudence^ 
Je  vois  que  rien  n'échappe  à  votre  prévoyance. 
Vous  avez  pressenti  jusqu'au  moindre  danger 
Où  mon  amour  trop  prompt  vous  alloit  engager.       5 00 
Pour  vous,  pour  votre  honneur,  vous  en  craignez  lessuites. 
Et  je  le  crois,  Seigneur,  puisque  vous  me  le  dites. 

I .  Dans  les  andennes  éditions  :  dontè*  {dtmUi^ . 

a.  Ounan  II ,  étranglé  par  les  janissaires  en  i6aa.  Vojex  d-deasns,  p.  47^^ 
note  4. 

3.  Osman  arait  donné  les  droits  de  légitime  épouse  à  la  sultane  Cbasiaki, 
Russe  de  basse  origine,  qui  arait  en  l'art  de  se  faire  aflrandiir  de  l'escUTaget 
comme  autrefois  sa  compatriote  Roxelane.  Après  la  mort  d'un  fils  qu'elle  sTsit 
donné  à  Osman,  celui-ci  se  choisit  à  la  fois  trois  épouses  parmi  les  filles  libres 
de  ses  sujets.  Au  mépris  des  maximes  fondamentales  de  TEmpire,  il  Touiot 
aroir  quatre  femmes  légitimes.  Voyez  VBittoire  de  V Empire  oUonu»,  par  de 
Hammer,  traduite  par  M.  Doches,  tome  If,  p.  371  et  37a. 


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ACTE  II,  SCÈNE  l.  5o3 

Mais  ayez-vous  prévai  si  vous  ne  m^épousez, 
Les  périls  plus  certains  où  tous  vous  exposez  ? 
Songez- vous  que  sans  moi  tout  vous  devient  contraire? 
Que  c'est  à  moi  surtout  qu^il  importe  de  plaire  ? 
Songez-vous  que  je  tiens  les  portes  du  Palais, 
Que  je  puis  vous  l'ouvrir  ou  fermer  pour  jamais, 
Que  j'ai  sur  votre  vie  un  empire  suprême, 
Que  vous  ne  respirez  qu'autant  que  je  vous  aime  ?       5 1  o 
Et  sans  ce  même  amour,  qu'offensent  vos  refus, 
Songez-vous,  en  un  mot,  que  vous  ne  seriez  plus^P 

BAJAZBT. 

Oui,  je  tiens  tout  de  vous  ;  et  j'avois  lieu  de  croire 
Que  c'étoit  pour  vous-même  une  assez  grande  gloire. 
En  voyant  devant  moi  tout  l'Empire  à  genoux,  5x5 

De  m' entendre  avouer  que  je  tiens  tout  de  vous. 
Je  ne  m'en  défends  point,  ma  bouche  le  confesse*, 
Et  mon  respect  saura  le  confirmer  sans  cesse. 
Je  vous  dois  tout  mon  sang  :  ma  vie  est  votre  bien  ; 
Mais  enfin  voulez- vous. . . . 

roxânb. 
Non,  je  ne  veux  plus  rien.  5a o 
Ne  m'importune  plus  de  tes  raisons  forcées. 
Je  vois  combien  tes  vœux  sont  loin  de  mes  pensées. 
Je  ne  te  presse  plus,  ingrat,  d'y  consentir. 
Rentre  dans  le  néant  dont  je  t'ai  fait  sortir. 
Car  enfin  qui  m'arrête  ?  et  quelle  autre  assurance       5a  5 
Demanderois-je  encor  de  son  indifftérence'  ? 

I .  Far,  Songes-Toiu  dès  longtcmp*  qae  root  ne  Miiex  plat  ?  (167a) 
a.  Énée  paiie  à  peu  près  de  la  même  manière  dam  le  IV*  livre  de  VÉnUdef 
▼en  333-335  : 

....  Ego  te  qum  plurima /amfo 
Enumerare  vales^  nunq^^am,  Rggina,  negabo 
Promeritam,,,,        , 
3.  C*est  le  même  monrement  que  dans  cet  Ten  da  IV*  livre  de  V Enéide 
(▼ers  368  et  suçants)  : 

Tiam  quid  dùtimulo?  aut  qum  me  ad  majora  reservo? 
NumjUtu  ingemuit  noêtro?.,. 


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5o4  BAJAZET. 

L'ingrat  est-il  touché  de  mes  empressements? 

L'amooT  même  entre-t-il  dans  ses  raisonnements? 

Ahi  je  vois  tes  desseins.  Tu  crois,  quoi  que  je  fasse, 

Que  mes  propres  périls  t'assurent  de  ta  gràcCi  5  3o 

Qu'engagée  avec  toi  par  de  si  forts  liens, 

Je  ne  puis  séparer  tes  intérêts  des  miens. 

Mais  je  m'assure  encore  aux  bontés  de  ton  frère  : 

Il  m'aime,  tu  le  sais;  et  malgré  sa  colère, 

Dans  ton  perfide  sang  je  puis  tout  expier,  535 

Et  ta  mort  suffira  pour  me  justifier. 

N'en  doute  point,  j'y  cours,  et  dès  ce  moment  même. 

Bajazet,  écoutez  :  je  sens  que  je  vous  aime^ 
Vous  vous  perdez.  Gardez  de  me  laisser  sortir. 
Le  chemin  est  encore  ouvert  au  repentir.  540 

Ne  désespérez  point  une  amante  en  furie  ^. 
S'il  m'échappoit  un  mot,  c'est  fait  de  votre  vie. 

BAJÂZET. 

Vous  pouvez  me  l'ôter  :  elle  est  entre  vos  mains. 
Peutrétre  que  ma  mort,  utile  à  vos  desseins, 
De  l'heureux  Amurat  obtenant  votre  grâce,  545 

Vous  rendra  dans  son  cœur  votre  première  place. 

ROXANB. 

Dans  son  cœur  ?  Ah  '  !  crois-tu,  quand  il  le  voudroit  bien, 
Que  si  je  perds  l'espoir  de  régner  dans  le  tien, 
D'une  si  douce  erreur  si  longtemps  possédée. 
Je  puisse  désormais  souffrir  une  autre  idée,  ^  55o 

z.  Dans  son  oommenteire  snr  la  léédéê  de  Corneille,  Voltaire  rapprodie  de 
ce  Tert  les  paroles  qoe  Médée  adresse  è  Jason  (acte  III,  scène  m,  Tcrs  911)  : 

Je  t'aime  encor,  Jason,  malgré  ta  lâcheté. 

a.  Notumquefurensquidfeminapotsit. 

(Virgile,  Enéide  y  lirre  V,  Ters  6.) 

3.  «  Quand  la  câtiire  Clairon  pronon^t  ce  Ters,  son  accent...,  son  geste, 
ses  yeux,  tonte  son  action  dans  cette  seole  exclamation  Jhl  exprimaient  k 
eooplet  tont  entier,  au  point  qu'avec  on  pen  d*intriligence  on  aorait  devise 
tont  ce  qu'elle  allait  dire.  >  (CommenUdre  de  la  BmrpÉ.) 


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ACTE  II,  SCENE  I.  5o5 

Ni  que  je  vive  enfin,  si  je  ne  vis  pour  toi? 

Je  te  donne,  cruel,  des  armes  contre  moi', 

Sans  doute,  et  je  devois  retenir  ma  foiblesse: 

Tu  vas  en  triompher.  Oui,  je  te  le  confesse, 

J^affectois  à  tes  yeux  une  fausse  fierté*.  55  5 

De  toi  dépend  ma  joie  et  ma  félicité. 

De  ma  sanglante  mort  ta  mort  sera  suivie. 

Quel  fruit  de  tant  de  soins  que  j'ai  pris  pour  ta  vie  ! 

Tu  soupires  enfin,  et  semblés  te  troubler. 

Achève,  parle. 

bajàzet. 
O  ciel!  que  ne  puis-je  parler?  5 60 

ROXANE. 

Quoi  donc?  Que  dites-vous  ?  et  que  viens- je  d'entendre? 
Vous  avez  des  secrets  que  je  ne  puis  apprendre! 
Quoi?  de  vos  sentiments  je  ne  puis  m'éclaircir? 

BAJÀZET. 

Madame,  encore  un  coup,  c'est  à  vous  de  choisir. 
Daignez  m'ouvrir  au  trône  un  chemin  légitime;         56  5 
Ou  bien,  me  voilà  prêt  :  prenez  votre  victime. 

ROXANB. 

Ah  !  c'en  est  trop  enfin  :  tu  seras  satisfait. 
Holà  !  gardes,  qu'on  vienne. 

I .  Dans  les  deux  premières  éditions  (167a  et  1676),  il  y  a  un  point  an  lien 
d*one  Tii^ule,  à  la  fin  de  ce  vers. 

a.  Voltaire  a  imité  ce  passage  dans  Zaïre,  acte  lY,  scène  n.  Cest  Orotmane 
qoi  parle  ainsi  : 

Je  me  connaissais  mal  ;  oui,  dans  mon  dfoespoir, 
J'arais  cm  sar  moi-même  avoir  plas  de  pouvoir.... 
Qui?  moi?  Que  sur  mon  trône  une  autre  fÀt  placée? 
Hon,  je  n*en  eus  jamais  la  fatale  pensée. 
Pai'donne  à  mon  courroux,  k  mes  sens  interdits 
Ces  dédains  affectés  et  si  bien  démentis. 


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5o6  BAJAZET. 


SCÈNE  IL 

ROXANE,  ACOMAT,  BAJAZET. 

ROXANB. 

Acomat,  c'en  est  Eût. 
Vous  pouvez  retourner,  je  n'ai  rien  à  vous  dire. 
Du  Sultan  Amurat  je  reconnois  l'empire.  570 

Sortez.  Que  le  Serrail  soit  désormais  fermé, 
Et  que  tout  rentre  ici  dans  l'ordre  accoutumé. 


SCÈNE  III. 
BAJAZET,  ACOMAT. 

▲COMÀT. 

Seigneur,  qu^ai-je  entendu?  Quelle  surprise  extrême! 
Qu allez-vous  devenir?  Que  deviens-je  moi-même? 
D'où  naît  ce  changement?  Qui  dois-je  en  accuser?     5:5 
Ociel! 

BAJAZET. 

n  ne  faut  point  ici  vous  abuser. 
Roxane  est  offensée  et  court  à  la  vengeance. 
Un  obstacle  éternel  rompt  notre  intelligence. 
Visir,  songez  à  vous,  je  vous  en  averti  ; 
Et  sans  compter  sur  moi,  prenez  votre  parti.  SHù 

ACOMAT. 

Quoi? 

BAJAZET. 

Vous  et  VOS  amis,  cherchez  quelque  retraite. 
Je  sais  dans  quels  périls  mon  amitié  vous  jette  ; 
Et  j'espërois  un  jour  vous  mieux  récompenser. 


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ACTE  II,    SCENE  III.  Soj 

Mais  c'en  est  fait,  vous  dis-je,  il  n'y  faut  plus  penser. 

▲GOMÀT. 

Et  quel  est  donc,  Seigneur,  cet  obstacle  invincible?    585 
Tantôt  dans  le  Serrail  j'ai  laissé  tout  paisible. 
Quelle  fureur  saisit  votre  esprit  et  le  sien  ? 

BAJÀZBT. 

Elle  veut,  Acomat,  que  je  Tépouse. 

ÀCOMÂT. 

Hé  bien? 
L'usage  des  Sultans  à  ses  vœux  est  contraire  ; 
Mais  cet  usage  enfin,  est-ce  une  loi  sévère,  590 

Qu'aux  dépens  de  vos  jours  vous  deviez  observer? 
La  plus  sainte  des  lois,  ah  !  c'est  de  vous  sauver, 
Et  d* arracher.  Seigneur,  d'une  mort  manifeste. 
Le  sang  des  Ottomans  dont  vous  faites  le  reste  ! 

BAJAZET. 

Ce  reste  malheureux  seroit  trop  acheté,  595 

S'il  faut  le  conserver  par  une  lâcheté, 

AGOMAT. 

Et  pourquoi  vous  en  faire  une  image  si  noire? 
L'hymen  de  Solyman  ternit-il  sa  mémoire  ? 
Cependant  Solyman  n'étoit  point  menacé  ' 
Des  périls  évidents  dont  vous  êtes  pressé.  600 

BAJAZBT. 

Et  ce  sont  ces  périls  et  ce  soin  de  ma  vie 

Qui  d'un  servile  hymen  feroient  l'ignominie. 

Solyman  n'avoit  point  ce  prétexte  odieux. 

Son  esclave  trouva  grâce  devant  ses  yeux  ; 

Et  sans  subir  le  joug  d'un  hymen  nécessaire,  60 5 

Il  lui  fit  de  son  cœur  un  présent  volontaire. 


I .  n  y  a  menasse  dans  les  anciennes  éditions,  on  c'est  rorthognipbe  ordinaiie 
de  ce  Teri>e,  aussi  bien  que  du  snlMtantif  menace  [menasse)  y  non  pas  senlenent 
à  la  lime,  mais  partout. 


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5o8  BAJAZET. 

▲COMAT. 

Mais  vous  aimez  Roxane. 

BAJAZET. 

Acomat,  c^est  assez  : 
Je  me  plains  de  mon  sort  moins  que  vous  ne  peusez. 
La  mort  n'est  point  pour  moi  le  comble  des  disgrftces  ; 
J'osai  tout  jeune  encor  la  chercher  sur  vos  traces  ;      6 1  o 
Et  rindigne  prison  où  je  suis  renfermé 
A  la  voir  de  plus  près  m'a  même  accoutumé. 
Amurat  à  mes  yeux  Ta  vingt  fois  présentée. 
Elle  finit  le  cours  d'une  vie  agitée. 
Hélas  !  si  je  la  quitte  avec  quelque  regret. ...  6 1 S 

Pardonnez,  Acomat,  je  plains  avec  sujet 
Des  cœurs  dont  les  bontés  trop  mal  récompensées 
M'avoient  pris  pour  objet  de  toutes  leurs  pensées. 

ACOMAT. 

Ah  !  si  nous  périssons,  n'en  accusez  que  vous, 

Seigneur.  Dites  un  mot,  et  vous  nous  sauvez  tous.      6^1  o 

Tout  ce  qui  reste  ici  de  braves  janissaires, 

De  la  religion  les  saints  dépositaires. 

Du  peuple  bjsantin  ceux  qui  plus  respectés  *■ 

Par  leur  exemple  seul  règlent  ses  volontés, 

Sont  prêts  de  vous  conduire  à  la  Porte  sacrée  6%  S 

D'où  les  nouveaux  Sultans  font  leur  première  entrée. 

BAJAZET. 

Hé  bien  !  ;>rave  Acomat,  si  je  leur  suis  si  cher. 

Que  des  mains  de  Roxane  ils  viennent  m'arracber. 

Du  Serrail,  s'il  le  faut,  venez  forcer  la  porte  : 

Entrez,  accompagné  de  leur  vaillante  escorte.  6  3 o 

J'aime  mieux  en  sortir  sanglant,  couvert  de  coups. 

Que  chargé,  malgré  moi,  du  nom  de  son  époux. 

Peut-être  je  saurai,  dans  ce  désordre  extrême, 

1.  Plut  respectés  est  ici  pour  le  plus  respectés,  Voyes  ploi  Im,  v«n  873. 


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ACTE  II,  SCÈNE  IIL  Sog 

Par  un  beau  désespoir  me  secourir  moi-même  \ 
Attendre,  en  combattant,  Teffet  de  votre  foi,  635 

Et  vous  donner  le  temps  de  venir  jusqu'à  moi. 

ACOMAT. 

Hé  !  pourrai-je  empêcher,  malgré  ma  diligence, 

Que  Roxane  d'un  coup  n'assure  sa  vengeance? 

Alors  qu'aura  servi  ce  zèle  impétueux, 

Qu'à  charger  vos  amis  d'un  crime  infructueux?  640 

Promettez  :  affranchi  du  péril  qui  vous  presse, 

Vous  verrez  de  quel  poids  sera  votre  promesse. 

BAJAZET, 

Moi! 

ACOMAT. 

Ne  rougissez  point.  Le  sang  des  Ottomans 
Ne  doit  point  en  esclave  obéir  aux  serments. 
Consultez  ces  héros  que  le  droit  de  la  guerre  645 

Mena  victorieux  jusqu'au  bout  de  la  terre  : 
Libres  dans  leur  victoire,  et  maîtres  de  leur  foi , 
L'intérêt  de  l'État  fut  leur  unique  loi; 
Et  d*un  trône  si  saint  la  moitié  n'est  fondée 
Que  sur  la  foi  pronuse  et  rarement  gardée*.  65o 

Je  m'emporte.  Seigneur  • . . . . 

I.  Racine  doit  cette  expression  à  Corneille,  qtd  avait  dit  avant  Ini  : 

Ou  qu^nn  beau  désespoir  alors  le  secourût. 

(Horace f  acte  III,  scène  yi,  vers  102a.) 

a.  «  Il  j  a  de  ces  gens-là  {des  uUnuu)  qui  soutiennent  que  le  Grand  Sei- 
gneur peut  se  dispenser  des  promesses  qu^il  a  Caites  avec  serment,  quand  pour 
les  accomplir  il  faut  donner  des  bornes  à  son  autorité.  »  (Ricaut,  Histoire  de 
Vétat  présent  de  V Empire  ottoman^  p.  9.)  On  lit  aussi  dans  la  même  his- 
toire, p.  177  :  a  II  ne  s*étoit  jamais  vu  que  Pinfidélité  et  la  trahison  fussent 
autorisées  par  un  acte  authentique,  et  que  le  parjure  fût  un  acte  de  religion, 
juaqu*à  ce  que  les  docteurs  de  la  loi  de  Mahomet,  à  l'imitation  de  leur  pro- 
phète, eussent  enseigné  cette  doctrine  à  leurs  disciples,  et  la  leur  eussent 
recommandée.  » 

3.  Nous  avons  suivi  la  ponctuation  des  éditions  de  1672-1687.  Celle  de  1697 
n*a  qu'un  point  après  Seigneur, 


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5io  BAJAZET. 

BAJÀZBT« 

Oui ,  je  sais ,  Acomat , 
Jusqu^où  les  a  portés  Tintérét  de  TÉtat; 
Mais  ces  mêmes  héros ,  prodigues  de  leur  vie, 
Ne  la  rachetoient  point  par  une  perfidie. 

ACOMAT. 

O  courage  inflexible  !  O  trop  constante  foi^,  655 

Que  même  en  périssant  j'admire  malgré  moi  ! 
Faut-il  qu'en  un  moment  un  scrupule  timide 
Perde...  P  Mais  quel  bonheur  nous  envoie  Atalide? 


SCÈNE  IV. 

BAJAZET,  ATAUDE,  ACOMAT. 

ACOMAT. 

Ah  !  Madame ,  venez  avec  moi  vous  unir. 
II  se  perd. 

ATALIDE. 

C*est  de  quoi  je  viens  Tentretenir.  660 

Mais  laissez-nous.  Roxane,  à  sa  perte  animée  | 
Veut  que  de  ce  palais  la  porte  soit  fermée. 
Toutefois,  Acomat ,  ne  vous  éloignez  pas  : 
Peut-être  on  vous  fera  revenir  sur  vos  pas. 


SCENE  V. 
BAJAZET ,  ATAUDE. 

BAJAZET. 

Hé  bien  !  c'est  maintenant  qu'il  faut  que  je  vous  laisse. 
Le  ciel  punit  ma  feinte,  et  confond  votre  adresse. 

I.  Fmr,  O  coonge  !  6  Tertns !  6  trop  constante  foi  I  (1679) 


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ACTE  II,  SCÈNE  V.  5ii 

Rien  ne  m*a  pu  parer  contre  ses  derniers  coups  : 

U  falloit  ou  mourir,  ou  n  être  plus  à  vous. 

De  quoi  nous  a  servi  cette  indigne  contrainte  ? 

Je  meurs  plus  tard  :  voilà  tout  le  fruit  de  ma  feinte.    670 

Je  vous  Favois  prédit;  mais  vous  l'avez  voulu  *. 

J'ai  reculé  vos  pleurs  autant  que  je  Tai  pu. 

Belle  Atalide,  au  nom  de  cette  complaisance , 

Daignez  de  la  Sultane  éviter  la  présence. 

Vos  pleurs  vous  trahiroient  :  cachez-les  à  ses  yeux ,    675 

Et  ne  prolongez  point  de  dangereux  adieux. 

ÀTÂLIDE. 

Non,  Seigneur.  Vos  bontés  pour  une  infortunée' 

Ont  assez  disputé  contre  la  destinée. 

Il  vous  en  coûte  trop  pour  vouloir  m'épargner. 

Il  faut  vous  rendre  :  il  faut  me  quitter,  et  régner.       680 

BÂJAZET. 

Vous  quitter? 

AUDE. 

Je  le  veux.  Je  me  suis  consultée. 
De  mille  soins  jaloux  jusqu'alors  agitée , 
U  est  vrai ,  je  n'ai  pu  concevoir  sans  efiroi 
Que  Bajazet  pût  vivre  et  n'être  plus  à  moi  ; 
Et  lorsque  quelquefois  de  ma  rivale  heureuse  685 

Je  me  représentois  l'image  douloureuse , 
Votre  mort  (pardonnez  aux  fureurs  des  amants) 
Ne  me  paroissoit  pas  le  plus  grand  des  tourments. 
Mais  à  mes  tristes  yeux  votre  mort  préparée 
Dans  toute  son  horreur  ne  s'étoit  pas  montrée  ;  690 

Je  ne  vous  voyois  pas ,  ainsi  que  je  vous  vois , 
Prêt  à  me  dire  adieu  pour  la  dernière  lois. 

I .  Raeina,  dans  Phèdre ^  acte  III ,  scène  m,  s'est  sourena  de  ce  paisage  : 

.  .  *  Je  te  l*ai  prédit,  mais  ta  n*as  pas  ronla.... 
Je  mourois  ce  matin  digne  d*ètre  pleorée  \ 
J^ai  soiri  tas  conseils,  je  meurs  déshonorée. 


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5ia  BAJAZET. 

Seigneur,  je  sais  trop  bien  avec  quelle  constance 

Vous  allez  de  la  mort  affronter  la  présence  ; 

Je  sais  que  votre  cœur  se  fait  quelques  plaisirs  695 

De  me  prouver  sa  foi  dans  ses  derniers  soupirs. 

Mais,  hélas  !  épargnez  une  âme  plus  timide  : 

Mesurez  vos  malheurs  aux  forces  d'Atalide; 

Et  ne  m'exposez  point  aux  plus  vives  douleurs 

Qui  jamais  d'une  amante  épuisèrent  les  pleurs.  700 

BÂJÂZET. 

Et  que  deviendrez- vous ,  si  dès  cette  journée 
Je  célèbre  à  vos  yeux  ce  funeste  hyménée  ? 

▲TÂLIOfi. 

Ne  vous  informez  point  ce  que  je  deviendrai. 

Peut-être  à  mon  destin,  Seigneur,  j'obéirai. 

Que  sais-je?  A  ma  douleur  je  chercherai  des  charmes*. 

Je  songerai  peut-être ,  au  milieu  de  mes  larmes , 

Qu'à  vous  perdre  pour  moi  vous  étiez  résolu , 

Que  vous  vivez ,  qu'enfin  c'est  moi  qui  l'ai  voulu. 

BAJAZET. 

Non ,  vous  ne  verrez  point  cette  fête  cruelle. 

Plus  vous  me  commandez  de  vous  être  infidèle,  710 

Madame,  plus  je  vois  combien  vous  méritez 

De  ne  point  obtenir  ce  que  vous  souhaitez. 

Quoi  ?  cet  amour  si  tendre ,  et  né  dans  notre  enfance, 

Dont  les  feux  avec  nous  ont  crû  dans  le  silence , 

Vos  larmes  que  ma  main  pouvoit  seule  arrêter,  7 1 5 

Mes  serments  redoublés  de  ne  vous  point  quitter. 

Tout  cela  finiroit  par  une  perfidie  ? 

J'épouserois,  et  qui  (s'il  faut  que  je  le  die)? 

Une  esclave  attachée  à  ses  seuls  intérêts , 

I .  Corneille  a  employé  le  mot  cfiarmes  aa  même  sens  : 

Et  contre  ma  douleur  j'aurois  senti  des  charme». 
Quand  one  main  si  chère  eût  essuyé  mes  larmes. 

(Le  Cidf  acte  III,  scène  rv,  vers  9^1  et  gaa.) 


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ACTE  II,  SCENE  V.  5i3 

Qui  présente  à  mes  yeux  les  supplices  tout  préisS      720 

Qui  m'offre  ou  son  hymen ,  ou  la  mort  infaillible; 

Tandis  qu'à  mes  périls  Atalide  sensible , 

Et  trop  digne  du  sang  qui  lui  donna  le  jour, 

Veut  me  sacrifier  jusques  à  son  amour. 

Ah  !  qu'au  jaloux  Sultan  ma  tête  soit  portée ,  7  a  5 

Puisqu'il  faut  à  ce  prix  qu'elle  soit  rachetée  ! 

ATÀLIDE. 

Seigneur,  vous  pourriez  vivre,  et  ne  me  point  trahir. 

BÂJAZ£T. 

Parlez.  Si  je  le  puis,  je  suis  prêt  d'obéir. 

ATALIDE. 

La  Sultane  vous  aime  ;  et  malgré  sa  colère , 

Si  vous  preniez ,  Seigneur,  plus  de  soin  de  lui  plaire,  730 

Si  vos  soupirs  daignoient  lui  faire  pressentir 

Qu'un  jour.... 

BAJAZET. 

Je  vous  entends  :  je  n'y  puis  consentir. 
Ne  vous  figurez  point  que  dans  cette  journée, 
D'un  lâche  désespoir  ma  vertu  consternée 
Craigne  les  soins  d'un  trône  où  je  pourrois  monter,  735 
Et  par  un  prompt  trépas  cherche  à  les  éviter. 
J'écoute  trop  peut-être  une  imprudente  audace  ; 
Mais  sans  cesse  occupé  des  grands  noms  de  ma  race , 
J'espérois  que  fuyant  un  indigne  repos , 
Je  prendrois  quelque  place  entre  tant  de  héros.  740 

Mais  quelque  ambition,  quelque  amour  qui  me  brûle, 
Je  ne  puis  plus  tromper  une  amante  crédule. 
En  vain,  pour  me  sauver,  je  vous  l'aurois  promis  : 


I .  Dans  les  éditions  de  1S07,  ^^  x^O^  ^  ^'^'^  <^Ue  de  M.  Aimé-Martm  on 
lit: 

Qui  présente  à  mes  yeux  des  supplices  tout  prêts; 

et  le  vers,  tel  que  nous  le  trouvons  dans  toutes  les  anciennes  éditions,  est  donné 
par  M.  Aimé-Martin  comme  une  variante. 

J.  Racibb.  n  33 


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5i4  BAJAZET. 

Et  ma  bouche  et  mes  yeux,  du  mensonge  ennemis, 

Peut-être  dans  le  temps  cpie  je  voudrois  lui  plaire,     7  45 

Feroient  par  leur  désordre  un  effet  tout  contraire  ; 

Et  de  mes  froids  soupirs  ses  regards  offensés 

Yerroient  trop  que  mon  cœur  ne  les  a  point  poussés. 

O  ciel  !  combien  de  fois  je  Taurois  éclaircie. 

Si  je  n* eusse  à  sa  haine  exposé  que  ma  vie,  760 

Si  je  n^avois  pas  craint  que  ses  soupçons  jaloux 

N'eussent  trop  aisément  remonté  jusqu'à  vous  ! 

Etj'iroisTabuser  d'une  fausse  promesse? 

Je  me  parjurerois  ?  Et  par  cette  bassesse. . .  • 

Ah  !  loin  de  m'ordonner  cet  indigne  détour,  755 

Si  votre  cœur  étoit  moins  plein  de  son  amour. 

Je  vous  verrois  sans  doute  en  rougir  la  première. 

Mais  pour  vous  épargner  une  injuste  prière, 

Adieu  :  je  vais  trouver  Roxane  de  ce  pas. 

Et  je  vous  quitte. 

ATALmE. 

Et  moi,  je  ne  vous  quitte  pas.         760 
Venez,  cruel,  venez,  je  vais  vous  y  conduire  ; 
Et  de  tous  nos  secrets  c'est  moi  qui  veux  l'instruire. 
Puisque,  malgré  mes  pleurs,  mon  amant  furieux 
Se  fait  tant  de  plaisir  d'expirer  à  mes  yeux, 
Roxane,  malgré  vous,  nous  joindra  Tun  et  l'autre.     :65 
Elle  aura  plus  de  soif  de  mon  sang  que  du  vôtre  ; 
Et  je  pourrai  donner  à  vos  yeux  effrayés 
Le  spectacle  sanglant  que  vous  me  prépariez. 

BAJAZET. 

O  ciel!  que  faites- vous? 

ATALIOE. 

Cruel  !  pouvez-vous  croire 
Que  je  sois  moins  que  vous  jalouse  de  ma  gloire  ?       tjo 
Pensez-vous  que  cent  fois  en  vous  faisant  parler 
Ma  rougeur  ne  fût  pas  prête  à  me  déceler? 


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^ 


ACTE  II,   SCÈNE  V.  5i5 

Mais  on  me  présentoit  votre  perte  prochaine. 

Pourquoi  faut-il,  ingrat,  quand  la  mienne  est  certaine, 

Que  vous  n'osiez  pour  moi  ce  que  j'osois  pour  vous  ?  7  7  5 

Peut-être  il  suffira  d*un  mot  un  peu  plus  doux; 

Roxane  dans  son  cœur  peut-être  vous  pardonne. 

Vous-même,  vous  voyez  le  temps  qu  elle  vous  donne. 

A-t-elle,  en  vous  quittant,  fait  sortir  le  Visîr  ? 

Des  gardes  à  mes  yeux  viennen  t-ils  vous  saisir  ?  780 

Enfin,  dans  sa  fureur  implorant  mon  adresse, 

Ses  pleurs  ne  m*ont-ils  pas  découvert  sa  tendresse  P 

Peut-être  elle  n'attend  qu'un  espoir  incertain 

Qui  lui  fasse  tomber  les  armes  de  la  main. 

Allez,  Seigneur  :  sauvez  '^^otre  vie  et  la  mienne*.        7 86 

BÀJAZET. 

Hé  bien  !  Mais  quels  discours  faut-il  que  je  lui  tienne? 

▲TALIOE. 

Ah  !  daignez  sur  ce  choix  ne  me  point  consulter. 

L'occasion,  le  ciel  pourra  vous  les  dicter. 

Allez  :  entre  elle  et  vous  je  ne  dois  pointparoître  : 

Votre  trouble  ou  le  mien  nous  feroient  reconnoitre.  790 

Allez,  encore  un  coup,  je  n  ose  m'y  trouver. 

Dites....  tout  ce  qu'il  faut,  Seigneur,  pour  vous  sauver. 

I .  Far.  AUa,  Seigneur  :  tentes  cette  dernière  voie. 
BAJ.  Hé  bienl  Mais  quels  discours  rouler-TOUs  que  j'emploie?  (167a) 


nN  DU    SEGCmD   ACTE. 


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5i6  BAJAZET. 


ACTE  IIL 


SCÈNE  PREMIÈRE. 
ATALffiE,  ZAÏRE. 

▲TILIDE. 

Zaïre,  il  est  donc  vrai  ?  sa  grâce  est  prononcée. 

ZAÏRl. 

Je  vous  l'ai  dit,  Madame  :  une  esclave  empressée, 

Qui  couroit  de  Roxane  accomplir  le  désir,  795 

Aux  portes  du  Serrail  a  reçu  le  Visir. 

Ils  ne  m'ont  point  parlé  ;  mais  mieux  qu'aucun  langage, 

Le  transport  du  Visir  marquoit  sur  son  visage 

Qu'un  heureux  changement  le  rappelle  au  Palais, 

Et  qu'il  y  vient  signer  une  éternelle  paix.  800 

Roxane  a  pris  sans  doute  une  plus  douce  voie. 

▲TALIDB. 

Ainsi  de  toutes  parts  les  plaisirs  et  la  joie 
M'abandonnent,  Zaïre,  et  marchent  sur  leurs  pas. 
J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû  :  je  ne  m'en  repens  pas. 

ZAÏRE. 

Quoi,  Madame  ?  Quelle  est  cette  nouvelle  alarme  ?      8o5 

▲TALIDB. 

Et  ne  t'a-t-ou  point  dit,  Zaïre,  par  quel  charme, 
Ou,  pour  mieux  dire  enfin,  par  quel  engagement 
Bajazet  a  pu  faire  un  si  prompt  changement  ? 
Roxane  en  sa  fureur  paroissoit  inflexible. 
A-t-elle  de  son  cœur  quelque  gage  infailhble  ?  S 10 

Parle.  L' épouse- t-il? 


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ACTE  III,  SCENE  I.  617 

ZAÏRE. 

Je  n'eo  ai  rien  appris. 
Mais  enfin,  s'il  n  a  pu  se  sauver  qu'à  ce  prix, 
S'il  fait  ce  que  vous-même  avez  su  lui  prescrire, 
S'il  l'épouse,  en  un  mot.... 

ATALIDE. 

S'il  l'épouse,  Zaïre  ! 

ZAÏRE. 

Quoi?  vous  repentez-vous  des  généreux  discours        8x5 
Que  vous  dictoit  le  soin  de  conserver  ses  jours? 

ATALIDE. 

Non,  non  :  il  ne  fera  que  ce  qu'il  a  dû  faire. 

Sentiments  trop  jaloux,  c'est  à  vous  de  vous  taire. 

Si  Bajazet  l'épouse,  il  suit  mes  volontés; 

Respectez  ma  vertu  qui  vous  a  surmontés  ;  s  a  o 

A  ses  nobles  conseils  ne  mêlez  point  le  vôtre; 

Et  loin  de  me  le  peindre  entre  les  bras  d'une  autre*, 

Laissez-moi  sans  regret  me  le  représenter 

Au  trône,  où  mon  amour  l'a  forcé  de  monter. 

Oui,  je  me  reconnois,  je  suis  toujours  la  même.  Sa  5 

Je  voulois  qu'il  m'aimât,  chère  Zaïre,  il  m'aime; 

Et  du  moins  cet  espoir  me  console  aujourd'hui. 

Que  je  vais  mourir  digne  et  contente  de  lui. 

ZAÏRE. 

Mourir  !  Quoi  ?  vous  auriez  un  dessein  si  funeste  ? 

ATALIDE. 

J'ai  cédé  mon  amant  :  tu  t'étonnes  du  reste  !  83o 

Peux-tu  compter,  Zaïre,  au  nombre  des  malheurs 

Une  mort  qui  prévient  et  finit  tant  de  pleurs? 

Qu'il  vive,  c'est  assez.  Je  l'ai  voulu  sans  doute. 

Et  je  le  veux  toujoui*s,  quelque  prix  qu'il  m'en  coûte. 

Je  n'examine  point  ma  joie  ou  mon  ennui  :  835 

I.  >  D*im  aatre,  »  dans  l'édition  de  1676.  Voyez  ci-deasos,  p.  109,  note  a. 


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5i8  BAJAZET. 

Taime  assez  mon  amant  pour  renoncer  à  lui. 

Mais,  hélas  !  il  peut  bien  penser  avec  justice 

Que  si  j'ai  pu  lui  faire  un  si  grand  sacrifice, 

Ce  cœur,  qui  de  ses  jours  prend  ce  funeste  soin, 

L'aime  trop  pour  vouloir  en  être  le  témoin.  S  4  o 

Allons,  je  veux  savoir. ... 

ZAtUB. 

Modérez- vous,  de  grâce. 
On  vient  vous  informer  de  tout  ce  qui  se  passe  : 
C'est  le  Visir. 


SCÈNE  IL 
ATAUDE,  ACOMAT,  ZAÏRE. 

ACOMAT. 

Enfin  nos  amants  sont  d'accord, 
Madame  :  un  calme  heureux  nous  remet  dans  le  port. 
La  Sultane  a  laissé  désarmer  sa  colère  ;  845 

Elle  m'a  déclaré  sa  volonté  dernière  ; 
Et  tandis  qu'elle  montre  au  peuple  épouvanté 
Du  prophète  divin  l'étendard  redouté, 
Qu'à  marcher  sur  mes  pas  Bajazet  se  dispose, 
Je  vais  de  ce  signal  faire  entendre  la  cause,  8  5o 

RempUrtous  les  esprits  d'une  juste  terreur. 
Et  proclamer  enfin  le  nouvel  empereur. 

Cependant  permettez  que  je  vous  renouvelle 
Le  souvenir  du  prix  qu'on  promit  à  mon  zèle. 
N'attendez  point  de  moi  ces  doux  emportements,        8  55 
Tels  que  j'en  vois  paroitre  au  cœur  de  ces  amants. 
Mais  si  par  d'autres  soins  plus  dignes  de  mon  âge, 
Par  de  profonds  respects,  par  un  long  esclavage. 
Tel  que  nous  le  devons  au  sang  de  nos  Sultans, 
Je  puis.... 


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ACTE   III,   SCÈNE  II.  Sig 

ATALIDB. 

Vous  m*en  pourrez  instruire  avec  le  temps.  860 
Avec  le  temps  aussi  vous  pourrez  me  connottre. 
Mais  quels  sont  ces  transports  qu'ils  vous  ont  ftdt  parottre  ? 

ACOMAT. 

Madame,  doutez- vous  des  soupirs  enflammés 
De  deux  jeuues  amants  Tun  de  l'autre  charmés  ? 

ATALIDB. 

Non;  mais,  à  dire  vrai,  ce  miracle  m'étonne.  865 

Et  dit-on  à  quel  prix  Roxane  lui  pardonne? 
L'épouse-t-il  enfin  ? 

ACOBiAT. 

Madame,  je  le  croi. 
Voici  tout  ce  qui  vient  d'açriver  devant  moi. 

Surpris,  je  Tavoùrai,  de  leur  fureur  commune, 
Querellant  les  amants,  Tamour  et  la  fortune,  870 

J'étois  de  ce  palais  sorti  désespéré. 
Déjà,  sur  un  vaisseau  dans  le  port  préparé* 
Chargeant  démon  débris  les  reUques  plus  chères', 
Je  méditois  ma  fuite  aux  terres  étrangères. 
Dans  ce  triste  dessein  au  Palais  rappelé,  875 

Plein  de  joie  et  d'espoir,  j*ai  couru,  j'ai  volé. 
La  porte  du  Serrail  à  ma  voix  s'est  ouverte; 
Et  d'abord  une  esclave  à  mes  yeux  s'est  offerte. 
Qui  m'a  conduit  sans  bruit  dans  un  appartement 
Où  Roxane  attentive  écoutoit  son  amant.  880 

Tout  gardoit  devant  eux  un  auguste  silence. 
Moi-même  résistant  à  mon  impatience, 
Et  respectant  de  loin  leur  secret  entretien. 
J'ai  longtemps  immobile  observé  leur  maintien. 
Enfin  avec  des  yeux  qui  découvroient  son  âme,  885 

I.  Far.  Déjà,  dans  un  vaisseau  sur  l*Cuxin  préparé.  (1672-87) 
1.  Plut  y  ^ur  Us  plus.  Voyex  ci-destus,  vers  623.  —  Reliquat  est  aa  sens  du 
mot  latin  rtliquitt. 


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520  BAJAZET. 

L'une  a  tendu  la  main  pour  gage  de  sa  flamme  ; 
L'autre,  a^ec  des  regards  éloquents,  pleins  d'amour, 
L'a  de  ses  feux,  Madame,  assurée  à  son  tour. 

ATÂLIDB. 

Hélas! 

▲COMAT. 

Os  m'ont  alors  aperçu  Tun  et  l'autre. 
«  Voilà,  m'a-t-elle  dit,  votre  prince  et  le  nôtre.  89  « 

Je  vais,  brave  Acomat,  le  remettre  en  vos  mains. 
Allez  lui  préparer  les  honneurs  souverains. 
Qu'un  peuple  obéissant  l'attende  dans  le  temple  : 
Le  Serrail  va  bientôt  vous  en  donner  l'exemple.  >» 
Aux  pieds  de  Bajazet  alors  je  suis  tombé ,  895 

Et  soudain  à  leurs  yeux  je  me  piis  dérobé  : 
Trop  heureux  d'avoir  pu,  par  un  récit  fidèle, 
De  leur  paix  en  passant  vous  conter  la  nouvelle, 
Et  m'acquitter  vers  vous  de  mes  respects  profonds. 
Je  vais  le  couronner,  Madame,  et  j'en  réponds.  900 


SCÈNE  III. 
ATALTOE,  ZAÏRE. 

▲TALIDB. 

Allons,  retirons-nous,  ne  troublons  point  leur  joie'. 

ZAÏRE. 

Ah  !  Madame,  croyez.  • .  • 

ATALIDB. 

Que  veux -tu  que  je  croie? 
Quoi  donc?  à  ce  spectacle  irai-je  m'exposer  ? 
Tu  vois  que  c'en  est  fait  :  ils  se  vont  épouser. 
La  Sultane  est  contente  ;  il  l'assure  qu'il  l'aime.         905 

I.  Far.  Allons,  retûrons-nous,  ne  tronblons  point  sa  joie.  (167A-87) 


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ACTE  III,  SCÈNE   III.  Sai 

Mais  je  ne  m'en  plains  pas,  je  Fai  Tonlu  moi-nfême. 

Cependant  croyoîs-tn,  quand  jaloux  de  sa  foi 

Il  s'alloit  plein  d'amour  sacrifier  pour  moi; 

Lorsque  sou  cœur  tantôt  m'exprimant  sa  tendresse, 

Refusoit  à  Roxane  une  simple  promesse;  910 

Quand  mes  larmes  en  vain  tâcboient  de  Témouvoir  ; 

Quand  je  m*applaudissois  de  leur  peu  de  pouvoir  : 

Croyois-tu  que  son  cœur,  contre  toute  apparence, 

Pour  la  persuader  trouvât  tant  d'éloquence  ? 

Ah  !  peut-être,  après  tout,  que  sans  trop  se  forcer,     915 

Tout  ce  qu'il  a  pu  dire,  il  a  pu  le  penser. 

Peut-être  en  la  voyant,  plus  sensible  pour  elle, 

n  a  vu  dans  ses  yeux  quelque  grâce  nouvelle. 

Elle  aura  devant  lui  fait  parler  ses  douleurs; 

Elle  Taime;  un  empire  autorise  ses  pleurs.  930 

Tant  d'amour  touche  enfin  une  âme  généreuse. 

Hélas  !  que  de  raisons  contre  une  malheureuse  ! 

ZAÏRE. 

Mais  ce  succès ,  Madame ,  est  encore  incertain. 
Attendez. 

▲TALIDE. 

Non,  vois-tu ,  je  le  nîrois  en  vain. 
Je  ne  prends  point  plaisir  à  croître  ma  misère.  9^5 

Je  sais  pour  se  sauver  tout  ce  qu'il  a  dû  faire. 
Quand  mes  pleurs  vers  Roxane  ont  rappelé  ses  pas , 
Je  n  ai  point  prétendu  qu'il  ne  m' obéit  pas. 
Mais  après  les  adieux  que  je  venois  d'entendre , 
Après  tous  les  transports  d'une  douleur  si  tendre ,     930 
Je  sais  qu'il  n'a  point  dû  lui  faire  remarquer 
La  joie  et  les  transports  qu'on  vient  de  m'expliquer. 
Toi-même  juge-nous,  et  vois  si  je  m'abuse. 
Pourquoi  de  ce  conseil  moi  seule  suis-je  excluse  ? 
Au  sort  de  Bajazet  ai-je  si  peu  de  part?  9^5 

A  me  chercher  lui-même  attendroit-il  si  tard , 


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5!i!i  BAJAZET. 

N'étoit  que  de  son  cœur  le  trop  juBte  reproche 
Lui  fait  peut-être ,  hélas  !  éviter  cette  approche  ? 
Mais  non,  je  lui  veux  bien  épargner  ce  souci  : 
n  ne  me  verra  plus. 

zaIri. 
Madame ,  le  voici .  v  4  o 


SCÈNE   IV. 
BAJAZET,  ATALIDE,  ZAÏRE. 

BAJAZET. 

C'en  est  fait  :  j'ai  parlé ,  vous  êtes  obéie. 

Vous  n'avez  plus,  Madame,  à  craindre  pour  ma  vie; 

Et  je  serois  heureux,  si  la  foi,  si  Thonneur 

Ne  me  reprochoit *  point  mon  injuste  bonheur*  ; 

Si  mon  cœur,  dont  le  trouble  en  secret  me  condamne , 

Pouvoit  me  pardonner  aussi  bien  que  Roxane. 

Mais  enfin  je  me  vois  les  armes  à  la  main  ; 

Je  suis  libre;  et  je  puis  contre  un  frère  inhumain, 

Non  plus  par  un  silence  aidé  de  votre  adresse , 

Disputer  en  ces  lieux  le  cœur  de  sa  maîtresse ,  9  5  o 

Mais  par  de  vrais  combats ,  par  de  nobles  dangers , 

Moi-même  le  cherchant  aux  climats  étrangers , 

Lui  disputer  les  cœurs  du  peuple  et  de  Tarmée , 

Et  pour  juge  entre  nous  prendre  la  renommée. 

Que  vois-je?  Qu'avez-vous  ?  Vous  pleurez  ! 

ATALIDB. 

Non,  Seigneur, 
Je  ne  murmure  point  contre  votre  bonheur  : 
Le  ciel ,  le  juste  ciel  vous  devoit  ce  miracle. 

I .  Geoffroy  et  M.  Aimé-Martin  ont  mis  le  verbe  au  plarid  :  reproekoiamt, 
a.  f^ar.  Et  je  serois  heureux,  si  je  pouvois  goûter 

Qodqoe  bonheur,  au  prix  qn*il  vient  de  m*en  coûter.  (167a) 


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ACTE  III,  SCÈNE  IV.  5a3 

Vous  savez  si  jamais  j'y  formai  quelque  obstacle. 

Tant  que  j'ai  respiré,  vos  yeux  me  sont  témoins 

Que  votre  seul  péril  occupoit  tous  mes  soins  ;  960 

Et  puisqu'il  ne  pouvoit  finir  qu'avec  ma  vie, 

C'est  sans  regret  aussi  que  je  la  sacrifie.  ^ 

Il  est  vrai ,  si  le  ciel  eût  écouté  mes  vœux , 

Qu'il  pouvoit  m' accorder  un  trépas  plus  heureux. 

Vous  n'en  auriez  pas  moins  épousé  ma  rivale  :  965 

Vous  pouviez  l'assurer  de  la  foi  conjugale; 

Mais  vous  n'auriez  pas  joint  à  ce  titre  d'époux 

Tous  ces  gages  d'amour  qu'elle  a  reçus  de  vous. 

Roxane  s'estimoit  assez  récompensée , 

Et  j'aurois  en  mourant  cette  douce  pensée  970 

Que  vous  ayant  moi-même  imposé  cette  loi , 

Je  vous  ai  vers  Roxane  envoyé  plein  de  moi  ; 

Qu'emportant  chez  les  morts  toute  votre  tendresse , 

Ce  n'est  point  un  amant  en  vous  que  je  lui  laisse. 

BAJÂZET. 

Que  parlez-vous,  Madame,  et  d'époux  et  d'amant?  975 

O  ciel  !  de  ce  discours  quel  est  le  fondement  ? 

Qui  peut  vous  avoir  fait  ce  récit  infidèle  ? 

Moi,  j'aimerois  Roxane,  ou  je  vivrois  pour  elle, 

Madame  !  Ah  !  croyez-vous  que  loin  de  le  penser, 

Ma  bouche  seulement  eût  pu  le  prononcer?  980 

Mais  l'un  ni  l'autre  enfin  n'étoit  point  nécessaire  : 

La  Sultane  a  suivi  son  penchant  ordinaire  ; 

Et  soit  qu'elle  ait  d'abord  expliqué  mon  retour 

Comme  un  gage  certain  qui  marquoit  mon  amour, 

Soit  que  le  temps  trop  cher  la  pressât  de  se  rendre ,   985 

A  peine  ai-je  parlé ,  que  sans  presque  m'entendre 

Ses  pleurs  précipités  ont  coupé  mes  discours. 

Elle  met  dans  ma  main  sa  fortune ,  ses  jours  ; 

Et  se  fiant  enfin  à  ma  reconnoissance , 

D'un  hymen  infaillible  a  formé  Tespérance.  990 


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5i4  BAJAZET. 

Moi-même ,  rougissant  de  sa  crédulité 
Et  d*un  amour  si  tendre  et  si  peu  mérité , 
Dans  ma  confusion ,  que  Roxane ,  Madame , 
Attribuoit  encore  à  Texcès  de  ma  flamme , 
Je  me  trouvois  barbare,  injuste,  criminel.  995 

Croyez  qu'il  m'a  fallu ,  dans  ce  moment  cruel , 
Pour  garder  jusqu'au  bout  un  silence  perfide, 
Rappeler  tout  Tamour  que  j'ai  pour  Atalide. 
Cependant,  quand  je  viens  après  de  tels  efforts 
Chercher  quelque  secours  contre  tous  mes  remords,  1000 
Vous-même  contre  moi  je  vous  vois  irritée 
Reprocher  votre  mort  à  mon  âme  agitée. 
Je  vois  enfin ,  je  vois  qu'en  ce  même  moment 
Tout  ce  que  je  vous  dis  vous  touche  foiblement. 

Madame,  finissons  et  mon  ti5)uble  et  le  vôtre  :     100 5 
Ne  nous  affligeons  point  vainement  l'un  et  l'autre. 
Roxane  n'est  pas  loin  ;  laissez  agir  ma  foi. 
J'irai ,  bien  plus  content  et  de  vous  et  de  moi , 
Détromper  son  amour  d'une  feinte  forcée , 
Que  je  n'allois  tantôt  déguiser  ma  pensée.  i  o  1 0 

La  voici. 

ATALIDE. 

Juste  ciel  !  où  va-t-il  s  exposer  ? 
Si  vous  m'aimez,  gardez  de  la  désabuser. 


SCENE  V. 
BAJAZET,  ROXANE,  ATALIDE. 

ROXANE. 

Venez ,  Seigneur,  venez  :  il  est  temps  de  paraître , 

Et  que  tout  le  Serrail  reconnoîsse  son  maître. 

Tout  ce  peuple  nombreux  dont  il  est  habité ,  1  o  x  5 


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ACTE  III,  SCENE  V.  5a5 

Assemblé  par  mon  ordre ,  attend  ma  volonté. 

Mes  esclaves  gagnés ,  que  le  reste  va  suivre , 

Sont  les  premiers  sujets  que  mon  amour  vous  livre. 

L'auriez-vous  cru ,  Madame ,  et  qu'un  si  prompt  retour 

Fît  à  tant  de  fureur  succéder  tant  d*amour  ?  i  oa  o 

Tantôt  à  me  venger  fixe  et  déterminée , 

Je  jurois  quil  voyoit  sa  dernière  journée. 

A  peine  cependant  Bajazet  m*a  parlé , 

L'amour  fit  le  serment ,  Tamour  Fa  violé. 

J*ai  cru  dans  son  désordre  entrevoir  sa  tendresse  :    1025 

J'ai  prononcé  sa  grâce,  et  je  crois  sa  promesse^. 

BAJAZBT. 

Oui,  je  vous  ai  promis  et  j'ai  donné  ma  foi* 

De  n'oublier  jamais  tout  ce  que  je  vous  doi  ;  • 

J'ai  juré  que  mes  soins,  ma  juste  complaisance 

Vous  répondront  toujours  de  ma  reconnoissance.     io3o 

Si  je  puis  à  ce  prix  mériter  vos  bienfaits , 

Je  vais  de  vos  bontés  attendre  les  effets. 


SCÈNE  VL 
ROXANE,  ATALIDE. 

nOXANB. 

De  quel  étonnement ,  ô  ciel  !  suis-je  frappée  ! 

Est-ce  un  songe  ?  et  mes  yeux  ne  m'ont-ils  point  trompée? 

Quel  est  ce  sombre  accueil ,  et  ce  discours  glacé         i  o  3  5 

Qui  semble  révoquer  tout  ce  qui  s'est  passé  ? 

Sur  quel  espoir  croit-il  que  je  me  sois  rendue , 


I.  Var.  Tai  prononcé  sa  grâce,  et  fen  crois  sa  promesse.  (1672) 
a.  f^ar.  Oni,  je  vous  ai  promis,  et  je  m'en  souviendrai. 
Que  fidèle  à  vos  soins  autant  que  je  vivrai. 
Mon  respect  étemel,  ma  juste  complaisance.  (1672-87) 


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5a6  BAJAZET. 

Et  qu'il  ait  regagné  mon  amitié  perdue  ? 

J'ai  cru  (ju'il  me  juroit  que  jusques  à  la  mort 

Son  amour  me  laissoit  maîtresse  de  son  sort.  1040 

Se  repent-ii  déjà  de  m'avoir  apaisée  ? 

Mais  moi-même  tantôt  me  serois-je  abusée  ? 

Ah'  !. ..  Mais  il  vous  parloit  :  quels  étoient  ses  discours, 

Madame  ? 

ATALIDl. 

Moi ,  Madame  !  Il  vous  aime  toujours. 

ROXANE. 

Il  y  va  de  sa  vie  au  moins  que  je  le  croie.  1045 

Mais  de  grâce ,  parmi  tant  de  sujets  de  joie, 
Répondez-moi ,  comment  pouvez-vous  expliquer 
Ce  chagrin  qu'en  sortant  il  m'a  fait  remarquer  ? 

ATALIDE. 

Madame,  ce  chagrin  n'a  point  frappé  ma  vue. 
Il  m'a  de  vos  bontés  longtemps  entretenue.  io5o 

Il  en  étoit  tout  plein  quand  je  l'ai  rencontré. 
J'ai  cru  le  voir  sortir  tel  qu'il  étoit  entré. 
Mais,  Madame ,  après  tout ,  faut-il  être  surprise 
Que  tout  prêt  d'achever  cette  grande  entreprise , 
Bajazet  s'inquiète ,  et  qu'il  laisse  échapper  i  o55 

Quelque  marque  des  soins  qui  doivent  l'occuper  ? 

ROXANE. 

Je  vois  qu'à  l'excuser  votre  adresse  est  extrême* 
Vous  parlez  mieux  pour  lui  qu'il  ne  parle  lui-même. 

ATALIDE. 

Et  quel  autre  intérêt.... 

ROXANE. 

Madame,  c'est  assez. 

I.  On  a  reproché  à  Bflle  Rachel  d*aToir  fait  on  contre-aent  sur  cette  ezcb- 
mation ,  qu'elle  liait  à  ce  qui  précède ,  en  la  jetant  avec  beaucoup  d*éuergie; 
tandis  quVlle  aurait  dû  la  prononcer  à  part  et  en  elle-même ,  avec  un  lenti- 
ment  amer  de  jalousie ,  comme  éclairée  par  un  premier  tndt  de  lumière  sur  h 
trahison  d*Atalide  et  de  Bajaset.  Voyes  la  Notice  sur  Rachel^  pu*  M.  Yédd. 


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ACTE  IIÏ,  SCENE  Vï.  5a7 

Je  cx>nçois  vos  raisons  mieuic  que  vous  ne  pensez,      i  o 6o 
Laissez-moi.  J*ai  besoin  d'un  peu  de  solitude. 
Ce  jour  me  jette  aussi  dans  quelque  inquiétude. 
J'ai ,  conune  Bajazet ,  mon  chagrin  et  mes  soins , 
Et  je  veux  un  moment  y  penser  sans  témoins. 


SCÈNE   VIL 

ROXANE,  lenle. 

De  tout  ce  que  je  vois  que  faut-il  que  je  pense  ?         1 06  S 
Tous  deux  à  me  tromper  sont-ils  d'intelligence  ? 
Pourquoi  ce  changement,  ce  discours,  ce  départ? 
N'ai-je  pas  même  entre  eux  surpris  quelque  regard  ? 
Bajazet  interdit  !  Atalide  étonnée  ! 

O  ciel!  à  cet  affront  m'auriez-vous  condamnée?        1070 
De  mon  aveugle  amour  seroient-ce  là  les  fruits? 
Tant  de  jours  douloureux ,  tant  d'inquiètes  nuits , 
Mes  brigues,  mes  complots,  ma  trahison  fatale, 
N'aurois-je  tout  tenté  que  pour  une  rivale  ? 

Mais  peut-être  qu*aQssi ,  trop  prompte  à  m'affliger, 
J'observe  de  trop  près  un  chagrin  passager. 
J'impute  à  son  amour  l'effet  de  son  caprice. 
N'eût-il  pas  jusqu'au  bout  conduit  son  artifice? 
Prêt  à  voir  le  succès  de  son  déguisement, 
Quoi?  ne  pouvoit-il  pas  feindre  encore  un  moment? 
Non,  non,  rassurons-nous  :  trop  d'amour  m'intimide. 
Et  pourquoi  dans  son  cœur  redouter  Atalide  ? 
Quel  seroit  son  dessein?  Qu  a-t-elle  fait  pour  lui? 
Qui  de  nous  deux  enfin  le  couronne  aujourd'hui? 
Mais ,  hélas  !  de  l'amour  ignorons-nous  l'empire?      1 08  5 
Si  par  quelque  autre  charme  Atalide  l'attire. 
Qu'importe  qu'il  nous  doive  et  le  sceptre  et  le  jour  ? 
Les  bienfaits  dans  un  cœur  balancent-ils  l'amour? 


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5a8  BAJAZET. 

Et  sans  chercher  plus  loin,  quand  TiDgrat  me  «ut  plaire , 
Ai-je  mieux  recomiu  les  bontés  de  son  frère?  1090 

Ah  !  si  d'une  autre  chaîne  il  n'étoit  point  lié , 
L'offre  de  mon  hymen  l'eût- il  *  tant  effrayé? 
N'eùt-il  pas  sans  regret  secondé  mon  envie? 
L'eùt-il  refusé  même  aux  dépens  de  sa  vie? 
Que  de  justes  raisons....  Mais  qui  vient  me  parler?  109$ 
Que  veut-on? 

SCÈNE  VIIL 
ROXANE,    ZATIME. 

ZATIME. 

Pardonnez  si  j'ose  vous  troubler. 
Mais,  Madame ,  un  esclave  arrive  de  l'armée  ; 
Et  quoique  sur  la  mer  la  porte  fôt  fermée , 
Les  gardes  sans  tarder  l'ont  ouverte  à  genoux 
Aux  ordres  du  Sultan  qui  s'adressent  à  vous.  1 100 

Mais  ce  qui  me  surprend ,  c'est  Orcan  qu'il  envoie. 

ROXATiB. 

Orcan! 

ZATIME. 

Oui ,  de  tous  ceux  que  le  Sultan  emploie  « 
Orcan,  le  plus  fidèle  à  servir  ses  desseins, 
Né  sous  le  ciel  brûlant  des  plus  noirs  Africains. 
Madame,  il  vous  demande  avec  impatience.  i io5 

Mais  j'ai  cru  vous  devoir  avertir  par  avance; 
Et  souhaitant  surtout  qu'il  ne  vous  surprît  pas. 
Dans  votre  appartement  j'ai  retenu  ses  pas. 

ROXANE. 

Quel  malheur  imprévu  vient  encor  me  confondre  ? 

I .  Sur  cet  emploi  au  Tnascnlin  du  mot  offre^  que  Racine,  selon  Tosage  à 
peu  près  général  de  son  temps,  fait  loi-même  plus  loin  féminin  (an  tcts  i  55o)f 
Yoyez  ItÏAadque, 


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ACTE  III,  SCÈNE  VIII.  S%g 

Qael  peut  être  cet  ordre  ?  et  que  puis-je  répondre  ?  1 1 1  o 

n  n'en  faut  point  douter,  le  Sultan  inquiet 

Une  seconde  fois  condamne  Bajazet. 

On  ne  peut  sur  ses  jours  sans  moi  rien  entreprendre  : 

Tout  m'obéit  ici.  Mais  dois-je  le  défendre? 

Quel  est  mon  empereur?  Bajazet?  Amurat?  1 1 1 5 

J'ai  trahi  Tun;  mais  l'autre  est  peut-être  un  ingrat. 

Le  temps  presse.  Que  faire  en  ce  doute  funeste  ? 

Allons  :  employons  bien  le  moment  qui  nous  reste. 

Os  ont  beau  se  cachera  L'amour  le  plus  discret 

Laisse  par  quelque  marque  échapper  son  secret.       1 1  ao 

Observons  Bajazet;  étonnons  Atalide; 

Et  couronnons  l'amant,  on  perdons  le  perfide. 

I.  Nous  aTon0  consenré  ici  la  ponctuatioii  de  toutes  les  andennet  édition». 
Elle  est  digne  de  remarque.  La  locution  avoir  hea»  ne  s'emploierait  pas  an- 
jourd*htti  dans  oe  sens  indépendant. 


Tvn  DU  TBOisiian  acte. 


J.  Racub.  u  34 


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53o  BAJAZET. 


ACTE  IV. 


SCENE  PREMIERE. 
ATAUDE,  ZAÏRE. 

▲TÂLIDB. 

Ah!  sais-tu  mes  frayeurs?  Sais-tu  que  dans  ces  lieux 
J'ai  vu  du  fier  Orcan  le  visage  odieux? 
Eu  ce  moment  fatal ,  que  je  crains  sa  venue  !  i  x  a  5 

Que  je  crains....  Mais  dis-moi,  Bajazet  t'a-t-il  vue? 
Qu'a-t-il  dit?  Se  rend-il ,  Zaïre ,  à  mes  raisons? 
Ira-t-il  voir  Roxane,  et  calmer  ses  soupçons? 

ZAÏRE. 

Il  ne  peut  plus  la  voir  sans  qu  elle  le  commande. 
Roxane  ainsi  l'ordonne  :  elle  veut  qu'il  l'attende.      1 1 3o 
Sans  doute  à  cet  esclave  elle  veut  le  cacher. 
J*ai  feint  en  le  voyant  de  ne  le  point  chercher. 
Tai  rendu  voire  lettre,  et  j'ai  pris  sa  réponse. 
Madame,  vous  verrez  ce  qu'elle  vous  annonce. 

ATALIDE    lit  : 

«  Après  tant  d'injustes  détours,  1 1 35 

Faut-il  qu'à  feindre  encor  votre  amour  me  convie? 
Mais  je  veux  bien  prendre  soin  d'une  vie 
Dont  vous  jurez  que  dépendent  vos  jours. 
Je  verrai  la  Sultane  ;  et  par  ma  complaisance 
Par  de  nouveaux  serments  de  ma  reconnoissance,     1 1 40 

J'apaiserai,  si  je  puis,  son  courroux. 
N'exigez  rien  de  plus.  Ni  la  mort,  ni  vous-même 


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ACTE  IV,  SCÈNE  I.  53i 

Ne  me  ferez  jamais  prononcer  que  je  Taime , 
Puisque  jamais  je  n'aimerai  que  vous.  » 

Hélas  !  que  me  dit-il?  Croit-il  que  je  Tignore?  z  1 4  5 

Ne  sais-je  pas  assez  qu'il  m'aime,  qu'il  m'adore  *  ? 

Est-ce  ainsi  qu'à  mes  vœux  il  sait  s^accommoder? 

C'est  Roxane ,  et  mon  moi,  qu'il  faut  persuader. 

De  quelle  crainte  encor  me  laisse-t-il  saisie? 

Funeste  aveuglement!  Perfide  jalousie!  1 1 5o 

Récit  menteur!  Soupçons  que  je  n'ai  pu  celer! 

Falloit-il  vous  entendre,  ou  falloit-il  parler? 

C'étoit  fait ,  mon  bonheur  surpassoit  mon  attente. 

J'étois  aimée ,  heureuse ,  et  Roxane  contente. 

Zaïre,  s'il  se  peut,  retourne  sur  tes  pas.  i  z  55 

Qu'il  l'apaise.  Ces  mots  ne  me  suffisent  pas. 

Que  sa  bouche,  ses  yeux,  tout  l'assure  qu'il  l'aime. 

Qu'elle  le  croie  enfin.  Que  ne  puis-je  moi-même, 

Echaufiant  par  mes  pleurs  ses  soins  trop  languissants , 

Mettre  dans  ses  discours  tout  l'amour  que  je  sens?  i  z6o 

Mais  à  d'autres  périls  je  crains  de  le  commettre. 

ZAÏRE. 

Roxane  vient  à  vous. 

▲TÀLIDB. 

Ah  !  cachons  cette  lettre. 


SCÈNE  II. 
ROXANE,  ATALroE,  ZATIME,  ZAÏRE. 

ROXANE,  k  Zatime. 

Viens.  J'ai  reçu  cet  ordre.  Il  faut  l'intimider. 

I .  Far.  Ne  sais-ta  pas  aucz  qu*il  m*aime,  qu'A  m'adore.  (1676-87) 
—  Cette 'Tariante,  qui  ii*est  point  dans  la  première  édition,  est  sans  doate  ai|e 
faute  des  imprimeurs  de  1676. 


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53»  BAJAZET. 

▲TÀLIDB9  à  Zaïre. 

Va,  cours  ;  et  tftche  enfin  de  le  persuader. 


SCÈNE  III. 
ROXANE,  ATAUDE,  ZATME. 

BOXANB. 

Madame,  j'ai  reçu  des  lettres  de  l'armée.  1 16  5 

De  tout  ce  qui  s'y  passe  êtes-vous  informée  ? 

▲TALIDE. 

On  m'a  dit  que  du  camp  un  esclave  est  venu. 
Le  reste  est  un  secret  qui  ne  m'est  pas  connu. 

ROXAlfB. 

Amurat  est  heureux  :  la  fortune  est  changée^ 
Madame,  et  sous  ses  lois  Babylone  est  rangée.        1 1 7  o 

ATALIDB. 

Hé  quoi.  Madame?  Osmin.... 

ROXANB. 

Étoit  mal  averti, 
Et  depuis  son  départ  cet  esclave  est  parti. 
C'en  est  fieût. 

ATALIDB^. 

Quel  revers  ! 

ROXANB. 

Pour  comble  de  disgrâces. 
Le  Sultan,  qui  l'envoie,  est  parti  sur  ses  traces. 

ATALIDB. 

Quoi  ?  les  Persans  armes  ne  l'arrêtent  donc  pas?      1175 

ROXANB. 

Non,  Madame.  Vers  nous  il  revient  à  grands  pas. 

I.  Duu  réditioB  de  1786  le  oom  d*ÀTALiDB  est  nûii  de  l*hdi«rioa:  c  « 
partf  »  maù  que  plus  bat  arant  les  Ter*  1 180  et  1 193. 


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ACTE  IV,   SCÈNE  III.  533 

▲TÀLIDB. 

Que  je  TOUS  plains,  Madame  !  et  qu'il  est  nécessaire 
D'acheyer  promptement  ce  que  vous  -vouliez  faire  ! 

&OXANB. 

Il  est  tard  de  vouloir  s'opposer  au  vainqueur. 

▲TÀLIDB. 

Ociel! 

ROXÀNE. 

Le  temps  n*a  point  adouci  sa  rigueur.  i  zSo 

Vous  voyez  dans  mes  mains  sa  volonté  suprême. 

▲TALIDB. 

Et  que  vous  mande-t-il? 

ROXANB. 

Voyez  :  lisez  vous-même. 
Vous  connoissez.  Madame,  et  la  lettre  et  le  sein^. 

ATÂLIDB. 

Du  cruel  Amurat  je  recOnnois  la  main. 
(EUc  lit.) 
«  Avant  que  Babylone  éprouvât  ma  puissance,     1 185 
Je  vous  ai  fait  porter  mes  ordres  absolus. 
Je  ne  veux  point  douter  de  votre  obéissance, 

I.  Ici  ^  lettre  lignifie  récriture ^  comme  pins  bas  an  ren  1961.  Dans  la 
Grand  Soljrman  de  Mairet  (acte  II,  scène  ▼),  le  Visir  Rustan,  reconnaissant 
récritore  dW  billet  tombé  entre  ses  mains,  8*écrie  : 

C'est  sa  main,  c*esl  sa  lettre.,.. 

Une  lettre  d'Anne  d'Autriebe  à  Charles  de  Lorraine  citée  dans  VffUtoire  de 
la  réunion  de  la  Lorraine  h  la  France^  par  M.  d*HaassonTiIle(tome  II,  p.  349  de 
l'édition  in- 18,  Paris,  1860),  a  le  même  mot  employé  dans  un  sens  semblable.  — 
Au  même  vers  tontes  les  anciennes  éditions  ont  :  le  sein,  et  non  :  le  seing,  qni  ne 
rimerait  point  aux  yeox;  mais  an  milien  du  vers  i683,  elles  laissent  an  mot 
eeing  son  orthographe  ordinaire.  A  la  fin  de  deux  Ters  de  la  tragédie  de 
Mairet  que  nous  venons  de  citer,  on  lit  également:  sein,  sans  gi 

.  .  J*ai  dn  Persan  le  cachet  et  le  sein. 

{Le  Grand  Solyman^  acte  II,  scène  t.) 

Connois-tn  ces  papiers,  ce  cachet  et  ce  son? 

(Ibidem^  acte  III,  scène  tu.) 


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534  BAJAZET. 

Et  crois  que  maintenant  Bajazet  ne  vit  plus. 

Je  laisse  sous  mes  lois  Babylone  asservie, 

Et  confinne  en  partant  mon  ordre  souverain.  1190 

Vous,  si  vous  avez  soin  de  votre  propre  vie, 

Ne  vous  montrez  à  moi  que  sa  tête  à  la  main.  » 

ROXAlfS. 

Hé  bien? 

ATÀLIDE. 

Cache  tes  pleurs,  malheureuse  Âtalide. 

ROXANB. 

Que  vous  semble  ? 

ATALIDE. 

Il  poursuit  son  dessein  parricide; 
Biais  il  pense  proscrire  un  prince  sans  appui  :  x  195 

n  ne  sait  pas  Tamour  qui  vous  parle  pour  lui. 
Que  vous  et  Bajazet  vous  ne  faites  qu*une  àme, 
Que  plutôt,  s^il  le  faut,  vous  mourrez.... 

ROXANB. 

Moi,  Madame? 
Je  voudrois  le  sauver,  je  ne  le  puis  haïr-i 
Biais.... 

ATALIDB. 

Quoi  donc?  qu'avez-vous  résolu? 

BOXAKB. 

D'obéir,  xaoo 

ATALIDB. 

D'obéir! 

ROXANB. 

Et  que  faire  en  ce  péril  extrême? 
n  le  faut. 

ATALIDB. 

Quoi?  ce  prince  aimable....  qui  vous  aime. 
Verra  finir  ses  jours  qu'il  vous  a  destinés  ! 

ROXANB. 

n  le  ùmU  Et  déjà  mes  ordres  sont  donnés. 


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ACTE  IV,  SCENE  III.  535 

▲TALIDE. 

Je  me  meurs. 

ZATIBIB. 

Elle  tombe,  et  ne  vit  pins  qu*à  peine. 

ROXAIfB. 

Allez,  conduisez-la  dans  la  chambre  prochaine. 
Mais  au  moins  observez  ses  regards,  ses  discours, 
Tout  ce  qui  convaincra  leurs  pei*fides  amours. 


SCÈNE  IV. 

ROXANE,     seule. 

Ma  rivale  à  mes  yeux  s'est  enfin  déclarée  : 

Voilà  sur  quelle  foi  je  m'étois  assurée.  tazo 

Depuis  six  mois  entiers  j'ai  cru  que  nuit  et  jour 

Ardente  elle  veilloit  au  soin  de  mon  amour  ; 

Et  c'est  moi  qui  du  sien  ministre  trop  fidèle. 

Semble  depuis  six  mois  ne  veiller  que  pour  elle. 

Qui  me  suis  appliquée  à  chercher  les  moyens  i  a  1 5 

De  lui  faciliter  tant  d'heureux  entretiens, 

Et  qui  même  souvent,  prévenant  son  envie, 

Ai  hâté  les  moments  les  plus  doux  de  sa  vie. 

Ce  n'est  pas  tout  :  il  faut  maintenant  m'éclaircir 

Si  dans  sa  perfidie  elle  a  su  réussir;  zaao 

n  faut....  Mais  que  pourrois-je  apprendre  davantage? 

Mon  malheur  n'est-il  pas  écrit  sur  son  visage? 

Yois-je  pas,  au  travers  de  son  saisissement, 

Un  cœur  dans  ses  douleurs  content  de  son  amant  ? 

Exempte  des  soupçons  dont  je  suis  tourmentée,       laaS 

Ce  n'est  que  pour  ses  jours  qu'elle  est  épouvantée*. 

N'importe  :  poursuivons.  Elle  peut  comme  moi 

I.  Far,  Ce  n'est  que  pour  ms  jours  qu'elle  est  inquiétée.  (167a 


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536  BAJAZET. 

Sur  des  gages  trompeurs  s'assurer  de  sa  foi. 

Pour  le  faire  expliquer,  tendons-lui  quelque  piège* 

Mais  quel  indigne  emploi  moi-môme  m'imposé-je  !  z  a  3  o 

Quoi  donc  ?  à  me  gêner  appliquant  mes  esprits, 

J*irai  faire  à  mes  yeux  éclater  ses  mépris  ? 

Lui-même  il  peut  prévoir  et  tromper  mon  adresse. 

D* ailleurs  Tordre,  Tesclave,  et  le  Visir  me  presse. 

Il  faut  prendre  parti  :  Ton  m'attend.  Faisons  mieux  : 

Sur  tout  ce  que  j'ai  vu  fermons  plutôt  les  yeux  ; 

Laissons  de  leur  amour  la  recherche  importune; 

Poussons  à  bout  Tingrat,  et  tentons  la  fortune. 

Voyons  si  par  mes  soins  sur  le  trône  élevé, 

n  osera  trahir  Famour  qui  Ta  sauvé,  1940 

Et  si  de  mes  bienfaits  lâchement  Ubérale, 

Sa  main  en  osera  couronner  ma  rivale. 

Je  saui*ai  bien  toujours  retrouver  le  moment 

De  punir,  s'il  le  faut,  la  rivale  et  Tamant. 

Dans  ma  juste  fureur  observant  le  perfide,  i  »  4  5 

Je  saurai  le  surprendre  avec  son  Atalide  ; 

Et  d'un  même  poignard  les  unissant  tous  deux. 

Les  percer  Tun  et  l'autre,  et  moi-même  après  eux*. 

Voilà,  n'en  doutons  point,  le  parti  qu'il  faut  prendre^. 

Je  veux  tout  ignorer. 

I.  n  semble  qne  ce  toit  nne  imitatioik  dee  Yen  387-389  de  VAjax.  Ob  a 
fût  remarquer  avant  nous  qne  ces  Ters  à^Ajax  avaient  sans  «lonte  frappé  Ran— ^ 
poisqa'il  a  pris  soin  de  les  traduire  dans  on  exemplaire  de  Sophocle  qoi  kd  a 
appartenu.  La  Harpe,  dans  son  commentaire,  a  cité  cette  traduction  :  c  O  Ju- 
piter, auteur  de  ma  race,  que  ne  pnis-je  exterminer  ce  médiant  fourbe  qne  je 
hais  ?  Que  ne  puis-je  percer  le  cceur  de  deux  injustes  rois,  et  me  toer  moi- 
même  après  eux  ?  »  ^  Comparez  aussi  les  paroles  de  Didon  (Enéide^  livre  IT, 
fers  6o5  et  606)  : 

Naiumque  patremqué 

Cum  génère  exstinxem  ;  memet  super  ipsa  dediseem. 

a.  Far.  Sans  doute  f  ai  trouvé   le  parti  qu*il  faut  prendre.  (167a) 


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ACTE  IV,  SCENE  V.  537 

SCÈNE  V. 
ROXANE,  ZATIME. 

ROXAIfB. 

Ah  !  que  viens-tu  m^apprendre, 
Zatime?  Bajazet  en  est-il  amoureux? 
Vois-tu  dans  ses  discours  qu*ils  s'entendent  tous  deux? 

ZATIME. 

Elle  n'a  point  parlé  :  toujours  évanouie, 

Madame,  elle  ne  marque  aucun  reste  de  vie 

Que  par  de  longs  soupirs  et  des  gémissements,       iaS5 

Qu'il  semble  que  son  cœur  va  suivre  à  tous  moments. 

Vos  femmes,  dont  le  soin  à  Tenvi  la  soulage, 

Ont  découvert  son  sein  pour  leur  donner  passage. 

Moi-même  avec  ardeur  secondant  ce  dessein, 

J^ai  trouvé  ce  billet  enfermé  dans  son  sein.  ia6o 

Du  prince  votre  amant  j'ai  reconnu  la  lettre*, 

Et  j'ai  cru  qu'en  vos  mains  je  devois  le  remettre. 

ROXANE. 

Donne.  Pourquoi  frémir?  et  quel  trouble  soudain 
Me  glace  à  cet  objet,  et  fait  trembler  ma  main? 
Il  peut  l'avoir  écrit  sans  m'avoir  offensée.  i  a65 

n  peut  même....  Lisons,  et  voyons  sa  pensée  : 

« Ni  la  mort,  ni  vous  même 

Ne  me  ferez  jamais  prononcer  que  je  l'aime. 
Puisque  jamais  je  n'aimerai  que  vous.  » 

Ah  !  de  la  trahison  me  voilà  donc  instruite  ! 

Je  reconnois  l'appas'  dont  ils  m'avoient  séduite.     1270 

I.  Voyez  d-detsni,  tcts  ii83. 

a.  Tontes  les  édidons  imprimées  do  TÎTint  de  Racine  ont  :  Pappat,  et  nom  : 
Vappâi.  Vojes  ei-dearas,  p.  3ia,  note  a. 


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538  BAJAZET. 

Ainsi  donc  mon  amour  étoit  récompensé, 

Lâche,  indigne  du  jomr  que  je  t'avois  laissé? 

Ah  !  je  respire  enfin  ;  et  ma  joie  est  extrême 

Que  le  traître  une  fois  se  soit  trahi  lui-même. 

libre  des  soins  cruels  où  j*allois  m^engager,  1175 

Ma  tranquille  fureur  n'a  plus  qu'à  se  venger. 

Qu'il  meure.  Vengeons-nous.  Courez.  Qu'on  le  saisisse; 

Que  la  main  des  muets  s'arme  pour  son  supplice. 

Qu'ils  viennent  préparer  ces  nœuds  infortunés 

Par  qui  de  ses  pareils  les  jours  sont  terminés.  uSo 

Cours,  Zatime  :  sois  prompte  à  servir  ma  colère. 

ZATIMB. 

Ah!  Madame. 

ROXÀNB. 

Quoi  donc? 

ZÀTIMB. 

Si  sans  trop  vous  déplaii*e. 
Dans  les  justes  transports.  Madame,  où  je  vous  vois, 
J'osois  vous  faire  entendre  une  timide  voix  : 
Bajazet,  il  est  vrai,  trop  indigne  de  vivre,  ia85' 

Aux  mains  de  ces  cruels  mérite  qu'on  le  livre. 
Mais  tout  ingrat  qu'il  est,  croyez-vous  aujourd'hui 
Qu'Amurat  ne  soit  pas  plus  à  craindre  que  lui  ? 
Et  qui  sait  si  déjà  quelque  bouche  infidèle 
Ne  Ta  point  averti  de  votre  amour  nouvelle?  1190 

Des  cœurs  comme  le  sien,  vous  le  savez  assez. 
Ne  se  regagnent  plus  quand  ils  sont  offensés; 
Et  la  plus  prompte  mort,  dans  ce  moment  sévère, 
Devient  de  leur  amour  la  marque  la  plus  chère. 

ROXANB. 

Avec  quelle  insolence  et  quelle  cruauté  1395 

Us  se  jouoient  tous  deux  de  ma  crédulité! 

Quel  penchant,  quel  plaisir  je  sentois  à  les  croire! 


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ACTE  IV,  SCÈNE  V.  539 

Tu  ne  rempoitois  pas  une  grande  victoire ', 

Perfide,  en  abusant  ce  cœur  préoccupé, 

Qui  lui-même  craignoit  de  se  voir  détrompé*.  1 3oo 

Moi  !  qui  de  ce  haut  rang  qui  me  rendoit  si  fière, 

Dans  le  sein  du  malheur  t'ai  cherché  la  première, 

Pour  attacher  des  jours  tranquilles,  fortunés. 

Aux  périls  dont  tes  jours  étoient  environnés. 

Après  tant  de  bonté,  de  soin,  d'ardeurs  extrêmes,   i3o5 

Tu  ne  saurois  jamais  prononcer  que  tu  m'aimes! 

Mais  dans  quel  souvenir  me  laissé-je  égarer*  ? 

Tu  pleures,  malheureuse?  Ah!  tu  devois  pleurer* 

Lorsque  d'un  vain  désir  à  ta  perte  poussée, 

Tu  conçus  de  le  voir  la  première  pensée.  1 3 1  o 

Tu  pleures?  et  l'ingrat,  tout  prêt  à  te  trahir, 

Prépare  les  discours  dont  il  veut  t' éblouir. 

Pour  plaire  à  ta  rivale,  il  prend  soin  de  sa  vie. 

Ah  !  trattre,  tu  mourras.  Quoi?  tu  n'es  point  partie? 

Va.  Mais  nous-méme,  allons,  précipitons  nos  pas.   1 3 1 5 

Qu'il  me  voie,  attentive  au  soin  de  son  trépas. 

Lui  montrer  à  la  fois,  et  l'ordre  de  son  frère. 

Et  de  sa  trahison  ce  gage  trop  sincère. 

Toi,  Zatime,  retiens  ma  rivale  en  ces  lieux. 

I.  Ploaiean  commentateun  ont  rapproché  ce  passage  de  ces  rtn  d'Ovide 
dans  la  lettre  de  Phyllis  à  Démophoon  (Hércidesy  épttre  n,  Tftrs  63-65): 

Fallere  eredentem  non  est  operota  puellam 

Gloria 

Sum  deeepta  tuis  et  amans  etfemina  verbis, 

a.  Après  ce  vers  il  7  airait  dans  les  éditions  de  1672-87  : 

Ta  n*as  pas  eu  besoin  de  tout  ton  artifice. 
Et  (je  veux  bien  te  faire  encor  cette  justice) 
Toi-même,  je  m'assure*  as  rougi  plus  d*an  jour 
Du  peu  qu'U  t'en  coùtoit  pour  tromper  tant  d'amonr. 
[Moi  !  qui  de  ce  haut  rang  qui  me  fendoit  si  fière.] 

3.  Far,  Biais  dans  quels  souvenirs  me  laissé-je  égarer?  (167a) 

4.  Cest  une  imiution  des  Ters  5^6  et  597  du  lirre  IV  de  VEnéide: 

In/elix  Dido^  nune  tefaeta  impia  tangunt? 
Tkm  dectùty  quum  seeptra  dabas,,.. 


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54o  BAJAZET. 

Qa'il  n^ait  en  expirant  que  ses  cris  pour  adieux^.     1 3»* 

Qu'elle  soit  cependant  fidèlement  servie. 

Prends  soin  d'elle  :  ma  haine  a  besoin  de  sa  vie. 

Ah  !  si  pour  son  amant  facile  à  s'attendrir, 

La  peur  de  son  trépas  la  fit  presque  moigrir, 

Quel  surcroît  de  vengeance  et  de  douceur  nouvelle  f  s»5 

De  le  montrer  bientôt  pâle  et  mort  devant  elle, 

De  voir  sur  cet  objet  ses  regards  arrêtés 

Me  payer  les  plaisirs  que  je  leur  ai  prêtés! 

Va,  retiens-la.  Surtout  garde  bien  le  silence. 

Moi. . . .  Mais  qui  vient  ici  différer  ma  vengeance  ?    1 3  3  o 


SCENE  VL 
ROXANE,  ACOMAT,  OSMIN. 

ACOMAT* 

Que  faites-vous,  Madame?  En  quels  retardements 
D'un  jour  si  précieux  perdez-vous  les  moments? 
Bysance  par  mes  soins  presque  entière  assemblée 
Interroge  ses  chefs,  de  leur  crainte  troublée; 
Et  tous,  pour  s'expliquer,  ainsi  que  mes  amis,  z335 

Attendent  le  signal  que  vous  m'aviez  promis. 
D'où  vient  que  sans  répondre  à  leur  impatieuce. 
Le  Serrail  cependant  garde  un  triste  silence? 
Déclarez- vous.  Madame;  et  sans  plus  différer.... 

ROXANE. 

Oui,  vous  serez  content  :  je  vais  me  déclarer.  z  340 

ACOMAT. 

Madame,  quel  regard,  et  quelle  voix  sévère, 

z.  Corneille  sTait  dit  dans  les  premières  éditions  dn  Cid^  acte  lY,  sone  m 
▼ers  i3i4: 

Noos  laissent  pour  adieux  des  cris  épooTantables. 


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ACTE   IV,  SCENE  VI.  54i 

Malgré  votre  discours,  m*assnre  du  contraire? 
Quoi?  déjà  votre  amour,  des  obstacles  vaincu*. •• 

ROXANE. 

Bajazet  est  un  traître,  et  n'a  que  trop  vécu. 

ÀCOMÀT. 

Lui! 

ROXÀNE. 

Pour  moi,  pour  vous-même,  également  perfide, 
Il  nous  trompoit  tous  deux. 

▲GOM  AT . 

Comment  P 

ROXANE. 

Cette  Âtalide, 
Qui  même  n'étoit  pas  un  assez  digne  prix 
De  tout  ce  que  pour  lui  vous  avez  entrepris. ..  • 

ACOMAT. 

Hé  bien? 

ROXANE. 

Lisez.  Jugez  après  cette  insolence 
Si  nous  devons  d'un  traître  embrasser  la  défense.   1 35o 
Obéissons  plutôt  à  la  juste  rigueur 
D'Amurat  qui  s'approche  et  retourne  vainqueur; 
Et  livrant  sans  regi^et  un  indigne  complice, 
Apaisons  le  Sultan  par  un  prompt  sacrifice. 

ACOMAT,  Icd  rendant  le  billet. 

Oui,  puisque  jusque-là  l'ingrat  m'ose  outrager,  1 3  5  5 

Moi-même,  s'il  le  faut,  je  m'offre  à  vous  venger, 
Madame.  Laissez-moi  nous  laver  l'un  et  l'autre 
Du  crime  que  sa  vie  a  jeté  sur  la  nôtre. 
Montrez-moi  le  chemin,  j'y  cours. 

ROXANE. 

Non^  Acomat. 
Laissez-moi  le  plaisir  de  confondre  l'ingrat.  1 36o 

Je  veux  voir  son  désordre,  et  jouir  de  sa  honte. 


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542  BAJAZET. 

Je  perdrois  ma  vengeance  *  en  la  rendant  si  prompte^. 
Je  vais  tout  préparer.  Vous  cependant  allez 
Disperser  promptement  vos  amis  assemblés. 


SCENE  VIL 
ACOMAT,   OSMIN. 

▲COMÀT. 

Demeure.  Il  n^est  pas  temps,  cher  Osmin,  que  je  sorte. 

OSMlN. 

Quoi?  jusque-là,  Seigneur,  votre  amour  vous  transporte? 
N*avex-vous  pas  poussé  la  vengeance  assez  loin? 
Voulez-vous  de  sa  mort  être  encor  le  témoin? 

ACOMÀT. 

Que  veux-tu  dire?  Es- tu  toi-même  si  crédule 
Que  de  me  soupçonner  d'un  courroux  ridicule?       1370 
Moi ,  jaloux?  Plût  au  ciel  qu'en  me  manquant  de  foi , 
L'imprudent  Bajazet  n'eût  offensé  que  moi  ! 

OSMIN. 

Et  pourquoi  donc,  Seigneur,  au  lieu  de  le  défendre.... 

ACOMAT. 

Et  la  Sultane  est-elle  en  état  dem^entendre? 

Ne  voyois-tu  pas  bien,  quand  je  Fallois  trouver,      1375 

Que  j'allois  avec  lui  me  perdre,  ou  me  sauver? 

Ah  !  de  tant  de  conseils  événement  sinistre  ! 


I.  La  même  expression  se  trouve  dans  Andromaque  (acte  IV,  scène  iv, 
vers  1269)  : 

Ma  vengeance  est  perdue^ 

S*il  ignore  en  mourant  que  c*est  moi  qui  le  tue. 

9.  L'orthographe  de  ce  mot  est  pronte  dans  les  deux  premières  éditions 
(167a  et  1676)  >  promte  dans  celles  de  1687  et  de  1697.  Ailleurs,  dans  ces 
deux  dernières  éditions,  il  est  presque  toujours  écrit  avec  mpt^  et  dans  les 
antres  avec  mt. 


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ACTE  IV,  SCÈNE  VIL  543 

Prince  ayeugle  !  oa  plutôt  trop  aveugle  ministre  ! 

n  te  sied  bien  d*avoir  en  de  si  jeunes  mains, 

Chargé  d'ans  et  d'honneurs,  confié  tes  desseins,       i3So 

Et  laissé  d*un  Yisir  la  fortune  flottante 

Suivre  de  ces  amants  la  conduite  imprudente. 

OSMIN. 

Hé  !  laissez-les  entre  eux  exercer  leur  courroux. 

Bajazet  veut  périr;  Seigneur,  songez  à  vous. 

Qui  peut  de  vos  desseins  révéler  le  mystère,  1 3S  5 

Sinon  quelques  amis  engagés  à  se  taire  ? 

Vous  verrez  par  sa  mort  le  Sultan  adouci. 

▲GOMAT. 

Roxane  en  sa  (ureur  peut  raisonner  ainsi. 

Mais  moi,  qui  vois  plus  loin,  qui  par  un  long  usage, 

Des  ma3Limes  du  trône  ai  fait  T apprentissage,  1390 

Qui  d'emplois  en  emplois  vieilli  sous  trois  Sultans, 

Ai  vu  de  mes  pareils  les  malheurs  éclatants, 

Je  sais,  sans  me  flatter,  que  de  sa  seule  audace 

Un  homme  tel  que  moi  doit  attendre  sa  grâce. 

Et  qu'une  mort  sanglante  est  Tunique  traité  t%gS 

Qui  reste  entre  l'esclave  et  le  mattre  irrité. 

OSMlN. 

Fuyez  donc. 

▲COMAT. 

J'approuvois  tantôt  cette  pensée. 
Mon  entreprise  alors  étoit  moins  avancée. 
Mais  il  m'est  désormais  trop  dur  de  reculer. 
Par  une  belle  chute  il  faut  me  signaler,  1400 

Et  laisser  un  débris  du  moins  après  ma  fuite. 
Qui  de  mes  ennemis  retarde  la  poursuite. 
Bajazet  vit  encor  :  pourquoi  nous  étonner? 
Acomat  de  plus  loin  a  su  le  ramener. 
Sauvons-le,  malgré  lui,  de  ce  péril  extrême,  z  4o5 

Pour  nous,  pour  nos  amis,  pour  Roxane  elle-même. 


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544  BAJAZET. 

Tu  vois  combien  son  cœur,  prêt  à  le  protéger, 

A  retenu  mon  bras  trop  prompt  à  la  venger. 

Je  connois  peu  Tamour;  mais  j'ose  te  répondre 

Qu'il  n'est  pas  condamné,  puisqu'on  le  veut  confondre^; 

Que  nous  avons  du  temps.  Malgré  son  désespoir, 

Roxane  Taime  encore,  Osmin,  et  le  va  voir. 

OSMIN. 

Enfin  que  vous  inspire  une  si  noble  audace? 
Si  Roxane  l'ordonne,  il  faut  quitter  la  place. 
Ce  palais  est  tout  plein.... 

ÀCOMAT. 

Oui,  d'esclaves  obscurs,  i4i5 
Nourris  loin  de  la  guerre ,  à  l'ombre  de  ses  murs; 
Mais  toi  dont  la  valeur,  d' Amurat  oubliée , 
Par  de  communs  chagrins  à  mon  sort  s'est  liée, 
Voudras-tu  jusqu'au  bout  seconder  mes  fureurs? 

OSMIN. 

Seigneur,  vous  m'offensez.  Si  vous  mourez,  je  meurs  ^. 

ACOMAT. 

D'amis  et  de  soldats  une  troupe  hardie 

Aux  portes  du  Palais  attend  notre  sortie. 

La  Sultane  d'ailleurs  se  fie  à  mes  discours. 

Nourri  dans  le  Serrai!,  j'en  connois  les  détours; 

Je  sais  de  Bajazet  l'oixiinaire  demeure.  i4t5 

Ne  tardons  plus,  marchons.  Et  s'il  faut  que  je  meure, 

Mourons  :  moi,  cher  Osmin,  comme  un  Visir;  et  toi, 

G>mme  le  favori  d'un  homme  tel  que  moi. 

I .  Far,  Qa'n  n*est  pas  condamné,  poûqn'on  vent  le  confondre.  (167^-87) 
a.  Dans  le  Poljreuete  de  Corneille  (acte  V,  scène  m,  Ters  1681),  Paolinedit 
è  Polyeacte  : 

Je  te  soivral  partout,  et  mourrai  si  tu  meurt. 
FIN   DU   QUATElàBCB  ACTB. 


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ACTE  V,  SCÈNE  I.  545 


ACTE  V. 


SCENE  PREMIÈRE. 

ATAUDE,  scaic. 

Hélas  !  je  cherche  en  vain  :  rieo  ne  s* offre  à  ma  vue. 

Malheureuse  !  Comment  puls-je  l'avoir  perdue  ?        1430 

Ciel,  aurois-tu  permis  que  mon  funeste  amour 

Exposât  mon  amant  tant  de  fois  en  un  jour  ? 

Que  pour  dernier  malheur,  cette  lettre  fatale 

Fût  encor  parvenue  aux  yeux  de  ma  rivale? 

Tétois  en  ce  lieu  même;  et  ma  timide  main,  14 35 

Quand  Roxane  a  paru.  Ta  cachée  en  mon  sein. 

Sa  présence  a  surpris  mon  âme  désolée  ; 

Ses  menaces,  sa  voix,  un  ordre  m*a  troublée. 

J'ai  senti  défaillir  ma  force  et  mes  esprits  : 

Ses  fenmies  m'entouroient  quand  je  les  ai  repris  ;     1440 

A  mes  yeux  étonnés  leur  troupe  est  disparue. 

Ah  !  trop  cruelles  mains,  qui  m'avez  secourue, 

Vous  m'avez  vendu  cher  vos  secours  inhumains  ^ 

Et  par  vous  cette  lettre  a  passé  dans  ses  mains. 

Quels  desseins  maintenant  occupent  sa  pensée?         1 4  4  5 

Sur  qui  sera  d'abord  sa  vengeance  exercée  ? 

Quel  sang  pourra  suffire  à  son  ressentiment? 

Ah  !  Bajazet  est  mort,  ou  meurt  en  ce  moment. 

Cependant  on  m'arrête,  on  me  tient  enfermée. 

On  ouvre  :  de  son  sort  je  vais  être  informée.  i45o 


J.  Racike.  II  35 


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546  BAJAZET. 


SCENE  IL 
ROXANE,  ATAUDE,   ZATIME*. 

roxanb'. 
RetirezFTous. 

ATALIDB. 

Madame ....  Excusez  rembarras. . . . 

ROXINB. 

Retirez-vous,  vous  dis-je,  et  ne  répliquez  pas. 
Gardes,  qu'on  la  retienne. 


SCÈNE  III. 
ROXANE,    ZATIME. 

ROXÀNE. 

Oui,  tout  est  prêt,  Zatime  : 
Orcan  et  les  muets  attendent  leur  victime. 
Je  suis  pourtant  toujours  maltresse  de  son  sort.        x  4  5  5 
Je  puis  le  retenir.  Mais  s'il  sort,  il  est  mort'. 
Vient-a? 


I.  Dans  les  éditions  de  1736,  de  1807,  de  1808  et  dans  celle  de  M.  Aimé- 
Martin  :  «  aOXANE,  ATALIDl,  ZATSMEy  GiLEDIS.  M 

9.  Les  éditions  de  1736,  de  1807,  de  1808  et  celle  de  H.  Aimé-Bfartin  ont 
l'indication  :  «  aoxAiis,  à  Atalide,  » 

3.  Félix,  dans  Poljreucte  (acte  Y,  scène  l,  vers  1489  et  UQO),  pronoaœ 
une  semblable  menace  contre  Polyeucte  : 

S*il  demeure  insensible  à  ce  dernier  effort. 
An  sortir  de  ce  lien  qu'on  loi  donne  la  mort. 

Inspirée  par  une  passion  toote  différente,  la  parole  de  Félix  devait  être  tria- 
inférienre  en  énergique  précision  à  celle  de  Roxane,  qui  prépare  si  bien  le 
terrible  Sortez^  par  lequel  va  se  terminer  la  scène'nr  de  l'acte  V,  et  auquel  cor> 
respondent,  avec  un  bien  moindre  effet,  comme  cela  s'explique  sans  peine,  ce» 


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ACTE  V,  SCÈNE  IlL  547 

ZATIMB. 

Oai,  sur  mes  pas  un  esclave  Tamène  ^  ; 
Et  loin  de  soupçonner  sa  disgrâce  prochaine, 
U  m'a  paru,  Madame,  avec  empressement 
Sortir,  pour  vous  chercher,  de  son  appartement.     1460 

ROXANE. 

Ame  lâche,  et  trop  digne  enfin  d'être  déçue, 
Peux-tu  souffrir  encor  qu'il  paroisse  â  ta  vue  ? 
Crois-tu  par  tes  discours  le  vaincre  ou  l'étonner  ? 
Quand  même  il  se  rendroit,  peux- tu  lui  pardonner? 
Quoi?  ne  devrois-tu  pas  être  déjà  vengée?  1 465 

Ne  crois-tu' pas  encore  être  assez  outragée? 
Sans  perdre  tant  d'efforts  sur  ce  cœur  endurci, 
Que  ne  le  laissons-nous  périr*?...  Mais  le  voici. 

deux  vers  de  Félix,  à  la  fin  de  la  scène  m  de  l'acte  V  àtPofyeueU  (vers  i683 
et  1684)  : 

Qa*on  Pâte  de  mes  yeox,  et  que  Ton  m'obéisse  ; 
Pnisqa'il  aime  à  périr,  je  consens  qu'il  périsse. 

La  ressemblance  dans  les  deux  situations  n'en  est  pas  moins  remarquable. 

I .  Dans  les  anciennes  éditions  :  t'ameine. 

a.  Les  reproches  que  la  fiUe  du  Mouphti  s'adresse  à  elle-même,  dans  la 
tragédie  d'Osman,  ne  sont  pas  sans  une  certaine  ressemblance  avec  ce  passage 
où  Roxane  aussi  gourmande  sa  propre  fisiblesse.  J\  est  dit  dans  VHutoire  dm 
Théâtre  françou,  tome  VII,  p.  i57,  que  dans  la  pièce  de  Tristan,  [la^,  fille  dn 
Mouphti  «  joue  à  peu  près  le  même  rôle  que  Roxane  dans  la  tragédie  de  Ra- 
cine. »  Il  s'en  faut  de  beaucoup,  ce  nous  semble  ;  et  nous  n'avons  trouvé  dans 
les  deux  rôles  d'autre  rapprochement  à  faire  que  celui-ci  : 

Quoi  ?  pour  ses  intérêts  avoir  le  cœur  si  tendre  1 

Que  diroit-on  de  toi,  si  Ton  t'alloit  entendre  ? 

Quel  reproche  honteux  ne  te  feroit-on  pas. 

Si  l'on  voyoit  en  toi  des  sentiments  si  bas  ? 

Ce  généreux  mépris  que  le  dépit  excite 

Te  laisse  donc  encor  penser  à  son  mérite, 

Et  souffre  qu'en  peignant  sa  grAce  et  sa  valeur. 

Ta  mémoire  s'applique  à  décevoir  ton  cœur.... 

n  faut  que  le  crud,  aecablé  par  les  siens, 

Soit  trop  chargé  d'ennnis  pour  se  moquer  des  miens. 

(Osman ^  acte  III,  scène  i.) 


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54B  BAJAZET. 

SCÈNE  IV. 

BAJAZET,  ROXANE. 

ROXANB. 

Je  ne  vous  ferai  point  des  reproches  frivoles  : 

Les  moments  sont  trop  chers  pour  les  perdre  en  paroles* . 

Mes  soins  vous  sont  connus.  En  un  mot,  vous  vivez. 

Et  je  ne  vous  dirois  que  ce  que  vous  savez. 

Malgré  tout  mon  amour,  si  je  n'ai  pu  vous  plaire, 

Je  n'en  murmure  point ,  quoiqu'à  ne  vous  rien  taire. 

Ce  même  amour  peut-être  et  ces  mêmes  bienfaits    147^ 

Auroient  dû  suppléer  à  mes  foibles  attraits. 

Mais  je  m'étonne  enfin  que  pour  reconnoissance, 

Pour  prix  de  tant  d'amour,  de  tant  de  confiance^ , 

Vous  ayez  si  longtemps  par  des  détours  si  bas 

Feint  un  amour  pour  moi  que  vous  ne  sentiez  pas.  1 4s <« 

BAJAZET. 

Qui?  moi.  Madame  ? 

ROXANE. 

Oui,  toi.  Youdrois-tu  point  encore 
Me  nier  un  mépris  que  tu  crois  que  j'ignore? 
Ne  prétendrois-tu  point,  par  tes  fausses  couleurs  ', 
Déguiser  un  amour  qui  te  retient  ailleurs. 
Et  me  jurer  enfin  d'une  bouche  perfide  1485 

Tout  ce  que  tu  ne  sens  que  pour  ton  Atalide? 

I.  On  peut  comparer  le  -vers  i6ia  de  Phèdre  (acte  V,  scène  vn)  : 

Les  moments  me  sont  chers,  écoutez-moi,  Tbéaée. 

a.  Far,  D'un  amour  appuyé  sur  tant  de  confiance.  (167a) 
3.  L'édition  de  M.  Aimé-Martin  indique  la  variante  : 

Ne  prétendrois-tn  point,  par  de  fausses  couleurs. 

On  trouTC  en  effet  cette  leçon  dans  l'édition  de  1 768,  où  jl'on  donne  commr 
le  texte  de  la  première  impression  seule  celui  qui  est  dans  toutes  les  éditions 
publiées  du  vivant  de  Racine,  et  aussi  dans  celles  de  1 70a,  de  1 7 1 3,  de  1 786,  etc. 


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ACTE  V,  SCÈNE  IV.  54^ 

BAJAZET. 

Âtalide,  Madame  !  O  ciel  !  qui  vous  a  dit.... 

ROXANE. 

Tiens,  perfide,  regarde,  et  démens  cet  écrit. 

BAJAZET ^ 

Je  ne  vous  dis  plus  rien.  Cette  lettre  sincère 

D'un  malheureux  amour  contient  tout  le  mystère  ;   1490 

Vous  savez  un  secret  que,  tout  prêt  à  s'ouvrir, 

Mon  cœur  a  mille  fois  voulu  vous  découvrir. 

J'aime,  je  le  confesse  ;  et  devant  que  votre  âme" , 

Prévenant  mon  espoir,  m'eût  déclaré  sa  flamme , 

Déjà  plein  d'un  amour  dès  l'enfance  formé,  1495 

  tout  autre  désir  mon  cœur  étoit  fermé. 

Vous  me  vîntes  offrir  et  la  vie  et  l'Empire  ; 

Et  même  votre  amour,  si  j'ose  vous  le  dire, 

Consultant  \os  bienfaits,  les  crut,  et  sur  leur  foi 

De  tous  mes  sentiments  vous  répondit  pour  moi.     x  5oo 

Je  connus  votre  erreur;  mais  que  pouvois-je  faire? 

Je  vis  en  même  temps  qu'elle  vous  étoit  chère. 

Combien  le  trône  tente  un  cœur  aml^tieux  ! 

Un  si  noble  présent  me  fit  ouvrir  les  yeux. 

Je  chéris,  j'acceptai,  sans  tarder  davantage,  1 5o5 

L'heureuse  occasion  de  sortir  d'esclavage. 

D'autant  plus  qu'il  falloit  l'accepter  ou  périr  ; 

D'autant  plus  que  vous-même,  ardente  à  me  Toffiîr, 

Vous  ne  craigniez  rien  tant  que  d'être  refusée; 

Que  même  mes  refus  vous  auroient  exposée  ;  1 5 1  o 

Qu'après  avoir  osé  me  voir  et  me  parler, 

Il  étoit  dangereux  pour  vous  de  reculer. 

Cependant  je  n'en  veux  pour  témoins'  que  vos  plaintes  : 

I.  Dans  Pédition  de  1736  et  dans  ceUes  de  1807,  de  1808  et  de  M.  Aimé- 
Martin  :  c  BAJAZET,  après  avoir  regardé  la  lettre.  » 

a.  Fiir,  J'aime,  je  le  confease  ;  et  devant  qu'à  ma  -me. 
Prévenant  mon  espoir,  tous  fussiez  apparue.  (167a) 

3.  Témoins  est  le  texte  de  1672-1687.  Dans  l'édition  de  1697  il  y  a  :  témoin, 
au  singulier.  Ne  serait-oe  pas  une  faute  d'impression  ? 


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55o  BAJAZET. 

Ai-je  pu  vous  tromper  par  des  promesses  feintes'? 

Songez  combien  de  fois  tous  m'avez  reproché         1 5 1  $ 

Un  silence  témoin  de  mon  trouble  caché. 

Plus  Feffet  de  vos  soins  et  ma  gloire  étoient  proches  ', 

Plus  mon  cœur  interdit  se  faisoit  de  reproches. 

Le  ciel  qui  m'entendoit  sait  bien  qu'en  même  temps 

Je  ne  m*arrétois  pas  à  des  vœux  impuissants;  iSso 

Et  si  Teffet  enfin,  suivant  mon  espérance, 

Eût  ouvert  un  champ  libre  à  ma  reconnoissance, 

J'aurois  par  tant  d'honneurs,  par  tant  de  dignités 

Contenté  votre  orgueil,  et  payé  vos  bontés  ' , 

Que  vous-même  peut-être .... 

ROXANE. 

Et  que  pourrois-tu  faire? 
Sans  Fofie  de  ton  cœur,  par  où  peux-tu  me  plaire.^ 
Quels  seroient  de  tes  vœux  les  inutiles  fruits? 
Ne  te  souvient-il  plus  de  tout  ce  que  je  suis  ? 
Maîtresse  du  Serrait,  arbitre  de  ta  vie, 
Et  même  de  TÉtat,  qu'Amurat  me  confie,  1 53o 

Sultane*,  et  ce  qu^en  vain  j'ai  cru  trouver  en  toi, 
Souveraine  d'un  cœur  qui  n'eût  aimé  que  moi  : 
Dans  ce  comble  de  gloire  où  je  suis  arrivée, 
A  quel  indigne  honneur  m'avois-tu  réservée? 
Trahierois-je  en  ces  lieux  un  sort  infortuné,  x  535 

Vil  rebut  d'un  ingrat  que  j'aurois  couronné. 
De  mon  rang  descendue,  à  mille  autres  égale, 
Ou  la  première  esclave  enfin  de  ma  rivale  ? 

i,Far,  Loin  de  tous  abuser  par  des  promesses  feintes.  (167a) 

a  Far,  Plus  TefTet  de  ros  soins,  plus  ma  gloire,  étoient  proches.  (167a) 

3.  Far,  Contenté  votre  gloire,  et  payé  tos  bontés.  (167a) 

4.  La  coupe  de  ce  Tert  et  le  mouTement  de  toute  la  phrue  lappeDent  ces 
▼ert  de  Corneille  : 

Veuve  du  jeune  Crasse,  et  veuve  de  Pompée, 
Fille  de  Scipiôn,  et  pour  dire  encor  plus, 


{Pompée^  acte  III,  scène  it,  vers  990-993.) 


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ACTE  V,  SCÈNE  IV.  55i 

Laissons  ces  yains  discours  ;  et  sans  m^importuner. 
Pour  la  dernière  fois,  veux-tu  vivre  et  régner?        iSio 
J'ai  Tordre  d*Amurat,  et  je  puis  t'y  soustraire. 
Mais  tu  n*as  qu'un  moment  :  parle. 

BàJAZET. 

Que  (aut-il  llrire  ? 

ROXANE. 

Ma  rivale  est  ici  :  suis-moi  sans  différer  ; 

Dans  les  mains  des  muets  viens  la  voir  expirer^ , 

Et  libre  d'un  amour  à  ta  gloire  funeste,  1 54 5 

Viens  m'engager  ta  foi  :  le  temps  fera  le  reste  • 

Ta  grâce  est  à  ce  prix,  si  tu  veux  l'obtenir. 

BÀJAZBT. 

Je  ne  l'accepterois  que  pour  vous  en  punir, 
Que  pour  faire  éclater  aux  yeux  de  tout  l'Empire 
L'boneur  et  le  mépris  que  cette  offre  m'inspire.       x  5 So 

Mais  à  quelle  fureur  me  laissant  emporter, 
Contre  ses  tristes  jours  vais-je  vous  irriter  ! 
De  mes  emportements  elle  n'est  point  complicci 
Ni  de  mon  amour  même  et  de  mon  injustice. 
Loin  de  me  retenir  par  des  conseils  jaloux,  1 555 

Elle  me  conjuroit  de  me  donner  à  vous'. 
En  un  mot,  séparez  ses  vertus  de  mon  crime  *• 
Poursuivez,  s'il  le  faut,  un  courroux  légitime  ; 
A.UX  ordres  d'Âmurat  bâtez- vous  d'obéir  ; 
Mais  laissez-moi  du  moins  moiuir  sans  vous  baîr.     x  56o 
Amurat  avec  moi  ne  l'a  point  condamnée  : 
Épargnez  une  vie  assez  infortunée. 

I.  Far,  De  ton  cœur  par  sa  mort  riens  me  voir  m'assorer.  (167a) 
a.  Far,  Si  mon  coor  TaToit  cme,  fl  ne  seroit  qu'à  tous.  (167a) 
3.  Avant  ce  vers  on  lit  dans  les  premières  éditions  (16721-1687)  ; 

Confessant  vos  bienfaits,  reconnoissant  vos  charmes. 

Elle  a  poor  me  fléchir  employé  josqn'aax  larmes. 

Tonte  prête  vingt  fois  à  se  sacrifier. 

Par  sa  mort  dle-méme  a  voulu  nous  lier. 

[En  un  mot,  séparex  ses  vertus  de  mon  crime.] 


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55a  BAJAZET. 

Ajoutez  cette  grâce  à  tant  d^autres  bontés, 
Madame;  et  si  jamais  je  vous  fus  cher.... 

aOXÀNE. 

Sortez*. 


SCÈNE  V. 
ROXANE,    ZATIME. 

ROXANB. 

Pour  la  dernière  fois,  perfide,  tu  m'as  vue,  1 565 

Et  ta  vas  rencontrer  la  peine  qui  t*est  due. 

ZATIMB. 

Atalide  à  yos  pieds  demande  à  se  jeter, 

Et  TOUS  prie  un  moment  de  vouloir  l'écouter, 

Madame  :  elle  vous  veut  faire  l'aveu  fidèle 

D^un  secret  important  qui  vous  touche  plus  qu'elle.  1570 

ROXANV. 

Oui,  qu'elle  vienne;  et  toi,  suis  Bajazet  qui  sort; 
Et  quand  il  sera  temps,  viens  m'apprendre  son  sort. 


SCÈNE    VI. 
ROXANE,  ATALroE. 

ATALIDB. 

Je  ne  viens  plus,  Madame,  à  feindre  disposée. 
Tromper  votre  bonté  si  longtemps  abusée  : 
Confuse,  et  digne  objet  de  vos  inimitiés,  1575 

Je  viens  mettre  mon  cœur  et  mon  crime  à  vos  pieds. 
Oui,  Madame,  il  est  vrai  que  je  vous  ai  trompée  : 

I .  Vojes  ci-deiras  la  note  3  de  la  page  546.  Voyn  aussi,  a  la  fin  de  b 
Ihtieef  p.  471  et  47a,  quelques  observations  sur  le  jeu  de  Bille  Rachel. 


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ACTE  V,   SCENE  VI.     ,  553 

Du  soin  de  mon  amour  seulement  occupée, 

Quand  j'ai  tu  Bajazet,  loin  de  vous  obéir, 

Je  n'ai  dans  mes  discours  songé  qu'à  vous  trahir,     x  SSo 

Je  l'aimai  dès  l'enfance  ;  et  dès  ce  temps,  Madame, 

J'avois  par  mille  soins  su  prévenir  son  ftme. 

La  Sultane  sa*  mère,  ignorant  Tavenir, 

Hélas  !  pour  son  malheur,  se  plut  à  nous  unir. 

Vous  l'aimâtes  depuis  :  plus  heureux  l'un  et  l'autre, 

Si  connoissant  mon  cœur,  ou  me  cachant  le  vôtre. 

Votre  amour  de  la  mienne  eût  su  se  défier! 

Je  ne  me  noircis  point  pour  le  justifier 

Je  jure  par  le  ciel,  qui  me  voit  confondue, 

Par  ces  grands  Ottomans  dont  je  suis  descendue,      x  590 

Et  qui  tous  avec  moi  vous  parlent  à  genoux 

Pour  le  plus  pur  du  sang  qu'ils  ont  transmis  en  nous  : 

Bajazet  à  vos  soins  tôt  ou  tard  plus  sensible. 

Madame,  à  tant  d'attraits  n'étoit  pas  invincible. 

Jalouse,  et  toujours  prête  à  lui  représenter  1 595 

Tout  ce  que  je  croyois  digne  de  l'arrêter. 

Je  n'ai  rien  négligé,  plaintes,  larmes,  colère. 

Quelquefois  attestant  les  mânes  de  sa  mère. 

Ce  jour  même,  des  jours  le  plus  infortuné, 

Lui  reprochant  l'espoir  qu'il  vous  avoit  donné,  1 60  o 

Et  de  ma  mort  enfin  le  prenant  à  partie  ', 

Mon  importune  ardeur  ne  s^est  point  ralentie, 

Qu'arrachant,  malgré  lui ,  des  gages  de  sa  foi, 

Je  ne  sois  parvenue  à  le  perdre  avec  moi. 

Mais  pourquoi  vos  bontés  seroient-elles  lassées?  160 5 
Ne  vous  arrêtez  point  à  ses  froideurs  passées. 
C'est  moi  qui  l'y  forçai.  Les  nœuds  que  j'ai  rompus 
Se  rejoindront  bientôt,  quand  je  ne  serai  plus. 


X.  Cett-à-dire  :  m^en  prenant  à  lui  de  ma  mori^  le  rendant  responsable  de 
ma  mort. 


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554  BAJAZET. 

Qadqae  peine  pourtant  qui  soit  due  à  mon  crime, 
ITordonnez  pas  vous-même  une  mort  légitime,       x  6 1  o 
Et  ne  TOUS  montrez  point  à  son  cœur  éperdu 
Couverte  de  mon  sang  par  vos  mains  répandu. 
D*un  cœur  trop  tendre  encore  épargnez  la  foiblesse. 
Vous  pouvez  de  mon  sort  me  laisser  la  maîtresse, 
Madame  :  mon  trépas  n*en  sera  pas  moins  prompt  '. 
Jouissez  d*un  bonheur  dont  ma  mort  vous  répond'  ; 
Couronnez  un  héros  dont  vous  serez  chérie. 
J'aurai  soin  de  ma  mort,  prenez  soin  de  sa  vie. 
Allez,  Madame,  allez.  Avant  votre  retour, 
J'aurai  d'une  rivale  affranchi  votre  amour.  i6«o 

ROXANE. 

Je  ne  mérite  pas  un  si  grand  sacrifice  : 

Je  me  connois,  Madame,  et  je  me  fais  justice. 

Loin  de  vous  séparer,  je  prétends  aujourd'hui 

Par  des  nœuds  éternels  vous  unir  avec  lui  *. 

Vous  jouirez  bientôt  de  son  aimable  vue.  1 6s  5 

Levez*vous.  Mais  que  veut  Zatime  toute  émue*? 


I.  Dans  les  éditions  de  167a  et  de  1676  :  pront;  dans  celles  de  1687  et 
de  1697  :  prompt.  Voyez  ci-dessus,  p.  54a,  note  a. 

a.  Fàr.  Jooissez  da  bonheur  dont  ma  mort  tous  répond    (167a) 

3.  Mairet  a  mis  cette  même  cruelle  équivoque  dans  la  booclie  de  Solynun, 
qui  a  résoin  de  faire  périr  son  fils  Mustapha,  et  arec  lui  Despine,  fiUe  do  roi 
de  Perse  et  amante  de  Mustapha.  Il  parle  ainsi  en  présence  des  denx  1 

Oui,  loin  de  rendre  rains  mille  amoureux  serments. 
Et  donnés  et  reçus  entre  ces  deux  amants , 
Loin  de  rompre  le  nœud  qu*ils  serrèrent  ensemble , 
Je  venx  qu'un  plus  étroit  aujourd'hui  les  rassemble. 

{Le  Grand  et  dernier  Soljrmaa,  acte  V,  scène  x.) 

4.  Tomie  émue  tA  le  texte  de  toutes  les  anciennes  éditions. 


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ACTE  V,  SCENE  VII.  555 

SCÈNE  VII. 
ROXANE,    ATALroE,    ZATIME. 

ZÀTIME. 

Ah!  venez  vous  montrer,  Madame,  ou  désormais 

Le  rebelle  Acomat  est  maître  du  Palais. 

Profanant  des  Sultans  la  demeure  sacrée. 

Ses  criminels  amis  en  ont  forcé  l'entrée.  t63o 

Vos  esclaves  tremblants,  dont  la  moitié  s'enfuit, 

Doutent  si  le  Visir  vous  sert  ou  vous  trahit. 

ROXANB. 

Ah ,  les  traîtres  !  Allons,  et  courons  le  confondre. 
Toi,  garde  ma  captive,  et  songe  à  m'en  répondre. 


SCÈNE  VIIL 
ATAUDE,    ZATIME. 

ATALIDB. 

Hélas!  pour  qui  mon  cœur  doit-il  (aire  des  vœux?  i635 

J'ignore  quel  dessein  les  anime  tous  deux. 

Si  de  tant  de  malheurs  quelque  pitié  te  touche. 

Je  ne  demande  point,  Zatime,  que  ta  bouche 

Trahisse  en  ma  faveur  Roxane  et  son  secret. 

Mais,  de  grftce,  dis-moi  ce  que  faitBajazet.  1640 

L'as-tu  vu?  Pour  ses  jours  n'ai-je  encor  rien  à  craindre? 

ZATIME. 

Madame,  en  vos  malheurs  je  ne  puis  que  vous  plaindre. 

ATALIDB. 

Quoi?  Roxane  déjà  Ta-t-elle  condanmé? 


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556  BAJAZET. 

ZATIME. 

Madame,  le  secret  m^est  surtout  ^  ordonné. 

ATALIDE. 

Malheureuse,  dis-moi  seulement  s*il  respire.  164  S 

ZÂTIMB. 

U  y  va  de  ma  vie,  et  je  ne  puis  rien  dire. 

ÀTALIDE. 

Ah  !  c'en  est  trop,  cruelle.  Achève,  et  que  ta  main 
Lui  donne  de  ton  zèle  un  gage  plus  certain. 
Perce  toi-^néme  un  cœur  que  ton  silence  accable, 
D'une  esclave  barbare  esclave  impitoyable.  16 S» 

Précipite  des  jours  qu'elle  me  veut  ravir  ; 
Montre-toi,  s'il  se  peut,  digne  de  la  servir. 
Tu  me  retiens  en  vain;  et  dès  cette  même  heure, 
n  fout  que  je  le  voie,  ou  du  moins  que  je  meure. 


SCÈNE    IX. 
ATALIDE,  ACOMAT,  ZATIME. 

AGOMAT. 

Ah  !  que  tM  Bajazet?  Où  le  puis-je  trouver,  x6  55 

Madame  ?  Aurai-je  encor  le  temps  de  le  sauver? 

Je  cours  tout  le  Serrail;  et  même  dès  l'entrée' 

De  mes  braves  amis  la  moitié  séparée 

A  marché  sur  les  pas  du  courageux  Osmin  ; 

Le  reste  m'a  suivi  par  un  autre  chemin.  1660 

Je  cours,  et  je  ne  vois  que  des  troupes  craintives 

D'esclaves  effrayés,  de  femmes  fugitives. 

I .  Dans  les  anciennes  éditions,  surtout,  aussi  bien  qoe  partout ,  est  Umjonn 
en  deox  mots.  Sur  tout  poorrait,  à  la  rigueur,  id,  et  plus  haut,  mitcts  l3li99 
prêter  à  un  double  sens  et  signifier  soit  :  «  au  sujet  de  tout,  »  soit  :  «  | 
tout.  »  Ce  dernier  sens  est  le  vrai  dans  les  deux  endroits. 

a.  Far,  Je  cours  tout  ce  palais  ;  et  même  dès  Tentrée  (167^ 


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ACTE  V,   SCENE  IX.  557 

ATÀLIDB. 

Ah  !  je  suis  de  son  sort  moins  instruite  que  yoos* 
Cette  esclave  le  sait. 

M  AGOMAT. 

Crains  mon  juste  courroux. 
Malheureuse,  réponds. 


SCENE  X. 
ATALTOE,  ACOMAT,  ZATIME,  ZAÏRE. 

ZAÏRE. 

Madame  ! 

ATALIDB. 

Hé  bien,  Zaïre?     i665 
Qu'est-ce  ? 

ZAÏRE. 

Ne  craignez  plus  :  votre  ennemie  expire. 

ATALIDB. 

Roxane? 

ZAÏRE. 

Et  ce  qui  va  bien  plus  vous  étonner, 
Orcan  lui-même,  Orcan  vient  de  Tassassiner. 

ATALIDB. 

Quoi?  lui? 

ZAÏRE. 

Désespéré  d'avoir  manqué  son  crime. 
Sans  doute  il  a  voulu  prendre  cette  victime.  1670 

ATALIDE. 

Juste  ciel,  l'innocence  a  trouvé  ton  appui  *. 
Bajazet  vit  encor,  Yisir,  courez  à  lui. 

1.  Far 9  Juste  del,  rinnocence  a  troavé  Totre  appui.  (167a) 


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558  BAJAZET. 

ZAÏBB. 

Par  la  bouche  d'Osmin  vous  serez  mieux  instruite. 
Il  a  tout  vu. 


SCENE  XL 
ATALTOE,  AœMAT,  ZAÏRE,  OSMIN. 

ACOMÀT. 

Ses  yeux  ne  Tont-ils  point  séduite? 
Roxane  est-elle  morte? 

OSMIN. 

Oui,  j'ai  vu  Tassassin  169$ 

Retirer  son  poignard  tout  fumant  de  son  sein. 
Orcan,  qui  méditoit  ce  cruel  stratagème, 
La  servoit,  à  dessein  de  la  perdre  elle-même; 
Et  le  Sultan  Tavoit  chargé  secrètement 
De  lui  sacrifier  Pâmante  après  Famant.  1680 

Lui-même,  d'aussi  loin  qu'il  nous  a  vus'  paraître  : 
«  Adorez,  a-t-il  dit,  Tordre  de  votre  maître'  ; 
De  son  auguste  seing  reconnoissez  les  traits, 
Perfides,  et  sortez  de  ce  sacré  palais.  » 
A  ce  discours,  laissant  la  Sultane  expirante,  i685 

n  a  marché  vers  nous;  et  d'une  main  sanglante 
n  nous  a  déployé  Tordre  dont  Amurat 
Autorise  ce  monstre  à  ce  double  attentat. 
Mais,  Seigneur,  sans  vouloir  l'écouter  davantage, 
Transportés  à  la  fois  de  douleur  et  de  rage,  1690 

Nos  bras  impatients  ont  puni  son  forfait, 

I.  On  lit  10»  (fvu,  ve^  dans  les  éditions  de  1676-1697;  celle  de  167a  a  :  mu 

a.  Far,  c  Connoissez,  a-t-il  dit,  l'ordre  de  votre  nudtre. 
Perfides;  et  voyant  le  sang  que  j'ai  yersé, 
Voyez  ce  qoe  m'enjoint  son  amour  offensé.  » 
[A  ce  discours,  laissant  la  Sultane  expirante.]  (167a) 


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ACTE  V,  SCENE  XL  559 

Et  vengé  dans  son  sang  la  mort  de  Bajazet. 

ÀTALIDB. 

Bajazet  ! 

ACOMÀT. 

Que  dis-tu? 

OSMIN. 

Bajazet  est  sans  vie. 
L^ignoriez-vous  ? 

ATALIDB. 

Ociel! 

OSMIN. 

Son  amante  en  furie  ^, 
Près  de  ces  lieux,  Seigneur,  craignant  votre  secours, 
Avoit  au  nœud  fatal  abandonné  ses  jours. 
Moi-même  des  objets  j'ai  vu  le  plus  funeste, 
Et  de  sa  vie  en  vain  j'ai  cherché  quelque  reste  : 
Bajazet  étoit  mort.  Nous  l'avons  rencontré 
De  morts  et  de  mourants  noblement  entouré,  1700 

Que  vengeant  sa  défaite,  et  cédant  sous  le  nombre, 
Ce  héros  a  forcés  d'accompagner  son  ombre. 
Mais  puisque  c'en  est  fait ,  Seigneur,  songeons  à  nous. 

ACOMAT. 

Ah  !  destins  ennemis,  où  me  réduisez-vous  ? 

Je  sais  en  Bajazet  la  perte  que  vous  faites,  1705 

Madame;  je  sais  trop  qu'en  l'état  où  vous  êtes 
Il  ne  m'appartient  point  de  vous  offrir  l'appui 
De  quelques  malheureux  qui  n'espéroient  qu'en  lui. 
Saisi,  désespéré  d'une  mort  qui  m'accable. 
Je  vais,  non  point  sauver  cette  tête  coupable,  1 7 1  o 

Mais  redevable  aux  soins  de  mes  tristes  amis, 

I.  Far,  Ne  le  saTiez-Tous  pas?  atal.  O  ciel!  osm.  Cette  Furie 
[Près  de  ces  lieux.  Seigneur,  craignant  votre  secours,] 
ÀToit  à  ce  perfide  abandonné  ses  jours. 
[Moi-même  des  objets  j'ai  vu  le  plus  funeste.]  (167a} 


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56o  BAJAZET. 

Défendre  jusqu'au  bout  leurs  jours  qu'ils  m'ont  conunis. 

Pour  vous,  si  vous  voulez  qu'en  quelque  autre  contrée 

Nous  allions  confier  votre  tête  sacrée, 

Madame,  consultez'  :  maîtres^  de  ce  palais,  17  1 5 

Mes  fidèles  amis  attendront  vos  souhaits  ; 

Et  moi,  pour  ne  point  perdre  un  temps  si  salutaire. 

Je  cours  où  ma  présence  est  encor  nécessaire  ; 

Et  jusqu'au  pied  des  murs  que  la  mer  vient  laver, 

Sur  mes  vaisseaux  tout  prêts  je  viens  vous  retrouver. 


SCÈNE  XII. 

ATAUDE,     ZAÏRE. 

/ 

ATALIDE. 

Enfin,  c'en  est  donc  fait;  et  par  mes  artifices, 

Mes  injustes  soupçons,  mes  funestes  caprices, 

Je  suis  donc  arrivée  au  douloureux  moment 

Où  je  vois  par  mon  crime  expirer  mon  amant. 

N'étoit-ce  pas  assez,  cruelle  destinée,  1715 

Qu'à  lui  survivre,  hélas  !  je  fusse  condamnée? 

Et  falloit-il  encor  que  pour  comble  d'horreurs, 

Je  ne  pusse  imputer  sa  mort  qu'à  mes  fureurs? 

Oui,  c'est  moi,  cher  amant,  qui  t'arrache  la  vie  : 

Roxane,  ou  le  Sultan,  ne  te  l'ont  point  ravie.  1730 

Moi  seule,  j'ai  tissu  le  lien  malheureux 

Dont  tu  viens  d'éprouver  les  détestables  nœuds. 

Et  je  puis,  sans  mourir,  en  soufirir  la  pensée? 

I.  Consulter  a  ici  le  sens  de  délibérer  avec  soi-même,  comme  dans  le  ven  8ao 
du  Cid  (acte  III,  scène  m)  : 

Je  ne  consulte  point  pour  suivre  mon  dcToir. 

a.  Il  7  a  maître  y  au  singulier,  dans  Téditioa  de  1697.  Noos  avons  adopté  la 
le^n  beaucoup  plus  vraisemblable  des  éditions  antérieures. 


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^ 


ACTE  y,    SCENE  XII.  56f 

Moi  qui  n'ai  pu  tantôt,  de  ta  mort  menacée*, 
Retenir  mes  esprits,  prompts  à  m'abandonner!       1735 
Ah  !  n'ai-je  eu  de  Tamour  que  pour  t'assassiner? 
Mais  c*en  est  trop.  Il  faut  par  un  prompt  sacrifice 
Que  ma  fi  èle  main  te  venge  et  me  punisse. 

Vous,  c'  3  qui  j'ai  troublé  la  gloire  et  le  repos, 
Héros,  qui  deviez  tous  revivre  en  ce  héros,  1740 

Toi,  mère  malheureuse,  et  qui  dès  notre  enfance 
Me  confias  son  cœur  dans  une  autre  espérance, 
Infortuné  Yisir,  amis  désespérés , 
Roxane,  venez  tons,  contre  moi  conjurés. 
Tourmenter  à  la  fois  une  amante  éperdue;  1745 

(Elle  se  tac.) 

Et  prenez  la  vengeance  enfin  qui  vous  est  due. 

zaIbe. 
Ah  !  Madame  !...  Elle  expire.  O  ciel  !  En  ce  malheur. 
Que  ne  puis-je  avec  elle  expirer  de  douleur? 

I.  Voyex  ci-dcMos,  p.  507,  note  1. 


Wm   ou  ClNQUlàUE   ET   DEENIEB   ACTE. 


J.    RaGUTB.   II  36 


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TABLE  DES  MATIÈRES 

œNTENUES  DANS  LE  DEUXIÈME  VOLUME. 


ANDROMAQUE ,  tragédie i 

Notice •••....  3 

A  Madame 3o 

Première  préfiice ..••.. 33 

Seconde  préface •  • .  3y- 

AjTDaOMAQUB 4l 

LES  PLAIDEURS ,  comédie i  s5 

Notice 117 

Aa  lecteur 14a 

Les  Plaidbubs •  • .  • • 14S 

BRITANNICUS ,  tragédie a  a  i 

Notice ii3^ 

A  Monseigneur  le  dac  de  Gherrease i39 

Première  préface s4* 

Seconde  préface aSo 

BuTAinacus • .  • s5S 

BÉRÉNICE,  tragédie 34i 

Notice 343 


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564  TABLE  DES  MATIÈRES. 

A  Monseigneur  Colbert 363 

Préfoce 365 

BiHiwiGB 373 

BAJAZET,  tragédie. 445 

Notice. 447 

Première  pré&œ 47^ 

Seconde  préfiice 47^ 

Ba^azit 481 


mr  DB  LA  TABLE  DBS  MATIÈBBS. 


Imprimerie  générale  de  Ch.  Labure,  rue  de  Fletinu,  9,  à  Paris. 


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30UND 

lAV  101982 

IIV.  vt  I..IUH. 
UBRARY 


ii'iLyi'lSin.OF  MICHIQAN 


3  0015066280326 


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